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Full text of "Revue des deux mondes"

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REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


XXIX«  ANNEE.  —  SECONDE  PERIODE 


TOME  XXIV.  —  !«'  NOVEMBRE  1859, 


PARIS.   —   IMPRIMERIE    DE    J.    CLAYE 

RD£    SAINT-BENOIT,   7 


I  REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


XXIX»   ANNÉE.  —  SECONDE    PÉRIODE 


•    > 


TOME  YINaT-QUATRIÈlE 


PARIS 


BUREAU  DE  LA  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

RUE    SAINT-BENOIT,    20 
1859 


c* 

A? 

t.  3- 4- 


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JEAN  DE  LA  ROCHE 


SECONDE     PARTIE. 


YI. 


Je  sortis  de  Brioude  au  pas,  en  homme  que  la  conversation  offi- 
cielle d'un  notaire  a  nécessairement  calmé,  et  qui  ne  veut  pas  mon- 
trer d'impatience  aux  curieux  d'une  petite  ville;  mais  à  peine  eus-je 
gagné  la  traverse,  qu'une  rage  d'arriver  s'empara  de  moi.  Je  mis 
les  éperons  au  ventre  de  mon  cheval,  et,  malgré  une  chaleur  écra- 
sante, je  ne  ralentis  son  allure  qu'aux  approches  du  château  de 
M.  Butler.  Là  je  me  rappelai  l'air  tranquille  et  le  regard  ferme  de 
miss  Love,  ainsi  que  toutes  mes  gaucheries  de  la  première  entre- 
vue. Peut-être  son  père  F  avait-il  déjà  avertie  de  mes  prétentions, 
peut-être  avait- elle  déjà  prononcé  que  je  lui  déplaisais  autant  que 
mes  devanciers.  J'arrivais  bouillant  et  sauvage,  j'allais  être  congé- 
dié poliment.  La  sueur  se  glaça  sur  mon  front.  Je  m'aperçus  alors 
de  l'état  où  j'avais  mis  mon  pauvre  cheval.  Couvert  de  sang  et 
d'écume,  il  allait  trahir  ma  folle  précipitation,  si  par  malheur  je 
venais  à  rencontrer,  comme  la  première  fois,  la  famille  Butler  par- 
tant pour  la  promenade.  C'était  à  peu  près  la  même  heure,  et  ces 
Anglais  devaient  avoir  des  habitudes  réglées.  Je  me  hâtai  de  faire 
un  détour,  et  très  lentement  alors  je  suivis  extérieurement  la  clô- 
ture du  parc  ,  afm  d'entrer  par  la  grille  située  à  l'extrémité.  J'avais 
ainsi  tout  le  temps  de  rafraîchir  ma  monture  et  de  rasseoir  mes  es- 
prits. 

(1)  Voyez  la  livraison  du  15  octobre. 


6  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

La  clôture  de  ce  parc  était  plutôt  fictive  que  réelle.  En  beaucoup 
d'endroits,  ce  n'était  qu'un  petit  fossé  avec  une  haie  naissante, 
obstacle  facile  à  franchir,  marquant  une  limite,  mais  ne  gênant 
guère  ni  la  promenade  ni  la  vue.  Je  m'étais  arrêté  à  l'ombre  d'un 
gros  chêne  pour  essuyer  avec  une  poignée  de  fougères  les  flancs 
trop  émus  de  mon  cheval,  lorsque  j'entendis  un  éclat  de  rire,  frais 
comme  la  chute  d'un  ruisseau,  et,  levant  les  yeux  vers  le  parc,  je 
vis  miss  Love  assise  à  quinze  pas  de  moi  sur  le  gazon. 

De  quoi  riait-elle?  Elle  était  seule,  elle  ne  me  voyait  pas,  elle  me 
tournait  le  dos.  Le  chemin,  plus  bas  que  le  parc,  me  permettait  de 
l'examiner.  Le  chêne  trapu  masquait  mon  cheval,  qui  se  mit  à 
brouter.  Je  m'assis  sur  le  rebord  du  fossé,  et  je  regardai  à  travers 
le  buisson  encore  grêle,  que  ma  tête  ne  dépassait  point. 

Love  Butler  avait  une  robe  lilas  rosé,  très  simple,  mais  d'un  goût 
charmant.  Je  voyais  son  buste,  un  vrai  chef-d'œuvre  de  délicatesse 
et  d'élégance,  se  dessiner  au  soleil  sur  un  fond  de  verdure  som- 
bre. Elle  avait  la  tête  nue,  exposée  sans  crainte  à  ce  soleil  ardent. 
Son  ombrelle  blanche  était  auprès  d'elle  avec  un  livre  ouvert  et 
un  gros  bouquet  de  fleurs  sauvages.  Elle  riait  en  parlant  à  un  inter-. 
locuteur  invisible  que  je  devinai  au  mouvement  des  branches  d'un 
arbre  voisin,  et  qui  bientôt  sauta  légèrement  auprès  d'elle.  C'était 
le  petit  Butler.  Il  avait  été  chercher  sur  le  sapin  une  de  ces  longues 
chevelures  de  mousse  vert  pâle  dont  ces  arbres  se  couvrent  durant 
l'hiver  comme  d'un  vêtement  contre  le  froid,  et  qui,  devenues 
sèches  et  blanchâtres,  tombent  peu  à  peu  durant  l'été.  Je  ne  sais  ce 
qu'ils  voulaient  faire  de  cette  plante.  Ils  parlaient  anglais,  et  j'étais 
très  mortifié  de  ne  comprendre  que  peu  de  mots.  Eux  aussi  s'occu- 
paient-ils de  botanique?  J'en  eus  bien  peur:  une  femme  savante I... 
Mais  ils  se  mirent  à  effilocher  cette  mousse,  tout  en  babillant  comme 
deux  fauvettes,  parfois  avec  cette  exubérance  d'intonation  qui  est 
propre  aux  oiseaux  et  aux  enfans  en  qui  la  vie  déborde,  et  cette  oc- 
cupation, si  c'en  était  une,  dégénéra  bientôt  enjeu.  Hope  fit  de  son 
paquet  une  sorte  de  perruque  qu'il  jeta  sur  la  tête  de  sa  sœur. 
Celle-ci  se  leva  aussitôt  et  se  mit  à  marcher  avec  une  mimique  de 
Tisiphone,  des  hurlemens  de  louve  entrecoupés  de  bruyans  éclats 
de  rire,  les  bras  ouverts,  et  courant  sur  son  frère,  qui  se  sauva  en 
jouant  la  frayeur  et  en  riant  aussi  fort  qu'elle. 

Quand  ils  eurent  fait  ainsi  tous  deux  cinq  ou  six  fois  le  tour  du 
sapin,  ils  se  laissèrent  tomber  sur  le  gazon,  et  s'y  roulèrent  en  si- 
mulant un  combat.  Si  miss  Love  eût  été  une  coquette  raffinée,  elle 
n'eût  pas  trouvé  un  meilleur  moyen  de  m'enflammer  le  sang,  car 
elle  était  d'une  beauté  inouie  dans  cette  manifestation  innocente  de 
juvénilité.  Elle  avait  des  grâces  de  jeune  chat,  des  souplesses  et 


JEAN   DE    LA   ROCHE.  7 

des  forces  de  panthère;  ses  yeux  animés  brillaient  comme  des  lu- 
cioles à  travers  les  herbes. 

Mais  elle  se  croyait  bien  seule  avec  son  frère,  car,  au  bruit  que 
fit  le  pied  de  mon  cheval  en  rencontrant  une  pierre,  elle  se  releva 
vivement,  regarda  autour  d'elle,  et  échangea  quelques  mots  avec 
Hope,  qui  vint  droit  sur  moi,  tandis  qu'elle,  folâtre  et  sans  soupçon, 
remit  le  paquet  de  mousse  sur  sa  tête  et  en  rabattit  les  longues  mè- 
ches sur  sa  figure,  comme  un  enfant  qui  se  déguise  pour  n'être  pas 
reconnu,  ou  qui  s'apprête  à  faire  peur  aux  curieux. 

En  me  je4;ant  un  peu  de  côté,  je  pouvais  échapper  au  premier  re- 
gard de  sir  Hope;  mais  à  coup  sûr  il  eût  vu  mon  cheval,  s'il  eût 
fait  deux  pas  de  plus.  Heureusement,  sa  sœur  riant  tout  haut  de 
l'expédient  qu'elle  avait  imaginé,  il  se  retourna,  trouva  l'idée  ad- 
mirable, courut  chercher  le  reste  de  la  mousse  pour  se  masquer 
aussi,  et  j'eus  le  temps  de  remonter  à  cheval  et  de  filer  jusqu'à  un 
massif  du  chemin  qui  me  dérobait  complètement  à  la  vue.  De  là  je 
les  entendis  crier  hou  hou  sur  le  bord  du  fossé,  regrettant  beaucoup 
sans  doute  de  ne  pas  trouver  un  paysan  à  qui  faire  peur.  Puis  les 
éclats  de  rire  recommencèrent  en  s' éloignant,  et  je  crus  pouvoir 
continuer  ma  route  sans  être  observé;  mais,  comme  j'arrivai  à  la 
porte  au  fond  du  parc,  je  me  rencontrai  face  à  face  avec  le  pâle 
et  flegmatique  Junius  Black.  J'étais  apparemment  mieux  disposé, 
car  je  ne  lui  trouvai  pas  une  mauvaise  figure.  Il  m'aborda  très  po- 
liment, et  comme  il  paraissait  désireux  de  lier  conversation,  je  mis 
pied  à  terre.  Mon  cheval,  qui  m'était  très  attaché,  me  suivit  comme 
un  chien,  et  je  descendis  avec  le  savant  à  gages  la  longue  allée  si- 
nueuse qui  ramenait  au  château. 

M.  Black  ne  montra  aucun  étonnement  de  me  voir  arriver  par  là. 
n  savait  pourtant  bien  que  ce  n'était  pas  du  tout  mon  chemin,  mais 
je  n'eus  pas  la  peine  de  chercher  un  mensonge;  il  paraissait  ou  très 
indifférent  à  la  circonstance,  ou  très  au  courant  de  mes  prétentions 
mal  déguisées.  Ce  qui  me  confirma  dans  cette  dernière  supposition, 
c'est  qu'il  me  parla  le  premier  de  la  famille  Butler  en  homme  qui 
n'est  pas  fâché  de  sonder  pour  son  compte  ou  pour  celui  des  autres 
les  dispositions  du  futur.  Ceci  me  parut  le  fait  d'un  cuistre;  cepen- 
dant, comme  je  ne  demandais  qu'à  voir  clair  dans  ma  situation,  je 
ne  le  lui  fis  pas  sentir  et  me  tins  sans  affectation  sur  la  réserve,  tout 
en.cJierchant  à  le  faire  parler. 

Il  était  fort  lourd,  pensait  à  bâtons  rompus  et  se  permettait  d'être 
encore  plus  distrait  que  son  patron.  De  plus,  il  était  asthmatique 
et  crachait  souvent.  Il  disait  sur  les  sujets  qui  m'intéressaient  le 
plus  vivement  les  choses  les  plus  insignifiantes.  M.  Butler  était  le 
plus  doux  et  le  meilleur  des  hommes  ;  miss  Love  était  parfaitement 


8  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

bien  élevée  :  Hope  avait  un  heureux  naturel  et  beaucoup  de  dispo- 
sitions/?owr /0M^  La  maison  était  bien  tenue,  les  collections  aussi, 
(grâce  sans  doute  à  M.  Black).  On  était  heureux  dans  cette  famille; 
on  n*y  manquait  de  rien;  on  n'y  recevait  que  des  personnes  hono- 
rables, et  j'en  grossissais  le  nombre,  —  Chacune  de  ces  importantes 
révélations  était  accompagnée  d*un  est-ce  que  vous  ne  trouvez  pas? 
qui  semblait  dire  :  êtes-vous  digne  de  toutes  ces  félicités  dont  je  vous 
fais  la  peinture  éloquente?  Et  moi  j'épuisais  une  à  une  toutes  les 
formules  d'adhésion  banale  que  pouvait  me  suggérer  ma  diplomatie. 
Tout  à  coup,  en  coupant  un  sentier  qui  devait  nous  abréger  le 
chemin,  je  me  retrouvai  à  la  place  où  j'avais  vu  folâtrer  les  jeunes 
gens.  L'herbe  était  encore  foulée,  les  flocons  de  mousse  épars  sur  le 
bord  du  fossé.  J'en  ramassai  une  poignée,  que  je  mis  dans  ma  poche, 
à  la  satisfaction  de  M.  Black,  qui  me  crut  botaniste.  —  Lichen  fila- 
menteux! s'écria-t-il  d'un  ton  protecteur;  mais  il  se  baissa  aussi,  et 
je  le  vis  ramasser  au  pied  de  l'arbre  le  livre  oublié  par  miss  Love. 
Comme  il  le  tenait  tout  ouvert,  j'y  jetai  les  yeux,  et  je  vis  rapide- 
ment que  c'était  un  ouvrage  en  latin.  Il  me  revint  un  soupçon  que 
je  ne  pus  contenir.  —  Est-ce  que  miss  Butler  lit  cet  ouvrage?  de- 
mandai-je  étourdiment  à  mon  compagnon. 

. —  Ce  livre  est  à  moi,  répondit-il  brièvement.  Je  l'avais  prêté  à 
sir  Hope.  —  Et  il  le  mit  avec  peine  dans  la  poche  de  son  habit  noir, 
qu'il  déchira  plutôt  que  de  me  laisser  voir  la  couverture  du  bou- 
quin; du  moins  je  m'imaginai  qu'il  en  était  ainsi.  Puis,  comme  s'il 
eût  été  pris  d'un  remords  de  conscience,  il  ajouta  :' —  Ce  n'est  pas 
que  miss  Butler  manque  d'instruction  au  moins!  elle  en  a  beaucoup 
pour  une  femme...  Elle  dessine  très  bien...  C'est  elle  qui  a  dessiné 
toutes  les  planches  du  dernier  ouvrage  de  son  père  sur  l'archéo- 
logie,... car  M.  Butler  est,  je  vous  le  jure,  un  homme  surprenant, 
universel  !  Il  m'étonne  tous  les  jours  par  l'étendue  et  la  variété  de 
ses  connaissances.  Moi,  j'avoue  franchement  qu'il  y  a  des  choses 
auxquelles  je  n'entends  rien. 

—  Vous  m'étonnez  beaucoup!  répondis-je  sans  qu'il  s'aperçût  de 
l'ironie. 

M.  Butler  était  enfermé  dans  son  cabinet  quand  je  me  présentai 
au  salon,  mais  j'y  trouvai  miss  Love,  qui  le  lit  avertir,  et  s'assit 
comme  pour  me  tenir  compagnie  en  attendant.  Hope  suivit  M.  Black, 
qui  avait  une  leçon  à  lui  donner.  Je  me  trouvai  seul  avec  elle. 

—  Je  vois,  lui  dis-je,  que  je  suis  très  indiscret  et  très  importun 
de  mé  présenter  dans  une  maison  où  l'on  s'occupe  sérieusement, 
sans  m'ôtre  informé  de  L'heure  où  je  ne  dérangerais  personne. 

—  Vous  ne  dérangez  personne,  répondit-elle,  puisqu'on  vous  re- 
çoit avec  plaisir. 


JEAN    DE    LA    ROCHE.  9 

Elle  fit  cette  réponse  avec  une  bonhomie  candide,  en  se  regar- 
dant à  la  glace  et  en  rabattant  sur  son  front,  sans  aucune  coquet- 
terie, ses  cheveux  ébouriffés,  où  pendillaient  encore  quelques  brins 
de  mousse. 

—  C'est  un  véritable  enfant!  pensai-je  en  la  regardant  s'éplucher 
tranquillement,  comme  si  elle  ne  pouvait  pas  supposer  que  je  fisse 
attention  à  elle.  Pourquoi  ne  la  traiterais-je  pas  comme  il  convient 
à  son  âge  et  à  l'innocence  de  ses  pensées?  —  J'eus  envie  de  lui  mon- 
trer le  lichen  que  j'avais  ramassé,  et  de  lui  demander  en  riant  si 
elle  voulait  bien  encore  essayer  de  me  faire  peur;  mais  je  n'osai  pas. 
Il  Y  avait  en  elle  je  ne  sais  quoi  de  grave  quand  même,  bien  au- 
dessus  de  son  âge,  et  aussi  je  ne  sais  quel  charme  émouvant  qui 
m'empêchait  de  voir  en  elle  autre  chose  qu'une  femme  adorable 
avec  laquelle  on  ne  peut  pas  jouer  sans  perdre  la  tête. 

—  Madame  votre  mère  se  porte  bien?  dit-elle  en  prenant  un  mé- 
tier à  dentelle  dont,  en  un  instant,  ses  petits  doigts  firent  claquer 
et  sautiller  les  bobines  avec  une  rapidité  que  l'œil  ne  pouvait 
suivre. 

—  Ma  mère  se  porte  bien  pour  une  personne  qui  se  porte  tou- 
jours mal. 

—  Ah!  mon  Dieu!  c'est  vrai  qu'elle  paraît  bien  délicate;  mais 
vous  l'aimez  beaucoup,  à  ce  que  l'on  dit,  et  vous  la  soignez  bien? 
Je  ne  l'ai  vue  qu'une  fois.  Elle  a  été  très  bonne  pour  mon  frère  et 
pour  moi.  Elle  nous  a  montré  tout  le  château,  qui  est  bien  curieux 
et  bien  intéressant.  Si  j'avais  osé,  je  lui  aurais  demandé  la  permis- 
sion de  dessiner  des  détails  qui  intéressent  mon  père;  mais  j'ai 
craint  qu'elle  ne  nous  prît  pour  des  marchands  de  bric-à-brac. 

—  Si  vous  daigniez  revenir,  ma  mère  serait  bien  heureuse  de 
vous  voir  prendre  quelques  momens  de  plaisir  chez  elle. 

—  Eh  bien!  nous  y  retournerons  sans  doute  quelque  jour,  et 
j'emporterai  mes  crayons. 

—  Il  paraît  que  vous  avez  un  grand  talent? 

—  Moi?  Oh!  pas  du  tout,  par  exemple!  Je  n'ai  été  élevée  qu'à 
faire  des  choses  utiles,  c'est-à-dire  fort  peu  agréables. 

—  Pourtant  vous  faites  de  la  dentelle,  et  vous  paraissez  très 
habile. 

—  Oui,  comme  une  vraie  paysanne.  J'ai  appris  cela  d'une  de  nos 
servantes  :  par  là,  je  suis  devenue  la  cent  trente  mille  et  unième 
ouvrière  du  département;  mais  ce  que  je  fais,  c'est  encore  pour 
mon  père,  qui  est  curieux  de  toutes  les  antiquailles.  J'exécute  un 
ancien  point  du  temps  de  Charles  YII,  dont  nous  avons  retrouvé  le 
dessin  dans  de  vieilles  paperasses.  Voyez,  c'est  très  curieux,  n'est- 
ce  pas  ? 


10  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  C'est  très  beau;  mais  voyez  comme  je  suis  ignorant!  Je  ne  me 
doutais  pas  que  la  fabrication  du  point  fût  si  ancienne  dans  ma 
province. 

—  Eh  bien!  si  vous  eussiez  vécu  dans  ce  temps-là,  vous  auriez 
commandé  des  garnitures  de  dentelles  pour  orner  la  housse  et  le 
gorgerin  de  votre  cheval.  C'était  la  mode,  et  ce  pouvait  être  joli. 
Je  trouve  que  rien  n'est  trop  beau  pour  ces  animaux-là,  moi;  j'a- 
dore les  chevaux.  Vous  en  avez  un  très  gentil.  Sa  figure  me  plaît 
beaucoup. 

—  Peut-être  plus  que  celle  de  son  maître,  pensai-je  en  remar- 
quant l'aisance  et  la  liberté  d'esprit  avec  laquelle  cette  belle  enfant 
me  parlait. 

YII. 

Cependant  M.  Butler  ne  venait  pas,  et  sa  fille  n'en  témoignait  ni 
surprise  ni  impatience.  Le  fait  est  que,  plongé  dans  quelque  pro- 
blème, ou  voulant  terminer  quelque  partie  d'un  travail  commencé, 
il  avait  complètement  oublié  que  je  l'attendais;  mais,  ne  sachant 
point  encore  combien  cet  excellent  homme  était  capable  de  négliger 
pour  la  science  ses  intérêts  les  plus  chers  et  ses  préoccupations  les 
plus  sacrées,  je  m'imaginai  qu'il  me  laissait  à  dessein  en  tête  à  tête 
avec  sa  fille,  afin  que  nous  pussions  nous  connaître  et  nous  juger 
l'un  l'autre. 

Enhardi  par  cette  supposition,  je  m'efforçai  de  réparer  mes  bizar- 
reries de  la  première  entrevue  et  de  redevenir  un  peu  moi-même, 
c'est-à-dire  un  garçon  aussi  facile  à  vivre  et  aussi  expansif  que  tout 
autre.  La  glace  ne  fut  pas  difficile  à  rompre,  car  je  trouvai  chez  miss 
Love  une  bienveillance  égale  à  celle  que  son  père  m'avait  témoi- 
gnée. Soit  que  ce  fût  une  disposition  naturelle  de  son  caractère,  soit 
qu'elle  devinât  l'intérêt  particulier  que  je  lui  portais,  au  bout  d'un 
quart  d'heure  nous  causions  comme  si  nous  nous  connaissions  de- 
puis longtemps.  Elle  avait  ou  elle  montrait  plus  de  gaieté  que  d'es- 
prit, aucune  amertume  dans  son  enjouement,  et  le  mépris  de  tout 
paradoxe,  chose  assez  rare  chez  une  jeune  fille  instruite. 

Je  n'eus  pas  le  mauvais  goût  de  lui  laisser  deviner  mes  sentimens 
pour  elle;  mais,  en  me  livrant,  sur  tout  le  reste,  à  un  certain  épan- 
chement  de  cœur,  je  l'amenai  à  la  faire  parler  d'elle-même. 

—  Moi,  dit-elle,  sauf  un  grand  chagrin  qui  m'a  frappée  quand  je 
n'avais  encore  que  dix  ans,  je  veux  parler  de  la  mort  de  ma  pauvre 
mère,  j'ai  toujours  été  heureuse.  Vous  ne  vous  figurez  pas  comme 
mon  père  est  bon  et  comme  on  vit  tranquille  et  libre  avec  lui.  Hope 
est  un  amour  d'enfant,  et  quand  je  dis  un  enfant,  c'est  parce  qu'il 


JEAN    DE    LA   HOCHE.  11 

est  plus  jeune  que  moi,  car  je  vous  assure  qu'il  a  autant  de  raison 
et  de  bon  sens  qu'un  homme  fait.  Il  ne  me  chagrine  que  par  un 
côté  de  son  humeur  :  c'est  qu'il  aime  trop  le  travail  et  que  si  on  le 
laissait  faire,  il  se  tuerait.  Aussi  je  le  fais  jouer  et  courir  tant  que 
je  peux,  et  je  dois  dire  que  quand  il  y  est,  il  en  prend  autant  qu'un 
autre;  mais  il  faut  que  je  pense  toujours  à  cela  et  que  je  ne  m'en- 
dorme pas  là-dessus,  car  les  médecins  disent  que  s'il  était  aban- 
donné à  lui-même,  il  n'en  aurait  pas  pour  longtemps. 

—  Et  si  vous  le  perdiez,...  vous  seriez  inconsolable? 

—  Je  ne  sais  pas  bien  ce  que  veut  dire  ce  mot-là  :  inconsolable  ; 
j'ai  perdu  ma  mère,  et  j'ai  pourtant  pris  le  dessus...  Mais  au  fait 
votre  mot  est  juste,  je  vis,  je  m'occupe,  et  je  suis  gaie  comme  tout 
le  monde;  pourtant,  quand  je  pense  à  elle,...  non,  je  ne  suis  pas 
consolée  pour  cela,  et  vous  avez  raison  :  ce  serait  la  même  chose 
si  je  perdais  mon  frère. 

Et  elle  essuya  du  revers  de  la  main  deux  grosses  larmes  qui  rou- 
lèrent sur  ses  joues  sans  qu'elle  songeât  ni  à  les  cacher  ni  à  les 
montrer. 

—  Mais,  comme  votre  père  et  votre  frère  vous  restent,  vous  avez 
du  courage? 

—  Et  du  bonheur,  c'est  vrai.  Si  je  perdais  mon  cher  Hope,  j'au- 
rais encore  mon  père...  Après  celui-là,.,,  je  crois  bien  que  je  n'au- 
rais plus  aucun  plaisir  à  vivre. 

—  D'après  l'ordre  de  la  nature,  vous  devez  pourtant  prévoir  ce 
dernier  malheur;  mais  dans  ce  temps-là  vous  aurez  d'autres  affec- 
tions... 

—  Oh!  les  affections  à  venir,  je  ne  les  connais  pas,  je  ne  m'en 
fais  aucune  idée,  et  je  ne  peux  m'appuyer  d'avance  sur  quelque 
chose  qui  n'existe  pas. 

Gela  fut  dit  très  naturellement  et  sans  aucune  intention  appa- 
rente de  m' avertir.  Je  n'en  fus  donc  pas  frappé  et  découragé  comme 
je  l'eusse  été  trois  jours  auparavant.  Je  n'y  vis  pas  non  plus  l'aveu 
d'un  cœur  trop  rempli  pour  accepter  un  avenir  quelconque  en 
dehors  du  présent.  J'étais  gagné  et  porté  à  la  confiance  par  la  sim- 
plicité et  la  bonhomie  des  paroles,  de  l'attitude  et  de  la  physio- 
nomie. Je  sentais  là  une  personhe  vraie  jusqu'au  fond  de  l'âme,  rai- 
sonnable et  sensible,  modeste  et  dévouée.  Je  ne  me  trompais  pas, 
telle  était  en  effet  miss  Love;  aussi  mon  exaltation  se  calmait  au- 
près d'elle,  et  j'éprouvais,  en  l'écoutant  parler,  le  charme  de  l'amitié 
plutôt  que  le  trouble  de  l'amour. 

Son  père  vint  au  bout  d'une  heure,  me  fit  bon  accueil,  et  me  re- 
tint à  dîner.  Je  ne  surpris,  quelque  attention  que  je  fisse,  aucun 
regard  d'intelligence  échangé  entre  Love  et  lui,  et  je  reconnus  à 


12  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

leur  tranquillité  que  miss  Love  n'avait  été  réellement  avertie  de 
rien,  tandis  que  M.  Butler  attendait  avec  un  grand  calme  qu'elle 
lui  parlât  de  moi  la  première. 

Personne  n'était  plus  aimable  et  plus  sociable  que  mon  futur 
beau-père.  Rien  d'un  pédant;  une  naïveté  exquise  avec  une  véritable 
intelligence,  un  adorable  caractère,  un  grand  respect  des  autres, 
un  charme  rare  dans  les  relations,  les  sentimens  les  plus  purs  et 
les  plus  nobles,  tel  était  M.  Butler.  On  peut  dire  que  jusque-là  sa 
fille,  qui  lui  ressemblait  beaucoup  par  le  visage,  était  un  véritable 
et  fidèle  reflet  de  ses  inappréciables  qualités;  mais  M.  Butler  avait 
pour  défauts  l'extension  de  ses  qualités  mêmes.  Sa  longanimité  ou 
son  optimisme  allait  jusqu'à  la  nonchalance  dans  les  questions  po- 
sitives du  bonheur  domestique  et  social.  Aucun  événement  ne  l'in- 
quiétait jamais.  Il  ne  voulait  ou  ne  savait  rien  prévoir.  Du  moins  il 
ne  le  voulait  pas  à  temps,  et,  ne  sachant  pas  suspendre  ses  chers 
travaux  scientifiques,  ou  s'abandonnant  aux  douces  contemplations 
de  la  nature,  il  laissait  aller  la  vie  autour  de  lui  sans  en  prendre  le 
gouvernail. 

En  rapprochant  mes  observations  des  informations  fournies  par 
mon  notaire,  je  vis  dès  ce  jour-là  que  M.  Butler  n'aurait  aucune 
initiative  dans  les  résolutions  que  sa  fille  pourrait  prendre  à  mon 
égard,  qu'il  jugeait  le  bonheur  en  ménage  chose  simple  et  facile, 
qu'il  professait  une  foi  absolue  dans  le  jugement  et  la  pénétration 
de  miss  Love,  enfin  qu'il  s'en  remettrait  aveuglément  à  elle  pour 
le  choix  d'un  époux,  et  que  c'était  d'elle-même  et  d'elle  seule  que 
je  pouvais  espérer  de  l'obtenir. 

Dès  lors  je  me  sentis  plus  tranquille.  Cet  homme,  sans  volonté 
pour  tout  ce  qui  n'était  pas  la  science,  ne  pouvait  pas  songer  à  en- 
chaîner ma  vie  à  la  sienne,  et  je  n'aurais  probablement  pointa  dis- 
cuter le  plus  ou  moins  de  liberté  que  je  conserverais  en  vivant  sous 
son  toit.  Je  ne  prévis  pas  un  instant  que  Love  pût  avoir  un  autre 
sentiment  que  moi-même,  si  j'arrivais  à  me  faire  aimer  d'elle. 

C'est  à  quoi  dès  lors  tendirent  tous  mes  vœux  et  toutes  mes  pen- 
sées. Je  l'aimais,  moi,  et  je  puisais  dans  la  sincérité  de  mes  senti- 
mens la  confiance  de  me  faire  comprendre.  Malheureusement  les 
conditions  du  mariage  dans  les  classes  aristocratiques  sont  détes- 
tables en  France,  surtout  en  province.  Les  demoiselles  y  sont  gar- 
dées comme  des  amorces  mystérieuses  qu'il  n'est  permis  de  con- 
naître que  lorsqu'il  est  trop  tard  pour  se  raviser.  On  craint  de  les 
compromettre  en  leur  laissant  la  liberté  d'examen.  Le  commérage 
bas  et  méchant,  que  l'on  ne  craint  pas  d'appeler  l'opinion  (calom- 
niant ainsi  l'opinion  des  honnêtes  gens),  s'empare  avidement  des 
commentaires  que  peut  faire  naître  un  mariage  manqué,  et  c'est 


JEAN   DE   LA   ROCHE.  13 

toujours  en  cherchant  à  avilir  les  intentions  et  à  rabaisser  les  carac- 
tères que  l'on  explique  une  rupture,  quelle  qu'en  soit  la  cause. 

Il  ne  me  fut  donc  pas  permis  de  voir  miss  Love  plus  de  trois  fois 
avant  de  me  déclarer  à  son  père.  Dès  lors  mon  honneur  était  en- 
gagé, et  je  ne  pouvais  plus  rompre  que  pour  des  raisons  majeures. 
Or  on  n'appelle  pas  raisons  majeures  les  découvertes  ou  les  ré- 
flexions que  l'on  peut  faire  sur  l'incompatibilité  des  caractères  et 
des  goûts.  Il  est  bien  vrai  que  si  je  n'eusse  pas  décliné  mes  inten- 
tions, M.  Butler  n'eût  peut-être  pas  eu  l'énergie  de  me  fermer  sa 
porte;  miss  Love,  ne  sachant  rien,  n'eût  pas  songé  à  l'avertir. 
D'ailleurs  ni  l'un  ni  l'autre  ne  paraissaient  se  soucier  des  usages  de 
la  province;  mais  moi,  je  ne  pouvais  pas  m'y  soustraire,  je  ne  pou- 
vais pas  compromettre  la  femme  à  laquelle  je  devais  donner  mon 
nom. 

((  J'agrée  votre  demande,  me  répondit  M.  Butler,  mais  je  ne  puis 
encore  vous  dire  si  ma  fille  l'agréera.  Si  je  lui  demande  comment 
elle  vous  trouve,  elle  me  répondra  qu'elle  vous  connaît  trop  peu 
pour  vous  juger.  Revenez  donc  plusieurs  fois  encore,  je  vous  le  per- 
mets, et  parlez -lui  vous-même,  j'y  consens.  Ne  la  pressez  pas  trop 
de  dire  oui  ou  non;  elle  réfléchira,  je  la  connais.  Tout  ce  que  je 
peux  vous  dire  dès  aujourd'hui,  c'est  que  vous  ne  lui  êtes  pas  anti- 
pathique, car  elle  ne  vous  fuit  pas  et  cause  volontiers  avec  vous, 
tandis  qu'à  première  vue  elle  s'est  prononcée  contre  d'autres  aspi- 
rans.  » 

J'allai  chercher  miss  Love  dans  le  salon,  dans  le  jardin,  dans  le 
parc;  elle  n'était  nulle  part,  et  cependant  personne  ne  l'avait  vue 
sortir.  Je  la  trouvai  enfin  dans  la  bibliothèque,  lisant  avec  son  frère. 
Gomme  c'était  ma  quatrième  visite  en  huit  jours,  elle  parut  très 
surprise  et  même  un  peu  inquiète.  Elle  se  leva  assez  vivement,  re- 
poussa les  livres  et  les  cahiers  qui  l'entouraient,  et  m'offrit  de  me 
conduire  auprès  de  son  père.  En  apprenant  que  je  venais  de  le  voir, 
et  que  c'était  lui  qui  m'envoyait  vers  elle,  elle  devint  pâle,  et  je  re- 
marquai qu'elle  avait  pleuré. 

—  Je  vois  à  votre  air,  lui  dis-je,  que  je  vous  dérange,  et  que  je 
suis  le  malvenu.  Chassez-moi  franchement,  je  ne  reviendrai  jamais. 
Je  ne  suis  pas  né  importun. 

Elle  me  regarda  en  face  un  instant,  sans  rien  dire;  puis,  compre- 
nant tout  et  prenant  résolument  son  parti,  elle  fit  un  signe  à  Hope, 
qui  se  retira,  mais  non  pas  sans  me  jeter  un  regard  froid  et  mé- 
fiant qui  me  mit  la  mort  dans  l'âme.  Ce  visage  d'enfant  précoce 
avait  l'énergie  de  mon  âge  et  la  naïveté  du  sien. 

Il  n'était  plus  question  de  me  consulter  moi-même.  Je  venais 
pour  parler  à  miss  Love;  je  parlai. 


14  RtVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Je  ne  vous  demande  rien,  lui  dis-je,  que  de  me  souffrir  auprès 
de  vous  assez  longtemps  pour  être  à  même  d'apprécier  mes  senti- 
mens  et  de  m' accorder  votre  estime. 

—  J'ai  donc  votre  estime,  moi,  reprit-elle  avec  beaucoup  de  hau- 
teur, et  je  vous  inspire  donc  des  sentimens  quelconques?  Je  ne  le 
croyais  pas,  puisque  vous  ne  me  connaissez  pas  plus  que  je  ne  vous 
connais. 

—  Il  faut  croire,  repris-je  avec  une  hauteur  analogue  à  la  sienne, 
que  ce  peu  de  temps  avait  suffi  pour  faire  naître. mes  sentimens  et 
ma  confiance,  puisque  je  vous  rendais  un  hommage  aussi  sérieux 
que  celui  d'aspirer  à  votre  main.  Si  vous  ne  le  croyez  pas,  c'est  que 
vous  me  supposez  je  ne  sais  quelles  vues  intéressées  qui  m'offensent, 
et  dès  lors... 

Je  me  levais  pour  m'en  aller.  Elle  me  retint  avec  une  sorte  d'au- 
torité. —  Pas  si  vite,  dit-elle  avec  un  sang-froid  où  il  entrait  de  la 
bienveillance;  je  ne  veux  pas  que  vous  puissiez  croire  que  je  vous 
méprise.  Si  vous  me  faites  l'honneur  de  vouloir  m'épouser,  c'est  évi- 
demment que  vous  m'estimez.  J'ai  donc  eu  tort  de  vous  parler  comme 
je  l'ai  fait.  Pardonnez-le-moi.  Je  ne  suis  pas  moi-même  aujour- 
d'hui. Voyez,  monsieur,  et  gardez-moi  le  secret.  J'ai  un  grand  cha- 
grin! —  Là-dessus,  perdant  tout  empire  sur  elle-même,  elle  fon- 
dit en  larmes,  et,  me  tendant  sa  main  qu'elle  laissa  dans  la  mienne 
tout  en  pleurant  :  —  Mon  père,  dit-elle,  est  un  peu  souffrant  depuis 
quelque  temps,  et  souffrant  tout  à  fait  depuis  quelques  jours.  Il 
s'est  décidé  ce  matin  à  appeler  le  médecin,  et  le  médecin,  après 
l'avoir  examiné,  m'a  dit  :  «  Exigez  qu'il  se  soigne.  Il  y  va  de  la  vie! 
C'est  une  maladie  du  foie  qui  se  déclare.  »  Eh  bien!  je  sais,  moi, 
que  si  j'obtiens  que  mon  père  se  soigne,  ce  sera  un  miracle,  et  je 
sais  que  sa  mère  est  morte  de  cette  maladie.  Je  suis  sous  le  coup  de 
cette  chose  affreuse,  et  vous  me  parlez  d'une  chose  qu'on  appelle  le 
bonheur!...  Je  ne  sais  pas,  moi,  si  le  mariage  me  rendrait  heu- 
reuse dans  ces  conditions-là.  Vous  êtes  heureux,  vous!  pourquoi 
épouseriez-vous  mes  chagrins?...  Et  puis!...  Attendez,  ajouta-t-elte 
en  suspendant  la  réponse  sur  mes  lèvres,  il  y  a  une  condition  à  mon 
mariage,  une  condition  que  vous  n'accepteriez  pas.  Je  ne  dois  ja- 
mais quitter  mon  père  ni  mon  frère.  Je  l'ai  juré  à  ma  mère  mou- 
rante, et  plus  que  jamais  je  tiens  à  mon  serment.  Voilà,  mon  cher 
monsieur,  ce  que  vous  comprenez  de  reste,  vous  qui  aimez  votre 
mère;  voilà  ce  que  je  devais,  ce  que  j'ai  voulu  vous  dire  avant  de 
vous  laisser  parler. 

Mon  cher  momieur  fut  dit  avec  une  si  franche  cordialité  que 
j'en  fus  particulièrement  touché.  La  sensibilité,  la  bonté  de  cœur 
de  cette  jeune  fille  étaient  réelles  et  persuasives.  Je  serrai  ses  mains 


JEAN   DE    LA    ROCHE.  15 

dans  les  miennes,  en  prenant  part  à  sa  douleur,  en  m' efforçant  de 
la  tranquilliser  sur  le  compte  de  son  père,  en  lui  disant  que  l'amour 
filial  faisait  des  miracles,  et  qu'elle  ne  devait  pas  douter  de  la  Pro- 
vidence; enfin  je  lui  jurai  de  souscrire,  si  elle  daignait  m' agréer,  à 
la  condition  qu'elle  m'imposait. 

YIII. 

Dès  lors  j'avais  fait  un  grand  pas.  —  Tout  ce  que  vous  me  dites 
là  est  bon,  et  me  paraît  sincère,  répondit-elle,  et  je  vous  dirai  fran- 
chement que  depuis  ce  matin  je  suis  résolue  à  me  marier.  C'est  la 
première  fois  que  j'en  comprends  la  nécessité.  Jusqu'à  présent,  je 
croyais  qu'il  valait  mieux  rester  heureuse  comme  je  l'étais  que  de 
courir  des  risques;  mais  l'idée  de  perdre  mon  père  et  de  me  trou- 
ver, à  l'âge  où  je  suis,  l'unique  soutien  de  mon  frère  m'a  fait  peur.> 
J'ai  réfléchi  tout  en  pleurant;  je  crois  que  mon  devoir  est  de  cher- 
cher un  appui  pour  nous  deux,  et  même  j'en  ai  senti  le  besoin.  Ne 
me  demandez  rien  de  plus  aujourd'hui.  Je  ne  peux  pas  savoir  si 
vous  serez  pour  moi  ce  soutien-là.  Vous  vous  offrez,  c'est  géné- 
reux, et  je  vous  en  remercie;  mais,  comme  vous  avez  aussi  le  de- 
voir de  soigner  votre  mère  souffrante,  j'ignore  si  je  dois  accepter. 
Permettez-moi  d'y  réfléchir  et  de  vous  connaître  davantage.  Reve- 
nez souvent,  puisque  mon  père  vous  y  autorise. 

—  C'est  mon  vœu  le  plus  cher  que  de  vous  voir  tous  les  jours; 
mais,  dans  l'incertitude  où  vous  êtes,  ne  craignez- vous  pas  ce  que 
l'on  pourra  dire  et  penser  de  mes  visites? 

—  Pour  moi,...  cela  m'est  égal.  Je  n'y  songe  pas.  Que  voulez- 
vous  qu'on  dise? 

—  Que  vous  m'avez  donné  des  encouragemens. 

—  Eh  bien!  Après?  Vous  voyez,  je  vous  en  donne;  pas  beaucoup, 
il  est  vrai,  mais  un  peu,  et  quel  mal  y  a-t-il,  puisque  tous  deux 
nous  sommes  sincères?  Ah!  j'y  songe  :  si  je  vous  dis  non  après  que 
vos  visites  auront  fait  connaître  vos  intentions  aux  personnes  de 
votre  monde  et  dans  notre  voisinage,  votre  amour-propre  souffrira. 
Que  voulez-vous  que  je  vous  dise?  Alors  ne  pensez  plus  à  moi  et  ne 
revenez  pas. 

—  Vous  en  parlez  à  votre  aise,  vous  à  qui  cela  serait  parfaite- 
ment égal? 

—  Je  ne  dis  pas  cela.  Je  penserai  peut-être  que  j'ai  passé  à  côté 
de  mon  bonheur;  cependant,  comme  je  n'en  serai  pas  absolument 
sûre,  j'aimerai  mieux  cela  que  de  vous  avoir  trompé  en  vous  don- 
nant des  espérances  à  la  légère. 

Le  bon  sens  de  miss  Love  en  toutes  choses  était  sans  réplique, 


16  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  si  sa  tranquillité  était  un  peu  choquante,  du  moins  sa  droiture 
inspirait  une  confiance  très  précieuse.  Résolu  à  ne  point  renoncer 
à  elle,  j'acceptai  telles  épreuves  qu'il  lui  plairait  de  m'imposer. 

Je  la  quittai  ce  jour-là  en  me  disant  qu'après  tout  je  n'étais  pas 
assez  amoureux  d'elle  pour  que  son  refus  dût  me  mettre  au  déses- 
poir. Il  en  fut  de  même  à  nos  entrevues  de  la  semaine  suivante. 
Chaque  fois  que  je  la  quittais,  je  me  sentais  plein  d'amitié  et  de 
sympathie  pour  elle;  sa  raison  et  sa  droiture  éteignaient  le  feu  qui 
me  consumait  dans  l'intervalle  de  mes  visites. 

C'était  là  un  phénomène  des  plus-  étranges.  A  mesure  que  je 
m'éloignais  de  Bellevue,  et  que,  perdant  le  souvenir  trop  distinct  de 
ses  paroles  et  de  son  attitude  vis-à-vis  de  moi,  je  me  retraçais  son 
image,  sa  beauté,  sa  grâce,  sa  jeunesse,  et  jusqu'à  sa  toilette  et  au 
parfum  de  ses  cheveux  et  de  ses  rubans,  j'étais  repris  d'une  sorte 
de  fièvre  qui  m'ôtait  le  sommeil,  et  qui  arrivait  à  son  paroxysme 
au  moment  où  je  partais  pour  retourner  chez  elle.  J'arrivais  ému 
jusqu'à  la  passion,  et  peu  à  peu,  en  causant  avec  elle,  je  me  calmais 
jusqu'à  l'amitié.  Il  n'en  était  pas  ainsi  lorsque  je  pouvais  l'aperce- 
voir et  l'observer  sans  qu'elle  fît  attention  à  moi.  Alors  je  la  dévo- 
rais des  yeux,  et  mon  imagination  la  dévorait  de  caresses;  mais  il 
suffisait  de  son  regard  honnête  et  ferme,  arrivant  tout  droit  sur  le 
mien,  pour  ramener  mon  âme  à  un  respect  voisin  de  la  crainte. 

Je  n'étais  guère  capable  d'analyser  de  tels  contrastes  et  de  ré- 
soudre un  tel  problème.  Si  je  m'en  étonnais  souvent,  du  moins  je 
ne  m'en  alarmais  pas.  Chacune  des  deux  faces  si  distinctes  de  mon 
sentiment  faisait  d'ailleurs  des  progrès  rapides.  Mes  agitations  loin 
d'elle  arrivaient  à  me  consumer.  Mon  apaisement  à  ses  côtés  deve- 
nait de  jour  en  jour  plus  profond  et  plus  suave.  L'amour  et  l'amitié 
grandissaient  sans  hésitation  et  sans  défaillance,  mais,  chose  bi- 
zarre, sans  se  confondre  jamais  dans  une  perception  nette  de  mon 
propre  cœur. 

Notre  intimité  faisait  des  progrès  analogues.  Chaque  jour,  aussi- 
tôt que  je  pouvais  lui  parler  sans  témoins  :  —  Eh  bien!  lui  disais-je 
en  lui  prenant  la  main,  commencez-vous  à  m'aimer  un  peu? 

—  Oui,  un  peu,  répondait-elle  avec  un  mélancolique  sourire. 

—  Aujourd'hui  un  peu  plus  qu'hier? 

—  Peut-être;  il  me  semble... 

Et  elle  me  parlait  de  nos  parens.  La  santé  de  son  père  la  préoc- 
cupait sans  relâche.  Dix  fois  par  jour  elle  me  quittait  pour  aller  le 
trouver.  Elle  revenait  triste,  en  me  disant  :  —  Je  le  dérange,  je 
l'ennuie.  Il  est  si  bon  qu'il  ne  me  rebute  jamais  :  il  fait  tout  ce  que 
le  médecin  a  ordonné;  mais  je  vois  bien  qu'il  ne  peut  pas  me  faire 
un  plus  grand  sacrifice. 


JEAN    DE    LA    ROCHE.  1/ 

Malgré  de  si  tendres  soins,  M.  Butler  fut  tout  à  coup  très  ma- 
lade, et  cette  circonstance,  qui  devait  m'empêcher  de  voir  Love,  au 
moins  pendant  quelques  jours,  nous  rapprocha  intimement.  Je  m'in- 
stallai, avec  résolution  au  chevet  du  malade.  Je  ne  le  quittai  ni  jour 
ni  nuit.  Je  le  soignai  comme  si  j'eusse  été  son  fils.  Peu  m'importait 
de  brûler  mes  vaisseaux  en  pure  perte.  Je  l'aimais  pour  lui-même, 
cet  homme  excellent,  plein  de  résignation  dans  la  souffrance  et  de 
gratitude  pour  le  dévouement  que  je  lui  montrais.  D'ailleurs  je  ne 
pouvais  pas,  je  ne  voulais  pas  abandonner  Love  dans  cette  dou- 
leur, dans  cet  effroi  mortel.  Elle  ne  pensa  point  non  plus  que  ma 
présence  pût  la  compromettre.  Elle  n'y  songea  seulement  pas;  elle 
me  laissa  veiller  auprès  d'elle.  J||^ 

Une  nuit  que  M.  Butler  avait  reposé  avec  calme,  je  m'endormis 
dans  la  chambre  voisine  de  la  sienne.  J'étais  accablé  de  fatigue, 
et  j'avais  recouvré  un  peu  d'espoir.  Quand  j'ouvris  les  yeux,  je  vis       ^ 
devant  moi  Love  qui  me  tendait  ses  deux  mains.  —  J'ai  une  bonne 
nouvelle  à  vous  annoncer,  me  dit-elle  à  voix  basse. 

Elle  passa  son  bras  sous  le  mien,  et  continua  en  m'emmenant 
vers  le  salon  :  —  \ous  me  disiez  hier  soir  que  vous  lui  trouviez  le 
teint  plus  clair  et  les  yeux  moins  cernés.  Vous  aviez  bien  raison; 
j'avais  tort  de  ne  pas  vous  croire.  Il  est  sauvé,  voyez-vous,  cela 
est  bien  certain.  Le  médecin  est  très,  très  content!  vous  allez  le 
voir,  il  vous  dira  ce  qu'il  m'a  dit  :  mon  père,  s'il  continue  son  trai- 
tement, sera  remis,  dans  quelques  semaines  tout  au  plus,  pour  long- 
temps à  coup  sûr,  et  peut-être  pour  toujours. 

Nous  entrions  dans  le  salon,  le  médecin  n'y  était  pas.  Nous  nous 
trouvions  seuls.  Love  et  moi.  Je  vis  dans  la  glace  sa  figure  tout 
illuminée  par  l'espérance,  et  son  corsage  souple  et  charmant  pen- 
ché vers  moi  comme  si,  respirant  enfin  après  tant  d'angoisses,  elle 
eût  éprouvé  le  besoin  de  s'appuyer  sur  mon  épaule.  Pour  la  première 
fois  les  deux  sentimens  qui  se  partageaient  •  mon  âme  se  confondi- 
rent. Je  la  serrai  dans  mes  bras  avec  transport,  et  je  couvris  de  bai- 
sers sa  tête  brune  que  j'avais  attirée  sur  mon  cœur.  Je  me  rendis 
compte  seulement  alors  de  la  délicatesse  de  son  être,  de  sa  véritable 
taille,  qui  paraissait  élevée,  et  qui  était  petite,  enfin  de  la  ténuité 
ravissante  de  cette  adorable  créature,  dont  j'avais  eu  si  souvent 
peur  comme  s'il  y  avait  eu  en  elle  quelque  chose  de  mâle  et  de 
puissant.  Je  sentis  naître  en  moi  une  émotion  qui  réunissait  la  pas- 
sion à  la  sympathie,  une  ivresse  secrète  comme  l'instinct  de  la  pos- 
session de  l'-âme,  un  doux  orgueil  protecteur  de  la  faiblesse  con- 
fiante, une  sensation  déhcieuse  qui  me  prenait  au  cœur  en  même 
temps  qu'à  l'imagination;  c'était  enfin  la  tendresse. 

Mon  effusion  avait  été  si  involontaire  et  si  spontanée  que  je  crai- 

TOME  XXIV.  2 


18  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gnis  tout  aussitôt  d'avoir  effrayé  ou  offensé  miss  Love.  Elle  ne  pa- 
rut qu'étonnée;  mais,  comme  si  son  amour  filial  eût  parlé  plus 
haut  que  sa  pudeur,  elle  ne  repoussa  pas  mon  élan.  Elle  se  laissa 
glisser  de  mes  bras  dans  un  fauteuil,  et,  attachant  sur  moi  ses 
yeux  humides  d'une  émotion  sereine  et  profonde  :  — Ah!  je  vois 
bien,  dit-elle,  que  vous  m'aimez,  puisque  vous  êtes  si  heureux  de 
voir  que  Dieu  me  rend  mon  père  ! 

—  Et  moi,  m'écriai-je  en  tombant  à  ses  pieds,  m'aimerez-vous 
enfin  ? 

—  Je  vous  aime  comme  un  frère,  répondit-elle  en  me  jetant  ses 
deux  bras  au  cou  avec  une  chasteté  angélique;  c'est  vous  dire  que 
je  vous  aime  de  toute  mon  âme! 

J'étais  si  transporté  du  baiser  que  je  ne  scrutai  pas  la  parole. 
Nous  pleurâmes  ensemble,  et  je  me  crus  heureux.  Je  me  crus  aimé. 
Je  ne  fis  point  de  réflexions.  Je  ne  comparai  point  cette  affection 
avec  celle  que  je  ressentais;  je  ne  me  dis  pas  qu'il  n'y  avait  point 
de  comparaison  possible,  et  que  l'amitié  n'est  pas  la  passion. 

Hope  entrait  en  ce  moment.  Sa  sœur  courut  à  lui.  —  Yiens,  lui 
dit-elle  ;  apprends  que  notre  père  est  hors  de  danger,  et  embrasse 
celui  qui  nous  a  aidés  à  le  sauver. 

L'enfant,  au  lieu  de  m' embrasser,  me  secoua  la  main  d'une  ma- 
nière tout  anglaise;  sa  figure  exprimait  la  joie  la  plus  cordiale,  mais 
cet  éclair  fut  de  peu  de  durée.  Avant  la  fin  du  jour,  il  reprit  avec 
moi  sa  réserve  et  sa  froideur  accoutumées.  Je  me  persuadais  que 
c'était  là  sa  manière  d'être  avec  tout  le  monde,  qu'il  ne  faisait 
d'exception  que  pour  son  père  et  sa  sœur,  et  qu'il  avait  dans  le 
caractère  une  certaine  raideur  conciliable  avec  des  sympathies  par- 
ticulières, enfin  que  je  gagnerais  bientôt  sa  confiance  et  son  atta- 
chement. 

Je  voulus  passer  encore  cette  nuit  auprès  de  M.  Butler,  après 
quoi,  m'étant  bien  assuré  qu'il  entrait  en  convalescence,  je  dus,  en 
raison  des  convenances,  retourner  auprès  de  ma  mère  pour  deux, 
ou  trois  jours.  Les  convenances  sont  toujours  funestes  au  senti- 
ment. Si  je  fusse  resté  à  Bellevue,  j'aurais  peut-être  conquis  le 
cœur  que  je  n'avais  fait  que  surprendre. 

Je  trouvai  à  La  Roche  une  espèce  de  réunion  de  famille.  On  s'é- 
tonnait de  mon  absence,  et  ma  mère  avait  beau  dire  que,  M.  Butler 
étant  gravement  malade,  j'avais  le  droit  d'aller  tous  les  jours  chez 
lui;  on  savait  déjà  que  j'y  avais  passé  plusieurs  nuits,  et  on  s'in- 
quiétait de  cette  assiduité.  — C'est  donc  un  mariage  arrêté,  décidé,* 
à  la  veille  d'être  conclu?  D'où  vient  que  nous  l'apprenons  par  la 
clameur  publique?  Mais  comme  vous  ne  nous  en  avez  pas  préve- 
nus, comme  vous  ne  nous  en  faites  point  part,  nous  craignons  que 


JEAN   DE    LA   ROCHE.  19 

ce  ne  soit  une  folie  du  jeune  homme,  une  sottise  de  la  demoiselle. 
Est-elle  d'assez  bonne  maison  pour  épouser  un  de  La  Roche?  Le 
père  a-t-il  réellement  la  fortune  qu'on  lui  prête? 

Ma  pauvre  mère,  obsédée  de  ces  questions  indiscrètes  et  un  peu 
impérieuses  de  la  part  de  certaines  tantes  collet-monté,  m'attendait 
avec  impatience  et  me  vit  arriver  avec  joie.  —  Le  voilà!  dit-elle; 
il  va  résoudre  tous  les  doutes. 

Je  me  croyais  déjà  marié,  puisque  je  me  voyais  aimé  d'une  fille 
de  cœur  et  de  parole.  Après  avoir  annoncé  l'amélioration  de  la  santé 
de  M.  Butler,  je  répondis  aux  questions  relatives  à  sa  fille  :  que 
j'aimais  la  fille  et  le  père  de  toute  mon  âme,  et  que,  ma  mère 
m'ayant  poussé  aux  premières  démarches,  je  n'avais  pas  à  m'expli- 
quer  sur  d'autres  convenances  que  sur  celles  du  cœur  et  de  l'hon- 
neur. Je  tins  seulement  à  ne  pas  laisser  croire  qu'une  grande  for- 
tune m'eût  alléché.  Je  rendis  compte  en  deux  mots  de  la  situation 
de  la  famille,  et  ma  mère  se  chargea  d'affirmer  qu'elle  avait  con- 
sacré six  mois  à  prendre  des  informations  sur  l'honorabilité  de 
M.  Butler  avant  de  me  confier  son  projet.  Les  renseignemens  étaient 
parfaits.  M.  Butler  appartenait  à  la  classe  moyenne,  il  n'y  avait  pas 
l'ombre  d'une  tache  sur  son  nom;  au  contraire  il  était  estimé  comme 
le  plus  généreux  et  le  plus  désintéressé  des  savans. 

Il  n'y  avait  rien  à  répliquer,  bien  que  la  satisfaction  ne  fût  pas 
générale.  Mes  tantes  trouvaient  qu'il  n'y  avait  point  assez  de  nais- 
sance pour  tant  de  fortune.  Un  grand-oncle,  chanoine  sécularisé, 
encore  plus  avare  que  pauvre,  me  dit  à  l'oreille  qu'il  n'y  avait  pas 
assez  de  fortune  pour  si  peu  de  naissance. 

Cette  journée  m'attrista.  Il  me  tardait  de  me  retrouver  seul  avec 
ma  mère.  Quand  je  lui  eus  raconté  tous  les  incidens  de  la  maladie 
de  M.  Butler  et  ceux  de  mon  rapide  tête-à-tête  avec  Love,  elle 
m'attrista  encore  plus  en  ne  partageant  pas  ma  confiance. 

—  Je  suis  fâchée,  me  dit-elle,  que  vous  ayez  annoncé  officielle- 
ment ce  mariage.  Il  n*est  pas  fait.  Je  ne  me  tourmentais  pas  de  voir 
un  père  désireux  de  ne  pas  quitter  sa  fille;  je  crains  les  exigences 
bien  naturelles,  mais  peut-être  excessives  un  jour,  de  cette  fille, 
qui  ne  veut  pas  et  qui  ne  pourra  peut-être  pas  quitter  son  père. 
Quand  vous  vous  êtes  engagé,  avez-vous  fait  au  moins  la  réserve 
de  rester  en  France,  si  bon  vous  semblait? 

Je  n'y  avais  pas  songé,  et  j'en  fis  l'aveu.  Ma  mère  baissa  les  yeux. 
Elle  était  blessée  et  affligée  de  mon  imprudence,  mais  elle  ne  dit 
pas  un  mot,  et,  comme  de  coutume,  je  me  sentis  livré  à  moi-même. 
Je  n'osai  pas  lui  parler  de  la  froideur  du  jeune  Butler;  mais  l'effroi 
me  revint  au  cœur,  et  avec  l'effroi  toutes  les  angoisses,  toutes  les 
ardeurs  d'une  passion  contrariée. 


20  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


IX. 


Je  seatais  aussi  une  sorte  de  remords  d'avoir  compromis  Love 
par  trop  de  dévouement.  J'avais  eu  beau  prendre,  pour  aller  chez 
elle,  tous  les  chemins  détournés  à  moi  connus,  être  libéral  sans 
aiïectation  avec  les  valets  de  sa  maison,  rentrer  chez  moi  à  la  nuit 
et  ne  plus  jamais  passer  par  la  ville  :  on  m'avait  rencontré  dans  des 
endroits  impossibles,  les  domestiques  avaient  parlé,  et  au  moment 
où  ma  famille  s'était  émue,  quelques  officieux  se  préparaient  de  leur 
côté  à  avertir  M.  Butler  de  l'imprudence  de  ma  conduite  et  de  la^ 
sienne  propre. 

En  attendant  que  le  malade  fût  assez  hors  de  danger  pour  en- 
tendre des  choses  désagréables,  on  s'agitait  autour  de  M.  Louandre. 
Mes  conçu rrens  éconduits,  mes  rivaux  en  expectative  et  surtout  les 
oisifs  de  province,  qui  glosent  pour  le  plaisir  de  gloser,  assassinaient 
de  questions  le  pauvre  notaire,  et  lui  donnaient  à  entendre  les  choses 
les  plus  infâmes.  Les  plus  charitables  voulaient  bien  admettre  que 
je  n'avais  pas  cherché  à  séduire  une  enfant  auprès  du  lit  où  son 
père  se  débattait  entre  la  vie  et  la  mort;  mais  ils  disaient  en  sou- 
riant que  je  n'avais  été  ni  timide  ni  malavisé  de  m' emparer  du  rôle 
de  garde-malade  pour  me  rendre  maître  de  la  situation,  c'est-à- 
dire  de  l'honneur  et  de  la  dot.  M.  Louandre,  confident  des  affaires 
de  M.  Butler,  ne  pouvait  crier  sur  les  toits  ce  qu'il  m'avait  confié 
de  l'aVenir  de  ses  enfans.  Love  passait  pour  une  riche  héritière,  et 
moi  pour  un  âpre  et  adroit  ambitieux. 

Ainsi  tout  ce  qui  m'avait  averti  et  effrayé  dès  le  premier  jour  se 
levait  déjà  pour  m'accabler.  Il  est  vrai  que  j'avais  maintenant  dans 
l'âme  toutes  les  forces  de  l'amour  pour  me  préserver  de  la  mau- 
vaise honte  et  mépriser  la  malveillance;  mais,  si  cet  amour  n'était 
pas  partagé,  il  me  faudrait  donc  rester  avec  ma  douleur  sous  le  coup 
d'une  humiliation  sans  dédommagement! 

Telles  furent  les  clartés  importunes  qui  se  montrèrent,  lorsque, 
deux  jours  après  mon  départ  de  Bellevue,  j'y  retournai  avec  une 
amère  impatience.  Je  trouvai  M.  Louandre  seul  au  salon,  attendant 
qu'on  eût  attelé  son  cheval. 

—  Vous  avez  été  un  peu  vite,  me  dit  l'excellent  notaire.  Le  ma- 
lade est  sauvé,  vos  soins  y  ont  contribué  certainement;  sa  fille  et 
lui-même  le  disent  et  vous  bénissent.  Tous  trois  cependant  vous  êtes 
blâmés  par  les  sots  qui  vous  envient.  Peu  importe,  si  vous  réussis- 
sez; mais  il  faut  réussir  promptement  et  officiellement.  Vos  parens 
vont  déjà  disant  partout  que  c'est  une  affaire  faite,  et  que  vous  l'an- 
noncez. Je  venais  donc  ici  avec  la  certitude  que  M.  Butler  me  l'an- 


JEAN   DE    LA    ROCHE.  21 

iioncerait,  à  moi  :  eh  bien!  il  m'a  parlé  de  vous  avec  affection,  sans 
pourtant  me  dire  un  mot  de  mariage,  et  voilà  ce  qui  m'étonne.  Il 
est  encore  si  faible  que  je  n'ai  pas  voulu  le  questionner;  mais  j'ima- 
gine bien  que  vous  aviez  sa  parole  avant  de  passer  trois  nuits  à  son 
chevet? 

—  J'avais  son  assentiment,  je  vous  l'ai  dit. 

—  Oui,  mais  vous  ne  m'avez  pas  dit  que  sa  fille  eût  donné  le 
sien?  Vous  l'a-t-elle  donné? 

J'éprouvai  encore  une  fois  combien  les  préliminaires  et  les  négo- 
ciations du  mariage  sont  choses  indélicates  et  cruelles.  Il  me  fallait 
4onc,  pour  justifier  mon  amour,  trahir  celui  de  Love,  raconter  les 
circonstances  de  son  premier  baiser,  les  livrer  aux  commentaires 
d'un  tiers,  enfin  effeuiller  brutalement  la  première  fleur  de  mon 
espérance!... 

Et  d'ailleurs  une  terreur  soudaine  s'emparait  de  moi...  Était-ce 
bien  un  baiser  d'amour  que  j'avais  reçu?  Et  si  ce  n'était  qu'une 
effusion  de  reconnaissance  naïve,  un  enthousiasme  fraternel  né  de 
l'adoration  filiale?...  Au  fait,  elle  ne  m'avait  pas  dit,  elle  ne  m'avait 
pas  prouvé  autre  chose!  J'allais  donc  trahir  la  sainte  confiance 
d'une  âme  pure  et  me  vanter,  comme  un  sot  et  comme  un  lâche,  au 
risque  de  compromettre  l'honneur  de  celle  que,  comme  frère  ou 
comme  fiancé,  j'avais  le  devoir  de  défendre? 

Je  baissai  la  tète  et  ne  répondis  rien. 

—  Diable,  diable!  reprit  M.  Louandre,  vous  n'êtes  pas  si  avancé 
que  je  croyais,  et  je  crains,  mon  cher  comte,  que  vous  n'ayez  fait 
un  coup  de  tête  en  vous  livrant  à  votre  cœur. 

—  Avez-vous  quelque  raison  de  croire  ce  que  vous  dites?  Expli- 
quez-vous. 

—  Je  me  suis  expliqué  en  vous  disant  que  le  père  ne  s'expliquait 
point.  Et  puis  il  y  a  une  autre  circonstance,...  une  misère,  si  vous 
voulez...  Tenez,  ajouta- t-il  en  dirigeant  mes  regards  vers  le  par- 
terre où  le  petit  Hope  se  promenait,  les  mains  derrière  le  dos  et  la 
tête  penchée  en  avant;  voyez  l'attitude  mélancolique  ou  méditative 
de  cet  enfant!  Tout  à  l'heure  il  était  là,  parlant  et  souriant  avec 
moi  comme  tout  autre  individu  de  son  âge.  Tout  à  coup  il  a  regardé 
là-bas,  du  côté  de  la  grille,  et  il  vous  a  vu  arriver.  Alors,  prenant 
sa  casquette  de  l'air  d'un  homme  fier  et  dépité,  il  m'a  dit  :  «  Par- 
don! voilà  une  visite  qui  n'est  pas  pour  moi.  »  Et  il  est  sorti  pour 
ne  pas  vous  voir,  sans  s'expliquer  autrement;  mais  plus  je  médite 
en  moi-même  sur  ces  étranges  paroles,  moins  je  les  interprète  en 
votre  faveur,  et  je  les  livre  à  vos  propres  commentaires. 

—  Cet  enfant  ne  m'aime  pas,  m'écriai-je,  je  le  vois,  je  le  sens! 
Peut-être  quelque  valet  lui  aura-t-il  fait  entendre  que  ma  présence 


22  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

compromettait  sa  sœur,  ou  que  je  ne  voyais  en  elle  que  la  grande 
fortune  à  laquelle  ces  enfans  croient  sans  doute.  Ah!  mon  cher 
monsieur  Louandre,  j'avais  prévu  tout  cela,  souvenez-vous!  Que  ne 
donnerais-je  pas  aujourd'hui  pour  ne  pas  aimer  comme  j'ai  le  mal- 
heur d'aimer! 

—  Vous  voilà  donc  pris  à  ce  point-là?  Diable  !  moi,  je  crains  que  le 
valet  qui  a  indisposé  le  petit  bonhomme  contre  vous  ne  soit  ce  grand 
cuistre  de  Black.  Avez-vous  remarqué  qu'il  vous  vît  de  mauvais  œil? 

—  Le  premier  jour,  oui!  Quand  je  vous  dis  que  je  n'ai  vu  clair 
que  ce  jour-là! 

—  Allons,  allons,  reprit  M.  Louandre,  puisque  c'est  moi  qui  vous 
ai  lancé  sur  la  mer  orageuse,  bien  que  je  ne  sois  pas  responsable 
des  étourderies  que  vous  avez  commises  de  votre  chef  et  sans  me 
consulter,  je  vais  essayer  de  vous  mener  au  port  sans  naufrage.  Je 
reste.  Je  parlerai  à  M.  Butler,  à  miss  Love,  au  petit,  au  pédant,  s'il 
le  faut.  Je  saurai  où  vous  en  êtes  dans  leur  esprit,  et  j'amènerai 
peut-être  une  décision  favorable.  Allez-vous-en  saluer  votre  malade, 
et  tâchez  que  sa  fille  le  quitte  un  peu  pour  que  je  me  trouve  seul 
avec  elle.  Je  l'attendrai  dans  la  bibliothèque. 

Je  montai  à  l'appartement  de  M.  Butler  sans  rencontrer  personne. 
La  maison  était  un  peu  à  l'abandon  depuis  que  l'active  et  douce 
châtelaine  était  absorbée  par  des  soins  plus  pressans.  Dans  l'anti- 
chambre de  M.  Butler,  deux  domestiques  dormaient  profondément. 
Malgré  l'été,  on  avait  jeté  partout  des  tapis  sur  les  parquets,  pour 
que  le  bruit  des  pas  autour  de  lui  ne  troublât  pas  le  léger  sommeil 
du  convalescent.  La  porte  de  sa  chambre  étîiit  grande  ouverte. 
A  travers  les  rideaux  fermés,  un  jour  bleuâtre  tombait  sur  les  che- 
veux noirs  de  Love  et  sur  le  pâle  visage  de  son  père.  Elle  était  as- 
sise tout  près  de  lui,  et  lisait  à  demi-voix,  essayant  plutôt  de  l'en- 
dormir par  la  monotonie  de  son  intonation  que  de  le  distraire  ou 
de  l'occuper.  J'étais  dans  la  chambre,  ils  ne  me  voyaient  pas,  ils  ne 
m'avaient  entendu  entrer  ni  l'un  ni  l' autre. 

J'avoue  que  j'éprouvais  une  sorte  de  curiosité  inquiète  de  savoir 
ce  que  Love  lisait  si  couramment.  Cette  inquiétude  répondait  sour- 
dement à  de  vagues  appréhensions  déjà  conçues  ou  plutôt  eflleurées. 
J'écoutai,  et  il  me  fallut  quelques  instans  pour  me  rendre  compte 
de  la  langue  qu'elle  lisait,  car  elle  la  prononçait  à  la  manière  an- 
glaise, et  tout  en  voyant  bien  que  ce  n'était  pas  de  l'anglais,  j'hé- 
sitais à  m'y  retrouver;  mais,  au  bout  de  deux  phrases,  le  doute 
n'était  plus  possible  :  elle  lisait  du  grec  avec  autant  de  facilité  et 
d'habitude  que  sa  propre  langue. 

Du  grec!  une  fille  de  seize  ans!  Je  me  sentis  devenir  Ghrysale 
de  la  tête  aux  pieds.  Puis  tout  aussitôt  je  plaignis  Love.  —  Ah! 


JEAN  DE  LA  ROCHE.  23 

mon  Dieu!  pensai -je,  ce  père,  ingénument  personnel,  l'a  élevée 
pour  ses  besoins,  à  lui,  bien  plus  que  pour  son  bonheur,  à  elleî  La 
pauvre  enfant  est  si  modeste  que  personne  ne  se  doute  de  son  sa- 
voir. Elle  n'a  pas  eu  le  choix  de  ce  qu'on  lui  a  fait  apprendre;  elle 
est  docile,,  intelligente,  humble,  voilà  tout.  Ce  grec  l'ennuie,  elle 
ne  le  comprend  peut-être  pas;  elle  sait  les  caractères  et  la  pronon- 
ciation, ce  qu'il  faut  seulement  pour  faire  une  lecture  à  demi-voix. 
—  Mais  M.  Butler  s'agita  un  peu,  et  dit  en  grec  à  sa  fdle  :  —  C'est 
assez,  repose-toi.  —  A  quoi  elle  répondit  en  grec  :  —  Je  ne  suis  pas 
fatiguée,  mais  je  lirai  encore  plus  bas.  N'écoutez  pas;  tâchez  de 
vous  endormir. 

Ce  n'était  pas  le  moment  de  réveiller  les  esprits  du  malade  en  me 
présentant.  Je  sortis  aussi  doucement  que  j'étais  entré,  convaincu 
enfin  que  Love  savait  le  grec.  —  Qu'importe  après  tout?  me  disais- 
je;  mais  pourquoi  me  l'a-t-elle  caché? 

Je  passai  sans  bruit  dans  la  bibliothèque  où  attendait  M.  Louandre, 
et  qui  était  située  au  même  étage  que  la  chambre  à  coucher.  Le 
bon  notaire,  qui  s'ennuyait,  s'était  assis  devant  une  grande  table  et 
feuilletait  des  cahiers  épars,  laissés  en  désordre  depuis  le  jour  où 
M.  Butler  avait  été  pris  d'un  évanouissement  au  milieu  de  son  tra- 
vail. M.  Louandre  sourit  en  me  voyant.  —  Je  ne  commets  pas  d'in- 
discrétion, dit-il  en  me  montrant  les  cahiers  et  les  notes.  Je  me 
souviens  fort  mal  de  mon  latin,  et  j'ai  tout  à  fait  oublié  mon  grec. 
Quant  aux  autres  sciences,  sauf  celle  des  lois,  je  m'en  suis  toujours 
privé.  Mais  savez-vous  ce  que  j'admire?  c'est  de  trouver  l'écriture 
de  M"°  Butler  dans  tout  cela. 

—  Vous  la  connaissez  donc,  son  écriture  ? 

—  Sans  doute,  elle  est  le  secrétaire  de  son  père,  qui  est  illisible, 
et  c'est  elle  qui  m'écrit  toujours  pour  lui.  Eh  bien!  je  découvre,... 
au  reste  je  m'en  étais  toujours  douté,  qu'elle  sait  le  latin,  le  grec, 
les  mathématiques,  et  je  ne  sais  combien  d'autres  choses  encore,  ni 
plus  ni  moins,  que  dis-je?  beaucoup  mieux  peut-être  que  l'illustre 
Junius  Black.  Ma  foi,  mon  cher  comte,  vous  aurez  là,  si  Dieu  nous 
exauce,  une  femme  dont  Molière  ne  se  serait  pas  moqué,-  car  elle 
cache  ses  talens  avec  autant  de  soin  que  ses  péronnelles  savantes 
en  mettaient  à  exhiber  les  leurs.  Je  vous  en  ferai  mon  compliment, 
moi,  en  toute  humilité;  mais  savez-vous  ce  que  je  me  dis?  car  il 
faut  toujours  redescendre  de  l'abstrait  au  concret  :  je  me  dis  qu'une 
telle  fille  est  trop  nécessaire,  trop  indispensable  à  un  tel  père  pour 
qu'il  soit  jamais  possible  de  les  séparer.  Donc  vous  n'y  devez  jamais 
songer,  et  vous  êtes  bien  résolu,  n'est-ce  pas,  à  ne  pas  mettre  votre 
volonté  entre  ces  deux  attractions  invincibles? 

—  Oui,  répon dis-je,  je  le  savais,  je  le  sais  encore  mieux  mainte- 


"Ih  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

nant.  La  santé,  le  travail,  la  passion,  le  bonheur  de  ce  pauvre  père, 
seront  anéantis  le  jour  où  sa  fille  lui  manquera.  Eh  bien,  soit!  s'il 
faut  quelque  jour  quitter  la  France,  je  la  quitterai,  je  suivrai  Love 
au  bout  du  monde,  si  M.  Butler  veut  aller  vivre  au  bout  du  monde. 
Ma  mère  en  souffrira  beaucoup,  je  le  sais  aussi  maintenant;  mais  elle 
souflVirait  davantage  de  me  voir  à  toute  heure  seul  et  désespéré  de- 
vant elle.  Le  sort  en  est  jeté,  que  voulez-vous?  Je  ne  pouvais  pas 
me  flatter  de  trouver  pour  moi  tout  seul  en  ce  monde  le  bonheur 
sans  nuage  et  le  soleil  sans  ombre.  Faites  que  j'obtienne  le  cœur  et 
la  main  de  cette  généreuse  fille.  Si  elle  m'aime,  je  serai  encore  à  en- 
vier, car  je  l'aime,  moi,  entendez-vous?  Ignorante  ou  docte,  faible 
ou  forte,  ouvrière  en  dentelle  ou  en  géométrie,  elle  est  le  type  qui 
me  plaît  et  me  domine;  elle  est  la  femme  qui  me  fait  rêver  à  toute 
heure,  sans  laquelle  ma  tête  s'égare  et  mon  âme  me  quitte.  Plus 
d'objections,  mon  cher  ami!  agissez...  ou  plutôt  non,  n'agissez  pas! 
donnez-lui  le  temps  de  voir  combien  je  l'aime  et  à  quel  point  elle 
peut  compter  sur  moi.  Laissez  dire  les  envieux,  laissez-moi  conduire 
ma  barque  moi-même.  Tenez,  allez-vous-en!  j'ai  peur  que  mon 
empressement  ne  lui  paraisse  brutal.  Est-ce  qu'elle  peut  penser  à 
autre  chose  qu'à  son  père  d'ici  à  huit  ou  dix  jours? 

—  Permettez,  permettez!  reprit  M.  Louandie;  je  ne  tiens  pas  tant 
à  conclure  ce  mariage  qu'à  mériter  la  confiance  de  M.  Butler  et 
celle  de  votre  mère,  qui  tous  deux  m'ont  chargé  de  ce  qu'ils  ont 
de  plus  cher  au  monde  après  leurs  enfans,  à  savoir  leur  honneur, 
leur  dignité  respective.  Je  veux  bien  m'en  aller,  mais  à  la  condition 
que  vous  vous  en  irez  avec  moi,  car  votre  présence,  trop  fréquente 
et  trop  prolongée  ici,  compromet  M"''  Butler  et  vous-même,  vos  pa- 
rens  et  les  siens  par  conséquent,  et  moi-même  par-dessus  le  marché. 

—  Vous  avez  raison,  répondis-je,  partons  !  J'ai  fait  mon  devoir 
en  venant  m' informer  de  la  santé  du  malade.  J'écrirai  à  miss  Love 
pour  lui  dire  que  j'attends  ses  ordres,  et  je  ne  reviendrai  que  quand 
elle  m'y  aura  autorisé. 

—  Enfin  vous  parlez  d'or,  dit  le  bon  Louandre  en  se  levant; 
partons  ! 

X. 

Mais  il  éjait  écrit  que  les  choses  se  passeraient  autrement.  M.  But- 
ler s'était  endormi;  on  avait  prévenu  miss  Love  de  mon  arrivée: 
elle  s'était  fait  remplacer  par  son  frère  auprès  du  convalescent;  elle 
venait  à  nous,  elle  saluait  M.  Louandre,  qui  avait  déjà  pris  congé 
d'elle  une  demi-heure  auparavant;  elle  me  tendait  la  main  avec  un 
affectueux  et  radieux  sourire. 


JEAN    DE    LA    ROCHE.  25 

—  Il  va  de  mieux  en  mieux,  me  dit-elle,  parlant  toujours  de  l'ob- 
jet de  son  unique  préoccupation,  et,  s'asseyant  entre  nous  deux, 
elle  causa  avec  ce  charmant  naturel  et  cette  généreuse  expansion 
qui  ne  l'abandonnaient  plus  quand  j'étais  auprès  d'elle.  M.  Louan- 
dre  fut  frappé  de  cette  confiance  animée  qu'il  ne  lui  avait  jamais 
vu  manifester  si  ouvertement,  et,  prenant  tout  à  coup  confiance 
lui-même  dans  ma  cause,  jugeant  comme  moi  que  j'étais  aimé,  il 
plaida  pour  mon  bonheur. 

M.  Louandre  était  un  homme  positif,  d'un  esprit  ordinaire,  mais 
d'une  si  grande  honnêteté  de  cœur  que  rien  n'était  blessant  dans 
sa  bouche.  Il  parla,  cette  fois  surtout,  avec  une  rare  élévation,  un 
remarquable  bon  sens,  et  je  vis  que  Love  l'écoutait  avec  une  défé- 
rence presque  respectueuse.  Je  l'aurais  souhaitée  plus  attendrie  par 
l'amour  que  convaincue  par  le  raisonnement;  mais  elle  écoutait  sans 
interrompre,  elle  donnait  des  signes  d'adhésion,  et  j'attendais  une 
réponse  favorable  et  décisive. 

Elle  se  recueillit  un  moment  avant  de  répondre;  enfin  elle  répon- 
dit :  —  Je  suis  une  enfant,  et  pourtant  mon  père  a  en  moi  une  con- 
fiance entière.  Il  m'a  remis  le  soin  de  choisir  moi-même  mon  mari. 
D'abord  cette  idée-là  m'a  effrayée.  A  présent  j'en  ai  pris  mon  parti, 
surtout  depuis  que  je  connais  M.  de  La  Roche  et  que  je  me  suis  as- 
surée que  son  cœur  est  bon  et  que  ses  idées  sont  nobles.  C'est  donc 
lui  que  je  choisis  dès  à  présent,  à  l'exclusion  de  tout  autre,  puis- 
qu'il aime  mon  père  et  que  mon  père  l'aime  aussi;  mais  je  fais  une 
réserve,  c'est  qu'il  m'attendra  six  mois.  Ce  n'est  pas  avant  six  mois 
que  je  peux  consentir  à  me  marier. 

—  Six  mois,  c'est  trop  long!  s'écria  M.  Louandre.  Il  passe  trop 
d'eau  sous  le  pont  pendant  six  mois  :  j'entends  par  là  les  intrigues, 
les  indiscrétions,  les  mensonges,  les  jalousies  du  dehors.  Vous  ne 
savez  pas,  chère  enfant,  toutes  les  mouches  avides  et  venimeuses 
qui  bourdonnent  autour  des  fruits  mûrs.  Or  un  mariage  arrêté  est 
un  fruit  mûr  qu'il  faut  cueillir  avant  qu'il  ne  tombe.  Disons  trois 
mois,  et  même  moins,  s'il  est  possible. 

—  Eh  bien  !  reprit-elle,  ne  disons  rien  que  ceci  :  mon  père  a  be- 
soin de  moi  pour  finir  un  ouvrage  qui  le  passionne;  je  suis  son  se- 
crétaire, et  personne  ne  peut  me  remplacer... 

—  Parce  que  vous  êtes  aussi  savante  que  lui  !  Nous  savons  cela, 
s'écria  M.  Louandre  un  peu  à  l'étourdie. 

—  Où  prenez-vous  cela?  répondit  Love  en  jetant  un  regard  in- 
quiet sur  les  papiers  du  bureau  et  en  rougissant  beaucoup,  avec 
une  physionomie  contrariée.  Je  ne  sais  qu'écrire  sous  sa  dictée; 
mais  il  a  une  telle  habitude  de  s'adresser  à  moi  que  d'ici  à  long- 
temps il  ne  pourra  rien  faire  avec  un  autre. 


26  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

—  Bah!  bah  !  n*a-t-il  pas  l'illustre  Junius,  qui  en  sait  long  aussi, 
à  ce  qu'il  paraît? 

—  L'illustre  Junius,  répondit  Love  en  souriant,  sait  beaucoup 
trop  de  choses  ;  il  veut  discuter  avec  mon  père  et  lui  imposer  ses 
vues  transcendantes.  Mon  père  est  modeste  et  doux,  il  cède;  mais 
il  s'en  repent  ensuite,  car  M..  Black  a  des  idées  étroites,  et  le  travail 
est  à  recommencer.  Et  puis  cela  jette  mon  père  dans  des  incerti- 
tudes qui  lui  font  mal.  C'est  un  libre  esprit,  un  génie  hardi  et  ingé- 
nieux à  qui  l'on  doit  laisser  ses  défauts  et  ses  qualités.  Mon  atten- 
tion passive  est  tout  ce  qu'il  lui  faut.'  Hope  serait  tout  aussi  attentif 
et  dévoué  que  moi;  mais  il  travaille  assez  pour  son  compte,  et  sa 
santé  délicate  ne  résisterait  pas  à  un  surcroît  d'application.  Souf- 
frez donc  que  j'appartienne  à  mon  père,  exclusivement  jusqu'à  ce 
que  l'ouvrage  soit  fini.  Il  y  a  fort  peu  de  chose  à  faire,  et  si  mon 
père  était  bien  portant,  je  serais  libre  dans  peu  de  semaines;  mais 
pouvons-nous  fixer  le  jour  où  il  sera  capable  de  reprendre  ses  oc- 
cupations? Ne  devons-nous  pas  souhaiter,  pour  notre  tranquillité 
future,  qu'il  les  reprenne  le  plus  tard  possible?  Je  vous  avertis, 
moi,  que  je  ferai  tous  mes  efforts  pour  qu'il  ait  une  convalescence 
tranquille  et  paresseuse,  et  je  suis  sûre,  ajouta-t-elle  en  se  tour- 
nant vers  moi  avec  candeur,  qujd  vous  m'y  aiderez  de  tout  votre 
pouvoir. 

Je  ne  pouvais  résister  à  l'aimable  ascendant  de  Love,  et  rien  ne 
me  semblait  difficile  quand  elle  invoquait  la  délicatesse  de  mon 
affection.  Je  lui  rendis  grâces  de  sa  confiance  en  moi,  et  j'acceptai 
l'arrangement  qu'elle  proposait,  à  savoir  que  nous  nous  marierions 
aussitôt  que  l'ouvrage  serait  sous  presse. 

—  Diable!  Est-ce  un  in-folio?  demanda  M.  Louandre. 

—  Non,  non,  répondit  Love,  ce  n'est  qu'une  mince  brochure. 

J'allai  saluer  M.  Butler  à  son  réveil.  Il  me  tendit  ses  bras  affai- 
blis et  me  serra  sur  son  cœur.  —  Vous  avez  été  un  ange  pour  moi, 
me  dit-il.  Vous  avez  consolé  et  soutenu  mes  pauvres  enfans,  effrayés 
et  navrés  de  ma  souffrance.  Je  vous  bénis  comme  un  père  bénit  son 
fils. 

J'étais  profondément  attendri  et  heureux,  mais  j'eus  tout  à  coup 
un  sentiment  d'épouvante  en  voyant  Ilope,  dont  je  cherchais  les  re- 
gards, me  tourner  le  dos  avec  affectation  et  sortir  de  la  chambre. 
Love  en  parut  frappée,  et  elle  le  suivit  en  me  disant  :  «  Restez  là 
jusqu'à  ce  que  je  revienne.  »  Elle  revint  bientôt,  mais  très  pâle,  et 
quand  elle  put  me  parler  sans  témoins  :  —  Je  ne  sais  ce  qu'il  a,  cet 
enfant,  me  dit-elle;  il  me  boude  et  refuse  de  s'expliquer.  Je  ne  l'ai 
jamais  vu  ainsi  :  je  crains  qu'il  ne  soit  malade,  bien  qu'il  dise  ne 
souffrir  de  rien. 


"*  JEAx\    DE    LA    ROCHE.  27 

—  Il  ne  vous  a  pas  parlé  de  moi? 

—  Non  !  Que  s'est-il  donc  passé  entre  vous? 

—  Rien,  sinon  qu'il  me  témoigne  de  la  froideur,  et  que  je  crois 
deviner  en  lui  de  l'aversion.  C'est  à  vous  de  tâcher  de  savoir  ce  en 
quoi  j'ai  pu  lui  déplaire,  afin  que  je  m'en  corrige  ou  m'en  abstienne. 
Je  sens  bien  que  vous  l'aimez  ardemment,  et  qu'il  faut  que  je  sois 
aimé  de  lui!  N'est-ce  pas,  il  le  faut? 

—  Oui,  certes,  il  le  faut  absolument!  Revenez  bientôt,  je  l'aurai 
confessé,  et  je  vous  dirai  tout. 

Je  partis  avec  M.  Louandre. 

—  Je  ne  suis  pas  si  tranquille  que  vous,  me  dit  le  notaire  à  plu- 
sieurs reprises,  en  cheminant  à  mes  côtés. 

Hélas!  je  n'étais  pas  tranquille  du  tout. 
Le  lendemain,  je  reçus  la  lettre  suivante  : 

«  Ne  revenez  ni  demain  ni  après-demain.  Il  faut  auparavant  que 
j'aie  raison  des  idées  de  ce  cher  et  cruel  enfant.  Imaginez-vous  qu'il 
n'a  rien  contre  vous;  il  vous  estime  et  vous  aimerait  peut-être,  si 
vous  ne  songiez  pas  à  m'épouser.  \oilà  ce  qu'il  dit,  et  il  n'écoute 
rien  de  ce  que  je  lui  réponds.  Il  est  absorbé,  pâle,  sans  appétit,  et, 
je  le  crains,  sans  sommeil.  Enfin  il  est  jaloux  de  moi,  voilà  ce  que 
je  suis  obligée  de  constater.  Il  ne  veut  pas  que  je  me  marie.  Ne  vous 
inquiétez  pas  trop  de  cela;  il  est  si  jeune,  et  d'ailleurs  si  bon  et  si 
raisonnable!  Laissez  passer  quelques  jours.  Quand  il  sera  bien  por- 
tant, je  le  persuaderai,  j'en  réponds  :  il  m'a  toujours  cédé  après  un 
peu  de  résistance,  et  ce  n'est  pas  à  dix  ou  onze  ans  que  l'on  a  une 
volonté  inébranlable.  Mon  père  s'est  levé  aujourd'hui.  Déjà  il  pense 
à  travailler.  Je  l'en  empêche.  Présentez  mes  tendres  respects  à  ma- 
dame votre  mère,  et  plaignez-moi  un  peu  du  chagrin  que  je  vous 
cause.  «  Love  Butler.  » 

Je  passai  une  journée  terrible.  Les  plus  sinistres  pressentimens 
m'assiégeaient  :  il  me  semblait  que  je  ne  devais  plus  revoir  Love, 
que  tout  était  fini  entre  nous. 

Peu  à  peu  je  me  calmai,  sa  lettre  était  si  bonne,  si  confiante!  Je 
la  montrai  à  ma  mère,  qui  me  rassura.  —  Une  personne  si  juste  et 
si  loyale,  me  dit-elle,  ne  cédera  pas  à  l'injustice  d'un  enfant,  et 
l'injustice  d'un  enfant  est  un  caprice  qui  passe.  Faites  ce  qu'elle 
vous  dit  :  n'allez  chez  elle  ni  demain  ni  après-demain;  le  jour  sui- 
vant, nous  irons  ensemble.  M.  Butler  n'ayant  pu  me  rendre  votre 
visite,  sa  maladie  m'autorise  à  lui  faire  la  mienne. 

—  Non,  lui  répondis-je,  c'est  bien  assez  que  vous  soyez  compro- 
mise en  ma  personne.  Je  crains  cet  enfant,  qui  n'est  pas  un  enfant 
comme  les  autres. 


28  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  C'est  possible,  mais  sa  sœur  vous  aime;  elle  ne  craint  pas  de 
se  compromettre  en  vous  écrivant.  Je  vois  dans  cette  infraction  aux 
convenances  Télan  d'une  belle  âme.  C'est  à  nous  de  lutter  avec  elle 
contre  les  obstacles  de  son  intérieur,  et  de  lui  bien  dire  que  nous 
ne  doutons  pas  d'elle.  Nous  irons  la  voir,  vous  dis-je,  nous  irons 
dans  deux  ou  trois  jours. 

Ma  mère  pensait  engager  encore  plus  la  parole  de  Love  par  cette 
démarche;  mais  les  événemens  la  lui  interdirent.  Le  médecin  de 
M.  Butler  arriva  au  moment  où  nous  nous  disposions  à  partir  pour 
Bellevue.  Il  venait  de  la  part  de  M.  Butler  et  de  sa  fille  nous  dire 
que  Hope  avait  une  fièvre  nerveuse  assez  inquiétante,  et  il  était 
chargé  de  nous  en  apprendre  confidentiellement  la  cause.  L'enfant, 
voyant  que  sa  sœur  allait  se  marier,  était  tombé  dans  une  sorte  de 
désespoir.  Cela  était  fort  injuste,  fort  blâmable  à  coup  sûr,  le  père 
comptait  l'en  reprendre,  la  sœur  espérait  pouvoir  passer  outre; 
mais  avant  tout  il  fallait  guérir  le  petit  malade,  lui  éviter  tout  sujet 
de  chagrin,  paraître  céder  à  sa  fantaisie.  Donc  je  ne  devais  point 
songer  à  retourner  à  Bellevue  avant  huit  jours.  Jusque-là,  le  méde- 
cin promettait  de  m'envoyer  fréquemment  un  bulletin  de  sa  santé. 

—  Vous  voyez!  dis-je  à  ma  mère  quand  il  fut  parti.  Tout  est 
perdu!  Cet  enfant  mourra  si  elle  lui  résiste,  et  comme  elle  l'adore, 
elle  lui  sacrifiera  tout. 

Ma  mère,  avec  ses  habitudes  d'esprit,  son  caractère  morne  et 
son  âme  désolée  pour  son  propre  compte,  avait  fait  jusque-là  de 
grands  efforts  poiH*  me  paraître  tranquille  et  pour  me  soutenir.  Elle 
était  au  bout  de  son  initiative.  Elle  baissa  la  tête,  et  je  vis  rouler  des 
larmes  dans  ses  yeux  fixes. 

Je  sentis  alors  pour  la  première  fois  sa  peine  passer  dans  mon 
cœur  et  se  fondre  avec  la  mienne.  N'ayant  pas  assez  connu  mon 
père  pour  le  pleurer,  je  n'avais  jamais  bien  compris  les  larmes  inta- 
rissables de  ma  mère.  L'amour  m'était  toujours  apparu  comme  une 
passion  que  l'âge  doit  éteindre;  mais  depuis  que  j'avais  senti  la 
tendresse  s'éveiller  en  moi,  depuis  que  j'avais  savouré  auprès  de  Love 
la  douceur  des  relations  intimes,  le  charme  de  la  confiance  mutuelle, 
et  caressé  le  rêve  de  l'amitié  sainte  unie  aux  ardeurs  de  la  jeunesse, 
je  pouvais  comprendre  la  jeunesse  brisée  de  ma  mère,  le  vide  de  son 
cœur  et  l'horreur  de  la  froide  solitude  où  elle  se  consumait. 

—  Pardonnez-moi  d'aggraver  et  de  raviver  vos  peines,  lui  dis-je 
en  me  mettant  à  ses  genoux.  Vous  vouliez  me  donner  du  courage, 
et  je  refusais  d'en  avoir.  Eh  bien!  c'était  lâche.  J'en  aurai,  je  vous 
le  promets.  J'aurai  même  de  l'espérance.  Rien  n'est  perdu,  et  les 
craintes  dont  je  vous  afflige  ne  méritaient  peut-être  pas  que  je  vous 
en  aie  entretenu.  Attendons! 


JEAN    DE    LA    ROCHE.  29 

J'affectai  dès  lors  une  confiance  et  une  patience  que  je  n'avais 
pas.  J'ignore  si  ma  mère  s'y  trompa.  Elle  joua  peut-être  le  même 
rôle  que  moi  en  me  cachant  ses  anxiétés  et  ses  désespérances. 

XI. 

Je  comptais  les  heures  du  jour  et  de  la  nuit  avec  une  impatience 
découragée.  J'allais  à  la  chasse  et  je  ne  voyais  pas  seulement  lever 
le  gibier.|  J'inventais  des  buts  de  promenade  où  je  ne  me  rendais 
pas,  des  affaires  dont  je  n'avais  nul  souci.  Je  ne  pouvais  rester  en 
place.  Je  fuyais  mes  amis  et. mes  connaissances.  Leurs  questions  me 
mettaient  au  supplice.  Pourtant  tout  le  monde  savait  déjà  la  vérité. 
Love  n'en  avait  pas  fait  mystère.  Loyale  et  brave,  elle  avait  dit  aux 
personnes  qui  venaient  s'informer  de  l'état  de  son  père  et  de  son 
frère,  et  qui  lui  laissaient  voir  leur  curiosité  sur  mon  compte,  qu'elle 
m'avait  donné  sa  parole,  mais  qu'elle  ne  savait  plus  quand  elle 
pourrait  la  tenir.  Et  elle  racontait  ingénument  l'opposition  bizarre 
et  maladive  de  Hope  à  tout  projet  de  ce  genre.  Elle  parlait  de  moi 
avec  une  vive  reconnaissance,  une  grande  sympathie,  une  fran- 
chise qui  paralysait  la  raillerie  et  confondait  la  malveillance.  Elle 
avait  mille  fois  raison,  et  rien  ne  lui  semblait  plus  facile  que  de  dire 
ce  qu'elle  pensait,  puisque  la  vérité  était  la  chose  la  plus  honnête 
et  la  plus|droite  qu'elle  eût  pu  inventer. 

Tout  cela  m'était  rapporté  par  M.  Louandre  et  par  M.  Rogers,  le 
médecin  anglais  que  la  famille  Butler  avait  mandé  de  Paris,  et  qui 
m'avait  pris  en  amitié.  Il  m'écrivait  de  temps  en  temps,  mais  il  me 
rassurait  sur  les  sentimens  de  ma  fiancée  sans  me  rassurer  sur  la 
santé  de  son  frère,  et  M.  Louandre  me  disait  au  contraire  que  la 
maladie  de  l'enfant  était  légère,  tandis  que  la  faiblesse  de  sa  sœur 
pour  lui  était  une  chose  grave. 

Je  ne  savais  donc  plus  que  penser.  Love  ne  m'écrivait  plus.  Deux 
semaines  s'étaient  écoulées  sans  que  l'on  pût  couper  les  accès  de 
fièvre  de  Hope,  et  sans  qu'il  eût  été  possible  de  rien  tenter  pour  le 
faire  revenir  de  sa  fantaisie.  M.  Louandre  résumait  ainsi  la  situa- 
tion : — Certes  elle  vous  aime,  même  beaucoup.  Elle  est  charmante 
quand  elle  parle  de  vous;  mais  elle  dit  trop  tranquillement  tout  le 
bien  qu'elle  en  pense.  Yotre  nom  ne  la  fait  pas  rougir.  Elle  a  une 
manière  de  vous  aimer  qui  fera  votre  bonheur,  si  vous  l'épousez,  mais 
qui  ne  vaincra  pas  les  obstacles  à  votre  mariage,  s'il  s'en  présente 
de  sérieux.  Ne  l'aimez  donc  pas  si  follement;  apaisez-vous! 

—  Ah!  taisez-vous,  lui  répondais-je  avec  amertume;  je  ne  pense 
que  trop  comme  vous  !  Elle  aime  trop  sa  famille  pour  aimer  un  nou- 
veau-venu. Elle  est  adorable,  mais  elle  n'a  pas  d'amour  pour  moi. 


30  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Et  moi  je  le  vois  de  reste,  mais  je  l'adore!  Ne  me  dites  plus  rien 
d'elle.  Laissez-moi  attendre  et  souffrir. 

Devant  ma  mère,  j'affectais  la  confiance  et  la  gaieté.  Seul,  j'étais 
en  proie  aux  furies.  J'accusais  Love,  j'essayais  de  me  détacher  d'elle, 
et,  chose  horrible  à  penser,  il  y  avait  des  momens  où  je  me  surpre- 
nais à  désirer  la  mort  de  son  frère;  mais  ce  monstrueux  souhait  ne 
me  soulageait  pas.  Je  sentais  bien  que,  si  je  devenais  la  cause  de 
cette  mort.  Love  ne  pourrait  jamais  se  décider  à  me  revoir. 

Au  bout  de  cette  mortelle  quinzaine,  j'appris  par  un  indifférent 
que  le  jeune  Butler  était  mieux,  et  qu'on  l'avait  vu  se  promener  en 
voiture  du  côté  de  la  Chaise-Dieu.  N'y  tenant  plus  et  me  sentant 
devenir  fou,  je  partis  à  tout  hasard  pour  Bellevue. 

—  Peut-être  s'est-on  trompé,  me  disais-je.  Si  Hope  était  guéri,  ne 
me  l'eùt-on  pas  fait  savoir?  S'il  ne  l'est  pas,  s'il  garde  encore  le 
lit,  je  pourrai  au  moins  dire  à  Love  quelques  mots  dans  une  autre 
pièce.  D'ailleurs  je  verrai  M.  Butler;  il  est  réellement  guéri,  lui,  il 
s'expliquera.  Si  je  ne  peux  parler  ni  à  l'un  ni  à  l'autre,  j'aperce- 
vrai peut-être  ma  fiancée.  Je  connais  maintenant  la  maison;  je  saurai 
me  glisser  dans  tous  les  coins.  Et  quand  même  je  resterais  dehors, 
quand  même  je  ne  verrais  que  la  lumière  des  croisées,  il  me  semble 
que  cela  me  rendrait  un  peu  de  calme  pour  attendre,  ou  de  force 
pour  accepter  mon  destin. 

Au  point  où  nous  en  étions,  ma  visite  ne  pouvait  plus  compro- 
mettre personne.  J'avais  bu  résolument  la  petite  honte  de  mon 
amour  contrarié  et  de  mon  avenir  remis  en  question.  Je  ne  sacrifiais 
plus  rien  à  la  vanité.  Quant  à  Love,  elle  avait  conquis  par  sa  fran- 
chise l'estime  et  le  respect  de  tous  les  honnêtes  gens.  Je  n'avais 
donc  à  ménager  que  la  fantaisie  et  la  maladie  d'un  enfant  :  cela  ne 
me  semblait  pas  bien  difficile. 

Gomme  j'étais  à  moitié  chemin  déjà,  M.  Black  me  revint  en  mé- 
moire. Le  pauvre  garçon  m'avait  toujours  déplu;  je  me  mis  à  le 
prendre  en  horreur,  je  ne  sais  trop  pourquoi,  si  ce  n'est  parce  que 
j'avais  l'esprit  malade.  Je  m'imaginai  qu'il  excitait  Hope  contre 
moi,  que  j'avais  surpris  des  regards  malveillans  à  la  dérobée,  des 
sourires  de  dédain  en  ma  présence,  enfin  que  je  devais  me  méfier 
de  lui  et  m'introduire  à  Bellevue  sans  qu'il  me  vît. 

Il  n'était  que  trois  heures  de  l'après-midi.  Je  me  trouvais  à  une 
lieue  d'Allègre,  où  j'avais  l'habitude  de  faire  reposer  mon  cheval, 
quand  je  suivais  cette  route  pour  gagner  la  Chaise-Dieu.  Je  résolus 
de  m'arreter  trois  ou  quatre  heures  là  où  j'étais  pour  attendre  la 
nuit,  et,  prenant  à  droite  un  petit  chemin  de  traverse,  j'atteignis  le 
hameau  de  Bouffaleure,  où  je  mis  mon  cheval  chez  un  paysan.  De 
là,  pour  tuer  le  temps,  je  me  rendis  à  pied  au  cratère  de  Bar,  situé 


JEAN   DE    LA   ROCHE.  31 

à  peu  de  distance,  et  que  je  n'avais  jamais  eu  la  curiosité  de  gravir. 

L'antique  volcan  s'élève  isolé  sur  un  vaste  plateau  très  nu  et 
assez  triste.  Il  est  là  comme  une  borne  plantée  à  la  limite  de  1* an- 
cien Yélay  et  de  l'ancienne  Auvergne.  Du  sommet  de  ce  cône  tron- 
qué, la  vue  est  admirable  et  s'étend  jusqu'aux  Cévennes.  Une  vaste 
forêt  de  hêtres  couronne  la  montagne  et  descend  sur  ses  flancs,  qui 
se  déchirent  vers  la  base.  Le  cratère  est  une  vaste  coupe  de  ver- 
dure, parfaitement  ronde  et  couverte  d'un  gazon  tourbeux  où  crois- 
sent de  pâles  bouleaux  clair-semés.  Il  y  avait  là  jadis  un  lac  qui, 
selon  quelques  antiquaires,  était  déjà  tari  au  temps  de  l'occupation 
romaine,  et  qui,  selon  d'autres,  a  pu  servir  de  théâtre  à  leurs  nau- 
machies.  La  tradition  du  pays  est  plus  étrange.  Les  habitans  du 
Forez  se  seraient  plaints  des  orages  que  le  lac  de  Bar  attirait  et  dé- 
versait sur  leurs  terres.  Ils  seraient  venus  à  main  armée  le  dessé- 
cher avec  du  vif-argent. 

Je  me  laissai  tomber  sur  l'herbe  vers  le  milieu  du  lac  tari.  Les 
bouleaux  interceptaient  fort  peu  la  vue,  et  mon  regard  embrassait 
l'épaisse  et  magnifique  ceinture  de  hêtres  qui  entoure  le  rebord  du 
cirque  avec  une  régularité  que  ne  surpasseraient  guère  les  soins  de 
l'homme.  De  là,  on  pourrait  se  croire  dans  le  bassin  d'une  plaine,  si 
l'on  ne  consultait  l'aspect  du  ciel,  qui,  au  lieu  de  fuir  à  l'horizon 
par  une  dégradation  de  tons  et  de  formes,  révèle,  par  l'intensité  uni- 
forme du  bleu  et  par  le  dessin  inachevé  des  nuages,  le  peu  d'espace 
que  la  plate-forme  boisée  occupe. 

Le  lieu  est  d'une  tristesse  mortelle,  et  je  m'y  sentis  tout  à  coup 
saisi  par  le  dégoût  de  la  vie  qu'inspirent  certains  aspects  solennels 
et  sauvages  de  la  nature,  peut-être  aussi  l'oppression  de  ce  ciel 
étroit  qui  écrase  les  cimes  enfermées  par  des  rebords,  et  qui.  sem- 
ble mesuré  à  l'espace  d'une  tombe.  Je  mis  ma  tête  dans  mes  mains, 
et  je  donnai  cours  aux  sanglots  que  j'étouffais  depuis  si  longtemps. 

Je  m'éveillai  comme  en  sursaut  en  m' entendant  appeler  par  mon 
nom...  La  voix  de  Love  dans  cette  morne  solitude,  d'un  accès  sinon 
difficile,  du  moins  pénible,  et  où  je  m'étais  dit  avec  une  sorte  de  sé- 
curité douloureuse  :  Là  du  moins  les  oiseaux  du  ciel  verront  seuls 
ma  faiblesse  et  mes  pleurs!...  Cela  était  si  invraisemblable  que  je 
n'y  crus  pas  d'abord.  C'était  Love  pourtant.  Elle  accourait  vers  moi, 
marchant  comme  un  sylphe  sur  le  gazon  mou  et  ployant  du  cratère. 
Elle  était  animée  par  la*  marche  et  par  l'inquiétude  ;  mais  quand 
elle  se  fut  arrêtée  un  instant  pour  respirer  en  me  serrant  les  mains, 
elle  redevint  pâle,  et  je  vis  qu'elle  aussi  avait  beaucoup  veillé  et 
beaucoup  souffert. 

—  Ne  me  dites  rien  ici,  répondit-elle  à  mes  questions  inquiètes; 
venez  dans  le  bois.  Je  veux  vous  parler  sans  qu'on  le  sache.  Mon 


3'2  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

père  et  mon  frère  sont  en  voiture  au  bas  de  la  montagne,  du  côté 
d'Allègre.  Ni  l'un  ni  l'autre  n'auraient  la  force  de  monter  jusqu'ici. 
Moi,  je  vous  ai  aperçu,  traversant  une  petite  clairière.  Gomment  je 
vous  ai  reconnu  de  si  loin,  quand  personne  autre  ne  pouvait  seule- 
ment vous  apercevoir,  c'est  ce  que  je  ne  peux  pas  vous  expliquer;  ce- 
pendant j'étais  sûre  de  vous  avoir  reconnu.  Je  n'en  ai  rien  dit;  mais, 
comme  mon  père  m'engageait  à  grimper  au  cratère  avec  M.  Black, 
j'ai  accepté.  Je  me  suis  arrangée  pour  perdre  mon  compagnon  dès 
l'entrée  du  bois.  Ce  n'a  pas  été  difficile.  J'ai  coupé  en  droite  ligne, 
à  pic,  sous  les  arbres;  M.  Black  est. trop  asthmatique  pour  en  faire 
autant.  Je  lui  ai  crié  de  suivre  le  sentier,  et  le  sentier  aboutit  là-bas, 
à  droite.  Je  le  sais,  je  suis  déjà  venue  ici  deux  fois.  C'est  pourquoi 
je  vous  emmène  à  l'opposé.  Mon  père  m'a  donné  deux  heures,  pen- 
dant qu'il  reste  assis  avec  Hope  sur  le  bord  du  ruisseau.  J'ai  gagné 
une  demi- heure  en  montant  tout  droit;  je  gagnerai  un  quart 
d'heure  en  descendant  de  même,  et  M.  Black  deviendra  ce  qu'il 
pourra. 

En  parlant  ainsi,  elle  m'entraînait  vers  le  fourré,  où  nous  arri- 
vâmes en  peu  d'instans.  Le  lac  n'a  guère  qu'un  demi-quart  de  lieue 
de  diamètre.  Aussitôt  qu'on  a  franchi  la  couronne  boisée  du  cra- 
tère, le  terrain  se  précipite,  et  l'immense  horizon  se  découvre  à  tra- 
vers les  arbres. 

Love  s'assit  auprès  de  moi  sur  la  mousse,  au  milieu  des  genêts 
en  fleurs.  De  là  nous  apercevions,  comme  deux  points  noirs, 
M.  Butler  et  son  fils  au  bord  du  ruisseau.  La  voiture  et  les  domes- 
tiques étaient  à  l'ombre  un  peu  plus  loin.  Love,  s'étant  assurée 
que  nous  étions  bien  cachés,  même  dans  le  cas  où  Junius  Black 
aurait  l'esprit  de  venir  de  notre  côté,  me  regarda  enfin,  et,  voyant 
ma  figure  altérée,  elle  perdit  la  résolution  qui  l'avait  soutenue  jus- 
que-là. 

—  Mon  Dieu!  s'écria-t-elle,  comme  vous  avez  du  chagrin!  Ah! 
si  vous  m'aimez  tant  que  cela,  et  si  vous  manquez  de  courage,  que 
vais-je  donc  devenir,  moi? 

—  Si  je  vous  aime  tant  que  cela!...  Vous  avez  donc  pensé  que 
je  vous  aimais  peu  et  tranquillement? 

—  Peu,  non!  Je  ne  vous  aimerais  pas  si  je  ne  me  croyais  pas 
beaucoup  aimée;  mais,  tant  que  le  devoir  ne  nous  enchaîne  pas 
l'un  à  l'autre,  nous  ne  pouvons  pas  sacrifier  celui  qui  nous  enchaîne 
à  notre  famille.  Pourriez-vous  hésiter  entre  votre  mère  et  moi? 

—  Il  me  semble  que  je  n'ai  pas  hésité  quand  je  vous  ai  donné 
ma  parole  de  me  séparer  d'elle  pour  vous  suivre,  s'il  le  fallait,  à 
mille  lieues  de  ce  pays. 

—  C'est  vrai,  répondit  miss  Love  en  pâlissant,  vous  m'avez  pro- 


JEAN   DE    LA    ROCHE.  33 

mis  et  juré  plus  que  je  ne  demandais,  car  je  comptais  bien  et  je 
compte  toujours  que  nous  resterons  en  France.  J'ai  pensé  que  vous 
étiez  très  enthousiaste,  très  vif  en  paroles,  et  qu'au  besoin  vous 
reculeriez  devant  un  pareil  sacrifice. 

—  Vous  vous  êtes  trompée,  je  ne  reculerais  pas. 

—  Eh  bien!  c'est  peut-être  mal  de  m'aimer  à  ce  point-là;  mais 
vous  n'êtes  pas  dans  la  même  situation  que  moi.  Votre  mère,  vous 
me  l'avez  dit,  désirait  notre  mariage,  et  l'idée  de  votre  bonheur  lui 
eût  fait  tout  accepter.  C'est  la  consolation  des  cœurs  généreux  que 
de  savoir  s'oublier  pour  ceux  qu'on  aime.  Chez  nous,  ce  n'est  pas 
la  même  chose.  J'ai  affaire  à  un  père  qui  ne  saurait  pas  vivre  sans 
moi,  à  un  frère... 

—  C'est  de  lui  qu'il  faut  me  parler;  voyons!  Votre  père  n'exigera 
rien  de  moi  qui  ne  soit  accepté  d'avance;  mais  l'enfant,  le  terrible 
enfant!  C'en  est  donc  fait!  il  est  guéri,  il  est  heureux...  Je  le  vois 
là-bas  qui  joue  avec  son  chien,  et  j'entends,  je  crois  entendre  son 
rire,  qui  monte  jusqu'ici.  C'est  vous.  Love,  qui  avez  fait  encore  ce 
miracle,  et  cette  fois  le  remède  que  vous  avez  mis  sur  la  plaie ^  ce 
n'est  pas  m.a  soumission,  c'est  votre  abandon  et  ma  mort. 

Love  ne  répondit  rien.  Elle  regardait  fixement  du  côté  de  son 
frère,  et  de  grosses  larmes  coulaient  sur  ses  joues. 

—  Vous  m'effrayez!  lui  dis-je.  Est-ce  que  cette  apparence  de 
santé  est  trompeuse?  Est-ce  qu'il  est  condamné? 

—  Non,  non!  répondit-elle;  il  est  sauvé,  parce  que  je  lui  ai  fait 
un  mensonge.  Je  lui  ai  dit  que  je  renonçais  à  vous,  que  je  ne  vou- 
lais jamais  me  marier...  11  l'a  bien  fallu!  M.  Rogers  ne  vous  a-t-il 
pas  dit  que  le  pauvre  enfant  n'avait  pas  d'autre  mal  que  sa  jalousie, 
mais  que  ce  mal  était  eftVayant,  que  sa  raison  en  était  menacée,  et 
qu'il  était  impossible  à  cet  âge-là  de  persévérer  avec  tant  de  force  et 
d'obstination  dans  un  chagrin  quelconque,  sans  faire  craindre  que 
le  désordre  ne  soit  déjà  dans  les  facultés  de  l'âme?  Tenez,  j'étais, 
il  y  a  un  mois,  la  plus  heureuse  créature  de  la  terre,  et  maintenant 
je  suis  la  plus  inquiète,  la  plus  désolée.  Ne  viendrez -vous  point  à 
mon  secours? 

—  Comment,  m'écriai-je,  c'est  vous  qui  m'invoquez  quand  je 
succombe,  et  qui  me  demandez  mon  aide  pour  m'anéanlir?  Que 
voulez-vous  donc  que  je  fasse  pour  vous  rendre  ce  bonheur  que 
mon  funeste  amour  vous  a  enlevé?  S'il  faut  me  tuer,  me  voilà  prêt; 
mais  s'il  faut  vivre  sans  vous  revoir,  n'y  comptez  pas. 

—  Je  ne  veux  pas,  répondit-elle,  que  vous  consentiez  à  vivre 
toujours  sans  me  voir  :  je  ne  vous  parle  que  d'une  séparation  de 
quelques  mois,  de  quelques  semaines  peut-être;  donnez -moi  le 
temps  de  guérir  et  de  convaincre  mon  frère.  Quant  à  vous  tuer, 

TOME  XXIV.  3 


3A  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

songez  à  votre  mère  et  à  moi,  et  ne  dites  jamais  de  pareilles  choses; 
ce  sont  là  de  mauvaises  paroles  et  de  mauvaises  idées.  Youdriez- 
vous  me  laisser  la  honte  et  le  repentir  d'avoir  aimé  un  lâche? 

—  Le  suicide  n'est  pas  une  chose  si  lâche  que  vous  croyez  ;  ce 
qui  est  lâche,  c'est  de  le  présenter  comme  une  menace.  Je  ne  vous 
en  parlerai  plus,  soyez  tranquille;  mais  vous,  que  parlez-vous  de 
m' aimer?  Si  vous  m'aimiez,  ne  trouveriez-vous  pas  des  forces  su- 
prêmes, des  moyens  de  persuasion  exceptionnels,  prodigieux  au 
besoin,  pour  détruire  l'antipathie  et  la  résistance  d'un  enfant?  Une 
mère  est  plus  qu'un  frère,  mille  fois  .plus  sous  tous  les  rapports  : 
eh  bien!  moi,  je  vous  affirme,  je  vous  jure  que  si  la  mienne  s'op- 
posait à  notre  mariage,  je  viendrais  à  bout  de  l'y  faire  consentir  et 
de  la  rendre  heureuse  quand  même,  après  qu'elle  aurait  cédé;  je 
sais  que  vous  auriez  la  volonté  et  le  pouvoir  de  vous  faire  aimer 
d'elle.  Pensez-vous  donc  que  je  n'aurais  pas  le  même  pouvoir  et  la 
même  volonté  vis-à-vis  de  Hope?  Doutez-vous  de  mon  cœur  et  des 
forces  de  mon  dévouement?  Oui,  vous  en  doutez,  puisqu'au  lieu 
de  p' appeler  auprès  de  lui  pour  le  soigner,  le  servir,  le  fléchir  et 
le  convaincre,  vous  m' éloignez,  vous  me  défendez  de  paraître  de- 
vant ses  yeux,  et  vous  entretenez  ainsi  cette  tyrannie  de  malade 
qui  pèsera,  si  vous  n'y  prenez  garde,  sur  tout  le  reste  de  votre  vie, 
et  probablement  sur  le  bonheur  de  votre  père  ! 

Ce  dernier  mot  frappa  Love  plus  que  tout  le  reste.  —  Ce  que  vous 
dites  est  vrai,  répondit-elle,  pleurant  toujours  avec  une  douceur 
navrante.  Mon  père  soulfre  déjà  de  cette  tyrannie,  car  il  vous  aime  : 
il  voyait  notre  mariage  avec  confiance,  et  je  prévois  le  temps  où  la 
lutte  pourra  s'établir  entre  son  fils  et  lui;  mais,  hélas!  ajouta-t-elle 
plus  bas  en  retombant  dans  ce  découragem»ent  qui  m'etlrayait,  ne 
sera-ce  pas  bien  assez  pour  moi  d'avoir  à  les  mettre  d'accord,  sans 
qu'une  autre  lutte  s'établisse  au  sein  de  la  famille?  Ah!  tenez,  cette 
position  est  horrible,  et  quand  je  pense  que  la  raison  ou  la  vie  de 
ce  malheureux  enfant  doit  peut-être  y  succomber!...  Vous  parliez 
de  votre  mère,  et  cela  m'a  rappelé  la  mienne.  Savez-vous  que  c'est 
elle  que  j'aime  encore  et  que  je  ménage  dans  son  fils?  Si  vous  sa- 
viez comme  il  lui  ressemble,  et  comme  elle  l'aimait!  Elle  l'aimait 
plus  que  moi.  Je  voyais  bien  sa  préférence,  et,  loin  d'en  être  ja- 
louse, je  donnais  tous  mes  instans  et  toute  ma  vie  à  ce  cher  enfant. 
Que  voulez-vous?  C'est  une  habitude  prise  dès  un  âge  que  je  ne 
saurais  vous  dire,  car  je  ne  me  rappelle  pas  le  moment  ou  j'ai  com- 
mencé à  m'oublier  pour  llope.  J'ai  été  bercée  avec  ces  mots  :  «  11  est 
né  après  toi,  c'est  pour  que  tu  le  serves.  ïu  sais  marcher  et  parler, 
c'est  pour  que  tu  le  devines  et  que  tu  le  portes.  »  Et  quand  ma  mère 
s'est  sentie  mourir,  elle  m'a  parlé,  à  moi  enfant  de  dix  ans,  comme 


JEAN   DE    LA   ROCHE.  35 

si  j'eusse  été  une  mère  de  famille.  Elle  m'a  dit  :  «  Tu  vois  que  ton 
père  aime  la  science,  c'est  beau  et  respectable.  Vénère  la  science 
par  amour  pour  lui,  et  apprends  tout  ce  qu'il  voudra  que  tu  saches, 
quand  même  cela  ne  devrait  jamais  servir  qu'à  lui  être  agréable. 
Tu  es  forte  et  tu  as  de  la  mémoire.  Hope  est  encore  mieux  doué 
que  toi;  mais  il  est  délicat  et  pas  assez  gai  pour  son  âge.  Prends 
garde  que  ton  père  n'oublie  cela,  et  qu'il  ne  se  fie  trop  à  des  facul- 
tés précoces.  Sois  toujours  là,  et  fais  en  sorte  que  mon  fils  travaille 
assez  pour  contenter  le  cœur  de  son  père  et  développer  ses  propres 
aptitudes,  mais  pas  assez  pour  que  sa  santé  en  souffre.  Ne  le  perds 
jamais  de  vue,  et  quand  tu  le  verras  trop  lire  ou  trop  rêver,  prends- 
le  dans  tes  bras,  emporte-le  au  grand  air,  secoue-le,  force-le  à 
jouer.  Il  faudra  trouver  moyen  de  faire  tout  cela  sans  négliger  tes 
propres  études.  Ainsi  tu  n'auras  pas  un  instant  de  reste  dans  ta  vie 
pour  songer  à  d'autres  plaisirs  que  ceux  du  devoir  accompli.  Je  sais 
que  je  te  demande  ce  qu'on  appelle  l'impossible,  ma  pauvre  Love; 
mais  il  n'y  a  rien  d'impossible  quand  on  aime,  et  je  sais  que  s'il 
faut  faire  des  prodiges,  tu  en  feras.  »  Que  vouliez-vous  que  je  ré- 
pondisse à  ma  mère  quand  elle  était  là,  sur  son  lit  d'agonie,  pâle 
et  comme  diaphane,  serrant  mes  petites  mains  d'enfant  dans  ses 
pauvres  mains  convulsives,  et  couvrant  mon  front  de  larmes  déjà 
froides  comme  la  mort?  Ah!  je  n'oublierai  jamais  cela,  c'est  impos- 
sible! Mon  ami,  ayez  pitié  de  moi.  Montrez-moi  du  courage,  afin 
que  j'en  aie  aussi.  Soyez  pour  moi  ce  que  j'ai  été  pour  ma  mère,  et 
je  crois,  oui,  je  sens  que  je  vous  aimerai  comme  je  l'aimais,  ou 
plutôt,  non!  parlez-moi  comme  elle  me  parlait,  commandez-moi 
de  me  sacrifier  à  mon  devoir;  c'est  encore  comme  cela  que  je  vous 
comprendrai  et  vous  aimerai  le  mieux. 

En  parlant  ainsi.  Love  se  jetait  dans  mes  bras  avec  l'innocence 
d'un  être  que  les  passions  terrestres  ne  peuvent  pas  atteindre,  et 
moi  qui  l'aimais  en  imagination  d'un  amour  sauvage  et  terrible, 
quand  je  la  sentais  ainsi,  abandonnée  et  chaste,  sur  ma  poitrine, 
je  ne  songeais  seulement  plus  à  ce  que  mes  désirs  avaient  mis  de 
rage  dans  mon  sang.  Je  la  regardais  avec  tendresse,  mais  avec  au- 
tant de  respect  que  si  elle  eût  été  ma  sœur.  Je  baisais  doucement 
ses  cheveux,  je  n'aurais  pas  osé  les  soulever  pour  baiser  son  front 
nu,  et  son  pauvre  cœur  qui  palpitait  comme  celui  d'un  oiseau 
blessé,  je  le  sentais  près  du  mien  sans  me  souvenir  d'une  autre 
union  que  celle  de  nos  âmes. 

La  douceur  de  Love  devait  me  vaincre,  et  elle  me  vainquit.  En- 
core une  fois  je  cédai.  Je  promis  d'attendre  sans  me  désespérer  la 
guérison  de  Hope,  dût-elle  tarder  à  être  radicale.  Tarder  combien 
de  temps?  Hélas!  je  n'osai  fixer  un  terme,  dans  la  crainte  de  le  voir 


86  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

dépassé  et  de  ne  pouvoir  m*y  soumettre.  Love  cherchait  à  me  don- 
ner de  l'espérance,  mais  elle  n'en  avait  pas  assez  elle-même  pour 
régler  quoi  que  ce  soit  dans  notre  avenir.  Elle  promettait  sans  effort 
et  sans  hésitation  de  m'aimer,  et  même  de  m'écrire,  de  me  tenir  au 
courant^  et,  quoique  tout  cela  me  parût  bien  calme  auprès  de  ce 
que  j'allais  souffrir  et  subir  pour  l'amour  d'elle,  je  me  sentais  en- 
core si  heureux  de  cette  affection  suave  et  sainte,  que  je  n'eusse 
pas  changé  mon  sort  contre  celui  d'aucun  autre  homme  sur  la  terre. 

Je  la  tenais  encore  embrassée,  quand  j'entendis  un  bruit  de  feuilles 
et  de  branches  froissées  à  deux  pas  de  nous.  Je  me  levai  brusque- 
ment, et  Love  me  suivit.  Junius  Black  passa  tout  près  de  moi  sans 
me  voir,  et  il  acheva  le  tour  du  cratère  sans  paraître  songer  à  miss 
Love. 

—  Soyez  tranquille,  me  dit-elle;  il  n'a  qu'une  idée,  c'est  de  ra- 
masser des  cristaux  d'amphibole  pour  la  collection. 

Elle  regarda  sa  montre;  elle  n'avait  plus  qu'un  quart  d'heure 
pour  redescendre  la  montagne  sans  causer  d'inquiétude  à  ceux  qui 
l'attendaient.  Elle  s'arracha  de  mes  bras,  en  me  défendant  de  la 
suivre  pour  l'aider.  Il  y  avait  plusieurs  endroits  découverts  à  fran- 
chir. Elle  s'élança  comme  un  chevreuil  à  travers  les  genêts,  et  je 
suivis  des  yeux,  pendant  quelques  minutes,  sa  course  rapide,  que 
trahissait  le  mouvement  des  flexibles  rameaux  chargés  de  fleurs 
d'or;  puis  elle  s'enfonça  de  nouveau  sous  les  hêtres,  et  je  restai  seul 
avec  mon  amour  et  ma  tristesse. 

Je  ne  la  vis  pas  atteindre  le  lieu  où  l'attendait  M.  Butler.  J'avais 
cherché  un  endroit  favorable  pour  la  regarder  d'un  peu  moins  loin 
sans  me  montrer;  mais  je  m'égarai  dans  des  sentiers  tracés  au  ha- 
sard par  les  troupeaux,  et  il  se  passa  un  temps  assez  long  avant  que 
j'en  pusse  sortir.  Quand  je  me  crus  dans  un  bon  endroit,  je  recon- 
nus que  j'avais  fait  presque  le  tour  de  la  montagne,  et  que  la  voi- 
ture de  M.  Butler  s'était  éloignée  en  me  tournant  le  dos,  emportant 
avec  rapidité  ceux  qui  tenaient  ma  vie  dans  leurs  mains  bienfai- 
santes ou  cruelles. 

Je  retournai  chez  moi  un  peu  moins  accablé,  n'ayant  plus  qu'une 
idée  fixe,  celle  de  recevoir  une  lettre  de  Love.  La  lettre  arriva  le 
lendemain.  C'était  comme  mon  arrêt  de  mort. 

u  Mon  Dieu!  que  nous  sommes  donc  malheureux!  disait-elle. 
Hier,  au  moment  où  M.  Black  a  passé  près  de  nous  dans  le  bois, 
vous  vous  êtes  levé,  et  moi  aussi.  J'ai  oublié  une  minute,  une  se- 
conde peut-être,  que  d*en  bas  on  pouvait  nous  voir.  Ilope  nous  a 
vus;  il  vous  a  reconnu.  Il  est  tombé  sans  connaissance,  comme  fou- 
droyé, dans  les  bras  de  mon  père,  qui  ne  savait  rien,  qui  n'a  rien 
deviné;  mais  moi,  en  arrivant  auprès  d'eux,  en  faisant  revenir  le 


JEAN    DE    LA    ROCHE.  37 

pauvret  à  lui-même,  en  le  caressant,  en  le  questionnant,  j'ai  arra- 
ché ce  mot  terrible,  prononcé  à  mon  oreille  :  «  Tu  m'as  trompé!  » 
Nous  l'avons  conduit  à  Allègre,  où  il  s'est  reposé  et  calmé,  et  en- 
suite ici,  où  il  a  assez  bien  supporté  un  nouvel  accès  de  fièvre,  mais 
à  quel  prix!  Mon  ami,  j'ai  juré  que  vous  ne  reviendriez  plus  ici, 
qu'il  ne  vous  re verrait  jamais,  que  je  ne  le  quitterais  plus  d'un  pas. 
Hélas!  hélas!  que  de  chagrin  pour  vous,  et  comme  j'en  souffre! 
Soyez  courageux,  vous  me  l'avez  promis,  et  moi,  je  conserve  l'espé- 
rance. Hope  guéri  retrouvera  son  bon  cœur,  sa  raison  et  sa  docilité; 
il  arrivera  à  comprendre  que  je  vous  aime,  et  il  me  dégagera  de  ma 
promesse.  Ayons  confiance  en  Dieu.  Plaignez-moi,  et  ne  m'accusez 
pas!  «Love  Butler.  » 

XII. 

Les  jours  et  les  semaines  se  traînèrent  encore.  Je  ne  vivais  plus 
que  des  lettres  de  Love;  j'en  avais  une  soif  qu'elles  ne  pouvaient 
assouvir,  car  c'était  un  peu  toujours  la  même  lettre,  bonne,  sincère 
et  soumise  au  devoir.  Je  lui  écrivais  aussi  à  l'insu  des  siens,  mais 
bien  rarement,  car  M.  Louandre  était  le  seul  qui  pût  lui  remettre 
mes  lettres,  et  encore  n'était-ce  pas  sans  peine,  disait-il.  Hope  avait 
toujours  les  yeux  sur  lui,  et  il  n'entendait  rien  au  métier  que  je 
lui  faisais  faire.  J'ai  su  plus  tard  que,  par  un  scrupule  bien  légi- 
time, il  n'avait  pas  remis  une  seule  de  ces  lettres,  car  il  me  les  ren- 
dit un  jour  en  disant  :  «  Si  je  vous  avais  refusé  de  m'en  charger, 
vous  en  eussiez  chargé  quelque  autre  qui  eût  fait  la  sottise  de  les 
remettre.  Love  était  bien  assez  à  plaindre,  sans  que  je  vinsse  lui 
monter  la  tête  avec  l'exubérance  de  votre  passion.  » 

Je  m'étonnais  donc  de  ne  pas  recevoir  de  réponse  à  mes  lettres, 
celles  que  Love  m'écrivait  se  bornant  à  résumer  en  termes  toujours 
clairs  et  affectueux  l'inamovible  situation.  Plus  le  temps  marchait, 
plus  ces  lettres  devenaient  rares,  courtes  et  dubitatives.  Je  savais 
que  Hope  était  sur  pied,  qu'il  montait  à  cheval  avec  sa  sœur,  que 
la  fièvre  ne  revenait  qu'à  de  longs  intervalles,  et  qu'il  avait  repris 
ses  études.  Plusieurs  fois,  la  nuit,  je  m'étais  introduit  dans  le  parc 
de  Bellevue,  et  j'avais  rôdé  autour  de  la  maison;  mais  je  faisais  vai- 
nement un  appel  désespéré  à  ces  heureux  hasards  qui  fourmillent 
dans  les  romans,  et  qui  amènent  si  à  propos  une  insomnie  de  l'hé- 
roïne ou  un  stratagème  ingénieux  de  l'amant  pour  se  faire  entendre 
et  deviner.  Jamais  je  ne  vis  de  lumière  aux  croisées.  Les  jalousies 
et  les  rideaux  étaient  strictement  fermés,  comme  dans  toute  maison 
aux  habitudes  régulières  et  prudentes.  Jamais  je  n'osai  lancer  un 
grain  de  sable  ou  imiter  le  cri  d'un  oiseau.  Livrer  ma  bien-aimée 


38  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

aux  commentaires  des  laquais  me  soulevait  le  cœur  de  dégoût.  Ce 
sont  précisément  ces  êtres-là  qui  se  trouvent  toujours  éveillés  et 
prompts  à  se  mettre  aux  aguets,  quand  l'amour  se  croit  enveloppé 
dans  les  ténèbres. 

Je  racontais  à  Love,  dans  ces  lettres  qu'elle  ne  recevait  pas,  mes 
démarches  et  mes  tourmens.  Je  la  suppliais  de  me  donner  un  ren- 
dez-vous en  présence  de  son  père.  Il  me  semblait  que  si  elle  l'eût 
voulu,  Hope  eût  pu  l'ignorer.  Elle  répondait  parfois,  sans  le  savoir, 
à  mes  prières,  car  elle  avait  songé  à  cela  d'elle-même;  elle  me  le 
disait,  et  elle  ajoutait  que  cela  était  impossible,  que  M.  Butler  s'af- 
fectait beaucoup  de  la  voir  triste,  et  la  suppliait  de  m' oublier.  Elle 
s'efforçait  donc  devant  lui  de  ne  pas  paraître  penser  à  moi,  et  elle 
ne  voulait  pas  se  démentir  en  lui  demandant  de  protéger  nos  mal- 
heureuses amours. 

Un  matin,  j'appris  par  ma  mère  que  les  médecins,  mécontens  de 
la  langueur  obstinée  de  H(y)e  Butler,  avaient  conseillé  l'air  natal, 
que  l'enfant  avait  saisi  ce  conseil  avec  passion,  et  n'avait  pas  donné 
de  trêve  à  son  père  et  à  sa  sœur  que  l'on  n'eût  fait  les  paquets  et 
chargé  les  voitures.  Au  moment  où  ma  mère  m'annonçait  ce  départ, 
la  famille  Butler  devait  être  arrivée  à  Londres. 

Je  tombai  sans  connaissance  et  je  demeurai  quelques  jours  comme 
anéanti;  mais,  les  forces  de  la  jeunesse  et  de  ma  constitution  ayant 
repris  le  dessus,  je  recommençai  à  mener  la  vie  désolée  que  je  me- 
nais depuis  deux  mois,  allant  et  venant  sans  but  comme  une  âme 
en  peine,  et  me  sentant  consumer  par  une  fièvre  sans  intermittence 
que  j'aurais  voulu  enflammer  davantage  pour  qu'elle  m'emportât. 
Ma  mère  voyait  bien  que  je  me  laissais  dépérir,  et,  malgré  son  air 
résigné,  elle  s'alarmait  sérieusement.  Elle  m'engageait  à  me  dis- 
traire et  à  faire  des  visites  dans  nos  environs;  mais  je  ne  voulais 
plus  sortir  du  ravin  de  La  Roche.  A  toute  heure,  à  tout  instant,  j'at- 
tendais avec  opiniâtreté,  et  pourtant  sans  espoir,  une  lettre  de  Love. 
C'en  était  fait,  elle  ne  m'écrivait  plus. 

Un  jour  M.  Louandre,  qui,  grâce  aux  dernières  circonstances, 
était  devenu  notre  ami  le  plus  intime,  me  prit  en  particulier  dans 
la  chambre  d'honneur.  —  Je  ne  suis  pas  content  de  vous,  me  dit-il  : 
vous  vous  tuez;  vous  en  avez  le  droit  quant  à  vous,  et  c'est  votre 
affaire,  mais  vous  n'avez  pas  le  droit  de  tuer  votre  mère;  donc  vous 
êtes  forcé  de  ne  pas  user  du  droit  que  vous  avez  sur  vous-même. 
Sortez  si  vous  pouvez  de  ce  dilemme.  Voyons,  que  prétendez-vous 
devenir?  La  situation  telle  qu'elle  est  ne  peut  se  prolonger,  à  moins 
que  vous  ne  soyez  un  mauvais  fils.  Vous  allez  me  dire  pour  la  ving- 
tième fois  que  vous  attendez  l'avenir,  et  que  vous  ne  voulez  pas 
perdre  la  dernière  lueur  d'espérance.  Eh  bien  !  comme  cette  lueur 


JEAN    DE    LA   ROCHE.  39 

d'espérance,  au  lieu  de  vous  soutenir,  vous  paralyse,  il  faut  que 
vous  sachiez  la  vérité,  et  je  prends  sur  moi  de  vous  la  dire.  Tout 
est  fini  entre  miss  Butler  et  vous.  Votre  mère  lui  a  écrit  pour  l'en- 
gager à  se  prononcer  et  à  ne  pas  vous  laisser  dans  une  expectative 
funeste  à  votre  santé,  à  votre  caractère,  à  votre  dignité.  C'est 
M.  Butler  qui  a  répondu,  et  j'ai  là  sa  lettre. 

J'étais  si  malheureux  que  je  reçus  ce  dernier  coup  sans  paraître 
le  sentir.  Je  pris  la  réponse  de  M.  Butler  et  j'essayai  de  la  lire;  mais 
elle  était  en  caractères  tellement  hiéroglyphiques  que  je  ne  saisis- 
sais que  des  commencemens  de  phrases  ou  des  mots  sans  suite.  Je 
n'ai  jamais  souffert  comme  je  souffris  en  essayant  de  déchiffrer 
cette  écriture  impossible.  J'étais  comme  dans  un  de  ces  rêves  où 
l'on  voit  trouble  au  physique  et  au  moral,  où  l'on  se  sent  étouffé 
et  emprisonné  par  un  nuage  qui  vous  suit  et  vous  presse,  en  quel- 
que endroit  que  l'on  se  mette  pour  s'en  délivrer.  Ma  sentence  était 
sous  mes  yeux,  mais  c'était  comme  un  mystère  impénétrable  dont 
je  ne  pouvais  saisir  ni  les  causes  ni  les  motifs.  Je  rendis  la  lettre  à 
M.  Louandre  en  lui  disant  :  —  Je  ne  peux  pas  lire;  mais  qu'im- 
porte? Je  suis  condamné  sans  appel,  n'est-ce  pas? 

—  Je  ne  m'étonne  pas,  reprit-il,  que  vous  ne  puissiez  venir  à 
bout  de  déchiffrer  ce  grimoire  à  première  vue.  J'y  ai  mis  trois  jours, 
et  enfm  je  le  sais  par  cœur.  Le  voici  mot  à  mot  :  «  Madame  la  com- 
tesse, j'ai  hâte  de  répondre  à  la  lettre  excellente  et  pleine  de  sagesse 
que  vous  nous  avez  fait  l'honneur  de  nous  écrire.  La  santé  de  mon 
fils  se  rétablit  de  jour  en  jour;  mais  dès  que  je  fais  la  moindre  ten- 
tative pour  le  ramener  aux  sentimens  que  lui  dicteraient  la  raison 
et  l'amour  fraternel ,  de  nouvelles  crises  se  déclarent.  Le  pauvre 
enfant  accepte  tout  et  jure  de  se  soumettre;  mais  le  mal  physique 
est  tellement  lié  chez  lui  à  cette  malheureuse  jalousie,  qu'il  paie 
cruellement  ses  efforts  pour  la  combattre.  La  situation  où  nous 
étions  en  quittant  la  France  n'est  donc  .que  bien  faiblement  modi- 
fiée et  menace  de  se  prolonger  indéfiniment.  C'est  pourquoi,  navré 
comme  vous,  madame,  de  la  douleur  de  votre  cher  et  bien-aimé 
fils,  mais  jaloux  de  mériter  par  ma  franchise  la  confiance  dont  vous 
daignez  honorer  ma  fille  et  moi,  je  viens,  en  son  nom  et  au  mien, 
rendre  à  monsieur  votre  fils  et  à  vous  la  parole  qu'il  nous  avait 
donnée.  » 

Il  y  avait  ensuite  une  page  entière  de  regrets ,  de  témoignages 
d'estime  et  de  bons  conseils  pour  moi;  mais  je  n'entendais  plus,  je 
crois  même  que  je  n'avais  rien  entendu  du  commencement,  et  que 
la  phrase  qui  consommait  la  rupture  était  la  seule  qui  m'eût  frappé. 
J'étais  comme  hébété.  Je  me  souviens  que  je  regardais  les  peintures 
du  panneau  boisé  placé  vis-à-vis  de  moi,  suivant  de  l'œil  avec  une 


40  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

attention  puérile  les  sujets  imités  de  Callot,  comme  si  je  les  eusse 
vus  pour  la  première  fois.  Il  y  avait  surtout  un  signor  Pantalon 
qui,  vêtu  d'une  simarre  noire  sur  des  chausses  rouges,  le  corps  plié 
en  avant  et  le  bras  étendu  comme  pour  une  démonstration  péremp- 
toire,  s'empara  de  mon  hallucination.  Je  crus  voir,  à  la  place  de 
son  profil  barbu,  la  tête  et  le  profil  de  Junius  Black,  et  ce  que  me 
lisait  M.  Louandre,  je  m'imaginai  l'entendre  sortir  de  la  bouche  du 
personnage  de  la  muraille.  Ce  fut  au  point  que,  la  lecture  finie,  je 
me  retournai  vers  le  notaire  avec  étônnement,  et  lui  fis  une  ques- 
tion qui  l'étonna  tout  autant  lui-même. 

—  Que  me  dites-vous  là?  s'écria-t-il  en  me  secouant  le  bras. 
Est-ce  que  vous  rêvez?  M.  Black  n'a  en  effet  aucun  droit,  aucune 
envie,  je  pense,  de  se  mêler  de  vos  affaires.  Ce  n'est  pas  une  lettre 
de  Black  que  je  viens  de  vous  lire,  c'est  une  lettre  de  M.  Butler  en 
personne;  voyez  la  signature. 

Je  ne  fis  pas  la  moindre  objection,  et  je  demandai  seulement  ce 
que  ma  mère  exigeait  de  moi.  Sauf  à  consentir  à  de  nouveaux  pro- 
jets de  mariage,  j'étais  résigné  à  tout  ce  qu'il  lui  plairait  de  m'or- 
donner. 

—  Votre  mère,  répondit  M.  Louandre,  comprend  fort  bien  que 
vous  ne  puissiez  songer  au  mariage  d'ici  à  un  certain  temps.  Elle 
veut  qu'à  tout  prix  vous  preniez  de  la  distraction.  Que  voulez-vous 
faire?  Si  vous  manquez  d'argent,  nous  vous  en  trouverons.  Voulez- 
vous  retourner  à  Paris?  Je  sais  bien,  par  mon  fils  qui  s'y  est  trouvé 
en  même  temps  que  vous  et  qui  est  un  garçon  rangé,  lui,  qu'il  y  a 
là  pour  vous  des  remèdes  dangereux;  mais  si  vous  en  avez  abusé 
une  fois,  ce  n'est  pas  une  raison  pour  recommencer,  et  votre  mère, 
qui  m'a  paru  tout  savoir  sur  ce  chapitre,  aime  encore  mieux  vous 
voir  faire  des  folies  que  de  vous  laisser  tomber  en  consomption. 
Partez  donc,  prenez  trois  maîtresses,  s'ij  vous  les  faut,  et  revenez 
bientôt,  comme  vous  êtes  déjà  revenu,  raisonnable  et  disposé  à 
prendre  la  vie  comme  tout  le  monde ^est  forcé  de  la  prendre. 

—  Non,  répondis-je,  je  n'irai  pas  à  Paris,  et  je  ne  prendrai  pas 
une  seule  maîtresse.  A  l'heure  qu'il  est,  le  plaisir  que  l'on  trouve 
avec  les  femmes  sans  cœur,  et  que  l'on  pourrait  appeler  la  mimi- 
que de  l'amour,  me  conduirait  à  l'exaspération.  Paris  est  trop  près 
de  Londres;  je  ne  pourrais  pas  m'empêcher  d'aller  à  Londres.  Je 
resterai  ici,  ou  du  moins  j'essaierai  d'y  rester  et  de  prendre  mon 
parti.  Rassurez  ma  mère  ;  je  soignerai  ma  santé;  je  prendrai  tout 
le  quinquina  qu'il  lui  plaira  de  me  doser,  et  pourvu  que  je  me  porte 
bien  et  que  j'agisse  comme  un  homme  qui  a  son  bon  sens,  qu'im- 
porte le  reste? 

J'espérais  tenir  ma  parole,  mais  je  ne  la  tins  qu'à  demi.  Je  soignai 


JEAN  DE  LA  ROCHE.  hi 

ma  santé,  qui  se  rétablit  à  peu  près.  Je  gardai  un  silence  absolu 
sur  moi-même,  et  je  parus  avoir  l'esprit  présent  et  la  tête  saine. 
Cependant  je  ne  me  consolais  pas,  et  par  momens  je  me  sentais  de- 
venir fou.  Je  me  cachais  dans  les  grottes  voisines  du  château,  et  là, 
dans  l'ombre,  assis  sur  une  grosse  roche  brute  qui  occupait  le  cen- 
tre de  la  crypte  principale  et  qui  avait  peut-être  servi  de  trépied  à 
quelque  pythonisse  gauloise,  j'évoquais  le  fantôme  de  Love,  et  je 
me  mourais  d'amour  en  cherchant  à  le  fixer  et  à  le  saisir. 

L'hiver  fut  horrible.  Bien  que  l'abri  du  ravin  nous  adoucit  la  ri- 
gueur du  climat  environnant,  on  gelait  dans  les  appartemens  mal 
clos  du  manoir,  et,  quoique  très  habitué  à  tout  supporter,  je  sen- 
tais le  mal-être  extérieur  réagir  sur  mon  âme.  Je  faisais  de  grandes 
courses  sur  la  neige  qui  couvrait  les  plateaux.  Ln  jour,  je  gravis 
avec  des  peines  inouies  le  cratère  de  Bar  pour  revoir  les  buissons  où 
j'avais  embrassé  Love  pour  la  dernière  fois.  Coupé  en  deux  par  la 
bise,  je  sentais  mes  larmes  geler  dans  mes  yeux  et  ma  pensée  se 
glacer  dans  mon  cerveau. 

Enfin  je  reconnus  que  cette  passion  devenait  une  monomanie,  et 
que  je  n'avais  pas  en  moi  les  forces  suffisantes  pour  m'y  soustraire. 
Ma  conscience  me  disait  pourtant  que  j'avais  fait  mon  possible,  et 
ma  mère,  qui  le  voyait  bien,  me  rendait  justice.  Nous  nous  trom- 
pions, elle  et  moi,  en  ce  que  nous  ignorions  le  remède.  Il  eût  fallu 
travailler,  et  je  travaillais  assez  assidûment;  mais  mon  éducation 
première  ne  m'avait  pas  appris  à  travailler  avec  fruit,  et  ma  mère 
ne  savait  pas  plus  que  moi  quelle  intime  relation  existe  entre  la 
lumière  qui  se  fait  dans  l'esprit  et  le  rassérénement  qui  peut  s'opé- 
rer dans  le  cœur.  Mes  études  me  semblaient  arides  :  je  les  pour- 
suivais comme  une  tâche  volontaire,  comme  un  certain  nombre 
d'heures  arrachées  de  vive  force,  chaque  jour,  à  l'obsession  de  mon 
chagrin;  mais  je  ne  les  aimais  pas,  ces  études  sans  lien  et  sans  but. 
Elles  me  donnaient  les  accablemens  de  la  fatigue  sans  me  verser 
les  douceurs  du  repos. 

Et  pourtant  j'avais  entendu  Love  vanter  les  bienfaits  du  travail 
et  dire  devant  moi,  en  parlant  de  son  père,  que  toutes  les  peines  de 
l'âme  cédaient  devant  une  conquête  de  la  science.  Je  lui  en  voulais 
d'être  si  croyante  à  cette  sorte  de  religion  où  on  l'avait  élevée.  J'en- 
viais le  sort  de  M.  Butler,  qui  était  capable  de  tout  supporter  et  de 
tout  oublier  pour  une  heure  de  recueillement  ou  de  contemplation. 
Mes  résumés  intérieurs  ne  m'apportaient  pas  cette  joie  tranquille 
et  profonde  que  je  lui  avais  vu  savourer  en  disséquant  un  insecte 
ou  en  interrogeant  les  veines  d'une  roche.  J'apprenais  cependant 
beaucoup  de  choses  techniques,  et,  guidé  par  une  sorte  d'instinct 
dont  je  ne  voulais  pas  me  faire  l'aveu  à  moi-même,  je  me  rendais 


42  •  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

capable  de  ne  plus  mériter  les  sourires  de  pitié  de  Junius  Black  et 
de  devenir  utile  à  M.  Butler.  Malheureusement  je  ne  voyais  pas 
Dieu  comme  il  le  voyait,  lui,  à  travers  les  merveilles  et  les  suprê- 
mes révélations  de  la  nature.  J'en  étais  à  ce  degré  d'instruction  où 
l'on  n'est  encore  occupé  qu'à  battre  en  brèche  les  croyances  du 
passé,  et  où  la  constatation  des  faits  naturels  vous  conduit  à  des 
conclusions  matérialistes  d'une  froideur  désespérante. 

Il  faut  croire  que,  malgré  mon  abattement,  je  conservais  un  reste 
d'espoir,  car  un  jour,  en  apprenant  de  M.  Louandre  qu'il  était  ques- 
tion de  mettre  Bellevue  en  vente  et  de  faire  transporter  en  Angle- 
terre les  riches  collections  de  M.  Butler,  je  reçus  un  grand  choc 
dans  tout  mon  être,  et  m'imaginai  que  je  le  recevais  pour  la  pre- 
mière fois.  Je  pris  alors  mon  parti  de  changer  radicalement  les  con- 
ditions d'une  existence  que  je  ne  pouvais  plus  supporter.  Ma  mère 
elle-même  m'en  suppliait,  et  on  me  trouva  les  fonds  nécessaires 
pour  un  voyage  de  quelques  mois;  mais  au  moment  où  l'animation 
des  préparatifs  m'avait  rendu  une  sorte  d'énergie,  ma  pauvre  mère 
tomba  dangereusement  malade.  Dès  lors  tout  projet  fut  abandonné, 
car  le  mieux  qui  pût  arriver  à  ma  mère,  c'était  de  rester  infirme. 
Je  la  soignai  avec  un  dévouement  et  une  assiduité  qui  ne  me  coû- 
tèrent aucun  effort.  Je  ne  me  sentais  plus  jeune,  et  il  me  semblait 
que  l'inquiétude  et  la  douleur  étaient  fatalement  mon  état  normal. 
En  voyant  souffrir  cette  pauvre  mère,  je  compris  combien  je  l'ai- 
mais, et  l'amertume  qui  m'était  restée  contre  miss  Love  se  dis- 
sipa devant  la  révélation  de  mon  propre  cœur. 

Ma  mère  ne  m'avait  pas  toujours  compris,  et  jamais  elle  n'avait 
voulu  se  faire  connaître  à  moi;  mais  elle  m'avait  toujours  chéri  sans 
partage  en  ce  monde.  Je  n'avais  dans  son  cœur  pour  rival  que  le 
souvenir  de  mon  père.  Ses  derniers  momens  furent  comme  parta- 
gés entre  la  joie  de  l'aller  retrouver  et  le  chagrin  de  me  quitter. 
Après  avoir  langui  trois  mois  dans  cette  chambre  dlionneur  d'où 
elle  n'avait  plus  la  force  de  sortir,  elle  s'éteignit  dans  mes  bras,  et 
je  restai  seul  au  monde.  Alors  je  sentis  une  sorte  de  joie  amère  et 
farouche  de  n'avoir  plus  rien  à  aimer  et  à  ménager.  Je  partis  brus- 
quement sans  faire  d'adieux  à  personne,  et  j'écrivis  de  Marseille  à 
M.  Louandre  pour  le  prier  d'affermer  ma  terre  à  quelque  prix  que 
ce  fût.  Je  croyais  fermement  ne  vouloir  plus  remettre  les  pieds  dans 
un  pays  où  j'avais  tant  souffert. 

George  Sand. 

^^î/i  troisième  partie  au  prochain  n".) 


L'ASTRONOMIE 

AUX   ÉTATS-UNIS 


L'OBSERVATOIRE  DE   CAMBRIDGE   ET  WILLIAM  BOND.* 


L'astronomie  tient  la  primauté  parmi  les  sciences  :  tous  les  écri- 
vains qui  ont  essayé  de  présenter  une  classification  philosophique 
de  nos  diverses  connaissances  lui  ont  accordé  sans  réserve  cette 
suprématie  que  le  sentiment  populaire  a  depuis  longtemps  consa- 
crée. Tandis  que  les  autres  sciences  ont  pour  théâtre  étroit  la  terre 
et  ne  s'occupent  que  des  corps  inorganiques  ou  organisés  qui  s'y 
rencontrent,  l'astronomie  étudie  la  planète  dans  ses  rapports  avec 
le  reste  de  l'univers,  elle  nous  fait  pénétrer  à  la  fois  dans  l'infmi 
de  l'espace  et  dans  l'infmi  du  temps.  Notre  globe  n'est  pour  l'as- 
tronomie qu'une  chétive  unité  dans  le  nombre  illimité  des  corps 
célestes;  nous  jetant  hors  des  bornes  de  l'univers  visible,  elle 
nous  permet  de  découvrir  des  mondes  nouveaux  par-delà  ceux  qui 
illuminent  le  firmament.  Si  la  raison  pure  conçoit  spontanément 
l'infmi,  l'astronomie  est  l'unique  science  qui  puisse  nous  fournir 
des  impressions  capables  de  traduire  cette  grande  et  presque  ef- 
frayante pensée.  Aussi  est-elle  la  science  favorite  des  philosophes, 
qui  ne  se  lassent  point  de  lui  emprunter  des  comparaisons,  des  ar- 
gumens  et  des  images.  Par  le  côté  pratique,  elle  se  mêle  à  tous  les 
détails  de  notre  vie,  puisqu'elle  nous  apprend  à  mesurer  l'étoffe 
dont  toutes  nos  actions  sont  faites,  le  temps.  Qui  nous  fournit  les 

(1)  Annals  of  the  Ohservatory  of  Harvard  Collège,  Boston, 


44  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

notions  à  l'aide  desquelles  nous  nous  orientons?  Le  soleil  et  le 
monde  étoile.  Imaginez  un  instant  que  nous  n'ayons  ni  nord,  ni 
sud,  ni  orient,  ni  occident  :  comment  la  navigation  sera-t-elle  pos- 
sible, partant  le  commerce,  les  voyages,  tout  ce  que  l'homme  gagne 
en  changeant  simplement  de  place  sur  notre  globe? 

L'astronomie  est  de  plus  le  centre  et  comme  l'âme  de  tout  mou- 
vement scientifique;  c'est  elle  qui  a  suscité  les  plus  grands  pro- 
grès de  la  physique,  qui  a  présidé  de  tout  temps  au  développe- 
ment des  mathématiques.  Les  observatoires  sont  ainsi  les  véritables 
temples  de  la  science  :  dans  ces  retraites  silencieuses  et  fermées  au 
vulgaire  se  poursuit  la  nuit  comme  le  jour  l'éternelle  étude  de  la 
nature  sidérale;  des  générations  d'observateurs  patiens  s'y  trans- 
mettent d'âge  en  âge  les  nombres  énigmatiques  avec  lesquels  ils 
écrivent  l'histoire  du  monde.  Si  grand  est  mon  respect  pour  ces 
hautes  recherches,  que  je  n'ai  jamais  passé  sans  émotion  le  seuil 
écarté  d'une  de  ces  demeures.  Les  spectacles  étranges  qu'on  y  con- 
temple, ces  pâles  lueurs  qui  se  dissolvent  en  étoiles  sous  le  gros- 
sissement des  télescopes,  le  disque  lunaire  froid  et  désolé,  Saturne 
et  son  mystérieux  anneau,  la  solennelle  précision  des  mouvemens 
célestes,  le  battement  régulier  des  pendules  qui  comptent  non  plus 
l'heure  de  nos  plaisirs  et  de  nos  peines,  mais  la  marche  des  mondes, 
tout  y  excite  fortement  l'imagination  et  la  transporte  vers  les  plus 
hautes  pensées.  La  place  que  tient  l'astronomie  parmi  les  objets 
de  notre  vénération  est  si  élevée,  que  les  astronomes  nous  parais- 
sent d'habitude  plus  grands  que  les  autres  savans.  Combien  de 
*noms,  même  parmi  les  plus  illustres,  ne  fait  point  pâlir  celui  de 
Galilée  ou  de  Newton?  De  telles  gloires  ont  en  partage  quelque 
chose  de  l'immobilité  et  de  l'éternité  des  phénomènes  sur  lesquels 
ces  grands  génies  se  sont  exercés.  Pendant  la  ferveur  de  la  jeu- 
nesse, celui  qui  étudie  les  sciences  se  figure  volontiers  l'astronome 
comme  un  sage,  vivant  loin  des  hommes,  absorbé  dans  la  contem- 
plation des  phénomènes  célestes,  sans  autre  passion  que  la  recher- 
che des  vérités  éternelles,  inaccessible  à  la  haine,  à  la  rancune,  à 
l'envie,  qui  remplissent  de  leur  venin  les  âmes  vulgaires.  Si  de 
tristes  exemples  sont  propres  à  détruire  une  semblable  illusion  et 
nous  offrent  le  plus  éclatant  divorce  «  d'un  grand  talent  et  d'un 
Deau  caractère,  »  nous  trouvons  pourtant  dans  l'histoire  scientifique 
quelques  figures  harmonieuses  qui  réalisent  l'idéal  que  je  viens  de 
tracer. 

L'une  des  plus  pures  est  assurément  celle  de  M.  William  Bond.  Ce 
savant  américain,  dont  le  nom  n'est  en  Europe  connu  que  des  astro- 
nomes, est  l'objet  parmi  ses  compatriotes  d'une  estime  universelle 
et  bien  méritée.  Raconter  les  principaux  travaux  de  ce  patient  et 


l'observatoire    de    CAMBRIDGE.  A 5 

modeste  observateur,  ce  sera  retracer  les  débuts  de  la  science  astro- 
nomique aux  États-Unis  et  assister  à  ses  premiers  triomphes.  Du  jour 
où  s'est  élevé  l'observatoire  de  Cambridge,  près  de  Boston,  dans  cette 
université  de  Harvard  qui  est  le  centre  intellectuel  de  la  Nouvelle-An- 
gleterie,  le  mouvement  scientifique  a  pris  aux  États-Unis  une  allure 
nouvelle  et  plus  indépendante.  Ces  établissemens  astronomiques 
sont  aujourd'hui  indispensables  à  toute  nation  qui  se  dit  civilisée 
ou  aspire  à  ce  titre;  la  Russie,  toujours  jalouse  d'imiter  en  tout 
point  les  nations  occidentales,  a  élevé  à  Poulkova  un  véritable  mo- 
nument, dont  la  splendeur  et  la  perfection  dépassent  tout  ce  que 
l'on  connaissait  en  ce  genre.  Les  États-Unis  ne  pouvaient  rester 
longtemps  en  arrière,  et  la  munificence  des  individus  devait  y  tenir 
lieu  de  la  munificence  royale,  qui  en  Europe  a  de  tout  temps  doté  les 
observatoires.  Où  la  géodésie,  cette  sœur  cadette  de  l'astronomie, 
pourrait-elle  trouver  un  théâtre  plus  vaste  que  le  nouveau  conti- 
nent, qui  se  découpe  en  états  chaque  année  plus  nombreux?  De 
quelle  importance  les  observations  nautiques  ne  sont-elles  pas  pour 
une  nation  dont  le  commerce  s'agrandit  sans  cesse,  et  qui  porte  le 
pavillon  étoile  dans  toutes  les  mers!  Mais  ces  besoins  ne  furent  pas 
toujours  sentis  aussi  vivement  qu'aujourd'hui,  et  pendant  long- 
temps d'ailleurs  les  colonies  anglaises  de  l'Amérique,  même  après 
qu'elles  eurent  conquis  leur  indépendance,  continuèrent  à  rester 
sur  ce  point  dépendantes  de  l'ancienne  métropole.  Dans  le  siècle 
dernier,  nous  n'avons  à  enregistrer  que  bien  peu  d'observations 
astronomiques  faites  sur  le  nouveau  continent.  En  1761,  M.  Win- 
throp,  professeur  à  l'université  de  Cambridge,  allait  à  Terre-Neuve 
pour  observer  le  transit  de  Vénus  sur  le  soleil.  En  1780,  le  profes- 
seur Williams,  appartenant  à  la  même  université,  observait  une 
éclipse  de  soleil  à  Penobscot.  Pendant  longtemps,  la  guerre  et  les 
agitations  qui  l'accompagnent  interrompirent  le  cours  des  études 
scientifiques  :  il  est  des  momens  où  un  peuple  doit  tout  oublier 
pour  ne  songer  qu'à  son  indépendance,  où  il  devient  nécessaire 
qu'il  sacrifie  le  présent  à  l'avenir,  qu'il  sache  renoncer  aux  arts, 
aux  lettres,  à  la  science,  aux  satisfactions  les  plus  élevées  de  l'es- 
prit, pour  ne  point  perdre  des  droits  auxquels  toute  vie  intellec- 
tuelle et  morale  ne  saurait  longtemps  survivre. 

Le  calme  revenu,  les  esprits  purent  se  tourner  vers  de  nouveaux 
objets  :  à  cette  période  appartient  le  nom  du  docteur  Bowditch,  qui 
traduisit  et  commenta  les  ouvrages  de  notre  célèbre  Laplace,  et 
contribua  ainsi  à  répandre  aux  États-Unis  le  goût  de  l'astronomie; 
mais  les  premières  découvertes  astronomiques  faites  sur  le  conti- 
nent américain  furent  dues  à  William  Bond.  Né  en  1789  dans  l'état 
du  Maine,  à  Portland,  il  fut  élevé  dans  les  écoles  publiques  de  Bos- 


/i6  .  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

ton;  la  pauvreté  de  ses  parens  ne  lui  permit  pas  d'y  rester  long- 
temps, et  il  dut,  fort  jeune  encore,  entrer  comme  apprenti  dans 
l'atelier  de  son  père,  qui  exerçait  l'état  d'horloger  et  réglait  habi- 
tuellement les  chronomètres  des  vaisseaux  du  port.  La  vocation  du 
jeune  Bond  pour  l'astronomie  se  marqua  de  très  bonne  heure,  car 
à  cette  époque  il  imaginait  déjà  des  appareils  pour  prendre  des 
mesures  dans  le  ciel,  afm  de  contrôler  la  marche  des  chronomètres. 
Il  notait  le  passage  des  astres  au  méridien ,  en  les  observant  par 
une  ouverture  qu'il  avait  pratiquée  dans  le  mur  de  sa  maison.  11 
n'avait  alors  pas  tout  à  fait  dix-sept  ans;  une  éclipse  totale  de  so- 
leil, qui  eut  lieu  en  1806  aux  États-Unis,  attira  plus  vivement  encore 
son  attention  vers  les  phénomènes  célestes;  en  1811,  il  découvrit 
le  premier  en  Amérique  la  fameuse  comète  qui  est  restée  si  célèbre, 
et  publia  à  ce  sujet  quelques  observations  qui  furent  consignées 
dans  les  mémoires  de  l'académie  américaine  avec  des  remarques 
de  M.  Farrar,  alors  professeur  à  Cambridge.  Le  docteur  Bowditch 
donna  des  encouragemens  au  jeune  astronome  et  lui  fit  confier  en 
1815,  par  Harvard  Collège^  une  mission  importante  en  Europe.  Bond 
fut  chargé  d'inspecter  les  observatoires  anglais  de  Greenv^ich,  de 
Richmond  et  de  Slough,  et  de  faire  un  rapport  sur  la  construction 
de  ces  établissemens,  sur  les  instrumens,  sur  les  perfectionnemens 
les  plus  récens  de  l'astronomie  d'observation.  Il  s'acquitta  conscien- 
cieusement de  cette  tâche,  et  à  son  retour  construisit  un  modèle  de 
dôme  mobile  pour  une  lunette  équatoriale.  Il  établit  ensuite,  sur 
l'échelle  la  plus  modeste,  un  petit  observatoire  où  il  commença 
d'étudier  les  occultations  et  les  éclipses. 

Quand  le  gouvernement  des  États-Unis  envoya  dans  les  mers  du 
sud  l'expédition  du  commodore  Wilkes,  il  confia  à  M.  Bond  le  soin 
de  faire  des  observations  pareilles  à  celles  que  les  officiers  de  l'es- 
cadre étaient  chargés  de  recueillir  pendant  leur  voyage  :  ces  obser- 
vations devaient  embrasser  la  météorologie,  le  magnétisme,  les  cul- 
minations  lunaires,  les  éclipses  des  satellites  de  Jupiter.  M.  Bond 
n'avait  alors  que  son  petit  observatoire  à  Dorchester;  le  vénérable 
Josiah  Quincy,  président  de  l'université  de  Cambridge,  lui  proposa 
d'y  transporter  ses  instrumens,  et  mit  à  sa  disposition  ce  que  l'uni- 
versité possédait  elle-même.  M.  Quincy  songeait  déjà  à  fonder  un 
véritable  observatoire  et  à  doter  sa  patrie  d'une  institution  qui  lui 
faisait  défaut.  Il  accompagna  sa  proposition  des  olfres  les  plus  géné- 
reuses, s' engageant  à  fournir  à  M.  Bond  une  maison,  et  s'inscrivant 
en  tête  d'une  souscription  dont  il  destinai^  le  produit  à  l'érection 
d'un  observatoire  véritable.  La  modestie  de  M.  Bond  recula  devant 
la  position  officielle  qui  lui  était  offerte.  Qu'avait-il  été  jusque-là? 
Un  simple  artisan,  voué  par  goût  à  l'astronomie.  Ses  habitudes 


l'observatoire   de    CAMBRIDGE.  A? 

étaient  si  simples,  il  redoutait  si  vivement  la  responsabilité  et  se 
défiait  tellement  de  ses  forces,  qu'il  refusa  longtemps  la  proposition 
de  M.  Quincy.  On  parvint  pourtant  à  vaincre  ses  scrupules,  et  il 
transporta  ses  instrumens  à  Cambridge;  sur  la  maison  qu'on  lui 
donna  fut  élevé  un  dôme  mobile.  En  1837,  l'observatoire  était  ter- 
miné; on  y  installa  une  lunette  des  transits,  un  télescope  réflecteur 
de  cinq  pieds,  deux  télescopes  à  réfraction  de  A6  pouces,  une  ai- 
guille d'inclinaison  magnétique  de  notre  constructeur  français  Gam- 
bey  et  trois  magnétomètres  de  Lloyd,  destinés  à  la  mesure  des  élé- 
mens  variables  du  magnétisme  terrestre.  Ces  derniers  instrumens 
sortaient  des  ateliers  où  l'on  avait  construit  tous  ceux  qui  servent 
aux  observatioi^  faites  dans  le  grand  réseau  magnétique  anglais, 
qui  comprend  Greenwich  en  Angleterre,  Toronto  au  Canada,  l'île 
Sainte-Hélène,  l'observatoire  du  Cap  de  Bonne-Espérance,  ceux  de 
Bombay,  de  Madras,  de  Singapour  et  de  Hobart-Town  dans  l'île  de 
Van-Diémen. 

L'élan  donné  à  la  science  astronomique  et  à  la  météorologie  dès 
l'arrivée  à  Cambridge  de  M.  Bond  eut  les  plus  heureux  résultats. 
En  1825,  M.  John  Quincy  Adams,  étant  président  de  la  république, 
avait  demandé  au  congrès  d'établir  un  observatoire  national,  et  com- 
parait avec  regret  la  situation  des  États-Unis  sous  ce  rapport  à  celle 
de  l'Europe,  où  l'on  ne  comptait  pas  moins  de  cent  trente  observa- 
toires, tandis  que  l'Amérique  n'en  avait  aucun.  La  proposition  du 
président  ne  trouva  aucun  écho;  mais  après  l'installation  de  M.  Bond 
à  Cambridge,  le  congrès,  convaincu,  quoique  un  peu  tard,  de  l'uti- 
lité de  la  science  astronomique,  décréta  en  18Â2  l'établissement 
d'un  observatoire  national  à  Washington.  Malgré  l'importance  de 
cet  observatoire,  Cambridg?  est  demeuré  et  restera  sans  doute  en- 
core longtemps  le  véritable  centre  des  études  astronomiques  aux 
États-Unis, 

Le  premier  observatoire  de  M.  Bond,  établi  dans  une  maison  par- 
ticulière, était  tout  à  fait  insuffisant;  il  ne  possédait  ni  instrument 
parallactique  ni  micromètre  de  précision.  En  18Zi3,  une  magnifique 
comète  excita  vivement  la  curiosité  des  habitans  de  la  Nouvelle- 
Angleterre,  et  les  astronomes  de  Cambridge  ne  purent  l'observer 
qu'avec  des  instrumens  insuflfisans.  Le  public  intelligent  de  Boston 
reconnut  la  nécessité  de  faire  quelques  sacrifices  pour  donner  à  l'ob- 
servatoire de  l'université  les  grands  instrumens  désormais  néces- 
saires aux  études  astronomiques.  Une  souscription  destinée  à  l'achat 
d'un  grand  télescope  eut  bientôt  couvert  la  somme  de  100,000  fr.  Il 
fut  décidé  qu'on  achèterait  un  télescope  à  réflexion,  monté  comme 
ceux  de  Poulkova  et  de  Dorpat,  et  l'exécution  en  fut  confiée  à 
MM.  Merz  et  Malher,  de  Munich,  les  habiles  successeurs  de  Fratinho- 


48  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fer.  Un  nouvel  observatoire  fut  établi  au  sommet  d'une  légère  colline 
qui  domine  tout  le  pays  voisin,  et  on  y  transporta  avec  les  anciens 
înstrumens  le  nouveau  télescope,  dont  la  perfection  fut  bientôt  mise 
à  l'épreuve.  M.  Bond  s'en  servit  en  premier  lieu  pour  étudier  les  né- 
buleuses d'Andromède  et  d'Orion,  qui  ont  été  en  quelque  sorte  les 
derniers  retranchemens  de  l'ancienne  théorie  des  nébuleuses.  On 
avait  admis  qu'il  existe  dans  l'espace  une  matière  diffuse,  nébu- 
leuse, qui  se  condense  progressivement  en  soleils  et  en  planètes; 
mais  d'année  en  année  on  vit  un  pliis  grand  nombre  des  nébuleuses 
célestes  se  diviser  dans  le  champ  des  télescopes,  ou,  comme  on  dit 
dans  la  langue  astronomique ,  se  résoudre  en  étoiles  distinctes  et 
séparées.  On  ne  put  pendant  longtemps  reconnaître  de  points  isolés 
dans  les  nébuleuses  d'Orion  et  d'Andromède.  Quand  lord  Rosse  lui- 
même  dirigea  son  télescope  monstre,  dont  le  miroir  a  jusqu'à  six 
pieds  de  diamètre,  sur  Orion,  il  n'y  aperçut  d'abord  rien  :  ce  n'est 
que  plus  tard  qu'il  vit  dans  le  trapèze  et  aussi  dans  le  reste  de  la 
nébuleuse  une  masse  d'étoiles,  et  constata  tous  les  signes  de  la  ré- 
solution. Ce  que  l'instrument  sans  pareil  de  lord  Rosse  avait  permis 
d'apercevoir  fut  confirmé  par  M.  Bond  :  non-seulement  il  distingua 
les  étoiles  de  la  partie  qu'on  nomme  le  trapèze,  mais  il  vit  toute  la 
nébulosité  voisine  du  trapèze  se  décomposer  en  un  amas  stellaire. 
L'admirable  télescope  de  Cambridge  fut  ensuite  appliqué  à  l'étude 
détaillée  de  la  planète  Saturne  :  M.  Bond  recueillit  sur  ce  singulier 
corps  céleste  des  observations  d'une  importance  capitale,  qui  sont 
réunies  dans  un  volume  des  annales  de  l'observatoire  astronomique 
de  Harvard  Collège.  On  sait  que  l'anneau  de  Saturne  fut  aperçu 
pour  la  première  fois  par  Galilée  :  si  les  anciens  en  avaient  connu 
l'existence,  on  peut  présumer  que  ce -phénomène  sans  pareil  eût 
exercé  vivement  leur  imagination  et  fourni  de  gracieux  symboles 
à  leur  mythologie.  Galilée  n'aperçut  pas  l'anneau  avec  netteté,  il 
ne  vit  que  les  extrémités  de  ce  qu'on  appelle  les  deux  anses,  et  les 
prit  pour  deux  petites  étoiles  voisines  de  la  planète.  «  Ce  sont,  écri- 
vait-il dans  son  langage  coloré,  deux  serviteurs  qui  aident  le  vieux 
Saturne  à  faire  son  chemin  et  restent  toujours  à  ses  côtés.  »  Depuis 
ce  moment,  Saturne  n'a  pas  cessé  de  mettre  à  la  torture  l'esprit  des 
astronomes.  Galilée  lui-même,  voyant  disparaître  les  deux  anses, 
sans  doute  à  cause  du  mouvement  de  l'anneau  qui  se  dérobait  gra- 
duellement en  présentant  une  section  de  plus  en  plus  mince,  cessa 
par  dépit  de  s'en  occuper.  Le  même  phénomène  révéla  au  contraire 
à  Huyghens,  en  1659,  le  secret  de  Saturne.  Huyghens  comprit  qu'on 
ne  pouvait  s'expliquer  la  disparition  des  anses  qu'en  supposant  Sa- 
turne enveloppé  d'un  anneau  lumineux,  sorte  d'équateur  extérieur 
qui  se  présente  à  l'observateur  terrestre  comme  une  ellipse  très 


l'observatoire    de    CAMBRIDGE.  Ii9 

aplatie,  en  lui  offrant  tantôt  un  côté  de  sa  surface,  tantôt  l'autre 
côté.  Peu  à  peu  on  pénétra  dans  les  détails  de  ce  qu'on  pourrait 
appeler  le  monde  saturnien,  comme  on  a  souvent  dit,  en  parlant  de 
Jupiter  et  de  ses  satellites,  tnundus  Jovialis.  Un  prêtre  d'Avignon, 
Gallet,  découvrit  en  168/i  que  Saturne  n'est  pas  placé  exactement 
au  centre  de  l'anneau,  mais  que  celui-ci  est  légèrement  excentrique. 
L'anneau  que  Huyghens  croyait  simple  se  dédoubla  devant  Domi- 
nique Cassini  en  1675,  et  plus  tard  William  Herschel  décrivit  avec 
soin  les  deux  anneaux,  librement  suspendus  et  séparés  par  un  es- 
pace obscur.  Nous  en  connaissons  aujourd'hui  parfaitement  les  di- 
mensions :  la  distance  de  la  planète  à  l'anneau  lumineux  intérieur 
est  de  9,30Zi  lieues;  les  deux  anneaux  forment  une  espèce  de  cein- 
ture double  lumineuse  qui  n'a  que  100  lieues  environ  d'épaisseur, 
bien  que  la  largeur  totale  atteigne  jusqu'à  11,918  lieues.  Le  11  no- 
vembre 1850,  M.  George  Bond,  le  fils  et  le  collaborateur  de  M.  Wil- 
liam Bond,  découvrit  entre  l'anneau  intérieur  et  le  corps  de  la  pla- 
nète un  troisième  anneau  beaucoup  plus  sombre  que  les  deux  autres 
et  pareil  à  une  espèce  de  voile  lumineux.  Une  ligne  noire  sépare  cette 
bande  sombre  du  deuxième  anneau.  Plusieurs  observateurs  ont 
aperçu  des  lignes  noires  et  des  divisions  sur  les  anses  des  anneaux 
lumineux  :  les  nombreux  dessins  qui  accompagnent  le  beau  mémoire 
de  M.  G.  Bond  en  montrent  fréquemment;  ainsi  nous  y  voyons  parfois 
jusqu'à  trois  lignes  noires  bien  définies  sur  l'anneau  lumineux  ex- 
térieur, et  souvent  on  voit  un  très  grand  nombre  de  subdivisions 
très  rapprochées  marquées  sur  la  partie  intérieure  du  deuxième  an- 
neau lumineux. 

De  quelle  façon  peut-on  concevoir  que  cette  grande  ceinture  iso- 
lée, suspendue  autour  de  Saturne,  puisse  se  tenir  en  équilibre? 
Pour  faire  comprendre  les  difficultés  qui  enveloppent  cette  ques- 
tion, je  ne  puis  mieux  faire  que  d'emprunter  à  l'un  des  maîtres  de 
l'astronomie  moderne  le  passage  suivant  :  «  Pourquoi  une  clé  de 
voûte,  dit  M.  Arago,  n'obéit-elle  point  à  l'action  de  la  pesanteur 
terrestre  qui  la  sollicite  à  tomber?  C'est  que,  par  sa  forme,  elle 
ne  pourrait  se  détacher  de  la  voûte  qu'en  écartant  les  deux  vous- 
soirs  voisins  avec  lesquels  elle  est  en  contact.  Sa  tendance  à  tomber 
vers  le  centre  de  la  terre  se  transforme  donc  en  deux  pressions 
exercées  à  droite  et  à  gauche  sur  les  deux  voussoirs  voisins;  mais 
sur  une  voûte  qui  ferait,  à  une  certaine  hauteur,  le  tour  entier 
de  la  terre,  chaque  voussoir  pouvant  être  considéré  comme  clé 
de  voûte,  l'ensemble  de  l'édifice  resterait  donc  intact,  toutes  les 
pressions  dont  nous  avons  parlé  s'équilibrant  entre  elles  récipro- 
quement. Ainsi  l'existence  momentanée  d'une  voûte  formant  une 
couronne  équatoriale  autour  de  la  terre,  et  sans  appui  ou  pied-droit, 

TOME  XXIV.  4 


60  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

n'aurait  rien  qui  ne  fût  conforme  aux  principes  élémentaires  de  la 
mécanique.  Il  faut  seulement  remarquer  que  si  l'on  voulait  que  cette 
voûte  restât  en  équilibre,  il  faudrait  que  toutes  ses  parties  fussent 
également  attirées  par  la  terre,  ce  qui  constituerait  évidemment  un 
état  d'équilibre  instable,  lequel  pourrait  être  dérangé  par  mille  cir- 
constances, par  le  passage  accidentel  d'une  comète,  ou  même  par 
l'action  régulière  de  la  lune.  Ces  causes  perturbatrices  précipite- 
raient ce  pont  sur  la  terre.  Ces  raisonnemens  hypothétiques  peu- 
vent être  appliqués,  en  point  de  fait,  à  l'anneau  qui  existe  autour 
de  Saturne.  »  Laplace,  en  examinant  à  quelles  conditions  cet  an- 
neau pouvait  rester  en  équilibre  stable,  a  montré  qu'il  fallait  le 
douer  d'un  mouvement  de  rotation  assez  accéléré  pour  que  la  force 
centrifuge  pût  contre-balancer  dans  les  diverses  parties  de  l'anneau 
les  effets  de  l'attraction  exercée  par  le  globe  saturnien.  Il  a  prouvé, 
en  appliquant  à  ce  difficile  sujet  la  rare  pénétration  dont  il  était 
doué,  qu'on  peut  très  bien  rendre  compte  ainsi  des  légères  inéga- 
lités de  forme  de  l'anneau  saturnien,  inégalités  qui  se  révèlent  par 
certains  phénomènes  lumineux  qui  deviennent  surtout  sensibles 
quand  l'anneau  est  aperçu  sur  sa  tranche.  «  Ces  inégalités,  écri- 
vait-il à  ce  sujet,  sont  indiquées  par  les  apparitions  et  les  dispa- 
ritions de  l'anneau  de  Saturne,  dans  lesquelles  les  deux  bras  de 
l'anneau  ont  présenté  des  phénomènes  dilTérens.  »  Il  considère  les 
anneaux  dont  Saturne  est  environné  comme  des  solides  irrégulière- 
ment circulaires  qui  peuvent  être  regardés  comme  autant  de  satel- 
lites annulaires  se  mouvant  autour  de  la  planète  à  des  distances  et 
avec  des  vitesses  inégales.  Cette  ingénieuse  hypothèse  s'accorderait 
bien  avec  les  observations  qui  nous  montrent  des  lignes  noires  divi- 
sant les  anses  des  deux  anneaux  lumineux,  si  ces  lignes  avaient  un 
caractère  de  permanence  semblable  à  celle  de  la  bande  noire  que 
Herschel  aperçut  le  premier  dans  la  ceinture  lumineuse  de  Saturne  ; 
mais  il  ne  paraît  pas  en  être  ainsi,  et  l'on  ne  peut  en  réalité  consi- 
dérer l'anneau  comme  composé  d'une  succession  de  ceintures  sépa- 
rées les  uûes  des  autres.  D'ailleurs  une  rangée  d'anneaux  concen- 
triques se  trouverait  dans  un  équilibre  bien  précaire  à  cause  des 
attractions  mutuelles  de  ces  anneaux. 

On  écarte  une  grande  partie  des  difficultés  que  nous  venons  de 
signaler  en  admettant,  contrairement  à  Laplace,  comme  l'a  fait 
M.  G.  Bond,  que  l'anneau  de  Saturne  est  fluide,  ou  du  moins  n'a 
qu'une  cohérence  extrêmement  faible.  «  En  effet,  écrit  M.  G.  Bond, 
s'il  n'y  a  pas  une  cohérence  considérable  entre  les  particules,  les 
bords  extérieurs  et  intérieurs  de  l'anneau  n'ont  plus  nécessairement 
la  môme  vitesse  de  rotation.  On  peut  supposer  qu'il  y  ait  un  flux 
continuel  des  particules  intérieures  vers  l'extérieur,  de  telle  façon 


l'observatoire    de    CAMBRIDGE.  51 

que  la  force  centrifuge  s'équilibre  partout  avec  les  autres  forces. 
Si,  à  son  état  normal,  l'anneau  n'a  qu'une  division,  comme  on  le 
voit  communément,  il  peut  arriver  que,  dans  des  circonstances  par- 
ticulières, la  préservation  de  l'équilibre  exige  une  séparation  dans 
certaines  régions  soit  de  l'anneau  intérieur,  soit  de  l'anneau  exté- 
rieur. Que  ces  séparations  demeurent  visibles  pendant  quelque  temps 
et  disparaissent  ensuite,  même  quand  on  observe  avec  les  meilleurs 
télescopes,  c'est  une  circonstance  qu'on  peut  expliquer  en  supposant 
que  les  causes  perturbatrices  ont  cessé  leur  action,  et  que  les  par- 
ties un  moment  séparées  se  sont  de  nouveau  rejointes.  » 

Le  professeur  Pierce,  de  l'université  de  Cambridge,  a  poussé  plus 
loin  encore  l'analyse  des  conditions  d'équilibre  de  l'anneau  satur- 
nien :  il  a  montré  que  la  conservation  de  l'anneau  est  intimement 
liée  à  l'existence  des  satellites  qui  circulent  autour  de  Saturne,  et 
que  sans  eux  il  se  briserait  et  tomberait  sur  la  planète.  Le  nombre 
de  ces  lunes  ou  satellites  s'élève  aujourd'hui  jusqu'à  huit.  L'un  de 
ces  satellites,  H«ypérion,  a  été  découvert  en  même  temps,  au  mois  -de 
septembre  18ii8,  par  M.  Bond  à  Cambridge,  et  par  M.  Lassell  à  Li- 
verpool.  Les  huit  lunes  ne  sont  pas  une  des  moindres  merveilles  du 
monde  saturnien.  Quelques-unes  opèrent  leur  révolution  autour  de 
la  planète  avec  une  extrême  vitesse  :  Mimas,  la  plus  rapprochée, 
n'emploie  que  vingt-deux  heures  et  demie  pour  faire  un  tour  entier. 
Qu'on  imagine  notre  lune  passant  par  toutes  ses  phases  dans  l'es- 
pace d'un  seul  jour! 

L'étude  de  notre  système  planétaire,  qu'on  pourrait  croire  com- 
plète, s'enrichit  encore  sans  cesse.  Les  observations  de  MM.  Bond 
sur  Saturne  tiennent  une  place  très  honorable  parmi  les  travaux 
destinés  à  nous  faire  connaître  en  détail  le  système  des  corps  cé- 
lestes dans  lequel  notre  terre  a  sa  place;  mais  l'addition  la  plus 
importante  faite,  à  notre  époque,  à  ce  système  a  été,  comme  on  le 
sait,  la  découverte  de  la  planète  Neptune,  due  à  M.  Leverrier;  si 
grande  est  la  perfection  des  instrumens  modernes,  qu'on  a  déjà 
réussi  à  découvrir  les  satellites  de  cette  planète  lointaine,  qui  met 
plus  de  cent  soixante  quatre  ans  à  tourner  autour  du  soleiL  M.  Las- 
sell, de  Liverpool,  reconnut  le  premier  en  1847,  au  mois  d'août,  un 
satellite  de  Neptune,  et  cette  découverte  fut  confirmée  à  la  fois,  au 
mois  de  septembre  de  la  même  année,  et  par  M.  Struve,  le  directeur 
de  l'observatoire  de  Poulkova,  et  par  M.  Bond  à  Cambridge. 

J'arrive  maintenant  à  un  nouvel  ordre  de  travaux.  Un  des  objets 
qui  attira  le  plus  vivement  l'attention  de  l'astronome  américain  fut 
l'emploi  de  l'électricité  pour  enregistrer  les  observations  astronomi- 
ques. On  sait  qu'un  des  élémens  de  la  position  respective  des  astres 
s'évalue  en  notant  les  heures  exactes  auxquelles  ils  viennent  suc- 


52  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

cessivement  passer  dans  le  plan  méridien,  c'est-à-dire  dans  le  plan 
qui  de  l'observateur  s'étend  jusqu'à  l'axe  immobile  autour  duquel 
nous  voyons  les  corps  célestes  accomplir  leur  révolution  en  vingt- 
quatre  heures.  Quand  une  étoile  vient  passer  au  centre  de  la  lunette 
avec  laquelle  on  l'observe,  on  note  l'instant  fugitif  de  son  passage. 
Pour  cela,  on  peut  employer  diverses  méthodes.  Voici  en  quoi  con- 
siste la  plus  ordinaire  :  pendant  que  l'astronome  a  l'œil  à  la  lunette, 
un  aide  observe  le  chronomètre;  au  moment  précis  où  le  premier 
voit  l'étoile  devant  le  fil  (1),  il  articule  un  son,  et  le  second  note 
aussitôt  le  temps.  11  y  a  un  léger  intervalle  inévitable  entre  les  im- 
pressions des  deux  observateurs,  et  l'on  peut  d'autant  moins  en 
tenir  compte  qu'il  est  évidemment  variable,  non-seulement  entre 
des  personnes  différentes ,  mais  encore  avec  les  mêmes  personnes, 
à  des  momens  divers.  Les  perceptions  ne  sont  pas  toujours  égale- 
ment rapides;  la  voix  et  le  regard  ne  suivent  l'impulsion  de  la  vo- 
lonté qu'avec  une  complaisance  incertaine  et  très  changeante. 

L'observateur  peut  aussi  compter  lui-même  les  battemens  du  pen- 
dule et  estimer  la  fraction  de  seconde  écoulée  au  moment  précis  du 
passage,  ou  bien  la  distance  de  l'astre  au  point  de  croisement  des 
fils  d'abord  d'un  côté,  puis  de  l'autre,  quand  deux  battemens  suc- 
cessifs se  font  entendre;  mais  ces  résultats  varient  de  même  tou- 
jours d'un  observateur  à  l'autre.  A  Cambridge,  on  a  employé  long- 
temps un  chronomètre  à  demi-seconde,  mis  préalablement  d'accord 
avec  le  pendule  astronomique.  On  n'avait  ainsi  à  estimer  qu'une 
fraction  de  demi-seconde;  mais  l'observation  était  entachée  ordinai- 
rement d'une  erreur  qui  tenait  à  la  différence  de  marche  du  chro- 
nomètre portatif  et  du  pendule. 

La  méthode  électro-magnétique  laisse  bien  loin  derrière  elle  en 
précision  toutes  celles  qu'on  vient  d'énumérer,  et  les  perfectionne- 
mens  qui  en  ont  rendu  l'emploi  très  facile  sont  dus  presque  entière- 
ment à  William  Bond.  Au  moment  où  il  aperçoit  l'étoile,  l'astronome, 
dans  cette  méthode,  n'a  qu'à  presser  légèrement  un  petit  bouton, 
et  une  marque  est  instantanément  laissée  sur  un  papier  qui  se  dé- 
roule avec  une  vitesse  constante,  et  sur  lequel  se  trouvent  tracées 
d'avance  des  divisions  correspondantes  aux  heures,  aux  minutes  et 
aux  secondes;  de  cette  façon,  chaque  astre  au  moment  de  son  pas- 
sage s'inscrit  en  quelque  sorte  mécaniquement  à  la  place  horaire 
qu'il  occupe  dans  l'immense  cadran  des  cieux,  et  l'on  peut  dresser 

(1)  On  comprend  que,  les  lunettes  astronomiques  ayant  un  certain  diamètre,  la  ligne 
idéale  qui  joint  l'œil  de  l'observateur  aux  étoiles  doive  occuper  une  position  invariable 
dans  le  tube  de  la  lunette  :  c'est  ce  qu'on  obtient  en  plaçant  au  foyer  de  la  lunette  des 
fils  croisés  d'une  extrême  finesse;  l'instant  précis  de  l'observation  est  alors  celui  où 
rétoile  vient  passer  devant  le  point  de  croisement  des  fils. 


l'observatoire    de    CAMBRIDGE.  53 

des  tableaux  du  ciel  par  zones,  bien  supérieurs  à  tous  les  anciens 
catalogues. 

Très  préoccupé  de  faire  profiter  l'astronomie  des  progrès  récens 
de  la  physique ,  William  Bond  avait  aussi  organisé  un  système 
d'observations  télégraphiques  pour  déterminer  avec  exactitude  la 
longitude  des  divers  points  de  l'Amérique.  Il  ayait  prêté  beaucoup 
d'attention  aux  applications  de  la  photographie  à  l'astronomie. 
M.  George  Bond,  son  fils,  continue  à  s'en  occuper  activement,  et  il 
a  pu  appliquer  avec  succès  les  procédés  photographiques  à  l'étude 
des  phénomènes  astronomiques  les  plus  délicats,  notamment  à  l'ob- 
servation des  mouvemens  des  étoiles  doubles. 

Après  une  carrière  si  dignement  remplie,  M.  William  Bond  est 
mort  au  commencement  de  l'année  1859.  Son  fils,  qui  si  longtemps 
fut  son  fidèle  collaborateur,  est  son  successeur  naturel,  et  son  nom 
est  un  sûr  garant  que  l'activité  des  travaux  astronomiques  ne  se 
ralentira  pas  à  Cambridge.  Le  dernier  mémoire  publié  par  M.  George 
Bond  est  des  plus  remarquables;  il  est  relatif  à  la  comète  de  Do- 
nati,  qui  à  la  fin  de  l'année  dernière  a  fait  son  apparition  dans 
le  ciel  au  milieu  de  la  curiosité  universelle.  Les  observations  re- 
cueillies par  M.  G.  Bond  en  Amérique  viennent  à  propos  s'ajouter 
à  celles  qui  ont  été  rassemblées  en  Europe  sur  cette  magnifique  co- 
mète, et  peuvent  fournir  un  nouvel  aliment  aux  discussions  pleines 
d'intérêt  qu'ont  soulevées  dans  nos  académies  les  corps  errans,  qui 
diffèrent  par  tant  de  caractères  des  corps  planétaires  dont  se  com- 
pose le  cortège  du  soleil. 

Le  2  juin  1858,  l'astronome  italien  Donati  découvrit  le  premier 
la  comète  qui,  suivant  l'usage,  a  gardé  son  nom  :  elle  se  montra 
à  lui  comme  une  très  petite  nébulosité  faiblement  éclairée.  Peu  à 
peu  la  comète  présenta  une  condensation  de  lumière  sensible,  et 
on  vit  par  degrés  se  définir  le  noyau.  Ce  centre  de  condensation 
ou  point  brillant  manque  quelquefois  dans  les  comètes;  pourtant 
les  télescopes  puissans  réussissent  presque  toujours  à  le  décou- 
vrir. Dans  la  comète  de  Donati,  le  noyau  atteignit  rapidement  un 
éclat  extraordinaire,  et  sous  c.e  rapport  cette  comète  ne  sera  sans 
doute  de  longtemps  surpassée  par  aucune  autre.  Autour  du  noyau 
d'une  comète  s'étend  une  nébulosité  que  les  anciens  nommaient 
la  chevelure,  et  qui  va  se  fondre  dans  la  traînée  lumineuse  de 
la  queue.  La  chevelure  est  en  quelque  sorte  l'atmosphère  comé- 
taire  du  noyau  :  les  dimensions  en  varient  pendant  le  mouvement 
du  corps  errant,  et  surtout  pendant  la  période  où  il  se  rappro- 
che le  plus  du  soleil;  elle  est  le  siège  des  phénomènes  les  plus 
étranges  et  les  moins  expliqués.  Le  plus  remarquable  est  la  for- 
mation d'enveloppes  distinctes  qui  se  montrent  autour  du  noyau 


5A  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

central,  et  qui,  prenant  leur  origine  à  la  surface  du  noyau,  s'en 
détachent,  s'en  éloignent  de  plus  en  plus,  pour  être  suivies  par  de 
nouvelles  enveloppes  semblables.  Qu'on  imagine  un  œuf  d'où  sor- 
tiraient constamment  des  coques  nouvelles,  capables  de  se  gonfler, 
de  s*agrandir,  et  Ton  aura  quelque  idée  d'un  semblable  phéno- 
mène :  on  peut  aussi  le  comparer,  pour  s'en  rendre  bien  compte, 
aux  ondes  circulaires  qui  se  forment  dans  une  eau  primitivement 
tranquille  autour  d'un  point  où  on  laisse  tomber  une  pierre.  Quel- 
quefois l'on  voit  des  effluves  ou  aigrettes  de  matière  nébuleuse 
brillante  partir  du  noyau,  et"  venir  se  joindre  aux  enveloppes  en 
divisant  ainsi  les  espaces  annulaires  alternativement  plus  brillans 
et  plus  obscurs  en  compartimens  réguliers.  Il  n'y  a  plus  alors  seu- 
lement un  détachement  général  de  la  matière  cométaire,  qui  quitte 
le  noyau  central,  comme  les  brouillards,  après  avoir  longtemps 
rampé  dans  nos  vallées  et  sur  le  flanc  de  nos  montagnes,  s'élèvent 
graduellement  pour  former  des  nuages  ;  mais  il  s'opère  une  sorte 
d'éruption  locale,  qui  a  peut-être  une  analogie  très  lointaine  avec 
les  éruptions  de  nos  volcans  et  lance  à  une  grande  distance  d'im- 
menses volumes  de  la  substance  cométaire.  Les  effluves  et  les  en- 
veloppes lumineuses  naissent  toujours  sur  la  face  du  noyau  qui  se 
présente  au  soleil,  et  du  côté  opposé  à  la  queue.  La  matière  des 
enveloppes  nébuleuses  ne  s'éloigne  pas  d'ailleurs  indéfiniment  du 
noyau;  mais,  repoussée  en  quelque  sorte  par  le  soleil,  elle  va  se 
perdre  dans  la  queue,  qui  s'agrandit  ainsi  continuellement  à  mesure 
que  le  noyau  diminue. 

Comparons  encore  un  instant,  comme  tout  à  l'heure,  les  enve- 
loppes concentriques  dont  le  noyau  est  entouré  à  une  série  d'ondes 
qui  se  propagent  dans  une  eau  dormante,  à  partir  d'un  point  d'agi- 
tation central;  dès  que  des  ondes  semblables  viennent  toucher  au 
rivage,  on  sait  qu'elles  se  réfléchissent,  et  que,  revenant  sur  elles- 
mêmes,  elles  continuent  à  se  mouvoir  en  de  nouveaux  sens,  dans 
des  directions  et  avec  des  formes  qui  dépendent  de  la  configuration 
même  de  l'obstacle  contre  lequel  elles  sont  venues  se  briser.  Les 
enveloppes  cométaires  viennent  aussi  s'arrêter  en  quelque  sorte 
contre  un  obstacle  invisible;  sous  l'influence  d'une  force  inconnue, 
qui  sans  doute  a  son  origine  dans  le  soleil,  elles  sont  défléchies  du 
côté  opposé  à  l'astre  central  ;  à  mesure  qu'elles  sont  ainsi  défor- 
mées, elles  s'étendent  de  plus  en  plus,  et  vont  se  perdre  dans  la 
queue.  Cet  appendice  singulier  des  comètes  a  été  lui-même  l'objet 
de  nombreux  commentaires  :  on  s'est  souvent  demandé  s'il  était 
plein  ou  creux,  s'il  était  formé  d'une  substance  assez  atténuée  pour 
qu'à  travers  les  immenses  espaces  qu'il  embrasse  nous  puissions 
cependant  apercevoir  des  étoiles  de  faible  grandeur,  ou  si  ce  phé- 


l'observatoire    de    CAMBRIDGE.  55 

nomène  de  transparence  devait  trouver  son  explication  la  plus  na- 
turelle dans  l'hypothèse  que  la  matière  cométaire  ne  formerait 
qu'une  sorte  d'immense  cornet.  Ce  qui  donne  quelque  valeur  à  cette 
dernière  opinion,  c'est  que  les  queues,  arrivées  à  un  très  grand 
développement,  ne  sont  pas  également  lumineuses  sur  toute  leur 
étendue;  les  deux  bords  y  sont  plus  brillans  que  la  partie  médiane, 
qui  quelquefois  est  tout  à  fait  obscure.  Ce  phénomène  peut  s'expli- 
quer si  l'on  ne  voit  dans  la  queue  de  l'astre  qu'un  cône  d'une  cer- 
taine épaisseur,  car  l'on  conçoit  bien  que  dans  ce  cas  les  rayons 
lumineux,  en  traversant  la  région  qui  à  nos  yeux  forme  les  bords, 
rencontrent  plus  de  particules  cométaires  que  ceux  qui  percent  la 
queue  de  part  en  part  dans  la  région  médiane,  de  la  même  façon 
que,  dans  notre  atmosphère  terrestre,  un  faisceau  lumineux  venant 
de  l'horizon  rencontre  plus  de  molécules  aériennes  que  celui  qui 
descend  du  zénith. 

Il  a  fallu  rappeler  toutes  ces  notions  générales  pour  faciliter  l'in- 
telligence des  observations  curieuses  présentées  par  M.  Bond  sur  la 
comète  de  Donati  ;  on  va  voir  de  quelle  façon  elles  corroborent  ou 
contrarient  les  idées  théoriques  qui  généralement  sont  acceptées  dans 
le  monde  savant  relativement  aux  phénomènes  cométaires.  «  La 
grande  comète  de  Donati,  écrit  M.  G.  Bond,  tient  le  premier  rang 
parmi  toutes  les  autres  par  les  changemens  multipliés  et  infiniment 
curieux  qui  s'y  sont  produits,  et  principalement  par  les  exemples 
complets  qu'elle  a  fournis  relativement  à  l'origine,  à  la  construction 
et  à  la  dispersion  finale  d'une  succession  d'enveloppes.  Ces  phéno- 
mènes se  lient  intimement  au  mode  de  formation  de  la  queue,  ali- 
mentée par  la  substance  qui  est  en  contact  immédiat  avec  le  noyau. 
L'astronome  voit  de  nuit  en  nuit  l'œuvre  d'évolution  s'accomplir  avec 
une  étonnante  rapidité,  et  il  surprend  des  résultats  qui  contredisent- 
en  apparence  les  lois  les  mieux  établies  de  la  matière,  les  lois  de  la 
gravitation  et  de  l'inertie.  »  a  II  est  bien  établi,  ajoute-t-il  un  peu 
plus  loin,  du  moins  en  tant  que  nos  moyens  actuels  d'observation 
nous  permettent  d'en  juger,  que  les  noyaux  seuls  des  comètes  se 
meuvent  en  obéissant  à  la  force  attractive  du  soleil  et  des  planètes. 
Cette  propriété,  qui  a  été  reconnue  constamment  et  uniformément, 
n'est  pas  la  moins  singulière  particularité  de  la  constitution  comé- 
taire. D'immenses  volumes  de  matière,  provenant  apparemment  de 
la  substance  même  du  noyau,  vont  composer  la  nébulosité  envelop- 
pante et  la  queue;  mais  dès  le  moment  où  ils  ont  quitté  le  corps  cen- 
tral, le  mouvement  en  devient  parfaitement  inexplicable,  à  moins 
qu'on  ne  suppose  qu'ils  sont  sous  l'influence  de  lois  et  de  forces  qui 
modifient  grandement  les  effets  de  la  gravitation.  » 

L'observation  des  enveloppes  lumineuses  séparées  qui  environnent 


56  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

le  noyau  des  comètes  a  été  faite  dès  1811  par  Olbers  et  Herschel  le 
père.  Dans  la  comète  de  Donati,  ce  phénomène  s'est  reproduit  sur 
une  remarquable  échelle,  bien  que  la  nébulosité  du  noyau  fût  beau- 
coup moins  étendue  que  celle  de  la  comète  de  1811,  et  que  par  con- 
séquent la  région  où  s'engendre  les  enveloppes  fût  beaucoup  plus 
restreinte.  M.  Ghacornac,  attaché  à  l'Observatoire  de  Paris,  y  ob- 
serva la  comète  avec  la  grande  lunette  équatoriale  de  MM.  Secrétan 
et  Eichens,  et  décrivit  ces  enveloppes  avec  beaucoup  de  précision; 
il  en  vit  se  développer  successivement  jusqu'à  huit.  Les  descriptions 
de  M.  Bond  sur  le  même  sujet  présentent  le  plus  vif  intérêt.  «  Le  soir 
du  20  septembre  1858,  la  queue  se  bifurqua  nettement  à  partir  de 
son  origine,  et  montra  deux  faisceaux  inégaux  formant  les  deux 
côtés  et  divisés  par  un  espace  noir  derrière  le  noyau...  Entre  le 
noyau  et  le  soleil  s'interposa  une  figure  obscure  en  forme  de  crois- 
sant, où  la  lumière  était  inégalement  distribuée  et  avait  une  appa- 
rence étrangement  confuse  et  chaotique.»  La  formation  du  croissant 
obscur  était  comme  le  signal  de  la  séparation  d'une  enveloppe  qui, 
en  se  détachant  du  noyau  lumineux,  laissait  entre  elle  et  lui  un 
espace  plus  foncé.  Le  23  septembre,  voici  quels  changemens  s'é- 
taient opérés  :  «  Le  noyau  a  diminué  de  grandeur  et  n'a  plus  que 
1,300  milles  de  diamètre.  La  lumière  en  est  extrêmement  intense. 
Autour  du  noyau  est  une  enveloppe  brillante,  à  6,/iOO  milles  de 
distance,  limitée  par  une  bande  noire.  La  limite  d'une  seconde  et 
moins  brillante  enveloppe  s'éloigne  à  12,800  milles  du  noyau,  et 
se  termine  par  une  arche  foncée  semblable,  au  dehors  de  laquelle 
est  une  atmosphère  de  nébulosité  faible  et  diffuse,  qui  va  en  se 
fondant  rapidement.  Les  contours  de  toutes  ces  enveloppes  peu- 
vent être  suivis  sur  un  arc  de  220  degrés  ou  davantage,  mais  s'é- 
tendent beaucoup  plus  loin  du  côté  brillant  delà  queue...  Le  25, 
le  noyau  se  présenta  sous  un  nouvel  aspect,  et  dans  la  période  qui 
précède  le  dégagement  d'une  nouvelle  enveloppe.  Ceci  est  peut- 
être  le  premier  cas  où  l'on  a  vu  une  enveloppe  en  embryon  à  la 
surface  du  noyau,  où  l'on  a  pu  en  suivre  les  diverses  phases  de  dé- 
veloppement. L'histoire  d'une  telle  enveloppe  a  une  valeur  parti- 
culière, parce  qu'elle  nous  ouvre  un  jour  sur  les  mystérieuses  actions 
par  lesquelles  la  queue  émane  du  noyau,  sous  l'influence  stimulante 
de  la  chaleur  et  de  la  lumière  solaire,  ou  peut-être  de  quelque  éma- 
nation inconnue  provenant  de  la  même  source,  \oici  quelles  étaient 
les  gradations  lumineuses  reconnaissables  aux  environs  du'noyau  : 
Taxe-de  la  queue  était  formé  par  une  ligne  étroite,  bien  dessinée, 
noire,  allant  jusqu'au  corps  central  lui-même.  Puis  dans  l'ordre 
de  rapprochement  du  soleil  venait  le  noyau,  à  la  veille,  pour- 
rions-nous dire,  d'une  éruption.  Dans  les  conditions  d'observation 


l'observatoire    de    CAMBRIDGE.  57 

les  plus  avantageuses,  on  voyait  deux  petits  jets  de  matière  lumi- 
neuse en  sortir  de  chaque  côté,  sans  doute  pour  fournir  de  la  sub- 
stance à  la  queue,  en  train  de  s'étendre  très  rapidement.  En  dehors 
du  noyau  et  de  la  nébulosité  qui  en  apparence  y  était  attachée, 
était  un  espace  comparativement  obscur,  auquel  succédaient  deux 
enveloppes  brillantes  avec  des  bandes  noires  intermédiaires,  et  enfm 
à  l'extrémité  s'étendait  un  voile  fm  de  matière  diffuse  qui  atteignait 
une  distance  de  70,000  milles.  En  comptant  l'axe  noir  et  le  fond 
noir  du  ciel,  nous  apercevions  neuf  changemens  de  lumière  et 
d'ombre  d'intensité  différente.  »  L'observateur  nous  fait  assister  ici 
en  quelque  sorte  à  la  génération  des  enveloppes;  nous  les  voyons 
s'éloigner  les  unes  après  les  autres  du  noyau,  comme  feraient  de 
grands  nuages  détachés  de  la  surface  de  nos  mers,  qui  s'élèveraient 
par  couches  étagées  dans  l'atmosphère  terrestre  :  les  jets  latéraux 
de  lumière  ou  aigrettes  brillantes  nous  donnent  des  preuves  d'émis- 
sion ou  d'éruption  de  matière  cométaire  plus  locale.  Ces  descrip- 
tions ont  un  très  grand  mérite  de  précision,  mais  M.  Bond  les  a 
pourtant,  et  avec  grande  raison,  accompagnées  d'excellens  dessins. 
Ces  images  sont  extrêmement  précieuses  et  sont  les  meilleurs  docu- 
mens  que  l'astronomie  puisse  réunir  pour  l'histoire  de  ces  astres 
errans,  dont  la  connaissance  est  encore  si  imparfaite. 

On  s'est  aussi  occupé  assidûment  en  Europe  de  recueillir  des  des- 
sins de  la  comète  de  Donati;  M.  Bulard  notamment  en  a  présenté  de 
très  remarquables  à  l'Académie  des  Sciences.  En  offrant  une  série  de 
ces  dessins,  il  faisait  l'observation  suivante  :  «  Un  phénomène  bien 
digne  d'attention,  c'est  l'espèce  de  phase  (1)  que  le  noyau  a  présen- 
tée à  l'époque  même  où  la  partie  médiane  de  la  queue  commençait 
à  s'obscurcir.  On  sait  que  le  noyau  d'une  comète  n'est  pas  un  corps 
solide  comme  la  lune  ou  les  planètes,  qui  offrent  des  phases  lors- 
qu'elles présentent  obliquement  à  l'observateur  leur  face  illuminée 
par  le  soleil.  La  phase  que  j'ai  constatée  sur  la  comète  de  Donati  ne 
saurait  donc  s'expliquer  par  de  simples  relations  de  position.  » 

La  question  qui  vient  d'être  abordée  a  une  grande  importance, 
car  elle  se  rattache  à  l'état  physique  du  noyau  des  comètes.  Ces 
centres  de  condensation  sont  lumineux;  mais  le  sont-ils  par  eux- 
mêmes  ou  ne  le  paraissent- ils,  comme  la  lune  et  les  planètes,  que 
par  la  réflexion  de  la  lumière  solaire?  Si  les  noyaux  étaient  opaques 
et  empruntaient  leur  éclat  éphémère  à  l'astre  central,  ils  devraient 

(1)  Quand  un  corps  sphérique  opaque  reçoit  sur  une  de  ses  faces  la  lumière  solaire, 
l'autre  moitié  de  ce  corps  reste  dans  l'ombre.  De  la  terre,  la  partie  éclairée  nous  appa- 
raît sous  la  forme  d'un  croissant  qui  s'enfle  ou  diminue  graduellement  pendant  que  le 
corps  parcourt  son  orbite.  La  lune  nous  offre  un  exemple  bien  familier  de  ce  phéno- 
mène dans  ce  qu'on  nomme  ses  phases. 


58         •         REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

présenter  du  côté  où  ils  n'en  reçoivent  pas  les  rayons  une  ombre 
qui,  aperçue  par  un  observateur  terrestre,  dessinerait  un  croissant 
obscur  sur  le  côté  opposé  au  soleil.  L'épaisseur  relative  du  crois- 
sant obscur  devrait  d'ailleurs  se  modifier  légèrement  à  mesure  que 
les  positions  relatives  de  la  lune  et  de  la  comète  changeraient  par 
rapport  au  soleil,  de  même  que  nous  voyons  notre  satellite  entrer 
dans  ses  diverses  phases  pendant  qu'il  opère  sa  révolution  men- 
suelle. Mercure,  Vénus  et  Mars  nous  offrent  aussi  des  phases  :  on  a 
cru  à  plusieurs  reprises  en  reconnaître  sur  des  noyaux  de  comètes. 
M.  Gacciatore  à  Palerme  a  donné  les  dessins  de  prétendues  phases 
de  la  comète  de  1819;  mais  Arago,  en  discutant  ses  observations, 
a  montré  que  la  forme  des  ombres  indiquées  par  Gacciatore  ne  peut 
guère  être  mise  en  harmonie  avec  la  marche  même  de  la  comète,  et 
il  était  disposé  à  ne  voir  dans  ces  taches  noires  que  des  irrégulari- 
tés accidentelles.  Arago  parvint  plus  tard  à  démontrer,  par  des  ob- 
servations plus  décisives,  mais  d'une  nature  toute  différente,  que  la 
lumière  des  comètes  est,  au  moins  en  partie,  empruntée  :  il  montra 
en  effet  que  cette  lumière  jouit  des  propriétés  qui  caractérisent  la 
lumière  réfléchie  et  polarisée,  comme  disent  les  physiciens,  par 
l'acte  de  la  réflexion;  mais  cette  curieuse  découverte  n'a  enlevé  au- 
cune importance  aux  observations  faites  en  vue  de  reconnaître  dans 
les  comètes  l'existence  de  phases  véritables.  M.  Bond  en  mentionne 
quelques-unes;  il  écrivait  dans  son  observation  du  30  septembre 
1858  :  «  Le  noyau  est  tronqué  et  en  forme  de  demi -lune.  L'axe 
foncé,  qui  à  l'origine  est  presque  noir  et  a  même  largeur  que  le 
noyau,  complète  l'analogie  avec  une  phase  et  une  ombre»  Il  y  a  des 
objections  à  cette  explication,  quoiqu'au  premier  abord  elle  soit  très 
plausible.  Ghaque  nouvelle  enveloppe,  à  mesure  qu'elle  émerge  du 
noyau,  a  une  forme  de  croissant  qui  rappelle  le  phénomène  des 
phases,  bien  qu'elle  soit  certainement  partout  traversée  par  la  lu- 
mière solaire;  une  ti;ès  petite  enveloppe,  qui  resterait  encore  adhé- 
rente au  noyau,  pourrait  ainsi  expliquer  la  forme  particulière  de  ce 
dernier.  L'axe  noir  tient  une  trop  grande  place  dans  la  queue  pour 
qu'on  puisse  admettre  avec  quelque  probabilité  qu'il  est  causé  par 
rinterposition  sur  le  trajet  de  la  lumière  d'un  corps  aussi  petit  que  le 
noyau.  Il  est  d'ailleurs  courbé,  ce  qui  ne  pourrait  se  produire  d'une 
manière  sensible  dans  une  ombre.  Peut-être  deux  phénomènes  sont 
ici  superposés  :  une  comparative  diminution  de  nébulosité  dans  les 
parties  centrales  de  la  queue  et  une  ombre  véritable,  perceptible 
seulement  à  une  petite  distance,  près  de  la  tête  de  la  comète,  où 
en  tout  cas  il  faut  admettre  une  concentration  de  matière  nébuleuse 
suffisante  pour  qu'une  ombre  puisse  y  marquer  son  contour,  si  réel- 
lement elle  existe.  »  La  question  des  phases  cométaires  est  donc  en- 


l'observatoire    de    CAMBRIDGE.  59 

tourée  encore  d'une  grande  obscurité,  et  il  faut  attendre  de  nouvelles 
observations  pour  décider  de  la  nature  physique  des  noyaux  de  con- 
densation. 

La  comète  de  Donati  a  présenté  un  autre  phénomène  extrême- 
ment curieux,  et  qui  paraît  avoir  échappé  tout  à  fait  aux  astro- 
nomes européens  :  c'est  la  formation  de  queues  supplémentaires. 
Aux  États-Unis  au  contraire,  ce  phénomène  a  été  observé  non-seule- 
ment à  Cambridge,  mais  encore  à  Albany,  dans  l'état  de  New-York, 
où  se  trouve  l'un  des  observatoires  américains.  Parmi  les  excellentes 
observations  de  M.  Bond,  voici  celles  qui  se  rapportent  à  ce  curieux 
mode  de  subdivision  des  queues  dans  les  comètes  :  «  Le  27  sep- 
tembre, on  vit  un  appendice  nouveau  sous  forme  d'un  long  et  étroit 
rayon  partant  du  côté  convexe  de  la  queue;  cet  appendice  ne 
suivait  point  la  courbure  de  la  queue  proprement  dite,  mais  se  pro- 
jetait presque  en  ligne  droite  du  côté  opposé  au  soleil.  Cette  appa- 
rence, coïncidant  avec  le  détachement  d'une  nouvelle  enveloppe, 
suggère  l'idée  que  ces  deux  phénomènes  sont  de  façon  ou  d'autre 
en  connexion  mutuelle...  En  supposant  que  la  matière  qui  forme 
cet  appendice  se  soit  échappée  dans  sa  nouvelle  direction  le  25  du 
mois,  sa  vitesse  doit  avoir  atteint  huit  ou  dix  millions  de  milles  par 
jour.  D'autres  comètes  ont  montré  des  rayons  semblables.  Celle  de 
ISli'è  en  a  lancé  à  une  distance  beaucoup  plus  grande.  Celle  qui 
apparut  en  17M  en  avait,  dit-on,  jusqu'à  six,  disposés  comme  un 
éventail.  »  On  aperçut  encore  le  long  rayon  étroit  et  en  ligne  droite 
le  2  octobre;  deux  jours  après,  au  lieu  d'un,  on  en  voyait  deux, 
qui  avaient  chacun  plus  de  cinquante  millions  de  milles  de  longueur 
et  n'étaient  que  très  faiblement  courbés.  Le  6  du  même  mois,  u  l'un 
des  rayons  supplémentaires  atteignait  encore  cette  distance  et  dé- 
passait un  peu  la  queue  principale,  toujours  dans  la  direction  du 
soleil.  D'autres  rayons  moins  parfaitement  développés  pouvaient 
être  discernés  près  d'un  point  où  la  courbure  de  la  queue  principale 
changeait  assez  sensiblement.  Le  8  octobre,  cinq  ou  six  bandes 
transversales  pouvaient  être  distinguées  dans  la  queue;  elles  avaient 
un  demi-degré  de  largeur,  des  contours  nets  et  bien  définis,  et  res- 
semblaient parfaitement  aux  rayons  des  aurores  boréales,  sauf  l'im- 
mobilité, c'est-à-dire  l'absence  de  mouvement  sensible  à  l'œil;  elles 
divergeaient  d'un  point  placé  entre  le  soleil  et  le  noyau...  La  queue 
atteignit  ses  plus  grandes  dimensions  apparentes  le  10,  et  remplis- 
sait un  arc  de  60  degrés,  correspondant  à  cinquante  et  un  millions 
de  milles,  ou  un  peu  plus  de  la  moitié  de  la  distance  du  globe  ter- 
restre au  soleil.  A  la  distance  de  20  ou  30  degrés  du  noyau,  la  dis- 
tribution de  la  lumière  de  la  queue  en  bandes  parallèles  ou  légè- 
rement divergentes,  alternant  avec  des  espaces  foncés,  était  très 


(50  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

fortement  marquée.  Ces  bandes  avaient  5  degrés  de  large,  20  ou 
30  minutes  d'épaisseur,  et  pouvaient  avec  vérité  se  comparer  ou 
bien  aux  rayons  qui  interrompent  souvent  la  continuité  de  l'arche 
d'une  aurore  boréale,  ou  à  une  collection  de  cinq  ou  six  queues  de 
petites  comètes,  débris  d'une  comète  plus  grande.  Quelle  qu'en  ait 
été  la  vraie  nature,  l'impression  faite  sur  les  yeux  suggérait  cette 
comparaison.  Ces  bandes  furent  visibles  pendant  deux  soirées,  mais 
elles  disparurent  bientôt  à  cause  de  la  lumière  lunaire.  »  11  est  peu 
d'observations  plus  curieuses  à  citer  parmi  celles  dont  les  phéno- 
mènes célestes  ont  été  récemment  l'objet.  Pour  faire  bien  com- 
prendre la  dernière  de  ces  observations  à  ceux  qui  n'ont  point  vu 
les  dessins  de  M.  Bond,  je  comparerais  volontiers,  comme  on  l'a 
fait  quelquefois,  la  comète  à  un  grand  sabre  turc;  on  verrait  alors 
sur  la  partie  la  plus  recourbée  et  la  plus  large  de  la  lame  une  série 
de  lignes  pareilles  à  des  damasquinures  très  régulières.  Une  des 
pensées  que  suggère  l'aspect  de  ces  bandes  alternativement  foncées 
et  brillantes  dans  la  queue,  c'est  qu'un  tel  phénomène  n'est  pas  fa- 
cilement compatible  avec  une  hypothèse  dont  j'ai  déjà  dit  un  mot, 
et  qui  est  généralement  admise.  Si  cette  hypothèse  était  fondée,  les 
queues  des  comètes  ne  seraient  que  d'immenses  cornets  creux. 
L'examen  de  ces  bandes,  dont  la  direction  n'est  point  la  même  que 
celle  de  la  queue,  autorise  à  croire  que  ces  grandes  traînées  de  ma- 
tière cométaire  ne  participent  qu'à  demi  au  mouvement  général  de 
translation  qui  entraîne  la  comète,  et  peut-être  finissent-elles  par 
s'en  détacher  entièrement  pour  flotter  au  hasard  dans  les  espaces 
interplanétaires.  Si  les  queues  laissaient  ainsi  derrière  elles  une 
partie  de  la  matière  qui  les  compose,  la  masse  des  comètes  devrait 
sans  cesse  aller  en  diminuant.  Je  mentionne  en  passant  ces  conjec- 
tures, parce  qu'on  a  quelquefois  voulu  voir -dans  les  corps  qui  s'en- 
flamment en  tombant  dans  notre  atmosphère  des  débris  ou  résidus 
de  comète.  11  faut  toujours  accueillir  avec  faveur  les  conceptions  qui 
tendent  à  unir  par  des  liens  nouveaux  les  phénomènes  variés  dont 
l'univers  est  le  théâtre;  mais  la  critique,  tout  en  les  enregistrant 
avec  soin,  ne  doit  point  en  dissimuler  la  valeur  précaire  tant  qu'elles 
ne  s'appuient  point  sur  des  preuves  positives. 

M.  Bond,  en  fournissant  au  monde  savant  ces  belles  observations 
sur  la  comète  de  Donati,  n'a  pas  cherché  à  formuler  une  théorie 
nouvelle  et  à  embrasser  tant  de  singulières  apparences  dans  une 
explication  synthétique.  On  peut  donc  encore  répéter  aujourd'hui 
ce  qu'écrivait  sir  John  Ilerschel  dans  son  Astronomie  :  «  C'est  sur- 
tout au  point  de  vue  physique  que  les  comètes  stimulent  le  plus 
vivement  notre  curiosité.  11  y  a,  sans  aucun  doute,  dans  les  phéno- 
mènes de  la  formation  de  leurs  queues,  quelque  profond  secret. 


l'observatoire    de    CAMBRIDGE.  61 

quelque  mystère  de  la  nature.  Peut-être  est-il  permis  d'espérer 
que  r observation  future,  aidée  de  toutes  les  ressources  des  spécu- 
lations ^rationnelles  et  des  progrès  des  sciences  physiques  (de  celles 
surtout  qui  traitent  des  impondérables),  ne  tardera  pas  à  nous 
mettre  en  état  de  pénétrer  ce  mystère,  et  de  décider  si  c'est  réelle- 
ment de  la  matière,  dans  le  sens  ordinaire  du  mot,  qui  est  ainsi 
projetée  des  têtes  des  comètes  avec  une  vélocité  si  extravagante,  et 
qui,  si  elle  n'est  pas  ainsi  lancée,  est  au  moins  dirigée  par  le  soleil 
comme  d'un  point  de  départ  pour  les  forces  qui  sont  mises  en  jeu. 
La  question  de  la  matérialité  de  ces  queues  se  pose  surtout  forte- 
ment devant  notre  esprit,  quand  nous  considérons  le  fait  de  l'aire 
énorme  qu'elles  décrivent  autour  du  soleil,  au  périhélie  (1),  comme 
une  barre  rigide,  en  dépit  des  lois  de  la  gravitation,  et  pour  tout 
dire,  en  dépit  des  lois  universellement  reçues  de  la  mécanique, 
s' étendant,  comme  en  1680  et  18Zi3,  depuis  les  régions  les  plus 
voisines  du  soleil  jusqu'à  l'orbite  de  la  terre,  et  décrivant  ainsi 
sans  se  rompre,  en  moins  de  deux  heures,  un  angle  de  180  degrés. 
11  semble  impossible  d'imaginer  que  ce  soit  un  seul  et  même  objet 
matériel  qui  puisse  être  ainsi  brandi  dans  l'espace.  S'il  était  permis 
de  penser  à  quelque  chose  de  semblable  à  une  ombre  négative^  à 
quelque  impression  momentanée  faite  sur  l'éther  lumineux  derrière 
la  comète,  une  telle  conception  satisferait  assez  bien  à  l'impression 
que  ces  phénomènes  produisent  irrésistiblement  sur  notre  esprit; 
mais  cette  modification  de  l'éther,  si  extraordinaire  qu'on  veuille 
l'imaginer,  ne  rendra  jamais  compte  des  innombrables  détails  de 
toute  nature  qui,  dans  la  marche  des  comètes,  viennent  tous  se 
heurter  irrésistiblement  aux  notions  fondamentales  de  la  méca- 
nique. » 

Les  difficultés  dont  la  théorie  des  comètes  est  entourée  apparu- 
rent bien  clairement  dans  la  discussion  qui  s'éleva  sur  ce  point, 
l'an  dernier,  à  l'Académie  des  Sciences  de  Paris,  entre  M.  Lever- 
rier  et  M.  Faye.  Ce  dernier  présenta  d'ingénieuses  considérations 
sur  les  phénomènes  cométaires.  Le  point  de  départ  de  cet  inté- 
ressant débat  était  une  communication  du  célèbre  astronome  de 
Berlin,  M.  Encke,  relativement  à  la  comète,  à  très  courte  pé- 
riode, qui  porte  son  nom,  et  qu'on  appelle  aussi  souvent  la  co- 
mète des  douze  cents  jours,  parce  qu'elle  met  ce  temps  à  tourner 
autour  du  soleil.  Dès  1819,  le  savant  astronome  avait  constaté 
que  la  période  diminue  d'année  en  année,  et  avait  expliqué  cette 
accélération  par  l'hypothèse  d'un  fluide  ou  milieu  résistant  répandu 
dans  les  espaces  interplanétaires.  Le  temps  de  la  révolution  depuis 

.  (1)  On  nomme  ainsi  le  point  de  l'orbite  le  plus  rapproché  du  soleil. 


62  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  fin  du  siècle  dernier  jusqu'à  Tépoque  actuelle  a  subi  une  dimi- 
nution qui  n*est  pas  de  moins  de  deux  jours.  Cette  découverte  de 
l'accélération  d'une  comète  a  été  par  M.  Faye  appelée  à  bon  droit 
une  des  plus  belles  de  ce  siècle.  Essaierai-je  d'expliquer  pourquoi 
la  révolution  complète  d'un  astre  autour  du  soleil  devrait  s'opérer 
de  plus  en  plus  vite,  si  l'astre,  au  lieu  de  flotter  dans  un  vide  ab- 
solu, avait,  comme  un  vaisseau  qui  fend  les  ondes,  à  vaincre  une 
résistance?  Un  obstacle  permanent  tendant  sans  cesse  à  diminuer  la 
vitesse,  l'attraction  du  soleil  central  aurait  un  eflet  de  plus  en  plus 
prépondérant,  puisqu'elle  est  la  seule  force  qui,  en  se  combinant 
avec  la  vitesse  acquise,  maintient  les  corps  célestes  dang  les  orbites 
qu'ils  parcourent.  Que  ceux-ci  rencontrent  dans  l'espace  une  conti- 
nuelle résistance,  et  leur  marche  subira  la  même  altération  qu'elle 
éprouverait  si,  le  vide  interplanétaire  étant  parfait,  la  force  attrac- 
tive de  l'astre  central  allait  en  grandissant  de  plus  en  plus.  Mais 
qui  ne  sent  instinctivement,  sans  qu'il  soit  besoin  de  le  démontrer, 
que,  dans  ce  cas,  tous  les  corps  qui  forment  le  cortège  du  soleil  se 
mettraient  à  opérer  autour  de  lui  des  révolutions  de  plus  en  plus 
rapides?  Sur  notre  terre,  les  années,  au  lieu  d'être  d'une  longueur 
invariable,  se  raccourciraient  graduellement,  et  les  saisons  s'y  suc- 
céderaient à  de  moindres  intervalles. 

Pour  bien  comprendre  l'hypothèse  de  M.  Encke,  il  faut  savoir  qu'il 
suppose  que  le  fluide  résistant  est  d'autant  plus  condensé  qu'il  est 
plus  rapproché  de  l'astre  central  du  système  ou  du  soleil;  c'est 
pour  cela  que  les  effets  d'accélération  ne  se  constatent  que  sur  les 
corps  qui,  comme  la  comète  d' Encke,  en  sont  bien  rapprochés. 
M.  Faye  a  contesté  l'existence  d'un  tel  milieu  résistant,  en  em- 
ployant, il  est  vrai,  des  argumens  dont  M.  Leverrier,  son  contra- 
dicteur inattendu,  n'a  pas  eu  beaucoup  de  peine  à  démontrer  l'in- 
suffisance. En  étudiant  les  phénomènes  que  présente  la  comète  de 
Donati ,  en  voyant  la  queue  se  développer  avec  une  vitesse  de  huit 
lieues  par  seconde  à  contre-sens  de  la  pesanteur,  M.  Faye  a  pensé  que 
la  radiation  solaire  pouvait  elle-même  exçrcer  des  effets  de  répulsion 
mécanique  sur  des  matières  d'une  densité  très  atténuée;  il  a  présenté 
cette  hypothèse  nouvelle  à  la  place  de  celle  que  M.  Encke  avait  for- 
mulée. Toutes  les  apparences  compliquées  des  comètes,  la  division 
des  queues,  les  rayons  supplémentaires,  etc.,  s'expliquent,  si  l'on 
admet  certaines  relations  entre  la  radiation  solaire  et  les  matières 
qui  en  subissent  l'influence.  Quel  que  soit  le  mérite  d'une  semblable 
hypothèse,  dont  le  germe  se  trouve  déjà  dans  les  travaux  de  Ke- 
pler, de  Gregory  et  de  Laplace,  la  plupart  des  savans  imiteront  sans 
doute  la  réserve  avec  laquelle  M.  Encke  a  cru  devoir  l'accueillir. 
«  Dans  l'état  actuel  de  nos  connaissances,  la  discussion  sur  ce  point, 


l'observatoire    de    CAMBRIDGE.  6S 

écrivait-il  à  l'Académie  des  Sciences,  me  paraît  encore  trop  indé- 
terminée, et,  à  ce  que  je  crains,  elle  sera  infructueuse.  »  Si  sur  ce 
point,  comme  sur  tant  d'autres,  nous  sommes  encore  réduits  à  con- 
fesser notre  ignorance,  ce  n'est  qu'un  motif  de  plus  pour  accueillir 
avec  empressement  des  travaux  semblables  à  ceux  de  M.  Bond,  qui, 
par  leur  précision,  leur  netteté  consciencieuse,  sont  si  propres  à 
fournir  des  bases  sûres  aux  investigations  de  la  science  spéculative. 
Ce  que  nous  pouvons  pourtant,  dès  aujourd'hui,  conclure  avec  cer- 
titude de  l'ensemble  des  observations  astronomiques,  c'est  que  la 
gravitation  universelle  n'est  qu'une  des  forces  qui  président  dans 
l'univers  aux  mouvemens  de  ces  corps,  en  nombre  infini,  qui  le  par- 
courent en  tout  sens.  Des  forces  d'une  autre  nature  s'y  révèlent  à 
nous.  Nous  savons  déjà  que  le  soleil  est  un  immense  aimant,  qui 
règle  les  forces  magnétiques  des  planètes  et  des  satellites.  Si  la 
chaleur  solaire  n'exerce  aucune  action  sensible  sur  les  mouvemens 
de  ces  corps,  en  est-il  de  même  pour  les  astres  chevelus  qui  par- 
courent notre  système  sur  des  orbites  très  allongées,  et  viennent  de 
temps  à  autre,  en  s'incendiant  auprès  du  soleil,  nous  donner  un 
spectacle  qui  de  tout  temps  a  fortement  frappé  l'imagination  des 
peuples?  Singulière  destinée  que  celle  de  ces  coi^s  errans  qui  tan- 
tôt viennent  se  dissoudre  auprès  de  l'ardent  foyer  solaire,  à  des 
températures  dont  rien  autour  de  nous  ne  peul^  nous  donner  une 
idée  même  approximative,  tantôt  vont  perdre  tout  reste, de  chaleur 
dans  les  profondeurs  glacées  du  vide  interplanétaire!  La  chaleur,  le 
magnétisme,  les  mêmes  forces  que  nous  voyons  agir  sur  la  terre, 
régnent  dans  l'univers  entier,  et  le  domaine  de  l'astronomie,  qui 
jadis  ne  semblait  dépendre  de  celui  de  la  physique  ordinaire  que 
parles  phénomènes  optiques,  s'y  rattache  aujourd'hui  par  une  foule 
d'autres  points. 

Dans  l'énumération  de  tous  les  travaux  que  l'on  doit  déjà  aux 
astronomes  de  Cambridge,  j'ai  nécessairement  laissé  de  côté  tout 
ce  qui  n'est  qu'observation  ordinaire  :  je  ne  me  suis  arrêté  qu'aux 
découvertes,  aux  perfectionnemens  dans  les  méthodes,  aux  obser- 
vations d'une  importance  capitale.  Si  l'on  met  cet  ensemble  de  ré- 
sultats, dont  les  uns  enrichissent  l'astronomie  théorique,  les  autres 
l'astronomie  pratique,  en  regard  de  ceux  que  nos  observatoires  eu- 
ropéens les  plus  éminens  ont  fournis  pendant  la  même  période,  on 
sera  forcé  d'avouer  que  l'observatoire  de  Cambridge  n'a  rien  à  per- 
dre à  cette  comparaison.  J'en  ai  dit  assez  pour  montrer  quelle  place 
éminente  les  travaux  de  MM.  Bond  ont  value  à  l'observatoire  de 
l'université  de  Harvard.  Après  eux,  les  astronomes  les  plus  connus 
aux  États-Unis  sont  M.  Mitchell,  le  directeur  de  l'observatoire  de 
Cincinnati,  et  une  femme  dont  le  nom  est  presque  identique,  miss 
Michell,  qui  descend  du  célèbre  Benjamin  Franklin,  et  qui  tout  ré- 


64  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cemment  installait  à  son  petit  observatoire  de  Nantucket  un  télescope 
que  ses  amis  lui  ont  acheté  par  souscription.  L'astronomie  mathéma- 
tique a  pour  principal  représentant  M.  Pierce,  professeur  à  Harvard, 
dont  nous  avons  déjà  eu  l'occasion  de  parler  à  propos  des  obser- 
vations de  M.  Bond  sur  l'anneau  de  Saturne.  Ce  professeur  est  aussi 
connu  dans  le  monde  savant  par  ses  calculs  relatifs  à  la  planète  dé- 
couverte par  M.  Leverrier;  il  vient  de  publier  la  première  partie  d'un 
très  grand  ouvrage  intitulé  Mécanique  physique  et  céleste^  qui  doit 
être  une  véritable  encyclopédie  astronomique,  et  où  malheureuse- 
ment des  idées  théologiques  d'un  caractère  discutable  se  mêlent 
trop  souvent  aux  calculs  et  aux  raisonnemens  les  plus  rigoureux  : 
confusion  trop  commune  aux  États-Unis,  où  l'esprit  de  secte  est  si 
ardent  qu'il  envahit  jusqu'au  domaine  de  la  science,  que  notre  pru- 
dence a  placé  en  dehors  des  contestations  des  partis  religieux. 

Si  les  études  astronomiques  aux  États-Unis  ont  pour  centre  prin- 
cipal Cambridge,  la  météorologie  est  surtout  cultivée  à  l'observa- 
toire national  de  Washington,  qui  se  trouve  placé  sous  la  direction 
du  célèbre  lieutenant  Maury  (1),  Enfin  les  études  géodésiques  ont  une 
connexion  trop  directe  avec  l'astronomie  pour  qu'il  ne  soit  pas  né- 
cessaire de  rappeier,  en  terminant  cette  étude ,  les  grands  travaux 
du  corps  hydrographique  des  États-Unis.  Pour  arriver  à  dresser 
une  carte  complète  des  côtes  américaines,  on  a  commencé  par  faire 
une  triangulation  primaire;  ce  premier  travail  a  nécessité  la  mesure 
de  plusieurs  bases,  et  cette  opération  délicate  a  été  accomplie  avec 
des  instrumens  d'une  extrême  perfection.  Il  a  fallu  ensuite  multi- 
plier les  observations  astronomiques  et  magnétiques  pour  déter- 
miner avec  une  grande  exactitude  la  longitude  et  la  latitude  des 
sommets  des  triangles  primaires  et  y  observer  les  variations  des 
élémens  magnétiques.  Le  réseau  fondamental  une  fois  déterminé, 
on  commence  une  triangulation  secondaire  à  plus  petits  compar- 
timens,  et  l'on  fait  exactement  le  lever  topographique  des  côtes. 
Enfin  les  observations  hydrographiques  proprement  dites  faites  à 
la  mer,  dans  les  ports,  aux  embouchures  des  rivières,  complètent 
ce  grand  ensemble  de  travaux  auxquels  nous  devons  les  premières 
cartes  précises  de  la  région  littorale  des  États-Unis,  et  serviront  de 
base  à  la  géographie  du  continent  entier. 

Les  côtes  de  l'Union,  à  cause  de  leur  immense  étendue,  ont  été 
divisées  en  sections  (neuf  sur  l' Océan-Atlantique,  deux  sur  l'Océan- 
Pacifique):  les  études  se  font  simultanément  et  indépendamment 
dans  chacune  d'elles,  et  le  raccordement  fournit  un  contrôle  défini- 
tif pour  l'exactitude  des  opérations.  Les  lignes  télégraphiques  sont 
fréquemment  employées  pour  déterminer  les  différences  de  longi- 

(1)  Voyez,  BUT  les  travaux  du  lieutenant  Maury,  la  Revue  du  1"  et  du  15  mars  1858. 


l'observatoire    de    CAMBRIDGE.  65 

tude,  et  ces  observations  sont  devenues  Fobjet  d'intéressantes  études 
sur  la  vitesse  des  courans  électriques.  On  s'est  aussi  occupé  de  dé- 
terminer avec  une  grande  exactitude  les  différences  de  longitude 
par  rapport  à  l'Angleterre,  et  c'est  M.William  Bond  qui  a  été  chargé 
pendant  longtemps  de  présider  à  un  système  régulier  d'observations 
chronométriques  faites  à  l'aide  des  steamei^s  qui  traversent  régu- 
lièrement l'Atlantique  entre  les  États-Unis  et  l'Angleterre.  On  conçoit 
sans  peine  de  quelle  importance  est  la  détermination  des  longitudes 
relatives  des  observatoires  situés  dans  des  contrées  différentes  :  les 
observations  faites  dans  l'un  de  ces  établissemens  ne  peuvent  servir 
aux  autres,  si  cette  détermination  n'est  pas  obtenue  avec  une  exac- 
titude parfaite.  Dès  que  cet  élément  est  fixé  au  contraire,  Greenwich, 
Cambridge,  Paris,  ne  sont  plus  en  quelque  sorte  qu'un  seul  et  même 
observatoire. 

L'initiative  du  pouvoir  fédéral  d'une  part,  de  l'autre  celle  des 
corporations  académiques  et  des  individus  ont  donc  donné  une  im- 
pulsion marquée  aux  études  astronomiques  dans  l'Union  américaine. 
Les  Etats-Unis  ont  ce  grand  avantage  de  pouvoir  profiter  de  tout  ce 
que  la  longue  expérience  des  astronomes  européens  leur  a  enseigné; 
on  peut  y  créer  de  toutes  pièces  des  observatoires  parfaits,  placés 
dans  les  meilleures  conditions  d'installation,  en  évitant  des  fautes 
qui  ont  créé  beaucoup  d'embarras  dans  quelques-uns  des  anciens 
observatoires  de  l'Europe.  Dès  le  début,  les  astronomes  y  sont  armés 
de  ces  merveilleux  instrumens  que  fournit  l'industrie  moderne,  et 
sans  lesquels  le  progrès  scientifique  est  devenu  impossible.  Que  ne 
peut-on  pas  obtenir  avec  les  lunettes  équatoriales,  les  lunettes  mé- 
ridiennes, les  cercles  muraux,  les  chronomètres,  sortis  des  ateliers 
des  grands  constructeurs  français,  anglais  et  allemands!  Les  in- 
strumens météorologiques  ne  leur  cèdent  pas  en  précision;  mais 
en  Amérique  comme  en  Europe,  sans  chercher  à  en  déprécier  l'im- 
portance, on  ne  peut  s'empêcher  de. craindre  par  instans  que  les 
observations  relatives  à  la  météorologie  ne  prennent  trop  le  pas  sur 
les  observations  astronomiques  mêmes.  Cette  tendance  est  d'autant 
plus  à  redouter  aux  États-Unis  que  les  belles  études  du  lieutenant 
Maury  y  ont  mis  la  météorologie  en  très  grand  honneur,  et  que  le 
public,  qui  dote  les  observatoires,  est  plus  disposé  à  en  attendre 
des  travaux  dont  il  peut  apprécier  le  côté  pratique  que  des  obser- 
vations dont  la  nature  lui  échappe,  et  qui  doivent  s'accumuler  quel- 
quefois pendant  des  siècles  avant  que  l'analyse  en  fasse  jaillir  une 
découverte.  Les  astronomes  de  Cambridge  n'ont  jamais  négligé 
l'astronomie  pratique  :  ils  ont  rendu  les  plus  grands  services  à  l'ex- 
pédition hydrographique  des  États-Unis,  ils  n'ont  même. pas  dé- 
daigné de  régler  les  chronomètres  des  paquebots  à  vapeur;  mais 

TOME  XXIV.  5 


66  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Tastronomie  théorique  a  toujours  été  leur  étude  principale,  et  quel- 
ques découvertes,  quelques  créations  utiles,  ont  déjà  signalé  le  mou- 
vement scientifique  dont  ils  ont  été  les  initiateurs.  C'est  grâce  à  ces 
découvertes  qu'on  voit  s'élever  aujourd'hui  l'un  après  l'autre  des 
observatoires  dans  les  différens  états  de  l'Union. 

Pour  apprécier  à  leur  juste  valeur  les  travaux  des  astronomes  de 
Cambridge,  il  faut  d'ailleurs  se  rappeler  que  la  science  astrono- 
mique n'enregistre  plus  aussi  souvent  aujourd'hui  de  ces  grandes 
découvertes  dont  le  retentissement  est  général,  et  dont  les  auteurs 
sont  portés,  comme  par  un  coup  de  fortune,  au  faîte  de  la  gloire  et 
de  la  popularité.  Le  temps  est  déjà  bien  loin  où  les  savans,  armés 
des  premières  lunettes  d'approche,  n'avaient  en  quelque  sorte  qu'à 
promener  leurs  regards  dans  le  ciel  inexploré  pour  y  faire  une  riche 
moisson  de  découvertes,  où  le  monde,  agrandi  pour  l'homme,  lui 
découvrait  chaque  jour  quelque  nouveau  secret,  où  le  génie  de 
Kepler  et  de  Newton  s'élevait  aux  lois  éternelles  qui  président  aux 
mouvemens  célestes  et  en  assurent  la  perpétuité.  Une  heure  vint 
pourtant  où  l'astronomie  de  précision  constata  des  perturbations 
dans  l'harmonie  générale  des  cieux.  En  analysant  avec  une  ri- 
gueur nouvelle  la  marche  des  corps  emportés  dans  notre  tour- 
billon solaire,  on  reconnut  qu'ils  s'écartent  insensiblement  des 
chemins  que  les  lois  de  Kepler  et  de  Newton  leur  avaient  tracés. 
Les  mondes  semblaient  menacés  d'une  ruine  inévitable,  quand,  pé- 
nétrant le  secret  de  ces  perturbations  par  un  effort  de  génie  qui 
fera  vivre  son  nom  dans  les  siècles  les  plus  reculés,  Laplace  montra 
que  ces  écarts,  loin  de  compromettre  la  stabilité  de  l'univers,  l'as- 
surent à  jamais,  et  ne  sont  en  quelque  sorte  que  les  balancemens 
éternels  des  mondes  autour  de  l'équilibre  qu'ils  poursuivent  éter- 
nellement. 

Ces  grands  principes  une  fois  posés  et  confirmés  par  la  décou- 
verte de  la  planète  Neptune,  on  peut  dire  qu'il  ne  reste  à  faire  dans 
notre  système  solaire  que  des  découvertes  de  détail.  Une  petite  pla- 
nète appartenant  au  nombreux  cortège  de  celles  qui  circulent  entre 
Mars  et  Jupiter,  un  satellite  attaché  à  l'une  des  grandes  planètes, 
quelques  particularités  sur  la  constitution  de  ces  corps,  voilà  tout  ce 
que  le  travail  le  plus  patient,  la  vigilance  la  plus  attentive  peuvent 
découvrir  dans  cette  région  du  soleil,  qui  est  en  quelque  sorte  le 
domaine  familier  de  l'astronomie,  et  nous  avons  vu  que  les  décou- 
vertes faites  dans  le  monde  saturnien  par  MM.  Bond  tiennent  une 
place  éminente  dans  cet  ordre  de  recherches.  Les  astres  errans  qui 
traversent  notre  système  fournissent  heureusement  aux  hommes  de 
la  science  des  sujets  d'études  nouvelles,  et  sur  ce  point  les  obser- 
vations de  M.  G.  Bond  sont  extrêmement  précieuses.  En  étudiant  ces 


l'observatoire   de   CAMBRIDGE.  67 

corps  singuliers,  l'astronome  s'engage  sur  le  théâtre  le  plus  inex- 
ploré des  phénomènes  cosmiques  :  il  ne  pèse  plus  seulement  des 
masses,  il  ne  mesure  plus  seulement  des  distances;  il  assiste,  si  l'on 
me  permet  ce  mot,  à  l'embryogénie  de  la  matière,  à  ses  métamor- 
phoses les  plus  curieuses;  il  la  voit  se  condenser  sous  la  forme  d'un 
noyau  plus  ou  moins  opaque,  ou  se  dilater  avec  une  vélocité  inouie; 
il  réunit  ainsi  les  documens  qui  doivent  servir  un  jour  de  base  à  la 
cosmogonie  scientifique. 

Les  services  que  les  premiers  astronomes  américains  ont  ren- 
dus à  la  science  ne  sont  pas,  comme  on  le  voit,  sans  importance. 
Nous  applaudissons  pour  notre  part  d'autant  plus  vivement  à  leurs 
efforts,  que  l'on  a  souvent  représenté  la  démocratie,  et  particulière- 
ment la  démocratie  américaine,  comme  ennemie  de  l'intelligence, 
des  lettres,  des  sciences,  des  beaux-arts.  La  plupart  des  grands 
noms  qui  illustrent  et  honorent  l'esprit  humain  se  présentent  à  nous, 
il  est  vrai,  sous  quelque  grand  patronage  et  dans  le  cortège  d'un 
prince;  mais  combien  est-il  de  ces  hommes  privilégiés  dont  le  génie 
indépendant  n'a  rien  dû  à  personne?  L'estime  et  l'admiration  d'une 
société  libre  sont  des  encouragemens  aussi  puissans  pour  le  talent 
et  le  génie  que  des  complimens  tombés  d'une  bouche  souveraine,  et 
on  pourrait  difficilement  trouver  un  pays  où  les  réputations  scien- 
tifiques et  littéraires  soient  tenues  en  aussi  grand  honneur  que  dans 
la  république  américaine.  A  défaut  d'une  aristocratie  de  naissance, 
il  se  constitue  forcément  une  aristocratie  de  l'esprit,  d'autant  plus 
puissante  qu'elle  est  toute  personnelle,  d'autant  plus  respectée 
qu'elle  ne  prétend  à  d'autre  privilège  que  celui  de  contribuer  pour 
la  part  la  plus  large  à  améliorer  la  condition  des  hommes.  Ce  res- 
pect de  la  pensée,  ces  sympathies  qui  entourent  aux  États-Unis  les 
savans,  les  poètes,  les  historiens,  doivent  rassurer  ceux  qui  re- 
doutent que  l'activité  inouie  de  cette  grande  société  démocratique 
et  le  déchaînement  des  intérêts  matériels  ne  laissent,  place  dans  les 
âmes  qu'à  l'amour  de  la  richesse,  à  la  poursuite  de  plaisirs  sans 
grâce  et  sans  poésie,  au  goût  de  l'ostentation,  au  mépris  du  malheur 
et  de  la  faiblesse.  Si  quelque  chose  peut  prémunir  les  Américains 
contre  ces  ridicules  et  ces  vices ,  c'est  un  salutaire  respect  pour  les 
œuvres  désintéressées  de  l'intelligence,  c'est  un  continuel  effort  pour 
ennoblir  et  purifier  par  l'éducation  les  sentimens  qui  forment  en  quel- 
que sorte  l'atmosphère  morale  des  nations. 

Auguste  Laugel. 


DE  LA  RENAISSANCE 


ETUDES  RELIGIEUSES 

EN  FRANCE 


Le  livre  de  Job,  traduit  de  l'hébreu;  étude  sur  l'âge  et  le  caractère  du  poème, 
par  M.  E.  Renaa,  de  l'Institut;  Paris  1839. 


A  mesure  que  le  xix'  siècle  descend  la  pente  des  années,  les  traits 
par  lesquels  il  se  distingue  des  siècles  précédens  semblent  se  pré- 
ciser et  prendre  pour  l'observateur  attentif  des  contours  plus  fa- 
ciles à  déterminer.  11  ne  faut  pas  trop  s'étonner  de  ce  qu'ayant  dé- 
passé déjà  le  milieu  de  ce  siècle,  nous  n'osions  encore  lui  assigner 
un  caractère  propre  qu'avec  beaucoup  d'hésitation.  Ne  devra-t-on 
pas  d'ailleurs,  selon  toute  vraisemblance,  indiquer  quelque  jour 
l'hésitation  même  comme  une  de  ses  dispositions  fondamentales  : 
hésitation  sous  une  foule  de  rapports,  hésitation  en  religion,  en  phi- 
losophie, en  politique,  en  morale,  en  littérature,  partout,  excepté 
en  industrie?  Sur  ce  dernier  terrain,  le  siècle  marche  avec  une  dé- 
cision vraiment  imposante,  bien  que,  môme  dans  ce  domaine,  l'hé- 
sitation reparaisse  dès  qu'on  veut  passer  aux  théories  générales.  De 
cette  peine  que  nous  semblons  éprouver  à  nous  prononcer,  à  prendre 
un  parti,  à  marcher  en  avant  vers  un  but  clairement  défini,  vient 
cette  série  de  compromis  et  de  demi-mesures  qui  constitue  jusqu'à 
présent  l'histoire  de  notre  siècle  dans  ses  progrès  souvent  avortés 


DES  ÉTUDES  RELIGIEUSES  EN  FRANCE.  69 

et  dans  ses  réactions  à  peine  avouées.  Le  langage  lui-même  n'a-t-il 
pas  subi  l'empreinte  de  cette  disposition  générale?  Est-ce  unique- 
ment le  mauvais  goût,  l'oubli  des  grands  modèles  ou  l'impuissance 
de  les  imiter  qui  ôte  si  souvent  à  nos  productions  littéraires  cet 
admirable  cachet  de  précision  et  de  sécurité  qui  était,  à  un  degré 
si  remarquable,  l'apanage  de  nos  écrivains  d'autrefois?  L'absence 
de  cette  précieuse  qualité  ne  tient-elle  pas  en  grande  partie  à  ce 
que,  faute  d'une  conviction  bien  arrêtée,  on  s'étudie  à  multiplier 
sous  sa  plume  ces  nuances  et  ces  clairs-obscurs  qui  permettent  à 
l'écrivain  moderne  d'espérer  que,  s'il  se  trompe,  il  ne  se  trompe 
pas  tout  à  fait?  On  dirait  que  toutes  les  fois  que  nous  affirmons, 
nous  nous  y  prenons  de  manière  que  la  négation  puisse  rentrer  par 
une  porte  de  derrière  dans  notre  affirmation  même.  Pour  ne  pas 
être  injuste  envers  notre  siècle,  il  faut  ajouter  que  l'expérience  de 
la  vie  rend  naturellement  les  hommes  prudens  et  circonspects,  et 
qu'au  XIX*  siècle  nous  sommes  vieux  d'expériences  de  tout  genre, 
qui  sont  loin  d'avoir  toujours  été  heureuses. 

Mais  il  est  une  raison  plus  puissante  encore  qui  explique  cet  état 
présent  des  esprits,  et  qui  nous  fait  un  devoir  de  ne  parler  qu'avec 
circonspection  de  ce  que  notre  siècle  est  en  réalité,  de  ce  qu'il  fait 
et  de  ce  qu'il  vaut  :  c'est  qu'en  1859  nous  sommes  encore  au  com- 
mencement de  la  période  morale  qui  s'appellera  dans  l'histoire  le 
xix*  siècle.  INous  oublions  souvent,. sous  l'influence  d'une  illusion 
facile  à  comprendre,  que  l'histoire  réelle  n'est  pas  du  tout  soumise 
à  notre  calendrier.  Il  n'y  a  qu'un  parallélisme  inexact  entre  notre 
division  abstraite  de  l'histoire  par  siècles  et  la  division  qui  résulte 
des  choses  elles-mêmes  en  dehors  de  leur  date.  Le  xvi*  siècle,  par 
exemple,  ne  finit  pas  le  31  décembre  1599;  il  se  prolonge  pendant 
toute  la  durée  du  règne  de  Henri  lY.  Le  couteau  de  Ravaillac,  en 
empêchant  ce  prince  de  prévenir  la  guerre  de  trente  ans,  fait  même 
qu'en  réalité  le  xvii*  siècle  ne  commence  qu'avec  le  traité  de  West- 
phalie.  Alors  seulement  on  peut  être  certain  que,  des  deux  grandes 
puissances  religieuses  qui  se  sont  disputé  l'Europe  au  xvi*  siècle, 
aucune  n'est  encore  capable  d'absorber  l'autre,  et  que  l'obligation 
de  vivre  côte  à  côte  est  devenue  inévitable.  Si  l'on  adopte  ce  point 
de  vue,  lexvii*  siècle  français  sera  aussi  court  que  brillant;  il  finit 
avant  le  roi  qui  lui  doit  sa  gloire  :  il  nous  semble  qu'il  finit  le  2  dé- 
cembre 1688,  le  jour  où  Jacques  II  aborde  en  France,  victime  de 
la  lutte  qu'il  a  engagée  contre  les  libertés  de  l'Angleterre,  et  ve- 
nant chercher  un  refuge  à  l'ombre  d'un  trône  qui  fut  pour  lui  un 
funeste  idéal.  A  cette  date,  les  grandes  œuvres  littéraires  et  phi- 
losophiques du  siècle  sont  terminées  pour  la  plupart.  11  n'a  plus 
grand'chose  à  apprendre  au  monde,  et  pour  la  première  fois  l'Eu- 


70  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rope  assiste  au  spectacle  nouveau  d'une  révolution  victorieuse  éle- 
vant sur  le  trône  une  dynastie  qui  n'a  d'autre  mandat  que  de  main- 
tenir les  libertés  nationales.  Si  l'on  se  rend  compte  de  l'importance 
illimitée  qu'a  eue  pour  toute  l'Europe  la  révolution  anglaise  de 
1688,  si  l'on  se  rappelle  que  le  xviii*  siècle  français,  tout  original 
et  fécond  qu'il  ait  été,  plonge  cependant  par  ses  racines  dans  la 
société  anglaise  qui  sortit  de  cette  révolution,  on  ne  trouvera  rien 
d'arbitraire  dans  la  date  indiquée.  Au  fond,  le  xviii*  siècle  est  révo- 
lutionnaire dès  son  aurore,  et  il  conserve  jusqu'à  la  fin  son  carac- 
tère originel.  Nous  le  faisons  commencer  à  bon  droit  avec  le  mo- 
ment où  l'esprit  moderne,  jusque-là  confiné  en  Hollande,  triomphe, 
à  la  face  du  monde,  chez  le  peuple  le  mieux  préparé  par  son  passé 
à  l'incarner  dans  ses  institutions. 

Par  la  même  raison  qui  nous  fait  dire  que  le  xvii*  siècle  fut  très 
court,  nous  dirons  que  le  xviii*  fut  très  long.  La  révolution  fran- 
çaise, qui  est  son  point  culminant,  n'arrive  qu'à  la  fin,  et  ce  serait 
une  grande  erreur  de  croire  qu'elle  se  termine  avec  l'empire.  A 
part  l'aflermissement  irrévocable  de  certaines  réformes  civiles  et 
égalitaires  qui  lui  doivent  leur  consécration  définitive  sur  le  sol 
national,  on  ne  peut  pas  admettre  que  Napoléon  ait  clos  la  révolu- 
tion. En  1815,  on  dirait  au  contraire  qu'un  doigt  mystérieux  a  rayé 
de  l'histoire  tout  ce  qui  s'est  passé  entre  92  et  l'invasion.  L'antago- 
nisme des  deux  tendances  qui  se  partagent  le  pays  est  identique  de 
tous  points  à  celui  qui  le  divisait  le  jour  de  l'ouverture  des  états-géné- 
raux. Le  tiers -état  recommence  contre  la  noblesse  et  le  clergé  une 
lutte  acharnée,  dans  laquelle  le  trône  n'est  toléré  par  lui  qu'à  la  con- 
dition d'être  son  allié.  Il  y  a  de  part  et  d'autre  quelques  expériences 
de  plus,  il  y  a  la  peur  de  certains  excès,  et  encore  ne  s'en  dou- 
terait-on pas  toujours;  il  y  a  enfin  dans  le  monde  quelques  nou- 
veau-venus encore  isolés  et  certains  pressentimens  d'une  autre  phi- 
losophie, d'une  autre  littérature,  d'une  autre  poésie.  Surtout  ce  qui 
est  nouveau,  c'est  que  le  spiritualisme  ressuscite,  au  moins  à  l'état 
de  tendance,  marquant  son  réveil  principalement  dans  la  littérature 
par  cet  amour  de  l'infini  que  le  xviii*  siècle  connut  si  peu.  Ce  sont 
néanmoins  les  germes  à  peine  éclos  de  plantes  futures  cachées  sous 
les  grands  végétaux  qui  couvrent  encore  le  sol.  En  réalité,  de  1815 
à  1830,  c'est  le  xviii*  siècle  qui  combat  le  xvu*;  c'est  l'esprit  de  Vol- 
taire, de  Montesquieu,  de  Rousseau,  continuant  de  poursuivre  l'esprit 
de  Bossuet  et  de  Louis  XIV.  1830  est  la  victoire  du  xviii"  siècle  sur 
le  xvii*,  victoire  pleine  de  ménagemens  de  la  part  du  vainqueur.  En 
cela  se  montre  le  fruit  d'une  expérience  douloureusement  achetée. 
On  songe  moins  à  extirper  le  xvii*  siècle  politique  et  religieux  qu'à 
faciliter  la  transition  qui  lui  permettra  de  passer  insensiblement 


DES   ÉTUDES    RELIGIEUSES   EN   FRANCE.        •  71 

dans  les  formes  nouvelles.  On  compte,  pour  en  arriver  là,  sur  le 
jeu  régulier  d'institutions  libérales  modérées,  et  il  est  de  fait  que, 
pendant  la  carrière  de  dix-huit  ans  qu'a  parcourue  la  monarchie  de 
1830,  le  XIX*  siècle  a  commencé  à  se  former  et  à  vivre  pour  lui- 
même.  Naturellement  il  résulte  de  la  situation  donnée  que  cette 
formation  lente  et  graduelle  ne  présente  pas  à  l'observateur  de  date 
précise  qui  puisse  servir  positivement  de  limite  historique.  Il  est 
certain  que  si  le  régime  inauguré  en  1830  eût  continué  de  préva- 
loir, le  développement  particulier  du  xix*  siècle  se  fût  opéré  de  cette 
manière  insensible  qui  ressemble  à  la  croissance  d'un  corps  vivant. 
Sans  que  nous  ayons  de  jugement  à  émettre  sur  l'avantage  ou  le 
désavantage  qui  en  est  résulté,  18/i8  est  venu,  non  pas  donner  son 
point  de  départ  au  xix*  siècle,  qui  était  déjà  en  voie  de  formation, 
mais  modifier  profondément  les  conditions  de  son  développement. 
En  remettant  en  question  beaucoup  de  choses  que  l'on  croyait  ac- 
quises, la  révolution  de  février  et  ses  conséquences,  qu'il  était 
facile  de  prévoir,  nous  ramènent  en  quelque  sorte  à  un  second  com- 
mencement du  XIX*  siècle. 

A  mesure  que  nous  nous  sommes  rapprochés  du  moment  actuel, 
nous  avons  de  plus  en  plus  resserré  nos  observations  dans  les  limites 
de  la  France  :  non  pas  que  notre  thèse  soit  fausse  si  nous  sortons 
de  ce  pays;  mais  il  faudrait,  pour  l'appliquer  à  l'Europe  entière, 
l'élargir  et  la  modifier,  et  chez  nous  elle  s'appuie  sur  des  faits  plus 
frappans.  Nous  sommes  donc  en  France  au  commencement  du 
XIX*  siècle,  bien  que  le  cadran  de  l'histoire  marque  1859,  et  il  se- 
rait désirable  que  cette  manière  de  comprendre  la  situation  fût  celle 
aussi  de  la  jeunesse  actuelle,  à  qui  les  découragemens  de  la  généra- 
tion précédente  finiraient  peut-être  par  persuader  que  l'inaction 
passive  est  la  sagesse,  l'espérance  joyeuse  la  folie.  Nos  pères  nous 
avaient  beaucoup  promis,  ils  nous  ont  peu  laissé.  Ne  les  accusons 
pas  :  peut-être  ne  pouvaient-ils  pas  faire  davantage,  peut-être  leurs 
tristesses  viennent-elles  de  ce  qu'ils  avaient  placé  leur  idéal  trop 
haut  pour  leurs  forces  et  les  nôtres.  Sachons -leur  gré  de  ce  qu'ils 
ont  voulu  faire,  et  pour  nous,  regardons  en  avant.  Nous  avons  à 
poursuivre  leur  œuvre  commencée  en  profitant  de  leurs  expériences. 
Et  puis  il  est  des  terres  nouvelles  à  l'horizon  lointain,  il  est  des 
cordes  inconnues  sur  la  lyre  de  l'humanité  qui  n'ont  pas  encore  été 
touchées  parmi  nous,  si  ce  n'est  peut-être  par  quelques  virtuoses 
solitaires,  et  dont  les  premières  vibrations  produisent  des  sons  d'une 
aîmpleur  et  d'une  beauté  ravissantes.  Que  ceux  qui  ont  des  oreilles 
pour  entendre  entendent  ! 


72  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


L 


Parmi  les  phénomènes  qui  contribuent  à  donner  au  xix*  siècle 
français  cette  physionomie  distincte  qui  en  fait  à  beaucoup  d'égards 
un  siècle  de  renaissance,  il  faut  citer  en  première  ligne  le  réveil 
des  études  religieuses.  J'emploie  à  dessein  le  mot  d'études.  11  ne  s'a- 
git pas  ici  en  effet  d'un  de  ces  mouvemens  si  fréquens  dans  l'his- 
toire des  religions,  produits  passagers  d'un  retour  aveugle  vers  le 
passé  ou  d'un  accès  fiévreux  de  réforme,  qui  n'ont  souvent  d'autre 
raison  d'être  que  le  mécontentement  du  présent.  Ne  reposant  au 
fond  que  sur  la  négation,  quelque  dogmatiques  qu'elles  soient  d'or- 
dinaire, ces  réactions  ne  sauraient  prétendre  à  une  durée  bien  lon- 
gue. Elles  disparaissent  ou  se  transforment  dès  que  l'humeur  particu- 
lière ou  le  tour  d'esprit  qui  leur  avait  donné  naissance  s'est  évanoui 
lui-même  ou  modifié.  Des  études  au  contraire  supposent  que  l'on 
prend  au  sérieux  l'objet  dont  on  s'occupe,  et  à  tant  de  preuves  dou- 
teuses de  ce  retour  religieux  dont  le  catholicisme  est  si  fier,  nous 
préférons  ce  simple  fait  que  des  livres  tels  que  ceux  de  MM.  Quinet, 
de  Rémusat,  Renan,  aient  pu  trouver  faveur  en  France.  Un  tel  phé- 
nomène eût  semblé  d'une  médiocre  importance  au  xviii*  siècle.  Le 
vice  de  la  philosophie  dominante  alors  fut  de  méconnaître  que  la 
religion  a  droit  de  cité  dans  l'âme.  «  Dis-moi  si  tu  adores  et  ce  que 
tu  adores,  et  je  te  dirai  qui  tu  es,  »  voilà  la  vérité.  Ce  retour  aux 
études  religieuses  marque  donc  un  intérêt  nouveau  pour  la  religion, 
car  on  n'étudie  vraiment  que  ce  qui  intéresse.  Ce  n'est  pas  cepen- 
dant la  résurrection  pure  et  simple  d'un  passé  religieux  quelcon- 
que. La  religion  en  soi  est  indépendante  des  formes  historiques 
dont  elle  s'est  tour  à  tour  revêtue  et  dépouillée.  Elle  est  essentiel- 
lement le  lien  par  lequel  l'homme  se  sent  en  rapport  avec  l'infini. 
Elle  est  le  pont  qui  unit  le  monde  du  fini,  du  contingent,  du  relatif, 
sur  lequel  nos  pieds  reposent,  à  ce  monde  supérieur  de  l'éternel  et 
de  l'absolu  au  bord  duquel  nous  sommes,  dont  nous  respirons  par 
momens  certaines  émanations  mystérieuses,  et  dont  l'existence  s'im- 
pose à  nous  aussi  irrésistiblement  que  sa  consistance  se  dérobe  à 
nos  définitions,  au  point  qu'il  est  possible  d'adorer  l'inconnu,  qu'on 
ne  sait  pas  encore  comment  nommer.  Or  le  xviii"  siècle  a  cru  et 
passionnément  cru  au  fini,  au  monde  actuel,  à  l'humanité  visible. 
Il  a  eu  aussi  son  généreux  idéal;  il  a  rêvé  le  bonheur  parfait  de 
rhomme  dans  les  conditions  de  Texistence  terrestre;  il  n'a  reculé 
devant  rien,  pas  même  devant  le  crime,  pour  le  lui  procurer.  Mal- 
heureusement il  n*a  pas  senti  le  soufUe  de  l'invisible.  De  toutes  les 
directions  possibles  de  Tàme,  le  mysticisme  est  celle  qu'il  a  le 


DES   ÉTUDES    RELIGIEUSES    EN   FRANCE.  73 

moins  comprise.  Excepté  chez  Rousseau,  qui  à  cet  égard  est  en 
pleine  réaction  contre  les  tendances  purement  négatives  de  son 
temps,  le  xviii*  siècle  a  enveloppé  dans  le  même  dédain  religion, 
Évangile,  judaïsme,  catholicisme,  protestantisme,  mythologie,  et 
mis  le  tout  au  rebut  sous  le  nom  de  superstition.  L'homme  le  plus 
religieux,  s'il  est  éclairé,  doit  reconnaître  la  grandeur,  la  légitimité 
relative,  les  bienfaits  réels  du  xviii^  siècle;  mais  il  ne  peut  s'em- 
pêcher de  voir  dans  cette  incapacité  religieuse  la  cause  première 
de  ses  erreurs  et  surtout  de  son  impuissance. 

Est-ce  un  caprice  du  goût,  le  simple  désir  de  faire  revenir  une 
mode  ancienne  de  l'esprit  qui  dirige  de  nouveau  les  recherches  de 
la  science  indépendante  vers  les  religions  et  les  choses  religieuses? 
Le  caprice  n'a  jamais  produit  des  études  sérieuses.  Il  y  a  toute  ^me 
philosophie  en  germe  dans  ce  mouvement  de  la  science  contempo- 
raine, ou,  si  l'on  veut,  il  est  le  résultat  d'une  philosophie  en  voie 
de  transformation.  C'est  ce  que  nous  voudrions  faire  bien  com- 
prendre, en  avertissant  d'avance  qu'ici  surtout  on  expose,  on  con- 
state bien  plus  qu'on  ne  cherche  à  démontrer. 

Il  est  un  fait  placé  aujourd'hui  au-dessus  de  toute  discussion  : 
c'est  que,  depuis  la  révocation  de  l'édit  de  Nantes,  l'esprit  français 
a  été  dans  les  études  religieuses  d'une  grande  stérilité.  La  France  a 
semblé  s'en  consoler  fort  gaiement;  mais  l'observateur  attentif  voit, 
dans  cette  espèce  de  sécheresse  épicurienne  et  bourgeoise  dont  par 
momens  nous  sommes  tentés  d'être  fiers,  une  des  causes  qui  ont  le 
plus  contribué  à  faire  perdre  à  la  France  dans  le  reste  de  l'Europe 
une  partie  de  son  influence  et  de  sa  considération.  Cet  amoindrisse- 
ment du  rôle  religieux  de  la  France  est  d'autant  plus  fâcheux  qu'a- 
vant le  fatal  événement  qui  l'a  amené,  notre  pays  marchait  dans 
cette  branche  de  connaissances  à  la  tête  des  nations  chrétiennes.  L'é- 
mulation, engendrée  par  la  rivalité  de  deux  églises  sur  le  sol  natio- 
nal, provoquait  constamment  les  recherches  et  alimentait  l'érudition 
religieuse  de  la  classe  instruite.  Sans  doute  les  études  souffraient  de 
leur  origine,  et,  poursuivies  surtout  dans  un  intérêt  de  polémique, 
elles  dégénéraient  trop  souvent  en  plaidoyers  où  l'amour  pur  de  la 
vérité  n'était  pas  toujours  le  fil  directeur  de  la  pensée.  Pourtant  l'es- 
prit critique  se  formait  peu  à  peu  au  sein  des  deux  églises.  Richard 
Simon  chez  les  catholiques,  les  deux  Gappelle  et  Rlondel  chez  les 
protestans,  ouvraient  la  lice;  Bayle  enfin  professait  à  Sedan.  Il  est 
à  croire  que  si  les  choses  eussent  suivi  leur  cours  naturel,  le  sceptre 
de  la  critique  à  la  fois  religieuse  et  indépendante  eût  été  au  moins 
partagé  entre  la  France  et  l'Allemagne.  Malheureusement  la  France 
se  désaccoutuma  de  penser  sur  les  choses  religieuses.  Les  hommes 
les  plus  pieux  furent  les  premiers  à  s'en  défendre,  les  autres  en 


74  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

conclurent  que  les  choses  religieuses  n'étaient  pas  du  domaine  de  la 
pensée  scientifique.  De  là  date  dans  les  esprits  et  dans  la  pratique 
cette  séparation  tranchée  entre  le  naturel  et  le  surnaturel,  le  pro- 
fane et  le  sacré,  les  vérités  rationnelles  et  les  vérités  révélées,  sépa- 
ration qui  était  auparavant  peu  sensible  dans  l'application,  et  dont 
le  rôle  depuis  lors  a  été  si  grand  dans  notre  littérature  et  notre  po- 
litique. De  là  cette  manière  encore  aujourd'hui  si  répandue  de  con- 
sidérer une  religion  quelconque  comme  un  enseignement  qui  s'im- 
pose au  nom  de  l'autorité  surnaturelle,  et  se  trouve  par  son  principe 
î'adversaire-né  de  la  libre  recherche.  Cet  antagonisme,  une  fois  ac- 
cepté des  deux  côtés  comme  l'état  normal  et  naturel  des  choses,  eut 
pour  résultat,  d'abord  une  lutte  passionnée  entre  les  deux  grandes 
puissances,  puis,  et  conformément  au  système  qui  triompha  en  poli- 
tique, une  indifférence  polie  et  souvent  affectée  qui  cachait  tout  le 
contraire  d'une  réconciliation.  11  n'y  a  pas  encore  longtemps  que  la 
philosophie  dominante  parmi  nous  se  retranchait  systématiquement 
dans  cette  position,  si  commode  pour  un  moment,  si  insoutenable  à 
la  longue,  pour  refuser  de  répondre  aux  questions  les  plus  impor- 
tantes que  l'esprit  humain  se  puisse  poser.  En  cela,  l'éclectisme, 
pour  lequel  on  est  souvent  bien  ingrat  aujourd'hui,  est  un  véritable 
enfant  de  ce  xviri*  siècle  qu'il  a  tant  combattu. 

Quelque  désireux  que  nous  soyons  de  penser  que  l'Europe  nous 
écoute  et  nous  admire  toujours,  il  faut  bien  nous  l'avouer  :  les  peu- 
ples qui  marchent  avec  nous  vers  l'avenir  et  dans  les  mains  desquels 
se  trouvent,  comme  dans  les  nôtres,  la  direction  de  l'histoire,  l'Al- 
lemagne du  nord,  l'Angleterre,  la  jeune  Amérique,  sont  avides  de 
connaissances  religieuses,  et  ce  n'est  pas  chez  nous  qu'elles  vont  les 
chercher.  Qu'on  parcoure  une  liste  récente  de  publications  alle- 
mandes ou  anglaises,  et  l'on  verra  que  les  œuvres  religieuses  ou 
théologiques  l'emportent  toujours  en  nombre  et  en  importance  sur 
les  autres,  sans  que  celles-ci  se  trouvent  pour  cela  dans  une  con- 
dition désavantageuse,  si  nous  les  comparons  aux  livres  analogues 
qui  se  publient  chez  nous.  Si  l'on  continue  de  nous  lire  à  l'étran- 
ger, nous  devons  ce  privilège  à  de  vieilles  habitudes,  à  notre  langue, 
toujours  aimée  malgré  tout  le  mal  qu'on  en  dit,  à  nos  grands  clas- 
siques et  au  mérite  exceptionnel  de  quelques  œuvres  contemporai- 
nes. Puis  nous  sommes  très  amusans.  Nous  fournissons  aux  lecteurs 
du  monde  entier  des  récréations  inépuisables.  On  serait  même  encore 
bien  plus  avide,  dans  les  familles  allemandes  et  anglaises,  de  nos 
romans  et  de  nos  pièces  de  théâtre,  si  le  sens  moral  y  était  toujours  à 
la  hauteur  de  l'esprit.  Mais,  encore  une  fois,  cette  influence  de  notre 
littérature  s'arrête  à  la  surface.  Les  hommes  graves,  les  hommes 
qui  donnent  autour  d'eux  le  ton  et  la  direction  de  la  pensée,  ne 


DES  ÉTUDES  RELIGIEUSES  EN  FRANCE.  75 

nous  lisent  presque  pas,  et  la  littérature  française  d'aujourd'hui,  re- 
cherchée à  titre  de  délassement,  est  rarement  prise  au  sérieux.  Qu'il 
y  ait  de  l'injustice  et  des  préventions  mal  fondées  dans  cette  in- 
différence à  l'égard  de  nos  travaux  scientifiques,  je  suis  loin  de  le 
contester;  mais  le  fait  est  là,  et  il  n'en  faut  pas  chercher  la  cause  ail- 
leurs que  dans  le  silence  gardé  par  l'esprit  français  sur  les  questions 
les  plus  débattues  et  les  plus  étudiées  du  monde  civilisé.  Ce  ne  sont 
pas  seulement  les  théologiens  de  profession  qui  ont  pris  l'habitude 
de  se  passer  de  nous,  c'est  aussi  cette  foule  de  penseurs  et  d'hommes 
éclairés  qui  éprouvent  le  besoin  d'avoir  des  opinions  religieuses, 
sans  être  théologiens,  à  peu  près  comme  nous  avons  tous  notre  hy- 
giène sans  que  nous  regardions  comme  nécessaire  d'avoir  pour  cela 
notre  diplôme  d'études  médicales.  On  ne  saurait' croire  combien  de 
fois  cette  peur  affectée  de  toucher  du  bout  du  doigt  à  une  question 
religieuse,  quand  on  parle  d'histoire,  de  sciences  naturelles,  de 
physiologie,  de  philosophie  même,  on  ne  saurait  croire,  dis-je, 
combien  cette  réserve,  qui  paraissait  à  nos  savans  le  comble  de  la 
sagesse  pratique,  qui  leur  semblait  dictée  par  le  bon  goût,  les  con- 
venances, la  méthode  scientifique,  a  provoqué  le  dédain  ou  l'im- 
patience de  nos  lecteurs  étrangers.  Que  de  fois  nos  théories  histo- 
riques en  ont  souffert!  que  de  fois  l'absence  de  ce  génie  critique 
provenant  d'études  prolongées  sur  les  peuples  et  les  sociétés  dis- 
parues, et  réclamant  ce  tact  particulier  qu'on  a  si  justement  appelé 
le  sens  de  l'antiquité,  a  fait  du  tort  à  nos  appréciations!  Qu'on  ne 
se  récrie  pas  sur  l'importance  exagérée  que  j'attribuerais  à  une  la- 
cune qui,  à  première  vue,  doit  paraître  fort  peu  sensible  dans  les 
œuvres  purement  littéraires  x)u  scientifiques  telles  que  nous  les  en- 
tendons :  il  n'est  pas  du  tout  nécessaire  d'aborder  directement  les 
questions  religieuses  pour  qu'elle  se  fasse  sentir.  Il  serait  souvent 
très  difficile  de  noter  les  livres,  d'indiquer  les  études,  les  recher- 
ches, les  théories  physiques  ou  littéraires  qui  en  souffrent.  C'est 
un  certain  tour  d'esprit,  une  tendance  vers  les  choses  infinies,  vers 
l'absolu,  qui  fait  défaut,  et  dont  l'absence  est  ressentie  souvent 
sans  que  l'on  s'en  rende  compte.  Il  faut  bien  qu'il  en  soit  ainsi, 
car  il  y  a  eu  évidemment  pendant  une  période  assez  longue  un  man- 
que d'affinité  entre  notre  esprit  scientifique  et  celui  des  nations 
étrangères,  et  par  suite  une  impuissance  marquée  de  notre  part  à 
imprimer  notre  cachet,  comme  nous  le  faisions  au  siècle  dernier, 
sur  la  pensée  scientifique  du  monde  contemporain.  Qu'on  le  dé- 
plore ou  qu'on  s'en  réjouisse,  le  fait  est  que  dans  le  domaine  des 
sciences  c'est  l'esprit  allemand  qui  est  l'envahisseur  chez  tous  les 
peuples  civilisés,  et  nous  sommes  parmi  les  envahis. 

N'avons-nous  donc  que  des  regrets  et  des  plaintes  à  faire  enten- 


76  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dre?  Non  certes,  et  c*est  en  cela  précisément  que  consiste  l'impor- 
tance du  retour  de  l'esprit  français  vers  les  études  religieuses.  II 
dépend  de  nous  en  effet  de  reconquérir  par  cette  voie  un  ascendant 
que  nous  avons  perdu.  Il  suffit  pour  cela  qu'un  certain  nombre  des 
écrivains  français  les  plus  distingués  continuent  de  consacrer  à  l'é- 
tude des  religions  et  des  faits  qui  s'y  rattachent  leurs  méditations  et 
leurs  recherches,  et  que,  par  leur  intermédiaire,  le  public  éclairé, 
mieux  informé  de  ce  que  sont  en  elles-mêmes  les  choses  religieuses, 
abjure  enfin  ce  malheureux  point  de  vue  du  xviii'  siècle,  dépassé 
ailleurs  depuis  longtemps.  Que  l'on  se  rassure  :  il  ne  s'agit  nulle- 
ment de  revenir  à  celuijdu  xvii%  qui  ne  l'est  pas  moins.  Il  s'agit 
de  revenir  à  la  saine  tradition  de  l'Europe  moderne  et  chrétienne, 
également  éloignée  et  de  la  sauvage  intolérance  du  moyen  âge  et 
de  l'indifférence  peu  raisonnée  des  temps  qu'on  appelle  chez  nous 
civilisés. 

Déjà  la  littérature  contemporaine  de  la  France  a  été  enrichie  de 
travaux  d'un  mérite  supérieur  dans  cet  ordre  de  recherches.  Les 
œuvres  philosophiques  et  religieuses  de  M.  Edgar  Quinet  ouvrirent 
une  voie  de  recherches  restée  jusque-là  inféconde.  Ce  ne  sont  ni  les 
applaudissemens  ni  le  succès  littéraire  qui  leur  ont  manqué  lors- 
qu'elles ont  paru.  Pourtant  il  est  douteux  qu'on  les  ait  encore  esti- 
mées généralement  à  leur  vraie  valeur.  La  poésie  du  style,  l'éléva- 
tion généreuse  de  la  pensée,  le  libéralisme  ardent  de  l'écrivain,  ont 
plus  fait  pour  lui  concilier  les  chaudes  sympathies  de  la  jeunesse 
que  les  mérites  plus  cachés  résultant  d'une  érudition  puisée  aux 
meilleures  sources,  élaborée  par  un  esprit  d'élite.  Combien  de  points 
de  vue  et  d'aperçus  qui  semblent  tout  nouveaux  à  notre  public  d'au- 
jourd'hui sont  déjà  pressentis  et  même  développés  dans  le  Génie  des 
Religions  et  les  autres  œuvres  de  l'éminent  écrivain!  Ceux  qui  sui- 
vent d'un  œil  attentif  la  marche  des  idées  religieuses  dans  la  France 
contemporaine  doivent  certainement  décerner  à  M.  Quinet  l'honneur 
d'avoir  plus  contribué  qu'aucun  autre  à  imprimer  une  direction  nou- 
velle à  l'esprit  français  en  matière  d'études  religieuses  (1).  Déjà  les 
travaux  de  nos  orientalistes  ont  conquis  une  réputation  méritée  et  fa- 

(1)  Qu'on  veuille  bien  se  rappeler  que  nous  parlons  toujours  ^.'études.  Ayant  M.  Quinet, 
il  est  certainement  des  œuvres  remarquables  à  plus  d'un  titre,  par  exemple  l'ouvrage 
de  Benjamin  Constant  sur  la  lieligion,  livre  peu  lu  aujourd'hui  et  dont  l'influence  n'a 
pas  été  très  sensible.  On  prépare  une  réimpression  des  œuvres  religieuses  de  Samuel 
Vincent,  de  Nîmes,  l'ancien  adversaire  de  Lamennais,  et  dont  les  vues  profondes  seront 
mieux  appréciées  aujourd'hui  qu'il  y  a  trente  ans,  où  on  ne  le  comprenait  guère.  Le 
Génie  du  Christianisme  a  été  le  signal  de  la  réaction  littéraire  contre  le  xviii"  siècle, 
en  ce  qu'il  a  réveillé  le  sens  de  l'infini  et  le  goût  des.  beautés  religieuses  ;  mais  sans 
contredit  cet  immense  succès  n'était  possible  que  dans  une  société  où  la  connaissance 
des  religions  était  peu  répandue. 


DES  ÉTUDES  RELIGIEUSES  EN  FRANCE.  77 

cilitéles  abords  de  la  science.  En  ce  moment,  les  œuvres  de  MM.  Gui- 
gniaut,  Maury,  Michel  Nicolas,  Munk,  Golani,  Renan,  continuent  avec 
un  grand  bonheur  l'édifice  commencé.  Évidemment,  pour  les  ques- 
tions religieuses,  le  temps  du  silence  respectueux  est  passé.  Les  ou- 
vrages philosophiques  de  ces  dernières  années  se  distinguent  sur- 
tout des  ouvrages  antérieurs  par  la  large  part  qui  est  faite  à  l'élément 
religieux  de  l'âme  humaine.  On  a  vu  des  recueils  périodiques,  des 
feuilles  quotidiennes  même,  s'ouvrir  de  plus  en  plus  à  des  travaux 
inspirés  par  le  même  intérêt.  Qu'il  me  soit  permis  de  citer  quelques 
noms  encore,  MM.  Montégut,  E.  Laboulaye,  le  regrettable  M.  Ri- 
gault.  Le  recueil  où  j'écris  n'a  pas  été  sans  contribuer  pour  une 
grande  part  à  ce  renouvellement  de  la  science  religieuse  nationale. 
Les  travaux  de  M.  de  Rémusat,  entre  autres,  sont  une  des  meil- 
leures preuves  de  ce  mouvement  fécond,  et  la  sympathique  atten- 
tion qu'ils  ont  éveillée  en  dehors  des  frontières  pourrait  démontrer 
aux  plus  incrédules  que  les  écrivains  français  savent  se  faire  écouter 
de  tous,  et  môme  mieux  que  d'autres,  quand  ils  parlent  des  choses 
religieuses  en  connaissance  de  cause,  avec  l'indépendance  et  la  lar- 
geur d'un  esprit  vraiment  philosophique. 

Tout  en  reconnaissant  ce  qui  nous  a  manqué  pendant  longtemps, 
il  semble  donc  opportun  d'indiquer  ce  que  nous  sommes  aujour- 
d'hui en  voie  d'acquérir.  J'ai  bien  des  fois  entendu  dire  de  l'autre 
côté  du  Rhin  :  «  Si  la  France  savait  et  si  l'Allemagne  pouvait!  »  En 
fait,  nous  avons  été  trop  longtemps  détournés  des  études  reli- 
gieuses; nous  ne  pouvons  reconquérir  le  terrain  perdu  qu'à  force 
de  labeurs  et  à  la  condition  de  subir  une  espèce  de  torture  intellec- 
tuelle sous  la  discipline  d'écrivains  étrangers  qui  ne  parlent  pas 
notre  langue  et  pensent  encore  bien  moins  nos  idées.  Néanmoins, 
lorsqu'une  fois  il  a  pu  acquérir  l'érudition,  l'aptitude  critique,  l'es- 
thétique religieuse,  si  l'on  peut  ainsi  nommer  le  talent  particulier 
d'apprécier  les  choses  religieuses  de  la  manière  et  selon  la  mesure 
qui  leur  conviennent,  l'esprit  français  est  le  mieux  préparé  du  monde 
pour  en  tirer  des  résultats  solides  et  surtout  pour  leur  donner  cette 
forme  attrayante  qui  est  seule  capable  d'initier  aux  mystères  de  ce 
monde  supérieur  ceux  qui  n'en  ont  pas  hit  leur  étude  spéciale. 
Moins  idéaliste  que  l'esprit  allemand,  moins  positif  que  l'esprit  an- 
glais, amoureux  de  la  mesure,  mais  aussi  de  la  beauté,  ne  pouvant 
consentir  à  séparer  la  science  de  l'art,  l'esprit  français  sera  le  con- 
quérant du  monde  toutes  les  fois  que  le  fond  vaudra  la  forme,  que 
le  travail  aura  précédé  l'art.  Le  moment  actuel  est  d'autant  plus 
favorable  que  l'Allemagne,  encore  très  active,  si  nous  la  comparons 
à  nous,  passe  par  une  période  relative  d'inaction,  si  nous  la  com- 
parons à  elle-même.  Quant  au  monde  anglais,  il  ne  fait,  à  vrai  dire, 


78  '      BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  commencer  l'étude  indépendante  des  choses  religieuses,  et  il 
le  fait  presque  uniquement  sous  la  direction  de  Tesprit  allemand. 
Il  y  a  donc  opportunité  sans  nul  doute  à  rechercher  de  plus  près 
quelles  causes  ont  retenu  l'esprit  français  si  longtemps  éloigné  du 
domaine  des  études  religieuses,  et  quelles  idées  nouvelles  il  apporte 
en  rentrant  dans  ce  monde  qui  lui  est  trop  longtemps  resté  presque 
étranger.  Après  s'être  arrêtée  sur  ce  tableau  général,  notre  attention 
pourra  se  porter  avec  plus  de  fruit  sur  une  des  œuvres  récentes 
qui  nous  paraissent  le  mieux  caractériser  la  nouvelle  critique  reli- 
gieuse. 

II. 

J*ai  dit  que  notre  stérilité  en  fait  de  science  religieuse  tenait  à  ce 
point  de  vue,  datant  de  la  fm  du  xvii'  siècle,  qui  établit  une  bar- 
rière infranchissable  entre  le  sacré  et  le  profane ,  le  surnaturel  et 
le  naturel,  le  divin  et  l'humain,  la  foi  et  la  science.  De  là  résultait 
en  effet,  pour  les  amis  de  la  libre  pensée,  ou  l'inimitié,  ou  l'indif- 
férence en  face  de  tout  ce  qui  se  présentait  avec  les  couleurs  du 
surnaturel.  Le  déisme,  qui  fut  la  religion  philosophique  du  xviii"  siè- 
cle, s'en  accommodait  fort  bien,  et,  soit  que  les  adversaires  de  la 
religion  traditionnelle  niassent  toute  révélation  en  reléguant  l'Être 
suprême  fort  loin  par-delà  les  nuages,  soit  que  les  apologistes  du 
christianisme  s'imaginassent  qu'ils  avaient  rempli  leur  tâche  en  dé- 
montrant qu'une  révélation  était  nécessaire  à  l'homme,  et  que  des 
miracles  suffisamment  attestés  prouvaient  que  le  christianisme  seul 
était  cette  révélation  nécessaire,  tout  le  monde  était  d'accord  sur  un 
principe  important  :  c'est  que  les  choses  divines  sont  le  contraire  des 
choses  humaines,  que  le  miracle,  ou  l'interruption  brusque  et  irra- 
tionnelle de  l'ordre  universel,  est  le  caractère  essentiel  de  toute  reli- 
gion révélée,  le  signe  auquel  on  doit  reconnaître  un  acte  vraiment 
divin.  Des  deux  côtés  en  effet,  Dieu  et  le  monde  étaient  deux  êtres 
séparés  l'un  de  l'autre,  opposés  l'un  à  l'autre,  et  sans  rapport  intime 
en  temps  ordinaire.  Toute  manifestation  de  Dieu  dans  le  monde  était 
donc  une  rupture,  une  négation,  momentanée  de  l'ordre  du  monde. 
Ce  n'était  pas  la  règle,  c'était  l'exception  qui  révélait  Dieu.  Par  un 
singulier  mélange  d'idées,  on  n'en  parlait  pas  moins  de  l'infinité, 
de  la  toute-puissance,  de  l'immensité  de  Dieu,  et  chez  les  plus 
pieux  la  Providence,  abstraction  vaguement  définie,  tenait  la  place 
de  ces  légions  d'anges  et  d'esprits  bienheureux  qui,  dans  les  siècles 
de  foi  naïve,  servaient  à  la  communication  incessante,  et  partant 
naturelle,  entre  le  Créateur  et  la  création.  En  réalité,  le  siècle  de  la 
philosophie  avait  accentué  le  surnaturel  bien  plus  fortement  que 


DES   ÉTUDES   RELIGIEUSES    EN   FRANCE.  79 

les  siècles  antérieurs.  Le  surnaturel  perd  son  cachet  spécial  pour 
ceux  qui  se  croient  toujours  et  partout  sous  son  empire.  Le  miracle 
exige,  pour  être  compris  comme  miracle,  que  l'on  connaisse  bien 
ce  qui  n'est  pas  miraculeux.  Devant  le  flambeau  des  sciences  natu- 
relles, il  semblait  donc  que  Dieu  se  retirât  dans  un  lointain  tou- 
jours plus  inaccessible.  Toute  loi  nouvelle  constatée,  tout  fait  mer- 
veilleux expliqué  paraissait  une  conquête  de  l'homme  sur  le  domaine 
divin,  et  ainsi  la  contradiction  posée  d'avance  entre  la  foi  et  la 
science  s'aggravait  tous  les  jours  des  progrès  de  celle-ci. 

On  aperçoit  tout  d'abord  qu'une  telle  conception  des  rapports  de 
Dieu  et  du  monde  excluait  la  possibilité  de  toute  recherche  sérieu- 
sement scientifique  appliquée  aux  religions.  En  revanche,  dès  que 
le  monde  et  Dieu  ne  sont  plus,  comme  le  déisme  se  les  représentait, 
opposés  l'un  à  l'autre  et  se  limitant  mutuellement,  du  moment  qu'ils 
sont  dans  un  état  de  pénétration  mutuelle  et  en  quelque  sorte  de  pa- 
rallélisme continu,  le  problème  religieux  change  de  face.  Et  voilà 
précisément  le  point  de  vue  prédominant  de  la  pensée  moderne.  La 
révolution  opérée  dans  les  esprits  se  manifeste  clairement  dans  ce 
fait,  qu'aujourd'hui  l'écueil  de  la  pensée  religieuse  est  le  pan- 
théisme, et  non  plus  le  déisme  comme  autrefois.  Le  monde,  tel  qu'il 
nous  apparaît  dans  ses  deux  grandes  divisions  de  la  matière  et  de 
l'esprit,  se  développe  parallèlement  à  la  pensée  absolue,  dont  il  est 
l'épanouissement  dans  l'espace  et  dans  le  temps.  11  est  cette  pensée 
exprimée,  rendue  sensible;  il  est  la  parole,  ou,  pour  parler  plus 
précisément,  la  vibration  de  la  parole  infmie.  Yoilà  la  pensée  phi- 
losophique dont  on  retrouve  les  traces  dans  toutes  les  sciences,  et 
vers  laquelle  le  xviii*'  siècle  marchait  sans  le  savoir.  Quel  est  le  but 
de  toute  science?  Déterminer  les  lois  qui  régissent  les  phénomènes. 
Le  xviii^  siècle  avait  cru  pouvoir  se  passer  de  Dieu,  comme  d'une 
hypothèse  inutile,  en  substituant  à  son  action  immédiate,  telle  que 
la  comprenaient  les  siècles  de  foi  enfantine,  celle  de  la  loi  abstraite. 
Croyans  et  incrédules  étaient  d'accord  pour  distinguer  radicalement 
la  loi  naturelle  de  l'action  de  Dieu  sur  le  monde.  Ils  ne  voyaient 
pas  qu'une  loi  quelconque,  se  révélant  constamment  et  infaillible- 
ment dans  un  certain  genre  de  phénomènes,  pliant  à  son  autorité 
tout  ce  qui  rentre  dans  sa  sphère  d'action,  cause  intérieure,  im- 
médiate, positive,  des  choses  qu'elle  détermine,  est  tout  autre 
chose  qu'une  abstraction.  En  réalité,  c'est  elle  qui  existe  la  pre- 
mière, puisque  les  choses  déterminées  n'existent  que  par  elle.  C'est 
elle  qui  est  positive,  puisque  les  choses  que  nous  constatons  dans 
le  monde  et  en  nous-mêmes  lui  doivent  la  forme  sans  laquelle  nous 
ne  pourrions  ni  les  sentir,  ni  nous  les  représenter.  Or,  si  la  loi 
est  quelque  chose,  et  non  pas  seulement  une  abstraction  de  notre 


80  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

intelligence,  il  faut  ou  revenir  au  polythéisme,  et  admettre  autant 
de  divinités  que  de  lois  naturelles,  ou  les  considérer  comme  le  dé- 
ploiement de  la  pensée  divine  dans  le  temps  et  dans  l'espace.  Si 
donc  nous  laissons  un  moment  de  côté  le  monde  moral,  où  la  liberté 
humaine  exigerait  des  limitations,  il  résulte  de  cette  manière  de  con- 
cevoir les  rapports  du  monde  avec  Dieu  que  tout  ce  qui  est  naturel 
est  aussi  divin.  Tout  n'est  pas  Dieu,  mais  Dieu  est  en  tout,  parce 
que  tout  est  en  Dieu.  Il  est,  il  parle  dans  la  pierre  qui  tombe,  obéis- 
sant aux  loiâ  de  la  gravitation,  dans  le  nuage  du  soir  qui  s'élève  au- 
dessus  du  lac,  dans  l'éclair  qui  brille  et  le  tonnerre  qui  gronde,  dans 
l'éclosion  de  la  graine  qui  meurt  pour  revivre  et  dans  le  cristal  qui 
se  forme  aux  parois  de  la  grotte  inconnue,  dans  la  marche  des 
mondes  se  croisant  dans  les  profondeurs  des  cieux  et  dans  le  co- 
quillage fossile,  débris  d'une  époque  de  la  création.  11  est,  il  se  mon- 
tre dans  cette  ascension  continue  des  choses,  qui  tendent  à  s'élever 
de  la  matière  brute  et  chaotique,  à  travers  une  série  divisible  à  l' in- 
fini de  progrès  et  d'efforts,  jusqu'à  l'organisme  le  plua  compliqué, 
jusqu'au  monde  de  l'esprit.  Quelle  indescriptible  poésie  résulte  de 
cette  conception  des  choses  !  Comme  elle  ennoblit  les  phénomènes  les 
plus  vulgaires!  Que  vient-on  nous  parler  de  science  irréligieuse  ou 
indifférente?  Est-ce  que  la  vraie  science  peut  être  autre  chose  que 
religieuse?  Ce  n'est  pas  seulement  en  dehors  et  au-dessus  des  choses 
qu'il  faut  chercher  Dieu,  c'est  bien  plutôt  en  dedans  et  au-dessous. 
Les  naturalistes,  les  physiciens,  les  astronomes,  les  physiologistes, 
tous  ceux  en  un  mot  qui  cherchent  les  lois  du  monde  visible  inter- 
prètent la  pensée  divine;  ils  sont  les  théologiens  de  la  nature. 

Mais  aussi,  et  par  la  môme  raison,  l'historien,  le  moraliste,  le 
théologien,  le  philosophe,  le  jurisconsulte,  le  politique,  quiconque 
étudie  les  choses  de  l'esprit  avec  le  désir  d'en  trouver  les  lois  et 
d'en  systématiser  les  phénomènes  fait  l'histoire  naturelle  de  l'es- 
prit humain.  Il  n'y  a  ainsi  entre  les  sciences  dites  morales  et  poli- 
tiques et  les  autres  sciences  que  la  différence  de  l'objet.  La  mé- 
thode, le  but,  la  pensée  qui  préside  au  point  de  départ  et  celle  qui 
plane  sur  le  point  d'arrivée  sont  ou  doivent  être  les  mêmes.  Cher- 
cher la  loi  exprimée  par  une  série  quelconque  de  phénomènes  phy- 
siques ou  moraux,  c'est  chercher  Dieu,  car  c'est  chercher  ce  qui 
est  vrai  toujours  et  partout,  c'est  désirer  l'éternel,  c'est  tendre  vers 
l'absolu.  C'est  ainsi  que  l'on  peut  concevoir  une  encyclopédie  des 
connaissances  humaines,  non  pas  à  l'état  de  juxtaposition  abrupte 
et  sans  lien  nécessaire,  mais  comme  un  organisme  logique,  i)aral- 
lèle  aux  divers  degrés  de  l'être  et  s' élevant  avec  la  succession  des 
phénomènes  qui  tombent  sous  nos  moyens  de  perception  physique 
et  intellectuelle. 


DES  ÉTUDES  RELIGIEUSES  EN  FRANCE.  81 

Un  tel  point  de  vue  peut-il  s'appliquer  à  l'étude  des  religions?  Nous 
le  croyons  sincèrement,  et  c'est  ce  qui  nous  fait  désirer  plus  vive- 
ment encore  une  intervention  sérieuse  de  l'esprit  français  dans  un 
si  riche  domaine.  Il  importe, trop  d'ailleurs  de  démontrer  comment 
de  telles  idées  s'appliquent  aux  études  religieuses  pour  qu'on  n'entre 
pas  à  ce  sujet  dans  quelques  développemens. 

La  religion  est  chose  de  l'esprit.  Les  religions,  c'est-à-dire  les 
formes  variées  qui  ont  tour  à  tour  ou  conjointement  servi  d'expres- 
sion au  sentiment  religieux,  doivent  être  rangées  par  conséquent 
dans  la  catégorie  des  phénomènes  de  l'esprit,  et  elles  réclament  une 
étude  à  part  au  même  titre  que  les  faits  politiques,  les  législations, 
les  littératures,  les  philosophies.  Un  coup  d'œil  même  superficiel 
suffit  pour  montrer  que  l'arbitraire  n'a  pas  plus  de  place  dans  ce 
genre  de  phénomènes  que  dans  les  autres.  Le  xviii*'  siècle,  qui  attri- 
buait les  religions  à  l'astuce  des  prêtres,  ou  du  moins  à  l'habileté 
des  gouvernans,  oubliait  de  s'enquérir  de  l'origine  des  prêtres  et 
de  rechercher  sur  quelle  religion  préexistante  les  habiles  politiques 
des  temps  primitifs  avaient  pu  spéculer  pour  en  venir  à  leurs  fins. 
C'était  une  étrange  pétition  de  principes,  qui  tenait,  comme  beau- 
coup d'autres  erreurs  du  temps,  à  l'idée  qu'une* foi  religieuse  peut 
s'implanter  du  dehors  sans  être  produite  par  un  développement 
intérieur  et  antérieur.  C'était  l'erreur  fondamentale  du  Contrat  so- 
cial, reportée  du  domaine  civil  dans  le  domaine  moral.  Jamais  il 
n'a  été  possible  affaire  une  religion;  c'est  la  religion  qui  se  fait. 
L'homme  est  religieux,  comme  il  est  intelligent,  comme  il  est  mo- 
ral, comme  il  est  sociable,  non  parce  qu'on  l'a  fait  religieux,  mais 
parce  qu'il  l'est  devenu,  parce  qu'il  l'est  en  lui-même.  Aussi  loin 
que  l'humanité  remonte  dans  ses  souvenirs,  elle  a  conscience  d'a- 
voir toujours  regardé  vers  l'absolu  comme  vers  l'aimant  mystérieux 
dont  elle  subit,  dont  elle  recherche  l'attraction,  lors  même  qu'elle 
en  a  peur. 

Oui,  l'homme,  en  s'éveillant  sur  la  terre,  a  senti  naître  en  lui,  du 
fond  le  plus  caché  de  son  être,  une  disposition  merveilleuse,  celle  de 
s'émouvoir  et  de  se  prosterner  devant  ce  qui  lui  révélait  la  vie  in- 
finie dont  la  sienne  dépend.  Aux  jours  de  la  première  ignorance,  il 
adorait  la  montagne,  la  mer,  la  forêt,  tout  ce  qui  lui  représentait 
l'absolu.  Plus  tard,  dominé  par  un  pressentiment  obscur  de  la  pré- 
sence de  la  Divinité  dans  tout  l'univers,  il  choisissait  le  premier 
objet  venu  pour  en  faire  son  fétiche.  Souvent  il  adorait  une  force, 
selon  nous,  brutale  et  stupide,  mais  qui  pour  lui  était  prodigieuse- 
ment intelligente,  la  force  animale  dans  ses  manifestations  les  plus 
terribles.  C'est  dans  les  religions  que  l'homme  est  à  la  fois  et  au 
même  instant  ridicule  et  sublime,  plus  bas  que  la  brute  et  plus 

TOME  XXIV.  C 


82  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

grand  que  le  monde.  Insensiblement  son  point  de  vue  s'éleva.  Le 
jour  vint  que,  ne  trouvant  plus  la  montagne,  la  mer,  l'animal,  assez 
supérieurs  à  lui  pour  réveiller  dans  son  âme  le  sens  de  l'infini,  il 
détourna  vers  le  ciel  son  encens  et  ses  prières.  Cent  mythologies 
sont  fondées  sur  le  mariage  du  ciel  et  de  la  terre.  Plus  tard, 
l'homme  a  clierché,  sans  la  trouver  encore,  l'unité  de  la  nature,  et 
pendant  que  le  Chinois  ne  concevait  rien  au-delà  du  ciel  bleu,  pre- 
mier producteur  et  moteur  de  l'univers,  l'Aryen  voyait  dans  la  lu- 
mière l'essence  incréée  qu'il  faut  bénir  de  toute  son  âme  et  aimer 
de  tout  son  cœur.  Là  où  une  race  active  et  spirituelle  s'est  trouvée 
en  présence  d'une  nature  sereine,  de  proportions  modérées,  préci- 
sément adaptée  à  ses  besoins  et  à  ses  goûts,  l'homme  s'est  senti  le 
maître,  et,  sans  se  séparer  encore  de  cette  nature  bien-aimée,  il  est 
arrivé  pourtant  à  des  divinités  complètement  humaines.  L'Hellène 
s'est  adoré  lui-même,  tel  qu'il  se  rêvait,  puissant,  beau,  sans  dou- 
leur, sans  soucis.  Cependant,  au  milieu  de  ces  races  qui  rayonnent 
des  hauts  plateaux  de  l'Asie  centrale,  s'en  trouve  une  qui,  du  plus 
loin  qu'elle  se  connaît,  a  conscience  d'avoir  vaincu,  dépassé  la  na- 
ture et  adoré  un  Fort  invisible  qui  la  dominait  elle-même  dans  sa 
toute-puissance.  Le  monothéisme  surgit  au  milieu  des  paganismes 
comme  une  colonne  granitique  au  sein  d'une  épaisse  forêt.  La  dis- 
tinction radicale  de  Dieu  et  du  monde  devient  ainsi  le  dogme  et  la 
vie  d'un  peuple  de  plus  en  plus  unique  à  mesure  que  l'histoire  se 
déroule.  Au  bout  de  quelques  siècles,  le  monothéisme  aspire  à  la 
souveraineté;  il  prétend  se  substituer  à  tout  le  reste,  et  il  ne  pour- 
rait faire  autrement  sans  se  renier  lui-même,  car  le  seul  vrai  Dieu 
doit  régner  partout.  Et  pourtant  il  n'y  serait  pas  parvenu,  réduit  à 
sa  seule  force.  De  leur  côté,  les  races  polythéistes  ne  pouvaient  pas 
se  contenter  d'un  Dieu  trop  éloigné  d'elles  après  avoir  vécu  si  long- 
temps dans  l'idée  contraire.  Le  monothéisme  ne  put  compter  sur 
la  victoire  qu'à  partir  du  jour  où  un  homme  unique,  sorti  de  ce 
peuple  unique  dont  nous  parlions  tout  à  l'heure,  sentit  dans  son 
cœur  pur  que  notre  Père,  qui  est  aux  cieux,  était  aussi  en  lui,  et 
devait  être  en  nous  tous.  La  Grèce,  qui  d'abord  ne  comprit  rien  à 
pareille  chose,  finit  par  abandonner  ses  Apollons  et  ses  Jupiters 
pour  se  prosterner  devant  l'homme-Dieu,  et  toutes  les  divinités  qui 
remplissaient  le  Panthéon  durent  tomber  de  leur  piédestal,  vaincues 
par  le  seul  Dieu  dont  l'image  manquât  parmi  elles.  Son  sanctuaire 
était  le  seul  où  les  soldats  romains  n'eussent  pas  trouvé  de  statue  à 
rapporter  en  triomphe.  Voilà  pourquoi  leur  victoire  sur  les  Juifs  n'em- 
pêcha pas  Jehovah  d'être  plus  fort  que  les  césars.  Le  génie  d'Israël 
était  invincible,  parce  qu'il  était  insaisissable,  et  au  fond  les  pro- 
phètes et  les  psalmistes  avaient  bien  raison  de  proclamer  la  supério- 


DES  ÉTUDES  RELIGIEUSES  EN  FRANCE.  8S 

rite  du  Dieu  de  Jacob  sur  tous  les  autres.  L'homme  peut  se  croire 
plus  grand  et  plus  fort  que  le  monde,  mais  non  pas  que  l'Esprit  in- 
fini qui  le  pénètre  et  le  domine  absolument. 

Mais  comment  donner  en  quelques  pages  une  esquisse  de  ce 
monde  si  curieux,  si  plein  de  vie,  de  variété,  de  pittoresque  et  de 
sérieux,  de  grandeurs  et  de  bizarreries,  de  poésie  et  de  subtilité 
raffinée,  de  boue  et  d'or,  qui  s'appelle  les  religions?  Ce  qu'il  importe 
de  constater,  en  s' appuyant  de  quelques  travaux  récens,  c'est  que 
nulle  part  l'esprit  humain  n'est  plus  intéressant  à  étudier  que  dans 
son  développement  religieux.  Nulle  part  la  pensée  n'est  plus  forte- 
ment attirée  par  l'espoir  de  découvrir  la  symétrie  interne  qui  com- 
mande et  organise  le  chaos  apparent.  Et  ici  en  effet,  dans  les  détails 
comme  dans  l'ensemble,  l'esprit  est  partout,  l'arbitraire  nulle  part. 
Tout  a  un  sens,  tout  a  sa  raison  d'être,  tout  se  rattache  d'une  ma- 
nière ou  d'une  autre  à  un  état  déterminé  de  l'âme  que  nous  devons 
nous  efforcer  de  ressentir  en  nous-mêmes,  si  nous  voulons  faire  de 
l'histoire.  Les  cérémonies  les  plus  grotesques  en  apparence  des 
anciens  cultes  acquièrent  une  signification  inattendue  quand  on  en 
sonde  l'origine  psychologique,  et  depuis  la  forme  la  plus  élevée  du 
sacrifice,  ce  centre  de  toute  religion  positive,  depuis  le  sacrifice  su- 
prême, qui  consiste  à  immoler  son  égoïsme  et  sa  sensualité,  à  don- 
ner, quand  il  le  faut,  sa  propre  vie  pour  faire  ce  qu'ordonne  la  con- 
science, jusqu'à  la  grossière  offrande  que  présente  à  son  informe 
idole  le  sauvage  de  l'Amérique  du  Nord,  il  n'est  pas  une  manifesta- 
tion de  la  vie  religieuse  qui  ne  soit  une  révélation  de  l'esprit  obéis- 
sant aux  tendances  supérieures  qui  le  sollicitent. 

Les  religions  sont  par  conséquent  et  au  même  titre  que  toutes  les 
autres  choses  de  l'esprit  (c'est  encore  un  fait  établi  par  la  critique 
nouvelle)  l'objet  d'une  science  qui,  pour  réaliser  sa  mission,  n'a  pas 
à  prendre  parti  d'avance  pour  ou  contre  les  phénomènes  qu'elle 
étudie,  mais  simplement  à  les  constater,  à  les  classer,  à  en  déter- 
miner les  lois.  C'est  ici  que  se  révèle  la  haute  importance  du  point 
de  vue  philosophique  que  nous  avons  signalé.  Une  science  réelle  des 
religions  était  impossible  tant  que  l'on  se  plaçait  d'avance  sur  le  ter- 
rain d'une  religion  exclusive,  en  dehors  de  laquelle  on  ne  voyait 
qu'absurdités  et  mensonges.  Elle  ne  l'était  pas  moins  quand  on  pré- 
tendait la  créer  avec  une  arrière-pensée  d'hostilité  contre  les  religions 
en  général.  Voilà  pourquoi  les  pères  de  l'église  et  les  historiens  de 
l'école  classique  comprennent  si  mal  l'antiquité  païenne,  et  pourquoi 
la  science  contemporaine  ne  peut  plus  que  sourire  devant  les  sys- 
tèmes où  le  XVIII*  siècle  se  complut  trop  longtemps,  et  dont  V Ori- 
gine de  tous  les  Cultes  de  Dupuis  est  un  des  spécimens  les  plus  popu- 
laires. Désormais  on  peut  parler  de  la  science  des  religions  aussi 


S!l  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

bien  que'de  la  religion  de  la  science;  il  y  a  quelque  chose  de  religieux 
à  chercher  le  vrai  pour  l'amour  du  vrai  dans  les  religions  comme  dans 
tout  le  reste.  L'historien  et  l'observateur  ne  partent  pas  de  l'état 
de  neutralité  absolue  qu'on  a  souvent  exigé  d'eux.  L'homme  ne  peut 
ni  ne  doit  être  absolument  neutre.  Il  doit  toujours  vouloir  le  vrai  et 
le  bien  :  ne  pas  les  vouloir,  c'est  déjà  se  décider  en  sens  contraire. 
Mais  quand  on  sait  d'avance  qu'il  s'agit  de  trouver  par  l'étude  et 
l'observation  la  révélation  de  la  pensée  divine  dans  ce  genre  de  phé- 
nomènes comme  dans  tous  les  autres,  on  se  défend  scrupuleuse- 
ment de  faire  intervenir  la  moindre  politique  dans  ses  recherches. 
Les  erreurs,  toujours  possibles,  n'affligent  plus  du  moment  qu'elles 
sont  consciencieuses.  Lorsqu'on  les  découvre,  on  se  relève  par  l'in- 
tention droite  et  religieuse  qui  leur  préexistait.  L'essentiel,  aux  yeux 
de  la  conscience,  n'est  pas  tant  de  connaître  Dieu  que  de  le  cher- 
cher, et  chercher  Dieu,  c'est  en  un  sens  l'avoir  déjà  trouvé,  car  c'est 
obéir  à  la  voix  intérieure  et  sacrée  qui  nous  pousse  toujours  en  avant 
à  la  conquête  de  la  vérité. 

Ainsi,  au  dualisme  superficiel  qui  mettait  à  part  une  seule  religion 
et  reléguait  tout  le  reste  dans  le  domaine  des  ténèbres,  ou  qui  oppo- 
sait l'un  à  l'autre,  comme  le  jour  à  la  nuit,  le  monde  de  la  raison 
et  celui  des  religions,  se  substitue  l'idée  du  développement,  et  par 
suite  d'une  subordination  mutuelle  des  religions  l'une  à  l'autre  plu- 
tôt que  d'une  opposition  radicale.  Sans  doute  chaque  degré  nouveau 
d'un  développement  spirituel  nie  le  degré  antérieur;  mais  il  plonge 
en  lui  par  ses  racines,  il  le  suppose,  il  n'existe  que  par  lui.  Le  mo- 
nothéisme n'acquiert  sa  valeur  et  la  conscience  de  lui-même  qu'en 
se  dégageant  du  polythéisme  environnant;  les  dieux  humains  de  la 
Grèce  sont  à  la  fois  la  négation  et  la  plus  haute  expression  des  divi- 
nités purement  physiques  des  premiers  Pélasges.  Abolir  en  ce  sens,* 
c*est  accomplir.  L'humanité  apparaît  dans  son  histoire  comme  un 
homme  qui  a  dû  passer  par  toutes  les  phases  de  l'enfance,  de  l'ado- 
lescence, de  la  première  jeunesse,  qui  touche  à  peine  à  sa  maturité. 
L'homme  fait  aurait  honte  de  lui-même,  s'il  reprenait  les  jouets  de 
son  enfance,  s'il  recommençait  à  balbutier,  et  cependant  il  sait  bien 
que  c'est  en  jouant,  en  balbutiant,  que  son  esprit  a  développé  ses 
forces  naissantes.  Quel  charme  ont  pour  nous  les  souvenirs  d'en- 
fance! Eh  bien!  qu'il  s'agisse  de  l'espèce  ou  de  l'individu,  ce  charme 
a  sa  raison  d'être  et  sa  légitimité.  Chaque  chose  a  son  temps  et  son 
lieu,  et  le  seul  blâme  que  l'on  soit  en  droit  d'émettre  dans  l'histoire 
des  religions  tombe  sur  les  amis  obstinés  du  passé,  qui  ont  voulu 
arrêter  le  vaisseau  lorsque  le  souflle  d'en  haut  gonflait  ses  voiles,  et 
que  l'ordre  était  déjà  donné  pour  le  grand  départ. 

L'opposition  du  surnaturel  et  du  naturel,  qui  était  à  la  base  des 


DES  ÉTUDES  RELIGIEUSES  EN  FRANCE.  85 

notions  religieuses  du  siècle  dernier,  n'a  en  définitive  pas  de  sens.  Si 
l'ordre  normal  et  régulier  des  choses  est  une  révélation  de  Dieu,  il 
est  indifférent  pour  l'homme  religieux  que  les  phénomènes  de  la  re- 
ligion soient  ou  non  rattachés  à  une  action  directe  et  immédiate  de 
Dieu.  Les  deux  conceptions  se  recouvrent  et  se  supposent  :  l'une  est 
plus  scientifique,  l'autre  plus  populaire  ;  l'une  a  sa  place  dans  le  livre 
et  dans  l'intelligence,  l'autre  dans  le  cœur  pieux  et  la  prière;  mais  il 
serait  tout  simplement  absurde  de  nier  l'une  par  l'autre. 

Par  exemple,  la  philosophie  incrédule  du  siècle  dernier  eût  regardé 
comme  une  grande  victoire,  l'apologie  croyante  eût  regardé  comme 
une  assertion  dangereuse  la  thèse,  aujourd'hui  démontrée,  que  le 
monothéisme  ne  fut  pas  exclusivement  l*apanage  du  peuple  d'Israël 
dans  l'antiquité,  et  que,  sans  qu'il  puisse  être  question  pour  eux  de 
révélations  miraculeuses,  plusieurs  autres  peuples  sémitiques  y  sont 
arrivés  en  vertu  du  développement  spontané  d'une  tendance  particu- 
lière à  cette  race.  L'histoire  religieuse  de  nos  jours  constate  le  fait, 
l'exprime  comme  je  viens  de  le  dire  et  en  conclut  tranquillement 
que  cette  race,  dont  l'exemplaire  le  plus  parfait  est  le  peuple  d'Is- 
raël, portait  en  elle-même  la  religion  universelle  de  l'avenir.  Il  est 
donc  vrai  qu'Abraham  est  le  père  de  la  foi,  que  Jehovah  est  le  vrai 
Dieu,  l'esprit  absolu  que  l'humanité  doit  un  jour  adorer. 

Autrefois  l'apologie  forgeait  des  armes  qu'elle  croyait  irrésistibles 
en  opposant  les  rapides  conquêtes  du  christianisme  dans  le  monde 
grec  et  romain  aux  obstacles  de  tout  genre  qu'il  avait  à  vaincre. 
C'était  dans  l'espoir  de  démontrer  que  le  miracle  seul  pouvait  être 
cause  d'une  religion  dont  la  victoire  était  miraculeuse.  La  philoso- 
phie anti-chrétienne  cherchait  à  ébranler  l'argumentation,  faisait 
de  Julien  un  grand  génie,  et  de  Constantin  le  véritable  fondateur 
de  l'église.  Une  étude  plus  impartiale  a  montré  que  le  christianisme 
répondait  trop  bien  à  l'état  des  esprits,  tels  que  les  avaient  faits  la 
conquête  romaine,  l'anéantissement  des  nationalités,  la  philosophie 
du  passé,  les  tristesses  du  présent,  pour  qu'il  ne  les  attirât  pas  par 
la  seule  force  de  sa  morale  et  de  ses  doctrines,  et  il  faut  en  con- 
clure que,  dans  le  développement  de  l'humanité,  le  Christ  est  venu 
à  son  heure.  C'est  précisément  ce  qui  montre  le  mieux  la  légitimité 
de  son  entreprise  dans  l'histoire.  Cela  ne  signifie  pas  sans  doute 
qu'en  religion  tout  soit  également  divin.  Ce  qui  est  divin,  c'est  le 
développement  lui-même  et  sa  loi  intérieure.  Le  contraire  du  divin, 
ce  que  l'on  pourrait  appeler  l'humain  et  le  terrestre,  ce  sont  les  ob- 
stacles que  l'homme,  sous  sa  responsabilité,  oppose  au  développe- 
ment normal  et  libre  de^  la  pensée  rehgieuse,  ce  sont  les  paresses 
intéressées  qui  le  retardent,  ce  sont  les  défaillances  de  l'esprit  qui 
perd  le  sens  religieux,  et  n'éprouve  plus  pour  les  choses  religieuses 
que  de  l'indifférence  ou  du  mépris. 


86  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  en  faut  dire  autant,  dans  les  études  historiques,  des  nombreux 
récits  qui  rentrent  dans  la  catégorie  des  récits  miraculeux.  Il  est 
dorénavant  impossible  de  se  passionner  pour  ou  contre  eux.  On  ne 
peut  plus  dire  que  le  contraire  des  lois  de  la  nature  soit  la  preuve 
de  la  présence  et  de  l'action  de  Dieu.  L'intérêt  apologétique  ou 
anti-religieux  que  l'on  attachait  auparavant  à  les  maintenir  ou  à  les 
nier  a  disparu.  Un  fait  merveilleux  est  raconté.  Est-il  réel?  est-il 
fictif?  est-il  légendaire?  est-il  un  fait  ordinaire  transformé  en  fait 
exceptionnel  par  des  yeux  ou  des  mémoires  enthousiastes?  La  ré- 
ponse à  toutes  ces  questions  est  du  ressort  de  la  critique  histo- 
rique. En  tout  cas,  ce  récit  est  un  irrécusable  témoin  de  la  situation 
d'esprit  dans  laquelle  se  trouvaient  ceux  qui  l'ont  propagé  et  ceux 
qui  l'ont  admis.  Quelque  système  d'explication  qu'on  adopte,  ce  qui 
est  certain,  c'est  que  Dieu  se  cherche  et  se  trouve  partout  ailleurs 
que  dans  l'interruption  brusque  et  arbitraire  de  sa  volonté  perma- 
nente. Les  lois  sont  désormais  d'autant  plus  divines  qu'elles  sont 
plus  immuables.  Il  est  permis  d'espérer  que  les  amis  et  les  adver- 
saires des  religions  traditionnelles  finiront  par  le  comprendre,  et  ne 
se  combattront  plus  pour  un  fantôme  sans  réalité. 

Ce  serait  s'écarter  beaucoup  trop  du  cadre  de  cette  étude  que 
d'indiquer  les  puissantes  raisons  que  peuvent  alléguer  les  amis 
du  christianisme  moderne  pour  démontrer  combien  cette  manière 
de  concevoir  les  choses  religieuses  est  profondément  chrétienne, 
combien  elle  est  conforme  à  la  pensée  originale  qui  a  présidé  à  l'ap- 
parition du  christianisme  dans  l'histoire.  Ce  serait  pourtant  le  seul 
moyen  d'obvier  à  plus  d'une  objection  qui  ne  manquera  pas  de 
s'élever  contre  une  telle  idée  dans  le  camp  religieux  et  dans  le  camp 
philosophique.  Il  est  à  présumer  qu'aux  uns  tout  ce  qui  vient  d'être 
dit  paraîtra  confiner  à  l'incrédulité  la  plus  radicale,  que  les  autres 
y  verront  une  tentative  mal  justifiée  de  repeindre  les  édifices  gothi- 
ques avec  des  couleurs  empruntées  à  une  philosophie  toute  récente. 
Telle  est  d'ailleurs  une  des  conditions  les  plus  ordinaires  du  pro- 
grès de  la  pensée  dans  les  choses  spirituelles.  Toujours  le  point  de 
vue  supérieur  qui  s'élève  du  sein  de  l'antagonisme  précédent  est 
accusé  d'impiété  par  les  uns,  de  superstition  par  les  autres. 

III. 

S'il  est  parmi  nos  écrivains  d'aujourd'hui  un  vaillant  précurseur 
delà  renaissance  que  nous  appelons  de  tous  nos  vœux,  un  homme 
qui,  par  sa  libre  et  pénétrante  érudition,  par  ses  facultés  d'artiste, 
par  l'indépendance  ordinaire  de  ses  jugemens,  soit  capable  d'élever 
le  niveau  de  nos  connaissances  religieuses,  et  de  venger  la  science 
française  des  dédains  injustes  dont  elle  était  depuis  trop  longtemps 


DES  ÉTUDES  RELIGIEUSES  EN  FRANCE.  87 

l'objet  à  l'étranger,  c'est  certainement  M.  E.  Renan.  Mieux  que  per- 
sonne, il  a  prouvé  que  l'esprit  français,  bien  loin  d'être  inconciliable 
avec  les  études  critiques  et  théologiques,  dans  le  sens  supérieur  de 
ce  dernier  mot,  est  doué  au  contraire  d'une  merveilleuse  aptitude 
pour  les  poursuivre  et  en  populariser  les  résultats,  pourvu  qu'il 
veuille  sérieusement  s'en  donner  la  peine.  La  condition  indispen- 
sable de  la  réussite  est,  nous  l'avons  dit,  le  lahor  improbiis^  et  sur 
les  sujets  religieux  nous  sommes  devenus  paresseux;  mais  comme 
on  est  récompensé  de  ses  peines  lorsqu' ayant  franchi  les  prélimi- 
naires et  les  redoutables  épreuves  de  l'initiation  aux  mystères  de 
l'antiquité  religieuse,  on  se  trouve  en  présence  du  Dieu  dont  on 
cherchait  la  face,  et  cela,  non  plus  dans  les  ténèbres  d'une  crypte 
souterraine,  mais  en  pleine  lumière  et  sous  l'inspiration  directe  de 
sa  parole  révélatrice!  M.  E.  Renan  a  légitimé  parmi  nous  la  renais- 
sance de  la  critique  religieuse,  qui  naquit  au  xvii**  siècle  sur  le  sol 
français,  et  dont  les  fondemens  à  peine  jetés  furent  si  tôt  aban- 
donnés. La  souplesse  du  toucher,  la  sûreté  du  coup  d'œil,  ces  qua- 
lités qui  font  l'artiste  en  critique  et  qui  sont  si  nécessaires  à  une 
science  qui  est  aussi  un  art,  ces  qualités  qui  se  développent  par 
l'exercice,  mais  qu'à  parler  rigoureusement  on  n'acquiert  pas,  il 
les  possède  à  un  degré  supérieur.  J'ai  vu  chez  nos  voisins  d'outre- 
Rhin  de  vieux  critiques  endurcis  au  métier,  qui  toute  leur  vie  avaient 
cultivé  la  science  pour  la  science,  qui  avaient  consacré  à  l'éruditibn 
leurs  jours  et  leurs  nuits,  avec  cette  persévérance  de  bénédictin  que 
rien  n'effraie,  je  les  ai  vus  lire  et  relire  avec  un  enthousiasme  juvé- 
nile V Histoire  comparée  des  langues  sémitiques ,  les  Etudes  d'Histoire 
religieuse  j  le  traité  sur  Y  Origine  du  langage,  et  surtout  le  Livre  de 
Job,  sur  lequel  nous  désirons  appeler  particulièrement  l'attention. 
Au  milieu  de  la  réaction  piétiste  qui  naguère  encore  menaçait  d'étouf- 
fer en  Allemagne  la  précieuse  indépendance  que  trois  siècles  de  ré- 
form.ation  semblaient  avoir  garantie  pour  jamais,  c'était  pour  eux 
une  joie  sans  pareille  d'entendre  cette  voix  jeune  et  ferme  qui,  dans 
ce  beau  langage  français  si  admiré  dans  leur  jeunesse,  reprenait  le 
chant  interrompu  des  mélodies  antiques,  et  mariait  dans  une  suave 
harmonie  les  accens  de  la  poésie  à  ceux  de  l'histoire. 

Deux  mots  ont  été  employés  pour  exprimer  la  direction  de  M.  Re- 
nan :  critique  et  rationalisme.  Sans  les  accepter  d'une  manière  ab- 
solue, il  est  un  côté  par  lequel  l'homme  vraiment  religieux  doit  en 
saluer  l'avènement  avec  joie.  Et  d'abord,  en  ce  qui  concerne  la  cri- 
tique, c'est  sans  contredit  l'absence  de  cette  qualité  qui  s'est  le  plus 
opposée  parmi  nous  aux  progrès  des  sciences  historiques,  principa- 
lement en  matière  religieuse.  La  critique  des  monumens  littéraires 
et  religieux  de  l'antiquité  est  l'instrument  nécessaire  de  la  science 


88  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

religieuse,  et  il  n'y  a  pas  très  longtemps  qu'on  le  manie  avec  une 
certaine  habileté.  Les  démentis  catégoriques  infligés  par  la  critique 
à  une  foule  de  traditions  reçues  de  confiance  jusqu'à  ces  derniers 
temps  révoltent  d'ordinaire  les  esprits  qui  n'y  sont  pas  préparés. 
On  n'aime  pas  à  penser  qu'on  a  été  si  longtemps  sous  l'empire  d'une 
illusion.  L'influence  littéraire  du  xvii' siècle,  qui  aima  passionné- 
ment l'antiquité,  mais  ne  connut  guère  que  la  Grèce  et  Rome,  et  en- 
core ne  les  comprit  qu'à  la  condition  de  s'y  retrouver  lui-même  et 
de  les  transformer  à  son  image,  est  tout  ce  qu'on  peut  imaginer  de 
plus  contraire  à  la  juste  appréciation  qui  assure  les  résultats  cri- 
tiques. Ceux-ci  en  effet  supposent  que  les  méthodes,  la  manière  de 
sentir  et  d'agir  de  l'antiquité  différaient  profondément  des  nôtres. 
Les  personnes  placées  à  ce  point  de  vue  arriéré  s'imaginent  que 
la  beauté,  la  valeur  religieuse  des  livres  antiques  sont  intéressées 
à  ce  qu'on  ne  relève  dans  le  texte  aucune  incorrection,  dans  la  cos- 
mologie aucune  contradiction  avec  l'astronomie  et  la  géologie  des 
modernes.  11  est  encore  des  esprits  fort  distingués  par  le  savoir  et  le 
talent  qui  disent  tout  haut  que  si  V Iliade  et  l'Odyssée  n'ont  pas  été 
'  intégralement  composées  par  un  homme  dont  on  ne  connaît  guère 
que  le  nom,  elles  perdent  à  leurs  yeux  la  plus  grande  partie  de  leur 
beauté  poétique;  que  si  le  Pentateuque  n'est  pas  sorti  de  la  main 
de  Moïse,  dont  il  raconte  la  mort,  il  a  perdu  sa  valeur  religieuse. 
Est-ce  donc  que  la  valeur  et  la  beauté  des  choses  tiennent  au  titre 
qui  les  désigne?  Quel  que  soit  le  travail  de  la  critique  moderne  sur 
les  deux  poèmes  immortels  d'Homère,  pourra- t-elle  jamais  faire  qu'ils 
ne  soient  pas  d'une  beauté  classique  à  l'abri  de  toute  attaque  (1)? 
Nous  dirons  la  même  chose  du  Pentateuque,  des  Évangiles,  de  tous 
les  livres  de  la  Bible.  Rien  de  plus  faux  que  d'attribuer  à  la  critique 
le  pouvoir  de  «  déchirer,  comme  l'on  dit,  l'une  après  l'autre  toutes 
les  pages  du  recueil  inspiré.  »  Les  pages  de  la  Bible  ne  se  laissent 
pas  déchirer  comme  cela.  Le  contenu  divin  persiste  à  travers  toutes 
les  hypothèses  sur  la  rédaction  et  la  formation  du  texte,  car  il  en 
est  indépendant,  et  quand  même  toute  la  Bible  serait  anonyme,  elle 
serait  toujours  le  livre  religieux  par  excellence  de  l'humanité.  Sans 
doute  la  critique,  ainsi  que  toutes  les  sciences,  si  nous  exceptons  les 
mathématiques,  a  ses  aberrations  et  ses  extravagances.  Les  aber- 
rations passent,  servent  d'exemple,  quelquefois  d'amusement,  et  la 
science  marche.  Il  faut  savoir  regarder  les  choses  de  haut  et  de 
l«in,  puis  laisser  au  temps  et  à  l'opinion,  —  deux  choses  qui  vont 
vite  aujourd'hui,  —  le  soin  de  concilier  dans  les  esprits  ce  qui  est 

(Ij  Je  ne  puis  me  défendre  de  citer  ici  le  judicieux  et  concluant  travail  publié  sur  les 
poèmes  homériques  par  M.  A.  Pictet,  dans  la  Bibliothèque  universelle  de  Genève,  dé- 
cembre 1855. 


DES   ÉTUDES    RELIGIEUSES    EN    FRANCE.  89 

déjà  concilié  en  soi-même.  C'est  encore  une  autre  profonde  parole, 
bien  souvent  oubliée  par  les  admirateurs  aussi  bien  que  par  les  dé- 
tracteurs de  celui  qui  l'a  prononcée,  que  «  le  vrai  scribe  est  sem- 
blable au  père  de  famille  qui  tire  de  son  trésor  les  choses  nouvelles 
et  les  choses  vieilles.  » 

Cherchons  maintenant  à  saisir  la  nouvelle  critique  religieuse  dans 
l'application  même  de  ses  procédés  ;  le  Livre  de  Job  nous  offre  une 
occasion  favorable  à  cet  examen.  Il  serait  difficile  de  désigner  dans 
l'Ancien  Testament  un  livre  mieux  fait  pour  répandre  dans  le  pu- 
blic éclairé  le  goût  des  connaissances  religieuses  que  le  Livre  de 
Job,  ce  curieux  poème,  légué  à  l'humanité  par  un  Sémite  inconnu, 
séparé  de  nous  par  quelque  chose  comme  deux  mille  six  cents  ans. 
C'est  un  livre  canonique,  ce  qui  lui  assure  d'avance  l'intérêt  parti- 
culier de  tous  ceux  qui  voient  dans  la  Bible  la  source  et  la  règle  de 
leur  foi.  C'est  un  livre  hébreu  et  des  beaux  temps  de  la  littérature 
hébraïque  :  le  philologue  et  l'historien  doivent  donc  en  tenir  grand 
compte  comme  d'un  témoin  authentique  de  la  langue  et  de  la  pen- 
sée d'Israël.  En  même  temps  il  s'élève  au-dessus  du  judaïsme  pro- 
prement dit;  il  est  l'organe  de  la  race  dite  sémitique  plutôt  que  celui 
d'une  fraction  déterminée  de  cette  race  :  il  faut  par  conséquent  le 
ranger  parmi  les  preuves  irrécusables  sur  lesquelles  s'appuie  l'ethno- 
logie comparée  pour  affirmer  que  la  race  sémitique  fut,  non  tout 
entière,  mais  dans  sa  tendance  originelle  et  dans  ses  rameaux  les 
plus  purs  de  tout  alliage,  une  race  virtuellement  monothéiste,  et 
qu'elle  constitue  par  cela  même  l'arbre  vivant  sur  lequel  doit  un 
jour  mûrir  le  fruit  de  la  reUgion  universelle.  C'est  surtout  un  livre 
de  transition,  et  ce  caractère  très  marqué  doit  spécialement  lui  con- 
cilier l'intérêt  de  l'historien  :  il  signale  un  moment  de  transforma- 
tion profonde  dans  les  idées  religieuses  et  morales  de  la  race  d'où 
il  est  sorti.  Il  est  en  rupture  ouverte  avec  des  croyances  auparavant 
générales  dans  cette  race  et  consacrées  dans  mainte  partie  anté- 
rieure de  la  Bible,  en  même  temps  qu'il  contient  les  germes  d'où 
surgiront  plus  tard  de  nouveaux  développemens  de  la  conscience 
religieuse.  A  ce  titre,  il  tient  une  place  très  importante  dans  l'his- 
toire de  la  formation  du  dogme  hébraïque  ;  il  milite  par  sa  seule 
existence  contre  l'idée  fausse  que  la  Bible  soit  un  tout  homogène 
et  systématisé,  présentant  d'un  bout  à  l'autre  une  seule  et  même 
doctrine.  Au  lettré,  il  offre  un  des  plus  brillans  spécimens  de  cette 
poésie  sémitique,  à  la  fois  lyrique  et  sententieuse,  riche  en  couleurs 
et  puritaine  de  formes,  qui  exhale  pour  nous  un  parfum  si  prononcé 
et  si  bon  à  respirer  de  vigueur  et  de  simplicité  antiques.  Enfin  il 
traite  de  la  douleur,  ce  problème  de  tous  les  jours,  et  pour  que  le 
Livre  de  Job  cessât  d'être  un  des  monumens  les  plus  recherchés  de 


90  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

la  haute  antiquité,  il  faudrait  que  la  souffrance  disparût  de  la  terre. 
C'est  assez  dire  qu'il  compte  parmi  les  livres  éternels. 

L'auteur'est  complètement  inconnu,  et  ceux  qui  craignent  que  la 
valeur  des  livres  antiques  ne  dépende  de  l'authenticité  que  la  tra- 
dition leur  assigne  peuvent  se  convaincre  que  des  livres  tenus  pour 
anonymes  par  tout  le  monde  n'y  perdent  absolument  rien  de  leur 
mérite  intrinsèque.  Quel  malheur  si,  par  exemple,  la  tradition  avait 
consacré  l'inacceptable  hypothèse  qui  a  désigné  Moïse  comme  l'au- 
teur possible  de  ce  beau  livre  !  On  aurait  cru  le  respect  de  la  Bible 
intéressé  au  maintien  de  cette  assertion.  On  eût  accusé  les  critiques 
révoltas  par  l'absurdité  d'une  pareille  thèse  de  a  déchirer  »  sans  ver- 
gogne les  plus  belles  pages  de  l'Ancien  Testament.  Heureusement 
nous  sommes  d'avance  émancipés  de  la  servitude,  nous  pouvons 
prêter  l'oreille  à  cette  voix  sonore,  au  timbre  plein  d'ampleur  et 
de  puissance  qui  vient  nous  trouver  du  fond  du  vieil  Orient,  sans 
qu'il  soit  nécessaire  de  savoir  auparavant  le  nom  du  chantre  inspiré. 
Nous  pouvons  surtout  écouter  le  critique  qui  nous  introduit  sous 
cette  tente  hospitalière,  et,  sans  nous  arrêter  au  livre  lui-même, 
parler  des  procédés  nouveaux  d'interprétation  et  de  critique  qui 
lui  sont  aujourd'hui  appliqués.  C'est  Tintroduction  plutôt  que  la 
traduction  même  qui  va  nous  occuper  (1). 

L'étude  sur  l'âge  et  le  caractère  du  livre  de  Job,  qui  précède  la 
traduction  de  M.  Renan,  réclame  une  attention  toute  particulière. 
Après  avoir  mûrement  pesé  les  indices  qui  peuvent  fixer  le  juge- 
ment de  la  critique  sur  la  date  approximative  de  ce  beau  poème, 
il  s'est  décidé  pour  l'opinion  qui  compte  aujourd'hui  dans  la  science 
le  plus  grand  nombpe  de  partisans,  et  qui  fait  dater  ce  livre  du 
VIII*  siècle  avant  notre  ère,  lorsque  durait  encore  l'école,  philoso- 
phique presqu'autant  que  religieuse,  donila. sagesse  gnomique  de  Sa- 
lomon  paraît  avoir  été  le  point  de  départ.  Ainsi  s'expliqueraient  cer- 
tains passages  d'Isaïe,  lequel  florissait  vers  750,  qui  présentent  une 
grande  analogie  avec  quelques  fragmens  du  Livre  de  Job ^  et  surtout 
plusieurs  versets  de  Jérémie  (2),  qui  sont  évidemment  l'écho  affaibli 

(1)  Quant  à  la  traduction,  un  mot  toutefois.  Le  traducteur  s'était  posé  deux  condi- 
tions :  «  être  aussi  littéral  que  possible,  être  français.  »  Pour  remplir  la  seconde  de  ces 
conditions,  il  avait  à  lutter  contre  de  grandes  difficultés,  qu'il  a  heureusement  sur- 
montées. La  version  de  M.  Renan  est  du  français  le  plus  pur,  et  pourtant  c'est  bien 
l'esprit  du  vieux  sémitisme  qui  parle  notre  langue  académique.  La  mélodie  du  désert  a 
été  transposée  en  vue  de  nos  habitudes  musicales,  et  ce  n'en  est  pas  moins  lo  chant  un 
peu  monotone,  mais  grave  et  fort,  toujours  plus  beau  à  mesure  qu'on  l'écoute,  produi- 
sant des  effets  grandioses  avec  les  moyens  les  plus  simples,  le  chant  de  la  douleur 
imméritée  qui  s'él(>ve  du  sein  de  la  nature  silencieuse  et  vient  apporter  ses  notes  déchi- 
rantes aux  pieds  du  Créateur. 

(2)  Jérémie,  xx,  14  et  suiv. 


DES   ÉTUDES    RELIGIEUSES    EN   FRANCE.  91 

des  plaintes  du  patriarche  arabe.  Le  style  et  l'esprit  du  poème  s'op- 
posent, d'autre  part,  de  la  manière  la  plus  absolue  à  ce  qu'on  re- 
cule la  date  de  la  composition  au-delà  de  cette  époque. 

Parmi  les  idées  qui  font  leur  apparition  dans  le  Livre  de  Joh^ 
il  faut  compter  avant  tout  celle  du  génie  du  mal,  Satan.  C'est  la 
première  fois  que  ce  mot  apparaît  dans  la  littérature  biblique.  Pen- 
dant des  siècles,  les  tribus  monothéistes  ignorèrent  l'existence  et 
le  nom' de  Satan,  bien  qu'elles  semblent  avoir  toujours  crû  que 
parmi  les  esprits  qui  environnaient  le  trône  du  Très-Haut,  il  y  en 
avait  qu'on  pouvait  considérer  comme  des  exécuteurs  de  la  jus- 
tice divine.  C'est  encore  un  germe  que  le  Livre  de  Job  sème  pour 
l'avenir.  Certes  il  faut  laisser  le  temps  de  grandir  à  ce  jeune  Satan 
qui  est  encore  ici  à  la  fleur  de  l'âge.  Il  y  a  loin  d'un  être  céleste, 
encore  mêlé  parmi  les  fils  de  Dieu ,  ayant  ses  entrées  en  cour  di- 
vine, conversant  familièrement  avec  Jehovah,  il  y  a  loin  du  Satan 
de  Job  au  Satan  des  temps  ultérieurs,  résidant  au  fin  fond  des  en- 
fers, chef  des  anges  déchus,  révolté  contre  Dieu  depuis  la  créa- 
tion, et  passant  son  éternité  à  faire  le  mal.  Il  faut  que  le  Satan  de 
Job  grandisse  encore  deux  ou  trois  siècles.  Alors  il  trouvera  dans 
un  certain  Ahriman,  son  frère  aîné,  un  allié  et  un  modèle  dont  il 
ne  profitera  que  trop.  Avec  le  mauvais  orgueil  du  mal,  il  reculera 
l'origine  de  sa  méchanceté  jusqu'aux  premiers  jours  du* monde,  et 
il  aura  le  talent  de  persuader  que  c'était  lui  qui,  sous  la  peau  du 
serpent  du  paradis,  tentait  notre  mère  commune.  Lui  aussi  sera 
dieu,  dieu  d'enfer  et  du  mal.  Les  déserts,  les  lieux  souterrains,  — 
les  animaux  équivoques  qui  semblent  engendrés  par  les  ténèbres, 
le  hibou,  la  chauve -souris,  la  taupe,  le  crapaud;  — ^.ces  maladies 
effrayantes  et  dont  l'antiquité  ne  savait  pas  découvrir  la  cause,  le 
mutisme,  l'épilepsie,  la  folie;  —  les  tentations  qui  viennent  on  ne 
sait  d'où,  qui  paralysent  les  volontés  les  plus  fermes,  ternissent  les 
âmes  les  plus  pures,  se  jouent  des  résolutions  les  mieux  prises,  ces 
mauvaises  pensées,  ces  impures  convoitises  qui  montent  au  cer- 
veau, qui  donnent  le  vertige  aux  plus  robustes,  —  voilà  quelles  se- 
ront ses  demeures,  voilà  ses  favoris  et  ses  œuvres.  Dans  les  pre- 
miers siècles  de  l'église  et  pendant  presque  tout  le  moyen-âge,  on 
croit  à  Satan  au  moins  autant  qu'à  Dieu.  Les  anciennes  divinités 
locales  détrônées  par  le  christianisme  se  transforment  presque  par- 
tout en  suppôts  de  la  majesté  infernale.  Le  baptême  est  avant  tout 
considéré  comme  un  exorcisme.  La  rédemption  elle-même,  ce  dogme 
fondamental  du  christianisme,  n'est  guère  comprise  que  comme  un 
combat  du  Christ  contre  Satan,  à  qui  l'homme  appartenait  de  droit 
depuis  la  première  faute,  et  encore  n'est-on  pas  bien  sûr  que  ce  soit 
à  force  ouverte,  et  non  par  ruse,  que  le  Christ  a  vaincu.  Ce  qui 


92  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

prouve  la  place  énorme  que  tenait  Satan  dans  les  imaginations  du 
moyen-âge,  c'est  que  les  contes  les  plus  populaires  et  les  plus  goû- 
tés sont  ceux  qui  le  représentent  bafoué  ou  berné  par  des  hommes 
qui  ont  été  plus  malicieux  encore  que  lui.  On  n'aime  à  traiter  comme 
cela  que  les  gens  dont  on  a  très  peur,  et  vraiment  Satanas,  qui  avait 
latinisé  son  nom  sémitique,  fut  alors  le  roi  de  ce  monde.  Pourtant, 
au  XII'  siècle,  sa  royauté  absolue  subit  un  premier  échec.  On  substi- 
tua à  cette  idée  de  la  rédemption  que  nous  venons  d'esquisser  une 
théorie  beaucoup  plus  savante  qui  enseignait  que  l'œuvre  de  notre 
salut  s'était  accomplie  tout  entière  entre  .le  Christ  et  Dieu  le  père, 
dont  il  fallait  satisfaire  la  justice,  et,  grâce  à  la  théologie  d'An- 
selme, il  fut  interdit  au  diable  de  prétendre  à  nous  posséder  de 
jure.  Puis  on  étudia  un  peu  mieux  la  nature  et  l'histoire.  On  s'aper- 
çut peu  à  peu  qu'on  avait  considéré  souvent  comme  diabolique  ce 
qui  n'était  que  la  manifestation  de  lois  constantes  rentrant  dans 
Tordre  divin  des  choses.  Que  dis-je?  on  dut  se  convaincre  qu'on 
avait  pris  maintes  fois  pour  les  traces  de  Satan  ce  qu'on  aurait  dû 
bénir  comme  les  marques  de  la  Providence,  \inrent  ensuite  les 
grandes  découvertes  géographiques  et  astronomiques.  Il  fut  désor- 
mais impossible  de  croire  au  ciel  fermé,  à  l'enfer  situé  aux  anti- 
podes, à  un  Dieu  localisé.  Si  Dieu  pénètre  l'univers  entier  de  sa  pré- 
sence et  de  sa  volonté,  quelle  place  reste-t-il  pour  Satan?...  Et 
c'est  ainsi  que  s'en  alla  tout  doucement  l'édifice  dont  l'ombre  sinistre 
épouvanta  tour  à  tour  Perses,  Sémites  et  chrétiens.  Ainsi  perdit  sa 
couronne  ce  roi  redouté,  qui  n'apparut  jamais  qu'à  ceux  qui  croyaient 
en  lui.  Une  triste  aventure  marqua  l'un  de  ses  derniers  voyages  sur  la 
terre.  Passant  un  jour, — il  y  a  de  ceci  un  peu  plus  de  trois  siècles, — 
devant  un  vieux  donjon  d'Allemagne,  il  s'avisa  d'entrer  dans  une 
chambre  où  un  jeune  moine  travaillait  diligemment  à  la  traduction 
de  la  Bible.  Avec  sa  sagacité  éprouvée,  le  vieux  Satan  jugea  sur-le- 
champ  que  cette  entreprise  était  préjudiciable  aux  intérêts  de  sa 
politique,  et  il  s'efforça  d'en  détourner  le  moine  par  ses  grimaces; 
mais  celui-ci,  sans  se  déconcerter,  lui  lança  son  encrier  à  la  figure. 
Satan  poussa  un  grand  cri  et  disparut.  Depuis  lors  il  ne  s'est  plus 
montré  que  rarement,  à  la  dérobée,  cachant  sous  son  manteau  la 
tache  indélébile.  Luther  a  donc  trouvé  le  bon  moyen,  le  véritable 
exorcisme.  Contre  Satan,  l'encre  a  bien  plus  fait  que  l'eau  bénite. 

M.  Renan  a  consacré  quelques  pages  bien  éloquentes  de  son  in- 
troduction à  reprendre  pour  le  compte  de  la  raison  moderne  le  pro- 
blème éternel  agité  dans  le  livre  de  Job  :  «  Pourquoi  la  douleur? 
D'où  vient  le  contraste  entre  ce  qui  doit  être  et  ce  qui  est?  Pour- 
quoi ces  contradictions  de  la  destinée?  »  11  faut  bien  l'avouer  avec 
le  traducteur,  sur  tout  cela  nous  ne  sommes  guère  plus  avancés  que 


DES  ÉTUDES  RELIGIEUSES  EN  FRANCE.  93 

le  philosophe  du  désert.  Ce  n'est  pas  que  le  trésor  de  la  pensée  reli- 
gieuse ne  se  soit  enrichi  depuis  lors  de  plus  d'une  perle  précieuse. 
Il  est  certain  que  de  nos  jours,  sans  sortir  du  domaine  strictement 
religieux,  un  homme  frappé  comme  Job  envisagerait  tout  autrement 
ses  malheurs.  L'idée  de  l'épreuve  et  du  résultat  [salutaire  de  la 
souffrance,  celle  de  l'éducation  de  l'àme  par^la  douleur,  ont  pris 
une  extension  et  une  clarté  que  Job  et  ses  amis  ne  soupçonnent  pas 
encore.  Nous  avons  surtout  cette  espérance  d'un  monde  meilleur 
où  vont  se  réunir  les  lignes  qui  divergent  ici-bas,  soleil  mystérieux 
dont  nous  n'entrevoyons  que  l'aurore,  mais  que  rien  ne  peut  plus 
voiler  à  l'âme  depuis  qu'elle  a  été  élevée  à  cette|hauteur  morale  où 
l'immortalité  est  l'évidence.  Sur  ce  point  encore,  nous  avons  besoin 
d'ajouter  quelques  réflexions. 

Certes  ce  n'est  pas  sans  surprise  que,  dans  un  grand  poème  re- 
ligieux consacré  à  la  douleur,  nous  ne  découvrons  pas  une  seule 
trace  de  l'espérance  d'une  vie  à  venir,  où  toute  larme  doit  être  es- 
suyée et  toute  noble  aspiration  satisfaite.  Un  moment,  un  seul,  la 
pensée  de  Job,  sous  le  fouet  de  la  douleur  et  de  l'indignation,  at- 
teint presque  à  cette  hauteur.  Il  affirme,  avec  une  énergie  saisis- 
sante, ({  qu'enfin  son  vengeur  apparaîtra  sur  la  terre,  »  et  que, 
«privé  de  sa  chair,  il  verra  Dieu.  »  Cependant  ce  passage,  où 
l'on  a  vu  plus  tard  bien  autre  chose  que  ce  qui  y  est,  n'est  qu'un 
éclair  dans  la  nuit.  Évidemment  l'auteur  lui-même  n'a  pas  eu  con- 
science des  contrées  immenses  sur  lesquelles  il  projetait  une  lueur 
passagère,  car  la  discussion  retombe  tout  le  long  du  poème  dans 
les  horizons  bornés  du  sémitisme  antique.  A  dire  vrai,  la  foi  en  une 
vie  future,  consciente  et  personnelle,  n'a  pris  naissance  qu'assez 
tard  au  sein  du  peuple  d'Israël,  et  nullement  sous  la  forme  philo- 
sophique que  nous  nous  sommes  habitués  à  lui  donner.  C'est  à  la 
famille  et  à  la  tribu  que  le  Sémite  des  anciens  temps  attribuait  l'im- 
mortalité. Plus  tard  ce  fut  à  la  nation.  Aucun  peuple  n'a  poussé  aussi 
loin  que  le  peuple  d'Israël  cette  foi  en  sa  survivance  au-delà  de  tous 
les  tombeaux.  Ce  peuple-là  n'a  jamais  cru  qu'il  mourrait.  Il  se  sentait 
en  possession  d'une  idée  qui  ne  permet  pas  de  mourir  à  ceux  qui 
la  portent,  et  il  a  affirmé  sa  résurrection  avec  la  plus  indomptable 
opiniâtreté  à  la  face  de  tous  ses  destructeurs.  L'espérance  d'un  Mes- 
sie, sur  laquelle  le  livre  de  Job  se  tait  encore  de  la  manière  la  plus 
absolue,  a  été  provoquée  précisément  par  ce  contraste  entre  l'idée 
et  le  fait,  contraste  créé  par  la  singulière  destinée  d'un  peuple  qui 
rêvait  l'empire  du  monde  et  devait  être  consécutivement  le  jouet  de 
toutes  les  grandes  puissances.  Il  fallait  que  le  peuple  survécût  et 
réalisât  la  destinée  à  laquelle  il  se  sentait  appelé;  voilà  le  sentiment 
qui  anima  toutes  les  prophéties  consolatrices.  Le  royaume  de  Dieu 


94  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

devait  s'établir  sur  la  terre  entière,  et  les  fils  de  Jacob  en  être  les 
seigneurs  spirituels  et  temporels.  Depuis  surtout  que  leur  existence 
nationale  leur  parut  liée  à  celle  d'une  royauté  dont  le  règne  glorieux 
de  David,  encore  embelli  par  le  prestige  de  l'éloignement,  était  de- 
venu le  type  populaire,  les  Israélites  conclurent  du  royaume  de  Dieu 
qui  devait  s'établir  au  roi  divin  qui  devait  venir  et  reprendre  l'œuvre 
à  peine  ébauchée  de  David  et  de  Salomon.  11  est  évident  que  l'éner- 
gie et  le  caractère  absorbant  de  cette  foi  dans  la  destinée  du  peuple 
retardèrent  plus  qu'ils  n'avancèrent  la  croyance  en  l'immortalité  des 
individus.  Ce  fut  seulement  lorsque  le  sentiment  de  la  vie  et  des 
droits  de  l'individu  eut  emprunté  aux  malheurs  nationaux  une  con- 
sistance auparavant  inconnue,  après  qu'une  douloureuse  expérience 
eut  montré  que  l'individu  devait  encore  vivre  et  bien  vivre  lors  même 
que  la  nation  n'était  plus,  ce  fut  seulement  après  la  captivité  baby- 
lonienne que  la  croyance  en  une  autre  vie  prit  corps  dans  la  religion 
d'Israël.  Naturellement  une  telle  croyance  ne  fut  pas  le  fruit  de 
raisonnemens  abstraits  qui  auraient  été  et  ont  toujours  été  inca- 
pables de  la  fonder.  Née  d'un  sentiment  vivace  et  parfaitement  lé- 
gitime, elle  se  greffa  d'elle-même  sur  les  autres  croyances  qui  dès 
les  plus  anciens  temps  avaient  cherché  à  définir  l'état  d'outre- 
tombe.  Pendant  que  le  corps  retournait  à  la  terre  d'où  il  avait  été 
tiré,  l'âme  se  rendait  dans  un  lieu  souterrain  où  s'accumulait  suc- 
cessivement l'humanité  défunte,  et  y  dormait  d'un  sommeil  égal 
pour  tous,  méchans  et  bons,  mais  qui  pourtant,  il  faut  le  remar- 
quer, n'était  pas  l'anéantissement  et  laissait  toujours  subsister  la 
possibilité  du  réveil. 

Plus  tard,  le  peuple  juif,  parvenu  à  la  notion  distincte  de  l'indi- 
vidualilé,  sentit  que  l'établissement  du  règne  messianique  ne  pou- 
vait pas  favoriser  uniquement  une  seule  génération  des  descendans 
de  Jacob,  que  la  promesse  antique  avait  été  faite  à  Abraham  et  à 
toute  sa  postérité,  et  qu'il  y  aurait  contradiction  à  combler  de  bé- 
nédictions les  derniers  arrivés,  à  l'exclusion  de  leurs  aînés,  qui 
avaient  enduré  les  douleurs  du  long  enfantement.  La  croyance  de- 
vint donc  générale  que,  lors  des  temps  messianiques,  les  âmes  quit- 
teraient leurs  demeures  souterraines  et  reprendraient  leurs  corps 
d'autrefois  pour  participer  aux  triomphes  de  la  race  élue.  La  vie 
éternelle,  la  rémunération,  le  jugement  divin  qui  devait  récompen- 
ser les  bons  et  frapper  de  peines  terribles  les  ennemis  anciens  et 
nouveaux  d'Israël  et  même  les  membres  indignes  du  peuple,  se 
rattachèrent  sur-le-champ  à  la  foi  en  la  résurrection,  et  ce  fut 
sous  cette  forme  toute  naïve,  tout  enfantine,  que  la  vie  future  fut 
comprise  à  l'époque  où  le  christianisme  apparut. 

Le  christianisme  n'opposa  pas  une  théorie  nouvelle  à  T ancienne  : 


DES  ÉTUDES  RELIGIEUSES  EN  FRANCE.  9& 

rien  qui  ressemble  moins  à  ce  que  nous  appelons  une  philosophie 
que  la  doctrine  chrétienne  primitive.  Il  déposa,  pour  employer  une 
expression  biblique,  dans  les  vieilles  outres  un  vin  nouveau  qui  ne 
pouvait  manquer  de  les  faire  éclater  tôt  ou  tard.  Ce  fut  le  vin  géné- 
reux du  spiritualisme  et  de  la  pureté  morale,  qui  tendait  naturelle- 
ment à  expulser  tout  ce  qui  était  charnel  et  égoïste  dans  l'ancienne 
conception.  Le  christianisme  en  soi  ignore  la  mort;  comme  le  Dieu 
qu'il  prêche,  il  veut  que  l'homme  agisse  toujours.  Plus  d'un  ensei- 
gnement de  son  fondateur  implique  la  continuité  sans  interrup- 
tion de  l'existence  personnelle  après  la  mort.  Cependant,  comme 
il  ne  fit  jamais  de  cette  question  un  texte  de  controverse  directe, 
comme  les  formes  de  sa  pensée  ne  dépassaient  pas  en  général  celles 
de  la  doctrine  populaire,  l'église  commença  par  adopter  la  tradition 
delà  synagogue.  D'ailleurs  l'attente,  longtemps  entretenue,  du  très 
prochain  retour  du  Christ  ressuscité  et  de  la  rénovation  immédiate 
et  radicale  de  toute  chose  empêcha  même  la  pensée  des  premiers 
chrétiens  de  s'arrêter  sur  ce  côté  de  la  question.  Ils  se  croyaient 
tous  à  la  veille  du  jugement  dernier.  Qu'importaient  quelques  jours 
de  sommeil?  Ce  fut  seulement  quand  ces  quelques  jours  furent  de- 
venus des  années  que  l'on  arriva  généralement  à  penser  qu'immé- 
diatement après  la  mort  chaque  individu  recueillait  ce  qu'il  avait 
semé.  Encore  la  dogmatique  traditionnelle  continua-t-elle  de  main- 
tenir l'idée  d'un  jugement  universel  et  d'une  résurrection  générale 
à  la  fin  des  temps,  sans  s'apercevoir  qu'il  y  avait  là  un  mélange  de 
deux  conceptions  originairement  différentes. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  ressort  de  l'histoire  du  dogme  de  la  vie 
future  que,  sous  toutes  ses  formes,  depuis  la  plus  grossière  jus- 
qu'à la  plus  spirituelle,  il  plonge  par  ses  racines  dans  le  sentiment 
que  la  destinée  de  l'homme  n'est  pas  accomplie  pendant  la  vie  pré- 
sente, et  que  les  tendances  fondamentales  de  son  être  supposent  une 
prolongation  indéfinie  de  son  existence  personnelle.  L'homme  se 
sent  fait  pour  une  autre  vie,  comme  la  graine  qui  germe  sous  terre, 
si  elle  avait  conscience  d'elle-même,  se  sentirait  faite  pour  percer 
le  sol  qui  la  recouvre  et  s'épanouir  en  plein  air.  Ce  n'est  pas  une 
démonstration  que  cette  manière  de  se  représenter  la  destinée,  c'est 
une  intuition  à  laquelle  l'homme  arrive  dès  qu'il  atteint  un  cer- 
tain point  de  son  développement  religieux  et  moral.  Voilà  pourquoi 
le  raisonnement  sert  à  très  peu  de  chose  pour  la  fonder  et  la  main- 
tenir. L'évidence  de  l'immortalité  n'existe  que  pour  l'homm^e  ca- 
pable de  sentir  que,  par  son  âme,  il  tend  à  l'infini,  de  se  dire  qu'é- 
tant personnellement  l'objet  de  l'amour  éternel,  sa  vie  personnelle 
est  entée  sur  celle  de  Dieu.  C'est  donc  une  vérité  de  l'ordre  moral 
qui  ne  peut  être  certaine  que  proportionnellement  au  degré  de 


96  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

développement  moral  de  celui  qui  l'examine.  Cette  persuasion  a, 
si  j'ose  m'exprimer  ainsi,  ses  hauts  et  ses  bas  dans  l'existence  ao- 
tuelle,  et  dépend  le  plus  souvent  de  la  disposition  du  cœur.  L'en- 
traînement fatal  qui  a  souvent  conduit  de  nobles  âmes  à  la  nier 
provient  de  ce  qu'elles  ont  demandé  au  raisonnement  des  certi- 
tudes qu'il  ne  peut  pas  donner.  Voilà  pourquoi  le  véritable  révé- 
lateur est  le  génie  religieux  et  moral.  Chacun  de^nous  est  doué 
dans  sa  conscience  d'un  organe  que  l'on  pourrait  comparer  au  té- 
lescope avec  lequel  nos  regards  plongent  dans  l'immensité  des 
cieux.  Combien  peu  savent  mettre  l'instrument  au  point^  et  ne 
voient  que  brouillards  là  où  de  plus  forts  contemplent  le  ciel  étin- 
celant!  Il  est  un  heureux  mot  dans  la  préface  de  M.  Renan  :  il  parle 
de  vérités  «  qui  n'ont  leur  prix  que  quand  elles  sont  le  fruit  d'un 
cœur  pur.  »  Mais  aussi  il  en  résulte  que  nous  pouvons,  que  nous 
devons  même  emprunter  les  yeux  de  ceux  dont  la  vue  est  plus  per- 
çante que  la  nôtre,  parce  que  leur  œil  intérieur  est  plus  sain,  pour 
profiter  de  ce  qu'ils  voient  dans  ces  régions  mystérieuses  où  nous 
n'apercevons  que  des  formes  indécises.  Rappelons- nous  le  beau 
tableau  d'Ary  Schelfer  sur  Dante  et  Béatrix.  Il  symbolise  admira- 
blement l'idée  vraie  de  la  révélation.  Illuminé  par  les  rayons  éma- 
nant de  l'idéal,  Dante  contemple  Béatrix,  qui  voit  Dieu. 

On  a  élevé  diverses  objections  contre  la  croyance  à  l'immortalité 
de  l'âme.  Ne  nous  embarrassons  pas  des  présomptueuses  négations 
du  matérialisme.  Incapable  d'expliquer  réellement  la  vie  organique 
et  même,  si  l'on  y  réfléchit,  le  moindre  changement  chimique,  de 
quel  droit  dicterait-il  des  lois  à  la  vie  spirituelle?  11  est  un  ordre 
d'objections  plus  respectables.  Il  est,  par  exemple,  un  point  de 
vue  stoïque,  auquel  on  ne  saurait  refuser  une  grandeur  réelle,  qui 
prétend  que  l'homme  doit  faire  son  devoir,  quoi  qu'il  arrive,  sans 
se  préoccuper  de  l'avenir,  pour  apporter  son  grain  de  sable  à  l'édi- 
fice du  bien  universel  :  ouvrier  intelligent  et  moral,  mais  qui  n'a 
pas  plus  de  droit  à  durer,  une  fois  sa  tâche  remplie,  que  le  polype 
qui  a  contribué  à  former  un  continent.  De  quel  droit  l'homme  va- 
t-il  anticiper  sur  les  desseins  de  la  puissance  créatrice,  parce  que, 
selon  sa  faible  intelligence,  les  choses  d'ici -bas  ne  lui  conviennent 
pas  et  qu'il  désirerait  un  monde  meilleur?  N'est-ce  pas  prendre 
pour  une  réalité  l'objet  incertain  de  vœux  purement  égoïstes?  — 
Cela  signifie  seulement  qu'il  peut  y  avoir  une  manière  grossière 
de  saisir  l'espérance  de  l'immortalité,  comme  il  y  a  des  manières 
grossières  de  comprendre  la  vie  présente.  Plus  d'une  fois,  je 
ravoue,  les  argumens  mis  en  avant  pour  étayer  cette  espérance 
ont  été  entachés  de  défauts  graves;  mais  la  preuve  que  l'égoïsme 
n*est  pas  la  racine  dernière  de  cette  espérance,  c'est  que  chacun 


DES   ÉTUDES    RELIGIEUSES    EN    FRANCE.  97 

de  nous  peut  en  faire  abstraction  pour  lui-même  sans  qu'elle  lui 
paraisse  moins  nécessaire  pour  les  autres.  Oui,  je  puis,  moi,  indigne 
et  chétif  membre  de  la  famille  humaine,  je  puis  croire  un  instant 
ma  personnalité  trop  indifférente  à  l'ordre  général  de  l'univers 
pour  stipuler  que  ma  destinée  doit  dépasser  mon  existence  actuelle, 
et  pourtant  affirmer  encore  qu'il  n'en  peut  pas  être  de  même  pour 
beaucoup  d'autres.  Peut-être  Job  n'a-t-il  plus  rien  à  espérer  depuis 
que  sa  fortune  lui  a  été  rendue  au  triple  (1);  mais  que  quatre  clous 
suffisent  pour  anéantir  le  juste  persécuté  dont  l'esprit  vivait  en  Dieu, 
voilà  ce  qui  est  impossible  à  croire.  Quand  même  je  n'aurais  rien  à 
en  espérer  pour  moi-même,  je  réclamerais  encore  à  grands  cris  de 
la  sagesse  éternelle  une  autre  manière  de  gouverner  le  monde.  Et 
il  m'importerait  peu  à  ce  point  de  vue  que  l'œuvre  du  crucifié  se 
multipliât  féconde  et  bienfaisante  après  lui.  Plus  j'en  jouirais  moi- 
même,  plus  je  verrais  avec  indignation  la  pierre  de  son  sépulcre. 
Non;  la  preuve  que  la  vie  personnelle  se  prolonge  au-delà  de  la 
tombe,  c'est  que  nous  voyons  commencer  une  foule  de  choses,  insé- 
parables de  la  personne,  qui  doivent  ge  terminer  ailleurs,  à  moins 
que  la  raison  souveraine,  qui  nous  apparaît  si  parfaite,  si  fidèle  à 
elle-même  dans  toutes  les  choses  visibles,  ne  devienne  une  fantaisie 
capricieuse  dès  qu'on  arrive  aux  choses  de  l'esprit. 

Je  ne  me  dissimule  pas  que  j'aborde  ici  un  terrain  sur  lequel  l'ou- 
vrage que  j'ai  pris  pour  type  d'une  œuvre  de  critique  religieuse 
renouvelée  ne  s'avance  qu'avec  une  circonspection  extrême.  La  fm 
de  l'introduction  souffre  à  mon  avis  du  silence  gardé  sur  l'immor- 
talité individuelle  et  consciente.  Pourtant  je  ne  crois  point  que 
M.  Renan  ait  dit  ici  son  dernier  mot.  Il  y  a  dans  ses  autres  écrits  et 
même  dans  l'introduction  dont  nous  parlons  plus  d'un  passage  qui 
nous  autoriserait,  ce  me  semble,  à  lui  reprocher  d'être  incomplet 
plutôt  que  d'être  négatif.  Au  surplus,  nous  avons  quitté  comme  lui 
le  domaine  proprement  dit  de  la  critique  pour  entrer  dans  celui  de 
l'enseignement  direct,  et  pour  en  revenir  au  problème  qui  fait  l'in- 
térêt proprement  dit  du  Livrtde  Job,  il  faut  reconnaître  avec  M.  Re- 
nan que  si  la  douleur  est  devenue  plus  facile  à  supporter  dans  beau- 
coup de  cas,  elle  n'est  pas  encore  expliquée.  «  Le  peu  qui  se  révèle 
à  l'homme  du  plan  de  l'univers  se  réduit  à  quelques  courbes  et  à 
quelques  nervures,  dont  o»ne  voit  pas  bien  la  loi  fondamentale  et 
qui  vont  se  réunir  à  la  hauteur  de  l'infini.  »  Ceci  est  parfaitement 

(l)  Et  sÇs  chers  enfans  perdus,  ont-ils  été  réellement  remplacés  par  leurs  successeurs? 
dirait  le  sentiment  moderne.  Dans  la  facilité  même  avec  laquelle  l'auteur  du  poème 
accepte  cette  compensation  que  Dieu  accorde  à  son  héros,  nous  trouvons  une  preuve 
nouvelle  du  peu  d'importance  que  l'ancien  Sémite  attachait  à  l'individu  dès  que  la  fa- 
mille ou  la  tribu  n'était  plus  intéressée  à  sa  conservation. 

TOME  XXIV.  7 


98  REVUE   DES   DEUX   MONDES, 

juste  et  admirablement  dit,  et  nous  pouvons  l'opposer  à  ceux  qui, 
sous  prétexte  que  nous  ignorons  beaucoup,  veulent  que  nous  ne  sa- 
chions rien,  comme  à  ceux  qui  croient  que  nous  savons  tout,  parce 
que  nous  connaissons  un. peu.  Seulement  n'oublions. pas, que  c'est, 
belle  et  grande  chose  que  de  pouvoir  affirmer  la  réunion  dans  l'in- 
fini des  lignes  les  plus  divergentes.  Constatons  aussi  les  pas  nou- 
veaux que  deux  mille  ans  ont  permis  à  l'humanité  de  faire  dans  son 
voyage  le  long  de  l'éternité.  Nous  avons  depuis  lors  doublé  plus 
d'un  cap.  Que  sera  la  terre  promise?  Nous  n'en  savons  rien  encore, 
mais  il  y  a  des  vigies  qui  ont^cléjji  crié  :  (\  Terre  à  l'horizon!  » 

La  solution  proposée  par  l'auteur  inconnu  du  Lhre  de  Job  est 
donc  aussi  vraie  aujourd'hui  que  de  son  temps.  Se  soumettre  à  la 
puissance  insondable  et  souverainement  sage  qui  a  disposé  les  choses 
dans  Fordre  où  nous  les  voyons,  voilà  le  devoir.  N'accuser  que  notre 
ignorance,  quand  il  nous  semble  que  le  chaos  et  l'arbitrajire  pren- 
nent^ dans,  notre  destinée  la  place  de  la  raison  suprême ^q^i  pénètre 
tout  le  reste*  voilà  la  sagesse.  Dans  quelque  position  que  l'on  se 
trouve  maintenir  sa  confiance  et  son  énergie,  se  demander  quelle 
est  l'obligation  morale  correspondant  à  la  situation  donnée,  et  l'ac- 
complir courageusement,  sans  s'abandonner  aux  craintes  lâches  et 
aux  lamentations  puériles,  voilà  la  vertu. 

Ce  qui  est  certain  pourtant,  c'est  que  nous  voyons  l'adversité  et 
la  souffrance  en  générai  avec  d'autres  yeux  que  Job  et  ses  amis.  Si 
nous  ne  pouvons  encore  la  soumettre  à  notre  raison  de  manière  à  la 
comprendre  et  à  l'approuver  dans  toutes  ses  manifestations,  nous 
sommes  tout  près  de  sentir  qu'elle  fait  partie  de  l'harmonie  univer- 
selle comme  élément  nécessaire  du  perfectionnement  des  êtres  mo- 
raux. 11  suffit,  pour  comprendre  ceci,  de  réfléchir  quelques  instans 
à  ce  que  serait  le  monde  sans  la  douleur.  Le  soleil  du  monde  moral 
ne  s'estril  pas  levé  3ur  la  terre  le  jour  où  pour  la  première  fois  un 
être  huinain  a  senti  que  quelque  chose  le  mordait  au  cœur,  quoique 
ses  sens  fussent  flattés?  S'imagine-tTon  la  vertu  toujours  heureuse, 
toujours  facile  et  douce?  Quel  renversement  d'idées  et  de  mots!  Ou 
bien  voudrait-on  que  du  ^ioins  la  soufl'rance  ne  fût  le  partage  que 
des  coupables,  et  que  la  vieille  théorie  sémitique  fût  la  vérité?  Autre 
déraison  :  il  faudrait  alors  acquiescer  à  la  momie  professée  par  Sa- 
tan daq^  iç  Z^Ve  de  jQby  et  se  condamner  à  ne  plus  distinguer  la 
vertu  de. la  spéculation.  Ne  découronnons  pas  l'humanité,  n'esti- 
mons pas  à  vil  prix  les  plus  belles  perles  de  son  diadème.  Assuré- 
ment la  nature .fist  bieft  belle,  et  l'on  se  plonge  avec  ravissement 
dans  ses  abîmea/de  poésie,  de  grandeur  et  de  grâce.  Assurément 
l'art  et  la  science,  ces  deux  muses,  ces  deux  divines  sœurs,  ont  le 
droit  d'exiger  notre  amour  et  de  nous  faire  tomber  à  genoux  devant 


DES   ÉTUDES   REtlGIETISÉS   EN  FRANCE.       "        '  99 

leur  ineffable  beauté.  Et  pourtant  il  est  quelque  chose  de  plus  beau 
encore  que  la  nature,  de  plus  beau  que  l'art,  de  plus  beau  que  la 
science,  c'est  l'homme  plus  fort  que  la  douleur  et  affirmant  sa  supé- 
riorité sur  le  sort.  Ce  qui  est  beau  de  la  beauté  suprême,  c'est  la 
résignation  courageuse  et  l'espérance  indestructible,  c'est  le  devoir 
accompli  malgré  les  révoltes  de  la  chair,  au  prix  du  bras  qu'on  se 
coupe  et  de  l'œil  qu'on  s'arrache,  c'est  l'homme  calomnié,  mé- 
connu, qui  conserve  sa  joie  en  marchant  vers  le  but  que  sa  con- 
science lui  montre.  Sans  la  douleur,  sans  l'adversité  imméritée, 
inique,  irrationnelle,  nous  serions  privés. de  l'élite  de  l'humanité; 
la  terre  aurait  perdu  son  sel.  Sans  la  douleur,  nous  n'aurions  ni 
martyrs,  ni  vrais  poètes.  Sans  la  douleur,  nous  n'aurions  pas  le 
Christ.  En  vérité,  nous  pouvons  désormais  abandonner  la  question 
aux  disputes  de  la  métaphysique  :  tout  ce  que  nous  savons,  c'est 
que  sans  la  douleur  le  monde  serait  privé  de  ce  qui  fait  sa  beauté 
la  plus  haute. 

Nous  croyons  avoir  montré  le  vrai  caractère  de  la  renaissance 
religieuse  qui  se  continue  en  France  après  avoir  commencé  en  Alle- 
magne et  eh  Angleterre.  On  dirait  que  le  xix*  siècle  est  appelé  à 
reproduire  les  traits  les  plus  caractéristiques  de  cette  époque  de 
préparation  qui  ouvrit  la  barrière  de  l'histoire  moderne.  Le  xv*  siè- 
cle, comme  le  nôtre,  fut  un  siècle  de  transformation  politique  et 
sociale.  Ce  fut  aussi  un  siècle  d'inventions  changeant  la  face  du 
monde  et  préparant  le  règne  de  l'esprit  par  l'asservissement  de  la 
matière.  Nous  avons  la  vapeur,  il  eut  l'imprimerie;  nous  avons  la 
télégraphie  électrique,  il  eut  la  boussole;  nous  avons  les  chemins 
de  fer,  il  eut  les  postes.  Nous  avons  découvert  et  colonisé  l'Austra- 
lie, nous  démolissons  les  vieilles  murailles  en  Chine  et  au  Japon;  il 
découvrit  et  colonisa  les  Indes  et  l'Amérique.  Nous  avons  retrouvé 
le  sanscrit  et  les  vieilles  langues  de  l'Asie;  il  retrouva  le  grec  et 
l'hébreu.  Et  ce  qui  achève  la  ressemblance,  c'est  qu'alors  comme 
aujourd'hui  des  voix  nouvelles  se  faisaient  entendre  au  septentrion 
et  au  midi,  à  l'orient  et  à  l'occident,  qui  prophétisaient  les  temps 
nouveaux.  Le  souffle  de  l'Esprit  agitait  les  âmes,  et  l'on  se  mettait 
à  étudier  avec  une  curiosité  ardente  les  monumens  des  âges  inspi- 
rés, on  en  savourait  les  beautés  toujours  jeunes  dans  leur  vénérable 
vieillesse ,  on  avait  en  quelque  sorte  un  sens  nouveau  pour  com- 
prendre l'antiquité,  et  l'on  y  puisait  de  l'énergie  pour  le  présent, 
de  la  confiance  pour  l'avenir.  Au  fond  du  cœur  de  tous  était  le  sen- 
timent qui  faisait  dire  à  Ulrich  de  Hutten,  contemplant  tout  joyeux 
le  beau  printemps  du  xvi*  siècle  :  «  Les  études  fleurissent,  les  esprits 
se  réveillent,  c'est  un  plaisir  de  vivre!  » 

Albert  Réville. 


LA 


GÉOGRAPHIE  ZOOLOGIQUE 


DES  RECHERCHES   FAITES   SDR   LA  DISTRIBUTION   ET  LES   MIGRATIONS 
DES    ESPÈCES    ANIMALES. 


I.  A.  Wagner,  De  la  Distribution  des  Mammifères  {Mémoires  de  l'Académie  de  Bavière,  1844.)  — 
II.  Dana,  De  la  Distribution  des  Mollusques  et  des  Crustacés,  dans  V American  Jownal  of 
Sciences  and  Arts.  — lll.  Ed.  Forbes,  On  the  Connexion  between  the  distribution  of  the  existing 
Fauna  and  Flora  of  the  British  Isles  with  the  geological  changes,  London  i846.  —  IV.  A. 
Gaudry,  Coniemporanéité  de  l'espèce  humaine  et  de  diverses  espèces  animales  aujourd'hui  éteintes, 
Paris  1859.  —  V.  Boucher  dePerthes,  Antiquités  antédiluviennes,  Amiens  1859.  —VI.  Commvr 
nications  de  M.  Lartet  à  la  Société  géologique  de  France  et  à  l'Académie  des  Sciences,  1858-1859. 
—  VII.  Ad.  Fictet,  les  Origines  indo-européennes.  Essai  de  Paléontologie  linguistique,  Paris  1859. 


L'étude  des  migrations  des  peuples  est  certainement  l'une  des 
branches  les  plus  curieuses  et  les  plus  difficiles  de  l'ethnologie.  La 
solution  des  problèmes  qu'elle  soulève  réclame  l'intervention  des 
sciences  les  plus  diverses  et  le  rapprochement  des  données  en  ap- 
parence les  plus  hétérogènes.  Si,  pour  se  retrouver  dans  le  vaste 
labyrinthe  que  tracent  sur  la  carte  du  globe  les  routes  suivies  par 
les  diverses  races  humaines,  il  est  indispensable  de  réunir  un  pa- 
reil faisceau  de  lumières,  quels  eff'orts  ne  sont  pas  nécessaires  pour 
recomposer  l'ensemble  des  migrations  des  animaux!  L'homme  parle, 
écrit,  se  souvient,  son  histoire  la  plus  lointaine  a  toujours  pour  base 
quelques  traditions  ou  quelques  monumens;  mais  les  animaux  sont 
muets,  ils  ne  laissent  de  leur  passage  d'autres  traces  que  leurs  os- 
semens  ou  leur  enveloppe  :  ils  n'élèvent  aucun  monument  durable 
qui  puisse  attester  leur  présence,  et  le  naturaliste  en  est  réduit  à 


LA  GÉOGRAPHIE  ZOOLOGIQUE.  101 

scruter  l'empreinte  de  leurs  pas  et  à  recueillir  jusqu'à  leurs  excré- 
mens.  Cependant  cette  histoire  des  changemens  qui  se  sont  opérés 
dans  l'habitat  des  espèces  animales,  des  révolutions  par  lesquelles 
a  passé  la  carte  zoologique ,  des  conquêtes  de  certaines  espèces  et 
du  démembrement  de  l'empire  de  certaines  autres,  se  rattache  aux 
questions  fondamentales  de  l'histoire  du  globe,  aux  phénomènes  les 
plus  intéressans  de  la  géologie.  Quoique  l'on  n'ait,  pour  découvrir 
les  migrations  anciennes  des  différentes  classes  d'êtres  organisés, 
que  des  élémens  incomplets  et  dispersés ,  il  est  toutefois  possible , 
par  l'étude  des  fossiles  et  une  comparaison  attentive  entre  l'ordre 
présent  et  les  ordres  passés,  de  tracer  les  linéamens  généraux  de  ce 
qu'on  appelle  la  géographie  des  animaux.  En  suivant  les  change- 
mens qui  se  sont  opérés  à  différentes  époques  dans  la  distribution 
des  espèces  animales,  on  arrive  à  saisir  quelques-unes  des  lois  qui 
président  à  la  répartition  des  êtres.  L'étude  de  l'état  présent  est 
naturellement  la  plus  facile  et  la  plus  complète.  Depuis  trente  ans 
environ,  les  faunes  locales  ont  été  décrites  avec  tant  de  soin,  qu'il 
est  aisé  de  tracer  la  carie  des  régions  fréquentées  par  chacune  des 
espèces  connues.  Quant  à  déterminer  la  distribution  des  espèces  aux 
âges  qui  ont  précédé  la  période  actuelle,  c'est  une  œuvre  nécessai- 
rement subordonnée  aux  progrès  de  la  paléontologie.  On  possède 
cependant  certaines  données  importantes  qui  serviront  de  jalons 
dans  la  voie  à  parcourir,  et  d'où  l'on  peut  dès  aujourd'hui  tirer  des 
conséquences  du  plus  grand  intérêt.  Nous  allons  donc  essayer  de 
faire  connaître  séparément  les  résultats  principaux  de  la  géographie 
zoologique  et  ceux  de  la  paléontologie,  envisagée  au  point  de  vue 
de  la  répartition  des  espèces  détruites  ou  déplacées,  et  le» rappro- 
chement de  ces  résultats  respectifs  nous  montrera  ce  que  la  science 
connaît  jusqu'à  présent  de  l'histoire  des  migrations. 

I. 

Les  animaux  ne  sont  pas  répandus  au  hasard  sur  le  globe;  la  pré- 
sence de  chaque  espèce  dans  un  endroit  déterminé  dépend  d'un  en- 
semble de  conditions  intimement  liées  à  l'organisation  et  au  genre 
de  vie  de  l'animal.  Tous  les  êtres  sont  dans  une  dépendance  marquée 
de  la  nature  au  sein  de  laquelle  ils  prennent  naissance  et  se  dévelop- 
pent, et  cette  dépendance  est  d'autant  plus  grande  que  l'animal  a 
des  besoins  plus  nombreux  à  satisfaire,  que  son  organisme  est  plus 
susceptible  d'être  influencé  parle  milieu  ambiant.  De  là  une  répar- 
tition très  inégale  des  espèces;  celles  qui  trouvent  aisément  les  con- 
ditions suffisantes  à  leur  conservation  sont  beaucoup  plus  répandues 
que  les  animaux  dont  l'habitat  et  l'alimentation  exigent  des  con- 


102  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

ditions  spéciales.  On  ne  doit  donc  pas  s'étonner  si,  en  traçant  sur  la 
carte  les  lignes  qui  servent  de  frontières  au  domaine  de  chaque  es- 
pèce, on  obseiTe  d'énormes  inégalités  et  d'apparentes  anomalies. 
Tandis  que  certains  animaux  sont  répandus  sur  le  tiers  ou  la  moitié 
du  globe,  il  en  est  d'autres  qui  demeurent  confinés  sur  une  superficie 
qui  n'excède  pas  trois  ou  quatre  mille  lieues  carrées.  Toutefois  ces 
empires  assignés  à  chaque  espèce  ou  à  chaque  genre  n'ont  pas  une 
ciixonscription  aussi  nettement  tracée  que  nos  états  européens.  L'a- 
nimal est  de  sa  nature  un  être  errant;  il  est  d'autant  plus  nomade 
que  la  contrée  où  il  cherche  sa  nourriture  s'épuise  plus  vite.  Il  par- 
court parfois  de  vastes  espaces,  et  s'il  est  doué  d'une  grande  puis- 
sance de  locomotion,  il  pousse  souvent  des  reconnaissances  au-delà 
de  ses  frontières  naturelles.  Il  vit  comme  les  peuples  nomades,  cher- 
chant sans  cesse  un  nouvel  abri,  revenant  à  celui  qui  convient  à  ses 
habitudes,  se  déplaçant  suivant  les  saisons  et  se  laissant  entraîner  à 
la  poursuite  des  êtres  dont  il  fait  sa  nourriture.  De  là  des  migrations 
qui  prennent  chez  certaines  espèces  le  caractère  de  voyages  pério- 
diques et  lointains,  caries  soins  de  la  reproduction  conduisent  les 
animaux,  et  surtout  les  oiseaux  et  les  poissons,  dans  les  régions  les 
plus  favorables  à  la  ponte  et  à  l'éclosion  de  leurs  œufs.  Ce  sont  ces 
déplacemens  à  grande  distance  qui  ont  plus  particulièrement  reçu  le 
nom  de  migrations,  et  que  tout  le  monde  a  observés  chez  les  hiron- 
delles, les  canards  sauvages,  les  maquereaux  et  les  harengs.  En  réa- 
lité, presque  tous  les  animaux,  et  plus  particulièrement  les  oiseaux 
et  les  poissons,  émigrent  suivant  les  saisons,  soit  en  troupe,  soit  iso- 
lément. Tandis  que  le  plus  grand  nombre  va  chercher  à  des  distances 
variables  une  nourriture  qui  lui  fait  défaut  dans  le  canton  qu'il  aban- 
donne et  un  emplacement  convenable  pour  l'éducation  de  sa  progé- 
niture, quelques  individus  demeurent  sédentaires,  et  n'ont  pas  besoin 
de  gagner  des  régions  lointaines  pour  échapper  à  la  disette  et  au  froid. 
La  domesticité  ou  la  quasi-domesticité,  en  assurant  à  l'animal  l'abri 
et  la  nourriture,  lui  enlève  ses  habitudes  errantes  et  l'attache  dans 
les  pays  où  l'homme  vient  à  son  aide.  Le  voisinage  des  villes  ou  des 
lieux  habités  attire  certaines  espèces  et  les  fixe  ;  la  concentration  des 
animaux  domestiques  leur  procure  des  ressources  qu'ils  seraient 
obligés  de  quêter  çà  et  là  dans  des  contrées  sauvages.  Plusieurs,  après 
avoir  abandonné  un  pays ,  y  reviennent  tout  à  coup ,  parce  que  les 
causes  qui  les  avaient  fait  émigrer  ont  disparu.  Le  célèbre  naturaliste 
suédois  Nilsson  a  signalé  dans  sa  patrie  l'apparition  en  1825  de  la 
chauve-souris,  vespertilio  rtortula,  que  n'avaient  rencontrée  ni  Linné 
ni  aucun  des  explorateurs  de  la  Suède,  et  la  réparation  de  la  cathé- 
drale de  Lund,  en  mettant  plus  tard  au  jour  dans  les  murs  de  cette 
église  les  ossemens  d'un  grand  nombre  des  mêmes  vespertilions. 


LA  GÉOGRAPHIE  ZOOLOGIQUE.  103 

vint  démontrer  que  sept  cents  ans  auparavant,  ces  animaux  étaient 
fort  nombreux  dans  le  sud  de  la  péninsule  Scandinave.  La  motacilla 
alba  disparut  de  même  en  Suède  pendant  trente  ans  environ. 

Ainsi  la  carte  zoologique  est  nécessairement  variable,  et  l'on  ne 
saurait  indiquer  que  par  des  à-peu-près  l'étendue  relative  assignée 
à  chaque  espèce.  Toutefois  les  déplacemens  de  l'animal  ne  peuvent, 
sauf  quelques  exceptions,  dépasser  certaines  limites  extrêmes, 
au-delà  desquelles  il  y  a  pour  lui  impossibilité  de  vivre  et  de  se 
propager.  On  arrive  à  formuler  pour  chaque  genre  et  pour  chaque 
espèce  de  véritables  lois  de  distribution  qui  fournissent  à  la  géogra- 
phie zoologique  des  principes  certains.  L'animal  a  été  créé  pour 
vivre  et  se  reproduire;  quelque  vaste  que  soit  la  région  qu'il  habite, 
il  se  fixera  dans  les  seuls  endroits  qui  renferment  la  nourriture  dont 
il  a  besoin  et  lui  fournissent  le  genre  d'abri  ou  de  support  pour  le- 
quel il  a  été  organisé;  Un  naturaliste  hollandais  auquel  on  doit  de 
précieuses  observations  de  géographie  zoologique,  H.  Schlegel,  a 
remarqué  qu'à  Sumatra  l'orang-outang  et  le  semnopithèque  nasique 
se  retrouvent  toujours  dans  des  circonscriptions  de  même  nature  et 
ne  hantent  jamais,  même  à  peu  de  distance,  des  cantons  qui  ne  leur 
conviendraient  qu'imparfaitement.  Sur  les  montagnes,  à  des  hau- 
teurs différentes ,  on  observe  souvent  des  animaux  différens,  parce 
que  les  zones  d'élévation  constituent  autant  de  régions. physiques 
distinctes.  Chaque  espèce  a  donc  un  point  du  globe  qui  est  comme 
son  berceau  et  d'où  elle  rayonne  en  différens  sens,  jusqu'aux  points 
où  les  conditions  qui  lui  sont  indispensables  cessent  de  se  manifes- 
ter. Cependant  elle  n'atteint  pas  toujours  ces  limites  :  des  obstacles 
dus  au  relief  et  à  la  disposition  du  sol  peuvent  en  effet  s'opposer  à 
sa  propagation,  ou  bien  sa  faculté  de  locomotion  n'est  pas  assez 
énergique  pour  lui  permettre  de  si  lointaines  migrations.  C'est  ainsi 
que  les  animaux  de  la  pente  occidentale  des  Cordillères  n€  se  retrou- 
vent généralement  pas  sur  le  versant  oriental,  les  cimes  des  Andes 
formant  une  barrière  que  ces  animaux  ne  sauraient  franchir.  On  ne 
rencontre  dans  les  nombreuses  îles  de  l'Océan -Pacifique  presque 
aucun  serpent,  quoique  le  grand  archipel  indien  appartienne  aux 
régions  de  la  terre  qui  en  sont  le  plus  peuplées;  ces  reptiles  n'ont 
pu  traverser  les  bras  de  mer  qui  séparent  la  Polynésie  de  la  Malaisie. 
Ce  n'est  que  dans  des  cas  exceptionnels,  lorsqu'elles  sont  poussées 
par  la  faim,  entraînées  par  un  instinct  commun  à  tous  les  individus, 
qu'on  voit  tout  à  coup  des  espèces  envahir  des  contrées  qui  leur 
étaient  étrangères.  C'est  ainsi  que  des  nuées  d'insectes  ailés,  et  même 
non  ailés,  s'abattent  quelquefois  sur  un  pays  séparé  de  la  région  qu'ils 
habitaient  par  de  puissantes  barrières.  Les  sauterelles  ont  de  la  sorte 
traversé  par  myriades  le  canal  de  Mozambique  pour  fondre  sur  Ma- 


iOA  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

dagascar.  D'autres  bandes  ont  franchi  la  Méditerranée  et  pénétré  de 
Barbarie  en  Italie.  De  véritables  bancs  de  chenilles  ont  tenté  de  pas- 
ser des  rivières;  des  papillons  se  sont  montrés  par  milliers  sur  cer- 
taines côtes,  après  avoir  franchi  la  mer.  Cependant  ces  cas  sont  rares 
et  peuvent  être  considérés  comme  des  perturbations  dans  les  grandes 
lois  de  la  distribution  zoologique.  D'ordinaire  les  animaux  se  dépla- 
cent moins  soudainement;  ils  avancent  ou  reculent  selon  les  change- 
mens  atmosphériques  ;  ils  règlent  dans  chaque  contrée  leur  habitat 
sur  la  nature  des  lieux  et  le  climat.  Voilà  pourquoi  une  espèce  qui, 
dans  les  régions  boréales,  fréquente  les  plaines,  se*  retrouve  dans  les 
montagnes  des  contrées  plus  méridionales.  Ainsi  le  beau  papillon 
appelé  Parnassius  Apollo  vit  en  Suède  dans  les  lieux  plats  et  sur  la 
pente  des  collines,  et  dans  les  Alpes,  les  Pyrénées,  l'Himalaya,  il 
se  tient  à  de  grandes  hauteurs,  car  il  y  retrouve  la  température  des 
plaines  de  la  Suède.  Un  autre  insecte,  le  carahus  aiiratus,  qui  vol- 
tige dans  nos  plaines,  ne  se  rencontre  en  Italie  que  sur  les  plus 
hautes  montagnes. 

L'aire  qu'occupe  chaque  espèce  dépendant  surtout  des  conditions 
climatologiques  auxquelles  sont  liés  les  moyens  d'alimentation  et 
de  propagation,  elle  s'agrandira  ou  se  rétrécira  suivant  les  change- 
mens  de  la  température  et  ceux  de  la  végétation,  suivant  l'aspect 
nouveau  que  prendront  les  lieux.  De  nouvelles  cultures  chasseront 
tel  animal  d'un  pays  et  y  appelleront  tel  autre.  Le  dessèchement 
des  étangs  ou  l'altération  des  eaux  en  troublera  la  population  ich- 
thyologique.  L'arrivée  ou  le  départ  de  certaines  espèces  détermi- 
nera l'apparition  ou  la  disparition  des  espèces  carnassières  qui  en 
font  leur  proie.  Depuis  qu'on  a  multiplié  dans  le  bassin  de  Paris  les 
plantations  de  pins,  on  y  trouve  la  lamia  œdilis^  insecte  du  nord  de 
l'Europe,  qui  était  auparavant  tout  à  fait  étranger  à  nos  pays.  Au- 
dubon,  le  grand  ornithologiste  américain,  a  remarqué  que  l'exten- 
sion des  cultures  et  toutes  les  révolutions  qu'elle  entraîne  dans  le 
Nouveau-Monde  avaient  modifié  les  migrations  de  certains  oiseaux, 
les  avaient  rendues  plus  fréquentes  et  plus  lointaines;  les  oies,  les 
canards,  les  pélicans,  vont  chercher  aujourd'hui  dans  le  nord  des 
localités  où  ils  puissent  élever  leurs  petits,  quand  auparavant  ils 
restaient  dans  des  régions  moins  septentrionales  que  l'homme  n'a- 
vait point  encore  rendues  inhabitables  pour  eux.  De  tout  cela  ré- 
sultent des  migrations  qui  s'opèrent  sans  cesse  sous  nos  yeux,  des 
déplacemens  progressifs  qui  tendent  à  une  distribution  sinon  nou- 
velle, au  moins  notablement  distincte  de  celle  des  siècles  derniers. 

L'aire  d'un  animal  est  d'autant  plus  étendue  sur  le  glol)e,  que 
son  alimentation  est  moips  exclusive,  son  organisation  plus  flexible 
et  plus  propre  à  se  modifier  selon  les  climats,  ses  habitudes  moins 


LA.  GÉOGRAPHIE  ZOOLOGIQUE.  105 

particulières  et  moins  étroitement  liées  à  telle  nature  de  terrain, 
à  telle  disposition  des  lieux.  De  ces  animaux  dont  l'organisation  est 
souple  et  l'alimentation  presque  omnivore,  il  est  difficile  de  déter- 
miner la  véritable  patrie  ;  le  cosmopolitisme  est  tellement  dans  leur 
nature,  qu'on  ne  saurait  dire  quelle  est  la  contrée  la  plus  propre  à 
leur  développement.  La  difficulté  disparaît  pour  les  espèces  dont 
l'aire  est  très  bornée,  dont  le  rayonnement  s'est  arrêté  à  de  faibles 
distances.  Leurs  régions  originelles  sont  nettement  tracées,  et  ils 
sont  fort  propres  à  caractériser  les  différentes  zones  zoologiques. 
Ainsi  tandis  que  le  faucon  pèlerin  promène  son  vol  hardi  au-dessus 
de  toutes  les  terres,  que  les  dauphins  et  les  marsouins  folâtrent  à 
la  surface  de  toutes  les  mers,  que  le  papillon  appelé  vanessa  cardui 
se  retrouve  à  la  fois  dans  l'Europe  méridionale,  la  Barbarie,  le  Chili 
et  l'Australie,  le  condor  et  le  lama  ne  quittent  pas  les  hauteurs  des 
Andes,  l'ornithorhynque,  le  plus  bizarre  peut-être  de  tous  les  ani- 
maux, reste  confiné  en  Australie;  un  grand  nombre  d'espèces  dans 
la  classe  des  reptiles  ont  des  aires  extrêmement  circonscrites,  et  ce 
sont  peut-être  ces  animaux  qui  se  prêtent  le  mieux  à  la  détermina- 
tion des  provinces  zoologiques. 

Les  espèces  marines  étant  soumises  à  moins  d'influences  que  les 
animaux  terrestres,  en  raison  du  milieu  qu'elles  habitent,  leur  dis- 
tribution est  naturellement  plus  simple;  elle  ne  présente, guère  ces 
anomalies  qui  dérangent  si  souvent  sur  la  carte  la  régularité  d'une 
faune.  Séjournant  presque  toujours  dans  les  eaux,  les  cétacés,  les 
reptiles  marins,  les  poissons,  les  mollusques,  les  zoophytes  échap- 
pent à  l'action  hygrométrique  de  l'air,  aux  mille  modifications  du 
climat.  Quoique  encore  variable,  la  température  est  cependant  plus 
uniforme  au  sein  des  mers  ;  les  animaux  marins  ne  sont  pas  obligés 
de  se  cantonner  dans  de  petits  espaces,  au  risque  de  mourir  de  froid, 
de  chaud  ou  de  faim.  L'Océan  est  comme  une  grande  plaine  liquide, 
il  a  toute  l'uniformité  de  la  steppe  ou  du  désert;  aussi  la  tempéra- 
ture générale  de  la  zone  à  laquelle  une  mer  appartient,  la  nature  du 
fond,  voilà  à  peu  près  les  seules  causes  qui  règlent  la  distribution 
des  animaux  marins.  Les  coquilles  et  les  poissons  changent  d'aspect 
suivant  les  latitudes  et  les  profondeurs  ;  'les  espèces  qui  fréquentent 
les  côtes  basses  et  les  bancs  sous-marins  diffèrent  des  animaux  qu'on 
pêche  dans  la  haute  mer,  à  la  même  profondeur;  la  froidure  des 
eaux  suffit  à  elle  seule  pour  expliquer  la  diversité  des  faunes  mari- 
times en  apparence  placées  dans  les  mêmes  conditions.  La  côte  oc- 
cidentale de  l'Amérique  n'a  pas  d'affinité  zoologique  avec  les  îles 
de  la  mer  Pacifique,  parce  que  la  température  des  eaux  y  est  tout 
à  fait  différente. 

Les  courans  venus  des  tropiques  réchauffent  dans  certaines  di- 


106  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

rections  F  Océan,  et  tendent  ainsi  à  déranger  la  relation  naturelle 
qui  existe  entre  les  frontières  de  chaque  espèce  et  les  degrés  de  la- 
titude. Depuis  que  M.  le  lieutenant  Maury,  par  ses  beaux  travaux 
sur  les  courans  (1),  est  parvenu  à  dresser  une  carte  complète  des 
fleuves  et  des  rivières  qui  se  forment  au  sein  même  des  mers,  on  a 
saisi  une  liaison  étroite  entre  le  mode  de  répartition  de  ces  courans 
et  la  distribution  des  mollusques  et  des  crustacés.  Un  habile  natu- 
raliste américain,  M.  Dana,  a  mis  ces  faits  en  évidence  dans  un  tra- 
vail curieux.  MM.  Ed.  Forbes  et  Lôven  ont  démontré,  par  une  étude 
attentive  de  la  distribution  des  poissons  et  des  mollusques,  que  plus 
facilement  une  espèce  peut  vivre  à  des  profondeurs  différentes  sur 
le  même  littoral,  plus  aussi  elle  se  propage  sur  de  grandes  éten- 
dues en  surface.  Ainsi  certaines  espèces  de  poissons  dont  Faire 
est  considérable  peuvent,  en  s' élevant  ou  en  s' abaissant  au  sein  des 
eaux,  choisir  sous  chaque  latitude  la  localité  qui  leur  convient; 
d'autres  au  contraire  ne  sortent  pas  d'une  région  assez  limitée.  Que 
la  nature  des  eaux,  après  avoir  changé  dans  l'étendue  de  toute  une 
mer,  redevienne  ce  qu'elle  était  à  une  distance  de  quelques  milliers 
de  lieues,  les  formes  animales  reparaîtront  à  peu  près  les  mêmes; 
la  similitude  de  conditions  semble  amener  le  retour  des  mêmes 
types.  Le  navigateur  James  Ross  a  observé  dans  les  profondeurs 
des  mers  antarctiques  plusieurs  des  espèces  qui  caractérisent  la 
faune  arctique.  On  trouve  dans  la  mer  de  Chine  et  du  Japon  les 
mêmes  espèces  de  requin  qui  fréquentent  les  côtes  de  l'Australie. 
Toutefois  on  doit  reconnaître,  avec  le  célèbre  naturaliste  J.  Richard- 
son,  que  les  poissons  doués  d'une  grande  puissance  de  locomotion 
se  transportent  parfois  assez  loin  de  leur  région  propre  ;  les  espèces 
tropicales  remontent  aisément  vers  le  nord ,  et  la  présence  des  ar- 
chipels contribue  beaucoup  à  leur  propagation.  Si  les  côtes  oppo- 
sées de  l'Afrique  et  de  l'Amérique  offrent  une  population  ichthyolo- 
gique  très  différente,  c'est  qu'elles  sont  séparées  par  une  mer 
profonde  et  étendue,  sans  chaîne  d'îles  transversales. 

La  vie  animale  est  singulièrement  développée  au  sein  des  eaux. 
A  toutes  les  profondeurs,  il  y  a  des  êtres  animés  ;  mais  à  mesure  que 
l'on  s'enfonce,  le  nombre  des  espèces  et  des  individus  diminue. 
Ed.  Forbes,  qu'une  mort  prématurée  a  enlevé  à  la  géographie  zoo- 
logique, distinguait  dans  les  mers,  jusqu'à  une  profondeur  de  deux 
cent  trente  brasses,  huit  régions,  ayant  chacune  sa  faune  propre. 
Dans  la  Méditerranée,  quand  la  ligne  de  sonde  atteint  trois  cents 
brasses,  toute  vie  animale  a  disparu.  L'appareil  de  Brooke,  qui  est 
ilne  sonde  perfectionnée,  a  permis  de  ramener  de  plus  grandes  pro- 

(t)  Voyez,  dans  U  livraison  du  !•'  mars  1858,  l'étude  de  M.  E.  du  Hailly. 


LA   GÉOGRAPHIE    ZOOLOGIQUE.  107 

fondeurs  une  immense  quantité  de  coquillages  microscopiques  ;  mais 
ces  coquillages  paraissent  avoir  été  détachés  par  le  mouvement  des 
eaux  du  sol  qui  fait  le  fond  de  l'Océan,  et  dans  les  couches  duquel 
ils  étaient  déposés.  Au  reste,  les  limites  des  zones  zoologiques  ne 
sont  pas  plus  nettement  tracées  dans  les  mers  que  sur  les  conti- 
nens,  et  une  espèce  subsiste  encore  à  une  certaine  profondeur,  que 
déjà  l'on  voit  apparaître  l'espèce  de  la  région  limitrophe. 

Ce  qui  achève  de  rapprocher  les  lois  de  la  distribution  de  la  vie 
dans  les  eaux  et  sur  les  terres,  c'est  que  la  profondeur  des  mers,  de 
même  que  la  hauteur  des  montagnes,  reproduit  en  quelque  sorte 
l'échelle  des  latitudes.  Une  montagne  offre  à  ses  différentes  stations 
des  fleurs  analogues  à  celles  qui  se  présentent  successivement  aux 
regards  si  l'on  voyage  de  l'équateur  aux  pôles;  de  même,  plus  on 
s'enfonce  dans  l'Océan,  plus  on  trouve  une  faune  semblable  à  celle 
des  mers  polaires.  Ce  qui  démontre  bien  que,  malgré  l'espace  libre 
ouvert  par  l'Océan  aux  espèces  qu'il  renferme,  les  conditions  de 
température,  de  profondeur  et  la  nature  du  fond  créent  pour  celles- 
ci  des  frontières  aussi  infranchissables  que  nos  montagnes,  c'est 
qu'il  est  des  familles  entières  d'animaux  marins  qui  ne  se  sont  ja- 
mais avancées  hors  des  mers  où  elles  sont  cantonnées.  Quoique  les 
hydrophis  ou  serpens  de  mer,  qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec  le 
fabuleux  animal  de  ce  nom,  infestent  les  mers  des  Indes,  de  la  Chine 
et  de  la  Polynésie,  ils  ne  dépassent  jamais  la  côte  de  Malabar. 

On  n'a  point  encore  complètement  établi  la  carte  des  lieïix  fré- 
quentés par  chaque  espèce  terrestre;  mais  les  lignes  principales 
ont  été  tirées.  On  a  reconnu  l'existence  de  grandes  frontières  qui 
peuvent  servir  pour  les  divisions  générales.  Les  aras,-  perroquets 
aux  joues  dégarnies  de  plumes,  s'éloignent  peu  de  l'équateur  et 
dépassent  à  peine  au  sud  le  17^  degré.  En  Â.sie,  le  chameau  com- 
mence à  se  montrer  là  où  l'éléphant  disparaît,  et  ce  dernier  animal 
ne  se  rencontre  pas  à  l'état  sauvage  dans  l'Indo-Ghine,  au  nord  du 
21®  degré  21  minutes  de  latitude.  En  Asie,  le  singe  a  pouir  limite 
extrême  le  35'  degré  latitude  nord.  Un  magot  [inuus  speciosus)  se 
rencontre  encore  aux  îles  Sikokf  et  Kiu-siu  dans  l'archipel  du  Japon • 
Ces  quadrumanes  suivent  en  général  dans  leur  distribution  celle  de 
la  famille  des  palmiers,  et  s'ils  remontent  à  une  latitude  aussi 
boréale  dans  le  Japon,  c'est  que  ces  grands  monocotylédones  y 
viennent  toucher  aux  conifères.  Dans  l'Amérique  australe,  les  singes 
ont  disparu  dès  le  29«  degré  latitude  sud. 

En  thèse  générale,  la  chaleur  est  favorable  au  développement  de 
la  vie  animale.  Gomme  dans  les  contrées  tropicales  ou  subtropicales 
la  flore  est  en  général  plus  riche,  les  animaux  herbivoi'es  ou  frugi- 
vores trouvent  une  nourriture  plus  facile  et  plus  variée;  l'accroisse- 


108  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ment  de  ces  espèces  fournit  en  retour  aux  animaux  carnassiers  une 
proie  plus  abondante.  L'élévation  de  la  température  est  d'ailleurs 
liée  à  une  certaine  force  de  création  dont  nous  ne  saurions  définir  la 
loi.  Aussi  est-ce  dans  les  pays  très  chauds  que  nous  rencontrons  les 
crocodiles  et  les  grandes  tortues,  les  plus  beaux  représentans  de 
l'espèce  féline,  les  plus  monstrueux  des  pachydermes,  et  les  singes, 
ceux  des  animaux  qui  se  rapprochent  le  plus  de  l'homme;  les 
chauves-souris  ou  chéiroptères,  inconnues  aux  régions  polaires,  sont 
représentées  dans  l'archipel  indien  par  une  famille  particulière,  les 
galéopithèques,  que  ses  fortes  dimensions  et  son  organisation  rap- 
prochent des  makis  ou  singes  à  museau  de  renard;  l'autruche  et  le 
condor,  oiseaux  monstrueux,  appartiennent  aux  régions  voisines  des 
tropiques;  les  plus  gros  des  coléoptères,  le  scarabée  Goliath^  le  copris 
Midasy  le  bucéphale  géant,  habitent  également  les  régions  chaudes, 
et  un  autre  insecte  gigantesque,  Vénoplocère  épineux,  est  propre 
aux  Indes-Orientales.  Une  espèce  dont  les  dimensions  ne  sont  pas 
moins  étonnantes,  le  mormolyce  phyllode,  appartient  en  propre  à 
l'île  de  Java. 

Plus  on  avance  de  l'équateur  aux  pôles,  moins  il  y  a  de  différences 
entre  les  faunes  de  chaque  région  de  la  même  zone,  en  sorte  qu'au 
voisinage  du  cercle  arctique  on  ne  trouve  plus  qu'une  faune  com- 
mune à  toutes  ces  régions  glacées,  au-delà  desquelles  la  vie  s'arrête 
complètement.  Cependant  ces  lois  générales  ont  leurs  exceptions; 
certains  genres  rencontrent  dans  les  pays  froids  des  conditions  plus 
propres  à  leur  développement,  et  c'est  là  qu'on  les  voit  représentés 
par  les  espèces  les  plus  fortes  et  les  plus  monstrueuses.  Tout  le 
monde  connaît  le  gigantesque  ours  blanc;  citons  aussi  l'ours  de  la 
Russie,  dont  le  jardin  zoologique  de  Londres  possède  un  si  énorme 
spécimen  dans  son  prince  Menchikof,  La  chouette  laponne  et  la 
chouette  harfang  nous  fournissent  dans  les  contrées  arctiques  les 
plus  beaux  représentans  de  la  tribu  de  ces  oiseaux  de  nuit.  Dans 
les  contrées  où  le  ciel  est  presque  toujours  brumeux,  les  chouettes 
épervières  tiennent  la  place  de  nos  grands  oiseaux  de  proie.  Il  est 
à  noter  que  ce  sont  généralement  les  animaux  qui  fréquentent  les 
rivages  ou  vivent  au  milieu  des  mers  qui  présentent  dans  les  cli- 
mats froids  les  plus  beaux  types.  Sur  les  continens  et  dans  les  îles, 
c'est  entre  les  tropiques  que  la  vie  éclate  avec  le  plus  d'énergie; 
dans  l'Océan,  l'inverse  a  lieu,  et  nombre  de  genres  présentent  des 
espèces  d'autant  plus  fortes  et  d'autant  mieux  organisées  que  la  la- 
titude est  plus  élevée,  pourvu  qu'on  s'arrête  au  point  au-delà  duquel 
aucun  animal  ne  peut  plus  vivre.  Les  phoques,  les  morses,  les  ba- 
leines, habitent  surtout  les  mers  polaires.  M.  Dana  a  remarqué  que 
les  crustacés  marins  des  zones  froides  appartiennent  généralement 


LA  GÉOGRAPHIE  ZOOLOGIQUE.  109 

à  une  organisation  plus  élevée  que  ceux  des  mers  tropicales.  Les 
espèces  dont  le  type  offre  sous  la  zone  arctique  un  organisme  supé- 
rieur s'abâtardissent  à  mesure  que  l'on  se  rapproche  des  tropiques. 
Dans  les  mers  glaciales,  là  où  les  eaux  ont  une  transparence  par- 
faite, on  rencontre  souvent  des  espaces  de  20  à  30  milles  marins 
carrés  et  d'une  profondeur  de  plus  de  500  mètres,  où  les  animal- 
cules fourmillent  à  ce  point  que  Scoresby  estime  qu'il  ne  faudrait 
pas  moins  de  5,000  ans  à  20,000  personnes  pour  compter  ceux  que 
renferment  seulement  2''"°™-, 50  d'eau.  Ainsi  donc  vers  les  pôles  tan- 
dis que  la  vie  abandonne  les  continens,  elle  n'en  devient  que  plus 
luxuriante  au  sein  des  mers.  D'une  température  plus  chaude  et  plus 
uniforme  que  les  terres,  les  eaux  marines  présentent  aux  animaux 
des  conditions  plus  favorables  de  développement. 

Quand  on  considère  l'ensemble  des  types  dont  se  compose  le  règne 
animal,  on  reconnaît  qu'ils  peuvent  se  répartir  à  peu  près  en  deux 
classes,  les  types  tropicaux  et  les  types  subpolaires.  La  zone  tor- 
ride  et  la  zone  tempérée  froide  s'offrent  donc  comme  les  pôles  de  la 
faune  du  globe,  et  les  caractères  qu'elles  entraînent  prédominent 
tour  à  tour  dans  chaque  pays,  selon  sa  température  spéciale.  Il  ne 
faut  pas  croire  cependant  que  les  genres  et  les  espèces  se  conservent 
toujours  avec  une  pureté  de  traits  qui  permette  de  reconnaître  leur 
origine  subpolaire  ou  tropicale.  Les  animaux  des  régions  intermé- 
diaires présentent  aussi  leurs  caractères  propres,  et  plusieurs  espèces 
îie  se  rencontrent  même  que  dans  telle  ou  telle  région  moyenne.  Cela 
tient  à  ce  que  les  types  s'abâtardissent  et  s'altèrent,  quand  ils  s'é- 
loignent des  lieux  pour  lesquels  ils  paraissent  avoir  été  créés.  Les 
genres  tropicaux  dégénèrent  lorsqu'ils  s'avancent  vers  le  nord  ou 
vers  le  pôle  austral;  les  genres  propres  aux  contrées  boréales  ou 
australes  dégénèrent  à  leur  tour  quand  ils  se  rapprochent  des  tro- 
piques. Et  ce  fait,  sur  lequel  nous  voudrions  appeler  l'attention, 
permet  souvent  de  reconnaître  à  laquelle  des  deux  régions  opposées 
on  doit  rapporter  la  naissance  de  certains  animaux.  Si,  comme  tout 
le  fait  supposer,  l'espèce  humaine  est  une  dans  son  organisation, 
on  doit  conclure  de  son  abâtardissement  dans  les  régions  équato- 
riales  et  polaires  qu'elle  a  pris  naissance  dans  une  contrée  tempérée, 
d'où  elle  s'est  répandue  suivant  deux  directions  opposées.  L'homme 
appartiendrait  dans  ce  cas  à  la  catégorie  des  types  subpolaires,  à  la 
différence  des  singes,  qu'il  faut  incontestablement  classer  parmi  les 
types  tropicaux. 

Les  variations  que  subissent  les  types  zoologiques  en  s' éloignant  du 
lieu  de  leur  origine  déterminent  l'apparition  d'espèces  intermédiaires 
qui  se  modifient  incessamment  d'après  les  conditions  spéciales  où 
elles  se  développent.  Aussi  des  contrées  voisines  n'offrent-elles  ja- 


110  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

mais  des  faunes  radicalement  tranchées,  et  l'on  passe  en  réalité 
par  degrés  insensibles  d'une  faune  à  une  autre.  Des  genres,  des  es- 
pèces identiques  se  retrouvent  sur  de  vastes  continens  et  n'offrent 
d'une  région  à  l'autre  que  des  différences  qui  ont  tout  le  caractère 
de  variétés  locales  dues  à  des  influences  particulières.  Par  exemple 
le  cha^cal  du  Gap  (ç«m«  mesqmelas)  ^st  remplacé  dans  les  parties 
septentrionales  de  l'Afrique  par  une  variété  à  teinte  claire  n'ayant 
pas  de  noir  sur  le  dos  {canis  variegatus)-^  le  daman  et  le  zprille  du 
Cap  nç  diffèrent  de  ceux  du  noijd  de- l'Afrique  que  par  des  teintes 
plus  prononcées;  la  genette  du  Cap,  qui  habite  aussi  l'Espagne,  est 
remplacée  au  Sénégal  et  en  Abyssinie  par  une  variété  à  teinte  plus 
pâle.  Au  lieu  de  l'ichneumon  d'Egypte,  on  trouve  à  la  pointe  australe 
de  l'Afrique  une  variété  locale  à  pelage  plus  foncé.  Chaque  contrée  a 
aussi  en  Afrique  sa  variété  propre  d'antilope.  Notre  corbeau  est 
remplacé  aux  îles  Féroë  par  une  variété  à  teinte  mêlée  de  tlanc.  On 
pourrait  multiplier  indéfiniment  de  tels  exemples. 

Les  régions  de  la  terre  présentent  des  différences  plus  tranchées 
quand  on  se  déplace  par  latitude  que  lorsqu'on  marche  en  longitude; 
il  en  résulte  un  effet  corrélatif  dans  la  variation  des  espèces.  Si  l'on 
passe  au-delà  de  l'équateur,  on  ne  trouve  pas  toujours  sous  les  zo- 
nes australes  les  mêmes  genres,  et,  à  plus  forte  raison,  les  mêmes 
espèces  que  sous  les  zones  boréales  correspondantes,  bien  que  l' en- 
semble des  caractères  zoologiques  apparaisse  le  même.  Les  analo- 
gies d^s  genres  et  des  espèces  ^ont  beaucoup  plus  frappantes  quand 
on  procède  par  l(]ngitudes  isothermales.  Ce  ne  sont  plus  seulement 
des  geipr^s  yoisins  pi|^  identiques  que.  l'on  rencontre,  mais  des  es- 
pèces souvent  absolument  semblables.  ,...,,     :.„  ( 

Les, variations  des  ca,ractères  spécifiques  sont  à  la  fois  ^i  multiples 
et  si  diverses,  dans  leur  étendi^e,,  qu'il  est  parfois,  dipTicile  4e  décider 
si  l'on,^  devant. les  yeux  des  espèces  nouvelles  ou  ^e  sin^ples  varié- 
tés locales.  Aussi  les  naturalistes  sont-ils  Iqinjde  s'entendre  sur  le 
nombre ,^es  espèces,  e|t  tandis  qu^  les  uns  n'en  reconnaissent  qu'un 
petit  iiôpbre,  d'où  ifs, font  dériver  ui)e  foule  fie  variétés,  les  autres 
créent  incessamment  (le,  novivelles  espèces,  et  subdivisent  les  races 
animales  à  l'infini,  dette  incertitude  ajoute  ai^x  difficultés  de  la  géo- 
graphie zpologique  et  entrave  la  solution  de  bien  des  questions  d'ori- 
gine indispén^bles  à  décider,  si  l'on  ve^t  avoi^'  une  i^éje  exacte  du 
mode  de  distribution  des  créaturep^  l^lus  on  multiplie  les  espèces, 
plus  on  est  entraîné  à  admettre  de  nouveaux  centres  de  création,  et 
moins  on  accorde  à  l'action  modificatrice  du  climat  et  des  lieux,  dont 
rinfluence  est  cependant  incontestable. 


LA   GÉOGRAPHIE   ZÔOLOGÎQUE.  111 


IL 


Rien  ne  s'opposerait  à  ce  qu'on  admît  un  grand  nombre  de  cen- 
tres de  création,  si  la  faune  du  globe  avait  toujours  été  ce  qu'elle  est 
aujourd'hui,  et  si  l'on  pouvait  croire  que  tous  les  animaux  ont  ap- 
paru à  la  même  époque;  mais  la  paléontologie  nous  enseigne  le  con- 
traire. Elle  nous  apprend  non-seulement  qu'il  y  a  des  espèces  per- 
dues et  éteintes  depuis  des  siècles,  depuis  des  milliers  d'années, 
mais  que  de  plus  la  distribution  des  genres  et  des  espèces  qui  se 
rencontrent  actuellement  a  été  différente  aux  âges  antérieurs.  Aban- 
donnant l'idée  que  les  animaux  ont  été  détruits  à  la  suite  de  ca- 
taclysmes immenses  et  de  convulsions  subites  pour  être  remplacés 
par  d'autres,  les  géologistes  ont  été  amenés  à  reconnaître  que,  du- 
rant de  longues  périodes,  d-es  changemens  se  sont  graduellement 
opérés  dans  la  répartition  des  continens  et  des  mers  et  la  constitu- 
tion des  climats  locaux.  Les  animaux  d'une  époque,  qui  avaient 
échappé  aux  causes  lentes  de  destruction  de  l'époque  précédente, 
ont  continué  d'exister  comme  par  le  passé,  mais  se  sont  différem- 
ment distribués.  Sans  doute,  à  mesure  qu'on  s'est  approché  de  la 
période  actuelle,  les  mouvemens  du  sol  se  sont  adoucis  et  simplifiés; 
des  changemens  profonds  n'en  ont  pas  moins  eu  lieu.  De  là  une  suc- 
cession non  interrompue  de  migrations  et  de  déplacemens  qui  ont 
abouti  à  l'ordre  contemporain,  lequel  est  loin  d'être  permanent. 

Pour  nous  rendre  compte  de  la  distribution  actuelle  des  espèces 
animales,  il  faut  donc  remonter  aux  âges  antérieurs,  et  en  particu- 
lier aux  périodes  quaternaire  et  tertiaire,  qui  ont  immédiatement 
précédé  la  nôtre.  Il  est  vrai  que,  dans  le, cours  de  chaque  nouvelle 
période,  de  nouveaux  types  "ont  apparu,  d'autres  sont  nés  des  mo- 
difications profondes  éprouvées  par  des  types  déjà  existans.  Des  ani- 
maux inconnus  aux  âges  primitifs  sont  venus  se  joindre  à  ceux  que 
les  révolutions  progressives  du  sol  forçaient  à  se  déplacer.  La  pé- 
riode quaternaire, .  appelée  aussi,  mais  improprement,  diluvienne, 
a  laissé  en  divers  points  de  Ja  surface  terrestre  de  nombreux  dépôts 
qui  attestent  son  existence  et  sa  durée.  Jadis  ces  dépôts  étaient  étu- 
diés en  bloc,  et  l'on  ne  savait  pas  y  distinguer  des  âges  différens. 
Aujourd'hui  on  divise  généralement  la  période  quaternaire  en  deux 
grandes  phases,  ou,  comme  disent  les  géologistes,  deux  étages.  Un 
ingénieur  des  mines  qui  s'est  plus  particulièrement  livré  à  l'étude 
de  ces  terrains,  M.  Scipion  Gras,  compte  même  en  France  trois 
étages.  M.  d'Archiac,  auquel  on  doit  une  intéressante  histoire  des 
progrès  de  la  géologie,  reconnaît  pendant  l'époque  quaternaire  cinq 


112  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

périodes,  dont  trois  paraissent  avoir  été  de  longue  durée.  Quoi  qu*il 
en  soit  de  ces  divisions,  encore  assez  incertaines,  on  peut  afîirmer 
que  la  période  quaternaire  embrasse  des  changemens  qui  ont  eu  une 
grande  généralité.  Des  exhaussemens  se  sont  produits  lentement  dans 
le  niveau  des  mers  et  ont  été  suivis  de  retrait.  Les  oscillations  de  ni- 
veau de  l'Océan  et  des  terres  ont  amené  des  révolutions  atmosphé- 
riques. A  l'ancienne  température  torride  et  assez  uniforme  du  globe 
succédèrent  des  alternatives  de  froid  et  de  chaud.  D'immenses  gla- 
ciers prirent  naissance  et  poussèrent  devant  eux  des  blocs  erratiques. 
La  fusion  des  glaces  détermina  de  vastes  inondations;  des  glaçons 
monstrueux  balancèrent  au  loin  sur  les  eaux  les  rochers  qui  s'é- 
taient détachés.  De  grandes  rivières  se  creusèrent  un  lit  et  char- 
rièrent des  alluvions  qui  finirent  par  les  combler.  Comment,  en 
présence  de  pareils  phénomènes,  l'état  zoologique  de  la  terre  au- 
rait-il été  permanent?  La  configuration  des  continens  ne  présentait 
pas  les  apparences  qu'on  observe  depuis  l'époque  historique.  En 
Europe,  par  exemple,  rien  n'était  semblable  à  ce  qui  existe  au- 
jourd'hui. L'Angleterre  faisait  corps  avec  l'Irlande,  et  était  unie  à 
l'Allemagne  par  de  vastes  plaines;  le  bras  de  mer  de  la  Manche  ne 
s'était  point  encore  ouvert  un  passage.  Le  détroit  s'est  formé  par 
des  dépressions  successives,  à  mesure  que  des  mouvemens  inverses 
faisaient  diminuer  la  Mer  du  Nord,  qui  s'étendait  dans  le  principe 
jusque  vers  les  Alpes  et  l'Oural,  et  couvrait  même  une  partie  des 
îles  britanniques.  D'un  autre  côté,  la  Sicile  fut  sans  doute  jointe  à 
l'Afrique  pendant  une  partie  de  cette  période.  Une  semblable  con- 
figuration a  naturellement  déterminé  une  distribution  des  animaux 
fort  différente  de  celle  que  nous  avons  sous  les  yeux.  La  paléonto- 
logie constate  actuellement  que,  durant  l'époque  quaternaire,  il 
s* est  développé  des  milliers  de  générations  successives  de  mammi- 
fères de  diverses  sortes;  il  existait  une  faune  de  mollusques  ter- 
restres et  de  mollusques  d'eau  douce,  dont  les  espèces  les  plus  fra- 
giles se  sont  perpétuées  jusqu'cà  nos  jours  à  peu  près  dans  les  mêmes 
distributions  géographiques.  Sur  cinquante-sept  espèces  qui  ap- 
paraissent dans  les  plus  anciens  dépôts  quaternaires,  cinquante- 
quatre  sont  encore  vivantes.  Ainsi,  durant  la  période  qui  a  précédé 
la  nôtre,  l'Europe  changea  plusieurs  fois  de  population  animale,  et 
tout  donne  à  penser  que  ces  changemens  correspondent  à  ceux  qui 
se  sont  opérés  dans  le  relief  et  dans  les  rapports  relatifs  des  con- 
tinens et  des  mers. 

On  doit  à  M.  Lartet  de  curieuses  recherches  sur  les  migrations 
qu'ont  dû  jadis  accomplir  les  mammifères  de  l'Europe.  Ce  savant  a 
constaté  l'existence  de  deux  faunes  très  distinctes  durant  l'époque 
quaternaire.  Dans  l'une  viennent  se  ranger  l'éléphant  d'Afrique,  le 


LA  GÉOGRAPHIE  ZOOLOGIQUE.  113 

rhinocéros  bicorne  du  Gap,  deux  espèces  d'hippopotame,  le  lion,  la 
panthère,  le  serval,  l'hyène  rayée  et  l'hyène  du  Gap,  la  genette,  le 
porc-épic,  le  sanglier,  l'antilope.  Ges  animaux  habitaient  nos  ré- 
gions; mais  les  changemens  qui  s'y  opérèrent  graduellement  les 
firent  émigrer  presque  tous  en  Afrique,  où  on  les  retrouve  aujour- 
d'hui. Toutefois  quelques-unes  de  ces  espèces  tropicales  restèrent 
dans  les  parties  méridionales  de  leur  ancienne  patrie  :  le  magot, 
singe  qui  habite  encore  les  environs  de  Gibraltar,  la  genette  et  la 
mangouste  d'Espagne,  ont  été  comme  les  traînards  de  cette  grande 
armée  qui  envahit  jusqu'au  sud  de  l'Afrique.  Il  est  probable  que  le 
porc-épio,  le  sanglier,  le  loir,  le  mouton  et  la  chèvre  sont  aussi  des 
débris  de  la  vieille  faune  européenne.  Gette  migration  s'est  effectuée 
dans  le  sens  du  méridien,  et  la  distance  entre  les  points  extrêmes  de 
l'habitat  ancien  de  certaines  espèces  et  de  leur  habitat  nouveau  n'est 
pas  moindre  de  80  degrés  en  latitude. 

La  seconde  division  établie  par  M.  Lartet  nous  représente  la  faune 
qui  succéda  à  la  population  tropicale  de  l'Europe;  c'est  elle  qui  nous 
a  fourni  la  plus  grande  partie  de  nos  mammifères  actuels.  La  tem- 
pérature de  nos  régions  s'était  alors  singulièrement  abaissée;  aussi 
les  animaux  qui,  durant  la  période  précédente,  peuplaient  la  Sibérie 
s'avancèrent-ils  jusqu'au  centre  de  l'Europe,  se  déplaçant  en  longi- 
tude sur  un  espace  de  70  degrés.  Tandis  que  la  France,  l'Espagne, 
l'Italie,  l'Allemagne  et  l'Angleterre  commençaient  à  perdre  les 
énormes  proboscidiens,  ou  pachydermes  à  trompe,  qui  y  habitaient 
depuis  l'âge  tertiaire,  un  éléphant  propre  aux  climats  septentrio- 
naux, Velephas prùnigem'usy  gagnait  peu  à  peu  notre  pays,  où  l'on 
retrouve  ses  restes  dans  les  dépôts  diluviens.  Depuis  longtemps 
avaient  disparu  d'autres  proboscidiens  que  l'on  ne  rencontre  plus 
après  la  période  dite  miocène,  ou  celle  plus  récente  qu'on  nomme 
pliocène  :  je  veux  parler  du  dinothérium  et  des  mastodontes,  qui 
comptent  plusieurs  espèces.  Avec  l'éléphant  de  Sibérie  vivaient  un 
autre  pachyderme  des  mêmes  climats,  le  rhinocéros  tichorhinus,  et 
plusieurs  espèces  boréales,  le  bœuf  musqué,  le  renne,  le  glouton,  le 
lemming.  Ges  animaux,  après  avoir  pénétré  jusqu'au  cœur  de  l'Eu- 
rope, ont  regagné  les  hautes  latitudes,  quand  la  température  a  com- 
mencé à  s'adoucir;  mais  les  grandes  espèces  semblent  n'avoir  pu 
échapper,  par  ce  mouvement  rétrograde,  à  la  destruction  dont  les 
menaçait  l'élévation  graduelle  de  la  température;  ils  périrent,  et 
leurs  seuls  ossemens  nous  attestent  leur  antique  existence.  De  ce 
nombre  ont  été  Yelephas  prîmigenius,  le  rhinocéros  tichorhimis^  le 
cerf  géant  {ce.rvus  giganteus),  le  bœuf  de  l'époque  quaternaire  {bos 
prùnigemus),  l'ours  des  cavernes  [ursus  spelœus). 

Toutefois,  bien  que  séparées  par  des  caractères  tranchés,  ces  deux 

TOME  XXIV.  8 


114  .  AEVUfi   DES  DEtTX   MONDES. 

populations  de  l'Europe,  rune  tropicale,  l'autre  subarctique,  ont  dû 
se  trouver  pendant  quelque  temps  dans  des  contrées  limitrophes.  La 
partie  du  monde  que  noUS  habitons  était  soumise  à  des  températures 
extrêmes  qui  permettaient  a  dés  individu^  de  faunes  fort  diverses  de 
vivre  les  uns  près  des  autres.  On  rencontre  souvent  dans  les  dépôts 
qpiatei-naires  les  restés  d'animaux  des  tropiques  associés  à  ceux  d'a- 
nimaux propres  aux  pays  du  nord.  Le  dépôt  fluviatile  de  Grays  en 
Angleterre  a  fourni  des  débris  d'un  hippopotame  et  d'un  singe  ma- 
caque qui  Ont  dû  exister  sur  les  bords  de  la  Tamise,  à  une  époque 
où  un  refroidissement  intense  de  l'hémisphère  boréal  avait  déjà 
contraint  les  coquilles  marines  arctiques  de  s'avancer  jusque  dans 
lés  mers  de  l'Europe  centrale.  Plus  tard,  après  la  première  phase 
glaciaire,  le  bœuf  musqué,  le  lemming,  le  renne,  espèces  redeve- 
nues exclusivement  subarctiques,  ont  pu  se  trouver  dans  le  centre 
de  l'Europe  avec  l'éléphant  et  le  rhinocéros  d'Afrique.  Peut-être 
aussi,  à  raison  des  conditions  où  ils  étaient  placés,  ces  animaux  su- 
bissaient-Ils dans  leur  pelage  et  leur  appareil  cutané  des  modifica- 
tions qui  les  rendaient  propres  à  supporter  des  variations  considé- 
rables de  température.  Il  existe  une  telle  harmonie  entre  le  climat 
et  l'organisation  des  êtres  animés,  qu'en  vertu  d'une  action  incon- 
nue l'individu  acclimaté  finit  par  acquérir  des  -caractères  et  un  in- 
stinct appropriés  à  sa  nouvelle  patrie.  L'animal  change  de  robe  avec 
les  saisons.  Transporté  dans  des  climats  froids,  le  bœuf  apprend  à 
gratter  la  neige  pour  y  découvrir  l'herbe  nécessaire  à  sa  nourriture. 
Les  chauves-souris  venues  des  contrées  chaudes  échappent  par  l'hi- 
bémation  à  la  rigueur  des  hivers  sous  la  zone  tempérée.  Sans  doute, 
il  ne  faut  pas  que  ces  changemens  soient  trop  brusques,  ou  que 
les  conditions  nouvelles  deviennent  trop  différentes  de  celles  que 
l'animal  rencontrait  sôus  un  autre  ciel;  mais  entre  certaines  limites 
son  organisation  et  ses  habitudes  sont  susceptibles  de  se  modeler 
sur  le  pays  et  le  climat. 

On  voit  donc  que  notre  faune  européenne  actuelle  est  un  mélange 
des  faunes  antérieures,  et  le  contre-coup  des  déplacemens  qui  se 
sont  opérés.  De  nouveaux  déplacemens  se  préparent,  car  les  choses 
se  passent  encore  à  peu' près  dé  nos  jours  comme  elles  se  sont  pas- 
sées il  y  a  des  myriades  d'années.  Des  espèces  se  sont  éteintes  ou 
ottt  âbandonrté  leur  ancien  habitat  presque  sous  nos  yeux.  Le  dodo^ 
cet  oiseau  bizafre  des  îles  Mascareignés,  n'existe  plus  depuis  quel- 
ques siècles  V  Y  unis  y  qui  errait  encore  dans  les  forêts  dé  la  Germanie 
au  temps  de  César,  a  disparu  à  mesure  que  ces  forêts  se  sont  éclair- 
cîes;  l'élan,  décrit  par  les  anciens,  n'habite  plus  l'Europe  moyenne; 
on  chercherait  vainement  le  castor  en  France  et  en  Angleterre,  dont 
il  fréquentait  jadis  les  cours  d'eau;  le  lynx  est  presque  inconnu  dans 


LA   GÉOGRAPHIE   ZOOLOGIQUE.  115 

les  Alpes  et  a  complètement  quitté  les  Pyrénées,  où  on  le  chassait 
au  XV*  siècle;  la  panthère,  qui  ravageait  l' Asie-Mineure  à  l'époque 
des  Romains,  a  fui  bien  loin  ;  le  lion,  si  redouté  des  anciens  peuples 
de  l'Assyrie,  n'appartient  plus  au  bassin  de  l'Euphrate.  C'est  l'homme 
qui  a  été  la  principale  cause  de  la  disparition  de  ces  animaux  ;  il  a 
détruit  les  uns,  il  a  contraint  les  autres  à  s'éloigner;  il  détmira  en- 
core bien  des  espèces  sauvages,  car  l'homme  civilisé  anéantit  ce 
qu'il  ne  peut  s'assimiler;  il  en  agit  avec  les  bêtes  fauves  comme 
avec  les  races  barbares,  qu'il  extermine  quand  il  ne  parvient  pas  à 
les  soumettre  à  son  genre  de  vie. 

Puisqu'il  en  est  ainsi,  on  peut  supposer  que  diverses  espèces 
éteintes  ont  jadis  vécu  avec  la  nôtre,  et  l'on  ne  doit  pas  s'étonner 
si  l'on  rencontre  les  ossemens  de  l'homme  ou  les  ouvrages  de  ses 
mains  associés  à  des  fossiles  de  mammifères  qui  n'existent  plus.  Les 
mastodontes,  dont  une  espèce,  le  mastodonte  de  l'Ohio,  habitait 
l'Amérique  à  la  période  quaternaire,  avec  deux  espèces  d'éléphant, 
ont  pu  être  contemporains  des  premières  tribus  qui  peuplèrent  le 
Nouveau-Monde.  Ces  animaux  étaient  singulièrement  nombreux, 
car  à  Big-Bone-Lick ,  dans  le  Kentucky,  on  a  découvert  les  restes 
d'une  centaine  de  mastodontes  et  d'une  vingtaine  de  mammouths 
{elephas  primigenius  americanus)  unis  à  d'autres  fossiles,  ceux  du 
mégalonyx,  du  cerf,  du  cheval  et  du  bison.  Si  l'on  en  croit  les  tra- 
ditions des  Indiens  Shawnis,.  ces  gigantesques  pachydermes  fré^ 
queutaient  jadis  leurs  forêts,  et  ils  ont  été  anéantis  par  la  colère 
céleste.  De  même  en  Sibérie,  V elephas  primigenius  et  le  rhinocéros 
tichorhinus  ont  pu  vivre  en  même  temps  que  l'homme.  Le  bubale 
de  Sibérie,  qui  ne  se  trouve  plus  qu'à  l'état  fossile,  rappelle  beau- 
coup le  bubale  cafre,  qui  vit  encore  au  Cap  ;  il  est  presque  le  même 
que  le  buhalus  moschatus  ou  bœuf  musqué  qu'on  a  rencontré  vivant 
dans  des  contrées  fort  boréales,  l'île  Melville  et  l'île  Baring.  Telle 
est  l'opinion  de  M.  Owen,  l'un  des  plus  éminens  représentans  en 
Angleterre  de  la  science  fondée  par  Cuvier. 

Des  découvertes  toutes  récentes  viennent  apporter  à  ces  conjec- 
tures un  commencement  de  preuve.  Aux  environs  d'Amiens  et  d'Ab- 
beville,  on  a  trouvé  dans  le  terrain  quaternaire  des  haches  en  silex, 
taillées  évidemment  par  l'homme.  M.  Boucher  de  Perthes  avait  déjà 
plusieurs  fois  signalé  l'existence  de  silex  travaillés  dans  ce  que  l'on 
appelait  le  diluvium-^  ces  vestiges  de  l'industrie  humaine  se  trouvent 
associés  à  des  débris  à' elephas  primigenius ,  de  rhinocéros  ticho- 
rhinus,  de  hos  priscus  et  d'hippopotame.  La  réalité  de  ces  gisemens 
de  silex  ne  saurait  plus  être  contestée.  Plusieurs  des  géologistes 
de  l'Angleterre,  notamment  M.  Joseph  Prestwich,  M.  Falconer,  sir 
Charles  Lyell,  se  sont  rendus  en  Picardie  pour  vérifier  le  fait,  et  ils 


416  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ont  donné  une  éclatante  confirmation  à  ce  que  M.  Boucher  de  Perthes 
soutient  depuis  plus  de  douze  années.  Auparavant  l'Institut  avait 
nommé  une  commission  pour  examiner  les  objets  que  le  savant  abbe- 
villois  a  recueillis  dans  le  diluvium  et  visiter  les  carrières  d'x\bbe- 
ville  et  du  faubourg  de  Saint- Acheul  à  Amiens.  Malheureusement 
cette  commission  se  contenta  de  jeter  les  yeux  sur  les  haches,  elle  ne 
fit  pas  creuser  le  sol.  Ce  que  l'Institut  avait  négligé,  un  jeune  natu- 
raliste à  qui  l'on  doit  déjà  d'excellens  travaux,  M.  Albert  Gaudry, 
Fa  récemment  exécuté.  Pénétrant  dans  les  carrières  de  Saint- Acheul, 
que  surmonte  une  petite  colline  et  qui  sont  à  33  mètres  au-dessus 
du  niveau  de  la  Somme,  il  put  facilement  s'assurer,  par  la  position 
normale  des  couches,  que  la  main  des  hommes  n'avait  pas  remanié 
le  sol  en  ces  lieux.  Le  terrain  fut  creusé  par  ses  ordres  sur  7  mètres 
de  longueur.  On  abattit  d'abord  les  bancs  de  limon  et  de  conglomé- 
rat bruns,  superposés  au  terrain  dans  lequel  il  s'agissait  de  fouiller. 
Ces  bancs  n'ont  pas  moins  de  2  mètres  de  hauteur,  et  comme  la  terre 
à  briques  dont  ces  couches  sont  recouvertes  présente  une  épaisseur 
de  plus  de  1  mètre,  c'est  de  fait  à  une  distance  de  plus  de  3  mètres 
au-dessous  du  sol  que  M.  Gaudry  commença  son  exploration.  On  n'a- 
vait trouvé  dans  les  couches  supérieures  ni  haches,  ni  silex  taillés  : 
premier  point  à  noter  et  qui  est  conforme  aux  observations  anté- 
rieures; mais  quand  on  attaqua  l'assise  de  diluvium  blanc,  épaisse 
de  3  mètres ,  et  qui  repose  sur  la  craie ,  les  haches  apparurent  ; 
M.  Gaudry  les  recueillit  lui-même  dans  un  banc  d'une  nature  cail- 
louteuse, à  un  mètre  au-dessous  du  niveau  où  commence  la  couche 
qui  les  renferme ,  et  dans  ce  même  banc  se  présentèrent  sous  la  pio- 
che des  ouvriers  les  ossemens  fossiles  du  bos  priscus,  espèce  beau- 
coup plus  grande  que  nos  bœufs  actuels.  Dans  un  autre  endroit  du 
voisinage,  à  Saint-Roch,  les  haches  furent  trouvées  associées  aux 
ossemens  de  l'éléphant  et  du  rhinocéros  primitifs,  dont  il  a  été  ques- 
tion tout  à  l'heure.  En  Angleterre,  à  Hoxne  (SufTolk),  on  vient  de 
sonder  des  terrains  de  même  formation  que  ceux  des  environs  d'A- 
miens et  d'Abbeville  :  les  mêmes  ossemens  fossiles,  les  mêmes  silex 
taillés  s'y  sont  trouvés  renfermés. 

Ainsi  les  doutes  qu'élevaient  la  plupart  des  géologistes  sur  l'exac- 
titude des  observations  du  naturaliste  abbevillois  sont  enfin  levés. 
L'homme  a  laissé  la  preuve  de  son  existence  à  une  époque  dont  l'an- 
tiquité ne  saurait  encore  être  calculée,  mais  qui  dépasse  toutes  les 
prévisions  et  contredit  même  les  inductions  historiques.  Ces  haches 
n'ont  pu  être  transportées  de  loin,  car  leurs  tranchans  sont  à  peine 
émoussés;  elles  dénotent  un  état  bien  primitif  de  la  société  humaine, 
un  âge  où  notre  espèce  ignorait  l'emploi  des  métaux.  L'homme  a 
donc  habité  l'Europe  en  même  temps  que  les  énormes  pachydermes 


LA  GÉOGRAPHIE  ZOOLOGIQUE.  117 

et  les  grands  ruminans  qui  ont  disparu  à  la  suite  des  dernières- révo- 
lutions du  globe. 

Ces  découvertes  doivent  attirer  une  attention  sérieuse  sur  les  idées 
émises,  il  y  a  plusieurs  années,  par  le  savant  M.  Nilsson.  Le  natura- 
liste suédois  a  tiré  de  l'examen  des  dépôts  quaternaires  de  la  pres- 
qu'île Scandinave  des  inductions  curieuses  sur  la  condition  des  in- 
digènes qui  l'ont  jadis  habitée.  Les  observations  des  géologistes  ont 
démontré  qu'il  s'opère  dans  le  nord  de  la  presqu'île  un  mouvement 
graduel  d'élévation,  correspondant  à  un  abaissement  dans  la  partie 
méridionale.  La  mer  a  donc  vraisemblablement  gagné  peu  à  peu  sur 
la  Gothie,  et  il  faut  en  conclure  qu'originairement  le  sud  de  la  Suède 
était  réuni  au  Danemark,  et  par  conséquent  à  l'Allemagne,  tandis 
que  la  partie  septentrionale  demeurait  encore  sous  les  eaux.  C'est  à 
Tépoque  où  la  Scanie  tenait  au  continent,  qu'elle  a  dû  recevoir  les 
grands  animaux  herbivores  dont  les  tourbières  de  cette  province  ren- 
ferment les  ossemens  ;  à  leur  suite  vinrent  sans  doute  les  carnassiers 
qui  les  poursuivaient.  L'homme  a  dû  exister  à  cette  époque,  puis- 
qu'on a  déterré  près  de  Lund  le  squelette  d'un  bos  priscus,  portant 
l'empreinte  bien  reconnaissable  d'une  flèche  dont  il  avait  été  atteint. 
Dans  une  autre  tourbière  de  la  Scanie,  sous  un  monceau  de  cailloux 
contenant  des  restes  de  très  anciens  et  de  très  grossiers  engins  de 
pêche  et  de  chasse,  le  squelette  d'un  ours  des  cavernes  a  été  ren- 
contré. Les  flèches  et  les  hameçons  étaient  faits  d'os  et  de  pierre, 
tout  semblables,  quant  à  l'apparence,  à  ceux  qu'on  a  retirés  des  an- 
tiques tumulus  de  la  Scandinavie ,  construits  en  pierres  brutes  non 
taillées  et  presque  constamment  orientés  au  sud.  M.  Nilsson  en 
conclut  que  ces  tumulus  renferment  les  ossemens  des  premiers  ha- 
bitans  de  la  Scandinavie,  et  en  effet  la  forme  des  crânes  déterrés 
sous  ces  amas  de  pierres  brutes  annonce  une  race  fort  différente  de 
la  race  gothique.  Ces  crânes  sont  remarquablement  courts;  ils  pré- 
sentent beaucoup  de  largeur  et  d'aplatissement  à  l'occiput;  les  os 
pariétaux  sont  proéminens;  en  un  mot,  on  y  retrouve  les  caractères 
ostéologiques  des  Lapons  et  des  Samoyèdes. 

L'existence  de  l'homme  peut  remonter  aux  époques  géologiques 
qui  précédèrent  la  nôtre,  comme  l'a  montré  M.  Littré  dans  une  cu- 
rieuse étude  publiée  ici  même  (1).  En  présence  des  faits  observés  par 
M.  Nilsson,  on  peut  se  demander  si  la  Suède  ne  comptait  pas  déjà 
des  habitans,  il  y  a  bien  des  milliers  d'années,  si  les  ossemens  hu- 
mains découverts  au  Brésil  par  M.  Lund,  mêlés  à  des  fossiles  de  di- 
verses espèces  perdues,  ne  datent  pas  d'une  époque  antérieure  à 
tous  les  temps  dont  parle  l'histoire.  Quoi  qu'il  en  soit,  l'homme  des 

(1)  Voyez  la  livraison  du  l^*"  mars  1858. 


118  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

âges  primitifs  doit  avoir  suivi  dans  leurs  migrations  les  animaux  qui 
peuplaient  l'Europe  avant  l'ordre  actuel,  et  c'est  peut-être  lui  qui 
en  a  hâté  la  destruction.  Ses  flèches  de  silex,  ses  casse -tête,  ses 
haches  faites  de  pierre  dure,  ont  donné  la  mort  aux  bêtes  feuVes 
qui  inquiétaient  sa' demeure,  et  dont  la  chair  lui  fournissait  une 
abondante  nouiTiture.. Dans  les  tourbières  de  l'Irlande,  où  l'on  dé- 
couvre souvent  les  restes  de  l'élan  primitif  ou  cerf  gigantesque,  es- 
pèce actuellement  éteinte,  la  côte  d'un  de  ces  ruminans  a  offert  la 
trace  d'une  perforation  due  certainement  à  quelque  instrument 
pointu.  L'animal  avait  été  frappé  pendant  sa  vie,  car  on  a  remarqué 
au  point  atteint  une  effusion  de  calus  ou  de  substance  osseuse  nou- 
velle, ce  qui  n'a  pu  résulter  que  d'un  séjour  prolongé  dans  la  bles- 
sure de  l'arme  meurtrière. 

Dans  les  habitations  sur  pilotis  dont  les  vestiges  ont  été  signalés 
en  un  grand  nombre  de  lacs  de  la  Suisse,  et  qui  remontent  incon- 
testablement aune  très  haute  antiquité,  puisqu'il  ne  s'y  rencontre 
que  des  armes  en  silex  et  des  fragmens  de  poterie  grossière,  des  os 
d'animaux  sont  épars  au  milieu  de  charbons  et  d'objets  calcinés;  ce 
sont  vraisemblablement  les  restes  des  reipas  faits  par  les  sauvages 
fixés  dans  ces  demeures  lacustres.  Or  on  y  voit  figurer  les  vertèbres 
du  cerf  gigantesque  de  l'époque  quaternaire,  qui  a  disparu  de  la 
•Suisse  comme  de  l'Irlande,  et  qui,  dans  l'un  et  l'autre  pays,  a  dû  se 
trouver  ainsi  contemporain  de  l'homme.  —  La  nature  du  terrain  et 
non  l'espèce  des  animaux  doit  au  reste  nous  faire  juger  de  l'anti- 
quité de  ces  vestiges,  puisque  nous  avons  vu  plus  haut  que  bien  des 
espèces  s'étaient  éteintes  depuis  l'époque  historique.  A  Golchester, 
en  1849,  on  a  découvert,  au  milieu  de  ruineâ  romaines,  les  cornes 
et  le  crâne  du  bos  longifrom,  qui,  bien  qu'aujout'd'hui  inconnu,  a 
dû  vivre  en  Angleterre  au  commencement  de  notre  ère.      -    -    ' 

L'extinction  d'une  espèce  animale  n'est  pas  un  fait  qu'on=  doive 
nécessairement  reporter  aux  premiers  âges  du  monde,  et  nous 
sommes  peut-être  trop  enclins  à  reculer  dans  les  lointaines  périodes 
des  événemens  que  nous  n'avons  simplement  pas  vus.  Si  l'homme  a 
pu  être  l'une  des  causes  de  l'extinction  de  grandes  espèces  dont 
les  terrains  quaternaires  consei*vent  les  fossiles,  il  n'a  d'ailleurs  pas 
été  la  seule.  H  existe  pour  les  animaux  tant  d'agens  de  destruc- 
tion! Les  différentes  espèces  se  font  entre  elles  une  guerre  pi^é^qùe 
aussi  acharnée  que  nous  la  leur  faisons  nous-mêmes;  elle^  se  dé- 
vorent les  unes  les  autres,  et  toute  une  espèce  a  pu  devenir  la  proie 
des  carnassiers  qui  la  poursuivaient.  Le  rat  noir  aborigène  de  l'An- 
gleterre a' presque  totalement  disparu  feous  la  dent  durât  gris  du 
Hanovre,  que  portèrent  au-delà  de  la  Manche  les  vaisseaux  de  Guil- 
laume in.  Certains  animaux  sont  d'une  férocité  telle  qu'ils  répan- 


LA   GÉOGRAPHIE   ZOOLOGIQUE.  119 

dent  en  -peu  de  temps  la  désolation  dans  la  région  qu41s  habitent. 
Tel  est  le  lynx,  maintenant  chassé  de  nos  montagnes  et  qu'e  nous 
ne  voyons  plus  qu'à  travers  les  barreaux  d'une  cage  contre  laquelle 
il  exécute  des  sauts; furieux.  M.  F.  de  Castelnau  estimait  dernière- 
ment que-dans  la  seule  petite  île  de  Singapour,  les  tigres  faisaient 
par  an,  ,en  moyenne,  sept  cents  victimes.  Qu'on  juge  de  ce  que  ces 
carnassiers  ont  dû  détruire  d'animaux  herbivores,  quand  leur  es- 
pèce était  partout  multipliée.  Et  les  espèces  herbivores  se  livrent 
elles-mêmes  des  luttes  terribles  qui  font  beaucoup  de  victimes;  le 
rhinocéros  est  l'ennemi  juré  des  éléphans,  et  les  girafes,  en  appa- 
rence si  douces,  s'attaquent  souvent  à i coups  de  corne  avec  tant  de 
violence  que  l'un  des  adversaires  succombe  fréquemment. 

Ces.  combats,  où  les  animaux  se  disputaient  peut-être  aussi  une 
proie  ou  un  pâturage ,  ont  pu  graduellement  réduire  le  nombre  des 
individus,  et  il  a  suffi  ensuite  d'une  disette  ou  d'un  grand  froid  pour 
amener  l'extinction  définitive  de  la  race.  C'est  ainsi  qu'on  voit^les 
tamanoirs  périr  dès  que  les  fourmis  viennent  à  manquer,  el;  des 
troupes  entières  d'oiseaux  voyageurs  tomber  sans  vie,  épuisés  par 
la  fatigue  et  la  faim.  Vinrent  aussi  les  courans  impétueux  qui  se  for- 
maient pendant  la  période  quaternaire  :  l'animal  étak  asphyxié  par 
l'immersion  prolongée  dans  la  vase  que  charriaient  ces  torrehs. 
C'est  de  la  sorte  que  paraissent  avoir  péri  les  éléphans  et  les  autres 
grands  mammifères  dont  les  ossemens  se  rencontrent  en  abondance 
dans  les  îles,  aujourd'hui  presque  inhabitables,  de  LachoW^tde  la 
Nouvelle-Sibérie.  Quelques-uns  des  squelettes  d' éléphans  qu'on  a 
déterrés  sur  le  littoral  de  la  Mer-Glaciale  étaient  encore  debout.  Un 
savant  Allemand,  M.  Brandt,  a  cru  reconnaître,  d'après  l'état  des 
vaisseaux  sanguins  de  la  tête  du.  rhinocéros  tichorhinus  de  Vilui, 
que  l'animal  avait  dû  périr  par  une  asphyxie  due  à  l'immersion. 
Ainsi  ces  grands  pachydermes,  qui  ;broutâient  les  branches  des  ar- 
bres dont  était  jadis  couverte  la  Sibérie,  comme  l'indiquent  les 
restes  de  nourriture  incrustés  dans  les  cavités  de  leurs  dents,  ont 
subsisté  sous  un  climat  boréal  jusqu'à  ce  que  l'invasion  des  eaux  et 
du  froid  ait  fini  par  les  faire  disparaître.  Longtemps  sans  doute  le 
long  poil  dont  ils  étaient  couverts,  et  que  l'on  distingue  encore  sur 
leur  peau,  conservée  par  la  glace,  les  défendit  contre  la  rigueur 
croissante  du  climat;  maisi  il  vintune  époque  où  les  conditions 
d'existence  leur  manquèrent  absolument,  et  c'est  alors  que  leur 
extinction  fut  complète.  .11  en  a  été  sans  doute  de  même  pour  bien 
d'autres  animaux.  L'abaissement  extrême  de  température  tue  les 
larves  des  coléoptères  réfugiées  dans  le  sein  de  la  terre  ou  des  végé- 
taux; il  engourdit  graduellement  les  reptiles  et  peut  amener  leur 
mort. 


120  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  n'est  donc  pas  besoin  d'avoir  recours  à  de  grands  cataclysmes, 
à  des  déchiremens  violons  et  inattendus  pour  expliquer  la  destruc- 
tion des  animaux  qui  ont  précédé  notro  époque.  Une  première  race 
d'hommes  a-t-elle  aussi  disparu  avec  eux?  Nous  l'ignorons;  mais  si 
le  fait  a  eu  lieu,  c'est  qu'impuissant  à  lutter  contre  une  nature  en- 
core marâtre,  l'homme  a  fmi  par  succomber  dans  la  lutte  qu'il  lui 
fallait  soutenir  tous  les  jours  pour  subsister  et  se  reproduire. 

III. 

Une  fois  une  espèce  détruite,  une  fois  un  certain  type  anéanti  dans 
une  contrée,  il  ne  semble  pas  que  cette  espèce,  que  ce  type  y  puisse 
renaître,  quand  bien  même  les  conditions  se  prêteraient  au  plus 
haut  degré  à  son  existence  et  à  son  développement.  Il  faut  que  l'es- 
pèce qui  a  disparu  y  soit  ramenée  de  quelque  point  du  globe  où 
elle  a  persisté.  Les  faits  contemporains  nous  démontrent  la  réalité 
de  cette  loi,  et,  si  l'on  se  reporte  au  début  de  la  période  actuelle^ 
on  reconnaît  qu'il  a  dû  en  être  de  même  dès  l'origine.  M.  Lund  a 
découvert  dans  leS  cavernes  calcaires  situées  près  du  Rio-das- 
Velhas,  au  Brésil,  des  ossemens  de  cheval  associés  à  ceux  d'espèces 
éteintes  ou  qu'on  rencontre  encore  en  d'autres  points  de  l'Amé- 
rique méridionale.  Le  cheval  avait  donc  jadis  habité  le  Nouveau- 
Monde,  mais  il  en  avait  disparu.  En  vain  les  grandes  plaines  de  la 
Plata  semblaient  faites  pour  produire  ce  solipède,  le  cheval  n'y  repa- 
rut pas  tant  que  les  Portugais  ne  l'y  eurent  point  introduit;  mais 
alors  il  se  propagea  avec  une  incroyable  rapidité,  tant  la  contrée  lui 
ofTrait  de  conditions  favorables.  La  même  chose  est  arrivée  pour  le 
bœufet  pour  la  chèvre.  Un  phénomène  d'un  ordre  identique  s'observe 
tous  les  jours  pour  les  plantes.  Telle  espèce  végétale,  une  fois  ap- 
portée dans  une  contrée,  s'y  répand  avec  tant  de  rapidité,  qu'elle 
y  prend  tout  à  fait  le  caractère  d'une  plante  indigène. 

L'aire  occupée  par  les  animaux  subit  donc  des  variations  dues  au 
retour  possible  d'une  espèce  dans  des  contrées  où  elle  avait  été  dé- 
truite; elle  s'étend,  mais  elle  peut  aussi  se  rétrécir.  Si  les  condi- 
tions nécessaires  à  l'existence  d'une  espèce,  à  la  perpétuation  d'un 
type,  disparaissent  peu  à  peu  de  la  surface  du  globe,  le  domaine 
de  cette  espèce  se  circonscrit  de  plus  en  plus,  et  elle  arrive  bientôt 
à  ne  plus  occuper  qu'un  point  restreint  sur  le  globe.  Il  s'ensuit  que 
les  types  que  nous  ne  rencontrons  aujourd'hui  que  dans  des  régions 
particulières,  au  lieu  de  nous  apparaître  comme  des  créations  toutes 
locales,  doivent  être  pris  pour  les  restes  d'une  faune  en  voie  de  dis- 
parition. On  sait  qu'aux  anciennes  périodes  géologiques,  et  notam- 
ment à  celle  du  lias,  étage  qui  sert  de  base  à  la  formation  jurassique. 


LA  GÉOGRAPHIE  ZOOLOGIQUE.  121 

les  sauriens  marins  étaient  fort  nombreux;  actuellement  il  n'existe 
plus  qu'un  seul  lézard  marin,  c'est  Y amhlyrhinchus  cristatus^  fort 
commun  dans  les  îles  de  l'archipel  des  Galapagos,  et  qui  atteint 
quelquefois  la  longueur  de  1""  22. 

Vamblyrhi fichus  cristatus  est  donc  le  reste  dégénéré  de  la  faune 
erpétologique  des  anciens  âges.  Trouvant  encore  dans  la  mer  du  sud 
près  d'un  archipel  les  conditions  qui  étaient,  des  milliers  d'années 
auparavant,  largement  répandues  sur  le  globe,  il  s'y  est  conservé. 
Le  lama,  cantonné  aujourd'hui  dans  les  Andes,  a  laissé  ses  ossemens 
fossiles  dans  les  grottes  du  Brésil,  où  il  a  jadis  habité.  Le  crocodile, 
le  paresseux,  l'hippopotame,  le  rhinocéros  semblent  être  de  même 
les  derniers  représentans  de  la  faune  des  époques  antérieures. 
Parmi  les  oiseaux,  on  en  peut  dire  autant  du  condor  et  de  l'étrange 
famille  des  casoars  particulière  à  l'Océanie  occidentale  et  appar- 
tenant à  un  ensemble  de  types  qui  se  maintiennent  encore  dans 
cette  partie  du  monde.  H aptéryx,  cet  oiseau  bizarre,  sans  ailes  ni 
queue,'  qui  ressemble  à  un  hérisson  et  qui  cherche  sa  nourriture  la 
nuit,  paraît  à  notre  époque  un  animal  isolé  dans  la  création  ;  mais 
l'étude  des  ossemens  fossiles  de  la  INouvelle-Zélande,  qu'habite 
l'aptéryx,  nous  montre  qu'il  faisait  partie  d'une  catégorie  de  gros 
oiseaux  primitivement  fort  répandue  dans  la  Polynésie.  Le  dmomi's, 
ou  7noa  des  Kanaks,  a  laissé  dans  des  marais  quelques  débris  de  sa 
dépouille,  et  rien  ne  s'oppose  à  ce  qu'on  admette  avec  les  insu- 
laires que  cet  oiseau  monstrueux  vivait  encore  dans  l'île  à  une 
date  peu  éloignée  (1). 

L'autruche,  oiseau  non  moins  singulier  que  les  struthions  de  la 
Nouvelle-Zélande,  qui  semble  un  intermédiaire  entre  les  quadru- 
pèdes et  les  volatiles,  et  ne  se  rencontre  sous  d'eux  formes  différentes 
que  dans  l'Afrique  et  l'Amérique  méridionale,  peut  être  regardée 
comme  un  des  derniers  descendans  d'une  famille  de  grands  oiseaux 
marcheurs  habitant  nos  régions  à  l'époque  tertiaire,  ainsi  que  l'a 
démontré  la  présence  du  tibia  du  gastornis  parisiensis  aux  environs 
de  Paris.  Celui-ci  était,  d'après  les  observations  de  M.  Ovven,  un 
oiseau  plus  lourd  que  l'autruche.  L'espèce  en  a  disparu  depuis  la 
période  miocène;  mais  Y  outarde,  de  plus  en  plus  rare  dans  notre 
France,  est  le  représentant  abâtardi  de  cette  bizarre  création  orni-  ■ 
thologique. 

Là  où  nous  remarquons  que  les  mêmes  types  ont  persisté  de- 
puis des  époques  très  éloignées,  que  les  espèces  n'ont  subi  que 
des  modifications  peu  profondes,  on  doit  admettre  que  les  con- 
ditions biologiques  ont  à  peine  changé.  M.  Lund  a  trouvé  dans 
les  cavernes  du  Brésil,  mêlés  aux  fossiles  d'espèces  éteintes,  les 

(1)  Ses  ossemens  ont  été  découverts  près  d'ossemens  humains. 


122  KEVUÉ   DES   DEUX   MONDES. 

restes  de  didelphes,  d'édentés,  de  tapirs,  de  chauves-souris,  fort 
analogues  à  ceux  qui  habitent  aujourd'hui  cette  partie  de  l'Amé- 
rique. La  prédominance  des  marsupiaux  caractérise  la  faune  pa- 
léozoïque  de  l'Australie  comme  sa  faune  actuelle;  seulement  cette 
classe  d'animaux  à  poche,  qui  embrasse  des  genres  correspondant 
aux  différentes  divisions  des  mammifères,  comptait  un  plus  grand 
nombre  de  types  et  des  espèces  beaucoup  plus  grandes.  Là  encore 
s'est  manifestée  une  sorte  de  dégénérescence.  Les  faunes  spéciales 
qui  apparaissaient  à  quelques  naturalistes  comme  des  créations  com- 
parativement récentes  sont  au  contraire  les  preuves  d'une  antique 
distribution  des  animaux,  les  derniers  représentans  de  types  qui 
tendent  à  s'effacer.  De  même  on  reconnaît  par  l'étude  des  coquilles 
fossiles  que  des^  mollusques  aotuellemeai^  assez  ..races  étadent  fpilt 
communs  aux  âges  antérieurs. 

L'origine  de  la  distribution  présente  des  animaux  et  des  plantes  (1) 
doit  ainsi  être  cherchée  dans  les  distributions  antérieures.  De  même 
qu'une  société  se  compose  de  familles  plus  ou  moins  ancielines  et 
de  patries  diverses,  la  faune  d'une  contrée  embrasse  des  espèces 
très  différentes  d'âge  et  de  point  de  départ.  Les  unes,  bien  que  fort 
répandues,  n'ont  apparu  que  récemment  :  ce  sont  les  anoblis  de 
fraîche  date;  les  autres,  confijnées  dans  quelque  coin  du  globe, 
remontent  à  une  haute  antiquité  :  elles  rappellent  ces  nobles  de 
vieille  souche  dont  les  ancêtres  ont  rempli  le  pays  de  leur  nom,  et  qui 
vivent  maintenant  retirés  dans  leurs  manoirs.  Il  faudrait  donc,  pour 
avoir  une  idée  exacte  des  causes  qui  ont  présidé  à.  la  répartition 
actuelle  des  espèces  animales^  être  en  état  de  tracer  pour  chaque 
époque  la  carte  de  notre  terre,  il  faudrait  que  le  bel  atlas  historique 
de  Spruner  pût  remonter  aux  âges  primordiaux  ;  alors  on  s'expli- 
querait bien  des  anomalies,  l'on  aurait  la  raison  des  singuliers 
mélanges  que  nous  offrent  aujourd'hui  certaines  faunes  locales. 
Mais  que  de  recherches  sont  nécessaires  !  Il  faudra  compter  pour 
ainsi  dire  toutes  les  espèces  présentes  et  passées,  déterminer  nette- 
ment la  distinction  entre  les  un^s  et  les  autres.  L'acclimatation,  la 
propagation  des  animaux  domestiques,  qui  remontent  à  des  temps 
déjà  fort  anciens,  apportent  des  perturbations  de  plus  en  plus 
graadesdans  la  faune  naturelle.  Les  premières  émigrations  biï-^ 
maines  qui  passèrent  d'Asie  en  Europe  introduisirent  dans  cette  der- 
nière région  certains  mammifères^  certains  oiseaux  qu'on  avait  déjà 
domestiqués»  et  jusqu'à  des  insectes  comme  l'abeille,  des  parasites 
comme  la  puce  et  le  pou.  C'est  ce  qui  ressort  de  l'étude  des  mots 
par  lesquels  ces  animaux  de  nature  diverse i  sont  désignés  chez  lés 

(1)  Voyez  à  ce  sujet  l'excellent  ouvrage  de  M.  Alph.  de  Caiidollc,  Géographie  bota^ 
nique  raisonnée  (Paris  1855),  et  l'article  publié  \yj.v  M.  Ch.  Martins  dans  la  Revue  du 
1*  octobre  1856. 


LA  GÉOGRAPHIE  ZOOLOGIQUE.  123 

peuples  indo-européens.  M.  Ad.  Pictet,  qui  porte  un  nom  cher  à  la 
paléontologie,  a  substitué  à  l'observation  des  fossiles  celle  des  radi- 
caux sanscrits.  Dans  son  ouvrage  sur  les  Origines  indo-européennes^ 
il  a  réussi  à  retrouver  le  berceau  des  espèces  domestiques,  en  pre- 
nant pour  guide  l'étymologie;  mais,  comparées  à  celles  qui  avaient 
émigré  plus  anciennement  et  qui  émigreront  dans  l'avenir,  ces  es- 
pèces venues  de  l'Asie  ne  s'offrent  qu'en  petit  nombre,  et  la  philo- 
logie comparée  des  autres  familles  de  langues  fournirait  peut-être 
de  nouvelles  lumières  sur  le  problème  auquel  M.  Ad.  Pictet  a  tenté 
d'appliquer  un  si  ingénieux  moyen  de  solution. 

Jadis  ce  furent  surtout  des  causes  physiques  qui  déterminèrent  les 
révolutions  par  lesquelles  les  espèces  furent  contraintes  dé  chercher 
une  nouvelle  patrie.  De  nos  jours,  c'est  l'homme  qui  est  le  principal 
agent  de  transport  et  de  destruction  des  animaux.  Il  s'est  substitué 
en  cela  à  la  nature,  et  il  refait  peu  à  peu  la  demeure  au  sein  de  la- 
quelle il  a  pris  naissance.  Un  ordre  particulier  de  phénomènes  sortira 
de  cette  action  incessante  de  l'humanité  sur  le  sol  et  la  création  ;  dans 
les  âges  futurs,  au  lieu  du  jeu  fatal  et  irrésistible  des  forces  cosmi- 
ques, on  verra  agir  l'intelligence  qui  transforme,  modifie  et  combine, 
qui  fait  servir  les  principes  immuables  des  choses  à  la  production 
d'effets  nouveaux.  Il  semble  que  les  premières  époques  géologiques 
n'aient  été  qu'un  long  prélude  du  drame  qui  est  commencé  seule- 
ment depuis  quelques  siècles,  qu'une  œuvre  préparatoire  dont 
l'objet  était  de  permettre  à  l'humanité  d'asseoir  son  empire.  Maître 
de  la  terre,  l'homme,  ce  roi  des  animaux,  tend  maintenant  à 
effacer  les  vestiges  de  l'état  primitif  où  était  le  globe  à  son  appa- 
rition; il  en  change  la  faune  et  la  flore;  il  fait  naître  artificielle- 
ment des  variétés  qu'il  perpétue  par  la  culture  ou  l'éducation;  il 
détruit  tout  ce  qui  est  spontané  et  primitif;  il  veut  pour  ainsi  dire 
que  rien  ne  pousse  que  par  ses  mains,  que  rien  ne  vive  hors  de  sa 
dépendance.  Fier  de  sa  destinée  et  comme  honteux  de  son  origine, 
il  anéantit  cette  nature  sauvage  et  effrayante,  mais  grandiose  et 
énergique,  au  milieu  de  laquelle  il  fut  jeté,  frêle  et  misérable  créa- 
ture; il  lave  les  dernières  taches  qu'il  garde  encore  du  limon  dont 
Dieu  l'a  pétri! 

Ainsi  rien  n'est  immuable  dans  l'univers.  Il  n'y  a  de  permanent 
que  les  lois  qui  le  régissent.  Des  effets  toujours  nouveaux  résultent 
de  leur  action  continue.  Si  la  paléontologie  nous  montre  que,  des 
créatures  nouvelles  ont  graduellement  remplacé  celles  qui  avaient 
disparu,  la  géographie  zoologique  nous  apprend  que  la  distribution 
des  espèces  animales,  qui  a  tant  de  fois  changé,  sera  soumise  en- 
core à  bien  des  vicissitudes. 

x\lfred  Maury. 


SCENES 


DE 


LA  VIE  JUIVE  EN  ALSACE 


LES  FETES  ISRAEUTES  DE  PRINTEMPS  ET  D'AUTOMNE 


La  vie  juive  en  Alsace,  qui  perd  chaque  jour  de  son  originalité 
dans  les  villes,  a  conservé  dans  un  milieu  plus  humble,  dans  quel- 
ques communautés  villageoises  surtout,  sa  forte  empreinte  tradi- 
tionnelle. Il  est  par  exemple  entre  les  Vosges  et  le  Rhin  tels  villages 
Israélites  où  la  vieille  Judée  se  maintient  depuis  des  siècles  avec 
toutes  ses  superstitions,  toutes  ses  coutumes  naïves,  et  aussi  avec 
toute  sa  majesté  patriarcale.  C'est  dans  deux  de  ces  villages,  on 
s'en  souvient  peut-être  (1),  qu'un  rapide  séjour  m*avait  permis 
d'observer  quelques  traits  de  la  vie  simple  et  calme  des  familles 
juives  de  l'Alsace.  Mon  passage  à  Bolwiller  et  à  Wintzenheim  m'a- 
vait pourtant  laissé  un  regret.  J'y  avais  assisté  sans  doute  à  des 
fêtes  domestiques  pleines  d'originalité;  mais  c'est  dans  les  fêtes  re- 
ligieuses principalement  que  l'antique  civilisation  hébraïque  reprend 
tout  son  ascendant  et  revit  en  quelque  sorte  avec  sa  poétique  gran- 
deur. Une  occasion  me  fut  offerte  heureusement,  il  y  a  une  année  à 
peine,  de  retourner  en  Alsace  à  trois  époques  des  plus  solennelles 
pour  tout  bon  Israélite.  De  cordiales  invitations  me  ramenèrent  dans 
le  Haut -Rhin  d'abord  au  temps  des  fêtes  de  Paeçach  (Paque),  puis 
pendant  la  célébration  du  rosch  haschonnah  (nouvel  an)  et  du  kip- 

(i)  Voyei  la  Revue  du  15  juillet  1857. 


SCÈNES   DE    LA   VIE   JUIVE    EN    ALSACE..  125 

pour  (jour  des  expiations),  enfin  au  moment  de  la  gracieuse  solen- 
nité qu'on  appelle  les  cabanes.  J'allais  donc  vivre  en  plein  Israël 
pendant  les  deux  plus  riantes  fêtes  de  l'année,  Pâque  et  les  cabanes  y 
aussi  bien  que  pendant  les  jours  sombres  et  redoutés  du  rosch  has- 
chonnah  et  du  kippour.  J'allais  pour  quelque  temps  rentrer  dans  ce 
monde  inconnu  à  la  majorité  des  lecteurs  profanes,  et  vers  lequel 
m'attiraient  mes  plus  anciens  souvenirs  d'enfance.  Les  scènes  aux- 
quelles j'assistai  ne  trompèrent  pas  mon  attente  :  j'y  reconnus  la 
civilisation  austère  et  forte,  fruit  de  l'exil  et  du  moyen  âge,  qu'une 
première  excursion  dans  l'Alsace  juive  m'avait  déjà  fait  entrevoir, 
et  qu'il  faut  se  hâter  de  décrire,  car  les  conditions  mêmes  des  so- 
ciétés modernes  la  condamnent  à  disparaître. 

I. 

Ma  première  visite  devait  être  pour  le  village  de  Bolwiller  et  pour 
l'excellente  famille  au  sein  de  laquelle  j'avais  déjà  trouvé  un  accueil 
hospitalier,  celle  du  père^Salomon,  brave  et  digne  vieillard  qu'en- 
tourait avec  une  compagne  fidèle  toute  une  couvée  jeune  et  floris- 
sante, deux  jolies  filles  au  beau  type  oriental  et  trois  garçons  au 
corps  robuste,  à  la  mine  éveillée.  C'était  sous  le  paisible  toit  du 
père  Salomon  que  j'allais  passer  les  fêtes  de  la  pâque  juive  en  1858. 

Le  ih  du  mois  de  nissan  (29  mars),  je  prenais  donc  le  chemin  de 
fer  de  Strasbourg  à  Bâle,  qui  devait  me  conduire  à  Bolwiller,  où 
j'étais  attendu  vers  deux  heures  de  l'après-midi.  L'œil  fixé  sur  les- 
riantes  plaines  à  travers  lesquelles  m'entraînait  la  locomotive,  je 
recueillais  mes  souvenirs  sur  ces  mille  coutumes  invariables  depuis 
les  temps  les  plus  reculés  de  l'histoire  juive,  et  qui  donnent  un  ca- 
ractère d'originalité  si  profonde  à  la  pâque  des  Hébreux  :  antique 
et  curieuse  fête,  instituée  pour  rappeler  la  sortie  d'Egypte  et  la 
miraculeuse  délivrance  d'Israël,  quand,  fuyant  en  toute  hâte,  les 
Hébreux  emportèrent  avec  eux  la  pâte  destinée  au  pain  avant  même 
qu'elle  fût  levée.  De  là  le  nom  de  fête  des  azymes  et  l'usage  de 
manger  pendant  la  pâque  du  pain  sans  levain.  Je  me  rappelais  en 
même  temps  avec  quelle  exactitude  minutieuse  les  Israélites  alsa- 
ciens, exagérant  sans  doute  la  pensée  du  législateur  hébreu  (1),  se 
préoccupent  d'enlever  le  levain  de  leurs  maisons  deux  semaines 
avant  Pâque.  Pendant  quinze  jours,  quel  mouvement,  quelle  acti- 

(1)  Formulée  ainsi  dans  VExode  (c.  xii,  v.  15,  18)  :  ((Vous  mangerez  pendant  sept 
jours  du  pain  sans  levain,  et  les  premiers  jours  vous  ôterez  le  levain  de  vos  maisoiB. 
Au  premier  mois,  le  quatorzième  jour  du  mois  au  soir,  vous  mangerez  des  pains  sans 
levain  jusqu'au  vingt  et  unième  jour  du  mois  au  soir.  Il  ne  se  trouvera  pas  de  levain 
dans  vos  maisons  pendant  sept  jours.  » 


f 


1^6  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

vite  dans  la  population  féminine  de  chaque  logis!  Depuis  le  matin 
jusqu'au  soir,  ce  ne  sont  que  lessives  et  nettoyages.  Casseroles  et 
marmites  sont  rougies  au  feu.  L'eau  bouillante  purifie  les  vases  en 
or  et  en  argent  qui  serviront  pendant  la  fête.  Une  fois  la  semaine 
commencée ,  les  relations  de  famille  sont  si  rigoureusement  suspen- 
dues, que  le  Messie  lui-môme,  arrivant  dans  un  village  juif  de  l'Al- 
sace, courrait  grand  risque  de  trouver  partout  porte  close.  Mais  le 
grand  jour  approche  enfin  !  Dès  la  veille,  quelle  métamorphose  dans 
l'intérieur!  Admirez  ces  glorieux  chapelets  d'oignons  et  d'échalotes 
qui  s'étalent  sur  les  panses  rebondies  des  fours,  ces  brillantes  as- 
siettes d'étain  rangées  par  douzaines  sur  les  planches,  et  qui  ne  ser- 
viront que  pendant  la  pâque  seulement.  Voici  la  salle  à  manger, 
qui  est  aussi  la  salle  de  réception.  Tout  y  respire  un  air  de  fête,  et 
il  y  règne  une  élégance  rustique  irréprochable.  Les  cadres  des  gra- 
vures, et  notamment  celui  du  mizrach  (1),  sont  resplendissans;  des 
rideaux  de  calicot  blanc  parent  toutes  les  fenêtres.  Le  plancher  fraî- 
chement lavé  est  recouvert  de  sable  jaune  et  rouge.  De  tous  côtés 
s'exhale  la  douce  odeur  des  premières  viojettes  de  l'année.  L'indis- 
pensable lampe  à  sept  becs  se  balance  tout  près  du  fauteuil-trône 
nommé  lahne  dans  le  patois  du  pays,  et  où  s'étagent  les  coussins 
à  paillettes  qui  serviront  de  couchette  au  maître  de  la  maison  pen- 
dant les  deux  premières  nuits  de  Pâque.  Dans  ce  milieu,  empreint 
de  l'indéfinissable  charme  des  traditions,  comment  ne  pas  évoquer 
de  joyeuses  scènes  de  famille?  comment  ne  pas  penser  surtout  à  la 
plus  caractéristique  des  cérémonies  qui  précèdent  la  pâque,  à  cette 
cuisson  du  matsès  ou  pain  sans  levain,  qui  est  une  si  importante  oc- 
cupation des  ménagères  juives  de  nos  campagnes  (2)?  Je  revoyais 
l'immense  table  qu'on  dresse  dès  six  heures  du  matin  près  de  la  cui- 
sine où  flambe  depuis  la  veille  dans  un  four  béant  un  immense  feu 
de  javelles.  J'entendais  les  rires  des  robustes  filles  qui  pétrissent  la 
sainte  pâte  dans  des  bassins  de  cuivre  bien  reluisans,  les  lazzis  des 
travailleurs  qui  la  roulent,  la  piquent  et  la  mettent  au  four.  C'est 
bercé  en  quelque  sorte  par  ces  visions  du  passé  que  j'arrivai  dans 
le  village  où  elles  allaient  se  transformer  pour  moi  en  réalités  du 
présent. 

(4)  Mizrach  signifie  orient.  On  encadre  le  papier  où  est  tracé  ce  mot.  C'est  du  côté 
du  mizrach  qu'on  se  tourne  pour  faire  la  prière,  Jérusalem  étant  du  côté  de  l'orient. 

(2j  Dans  les  villes,  la  cuisson  du  matsès  est  devenue  une  entreprise  comme  une  autre. 
A  l'approche  de  Pâque,  il  se  forme,  sous  la  direction  de  quelques  habiles,  des  boulan- 
geries d'azymes.  Des  hommes  payés  par  les  chefs  de  l'entreprise  se  présentent  de  mai- 
son en  maison  quelques  jours  avant  la  fôte.  Ils  prennent  note  du  nombre  de  livres  de 
matsès  dont  chaque  ménage  aura  besoin  pendant  huit  jours;  les  familles  n'ont  point  à 
se  préoccuper  de  la  cuisson  du  matsès,  et  elles  reçoivent  à  l'époque  indiquée  leur  rar 
tion  d'azymes  dans  des  paniers  blancs. 


SCÈNES   DE    LA   VIE   JUIVE    EN   ALSACE.  127 

Dans  la  rue,  que  je  traversai  rapidement,  je  remarquai  un  pre- 
mier signe  de  la  fête.  Des  enfans  parcouraient  le  village,  un  panier 
rempli  de  bouteilles  au  bras  :  c'étaient  les  enfans  des  riches  balba- 
tbn  (bourgeois)  qui  allaient  porter,  de  la  part  de  leurs  parens,  du 
vin  du  meilleur  cru  au  rabbin,  d^uiirçdLViNXQ^  talmudistes  (1),  au  mi- 
nistre officiant,  à  l'instituteur,  msçhamess  (bedeau),  etc.  Ne  faut-il 
pas  en  effet  que  tout  le  monde  célèbre  dignement  et  gaiement  1^ 
pâque?  Cependant  le  père  Salomqn  m'avait  aperçu;  il.Vjenait  à  ma 
rencontre.  Nous  échangeâmes  le  salut  classique  :  Salem  alechcni 
(que  la  paix  soit  avec  vous)  !  —  Alechem  scilem  (que  la  paix  soit 
également  avec  vous)!  Je  fus  bientôt  entouré  de, toute  la  famille. 
La  femme  de  mon  hôte,  la  bonne  lédélé,  ses  filles  et  ses  fils  m'ac- 
cueillirent avec  leur  cordialité  habituelle.  Quelques  mots  suffirent 
pour  me  mettre  au  fait  des  petits  changemens  qui  s'étaient  accon^- 
plis  depuis  mon  premier  séjour  à  Bolvviller  dans  ce  tranquille. inté- 
rieur. Le  père  Salomon  s'était  retiré  des  affaires.  L'aîné  de  ses  fils 
lui  avait  succédé  et  se  trouvait  maintenant  à  la  tête  du  petit  négoce 
paternel;  c'était  Schémelé  qui  faisait  les  achats  et  les  ventes,  trai- 
tait avec  les  chalands,  et,  à  ce  qu'il  parait,  contentait  tout  le  monde. 
Gentil  et  preste,  il  était,  me  dit  sa  mère,  aimé  et  estimé  de  tpus  à 
Bolwiller  comme ^  dans  les  villages  voisins.  Aussi,  quoique  âgé  de 
vingt- trois  ans  seulement,  était-il  devenu  depuis  quelque,  temps  le 
point  de  mire  de  plus  d'une  famille,  et  déjà  plus  d'un  schadschen 
(agent  matrimonial)  s'était  adressé  au  père  Salomon. 

L'avouerai-je  cependant?  le  principal  objet  de  ma  préoccupation, 
ce  n'était  point  la  destinée  de  ces  braves  gens  :  j'étais  venu  pour 
assister  à  la  célébration  de  la  pâque  :selon  les  vieux  rites.  Aussi  ne 
fut-ce  pas  sans  émotion  que  j'entendis  retentir  les  trois  coups  du 
schuleklopfer  (2),  qui  interrompaient  notre  conversation  pour  nous 
appeler  à  la  prière.  Nous  nous  rendîmes  tous  à  la  synagogue,  splen- 
didement illuminée,  et  l'office  terminé,  chaque  famille  regagna  gaie- 
ment son  foyer  :  le  moment  était  venu  de  procède]:*  au  séder^  c'est- 
à-dire  à  la  cérémonie  la  plus  carac,téris]tique  de  la  fête,  et  qui  mérite 
à  ce  titre  d'être  fidèlement  décrite. 

La  salle  à  manger  de  mon  hôte  était  éclairée  par  la  lampe  à  sept 
becs.  La  table  était  dressée  comme  si  l'on  allait  dîner.  Elle  était 
Cduverte  d'une  nappe  blanche.  Il  y  avait  des  assiettes,  mais  pas  de 

(1)  Les  ialmudistes  sont  de  modestes  érudits  qui  ont  fait  une  étude  particulière  du 
Talmud,  et  conquis  ainsi  le  droit  d'exercer  toute  sorte  de  pieuses  industries.  Certaines 
familles  aisées  par  exemple  les  chargent  moyeniiarit  salaire  de  la  récitation  de  certaines 
prières,  de  l'éducation  religieuse  des  enfans,  etc. 

(2)  Frappeur  à  la  synagogue.  C'est  d'ordinaire  le  schamess  (bedeau)  qui  convoque 
les  fidèles  à  l'office  en  frappant  aux  portes  avec  un  marteau  de  bois. 


128  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

couverts;  sur  chaque  assiette,  un  petit  livre  en  texte  hébreu  et 
illustré  de  gravures  tirées  de  l'histoire  du  séjour  d'Israël  en  Egypte 
et  de  sa  sortie  d'Egypte  :  c'était  la  Ilaggada,  ou  recueil  des  chants 
et  des  prières  relatifs  au  cérémonial  de  la  soirée.  Le  père  Salomon 
commença  par  s'installer  carrément  dans  le  fauteuil -trône  qui  lui 
était  réservé.  On  me  fit  asseoir  tout  près  de  lui  :  c'était  la  place 
d'honneur;  —  d'un  côté  de  la  table  carrée,  la  mère  et  ses  filles;  vis- 
à-vis,  les  fils  de  la  maison,  habillés  de  neuf  comme  tout  le  monde, 
et,  comme  tout  le  monde  aussi,  la  tête  couverte,  conformément  à 
l'usage,  qui  est  inflexible  à  cet  endroit.  Au  bout  de  la  table,  je  re- 
marquai un  homme  à  la  figure  anguleuse,  coiffé  d'un  chapeau 
quelque  peu  bossue,  portant  une  redingote  râpée,  mais  parfaite- 
ment propre,  et  un  madras  jaune  autour  du  cou  pour  cravate: 
Salomon  m'apprit  que  c'était  l'hôte  familier  des  jours  de  fête,  le 
pauvre  Lazare,  moitié  mendiant,  moitié  marchand,  car,  dans  les 
foires,  il  vendait  des  livres  de  prières  hébreux  pour  le  compte  des 
imprimeries  hébraïques  de  Redelheim  et  de  Soultzbach.  A  côté  du 
pauvre  se  tenait  la  grosse  servante  Hana,  haute  en  couleur,  les 
cheveux  largement  enduits  de  pommade  à  la  rose  et  un  tartan  de 
circonstance  sur  le  dos. 

Au  milieu  de  la  table  se  dressait  une  -sorte  de  plat  en  argent  où 
étaient  placés  trois  grands  azymes,  séparés  l'un  de  l'autre  par  une 
serviette.  Au-dessus  de  ces  trois  azymes,  sur  des  sortes  de  soucoupes 
en  argent,  s'étalait  une  véritable  exposition  des  choses  les  plus  bi- 
zarres en  apparence  et  les  plus  opposées  :  ici  de  la  laitue,  là  une  mar- 
melade fabriquée  avec  de  la  cannelle,  des  pommes  et  des  amandes; 
plus  loin,  un  gobelet  plein  de  vinaigre;  plus  loin  encore,  du  cer- 
feuil, un  œuf  dur,  un  morceau  de  raifort;  enfin,  tout  à  côté,  un  os 
recouvert  d'un  peu  de  chair.  Tout  cela  pourtant  avait  sa  signifi- 
cation et  sa  raison  d'être.  C'étaient  autant  de  naïfs  emblèmes.  La 
marmelade  figurait  l'argile,  la  chaux  et  la  brique  que  travaillaient 
les  Israéhtes  esclaves  sous  les  pharaons.  Ce  vinaigre,  cet  œuf  dur, 
ce  raifort,  ce  cerfeuil,  symbolisaient  l'amertume  et  les  misères  de  la 
servitude.  Cet  os  enfin,  recouvert  d'un  peu  de  chair,  représentait 
l'agneau  pascal.  Chaque  convive  avait  devant  soi  une  coupe  en  ar- 
gent; celle  du  maître  de  la  maison  était  en  or.  Sur  une  étagère  voi- 
sine de  la  table  étaient  groupées  des  carafes  pleines  de  vin  blaftc 
des  meilleurs  crus  du  pays,  presque  exclusivement  ùu  kitterlé  et 
du  rangué,  le  kitterlé,  le  rangué,  ces  cécubes  et  ces  falernes  du 
Haut-Rhin!  Selon  la  tradition,  il  y  avait  aussi  plusieurs  bouteilles 
de  vin  rouge.  Ce  soir-là,  le  vin  rouge  doit  rappeler  la  cruauté  des 
pharaons,  qui  se  baignaient,  dit-on,  dans  le  sang  des  enfans  hé- 
breux. 


SCÈNES   DE    LA    VIE   JUIVE    EN    ALSACE.  129 

Cependant  le  père  Salomon  avait  entamé  la  prière  de  bénédiction 
qui  ouvre  la  fête  et  la  cérémonie.  Les  coupes  avaient  été  remplies 
jusqu'au  bord.  La  prière  faite,  le  fils  aîné  de  la  maison,  Schémelé, 
se  leva,  prit  une  aiguière  sur  une  table  voisine  et  versa  de  l'eau  sur 
les  mains  du  chef  de  la  famille;  puis,  sur  un  signal  donné  par  notre 
hôte,  tous  les  convives  se  levèrent  à  demi.  Wous  avançâmes  tous 
la  main  vers  le  plat  qui  contenait  les  azymes,  et  à  haute  voix, 
nous  dîmes  ces  mots  placés  en  tête  de  la  Haggada  :  a  Yoici  le  pain 
de  la  misère  que  nos  pères  ont  mangé  en  Egypte.  Quiconque  a  faim, 
qu'il  vienne  manger  avec  nous!  Quiconque  est  nécessiteux,  qu'il 
vienne  faire  la  pâque!  »  La  présence  du  mendiant  Lazare  à  table 
mettait  d'une  manière  touchante  l'application  en  regard  du  précepte. 
La  récitation  continua.  Selon  l'usage,  un  des  fils  de  la  maison,  le 
plus  jeune,  prenant  la  parole,  demanda  à  son  père,  toujours  en 
hébreu,  et  en  lisant  le  passage  dans  la  Haggada.  ouverte  devant 
lui  :  «Pourquoi  toute  cette  cérémonie?  »  Et  le  père  répondit,  les 
yeux  fixés  aussi  sur  le  texte  de  la  Haggada  :  «  INous  avons  été  es- 
claves en  Egypte,  et  l'Éternel  notre  Dieu  nous  en  a  fait  sortir  avec 
une  main  puissante  et  un  bras  étendu.  »  Chacun  récita  aussitôt  d'a- 
près la  Bible  l'histoire  détaillée  de  la  merveilleuse  sortie  d'Egypte 
avec  tous  les  miracles  opérés  par  Dieu  en  faveur  de  son  peuple  et 
tous  les  bienfaits  dont  il  le  gratifia.  Puis  on  goûta  aux  divers  objets 
symboliques  placés  dans  les  soucoupes  et  exposés  sur  le  plat.  De- 
vant le  maître  de  la  maison,  et  à  côté  de  sa  coupe,  se  dressait  une 
autre  coupe,  d'une  dimension  beaucoup  plus  considérable.  Salomon 
la  remplit  de  son  meilleur  vin.  A  qui  donc  était  destinée  cette  coupe? 
C'était  la  coupe  d'Élie  le  prophète,  Élie,  ce  bon  génie  d'Israël,  hôte 
invisible  il  est  vrai,  mais  toujours  et  partout  présent  aux  grandes 
cérémonies. 

Le  premier  acte  du  séder  était  alors  terminé.  Le  second,  c'est-à- 
dire  le  repas,  commença.  Ici  mon  rôle  d'observateur  se  bornait  à 
remarquer  l'abandon  cordial  qui  régnait  dans  cette  réunion  d<e  fa- 
mille et  la  familiarité  toute  patriarcale  avec  laquelle  intervenait  dans 
la  causerie  le  mendiant  Lazare,  mis  à  l'aise  par  d'amicales  questions 
du  père  Salomon.  Il  y  avait  bien  longtemps  déjà  que  Lazare  venait 
chaque  année,  aux  grandes  fêtes,  s'asseoir  à  cette  table  !  Ces  filles,  ces 
jeunes  gens,  il  les  avait  connus  enfans,  et  si,  en  répondant  à  mon 
hôte  ou  en  le  questionnant  à  son  tour,  il  plaçait  devant  son  nom 
la  formule  de  herr  (nwnsieur),  en  revanche  il  n'appelait  les  filles  et 
les  fils  de  Salomon  que  par  leur  petit  nom.  Ce  petit  vieillard,  per- 
sonnification saisissante  de  la  Judée  nomade,  cumulait,  je  l'ai  dit, 
avec  le  métier  de  schnorrer  (mendiant)  celui  de  marchand  de  livres 
hébreux.  En  cette  double  qualité,  il  parcourait  pendant  l'année  en- 

TOME  XXIV.  9 


130   .  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tière  toutes  les  villes,  tous  les  bourgs  et  tous  les  hameaux  de  la 
Haute  et  Basse-Alsace.  Aussi  connaissait-il  son  monde  juif  à  trente 
lieues  à  la  ronde.  C'était  un  gazetier  ambulant,  une  chronique  vi- 
vante que  ce  brave  Lazare.  Salomon,  à  chaque  fête,  se  plaisait, 
pendant  le  repas,  à  le  faire  jaser,  et  Lazare,  qui  n'était  pas  fâché 
de  payer  à  sa  façon  et  avec  sa  monnaie  l'hospitahté  qu'on  lui  ac- 
cordait, versait  à  pleines  mains  toutes  les  nouvelles  qu'il  avait  pu 
recueillir  dans  les  intervalles  de  sa  vie  tant  soit  peu  vagabonde. 

—  Eh  bien  !  Lazare,  lui  dit  brusquement  le  père  Salomon,  voulant 
entrer  en  conversation  avec  le  mendiant,  comment  vous  traite  ce 
ionto fdouv  de  fête)? 

—  Sur  mon  âme,  monsieur  Salomon,  on  se  trouve  mieux  ici  que 
sur  la  grand' route.  Toute  l'année  durant,  je  mène  une  rude  vie; 
mais  quand  arrive  le  lOiitof,  j'oublie  mes  misères  et  je  les  noie  toutes 
dans  ce  bon  vin,  que  je  connais  de  longue  date  et  qui  me  connaît. 

Et  il  vida  sa  coupe,  que  Schémelé,  à  l'instant  même,  remplit  de 
nouveau. 

—  Et  les  petites  affaires  ?  continua  Salomon . 

—  Ne  m'en  parlez  pas!  Vous  dirai-je  que  tout  ce  qui  sort  des 
imprimeries  de  Redelheim  et  de  Soultzbach  ne  se  vend  quasiment 
plus?  Autrefois,  à  l'approche  de  Pâque,  je  vendais  des  haggadas  en 
masse.  Aux  environs  du  rosch  haschonnah  (nouvel  an)  et  du  kip- 
pour  (jour  des  expiations),  je  ne  pouvais  suffire,  dans  les  foires,  à 
toutes  les  demandes  pour  les  recueils  des  prières  de  ces  grandes 
fêtes.  La  fabrique,  dont  j'avais  la  confiance,  me  les  passait  à  un  prix 
fixe  modéré,  et  ce  que  je  pouvais  en  tirer  en  plus  était  pour  moi; 
mais  depuis  quelque  temps  il  leur  est  venu  en  idée  à  Paris  de  tra- 
duire en  français  Bible,  Rituel,  Haggada  et  prières  pour  les  grandes 
fêtes  de  l'année,  tout  enfin  :  c'est  une  abomination.  Est-ce  que  Dieu 
peut  et  veut  être  prié  dans  une  langue  autre  que  la  langue  de  nos 
ancêtres  de  la  Palestine?  C'est  dans  la  grande  j5o/<f/  (Babel)  qu'on 
imprime  ces  belles  choses.  On  envoie  ces  abominables  traductions 
dans  tous  nos  villages,  où  des  messieurs  comme  le  gros  Getsch  vont 
les  colporter.  Et  dire,  monsieur  Salomon,  que  la  plupart  de  ceux 
qui  les  achètent  ne  comprennent  pas  plus  le  français  que  vous  et 
moi!  Mais  que  voulez-vous?  C'est  la  mode  à  présent,  à  ce  qu'il  pa- 
raît. Aussi  vrai,  voyez-vous,  que  nous  avons  un  Dieu  unique,  créa- 
teur du  monde,  aussi  vrai  que  c'est  aujourd'hui  le  premier  soir  de 
Paeçach  (Pâque)  dans  tout  Israël,  tout  cela  ne  peut  nous  amener 
que  des  malheurs.  Qui  est-ce  qui  a  perdu  lérouscholaïm  (Jérusa- 
lem)? Les  impies  et  les  novateurs,  n'est-ce  pas?  Laissez  faire;  les 
impies  et  les  novateurs  de  Paris  nous  empêcheront  d'y  retourner  et 
de  la  relever;  c'est  moi  qui  vous  le  dis... 


SCÈNES   DE   LA   VIE   JUIVE   EN   ALSACE.  131 

Le  vieux  mendiant  allait  commencer  une  sorte  de  prédication  ou 
plutôt  de  lamentation  religieuse.  Le  p^ère  Salomon  l'interrompit 
pour  lui  demander  les  nouvelles  du  pays,  et  Lazare  s'exécuta  de 
bonne  grâce.  Ces  nouvelles  étaient,  comme  on  le  pense,  assez  insi- 
gnifiantes pour  la  plupart.  Petites  médisances  sur  les  ministres 
officians  des  villages  voisins,  sur  les  administrateurs  de  telle  ou  telle 
communauté,  sur  des  fiancés  dont  quelque  inadvertance  avait  fait 
avorter  le  mariage,  voilà  ce  que  nous  débita  Lazare  avec  une  verve 
joviale  qui  rachetait  la  pauvreté  du  fond.  Je  remarquai  pourtant 
qu'à  propos  de  je  ne  sais  quelle  balourdise  qui  avait  valu  à  un  gar- 
çon de  Dornach  d'être  renvoyé  par  sa  belle ,  il  adressa  une  allu- 
sion assez  directe  au  fils  aîné  du  père  Salomon.  —  Ce  n'est  pas 
vous,  Schémelé,  dit-il  en  lui  lançant  un  regard  significatif,  qui 
tireriez  un  pareil  houe  (commettriez  une  pareille  bévue).  Yotre 
langue  à  vous  est  bien  pendue,  et  sans  vous  flatter,  vous  avez  ce 
qu'il  faut  pour  plaire  aux  belles  de  nos  villages.  Aussi,  sur  mon  âme, 
j'en  connais  plus  d'une...  Laissez  faire  Éphraïm  Schwab.  —  Et  re- 
gardant malicieusement  tous  les  assistans:  — J'ai  un  petit  oiseau, 
ajouta-t-il,  qui  me  dit  bien  des  choses!  Du  reste,  c'est  un  beau  brin 
de  fille  que  la  petite  Débora...  Et  le  vieux  Nadel  est  fort  à  son  aise... 
Certainement  de  toutes  les  familles  de  Hegenheim... 

—  Assez  bavardé  comme  cela!  interrompit  ici  le  maître  de  la 
maison  d'un  ton  moitié  sérieux,  moitié  plaisant.  Si  on  se  laissait 
aller  à  toutes  vos  histoires,  on  pourrait  oublier  d'achever  le  séder. 

Tout  le  monde  avait  repris  son  attitude  première.  On  replaça  sur 
la  table  le  plat  contenant  les  trois  malsès  enveloppés  dans  des  ser- 
viettes ainsi  que  les  différens  objets  symboliques.  Fidèle  à  un  antique 
usage,  le  père  Salomon  retira  d'entre  les  coussins  de  son  fauteuil, 
et  recouvert  d'une  serviette,  un  demi-azyme  qu'il  y  avait  placé 
pendant  la  cérémonie.  Cet  azyme  rompu  en  deux  doit  figurer  le 
passage  de  la  Mer-Rouge.  Il  en  donna  un  morceau  à  chacun  des 
convives.  On  récita  ensuite  la  prière  qu'on  a  l'habitude  de  dire  à  la 
fm  de  chaque  repas,  puis  commença  le  troisième  et  dernier  acte  du 
séder. 

—  Schémelé,  dit  le  père  au  fils  aîné,  tu  peux  maintenant  ouvrir 
la  porte. 

Le  jeune  homme  quitta  sa  place,  ouvrit  largement  la  porte  de  la 
salle  à  manger  donnant  sur  le  corridor,  et  aussitôt  il  s'écarta  comme 
pour  laisser  passer  un  important  personnage.  Le  silence  pendant  ce 
temps  était  profond.  Quelques  instans  après,  la  porte  fut  refermée. 
Quelqu'un  était  certainement  entré,  mais  invisible.  C'était  le  pro- 
phète Élie.  Il  allait  maintenant  tremper  ses  lèvres  dans  la  coupe  qui 
lui  était  exclusivement  destinée  et  sanctifier  la  maison  par  sa  pré- 


132  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sence.  Élie,  se  multipliant  à  rinfini,  entrait  à  pareille  heure  dans 
toute  maisonnsraélite  où  se  célébrait  le  sêder.  11  était  là  comme  le 
délégué  de  Dieu.  Les  coupes  vidées  après  la  prière  de  la  bénédiction 
se  remplirent  en  même  temps  pour  la  quatrième  fois.  On  chanta  en- 
suite quelques-uns  des  plus  beaux  psaumes  de  David  (1)  avec  des 
inflexions  traditionnelles.  On  célébra  encore  la  sortie  miraculeuse 
de  l'Egypte  avec  tous  les  événemens  qui  l'ont  précédée,  accompa- 
gnée et  suivie.  Dans  ce  pieux  concert,  chacun  rivalisait  de  zèle, 
d'entrain  et  de  voix.  Lazare  avec  sa  basse  formidable  dominait  tout. 
Les  femmes,  qui  chez  les  Israélites  né  doivent  jamais  chanter  en 
public,  mêlent  ce  soir  Jeurs  voix  aux  saints  cantiques.  La  grande 
Hana,  libre  de  son  service,  ses  grosses  mains  rouges  sur  les  han- 
ches, debout  derrière  sa  maîtresse,  était  plongée  dans  une  sainte 
admiration.  Les  chants  se  prolongèrent,  les  libations  devinrent  de 
plus  en  plus  copieuses.  Ainsi  le  veut  l'usage.  A  neuf  heures,  les 
femmes  se  retirèrent,  les  hommes  restèrent  à  leur  poste.  Ce  soir- 
là,  on  ne  fait  point  avant  de  se  livrer  au  repos  la  prière  habituelle; 
on  est  convaincu  que  cette  nuit  et  la  nuit  suivante  sont  des  nuits 
privilégiées  pendant  lesquelles  Dieu  veille,  comme  jadis  en  Egypte, 
sur  toutes  les  maisons  d'Israël.  Peu  à  peu,  sous  l'influence  toujours 
croissante  du  rangué  et  du  kitterlé,  et  avec  les  dernières  récita- 
tions d'usage,  les  yeux  des  convives  restés  à  table  s'allumèrent, 
les  voix  traînèrent,  les  têtes  s'appesantirent.  L'heure  du  sommeil, 
l'heure  de  la  séparation  était  venue,  et  je  me  dis  en  regagnant  ma 
chambre  que  la  maison  du  père  Salomon  avait  cette  nuit-là  grand 
besoin  de  la  protection  divine,  car  le  digne  homme  et  ses  hôtes  me 
semblaient  des  gardiens  fort  mal  préparés  à  exercer  quelque  sur- 
veillance. 

La  cérémonie  du  séder  se  répéta  absolument  identique  le  lende- 
main soir,  à  la  même  heure,  c'est-à-dire  aussitôt  qu'il  fit  nuit  close. 
Ce  jour-là  et  le  lendemain  (30  et  31  mars  ou  15  et  16  du  mois 
de  nissan),  il  y  a  grande  fête.  On  va  au  temple  de  bonne  heure. 
Hommes  et  femmes  étaient  avec  complaisance  leurs  habits  et  leurs 
robes,  tout  frais  terminés.  C'est  plaisir  de  voir  ces  braves  gens  par- 
courir les  rues  du  village,  raides  et  empesés.  On  dîne  à  midi,  et 
l'après-dînée  est  consacrée  aux  visites  qu'on  fait  ou  qu'on  reçoit. 
Salomon,  vu  son  rôle  important  dans  la  communauté,  était  de  ceux 
qui  attendaient  les  visites.  Dans  ce  cas,  en  Alsace,  on  reçoit  son 
monde  à  table,  où  le  chef  de  la  famille  et  tous  les  siens  demeurent 
assis  jusqu'à  l'heure  des  vêpres.  Le  dessert  reste  sur  la  table  et  se 
renouvelle  durant  toute  l'après-dînée,  à  mesure  que  les  visiteurs  le 

(1)  Psaumes  115,  116,118,150. 


SCÈNES    DE    LA    YIE   JUIVE    EN    ALSACE.  133 

consomment.  Dès  qu'il  entre  quelqu'un,  on  Taccueille  par  ce  salut 
hospitalier  :  Baruch-haba  (béni  soit  celui  qui  vient  là)  !  On  lui  fait 
prendre  place  à  table,  et  immédiatement  la  servante  pose  devant 
lui  un  verre  rempli  du  meilleur  vin  du  pays.  Vers  les  deux  heures  et 
demie,  la  salle  où  nous  nous  tenions  était  presque  comble.  Le  bruit 
des  conversations  était  assourdissant.  Il  y  avait  là  lékel,  le  frère  de 
mon  hôte,  avec  de  nombreux  parens,  le  voisin  Samuel,  le  ministre 
officiant,  l'instituteur  communal  et  le  schamess  de  Bolwiller.  Quels 
étaient  les  objets  de  cette  conversation  bruyante  et  confuse?  Il  se- 
rait difficile  de  le  préciser.  Le  fait  est  qu'autour  de  moi  on  parlait 
un  peu  de  tout.  Il  était  question  à  la  fois  de  politique,  de  chemins 
de  fer,  de  synagogues  récemment  construites  ou  à  construire,  d'é- 
lections consistoriales,  de  nominations  de  parnassim  (administra- 
teurs des  communautés  juives),  de  la  foire  à  bestiaux  de  Lure  et  de 
Saint-Dié.  Enfin  le  coucou  placé  dans  un  coin  cria  quatre  heures, 
et  l'assemblée  se  sépara  pour  aller  à  la  prière  de  minka  (après- 
midi). 

La  fête  de  Pâque,  comme  celle  des  cabanes  j  dure  huit  jours;  mais 
sur  ces  huit  jours,  quatre  seulement  sont  des  jours  de  grande  fête. 
Les  jours  intermédiaires,  au  nombre  de  quatre,  sont  des  demi-fêtes 
seulement,  appelées  halhamoed.  Ces  demi-fêtes  ont  un  caractère  par- 
ticulier. Pendant  le  halhamoed,  les  hommes  laissent  là  les  grosses 
affaires  et  n'expédient  que  le  courant.  Les  femmes,  en  demi-toilette, 
ne  travaillent  pas,  mais  se  font  visite,  ou  se  promènent  soit  aux 
abords  du  village,  soit  dans  les  villages  voisins.  C'est  aussi  pendant 
les  jours  de  halhamoed  que  les  galans  vont  voir  leurs  belles,  et  que 
se  font  d'ordinaire  les  fiançailles  en  Israël. 

Le  premier  de  ces  jours  de  demi-fête,  le  père  Salomon  m'avait 
emmené  sur  un  char-à-bancs,  attelé  de  son  petit  cheval  gris,  dans 
un  bourg  des  environs,  à  Dornach,  chez  un  de  ses  parens.  Vers  le 
soir,  nous  revenions  à  Bolwiller.  Le  père  Salomon  faisait  trotter  le 
petit  gris  tout  en  fumant  avec  délices  du  tabac  dit  violette  dans  sa 
pipe  des  ionto fiioiir  de  fête).  Le  bonhomme  avait  grande  envie  de 
me  faire  ses  confidences  sur  l'établissement  qu'il  rêvait  pour  son  fils 
Schémelé.  Comme  je  lui  annonçais  mon  projet  d'accepter  une  invi- 
tation pour  la  fête  des  cabanes,  que  je  devais  passer  chez  le  petit 
Aron,  un  marchand  de  montres  de  Hegenheim  : — Ah!  s'écria-t-il, 
vous  irez  passer  les  cabanes  chez  mon  ami  Aron,...  à  Hegenheim! 
—  Puis  il  reprit  avec  un  sourire  mystérieux ,  et  en  appuyant  sur 
chaque  mot  :  — Eh  bien!  il  n'est  pas  impossible  que  nous  nous 
retrouvions  à  Hegenheim,  et  cela...  pendant  le  halhamoed  des 
cabanes. . . 

^-Eh  quoi!  père  Salomon,  repris-je  frappé  d'une  idée  soudaine, 


134  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Lazare  le  mendiant  aurait-il  dit  vrai  avant-hier  soir  au  séder^  et  son 
petit  oiseau  T aurait-il  bien  informé? 

—  Est-ce  que  j'ai  des  secrets  pour  vous?  répondit  gravement  le 
père  Salomon,  et  ici  le  vieillard  mit  son  cheval  au  pas,  porta  sa 
main  dans  la  large  poche  de  sa  redingote,  en  tira  un  immense  por- 
tefeuille, l'ouvrit,  y  prit  une  grosse  lettre,  la  déplia  lentement  tout 
en  continuant  d'aspirer  bruyamment  de  sa  pipe  des  bouffées  de  ta- 
bac; puis  me  remettant  la  lettre  :  —  Lisez,  dit-il.  —  Cette  importante 
missive,  écrite  en  magnifiques  caractères  hébraïco-allemands,  était 
adressée  au  père  Salomon  par  le  sçhadschen  (négociateur  en  maria- 
ges) Éphraïm  Schwab  (1).  Elle  donnait  les  meilleurs  renseignemens 
sur  la  famille  Nadel  de  Hegenheim,  avec  laquelle  mon  hôte  projetait 
de  contracter  alliance.  Quel  parti  pouvait  mieux  convenir  au  jeune 
Schémelé  que  la  fille  unique  du  riche  Nadel,  la  belle  Debora,  «  aux 
grands  yeux  d'épervier,  au  teint  de  rose  et  de  lis,  »  pour  parler 
comme  Éphraïm  Schwab?  «  Votre  Schémelé,  disait  en  finissant  le 
sçhadschen  j  pourra  pendant  le  halhamoed  des  cabanes  faire  un 
tour  à  Hegenheim.  Il  descendra  chez  votre  ami,  le  petit  Aron,  pour 
éviter  ainsi  qu'on  ne  jase.  Je  me  rendrai  de  mon  côté  à  Hegenheim 
à  la  même  époque;  vous  me  fixerez  le  jour.  J'accompagnerai  Sché- 
melé chez  les  Nadel.  Si  vous  le  voulez,  j'écrirai  dans  ce  sens,  et  ce 
sera  chose  entendue.  Quant  au  scJiadschoness  (honoraires  de  l'agent 
matrimonial),  nous  tomberons  d'accord.  J'ai  fait  dans  ma  vie  bien 
des  mariages,  et  je  ne  me  suis  jamais  brouillé  avec  personne;  Dieu 
merci!  on  connaît  Éphraïm  Schwab.  » 

—  Et  qu'avez-vous  décidé?  demandai-je  au  père  Salomon  en  lui 
remettant  sa  lettre. 

—  Je  trouve  le  parti  sortable.  Je  n'ai  pris  des  informations  qu'au- 
près de  mon  ami  Aron,  qui  me  dit  d'aller  de  confiance.  Donc  mon 
Schémelé  ira  où  vous  savez  le  premier  jour  de  halhamoed  des  ca- 
banes. Vous  serez  là  à  la  même  époque,  et  si  l'affaire  se  conclut, 
vous  serez  des  nôtres 

A  sept  heures,  nous  étions  de  retour  au  logis.  Trois  jours  après, 
la  semaine  de  Pâque  était  terminée,  et  le  père  Salomon,  sa  femme, 
Schémelé,  me  reconduisaient  jusqu'cà  la  gare  de  Bolwiller.  En  atten- 
dant le  roschhaschonnah  et  X^kippour,']  dWdXs  retourner  pour  quelque 
temps  dans  la  grande  Babel,  comme  disait  le  mendiant  Lazare.  En 
me  serrant  la  main,  le  père  Salomon  me  recommanda  une  grande 
prudence  pendant  le  voyage,  car  nous  étions  en  temps  à* orner.  Ce 
mot  me  remit  encore  en  mémoire  une  de  nos  vieilles  superstitions 

(i)  Les  mariages  entre  Israélites  ne  se  concluent  guère  sans  l'intervention  de  cet  agent 
spécial,  qui  prélève  des  honoraires  sur  chaque  négociation  menée  à  bien,  et  trouvait 
autrefois  dans  rexercice  de  sa  profession  une  mine  de  revenus  assez  abondans. 


SCÈNES   DE   LA    VIE   JUIVE    EN   ALSACE.  135 

israélites.  De  même  que  j'avais  fait  le  premier  trajet  en  évoquant 
les  souvenirs  de  la  pâque,  j'eus,  pendant  le  retour,  l'esprit  con- 
stamment occupé  des  souvenirs  de  Vomer.  Qu'est-ce  donc  que  Vo- 
mer?  demandera- t-on.  C'est  le  temps  qui  s'écoule  de  Pâque  à  la 
Pentecôte;  mais,  pour  faire  comprendre  l'espèce  de  terreur  mysté- 
rieuse qui  plane  sur  cette  période,  il  faut  entrer  dans  quelques  ex- 
plications. —  La  Pentecôte  des  Juifs  est  la  fête  de  l'anniversaire  de 
la  promulgation  du  décalogue  ou  de  la  révélation ,  événement  ac- 
compli, comme  on  sait,  sept  semaines  après  la  sortie  des  Israélites 
de  l'Egypte.  Voilà  pourquoi  la  Pentecôte  est  encore  appelée  Sche- 
houoth  du  mot  hébreu  signifiant  semaines.  Jadis,  à  Jérusalem,  dans 
Fintervalle  de  Pâque  à  la  Pentecôte,  c'est-à-dire  pendant  cinquante 
jours,  on  faisait  au  temple,  tous  les  jours,  l'offrande  d'une  mesure 
{orner)  d'orge.  Aujourd'hui  on  ne  fait  plus  d'offrande;  mais  en  re- 
vanche ,  et  pendant  tout  le  temps  compris  entre  Paeçach  et  Sche- 
bouothj  tous  les  fidèles,  au  village,  chaque  soir,  après  la  prière  et 
à  la  nuit  close,  comptent  les  jours.  On  marque  de  la  sorte  l'impa- 
tience où  l'on  est  d'arriver  à  la  fête  commémorative  de  la  révélation. 
Vomer,  pour  les  Israélites  de  la  campagne,  est  une  époque  redou- 
table, où  il  se  passe  mille  choses  extraordinaires.  Durant  Y  orner  ^ 
tout  enfant  d'Israël  est  particulièrement  exposé  à  la  puissance  et  au 
caprice  des  esprits  malfaisans.  Pendant  Y  orner  ^  l'influence  des  mau- 
vais génies  se  fait  sentir  de  tous  les  côtés;  il  y  a  dans  l'air  alors 
quelque  chose  de  dangereux,  de  fatal.  Il  faut  donc  se  tenir  sur  ses 
gardes  et  ne  tenter  en  aucune  sorte  les  schédim  (démons);  autre- 
ment ils  vous  joueraient  maints  mauvais  tours.  Pendant  Yomer^  il 
faut  veiller  à  tout,  aux  choses  en  apparence  les  plus  banales,  les 
plus  insignifiantes.  Écoutez  plutôt  les  minutieuses  recommandations 
des  ménagères  juives  à  cette  époque  de  l'année.  —  Enfans,  ne  sif- 
flez pas  le  soir  pendant  Yomer,  car  votre  bouche  se  déformerait; 
ne  sortez  pas  en  manches  de  chemise,  autrement  vous  rentreriez 
avec  des  bras  estropiés;  ne  lancez  pas  de  pierres  dans  les  airs,  elles 
se  retourneraient  contre  vous  ;  gardez-vous  de  lâcher  la  détente  d'une 
arme  à  feu,  le  coup  vous  blesserait  vous-mêmes.  Hommes  de  tous 
les  âges,  en  omer  ne  montez  ni  à  cheval,  ni  en  voiture,  ni  sur  une 
barque;  le  cheval  s'emporterait,  les  roues  de  la  voiture,  fût-elle 
neuve,  pourraient  casser,  et  la  barque  ne  manquerait  pas  de  cha- 
virer. Ayez  surtout  l'œil  sur  vos  bêtes,  car  c'est  à  cette  époque 
principalement  que  les  machschévess  (sorcières)  s'introduisent  dans 
vos  écuries,  montent  en  croupe  sur  vos  vaches  et  sur  vos  chèvres, 
les  frappent  de  maladies,  les  étendent  à  terre  et  corrompent  leur 
lait.  En  pareil  cas,  pour  vous  le  dire  en  passant,  il  faut  tâcher  de 
mettre  la  main  sur  celle  que  l'on  suspecte,  puis  l'enfermer  dans  une 


136  REVUE  DES  DEUX  MOXDES. 

chambre  où  l'on  aura  eu  la  précaution  de  placer  dans  un  baquet  le 
lait  qu'elle  aura  corrompu;  fouettez  ensuite  ce  lait  avec  une  ba- 
guette de  noisetier,  en  prononçant  trois  fois  le  nom  de  rÉternel. 
Pendant  que  vous  fouetterez  ainsi  le  lait,  vous  entendrez  des  cris 
et  des  lamentations  ;  ce  sera  la  sorcière  qui  gémira  de  la  sorte,  car 
c'est  sur  elle  que  retombent  tous  les  coups  de  la  baguette  avec  la- 
quelle on  fouette  le  lait.  Or  vous  ne  vous  arrêterez  que  lorsque  des 
flammes  bleues  viendront  danser  à  la  surface  du  lait  :  en  ce  cas 
seulement,  le  charme  sera  rompu;  mai^  il  vaut  mieux  encore  ne  pas 
laisser  le  temps  aux  sorcières  d'accomplir  leurs  maléfices.  Donc,  si 
pendant  V orner ,  à  la  tombée  de  la  nuit,  quelque  mendiante  vient 
demander  à  une  famille  un  peu  de  braise  pour  allumer  son  mai- 
gre foyer,  qu'on  se  garde  bien  de  lui  donner  ce  qu'elle  demande, 
et  qu'on  ne  la  laisse  jamais  partir  sans  l'avoir  tirée  trois  fois  par 
un  pan  de  sa  jupe;  puis  aussitôt,  sans  perdre  de  temps,  qu'on  jette 
de  larges  poignées  de  sel  dans  la  flamme  de  l'âtre.  Cette  mendiante 
est  peut-être  une  sorcière,  car  les  machschévess  saisissent  tous  les 
prétextes  pour  entrer  dans  les  maisons  et  prennent  tous  les  dégui- 
semens. 

Tels  sont  les  dangers  de  Vomer.  On  s'expliquera  maintenant  les 
sages  recommandations  de  mon  hôte  de  Bolwiller.  Ai-je  besoin  de 
dire  que  je  m'y  conformai  à  la  lettre?  Aussi  j'arrivai  à  Paris  sans 
que  la  machine  eût  sauté,  sans  que  les  roues  du  wagon  fussent  sor- 
ties des  rails,  et,  comme  je  m'étais  gardé  de  mettre  le  nez  ou  le 
bras  à  la  portière,  je  n'avais  reçu  ni  blessure  ni  contusion.  Voilà 
ce  que  l'on  gagne  à  ne  pas  tenter  les  schédimï 

IL 

On  a  pu  voir  quel  est  le  caractère  particulier  de  la  pâque  juive. 
C'est  une  fête  de  famille  autant  qu'une  fête  religieuse.  Une  des 
principales  cérémonies  de  la  pâque,  le  séder^  a  le  foyer  pour  théâtre. 
Les  préparatifs  mêmes  de  la  solennité  entraînent  mille  soins  do- 
mestiques. Tout  autre  est  la  physionomie  des  journées  de  prière  qui 
ouvrent  en  septembre  ou  octobre  l'année  juive  sous  le  nom  de  rosch 
haschonnah  (commencement  de  l'an)  et  dekippour  (expiation).  Veut- 
on  voir  Israël  au  temple,  veut-on  savoir  ce  qu'il  y  a  de  grandeur 
austère  dans  les  exercices  religieux  que  ramènent  chaque  année  à 
cette  époque  d'invariables  traditions  :  c'est  encore  dans  un  de  ces 
curieux  villajges  israélites  de  l'Alsace  qu'il  faut  se  placer.  Qu'on  nous 
suive  par  exemple  au  sein  de  l'honnête  et  pieuse  population  de  Wint- 
zenheim.  C'est  là  que  nous  assistâmes  à  toutes  les  scènes  caractéris- 
tiques de  ce  temps  de  pénitence,  et  que  nous  passâmes  même  la  mys- 


SCÈNES    DE   LA   VIE    JUIVE    EN   ALSACE.  137 

térieuse  semaine  de  selichoth  (1),  qui  précède  le  rosch  haschonnahj 
et  qui  est  marquée,  assurent  les  vrais  croyans,  par  une  interven- 
tion toute  particulière  des  puissances  surnaturelles  dans  les  choses 
humaines. 

Quiconque  arriverait  à  Wintzenheim  à  trois  heures  du  matin  pen- 
dant le  selichoth  trouverait  déjà  la  population  debout  et  se  rendant 
à  la  synagogue,  docile  à  l'appel  du  schamess  (bedeau),  qui  vient 
de  traverser  le  village  silencieux  en  frappant  trois  coups  secs  avec 
son  marteau  de  bois,  tantôt  sur  un  volet,  tantôt  sur  une  porte  co- 
chère.  Les  prières  durent  jusqu'à  l'aube.  Qui  peut  dire  à  quelles  re- 
doutables rencontres  s'exposent  dans  leur  ronde  nocturne  le  scha- 
mess et  le  hazan  (ministre  officiant)  forcé  de  se  rendre  chaque  nuit 
à  la  maison  de  Dieu?  Le  selichoth  est  l'époque  des  apparitions,  des 
revenans.  Que  de  fois  le  schamess  n'entend-il  pas  des  voix  sépul- 
crales se  mêler  au  bruit  du  vent  qui  agite  les  saules  pleure'urs  du 
cimetière!  que  de  fois  le  hazan  ne  voit-il  pas  des  langues  de  feu 
éclairer  devant  lui  les  ténèbres,  ou  des  fantômes  effrayans  lui  bar- 
rer le  passage!  Tout  Wintzenheim  s'entretient  encore  dans  les  veil- 
lées de  l'apparition  nocturne  qui  vint  à  pareille  époque  épouvanter, 
il  y  a  quelque  trente  ans,  le  grand-rabbin  Hirsch,  de  sainte  et  vé- 
nérable mémoire.  Le  rabbin  demeurait  tout  près  de  la  synagogue. 
Dans  la  maison  du  rabbin,  et  sous  sa  garde  en  quelque  sorte,  se 
trouvait  le  réservoir  d'eau  servant,  selon  le  rit,  aux  ablutions  des 
femmes.  C'était  la  nuit.  Le  rabbin,  sa  Guémara  (2)  devant  lui,  était 
profondément  absorbé  dans  le  saint  livre.  Au  dehors,  tout  était  calme 
et  silencieux.  Soudain  le  rabbin  entend  du  côté  de  la  cour  et  sous 
sa  fenêtre  une  voix  lamentable.  11  ouvre  la  fenêtre,  et  voit  un  fan- 
tôme blanc  qui  tend  vers  lui  des  mains  suppliantes,  a  Que  veux-tu? 
demanda  le  rabbin.  —  Je  suis,  répondit  le  fantôme,  la  femme  de 
Faïssel  Gaïsmar,  et  c'est  hier  qu'ils  m'ont  enterrée.  Malade  pendant 
six  semaines,  je  n'ai  pu  le  mois  dernier  me  baigner  dans  le  mikva 
(réservoir);  je  suis  donc  obligée  de  revenir.  Rabbi,  soyez  assez  bon 
pour  me  donner  les  clés  du  mikva.  »  Le  rabbin,  sans  tarder  davan- 
tage, jette  à  la  suppliante  le  lourd  trousseau  de  clés.  Quelques  in- 
stans  après,  il  entendit  le  clapotement  des  eaux;  il  distinguait  très 
clairement  le  moment  où  la  suppliante  s'y  plongeait  et  en  sortait, 
secouant  chaque  fois  ses  cheveux  imprégnés  de  l'humide  élément. 
Puis  le  silence  se  rétablit.  Le  rabbin  continua  d'étudier  sa  Guémara, 
et  vers  les  deux  heures  il  s'endormit  sur  le  volume  sacré.  A  trois 

(1)  Mot  hébreu  signifiant  indulgence^  à  cause  des  prières  que  l'on  fait  chaque  matin 
pour  invoquer  l'indulgence  de  Dieu. 

(2)  Commentaire  du  code  des  lois  traditionnelles  {Mischna)^  et  formant  avec  ce  code 
le  Talmud  proprement  dit. 


138  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

heures,  il  fut  réveillé  par  le  marteau  de  bois  du  schamess,  qui 
rappelait  ainsi  aux  prières  de  selichoth.  En  sortant,  il  vit  les  clés  du 
mikva  suspendues  comme  d'habitude  à  sa  porte. 

Mais  la  dernière  nuit  du  selichoth  est  passée.  Alors  commencent 
toute  une  série  de  fêtes  d'un  caractère  profondément  austère,  et  on 
me  permettra  de  les  décrire  sans  quitter  la  synagogue  plutôt  que 
d'insister  sur  les  incidens  assez  ordinaires  de  mon  séjour  au  sein 
d'une  des  familles  les  plus  rigoristes  de  Wintzenheim.  Le  matin 
du  rosch  haschonnah  est  venu,  et  nous  voilà  dans  le  modeste  temple 
du  village.  L'assistance  est  nombreuse  et  recueillie.  Au  milieu  d'un 
profond  silence,  le  ministre  officiant  ouvre  les  portes  de  l'arche 
sainte,  et  il  en  tire  la  thora  (rouleau  sacré  de  la  loi).  Après  avoir  fait 
entendre  le  chant  accoutumé  de  glorification,  il  porte  le  rouleau 
sacré  sur  l'estrade  placée  au  milieu  de  la  synagogue,  et  déroule  la 
Uiora.  Le  peuple  écoute,  et  le  chantre,  sur  une  antique  et  mélanco- 
lique mélopée,  se  met  à  réciter,  dans  le  texte  hébreu,  l'histoire  de 
la  vocation  d'Abraham  et  du  sacrifice  d'Isaac,  qui  eut  lieu  à  pareil 
jour.  Israël  rappelle  à  Dieu  que  par  ce  sacrifice  il  conclut  avec  lui 
une  éternelle  alliance,  et  c'est  cet  impérissable  souvenir  qui  l' en- 
courage à  implorer  de  lui  grâce  et  secours. 

La  lecture  terminée,  le  talmudiste  qui  doit  faire  retentir  le  scho- 
phar  (1),  le  pieux  rebb  (2)  Koschel,  qui  remplit  ces  fonctions  à 
Wintzenheim  depuis  quarante  ans,  s'avance  gravement  sur  l'estrade 
où  l'attend  le  rabbin.  Tous  les  deux  s'enveloppent  la  tête  du  voile 
de  soie  en  usage  dans  les  prières,  et  qu'on  nomme  taleth.  Après  une 
courte  prière,  rebb  Koschel  tire  le  schophar  de  son  étui  de  toile 
blanche.  «  Sois  loué.  Seigneur  notre  Dieu!  dit-il.  Sois  loué,  roi  de 
l'univers  qui  nous  as  sanctifiés  par  tes  commandemens  et  qui  nous 
as  ordonné  de  sonner  du  schophar!  »  Ces  mots  annoncent  que  la 
trompette  sacrée  va  retentir,  et  tous  les  regards  se  baissent  aussi- 
tôt, car  nul  ne  doit  voir  celui  qui  sonne  du  schophar.  Rebb  Koschel 
porte  à  sa  bouche  la  corne  de  bélier,  attendant  les  ordres  du  rabbin. 
—  Téqidô  (son  de  trompette)  !  crie  celui-ci,  et  un  son  tout  métalli- 
que répond  à  cet  ordre.  —  Schevorim  (brisemens),  et  il  sort  du  scho- 
phar comme  une  plainte  entrecoupée,  —  teroua  (retentissement), 
et  le  son  tremble  et  se  précipite.  Chacun  de  ces  ordres  est  exécuté 

(1)  Trompette  courbe,  longue  d'un  pied  et  demi,  faite  expressément  de  la  corne  d'un 
bélier,  en  mémoire  du  bélier  immolé  à  la  place  d'Isaac.  Les  Israélites  se  servaient  du 
schophar  dans  toutes  leurs  cérémonies  religieuses  et  militaires.  C'est  au  son  du  scho- 
phar que  s'écroulèrent  les  murailles  de  Jéricho ,  c'est  encore  au  son  du  schophar  que 
Dieu,  après  la  consommation  des  siècles,  doit  rappeler  les  fidèles  du  fond  de  leurs  tom- 
beaux et  les  ramener  à  Jérusalem. 

(2)  Corruption  de  rabbi. 


SCÈNES    DE   LA   VIE   JUIVE    EN    ALSACE,  139 

plusieurs  fois  jusqu'à  ce  que  vingt-neuf  sons  soient  sortis  du  scho- 
phnr.  Quand  le  dernier  son  a  retenti,  on  reporte  en  chantant  le  rou- 
leau sacré  dans  l'arche  sainte.  Un  nouveau  service  commence.  Le 
chantre,  tantôt  seul,  tantôt  accompagné  de  la  voix  de  tous  les  as- 
sistans,  rappelle  l'origine  et  le  but  de  u  cette  sainte  journée  de 
convocation.  »  Aujourd'hui  donc  l'univers  entier  comparait  devant 
Dieu;  aujourd'hui  îl  sera  décidé  a  qui  sera  heureux,  qui  ne  le  sera 
point,  qui  aura  la  guerre,  qui  aura  la  paix.  »  Dieu  sera  bon  et  clé- 
ment pour  son  peuple  en  souvenir  des  patriarches,  en  souvenir  de 
lui-même  et  de  tout  ce  qu'il  a  fait  pour  son  peuple  depuis  sa  sortie 
d'Egypte  jusqu'à  son  arrivée  dans  la  terre  de  Ghanaan  !  Et  à  un  mo- 
ment donné  on  se  prosterne  la  face  contre  terre  pour  implorer  la 
clémence  du  Très-Haut.  Viennent  ensuite  le  triple  Sancius  et  YHo- 
sannah  traditionnel  dit  \ll  Kedoiischa  (sanctification),  précédés  d'un 
admirable  et  célèbre  morceau  composé,  dit-on ,  et  improvisé  par  le 
martyr  rabbi  Amnon  de  Mayence  (1)  : 

«  Je  proclame  la  grande  sainteté  de  ce  jour,  jour  redoutable,  terrible, 
solennel.  Ton  autorité,  Seigneur,  s'affermira  en  ce  jour;  c'est  que  tu  es  juge 
et  en  même  temps  accusateur  et  témoin.  Tu  prends  acte  de  nos  actions,  tu 
les  enregistres  et  tu  y  apposes  ton  sceau.  Tu  te  souviens  de  toutes  nos  ac- 
tions, et  quand  la  grande  trompette  du  jugement  retentit,  les  anges  eux- 
mêmes  frémissent  d'une  indicible  terreur,  car  devant  ta  pureté  suprême 
eux-mêmes  ne  seront  pas  trouvés  innocens.  L'univers  entier  passe  sous  ton 
regard,  comme  les  troupeaux  sous  les  regards  du  berger.  Au  jour  du  rosch 
haschonnah  tu  décides  et  au  jour  du  kippour  tu  arrêtes  irrévocablement 
les  destinées  d'un  chacun  ;  mais  la  pénitence,  la  prière  et  la  charité  effacent 
l'arrêt  fatal.  Ta  colère  est  lente  à  s'allumer  et  prompte  à  s'adoucir.  Tu  ne 

(!)  Le  rabbi  Amnon  vivait  dans  le  xi«  siècle  à  Mayence.  Il  est  le  héros  d'une  des  plus 
touchantes  légendes  du  martyrologe  juif,  si  riche  en  douloureuses  histoires  du  même 
genre.  Le  savant  Amnon  était  reçu  à  la  cour  du  prince-électeur  de  Mayence,  qui  le 
tenait  en  grande  estime.  Cette  faveur  lui  devint  funeste,  car  le  prince  lui  oflfrii  un  jour 
de  le  nommer  son  premier  conseiller  à  la  condition  qu'il  abjurerait  sa  religion.  Après 
avoir  résisté  pendant  plusieurs  mois  aux  instances  les  plus  pressante.;,  Amnon  finit  par 
demander  trois  jours  pour  réfléchir;  mais  aussitôt  il  se  reprocha  cette  faiblesse,  et,  les 
trois  jours  passés,  amené  de  force  après  de  nouveaux  refus  devant  le  prince  :  «  J'ai 
demandé,  lui  dit  Amnon,  un  délai  de  trois  jours;  c'est  comme  si  j'avais  renié  mon 
Dieu.  Je  demande  qu'on  m'arrache  la  langue  qui  a  proféré  ces  imprudentes  paroles. 
Ainsi  j'aurai  moi-même  prononcé  mon  jugement.  »  Le  prince  n'accepta  point  ce  juge- 
ment; là  langue  avait  bien  parlé,  mais  les  pieds  qui  avaient  refusé  de  marcher  à  son 
ordre  devaient  être  coupés,  et  par  un  raffinement  de  cruauté  le  prince  voulut  qu'Amnon 
perdît  aussi  les  bras.  Cet  affreux  supplice  laissa  le  rabbi  presque  mourant.  Quelques 
jours  après,  à  la  fête  du  rosch  haschonnah,  il  se  fit  porter  à  la  synagogue  dans  sa  bière, 
ayant  à  côié  de  lui  ses  membres  mutilés.  Il  arrêta  le  ministre  au  moment  où  il  allait 
réciter  le  Sanctus,  improvisa  l'éloquente  prière  qu'on  répète  encore  aujourd'hui  dans 
tous  les  temples  Israélites,  puis  disparut,  enlevé  au  ciel,  où  Dieu  le  fit  asseoir  parmi  les 
justes. 


140  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

veux  pas  la  mort  de  ta  créature  ;  tu  connais  la  force  de  ses  passions,  et  tu 
sais  que  l'homme  est  fait  de  chair  et  de  sang.  L'homme  périssable,  dont 
Torigine  est  poussière,  ressemble  à  un  vase  fragile,  à  l'herbe  desséchée,  à 
une  fleur  flétrie,  à  l'ombre  fugitive,  au  nuage  qui  disparaît,  au  vent  qui 
souffle;  il  se  dissipe  comme  la  poussière  et  s'évanouit  comme  un  songe. 
Mais  toi,  roi  de  l'univers,  tu  es  tout-puissant  et  éternel.  Tes  années  sont 
innombrables,  la  durée  de  tes  jours  est  infinie;  le  mystère  de  ton  nom  est 
impénétrable.  Ton  nofn  est  digne  de  toi,  et  toi  tu  es  digne  de  ton  nom. 
Agis  donc  en  faveur  de  ton  nom,  et  glorifie-le  d'accord  avec  ceux  qui  le  glo- 
rifient. » 

Le  rosch  haschoniiah  dure  deux  jours.  Pendant  les  deux  jours,  ce 
sont  les  mêmes  prières,  les  mêmes  cérémonies.  Chaque  après-midi 
aussi,  sur  les  deux  heures,  les  jeunes  gens  du  village  se  réunissent 
de  nouveau  à  la  synagogue  pour  y  réciter  en  commun  et  à  haute 
voix  les  plus  beaux  psaumes  de  David.  11  est  des  années  où  cet  acte 
de  piété  s'exerce  avec  un  redoublement  de  ferveur  :  c'est  lorsque  le 
matin  même  le  schophar^  malgré  l'habileté  du  pieux  sonneur,  n'a 
pas  rendu  tous  les  sons  avec  la  netteté  et  la  clarté  accoutumées, 
car  c'est  là  un  mauvais  augure  pour  l'année  qui  va  s'ouvrir,  et 
alors,  quelque  ferventes  que  soient  les  prières  qu'on  adresse  à  Dieu 
dans  l'après-midi  du  même  jour,  on  ne  parvient  pas  toujours  à  dé- 
tourner le  sinistre  présage  :  c'était  en  1807;  le  pieux  rebb  Auscher 
sonnait  alors  le  schopliar  à  Wintzenheim.  Le  rabbin  en  vain  avait 
dit  à  haute  et  intelligible  voix,  comme  à  l'ordinaire  :  Tcquiô,  sche- 
voriniy  teroiuil  Rebb  Auscher,  de  toute  la  vigueur  de  ses  pou- 
mons, soufflait  dans  la  corne  de  bélier;  il  n'en  sortait  que  des  sons 
faux,  tronqués,  étranges.  L'après-midi,  la  A:6'/i//«  (communauté) 
tout  entière  priait  le  ciel  de  détourner  le  présage.  Le  ciel  souvent 
dans  ses  décrets  est  incompréhensible.  Six  mois  après,  en  expiation 
sans  doute  de  quelques  péchés  inconnus,  les  deux  tiers  de  la  com- 
munauté étaient  emportés  par  une  épidémie  dont  Wintzenheim  con- 
serve encore  le  lamentable  souvenir. 

Après  avoir  assisté  à  la  célébration  du  rosch  Jiasclionnah ^  je  ne 
pouvais  songer  à  quitter  Wintzenheim  avant  la  solennité  du  kippour^ 
que  dix  jours  seulement  séparent  des  cérémonies  du  nouvel  an. 
Dans  l'ancienne  Judée,  quand  Israël  était  une  nation,  le  kippour 
était  célébré  à  Jérusalem  avec  une  solennité  sans  égale.  Le  grand- 
prêtre,  devant  le  peuple  réuni  sur  le  parvis  du  temple,  immolait 
d'abord  les  victimes  ordinaires,  puis  on  lui  amenait  les  deux  boucs 
expiatoires.  L'un  était  destiné  à  Jehovah,  et  avec  son  sang  on  arro- 
sait les  autels  du  temple;  l'autre,  dont  le  nom  est  resté  proverbial, 
était  le  bouc  émissaire»  Le  grand-prêtre  lui  imposait  les  mains; 
puis,  confessant  les  péchés  d'Israël,  il  le  chargeait  symboliquement 


SCÈNES   DE    LA   VIE   JUIVE    EN   ALSACE.  141 

des  iniquités  de  tous  et  l'envoyait  au  désert.  Le  grand-prêtre  ren- 
trait ensuite  dans  le  saint  des  saints  et  implorait  le  pardon  de  Dieu 
pour  le  peuple  agenouillé  dans  l'enceinte  du  temple.  Tel  était  l'an- 
cien kippour.  La  cérémonie  qui  garde  ce  nom  dans  l'Israël  moderne 
n'a  rien  perdu  de  sa  majesté  primitive;  ce  jour  est  resté  pour  les 
populations  juives  austère,  religieux,  solennel  entre  tous  (1).  Dans 
cet  humble  village  de  Wintzenheim,  il  n'étais  pas  de  maison  où 
l'on  ne  s'y  préparât  pieusement.  Les  villageois  que  leurs  affaires 
retenaient  d'ordinaire  dans  les  montagnes  ou  dans  la  vallée  voisine 
de  Munster  étaient  revenus  pour  unir  leurs  prières  à  celles  de  leur 
famille.  Étrange  spectacle  que  celui  de  cette  influence  persistante 
des  vieilles  traditions  sur  une  race  que  l'on  croit  vouée  exclusive- 
ment au  culte  des  intérêts  matériels! 

Dès  la  veille  du  kippour  a  lieu  dans  chaque  ménage  la  cérémonie 
de  la  kapora.  Une  table  sans  nappe  ni  tapis  est  dressée  au  milieu 
de  la  pièce  principale  du  logis.  Sur  cette  table  est  un  rituel,  ou- 
vert à  un  certain  passage  marqué  d'avance.  Des  coqs  et  des  poules 
gisent  garrottés  sur  le  plancher.  Le  chef  de  la  famille  s'avance,  il 
déhe  les  pattes  d'un  des  coqs,  le  prend  à  la  main,  et  lit  dans  le 
rituel  la  prière  qui  a  trait  à  la  cérémonie.  Arrivé  à  un  certain  en- 
droit de  la  prière,  il  soulève  le  coq,  lui  fait  décrire  trois  cercles 
autour  de  sa  tête  et  répète  à  haute  voix  :  «  Sois  mon  rachat  pour 
ce  qui  doit  venir  sur  moi.  Ce  coq  pour  racheter  mes  péchés  va  s'en 
aller  à  la  mort.  »  Tous  les  assistans  en  font  autant  à  tour  de  rôle. 
Les  poules  sont  réservées  aux  femmes,  les  coqs  représentent  la 
rançon  des  hommes.  Une  fois  la  kapora  terminée  (et  on  a  pu  y 
reconnaître  un  souvenir  manifeste  du  bouc  émissaire  de  l'ancienne 
Jérusalem),  on  envoie  coqs  et  poules  chez  le  ministre  officiant,  qui 
seul  a  qualité  pour  les  tuer  selon  le  rit,  c'est-à-dire  en  leur  coupant 
la  trachée-artère. 

On  lit  dans  le  Bcutéronome  :  «  Si  le  méchant  a  mérité  d'être 
battu,  le  juge  le  fera  jeter  par  terre  et  battre  devant  soi  par  un  cer- 
tain nombre  de  coups,  selon  l'exigence  de  son  crime.  11  le  fera  donc 
battre  de  quarante  coups.  »  La  veille  du  kippour^  cette  prescrip- 
tion d\i  Bcutéronome  reçoit  une  application  symbolique.  Les  hommes 
seuls,  sans  habits  de  fête,  se  rendent  à  la  synagogue  vers  une  heure 
de  l'après-midi.  Après  avoir  récité  une  prière,  les  assistans  se  pla- 
cent deux  à  deux  ;  l'un  se  couche  par  terre,  l'autre,  debout  et  tenant 
à  la  main  une  lanière  de  cuir,  l'en  frappe  légèrement.  A  chaque 
coup  de  lanière  qu'il  reçoit,  l'homme  couché  se  frappe  la  poi- 

(1)  Même  à  Paris,  cette  fête  est  célébrée  avec  un  recueillement  particulier.  Une 
famille  juive  qui  occupe  une  des  plus  hautes  positions  financières  de  l'Europe  est  con- 
nue par  son  zèle  à  pratiquer  dans  toute  leur  austérité  les  exercices  du  kippour. 


142  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

trine  (1).  Après  que  chaque  couple  a  exécuté  ainsi  la  sentence  bi- 
blique, on  se  retire  pour  revenir  le  soir.  La  synagogue  est  alors  ma- 
gnifiquement illuminée.  Les  hommes  ont  apporté  la  tunique  de  lin 
qui  leur  servira  de  linceul ,  et  que  tout  bon  Israélite  prépare  long- 
temps à  l'avance.  Ils  revêtent  à  l'office  cette  tunique,  leur  futur  habit 
de  mort,  et  cachent  leur  tête  sous  les  plis  du  saint  taleth  (2).  Ainsi 
feront-ils  le  lendemain  durant  tout  le  jour.  Pendant  trois  heures, 
les  prières  se  succèdent,  le  chantre  et  les  fidèles  se  répondent  à 
haute  voix.  La  nuit  est  complètement  close  quand  on  se  sépare. 

Un  mot  encore  sur  cette  nuit,  veille  du  kippour^  nuit  mysté- 
rieuse entre  toutes,  où  souvent  l'on  a  vu  s'accomplir  d'étranges 
événemens.  C'est  durant  cette  nuit,  longtemps  après  que  les  fidèles 
sont  rentrés  dans  leurs  demeures,  que  les  morts  viennent  à  leur 
tour  processionnellement  à  la  synagogue.  Revêtus  de  leurs  linceuls, 
les  défunts  habitans  de  la  communauté  adressent  leurs  prières  au 
dieu  d'Israël.  A  un  moment  donné,  vers  minuit  ordinairement,  et 
sans  qu'on  les  entende  ni  remuer  ni  marcher,  ils  s'avancent,  à  la 
lueur  de  la  lampe  perpétuelle,  vers  le  tabernacle.  Ils  l'ouvrent,  en 
retirent  un  rouleau  de  la  thora,  et  le  portent  sur  l'estrade  sacrée. 
Alors  l'un  d'entre  eux  se  met  à  lire  dans  la  thora  les  différens  pa- 
ragraphes du  chapitre  que  le  lendemain  même,  jour  de  kippouVy 
le  hazan  de  la  communauté  lira  aux  fidèles.  Avant  la  lecture  de 
chaque  paragraphe,  le  hazan  des  morts  prononce  le  nom  d'un  des 
membres  actuels  de  la  communauté.  Et  malheur  à  celui  des  vivans 
dont  le  nom  aura  été  prononcé  cette  nuit  dans  l'assemblée  funèbre! 
Les  habitans  de  Fegersheim  racontent  encore  que  la  veille  du  kip- 
pour  de  l'année  1780,  rebb  Salmé  Bauinblatt,  sonneur  de  schophar 
dans  ce  village,  revenait  de  chez  sa  fille,  récemment  accouchée  et 
malade;  il  s'était  attardé.  Or  pour  regagner  sa  maison  il  lui  fallut 
passer  devant  la  synagogue.  Il  était  près  de  minuit  au  moment  où 
il  tourna  l'angle  de  l'édifice  sacré.  Soudain  il  entendit  très  distinc- 
tement ces  mots:  Salmé Baioiihlaltl  II  frissonna,  puis  il  ajouta  avec 
calme  :  «  Déjà?  »  —  «  Sorlé,  dit-il  à  sa  femme  quand  il  fut  de  retour 
chez  lui,  il  est  inutile  que  demain  soir,  après  le  kippour,  tu  serres 
mon  kittel  (linceul),  car  avant  qu'il  soit  peu  j'en  aurai  besoin.  » 
L'incrédule  Sorlé  se  mit  à  rire.  «  Ris  tant  que  tu  voudras,  répliqua 
son  mari,  je  sais  ce  que  je  dis.  »  Hélas!  le  rire  de  la  pauvre  femme 
se  changea  bien  vite  en  pleurs,  car  trois  jours  après  cet  entretien 
on  porta  Salmé  Baumblatt  au  cimetière  de  Fegersheim. 

Mais  le  jour  vient  mettre  un  terme  à  cette  fête  des  morts,  et  ra- 

(1)  On  frappe  ordinairement  trente-neuf  coups  :  c'est  le  cliiffre  fixé  aujourd'hui  par 
les  rabbins. 

(2)  Sorte  de  voile  dont  on  se  couvre  pendant  la  prière. 


SCÈNES   DE    LA   VIE   JUIVE    EN    ALSACE.  1/13 

mène  les  vivans  au  temple,  qu'ils  ne  quitteront  guère  qu'après  le 
coucher  du  soleil.  Ce  jour  est  celui  du  kippour  proprement  dit.  Tout 
le  monde  est  déchaussé.  Quelques  fidèles  poussent  la  dévotion  jus- 
qu'à ne  pas  s'asseoir  pendant  toute  la  durée  de  ce  long  office.  Quatre 
fois  le  peuple  se  confesse  et  se  prosterne.  Chacune  de  ces  confes- 
sions, que  Dieu  seul  reçoit,  est  précédée  de  prières  composées  par 
des  docteurs  de  la  synagogue,  et  dont  quelques-unes  sont  vraiment 
d'une  rare  éloquence,  celle  par  exemple  qui  sert  d'introduction  à  la 
grande  confession  du  matin,  et  dont  l'auteur  est  rabbi  Samtob,  fils 
d'Adontiat  (1). 

«Maître  de  l'univers!  quand  je  vois  que  la  vigueur  et  l'éclat  de  ma  jeu- 
nesse sont  évanouis,  que  tous  mes  membres  ne  sont  plus  qu'une  ombre,  et 
que  je  suis  teint  et  infecté  de  crimes...,  je  désespère  de  trouver  la  guérison 
de  mes  rébellions  et  d'avoir  la  force  de  faire  pénitence,  car  les  jours  sont 
courts,  et  l'ouvrage  est  immense...  Combien  le  rachat  de  mes  péchés  est 
cher!  Gomment  pourrais-je  m'en  laver,  moi  qui  suis  pauvre  et  misérable? 
Cette  réflexion  me  fait  courber  la  tête  comme  un  jonc,  me  fait  verser  des 
larmes  de  sang  et  éparpille  mes  entrailles,  comme  lorsqu'on  sème  du  cumin 
et  de  la  nielle.  Il  est  vrai  que  mes  sentimens,  en  m'encourageant,  me  disent  : 
Implore  le  pardon,  car  il  y  a  du  tenips  encore  ;  et  quoique  le  juge  soit  ter- 
rible et  sévère,  ne  désespère  point  des  çiiséricordes,  puisque  le  soleil  est  en- 
core dans  les  hauteurs  et  qu'il  ne  se  presse  point  de  finir  sa  carrière,  jus- 
qu'à ce  que  tu  aies  trouvé  de  la  place  pour  tes  cris  et  une  porte  ouverte 
pour  tes  prières...  » 

Non  moins  belle  est  la  prière  qui  précède  la  grande  confession  de 
l'après-midi.  Elle  est  l'œuvre  du  rabbin  Isaac,  fils  d'Israël  (2).  Qu'elle 
répond  bien  au  repentir  et  à  la  contrition  de  toute  cette  assemblée! 

«  Maître  de  l'univers!  quand  j'ai  fait  réflexion,  à  l'heure  de  la  prière  de 
l'après-midi,  à  l'énormité  de  mes  crimes,  j'ai  tremblé  de  peur,  j'ai  été  saisi 
d'étonnement  en  m'apercevant  que  le  Tout-Puissant  va  se  lever  pour  me  ju- 
ger. Que  lui  dirai-je  quand  il  me  demandera  raison  de  mes  actions  ?  Que  ré- 
pondra cette  chétive  poussière  de  terre  devant  celui  qui  réside  dans  les 
lieux  les  plus  élevés?  J'ai  désiré  d'avoir  un  bon  avocat  pour  me  défendre,  je 
l'ai  cherché  soigneusement  dans  moi-même,  et  je  ne  l'ai  point  trouvé.  J'ai 
appelé  ma  tête,  mon  front  et  mon  visage,  afin  qu'ils  implorassent  le  Sei- 
gneur pour  moi.  La  tête  m'a  répondu  :  Comment  pourra  lever  la  tête  celui 
dont  la  vie  n'a  été  que  mépris  et  orgueil  ?  Le  visage  m'a  fait  réponse  : 
Comment  attirera  la  bienveillance  de  son  maître  cet  homme  qui  est  si  ef- 
fronté ?  Et  le  front  m'a  dit  :  Comment,  ô  malheureux  mortel,  veux-tu  te 
rendre  innocent  quand  tes  crimes  sont  encore  gravés  dans  ton  cœur,  et  que 
tu  as  un  front  d'airain  ?  » 

Entre  la  prière  de  minha  (après-midi)  et  celle  de  la  nehila  (clô- 

(1)  Rabbin  de  l'école  espagnole,  qui  florissait  à  Léon  dans  la  première  moitié  du 
xiv«  siècle. 

(2)  Il  vivait  à  Tolède  vers  la  fin  du  xiii«  siècle. 


là  A  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ture)  se  place  une  antique  et  touchante  cérémonie.  C'est  la  béné- 
diction donnée  au  peuple  par  les  descendans  de  la  famille  d'Ahron. 
A  peu  de  chose  près,  cette  cérémonie  se  pratique  comme  elle  se 
pratiquait  autrefois,  à  pareil  jour,  dans  le  temple  de  Jérusalem. 
Dans  chaque  communauté  juive,  il  est  des  familles  qui  ont  conservé 
le  nom  de  Cohen  ou  Colianim  (1)  comme  descendans  d'Ahron,  d'au- 
tres celui  de  Lévi,  comme  descendans  de  la  tribu  du  même  nom.  Les 
lévites,  on  le  sait,  étaient  les  serviteurs  de  la  famille  sacerdotale. 
Donc  en  ce  jour  de  kippour,  vers  trois  heures  et  demie,  les  Lévi 
présens  dans  l'assemblée  s'avancèrent  du  côté  de  l'arche  sainte. 
L'un  deux  tenait  d'une  main  une  aiguière  pleine  d'eau,  de  l'autre 
un  bassin.  Ensuite,  et  du  même  côté,  s'avancèrent  les  Cohanim  de  la 
communauté.  Chacun  des  Lévi  versa  alternativement  de  l'eau  sur 
les  deux  mains  de  chacun  des  Cohanim.  Ainsi  jadis  les  lévites  ser- 
vaient les  prêtres  et  les  aidaient  dans  leurs  pieuses  fonctions.  Les 
Lévi  retournèrent  à  leur  place.  Les  Cohanim^  ainsi  purifiés,  montè- 
rent lentement  les  degrés  qui  conduisent  k  l'arche  sainte.  Tout  à 
coup  le  ministre  officiant  appela  les  Cohanim.  Alors  ceux-ci,  après 
s'être  couvert  la  tête  du  taleth,  se  tournèrent  du  côté  du  peuple, 
qui  baissa  les  yeux.  Il  n'est  pas  plus  permis  de  regarder  en  ce  mo- 
ment les  Cohanim  qu'il  n'est  permis,  le  jour  du  rosch  haschonnah, 
de  regarder  l'homme  qui  sonne  du  schophar,  car  alors  l'esprit  di- 
vin plane  sur  la  tête  du  sonneur  de  schophar,  comme  maintenant  il 
rayonne  sur  le  front  des  Ahronides.  Ceux-ci,  écartant  les  doigts  de 
chaque  main  de  façon  qu'il  y  en  eût  trois  d'un  côté  et  deux  de  l'autre, 
les  étendirent  vers  les  fidèles,  et  en  chœur,  sur  un  air  traditionnel, 
prononcèrent  la  bénédiction,  qui  est  celle-là  même  que  Dieu  dicta  à 
Moïse  (2)  pour  être  enseignée  aux  Ahronides.  C'était  la  même  béné- 
diction que  donnaient  jadis  les  prêtres  au  peuple  alors  que  le  temple 
était  debout  :  a  Que  l'Eternel  te  bénisse  et  te  prenne  sous  sa  garde! 
Que  l'Éternel  fasse  luire  sa  face  sur  toi  et  te  fasse  grâce  !  Que  l'Éternel 
tourne  sa  face  sur  toi  et  te  donne  la  paix  !  » 

Le  kippour  se  termine  par  la  récitation  d'une  touchante  prière, 
celle  de  la  nehila,  prière  finale,  comme  l'indique  le  mot  hébreu.  A  ce 
moment,  les  premières  ombres  de  la  nuit  envahissent  déjà  le  temple. 
Alors,  comme  dernier  acte  de  cette  grande  journée,  le  ministre  offi- 
ciant, au  milieu  du  silence  universel,  proclame  l'antique  dogme  de 
l'unité  de  Dieu,  qui  est  comme  la  devise  d'Israël  :  «  Écoute,  Israël,  le 
Seigneur  est  notre  Dieu,  le  Seigneur  est  un  (3).  »  Et  le  peuple  répète 
ce  verset  avec  un  accent  d'enthousiaste  conviction.  Le  sehopliar  re- 

(1)  Cohen  en  hébreu  signifie  pontife. 

(2)  î^ ombres,  ch.  vi,  v.  24,  25,  26. 

(3)  Ce  sont  ces  paroles  qu'on  fait  répéter  aux  agonisans.  La  grande  tragédienne  Racbel 
jnourut  en  les  récitant. 


SCÈNES    DE    LA   VIE   JUIVE    EN    ALSACE.  1/15 

tentit  aussitôt,  annonçant  la  clôture  de  l'imposante  cérémonie,  et 
chacun  s'éloigne  en  silence. 

III. 

L'automne  est  la  saison  où  les  fêtes  religieuses  se  multiplient  pour 
Israël.  Septembre  était  revenu  avec  ses  matinées  fraîches  et  bru- 
meuses, avec  ses  soirées  déjà  longues,  et  je  n'avais  pas  quitté  l'Al- 
sace. C'est  à  Hegenheim,  village  situé  sur  la  frontière  suisse,  à  une 
lieue  seulement  de  Bâle,  que  je  voulais  observer  l'une  des  fêtes  qui 
m'avaient  laissé  depuis  l'enfance  les  plus  gracieux  souvenirs,  la 
fête  des  tabernacles  ou  des  cabanes.  Hegenheim  est  habité  de  temps 
immémorial  par  une  nombreuse  population  juive,  composée  de  mar- 
chands de  bétail,  de  colporteurs,  d'horlogers,  dont  les  affaires  se 
font  en  Suisse  et  avec  la  Suisse.  C'est  un  brave  horloger,  le  petit 
Aron,  ami  du  père  Salomon,  qui  m'avait  offert  l'hospitalité,  et  la 
veille  de  la  fête  (22  septembre)  j'arrivai  chez  lui,  fidèle  à  ma  pro- 
messe. 

Pour  les  Israélites  de  la  Palestine,  la  fête  des  tabernacles  était 
une  fête  à  la  fois  pastorale  et  historique  :  elle  marquait  la  fm  de 
toutes  les  récoltes,  la  rentrée  de  tous  les  fruits  des  arbres  et  de  la 
vigne-.  Aussi,  comme  symbole  sans  doute  de  la  récolte,  la  loi  or- 
donnait-elle de  porter  au  temple,  le  premier  jour  de  la  fête,  un 
faisceau  composé  de  plusieurs  plantes.  Comme  fête  historique,  les 
tabernacles  devaient  rappeler  la  vie  nomade  des  Israélites  dans  le 
désert,  et  en  commémoration  de  cet  événement  on  devait  chaque 
année  demeurer  à  cette  époque,  pendant  sept  jours,  sous  des  tentes. 
De  là  le  nom  de  fête  des  tabernacles  ou  des  cabanes. 

Tout  cela  dans  nos  campagnes  est  rigoureusement  observé.  Trois 
jours  avant  la  fête,  partout  au  village,  quel  mouvement  et  quelle 
activité!  Hommes,  jeunes  gens,  enfans,  tous  travaillent  à  la  soucca 
ou  cabane.  Dans  chaque  cour,  au  coin  de  chaque  rue,  sur  toutes  les 
petites  places ,  on  dresse  de  rustiques  abris  pour  soi  et  pour  sa  fa- 
mille. Quatre  poteaux  solides,  profondément  plantés  dans  le  sol,  for- 
ment comme  les  fondemens  de  ces  huttes  en  plein  air.  Entre  chaque 
poteau  s'échelonnent  des  perches  formant  comme  les  murs  de  la  ca- 
bane. Ce  mur,  à  l'extérieur,  est  recouvert  de  feuillage  et  de  mousse; 
à  l'intérieur,  pour  se  garantir  contre  l'air,  de  larges  tentures  blan- 
ches sont  suspendues  de  tous  côtés  et  viennent  flotter  jusqu'à  terre. 
Le  plafond  est  formé  d'un  treillis  de  bois  sur  lequel  on  dispose  dans 
tous  les  sens  des  branches  de  sapin  coupées  dans  les  forêts  voisines, 
et  dont  les  paysans  d'alentour,  qui  connaissent  à  merveille  leur 
calendrier  juif,  viennent,  depuis  plusieurs  jours,  chaque  matin, 

TOME  XXIV.  10 


1A6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

approvisionner  les  marchés  des  hameaux.  L'ornementation  du  pla- 
fond de  la  hutte  repose  sur  des  traditions  invariables.  Des  chaînes 
de  papier  bleu  et  jaune  sont  suspendues  en  guise  de  draperies  à 
côté  de  branches  d'églantiers  avec  leurs  baies  rouges,  qui  se  déta- 
chent agréablement  sur  la  verdure.  On  fixe  au  treillis  tous  les 
fruits  de  la  saison,  poires,  pommes,  raisins,  noix.  Enfin,  non  loin 
de  la  porte,  se  balance  majestueusement,  —  indispensable,  mais 
infaillible  préservatif  contre  toute  influence  malfaisante,  —  un  glo- 
rieux oignon  rouge  piqué,  en  guise  d'ornement,  de  plumes  de  coq. 
Aucun  esprit  malin,  quelque  malin  qu'il  fût,  de  mémoire  d'Israélite 
en  Alsace,  n'a  pu,  soit  le  jour,  soit  la  nuit,  pénétrer  dans  une 
soucca  pourvue  du  précieux  tubercule.  Au  centre  du  plafond,  à  la 
même  distance  du  treillis  que  les  autres  ornemens,  un  triangle  en 
baguettes  dorées  figure  la  forme  classique  du  bouclier  de  David 
{mogan  Doved),  et  dans  ce  triangle  passe  l'allonge  dentelée  qui 
soutient  la  lampe  à  sept  becs.  Quelquefois  la  pluie  survient;  mais 
on  a  pourvu  à  tput,  et  des  battans  de  porte  sont  tout  prêts  pour 
servir  de  toit  au  frêle  édifice.  Alors  même  on  se  serre  plus  joyeu- 
sement dans  la  tente  improvisée  que  le  sapin  parfume  de  son  odeur 
pénétrante,  et  c'est  un  plaisir  que  d'écouter  le  soir  la  pluie  tom- 
ber sur  les  verts  feuillages,  parure  et  abri  de  la  soticca,  tandis 
que  la  lampe  répand  sa  clarté  vacillante  sur  une  table  servie  avec 
l'abondance  alsacienne. 

C'est  chez  mon  hôte  d'Hegenheim,  on  s'en  souvient  aussi,  que  le 
fils  du  père  Salomon,  le  beau  Schémelé,  était  attendu  comme  moi 
pour  l'époque  des  cabanes^  et  on  sait  que  la  fête  religieuse  n'était 
pas  le  seul  motif  de  ce  voyage.  Il  s'agissait  de  donner  suite  à  une 
négociation  de  mariage  commencée  par  le  schadschen  Éphraïm 
Schwab.  Schémelé  et  Débora,  la  fille  du  riche  Nadel,  allaient  se 
voir  pour  la  première  fois,  et,  s'ils  s'aimaient,  je  pouvais  compter 
sur  le  curieux  spectacle  d'une  cérémonie  des  fiançailles  accomplie 
selon  l'étiquette  traditionnelle  des  Israélites  de  l'Alsace. 

La  solennité  religieuse  que  ramènent  chaque  année  les  taber- 
nacles a  dans  la  synagogue  le  caractère  rustique  qu'on  retrouve 
dans  les  joyeuses  réunions  de  famille  au  milieu  des  soucca.  On  se 
rend  à  la  synagogue  dès  le  matin.  Les  fidèles  portent  dans  la  main 
gauche  un  petit  panier  ou  une  boîte  dorée  contenant  un  cédrat, 
dans  la  main  droite  une  longue  branche  de  palmier  (loulef)  à  la- 
quelle est  attaché  un  bouquet  de  myrte.  Tout  cela  doit  rappeler  le 
côté  pastoral  de  la  fête.  11  y  a  dans  la  cérémonie  un  moment  carac- 
téristique, celui  où,  répondant  par  un  hosannah  solennel  au  chantre 
•qui  proclame  la  bonté  divine,  toute  l'assistance  fait  le  tour  de  la 
synagogue  en  agitant  les  branches  de  palmier  qui  s'entre-choquent 


SCÈNES   DE    LA   VIE   JUIVE    EN   ALSACE.  1A7 

avec  bruit,  et  répandent  je  ne  sais  quel  sauvage  parfum  qui  fait 
penser  à  l'Orient. 

L'après-midi  du  premier  jour  de  fête,  nous  fîmes,  selon  l'usage^ 
nos  visites.  Aron  me  conduisit  tout  d'abord  à  la  soucca  du  père 
Nadel,  qui  était  vraiment  une  soucca  modèle.  Sur  chaque  paroi  était 
inscrit  en  caractères  hébraïques  formés  avec  des  fleurs  blanches  et 
roses  ce  verset  de  la  Bible  relatif  à  la  fête  :  «  Vous  demeurerez  sept 
jours  sous  des  cabanes.  »  A  l'intérieur  de  la  tente,  le  père  Nadel 
trônait  majestueusement  entre  sa  femme  et  sa  fille.  Dès  que  nous 
entrâmes  :  —  Messieurs,  asseyez-vous,  s'écria-t-il.  Nous  avons  ici  de 
la  place  pour  tout  le  monde.  Débora,  des  verres,  des  biscuits,  du  vin 
pour  ces  messieurs!  —  Je  ^egardai  la  jeune  fille,  qui  nous  servait 
avec  une  gracieuse  et  avenante  prestesse.  Éphraïm  Schwab  avait 
raison  :  c'était  un  beau  brin  de  fille  que  Débora.  Quels  yeux,  quel 
teint  éblouissant,  mais  surtout  quels  cheveux  !  C'était  la  chevelure 
juive  dans  sa  luxuriante  beauté.  Malgré  les  dents  d'un  peigne  énorme 
qui  la  mordaient  fortement,  cette  chevelure  menaçait  à  chaque  in~ 
stant  de  s'en  échapper  et  de  se  dérouler. 

—  Fradel,  dit  le  père  Salomon  à  sa  femme  en  me  désignant, 
c'est  le  monsieur  dont  je  t'ai  parlé,  c'est  un  ami  de  la  famille  Sa- 
lomon. 

Débora  rougit  légèrement. 

—  A  votre  santé!  messieurs.  C'est  aujourd'hui  ioniof{ïète).  Goû- 
tez-moi de  ce  vin  rouge.  Ce  n'est  pas  encore  de  mon  meilleur.  Pas 
vrai,  Fradel?  pas  vrai,  Débora?  J'ai  un  certain  vin  de  paille  avec 
lequel  vous  ferez  connaissance... 

—  Après-demain  peut-être,  acheva  malicieusement  Aron. 

—  Hé!  hé!  fit  Nadel  d'un  air  important. 

—  Tais-toi  donc,  interrompit  la  maîtresse  de  la  maison;  est-ce 
qu'on  peut  savoir?  On  a  vu... 

—  Allons  donc!  reprit  Aron;  après-demain,  c'est  moi  qui  vous 
le  dis,  nous  casserons  la  tasse. 

Débora  souriait  maintenant. 

La  conversation  fut  soudain  interrompue  par  l'arrivée  d'un  flot 
de  visiteurs  endimanchés.  Nous  cédâmes  la  place  aux  nouveau- 
venus  pour  continuer  notre  tournée  selon  la  coutume  du  iontof. 

Le  premier  jour  de  halamoëd  (demi-fête)  était  arrrivé.  C'est  ce 
jour-là  même  que  mon  ami  Schémelé  était  attendu  chez  Aron.  La. 
journée  était  belle.  Un  bon  soleil  d'automne  brillait  à  l'horizon.  Le 
village  était  animé.  Des  voitures  arrivaient  et  partaient  chargées  de 
monde.  C'étaient,  comme  on  dit  dans  le  pays,  des  gens  de  halamoëd 
allant  les  uns  faire  des  parties  dans  des  villages  voisins,  d'autres 
venant  visiter  Hegenheim.  Des  groupes  désœuvrés  se  promenaient. 


148  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

OU  s'asseyaient  sur  les  poutres,  dans  la  rue,  pour  deviser  à  leur 
aise.  Il  était  une  heure  à  peu  près.  Nous  venions  de  prendre  le  repas 
de  midi  dans  la  cabane  d'Aron.  De  loin,  un  bruit  de  voiture  se  fit 
entendre,  et  nous  aperçûmes  bientôt  un  char-à-bancs  jaune  attelé 
d'un  petit  cheval  gris.  La  voiture  s'arrêta  devant  la  maison  d'Aron, 
et  le  jeune  homme  qui  la  conduisait  n'avait  pas  encore  eu  le  temps 
d'en  descendre,  que  les  fils  de  mon  hôte  s'étaient  élancés  à  sa  ren- 
contre. Le  nouvel  arrivant  n'était  autre  que  le  fils  de  mon  vieil  ami 
Salomon,  l'élégant  Schémelé.  Par  une  singulière  coïncidence,  à  peine 
le  jeune  homme  était-il  entré  dans  la  maison  en  fête  et  avait-il  ré- 
pondu aux  cordiales  félicitations  de  ses  hôtes,  qu'un  autre  per- 
sonnage, également  attendu  à  Hegenheim,  se  présenta.  C'était  im 
homme  d'environ  soixante -cinq  ans.  Il  était  coiffé  d'une  casquette 
de  loutre,  vêtu  d'une  redingote  verte,  portait  culottes  courtes  et 
bottes  à  revers  jaunes.  Il  était  tout  poudreux.  —  Eh  bien!  s'é- 
cria-t-il  dès  qu'il  vit  Schémelé,  qui  s'époussetait  encore,  vous  ne 
m'avez  pas  devancé  de  beaucoup!  —  Le  digne  négociateur  en 
mariages,  Éphraïm  Schwab,  avait,  lui  aussi,  été  exact  au  rendez- 
vous. 

Quelques  heures  après,  une  visite  faite  aux  Nadel  mettait  en  pré- 
sence Débora  et  Schémelé.  Le  rés.ultat  de  cette  rencontre,  on  le 
devine.  Une  dépêche  adressée  au  père  Salomon  le  soir  même  lui  an- 
nonça qu'on  l'attendait  pour  la  cérémonie  des  fiançailles,  fixée  au 
surlendemain.  Je  me  gardai  bien  de  quitter  Hegenheim  avant  d'avoir 
assisté  à  cette  cérémonie,  qui  fut  célébrée  avec  cette  scrupuleuse 
fidélité  aux  traditions  qu'on  retrouve  dans  tous  les  villages  israé- 
lites  de  l'Alsace. 

Dès  le  matin,  la  grande  Dina,  le  premier  cordon-bleu  de  Hegen- 
heim, avait  pris  possession  de  la  cuisine  des  Nadel.  Les  cris  des 
oies  et  des  poules  dont  on  allait  faire  un  vrai  massacre  se  mêlaient 
au  tintement  du  mortier  de  cuivre,  où  l'on  pilait  force  sucre  et  can- 
nelle pour  la  pâtisserie.  Des  fumets  délicieux  s'exhalaient  aux  alen- 
tours de  la  maison,  et,  en  sortant  de  la  synagogue,  les  passans  di- 
saient :  —  Ça  sent  le  knasmal  (repas  des  fiançailles). 

Dès  six  heures,  la  plus  belle  salle  de  la  maison  recevait  les  prin- 
cipaux invités.  Ln  tapis  de  perse  recouvrait  une  table  ronde  placée 
au  milieu  de  la  pièce.  Nadel,  sa  femme,  le  père  Salomon  et  la  bonne 
lédelé,  Aron  et  tous  les  siens  étaient  réunis.  Schémelé  et  Débora, 
assis. l'un  près  de  l'autre,  s'entretenaient  presque  à  voix  basse,  se 
regardaient  souvent  avec  une  satisfaction  réciproque  sans  rien  dire, 
puis  causaient  encore.  Éphraïm  Schwab,  allant  et  venant,  présentait 
a  tout  Je  monde  sa  large  tabatière.  Bientôt  arriva  un  flot  de  voisins  et 
d'amis,  suivi  des- personnages  olïiciels  dont  la  présence  en  pareil 


SCÈNES    DE    LA   VIE   JUIVE    EN   ALSACE.  1  49 

moment  est  de  rigueur;  c'était  le  rabbin,  le  ministre  officiant,  le 
sduimess  (bedeau)  et  l'instituteur. 

Il  ne  manquait  plus  qu'une  seule  personne.  Elle  ne  se  fit  pas  at- 
tendre. Un  homme  entra,  non  sans  avoir  baisé  la  mezouza  (1)  fixée 
à  la  porte.  Cet  homme,  dont  le  chapeau  était  planté  sur  la  nuque  de 
manière  à  former  avec  le  reste  du  corps  un  magnifique  angle  ob- 
tus, cet  homme  portait  une  longue  redingote  grise,  un  grand  gilet  à 
fleurs  et  un  pantalon  fort  court,  laissant  voir  des  bas  bleus  rayés. 
Un  très  mince  collier  de  barbe  blanche  lui  encadrait  la  figure  depuis 
les  tempes,  conformément  à  l'interprétation  casuistique  de  cet  ar- 
ticle du  code  mosaïque  :  «  Ne  rasez  pas  autour  les  extrémités  de  vos 
cheveux,  ne  détruisez  pas  l'extrémité  de  la  barbe  (2).  »  Le  nouveau- 
venu  s'avança  vers  les  maîtres  de  la  maison  d'abord,  puis  vers  la 
famille  Salomon.  Il  salua  celui-ci  du  salem  alechem  d'usage,  et 
d'un  signe  de  tête  seulement  les  personnes  présentes,  qui  étaient 
toutes  de  la  localité.  Il  s'assit  ensuite  devant  la  table  ronde  placée 
au  milieu  de  la  pièce,  et  où  se  trouvait  à  côté  d'une  écritoire  une  main 
de  papier.  Qu'était-ce  que  cet  homme?  C'était  rebb  Wolf  ;  mais  ex- 
pliquons-nous mieux.  Rebb  Wolf,  comme  l'indique  la  particule  rebh 
placée  devant  son  nom,  est  un  bachelier  en  talmud  comme  il  y  en  a 
tant  dans  nos  villages.  Son  industrie,  j'en  ai  dit  quelques  mots  déjà, 
la  voici.  Tous  les  matins,  dès  dix  heures,  il  va  dire  sa  schier  (prière 
de  bénédiction)  dans  un  assez  grand  nombre  de  maisons  aisées.  Il 
a  ses  abonnés.  11  dit  aussi  des  prières  dans  les  maisons  mortuaires 
pour  le  repos  des  défunts.  Il  prépare  les  enfans  à  leur  initiation  re- 
ligieuse. Il  compose  en  hébreu  les  inscriptions  qu'on  place  sur  les 
monumens  funéraires.  C'est  lui  qui  sait  avec  art,  et  conformément 
aux  règles  du  din  (usage),  lier  les  branches  de  myrte  et  de  saule  au 
bas  du  loulef  qu  on  agite  à  la  fête  des  cabanes.  Y  a-t-il  au  village 
quelque  malade  que  les  médecins  ont  condamné  :  rebb  Wolf,  aux 
frais  de  la  famille,  se  rend,  à  pied,  dans  le  grand-duché  de  Hesse- 
Darmstadt,  à  Michelstadt,  où  réside  rabbi  Saekel  le  cabaliste.  Le 
vénérable  rabbi  lui  donne  alors  des  talismans  de  toute  sorte.  Rebb 
Wolf  les  apporte  aux  malades.  Les  talismans  manquent  rarement 
leur  effet.  Enfin  l'universel  rebb  Wolf  se  charge  aussi  de  rédiger, 
le  jour  des  fiançaillles,  l'acte  de  mariage  dans  la  forme  voulue.  Dans 
cet  acte  sont  énoncés  le  chiffre  de  la  dot,  les  cadeaux  que  Ton  compte 
se  faire  réciproquement,  et  le  temps  qui  séparera  les  fiançailles  du 
mariage,  et  qui  en  général  est  fixé  à  un  an. 

(1)  Étui  en  fer-blanc  fixé  au  poteau  des  portes.  Il  renferme,  écrite  sur  parcliemin, 
l'oraison  la  plus  importante  pour  les  Israélites  et  commençant  par  ces  mots  sacramen- 
tels :  Écoute,  Israël,  l'Éternel  notre  Dieu  est  un. 

(2)  Lévit.,  XIX,  V.  27.  ^ 


150  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

,  Après  avoir  écrit  longtemps  au  milieu  d'un  silence  solennel,  rebb 
Wolf  se  leva  et  lut  à  haute  voix  le  contenu  des  tênoîm  (acte  de 
mariage).  Le  mariage  devait  avoir  lieu  dans  six  mois.  Rebb  Wolf, 
à  qui  on  avait  parlé  d'un  si  court  délai,  avait  résisté  d'abord;  mais 
Schémelé,  par  l'organe  de  son  père,  avait  tant  insisté  sur  cette 
clause  que  rebb  Wolf  dut  passer  condamnation. 

On  arriva  ensuite  à  l'acte  symbolique  des  fiançailles.  Rebb  Wolf 
tira  de  l'immense  poche  de  son  gilet  un  morceau  de  craie.  Avec 
cette  craie,  il  traça  un  rond  au  milieu  de  la  salle.  Sur  ce  rond,  il 
fit  placer  toutes  les  personnes  présentes.  Schémelé  était  en  face  de 
Débora.  Rebb  Wolf,  placé  au  centre  du  cercle,  présenta  à  tous  les 
témoins  de  cette  scène  un  pan  de  sa  redingote  que  chacun  toucha 
à  tour  de  rôle.  Il  se  dirigea  ensuite  vers  la  commode,  prit  une  tasse 
qui  était  posée  là  tout  exprès,  se  replaça  au  milieu  de  l'assistance 
toujours  rangée  en  cercle,  éleva  le  bras  sans  doute  pour  augmenter 
la  force  d'impulsion,  laissa  tomber  la  tasse  qui  se  brisa  en  mille 
morceaux  et  cria  à  haute  voix  ;  Masel  tofï  Tout  le  monde  répéta  en 
chœur  :  Masel  tofî  Et  chacun  ramassa  pour  l'emporter  un  débris 
de  la  tasse.  Les  fiançailles  étaient  consommées.  Ce  cercle  tracé  avec 
de  la  craie  veut  dire  que  le  fiancé  et  la  fiancée  ne  doivent  plus  dé- 
sormais dévier  de  la  ligne  où  ils  sont  entrés.  Le  pan  d'habit  tou- 
ché par  tous  les  assistans  est,  en  vertu  du  droit  talmudique,  un 
signe  d'assentiment  dans  toute  espèce  de  transaction  possible.  La 
tasse  brisée,  comme  la  bouteille  que  l'on  casse  le  jour  du  mariage, 
est  une  sorte  de  mémento  mori  en  action  :  il  n'y  a  pas  de  joie  sans 
deuil.  Enfin  le  mot  inascl  tof  est  une  formule  hébraïque  de  félicita- 
tion  signifiant  à  peu  près  :  «  Que  tout  soit  pour  le  mieux  î  » 

Peu  d'instans  après  la  cérémonie,  le  père  Nadel  et  le  père  Salo- 
mon  firent  entrer  Éphraïm  dans  une  pièce  voisine.  A  travers  la  porte, 
on  entendit  retentir  un  son  métallique.  Selon  la  coutume,  on  réglait 
immédiatement  les  honoraires  du  schadschen  (agent  matrimonial). 
Conformément  au  tarif  en  usage,  Éphraïm  Schwab  reçut  h  pour  100 
de  la  dot.  Il  rentra  rayonnant. 

Alors  commença  le  repas  des  fiançailles,  qui  se  prolongea  gaie- 
ment au  milieu  d'éloges  unanimes  donnés  au  talent  culinaire  de  la 
grande  Dina.  Le  dessert  m'offrit  de  nouveau  l'occasion  d'observer 
quelques-uns  de  ces  vieux  usages  dont  le  culte  ne  périt  pas  en  Is- 
raël. C'est  à  ce  moment  du  repas  que  s'échangent  les  cadeaux  de 
fiançailles.  Salomon  remit  une  boîte  à  son  fils,  qui  l'offrit  à  sa  fian- 
cée :  la  boîte  contenait  une  broche  et  une  boucle  à  ceinture  en  or. 
Nadel  à  son  tour  tira  de  sa  poche  un  étui  en  peau  de  chagrin  et  le 
remit  à  Schémelé  :  l'étui  renfermait  une  magnifique  pipe  en  écume 
de  mer,  avec  garniture,  couvercle  et  chaînette  en  argent.  Puis  on 


SCÈNES    DE   LA   VIE   JUIVE    EN   AISACE.  151 

introduisit  le  hazan,  ou  chantre  de  la  synagogue,  avec  ses  deux 
aides,  ténor  et  basse,  chargés  de  l'accompagner  (1).  Le  chantre  en- 
tonna un  hymne  de  bénédictions  en  l'honneur  du  couple  futur.  Ce 
fut  le  signal  d'un  petit  concert  où  l'instituteur,  M.  Baer,  joua  bien- 
tôt le  principal  rôle.  On  le  pria  de  faire  entendre  quelques-unes  des 
anciennes  chansons  populaires  de  l'Alsace  juive.  Sans  trop  se  faire 
prier,  M.  Baer  commença  un  de  ces  chants  dont  la  mélodie  plaintive 
et  grave  est  si  caractéristique.  Ce  fut  d'abord  l'histoire  de  la  créa- 
tion, suivie  de  celle  du  péché  de  nos  premiers  pères.  «  Quand  Dieu 
créa  le  monde,  tout  était  nuit  et  ténèbres;  pas  de  soleil,  pas  de  lune, 
pas  d'étoiles.  »  Et  un  peu  plus  loin  :  u  Le  rusé  serpent  se  glissa  au- 
près d'Eve,  et,  en  termes  mystérieux  :  Yous  êtes  tous  deux,  Adam 
et  toi,  bien  à  plaindre,  puisque  ce  fruit  (la  pomme)  vous  est  dé- 
fendu! La  pomme,  je  vous  le  dis,  possède  une  vertu  suprême  :  qui- 
conque en  goûte  sera  doué  d'une  force  divine.  Croyez-moi,  mangez- 
en.  »  Vint  ensuite  la  chanson  dite  kalé-lied  (chant  de  la  fiancée)  et 
où  l'on  retrace  ses  devoirs  à  la  future  épouse.  Sous  les  humbles  de- 
hors de  cette  poésie,  qui,  comme  tout  le  reste,  n'est  que  de  la  prose 
allemande  rimée,  se  cache  une  morale  profonde.  Je  n'ai  jamais  pu 
entendre  sans  émotion  l'air  tendre  et  triste  qui  accompagne  ces 
paroles  : 

«  Oyez,  mes  bonnes  gens,  comment  doivent  se  pratiquer  les  choses  en  Is- 
raël. Jeune  fille,  toute  sage  que  tu  as  été,  tu  peux  avoir  commis  bien  des  er- 
reurs. Aussi,  en  te  rendant  sous  la /lowpe  (dais  nuptial),  dois-tu  te  lamenter, 
pleurer  et  demander  pardon  à  ton  père  et  à  ta  mère.  Fais  Taumône  en  tout 
temps,  car  Dieu  est  Tami  des  nécessiteux.  Un  pauvre  vient-il  à  frapper  à  ta 
porte,  ouvre -lui  et  soulage  sa  misère.  Dieu  t'en  récompensera  :  tu  seras 
riche  et  heureuse,  et  tu  enfanteras  sans  douleur.  » 

Le  dernier  de  ces  chants  populaires  de  l'Alsace  Israélite  que  nous 
fit  entendre  l'instituteur  était  le  célèbre  chant  de  Moïse  le  Pro- 
phète, 

«  Qui  donc,  dans  Tunivers  entier,  peut  être  comparé  à  Moschè  (Moïse)? 
L'Eternel  s'est  entretenu  avec  lui  devant  sa  tente,  et  Moschè  le  vit  dans  toute 
sa  gloire...  Le  moment  de  mourir  était  venu;  mais  Moschè  demanda  à  ac- 
compagner son  peuple  dans  la  terre  promise.  Dieu  n'y  consentit  pas.  Et  Mos- 
chè se  mit  à  pleurer  du  fond  de  son  cœur.  Dieu,  appelant  alors  le  malech 
hamovess  (ange  de  la  mort)  :  «  Va,  lui  dit-il,  descends  sur  la  terre  et  cherche- 
moi  l'âme  de  Moschè,  fils  d'Amram.  »  Et  le  malech  hamovess  s'élança  du  haut 

(4)  Ces  trois  personnages  forment  l'orchestre  vocal  de  la  synagogue.  Le  hazan  est  un 
fonctionnaire  assez  important  et  bien  rétribué.  Les  aides  chanteurs  n'ont  que  de  mai- 
gres émolumens ,  mais  ils  peuvent  exercer  diverses  industries ,  et  on  les  voit  souvent 
faire  concurrence  au  barbier  ou  à  l'instituteur  de  l'endroit. 


152  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

des  cieiix;  sur  son  glaive  brillaient  trois  gouttes  amères.  Cependant  il  ne 
put  entamer  le  corps  du  prophète.  Alors  Dieu  lui-même  lui  ferma  les  yeux. 
Quatre  anges,  la  face  voilée,  l'emportèrent  ensuite  dans  son  cercueil  à  tra- 
vers les  airs.  Dieu  seul  l'ensevelit,  après  avoir  purifié  son  corps  dans  la 
flamme.  Et  personne  en  Israël  n'a  su- le  lieu  de  la  sépulture  du  prophète.  » 

Sous  l'influence  de  cette  poésie  quelque  peu  austère,  une  sorte 
de  recueillement  qui  tournait  presque  à  la  tristesse  s'était  emparé 
de  l'assemblée.  Heureusement  il  ne  manque  jamais  en  pareille  oc- 
currence et  dans  une  réunion  alsacienne  de  loustics  habiles  à  dérider 
les  fronts  les  plus  sombres.  Un  joyeux  compère  se  trouva  qui  ex- 
cellait à  imiter  les  cris  de  tous  les  animaux.  On  l'entendit  tour  à 
tour  hennir  comme  un  cheval,  miauler  comme  un  chat,  aboyer 
comme  un  chien,  chanter  comme  un  coq.  Il  n'en  fallut  pas  davan- 
tage pour  égayer  les  convives,  et  le  repas  s'acheva,  comme  il  avait 
commencé,  au  milieu  de  la  plus  franche  hilarité. 

J'avais  donc  pu  observer  dans  ses  traits  caractéristiques  un  des 
épisodes  en  quelque  sorte  ordinaires  de  la  solennité  des  cabanes. 
C'est  en  effet  au  milieu  de  ces  jours  de  repos  et  de  douce  gaieté  que 
se  nouent  le  plus  facilement  entre  Israélites  ces  premiers  liens,  pré- 
ludes gracieux  du  mariage,  qu'on  nomme  les  fiançailles.  La  céré- 
monie traditionnelle  que  je  viens  de  décrire  s'encadre  avec  une  sin- 
gulière harmonie  dans  le  spectacle  animé  que  présentent  alors  nos 
villages,  transformés  en  camps  rustiques,  où  circule,  avec  l'odeur 
enivrante  des  pins,  comme  un  souffle  de  jeunesse  et  de  vie  prin ta- 
nière. Ce  que  j'ai  montré  de  l'intérieur  des  familles  Salomon  et  Nadel 
fait  assez  présager  ce  qu'est  aujourd'hui,  ce  que  sera  dans  l'avenir 
l'existence  de  Schémelé  et  de  Débora,  partagée  entre  le  travail  et 
les  paisibles  joies  domestiques,  animée  çà  et  là  par  les  fêtes  reli- 
gieuses, qui  sont  en  quelque  sorte  autant  de  périodiques  événemens 
pour  les  villages  israélites.  C'est  le  souvenir  de  ces  fêtes  si  impo- 
santes dans  leur  originalité  naïve  que  j'emportai  surtout  en  quit- 
tant Hegenheim,  et  j'avoue  que  je  ne  m'en  éloignai  pas  sans  regret. 
Je  pensais  en  regagnant  Paris  aux  beaux  vers  qui  ouvrent  le  Divan 
de  Goethe,  et  je  me  disais  qu'il  est  doux  quelquefois,  au  milieu  de 
notre  vie  inquiète  et  agitée,  d'aller  saluer  la  terre  des  patriarches 
et  respirer  en  pleine  Europe  l'air  pur  du  vieil  Orient. 

Daniel  Stauben. 


DE 


L'ALIMENTATION  PUBLIQUE 


LE  CACAO   ET   LE   CHOCOLAT. 


I. 

Chacun  connaît  l'aliment  agréable  et  salubre  dont  le  cacao  forme 
la  base.  On  se  doute  assez  peu  cependant  des  conditions  difficiles 
qui  entourent  dans  nos  colonies  la  production  du  cacao.  Comme  le 
café  (1),  comme  le  thé,  le  chocolat  figure  parmi  ces  boissons  salu- 
taires dont  l'usage  ne  peut  se  répandre  qu'au  grand  profit  d'une 
des  industries  les  plus  intéressantes  de  nos  colonies,  l'industrie  des 
sucres.  On  remplit  donc  une  tâche  utile  en  essayant  de  répandre 
quelques  lumières  sur  les  procédés  de  culture  applicables  au  ca- 
caoyer, sur 'les  causes  qui.  gênent  soit  la  production,  soit  la  con- 
sommation du  cacao.  Il  est  peu  de  cultures  qui  aient  traversé  plus 
de  vicissitudes  et  qui  rencontrent  encore  plus  d'obstacles.  Aux  co- 
lonies les  influences  atmosphériques,  dans  la  métropole  des  concur- 
rences, disons  mieux ,  des  falsifications  audacieuses  placent  sous  le 
coup  d'une  regrettable  défaveur  une  industrie  dont,  au  double  point 
de  vue  de  l'hygiène  et  de  l'économie  publiques,  on  ne  peut  que  sou- 
haiter les  progrès.  Gomment  une  telle  situation  pourrait-elle  cesser? 
Indiquer  les  causes  qui  l'ont  amenée,  les  raisons  qui  la  maintien- 
nent, ce  sera,  nous  l'espérons,  faciliter  la  réponse  à  cette  question. 

L'origine  de  la  culture  du  cacao  se  perd  dans  la  nuit  des  temps, 
on  peut  le  dire  sans  exagération,  car  à  l'époque  de  la  conquête  du 

(1)  Voyez  sur  le  café  la  livraison  du  15  septembre  1859. 


154  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Nouveau.- Monde  les  Espagnols  trouvèrent  l'usage  du  chocolat  ré- 
pandu parmi  les  populations  quils  allaient  combattre;  ils  recon- 
nurent, non  sans  surprise,  que  le  cacao  formait  la  base  principale 
de  la  nourriture  des  indigènes,  dont  l'embonpoint,  le  teint  floris- 
sant, annonçaient  une  vigoureuse  santé.  Pendant  longtemps,  ils 
s'abstinrent  de  transmettre  en  Europe  des  notions  dont  ils  voulaient 
tirer  profit  à  l'exclusion  des  autres  peuples  (1).  Ce  fut  seulement  en 
i6A9  que  l'on  put  commencer  des  essais  de  culture  de  l'arbre  pré- 
cieux dans  l'île  de  Sainte-Croix,  aux  Antilles,  la  plus  méridionale 
des  îles  vierges,  appartenant  aujourd'hui  aux  Danois,  qui  l'avaient 
acquise  des  Français.  Vers  1655 ,  les  Caraïbes  découvrirent  un  pied 
de  cacaoyer  dans  les  forêts  de  la  Martinique.  On  est  donc  fondé  à 
placer  le  cacaoyer  parmi  les  arbres  indigènes  des  Antilles  (2).  Quel- 
ques années  plus  tard,  en  1684,  un  israélite  nommé  Benjamin  Da- 
costa  fit,  à  la  Martinique  même,  le  premier  essai  d'une  plantatix)n 
régulière  de  cacaoyers.  Dès  lors  l'usage  du  chocolat  se  propagea  ra- 
pidement en  France,  et  la  production  du  cacao  assura  une  pré- 
cieuse ressource  aux  colons  trop  peu  favorisés  de  la  fortune  pour 
entreprendre  la  culture  des  cannes  et  l'extraction  dispendieuse  du 
sucre.  D'ailleurs  les  terres  humides  de  certaines  vallées  où  les 
transports  sont  difficiles  conviennent  peu  à  ces  dernières  exploita- 
tions, tandis  qu'elles  se  prêtent  aisément  à  la  récolte  du  cacao. 

La  Martinique,  devenue  ainsi  l'un  des  premiers  centres  de  la  pro- 
duction du  cacao,  fut  bien  tristement  initiée  aux  désastres  si  fré- 
quens  contre  lesquels  les  colons  adonnés  à  cette  culture  ne  sauraient 
trop  soigneusement  s'abriter.  La  période  florissante  commencée  dans 
cette  île  en  1684  fut  brusquement  interrompue  au  bout  de  trente- 
trois  ans,  en  1727.  Un  violent  orage,  une  déjilorable  inondation, 
ruinèrent  les  plantations  d'arbres  à  cacao,  ou,  pour  employer  l'ex- 
pression du  pays,  les  cacaoyères  martiniquaines.  A  cette  époque,  la 
culture  du  cafier  venait  d'être  introduite  dans  la  colonie;  des  plan- 
tations de  l'arbrisseau  africain  remplacèrent  les  cacaoyères  boule- 
versées. On  s'appliqua  cependant  à  relever  l'industiie  des  produc- 

(i)  On  considérait  dans  l'empiro  de  Montezuma,  la  culture  des  cacaoyers  comme  la 
principale  richesse  du  pays.  Suivant  Herrcra,  c'était  au  milieu  de  grandes  solennités 
que  les  Mexicains  se  préparaient  aux  ensemencemens,  aux  plantations  et  aux  premiera 
soins  des  arrosages.  Les  Espagnols  ne  tardèrent  pas  longtemps  d'ailleurs  à  négliger 
cette  admirable  culture,  comme  toutes  les  autres,  pour  se  livrer  à  la  recherche  dea- 
métaux  précieux. 

(2)  C'est  l'opinion  du  savant  auteur  de  la  Flore  des  Antilles,  M.  Tussac.  Il  y  a  néanmoins 
dans  la  Guyane  des  forets  entières  de  cacaoyers  dont  les  fruits  servent  de  nourriture 
aux  singes.  Cet  arbre  vient  également  sans  culture  à  Caycnne;  il  croit  spontanément 
aussi  dans  le  Nicaragua  et  le  Guatemala,  dans  les  régloris  de  l'Amérique  méridionale^ 
le  long  de  la  rivière  des  Amazones,  sur  la  c6te  de  Caracas,  à  Saint-Domingue,  etc. 


DE    l'aLIMENTATIOxN   PUBLIQUE.  155 

teurs  de  cacao,  et  on  y  réussit  sans  trop  de  peine.  Une  sage  mesure» 
qui  sans  doute  n'aurait  pas  moins  d'opportunité  aujourd'hui  et  qui 
aurait  de  plus  larges  conséquences,  vint  ranimer  la  culture  des  ca- 
caoyers, encouragée  par  l'édit  royal  qui  réduisait  à  10  centimes  par 
livre  les  droits  d'entrée  sur  les  produits  de  cette  culture  dans  les  co- 
lonies françaises.  Dès  l'année  1775,  la  Martinique  exploitait  1,400,000 
pieds  de  cacaoyers  et  pouvait  suffire  à  la  consommation  de  la  France 
en  réunissant  ses  produits  à  ceux  de  l'île  de  Saint-Domingue,  dont 
les  vallées  chaudes  et  humides  offi-aient  un  terrain  des  plus  favora- 
bles à  la  production  du  cacao  (1).  Les  plantations  de  Saint-Domingue 
furent  malheureusement  à  leur  tour  dévastées  par  un  terrible  oura- 
gan qui  anéantit  pour  longtemps  la  production  du  cacao  dans  cette 
île. 

Une  culture  soumise  à  de  telles  vicissitudes  devait  peu  à  peu 
lasser  la  patience  des  planteurs  ;  c'est  ce  qui  arriva,  et  les  cacaoyers 
furent  négligés  pour  les  cannes  à  sucre,  moins  assujetties  aux  in- 
fluences désastreuses  des  ouragans.  Les  cannes  envahirent  ainsi  aux 
Antilles  la  plus  grande  partie  des  terres  cultivables,  de  celles  même 
où  des  abris  naturels  auraient  favorisé  le  développement  des  ca- 
caoyers. On  peut  dire  que  généralement  dans  ces  îles  les  terrains 
encore  consacrés  à  la  culture  de  l'arbre  à  cacao  sont  ceux  qui  ne 
pourraient  économiquement  produire  des  cannes  à  sucre.  Ajoutons 
que  les  soins  insuffisans  apportés  à  la  récolte,  à  la  préparation  comme 
à  la  conservation  et  à  l'expédition  des  produits,  expliquent  en  grande 
partie  la  défaveur  qui  s'attache  dans  les  transactions  commerciales 
aux  cacaos  des  îles  (2). 

Y  a-t-il  quelques  moyens  de  rendre  à  la  culture  du  cacao  dans 
nos  colonies  son  ancienne  prospérité?  Des  exemples  pris  dans  les 
possessions  étrangères  permettent  d'aborder  une  telle  recherche 
avec  confiance.  Il  est  à  remarquer  avant  tout  que  le  champ  de 
cette  culture  peut  facilement  s'étendre.  Deux  de  nos  colonies,  la 
Guadeloupe  et  la  Guyane,  sont  appelées  à  prendre  une  part  avanta- 
geuse aux  progrès  de  la  production  du  cacao.  Autrefois  désignée 

(1)  On  sait  que  le  traité  de  Ryswyk  avait  partagé  entre  les  Français  et  les  Espagnols 
cette  grande  île,  découverte  par  Colomb  le  6  décembre  1492.  L'émulation  féconde  qui 
n'avait  pas  tardé  à  se  développer  entre  les  deux  populations  avait  été  l'une  des  causes 
de  la  prospérité,  aujourd'hui  si  compromise,  de  Saint-Domingue. 

(2)  Les  mêmes  circonstances  ont  amené,  partout  ailleurs  que  dans  nos  colonies,  de 
semblables  résultats,  c'est-à-dire  des  cultures  alternativement  prospères,  puis  abandon- 
nées, reprises  encore,  négligées  ensuite.  Nous  citerons  seulement  les  colonies  de  la 
-Jamaïque  et  de  Sainte-Lucie.  La  Dominique,  entrecoupée  d'un  grand  nombre  de  cours 
■d'eau,  est  une  dès  Antilles  où  la  production  du  cacao  rencontre  encore  les  plus  favo- 
rables conditions  de  succès.  A  la  Trinité  aussi,  les  Anglais  comptent  des  plantations 
florissantes  établies  après  l'année  désastreuse  de  1727,  où  la  rigoureuse  persistance 
des  vents  du  nord  fit  périr  le  plus  grand  nombre  des  cacaoyers. 


156  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

SOUS  le  nom  de  France  équinoxiale,  puis  nommée  Eldorado  par  les 
Espagnols,  qui  avaient  espéré  y  découvrir  un  riche  lac  aurifère,  la 
Guyane  est  couverte  de  forêts  dont  le  défrichement  offrirait  un  ter- 
rain fertile,  propice  à  la  végétation  des  cacaoyers.  Déjà  quelques 
produits  remarquables  de  cette  provenance  autorisent  à  croire  au 
succès  probable  de  cette  culture.  Des  succès  du  même  genre,  réa- 
lisés sur  le  sol  également  fertile  de  la  Guyane  hollandaise,  sont  de 
nature  à  confirmer  notre  supposition. 

En  tout  cas  et  de  toutes  parts,  les  planteurs  qui  voudront  con- 
courir à  développer,  à  perfectionner  cette  utile  production  agricole, 
exclusivement  réservée  aux  contrées  intertropicales,  doivent  tourner 
leurs  regards  vers  les  florissantes  cultures  de  Caracas  et  de  Guate- 
mala (1).  Dans  ces  riches  exploitations,  l'abondance,  la  valeur  com- 
merciale et  la  qualité  supérieure  des  produits  doivent  fixer  l'attention 
sur  les  moyens  d'imiter,  autant  que  le  permettraient  les  circon- 
stances locales,  4es  pratiques  qui  ont  amené  d'aussi  remarquables 
résultats.  Et  s'il  n'était  permis  d'atteindre  à  la  qualité  de  ces  crus 
privilégiés,  ne  pourrait-on  du  moins  essayer  de  réunir  des  conditions 
semblables  à  celles  que  l'on  rencontre  dans  la  province  brésilienne 
de  Maragnan,  couverte  de  plantations  dont  les  produits,  plus  rap- 
prochés de  ceux  de  nos  colonies,  les  dépassent  cependant  en  qua- 
lité et  sont  justement  appréciés  sur  tous  les  marchés  de  l'Europe? 

Quelles  sont  donc  les  bonnes  conditions  que  nos  producteurs  de 
cacao  doivent  s'attacher  à  réunir?  11  importe  d'abord  de  bien  con- 
naître la  plante,  puis  de  recueillir  les  données  de  l'expérience  sur 
les  soins  qu'elle  réclame.  C'est  ce  que  l'on  néglige  assez  générale- 
ment, et  l'ignorance,  l'incurie,  exercent  sur  cette  branche  de  la 
production  coloniale  une  influence  trop  fâcheuse  pour  qu'on  n'es- 
saie pas  d'y  porter  remède  par  quelques  indications  indispensables. 

Les  botanistes  ne  reconnaissent  qu'une  seule  espèce  de  cacaoyer 
qui  soit  bonne  à  cultiver  (2).  L'illustre  fondateur  des  classifications 
actuelles,  Linné,  l'a  désignée  sous  le  nom  de  theohroma  cacao,  com- 
posé des  mots  0£oç  (Dieu)  et  ppâ)(xa  (nourriture),  le  produit  que  l'on 

(1)  En  voyant  la  position  exceptionnellement  heureuse  où  se  trouve  cette  production 
dans  la  république  de  Venezuela,  qui  suffît  à  peine  aux  débouchés  extérieurs  et  livre 
ses  cacaos  à  des  cours  deux  et  quatre  fois  plus  élevés  que  toutes  les  autres  exploitations, 
on  comprend  difficilement  le  but  de  la  mesure  qui  dans  cette  contrée  prohibe  l'intro- 
duction des  cacaos  étrangers,  de  ceux-là  mêmes  qui,  moins  dispendieux,  améliorent  par 
leur  arôme  spécial  la  qualité  trop  douce  du  produit  isolé  de  Caracas. 

(2)  Parmi  les  «autres  espèces  comprises  dans  une  même  tribu  botanique,  on  distingue 
le  theobroma  guyanense^  originaire  de  la  Guyane;  le  theobroma  cariba^  des  Indes-Oc- 
cidentales ;  le  theobroma  bicolor^  de  l'Amérique  du  Sud.  Un  voyageur  français,  M.  Gou- 
dot,  a  remarqué  dans  la  Nouvelle-Grenade  une  espèce  très  productive  désignée  à  Muro 
sous  le  nom  de  montaraz^  dont  les  graines  amères  sont  renommées  dans  le  pays  pour 
leur  propriété  fébrifuge. 


DE    l'alimentation    PUBLIQUE.  157 

en  tire  étant  digne  par  sa  délicieuse  saveur  d'être  servi  sur  la  table 
des  dieux.  Le  theohroma  cacao  est  un  arbre  de  grandeur  moyenne, 
pouvant  atteindre,  suivant  la  richesse  du  sol  et  la  température 
des  climats,  une  hauteur  de  5  à  10  mètres.  Sa  tige  droite  (1)  se 
termine  en  une  cime  formée  de  rameaux  grêles  allongés,  recou- 
verts d'une  écorce  jaunâtre,  portant  des  feuilles  alternes  ovales, 
pointues,  vertes  et  lisses  à  l'époque  de  leur  entier  développement, 
tandis  que  les  feuilles  naissantes  à  l'extrémité  des  ramifications  of- 
frent une  jolie  teinte  rosée  qui  contraste  agréablement  avec  le  vert 
intense  et  luisant  du  feuillage  plus  ancien  sur  le  même  arbre.  Ses 
fleurs  offrent,  à  l'extrémité  de  grêles  pédoncules  disposés  en  petites 
touffes,  un  calice  rose  à  cinq  divisions  et  une  corolle  jaune  à  cinq 
pétales,  marqués  d'une  taêhe  purpurine  vers  la  base.  Elles  se  déve- 
loppent sur  les  grosses  branches  et  la  tige,  qui  parfois  en  est  garnie 
jusqu'à  terre  (2).  Entre  ces  fleurs  si  petites  et  le  fruit  volumineux 
qui  leur  succède  durant  toute  l'année,  il  existe  une  disproportion 
singulière  (3). 

Le  fruit  dans  cette  espèce  cultivée  ressemble  à  un  petit  concombre 
ovoïde  de  couleur  verte  d'abord,  puis  jaune  et  tacheté  de  rouge 
écarlate  ou  violacé  vers  l'époque  de  sa  maturité,  terminé  en  pointe 
émoussée,  long  de  15  à  22  centimètres,  à  côtes  épaisses,  au  nombre 
de  dix  d'abord,  divisé  dans  l'intérieur  en  cinq  loges  contenant  cha- 
cune huit  ou  dix  ovules.  Les  cloisons  membraneuses  disparaissent 
par  degrés ,  laissant  enfin  une  seule  loge  ou  grande  cavité  remplie 
de  graines  superposées,  au  nombre  de  vingt-cinq  ou  quarante, 
aplaties  par  leur  mutuelle  pression.  La  forme  et  la  grosseur  de  ces 
graines  rappellent  les  dimensions  des  fèves,  bien  qu'elles  soient  un 
peu  plus  arrondies.  Les  graines  de  l'arbre  à  cacao  contiennent  l'a- 
mande aromatique  alimentaire;  elles  sont  recouvertes-  d'un  dur 
tégument  ou  enveloppe  crustacée  mince  et  ligneuse,  facile  à  éli- 
miner, entourées  d'une  pulpe  légèrement  sucrée,  aigrelette,  source 
de  pertes,  de  difficultés  et  de  mécomptes  durant  la  récolte  et  la 
préparation.  Souvent  en  effet  les  nègres  cueillent  ces  fruits  unique- 
ment en  vue  de  se  rafraîchir  avec  le  jus  de  la  pulpe,  et  rejettent  les 
graines  non  encore  mûres  à  point.  Toujours  d'ailleurs  les  faciles 
altérations  spontanées  de  cette  pulpe  exigent  de  grands  soins  pour 
en  régler  l'inévitable  fermentation,  fatale  parfois,  lorsqu'on  lui  laisse 
parcourir  ses  phases  ou  seulement  trop  s'avancer.     - 

(1)  Cette  tige  à  écorce  brune  est  formée  d'un  bois  poreux,  lég«r,  blanchâtre,  abon- 
dant en  sève  par  toutes  les  saisons,  à  moins  que  l'arbre  ne  soit  sur  son  déclin. 

(2)  Les  fleurs  naissantes  sur  le  tronc  se  montrent  aux  points  marquant  les  aisselles 
des  feuilles  spontanément  détachées  de  l'arbre. 

(3)  Le  diamètre  d'un  bouton  au  moment  où  la  fleur  s'épanouit  n'excède  guère  4  milli- 
mètres, tandis  que  le  petit  diamètre  du  fruit  atteint  12  centimètres  en  moyenne. 


158  RETUE   DES   DEUX   MONDES. 

Tel  est  Tarbre  qu'on  cultive  uniquement  sous  le  nom  de  cacaoyer, 
sans  qu'on  ait  pu  encore  décider  si  le  choix  d'autres  espèces  ou 
variétés  ne  pourrait  exercer  une  utile  influence  sur  la  qualité  des 
produits.  C'est  encore  là  une  question  que  la  science  peut  aider  à 
résoudre  ;  mais  avant  tout  il  faut  examiner  les  procédés  de  culture 
appliqués  particulièrement  au  theobroma  cacao. 

On  ne  peut  établir  des  plantations  productives  de  cacaoyers  que 
sous  certains  climats  exactement  défmis  par  Humboldt  et  Bonpland 
dans  leur  Physique  générale  et  géographique  des  plantes.  M.  Bous- 
singault  rappelle,  comme  eux,  que  cet  arbre  exige  une  terre  riche, 
humide  et  profonde,  de  la  chaleur  et  de  l'ombrage;  aussi  toutes  les 
plantations  importantes  qu'il  a  parcourues  offrent-elles  une  physio- 
nomie commune  :  toujours  on  les  trouve  dans  les  régions  les  plus 
chaudes,  soit  à  peu  de  distance  de  la  mer,  soit  auprès  des  torrens, 
soit  enfin  longeant  les  bords  des  grands  fleuves.  La  culture  du  ca- 
cao cesse  d'être  profitable  dans  les  localités  qui  ne  sont  pas  douées 
d'une  température  moyenne  de  24  degrés.  C'est  en  vain  que  l'on  a 
tenté,  parfois  à  grands  frais,  d'établir  une  cacaoyère  sur  un  défri- 
chement, même  de  terrain  fertile,  lorsque  la  température  du  climat 
ne  pouvait  en  général  dépasser  22  degrés  8  dixièmes.  Les  arbres 
cependant  en  quelques  années  y  développaient  une  belle  végéta- 
tion, donnaient  des  fleurs  et  des  fruits,  mais  ceux-ci  ne  mûrissaient 
pas.  Tous  les  cultivateurs  expérimentés  dans  les  régions  tropicales 
savent  bien  que  l'on  doit  établir  la  culture  du  cacao  sur  des  terrains 
vierges  fertiles,  enrichis  par  la  chute  des  feuilles  durant  une  longue 
suite  d'années,  tels  que  l'on  en  rencontre  après  le  défrichement  des 
forêts,  surtout  lorsque  la  superficie,  en  pente  légère,  est  susceptible 
de  recevoir  des  irrigations  convenablement  dirigées,  qui  entretien- 
nent l'humidité  ambiante  dans  l'air  et  dans  le  sol. 

Lorsque  l'on  a  reconnu  dans  la  localité  choisie  les  conditions  de 
sol  et  de  climat  favorables,  que  l'on  a  effectué  le  défrichement, 
brûlé  les  racines,  les  branchages,  parfois  même  les  arbres  abattus, 
et  dispersé  les  cendres  sur  le  sol,  afin  d'y  ajouter  les  élémens  mi- 
néraux de  la  nourriture  végétale  qu'elles  contiennent,  la  plus  impor- 
tante préoccupation  est  de  se  pourvoir  d'abris  convenables  contre 
les  ardeurs  du  soleil  et  propres  aussi  à  briser  le  souffle  des  vents 
impétueux.  Quelquefois  on  peut  à  cet  effet  ménager,  en  défrichant, 
un  certain  nombre  d'arbres  feuillus;  mais  il  est  rare  que  Ton  ren- 
contre de  tels  abris  naturels.  A  défaut  d'arbres  feuillus,  on  a  recours 
à  des  essences  forestières  d'une  rapide  croissance.  Aux  environs  de 
Caracas,  on  forme  des  ombrages  avec  le  bucare  [erythrina  um- 
brosa)\  pour  composer  ou  compléter  l'abri,  souvent  on  environne  le 
lieu  de  la  plantation  d'un  triple  ou  quadruple  rang  de  bananiers,  et 


DE    l'alimentation   PUBLIQUE.  150 

l'on  en  distribue  d'autres  rangées  à  des  intervalles  plus  ou  moins 
rapprochés  dans  la  plantation  même.  C'est  surtout  trois  mois  avant 
la  maturité  des  fruits  du  cacaoyer  que  l'on  garnit  le  terrain  de  ba- 
naniers; deux  mois  plus  tard,  toujours  dans  les  mêmes  vues,  on 
intercale  entre  les  rangs  de  bananiers  des  rangées  de  manioc.  Ces 
plantations  auxiliaires  ne  constituent  pas  d'ailleurs  des  frais  en  pure 
perte,  elles  fournissent  plusieurs  sortes  d'utiles  ressources  alimen-' 
taires  (1). 

Lorsque  le  terrain  est  aplani ,  labouré  profondément ,  le  planteur 
marque  en  quinconce  les  emplacemens  où  doivent  être  déposées  les 
graines  de  cacao,  à  l'aide  de  cordeaux  et  de  piquets,  à  des  distances 
régulières  de  trois  ou  cinq  mètres,  un  peu  plus  grandes  dans  les  terres 
très  fertiles.  Cette  symétrie  de  la  plantation  offre  un  aspect  agréable 
et  facilite  la  surveillance  du  maître.  Au  temps  de  la  maturité,  elle 
est  très  favorable  à  la  cueillée  complète  des  fruits.  On  doit  semer 
les  graines  parfaitement  mûres  et  immédiatement  après  la  récolte 
ou  l'extraction  des  capsules,  car  elles  ne  conservent  que  très  peu 
de  temps  leur  qualité  germinative.  Trois  graines  sont  placées  à 
huit  centimètres  de  profondeur  autour  de  chaque  piquet.  C'est  ainsi 
que  l'on  procède  en  beaucoup  de  contrées,  notamment  dans  la  pro- 
vince de  Guayaquil,  l'une  des  plus  productives,  bien  que  le  cacao 
n'y  soit  pas  d'une  excellente  qualité. 

Dans  les  cultures  du  Venezuela,  et  parfois  aux  Antilles,  afin  d'évi- 
ter, dans  certaines  terres  où  pullulent  les  insectes  et  les  rats,  les 
ravages  qu'exercent  ces  animaux  nuisibles,  on  élève  le  plant  en  pé— 
pinière  dans  un  sol  très  fertile  et  bien  ameubli  :  on  amoncelle  à  cet 
effet  de  petites  buttes  en  terre  de  vingt-cinq  centimètres  de  hau- 
teur, dans  chacune  desquelles  on  dépose. deux  ou  trois  graines  vers 
l'époque  où  l'arrivée  des  pluies  peut  être  prévue;  sinon,  il  faudrait 
arroser  tous  les  matins.  On  recouvre  d'ailleurs  les  graines  avec  quel- 

(1)  Le  bananier,  dit  Adanson,  est  la  plante  la  plus  utile  de  toutes  celles  que  l'on  cul- 
tive dans  les  Indes.  A  peine  les  bananes  ont-elles  été  cueillies  et  la  tige  abattue,  que  le 
plus  élevé  des  rejetons  s'élance  à  son  tour  et  ne  tarde  pas  à  fructifier.  Les  bananes 
vertes  sont  féculentes,  et,  soumises  à  la  cuisson,  remplacent  le  riz  ou  le  pain  ;  les  fruits 
mûrs  sont  doux  et  plus  ou  moins  sucrés.  Certaines  espèces  fournissent  de  longues  et 
larges  feuilles  qui  servent  de  nappes  et  de  serviettes;  d'autres  donnent  des  fibres  textiles, 
luisantes,  employées  à  confectionner  divers  tissus  solides  ou  légers.  Quant  à  la  plu» 
utile  des  deux  espèces  de  manioc,  juca  amara,  par  son  abondante  et  savoureuse  fécule, 
elle  nourrit,  sous  les  diverses  formes  de  cassave,  de  tapioka,  de  cabiou,  les  populations- 
des  pays  tropicaux,  après  toutefois  que  l'on  a  éliminé  par  les  lavages  ou  une  torréfac- 
tion légère  le  violent  poison  que  recèlent  les  racines  tuberculeuses.  Ce  poison  volatil^ 
dans  lequel  MM.  Boutron  et  Henry  ont  reconnu  l'acide  prussique,  donne  au  suc  frais 
du  manioc  amer  l'énergique  propriété  vénéneuse  bien  connue  des  nègres.  Ceux-ci ,  au 
temps  de  l'esclavage,  choisissaient  ce  poison  pour  se  soustraire,  en  se  donnant  la 
mort,  à  des  châtimens  rigoureux. 


160  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

ques  feuilles  de  bananiers.  Au  bout  de  deux  ans,  dans  ces  conditions 
favorables,  le  plant  s'élève  à  plus  d'un  mètre;  c'est  alors  qu'on 
l'écime  en  coupant  les  deux  branches  supérieures  pour  le  trans- 
planter en  place  fixe. 

Les  semis  en  pépinière ,  dans  la  vallée  supérieure  du  Rio-Magda- 
lena,  sont  abrités  par  des  espèces  de  toitures  en  feuilles  de  palmier, 
et  il  suffit  d'arroser  une  fois  par  semaine  cette  toiture  pour  assurer 
aux  semis  l'humidité  convenable  dans  cette  localité.  La  transplan- 
tation s'effectue  au  bout  de  six  mois.  Dans  son  voyage  aux  Antilles, 
M.  Tussac  signale  une  méthode  de  culture  en  pépinière,  déjà  remar- 
quée par  Jussieu,  qui  assure  mieux  encore  le  succès  de  la  transplan- 
tation :  elle  consiste  à  enfoncer  dans  le  sol  ameubli  de  petits  paniers 
de  liane  pleins  de  terre,  dans  chacun  desquels  sont  déposées  deux 
ou  trois  graines.  Lorsque  les  plantes  ont  acquis  une  hauteur  de  25 
ou  30  centimètres,  on  les  met  en  place  avec  le  petit  panier,  qui  se 
détruit  spontanément  et  ne  peut  nuire  aux  racines. 

L'arbre  commence  à  fleurir  vers  deux  ans  et  demi  ou  trois  ans. 
On  doit  supprimer  alors  les  premières  fleurs,  afin  d'obtenir  des  fruits 
plus  gros,  plus  abondans  et  plus  productifs  vers  la  quatrième  ou  la 
cinquième  année,  lorsque  la  température  moyenne  s'élève  à  27  de- 
grés et  que  l'humidité  est  suffisante.  Dans  les  contrées  où  les  con- 
ditions sont  moins  favorables,  la  fructification  abondante  n'a  lieu 
qu'au  bout  de  six  ou  sept  ans.  Pendant  la  croissance  des  cacaoyers, 
les  soins  principaux  consistent  à  biner  le  sol  autour  de  chaque  pied, 
afin  de  favoriser  l'accès  de  l'air  vers  les  racines,  tout  en  retranchant 
les  radicelles  à  la  base  de  la  tige;  on  élague  vers  les  extrémités  les 
branches  trop  développées,  on  soutient  en  faisceaux  par  des  liga- 
tures celles  qui  se  recourbent  vers  le  sol. 

Quatre  mois  à  peu  près  s'écoulent  depuis  l'apparition  des  fleurs 
jusqu'à  la  maturité  des  fruits;  celle-ci  s'annonce,  soit  par  la  faible 
résistance  qu'ils  opposent  lorsqu'on  essaie  de  les  détacher  de  l'arbre, 
soit  par  la  nuance  fauve  ou  rouge  violacé  qui  succède  à  la  teinte 
verte  de  leur  superficie.  A  l'intérieur,  la  chair  est  d'un  blanc  très 
légèrement  jaunâtre,  les  graines  sont  blanches;  elles  prennent  à 
l'air,  et  en  se  desséchant,  une  coloration  rousse  ou  brune.  Bien  qu'il 
ne  soit  pas  rare  de  voir,  surtout  dans  les  plantations  en  plein  rap- 
port, sur  le  même  arbre,  des  fleurs  et  des  fruits  mûrs  que  l'on  peut 
cueillir  tous  les  jours,  on  ne  fait  généralement  que  deux  grandes  ré- 
coltes chaque  année,  aux  mois  de  juin  et  de  décembre.  C'est  à  l'âge 
de  dix  ou  douze  ans  que  les  cacaoyers  produisent  le  plus,  et  ils  peu- 
vent donner  durant  trente  ou  quarante  années  d'abondantes  récoltes, 
représentant,  suivant  les  localités,  les  terrains  et  les  expositions,  de 
700  grammes  à  1  et  même  jusqu'à  2  kilog.  de  graines  sèches  par 


DE    l'alimentation   PUBLIQUE.  161 

pied,  ce  qui  fait  par  hectare,  suivant  l'espacement' des  arbres,  de 
AOO  à  800  kilogrammes  provenant  de  800  à  1,800  kilog.  de  graines 
récoltées  fraîches. 

Pour  les  fruits  à  portée  de  la  main,  la  cueillée  se  fait  directe- 
ment; pour  les  fruits  hors  de  portée,  on  coupe  le  pédoncule  à  l'aide 
d'une  serpette  courte  au  bout  d'une  gaule;  il  faut  se  hâter  d'ouvrir 
les  capsules  et  d'en  extraire  les  graines  (au  moyen  d'un  gros  cou- 
teau de  bois  arrondi),  afin  d'en  prévenir  la  germination.  Une  fois 
extraites  de  la  capsule,  les  graines,  enveloppées  de  leur  arille  pul- 
peuse, sont  classées  suivant  la  qualité.  On  met  à  part  celles  qui  ont 
subi  des  altérations  ou  ne  sont  pas  venues  à  maturité  suffisante.  On 
étend  ces  graines  au  soleil  afin  d'en  commencer  la  dessiccation,  et 
tous  les  soirs  on  les  met  en  tas  à  l'abri.  Dès  lors  commence  une  fer- 
mentation active  dans  les  jus  sucrés  de  la  pulpe;  la  température 
s'élève  et  pourrait  occasionner  des  altérations  fort  préjudiciables,  si 
l'on  ne  se  hâtait  de  les  prévenir  en  étendant  les  tas  en  une  couche 
de  faible  épaisseur.  Parfois  aussi  les  pluies  surviennent,  qui  s'oppo- 
sent à  l'achèvement  en  temps  utile  de  la  dessiccation  :  dès  lors  plu- 
sieurs altérations  spontanées  sont  à  craindre  :  les  fermentations 
acides  et  putrides ,  ou  bien  des  végétations  cryptogamiques ,  des 
moisissures  qui  se  développent,  remplaçant  en  partie  les  principes 
de  l'arôme  agréable  par  des  productions  à  odeur  fétide. 

Il  y  aurait  sans  aucun  doute  de  grandes  améliorations  à  introduire 
dans  cette  phase  de  la  récolte  et  de  la  préparation  des  graines  :  on 
y  parviendrait  sans  peiné  en  appliquant  dans  ces  contrées  les  sys- 
tèmes efficaces  de  dessiccation  par  des  ventilateurs  ou  étuves  à  cou- 
rans  d'air  usités  en  Europe.  Dans  les  exploitations  des  Antilles  que 
M.  Tussac  a  visitées,  on  met  en  pratique  un  procédé  susceptible  de 
mieux  régulariser  la  fermentation  et  d'activer  ensuite  la  dessicca- 
tion :  les  graines  fraîches  sont  entassées  dans  de  grands  canots  en 
bois,  puis  recouvertes  avec  des  feuilles  de  bananier  et  de  balisier, 
assujetties  par  des  planches  et  comprimées  sous  le  poids  des  pierres 
dont  on  les  charge.  L'air,  n'ayant  pas  un  libre  accès  dans  la  masse, 
ne  peut  aussi  puissamment  activer  la  fermentation  ni  favoriser  le  dé- 
veloppement des  moisissures.  Au  bout  de  quatre  ou  cinq  jours,  du- 
rant lesquels  on  les  remue  chaque  matin,  les  graines  ont  acquis  une 
teinte  rousse;  on  les  étend  alors  sur  un  glacis  en  couche  mince  au 
soleil,  et  deux  ou  trois  fois  par  jour  on  les  remue  à  la  pelle  pour  re- 
nouveler les  surfaces  et  faciliter  l'évaporation;  mais  on  est  encore 
obligé  d'abriter  ces  graines  sous  des  hangars  pendant  la  nuit  et 
lorsque  la  pluie  survient  (1). 

(1)  On  a  d'ailleurs  fort  à  redouter  l'avidité  des  rats,  très  friands  de  ces  amandes  si 

TOME  XXIV.  11 


162  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

On  devrait  essayer  en  tout  cas  une  méthode  très  simple  employée 
avec  succès  dans  les  exploitations  du  Venezuela,  d'où  nous  viennent, 
sous  la  dénomination  de  cacao  terré  de  Caracas,  les  meilleurs  pro- 
duits connus.  Dans  les  cacaoyères  justement  renommées  de  Gara- 
cas,  voici  comment  on  procède  :  dès  que  les  fruits  sont  récoltés,  on 
les  ouvre  afin  d'en  extraire  les  graines  entourées  de  leur  pulpe; 
celles-ci  sont  immédiatement  enfouies  .sous  terre  durant  plusieurs 
jours.  L'absence  de  renouvellement  de  l'air  atmosphérique  concourt 
avec  la  régularité  plus  grande  de  la  température ,  sous  l'influence 
de  la  masse  de  terre  environnante,  à  prévenir  le  développement 
des  végétations  cryptogamiques ,  et  à  modérer  la  fermentation  au 
degré  convenable,  c'est-à-dire  de  façon  à  hâter  la  désagrégation 
et  l'évaporation  des  sucs.  Il  faut  toutefois  saisir  le  moment  opportun 
pour  retirer  les  graines  de  la  fosse  et  les  étendre  sur  des  nattes  ou 
des  claies  à  l'air  libre  ou  sous  des  hangars.  Ici  encore  il  y  aurait 
tout  avantage  à  rendre  la  dessiccation  plus  rapide  et  plus  complète 
à  l'aide  d'un  étuvage  méthodique  et  d'une  ventilation  suffisante.  On 
reconnaît  que  le  cacao  est  assez  sec  lorsque  l'arille  qui  enveloppe 
ses  graines  est  devenue  friable  entre  les  doigts,  et  que,  mis  en  tas, 
il  ne  s'échauffe  plus  spontanément  ou  ne  subit  plus  de  fermentation 
sensible.  Il  est  rare  néanmoins  (si  l'on  excepte  Caracas)  que  dans 
ces  exploitations  on  pousse  au  degré  utile  la  dessiccation,  soit  que 
Ton  manque  de  moyens  efficaces  et  rapides,  soit  que  l'on  craigne 
de  trop  amoindrir  le  poids  du  produit,  et  cependant  l'espérance  à 
laquelle  on  s'abandonne  dans  ce  dernier  cas  est  presque  toujours 
trompeuse.  Ce  qui  reste  d'humidité  dans  la  masse  occasionne  ulté- 
rieurement plusieurs  altérations,  notamment  les  attaques  des  larves 
d'insectes  qui  rongent  l'amande,  une  nouvelle  fermentation,  enfin  les 
moisissures,  si  fréquemment  observées,  qui  déprécient  le  cacao  bien 
au-delà  de  la  valeur  fictive  représentée  par  un  poids  plus  grand  de 
quelques  centièmes. 

Voilà  cependant  les  travaux  de  culture  terminés,  et  nous  admet- 
tons qu'ils  aient  réussi.  Le  produit  obtenu  par  le  planteur  entre 
dans  le  mouvement  commercial,  dans  la  consommation  puJDlique; 
il  indique  à  l'observateur,  sous  cette  nouvelle  forme,  un  ordre  de 
recherches  également  nouveau. 

* 

nutritives.  De  petits  chiens  griffons  anglais,  spécialement  dressés,  peuvent  avec  succès 
faire  la  chasse  aux  rats,  avec  succès  non  pas  toujours  pour  eux,  car  les  nègres  leur  dis- 
putent leur  proie;  souvent  ils  s'en  emparent  et  mangent  avec  délices  ces  petits  rongeurs, 
nouvel  exemple  de  l'adage  sic  vos  non  vobis.  Tel  est  même  le  goût  des  nègres  pour  cette 
alimentation,  qu'un  propriétaire  des  Antilles  prétendit  un  jour  vendre  plus  cher  son  ha- 
bitation en  raison  des  chasses  de  ce  genre,  très  abondantes  chez  lui,  et  qui  pouvaient, 
disait-il,  nourrir  presque  tout  son  personnel. 


DE   l'alimentation  PUBLIQUE.  163 


IL 


Le  cacao,  considéré  comme  objet  de  commerce,  n'a  pas  été  à  Fa- 
bri  des  vicissitudes  qui  ont  frappé  tant  de  fois  les  planteurs  livrés 
aux  simples  travaux  de  culture.  On  a  dit  déjà  que  les  Espagnols 
avaient  négligé  ce  produit  pour  se  consacrer  de  préférence  à  l'ex- 
ploitation des  métaux  précieux  dans  une  contrée  dont  ils  s'étaient 
rendus  maîtres.  Plus  tard,  lorsque  d'autres  nations,  mieux  avisées, 
s'emparèrent  de  cette  nouvelle  branche  de  commerce  maritime, 
l'Espagne  jalouse  prohiba  l'exportation  pour  tout  autre  point  que  la 
métropole  :  vaine  mesure  qui  n'arrêta  que  momentanément  l'essor 
de  ce  commerce.  Bientôt  la  plus  grande  partie  des  cacaos  caraques, 
détournés  de  leur  destination  légale,  furent  entreposés  duns  la  capi- 
tale de  la  Hollande,  et  les  Espagnols,  dans  les  premières  années  du 
xviii^  siècle,  ne  virent  plus  arriver  un  seul  chargement  direct  de 
Caracas;  ils  furent  contraints  d'acheter  à  des  prix  exorbitans  les 
produits  de  leurs  propres  colonies.  Ce  fut  alors,  en  1718,  que  Phi- 
lippe Y  octroya  le  droit  exclusif  du  commerce  avec  Caracas  et  Cu- 
mana  à  la  compagnie  dite  de  Guipuscoa  et  des  Caraques^  sous  la 
condition  d'anéantir  les  exportations  frauduleuses.  Cette  compagnie, 
exploitant  avec  intelligence  et  beaucoup  d'activité  son  privilège,  ra- 
mena les  choses  vers  leur  état  normal,  et  la  culture  du  cacaoyer 
fit  ainsi  de  nouveaux  progrès  dans  le  Venezuela. 

On  sait  comment  cette  culture,  introduite  en  1780  dans  les  co- 
lonies françaises,  y  fut  entravée  par  des  droits  exagérés,  puis  en- 
couragée de  nouveau  grâce  à  des  mesures  plus  libérales.  Le  com- 
merce national  et  étranger  traversa  les  mêmes  fluctuations  jusqu'au 
moment  où  les  avantages  mieux  appréciés  de  l'introduction  du  cho- 
colat dans  le  régime  alimentaire  amenèrent  un  développement  re- 
marquable de  la  consommation,  en  dépit  des  droits  considérables 
que  supporte  encore  la  matière  première  de  cette  utile  industrie,  et 
malgré  certaines  falsifications  qu'il  serait  aisé  de  faire  disparaître. 
En  jetant  un  coup  d'oeil  sur  les  importations  durant  trois  périodes 
décennales,  nous  pourrons  aisément  constater  les  progrès  du  com- 
merce, de  la  fabrication  et  de  la  consommation  générale.  Pendant 
la  première  période,  de  1827  à  1836,  le  commerce  général  de  la 
France  avec  ses  colonies  et  les  nations  étrangères  avait  importé  chez 
nous  1,998,703  kilos  de  cacaos  de  diverses  origines;  les  importa- 
tions semblables  se  sont  élevées,  année  moyenne,  de  1837  à  1846, 
à  2,606,353  kilos;  l'augmentation  était  de  près  de  50 pour  100,  Pen- 
dant la  période  suivante,  de  1847  à  1856,  l'accroissement  ne  fut  pas 


16/i  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

moins  considérable,  car  les  importations,  année  moyenne,  dm'ant 
cet  intervalle  de  temps,  s'élevèrent  à  3,587,425  kilos.  La  produc- 
tion dans  nos  colonies,  bien  que  graduellement  croissante,  no- 
tamment à  la  Martinique,  a  fourni  un  peu  moins  que  la  dixième  par- 
tie des  quantités  introduites  en  France  durant  la  dernière  période. 
Quant  au  commerce  spécial,  représentant  la  consommation  chez 
nous  durant  les  mêmes  périodes,  la  progression  a  été  plus  rapide 
encore  :  elle  s'est  élevée,  année  moyenne,  de  809,00/i  à  1,602,647, 
puis  à  2,835,641  kilos.  La  fabrication  du  chocolat,  représentant 
moitié  au-delà  de  ces  quantités,  a  suivi  la  même  progression  as- 
cendante, équivalant,  dans  une  année  de  la  dernière  période,  à 
4,253,441  kilos.  En  ce  moment  même,  on  peut  dire  que  le  com- 
merce et  la  consommation  du  cacao,  ainsi  que  la  fabrication  du  cho- 
colat, suivent  leur  marche  ascendante,  car  la  moyenne  des  quan- 
tités importées  durant  les  deux  années  1857  et  1858  se  sont  élevées  à 
5,555,210  kilos,  dépassant  de  plus  de  moitié  les  importations  de 
la  précédente  période  décennale.  Quant  à  la  consommation,  elle  n'a 
pas  été  moins  progressive,  puisque,  durant  ces  deux  années,  elle 
a  en  moyenne  atteint  3,623,966  kilos,  supérieure  aussi  de  près  de 
50  pour  100  à  la  consommation  de  la  période  décennale  précédente. 
Et  cependant  les  droits  à  l'entrée  dépassent  la  moitié  de  la  va- 
leur du  produit  imposé.  Une  réduction  notable  de  ces  droits  aurait 
encore,  sans  aucun  doute,  des  résultats  utiles  à  plus  d'un  point  de 
vue,  en  développant  la  production  dans  nos  colonies,  ainsi  que  le 
commerce  international  et  intérieur,  en  accroissant  la  consomma- 
tion (1),  en  améliorant  la  qualité  d'un  aliment  agréable,  doué  de 
propriétés  éminemment  nutritives,  mais  que  la  population  la  plus 
nombreuse,  forcée  de  consommer  des  chocolats  à  bas  prix,  ne  con- 
naît guère  encore. 

Mais  avant  de  suivre  le  cacao  transformé  en  chocolat  dans  la  con- 
sommation publique,  il  faut  indiquer  les  principales  espèces  com- 
merciales, les  quahtés  particulières,  la  composition  naturelle  qui  les 
distinguent. 

Les  produits  des  provenances  diverses  peuvent  être  ainsi  classés 
suivant  l'ordre  de  la  qualité  :  en  première  ligne,  le  cacao  caraque, 

(1)  On  peut  juger  de  cette  influence  par  les  causes  mômes  qui  ont  dé']h  produit  de 
semblables  eflfets  :  de  1816  à  i83i,  le  tarif  variait  de  80  à  115  et  120  francs,  suivant  les 
lieux  de  provenance.  La  loi  de  1830,  en  abaissant  de  50  pour  100  ces  droits,  doubla  en 
moyenne  la  consommation  pendant  les  dix  années  suivantes.  Il  ne  faut  pas  oublier 
d^uilleurs  que  rabaissement  des  tarifs  sur  ce  point  amènerait  au  profit  du  trésor  une 
double  compensation  dans  les  progrès  plus  rapides  de  la  consommation  du  cacao  et 
dans  raccroissement  simultané  de  la  consommation  du  sucre,  chaque  quintal  métrique 
de  cacao  brut  nécessitant  l'emploi  de  75  kilogrammes  de  sucre  au  moins  pour  la  fabri- 
cation du  chocolat. 


DE   l'alimentation    PUBLIQUE.  165 

OU  de  Caracas,  de  Soconusco,  Porto-Gabello,  Maracaïbo  et  Magda- 
lana;  2°  celui  de  la  Trinité  et  d'Occana;  3°  de  Maragnan  et  de  Para, 
importé  du  Brésil  en  quantités  plus  grandes  que  tous  les  autres; 
h°  de  Guayaquil,  Surinam,  Demerari,  Berbice  et  Sinnamari;  5°  de 
Saint-Domingue,  de  la  Martinique  et  de  la  Guadeloupe,  désigné 
généralement  sous  le  nom  de  cacao  des  ilesj  6°  de  Cayenne,  de 
Bahia  et  de  Bourbon. 

Bien  que  les  soins  donnés  à  la  culture ,  à  la  récolte ,  à  la  conser- 
vation et  au  transport  du  produit  puissent  exercer  la  plus  grande 
influence  sur  les  qualités  obtenues  de  diverses  provenances,  cer- 
tains caractères  remarquables  semblent  dépendre  de  plusieurs  au- 
tres causes,  comprenant  peut-être  la  variété  de  la  plante,  l'exposi- 
tion, le  sol,  le  climat,  et  qu'il  serait  très  intéressant  et  profitable 
sans  doute  d'étudier.  C'est  ainsi  qu'entre  tous,  le  produit  de  la 
province  de  Caracas  se  distingue  par  sa  belle  apparence,  par  ses 
graines  plus  volumineuses  et  arrondies,  la  coloration  moins  brune 
ou  plus  rougeâtre  de  son  enveloppe  et  de  son  amande  après  le 
broyage,  enfin  l'arôme  plus  suave  et  l'amertume  moindre  des  cho- 
colats dans  lesquels  il  entre  en  plus  grande  proportion.  Un  carac- 
tère chimique  ressort  en  outre  des  expériences  auxquelles  on  peut 
le  soumettre.  Mis  en  contact  avec  l'alcool  (esprit-de-vin),  il  donne 
des  solutions  de  couleur  jaunâtre  légère,  tandis  que,  traités  de  la 
même  manière,  les  cacaos  de  la  Trinité,  d'Haïti,  de  Maragnan  et 
de  la  Guyane  française  produisent  des  liquides  de  couleur  violette 
de  plus  en  plus  foncée,  contenant  des  quantités  graduellement  plus 
grandes  de  substances  dissoutes. 

Malgré  ses  qualités  supérieures,  le  cacao  caraque  n'est  employé 
seul  qu'exceptionnellement.  La  raison  n'en  est  pas  seulement  dans 
le  cours  élevé  de  ce  produit,  mais  dans  la  pratique  adoptée  de  le 
mélanger  avec  des  proportions  plus  ou  moins  fortes  des  autres  es- 
pèces commerciales,  pour  satisfaire  au  goût  des  consommateurs, 
qui  trouvent  dans  ces  mélanges  une  saveur  plus  prononcée  et  un 
arôme  suivant  eux  plus  agréable.  En  maintes  occasions,  on  recon- 
naît d'ailleurs  que  le  mélange  des  arômes  est  préféré  par  le  plus 
grand  nombre.  A  l'exposition  universelle  qui  eut  lieu  à  Paris  en 
1855,  on  a  remarqué  que  les  cacaos  les  plus  estimés,  ceux  de  Ca- 
racas et  de  Porto-Gabello,  ne  figuraient  point  parmi  les  productions 
étrangères.  Les  propriétaires  des  grandes  exploitations  de  ce  genre 
dans  la  république  de  Venezuela,  satisfaits  sans  doute  de  la  renom- 
mée de  leurs  produits  et  ne  supposant  pas  qu'ils  dussent  rencontrer 
de  rivaux,  s'étaient  spontanément  mis  hors  de  concours.  En  effet, 
les  cacaos  envoyés  à  l'exposition  universelle  par  la  République- 
Dominicaine  et  celle  de  Costa-Rica  ont  seuls  fixé  l'attention  du  jury 


166  KEYUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  témoigné  des  efforts  heureux  des  propriétaires  pour  améliorer 
les  produits  de  leurs  cultures  (1). 

On  ne  saurait  faire  comprendre  les  propriétés  alimentaires  du 
chocolat,  dissiper  certains  préjugés  à  l'égard  de  ce  produit,  sans  in- 
diquer, sommairement  du  moins,  la  composition  naturelle  des 
amandes  du  cacao.  Ces  amandes  renferment  les  principales  espèces 
de  substances  organiques,  —  azotées,  grasses,  féculentes,  aroma- 
tiques, —  et  de  matières  minérales  qui  peuvent  concourir  utilement 
à  la  nourriture  des  hommes  (2).  Le  rôle  que  chacune  de  ces  diffé- 
rentes espèces  de  substances  doit  jouer  dans  notre  alimentation  ne 
saurait  aujourd'hui  laisser  prise  au  moindre  doute.  On  sait  que  les 
substances  organiques  azotées  sont  indispensables  dans  nos  rations 
alimentaires,  car  elles  seules  peuvent  servir  directement  à  la  répa- 
ration des  pertes  qu'éprouvent  les  tissus  des  adultes  et  au  dévelop- 
pement de  ces  tissus  pendant  la  croissance.  Les  matières  grasses 
subviennent  soit  aux  sécrétions  dans  les  tissus  adipeux,  soit,  par 
leur  combustion  humide  dans  nos  organes,  à  la  production  de  la 
chaleur  qui  entretient  la  vie.  —  Les  substances  amylacées  et  sucrées 
concourent  indirectement  à  former  les  sécrétions  adipeuses,  et  di- 
rectement, par  leur  combustion  lente,  à  la  production  de  la  chaleur. 
—  Les  matières  minérales ,  notamment  les  phosphates  et  carbonates 
calcaires,  sont  indispensables  à  l'entretien  de  la  charpente  osseuse, 
qui  sans  cesse  se  renouvelle  lentement  chez  les  adultes,  et  qui  se 
développe  plus  ou  moins  vite  chez  les  enfans  jusqu'au  terme  de  la 
croissance. 

Ces  notions  positives  de  la  science  contemporaine  ne  se  sont  ré- 
pandues qu'assez  tard  parmi  nous  :  on  peut  s'en  assurer,  du  moins 

(1)  Le  jury  de  cette  exposition  fit  remarquer  que  les  droits  d'entrée  sur  le  cacao  en 
graines  étant  de  44  fr.  les  100  kilog.,  les  amandes  simplement  broyées  dans  les  colonies 
françaises  supportaient  un  droit  d'entrée  en  France  égal  à  165  fr.,  et  qui  dépassait  la 
valeur  de  ce  produit  au  poiéit  de  départ.  Il  émettait  le  vœu  que  dans  l'inténH  de  l'in- 
dustrie coloniale  et  de  l'alimentation  réparatrice  et  salubre  des  classes  peu  aisées,  ces 
droits  pussent  être  réduits  à  l'entrée  dans  la  métropole. 

(2)  Voici  la  composition  moyenne  des  amandes  du  cacao  de  bonne  qualité,  composition 
peu  variable,  si  ce  n'est  dans  la  nature  et  les  faibles  proportions  des  substances  aroma- 
tiques et  amères. 

100  parties  en  poids  de  ces  amandes  non  torréfiées  contiennent  : 

Substance  grasse  (beurre  de  cacao) 52 

Albumine,  fibrine  et  une  autre  matière  azotée 20 

Caféine 4 

Fécule  amylacée  (  amidon  )..... 10 

Matières  colorantes,  amères,  aromatiques  (non  déterminées), 

substances  minérales 4 

Eau  hygroscopique 10 

lôiT 


DE   l'alimentation   PUBLIQUE.  i67 

en  ce  qui  concerne  le  chocolat,  car  on  trouve  le  passage  suivant 
dans  un  ouvrage  dû  au  concours  de  quelques  savans  justement  cé- 
lèbres (1);  il  est  bon  de  montrer  quel  était  sur  ce  point  l'état  de  la 
science  à  cette  époque.  «  Nous  ne  craignons  pas,  disaient  les  au- 
teurs de  l'ouvrage  en  question,  d'affirmer  que  le  chocolat  nourrit  à 
la  manière  des  fécules  amylacées.  »  Or  on  sait  parfaitement  aujour- 
d'hui que  les  fécules  amylacées  n'offrent  jamais  qu'une  alimentation 
insuffisante,  que  jamais  elles  ne  peuvent  s'assimiler  à  nos  tissus, 
que  la  confiance  qu'on  a  pu  leur  accorder,  en  leur  supposant  quel- 
que aptitude  à  remplir  ce  rôle,  ne  pouvait  être  que  trompeuse,  et 
souvent  même  a  présenté  de  véritables  dangers. 

Quant  aux  propriétés  nutritives  du  cacao  et  des  préparations  qui 
en  dérivent,  elles  sont  tout  autres,  plus  complètes  et  bien  réelles. 
En  voyant  l'amande  du  cacao  offrir  dans  sa  composition  intime  deux 
fois  autant  de  substance  azotée  que  la  farine  du  froment,  vingt-cinq 
fois  plus  de  substance  grasse,  une  quantité  notable  d'amidon,  une 
saveur  et  un  arôme  très  agréables,  qui  provoquent  l'appétit,  on  est 
tout  disposé  à.  croire  que  ce  produit  végétal  est  doué  d'un  éminent 
pouvoir  nutritif;  l'expérience  directe  dans  une  large  mesure  prouve 
chaque  jour  qu'il  en  est  réellement  ainsi  (2),  Qui  ne  sait  en  effet  que 
le  cacao  dégagé  de  ses  enveloppes  à  l'aide  d'une  torréfaction  légère 
suffisante  pour  développer  son  arôme,  puis  mélangé  intimement  avec 
un  poids  de  sucre  égal  au  sien,  constitue  la  substance  bien  connue 
et  de  mieux  en  mieux  appréciée  sous  le  nom  de  chocolat?  Qui  ne 
sait  encore  que  ce  produit  est  un  aliment  substantiel  en  toutes- 
circonstances,  capable  d'apaiser  la  faim  et  de  soutenir  les  forces 
durant  les  voyages  et  les  fatigans  exercices  de  la  chasse ,  aliment 

(1)  Le  Dictionnaire  classique  ^Histoire  naturelle,  volume  publié  en  1822. 

(2)  Dans  la  préparation  du  chocolat,  certaines  précautions  ont  assez  d'importance  et 
sont  parfois  assez  négligées  pour  qu'il  convienne  de  les  indiquer  ici.  La  torréfaction  des 
graines,  ménagée  avec  un  grand  soin,  doit  être  assez  brusque  cependant  pour  dessécher 
et  rendre  friables  les  enveloppes  sans  trop  fortement  atteindre  l'amande ,  qui  n'en  doit 
subir  qu'une  modification  très  légère.  On  les  concasse,  puis  on  les  sépare  des  enveloppes; 
les  amandes  sont  alors  mélangées  avec  leur  poids  de  sucre  blanc  exempt  de  saveur  et 
d'odeur  désagréable.  Le  broyage  du  mélange  de  sucre  et  de  cacao  mondé  doit  être  com- 
plété très  finement  à  l'aide  d'appareils  mécaniques  dont  on  favorise  l'action  par  une  élé- 
vation de  température  qui  fait  fondre  la  matière  grasse.  Dans  cette  opération,  un  fait 
remarquable,  longtemps  mis  en  doute,  a  été  constaté  définitivement  :  c'est  l'influence 
des  surfaces  en  fonte  en  contact  avec  la  pâte  de  chocolat,  qui  communique  au  produit 
alimentaire  une  teinte  brune  foncée  et  une  saveur  atramentaire  désagréable.  Dès  lors  les 
fabricans  les  plus  habiles  se  sont  décidés  à  remplacer  toutes  ces  pièces  en  fonte  par  des 
pièces  en  granit  ou  en  porphyre.  Les  autres  opérations  consistent  dans  un  moulage  mé- 
canique à  chaud  dans  de  petites  caisses  en  fer-blanc  imprimant  sur  les  tablettes  les 
divisions  en  doses  de  24  à  32  au  kilog.,  la  marque  et  le  nom  du  fabricant.  Un  local 
assez  vaste,  ventilé  sous  le  sol,  est  destiné  à  refroidir  et  consolider  promptement  le 
chocolat,  maintenu  jusque-là  pâteux  par  la  chaleur. 


168  REVUE   DES   DEUX  STONDES. 

complet  et  même  trop  substantiel  parfois  pour  certaines  organisa- 
tions débiles?  Longtemps  avant  que  la  préparation  du  chocolat  fût 
arrivée  au  degré  de  perfection  que  l'on  connaît  aujourd'hui,  on 
avait  en  diverses  occasions  vanté,  célébré  même  les  qualités  agréa- 
bles et  les  propriétés  nutritives  si  généralement  appréciées  aujour- 
d'hui de  cette  substance  alimentaire.  Dans  une  cantate  en  vers 
harmonieux,  la  Ciccolata  (1),  Métastase  invite  à  faire  usage  de  ce 
breuvage  délicieux  ;  il  en  décrit  avec  enthousiasme  la  préparation 
et  les  merveilleuses  qualités. 

A   PHILIS. 

«  Tu  arrives  de  la  campagne  bien  à  point,  dès  le  matin.  Assieds- toi,  jeune 
Philis,  prends  cette  tasse  remplie  d'une  écumante  liqueur  et  bois.  Quoi  !  tu 
la  repousses  et  te  refuses  à  mon  invitation? 

«  Je  comprends  :  tu  ne  connais  d'autre  boisson  que  Tonde  du  clair  ruis- 
seau et  le  doux  jus  de  la  grappe!  Ah!  que  tu  es  simple! 

«  Ce  que  je  t'offre  est  tout  autre  chose  que  l'eau  de  la  fontaine  ou  le  jus 
de  la  blonde  vendange. 

«  Écoute-moi  :  je  veux  te  révéler  tout  le  mérite  de  cette  substance,  et 
puis,  si  tu  ne  la  trouves  pas  de  ton  goût,  tu  la  dédaigneras  si  tu  veux. 

«  Ne  me  crois  pas,  jeune  bergère;  n'écoute  que  la  vérité,  ne  cède  qu'a- 
près en  avoir  goûté  (2).  » 

III. 

.  Ce  ne  sont  pas  seulement  les  orages,  les  vents  impétueux  dans 
les  lieux  de  production,  les  soins  minutieux,  mais  en  général  peu 
dispendieux  et  faciles,  dans  la  culture,  la  récolte,  la  préparation, 
l'emmagasinage  et  les  transports,  qui  s'opposent  aux  progrès  de  la 
production  et  de  la  consommation  du  cacao.  En  effet,  ces  difficultés 
ne  sont  pas  insurmontables,  et  l'intérêt  mieux  compris  des  cultiva- 
teurs dans  les  régions  favorables  devra  les  décider  à  user  de  tous 
les  moyens  connus  pour  les  vaincre.  En  dehors  des  causes  déjà  in- 
diquées, trois  obstacles  principaux  s'opposent  aujourd'hui  à  l'ex- 
tension de  la  consommation  des  produits  du  cacao;  ces  obstacles 
résident  dans  certaines  habitudes  commerciales  qui  exercent  leur 

(1)  On  trouve  cette  cantate  de  quatro-vingt-quatorze  vers  dans  l'ouvrage  de  Vin- 
cenzo  Gorrado  intitulé  la  Manovra  délia  Ciccolata. 


(2) 


Fille,  giungi  oportuna 
Délia  campagna,  or  sul  niattin  t'assiedi, 
E  prendi  questa  di  liquor  spumante, 
Ricolma  tazza,  e  bevi.  E  chc!  Ritrorsa 
Sdegni  Tinvito,  e  la  ricusi?  Intendo:  etc. 


DE   l'alimentation   PUBLIQUE.  169 

lâcheuse  influence  surtout  parce  qu'on  les  connaît  peu.  Il  sera  donc 
utile  de  les  signaler  ici,  d'autant  plus  que  d'heureux  exemples  de 
pratiques  contraires  ont  déjà  éclairé  la  population  à  ce  sujet. 

Jusqu'à  ces  derniers  temps,  le  prix  du  chocolat  destiné  à  la  con- 
sommation la  plus  générale  était  trop  élevé,  ou  sa  qualité  laissait 
tellement  à  désirer,  que  les  produits  livrés  à  bas  prix  étaient  plus 
propres  à  repousser  les  consommateurs  qu'à  populariser  l'usage  de 
ce  précieux  aliment.  Deux  causes  en  dehors  des  cours  de  la  matière 
première  et  des  droits  d'entrée  qui  en  élèvent  la  valeur  vénale  contri- 
buaient surtout  à  ces  fâcheux  résultats.  En  vue  d'intéresser  la  foule 
des  vendeurs  détaillans  à  prôner  le  produit  alimentaire  et  à  persua- 
der les  acheteurs,  les  fabricans  offrirent  à  ces  nombreux  intermé- 
diaires des  remises  si  considérables,  qu'elles  s'élevèrent  souvent  au 
quart  et  au  tiers  de  la  valeur  du  produit.  En  tenant  compte  du  bé- 
néfice légitime,  parfois  aussi  un  peu  exagéré,  que  retire  le  fabricant, 
il  était  facile  de  reconnaître  que  le  produit  ne  pouvait  arriver  dans 
les  mains  du  consommateur  qu'à  un  prix  plus  que  double  de  sa  va- 
leur réelle,  et  dès  lors  la  vente  en  était  ralentie.  Depuis  plusieurs 
années,  quelques  fabricans  habiles  et  consciencieux,  éclairés  d'ail- 
leurs sur  leurs  véritables  intérêts,  ont  réduit  à  de  justes  limites 
les  remises  aux  intermédiaires;  afin  de  s'affranchir  des  conséquences 
de  leur  mécontentement,  ils  ont  livré  directement  eux-mêmes  leurs 
produits,  préparés  dans  les  meilleures  conditions  économiques,  aux 
consommateurs,  qui  par  degrés  ont  enfin  pu  reconnaître  une  amé- 
lioration notable  dans  la  qualité  du  produit  coïncidant  avec  l'abais- 
sement du  prix.  Dès  lors  les  débouchés  se  sont  étendus,  de  même 
que  l'on  a  vu  la  consommation  du  sucre  s'accroître  lorsque  plu- 
sieurs des  principaux  raffineurs  de  Paris,  réduisant  les  remises  aux 
marchands  intermédiaires,  ont  fixé  les  cours  en  livrant  eux-mêmes 
directement  aux  consommateurs  des  quantités  peu  considérables. 

Une  des  nécessités  de  cette  industrie,  mais  en  même  temps  une 
des  meilleures  garanties  de  ses  progrès  durables,  c'est  aujourd'hui 
de  réunir  à  la  fabrication  du  chocolat  le  commerce  de  la  vente  au 
détail,  de  s'entourer  ainsi  d'une  clientèle  confiante  à  juste  titre,  et 
enfin  de  réaliser  ces  avantages  importans  sans  anéantir  le  com- 
merce des  intermédiaires.  Les  fabricans  dont  nous  parlons,  en  même 
temps  qu'ils  accordaient  à  ceux-ci  une  remise  convenable,  ont  donné 
une  utile  garantie  aux  acheteurs  en  caractérisant  leurs  produits  par 
une  marque  de  fabrique;  ils  ont  assumé  ainsi  la  responsabilité  de 
leurs  œuvres,  tout  en  profitant  de  la  réputation  graduellement  ac- 
quise à  leurs  établissemens  par  ces  pratiques  loyales.  Grâce  à  cette 
méthode  nouvelle,  ils  ont  commencé  à  s'affranchir  des  frais  énormes 
que  supportent,  en  les   faisant  supporter  aussi  aux  consomma- 


170  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

teurs  (1),  les  industriels  trop  disposés  à  spéculer  sur  les  résultats 
d'une  grande  publicité. 

11  y  a  de  meilleurs  résultats  encore  à  obtenir  en  ne  cherchant  le 
succès  que  dans  un  mode  de  fabrication  plus  économique.  Toutes  les 
opérations  qui  se  faisaient  manuellement  autrefois  s'accomplissent 
beaucoup  ipieux  et  plus  régulièrement  aujourd'hui  à  l'aide  de  ma- 
chines construites  presque  toutes  par  des  ingénieurs  français.  On 
remarque  chez  un  habile  fabricant  de  Paris  (2)  le  système  le  plus 
complet  en  ce  genre,  comprenant  des  torréfacteurs,  des  mélangeurs 
et  broyeurs  mécaniques.  Une  machine  de  son  invention  pèse  spon- 
tanément la  pâte,  élimine  l'air  et  moule  le  chocolat;  une  autre  ma- 
chine, également  destinée  à  éviter  le  contact  de  la  main  des  hommes, 
accomplit  le  dernier  travail  en  l'accélérant  beaucoup  :  elle  enveloppe 
à  la  minute  de  vingt  à  trente  tablettes,  représentant  de  deux  à  trois 
mille  chaque  jour  (3). 

Il  faut  en  convenir  cependant,  le  plus  redoutable  obstacle  à  la  pro- 
pagation rapide  de  la  substance  alimentaire  dans  son  état  normal 
existe  encore  avec  les  inconvéniens  graves,  avec  les  dangers  même, 
qui  l'accompagnent.  Cet  obstacle  réside  dans  la  déplorable  pratique 
de  préparer  des  chocolats  dépom'vus  de  tout  cachet  d'origine,  livrés 
à  si  bas  prix,  qu'il  serait  impossible  de  les  composer  avec  les  ma- 
tières premières  pures  et  de  bonne  qualité  sans  que  le  prix  coûtant 
fût  plus  élevé  que  le  cours  de  la  vente.  Si  d'ailleurs  il  est  reconnu 
que  l'on  retire  de  ces  produits  des  bénéfices  irréguliers  et  considé- 
rables, il  sera  évident  que  toutes  les  falsifications  dont  on  s'est  si 
souvent  ému  à  juste  titre  doivent  se  rencontrer  dans  ces  produits 
d'origine  toujours  incertaine.  On  parviendrait  facilement  à  faire  ces- 


(1)  n  est  triste  d'avoir  à  mentionner  un  tel  fait,  de  voir  des  frais  d'annonces  se  combi- 
ner avec  les  prix  d'une  denrée  éminemment  utile.  Si  par  exemple,  ces  frais  d'annonces 
«'élevant  dans  une  année  à  100,000  fr.,  la  somme  doit  ôtre  répartie  sur  des  produits 
rendus  en  somme  de  500,000  fr.  à  1  million  chaque  année,  on  comprend  que  dans  ces  cir- 
constances le  prix  de  vente  doit  de  toute  nécessité  être  augmenté  de  10  à  20  pour  100 
au-delà  de  la  valeur  réelle. 

(2)  La  plus  haute  récompense  accordée  dans  l'exposition  internationale  à  cette  indus- 
trie en  1855  fut  décernée  à  ce  fabricant,  M.  Devinck. 

(3)  Cette  nouvelle  macliine  a  été  inventée  par  un  ouvrier,  bon  observateur,  M.  Armand 
Daupley,  contre-maître  aujourd'hui  chez  M.  Devinck.  Tout  récemment  cet  intelligent 
contre-maître  cherchait  un  moyen  à  sa  portée  de  prévenir  les  inconvéniens  notables, 
parfois  môme  les  explosions  dangereuses,  que  peuvent  occasionner  les  sédimens  des  eaux 
plus  ou  moins  séléniteuses  et  calcaires  dans  les  chaudières  destinées  à  produire  la 
vapeur;  il  y  parvint  en  mettant  dans  ces  générateurs  une  quantité  minime  des  résidus 
sans  valeur,  désignés  sous  le  nom  de  déchets ,  que  l'on  rejetait  naguère.  Ces  résidus 
broyés  s'interposent  entre  les  particules  de  sulfate  et  de  carbonate  de  chaux  à  mesure 
que  l'évaporation  les  précipite  :  dès  lors,  ne  pouvant  se  réunir  en  dures  incrustations, 
ils  cessent  d'offrir  les  dangers  que  l'on  en  redoutait. 


DE    l'alimentation   PUBLIQUE.  l7l 

ser  ce  fâcheux  état  de  choses,  soit  en  prohibant  la  vente  des  pro- 
duits de  ce  genre  dépourvus  de  la  garantie  que  donnent  les  marques 
de  fabrique,  soit  en  éclairant  l'opinion  publique  et  lui  montrant 
que  l'intérêt  bien  entendu  des  consommateurs  leur  commande  de 
s'abstenir  d'acheter  les  produits  offerts  à  bon  marché  lorsqu'ils  ne 
portent  pas  cette  garantie, 

A  côté  de  ces  tristes  tentatives,  la  fabrication  des  chocolats  peut 
citer  quelques  essais  utiles.  On  trouve  dans  le  commerce  deux  va- 
riétés de  chocolat  destinées  aux  voyageurs ,  et  dont  la  préparation 
était  jusqu'ici  demeurée  un  mystère,  même  pour  les  marchands  qui 
les  débitent.  L'analyse  de  ces  produits  ne  laisse  aucun  doute  sur 
les  moyens  mis  en  usage  pour  les  obtenir.  —  L'une  de  ces  variétés 
se  présente  sous  la  forme  d'une  poudre  fine  inaltérable^  au  dire  de 
l'inventeur,  M.  Aubenas,  car  la  température  parfois  très  élevée  de 
l'atmosphère  en  certaines  contrées  ne  peut  agglomérer  cette  poudre, 
ni  faire  exsuder  la  substance  grasse  qu'elle  contient.  Or  l'analyse 
signale  directement  la  cause  de  ces  propriétés ,  utiles  en  pareil  cas , 
en  prouvant  que  la  proportion  du  beurre  de  cacao  a  été  réduite  d'un 
tiers  environ  (sans  doute  par  une  simple  expression  entre  des  pla- 
ques chaudes).  C'est  donc  à  cette  élimination  facile  que  sont  dues 
les  propriétés  spéciales  maintenant  la  forme  pulvérulente,  et  qui 
permettent  de  préparer  à  la  minute  durant  les  voyages  une  tasse 
de  chocolat  en  délayant  la  poudre  alimentaire  avec  de  l'eau  bouil- 
lante graduellement  ajoutée.  —  La  seconde  variété,  désignée  sous 
le  nom  de  chocolat  malléable,  affecte  une  forme  cylindrique.  Le 
chocolat,  enveloppé  d'une  feuille  d'étain,  conserve  une  ductilité  ou 
consistance  molle  qui  permet  de  l'entamer  sans  difficulté  et  d'en 
consommer  immédiatement  les  quantités  voulues.  Lorsque  l'on  en 
coupe  une  tranche,  on  y  remarque  des  marbrures  brunes,  blanches 
et  verdâtres  dues  à  la  couleur  naturelle  du  chocolat,  des  amandes 
mondées  et  des  pistaches  interposées  dans  la  masse.  Le  chocolat 
doit,  comme  l'indique  l'analyse,  la  prolongation  de  son  état  mal- 
léable à  la  présence  de  l'eau  ajoutée  dans  la  proportion  de  6  cen- 
tièmes, ce  qui  donne  au  total,  et  en  tenant  compte  de  la  dose 
ordinaire  de  sucre  dans  ce  produit,  18  centièmes  environ  d'un  sirop 
hygro^copique  retenant  l'eau  concurremment  avec  l'enveloppe  en 
étain,  qui  de  son  côté  s'oppose  à  l'évaporation.  Ces  deux  modestes 
inventions  ont  leur  utifité,  leur  importance  même,  dans  les  circon- 
stances, devenues  presque  ordinaires  de  nos  jours,  où  des  voyages 
nombreux  sont  entrepris  en  toutes  saisons  et  par  toutes  les  voies 
de  terre  et  de  mer. 

Il  faut  se  demander  encore  jusqu'à  quelle  limite  le  prix  du  cho- 
colat de  bonne  qualité  peut  descendre,  en  supposant  une  fabrication 
loyale  exempte  de  frais  abusifs.  En  nous  fondant  sur  des  données 


172  RETUE   DES   DEUX  MONDES. 

certaines,  il  nous  sera  facile  d'établir  ce  prix  normal  par  un  calcul 
bien  simple,  qui  repose  d'ailleurs  sur  le  cours  actuel  des  matières 
premières,  et  sur  la  dépense  moyenne  dans  une  fabrication  journa- 
lière de  500  à  1,000  ou  1,500  kilos.  Pour  obtenir  dans  ces  condi- 
tions 2  kilos  de  chocolat,  on  emploie  : 

Cacao  de  Para,  Maragnan  ou  Trinité,  1  kilog.  coûtant  2  fr.  20  c.  brut, 

revenant  après  le  mondage,  qui  enlève  25  pour  100,  à 2  fr.  75  c. 

•   Les  frais  de  torréfaction ,  broyage,  moulage,  refroidissement,  repré- 
sentent, avec  les  frais  généraux  de  loyers,  intérêts,  éclairage,  personnel 

à  la  vente,  etc 0        40 

Sucre  raffiné  en  pains,  1  kilog.  coûtant 1        55 

Enveloppes  en  étain  et  papier ....    0       10 

Dépense  totale  pour  2  kilog 4  fr.  80  c. 

Le  prix  coûtant  d'un  kilogramme  est  donc  de 2  fr.  40  c. 

Le  prix  de  vente  aux  marchands  ou  en  gros  étant  fixé  à    2        70 

Le  bénéfice  net  du  fabricant  est  de 0  fr.  30  c. 

Bénéfice  égal  à  celui  du  marchand  qui  vend  en  détail  3  fr.  le  kilo  ou  1  fr.  50  c. 
la  livre  de  500  grammes. 

Il  est  donc  de  toute  évidence  que  sans  en  acheter  plus  d*une  livre 
à  la  fois,  on  peut  se  procurer  du  chocolat  de  très  bonne  qualité, 
très  agréable  et  très  salubre,  au  prix  de  1  franc  50  centimes  les 
500  grammes,  représentant  16  tasses,  ce  qui  fait  revenir  la  tasse 
à  10  cent.,  en  y  comprenant  une  minime  dépense  de  préparation. 
Cet  aliment  de  choix  serait  donc  déjà  à  la  portée  de  tous  les  con- 
sommateurs, et  le  goût  s'en  généraliserait  bientôt,  si  partout  on  le 
livrait  sans  addition  de  faux  frais  et  sans  mélanges  nuisibles.  On 
pourrait  même  le  livrer  à  un  prix  inférieur  en  y  employant  les  cacaos 
sans  triage;  l'arôme,  il  est  vrai,  serait  alors  un  peu  moins  doux.  Il 
serait  possible  même  d'aller  plusloin  dans  cette  voie  du  bon  marché, 
sans  mélanges  illicites,  en  faisant  usage  du  cacao  des  îles;  mais  alors 
l'arôme,  moins  délicat  encore,  ne  serait  plus  du  goût  de  tout  le  monde  : 
les  qualités  nutritives  et  salubres  n'en  seraient  pas  moins  complètes 
cependant.  D'un  autre  côté,  on  peut  désirer  obtenir  des  produits 
doués  d'arômes  variés,  plus  agréables  à  certains  consommateurs;  on 
y  parvient  sans  peine  en  associant  aux  cacaos  du  Brésil  10,  15  ou 
20  pour  100  de  cacao  caraque  soigneusement  trié.  Cette  matière  pre- 
mière coûtant  3  fr.  60  c.  et  revenant  à  h  fr.  20  cent,  après  la  torré- 
faction et  le  mondage,  le  prix  du  chocolat  s'élèverait  à  3  fr.  60  cent., 
3  fr.  80  cent.,  h  fr.  le  kilo,  ou  1  fr.  80  cent.,  1  fr.  90  cent,  et  2  fr. 
la  livre.  Si  enfin  on  tenait  à  y  faire  ajouter  l'arôme  de  la  vanille, 
les  prix  s'élèveraient  encore  de  50  cent,  à  1  fr.  ;  mais  ces  chocolats 
de  fantaisie  comptent  pour  bien  peu  de  chose  dans  la  consommation 
générale. 


DE    l'alimentation    PUBLIQUE.  173 

La  préparation  du  chocolat  est  loin  d'être  uniforme  dans  tous  les 
pays.  En  Espagne,  on  a  conservé  l'habitude  ancienne  d'y  mettre  une 
faible  dose  de  sucre,  de  torréfier  peu,  de  broyer  grossièrement  le 
mélange,  souvent  d'aromatiser  fortement  la  pâte;  dans  quelques 
variétés  de  choix,  où  les  meilleurs  produits  de  la  vallée  de  Caracas 
dominent,  le  chocolat  espagnol  est  vraiment  digne  de  son  antique  re- 
nommée. En  Italie,  la  torréfaction  est  poussée  plus  loin,  parfois  jus- 
qu'à développer  une  saveur  amère.  On  broie  finement  la  pâte  sans  y 
ajouter  beaucoup  de  suicre  ;  on  aromatise  avec  une  telle  dose  de  can- 
nelle réduite  en  poudre,  que  l'odeur  de  cette  écorce  domine  l'arôme 
du  cacao.  En  Allemagne,  la  torréfaction  légère  est  précédée  d'un 
décorticage  à  l'eau  bouillante,  le  cacao  mondé  est  réduit  en  une 
poudre  fine  que  l'on  mél^ge  avec  le  sucre,  de  telle  sorte  qu'il  suf- 
fit de  délayer  ce  mélange  avec  de  l'eau  bouillante  pour  préparer  le 
chocolat.  En  Angleterre,  c'est  aussi  à  l'état  pulvérulent  que  les  fabri- 
cans  et  marchands  livrent  le  cacao,  seul  ou  mélangé  avec  des  doses 
variables  de  sucre;  mais  cette  habitude,  encore  assez  générale,  ces- 
sera sans  doute  lorsque  la  population  aura  pu  comparer  les  choco- 
lats préparés  à  Londres  suivant  les  méthodes  françaises,  garantis 
par  les  noms  imprimés  sur  les  tablettes,  avec  des  produits  irrégu- 
liers, difficiles  à  conserver,  et  sujets  aux  mélanges  en  dépit  des  as- 
surances formelles  des  enseignes  et  prospectus  portant  tous  :  pur 
genuine  cacao. 

Nous  venons  d'indiquer  les  conditions,  assez  difficiles  en  général, 
que  rencontre  sur  les  lieux  de  production  comme  sur  les  marchés 
de  la  métropole  une  des  plus  utiles  substances  alimentaires  que  nous 
devions  à  la  découverte  du  Nouveau-Monde.  Ce  produit,  dont  le 
public  connaît  trop  peu  encore  l'origine  et  la  fabrication,  semble  ap- 
pelé heureusement  à  reprendre  dans  l'alimentation  publique  le  rang 
qui  lui  appartient  par  ses  propriétés  éminemment  nutritives  et  répa- 
ratrices, sa  saveur  et  son  arôme  agréable.  Si  de  nombreux  obstacles 
s'opposent  encore  à  la  propagation  de  ce  précieux  aliment  parmi  les 
classes  les  plus  nombreuses  de  la  population,  on  entrevoit  des 
moyens  efficaces  de  vaincre  ces  derniers  obstacles.  Lorsque  le  cho- 
colat, dégagé  de  toute  altération,  pourra  fournir  un  aliment  écono- 
mique aux  familles  peu  favorisées  de  la  fortune,  il  contribuera,  pour 
une  large  part;  à  servir  les  intérêts  de  la  santé  publique  aussi  bien 
que  ceux  de  l'industrie  coloniale.  La  nature  même  des  procédés  aux- 
quels il  faudra  recourir  pour  arriver  à  un  tel  but  est  très  digne  de 
l'attention  des  savans,  car  ces  procédés  manifesteront  leur  salutaire 
influence  par  deux  résultats  également  désirables  :  la  loyauté  des 
méthodes  industrielles  et  la  sûreté  des  transactions  commerciales. 

PaYEN,    de  l'Institut. 


UN  ROMAN 


D'AMOUR  PURITAIN 


Tfie  Ministères  Wooing,  by  H.  Beecher  Stowe;  1  vol.  in-8o,  London,  Sampson  Low  et  C». 


Un  début  trop  heureux  a  ses  dangers  en  même  temps  que  ses 
douceurs.  La  séduction  du  succès  est  si  forte,  qu'un  auteur  qui 
vient  de  réussir  appréhende  de  tenter  une  voie  nouvelle.  Quand  il 
a  devant  lui  une  route  toute  tracée  où  il  est  certain  de  marcher 
d'un  pas  ferme  et  bien  assuré,  pourquoi  s'aventurerait-il  sur  un 
terrain  inconnu?  Il  croit  avoir  devant  lui  une  mine  inépuisable,  et  il 
ne  s'aperçoit  point  que  son  esprit  est  invinciblement  ramené  dans 
le  cercle  de  ses  conceptions  premières.  Comme  un  peintre  qui  reco- 
pierait sans  cesse  le  même  tableau ,  en  changeant  les  ajustemens  et 
les  accessoires,  il  reprend  un  à  un  les  mêmes  personnages,  il  éta- 
blit laborieusement  des  nuances  dont  il  mesure  l'importance  à  la 
peine  qu'elles  lui  ont  coûtée,  et  il  s'imagine  avoir  tracé  des  carac- 
tères nouveaux,  lorsqu'il  nous  a  donné  le  décalque  à  demi  effacé  de 
figures  déjà  connues.  C'est  ainsi  que  nous  avons  vu  des  romanciers, 
d'ailleurs  hommes  d'esprit  et  d'imagination,  nous  raconter  infati- 
gablement, en  vingt  volumes  différens  et  semblables  tout  à  la  fois, 
les  exploits  du  même  capitaine  Fracasse,  les  ruses  des  mêmes  sau- 
vages, les  fourberies  des  mêmes  courtisanes. 

On  a  pu  craindre  cet  écueil  pour  M""  Beecher  Stowe.  Dred  n'é- 
tait à  beaucoup  d'égards  qu'une  contre-épreuve  de  V Oncle  Tom  (1). 

(1)  Voyez  sur  V Oncle  Tom  et  sur  Dred  la  Revue  du  !«'  octobre  1852  et  du  1"  no- 
vembre 1856. 


UN   ROMAN   d'amour    PURITAIN.  175 

L'auteur  disait  sans  doute  qu'après  avoir  peint  dans  son  premier 
ouvrage  les  souffrances  des  esclaves,  il  avait  voulu,  dans  le  se- 
cond, montrer  les  dangers  que  l'esclavage  crée  aux  maîtres;  mais, 
pour  être  traitée  à  deux  points  de  vue  différens,  la  thèse  n'en  était 
pas  moins  identique  dans  les  deux  romans,  et  les  personnages  s'y 
ressemblaient  aussi  bien  que  les  raisonnemens.  M""^  Stowe  allait-elle 
persévérer  dans  cette  voie  et  condamner  ses  lecteurs  aux  nègres  à 
perpétuité?  Le  public  eût  protesté;  il  a  beau  épouser  chaudement 
une  noble  et  sainte  cause,  il  ne  se  croit  point  tenu  de  s'ennuyer. 

On  pouvait  d'un  autre  côté  se,  demander  si  le  talent  de  M™^  Stowe 
était  susceptible  d'une  transformation.  Fallait-il  considérer  l'auteur 
de  V Oncle  Tom  et  de  Bred  comme  un  écrivain  d'imagination  ou 
comme  un  polémiste  énergique  et  passionné?  A  voir  cette  accumu- 
lation de  personnages  qui  disparaissent  après  avoir  rempli  chacun 
quelques  pages,  cet  entassement  d'épisodes  sans  lien  et  presque 
sans  rapport  entre  eux,  ces  interminables  conversations  où  l'auteur 
se  donne  la  réplique  à  lui-même ,  pouvait-on  appeler  ces  deux  ou- 
vrages des  romans?  N'était-ce  pas  tout  au  plus  des  pamphlets  en 
action?  N'était-ce  pas  une  conviction,  ardente  jusqu'au  fanatisme, 
qui  avait  tracé  les  scènes  navrantes  de  l'Oncle  Tom  et  dicté  les  brû- 
lantes invectives  de  Bred?  Otez  de  ces  deux  livres  la  généreuse  co- 
lère qui  anime  l'auteur  et  qui  se  trahit  à  chaque  pas,  et  l'inspiration 
en  disparaît.  M*"^  Stowe  pouvait-elle  se  passer  d'une  thèse  à  dé- 
fendre, et  lorsqu'elle  aurait  à  esquisser  de  simples  héros  de  roman, 
qui  ne  seraient  plus  pour  elle  des  argumens  personnifiés,  trouve- 
rait-elle encore  ces  touches  vigoureuses  et  ces  couleurs  passionnées 
qui  ont  ému  et  ravi  le  monde  lettré? 

Quelques-unes  des  ligures  tracées  par  M™®  Stowe,  et  à  peu  près 
inutiles  à  son  argumentation,  la  jeune  Evangéline  dans  V Oncle  Tom^ 
le  nègre  ïobie  dans  Bred^  étaient  des  chefs-d'œuvre  de  fine  obser- 
vation. Moins  ces  créations  charmantes  concouraient  à  la  démonstra- 
tion que  poursuivait  l'auteur,  et  mieux  elles  témoignaient  en  faveur 
de  la  fécondité  de  son  imagination,  en  faveur  des  ressources  d'un 
talent  délicat  et  souple,  qui  savait  passer  du  pathétique  le  plus 
émouvant  à  la  plus  spirituelle  et  à  la  plus  franche  gaieté.  Le  doute 
restait  pourtant  légitime,  et  l'on  attendait  avec  curiosité  le  prochain 
ouvrage  de  M"*  Stowe.  Cet  ouvrage  vient  de  paraître;  c'est  encore 
un  roman,  mais  un  roman  d'amour. 

M"'®  Stowe  a  rompu,  sinon  tout  à  fait  avec  les  nègres,  au  moins 
avec  les  thèses  abolitionistes  et  la  polémique  contemporaine.  Elle 
assure  qu'elle  a  voulu  mettre  en  scène  les  mœurs  et  les  croyances 
de  la  Nouvelle- Angleterre  à  la  fm  du  xviii®  siècle.  On  pourra  se 
demander  si  elle  est  bien  réellement  remontée  à  soixante  ans  en  ar- 
rière; mais  le  doute  n'est  pas  permis  sur  le  caractère  de  son  œuvre. 


176  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Elle  prend  soin  de  nous  avertir  elle-même,  car  à  peine  a-t-elle  mis 
en  présence  ses  principaux  personnages  qu'elle  s'écrie  : 

«  Je  vois  d'ici  des  hommes  graves  commencer  à  secouer  la  tête,  et  de  vé- 
nérables et  sages  esprits  se  prendre  à  soupçonner  que  cette  histoire  pourrait 
bien  n'être,  après  tout,  qu'une  histoire  d'amour. 

«  Je  vous  assure,  très  révérend  ministre,  et  vous,  très  discrète  dame, 
qu'en  effet  elle  ne  sera  point  autre  chose.  Si  vous  voulez  bien  me  suivre, 
vous  découvrirez  que  la  flamme  du  roman  brûle  aussi  vive  sous  les  bancs 
de  glace  du  froid  rigorisme  puritain,  que  si  le  docteur  Hopkins  avait  été  un 
habitué  de  l'Opéra  au  lieu  de  se  consacrer  à  la  prédication  métaphysique, 
et  que  si  Mary  s'était  nourrie  de  la  poésie  de  Byron  au  lieu  de  repaître  son 
esprit  du  traité  d'Edwards  sur  les  affections.  » 

C'est  donc  de  propos  délibéré  que  M"*  Stowe  s'est  mise  à  écrire  une 
histoire  d'amour,  malgré  le  dédain  des  gens  graves  pour  ce  genre 
d'ouvrage.  Un  parti-pris  suppose  toujours  une  arrière-pensée.  Aussi 
ne  croyez  pas  qu'après  avoir  exercé  par  ses  deux  premiers  romans 
une  action  politique  incontestable,  M™^  Stowe  ait  obéi  à  un  pur  ca- 
price, au  désir  de  se  distraire  et  de  délasser  son  esprit.  Ce  livre, 
d'apparence  frivole,  est  le  développement  d'une  thèse  de  morale,  et 
malheureusement  d'une  thèse  de  théologie.  Cette  dernière  fera  pro~ 
bablement  le  succès  du  livre  en  Angleterre,  mais  elle  lui  nuira  sin- 
gulièrement près  des  lecteurs  français.  Tenons-nous-en,  pour  le 
moment,  à  la  thèse  de  morale.  Elle  est  assez  explicitement  indiquée 
dans  un  chapitre,  ou  plutôt  dans  une  digression  ingénieuse  intitulée  : 
Quelques  mots  sur  le  roman]  mais  elle  ressort  de  tout  l'ouvrage.  On 
ne  saurait  mieux  le  résumer  qu'en  l'appelant  la  réhabilitation  du  ro- 
manesque dans  la  vie  humaine.  Nous  apportons  tous  en  ce  monde 
un  élément  divin,  presque  impersonnel,  qui  est  le  côté  le  plus  élevé 
et  le  moins  durable  de  notre  nature.  C'est  lui  qui  nous  rend  capa- 
bles d' affection  désintéressée,  de  dévouement,  de  sacrifice,  d'amour; 
c'est  lui  qui  peut  maîtriser  en  nous  les  passions  et  les  appétits  gros- 
siers. La  sagesse  humaine,  uniquement  préoccupée  des  choses  de  la 
terre,  qualifie  de  romanesque  cet  élément  divin  et  s'efforce  de  l'ex- 
tirper de  notre  âme,  sans  se  douter  qu'elle  tarit  du  même  coup  la 
source  des  sentimens  généreux,  des  grandes  inspirations,  des  jouis- 
sances dignes  d'un  noble  cœur,  et  nous  rend  le  vrai  bonheur  impos- 
sible. 11  ne  faut  donc  point  être  trop  sévère  pour  les  entraîneniens 
d'un  jeune  esprit;  il  faut  surtout  craindre  de  ramener  trop  violem- 
ment et  trop  complètement  les  âmes  vers  les  soins  terrestres.  Au 
fond,  cette  thèse  que  la  moindre  exagération  rendrait  singulièrement 
dangereuse,  que  l'auteur  environne  de  mille  précautions  de  langage, 
est  une  critique  réservée,  prudente,  à  mots  couverts,  mais  assez 
vive  pourtant,  du  rigorisme  mêlé  d'hy])ocrisie  de  la  Nouvelle-Angle- 
terre, et  surtout  des  tendances  matérialistes  de  la  société  américaine. 


UN   ROMAN   d'amour   PURITAIN.  177 

L'amour,  tel  que  le  conçoit  M""*  Stowe,  est  le  développement  le 
plus  complet  et  le  plus  pur  que  puisse  prendre  l'élément  romanesque 
de  notre  cœur  :  voilà  pourquoi  elle  a  écrit  une  histoire  d'amour.  Elle 
met  en  présence,  comme  rivaux,  un  ministre  qui  est  un  modèle  de 
foi  et  de  vertu,  et  ce  que  nos  pères  auraient  appelé  un  libertin^  c'est- 
à-dire  un  homme  de  foi  médiocre  et  sans  aucune  dévotion,  et  c'est  à 
celui-ci  qu'elle  donne  l'avantage.  Il  est  vrai  qu'elle  a  soin  de  le  con- 
vertir préalablement;  mais  elle  n'en  laisse  pas  moins  la  vertu  sans 
récompense,  et  c'est  une  grande  audace  en  face  d'un  public  de  pu- 
ritains. Que  nous  sommes  loin  des  romans  d'Elisabeth  Wetherell  et 
de  toute  l'école  méthodiste  ! 

Après  avoir  exposé  la  thèse  de  l'auteur,  il  est  temps  de  faire  con- 
naître ses  personnages,  nous  allions  dire  ses  argumens.  Commen- 
çons par  la  veuve  Scudder,  la  mère  de  l'héroïne,  la  femme  sérieuse 
et  positive,  type  de  la  matrone  américaine. 

«  La  veuve  Scudder  était  une  de  ces  femmes  qui  sont  reines  dans  leur  petit 
cercle.  Personne  n'était  plus  souvent  cité,  personne  n'était  l'objet  de  plus  de 
déférence,  personne  ne  jouissait  d'une  autorité  moins  contestée.  Elle  n'était 
pas  riche,  une  petite  ferme  et  un  modeste  chalet  à  un  étage  composaient 
toute  sa  fortune  ;  mais  elle  était  une  de  ces  femmes  enviées  que  les  gens  de 
la  Nouvelle-Angleterre  appellent  une  femme  de  ressource,  don  précieux  qui, 
aux  yeux  de  cette  race  avisée,  est  bien  au-dessus  de  la  beauté,  de  la  richesse, 
de  l'instruction,  ou  de  toute  autre  qualité  mondaine.  Ressource  est  le  mot 
yankee  pour  savoir-faire,  et  le  défaut  opposé,  c'est  ne  pas  savoir  se  retour- 
ner. Pour  les  Yankees,  avoir  du  savoir-faire  est  la  plus  grande  des  vertus 
chez  un  homme  ou  une  femme,  comme  ne  pas  savoir  se  retourner  est  le 
plus  grand  des  défauts.  Rien  n'est  impossible  à  la  femme  de  ressource.  Elle 
saura  nettoyer  les  planchers,  laver  et  tordre  le  linge,  pétrir  le  pain,  brasser 
la  bière,  et  cependant  ses  mains  demeureront  petites  et  blanches:  elle 
n'aura  point  de  revenu  appréciable,  cependant  elle  sera  toujours  bien  mise; 
elle  n'aura  point  de  servante  avec  une  laiterie  à  conduire,  des  gens  de  jour- 
née à  nourrir,  un  pensionnaire  ou  deux  à  soigner,  des  quantités  inouies  de 
conserves  et  de  confitures  à  faire,  pourtant  vous  la  verrez  régulièrement, 
tous  les  après-midi,  assise  à  la  fenêtre  de  son  salon,  à  demi  cachée  par  les 
lilas,  calme,  paisible,  occupée  à  monter  un  bonnet  de  mousseline  ou  lisant 
le  dernier  livre  paru.  La  femme  de  ressource  n'est  jamais  pressée,  et  elle 
n'est  jamais  en  retard.  Elle  a  toujours  le  temps  d'aller  au  secours  de  la 
pauvre  M"'=  Smith,  dont  les  confitures  ne  veulent  pas  prendre,  ou  d'ensei- 
gner à  M™®  Jones  comment  elle  donne  à  ses  cornichons  une  si  belle  couleur 
verte,  et  il  lui  restera  le  loisir  de  veiller  la  pauvre  vieille  M™^  Simpkins, 
prise  d'une  attaque  de  rhumatisme. 

«  C'est  à  cette  classe  de  femmes  qu'appartenait  la  veuve  Scudder.  Unique 
enfant  d'un  armateur  de  Newport,  elle  avait  été  une  grande  et  belle  jeune 
fille  aux  yeux  noirs,  avec  des  sourcils  en  arc,  un  pied  cambré  comme  celui 
d'une  Espagnole,  une  petite  main  à  qui  rien  ne  fut  jamais  impossible,  une 

TOME  XXIV,  12 


178  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

parole  prompte,  un  esprit  vif  et  en  même  temps  positif.  Elle  pouvait  atteler 
une  voiture  ou  conduire  un  bateau  à  la  rame;  elle  aurait  sellé  et  monté 
tous  les  chevaux  du  voisinage;  elle  taillait  à  merveille  tous  les  ajustemens 
imaginables,  elle  savait  faire  la  pâtisserie,  les  confitures  et  les  liqueurs  dès 
son  plus  jeune  âge,  avec  le  succès  le  plus  précoce,  et  tout  cela  sans  le 
moindre  préjudice  à  un  certain  air  de  qualité  qui  était  inséparable  de  sa  gra- 
cieuse personne. 

«  Elle  avait  été  une  excellente  femme  :  son  industrie  et  son  économie 
avaient  seules  rendu  possible  Tacquisition  de  la  petite  ferme  et  du  cottage. 
Devenue  veuve,  elle  s'absorba  dans  la  religion,  à  la  façon  de  la  Nouvelle- 
Angleterre,  où  la  dévotion  se  nourrit  de  doctrines  et  non  de  cérémonies. 
A  mesure  qu'elle  vieillit,  l'énergie  de  son  caractère,  sa  vigueur  et  son  juge- 
ment sain  la  firent  regarder  comme  une  mère  dans  Israël.  Le  ministre  lo- 
geait chez  elle,  et  elle  était  toujours  la  première  consultée  sur  tout  ce  qui 
était  relatif  à  la  prospérité  de  l'église.  Aucune  femme  n'affrontait  plus  coura- 
geusement un  long  sermon,  et  n'apportait  une  adhésion  plus  résolue  à  une 
doctrine  difficile.  » 

Un  jour  cependant ,  le  cœur  de  cette  femme  si  énergique  et  si 
positive  avait  parlé,  et,  à  la  surprise  générale,  elle  avait  choisi  pour 
époux  le  plus  modeste,  le  plus  timide  et  le  plus  pauvre  de  tous  ses 
soupirans.  Des  fruits  de  cette  union,  il  ne  lui  reste  plus  qu'une  belle 
jeune  fille  de  dix-sept  ans,  au  teint  pâle,  aux  cheveux  châtains,  et, 
dans  le  caractère  comme  dans  les  traits  délicats  de  cette  enfant, 
elle  retrouve  l'image  de  l'homme  dont  la  mémoire  lui  est  chère. 
Sérieuse  et  grave,  attachée  à  tous  ses  devoirs,  fermement  croyante, 
élevée  dans  les  doctrines  les  plus  rigoureuses,  la  jeune  Mary  porte 
en  elle  un  cœur  prêt  à  parler,  et  dont  les  aspirations  aimantes  sont 
en  secrète  révolte  contre  la  rigidité  de  ses  principes. 

«  Notre  pauvre  petite  héroïne  n'était  point  une  de  ces  demoiselles  que 
forment  nos  pensionnats  d'aujourd'hui,  et  que  nous  voj^ons,  en  négligé  de 
soie  chatoyante,  au  milieu  d'une  agréable  profusion  de  bijoux,  de  rubans, 
de  colifichets,  de  dentelles  et  d'adorateurs,  discourir  à  perte  de  vue.  Quoi- 
que sa  mère  valût  un  monde  à  elle  seule  pour  l'énergie  et  la  ressource,  et 
qu'elle  eût  dépensé  sur  cet  unique  objet  de  ses  affections,  en  vigueur,  en 
soins  et  en  bons  enseignemens,  de  quoi  suffire  à  seize  en  fans,  le  résultat  n'é- 
tait pas  de  nature  à  être  fort  apprécié  de  nos  jours.  Mary  n'aurait  su  ni  val- 
ser, ni  polker,  ni  jargonner  en  français,  ni  chanter  des  romances  italiennes. 
En  revanche,  elle  savait  filer  sur  le  grand  et  le  petit  rouet,  et  les  armoires 
étaient  pleines  de  serviettes,  de  nappes,  de  draps  et  de  taies  d'oreiller  qui 
attestaient  l'habileté  de  ses  petits  doigts.  Elle  avait  façonné  plusieurs  cane- 
vas d'une  si  rare  beauté,  qu'on  les  avait  encadrés;  ils  étaient  suspendus  dans 
les  différentes  pièces  de  la  maison,  étalant  aux  yeux  une  infinie  variété  de 
dessins  à  l'aiguille  admirablement  exécutés.  Mary  excellait  à  coudre  et  à 
broder,  à  tailler  et  à  ajuster  les  vêtemens  avec  une  adresse  calme  et  tran- 
quille qui  surprenait  son  énergique  mère  :  celle-ci  ne  pouvait  comprcQ/lrc 
qu'on  pût  faire  tant  de  choses  avec  si  peu  de  bruit.  Bref,  pour  tous  les  soins 


UN  ROMAN   d'amour   PURITAIN.  179 

du  ménage,  c'était  une  vraie  fée,  dont  le  savoir  semblait  infaillible  et  inné  ; 
et  soit  qu'elle  lavât  ou  repassât  le  linge,  qu'elle  fît  un  petit  pain  au  beurre 
ou  préparât  une  compote,  sa  douce  beauté  semblait  revêtir  de  poésie  toute 
la  prose  de  la  vie. 

«  Il  y  avait  cependant  chez  Mary  quelque  chose  qui  la  distinguait  des  au- 
tres jeunes  filles  de  son  âge.  Elle  tenait  de  son  père  un  caractère  méditatif 
et  réfléchi,  prédisposé  à  l'exaltation  morale  et  religieuse.  Née  en  Italie,  sous 
l'influence  dissolvante  d'un  ciel  splendide  et  plein  de  visions,  à  l'ombre  des 
cathédrales,  où  les  saints  et  les  anges  vous  sourient  dans  un  nimbe  de  nuages 
du  haut  de  chaque  arceau,  elle  aurait  pu,  comme  sainte  Catherine  de  Sienne, 
voir  des  apparitions  bienheureuses  peupler  les  nuées  et  une  colombe  aux 
plumes  argentées  descendre  sur  elle  pendant  ses  prières;  mais  elle  s'était 
développée  dans  l'atmosphère  claire,  nette  et  froide  de  la  Nouvelle-Angle- 
terre, elle  avait  été  nourrie  de  sa  théologie  abstraite  et  positive  :  ses  dispo- 
sitions religieuses  prirent  un  autre  tour.  Au  lieu  de  se  prosterner  dans  des 
extases  mystiques  au  pied  des  autels,  elle  avait  lu  et  médité  des  traités  sur 
la  volonté,  elle  avait  écouté  avec  une  ardente  attention  son  guide  spirituel, 
le  vénéré  docteur  Hopkins,  lui  développer  les  théories  du  grand  Edwards  sur 
la  nature  de  la  véritable  vertu  (1).  En  vraie  femme,  elle  avait  saisi  la  subtile 
poésie  de  ces  sublimics  abstractions  qui  traitaient  de  l'inconnu  et  de  l'infini, 
qui  lui  parlaient  de  l'univers,  de  son  grand  architecte,  de  l'humanité  et  des 
anges  comme  d'objets  d'une  contemplation  intime  et  quotidienne.  Son  maî- 
tre, l'esprit  le  plus  grand  et  le  cœur  le  plus  simple  qui  fut  jamais,  s'étonnait 
souvent  de  l'aisance  avec  laquelle  cette  belle  jeune  fille  parcourait  ces  hautes 
régions  de  l'abstraction,  devinant  quelquefois  par  la  netteté  singulière  d'un 
esprit  privilégié  les  conclusions  auxquelles  il  était  arrivé  par  une  longue  et 
laborieuse  suite  de  raisonnemens.  Parfois,  quand  elle  tournait  vers  lui  sa 
figure  enfantine  et  sérieuse  pour  lui  faire  une  réponse  ou  lui  adresser  une 
question,  le  digne  homme  tressaillait,  comme  si  un  ange  venait  de  lui  ap- 
paraître. Sans  s'en  rendre  compte,  il  semblait  souvent  la  suivre,  comme 
Dante  suivait  des  yeux  Béatrice  remontant  les  cercles  des  sphères  célestes. 

«  Il  était  aisé  pour  Mary  de  croire  à  la  nécessité  du  renoncement  à  soi- 
même,  car  elle  était  née  avec  une  vocation  pour  le  martyre.  Aussi,  quand 
on  lui  parlait  de  souffrir  des  peines  éternelles  pour  la  gloire  de  Dieu  et  le 
bien  de  l'humanité  en  général,  elle  embrassait  cette  idée  avec  une  sorte  de 
joie  sublime,  telle  que  certaines  natures  la  ressentent  en  face  d'un  grand 
sacrifice.  Mais  quand  elle  voyait  autour  d'elle  les  bonnes  et  vivantes  figures 
de  ses  parens,  de  ses  amis,  de  ses  voisins,  et  qu'on  lui  montrait  les  gens 
qu'elle  aimait  comme  placés  entre  des  destinées  effroyablement  différentes, 
elle  sentait  les  murs  de  sa  foi  se  resserrer  sur  elle  comme  une  cage  de  fer. 
Elle  s'étonnait  que  le  soleil  pût  briller  d'une  si  vive  clarté,  les  fleurs  se  re- 
vêtir de  si  splendides  couleurs,  tant  de  parfums  embaumer  l'air,  les  petits 
enfans  jouer,  la  jeunesse  aimer  et  espérer,  et  tant  d'influences  séductrices 
se  réunir  pour  dérober  aux  victimes  la  pensée  que  leur  premier  pas  pou- 
vait les  précipiter  dans  les  horreurs  d'un  abîme  sans  fin.  L'élan  de  la  jeunesse 
et  de  l'espérance  était  glacé  en  elle  par  le.grave  chagrin  qui  pesait  continuel- 

(1)  Jonathan  Edwards,  théologien  célèbre  de  la  Nouvelle-Angleterre,  auteur  de  deux 
traités  sur  la  volonté  et  sur  les  affections. 


180  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lement  sur  son  cœur.  C'était  seulement  au  milieu  de  ses  prières  et  dans  Tac- 
complissement  de  quelque  acte  d'amour  ou  de  charité,  ou  dans  la  contem- 
plation de  ce  beau  jour  du  millenium,  dont  son  guide  spirituel  se  plaisait  à 
l'entretenir,  qu'elle  avait  la  force  de  se  réjouir  et  de  se  sentir  heureuse.  » 

Si  Mary  tient  la  première  place  dans  les  affections  de  la  veuve 
Scudder,  la  seconde  appartient  incontestablement  au  ministre  de  la 
paroisse,  au  docteur  Hopkins,  que  la  matrone  a  l'honneur  d'avoir 
pour  pensionnaire.  Le  docteur  est  un  grand  homme  sec  et  maigre, 
qui  déjà  touche  à  la  maturité;  il  n'est  pas  beau,  mais  quand  on  lui 
a  posé  sa  perruque  bien  droite  et  qu'on  a  défait  les  faux  plis  de  sa 
robe  noire,  il  a  l'air  imposant;  par  momens,  le  feu  de  la  foi  ou  de  la 
charité  vient  illuminer  sa  figure  et  transformer  tous  ses  traits.  C'est 
sous  cet  aspect  que  mistress  Scudder  le  voit  toujours.  Disciple  du 
grand  Edwards,  il  est  l'apôtre  du  renoncement  absolu  et  de  la  pré- 
destination, et  avec  une  logique  inexorable  il  pousse  jusqu'à  leurs 
conséquences  les  plus  effrayantes  les  rigoureuses  doctrines  du  cal- 
vinisme sur  la  grâce.  C'est  du  reste  un  véritable  homme  de  bien,  qui 
ne  transige  pas  plus  avec  ses  devoirs  qu'avec  ses  principes,  et  quel- 
que désireux  qu'il  soit  de  publier  son  Système  de  Théologie ^  il  n'hé- 
site point  à  malmener  les  paroissiens  dont  la  souscription  lui  est  le 
plus  nécessaire,  s'ils  viennent  à  broncher  dans  le  chemin  de  la  foi. 
Uniquement  partagé  entre  l'étude  et  ses  fonctions,  il  mène  une  vie 
d'anachorète,  et  il  semble  que  toutes  les  choses  de  la  terre  lui  soient 
étrangères.  Erreur  profonde  :  la  théologie  ne  remplit  pas  seule  son 
âme,  et  ce  n'est  point  en  vain  qu'il  a  une  élève  aussi  attentive,  aussi 
intelligente  et  aussi  jolie  que  Mary  Scudder. 

«  A  l'ombre  du  toit  de  mistress  Scudder,  et  sous  l'aile  prévoyante  de  cette 
infaillible  ménagère,  le  docteur^se  trouvait  dans  la  situation  la  plus  chère  à 
tout  homme  studieux  et  méditatif;  il  n'avait  plus  à  se  préoccuper  en  rien 
de  la  vie  extérieure  :  tout  semblait  venir  se  placer  sous  sa  main,  juste  au 
moment  où  il  en  avait  besoin,  sans  qu'il  sût  ni  pourquoi  ni  comment.  Aussi 
n'était-il  nulle  part  plus  heureux  que  dans  son  cabinet  de  travail.  Là  il 
allait  et  venait,  il  lisait  et  méditait  à  son  gré,  et  menait  la  vie  la  plus  intel- 
lectuelle et  la  plus  idéale  qu'homme  puisse  souhaiter. 

«  Était-il  possible  que  l'amour  entrât  dans  le  cabinet  d'un  révérend  doc- 
teur, et  qu'il  pénétrât  dans  un  cœur  vide  et  dépouillé  de  tous  ces  lambeaux 
de  poésie  et  de  roman  qui  lui  fournissent  d'ordinaire  les  matériaux  de  ses 
sortilèges?  Oui  vraiment;  mais  l'amour  vint  si  discrètement  et  si  pieuse- 
ment, d'un  pas  si  sage  et  si  prudent,  que  le  bon  docteur  ne  leva  jamais  le' 
nez  pour  voir  qui  entrait.  La  seule  chose  qu'il  sût,  le  pauvre  homme,  c'est 
qu'il  respirait  un  air  d'une  étrange  et  subtile  douceur.  De  quel  paradis  cet 
air  émanait-il?  Le  docteur  n'interrompit  jamais  ses  études  pour  se  le  de- 
mander. Il  était  comme  un  grand  orme  noueux,  avec  sa  parure  de  rameaux 
et  de  brindilles,  qui  dresse  sa  tête  nue  et  glacée  jusqu'au  bleu  métallique 
d'un  ciel  d'hiver,  oublieux  de  ses  feuilles,  patient  dans  son  dépouillement. 


UN   ROMAN    d'amour   PURITAIN.  181 

calme  et  satisfait  de  sa  force  toute  nue  et  de  la  précision  rigoureuse  de  ses 
contours.  Mais  avril  vient,  un  mouvement,  une  excitation  se  produisent  à 
l'intérieur  du  géant;  les  bourgeons  commencent  à  murmurer  dans  leur 
prison,  la  sève  s'élance  et  promène  de  branche  en  branche  la  chaleur  et  la 
vie,  et,  sans  que  le  vieil  orme  en  sache  rien,  une  nouvelle  création  se  pré- 
pare. De  même,  depuis  que  l'excellent  homme  vivait  sous  le  toit  de  mistress 
Scudder,  et  avait  la  charmante  Mary  pour  disciple,  une  vie  plus  riche  sem- 
blait avoir  coloré  ses  pensées  ;  son  esprit  semblait  trouver  dans  le  travail 
des  jouissances  qu'il  n'avait  jamais  ressenties  auparavant. 

«  L'amour  chez  un  grand  esprit  a  quelque  chose  d'effrayant  à  son  début, 
parce  qu'il  a  souvent  pour  effet  de  mettre  en  jeu  une  portion  non  encore 
développée  d'un  être  puissant.  Aux  yeux  des  indifférens,  la  femme  peut  ne 
pas  valoir  l'impression  qu'elle  produit;  mais  l'homme  ne  saurait  l'oublier, 
parce  qu'avec  son  apparition  il  s'est  opéré  en  lui  un  changement  qui  Ta 
transformé  pour  toujours.  Ainsi  arrivait-il  à  notre  ami.  C'était  une  femme 
qui  devait  faire  naître  en  lui  cette  conscience  de  lui-même  que  la  musique, 
la  peinture,  la  poésie  éveillent  chez  les  esprits  plus  également  développés  : 
c'était  la  silencieuse  aspiration  de  cette  présence  créatrice  qui  était  en  train 
de  renouveler  tout  son  être,  sans  qu'il  s'en  doutât  seulement. 

«Il  ne  s'était  jamais  demandé,  ce  cœur  d'or,  si  Mary  était  belle  ou  non; 
il  n'avait  pas  conscience  de  l'avoir  jamais  regardée  ;  encore  moins  savait-il 
comment  il  se  faisait  que  les  vérités  de  sa  théologie  prenaient  dans  cette 
petite  bouche  une  merveilleuse  beauté  qu'il  ne  leur  avait  point  connue. 
Quand  elle  était  assise  à  son  côté,  mettant  silencieusement  au  net  pour  l'im- 
pression quelqu'un  de  ses  manuscrits  embrouillés,  il  ne  devinait  pas  pour- 
quoi tout  son  cabinet  de  travail  était  rempli  d'un  parfum  divin,  comme  si, , 
semblable  à  sainte  Dorothée,  Mary  eût  porté  invisibles  dans  son  sein  toutes 
les  roses  du  paradis.  Il  enregistrait  honnêtement  dans  son  journal  quelle 
merveilleuse  netteté  d'esprit  le  Seigneur  lui  avait  donnée  ce  jour-là,  et  com- 
bien il  lui  avait  semblé  s'élever  au-dessus  de  la  terre  dans  ses  entretiens  avec 
le  ciel  :  il  ne  lui  arrivait  pas  une  seule  fois  de  songer  à  l'ange  qui  avait  ap- 
porté cette  bénédiction  à  son  travail. 

«  Le  dimanche,  quand  il  voyait  la  bonne  mistress  Jones  s'endormir  à  son 
sermon,  et  la  tête  du  diacre  Twitchell  osciller  à  gauche  et  à  droite,  et  mis- 
tress Twitchell  distribuer  des  gâteaux  à  ses  enfans  pour  les  tenir  éveillés, 
il  portait  ses  regards  sur  le  premier  banc,  où  un  visage  jeune  et  sérieux, 
animé  par  l'affection  et  brillant  d'intelligence,  suivait  toutes  ses  paroles,  et 
il  se  sentait  transporté  et  encouragé.  Le  dimanche  matin,  quand  Mary  sor- 
tait de  sa  petite  chambre,  en  robe  blanche,  son  psautier  et  son  livre 
d'hymnes  à  la  main,  ses  grands  yeux  encore  émus  de  la  prière  à  peine  ter- 
minée, il  songeait  à  cette  belle  et  mystique  fiancée,  l'épouse  de  l'Agneau, 
dont  l'union  avec  le  divin  Rédempteur  au  jour  du  millenium  était  le  sujet 
fréquent  et  favori  de  ses  méditations  ;  il  ne  s'apercevait  pas  que  cette  fian- 
cée céleste,  dans  ses  beaux  ajustemens  d'une  éblouissante  blancheur,  et  voi- 
lée d'humilité  et  de  douceur,  revêtait  dans  son  esprit  les  traits  terrestres 
qu'il  avait  sous  les  yeux.  Non,  il  n'y  avait  jamais  songé;  seulement,  quand 
Mary  avait  passé  près  de  lui,  cette  mystique  vision  lui  paraissait  plus  ra- 
dieuse et  plus  facile  à  comprendre.  » 


182  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Un  charme  inconnu  et  invincible  s'emparait  donc  peu  à  peu  de 
l'âme  du  bon  docteur,  et  il  devenait,  sans  s'en  douter,  la  victime 
d'un  mystérieux  enchantement. 

«  Tout  en  préparant  le  beurre  et  la  crème,  et  en  pétrissant  une  galette 
pour  le  déjeuner  du  docteur,  Mary  chantait  quelques  fragmens  de  vieux 
psaumes.  Le  bon  docteur,  qui  était  absorbé  par  ses  dévotions  du  matin,  se 
prit  à  écouter  cette  voix  qu'il  entendait  de  temps  en  temps,  et  à  rêver  des 
anges  et  du  millenium.  La  fenêtre  de  son  cabinet  était  ouverte,  et  c'est  avec 
la  senteur  des  lilas,  et  mêlées  au  bêlement  des  moutons  et  à  tous  les  bruits 
du  jour  qui  s'éveille,  que  lui  arrivaient,  douces  et  solennelles,  les  notes  ar- 
gentines de  ce  chant  un  peu  mélancolique,  comme  celui  d'une  âme  qui  as- 
pire au  repos.  Le  docteur  était  intérieurement  charmé  de  l'entendre  chan- 
ter, et  quand  elle  s'arrêtait,  il  levait  brusquement  les  yeux  de  dessus  sa 
Bible,  comme  s'il  lui  manquait  quelque  chose.  Qu'était-ce?  Il  n'en  savait 
rien,  car  il  se  doutait  à  peine  que  cette  petite  voix  fût  agréable  à  entendre  ; 
il  ne  croyait  pas  l'avoir  écoutée.  Cependant  il  était  sous  le  charme,  il  se  sen- 
tait si  plein  d'aise  et  de  gratitude ,  qu'il  s'écriait  avec  ferveur  :  «  Le  livre 
s'est  ouvert  pour  moi  aux  passages  les-plus  agréables,  et  ma  part  d'héritage 
est  bonne.  » 

«  Ainsi  allait  le  monde,  plein  de  joie  et  de  satisfaction  pour  lui,  parce 
que  la  voix  et  la  présence  d'où  dépendait  cette  vie  intime  qu'il  ne  se  soup- 
çonnait pas  étaient  invariablement  près  de  lui,  et  formaient  une  part  si  ré- 
gulière et  si  certaine  de  son  existence  journalière,  qu'il  n'avait  pas  même  la 
peine  d'exprimer  un  désir.  » 

Les  progrès  de  cette  innocente  et  naïve  affection  ne  pouvaient 
échapper  à  l'œil  pénétrant  de  mistress  Scudder;  mais  la  matrone 
n'y  voyait  aucun  sujet  d'alarme.  Aucun  homme  ne  lui  paraissait 
digne  de  l'ange  qu'elle  avait  dans  sa  maison;  le  docteur  seul  ne 
porterait  point  atteinte  au  nimbe  de  sainteté  qui  entourait  Mary, 
seul  il  l'affermirait  dans  les  sentiers  de  la  vertu  et  la  conduirait  sû- 
rement au  bonheur  éternel.  N'était-il  pas  le  plus  grand  esprit,  le 
plus  noble  cœur  qu'elle  connût?  Gomme  toutes  les  mères  qui  ont 
fait  un  mariage  d'inclination,  elle  était  fermement  résolue  à  dicter 
le  choix  de  sa  fille.  Le  docteur  était  le  gendre  selon  son  cœur,  et 
quand  elle  dérobait  aux  soins  du  ménage  quelques  minutes  de  rê- 
verie, elle  voyait  déjà  en  esprit  la  maison  où  elle  comptait  installer 
le  jeune  couple,  les  rideaux  dont  elle  garnirait  leurs  fenêtres,  et  le 
gigantesque  gâteau  de  Savoie  qu'elle  ferait  pour  le  repas  de  noce 
d'après  une  recette  complètement  inédite.  Malheureusement  pour 
les  projets  de  l'excellente  femme,  elle  avait  compté  sans  cet  être  in- 
supportable et  malfaisant,  la  ressource  des  romanciers  et  le  fléau  de 
toutes  les  sages  résolutions,  un  cousin.  Mary  a  un  cousin,  le  pire  de 
tous  les  cousins.  Quelle  honte  que  ce  James  Marvyn  pour  une  fa- 
mille bien  ordonnée  et  toute  confite  en  dévotion! 


UN   ROMAN   d'amour   PURITAIN.  183 

«  Tous  les  rejetons  de  la  famille  Marvyn  avaient  appartenu  à  cette  'classe 
de  babies  réguliers  et  d'humeur  facile  qui  dorment  jusqu'à  ce  qu'on  juge 
convenable  de  les  lever,  qui,  éveillés,  tètent  placidement  leur  pouce  et  fixent 
leurs  grands  yeux  ronds  sur  le  plafond,  tant  qu'il  ne  convient  pas  aux  parens 
qu'ils  fassent  autre  chose.  Un  peu  plus  grands,  ils  avaient  été  des  enfans 
sages  et  bien  appris,  qu'on  pouvait  habiller  dès  le  matin  du  dimanche  et 
asseoir  comme  autant  de  poupées  sur  des  chaises,  où  ils  attendaient  paisi- 
blement que  la  cloche  annonçât  l'heure  d'aller  à  l'église.  Grâce  à  ces  petits 
modèles  de  tranquillité,  de  régularité  et  de  sagesse,  mistress  Marvyn  avait 
été  proclamée  une  femme  supérieure  dans  l'art  d'élever  les  enfans. 

«  James  était  destiné  à  mettre  en  déroute  l'expérience  et  tous  les  talens 
de  sa  mère.  Il  pleurait  la  nuit,  il  voulait  être  levé  dès  le  matin;  il  ne  vou- 
lait sucer  ni  son  pouce  ni  l'éponge  imbibée  de  lait  sucré  avec  laquelle  les 
commères  essayaient  de  l'apaiser.  Il  livrait  des  combats  vigoureux  avec  ses 
jambes  grassouillettes,  renversait  toutes  les  traditions  en  fait  d'éducation, 
et  régnait  despotiquement  sur  la  domesticité  vaincue.  Dès  qu'il  put  marcher 
seul,  on  était  certain  d'apercevoir  ses  beaux  yeux  noirs  et  les  grosses  bou- 
cles de  sa  chevelure  dans  tous  les  endroits  interdits,  et  de  lui  voir  faire  tout 
ce  qui  était  défendu.  Tantôt  pendu  à  la  robe  de  sa  mère,  il  l'aidait  à  saler 
le  beurre  en  ajoutant  pour  sa  part  un  petit  contingent  de  tabac  ou  de  sucre; 
tantôt,  après  un  de  ces  intervalles  de  silence  si  gros  de  menaces  pour  qui  a 
l'expérience  des  enfans,  il  apparaissait  avec  les  débris  de  la  boîte  à  l'indigo, 
le  visage  sillonné  de  plaques  bleues  et  plus  semblable  à  un  gnome  qu'au 
fils  d'une  respectable  mère  de  famille.  Il  n'y  avait  point  de  cruche  à  la  por- 
tée de  ses  petits  pieds  et  de  ses  mains  infatigables  dont  l'étourdi  ne  se  ren- 
versât tout  le  contenu  sur  la  tête,  sans  en  devenir  plus  raisonnable.  Aussi  sa 
mère  disait-elle  qu'elle  remerciait  le  ciel  tous  les  soirs  quand  elle  le  met- 
tait au  lit  tout  endormi  :  James  avait  encore  passé  une  journée  sans  se  tuer 
et  sans  tuer  personne! 

«  Devenu  grand,  il  n'en  valait  guère  mieux.  Il  n'avait  point  de  goût  pour 
l'étude,  il  bâillait  sur  les  livres  ;  il  sculptait  des  ancres  quand  il  aurait  dû 
apprendre  ses  conjugaisons.  Personne  ne  pouvait  deviner  comment  il  avait 
appris  à  lire,  car  il  semblait  ne  jamais  rester  en  place  assez  longtemps  pour 
apprendre  quoi  que  ce  soit.  Cependant  il  savait  lire,  et  il  en  profita  pour 
dévorer  toute  sorte  de  récits  de  voyages  par  terre  et  par  mer,  et  les  vies 
des  guerriers  et  des  amiraux.  En  dépit  de  son  père,  de  sa  mère,  de  ses 
frères,  il  semblait  avoir  le  talent  le  plus  extraordinaire  pour  faire  de  mau- 
vaises connaissances.  Il  était  toujours  le  bienvenu  près  de  tous  les  Tom,  les 
Jack,  les  Jim,  les  Ben  et  les  Dick,  qui  flânaient  sur  les  quais  de  Newport.  Il 
étonnait  son  père  par  sa  connaissance  minutieuse  de  tous  les  bricks,  schoo- 
ners  et  goélettes  qui  étaient  dans  le  port,  et  ses  notions  biographiques  sur 
les  Tom,  les  Dick  et  les  Harry  qui  en  formaient  l'équipage.  Un  jour  il  ne 
rentra  point,  et  une  lettre  apportée  par  un  mousse  apprit  qu'il  s'était  em- 
barqué à  bord  de  VAriel. 

«Au  bout  d'un  an,  il  revint  à  la  maison,  plus  calme  et  plus  homme,  et 
si  beau  avec  son  teint  brûlé  par  le  soleil ,  avec  ses  yeux  noirs  si  vifs  et  ses 
cheveux  bouclés,  que  la  moitié  des  fillettes  du  pays  en  perdirent  leur  cœur 
le  premier  dimanche  qu'on  le  vit  à  l'église.  Il  était  tendre  comme  une  femme 


184  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avec  sa  mère,  et  il  la  suivait  des  yeux  comme  un  amant  partout  où  elle  allait. 
Il  fit  à  son  père  les  excuses  convenables,  tout  en  annonçant  sa  ferme  réso- 
lution de  s'en  tenir  à  la  profession  qu'il  avait  choisie,  et  il  distribua  à  tous 
les  membres  de  la  famille  les  présens  qu'il  avait  rapportés  pour  eux  des 
pays  lointains.  » 

On  devine  de  quel  œil  une  mère  pieuse,  une  femme  régulière  et 
méthodique  comme  mistress  Scudder,  voit  cet  étourdi,  ce  rebelle  à 
l'autorité  paternelle,  ce  caractère  volontaire  et  indiscipliné.  Aussi 
n'a-t-elle  rien  épargné  pour  prémunir  sa  fille  contre  les  dangers 
d'une  liaison  inévitable,  mais  périlleuse.  Hélas!  le  remède  n'est-il 
pas  pire  que  le  mal?  «  Nous  savons  tous  ce  qui  arrive  quand  on  aver- 
tit constamment  les  jeunes  filles  de  ne  point  penser  à  un  homme. 
Mary,  la  plus  consciencieuse  et  la  plus  obéissante  petite  personne 
qui  fût  au  monde,  résolut  de  bien  veiller  sur  elle-même.  Elle  ne 
penserait  jamais  à  James,  excepté,  bien  entendu,  dans  ses  prières; 
mais  comme  elle  priait  constamment,  il  lui  était  malaisé  de  l'ouMier, 
Tout  ce  qu'on  lui  répétait  de  l'insouciance  de  James,  de  sa  légèreté, 
de  son  dédain  des  opinions  orthodoxes,  de  ses  façons  hardies  et  sin- 
gulières de  s'exprimer,  ne  faisait  que  graver  son  nom  plus  profon- 
dément dans  son  cœur,  car  James  n'était-il  pas  en  danger  de  son 
àme?  Pouvait-elle  voir  cette  loyale  et  joyeuse  figure,  entendre  ce 
rire  si  franc,  et  penser  qu'une  chute  du  haut  d'un  mât  ou  une  tem- 
pête pouvait...  Ah!  de  quelles  images  affreuses  la  foi  remplissait  sa 
pensée!  Pouvait-elle  croire  tout  cela  et  oublier  ce  pauvre  James?  » 
Peu  à  peu  l'amour  grandit  dans  ce  jeune  cœur,  l'amour  tel  que  le 
comprend  et  le  définit  M'"*  Stowe,  l'amour  qui  n'est  que  la  pour- 
suite de  l'idéal  dans  autrui.  «  Ce  que  Mary  aimait  si  passionnément, 
ee  qui  venait  se  placer  entre  elle  et  Dieu  dans  chacune  de  ses  priè- 
res, ce  n'était  pas  le  marin  jeune,  gai,  entreprenant,  prompt  à  la 
colère,  imprudent  en  paroles,  généreux  de  cœur,  mais  mondain 
dans  ses  projets  et  ses  désirs  :  c'était  l'idéal  qu'elle  se  créait  d'un 
homme  noble  et  grand,  tel  qu'il  pouvait  être  un  jour,  à  ce  qu'elle 
pensait.  11  lui  apparaissait  glorifié,  devenu  un  modèle  de  la  force 
qui  dompte  la  matière,  de  l'autorité  qui  commande  aux  hommes  et 
aux  circonstances,  du  courage  qui  dédaigne  la  crainte,  de  l'honneur 
qui  ne  saurait  mentir,  de  la  constance  qui  ne  connaît  aucune  défail- 
lance, de  la  tendresse  qui  protège  le  faible,  de  la  loyauté  religieuse 
qui  dépose  aux  pieds  de  son  souverain  Seigneur  et  Rédempteur  le 
trésor  d'une  virilité  parfaite.  Tel  était  l'homme  qu'elle  aimait;  c'est 
de  ce  royal  manteau  de  toutes  les  perfections  qu'elle  revêtait  l'in- 
dividu nommé  James  Marvyn,  et  tout  ce  qu  elle  voyait,  tout  ce 
qu'elle  savait  lui  manquer,  elle  le  demandait  à  Dieu  pour  lui  avec 
la  ferveur  d'une  femme  croyante.  » 

Mistress  Scudder  n'a  point  encore  lu  dans  le  cœur  de  sa  fille.  Ce- 


UN   ROMAN   d'amour   PURITAIN.  185 

pendant  l'instinct  maternel  l'avertit  du  danger.  Elle  élève  chaque  jour 
une  barrière  nouvelle  entre  Mary  et  le  jeune  étourdi.  Écoutons  James 
s'en  plaindre.  En  vrai  marin,  il  conquiert  l'entrevue  qu'on  a  voulu 
lui  interdire  :  il  pénètre  dans  la  chambre  de  Mary  par  la  fenêtre  du 
jardin,  prend  un  baiser  comme  à-compte,  et  exhale  ensuite  tout  son 
ressentiment.  La  tante  Katy  l'a  tenu  à  distance  depuis  qu'il  est  re- 
venu, et  qu'a-t-il  fait  pour  cela?  Depuis  qu'il  est  entré  au  port,  n'a- 
t-il  pas  été  à  tous  les  offices ,  à  toutes  les  explications ,  à  tous  les 
sermons,  aussi  régulièrement  qu'un  livre  de  psaumes?  Et  pourtant 
jamais  il  n'a  pu  échanger  un  mot  avec  Mary;  il  n'a  pas  même  eu  la 
chance  de  lui  donner  le  bras.  C'en  est  trop  !  Quel  est  le  motif  de 
cette  persécution?  Que  peut-on  dire  contre  lui?  N'est-il  pas  toujours 
venu  voir  sa  cousine  depuis  l'époque  où  elle  était  haute  comme,  la 
main?  N'est-ce  pas  lui  qui  la  conduisait  à  l'école  dans  son  traîneau? 
N'allait-il  pas  la  chercher  à  la  classe  de  chant?  N'avait-il  pas  tou- 
jours été  libre  d'aller  et  de  venir  dans  la  maison,  comme  s'il  eût  été 
le  frère  de  Mary?  Et  maintenant  la  tante  Katy  est  là,  raide  et  guin- 
dée, et  elle  ne  bouge  pas  de  la  chambre  une  minute,  tant  qu'elle  l'y 
voit,  comme  si  elle  redoutait  de  sa  part  un  mauvais  coup.  «  En  vé- 
rité, s'écrie  encore  une  fois  le  pauvre  James,  c'est  par  trop  fort!  » 

Mais  James  a  tort  de  se  plaindre  :  Mary  le  lui  démontre  pertinem- 
ment. Ne  mérite-t-il  pas  toute  la  sévérité  qu'on  déploie  à  son  égard? 
N'est-ce  pas  très  mal  à  lui  d'aller  à  l'office  uniquement  pour  la  voir, 
et  non  pour  entendre  le  docteur  Hopkins,  qui  fait  de  si  excellens 
sermons?  Encore  si  le  méchant  entêté  voulait  se  convertir,  et  se 
convertir  pour -l'amour  de  Dieu,  non  pour  l'amour  d'elle,  ce  qui 
n'est  qu'un  péché  de  plus!  Bref,  Mary  le  gronde,  Mary  le  prêche, 
Mary  le  prie,  Mary  lui  donne  sa  Bible  :  la  pauvre  enfant  lui  donnerait 
son  cœur,  si  la  chose  n'était  déjà  faite.  Mistress  Scudder  apprend 
bientôt  de  la  bouche  même  de  sa  fille  la  visite  de  James;  quelques 
questions  adroitement  faites  lui  révèlent  que  le  mal  qu'elle  a  voulu 
prévenir  est  accompli,  que  cet  amour  qu'elle  voulait  empêcher  de 
naître  consume  à  son  insu  l'enfant  qu'elle  croyait  en  avoir  pré- 
servée. Elle  ouvre  les  yeux  à  Mary,  elle  fait  ressortir  l'indignité  de 
cette  affection  si  mal  placée  ;  elle  recommande  la  prière  et  le  tra- 
vail, et  elle  croit  avoir  écarté  le  danger.  La  visite  de  James  était  une 
visite  d'adieu;  il  part  pour  trois  années,  et  que  de  choses  peuvent 
se  passer  en  trois  ans!  que  de  changemens  s'accomplissent  en  moins 
de  temps  dans  une  tête  déjeune  fille!  Les  absens  ont  tort,  Mary 
oubliera,  et  les  projets  que  James  a  failli  faire  échouer  pourront 
encore  s'accomplir.  Erreur  commune  à  bien  des  gens  sages!  Quand 
un  cœur  bien  épris  a-t-il  oublié,  surtoul  dans  un  roman? 

«  L'excellente  enfant  s'était  souvenue  des  paroles  sur  lesquelles  sa  mère 


186  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'avait  quittée  :  «  Applique  ton  esprit  à  tes  devoirs!  »  Elle  avait  commencé  la 
journée  par  une  fervente  prière  pour  que  cet'te  grâce  lui  fût  accordée;  mais 
tout  en  parlant  à  Dieu,  le  fil  doré  de  sa  prière  se  mêlait  et  s'entrelaçait  avec 
une  autre  suite  d'idées,  et  sa  vie  passait  dans  une  autre  âme  à  mesure  qu'elle 
demandait  que  la  grâce  divine  s'étendît  sur  lui,  le  défendît  de  la  tentation 
et  le  conduisît  au  ciel,  et  cette  seconde  prière  prit  tant  d'avance  sur  l'autre 
qu'avant  que  Mary  s'en  doutât,  la  pauvre  fille  s'était  complètement  oubliée 
elle-même,  et  ne  sentait,  ne  pensait,  ne  vivait  plus  que  dans  autrui. 

«  Quand  elle  jeta  les  yeux  sur  le  verger,  dont  les  suaves  senteurs  mon- 
taient vers  sa  fenêtre,  et  qu'elle  prêta  l'oreille  aux  premiers  gazouillemens 
des  oiseaux,  elle  fit  une  découverte  qui  a  étonné  bien  des  cœurs  avant  elle  : 
c'est  que  tout  ce  qui  faisait  le  charme  de  la  vie  pour  elle  s'était  brusque- 
ment évanoui.  Elle  ne  s'était  pas  aperçue  que  depuis  un  mois,  c'est-à-dire 
depuis  le  retour  de  James,  elle  avait  vécu  dans  un  monde  d'ençhantemens, 
que  Newport,  ses  rochers,  sa  plage,  les  plantes  marines  jetées  par  les  flots 
sur  le  sable,  les  deuf  milles  qui  séparaient  le  chalet  de  la  Maison-Blanche, 
les  mûriers  et  les  jujubiers  de  son  jardin,  —  tout  enfin  avait  eu  un  éclat  et  un 
charme  soudainement  disparus.  Il  n'y  avait  pas  eu  pendant  les  quatre  der- 
nières semaines  une  seule  heure  qui  n'eût  quelque  intérêt  mystérieux  :  il 
était  à  la  Maison-Blanche  ;  peut-être  allait-il  passer,  peut-être  allait-il  entrer. 
Même  à  l'église,  quand  elle  se  levait  pour  chanter  et  qu'elle  croyait  ne  son- 
ger qu'à  Dieu,  n'avait-elle  pas  toujours  eu  conscience  de  cette  voix  de  ténor 
qui  vibrait  derrière  elle,  et,  tout  en  n'osant  pas  tourner  la  tête  de  ce  côté, 
ne  sentait-elle  pas  qu'il  était  là,  qu'il  entendait  chaque  parole  du  sermon  et 
de  la  prière  ?  Le  soin  vigilant  que  sa  mère  avait  pris  d'empêcher  tout  entre- 
tien particulier  n'avait  servi  qu'à  augmenter  sa  préoccupation  en  jetant  sur 
ses  pensées  le  voile  de  la  contrainte  et  du  mystère.  Des  regards  silencieux, 
des  mouvemens  involontaires,  les  choses  qu'on  indique  et  qu'on  n'exprime 
pas,  tel  est  l'aliment  le  plus  séduisant  et  le  plus  dangereux  de  la  pensée 
chez  une  nature  délicate  et  prompte  à  l'émotion.  Si  les  choses  étaient  dites 
tout  haut,  elles  pourraient  l'être  inconsidérément,  elles  pourraient  blesser 
par  leur  liberté  où  troubler  par  leur  imprudence  ;  mais  ce  qui  n'est  dit  que 
par  les  yeux  arrive  à  l'âme  par  le  secours  de  l'imagination ,  qui  revêt  tout 
d'une  idéale  beauté.  » 

James  a  du  reste  des  alliés  bien  résolus  à  ne  pas  le  laisser  ou- 
blier. C'est  d'abord  sa  mère,  Ellen  Marvyn,  qui  ne  tarit  pas  en 
éloges  sur  son  fils,  devenu  si  bon,  si  tendre,  si  attentif,  si  instruit, 
si  laborieux.  C'est  la  couturière  miss  Prissy,  gazette  ambulante  du 
village,  toujours  prête  à  raconter  les  traits!  de  générosité  de  James 
et  la  façon  libérale  dont  il  règle  ses  comptes.  C'est  surtout  la  né- 
gresse qui  l'a  élevé,  la  bonne  Candace,  dont  l'infatigable  indulgence 
couvrait  d'un  voile  protecteur  ses  peccadilles  enfantines,  qui  le 
bourrait  de  confitures  et  de  gâteaux  les  jours  où  il  était  condiynné 
au  pain  sec,  et  qui  maintenant  le  défend  à  outrance  contre  tous. 
Quoique  disciple  du  docteur  llopkins,  Candace  croit  médiocrement 
au  péché  originel,  parce  que,  si  elle  avait  mordu  à  la  pomme,  elle 


UN   ROMAN   d'amour   PURITAIN.  187 

s'en  souviendrait  comme  de  toutes  ses  autres  fautes,  et  qu'elle  n'a 
aucun  souvenir  de  ce  genre;  mais  elle  croit  à  massa  Jimes^  à  sa 
beauté  et  à  sa  bonté,  à  ses  vertus,  à  sa  foi,  à  son  mariage  avec  Mary 
et  à  sa  rédemption,  à  son  bonheur  dans  ce  monde  et  dans  l'autre. 
Pour  lui,  Gandace  sacrifierait  tout,  non-seulement  le  docteur  qu'elle 
révère,  mais  même  son  mari  Gaton,  ce  petit  être  enrhumé  dont  elle 
ne  peut  se  passer. 

«  Gandace  était  une  négresse,  grande,  vigoureuse,  corpulente,  lourde,  qui 
s'avançait  avec  la  majesté  d'un  navire  entrant  à  pleines  voiles  dans  le  port. 
Le  lustre  brillant  de  sa  peau  noire  et  l'éclat  de  ses  dents  blanches  indiquaient 
la  plénitude  d'une  vigueur  physique  qui  n'avait  jamais  connu  un  jour  de 
maladie.  Son  turban  de  soie  rouge  et  jaune  rehaussait  encore  les  nuances 
tropicales  de  son  teint.  Gaton  au  contraire  était  un  nègre  petit  et  maigre,  à 
la  voix  douce,  affligé  d'un  petit  rhume  chronique,  bon  et  fidèle  serviteur, 
mais  qui,  aux  côtés  de  sa  moitié,  ressemblait  à  un  plant  de  pommes  de  terre 
ombragé  par  un  pommier.  Gandace  avait  pour  lui  une  tendresse  véhé- 
mente et  pleine  de  protection.  Elle  considérait  un  mari  comme  une  chose 
dont  il  fallait  prendre  soin,  un  enfant  gâté,  privé  de  raison  et  quelquefois  gê- 
nant, qu'il  fallait  tenir  en  belle  humeur,  soigner,  nourrir,  habiller  et  mettre 
dans  son  chemin;  un  être  qui  était  toujours  en  train  de  perdre  ses  boutons, 
de  gagner  des  rhumes,  de  mettre  tous  les  jours  son  plus  bel  habit  et  d'ar- 
borer subrepticement  dans  la  semaine  son  chapeau  des  dimanches.  Gepen- 
dant  elle  daignait  parfois  exprimer  l'opinion  qu'après  tout  un  mari  était 
une  bénédiction,  et  qu'elle  ne  saurait  que  faire  sans  Gaton.  A  vrai  dire,  il 
satisfaisait  pour  elle  ce  qui  est  le  plus  grand  besoin  de  la  femme,  il  était 
l'occupation  de  sa  vie.  Elle  blâmait  très  énergiquement  la  conduite  d'une 
de  ses  amies,  nommée  Jenny,  qui,  après  avoir  obtenu  sa  liberté,  avait  tra- 
vaillé plusieurs  années  pour  acheter  celle  de  son  mari,  mais  qui  était  deve- 
nue si  dégoûtée  de  son  acquisition,  qu'elle  déclarait  ne  plus  vouloir  acheter 
de  nègre.  —  Jenny  ne  sait  pas  ce  qu'elle  dit.  Supposons  qu'il  tousse  et  la 
réveille  la  nuit,  et  qu'il  en  prenne  quelquefois  un  peu  plus  qu'il  n'en  peut 
porter:  cela  ne  vaut-il  pas  mieux  que  de  n'avoir  pas  de  mari?  On  ne  saurait 
pas  pourquoi  l'on  est  au  monde,  si  l'on  n'avait  pas  un  vieil  homme  à  soi- 
gner. Les  hommes  sont  naturellementjidiots  sur  bien  des  choses,  mais  ils 
valent  encore  mieux  que  rien. 

«  Et  Gandace,  après  cette  remarque  obligeante,  prenait  d'une  main  et  por- 
tait comme  une  plume  un  immense  cuvier  dans  lequel  le  pauvre  Gaton  se 
serait  noyé.  » 

Le  meilleur  avocat  de  James,  c'est  encore  le  cœur  de  Mary  :  ce 
cœur  résiste  à  tout,  aux  belles  et  grandes  qualités  du  docteur,  à 
son  dévouement,  même  aux  persécutions  dont  le  saint  homme  est 
devenu  l'objet. 

«  Ah  !  si  l'on  pouvait  supprimer  cette  influence  mystérieuse  et  infatigable 
qui  fait  de  ce  marin  étourdi,  errant  et  peu  dévot,  une  partie  intime  de  son 
être;  si  le  fil  de  sa  vie  n'était  point  enlacé  à  sa  propre  existence,  et  sans 


188  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

cette  vieille  habitude  de  sentir  pour  lui,  de  penser  pour  lui,  de  prier  pour 
lui,  d'espérer  et  de  craindre  pour  lui,  qui  est,  hélas  !  le  fléau  de  notre  sexe, 
sans  ce  fatal  quelque  chose  que  ni  le  jugement,  ni  la  volonté,  ni  la  raison, 
ni  le  sens  commun  ne  réussissent  à  étouffer,  peut-être  Mary  aurait-elle  fini 
par  aimer  le  docteur.  » 

Le  docteur  ne  gagne  point  de  terrain,  et  mistress  Scudder,  cette 
mère  clairvoyante,  se  fait  à  ce  sujet  d'étranges  illusions. 

«  Quelquefois  mistress  Scudder  songeait  avec  un  serrement  de  cœur  aux 
regards  et  à  l'accent  de|Mary  le  soir  où  elles  avaient  parlé  de  James;  elle 
avait  un  sinistre  pressentiment  qu'il  y  avait  au  fond  de  ce  jeune  cœur  un 
sentiment  que  rien  ne  pourrait  en  arracher,  et  pourtant  Mary  paraissait 
d'une  humeur  si  égale  et  si  calme,  son  corps  délicat  se  développait  et  s'ar- 
rondissait avec  tant  de  charme,  elle  chantait  si  gaiement  en  travaillant,  et 
par-dessus  tout  elle  était  si  complètement  muette  sur  le  compte  de  James, 
que  sa  mère  espérait. 

«  Ah!  ce  silence!  N'écoutez  pas  les  (^loges  que  distribue  une  femme  pour 
savoir  où  est  son  cœur,  ne  demandez  pas  de  qui  elle  parle  avec  enthou- 
siasme ;  mais  s'il  est  un  homme  qu'elle  ait  bien  connu  et  dont  le  nom  ne 
sorte  jamais  de  ses  lèvres,  si  elle  semble  éviter  instinctivement  toute  oc- 
casion de  le  prononcer,  si,  quand  on  en  parle,  elle  arrête  tout  à  coup  et 
change  la  conversation,  prenez  garde,  il  y  a  quelque  chose  dans  son  cœur. 
De  même,  quand  vous  traversez  un  épais  gazon,  si  un  oiseau  fuit  avec  osten- 
tation devant  vous,  soyez  sûr  que  son  nid  n'est  pas  là,  qu'il  Ta  laissé  bien 
loin,  sous  quelque  touffe  de  fougère,  et  qu'il  s'est  glissé  silencieusement  à 
travers  l'herbe  pour  jouer  devant  vous  sa  naïve  comédie. 

«  Le  petit  nid  de  la  pauvre  Mary  était  le  long  de  la  plage,  où  la  mer  jetait 
ses  plantes  aux  mille  couleurs  comme  des  lambeaux  de  la  parure  des  né- 
réides. L'Océan  était  devenu  pour  elle  comme  un  ami  avec  son  invariable 
monotonie.  Elle  allait  souvent  s'asseoir  sur  quelque  roche  contre  laquelle  se 
brisaient  les  flots;  elle  écoutait  leurs  mugissemens,  elle  suivait  de  l'œil  les 
colonnes  d'écume  que  rougissaient  les  derniers  rayons  du  jour,  et  par-des- 
sus la  plaine  azurée  elle  découvrait  une  voile  à  peine  grande  comme  les 
ailes  d'une  mouette.  Il  lui  semblait  parfois  qu'une  porte,  s'ouvrait  devant 
elle,  par  laquelle  elle  pénétrait  dans  l'éternité,  dans  quelque  abîme  si  large 
et  si  profond  que  la  pensée  ne  pouvait  le  sonder.  Elle  cessait  alors  d'être 
une  jeune  fille  dans  un  corps  mortel  :  c'était  un  esprit  infini  prosterné 
aux  pieds  de  la  beauté  et  de  l'amour  infinis.  » 

Tout  concourt  donc  à  alimenter  cet  amour  qui  tient  trop  de  place 
dans  le  cœur  de  Mary  pour  pouvoir  en  être  banni.  Les  moindres  dé- 
tails de  la  vie  domestique  viennent  à  chaique  instant  raviver  ce  sou- 
venir que  mistress  Scudder  voudrait  écarter.  Cette  passion  est  si 
pure  et  si  désintéressée,  qu'elle  se  confond  aisément  avec  les  aspi- 
rations mystiques  qui  remplissent  l'àme  de  la  jeune  fille,  et  quand 
Mary  croit  s'occuper  de  Dieu  seul,  elle  est  tout  entière  à  son  amour. 
.Cependant  les  événemens  se  déclarent  en  faveur  du  docteur.  Un 


UN    ROMAN   d'amour    PURITAIN.  189 

jour,  miss  Prissy  vient  chercher  mistress  Scudder  et  l'emmène  en 
toute  hâte  à  la  Maison-Blanche,  où  Ellen  Marvyn  est  en  proie  au 
désespoir.  Mary  devine  la  triste  vérité  :  James  est  mort.  En  effet, 
un  matelot  vient  d'arriver  à  Newport;  il  faisait  partie  de  l'équipage 
de  la  Mousson;  le  navire  a  été  brisé  parla  tempête,  lui  seul  a  été 
sauvé  par  un  miracle  qu'il  ne  s'explique  pas.  Cette  nouvelle  est  un 
coup  de  foudre  pour  toute  la  famille;  Ellen  Marvyn  en  fait  une 
longue  maladie;  Mary  en  est  anéantie.  La  pauvre  enfant  cherche  un 
refuge  dans  la  prière,  puis  peu  à  peu  un  calme  apparent  se  rétablit 
dans  son  cœur.  Elle  redouble  d'attentions  et  de  petits  soins  pour  sa 
mère,  pour  le  docteur,  pour  tous  ceux  qui  l'entourent;  elle  multi- 
plie les  actes  de  charité  ;  elle  devient  de  plus  en  plus  une  sainte  sur 
la  terre.  Pourtant  cette  égalité  d'âme  est  quelquefois  troublée.  Tan- 
tôt, en  ouvrant  un  livre,  elle  y  trouve  une  marque  mise  par  James 
ou  quelques  lignes  de  lui;  tantôt  un  des  petits  présens  qu'il  lui  a 
faits  s'olfre  inopinément  à  sa  vue  au  fond  d'un  tiroir.  La  blessure 
saigne  immédiatement,  et  pour  retrouver  le  repos  il  faut  à  la  pauvre 
fdle  un  acte  de  dévouement  ou  un  sacrifice  à  accomplir.  Ceux  qui 
reçoivent  ses  bienfaits  et  qui  la  voient  calme  et  souriante,  avec  une 
larme  pourtant  dans  les  yeux,  ne  se  doutent  guère  des  sanglots 
qu'elle  vient  d'étouffer. 

Une  année  et  demie  s'écoule  :  une  pâleur  persistante  et  un  lent 
amaigrissement  sont  les  seules  traces  que  la  douleur  ait  laissées 
chez  Mary.  Mistress  Scudder,  qui  a  suivi  attentivement  toutes  les 
luttes  de  ce  cœur  blessé,  s'est  reposée  sur  l'action  du  temps  et  de  la 
foi  chrétienne  pour  fermer  la  plaie.  Quand  elle  croit  sa  fdle  complè- 
tement résignée,  elle  commence  à  lui  parler  de  la  nécessité  de  s'as- 
surer un  appui  dans  ce  monde.  Mary  se  révolte  d'abord  à  l'idée 
d'un  mariage,  mais  mistress  Scudder  insiste  sur  les  avantages  d'une 
union  qui  sera  une  sécurité  pour  sa  vieillesse ,  qui  ajoutera  à  son 
bonheur,  et  qui  récompensera  le  dévouement  du  plus  fidèle  ami, 
du  meilleur  des  hommes.  Mary  n'hésite  plus  :  puisque  ce  mariage 
doit  rendre  heureux  les  deux  êtres  qu'elle  ailèctionne  et  qu'elle 
vénère  le  plus  au  monde,  qu'il  s'accomplisse.  Ce  consentement  ob- 
tenu, mistress  Scudder  presse  les  apprêts  du  mariage.  Les  voisins 
sont  instruits  de  la  grande  nouvelle;  le  docteur  est  si  bon,  il  jouit 
d'une  telle  estime,  que  tout  le  monde  applaudit  à  son  bonheur.  Gan- 
dace  elle-même,  en  essuyant  une  larme,  reconnaît  que  c'est  main- 
tenant le  seul  époux  digne  de  Mary. 

Les  jeunes  filles  du  pays  sont  venues,  suivant  l'usage,  décorer  le 
couvre-pied  de  la  mariée;  miss  Prissy  a  terminé  la  robe  de  noce,  et 
le  mariage  a  lieu  dans  trois  jours.  Mais,  si  de  toute  éternité  les  as- 
tres décrivent  incessamment  le  même  cours,  une  loi  plus  immuable 
encore  que  celle  qui  régit  les  corps  célestes  veut  qu'un  amant  aimé 


190  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

soit  incombustible,  invulnérable  et  insubmersible.  James  reparaît 
donc  tout  à  coup.  Pourquoi  n'a-t-il  point  donné  de  ses  nouvelles? 
Pourquoi  est-il  allé  en  Chine  au  lieu  de  revenir  en  Amérique?  Pour- 
quoi du  moins  n'a-t-il  pas  écrit?  Demandez-le  à  l'auteur.  Enfm  le 
voici  de  retour,  et  il  revendique  hautement  ses  droits.  Une  discus- 
sion en  règle  s'engage  alors  entre  tous  les  personnages,  les  argu- 
mens  pour  et  contre  s'échangent  de  part  et  d'autre  comme  dans  un 
débat  théologique.  Les  argumens  de  pur  sentiment  sont  les  pre- 
miers mis  hors  de  cause;  le  devoir  seul  doit  décider.  —  Si  vous 
épousez  le  docteur,  dit-on  à  Mary,  la  présence  de  James  serait  un 
danger  pour  vous  et  pour  lui.  Il  faut  donc  qu'il  s'expatrie  à  jamais. 
Avez-vous  le  droit  d'imposer  au  pauvre  garçon  et  à  sa  famille  un 
pareil  sacrifice?  —  Mary  est  ébranlée,  mais  elle  a  une  réponse  victo- 
rieuse :  —  Si  James  était  revenu  huit  jours  plus  tard,  il  aurait  trouvé 
le  mariage  accompli.  J'ai  donné  ma  parole,  je  suis  engagée  irrévoca- 
blement, et  je  dois  me  considérer xomme  déjà  mariée.  —  Elle  fait 
donc  le  sacrifice  complet;  elle  décfire  à  sa  mère  ravie  qu'elle  tien- 
dra sa  promesse.  Elle  ne  veut  même  pas  que  la  question  soit  sou- 
mise au  docteur,  de  peur  que  celui-ci,  par  générosité,  ne  renonce  à 
des  droits  dont  elle-même  reconnaît  l'inviolabilité.  Le  pauvre  James 
est-il  irrévocablement  condamné? 

Un  romancier  n'aurait  pas  manqué  de  sceller  son  arrêt.  Si  Mary 
épouse  le  docteur,  le  triomphe  du  devoir  sur  l'amour,  de  l'élément 
religieux  sur  l'élément  romanesque,  est  complet.  Et  quelle  bonne 
fortune  pour  un  écrivain  que  d'avoir  à  montrer  Mary  rassemblant 
ses  forces  pour  aller,  calme  et  tranquille,  à  l'autel,  accomplissant 
jusqu'au  bout  la  tâche  qu'elle  s'est  imposée,  puis,  quand  elle  n'est 
plus  soutenue  par  l'exaltation  du  sacrifice,  s' affaissant  peu  à  peu! 
Elle  aurait  renoncé  à  lutter  contre  une  plaie  inguérissable  ;  le  dépé- 
rissement l'aurait  prise,  et  nous  l'aurions  vue  s'acheminer  lente- 
ment vers  la  tombe,  martyre  du  devoir  et  de  la  piété  filiale.  Que 
de  larmes  un  pareil  dévouement  aurait  arrachées  aux  âmes  sensi- 
bles !  Une  femme  ne  pouvait  avoir  le  courage  de  sacrifier  délibéré- 
ment une  si  charmante  héroïne.  Avez-vous  pu  croire  d'ailleurs  que 
Candace  laisserait  consommer  le  malheur  de  James?  Elle  s'empare 
de  la  couturière,  elle  l'exalte  par  ses  reproches  et  ses  exhortations; 
miss  Prissy  prend  son  courage  à  deux  mains,  entre  dans  la  chambre 
du  docteur,  et,  à  mots  entrecoupés,  le  met  au  courant  de  ce  qui  ar- 
rive. Le  docteur  passe  la  nuit  en  prières,  et  le  lendemain  matin  il 
convoque  mistress  Scudder,  Mary  et  James  dans  son  cabinet. 

a  Le  docteur  était  assis  à  sa  table,  et  sa  grande  Bible  favorite  était  ouverte 
devant  lui.  Il  se  leva,  et  leur  fit  à  tous  un  accueil  à  la  fois  affectueux  et 
grave.  Il  y  eut  une  pause  de  quelques  minutes,  pendant  laquelle  il  tint  sa 
tête  entre  ses  mains.—  Vous  savez  tous,  dit-il  en  se  tournant  vers  Mary,  qui 


UN   ROMAN   d'amour   PURITAIN.  191 

était  assise  tout  à  côté  de  lui,  le  lien  cher  et  étroit  que  j'ai  songé  à  contracter 
avec  cette  amie.  Je  n'aurais  pas  été  digne  de  serrer  ces  nœuds,  si  je  n'avais 
senti  dans  mon  cœur  le  véritable  amour  d'un  époux  tel  que  nous  le  montre 
le  Nouveau-Testament,  d'un  époux  «  qui  aime  sa  femme  comme  le  Christ  a 
aimé  son  église,  lui  qui  a  donné  sa  vie  pour  elle.  »  En  cas  de  danger  pour 
cette  chère  âme,  je  me  savais  prêt  à  me  sacrifier  pour  elle;  autrement  je 
n'aurais  jamais  été  digne  de  l'honneur  qu'elle  m'a  fait.  Je  tiens  que,  quand 
il  y  a  une  croix  ou  un  fardeau  à  porter  par  l'un  des  époux,  l'homme,  qui 
est  fait  à  l'image  de  Dieu  quant  à  la  force  et  au  pouvoir  de  souffrir,  doit  le 
placer  sur  ses  épaules  et  non  sur  les  épaules  de  celle  qui  est  plus  faible  que 
lui,  car  s'il  est  fort,  ce  n'est  pas  pour  tyranniser  celle  qui  est  faible,  mais 
au  contraire  pour  porter  son  fardeau  comme  le  Christ  a  fait  pour  son  église. 
J'ai  découvert,  ajouta-t-il  en  jetant  un  regard  plein  de  bonté  sur  Mary, 
qu'il  y  a  une  croix  et  un  fardeau  pénible  qui  doivent  peser  sur  cette  chère 
enfant  ou  sur  moi,  sans  qu'il  y  ait  eu  faute  de  notre  part,  mais  par  la 
sainte  volonté  de  Dieu  :  que  ce  fardeau  tombe  sur  moi  !  Mary,  ma  chère 
enfant,  reprit-il,  je  serai  pour  toi  comme  un  père  ;  mais  je  ne  contraindrai 
point  ton  cœur. 

«  A  ce  moment,  Mary,  par  un  mouvement  soudain  et  irrésistible,  lui  jeta 
ses  bras  autour  du  cou,  l'embrassa,  et,  s'appuyant  en  sanglotant  sur  son 
épaule  :  —  Non,  non,  dit-elle,  je  vous  épouserai  comme  je  l'ai  promis. 

«  —  Le  pourrez-vous,  si  je  ne  le  veux  pas,  chère  enfant?  répondit-il  avec 
un  bon  sourire.  Approche,  jeune  homme,  dit-il  à  James  d'un  ton  d'autorité. 
Je  te  donne  cette  jeune  fille  pour  femme.  Et  détachant  de  son  épaule  la 
main  de  Mary,  il  poussa  doucement  la  jeune  fille  dans  les  bras  de  James,  qui, 
accablé  d'émotion,  la  serra  silencieusement  contre  son  sein. 

«  —  Allons,  mes  enfans,  reprit  le  docteur,  voilà  qui  est  fait.  Que  Dieu 
vous  bénisse!  Jeune  homme,  emmène-la,  elle  sera  plus  calme  tout  à  l'heure. 

«  Avant  de  sortir,  James  saisit  la  main  du  docteur  en  lui  disant  :  —  Voilà 
qui  parle  plus  haut  à  mon  cœur  que  tous  les  sermons  ;  je  ne  l'oublierai  ja- 
mais. Que  Dieu  vous  bénisse  ! 

«  Le  docteur  les  regarda  quitter  lentement  l'appartement,  et  les  conduisit 
jusqu'à  la  porte  qu'il  referma,  et  ainsi  finirent  les  fiançailles  du  docteur.  » 

Le  docteur  a  le  beau  rôle,  et  cependant  tout  le  monde  est  satis- 
fait. Le  roman  aurait  dû  en  rester  là.  Le  docteur  était  sacrifié,  mais 
il  était  trop  juste  qu'il  eût  sa  part  de  souffrance,  comme  Mary  avait 
eu  la  sienne  :  on  se  serait  représenté  l'homme  de  Dieu  luttant  long- 
temps contre  son  propre  cœur  avant  de  retrouver  le  calme  et  la  sé- 
rénité du  passé;  s'il  disparaissait  de  la  scène,  c'était  avec  la  palme 
du  martyre.  M"**  Stowe,  avec  un  raffinement  de  cruauté  féminine,  a 
voulu  dépouiller  le  bon  docteur  de  son  auréole  :  dans  deux  cha- 
pitres supplémentaires,  qui  sont  un  excès  de  barbarie  et  qui  sont 
une  faute  de  goût,  puisqu'ils  détruisent  l'équilibre  moral  entre  les 
personnages  >  elle  nous  montre  le  docteur  officiant  lui-même  aux 
noces  de  son  rival  avec  la  plus  parfaite  tranquillité,  puis  bientôt 
marié  à  son  tour,  et  enfin  père  d'une  nombreuse  lignée.  Le  moyen 


192  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  le  plaindre  maintenant,  de  s'intéresser  à  lui  et  de  croire  à  la 
réalité  de  son  sacrifice?  Quelle  femme  aura  désormais  un  mot  à  dire 
en  sa  faveur?  Un  homme  qui  perd  ce  qu'il  aime,  et  qui  se  console, 
et  qui  se  marie!  Il  n'y  a  qu'un  théologien  capable  de  cette  incon- 
venance. Haro  sur  le  docteur! 

On  retrouve  à  chaque  page  du  nouveau  livre  de  M"^  Stowe  ce 
talent  d'observation  fine  et  délicate  qui  avait  frappé  dans  V Oncle 
Tomj  il  y  a  des  chapitres  qui  sont  des  chefs-d'œuvre  d'analyse 
psychologique.  Tout  le  roman  découle  du  reste  d'une  théorie 
nouvelle  sur  l'amour.  Suivant  M"'*"  Stowe,  la  source  de  l'amour, 
c'est  le  besoin  d'idéal  qui  est  en  nous.  C'est  cet  idéal  que  nous 
poursuivons  dans  autrui;  il  attire  la  partie  romanesque,  c'est- 
à-dire  élevée,  de  notre  âme,  comme  l'aimant  attire  le  fer  (la  com- 
paraison est  de  fauteur),  et  si  nous  aimons,  c'est  parce  que  nous 
croyons  le  trouver  dans  l'objet  de  notre  amour.  C'est  ainsi  que  mis- 
tress  Scudder  a  aimé  son  mari,  que  sa  fille  aime  James,  que  le  doc- 
teur aime  Mary,  qu'enfin  Virginie  de  Frontignac  aime  Aron  Burr.  Ce 
dernier  personnage,  que  nous  n'avons  point  encore  eu  l'occasion 
de  nommer,  est  purement  épisodique.  Quand  nous  l'avons  vu  appa- 
raître, nous  avons  cru  que  l'auteur  voulait  établir  un  contraste  entre 
l'amour  pur  et  l'amour  profane,  entre  fexaltation  mystique  qui 
élève  si  fort  au-dessus  de  la  terre  ges  principaux  personnages  et  une 
passion  toute  charnelle.  Il  n'en  était  rien.  Virginie,  l'épouse  sur  le 
point  de  manquer  à  ses  devoirs,  aime  exactement  de  la  même  façon 
que  Mary.  Écoutez  plutôt  ses  confidences  : 

«  Je  ne  sais  comment  cela  s'est  fait,  mais  il  avait  pris  toute  ma  vie  avant 
que  je  m'en  doutasse.  Il  se  disait  mon  ami,  mon  frère  ;  il  m'offrit  de  m'ap- 
prendre  l'anglais,  il  lut  avec  moi,  et  peu  à  peu  il  régla  toute  mon  existence. 
Moi  si  hautaine  et  si  fière,  moi  qui  m'enorgueillissais  de  mon  indépendance, 
j'étais  entièrement  sous  sa  loi,  tout  en  essayant  de  le  cacher.  Je  ne  savais 
plus  où  j'étais,  car  il  n'était  jamais  question  que  de  notre  amitié  ;  il  parlait 
des  natures  sympathiques  qui  sont  faites  les  unes  pour  les  autres,  et  je  trou- 
vais cela  très  beau  ;  il  me  semblait  vivre  dans  un  monde  nouveau.  Je  m'i- 
maginais voir  en  lui  un  Byron,  un  Sully,  un  Montmorency,  tout  ce  qui  est 
grand,  et  noble,  et  bon.  Cet  amour  était  une  religion.  Je  serais  morte  pour 
lui;  je  songeais  quelquefois  combien  je  serais  heureuse  de  donner  ma  vie 
pour  la  sienne.  Je  ne  me  reconnaissais  plus;  je  m'étonnais  de  sentir  et  de 
penser  ainsi,  et  je  ne  pouvais  m'imaginer  que  cela  pût  êtr^  mal.  Comment 
l'aurais-je  cru,  puisque  cela  me  rendait  plus  religieuse,  et  que  tout  dans  le 
monde  me  semblait  devenir  sacré? 

«  Tout  cela  s'est  évanoui  comme  un  grand  et  beau  rêve.  Mary,  cet  homme 
ne  m'a  jamais  aimée,  il  ne  peut  aimer,  il  ne  sait  pas  ce  que  c'est  que  l'a- 
mour, il  ne  peut  même  se  l'imaginer,  puisqu'il  n'a  jamais  rien  senti  de  pa- 
reil. Ces  hommes-là  ne  peuvent  nous  comprendre,  nous  autres  femn  es  ;  nous 
sommes  aussi  au-dessus  d'eux  que  le  ciel  est  au-dessus  de  la  terre.  Il  est 


UN   ROMAN   d'amour   PURITAIN.  193 

vrai  que  mon  cœur  était  complètement  en  son  pouvoir;  mais  pourquoi? 
Parce  que  je  l'adorais  comme  un  être  divin,  incapable  d'une  action  désho- 
norante, incapable  d'égoïsme,  incapable  même  d'une  pensée  qui  n'eût  pas 
été"  parfaitement  noble  et  héroïque.  S'il  avait  été  réellement  ce  que  je  le 
croyais,  j'eusse  été  fière  d'être  une  pauvre  petite  fleur  destinée  à  perdre 
tout  son  parfum  pour  lui  donner  une  heure  de  plaisir.  J'aurais  offert  toute 
ma  vie  à  Dieu  pour  cette  âme  glorieuse...  Et  pendant  ce  temps  qu'étais-je 
pour  lui?  Un  jouet,  un  passe-temps,  un  instrument  pour  ses  projets  ambi- 
tieux. Oh!  il  ne  me  connaît  pas;  un  noble  sang  coule  dans  mes  veines,  nous 
sommes  d'une  grande  race,  nous  pouvons  tout  donner,  mais  il  faut  que  ce 
soit  pour  un  Dieu  !» 

Nous  ne  voulons  pas  juger  la  théorie  de  M™*  Stowe  :  pour  notre 
part,  nous  n'inclinons  à  raffiner  sur  rien,  pas  plus  sur  l'amour  que  sur 
la  religion.  M™*  de  Sévigné  demandait  aux  mystiques  de  son  temps 
de  lui  épaissir  un  peu  la  religion,  de  peur  qu'elle  ne  s'envolât  toute  : 
nous  demanderions  volontiers  à  M"*  Stowe  de  nous  matérialiser  un 
peu  l'amour,  au  moins  pour  notre  sexe.  Il  est  sans  doute  très  flat- 
teur d'être  le  représentant  de  l'idéal,  mais  c'est  un  rôle  que  per- 
sonne ne  peut  prétendre  à  jouer  longtemps.  Quelle  torture  pour  un 
pauvre  homme  que  la  continuelle  appréhension  de  voir  son  indi- 
gnité éclater  et  les  yeux  de  sa  belle  s'ouvrir  sur  ses  imperfections! 
Qui  sait  d'ailleurs  quelles  formes  l'idéal  pourrait  revêtir  dans  une 
imagination  moins  bien  réglée  que  celle  de  Mary  Scudder? 

Les  amours  de  Virginie  de  Frontignac  et  d'Aron  Burr  ont  failli 
nous  gâter  le  livre  de  M"*  Stowe.  On  ne  saurait  imaginer  d'épisode 
plus  malencontreux  ni  d'échec  plus  complet.  En  mettant  en  scène 
le  Lovelace  américain.  M™*  Stowe  s'est  crue  dispensée  de  tous  frais 
d'invention.  Il  ne  suffit  pas  de  baptiser  un  personnage  d'un  nom 
historique  pour  le  rendre  séduisant  et  lui  donner  la  vie.  Ici  le  con- 
quérant irrésistible  n'est  qu'un  pédant  et  un  niais,  qui  se  laisse  écon- 
duire  comme  un  sot  par  une  fille  de  dix-huit  ans.  Quant  à  la  mar- 
quise qu'il  veut  perdre,  cet  échantillon  du  faubourg  Saint-Germain 
a  les  grâces,  l'esprit  et  le  langage  d'une  chambrière. 

Nous  donnerions  une  idée  très  incomplète  de  la  Fiancée  du  Mi- 
nistre si  nous  n'ajoutions  quelques  mots  de  la  thèse  de  théologie 
que  l'auteur  a  mêlée  à  toute  la  fable  de  son  livre.  Ceux  qui  ont  lu 
attentivement  les  ouvrages  précédens  de  M"'*  Stowe  ont  pu  voir  que 
les  principes  que  l'écrivain  invoque  en  faveur  des  nègres,  et  d'après 
lesquels  il  fait  agir  ses  personnages  de  prédilection,  peuvent  se 
ramener  à  ceux-ci  :  l'égalité  absolue  de  tous  les  hommes  quant  à 
leurs  droits  et  à  leur  destinée  future,  le  devoir  de  la  bienveillance 
universelle,  enfin  la  réconciliation  future  de  tous  les  êtres  créés.  Ces 
principes  sont  ceux  de  la  secte  des  universalistes,  dont  le  dogme 

lOME  XXJV.  13 


19A  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

fondamental  est  que  Dieu  pourra  bien  infliger  une  expiation  aux  pé- 
cheurs, mais  que  cette  expiation  ne  saurait  être  étemelle  et  infi- 
nie, et  que  tous  les  hommes  finiront  par  être  sauvés.  C'est  cette  doc- 
trine que  M™"  Stowe  a  entrepris  de  développer,  et  qu'elle  oppose  à 
la  croyance  puritaine  sur  la  prédestination  et  le  petit  nombre  des 
élus.  Elle  s'élève  contre  les  rigueurs  de  la  théorie  calviniste  dans 
quelques  pages  d'une  éloquence  émue,  qui  semblent  un  écho  de 
Ghanning,  et  elle  a  formulé  ses  objections  dans  une  scène  d'une  sin- 
gulière hardiesse,  si  l'on  songe  au  public  pour  lequel  l'auteur  écrit. 
La  nouvelle  de  la  mort  de  James  est  arrivée  à  la  Maison-Blanche, 
et  la  conviction  que  James  est  un  réprouvé  ajoute  à  la  douleur  de  la 
famille.  Personne  n'a  de  doute  à  ce  sujet,  ni  le  vieux  Marvyn,  ni 
mistress  Scudder,  ni  Mary,  ni  le  docteur.  Seule,  Ellen  Marvyn  reste 
muette  :  plusieurs  jours  se  sont  passés  depuis  la  fatale  nouveHe,  et 
cette  mère  si  tendre  n'a  pas  prononcé  une  parole,  n'a  pas  versé  une 
larme.  Mary  vient  enfin  voir  sa  tante,  et  le  cœur  d' Ellen  Marvyn  dé- 
borde. 

«  Mistress  Marvyn  entraîna  Mary  dans  sa  chambre.  Elle  semblait  prise  de 
frénésie,  elle  ferma  et  verrouilla  la  porte,  attira  Mary  aux  pieds  de  son  lit, 
et,  lui  jetant  les  bras  autour  du  cou,  elle  appuya  sur  son  épaule  un  front 
brûlant.  Elle  pressa  sa  petite  main  sur  ses  yeux,  puis  tout  à  coup,  écartant 
sa  nièce,  elle  la  regarda  en  face  comme  quelqu'un  résolu  à  dire  un  secret 
longtemps  étouffé.  Ses  yeux  si  doux  lançaient  des  éclairs  de  désespoir  et 
d'égarement  comme  ceux  d'un  cerf  aux  abois  qui,  avant  de  mourir,  se  re- 
tourne contre  la  meute. 

«  —  Mary,  dit-elle,  je  ne  puis  me  retenir;  ne  faites  pas  attention  à  ce  que 
je  dis;  mais  il  faut  que  je  parle  ou  que  je  meure  I  Mary,  je  ne  peux  pas,  je 
ne  veux  pas  me  résigner,  cela  est  trop  dur,  trop  injuste,  trop  cruel,  je  le 
dirai  jusqu'à  mon  dernier  jour.  Pour  moi,  il  n'y  a  ni  bonté,  ni  justice,  ni 
merci  en  quoi  que  ce  soit;  la  vie  me  semble  la  malédiction  la  plus  affreuse 
qu'on  puisse  infliger  à  un  être  sans  défense.  Qu'avons-nous  donc  fait  pour 
qu'on  nous  l'impose?  Pourquoi  nous  a-t-on  appris  à  aimer  et  à  espérer?  pour- 
quoi nos  cœurs  sont-ils  si  pleins  de  tendresse,  si  toutes  les  lois  de  la  nature 
concourent  à  nous  écraser  et  ne  suspendent  jamais  notre  agonie?  pourquoi 
souffrons-nous  tant  dans  cette  vie,  qu'il  vaudrait  mieux  pour  nous  n'être 
point  nés? 

«  Songez  donc,  Mary,  à  la  brièveté  de  la  vie.  Songez  à  l'effrayante  durée 
de  l'éternité;  songez  que  toute  la  puissance  et  toute  la  science  de  Dieu  s'em- 
ploient à  faire  souffrir  ceux  qui  ne  sont  pas  élus,  que  tout  le  genre  humain, 
sauf  une  imperceptible  fraction,  a  été  soumis  à  cette  loi  et  la  subit  encore. 
Le  nombre  des  élus  est  si  faible,  que  nous  pouvons  presque  les  compter  pour 
rien.  Que  de  nobles  esprits,  que  de  cœurs  chauds  et  généreux,  que  de  belles 
natures  font  naufrage  et  sont  rejetées  par  milliers,  par  dizaines  de  milliers! 
Ciomme  nous  nous  aimons  les  uns  les  autres,  comme  nos  cœurs  se  con- 
fondent, comme  nous  serions  plus  qu'heureux  de  mourir  les  uns  pour  les 
autres!  Et  tout  cela  finit...  Oh!  Dieu,  comment  cela  finit-il?  Mary,  ce  n'est 


UN   ROMAN   d'amour   PURITAIN.  195 

pas  ma  douleur  à  moi  seule.  Quel  droit  ai-je  de  me  plaindre?  Mon  fils  vaut-il 
plus  que  celui  d'une  autre  mère?  Des  milliers  de  milliers  que  leurs  mères 
aimaient  comme  j'ai  aimé  le  mien  ont  aussi  été  perdus.  0  funeste  journée 
de  mes  noces,  pourquoi  se  réjouissait-on  autour  de  moi?  Les  fiancées  de- 
vraient prendre  des  habits  de  deuil,  et  les  cloches  ne  devraient  sonner  que 
des  glas.  Toute  famille  nouvelle  repose  sur  cet  abîme  de  douleur,  et  à  peine 
une  âme  échappe-t-elle  sur  mille  ! 

«  Pâle,  éperdue,  glacée  de  terreur,  Mary  demeurait  muette  comme  un 
voyageur  qui  au  milieu  des  ténèbres  et  de  la  tempête  voit  à  la  soudaine  lueur 
d'un  éclair  un  abîme  s'ouvrir  sous  ses  pas.  Elle  était  confondue  d'étonne- 
ment  et  d*'angoisse.  Les  paroles  redoutables  de  sa  tante  glaçaient  son  âme  : 
il  lui  semblait  qu'un  coin  de  fer  s'introduisait  entre  sa  vie  et  la  vie  de  sa 
vie,  entre  elle  et  son  Dieu;  elle  appuyait  instinctivement  les  mains  sur  sa 
poitrine  comme  pour  y  retenir  une  image  chérie,  et  elle  s'écriait  d'une  voix 
suppliante  :  Mon  Dieu!  mon  Dieu!  où  êtes-vous? 

«  Mistress  Marvyn  allait  et  venait  dans  la  chambre  les  joues  empourprées, 
les  yeux  pleins  d'un  feu  étrange  et  se  parlant  à  elle-même  sans  regarder  sa 
nièce,  absorbée  dans  ses  pensées  de  flamme. 

«  Le  docteur  Hopkins  dit  que  tout  est  pour  le  mieux  et  ne  saurait  être 
autrement,  que  Dieu  Ta  voulu  en  vue  du  plus  grand  bien  final,  que  non- 
seulement  il  Fa  voulu,  mais  qu'il  a  pris  toutes  les  mesures  pour  que  cela 
fût  inévitable;  qu'il  crée  les  vases  de  colère  et  les  prépare  pour  la  destruc- 
tion, et  qu'il  a  une  connaissance  infinie  qui  lui  permet  de  le  faire  sans  porter 
atteinte  à  la  liberté  de  ses  créatures.  Tant  pis...  Quel  usage  d'une  science 
infinie!  Que  dirait-on  si  les  hommes  en  agissaient  ainsi,  si  un  père  prenait 
tous  les  moyens  d'assurer  la  perte  de  son  pauvre  petit  enfant  sans  violer  sa 
liberté?  Tant  pis,  je  le  répète.  On  dit  :  Dieu  le  fait  pour  montrer  dans  toute 
l'éternité  par  ces  exemples  terribles  la  nature  mauvaise  du  péché  et  ses 
conséquences!  C'est  à  cela  qu'a  servi  jusqu'ici  la  plus  grande  partie  du 
genre  humain,  et  cela  est  bien,  parce  qu'il  en  peut  sortir  un  surcroît  de 
bonheur  infini.  Non,  cela  n'est  pas  juste.  Il  n'est  pas  de  félicité  pour  la  ma- 
jorité des  hommes  qui  justifie  la  dépravation  calculée  de  quelques-uns.  Le 
bonheur  et  la  misère  ne  sauraient  être  répartis  ainsi.  Je  ne  croirai  jamais 
que  cela  soit  juste,  non,  jamais.  On  dit  que  la  condition  de  notre  salut,  c'est 
d'aimer  Dieu,  de  l'aimer  plus  que  nous-mêmes,  plus  que  nos  plus  chères 
affections.  Gela  est  impossible,  cela  est  contraire  aux  lois  de  mon  être.  Je 
ne  puis  aimer  Dieu,  je  ne  puis  le  louer;  je  suis  perdue,  perdue,  perdue,  et 
le  comble  de  mon  malheur,  c'est  de  ne  pouvoir  racheter  mes  proches.  Je 
souffrirais  volontiers  et  pour  toujours  si  du  moins  je  pouvais  le  sauver,  lui. 
Mais,  ô  éternité,  malédiction  inexorable,  point  de  fin,  point  de  rivage,  point 
d'espérance!  » 

Cette  scène  a  fait  scandale  aux  États-Unis.  Aussi  M™*  Stow^e,  dans 
sa  préface,  met-elle  son  livre  sous  la  protection  du  public  anglais, 
qui  a  été  si  bienveillant  pour  elle.  Nous  avons  laissé  aux  dames  le 
soin  de  juger  la  théorie  de  M"**  Stowe  sur  l'amour;  nous  renverrons 
aux  théologiens  sa  théorie  sur  la  destinée  future.  Nous  nous  en 
tiendrons  à  l'avis  de  Gandace,  quand  elle  a  pris  sa  maîtresse  sur  ses 


496  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

genoux,  et  que,  la  berçant  comme  un  enfant,  elle  lui  dit  qu'il  ne 
faut  pas  se  rompre  la  tête  à  creuser  certaines  questions,  qu'il  est 
des  choses  auxquelles  nous  n'entendons  guère,  et  qu'il  faut  croire 
que  Dieu,  qui  est  bon,  n'a  point  mis  à  notre  existence  des  condi- 
tions qui  en  feraient  un  fléau  au  lieu  d'un  bienfait. 

Ce  personnage  d'Ellen  Marvyn  est  bien  moderne,  si  moderne 
même,  qu'il  a  éveillé  dans  notre  esprit  un  invincible  soupçon.  Cette 
femme,  sortie  d'une  famille  lettrée  et  presque  sacerdotale,  dont  le 
père,  dont  le  mari,  dont  les  enfans  s'occupent  de  science  ou  de  théo- 
logie; qui  elle-même  est  possédée  du  désir  insatiable  de  s'instruire, 
qui,  du  fond  d'un  village,  aspire  à  contempler  tous  les  chefs-d'œu- 
vre de  l'art  européen  qu'elle  ne  connaît  que  par  les  livres,  et  se  de- 
mande sans  cesse  ce  que  peuvent  être  un  miserere  de  Mozart,  un 
tableau  de  Léonard  de  Vinci,  une  œuvre  de  Bramante  ou  de  Mi- 
chel-Ange, cette  femme  n'a-t-elle  pas  quelque  ressemblance  avec 
M™*  Stowe  elle-même,  fdle,  femme  et  sœur  de  professeurs  et  de 
docteurs  en  théologie?  Ce  qui  fait  l'agrément  des  Souvenirs  que 
M°*'  Stowe  a  publiés  à  son  retour  d'Europe,  n'est- ee  pas  précisé- 
ment le  ravissement  naïf,  la  joie  presque  enfantine,  qu'elle  a 
éprouvés  à  la  vue  des  merveilles  de  l'art  du  vieux  monde?  Quoi 
qu'il  en  soit  de  ces  conjectures,  le  voyage  de  l'auteur  de  VOncle 
Tom  a  été  profitable  à  son  talent;  l'influence  de  l'Europe,  qui  appa- 
raît visiblement  à  plus  d'une  page  de  son  livre,  a  détendu  la  rai- 
deur dialectique  de  son  style  et  adouci  l'âpreté  un  peu  tranchante 
de  ses  opinions.  Faut-il  rapporter  à  la  même  cause  la  bienveillance 
dont  l'auteur  fait  preuve  envers  le  catholicisme,  et  qui  se  trahit  par 
quelques  railleries  à  l'adresse  du  fanatisme  et  de  l'intolérance  des 
puritains? 

Publiée  par  chapitres  dans  un  recueil  hebdomadaire  des  États- 
Unis,  la  Fiancée  du  Ministre  a  tous  les  défauts  que  ce  mode  de 
composition  entraîne  d'ordinaire.  En  face  d'un  chapitre  isolé,  un 
auteur  perd  aisément  de  vue  l'ensemble  de  son  œuvre;  il  se  laisse 
entraîner  à  grossir  démesurément  des  détails  secondaires,  à  exagérer 
la  part  des  personnages  accessoires,  et  il  détruit  souvent  lui-même 
les  proportions  de  son  livre.  Si  le  roman  de  M""  Stowe  doit  être 
traduit  en  français,  l'écrivain  qui  entreprendra  cette  tâche  ne  devra 
pas  craindre  d'émonder  bien  des  épisodes  inutiles,  bien  des  dis- 
cussions oiseuses,  dussent  les  thèses  de  l'auteur  en  soufl'rir.  Quel- 
ques vigoureux  coups  de  serpe  dégageraient  de  ces  broussailles 
théologiques  une  des  plus  pures,  une  des  plus  charmantes  histoires 
d'amour  qu'on  puisse  lire. 

CucHEVAL- Clarion  Y. 


LES 


RÉFORMES  SOCIALES 

EN  ANGLETERRE 


II. 

LE  PAUPÉRISME  ET  L'ASSISTANCE.  ^ 


A  ffistory  of  the  English  poor  lavb ,  etc.,  by  sir  George  Nicholls;  2  vol.  London  4854.  — 

II.  The  popular  History  of  England,  etc.,  by  Charles  Knight;  4  toi.  London  1838.  — 

III.  Statistical  Abstract  for  the  united  Kingdom  from  1843  to  1857. 


Le  paupérisme  et  les  crimes  ont  diminué  en  Angleterre  depuis 
un  an.  —  Tel  est  le  fait  considérable  que  la  reine  Victoria  con- 
statait au  mois  de  février  1859  en  ouvrant  la  session  du  parlement. 
Certes  partout  ailleurs,  à  la  veille  d'une  guerre  qui  n'allait  à  rien 
moins  qu'à  modifier  les  conditions  de  l'équilibre  européen,  le  sou- 
verain, s'adressant  aux  représentans  de  la  nation,  eût  commencé 
l'exposé  de  la  situation  par  quelques  détails  sur  le  caractère  des 
relations  étrangères  et  le  rôle  éventuel  du  pays.  En  Angleterre, 
la  diminution  de  la  misère  a  été  regardée  comme  le  fait  essentiel 
de  la  dernière  année,  et  non  sans  raison.  Qu'une  révolution  arme 
le  souverain  contre  les  communes  et  renverse  la  dynastie,  l'ordre 
social  n'en  est  point  ébranlé,  et  tout  au  contraire  cette  terrible 
secousse  profite  aux  institutions  politiques  et  à  tous  les  élémens 

(1)  Voyez  la  première  de  ces  études  dans  la  Revue  du  1"  septembre  1858. 


198  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  richesse  et  de  la  puissance  nationales.  Que  la  Grande-Bretagne 
vienne  à  perdre  ^es  colonies  d'Amérique,  l'épée  d'un  commis  de 
comptoir,  transformé  subitement  en  un  habile  capitaine,  soumet  le 
Bengale  à  la  domination  d'une  compagnie  anglaise,  et  prélude  à 
la  conquête  de  tous  les  empires  de  l'Inde.  Qu'un  nouvel  empire 
d'Occident  ferme  ses  ports  aux  produits  de  la  Grande-Bretagne,  ses 
trésors  stipendient  les  armées  de  tous  les  rois,  et  les  efforts  d'une 
coalition  dont  elle  est  l'âme  finissent  par  renverser  le  géant  qui 
menaçait  son  existence.  L'Angleterre  a  de  merveilleuses  ressources 
pour  réparer  ses  échecs  militaires  et  politiques;  elle  n'en  a  pas 
trouvé  jusqu'à  présent,  je  ne  dirai  pas  pour  guérir  une  plaie  sociale 
qui  sera  toujours  plus  ou  moins  pelle  de  tous  les  peuples,  mais  pour 
sortir  d'une  situation  qui  multiplie  le  nombre  des  indigens  dans 
une  proportion  sans  exemple. 

L'importance  du  résultat  annoncé  par  la  reine  justifie  donc  la 
place  qu'il  tient  dans  son  discours,  et  cette  diminution  du  paupé- 
risme, si  elle  était  réelle  et  progressive,  en  démontrant  l'efficacité 
des  systèmes  économiques  particuliers  à  l'Angleterre,  contribuerait 
puissamment  à  la  solution  d'un  problème  dont  l'étude  incessante 
sera  peut-être  l'honneur  de  notre  siècle.  Malheureusement  une  si 
belle  espérance  ne  soutient  guère  un  examen  sérieux.  On  sait 
qu'en  Angleterre,  indépendamment  des  pauvres  secourus  par  l'as- 
sistance officielle,  il  en  existe  un  très  grand  nombre  à  la  charge 
de  la  charité  privée.  On  sait  aussi  que  tous  les  efforts  des  admi- 
nistrations locales  et  du  conseil  central  tendent  à  faire  passer  dans 
la  seconde  catégorie  les  indigens  de  la  première.  A  peine  la  reine 
a-t-elle  proclamé  la  diminution  du  paupérisme,  que  le  comte  de 
Shaftesbury,  présidant  le  2  mai  1859  la  dix-septième  assemblée 
annuelle  de  l'école  et  du  refuge  de  Field-Lane,  déclare  l'urgente 
nécessité  d'une  nouvelle  ragged-school  pour  deux  cents  enfans  et 
de  nouveaux  asiles  de  nuit.  iS^'est-ce  point  là  un  fâcheux  commen- 
taire du  discours  royal? 

On  est  allé  jusqu'à  voir  dans  la  situation  intérieure  de  l'Angle- 
terre le  germe  d'une  révolution  sociale  plus  radicale  et  plus  sub- 
versive qu  etoutes  les  révolutions  politiques.  L'abîme  de  misère  au- 
dessus  duquel  s'élève  l'échafaudage  de  l'industrie  anglaise  paraît 
effrayant  à  quiconque  visite  les  grandes  villes  du  royaume- uni; 
mais  qu'on  ne  s'exagère  pas  ici  les  périls  :  le  caractère  national  a 
plus  d'une  fois  surmonté  de  pareilles  épreuves,  et  avant  de  nous 
occuper  des  mesures  qui  pourront  apporter  un  nouveau  soulage- 
ment à  tant  de  maux,  il  convient  de  faire  connaître  celles  qui  ont 
sauvé  le  pays  au  moment  où  il  allait  s'engloutir  dans  le  gouffre  du 
paupérisme.  L'histoire  de  cette  réforme  et  de  la  loi  qu'elle  a  mo- 


lES    RÉFORMES    SOCIALES    EN    ANGLETERRE.  199 

difiée  dans  son  application  plutôt  que  dans  son  principe  a  été  éciite 
par  un  des  hommes  qui  ont  le  plus  contribué  à  ce  grand  résultat. 
En  présentant  une  analyse  de  l'ouvrage  de  sir  George  INicholls,  nous 
essaierons  de  compléter  cette  étude  par  des  appréciations  générales 
et  par  des  détails  empruntés  à  Y  Histoire  populaire  de  M.  Charles 
Knight,  qui  obtient  aujourd'hui  en  Angleterre  un  légitime  succès. 
Les  amendemens  successifs  d'une  mauvaise  loi  renferment  tant 
d'enseignemens  que,  si  la  connaissance  en  eût  été  répandue  en 
France  quand  les  questions  économiques  s'y  sont  agitées  en  I8Z18, 
on  eût  immédiatement  reconnu  aux  résultats  d'une  expérience  sé- 
culaire les  vices  radicaux  de  doctrines  prétendues  nouvelles.  Puis- 
que l'égalité  des  salaires,  le  droit  au  travail  et  le  droit  à  l'assistance 
ont  encore  des  partisans  en  France  et  ailleurs,  il  serait  bon  que  les 
esprits  sincères  qui  conserveraient  encore  quelques  illusions  à  l'en- 
droit de  ces  théories  consentissent  à  en  méditer  les  conséquences, 
telles  qu'elles  ressortent  à  chaque  page  de  l'histoire  de  la  loi  des 
pauvres  en  Angleterre. 

I. 

Il  y  avait  sans  doute  des  pauvres  parmi  les  Anglo-Saxons,  mais 
ils  formaient  la  classe  la  moins  nombreuse  de  la  nation.  Les  deux 
tiers  de  la  population  se  composaient  d'esclaves  descendant  en 
partie  des  Kymris  ou  Bretons  dépossédés  paj-  la  conquête  ;  le  reste 
comprenait  les  grands  et  les  petits  propriétaires ,  les  eorls  et  les 
ceorls,  descendans  des  nobles  et  des  roturiers  qui  se  partageaient 
la  possession  des  domaines.  Les  roturiers,  désignés  aussi  sous  le 
nom  de  churls^  avaient  dans  l'assemblée  nationale  un  représentant 
qu'on  appelait  le  roi  des  paysans.  On  conçoit  que,  dans  une  société 
ainsi  organisée,  il  y  eût  peu  de  place  pour  cet  état  de  détresse  qui, 
dans  les  sociétés  modernes,  porte  tant  de  malheureux  au  vol,  au 
vagabondage  et  à  la  mendicité.  La  loi,  dans  son  terrible  laconisme, 
n'épargnait  personne  au-dessus  de  douze  pence  volés  et  de  douze 
ans  d'âge.  La  conquête  normande  dépouilla  une  grande  partie  des 
propriétaires  saxons  et  soumit  l'Angleterre  aux  obligations  les  plus 
rigoureuses  du  système  féodal.  Elle  supprima  la  classe  des  cliens, 
augmenta  dans  une  grande  proportion  celle  des  esclaves,  et  donna 
naissance  à  une  catégorie  d'individus  numériquement  importante, 
bien  qu'elle  ne  figure  pas  sur  le  fameux  Domesday  hook  conservé 
dans  la  salle  du  chapitre  de  Westminster  :  ce  fut  celle  des  outlaivs, 
ou  gens  hors  la  loi,  qui,  réfugiés  dans  les  forêts  et  les  montagnes, 
protestèrent  par  le  brigandage  contre  la  domination  étrangère.  Les 
outlaws  de  l'Angleterre  conquise  furent  pendant  près  de  deux  siècles 


200  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ce  qu'étaient  récemment  encore  les  klephtes  de  la  Grèce  asservie. 

L'histoire  de  l'Angleterre,  à  partir  de  cette  époque,  nous  montre 
le  brigandage  et  la  mendicité  faisant  d'incessans  progrès.  De  1307 
à  1327,  sous  le  règne  d'Edouard  II,  les  guerres  étrangères,  les  luttes 
intestines,  et  surtout  la  famine,  qui  obligea  la  noblesse  à  éman- 
ciper une  grande  partie  des  gens  qu'elle  ne  pouvait  plus  nourrir, 
augmentèrent  encore  le  nombre  des  mendians  et  des  malfaiteurs. 
Aussi  la  législation  du  paupérisme  eut-elle  pendant  longtemps  un 
caractère  exclusivement  répressif.  Le  mal  s'aggrava  encore  vers 
la  fm  du  règne  du  vainqueur  de  Crécy,  dont  les  mains  affaiblies  par 
l'âge  ne  tenaient  plus  avec  la  même  fermeté  les  rênes  du  gouverne- 
ment, et  c'est  au  milieu  des  plus  afïligeans  désordres  que  monta  sur 
le  trône  le  jeune  Richard  II.  Les  révoltes  des  serfs,  ces  terribles 
convulsions  de  la  féodalité  chancelante,  fournirent  de  nouvelles  oc- 
casions aux  crimes  du  brigandage,  malgré  la  rigueur  avec  laquelle 
les  insurgés  eux-mêmes  les  punissaient.  En  1378,  le  roi  nomma 
dans  chaque  comté  des  commissions  pour  arrêter  les  malfaiteurs 
sans  autre  forme  de  procès  et  les  tenir  en  prison  jusqu'à  l'arrivée 
des  juges;  mais  les  Anglais,  mus  par  un  sentiment  qui  a  toujours 
prédominé  chez  eux,  aimèrent  mieux  assurer  l'impunité  des  assas- 
sins et  des  voleurs  que  de  compromettre  la  liberté  des  honnêtes 
gens.  A  la  prière  des  communes,  cette  loi  fut  rapportée,  les  indivi- 
dus arrêtés  par  les  commissaires  furent  élargis,  et  le  crime  marcha 
tête  haute  à  la  faveur  de  Yhabeas  corpus.  Pourtant,  après  l'insur- 
rection dirigée  par  Wat  Tyler,  quand  les  barons  et  les  chevaliers 
eurent  massacré  à  Londres,  sur  la  place  de  Smithfields,  les  cent 
mille  ribauds  sans  chausse  conduits  par  un  couvreur  en  tuiles, 
comme  les  chevaliers  gascons  revenant  de  la  bataille  de  Poitiers 
avaient  taillé  en  pièces  quarante  mille  Jacques  sur  la  place  de  Meaux, 
le  roi  se  sentit  plus  fort  et  les  communes  se  montrèrent  moins  ja- 
louses des  droits  mdividuels  garantis  par  la  grande  charte.  Le  sta- 
tut de  "Winchester  fut  remis  en  vigueur,  et  plein  pouvoir  donné  aux 
juges  et  aux  shérifs  pour  arrêter  les  vagabonds. 

Ces  mesures  se  trouvant  insuffisantes,  en  1388  on  en  adopta  une 
autre  dont  la  disposition  principale  n'est  pas  encore  abolie  de  nos 
jours,  et  qui,  depuis  quatre  cent  soixante-dix  ans,  au  milieu  de  tous 
les  progrès  de  la  liberté,  retient  les  prolétaires  anglais  attachés  à  la 
glèbe,  non  pas  seigneuriale,  mais  paroissiale.  Par  cet  acte,  il  fut 
interdit  à  tout  serviteur  ou  journalier,  homme  ou  femme,  de  quitter 
le  lieu  de  sa  résidence  à  l'expiration  de  son  bail.  Tout  contrevenant 
dut  être  mis  au  stock  (1)  et  retenu  en  prison  jusqu'à  ce  qu'il  eût 

(1)  Espèce  de  pilori  où  le  patient  est  assis  et  pris  par  une  Jambe. 


LES   RÉFORMES    SOCIALES    EN    ANGLETERRE,  201 

trouvé  une  caution  pour  retourner  à  son  service  ou  dans  son  pays. 
Les  mendians  impotens  furent  internés  dans  les  cités  et  villes  où  les 
trouva  la  promulgation  de  l'acte.  Dans  le  cas  où  ces  localités  ne 
pouvaient  les  nourrir,  ils  eurent  à  se  rendre  sur  d'autres  points  de 
la  centurie,  du  canton  ou  du  district,  ou  bien  dans  leur  ville  natale 
pour  y  passer  toute  leur  vie.  Toutefois  aucune  disposition  ne  pour- 
vut à  leur  subsistance  :  l'Angleterre  était  alors  couverte  d'établis- 
semens  créés  pour  venir  en  aide  aux  nécessiteux;  il  existait  par- 
tout des  hôpitaux  fondés  à  l'honneur  de  Dieu  et  de  sa  glorieuse 
mère,  pour  recevoir- les  malades,  les  lépreux,  les  aliénés,  les  femmes 
indigentes  et  leurs  enfans,  et  pour  assister  tous  les  malheureux.  La 
religion  n'exigeait  pas  seulement  du  baron  mourant  l'émancipation 
de  ses  esclaves,  elle  en  obtenait  aussi  le  legs  d'une  partie  de  ses 
biens  aux  pauvres.  Malheureusement  l'esclave  ne  pouvait  être  im- 
médiatement transformé  en  travailleur  libre  sans  devenir  une  cause 
d'embarras  et  un  élément  de  désordre,  parce  que  le  servage  tendait 
à  abaisser  les  salaires  de  l'ouvrier  indépendant  aussi  bien  qu'à 
rendre  la  demande  de  travail  incertaine,  à  quelque  prix  que  ce  fût. 
Dans  cette  période  de  transition,  l'ouvrier  était  nécessairement 
exposé  aux  privations  de  toute  sorte  par  la  maladie,  le  manque 
d'ouvrage  et  les  conséquences  morales  de  l'oisiveté.  Le  pouvoir  civil 
eut  donc  à  prendre  des  mesures  pour  restreindre  l'encouragement 
qu'une  charité  sans  discernement  et  sans  bornés  donnait  à  la  paresse 
et  au  vagabondage  :  ce  fut  l'objet  d'un  nouveau  statut  promulgué 
dans  la  même  année  1388.  Pendant  le  xv*  siècle,  dans  un  temps  où 
la  lutte  des  deux  roses  aurait  dû  multiplier  le  nombre  des  malfai- 
teurs, il  y  eut  plus  de  sécurité  pour  les  biens  et  pour  les  personnes 
qu'aux  deux  époques  qui  précédèrent  et  suivirent  ces  sanglans  dé- 
bats. Cette  guerre  détruisit  la  moitié  de  l'ancienne  noblesse;  elle 
fondit  ce  qu'il  en  restait  avec  la  gentry  et  même  avec  la  bour- 
geoisie d'origine  anglo-saxonne,  et  elle  amena  les  races  diverses 
à  l'état  d'amalgame  complet  que  présente  aujourd'hui  la  société 
anglaise.  En  même  temps  elle  appela  la  masse  du  peuple  à  la  jouis- 
sance des  avantages  résultant  de  l'abolition  de  la  servitude. 

Cependant  les  immenses  privilèges  de  l'église,  joints  à  la  posses- 
sion de  près  d'un  tiers  des  revenus  du  royaume,  avaient  peuplé  les 
divers  ordres  du  clergé  d'une  foule  d'hommes  étrangers  à  la  voca- 
tion religieuse.  Tantôt  les  prélats  s'entendaient  avec  les  lords  pour 
détourner  à  leur  profit  les  fonds  des  hôpitaux,  tantôt  les  monas- 
tères se  recrutaient  de  misérables  qui  dissipaient  dans  la  débauche, 
les  ressources  léguées  à  la  prière,  à  la  bienfaisance  et  au  renonce- 
ment personnel.  Ailleurs  de  prétendus  clercs  commettaient  impu- 
nément des  vols  et  des  meurtres  à  la  faveur  du  bénéfice  qui  exemp- 


202  BEYUE  DES  DEUX  MONDES. 

tait  de  la  juridiction  temporelle  quiconque  pouvait  justifier  de  son 
titre  clérical,  c'est-à-dire  était  en  état  de  lire  un  verset  des  saintes 
Écritures.  On  les  remettait  alors  entre  les  mains  de  l'ordinaire, 
d'où  ils  sortaient  presque  toujours  après  un  châtiment  dérisoire. 
Un  autre  abus  non  moins  énorme  était  celui  du  sanctuaire.  Le  droit 
d'asile,  dont  jouissaient  les  églises  au  moyen  âge,  était  sans  doute 
une  compensation  nécessaire  aux  violences  et  aux  dangers  de  toute 
sorte  qui  menaçaient  le  faible  et  l'innocent,  et  nulle  part  il  ne  se 
trouvait  plus  justifié  que  dans  un  pays  où  toutes  les  calamités  de 
la  conquête  s'ajoutaient  aux  rigueurs  d'une  législation  draconienne; 
mais  cette  protection  avait  dégénéré  en  une  impunité  intolérable. 
Le  malfaiteur  réfugié  dans  un  de  ces  édifices  en  sortait  souvent 
pour  aller  rôder  dans  la  ville,  et  quand  il  rentrait  dans  l'asile,  il 
ne  pouvait  en  être  tiré,  de  quelque  nouveau  crime  qu'il  se  fût  rendu 
coupable.  Toute  église  assurait  à  chacun  ce  refuge  pendant  qua- 
rante jours,  et  si  le  voleur  ou  le  meurtrier  n'en  pouvait  sortir  sans 
danger  pendant  ce  délai,  il  déclarait  vouloir  quitter  l'Angleterre. 
Alors  il  était  conduit  au  port  voisin,  un  crucifix  à  la  main,  et  s'il  y 
trouvait  un  vaisseau,  on  le  laissait  partir  avec  un  «Dieu  vous  as- 
siste! »  S'il  n'y  avait  là  aucun  navire  pour  le  recevoir,  il  entrait 
dans  la  mer  jusqu'au  cou  et  demandait  trois  fois  le  passage.  Cette 
formalité  se  renouvelait  jusqu'à  ce  qu'il  se  présentât  un  bâtiment, 
et  alors  le  coupable  s'y  embarquait  en  sûreté. 

On  voit  combien  les  vices  et  les  crimes  trouvaient  d'encourage- 
ment dans  toutes  ces  sauvegardes.  Henri  YII,  dès  qu'il  eut  étouffé 
les  rébellions  des  premières  années  de  son  règne,  rendit  la  répres- 
sion du  vagabondage  plus  rigoureuse,  tout  en  prenant,  dans  l'inté- 
rêt de  la.  misère  inoffensive,  des  mesures  qui  témoignaient  d'une 
préoccupation  toute  nouvelle  de  la  part  du  pouvoir  civil.  Il  abrogea 
pour  les  vagabonds  la  peine  de  l'emprisonnement,  comme  trop  dis- 
pendieuse, mais  il  maintint,  pendant  trois  jours  et  trois  nuits,  celle 
du  stock  au  pain  et  à  l'eau,  en  interdisant,  sous  peine  d'amende,  de 
donner  aux  patiens  à  boire  ou  à  manger  tant  que  se  prolongeait  ce 
châtiment,  dont  les  malades  et  les  mères  de  famille  pouvaient  seuls 
être  dispensés.  En  même  temps  il  exempta  les  pauvres  de  tous  frais 
de  justice,  et  il  leur  fit  donner  d'office  des  conseils  et  des  avocats 
pour  les  défendre  contre  les  applications  arbitraires  du  septième 
statut  de  Richard  IL  Enfin  il  obtint  du  pape  d'abord  une  bulle  qui 
donnait  à  l'autorité  civile  le  droit  d'éloigner  du  sanctuaire  les  mal- 
faiteurs récidivistes,  et  plus  tard  une  admonition  à  certains  établis- 
semens  monastiques. 

La  lutte  de  la  civilisation  anglaise  contre  le  paupérisme  prit  avec 
Henri  VHI  un  caractère  plus  marqué  d'acharnement.  La  législation 


LES    RÉFORMES    SOCIALES    EN   ANGLETERRE.  203 

du  paupérisme  n'avait  jusqu'alors  châtié  l'indigence  qu'à  l'état  de 
vagabondage,  supposé  toujours  criminel;  Henri  YIII  ne  s'en  tint 
pas  à  cette  rigueur  :  il  punit  comme  un  crime  la  pauvreté,  la  sainte 
pauvreté,  le  lien  qui  unit  les  hommes  par  la  charité  et  la  recon- 
naissance, la  source  des  plus  douces  jouissances  et  de  la  plus  char- 
mante vertu.  Le  statut  prescrivit  la  recherche  et  l'immatriculation 
de  tous  les  pauvres  âgés  ou  infirmes,  à  qui  dut  être  délivrée  une. 
autorisation  de  mendier  dans  une  certaine  circonscription,  d'où  ils 
ne  pouvaient  sortir  sous  peine  de  deux  jours  et  deux  nuits  de  stock 
au  pain  et  à  l'eau;  le  fouet  jusqu'au  sang  fut  réservé  aux  mendians 
valides  et  aux  étudians  des  universités  d'Oxford  et  de  Cambridge 
mendiant  sans  autorisation.  Enfin  un  dernier  article  punissait  d'une 
amende,  avec  emprisonnement  au  bon  plaisir  du  roi,  l'aumône  ou 
l'asile  donné  à  un  mendiant  non  autorisé.  Cet  acte  était  d'une  ini- 
quité d'autant  plus  cruelle,  qu'à  cette  époque  l'homme  le  plus  la- 
borieux se  trouvait  souvent  dans  l'impossibilité  d'obtenir  du  travail. 
Il  parut  pourtant,  cinq  ans  après,  en  1536,  un  statut  plus  atroce 
encore,  et  l'on  sait  positivement  par  une  lettre  de  Thomas  Dorset, 
€uré  de  Sainte-Marguerite,  qu'il  était  l'œuvre  de  Henri  YÏII  lui- 
même,  qui  vint  en  personne  le  présenter  aux  communes.  Ce  bill 
rendit  les  vagabonds  passibles  de  la  peine  du  fouet  et  de  la  section 
du  cartilage  de  l'oreille  droite.  En  cas  de  récidive,  il  les  condam- 
nait à  la  peine  de  mort. 

Cependant  le  roi,  qui  se  disposait  à  supprimer  les  établissemens' 
monastiques,  avait  senti  la  nécessité  de  suppléer  par  des  insti.u- 
tions  civiles  à  la  charité  des  maisons  religieuses.  Ce  même  acte  de 
1536  prescrivit  donc  aux  autorités  urbaines  et  paroissiales  l'assis- 
tance des  pauvres  invalides  au  moyen  d'aumônes  volontaires,  de 
manière  qu'aucun  d'eux  ne  fût  forcé  d'aller  mendier  hors  de  sa  pa- 
roisse. Il  décréta  en  outre  l'emploi  continuel  des  vagabonds  et  men- 
dians valides,  de  manière  à  ce  qu'ils  pussent  toujours  gagner  leur 
vie,  sous  peine  pour  chaque  localité  d'une  amende  de  20  shillings 
par  mois  tant  que  la  loi  n'aurait  pas  été  mise  à  exécution.  Tout  en 
recommandant  aux  maires  et  aux  marguilliers  des  quêtes  hebdoma- 
daires pour  recueillir  les  aumônes,  le  statut  déclarait  expressément 
que  cette  contribution  n'était  pas  obligatoire,  et  que  personne  n*y 
devait  être  contraint  que  par  sa  propre  charité.  Le  roi,  qui  compre- 
nait et  voulait  éviter,  bien  vainement,  comme  on  le  verra,  les  con- 
séquences du  droit  à  l'assistance,  eut  aussi  le  mérite  d'une  mesure 
qui  n'a  cessé,  sous  aucun  de  ses  successeurs,  de  se  pratiquer  en 
faveur  des  enfans  vagabonds.  Ces  jeunes  vagabonds  durent  être  ar- 
rêtés, habillés  et  mis  en  apprentissage  chez  des  fermiers  et  d'au- 
tres chefs  d'industrie  aux  frais  de  la  caisse  de  charité  de  chaque 


204  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ville  ou  paroisse.  Par  un  autre  statut  de  1536,  toutes  les  maisons 
religieuses  d'un  revenu  annuel  de  moins  de  200  livres  furent  sup- 
primées, leurs  biens  donnés  au  roi,  et  leurs  membres  envoyés  dans 
les  divers  grands  monastères  du  royaume,  où  grâce  à  Dieu,  disait  le 
rapport  des  commissaires  chargés  de  la  visite  de  ces  établissemens, 
la  religion  est  bien  et  dûment  observée.  Nonobstant  ce  témoignage, 
en  1539,  un  statut  supprima  tous  les  monastères,  sous  le  prétexte 
mensonger  que  les  supérieurs  avaient  sans  contrainte,  et  de  leur 
propre  volonté,  depuis  le  h  février  1536,  assigné  leurs  possessions 
au  roi,  et  renoncé  à  tous  les  titres  qu'ils  y  pouvaient  avoir.  Par  la 
suppression  des  établissemens  monastiques  et  du  célibat  religieux, 
150,000  existences  furent  rendues  à  la  vie  mondaine.  Ainsi  d'un  seul 
coup  Henri  VIII  multipliait  les  sources  de  la  population  et  tarissait 
celles  de  la  charité.  Ce  statut  ne  put  suppléer  à  la  distribution  quo- 
tidienne de  ces  revenus  des  couvens ,  de-  ces  biens  légués  aux  pau- 
vres et  confisqués  au  profit  de  la  couronne  et  de  ses  favoris.  Les 
indigens  prirent  de  force  ce  que  l'aumône  ne  leur  donnait  plus, 
et  le  fondateur  de  l'église  anglicane  fit  périr  par  la  potence 
70,000  de  ses  sujets,  ce  qui  ferait  2,000  par  an,  sur  une  population 
de  4,500,000  âmes,  si  les  exécutions  s'étaient  également  réparties 
dans  toute  la  durée  du  règne  ;  mais  le  plus  grand  nombre  de  ces 
supplices  eut  lieu  dans  les  quatorze  années  qui  suivirent  la  sup- 
pression des  monastères.  Le  pauvre,  il  ne  faut  pas  s'en  étonner, 
rendit  le  mal  pour  le  mal,  et,  s' attaquant  également  aux  propriétés 
et  aux  personnes,  fit  à  la  civilisation  une  guerre  acharnée.  Les 
mieux  inspirés  allèrent  demander  à  la  France,  à  l'Allemagne,  à 
l'Afrique  et  même  aux  Indes  les  moyens  d'existence  que  leur  pa- 
trie leur  refusait.  Ce  fut  le  commencement  d'un  mouvement  d'é- 
migration toujours  croissant  sous  l'influence  de  la  même  cause, 
l'indigence,  et  parvenu  de  nos  jours  à  des  proportions  extraor- 
dinaires. 

Les  progrès  de  l'agriculture,  de  Tindustrie  et  du  commerce  de- 
vaient offrir  aux  travailleurs  des  ressources  nouvelles  ;  mais  en  même 
temps  les  circonstances  s'opposaient  à  ce  que  les  artisans  nomades 
et  vivant  au  jour  le  jour  d'un  travail  incertain  devinssent  des  ou- 
vriers habiles  et  capables  de  soutenir  la  concurrence.  Le  système  ex- 
clusif suivant  lequel  les  artisans  des  villes  s'étaient  groupés  en  cas- 
tes, les  conditions  rigoureuses  de  l'apprentissage  et  des  guildes 
interdisaient  au  vagabond  tout  emploi  dans  ces  corporations  indus- 
trielles. Les  travaux  de  la  campagne  ne  lui  étaient  pas  plus  acces- 
sibles. Approchait-il  du  seuil  d'une  ferme,  la  porte  était  fermée  à 
double  barre,  et  on  lâchait  le  chien  de  garde.  Le  fermier  avait  ses 
gens  à  lui  de  père  en  fils;  son  étang  nourrissait  des  anguilles  et 


LES    RÉFORMES   SOCIALES    EN   ANGLETERRE.  205 

son  jardin  des  abeilles;  ses  terres  lui  fournissaient  son  houblon,  et 
il  brassait  lui-même  sa  bière.  Alimens,  vêtemens,  constructions, 
éclairage,  cordages,  ferrures,  tout  ce  dont  il  avait  besoin  se  con- 
fectionnait chez  lui,  et  nulle  tâche  n'y  était  réservée  aux  prolétaires 
errans.  Il  fallut  bien  cependant  que  les  législateurs  reconnussent 
la  nécessité  de  pourvoir  à  la  subsistance  de  cette  multitude  qui  ne 
voulait  ou  ne  pouvait  pas  vivre  de  travail,  et  qui,  malgré  tous  les 
supplices,  aimait  toujours  mieux  mendier  ou  voler  que  de  mourir 
de  faim.  Un  statut  de  1551-52  institua  deux  collecteurs  dans  cha- 
que paroisse,  au  choix  annuel  des  maires,  des  curés  et  des  mar- 
guilliers,  pour  recueillir  et  distribuer  des  aumônes.  Cet  acte,  sans 
rendre  encore  l'assistance  légalement  obligatoire,  tendait  cepen- 
dant à  l'assurer  par  une  sorte  de  contrainte  morale.  Quand  tm 
habitant  refusait  obstinément  l'aumône,  le  curé  et  les  marguil- 
liers  devaient  l'y  exhorter  avec  douceur,  et  s'il  persistait  dans  son 
refus,  l'évêque  l'envoyait  chercher  pour  le  ramener  par  la  persua- 
sion au  devoir  de  la  charité.  Les  exhortations  pastorales  se  trou- 
vèrent néanmoins  impuissantes.  Que  faire?  On  ne  pouvait  forcer  au 
travail  les  mendians  valides  qu'à  la  condition  de  secourir  ceux  qui 
étaient  devenus  incapables  de  travailler  et  ceux  qui  ne  trouvaient 
plas  d'ouvrage.  L'abandon  des  malheureux  pouvait  susciter  de  nou- 
velles rébellions,  et  on  n'avait  plus  de  chevalerie  à  leur  opposer. 
Fallait-il  multiplier  les  stocks  et  les  gibets?  On  avait  reconnu  l'inef- 
ficacité de  ce  régime  de  terreur,  qui  dépeuplait  le  royaume  sans 
diminuer  le  nombre  des  malfaiteurs  et  des  mendians.  Sous  la  pres- 
sion d'une  urgente  nécessité,  on  inscrivit  enfin  dans  la  loi  le  droit  à 
l'assistance.  Quand  après  les  exhortations  successives  des  marguil- 
liers,  du  pasteur  et  de  l'évêque,  un  contribuable  opiniâtre  refusait 
l'aumône  hebdomadaire  proportionnée  à  ses  ressources  personnelles, 
l'évêque  dut  le  contraindre,  sous  peine  d'une  amende  de  10  livres, 
à  comparaître  aux  prochaines  assises  pour  y  être  exhorté  par  les 
juges  à  l'accomplissement  de  la  loi.  Les  voies  de  la  persuasion  se 
trouvaient-elles  encore  insuffisantes,  les  juges  avaient  à  fixer  la 
somme,  et  si  le  récalcitrant  persistait  dans  son  refus,  il  devait  être 
écroué  jusqu'à  parfait  paiement  de  la  taxe  et  des  arrérages.  On  n'en 
venait  à  la  contrainte  par  corps  qu'après  de  longues  formalités; 
mais  la  législature  sanctionnait  pour  la  première  fois  un  principe 
qui  n'a  depuis  jamais  été  effacé  du  code  anglais,  le  droit  légal  du 
pauvre  sur  une  part  de  la  fortune  de  quiconque  jouit  d'un  certain 
revenu.  On  va  voir  ce  qu'il  en  coûta  à  l'Angleterre  pour  mettre  ce 
principe  en  pratique  et  avec  quelles  restrictions  elle  a  dû  l'appli- 
quer pour  ne  pas  en  périr. 

Un  gouvernement  qui  imposait  aux  citoyens  l'obligation  d'entre- 


206  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tenir  les  indigens  devait  avoir  le  droit  de  forcer  les  pauvres  valides 
à  gagner  leur  vie  par  le  travail.  Du  moment  que  l'oisiveté  était  tou- 
jours condamnée  à  un  travail  forcé,  il  ne  fallait  pas  qu'elle  pût  ja- 
mais être  involontaire,  et  on  devait  par  conséquent  assurer  de  l'ou- 
vrage à  tous  les  hommes  de  bonne  volonté.  La  législation  fut  donc 
amenée  forcément  par  la  logique  de  l'erreur  à  consacrer  le  droit  au 
travail,  comme  elle  avait  consacré  le  droit  à  l'assistance.  Pour  pré- 
venir les  chômages,  une  provision  de  laine,  de  chanvre,  de  lin,  de 
fer  ou  autre  matière  dut  être  achetée  au  moyen  d'une  taxe  sur  cha- 
que habitant.  Les  pauvres  qui  gâtaient  ou  refusaient  de  mettre  en 
œuvre  ces  matériaux  durent  être  enfermés  dans  des  maisons  de  cor- 
rection que  chaque  comté,  dans  un  délai  de  deux  ans,  eut  à  con- 
struire et  à  pourvoir  d'outils,  de  matières  premières  et  de  stocks. 
C'étaient  ces  établissemens  qui,  dans  l'œuvre  de  l'assistance  publi- 
que, étaient  destinés  à  remplacer  les  couvens  et  les  monastères. 
Toutes  ces  mesures  supposaient  un  mécanisme  administratif  beau- 
coup mieux  organisé  que  ne  l'était  celui  de  l'Angleterre  à  cette  épo- 
que. Elles  restèrent  sans  application,  et  le  paupérisme  suivit  une 
progression  croissante,  malgré  les  mutilations  infligées  aux  vogues 
et  la  peine  de  mort  édictée  en  1562  contre  les  individus  qui  allaient 
grossir  les  bandes  de  gypsies.  Enfin  en  1 597  parut  le  célèbre  statut 
de  la  quarante-troisième  année  du  règne  d'Elisabeth,  qui  coordon- 
nait toutes  les  dispositions  précédentes,  et  qui,  malgré  de  continuels 
amendemens,  forme  encore  aujourd'hui  en  Angleterre  la  base  de  la 
loi  des  pauvres.  Tous  ceux  qu'on  arrêtait  en  état  de  contravention,  y 
compris  les  musiciens  et  comédiens  ambulans,  les  colporteurs,  les 
saltimbanques,  etc.,  étaient,  en  vertu  de  ce  statut,  fouettés  jusqu'au 
sang  et  renvoyés  dans  leurs  paroisses.  Les  récidivistes  étaient  fouet- 
tés encore  de  la  même  manière,  mis  en  prison,  puis  déportés  aux 
lieux  indiqués  par  le  conseil  privé.  Ceux  qui  rentraient  dans  le 
royaume  étaient  mis  à  mort.  Le  même  acte  interdisait  à  tout  capi- 
taine de  navire  d'amener  en  Angleterre  aucun  pauvre  irlandais, 
écossais  ou  habitant  de  l'île  de  Man,  sous  peine  d'une  amende  de 
20  shillings.  Mise  en  apprentissage  des  enfans  indigens,  occupation 
lucrative  de  tout  individu  manquant  d'ouvrage,  achat  d'une  provi- 
sion de  matières  premières  pour  faire  travailler  les  pauvres,  assis- 
tance aux  vieillards,  aux  infirmes  et  à  tous  les  nécessiteux  incapa- 
bles de  travailler,  telles  étaient  les  principales  prescriptions  de  cet 
acte,  considéré  encore  aujourd'hui  comme  le  palladium  de  l'état  so- 
cial, bien  que  les  conséquences  du  statut  de  1597  aient  amené  le 
pays  à  deux  doigts  de  sa  ruine. 

11  fallut  plus  de  trente  ans  pour  que  ce  mode  d'assistance  fût 
pratiqué  dans  un  certain  nombre  de  localités,  et  plus  de  deux  siè- 


LES   RÉFORMES   SOCIALES    EN   ANGLETERRE.  207 

des  pour  que  l'application  en  devînt  générale.  On  pensa  qu'en  af- 
fectant des  établissemens  à  l'assistance  aussi  bien  qu'à  la  répression 
de  la  mendicité,  on  centraliserait  le  service  de  manière  à  le  rendre 
plus  prompt  et  plus  facile.  On  prescrivit  en  conséquence  la  construc- 
tion dans  chaque  paroisse  d'une  maison  de  travail  [ivorkhouse)  pour 
les  pauvres,  ou  plutôt  d'un  établissement  qui  fût  à  la  fois  la  maison 
de  correction  prescrite  par  le  trente-neuvième  statut  d'Elisabeth,  un 
hôpital  pour  les  indigens  et  un  refuge  offrant  de  l'ouvrage  aux  bras 
inoccupés.  Le  nombre  des  mendians  ne  cessa  pas  de  s'accroître, 
car  en  général  ces  lois  nouvelles  ne  s'appliquaient  pas,  et  on  ne 
peut  guère  s'en  étonner.  Le  personnel  de  cette  administration  gra- 
tuite, qui  avait  à  recouvrer  une  taxe  fort  lourde,  n'était  pas  seule- 
ment chargé  de  l'assiette  de  l'impôt  et  de  la  répartition  des  au- 
mônes; il  devenait  encore  tuteur  des  enfans  indigens,  patron  des 
artisans  sans  ouvrage,  marchand,  fabricant,  spéculateur;  il  devait 
tenir  boutique  ouverte  pour  la  vente  de  toute  sorte  d'objets.  La 
plupart  des  habitans  ne  pouvaient  remplir  de  pareilles  obligations 
sans  des  sacrifices  auxquels  peu  d'entre  eux  se  résignaient.  Il  fallut 
donc  les  y  contraindre,  et  après  avoir  édicté  des  châtimens  contre 
le  vagabondage,  décréter  une  autre  pénalité  contre  les  magistrats 
qui  ne  le  punissaient  pas.  Cette  tâche  ne  répugna  point  au  carac- 
tère de  Charles  I".  Le  malheureux  prince  ne  négligea  rien  pour 
apprendre  à  la  nation  l'art  de  se  gouverner  elle-même  et  pour  la 
former  despotiquement  au  régime  de  la  liberté.  En  1630,  il  choisit 
parmi  les  lords  de  son  conseil  privé  des  commissaires  chargés  de 
réprimer  la  négligence  des  juges  de  paix  et  des  autres  officiers,  et 
d'assurer  par  tout  le  pays  une  application  sérieuse  de  la  loi  des 
pauvres.  Par  suite  des  instructions  émanées  de  cette  commission, 
une  moitié  de  la  population  devait  administrer  les  affaires  de  l'autre, 
et  depuis  le  mendiant  jusqu'au  chef  de  l'état,  la  société  présentait 
une  hiérarchie  dont  les  divers  degrés  se  reliaient,  à  défaut  de  la 
charité  privée  formellement  interdite,  par  la  surveillance,  la  déla- 
tion et  -le  châtiment.  Ces  dispositions  ne  furent  point  suffisantes 
pour  assurer  la  bonne  exécution  de  la  loi  des  pauvres;  mais  elles 
familiarisèrent  les  Anglais  avec  l'assiette,  le  recouvrement  et  l'em- 
ploi des  taxes.  Quand  les  communes  prirent  la  résolution  de  ne  pas 
laisser  verser  à  l'échiquier  les  subsides  militaires  accordés  au  roi,  et 
de  nommer  des  commissaires  pour  surveiller  l'emploi  de  ces  fonds, 
elles  appliquèrent  pour  la  première  fois  aux  intérêts  de  l'état  ce  que 
•les  commissaires  royaux  leur  avaient  appris  à  exercer  dans  l'intérêt 
des  paroisses. 

En  même  temps  que  la  pratique  de  ces  détails  d'administration 
locale  favorisait  dans  le  parlement  l'esprit  d'opposition,  ell§  armait 


208  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aussi  la  société  contre  des  désordres  qui  auraient  pu  suivre  et  fausser 
la  révolution  politique.  Les  pouvoirs  donnés  dans  chaque  comté  et 
dans  chaque  paroisse  au  shérif,  aux  juges  de  paix  et  aux  autres  offi- 
ciers chargés  du  service  de  l'assistance  et  de  la  répression  du  vaga- 
bondage, contribuèrent  puissamment  à  paralyser  le  parti  des  nive- 
leurs  et  à  prévenir  des  soulèvemens  tels  que  ceux  de  Wat  Tyler  et 
de  Jack  Cade.  C'est  un  des  traits  les  plus  remarquables  de  la  révo- 
lution anglaise  qu'au  milieu  de  la  lutte  sanglante  engagée  entre  le 
roi  et  le  parlement,  sauf  les  confiscations,  qui  mirent  beaucoup  de 
domaines  entre,  les  mains  de  la  classe  moyenne,  aucune  atteinte 
personnelle  ne  fut  portée  au  droit  de  propriété.  Nul  esprit  de  charité 
cependant  n'animait  cette  classe,  qui  élevait  sa  condition  sans  songer 
à  améliorer  celle  des  pauvres,  devenus  ses  auxiliaires,  et  désignés 
sous  le  nom  de  têtes  rondes,  La  bourgeoisie  fondait  son  indépendance 
sociale  et  sa  puissance  politique  ;  mais  le  grand  but  du  covenanty  dit 
Hume,  était  de  supprimer  en  Angleterre,  comme  on  l'avait  déjà  sup- 
primé en  Ecosse,  l'usage  du  surplis,  de  l'étole  et  du  bonnet  carré. 
Le  protecteur  n'eut  guère  le  temps  de  s'occuper  des  mendians. 
La  première  mesure  prise  à  leur  égard  par  le  parlement  d*  Charles  II 
fut  le  statut  de  1(362,  connu  sous  le  nom  de  loi  de  domicile,  et 
qui  pèse  encore  sur  la  condition  des  classes  ouvrières  de  l'Angle- 
terre. On  attribuait  l'inexécution  de  la  loi  des  pauvres  à  leur  ac- 
croissement continu  et  à  la  facilité  qu'ils  avaient  de  se  transpor- 
ter d'une  paroisse  à  une  autre,  choisissant  celles  où  ils  trouvaient 
les  meilleures  provisions,  les  communs  les  plus  vastes  pour  bâtir 
des  cottages  et  le  plus  de  bois  à  brûler  et  à  détruire'  pour  toute 
sorte  d'usages.  En  outre,  Londres  était  encombré  de  vagabonds  et 
décimé  par  la  peste,  dont  les  gîtes  de  ces  malheureux  étaient  les 
foyers  permanens.  Les  représentans  de  la  capitale  au  parlement  ré- 
solurent de  la  délivrer  de  ce  fléau  par  un  acte  législatif,  et,  pour 
obtenir  le  concours  de  leurs  collègues  en  faveur  du  statut  qu'ils  leur 
proposaient,  ils  y  insérèrent  une  clause  dans  l'intérêt  des  proprié- 
taires des  comtés.  Par  cette  loi  nouvelle,  les  paroisses  furent  auto- 
risées à  renvoyer  tout  individu  étranger  à  leur  population  domici- 
liée, dès  qu'il  paraissait  pouvoir  leur  devenir  onéreux.  C'était  faire 
revivre  le  statut  de  13A8  au  détriment  de  la  pauvreté  laborieuse, 
pour  qui  l'assistance  légale  était  bien  loin,  comme  on  l'a  vu,  de 
remplacer  la  charité  des  monastères.  Il  faut  remarquer  du  reste 
que  cette  loi  de  domicile  était  comme  un  corollaire  obligé  du  droit 
au  travail,  et  qu'ici  comme  toujours  un  abus  en  engendrait  un  autre. 
La  nation  anglaise  (et  certes  ce  n'est  pas  un  des  moindres  exemples 
de  sa  patience  à  élaborer  ses  lois)  lutta  pendant  deux  siècles  contre 
les  conséquences  d'une  mesure  détestable,  née  d'une  loi  pire  encore, 


LES    RÉFORMES    SOCIALES    EN   ANGLETERRE.  209 

et  épuisa,  sans  les  abolir  ni  l'une  ni  l'autre,  tous  les  amendemens 
que  purent  lui  suggérer  de  graves  et  continuelles  souffrances.  Dès 
1691,  il  fallut  réviser  la  loi  de  domicile.  Pour  que  les  secours  des- 
tinés aux  indigens  infirmes  ne  pussent  être  donnés  aux  paresseux, 
en  vertu  d'un  statut  de  1696  tous  les  assistés  durent  être  marqués 
sur  la  manche  droite  de  la  lettre  P,  sous  peine  de  la  flagellation  et 
de  vingt  et  un  jours  de  travaux  forcés.  Une  amende  de  20  shil- 
lings, dont  la  moitié  pour  le  dénonciateur  et  l'autre  pour  les  pau- 
vres, fut  édictée  contre  tout  officier  paroissial  qui  donnerait  un  se- 
cours à  un  individu  ne  portant  pas  cette  livrée  de  la  misère.  Ces 
mesures  restèrent  en  vigueur  jusqu'en  1810. 

Enfin  l'année  1697  vit  s'accomplir  un  premier  et  réel  progrès, 
bien  que  les  résultats  en  aient  été  incomplets  :  les  diverses  paroisses 
de  la  cité  de  Bristol  formèrent,  en  vertu  d'un  acte  du  parlement, 
un  syndicat  pour  l'entretien  d'un  ivorkhouse  commun,  dont  la  di- 
rection fut  confiée  à  un  corps  spécial.  L'idée  de  ces  associations 
{unions)^  appliquée  aujourd'hui  dans  toute  l'Angleterre,  avait  été 
pour  la  première  fois  émise  sous  le  règne  de  Charles  II  par  un 
homme  d'un  grand  sens,  le  juge  Haie,  qui  avait  en  même  temps 
recommandé  l'éducation  professionnelle  des  enfans  indigens.  Ce 
qu'il  y  avait  de  défectueux  dans  ce  projet,  c'est  que,  conformément 
aux  préjugée  de  l'époque,  le  juge  Haie  voulait  faire  du  ivorkhouse 
un  atelier  d'industrie  et  une  source  de  profit  pour  les  paroisses.  Ce 
fut  le  contraire  qui  arriva  par  la  suite;  mais  dans  les  premières 
années  l'expérience  n'eut  que  de  bons  résultats  :  elle  diminua  le 
vagabondage,  le  chiffre  de  la  taxe  des  pauvres  et  les  frais  de  ces 
procès  qui  absorbaient  une  large  part  des  fonds  destinés  à  l'assis- 
tance. Aussi  le  succès  de  Bristol  donna- t-il  bientôt  lieu  à  des  bills 
semblables  en  faveur  de  Worcester,  de  HuU,  d'Exeter,  de  Plymouth, 
de  Warwick  et  d'autres  cités.  Pendant  tout  le  règne  de  la  reine 
Anne,  on  s'occupa  de  l'amélioration  de  ces  établissemens ,  où  le 
travail  était  toujours  considéré  comme  une  source  de  profit  pour 
les  paroisses  associées,  malgré  les  préjudices  qui  pouvaient  atteindre 
l'industrie  extérieure  et  les  ouvriers  libres.  Daniel  Defoë  signala  en 
1704  l'injustice  et  les  inconvéniens  de  cette  concurrence,  qui  tendait 
évidemment  à  augmenter  le  paupérisme.  Au  lieu  de  tenir  compte 
de  ses  sages  avis,  on  promulgua  une  nouvelle  loi  qui  condamnait 
les  vagabonds  à  la  flagellation  pendant  trois  jours  consécutifs,  puis 
aux  travaux  forcés  dans  la  maison  de  correction,  et  en  cas  d'évasion 
à  la  peine  de  mort.  Ce  fut  un  des  derniers  statuts  de  la  bonne 
reine  Anne,  qui  mourut  le  1"  aoûtl71/i,  emportant  des  regrets 
universels,  auxquels  toutefois  les  vagabonds  et  les  r^^w^^  prirent 
probablement  peu  de  part. 

TOME  XXIV.  14 


510  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 


IL 


<(  Les  peines  édictées  contre  le  vagabondage,  dit  le  docteur  Burn 
dans  une  Histoire  des  Lois  des  Pauvres^  publiée  en  1764,  avaient 
été,  jusqu'à  la  fin  du  règne  de  la  reine  Anne,  dignes  des  sauvages 
de  l'Amérique.  »  Le  gouvernement  de  la  maison  de  Hanovre  se  si- 
gnala par  un  adoucissement  de  cette  pénalité  :  elle  fut  remplacée 
par  des  châtimens  moins  inhumains,  bien  qu'empreints  encore  d'une 
certaine  cruauté,  car  si  l'on  déportait  les  vogues  incorrigibles  au 
lieu  de  les  mettre  à  mort,  on  fouettait  encore  sur  la  place  publique 
les  femmes  vagabondes.  L'Angleterre  jouissait  alors  d'une  prospé- 
rité qu'elle  n'avait  jamais  connue.  A  la  fm  de  la  guerre  de  sept  ans, 
en  1762,  elle  avait  ajouté  à  ses  possessions  Minorque,  les  deux 
Canadas,  le  Cap-Breton,  la  Louisiane,  la  Nouvelle -Ecosse  et  la 
Floride.  Cinq  ans  auparavant,  elle  avait  conquis  le  Bengale.  A  l'in- 
térieur, la  liberté  industrielle  succédait  au  régime  des  corporations, 
les  salaires  s'élevaient,  la  fortune  publique  se  ressentait  des  progrès 
de  l'agriculture  et  du  commerce.  Cependant  le  paupérisme  prenait 
toujours  un  accroissement  proportionnel  à  la  population.  Un  statut 
de  George  111  confia  à  cinq  nobles  et  gentlemen  de  chaque  paroisse 
la  surveillance  des  enfans  nés  dans  le  ivorkhouse  et  élevés  à  la  cam- 
pagne; la  société  de  marine  fut  fondée  en  1770,  pour  mettre  au  ser- 
vice de  la  flotte  les  orphelins  arrachés  aux  vices  et  à  la  misère  de  la 
capitale.  Enfin  le  baron  Maseres,  d'une  famille  française  apparem- 
ment, et  qui  connaissait  sans  doute  la  société  de  secours  mutuels 
de  Sainte-Anne,  existant  à  Paris  depuis  l'an  1694,  présenta  un  pro- 
jet de  tontine  paroissiale  qui  devait  dédommager  les  travailleurs  des 
avantages  dont  les  privait  l'abolition  des  guildes  industrielles.  C'est 
l'idée  principale  de  ce  plan  (adopté  par  les  communes,  mais  re- 
poussé par  la  chambre  des  lords  en  1772)  qui  fut  réalisée  en  1817 
par  la  création  des  sociétés  de  secours  muluels,  si  nombreuses  à 
présent,  et  par  l'institution  des  caisses  d'épargne.  Les  calculs  du 
baron  Maseres  servent  même  encore  aujourd'hui  de  base  aux  assu- 
rances sur  la  vie. 

Cependant  les  huit  années  de  la  guerre  d'Amérique,  en  augmen- 
tant encore  la  taxe  des  pauvres,  la  portèrent  en  178/i  à  plus  de 
2  millions  de  livres,  somme  cinq  ou  six  fois  plus  considérable  que 
Je  total  de  toutes  les  autres  taxes  de  paroisse  et  de  comté.  Indépen- 
damment du  produit  de  cet  impôt,  les  indigens  recevaient  des  dons 
volontaires  dont  les  pasteurs  et  les  marguilliers  furent  tenus  de  pré- 
senter des  états,  et  dont  le  montant  en  rentes  et  en  revenus  fonciers 
s'élevait  en  1790  à  plus  d'un  million  de  livres  sterling,  sans  compter 


LES   BÉFORMES    SOCIALES    EN   ANGLETERRE.  211 

plus  de  300,000  livres  affectées  à  l'éducation  des  enfans,  ce  qui  fai- 
sait 1  million  et  demi  de  livres,  qui,  ajoutées  au  chiffre  de  la  taxe 
légale,  complétaient  une  somme  de  plus  de  92  millions  de  francs  ab- 
sorbée annuellement  par  les  œuvres  de  l'assistance  officielle  et  de  la 
charité  privée.  Le  mal  exigeait  des  mesures  radicales;  on  en  adopta 
quelques-unes  qui  le  portèrent  à  son  comble.  Un  membre  des  com- 
munes, M.  Gilbert,  persuada  à  la  chambre  que  si  les  syndicats  ne  pro- 
,duisaient  pas  tout  le  bien  espéré,  la  faute  en  était  aux  vices  de  leurs 
règlemens  et  à  la  négligence  des  inspecteurs.  En  conséquence,  il  fit 
passer,  dans  le  courant  de  l'année  1782,  un  bill  qui  enlevait  la  di- 
rection des  syndicats  aux  autorités  paroissiales  pour  en  charger  la 
magistrature,  et  qui  donnait  en  tout  temps  le  droit  aux  ouvriers  sans 
travail  d'en  exiger  en  dehors  du  ivorkhouse.  Cet  établissement  ne 
devait  être  ouvert  qu'aux  infirmes  et  aux  orphelins.  Quant  aux  tra- 
vailleurs valides  qui  ne  pourraient  pas  trouver  d'ouvrage,  l'adminis- 
trateur était  tenu  de  leur  procurer  une  occupation  appropriée  à  leur 
sexe ,  à  leur  force  et  à  leur  capacité  dans  leur  paroisse  même  ou 
dans  un  lieu  voisin,  de  les  loger,  de  les  entretenir  convenablement 
jusqu'à  ce  que  cet  emploi  leur  fût  procuré,  de  recevoir  pour  eux 
leur  salaire  et  de  l'affecter  à  leur  entretien,  enfin  de  suppléer  à  l'in- 
suffisance de  leurs  profits,  ou  bien  de  leur  en  remettre  l'excédant 
au  bout  d'un  mois.  En  cas  de  refus  du  travail  ou  du  secours  de- 
mandé, le  juge  de  paix  devait,  après  enquête,  soit  faire  donner  au 
plaignant  une  assistance  hebdomadaire,  soit  enjoindre  à  l'adminis- 
trateur, sous  peine  d'une  amende  de  5  livres  sterling,  de  l'envoyer 
au  ivorkhouse  ou  de  lui  procurer  de  l'emploi. 

Un  revirement  bien  complet  s'était  donc  opéré  dans  l'esprit  pu- 
blic, et  il  y  avait  loin  de  ces  dispositions  à  la  pénalité  sanguinaire 
de  la  première  moitié  du  xviii*'  siècle;  mais  on  a  peine  à  s'expli- 
quer, tout  en  faisant  la  part  des  entraînemens  réactionnaires ,  l'a- 
doption de  pareilles  mesures  par  les  représentans  d'une  nation 
éclairée.  Obliger  les  administrateurs  à  trouver  toujours  de  l'ouvrage 
dans  la  paroisse  ou  aux  environs,  c'était  supposer  que  ces  localités 
n'en  pussent  jamais  manquer.  Dans  ce  cas,  pourquoi  ne  pas  laisser 
à  l'ouvrier  le  soin  d'en  trouver  lui-même?  Et  d'un  autre  côté  pour- 
quoi se  serait-il  donné  la  peine  d'en  chercher,  quand  un  autre  était 
forcé  d'en  trouver  pour  lui?  En  outre,  l'ouvrier  travaillait  comme 
un  serf,  non  comme  un  homme  libre  et  responsable,  qui  sait  que 
son  salaire  et  sa  réputation  dépendent  de  la  manière  dont  il  emploie 
sa  journée.  Il  était  difficile  d'imaginer  un  plus  sûr  moyen  d'abaisser 
les  caractères,  de  détruire  dans  les  classes  ouvrières  le  sentiment 
de  la  valeur  personnelle,  et  d'y  empêcher  absolument  tout  pro- 
grès. En  1796,  sous  l'impression  des  craintes  inspirées  aux  classes 


212  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

riches  par  la  révolution  française,  on  imposa  à  toutes  les  paroisses 
de  l'Angleterre  et  du  pays  de  Galles  des  obligations  non  moins  pré- 
judiciables aux  véritables  intérêts  des  ouvriers  et  des  maîtres.  Un 
statut  de  George  III  assura  le  bénéfice  de  l'assistance  à  tous  les  ar- 
tisans tombés  malades  dans  leur  domicile,  ou  qui,  venant  à  man- 
quer d'ouvrage,  ne  voudraient  cependant  point  entrer  SbUivorkhouse, 
Dès  lors,  l'entretien  de  quiconque  se  déclarait  sans  moyens  d'exis- 
tence devint  une  pratique  générale  et  la  source  d'abus  toujours 
croissans. 

Dès  1788,  un  bill  présenté  par  sir  William  Young  dans  l'intérêt 
des  paysans  sans  ouvrage  pendant  l'hiver  autorisait  les  vestrys^  ou 
assemblées  paroissiales,  à  lever  des  taxes  exceptionnelles  pour  cette 
saison  et  à  envoyer  les  journaliers  chez  les  paroissiens,  les  deux 
tiers  des  salaires  devant  être  payés  par  le  maître  et  l'autre  tiers  par 
la  caisse  des  pauvres.  Les  travailleurs  allaient  ainsi  de  ferme  en 
ferme  par  groupes  où  l'on  comptait  jusqu'à  quarante  individus.  S'ils 
n'étaient  pas  employés,  ils  recevaient  de  la  paroisse  un  salaire  pour 
ne  rien  faire.  C'était  ce  qu'on  appelait  le  système  des  ouvriers  rou- 
teurs [  roundsmen  ) .  Si  cet  usage  avait  pu  prévaloir  avant  la  promul- 
gation du  statut  de  George  III,  il  devait  naturellement  se  généra- 
liser après  la  sanction  illimitée  donnée  par  cet  acte  à  l'assistance 
éventuelle  des  ouvriers  indigens.  Les  vestrys  des  paroisses  rurales 
se  montraient  bien  disposées  en  faveur  d'une  pratique  dont  elles 
recueillaient  les  avantages  immédiats  et  dont  les  conséquences  les 
touchaient  fort  peu,  car  les  fermiers,  dont  se  composait  la  majorité 
de  ces  assemblées,  avaient  ainsi  leur  besogne  faite  à  peu  de  frais, 
une  partie  étant  payée  par  le  boutiquier,  le  commerçant,  l'artisan, 
le  curé,  en  un  mot  par  toute  la  communauté. 

Gomme  si  l'on  avait  craint  qu'il  manquât  quelque  chose  à  la 
démoralisation  des  artisans  des  villes,  on  voulut,  en  renouvelant  des 
lois  tombées  en  désuétude,  charger  la  magistrature  de  fixer  les  sa- 
laires. Pitt  s'y  opposa,  parce  que  sa  sollicitude  pour  les  classes 
pauvres  y  voyait  plutôt  un  moyen  d'armer  les  chefs  d'industrie 
contre  les  coalitions  d'ouvriers  qu'un  remède  à  la  disproportion 
entre  le  prix  de  la  main-d'œuvre  et  celui  des  denrées  alimentaires. 
«  Le  commerce,  l'industrie  et  l'échange,  disait- il,  prendront  tou- 
jours leur  niveau,  et  des  règlemens  ne  pourraient  que  les  entraver 
dans  leur  cours  naturel.  »  D'un  autre  côté,  le  grand  ministre  le 
sentait  bien,  les  bons  effets  qu'on  pouvait  attendre  des  conventions 
librement  débattues  entre  la  demande  et  l'offrcî  du  travail  étaient  en 
partie  neutralisés  par  cette  loi  de  domicile  qui  empêchait  l'artisan 
d'aller  chercher  les  localités  les  plus  favorables  à  son  aptitude.  Pitt 
demanda,  sans  pouvoir  l'obtenir,  l'abolition  de  ce  reste  de  servitude 


LES    RÉFORMES    SOCIALES    EN   ANGLETERRE.  213 

et  la  libre  circulation  du  travail.  Il  voulait  aussi  la  centralisation 
du  service  de^l'assistance  publique  et  la  présentation  annuelle  au 
parlement  d'un  budget  des  pauvres  qui  permit  à  la  législature  d'a- 
voir toujours  l'œil  ouvert  sur  leurs  intérêts.  En  ces  diverses  matières, 
l'éminent  homme  d'état  devançait  l'opinion  générale  et  professait 
des  principes  dont  il  ne  lui  fut  pas  donné  de  voir  l'application.  Non 
content  de  demander  l'abolition  de  la  loi  de  domicile,  Pitt  voulait 
encore  pour  les  ouvriers  des  allocations  à  titre  de  supplément  de 
salaire,  des  avances  de  fonds  pour  les  mettre  à  même  d'acheter  de 
la  terre,  du  bétail,  une  part  d'intérêt  dans  un  commerce;  il  récla- 
mait enfm  des  secours  pour  les  petits  propriétaires.  On  peut  sup- 
poser qu'en  faisant  de  pareilles  motions  Pitt  en  espérait  bien  le 
rejet,  comptant  que  sa  populaf-ité  en  recueillerait  tout  le  bénéfice. 
Quoi  qu'il  en  soit,  le  bill  de  130  articles  contenant  ces  diverses 
propositions  échoua  sous  les  sarcasmes  de  Jérémie  Bentham,  qui, 
dans  un  pamphlet  publié  en  1797  contre  les  nouvelles  taxes,  les  ex- 
temionsy  réclamées  par  le  ministre,  les  appelait  assez  plaisamment 
l'article  de  l'incapacité,  le  denier  de  la  vache  et  l'assistance  de  l'o- 
pulence. 

Les  abus  déjà  existans  suffisaient  d'ailleurs  pour  rendre  plus  lourd 
l'impôt  du  paupérisme,  et  durant  l'exercice  1802-3  il  ne  s'élevait 
pas  à  moins  de  106  millions  de  francs.  Il  avait  plus  que  doublé  en 
dix-sept  ans.  Les  décrets  de  Berlin  et  de  Milan,  qui  établirent  le 
système  continental,  portèrent  au  commerce  et  par  suite  aux  classes 
•ouvrières  un  coup  terrible  dont  le  gouvernement  s'efforça  d'atténuer 
les  effets  en  empêchant  l' intercourse  des  pays  maritimes  avec  la 
France  et  avec  les  territoires  soumis  à  sa  domination.  Cette  tenta- 
tive fut  plus  funeste  qu'avantageuse,  car  elle  amena  entre  la  Grande- 
Bretagne  et  les  États-Unis  d'Amérique  une  guerre  également  désas- 
treuse pour  les  deux  pays,  et  qui,  commencée  en  juin  1812,  ne  fut 
terminée  qu'en  181Zi  par  le  traité  de  Gand.  En  Europe,  les  événe- 
mens  de  1803  à  1815  entraînaient  en  outre  d'énormes  dépenses, 
surtout  pendant  les  dernières  années  de  la  lutte,  où  l'Angleterre  eut 
à  stipendier  les  armées  du  continent.  Le  montant  annuel  des  im- 
pôts, qui  avait  été  de  35  millions  de  livres  sterling  au  temps  de  la 
paix  d'Amiens,  en  1802,  était  en  1815  de  72  millions  de  livres 
(1,805,000,000  de  francs).  Une  autre  ressource  de  6  milliards  de 
francs  en  capital  provenait  d'un  emprunt  et  des  bons  de  l'échiquier 
émis  dans  l'intervalle  de  1802  à  1816.  Dans  ce  même  laps  de  temps, 
l'ensemble  des  dépenses  annuelles  excéda  2  milliards  1/2  de  francs, 
et  le  1"  février  1817  la  dette  nationale  s'élevait  à  près  de  19  mil- 
liards. 

Malgré  cette  absorption  de  capital ,  les  forces  productives  du 


214  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pays  ne  se  déployèrent  pas  moins  avec  une  telle  énergie,  que,  de 
1805  à  1809,  les  exportations  s'élevèrent  de  31  millions  de  livres 
sterling  à  plus  de  AO  millions,  et  en  dépit  du  système  continental 
elles  atteignirent  en  1814  le  chiffre  de  53  millions  1/2  de  livres 
(1,300,000,000  de  francs).  Néanmoins  pendant  cette  période  la 
guerre  et  les  mauvaises  récoltes  avaient  souvent  porté  les  blés  à  plus 
du  double  de  leur  prix  ordinaire,  et  les  salaires  n'avaient  pas  suivi 
la  même  progression.  Il  en  était  résulté  pour  les  ouvriers,  dont  le 
nombre  allait  toujours  croissant,  les  privations  les  plus  pénibles, 
malgré  l'augmentation  de  paie  reçue  à  titre  de  secours  proportion- 
nels au  nombre  de  leurs  enfans.  A  ce  sujet,  lord  Castlereagh  dé- 
clara, en  1817,  que  des  20  ou  21  shillings  par  livre  payés  pour  la 
taxe  des  pauvres,  15  étaient  affectés  aux  salaires  des  travailleurs,  se- 
lon l'habitude  presque  générale  des  vestrys.  Après  de  longues  dis- 
cussions, M.  Gurwen  demanda  la  formation  d'un  comité  pour  cher- 
cher, sinon  un  remède  radical,  au  moins  quelques  palliatifs.  Les 
moyens  qu'il  proposa  furent  un  income-tax  de  10  pour  100,  un 
impôt  sur  les  terres  de  12  1/2  pour  100  et  un  impôt  hebdomadaire 
de  2  1/2  pour  100  sur  les  salaires  des  ouvriers.  En  faisant  contribuer 
les  travailleurs  à  l'assistance,  M.  Gurwen  espérait  relever  leur  moral, 
simplifier  les  questions  de  domicile  et  mettre  un  terme  aux  procès 
continuels  qui,  nés  de  ces  questions,  absorbaient  une  large  part  des 
fonds  destinés  aux  pauvres.  Lord  Castlereagh,  organe  du  gouver- 
nement dans  la  chambre  des  communes,  consentit  à  la  formation 
d'un  comité,  tout  en  exprimant  de  grands  doutes  sur  la  possibilité 
de  réaliser  les  vœux  de  M.  Gurwen.  Sans  rien  changer  à  la  loi  exis- 
tante, le  ministre  voulait  que  la  condition  de  l'assistance  fût  le  tra- 
vail accompli  par  l'homme  valide,  et  il  poussait,  disait-il,  le  prin- 
cipe si  loin,  qu'il  emploierait  l'ouvrier  pauvre  un  jour  à  creuser 
des  trous  et  le  lendemain  à  les  combler  plutôt  que  de  le  laisser 
sans  rien  faire.  Notre  gouvernement  de  1848  ne  croyait  sans  doute 
pas  avoir  été  précédé  par  un  homme  de  la  sainte  -  alliance  dans  le 
système  des  ateliers  nationaux. 

Après  quatre  mois  de  délibérations  et  d'enquêtes,  le  comité  pré- 
senta son  rapport  à  la  chambre  le  14  juillet  1817.  Par  une  con- 
tradiction étrange  et  qui  s'explique  comme  l'empirisme  dans  les 
situations  désespérées,  après  avoir  posé  les  vraies  bases  des  rapports 
du  capital  et  du  travail,  le  comité  n'en  conseilla  pas  moins  l'éta- 
blissement de  fermes  paroissiales  pour  occuper  les  ouvriers  sans 
emploi.  Deux  actes  plus  sages  résultèrent  immédiatement  de  son 
initiative.  Le  bill  de  la  veslry  paroissiale  [ihe  pnrish  vcstry  act)  et 
celui  de  la  veslry  élue  [the  sélect  veslry  acl)  furent  présentés  par  le 
président  du  comité,  afin  de  mettre  les  affaires  de  la  paroisse  entre 


LES   RÉFORMES   SOCIALES   EN   ANGLETERRE.  215 

les  mains  des  contribuables  intelligens,  et  de  proportionner  les  in- 
fluences personnelles  à  la  somme  des  taxes  payées. 

On  atteignit  ainsi  l'année  1824,  où  l'on  s'occupa  de  nouveau  de 
réprimer  la  criminalité  du  paupérisme,  en  spécifiant  trois  classes 
d'individus  :  les  personnes  tombées  à  la  charge  du  public  par  suite 
de  leur  paresse  et  de  leurs  désordres,  les  vogues  et  vagabonds,  les 
rognes  incorrigibles.  La  première  catégorie  fut  punie  d'un  mois  de 
prison  avec  travail  forcé,  la  seconde  de  trois  mois  de  la  même  peine, 
la  troisième  de  douze  mois  et  du  fouet,  à  la  discrétion  des  juges  de 
paix. 

Jusqu'au  règne  de  George  IV,  les  aliénés  indigens  étaient  restés 
exposés  aux  traitemens  les  plus  cruels.  Peut-être  la  longue  démence 
du  dernier  roi  inspira-t-elle  enfin  à  son  fils  quelque  intérêt  pour  les 
êtres  saisis  de  ce  mal  afl'reux  au  sein  de  la  misère.  Un  statut  de 
1828  autorisa  les  juges  de  paix  à  faire  construire  un  asile  d'aliénés, 
soit  pour  un  seul  comté,  soit  pour  plusieurs  comtés  voisins,  au 
moyen  de  souscriptions  volontaires,  de  taxes  ou  d'emprunts.  Il  fut 
en  outre  enjoint  à  ces  magistrats  d'assurer  dans  tous  les  cas  aux 
malheureux  atteints  d'aliénation  mentale  l'entrée  et  le  traitement 
d'un  hôpital  public  ou  de  quelque  maison  autorisée  à  recevoir  cette 
espèce  de  malades. 

La  législation  n'avait  pas  encore  tenu  compte  des  recommanda- 
tions du  comité  de  1817  relativement  aux  fermes  paroissiales.  Par 
un  acte  de  1831,  l'étendue  des  terres  que  les  paroisses  pouvaient 
acheter  ou  louer  pour  occuper  les  ouvriers  sans  ouvrage  fut  portée 
de  20  acres  à  50.  Un  autre  statut  de  la  même  année  autorisa  les 
marguilliers  et  les  inspecteurs  à  détacher,  avec  le  consentement  de 
la  trésorerie,  50  acres  des  terres  appartenant  à  la  couronne  pour  les 
affecter  au  soulagement  de  la  misère.  On  admettait  encore  que  les 
individus  qui  ne  pouvaient  pas  ou  qui  déclaraient  ne  pas  pouvoir 
se  procurer  du  travail  devaient  être  employés  d'une  manière  quel- 
conque au  compte  de  la  communauté.  Le  principe  qui  imposait  aux 
fonctionnaires  paroissiaux  le  devoir  de  trouver  de  l'emploi  pour  tout 
le  monde,  principe  qui  résultait  du  statut  de  la  cinquante-neuvième 
année  du  règne  de  George  III,  avait  maintenu  jusqu'alors  ses  per- 
nicieux effets.  On  chercha  un  autre  expédient  dans  le  renvoi  des 
pauvres  nés  à  Guernesey,  à  Jersey,  en  Ecosse  et  en  Irlande  ;  mais 
il  y  avait  trop  d' indigens  bretons  de  naissance  pour  que  cette  vio- 
lence allégeât  suffisamment  le  fardeau  des  taxes.  En  183Zi,  la  popu- 
lation était  de  lZi,372,000  âmes,  et  les  fonds  de  l'assistance,  indé- 
pendamment des  taxes  de  comtés  et  de  paroisses,  s'élevaient  à  plus 
de  6  millions  de  livres  sterling,  ce  qui  faisait  par  personne  8  shil- 
lings 9  pence  1/2.  Ils  avaient  quintuplé  depuis  1760,  tandis  que  la 


216  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

population  n'avait  que  doublé.  Le  cercle  du  paupérisme  s'était  élargi 
au  point  de  comprendre  l'ensemble  de  la  classe  ouvrière,  qui  sem- 
blait avoir  perdu  toute  prévoyance  et  tout  scrupule  de  dignité. 
Deux  jeunes  gens  se  mariaient- ils,  leur  premier  soin  était  de 
s'adresser  aux  inspecteurs  pour  être  pourvus  d'une  maison,  d'un 
lit  et  d'un  petit  mobilier.  Un  enfant  naissait-il,  nouvelle  demande 
pour  les  frais  de  layette  et  de  sage-femme.  Yenait-il  à  mourir, 
c'était  à  la  paroisse  de  faire  les  frais  de  son  inhumation.  Au  con- 
traire vivait-il  enfin,  à  la  paroisse  incombaient  les  dépenses  de  son 
éducation  et  de  son  entretien.  Pour  la  jeunesse  et  pour  la  vieillesse, 
dans  la  maladie  et  la  bonne  santé,  aux  jours  d'abondance  et  aux 
temps  de  disette,  la  paroisse  était  regardée  comme  une  ressource 
inépuisable,  et  chacun  s'attribuait  le  droit  d'en  tirer  de  quoi  satis- 
faire à  tous  ses  besoins,  alors  même  qu'ils  résultaient  de  la  paresse 
et  du  vice.  Dans  beaucoup  de  localités,  la  taxe  des  pauvres  ne  per- 
mettait plus  aux  tenanciers  de  payer  leur  fermage;  mais  les  jour- 
naliers ne  la  trouvaient  pas  encore  suffisante,. et,  voyant  dans  tout 
contribuable  un  adversaire  toujours  prêt  à  leur  contester  leur  dû, 
ils  attendaient  avec  impatience  l'occasion  de  se  venger  de  cette 
classe  ennemie.  Une  sourde  haine  partageait  le  pays  en  deux  camps, 
et  vers  la  fin  de  1830,  dans  les  comtés  agricoles  du  sud,  les  hos- 
tilités avaient  déjà  commencé  par  des  incendies.  Dès  lors  plus  de 
repos  pour  les  fermiers,  qui  jour  et  nuit,  l'œil  ouvert  sur  les  indi- 
gens  et  les  vagabonds,  faisaient  d'inutiles  patrouilles  autour  des 
granges  et  des  meules,  vouées  à  une  inévitable  destruction.  Les 
troupes  harassées  marchaient  toujours  précédées  d'une  colonne,  de 
feu  ou  de  fumée.  Une  dénonciation  suivie  de  conviction  était  payée 
12,500  francs,  et  cette  récompense  s'accordait  souvent  à  l'insti- 
gateur du  crime,  tandis  que  ses  aveugles  instrumens  en  empor- 
taient le  secret  dans  la  fosse  des  suppliciés. 

Tels  étaient  les  tristes  effets  qu'on  avait  obtenus  en  substituant  à 
la  charité  le  droit  au  travail  et  à  l'assistance.  Les  prévisions  un  peu 
tardives  du  comité  de  1817  s'accomplissaient.  Dans  tout  autre  pays, 
on  aurait  mis  les  comtés  en  état  de  siège,  nommé  des  cours  mar- 
tiales et  des  commissions  executives;  en  Angleterre,  on  procéda  à 
une  enquête,  et  cette  enquête  dura  deux  ans.  Le  18  mars  4833,  les 
commissaires  de  Tenquête  présentèrent  au  gouvernement  un  volume 
contenant  les  détails  de  la  situation  dont  nous  venons  d'exposer 
l'aspect  général,  et  à  laquelle  faisaient  exception  deux  communes 
seulement,  celles  de  Bingham  et  de  Southvvell.  On  avait  cru  voir 
partout  ailleurs  la  cause  des  progrès  de  la  misère  dans  l'insuffisance 
des  secours;  là  au  contraire  on  la  vit  dans  les  exagérations  de  l'as- 
sistance. L'auteur  de  l'histoire  qui  nous  fournit  ces  renseignemens, 


LES    RÉFORMES    SOCIALES    EN    ANGLETERRE.  217 

sir  George  Nicholls,  nommé  en  1821  inspecteur  des  pauvres  à  South- 
well,  après  avoir  fait  partager  ses  vues  de  réforme  à  son  collègue 
et  aux  deux  marguilliers ,  réduisit  d'abord  les  secours  à  la  somme 
réclamée  par  les  besoins  incontestables.  Il  s'occupa  ensuite  de  la 
réorganisation  du  workhouse,  où  les  sexes  furent  séparés,  les  indi- 
vidus classés  par  catégories,  enfin  le  régime  alimentaire  ramené  à 
des  conditions  telles  que,  meilleur  encore  que  dans  la  plupart  des 
familles  ouvrières,  il  cessa  pourtant  d'être  une  compensation  at- 
trayante de  la  perte  de  la  liberté,  et  qu'ainsi  l'offre  de  l'admission 
dans  l'établissement  devint  entre  les  mains  des  inspecteurs  la  pierre 
de  touche  de  la  détresse  réelle.  La  somme  affectée  à  l'emploi  des  ou- 
vriers valides  fut  diminuée,  et  on  les  fît  encore  travailler  pendant 
deux  ans;  mais,  passé  ce  délai,  la  paroisse  ne  procura  plus  d'ou- 
vrage, et  le  ivorkhonse  fut  offert  à  tous  ceux  qui  déclarèrent  ne 
pouvoir  en  trouver.  Jusqu'alors,  la  plupart  des  cottages  avaient  été 
dispensés  de  la  taxe  des  pauvres,  regardée  comme  une  contribution 
obligatoire  des  riches  en  faveur  de  ceux  qui  ne  l'étaient  pas.  On  en 
fit  une  charge  commune,  et  les  assistés  eux-mêmes  eurent  doréna- 
vant à  payer  cet  impôt,  devenu  celui,  non  pas  d'une  classe  au  pro- 
fit d'une  autre,  mais  de  tous,  pour  subvenir  aux  besoins  de  chacun. 
De  là  pour  les  administrateurs  l'obligation  d'une  sévère  économie 
dans  l'intérêt  des  pauvres  eux-mêmes.  Cette  mesure,  outre  ses 
avantages  financiers,  eut  encore  pour  effet  de  rendre  aux  ouvriers 
un  sentiment  de  dignité  depuis  longtemps  perdu;  ils  trouvèrent 
une  satisfaction  d'amour-propre  à  justifier,  par  les  récépissés  du 
collecteur,  de  leur  part  contributive  au  bienfait  de  la  communauté. 
Enfin  une  école  fut  ouverte  dans  un  bâtiment  contigu  au  ivorkhouse^ 
et  les  enfans  indigens  y  reçurent  l'enseignement  primaire  ainsi  que 
leur  nourriture  quotidienne.  Les  dépenses  du  paupérisme  n'en  fu- 
rent pas  moins  réduites  de  410  livres  sterling  à  133. 

Cette  réforme,  accomplie  par  des  moyens  simples  et  directs,  se 
recommandait  trop  évidemment  aux  commissaires  de  l'enquête, 
pour  qu'ils  n'en  fissent  pas  la  base  de  leurs  motions,  et  ils  propo- 
sèrent en  conséquence  de  rendre  obligatoire  pour  l'Angleterre  l'ap- 
plication des  mesures  qui  avaient  amélioré  la  situation  de  la  paroisse 
de  Southwell.  Tout  en  reconnaissant  l'impossibilité  d'un  système 
uniforme  et  la  convenance  d'une  organisation  appropriée  partout 
aux  circonstances  locales,  les  commissaires  signalèrent,  au  milieu 
de  nouvelles  dispositions  à  établir,  la  nécessité  urgente  d'une  direc- 
tion unique  et  centralisée. 

Le  17  avril  183 A,  un  bill  conforme  aux  vues  du  comité  et  revêtu 
de  la  sanction  ministérielle  fut  lu  dans  la  chambre  des  communes 
et  voté  le  1*'  juillet  suivant.. Le  21  juillet  de  la  même  année,  un  in- 


218  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fatigable  champion  des  intérêts  du  peuple  et  de  l'indépendance  hu- 
maine, lord  Brougham,  remplissant  alors  les  fonctions  de  lord- 
chancelier,  prêta  l'appui  de  son  éloquence  à  la  seconde  lecture  du 
bill.  Après  une  longue  discussion,  le  duc  de  Wellington  en  détermina 
le  succès  par  l'ascendant  de  son  caractère  et  de  sa  haute  raison; 
mais,  tout  en  maintenant  au  conseil  directeur  ses  pouvoirs  extra- 
ordinaires, il  jugea  nécessaire  de  le  soumettre  à  la  surveillance  du 
ministère  et  du  parlement.  Le  8  août,  le  bill  ainsi  amendé  fut  lu 
pour  la  troisième  fois,  et  le  lA  du  même  mois,  après  une  confé- 
rence entre  les  deux  chambres,  il  fut  revêtu  de  la  sanction  royale. 

Peu  de  réformes  avaient  occupé  si  pleinement  l'attention  du  pays 
que  ce  statut  de  la  quatrième  et  de  la  cinquième  année  du  règne 
de  Guillaume  ÏV  pour  V amendement  et  pour  une  meilleure  admi- 
nistration des  lois  des  pauvres  en  Angleterre  et  dans  le  pays  de 
Galles.  Cet  acte  présente  le  double  caractère  d'une  loi  organique 
et  d'un  règlement  d'administration  publique;  il  est  fondé  sur  ce 
principe  que  la  société  ne  doit  laisser  aucun  de  ses  membres  périr 
faute  des  choses  nécessaires  à  la  vie,  mais  qu'en  même  temps  qui- 
conque vit  aux  dépens  de  la  communauté  doit  se  contenter  du  mode 
d'assistance  jugé  le  plus  compatible  avec  l'intérêt  public.  L'acte 
donna  à  la  couronne  le  droit  de  nommer  trois  commissaires  de  la 
loi  des  pauvres;  leurs  fonctions  devaient  durer  cinq  années,  et  ils 
ne  pouvaient  être  membres  du  parlement.  Chargés  de  faire  et  de 
promulguer  tous  les  règlemens  des  ivorkhouses  et  toutes  les  règles 
concernant  les  diverses  applications  de  la  loi,  les  commissaires  ont 
le  droit  de  former  tous  les  syndicats  de  paroisse  qu'ils  jugent  né- 
cessaires. Deux  juges  de  paix  peuvent  prescrire  des  secours  à  domi- 
cile, pourvu  que  l'un  d'eux  certifie  l'incapacité  de  travail.  L'admi- 
nistration des  syndicats  et  celle  des  ivorkhouses  séparés  est  confiée 
à  des  conseils  électifs,  dont  les  juges  de  paix  domiciliés  dans  le 
comté  sont  membres  de  droit.  Les  commissaires  règlent  comme  ils 
Tentendent,  par  mesure  générale,  l'assistance  à  donner  aux  pauvres 
valides  ;  mais  ils  ne  peuvent  statuer  sur  aucun  cas  particulier.  Enfin 
leurs  règles  et  ordres  peuvent  être  annulés  par  la  cour  du  banc  du 
roi. 

Tel  est  en  substance  le  statut,  qui,  combiné  avec  celui  de  la 
quarante-troisième  année  du  règne  d'Elisabeth,  régit  aujourd'hui, 
sauf  quelques  nouveaux  amendemens,  le  service  de  l'assistance  lé- 
gale. Immédiatement  après  la  promulgation  de  l'acte,  le  conseil 
central  des  commissaires  fut  nommé  et  se  mit  à  l'œuvre.  Quelques 
émeutes  accueillirent  d'abord  l'application  du  nouveau  système  et 
surtout  de  la  règle  qui  prescrit  de  donner  la  moitié  des  secours  en 
nature;  mais  l'ordre  fut  promptement  rétabli.  Le  mode  d'admission 


LES   BÉFOBMES    SOCIALES    EN    ANGLETERRE.  219 

«t  la  séparation  des  sexes  dans  le  ivorkhouse  rencontrèrent  une  op- 
position plus  sérieuse.  De  nombreux  organes  de  l'opinion  déclarè- 
rent cruel  et  anti-chrétien  de  séparer  ceux  que  le  ciel  avait  unis; 
mais  le  conseil  central  se  crut  obligé  de  maintenir  cette  mesure 
pour  rendre  moins  fréquente  la  résidence  permanente  dans  la  mai- 
son de  refuge,  et  pour  ne  pas  laisser  le  pays  retomber  sous  les 
charges  qui  l'avaient  accablé.  En  183Zi,  les  frais  de  l'assistance 
montaient  à  plus  de  6  millions  de  livres  sterling;  en  1839,  ils  étaient 
réduits  à  !x  millions  1/2.  Partout  les  ouvriers  qui  prétendaient  ne 
pas  pouvoir  trouver  d'occupation  parvinrent  à  s'en  procurer,  quand 
ils  se  virent  placés  dans  l'alternative  du  travail  indépendant  ou  da 
celui  du  ivorkhouse^  partout  aussi  le  complément  des  salaires  au 
moyen  de  prélèvemens  sur  la  taxe  des  pauvres  fut  supprimé.  Par 
5on  existence  seule,  la  commission  donnait  la  paix  et  la  sécurité 
aux  administrations  locales,  car  la  responsabilité  de  tout  ce  qu'il  y 
avait  d'impopulaire  dans  la  gestion  de  ces  dernières  retombait  sur  le 
conseil  supérieur,  et  toutes  les  rancunes  se  concentraient  ainsi  sur 
un  pouvoir  trop  haut  placé  pour  en  être  affecté.  On  peut  dire  que  ce 
pouvoir  conserva  l'ordre  public  au  milieu  de  circonstances  qui  me- 
naçaient le  pays  d'une  révolution  sociale. 

Quand,  au  bout  de  cinq  ans,  la  couronne  renouvela  les  membres 
de  la  commission,  elle  ne  les  nomma  plus  que  pour  un  an  ;  mais  leur 
autorité  ne  fut  pas  seulement  restreinte ,  elle  se  trouva  enti  avée  par 
la  brièveté  de  leur  mandat  et  par  les  complications  d'événemens 
qui  se  succédèrent  de  1838  à  1843,  telles  que  les  crises  commercia- 
les, le  renchérissement  des  denrées  et  le  rapide  accroissement  de  la 
population,  augmentée  d'un  million  et  demi  d'âmes.  Dans  cet  inter- 
valle, les  frais  de  l'assistance  remontèrent  de  li  millions  de  livres' 
sterling  à  plus  de  5  millions.  Toutefois  la  situation  des  contribua- 
bles n'empirait  pas  réellement,  parce  que  cette  augmentation  des 
charges  publiques  coïncidait  avec  un  accroissement  plus  grand  en- 
core des  valeurs  imposées.  On  avait  cru  trouver  une  garantie  contre 
les  influences  publiques  ou  locales  dans  la  condition  qui  interdi- 
sait aux  commissaires  l'entrée  du  parlement;  mais,  comme  cette 
exclusion  éloignait  la  commission  du  seul  terrain  où  elle  pût  se 
défendre  avec  succès,  le  gouvernement  jugea  nécessaire  de  l'as- 
similer sous  ce  rapport  au  conseil  des  Indes,  au  conseil  du  com- 
merce, et  à  ceux  des  principaux  départemens.  Ce  fut  l'objet  d'un 
bill  de  1847.  Le  nombre  des  membres  ne  fut  plus  limité,  et  le  lord 
président  du  conseil,  le  lord  du  sceau  privé,  le  secrétaire  d'état  de 
l'intérieur  durent  en  faire  partie.  De  plus,  la  commission,  nommée, 
comme  la  première  fois,  pour  cinq  ans,  eut  la  faculté  de  s'adjoindre 
deux  secrétaires,  dont  l'un  put,  comme  le  président,  appartenir  au 


220  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

parlement;  il  lui  fut  aussi  loisible  de  nommer  des  inspecteurs  pour 
la  seconder  dans  l'exécution  de  tous  ses  actes,  visiter  les  work- 
housesy  examiner  les  comptes  et  procéder  à  des  enquêtes  de  toute 
nature. 

Grâce  à  de  nouvelles  mesures ,  le  vagabondage  ne  tarda  pas  à 
entrer  dans  une  période  de  décroissance;  le  chiffre  des  taxes,  qui 
en  1848  avait  atteint  le  maximum  de  6  millions  de  livres  sterling, 
commença  aussi  à  diminuer,  et  en  1850  il  n'était  plus  que  de 
5,375,000  livres.  Nul  doute  que  les  restrictions  apportées  à  l'assis- 
tance n'aient  opposé  une  digue  salutaire  à  ce  paupérisme  menaçant 
pour  l'existence  de  la  société  anglaise.  Ce  serait  toutefois  tomber 
dans  une  étrange  erreur  que  d'attribuer  cette  amélioration  soudaine 
à  des  réformes  dans  l'administration  de  la  loi  des  pauvres.  Le  véri- 
table résultat  de  l'acte  d'amendement  de  183Zi  et  des  mesures  sub- 
séquentes a  été  l'interdiction  des  secours  publics  aux  gens  en  état 
de  s'en  passer;  mais  un  mode  d'assistance  plus  ou  moins  intelligent 
n'impliquait  les  moyens  ni  de  maintenir  les  salaires  à  un  taux  ré- 
munérateur, ni  de  mettre  le  prix  du  pain  à  la  portée  de  tout  le 
monde.  On  a  attribué  ce  temps  d'arrêt  dans  la  progression  de  la 
misère  à  une  autre  cause.  On  a  écrit  ici  même,  dans  une  étude  d'une 
haute  portée  (1),  que  le  régime  intérieur  de  l'Angleterre  avait  été 
évidemment  amélioré  depuis  l'adoption  du  libre-échange  par  l'ac- 
croissement de  la  production  industrielle  et  par  l'abaissement  du 
prix  des  objets  de  première  nécessité.  jN os  études  personnelles  nous 
conduisent  à  une  appréciation  un  peu  différente  de  la  réforme  de  sir 
Robert  Peel,  ou  plutôt  de  M.  Richard  Cobden,  réforme  nécessaire 
sans  doute,  mais  bien  plus  recommandable,  selon  nous,  par  lemal 
qu'elle  a  prévenu  que  par  le  bien  qu'elle  a  fait.  Elle  a  écarté  le  pé- 
ril imminent  d'une  disette  et  d'une  révolution,  favorisé  la  produc- 
tion agricole  et  l'industrie  manufacturière,  accumulé  de  nouvelles, 
richesses  entre  les  mains  des  propriétaires,  des  capitalistes  et  des 
spéculateurs;  mais  elle  n'a  ni  diminué  le  prix  du  blé  (les  mercu- 
riales officielles  en  font  foi),  ni  augmenté  le  prix  des  salaires  dans 
ces  classes  d'ouvriers  à  qui  précisément  l'on  est  redevable  de  la  pro- 
duction de  tant  d'objets  à  bon  marché.  Pour  obtenir  ce  bon  marché, 
qui  enrichit  le  fabricant  par  la  quantité  de  la  vente,  il  faut  réduire 
autant  que  possible  le  prix  de  revient,  et  par  conséquent  le  salaire. 
Yoilà  pourquoi  il  y  a  tant  d'ouvriers  en  Angleterre  qui  ne  gagnent 
pas  leur  vie.  La  réforme  commerciale  n'a  point  amélioré  cet  état  de 
choses,  et  tous  les  jours  elle  tend  peut-être  à  l'empirer  par  les  exi- 
gences de  la  concurrence  étrangère  et  intérieure,  à  moins  que  l'in- 

(1)  Voyez,  dans  la  Revue  du  1"  avril  1859,  la  Philosophie  de  l'Économie  politique. 


LES    RÉFORMES    SOCIALES    EX   ANGLETERRE.  221 

dustrie  ne  se  décide  à  adopter  un  minimum  de  salaires ,  ce  à  quoi 
elle  ne  paraît  nullement  disposée.  Il  faudrait  des  grèves  pour  l'ame- 
ner à  cet  acte  de  justice  et  d'humanité;  mais  les  grèves  ne  sont  faites 
que  par  les  artisans  convenablement  rémunérés,  les  ouvriers  du  bâ- 
timent, dont  les  moins  rétribués  reçoivent  li  francs  par  jour.  Quant 
aux  pauvres  ouvrières  qui  gagnent  10  ou  12  sous  par  un  travail 
de  seize  heures,  et  qui  par  conséquent  ne  peuvent  trouver  dans  la 
mutualité  des  armes  contre  une  exploitation  inhumaine,  elles  meu- 
rent de  faim  ou  dans  la  prostitution.  La  réforme  commerciale  ne 
pouvait  pas  précisément  diminuer  le  paupérisme,  et  si,  comme  nous 
l'avons  dit  au  début  de  cette  étude,  les  charges  de  ce  service  sem- 
blent parfois  s'alléger  d'une  année  à  l'autre,  cette  amélioration 
apparente  ne  peut  s'obtenir  qu'au  prix  d'une  interprétation  con- 
traire au  droit  réel  des  pauvres,  tel  que  l'a  constitué  le  statut  de 
la  quarante-troisième  année  du  règne  d'Elisabeth,  toujours  main- 
tenu comme  loi  fondamentale,  mais  violé  toutes  les  fois  que  les 
circonstances  l'exigent.  Cette  condescendance  à  la  loi  de  la  néces- 
sité n'est  pas  un  fait  rare  et  latent  dont  n'auraient  à  souffrir  que  peu 
d'individus.  Dans  les  années  de  disette  ou  de  crise  commerciale, 
c'est  par  milliers  qu'on  repousse  des  workhouses  des  ouvriers  mou- 
rant de  faim,  et  qui  retombent  à  la  charge  de  la  charité  privée.  En 
ce  qui  concerne  l'inexécution  des  lois,  il  y  a  comme  un  compromis 
tacite  entre  le  gouvernement  et  le  peuple,  qui  semblent  s'accorder 
réciproquement  toute  la  latitude  commandée  par  la  force  des  choses, 
et  cette  grande  élasticité  dans  les  rapports  du  pouvoir  et  des  gou- 
vernés n'est  peut-être  pas  une  des  causes  les  moins  notables  de  la 
stabilité  des  institutions  politiques  de  l'Angleterre. 

Ce  qui  a  surtout  préservé  ce  pays  d'une  révolution  sociale,  c'est 
le  développement  extraordinaire  qu'a  pris  l'émigration  depuis  l'an- 
née 1846.  L'esprit  d'entreprise  et  d'aventure,  excité  par  la  décou- 
verte récente  des  mines  aurifères  dans  les  colonies  australiennes,  a 
entraîné  au-delà  de  l'Océan  les  enfans  de  la  métropole  à  qui  leur 
travail  ne  procurait  qu'une  existence  plus  ou  moins  précaire.  Ce 
mouvement,  qui  n'a  point  cessé  jusqu'à  présent,  s'effectue  en  partie 
au  moyen  d'arrangemens  pris  par  des  commissaires  spéciaux  pour 
le  transport  gratuit  d'une  certaine  classe  d'ouvriers  indigens,  en 
partie  indépendamment  de  toute  assistance  officielle,  de  sorte  que 
dans  l'intervalle  de  1846  à  1859  près  de  trois  millions  d'individus 
ont  quitté  le  royaume -uni.  Toutefois  ce  prodigieux  écoulement 
d'une  partie  de  la  population,  sans  autre  équivalent  dans  l'histoire 
que  les  migrations  des  barbares,  n'a  pas  diminué  la  misère  en  An- 
gleterre, parce  que  le  plus  grand  nombre  des  émigrans  sont  des 
Irlandais,  et  qu'en  Angleterre  l'excédant  des  naissances  sur  les  dé- 
cès dépasse  tous  les  ans  le  chiffre  de  l'émigration.  Ainsi  en  1852, 


222  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'année  où  les  émigrans  ont  été  le  plus  nombreux,  la  population 
de  l'Angleterre  et  du  pays  de  Galles  augmentait  de  216,233  âmes 
par  l'excédant  des  naissances  sur  les  décès,  tandis  que  l'émigration 
ne  lui  enlevait  que  l/i3,767  habitans. 

III. 

Quels  ont  été  les  résultats  définitifs  de  la  réforme  de  la  loi  des 
pauvres?  En  1857,  20  paroisses  isolées  et  585  syndicats,  compre- 
nant 13,96/i  paroisses,  étaient  soumis  au  régime  institué  par  l'acte 
d'amendement  du  lit  août  183/i;  15  paroisses  isolées  et  21  syndi- 
cats, comprenant  320  paroisses,  avaient  des  toorkhouses  régis  par 
divers  actes  locaux;  2  paroisses  isolées  et  12  syndicats,  comprenant 
200  paroisses,  s'étaient  obstinément  maintenus  sous  la  règle  de 
l'acte  Gilbert;  enfin  89  paroisses  ne  reconnaissaient  encore  d'autre 
loi  que  le  statut  d'Elisabeth.  Ces  14,610  paroisses  de  l'Angleterre  et 
du  pays  de  Galles  contenaient  une  population  de  17,927,609  âmes, 
sur  laquelle  la  taxe  des  pauvres  levait  211,024,750  francs,  soit 
8  shillings  5  pence  1/4  par  personne,  ce  qui  est  à  peu  près  la  cote 
personnelle  de  l'année  1803,  mais  ce  qui  dépasse  de  beaucoup  celle 
de  1853,  évaluée  à  5  shillings  6  pence.  Sur  cette  somme,  il  n'était 
affecté  à  l'assistance  que  147,460,900  francs,  et  le  reste  couvrait  les 
autres  dépenses  des  comtés  et  des  bourgs,  car,  par  suite  de  cette 
promiscuité  particulière  à  l'administration  anglaise,  des  fonds  des- 
tinés à  des  usages  différons  sont  versés  dans  une  même  caisse, 
comme  des  attributions  de  nature  diverse  sont  dévolues  au  même 
fonctionnaire.  Un  chanoine  de  Bristol  est,  par  exemple,  aujourd'hui 
chargé  des  examens  pour  l'admission  à  l'école  d'artillerie,  et  l'on 
voit  souvent  le  produit  des  taxes  d'église  {church  rates)  dépensé  pour 
la  destruction  des  moineaux  et  des  renards  (1).  De  ces  147  millions 
de  francs,  l'intérêt  des  emprunts  en  absorbait  plus  de  5,  et  les  trai- 
temens  des  employés  plus  de  21.  Les  pauvres  n'en  recevaient  que 
121,  dont  27  dans  l'intérieur  des  workhonses  et  94  en  secours  à  do- 
micile. A  ces  sommes  il  faut  ajouter  8  millions  de  francs  pour  la 
dépense  des  asiles  d'aliénés  et  5  millions  pour  l'assistance  médicale, 
qui,  joints  à  la  somme  donnée  plus  haut,  portent  à  plus  de  160  mil- 
lions de  francs  les  frais  de  l'assistance  légale  en  1857.  Les  assistés 
étaient  au  nombre  de  843,806,  dont  123,382  habitant  les  work- 
houses  et  720,424  secourus  à  domicile.  En  1858,  ces  chiffres  se 
sont  élevés  à  908,186  :  ce  n'est  guère  que  la  dix-huitième  partie 
de  la  population,  et  si  tous  les  indigens  y  étaient  compris,  la  situa- 

(1)  Voyez  le  compte-rendu  de  la  séance  des  communes  du  8 Juin  1858.  {Church  rates 
abolition  bill.) 


LES    REFORMES    SOCIALES    EN   ANGLETERRE. 


223 


tien  de  l'Angleterre,  sous  le  rapport  du  paupérisme,  pourrait  être 
considérée  comme  une  des  meilleures  de  l'Europe.  Malheureuse- 
ment il  reste  à  tenir  compte  des  pauvres  secourus  par  la  charité 
privée,  et  dont  le  nombre  est  incalculable. 

Avant  de  nous  occuper  de  cette  dernière  catégorie,  il  faut  exa- 
miner le  régime  intérieur  des  ivorkhouses  et  l'influence  actuelle  du 
mode  d'assistance  accordé  par  chacun  de  ces  établissemens  à  un 
nombre  d'individus  qui  varie,  suivant  les  saisons,  de  AOO  à  1,000 
dans  les  comtés  et  de  500  à  2,000  dans  la  capitale.  A  première  vue, 
rien  que  de  très  convenable.  De  vastes  bâtimens,  ordinairement 
entourés  de  jardins,  la  séparation  des  âges  et  des  sexes,  de  grands 
dortoirs  surveillés  pendant  la  nuit,  des  ateliers  de  professions  di- 
verses, des  salles  d'étude  et  des  cours  de  récréation,  le  chauffage, 
l'aération,  la  propreté  de  tous  les'appartemens,  enfin  la  qualité  des 
vètemens  et  de  la  nourriture,  tout  semble  assurer  aux  habitans  de 
ces  demeures  un  bien-être  dont  la  plupart  n'ont  jamais  joui  avant 
d'y  entrer.  L'entretien  de  chacun  d'eux  ne  revient  pourtant  qu'à^ 
h  shillings  par  semaine,  non  compris  les  émolumens  des  employés, 
les  réparations  et  le  prix  des  médicamens.  Le  personnel  préposé  au 
service  se  compose  en  général  de  huit  individus,  le  directeur,  la  ma- 
trone sa  femme,  le  maître  et  la  maîtresse  d'école,  les  maîtres  cor- 
donnier et  tailleur,  le  jardinier  et  le  portier.  En  outre,  un  clergyman 
et  un  médecin  sont  attachés  à  la  maison  sans  y  avoir  leur  domicile. 
"Voilà  ce  qu'un  touriste  peut  noter  sur  son  carnet,  après  avoir  inscrit 
sur  le  registre  qu'on  lui  présente  ordinairement  le  témoignage  de  sa 
satisfaction. 

Cependant  la  bonne  impression  qui  résulte  d'une  première  visite 
ne  laisse  pas  d'être  modifiée  par  un  examen  plus  minutieux,  et  c'est 
aux  publi cistes  anglais  eux-mêmes  que  nous  emprunterons  nos  ob- 
jections. D'abord  il  est  constaté  que  les  pauvres  trouvent  le  régime 
des  workhouses  beaucoup  moins  comfortable  que  celui  des  prisons. 
A  cet  égard  hommes  et  femmes  avouent  hautement  leur  préférence, 
sans  tenir  compte  de  la  dégradation  attachée  à  l'emprisonnement  (1). 


(1)  On  peut  juger  de  la  différence  qui  existe  sous  ce  rapport  entre  les  deux  espèces 
d'établissemens  par  l'inégalité  des  traitemens  de  leurs  employés. 


Prison  pour  900  détenus. 

liv.  st. 

Gouverneur 600 

Matrone 425 

Chapelain  (avec  logement) 250 

Chapelain  assistant  (sans  logement).  180 

Médecin 220 

Portier 70 

45  employés  payés. 


Workhouse  pour  5  ou  600  pauvres. 

liv.  st.. 

Directeur 80 

Matrone 50 

Chapelain  (sans  logement) 100 

Médecin 78 

Chef  d'atelier 25 

Portier 25 

Pas  d'autres  employés. 


224  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Non -seulement  les  pauvres  se  font  incarcérer  pour  passer  l'hiver 
chaudement  et  pour  être  bien  nourris;  mais,  admis  au  ivorkhouse, 
ils  y  commettent  dans  la  même  intention  des  infractions  à  la  disci- 
pline, qu'on  a  le  tort  de  punir  parla  détention  dans  une  maison  cor- 
rectionnelle. 

Il  est  une  autre  cause  pour  laquelle  la  population  des  prisons  se 
recrute  dans  les  workhouses,  c'est  la  mauvaise  éducation  de  l'en- 
fance dans  ces  derniers  établissemens.  On  y  élève,  dans  de  bons 
principes  sans  doute,  les  orphelins  et  les  enfans  trouvés  jusqu'à  l'âge 
de  quatorze  ans,  et  on  les  y  garde  même  plus  longtemps,  jusqu'à  ce 
qu'on  leur  procure  de  l'emploi  chez  un  maître  ouvrier;  mais  à  ces 
pupilles  viennent  se  mêler  les  enfans  vicieux  admis  tous  les  jours 
dans  la  maison  avec  leurs  familles  vagabondes.  La  séparation  abso- 
lue de  ces  deux  classes  d'élèves,  devrait  être  obligatoire,  malgré  le 
surcroît  de  dépenses  qui  en  résulterait.  La  preuve  des  imperfections 
du  système  actuel,  c'est  que,  sans  compter  le  contingent  qu'il  four- 
nit à  la  population  criminelle,  la  plupart,  et  les  pires  des  habitans 
adultes  des  workhouses^  sont  des  gens  qui,  ayant  passé  leur  enfance 
dans  ces  asiles,  semblent  n'avoir  rien  de  commun  avec  les  autres 
membres  de  la  société.  Étrangers  aux  sentimens  de  famille,  ils  ne 
connaissent  que  le  ivorkhouse  et  la  prison,  le  gouverneur,  le  direc- 
teur et  le  geôlier.  Ajoutons  que  leur  instruction  professionnelle,  non 
moins  imparfaite  que  leur  éducation  morale,  jette  sur  la  place  une 
foule  de  mauvais  ouvriers  dont  la  concurrence  abaisse  à  la  fois  le 
taux  des  salaires  et  la  qualité  des  produits. 

Il  y  a  aussi  une  espèce  de  caverne  qu'on  ne  montre  guère  aux 
étrangers,  et  dont  l'aspect  n'est  pas  un  des  moins  afïligeans  de  la 
maison  :  c'est  le  quartier  éventuel  [casual  ivard).  Dans  toutes  les 
grandes  villes  anglaises,  la  nuit,  surtout  en  hiver,  surprend  dans  la 
rue  une  foule  de  gens  mourant  de  froid  et  de  faim,  sans  un  farthing 
pour  acheter  un  morceau  de  pain,  sans  une  pierre  où  reposer  leur 
tête.  Il  faut  donc  des  refuges  ouverts  à  toute  heure  au  premier  venu. 
La  plupart  sont  des  lieux  où  l'on  ne  songerait  pas  à  mettre  un  chien 
de  quelque  prix;  beaucoup  n'ont  pas  de  lumière,  aucun  n'a  de  feu, 
et  quelques-uns  exhalent  une  odeur  intolérable  même  pour  des 
hôtes  dont  les  sens  sont  loin  d'être  délicats.  Les  pauvres  créatures 
qui  dorment  là  sur  une  planche  sont  réveillées  à  six  heures  pour 
aller  dans  la  cour,  où  Ton  casse  des  pierres,  et,  bien  qu'épuisé  de 
besoin,  chacun  doit  travailler  jusqu'à  neuf  heures.  Alors  on  leur 
donne  un  pain  de  cinq  livres  et  on  les  met  dehors.  Ceux  qu'on  sait 
ou  qu'on  soupçonne  être  déjà  venus  récemment  ont  à  remplir  leur 
tâche  de  travail  comme  les  autres,  mais  toute  nourriture  leur  est 
refusée.  «  Donner  une  pierre  à  qui  demanderait  du  pain ,  dit  à  ce 


LES    RÉFORMES    SOCIALES    EN    ANGLETERRE.  225 

sujet  un  publiciste  anglais,  c'est  ce  que  notre  divin  médiateur  citait 
comme  une  des  plus  incroyables  cruautés,  et  c'est  ce  qui  se  fait  de 
notre  temps  dans  ce  pays.  »  Et,  le  croirait-on?  cet  asile  n'est  même 
pas  ouvert  à  tous  ceux  qui  le  réclament!  Bien  des  infortunés,  en  ar- 
rivant au  seuil  du  ivorkhousey  apprennent,  par  un  écriteau  fixé  à  la 
porte,  que  le  quartier  ne  peut  plus  recevoir  personne  [the  casiial 
ivard  l's  full).  Il  résulte  d'un  rapport  présenté  à  la  chambre  des 
communes  que,  dans  le  cours  de  l'exercice  finissant  à  l'Assomption 
de  1857,  66,009  admissions  au  logement  nocturne  ont  été  accor- 
dées par  quinze  des  principaux  workhouses  de  Londres,  sur  un 
nombre  beaucoup  plus  grand  de  demandes. 

On  vient  de  voir  ce  que  tant  d'amendemens  de  la  loi,  tant  d'ef- 
forts pour  en  améliorer  la  pratique,  laissent  encore  subsister  d'abus 
dans  le  régime  des  ivorkhouses,  et  l'on  ne  doit  pas  s'étonner  que  les 
juges  les  plus  compétens  en  Angleterre  le  déclarent  indigne  d'une 
nation  chrétienne.  Si,  dans  les  villes,  à  défaut  de  maisons  de  cha- 
rité [ahn  shouses)  telles  qu'on  en  fondait  autrefois,  le  ivorkhouse  est 
nécessaire  pour  recueillir  les  pauvres,  parce  qu'ils  n'ont  ni  feu  ni 
lieu,  dans  les  campagnes  du  moins  on  pourrait  aisément  laisser  les 
vieillards  achever  leur  existence  dans  leurs  foyers.  Un  shilling  par 
semaine,  ajouté  par  la  charité  privée  aux  2  shillings  6  pence  de  la 
paroisse,  suffirait  pour  les  entretenir  au  sein  de  leur  famille.  Quant 
aux  autres  habitans  du  ivorkhouse^  tout  le  monde  le  sent  bien,  ce 
sont  surtout  les  consolations  et  la  douce  influence  des  femmes  qui 
manquent  à  ces  malheureux.  L'Angleterre  voudrait  avoir  aussi  ses 
sœurs  de  charité,  sous  un  autre  nom  sans  doute,  et  sans  les  vœux, 
qui  rappelleraient  trop  une  institution  papiste.  L'Allemagne  lui  offre 
un  utile  exemple.  Il  existe  depuis  quelque  temps  à  Kaiserswerth, 
près  de  Dusseldorf,  un  établissement  où  M"*  Florence  Nightingale  a 
fait  son  éducation  hospitalière ,  et  sur  lequel  elle  a  donné  tous  les 
détails  désirables.  Il  renferme  à  présent  cent  soixante  diaconesses, 
toutes  vouées  aux  soins  des  malades,  des  aliénés,  des  femmes  re- 
penties, ainsi  qu'à  l'éducation  des  enfans.  Il  faut  souhaiter  qu'un 
asile  semblable  s'établisse  en  Angleterre,  où  les  élémens  de  pareilles 
institutions  se  trouvent  en  si  grand  nombre  ;  car,  par  suite  des  émi- 
grations, la  population  féminine  dépasse  de  500,000  le  nombre  des 
individus  de  l'autre  sexe,  et,  dans  la  plupart  des  métiers  qu'elle 
exerce,  l'insuffisance  des  salaires  la  condamne  aux  privations  les 
plus  dures  ou  aux  plus  déplorables  désordres.  Le  haut  clergé  parait 
opposer  une  invincible  répugnance  à  l'idée  d'une  institution  qui  re- 
lèverait une  partie  de  l'édifice  renversé  par  la  réforme  du  xvi*  siècle. 
Il  s'alarme  déjà  de  l'existence  de  deux  ou  trois  pauvres  couvens  de 
la  secte  puseyiste.  Qui  peut  calculer  les  conséquences  de  l'abjura- 

TOME  XXIV.  15 


226  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tion  de  plusieurs  milliers  de  femmes  exerçant  sur  les  classes  les 
plus  nombreuses  l'irrésistible  influence  de  la  charité?  On  assure 
pourtant  que  l'évêque  d'Exeter  a  donné  son  approbation  au  projet 
d'une  communauté  protestante  de  femmes  vouées  à  des  œuvres 
pieuses  et  charitables.  On  parle  même  d'un  noviciat  et  de  vœux 
prononcés  pour  cinq  ans.  Ce  serait  là  une  véritable  réforme  de  la 
réforme;  mais  voici  un  résultat  positivement  acquis  à  la  cause  du 
progrès.  Le  29  septembre  1859,  les  nouveaux  bâtimens  de  la  mai- 
son de  miséricorde  ouverte  dans  la  paroisse  de  Ditchingham  (comté 
de  Surtblk)  aux  femmes  repenties  de  toute  l'Angleterre  ont  été  inau- 
gurés par  une  cérémonie  religieuse.  Le  recteur,  en  exposant  l'objet 
e^  la  discipline  de  l'établissement,  a  fait  connaître  que  le  service 
intérieur  en  était  confié  à  des  sœurs  qui  désiraient  vivre  et  mourir 
dans  cet  asile,  bien  qu'elles  ne  s'y  fussent  point  engagées  par  des 
vœux  perpétuels. 

La  philanthropie  anglaise  est  inépuisable,  quoique  souvent  mal 
dirigée,  et  les  besoins  du  paupérisme  en  Angleterre  paraissent  in- 
calculables, comme  les  chances  de  l'industrie  et  du  commerce, 
sources  de  la  richesse  des  uns  et  causes  de  la  misère  des  au- 
tres. On  essaierait  en  vain  d'évaluer  numériquement  cette  popula- 
tion, plus  habituée  à  l'intempérance  qu'à  l'épargne,  et  jetée  subi- 
tement par  les  crises  industrielles  d'jiin  état  d'aisance  relative  dans 
le  plus  absolu  dénûment.  Aux  neuf  cent  mille  indigens  assistés  par 
les  paroisses,  il  faut  ajouter  ces  innombrables  habitans  des  rooke- 
ries  visités  par  les  missionnaires  de  Londres,  les  pauvres  honteux, 
ceux  qui  aiment  mieux  mourir  de  faim  avec  leur  femme  et  leurs 
enfans  que  de  s'en>séparer  pour  entrer  au  workhouse^  ceux  qui^  pré- 
fèrent une  détresse  momentanée  à  l'irréparable  indigence  où  les 
plongerait  la  vente  de  leur  mobilier  et  de  leurs  instrumens  de  tra- 
vail, rendue  nécessaire  j)ar  leur  admission  dans  cet  établissement, 
les  journaliers  des  campagnes  dans  les  temps  de  neige,  les  ouvriers 
des  villes  trop  peu  rémunérés  et  ceux  que  les  chômages  laissent 
sans  pain.  Il  existe  à  la  vérité  vingt-sept  mille  sociétés  de  secours 
mutuels  officiellement  reconnues,  sans  compter  un  grand  nombre 
d'autres  qui  ne  le  sont  pas;  mais  les  artisans  les  moins  payés  et  les 
habitués  des  palais  du  gin  n'en  font  point  partie. 

Nul  autre  pays  que  je  sache  ne  s'impose  autant  de  sacrifices  en 
faveur  de  l'indigence;  malheureusement  cette  bienfaisance  manque 
souvent  son  but,| faute  d'une  direction  éclairée,  faute  d'unité  d'ac- 
tion. Des  associations  trop  multiples  peut-être,  et  qui  seraient  plus 
puissantes  en  se  réunissant,  se  sont  formées  dans  toutes  les  par- 
ties de  l'Angleterre.  Les  unes  fournissent  du  charbon  pendant  l'hi- 
ver, les  autres  établissent  des  banques  pour  les  petites  épargnes  ; 


LES    RÉFORMES    SOCIALES    EN    ANGLETERRE.  227 

d'autres,  et  en  grand  nombre,  ont  pour  but  spécial  l'éducation  des 
orphelins;  d'autres,  l'assistance  des  mères,  des  veuves,  des  étran- 
gers, etc.;  quelques-unes,  sous  le  nom  de  reformatories^  se  con- 
sacrent à  la  régénération  des  femmes  déchues  et  des  criminels  sortis 
de  prison.  Beaucoup,  il  est  vrai,  tombent  découragées  par  l'inutilité 
de  leurs  efforts  ;  mais  ces  tentatives  renouvelées  sans  cesse  témoi- 
gnent, malgré  leur  insuffisance,  de  la  puissante  vitalité  d'une  so- 
ciété affectée  de  plaies  si  profondes.  . 

Les  nouveaux  asiles  de  nuit,  dont  la  fondation  vient  d'être  pro- 
posée aux  syndicats  métropolitains  par  le  conseil  de  la  loi  des 
pauvres,  seraient  établis  à  l'instar  du  refuge  de  Playhouse-Yard , 
fondé  à  Londres  depuis  trente-huit  ans  au  moyen  de  souscriptions 
volontaires.  En  1857,  l'année  même  où  69,009  admissions  étaient 
accordées  dans  les  ivorkhouses  de  la  capitale,  l'asile  de  Playhouse- 
Yard  en  accordait  53,311,  moyennant  une  dépense  de  1,139  livres 
sterling.  Il  s'ouvre  toute  la  nuit  à  tout  venant  et  sans  aucune  con- 
dition; mais  l'assistance,  pour  être  limitée  aux  besoins  réels,  n'y 
consiste  qu'en  une  demi-livre  de  pain  le  soir,  une  demi-livre  le 
lendemain  matin,  et  pour  coucher  un  matelas  dans  une  chambre 
chauffée.  Cependant,  dans  tous  les  cas  d'inanition  et  d'épuisement, 
le  médecin  prescrit  les  alimens  et  les  soins  convenables,  et  nombre 
de  malheureux,  dit  le  rapport  officiel  que  je  consulte,  sont  ainsi 
arrachés  à  une  mort  imminente.  Un  autre  refuge  semblable,  mais 
qui  n'offre  qu'un  coucher  de  bois  au  lieu  d'un  matelas,  est  celui  de 
Field-Lane,  également  soutenu  par  des  souscriptions  volontaires. 
La  charité  se  pratique  plus  libéralement  dans  l'asile  du  Nord-Ouest, 
récemment  reconstruit  en  mémoire  de  son  fondateur,  lord  Dudley 
Coutt's  Stuart,  et  aussi  dans  celui  de  Leicester- Square,  auquel 
donnent  accès  des  billets  accordés  par  les  souscripteurs,  et  valables 
les  uns  pour  un  seul  individu,  les  autres  pour  toute  une  famille. 
Tous  les  jours,  à  trois  heures,  dans  ce  dernier  refuge,  il  se  fait  une 
distribution  de  vivres  que  les  pauvres  peuvent  emporter  chez  eux 
ou  bien  manger  dans  la  cuisine  de  l'établissement.  Ce  repas  se 
compose  de  pain  et  de  soupe  dont  chaque  famille  reçoit  quatre 
pintes,  et  quand  tous  les  individus  pourvus  de  billets  ont  été  ser- 
vis, le  reste  se  partage  aux  plus  affamés  de  ceux  qui,  toujours  en 
grand  nombre,  se  présentent  sans  carte.  Cet  asile,  le  seul  des  éta- 
blissemens  privés  de  Londres  qui  distribue  gratuitement  des  vivres 
toute  l'année,  a  livré  en  1856  180,ZiAl  repas;  il  a  donc  nourri 
h^k  personnes  par  jour.  Son  assistance  ne  se  borne  pas  d'ailleurs  à 
l'aumône  alimentaire;  il  héberge  un  grand  nombre  de  gens  sans 
place  jusqu'à  ce  qu'ils  en  aient  trouvé  une,  soit  par  leurs  propres 
démarches,  soit  par  celles  des  employés  de  la  maison  ;  souvent  même 


228  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

il  les  habille  ou  leur  prête  de  l'argent  pour  racheter  leurs  effets  en 
gage.  Placée  à  bon  droit  sous  le  haut  patronage  du  duc  de  Cam- 
bridge, cette  œuvre  excellente  compte  au  nombre  de  ses  principaux 
soutiens  les  membres  les  plus  honorables  de  la  noblesse,  parmi  les- 
quels je  me  plais  à  citer  le  comte  de  Shaftesbury,  toujours  à  la  tête 
des  associations  les  plus  bienfaisantes,  quand  il  n'en  est  pas  lui- 
même  le  fondateur.  Ce  dernier  genre  d'assistance,  du  nombre  de 
ceux  que  Paris  pourrait  avec  avantage  emprunter  à  l'Angleterre,  ou 
même  à  quelques  hospices  de  France,  et  notamment  à  celui  de  Pro- 
vins, se  pratique  depuis  18A6,  sous  le  patronage  de  l'évêque  de 
Londres,  dans  la  maison  de  charité  de  Rose-Street.  Les  personnes 
tombées  dans  la  détresse  et  à  la  recherche  d'un  emploi  y  sont  ad- 
mises sur  la  recommandation  des  souscripteurs,  ou  bien  du  clergé 
paroissial.  L'institution  a  rendu  à  une  existence  honorable  2,Zil/i 
individus  appartenant  à  toutes  les  classes  de  la  société,  car  je 
ti'ouve  parmi  ses  protégés  en  1856  des  professeurs,  des  artistes,  la 
femme  d'un  médecin,  la  fille  d'un  clergyman  et  celle  d'un  baronet 
écossais. 

Il  nous  reste  à  signaler  deux  grandes  lacunes  dans  le  système  de 
l'assistance  anglaise.  Nombre  de  localités  importantes  manquent  de 
salles  d'asile,  et  je  ne  crois  pas  qu'il  existe  plus  d'une  seule  crè- 
che dans  toute  l'Angleterre.  Un  monstrueux  gaspillage  deja  vie 
humaine  résulte  de  la  nécessité  où  se  trouvent  les  ouvrières  de  lais- 
ser seuls  leurs  enfans  chez  elles.  Pour  les  tenir  en  repos,  elles  leur 
font  prendre  chaque  matin  une  drogue  soporifique ,  dont  les  effets 
plus  ou  moins  lents  sont  une  des  causes  principales  de  la  mortalité 
parmi  les  classes  pauvres.  Il  est  un  rapprochement  qui,  mieux  que 
ces  détails,  ferait  apercevoir  l'importance  numérique  de  la  popu- 
lation indigente  en  Angleterre  :  c'est  la  comparaison  de  la  statis- 
tique des  hôpitaux  et  des  dispensaires  de  Londres  avec  celle  des 
établissemens  de  même  nature  existant  à  Paris.  D'après  le  compte- 
rendu  de  l'assistance  publique  à  Paris  pour  l'exercice  1858,  les  hô- 
pitaux, ainsi  que  les  services  temporaires  de  la  vieillesse,  ont  traité 
dans  le  courant  de  ladite  année  91,007  malades.  Les  hospices  et  les 
maisons  de  retraite  ont  entretenu  12,19/i  vieillards,  infirmes  et 
aliénés.  L'année  précédente,  le  nombre  des  jnalades  traités  à  domi- 
cile a  été  de  32,105.  On  peut  évaluer  à  Zi,000  le  nombre  des  néces- 
siteux non  inscrits  aux  bureaux  de  bienfaisance  et  traités  à  domicile 
par  les  six  dispensaires  de  la  Société  philanthropique,  ce  qui  porte 
le  total  des  malades  indigens  au  chiffre  de  139,30(5. 

Londres  possède  12  hôpitaux  pour  les  maladies  et  accidens  ordi- 
naires, contenant  3,380  lits;  pendant  l'année  1852,  ces  établisse- 
mens ont  reçu  30,280  malades  et  en  ont  traité  335,676  à  domicile; 


LES    RÉFORMES    SOCIALES    EN    ANGLETERRE.  229 

—  il  compte  AS  hôpitaux  destinés  chacun  à  une  seule  espèce  de  ma- 
ladie. Indépendamment  de  deux  asiles  d'aliénés  contenant  2,000  hts, 
les  46  autres  maisons  spéciales  peuvent  recevoir  2,065  malades  à  la 
fois,  et  en  1852  elles  en  ont  traité  15,011  à  l'intérieur  et  78,952  à 
domicile.  Il  y  a  encore  34  dispensaires,  dont  les  médecins,  sans 
compter  ceux  de  5  institutions  homœopathiques,  ont  traité  dans  la 
même  année  164,621  indigens;  —  enfin  126  maisons  de  charité  ren- 
ferment 2,390  vieillards.  Le  nombre  des  malades  assistés  à  cette 
époque  était  de  518,369,  sans  compter  les  67,000  habitans  des  ivork- 
houses,  et  par  conséquent  le  chiffre  total  des  indigens  et  nécessi- 
teux s'élevait  à  585,369. 

S'il  existe  une  différence  dans  la  salubrité  des  deux  capitales, 
elle  est  en  faveur  de  Londres  malgré  les  émanations  pestilentielles 
de  la  Tamise,  et  la  population  de  cette  ville  n'étant  guère  que  deux 
fois  et  demie  aussi  nombreuse  que  celle  de  Paris,  la  même  propor- 
tion devrait  se  retrouver  dans  le  nombre  des  malades  indigens,  s'il 
y  avait  parité  dans  l'état  du  paupérisme  des  deux  pays  ou  du  moins 
des  deux  métropoles.  D'après  les  chiffres  que  nous  venons  de  rele- 
ver, le  paupérisme  de  Paris  serait  à  celui  de  Londres  comme  1  est 
à  4,34;  mais  la  différence  est  plus  forte  encore,  attendu  qu'à  Paris 
le  chiffre  des  indigens  inscrits  aux  bureaux  de  bienfaisance  n'étant 
que  de  80,501,  il  en  résulte  que  58,805  personnes  reçoivent  l'as- 
sistance médicale  sans  être  obligées  de  recourir  habituellement  à  la 
charité  publique  ou  privée,  tandis  qu'à  Londres  au  contraire  il  s'en 
faut  que  tous  les  malades  pauvres  puissent  être  traités  à  domicile 
ou  à  l'hôpital,  et  en  voici  la  raison  :  l'assistance  de  la  pauvreté, 
laissée  chez  nous  à  la  charge  de  la  bienfaisance  volontaire,  est  chez 
nos  voisins  l'objet  d'un  impôt  obligatoire  et  d'un  des  rares  services 
centralisés.  Au  rebours,  l'assistance  médicale,  assurée  en  France  par 
des  legs  de  terres  et  de  capitaux,  et  confiée  à  l'administration  pu- 
blique, ne  se  fonde  en  Angleterre,  excepté  dans  cinq  ou  six  établis- 
semens,  que  sur  des  souscriptions  volontaires  annuelles,  dont  l'em- 
ploi échappe  à  peu  près  à  tout  contrôle  sérieux.  Il  en  résulte  que 
ces  nombreux  hôpitaux,  entretenus  tous  à  grands  frais  au  moyen  de 
ressources  incertaines  et  précaires,  languissent  dans  les  temps  ordi- 
naires, et  dans  les  jours  de  crise  financière  ferment  leur  porte  à  la 
moitié  de  ceux  qui  s'y  présentent.  M.  Léon  Fauchera  constaté  par 
exemple  qu'en  huit  ans  2,700  cas  de  maladies  vénériennes,  résultats 
de  la  prostitution,  avaient  ouvert  les  portes  de  trois  hôpitaux  de  Lon- 
dres à  des  jeunes  filles  âgées  de  onze  à  quatorze  ans,  et  qu'aux  mêmes 
asiles  un  plus  grand  nombre  avaient  été  refusées  faute  de  place.  Autre 
difficulté  :  on  n'est  admis  dans  ces  maisons  que  par  l'intermédiaire 
d'un  des  souscripteurs.  Combien  d'étrangers,  combien  même  de  mal- 


230  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

heureux  Anglais,  ne  connaissant  personne  dans  cette  immense  Baby- 
lone,  meurent  faute  de  soins  !  Je  crois  donc  rester  au-dessous  de  la 
vérité  en  supposant  le  nombre  des  indigens  de  Londres  cinq  fois  plus 
considérable  que  celui  des  pauvres  de  Paris.  Dans  les  campagnes, 
la  différence  est  beaucoup  moindre  ;  mais  dans  les  districts  manu- 
facturiers elle  reprend  à  peu  près  la  même  proportion. 

En  France,  le  célibat  religieux  et  le  célibat  militaire  modèrent  le 
mouvement  de  la  population  ;  nos  ouvriers  ont  ainsi  moins  à  souffrir 
de  cette  concurrence  de  la  main-d'œuvre  qui  réduit  les  salaires  à 
un  taux  insuffisant.  En  second  lieu ,  nos  institutions  de  bienfaisance 
religieuses  et  laïques,  tout  en  ménageant  chez  les  nécessiteux  le 
sentiment  de  la  dignité  personnelle,  nous  dispensent  de  l'obligation 
de  cette  assistance  légale  qui  fait  des  pauvres,  parce  qu'elle  habitue 
le  travailleur  à  compter  sur  d'autres  ressources  que  celles  de  son 
énergie.  Il  faut  aussi  tenir  compte  de  la  division  de  la  propriété  ter- 
ritoriale, qui  permet  à  un  si  grand  nombre  de  paysans  de  posséder 
une  habitation,  un  lopin  de  terre  et  une  ou  deux  têtes  de  bétail,  non 
pas  grâce  à  cette  aumône  publique  que  conseillait  Pitt,  mais  par  droit 
d'héritage  ou  d'acquisition.  Puis  l'agriculture,  dont  vit  la  plus  grande 
partie  de  nos  populations,  est  exposée  à  moins  de  crises  et  de  chô- 
mages que  l'industrie,  unique  ressource  de  la  plupart  des  prolétaires 
d'outre-Manche.  Enfin,  et  pour  ne  pas  tout  énumérer  ici,  il  y  a  dans 
nos  classes  ouvrières  moins  d'intempérance  et  moins  de  besoins. 
Nous  avons  donc,  pour  plusieurs  raisons,  beaucoup  moins  d' indigens 
que  la  Grande-Bretagne ,  et  surtout  moins  de  ces  dénûmens  absolus 
qui  jettent  la  nuit  dans  les  rues  tant  d'individus  sans  pain  et  sans 
gîte.  Rien  ne  ressemble  chez  nous  au  casual  ward  ni  à  ses  hôtes 
habituels,  rien  de  comparable  à  ces  affreux  taudis  des  grandes  villes 
anglaises,  où  tant  de  créatures  humaines,  sans  distinction  d'âge  ni 
de  sexe,  s'entassent  dans  la  même  chambre  et  sur  le  même  grabat. 
La  statistique  de  la  prostitution  est  également  en  France  loin  d'at- 
teindre-les  chiffres  qu'elle  présente  en  Angleterre.  Il  s'en  faut  néan- 
moins que  notre  situation  ne  puisse  être  améliorée,  et  quand  la 
France  le  voudra,  elle  réduira  de  plus  de  moitié  le  nombre  de  ses 
pauvres,  sans  recourir  à  de  profondes  combinaisons  ni  à  de  coûteux' 
sacrifices;  il  lui  suffira  de  mettre  en  pratique  l'idée  la  plus  simple. 
Cette  idée,  la  voici  :  rattacher  l'action  des  sociétés  de  bienfaisance 
à  celle  des  sociétés  de  secours  mutuels ,  en  consacrant  une  partie 
des  fonds  des  premières  à  l'introduction  des  indigens  dans  les  se- 
condes. 

L'homme  qui  peut  satisfaire  à  ses  besoins  par  son  travail  n'est 
pas  indigent.  Quelles  sont,  dans  notre  état  social,  les  principales 
causes  de  l'indigence?  Ce  sont  la  maladie,  qui  force  l'ouvrier  à  con- 


LES    RÉFORMES    SOQALES    EN   ANGLETERRE.  231 

tracter  des  dettes  dont  il  ne  peut  jamais  se  libérer,  et  la  vieillesse, 
qui  ne  lui  permet  plus  de  gagner  sa  vie.  Si  tous  les  travailleurs  ap- 
partenaient aux  sociétés  qui  leur  assurent  des  secours  quand  ils  sont 
malades  et  une  pension  quand  l'âge  a  brisé  leurs  forces,  ils  ne  se- 
raient exposés  à  la  misère  que  par  suite  de  circonstances  exception- 
nelles, car  l'intérêt  composé  des  dépôts  élèverait  les  secours  en 
temps  de  maladie  et  même  pendant  les  chômages,  comme  on  le  voit 
aujourd'hui  dans  beaucoup.de  sociétés  anglaises,  à  un  chiffre  équi- 
valant au  salaire,  ou  du  moins  suffisant  pour  faire  vivre  la  famille. 
Le  prolétariat,  dernier  vestige  de  la  servitude,  cesserait.  La  classe 
ouvrière  existerait  par  elle-même;  elle  aurait  une  condition  indé- 
pendante, plus  indépendante  que  celle  du  fonctionnaire,  dont  l'exis- 
tence, dépendant  d'une  protection  précaire,  est  souvent  à  la  merci 
d'une  intrigue. 

La  loi  du  20  juillet  1850  favorise  la  création  des  sociétés  de  se- 
cours mutuels,  garanties  d'ordre  et  de  stabilité;  mais  par  cela  niême 
que  leurs  progrès  importent  au  gouvernement,  l'initiative  de  celui- 
ci  pourrait  devenir  suspecte  et  fmir  par  jeter  du  discrédit  sur  ces 
institutions.  Qui  donc  doit  se  charger  du  soin  de  les  accroître  et  de 
les  multiplier?  Les  institutions  charitables.  11  faut  que  les  sociétés  de 
bienfaisance  et  les  sociétés  de  secours  mutuels  se  concertent  pour 
démontrer  à  l'ouvrier  la  nécessité  de  l'association  et  pour  lui  en  faci- 
liter l'accès.  La  propagande  doit  se  faire  surtout  par  les  associés 
eux-mêmes,  intéressés  à  augmenter  le  fonds  social  et  les  dividendes. 
Quand  chacun  sera  en  état  de  comparer  les  ressources  et  la  sécurité 
des  pères  de  famille,  membres  de  la  société  de  secours  mutuels,  avec 
les  privations  des  opiniâtres,  restés  dans  l'isolement,  le  nombre  de 
ces  derniers  diminuera  tous  les  jours,  et  l'association  deviendra  pour 
les  adultes  une  pratique  aussi  générale  que  l'est  aujourd'hui  pour 
les  enfans  la  fréquentation  de  l'école  primaire.  Dans  les  centres  de 
population  trop  peu  importans  pour  assurer  à  l'association  des  résul- 
tats satisfaisans ,  il  faudra  imiter  le  procédé  anglais  et  former  des 
syndicats  de  communes.  Si  cet  humble  avis  paraît  donner  jour  à 
quelque  application  utile,  qu'on  se  mette  à  l'œuvre,  et  dans  quel- 
ques années  nous  pourrons  dire  avec  plus  de  certitude  qu'on  ne  le 
disait  il  y  a  peu  de  mois  chez  nos  voisins  :  «  Le  paupérisme  a  di- 
minué. )) 

L.  Davésiés  de  Pontes. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


31  octobre  1859. 


Difficilement  alarmés,  nous  ne  sommes  point  alarmistes.  Nous  prions  donc 
qu'on  ne  veuille  pas  outrer,  au-delà  de  notre  pensée  et  de  nos  intentions,  la 
gravité  des  réflexions  que  nous  inspire  Tétat  des  affaires  européennes.  Il  nous 
est  impossible  de  nous  défendre  d'une  anxiété  sérieuse,  quand  nous  considé- 
rons l'ensemble  des  questions  extérieures  qui  préoccupent  depuis  quelque 
temps  le  public,  et  qui,  dans  ces  derniers  jours,  ont  semblé  se  multiplier 
et  s'accumuler  avec  une  intensité  exceptionnelle.  Chacune  de  ces  questions 
entraîne  sans  doute  après  soi  des  difficultés  particulières.  Lorsque  cepen- 
dant on  les  examine  isolément,  on  demeure  convaincu  qu'il  n'en  est  point 
dont  les  difficultés  ne  puissent  être,  avec  de  la  bonne  volonté  et  d'intel- 
ligens  efforts,  pacifiquement  surmontées.  Dans  la  condition  compliquée  des 
sociétés  modernes,  rien  de  plus  naturel  que  de  voir  s'élever  successivement 
ou  à  la  fois  des  questions  embarrassantes;  c'est  le  courant  des  affaires  hu- 
maines qui  les  apporte,  et  c'est  l'honneur  des  peuples  sains  et  des  gouver- 
nemens  policés  d'en  venir  à  bout,  en  éliminant  le  jeu  brutal  et  stérile  ou 
funeste  de  la  force.  Ainsi  nous  pourrions  attendre  sans  une  inquiétude  ex- 
traordinaire l'arrangement  des  affaires  italiennes,  si  embrouillées  qu'elles  de- 
meurent, même  après  la  signature  du  traité  de  Zurich;  nous  ne  songerions 
pas  à  nous  émouvoir  de  l'ennui  que  peut  donner  à  quelques  hommes  d'état 
anglais  l'expédition  de  l'Espagne  contre  le  Maroc  ;  nous  accorderions  notre 
sympathie  aux  tribulations  de  la  compagnie  du  percement  de  l'isthme  de 
Suez,  sans  nous  effrayer  des  conséquences  ;  nous  aurions  l'œil  ouvert  sur  ce 
malade  qu'on  appelle  l'empire  ottoman ,  sans  méconnaître  qu'une  si  lente 
agonie  peut  durer  longtemps  encore;  nous  trouverions  l'Angleterre  moins 
disposée  que  nous  à  porter  un  grand  coup  contre  le  Céleste-Empire,  que 
nous  n'en  prendrions  pas  d'ombrage;  nous  laisserions  sans  curiosité  indis- 
crète l'empereur  de  Russie  et  le  prince-régent  de  Prusse  s'entretenir  à  Bres- 
lau,  et  nous  assisterions  aux  agitations  et  aux  disputes  intdstines  de  l'Alle- 
magne autour  de  la  réforme  fédérale  avec  la  patience  qu'il  convient  d'appor- 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  233 

ter  au  spectacle  des  débats  intérieurs  de  la  confédération  germanique.  Notre 
souci,  et  nous  avons  bien  le  droit  de  dire  qu'il  est  celui  de  toutes  les  classes 
éclairées  et  industrieuses  en  France,  en  Angleterre  et  sur  le  continent, 
vient  de  plus  haut  :  il  vient  du  caractère  précaire  des  diverses  situations  en 
Europe,  qui  peut  à  Timproviste  communiquer  une  gravité  extrême  aux  ques- 
tions agitées,  et  changer  soudainement  en  conflits  violens  des  divergences 
d'opinions  et  des  antagonismes  d'intérêts;  il  vient  de  l'altération  qu'a  su- 
bie et  qu'éprouve  chaque  jour  encore  l'ensemble  de  nos  relations  avec  l'An- 
gleterre; il  vient  surtout  chez  nous  d'une  tendance  de  l'opinion,  qui,  privée 
des  discussions,  des  accidens,  des  distractions  de  la  vie  politique  intérieure, 
prend  un  intérêt  excessif  et  maladif  aux  questions  étrangères,  et,  soit  par 
des  excitations  aveugles,  soit  par  des  craintes  irréfléchies,  est  portée  à  am- 
plifier, à  passionner,  à  envenimer  les  questions  de  cet  ordre.  Nous  ne  serons 
pas  démentis  par  ceux  qui  ont  étudié  avec  sympathie  les  qualités  et  les  dé- 
fauts de  notre  nation ,  si  nous  disons  que  pour  un  peuple  qui  est  si  prompt 
à  s'émouvoir  aux  idées  de  grandeur  et  de  gloire  militaire,  qui  est  si  heu- 
reux du  sentiment  de  sa  puissance ,  qui  porte  dans  la  guerre  si  peu  de  cal- 
cul et  tant  de  désintéressement,  c'est  une  diète  périlleuse  que  d'avoir  pour 
pâture  politique  exclusive  les  questions  extérieures.  Nous  sommes  entrés 
depuis  un  an  dans  une  phase  dont  l'élément  dominant  et  absorbant  est  la 
politique  étrangère',  et  l'esprit  public,  qui,  pour  conserver  son  équilibre, 
aurait  besoin  au  contraire  de  se  développer  dans  le  cercle  de  la  politique 
intérieure,  semble,  par  ses  entraînemens  ou  ses  appréhensions,  s'y  engager 
chaque  jour  davantage.  Voilà  le  péril  général  qui  plane  sur  les  affaires  qui 
se  déroulent  aujourd'hui,  et  ajoute  une  gravité  singulière  aux  difficultés  qui 
leur  sont  propres;  voilà  Tinfluence  vague  et  menaçante  que  nous  ne  pouvons 
perdre  de  vue  en  examinant  ces  difficultés  Tune  après  l'autre. 

Commençons  par  les  affaires  d'Italie.  Le  premier  acte  de  la  paix  de  Zurich, 
le  traité  particulier  entre  la  France  et  l'Autriche,  est  signé.  La  maladie  et 
la  mort  du  comte  Colloredo  ont  retardé  la  signature  de  l'acte  final,  mais 
nous  possédons,  dans  l'analyse  qui  a  été  publiée  de  la  première  convention, 
les  dispositions  essentielles  de  la  paix,  celles  qui  déterminent  les  questions 
les  plus  importantes.  Nous  ne  nous  arrêterons  qu'à  celles-là,  c'est-à-dire 
aux  articles  relatifs  aux  états  du  saint-père,  aux  duchés  et  à  la  confédéra- 
tion italienne.  Gomme  nous  l'avions  pensé  dès  la  paix  de  Villafranca,  le  con- 
cours de  l'Autriche  aux  efforts  que  nous  faisions  pour  obtenir  l'amélioration 
du  gouvernement  pontifical  devait  être  le  principal  prix  des  conditions  fa- 
vorables accordées  à  l'empereur  François-Joseph.  Cet  article,  où  deux  puis- 
sances stipulent  en  principe  la  nécessité  des  réformes  dans  un  état  qui 
n'est  point  partie  au  traité,  ne  plaira  pas  sans  doute  à  ces  défenseurs  du 
saint-siége  qui  regardent  comme  une  atteinte  portée  à  sa  souveraineté  les 
conseils  semblables  qui  lui  ont  été  donnés  à  tant  de  reprises  par  les  grands 
gouvernemens  de  l'Europe.  Il  est  fâcheux,  nous  le  voulons  bien,  que  le 
saint-père  n'ait  point  empêché  l'insertion  d'une  clause  semblable  en  la  de- 
vançant et  en  prenant  lui-même  l'initiative  des  mesures  qu'il  a  mieux  aimé 
se  laisser  demander;  il  est  également  regrettable  que  les  réformes  pontifi- 
cales, que  Ton  s'attend  à  voir  bientôt  promulguées,  arrivent  si  tard,  peut- 
être  même  trop  tard,  pour  les  populations  qui  se  sont  détachées  des  états 


234  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

de  l'église,  pour  les  Romagnes.  La  clause  relative  aux  duchés  était  la  plus 
importante,  car  Téventualité  de  la  réunion  d'un  congrès  et  de  l'arrangement 
des  affaires  d'Italie  sous  la  sanction  collective  de  l'Europe  dépendait  de  la 
façon  dont  elle  serait  rédigée.  La  formule  des  préliminaires  de  Villafranca  : 
«  le  grand-duc  de  Toscane  et  le  duc  de  Modène  rentrent  dans  leurs  états  en 
donnant  une  amnistie  générale,  w  résolvait  la  question  par  une  affirmation 
qui  ne  laissait  plus  place  à  la  liberté  d'appréciation  et  d'action  des  puis- 
sances qui  auraient  été  appelées  à  régler  en  congrès  les  affaires  d'Italie. 
Cette  stipulation,  il  faut  le  reconnaître,  a  subi  dans  le  traité  de  Zurich  une 
modification  importante.  Le  libre  arbitre  des  puissances  qui  seront  convo- 
quées au  congrès  est  sauvegardé.  En  effet,  le  traité  reconnaît  aux  puissances 
qui  ont  pris  part  à  la  formation  des  états  de  l'Italie,  et  qui  en  ont  garanti 
l'existence,  le  droit  de  changer  les  limites  territoriales  de  ceux  de  ces  états 
qui  n'ont  pas  participé  à  la  dernière  guerre,  puisqu'il  déclare  que  de  pareils 
changemens  ne  pourraient  avoir  lieu  sans  leur  assentiment.  Quant  aux  archi- 
ducs, le  fait  de  leur  restauration  n'est  plus  affirmé;  seulement  une  réserve 
en  faveur  des  droits  de  ces  princes  et  du  duc  de  Parme  est  exprimée,  ré- 
serve qui  ne  lie,  et  encore  d'un  simple  lien  moral,  que  les  parties  contrac- 
tantes, et  qui  n'engage  en  aucune  façon  les  autres  puissances  à  la  recon- 
naissance des  droits  des  princes  déchus.  On  peut  faire  la  même  observation 
au  sujet  de  l'article  qui  concerne  la  confédération.  Les  deux  empereurs 
s'engagent  à  favoriser  de  tout  leur  pouvoir  la  formation  de  cette  confédéra- 
tion, dont  l'objet  sera  de  maintenir  l'indépendance  et  l'intégrité  de  l'Italie, 
d'assurer  le  développement  de  ses  intérêts  moraux  et  matériels,  et  de  veiller 
à  la  défense  intérieure  et  extérieure  de  la  péninsule  au  moyen  d'une  armée 
fédérale;  mais  les  autres  puissances  demeurent  libres  de  prêter  ou  de  refuser 
leur  concours  à  cette  combinaison.  Les  états  de  l'Italie  surtout  conservent 
leur  pleine  liberté  d'action,  soit  vis-à-vis  du  principe,  soit  vis-à-vis  des  res- 
sorts particuliers  du  système  qu'il  s'agit  d'établir,  puisque  c'est  à  leurs  re- 
présentans  qu'est  laissée  la  rédaction  du  pacte  fédéral.  Ainsi  il  y  a  un  éloge 
que  nous  ne  refuserons  pas  à  ce  que  nous  connaissons  du  traité  de  Zurich. 
Sauf  à  l'endroit  du  pape,  dont  on  rappelle  les  promesses  de  réformes,  ré- 
formes pour  l'exécution  desquelles  on  stipule  le  concert  des  influences  fran- 
çaise et  autrichienne,  ce  traité  n'empiète  pas  sur  les  droits  des  tiers,  et 
laisse  suffisamment  ouvertes  les  questions  qui  doivent  en  effet  rester  ou- 
vertes, pour  que  les  autres  états  puissent  participer  avec  dignité  à  une  dé- 
libération générale  sur  les  affaires  d'Italie.  La  réunion  d'un  congrès  peut 
dépendre  de  questions  qui  ne  sont  pas  même  indiquées  dans  le  traité  de 
Zurich  ;  mais  il  n'y  a  rien  dans  ce  traité  qui  rende  la  réunion  d'un  congrès 
impossible. 

Un  grand  moyen  de  solution  est  donc  ménagé  pour  les  difficultés  italiennes; 
mais  ce  moyen  n'est  pas  la  solution  elle-même.  Le  plan  de  la  solution  qu'il 
s'agit  d'adopter,  les  expédiens  pratiques  qui  pourraient  rendre  ce  plan  réa- 
lisable, demeurent  en  question.  Voilà  maintenant  le  problème.  Deux  docu- 
mens  d'une  inégale  importance  viennent  à  l'instant  même  d'éclairer  l'une 
des  solutions  qui  peuvent  être  mises  en  avant  :  nous  voulons  parler  d'une 
brochure  publiée  par  un  écrivain  autrichien,  le* chevalier  Louis  Debrauz, 
sous  ce  titre  :  La  Paix  de  Villafranca  et  les  Conférences  de  Zurich,  et  de 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  235 

la  lettre  que  l'empereur  vient  d'adresser  au  roi  de  Piémont.  Nous  ne  met- 
tons pas  assurément  ces  deux  documens  sur  la  même  ligne  ;  mais  malgré  la 
gravité  et  la  prééminence  de  la  lettre  impériale,  il  n'est  pas  inutile  de  jeter 
d'abord  un  coup  d'oeil  sur  la  brochure  autrichienne.  Seulement,  avant  d'ex- 
primer une  opinion  sur  le  plan  qui  paraît  être  convenu  entre  les  gouverné- 
mens  de  France  et  d'Autriche,  nous  croyons  devoir  rappeler,  pour  nos  amis 
autant  que  pour  ceux  qui  ne  partagent  point  nos  opinions,  les  sentimens 
que  nous  apportons  dans  les  débats  dont  l'Italie  est  le  théâtre. 

Nous  épousons  décidément,  dans  la  question  italienne,  la  cause  que  re- 
présentent le  Piémont  et  les  gouvernemens  provisoires  que  le  vœu  des  popu- 
lations a  placés  à  la  tête  de  l'Italie  centrale,  la  cause  de  l'émancipation  na- 
tionale et  libérale  de  la  péninsule.  Il  y  a  bientôt  un  an,  lorsque  la  guerre  se 
préparait,  nous  avons  sans  doute  regretté  que  les  libéraux  italiens,  sur  la 
foi  d'une  alliance  qui,  pour  être  celle  de  la  France,  n'en  était  pas  moins  à 
leur  égard  une  alliance  étrangère,  se  laissassent  aller  aux  tentations  d'une 
guerre  qui  n'était  provoquée  par  aucun  événement  européen,  par  aucun 
acte  nouveau  de  la  politique  autrichienne.  Nous  déplorions  l'enthousiasme 
belliqueux  qui  s'était  emparé  des  libéraux  italiens.  Sans  parler  des  périls 
dont  ce  parti-pris  violent  menaçait  l'Europe  entière,  nous  redoutions  d'a- 
vance les  mécomptes  auxquels  ils  exposaient  leur  propre  cause.  Vainement 
nous  disaient-ils  avant  et  après  le  l***  janvier,  avant  et  après  l'allocution 
de  l'empereur  à  l'ambassadeur  d'Autriche  :  «  Entre  l'Autriche  et  nous ,  la 
lutte  est  de  droit  toujours  ouverte,  et  au  point  de  vue  pratique  nous  est-il 
permis  de  dédaigner  et  de  perdre  l'occasion  unique  qui  s'offre  à  nous?  »  Un 
tel  argument,  présenté  au  nom  d'un  peuple  qui  a  son  indépendance  à  re- 
conquérir, était  sans  doute  embarrassant;  mais  nous  leur  représentions 
avec  tristesse  que  l'opinion  publique  en  France  n'était  persuadée  ni  de  la 
justice,  ni  de  l'opportunité  de  cette  guerre  préméditée.  Le  cœur  de  la 
France  serait  certainement  avec  son  drapeau  et  avec  ses  armées  tant  que 
ses  soldats  seraient  engagés;  mais  les  vicissitudes  de  la  guerre  pouvaient 
changer  les  calculs  et  les  dispositions  de  son  gouvernement ,  et  des  inté- 
rêts supérieurs,  peut-être  contraires  aux  intérêts  italiens,  pouvaient  faire 
dévier  les  conséquences  de  la  guerre  des  vues  qui  en  auraient  été  l'ob- 
jet primitif.  Les  chefs  du  libéralisme  italien  ne  se  méprirent  point  sur  la 
sympathie  sincère  qui  inspirait  ces  regrets  et  ces  prévisions  des  libéraux 
français  dont  nous  étions  l'écho.  La  guerre,  en  éclatant,  nous  fournit  à  nous- 
mêmes  l'occasion  de  prouver  notre  sincérité,  car,  une  fois  la  carrière  des 
événemens  irrévocablement  ouverte,  nous  ne  fîmes  point  le  sacrifice  de  nos 
opinions  essentielles  à  un  stérile  dépit,  nous  ne  subordonnâmes  point  les 
principes  et  les  intérêts  généraux  de  notre  cause  à  la  vanité  des  récrimina- 
tions personnelles.  La  cause  nationale  et  libérale  de  l'Italie  étant  livrée  au 
sort  des  armes,  nous  souhaitâmes  son  triomphe  par  la  guerre  d'aussi  bon 
cœur  que  nous  avions  encouragé  son  avancement  par  la  paix.  Malgré  tous 
ses  inconvéniens,  la  guerre  avait  du  moins  l'avantage  de  faire  table  rase  des 
anciens  contrats  qui  déterminaient  les  délimitations  de  l'Italie  et  des  léga- 
lités tyranniques  qui  opprimaient  ses  populations  :  nous  prîmes  acte  avec 
joie  de  cet  avantage.  La  guerre  rendait  tout  possible  pour  l'avenir;  nous 
n'eûmes  plus  d'autre  vœu  que  de  voir  assuré  l'avenir  indépendant  et  libéral 


236  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  ritalie.  La  conduite  des  populations  de  l'Italie  supérieure  et  de  Tltalie 
centrale  pendant  la  guerre  et  depuis  la  paix  de  Villafranca,  Tattihide  des 
hommes  énergiques  et  modérés  qui  ont  dirigé  les  états  affranchis  du  joug 
autrichien  ont  confirmé  d'une  façon  inespérée  la  sympathie  et  la  confiance 
que  nous  inspirait  le  libéralisme  italien.  Devant  le  spectacle  de  ce  qui  se 
passe  depuis  quatre  mois  dans  l'Italie  centrale,  il  est  devenu  évident,  non- 
seulement  pour  nous,  mais  pour  tous,  que  la  cause  générale  du  libéra- 
lisme européen  est  engagée  dans  la  question  posée  à  Modène,  à  Florence  et 
à  Bologne.  Les  succès  de  l'Italie  centrale  seront  nos  succès,  ses  échecs 
seront  nos  échecs,  ses  revers  seront  nos  revers.  Nous  ne  pouvons  perdre 
de  vue,  dans  l'examen  des  solutions  que  l'on  s'apprête  à  produire  pour  les 
affaires  d'Italie,  ni  la  solidarité  de  nos  principes,  ni  la  responsabilité  que 
notre  paj-s  a  encourue  cette  année  en  prenant,  par  l'organe  de  son  gouver- 
nement, dans  la  politique  italienne,  une  initiative  si  résolue,  qu'elle  accep- 
tait d'avance  la  chance  de  la  guerre. 

Animés  de  tels  sentimens,  c'est  avec  stupeur,  nous  l'avouons,  que  nous 
avons  lu  la  brochure  autrichienne.  La  publication  de  cet  écrit  est  une  sin- 
gulière maladresse,  car  elle  met  à  nu  avec  trop  de  sans-façon  les  avantages 
que  la  politique  autrichienne  espère  tirer  de  la  paix  de  Zurich.  Il  est  im- 
possible cependant  de  considérer  l'auteur  comme  un  enfant  perdu  qui  com- 
promet ses  chefs  sans  leur  aveu,  car  il  est  majiifeste  que  ses  informations 
lui  viennent  de  bonne  source.  Il  imprime  les  déclarations  faites^sans  témoin 
par  l'empereur  François-Joseph  à  l'empereur  Napoléon  dans  la  salle  à  man- 
ger de  la  petite  maison  de  Villafranca;  il  sait, ce  qui  s'est  passé  dans  les  con- 
férences de  Zurich,  non-seulement  les  questions  qui  ont  été  posées,  mais 
dans  quel  ordre  et  par  quelle  pente  d'argumens  on  est  arrivé  aux  arrange- 
raens  conclus;  il  connaît  les  ressorts  pratiques  par  lesquels  on  compte  réa- 
liser la  partie  la  plus  difficile  de  ces  arrangemens;  il  n'ignore  point  la  beso- 
gne qui  a  été  préparée  à  Biarritz  pour  le  congrès  futur.  En  vérité,  un  homme 
en  apparence  aussi  bien  renseigné  que  AL  le  chevalier  Debrauz  n'est  pas 
pour  faire  rire.  Nous  passons  sur  la  scène  de  Villafranca,  sur  la  générosité 
dont  a  fait  preuve  l'empereur  François-Joseph,  qui  avait  encore  en  réserve 
deux  cent  cinquante  mille  hommes  de  ses  troupes  les  mieux  aguerries,  en 
nous  accordant  la  paix  :  c'est  la  première  partie  de  la  brochure;  mais 
nous  nous  arrêterons  à  la  seconde ,  qui  raconte  les  travaux  de  la  confé- 
rence de  Zurich,  et  trace,  au  point  de  vue  autrichien,  l'esquisse  de  l'arran- 
gement nouveau  de  l'Italie.  Le  point  le  plus  important  de  l'arrangement 
suivant  M.  le  chevalier  Debrauz ,  et  il  n'a  pas  tort,  est  la  restauration  des 
princes  dans  l'Italie  centrale.  Si  cette  stipulation,  dit-il ,  n'était  pas  exécu- 
tée, il  n'y  aurait  pas  à  signer  à  Zurich  d'autre  traité  que  celui  qui  a  été 
conclu  entre  la  France  et  l'Autriche.  «  Supprimez-la  par  simple  hypothèse, 
et  vous  êtes  aussitôt  forcé  de  biffer  du  programme  le  projet  de  confédé- 
ration italienne,  auquel  sont  intimement  liées  les  stipulations  relatives  à 
l'amnistie  générale  et  aux  réformes  que  les  empereurs  auront  à  demander 
au  saint-père.  Il  ne  reste  plus  rien  de  la  convention  de  Villafranca,  sinon  la 
délimitation  à  fixer  entre  l'Autriche  et  le  Piémont,  qui  pourrait  demeurer 
à  l'état  de  question  ouverte,  sans  provoquer  de  nouveau  la  guerre  entre 
l'Autriche  et  la  France.  L'empereur  François-Joseph  pourrait  dire  :  «  J'ai 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  237 

abandonné  la  Lombardie,  je  ne  cherche  pas  à  la  reprendre  les  armes  à  la 
main  ;  seulement,  au  lieu  de  faire  de  la  possession  de  cette  province  par  le 
Piémont  une  question  de  droit,  je  tiens  à  ce  qu'elle  reste  une  question  de 
fait.  » 

La  question  de  la  restauration  des  princes,  qui  aurait  dû  être  abordée  la 
première,  fut,  suivant  l'historien  de  la  conférence,  ajournée  à  cause  des 
progrès  de  la  révolution  dans  l'Italie  centrale ,  et  en  attendant  l'effet  des 
démarches  entreprises  par  le  cabinet  des  Tuileries  pour  aplanir  les  obstacles 
qui  s'opposaient  à  la  rentrée  des  archiducs  dans  leurs  états,  on  aborda  les 
questions  qui  pouvaient  être  réglées  immédiatement,  telles  que  la  délimi- 
tation des  frontières,  la  restitution  des  captures,  la  fixation  de  la  dette 
lombarde,  la  navigation  du  Pô.  Ces  points  établis,  on  revint  à  l'affaire  des , 
restaurations.  M.  Debrauz  ne  voit  naturellement,  dans  ce  qui  s'est  accompli 
en  Toscane  depuis  la  paix  de  Villafranca,  que  la  conséquence  d'une  pression 
exercée  par  la  Sardaigne.  Après  avoir  épuisé  l'argumentation  par  laquelle 
les  diplomates  autrichiens  s'efforcent  de  démontrer  que  la  domination  exer- 
cée directement  ou  indirectement  par  l'Autriche  en  Italie  n'est  pas  une  do- 
mination étrangère,  après  avoir  énuméré  tous  les  titres  diplomatiques  sur 
lesquels  sont  fondés  les  droits  des  princes  ciiens  de  l'Autriche,  après  avoir 
rappelé  que  l'éventualité  d'une  intervention  armée  a  été  écartée  à  Villa- 
franca, l'empereur  François-Joseph  ayant  dit  qu'il  ne  s'agissait  pas  de  com- 
biner l'action  des  forces  étrangères  pour  réaliser  la  rentrée  des  archiducs, 
mais  de  sauvegarder  leurs  droits  et  de  poser  un  principe,  M.  Debrauz  arrive 
à  la  réserve  exprimée  par  le  traité  de  Zurich  et  en  détermine  ainsi  le  sens  : 
«  Confirmer  les  droits  des  archiducs  par  un  traité  solennel,  ce  n'est  pas  seu- 
lement déclarer  à  la  face  de  l'Europe  que  les  hautes  parties  contractantes 
ne  favoriseront  pas  l'annexion,  mais  aussi  qu'elles  se  dépouillent  de  la  fa- 
culté de  lui  jamais  reconnaître  la  force  du  fait  accompli.  »  Quant  au  pape, 
M.  Debrauz  annonce  qu'il  est  prêt  à  exécuter  immédiatement  toutes  les  pro- 
messes du  motu  proprio  de  Gaëte,  et  même  d'aller  bien  au-delà,  si  les  deux 
grandes  puissances  catholiques  lui  donnent  des  garanties  que  les  concessions 
nouvelles  ne  deviendront  pas,  comme  en  18Zi8,  une  arme  aux  mains  de  la  ré- 
volution. Il  assure  que  les  deux  cours  de  Vienne  et  des  Tuileries  exposeront 
au  prochain  congrès  les  mesures  qu'elles  auraient  concertées  pour  garantir 
la  tranquillité  et  l'intégrité  des  états  de  l'église,  sans  porter  atteinte  à  la 
souveraine  indépendance  du  pape.  On  proclamerait,  suivant  lui,  la  neutra- 
lité des  états  de  l'église,  et  l'on  en  confierait  la  garde  aux  puissances  qui 
sont  en  communion  avec  le  saint-père.  La  nouvelle  organisation  de  la-  Véné- 
tie,  telle  qu'elle  a  été  stipulée  à  Villafranca,  détermine,  selon  l'auteur  de 
la  brochure,  le  caractère  qu'aura  la  confédération  projetée  pour  l'Italie.  Il 
a  été  dit  que  les  rapports  de  l'Autriche  à  l'égard  de  la  confédération  ita- 
lienne seront  conformes  à  ceux  qui  existent,  en  vertu  de  l'acte  fédéral  ger- 
manique, entre  le  royaume  des  Pays-Bas  et  le  grand-duché  de  Luxembourg. 
L'acte  final  de  Vienne  porte  que  le  Luxembourg  est  attribué  au  roi  des 
Paj^s-Bas  en  toute  propriété  et  souveraineté ,  qu'il  formera  un  des  çtats  de 
la  confédération,  et  que  le  roi  des  Pays-Bas  entrera  «  dans  le  système  de 
cette  confédération,  comme  grand-duc  de  Luxembourg,  avec  toutes  les  pré- 
rogatives et  privilèges  dont  jouiront  les  autres  princes  allemands.  :>  Or  la 


238  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

confédération  germanique  est  un  système  d'états  souverains  liés  ensemble 
par  un  pacte  que  Ton  peut  considérer  comme  un  traité  d'alliance  entre  des 
états  égaux.  La  Vénétie  appartiendra  donc  à  ce  titre  à  l'empereur  François- 
Joseph  :  il  en  sera  souverain  avec  toutes  les  conséquences  légales  qu'en- 
traîne la  souveraineté.  La  confédération  italienne,  formée  par  conséquent 
de  souverainetés  distinctes,  ne  pourra  être  établie  que  par  un  traité  fédéral 
conclu  entre  les  représentans  légaux  de  ces  souverainetés.  De  là ,  outre  la 
présence  au  futur  congrès  des  divers  é  ats  italiens  dont  le  sort  sera  débattu, 
la  nécessité  d'une  conférence  spéciale  dans  laquelle  les  représentans  {légaux 
sans  doute)  de  ces  états  délibéreront  et  arrêteront  en  commun  le  pacte  fé- 
déral qui  fera  loi  pour  tous.  Au  congrès  de  sanctionner  les  principes  géné- 
.  raux  qui  devront  présider  à  la  reconstitution  de  l'Italie,  à  la  conférence  de 
régler  la  loi  commune  à  la  confédération  italienne.  Le  mandat  du  futur  con- 
grès serait,  suivant  M.  Debrauz,  d'après  le  programme  qui  aurait  été  con- 
certé à  Biarritz,  sous  les  auspices  de  l'empereur,  entre  M.  le  comte  Wa- 
lewski,  le  prince  de  Metternich  et  lord  Gowley  :  1"  de  prendre  acte  du 
traité  définitif  de  paix  signé  à  Zurich ,  2°  d'adhérer  aux  changemens  terri- 
toriaux qui  y  sont  stipulés,  3°  d'examiner  les  moyens  les  plus  propres  à  as- 
surer la  pacification  de  l'Italie.  Le  congrès  se  réunirait  à  Bruxelles  dans  le 
mois  de  décembre.  Il  se  composerait  des  huit  puissances  qui  ont  signé  l'acte 
final  de  Vienne,  et  par  conséquent  l'Espagne,  la  Suède  et  le  Portugal  y  se- 
raient représentés.  L'auteur  de  la  brochure  assure  que  la  marche  en  sera 
accélérée  grâce  à  l'entente  déjà  établie  sur  les  principales  questions  entre 
la  France  et  l'Autriche,  et  ne  met  pas  en  doute  que  les  propositions  de  ces 
puissances  ne  soient  appuyées  par  la  Prusse,  la  Russie  et  l'Espagne.  Parmi 
ces  combinaisons,  qui  se  présenteraient  comme  convenues  entre  la  France 
et  l'Autriche,  il  en  est  une  qu'il  nous  fait  connaître.  Cette  combinaison  est  à 
ses  yeux  d'une  importance  capitale.  A  ce  titre,  il  a  placé  cette  révélation  à 
la  fin  de  son  exposé,  comme  une  pièce  de  haut  goût.  La  voici  :  le  duc  de 
Parme  échangerait  une  partie  de  son  duché  contre  le  duché  de  Modène  ;  mais 
ce  déplacement  s'accomplirait  dans  les  limites  du  droit  strict.  Le  duc  de  Mo- 
dène n'a  pas  d'enfans,  il  céderait  ses  droits,  «  sans  aucune  espèce  d'indem- 
nité, »  à  sa  nièce,  l'archiduchesse  Marie-Thérèse,  qui  n'a  que  dix  ans,  et  qui 
serait  fiancée  au  jeune  duc  de  Parme.  Parme  et  Plaisance  passeraient  à  la 
Sardaigne  ainsi  que  les  districts  sur  lesquels  elle  possède  des  droits  éven- 
tuels de  réversion.  On  trouverait  aussi  dans  cette  combinaison  à  donner 
quelque  accroissement  à  la  Toscane.  «  La  part,  dit  en  finissant  le  chevalier 
Debrauz,  que  l'Autriche  et  la  France  font  au  roi  Victor-Emmanuel  est  trop 
belle  encore  pour  que  le  Piémont  ne  renonce  pas,  et  pour  toujours,  à  des 
projets  d'annexion  inadmissibles.  La  combinaison  que  nous  venons  d'exposer 
est  donc  considérée  à  bon  droit  comme  la  clé  de  voûte  de  la  prochaine  pa- 
cification de  l'Italie.  » 

Nous  avons  eu  trop  souvent  occasion,  depuis  trois  mois,  d'opposer  à  la 
plupart  des  idées  et  des  combinaisons  que  nous  venons  d'analyser  nos  ob- 
jections raisonnées,  pour  avoir  besoin  de  recommencer  une  discussion  nou- 
velle. La  satisfaction  seule  que  de  telles  vues  et  de  tels  projets  inspirent  à 
une  plume  autrichienne  serait  un  motif  pour  nous  de  persévérer  dans  nos 
convictions  antérieures.  Le  roman  que  M.  Debrauz  appelle  la  pacification  de 


REVUE.  CHRONIQUE.  239 

ritalie  ne  sera  point  malheureusement  la  paix  de  l'Italie.  Supposons  en  effet 
que  ce  roman  se  réalise,  La  Sardaigne  borne  ses  annexions  actuelles  à  la 
Lombardie,  à  Plaisance  et  à  Parme;  les  princes  sont  miraculeusement  res- 
taurés ;  les  Romagnols  se  sont  contentés  des  réformes  si  tardivement  oc- 
troyées par  le  souverain  pontife;  les  volontaires  des  généraux  Fanti  et  Ga- 
ribaldi  se  sont  docilement  laissé  licencier;  la  société  puissante  que  M.  La 
Farina  vient  de  réorganiser  est  dissoute  ;  une  confédération,  dont  font  partie 
l'empereur  d'Autriche^  le  grand-duc  de  Toscane,  prince  de  sa  famille,  le  roi 
de  Naples,  son  beau-frère,  le  duc  de  Parme,  allié  à  lui  par  un  mariage,  le 
pape  et  la  Sardaigne,  est  établie  et  entre  en  fonctions.  Nous  le  demandons  : 
qu'y  a-t-il  eu  de  fait?  Un  nouveau  cadre,  soit;  mais  aucun  des  élémens  qui 
ont  jusqu'à  présent  été  en  guerre  en  Italie  a-t-il  été  éteint  ou  même  écarté? 
Le  principe  de  la  nationalité  a-t-il  été  satisfait?  Non,  puisque  l'Autriche  de- 
meure, aux  termes  mêmes  de  l'assimilation  que  l'on  a  posée  entre  elle  et  le 
royaume  des  Pays-Bas  par  rapport  au  Luxembourg,  pleinement  propriétaire 
et  souveraine  de  la  Vénétie.  Et  l'initiative  de  la  vie  nationale,  la  direction 
de  ce  mouvement  auquel  aspire  tout  peuple  qui  veut  vivre,  où  seront-elles, 
et  qui  se  les  disputera?  Quoi!  une  confédération  naturelle  et  fille  du  temps, 
l'Allemagne,  s'agite  sans  cesse  pour  trouver  ou  repousser  une  hégémonie, 
et  vous  croyez  qu'une  confédération  improvisée  aj^rès  une  longue  série 
d'oppressions  et  de  souffrances,  après  une  lutte  passionnée  et  sanglante, 
s'endormira  dans  la  contemplation  d'un  cadre  artificiel  que  repoussent  ses 
membres  les  plus  éclairés  et  les  plus  énergiques!  Dans  ces  luttes  pour  l'hé- 
gémonie qui  passionnent  les  vieilles  fédérations,  vous  croyez  qu'un  peuple 
méridional,  que  l'ardente  Italie  apportera  le  flegme  et  la  patience  des  races 
allemandes!  Et  le  principe  libéral,  le  principe  des  institutions  représenta- 
tives, qu'en  ferez-vous?  Si  Naples,  si  le  pape,  si  l'Autriche  à  Venise,  si  le 
grand-duc  de  Toscane  octroient  des  institutions  représentatives  réelles  et 
sincères,  ne  donnerez-vous  pas  en  fait  au  Piémont  cette  hégémonie  qui  est 
le  véritable  sens  du  mouvement  annexioniste  qui  vous  offusque  et  vous  of- 
fense? Si  au  contraire  les  états  gouvernés  par  les  princes  de  la  maison 
d'Autriche  ou  dominés  habituellement  par  l'influence  autrichienne  ne  jouis- 
sent pas  d'un  sincère  régime  représentatif,  alors  le  parlement  de  Turin 
demeurera  ce  qu'il  était  avant  la  guerre,  le  véritable  parlement  de  l'Italie 
entière,  et  vous  retombez  dans  la  même, difficulté.  Pour  que  la  paix,  suivant 
l'Autriche,  se  puisse  rétablir  en  Italie,  nous  ne  voyons  qu'une  condition. 
Le  dénoûment  logique  du  roman  du  chevalier  Debrauz,  c'est  que  la  Sar- 
daigne rebrousse  au-delà  de  18/i8,  aux  temps  antérieurs  au  statut,  et  que 
le  premier  ministre  du  roi  Victor-Emmanuel  soit  M.  délia  Margharita. 

Nous  ne  rentrerons  pas  non  plus  dans  la  discussion  des  affaires  italiennes 
à  propos  de  la  lettre  écrite  le  20  octobre  par  l'empereur  au  roi  de  Sardai- 
gne. Cette  lettre  est  assurément  un  acte  très  grave;  mais  la  publicité  qui 
a  été  donnée  à  ce  document  est,  elle  aussi,  un  fait  dont  la  gravité  n'échappe 
à  personne.  Au  fond,  on  pourrait  dire  de  cette  lettre  qu'elle  est  un  ulti- 
matum amical;  mais  comment  se  fait-il  qu'elle  ait  été  divulguée?  Le  Pié- 
mont aurait-il,  sans  bonnes  raisons,  décliné  les  conseils  qui  lui  étaient 
adressés?  L'empereur  aurait-il  été  obligé  de  prendre  le  public  à  témoin  de 
la  sagesse  d'exhortations  qui  n'auraient  pas  été  écoutées?  Serait-ce  plutôt 


2/iO  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

le  roi  de  Sardaigne  qui  aurait  voulu  montrer  à  ses  amis  d'Italie  le  poids 
des  considérations  qui  l'empêchent  d'accéder  à  leurs  vœux?  Nous  aime- 
rions mieux  que  cette  supposition  fût  la  vraie.  Nous  ne  parlerons  pas,  quant 
à  nous,  des  dissentimens  théoriques  qui  nous  séparent  de  certains  points 
de  la  lettre  impériale.  Nous  aimons  mieux  signaler  d'abord  le  sentiment 
louable  qui  a  porté  l'empereur  à  l'écrire,  et  qui  en  inspire  le  début.  Nous 
avons  eu  plusieurs  fois  à  louer  l'empereur  du  contraste  qui  distingue  ce 
qu'il  a  dit  ou  écrit  lui-même  sur  la  paix  de  Villafranca  des  déclamations 
que  cette  paix  a  inspirées  à  de  maladroits  adulateurs.  Le  ton  de  l'empereur 
a  toujours  été  franchement  modeste;  il  l'est  encore  aujourd'hui  :  «  Il  ne 
s'agit  pas  maintenant,  dit-il,  de  savoir  si  j'ai  bien,  ou  mal  fait  de  conclure  la 
paix  à  Villafranca;  »  puis,  mettant  de  côté,  avec  une  simplicité  remarquable, 
toute  apologie  stérile  du  passé,  l'empereur  ne  songe  qu'à  conjurer  les  diffi- 
cultés du  présent,  en  demandant  au  roi  de  Sardaigne  de  l'aider  à  tirer  le 
meilleur  parti  possible  du  traité.  Nous  avons  plaisir  à  insister  sur  l'applica- 
tion sincère  à  conjurer  les  périls  de  la  situation  de  l'Italie  qui  anime  la 
lettre  impériale.  Sans  entrer  dans  l'examen  du  programme  des  solutions 
présentées  par  l'empereur,  lesquelles  devront  donner  lieu,  au  sein  du  con- 
grès, à  des  délibérations  approfondies,  et  que  nous  aurons  nous-mêmes 
pendant  longtemps  en^re  le  loisir  de  discuter,  nous  relèverons  la  bonne 
nouvelle  que  nous  apprend  l'empereur  à  propos  du  centre  directeur  de  la 
confédération  projetée.  La  diète  qui  siégerait  à  Rome  serait  formée  «  de  re- 
présentans  nommés  par  les  souverains  sur  une  liste  proposée  par  les  cham- 
bres, afin  que  l'influence  des  familles  régnantes,  suspectes  de  partialité  pour 
l'Autriche,  fût  balancée  par  l'élément  sorti  de  l'élection.  »  Ainsi  il  y  aurait 
des  chambres  à  Rome,  à  Naples,  en  Vénétie.  C'est  là  ce  que  nous  appelons  une 
bonne  nouvelle.  Mais  si  nous  n'abordons  pas  le  fond  même  de  la  lettre  impé- 
riale, nous  ne  craindrons  pas  de  présenter  un  court  plaidoyer  en  faveur  du 
roi  de  Sardaigne  :  nous  oserons  réclamer  pour  lui  la  patience  de  l'empereur. 
En  admettant  en  effet  que  le  roi  de  Sardaigne  doive  et  puisse  adopter 
dans  toutes  ses  parties  le  programme  impérial,  nous  ferons  remarquer  que 
de  nombreuses  difficultés  attachées  à  sa  position  particulière  l'empêchent 
sans  doute  de  donner  à  ce  programme  une  adhésion  immédiate  et  absolue. 
L'empereur  lui-même  reconnaît  avec  raison  que  les  complications  de  la  paix 
sont  souvent  plus  multipliées  que  celles  de  la  guerre.  11  est  permis  d'entre- 
voir même  dans  sa  lettre  que  la  conciliation  d'intérêts  qu'il  pense  avoir  ac- 
complie par  son  programme  n'a  point  été  l'œuvre  d'un  jour.  L'acquiesce- 
ment de  l'Autriche  à  tous  les  détails  de  la  solution  impériale  a  dû  coûter 
une  longue  négociation ,  et  la  longueur  même  de  cette  négociation  n'a  pas 
peu  contribué  à  maintenir  l'état  d'incertitude  où  le  roi  de  Sardaigne  et  les 
Italiens  sont  restés  jusqu'à  ce  jour.  Cependant  les  promptes  et  décisives  ré- 
solutions sont  bien  plus  faciles  à  l'empereur  d'Autriche  qu'au  roi  de  Sardai- 
gne. L'empereur  François-Joseph  est  un  souverain  absolu;  le  roi  de  Sardaigne 
est  un  souverain  constitutionnel.  La  dictature  qu'il  possède  depuis  la  guerre 
n'est  que  temporaire,  et  ses  plus  grands  ennemis  ne  lui  ont  jamais  fait  l'in- 
jure de  supposer  qu'il  voulût  la  rendre  perpétuelle.  Ses  ministres  auront  à 
répondre  devant  les  chambres  de  l'usage  qu'ils  auront  fait  de  cette  dictature. 
Il  a  donc  à  compter  avec  des  inîluences  et  un  conlrôle  qui  sont  ignorés  du 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  241 

pouvoir  absolu.  Ce  n'est  pas  fbut  :  dans  le  mouvement  italien  à  la  tête  du- 
quel il  s'est  mis  avec  tant  de  résolution  depuis  1856,  le  roi  Victor-Emmanuel 
a  eu,  dans  ses  états  et  au  dehors  du  Piémont,  des  auxiliaires  avec  lesquels  il 
doit  compter,  et  qui  ne  se  laissent  pas  congédier  d'un  geste  de  la  main.  Certes, 
vis-à-vis  de  l'empereur,  cette  apologie  du  roi  de  Sardaigne  est  superflue. 
Dans  son  voyage  à  Plombières,  M.  de  Gavour  ne  s'était  pas  sans  doute  pro- 
posé d'entretenir  uniquement  l'empereur  de  la  flore  des  Alpes  :  l'homme 
d'état  piémontais  n'a  point  dû  cacher  à  son  hôte  auguste  les  moyens  d'ac- 
tion qu'il  préparait,  sur  lesquels  il  s'appuyait,  et  l'empereur  est  mieux 
renseigné  que  personne  à  cet  égard.  Le  public  ignore  peut-être  que  parmi 
ces  moyens  d'action  figurait  cette  association  dont  on  annonçait  l'autre  jour 
la  réorganisation,  et  qui  avait  à  sa  tête  M.  La  Farina  et  le  général  Garibaldi. 
Cette  association,  avant  l'explosion  de  la  guerre,  correspondait  avec  quatre- 
vingt-quatorze  comités  établis  dans  les  diverses  parties  de  l'Italie...  Bien 
qu'elle  fût  ce  que  l'on  appelle  un  instrument  révolutionnaire ,  cette  asso- 
ciation a  rendu  le  service  de  supplanter  le  mazzinisme,  et  de  discipliner 
autour  d'un  drapeau  monarchique  et  derrière  des  hommes  politiques  éner- 
giques, mais  sensés,  les  passions  du  patriotisme  italien,  égarées  jusque-là 
dans  des  conspirations  désespérées.  Cette  association  n'était  point  groupée 
autour  de  l'idée  ledérative;  elle  était  franchement  unitaire.  C'est  elle  qui 
enrôlait  ces  volontaires  de  l'indépendance  qui  venaient  s'organiser  en  Pié- 
mont, tandis  que  la  diplomatie  européenne  travaillait,  comme  aujourd'hui, 
à  la  réunion  d'un  congrès.  Cet  enrôlement  de  volontaires  venus  de  toutes 
les  parties  de  l'Italie  était  aussi  un  moyen  révolutionnaire  :  ce  fut  sur  le 
désarmement  de  ces  corps  francs,  refusé  par  le  Piémont  avec  notre  assen- 
timent, que  l'Autriche  posa  son  ultimatum  de  guerre.  Or  ces  volontaires 
toscans,  romagnols,  modénais,  n'étaient  point  des  fédéralistes,  et  venaient 
ouvertement  combattre  pour  l'unité  de  l'Italie.  Est-il  besoin  de  rappeler  ce 
qui  s'est  passé  depuis  la  paix?  est-il  nécessaire  de  parler  de  ces  popula- 
tions, de  ces  classes  éclairées,  de  cette  élite  sociale,  intellectuelle  et  indus- 
trielle de  l'Italie  centrale,  qui,  par  des  manifestations  aussi'  résolues  que 
régulières,  s'est  compromise  vis-à-vis  des  familles  souveraines  qu'il  s'agit 
aujourd'hui  de  restaurer?  Si  nous  revenons  sur  des  faits  si  connus,  c'est  sim- 
.plement  pour  montrer  que  de  même  qu'il  n'est  point  seul  responsable  de  ce 
qui  est  arrivé,  le  roi  Victor-Emmanuel  n'a  pas  seul  le  pouvoir  de  refaire 
en  Italie  des  situations  si  profondément  troublées.  Nous  ne  savons  si  sa 
conversion  personnelle  aux  idées  que  l'on  veut  faire  prévaloir  demande  du 
temps  :  en  tout  cas,  il  lui  en  faut  beaucoup,  et  l'on  doit  certes  lui  en  ac- 
corder pour  obtenir  la  conversion  des  autres  et  concilier  ce  qu'il  nous  doit 
avec  ses  devoirs  de  roi  constitutionnel  et  de  chef  de  ces  patriotes  qui  ont 
formé  jusqu'à  ce  jour  le  parti  de  l'indépendance  et  de  la  liberté  italienne. 
Le  temps,  l'autorité  pacifique  d'une  délibération  européenne,  la  valeur  sé- 
rieuse des  combinaisons  qui  sont  recommandées  aux  Italiens,  surtout  si  les 
décisions  du  congrès  prouvent  qu'elles  sont  vraiment  praticables,  voilà, 
suivant  nous,  des  influences  suffisantes  sur  lesquelles  nous  devons  compter 
les  uns  et  les"  autres  pour  obtenir  la  pacification  de  l'Italie  et  pour  modérer 
notre  découragement  ou  nos  impatiences. 

TOME  XXIV.  16 


242  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  lettre  de  Tempereur  produira,  nous  nous  y  attendons ,  une  sensation 
très  vive  en  Italie,  car  le  courant  des  esprits  était  fort  éloigné  des  idées  ex- 
primées dans  ce  document.  On  croyait  à  Turin,  il  y  a  peu  de  jours,  que  le 
gouvernement  sarde  allait  apporter  dans  la  direction  des  affaires  italiennes 
une  certaine  énergie.  Un  grand  nombre  de  libéraux  reprochait  au  ministre 
piémontais  sa  timidité.  Une  réunion  de  députés  avait  eu  lieu  à  Turin  pour 
prêter  au  cabinet  ce  qu'on  appelait  un  appui  moral.  Cette  réunion,  compo- 
sée de  cinquante  membres,  avait  voté  à  l'unanimité  plusieurs  résolutions. 
Elle  avait  invité  le  gouvernement  à  accepter  le  vœu  d'annexion  des  duchés 
et  des  légations,  en  le  priant  d'agir  sans  délai  et  d'avoir  confiance  dans  les 
manifestations  des  populations.  Elle  avait  également  pressé  le  gouvernement 
de  soutenir  de  toutes  ses  forces  devant  le  congrès  le  principe  de  non-inter- 
vention. L'on  croyait  qu'excité  par  ces  démonstrations  officieuses,  le  gou- 
vernement allait  prendre  des  mesures  décisives  dans  le  sens  annexioniste. 
Peut-être  la  publication  de  la  lettre  de  l'empereur  a-t-elle  eu  pour  objet  de 
prévenir  quelque  témérité  de  ce  genre  :  à  tout  événement,  elle  justifiera  du 
moins  auprès  des  impatiens  la  circonspection  à  laquelle  est  tenu  le  ministère 
piémontais.  Le  voyage  du  général  Garibaldi  à  Turin  montre  bien  la  gravité 
de  la  situation  dans  laquelle  est  arrivée  la  lettre  impériale.  Dans  son  voyage 
de  Bologne  à  Turin,  le  général  a  publiquement  montré  des  dispositions  sin- 
gulièrement belliqueuses,  qui  auront  dû  se  refroidir  devant  les  conseils  arri- 
vés de  Paris.  Au  surplus,  le  ministère  piémontais  venait  tout  récemment 
d'accomplir  un  acte  qui  avait  été  applaudi  par  tous  les  partisans  des  fusions 
italiennes  comme  traçant  avec  sagesse  la  vraie  politique  qui  pourrait  conci- 
lier les  originalités  diverses  de  l'Italie  avec  l'unité  nationale  largement  or- 
ganisée :  nous  voulons  parler  du  décret  qui  a  transféré  à  Milan  la  cour  de 
cassation,  et  qui  a  provoqué  la  démission  du  ministre  de  la  justice,  M.  Mi- 
glietti.  On  voyait  là  une  pensée  habile  et  prudente  qui,  tout  en  concentrant 
l'unité  politique  à  Turin,  voulait  partager  en  quelque  sorte  entre  les  grandes 
cités  italiennes  les  diverses  prééminences  auxquelles  elles  sont  propres. 
C'est  la  bonne  politique,  disaient  les  annexionistes ,  car  les  diverses  agré- 
gations italiennes  ne  sont  point  ambitieuses  d'autonomie  politique,  elles  ne 
sont  attachées  qu'aux  institutions  municipales,  et  en  évitant  les  excès  de  la 
centralisation  administrative,  en  donnant  satisfaction  aux  traditions  muni- 
cipales du  pays,  le  Piémont  pouvait  à  la  fois  faire  fleurir  les  grandes  villes 
et  assurer  l'unité  italienne.  Faut-il  ne  voir  là  pour  le  moment  que  l'inter- 
ruption d'un  beau  rêve?  Nous  aurions  voulu  examiner  à  ce  propos  un  écrit 
remarquable  que  M.  Albert  Blanc  vient  de  publier  à  Chambéry  contre  les 
partisans  de  l'annexion  à  la  France  qui  s'étaient  révélés  en  Savoie.  M.  Al- 
bert Blanc  plaide  une  cause  gagnée.  Les  utiles  conseils  qu'il  adresse  aux  Sa- 
voisiens  et  au  gouvernement  piémontais  pour  amener  ceux-là  à  entrer  plus 
résolument  dans  la  vie  politique  et  libérale  du  Piémont,  et  pour  exciter  ce- 
lui-ci à  donner  une  attention  plus  appliquée  aux  intérêts  de  la  province  qui 
fut  le  berceau  de  la  maison  de  Savoie,  n'en  subsistent  pas  moins,  et  pourront 
porter  de  bons  fruits.  Nous  n'eussions  pas  été  aussi  accommodans  que  M.  Blanc 
sur  la  question  de  la  frontière  des  Alpes,  si  la  Sardaigne  eût  dû  former  un 
grand  royaume  de  12  millions  d'âmes;  mais  après  la  lettre  de  l'empereur, 
il  serait  superflu  de  discuter  ce  point  avec  M.  Blanc. 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  2/1 3 

L'expédition  de  l'Espagne  contre  le  Maroc  est  un  fait  accompli,  ou  tout  au 
moins  décidé  et  en  voie  de  s'accomplir.  Les  armemens  poursuivis  depuis 
quelque  temps  à  Algésiras  ne  permettaient  plus  de  douter  que  le  gouverna- 
ment  de  la  reine  Isabelle  n'eût  le  dessein  arrêté  d'aller  relever  le  prestige 
du  nom  espagnol  sur  les  côtes  d'Afrique.  Le  cabinet  de  Madrid,  la  main  déjà 
sur  l'épée,  a  fait  une  dernière  démarche  en  adressant  à  l'empereur  du  Ma- 
roc un  ultimatum  par  lequel  il  réclamait  de  larges  satisfactions  pour  le 
passé  et  d'efficaces  garanties  pour  l'avenir.  Les  conditions  dictées  avant  la 
guerre  par  le  gouvernement  de  Madrid  ont-elles  paru  trop  rigoureuses  au 
souverain  barbaresque?  La  diplomatie  espagnole,  assez  faiblement  repré- 
sentée à  Tanger,  a-t-elle  manqué  d'autorité  et  d'habileté,  ou  plutôt  tenait-on 
essentiellement  à  faire  accepter  des  conditions  dont  il  aurait  peut-être  fallu 
plus  tard  réclamer  l'exécution  par  les  armes?  Toujours  est-il  que  l'empereur 
du  Maroc  a  r^ondu  d'une  manière  évasive.  La  rupture  a  éclaté  par  le  rappel 
du  consul  espagnol  à  Tanger,  et  la  guerre  a  été  immédiatement  déclarée. 
Le.  jour  où  cette  déclaration  a  été  portée  aux  certes  réunies  depuis  un  mois, 
elle  a  été  reçue  avec  un  indicible  enthousiasme.  Tous  les  partis  se  sont  con- 
fondus, —  du  moins  en  apparence,  —  et  ont  offert  leur  appui  au  gouverne- 
ment. La  presse  elle-même  a  fait  ses  offres  de  concours.  La  fibre  espagnole 
s'est  ébranlée  à  ce  seul  mot  :  «  Le  Dieu  des  batailles  décidera  !  »  C'est  le  pré- 
sident du  conseil  lui-même,  le  général  O'Donnell,  qui  doit  prendre  le  com- 
mandement de  l'armée  destinée  à  opérer  en  Afrique,  et  composée,  dit-on, 
de  quarante  mille  hommes.  C'est  donc  une  guerre  sérieuse  qui  commence, 
qui  a  commencé,  pouvons-nous  dire,  puisque  le  blocus  vient  d'être  mis 
devant  les  ports  du  Maroc,  et  en  outre  c'est  une  guerre  de  défense,  de  sû- 
reté, si  l'on  peut  ainsi  parler,  puisque  le  général  O'Donnell  a  décliné  dans 
les  chambres  toute  pensée  de  conquête. 

Cette  expédition  du  Maroc  serait  évidemment  une  moins  grosse  affaire,  si 
elle  n'était  qu'une  simple  querelle  entre  l'Espagne  et  un  souverain  barbare, 
si  elle  ne  mettait  en  jeu  d'autres  intérêts  qui  relèvent  presque  au  rang  d'une 
question  européenne.  De  quelque  façon  qu'on  envisage  les  choses,  on  ne 
peut  assurément  refuser  à  l'Angleterre  le  droit  de  se  préoccuper  de  ce  qui 
se  passe  à  cette  entrée  de  la  Méditerranée  qu'elle  domine  du  haut  d'un  ro- 
cher. L'Angleterre  possède  Gibraltar.  L'apparition  en  force  d'une  autre  puis- 
sance sur  la  rive  opposée  du  détroit  peut  jusqu'à  un  certain  point  diminuer 
l'importance  de  sa  forteresse,  troubler  sa  sécurité  dominatrice,  gêner  ses 
mouvemens.  Joignez  à  ceci  la  coïncidence  fortuite  ou  non  en  ce  moment 
de  l'expédition  espagnole  avec  les  opérations  poursuivies  par  notre  armée 
dans  l'ouest  de  nos  possessions  africaines.  Voilà  bien  de  quoi  expliquer  ces 
méfiances  et  ces  inquiétudes  de  la  presse  anglaise ,  dont  les  commentaires 
grondeurs  vont  souvent  fort  au-delà  du  Maroc.  Et  cependant  il  n'est  pas 
moins  vrai  que,  sous  peine  d'une  aliénation  d'indépendance,  les  intérêts,  la 
sécurité,  l'honneur  de  l'Espagne  ne  peuvent  être  subordonnés  aux  calculs 
de  la  politique  anglaise.  Les  possessions  de  la  France  en  Afrique,  celles  qui 
restent  encore  à  l'Espagne  sur  la  côte,  et  on  pourrait  ajouter  le  commerce 
de  tous  les  pays,  ne  peuvent  rester  exposés  aux  pirateries  barbaresques 
parce  que  l'Angleterre  possède  Gibraltar.  Même  quand  l'Espagne  serait  con- 
duite à  occuper  temporairement  quelques  points  de  la  côte  du  Maroc  ou  à 


V^Il  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

chercher  sa  sûreté  dans  quelque  extension  de  territoire,  que  pourrait  ob- 
jecter rAnglet«rre?  Elle  ne  pourrait  invoquer  que  son  intérêt,  et  son  intérêt 
serait  ici  opposé  à  la  sécurité  des  mers.  C'est  ce  qui  explique  l'attitude  à 
la  fois  méfiante  et  expectante  de  l'Angleterre,  qui,  sans  pouvoir  mettre  en 
interdit  le  droit  de  l'Espagne,  ne  peut  cependant  être  absolument  contente, 
et  c'est  ce  qui  donne  aussi  un  certain  caractère  de  hardiesse  à  la  résolution 
du  cabinet  de  Madrid ,  qui  n'est  point  assurément  sans  avoir  reçu  de  pres- 
sans  conseils  de  modération.  Il  s'ensuit  que  cette  affaire  du  Maroc,  qui  n'est 
rien,  si  elle  reste  une  simple  correction  infligée  à  des  barbares,  peut  aussi 
devenir  une  affaire  européenne  selon  le  degré  de  garanties  que  l'Espagne 
se  croira  en  droit  de  réclamer  comme  prix  de  la  guerre. 

Tous  les  partis,  disions-nous,  se  sont  groupés  à  Madrid  autour  du  gouver- 
nement et  se  sont  confondus  dans  un  même  élan  d'enthousiasme.  C'est  du 
moins  l'apparence,  c'est  le  mouvement  spontané  de  la  première  heure.  Nous 
ne  jurerions  pas  cependant  qu'il  n'y  ait  aucune  dissonance  dans  ce  merveil- 
leux accord,  et  que  cette  unanimité  soit  aussi  réelle  et  aussi  profonde  qu'elle 
le  paraît.  La  vérité  est  que  par  plus  d'un  côté  cette  expédition,  du  Maroc 
touche  à  la  situation  intérieure  de  l'Espagne,  et  il  n'est  point  impossible  que 
le  général  O'Donnell  n'ait  puisé  dans  cette  situation  même  le  conseil  d'une 
résolution  hardie.  En  d'autres  termes,  il  aurait  agi  en  vrai  et  habile  soldat  qui 
tente  une  diversion.  L'état  politique  de  l'Espagne  est  bien  simple  tout  en 
paraissant  fort  compliqué.  Le  général  O'Donnell  est  au  pouvoir  depuis  plus 
d'un  an,  et  on  sait  quelle  est  sa  politique  ;  il  gouverne  en  faisant  abstraction 
de  tous  les  anciens  partis,  en  s'appuyant  sur  une  majorité  qui  est  un  composé 
de  toutes  les  opinions  d'autrefois.  C'est  sa  force,  et  c'est  aussi  sa  faiblesse, 
car  s'il  n'a  point  été  victorieusement  attaqué  jusqu'ici,  il  n'a  eu  d'un  autre 
côté  qu'un  appui  précaire  qui  pourrait  lui  manquer  subitement  par  une 
simple  dislocation  d'une  majorité  un  peu  factice.  Il  était  obligé,  comme  on 
dit  vulgairement,  de  faire  quelque  chose,  surtout  en  présence  d'une  session 
nouvelle,  et  l'expédition  du  Maroc  a  été  un  heureux  à-propos.  Le  général 
O'Donnell  était  sûr  de  réussir  au  premier  moment.  Le  vieux  sang  espagnol 
s'est  réchauffé  pour  la  guerre  contre  les  Maures.  Puis  la  réflexion  est  ve- 
nue :  l'enthousiasme  belliqueux  n'a  pas  cessé;  mais  ceux  qui  ne  sont  pas 
tout  à  fait  les  amis  du  général  O'Donnell  ont  commencé  à  se  demander  si  la 
guerre  n'était  pas  un  expédient  heureux  pour  affermir  par  une  diversion 
patriotique  une  situation  qui  a  ses  embarras  politiques  et  financiers.  C'est 
ce  qui  est  arrivé  notamment  lorsque  le  ministre  des  finances,  M.  Salaverria, 
a  porté  aux  chambres,  il  y  a  peu  de  jours,  des  projets  qui  ne  sont  pas,  il  faut 
le  dire,  la  plus  belle  partie  du  programme  du  gouvernement  de  Madrid. 

Les  projets  financiers  de  M.  Salaverria  sont  de  deux  sortes  :  les  uns  ont 
un  caractère  de  permanence,  et  ont  pour  objet  d'équilibrer  le  budget  de 
1860  par  une  création  de  ressources  fixes,  les  autres  ont  un  caractère  pure- 
ment transitoire,  et  sont  destinés  à  subvenir  aux  frais  de  l'expédition  du 
Maroc  :  ce  sont  les  finances  de  la  guerre.  Les  moyens  imaginés  par  M.  Sala- 
verria pour  combler  le  déficit  du  budget  normal  de  1860  sont  un  impôt  sur 
la  transmission  de  toute  propriété  mobilière  au-dessus  de  300  réaux  (75  fr.), 
une  modification  des  tarifs  actuels  de  l'impôt  de  consommation,  une  réforme 
des  droits  de  timbre,  une  augmentation  de  la  dette  flottante,  dont  le  maxi- 


^  REVUE.  CHRONIQUE.  245 

îiium,  qui  est  aujourd'hui  de  6/1O  millions  de  réaux,  pourra  être  élevé  à 
7ZiO  millions.  Les  mesures  extraordinaires  destinées  à  subvenir  aux  dépenses 
de  la  guerre  sont  une  augmentation  de  la  cote  foncière  jusqu'au  taux  de 
12  pour  100,  une  augmentation  de  10  pour  100  sur  l'impôt  industriel  et' 
commercial,  sur  les  droits  de  consommation,  sur  les  droits  hypothécaires, 
le  rétablissement  de  l'ancien  décompte  sur  les  appointemens  des  employés. 
Enfin  le  gouvernement  serait  autorisé  à  étendre,  selon  les  besoins  publics, 
les  crédits  afifectés  par  le  budget  extraordinaire  de  1860  au  matériel  de  la 
guerre  et  de  la  marine.  Ces  projets  ont  donné  quelque  peu  à  réfléchir.  On 
s'est  demandé  tout  d'abord  comment  l'établissement  définitif  de  l'équilibre 
dans  le  budget  normal  pouvait  se  lier  à  un  fait  transitoire  tel  que  la  guerre. 
Tout  n'a  pas  semblé  d'ailleurs  également  heureux  dans  les  combinaisons  de 
M.  Salaverria.  Le  projet  d'impôt  sur  la  transmission  de  la  propriété  mobi- 
lière a  paru  un  médiocre  emprunt  fait  à  l'ancienne  alcabala.  Le  choix  des 
matières  imposables  et  la  nature  des  réformes  proposées  inspirent  plus  d'un 
doute.  De  tout  ceci  il  résulte,  ce  nous  semble,  que  l'Espagne  n'est  pas  en- 
core assez  riche  pour  payer  sa  gloire,  puisque,  dès  le  premier  jour,  elle  est 
obligée  de  forcer  tous  les  ressorts  de  son  système  économique.  Elle  serait 
donc  conduite  naturellement  à  chercher  dans  la  guerre  des  compensations 
politiques  ;  mais  alors  que  deviennent  les  déclarations  de  désintéressement 
faites  par  le  général  O'Donnell?  Si  le  gouvernement  espagnol  se  borne  à 
châtier  les  pirates,  il  prépare  une  déception  au  pays;  s'il  va  plus  loin,  il 
élève  peut-être  une  question  européenne.  Ainsi,  vue  à  distance,  cette  expé- 
dition du  Maroc  est  assurément  une  très  juste  et  très  légitime  revendication 
devant  laquelle  le  cabinet  de  Madrid  ne  pouvait  reculer  ;  vue  de  plus  près, 
elle  a  ses  embarras  et  ses  difficultés  intimes,  et  sous  cette  unanimité  créée 
par  l'esprit  de  patriotisme,  elle  laisse  deviner  "des  dissonances  persistantes 
entre  les  partis.  Le  général  O'Donnell  est  après  tout  homme  de  ressources, 
et  rien  ne  dit  qu'il  ne  saura  pas  exécuter  avec  une  prudente  habileté  ce 
qu'il  a  conçu  avec  hardiesse  et  résolution. 

Nous  ne  pensons  pas  qu'une  nation  comme  l'Espagne,  dont  le  3  pour  100 
vaut  à  peine  /i2,  puisse  fonder  une  Algérie  dans  le  Maroc ,  car  une  Algérie, 
nous  en  savons  quelque  chose,  coûte  pendant  longtemps  100  millions  par 
an,  et  nous  croyons  que,  retenue  par  ce  frein  financier,  l'Espagne  ne  four- 
nira pas  à  l'Angleterre  le  prétexte  de  lui  chercher  chicane.  Nous  ne  vou- 
lons pas  non  plus  considérer  comme  un  péril  politique  les  accidens  qui 
sont  survenus  à  la  compagnie  du  percement  de  l'isthme  de  Suez.  Parmi  ses 
malheurs,  il  en  est  que  cette  compagnie  a  peut-être  mérités.  Certes  son' 
président,  M.  de  Lesseps,  a  montré  de  rares  qualités  comme  agitateur  et 
comme  promoteur  d'entreprises.  Il  faudrait  aller  en  Angleterre  et  observer 
les  hommes  qui  s'y  passionnent  pour  une  idée  et  finissent  par  la  faire  réussir 
pour  trouver  le  type  de  ces  apôtres  d'un  nouveau  genre  que  M.  de  Lesseps 
réalise  au  milieu  de  nous.  Il  n'a  eu  qu'un  tort,  c'est  d'organiser  sa  compa- 
gnie financière  avant  d'être  parfaitement  en  règle  sur  la  concession  même 
.  à  Constantinople.  Les  conséquences  de  cette  erreur  ne  doivent  pas,  suivant 
nous,  aller  jusqu'à  provoquer  une  lutte  d'influence  entre  la  France  et  l'An- 
gleterre. Ce  serait  un  curieux  début  pour  une  entreprise  qui  s'élève  aux  pro- 
portions d'une  œuvre  humanitaire  que  de  brouiller  les  deux  grandes  nations 


246  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

occidentales,  et,  pour  une  affaire  industrielle,  que  de  déclarer  la  guerre  au 
peuple  qui  doit  être  son  principal  client.  Cette  extrémité  nous  sera  sans 
doute  épargnée.  La  compagnie  de  Suez  s'armera  de  patience,  et  demandera 
le  firman  qui  lui  est  nécessaire  à  Gonstantinople  ;  le  gouvernement  français 
la  protégera  de  ses  négociations.  Lord  John  Russell,  M.  Gladstone  et  M.  Mil- 
ner  Gibson,  qui,  en  dignes  libéraux,  ont  défendu  autrefois  le  percement  de 
l'isthme  contre  les  préventions  de  lord  Palmerston,  fléchiront  le  premier 
ministre  anglais.  L'Angleterre  elle-même  entendra,  il  faut  l'espérer,  les  avis 
éloquens  de  lord  Brougham,  qui,  jouant  le  rôle  du  bon  ange,  vient  de  la 
mettre  en  garde  contre  les  tentations  du  monopole.  Nous  le  souhaitons  du 
moins  aussi  vivement  que  nous  voudrions  voir  la  France  mettre  à  profit  les 
exhortations  du  noble  vétéran  parlementaire,  lorsqu'il  nous  conseille  de  re- 
pousser le  laurier  de  la  guerre  que  nous  présente  l'éternel  tentateur  de  notre 
race.  e.  forcade. 


REVUE  MUSICALE. 

Le  Pardon  de  Ploërmel  de  Meyerbeer  a  reparu  au  théâtre  de  l'Opéra-Co- 
mique  Je  15  octobre,  après  une  suspension  volontaire  de  plusieurs  mois. 
Nous  n'avons  point  à  revenir  sur  une  œuvre  que  nous  avons  longuement  ap- 
préciée ici,  et  dont  le  succès  est  désormais  un  fait  consacré.  A  Londres 
comme  à  Paris,  on  a  rendu  grandement  justice  à  la  nouvelle  production 
d'un  maître  dont  on  peut  ne  pas  approuver  toutes  les  tendances,  mais  qui 
possède  incontestablement  la  première  qualité  qu'on  exige  au  théâtre,  le 
don  d'intéresser  et  d'émouvoir  la  foule  assemblée.  Nous  faisons  toujours  nos 
réserves  sur  l'ouverture,  que  nous  trouvons  trop  longue,  trop  compliquée 
d'incidens  minutieux,  manquant  de  clarté  et  d'unité  d'effet;  d'autres  mor- 
ceaux, tels  que  le  trio  qui  termine  le  second  acte,  pourraient  être  l'objet  de 
quelques  observations  semblables.  Ce  qui  est  certain  et  ce  que  nous  nous 
plaisons  à  redire,  c'est  que  le  Pardon  de  Ploërmel  est  l'ouvrage  le  plus  facile 
et  le  plus  mélodique  qu'ait  produit  l'auteur  illustre  de  Robert  et  des  Hugue- 
nots. L'exécution,  à  l'Opéra-Comique,  est  encore  meilleure  qu'elle  ne  l'était 
dans  l'origine.  M.  Faure  surtout  chante  et  joue  d'une  manière  remarquable 
le  rôle  difficile  et  fatigant  d'Hoël,  et,  quant  à  M""*  Cabel,  sa  voix  n'a  rien 
perdu  de  la  trempe  solide  qui  la  caractérise.  Tout  va  donc  pour  le  mieux, 
et  Meyerbeer  fera  bien  de  retourner  maintenant  sur  le  grand  théâtre  de  ses 
succès. 

Le  Théâtre-Italien  continue  à  dérouler  les  œuvres  de  son  répertoire,  et  à 
produire  le  nouveau  personnel  qu'il  tient  en  réserve.  Un  ténor  inconnu  jus- 
qu'ici, M.  Moriui,  dont  le  véritable  nom  est  beaucoup  moins  euphonique,  a 
débuté  le  12  octobre  dans  il  Giuramento,  de  Mercadante.  La  voix  de  M.  Mo- 
rini  est  agréable,  quoique  peu  forte  et  dépourvue  de  flexibilité.  L'émotion 
inséparable  d'un  début  n'a  pas  empêché  M.  Morini  d'être  accueilli  avec  bien- 
veillance par  le  public,  qui  lui  a  su  gré  de  sa  bonne  volonté  et  de  ses  qua- 
lités naturelles.  M.  Morini,  qui  est  très  bon  musicien,  peut  être  fort  utile  â 
Tadministration  du  Théâtre-Italien.  Tout  récemment  on  a  repris  aussi  Rigo- 
letto  pour  une  nouvelle  cantatrice,  M""  Dottini,  qui  s'est  essayée  dans  le 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  247 

rôle  de  Gilda.  M"^  Dottini  est  Française,  sa  voix  et  sa  jolie  figure  Tindiquent 
assez.  Nous  laisserons  W^^  Dottini  se  produire  avec  tous  ses  avantages  avant 
de  porter  sur  elle  un  jugement  qui  aujourd'hui  ne  pourrait  être  que  sévère. 
M.  Graziani,  qui  abordait  pour  la  première  fois  le  rôle  important  de  Rigo- 
letto,  si  bien  rendu  par  M.  Corsi  l'année  dernière,  a  eu  de  beaux  élans 
comme  toujours,  et  s'est  fait  vivement  applaudir  dans  la  stretta  du  beau 
duo  du  second  acte  ; 

Si  vendetta, 
Tremenda  vendetta. 

C'est  M.  Gardoni  qui  a  chanté  avec  bien  des  hasards  le  rôle  du  prince,  où 
M.  Mario  déployait  une  tournure  si  cavalière  et  parfois  de  si  beaux  accens. 

Puisque  nous  venons  de  nommer  M.  Mario,  il  nous  faut  bien  dire  un  mot 
de  la  scène  pénible  qui  vient  de  se  passer  au  théâtre  ^italien  de  Madrid. 
Gomme  presque  tous  les  virtuoses  célèbres  qui,  pendant  de  longues  années, 
ont  joui  de  la  faveur  du  public,  M"^  Grisi  n'a  pas  eu  le  bon  esprit  de  s'arrê- 
ter à  temps  dans  une  carrière  où  la  jeunesse  et  la  beauté  font  pardonner 
tant  de  défauts  à  une  femme.  Riche,  entourée  d'une  célébrité  européenne 
peut-être  exagérée,  M™^  Grisi  n'a  pas  voulu  comprendre  les  avertissemens 
significatifs  que  nous  lui  avons  donnés  ici  bien  souvent.  Elle  a  persisté  à 
vouloir  paraître  'sur  un  théâtre  encore  tout  rempli  de  sa  gloire  et  des  sou- 
venirs de  sa  splendide  beauté,  qui  plaidaient  en  sa  faveur,  mais  qui  ne  suf- 
fisaient pas  cependant  pour  pallier  les  défaillances  d'un  organe  aujourd'hui 
éteint.  M.  Mario,  tout  dévoué  aux  intérêts  d'une  cantatrice  superbe  dont 
les  conseils  n'ont  pas  été  inutiles  à  sa  propre  renommée,  a  eu  l'incroyable 
imprévoyance  de  conduire  M™^  Grisi  dans  une  ville  qui  ne  l'avait  pas  en- 
tendue à  cette  époque  où  elle  n'avait  qu'à  se  montrer  pour  exciter  l'admi- 
ration de  tous.  Aux  noms  de  M°"^  Grisi  et  de  M.  Mario,  apposés  sur  l'af- 
fiche, le  public  de  Madrid,  qui  est  très  passionné  pour  la  musique  et  les 
chanteurs  italiens,  est  accouru  en  foule.  M""*  Grisi  a  débuté  dans  la  Norma, 
l'un  des  beaux  rôles  qu'elle  a  créés  à  Paris,  et  qui  ont  fait  sa  réputation.  Le 
public  de  Madrid,  en  voyant  et  en  entendant  M™*  Grisi  pour  la  première 
fois,  a  été  d'abord  fort  surpris,  et  il  n'a  pas  tardé  à  manifester  son  profond 
mécontentement.  La  prima  donna,  étonnée  à  son  tour  de  l'accueil  qu'on  lui 
faisait,  n'aurait  pu  s'empêcher  de  révéler  le  dépit  qu'elle  en  éprouvait,  ce 
qui  aurait  redoublé  la  mauvaise  disposition  du  public.  Alors  M™**  Grisi 
éprouva  une  secousse  si  violente,  qu'il  fallut  la  transporter  tout  en  larmes 
dans  sa  loge  et  suspendre  la  représentation,  qui  n'a  pu  s'achever.  A  la 
deuxième  représentation,  la  scène  fut  encore  plus  accidentée,  et  M"*®  Grisi 
et  M.  Mario  durent  se  retirer  définitivement. 

Cet  incident,  qui  vient  de  se  passer  tout  récemment  au  théâtre  italien  de 
Madrid,  ^  été  diversement  apprécié.  On  s'est  généralement  fort  apitoyé  sur 
le  sort  de  la  célèbre  cantatrice  qui,  pendant  si  longtemps,  a  fait  les  délices 
de  Paris  et  de  Londres.  Nous  sommes  loin  assurément  d'approuver  la  rigueur 
avec  laquelle  le  public  espagnol  a  cru  devoir  manifester  son  désappointement 
en  voyant  devant  lui  une  cantatrice  qui  n'est  plus  que  l'ombre  de  la  belle 
créature  que  nous  avons  tant  admirée,  et  nous  voudrions  voir  disparaître 
ces  usages  barbares  qui  existent  encore  dans  les  principales  villes  de  France 


248  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  de  la  Belgique,  où  Ton  ne  rougit  pas  d'infliger  aux  artistes  dramatiques  les 
plus  honorables  des  jugemens  tumultueux  indignes  de  nos  mœurs  douces 
et  équitables.  Il  n'y  a  pas  de  plus  grande  punition  pour  un  artiste,  comme 
pour  les  rois,  que  le  silence.  Toutefois  n'y  a-t-il  pas  lieu  de  faire  quelques 
réflexions  sur  la  trop  grande  importance  qu'on  accorde  de  nos  jours  aux 
interprètes  de  l'art,  aux  virtuoses  de  toute  nature,  qu'on  acclame  et  qu'on 
enivre  de  folles  louanges?  Gustave  Planche,  dont  le  vigoureux  esprit,  la  haute 
et  ferme  critique  allaient  au-devant  de  la  vérité  sans  s'inquiéter  jamais  des 
vanités  et  des  intérêts  qu'il  pouvait  froisser,  a  écrit  ici,  sur  l'infatuation  des 
comédiens,  des  pages  remarquables,  qui  n'ont  rien  perdu  de  leur  à-propos. 
Et  pourquoi  n'oserais-je  pas  dire  toute  ma  pensée?  Le  convoi  et  les  funérailles 
de  M'^^  Rachel,  les  ovations  ridicules  dont  elle  a  été  l'objet  pendant  sa  vie, 
la  vente  de  son  mobilier,  où  l'on  se  disputait  à  prix  d'or  les  moindres  baga- 
telles qui  lui  avaient  appartenu,  sont  une  de  ces  scandaleuses  apothéoses  de 
notre  temps  qui  blessent  le  plus  le  sens  moral,  le  goût  et  la  raison.  Que  fe- 
rez-vous  donc  pour  le  génie  créateur,  pour  un  Corneille  ou  un  Molière,  pour 
un  Beethoven  ou  un  Rossini,  si  vous  prodiguez  à  des  comédiennes,  à  des 
ballerines  et  à  des  cantatrices,  aussi  merveilleuses  que  vous  le  voudrez,  de 
pareils  témoignages  d'admiration  publique?  D'où  je  conclus  que  la  leçon  que 
vient  de  recevoir  M™^  Grisi  à  Madrid  est  bonne  à  méditer. 

Le  Théâtre-Italien  ne  se  repose  pas,  car  il  vient  de  reprendre  le  29  oc- 
tobre la  Semiramide  de  Rossini,  avec  un  nouvel  artiste  pour  chanter  le  rôle 
si  important  d'Assur.  M.  Merly  est  un  Français  qui  a  passé  plusieurs  années 
à  l'Opéra,  et  qui  vient  d'Italie,  où  il  a  appris  à  diriger  une  fort  belle  voix  de 
basse,  très  souple  et  très  mordante.  D'un  physique  avantageux,  comédien 
suffisant,  M.  Merly  chante  avec  feu  et  semble  ne  redouter  aucune  difficulté 
de  vocalisation.  Il  pousse  l'audace  jusqu'au  sol  des  ténors,  et  ce  n'est  peut- 
être  pas  ce  que  le  virtuose  fait  de  mieux  que  d'abuser  ainsi  de  la  partie  éle- 
vée de  son  organe,  qui  vibre  plus  qu'on  ne  le  voudrait.  Toutefois  M.  Merly 
a  été  remarquable  dans  l'introduction  de  cet  opéra  colossal,  et  il  a  chanté 
avec  un  vrai  talent  d'artiste  et  de  comédien  la  scène  et  l'air  des  tombeaux 
au  second  acte.  M"''  Penco,  qui  manque  un  peu  d'ampleur  et  de  puissance 
pour  le  personnage  de  Sémiramis,  a  eu  d'heureux  momens,  et  elle  aurait 
chanté  le  duo  fameux  du  second  acte  avec  Arsace,  —  Eh  ben  ?  a  te,ferisci,  — 
presque  dans  la  perfection,  si  elle  n'avait  outre-passé  la  liberté  que  doit  se 
permettre  une  artiste  qui  interprète  la  pensée  d'un  maître  comme  Rossini. 
L'Alboni  lui  donnait  pourtant  un  exemple  qui  eût  été  bon  à  suivre,  en  chan- 
tant la  partie  d' Arsace  avec  autant  de  charmé  que  d'exactitude.  Le  duo  n'en 
a  pas  moins  produit  un  grand  effet,  et  la  représentation  a  été  l'une  des  plus 
intéressantes  de  la  saison.  Un  seul  homme  a  gâté,  autant  qu'il  a  dépendu  de 
lui,  le  plaisir  de  cette  belle  exécution  d'un  admirable  chef-d'œuvre,  c'est  le 
chef  d'orchestre.  11  n'était  question  dans  le  foyer,  après  la  chute  du  rideau 
au  premier  acte,  que  de  ce  personnage  bizarre  qui  se  démène  comme  un 
possédé,  .qui  précipite.et  altère  tous  les  mouvemens,  et  qui  s'imagine,  à  tort, 
qu'il  porte  toute  l'exécution  musicale  du  Théâtre-Italien  sur  ses  épaules.  Pas 
tant  de  zèle,  monsieur  Bonnetti,  pas  tant  de  zèle,  car  l'orchestre  que  vous 
dirigez  si  mal  entendrait  à  demi-mot,  si  vous  aviez  de  bonnes  intentions  à 
lui  communiquer. 


.      REVUE.  —  CHRONIQUE.  249 

La  mort  vient  d'enlever  en  Allemagne  un  compositenr  célèbre,  Louis 
Spohr,  qui  s'est  éteint  à  Gassel  le  22  octobre,  âgé  de  soixante-seize  ans.  Né 
le  5  avril  1783  dans  une  petite  ville  du  duché  de  Brunswick,  Saesen,  Spohr 
montra  dès  Tâge  le  plus  tendre  de  grandes  dispositions  pour  la  musique.  Il 
devint  promptement  un  habile  virtuose  sur  le  violon,  fit  des  voj^ages  en 
Russie,  dans  TAllemagne  du  sud,  surtout  à  Vienne,  où  il  s'acquit  la  réputa- 
tion d'un  violoniste  de  premier  ordre  et  d'un  compositeur  distingué.  Tour  à 
tour  maître  de  chapelle  du  duc  de  Brunswick,  du  duc  de  Saxe-Gotha,  chef 
d'orchestre  du  théâtre  an  der,  Wien  à  Vienne,  où  il  a  composé  son  opéra 
de  Faust,  qui  a  longtemps  occupé  la  scène  allemande,  Spohr  fut  nommé 
maître  de  chapelle  à  la  cour  électorale  de  Hesse-Gassel,  où  il  est  resté  jus- 
qu'à sa  mort.  Après  avoir  fait  un  voyage  en  Italie,  Spohr  vint  à  Paris  en 
1819  et  se  fit  entendre  en  public  et  dans  plusieurs  séances  de  quatuors  sans 
y  produire,  comme  violoniste,  une  très  vive  sensatioQ.  Il  fut  plus  heureux 
à  Londres,  où  les  journaux  anglais  lui  firent  un  accueil  très  brillant.  Spohr 
a  composé  beaucoup  de  musique  instrumentale,  de  musique  religieuse, 
et  des  opéras  dont  le  plus  célèbre,  regardé  comme  son  chef-d'œuvre,  est 
Jessonda.  Chef  d'une  école  de  violon  qui  a  produit  de  nombreux  artistes  et 
dont  il  a  exposé  les  principes  dans  un  ouvrage  spécial,  Violinschule,  qui  a 
paru  à  Vienne  en  1831,  Spohr  est  un  compositeur  essentiellement  allemand 
par  le  caractère  de  ses  idées  mélodiques,  la  complication  de  sa  forme,  le  co- 
loris de  son  instrumentation,  et  par  son  harmonie  travaillée,  toujours  rem- 
plie de  modulations  ardues.  Spohr,  qui  ne  fut  pas  un  homme  de  génie,  se 
rattache  au  grand  mouvement  de  l'école  allemande  qui  a  produit  Beetho- 
ven, Weber,  Mendelssohn,  et  en  dernier  lieu  Robert  Schumann.  Si  Weber 
n'était  pas  venu,  Spohr  aurait  occupé  le  premier  rang  peut-être  sur  la  scène 
lyrique  de  son  pays.  p.  scudo. 


ESSAIS  ET  NOTICES. 

l'anniversaire   séculaire 
DE  LA  NAISSANCE   DE   SCHILLER. 

L'Allemagne  s'apprête  à  fêter  dignement  l'anniversaire  séculaire  de  la 
naissance  d'un  de  ses  grands  poètes.  Le  10  novembre  1759,  dans  une  petite 
ville  de  la  vallée  du  Neckar,  naissait,  de  parens  pauvres  et  humbles,  un  en- 
fant destiné  à  devenir  l'un  des  rois  de  l'art  germanique;  le  10  novembre  1859, 
toutes  les  villes  allemandes,  célébrant  ce  souvenir,  vont  se  disputer  l'hon- 
neur de  glorifier  l'illustre  enfant  de  Marbach,  l'auteur  des  Brigands  et  de 
Guillaume  Tell.  Gettfe  fête  de  Schiller  n'est  pas  une  fête  improvisée  ;  voilà 
longtemps  que  l'Allemagne  s'y  prépare.  Le  28  août  18/i9,  au  milieu  des  émo- 
tions d'une  année  tumultueuse,  et  sous  la  menace  d'une  guerre  civile,  elle 
avait  célébré  avec  enthousiasme  l'anniversaire  séculaire  de  la  naissance  de 
Goethe;  on  devait  les  mêmes  honneurs  à  son  glorieux  émule,  et  l'enthou- 
siasme est  plus  grand  encore,  s'il  est  possible,  que  celui  qui  passionna,  il  y 


wm 


250  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

a  dix  ans,  toutes  les  contrées  allemandes.  Du  Rhin  à  la  Vistule  et  de  la  Bal- 
tique aux  Alpes,  il  n'est  pas  une  ville,  petite  ou  grande,  qui  n'ait  déjà  son 
programme  de  réjouissances  publiques.  Dans  les  villages  même,  où  tant  de 
strophes  du  poète  sont  encore  populaires,  bien  des  hommages  l'attendent, 
qui  ne  seront  pas  les  moins  touchans.  D'un  bout  de  l'Allemagne  à  l'autre, 
on  peut  le  dire,  cette  journée  du  10  novembre  appartiendra  tout  entière  au 
généreux  chantre  de  l'idéal  et  de  la  liberté. 

^  Cette  joie,  cette  ferveur,  ce  culte  des  grands  poètes,  ces  millions  d'hommes 
séparés  par  tant  d'intérêts  contraires,  qui  s'unissent  dans  un  même  senti- 
ment d'amour  et  de  vénération  pour  les  héros  de  la  vie  morale,  c'est  là  un 
symptôme  précieux  en  toute  époque,  plus  particulièrement  précieux  au 
temps  où  nous  vivons,  et  que  l'historien  ne  doit  pas  laisser  dans  l'ombre. 
L'histoire  littéraire  d'ailleurs,  autant  que  l'histoire  des  idées  morales,  en 
conservera  le  souvenir.  Parmi  les  apprêts  de  cette  belle  fête  nationale, 
parmi  les  présens  et  les  hommages  qui  arrivent  de  toutes  mains,  il  faut 
citer  une  série  d'ouvrages  consacrés  à  Schiller.  Le  savant  éditeur  de  Les- 
sing,  M.  Wendelin  de  Maltzahn,  publie  avec  un  soin  religieux  l'édition  sé- 
culaire {Sxcularausgabe)  des  œuvres  complètes  du  noble  poète.  Sous  ce 
titre  :  la  Vie  et  les  Œuvres  de  Schiller,  un  écrivain  consciencieux,  M.  Emile 
Palleske,  met  au  jour  deux  volumes  remplis  d'appréciations  excellentes  et 
de  renseignemens  de  toute  sorte.  M.  Julien  Schmidt,  l'énergique  défenseur 
des  grandes  traditions  de  son  pays,  vient  de  faire  paraître  un  sérieux  travail 
intitulé  Schiller  et  ses  Contemporains,  offrande  pour  le  10  novembre  1859. 
Citons  encore  l'ouvrage  de  M.  Jean  Scherr,  Schiller  et  son  Temps,  écrit  de 
fête  (ainsi  s'exprime  l'auteur),  écrit  de  fête  pour  Vanniversaire  séculaire  de 
la  naissance  du  poète  {Fine  Festschrift  zur  Sxcularfeier  seiner  Geburt). 
«  Après  une  longue  et  scrupuleuse  préparation  de  mon  travail,  dit  M.  Scherr, 
voyant  s'approcher  l'anniversaire  séculaire  de  la  naissance  de  Schiller,  je 
fis  remarquer  à  mon  éditeur  que  c'était  le  moment  le  plus  convenable  pour 
la  publication  de  mon  livre.  Il  accueillit  cette  pensée  avec  feu,  et  voulut 
que  cette  nouvelle  biographie  du  poète  devînt  en  même  temps  un  écrit  de 
réjouissance  {Jubelschrift),  un  livre  dont  la  forme  extérieure  fût  aussi  un 
hommage,  et  un  hommage  digne  de  l'immortel  génie  auquel  l'Allemagne  et 
l'humanité  tout  entière  doivent  une  reconnaissance  qu'elles  n'acquitteront 
jamais.  »  La  principale  édition  de  Schiller  et  son  Temps  est  en  effet  un  ou- 
vrage magnifique  qui  fait  grand  honneur  à  l'éditeur,  M.  Otto  Wigand,  et 
aux  artistes  qui  lui  ont  prêté  leur  concours.  Nous  ne  signalons  ici  que  les 
publications  les  plus  importantes  ;  si  nous  voulions  indiquer  toutes  les 
offrandes  que  la  littérature  et  les  arts  ont  consacrées  au  grand  poète,  nous 
aurions  à  dresser  un  catalogue.  Ici,  c'est  une  série  de  portraits  qui  nous 
font  connaître  la  famille  et  les  amis  de  Schiller,  son  père,  sa  mère,  sa  sœur 
Nanette,  le  confident  de  toutes  ses  pensées,  Koerner,  et  sa  protectrice,  la 
duchesse  Amélie;  là,  c'est  une  Galerie  de  Schiller  où  deux  artistes  d'un 
rare  talent,  M.  Frédéric  Pecht  et  M.  Arthur  de  Ramberg,  ont  essayé  de  don- 
ner une  physionomie  réelle  aux  idéales  créations  de  son  théâtre.  N'oublions 
pas  une  curiosité  des  plus  précieuses,  un  portrait  de  Schiller  âgé  de  vingt 
et  un  ans,  portrait  composé,  selon  toute  vraisemblance,  en  1780,  par  P.-K. 
Hetsch,  camarade  du  poète  à  Vacadémie  de  Charles  et  plus  tard  directeur 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  251 

du  musée  de  Stuttgart.  Ce  portrait,  caché  dans  une  galerie  particulière,  est 
popularisé  aujourd'hui  grâce  au  burin  de  M.  Dertiger,  et  les  admirateurs 
du  poète  aimeront  à  retrouver  dans  cette  physionomie  énergique  et  rêveuse 
le  Schiller  de  la  vingtième  année,  le  révolutionnaii-e  idéal  qui  préparait  ses 
Brigands  dans  le  cloître  militaire  du  duc  de  Wurtemberg. 

Heureux  les  poètes  qui  savent  se  faire  aimer  ainsi  de  leur  peuple!  Heu- 
reux les  peuples  qui  savent  aimer  ainsi  leurs  poètes!  L'Allemagne  donne  ici 
un  noble  exemple,  et  déjà  ce  concert  d'admiration  et  de  reconnaissance  a 
trouvé  des  échos  par-delà  ses  frontières.  A  Londres,  l'éclatant  interprète  de 
l'esprit  germanique,  le  biographe  de  Goethe,  de  Schiller,  de  Novalis,  M.  Tho- 
mas Carlyle,  s'est  chargé  d'organiser  la  solennité  du  10  novembre.  Les  Alle- 
mands qui  habitent  Paris  ont  voulu  s'associer  aussi  à  leurs  frères  du  pays 
natal,  et  ils  convient  les  Français  à  cette  fête  de  l'intelligence.  Non  loin  de 
l'emplacement  où  eut  lieu,  il  y  a  quatre  ans,  Texposition  universelle  des 
beaux-arts,  la  poésie  et  la  musique  célébreront  le  mâle  génie  qui  se  glori- 
fiait d'être  citoyen  du  monde.  M.  Louis  Pfau  sera  le  poétique  interprète  des 
sentimens  de  ses  compatriotes  ;  un  musicien  qui  appartient  à  la  France  au- 
tant qu'à  l'Allemagne,  l'illustre  auteur  des  Huguenots,  a  considéré  comme 
un  devoir  de  prêter  à  cette  fête  ses  splendides  harmonies.  Les  lettres  ont 
apporté  aussi  leur  tribut  :  on  sait  combien  certaines  poésies  de  Schiller, 
par  exemple  l'Idéal  et  les  Artistes,  offrent  de  difficultés  à  un  traducteur 
français;  plus  d'un  écrivain  a  reculé  devant  ces  mystérieux  arcanes.  Or,  il 
y  a  quelques  mois,  M.  Muller,  professeur  de  langue  allemande  au  lycée  de 
Montpellier,  donnait  une  traduction  complète  des  œuvres  lyriques  du  poète, 
■et  dans  cette  copie  aussi  élégante  que  fidèle,  toutes  les  difficultés  du  texte 
étaient  courageusement  attaquées;  M.  Muller  n'était-il  pas  soutenu  dans  son 
entreprise  par  le  désir  d'honorer  l'anniversaire  que  va  célébrer  l'Allemagne? 
Cette  traduction  n'est-elle  pas  une  Festgabe,  une  Jubelschrift,  comme  disent 
M.  Jean  Scherr  et  M.  Julien  Schmidt?  Une  véritable  offrande  pour  le  10  no- 
vembre 1859,  c'est  le  travail  que  va  publier  un  membre  éminent  de  l'Acadé- 
mie des  Inscriptions  et  Belles-Lettres.  Le  jour  même  de  l'anniversaire  tant 
fêté,  le  10  novembre  prochain,  la  librairie  Hachette  mettra  en  vente  les 
premiers  volumes  des  œuvres  complètes  de  Schiller  traduites  par  M.  Adolphe 
Régnier.  Nous  avons  sous  les  yeux  la  biographie  que  le  savant  traducteur  a 
placée  en  tête  de  son  édition,  et  nous  pouvons  affirmer  que  M.  Julien  Schmidt, 
M.  Jean  Scherr,  M.  Emile  Palleske  n'ont  pas  tracé  avec  plus  de  soin  et  d'a- 
mour la  physionomie  de  leur  grand  poète  national. 

Voilà,  ce  me  semble,  un  épisode  littéraire  qui  méritait  de  ne  point  passer 
inaperçu.  Ces  voix  qui  se  répondent  des  deux  côtés  du  Rhin  forment  une 
harmonie  agréable  à  nos  oreilles.  Puisse-t-elle ,  cette  harmonie,  être  un 
heureux  présage!  Si  nous  en  croyons  les  rares  journaux  allemands  auxquels 
il  est  permis  de  pénétrer  en  France,  nos  voisins  voudraient  donner  un  ca- 
ractère politique  à  cette  manifestation  toute  littéraire  et  morale.  Le  parti 
qui  poursuit  avec  ardeur  la  réforme  de  la  diète  essaierait,  assure-t-on,  d'u- 
tiliser au  profit  de  ses  désirs  l'enthousiasme  unanime  qu'inspire  le  nom  du 
poète.  îious  souhaitons  à  l'Allemagne  de  ne  pas  amoindrir  par  des  préoccu- 
pations intéressées  la  grandeur  du  mouvement  que  nous  venons  de  décrire. 
Que  la  fête  de  Schiller  soit  une  occasion  toute  naturelle  de  réveiller  au  fond 


252  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

des  âmes  le  sentiment  de  l'indépendance  nationale  et  le  culte  de  la  liberté, 
ce  n'est  pas  nous  assurément  qui  blâmerons  cette  conduite;  serait-il  aussi 
sage  d'en  faire  un  instrument  de  guerre  contre  la  France 2  Schiller  a  été  à 
la  fois  le  poète  de  la  patrie  et  le  poète  du  genre  humain;  en  ne  fêtant  que 
le  premier,  prenez  garde  de  dénaturer  cette  grande  figure.  Son  inspiration^ 
si  profondément  allemande,  est  aussi  profondément  cosmopolite.  La  meil- 
leure façon  d'honorer  le  peintre  du  marquis  de  Posa,  c'est  de  maintenir 
au-dessus  des  hasards  de  la  politique  les  principes  éternels  du  juste,  et  de 
propager  comme  lui  le  sentiment  de  la  vie  individuelle,  le  respect  de  l'indé- 
pendance des  nations,  le  culte  de  la  diversité  dans  l'unité,  c'est-à-dire,  sous 
toutes  ses  formes,  l'amour  de  la  liberté  véritable.  Défiez-vous  de  ces  vanités 
nationales,  de  ces  prétentions  exclusives  qui  compromettent  les  meilleures 
causes.  Le  poète  de  Don  Carlos  et  de  Guillaume  Tell,  abaissant  les  bar- 
rières des  états,  prêchait  la  virile  union  des  cœurs  de  bonne  volonté;  c'est 
pour  cela  que  l'Angleterre  et  la  France  répondent  cordialement  aujourd'hui 
à  toutes  les  voix  allemandes  qui  glorifient  le  nom  de  Schiller. 

SA1^T-RENÉ   TAILLANDIER. 


UN   HISTORIEN    RELIGIEUX   A    CAMBRIDGE.* 

Depuis  les  jours  où  la  théologie  effrayée  recourait  contre  les  premiers 
savans  à  l'argument  du  bûcher,  depuis  ceux  même  où,  avec  un  reste  de 
frayeur,  elle  se  décidait  à  étudier,  elle  aussi,  pour  répondre  et  trouver  un 
côté  faible  à  ses  adversaires,  la  position  de  la  foi  vis-à-vis  de  la  science  a 
beaucoup  changé.  Maintenant  les  croyans  étudient  sans  peur,  du  moins  dans 
l'église  protestante,  et  ils  ne  s'en  tiennent  même  plus  à  l'hu-mble  rôle  de 
défendeur;  ce  seraient  eux  plutôt  pour  le  moment  qui  prendraient  l'offen- 
sive. La  nouveauté  des  découvertes  accomplies  par  l'érudition  historique  et 
rimperfection  inévitable  de  ces  premières  connaissances  avaient,  il  faut 
l'avouer,  étrangement  exalté  les  savans:  faute  d'un  examen  suffisant,  ils  don- 
naient à  leurs  documens  une  certitude  et  une  portée  qu'ils  étaient  loin  de 
pouvoir  justifier,  et  la  csitique  surtout,  ce  qu'on  nomme  ainsi  depuis  quel- 
que temps,  s'était  prise,  avec  une  bien  naïve  vanité,  pour  rincarnation 
même  de  la  raison  et  de  la  vérité.  Cependant  toutes  les  conclusions  hâtives 
qui  s'étaient  bâties  sur  des  données  mal  analysées,  toutes  les  aflirmatioris 
trop  entières  qui  s'étaient  présentées  comme  des  jugemens  tandis  qu'en 
réalité  elles  n'étaient  que  des  préjugés,  n'ont  pas  eu  besoin  de  se  dresser 
longtemps  au  soleil  pour  que  l'esprit  de  contradiction  qui  s'était  exercé 
contre  la  foi  s'exerçât  aussi  contre  elles,  et  fît  de  larges  brèches  à  leurs  fon- 
dations :  à  son  tour,  c'est  la  critique  qui  a  été  convaincue  de  crédulité,  et 
cela  en  grande  partie  par  les  travaux  des  théologiens.  De  bonne  foi,  on  ne 
peut  que  s'applaudir  de  ce  débat.  L'histoire  des  peuples  anciens  n'est  qu'un 
thème  de  belles  spéculations,  spéculations  fécondes  sans  doute,  spécula- 

(1)  Christ  and  other  Masters  {Christ  et  d'autres  Maîtres)^  enquête  historique  sur 
quelques-uns  des  parallélismcs  et  des  contrastes  principaux  qui  existent  entre  *e  chris- 
tianisme et  les  systèmes  religieux  de  l'ancien  monde,  par  Charles  Hardwick;  Cam- 
bridge, Macmillan  and  C*,  1839. 


BEYUE.  —  CHRONIQUE.  253 

lions  admirables  pour  nous  suggérer  de  nouveaux  points  de  vue  et  pour 
nous  fortifier  dans  notre  tâche  d'iiommes,  si  nous  savons  comprendre  que 
notre  tâchje  est  d'être  des  étudians  et  de  concevoir  liumblement  des  pré- 
somptions à  regard  de  la  vérité.  Si  au  contraire  nous  nous  regardons  comme 
des  maîtres  appelés  à  décider,  et  si  c'est  pour  en  tirer  des  oracles  que  nous 
fouillons  le  passé  mystérieux,  l'histoire  est  pire  que  le  plus  faux  des  ro- 
mans; elle  ne  sert  qu'à  nous  empêcher  d'atteindre  la  seule  connaissance 
un  peu  certaine  qui  soit  à  notre  portée,  la  connaissance  de  notre  propre  être. 

Depuis  quelques  années,  les  religions  de  l'antiquité  ont  tout  particulière- 
ment attiré  l'attention  des  théologiens  protestans,  et  c'est  d'un  théologien 
encore,  de  M.  Hardwick,  avocat  chrétien  à  l'université  de  Cambridge,  que 
nous  vient  une  nouvelle  étude  sur  cet  important  sujet.  Autant  que  nous 
pouvons  en  juger,  l'auteur  n'a  pas  de  théorie  personnelle  à  émettre  sur  l'o- 
rigine et  la  filiation  des  mythologies,  et  il  ne  se  donne  pas  comme  ayant  ou- 
vert lui-même  des  sources  nouvelles.  Le  but  qu'il  s'est  tracé  est  d'examiner 
tour  à  tour  les  principales  religions  païennes  (y  compris  celles  de  l'Amérique 
et  de  l'Océanie),  et  de  discuter  isolément  les  derniers  résultats  où  la  science 
est  arrivée  sur  chacune  d'elles,  afin  de  fixer  exactement  les  rapports  que 
chacune  d'elles  présente  avec  le  christianisme.  M.  Hardwick  est  un  esprit  ju- 
dicieux plutôt  que  spéculatif;  comme  sa  race,  il  a  l'amour  de  la  précision, 
et  il  est  moins  porté  à  généraliser  pour  son  propre  compte  qu'à  contrôler 
de  près  chacune  des  petites  assertions  qui  sont  impliquées  dans  un  grand 
système.  Qu'il  ait  une  prédisposition  qui  influe  forcément  sur  ses  jugemens, 
cela  va  sans  dire;  mais  ceux  même  qui  croient  ne  chercher  que  la  vérité 
et  ne  conclure  que  d'après  les  faits  ont  aussi  la  leur  :  s'ils  n'étaient  pas  mus 
à  l'avance  par  un  désir,  ils  ne  pourraient  pas  même  examiner,  ni  à  plus  forte 
raison  se  former  une  opinion. 

A  l'égard  de  l'Egypte,  M.  Hardwick  rencontre  naturellement  sur  sa  route 
la  théorie  de  M.  Bunsen.  C'est  une  théorie  très  enivrante  certainement  pour 
l'imagination,  mais  qui  nous  demande  par  trop  d'oublier  ce  que  l'expérience 
nous  enseigne  tous  les  jours.  M.  Bunsen  ne  se  contente  pas  de  prolonger  le 
passé  de  l'Egypte  jusque  dans  la  nuit  des  premiers  temps,  il  lui  donne  en 
quelque  sorte  des  annales  authentiques  qui  remontent  bien  au-delà  des  âges 
les  plus  lointains  dont  aucune  légende  ait  prétendu  garder  un  nébuleux  sou- 
venir. Ainsi  que  Babylone,  rem  arque- t-il,  l'empire  des  pharaons  n'avait  con- 
servé aucune  tradition  d'un  déluge,  et  son  idiome,  tel  que  la  science  nous 
l'a  révélé  en  le  débarrassant 'de  ses  bandelettes,  est  un  mélange  frappant  de 
formes  sémitiques  quant  à  sa  grammaire,  et  d'élémens  iraniens  (indo-ger- 
maniques) quant  à  son  vocabulaire.  En  ajoutant  à  ces  témoignages  celui  des 
monumens,  M.  Bunsen  croit  pouvoir  établir  que  l'Egypte  est  restée  en  de- 
hors du  cataclysme  qui  a  anéanti  le  gros  de  la  race  sémitique,  et  que  la  lan- 
gue égyptienne  est  un  dépôt  antédiluvien  du  chamitisme. 

A  propos  des  livres  sacrés  de  la  Perse,  M.  Hardwick  a  encore  occasion  de 
rectifier  plus  d'une  assertion  excessive.  Quoique  le  Zend-Avesta  renferme 
sans  contredit  des  fragmens  ou  des  traditions  d'une  haute  antiquité,  on  est 
bien  moins  certain  maintenant  d'y  retrouver  une  expression  pure  de  l'an- 
tique religion  des  Perses.  Les  dernières  recherches  ont  conduit  à  penser  que 
les  traités  dont  il  se  compose  ne  pouvaient  remonter,  du  moins  dans  leur 


I 


254  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

forme  actuelle,  au-delà  de  la  restauration  sassanienne,  -c'est-à-dire  du 
iii^  siècle  de  l'ère  chrétienne.  Gela  seul  ne  permet  plus  d'être  aussi  affir- 
matif  à  l'égard  de  l'influence  que  la  doctrine  de  Zoroastre  a  pu  exercer  sur 
les  Hébreux  durant  leur  captivité.  La  théologie  de  VAvesta  a  certainement 
des  coïncidences  frappantes  avec  le  judaïsme  des  derniers  temps,  et  surtout 
avec  le  christianisme;  mais  ces  coïncidences,  observe  M.  Hardvvick,  peuvent 
résulter,  ou  d'une  tradition  primitive  commune  aux  deux  peuples,  ou  d'uQ 
emprunt  fait  par  les  Juifs  à  la  religion  de  la  Perse,  ou  enfin  d'une  infiltra- 
tion des  idées  juives  dans  la  doctrine  de  Zoroastre.  Or,  si  le  Zend-Avesta  n'a 
été  rédigé  qu'au  m'  siècle  de  notre  ère,  nous  sommes  au  moins  forcés 
d'être  très  prudens  dans  nos  hypothèses,  car  au  m*  siècle  toutes  les  an- 
ciennes religions  semblaient  avides  de  perdre  leur  individualité,  et  de  se 
confondre  les  unes  avec  les  autres.  Comme  l'a  dit  M.  Muller,  «  c'était  un 
temps  d'incubation  mystique  où  l'Inde  et  l'Egypte,  Babylone  et  la  Grèce 
étaient  comme  de  vieilles  femmes  accroupies  en  cercle  et  commérant  à 
l'envi,  avec  leur  bouche  sans  dents  et  leur  cervelle  affaiblie,  sur  les  rêves 
et  les  joies  de  leur  jeunesse,  sans  pouvoir  se  rappeler  une  seule  pensée  ou 
un  seul  sentiment  avec  la  vivacité  qui  autrefois  lui  donnait  vie  ;  c'était  un 
moment  de  délire  religieux  et  métaphysique  où  toute  chose  devenait  toute 
chose,  où  Maya  et  Sophia,  Mithra  et  le  Ghrist,  Virias  et  Isaïe,  Bélus,  Zarvan 
et  Saturne,  étaient  comme  pétris  et  confondus  dans  un  système  hétérogène 
de  creuse  spéculation.  » 

11  reste  encore  d'ailleurs  plus  d'une  question  fort  embarrassante  au  point 
de  vue  de  l'ancienne  théologie,  et  la  manière  dont  M.  Hardwick  aborde  ces 
difficultés  est  tout  à  fait  caractéristique.  Il  admet  sans  hésiter,  par  exemple, 
que  sur  le  sort  de  l'homme  après  la  mort  l'Ancien-Testament  était  beaucoup 
moins  explicite  que  la  religion  de  l'Egypte,  et  même,  ajouterait-il,  que  la 
croyance  des  tribus  les  plus  sauvages.  Ge  qu'il  s'applique  plutôt  à  montrer, 
c'est  que  les  notions  naturelles  d'immortalité ,  comme  on  les  rencontre  à 
peu  près  partout,  sont  loin  de  constituer  une  supériorité  morale.  Elles  se 
sont  alliées,  on  le  sait,  au  fétichisme  le  plus  grossier  comme  au  culte  dé- 
gradant des  puissances  malfaisantes,  et  la  seconde  vie  qu'elles  promettent  à 
l'homme  n'a  rien  de  spirituel  :  ce  n'est  qu'un  prolongement  d'existence  ter- 
restre. Les  esprits  des  ancêtres  sont  censés  errer  autour  de  leur  tombeau;* 
on  croit  qu'ils  restent  en  communication  avec  leur  corps,  et  qu'ils  se  nour-# 
rissent  plus  ou  moins  des  offrandes  apportées  par  leurs  descendans.  Même 
en  Egypte,  où  existait  la  croyance  plus  morale  en  un  jugement  après  la 
mort,  l'âme  qui  était  sortie  acquittée  de  l'épreuve,  qui  avait  ainsi  échappé 
à  la  nécessité  de  passer  dans  des  corps  d'animaux,  n'avait  pas  devant  elle 
une  destinée  plus  brillante  que  celle  dont  les  naturels  de  l'Océanie  et  de 
l'Amérique  font  le  partage  des  morts.  Son  ciel  était  le  soleil  resplendissant, 
auquel  peut-être  on  attribuait  une  certaine  personnalité,  mais  qui  n'était 
pas  moins  identifié  avec  le  foyer  de  la  lumière  physique.  Que  les  Juifs  aient 
été  exempts  de  ces  erreurs  naturelles,  c'est  là  déjà,  aux  yeux  de  M.  Hard- 
wick, un  trait  assez  remarquable  chez  eux.  La  croyance  en  une  vie  future 
n'a  de  véritable  valeur  que  lorsqu'elle  s'appuie  sur  une  haute  conception  de 
la  Divinité,  sur  l'idée  d'un  Dieu  infiniment  saint,  infiniment  juste  et  fidèle  à 
sa  parole.  Si  les  Juifs  n'ont  pas  reçu  les  certitudes  consolantes  qui  ont  été 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  255 

accordées  à  l'humanité  depuis  la  rédemption,  c'est  que  sans  doute  il  entrait 
dans  les  desseins  de  Dieu  de  ne  pas  manifester  sa  miséricorde  avant  que  sa 
souveraineté  eût  été  pleinement  reconnue.  L'idée  de  la  bonté  paternelle, 
qui  est  prête  à  pardonner  à  l'homme  malgré  son  indignité,  ne  saurait  être 
salutaire  que  pour  celui  qui  sent  déjà  qu'il  est  indigne  et  qu'il  a  besoin 
d'être  pardonné,  en  d'autres  termes  qui  a  déjà  conscience  de  tout  ce  qu'il 
devrait  être  et  qu'il  n'est  pas.  Tout  au  contraire,  elle  ne  peut  qu'avilir  celui 
qui  ne  s'est  pas  encore  fait  un  idéal  assez  haut  du  devoir,  et  qui  ne  se  trouve 
pas  bien  misérable  en  regard  des  exigences  de  sa  conscience  ;  elle  ne  peut 
que  l'exposer  à  rabaisser  sa  morale  au  niveau  de  ses  propres  faiblesses. 
Ainsi  s'expliquent  pour  M.  Hardvvick  les  ombres  que  l'Ancien-Testament  lais- 
sait planer  sur  la  vie  future.  Le  principal  but  de  la  loi  donnée  aux  Hébreux 
était  de  développer  chez  eux  le  sentiment  de  l'imperfection  humaine  et  de 
la  perfection  divine,  de  les  amener  à  reconnaître  comment  la  créature  était 
incapable  de  se  rendre  irréprochable  devant  la  sainteté  suprême.  D'ailleurs 
les  Hébreux  étaient  encore  trop  dominés  par  leurs  sens ,  et  la  perspective 
toute  spirituelle  de  la  rémunération  au-delà  de  la  tombe  ne  les  aurait  pas 
suffisamment  touchés.  Pour  les  convaincre  que  Dieu  était  le  maître  souve- 
rain et  l'immuable  justice,  dont  les  commandemens  ne  pouvaient  être  violés 
impunément,  il  fallait  une  rémunération  palpable  et  immédiate,  il  fallait 
que  dès  ce  monde  chaque  transgression  de  leur  part  fît  retomber  sur  eux 
son  châtiment  incontestable. 

Toute  cette  apologétique  de  M.  Hardwick  se  rattache  évidemment  à  des 
vues  sur  le  judaïsme  qui  sont  de  date  récente,  et  que  la  théologie  a  dues  en 
partie  aux  attaques  de  la  critique.  Nous  faisons  allusion  aux  mêmes  idées  que 
M.  de  Pressensé  exposait  dernièrement  en  France,  et  qui  tendent  à  présenter 
la  révélation,  non  plus  comme  un  acte  violent  d'autorité  imposant  d'un  seul 
coup  toute  la  vérité,  et  la  vérité  absolue,  mais  plutôt  comme  une  manifes- 
tation progressive  et  toujours  proportionnée  à  l'état  de  l'homme,  comme 
une  assistance  éducatrice  qui  veut  le  concours  de  la  raison,  qui  lui  enseigne 
seulement  ce  qu'il  peut  entendre,  en  l'aidant  à  devenir  capable  d'entendre 
davantage.  —  Gomme  je  le  disais,  cela  est  tout  à  fait  caractéristique  :  la 
théologie  moderne  est  honnête  ;  au  lieu  de  chercher  à  contester  les  faits 
établis  par  la  science,  elle  a  trouvé  moyen  d'y  répondre  en  se  faisant  une 
nouvelle  conception  de  sa  propre  foi,  en  la  comprenant  d'une  manière  qui 
permet  d'admettre  ces  faits  et  de  les  concilier  avec  l'idée  essentielle  de  la 
déchéance,  de  la  rédemption,  de  l'intervention  surnaturelle.  En  définitive, 
la  lutte  engagée  entre  le  christianisme  et  la  science  a  convaincu  une  fois 
de  plus  la  raison  de  ne  pas  avoir  le  don  de  prophétie,  car,  contrairement  à 
toutes  les  prévisions  des  deux  combattans,  il  se  trouve  qu'ils  ne  se  sont  pas 
fait  grand  mal  l'un  à  l'autre.  La  critique  croyait  mettre  la  foi  à  bout  de  rai- 
sons, et  il  est  très  vrai  qu'elle  lui  a  enlevé  plusieurs  de  ses  anciennes  rai- 
sons ;  mais  la  foi  s'en  est  fait  d'autres  encore  meilleures,  et  en  réalité  le 
combat  n'a  abouti  qu'à  la  rendre  plus  intelligente  et  plus  profonde  dans  sa 
doctrine.  Il  y  a  certes  là  un  phénomène  fort  curieux,  et  il  nous  semble  ren- 
fermer une  vérité  qui  mérite  d'être  relevée.  Comme  on  le  sait,  si  quelque 
chose  peut  rappeler  la  fécondité  infinie  de  la  nature,  c'est  bien  la  merveil- 


256  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

leuse  imagination  avec  laquelle  Thomme  le  plus  lent  d'esprit,  quand  on 
heurte  une  de  ses  volontés,  est  sur-le-champ  en  état  d'inventer  des  multi- 
tudes d'argumens  pour  la  justifier,  et  d'en  inventer  sans  fin  de  nouveaux  à 
mesure  que  Ton  détruit  ceux  qu'il  met  en  avant.  Cela  seul  est  la  preuve 
que  nos  sentimens  ne  sont  pas  déterminés  par  les  considérations  que  nous 
regardons  nous-mêmes  comme  les  motifs  qui  nous  y  déterminent.  Les  con- 
sidérations sont  trouvées  après  coup;  le  sentiment  est  un  fait  intérieur  pro- 
duit par  des  mobiles  intérieurs,  par  des  lois  et  des  nécessités  inhérentes 
à  notre  propre  nature.  Sans  doute  il  faut  en  dire  autant  de  la  foi.  En  mon- 
trant qu'elle  avait  le  même  privilège  d'être  inépuisable  en  ressources  pour 
se  légitimer  devant  l'intelligence,  elle  a  montré  qu'elle  aussi  était  un  sen- 
timent né  des  instincts  mêmes  de  notre  être,  elle  a  fait  voir  que  les  argu- 
mens  et  les  motifs  de  croire  avec  lesquels  elle  peut  se  défendre  ne  sont  pas 
sa  véritable  cause,  et  qu'à  l'avenir  comme  par  le  passé  elle  et  la  science 
n'ont  pas  beaucoup  à  craindre  l'une  de  l'autre,  parce  que  de  fait  elles  habi- 
tent deux  mondes  entre  lesquels  les  communications  sont  plus  apparentes 
que  réelles. 

Une  telle  découverte,  —  et  plus  ou  moins  sciemment  elle  a  été  faite  par 
nombre  d'esprits,  —  est  de  nature  à  rendre  et  a  déjà  rendu  de  grands  ser- 
vices aux  deux  adversaires.  En  réfutant  leurs  prétentions  mal  fondées ,  elle 
ne  peut  que  les  mettre  à  même  de  mieux  sentir  ce  qu'ils  sont  vraiment.  La 
foi,  qui  a  peut-être  le  plus  vite  profité  de  la  leçon,  ne  songe  plus  mainte- 
nant à  écrire  des  traités  de  théologie  naturelle  et  à  démontrer  le  christia- 
nisme par  l'astronomie  ou  la  physique;  elle  comprend  mieux  que  sa  prin- 
cipale force  ne  réside  pas  dans  les  preuves  historiques  ou  les  autres  preuves 
extérieures,  qui  sont  tout  au  plus  une  raison  de  la  juger  admissible,  mais  bien 
dans  la  valeur  intrinsèque  que  possèdent  ses  doctrines  pour  répondre  à  des 
besoins  humains  de  tous  les  temps  ;  elle  sait  qu'au  lieu  d'être  une  conclusion 
démontrable,  elle  est  une  croyance  qui  s'impose  d'elle-même  ou  ne  peut  être 
imposée,  une  croyance  qui  est  évidente  sans  raisonnement  pour  certaines 
dispositions  morales,  qui  est  irrésistiblement  convaincante  pour  toutes  les 
âmes  où  prédominent  ces  dispositions,  et  qui,  en  dépit  de  tout  raisonnement, 
reste  inadmissible  et  impossible  pour  ceux  dont  le  cœur  est  autrement  in- 
cliné. D'un  autre  côté,  la  science  a  pu  s'apercevoir  que  ses  documens  et  ses 
argumens  n'ont  aucune  prise  sur  les  mobiles  qui  ont  seuls  puissance  d'en- 
gendrer des  croyances,  et  que  le  monde  moral  n'est  point  son  domaine  à 
elle  :  elle  raisonne  d'après  les  données  qu'elle  a  pu  recueillir  sur  les  faits 
extérieurs,  elle  ne  saurait  légitimement  en  tirer  que  des  conclusions  sur  ce 
qui  a  dû  se  passer  dans  le  monde  visible.  Autant  la  foi  s'égare  quand,  au 
nom  de  ses  convictions,  elle  veut  régenter  les  opinions  de  la  science,  au- 
tant celle-ci  se  méprend  lorsqu'elle  se  permet  des  prétentions  métaphysi- 
ques, comme  s'il  lui  était  donné  de  créer  ou  de  détruire  des  croyances, 
d'empêcher,  en  d'autres  termes,  que  notre  nature  morale  n'obéisse  à  ses 
propres  lois.  j.  milsand. 


V.  DE  Mars. 


JEAN  DE  LA  ROCHE 


TROISIÈME     PARTIE.    1 


XIII. 

Je  voyageai  pendant  cinq  ans,  c'est-à-dire  que  je  passai,  suivant 
mes  convenances  ou  mes  sympathies,  plusieurs  mois  ou  plusieurs 
semaines  dans  chaque  contrée  que  je  voulais  connaître.  Je  fis  deux 
fois  le  tour  du  monde,  et  je  peux  dire  que  rien  ne  m'est  tout  à  fait 
étranger  sous  le  ciel.   . 

J'errais  plutôt  que  je  ne  voyageais,  n'ayant  pas  tant  pour  but  de 
m' instruire  que  de  m' oublier;  mais  je  m'instruisais  pourtant  malgré 
moi,  et  malgré  moi  aussi  je  me  souvenais  de  moi-même.  Il  faut 
croire  que  j'ai  une  certaine  force  d'individualité,  car  bien  souvent, 
au  moment  où  je  me  croyais  transformé  en  un  autre  homme,  en  un 
serviteur  passif  et  indifférent  d'une  résolution  prise  par  f  homme 
d'autrefois,  je  me  retrouvai  tout  à  coup  tel  que  je  m'étais  quitté, 
c'est-à-dire  âpre  au  bonheur,  et  irrité  contre  le  sort  qui  m'avait 
trahi. 

Chose  étrange  !  ces  retours  vers  le  passé,  ces  impatiences  contre 
le  présent  devinrent  plus  vifs  à  mesure  que  j'avançais  dans  la  vie. 
Au  commencement,  la  nouveauté  des  objets,  la  satisfaction  des  ca- 
prices, une  sorte  de  parti-pris  contre  mon  pauvre  cœur  froissé,  me 
soutinrent  à  travers  les  fatigues  et  les  dangers  sans  nombre  de  mes 
voyages.  C'est  au  moment  où  je  devais  m'y  croire  habitué  que  je 
sentis  ce  qui  me  manquait  pour  épouser  l'isolement  de  la  vie  no- 

(1)  Voyez  les  livraisons  du  15  octobre  et  du  1"  novembre. 

TOME  XXIV.   —  15   NOVEMBRE  1859.  17 


258  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

made.  L'émotion  du  péril  cessa  de  me  charmer  le  jour  où  je  m'avouai 
que  je  n'aimais  pas  la  gloire,  et  que  mes  velléités  de  science  m'a- 
vaient été  fatalement  inspirées ,  à  mon  propre  insu ,  et  en  dépit  de 
moi-même,  par  le  désir  d'entrer  la  tête  haute  dans  la  famille  Butler. 
En  perdant  cette  espérance  et  en  sentant  mourir  mon  cœur,  j'avais 
continué  à  cultiver  mon  intelligence  pour  ne  pas  périr  tout  entier; 
mais  le  cœur  n'était  qu'engourdi  par  la  violence  du  coup  qu'il  avait 
supporté.  Il  se  réveillait  sans  cesse,  plus  impérieux,  plus  indigné, 
quand  j'avais  assouvi  les  passions,  je  devrais  plutôt  dire  les  besoins 
de  la  jeunesse.  Je  courais  comme  un  insensé  après  les  femmes  har- 
dies, en  me  disant,  en  cherchant  à  me  faire  croire  que  celles-là  seu- 
lement étaient  des  femmes,  et  que  la  chasteté  des  autres  couvrait 
d'un  voile  poétique  le  néant  glacé  de  leur  âme;  mais  le  dégoût  s'em- 
parait de  mon  ivresse  en  moins  de  temps  qu'il  ne  m'en  avait  fallu 
pour  m'y  jeter.  Je  revoyais  toujours  alors  le  spectre  de  la  fille  pure 
et  pieuse,  de  la  jeune  mère  de  famille  pour  qui  l'amour  n'est  que 
le  but  de  la  maternité  sainte,  et  qui  place  le  bonheur  au-dessus  du 
plaisir.  Le  fantôme  de  Y  amie  se  levait  devant  moi,  passait  en  me 
jetant  un  regard  de  pitié,  et  s'envolait  dès  que  j'étendais  les  bras 
vers  lui,  comme  pour  me  faire  comprendre  qu'il  était  trop  tard,  et 
que  je  n'étais  plus  digne  de  le  fixer  à  mes  côtés. 

J'en  étais  digne  pourtant,  puisque  mon  âme  ne  s'usait  pas,  même 
dans  l'abus  de  sa  liberté,  puisque  je  me  sentais  toujours  ému  jus- 
qu'aux larmes  quand,  assis  sur  une  grève  lointaine,  à  trois  ou  quatre 
mille  lieues  de  ma  patrie,  sous  un  ciel  de  feu  ou  au  pied  des  glaces 
éternelles,  je  me  retraçais,  avec  une  exactitude  de  mémoire  impla- 
cable, les  moindres  paroles  et  les  moindres  gestes  de  l'enfant  que 
j'avais  tenue  dans  mes  bras,  elle  confiante  et  moi  sans  trouble,  sur 
la  mousse  de  la  petite  montagne  de  Bar.  Mon  bonheur  avait  été  si 
fragile  et  mon  roman  si  court  cependant!  D'où  vient  donc  qu'après 
ces  années  d'énergie  terrible  qui  vous  bronzent  ou  vous  éteignent  à 
la  suite  des  grands  voyages,  je  me  sentais  encore  si  accessible  aux 
tendresses  du  passé  et  aux  délices  du  souvenir? 

J'étais  toujours  celui  qui  avait  été  aimé,  qui  pouvait  l'être  en- 
core, puisqu'il  retenait  en  lui  la  puissance  d'aimer  passionnément 
après  avoir  tout  fait  pour  la  perdre  !  J'avais  vingt-sept  ans,  et  je  vi- 
rais avec  cette  blessure,  qui  saignait  de  temps  en  temps  d'elle-même, 
et  que  de  temps  en  temps  aussi  je  rouvrais  de  mes  propres  mains, 
pour  ne  pas  la  laisser  guérir.  Par  une  bizarrerie  que  comprendront 
ceux  qui  ont  aimé  ainsi,  plus  ma  souffrance  s'éloignait  dans  le  passé, 
plus  elle  me  redevenait  présente,  et  si  j'étais  fier  de  quelque  chose 
au  monde,  c'était  d'y  avoir  survécu  sans  l'avoir  oubliée.  C'est  par 
là  seulement  que  je  me  sentais  vraiment  fort,  supérieur  en  quelque 


JEAN   DE    LA   ROCHE.  259 

chose  à  ces  hommes  d'mie  grande  énergie  physique  et  morale  que 
je  rencontrais  sur  mon  chemin,  disséminés  par  le  monde  :  les  uns, 
des  Anglais  surtout,  gravissant  les  plus  hautes  cimes  ou  traversant 
les  plus  affreux  déserts,  rien  que  pour  éprouver  leur  activité  et  con- 
stater la  pul-ssance  de  leur  résolution  ;  les  autres,  des  savans  ou  des 
artistes,  poursuivant  une  tâche  intellectuelle  et  travaillant  pour  le 
progrès  du  genre  humain.  Moi  je  n'avais  eu  qu'un  problème  à  résou- 
dre, celui  de  vivre  sans  lâcheté  après  avoir  reçu  un  coup  mortel,  et 
ce  n'avait  pas  été  peu  de  chose.  Plus  d'un  à  ma  place  eût  donné  son 
âme  à  Satan,  c'est-à-dire  à  la  haine  des  hommes,  au  mépris  des 
plus  saintes  lois  du  cœur.  Je  n'étais  devenu  ni  méchant,  ni  injuste, 
ni  envieux,  ni  cruel.  Affligé  d'un  caractère  un  peu  méfiant  et  hau- 
tain, je  m'étais  adouci  et  contenu  sans  m' avachir  et  sans  m' annuler. 
Enfin  ma  bonne  conscience  m'avait  rendu  le  sommeil  et  l'appétit. 
Les  grandes  misères  et  les  sérieuses  aventures  m'avaient  même 
donné  une  sorte  de  gaieté  extérieure  et  de  sociabilité  sympathique, 
comme  il  arrive  toujours  quand  un  instant  de  bien-être  et  de  repos 
chèrement  acheté  vous  fait  sentir  le  prix  de  tout  ce  que  l'opulence 
et  la  sécurité  méconnaissent.  Je  n'étais  pas  heureux,  mais  je  savais 
en  quoi  consiste  le  vrai  bonheur,  et  je  pouvais  dire,  la  main  sur  ma 
poitrine,  que  si  je  ne  l'avais  pas  trouvé,  ce  n'était  pas  ma  faute.     ' 

Yoilà  pourquoi,  silencieux  sur  mon  propre  compte,  mais  non  sa- 
tisfait, détestant  toujours  ma  destinée ,  mais  sans  amertume  contre 
celle  des  autres,  je  me  lassai  de  la  vie  errante  à  l'époque  où  elle 
devient  une  passion  pour  ceux  qui  en  ont  traversé  les  premières 
épreuves.  J'en  vins  à  me  dire  que  je  pouvais,  sans  oublier  Love,  ce 
qui  ne  me  paraissait  pas  admissible ,  apporter  encore  une  intimité 
supportable  et  un  loyal  attachement  dans  le  mariage.  J'en  vins  à 
rêver  une  famille,  des  enfans  à  élever,  des  amis  à  retrouver,  et  mon 
rocher  d'Auvergne,  qui  me  semblait  si  petit  à  travers  de  si  grands 
espaces  à  franchir,  m' apparut  comme  un  phare  qui  me  rappelait 
obstinément.  J'avais  accompli  ma  tâche,  j'avais  subi  mon  martyre, 
et  s'il  m'était  interdit  de  vivre  sous  l'étoile  du  bonheur,  du  moins 
j'avais  le  droit  de  revenir  pleurer  tout  bas  dans  mon  berceau. 

J'arrivai  en  France  au  printemps,  et  ce  n'est  pas  un  rêve  que  de 
croire  à  l'air  natal.  Malgré  la  rigueur  relative  de  la  région  où  je 
rentrais  en  venant  des  tropiques,  je  respirai  à  pleins  poumons,  avec 
délices,  le  froid  humide  des  plateaux  qui  servent  de  base  à  nos  mon- 
tagnes. Les  grands  tapis  de  renoncules  jaunes  et  de  narcisses  blancs 
à  cœur  d'or  qui  jonchent  les  hauteurs  étaient  noyés  dans  la  brume, 
et  je  ne  pus  saluer  que  par  rares  éclaircies  les  dentelures  de  mes 
horizons. 

Je  n'avais  reçu  aucune  lettre  de  France,  et  je  n'avais  pas  donné 


260  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  mes  nouvelles  depuis  si  longtemps  que  Ton  devait  me  croire 
mort;  je  me  faisais  un  plaisir  triste  d'apparaître  comme  un  spectre 
à  ceux  qui  m'avaient  un  peu  aimé.  Mais  avant  de  songer  à  mes  an- 
ciens amis  et  à  mes  parens,  je  voulais  revoir  seul  le  tombeau  de  ma 
mère,  sa  maison  bizarre  et  sa  chambre  d'honneur,  où  elle  avait  passé 
les  trois  quarts  de  sa  vie  à  recevoir  les  visiteurs  d'un  air  grave,  tout 
en  faisant  du  tricot,  sans  lever  les  yeux  sur  personne,  ou  à  rêver 
seule  avec  moi,  les  pieds  fixés  sur  le  carreau  mal  joint,  les  mains 
étendues  sur  les  bras  usés  de  son  maigre  fauteuil;  je  voulais  revoir 
ce  jardin  sur  le  sommet  du  rocher  qu'elle  s'était  décidée  à  rendre 
praticable  pour  que  j'y  pusse  courir  en  liberté  dans  mon  enfance  sans 
être  arrêté  à  chaque  pas  par  un  précipice,  et  ces  grottes  où  j'avais 
caché  tant  de  pleurs,  et  ces  cascatelles  dont  le  doux  bruit  avait  bercé 
tant  de  rêves,  enfm  tout  ce  monde  de  mon  passé  qui  avait  tenu  dans 
le  creux  d'une  petite  roche  enfouie  et  perdue  le  long  d'un  ravin 
caché  lui-même  sous  la  verdure. 

J'arrivai  à  pied,  un  matin  des  derniers  jours  de  mai,  sans  avoir 
été  reconnu  de  personne  sur  ma  route  à  travers  le  Yelay.  Étais-je 
donc  bien  changé  ou  complètement  oublié?  Il  y  avait  de  l'un  et  de 
l'autre. 

Après  avoir  marché  une  partie  de  la  nuit,  j'entrai,  au  jour  nais- 
sant, dans  le  ravin  de  La  Roche.  La  rivière  était  très  grosse  et  très 
bruyante;  mais  du  chemin  on  ne  la  voyait  plus,  tant  les  branches 
avaient  poussé  sur  ses  rives.  Le  chemin  lui-même  était  devenu 
comme  un  rempart  de  défense,  tant  il  était  hérissé  et  couronné  de 
ronces,  dont  j'eus  à  soulever  les  rameaux  épineux  pour  pénétrer  jus- 
qu'à l'escalier.  La  porte  était  neuve  et  close,  une  lourde  et  laide 
porte  de  ferme,  en  bois  neuf,  à  la  place  de  la  belle  porte  en  vieux 
chêne  à  ferrures  savamment  historiées,  dont  les  débris  gisaient  sur 
les  marches  brisées  du  perron.  Cette  merveille  avait  fait  son  temps. 
M.  Butler  n'est  jamais  revenu  dans  le  pays,  pensai-je,  car  il  eut 
acheté  ces  fers  travaillés  de  la  renaissance  qu'il  convoitait  jadis,  et 
que  personne  aujourd'hui  ne  paraît  s'être  soucié  de  ramasser. 

Au  moment  de  sonner,  je  me  rappelai  qu'en  quittant  la  France 
j'avais  écrit  à  M.  Louandre  d'aiïermer  la  terre.  J'avais  fait  la  ré- 
serve du  château,  que  je  ne  voulais  pas  savoir  envahi  par  des  indif- 
férens;  mais  Dieu  sait  ce  qui  avait  pu  arriver  depuis  trois  ans  que 
je  n'avais  donné  signe  de  vie.  Un  frisson  me  passa  dans  tout  le  corps. 
Je  tremblai  de  trouver  des  inconnus  installés  dans  le  sanctuaire  de 
mes  souvenirs,  et  jusque  dans  le  lit  où  ma  mère  était  morte.  Le 
faible  bruit  de  mes  pas  n'avait  éveillé  personne.  Seulement  un  petit 
chien  qui  me  sentait  là,  derrière  la  porte,  aboyait  d'une  voix  per- 
çante. Ce  chien  aussi  était  pour  moi  un  étranger,  et  c'est  en  étranger 


JEAN    DE    LA    ROCHE.  261 

qu'il  me  traitait  lui-même  en  appelant  ses  maîtres  pour  me  chasser. 

Je  n'eus  pas  le  courage  de  vouloir  entrer  avant  de  savoir  par  qui 
le  château  était  habité.  Je  revins  sur  mes  pas.  Je  me  glissai  dans 
l'écurie,  espérant  y  trouver  quelque  domestique;  mais  il  n'y  avait 
là  que  deux  bêtes  :  un  mulet  pour  le  service  de  la  ferme  ou  du 
moulin,  et  un  vieux  cheval  décharné  que  je  ne  reconnus  pas;  il 
me  reconnut,  lui,  car  il  se  mit  à  hennir  et  à  s'agiter  en  tournant 
vers  moi  ses  yeux  éteints.  C'était  mon  bon  cheval  d'autrefois,  celui 
qui  m'avait  porté  si  rapidement  à  Bellevue,  et  qui  depuis  avait  tant 
marché  au  hasard  dans  nos  chemins  étroits  et  dans  nos  vastes  plaines 
pour  promener  mes  ennuis  et  mes  anxiétés. 

Je  le  caressai  en  l'appelant  par  son  nom.  Il  me  reconnaissait  par 
le  sens  mystérieux  accordé  aux  animaux,  car  il  était  devenu  aveugle. 
Il  mangeait  peu,  car  il  était  maigre  à  faire  pitié;  mais  on  ne  l'avait 
pas  mis  au  mouhn.  Son  poil  touffu  et  rude  ne  portait  aucune  trace 
de  travail.  On  l'avait  donc  gardé  et  nourri  tant  bien  que  mal  par  res- 
pect ou  par  amour  pour  ma  mémoire.  Je  pris  confiance,  et  je  retour- 
nai a  la  porte  de  la  maison,  que  je  trouvai  grande  ouverte.  L'unique 
gardienne  du  vieux  manoir  était  sortie  pendant  que  j'étais  dans 
l'écurie,  sortie  pour  quelques  instans  avec  son  chien,  et  je  pus  péné- 
trer seul  dans  la  cuisine,  où  tout  annonçait  l'existence  d'une  servante 
économe  et  solitaire.  Je  regardai  un  vieux  métier  à  dentelle,  monté 
en  corne  transparente,  avec  des  images  de  saints  en  ornemens.  Je  le 
reconnus.  C'était  le  métier  de  la  vieille  Catherine,  la  servante  de  ma 
mère.  J'avais  étudié  mes  lettres,  en  apprenant  à  lire,  sur  les  devises 
de  ces  images.  Catherine  était  donc  toujours  là,  travaillant  avec  le 
même  instrument.  Il  n'y  avait  de  nouveau  dans  la  maison  que  le 
petit  chien. 

Toutes  les  portes  de  l'intérieur  étaient  fermées;  mais  je  savais 
dans  quel  tiroir  du  vieux  bahut  Catherine  mettait  ses  clés  quand 
nous  sortions  ensemble.  Celles  des  appartemens  déserts  devaient  s'y 
trouver  aussi.  Je  les  y  trouvai  en  effet,  et  j'entrai  dans  la  salle  à 
manger,  dans  le  salon,  dans  la  chambre  d'honneur.  Tout  était  pro- 
pre autant  que  possible,  tout  était  rangé  comme  autrefois.  Il  y  avait 
sur  une  pelote,  au  chevet  du  lit,  des  épingles  à  tête  de  verre  que 
ma  mère  y  avait  mises.  Son  fauteuil  n'avait  pas  quitté  le  coin  de  la 
cheminée.  Une  grande  lettre  bordée  de  noir  était  fichée  dans  le  cadre 
de  la  glace.  C'était  une  invitation  à  l'enterrement  de  la  pauvre  dé- 
funte; cette  lettre  qui  s'était  trouvée  de  reste,  et  qui  ne  portait  au- 
cune adresse,  me  remettait  sous  les  yeux  la  date  et  l'heure  de  la 
mort.  Je  fis  le  tour  des  parois.  Les  peintures  n'avaient  rien  perdu  de 
leur  éclat  désagréable.  Le  Pantalon  avait  l'air  de  me  saluer,  et  la 
sirène  de  me  présenter  son  miroir. 


262  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


XIY. 


Mille  émotions  poignantes  et  douces  hâtaient  le  cours  de  mes 
idées  et  les  battemens  de  mon  cœur.  J'étais  venu  là  pour  être  seul 
avec  ma  mère,  et  j'étais  avec  elle  en  effet;  mais  ce  mystérieux  tête- 
à-tête  se  passait,  comme  autrefois,  à  parler  de  moi  seul,  car  jamais 
elle  ne  m'avait  dit  un  mot  sur  elle-même,  et  quand  elle  sortait  de 
ses  préoccupations  intérieures,  c'était  uniquement  pour  s'inquiéter 
de  mon  avenir. 

Mon  avenir!  où  était-il  maintenant?  Je  n'avais  qu'une  consola- 
tion de  le  voir  détruit  à  jamais,  c'est  qu'au  moins  personne  ne  s'en 
tourmentait  plus  :  consolation  affreuse,  et  qui  ressemble  à  un  sui- 
cide accompli  avec  la  précaution  de  faire  disparaître  son  propre 
cadavre  dans  quelque  gouffre  sans  fond.  Et  pourtant  je  n'avais  pas 
la  tranquillité  du  désespoir.  Il  me  semblait,  à  sentir  si  vivace  et 
si  chaud  le  souvenir  de  ma  mère,  qu'elle  n'était  pas  morte,  ou 
que  ce  que  nous  appelons  la  mort  n'est  qu'une  apparence  trom- 
peuse, une  disparition  de  la  forme,  et  rien  de  plus.  Son  cœur,  sa 
pensée,  tout  ce  qui  était  l'essence  d'elle-même  et  le  mobile  de  sa 
vie,  n'étaient-ils  pas  là  près  de  moi,  autour  de  moi  et  aussi  en  moi- 
même,  comme  l'air  que  l'on  respire?  Ne  me  parlait-elle  pas  encore 
de  sa  voix  douce  et  sans  inflexions?  Ne  me  disait-elle  pas,  comme 
autrefois  :  —  Mon  fils,  vous  n'êtes  pas  heureux;  il  faut  travailler  à 
votre  bonheur? 

C'était  là  l'unique  devoir  qu'elle  m'eût  jamais  tracé,  le  seul  effort 
qu'elle  m'eût  demandé  de  faire  pour  elle,  et  je  n'avais  pu  la  satis- 
faire! Le  mal  que  je  m'étais  fait,  à  moi,  le  ressentait-elle  encore 
dans  une  autre  vie?  Cette  idée  m'affecta  profondément.  Elle  ne 
m'était  pas  venue  durant  mes  voyages,  et  dans  cette  maison,  dans 
cette  chambre,  elle  prenait  une  importance  extraordinaire;  elle  me 
pressait  comme  un  reproche,  elle  m'accablait  comme  un  remords. 

C'est  alors  seulement  que  les  larmes  me  vinrent,  et  que,  dans  un 
de  ces  paroxysmes  d'attendrissement  où  l'on  s'exalte,  je  parlai  inté- 
rieurement à  ma  mère,  comme  si  elle  eût  pu  désormais  m'entendre 
sans  le  secours  de  la  parole.  J'étais  là  pour  ainsi  dire  avec  elle  cœur 
à  cœur,  et  elle  pouvait  lire  dans  le  mien  avec  le  sien  propre.  Je  lui 
promis,  je  lui  jurai  de  chercher  le  bonheur,  dussé-je  encore  une 
fois  souffrir  tout  ce  que  j'avais  déjà  souffert. 

Mais  quel  serait-il,  ce  bonheur?  Je  ne  pouvais  le  concevoir  que 
dans  l'amour.  Je  n'étais  pas  ambitieux  :  mon  premier,  mon  unique 
amour  avait  tué  en  moi  toute  velléité  de  ce  genre.  Le  moment  ve- 
nait pourtant  où  je  pouvais  me  faire  un  nom  quelconque  en  publiant 


JEAN    DE    LA   ROCIIi;.  263 

mes  souvenirs  de  voyage.  Je  savais  écrire  aussi  bien  que  cent  au- 
tres, et  l'homme  qui  a  beaucoup  vu  peut  prétendre  à  se  faire  lire. 
Eh  bien!  je  ne  trouvais  aucune  satisfaction  dans  l'idée  de  sortir  de 
mon  orgueilleuse  obscurité.  Je  sentais  que  ma  véritable  vie,  c'était 
mon  amour,  et  non  pas  mes  voyages.  Je  ne  voulais  pas  raconter  ma 
vie  intérieure.  L'autre  ne  m'intéressait  pas  assez  moi-même  pour  que 
j'eusse  le  courage  de  la  présenter  avec  le  soin  et  le  talent  nécessaires. 

Je  n'ambitionnais  pas  non  plus  la  fortune.  Autant  que  je  savais 
et  daignais  calculer,  je  pensais  que  les  emprunts  contractés  pour 
voyager  ne  compromettaient  pas  très  sérieusement  mon  capital,  et 
la  moitié  de  ce  capital  m'eût  encore  suffi  pour  vivre  avec  la  frugalité 
dont  j'avais  l'habitude.  Seulement  je  ne  devais  pas  songer  à  élever 
une  famille  dans  les  conditions  de  la  vie  dite  honorable^  que  ma 
mère  avait  soutenue  pour  moi  avec  d'incessans  et  d'impuissans  ef- 
forts. Je  songeai  sérieusement  à  épouser  quelque  pauvre  fdle  habi- 
tuée à  la  misère,  et  qui  pourrait  regarder  ma  pauvreté  comme  un 
luxe  relatif  ;  quant  à  mes  enfans,  je  pourrais  les  élever  moi-même, 
couper  en  eux  dans  la  racine  toute  fierté  nobiliaire,  et  les  pourvoir 
d'un  état  qui,  brisant  toute  tradition  d'oisiveté  privilégiée,  ferait 
d'eux  les  hommes  de  leur  temps,  c'est-à-dire  les  égaux  et  les  pa- 
reils de  tout  le  monde. 

J'étais  perdu  dans  mes  pensées,  quand  la  vieille  Catherine,  sur- 
prise de  trouver  les  clés  aux  portes  des  appartemens ,  entra  avec 
son  maudit  chien,  qui  s'étranglait  de  peur  et  de  colère  en  me  sen- 
tant là.  La  bonne  femme  fit  comme  lui,  elle  s'enfuit  en  criant  et  en 
menaçant.  Elle  me  prenait  pour  un  voleur. 

Il  me  fallut  courir  après  elle  et  me  nommer  cent  fois,  et  lui  jurer 
que  j'étais  le  pauvre  Jean  de  La  Roche,  pour  qu'elle  n'ameutât  pas 
les  gens  de  la  ferme  et  pour  qu'elle  consentît  à  me  croire.  D'abord 
mon  costume  demi-marin,  demi-touriste,  et  ma  barbe  épaisse  et 
noire  me  rendaient  affreux  à  ses  yeux.  Et  puis  je  n'étais  plus  le  frêle 
jeune  homme  aux  mains  fines,  au  cou  blanc  et  aux  cheveux  bien 
coupés  qu'elle  avait  dans  la  mémoire.  J'étais  un  homme  cuivré  par 
le  hàle  et  endurci  à  toutes  les  fatigues.  Ma  poitrine  s'était  élargie, 
et  ma  voix  même  avait  pris  un  autre  timbre  et  un  autre  volume. 

Enfin,  quand  elle  m'eut  retrouvé  à  travers  tout  ce  changement 
qui  la  désespérait,  elle  se  calma,  pleura  de  joie,  et  consentit  à  ré- 
pondre à  mes  questions. 

Je  commençai  par  celles  dont  j'aurais  pu  faire  d'avance  la  ré- 
ponse. Les  plus  vieux  ou  les  plus  infirmes  de  mes  parens  étaient 
morts,  et^  comme  je  m'informais,  par  respect  pour  l'âge  et  le  nom, 
d'un  mien  grand-oncle  fort  pauvre  et  fort  égoïste  que  j'avais  peu 
connu,  la  bonne  femme  me  regarda  avec  stupeur. 


264  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

—  Comment!  s'écria-t-elle,  monsieur  ne  sait  donc  pas?... 

—  Je  ne  sais  rien  :  que  veux-tu  que  je  sache?  J'arrive,  et  je  n'a 
encore  vu  personne. 

—  En  ce  cas,  monsieur  ne  sait  pas  qu'il  est  riche? 

—  Riche,  qui?...  Mon  oncle  Gaston?... 

—  M.  le  chanoine  Gaston  de  La  Roche  est  mort  dans  la  dernière 
misère,  comme  il  avait  toujours  vécu;  mais  monsieur  le  comte  est 
riche,  vu  que  ce  grand-oncle  si  malheureux  avait  mis  ses  revenus 
de  côté.  Il  avait  amassé,  ramassé,  tondu  sur  les  œufs,  que  sais-je? 
placé  les  intérêts  et  les  intérêts  des  intérêts,  si  bien  qu'il  a  laissé 
en  espèces  enfo^iies  plus  de  cinq  cent  mille  francs,  dont  monsieur 
le  comte  hérite.  Eh  bien!  ça  ne  vous  fait  pas  plus  de  plaisir  que  ça? 
Si  la  pauvre  madame  vivait,  ça  lui  en  ferait  tant  pour  vous! 

—  Ah!  tu  as  raison,  Catherine!  l'âme  de  ma  mère  s'en  réjouit 
peut-être;  alors  je  suis  content,  très  content.  Mais  parle-moi  de  mon 
meilleur  ami  au  pays,  parle -moi  de  M.  Louandre.  J'ai  peur  d'ap- 
prendre aussi  sa  mort,  car  tu  ne  me  racontes  jusqu'à  présent  que 
des  enterremens. 

—  M.  Louandre  se  porte  bien,  Dieu  merci!  Et  tenez!  c'est  son 
jour,  vous  le  verrez  tantôt.  Il  vient  ici  régulièrement  tous  les  28  du 
mois  pour  arrêter  les  comptes  du  régisseur,  aviser  aux  réparations 
des  bàtimens,  et  voir  enfin  si  tout  est  en  ordre.  Il  a  grand  soin  de 
vos  affaires,  allez!  Seulement  il  a  du  chagrin  parce  qu'il  commence 
à  vous  croire  mort,  comme  je  le  croyais  presque  aussi,  moi!  Et  tous 
vos  cousins  pensaient  de  même.  Ils  s'impatientent  fort  de  ne  rien 
savoir  de  vous,  et  il  y  en  a  bien  quelques-uns  qui  ne  seront  pas  trop 
contens  de  vous  revoir,  car  il  ne  fait  pas  trop  mauvais  maintenant 
d'hériter  de  vous.  Il  y  a  surtout  M.  de  Bressac... 

—  Ne  me  dis  pas  cela,  Catherine,  ne  me  nomme  pas  les  gens  qui 
comptaient  voir  arriver  un  de  ces  matins  mon  acte  de  décès.  J'aime 
autant  ne  pas  savoir!  Tu  dis  que  M.  Louandre  va  venir? 

—  Oui  certes,  et  je  vais  préparer  son  déjeuner  et  le  vôtre.  Si  vous 
voulez  que  je  continue  à  causer  avec  vous,  il  faut  venir  avec  moi 
dans  la  cuisine,  comme  vous  faisiez  quand  vous  étiez  un  enfant,  et 
que,  tout  en  plumant  mes  volailles,  je  vous  racontais  la  légende  des 
jayans  (i)  cévenoles  ou  celle  de  la  pucelle  du  Puy-en-Vélay. 

Je  suivis  Catherine  et  je  l'aidai  même  à  faire  le  déjeuner.  Elle 
était  émerveillée  de  voir  que  je  me  rappelais  la  place  de  tous  ses 
petits  ustensiles,  comme  j'étais  émerveillé  moi-même  de  voir  qu'elle 
n'eût  pas  varié  d'une  ligne  dans  ses  habitudes  d'ordre.  Elle  me  mit 
au  courant  de  tout  ce  qui  concernait  mon  ancien  entourage;  mais 

(1)  Géans. 


JEAN    DE    LA    ROCHE.  265 

(jiiand,  faisant  un  grand  effort  sur  moi-même,  je  lui  demandai  à 
qui  appartenait  maintenant  la  terre  de  Bellevue,  elle  me  répondit 
qu'elle  n'en  savait  rien,  que  c'était  trop  loin,  qu'elle  ne  s'occupait 
pas  des  gens  qui  vivaient  à  huit  ou  dix  lieues  de  La  Roche,  et  qui 
d'ailleurs  ne  l'intéressaient  pas. 

Ces  réponses  évasives  m'inquiétèrent.  —  Au  moins,  lui  dis-je,  tu 
sais  si  la  famille  Butler  a  reparu  dans  le  pays,...  si... 

—  Ils  sont  tous  vivans,  je  sais  cela,  répondit-elle,  mais  je  ne  sais 
pas  autre  chose.  • 

Catherine  avait  vu  mon  désespoir,  et  elle  en  avait  connu  la  cause. 
Elle  haïssait  Love  Butler  et  son  frère,  auteurs  de  tous  mes  maux,  di- 
sait-elle. Je  n'étais  pas  surpris  de  voir  que,  comme  au  temps  passé, 
elle  n'aimât  pas  à  me  parler  d'eux;  mais  j'allai  plus  loin  dans  mes 
suppositions  :  Love  devait  être  mariée.  Je  n'osai  pas  le  demander. 
J'avais  peur  de  l'apprendre,  et  pourtant  je  m'étais  dit  mille  fois  pour 
une  que  je  devais  la  retrouver  mariée,  si  je  la  retrouvais  jamais. 

M.  Louandre  arriva.  Je  défendis  à  Catherine  d'avertir  qui  que  ce 
fût  de  mon  retour,  et  j'allai  m' asseoir  dans  la  salle  à  manger,  dont 
je  tins  les  jalousies  presque  fermées.  Quelques  instans  après,  j'en- 
tendis Catherine  dire  au  notaire ,  conformément  à  mes  ordres  :  — 
Oui,  oui,  entrez!  vous  déjeunerez  ensemble.  C'est  un  étranger,  un 
voyageur  qui  vous  apporte  des  nouvelles  de  M.  le  comte. 

—  Ah!  enfin!  De  bonnes  nouvelles?  s'écria  M.  Louandre  en  ve- 
nant à  moi.  Parlez  vite,  monsieur.  Il  n'est  pas  mort? 

—  T^on,  monsieur,  il  vit  et  il  se  porte  bien. 

Le  son  de  ma  voix  fit  tressaillir  le  notaire.  Il  le  reconnaissait,  et 
pourtant,  comme  ce  n'était  plus  absolument  le  même,  comme  j'a- 
vais tout  à  fait  perdu  un  certain  accent  du  terroir  qui  ne  se  perd 
jamais  tant  qu'on  y  réside,  il  resta  perplexe  et  me  regarda  avant  de 
me  faire  une  seconde  question;  mais  ma  figure  lui  causa  les  mêmes 
doutes,  et  quand  j'eus  répondu  que  Jean  de  La  Roche  songeait  en 
effet  à  revenir,  il  alla  ouvrir  la  persienne  et  me  contempla  avec  at- 
tention. Il  lui  fallut  bien  une  minute  pour  être  sûr  de  son  fait.  Puis 
tout  à  coup  il  se  jeta  dans  mes  bras  avec  la  confiance  d'un  cœur 
fidèle,  et,  comme  Catherine,  il  pleura;  mais  il  ne  fût  pas  d'accord 
avec  elle  sur  le  changement  que  j'avais  subi.  J'étais,  selon  lui,  beau- 
coup mieux  qu'autrefois. 

—  Ah  çà,  me  dit-il  quand  nous  fûmes  seuls,  vous  savez  que  vous 
êtes  riche,  et  même  plus  riche  qu'à  l'époque  où  vous  avez  hérité, 
car  depuis  trois  ans  que  vous  avez  reçu  la  nouvelle... 

—  Je  ne  l'ai  pas  reçue. 

—  Ah  bien!  je  m'en  doutais!...  J'ai  écrit  partout  où  vous  n'é- 
tiez pas!  C'est  toujours  comme  ça.  Eh  bieil  depuis  trois  ans,  j'ai 


266  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

continué  pour  vous  le  métier  d'usurier  que  faisait  votre  oncle.  Quand 
je  dis  usurier,  c'est  une  hyperbole,  car  je  respecte  la  loi;  seulement 
je  place  et  replace  les  intérêts,  si  bien  que  vous  voilà  maître  de  jeter 
tout  par  les  fenêtres,  si  bon  vous  semble  ;  cela  ne  me  regarde  plus. 
Mais  j'espère  que  vous  nous  ramenez  une  jolie  créole,  et  que  bien- 
tôt nous  verrons  apparaître  ici  un  ou  deux  beaux  poupons  qui  vous 
auront  mis  du  plomb  dans  la  tête. 

—  Vous  vous  trompez,  monsieur  Louandre!  Je  n'ai  ni  femme  ni 
enfans  :  je  n'ai  pas  seulement  essayé  de  me  marier! 

—  Gomment?  vrai?  sur  l'honneur? 

—  Sur  l'honneur!  Vous  a-t-on  dit  le  contraire? 

—  On  l'a  si  bien  dit  que  je  le  croyais.  C'est  votre  cousfln  Louis 
de  Bressac  qui  l'a  annoncé  partout,  et  même... 

—  Achevez,  mon  ami;  Love  elle-même  l'a  cru.  Louis  de  Bressac 
l'aimait  aussi,  lui!  Il  l'a  trompée  pour  l'épouser... 

—  Love?  Qui  vous  parle  de  Love? 

—  Moi,  je  vous  en  parle. 

—  Diable!  vous  y  pensez  donc  toujours? 

—  J'y  pense  quelquefois.  Vous  voyez  que  cela  se  peut  faire  sans 
que  j'en  meure.  Ne  me  parlez  donc  pas  comme  vous  parliez  à  l'en- 
fant déraisonnable  d'il  y  a  cinq  ans.  Dites -moi  tout  de  suite  la  vé- 
rité :  Love  est  mariée  ! 

—  La  vérité,  c'est  bien  simple.  Love  n'est  pas  mariée  et  ne  se 
mariera  jamais.  Ne  pensez  plus  à  elle. 

—  Et  pourquoi  ne  se  mariera- t-elle  jamais?  Que  lui  est-il  donc 
arrivé?  Son  frère... 

—  Son  frère  se  porte  comme  vous  et  moi,  le  père  aussi,  Black 
aussi,  et  il  n'est  rien  arrivé  du  tout;  mais  pourquoi  diable  me  ques- 
tionnez-vous avec  des  yeux  sortant  de  la  tête?  L'aimez-vous  encore, 
voyons?  Depuis  le  temps,  n'avez -vous  pas  songé  à  quelque  autre? 
Et  à  présent  que  vous  voilà  riche... 

—  Parlez-moi  d'elle ,  mon  ami  ;  je  vous  dis  que  je  veux  tout  sa- 
voir. Je  vous  parlerai  de  moi  après. 

—  Eh  bien  !  puisque  vous  le  voulez ,  je  vous  dirai  tout  ce  que  je 
sais  et  tout  ce  que  je  pense.  Écoutez-moi  bien,  s'il  vous  plaît,  mon- 
sieur Jean  de  La  Roche  ! 

XV. 

«  11  y  a  cinq  ans,  Love  était  une  charmante  petite  fille  qui  vous 
aimait  tranquillement.  C'est  sa  manière  d'aimer,  vous  le  savez.  Eh 
bien!  Love  est  une  grande  aimable  fdle,  toujours  tranquille  quand 
il  ne  s'agit  pas  des  siens,  et  qui,  poar  son  bonheur  et  pour  le  vôtre, 


JEAN   DE    LA   ROCHE.  267 

VOUS  a  parfaitement  oublié.  Que  cela  ne  vous  étonne  ni  ne  vous 
offense.  Ce  n'est  point  une  personne  passionnée  comme  vous,  et  ce 
n'est  pas  sa  faute.  Elle  a  été  élevée  comme  ça,  pour  les  autres,  avec 
défense  de  jamais  songer  à  elle-même.  Yous  le  savez  aussi...  Eh 
bien!  il  y  a  des  grâces  d'état  :  où  la  chèvre  est  attachée,  elle  broute. 
Love  Butler,  après  avoir  peut-être  un  peu  souffert  de  votre  chagrin 
et  s'en  être  convenablement  préoccupée  pendan«t  deux  ans,  a  appris 
avec  une  satisfaction  évidente  que  vous  étiez  marié.  Il  y  a  même  eu 
des  détails  là-dessus.  Votre  femme  était  une  créole  ravissante,  pas 
du  tout  riche,  un  mariage  d'amour  enfin!  Messire  de  Bressac  votre 
cousin,  qui  faisait  sa  cour  à  Love,  comme  vous  l'avez  fort  bien  de- 
viné, et  qui  avait  recueilli  ou  inventé  la  nouvelle,  s'est  cru  vain- 
queur sur  toute  la  ligne,  et  il  se  hâtait,  en  attendant  mieux,  de  ra- 
conter à  qui  voulait  l'entendre  que  M"^  Butler  remerciait  Dieu  de 
se  voir  enfin  délivrée  des  extravagances  dont  vous  pouviez  la  mena- 
cer encore,  lorsqu'un  beau  matin  il  a  roesé  vilainement  son  cheval  et 
tué  son  chien  de  chasse  sous  le  prétexte  que  la  pauvre  bête  avait  eu 
l'intention  de  forcer  l'arrêt.  On  s'est  demandé  la  cause  de  cette  in- 
juste colère,  et  on  se  l'est  expliquée  par  le  menu,  en  voyant  qu'il 
ne  remettait  plus  les  pieds  à  Bellevue.  Il  avait  reçu  son  congé  comme 
tous  ceux  qui  s'y  étaient  exposés  avant  lui  et  tous  ceux  qui  s'y  sont 
exposés  depuis. 

«  La  vérité  est  que  Love  a  versé  une  petite  larme  en  apprenant 
votre  mariage.  J'étais  présent,  et  je  peux  vous  dire  ce  qui  s'est 
passé.  Le  Bressac  faisait  la  figure  d'un  homme  fort  dépité  de  cette 
larme,  et  moi  je  pris  les  mains  de  la  brave  fille  en  lui  demandant 
si  elle  vous  regrettait,  et  si  elle  avait  compté  que  vous  ne  vous 
marieriez  point.  —  Non,  me  répondit- elle  avec  la  franchise  que 
vous  lui  connaissez;  je  ne  regrette  pas  un  mariage  qui  ne  pouvait 
se  faire  sans  nous  amener  de  grands  malheurs,  ou  sans  nous  jeter 
dans  des  inquiétudes  continuelles.  Je  n'ai  jamais  compté  que  M.  de 
La  Roche  ne  m'oublierait  pas  :  c'eût  été  là,  de  ma  part,  un  sentiment 
odieux  et  dont  vous  me  savez  incapable.  Yous  me  voyez  émue  et  non 
pas  étonnée  ou  affligée  de  ce  que  j'apprends. 

«  —  Alors,  insinua  spirituellement  M.  de  Bressac,  mademoiselle 
pleure  de  joie? 

a  —  Eh  bien!  qui  sait?  peut-être!  répondit  Love  avec  beaucoup 
de  simplicité  et  de  noblesse  d'intention.  Yous  me  dites  qu'il  est 
heureux,  qu'il  a  une  femme  charmante:  j'en  remercie  Dieu,  et  j'ai 
assez  d'amitié  pour  votre  cousin  pour  pleurer  de  chagrin  ou  de  joie 
selon  qu'il  lui  arrivera  du  bien  ou  du  mal. 

«  Yoiià  tout,  elle  n'a  pas  dit  un  mot  de  plus  ou  de  moins,  et  votre 
cousin  n'est  qu'un  menteur,  comme  le  sont  tous  les  fats;  mais  ce 


268  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

qu'il  n'a  pas  vu  et  ce  que  je  n'invente  pas,  moi,  c'est  qu'à  partir  de 
ce  moment-là  miss  Love,  que  j'avais  surprise  quelquefois  rêveuse  et 
presque  mélancolique,  est  redevenue  gaie  comme  elle  l'était  avant 
de  vous  connaître,  plus  gaie  même,  plus  vivante,  plus  active,  et 
d'une  sérénité  admirable.  C'est  qu'elle  a  pris  son  parti  de  rester 
fille,  et  qu'elle  a  vu  là  le  seul  genre  de  vie  qui  pût  lui  permettre  de 
se  consacrer  exclusivement  aux  siens.  Elle  s'est  expliquée  avec  moi 
là-dessus  bien  des  fois  depuis  trois  ans,  et  tout  dernièrement  encore 
elle  me  disait  :  —  Ne  me  parlez  plus  de  mariage.  Je  ne  veux  plus 
que  vous  me  nommiez  seulement  les  gens.  Je  suis  très  heureuse,  et 
à  présent  je  sais  qu'il  serait  trop  tard  pour  essayer  de  changer  les 
conditions  de  mon  bonheur.  Je  suis  devenue  de  plus  en  plus  néces- 
saire à  mon  père,  et  même  je  vous  avouerai  que  je  me  suis  prise 
d'amour  aussi  pour  ces  études  qui  autrefois  n'étaient  pour  moi  qu'un 
devoir.  Je  ne  me  sens  donc  plus  propre  à  vivre  dans  le  monde.  La 
sécurité,  la  possession  du  temps  sont  une  nécessité  de  notre  intérieur 
et  de  nos  travaux. 

«  Voilà  ce  qu'elle  dit  et  ce  qu'elle  pense,  car  elle  est  devenue 
presque  aussi  savante  que  son  père,  et  je  la  soupçonne  fort  d'écrire 
sous  son  nom.  Elle  est  toujours  aussi  modeste  et  cache  même  son 
savoir;  mais  ce  n'est  point  par  coquetterie,  par  crainte  d'eflarou- 
cher  les  amoureux ,  puisqu'elle  n'en  veut  pas  entendre  parler  : 
c'est  tout  bonnement  pour  ne  pas  donner  trop  d'émulation  au  jeune 
frère,  lequel  est  porté  à  la  jalousie  en  toutes  choses,  et  qui  ne  per- 
mettrait pas  à  sa  sœur  d'aller  plus  vite  que  lui,  s'il  savait  qu'en  effet 
elle  l'a  beaucoup  devancé.  On  ménage  toujours  la  santé  de  ce  garçon, 
qui  ne  sera  jamais  un  Méléagre,  encore  moins  un  Hercule,  mais  qui 
vivotera  dans  les  livres,  et  qui  s'y  ruinera  comme  son  père,  dès  qu'il 
sera  libre  de  le  faire. 

«  A  ce  propos,  je  dois  vous  dire  qu'il  va  bien,  le  papa  Butler,  et 
qu'il  eût  vendu  Bellevue  à  grand'perte,  si  je  n'eusse  pris  en  main 
les  intérêts  des  enfans.  Heureusement  Bellevue  reste  franc  d'hypo- 
thèques, et  le  digne  homme  ne  se  décidera  jamais  à  transporter  et  à 
déranger  des  collections  aussi  bien  étiquetées  que  celles  qui  rem- 
plissent son  manoir.  H  m'a  donc  laissé  libre  de  faire  porter  le  bud- 
get de  ses  pertes  sur  d'autres  valeurs.  Celle-là,  je  la  consente  pour 
Love,  jusqu'au  jour  où  M.  Butler  n'ayant  plus  rien  à  lui,  elle  se  rui- 
nera pour  lui  faire  plaisir.  A  cela  je  ne  peux  rien,  et  je  me  résigne 
d'avance.  Je  sais  que  nous  reculons  peut-être  pour  mieux  sauter; 
mais  quelquefois  en  reculant  on  sauve  tout.  M.  Butler  peut  mourir 
à  temps  :  ce  serait  bien  dommage,  il  est  impossible  de  ne  pas  aimer 
cet  homme-là;  mais  si  sa  fille  doit  le  pleurer,  je  serais  content  qu'il 
lui  restât  au  moins  de  quoi  vivre.  ..       i      ^    . 


JEAN   DE    LA    ROCHE.  269 

((  Voilà  les  faits  dans  toute  leur  netteté,  et  tout  ce  que  je  vous  dis 
là  doit  vous  prouver  que  Love  ne  veut  plus  et  ne  voudra  jamais 
aliéner  une  liberté  que,  sous  tous  les  rapports,  dans  le  passé  comme 
dans  l'avenir,  elle  a  consacrée  et  sacrifiée  à  sa  famille.  Telle  qu'elle 
est,  avec  la  froideur  de  son  organisation,  qui  pour  moi  est  évidente, 
avec  sa  faiblesse  de  caractère,  qui  ne  l'est  pas  moins,  son  engoue- 
ment pour  la  science,  qui  lui  fait  oublier  de  plaire  et  d'aimer  et  qui 
par  conséquent  lui  retire  son  sexe ,  enfin  avec  ses  imperfections  et 
ses  défauts  (car,  pour  une  femme,  ce  sont  là  des  défauts  essentiels 
peut-être),  je  ne  vous  cache  pas  que  j'aime  Love  comme  si  elle  était 
ma  fille,  car  elle  a  toutes  les  qualités  du  plus  brave  garçon  de  la 
terre  et  toutes  les  vertus  d'une  sœur  de  charité.  C'est  pourquoi  non- 
seulement  je  ne  vous  conseille  pas  de  la  voir  et  de  redevenir  amou- 
reux d'elle,  mais  encore  je  m'y  oppose,  entendez-vous?  persuadé 
que  je  suis  du  chagrin  que  vous  lui  feriez ,  en  pure  perte  pour 
vous-même.  » 

Ayant  ainsi  parlé  avec  rondeur  et  fermeté,  M.  Louandre  attendit 
ma  réponse.  Je  n'en  fis  aucune.  Il  me  fallait  bien  accepter  les  faits 
accomplis,  et  d'ailleurs  ce  que  j'entendais  me  rendait  si  tranquille 
et  si  froid,  que  je  ne  sentais  en  moi  aucun  regret,  aucune  douleur 
à  exprimer. 

—  Je  vois,  repl'it  M.  Louandre,  que  tout  cela  vous  donne  à  réflé- 
chir. 

—  Gomment  pouvez-vous  croire,  lui  dis-je,  que  j'aie  besoin  de 
réfléchir  après  cinq  ans  de  victoires  remportées  sur  moi-même? 

—  Aussi  n'est-ce  pas  pour  vous  que  je  m'inquiète.  Je  n'en  suis 
plus  à  croire  que  vous  devez  mourir  de  chagrin  ou  en  devenir  fou;, 
je  vois  bien  que  vous  êtes  un  homme  solide,  bien  trempé  au  moral 
comme  au  physique. 

—  De  quoi  vous  inquiétez-vous  alors? 

—  Mais  de  rien  î  Seulement,  s'il  y  avait  à  s'inquiéter  pour  quel- 
qu'un, ce  serait  pour  miss  Love,  que  votre  retour  et  vos  visites 
pourraient  replonger  dans  les  inquiétudes  d'autrefois.  Dieu  sait  si 
son  frère  vous  reverrait  sans  retomber  dans  sa  monomanie,  et  si, 
croyant  cette  jeune  fille  libre  de  vous  écouter,  vous  ne  recommen- 
ceriez pas  à  l'aflliger  de  vos  peines!  Vous  auriez  grand  tort,  voyez- 
vous,  et  c'est  vous  alors  qu'il  faudrait  accuser  de  monomanie,  car 
Love  n'est  plus  jolie,  ou  du  moins  elle  a  perdu  toutes  ses  grâces 
d'enfant.  Elle  n'a  qu'un  avenir  précaire  et  des  idées,  aujourd'hui 
arrêtées,  qui  sont  tout  à  fait  celles  d'une  bonne  vieille  fille  chéris- 
sant ses  habitudes  et  redoutant  toute  intervention  étrangère  dans 
ses  afiaires  domestiques. 

—  Enfin,  repris-je  en  souriant,  je  vois  que  vous  craignez  de  me 


270  REYUE    DES    DEUX   MONDES. 

retrouver  aussi  jeune  que  quand  je  suis  parti.  Vous  me  faites  bien 
de  l'honneur,  et  je  vous  en  remercie;  mais  je  suis  forcé,  pour  vous 
détromper,  de  vous  dire  que  je  suis  revenu  ici  avec  l'idée  de  me 
marier  sans  amour,  et  que  je  compte  sur  vous  pour  me  trouver  un 
établissement  qui  comportera  toutes  les  conditions  de  la  saine  et 
positive  amitié. 

—  A  la  bonne  heure  !  s'écria  M.  Louandre.  Vous  voilà  dans  le 
vrai,  et  je  vous  réponds  qu'avec  l'héritage  de  votre  grand-oncle, 
vous  êtes  à  même  de  faire  un  excellent  choix.  J'y  songerai,  et  nous 
parlerons  de  cela.  Je  n'ai  qu'un  regret  au  milieu  de  ma  joie  de  vous 
revoir,  c'est  que  vous  ne  soyez  pas  arrivé  quinze  jours  plus  tard. 

—  Pourquoi  cela? 

—  Affaire  d'intérêt  pour  vous.  Û  se  présente  une  magnifique  oc- 
casion de  placer  votre  capital.  La  terre  de... 

Ici  M.  Louandre  entra  dans  des  détails  que  j'écoutai  avec  l'atten- 
tion d'un  homme  positif,  bien  que  la  chose  me  fût  très  indifférente 
au  fond;  mais  mon  digne  ami  mettait  tant  de  zèle  à  vouloir  m' enri- 
chir, que  je  lui  eusse  fait  beaucoup  de  peine  en  ne  le  secondant  pas 
de  toute  mon  adhésion.  —  Ce  serait  une  affaire  faite  dans  quinze 
jours,  ajouta-t-il,  si  vous  n'étiez  pas  là;  mais,  dès  qu'on  vous  verra 
au  pays,  les  exigences,  très  modestes  aujourd'hui,  faute  de  concur- 
rens,  deviendront  exorbitantes.  On  voudra  vous  faire  payer  la  con- 
venance, car  on  devinera  parfaitem'ent  que  je  traite  pour  vous,  tan- 
dis que,  si  on  vous  croyait  en  Chine,  on  n'y  songerait  pas.  Voyons! 
si  vous  vous  en  alliez  un  peu?  N'aviez-vous  pas  l'intention  de  revoir 
Paris,  ou  comptiez-vous  vous  arrêter  et  résider  ici  tout  de  suite? 

—  Je  comptais  aller  à  Paris  pour  me  remettre  au  courant  des 
choses  de  ce  monde.  J'irai  dès  demain,  si  vous  voulez. 

—  Eh  bien!...  allez-y!  vous  m'obligerez,  vrai!  Je  ti^ns  essentiel- 
lement à  ne  vous  rendre  la  gouverne  de  vos  biens  qu'après  les  avoir 
mis  sur  le  meilleur  pied  possible.  Croyez-vous  pouvoir  cacher  votre 
retour?  Qui  avez-vous  vu  déjà? 

—  Catherine,  et  voilà  tout. 

—  Oh  !  celle-là,  on  peut  compter  sur  sa  discrétion  l  Et  personne 
ne  vous  a  reconnu  en  route? 

—  Personne;  je  n'ai  parlé  à  qui  que  ce  soit. 

—  Et  vous  êtes  venu  du  Puy?... 

—  A  pied,  sans  un  seul  domestique.  Le  mien  est  encore  à  Mar- 
seille dans  sa  famille. 

—  Et  vous  vous  en  iriez  bien  de  même  jusqu'à  une  dizaine  de 
lieues  d'ici,  sans  vous  faire  connaître? 

—  Parfaitement,  et  d'autant  plus  que  je  n'ai  ici  ni  domestique  ni 
monture. 


JEAN   DE   LA   ROCHE.  271 

—  Eh  bien!  vous  ramènerez  de  Paris  tout  ce  qu'il  vous  faudra. 
Partez  demain,  et  ne  sortez  pas  aujourd'hui  de  la  maison.  Il  n'y  a 
pas  de  danger  que  personne  y  entre,  puisqu'elle  est  censée  fermée 
et  inhabitée.  De  cette  manière-là,  je  réponds  du  succès  de  mon 
idée,  et  par  ce  temps  de  placement  incertain  et  difficile,  je  vous  as- 
sure un  beau  revenu  et  une  complète  sécurité ,  partant  un  mariage 
magnifique...  Je  ne  sais  pas  encore  avec  qui,  mais  nous  trouverons, 
gardez-vous  d'en  douter...  Revenez  vers  le  15  juin,  voilà  tout  ce  que 
je  vous  demande. 

Quand  je  me  retrouvai  seul  dans  cette  maison  déserte  et  sombre, 
je  sentis  l'horreur  de  la  solitude  peser  sur  moi  beaucoup  plus  que 
dans  les  premiers  momens  d'émotion.  J'avais  perdu  une  dernière 
fois  et  sans  appel  le  rêve  de  l'amour.  Ma  résolution  de  chercher  le 
bonheur  dans  le  repos  semblait  maintenant  m' être  prescrite  par  les 
circonstances.  J'étais  riche,  j'avais  des  devoirs  envers  moi-même, 
et  cela  me  faisait  une  peur  véritable.  Je  devais  compte  de  mon  ai- 
sance et  de  mon  crédit  à  une  famille  fondée  par  moi.  Il  ne  m'était 
plus  permis  de  rester  garçon,  sous  peine  de  vieillir  dans  l'égoïsme 
et  d'attirer  sur  moi  la  déconsidération  qui  s'attache  aux  misan- 
thropes sans  excuse.  Ainsi  mon  bien-être  me  créait  des  obligations 
et  me  retirait  ma  liberté.  Je  me  trouvai  si  triste  de  cela,  que  j'eus 
envie  de  repartir  tout  de  suite  pour  l'Océanie. 

Je  m'interdis,  et  même  sans  trop  d'efforts,  de  penser  à  miss  But- 
ler. J'éprouvais  une  sorte  d'amère  satisfaction  à  me  dire  que  tout 
était  brisé  sans  retour  de  ce  côté-là,  et  que  je  ne  m'étais  pas  trompé, 
lorsque,  dans  mes  heures  de  désespoir,  je  l'avais  accusée  de  froi- 
deur et  d'ingratitude. 

X\I. 

J'étais  si  accablé  d'ennui  au  bout  de  deux  heures  d'isolement  et 
d'inaction  dans  un  lieu  rempli  de  souvenirs  amers,  que  je  résolus 
de  n'y  rentrer  qu'avec  une  compagne  de  mon  choix,  et  j'avais  tel- 
lement hâte  de  me  soustraire  à  la  mélancolie  noire  qui  semblait 
suinter  sur  moi  des  murs  de  mon  château,  que  je  pris  le  parti  de 
dormir  quelques  heures  et  de  me  sauver  vers  minuit,  aussitôt  que 
la  lune  serait  levée. 

Je  me  jetai  tout  habillé  sur  le  lit  de  la  chambre  d'honneur.  C'est 
là  que,  dans  mon  enfance,  ma  mère  me  faisait  faire  la  sieste  au- 
près de  son  prie-Dieu  quand  nous  étions  seuls.  Je  me  souvenais  de 
l'avoir  vue  agenouillée  à  mon  réveil  comme  je  l'y  avais  laissée  en 
m'endormant,  aflàissée  plutôt  que  prosternée,  pleurant  ou  rêvant 
dans  l'attitude  de  la  prière,  et  me  donnant,  à  son  insu,  le  navrant 


272  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

et  dangereux  spectacle  d'une  douleur  sans  réaction  et  d'un  ingué- 
rissable amour. 

Je  fis  un  rêve  d'une  effrayante  réalité.  Je  vis  ma  mère  debout  au- 
près de  mon  lit,  écartant  les  rideaux  d'une  main  impérieuse  et  jetant 
Lo\  e  dans  mes  bras,  Love  en  pleurs  qui  me  suppliait  de  l'épargner, 
et  que  j'étouffais  de  mes  embrassemens  sans  m' apercevoir  qu'elle 
était  morte.  Quand  je  m'imaginai  n'avoir  plus  dans  les  bras  qu'un 
cadavre,  je  poussai  des  cris  qui  me  réveillèrent  ;  mais  je  restai  en 
proie  à  un  tel  sentiment  d'horreur  que  je  me  levai  pour  fuir  les 
visions  de  cette  terrible  chambre.  Je  courus  à  la  fenêtre.  La  lune 
se  levait.  Il  faisait  froid,  le  torrent  grondait,  et  le  petit  chien  de 
Catherine  hurlait  d'une  façon  lamentable,  comme  s'il  eût  vu  passer 
les  spectres  qui  venaient  de  me  visiter. 

Je  pris  mon  sac  de  voyage  et  je  partis.  Je  marchai  toute  la  nuit 
sans  rencontrer  une  âme,  et  le  soleil  levant  me  trouva  dans  les  bois 
qui  entourent  la  Chaise-Dieu. 

C'est  une  antique  abbaye  fortifiée,  célèbre  dans  l'histoire  locale 
par  ses  richesses,  son  importance  et  ses  luttes  contre  les  seigneurs 
pillards  de  la  contrée.  Les  bâtimens  imposans  et  vastes,  flanqués  de 
hautes  tours  carrées  encore  munies  de  herses,  se  relient,  par  plu- 
sieurs cours  immenses,  à  l'église  abbatiale,  une  merveille  de  l'art 
ogival,  aujourd'hui  consacrée  au  culte  de  la  paroisse,  mais  encore 
garnie  d'une  partie  de  son  riche  et  curieux  mobilier,  les  stalles  du 
chapitre  adorablement  sculptées,  et  les  antiques  tapisseries  d'un  prix 
et  d'une  rareté  inestimables  qui  revêtent  toute  la  partie  supérieure 
du  chœur. 

Au  pied  de  ce  noble  et  puissant  édifice,  le  village  semble  age- 
nouiller ses  humbles  maisonnettes,  et  autour  de  ce  village,  autre- 
fois habité  par  les  ouvriers  et  les  serviteurs  de  l'abbaye,  s'étendent 
à  perte  de  vue,  sur  les  ondulations  de  la  montagne  immense,  d'im- 
menses bois  de  pins  d'une  tristesse  solennelle  et  majestueuse. 

Je  revis  avec  un  serrement  de  cœur  étrange  ces  grands  bois  dé- 
serts que  j'avais  traversés  tant  de  fois  pour  aller  à  Bellevue.  Ils 
avaient  grandi  et  épaissi  durant  mon  absence,  mais  ils  s'ouvraient 
toujours  aux  fraîches  et  gracieuses  clairières  tapissées  d'herbes  fines, 
aux  jolis  chemins  de  sable  qui  se  précipitent  vers  de  mystérieux  ruis- 
seaux, ou  qui  gravissent  des  élévations  douces  d'où  l'on  découvre 
au  loin  les  vallées  profondes  de  l'Auvergne  et  du  Vélay,  avec  leurs 
horizons  tourmentés,  inondés  de  lumière. 

Ne  voulant  pas  me  montrer  aux  habitans  de  la  Chaise-Dieu,  je 
m'éloignai  de  la  vue  du  clocher  et  continuai  ma  route  vers  l'orient. 
Je  comptais  gagner  une  diligence  du  côté  d'Issoire.  La  nuit  avait  été 
glaciale;  le  climat  de  cette  région  élevée  est  un  des  plus  rigoureux 


JEAN   DE    LA    ROCHE.  273 

de  la  France.  L'été  n'y  dure  guère  plus  de  deux  mois,  et  le  printemps 
est  horrible.  Le  terrain  sablonneux  qui  se  resserre  à  la  pluie  rend  ce- 
pendant les  communications  faciles  quand  les  neiges  sont  fondues. 
Aussi  je  marchais  vite  pour  me  réchauffer,  et  j'espérais  être  bientôt 
arrivé  à  une  maison  de  paysans  dont  j'avais  souvenance  pour  y 
avoir  quelquefois  mangé  à  la  chasse.  Je  mourais  de  faim,  et  j'avais 
grand  besoin  de  sommeil. 

Mais  une  portion  de  forêt  récemment  coupée  et  absolument  im- 
praticable me  força  de  chercher  un  détour.  Je  marchai  encore  une 
demi-heure  et  fus  contraint  de  m' arrêter,  épuisé  de  lassitude.  Je 
m'étais  complètement  perdu.  J'entendis  la  cloche  d'un  troupeau  de 
vaches  et  me  dirigeai  de  ce  côté.  L'enfant  qui  les  gardait  eut  une 
telle  peur  de  ma  barbe  qu'il  s'enfuit  en  laissant  son  petit  sac  de 
toile  où  je  trouvai  du  pain  et  une  sébile  de  bois.  Je  m'emparai  du 
pain  en  mettant  une  pièce  de  cinq  francs  à  la  place.  Les  vaches  se 
laissèrent  traire  dans  la  sébij3,  et,  après  avoir  satisfait  ma  faim  et 
ma  soif,  je  cherchai  un  coin  découvert  pour  m' étendre  au  soleil,  car 
j'étais  beaucoup  plus  pressé  de  dormir  que  de  savoir  où  j'étais. 

Je  dormis  profondément  et  délicieusement.  Quand  je  m'éveillai,  le 
sac  du  vacher  et  le  troupeau  de  vaches  avaient  disparu.  L'enfant, 
en  revenant  les  chercher,  ne  m'avait  peut-être  pas  aperçu.  Je  comp- 
tais bien  retrouver  mon  chemin  sans  le  secours  de  personne,  et  je 
me  remis  en  route  tout  en  me  disant  que  j'étais  devenu  un  sauvage, 
puisque  je  reposais  si  bien  à  ciel  ouvert  sur  la  dure,  tandis  que  les 
gros  lits  de  plume  et  les  épais  rideaux  de  nos  habitations  auver- 
gnates me  donnaient  le  cauchemar. 

Je  m'engageai  dans  des  sentiers  que  je  jugeais  devoir  me  ra- 
mener vers  la  Chaise-Dieu,  mais  où  je  m'égarai  de  plus  en  plus. 
Impossible  de  rencontrer  une  clairière,  et,  au  bout  d'une  heure  de 
marche  sous  l'ombrage  des  pins,  je  me  trouvai  sous  celui  des  sa- 
pins de  montagne,  arbres  très  différens,  aussi  frais  et  aussi  plan- 
tureux que  les  pins  sont  ternes,  sombres  et  décharnés.  Gomme  j'a- 
vais toujours  monté  pour  chercher  un  point  de  vue  quelconque, 
je  ne  m'étonnai  pas  de  me  trouver  dans  la  région  où  croissent  ces 
beaux  arbres  amis  des  nuages  et  des  vents  humides,  et,  comme  le 
point  de  vue  ne  se  faisait  pas,  je  pensai  être  dans  la  direction  de 
Saint-Germain-l'Hermite.  Je  me  mis  donc  à  redescendre,  mais  je 
rencontrai  les  bouleaux,  et  dès  lors  il  n'y  avait  plus  pour  moi  de 
doute  possible.  Je  marchais  droit  sur  la  route  d'Ariane,  c'est-à-dire 
sur  Bellevue. 

En  effet,  dix  minutes  plus  tard,  j'apercevais  sous  mes  pieds  la 
rampe  tortueuse  qui  suit  les  ressa'uts  de  la  montagne,  et  s'enfonce 
dans  les  chaudes  vallées  de  l'Auvergne  avec  une  rapidité  audacieuse 

TOllE   XXIV.  18 


27/1  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

et  des  bonds  d'une  grâce  infinie.  —  Eh  bien!  non,  ce  ne  sera  pas 
ma  destinée,  pensai-je  avec  dépit.  Je  descendrai  jusqu'à  cette  route, 
et  je  prendrai  à  gauche.  A  présent  je  sais  où  je  suis.  Il  ne  sera  pas 
dit  que  j'irai  où  je  ne  veux  pas  aller. 

Arrivé  sur  la  route,  je  sentis  la  rapide  transition  de  l'atmosphère, 
et  je  m'assis,  baigné  de  sueur,  au  bord  d'une  petite  source  qui  per- 
çait le  rocher  taillé  à  pic.  Je  reconnaissais  la  source,  et  l'endroit,  et 
le  site,  et  jusqu'aux  pierres  du  chemin.  Pourtant,  dans  la  crainte 
d'être  trompé  encore  par  quelque  hallucination,  je  m'informai  au- 
près d'un  charretier  qui  passait.  —  Vous  êtes  bien  sur  la  route 
d'Ariane,  me  dit-il,  et  à  un  quart  d'heure  d'ici,  en  marchant  devant 
vous,  vous  trouverez  le  château  de  Bellevue;  mais  si  c'est  là  que 
vous  allez,  je  vous  avertis  qu'il  n'y  a  personne.  Du  moins  les  maîtres 
sont  tous  partis  ce  matin  pour  Issoire. — Je  me  dis  aussitôt  que  si  la 
famille  Butler  était  du  côté  d' Issoire,  je  devais  m'en  aller  par  le  côté 
d'Ariane  pour  m' enlever  toute  chance  et  toute  misérable  velléité  de 
la  rencontrer.  Je  marchai  donc  sur  Bellevue ,  résigné  à  passer  le 
long  du  parc,  et  même  devant  la  porte. 

Le  parc  de  Bellevue  est  un  des  plus  beaux  jardins  naturels  que 
j'aie  jamais  vus.  C'est  l'œuvre  de  la  nature  bien  plus  que  celle  de 
l'homme,  et  pourtant  c'est  M.  Butler  ou  plutôt  c'est  Love  qui  l'avait 
créé,  en  ce  sens  qu'elle  avait  choisi,  dans  les  propriétés  qui  avoisi- 
nent  le  château,  le  site  le  plus  romantique,  pour  l'approprier  aux 
besoins  de  la  promenade.  Ainsi  que  je  l'ai  dit  déjà,  la  clôture  était 
une  limite  bien  plutôt  qu'une  défense,  et  nulle  part  l'œil  n'était  ar- 
rêté ou  attristé  par  la  vue  d'un  mur.  Ce  vaste  enclos  se  composait 
du  revers  de  deux  collines  boisées,  qui  venaient  se  toucher  à  leur 
base  pour  s'éloigner  ensuite  plus  ou  moins,  de  place  en  place,  former 
d'étroits  sanctuaires  de  verdure  d' une  adorable  fraîcheur,  et  se  souder 
au  fond  en  un  mur  de  rochers  d'où  tombait  un  mince  ruisseau  d'ar- 
gent. Dans  ce  rocher,  on  avait  pratiqué  une  voûte  et  une  arcade 
fermée  d'une  grille  tout  à  côté  de  la  cascatelle;  mais  on  avait  si  bien 
masqué  cette  sortie  avec  des  plantes  et  des  arbustes,  qu'il  fallait  la 
connaître  pour  savoir  qu'on  pouvait  s'échapper  par  là  de  cette  es- 
pèce de  bout  du  monde^  c'est  le  nom  qu'on  donne  en  Auvergne,  dans 
la  Creuse,  et,  je  crois,  un  peu  partout,  à  ces  impasses  de  monta- 
gnes. Tout  le  vallon  du  parc,  véritable  collier  de  salles  de  verdure, 
doucement  incliné  vers  l'habitation,  se  terminait  brusquement  par 
une  étroite  brisure  au  pied  du  monticule,  que  dominaient  les  par- 
terres et  les  bâtimens.  Là  encore  le  ruisseau  faisait  un  saut  gracieux 
et  s'en  allait  dans  le  désert.  Un  sentier  taillé  dans  la  roche  le  sui- 
vait à  travers  les  bois;  mais  le  parc  s'arrêtait  réellement  à  la  cas- 
cade, comme  il  avait  commencé  à  la  cascade  située  un  quart  de 


JEAN   DE    LA   ROCHE.  275 

lieue  plus  haut,  et  ces  limites,  tracées  par  la  nature,  en  faisaient 
un  paysage  complet  et  enchanté  que  d'un  coup  d'oeil  on  pouvait 
embrasser  des  fenêtres  de  la  maison. 

J'entrai  dans  ce  paysage  en  enjambant  le  fossé  et  en  écartant  les 
branches  de  la  haie.  Je  faisais  là  une  chose  qu'aucun  des  rares  ha- 
bitans  de  la  montagne  ne  se  fût  permise,  car  il  est  à  remarquer  que 
nulle  part  la  propriété  n'est  aussi  scrupuleusement  respectée  que 
dans  les  localités  ouvertes  à  tout  venant.  Dans  la  splendide  Lima- 
gne,  le  terrain  est  trop  précieux  pour  qu'on  en  perde  un  pouce;  il 
n'y  a  donc  là  ni  haies  ni  barrières,  et  la  richesse  immaculée  des  ré- 
coltes annonce  la  scrupuleuse  probité  des  propriétaires  mitoyens. 

Situé  à  la  limite  de  cette  admirable  et  fatigante  Limagne,  trop  ou- 
verte au  soleil  en  été  et  trop  écrasée  de  corniches  de  neige  en  hiver, 
Bellevue  était  une  oasis,  une  tente  de  verdure  et  de  fleurs  entre  les 
grands  espaces  cultivés  et  les  âpres  rochers  de  micaschiste  qui  for- 
ment une  barrière  entre  la  Haute-Loire  et  le  Puy-de-Dôme.  Le  re- 
venu des  terres  ou  plutôt  des  roches  adjacentes  ne  consistait  qu'en 
bois,  et  ces  bois  magnifiques  étant  respectés  comme  l'ornement  in- 
dispensable du  site,  le  revenu  était  nul;  mais  en  revanche  M.  Butler 
possédait  une  notable  étendue  de  terres  dans  la  plaine  et  de  nom- 
breux troupeaux  sur  les  collines. 

Je  me  sentais  si  détaché  de  mes  anciens  projets,  que  je  contem- 
plai le  Love*s-Park  en  amateur  et  en  artiste  pour  la  première  fois. 
Je  comparais  cette  charmante  situation  avec  les  grands  sites  que 
j'avais  vus  ailleurs,  et  je  m'étonnais,  après  avoir  fait  le  tour  du 
monde,  de  retrouver  dans  ce  petit  coin  de  la  France  une  poésie  et 
même  une  sorte  de  majest^  sauvage,  dont  aucun  souvenir,  aucune 
comparaison  ne  pouvait  diminuer  le  charme.  C'est  ce  qu'éprouve- 
ront tous  ceux  qui  seront  restés  un  peu  naïfs,  et  qui  n'auront  pas 
perdu  le  goût  du  simple  et  du  vrai  après  avoir  assisté  au  spectacle 
enivrant  des  grandes  scènes  invraisemblables  de  la  nature.  Je  m'é- 
tais attendu  cependant  à  retrouver  petite  et  mesquine  cette  mon- 
tagne d'Auvergne  que  mon  enfance  avait  sentie  si  vaste  et  si  im- 
posante, et  je  la  retrouvais  étroite  et  resserrée,  mais  profonde  et 
mystérieuse  comme  une  idée  fixe,  comme  un  rêve  dont  on  ne  voit 
jamais  le  bout,  comme  l'amour  que  j'avais  porté  si  longtemps  en- 
fermé dans  le  secret  de  mon  âme. 

Et  puis  chaque  site  un  peu  remarquable  a  sa  physionomie,  qui 
défend  la  comparaison  comme  une  exigence  impie  ou  puérile.  Les 
collines  de  Bellevue  étaient  petites,  mais  elles  s'étageaient  hardi- 
ment les  unes  au-dessus  des  autres,  et,  des  grands  sapins  qui  vi- 
vaient dans  le  froid,  il  fallait  une  heure  pour  descendre,  par  de 
bizarres  sinuosités,  jusqu'aux  noyers,  qui,  exotiques  délicats,  s'épa- 


276  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

nouissaient  le  long  du  ruisseau.  Les  croupes  de  ces  collines,  qui 
plongeaient  dans  le  parc,  étaient  revêtues  d'un  manteau  de  feuil- 
lage varié,  où  le  pâle  bouleau  frissonnait  comme  un  nuage  à  côté 
du  hêtre  élégant  et  du  sapin  ferme  et  grandiose.  C'était  comme  un 
tapis  nuancé  où  l'œil  ne  s'arrêtait  sur  aucun  contraste  et  nageait 
dans  une  suave  harmonie  de  couleurs  et  de  formes.  Et  je  ne  sais 
pourquoi  cette  grâce,  cette  harmonie,  ce  vague  délicieux  de  la  na- 
ture me  représentaient  Love  dans  sa  première  fleur  de  jeunesse, 
d'innocence  et  de  touchante  séduction;  mais,  en  levant  les  yeux 
plus  haut,  je  voyais  la  triple  enceinte  des  monts  se  hérisser  de  ro- 
ches orgueilleuses  qui  perçaient  à  travers  les  forêts,  et  je  me  disais: 
C'est  ainsi  qu'en  elle  la  grâce  et  les  parfums  couvraient  un  cœur  de 
pierre  inaccessible. 

xvn. 

Il  faut  croire  que  ce  fatal  amour  était  en  moi  comme  la  source 
même  de  mon  existence,  car,  en  dépit  de  tous  les  avertissemens  de 
M.  Louandre  et  de  toutes  mes  déceptions,  je  le  sentis  se  raviver  avec 
une  énergie  foudroyante.  En  vain  j'amoncelais  contre  lui  les  raison- 
nemens  et  les  preuves,  en  vain  je  me  disais  que  Love  avait  du  per- 
dre l'attrait  de  sa  personne;  je  me  retrouvais  là  aussi  ému,  aussi 
ardent  que  si  toutes  les  choses  du  passé  dataient  de  la  veille.  Je  re- 
voyais l'endroit  où  son  père  m'avait  envoyé  lui  parler  le  jour  de 
notre  première  entrevue,  et  le  cœur  me  battait  comme  si  j'allais  la 
voir  paraître  au  fond  du  vallon,  montée  sur  son  poney  noir,  et  la 
plume  de  son  chapeau  au  vent.  Et  puis  je  m'arrêtais  sous  un  massif 
de  sapins.  C'est  ici  qu'elle  était  assise  tandis  que  son  frère  cueillait  de 
la  mousse  sur  les  arbres;  c'est  là  qu'elle  folâtrait  avec  lui  comme  un 
jeune  chat,  et  qu'elle  oubliait  un  livre  latin  qu'elle  savait  déjà  lire, 
hélas î  mélange  bizarre  d'enfance  pétulante  et  de  précoce  maturité! 
C'est  là-bas  qu'un  autre  jour  je  la  surpris  lançant  des  barques  de 
papier  sur  le  courant  du  ruisseau  pour  amuser  ce  frère  ingrat  et 
despote  qui  lui  a  défendu  d'aimer! 

Tout  à  coup,  en  me  reportant  aux  détails  que  M.  Louandre  m'a- 
vait donnés  la  veille,  je  fus  pris  d'une  grande  tristesse.  Je  me  repré- 
sentai l'avenir  de  cette  pauvre  Love,  la  fortune  de  son  père  et  la 
sienne  dissipées  rapidement,  Bellevue  mis  en  vente  en  dépit  des 
efforts  du  fidèle  notaire,  et  la  famille  exilée  de  ce  paradis  terrestre 
où,  depuis  cinq  ans,  elle  vivait  heureuse  au  milieu  des  richesses  in- 
tellectuelles péniblement  amassées  et  conservées  avec  amour.  Il  y 
avait  déjà  dans  le  parc  un  certain  air  d'abandon  qui  sentait  la  gêne 
et  qui  n'était  pas  dans  le  caractère  et  dans  les  habitudes  de  Love. 


JEAN    DE    LA    ROCHE.  277 

Qui  sait  si  quelque  jour,  bientôt  peut-être,  elle  ne  serait  pas  forcée 
de  travailler  pour  vivre?  Que  ferait-elle  alors?  Où  irait-elle?  11  lui 
faudrait  probablement  se  séparer  de  ces  parens  trop  aimés  et  trop 
caressés  dans  leur  capacité  improductive,  et  aller  remplir  quelque 
obscure  fonction  d'institutrice  pour  gagner  péniblement  le  pain  de 
l'année. 

Tout  cela  pouvait  et  devait  arriver,  et  alors  elle  regretterait  amè- 
rement de  n'avoir  pas  pris  un  soutien  de  famille,  un  ami  aussi  dé- 
voué, mais  plus  ferme  et  plus  clairvoyant  qu'elle-même.  Et  moi  qui 
avais  autorisé  et  encouragé  M.  Louandre  à  me  chercher  et  à  me  dé- 
signer une  compagne,  j'allais  donc  devenir  pour  jamais  étranger  à 
cette  famille  qui  eût  dû  être  la  mienne  !  Elle  marchait  à  sa  perte,  et 
moi  j'étais  riche,  j'étais  devenu  instruit,  je  pouvais  la  sauver,  et  je 
m'occupais  de  mon  mariage!  Je  n'avais  plus  qu'à  dire  :  «  Tant  pis 
pour  ceux  qui  n'ont  pas  voulu  de  moi!  » 

Cette  idée  me  parut  monstrueuse.  «  Non,  m'écriai-je  en  moi- 
même,  cela  ne  sera  pas  !  Je  ne  me  marierai  pas.  Je  veux  rester  libre 
de  sauver  ma  pauvre  Love  le  jour  où  l'amitié  fraternelle  et  l'amour 
fdial  qui  me  l'ont  enlevée  lui  commanderont  enfm  de  revenir  à  moi. 
Gela  peut  tarder  trois  ou  quatre  ans  encore  :  eh  bien!  n'y  en  a-t-il 
pas  cinq  que  j'attends,  et  les  années  de  ma  vie  où  Love  n'est  pas 
comptent-elles  désormais  devant  moi?  » 

Je  chassais  de  mon  mieux  ces  résolutions  romanesques  et  folles, 
mais  mon  cœur  s'y  obstinait,  et  jusqu'au  soir  j'errai  dans  le  parc 
sans  penser  à  chercher  un  gîte  quelconque.  Je  ne  me  sentais  plus 
vivre  que  par  ma  fièvre,  et  je  ne  voulais  pas  sortir  de  Bellevue  sans 
avoir  ressaisi  ma  volonté  dans  cette  lutte  de  volontés  contradic- 
toires. L'amour  l'emporta.  J'allai  droit  à  la  ferme  de  Bellevue.  On 
ne  m'y  reconnut  pas,  bien  que  je  ne  prisse  aucun  soin  de  me  dissi- 
muler. J'y  passai  la  nuit,  et  le  lendemain,  après  m' être  informé  de 
ce  que  je  voulais  savoir,  je  partis  dans  la  direction  d'Issoire. 

La  famille  Butler  s'était  mise  en  route  pour  une  tournée  botanique 
ou  géologique,  comme  elle  en  faisait  tous  les  ans,  soit  au  printemps, 
soit  à  l'automne.  Je  m'étais  fait  dire  son  itinéraire;  j'étais  résolu  à 
le  suivre.  Je  voulais  revoir  Love  sans  qu'elle  me  vît.  Il  me  fallait 
absolument  savoir  si  je  l'aimais  encore,  et  dans  le  cas  contraire, 
c'est-à-dire  si  sa  présence  ne  m'inspirait  plus  rien,  j'avais  tout  à 
gagner  à  me  débarrasser  une  fois  pour  toutes  de  l'obsession  de  son 
souvenir. 

J'arrivai  à  ïssoire,  où  les  Butler  avaient  passé  la  nuit.  Ils  étaient 
repartis  le  matin  même,  mais  sans  qu'on  sût  où  ils  s'arrêteraient 
sur  la  route  des  monts  Dore  par  Saint-Nectaire.  Ils  voyageaient  à 
petites  journées  dans  leur  voiture,  avec  leurs  chevaux,  leur  cocher 


278  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  un  domestique.  Ils  allaient  fort  lentement,  comme  on  peut  aller 
dans  un  pays  où  l'on  ne  compte  pas  par  lieues,  mais  par  heures  de 
marche.  Ils  s'arrêtaient  dix  fois  par  étape  pour  examiner,  disait-on, 
les  cailloux  ou  les  mouches  du  pays.  Je  pris  une  nuit  de  repos  à 
Issoire,  et  le  lendemain  je  partis  pour  Saint-Nectaire. 

J'étais  toujours  à  pied,  guignant  tous  les  passans.  J'avisai  un  col- 
porteur qui  se  reposait  sous  un  arbre,  dans  un  endroit  désert.  Je 
me  souvenais  que  ces  gens  vendaient  quelquefois  des  vêtemens  tout 
faits  aux  gens  du  peuple.  Celui-ci  n'en  avait  pas,  mais  il  me  dési- 
gna un  hameau  voisin  où  un  de  ses  confrères  était  en  train  d'en  pro- 
poser aux  habitans.  Je  m'y  rendis  aussitôt.  Je  trouvai  l'homme,  et 
j'achetai  un  pantalon  de  velours  de  coton  et  une  blouse  de  toile 
bleue.  Un  peu  plus  loin,  je  me  procurai  une  grosse  chemise.  Mon 
chapeau  de  paille  était  convenablement  usé  et  déformé.  Je  remis 
dans  mon  sac  de  voyage  les  vêtemens  du  touriste;  je  me  chaussai, 
jambes  nues,  dans  de  gros  souliers  de  paysan.  Je  coupai  ma  barbe 
avec  des  ciseaux,  de  manière  à  lui  laisser  l'aspect  d'une  barbe  de  huit 
jours.  Je  pris  seulement  sur  moi  les  papiers  nécessaires  et  l'argent 
dont  M.  Louandre  m'avait  muni.  Je  cachai  le  sac  dans  un  mouchoir 
à  carreaux  noué  aux  quatre  coins,  et  je  sortis  du  bois  où  j'avais  fait 
ma  toilette  et  où  je  m'étais  à  dessein  roulé  sur  la  terre,  frotté  aux 
arbres  et  déchiré  aux  épines,  dans  un  état  de  transformation  très 
satisfaisant.  Dès  lors  je  m'avançai  hardiment  sur  la  route,  et  je  pris 
mon  repas  dans  un  cabaret,  à  Ghampeix,  après  quoi  je  franchis  d'un 
pied  léger  la  sauvage  gorge  granitique  qui  serpente  avec  la  Couze  en 
se  dirigeant  vers  Saint-Nectaire. 

J'avais  déjà  fait  cette  roUte  plusieurs  fois,  et  je  la  savais  peu  pra- 
ticable aux  voitures;  mais  j'eus  une  inspiration  qui  me  guida.  Je 
me  souvins  qu'il  y  avait  là,  après  les  granités,  une  curiosité  natu- 
relle peu  connue  et  qui  n'étonne  nullement  les  habitans  de  cette 
âpre  région  volcanique,  mais  qui  avait  pu  tenter  M.  Butler,  s'il  ne 
l'avait  pas  encore  vue  :  c'est  une  scorie  de  quelque  cent  pieds  de 
haut,  dressée  au  bord  du  torrent,  et  si  mince,  si  poreuse,  d'aspect 
si  f»agile,  qu'elle  semble  prête  à  tomber  en  poussière.  Elle  est  pour- 
tant là  depuis  des  siècles  dont  l'homme  ne  sait  pas  le  chiffre,  et 
quand  on  touche  les  fines  aspérités  de  ce  géant  de  charbon  et  de 
cendres,  on  s'aperçoit  qu'il  a  une  résistance  et  une  dureté  presque 
métalliques. 

Ces  sortes  de  scories  gigantesques  sont  ce  que  les  géologues  ap- 
pellent des  dykes.  Ils  sont  nombreux  dans  le  Vélay  et  dans  cette 
partie  de  l'Auvergne.  Ce  sont  de  véritables  monumens  de  la  puis- 
sance des  matières  volcaniques  vomies  à  l'état  liquide  à  l'époque 
des  grandes  déjections  de  la  croûte  terrestre.  Le  travail  des  eaux 


JEAN    DE    LA    ROCHE.  279 

courantes  a  entraîné  les  autres  matières  environnantes  qui  n'avaient 
pas  la  même  compacité,  et  le  dyke,  soit  cône,  soit  tour,  soit  masse 
carrée  ou  anguleuse,  est  resté  debout,  gagnant  en  profondeur  de 
siècle  en  siècle,  à  mesure  que  l'érosion  dépouillait  sa  base.  C'est  ce 
qui  fait  dire  avec  raison  aux  paj^sans  de  ces  localités  que  les  grosses 
pierres  poussent  toujours.  On  ne  sait  pas  ce  qu'il  faudrait  de  siècles 
encore  pour  mettre  à  découvert  les  racines  incommensurables  de 
ces  étranges  édifices,  déjà  si  imposans  et  encore  si  intacts,  des  con- 
vulsions de  l'ancien  monde. 

Je  me  souvenais  d'avoir  remarqué  celui-ci  et  d'en  avoir  parlé  au- 
trefois à  M.  Butler.  Qui  sait  si,  pour  la  première  fois,  il  ne  venait 
pas  l'examiner?  J'avais  vanté  à  Love  le  site  sauvage  où  il  se  trouve, 
la  légère  arche  du  pont  rustique  qui  le  touche,  les  flots  impétueux 
et  limpides  du  torrent  qui  le  ronge,  et  sur  les  bcrds  duquel  se 
dressent  d'autres  dykes  moins  élevés,  mais  de  la  même  forme  et 
de  la  même  apparence  fragile,  avec  des  cheminées  volcaniques  tor- 
dues en  spirale,  de  gros  bouillonnemens  noirs  et  luisans  comme  du 
fer  liquéfié  et  figé  dans  la  fournaise,  des  bouches  béantes  s' ouvrant 
de  tous  côtés  dans  le  roc,  et  une  couleur  tantôt  noire  comme  la 
houille,  tantôt  rouge  semée  de  points  blancs,  comme  une  braise  en- 
core ardente  où  f  on  croirait  voir  voltiger  la  cendre,  si  le  toucher 
ne  vous  prouvait  pas  qu'elle  est  adhérente  et  vitrifiée. 

L'idée  que  je  devais  trouver  Love  au  pied  de  ce  dyke  s'empara 
tellement  de  moi  que  je  dévorai  le  chemin  pour  f  atteindre.  Je  re- 
gardais la  trace  des  roues  sur  la  pouzzolane,  et  au  milieu  des  larges 
raies  molles  laissées  par  les  petits  chariots  du  pays,  je  voyais  dis- 
tinctement des  coupures  plus  étroites  et  plus  profondes  qui  ne  pou- 
vaient être  que  les  empreintes  d'une  berline  également  chargée. 
Enfin,  au-dessus  des  arÎ3res  épais  qui  laissent  à  peine  apercevoir  le 
beau  torrent  de  la  Couze,  et  au-dessus  des  maisonnettes  du  village 
de  la  Yerdière  semées  sur  les  inégalités  du  sol,  j'aperçus  la  tête 
rougeâtre  du  dyke  semblable  à  un  gigantesque  tronc  d'arbre  que  la 
foudre  aurait  frappé  et  déchiqueté;  mais  il  n'y  avait  pas  là  de  voi- 
lure arrêtée,  et  les  traces  se  perdaient  dans  le  sable  noir  battu  par 
les  piétons  et  les  animaux. 

Je  n'osais  plus  faire  de  questions  dans  la  crainte  d'inspirer  de  la 
méfiance  aux  habitans  et  d'être  signalé  par  eux  à  l'attention  de  la 
famille  Butler,  si  elle  venait  à  se  trouver  dans  les  environs.  Je  che- 
minais avec  mon  petit  paquet  passé  dans  un  bâton,  voulant  avoir 
Fair  d'un  paysan  en  tournée  d'affaires  et  non  d'un  voyageur  quel- 
conque en  situation  de  flânerie  suspecte.  Je  descendis  au  bord  de 
l'eau  comme  pour  me  rafraîchir,  et  je  regardai  furtivement  sous  les 
mystérieux  ombrages  où  la  rivière  se  précipite  tout  entière  d'un 


280  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

seul  bond  puissant  vers  la  base  du  dyke.  Il  n'y  avait  là  que  des  la- 
veuses à  quelque  distance  du  saut.  Je  fis  sans  affectation  le  tour  du 
dyke;  je  vis  enfin  la  trace  encore  fraîche  d'un  petit  soulier  de 
femme,  et  tout  aussitôt,  dans  les  herbes,  un  mouchoir  brodé  au 
coin  du  chiffre  L.  B. 

Je  m'emparai  avec  un  trouble  inconcevable  de  cette  relique,  et 
je  repartis  aussitôt.  Love  était  venue  là  il  n'y  avait  peut-être  pas  un 
quart  d'heure.  Je  m'élançai  sur  la  route,  et  au  détour  d'un  angle 
de  rochers  je  vis  une  voiture  élégante  et  comfortable ,  traînée  par 
deux  beaux  chevaux,  avec  deux  domestiques  sur  le  siège.  L'équi- 
page remontait  au  pas  le  cours  du  torrent.  Je  le  suivis  en  me  tenant 
à  distance  convenable.  Puis  la  voiture  s'arrêta.  Love  mit  pied  à  terre 
avec  Hope,  et  je  les  suivis  d'un  peu  plus  près,  éperdu,  le  cœur  en 
larmes  et  la  tête  en  feu,  mais  veillant  sur  moi-même  comme  un  In- 
dien à  la  poursuite  de  sa  proie. 

Love  avait  grandi  presque  d'une  demi- tête  ;  mais,  comme  elle  avait 
pris  un  peu  d'embonpoint,  l'ensemble  de  sa  stature  avait  toujours 
la  même  élégance  et  la  même  harmonie  de  proportions.  Elle  portait 
toujours  ses  cheveux  courts,  frisés  naturellement,  soit  qu'elle  vou- 
lût par  là  mettre  à  profit  le  temps  que  les  femmes  sont  forcées  de 
sacrifier  à  l'entretien  et  à  l'arrangement  de  leur  longue  chevelure, 
soit  qu'elle  sût  que  cette  coiffure  excentrique  lui  allait  mieux  que 
toute  autre.  On  pouvait  le  penser,  car,  bien  qu'elle  fût  tout  à  fait 
dépourvue  de  coquetterie,  elle  était  toujours  mise  avec  goût,  et  la 
plus  austère  simplicité  ne  l'empêchait  pas  de  savoir  d'instinct  ce  qui 
était  à  la  convenance  de  sa  taille,  de  son  teint  et  du  type  de  sa  phy- 
sionomie. 

Sa  démarche  était  toujours  aussi  résolue ,  ses  mouvemens  aussi 
souples  et  sa  grâce  naturelle  aussi  enivrante.  Il  me  tardait  de  revoir 
sa  figure.  Elle  se  retourna  enfin  et  se  pencha  à  plusieurs  reprises  de 
mon  côté  pour  ramasser  des  anémones  blanches  dont  elle  remplit 
son  chapeau.  Comme  elle  ne  faisait  aucune  attention  à  moi,  je  la  vis 
d'assez  près  pour  tout  observer.  Ah!  comme  M.  Louandre  m'avait 
menti!  Elle  était  dix  fois  plus  belle  que  je  ne  me  la  rappelais. 

XYIII. 

Hélas!  elle  était  gaie,  elle  était  jeune,  fraîche,  radfeuse,  insou- 
ciante. Sa  belle  voix  claire  et  son  franc  rire  résonnaient  toujours 
comme  une  fanfare  de*  triomphe  sur  les  ruines  de  mon  âme  et  de  ma 
vie.  Forte  et  agile,  elle  traversait  la  route  en  un  clin  d'œil,  allant 
dix  fois  d'une  berge  à  l'autre  pour  faire  son  bouquet  sans  se  laisser 
distancer  par  la  voiture.  Elle  n'avait  ni  châle  ni  manteau,  et  rece- 


JEAN   DE    LA    ROCHE.  281 

vait  bravement  une  fraîche  ondée  dont  elle  songea  pourtant  à  pré- 
server son  frère,  car  elle  envoya  le  domestique  qui  les  accompa- 
gnait à  pied  chercher  dans  la  voiture  un  vêtement  pour  lui.  Je  vis 
alors  la  tête  de  M.  Butler  se  pencher  à  la  portière.  Jeune  encore, 
M.  Butler  n'avait  presque  pas  vieilli;  seulement  ses  cheveux  gris 
étaient  devenus  tout  blancs,  et  rendaient  plus  vif  encore  l'éclat  de 
sa  figure  rose  et  ronde,  type  de  douceur  et  de  sérénité. 

Quant  à  Hope,  il  était  loin  de  l'étiolement  que  m'avait  fait  pres- 
sentir M.  Louandre,  et  qui  eût  pu  le  justifier  de  mes  malheurs.  Il 
était  à  peu  près  de  la  même  taille  que  sa  sœur,  élégant  et  bien  fait 
comme  elle,  d'une  jolie  figure  distinguée,  à  l'expression  plutôt  polie 
que  douce,  car  il  y  avait  un  éclair  d'obstination  et  de  fierté  dans  son 
œil  bleu.  Il  était  habillé  à  la  mode  anglaise,  qui  condamne  aux  petites 
vestes  rondes  et  aux  grands  cols  rabattus  des  garçons  de  dix-huit  à 
vingt  ans.  Hope  en  avait  quinze,  et  ce  costume  enfantin  n'était  pas 
encore  ridicule  chez  lui,  sa  carnation  étant  très  délicate  et  ses  extré- 
mités d'une  finesse  remarquable.  J'observai  aussi  les  valets.  C'étaient 
deux  figures  nouvelles.  Cette  circonstance  acheva  de  me  rassurer. 

Le  frère  et  la  sœur  marchèrent  environ  dix  minutes  devant. moi, 
et  prirent  bientôt  de  l'avance  sur  la  voiture,  qui  montait  une  côte 
rapide.  J'entendis  Love  dire  au  domestique  à  pied  :  «  Restez  près 
des  chevaux;  si  le  cocher  s'endormait,...  c'est  si  dangereux!  »  En 
effet,  le  chemin  était  fort  peu  plus  large  que  la  voiture,  le  roc  mon- 
tant à  pic  d'un  côté,  de  l'autre  tombant  de  même  en  précipice.  In- 
stinctivement je  me  plaçai  entre  les  chevaux  et  l'abîme,  et  je  vis 
Love  se  retourner  plusieurs  fois  :  il  semblait  que  ma  présence  la 
rassurât;  mais  bientôt  je  m'élançai  vers  elle.  Un  taureau,  à  la  tête 
d'un  troupeau  de  vaches,  venait  à  sa  rencontre  et  s'arrêtait  en  tra- 
vers du  chemin,  l'œil  en  feu,  poussant  ce  mugissement  rauque  et 
comme  étouffé  qui  indique  d'une  façon  particulière  la  jalousie  et  la 
méfiance.  Le  troupeau  était  sans  gardien,  et  Love  avançait  toujours, 
ne  faisant  aucune  attention  à  la  menace  de  son  chef.  Hope,  armé 
d'une  petite  canne,  semblait  disposé  à  le  provoquer  plutôt  qu'à  re- 
culer devant  lui. 

Je  doublai  le  pas.  Je  savais  que  ces  taureaux,  élevés*  en  liberté  et 
très  doux  avec  leurs  pasteurs,  sont  quinteux  et  s'irritent  contre  cer- 
tains vêtemens  ou  certaines  figures  nouvelles.  Hope,  courageux  et 
déjà  homme  par  l'instinct  de  la  protection,  se  plaça  entre  sa  sœur 
et  l'ennemi,  leva  sa  petite  canne,  et  fit  mine  de  frapper;  mais,  l'ani- 
mal faisant  tête,  le  jeune  homme  se  jeta  de  côté  et  le  toucha  sur  le 
flanc.  Dès  lors  sa  sœur  était  en  grand  danger.  Le  taureau  bondit 
vers  Love,  qui  se  trouvait  en  face  de  lui.  Elle  eut  pei*r,  car  elle  fit 
un  grand  cri  et  recula  jusqu'au  précipice.  Par  bonheur  j'avais  eu 


282  PiEVUE    DES    DEUX   MONDES. 

le  temps  d'arriver  et  d'arracher  la  petite  canne  des  mains  de  Hope. 
J'en  frappai  le  taureau  sur  le  nez.  Je  savais  que,  dans  notre  pays, 
on  se  rend  maître  de  ces  animaux  avec  une  chiquenaude  sur  les  na- 
rines. Le  taureau  s'arrêta  stupéfait,  et,  comme  je  le  menaçais  de 
recommencer,  il  tourna  le  dos  et  s'enfuit.  Restait  l'équipage  à  pré- 
server de  sa  rancune.  Le  domestique  à  pied  se  réfugia  bravement 
derrière  la  voiture,  et  le  cocher,  ne  pouvant  prendre  du  large,  ras- 
sembla ses  chevaux  pour  les  empêcher  de  s'effrayer.  Je  suivis  le 
taureau,  et  je  le  forçai  encore,  sans  aucun  danger  pour  moi-même, 
à  passer  sans  attaquer  personne.  Je  vis  alors  une  sorte  de  débat 
s'élever  entre  le  frère  et  la  sœur.  Hope,  mécontent  sans  doute  de 
ma  brusquerie,  ne  voulait  pas  que  l'on  me  remerciât,  et  Love  insis- 
tait pour  que  le  domestique  m'amenât  vers  elle.  Je  craignis  d'être 
reconnu,  et,  passant  à  ce  dernier  la  canne  de  son  jeune  maître, 
je  courus  après  le  taureau,  qui  s'en  allait  très  vite  et  qui  pouvait 
être  censé  m' appartenir.  Dès  que  je  pus  trouver  un  éboulement  au 
précipice,  j'y  poussai  l'animal  en  y  descendant  avec  lui,  puis  je  me 
cachai  dans  les  détours  de  la  montagne,  laissant  le  domestique  en- 
voyé à  ma  recherche  m' appeler  à  son  aise. 

Quand  je  vis  que  l'on  renonçait  à  me  trouver,  je  remontai  sur 
la  route,  et  je  laissai  la  voiture  me  devancer  beaucoup.  J'arrivai  à 
Saint-Nectaire  une  heure  après  la  famille  Butler,  et,  entendant  dire 
aux  habitans  que  les  Anglais  avaient  été  voir  les  grottes  à  source 
incrustante,  je  continuai  mon  chemin  pour  aller  me  reposer  dans 
une  maisonnette  de  paysan  hors  du  village.  Bientôt  après,  suivant  le 
chemin  doux  et  uni  qui  passe  à  travers  une  double  rangée  de  bour- 
souflures volcaniques,  sorte  de  via  Appia  bordée  de  petits  cratères 
qu'à  leur  revêtement  de  gazon  et  à  leurs  croûtes  de  laves,  on  pren- 
drait pour  d'antiques  tumulus  couronnés  de  constructions  mysté- 
rieuses, je  m'arrêtai  à  l'entrée  du  val  de  Diane,  en  face  du  château 
de  Murol,  ruine  magnifique  plantée  sur  un  dykc  formidable,  au 
pied  d'un  pic  qui,  de  temps  immémorial,  porte  le  nom  significatif 
de  Tartaret, 

Puisque  mes  voyageurs  avaient  fait  halte  au  dyke  de  la  Verdière, 
ils  ne  pouvaient  manquer  de  gravir  celui  de  Murol.  Je  les  vis  arri- 
ver, et  je  les  devançai  encore  pour  aller  me  cacher  dans  les  ruines. 
Je  les  trouvai  envahies  par  un  troupeau  de  chèvres  qui  broutaient 
les  feuillages  abondans  dont  elles  sont  revêtues.  On  les  avait  mises 
là  depuis  peu,  car  elles  s'en  donnaient  à  cœur  joie,  grimpant  jus- 
que sur  les  fenêtres  et  dans  les  grands  âtres  de  cheminées  béantes 
le  long  des  murs  aux  étages  effondrés.  Il  m'était  bien  facile  de  me 
dissimuler  dans  ce  labyrinthe  colossal,  une  des  plus  hautaines  for- 
teresses de  la  féodalité.  Vue  du  dehors,  c'est  une  masse  prisma- 


JEAN   DE    LA   ROCHE.  283 

tique  qui  se  soude  au  rocher  par  une  base  homogène,  c'est-à-dire 
hérissée  de  blocs  bruts  que  des  mains  de  géans  semblent  avoir  jetés 
au  hasard  dans  la  maçonnerie.  Tout  le  reste  est  bâti  en  laves  tail- 
lées, et  ce  qui  reste  des  voûtes  est  en  scories  légères  et  solides.  Ces 
belles  ruines  de  l'Auvergne  et  du  Yélay  sont  des  plus  imposantes 
qa'û  y  ait  au  monde.  Sombres  et  rougeâtres  comme  le  dyke  dont 
leurs  matériaux  sont  sortis,  elles  ne  font  qu'un  avec  ces  redoutables 
supports,  et  cette  unité  de  couleur,  jointe  quelquefois  à  une  simili- 
tude de  formes,  leur  donne  l'aspect  d'une  dimension  invraisem- 
blable. Jetées  dans  des  paysages  grandioses  que  hérissent  en  mille 
endroits  des  accidens  analogues,  et  que  dominent  des  montagnes 
élevées,  elles  y  tiennent  une  place  qui  étonne  la  vue  et  y  dessinent 
des  silhouettes  terribles  que  rendent  plus  frappantes  les  teintes 
fraîches  et  vaporeuses  des  herbages  et  des  bosquets  environnans. 

A  l'intérieur,  le  château  de  Murol  est  d'une  étendue  et  d'une 
complication  fantastiques.  Ce  ne  sont  que  passages  hardis  franchis- 
sant des  brèches  de  rocher  à  donner  le  vertige,  petites  et  grandes 
salles,  les  unes  gisant  en  partie  sur  les  herbes  des  préaux,  les  autres 
s' élevant  dans  les  airs  sans  escaliers  qui  s'y  rattachent;  tourelles  et 
poternes  échelonnées  en  zigzag  jusque  sur  la  déclivité  du  monti- 
cule qui  porte  le  dyke;  portes  richement  ffeuronnées  d'armoiries  et 
à  moitié  ensevelies  dans  les  décombres  ;  logis  élégans  de  la  renais- 
sance cachés,  avec  leurs  petites  cours  mystérieuses,  dans  les  vastes 
flancs  de  l'édifice  féodal,  et  tout  cela  brisé,  disloqué,  mais  luxuriant 
de  plantes  sauvages  aux  arômes  pénétrans,  et  dominant  un  pays  qui- 
trouve  encore  moyen  d'être  adorable  de  végétation,  tout  en  restant 
bizarre  de  formes  et  âpre  de  caractère. 

C'est  là  que  je  vis  Love  assise  près  d'une  fenêtre  vide  de  ses  croi- 
sillons, et  d'où  l'on  découvrait  tout  l'ensemble  de  la  vallée.  J'étais 
immobile,  très  près  d'elle,  dans  un  massif  de  sureaux  qui  remplis- 
sait la  moitié  de  la  salle.  Love  était  seule.  Son  père  était  resté  en 
dehors  pour  examiner  la  nature  des  laves.  Hope  courait  de  chambre 
en  chambre,  au  rez-de-chaussée,  avec  le  domestique.  Elle  avait 
grimpé  comme  une  chèvre  pour  être  seule  apparemment,  et  elle  était 
perdue  dans  la  contemplation  du  ciel  chargé  de  nuées  sombres  aux 
contours  étincelans,  dont  les  accidens  durs  et  bizarres  semblaient 
vouloir  répéter  ceux  du  pays  étrange  où  nous  nous  trouvions.  Je  re- 
gardai ce  qu'elle  regardait.  Il  y  avait  comme  une  harmonie  terrible 
entre  ce  ciel  orageux  et  lourd,  cette  contrée  de  volcans  éteints  et 
mon  âme  anéantie,  sur  laquelle  passaient  encore  des  flammes  mena- 
çantes. Je  regardais  cette  femme  tranquille,  enveloppée  d'un  reflet 
de  pourpre,  voilée  au  moral  comme  la  statue  d'Isis,  ravie  ou  acca- 
blée par  la  solitude.  Qui  pouvait  pénétrer  dans  sa  pensée?  Cinq  ans 


28à  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

avaient  passé  sur  cette  petite  tête  frisée  sans  y  dérouler  un  cheveu, 
sans  y  faire  entrer  probablement  un  regret  ou  une  inquiétude  à  pro- 
pos de  moi.  Et  moi  j'étais  là,  dévoré  comme  aux  premiers  jours  de 
ma  passion  î  J'avais  couru  sur  toutes  les  mers  et  par  tous  les  chemins 
du  monde  sans  pouvoir  rien  oublier,  tandis  qu'elle  s'était  chaque  soir 
endormie  dans  son  lit  virginal,  autour  duquel  jamais  elle  n'avait  vu 
errer  mon  spectre,  ou  entendu  planer  le  sanglot  de  mon  désespoir. 

Je  fus  pris  d'une  sorte  d'indignation  qui  tournait  à  la  haine.  Un 
moment  je  crus  que  je  ne  résisterais  pas  au  désir  brutal  de  la  sur- 
prendre, d'étouffer  ses  cris...  Mais  tout  à  coup  je  vis  sur  cette  figure 
de  marbre  un  point  brillant  que  du  revers  de  la  main  elle  fit  dispa- 
raître à  la  hâte  :  c'était  une  larme.  D'autres  larmes  suivirent  la 
première,  car  elle  chercha  son  mouchoir,  qu'elle  avait  perdu,  et 
elle  ouvrit  une  petite  sacoche  de  maroquin  qu'elle  portait  à  sa  cein- 
ture, y  prit  un  autre  mouchoir,  essuya  ses  yeux,  et  les  épongea 
même  avec  soin  comme  pour  faire  disparaître  toute  trace  de  cha- 
grin sur  son  visage  condamné  au  sourire  de  la  sécurité.  Puis  elle 
se  leva  et  disparut. 

Mon  Dieu!  à  quoi,  à  qui  avait-elle  donc  songé?  A  son  père  ou  à 
son  frère  menacés  dans  leur  bonheur  et  dans  leur  fortune?  A  coup 
sûr  ce  n'était  pas  mon  souvenir  qui  l'attendrissait.  Elle  me  croyait 
heureux,  guéri  ou  mort.  Je  pris,  à  la  fenêtre  brisée,  la  place  qu'elle 
venait  de  quitter.  Un  éclair  de  jalousie  me  traversa  le  cœur.  Peut- 
être  aimait-elle  quelqu'un,  à  qui,  pas  plus  qu'à  moi,  elle  ne  croyait 
pouvoir  appartenir,  et  cet  infortuné,  dont  j'étais  réduit  à  envier  le 
sort,  était  peut-être  là,  caché  comme  moi  quelque  part,  mais  visible 
pour  elle  seule  et  appelé  à  quelque  douloureux  rendez-vous  de  muets 
et  lointains  adieux  ! 

Il  n'y  avait  personne.  Le  tonnerre  commençait  à  gronder.  Les  ber- 
gers s'étaient  mis  partout  à  l'abri.  Le  pic  de  Diane,  revêtu  d'herbe 
fine  et  jeté  au  creux  du  vallon,  dessinait  sur  le  fond  du  tableau  des 
contours  veloutés  qui  semblaient  frissonner  au  vent  d'orage.  Je  ra- 
massai une  fleur  d'ancolie  que  Love  avait  froissée  machinalement 
dans  ses  mains  en  rêvant,  et  qui  était  restée  là.  J'y  cherchai  pué- 
rilement la  trace  de  ses  larmes.  Oh!  si  j'avais  pu  en  recueillir  une, 
une  seule  de  ces  larmes  mystérieuses!  Il  me  semblait  que  je  lui  au- 
rais arraché  le  secret  de  l'âme  impénétrable  où  elle  s'était  formée, 
car  les  lamies  viennent  de  l'âme,  puisque  la  volonté  ne  peut  les 
contenir  sans  que  l'âme  consente  à  changer  de  préoccupation. 

Quand,  après  le  départ  de  la  famille,  je  me  fus  bien  assuré,  en 
épiant  la  physionomie  enjouée  du  père  et  les  allures  tranquilles  du 
fils,  que  ni  l'un  ni  l'autre  ne  pouvait  donner  d'inquiétude  immé- 
diate à  miss  Love,  quand  j'eus  exploré  du  regard  tous  les  environs 


JEAN    DE    LA    ROCHE.  285 

et  que  toute  jalousie  se  fut  dissipée,  je  me  pris  à  boire  l'espérance 
dans  cette  larme  que  j'avais  surprise.  Et  pourquoi  cette  âme  tendre 
n'aurait-elle  pas  des  aspirations  vers  l'amour,  des  regrets  pour  le 
passé?  Elle  n'était  pas  assez  ardente  pour  se  briser  dans  la  douleur, 
mais  elle  avait  ses  momens  de  langueur  et  d'ennui,  et  si  ma  pas- 
sion voulait  se  contenter  d'un  sentiment  doux  et  un  peu  tiède,  je 
pouvais  encore  émouvoir  cette  belle  statue  et  recevoir  le  bienfait 
caressant  et  infécond  de  sa  pitié  ! 

Je  fus  épouvanté  de  ce  qui  se  passait  en  moi.  Ravagé  par  cinq 
années  de  tortures,  j'aspirais  à  recommencer  ma  vie  en  la  repre- 
nant à  la  page  où  je  l'avais  laissée. 

XIX. 

Cette  larme  décida  de  mon  sort,  et  je  m'attachai,  sans  autre  ré- 
flexion, aux  pas  de  la  famille  Butler.  Je  la  suivis  de  loin  au  village 
du  Mont-Dore,  où  l'on  m'avait  dit  qu'elle  comptait  passer  au  moins 
huit  jours.  J'y  arrivai  à  neuf  heures  du  soir  par  une  pluie  dilu- 
vienne, et  j'allai  prendre  gîte  chez  un  tailleur  de  pierres  qui  avait 
sa  petite  maison  couverte  en  grosses  lames  de  basalte  à  quelque 
distance  du  bourg.  Je  me  rappelais  cet  homme,  qui  m'avait  autre- 
fois servi  ^e  guide,  et  qui  m'avait  plu  par  son  intelligence  prompte 
et  résolue.  C'était  une  bonne  nature,  enjouée,  confiante,  brave,  un 
de  ces  Auvergnats  de  la  montagne  qui  aiment  bien  l'argent,  mais 
qui,  selon  leur  expression,  connaissent  le  monde ^  et  qui,  comptant 
sur  la  générosité  du  voyageur,  ne  cherchent  pas,  comme  ceux  des 
villages,  à  l'exploiter  et  à  le  tromper.  —  François,  lui  dis-je  en  en- 
trant chez  lui,  vous  ne  me  connaissez  plus,  mais  je  suis  un  ancien 
ami;  j'ai  eu  à  me  louer  de  vous  dans  d'autres  temps,  et  vous-même, 
vous  n'avez  pas  eu  lieu  d'être  mécontent  de  moi.  Je  suis  déguisé, 
et  voici  ma  bourse  que  je  vous  confie,  ne  voulant  pas  en  être  em- 
barrassé dans  mes  courses.  Vous  ne  perdrez  pas  votre  temps  avec 
mol,  si  vous  voulez  me  garder  le  secret,  me  traiter  devant  tout  le 
monde  comme  un  de  vos  anciens  amis  qui  passe  par  chez  vous  et 
qui  vous  rend  visite.  Faites  que  cela  soit  possible,  et  que  personne 
dans  le  pays  ne  prenne  ombrage  de  moi.  Je  sais  que  ce  n'est  pas 
aisé,  car  les  guides  sont  jaloux  les  uns  des  autres,  et  je  veux  être 
guide  pendant  une  semaine,  sans  avoir  de  querelles  qui  me  force- 
raient à  me  faire  connaître.  Autrefois  vous  aviez  coutume  de  dire, 
quand  nous  montions  ensemble  dans  les  mauvais  endroits  :  On  peut 
tout  ce  qu'on  veut. 

—  Pour  le  coup,  répondit  François,  sans  retrouver  votre  nom  et 
sans  bien  me  remettre  votre  figure,  je  vous  reconnais  :  c'est  avec 


286  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

VOUS  que  j'ai  descendu  par  le  plus  court ^  aux  gorges  d'Enfer,  un 
jour  qu'il  pleuvait  des  pierres  du  haut  des  puys.  Il  y  a  bien  de  ça 
huit  ou  dix  ans  peut-être? 

—  Peut-être  bien,  lui  dis-je,  ne  voulant  pas  l'aider  à  retrouver 
mon  nom.  Voyons,  ce  que  je  vous  demande,  l' acceptez-vous? 

—  Oui,  parce  que  ce  ne  peut  pas  être  pour  faire  quelque  chose 
de  mal.  Ça  ne  peut  être  ni  pour  tuer  un  homme  ni  pour  enlever 
une  femme  mariée,  n'est-ce  pas? 

—  Sur  ce  qu'il  y  a  de  plus  sacré  au  monde,  je  vous  jure  que  je 
ne  veux  rien  faire  qui  soit  bien  ou  mal.  Je  veux  regarder  à  mon 
aise  et  entendre  causer  une  demoiselle  avec  qui  je  me  marierai 
peut-être  un  jour,  et  qui  ne  me  connaît  pas. 

—  Tiens!  s'écria  François,  j'ai  déjà  vu  ici  une  histoire  comme 
ça!  Eh  bien!  cela  se  peut!  Avec  de  l'argent,  tout  s'arrange,  et  quant 
à  la  discrétion ,  vous  pouvez  compter  sur  celle  de  tous  mes  cama- 
rades comme  sur  la  mienne.  Laissez-moi  faire,  et  reposez-vous. 
Séchez-vous,  mangez,  dormez;  la  maison  est  à  votre  service. 

En  un  clin  d'oeil,  la  femme  de  François  fut  debout,  le  feu  ral- 
lumé, la  soupe  faite  et  le  fromage  servi.  Ces  bonnes  gens  voulaient 
me  donner  leur  lit  et  aller  coucher  sur  le  foin  de  leur  grenier.  Je 
trouvai  le  foin  beaucoup  plus  à  mon  gré,  et  même,  ayant  découvert 
un  tas  de  balles  d'avoine  dans  un  coin,  j'y  fis  étendre  un  drap 
blanc,  et  je  m'y  enfonçai  comme  un  sybarite  dans  des  feuilles  de 
roses.  Dès  le  lendemain,  on  m'avait  cousu  une  paillasse  et  acheté 
une  couverture  neuve.  Mon  logement  était  au-dessus  de  l'étable  à 
vaches  et  n'avait  jamais  servi  qu'à  l'engrangement  des  petites  ré- 
coltes de  mon  hôte.  Le  chat  faisait  si  bonne  garde  que  les  souris  ne 
m'incommodèrent  pas,  et  que,  dans  une  cabane  d'Auvergne,  je  pus 
ne  pas  souflrir  de  la  malpropreté,  bien  que,  rompu  à  toute  sorte  de 
misères,  et  à  de  bien  pires  que  celle-là,  je  me  fusse  d'avance  rési- 
gné à  tout. 

Il  s'agissait  pour  François  de  se  faire  agréer  pour  guide  à  la  fa- 
mille Butler,  qui  ne  le  connaissait  pas.  Bien  qu'elle  fut  venue  plu- 
sieurs fois  au  Mont-Dore;  le  hasard  avait  voulu  qu'elle  n'eût  jamais 
eu  affaire  à  lui,  et  elle  ne  manquerait  pas  de  redemander  ses  an- 
ciens guides.  Il  fallait  donc  décider  ceux-ci  à  nous  laisser  briguer 
la  préférence,  et  empêcher  tous  les  autres  de  faire  un  mauvais  parti 
à  ma  nouvelle  figure.  Ce  que  François  mit  en  œuvre  de  prévoyance, 
de  diplomatie  et  d'imagination,  je  ne  m'en  occupai  nullement,  si  ce 
n'est  pour  payer  sans  discussion  la  condescendance  et  la  discrétion 
de  nos  compétiteurs. 

Le  surlendemain  de  mon  arrivée,  tout  était  arrangé  avec  d'au- 
tant plus  de  promptitude  que  le  service  des  guides,  porteurs  de 


JEAN  DE  LA  ROCHE.  ^7 

chaises  et  loueurs  de  chevaux,  n'était  pas  encore  réorganisé.  La 
saison  des  bains ,  qui  est  aussi  celle  des  touristes ,  ne  commence  au 
plus  tôt  qu'au  15  juin,  quand  le  temps  est  beau  :  nous  n'étions 
qu'au  1",  et  le  temps  était  affreux.  Durant  les  dix  mois  de  l'année 
où  les  pauvres  montagnards  de  cette  région  ne  vivent  pas  de  la  dé- 
pense des  étrangers,  ils  exercent  une  industrie  ou  une  profession 
quelconque.  Aussi  chacun  était-il  encore  à  son  travail,  les  uns  à  la 
scierie  de  planches  de  sapin,  les  autres  aux  réparations  des  chemins 
et  sentiers  emportés  chaque  hiver  par  la  fonte  des  neiges,  d'autres 
encore  au  commerce  des  fromages,  à  la  cueillette  du  lichen  sur  le 
Puy-du-Gapucin,  ou  à  l'extraction  des  pierres  d'alun  de  la  carrière 
du  Sancy.  François  eut  donc  peu  de  jaloux  à  écarter,  bien  que  les 
Butler,  étant  absolument  les  seuls  étrangers  débarqués  dans  le  vil- 
lage, devinssent  nécessairement  le  point  de  mire  des  prétentions 
rivales. 

Mon  plan  improvisé  réussissait  donc  comme  réussissent  presque 
toujours  les  entreprises  que  l'on  ne  discute  pas.  François  critiqua 
seulement  mon  costume,  qui  lui  parut  beaucoup  trop  neuf  pour  être 
porté  dans  la  semaine.  Il  me  prêta  une  casquette  bordée  de  loutre 
et  une  camisole  de  laine  rayée  avec  un  gilet  de  velours  sans  man- 
ches. Il  me  fit  ôter  mes  bretelles  et  les  remplaça  par  une  ceinture 
rouge  roulée  en  corde.  Il  retailla  lui-même  ma  barbe  et  mes  cheveux 
à  sa  guise.  J'étais  bien  pour  le  moins  aussi  hâlé  que  lui,  et  il  fut 
obligé  de  me  déclarer  irréprochable.  Cette  nouvelle  toilette  me  don- 
nait l'avantage  de  n'être  pas  reconnu  aisément  pour  l'homme  qui 
avait  repoussé  le  taureau  sur  la  route  de  Saint-Nectaire.  Aussi,  quand 
je  parus  devant  la  famille  Butler,  ni  elle  ni  ses  gens  ne  songèrent  à 
me  remarquer. 

Il  avait  plu  toute  la  veille,  les  chemins  bas  étaient  inondés,  et  l'on 
avait  demandé  des  chevaux;  mais  quand  on  eut  gagné  le  pied  de  la 
montagne,  on  les  renvoya  :  M.  Butler  aimait  mieux  marcher,  et  ses 
enfans  voulaient  faire  comme  lui.  On  avait  pris  trois  guides  :  le  beau- 
père  de  François,  qui  escortait  M.  Butler;  François,  qui  suivait  Love, 
et  moi,  qui  avais  choisi  Hope,  n'osant  encore  me  placer  si  près  de 
sa  sœur.  Chacun  de  nous  portait  une  sacoche  destinée  aux  plantes 
et  aux  minéraux,  un  marteau  pour  les  briser,  une  bêche  de  botaniste, 
des  vivres  pour  la  collation ,  plus  les  manteaux  imperméables,  les 
chaussures  de  rechange,  et  divers  autres  ustensiles  ou  vêtemens  de 
promenade. 

Je  n'avais  pas  eu  besoin  des  leçons  de  François  pour  comprendre 
en  quoi  consistait  le  devoir  d'un  guide  nîodèle.  Marcher  toujours 
devant,  en  regardant  tous  les  trois  pas  si  l'on  doit  ralentir  ou  accé- 
lérer son  train,  choisir  le  meilleur  du  terrain,  écarter  les  pierres 


288  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avec  le  bout  du  pied  sans  les  faire  rouler  sur  ceux  qui  vous  suivent, 
se  retourner  et  offrir  la  main  dans  les  endroits  difficiles,  et,  si  le  voya- 
geur dédaigne  votre  aide,  s'arc-bouter  dans  les  passages  dange- 
reux, de  manière  à  le  recevoir  ou  à  le  retenir,  s'il  tombe  ou  chancelle  : 
tout  cela  m'eut  semblé  fort  doux  et  facile,  s'il  se  fût  agi  de  Love; 
mais  j'eus  besoin  de  veiller  beaucoup  sur  moi  pour  ne  pas  oublier 
souvent  son  orgueilleux  frère,  lequel  affectait  de  me  réduire  à  l'état 
de  cheval  de  bât,  et  me  remerciait  de  la  main  avec  une  sorte 
d'impatience  dédaigneuse,  quand  je  lui  présentais  le  bras  ou  l'é- 
paule. Cependant  ce  garçon,  agile  et  hardi,  n'était  pas  robuste,  et 
il  manquait  absolument  de  prévoyance  et  de  coup  d'oeil.  Deux  ou 
trois  fois  je  le  préservai  en  dépit  de  lui-même,  et,  comme  il  pré- 
tendait vouloir  toujours  prendre  les  devans,  Love  s'approcha  de 
moi,  et  me  dit  tout  bas  :  «  Mon  ami,  ne  le  quittez  pas,  je  vous  prie; 
il  n'est  pas  prudent.  Arrangez-vous  seulement  de  manière  à  ce  qu'il 
ne  s'aperçoive  pas  trop  que  vous  le  surveillez  bien.  » 

Ce  n'était  pas  une  tâche  aisée,  et  de  plus  je  la  trouvais  déplaisante. 
Il  me  semblait  aussi  que  ma  figure  déplaisait  au  jeune  homme,  bien 
qu'il  ne  songeât  en  aucune  façon  à  la  reconnaître.  Peut-être  même 
se  trouvait-elle  entièrement  effacée  de  son  souvenir.  Quant  à  Love, 
elle  ne  m'avait  pas  regardé  du  tout,  et  je  savais  que  M.  Butler  avait 
fort  peu  la  mémoire  des  physionomies  humaines  :  il  n'avait  que 
celle  des  noms  et  des  choses. 

Love  avait,  en  me  parlant,  la  douceur  polie  que  je  me  rappelais 
lui  avoir  toujours  vue  avec  les  inférieurs,  mais  aussi  cette  nuance 
d'autorité  que  l'on  est  en  droit  d'avoir  avec  un  guide  bien  payé. 
Elle  avait  dit:  «Mon  ami,  je  vous  prie,  n  comme  elle  eût  dit: 
((  Brave  homme,  faites  ce  que  je  vais  vous  ordonner.  »  J'affectais 
un  air  simple  et  des  allures  rustiques  auxquelles  il  ne  m'était  pas 
difficile  de  donner  le  caractère  indigène  le  plus  fidèle.  Je  retrouvais 
aussi  sans  effort  l'accent  des  montagnes  de  l'Auvergne,  qui  n'est 
pas  le  charabia  de  convention  qu'on  nous  prête  à  Paris,  mais  une 
sorte  de  gasconnage  orné  parfois  du  grasseyement  provençal.  Quant 
au  patois  proprement  dit,  je  n'en  avais  pas  oublié  une  locution,  et 
je  le  parlais  avec  les  autres  guides  de  façon  à  satisfaire  l'oreille  la 
plus  méfiante. 

Les  monts  Dore,  bien  que  plus  élevés  et  plus  escarpés  que  les 
monts  Dôme,  ne  sont  pas  d'un  accès  très  difficile  en  été,  même  pom* 
les  femmes;  mais  la  saison  que  M.  Butler  avait  choisie  pour  son  ex- 
cursion les  rendait  assçz  périlleux  à  explorer.  Presque  partout  les 
sentiers  avaient  disparu,  et  les  tourbes  épaisses  des  hautes  prairies, 
détrempées  par  l'humidité,  se  détachaient  par  énormes  lambeaux 
qui  menaçaient  de  nous  engloutir.  Le  pied  ne  trouvait  pas  toujours 


JEAN  DE  LA  ROCHE.  289 

sur  le  sol  la  résistance  nécessaire  pour  se  fixer,  et  par  endroits  il  fal- 
lait escalader  des  éboulemens  de  roches  et  d'arbres  dont  notre  poids 
hâtait  la  chute.  Quand  le  terrain  n'était  pas  trop  rapide,  c'était  un 
jeu,  même  pour  M.  Butler,  qui  était  resté  excellent  piéton,  et  qui  se 
piquait  à  bon  droit  d'avoir  le  pied  géologue^  mais  par  momens,  sur 
des  revers  presque  verticaux,  je  ne  voyais  pas  sans  trembler  fadroite 
et  courageuse  Love  se  risquer  sur  ces  masses  croulantes. 

C'est  cependant  la  seule  époque  de  l'année  où  Ton  puisse  jouir  du 
caractère  agreste  et  touchant  de  ce  beau  sanctuaire  de  montagnes. 
Aussitôt  que  les  J3aigneurs  arrivent,  tous  ces  sentiers,  raffermis  et 
déblayés  à  la  hâte,  se  couvrent  de  caravanes  bruyantes  ;  le  village 
retentit  du  son  des  pianos  et  des  violons,  les  prairies  s'émaillent 
d'os  de  poulets  et  de  bouteilles  cassées;  le  bruit  des  tirs  au  pistolet 
effarouche  les  aigles,  chaque  pic  un  peu  accessible  devient  une  guin- 
guette où  la  fashion  daigne  s'asseoir  pour  parler  turf  ou  spectacle,  et 
l'austère  solitude  perd  irrévocablement,  pour  les  amans  de  la  nature, 
ses  profondes  harmonies  et  sa  noblesse  immaculée. 

Nous  n'avions  rien  de  pareil  à  redouter  au  milieu  des  orages  que 
nous  traversions,  et  j'entendais  dire  à  Love  qu'elle  aimait  beaucoup 
mieux  ces  chemins  impraticables  et  ces  promenades  pénibles,  assai-  ^■ 
sonnées  d'un  peu  de  danger,  que  les  sentiers  fraîchement  retaillés  * 
à  la  bêche  ou  battus  par  les  oisifs.  —  J'aime  aussi  le  printemps  plus 
que  l'automne  ici,  disait-elle  à  son  père.  Les  profanations  de  l'été 
y  laissent  trop  de  traces  que  l'hiver  seul  peut  laver  et  faire  oublier. 
Dans  ce  moment-ci,  le  pays  n'est  pas  à  tout  le  monde;  il  est  à  ses 
maîtres  naturels,  aux  pasteurs,  aux  troupeaux,  aux  bûcherons  et  à 
nous,  qui  avons  le  courage  de  le  posséder  à  nos  risques  et  périls. 
Aussi  je  me  figure  qu'il  nous  accueille  en  amis,  et  que  rien  de  fâ- 
cheux ne  nous  y  peut  arriver.  Ces  herbes  mouillées  sentent  bon; 
ces  fleurs,  toutes  remplies  des  diamans  de  la  pluie,  sont  quatre  fois 
plus  grandes  et  plus  belles  que  celles  de  l'été.  Ces  grandes  vaches, 
bien  lavées,  reluisent  au  soleil  comme  dans  un  beau  tableau  hollan- 
dais. Et  le  soleil?  Ne  trouvez-vous  pas  que,  lui  aussi,  est  plus  ar- 
dent et  plus  souriant  à  travers  ces  gros  nuages  noirs  qui  ont  l'air  de 
jouer  avec  lui? 

Love  avait  raison.  Cette  nature,  toute  baignée  à  chaque  instant, 
était  d'une  suavité  adorable.  Les  torrens,  pauvres  en  été,  avaient 
une  voix  puissante  et  des  ondes  fortes.  Le  jeu  des  nuages  changeait 
à  chaque  instant  faspect  des  tableaux  fantastiques,  et  quand  la 
pluie  tombait,  les  noirs  rideaux  de  sapins,  aperçus  à  travers  un  voile, 
semblaient  reculer  du  double,  et  le  paysage  prenait  la  vastitude  des 
grandes  scènes  de  montagnes. 

TOME  XXIV.  19 


290  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

XX. 

Comme  mes  voyageurs  (c'est  ainsi  que  je  pouvais  les  appeler,  de 
ce  ton  de  propriétaire  qui  est  particulier  aux  guides)  connaissaient 
le  pays,  ils  n'étaient  pas  pressés  de  refaire  les  promenades  classi- 
ques, et  ils  allaient  en  naturalistes,  étudiant  les  détails,  cherchant 
à  explorer  des  parties  qui  ne  leur  étaient  pas  familières  et  qui  n'é- 
taient guère  explorables.  Cependant,  quand  nous  fûmes  arrivés  sur 
les  hauts  plateaux,  tout  danger  cessa,  et  je  pus  abandonner  mon 
jeune  maître  à  lui-même. 

Ces  plateaux,  souvent  soutenus  par  des  colonnades  de  basalte 
comme  celles  de  mon  vallon  natal  de  La  Roche,  sont  beaucoup  plus 
élevés  et  plus  poétiques.  Ce  sont  les  véritables  sanc.tuaires  de  la  vie 
pastorale.  Le  gazon  inculte  qui  revêt  ces  régions  fraîches  s'accu- 
mule en  croûtes  profondes,  sur  lesquelles  chaque  printemps  fait 
fleurir  un  herbage  nouveau.  Les  troupeaux  vivent  là  quatre  mois  de 
l'année  en  plein  air.  Leurs  gardiens  s'installent  dans  des  chalets 
qu'on  appelle  burons  (et  burots),  parce  qu'on  y  fait  le  beurre.  On 
marche  sans  danger,  mais  non  sans  fatigue,  dans  ces  pâturages  gras 
et  mous,  sous  lesquels  chuchotent  au  printemps  des  ruisselets  per- 
dus dans  la  tourbe.  Là  où  règne  cette  herbe  luxuriante  et  semée  de 
fleurs,  mais  dont  le  sous-sol  n'est  qu'un  amas  de  détritus  inféconds, 
il  ne  pousse  pas  un  arbre,  pas  un  arbuste.  Ces  énormes  étendues 
sans  abri,  mais  largement  ondulées,  quelquefois  jetées  en  pente 
douce  jusqu'au  sommet  des  grandes  montagnes,  d'autres  fois  enfer- 
mées, comme  des  cirques  irréguliers,  dans  une  chaîne  de  cimes 
nues,  ont  un  caractère  particulier  de  mélancolie  rêveuse.  La  pré- 
sence des  troupeaux  note  rien  à  leur  grand  air  de  solitude,  et  le 
bruit  monotone  de  la  lente  mastication  des  ruminans  semble  faire 
partie  du  silence  qui  les  enveloppe. 

Love  se  jeta  sur  l'herbe  auprès  d'une  troupe  de  vaches  qui  vin- 
rent flairer  ses  vêtemens  et  lécher  ses  mains  pour  avoir  du  sel.  Ces 
belles  bêtes  étaient  fort  douces;  mais  je  vis  Love  de  si  près  entourée 
par  leurs  cornes,  qu'il  me  fut  permis  de  m'approcher  d'elle  pour  la 
débarrasser  au  besoin  de  trop  de  familiarité.  Je  me  tins  cependant 
de  manière  à  éviter  son  attention,  redoutant  toujours  le  premier  re- 
gard qu'elle  attacherait  sur  moi,  et  voulant  éprouver  d'abord  l'effet 
de  ma  voix.  Me  sentant  là,  elle  m'adressa  plusieurs  questions  sur 
les  habitudes  de  la  prairie,  les  mœurs  des  chalets,  et  même  elle  me 
demanda  si  j'avais  été  gardeur  de  troupeaux  dans  mon  enfance.  Je 
n'hésitai  pas  à  répondi-e  oui,  et  comme  je  pouvais  parler  ex  professa 
de  ces  choses  qui  diffèrent  pourtant  de  celles  de  ma  localité,  mais 
que  j'avais  eu  le  loisir  d'étudier  là  en  d'autres  temps,  mes  réponses 
parurent  naturelles.  Ma  voix  ne  disait,  plus  rien  au  cœur  de  Love. 


JEAN   DE    LA   ROCHE.  291 

Elle  causa  avec  moi  comme  avec  un  étranger,  avec  un  paysan  quel- 
conque. En  ce  moment,  le  soleil  frappait  très  fort  sur  elle,  et  je 
voyais  la  sueur  perler  sur  son  front;  j'ouvris  un  grand  parapluie 
dont  j'étais  muni,  et  je  le  tins  sur  sa  tête.  Elle  ne  prenait  jamais 
aucune  de  ces  précautions  pour  elle-même  ;  mais  elle  pensa  que  je 
voulais  gagner  ma  journée  en  conscience,  et  elle  me  laissa  faire.  Je 
lui  demandai  si  elle  avait  soif,  et,  sans  trop  attendre  la  réponse,  je 
courus  traire  une  chèvre  dans  ma  tasse  de  cuir.  Elle  prit  en  sou- 
riant ce  que  je  lui  offrais,  et  après  avoir  bu,  elle  m'envoya  auprès  de 
son  père  et  de  son  frère  pour  leur  proposer  de  goûter  cet  excellent 
lait.  Me  trouvait-elle  importun,  comme  le  sont  certains  guides  trop 
attentionnés?  Dans  tous  les  cas,  elle  ne  parut  pas  vouloir  me  le  faire 
sentir,  car  lorsque  je  revins  auprès  d'elle.  Love  me  parla  encore  pour 
me  demander  si  j'avais  femme  et  enfans.  Je  lui  répondis  à  tout 
hasard  que  j'avais  une  belle  grande  femme  presque  aussi  blanche 
qu'elle,  trois  fdles  et  deux  garçons.  Je  commençais  à  m' amuser  de 
ma  douloureuse  situation,  et  j'étais  préparé  à  tous  les  mensonges. 

—  En  ce  cas,  me  dit-elle,  vous  aimez  beaucoup  votre  femme, 
une  femme  qui  est  belle  et  qui  vous  élève  de  beaux  enfans? 

—  Sans  doute  je  l'aime  beaucoup,  répondis-je;  mais  elle  a  un 
défaut,  c'est  qu'elle  est  indifférente. 

— Gomment,  indifférente?  Elle  ne  vous  aime  pas  autant  que  vous 
Taimez?  Est-ce  là  ce  que  vous  voulez  dire? 

—  C'est  bien  là  ce  que  je  veux  dire.  J'ai  une  femme  comme  il  y 
en  a  peu,  voyez-vous!  une  femme  qui  ne  pense  qu'à  son  travail  et 
à  ses  enfans.  Elle  aime  aussi  ses  père  et  mère,  ses  frères  et  sœurs; 
mais  quant  au  mari,  c'est  par-dessus  le  marché. 

—  Vous  avez  l'air  d'être  jaloux  d'elle;  peut-être  que  cela  vous 
rend  injuste? 

—  Je  serais  bien  jaloux  comme  un  diable,  si  elle  m'en  donnait 
sujet;  mais  je  sais  qu'elle  est  sage,  et  d'ailleurs,  voyez-vous,  aimer 
un  autre  homme  que  moi,  ça  lui  donnerait  trop  de  peine.  Il  y  en  a 
comme  ça  qui  ne  peuvent  pas  loger  deux  sortes  d'amitié  à  la  fois. 

—  Je  ne  vous  comprends  pas  bien,  reprit  Love  en  cherchant  à 
me  regarder.  —  Mais  je  me  méfiais,  et,  assis  en  pente  à  deux  pas 
au-dessous  d'elle,  je  ne  relevais  pas  la  tête  pour  lui  parler.  —  Vous 
pensez  donc,  ajouta-t-elle,  que  l'amitié  est  peu  de  chose  en  mé- 
nage? —  Et  comme  si  je  fusse  devenu  tout  à  coup  pour  elle  un  sujet 
d'étude,  elle  me  demanda  quelle  si  grande  différence  je  pouvais 
faire  entre  V amitié  que  m'accordait  ma  femme  et  celle  que  je  sem- 
blais  exiger.  Elle  s'exposait  à  d'étranges  réponses  de  la  part  d'un 
rustre  ;  mais  ou  sa  candeur  ne  les  lui  laissait  pas  prévoir,  ou  mon 
ton  sérieux  la  rassurait. 

J'avais  beaucoup  à  faire  pour  m' expliquer,  sans  sortir  de  mon 


292  REVUE    DES    DEUX   MOxVDES. 

personnage  naïf  et  sans  trahir  le  besoin  que  j'avais  de  lui  arracher 
quelque  réflexion  sur  sa  manière  de  sentir  un  sujet  si  déhcat.  —  11 
y  a  bien  des  sortes  d'amitié,  lui  répondis-je.  11  y  en  a  une  tran- 
quille comme  celle  de  ce  petit  ruisseau  qui  coule  là  tout  endormi 
sous  vos  pieds,  et  il  y  en  a  une  autre  qui  mène  grand  train,  comme 
la  cascade  que  vous  entendez  d'ici.  Je  ne  suis  pas  assez  savant  pour 
vous  dire  d'où  vient  la  différence;  mais  elle  y  est,  n'est-ce  pas?  Je 
sais  bien  que  je  me  tourmente  de  tout  ce  qui  peut  tourmenter  ma 
femme,  et  que  si  je  la  perdais,  ce  ne  seraient  pas  mes  enfans  qui 
me  la  remplaceraient,  tandis  qu'elle,  rien  de  ce  qui  peut  m' arriver 
à  moi  tout  seul  ne  la  tourmente,  et  si  je  mourais,  pourvu  que  les 
petits  se  portent  bien  et  ne  manquent  pas  de  pain,  elle  conserve- 
rait sa  bonne  mine,  et  ne  penserait  pas  plus  à  moi  que  si  elle  ne 
m'avait  jamais  connu. 

—  Je  crois,  répondit  Love  attentive,  que  vous  vous  trompez,  et 
qu'une  femme  ne  peut  pas  être  aussi  indifférente  pour  un  bon  mari. 
Je  pense  que  vous  vous  tourmentez  vous-même  dans  la  crainte  d'être 
trop  content  de  votre  sort,  et  cela  m'étonne.  Est-ce  que  vous  n'ai- 
mez pas  le  travail,  qu'il  vous  reste  du  temps  pour  vous  creuser 
ainsi  la  tête? 

Nous  fûmes  interrompus  par  Hope,  qui  lui  dit  en  anglais  :  —  Eh 
bien  !  que  faites- vous  donc  là  en  conversation  sérieuse  avec  ce  guide? 

—  Sérieuse?  répondit  Love  en  riant.  Eh  bien!  c'est  la  vérité,  je 
parle  philosophie  et  sentiment  avec  lui.  Il  est  très  singulier,  cet 
homme,  trop  intelligent  peut-être  pour  un  paysan,  et  pas  assez 
pour  savoir  être  heureux.  Et  elle  ajouta  en  latin  :  Heureux  V homme 
des  champs j  s'il  comiaissait  son  bonheur!  Puis  elle  lui  demanda  en 
anglais  s'il  n'avait  pas  les  pieds  mouillés,  et,  se  levant,  elle  reprit 
avec  lui  sa  promenade  autour  de  la  prairie. 

Je  les  suivais  et  j'écoutais  avidement  tout  ce  qu'ils  pouvaient  se 
dire.  J'entendais  désormais  parfaitement  leur  langue,  et  comme  je 
ne  leur  inspirais  aucune  méfiance,  je  pouvais  et  je  m'imaginais  de- 
voir surprendre  entre  eux,  à  un  moment  donné,  le  mot  de  mon  passé 
et  celui  de  mon  avenir;  mais  je  n'appris  rien.  Ils  ne  parlèrent  que 
de  botanique,  et  à  ce  propos  ils  mentionnèrent  un  certain  classe- 
ment, absurde  selon  Hope,  ingénieux  selon  Love,  que  prétendait  ten- 
ter M.  Junius  Black.  J'avais  oublié  ce  personnage,  et  son  nom  me 
frappa  désagréablement,  surtout  parce  que  Love  le  défendait  contre 
les  dédains  scientifiques  de  son  frère.  Ils  en  parlèrent  comme  de  leur 
commensal  accoutumé,  mais  sans  que  je  pusse  savoir  où  il  était  en 
ce  moment  et  pourquoi  il  ne  se  trouvait  pas  avec  eux.  Je  n'avais  pas 
pensé  à  m'enquérir  de  lui  à  Bellevue.  Peut-être  y  était- il  resté,  fixé 
aux  précieuses  collections  comme  un  papillon  à  son  épingle. 

Pendant  huit  jours  entiers,  je  suivis  ainsi  la  famille  Butler  en  pro- 


JEAN    DE    LA    ROCHE.  293 

menade,  toujours  chargé  comme  un  mulet  et  toujours  attaché  aux 
pas  du  jeune  homme.  J'échangeais  pourtant  chaque  jour  quelques 
mots  avec  Love,  qui  me  plaisantait  sur  ce  qu'elle  appelait  mon  hu- 
meur noire.  Quand  elle  parlait  de  moi  dans  sa  langue  avec  son  frère, 
elle  disait  que  mes  raisonnemens  et  mon  amour  conjugal  l'intéres- 
saient; mais  elle  prétendait  avoir  une  préférence  pour  François, 
dont  l'humeur  insouciante  et  les  lazzis  rustiques  la  tenaient  en  gaité. 
Hope  ne  me  parlait  jamais  que  pour  me  donner  des  ordres,  ou  pom- 
me prier  d'un  ton  poli  et  bref  de  ne  pas  le  toucher.  M.  Butler  était 
toujours  la  douceur  et  la  bonté  même.  Il  ne  paraissait  pas  me  distin- 
guer des  autres  guides,  et  il  nous  parlait  à  tous  trois  du  même  ton 
paternel  et  bienveillant. 

Au  bout  de  ces  huit  jours,  durant  lesquels,  de  neuf  heures  du 
matin  à  sept  heures  du  soir,  je  ne  perdais  pas  de  vue  un  mouve- 
ment de  Love,  je  fus  bien  convaincu  qu'eHe  n'avait  pas  eu  une  pen- 
sée pour  moi,  puisqu'elle  ne  s'avisa  pas  une  seule  fois  de  remarquer 
ou  de  faire  remarquer  ma  ressemblance  avec  le  malheureux  qu'elle 
avait  connu.  Je  la  vis  toujours  absorbée  par  l'étude  de  la  nature,  par 
le  soin  de  montrer  à  son  père  tout  ce  qu'elle  pouvait  trouver  d'inté- 
ressant, ou  de  le  consulter  pour  le  distraire  de  trop  de  rêverie.  Quant 
à  son  frère,  elle  me  sembla  ne  plus  s'en  occuper  avec  inquiétude. 
Elle  avait  pris  toute  confiance  dans  ma  manière  de  l'escorter. 

Un  jour  enfin,  elle  m'accorda  tout  à  fait  son  attention,  et  elle  dit 
en  anglais  à  son  père  que  si  je  n'étais  pas  le  plus  divertissant  des 
trois  guides  auvergnats,  j'étais  à  coup  sûr  le  plus  empressé,  le  plus 
solide  et  le  plus  consciencieux.  —  C'est  bien,  répondit  M.  Butler,  il 
faudra  lui  donner  à  l'insu  des  autres  un  surcroit  de  récompense,  à 
ce  brave  garçon-là  î 

—  Oui  certes,  je  m'en  charge,  reprit  Love.  Je  veux  lui  acheter 
une  belle  robe  pour  sa  femme,  dont  il  est  amoureux  fou  après  cinq 
ans  de  mariage.  Savez-vous  que  c'est  beau  d'être  si  fidèle,  et  qu'il  y 
a  dans  ce  paysan-là  quelque  chose  de  plus  que  dans  les  autres  1 

—  Eh  bien!  répliqua  M.  Butler,  dites-lui  de  nous  conduire  de- 
main dans  sa  maison,  Yous  serez  bien  aise  de  la  voir,  sa  femme,  et 
peut-être  saurez-vous  leur  dire  à  tous  deux  quelque  bonne  parole, 
vous  qui  avez  toujours  de  si  bonnes  idées  dans  le  cœur! 

•Love  s'adressa  alors  à  moi  en  français,  et  me  demanda  de  quel 
coté  je  demeurais.  J'étais  un  peu  las  de  feindre.  J'échangeai  un  re- 
gard avec  François,  et  il  répondit  pour  moi  que,  je  ne  demeurais 
pas  dans  le  pays  même.  Et  puis,  averti  par  un  second  coup  d'œil,  il 
rompit  la  glace,  ainsi  que  nous  étions  convenus  de  le  faire  à  la  pre- 
mière occasion.  —  Mon  cousin  Jacques,  dit- il  en  me  désignant, 
demeure  du  côté  du  Vélay,  dans  un  endroit  que  vous  ne  connaissez 
peut-être  pas,  et  qui  s'appelle  La  Roche. 


29â  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

—  La  Roche-sur-Bois?  demanda  Love  avec  une  certaine  vivacité. 

—  Oui,  répondis-je.  Est-ce  que  vous  êtes  de  par  là?  Peut-être  que 
vous  avez  entendu  parler  du  propriétaire  des  bois  où  je  travaille 
quelquefois,  quand  je  ne  viens  pas  chercher  de  l'ouvrage  par  ici, 
M.  Jean  de  La  Roche?  Connaissez- vous  ça? 

—  Oui,  répondit  brièvement  Love  en  attachant  sur  moi  le  premier 
regard  que  j'eusse  encore  pu  surprendre  ou  obtenir  d'elle. 

Et  elle  resta  interdite,  comme  Si  pour  la  première  fois  elle  s'avisait 
de  la  ressemblance. 

—  Eh  bien!  qu'est-ce  que  vous  avez,  ma  chère?  lui  dit  en  anglais 
M.  Butler  en  me  regardant  aussi. 

—  Vous  ne  trouvez  pas,  répondit  Love,  que  cet  homme  a  les 
mêmes  yeux  et  le  même  front,...  et  aussi  quelque  chose  du  sourire 
triste  de  notre  pauvre  Jean? 

Elle  se  détourna  vite;  niais  je  sentis  sa  voix  émue,  et  ses  paroles 
entrèrent  dans  mes  entrailles  comme  une  flèche. 

—  Je  crois  que  vous  avez  raison,  répondit  M.  Butler.  J'y  avais  déjà 
pensé  vaguement,  et  à  présent  je  ne  trouve  rien  là  d'extraordinaire. 

—  Pourquoi?  reprit  Love  avec  animation. 

—  Parce  que...  mon  Dieu,  ma  chère,  vous  n'êtes  plus  un  enfant, 
et  on  peut  vous  dire  cela.  Le  père  de  notre  pauvre  ami  était  jeune 
et  un  peu  trop...  comment  vous  dirair-je?...  un  peu  trop  jeune  pour 
sa  femme,  qui  était  modeste  en  ses  manières  et  contenue  dans  sa 
jalousie.  11  courait  un  peu  les  environs,  et  l'on  dit  que  beaucoup  de 
villageois  de  ses  domaines  ont  un  air  de  famille...  Voilà  du  moins 
ce  qui  se  voit  dans  plusieurs  localités  seigneuriales,  et  ce  que 
M.  Louandre  m'a  raconté  en  me  disant  qu'avant  et  même  depuis  la 
mort  de  son  mari,  la  pauvre  comtesse  de  La  Roche  avait  vécu  dans 
les  larmes  d'une  jalousie  muette  et  inconsolée.  Et  c'est  pourquoi, 
chère  Love,  autant  vaut  rester  fille,  comme  vous  l'avez  résolu,  que 
de  se  jeter  dans  le  hasard  des  passions. 

—  Oui,  reprit  Love  en  s' asseyant  au  bord  d'un  beau  réser\^oir 
d'eau  de  roche,  où  bondissaient  des  truites  brillantes  comme  des 
diamans;  je  vois,  par  l'exemple  de  ce  paysan  jaloux  de  sa  femme, 
que  la  passion  peut  troubler  même  le  mariage,  et  par  ce  que  vous 
m'apprenez  des  chagrins  de  la  pauvre  comtesse,  je  vois  aussi  que  le 
veuvage  et  la  solitude  ne  guérissent  pas  de  ces  déchiremens-là.    • 

Elle  prononça  ces  mots  avec  une  tristesse  qui  me  frappa.  J'étais 
fort  ému  de  la  révélation  que  M.  Butler  venait  de  me  faire  des  causes 
de  l'étrange  abattement  où  j'avais  vu  ma  pauvre  mère  vivre  et  mou- 
rir, et  en  même  temps  je  croyais  voir  percer  un  regret  dans  les  ré- 
flexions de  Love  sur  le  veuvage  du  cœur.  Nous  étions  auprès  d'une 
scierie  de  planches,  au  penchant  d'une  verte  montagne  boisée.  Ces 
usines  rustiques  sont  très  pittoresques  dans  les  monts  Dore.  Celle-ci 


JEAN    DE    LA.    ROCHE.  295 

était  dans  un  site  d'une  rare  poésie,  et  la  famille  y  faisait  halte  pour 
prendre  sur  l'herbe  sa  collation  portative  de  chaque  jour.  INous  étions 
chargés  de  trouver  à  cet  effet  de  l'eau  de  source  et  une  belle  vue,  ce 
qui  n'était  pas  difficile,  et  nous  servions  nos  voyageurs  avec  zèle; 
mais  aussitôt  que  tout  était  à  leur  portée,  ils  nous  faisaient  asseoir 
tous  trois  assez  près  d'eux,  et  Love  nous  passait  avec  beaucoup  de 
soin  et  de  propreté  la  desserte,  qui  était  copieuse. 

xVu  moment  où  Love  et  son  père  s'entretenaient  comme  je  viens 
de  le  rapporter,  François  lui  improvisait  un  siège  et  une  table  avec 
des  bouts  de  planches.  Je  feignis  de  tro.uver  qu'il  ne  s*y  prenait  pas 
bien,  et  je  m'approchai  d'elle  pour  voir  l'expression  de  son  visage;, 
mais  elle  se  détourna  vivement,  et  il  me  sembla  que,  comme  au 
château  de  Murol,  elle  faisait  un  grand  effort  sur  elle-même  pour  < 
retenir  une  larme  furtive.  Quelques  instans  après,  elle  me  regarda 
en  prenant  de  mes  mains  la  petite  corbeille  qui  lui  servait  d'assiette 
pour  déjeuner,  et  elle  dit  à  son  père  en  anglais  :  —  Alors  ce  serait 
là  un  frère  de  Jean?  —  Et,  sans  attendre  la  réponse,  elle  me  de- 
manda si  j'avais  connu  le  jeune  comte  de  La  Roche. 

—  Gomment  donc  ne  le  connaîtrais-je  pas,  répondis-je,  puisque 
je  demeure  à  une  lieue  de  chez  lui?  Mais  il  y  a  longtemps  qu'il  est 
parti  pour  les  pays  étrangers. 

— ■  Où  il  s'est  marié?...  reprit-elle  vivement, 

—  Quant  à  cela,  répliquai-je  résolument,  on  l'a  dit,  comme  on  a 
dit  aussi  qu'il  était  mort;  mais  il  paraît  que  l'un  n'est  pas  plus  vrai 
que  l'autre. 

—  Gomment?  s'écria-t-elle;  qu'en  savez-vous?  Vous  n*en  pouvez 
rien  savoir.  Est-ce  qu'il  a  donné  de  ses  nouvelles  dernièrement? 

—  La  vieille  gouvernante  du  château,  qui  est  ma  tante,  en  a 
reçu  il  n'y  a  pas  plus  de  huit  jours,  et  elle  m'a  dit  :  On  nous  a  fait 
des  mensonges,  notre  maître  n'a  pas  seulement  pensé  à  se  marier. 

—  Mon  père,  s'écria  Love  en  anglais  et  en  se  levant,  entendez- 
vous?  On  nous  a  trompés!  11  vit,  et  peut-être  pense-t-il  toujours  à 
nous  ! 

—  Eh  bien!  ma  fille,* dit  M.  Butler  un  peu  troublé,  s'il  vit,  grâces 
en  soient  rendues  à  Dieu;  mais,  s'il  n'est  pas  marié,...  qu'en  voulez- 
vous  conclure? 

—  Rien,...  répondit  Love  froidement  après  une  courte  hésitation, 
et,  s' adressant  à  moi,  elle  m'ordonna  d'aller  chercher  son  frère. 

J'eus  en  ce  moment  un  accès  de  rage  et  de  haine  contre  elle.  Je 
me  dirigeai  vers  Hope,  qui  s'oubliait  à  causer  avec  les  scieurs;  je  lui 
dis  fort  sèchement  qu'on  l'attendait,  et  je  m'enfonçai  dans  la  forêt, 
comme  pour  ne  plus  jamais  revoir  cette  fille  sans  amour  et  sans  pi- 
tié, qui  n'avait  rien  à  conclure  de  ce  qu'elle  venait  d'apprendre. 

Mais  François  courut  après  moi;  le  brave  homme  savait  tout  mon 


296  REVUE    DES   DEUX  MONDES. 

roman,  que  par  le  menu  il  m'avait  bien  fallu  lui  confier.  —  Où 
allez-vous?  me  dit- il.  Venez  donc!  elle  parle  de  vous!  elle  veut 
vous  demander  si  M.  Jean  doit  revenir  bientôt  de  ses  voyages.  Elle 
me  Ta  demandé,  à  moi  ;  mais,  ne  sachant  pas  ce  que  vous  voulez 
qu'on  dise  là-dessus,  j'ai  répondu  que  je  n'en  savais  rien.  J'ai  dit 
pourtant  que  je  le  connaissais,  ce  pauvre  M.  de  La  Roche,  que  je 
m'étais  souvent  promené  avec  lui,  et  que  j'avais  entendu  dire  qu'il 
avait  eu  depuis  des  peines  d'amour  pour  une  demoiselle  trop  fière 
qui  ne  l'aimait  pas.  Enfin  j'ai  parlé,  je  crois,  comme  il  fallait  parler. 

—  Et  qu'a-t-elle  dit  de  cela,  elle? 

—  Elle  m'a  demandé  si  je  savais  ou  si  vous  saviez  le  nom  de  cette 
demoiselle;  à  quoi  j'ai  dit  non,  et  elle  a  paru  tranquille. 

—  Eh  bien!  puisqu'elle  est  tranquille,  laissons-la  dans  sa  tran- 
quillité! Ne  répondez  plus  à  aucune  question,  ne  songez  plus  à  me 
servir.  Je  m'en  vais,  je  retourne  chez  vous,  et  demain  je  pars. 

—  Non  pas,  non  pas!  s'écria  François  en  me  retenant;  elle  parle 
très  vivement  de  vous  avec  son  frère.  Je  ne  comprends  pas  ce  qu'ils 
se  disent,  mais  j'entends  votre  nom  à  tout  moment.  Ils  ont  l'air  de 
se  disputer.  Il  faut  au  moins  que  vous  sachiez  ce  qu'ils  pensent  de 
vous.  Revenez,  revenez  vite,  car,  si  vous  partiez  comme  ça  fâché, 
elle  pourrait  bien  se  douter  que  c'est  vous  qui  étiez  là,  et  le  père 
pourrait  bien  à  son  tour  se  fâcher  contre  moi.  Souvenez-vous  que 
vous  m'avez  juré  que  dans  toute  affaire  je  ne  serais  pas  compromis, 
et  que  ça  me  ferait  grand  tort  dans  mon  état  de  guide,  si  on  savait 
que  je  me  suis  mêlé  d'histoires  d'amour. 

François  avait  raison,  et  d'ailleurs  ma  fierté  se  révoltait  à  l'idée 
que  l'on  pouvait  me  deviner  après  m' avoir  dédaigné  si. ouvertement. 
Je  revins  après  avoir  cueilli  des  fruits  de  myrtile,  que  M.  Butler 
aimait  beaucoup,  et  il  me  remercia  en  disant  :  Cet  excellent  garçon 
pense  à  tout!  Vraiment,  on  voudrait  l'avoir  à  son  service!  Jacques, 
quand  vous  voudrez  travailler  chez  moi,  je  ne  demeure  pas  très  loin 
de  votre  endroit,  vous  n'avez  qu'à  venir;  vous  serez  bien  reçu! 

—  Oui,  oui!  ajouta  Love;  qu'il  vienne,  et  qu'il  amène  sa  femme! 
J'ai  grande  envie  de  la  connaître. 

Je  m'imaginai  qu'en  disant  cela,  elle  avait  une  intention  mali- 
cieuse et  qu'elle  m'avait  reconnu,  car  il  y  avait  sur  ses  lèvres  je  ne 
sais  quel  mystérieux  sourire  qui  me  fit  trembler  de  la  tête  aux  pieds. 
Je  regardai  Hope  :  il  ne  prenait  pas  garde  à  moi,  et  il  avait  l'air  de 
bouder  sa  sœur,  qui,  peu  d'instans  après,  lui  fit  des  caresses,  et 
réussit  à  l'égayer  sans  paraître  songer  à  me  questionner  sur  le  re- 
tour prochain  ou  possible  de  Jean  de  La  Roche. 

George  Sand. 

(  La  quatrième  partie  au  prochain  n».  ) 


LA 


FRANCE  ET  L'ANGLETERRE 

A  MADAGASCAR 


LA  REINE  RANAVALO  ET  LA  SOCIETE  MALGACHE. 


Three  Visits  to  Madagascar  durîng  the  years  1853,  i854,  i856,  etc.,  by  William  Ellis,  London 
1858.  —  II.  Madagascar  possession  française  depuis  1642,  par  M.  Barbier  du  Bocage,  1858.  — 
III.  Rapport  sur  la  colonisation  de  Madagascar,  par  M.  Bonnavoy  de  Préraot,  4836. 


La  grande  île  de  la  mer  des  Indes,  dépendance  naturelle  du  conti- 
nent africain,  se  montre,  comme  lui,  opiniâtrement  rebelle  à  l'inva- 
sion étrangère.  Aux  persévérans  efforts  de  l'Europe,  elle  oppose  la 
longue  ligne  de  ses  sombres  forêts,  les  deltas  marécageux  de  ses 
fleuves,  l'inimitié  ou  la  circonspection  de  ses  habitans.  L'Angleterre, 
partout  ailleurs  si  heureuse,  y  a  vu  presque  entièrement  échouer 
jusqu'ici  les  plus  habiles  tentatives  de  sa  politique.  La  France  y  a 
planté  son  drapeau  au  temps  où,  avec  Richelieu  et  Golbert,  elle  était 
colonisatrice;  aujourd'hui  même,  elle  y  conserve  des  droits  que, 
tous  les  cinquante  ans,  elle  renouvelle  :  c'est  ainsi  qu'en  1840  notre 
artillerie  a  tonné  sur  ses  rivages  pour  saluer  dans  une  nouvelle  prise 
de  possession  le  nom  et  les  couleurs  delà  France.  Vaine  formalité! 
Madagascar  s'appartient  à  elle-même.  Les  Antilles,  les  îles  de 
rOcéanie,  Java,  Bornéo,  les  archipels  situés  sous  l'équateur  ont  vu 
leurs  rivages  occupés,  leurs  chaînes  intérieures  pénétrées  par  la 
Hollande,  l'Espagne,  la  France,  l'Angleterre,  tandis  que  Madagascar, 


298  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

exclusive  et  fermée,  défie  la  conquête  européenne  ;  ses  habitans,  et 
faut-il  les  en  blâmer?  ont  réussi  à  écarter  les  envahisseurs.  En  cela 
même  consiste  l'originalité  du  spectacle  que  nous  présente  la  grande 
île  :  ailleurs  nous  avons  entendu  les  bruits  de  la  civilisation  débor- 
dant comme  une  marée  montante,  nous  avons  vu  le  malheureux  sau- 
vage se  débattre  entre  le  fusil  du  squatter  et  la  Bible  du  missionnaire, 
presque  autant  épouvanté  des  austérités  prêchées  par  celui-ci  que 
des  coups  portés  par  celui-là.  Ici  au  contraire  nous  sommes  en  pré- 
sence d'une  société  grossière,  peu  cultivée,  parfois  cruelle,  mais 
originale,  personnelle,  n'ayant  presque  rien  emprunté  à  l'Europe, 
pleine  de  méfiance  à  son  égard.  Si  le  sang  coule,  c'est  entre  Hovas 
et  Sakalaves,  sans  que  les  blancs  aient  été  mis  en  tiers  dans  la  que- 
relle, et  il  est  presque  aussi  difficile  de  pénétrer  dans  Atanarive,  la 
capitale  de  la  reine  Ranavalo,  que  d'arriver  jusqu'à  Yédo  ou  à 
Pékin. 

Visiter  Atanarive  était  le  but  que  se  proposait  le  révérend  William 
Ellis,  et  pour  l'atteindre  il  a  fallu,  de  1853  à  1856,  que  le  persévé- 
rant voyageur  s'y  reprît  à  trois  fois.  Ce  missionnaire,  qui  a  long- 
temps évangélisé  la  Polynésie,  y  a  laissé,  et  particulièrement  aux 
Sandwich,  de  vifs  et  bons  souvenirs.  Était-ce  seulement  le  soin  d'in- 
térêts religieux  et  commerciaux  qui  cette  fois  le  guidaient  et  lui  fai- 
saient rechercher  avec  tant  d'insistance  son  admission  à  la  cour  hova? 
Il  semble  permis  d'en  douter;  mais,  alors  même  que  le  missionnaire 
voyageur  n'aurait  pas  cru  devoir  mettre  le  public  dans  la  confidence 
complète  des  négociations  qui  pouvaient  lui  être  confiées,  sa  relation 
telle  qu'il  nous  l'a  donnée  n'en  est  pas  moins  très  intéressante  :  elle 
nous  transporte  au  cœur  de  l'île,  oflrantàla  fois  un  spectacle  curieux 
et  un  nouveau  sujet  d'étude  sur  des  races  assez  différentes  de  celles 
que  nous  avons  vues  jusqu'ici;  elle  nous  permet  de  nous  arrêter  en- 
core au  grand  problème  de  l'avenir  et  de  la  destinée  des  peuples 
sauvages;  enfin  elle  nous  fournit,  au  milieu  des  détails  de  la  narra- 
tion, d'utiles  élémens  pour  rechercher  quelle  part  d'influence  peut 
être  réservée  sur  cette  terre  hostile  à  la  France  et  à  l'Angleterre. 

I. 

M.  William  Ellis  quitta  l'Angleterre  en  avril  1853.  Au  cap  de 
Bonne-Espérance,  il  s'adjoignit  un  compagnon  de  voyage,  M.  Camé- 
ron,  missionnaire  comme  lui,  auquel  un  long  séjour  dans  l'île  avait 
rendu  la  langue  malgache  familière,  et  tous  deux  débarquèrent,  au 
mois  de  juin  suivant,  à  Port-Louis,  capitale  de  Maurice.  Voici  quel 
était  à  ce  moment  l'état  de  Madagascar.  Vers  1816,  le  chef  hova 
Radama  avait  réussi  à  dominer  la  plupart  des  tribus  indépendantes 


LA  FRANCE  ET  L  ANGLETERRE  A  MADAGASCAR.        299 

qui  Sve  partageaient  l'île;  puis  il  avait  conclu  avec  l'Angleterre  un 
traité  par  lequel  il  abolissait  la  traite,  et  admettait  les  missionnaires 
à  la  condition  qu'on  lui  servirait  une  subvention  annuelle  en  armes 
et  en  munitions.  L'Angleterre  exerçait  ainsi  un  véritable  protectorat 
et  semblait  près  d'hériter  de  l'ancienne  influence  française;  mais  de 
grands  changemens  n'avaient  pas  tardé  à  survenir  :  Radama  était 
mort  en  1828,  et  c'était  une  de  ses  onze  femmes,  la  reine  Ranavalo, 
qui  s'était  saisie  du  pouvoir  à  la  suite  d'une  révolution  de  palais. 
Cette  espèce  de  Catherine  II  malgache  avait  déployé  une  énergie  re- 
marquable, comprimant  les  insurrections,  étendant  les  conquêtes  de 
son  prédécesseur,  fermant  son  île.  En  1835,  elle  chassa  les  mission- 
naires anglicans  et  persécuta  les  chrétiens;  en  1843,  elle  expulsa 
tous  les  étrangers  qui  ne  voulurent  pas  se  reconnaître  sujets  mal- 
gaches. La  France  et  l'Angleterre  crurent  devoir  intervenir  :  on  sait 
quelle  fut  la  triste  issue  de  l'expédition  de  Tamatave.  A  partir  de  ce 
moment,  la  reine  adopta  un  système  d'isolement  complet,  au  grand 
détriment  du  commerce  de  Bourbon  et  de  Maurice,  qui  s'approvi- 
sionnait à  JMadagascar  de  riz  et  de  bétail.  Tel  était  l'état  des  choses 
en  1853,  lorsque  les  deux  missionnaires  tentèrent  de  pénétrer  jus- 
qu'à la  résidence  royale.  Ils  se  proposaient  d'obtenir  la  remise  en 
vigueur  des  traités  de  commerce,  de  demander  l'ouverture  d'un 
port  et  de  régler  quelques  intérêts  religieux.  Ils  étaient  encore  char- 
gés, a-t-on  dit,  de  prémunir  la  reine  contre  les  craintes  d'une  agres- 
sion française  ;  mais  la  relation  du  révérend  Ellis  ne  permet  pas  de 
juger  de  l'exactitude  de  cette  assertion.  Ils  prirent  passage  sur  un 
des  petits  bâtimens  de  60  à  80  tonneaux  qui  font  le  service  de  l'ar- 
chipel africain,  et  après  une  assez  rude  traversée,  car  la  mer  con- 
serve jusqu'à  la  hauteur  du  canal  de  Mozambique  les  grosses  lames 
du  cap  des  Tempêtes,  ils  se  trouvèrent  en  vue  de  Tamatave. 

La  ville,  entourée  de  falaises  et  de  montagnes,  est  bâtie  dans  une 
dépression  du  terrain.  Ses  maisons  de  bois  et  de  chaume  se  détachent 
du  fond  sombre  et  triste  des  hauteurs  voisines  au  milieu  de  bou- 
quets verdoyans  de  cocotiers,  de  pandanus  et  d'autres  arbres  d'es- 
sence tropicale.  Non  loin  d'une  vaste i)âtisse  qui  sert  de  douane  et 
au  pied  du  fort  qui  protège  le  mouillage  étaient  dressées  treize  lon- 
gues perches,  à  l'extrémité  desquelles  se  balançaient  des  crânes 
humains;  c'était  un  souvenir  du  débarquement  an glo- français  de 
18/i5. 

A  peine  le  petit  bâtiment  avait-il  franchi  la  ligne  de  récifs  qui  pro- 
tège la  rade  contre  la  haute  mer  et  pris  place  au  mouillage,  qu'un 
canot  se  détacha  de  la  côte;  il  était  monté  par  quelques  hommes 
vêtus  de  grandes  tuniques  blanches  maintenues  à  la  ceinture  par 
une  écharpe.  Le  lamha^  sorte  de  manteau  indigène,  retombait  en 


SOO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plis  amples  sur  leurs  épaules  ;  ils  ne  portaient  ni  bas  ni  souliers,  et 
étaient  coiffés  de  chapeaux  en  jonc  tressé  aux  larges  rebords.  Un 
officier,  suivi  de  son  secrétaire,  monta  sur  le  pont;  c'était  le  maître 
du  port.  Il  s'enquit  du  nom  du  bâtiment,  du  chiffre  de  son  équipage 
et  de  l'objet  de  sa  visite.  Ce  Malgache  s'exprimait  en  anglais;  il 
avait  fait  partie  d'une  ambassade  envoyée  en  Europe  en  1837,  et  se 
trouvait  avoir  visité  la  France  et  l'Angleterre.  Il  se  mit  à  causer  fa- 
milièrement, demandant  des  nouvelles  de  la  politique  et  des  théâtres; 
il  prévint  les  visiteurs  qu'il  n'y  avait  pas  grand  espoir  que  la  reine 
se  départît  de  ses  mesures  rigoureuses  tant  qu'on  ne  lui  paierait  pas 
une  indemnité  pour  l'attaque  de  18Zi5,  et  il  insista  sur  l'injustice 
qu'il  y  avait  de  la  part  de  nations  étrangères  à  assaillir  un  peuple 
parce  qu'il  prétendait  faire  prévaloir  ses  lois  sur  son  territoire.  Quant 
à  une  adresse  que  les  négocians  de  Maurice  avaient  rédigée  pour  la 
reine  Ranavalo,  il  ne  pouvait  pas  s'en  charger,  cela  regardait  un  offi- 
cier spécial.  En  effet,  cet  officier,  prévenu  de  l'incident,  se  présenta 
à  bord,  donna  de  l'adresse  un  reçu  en  langue  malgache,  et  avertit 
que,  pour  l'envoyer  à  Atanarive  et  recevoir  la  réponse,  c'était  une 
affaire  de  quinze  à  seize  jours  ;  le  gouverneur  de  la  ville  pouvait  seul 
décider  s'il  convenait,  dans  l'intervalle,  d'autoriser  les  communica- 
tions du  schooner  avec  la  côte.  Le  lendemain,  un  pavillon  blanc  hissé 
sur  la  douane  fit  connaître  que  cette  autorisation  était  accordée,  et 
nos  missionnaires  purent  débarquer. 

A  terre,  ils  furent  traités  fort  amicalement.  Leur  ami,  le  maître  du 
port,  les  conduisit  à  sa  demeure,  grande  et  solide  construction  indi- 
gène longue  de  cinquante  pieds,  haute  de  vingt  à  trente,  entourée 
d'un  vaste  enclos  consacré  à  diverses  cultures,  au  milieu  desquelles 
se  dressent  des  étables  et  des  huttes  d'esclaves.  La  façade,  sur  la- 
quelle s'ouvrent  une  porte  et  une  série  de  fenêtres  symétriques,  est 
entourée  d'un  banc  et  ombragée  par  un  large  verandah.  Les  parois, 
faites  de  planches  bien  jointes,  sont  tapissées  intérieurement  par  une 
sorte  de  tissu  tressé  avec  une  plante  ;  darft  un  coin  se  trouvait  un 
bois  de  lit  à  pieds  recouvert  de  nattes,  dans  les  autres  des  ustensiles 
de  cuisine,  des  sacs  de  riz,  des  armes  indigènes  et  européennes;  au 
centre  une  table  assez  bien  façonnée,  sur  laquelle  étaient  disposés 
des  rafraîchissemens  ;  enfin  çà  et  là  des  sièges  faits  de  nattes  en 
forme  de  divans  carrés.  Plusieurs  femmes  étaient  occupées  dans  di- 
verses parties  de  cette  vaste  pièce;  elles  disparurent  à  l'entrée  des 
visiteurs.  On  s'assit,  et  la  conversation  venait  de  s'engager,  lors- 
qu' entra  un  nouveau  personnage  suivi  de  son  cortège.  C'était  un 
homme  grand  et  fort  de  cinquante  à  soixante  ans,  dont  la  physiono- 
mie rappelait  entièrement  le  type  des  insulaires  de  la  mer  du  Sud. 
Il  était  vêtu  d'une  belle  tunique  en  forme  de  chemise  à  collet  et  à 


LA  FRANCE  ET  l' ANGLETERRE  A  MADAGASCAR.        301 

poignets  rabattus,  recouverte  d'un  large  lamha  de  soie  composé  de 
bandes  écarlate,  rouge  œillet  et  jaune,  avec  des  franges  également 
diversifiées.  Il  n'avait  pas  de  chaussures,  et  portait  une  casquette 
bleue  avec  une  visière  à  filet  d'argent  et  à  lacet  d'or.  Deux  de  ses 
gens  étaient  armés,  l'un  d'un  grand  sabre  de  cavalerie,  l'autre  d'une 
lame  étroite  et  courte.  Ce  personnage  était  Rainibehevitra ,  ce  qui 
veut  dire  le  père  des  grandes  pensées j  chef-juge  de  Tamatave,  dou- 
zième honneur  et  le  second  en  dignité  dans  la  ville.  Il  tendit  ami- 
calement la  main  aux  étrangers,  excusa  le  gouverneur  de  n'avoir  pu 
venir  en  personne,  s'assit  et  prit  part  à  la  conversation,  tandis  que 
ses  gens  se  groupaient  respectueusement  à  l'écart,  à  l'exception  ce- 
pendant de  l'un  d'entre  eux  que  les  devoirs  de  sa  charge  retenaient 
auprès  du  maître,  et  qui  remplissait  un  assez  singulier  office.  On 
s'était  remis  à  parler  chemins  de  fer,  marine  à  vapeur,  télégraphie 
électrique,  car  l'esprit  de  ces  insulaires  est  fort  curieux  et  beaucoup 
plus  ouvert  que  nous  ne  sommes  portés  à  le  croire,  quand,  sur  un 
signe  presque  imperceptible  du  père  des  grandes  pensées  ^  le  ser- 
viteur allongea  avec  dextérité  un  petit  bambou  long  d'un  pied,  large 
d'un  pouce,  bien  poli  et  orné  d'anneaux,  après  en  avoir  préalable- 
ment détaché  un  couvercle  retenu  à  l'une  des  extrémités  par  des  fds 
de  soie.  Le  chef-juge  prit  le  cylindre,  versa  dans  la  paume  de  sa 
main  une  petite  quantité  d'une  poudre  jaunâtre,  et,  par  un  geste  ra- 
pide, la  fit  passer  sur  sa  langue  sans  toucher  ses  lèvres.  C'était  un 
mélange  de  tabac,  de  sel  et  de  cendres  d'herbes,  qui  est  en  grande 
faveur  auprès  des  gens  de  toutes  conditions.  On  ne  fume  pas  à  Mada- 
gascar, mais  il  n'y  a  pas  un  dignitaire  qui  n'ait  dans  son  cortège  un 
serviteur  chargé  de  lui  présenter  ce  mélange,  et  les  pauvres  gens, 
les  plus  misérablement  vêtus ,  portent  suspendu  sur  leur  poitrine  le 
précieux  bambou. 

Nos  missionnaires  furent  autorisés  à  descendre  chaque  jour  à  terre, 
à  la  condition  de  retourner  le  soir  à  bord,  et  ils  profitèrent  de  la  per- 
mission pour  visiter  en  détail  Tamatave,  dont,  outre  leurs  amis  indi- 
gènes, deux  Français  fixés  en  cet  endroit,  MM.  Provint  et  de  Lastelle, 
se  plurent  à  leur  faire  les  honneurs.  La  ville,  qui  compte  environ 
trois  mille  âmes,  a  un  aspect  assez  chétif;  les  demeures,  à  l'excep- 
tion de  celles  des  dignitaires  et  de  quelques  résidens  étrangers,  sont 
généralement  misérables.  La  plupart  des  habitans  appartiennent, 
ainsi  que  ceux  de  ce  littoral,  à  la  tribu  betsimasaraka,  race  robuste 
et  laborieuse,  qui  fournit  en  grand  nombre  des  artisans  et  des  labou- 
reurs. Ils  sont  dominés  par  les  Hovas,  qui,  débordant  des  montagnes 
de  l'intérieur  vers  le  commencement  de  ce  siècle,  se  sont  répandus 
en  conquérans  sur  les  rivages.  Ceux-ci  déploient  beaucoup  d'activité, 
d'énergie,  et  exercent  une  autorité  despotique.  Ils  ne  répugnent  pas 


302  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

au  commerce,  et  se  plaignaient  de  ce  que  le  riz  et  le  bétail  étaient 
tombés  à  vil  prix  par  suite  de  l'interruption  des  relations  extérieures. 
Les  Américains  avaient  hérité  du  ct)mmerce  anglais  et  français;  mais 
le  chiQVe  de  leurs  affaires  était  insuffisant,  parce  que  les  États-Unis 
fournissent  en  abondance  les  mêmes  produits  que  l'île. 

Toute  la  population  de  cette  côte ,  vainqueurs  et  vaincus ,  semble 
intelligente  et  industrieuse;  il  n'est  pas  rare  de  voir  des  indigènes 
parlant  l'anglais  ou  le  français  ;  la  plupart  aiment  à  s'entretenir  de 
l'Europe  et  de  l'Amérique;  quelques-uns  déplorent  l'expulsion  des 
missionnaires ,  la  fermeture  des  écoles  et  la  proscription  du  chris- 
tianisme, que  Ranavalo  a  essayé  d'étouffer  dans  le  sang,  ce  qui  n'em- 
pêche cependant  pas  son  fils,  le  prince  royal,  Rakotond-Radama,  de 
témoigner  un  grand  penchant  pour  cette  religion.  Les  découvertes 
modernes,  les  notions  scientifiques,  ne  sont  pas  sans  attrait  pour  ces 
hommes  encore  primitifs,  et  un  des  amis  indigènes  de  M.  Ellis  ren- 
dit à  l'histoire  naturelle  un  service  signalé  en  aidant  le  voyageur  à 
se  procurer  un  échantillon  de  V ouvirandra  fenestralis ^  autrement 
appelée  plante  à  treillis  et  feuille  à  dentelle. 

Cette  plante ,  qui  est  particulière  à  Madagascar,  où  elle  ne  croît 
qu'en  certains  lieux,  n'était  guère  connue  encore  que  par  des  des- 
sins. M.  Ellis,  qui  est  un  amateur  passionné  d'histoire  naturelle, 
avait  inscrit  ce  desideratum  sur  son  programme,  et  comptait  bien 
rapporter  au  moins  comme  bénéfice  de  son  expédition  quelque  spé- 
cimen du  rare  végétal.  A  peine  eut-il  mis  le  pied  sur  le  sol  malgache 
qu'il  s'enquit  de  la  plante,  présentant  aux  indigènes  un  dessin  qu'il 
avait  copié  sur  les  planches  jointes  à  la  relation  de  l'amiral  Dupetit- 
Thouars;  mais  les  uns  ne  l'avaient  jamais  vue,  les  autres  préten- 
daient qu  elle  croît  dans  des  lieux  inaccessibles.  Enfin  un  des  hôtes 
du  missionnaire  mit  à  sa  disposition  un  indigène  qui,  après  quelques 
jours  de  recherches,  vint  annoncer  qu'il  avait  trouvé  Y  ouvirandra 
sur  un  petit  cours  d'eau,  mais  que  les  crocodiles  étaient  en  ce  lieu 
si  abondans  qu'il  y  aurait  grand  danger  à  l'aller  quérir.  Ce  ne  pou- 
vait pas  être  là  un  obstacle  sérieux,  et  peu  après  M.  Ellis  avait  en  sa 
possession  le  plant  tant  désiré.  C'est  une  racine  aquatique  large  de 
deux  doigts ,  enfermée  dans  un  petit  sac  brunâtre ,  et  dont  la  sub- 
stance blanche  et  charnue  peut  donner,  rôtie,  un  bon  aliment.  Elle 
projette  dans  toutes  les  directions,  à  fleur  d'eau,  ses  feuilles  gra- 
cieuses et  légères,  longues  de  neuf  à  dix  pouces,  découpées  comme 
une  dentelle  et  passant,  selon  le  degré  de  leur  croissance,  par  toutes 
les  nuances,  depuis  le  jaune  pâle  jusqu'au  vert  foncé.  Sur  l'eau, 
Y  ouvirandra  forme  un  cercle  de  deux  à  trois  pieds  de  diamètre, 
fermé  par  des  feuilles  d'un  vert  olive,  tout  rempli  de  feuilles  diverses 
de  grandeur  et  d'éclat,  et  d'où  s'échappent  des  tiges  flexibles  termi- 


LA   FRANCE    ET   L  ANGLETERRE    A   MADAGASCAR.  303 

nées  par  une  fleur  double.  Le  voyageur  eut  la  joie  de  transporter  sa 
plante  saine  et  sauve  à  Maurice,  de  l'y  conserver  vivante,  et  c'est  à 
la  persévérance  de  ses  soins  que  sont  dus  les  beaux  pieds  d'ouviran- 
dra  que  nous  avons  pu  admirer  dans  Begent's-Park  et  Crystal-Pa- 
lace. 

Au  bout  de  quinze  jours,  la  réponse  de  la  reine  arriva  :  sa  majesté 
demandait  comme  indemnité  pour  l'affaire  de  Tamatave  15,000  dol- 
lars. A  ce  prix,  elle  consentait  au  renouvellement  des  relations  de 
commerce.  Ce  premier  point  fut  seul  obtenu;  la  reine  n'avait  répondu 
sur  le  reste  que  d'une  façon  évasive,  sans  ôter  cependant  aux  Euro- 
péens toute  espérance  de  pouvoir  par  la  suite  pénétrer  dans  l'inté- 
rieur. En  attendant  le  moment  favorable  à  cette  nouvelle  expédition, 
le  petit  bâtiment  remit  à  la  voile,  passa  sous  le  cône  massif  de  Bour- 
bon, et  ne  tarda  pas  à  voir  se  dessiner  dans  le  lointain  les  riantes 
vallées,  les  montagnes  verdoyantes,  «les  blanches  villas  qui  enve- 
loppent Port-Louis.  Notre  ancienne  colonie  allait,  durant  plusieurs 
mois,  retenir  le  missionnaire,  et  nous  nous  arrêterons  avec  lui  dans 
cette  île,  qui,  au  milieu  de  l'activité  que  lui  ont  imprimée  ses  nou- 
veaux maîtres,  conserve  bien  des  traits  encore  de  sa  physionomie 
française. 


IL 


La  capitale  de  l'ancienne  Ile-de-France  s'élève  sur  les  bords  d'une 
baie  enfermée  de  trois  côtés  par  des  montagnes  que  domine  le  Pouce, 
piton  haut  de  2,800  pieds.  Son  port  vaste  et  sûr  est  protégé  par  une 
citadelle  placée  au  sommet  d'un  cap  escarpé.  L'aspect  des  quais, 
des  constructions,  de  l'hôtel  du  gouvernement,  vus  de  la  mer,  est 
imposant.  A  droite  et  à  gauche  s'étendent  comme  deux  villes  dis- 
tinctes le  camp  des  coolies  et  celui  des  créoles  ;  les  premiers  sont 
des  Indiens  amenés  de  la  côte  de  Malabar,  les  autres  des  hommes 
de  couleur  de  toute  nuance  venus  d'x\frique  et  de  Madagascar,  es- 
claves affranchis  et  fils  d'esclaves.  Le  quartier  àQ^ coolies  est  signalé 
au  loin  par  une  espèce  de  coupole  et  de  minaret,  et  les  huttes  des 
créoles  s'échelonnent  en  amphithéâtre  au  milieu  de  la  verdure.  On 
ne  compte  pas  moins  de  dix  mille  Indiens  à  Port-Louis,  et  ce  n'est, 
à  ce  qu'il  paraît,  que  la  huitième  partie  de  ce  que  l'île  entière  en 
contient.  Ces  hommes  sont  industrieux,  durs  au  travail,  mais  ils 
vivent  à  part  sans  se  laisser  pénétrer  par  les  habitudes  étrangères; 
les  ministres  anglicans  n'obtiennent  au  milieu  d'eux  aucun  succès,  et 
c'est  en  vain  qu'on  a  voulu  plier  leurs  enfans  à  l'éducation  anglaise. 

La  population  de  Port-Louis,  qui  ne  s'élève  pas  à  moins  de  soixante 


304  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

mille  âmes,  est  une  des  plus  bigarrées  du  monde  entier.  Les  quais, 
les  grands  magasins,  les  quartiers  populeux  présentent  dès  l'aube 
un  spectacle  tout  particulier  de  variété  et  d'animation.  Là  se  mêlent 
et  se  pressent  Arabes,  Persans,  Bengalis,  Chinois,  marchands  de 
Mascate  et  de  Bombay,  de  Tranquebar,  de  Pondichéry,  de  Madras, 
dç  Calcutta,  de  Canton,  de  Singapore,  acheteurs  et  vendeurs  anglais 
et  français,  miliciens  anglais,  policemen  vêtus  comme  ceux  de  Lon- 
dres, à  l'exception  d'une  coifl'e  blanche  qui  protège  leur  tête  contre 
les  ardeurs  du  soleil,  agens  de  la  police  indienne  en  turbans,  en 
robes  blanches  serrées  par  des  ceintures  bleues.  Des  colporteurs 
arabes  et  indiens,  des  créoles  noirs  et  jaunes  portant  sur  leur  tête 
de  grandes  corbeilles,  des  Chinois  avec  leurs  marchandises,  fruits, 
légumes  et  gibier,  suspendues  à  une  longue  perche  et  se  balançant 
en  équilibre  sur  leurs  épaules,  sollicitent  les  acheteurs  par  des  cris 
où  toutes  les  intonations,  t£>us  les  vocabulaires  sont  représentés, 
mais  où  cependant  le  français  domine,  car  les  créoles  en  ont  retenu 
l'usage  et  l'ont  transmis  à  beaucoup  de  nouveau -venus.  C'est  ainsi 
que  sur  les  boutiques,  où  ils  débitent  toute  sorte  de  menues  mar- 
chandises, la  plupart  d'entre  eux  ont  placé  des  enseignes  françaises, 
qui  à  la  vérité  ne  sont  pas  toujours  d'un  style  irréprochable,  et  où 
le  mot  petit,  affectionné  des  noirs,  revient  fréquemment  :  Au  Petit 
Fashionable,  au  Petit  Cosmopolite.  Au-dessus  de  la  porte  d'un  mar- 
chand de  tabac,  on  lit  au  Petit  Elégance -,  un  ferblantier,  dont  la 
boutique  n'a  pas  six  pieds  carrés,  a  écrit  à  la  fois  sur  la  porte  et  sur 
la  fenêtre  au  Petit  Espoir^-,  un  marchand  de  confections,  au  Temple 
des  Douces]  d'autres,  à  Bon  Diable,  à  Pauvre  Diable-,  un  mercier, 
à  la  Grâce  de  Dieu,  et  un  parfumeur  à  la  sainte  Famille,  Les  noms 
des  domestiques  de  couleur  ne  sont  pas  non  plus  sans  une  certaine 
originalité  :  ils  s'appellent  Aristide,  Amédée,  Adonis,  Polydore,  et 
les  femmes  Cécile  ou  Uranie.  Paul  et  Virginie  sont  aussi  des  noms 
très  répandus,  car  la  touchante  fiction  de  Bernardin  de  Saint-Pierre 
est  devenue  à  l'Ile-de-France  une  vivante  réalité.  Dans  le  nord  de 
l'île,  au-delà  du  piton  de  la  Découverte  et  du  quartier  des  Pample- 
mousses, où  est  aujourd'hui  planté  un  jardin  qui  est  peut-être  le  plus 
riche  et  le  plus  beau  du  monde  entier,  dans  lequel  les  arbustes  et 
les  fleurs  de  l'Afrique,  de  la  Chine,  de  l'Inde,  de  l'archipel  asiati- 
que, de  l'Australie,  de  l'Amérique  du  Sud,  viennent  également  bien 
et  charment  à  la  fois  le  regard,  une  longue  allée  de  palmiers  et  de 
lataniers  mène  au  rivage  où  la  tradition  veut  que  Virginie  soit  reve- 
nue mourir.  Au  large  se  montrent  l'île  d'Ambre  et  la  passe  du  Saint- 
Géran.  Une  anse  du  rivage  s'appelle  la  baie  des  Tombes,  parce  que 
c'est  là,  dit-on,  que  les  deux  amans  furent  ensevelis,  et  dans  un  pe- 
tit jardin,  sur  le  bord  d'un  ruisseau,  sous  un  groupe  de  bambous 


LA   FRANCE    ET   l' ANGLETERRE    A    MADAGASCAR.  305 

que  le  vent  balance,  deux  larges  pierres  sépulcrales  surmontées 
d'urnes  funéraires  sont  appelées  les  tombes  de  Paul  et  de  Virginie. 
Plus  d'un  étranger  va  faire  ce  pèlerinage;  par  malheur,  ce  qui  dé- 
poétise un  peu  ces  souvenirs,  c'est  que  quand  le  visiteur,  l'esprit 
plein  d'émotion  et  de  recueillement,  se  présente  pour  rendre  hom- 
mage à  l'une  des  plus  touchantes  créations  de  l'imagination  hu- 
maine, un  gardien,  allongeant  la  main,  demande  :  Sir^  six  pence  if 
yoîi  pleasel 

Un  des  endroits  les  plus  intéressans  où  le  visiteur  puisse  s'arrê- 
ter à  Port-Louis  est  le  cimetière  situé  sur  un  terrain  bas,  en  dehors 
de  la  ville,  près  de  l'entrée  méridionale  du  port;  il  se  prolonge  jus- 
qu'au bord  de  la  mer  par  une  longue  avenue  de  filao,  sorte  de  cyprès 
élancé  et  maigre  dont  les  feuilles  produisent,  au  moindre  souffle  de 
vent,  un  bruit  triste  et  monotone.  Là,  des  hommes  de  tous  les  pays, 
de  toutes  les  conditions,  de  toutes  les  couleurs  sont  venus  prendre 
leur  sépulture,  et  au  milieu  des  monumens  de  tous  genres,  en  gé- 
néral bien  entretenus  et  surmontés  de  vases  d'où  débordent  les 
fleurs,  et  surtout  l'amarante,  on  peut  çà  et  là,  sur  quelques  pierres 
à  demi  usées  par  le  temps,  lire  une  épitaphe  et  uri  nom  qui  rappel- 
lent la  France. 

C'est  aussi  l'architecture  française  qui  prévaut  dans  la  ville  pour 
les  habitations  de  la  classe  aisée;  les  maisons,  protégées  par  des  ve- 
randahs  ou  des  ouvrages  en  treillis,  sont  de  pierre  colorée  en  jaune 
et  forment  des  rues  bien  alignées,  arrosées  par  des  courans  d'eau 
fraîche  et  ombragées  par  des  arbres  des  plus  rares  essences  tropi- 
cales. De  loin  en  loin  s'ouvrent  quelques  jardins  où  la  passion  des 
habitans  de  l'Ile-de-France  pour  les  fleurs  se  manifeste  par  d'admi- 
rables produits.  Non  loin  du  lieu  de  débarquement  se  tient  le  mar- 
ché, véritable  bazar  où  sont  accumulés  lés  produits  du  monde  en- 
tier. Il  occupe  deux  larges  carrés  recouverts  et  coupés  chacun  par 
une  grande  rue.  Dans  l'un  sont  accumulés  les  fruits,  les  végétaux, 
les  oiseaux  les  plus  variés  et  les  plus  riches  de  la  création ,  tous 
les  légumes,  ceux  de  France,  de  l'Inde  et  du  Chili.  Les  marchands 
sont  généralement  des  coolies ^  on  les  voit  accroupis  à  terre  ou  per- 
chés sur  des  tabourets,  les  jambes  croisées.  Dans  le  même  marché 
se  vendent  encore  les  ouvrages  de  cuivre,  de  vannerie,  les  meu- 
bles, la  coutellerie,  la  mercerie,  l'orfèvrerie,  la  parfumerie.  En  face, 
dans  l'autre  marché,  on  trouve  le  pain,  le  poisson,  les  crustacés,  la 
viande;  les  bouchers  sont  Indiens,  à  l'exception  des  marchands  de 
chair  de  porc,  qui  sont  Chinois.  Ce  bazar,  surtout  le  matin,  est  en- 
combré d'acheteurs.  Un  autre  spectacle,  également  curieux  par  sa 
diversité,  est  celui  que  donne  la  société  d'agriculture  des  arts  et 
sciences  de  Maurice  dans  son  exposition  annuelle,  qui  se  tient  ordi- 

TOitE   *X1V.  *  20 


306  EEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nairement  à  la  fin  de  l'hiver,  en  septembre.  On  y  voit  tous  les  pro- 
duits, .depuis  les  machines  anglaises  jusqu'aux  ouvrages  délicats  en 
fibres  et  en  feuilles  de  cocotier  qui  sortent  des  mains  des  Japonais, 
des  Gochinchinois  et  des  insulaires  de  l'Océanie;  mais  le  principal 
objet  du  commerce  de  Maurice,  celui  qui  en  fait  la  richesse,  c'est  le 
sucre  :  cette  petite  île  n'en  exporte  pas  moins  de  220  millions  de 
livres  par  an;  c'est  la  cargaison  de  trois  cents  bâtimens  de  500  ton- 
neaux. 

Les  quartiers  malabar,  chinois  et  créole  ont  une  physionomie  tout 
à  fait  dilTérente  de  la  ville  principale.  Les  maisons  et  les  boutiques 
y  sont  généralement  de  bois  ;  les  vastes  magasins  y  sont  remplacés 
par  des  échoppes  où  se  vendent  au  détail  toute  sorte  de  marchan- 
dises. Les  coolies  sont  en  possession  d'un  grand  nombre  d'indus- 
tries; cependant  les  Chinois  commencent  à  leur  faire  concurrence, 
et  ils  ont  pris  déjà  le  monopole  de  l'ébénisterie.  Le  marchand  chi- 
nois est  bien  plus  actif,  bien  plus  empressé  que  le  marchand  mala- 
bar :  celui-ci  se  tient  indolemment  assis,  les  jambes  croisées,  au 
milieu  de  sa  boutique;  autour  de  lui,  les  marchandises  s'amon- 
cellent en  pyramides,  et  pour  servir  ses  chalands,  la  plupart  du 
temps  il  n'a  qu'à  saisir,  sans  se  lever,  les  objets  à  portée  de  sa  main. 
Il  n'est  pas  absolument  rare  de  voir  un  de  ces  indolens  vendeurs 
répondre  à  la  demande  d'un  article  :  «  Là-haut,  dans  cette  pile; 
mais  il  fait  trop  chaud  pour  l'y  aller  prendre.  »  Les  tailleurs  et  les 
cordonniers  coolies  travaillent  accroupis  et  se  servent  de  leurs  or- 
teils pour  tenir  l'étoffe  ou  le  cuir  avec  une  étonnante  dextérité. 
Tous  les  hommes  de  cette  race  travaillent  assis  ou  couchés;  il  n'y 
a  pas  jusqu'aux  scieurs  de  pierre  qui  ne  fassent  leur  besogne  accrou- 
pis, et  il  semble  que  les  membres  longs  et  flexibles  de  ces  Indiens, 
si  différens  des  membres  musculeux  des  créoles,  aient  sans  cesse 
besoin  d'être  repliés.  Toutes  les  fois  que  les  marchandises  d'une 
boutique  ne  craignent  pas  l'air,  on  est  certain  de  voir  le  Malabar 
s'installer  à  sa  porte  au  milieu  de  ses  paquets.  De  même  beaucoup 
d'autres  s'ent  vont  par  les  rues  exercer  des  industries  nomades  :  le 
barbier,  muni  de  son  rasoir,  de  ses  ciseaux  et  d'un  petit  miroir,  s'éta- 
blit à  l'ombre  d'un  mur  ou  sous  une  natte,  si  le  soleil  est  vertical,  et 
rase  ou  coupe  au  milieu  du  cercle  de  ses  cliens. 

Sur  les  quais,  dans  les  gares,  aux  portes  des  magasins,  on  retrouve 
encore  les  coolies  et  les  Chinois  en  concurrence;  ils  débarquent  et 
rangent  les  marchandises.  Les  premiers,  qui  ne  vont  guère  que  par 
bandes,  font  entendre  en  travaillant  un  chant  bas  et  monotone  ;  les 
autres,  plus  robustes,  n'interrompent  jamais  leur  travail,  même  sous 
le  plus  ardent  soleil;  ils  vont  et  viennent  sans  bruit,  n'échangeant 
que  de  loin  en  loin  entre  eux  un  cri  rauque  et  guttural. 


LA  FRANCE  ET  l' ANGLETERRE  A  MADAGASCAR.        307 

Les  grandes  entreprises,  les  sucreries,  les  plantations  sont  entre 
les  mains  des  Anglais,  de  quelques  Français  et  d'un  petit  nombre  de 
créoles.  Parmi  ceux-ci,  il  en  est  de  fort  intelligens,  qui,  sur  cette 
terre  active  et  libre,  sous  la  protection  des  lois  et  sans  avoir  beau- 
coup à  souffrir  des  préjugés  de  race,  ont  déployé  en  toute  sécurité 
leur  intelligence,  leur  énergie,  et  amassé  quelquefois  de  grandes 
fortunes.  De  ce  nombre  était  l'un  des  hôtes  de  M.  Ellis,  qui  n'em- 
ployait pas  moins  de  trois  cent  soixante  cultivateurs,  et  cet  homme 
de  couleur  déployait  le  plus  grand  zèle  pour  répandre  au  milieu 
de  ses  ouvriers  et  de  ses  nombreux  serviteurs  coolies  et  créoles  la 
moralité  et  les  sentimens  religieux.  Tous  ces  riches  planteurs  et 
négocians  ont  aux  environs  de  Port-Louis ,  à  Roche-Bois ,  à  Nou- 
velle-Découverte, à  Peter-Botte-Mountain,  des  villas  et  des  cottages 
délicieux  avec  des  cascades,  des  jardins,  des  points  de  vue  de  toute 
beauté,  et  semés  sur  le  penchant  des  pitons  volcaniques,  au  milieu 
de  la  plus  luxuriante  végétation. 

C'est  dans  un  tel  séjour  et  avec  les  nombreux  amis  qu'il  s'y  était 
créés  que  le  révérend  Ellis  attendait  le  moment  de  faire  une  nou- 
velle tentative  pour  pénétrer  dans  Madagascar.  Les  négocians  de 
Maurice  avaient  promptement  souscrit  les  15,000  dollars  réclamés 
par  Ranavalo,  et  l'un  d'entre  eux  était  parti  avec  M.  Caméron  pour 
remettre  cette  indemnité  à  la  reine.  Les  envoyés  revinrent  porteurs 
d'une  lettre  de  Rainikietaka,  treizième  honneur,  officier  du  palais, 
qui  faisait  savoir  que  la  compensation  offerte  pour  l'offense  commise 
par  William  Kelly  et  Romain-Desfossés,  avec  trois  vaisseaux ,  était 
acceptée,  à  la  condition  que  l'administration  de  Maurice  reconnaî- 
trait que  son  argent  ne  lui  conférait  aucun  droit  ni  sur  la  terre,  ni 
sur  le  royaume  de  Madagascar.  Les  Européens  étaient  prévenus  qu'il 
leur  était  interdit  de  prendre  possession  d'aucune  place,  d'aucun 
port  dans  les  limites  de  l'île,  et  d'acheter  des  produits  dont  l'ex- 
portation était  défendue.  Les  droits  sur  les  objets  importés  et  ex- 
portés étaient  fixés  à  10  pour  100.  A  ces  conditions,  la  réouverture 
du  commerce  était  accordée,  et  la  reine  consentait  à  ne  pas  rétablir 
la  traite  et  la  vente  extérieure  des  esclaves,  supprimées  par  Radama. 
La  lettre  contenait  en  outre  ce  passage  ;  <(  ...  Un  certain  Européen 
français  a  pris  possession  d'un  lieu  à  Ibaly,  où  il  a  élevé  une  mai- 
son, un  magasin,  et  dont  il  a  fait  un  port  pour  les  vaisseaux.  Nos 
officiers  supérieurs  ont  été  envoyés  pour  l'expulser  et  le  renvoyer 
par  mer.  Nous  ne  le  tuerons  pas,  mais  sa  propriété  sera  confisquée 
parce  qu'il  a  pris  possession  d'un  port,  et  nous  ne  promettons  de 
l'épargner  que  si  lui-même  ne  tue  aucun  soldat,  car  alors  ceux-ci 
pourront  le  faire  périr.  Nous  avons  voulu  vous  prévenir  de  ce  fait 
pour  que  vous  n'ayez  pas  à  dire  :  Pourquoi,  quand  le  commerce 


308  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vient  d'être  rouvert,  détruisent- ils  encore  des  propriétés  d'Euro- 
péens? » 

Peu  de  temps  après,  en  signe  d'une  entière  bonne  intelligence, 
l'autorisation  vint  de  faire  enlever  et  d'enterrer  les  ossemens  anglais 
et  français  qui  blanchissaient  devant  Tamatave.  Ce  furent  les  Fran- 
çais de  Sainte-Marie,  prévenus  les  premiers,  qui  eurent  le  mérite 
d'enlever  ce  hideux  trophée  et  de  rendre  à  nos  compatriotes  les 
honneurs  tardifs  de  la  sépulture.  Voyant  les  circonstances  si  favo- 
rables, M.  Ellis  fit  les  préparatifs  de  son  second  voyage,  et  envoya 
en  mai  185Zi  une  lettre  aux  autorités  d'Atanarive  pour  les  informer 
de  l'intention  dans  laquelle  il  était  de  se  rendre  à  Tamatave  et  de- 
mander l'autorisation  de  visiter  la  capitale.  Sur  ces  entrefaites,  une 
grande  calamité  s'était  abattue  sur  Maurice  :  deux  bâtimens  trans- 
portant de  l'Inde  des  coolies  avaient  apporté  avec  eux  le  choléra. 
Favorisé  par  de  brusques  changemens  de  température,  il  fit  un  nom- 
bre de  victimes  considérable;  souvent  le  chiffre  en  dépassait  cent 
par  jour.  Le  tiers  de  la  population  avait  quitté  Port-Louis;  tous  les 
véhicules  avaient  été  mis  en  réquisition  par  la  municipalité  pour  le 
transport  des  cadavres;  les  magasins,  les  boutiques,  à  l'exception 
de  celles  des  droguistes  et  des  pharmaciens,  étaient  fermées;  les 
journaux  paraissaient  imprimés  seulement  sur  une  page  qui  tout 
entière  était  consacrée  à  donner  les  noms  des  principales  victimes 
et  à  indiquer  des  remèdes;  les  églises  chrétiennes  ne  cessaient  d'im- 
plorer la  miséricorde  divine,  et  l'on  voyait  en  longues  processions 
les  Indiens  et  les  Chinois  porter  de  l'encens  et  des  offrandes  à  leurs 
idoles.  Un  fait  très  remarquable,  c'est  que  le  fléau  épargna  presque 
complètement  ces  Asiatiques.  Cependant  ils  étaient  nombreux,  en- 
tassés, dans  de  mauvaises  conditions  de  propreté  et  d'hygiène.  Les 
créoles  comme  les  Européens  tombèrent  par  centaines. 

Ce  fut  au  commencement  de  juin,  dans  un  moment  où  le  fléau 
semblait  vouloir  sévir  avec  moins  de  rigueur,  que  le  missionnaire 
quitta  de  nouveau  Maurice  pour  Madagascar. 


III. 


Quand  le  bâtiment  qui  portait  le  voyageur  arriva  en  vue  de  Ta- 
matave, un  employé  monta  à  bord,  s'enquit  de  l'état  sanitaire  de 
l'équipage,  et  signifia  que  jusqu'à  nouvel  ordre  il  fallait  rester  en 
quarantaine.  Au  bout  de  huit  jours,  lorsqu'il  fut  bien  constaté  qu'au- 
cun symptôme  de  choléra  n'existait  à  bord,  les  communications  avec 
la  terre  furent  autorisées,  et  le  missionnaire  eut  la  permission,  que  la 
première  fois  il  n'avait  pas  obtenue,  de  débarquer  son  bagage,  après 


LA  FRANCE  ET  l' ANGLETERRE  A  MADAGASCAR.        309 

cependant  une  visite  préalable  de  la  douane.  Un  Français,  M.  Pro- 
vint, mit  à  la  disposition  de  M.  Ellis  une  jolie  maison  indigène,  avec 
son  grand  toit  triangulaire ,  son  verandah  soutenu  par  des  colonnes 
de  bois,  ses  fenêtres  symétriques,  et  ses  cloisons  faites  de  plan- 
ches bien  ajustées.  Cette  habitation  s'ouvrait  sur  une  sorte  de  place 
qui  présentait  dès  le  matin  un  spectacle  de  grande  animation.  De 
jeunes  filles  esclaves,  à  la  physionomie  agréable  et  vive,  les  che- 
veux tressés  en  petites  nattes  ou  relevés  en  épais  bandeaux,  vêtues 
de  chemises  blanches  et  de  jupes  de  couleur,  venaient,  portant  des 
bambous  longs  de  sept  à  huit  pieds,  chercher  de  l'eau  à  un  puits 
protégé  par  une  margelle  de  bois.  Elles  puisaient  le  liquide  avec 
de  larges  cornes  de  bœuf,  et  repartaient  avec  leurs  singuliers  vases 
en  équilibre  sur  chaque  épaule. 

Le  missionnaire  fat  traité  avec  une  extrême  bienveillance.  Ses 
anciennes  connaissances  se  rappelaient  à  son  souvenir  par  des  pré- 
sens de  gibier  et  de  volaille  ;  chacun  témoignait  du  plaisir  de  le  re- 
voir, et,  peu  de  jours  après  son  débarquement,  il  fat  convié  avec 
les  autres  résidens  étrangers  à  un  grand  repas  donné  à  l'occasion 
de  l'une  des  principales  fêtes  de  Madagascar,  le  renouvellement  de 
l'année,  qui  est  fixé  dans  l'île  au  solstice  de  juin.,  Dès  le  2â,  tous  les 
travaux  cessèrent;  les  chefs  et  les  officiers  de  Tamatave,  en  grand 
costume,  chacun  accompagné  de  sa  suite,  se  faisaient  porter  en 
palanquin  chez  le  gouverneur  pour  lui  rendre  leurs  devoirs.  Le  peu- 
ple avait  revêtu  ses  habits  de  grande  fête  ;  les  hommes  en  lamhas 
blancs,  les  femmes  en  jupes  de  couleur,  leurs  cheveux  noirs  tressés 
en  quantité  de  boucles  et  de  nœuds ,  ce  qui  donne  à  leur  physiono- 
mie quelque  chose  d'un  peu  raide,  s'en  allaient  par  groupes  de  fa- 
mille visiter  leur  parens  et  leurs  amis,  comme  on  fait  en  Europe. 
Vers  le  soir,  toute  la  population  se  mit  à  se  baigner,  puis  des  mil- 
liers de  torches  de  sapin  s'allumèrent  dans  toutes  les  directions,  à 
un  signal  donné,  disait-on,  de  la  capitale.  Le  souverain  allume  le 
premier  feu,  de  proche  en  proche  chacun  l'imite,  et  une  illumina- 
tion immense  couvre  l'île  entière.  Le  lendemain,  on  échangeait  des 
présens.  M.  Ellis  ne  fut  pas  oublié;  il  eut  pour  sa  part  quantité  de 
volailles  et  un  quartier  de  bœuf  entier,  avec  la  peau  et  les  poils,  qui 
lui  était  porté  de  la  part  des  autorités.  Enfin,  quelques  jours  après, 
eut  lieu  le  repas  qui  devait  terminer  les  fêtes.  Les  résidens  étran- 
gers et  les  fonctionnaires  les  plus  élevés,  vingt  convives  en  tout, 
hommes  et  femmes,  car  celles-ci  ne  sont  pas  séquestrées,  avaient 
été  invités  à  la  table  du  gouverneur  ;  mais  comme  celui-ci  continuait 
d'être  malade,  le  chef-juge,  père  des  grandes  pensées^  avec  lequel 
nous  avons  fait  précédemment  connaissance ,  fut  appelé  à  remplir  à 
sa  place  les  fonctions  de  maréchal  ou  président  du  festin.  A  cinq 


310  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

heures  et  demie,  les  convives  commencèrent  à  se  présenter  dans 
leurs  palanquins  au  lieu  désigné  ;  une  double  file  de  soldats,  une  pièce 
d'étolFe  blanche  suspendue  aux  reins,  une  écharpe  de  même  couleur 
sur  leurs  épaules  nues,  armés  les  uns  de  fusils,  les  autres  d'épées, 
i^ndaient  les  honneurs  militaires;  le  chef-juge,  à  l'entrée  de  la 
salle,  recevait  les  convives,  et  une  musique  de  fifres  et  de  tambours 
jouait  les  airs  nationaux  de  Madagascar.  Les  dignitaires  et  les  offi- 
ciers étaient  en  costumes  militaires,  on  ne  saurait  dire  en  uniformes, 
car  la  plus  grande  diversité  régnait  dans  leurs  vêtemens,  dont  cer- 
taines parties  semblaient  empruntées  aux  milices  américaines,  aux 
gardes  nationales  françaises,  aux  soldats  anglais.  L'écarlate  préva- 
lait, et  les  épaulettes  d'or  ainsi  que  les  plumes  au  chapeau  sem- 
blaient de  rigueur.  Tous,  ils  eussent  été  beaucoup  mieux  recouverts 
de  larges  pièces  d'étoffe  et  de  lambas.  De  même  les  femmes  por- 
taient avec  une  gêne  visible  quelques  oripeaux,  débris  attardés  des 
modes  européennes.  Le  repas  aussi  était  une  imitation  européenne; 
une  seule  trace  d'originalité  consistait  dans  le  service  du  jaka. 
Une  grande  table  était  dressée  avec  nappe,  assiettes,  couverts,  et 
le  nom  des  convives  inscrit  sur  un  morceau  de  papier  à  la  place  de 
Chacun  d'eux.  Le  missionnaire  eut  l'honneur  de  s'asseoir  auprès  de 
la  maîtresse  de  la  maison,  en  face  de  deux  officiers,  dont  l'un  parlait 
l'anglais  et  l'autre  le  français  assez  intelligiblement.  On  servit  un  po- 
tage, des  viandes,  des  volailles,  comme  on  eût  pu  le  faire  à  Bourbon 
ou  à  Maurice.  Seulement  le  milieu  de  la  table  était  occupé  par  un 
grand  plat  dans  lequel  était  disposé  le  jaka.  On  appelle  ainsi  un 
morceau  de  bœuf  conservé  depuis  la  fête  précédente,  c'est-à-dire 
depuis  un  an,  et  coupé  en  petits  morceaux.  Manger  ensemble  le 
jaka,  c'est  faire  alliance  et  amitié  pour  l'année  entière.  Ce  bœuf, 
raccorni  et  desséché,  avait  un  aspect  noirâtre.  Dès  que  chacun  eut 
pris  place ,  le  président  du  festin  se  leva ,  prononça  un  speech  en 
l'honneur  de  la  souveraine,  saisit  délicatement  avec  deux  doigts  un 
morceau  du  mets  national,  et  fit  circuler  le  plat.  Chacun  l'imita,  et 
on  se  mit  à  manger  en  silence  et  avec  recueillement.  Ensuite  le  re- 
pas suivit  son  cours  avec  beaucoup  d'animation  et  de  vivacité.  Il 
touchait  à  sa  fm,  lorsqu' entrèrent  deux  esclaves  qui  s'assirent  aux 
pieds  de  la  maîtresse  de  la  maison  et  se  mirent  à  préparer  le  café. 
Puis  on  passa  dans  une  pièce  voisine,  tapissée  de  papier  français  re- 
présentant les  victoires  de  Napoléon;  un  nouveau  speech  fut  pro- 
noncé au  nom  de  la  reine,  après  quoi  on  but  des  liqueurs  à  sa  santé 
dans  des  verres  à  patte.  Le  concert  de  tambours  et  de  clarinettes 
recommença.  Enfin,  vers  les  neuf  heures,  chacun  remonta  dans  son 
palanquin. 

En  retour  de  tant  de  bons  procédés,  le  missionnaire  laissait  sa 


LA  FRANCE  ET  l' ANGLETERRE  A  MADAGASCAR.        311 

porte  ouverte  :  aussi  du  matin  au  soir  sa  maison  ne  désemplissait 
pas  de  visiteurs.  On  y  parlait  l'anglais,  le  français,  le  malgache; 
beaucoup  s'exerçaient  à  lire,  à  écrire;  les  volumes  et  les  journaux 
illustrés  avaient  le  plus  grand  succès  :  c'était  à  qui  contemplerait, 
dans  les  numéros  de  Y  Illustrât ed  London  Neivs,  la  reine  Victoria, 
lord  Palmerston  ou  les  funérailles  du  duc  de  Wellington.  On  sollici- 
tait aussi  de  l'Européen  des  consultations  médicales,  car  la  petite 
caisse  de  médicameus  dont  il  était  muni  lui  donnait  un  air  de  grand 
docteur,  et  il  fallait  qu'il  soignât  des  fièvres,  des  maux  de  tête,  et 
que  de  temps  à  autre  il  arrachât  une  dent.  En  échange,  on  lui  en- 
seignait la  vertu  des  herbes  médicinales  contre  les  piqûres  des 
mille-pieds,  des  scorpions  et  des  autres  bêtes  venimeuses  qui  abon- 
dent à  Madagascar.  Ce  qui  mit  le  comble  à  la  popularité  du  mis- 
sionnaire, ce  :fut  l'heureux  emploi  qu'il  fit  de  son  appareil  photo- 
graphique. Quand  cette  machine  étrange  avait  passé  par  les  mains 
de  la  douane,  elle  avait  excité  une  extrême  curiosité;  ce  fut  bien 
autre  chose  lorsque,  fappareil  installé  par  un  beau  jour,  un  des  as- 
sistans  fut  invité  à  se  placer  en  face.  C'était  un  homme  qui  portait 
un  signe  sur  la  joue.  L'expérience  achevée,  chacun  se  précipita  pour 
contempler  le  résultat  :  l'image  était  venue  à  merveille.  Quand  on 
vit  cette  figure  si  ressemblante,  avec  son  signe  particulier,  ce  fut  un 
cri  unanime  de  joie  et  d'admiration.  Tous  voulaient  avoir  de  même 
leur  ressemblance  prise  par  le  soleil  :  les  femmes  couraient  chercher 
leur  peigne  et  de  petits  miroirs  pour  s'ajuster,  les  hommes  tiraient 
des  coffres  leurs  plus  somptueux  lambas  écarlates  ou  jaunes  ;  seule- 
ment ils  se  montrèrent  quelque  peu  désappointés  quand  le  mission- 
naire leur  fit  savoir  qu'il  n'avait  pas  le  moyen  de  reproduire  ces 
riches  couleurs.  Beaucoup  demandaient  qu'on  les  représentât  avec 
leur  maison;  mais  ce  n'était  pas  une  opération  facile,  parce  qu'au 
moment  où  fappareil  était  ajusté,  il  y  avait  toujours  quelque  indis- 
cret qui  se  jetait  au-devant  pour  figurer  dans  le  tableau.  D'ailleurs 
avait  son  portrait  qui  voulait,  à  la  seule  condition  de  permettre  au 
missionnaire  de  s'en  réserver  une  épreuve,  et  c'est  ainsi  que  celui-ci 
a  composé  une  collection  ethnologique  d'un  grand  prix,  où  figurent 
les  types  des  familles  diverses  et  mélangées  qui  peuplent  Madagas- 
car. On  y  retrouve  le  noir  aux  cheveux  laineux,  qui  évidemment  a 
abordé  file  par  le  canal  de  Mozambique;  flndien,  qui  doit  y  être 
descendu  par  les  Maldives  et  les  groupes  d'îlots  et  de  rochers  qui 
s'échelonnent  jusqu'au  cap  d'Ambre,  et  le  Polynésien,  apporté  de 
bien  plus  loin  encore  par  le  Pacifique  et  la  mer  des  Indes.  Le  Hova 
s'y  distingue  par  un  angle  facial  ouvert,  un  front  développé,  ses 
cheveux  lisses,  ses  traits  assez  bien  proportionnés  et  son  teint  sou- 
vent clair.  Ces  hommes  rappellent  les  Peulhs  ou  Fellatahs,  que  les 


312  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

voyageurs  Barth  et  Baïkie  nous  ont  montrés  subjuguant  l'Afrique 
intérieure  de  Timbuktu,  sur  le  Niger,  à  Yola,  dans  l'Adamawa.  Le 
rapprochement  des  langues  indique  qu'il  existe  entre  les  Hovas  et 
les  Polynésiens  des  rapports  de  famille  ;  les  mêmes  mots  servent  à 
désigner  le  cocotier,  le  pandanus,  qui  croissent  également  sur  les 
rivages  de  Taïti  et  sur  ceux  de  Madagascar,  ainsi  que  nombre  d'au- 
tres objets.  Toutefois  la  structure  des  phrases  et  la  composition  des 
verbes  sont  bien  plus  savantes  et  plus  compliquées  dans  la  langue 
malgache.  Les  Sakalaves,  habitans  de  la  côte  occidentale,  semblent 
appartenir  aux  races  noires  de  l'Afrique;  cependant  ils  rappellent 
par  certaines  de  leurs  habitudes,  empruntées  peut-être  à  d'autres 
familles  d'émigrés,  les  populations  asiatiques  de  Geylan  et  de  l'Inde; 
les  Betsimasarakas  paraissent  être  le  produit  d'un  mélange  noir  et 
malais  ;  enfin  toutes  les  nuances  et  toutes  les  dégradations  entre  ces 
divers  types  peuvent  être  observées  chez  les  nombreuses  tribus  que 
la  conquête  hova  a  récemment  groupées  sous  une  même  dénomi- 
nation. 

Le  marché  de  Tamatave,  où  se  trouvaient  rassemblés  des  produits 
de  l'île  entière,  présentait  aussi  un  spectacle  fort  intéressant  et  pro- 
pre à  faire  connaître  l'état  actuel  de  l'industrie  dans  la  société  mal- 
gache. Ce  marché  se  tient  journellement  sur  une  grande  place;  il 
est  abondamment  fourni  de  céréales,  surtout  de  riz  et  de  manioc; 
les  produits  étrangers  y  sont  représentés  par  des  cotonnades  blan- 
ches et  imprimées,  et  ceux  de  l'industrie  indigène  par  des  instru- 
mens  aratoires,  des  armes,  des  lambas^  des  tissus  faits  de  la  feuille 
d'une  espèce  de  palmier  appelé  rofia^  qui  constituent  presque  uni- 
quement le  costume  des  classes  laborieuses,  par  des  chapeaux  de 
jonc  tressé,  des  nattes,  des  corbeilles,  et  par  ce  mélange  de  tabac,  de 
cendres  et  de  sel  si  estimé  de  toute  la  population.  Tous  ces  articles 
étaient  répandus  sur  le  sol  ou  disposés  sur  de  petites  plates-formes 
de  terre  et  de  sable  soutenues  par  des  omoplates  de  bœufs.  Des 
huttes  entières  étaient  remplies  de  barils  d'un  arak  fait  avec  du  jus 
de  canne  fermenté;  plusieurs  robinets  coulaient  sans  discontinuer, 
et  il  était  facile  de  voir,  à  la  tenue  de  beaucoup  d'indigènes,  que  les 
lois  de  tempérance  imposées  autrefois  par  Badama  étaient  tombées 
en  désuétude.  Des  animaux  vivans,  dont  plusieurs  sont  d'une  grande 
rareté,  ne  formaient  pas  la  partie  la  moins  intéressante  de  cette 
exposition  malgache;  dans  le  nombre  se  trouvaient  des  lemurs, 
animal  qui  semble,  ainsi  que  l'aye-aye,  être  particulier  à  Mada- 
gascar. La  tête  allongée  du  lemur  rappelle  celle  du  renard;  il  a  les 
oreilles  courtes  et  velues,  le  corps  blanc  et  noir  couvert  d'un  pelage 
laineux  et  abondant,  une  longue  queue  toulfue,  les  membres  de  der- 
rière plus  forts  que  ceux  de  devant.  Son  agilité  égale  celle  du  singe. 


LA  FRANCE  ET  l' ANGLETERRE  A  MADAGASCAR.        313 

On  l'apprivoise  assez  facilement.  Il  n'en  est  pas  de  même  de  l'aye- 
aye  :  c'est  un  animal  extrêmement  rare,  à  la  mine  éveillée,  avec  une 
tête  ronde  et  de  larges  oreilles,  le  corps  couvert  d'un  poil  raide,  la 
queue  touffue,  et  rappelant  aussi  le  singe  par  plusieurs  de  ses  habi- 
tudes. M.  Ellis  eut  le  regret  de  ne  pouvoir  joindre  un  de  ces  animaux 
à  la  riche  collection  qu'il  a  emportée  de  l'île. 

Parmi  les  produits  de  l'industrie  indigène,  la  vannerie,  les  nattes 
et  les  outils  de  fer  méritent  surtout  l'attention.  L'intérieur  de  l'île 
est  tellement  riche  en  minerai,  qu'il  y  a  une  région  appelée  d'un 
nom  qui  signifie  la  montagne  de  fer,  Ambohimiangavo.  Les  procé- 
dés employés  pour  travailler  ce  métal  ont  fait  des  progrès,  grâce 
à  quelques  Européens;  ils  seraient  encore  susceptibles  de  beau- 
coup d'améliorations;  cependant  ils  fournissent  des  ouvrages  d'un 
travail  assez  délicat. 

Le  marché  au  bétail,  qui  venait  d'être  rouvert,  présentait  une 
physionomie  particulière;  on  y  voit  figurer  seulement  des  bœufs 
buffalos,  avec  une  bosse  entre  les  épaules.  Les  indigènes,  qui  esti- 
ment par-dessus  tout  cette  espèce,  n'ont  jamais  voulu  permettre 
l'introduction  de  celles  du  Gap;  entre  eux,  le  commerce  du  bétail  n'a 
aucune  activité,  et  il  doit  tout  son  intérêt  à  l'exportation.  Les  bâti- 
mens  qui  viennent  prendre  un  chargement  fixent  le  nombre  de  tètes 
qu'ils  demandent,  et  dont  le  prix  est  tarifé  à  15  dollars  chacune  par 
l'administration,  ce  qui  semble  un  taux  bien  élevé  pour. Madagascar. 
Ordinairement  c'est  cent  ou  cent  cinquante  animaux;  on  en  amène 
en  plus  une  vingtaine,  pour  que  les  acheteurs  puissent  éliminer  les 
sujets  les  moins  avantageux;  puis  le  troupeau  est  conduit  sur  le 
rÎFvage.  L'embarquement  est  la  grande  affaire;  il  s'effectue  assez 
promptement,  avec  un  système  de  câbles  des  plus  compliqués.  A 
bord,  quand  la  traversée  dépasse  vingt  jours,  il  est  rare  qu'on  ne 
perde  pas  un  certain  nombre  d'animaux;  aussi  y  aurait-il  grand 
profit  pour  les  bâtimens  qui  font  ce  commerce  à  employer  la  vapeur, 
car  Bourbon  et  Maurice  dépendent  entièrement  de  la  grande  île 
sous  le  rapport  du  bétail.  Sur  les  divers  marchés,  les  paiemens  se 
font  en  dollars,  moitié  et  quart  de  dollars.  Des  changeurs  sont  char- 
gés de  couper  et  de  peser  ces  pièces  de  monnaie. 

Cependant  la  lettre  adressée  par  M.  Ellis  à  la  cour  d'Atanarive 
avant  son  départ  de  Maurice  était  restée  sans  réponse  ;  le  voyageur 
renouvela  sa  demande  :  on  lui  fit  savoir  qu'il  fallait  qu'elle  fût  signée 
en  même  temps  de  M.  Gaméron.  Vainement  objecta-t-il  que  son  com- 
pagnon avait  été  appelé  au  Gap  et  n'avait  pu  le  suivre  cette  fois.  En- 
fin, comme  il  insistait,  on  lui  opposa  la  crainte  du  choléra.  En  effet, 
le  fléau  sévissait  en  ce  moment  à  Maurice  avec  une  nouvelle  fureur, 
et  les  précautions  les  plus  minutieuses  étaient  prises  à  Madagascar 


314  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

contre  son  invasion.  Tous  les  articles  importés  étaient  exposés  qua- 
rante jours  durant  à  l'air  et  au  soleil;  les  dollars  acceptés  en  échange 
du  bétail  devaient  être  enterrés  pendant  un  même  espace  de  temps, 
et  tous  les  bàtimens,  de  quelque  provenance  qu'ils  fussent,  étaient 
astreints  à  une  quarantaine  complète.  M.  Ellis  dut  donc  cette  fois 
encore  renoncer  à  l'espérance  de  parvenir  jusqu'à  la  capitale;  du 
moins,  pour  ne  pas  borner  sa  visite  à  Tamatave,  il  résolut  de  faire 
le  long  du  littoral  une  excursion  à  Foule-Pointe. 

Ce  voyage  s'accomplit  par  le  bord  de  la  mer,  à  l'ombre  de  ces 
immenses  forêts  qui  forment  à  l'île  entière  comme  une  ceinture  de 
défense;  la  puissante  végétation  des  tropiques  s'y  étale  dans  toute 
sa  splendeur  :  des  lianes  inextricables,  des  parasites  gigantesques, 
d'énormes  fougères  s'y  enlacent  et  s'y  mêlent  aux  épaisses  et  som- 
bres chevelures  des  pandanus,  aux  légères  couronnes  des  cocotiers, 
aux  amples  et  vigoureuses  palmes  de  l'arbre  du  voyageur.  Celui-ci 
[urama  speciosa)  sert,  comme  le  baobab ,  de  réceptacle  à  l'eau  des 
pluies  et  la  conserve  dans  les  lieux  les  plus  arides  ;  mais  ce  n'est  pas 
son  tronc  lisse  et  compacte,  ce  sont  les  tiges  flexibles  de  chacune  de 
ses  feuilles  qui  retiennent,  comme  autant  de  tuyaux,  le  précieux 
liquide  ;  il  suflit  d'une  incision  légère  pour  en  faire  couler  une  eau 
claire  et  toujours  fraîche.  A  ces  puissans  feuillages,  aux  lianes  qui 
montent ,  retombent  et  serpentent ,  se  suspendent  les  fleurs  les  plus 
éclatantes  et  les  plus  variées.  C'est  un  spectacle  d'une  beauté  sans 
égale,  mais  en  présence  duquel  on  respire  la  mort.  Quand  les  nom- 
breuses rivières  qui  descendent  de  la  chaîne  des  montagnes  inté- 
rieures, gonflées  par  les  pluies  et  refoulées  par  les  sables  de  leurs 
barres,  se  répandent  en  marécages  le  long  de  la  côte,  les  détritus  (te 
cette  luxuriante  végétation  exhalent  des  miasmes  mortels,  même 
pour  les  indigènes  ;  ceux-ci  ne  connaissent  aucun  remède  contre  la 
terrible  fièvre  des  bords  de  la  mer,  et  c'est  ce  fléau,  plus  encore  que 
le  génie  hostile  de  Ranavalo ,  qui  protège  l'indépendance  de  Mada- 
gascar. Ses  pernicieuses  influences  ne  se  font  plus  sentir  à  environ 
huit  lieues  du  rivage,  l'air  devient  alors  parfaitement  sain  et  pur; 
mais,  comme  le  littoral  seul  peut  servir  de  point  de  départ  aux  éta- 
blissemens  des  Européens,  l'obstacle  subsistera  dans  toute  sa  force 
jusqu'à  ce  qu'il  soit  possible  d'assainir  par  des  travaux  de  canalisa- 
tion et  de  grands  abatis  d'arbres  des  portions  de  la  côte. 

Peu  d'animaux  fréquentent  ces  forêts  :  on  y  voit  surtout  des  oi- 
seaux aux  brillans  plumages,  des  lézards  jaunes,  bruns,  rayés,  vert 
émeraude,  et  des  serpens  pour  lesquels  les  indigènes  ressentent  une 
terreur  superstitieuse.  Ils  ne  les  tuent  pas.  M.  Provint  raconta  à  son 
hôte  qu'un  jour  à  son  réveil,  après  avoir  dormi  en  plein  air,  comme 
il  relevait  sa  natte,  il  vit  avec  horreur  qu'un  serpent  long  de  six 


LA   FRAISCE    ET   l' ANGLETERRE    A   MADAGASCAR.  315 

pieds  et  gros  comme  le  bras  s'était  contourné  dessous  en  spirale, 
faisant  pendant  la  nuit  office  de  matelas.  Il  appela  ses  serviteurs, 
mais  ceux-ci,  au  lieu  de  tuer  le  reptile,  se  contentèrent  de  le  frap- 
per légèrement  avec  une  baguette,  en  lui  disant  :  a  Ya-t'en,  ser- 
pent, va  loin  d'ici.  »  Ces  grosses  espèces  ne  sont  pas  venimeuses  et 
ne  s'attaquent  guère  qu'aux  petits  quadrupèdes.  Les  crocodiles,  dont 
les  rivières,  les  lacs  et  les  moindres  cours  d'eau  fourmillent,  parta- 
gent les  bénéfices  de  la  crainte  superstitieuse  que  les  reptiles  inspi- 
rent; souvent  leur  longueur  dépasse  quinze  pieds;  ils  peuvent  guet- 
ter leur  proie  en  toute  sécurité.  Les  indigènes  les  invoquent  comme 
des  êtres  surnaturels,  et  les  conjurent  à  l'aide  de  talismans;  ils 
semblent  même  en  avoir  fait  leur  animal  national,  car  une  mâchoire 
de  crocodile  figurée  en  or  est  le  principal  ornement  de  la  couronne 
hova. 

M.  Ellis,  étendu  dans  un  palanquin  suspendu  par  deux  longues 
perches  que  soutenaient  quatre  porteurs,  suivi  d'une  demi-douzaine 
de  serviteurs  chargés  de  son  appareil  photographique,  de  sa  boîte  à 
thé,  de  son  sac  de  voyage,  des  ustensiles  de  cuisine,  cheminait  len- 
tement sous  les  gigantesques  ombrages  de  la  forêt,  à  travers  des 
sentiers  à  peine  tracés,  s' arrêtant  pour  reproduire  par  un  rayon  de 
soleil  l'inextricable  fouillis  des  fougères,  des  grands  arbres,  des  ra- 
cines et  des  fleurs  enlacés.  De  loin  en  loin,  dans  une  éclaircie,  on 
entrevoyait  quelque  village  au  bord  de  la  mer,  dont  les  flots  venaient 
expirer  au  pied  de  la  forêt.  Après  quelques  jours  de  ce  trajet,  le 
voyageur  déboucha  sur  un  plateau  d'où  la  vue  s'étend  au  loin  et 
domine  de  vastes  espaces  de  la  forêt  et  de  la  mer.  Au  bas  du  pla- 
teau, sur  le  rivage,  s'étend  Foule-Pointe;  naguère  c'était  un  des 
ports  ouverts  par  Radama  au  commerce  européen-,  et  ce  point, 
comme  tant  d'autres  sur  cette  côte,  depuis  la  baie  d'Antongil  jus- 
qu'au Fort-Dauphin,  a  retenti  du  nom  de  la  France.  C'est  Là  qu'à  la 
fin  du  XVIII*  siècle  l'aventurier  Benyovsky,  prisonnier  des  Russes, 
voyageur  en  Chine,  chef  d'une  expédition  française,  vint  se  présen- 
ter aux  populations  comme  le  descendant  d'un  de  leurs  chefs  indi- 
gènes, et  réussit  à  régner  douze  ans  sur  les  tribus  de  Mahavelona. 
Des  guerres  intestines,  les  misères  de  la  traite  ont  depuis  désolé  ce 
rivage,  et  ce  fut  en  vain  que  M.  Ellis  chercha  à  évoquer  dans  la  mé- 
moire de  ses  habitans  actuels  le  souvenir  de  l'aventurier  polonais. 

A  Foule-Pointe,  comme  à  Tamatave,  le  missionnaire  reçut  le  meil- 
leur accueil.  Il  poursuivit  quelque  peu  encore  son  excursion,  com- 
plétant sa  moisson  de  plantes  et  de  fleurs  ;  puis  il  reprit  le  chemin 
de  Tamatave,  d'où  il  gagna  Maurice  et  le  Cap.  C'était  seulement 
dans  une  troisième  visite  qu'il  allait  pouvoir  pénétrer  jusqu'à  la  ca- 
pitale des  Hovas,  but  de  ses  persévérans  efforts. 


316  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 


IV. 


Ce  fut  à  Londres,  où  il  s'était  rendu  après  son  séjour  au  Cap,  que 
M.  Ellis  reçut  la  permission,  tant  de  fois  sollicitée,  de  visiter  Atanarive. 
Pour  mettre  à  profit  sans  retard  la  bonne  volonté  de  la  despotique 
souveraine,  il  s'embarqua  en  mars  1856  sur  un  steamer  de  la  com- 
pagnie orientale.  Cette  fois,  au  lieu  de  doubler  le  Cap,  il  suivit  ce 
qu'on  appelle  la  route  de  terre  [overland),  c'est-à-dire  la  Méditerra- 
née, l'isthme  de  Suez,  et  se  rembarqua  sur  la  Mer-Rouge.  Vingt- 
deux  jours  après  il  était  à  Ceylan.  De  là,  retraversant  la  mer  des 
Indes,  il  gagna  Maurice,  et  au  mois  de  juillet  il  revit  Tamatave. 

La  réouverture  de  ce  port  lui  avait  donné  une  physionomie  plus 
animée  que  précédemment,  et  le  commerce  avait  accru  le  bien-être 
des  habitans,  comme  il  était  facile  de  s'en  apercevoir  au  costume  et 
à  la  tenue  générale.  Dans  l'intervalle  de  deux  années,  des  quantités 
énormes  de  riz  et  plus  de  quatre  mille  bœufs  avaient  été  exportés 
dans  les  seuls  ports  de  Maurice.  Cependant  cette  prospérité  venait 
de  subir  un  fâcheux  ralentissement  à  la  suite  du  bruit  qui  s'était 
répandu  d'une  expédition  concertée  par  la  France  et  l'Angleterre 
contre  Madagascar,  et  peut-être  le  désir  de  se  rapprocher  de  l'An- 
gleterre n'était-il  pas  étranger  à  la  détermination,  prise  enfin  par  la 
défiante  Ranavalo,  d'entrouvrir  les  portes  de  sa  capitale.  On  remit  au 
missionnaire  une  lettre  du  prince  royal  dans  laquelle  celui-ci  lui  adres- 
sait ses  complimens  et  se  promettait  un  grand  plaisir  de  sa  visite; 
puis  le  secrétaire  du  gouvernement  de  la  reine  fit  donner  à  M.  Ellis 
un  laisser-passer  jusqu'à  la  capitale,  accompagné  d'un  permis  de 
séjour  d'un  mois.  De  son  côté,  le  missionnaire  était  chargé  d'un 
message  d'amitié  de  son  gouvernement  et  de  divers  présens,  parmi 
lesquels  figurait  un  télégraphe  électrique,  qu'il  s'était  exercé,  pen- 
dant deux  mois  de  son  séjour  à  Londres,  à  manier,  afin  de  faire  con- 
naître à  ses  amis  de  Madagascar,  qui  l'en  avaient  souvent  sollicité, 
cette  merveilleuse  invention.  En  passant  par  les  mains  de  la  douane 
de  Tamatave,  l'appareil  excita  au  plus  haut  point  l'intérêt  et  la  cu- 
riosité. Le  gouverneur  s'empressa  de  prier  M.  Ellis  de  vouloir  bien 
faire  fonctionner  devant  lui  le  télégraphe,  et  il  se  rendit,  accompa- 
gné des  principaux  de  la  ville  à  la  demeure  de  M.  Provint,  où  l'ap- 
pareil avait  été  transporté,  parce  que  la  foule  ne  cessait  d'encom- 
brer la  maison  du  missionnaire.  Le  rapport  du  fil  avec  les  batteries, 
les  propriétés  de  la  pile,  le  jeu  des  aiguilles,  excitaient  l'admiration; 
mais  l'enthousiasme  fut  à  son  comble  lorsque,  l'instrument  dressé, 
M.  Ellis  se  mit  à  converser  avec  le  gouverneur  à  la  distance  de 


I 


LA  FRANCE  ET  l' ANGLETERRE  A  MADAGASCAR.        317 

50  mètres,  et  en  faisant  comprendre  qu'il  ne  faudrait  pas  plus  de 
temps  pour  causer  d'un  bout  de  l'île  à  l'autre. 

C'était  sous  l'influence  de  telles  impressions  que  le  voyageur  fai- 
sait ses  préparatifs  de  départ  avec  la  certitude  d'être  partout  le  bien- 
venu. Il  allait  quitter  Tamatave,  lorsque  des  officiers  arrivèrent  de 
la  capitale,  chargés  par  Ranavalo  de  rendre  les  plus  grands  hon- 
neurs funèbres  à  M.  de  Lastelle,  notre  compatriote,  qui  venait  de 
mourir.  Il  y  avait  vingt-sept  ans  que  ce  Français,  alors  capitaine  de 
la  marine  marchande  de  Saint-Malo,  s'était  fixé  à  Madagascar,  où  il 
avait  remplacé  un  autre  de  nos  compatriotes,  M.  Arnoux,  dans  la 
direction  d'une  sucrerie  établie  sur  la  côte,  à  Mahéla.  Au  milieu  des 
vicissitudes  du  règne  de  Ranavalo  et  des  persécutions  imposées  aux 
étrangers,  M.  de  Lastelle  avait  dû  à  son  activité  et  à  ses  services  de 
se  concilier  la  faveur  de  la  terrible  souveraine  ;  il  avait  entrepris,  de 
concert  avec  elle,  d'introduire  en  grand  la  culture  de  la  canne,  et 
les  frais  d'établissement,  qui  s'étaient  élevés  à  plus  de  10  millions, 
avaient  été  compensés  par  de  sérieux  profits.  En  1838,  on  l'avait  vu 
venir  échanger  à  Marseille  une  cargaison  des  produits  de  l'île  contre 
des  articles  de  notre  commerce,  et  il  avait  entrepris  de  faire  cultiver 
dans  ses  plantations  nos  fruits  et  nos  céréales.  Ce  Français,  qui  avait 
rendu  de  vrais  services  à  Madagascar  et  à  notre  commerce,  venait 
de  mourir  subitement  à  la  suite  d'une  trop  forte  ingestion  de  chlo- 
roforme. La  faveur  de  la  reine  prétendait  le  suivre  au-delà  du  tom- 
beau, et  des  ordres  avaient  été  donnés  pour  qu'on  lui  rendît  les 
honneurs  dus  aux  premiers  sujets  malgaches.  En  conséquence,  la 
veuve  du  défunt,  fille  de  l'un  des  anciens  chefs  héréditaires  des  Bet- 
simasarakas,  accompagnée  de  tous  ses  parens  en  habits  unis  et  gros- 
siers, signe  de  leur  deuil,  —  les  fonctionnaires  de  Tamatave  et  les 
délégués  de  la  reine,  ceux-là  revêtus  de  leurs  lambas^  ceux-ci  en 
uniformes  bleus,  avec  épaulettes  et  galons  d'or,  se  rassemblèrent 
dans  la  maison  du  chef-juge,  rendez-vous  habituel  pour  les  grandes 
cérémonies.  Plusieurs  éloges  funèbres  furent  prononcés;  dans  celui 
de  l'orateur  envoyé  par  la  reine,  on  remarquait  cette  apostrophe, 
suggérée  par  les  mérites  et  la  haute  valeur  du  défunt  :  <(  La  souve- 
raine aurait  donné  2,000  dollars;  que  dis-je?  3,000  dollars;  que 
dis-je?  5,000  dollars,  pour  racheter  la  vie  de  ce  bon  serviteur!  » 
Ensuite  des  coups  de  canon  et  de  fusil  furent  tirés,  puis  on  égorgea 
six  bœufs,  on  défonça  des  tonneaux  d'arak,  et  la  cérémonie  se  ter- 
mina par  une  orgie  du  bas  peuple  et  des  esclaves,  tandis  qu'un  grand 
dîner  réunissait  les  résidens  anglais,  français,  allemands,  au  nom- 
bre d'une  douzaine,  aux  fonctionnaires  de  Tamatave  et  aux  officiers 
royaux.  * 

La  cérémonie  funèbre  achevée,  M.  Ellis  se  mit  en  route,  escorté 


318  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  plusieurs  grands  personnages  de  Tamatave  et  des  provinces  voi- 
sines qui  se  rendaient,  comme  lui,  à  la  capitale.  Madagascar  n'a  pas 
encore  d'autres  routes  que  celles  qu'y  ont  tracées  les  sabots  des 
bœufs  et  les  pieds  nus  des  indigènes.  Ceux-ci  n'emploient  ni  chariots 
ni  bêtes  de  somme;  les  bagages  étaient  donc  portés  à  dos  d'hommes, 
renfermés  dans  des  caisses  recouvertes  de  longues  feuilles  de  pan- 
danus  liées  avec  les  tiges  flexibles  d'une  espèce  de  vigne  vierge,  ce 
qui  leur  constitue  une  enveloppe  imperméable,  même  dans  les  fortes 
pluies.  Parmi  ces  caisses,  il  y  en  avait  une  qui  était  l'objet  d'égards 
particuliers,  que  l'on  ne  touchait  qu'avec  le  plus  grand  respect,  et 
sur  laquelle  s'asseoir  eût  été  un  sacrilège;  c'était  celle  dans  laquelle 
le  voyageur  avait  déclaré  que  les  présens  destinés  à  la  reine  étaient 
contenus.  Une  longue  file  d'esclaves  et  de  serviteurs  à  gages,  les  uns 
avec  leurs  fardeaux  sur  les  épaules,  les  autres  les  portant  suspendus 
à  de  longs  bambous,  cheminait  lentement,  et  au  milieu  de  cette  ca- 
ravane s'avançaient  dans  leurs  palanquins  les  seigneurs  hovas  et  le 
missionnaire.  C'était  l'administration  qui  avait  fourni  à  celui-ci  son 
palanquin,  et  à  cette  occasion  il  avait  eu  un  exemple  du  système  de 
réquisitions  mis  en  usage  par  le  gouvernement.  La  grande  toile  de 
rofia  destinée  à  protéger  son  véhicule  contre  la  pluie  et  le  soleil 
avait  été  oubliée  ;  aussitôt,  sur  un  ordre  du  gouverneur,  deux  ma- 
trones, suivies  de  vingt  trois  jeunes  fdles,  se  présentèrent,  et  en  un 
moment  l'ouvrage  fut  confectionné, 

A  neuf  milles  au  sud  de  Tamatave,  le  voyageur  passa  l'Hivondro, 
large  rivière  infestée  de  crocodiles,  qui  coule  à  travers  des  rives 
plates  et  boisées  ;  il  marchait  parallèlement  à  la  mer,  et  le  paysage 
changeait  souvent  d'aspect,  offrant  le  spectacle  successif  de  forêts, 
de  lagunes,  de  plaines  de  sable,  de  fougères  et  de  hautes  bruyères. 
La  caravane  franchit  en  toute  hâte  une  région  désolée  :  c'était  une 
forêt  morte  tout  entière,  et  cependant  encore  debout;  les  arbres  sans 
feuilles  et  sans  écorce,  revêtus  d'une  teinte  blanchâtre,  entremê- 
laient leurs  rameaux  desséchés;  seules  des  orchidées  et  quelques 
fougères,  rampant  sur  les  troncs  et  le  long  des  branches,  donnaient 
signe  de  vie,  et  des  marais  stagnans  exhalaient  leurs  miasmes  im- 
purs ,dans  cette  atmosphère  de  fièvre  et  de  mort.  La  côte  entière  est 
insalubre  ;  cependant  de  distance  en  distance  apparaissaient  quel- 
ques villages  dont  les  habitans,  qui  subsistent  de  pêche  et  d'un  peu 
de  culture,  ne  paraissent  pas  souffrir  de  ce  climat,  aussi  pernicieux 
aux  indigènes  de  l'intérieur  qu'aux  Européens.  C'est  là  que  crois- 
sent, au  milieu  des  mangroves,  des  palmistes  et  des  magnolias,  le 
strychnos  et  le  tangène,  dont  les  principes  vénéneux  ont  joué  un 
grand  rôl^  dans  le  système  judiciaire  de  Madagascar  :  les  accusés 
buvaient  le  suc  du  tangène,  et  les  questions  de  culpabilité  étaient 


'ÉL^ 


LA  FRANCE  ET  l' ANGLETERRE  A  MADAGASCAR.        31^ 

tranchées  par  cette  espèce  de  jugement  de  Dieu.  Cet  usage  tend  à 
disparaître,  et  les  applications  en  sont  devenues  beaucoup  plus  rares 
depuis  Radama. 

A  l'embouchure  de  l'Iharoka,  seize  de  ces  canots  taillés  dans  une 
souche  d'arbre  qui  servent  à  la  navigation  des  nombreuses  rivières 
de  ^ladagascar  reçurent  les  bagages  et  les  voyageurs.  Ceux-ci,  lais- 
sant le  bord  de  la  mer  pour  remonter  le  fleuve  pendant  quelques 
milles,  se  dirigèrent  à  l'ouest,  droit  sur  Atanarive.  A  mesure  qu'on 
s'éloigne  de  la  côte,  l'air  s'assainit;  les  villages  se  pressent  davan- 
tage, et  leurs  habitans,  plus  industrieux,  semblent  jouir  de  plus  de 
bien-être.  Le  terrain  s'élève  graduellement,  formant  des  lignes  suc- 
cessives de  hauteurs  couronnées  d'arbres  et  de  vallées  tapissées 
d'une  luxuriante  verdure.  Çà  et  là,  de  larges  blocs  de  quartz  gisent 
sur  le  sol.  Quelques  rivières  coupaient  la  route;  on  les  passait  en 
canot,  et  des  troncs  d'arbres' jetés  sur  les  ravins  et  sur  les  torrens 
servaient  de  ponts.  Souvent  près  des  villages,  sur  des  hauteurs  d'où 
l'œil  embrasse  d'immenses  horizons,  on  voyait  se  dresser  des  mon- 
ticules de  terre  enfermés  entre  quatre  murs  de  pierre  hauts  de  cinq 
ou  six  pieds,  et  surmontés  d'une  petite  construction  en  pierre;  ce 
sont  deâ  sépultures  hovas.  Les  Malgaches  en  général  professent  un 
grand  culte  pour  les  morts  et  pour  les  ancêtres;  d'ailleurs  ils  n'ont 
pas  de  système  religieux  bien  arrêté  :  des  superstitions,  quelques 
idées  incertaines  de  transmigration,  voilà  tout  ce  que  leur  ont  ap- 
porté leurs  ancêtres  venus  de  la  Polynésie  et  de  l'Inde,  ce  qui  paraît 
rejeter  vers  des  temps  très  reculés  les  migrations  qui,  de  ce  côté,  ont 
contribué  à  peupler  Madagascar.  Un  même  mot  vague  sert  à  désigner 
la  Divinité,  les  phénomènes  surnaturels  et  tout  ce  qui  passe  l'intel- 
ligence, le  mot  zanohary,  plus  d'un  indigène  le  prononça  en  contem- 
plant les  merveilles  de  la  photographie  et  du  télégraphe  électrique. 
En  l'absence  de  divinités  bien  définies,  les  chefs  ont  revendiqué 
pour  eux-mêmes  les  hommages  de  la  piété  publique,  prétendant 
tenir  de  leurs  aïeux  un  caractère  sacré.  Ce  fait  explique  la  violence 
des  persécutions  qui  ont  frappé  le  christianisme  ;  on  reprochait  à  la 
fois  à  ses  adhérons  de  trahir  l'autorité  royale  et  de  renier  leurs  an- 
cêtres :  «  Que  ces  étrangers,  disaient  les  Malgaches  rebelles  à  la  re- 
ligion chrétienne,  en  parlant  des  missionnaires,  gardent  leur  ancêtre 
le  seigneur  Jésus,  et  qu'ils  nous  laissent  adorer  les  nôtres.  »  Aux 
Arabes,  qui  ont  sillonné  Madagascar  aussi  bien  que  l'Afrique  entière, 
les  indigènes  ont  emprunté  quelques  pratiques,  par  exemple  la  cir- 
concision ,  sans  s'arrêter  à  aucun  des  principes  fondamentaux  de 
l'islamisme. 

A  mesure  qu'on  approchait  de  la  capitale,  les  indices  de  la  con- 
quête et  de  la  puissance  des  Hovas  étaient  plus  apparens.  Les  vil- 


820  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

lages  de  cette  population  belliqueuse  et  dominatrice  étaient  perchés 
sur  des  hauteurs  et  entourés  de  fortifications  comme  nos  manoirs 
féodaux  du  moyen  âge.  Dans  les  champs,  la  culture  semblait  plus 
généralement  abandonnée  aux  esclaves.  L'esclavage,  très  répandu 
dans  l'île,  n'a  pas  semblé  à  M.  EUis  aussi  oppressif  qu'on  pourrait  le 
croire  :  c'est  une  espèce  de  domesticité  qui  n'a,  dit  le  missionnaire, 
rien  de  comparable  aux  horreurs  de  l'esclavage  dans  les  Indes  occi- 
dentales; toutefois  il  n'est  pas  rare  de  voir  un  malheureux  allant  à 
sa  besogne  avec  un  collier  de  fer  au  cou  ou  une  espèce  de  carcan, 
en  punition  de  quelque  faute.  Le  prix  d'un  esclave  mâle  est  de  70  à 
100  dollars,  et  celui  d'une  femme  moitié  moindre.  On  a  parlé  de 
cruautés  excessives  exercées  à  la  côte  ouest  par  les  Hovas  sur  les 
Sakalaves  ;  la  relation  du  révérend  Ellis  ne  nous  met  pas  à  même 
d'apprécier  le  degré  d'exactitude  de  ces  faits. 

Après  vingt  jours  de  marche  et  un  parcours  de  trois  cents  milles, 
les  voyageurs  parvinrent  à  un  village  assis  sur  le  rebord  d'une 
chaîne  de  granit  et  appelé  de  sa  situation  Amhalomanga,  le  Rocher 
bleu.  Ils  étaient  aux  portes  d'Atanarive.  Trois  cavaliers  vinrent  les 
prendre  pour  les  introduire  dans  la  capitale,  et  bientôt  la  cité  des 
mille  villages  se  déroula  sous  leurs  yeux.  Atanarive  s'étend  sur  un 
plateau  ovale  long  d'une  demi-lieue  qui  domine  la  contrée  environ- 
nante et  s'élève,  à  sept  mille  pieds  au-dessus  du  niveau  de  la  mer. 
Vers  le  centre,  sur  une  éminence  appelé  Tampomhohitra,  ce  qui  si- 
gnifie la  Couronne  de  la  cité,  se  dresse  le  palais,  construction  la 
plus  importante  et  la  plus  vaste  de  la  ville.  Il  a  soixante  pieds  d'élé- 
vation, et  son  toit  aigu,  sur  lequel  s'ouvrent  trois  étages  de  fenêtres, 
est  surmonté  d'un  emblème  représentant  en  bois  doré  un  oiseau  de 
proie,  espèce  de  vautour  appelé  vozomahery^  littéralement  l'oiseau 
du  pouvoir.  Un  verandah  coupé  en  deux  par  un  balcon  enveloppe 
ses  murs.  A  côté  de  la  résidence  royale  s'élève  une  construction  ana- 
logue, mais  de  moindres  proportions  :  c'est  la  demeure  du  prince 
royal,  et  des  deux  côtés,  sur  la  crête  de  la  hauteur,  s'alignent  les 
maisons  des  autres  membres  de  la  famille  royale  et  des  principaux 
officiers  du  gouvernement.  Plus  bas  s'étendent,  sans  beaucoup  de 
régularité,  les  habitations  particulières  avec  leurs  toits  aigus  de 
chaume  et  de  gazon.  L'aspect  uniforme  de  toutes  ces  maisons,  la 
couleur  sombre  de  leurs  murs  de  bois  et  la  nudité  du  plateau  sur 
lequel  elles  sont  assises  composent  un  ensemble  sévère  qui  contraste 
tristement  avec  la  riche  végétation  des  vallées  environnantes.  Le 
feuillage  de  quelques  figuiers  épars  dans  les  enclos  et  l'angle  aigu 
qui  termine  la  toiture  du  palais  rompent  seuls  la  monotonie  de  la 
masse  de  rochers  de  granit  et  de  maisons  de  bois  qui  de  loin  signa- 
lent Atanarive. 


LA   FRANCE    ET   L  ANGLETERRE    A   MADAGASCAR.  321 

Parvenu  aux  premières  maisons  éparses  au  bas  du  plateau,  le 
voyageur  escalada  une  espèce  de  rue  large,  mais  inégale  et  rabo- 
teuse, taillée  souvent  dans  le  roc  vif,  et  atteignit  une  porte  de  pierre 
qui  donne  sur  une  des  places  de  la  ville,  et  en  dehors  de  laquelle 
étaient  postés  une  douzaine  de  soldats  qui  présentèrent  les  armes 
aux  officiers  royaux.  On  lui  fit  l'honneur  de  le  conduire  jusqu'au 
Tampombohitra,  cette  acropole  oii  se  dressent,  autour  du  palais,  les 
habitations  des  grands  personnages,  et,  après  avoir  traversé  un  dé- 
dale de  rues  et  de  ruelles  dont  les  habitans  se  pressaient  sur  son 
passage  avec  une  curiosité  bienveillante,  M.  Ellis  s'arrêta  devant  un 
enclos  assez  spacieux  enfermant  trois  jolies  maisons  de  deux  étages; 
alors  un  des  officiers  le  prit  par  la  main,  l'introduisit  dans  l'inté- 
rieur et  lui  fit  savoir  que  c'était  la  résidence  qui  lui  était  assignée 
par  le  bon  vouloir  de  la  reine.  L'étage  inférieur,  qui  devait  particu- 
lièrement servir  à  l'habitation  du  missionnaire  anglais,  se  composait 
de  deux  pièces  d'inégale  grandeur,  recouvertes  l'une  et  l'autre  de 
nattes  épaisses.  Le  lit,  dressé  sur  quatre  pieds  et  chargé  de  nattes, 
était,  comme  les  fenêtres,  protégé  par  des  rideaux  de  mousseline 
blanche;  quatre  chaises,  un  fauteuil,  une  table  recouverte  d'un  ta- 
pis et  munie  de  verres  et  d'un  pot  à  eau,  un  miroir  suspendu  à  la 
muraille,  complétaient  l'ameublement.  Grâce  à  la  sollicitude  de 
l'hospitalité  malgache,  M.  Ellis  eût  certainement  pu  se  croire  dans 
la  chambre  d'un  petit  hôtel  garni  européen.  L'étage  supérieur  était 
réservé  à  ses  gens,  et  des  deux  autres  maisons  enfermées  dans  l'en- 
clos, l'une  était  destinée  à  ses  bagages,  l'autre  était  occupée  par 
une  famille  hova  indigène  qui  lui  fit  offrir  l'entière  disposition  du 
local,  ce  qu'il  ne  fut  pas  nécessaire  d'accepter. 

Le  lendemain,  quatre  officiers,  couverts  de  riches  lambas,  vinrent, 
de  la  part  de  la  reine,  visiter  le  voyageur,  lui  apporter  un  présent  de 
bœuf  et  de  volailles,  s'informer  de  la  santé  de  la  reine  Victoria,  du 
prince  époux,  de  l'état  de  l'Europe  et  de  la  prospérité  de  l'Angle- 
terre; puis,  vers  le  soir,  ce  fut  le  prince  royal  lui-même,  Rakotond- 
Radama,  qui  se  fit  annoncer.  Ce  personnage,  auquel  les  circonstances 
paraissent  réserver  un  rôle  décisif  dans  les  destinées  de  Madagascar, 
est  né  en  1830.  C'est  un  homme  de  petite  stature,  aux  manières  ou- 
vertes et  franches,  le  front  légèrement  en  arrière,  les  cheveux  d'un 
noir  de  jais,  frisant  à  leur  extrémité ,  le  nez  aquilin,  la  lèvre  supé-  ' 
rieure  surmontée  d'une  moustache,  la  lèvre  inférieure  un  peu  épaisse. 
Si  la  photographie  rapportée  par  M.  Ellis  est  bien  exacte,  nous  ne 
saurions  trouver  à  la  physionomie  du  prince  autant  d'intelligence 
que  le  veut  le  missionnaire  ;  il  est  vrai  que  son  air  de  gêne  et  de 
gaucherie  résulte  peut-être  du  col  droit  et  du  costume  ridicule  de 
général  européen  dont  il  est  affublé. 

TOME  XXIY.  21 


322  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

La  conversation  s'engagea  en  anglais  et  roula  sur  T excellence  des 
lois  anglaises,  l'alliance  de  la  France  et  de  l'Angleterre,  la  paix  qui 
venait  de  terminer  la  guerre  de  Russie,  le  christianisme  protestant 
et  le  catholicisme.  Le  prince  se  fit  expliquer  le  sens  du  mot  protec- 
tion appliqué  par  de  grandes  nations  de  l'Europe  à  certains  états;  il 
s'enquit  avec  inquiétude  des  projets  que  l'on  prêtait  alors  à  la  France 
contre  Madagascar,  témoigna  au  missionnaire  beaucoup  de  bienveil- 
lance personnelle,  et  déploya  dans  l'entretien  plus  de  vivacité  qu'on 
ne  pouvait  s'y  attendre  d'après  le  calme  de  ses  manières.  Le  lende- 
main, ce  fut  le  prince  Ramonja,  cousin  du  prince  royal  et  troisième 
personnage  de  Madagascar,  qui  se  présenta  chez  l'Européen;  l'en- 
tretien roula  sur  les  mêmes  sujets,  et  fut  également  amical.  Les 
visites  de  bienvenue  se  succédèrent  ainsi  durant  plusieurs  jours,  et 
amenèrent  les  uns  après  les  autres  des  dignitaires  de  tous  grades. 
  Madagascar,  les  fonctionnaires  civils  sont  classés,  de  même  qu'en 
Russie,  à  l'imitation  des  officiers  militaires,  et  répondent  à  des  caté- 
gories définies  ;  c'est  ce  que  l'on  appelle  premier,  second,  dixième, 
treizième  honneur.  Les  présens  abondaient  aussi  de  la  part  de  Ra- 
kotond,  de  sa  femme,  la  princesse  Rabodo,  nièce  de  la  reine  et  de 
Ramonja;  puis  le  prince  royal  fit  dire  à  son  hôte  qu'il  voulait  lui 
faire  lui-même  les  honneurs  de  la  contrée  environnante,  et  qu'il 
mettait  à  sa  disposition  un  cheval  et  un  palanquin.  Un  matin  donc 
M.  Ellis  se  rendit  au  lieu  assigné,  dans  un  des  faubourgs  où  se  tenait 
un  marché  assez  semblable  à  celui  que  nous  avons  vu  à  Tamatave. 
La  population,  très  considérable,  se  pressait  pour  voir  le  prince  et 
l'étranger.  Des  soldats,  avec  leurs  canons  montés  sur  des  affûts  de 
bois,  formaient  la  haie,  et  des  officiers  portaient  une  épée  d'argent 
à  large  poignée  que  chacun  saluait  en  passant  :  c'est  le  Tsitialinga, 
ce  qui  veut  dire  haine  des  mensonges^  un  des  emblèmes  du  pouvoir 
auquel  on  attribue  la  propriété  de  révéler  les  crimes  et  de  faire  con- 
naître les  coupables.  Quand  la  terrible  épée  a  accusé  un  homme  et 
qu'on  l'a  plantée  dans  sa  porte,  le  malheureux  est  mis  hors  la  loi,  et 
nul  n'oserait  lui  donner  asile. 

Le  cortège  visita  plusieurs  résidences  royales  situées  dans  les  en- 
virons de  la  ville,  et  notamment  le  palais  d'Isoaierana,  qui  a  été  bâti 
pour  Radama  par  un  Français,  M.  Legros.  C'est  une  belle  construc- 
tion, dans  le  style  du  pays,  mais  en  bois  d'ébène  et  d'érable,  avec  de 
magnifiques  lambris,  des  attiques,  un  plancher  en  mosaïque,  un 
double  verandah  et  de  riches  ornemens  à  la  toiture.  Autour  de  la 
capitale,  il  y  a  des  routes  assez  bien  entretenues,  et  on  traverse  les 
rivières  sur  des  ponts  de  construction  grossière,  mais  solide,  faits 
de  roches  massives,  et  dont  les  arches  sont  inégales.  On  rentra  dans 
Atanarive  par  l'Ambohipotsi,  qui  en  est  la  roche  Tarpéienne  :  c'est 


LA  FRANCE  ET  l' ANGLETERRE  A  MADAGASCAR.        323 

un  plateau  nu  de  granit,  élevé  de  trois  à  quatre  cents  pieds  au- 
dessus  du  sentier  qui  contourne  la  ville,  et  d'où  les  criminels  sont 
précipités. 

Quelques  jours  après,  le  prince  proposa  de  renouveler  cette  ex- 
cursion ;  sa  femme,  la  princesse  Rabodo,  devait  être  de  la  partie,  et 
il  résolut  cette  fois  de  se  montrer  dans  toute  la  magnificence  de  sa 
pompe  royale.  Vers  midi,  un  officier  vint  prendre  l'Européen  pour  le 
conduire  au  palais.  En  route,  il  le  prévint  que,  comme  c'était  sa  pre- 
mière entrevue  officielle  avec  des  membres  de  la  famille  royale,  il 
convenait  de  leur  présenter  le  hasina:  c'est  une  offrande,  habituel- 
lement d'un  dollar,  sans  laquelle  on  n'approche  pas  les  souverains. 
L'avenue  conduisant  à  la  porte  du  palais  était  encombrée  de  cu- 
rieux ;  deux  officiers  de  rang  supérieur,  puis  le  prince  et  la  princesse 
en  palanquin  découvert,  vinrent  à  la  rencontre  de  M.  Ellis,  qui  off"rit 
à  celle-ci  le  hasina^  puis  prit  sa  place  dans  la  procession,  et  on  se  mit 
en  marche.  Le  but  de  la  promenade  était  une  maison  de  plaisance 
de  feu  Radama,  appelée  Mahazoarivo. 

Le  cortège  ne  tenait  pas  moins  d'un  mille  et  demi.  Il  s'ouvrait  par 
une  douzaine  d'officiers  montés  sur  des  chevaux  assez  mal  entrete- 
nus, mais  vifs  et  vigoureux  ;  ensuite  venaient  quatorze  palanquins, 
ornés  de  draperies  de  diverses  couleurs,  portant  de  hauts  dignitaires 
et  escortés  des  deux  côtés  par  des  cavaliers  ;  puis  une  troupe  de  dix- 
neuf  musiciens,  cinq  clarinettes,  cinq  fifres,  un  basson,  quatre  cornes 
de  buffalos,  un  petit  tambour,  un  triangle,  précédaient  les  palan- 
quins du  prince  et  de  la  princesse,  auprès  desquels  marchaient  plu- 
sieurs officiers,  l'épée  nue.  Le  prince  était  vêtu  d'une  espèce  de 
cotte  blanche  ornée  d'une  plaque  d'argent,  et  un  large  ruban  de  soie 
rouge  et  verte,  terminé  par  une  frange  d'or,  s'étalait  sur  sa  poitrine, 
La  princesse  portait  un  vêtement  bleu ,  de  mode  européenne ,  garni 
de  velours  violet,  avec  deux  rangées  de  boutons  d'or,  un  bonnet  de 
satin  œillet,  orné  de  fleurs  artificielles,  un  voile  et  une  écharpe  de 
dentelle.  Son  palanquin  était  ombragé  d'une  draperie  écarlate,  bordé 
de  galons  et  de  franges  d'or,  et  à  ses  côtés  marchaient  un  officier 
muni  d'une  large  ombrelle  de  soie  oeillet  surmontée  d'une  boule 
d'or  et  une  douzaine  de  femmes  esclaves  drapées  dans  des  lambas 
de  coton  bleu  et  blanc.  Dans  le  palanquin  suivant  s'avançait  une  fille 
du  prince  Ramonja,  jeune  personne  de  seize  ans  adoptée  par  la  prin- 
cesse Rabodo,  qui  est  fort  affligée  de  n'avoir  pas  jusqu'ici  d'enfans. 
Trois  derniers  palanquins  portaient  des  serviteurs  et  des  femmes  du 
palais;  enfin  venait  la  foule  en  habit  de  fête.  Les  officiers  et  leurs 
femmes  étaient  couverts  de  joyaux  et  de  chaînes  d'or  auxquelles 
étaient  suspendues  ces  petites  boîtes  à  tabac  dont  il  a  été  question  à 
Tamatave.  La  plupart  d'entre  eux  avaient  eu  le  bon  esprit  de  ne  pas 


32/i  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

revêtir  leurs  uniformes,  et  portaient  le  costume  national  :  pantalons 
écarlates  et  lamha  blanc,  bordé  de  cinq  larges  bandes  de  couleur. 
Le  cortège  fit  halte  à  quelque  cent  mètres  du  palais,  au  balcon  du- 
quel apparaissaient,  sous  un  grand  voile  ècarlate,  quelques  figures. 
C'était  la  reine,  entourée  des  gens  du  palais,  qui  daignait  se  mon- 
trer :  elle  fut  accueillie  par  l'air  national  de  Madagascar,  que  M.  Ellis 
ne  trouva  pas  désagréable.  Ensuite  on  franchit  les  portes  de  la  ville, 
et  la  longue  procession  se  dirigea  à  travers  la  campagne.  A  son  ap- 
proche, les  habitans  des  villages  sortaient  de  leurs  demeures,  ap- 
portant les  uns  du  riz,  les  autres  du  manioc,  des  fruits,  des  légumes, 
qu'ils  déposaient  aux  pieds  du  prince,  et  que  ses  officiers  ramas- 
saient. C'est  une  offrande  en  nature  qu'il  est  d'usage  de  présenter 
aux  souverains  sur  leur  passage.  Enfin  on  atteignit  Mahazoarivo.  En 
passant  sous  la  porte,  chacun  se  découvrit.  Cette  habitation  est  un 
joli  cottage  bâti  au  bord  d'une  pièce  d'eau,  et  entouré  de  bana- 
niers et  d'allées  de  vignes  qui  produisent,  dit-on,  de  bons  raisins.  Le 
prince  donna  la  main  à  la  princesse  pour  descendre  de  son  palan- 
quin, mit  le  pied  sur  le  seuil,  et, -se  tournant,  invita  la  compagnie  à 
entrer.  Des  rafraîchissemens,  consistant  en  confitures,  biscuits, 
fruits,  avec  des  plats,  des  couteaux  et  des  fourchettes  d'argent, 
étaient  disposés  sur  une  table  autour  de  laquelle  on  s'assit.  La  prin- 
cesse Rabodo  est  une  belle  femme ,  à  peu  près  de  la  taille  de  son 
mari,  et  de  quelques  années  plus  âgée  que  lui.  Ses  traits  sont  régu- 
liers, un  peu  lourds;  sa  physionomie  respire  une  grande  bienveil- 
lance. Elle  tenait  son  mouchoir  à  la  main,  comme  une  Parisienne 
dans  son  salon.  Le  missionnaire  prit  place  à  côté  d'elle,  et  elle  se 
plut  à  l'entretenir  avec  beaucoup  d'affabilité  de  la  reine  Victoria,  du 
prince  Albert,  de  leurs  enfans.  Elle  apprit  avec  intérêt  le  mariage 
projeté  entre  la  princesse  royale  et  l'héritier  de  Prusse.  Elle  de- 
manda si  la  reine  dansait  dans  son  palais,  et  si  M.  Ellis  lui-même 
avait  l'habitude  de  danser.  De  son  côté,  le  prince  s'informa  de  la 
dernière  guerre,  de  la  quantité  de  troupes  qui  avaient  été  engagées, 
du  nombre,  des  morts;  il  s'enquit  des  chances  de  durée  que  pouvait 
avoir  la  paix;  puis  la  musique  entonna  le  God  save  the  Queen,  le 
Rule  Uritannia  et  le  Grenadier  s  Mardi.  La  collation  achevée,  on  se 
leva  pour  faire  un  tour  de  promenade  dans  le  jardin.  Le  prince  ac- 
compagnait la  princesse,  le  secrétaire  de  la  reine  donna  le  bras  à  la 
fille  du  prince  Ramonja,  et  M.  Ellis  offrit  le  sien  à  une  des  ladies  de 
la  reine,  belle  femme  richement  vêtue.  La  fête  se  termina  par  des 
danses;  on  causa  encore  de  la  France,  de  l'Italie,  de  l'Allemagne; 
puis  le  prince  reconduisit  avec  beaucoup  de  courtoisie  la  princesse 
à  son  palanquin,  et  remonta  dans  le  sien. 

Ces  visites  royales  et  ces  fêtes  n'étaient  que  le  prélude  de  l'entrevue 


LA  FRANCE  ET  l' ANGLETERRE  A  MADAGASCAR.        3*25 

dont  le  voyageur  allait  être  honoré  par  la  reine.  Quand  celle-ci  jugea 
qu'elle  était  restée  aussi  longtemps  invisible  que  le  comportait  sa 
dignité,  elle  fit  prévenir  officieusement  M.  EUis,  par  un  de  ses  amis 
hovas,  de  se  préparer,  dans  la  journée  du  5  septembre,  à  paraître 
devant  elle,  de  revêtir  par  conséquent  son  costume  de  cérémonie, 
et  de  se  munir  d'un  souverain  et  d'un  dollar.  M.  Ellis  mit  son  habit 
noir;  mais  l'ami  chargé  de  servir  d'intermédiaire  ne  le  trouva  pas 
assez  bien  vêtu.  Vainement  le  missionnaire  objecta  que  c'était  en 
Europe  le  costume  de  cérémonie,  l'autre  demanda  à  voir  sa  garde- 
robe,  et  y  découvrant  une  belle  robe  de  chambre  vert  et  pourpre, 
il  le  força  à  s'en  revêtir.  Quelques  instans  après  arriva  le  billet  sui- 
vant :  «  Sir,  veuillez  suivre  le  porteur  de  ce  mot;  vous  allez  avoir 
une  audience  de  sa  majesté.  »  Le  missionnaire,  drapé  dans  sa  robe 
somptueuse,  monta  en  palanquin,  mit  pied  à  terre  au  premier  poste 
des  gardes  de  la  reine,  d'où  un  officier  se  détacha  pour  l'annoncer; 
puis  il  pénétra  par  une  porte  cintrée  dans  une  large  cour,  bordée 
de  trois  côtés  par  une  ligne  de  soldats,  et  dans  laquelle  la  reine,  en- 
vironnée des  membres  de  sa  famille  et  de  ses  officiers,  se  tenait  as- 
sise au  premier  étage  de  son  palais,  sous  le  balcon  de  son  verandah. 
A  la  vue  de  la  souveraine,  le  missionnaire  et  ses  guides,  s' arrêtant, 
fléchirent  le  genou  et  prononcèrent  le  salut  d'usage  :  Tsara,  tsarciy 
tompokol  ce  qui  veut  dire  :  c'est  bien,  c'est  bien,  souveraine!  Se 
tournant  vers  l'orient,  ils  firent  ensuite  une  génuflexion  devant  le 
tombeau  de  Radama ,  petit  édifice  carré ,  en  pierre ,  construit  dans 
un  coin  de  la  cour,  puis  ils  se  dirigèrent  vers  les  places  qui  leur 
étaient  assignées. 

Il  y  avait  alors  à  Atanarive  trois  résidens  français  :  M.  Laborde, 
qui  y  continue  les  traditions  de  M.  de  Lastelle  ;  son  fils,  jeune  homme 
de  vingt  ans,  qui,  après  avoir  été  faire  ses  études  en  Fraifce,  est  venu 
retrouver  son  père  à  Madagascar,  et  un  prêtre  catholique,  M.  Fenez- 
Hervier,  qui  a  obtenu  de  la  reine  l'autorisation  de  séjourner  dans  la 
capitale.  M.  Laborde  et  le  prêtre  avaient  été  invités  à  assister  à  la 
présentation,  et  ils  se  tenaient,  le  premier  couvert  d'un  riche  cos- 
tume arabe ,  le  second  en  vêtement  de  soie  brodée ,  près  de  la  place 
assignée  au  missionnaire  anglais.  Celui-ci  était  en  outre  entouré  d'in- 
terprètes qui,  après  quelques  avis  préalables  relatifs  à  l'étiquette,  lui 
dirent  qu'il  avait  la  parole  et  rengagèrent  à  parler  haut.  M.  Ellis  re- 
mercia la  reine  de  lui  avoir  fait  F  honneur  de  l'admettre  en  sa  pré- 
sence, et,  après  rechange  des  premiers  complimens,  demanda  la 
permission  de  lui  transmettre  son hasina-,  en  même  temps  il  remit  le 
souverain  dont  il  s'était  muni  à  un  officier.  La  reine  daigna  remer- 
cier par  un  léger  signe  de  tête.  Ensuite  le  missionnaire,  reprenant 
son  discours,  rappela  la  vieille  amitié  de  George  IV  et  du  roi  Ra- 


326  REVUE    DEvS    DEUX    MO.NDES. 

dama,  et  aflTirma  que  l'Angleterre  n'avait  jamais  changé  dans  ses 
sentimens  d'affection  pour  Madagascar,  que  le  ministre  de  sa  ma- 
jesté Victoria,  lord  Clarendon,  l'avait  chargé  de  dire  à  la  reine  qu'il 
ne  cessait  d'entretenir  à  son  égard  des  intentions  amicales  et  de  por- 
ter un  vif  intérêt  à  la  prospérité  de  son  règne. 

Un  murmure  approbateur  de  l'assemblée  accueillit  ces  paroles, 
traduites  par  un  interprète.  La  reine,  se  tournant  vers  son  fils  Rako- 
tond  et  son  neveu,  le  prince  Rambosoalama,  les  entretint  avec  beau- 
coup d'animation,  puis  elle  adressa  la  parole  à  un  homme  de  grande 
taille,  à  tête  grise,  qui  remplissait  auprès  d'elle  les  fonctions  d'ora- 
teur, car  l'étiquette  exige  qu'elle  n'adresse  directement  la  parole 
qu'à  certains  personnages.  Celui-ci  fit  savoir  que  la  reine  accueillait 
ces  témoignages  d'amitié  avec  bienveillance,  ne  regardait  comme 
ennemie  aucune  des  nations  d'outre-mer,  et  désirait  rester  en  paix 
avec  la  France  et  l'Angleterre.  Après  l'échange  de  ces  protestations 
amicales,  le  ministre  principal  prévint  le  visiteur  qu'il  était  temps 
de  se  retirer.  M.  Ellis  s'inclina  devant  la  reine,  puis  devant  le  tom- 
beau de  Radama,  et  repartit  au  bruit  des  airs  nationaux,  accompagné 
des  officiers  qui  l'avaient  amené. 

Durant  cette  entrevue,  placé  dans  la  cour,  vis-à-vis  du  palais,  au 
premier  étage  duquel  la  reine  se  tenait  sur  son  balcon,  M.  Ellis  eut 
tout  le  loisir  d'examiner  la  fameuse  Ranavalo-Mangika.  C'était  alors 
une  femme  de  soixante-huit  ans ,  vigoureuse ,  au  visage  énergique , 
le  front  bien  fait,  les  traits  réguliers,  rien  de  désagréable  dans  la 
physionomie,  avec  un  grand  air  de  commandement.  Elle  était  placée 
sous  un  dais  écarlate  et  portait  une  couronne  faite  de  bandes  d'or, 
ornée  d'une  dent  de  crocodile ,  et  avait  autour  du  cou  une  dentelle 
d'or.  Son  vêtement,  d'une  grande  simplicité,  consistait  dans  le 
lamha  national  en  satin  blanc.  Quatre-vingts  ou  cent  personnes 
l'environnaient;  mais  son  fils,  les  princes  et  son  orateur  avaient  seuls 
le  privilège  de  lui  adresser  la  parole. 

Le  lendemain,  M.  Ellis  fut  invité  à  un  dîner  donné  au  nom  de  la 
reine  par  un  de  ses  ministres,  mais  auquel  sa  majesté  n'assistait  pas. 
Le  service  en  argenterie  et  en  porcelaines  fabriquées  dans  le  pays, 
à  l'imitation  de  celles  de  France  et  d'Angleterre,  était  très  complet; 
quantité  de  mets  européens,  de  confitures,  de  pâtisseries,  y  figu- 
raient, et  l'on  porta  des  toasts  à  la  reine  et  à  tous  les  souverains 
i'Europe.  Un  combat  de  taureaux  devait  avoir  lieu  ensuite  dans  une 
des  cours  du  palais;  le  missionnaire  refusa  d'y  assister.  Quelques 
jours  après  eut  lieu  la  remise  des  présens.  M.  Ellis  fut  prévenu  de 
ne  pas  parler  du  télégraphe  électrique ,  la  reine  ayant  déjà  déclaré 
à  un  de  ses  résidens  français  ne  pas  vouloir  faire  usage  de  cette  in- 
vention. Le  reste  fut  favorablement  reçu;  c'étaient  des  étoffes,  des 


LA  FRANCE  ET  L  ANGLETERRE  A  MADAGASCAR.     ^^  o27 

bijoux,  divers  produits  de  l'industrie  anglaise,  et  les  portraits  dans 
des  cadres  dorés  de  la  reine  Victoria  et  du  prince  Albert.  En  retour, 
le  voyageur  reçut  des  bœufs  et  plusieurs  riches  lamhas  de  soie. 
Plusieurs  fêtes  lui  furent  encore  données,  et  il  eut  l'honneur  d'as- 
sister en  présence  de  la  reine  à  des  danses  sakalaves  et  européennes. 
Toutefois,  malgré  la  faveur  avec  laquelle  il  était  traité,  ce  fut  en 
vain  qu'il  témoigna  le  désir  de  prolonger  .son  séjour,  pour  ne  pas 
regagner  la  contrée  basse  dans  la  saison  des  fièvres,  après  les  pluies 
d'août  et  de  septembre.  La  préoccupation  constante  de  la  cour 
d'Atanarive  en  ce  moment  était,  malgré  les  assurances  contraires 
données  par  le  missionnaire,  la  crainte  d'une  attaque  de  la  part  de 
la  France  et  de  l'Angleterre.  Il  était  question  de  cette  éventualité 
dans  tous  les  entretiens  des  membres  de  la  famille  royale,  et  la 
princesse  Rabodo  disait  un  jour  à  cette  occasion  :  a  Nous  ne  sommes 
pas  des  rebelles  ou  des  usurpateurs,  nous  sommes  les  descendans 
des  anciens  possesseurs  de  cette  terre  ;  pourquoi  ne  nous  laisserait- 
on  pas  en  paix?  » 

Conformément  aux  ordres  de  la  reine,  le  voyageur  dut  donc  quit- 
ter Atanarive,  et  ce  fut  au  grand  regret  des  nombreux  amis  qu'il 
s'était  faits  par  son  empressement  à  soigner  de  son  mieux  les  ma- 
lades, à  mettre  à  leur  disposition  sa  petite  pharmacie  et  à  manœu- 
vrer son  appareil  photographique.  Plusieurs  d'entre  eux  l'accom- 
pagnèrent à  une  assez  grande  distance,  et  le  prince  lui-même 
voulut  le  conduire  jusqu'au  bas  du  plateau  d'Atanarive.  Ce  fut  le 
26  septembre  que  M.  Ellis  quitta  cette  ville,  où  il  avait  trouvé  une 
population  aisée,  intelligente,  beaucoup  plus  policée  qu'on  ne  le 
croit  en  Europe  et  que  lui-même  ne  l'avait  pensé  d'abord.  Dans  son 
chemin  vers  Tamatave,  il  rencontra  plusieurs  étrangers  qui  se  ren- 
daient à  la  capitale  :  un  commerçant  français,  M.  Soumagne  ;  un 
autre  de  nos  compatriotes,  médecin  à  Bourbon,  mandé  pour  la  cour, 
et  qu'accompagnaient  comme  aide  et  comme  pharmacien  M.  l'abbé 
Jouan,  supérieur  du  collège  des  jésuites  de  Bourbon,  et  M.  Tabbé 
Weber.  Notre  voyageur  s'empressa  de  franchir  la  région  des  maré- 
cages et  des  fièvres  ;  un  petit  bâtiment  qui  se  trouvait  à  Tamatave 
l'emmena  à  Maurice,  et  au  mois  de  mars  1857  il  revit  l'Angleterre. 


Y. 


M.  Ellis  vient  de  nous  montrer  sous  un  aspect  nouveau  ces  Mal- 
gaches, que  de  précédens  voyageurs  dépeignaient  uniquement 
comme  des  sauvages  cruels  et  farouches;  il  ne  s'est  pas  borné  à 
jeter  un  regard  furtif  le  long  des  côtes,  jugeant,  ainsi  que  tant  d'au- 


328  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

très  l'ont  fait,  tout  un  peuple  d'après  quelques  individus  dégradés 
par  le  contact  extérieur  et  abrutis  par  l'ivresse  :  il  nous  a  transpor- 
tés au  centre  même  de  l'île,  dans  une  société  encore  inculte  et  même 
quelquefois  grossière,  mais  organisée,  disciplinable,  douée  d'intelli- 
gence et  de  curiosité.  Quel  sort  prochain  est  réservé  aux  hommes 
qui  la  composent?  Dans  le  débordement  des  peuples  de  l'Europe, 
au  milieu  du  vaste  travail  de  colonisation  et  de  conquêtes  qui  s'ac- 
complit de  nos  jours  depuis  le  centre  de  l'Afrique  jusqu'aux  plus 
lointains  archipels  de  l'Océanie,  réussiront-ils  à  préserver  leur  île 
de  notre  invasion,  à  échapper  au  contact  mortel  qui  tue  en  ce  mo- 
ment les  races  de  l'Australie,  qui  fait  disparaître  avec  une  si  éton- 
nante rapidité  les  beaux  sauvages  des  Sandwich  et  de  la  Nouvelle- 
Zélande?  Les  généraux  qu'invoquait  Radama,  Hazo  et  Tazo^  forêt 
et  fièvre,  la  politique  sagement  méfiante  de  Ranavalo,  sauront-ils 
prévaloir  contre  les  ardeurs  de  la  convoitise  européenne?  Telles  sont 
les  questions  qui  se  présentent  naturellement  à  l'esprit  au  sortir 
d'Atanarive,  et  ce  n'est  pas  un  spectacle  dépourvu  d'émotions  que 
ce  dernier  duel  du  sauvage  qui  demande  à  vivre  contre  l'homme  ci- 
vilisé revendiquant  le  sol  et  ses  produits  au  nom  de  la  supériorité  de 
son  industrie  et  de  son  intelligence.  Madagascar  semble  menacée  à 
la  fois  de  deux  côtés  :  par  la  France  et  par  l'x^ngleterre.  La  France 
se  prévaut  de  droits  antérieurs  à  ceux  de  toutes  les  autres  nations, 
et  notre  pavillon,  installé  tout  autour  de  l'île,  à  Bourbon,  à  Sainte- 
Marie,  à  Mayotte,  à  Nossi-Bé,  paraît  attendre  le  moment  de  s'y 
planter  de  nouveau,  car  le  nom  de  la  grande  île  africaine  a  eu  le 
privilège  de  survivre  chez  nous  au  naufrage  de  notre  prospérité  co- 
loniale et  d'y  rester  populaire.  On  demande  donc  que  nous  instal- 
lions sur  ce  territoire,  grand  comme  la  France,  une  large  colonisa- 
tion pour  faire  concurrence  à  l'Inde  anglaisé  :  la  latitude  est  la  même 
des  deux  côtés  de  l'équateur.  On  trouve  en  abondance  sur  cette 
terre  féconde  la  soie,  le  coton,  le  fer,  et  on  peut  y  cultiver  tous  les 
riches  produits  des  tropiques.  Enfin  on  propose  d'envoyer  sur  ces 
rivages,  non  plus  le  rebut  de  nos  populations,  mais  des  colons  actifs, 
industrieux  et  bien  préparés.  Tout  cela  est  fort  judicieux,  mais  on 
semble  oublier  que  pour  coloniser  il  faut  des  bras,  et  il  est  probable 
que,  parmi  les  plus  chaleureux  approbateurs  d'un  tel  système,  on 
n'en  trouverait  guère  qui  fussent  disposés  à  réunir  un  capital  de 
quelque  valeur,  comme  le  font  aujourd'hui  tous  les  émigrans  sérieux 
de  l'Australie  et  de  la  Nouvelle-Zélande,  et  à  transporter  leur  acti- 
vité, leurs  intérêts,  leurs  afiections  sur  un  sol  lointain.  La  France  a 
perdu  depuis  près  d'un  siècle  ses  habitudes  colonisatrices,  et  ne 
semble  aucunement  disposée  à  les  reprendre;  c'est  un  fait  que  l'on 
peut  envisager  avec  tristesse,  mais  il  n'est  que  trop  constaté  par  le 


I 


LA  FRANCE  ET  l' ANGLETERRE  A  MADAGASCAR.        329 

petit  nombre  d'émigrans  français  qui  ont  consenti  à  s'établir  en 
Algérie,  aux  portes  de  la  métropole.  Aussi  trouvera-t-on  chez  nous 
beaucoup  d'écrivains  empressés  à  signaler  les  avantages  de  la  colo- 
nisation de  Madagascar,  à  prêcher  l'extermination  des  Hovas  et  l'af- 
franchissement des  Sakalaves,  à  discuter,  même  sans  trop  connaître 
le  chemin ,  les  étapes  qui  doivent,  par  une  série  de  marches  victo- 
rieuses, nous  mener  dans  Atanarive,  mais  peu  d'hommes  disposés  à 
suivre  cette  impulsion. 

L'Angleterre  est  beaucoup  moins  bruyante,  et  cependant  plus  î%- 
doutable.  Ce  qu'elle  veut  à  Madagascar,  la  relation  du  révérend  Ellis 
nous  l'indique  suffisamment,  c'e^t  acquérir  de  l'influence  sur  l'esprit 
du  souverain  et  s'en  rendre  maître,  exercer  une  action  analogue  à 
celle  des  Américains  aux  îles  Sandwich,  en  un  mot  établir  l'ordre  de 
choses  que  traduit  ce  mot  protectorat,  dont  le  prince  royal  cherchait 
à  se  faire  expliquer  le  sens.  Si  les  intérêts  du  commerce  de  l'Angle- 
terre étaient  le  seul  point  à  envisager  dans  cette  question,  on  pour- 
rait faire  des  vœux  pour  la  réussite  de  cette  politique  ;  mais  il  faut 
aussi  voir  de  quel  profit  elle  serait  à  la  race  indigène.  On  lui  portera 
le  christianisme,  des  lois  plus  judicieuses,  nos  modernes  inventions, 
et  Atanarive,  initiée,  comme  Honolulu,  aux  avantages  d'un  régime 
libéral,  aura  ses  journaux  et  ses  assemblées  délibérantes.  Par  mal- 
heur, l'exemple  des  Sandwich  démontre  qu'au  milieu  de  ces  inno- 
vations le  sauvage  dépérit  au  lieu  de  s'élever  à  notre  niveau,  et  la 
raison  en  est  fort  simple  :  il  y  a  dans  la  vie  des  nations  aussi  bien 
que  dans  celle  des  hommes  des  périodes  de  transition  qu'on  ne  peut 
supprimer,  et,  pas  plus  qu'un  individu,  un  peuple  ne  saurait  passer 
subitement  de  l'état  d'enfance  à  celui  de  virilité;  les  institutions  li- 
bérales sont  donc  prématurées  pour  le  sauvage,  qui  n'en  est  encore 
qu'aux  rudimens  de  la  vie  sociale.  Les  étrangers  lui  apporteront  les 
comphcations  de  leurs  querelles  et  de  leurs  intrigues.  Sous  prétexte 
de  l'instruire  et  de  le  protéger,  ils  en  feront  l'instrument  de  leurs 
intérêts  et  de  leurs  passions.  Ce  n'est  jamais  à  son  profit  que  nos 
inventions,  transportées  chez  lui,  fonctionnent,  et,  quelles  que  soient 
son  intelligence  et  sa  bonne  volonté,  il  est  jeté  sans  armes,  en  face 
des  nations  de  l'Europe  et  de  l'Amérique,  dans  les  bruyantes  mêlées 
du  commerce  et  de  l'industrie. 

Telles  sont  les  circonstances  qui  ont  fatalement  frappé  de  mort  les 
indigènes  de  l'Océanie.  Là  même,  comme  par  dérision  de  la  justice, 
des  traités  ont  consacré  la  spoliation.  Les  settlers  et  les  squatters 
sont  venus,  des  actes  de  vente  à  la  main,  chasser,  comme  des  bêtes 
malfaisantes,  de  la  terre  qu'ils  tenaient  en  héritage  de  leurs  ancê- 
tres, ceux  des  sauvages  qui  avaient  pu  survivre  aux  maladies,  à 
l'abus  des  liqueurs,  au  brusque  changement  d'existence  et  de  mi- 


330  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

lieu.  Quel  profond  sentiment  de  haine  et  de  révolte  impuissante 
contre  Tinjustice  doit  s'emparer  de  ces  pauvres  hommes,  traqués, 
détruits  au  nom  de  ce  qu'ils  entendent  nommer  la  civilisation!  C'est 
alors  que  le  christianisme  pourrait  leur  être  utile  pour  leur  ensei- 
gner la  résignation,  le  pardon  des  injures,  et  pour  leur  apprendre  à 
mourir.  Quant  à  leur  enseigner  plus,  nous  avons  déjà  dit  qu'il  ne  le 
peut  pas,  à  cause  même  de  l'élévation  de  son  caractère  :  les  minis- 
tres de  l'Évangile  ne  sauraient  donner  à  leurs  disciples  les  moyens 
de  lutter  avec  les  trafiquans  anglais  ou  américains.  Cette  éducation 
est  de  celles  qui  résultent  du  développement  graduel  et  normal  des 
besoins  et  des  facultés,  et  il  n'est  au  pouvoir  d'aucune  force  humaine 
de- la  conférer  brusquement.  Le  christianisme  en  peut  devenir  le 
complément  moral,  il  n'en  saurait  être  la  base  et  le  principal  élé- 
ment. 

Au  milieu  de  circonstances  si  défavorables  à  des  races  entières  et 
quand  des  milliers  d'êtres  humains  s'éteignent  sans  postérité  chaque 
jour,  ce  n'est  pas  sans  intérêt  que  l'on  voit  une  de  ces  familles,  plus 
prudente  et  mieux  favorisée,  opposer  quelque  résistance  à  nos  terribles 
invasions.  La  société  malgache  a  d'ailleurs  plus  d'un  titre  à  notre 
compassion  et  même  à  nos  sympathies  :  non-seulement  elle  est  in- 
telligente et  curieuse,  mais  de  plus  elle  a  eu  le  bonheur  d'échapper 
à  l'islamisme;  la  polygamie,  bien  que  tolérée  en  principe,  n'y  a  pas 
prévalu;  elle  n'a  pas  de  harems,  et  se  montre  sur  tous  les  points  bien 
supérieure  au  Ouâday,  au  Baghirmi,  au  Bornou,  à  toutes  les  sociétés 
que  nous  avons  vues  dans  le  Soudan.  Les  femmes  y  sont  traitées 
avec  des  égards  que  l'on  ne  s'attendrait  pas  à  trouver  sur  la  terre 
malgache  ;  les  attentions  du  prince  royal  pour  sa  femme,  son  respect 
pour  sa  mère,  la  tolérance  même  avec  laquelle  la  farouche  Ranavalo 
laissait  son  fils  témoigner  ses  prédilections  pour  le  christianisme, 
sont  autant  de  traits  remarquables  qui  indiquent  des  instincts  de 
dignité  et  d'élévation.  L'imitation  de  l'Europe  n'est  pas  tombée  non 
plus  dans  une  grossière  parodie,  et  il  y  a  là  une  société  encore  en- 
fantine, mais  non  pervertie,  chez  laquelle  le  temps,  si  on  le  laisse 
faire,  pourra  accomplir  son  œuvre  aussi  bien  qu'il  l'a  fait  ailleurs. 
Un  jour,  dans  un  de  ses  entretiens  avec  le  prince  royal,  M.  Ellis  lui 
disait  que  l'Angleterre  fut  jadis  moins  civilisée  que  ne  Test  aujour- 
d'hui Madagascar,  et  que  c'était  graduellement,  dans  une  longue 
série  de  siècles  et  à  travers  de  laborieuses  vicissitudes  qu'elle  était 
montée  au  rang  qu'elle  occupe  aujourd'hui.  Le  missionnaire  avait 
raison  :  il  y  eut  un  temps,  qui  n'est  pas  bien  éloigné,  où  cette  Europe 
si  fière  de  sa  civilisation  était  inculte  et  grossière.  Il  suffit  de  se  re- 
porter à  douze  siècles  en  arrière  dans  notre  propre  histoire,  au  temps 
où  les  Germains  se  partageaient  les  lambeaux  de  l'empire,  et  abais- 


LA  FRANCE  ET  l' ANGLETERRE  A  MADAGASCAR.        331 

saient  la  civilisation  de  Rome  au  niveau  de  leur  barbarie.  Ces  hommes 
cependant  sont  nos  ancêtres,  et  c'est  le  temps  qui  les  a  graduelle- 
ment relevés.  De  tels  exemples  devraient  nous  rendre  plus  indul- 
gens  et  plus  patiens  à  l'égard  des  pauvres  sauvages,  surtout  quand 
ils  témoignent  à  la  fois  de  l'intelligence  et  de  la  bonne  volonté. 

Ranavalo  est  la  femme  des  circonstances;  elle  a  eu,  comme  par 
intuition,  le  sentiment  de  la  politique  qui  convient  à  Madagascar. 
Radama  avait  plus  d'aménité,  plus  de  penchant  vers  l'Europe;  c'est 
lui  qui  a  aboli  la  traite  :  il  a  imposé  des  lois  de  tempérance,  et  il 
accueillait  avec  une  grande  faveur  les  inspirations  du  dehors;  mais 
là  même  était  le  danger  :  il  allait  se  jeter  sans  défiance  dans  les 
bras  de  maîtres  qui  font  payer  chèrement  leurs  leçons.  Le  futur 
héritier,  Rako  tond -Radama,  si,  d'après  M.  Ellis,  nous  avons  bien 
saisi  les  traits  de  son  caractère,  peut  inspirer  les  mêmes  craintes. 
Et  que  l'on  ne  pense  pas  qu'en  excluant  les  étrangers,  Ranavalo 
puisse  fermer  son  île  à  de  salutaires  influences  de  développement 
intellectuel  et  d'amélioration  sociale.  La  civilisation,  ainsi  comprise, 
se  répand  avec  une  force  irrésistible,  et  va  par  un  courant  régulier, 
comme  le  gulf  stream,  chauller  les  plus  lointains  rivages  ;  mais  il 
faudrait  qu'elle  y  pût  pénétrer  graduellement,  et  en  se  mettant  pour 
ainsi  dire  à  la  température  de  l'atmosphère  environnante.  Ranavalo 
ne  le  voulût-elle  pas,  ses  procédés,  ses  avantages  s'infdtrent  lente- 
ment autour  d'elle,  et  à  ce  travail  la  France  prend  une  part  utile 
et  retrouve  son  rôle  civilisateur  mieux  que  si  elle  envoyait  ses  vais- 
seaux de  guerre.  Elle  n'agit  pas  collectivement,  mais  quelques-uns 
de  ses  enfans  travaillent  pour  elle  :  c'est  ainsi  que  le  jour  où  M.  de 
Lastelle  entrait  dans  Marseille  avec  une  cargaison  amenée  de  Ta- 
matave  et  remportait  nos  produits  jusque  dans  Atanarive,  il  faisait 
plus  pour  les  relations  de  la  France  et  de  l'île  africaine  qu'une  ex- 
pédition militaire.  Sans  doute  les  marchands  et  les  aventuriers,  qui 
jettent  des  regards  de  convoitise  partout  oii  il  y  a  une  terre  à  con- 
quérir et  de  l'argent  à  gagner,  trouveront  ce  procédé  lent  et  peu 
profitable  ;  ils  lui  préféreraient  la  conquête  expéditive,  qui,  après  la 
Tasmanie,  dépeuple  la  Nouvelle-Zélande  ;  mais  ils  ont  assez  abusé, 
pour  leurs  satisfactions  égoïstes,  des  mots  progrès  et  civilisation, 
nous  avons  mieux  en  ce  moment  à  envisager  que  les  intérêts  de  leur 
trafic  :  il  s'agit  du  salut  de  la  race  humaine  qui  possède  Madagascar. 

Alfred  Jacobs. 


LA 


SEINE  MARITIME 


I. 

LE  HAVRE. 

RÉGIME  HYDRAULIQUE  DE  L'EMBOUCHURE  DE  LA  SEIISE. 


Omnia  in  mensarâ  et  numéro  et  pondère 
disposuisti.      (Sap.,  xi,  21.) 

Lorsqu' après  une  longue  persistance  des  vents  d'est  les  vents 
d'aval  (1)  commencent  à  prendre  le  dessus  dans  la  Manche,  leurs 
premières  bouffées  sont  saluées  sur  les  eaux  de  cette  mer  par  un 
long  frémissement  de  joie,  et  comme  les  abeilles  qui,  chargées  du 
butin  de  la  journée,  volent  de  tous  les  points  de  l'horizon  vers  la 
ruche  où  le  repos  les  attend ,  les  équipages  qui  luttent  péniblement 
au  large  ou  se  morfondent  dans  les  abris  du  canal  tendent  Jeurs 
voiles  et  .cinglent  vers  l'embouchure  de  la  Seine.  D'abord  épars  sur 
la  vaste  étendue  de  la  mer,  les  navires  se  groupent  à  mesure  qu'ils 
se  rapprochent  du  but  commun.  L'atterrage  leur  est  au  loin  signalé 
par  le  brusque  affaissement  des  falaises  du  pays  de  Caux.  Les  es- 
carpes éclatantes  de  blancheur  que  les  érosions  de  l'Océan  ont  tail- 
lées de  la  vallée  de  la  Somme  à  celle  de  la  Seine  dans  le  ])lateau 
crayeux  expirent  au  cap  de  La  Hève,  et  le  talus  de  leurs  éboule- 

(1)  Ce  sont,  dans  le  langage  des  marins,  ceux  qui  soufiQent  de  la  pleine  mer  vers  la 
terre. 


LA    SEINE    MARITIME.  333 

mens  se  couvre  à  In goii ville  d'arbres  touffus  et  de  somptueuses  ha- 
bitations :  la  plaine  humide  de  Leure  s'étend  au  pied  du  revers  mé- 
ridional du  plateau,  et  la  mobilité  de  ses  rivages  reproduit  sous 
nos  yeux  les  phénomènes  maritimes  qui  en  ont  déterminé  la  forma- 
tion. En  tète  de  cette  alluvion  récente,  Le  Havre  appelle  dans  ses 
bassins  hospitaliers  toutes  les  marines  du  globe,  et  l'on  sent  dans 
rélégance  grandiose  de  ses  aspects  le  faubourg  et  le  port  de  Paris. 
La  Seine  ouvre  sa  large  bouche  entre  les  hautes  falaises  de  Gaux  et 
les  collines  verdoyantes  du  pays  d'Auge.  Celles-ci  se  prolongent 
jusqu'à  la  pointe  de  Beuzeval,  au  pied  de  laquelle  s'épanchent  les 
eaux  dormeuses  de  la  Dives.  Une  ligne  de  24  kilomètres  de  lon- 
gueur, obliquement  tirée  de  la  pointe  de  Beuzeval  au  cap  de  La 
Hève,  est  aux  yeux  des  marins  la  limite  de  la  Seine  maritime  :  quand 
ils  l'ont  franchie  en  venant  du  large,  ils  se  croient  en  rivière,  et 
tout  avancée  en  mer  qu'est  cette  démarcation,  elle  n'est  point  aussi 
arbitraire  qu'on  pourrait  le  supposer  :  elle  est  tracée  sur  le  talus  des 
sables  que  l'embouchure  de  la  Seine  reçoit  de  la  mer  et  de  l'inté- 
rieur des  terres,  et  n'est  franchissable  aux  grands  navires  que  par 
les  hautes  mers  de  vive-eau.  L'indication  de  cette  circonstance  suf- 
fit pour  faire  sentir  que  si  cette  accumulation  de  sables  s'exhaus- 
sait sensiblement.  Le  Havre,  n'admettant  plus  que  des  bâtimens 
d'un  faible  tirant  d'eau,  tomberait  au  rang  des  ports  secondaires. 
Des  travaux  imprudens  pourraient  conduire  à  ce  fatal  résultat; 
mais  avant  de  chercher  dans  l'étude  du  régime  hydraulique  de 
l'embouchure  de  la  Seine  quelques  lumières  sur  l'étendue  de  ce 
danger  et  les  moyens  de  le  conjurer,  il  convient  de  voir  ce  qu'est 
devenue,  par  ses  avantages  propres  et  par  les  relations  dont  elle 
est  le  foyer,  une  plage  qui  n'était,  à  l'avènement  de  François  I", 
qu'un  ^marais  infect  et  inhabité. 

Ge  prince,  qui  représentait  si  bien  les  défauts  de  sa  nation,  monta 
sur  le  trône  à  l'âge  de  vingt-un  ans,  le  1"  janvier  1515.  Vainqueur  à 
Marignan  le  13  septembre  suivant,  il  prenait  possession  du  Milanais 
av^  l'aveugle  fantaisie  de  le  garder.  Il  est  informé,  au  sein  de  son 
triomphe,  que  l'appui  généreux  qu'il  a  promis  à  l'enfance  du  roi 
d'Ecosse,  Jacques  Y,  rallume  les  ressentimens  de  Henri  YIII,  qu'en 
Espagne  l'alliance  de  Ferdinand  le  Gatholique  devient  de  plus  en 
plus  équivoque,  qu'en  un  mot,  tandis  qu'il  couve  l'Italie,  la  France 
est  menacée  sur  ses  côtes  septentrionales  et  sur  les  Pyrénées  (1).  Il 
repasse  à  la  hâte  les  Alpes  au  travers  des  neiges  de  février,  et  re- 
connaît à  son  arrivée  à  Paris  que,  si  le  danger  n'est  pas  tout  à  fait 

(1)  Mémoires  de  messire  Martin  Du  Bellay,  contenant  le  discours  de  plusieurs  choses 
advenues  au  royaulme  de  France  depuis  l'an  \^\'i  jusqu'au  trespas  du  roy  François  /«'. 
In-folio,  Paris  1582. 


334  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

aussi  pressant  qu'il  l'a  cru,  le  temps  est  venu  de  se  mettre  en  garde 
contre  la  vieille  jalousie  de  Henri  VIII  et  l'ambition  naissante  du 
successeur  de  Ferdinand.  D'un  autre  côté,  de  vagues  et  séduisans 
horizons  venaient  de  s'ouvrir  au-delà  des  mers.  Dix-huit  ans  s'é- 
taient à  peine  écoulés  depuis  la  découverte  de  l'Amérique  et  du  cap 
de  Bonne-Espérance;  les  Dieppois,  dans  leurs  courses  cachées, 
avaient  devancé  ce  mouvement;  les  Honfleurois,  comme  on  le  verra 
plus  tard,  l'avaient  suivi.  Les  regards  émus  de  l'Europe  étaient  tous 
tendus  vers  les  mystérieux  lointains  de  l'Océan,  et  quand  ses  sujets 
ne  rêvaient  qu'expéditions  et  fortunes  aventureuses,  comment  un 
souverain,  plein  lui-même  de  jeunesse  et  d'ardeur,  aurait-il  résisté 
à  l'entraînement  universel?  N'avait-il  pas  d'ailleurs  à-  mettre  les 
côtes  de  Normandie  à  l'abri  des  entreprises  de  l'Espagne  et  de  l'An- 
gleterre? A  ces  besoins  nouveaux  il  fallait  de  nouveaux  organes; 
les  menaces  et  les  espérances  de  l'avenir  commandaient  également 
de  remplacer  l'établissement  maritime  d'Harfleur,  dont  la  ruine 
était  imminente.  François  I"  ne  fut  pas  lent  à  se  décider. 

Le  grand-amiral  de  France  Bonnivet,  dont  cette  dignité  n'avait 
pas  fait  un  marin,  mais  qui  partageait  les  ardeurs  et  exécutait  par- 
fois avec  bonheur  les  plus  hasardeuses  conceptions  de  son  royal 
amiy  fut  chargé  de  chercher  dans  la  baie  de  la  Seine  l'emplacement 
du  port  de  guerre  et  de  commerce  qu'il  s'agissait  de  créer.  Guidé 
par  son  instinct  militaire,  il  visita  d'abord  l'atterrage  d'Étretat,  plus 
immédiatement  exposé  que  celui  d'Harfleur  à  l'invasion  du  galet, 
puis,  faute  de  mieux,  l'embouchure  de  la  Touque;  mais  pendant 
qu'il  recueillait  des  données  hydrographiques  médiocrement  satis- 
faisantes pour  le  roi,  un  phénomène  que  ne  lui  avait  sans  doute 
fait  prévoir  aucun  calcul  des  effets  du  .concours  des  attractions  de 
la  lune  et  du  soleil  vint  le  tirer  d'embarras.  Le  banc  de  galets  qui 
s'enracine  au  pied  du  cap  de  La  Hève  se  recourbait  à  ce  moment 
sans  discontinuité  jusqu'auprès  d'Harfleur,  et  enveloppait  dans  un 
bourrelet  élevé  les  vastes  lagunes  de  la  plaine  de  Leure.  Une  de  ces 
marées  formidables  qui  viennent  assaillir  de  siècle  en  siècle  les  tôtes 
de  la  Manche  surmonta  le  bourrelet,  et  remplit  la  cuvette  naturelle 
qu'il  formait.  Quand  la  mer  eut  baissé,  l'énorme  masse  d'eau  qu'elle 
avait  laissée  derrière  elle,  crevant  la  retenue  de  galets,  se  précipita 
furieuse,  et  creusa  sur  son  passage  une  ravine  gigantesque.  Depuis 
ce  jour,  les  marées  n'ont  pas  cessé  de  monter  et  de  descendre  dans 
cette  ouverture,  qui  est  devenue  le  chenal  du  Havre.  Ce  bienfait 
du  ciel  mettait  un  terme  à  toutes  les  incertitudes  sur  le  choix  d'un 
emplacement,  et  pour  doter  la  France  du  port  qui  lui  manquait  sur 
ces  côtes,  il  ne  restait  qu'à  mettre  la  main  aux  travaux  d'art  qui 
devaient  compléter  l'œuvre  de  la  nature. 


LA    SEINE    MARITIME.  335 

On  a  prétendu,  sous  prétexte  de  pêches  faites  dès  le  xiv^  siècle 
dans  ces  eaux,  contester  à  François  P'^  la  gloire  de  la  fondation  du 
Havre.  Personne  ne  s'est  jamais  enquis  si  les  arsenaux  et  les  palais 
par  lesquels  Pierre  le  Grand. commença  Pétersbourg  n'auraient  pas 
été  devancés  sur  les  bords  de  la  Neva  par  quelques  huttes  sauvages. 
Il  n'importe  pas  davantage  d'éclaircir  si,  avant  1516,  de  pauvres 
pêcheurs  traînaient  ou  non  une  existence  ignorée  sur  la  lisière  des 
lagunes  que  le  travail  de  trois  siècles  a  ensevelies  sous  les  docks 
florissans  du  Havre.  Une  ville  maritime  n'a  de  fondateur  que  celui 
qui,  mettant  à  découvert  les  germes  latens  d'une  grandeur  à  venir, 
les  féconde  par  la  puissance  de  ses  conceptions  et  par  le  concours 
des  populations  qu'il  attire.  C'est  ce  que  fit  ici  François  I",  et  s'il 
était  possible,  en  présence  des  actes  de  son  règne  et  des  termes 
précis  des  édits  de  huit  de  ses  successeurs  (J),  de  nommer  un  autre 
fondateur,  il  faudrait  dire  quel  établissement  pouvait  subsister  sur 
une  plage  qui  n'avait  pas  une  goutte  d'eau  douce  pour  abreuver 
ses  habitans.  Or,  quand  on  voulut  réunir  des  ouvriers  pour  les  tra- 
vaux du  port,  il  fallut  commencer  par  amener  à  leur  portée  l'eau 
des  sources  de  Yitendal,  près  Sainte-Adresse.  Cette  opération  fut 
commencée  en  1517  et  terminée  en  1518,  comme  le  constate  une 
quittance  de  3,000  livres  donnée  pour  cet  objet,  le  31  décembre 
1518,  par  le  vice-amiral  Duchillon  (i2),  et  cette  preuve,  qui  ressort 
de  l'état  physique  des  lieux,  peut  balancer  le  dire  quelquefois  ha- 
sardé d'un  chroniqueur. 

Parmi  ces  actes  souverains,  il  suffît  de  citer  les  édits  du  8  octobre 
1517  et  du  6  septembre  1521.  Dans  le  premier,  le  roi  accorde  à  la 
nouvelle  ville,  qu'il  nomme  la  Françoise-de-Grâcej  de  nombreux  pri- 
vilèges; il  y  appelle  la  population,  et  déclare  ses  habitans  exempts 
de  contributions  pour  dix  ans.  Par  le  second,  signé  sur  les  lieux 
mêmes,  il  déclare  que  le  vice-amiral  Duchillon  a  bien  mérité  dans 
r exécution  des  projets  de  Bonnivet,  et  que,  par  l'effet  de  ses  tra- 
vaux, le  port  est  en  état  de  recevoir  tous  les  navires,  même  les  pkis 
forts.  Toujours  amoureux  du  grand  et  du  merveilleux,  le  roi  vou- 
lut faire  porter  au  loin  la  renommée  de  son  port  par  un  bâtiment 
magnifique,  a  Ce  bon  seigneur,  dit  Martin  Du  Bellay  dans  une  autre 
occasion,  ne  pouvoit  faire  les  choses  petites.  »  Il  imagina  de  faire  con- 
struire dans  la  fosse  de  Leure,  à  laquelle  on  arrivait  par  le  nouveau 
chenal,  la  Grande-Françoise,  de  vingt-cinq  pieds  de  tirant  d'eau. 

(1)  Henri  II,  Reims,  juillet  1547;  François  II,  Blois,  novembre  1549;  Charles  IX, 
Paris,  juillet  1566;  Henri  III,  Paris,  mai  1575;  Henri  IV,  Paris,  avril  1594;  Louis  XIII, 
Paris,  20  décembre  1612;  Louis  XIV,  Paris,  octobre  1643;  Louis  XV,  Versailles,  jan- 
vier 1718. 

(2)  La  pièce  originale  est  aux  Archives  de  France,  k,  81,  n"  32. 


336  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

L'histoire  n'a  pas  dédaigné  d'enregistrer  l'apparition  de  ce  Levia- 
than  du  xvi'  siècle  :  le  grand  mât  avait  quatre  hunes,  et  la  coque 
contenait  une  forge,  un  moulin  à  vent,  et,  entre  autres  choses  non 
moins  indispensables,  un  jeu  de  paume.  Quand  la  ?iauf  dut  prendre 
la  mer,  elle  ne  put  pas  dépasser  le  m'ôle  de  la  grande  tour,  fut  à 
grand'peine  ramenée  au  fond  du  port,  y  fut  renversée  sur  le  flanc 
par  un  coup  de  vent,  et  ne  se  releva  plus.  Les  débris  servirent  à  la 
construction  de  nombreuses  maisons  de  bois  dont  s'enrichit  le  quar- 
tier de  La  Barre.  La  Grande-Françoise  était  destinée  à  marcher 
contre  les  Turcs  avec  les  Anglais,  auxquels  nous  liait  pour  cette  en- 
treprise le  traité  de  Boulogne  de  1532,  et  Henri  VIII,  jaloux  des 
dimensions  du  navire  de  son  voisin,  prétendit  en  avoir  un  au  moins 
égal;  mais  la  copie  ne  fut  pas  plus  heureuse  que  le  modèle.  Le 
Havre  fut  dès  lors  le  port  d'armement  de  la  France  sur  l'Océan,  et 
les  constructions  navales  s'y  multiplièrent  :  il  fut  en  15/i5  le  point 
de  ralliement  de  la  grande  flotte  qui  fit,  sous  le  commandement  de 
l'amiral  d'Annebaut,  une  descente  malheureuse  en  Angleterre.  Le 
roi,  venu  pour  assister  au  départ  de  l'expédition,  donna  une  grande 
fête  à  bord  du  vaisseau-amiral,  le  Philipj^fe,  de  cent  canons,  sorti 
des  chantiers  voisins;  mais  un  incendie  s'y  déclara  pendant  la  fête, 
et  le  vaisseau  fut  perdu.  François  I"  lui-même  préparait  un  rival  à 
son  établissement  militaire  de  la  Seine,  lorsqu'il  consommait  la 
réunion  de  la  Bretagne  à  la  France;  l'arsenal  du  Havre  n'était  pas 
fait  pour  soutenir  la  concurrence  de  celui  de  Brest,  et  du  jour  où 
le  cardinal  de  Richelieu  eut  apprécié  tous  les  avantages  de  cette 
dernière  position,  les  armemens  du  Havre  allèrent  en  déclinant.  Ce 
ne  fut  point  un  mal;  l'émigration  de  la  marine  militaire  facilitait  le 
développement  de  la  marine  marchande,  et  le  port  devait  plus  ga- 
gner à  l'un  qu'il  ne  perdait  à  l'autre.  Le  déménagement  fut  toutelois 
lent  à  s'accomplir,  et  le  dernier  vaisseau  de  ligne  lancé  au  Havre 
fut  le  Fendant,  de  soixante-dix  canons,  en  1701.  Un  souvenir  dou- 
loureux est  attaché  au  nom  de  ce  bâtiment  :  il  fut  envoyé  à  Dun- 
kerque  pour  être  monté  par  Jean  Bart,  et  ce  grand  marin  prit,  en 
complétant  l'armement,  la  fluxion  de  poitrine  dont  il  mourut.  Des 
navires  de  guerre  de  moindre  échantillon  ont  depuis  été  construits 
au  Havre;  mais  les  restes  de  l'établissement  militaire  furent  trans- 
férés à  Brest  à  l'issue  de  la  guerre  de  sept  ans. 

La  population  du  Havre  eut,  dès  ses  premiers  jours,  à  compter 
avec  un  ennemi  terrible,  l'insalubrité.  La  plaine  de  Leure,  dont  la 
ville  occupe  l'extrémité  occidentale,  a  enviton  1,800  hectares,  et  si 
l'on  s'en  rapporte  aux  plans  de  l'époque,  elle  devait,  au  xvi'  siècle, 
peu  différer  en  étendue  de  celle  d'aujourd'hui.  Réceptacle  dcssuin- 
temens  des  falaises  qui  la  dominent,  enveloppée  dans  un  bourrelet 


LA    SEINE    MARITIME.  337 

de  galets,  souvent  inondée  par  les  marées  de  vive  eau,  toujours  hu- 
mide et  spongieuse,  elle  infectait  le  voisinage  des  miasmes  exhalés 
de  son  sein.  Sous  le  règne  de  François  P%  le  nombre  des  épidé- 
mies se  comptait  au  Havre  par  celui  des  années.  Henri  II  fit  paver 
la  ville  en  15Zi8,  et  le  foyer  d'infection  fut  de  la  sorte  éloigné  du 
seuil  des  habitations;  mais  un  grand  mal  persistait  :  c'était  l'insuf- 
fisance des  eaux  potables.  Les  sources  amenées  trente  ans  aupara- 
vant par  François  I"  n'avaient  point  augmenté  avec  le  progrès  de 
la  population;  loin  de  là,  les  conduites  s'étaient  détériorées.  M.  de 
La  Mailleraye,  commandant  de  la  ville,  les  fit  réparer  en  1553,  et 
tira  tout  le  parti  possible  des  faibles  ressources  locales;  on  ne  tarda 
point  à  voir  combien  elles  étaient  indispensables.  L'amiral  de  Coli- 
gny  avait  pris  en  1561  possession  du  gouvernement  du  Havre,  dont 
il  était  titulaire  depuis  huit  ans.  L'année  suivante,  les  protestans 
s'emparèrent  de  la  place  et  la  livrèrent  aux  Anglais,  qui  l'occupè- 
rent avec  une  forte  garnison.  Le  maréchal  de  Gossé-Brissac,  chargé 
de  la  reprendre,  fit  couper,  au  mois  de  juillet  1563,  toutes  les  con- 
duites d'eau,  et  les  Anglais  perdirent  en  quinze  jours  la  moitié  de 
leur  monde  par  les  maladies.  Que  ne  dut  pas  souflrir  la  population 
civile!  Profitant  de  cette  leçon,  l'amiral  de  Yillars  fit  faire  en  1581 
des  citernes  sous  tous  les  édifices  publics.  Enfin,  en  1669,  le  frère 
Constance,  capucin,  qui  était  le  Paramelle  de  son  temps,  fut  en- 
voyé au  Havre  par  Golbert,  et  la  population  actuelle  jouit,  sans 
grand  souvenir  de  lui,  des  sources  dont  il  fit  la  découverte. 

La  rareté  de  l'eau  douce  et  les  exhalaisons  de  la  plaine  de  Leure 
n'étaient  pas  les  seules  causes  de  l'insalubrité  du  Havre.  En  cette 
même  année  1669,  une  affreuse  épidémie  avait  ravagé  la  ville  de 
Rouen,  et  de  larges  mesures  d'assainissement  avaient  été  prises  pour 
en  prévenir  le  retour.  Deux  ans  après,  des  maux  semblables  réclamè- 
rent au  Havre  des  remèdes  analogues.  M.  de  La  Galissonnière,  inten- 
dant de  la  province,  prescrivit  un  nettoiement  général  de  la  ville, 
et  voulut  s'assurer  par  lui-même  de  la  manière  dont  il  s'exécutait. 
Surpris  de  la  propreté  inaccoutumée  des  rues  principales,  il  se  diri- 
gea vers  les  quartiers  pauvres,  et  il  ne  s'expliqua  l'énorme  accumula- 
tion sur  le  rempart  d'objets  repoussans  qui  blessait  son  odorat  qu'en 
apprenant  que  la  pièce  appelée  par  les  Anglais  ihe  best  room  in  the 
house  était  au  Havre  un  luxe  tout  à  fait  exceptionnel.  Ge  luxe  étant 
à  ses  yeux  une  nécessité,  il  prétendit  l'imposer  à  toutes  les  maisons; 
mais  cette  innovation  causa  un  tel  soulèvement,  qu'il  fut  contraint 
d'y  renoncer.  Gonflant  alors  dans  l'efficacité  des  dérivatifs,  il  fit 
établir  des  latrines  publiques  d'une  élégance  particulière  aux  lieux 
que  désignaient  pour  cet  usage  les  prédilections  de  la  population. 
Yain  espoir!  l'entêtement  à  repousser  les  innovations  de  M.  de  La 

TOME  XXIV.  22 


338  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Galissonnière  devint  une  affaire  de  parti;  on  se  piquait  de  s'arrêter 
sur  le  seuil  de  ses  établissemens,  quand  il  aurait  fallu  y  entrer,  et 
les  échevins,  les  taxant  de  fantaisies  dont  la  ville  n'avait  que  faire, 
se  débattirent  longtemps  pour  en  mettre  la  dépense  au  compte  du 
roi.  Dans  sa  correspondance  avec  Golbert,  l'intendant  se  plaint 
amèrement  de  cette  contumace  des  esprits  du  Havre ^  et  ses  plus 
grands  ennuis  ne  lui  venaient  pas  des  valets  et  menues  gens  aux- 
quels, à  défaut  d'amendes,  un  guichetier  à  cent  livres  de  gages 
appliquait,  sur  la  partie  pécheresse  apparemment,  les  corrections 
ordonnées  par  la  police  :  les  délinquans  se  trouvaient  dans  toutes 
les  classes  de  la  société;  les  échevins  étaient  toujours  de  leur  parti, 
et  il  fut  même  question,  en  présence  du  refus  de  l'autorité  munici- 
pale, d'organiser  ad  hoc  un  contrôle  supérieur.  Enfin,  poussé  à  bout, 
M.  de  La  Galissonnière  écrivait  à  Colbert  :  «  En  vérité,  mon  avis  se- 
roit  que  sa  majesté  écrivît  elle-même  à  M.  de  La  Yaissière  d'y  tenir 
fortement  la  main  (à  la  propreté  du  rempart,  bien  entendu)...  »  Et 
comme  s'il  s'attendait  à  ce  que  le  parlement  s'en  mêlât  :  «  Je  finis, 
dit-il,  en  observant  qu'il  sera  plus  sûr  d'autoriser  le  règlement  pro- 
posé par  un  arrêt  du  conseil,  et  même  qu'en  cas  d'opposition,  sa 
majesté  s'en  réserve  la  connoissance,  quand  ce  ne  seroit  que  pour 
un  ou  deux  ans.  »  Ces  luttes  sur  un  sujet  qui  intéresse  au  plus  haut 
degré  la  santé  publique  donnent  une  idée  de  ce  qu'était  parmi  nous 
la  police  municipale  aux  plus  beaux  jours  du  règne  de  Louis  XIV, 
et  les  curieux  qui  prennent  aujourd'hui  la  peine  de  faire  le  tour 
des  remparts  du  Havre  ou  de  ce  qui  les  remplace  peuvent  s'assurer 
que,  malgré  les  révolutions,  le  respect  des  anciennes  mœurs  n'est 
point  encore  perdu  dans  la  ville. 

L'assainissement  a  récemment  fait  des  progrès  importans  dans 
l'intérieur  du  Havre,  et,  pour  ne  citer  que  les  plus  visibles,  le  pa- 
vage du  cours  Napoléon  et  de  quelques-unes  des  humbles  rues  ha- 
bitées par  les  ouvriers  a  notablement  rétréci  le  domaine  des  fièvres 
paludéennes.  L'abondance  des  eaux  potables  et  le  comblement  des 
marécages  adjacens  n'en  demeurent  pas  moins  les  conditions  fon- 
damentales d'une  parfaite  salubrité.  Yauban  a  jalonné  la  voie  qui 
doit  conduire  à  ce  double  résultat,  lorsqu'il  a  tracé  le  canal  par  le- 
quel il  entendait  amener  d'Harfleur  au  Havre  les  belles  eaux  de  la 
Lézarde.  Aujourd'hui  que  Le  Havre  compte  65,000  habitans  et  pro- 
met de  doubler  de  population,  ce  n'est  plus  dans  les  fossés  de  la 
place,  mais  au-dessus  du  niveau  de  ses  rues,  qu'il  faut  faire  arri- 
ver ces  eaux.  La  profusion  d'eau  salubre  n'importe  guère  moins  à 
la  vigueur  et  à  la  santé  de  populations  adonnées  à  des  travaux  de 
force  que  la  solidité  de  l'alimentation,  et  l'Angleterre  semble  jus- 
qu'à présent  avoir  seule  le  secret  de  la  puissance  que  verse  cette 


LA    SEINE    MARITIME.  339 

séve  dans  les  veines  des  villes  manufacturières.  La  Lézarde,  avec 
tout  ce  qu'elle  peut  donner,  ne  suffira  peut-être  pas  toujours  à  tous 
les  besoins  qu'elle  devrait  desservir.  Quant  au  canal,  pour  fournir 
la  couche  de  terre  sous  laquelle  doit  être  ensevelie  la  cuvette  pes- 
tilentielle de  Leure  et  réunir  aux  bassins  du  Havre  les  eaux  d'Har- 
fleur  renaissant,  il  lui  faudra  la  largeur  et  la  profondeur  nécessaires 
à  l'admission  des  grands  navires.  A  cette  condition,  la  tendance  des 
familles  d'ouvriers  du  Havre  à  se  porter  vers  l'est  ne  sera  plus  re- 
foulée par  les  atteintes  des  fièvres  de  marais,  et  les  bords  du  canal 
seront  rapidement  envahis  par  l'industrie.  La  plaine  désolée  de 
Leure  semble  faite  pour  donner  place  aux  innombrables  usines  qu'a- 
limente la  navigation;  cette  conquête  vaut  bien  un  effort.  La  ville 
maritime  ne  sera  complète  que  lorsque  la  ville  industrielle  lui  sera 
juxtaposée,  et  l'intérêt  de  la  nation  tout  entière  profitera  de  leur 
concours.  Tout  le  territoire  gagne  à  la  puissance  du  Havre,  et  peut- 
être  n'a-t-elle  nulle  part  de  plus  intimes  associés  que  sur  les  bords 
du  Rhône  et  du  Rhin. 

Quand  le  commerce  et  l'industrie  sont  invités  par  un  concours 
de  circonstances  éminemment  fécondes  à  se  fixer  dans  une  posi- 
tion déterminée,  ils  tiennent  pour  non  avenus  les  difficultés  et  les 
dangers  accessoires,  et  marchent  vers  leur  but  sans  s'arrêter  aux 
aspérités  de  la  route.  Dans  ces  luttes  contre  la  nature  et  les  hommes, 
la  foule  suit  la  fortune  des  triomphateurs,  elle  aperçoit  à  peine 
ceux  qui  tombent.  Si  quelqu'un  s'occupe  un  moment  d'eux,  c'est 
pour  donner  ou  prendre  leur  place  sans  plus  de  souci  des  menaces 
de  l'avenir  que  des  avertissemens  du  passé.  Les  destinées  du  Ha- 
vre ne  se  sont  pas  autrement  accomplies  depuis  trois  siècles.  L'in- 
salubrité a  fait  un  nombre  incalculal3le  de  victimes;  elle  a  empoi- 
sonné les  existences,  elle  les  a  abrégées  :  elle  n'a  pas  empêché  les 
rangs  de  se  reformer  toujours,  et  ceux  qui  s'enrichissaient  sur  la 
plage  occidentale,  battue  et  assainie  par  les  flots  et  les  vents,  s'in- 
formaient à  peine  si  l'on  mourait  à  l'extrémité  opposée.  Quels  avan- 
tages décisifs  ont  donc  inspiré  tant  de  persévérance  et  de  résigna- 
tion, et  pourquoi  Dieppe  ou  Fécamp,  bien  plus  anciens  que  Le  Ha- 
vre, n'ont-ils  pas  pris  sa  place,  ou  du  moins  grandi  comme  lui? 

La  plus  efficace  des  causes  de  la  prééminence  du  Havre  n'est  pas, 
comme  on  serait  tenté  de  le  croire,  le  contact  du  cours  de  la  Seine 
et  la  facilité  de  pénétrer  par  eau  dans  l'intérieur  des  terres.  Pen- 
dant bien  des  siècles,  le  nœud  entre  la  navigation  maritime  et  la 
navigation  fluviale  s'est  formé  sous  les  murs  de  Rouen,  et  les  na- 
vires ont  passé  devant  le  cap  de  La  Ilève  et  la  plage  de  Leure  sans 
entrevoir  aucun  motif  d'y  faire  échelle.  Ces  temps  étaient,  il  est 
vrai,  à  demi  barbares;  mais  depuis  que  Le  Havre  élargit  ses  bas- 


3/10  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sins,  r aliment  que  la  mer  apporte  à  la  navigation  intérieure  ou  re- 
çoit d'elle  a  peu  changé  de  point  de  chargement,  et  les  relations  par 
eau  avec  la  haute  Seine  sont  à  Rouen  infiniment  plus  multipliées 
qu'au  Havre.  Depuis  que  les  chemins  de  fer  tendent  à  détrôner  la 
navigation  fluviale  elle-même  et  lui  enlèvent  le  transport  de  toutes 
les  marchandises  de  quelque  prix,  Dieppe,  plus  rapproché  de  Rouen 
et  de  Paris  que  Le  Havre,  semblerait  devoir  lutter  à  armes  égales. 
Cependant,  loin  de  paraître  compromise,  la  prééminence  du  Havre 
se  montre  mieux  affermie  et  plus  en  progrès  que  jamais.  C'est  qu'en 
effet  elle  repose  sur  une  base  qui  n'est  pas  moins  immuable  que  les 
allures  des  marées.  La  durée  de  la  hauteur  d'eau  nécessaire  aux 
mouvemens  d'entrée  et  de  sortie  dans  les  ports  est  à  l'embouchure 
de  la  Seine  très  supérieure  à  ce  qu'elle  est  dans  nos  autres  ports  de 
la  Manche,  et  cette  circonstance  confère  au  Havre  un  avantage  que 
rien  ne  saurait  balancer.  Ceci  exige  une  explication. 

Nous  sommes  à  l'heure  de  la  molle-eau  :  la  mer,  descendue  à  son 
niveau  le  plus  bas,,  laisse  à  découvert  de  longues  grèves  dont  elle 
doit  bientôt  reprendre  possession.  Au  bout  de  quelques  minutes  d'im- 
mobilité, un  frémissement  imperceptible  annonce  que  la  marée  entre 
de  l'Atlantique  dans  la  Manche.  Rientôt  des  ondulations  puissantes 
élèvent  rapidement  le  niveau  des  eaux  du  canal.  Cette  énergique  pro- 
pulsion marche  parallèlement  à  Téquateur,  et  le  flot  court  du  cap 
de  Rarfleur  au  cap  d'Antifer.  Au  sud  de  la  ligne  qu'il  trace  s'ouvre 
la  baie  de  la  Seine  (1)  :  couverte  par  la  presqu'île  du  Cotentin,  elle 
ne  reçoit  point  le  vif  mouvement  de  translation  qui  vient  de  l'Océan, 
et  tant  que  les  eaux  de  la  Manche  proprement  dites  s'élèvent,  elles 
dominent  celles  de  la  baie;  mais  cet  exhaussement  ne  peut  pas  avoir 
lieu  sans  qu'à  l'instant  même  les  eaux  qui  le  produisent  ne  s'épan- 
chent sur  le  plan  inférieur  qui  leur  est  adjacent,  et  n'en  entraînent 
la  masse  fluide  dans  leur  mouvement.  C'est  ainsi  qu'à  peine  cessent- 
elles  d'être  soutenues  par  la  côte  de  Cherbourg,  elles  se  précipitent 
avec  violence  dans  le  vide  qu'elles  trouvent  sur  le  revers  oriental 
du  cap  de  Rarfleur;  elles  forment  le  redoutable  raz  de  ce  nom,  et 
deviennent  la  tête  d'un  courant  qui  va  côtoyer  tout  le  rivage  du 
Calvados.  Cependant,  à  mesure  que  le  flot  marche  vers  l'est,  il  laisse 
couler  ses  eaux  sur  la  pente  latérale  qui  les  sollicite,  et  quand  il 
atteint  au  cap  d'Antifer  la  côte  de  Caux,  il  se  divise  en  deux  bran- 
ches ;  celle  du  nord,  obéissant  à  l'impulsion  générale,  suit  la  rive 
oblique  qui  la  conduit  vers  Dieppe;  celle  du  sud  descend  vers  Le 
Havre.  Dans  ce  mouvement,  résultant  de  l'opposition  des  forces  de 

(1)  La  baie  de  la  Seine  a,  du  cap  de  Barfleur  au  cap  d'Antifer,  104  kilomètres  d'ou- 
verture, de  cette  ligne  à  la  côte  du  Calvados  45  kilomètres  de  profondeur,  et  200  kilo- 
mètres de  développement  de  cotes.  Voyez,  sur  cette  baie,  la  Revue  du  15  avril  1854. 


LA    SEINE    MARITIME.  3Ûl 

l'attraction  lunaire  et  de  la  pesanteur  terrestre,  la  surface  de  la 
baie  de  la  Seine  forme  un  plan  incliné  dont  l'arête  supérieure  se 
confond  avec  la  ligne  que  décrit  le  flot  de  Barfleur  au  cap  d'Antifer, 
et  dont  l'arête  inférieure  s'appuie  sur  la  côte  de  Basse-JNormandie. 
Il  existe  une  preuve  directe  de  cette  inclinaison  dans  la  différence 
du  niveau  de  la  haute  mer  au  nord  et  au  sud  du  cap  d'Antifer  :  dans 
les  marées  des  syzygies,  la  mer  pleine  est  à  Dieppe  de  huit  déci- 
mètres plus  élevée  qu'au  Havre.  Lorsque,  après  avoir  obéi  aux  at- 
tractions de  la  lune  et  du  soleil,  les  eaux  de  la  Manche  sont  aban- 
données à  leur  propre  poids,  elles  se  retirent  par  un  mouvement 
inverse  de  celui  par  lequel  elles  se  sont  élevées,  et  la  dénivellation 
s'opère  d'abord  au  nord  du  parallèle  de  Barfleur.  Elle  ne  se  fait 
sentir  au  fond  de  la  baie  de  la  Seine  que  lorsque  les  eaux  qui  l'ont 
remplie  sont  rappelées  par  un  creusement  du  large  suffisamment 
prononcé  :  la  mer  reste  donc  haute  sur  la  côte  méridionale  jusqu'à 
ce  que  le  plan  incliné  formé  par  le  flot  se  soit  renversé.  Ce  seul  fait 
suffirait  pour  allonger  sensiblement  à  l'embouchure  de  la  Seine  et 
sur  la  côte  du  Calvados  la  durée  de  la  haute  mer.  L'effet  en  est  for- 
tifié dans  l'est  de  la  baie  par  le  courant  que  nous  avons  vu  partir 
du  cap  de  Barfleur.  Tandis  que  le  courant  direct  qui  se  bifurque 
au  cap  d'i\.ntifer  entre  dans  la  Seine  en  doublant  la  pointe  du  Havre, 
celui  qui  vient  de  Barfleur  suit  dans  le  contour  de  la  baie  une 
route  plus  longue,  et  il  se  présente  à  l'entrée  de  la  Seine  au  mo- 
ment où  l'autre  va  rétrograder;  il  le  soutient  ainsi,  et  retarde  encore  . 
l'heure  de  la  retraite  de  la  mer. 

Ces  phénomènes,  observés  par  M.Beautemps-Beaupré  et  par  les 
ingénieurs  chargés  sous  ses  ordres  de  l'hydrographie  de  la  baie  de 
la  Seine,  ont  fourni,  il  y  a  vingt-sept  ans,  une  explication  bien  au- 
trement plausible  que  celles,  visiblement  erronées,  qu'on  donnait 
jusqu'alors  de  la  durée  du  plein  de  la  mer  dans  ces  parages.  Les 
esprits  difficiles  n'étaient  cependant  qu'à  demi  satisfaits,  et  ne  trou- 
vaient pas  que  la  puissance  des  causes  assignées  fût  au  niveau  de 
la  grandeur  des  effets  produits.  Ces  esprits  étaient  dans  le  vrai  :  il 
restait  à  découvrir  une  loi  importante  de  la  marche  des  marées,  et, 
faute  de  la  connaître,  on  comprenait  mal  les  résultats  remarqués 
dans  la  Manche.  On  avait  cru,  jusqu'aux  belles  observations  de 
M.  Chazallon,  que  la  mer  n'avait  qu'une  sorte  d'oscillation,  celle 
qui  s'accomplit  dans  le  demi-jour  lunaire.  Il  n'en  est  point  ainsi. 
Outre  la  grande  ondulation  qui  met  un  demi -jour  à  monter  du 
niveau  le  plus  bas  au  plus  élevé  et  à  redescendre  à  son  point  de 
départ,  il  y  a  des  ondulations  secondaires  d'un  quart,  d'un  hui- 
tième de  jour  et  de  fractions  moindres,  qui,  à  la  différence  près  de 
l'amplitude  et  de  la  durée,  se  comportent  comme  la  première.  Les 


3Zi2  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

moiivemens  d'ascension  et  de  retraite  de  ces  diverses  ondes  ne  se 
coordonnent  pas  partout  de  la  même  manière.  Sur  tels  rivages,  ils 
sont  en  coïncidence;  les  hauteurs  des  différentes  oncles  se  super- 
posent, et  l'étalé  a  d'autant  moins  de  durée  qu'elle  arrive  et  s'é- 
coule plus  rapidement.  Sur  tels  autres  rivages,  les  maxima  des 
ondes  se  contrarient;  une  onde  de  quart  de  jour  par  exemple  des- 
cend tandis  que  l'onde  de  demi-jour  monte,  ou  monte  quand  l'autre 
descend;  la  résultante  de  ces  mouvemens  contraires  est  un  affais- 
sement du  maximum  de  la  marée;  elle  s'élève  moins,  mais  s'étale 
davantage,  et  reste  plus  longtemps  dans  les  plans  horizontaux  voi- 
sins du  niveau  supérieur.  Les  principales  ondes,  dont  l'ensemble 
constitue  le  régime  de  la  marée,  arrivent  et  s'écoulent  séparément 
vers  l'embouchure  de  la  Seine,  et  la  combinaison  de  cette  circon- 
stance avec  les  interférences  des  courans  de  flot  qui  viennent  des 
caps  d'Antifer  et  de  Barfleur  a  pour  résultat  la  lenteur  salutaire 
avec  laquelle  la  haute  mer  franchit  dans  cette  région  les  degrés 
rapprochés  de  l'étalé.  Pour  résumer  ces  complications  en  un  fait 
unique,  si  l'on  considère  à  Dieppe  et  au  Havre  la  tranche  supé- 
rieure de  la  marée  sur  une  épaisseur  de  20  centimètres,  la  mer 
mettra  à  Dieppe  73  minutes  à  gagner  et  à  perdre  cette  hauteur,  et 
151  au  Havre  :  une  marée  du  Havre  en  vaut  donc  deux  de  Dieppe, 
et  c'est  surtout  en  pareilles  circonstances  que  le  temps  est  de  l'ar- 
gent. 

Une  plage  pestilentielle  dépourvue  d'eau  potable,  mais  située  sur 
le  point  de  nos  côtes  de  la  Manche  où  le  régime  des  marées  est  le 
plus  favorable  à  la  navigation,  a  été  la  base  de  la  fortune  du  Havre. 
A  part  les  exigences  politiques  et  militaires  qui  furent  le  motif  de 
cette  création,  le  port  a  commencé  par  n'être  qu'un  port  de  pêche; 
mais  à  mesure  que  le  territoire  situé  en  arrière  s'est  enrichi  et 
percé,  il  a  fourni  des  acheteurs  et  des  vendeurs.  D'abord  timide- 
ment placé  à  côté  de  la  pêche,  le  trafic  a  grandi  lorsqu'elle  demeu- 
rait stationnaire.  Ce  qui  était  le  principal  est  devenu  l'accessoire, 
et  a  fini,  quand  des  entreprises  plus  lucratives  ont  accaparé  les  bras 
et  l'espace,  par  émigrer  presque  entièrement  dans  des  lieux  où  les 
moyens  d'existence  étaient  à  sa  portée.  L'histoire  du  commerce  du 
Havre  ne  serait  guère  plus  celle  de  la  marine  proprement  dite  que 
celle  du  développement  progressif  des  communications  intérieures 
qui  se  ramifient  au  sein  du  beau  pays  qu'il  dessert.  Il  ne  paraît  pas 
que  les  deux  foires  franches  dont  François  I"  dota  en  1530  sa  ville 
de  prédilection  aient  été  fort  achalandées  dans  leurs  premières  an- 
nées. Sous  les  règnes  suivans.  Le  Havre  fut  un  des  points  du  terri- 
toire les  plus  agités  par  les  guerres  de  religion,  et  le  commerce 
pouvait  diflicilement  s'étendre  dans  ces  temps  de  trouble.  Henri  lY 


LA    SEINE    MARITIME .  3/|3 

s'occupa  plus  de  la  marine  de  la  Méditerranée  que  de  celle  de 
rOcéan,  et  Rouen  suffisait  de  son  temps  à  des  échanges  dont  la 
Seine  était  le  seul  véhicule.  Enfin  le  cardinal  de  Richelieu,  nommé 
surintendant  de  la  navigation  en  1626,  se  donna  deux  ans  après, 
dans  des  intérêts  évidemment  plus  politiques  que  commerciaux,  le 
gouvernement  supérieur  du  Havre.  La  vive  impulsion  qu'il  imprima 
aux  travaux  hydrauliques  et  aux  constructions  navales  changea 
l'aspect  du  pays,  et  le  commerce  profita  de  tout  ce  qui  fut  fait  pour 
la  guerre  :  le  cardinal  savait  d'ailleurs  que  la  force  militaire  s'ali- 
mente des  produits  de  la  paix.  Le  fruit  des  travaux  de  ce  grand 
homme  d'état  se  perdit,  ou  peu  s'en  faut,  pendant  la  minorité  de 
Louis  XIY  :  le  port  ne  fut  pas  même  entretenu.  Lorsqu'on  166Zi  le 
chevalier  de  Glerville  fit,  par  ordre  de  Golbert,  l'inspection  de  la 
côte,  bien  des  maux  étaient  déjà  réparés;  cependant  le  chenal  était, 
par  suite  de  la  ruine  des  écluses  de  chasse,  en  si  mauvais  état,  que 
les  navires  de  /|00  tonneaux  n'entraient  qu'aux  syzygies.  Le  port 
possédait  quinze  navires  pour  la  pêche  de  la  morue,  seule  grande 
navigation  qu'il  fît  alors,  trente  barques  pour  le  cabotage  avec 
Rouen  et  quatre-vingt-douze  bateaux  de  pêche.  Le  commerce  inter- 
national était  tout  entier  aux  mains  des  marines  étrangères,  et 
Dieppe  en  décadence  l'emportait  sur  Le  Havre  en  progrès.  La  place 
jouissait  néanmoins  d'une  activité  principalement  due,  suivant  le 
chevalier  de  Glerville,  au  crédit  qui  permettait  aux  négocians  de  tirer 
de  Rouen  et  de  Paris  autast  de  fonds  qu'ils  voulaient  à  l'intérêt  de 
25  pour  100.  Getté  usure,  que  nous  trouverions  effrayante,  était 
avec  raison  acceptée  comme  un  bienfait,  elle  n'empêchait  pas  le  pays 
de  grandir;  la  population  se  trouvait  à  l'étroit  dans  les  fortifications, 
et  Golbert  calculait  les  accroissemens  qu'elle  devrait  à  l'élargisse- 
ment de  l'enceinte  et  au  creusement  des  bassins,  qui  furent  plus 
tard  l'ouvrage  de  Vauban.  L'année  suivante,  fut  créée  la  compa- 
gnie des  Indes,  qui  fit  du  Havre  le  siège  d'un  de  ses  établissemens. 
En  1698,  deux  compagnies  se  formèrent  au  Havre  pour  commercer, 
l'une  avec  le  Maroc,  l'autre  avec  le  Sénégal,  et,  ce  qui  prouve  com- 
bien peu  de  choses  sont  nouvelles  sous  le  soleil,  le  luxe  de  leur 
installation  et  le  chiffre  de  leurs  dépenses  les  firent  bientôt  tomber. 
A  la  suite  de  ces  vicissitudes,  la  population  civile  du  Havre  était 
en  1723  de  12,280  habitans,  et  la  population  militaire,  maritime 
ou  passagère,  de  3,087  (1).  Sous  Louis  XY,  le  commerce  du  Havre 

(1)  Ce  résultat  est  celui  d'un  dénombrement  par  quartiers,  rues,  maisons  et  familles, 
fait  pour  la  perception  de  l'impôt  par  ordre  du  contrôleur-général  des  finances,  et  si 
le  résumé  suffit  à  l'examen  des  faits  généraux,  les  détails  auraient  pour  l'histoire  locale 
un  assez  vif  intérêt.  Le  manuscrit  forme  un  volume  in-4o;  il  est  à  la  Bibliothèque  im- 
périale. 


SAA  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fit  de  remarquables  progrès,  et  sous  Louis  XVI  les  relations  avec 
l'Inde  se  multiplièrent  beaucoup.  Il  est  superflu  de  rappeler  que  la 
guerre  maritime,  qui,  durant  la  révolution  et  l'empire,  fut  une 
calamité  pour  les  ports,  n'épargna  pas  Le  Havre.  Sa  population 
n'égalait  pas  en  ISÎ/i  celle  de  17*23;  c'est  à  partir  de  cette  époque 
qu'il  a  pris  un  essor  dont  le  terme  est  probablement  encore  bien 
éloigné. 

A  la  paix  générale,  tout  était  à  créer  pour  le  commerce,  maté- 
riel, personnel  naval,  et  jusqu'aux  relations.  Cependant  en  1825  on 
était  arrivé  à  un  mouvement  international  d'entrée  et  de  sortie  de 
1,380  bàtimens  et  de  256,2/12  tonneaux.  Ce  même  mouvement  a 
été  en  1858  de  A, 770  bàtimens  et  de  l,/i3Zi,617  tonneaux,  et  ce 
n'est  point  l'année  la  plus  prospère  de  la  série.  Si  c'était  ici  la 
place  de  la  reproduction  des  états  de  navigation,  l'analyse  des 
chiffres  annuels  qui  conduisent  du  premier  terme  au  dernier  ferait 
voir  que  chaque  progrès  des  communications,  depuis  les  chemins 
vicinaux  jusqu'aux  chemins  de  fer,  est  la  cause  et  le  signal  d'un 
accroissement  d'activité  de  la  navigation.  Les  progrès  de  la  navi- 
gation fluviale  ont  les  premiers  réagi  sur  le  mouvement  du  port. 
Ces  patiens  et  modestes  labeurs  n'exercent  pas  seuls  leur  influence 
sur  l'activité  féconde  dont  les  états  de  tonnage  sont  l'expression. 
La  récolte  bonne  ou  mauvaise,  et  mille  autres  faits  économiques 
difficiles  à  définir,  affectent  gravement  la  condition  des  établisse- 
mens  maritimes.  Parfois  aussi  il  ressort  des  registres  de  naviga- 
tion des  leçons  de  sagesse  dont  le  public  profite  rarement.  Ainsi- 
le  mouvement  total  du  port  du  Havre,  cabotage  compris,  était  en 
iSliQ  de  l,/i96,39Zi  tonneaux,  en  18/i7  de  l,67/i,921  tonneaux,  et 
cette  progression  promettait  de  se  maintenir.  La  révolution  de  18/i8- 
éclate,  et  il  tombe  en  1849  à  1,111,081  tonneaux.  Les  deux  exer- 
cices les  plus  élevés  de  la  série  ont  été  de  2,108,713  tonneaux  en 
1856,  de  2, j  58,429  tonneaux  en  1857.  Les  inquiétudes  qui  tra- 
vaillent l'Europe  ne  sont  pas  encore  assez  justifiées  pour  qu'on 
puisse  distinguer  les  causes  qui  ont  réduit  le  mouvement  de  1858 
à  1,700,538  tonneaux. 

Les  progrès,  la  stagnation  ou  la  décadence  du  commerce,  l'af- 
fluence  ou  la  rareté  des  navires  qui  prennent  l'embouchure  de  la 
Seine  pour  but  ou  pour  point  de  départ,  ont  imprimé  en  caractères 
saillans  leurs  traces  sur  la  plage  du  Havre,  et  le  langage  du  dessin 
est  presque  le  seul  qui  puisse  rendre  la  série  de  transformations 
qu'a  subies  l'atterrage  depuis  1516.  Ceux  qui  tiendraient  à  con- 
naître ces  vicissitudes  ne  trouveront  nulle  part  à  satisfaire  aussi 
largement  leur  curiosité  que  dans  V Histoire  du  port  du  Havre,  pu- 
bliée en  1837  par  M.  Frissard,  inspecteur  général  des  ponts  et 


LA    SEINE    MARITIME.  345 

chaussées,  dont  la  mémoire  est  restée  si  honorée  dans  le  pays.  II 
a  reproduit  dans  son  ouvrage  les  plans  de  la  Françoise-de-Grâce 
de  1530,  du  Havre  sous  Henri  II  et  sous  Charles  IX,  de  l'établisse- 
ment maritime  tel  qu'il  sortit  en  1630  des  mains  du  cardinal  de  Ri- 
chelieu, et  tel  qu'il  était  en  1728  après  l'exécution  des  projets  de 
Vauban.  Les  remaniemens  ont  été  si  nombreux  que  Duchillon  lui- 
même,,  s'il  revenait  au  monde,  ne  se  reconnaîtrait  que  dans  la 
grande  tour  dont  il  fit  descendre  les  fondations  à  une  profondeur 
égale  à  sa  hauteur  hors  de  terre,  et  dans  le  quartier  situé  à  l'ouest 
du  bassin  du  Roi,  qui  a  conservé  sa  distribution  primitive.  Sur  le 
reste  de  la  surface,  il  n'est  pas  d'emplacement  qui  n'ait  été  succes- 
sivement occupé  par  des  constructions  civiles,  des  fortifications, 
des  quais,  des  bassins,  des  écluses,  et  l'on  chercherait  vainement 
dans  la  ville  un  seul  mètre  carré  de  terrain  qui  soit  au  même  ni- 
veau qu'au  temps  des  Valois.  A  ne  considérer  que  le  point  de  dé- 
part et  l'état  actuel,  quand  la  Grande- Françoise  vint  échouer  à  la 
sortie  du  port,  l'extrémité  en  était  marquée  par  la  tour  de  Fran- 
çois I",  et  le  port  consistait  en  une  longue  fosse  comprenant  l'a- 
vant-port  actuel,  se  prolongeant  dans  la  direction  de  la  Floride  et 
communiquant  avec  une  autre  fosse  qui  est  devenue  le  bassin  du 
Roi.  On  ne  découvrait  à  l'est  qu'une  vaste  et  profonde  lagune.  Au- 
jourd'hui, une  jetée,  enracinée  au  pied  de  la  tour  de  François  I", 
porte  à  AlO  mètres  de  distance  la  protection  qu'elle  offre  aux  na- 
vires entrans,  et  les  dirige  vers  un  avant-port  de  neuf  hectares  de 
surface.  Sur  l'avant-port  s'ouvrent  des  écluses  qui  donnent  entrée 
dans  six  bassins  à  flot  garnis  de  quais  (1).  L'établissement  du  Havre 
offre  au  commerce  une  surface  de  kl  hectares  hh  ares  pour  le  sta- 
tionnement des  navires,  et  un  développement  de  5,110  mètres  de 
quais  en  maçonnerie  pour  le  mouvement  des  marchandises.  Ce  bel 
ensemble,  —  et  c'est  un  grand  malheur  dans  un  temps  où  le  com- 
merce est  partout  préoccupé  de  la  nécessité  d'un  accroissement  con- 
sidérable de  l'échantillon  des  navires  de  long  cours,  —  ce  bel  ensem- 
ble n'a  pas  en  profondeur  les  mêmes  avantages  qu'en  superficie.  Le 
Havre  ne  reçoit  pas  les  gros  navires  à  toute  marée.  La  profondeur  de 


(1)  Les  dimensions  de  ces  bassins  en  donneront  une  idée  plus  exacte  que  de  longues 
descriptions  : 

Superficie.  Longueur  des  quais. 

Bassin  du  Roi 1  hect.  10  ares.      395  mètres. 

—  de  la  Barre 5     —    00  —  1,140      — 

—  du  Commerce 5     _    00  —  1,210      — 

—  de  Vauban 7     _    67  —  1,580      — 

—  de  la  Floride 2     —    29  —  235      — 

—  de  Leure. 21     —    32  —  550      — 


346  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'eau  au  seuil  des  écluses  d'entrée  varie  entre  Zi^ZiO  et  7  mètres  (1). 
Néanmoins,  en  choisissant  bien  leur  moment  et  pour  l'heure  et  pour 
le  vent,  les  bâtimens  de  5  mètres  de  tirant  d'eau  entreraient  à  toute 
force  dans  le  port  trois  cent  vingt  jours  dans  l'année.  Ils  se  gardent 
d'avoir  cette  hardiesse.  Hors  de  la  présence  de  l'ennemi,  il  n'y  a 
de  praticable,  pour  ne  pas  dire  de  permis  en  marine,  que  les  choses 
faciles;  aussi  attend-on  en  rade  les  marées  des  syzygies  pour  péné- 
trer dans  le  port,  et  les  pertes  de  temps  qui  résultent  de  cet  état 
de  choses  sont  pour  le  commerce  une  source  permanente  de  dom- 
mages. Ce  mal  n'est  pas  sans  remède  :  de  nombreuses  et  savantes 
études  sont  déjà  faites,  des  mesures  importantes  sont  prises  pour 
l'atténuer.  L'ouverture  d'une  seconde  entrée  serait  l'amélioration  la 
moins  lente  et  la  moins  coûteuse  à  réaliser  :  elle  préviendrait  l'en- 
combrement des  bâtimens  dans  le  chenal  à  l'arrivée  et  au  départ,  et 
produirait  les  mêmes  effets  qu'un  prolongement  de  deux  heures 
dans  la  durée  de  la  hauteur  d'eau  nécessaire  aux  mouvemens  du 
port.  Aucun  bâtiment  ne  serait  plus  exposé  à  perdre  une  marée  de 
vive-eau,  et  condamné  à  en  attendre  le  retour  pendant  une  demi- 
lunaison.  La  nécessité  de  cette  seconde  entrée  n'est  contestée  par 
personne;  mais  on  n'a  pas  encore  pu  s'accorder  sur  la  place  à  lui 
donner,  et  il  faut  convenir  que  peu  de  problèmes  de  navigation  sont 
plus  hérissés  de  difficultés  que  celui-ci.  Il  y  aurait  beaucoup  moins 
d'inconvénient  à  retarder  la  solution  qu'à  la  donner  mauvaise,  et 
le  proverbe  hollandais  :  «  qui  fait  bien  fait  vite,  »  pourrait  trouver 
ici  son  application. 

La  rade  du  Havre  se  divise  en  deux  parties.  La  petite  rade,  rap- 
prochée de  la  terre  et  de  médiocre  profondeur,  sert  aux  bâtimens 
de  cabotage.  Ce  que  les  étrangers  appellent  par  courtoisie  pour  nous 
la  grande  rade  n'est  pas  autre  chose  qu'un  mouillage  en  pleine  mer 
dont  le  fond  est  excellent,  mais  où  les  navires  sont  en  butte  à  toute 
la  violence  des  vents  et  des  lames;  ils  y  jouissent  de  l'avantage 
d'être  en  appareillage  facile  quand  le  temps  menace  de  devenir  trop 
mauvais,  et  le  grand  mérite  de  cette  station  en  pareil  cas,  c'est  qu'il 
est  toujours  aisé  de  la  quitter.  L'établissement  de  digues  qui  couvrent 
ce  mouillage  n'importe  pas  moins  à  la  défense  de  l'embouchure  de 
la  Seine  contre  des  entreprises  ennemies  qu'à  la  sûreté  des  navires 
du  commerce.  Dès  longtemps  projetés,  les  travaux  sont  aujour- 

(1)  Cette  hauteur,  au  moment  de  l'étalé  de  haute  mer,  est  : 

En  vire-eau  extraordinaire 7" 

En  vive-eau  ordinaire C  "ÎO 

En  morte-eau  ordinaire 5 

En  morte-eau  extraordinaire ^  ^*0 


LA    SEINE    MARITIME.  3ii7 

d'hui  commencés.  Toutes  les  marines  du  globe  sont  intéressées  à 
la  réalisation  de  cette  grande  entreprise;  elles  y  verront  des  motifs 
nouveaux  de  se  diriger  vers  nos  côtes,  et  l'avenir  bénira  les  mains 
qui  l'auront  terminée. 

L'administration  des  douanes,  dont  les  instructives  publications 
gagnent  chaque  année  en  intérêt  et  en  précision,  a  donné  récem- 
ment le  détail  du  mouvement  des  marchandises  dans  nos  onze  prin- 
cipaux ports.  Il  est  superflu  de  dire  que  l'estime  qu'elle  leur  accorde 
a  pour  mesure  la  quotité  des  droits  qu'elle  perçoit  sur  chacun.  Le 
Havre  figure  en  première  ligne  dans  cette  série  de  tableaux.  Dans  le 
courant  de  l'année  1858,  ce  port  a  reçu  pour  430  millions  de  mar- 
chandises étrangères;  il  a  exporté  pour  652  millions  de  marchan- 
dises étrangères  ou  françaises.  Les  tonnages  correspondans  à  ces 
mouvemens  sont  en  raison  inverse  des  valeurs  :  l'importation  est  de 
6,111,000  quintaux,  et  l'exportation  de  2,3Zi2,000.  Si  dans  la  masse 
on  prend  à  part  les  consommations  et  les  provenances  françaises,  on 
voit  que  nous  avons  reçu  des  marchandises  pesant  4,578,000  quin- 
taux et  valant  338,717,000  francs,  et  que  nous  en  avons  exporté 
1,203,000  quintaux  valant  384,100,000  francs.  Ainsi  la  valeur  du 
quintal  métrique  importé  est  de  74  francs,  et  celle  du  quintal  mé- 
trique exporté  de  319  francs.  Ces  résultats  ne  sont  peut-être  pas 
très  satisfaisans  au  point  de  vue  des  intérêts  maritimes;  mais  ils 
mettent  en  relief  le  rôle  que  joue  le  port  du  Havre  dans  l'économie 
industrielle  du  pays.  Sauf  le  sucre,  le  tabac  et  les  vins,  il  ne  reçoit 
guère  que  des  matières  premières  et  n'exporte  guère  aussi  que  des 
produits  manufacturés  (1).  Soit  par  ce  qu'il  importe,  soit  par  ce 
qu'il  exporte,  le  port  du  Havre  dessert  les  besoins  des  villes  les  plus 
opulentes  et  des  campagnes  les  plus  reculées.  H  alimente  les  fila- 
tures de  l'Alsace;  il  expédie  sur  les  côtes  des  deux  Océans  les  fruits, 
du  travail  des  montagnards  du  Lyonnais;  il  féconde  les  sueurs  des 
vignerons  de  la  Bourgogne  et  de  la  Champagne.  11  n'est  pas  per- 
mis d'oublier  ici  les  échanges  de  marchandises  entre  étrangers  qui 
s'opèrent  dans  ses  entrepôts  :  ils  ont  roulé  l'année  dernière  sur  une 
valeur  de  360  millions,  dont  le  double  transport  à  l'arrivée  et  au 
départ  a  enrichi  la  navigation  ou  le  transit.  L'entrepôt  du  Havre, 
qui  facilite  ces  échanges  en  les  affranchissant  des  droits  et  des  for- 
malités de  douane,  contient  habituellement  de  60  à  80  millions  de 
marchandises.  Ce  n'est  point  un  médiocre  avantage  pour  un  pays 
que  l'accroissement  d'achalandage  que  les  transactions  entre  étran- 

(1)  En  tête  des  premières  figurent  des  cotons  en  laine  pour  132,482,000  fr.,  des  métaux 
bruts  pour  50,971,000  fr.,  et  179,000  tonnes  de  houille;  en  tête  des  secondes,  des  tissus 
de  soie  pour  123,210,000  fr.,  et  des  tissus  de  laine,  de  coton  et  de  lin  pour  88,207,000  fr. 
Les  vins  entrent  pour  16,094,000  fr.  dans  les  exportations. 


348  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gers  apportent  à  ses  marchés,  et  l'hospitalité  qu'il  donne  ne  lui  est 
pas  moins  profitable  qu'à  ceux  qui  la  reçoivent. 
•  En  résumé,  le  port  du  Havre,  en  raison  du  travail  et  du  luxe 
qu'il  alimente,  fait  aujourd'hui  le  tiers  de  notre  commerce  mari- 
time. La  perception  des  droits  de  douane  s'y  est  élevée  en  1857 
à  43,856,000  fr.,  en  1858  à  41,676,000  fr.  11  fournit  le  cinquième 
du  produit  de  cette  branche  du  revenu  dans  la  France  entière  (1), 
et  ces  chiffres  témoignent  surabondamment  que  les  fonds  consa- 
crés au  développement  de  l'établissement  maritime  qui  donne  de 
pareils  résultats  ne  sont  pas  les  plus  mal  employés  de  ceux  dont 
dispose  l'état. 

Il  semble  que  lorsqu'une  nation  possède  un  établissement  de  la 
valeur  de  celui  du  Havre,  elle  devrait,  avant  même  de  chercher 
à  l'étendre,  veiller  avec  la  sollicitude  la  plus  inquiète  à  sa  conser- 
vation, et  écarter  avec  une  inflexible  résolution  tout  ce  qui  pour- 
rait la  compromettre  ou  la  menacer.  Ce  n'est  point  ainsi  que  se  pas- 
sent toujours  les  choses  parmi  nous.  Un  projet  d'endiguement,  dont 
l'exécution  est  déjà  beaucoup  trop  avancée,  tend  à  substituer  à  la 
baie  allongée  qui  forme  de  Quillebeuf  au  Havre  l'embouchure  de  la 
Seine,  un  chenal  dont  les  dimensions  seraient  réglées  sur  les  con- 
venances de  la  navigation  des  ports  d'amont  et  sur  les  avantages 
agricoles  de  la  création  d'une  étendue  de  15  à  20,000  hectares  de 
terres  excellentes.  La  perspective  de  pareils  succès  est  faite  pour 
exciter  une  glorieuse  ambition.  Des  autorités  infiniment  respecta- 
bles affirment,  avec  une  conviction  dans  laquelle  il  est  impossible 
de  découvrir  la  moindre  trace  de  complaisance,  que  ces  succès  se- 
ront obtenus  sans  qu'il  en  résulte  aucun  détriment  pour  l'atterrage 
du  Havre;  mais  d'autres  voix,  non  moins  accréditées,  non  moins 
indépendantes,  affirment  au  contraire  que  1^  conséquence  inévita- 
ble de  la  continuation  des  travaux  entrepris  sera  l'exhaussement 
rapide  des  dépôts  formés  à  l'embouchure  de  la  Seine,  et  qui  en  in- 
terdisent pendant  vingt  heures  par  jour  l'accès  aux  grands  navires. 
Les  villes  de  Rouen  et  du  Havre  sont  sur  cette  grave  question  d'avis 
diamétralement  opposé;  mais  les  entraînemens  des  intérêts  locaux 
ne  permettent  d'admettre  qu'avec  une  extrême  circonspection  les 

(1)  Les  perceptions  de  toute  nature  opérées  par  le  service  des  douanes  ont  rendu 
en  1858  : 

Droits  d'entrée 1 84,052,609  fr.  ] 

—  de  sortie 3,790,821  191,643,382  fr. 

—  de  navigation 3,793,952        ) 

Droits  et  produits  accessoires 2,076,276 

Taxe  des  sels 27,829,558 

221,549,216  fr. 


LA    SEINE    MARITIME.  SA 9 

témoignages  de  l'une  ou  de  l'autre  origine.  Au  milieu  de  ce  conflit 
d'opinions,  il  en  est  une  qu'on  n'a  peut-être  pas  assez  interrogée  : 
c'est  l'opinion  de  la  mer  elle-même.  En  d'autres  termes,  il  y  a  un 
certain  nombre  de  faits  hydrauliques  dont  on  n'a  point  assez  tenu 
compte,  et  qu'il  convient  de  rappeler  ici,  au  risque  d'aborder  un 
terrain  un  peu  spécial.  Ces  faits  serviront  à  jeter  quelque  lumière 
dans  le  débat. 

Le  domaine  des  marées  se  divise  à  Quillebeuf  en  deux  parties, 
dont  chacune  est  le  théâtre  de  phénomènes  hydrauliques  distincts. 
En  amont,  les  eaux  sont  contenues  dans  un  canal  de  largeur  mo- 
dérée, à  bords  naturellement  fixes  ou  susceptibles  de  le  devenir,  et 
où  la  prédominance  des  eaux  douces  sur  les  eaux  salées  avance  ou 
recule  suivant  l'élévation  des  crues  de  la  Seine  et  la  force  des  os- 
cillations de  l'Océan.  Dans  ce  trajet,  les  hautes  collines  dont  la 
verdure  embellit  et  ferme  l'horizon  laissent  à  peine  soupçonner  au 
voyageur  le  voisinage  de  la  mer.  A  Quillebeuf,  l'aspect  change  :  la 
Seine  débouche  au  fond  d'un  golfe  où,  suivant  l'heure  de  la  marée, 
elle  disparaît  dans  les  eaux  salées,  ou  s'épanche  en  maigres  filets 
au  travers  de  vastes  grèves.  Lorsque,  du  haut  des  coteaux  d'Ingou- 
ville  ou  du  cap  vénéré  de  Notre-Dame-de-Grâce,  le  regard  suit  dans 
ce  golfe  intérieur  la  décroissance  des  eaux,  l'esprit  ne  peut  se  dé- 
fendre d'une  vague  inquiétude.  D'abord  imperceptibles,  de  chauves 
îlots  se  montrent  successivement,  à  peine  signalés  au  sein  de  la 
plaine  liquide  par  des  vols  d'oiseaux  de  mer  qui  se  hâtent  d'en 
prendre  possession;  ils  s'élargissent  lentement,  puis  se  joignent,  et 
finissent  par  former  un  long  désert  jaunâtre,  où  la  mer  ne  laisse 
pour  témoignages  de  son  empire  que  des  navires  ou  des  bateaux 
pêcheurs  échoués  de  place  en  place.  Faut-il  voir  dans  cette  retraite 
des  eaux,  dans  cette  apparition  des  terres,  une  image  fugitive  d'un 
travail  delà  nature  qui,  commencé  depuis  des  milliers  d'années, 
se  poursuit  sous  nos  yeux  et  continuera  pendant  d'autres  milliers 
d'années?  Faut-il  prévoir  l'époque  où  ce  bassin  sera  comblé  par 
les  dépôts  qui  s'y  forment?  Sans  porter  si  loin  sa  pensée,  il  est 
impossible  de  méconnaître  que  les  variations  de  fond  et  les  accu- 
mulations d'atterrissemens  dont  l'embouchure  de  la  Seine  est  le 
théâtre  posent  devant  nous  les  problèmes  les  plus  redoutables  pour 
la  navigation. 

Ce  golfe  intérieur,  qui  depuis  cent  cinquante  ans  a  été  le  sujet  de 
tant  de  savantes  observations,  n'a  pas  toujours  été  rigoureusement 
mesuré,  et  les  erreurs  répandues  à  ce  sujet  contribueraient  à  donner 
de  fausses  notions  sur  les  conséquences  des  phénomènes  qui  s'y 
manifestent.  Des  travaux  récens  ont  fait  raison  de  ces  erreurs,  et  en 
nombres  ronds  la  distance  de  Quillebeuf  au  Havre  est  de  30  kilo- 


350  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

mètres;  la  moindre  largeur  du  golfe  est,  de  la  pointe  de  La  Roque 
à  celle  de  Tancarville,  de  A, 400  mètres,  et  la  plus  grande,  du 
Havre  à  Yillerville,  de  9,100  mètres.  La  superficie  submersible 
comprise  entre  la  méridienne  de  Quillebeuf  et  celle  du  Havre  est  de 
25,000  hectares. 

Tant  que  le  canal  de  la  Seine  conserve  l'aspect  d'une  rivière,  les 
eaux  chassent  devant  elles  les  matières  qu'elles  charrient,  et  main- 
tiennent par  leur  force  propre  la  liberté  et  l'unité  du  lit.  Il  en  est 
autrement  quand  les  flots  s'épandent  et  s'amortissent  dans  un  bassin 
où,  malgré  des  agitations  intermittentes,  il  n'existe  plus  de  pente 
générale;  leurs  dépôts  et  leurs  caprices  apportent  alors  d'intermi- 
nables modifications  au  relief  du  fond.  Il  fut  un  temps,  il  n'est  pas 
permis  d'en  douter,  où  l'emplacement  des  bancs  qui  obstruent  l'at- 
terrage de  la  Seine  était  recouvert  d'une  puissante  couche  d'eau,  où 
les  marées  descendaient  à  leur  plan  le  plus  bas  sans  jamais  laisser 
poindre  les  afïleuremens  de  longues  grèves,  telles  que  celles  qui  re- 
montent aujourd'hui  jusqu'à  Quillebeuf.  La  succession  des  siècles  a 
changé  cet  état  de  choses,  et  l'activité  de  la  navigation  n'est  venue 
animer  ce  bassin  qu'à  une  époque  où  la  profondeur  des  eaux  lui  était 
déjà  bien  moins  favorable;  mais,  sans  remonter  au-delà  des  temps 
historiques,  on  voit  les  établissemens  maritimes  qui  n'ont  pas, 
comme  celui  de  Rouen ,  le  rétrécissement  du  fleuve  et  des  chasses 
énergiques  d'eaux  douces  pour  se  maintenir,  descendre  vers  la  mer 
à  mesure  que  les  atterrissemens.  atteignent  leurs  abords  ou  leurs 
bassins.  Ceux  de  l'antiquité  étaient  à  Lillebonne,  ceux  du  moyen 
âge  à  Harfleur;  les  nôtres  sont  au  Havre,  et  qui  sait  si  ceux  de  la 
postérité  y  resteront? 

Le  sol  du  bas  de  la  vallée  du  Bolbec  est  empreint  de  témoignages 
naturels  de  la  grandeur  passée  de  Juliobona  (Lillebonne),  qui  valent 
ceux  des  historiens  et  des  monumens  construits  par  les  hommes.  La 
petite  ville  d'aujourd'hui  a  jadis  été  la  capitale  des  Caletes  (1),  un 
des  peuples  de  la  Gaule  dont  la  soumission  coûta  le  plus  à  César  (2). 
Après  l'avoir  détruite  pour  la  prendre,  il  la  rebâtit  plus  forte  et  plus 
belle  et  lui  donna  son  nom  (3).  Aujourd'hui  perdue  au  fond  d'une 
obscure  vallée,  séparée  de  la  Seine  par  une  traversée  de  h  kilo- 
mètres de  prés  marécageux,  à  quels  avantages  de  position  a-t-elle 
pu  devoir  son  antique  prépondérance?  —  Le  niveau  et  l'humidité 
spongieuse  de  ces  terrains  en  constatent  la  récente  formation,  et  tant 
que  la  place  qu'ils  occupent  a  fait  partie  du  domaine  de  la  mer,  le 

(1)  KatÀérai  wv  ttoXi;  I&uXioêo'va.  Strabon,  1.  ii,  c.  8. 

(2)  De  Bello  Gallico,  1.  viii,  o.  7.  —  Orose,  1.  vi. 

(3)  «  Ipsum  namque  castrum  Caletus  antc  vocabatur,  quod  déstructura  et  in  majori 
elegantià  reparatum  ex  suo  nomine  Juliobona  vocare  placuit.  » 


LA    SEINE    MARITIME.  351 

pays  des  Calètes,  dont  nous  avons  fait  le  pays  de  Gaux,  n'avait  pas 
de  meilleure  station  maritime  que  celle  de  la  ville  de  Jules-César. 
Abritée  des  vents  d'ouest  et  des  coups  de  mer  par  la  pointe  de  Tan- 
carville,  flanquée  des  collines  du  Val-Yarin  et  du  Mesnil,  elle  offrait 
aux  navires  un  calme  qui  favorisait  malheureusement  aussi  les  atter- 
rissemens.  Le  port  s'allongeait  perpendiculairement  au  cours  actuel 
du  Bolbec  en  un  bassin  de  50  hectares,  dont  le  contour  est  nettement 
tracé  au  bas  du  terrain  solide  sur  lequel  la  ville  est  bâtie.  Gisement 
avancé  dans  l'intérieur  des  terres,  sûreté  de  la  rade,  commodité  du 
port,  rien  ne  manquait  à  la  ville  des  Galètes  de  ce  qui  fait  les  bonnes 
stations  maritimes,  rien  que  des  garanties  d'avenir,  et  les  flottes  ro- 
maines destinées  à  agir  sur  les  côtes  de  la  Manche  ne  pouvaient  avoir 
de  point  d'appui  ni  de  refuge  plus  sûr.  César,  dit  Strabon,  avant  d'en- 
treprendre ses  expéditions  contre  la  Grande-Bretagne,  avait  établi 
une  station  navale  dans  l'embouchure  de  la  Seine.  Les  marchandises 
étaient  transportées  par  terre  de  la  Saône  à  la  Seine,  puis  dans  le 
pays  des  Lexoves  et  des  Calètes,  et  là  on  les  embarquait  sur  l'Océan. 

L'accumulation  des  alluvions  sous  lesquelles  est  enseveli  l'établis- 
sement maritime  de  Lillebonne  s'est  accomplie  en  silence  au  mi- 
lieu des  ténèbres  du  moyen  âge,  et  quand  le  port  fut  défmitivement 
abandonné  par  la  navigation,  Harfleur,  situé  à  26  kilomètres  plus 
bas,  recueillit  naturellement  cet  héritage;  il  devint  le  foyer  de  toutes 
les  opérations  militaires  et  maritimes  de  l'embouchure  de  la  Seine. 
Dès  le  temps  des  Romains,  cet  atterrage  était  une  sorte  de  succursale 
et  d'avant- rade  de  Juliobona;  une  voie  romaine,  dont  les  tronçons  se 
retrouvent  sur  la  côte  et  ont  conservé  le  nom  de  Chaussée-de-César, 
les  unissait  l'une  à  l'autre.  L'histoire  d'Harfleur,  depuis  l'an  512, 
où  le  roi  Arthus  l'enleva  à  Lucius,  qui  représentait  à  cette  extrémité 
de  la  Gaule  la  puissance  romaine  défaillante,  jusqu'à  l'an  iZiA9,  où 
Dunois  en  chassa  les  Anglais,  est  presque  toute  l'histoire  navale  de 
notre  pays.  Le  port  était  aussi  vaste,  aussi  sûr  que  bien  placé.  Au- 
cune place  n'a  été  disputée  avec  tant  d'acharnement  entre  la  France 
et  l'Angleterre,  et  c'était  avec  raison;  le  maître  d'Harfleur  l'était  de 
l'embouchure  de  la  Seine.  Un  jour  vint  enfin  (1521)  où,  François  P'^ 
oi'donnant  des  armemens  à  Harfleur,  on  lui  répondit  que  le  temps  en 
était  passé,  et  que  l'envasement  de  l'atterrage  n'en  permettait  plus 
l'accès  qu'à  des  barques.  On  prit  le  parti  de  descendre  encore  vers 
la  mer;  Harfleur  fut  abandonné  comme  l'avait  été  Lillebonne,  et  ce 
fut  le  tour  du  Havre. 

Les  effets  dont  voilà  l'esquisse  décolorée  passent  inaperçus  dans 
une  vie  d'homme;  ils  laissent  des  marques  profondes  dans  celle 
d'une  nation.  Les  causes  qui  les  ont  produits  n'ont  pas  cessé  d'être 
agissantes;  la  source  des  atterrissemens  n'est  pas  tarie;  ils  n'ont 


352  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

fait  que  changer  un  peu  de  direction  :  l'histoire  de  l'avenir  doit  res- 
sembler à  celle  du  passé,  et  les  reflets  de  l'une  éclairent  l'autre. 

Deux  faits  généraux  dominent  tous  les  faits  spéciaux  dont  la  réu- 
nion constitue  le  régime  hydraulique  de  l'atterrage  de  la  Seine.  Ce 
sont,  d'une  part,  la  nature  des  terrains  que  corrodent  le  fleuve  ou 
les  courans  marins  qui  se  forment  à. l'embouchure,  —  de  l'autre,  les 
allures  des  marées  qui  roulent,  dispersent  et  déposent  les  débris  de 
ces  rivages  tantôt  dans  les  profondeurs  de  l'Océan,  tantôt  sous  nos 
yeux  et  jusqu'à  l'entrée  de  nos  ports.  Les  eaux  sont  ici  le  dissol- 
vant des  terrains  anciens  et  les  distributrices  des  terrains  nouveaux 
qui  naissent  de  leurs  débris;  mais  les  résultats  de  l'action  des  eaux 
varient  suivant  la  résistance  des  bords  auxquels  elles  s'attaquent. 
Il  faut  donc,  pour  comprendre  les  phénomènes  particuliers  dont 
nous  avons  à  considérer  les  conséquences  avantageuses  ou  nuisi- 
bles, commencer  par  se  faire  une  idée  exacte  et  des  forces  vives 
que  la  nature  met  ici  en  jeu,  et  des  masses  inertes  saisies  dans  le 
conflit  des  élémens,  et  dont,  a  dit  Ronsard, 

La  matière  demeure  et  la  forme  se  perd. 

Si  les  eaux  qui  convergent  de  l'intérieur  des  terres  ou  du  large 
vers  l'embouchure  de  la  Seine  roulaient  sur  des  basaltes  ou  des  por- 
phyres, elles  ne  feraient  guère  qu'en  polir  la  surface,  et  le  peu  de 
débris  qu'elles  arracheraient  à  ces  roches  n'altérerait  pas  sensible- 
ment la  profondeur  du  récipient  où  elles  les  déposeraient;  mais  la 
formation  soumise  à  leur  action  n'est  pas  de  celles  qui  résistent  le 
mieux  aux  corrosions  du  temps  et  des  eaux.  Considérée  dans  la  tota- 
lité de  l'étendue  des  départemens  de  l'Eure  et  de  la  Seine-Inférieure, 
et  dans  la  partie  orientale  du  département  du  Calvados,  cette  forma- 
tion consiste  en  une  couche  calcaire  très  puissante,  superposée  à 
une  argile  compacte  d'une  profondeur  inconnue,  et  surmontée  d'une 
couche  arable  où  l'argile  domine.  C'est  le  même  terrain  dont  les 
blanches  escarpes  ont  valu,  sur  le  rivage  opposé,  le  nom  d'Albion 
à  l'Angleterre.  Composé  de  déjections  et  de  débris  d'animaux  aqua- 
tiques, ce  calcaire  est  le  résultat  d'accumulations  sous-marines  dont, 
à  défaut  de  notre  science  incertaine,  l'imagination  a  peine  k  se  faire 
l'idée.  Elle  s'effraie  en  se  demandant  combien  de  temps  la  vie  s'est 
agitée  dans  ces  masses  incommensurables,  et  comment  elle  s'est 
éteinte  après  les  avoir  élaborées.  La  silice  à  l'état  gélatineux  était  ré- 
pandue en  abondance  dans  la  formation  calcaire,  et  elle  s'en  est  iso- 
lée en  s' agglomérant  par  une  véritable  cémentation  en  rognons  qui 
affectent  les  formes  les  plus  diverses.  Le  plus  souvent,  ces  rognons 
sont  confusément  empâtés  dans  la  craie ,  comme  si  tous  les  maté- 


^     LA    SEINE    MARITIME.  353 

riaux  de  la  couche  avaient  été  pétris  et  malaxés.  Dans  les  hautes 
falaises  du  pays  de  Gaux,  ils  sont  articulés  dans  leur  gangue  en 
assises  régulières,  et  s'interposent  entre  des  lits  marneux  d'une  par- 
faite régularité.  D'autres  fois,  comme  si  le  calcaire  avait  dû  se  mon- 
trer dans  ce  vaste  ensemble  sous  toutes  les  formes  qui  lui  sont  pro- 
pres, depuis  les  marnes  jusqu'aux  marbres,  la  silice  n'a  fait  qu'en 
consolider  la  structure,  et  cette  union  intime  a  produit  de  vastes 
bancs  de  pierre  de  taille.  La  formation  tout  entière  s'est  émergée 
par  un  soulèvement  horizontal,  ou  peu  s'en  faut,  et  très  probable- 
ment simultané.  A  considérer  le  bord  de  la  mer,  on  remarque  dans  le 
plan  inférieur  de  la  couche  calcaire  une  légère  inclinaison  du  sud- 
ouest  au  nord-est.  Ce  plan  est  un  peu  au-dessous  du  niveau  de  la 
mer  dans  le  nord  des  falaises  du  pays  de  Gaux.  Sous  le  cap  de  La 
Hève,  près  du  Havre,  la  basse  mer  met  la  base  argileuse  à  décou- 
vert, et  l'escarpement  calcaire,  se  dressant  dans  toute  sa  hauteur, 
montre  ses  assises  aussi  nettes  que  dans  une  coupe  géométrique.  En 
passant  sur  la  rive  gauche  de  la  Seine,  on  voit  presque  partout  l'ar- 
gile au-dessus  du  niveau  de  la  haute  mer,  et  si  l'on  marche  jusqu'à 
l'extrémité  des  falaises  de  Beuzeval,  l'argile  brune  s'élève  à  105  mè- 
tres au-dessus  du  niveau  de  la  mer.  Le  soulèvement  a  pris  ici  les 
allures  du  bord  d'une  cuvette;  le  calcaire  a  disparu  comme  si  l'ar- 
gile, en  se  relevant,  l'avait  fait  glisser  sur  sa  pente  et  jeté  en  proie 
aux  attaques  des  flots. 

En  pénétrant  dans  l'intérieur  des  terres,  l'œil  est  frappé  de  la  régu- 
larité du  plateau  qui,  du  bord  de  la  mer,  s'élève  par  une  rampe  insen- 
sible aux  sources  des  cours  d'eau  qui  le  traversent  :  aucune  saillie 
n'en  dérange  l'uniformité,  et  les  rares  ondulations  qui  se  montrent 
à  la  surface  sont  évidemment  l'œuvre  des  eaux  qui  l'ont  entamée 
dans  le  tumulte  de  leur  retraite.  Les  parties  montueuses,  qui  sont 
ailleurs  l'effet  des  soulèvemens  du  terrain,  sont  ici  formées  par  un 
creusement.  Ghaque  ruisseau,  chaque  rivière  s'est  ouvert  dans  le 
plateau  un  sillon  étroit,  et  a  mis  à  nu  la  stratification  de  terrain 
qu'on  observe  dans  les  escarpes  des  falaises.  Quand  la  vallée  atteint 
une  certaine  profondeur,  elle  montre  dans  la  coupe  du  plateau  l'ar- 
gile à  la  base,  le  calcaire  au-dessus,  et  la  couche  arable  à  l'étage 
supérieur.  Ainsi,  sur  la  côte  et  dans  l'intérieur,  la  nature  et  la  dis- 
position du  terrain  sont  presque  partout  identiques;  il  suit  de  là 
que,  fluviatile  ou  maritime,  l'origine  des  atterrissemens  qui  s'ar- 
rêtent dans  l'embouchure  de  la  Seine  ne  change  rien  aux  élémens 
dont  ils  se  composent,  et  que  si  la  prédominance  de  l'un  ou  l'autre 
de  ces  élémens  doit  varier,  cela  importe  assez  peu.  Quant  au  lit 
d'argile  sur  lequel  repose  la  couche  calcaire,  la  seule  notion  exacte 
qu'on  possède  sur  l'épaisseur  de  ce  lit  vient  du  creusement  du  puits 

TOME  XXIV.  23 


354  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

artésien  du  Havre  :  la  sonde  est  descendue,  sans  le  traverser,  à 
208  mètres  de  profondeur. 

La  constitution  physique  et  la  friabilité  des  terrains  exposés  à 
l'action  des  eaux  expliquent  la  profondeur  des  érosions  qu'ils  ont 
subies.  Voyons  maintenant  comment  les  eaux  ont  agi  sur  ces  masses. 

Ruisseau,  torrent,  rivière  ou  fleuve,  tout  cours  d'eau  transporte 
les  débris  des  terrains  qui  l'alimentent  au  lac  ou  à  la  mer  où  vient 
expirer  sa  vitesse  :  les  hauteurs  s'abaissent,  les  bas-fonds  s'élèvent, 
et  persistant  comme  la  puissance  silencieuse  de  la  pesanteur,  ce  tra- 
vail de  nivellement  avance  avec  le  temps  et  ne  recule  pas  davan- 
tage. Le  bassin  hydraulique  dont  les  dépouilles  descendent  la  Seine 
comprend  la  totalité  des  territoires  de  sept  départemens  et  des  por- 
tions plus  ou  moins  considérables  de  dix  autres;  l'étendue  en  est  de 
7,553,000  hectares,  et  toutes  les  fois  qu'une  inondation  s'épand, 
qu'un  orage  éclate  sur  ce  vaste  espace,  des  matières  terreuses  s'a- 
cheminent vers  le  réservoir  commun.  Si,  comme  le  Rhône,  le  Nil  et 
le  Pô,  la  Seine  se  jetait  dans  une  mer  à  niveau  constant,  ses  dépôts- 
ne  seraient  pas  moins  apparens  que  ceux  de  ces  fleuves;  elle  for- 
merait aussi  son  Delta,  et  l'on  mesurerait  chaque  année  au-dessous 
de  Quillebeuf  l'extension  prise  par  ses  alluvions;  mais  il  n'en  est 
pas  ainsi.  Tandis  que  les  eaux  amorties  des  autres  fleuves  abandon- 
nent les  terres  dont  elles  sont  chargées  à  leur  embouchure,  les  cou- 
rans  de  marée  s'emparent  des  eaux  de  la  Seine;  le  flot  les  refoule 
violemment  dans  leur  lit,  le  jusant  les  entraîne  au  large,  et  elles 
entrent,  au  contact  de  la  mer,  dans  une  période  de  nouvelles  vicis- 
situdes. Les  sables  se  fixent  presque  immédiatement;  mais  les  ma- 
tières plus  ténues  restent  en  suspension  dans  l'eau  comme  les  va- 
peurs aqueuses  dans  l'air,  se  dissipent  et  s'afl'aissent  de  même.  Les 
marins  de  l'entrée  de  la  Seine  ne  se  trompent  pas  sur  l'origine  des 
nuages  vaseux  qui  se  forment  à  la  suite  des  crues  des  eaux  douces; 
ils  les  reconnaissent  à  leurs  teintes  argileuses.  Les  crétines ^  c'est 
ainsi  qu'ils  les  appellent,  se  tiennent  longtemps  dans  les  tranches 
supérieures  des  eaux  salées;  quand  les  vents  d'est  soufllent,  elles 
sont  poussées  fort  loin  au  large  et  y  sont  quelque  temps  promenées 
au  gré  des  vents  et  des  marées;  parfois  aussi  elles  sont  ramenées  à 
l'embouchure  du  fleuve.  Les  alternatives  des  hautes  et  des  basses 
mers,  de  la  violence  ou  de  la  mollesse  des  vents  et  des  courans, 
dispersent  ou  rassemblent  ces  matières  vaseuses;  mais,  toujours 
sollicitées  par  leur  propre  poids,  elles  descendent  au  fond  dès  qu'un 
peu  de  calme  le  permet.  Une  part,  et  c'est  heureusement  la  plus 
forte,  se  perd  dans  les  abîmes  de  l'Océan;  une  autre  se  dépose  dans 
le  golfe  intérieur  de  la  Seine  :  mille  influences  indéfinissables  accé- 


LA    SEINE    3IARITIME.  "855 

lèrent  ou  ralentissent  les  dépôts,  les  rapprochent  ou  les  éloignent 
des  places  où  leur  présence  doit  rétrécir  le  domaine  de  la  naviga- 
tion; si  lentes  que  soient  ces  alternatives,  elles  ne  sont  jamais  dans 
le  cours  des  siècles  qu'un  instant  imperceptible,  et  l'œuvre  de  la 
nature  n'en  avance  pas  moins.  Depuis  le  jour  où  la  Seine  a  com- 
mencé de  couler,  chaque  heure,  chaque  minute  verse  dans  son  em- 
bouchure un  contingent  faible  ou  fort  de  remblai,  et  la  perpétuité 
de  ce  tribut  la  comblerait  à  elle  seule  à  la  longue.  Les  lois  de  la 
nature  sont  immuables,  et  l'on  ne  peut  pas  plus  arrêter  ces  atter- 
rissemens  qu'empêcher  la  Seine  de  couler;  mais  on  peut  en  dériver 
une  partie,  et  l'on  a  déjà  de  la  sorte  enrichi  l'agriculture  par  des 
travaux  exécutés  pour  l'amélioration  de  la  navigation.  M.  Doyat  et 
M.  Beaulieu,  qui  se  sont  succédé  dans  la  direction  des  travaux  d'en- 
diguement  de  la  basse  Seine,  ont  constaté  que  les  digues  établies 
depuis  1846  en  amont  de  Quillebeuf  ont  procuré  la  conquête  de 
1,A06  hectares,  au  travers  desquels  divaguaient  les  eaux  qu'ils  ont 
disciplinées.  Ces  procédés,  appliqués  avec  réserve,  peuvent  produire 
un  grand  bien.  Employés  sans  discernement,  ils  conduiraient  à  des 
malheurs  dont  il  n'est  donné  à  personne  de  calculer  l'étendue. 

Les  atterrissemens  qui  descendent  avec  les  eaux  douces  ne  sont 
malheureusement  pas  les  seuls  dont  il  y  ait  à  s'inquiéter,  et  ceux 
que  déterminent  les  ve^its  du  large  et  les  marées  concourent,  dans 
une  proportion  bien  plus  menaçante,  à  l'exhaussement  du  fond  de 
l'atterrage.  Les  explications  données  plus  haut  sur  les  allures  des 
marées  devant  Le  Havre  ont  fait  pressentir  l'influence  qu'elles  doi- 
vent exercer  sur  les  dépôts  terreux  de  l'entrée  de  la  Seine,  et,  puis- 
que nous  étudions  l'action  des  courans  marins  sur  les  rivages  qu'ils 
corrodent  ici,  il  importe  de  remarquer  que  sur  toute  la  côte  la  mar- 
che du  flot  est  beaucoup  plus  rapide  que  celle  du  jusant.  D'après 
les  Instructions  nautiques  publiées  par  le  dépôt  de  la  marine,  la 
durée  moyenne  du  courant  de  flot  est  devant  Le  Havre  de  cinq 
heures  dix  minutes,  et  celle  du  courant  de  jusant  de  sept  heures 
quinze  minutes,  ce  qui  établit  entre  les  vitesses  le  rapport  de  100  à 
71  ;  mais,  soit  concours  des  ondes  de  la  mer  montante,  soit  circon- 
stances locales  encore  imparfaitement  connues,  la  difîerence  des  vi- 
tesses semble  être,  sur  divers  points  de  la  côte,  fort  supérieure  à 
celle  qui  vient  d'être  indiquée,  et  l'on  entend  les  pêcheurs,  dont  les 
préjugés  même  sont  rarement  tout  à  fait  hors  du  chemin  de  la  vé- 
rité, prétendre  que  la  vitesse  du  flot  est  souvent  triple  de  celle  du 
jusant.  H  n'est  pas  indispensable  d'avoir  la  mesure  exacte  de  ces 
difl'érences  pour  juger  que  la  marche  des  matières  charriées  par  les 
courans  doit  en  être  gravement  affectée.  Si  la  durée  du  flot  était 
égale  à  celle  du  jusant,  les  forces  d'entraînement  de  ces  deux  cou- 


356  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

rans  se  neutraliseraient,  et  les  sables  que  l'un  apporte  seraient 
remportés  par  l'autre;  mais  du  moment  qu«  la  marée  monte  dans 
l'embouchure  de  la  Seine  beaucoup  plus  vivement  qu'elle  n'en  des- 
cend, elle  doit  y  jeter,  dans  son  ascension^  plus  de  matières  ter- 
reuses qu'elle  n'en  entraîne  dans  sa  retraite.  Il  n'est  pas  possible  de 
distinguer,  dans  les  alluvions  marines  qui  affluent  vers  l'embou- 
chure du  fleuve,  celles  qui  proviennent  de  la  percussion  des  lames 
de  fond;  mais  on  aperçoit  plus  clairement  celles  que  fournissent,  par 
la  rive  droite,  les  falaises  du  pays  de  Caux,  et,  par  la  rive  gauche, 
les  côtes  septentrionales  de  la  Basse-Normandie.  Une  fois  entrées 
dans  la  Seine,  ces  alluvionsy  sont  malaxées  par  les  courans  opposés 
qui  les  saisissent  alternativement  :  elles  sont  souvent  transportées 
d'un  bord  à  l'autre;  cependant,  malgré  l'intimité  des  mélanges  qui 
résultent  d'une  telle  confusion,  elles  veulent  être  considérées  sépa- 
rément dans  leurs  origines. 

Il  y  a  onze  ans  déjà,  on  essayait  dans  la  Revue  (1)  de  remonter  aux 
sources  du  courant  de  galets  qui  obstrue  au  nord  du  cap  d'Antifer  les 
atterrages  de  Fécamp,  de  Saint-Valery  en  Caux,  de  Dieppe,  du  Tré- 
port  et  de  l'embouchure  de  la  Somme.  «  La  roche  crayeuse,  disait- 
on,  dont  les  falaises  montrent  la  coupe,  se  compose  de  couches  ho- 
rizontales d'un  à  deux  mètres  d'épaisseur,  séparées  entre  elles  par 
des  couches  de  cailloux  siliceux.  Les  fibres  de  la  pierre  sont  verti- 
cales; leur  cohésion  dans  ce  sens  est  très  faible,  et  elle  est  encore 
diminuée  par  l'interposition  des  couches  de  silex.  De  cette  double 
disposition  résulte  la  tendance  du  terrain  à  se  fendre  en  prismes  ver- 
ticaux. Deux  fois  par  jour,  la  marée  vient  battre  le  pied  des  falaises; 
chaque  flot  qui  les  heurte  emporte  quelque  parcelle  de  la  roche  po- 
reuse qui  les  constitue,  et  quand  les  hautes  mers  des  syzygies  se 
ruent  contre  elles  par  les  tempêtes  de  l'ouest  au  nord,  des  lames 
furieuses  les  sapent  à  coups  pressés;  elles  déchaussent  l'escarpe,  la 
minent;  bientôt  celle-ci  surplombe,  se  détache  et  s'écroule.  On  croi- 
rait que  le  talus  formé  sur  ces  débris  va  défendre  le  pied  de  la  nou- 
velle muraille;  mais,  avec  sa  nature  friable,  la  marne  résiste  mal  à 
l'action  des  flots  :  elle  s'imbibe,  se  brise,  se  délaie  en  molécules  im- 
palpables, et  la  falaise  mise  à  nu  est  de  nouveau  attaquée  à  vif.  Les 
pluies  et  les  gelées  aident  la  mer  dans  cette  œuvre  de  destruction. 
Des  fentes  plus  ou  moins  profondes  s'entr'ouvrent  dans  la  partie  su- 
périeure du  terrain;  les  eaux  pluviales  s'y  infiltrent,  et  soit  qu'elles 
s'y  congèlent,  soit  qu'elles  ramollissent  et  dissolvent  les  tranches 
de  marne  sur  lesquelles  elles  pèsent,  l'effet  produit  est  le  même, 
et  l'action  sourde  des  eaux  intérieures  aboutit  tout  aussi  bien  que 

(1)  Voyez  l'étude  sur  les  Falaises  de  Normandie,  livraison  du  15  juin  4848. 


LA    SEINE    MARITIME.  357 

les  attaques  retentissantes  de  la  mer  à  d'immenses  éboulemens.  » 
Tel  est  le  spectacle  de  destruction  qu'offre  d'Ault  au  Havre  une 
ligne  de  IZiO  kilomètres  de  falaises.  Le  cap  d'Antifer  étant  le  point 
de  partage  des  deux  courans  entre  lesquels  se  divise  le  flot,  celui 
qu'attire  à  soi  l'embouchure  de  la  Seine  ne  côtoie  les  falaises  et  n'en 
recueille  les  débris  que  sur  une  étendue  de  23  kilomètres;  il  s'en 
saisit  et  passe  devant  Le  Havre  avec  ses  eaux  chargées  des  teintes 
laiteuses  de  la  marne  délayée  et  son  éternelle  traînée  de  galets.  Ces 
deux  élémens  se  séparent  dans  leur  marche  en  raison  de  la  diffé- 
rence des  pesanteurs  et  des  volumes;  l'un  est  tenu  en  suspension, 
l'autre  roule  sur  le  fond  de  la  mer.  A  chaque  marée,  les  galets 
avancent  avec  le  flot  et  rétrogradent,  mais  à  une  moindre  distance, 
avec  le  jusant;  le  cri  plaintif  de  ces  froissemens  sous-marins  perce 
au  milieu  du  bruit  des  lames  qui  se  brisent  sur  le  rivage  et  du  mu- 
gissement lointain  de  l'Océan.  Pressés  par  le  courant  contre  la  côte, 
ils  arrivent  dans  la  Seine  en  masse  serrée,  sans  s'égarer  et  sans 
perdre  dans  les  oscillations  de  leur  marche  au-delà  de  ce  que  leur 
enlève  le  frottement.  Les  sables  siliceux  de  cette  origine  suivent  la 
route  des  galets  ;  seulement  ils  peuvent  être  poussés  plus  loin,  et  ils 
se  fixent  probablement  en  grande  quantité  sur  les  bancs  qui  s'a- 
vancent de  l'embouchure  vers  le  large.  Les  marnes  délayées  sont 
tenues  en  suspension  par  le  moindre  mouvement  des  eaux,  et  ne  se 
déposent  que  dans  de  très  rares  momens  de  calme.  Le  lit  de  la 
Seine  retient  tout  ce  qui  est  silice,  laisse  échapper  la  plus  grande 
partie  de  ce  qui  est  calcaire,  et  c'est  pour  cela  sans  doute  que,  dans 
les  dépôts  qui  s'y  forment,  le  rapport  entre  les  deux  élémenè  con- 
stitutifs des  falaises  est  si  différent  de  ce  qu'il  est  à  son  origine. 
Sans  cette  circonstance  modératrice  de  l'accumulation  des  alluvions, 
l'atterrage  serait  depuis  longtemps  comblé. 

S'il  n'est  pas  possible  d'atteindre  une  exactitude  satisfaisante 
dans  l'évaluation  des  dépôts  qui  se  forment  à  l'embouchure  de  la 
Seine,  il  existe,  sur  le  reculement  des  falaises  du  pays  de  Gaux  de- 
puis les  temps  historiques,  quelques  documens  sur  lesquels  on  peut 
fonder  des  calculs  d'une  probabilité  acceptable.  Nous  savons  par 
exemple  qu'au  xi*  siècle  une  église,  placée  sous  l'invocation  de 
Sainte-Adresse,  s'élevait  au  lieu  même  où  gît  maintenant,  à  2,000 
mèties  du  rivage,  le  banc  de  l'Éclat,  qui  sert  de  limite  extérieure  à 
la  petite  rade  du  Havre.  La  rade  elle-même  s'est  creusée  à  8  mètres 
au-dessous  du  niveau  de  la  basse  mer  dans  les  terres  dont  l'église 
occupait  l'extrémité.  Les  érosions  n'ont  pas  suivi  sur  ce  point  une 
marche  régulière  :  elles  ont  dû  commencer  par  d'immenses  disloca- 
tions. La  petite  rade  n'a  pu  s'approfondir,  comme  elle  l'a  fait,  que 
par  l'amoindrissement  local  de  la  résistance  de  l'argile  brune  à 


3^8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

laquelle  est  superposé  le  calcaire.  Si  des  cavités  se  sont  ainsi  for- 
mées à  la  base  des  falaises,  les  éboulemens  ont  dû  se  succéder  ra- 
pidement, et  les  débris  ont  du  être  emportés  d'autant  plus  vite  que, 
quand  le  cap  de  La  Hève  était  beaucoup  plus  saillant  et  l'embou- 
chure de  la  Seine  beaucoup  plus  profonde  qu'aujourd'hui,  le  cap 
donnait  plus  de  prise  aux  attaques  des  flots.  La  plaine  de  Leure 
n'est  pas  autre  chose  que  le  principal  dépôt  des  débris  des  falaises 
'  qui  s'élevaient  sur  l'emplacement  de  la  petite  rade.  Les  galets  livrés 
aux  flots  par  ce  terrain  se  sont  rangés  sur  la  limite  du  courant  qui 
les  entraînait  en  un  long  bourrelet  qui,  s'enracinant  au  pied  du  cap, 
s'est  allongé  à  chaque  progrès  des  destructions  qui  l'alimentaient; 
il  poussait  devant  soi  dans  l'embouchure  de  la  Seine  la  pointe  mo- 
bile du  Hoc.  Derrière  cette  digue  naturelle  régnait  un  calme  favo- 
rable à  la  paisible  accumulation  des  matières  ténues  qui  ont  formé 
le  sol  intérieur  de  la  plaine.  La  perte  de  l'atterrage  d'Harfleur  a  été 
la  conséquence  de  la  formation  de  la  plaine  de  Leure  :  large  et  pro- 
fond tant  qu'il  a  été  curé  et  rafraîchi  par  les  courans  directs  qui 
lavaient  auparavant  le  pied  des  falaises  de  Graville,  cet  atterrage  a 
dû  se  combler  aussitôt  qu'ils  se  sont  déplacés  sous  la  pression  des 
empiétemens  de  la  pointe  du  Hoc;  la  profondeur  ne  pouvait  pas  se 
maintenir  longtemps  dans  une  anse  où  s'arrêtaient  à  chaque  marée 
des  eaux  chargées  de  sable  et  de  limon. 

Les  éboulemens  des  falaises  ont  naturellement  diminué  à  mesure 
que  leurs  dentelures  s'émoussaient.  Maintenant  que  la  côte  est  ran- 
gée sur  un  alignement  uniforme,  il  n'y  a  plus  de  raison  pour  que 
les  falaises  qui  avoisinent  Le  Havre  se  dégradent  plus  rapidement 
que  celles  qui  s'en  éloignent.  Les  ingénieurs  des  ponts  et  chaussées 
ont  constaté  que  de  1800  à  1847  celles  de  La  Hève  ont  reculé  de 
lli  mètres,  ou  en  moyenne  de  30  centimètres  par  an.  Ces  observa- 
tions concordent  avec  celles  que  Lamblardie  appliquait  en  1789, 
dans  son  remarquable  Mémoire  sur  les  Côtes  de  la  Ilaiite-Noi^juin- 
die,  à  la  ligne  entière  des  falaises,  et  il  en  existe  une  confirmation 
presque  mathématique  dans  le  compte  qui  se  tient  aujourd'hui  des 
quantités  de  galets  qui  arrivent  devant  le  chenal  du  Havre.  Soi- 
gneusement recueillies  pour  le  lestage  des  navires,  ces  matières  for- 
ment annuellement  un  cube  de  12,000  mètres.  Or  les  falaises  tri- 
butaires de  l'embouchure  de  la  Seine  sont  plus  élevées  que  celles 
qui  gisent  au  nord  du  cap  d'Antifer;  elles  atteignent  une  hauteur 
moyenne  d'environ  100  mètres.  Sur  une  longueur  de  23  kilomètres 
30  centimètres  de  leur  épaisseur,  elles  laisseraient  tomber  chaque 
année  à  la  mer  une  masse  de  (>90,000  mètres  cubes,  et  comme  le 
galet  entre  pour  un  trente-troisième  dans  leur  structure,  sa  part 
serait  de  21,000  mètres.  L'emploi  de  12,000  mètres  au  lestage  peut 


LA    SEINE    MARITIME.  359 

paraître  la  justification  de  cette  évaluation,  puisqu'il  y  faudrait 
ajouter  la  quantité  qui  passe  hors  de  la  portée  des  ramasseurs  et 
celle  que  le  frottement  réduit  en  sable  dans  le  trajet. 

Dans  cette  recherche  des  causes  de  l'encombrement  de  l'embou- 
chure de  la  Seine,  les  découvertes  pénibles  se  multiplient  à  chaque 
pas.  Le  contingent  des  falaises  de  Gaux  dans  les  atterrissemens  est 
fort  supérieur  à  celui  de  la  haute  Seine,  et  il  est  peu  de  chose  au- 
près de  celui  des  côtes  et  du  talus  sous-marin  de  la  Basse-Normandie. 
On  le  devine  à  la  simple  inspection  des  deux  côtes  qui  convergent 
vers  Le  Havre;  on  est  convaincu  dès  qu'on  porte  son  attention  sur 
les  points  d'arrivée  de  leurs  dépouilles. 

Le  courant  de  flot  qui  va  du  cap  de  Barfleur  à  l'entrée  de  la  Seine 
a  huit  fois  la  longueur  de  celui  qui  descend  du  cap  d'Antifer.  Il  a 
peu  de  prise  sur  les  roches  granitiques  qu'il  côtoie  en  amont  de  La 
Hougue;  les  débris  qu'il  recueille  en  commençant  sa  course  sont 
surtout  des  sables  marins  et  des  coquilles  brisées,  et  il  les  laisse  dans 
la  baie  des  Yays  et  sur  les  bancs  de  La  Hougue  et  du  Cardonnet. 
Après  les  Yays,  il  corrode,  de  Moisy  à  Arromanches,  le  pied  des  fa- 
laises marneuses  dont  les  dépouilles  ont  déjà  transformé  en  herbages 
les  anciennes  baies  de  la  Seule,  de  l'Orne  et  de  la  Dives;  il  échancre 
ensuite  le  long  de  la  plaine  de  Gaen  la  terrasse  sous-marine  dont 
l'élévation  réduit  la  profondeur  des  ports  de  cette  côte,  et  que  ré- 
parent sans  cesse  les  sables  de  fond  poussés  par  les  vents  du  nord. 
Il  arrive,  devant  la  pointe  de  Beuzeval,  chargé  des  terres  friables 
qu'il  a  enlevées  depuis  les  Yays,  et  de  l'entrée  de  l'embouchure  de 
la  Seine  jusqu'à  Honfleur,  on  assiste  partout  au  travail  d'aligne- 
ment de  la  côte,  auquel  concourent  la  terre  en  abandonnant  ses 
parties  saillantes,  la  mer  en  en  transportant  la  poussière  vers  l'est. 

Trouville  est  le  lieu  le  mieux  choisi  pour  ce  genre  d'observations. 
On  n'aperçoit  nulle  part  si  bien  la  vivacité  du  flot,  la  mollesse  rela- 
tive du  jusant,  et  les  effets  de  la  différence  de  ces  deux  forces.  Le 
premier  témoignage  de  l'afîluence  des  matériaux  arrachés  aux  côtes 
du  Calvados  qui  frappe  les  yeux  est  le  marais  et  la  dune  de  Déau- 
ville,  qui  embrassent,  entre  la  rive  gauche  de  la  Touques  et  le  pied 
du  mont  Ganisy,  une  surface  de  2^0  hectares.  Une  division  de  la 
flotte  avec  laquelle  le  bâtard  de  Normandie  allait  conquérir  l'An- 
gleterre stationnait  en  J066  dans  l'anse  dont  ces  terrains  ont  pris 
la  place.  Sans  doute  la  côte  d'où  se  sont  détachés  ces  débris  n'était 
pas  à  cette  époque  dans  l'état  où  nous  la  voyons  aujourd'hui  :  les 
dentelures  n'en  étaient  pas  émoussées,  et  la  mer  avait  plus  de  prise 
sur  leurs  aspérités;  mais  les  alluvions  trouvent  plus  loin  des  plages 
qui  les  alimentent.  Le  mouvement  de  translation  des  sables  continue 
de  l'ouest  à  l'est,  et  la  plage  de  Trouville  en  offre  à  cette  heure 


360  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

même  une  preuve  palpable.  Depuis  1846,  une  estacade,  sous  la  pro- 
tection de  laquelle  se  sont  formés  un  chenal  et  un  port  excellens, 
s'allonge  à  Tembouchure  de  la  Teuques;  elle  a  arrêté  la  marche  des 
sables  qui  obstruaient  le  lit  de  la  rivière.  Dans  ces  douze  années,  la 
plage  de  la  rive  gauche  de  la  Touques  s'est  exhaussée  de  plusieurs 
mètres;  la  retenue  de  sable  s'est  allongée  de  jour  en  jour  :  la  queue 
en  est  actuellement  à  deux  kilomètres  de  l' estacade,  et  les  nouvelles 
dunes  qui  s'élèvent  sur  cette  base  sont  déjà  gazonnées  sur  une  éten- 
due d'une  vingtaine  d'hectares.  Par  une  conséquence  naturelle,  la 
plage  des  baigneurs  s'est  abaissée  sur  la  rive  droite  d'environ  deux 
mètres  :  elle  est  restée  soumise  à  l'action  du  courant  qui  la  cor- 
rode, et  les  sables  qui  devraient  remplacer  ceux  qu'elle  perd  sont 
restés  de  l'autre  côté  de  la  rivière. 

Pour  compléter,  sans  sortir  des  limites  de  l'embouchure  de  la 
Seine,  l'exploration  des  sources  des  dépôts  qui  s'y  fixent,  il  suffît 
presque  de  quelques  promenades  sur  les  sommets  et  au  pied  des 
falaises  comprises  entre  la  pointe  de  Beuzeval  et  Honfleur.  Dédai- 
gnât-on les  observations  auxquelles  se  prêtent  les  coupes  à  vif  de 
terrain  et  les  marques  des  sapes  pratiquées  par  la  mer,  on  sera 
bien  dédommagé  d'un  peu  de  fatigue  par  la  magnificence  du  spec- 
tacle qu'on  aura  sous  les  yeux  :  d'un  côté,  les  herbages  touffus  où 
le  coursier  normand  hennit  au  milieu  des  bœufs  à  l'engrais  qui  ru- 
minent, les  sommets  couronnés  de  grands  bois,  les  guérets  om- 
bragés de  pommiers,  les  habitations  champêtres  tapissées  d'espa- 
liers; de  l'autre,  une  mer  où  des  essaims  de  bateaux  pêcheurs  sont 
traversés  par  les  lourds  navires  qui  apportent  à  la  France  les  tributs 
des  tropiques  et  des  mers  polaires;  dans  le  lointain ,  pour  cadre  à 
ce  tableau,  Le  Havre  avec  sa  forêt  de  mâts  et  les  falaises  du  pays  de 
Caux;  dans  le  fond,  le  lit  de  la  Seine  se  dérobant  dans  la  brume  ou 
resplendissant  sous  les  feux  du  soleil. 

Les  falaises  qui  se  montrent  à  l'ouest  de  Trouville  sont  les  extré- 
mités des  branches  du  rameau  montueux  dont  l'arête  sépare  le 
bassin  de  la  Touques  de  celui  de  la  Dives.  Toutes  sont  évidemment 
les  racines  d'anciens  caps  que  les  courans  du  littoral  ont  rongés, 
dont  les  débris  ont  comblé  les  anses  intermédiaires,  et  malheureu- 
sement la  côte,  en  perdant  son  relief,  ne  s'est  point  soustraite  aux 
érosions.  Les  sommets  des  falaises  de  Bénerville  sont  bouleversés 
sur  une  zone  de  150  mètres  de  large;  le  terrain  a  coulé  sur  sa  base, 
et  les  inégalités  confuses  de  sa  superficie  sont  les  traces  d'une  ré- 
cente dislocation  :  ses  fissures  profondes  se  remplissent  des  eaux  des 
pluies,  et  de  nouveaux  glissemens  se  préparent,  d'autant  plus  cer- 
tains que  la  mer  a  balayé  le  pied  des  talus  qui  pouvaient  les  arrêter. 
A  Auberville,  où  les  falaises  ont  120  mètres  de  hauteur,  les  ébou- 


LA    SEINE    MARITIME é  §61 

lemens  sont  gigantesques,  et  il  faut  renoncer  à  décrire  ce  chaos, 
Eniin,  sur  la  face  oblique  de  la  pointe  de  Beuzeval,  qui  domine 
l'embouchure  de  la  Dives,  la  coupe  de  l'argile  brune  est  presque 
\erticale,  et  si  les  débris  du  dernier  éboulement  n'étaient  pas  cou- 
verts de  gazon,  on  les  croirait  tombés  de  la  veille.  En  suivant  le 
pied  de  ces  mêmes  falaises,  on  assiste  pour  ainsi  dire,  tant  les  mar- 
ques des  mouvemens  du  terrain  sont  significatives  et  quelquefois 
fraîches,  à  la  démolition  que  poursuit  la  mer.  Ici  les  bancs  de  ro- 
chers qui  servaient  de  fondement  aux  anciens  caps  s'avancent  au 
loin  sur  l'estran;  là  des  blocs  erratiques,  tombés  de  sommets  écrou- 
lés depuis  de  longs  siècles,  se  sont  maintenus  par  leur  masse,  leur 
dureté,  la  cuirasse  visqueuse  de  plantes  marines  et  de  coquillages 
dont  les  ont  revêtus  les  flots;  tout  près  enfin  de  la  falaise,  des  blocs 
détachés  la  veille,  peut-être  dans  l'heure  qui  vient  de  finir,  annon- 
cent que  l'escarpe  déchaussée  sera  bientôt  attirée  dans  l'abîme  et 
déblayée  à  son  tour. 

De  Trouville  à  Honfleur,  la  ligne  des  falaises  est  à  peine  inter- 
rompue; seulement,  vers  Penne-de-Pie,  elle  est  en  retraite  sur  l'ali- 
gnement de  la  côte,  et  des  alluvions  étroites  se  sont  amassées  au- 
dessous.  Sur  presque  tout  cet  espace,  on  reconnaît,  à  deux  degrés 
qui  marquent  la  chute  du  plateau,  qu'un  grand  abaissement  s'est 
produit  dans  des  temps  reculés  sur  la  large  bande  de  terrain  qui 
forme  la  côte  actuelle.  Les  traces  de  cet  événement  ne  sont  nulle 
part  si  visibles  qu'à  la  célèbre  faille  d'Hennequeville,  si  souvent  vi- 
sitée par  les  géologues.  La  face  extérieure  du  terrain,  s' affaissant 
comme  s'il  s'était  fait  au-dessous  un  grand  vide,  a  mis  à  nu,  sur 
une  hauteur  verticale  d'une  centaine  de  mètres,  la  formation  inté- 
rieure du  plateau.  Ces  mouvemens  n'ont  pu  s'opérer  sans  produire 
dans  le  rivage  une  dislocation  qui  le  dispose  aux  éboulemens;  au- 
cune partie  des  falaises  n'a  probablement  plus  reculé  et  plus  con- 
tribué à  l'encombrement  du  golfe  que  celle-ci.  Sur  les  sommets  des 
falaises,  de  longues  crevasses  parallèles  à  l'abîme  annoncent  de  tous 
côtés  des  masses  qui  commencent  à  céder,  et  les  eaux  qui  suintent  à 
basse  mer  de  leur  pied  lubrifient  intérieurement  un  sol  déjà  ébranlé. 
L'histoire  locale  n'enregistre  point  les  avalanches  de  terre  et  de  ro- 
ches du  rivage  que  nous  venons  de  parcourir;  mais  ses  témoignages 
sont  superflus  après  ceux  que  porte  le  terrain  lui-même.  Elle  a  été 
plus  soigneuse  à  l'égard  des  aftaissemens  survenus  près  d'Honfleur, 
à  la  côte  de  Grâce,  dès  longtemps  consacrée  par  les  prières  adres- 
sées au  ciel  pour  les  marins  absens  et  les  pieux  hommages  des  ma- 
rins échappés  aux  tempêtes.  En  1538,  un  tremblement  de  terre 
entama  profondément  le  cap,  et  la  moitié  de  la  chapelle  de  Notre- 
Dame  fut  entraînée.  En  1015,  ce  désastre  se  reproduisit.  Le  28  oc- 
tobre 1757  eut  lieu  un  nouvel  affaissement  de  terrain.  Enfin,  dans 


362  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

la  nuit  du  26  janvier  1772,  un  éboulement,  dont  Tingénieur  du  port 
observait  les  avant-coureurs  depuis  trois  ans,  s'étendit  sur  quatre 
kilomètres  à  l'ouest  d' Ronfleur,  et  la  tranche  de  terrain  détaché  avait 
une  quinzaine  de  mètres  d'épaisseur.  Est-il  présumable  que,  quand 
la  terre  tremblait  à  la  côte  de  Grâce,  le  voisinage  demeurait  intact? 

L'exploration  des  trois  sources  principales  des  atterrissemens  qui 
rétrécissent  de  siècle  en  siècle  dans  le  golfe  intérieur  de  la  Seine  le 
domaine  de  la  navigation  ne  nous  a  point  appris  quelle  part  il  re- 
tient de  ces  débris.  A  la  juger  sur  les  enquêtes  dont  les  travaux  d'en- 
diguement  projetés  en  aval  de  Quillebeuf  ont  été  l'objet,  cette  part 
serait  peu  de  chose;  elle  se  réduirait  à  peu  près  aux  matières  sili- 
ceuses et  autres  qui,  retenues  par  leur  pesanteur  spécifique  ou  leur 
volume,  roulent  sur  le  fond;  les  matières  vaseuses  qui  sont  en  sus- 
pension dans  les  flots  ne  paraîtraient  dans  la  baie  que  pour  en  sortir 
avec  le  jusant,  et  une  fois  portées  au  large,  elles  en  reviendraient 
rarement.  Cette  appréciation  serait  exacte,  si  les  mouvemens  qui 
s'opèrent  dans  les  grands  chenaux  du  golfe  étaient  les  seuls  dont  il 
fallût  tenir  compte;  mais  la  propriété  de  tenir  en  suspension  des 
sables  ou  des  vases  croît,  diminue,  se  perd  avec  la  vitesse  et  l'agi- 
tation des  eaux,  et  rien  n'est  plus  inégal  que  leurs  allures,  quand 
elles  sont  répandues  sur  une  surface  de  25,000  hectares.  Tandis  que 
des  courans  puissans  entament  leurs  bords  et  le  fond  sur  lequel  ils 
roulent,  ils  alimentent  des  nappes  latérales  dans  lesquelles  une  por- 
tion de  leurs  eaux  s'endort  et  dépose  le  fardeau  qu'elle  leur  avait 
emprunté.  De  César  à  François  ï",  les  courans  de  la  basse  Seine 
avaient  autant  de  vivacité  qu'aujourd'hui;  cela  n'a  pas  empêché  les 
atterrages  de  Lillebonne  et  d'Harfleur  de  se  combler,  et  le  chenal 
navigable  peut  passer  au  bout  des  jetées  d' Ronfleur  sans  que  l'in- 
térieur du  port  cesse  de  s'envaser. 

Les  conséquences  de  faits  aussi  saillans  sont  faciles  à  tirer,  et  la 
première  qui  se  présente  à  l'esprit  est  que  l'étendue  des  surfaces 
livrées  au  calme  est,  dans  ce  golfe,  la  véritable  régulatrice  de  la  quo- 
tité des  dépôts.  Si  l'on  enferme  de  Quillebeuf  à  Ronfleur  le  chenal 
entre  deux  digues,  à  la  sortie  desquelles  il  se  dirigera  sur  Le  Havre, 
les  eaux  qui  le  suivront  n'y  laisseront  aucune  trace,  elles  y  opére- 
ront un  curage  continuel;  mais  celles  qui  s'épancheront  par  des 
ouvertures  latérales,  ou  pénétreront  directement  en  arrière  des  di- 
gues, y  trouveront  à  chaque  marée  plusieurs  heures  de  repos;  un 
immense  volume  de  vase,  qui  retourne  actuellement  à  la  mer,  sera 
ainsi  fixé,  et  le  vide  où  circulent  aujourd'hui  des  eaux  courantes 
se  comblera  à  vue  d'œil.  Une  seule  expérience  directe  sur  la  puis- 
sance d'envasement  des  eaux  du  golfe  a  été  faite,  dans  des  cir- 
constances analogues,  de  18/i7  à  1850,  et  les  résultats  en  ont  été 
constatés  authentiquement.  R  s'agissait  de  donner  la  mesure  des 


L\    SEINE    MARITIME.  363 

services  rendus  à  la  navigation  par  l'établissement,  entre  Villequier 
et  Quillebeuf,  des  digues  qui,  en  resserrant  le  lit  de  la  Seine,  ont 
obligé  les  eaux  à  le  creuser.  Des  ordres  furent  donnés  à  cet  effet 
par  M.  Doyat,  inspecteur-général  des  ponts-et-chaussées ,  dont  le 
nom  restera  attaché  au  bienfait  de  ces  travaux.  «  J'invitai  (dit-il 
dans  son  rapport  du  li  décembre  1850)  M.  l'ingénieur  Beaulieu  à 
faire  lever  entre  Villequier  et  Quillebeuf  des  profds  qui,  rapprochés 
de  ceux  qui  avaient  été  faits  avant  les  travaux,  permissent  de  cal- 
culer le  cube  enlevé  du  chenal  et  celui  déposé  derrière  les  digues» 
Il  résulte  des  calculs  faits  par  cet  ingénieur  : 

«  1°  Que  le  cube  des  alluvions  déposées  est  entre  Ville- 
quier et  La  Vaquerie 12,35Z|,008"' 

«  Entre  La  Vaquerie  et  Quillebeuf 13,527,886 

«  Total ,....,...       25,881,89Zi'^ 

{(  2*^  Que  le  cube  enlevé  dans  le  chenal  est,  entre  Ville-] 

quier  et  La  Vaquerie 5,^2,300°»       \        7,940,M6 

«  Entre  La  Vaquerie  et  Quillebeuf.  .  .    •  2,Zi9/i,lZi6        ) 

«  En  sorte  qu'en  admettant  que  les  7,9/iO,Zi/i6  n^ètres  de 
sables  enlevés  du  chenal  soient  allés  se  loger  derrière  les 
digues,  il  y  a  eu  en  outre  un  apport  d'alluvions  de.  .  .  .      17,9^1,4^8" 
venues  de  l'amont  et  de  l'aval.  » 

Cet  énorme  atterrissement  s'est  déposé  en  quatre  années  sur  une 
surface  de  1,408  hectares,  et,  quelles  que  soient  les  circonstances 
particulières  dans  lesquelles  il  s'est  formé,  l'application  de  la  puis- 
sance dont  il  est  l'œuvre  aux  15,000  hectares  que  lui  livreraient 
les  projets  qu'on  exécute  aurait  des  conséquences  faciles  à  prévoir. 
Après  un  endiguement  complet,  il  resterait  tout  au  plus  à  calculer  le 
terme  fixe  du  comblement  de  toute  la  partie  du  golfe  qui  ne  serait  pas 
occupée  par  le  chenal.  Pour  affirmer  que  le  golfe  entier,  ou  peu  s'en 
faut,  peut  être  impunément  soustrait  aux  oscillations  des  marées,  il 
faudrait  beaucoup  de  hardiesse.  Au  retour  de  ses  campagnes  hydro- 
graphiques à  l'embouchure  et  dans  la  baie  de  la  Seine,  M.  Beau- 
temps-Beaupré  n'était  point  de  cet  avis.  Ses  confrères  de  l'Académie 
des  Sciences,  ses  camarades  et  ses  amis  l'ont  alors  entendu  pro- 
tester, avec  l'autorité  de  sa  longue  expérience,  de  ses  observations 
récentes  et  d'une  justesse  d'esprit  qui  rappelait  souvent  celle  de 
Vauban,  contre  des  projets  de  barrages  dont  les  effets  auraient 
beaucoup  ressemblé  à  ceux  des  digues  gigantesques  dont  il  est  au- 
jourd'hui question.  Il  croyait  que  si  l'Elbe,  la  Seine,  la  Loire,  la 
Garonne,  le  Tage,  arrivent  à  la  mer  par  des  golfes  étroits  donnant 
un  vaste  champ  au  jeu  des  marées,  c'est  une  disposition  qui  a  sa 
raison  d'être,  qu'on  ne  saurait  la  changer  sans  imprudence,  que 
tout  au  moins  les  oscillations  des  masses  d'eau  qui  remplissent  ces 


364  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

réservoirs  et  s*en  échappent  alternativement  ne  sont  point  inutiles 
au  maintien  des  atterrages,  qu'enfin  le  mieux  dont  on  se  flatte  con- 
duit parfois  à  la  perte  du  bien  dont  on  jouit. 

Quand  le  golfe  sera  comblé,  quand  ce  grand  atelier  de  trituration 
n'existera  plus,  les  masses  énonnes  de  débris  que  les  marées  amè- 
nent des  falaises  de  Caux  et  des  côtes  du  Calvados  à  la  rencontre 
des  alluvions  de  la  Seine  s'arrêteront  inévitablement  à  l'entrée  du 
fleuve;  les  bancs  déjà  formés  en  avant  du  Havre,  et  dont  les  tra- 
vaux récens  des  hydrographes  de  la  marine  ont  constaté  le  progrès, 
s'exhausseront,  et  avec  ses  abords  obstrués.  Le  Havre,  que  rien  ne 
peut  remplacer  sur  les  bords  de  la  Manche,  deviendra  un  établisse- 
ment de  l'ordre  d'Honfleur  ou  de  Trouville.  Ce  résultat  peut  paraître 
douteux,  quand  on  se  borne  à  considérer  l'intérieur  de  l'embou- 
chure de  la  Seine;  mais  il  devient  clair  comme  une  équation,  lorsque, 
sortant  de  la  baie,  on  remonte  à  la  source  des  alluvions  menaçantes 
auxquelles  notre  imprudence  prépare  une  place.  11  est  heureusement 
encore  temps  de  s'arrêter.  Les  endiguemens  ont  maintenant  assuré 
l'amélioration  de  l'atterrage  de  Rouen  :  les  poursuivre,  ce  serait 
assurer  la  perte  de  celui  du  Havre. 

La  génération  qui  conduit  aujourd'hui  les  afl'aires  de  la  France 
aura-t-elle  accompli  sa  tâche  et  donné  aux  générations  qui  la  sui- 
vront autant  qu'elle  a  reçu  de  celles  qui  l'ont  précédée,  lorsqu'elle 
se  sera  abstenue  de  rendre  inaccessible  du  côté  du  large  un  port 
dans  l'intérieur  duquel  s'exécutent  aujourd'hui  même  de  magnifiques 
travaux?  Non  sans  doute,  si  elle  peut  faire  davantage;  or  l'étude 
d'un  petit  nombre  de  circonstances  naturelles  et  du  parti  qu'en  ont 
tiré  en  dehors  du  Havre  de  pauvres  pêcheurs  permet  d'espérer  qu'il 
est  possible,  sinon  de  tarir  la  source  des  alluvions,  dont  le  cours 
naturel  amènerait  la  destruction  de  notre  établissement  maritime, 
du  moins  d'en  suspendre  indéfiniment  les  eflets.  Pour  donner  à  ce 
sujet  des  indications  suffisantes,  il  faut  considérer  séparément  les 
deux  côtés  de  l'entrée  de  la  Seine. 

Les  bases  manquent  pour  la  détermination  de  la  part  des  648,000 
mètres  cubes  de  marne  annuellement  arrachés  aux  falaises  de  Caux 
qui  se  fixe  dans  l'embouchure  de  la  Seine  :  la  marche  des  courans 
chargés  de  ces  dépouilles,  les  circonstances  qui  favorisent  ou  con- 
trarient les  dépôts  sont  sujettes  à  trop  de  variations  pour  être  sai- 
sissables;  mais  une  chose  est  hors  de  doute,  c'est  l'immense  préju- 
dice que  cause  au  golfe  intérieur  de  la  Seine  et  au  port  du  Havre 
l'alimentation  de  ce  courant  vaseux. 

Ces  considérations  frappaient,  une  trentaine  d'années  après  la 
fondation  du  Havre,  l'esprit  curieux  et  entreprenant  d'Henri  H.  Le 
courant  de  galets,  probablement  plus  nourri  alors  qu'il  ne  l'est  au- 
jourd'hui, venait  obstruer  le  chenal  et  former  un  poulier  en  avant  : 


LA    SEINE    MARITIME.  365 

pour  en  arrêter  les  invasions,  le  roi  ordonna  rétablissement  de  longs 
épis  enracinés  à  la  côte  de  Sainte-Adresse ,  et  tant  que  les  récipiens 
formés  par  ces  constructions  furent  ouverts,  l'entrée  du  port  fut  in- 
tacte; mais  ils  se  comblèrent,  et  dès  lors  le  galet,  doublant  les  mu- 
soirs  des  épis,  reprit  sa  route  accoutumée.  Ce  résultat  était  facile  à 
prévoir;  il  s'agissait  d'un  fleuve  à  tarir,  et  non  d'un  lac  à  épuiser.  Si 
les  connaissances  hydrographiques  et  les  observations  sur  la  consti- 
tution de  la  côte  avaient  été  plus  avancées,  il  aurait  suffi  d'un  peu 
de  réflexion  pour  apercevoir  qu'on  n'arrêterait  le  courant  des  galets 
qu'en  s' attaquant  aux  sources  qui  l'alimentent,  c'est-à-dire  en  met- 
tant, à  partir  du  cap  d'Antifer,  les  falaises  de  Gaux  en  état  de  dé- 
fense contre  les  entreprises  de  l'Océan.  Le  développement  de  ces 
falaises  étant  de  23  kilomètres,  elles  livrent  en  moyenne  aux  cou- 
rans  qui  en  corrodent  le  pied  30,000  mètres  cubes  de  leurs  débris, 
dont  913  de  galets,  par  kilomètre  et  par  an.  S'il  n'y  avait  pas  à  tenir 
compte  du  frai  par  lequel  une  partie  du  galet  est  réduite  en  sable, 
le  premier  kilomètre,  à  partir  du  cap  d'Antifer,  en  livrerait  au  sui- 
vant 913  mètres,  le  second  1,826,  le  troisième  2,739,  et  ainsi  de 
suite  jusqu'au  dernier,  qui  en  livrerait  21,000  à  l'embouchure  de 
la  Seine.  Il  est  donc  certain  qu'en  préservant  une  partie  quelconque 
de  ce  rivage,  ou,  ce  qui  revient  au  même,  en  la  fixant,  on  réduirait 
d'une  quantité  proportionnelle  à  sa  longueur  le  contingent  des  fa- 
laises dans  l'exhaussement  du  golfe  de  la  Seine.  Et  si  l'on  assurait 
ce  bienfait  à  toute  la  ligne  qui  s'étend  du  cap  d'Antifer  au  cap  de 
La  Hève,  Le  Havre  ne  recevrait  plus  d'atterrissemens  par  le  nord. 

Que  la  côte  de  Graville,  que  tapissent  du  Havre  à  Harfleur  tant 
de  verdoyans  abris,  ait  jadis  été  une  falaise  exactement  semblable 
à  celles  que  dévorent  sur  l'autre  revers  du  cap  de  La  Hève  les  at- 
taques de  l'Océan,  c'est  ce  dont  l'aspect  des  lieux  ne  permet  pas 
de  douter.  Un  jour  est  venu  où,  s' avançant  vers  l'est,  le  bourrelet 
de  galets  dont  s'enveloppait  le  pied  du  cap  de  La  Hève  a  détourné 
le  courant  qui  rongeait  la  falaise  de  Graville,  et  n'a  laissé  dans  le  lit 
d'où  il  le  chassait  que  des  eaux  stagnantes.  De  ce  jour,  les  éboule- 
mens  de  la  falaise  se  sont  accumulés  sur  place  et  se  sont  allongés 
en  talus  jusqu'à  l'état  de  parfaite  stabilité.  Il  en  serait  de  même  de 
tous  les  points  des  falaises  de  Gaux  où  des  bancs  de  galets  s'inter- 
poseraient entre  elles  et  les  coups  de  la  mer.  Des  bancs  faits  pour 
servir  de  modèle  à  ceux  qui  rempliraient  cet  office  sur  la  côte  entière 
se  sont  d'eux-mêmes  établis  partout  où  il  s'est  trouvé  un  vide  entre 
deux  points  d'appui  :  les  débouchés  de  toutes  les  vallées,  grandes 
ou  petites,  en  offrent  des  exemples,  et  les  plages  les  plus  connues 
sont  celles  où  l'on  apprend  le  mieux  comment  se  forment  et  se 
maintiennent  ces  bancs. 

Vues  de  la  mer,  ces  plages  ont  l'aspect  de  coupures  pratiquées 


366  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

dans  la  falaise.  Celle  d'Étretat  a  360  mètres  d'ouverture,  celle  de 
Fécamp  /|60,  celle  de  Dieppe  1,/Î70,  celle  du  Tréport  1,380.  De  tels 
rentrans  latéraux  ont  oQert  aux  courans  de  marée  des  vides  où  les 
eaux  amorties  ont  déposé  le  galet  dont  elles  étaient  chargées.  Obéis- 
sant alternativement  à  l'impulsion  du  flot  et  à  celle  du  jusant,  la 
traînée  de  galets  s'est  en  même  temps  enracinée  aux  deux  côtés  de 
chaque  coupure,  et  les  deux  jetées  naturelles,  marchant  à  la  ren- 
contre l'une  de  l'autre,  se  sont  promptement  réunies;  elles  se  sont 
fortifiées  par  l'affluence  de  nouveaux  matériaux  jusqu'au  jour  où  cet 
élargissement  les  a  exposées  aux  érosions  des  courans.  La  mer  alors 
les  a  remaniées  et  leur  a  donné  peu  à  peu  le  talus  de  plus  grande 
stabilité;  elle  les  a  même  élevées  fort  au-dessus  de  son  propre  ni- 
veau :  lorsque  des  vents  violens  la  fouettent  contre  le  rivage,  elle 
cingle  avec  son  embrun  et  son  écume  le  galet  hors  de  sa  portée,  et  la 
répétition  de  ce  jeu  produit  à  la  longue  de  formidables  accumula- 
tions. Les  digues  ainsi  façonnées  par  la  mer  affectent  uniformément 
dans  le  plan  horizontal  la  forme  d'une  chaînette  (1)  faiblement  ten- 
due ,  et  dans  le  profil  de  leur  talus  extérieur  une  courbe  plus  com- 
pliquée, dont  il  suffit  ici  de  dire  qu'elle  a  sept  de  base  pour  un  de 
hauteur.  Des  populations  nombreuses  s'endorment,  en  arrière  de  ces 
remparts  naturels,  dans  une  sécurité  d'autant  plus  profonde  que  la 
puissance  aveugle  dont  ils  sont  l'ouvrage  les  consolide  par  les  as- 
sauts qu'elle  leur  livre. 

Il  suit  de  là  que  des  épis  enracinés  au  pied  des  falaises  à  des  dis- 
tances convenables  les  uns  des  autres  donneraient  lieu  à  la  forma- 
tion de  digues  concaves  semblables  à  celles  d'Étretat  et  de  plusieurs 
autres  coupures  beaucoup  moindres.  La  mer  arracherait  elle-même 
de  leur  lit  de  carrière  les  matériaux  destinés  à  ces  digues;  elle  les 
transporterait  à  leur  nouvelle  place  et  les  y  rangerait  dans  l'ordre 
de  plus  grande  stabilité.  La  seule  part  de  l'homme  dans  ce  travail 
serait  le  premier  établissement  des  épis  et  l'entretien  des  musoirs 
qui  formeraient  les  points  saillans  et  les  appuis  du  feston  des  chai- 
nettes.  Les  falaises  en  avant  desquelles  serait  assis  ce  rempart  se- 
raient aussi  bien  défendues  que  celles  de  Graville,  et  les  mêmes  ef- 
fets s'y  produiraient  :  les  éboulernens  continueraient  jusqu'à  ce  que 
les  talus  du  terrain  fussent  en  équilibre,  et  des  pentes  boisées  se 
substitueraient  aux  escarpes  blanchâtres  dont  la  sauvage  grandeur 

(1)  La  chaînette  est  la  courbe  que  décrit  une  chaîne  suspendue  par  ses  extrémités  à 
deux  points  horizontalement  placés.  En  décrivant  ces  digues  naturelles,  il  est  permis  do 
faire  abstraction  des  chenaux  dont  elles  sont  percées  pour  la  navigation  à  Fécamp,  à 
Saint-Valery-en-Caux ,  à  Dieppe  et  au  Tréport.  Ces  chenaux  sont  des  ouvrages  d'art 
dont  le  galet  reprendrait  promptement  possession ,  si  les  soins  pris  pour  l'un  expulser 
étaient  suspendus.  A  Étretat,  où  l'on  n'a  point  établi  de  chenal ,  les  eaux  intérieures 
filtrent  en  dessous  du  banc  de  galctSr 


LA    SEINE    MARITBIE.  367 

«ignale  au  loin  la  côte.  Les  navigateurs  qui  s'approchent  ou  s'éloi- 
gnent du  Havre  y  perdraient  un  effet  pittoresque  d'une  rare  ma- 
jesté, mais  l'affranchissement  de  l'embouchure  de  la  Seine  mérite 
bien  qu'on  y  fasse  quelques  sacrifices. 

Les  travaux  dont  l'objet  est  le  plus  simple  et  le  résultat  le  plus 
sûr  ne  sont  pas  ceux  dont  l'étude  coûte  le  moins  de  soins,  et  l'on  en 
fera  l'expérience  quand  il  s'agira  de  tarir,  dans  la  dégradation  des 
falaises  de  Gaux,  une  des  principales  sources  de  l'encombrement  de 
la  Seine.  Le  choix  de  l'emplacement  des  épis,  la  détermination  de 
leurs  dimensions  et  de  celles  des  intervalles  à  laisser  entre  eux,  la 
graduation  de  l'exécution  des  travaux  sur  les  quantités  de  galet 
fournies  par  la  côte,  l'ordre  de  priorité  à  fixer,  les  difficultés  très 
réelles  de  l'établissement  d'ateliers  entre  la  mer  et  le  pied  de  pré- 
cipices souvent  infranchissables,  miile  autres  questions  qui  ne  nais- 
sent qu'à  l'aspect  des  lieux  ou  à  l'apparition  de  dangers  impossibles 
à  prévoir  exigeront  une  force  d'âme  et  une  puissance  d'observation 
peu  communes.  La  nouveauté  du  sujet,  la  grandeur  de  la  lutte,  la 
perspective  des  résultats,  sont  faits  pour  animer  des  esprits  élevés; 
armés  des  ressources  actuelles  de  l'art  de  l'ingénieur,  ils  ne  ren- 
contreront pas  d'obstacles  insurmontables. 

Ce  qu'on  sait  du  régime  de  la  dégradation  des  falaises  montre 
combien  il  reste  à  faire  pour  le  connaître  à  fond.  Osons  cependant 
signaler,  comme  une  preuve  de  l'aptitude  du  galet  à  former  jus- 
qu'aux musoirs  des  épis,  les  constructions  que  de  pauvres  pêcheurs 
font  pour  l'exercice  de  leur  métier  sur  l'estran  des  falaises;  elles 
rendent  peu,  coûtent  moins  encore,  et,  quoique  submergées  à  chaque 
marée,  elles  résistent  longtemps  aux  coups  de  la  mer.  La  chaux  hy- 
draulique est  partout  sur  place  et  prête  à  marier  sa  résistance  à  celle 
du  galet.  En  second  lieu,  la  falaise  dont  la  fixation  serait  la  plus  né- 
cessaire est  incontestablement  celle  qui,  au  cap  de  La  Hève,  sert  de 
base  à  deux  phares  [dont  l'abîme  béant  se  rapproche  tous  les  jours. 
Cette  falaise  est  aussi  celle  où  les  travaux  seraient  les  plus  sûrs  et 
les  plus  faciles  :  l'affluence  des  galets,  plus  forte  que  partout  ail- 
leurs, le  voisinage  du  Havre,  la  disponibilité  des  hommes  et  du 
matériel  nécessaires  à  la  formation  d'ateliers  puissans,  ne  permet- 
tent pas  de  doutes  sur  le  succès  assuré  à  l'entreprise.  Ce  succès  ob- 
tenu serait  un  acheminement  vers  l'exécution  de  conceptions  plus 
hardies,  et,  restât-il  isolé,  un  grand  bien  n'en  serait  pas  moins  ac- 
quis. La  fixation  des  falaises  aura  cet  avantage,  que  chaque  tron- 
çon de  la  ligne  entière  mis  en  état  de  défense  atténuera  un  danger 
et  donnera  une  garantie  d'avenir  à  la  navigation. 

Si  la  côte  du  Calvados  apporte  aux  atterrissemens  de  l'embou- 
chure de  la  Seine  un  contingent  beaucoup  plus  considérable  que 
celui  de^  falaises  de  Caux,  il  importe  davantage  de  la  mettre  en  état 


368  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

(le  défense;  mais  s'il  fallait  arrêter  le  mal  partout  où  le  germe  en 
existe,  l'entreprise  dépasserait  les  forces  humaines.  Elle  n'aurait 
rien  d'excessif,  si  l'on  se  bornait  aux  27  kilomètres  compris  entre 
la  pointe  de  Beuzeval  et  Honfleur.  Donnant  sur  l'intérieur  même  du 
golfe,  y  jetant  directement  ses  débris,  ce  rivage  n'est  probablement 
pas  celui  qui,  par  rapport  à  sa  longueur,  fournit  le  moins  de  ma- 
tériaux à  l'encombrement  :  les  envasemens  du  port  d' Honfleur  et  de 
l'anse  de  Fiquelleur,  sur  lesquels  se  dirigent  les  courans  qiri  le  cô- 
toient, confirment  cette  présomption.  Ici  ce  ne  sont  plus  des  galets, 
mais  des  sables  qu'il  s'agit  de  fixer;  les  uns  et  les  autres  sont  des 
fluides  imparfaits  dont  la  stabilité,  soumise  aux  mêmes  lois,  se  cal- 
cule sur  les  mêmes  formules,  et  l'expérience  faite  à  l'estacade  de 
Trouville  contient  un  enseignement  complet  sur  l'efficacité  des  épis 
pour  former  des  talus  de  sable  artificiels,  et  pour  éloigner  les  cou- 
rans d'un  rivage  qu'ils  dégradent.  Les  roches  qui  se  montrent  de  dis- 
tance en  distance  au-dessous  des  falaises  s'offrent  pour  la  fonda- 
tion des  épis  dont  les  blocs  détachés  adjacens  seraient  les  matériaux, 
et  la  manière  la  plus  sûre  d'entretenir  ces  constructions  économiques 
serait  d'y  semer  des  moules  et  des  plantes  marines.  Les  sables  accu- 
mulés dans  les  intervalles  des  épis  défendraient  le  pied  des  falaises, 
et  les  éboulemens,  conservant  désormais  leurs  talus,  n'iraient  plus 
alimenter  les  envasemens.  De  simples  pêcheurs  ont  pris  à  Yillerville, 
l'un  des  points  de  cette  côte  les  plus  essentiels  à  préserver,  l'initia- 
tive de  ce  moyen  de  forcer  la  mer  à  s'imposer  elle-même  des  bar- 
rières. Avertis  par  les  mouvemens  de  l'humble  falaise  sur  laquelle 
reposent  leurs  deriieures,  ils  en  ont  armé  le  pied  d'épis  faits  avec 
des  pieux  et  des  planches,  et  le  galet  qui  se  loge  dans  les  inter- 
valles forme  déjà  un  glacis  rassurant  pour  l'avenir.  L'efficacité 
qu'ont  auprès  du  Havre  de  semblables  travaux,  pour  la  conservation 
de  la  plaine  de  Leure  suffirait  pour  les  recommander,  et  moins  ils 
ont  coûté  sur  la  rive  opposée,  plus  la  puissance  du  principe  est  évi- 
dente. 

La  pointe  de  Beuzeval,  où  s'arrête  notre  course  d'aujourd'hui, 
est  un  observatoire  élevé  de  105  mètres  au-dessus  de  la  mer,  qu'il 
ne  faut  pas  quitter  sans  profiter  d'un  spectacle  instructif.  A  nos 
pieds  est  l'embouchure  de  la  Dives;  à  trois  lieues  à  droite,  celle  de 
la  Touques,  et  à  trois  lieues  à  gauche,  celle  de  l'Orne.  A  l'étalé, 
toute  la  côte  est  unie  ;  mais  à  mesure  que  la  mer  baisse,  nous  voyons 
se  découvrir  et  s'étendre  trois  promontoires  formés  par  les  sables 
que  dégorgent  ces  trois  rivières,  et  nous  reconnaissons  l'action  sous- 
marine  que  ces  sables  exercent  sur  les  courans  du  littoral.  Hs  se  ran- 
gent entre  ces  promontoires,  suivant  la  courbe  que  prennent  les  ga- 
lets dans  les  coupures  des  falaises  dé  Caux,  et  il  est  surtout  curieux 
d'observer  comment  les  dunes  qui  se  sont  amoncelées  entre  l'Orne 


LA    SEINE    MARITIME.  369 

et  la  Dives  ont  fait  à  la  vallée  d'Auge  un  rempart  qui  se  fortifie  à 
mesure  que  ses  deux  épaulemens  se  prolongent.  Ces  promontoires 
sont  autant  d'épis  qui  ne  diffèrent  que  par  les  dimensions  de  ceux 
avec  lesquels  il  faudrait  arrêter  la  démolition  des  falaises,  et  la  na- 
ture fait  ici  en  grand  ce  que  l'art  devrait  faire  ailleurs  en  petit; 
elle  enseigne  les  proportions  et  les  effets  des  travaux  qu'elle  conseille,, 
et  montre  parla  stabilité  même  de'ces  travaux  qu'on  ne  s'égare  point 
en  acceptant  les  formules  qu'elle  donne. 

Les  débris  des  falaises  ne  seraient  pas  tout  ce  que  le  système  des 
épis  enlèverait  à  l'encombrement  de  l'embouchure  de  la  Seine  :  tous 
les  sables  du  large  qui  se  logeraient  dans  ces  abris  ou  que  retien- 
draient les  dunes  seraient  enlevés  au  courant  qui  se  dirige  vers 
Honfleur,  et  si  l'on  augmentait  en  les  boisant  le  volume  des  dunes 
qu'il  côtoie,  elles  retiendraient  les  masses  de  sable  que  leur  nudité 
permet  aux  vents  de  leur  enlever  et  de  rejeter  à  la  mer. 

Nous  nous  abusons  beaucoup,  ou  il  existe  des  moyens  sûrs  de 
conjurer  les  effets  de  la  marche  fatale  des  matières  terreuses  qui  se 
détachent  des  côtes  de  la  Basse-Normandie  pour  aller  détériorer  le 
plus  précieux  atterrage  que  nous  possédions  sur  l'Océan.  Si  l'indi- 
cation de  ces  moyens  ne  ressortait  pas  du  régime  hydraulique  de 
la  baie,  il  faudrait  s'en  défier  ou  plutôt  leur  refuser  jusqu'à  l'hon- 
neur d'un  examen;  mais  s'il  s'agit  simplement  de  s'approprier  les 
procédés  par  lesquels  la  mer  répare  elle-même  les  brèches  qu'elle 
a  faites,  l'élévation  du  but  et  la  certitude  de  l'atteindre  doivent  en- 
courager les  études. 

On  vient  de  voir  ce  que  vaut  Le  Havre  comme  établissement 
commercial,  et  quels  graves  intérêts  s'y  trouvent  aujourd'hui  mena- 
cés. Rappeler  ici  les  événemens  militaires  dont  Le  Havre  a  été  le 
théâtre,  les  attaques  dont  il  a  été  l'objet,  les  moyens  employés  pour 
les  repousser,  ce  serait  aborder  un  nouvel  ordre  de  faits  qui  doivent 
être  considérés  à  part.  Les  ports  secondaires  ouverts  sur  la  basse 
Seine  ont  eu  leur  part  des  vicissitudes  militaires  du  Havre,  et  dans 
une  arène  si  limitée  et  si  homogène,  les  moindres  accidens  de 
guerre  exercent  sur  le  voisinage  une  réaction  souvent  plus  impor- 
tante dans  ses  conséquences  que  dans  son  origine.  D'un  autre  côté, 
les  portées  de  la  nouvelle  artillerie  établissent  entre  les  défenses  de 
lieux  que  l'ancienne  tenait  pour  trop  éloignés  une  sohdarité  dont 
nos  devanciers  ne  pouvaient  pas  avoir  le  pressentiment.  Il  convient 
de  ne  pas  exposer  séparément  des  choses  entre  lesquelles  existe 
une  étroite  connexion,  et  nous  entrerons  dans  l'ordre  des  faits 
militaires  quand  nous  aurons  achevé  l'exploration  du  pourtour  de 
l'embouchure  de  la  Seine. 

J.-J.  Baude. 

TOME   XXIY.  24 


VICISSITUDES 


PROGRÈS  DE  LA  MÉDECINE 


Dictionnaire  de  médecine  de  P. -H.  Nysten,  onzième  édition, 
revue  et  corrigée  par  M.  E.  LUlré  et  le  Dr  Ch.  Robin;  I  toI.  gr.  in-8o,  1858. 


Un  empirique  se  vantait  de  posséder  un  secret  merveilleux  pour 
la  guérison  des  fièvres.  On  l'admet,  non  sans  difiiculté,  à  consulter 
avec  de  graves  docteurs,  et  le  doyen  de  la  consultation  lui  demande  : 
«  Qu'est-ce  que  la  fièvre?  —  C'est  une  maladie  que  je  ne  sais  pas 
définir,  mais  que  je  guéris,  et  vous,  qui  peut-être  la  pouvez  définir, 
ne  la  guérissez  point.  »  Cet  empirique  était  un  Anglais,  le  chevalier 
Talbot,  compatriote  et  contemporain  de  Digby,  l'inventeur  de  la 
poudre  de  sympathie;  son  remède  infaillible,  c'était  le  quinquina. 
Ge  médicament  précieux  venait  d'être  introduit  en  Europe,  où  il  fut 
d'abord  considéré  comme  le  spécifique  de  toutes  les  fièvres,  car  les 
hommes,  selon  la  judicieuse  remarque  de  Broussais,  soupirent  tou- 
jours après  les  spécifiques,  et  voilà  pourquoi  les  charlatans  ont  tant 
de  succès. 

L'histoire  du  chevalier  Talbot,  qui  pourrait  bien  n'être  qu'une 
fable  inventée  à  plaisir,  nous  a  été  conservée  par  Werlhof,  auteur 
d'un  recueil  d'observations  sur  les  fièvres.  Ce  médecin  cite  avec  com- 
plaisance la  réponse  de  l'empirique  anglais,  et  son  livre  n'est  pour 
ainsi  dire  qu'une  thèse  en  faveur  de  l'empirisme.  En  cela,  Werl- 
hof a  été  logique;  il  représente  très  bien  cette  classe  considérable  de 
médecins  qui  font  profession  de  ne  s'attacher  qu'aux  faits,  qui  en 
toutes  choses  ne  considèrent  que  l'expérience.  Esprit  pratique  et 


VICISSITUDES    ET   PROGRES   DE    LA   MEDECINE.  371 

borné,  —  même  chose  souvent,  —  il  n'en  avait  pas  moins  de  gran- 
des prétentions;  il  s'étudie  à  toutes  les  pages  à  montrer  qu'il  n'est 
étranger  ni  aux  doctrines  ni  aux  théories  médicales,  pour  lesquelles 
il  professe  d'ailleurs  un  dédain  superbe.  L'expérience  étant  tout  pour 
lui,  il  déclare  n'appartenir  à  aucune  secte;  il  n'est  d'aucun  parti  et 
en  tire  vanité  ;  il  se  croit  pourtant  obligé  de  faire  sa  profession  de 
foi,  et  dans  sa  haute  indifférence  il  ne  trouve  rien  de  mieux,  pour 
exprimer  son  opinion  impartiale  sur  les  systèmes,  soit  de  philoso- 
phie, soit  de  médecine,  que  la  phrase  connue  de  Grotius  :  «  Aucune 
secte  ne  possède  la  vérité  tout  entière  ;  mais  chacune  possède  une 
parcelle  de  vérité.  » 

Yoilà  ce  qu'on  peut  appeler  un  des  partis  de  la  médecine,  le  parti 
des  éclectiques,  qui  brouillent  tout  en  prétendant  tout  concilier. 
Les  empiriques  purs  se  montrent  infiniment  plus  logiques.  Par  em- 
piriques, nous  entendons  les  praticiens  instruits  qui  s'appliquent 
plus  particulièrement  à  l'étude  stricte  des  faits,  et  prennent  l'ob- 
servation pour  guide  principal.  Désespérant  de  trouver  le  vrai  dans 
les  systèmes  qu'ils  ont  bien  ou  mal  étudiés,  ils  renoncent  à  tout 
système,  et  ne  suivent  que  la  nature,  faisant  bon  marché  des  livres 
et  des  théories,  et  puisant  toute  leur  instruction  médicale  au  che- 
vet du  malade.  Il  se  peut  qu'ils  croient  de  bonne  foi  n'avoir  point  de 
système;  au  fond,  ils  sont  réellement  systématiques,  puisque  c'est 
par  raisonnement  et  de  parti -pris  qu'ils  deviennent  empiriques. 
Cette  médecine  du  bon  sens,  comme  on  l'appelle  quelquefois,  compte 
parmi  ses  nombreux  adeptes  des  hommes  distingués  par  l'intelli- 
gence et  le  savoir.  Moins  rigides  que  les  empiriques  de  l'antiquité, 
ils  savent  accorder  quelque  attention  aux  connaissances  dont  ils  pré- 
tendent ne  pouvoir  retirer  aucun  secours  immédiat  pour  le  résultat 
pratique  qu'ils  poursuivent.  Beaucoup  d'entre  eux,  effrayés  sans 
doute  de  la  contradiction  apparente  ou  réelle  des  doctrines,  des 
fictions  et  des  hypothèses  dont  les  systèmes  abondent,  se  sont  re- 
tranchés prudemment,  derrière  les  faits  d'observation  et  d'expé- 
rience, dans  un  empirisme  méthodique  ou  raisonné,  qui  n'est,  en 
définitive,  qu'un  subterfuge  commode  pour  échapper  soit  au  pyr- 
rhonisme,  soit  à  l'éclectisme  médical  (1). 

Une  question  se  présente  cependant,  et  nous  paraît  mériter  une 
sérieuse  étude.  L'histoire  de  la  médecine  doit-elle  inévitablement 
conduire  à  un  tel  résultat?  L'empirisme  de  la  méthode  ou  du  ha- 
sard est-il  en  pareille  matière  au  bout  de  l'appréciation  historique 
des  systèmes,  des  théories  et  des  doctrines?  L'examen  de  cette 

(1)  Voyez  Lettres  philosophiques  et  historiques  sur  la  Médecine  au  dix-neuvième  siècle  y 
par  le  D'  P.-V.  Renouard,  auteur  d'une  Histoire  de  la  Médecine  depuis  son  origine 
jusqu'au  dix-neuvième  siècle. 


372  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

question  est  indispensable  pour  la  parfaite  intelligence  de  l'état  pré- 
sent et  de  la  direction  des  études  médicales.  MM.  Littré  et  Robin, 
dont  l'importante  publication  répand  tant  de  lumière  sur  les  ten- 
dances de  la  médecine,  l'ont  compris  à  merveille,  et  ils  ont  fait,  dans 
l'édition  nouvelle  qu'ils  nous  donnent  du  Diclionnaire  de  Nysten, 
une  grande  place  à  l'histoire.  C'est  par  l'histoire  aussi  que  nous  es- 
saierons d'éclairer  les  caractères  et  les  directions  de  la  médecine 
contemporaine,  nous  appliquant  à  montrer  comment  les  controverses 
du  passé  pourraient  servir  à  l'instruction  du  présent. 

I. 

Tous  les  hommes  souhaitent  d'être  heureux,  et  il  n'est  point  de 
bonheur  parfait  sans  la  santé,  ce  qui  a  fait  dire  au  poète  que  la  su- 
prême félicité,  c'est  d'avoir  un  esprit  sage  dans  un  corps  sain.  Dé  là 
l'importance  de  la  médecine  et  son  incontestable  utilité.  Soit  qu'elle 
se  borne  à  donner  des  conseils  salutaires  pour  l'entretien  de  l'état 
normal,  soit  qu'elle  s'efforce  de  le  rétablir  parles  ressources  dont 
elle  dispose  contre  les  causes  diverses  qui  peuvent  l'altérer,  son 
intervention  est  toujours  secourable  et  bienfaisante.  L'efficacité  de 
cette  intervention  est  à  la  vérité  accordée  par  les  uns,  contestée  ou 
niée  par  les  autres.  En  cela,  la  médecine  et  la  politique,  qui  inté- 
ressent de  si  près  les  individus  et  les  sociétés  (la  liberté  étant  la 
santé  de  l'âme),  diffèrent  notablement.  Si  l'on  est  obligé  de  subir 
trop  souvent  la  tyrannie  des  systèmes  politiques,  il  en  est  tout  au- 
trement des  systèmes  de  médecine.  En  médecine,  la  non-interven- 
tion du  principe  d'autorité  a  laissé  de  tout  temps  le  champ  libre  aux 
discussions  et  aux  attaques.  Au  demeurant,  cet  esprit  d'hostilité 
6t  de  censure,  malgré  toutes  les  formes  données  à  ses  attaques, 
a  trouvé  plus  à  reprendre  dans  la  profession  que  dans  l'art  lui- 
même,  bien  que  ce  dernier  n'ait  pas  toujours  trouvé  plus  de  grâce 
que  l'artiste.  Dès  l'antiquité,  les  critiques  se  produisent,  tantôt 
fines  et  railleuses,  tantôt  amères  et  brutales.  Heraclite  haïssait  les 
médecins  :  il  répétait  volontiers  qu'ils  seraient  les  plus  sots  d'entre 
les  hommes,  si  les  grammairiens  n'étaient  là  pour  leur  disputer  la 
première  place.  Ce  philosophe  morose  avait  pourtant  un  système 
de  médecine  à  son  usage  et  certaines  pratiques  qui  découlaient  de 
ses  théories  sur  la  nature  :  il  en  usa  si  bien  qu'il  en  mourut.  Empé- 
docle,  jaloux  du  médecin  Acron,  qu'illustraient  ses  écrits  et  une 
longue  expérience  acquise  dans  ses  voyages,  se  donnait  pour  un 
envoyé  du  ciel  chargé  d'exterminer  les  maladies  et  autaes  fléaux 
destructeurs;  il  allait  de  ville  en  ville,  traîné  sur  un  char  brillant, 
revêtu  d'habits  magnifiques,  recevant  comme  un  dieu  les  adorations 


VICTSSITUDES    ET   PROGRES    DE    LA   MEDECINE.  373 

et  les  sacrifices.  On  sait  comment  il  mourut,  victime  de  sa  vanité 
ou  de  sa  curiosité  scientifique.  Platon  non  plus  ne  ménage  guère  les 
médecins  :  il  se  moque  volontiers  de  leur  impuissance;  mais  ce 
même  Platon,  qui  s'est  tant  égayé  aux  dépens  d'Esculape  et  de  ses 
successeurs,  avait  aussi  un  système  de  médecine  à  lui,  qu'il  avait 
pris  un  peu  partout,  selon  sa  constante  habitude.  Que  conclure  de 
ces  exemples?  Rien  autre  chose,  si  ce  n'est  que,  dès  l'origine,  il 
y  avait  rivalité  entre  les  philosophes  et  les  médecins,  et  que  les 
premiers  étaient  jaloux  des  seconds.  Bordeu  s'en  est  souvenu  au 
xviii*  siècle;  racontant  qu'Hippocrate  fut  mandé  auprès  de  Démo- 
crite,  que  l'on  croyait  fou,  il  observe  finement  que,  dans  cette  cir- 
constance, ce  fut  la  médecine  qui  jugea  la  philosophie,  et  il  ajoute 
que  les  philosophes  auraient  tort  de  l'oublier. 

Chez  les  Grecs,  on  se  bornait  aux  épigrammes  :  il  en  était  tout 
autrement  chez  les  Romains.  Les  médecins  arrivèrent  à  Rome  assez 
tard,  ils  eurent  bien  de  la  peine  à  s'y  introduire,  et  l'on  ne  tarda 
guère  à  les  poursuivre  et  à  les  chasser.  On  connaît  la  haine  du  vieux 
Caton,  qui,  abusant  de  l'autorité  paternelle,  interdit  les  médecins 
à  son  fils.  Le  rude  censeur  faisait  pourtant  de  la  médecine  à  sa  ma- 
nière; il  avait  des  secrets  infaillibles  et  des  panacées  efficaces.  Sa 
méthode  était  fort  simple,  et,  maître  absolu  dans  sa  maison,  il  trai- 
tait indistinctement  bêtes  et  gens,  sans  trop  de  discernement,  il  est 
vrai,  mais  avec  beaucoup  d'économie.  C'est  à  Pline  que  nous  de- 
vons ces  particularités,  et  l'on  sait  que  Pline  n'est  pas  favorable 
aux  médecins.  Dans  les  épigrammes  de  Martial,  pour  ne  rien  dire 
des  autres  poètes  latins  et  de  certaines  inscriptions  bien  connues, 
les  médecins  sont  assez  maltraités.  Il  faut  convenir  du  reste  que  les 
satires,  même  sanglantes,  n'étaient  souvent  que  trop  fondées  et  très 
légitimes.  Lorsque  la  médecine  grecque  envahit  Rome,  la  profession 
était  libre,  et  longtemps  après  elle  l'était  encore;  elle  se  trouvait 
aux  mains  d'ignorans  aventuriers.  La  réforme,  introduite  bien  tard, 
ne  fut  jamais  radicale,  même  sous  la  puissante  influence  exercée 
par  les  archiatres  (médecins  des  princes),  dont  l'office  et  les  attri- 
butions ne  sont  connus  que  très  imparfaitement.  Aux  vieux  abus 
s'en  ajoutèrent  de  nouveaux.  La  profession,  qui  exige  une  entière 
indépendance,  une  grande  dignité  de  caractère  et  toutes  les  qualités 
de  l'homme  libre,  était  aux  mains  des  esclaves  ou  des  aflranchis 
des  grandes  maisons,  avilie  et  dégradée  par  ces  âmes  vénales,  in- 
strumens  dociles  et  trop  souvent  complices  de  la  corruption,  de  la 
débauche,  de  l'immoralité  ou  du  crime.  La  décadence  avait  tout  en- 
vahi, et  rien  ne  put  échapper  à  l'universel  abaissement. 

Après  les  Barbares,  la  confusion  est  grande;  le  lien  est  rompu  en 
apparence,  et  les  données  manquent  pour  dire  précisément  quels 


374  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

furent  le  rôle  et  la  condition  de  l'art  médical  dans  les  premiers  siè- 
cles du  moyen  âge.  On  doit  aux  Arabes  une  sorte  de  renaissance, 
mais  ce  fut  avec  les  premières  universités  que  l'exercice  de  la  méde- 
cine prit  une  direction  déterminée  et  le  caractère  propre  qu'il  garde 
encore  aujourd'hui  malgré  d'inévitables  modifications.  Une  fois  l'art 
reconstitué  pour  ainsi  dire,  les  vrais  médecins  reparurent,  et  à  côté 
d'eux  leurs  adversaires,  beaucoup  plus  redoutables  que  ceux  de 
l'antiquité.  Ces  derniers,  on  l'a  vu,  n'en  voulaient  qu'à  la  profes- 
sion, et  n'attaquaient  guère  que  les  hommes  qui  Fexerçaient  sans 
avoir  donné  des  preuves  préalables  de  capacité  ou  de  savoir.  Chez 
les  modernes,  l'art  lui-même  fut  mis  en  question.  Ce  n'est  pas  ici 
le  moment  d'énumérer  les  motifs  ou  les  prétextes  de  ces  attaques  : 
ils  sont  nombreux,  et  il  suffira  d'en  signaler  quelques-uns. 

Avant  le  moyen  âge,  la  profession  médicale  était  déjà  en  pleine 
décadence  ;  en  traversant  cette  longue  période,  elle  déchut  de  plus 
en  plus;  les  traditions  de  la  médecine  grecque  se  perdirent  et  in- 
sensiblement s'effacèrent;  l'exercice  de  l'art  devint  le  privilège  des 
clercs  et  des  moines,  fort  ignorans  pour  la  plupart,  ou  bien  encore 
il  fut  usurpé  impudemment  par  des  gens  sans  aveu,  qui  trafiquaient 
de  leur  incapacité  :  de  là  tant  de  pratiques  superstitieuses,  tant  de 
procédés  absurdes,  le  surnaturel  à  la  place  de  l'expérience  et  le 
merveilleux  au  lieu  du  bon  sens.  C'était  le  temps  des  miracles  et 
des  prodiges,  le  temps  où  les  sorciers  rivalisaient  avec  les  saints. 
Cependant  la  peste  et  la  lèpre  ravageaient  les  populations,  mais  les 
ressources  contre  ces  fléaux  destructeurs  étaient  nulles  ou  miséra- 
bles. Une  preuve  entre  mille  de  l'état  infime  et  précaire  où  était  des- 
cendu l'exercice  de  l'art,  c'est  l'importance  réelle  et  l'influence  très 
légitime  qu'acquirent  les  Juifs  :  on  les  haïssait,  on  ne  leur  épargnait 
ni  les  persécutions  ni  les  avanies;  mais  on  les  recherchait  pour  leurs 
connaissances  médicales,  acquises  dans  le  commerce  des  Arabes  et 
dans  leurs  voyages  en  Orient,  d'où  ils  rapportaient  des  médicamens 
et  des  drogues.  Ils  eurent  aussi  leur  part,  une  part  considérable, 
dans  le  travail  de  longue  préparation  qui  aboutit  à  la  renaissance, 
et  leur  place  est  marquée  dans  l'histoire  de  la  médecine. 

La  renaissance  réveilla  l'esprit  de  libre  examen.  On  revint  à  l'an- 
tiquité, et  cet  ancien  monde  fut  comme  un  monde  nouveau  où  les 
explorateurs  faisaient  tous  les  jours  des  découvertes.  Les  esprits 
profitèrent  si  bien  de  cette  révélation,  qu'ils  se  lassèrent  d'admirer 
et  conçurent  l'idée  d'aller  plus  loin  que  leurs  maîtres  :  non  pas  tous 
cependant,  car  l'antiquité  trouva  des  admirateurs  exclusifs  et  des 
défenseui's  fanatiques;  mais  que  pouvaient-ils  contre  l'instinct  de 
réforme  qui  était  partout,  dans  la  religion  aussi  bien  que  dans  la 
science?  Les  hérétiques  et  les  protestans  n'étaient  pas  uniquement 


VICISSITUDES    ET   PROGRÈS    DE    LA   MÉDECINE.  375 

dans  l'église.  Une  lutte  générale  commença  contre  l'orthodoxie  : 
Aristote  et  Galien  furent  traités  comme  le  pape,  et  dès  lors  com- 
mença la  querelle  des  anciens  et  des  modernes,  querelle  si  longue, 
presque  interminable,  et  dont  la  fm  marque  définitivement  le  com- 
mencement d'une  phase  nouvelle  pour  la  science  et  pour  la  civilisa- 
tion. Les  médecins  s'étaient  lancés  dans  la  dispute  et  s'y  étaient 
distingués  par  leur  ardeur.  Chez  quelques-uns,  elle  fut  excessive,  et 
ceux  qui  avaient  pris  d'office  la  défense  de  l'antiquité  oublièrent 
parfois  la  logique  pour  s'appuyer  sur  la  force  et  le  principe  d'auto- 
rité, dont  l'impuissance  est  manifeste,  surtout  dans  les  choses  scien- 
tifiques. Les  modernes  devaient  l'emporter;  mais  le  triomphe  coûta 
cher,  et  l'art  lui-même  fut  souvent  compromis  par  les  contradic- 
tions et  les  querelles  scandaleuses  qui  faillirent  amener  le  discrédit 
complet  de  la  profession. 

Gomment  la  médecine  traversa- 1- elle  cette  pénible  crise?  Elle  finit 
assurément  par  se  retrouver  plus  forte,  mais  au  prix  de  luttes  in- 
cessantes. A  combien  d'ennemis  en  effet  n'avait-elle  pas  affaire!  Les  * 
charlatans  d'abord.  Cette  engeance  est  immortelle  :  le  monde  pour- 
rait manquer  aux  charlatans,  non  les  charlatans  au  monde.  De  bonne 
heure  ils  se  glissèrent  dans  la  médecine,  qui  leur  oOrait  un  vaste 
champ  d'exploitation  et  tant  de  facilités  pour  l'exercice  de  leur  in- 
dustrie; ils  s'y  trouvèrent  bien,  s'y  mirent  à  l'aise,  prenant  et  gar- 
dant les  bonnes  places.  Avec  le  droit  de  propriété,  ils  usurpèrent 
celui  de  succession,  et,  bien  loin  d'aliéner  ce  patrimoine,  ils  le 
transmirent  fidèlement  par  héritage,  sans  que  nul  pût  s'y  opposer, 
car  ils  ne  sortaient  point  de  la  légalité.  Certes  ils  ont  fait  et  conti- 
nuent de  faire  beaucoup  de  mal,  surtout  à  l'art  qui  les  enrichit  et 
qu'ils  déshonorent.  C'est  par  eux  que  les  adversaires  des  médecins 
ont  pénétré  jusqu'à  la  médecine,  ou  l'ont  du  moins  tenté,  se  vantant 
d'avoir  trouvé  son  côté  faible.  Les  prétentions  dévergondées  de  ces 
médicastres,  leur  ton  magistral,  leurs  grands  airs  ridicules,  leur 
ignorance  d'autant  plus  méprisable  qu'elle  prenait  le  masque  du 
savoir,  et  par-dessus  tout  les  résultats  obtenus,  contraires  à  leurs 
promesses  et  à  l'espérance  de  leurs  dupes,  tout  cela  remua  la  bile 
ou  excita  la  verve  des  satiriques.  A  vrai  dire,  le  charlatanisme  a  peu 
souffert  de  ces  aveugles  attaques,  particulièrement  dirigées  contre 
l'art  et  la  profession  médicale. 

De  Montaigne  à  Rousseau,  pour  ne  remonter  ni  descendre  au- 
delà,  c'est  un  concert  d'invectives  et  une  suite  de  déclamations  dont 
le  bruit  dure  encore,  bien  que  notablement  affaibli.  Ces  variations 
infinies  sur  le  même  thème  n'intéressent  que  l'érudition;  on  peut 
donc  les  négliger  sans  inconvénient,  d'autant  qu'elles  sont  toutes 
résumées  par  les  deux  philosophes,  le  sceptique  et  le  déclamateur. 


376  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Montaigne  et  Rousseau  ne  se  ressemblaient  guère  :  tempérament, 
esprit,  caractère,  condition,  sans  compter  la  distance  des  temps, 
tout  chez  eux  différait;  un  seul  point  les  rapprochait  :  ils  étaient 
l'un  et  l'autre  atteints  de  maladie,  toujours  dans  un  état  valétu- 
dinaire, dont  il  semble  qu'un  philosophe  devrait  s'accommoder  avec 
résignation.  Il  n'en  fut  rien  cependant,  et  ni  Montaigne  ni  Rousseau 
ne  purent  s'habituer  à  leurs  souffrances  ou  les  endurer  doucement,. 
comme  Lucien  ou  le  pauvre  Scarron,  qui  se  moquaient  de  leurs  pro- 
pres maux  et  s'en  consolaient  en  plaisantant.  Là  est  tout  le  secret 
d'une  animadversion  passionnée  contre  l'art  médical  et  ses  adeptes. 

Montaigne  souffrait  de  la  gravelle  :  il  en  a  assez  parlé  dans  ses 
Essais,  ce  u  livre  de  bonne  foy,  »  comme  il  dit,  qui  a  tant  servi  au 
contentement  de  sa  vanité  et  à  la  satisfaction  de  son  amour-propre. 
Un  homme  du  métier  n'aurait  pu  décrire  plus  minutieusement  les 
symptômes  de  cette  affection  :  il  en  étudie  patiemment  les  causes  et 
les  effets,  en  énumère  les  inconvéniens,  en  calcule  même  les  suites 
et  les  avantages,  oui,  les  avantages,  car  ce  sceptique,  si  indifférent 
en  apparence  à  toutes  choses,  et  qui  ne  l'est  véritablement  que  pour 
ce  qui  ne  le  touche  pas  de  près,  ce  sceptique  tire  doublement  parti 
de  sa  maladie  :  premièrement,  pour  médire  des  médecins  et  de  la 
médecine,  en  second  lieu,  pour  faire  montre  de  son  courage,  de  sa 
patience  inaltérable,  de  la  résistance  qu'il  opposait  à  la  douleur, 
imitant  en  cela  les  vieux  stoïciens.  En  même  temps  il  ne  laisse  pas 
d'aventurer  quelques  idées  sur  la  nature  du  mal,  de  disserter  sur 
les  remèdes,  de  faire  de  la  théorie,  et  de  prodiguer  des  conseils 
pour  la  pratique.  Ce  philosophe  malade  oublie  son  rôle,  sort  de  ses 
attributions,  et  raisonne  en  médecin,  mais  autrement  à  coup  sûr 
qu'un  médecin  ne  raisonnerait,  fût-il  malade.  On  sent  que  Montai- 
gne, qui  avait  couru  toutes  les  eaux  de  l'Europe  pour  guérir  sa  gra- 
velle, n'a  pas  voulu  perdre  le  fruit  des  observations  qu'il  a  consi- 
gnées bien  ou  mal  dans  son  journal  de  voyage,  et  l'on  s'aperçoit 
bien  vite  qu'il  avait  profité  quelque  peu  dans  les  consultations  de 
médecine  où  il  avait  été  admis  en  Italie.  Dissertant  sur  toutes  choses 
et  à  propos  de  tout,  il  trouva  bon  de  dérober  aux  médecius  leur 
robe  et  leur  bonnet,  et,  dans  ce  costume,  il  se  plut  à  s'escrimer 
contre  la  faculté;  mais  la  faculté  est  sans  rancune,  et  c'est  un  mé- 
decin ingénieux  et  savant  qui  s'occupe  aujourd'hui,  avec  une  per- 
sévérance bien  rare,  de  recueillir  pieusement  tout  ce  qui  concerne 
la  vie  et  les  écrits  du  philosophe  périgourdin  :  œuvre  méritoire  et 
désintéressée  qui  ferait  envie  à  M"*  de  Gournay. 

Rousseau,  non  plus  que  Montaigne,  n'a  ménagé  l'art  médicaL 
Il  était  malade  aussi,  et  ce  ne  fut  pas  de  la  tête  seulement.  Il  vint 
au  monde  avec  un  de  ces  vices  de  conformation  que  l'homme  ap- 


VICISSITUDES    ET   PROGRÈS    DE    LA   MEDECINE,.  377 

porte  quelquefois  à  sa  naissance,  et  qu'il  garde  toute  la  vie  :  ces  in- 
firmités de  nature,  si  l'on  peut  ainsi  parler,  deviennent  une  incom- 
modité permanente,  dont  l'influence  peut  à  la  longue  agir,  et  très 
efficacement,  sur  le  caractère,  peut-être  aussi  sur  les  idées  qu'éla- 
bore le  cerveau.  Cette  thèse  a  été  soutenue  par  un  célèbre  chirur- 
gien de  notre  temps,  esprit  ingénieux  et  original  qui  recherchait  le 
paradoxe  et  s'y  complaisait.  Le  docteur  Lallemand,  procédant  à  sa 
manière,  a  prétendu  sonder  le  caractère  et  le  génie  de  Rousseau, 
comme  aurait  pu  le  faire  un  anatomiste  devenu  philosophe,  par  la 
considération  des  organes  malades.  Sans  doute  il  faut  tenir  grand 
compte  de  l'état  de  l'organisation,  qui  était  vicieuse  chez  Jean-Jac- 
ques; mais  il  y  avait  en  lui  d'autres  vices  de  nature  et  d'éducation 
qui  aident  à  expliquer  la  conduite  et  les  facultés  de  cet  homme  ex- 
traordinaire et  incomplet.  Son  infirmité  naturelle  s'aggrava  par  suite 
d'uïie  vie  errante  et  tourmentée,  par  ses  imprudences  et  surtout  son 
entêtement.  Rousseau,  qui  voulait  la  médecine  sans  le  médecin,  se 
traitait  à  sa  fantaisie;  dans  ses  courses  vagabondes,  il  avait  appris 
un  peu  de  tout,  on  le  voit  bien  dans  ses  écrits,  et  la  connaissance 
que  la  passion  de  la  botanique  lui  avait  donnée  de  quelques  simples 
lui  semblait  suffisante  pour  tous  les  cas.  Il  était  de  ceux  qui  s'ima- 
ginent que  toutes  les  ressources  de  l'art  sont  dans  le  tempérament 
€t  dans  l'hygiène,  et  il  faisait  selon  le  vœu  de  Tibère,  qui  voulait 
qu'à  trente  ans  on  se  passât  de  médecin,  chose  possible,  si  à  partir 
de  cet  âge  on  devait  compter  sans  la  maladie.  Rousseau,  ne  pou- 
vant se  délivrer  de  ses  souffrances,  s'en  vengea  par  des  déciama- 
tions.  Il  s'emportait  contre  les  médecins,  et  prétendait  régenter  la 
médecine.  A  ce  sujet,  on  trouve  dans  ses  Confessions  un  fait  inté- 
ressant. Il  raconte  qu'un  enfant  d'une  de  ces  grandes  maisons  qu'il 
fréquentait  malgré  sa  fière  misanthropie  tomba  malade;  les  conseils 
qu'il  donna  ne  furent  pas  suivis,  et  l'enfant  mourut  d'inanition,  tué 
par  son  médecin.  Ce  médecin  était  Bordeu,  qui  savait  pourtant  son 
métier  et  l'exerçait  avec  gloire,  sans  avoir  eu  la  bonne  fortune  de 
plaire  toujours  aux  philosophes  non- plus  qu'aux  chimistes;  mais  ici 
nous  rencontrons  un  nouvel  ordre  de  faits,  les  luttes  qu'a  dû  soute- 
nir la  médecine  contre  les  prétentions  des  autres  sciences,  de  la  chi- 
mie surtout. 

L'adversaire  le  plus  ardent  de  Bordeu  était  Rouelle,  si  célèbre  au 
xviii^  siècle  par  ses  connaissances  étendues  et  par  l'habileté  de  ses 
démonstrations.  Rouelle  était  pharmacien  et  grand  partisan  des  dro- 
gues :  pour  lui,  le  corps  était  une  cornue  ou  un  creuset,  et  il  croyait 
de  bonne  foi  qu'on  pouvait  opérer  sur  lui  par  les  réactifs  et  obtenir 
des  combinaisons  prévues  et  des  résultats  certains.  Aussi  ne  par- 
donna-t-il  pas  à  Bordeu  d'avoir  traité  son  frère  malade  et  de  l'avoir 


378  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

guéri,  non  d'après  ces  théories  chimiques,  mais  en  suivant  Texpé- 
rience  et  la  saine  médecine.  Il  se  vengeait  du  mépris  que  l'on  avait 
fait  de  ses  principes  par  une  saillie  singulière.  Pendant  plusieurs 
années,  il  ne  cessa  de  répéter  aux  nombreux  auditeurs  qui  fréquen- 
taient son  laboratoire  :  «  Ce  Bordeu,  messieurs,  est  un  pauvre  mé- 
decin; il  a  tué  mon  frère,  que  voilà!  »  Le  trait  est  plaisant;  mais 
sous  la  plaisanterie  la  réflexion  découvre  un  sens  profond  qui  n'a 
pas  échappé  à  l'esprit  pénétrant  de  Bordeu,  et  qui  est  comme  une 
révélation  précieuse  pour  l'historien  de  la  médecine.  Le  mot  de  ce 
manipulateur  enthousiaste  d'ingrédiens  et  de  drogues  traduit  ad- 
mirablement et  avec  une  grande  naïveté  les  hautes  prétentions  de  la 
chimie.  Cette  science  utile  était  alors  en  pleine  prospérité;  de  nou- 
velles découvertes  venaient  tous  les  jours  l'enrichir;  elle  gagnait 
constamment  en  étendue  et  en  puissance,  ses  progrès  étaient  visi- 
bles, rapides,  et  bientôt,  avant  la  fm  du  siècle,  elle  allait  recevoir 
une  constitution  définitive  et  des  lois  admirables.  La  conscience  de 
ses  forces  et  cette  marche  ascendante  lui  donnèrent  des  idées  déme- 
surément ambitieuses,  et  elle  en  conçut  des  projets  chimériques. 
Pour  les  réaliser,  elle  n'avait  point  attendu  que  vînt  Lavoisier,  qui 
devait  être  son  législateur.  Qu'on  suive  un  moment  son  histoire  :  de 
très  bonne  heure  elle  avait  voulu  être  maîtresse;  à  peine  dégagée 
de  l'alchimie,  elle  prétendit  comme  celle-ci,  tant  elle  se  ressentait  de 
son  origine,  posséder  le  secret  du  grand  œuvre,  la  pierre  philoso- 
phale,  la  panacée  universelle.  Il  suffit  de  rappeler,  avec  les  subtili- 
tés des  Arabes,  les  folies  de  l'école  de  Paracelse,  de  Sylvius,  et  la 
grande  vogue  des  iatrochimistes.  Les  vrais  médecins  frémirent.  Ef- 
frayé du  tour  que  prenaient  les  choses  et  de  ces  allures  de  domina- 
tion tyrannique,  Stahl  protesta  contre  ces  menaces  et  ces  tentatives 
d'envahissement,  et,  poussant  la  réaction  à  l'excès,  il  voulut  mettre 
la  chimie  hors  du  domaine  de  la  médecine.  On  ne  peut  se  défendre 
d'un  étonnement  mêlé  d'admiration  quand  on  considère  que  celui 
qui  avait  conçu  cette  audacieuse  réforme  était  le  plus  grand  chimiste 
de  son  temps.  Il  est  vrai  de  dire  aussi  qu'il  n'était  pas  moins  grand 
médecin;  cet  efl^ort  héroïque  le  prouve  surabondamment,  et  ce  sera 
l'éternelle  gloire  de  Stahl,  qui  s'ôst  trompé  avec  ses  contemporains, 
mais  non  comme  eux,  d'avoir  défendu  la  médecine  contre  les  em- 
piétemens  des  sciences  auxiliaires  et  préparatoires,  dont  eUe  se  sert 
utilement  sans  doute,  mais  auxquelles  elle  ne  saurait  se  soumettre 
en  esclave. 

Il  n'a  pas  fallu  moins  de  trois  siècles  pour  réduire  à  néant  ces  pré- 
tentions folles.  Aux  premières  lueurs  de  la  renaissance  apparaît  la 
chimiatrie,  qui  veut  expliquer  tous  les  phénomènes  de  l'économie  ani- 
male, saine  ou  malade,  par  les  principes  d'une  chimie  grossière,  et 


VICISSITUDES    ET    PROGRES    DE    LA   MÉDECINE.  379 

qui,  ne  voyant  dans  ces  phénomènes  que  fermentation,  distillation, 
effervescence  des  humeurs,  opère  en  conséquence  dans  ce  laboratoire 
vivant.  Plus  tard,  après  les  grandes  découvertes  de  Galilée  et  de 
Newton,  c'est  la  mécanique  qui  intervient  avec  ses  forces  et  ses  ré- 
sultantes, ses  machines  et  ses  leviers  ;  après  Harvey,  qui  démontre 
la  circulation  du  sang,  c'est  l'hydraulique,  et  tour  à  tour  la  secte 
des  iatrochimistes  ou  chimiatres,  celle  des  iatromécaniciens,  celle 
des  iatromathématiciens ,  soumettent  les  lois  des  phénomènes  de 
l'économie  aux  calculs  mathématiques.  Ces  sectes,  diverses  en  ap- 
parence, ont  un  fonds  commun  et  plusieurs  traits  de  ressemblance. 
Elles  représentent  toutes  et  constituent  réellement  le  vrai  matéria- 
lisme, tel  qu'il  le  faut  entendre  en  physiologie  et  en  médecine,  qui  con- 
siste à  importer  dans  une  science  complexe  les  principes  ou  les  idées 
générales  d'une  science  plus  simple  ou  moins  compliquée.  Faire 
intervenir  dans  l'explication  des  fonctions  normales  ou  troublées  de 
l'économie  vivante  les  lois  de  la  mécanique,  de  la  physique  et  de  la 
chimie,  qui  interviennent  en  effet,  mais  n'expliquent  rien,  c'était 
méconnaître  l'existence  dans  les  élémens  anatomiques  et  les  tissus 
végétaux  et  animaux  de  propriétés  élémentaires,  différentes  de  celles 
des  corps  bruts,  et  dont  l'étude  appartient  à  la  biologie,  science  des 
corps  organisés  et  vivans  et  des  lois  de  l'organisation,  radicalement 
distincte  par  conséquent  des  sciences  qui  ont  pour  sujet  le  monde 
inorganique.  Il  est  donc  vrai  de  dire  que  les  médecins  qui  don- 
nèrent dans  ces  erremens  furent  matérialistes  au  sens  rigoureux  du 
mot,  de  même  qu'on  put  nommer  spiritualistes  ceux  qui,  mécon- 
naissant aussi  la  constitution  intime  de  l'organisme,  et  partant  les 
propriétés  irréductibles,  inhérentes  à  la  matière  organisée,  firent  in- 
tervenir, pour  expliquer  certains  phénomènes  des  entités  ontologi- 
ques, des  causes  hypothétiques,  des  principes  indépendans  de  la 
matière,  bien  qu'agissant  en  elle  dans  l'état  normal  ou  pathologi- 
que, —  êtres  de  raison  connus  successivement  sous  les  noms  d'âme, 
archée^  esprits  animaux,  force  on  principe  vital. 

Il  nous  a  suffi  de  signaler  les  traits  principaux  qui  distinguent 
et  séparent  nettement  matérialistes  et  spiritualistes.  La  vérité  n'é- 
tait d'aucun  côté;  mais  ceux-ci,  il  faut  le  reconnaître,  l'entrevirent 
et  s'en  approchèrent  davantage.  S'ils  ne  surent  pas  se  soustraire  aux 
influences  métaphysiques  et  religieuses,  —  et  il  n'était  pas  facile  d'y 
échapper  alors,  —  ils  firent  du  moins  des  efforts  constans  et  éner- 
giques pour  arracher  la  médecine  aux  vues  ambitieuses  de  ceux  qui 
menaçaient  son  indépendance,  et  voulaient  l'asservir  sous  prétexte 
de  l'émanciper.  C'est  à  cause  de  cette  énergique  attitude  que  l'école 
de  l'animisme,  et  le  vitalisme  qui  en  émane,  méritent  une  belle  place 
dans  l'histoire  moderne  de  la  science.  Stahl  a  produit  Barthez  et  Bor- 


580  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

deu,  et  Bordeu  a  produit  Bichat,  qui  a  donné  à  la  médecine  une  base 
solide,  et  désormais  inébranlable,  en  fondant  la  biologie.  A  tout  pren- 
dre, le  beau  rôle  est  écku  aux  spiritualistes,  qui  ont  rendu  à  l'art  mé- 
dical, et  à  la  science  qui  lui  sert  de  base,  des  services  plus  réels  que 
les  matérialistes.  Au  point  de  vue  purement  scientifique,  ceux-ci  en 
effet  n'ont  presque  rien  laissé  de  durable,  tandis  que  les  autres  ont 
contribué  très  efficacement  à  sauvegarder  les  lois  propres  de  l'orga- 
nisme, en  les  expliquant  d'une  façon  vicieuse,  il  est  vrai,  comme 
celle  de  leurs  adversaires,  mais  à  coup  sûr  moins  compromettante. 
Des  deux  côtés,  il  y  avait  erreur  de  logique  et  vice  de  méthode  :  non 
que  la  science  positive  condamne  absolument  les  hypothèses,  comme 
moyen  d'investigation  scientifique;  mais  elle  n'admet  que  celles 
qui  peuvent  être  vérifiées.  En  conséquence,  elle  désavoue  ceux  qui 
empruntent  les  abstractions  des  physiciens  et  des  chimistes,  et  veu- 
lent expliquer  les  phénomènes  de  l'organisme  vivant  par  le  calo- 
rique ou  l'électricité,  ou  par  quelque  autre  fluide  impondérable, 
comme  serait  par  exemple  le  prétendu  fluide  nerveux;  elle  désavoue 
de  même  ceux  qui  s'obstinent,  en  dépit  de  l'évidence  et  des  pro- 
grès amenés  par  le  temps,  à  importer  dans  l'étude  de  l'économie 
animale,  à  l'état  normal  ou  pathologique,  les  visions  de  la  théologie 
ou  de  la  métaphysique,  en  y  ajoutant  parfois  la  prétention  singu- 
lière de  concilier  la  physiologie  avec  les  dogmes  religieux  et  les 
doctrines  de  la  philosophie  spiritualiste.  Aujourd'hui  les  deux  partis, 
représentés  par  deux  écoles  célèbres,  sont  encore  en  présence,  mais 
combien  affaiblis!  Le  terrain  manque  sous  leurs  pieds.  Vaincus  l'un 
et  l'autre,  et  vaincus  sans  retour,  ils  s'éteignent  peu  à  peu,  lais- 
sant dans  l'histoire  le  souvenir  ineffaçable  de  leurs  luttes  ardentes 
et  prolongées,  qui  durèrent  trois  siècles  et  plus,  de  la  fin  du  moyen 
âge  jusqu'à  la  révolution  française,  et  au-delà. 

Deux  sectes  de  médecins  dont  nous  avons  déjà  parlé,  les  empiri- 
ques et  les  sceptiques,  s'étaient,  soit  calcul,  soit  indillérence,  tenus 
en  dehors  de  ce  long  conflit.  Les  empiriques  étaient  généralement 
des  esprits  sains,  qui  s'attachaient  à  l'expérience,  s'appliquaient  à 
suivre  la  tradition  et  à  la  maintenir,  en  se  préoccupant  avant  tout 
des  choses  utiles  à  la  pratique.  Cette  école,  célèbre  dès  l'antiquité 
par  sa  rivaUté  avec  les  dogmatiques,  négligeait  tout  ce  qu  elle  con- 
sidérait comme  des  spéculations  oiseuses,  se  bornant  à  bien  obser- 
ver, à  suivre  attentivement  la  production  et  la  marche  des  phéno- 
mènes, notant  avec  un  soin  scrupuleux  les  effets  des  remèdes,  et 
consignant  avec  une  grande  exactitude  le  fruit  de  ses  observations. 
Chez  les  modernes,  cette  école  a  eu  d'illustres  représentans.  A  leur 
tête  est  Sydenham.  Ceux  qui  ne  connaissent  pas  à  fond  les  écrits 
excellens  de  ce  grand  médecin  seront  peut-être  bien  aises  de  savoir 


VICISSITUDES    ET    PROGRÈS    DE    LA   MÉDECINE.  381 

ce  qu'il  pensait  de  son  art,  et  de  connaître  là-dessus  ses  idées  et  sa 
manière  de  voir.  C'est  lui-même  qui  va  nous  le  dire  dans  un  pas- 
sage de  ses  œuvres  où  il  s'est  peint  au  naturel,  u  Le  temps  que  d'au- 
tres consacrent  à  l'étude  des  livres,  je  le  donne  tout  entier,  dit-il, 
à  la  méditation  ;  c'est  mon  habitude,  et  je  m'inquiète  moins  de  l'ac- 
cord qu'il  peut  y  avoir  entre  mes  assertions  et  celles  d' autrui  que 
de  savoir  si  les  choses  que  j'avance  sont  ou  non  conformes  à  la  vé- 
rité. Je  suis  ainsi  fait,  et  telle  est  ma  nature.  »  Cette  confidence,  pré- 
cieuse à  recueillir,  est  adressée  à  un  confrère  célèbre  qu'il  félicite,  en 
termes  chaleureux,  d'avoir,  malgré  la  variété  et  l'étendue  de  ses 
connaissances,  préféré  «  à  la  poursuite  des  vaines  spéculations  l'étude 
des  difficultés  inhérentes  à  la  pratique  :  choses  diverses,  ajoute- 
t-il,  et  qui  ne  diffèrent  pas  moins  entre  elles  que  les  graves  occupa- 
tions de  la  sagesse  et  les  jeux  frivoles  de  l'enfance,  choses  contraires 
aussi,  et  qui  d'ordinaire  semblent  s'exclure.  »  Tout  Sydenham  est 
dans  ces  quelques  lignes,  qui  révèlent  admirablement  les  habitudes 
et  les  tendances  de  son  esprit.  Sydenham  d'ailleurs  était  aussi  in- 
struit que  peut  l'être  un  médecin  qui  voit  beaucoup  de  malades; 
mais  il  pensait,  non  sans  raison,  surtout  dans  le  temps  où  il  vivait, 
que  l'étude  approfondie  des  systèmes  qui  se  partageaient  alors  la 
médecine  était  peu  utile  à  la  pratique,  et  un  homme  occupé  comme 
il  l'était  devait  considérer  comme  perdu  le  temps  donné  aux  dis- 
putes de  l'école.  Un  trait  de  sa  vie  sert  de  commentaire  à  ce  pas- 
sage, et  l'explique  parfaitement.  Un  médecin,  doué  de  plus  d'ima- 
gination que  de  bon  sens,  demandait  un  jour  à  Sydenham  par  l'étude 
de  quels  auteurs  il  devait  se  préparer  à  l'exercice  de  l'art.  «Mon 
ami,  répondit  l'illustre  praticien,  lisez  Don  QuichoUe^  »  mot  incisif 
et  profond  dont  le  sens  véritable  est  que  l'étude  des  livres  ne  sau- 
rait remplacer  l'observation  ni  l'expérience,  sans  lesquelles  il  n'y  a 
point  d'art  médical  ni  de  vrai  médecin.  C'est  à  ces  deux  sources  in- 
tarissables et  incorruptibles  qu'a  puisé  sans  cesse  l'école  dont  Sy- 
denham est  le  chef,  et  qui  a  donné  à  la  médecine  ce  nombre  infini 
de  sages  et  modestes  praticiens  dont  l'esprit  sensé  s'est  contenté 
et  se  contente  encore  de  copier,  d'imiter  et  de  suivre  la  tradition 
des  grands  maîtres.  Bordeu,  à  qui  rien  n'échappait,  appelle  ces  mé- 
decins populaires  ou  cliniques ,  il  les  considère  comme  des  esprits 
imitateurs  et  copistes^  «  qui  sont  peut-être  les  plus  sages  et  les  meil- 
leurs pour  la  pratique  journalière  de  la  médecine,  »  mais  qui  ris- 
queraient, suivant  lui,  de  tomber  dans  le  pyrrhonisme,  s'ils  s'aven- 
turaient hors  de  leur  sphère  et  voulaient  aller  plus  haut  qu'ils  ne 
sauraient  atteindre.  La  remarque  est  juste,  comme  l'histoire  le  dé- 
montre. 

C'est  par  les  demi-savans  que  le  scepticisme  se  glissa  dans  la  mé- 
decine. 11  importe  de  s'entendre  sur  le  sens  véritable  que  ce  mot 


382  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

doit  recevoir  ici.  En  philosophie,  il  s'applique  très  bien  à  ceux  qui, 
s* aventurant  sans  timidité  à  la  recherche  des  causes,  des  entités 
hypothétiques,  de  l'absolu  que  poursuit  la  métaphysique,  arrivent 
finalement  au  doute  et  s'abstiennent  :  cette  incertitude  péniblement 
acquise  se  conçoit.  En  médecine ,  il  en  est  autrement  :  les  phéno- 
mènes diffèrent  et  par  conséquent  la  méthode,  c'est-à-dire  la  ma- 
nière de  les  voir,  de  les  apprécier,  de  les  expliquer  en  les  coordon- 
nant, de  telle  sorte  que  la  qualification  de  sceptiques  ne  convient 
ici  qu'à  des  esprits  étroits  et  prétentieux,  qui  s'arrêtent  à  la  surface, 
saisissent  incomplètement  les  choses,  perdent  de  vue  le  lien  qui  les 
unit,  se  perdent  eux-mêmes  dans  des  difficultés  pour  eux  insur- 
montables, et  nient  hardiment  ce  qui  leur  échappe,  affirmant  dans 
cette  négation  absolue  leur  incapacité  et  leur  insuffisance.  On  a  dit 
qu'un  médecin  vraiment  pyrrhonien  ne  s'était  jamais  vu,  et  on  l'a 
dit  pour  avoir  confondu  les  empiriques,  qui  se  soucient  peu  du 
dogme,  avec  les  pyrrhoniens,  qui  s'en  moquent  sans  le  connaître. 
Cabanis  n'était  pas  de  cet  avis,  et,  dans  le  dessein  si  difficile  de 
convaincre  cette  sorte  d'esprits,  il  a  composé  des  ouvrages  excel- 
lons. Les  médecins  qui  ne  croient  point  à  la  médecine  exercent  leur 
art  dans  des  conditions  qui  ne  sont  ni  logiques  ni  honnêtes.  En 
médecine  comme  en  morale,  des  principes  sont  nécessaires,  et  les 
principes  ne  peuvent  venir  que  des  doctrines. 

Plus  bas  encore  dans  l'échelle  des  systèmes,  nous  trouvons  les 
éclectiques.  Il  n'est  ici  question  que  des  médecins  qui,  venus  à  la 
suite  de  certains  métaphysiciens,  ont  prétendu  faire  un  système 
achevé  en  prenant  dans  tous  les  systèmes  ce  qu'ils  ont  de  bon.  En 
théorie,  la  prétention  est  absurde  et  la  pétition  de  principe  mani- 
feste. Pour  reconnaître  ce  qui  est  bon,  il  faut  le  pouvoir  discerner; 
une  théorie  est  donc  nécessaire,  et  si  l'on  n'a  point  de  système  de 
doctrines,  comment  pourra-t-on  juger  les  autres  systèmes  et  les 
apprécier  en  connaissance  de  cause?  C'est  donc  à  bon  droit  que  les 
éclectiques  sont  relégués  au  dernier  rang.  Leur  apparition  a  cepen- 
dant un  sens  dans  l'histoire;  elle  annonce  la  fin  des  systèmes.  Dans 
l'ordre  scientifique,  de  même  que  dans  l'ordre  social,  qui  dit  fin  veut 
dire  transition,  phase  nouvelle,  commencement  d'une  autre  ère.  La 
médecine,  après  avoir  subi  des  vicissitudes  nombreuses  et  diverses, 
traverse  présentement  une  période  de  transition  ;  elle  est  en  voie 
d'organisation,  dans  un  état  provisoire  et  indécis  dont  le  terme  est 
inconnu,  mais  qui  se  manifestera  certainement.  Dire  ce  qu'est  la 
médecine  contemporaine  n'est  pas  chose  facile  :  au  lieu  de  cher- 
cher à  la  caractériser,  entreprise  ardue  et  peut-être  vaine,  il  est 
plus  simple  de  se  demander  où  elle  va.  S'il  est  malaisé  de  déter- 
miner sa  direction  précise,  on  peut  du  moins  observer  ses  tendances. 


VICISSITUDES    ET   PROGRÈS    DE    LA   MEDECINE.  38 â 


IL 

Il  est  assez  ordinaire  de  confondre  l'agitation  avec  le  progrès, 
c'est-à-dire  les  secousses  violentes  résultant  de  Tabus  des  forces 
avec  les  mouvemens  continus  et  réglés  dirigés  vers  un  but.  Des  pre- 
mières, l'effet  est  passager,  quel  qu'il  soit  d'ailleurs;  des  autres, 
il  est  durable  et  utile.  L'action  permanente  est  toujours  efficace, 
lente,  mais  sûre.  Il  peut  être  convenable  de  rappeler  ces  vérités 
trop  oubliées  aux  impatiens  qui  perdent  courage  faute  de  bien  voir 
ce  qui  se  passe  autour  d'eux. 

La  question  de  milieu  est  essentielle  en  toutes  choses  :  tout  le 
reste  en  dépend,  donc  c'est  par  là  qu'il  faut  commencer.  La  médecine 
contemporaine  vit  et  se  meut  dans  une  atmosphère  tranquille.  Plus 
de  polémiques  ardentes  et  implacables,  plus  de  dissensions  scanda- 
leuses, plus  rien^n  un  mot  qui  révèle  une  vie  exubérante.  L'activité 
intérieure  ne  se  manifeste  plus  au  dehors  par  l'éclat  des  œuvres,  ni 
par  la  nouveauté  des  doctrines,  ni  par  les  idées  hardies  qui  ébran- 
lent les  opinions  et  entraînent  irrésistiblement  les  esprits.  Les  séduc- 
tions d'hier  ne  seraient  plus  possibles  aujourd'hui  :  l'enthousiasme 
est  mort,  et  l'indifférence  a  tout  envahi.  Le  fond  de  tous  les  ensei- 
gnemens  est  le  même  :  une  observation  exacte,  dont  la  rigueur 
étroite  semble  exclure  toute  élévation  et  tenir  les  idées  à  l'écart; 
des  faits  notés  avec  soin  et  consciencieusement  recueillis,  puis  des 
faits  encore,  et  rien  que  cela;  des  matériaux  immenses  amassés 
lentement,  avec  une  patience  infinie;  des  détails  minutieux ,  d'une 
précision  merveilleuse,  et  une  application  des  sens  aux  phénomènes 
si  parfaite  que  les  impressions  perçues  ne  laissent  rien  à  faire  à  l'es- 
prit. L'habileté  manuelle  tient  lieu  de  sagacité,  et  l'art  de  voir,  de 
toucher  et  d'entendre  supplée  à  l'association  des  idées  et  aux  com- 
binaisons de  l'intelligence.  Tout  cela  s'appelle  la  médecine  exacte 
et  se  combine  aisément  avec  la  statistique  et  le  calcul  des  probabi- 
lités. Pour  acquérir  ces  connaissances  précises,  la  bonne  volonté  et 
l'exercice  suffisent.  Bacon  n'a-t-il  pas  dit  que  la  méthode  expéri- 
mentale, destinée  à  mettre  du  ploml3  à  l'esprit,  devait  un  jour  nive- 
ler les  intelligences?  Ce  jour  est  venu;  l'honnête  médiocrité  prédite 
par  lui  étend  au  loin  son  domaine.  La  médecine  exacte  est  aussi  la 
médecine  facile,  accessible  à  tous  :  la  vocation  n'y  fait  rien.  Des 
procédés  ingénieux  usurpent  le  titre  de  méthode  :  peu  d'artistes, 
mais  beaucoup  d'habiles  manœuvres.  Toute  la  médecine  consiste  en 
observations,  voilà  leur  symbole.  Observer  est  beaucoup  sans  doute, 
mais  il  faut  examiner  d'abord,  il  faut  ensuite  méditer,  réagir  sur 
les  phénomènes  perçus,  faire  en  un  mot  acte  de  raison  et  d'intelli- 
gence. Percussion,  auscultation,  mensuration,  appréciation  par  le 


36A  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

poids  et  par  le  volume,  tout  cela  procure  d'incontestables  avantages; 
mais  en  définitive  ces  moyens  d'investigation  secondaires  ne  peuvent 
que  poursuivre  les  symptômes,  les  circonscrire,  s'il  est  possible, 
les  discerner,  s'il  y  a  lieu,  rendre  le  diagnostic  plus  précis  et  plus 
net.  Là  se  bornent  les  services  qu'on  peut  retirer  de  tels  moyens 
pour  la  connaissance  des  maladies;  encore  faut-il  en  user  avec  dis- 
cernement, et  ne  point  céder  à  la  tentation  de  faire  des  tours  de 
force.  L'art  d'établir  avec  précision  et  rigueur  le  diagnostic  d'une 
affection  pathologique  est  le  côté  brillant  de  la  médecine  clinique; 
il  séduit  la  foule  des  médecins  et  les  entraîne  bien  souvent  à  des 
excès  d'exploration  qui  rappellent  les  subtilités  des  recherches  sur 
le  pouls,  tant  reprochées  dans  l'antiquité  à  Galien  et  à  Archigène, 
et  chez  les  modernes  à  l'Espagnol  Solano  de  Luque,  et  à  Bordeu, 
qui  l'a  suivi.  Baglivi  avait  prévu  les  conséquences  qu'entraînent  ces 
excès.  Quoiqu'il  fût  grand  partisan  des  idées  de  Bacon,  qu'il  s'ef- 
forçait d'appliquer  en  homme  supérieur,  il  s'affligeait,  non  sans 
raison,  du  mauvais  emploi  des  ressources  accessoires  et  des  moyens 
auxiliaires.  «  De  tout  cela,  dit-il,  notre  art  reçoit  aide  et  lumière; 
mais  l'art  lui-même  ne  consiste  pas  en  cela;  his  omnibus  ars  nostra 
illustratur^  non  efficiiur  (1).  »  Certes  le  diagnostic  est  un  grand  point, 
et  plus  il  est  précis,  mieux  il  vaut;  mais  ce  qui  vaut  mieux  encore, 
c'est  la  connaissance  des  causes  et  de  la  nature  des  maladies,  non 
de  l'essence  intime  qui  nous  échappe  et  qu'il  faut  abandonner  aux 
chercheurs  de  chimères.  Étiologie  et  thérapeutique  sont  deux  termes 
dont  l'ensemble  constitue  la  vraie  et  grande  médecine  :  le  diagnostic 
n'est  qu'un  terme  intermédiaire,  quoique  dans  les  traités  élémen- 
taires destinés  à  l'instruction  il  ait  la  première  place,  à  tel  point 
qu'on  peut  dire  de  la  plupart  de  ces  traités  qu'ils  n'enseignent  que 
le  diagnostic.  Avec  de  pareils  guides,  l'art  devient  métier  et  l'instruc- 
tion apprentissage.  Tels  sont  les  livres,  tels  aussi  les  commentaires 
qui  les  expliquent,  c'est-à-dire  les  leçons  et  les  exemples. 

On  pourrait  croire  que  le  tableau  est  chargé,  il  n'est  que  ressem- 
blant. Les  ouvrages  réputés  classiques  n'offrent  rien  de  plus;  ils 
sortent  tous  du  même  moule.  Ce  sont  des  manuels  gros  de  choses 
et  vides  d'idées,  faits  pour  la  mémoire.  La  vie  est  absente  de  ces 
énormes  livres.  Le  nombre  est  infini  des  traités  de  pathologie  géné- 
rale où  il  n'y  a  point  d'idées  générales,  des  traités  de  philosophie 
médicale  où  il  n'y  a  point  de  philosophie.  Des  définitions  arides, 
des  classifications  incomplètes,  vicieuses  ou  arbitraires,  des  disser- 
tations inutiles,  voilà  ce  qu'on  y  trouve.  Les  ouvrages  de  médecine 
publiés  de  nos  jours  ont  de  commun  avec  la  plupart  des  produc- 
tions de  la  littérature  contemporaine  l'absence  d'idées,  qui  multi- 

(1)  Prax.  medic.^  lib.  i,  c.  1,  S  10. 


VICISSITUDES    ET    PROGRES    DE    LA   MEDECINE.  385 

plie  singulièrement  le  nombre  des  écrivains;  mais  toute  la  médecine 
n*est  pas  heureusement  renfermée  dans  renseignement  officiel  ni 
dans  l'enceinte  des  académies  :  le  mouvement  est  ailleurs.  La  mé- 
thode vicieuse  et  étroite,  qui  règne  dans  les  écoles  ne  peut  séduire 
que  les  esprits  vulgaires ,  préoccupés  avant  tout  des  résultats  pra- 
tiques, et  incapables  de  comprendre  la  nécessité  d'avoir  un  en- 
semble de  doctrines  qui  permette  de  contrôler  les  observations 
nouvelles  par  une  vérification  exacte ,  de  coordonner  les  faits  d'ex- 
périence en  les  subordonnant  les  uns  aux  autres,  et  de  donner  ainsi 
à  l'art  un  caractère  scientifique.  Une  réaction  commence  à  s'opérer 
contre  la  routine  scolastique;  elle  s'achèvera  par  la  force  même  des 
choses,  on  est  en  droit  de  l'espérer. 

C'est  au  début  de  la  carrière  surtout,  et  d'une  carrière  longue  et 
pénible,  qu'il  est  utile  et  nécessaire  de  recevoir  une  direction;  dès 
lors  la  route  s'aplanit.  Ceux-là  sentent  tout  le  prix  du  bienfait  dont 
l'éducation  laborieuse  s'est  faite  à  travers  mille  obstacles.  Les  es- 
prits difficiles  ou  curieux  aspirent  à  la  clarté,  à  l'ordre,  à  l'unité 
dans  un  ensemble  qu'ils  devinent,  qu'ils  ne  peuvent  embrasser, 
faute  de  connaître  les  rapports  des  élémens  de  composition  et  les 
lois  de  leur  enchaînement.  Tel  est  le  besoin  qu'on  éprouve  lorsque, 
poursuivant  la  vérité  réelle,  on  s'élève  au-dessiB  des  résultats  con- 
crets et  purement  pratiques,  lorsqu'on  s'abstient  avec  dédain  des 
subtilités  oiseuses  d'une  spéculation  illusoire.  Comme  le  poète, 
comme  l'artiste,  le  savant  cherche  aussi  l'idéal,  c'est-à-dire  la 
plénitude  d'une  conception  vraie,  lumineuse ,  capable  de  satisfaire 
l'intelligence  et  de  la  charmer.  Cet  idéal  est  dans  la  réalité,  c'est  la 
science  qui  le  poursuit  et  qui  l'atteint,  la  science ,  fille  du  temps  et 
des  efforts  de  l'esprit,  compagne  de  la  cî\ilisation,  providence  de 
l'humanité,  intelligence  éternelle,  active  et  bienfaisante,  qui  dirige, 
organise  et  prévoit.  Ni  les  promesses  de  la  théologie,  ni  les  visions 
de  la  métaphysique  ne  sont  comparables  aux  résultats  merveilleux 
que  la  science  produit  sans  miracles,  car  ce  qu'elle  donne,  elle  le 
prend  dans  le  monde  sensible,  elle  le  tire  des  choses  réelles.  Geof- 
froy Saint-Hilaire  avait  deviné  ses  conquêtes,  et  s'écriait  comme 
un  prophète  :  «  Restons  les  historiens  de  ce  qui  est.  » 

Cette  pensée  du  grand  naturaliste  résume  admirablement  l'esprit 
d'un  ouvrage  considérable  destiné  à  faire  un  grand  bien  par  sa  va- 
leur et  son  opportunité,  et  qu'il  ne  faut  point  juger  par  le  titre, 
comme  ces  volumes  estimables  que  la  critique  abandonne  à  la  bi- 
bliographie. Le  dictionnaire  de  médecine  qui  porte  le  nom  de  Nys- 
ten,  entièrement  refondu  et  remanié  par  MM.  Littré  et  Robin,  n'est 
pas  une  pure  compilation,  ni  un  simple  glossaire,  ni  une  suite  de 
définitions  par  ordre  alphabétique.  En  associant  leurs  efforts,  les 

TOME  xxrv,  25 


386  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

deux  collaborateurs  ont  songé  à  faire  autre  chose  qu'un  travail  de  ré- 
vision, travail  où  la  patience  et  l'exactitude  suffisent:  ils  ont  tendu 
plus  haut.  On  trouve  dans  leur  œuvre  ce  qui  manque  dans  les 
traités  didactiques  et  trop  souvent  aussi  dans  les  démonstrations 
et  les  leçons  orales,  à  savoir  des  règles  pour  la  direction  de  l'es- 
prit, des  principes  solides,  des  doctrines  conformes  à  la  réalité 
des  choses  et  aux  dogmes  d'une  saine  philosophie,  enfin  un  sys- 
tème scientifique,  sans  lequel  on  ne  saurait  avoir  la  conception  du 
monde,  ce  qui  constitue  la  science  même,  ni  embrasser  l'ensemble 
du  savoir  humain,  les  élémens  qui  le  composent  et  leur  enchaîne- 
ment. On  vient  de  montrer  la  tendance  actuelle  de  la  médecine,  qui 
se  renferme  dans  l'étroite  observation  des  faits.  Le  Dictionnaire 
de  MiM.  Littré  et  Robin  est  une  tentative  pour  provoquer  dans  les 
études  médicales  un  mouvement  plus  élevé  et  plus  fécond.  Examiner 
les  principes  qui  ont  dirigé  les  auteurs,  ce  sera  indiquer  peut-être  la 
voie  où  la  médecine  moderne  est  appelée  à  marcher. 

C'est  par  la  conception  philosophique  que  le  Dictionnaire  de  mé- 
decine se  distingue  surtout,  c'est  à  elle  qu'il  doit  l'unité  de  son  en- 
semble. Disciples  tous  deux  de  la  philosophie  positive,  MM.  Littré  et 
Robin  ont  appliqué  partout  cette  philosophie  en  l'expliquant  selon 
les  circonstances.  Concevoir  les  choses  telles  qu'elles  sont,  par  les 
moyens  de  connaître  qui  sont  en  nous,  suivre  les  phénomènes  et  les 
rapporter  aux  lois  invariables  qui  les  régissent,  s'abstenir  de  recher- 
cher l'essence  intime  des  objets  et  de  poursuivre  l'absolu,  tels  sont 
les  principes  fondamentaux  de  cette  philosophie.  Le  relatif  est  son 
domaine,  et  elle  abandonne  à  la  métaphysique  et  à  la  théologie  les 
causes  premières  et  les  causes  finales,  les  questions  de  fin  et  d'ori- 
gine, inaccessibles  à  l'intelligence  et  désormais  intempestives.  Dans 
l'ordre  des  connaissances  humaines,  elle  établit  deux  classes  et  di- 
vise les  sciences  en  abstraites  et  concrètes  :  la  science  abstraite  em- 
brasse les  théories  générales,  la  science  concrète  s'occupe  d'un  objet 
particulier.  Cette  distinction  est  capitale;  elle  permet  d'établir  une 
hiérarchie  entre  les  sciences  abstraites  en  commençant  par  les  plus 
simples  et  les  plus  générales  et  en  passant  successivement  à  celles 
qui  sont  moins  générales,  et  plus  complexes.  La  mathématique,  l'as- 
tronomie, la  physique,  la  chimie,  la  biologie  et  l'histoire  ou  sociolo- 
gie forment  le  cercle  complet  des  sciences  abstraites  :  elles  se  déve- 
loppent successivement  et  ne  peuvent  se  passer  les  unes  des  autres, 
hormis  la  première,  à  cause  de  son  extrême  simplicité.  Dans  cet  en- 
semble rentrent  tous  les  élémens  du  savoir  humain,  les  spéculations 
sur  les  nombres,  les  grandeurs  et  les  mouvemens,  les  phénomènes 
inorganiques,  ceux  du  monde  organisé  et  des  sociétés.  C'est  toute  la 
philosophie,  si  ce  mot,  d'un  usage  commun  et  d'une  application 


VICISSITUDES   ET   PROGRÈS    DE    LA   MEDECINE.  387 

vicieuse,  doit  signifier  un  système  de  notions  générales  qui  em- 
brasse toutes  choses.  Dans  cette  vaste  conception,  tout  est  compris, 
tous  les  procédés  qui  servent  à  reconnaître  le  vrai  y  ont  leur  emploi. 
Connaître  la  valeur  et  l'usage  de  chacune  de  ces  méthodes,  savoir 
en  quoi  elles  se  ressemblent,  en  quoi  elles  diffèrent,  et  comprendre 
en  quelle  relation  elles  sont  les  unes  avec  les  autres,  c'est  posséder 
le  mécanisme  des  facultés  de  l'esprit  et  les  choses  auxquelles  s'appli- 
quent ces  facultés,  c'est-à-dire  la  science  tout  entière.  Or  le  médecin 
doit  la  posséder,  puisqu'il  est  obligé  de  parcourir  tout  le  cercle  des 
connaissances.  La  pratique,  sans  la  théorie  dont  elle  dépend,  et 
qu'elle  sert,  ne  saurait  avoir  un  côté  vraiment  scientifique;  le  mé- 
decin sans  la  théorie  n'est  qu'un  empirique,  et  où  la  théorie  fait 
défaut,  l'expérience  elle-même  perd  toute  sa  valeur  :  elle  devient 
routine.  Aussi  l'éducation  médicale  doit-elle  être  essentiellement 
philosophique,  c'est-à-dire  conforme  aux  progrès  accomplis  par  les 
sciences  et  fondée  sur  les  généralités  qui  constituent  les  principes 
de  la  philosophie,  ou  mieux  la  philosophie  même,  si  l'on  entend  par 
philosophie  non  pas  les  spéculations  subtiles  de  la  métaphysique, 
mais  la  conception  du  monde  réel  et  de  ses  lois,  conception  qui  ré- 
sulte de  l'ensemble  de  toutes  les  sciences  concrètes  et  abstraites  et 
de  la  connaissance  de  leurs  rapports.  C'est  par  là  que  l'esprit  phi- 
losophique doit  pénétrer  dans  la  médecine,  et  le  médecin  sera  vé- 
ritablement philosophe  dès  qu'il  aura  senti  l'importance  de  ces 
hautes  études  et  mesuré  la  pyramide  de  la  base  au  sommet,  après 
avoir  parcouru  tous  les  degrés  de  l'échelle,  car  il  y  a  une  série 
scientifique  comme  il  y  aune  série  animale,  et  c'est  la  gloire  des 
modernes  d'avoir  poursuivi,  puis  démontré  l'enchaînement  et  le 
lien  de  toutes  les  connaissances,  en  faisant  voir  comment  elles  pro- 
cèdent les  unes  des  autres,  et  se  produisent  successivement  pour 
s'élever  au  même  but,  qui  est  la  science  générale,  résultant  de 
toutes  les  sciences.  Ainsi  se  trouve  formé  le  cycle  qu'avaient  rêvé 
les  philosophes  naturalistes  de  l'ancienne  Grèce,  alors  que  la  science 
ou  la  philosophie,  comme  ils  disaient,  était,  suivant  la  comparai- 
son d'Aristote,  semblable  à  l'enfant  qui  balbutie  enépelant  les  pre- 
miers élémens  d'une  langue.  Ces  grands  esprits,  venus  trop  tôt 
pour  la  satisfaction  de  leurs  désirs,  voulaient  une  encyclopédie; 
ils  devançaient  par  la  pensée  cette  œuvre  lente  qui  a  coûté  à  l'es- 
prit humain  plus  de  vingt-trois  siècles  de  labeur  et  de  pénibles  ef- 
forts. Nous  possédons  aujourd'hui  ce  que  les  siècles  nous  ont  donné, 
et  nous  avons  beaucoup  plus  que  les  linéamens  de  l'ensemble.  L'in- 
ventaire des  connaissances  est  fait,  la  classification  des  résultats 
obtenus  est  une  encyclopédie  raisonnée,  méthodique,  qui  renferme 
tous  les  élémens  du  savoir  humain,  c'est-à-dire  tout  ce  que  doit 
connaître  le  philosophe  vraiment  digne  de  ce  nom,  et  par  consé- 


S88  REVUE    DES   DEUX   3I0NDES. 

quent  le  médecin,  car  la  philosophie  se  compose  de  tous  ces  élé- 
mens,  et  la  médecine  embrasse  toutes  les  sciences,  puisqu'elle  se 
sert  de  toutes  et  ne  saurait  se  passer  de  leur  concours. 

A  ceux  qui  seraient  tentés  de  croire  qu'il  y  a  là  exagération  ou 
parti-pris  de  subordonner  la  médecine  à  un  système  de  philosophie, 
il  suffira  de  faire  remarquer  que  la  pratique  même  de  la  médecine 
dépend  de  certaines  connaissances  ou  sciences  concrètes,  dites  avec 
raison  sciences  médicales;  telles  sont  la  pathologie,  l'histoire  natu- 
relle, la  physique  et  la  chimie  appliquées,  l'hygiène,  l'anatomie  et 
la  physiologie.  Or  il  suffit  d'avoir  quelques  notions  sur  la  hiérarchie 
scientifique  pour  ne  pas  ignorer  que  toutes  ces  connaissances  ou 
sciences  concrètes  se  rattachent  diversement  aux  connaissances  gé- 
nérales ou  sciences  abstraites,  et  il  n'en  saurait  être  autrement, 
puisque  la  connaissance  de  l'homme,  obligatoire  pour  le  médecin, 
embrasse  non-seulement  l'homme  même,  mais  encore  tout  ce  qui 
l'intéresse  et  par  conséquent  tout  ce  qui  est  hors  de  lui  :  donc  tous 
les  phénomènes,  tous  les  actes,  tous  les  faits  accessibles  à  l'intelli- 
gence sont  du  ressort  de  la  médecine,  et  partant  les  lois  qui  prési- 
dent à  leur  production.  Hippocrate  avait  donc  raison  de  dire  que 
la  connaissance  parfaite  de  la  nature  humaine  ne  peut  venir  que  de 
la  médecine,  étudiée,  ainsi  qu'elle  doit  l'être,  dans  ses  rapports 
avec  les  autres  sciences,  et  cette  vue  du  génie  a  été  confirmée  par 
le  temps.  La  science  des  sociétés,  qui  est  le  couronnement  de  toutes 
les  autres,  est  elle-même  en  relation  intime  avec  la  médecine.  Ce 
n'est  pas  ici  le  moment  de  mettre  cette  relation  en  évidence;  con- 
tentons-nous de  rappeler  que  les  profonds  aperçus  d'Hippocrate, 
dans  son  livre  des  airs,  des  eaux  et  des  lieux,  sur  les  rapports  qui 
existent  entre  les  conditions  extérieures  et  le  caractère  des  peuples, 
ont  été  repris  par  Aristote  dans  sa  Politique,  et  fécondés  plus  tard 
par  le  génie  de  Montesquieu.  Et  voilà  comment  des  six  sciences  qui 
dans  leur  ensemble  constituent  la  philosophie  ou  science  générale, 
il  n'en  est  pas  une  seule  qui  n'intéresse  la  médecine. 

Des  six  sciences  abstraites,  la  cinquième  par  ordre  hiérarchique 
intéresse  particulièrement  le  médecin  :  c'est  la  biologie  ou  science 
des  corps  organisés.  Le  but  de  cette  science  est  d'arriver  à  connaître 
par  les  lois  des  phénomènes  que  ces  corps  manifestent  les  lois  de 
leur  organisation,  et  réciproquement.  Les  êtres  organisés  peuvent 
être  considérés  à  un  double  point  de  vue,  statique  et  dynamique, 
selon  qu'ils  sont  aptes  à  agir  ou  qu'ils  agissent.  L'anatomie,  la  bio- 
taxie,  ou  classification  scientifique  des  êtres  organisés,  et  la  science 
des  milieux  étudient  le  premier  état,  c'est-à-dire  l'organisation  des 
êtres,  les  lois  de  leur  arrangement , en  groupes  naturels  d'après  la 
conformation  des  organes,  et  leurs  relations  avec  les  choses  exté- 
rieures. La  considération  de  l'état  dynamique  appartient  à  la  phy- 


VICISSITUDES    ET   PROGBÈS   DE   LA   MEDECINE.  389 

siologie,  dont  l'objet  est  la  connaissance  des  lois  qui  président  aux 
actes  des  êtres  vivans ,  et  à  la  science  qui  étudie  les  influences 
réciproques  du  milieu  sur  l'être  organisé,  étude  importante  par 
laquelle  la  biologie  se  rattache  immédiatement  à  l'histoire.  Chez  les 
anciens,  Fanatomie  et  la  physiologie  restèrent  dans  un  état  d'imper- 
fection notable,  malgré  les  tentatives  des  premiers  médecins  et  des 
philosophes  naturalistes.  Toutefois,  dès  ce  temps-là,  le  traité  d'Hip- 
pocrate  sur  les  airs^  les  eaux  et  les  lieux  est  une  admirable  étude 
de  l'influence  des  milieux  sur  l'homme.  Aristote,  venu  après  Hippo- 
crate,  agrandit  considérablement  le  domaine  des  connaissances  bio- 
logiques par  ses  généralités  fécondes  et  ses  travaux  d'anatomie  com- 
parative ;  on  lui  doit  la  distinction  bien  nette  de  la  vie  végétative  et 
de  la  vie  animale,  et  des  considérations  profondes  et  lumineuses  sur 
les  rapports  qui  existent  entre  les  parties  des  animaux.  Les  anato- 
mistes  d'Alexandrie,  chercheurs  pénétrans  et  minutieux,  ajoutèrent 
des  particularités  précieuses  à  la  somme  des  connaissances  :  ils  dé- 
couvrirent les  nerfs,  découverte  capitale  pour  l'intelligence  des  êtres 
organisés.  Galien,  commentateur  et  encyclopédiste,  résuma  tout  le 
savoir  des  anciens  en  médecine,  anatomie  et  physiologie.  Son  beau 
traité  deVusage  ou  de  Vutilité  des  parties  est  un  monument  élevé 
entre  l'antiquité  et  le  moyen  âge.  Inférieur  à  l'antiquité  en  beaucoup 
de  points,  le  moyen  âge  l'emporte  sur  elle  par  la  culture  de  l'alchi- 
mie, d'où  devait  sortir  la  chimie,  sans  laquelle  la  biologie  ne  serait 
point.  On  connaît  les  grands  travaux  de  la  renaissance,  les  impor- 
tantes découvertes  qui  suivirent,  et  les  prétentions  folles  de  la  phy- 
sique et  de  la  chimie,  qui  faillirent  absorber  la  médecine.  Enfin,  après 
trois  siècles  d'efforts  impuissans,  Bichat,  renouvelant  avec  succès  les 
tentatives  de  Glisson,  de  Baglivi,  de  Haller,  de  Bordeu  et  de  Hunter, 
arracha  la  biologie  à  son  état  précaire,  et  la  fonda  sur  la  connais- 
sance des  propriétés  spéciales  et  irréductibles  inhérentes  aux  tissus. 
Dès  lors  la  matière  brute  ou  inorganique  fut  nettement  distinguée  de 
la  matière  organisée  et  vivante,  laquelle,  outre  les  propriétés  phy- 
siques et  chimiques,  a  des  propriétés  inhérentes,  dont  la  manifes- 
tation constitue  la  vie,  celle-ci  n'étant,  comme  on  l'a  cru  longtemps 
et  comme  quelques-uns  continuent  de  le  croire,  ni  un  principe  ni  un 
résultat,  mais  une  simple  manifestation  des  propriétés  spéciales  de 
la  matière  organisée.  La  propriété  fondamentale,  c'est  la  nutrition, 
sans  laquelle  il  n'y  a  point  de  vie,  c'est-à-dire  point  d'activité  de 
l'organisation,  cette  activité  ne  pouvant  se  produire  que  dans  un  en- 
semble favorable  de  conditions  extérieures.  La  vie  ne  peut  donc  se 
concevoir  indépendamment  de  la  substance  organisée  qui  en  est  le 
siège  :  il  n'y  a  point  de  vie  sans  organisation;  mais  il  n'y  a  pas  né- 
cessairement vie  partout  où  il  y  a  organisation.  La  nutrition  est  la 
propriété  la  plus  générale  des  tissus  :  elle  est  le  fondement  de  la  vie 


390  REVUE  DES  DEyX  MONDES. 

organique.  L'absorption,  la  sécrétion,  le  développement,  la  repro- 
duction, autant  de  propriétés  du  même  ordre  qui  se  rattachent  à  la 
nutrition  et  en  dépendent.  La  contractilité  et  l'innervation  sont  des 
propriétés  de  la  vie  animale  ou  de  relation.  Toutes  ces  propriétés  se 
trouvent  réunies  chez  les  animaux  supérieurs,  chez  l'homme  par 
exemple,  qui  est  à  la  tête  de  la  série,  de  sorte  que  l'on  a  trois  degrés 
de  la  vie  :  végétalité,  animalité,  humanité,  qui  résument  et  embras- 
sent le  monde  organique.  Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  s'arrêter  aux 
considérations  élevées  de  l'anatomie  générale,  ni  aux  distinctions 
qu'elle  établit  entre  les  parties  simples  ou  élémentaires  (principes 
immédiats,  élémens  anatomiques),  les  tissus,  les  humeurs,  les  sys- 
tèmes et  les  appareils,  que  l'on  peut  étudier  en  allant  du  plus  simple 
au  plus  composé,  ou  en  allant  au  contraire  du  plus  composé  au  plus 
simple,  ce  qui  est  le  cas  ordinaire  dans  l'étude  de  l'organisation  ani- 
male. L'essentiel  est  de  savoir  que  la  vie  est  inséparable  des  organes 
qui  en  sont  le  siège,  et  qu'elle  suppose  l'idée  d'un  milieu  avec  lequel 
les  organes  sont  en  relation. 

Les  actes  d'ordre  organique  ou  actes  vitaux  qui  s'accomplissent 
dans  des  conditions  normales  constituent  l'état  de  santé;  mais  si 
des  influences  diverses,  internes  ou  externes,  amènent  des  troubles, 
l'état  devient  anormal,  et  c'est  la  maladie.  La  médecine  étudie  ces 
deux  états  et  se  divise  conséquemment  en  deux  parties:  l'hygiène, 
qui  surveille  la  santé  et  prescrit  les  moyens  de  l'entretenir,  et  la 
thérapeutique,  qui  applique  les  agens  propres  à  vaincre  la  maladie, 
c'est-à-dire  capables  de  ramener  l'ordre  dans  l'économie  troublée. 
L'hygiène  a  pour  point  de  départ  la  science  des  milieux,  elle  traite 
de  l'influence  réciproque  des  organes  sur  les  choses  extérieures; 
la  pathologie,  qui  aboutit  à  la  thérapeutique,  s'occupe  des  désor- 
dres survenus,  soit  dans  la  disposition  matérielle  des  parties,  soit 
dans  les  phénomènes  de  l'économie  vivante.  Toute  la  médecine 
s'appuie  de  la  sorte  sur  la  connaissance  des  modifications  que  peut 
subir  l'être  organisé,  car  toute  maladie  est  modification,  de  même 
que  toute  thérapeutique,  toute  l'efficacité  de  la  médecine  dépend 
du  judicieux  emploi  des  moyens  capables  de  modifier  l'être  vivant. 
La  maladie  n'est  donc  pas  une  abstraction,  c'est  une  réalité  :  elle 
a  un  siège  quelconque,  puisqu'elle  n'est  autre  chose  qu'une  alté- 
ration des  propriétés  normales  dans  les  parties  vivantes.  Cette  vé- 
rité, qui  est  la  base  de  la  philosophie  médicale,  a  triomphé,  grâce 
à  Broussais.  Ce  grand  homme,  continuateur  de  l'œuvre  de  Bichat, 
accomplit  la  réforme  définitive,  et  du  jour  où  il  démontra  qu'il  n'y 
a  point  de  maladies  essentielles,  le  fantôme  qu'il  poursuivait  sous 
le  nom  d'ontologie  disparut  sans  retour.  Ce  n'est  pas  sans  raison 
que  ce  réformateur  hardi  appela  la  médecine  physiologique.  En  dé- 
finitive, la  pathologie  étudie  les  mêmes  actes  que  la  physiologie. 


TICISSITUDES    ET   PROGRES    DE    LA   MEDECINE.  391 

mais  dans  des  conditions  particulières  qui  les  modifient  d'une  cer- 
taine façon,  de  sorte  que  la  physiologie  est  normale  ou  pathologique, 
suivant  qu'elle  étudie  les  actes  produits  par  des  parties  saines  ou 
par  des  parties  altérées.  On  voit  à  présent  comment  la  médecine  se 
rattache  à  la  biologie. 

Les  maladies  ne  sont  autre  chose  que  des  fonctions  troublées,  et 
la  pathologie  est  véritablement  physiologique.  Il  résulte  de  là  que 
la  médecine  a  dû  suivre  les  destinées  de  la  biologie,  et  c'est  en  effet 
ce  qui  est  arrivé.  Dans  l'antiquité,  on  voit  Galien,  mettant  à  profit 
toutes  les  découvertes  de  l'anatomie  et  les  notions  accumulées  de- 
puis Hippocrate,  faire  un  système  de  pathologie,  et,  dans  son  traité 
des  Lieux  affectés ^  résumer  tout  ce  qu'on  savait  alors  de  la  rela- 
tion qui  existe  entre  la  maladie  et  l'organe  malade.  Il  est  juste  de 
remarquer  qu'avant  Galien  les  méthodistes  s'étaient  préoccupés  du 
siège  des  maladies,  et  avaient  deviné  toute  l'importance  de  cette  idée. 
Un  curieux  parallèle,  où  Sextus  Empiricus,  philosophe  pyrrhonien, 
met  en  présence  les  méthodistes  et  les  sceptiques,  prouve  que  dans 
l'antiqiiité  il  y  eut  une  école  médicale  qui,  sans  tomber  dans  les  er- 
remens  des  seconds,  reconnut  admirablement  qu'il  fallait  renoncer 
à  l'absolu  et  se  tenir  au  relatif.  Aussi  ne  faut-il  pas  s'étonner  de  voir 
Asclépiade,  qui  prépara  cette  école,  dont  le  fondateur  est  Thémison 
de  Laodicée,  déclarer  que  la  nature,  entité  abstraite,  dont  l'école 
d'Hippocrate  avait  proclamé  l'autocratie,  n'est  pas  seulement  secou- 
rable,  mais  nuisible  :  non  solum  prodest  nalura  sed  etiam  nocetj 
dit-il  dans  Gœlius  Aurélianus.  Cette  opinion,  très  avancée  pour  le 
temps,  explique  très  bien  ce  qu' Asclépiade  avait  coutume  de  répéter, 
à  savoir  que  la  médecine  hippocratique  était  une  méditation  sur  la 
mort,  mot  dur,  mais  qui  ne  manque  point  de  justesse,  car  où  la 
nature  opère  souverainement,  l'art  peut  se  dispenser  d'intervenir, 
son  intervention  étant  dès  lors  secondaire.  Le  fait  est  que  la  nature, 
synonyme  ici  d'économie,  n'est  en  soi  ni  bonne  ni  mauvaise,  et  que 
son  influence  supposée  est  illusoire.  Accorder  à  la  prétendue  nature 
médicatrice  sagesse  et  prévoyance,  c'est  tomber  dans  un  vice  de 
logique.  Cette  providence  de  l'économie  animale,  inventée  par  les 
médecins  spiritualistes,  a  favorisé  les  illusions  de  la  médecine  expec- 
tante  et  préparé  la  voie  à  la  méthode  thérapeutique  de  Samuel  Hah- 
nemann.  C'est  en  effet  dans  la  patrie  de  Stahl  que  l'homœopathie  a 
pris  naissance. 

Le  moyen  âge  ne  changea  point  l'état  de  la  biologie,  faute  de 
nouvelles  connaissances  anatomiques  et  physiologiques.  En  revan- 
che, la  thérapeutique  et  la  matière  médicale  reçurent  des  accrois- 
semens  notables,  en  raison  des  découvertes  géographiques  et  des 
travaux  de  l'alchimie.  De  cette  époque  date  le  règne  de  la  polyphar- 
macie,  qui  est  l'usage  immodéré  et  la  multiplicité  des  remèdes,  et 


392  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

contre  lequel  réagirent  les  médecins  naturistes,  attachés  aux  tradi- 
tions hippocratiques.  Avec  la  renaissance,  tout  le  savoir  de  l'anti- 
quité, conservé  dans  les  livres,  reparut,  et  fut  bientôt  dépassé.  Ce 
fut  une  période  orageuse  pour  la  médecine,  livrée  aux  théories  am- 
bitieuses des  iatro-mathématiciens  et  des  iatro-chimistes.  Cependant 
l'anatomie  normale  faisait  chaque  jour  de  nouvelles  découvertes.  La 
pathologie  ne  pouvait  manquer  d'avoir  à  son  tour  une  anatomie, 
comme  la  physiologie  avait  la  sienne.  En  effet,  l'anatomie  patholo- 
gique, préparée  lentement  par  des  observateurs  patiens,  prit  con- 
sistance avec  Bonnet,  avec  Barrère,  et  se  révéla  enfin,  telle  qu'elle 
devait  être,  dans  le  bel  ouvrage  de  Morgagni  sur  les  causes  et  le 
siège  des  maladies.  Ce  titre  seul  était  un  manifeste,  et  contenait 
toute  une  révolution.  Appeler  l'attention  des  médecins  sur  les  lé- 
sions des  organes,  c'était  ébranler  la  croyance  traditionnelle  suivant 
laquelle  la  maladie  était  généralement  considérée  comme  quelque 
chose  d'indépendant,  d'existant  en  soi.  Ce  fut  la  gloire  de  Brous- 
sais  de  résoudre  le  problème  posé  par  Morgagni  :  sa  solution  est  dé- 
finitive, et  il  est  démontré  maintenant  que  la  maladie  n'est  autre 
chose  qu'une  altération,  une  perturbation  survenue  dans  les  tissus, 
dans  les  propriétés  ou  dans  les  fonctions  de  l'organisme,  de  sorte 
que  Broussais  a  fait  pour  la  pathologie  ce  qu'a  fait  Bichat  pour  la 
biologie,  et  ce  que  Gall  a  tenté  de  faire  pour  la  physiologie  céré- 
brale, laquelle  est  aussi  une  partie  intégrante  de  la  biologie. 

Ici  une  réflexion  se  présente.  A  la  doctrine  fondamentale  établie 
par  Broussais,  on  oppose  sans  cesse  les  travaux  de  l'anatomie  pa- 
thologique, travaux  consciencieux  et  méritoires,  dont  l'utilité  n'est 
pas  contestable,  mais  dont  l'insuffisance  est  aujourd'hui  manifeste. 
Laënnec,  observateur  exact  et  pénétrant,  est  le  véritable  chef  de 
cette  école,  et  le  seul  peut-être  des  adversaires  de  Broussais  qui 
mérite  une  considération  sérieuse  à  cause  de  sa  bonne  foi  scientifi- 
que et  de  la  fermeté  de  ses  convictions  :  l'art  médical  doit  beaucoup 
à  sa  méthode  d'exploration  pour  le  diagnostic  des  maladies.  Laën- 
nec croyait  avec  Meckel  qu'il  suffit  d'appliquer  à  la  médecine,  non 
pas  la  physiologie,  mais  l'anatomie  seulement,  persuadé  que,  pour 
étudier  et  bien  connaître  les  lésions  des  organes,  il  importe  surtout 
de  s'attacher  à  l'examen  des  formes.  En  conséquence,  son  école  se 
proclame,  à  l'exemple  du  chef,  purement  anatomique,  et  elle  s'ef- 
force de  décrire  exactement  par  des  dissections  fines  et  minutieuses 
les  produits  anormaux  ou  morbides,  sans  se  préoccuper  de  la  com- 
position anatomique  élémentaire,  à  laquelle  la  forme  est  nécessai- 
rement subordonnée,  et  de  laquelle  dépendent  tous  les  caractères  ob- 
servés dans  les  lésions  de  chaque  organe,  c'est-à-dire  les  altérations 
mêmes  de  la  substance  organisée,  en  volume,  couleur  et  consistance. 
De  la  sorte,  cette  école  fait  abstraction  de  deux  choses  capitales  : 


VICISSITUDES    ET    PROGRÈS    DE    LA   MÉDECINE.  393 

la  substance  qui  s'altère,  et  le  lieu  où  se  produit  l'altération  :  dou- 
ble condition  sans  laquelle  on  ne  saurait  acquérir  la  connaissance 
objective  de  la  lésion  que  l'on  décrit.  Partant  de  là,  les  disciples  de 
Laënnec  croient  trouver  dans  l'anatomie  pathologique,  considérée 
par  eux  comme  étant  indépendante  de  l'anatomie  normale,  une 
méthode  et  une  classification  des  maladies  fondées  sur  les  lésions 
organiques,  qu'ils  décrivent  avec  un  soin  minutieux,  mais  qu'ils  ne 
connaissent  point  en  réalité,  qu'ils  sont  incapables  d'expliquer,  en 
procédant  comme  ils  font.  En  effet,  les  lésions  des  organes  ou  de 
leurs  tissus  n'étant  que  des  modifications  morbides  de  ces  organes 
ou  de  ces  tissus  à  l'état  normal,  il  suit  de  là  qu'il  faut  de  toute 
nécessité  rattacher  la  lésion  d'une  partie  quelconque  de  l'organisme 
à  l'état  normal  de  la  partie  correspondante  dans  ses  divers  âges. 
L'anatomie  pathologique  ne  saurait  en  réalité  être  regardée  comme 
un  monde  à  part,  elle  n'est  point  indépendante  de  l'anatomie  nor- 
male; elle  est  au  contraire  naturellement  subordonnée  à  celle-ci, 
elle  lui  emprunte  ses  subdivisions  et  sa  méthode,  et  il  n'en  saurait 
être  autrement,  puisqu'elle  n'a  pas  pour  unique  office  d'étudier  les 
changemens  de  forme, -en  suivant  la  méthode  purement  descriptive, 
mais  encore  et  surtout  d'observer  les  altérations  de  structure  par 
excès,  diminution  ou  aberration.  Par  conséquent  il  n'est  pas  logique 
d'en  faire  le  fondement  de  la  médecine.  Il  est  aisé  de  comprendre 
maintenant  pourquoi  les  idées  mises  en  avant  par  les  disciples  de 
l'école  anatomique  ont  trouvé  accueil  et  faveur  auprès  des  médecms 
dits  organiciens,  du  nom  de  la  théorie  qu'ils  professent,  et  suiva:U 
laquelle  toute  maladie  se  rattache  à  la  lésion  matérielle  d'un  organe  : 
théorie  très  simple  sans  doute,  mais  radicalement  impuissante,  quoi 
qu'on  veuille  dire,  parce  que  les  moyens  ordinaires  d'investigation 
qui  sont  à  l'usage  de  ces  médecins  ne  vont  point  jusqu'à  constater  les 
altérations  de  quantité  ou  de  nature  des  parties  constituantes  des 
organes,  c'est-à-dire  des  principes  immédiats  et  des  élémens  ana- 
tomiques.  En  résumé,  organiciens  et  anatomistes  peuvent  se  donner 
la  main,  car  les  uns  et  les  autres  suivent  la  même  voie  et  s'arrêtent 
au  même  point,  subissant,  bien  qu'à  leur  insu,  l'influence  de  l'école 
médicale  que  nous  appellerons  descriptive,  dont  le  vrai  chef  est 
Pinel,  lequel  a  exagéré  dans  l'application  qu'il  en  a  faite  le  conseil 
de  Sydenham.  Ce  grand  praticien  souhaitait  que  le  médecin  s'atta- 
chât à  ce  qu'il  appelait  Vldstoire  naturelle  des  maladies,  conseil 
excellent  en  lui-même,  quoiqu'il  émane  de  Bacon,  mais  qui,  mal 
interprété  ou  pris  trop  à  la  lettre,  a  favorisé  les  tendances  naturelles 
de  certains  esprits  positifs  et  observateurs,  bien  que  disposés  aussi 
à  se  contenter  de  voir  la  superficie,  sans  aller  jusqu'au  fond  des 
choses.  Ainsi  ont  fait  et  continuent  de  faire  organiciens  et  anato- 
mistes :  ils  se  sont  fourvoyés  dans  un  chemin  sans  issue  :  on  com- 


394  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

prend  aujourd'hui  leur  impuissance  et  l'inanité  de  leurs  efforts,  et 
l'on  revient  à  la  marche  logique,  dont  les  promoteurs  sont  Hunter, 
Bichat  et  Broussais. 

Puisque  la  médecine  physiologique  a  eu  raison  de  ces  adversaires 
sérieux,  elle  n'a  pas  à  s'inquiéter  des  sectaires  qui  la  provoquent 
sur  le  terrain  de  la  thérapeutique  :  nous  voulons  parler  des  parti- 
sans de  l'homœopathie,  dont  il  suffira  de  rappeler  ici  les  prétentions 
et  les  promesses.  En  bonne  médecine,  on  procède  au  traitement 
d'une  affection  pathologique  d'après  l'axiome  d'Hippocrate  :  «  Les 
contraires  sont  guéris  par  leurs  contraires;  »  ce  qui  revient  à  dire 
que  l'état  anormal,  qui  est  la  maladie,  doit  être  modifié  par  des 
agens  capables  de  ramener  la  santé,  en  produisant  des  effets^con- 
traires  et  de  tout  point  opposés  à  ceux  de  la  cause  morbifique  :  de 
là  le  terme  à' allopathie,  qui  sert  à  désigner  cette  méthode  thérapeu- 
tique. L'homœopathie  procède  tout  autrement  :  une  maladie  étant 
donnée,  elle  s'efforce  de  produire  par  les  médicamens  une  maladie 
semblable  à  celle  qui  existe  déjà.  On  a  de  la  sorte  deux  maladies  au 
lieu  d'une  :  la  maladie  spontanée  que  l'on  veut  guérir,  et  la  maladie 
artificielle,  provoquée  en  vue  de  la  guérison.  Voilà,  en  peu  de  mots, 
comment  procèdent  en  thérapeutique  les  partisans  de  la  méthode 
homœopathique,  et  voici  comment  ils  raisonnent.  Deux  maladies 
semblables  ne  peuvent  exister  dans  le  même  organe  :  en  provoquant 
une  maladie  artificielle,  on  détruit  la  maladie  spontanée,  et  celle-ci 
étant  détruite,  on  fait  disparaître  à  volonté  la  maladie  artificielle, 
en  suspendant  en  temps  utile  le  médicament  qui  l'a  provoquée.  11 
faut  convenir  que  cette  méthode  ingénieuse  simplifie  singulièrement 
la  thérapeutique  par  les  ressources  certaines  et  infinies  qu'elle  pré- 
tend puiser  dans  la  matière  médicale.  La  grande  difficulté  dans  la 
pratique  consiste  à  trouver  des  agens  capables  de  produire  l'effet 
désiré,  difficulté  considérable  surtout  quand  on  veut  appliquer  des 
médicamens  doués  de  la  propriété  de  produire  des  symptômes  sem- 
blables à  ceux  qu'on  cherche  à  faire  disparaître  ;  mais  cette  difficulté 
a  été  prévue.  Tout  le  traitement  se  réduisant  à  combattre  les  symp- 
tômes du  mal  en  leur  substituant  les  symptômes  du  remède,  et  le  mal 
étant  produit  par  une  cause  purement  abstraite,  des  doses  minimes 
et  infiniment  petites  ont  toujours  assez  d'énergie  pour  provoquer 
sur  la  partie  souffrante  des  symptômes  un  peu  plus  intenses  que 
ceux  de  la  maladie.  De  là  les  dilutions,  et  les  globules,  et  les  frac- 
tions infinitésimales,  et  ces  élégantes  pharmacies  qui  font  tant  de 
bruit  et  qui  tiennent  si  peu  de  place.  11  n'y  a  dans  tout  cela  qu'hy- 
pothèse et  fiction  pure.  11  n'est  point  démontré  par  l'expérience 
qu'un  médicament  produise  des  symptômes  semblables  à  ceux  qui 
résultent  de  la  lésion  d'un  organe  :  elle  n'est  pas  démontrée  non 
plus,  cette  analogie  qu'on  prétend  exister  entre  l'action  d'un  médi- 


VICISSITUDES    ET   PROGRES   DE    LA   MEDECINE.  395 

cament  administré  en  santé  ou  en  maladie  et  les  symptômes  divers 
de'  telle  ou  telle  affection  pathologique.  Le  changement  déterminé 
parla  maladie  dans  nos  organes  n'est  donc  point  inaccessible  ni  in- 
visible, comme  on  le  prétend  en  homœopathie,  puisqu'il  demeure 
établi  que  la  cause  des  symptômes  morbides  perceptibles  est  un  dé- 
rangement survenu  dans  la  matière  des  tissus  ou  des  humeurs,  soit 
par  les  influences  extérieures,,  soit  par  le  jeu  même  des  parties  lésées. 
Quant  aux  doses  infinitésimales  des  médicamens,  l'effet  en  est  illu- 
soire :  elles  n'ont  point  d'antre  action  dynamique  sur  le  corps  sain  ou 
malade  que  celle  jqu'on  leur  suppose  gratuitement.  Dans  cette  mé- 
thode thérapeutique,  tout  se  réduit  en  définitive  à  laisser  les  phéno- 
mènes de  la  maladie  suivre  leur  cours  naturel  vers  une  fm  heureuse 
ou  malheureuse.  Ce  qu'on  peut  dire  de  plus  favorable  sur  ceux  qui 
appliquent  cette  méthode,  c'est  qu'ils  observent  à  la  lettre  la  seconde 
moitié  du  précepte  hippocratique  :  «  être  utile,  et  ne  pas  nuire.  » 
Encore  n'est-il  pas  rigoureusement  exact  d'affirmer  que  ceux-là  ne 
nuisent  point  dont  l'intervention  n'est  qu'apparente,  puisqu'ils  lais- 
sent agir  en  réalité  ce  qu'on  appelle  à  tort  la  bonne  nature.  Or  la 
nature,  qui  n'est  autre  chose  que  l'économie  vivante,  n'est  en  soi  ni 
bonne  ni  mauvaise,  et  ce  n'est  point  elle  qui  est  responsable,  mais 
le  médecin  chargé  de  la  diriger,  de  la  régler,  de  la  corriger  dans  ses 
écarts,  de  la  modifier  à  propos,  en  la  surveillant  sans  cesse.  Les 
médecins  attachés  à  la  méthode  préconisée  par  Samuel  Hahnemann 
négligent  les  causes  internes  des  maladies;  ils  ne  se  préoccupent 
point  des  changemens  ni  des  modifications  qu'est  susceptible  de 
subir  la  substance  organisée,  ils  affectent  même  de  n'accorder  au- 
cune attention  à  la  constitution  de  cette  substance  et  à  ses  propriétés 
inhérentes. 

Voilà  ce  qu'on  appelle  l'homœopathie.  Ce  n'est  pas  un  système, 
c'est  à  peine  une  méthode,  ou,  pour  mieux  dire,  c'est  une  combi- 
naison d'hypothèses  empruntées  à  divers  systèmes,  une  tentative 
d'innovation  où  se  fait  encore  sentir  l'influence  de  la  métaphysique 
et  du  spiritualisme  mystique,  car  le  merveilleux  y  joue  son  rôle,  et 
une  part  très  large  y  a  été  faite  au  surnaturel,  à  l'invisible,  au  mys- 
tère, à  tout  ce  qui  peut  séduire  les  esprits  faibles  ou  non  éclairés. 

L'enseignement  qu'on  doit  retirer  de  tout  ceci,  c'est  qu'en  méde- 
cine il  faut  se  garder  de  négliger  ce  qui  est  essentiel  et  fondamen- 
tal pour  courir  après  les  chimères.  Ce  sont  les  hypothèses  gratuites 
qui  séduisent  l'imagination  et  ne  sauraient  captiver  que  des  esprits 
superficiels,  peu  préoccupés  de  chercher  un  contre-poids  aux  sub- 
tilités de  la  spéculation  dans  la  connaissance  positive  des  choses 
réelles,  c'est-à-dire  dans  les  notions  objectives  sur  la  constitution 
de  l'économie  vivante,  à  l'état  normal  ou  pathologique.  C'est  par  là 
seulement  que  l'art  médical  a  été  fondé  sur  une  base  solide. 


396  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Il  reste  maintenant  à  décrire  les  maladies  et  à  les  classer  confor- 
mément à  la  notion  fondamentale  :  le  temps  accomplira  cette  œuvre; 
mais  dès  à  présent  la  médecine  est  en  possession  d'une  doctrine,  et 
renonce  naturellement  aux  systèmes  divers  qui  l'ont  tour  à  tour 
agitée,  et  dont  l'étude  appartient  à  l'histoire  de  l'art.  Nous  disons 
de  l'art,  et  c'est  à  dessein  que  nous  empruntons  ce  terme  à  Hippo- 
crate.  Ce  grand  médecin  avait  compris  que  la  médecine  n'est  point 
une  science;  elle  ne  peut  l'être,  et  n'en  prendra  jamais  le  carac- 
tère. Ce  que  poursuit  la  médecine,  ce  n'est  pas  une  vérité  scienti- 
fique, mais  un  résultat  pratique,  qui  est  double  :  conservation  de 
la  santé,  guérison  des  maladies. 

L'importance  scientifique  de  l'histoire  des  divers  systèmes  en 
médecine  est  incontestable  :  on  peut  en  juger  par  ce  rapide  coup 
d'oeil,  et  d'ailleurs  nulle  époque  n'est  peut-être  mieux  disposée  que 
la  nôtre  à  contempler  la  médecine  dans  son  passé.  Les  écoles 
n'existent  plus  que  de  nom,  et  la  tradition  va  tous  les  jours  s' affai- 
blissant. Les  vieilles  doctrines  ont  encore  des  représentans,  et  ne 
manquent  point  de  défenseurs;  mais  chaque  génération  qui  s'en  va 
emporte  avec  elle  une  bonne  partie  des  idées  surannées,  et  chaque 
génération  qui  vient  s'initie  aux  idées  nouvelles.  Que  sont  devenues 
les  théories  médicales  de  l'antiquité?  Elles  appartiennent  à  l'histoire 
et  à  la  critique,  après  avoir  disparu  sans  retour.  Où  sont  aujour- 
d'hui la  plupart  des  systèmes  de  médecine  qui  ont  agité  les  écoles 
modernes?  où  sont  les  solidistes  et  les  humoristes,  les  galénistes  et 
les  hippocratiques,  les  naturistes,  les  animistes,  les  organiciens  in- 
trépides et  les  partisans  si  divers  du  vitalisme?  où  sont  les  sectes  et 
les  partis,  les  dissidens  et  les  orthodoxes?  Dans  cette  grande  mêlée 
de  la  médecine  contemporaine,  il  y  a  en  somme  plus  de  confusion 
que  d'anarchie.  Sous  le  calme  apparent  est  la  vie,  et  ces  élémens 
de  vitalité  sont  des  élémens  d'organisation.  Laissons  les  empiriques 
s'attacher  aux  faits,  à  l'observation  et  à  l'expérience  :  les  décou- 
vertes se  font  aussi  par  eux;  à  défaut  d'œuvres  magistrales,  les 
mémoires  et  les  monographies  abondent,  et  les  spécialistes  même 
apportent  leur  contingent  à  ce  labeur  de  préparation.  On  comprend 
enfin  que  l'éclectisme  médical  est  une  vision  et  un  leurre.  Quant  au 
pyrrhonisme,  il  n'est  aucun  médecin  sensé  qui  ose  se  vanter  d'en 
faire  profession ,  et  l'on  serait  mal  venu  de  notre  temps  à  prêcher 
le  scepticisme  à  l'exemple  de  Sextus,  de  Corneille  Agrippa,  de  San- 
chez  et  de  Martin  Martinez.  C'est  que  la  médecine  est  désormais 
en  possession  d'une  doctrine,  et  qu'elle  repose  sur  une  science  cer- 
taine; par  conséquent  une  philosophie  médicale  est  possible.  Chaque 
jour,  les  idées  deviennent  plus  précises  et  plus  nettes  sur  les  pro- 
priétés des  tissus  et  sur  leur  vitalité  propre;  chaque  jour  ajoute  à 
ce  que  l'on  sait  déjà  des  variations  qu'éprouve  cette  vitalité  sous 


ViCISSITUEi'ES    ET   PROGRES    DE    LA   MÉDECINE.  397 

r influence  des  modificateurs  de  toute  sorte.  Nous  savons  que  les 
maladies  sont  des  modifications,  des  altérations  de  la  substance, 
qu'elles  ne  sont  point  essentielles,  qu'elles  ont  un  siège,  et  qu'il  est 
indispensable  de  connaître  la  relation  qui  existe  entre  les  symp- 
tômes et  l'état  des  organes,  pour  ramener  l'ordre  et  la  santé  en 
usant  à  propos  des  modifications  convenables,  car  si  les  organes 
sont  modifiés  de  manière  à  produire  la  maladie,  il  les  faut  modifier 
de  manière  à  rétablir  la  santé,  et  c'est  là  toute  la  médecine.  En  effet 
on  connaît  la  nature  d'une  maladie  si  l'on  peut  déterminer  —  quels 
sont  les  organes  qui  souffrent,  —  comment  ils  sont  devenus  souf- 
frans,  —  ce  qu'il  faut  faire  pour  qu'ils  cessent  de  souffrir.  C'est 
Broussais  qui  a  dit  cela  dans  son  Examen  des  doctrines  médicales 
et  des  systèmes  de  nosologie.  Rien  n'est  plus  vrai,  et  c'est  pour  nous 
un  devoir  de  rendre  justice  à  ce  grand  homme,  qu'on  ne  lit  guère 
aujourd'hui,  quoiqu'on  trouve  dans  ses  livres  trois  choses  qui  man- 
quent dans  les  meilleurs  de  notre  époque  :  le  génie,  les  convictions 
et  le  style. 

Broussais,  réformateur  indépendant,  a  repris  l'œuvre  de  Bichat 
et  a  consommé  l'émancipation  de  la  médecine  moderne.  Il  n'a  point 
eu  de  successeurs;  mais  son  influence  est  toujours  présente,  et  c'est 
en  vain  qu'on  voudrait  méconnaître  les  services  qu'il  a  rendus. 
Qu'importent  quelques  erreurs,  si  la  vérité  est  au  fond  de  sa  doc- 
trine, si  la  médecine  est  en  effet  physiologique,  comme  il  avait  rai- 
son de  le  prétendre?  Broussais  nous  a  délivrés  de  l'ontologie,  comme 
il  disait,  c'est-à-dire  de  la  métaphysique  creuse  des  anciennes  écoles; 
il  a  démontré  sans  réplique  l'absolue  nécessité  où  est  l'art  médical  de 
s'appuyer  sur  la  science  de  l'organisation.  Il  avait  compris  des  pre- 
miers, et  mieux  que  personne,  que  la  grande  réforme  de  Bichat  était 
le  point  de  départ  d'une  ère  nouvelle  et  marquait  la  fm  des  théories 
systématiques  qui  avaient  jusque-là  soutenu  et  agité  la  médecine. 
€'est  à  cause  de  cela  qu'il  tenta  une  appréciation  de  tous  les  sys- 
tèmes, et,  quel  que  soit  le  jugement  que  l'on  porte  sur  son  Examen^ 
on  ne  peut  contester  qu'il  n'ait  donné  une  forte  impulsion  à  la  criti- 
que médicale,  et  que  son  initiative  hardie  ne  soit  d'un  bon  exemple. 
Cet  exemple  n'a  guère  été  suivi.  Ce  n'est  pas  seulement  le  passé  qui 
fait  défaut  dans  l'enseignement  médical,  mais  encore  ce  qu'il  y  a  de 
plus  essentiel  dans  le  présent.  La  science  de  l'organisation,  qui  fait 
la  gloire  et  la  force  de  la  médecine  moderne,  n'est  pas  représentée 
dans  les  écoles  ou  ne  l'est  qu'imparfaitement;  en  elle  cependant  ré- 
sident toutes  les  conditions  essentielles  de  progrès  pour  l'art  mé- 
dical. Les  nouveaux  éditeurs  du  Dictionnaire  de  médecine  ont  eu 
raison  de  protester  contre  cette  incurie  fâcheuse  ou  plutôt  contre  ce 
dédain  calculé  et  coupable,  en  consignant  avec  discernement  et 
clarté  le  résultat  des  plus  récentes  recherches  sur  l'organisation  des 


398  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tissus,  sans  négliger  les  notions  historiques.  Ils  l'ont  fait  avec  l'au- 
torité qui  s'attache  à  leur  nom.  On  sait  assez  que  l'érudition  et  la 
critique  médicales  sont  redevables  à  M.  Littré  de  la  faveur  dont 
elles  jouissent  de  notre  temps,  et  l'on  n'ignore  pas  que  la  science 
de  l'organisation  doit  infiniment  aux  travaux  patiens  et  ingénieux 
du  docteur  Robin. 

Que  conclure  de  cette  histoire  des  systèmes  et  surtout  de  la  si- 
tuation où  se  trouve  aujourd'hui  la  médecine?  C'est  que  plus  la  mé- 
decine interrogera  son  passé,  mieux  aussi  elle  sera  informée  sur  le 
caractère  de  sa  mission  et  les  vraies  limites  de  son  domaine.  Aussi 
serait-il  fort  à  souhaiter  que  les  facultés  de  médecine,  dans  l'intérêt 
de  leur  propre  gloire  et  pour  l'avancement  de  l'art,  eussent  deux 
chaires  qui  leur  manquent,  l'une  d'anatomie  générale,  l'autre  d'his- 
toire de  la  médecine.  La  première  est  la  base  de  l'enseignement  mé- 
dical, la  seconde  en  est  le  complément  nécessaire.  De  la  sorte  les 
écoles  acquerraient  un  caractère  scientifique  et  littéraire,  et  les  es- 
prits cesseraient  d'être  uniquement  dirigés  vers  la  pratique  qui  les 
absorbe  et  les  rapetisse.  Ce  double  enseignement,  introduit  dans  les 
trois  facultés  supérieures  de  Paris,  de  Montpellier  et  de  Strasbourg, 
aurait,  entre  autres  avantages,  celui  de  donner  une  plus  grande  im- 
portance à  chacun  de  ces  corps  enseignans,  dont  l'autorité,  il  faut  le 
reconnaître,  va  tous  les  jours  s' affaiblissant.  En  outre,  les  rivalités 
mesquines  que  la  tradition  perpétue  entre  les  écoles  médicales,  et  qui 
n'ont  plus  de  raison  d'être  que  dans  le  passé,  disparaîtraient  pour 
faire  place  à  une  émulation  féconde,  si  la  réforme  de  l'enseignement 
amenait  partout  l'uniformité  des  doctrines.  Les  disputes  entre  vita- 
listes  et  organiciens  offrent  désormais  peu  d'intérêt  et  surtout  peu 
d'utilité.  La  médecine,  telle  que  l'a  faite  la  science  moderne,  n'ac- 
cepte pour  défenseurs  ni  spiritualistes  ni  matérialistes  :  elle  échappe 
aux  hypothèses  de  la  métaphysique  aussi  bien  qu'à  celles  de  la 
physique  et  de  la  chimie.  C'est  sur  la  connaissance  des  élémens 
qui  constituent  l'ensemble  de  l'économie  vivante  que  reposent  les 
plus  solides  fondemens  de  ra.rt  de  guérir,  et  il  est  fort  à  regretter 
que  cette  idée  n'ait  pas  encore  pénétré  dans  les  écoles  ni  dans  les 
académies.  Si  la  science  de  l'organisation  était  officiellement  ensei- 
gnée dans  les  facultés  de  médecine,  elle  aurait  pour  premier  résul- 
tat de  faire  disparaître  des  abus  qui  n'amènent  que  trop  souvent 
des  scandales.  Ni  la  médecine,  ni  la  chirurgie  n'accepteraient  le 
défi  des  charlatans,  et  les  inventeurs  de  spécifiques  ne  seraient  plus 
admis  sans  réflexion  à  instituer  des  expériences  dangereuses  pour 
les  malades  et  compromettantes  pour  les  médecins  qui  les  autori- 
sent. Quand  il  sera  scientifiquement  démontré  dans  les  écoles  qu'il 
faut  des  agens  particuliers  pour  agir  sur  des  lésions  particulières, 
il  ne  sera  plus  permis  d'attendre  d'un  seul  spécifique  une  action 


VICISSITUDES    ET   PROGRES    DE    LA   MEDECINE.  399 

efficace  sur  toute  sorte  de  maux.  Prenons  un  exemple  :  le  mot 
cancer  représente  pour  tout  le  monde  une  aflection  meurtrière  et 
généralement  réputée  incurable.  Or  ce  mot  n'est  qu'un  terme  gé- 
nérique, indistinctement  appliqué,  et  par  suite  improprement,  à 
des  altérations  diverses  de  la  substance  organisée.  S'il  demeure 
établi  qu'aux  altérations  de  diverse  nature  il  faut  appliquer  des 
remèdes  de  diverse  nature,  il  est  absurde  en  bonne  logique  mé- 
dicale d'admettre  et  même  de  supposer  qu'un  remède  unique,  effi- 
cace dans  des  cas  bien  déterminés,  puisse  convenir  également  à 
des  affections  différentes,  bien  que  comprises  sous  le  même  nom.  11 
y  a  Là  une  question  de  relation  directe,  ou  plutôt  de  corrélation 
nécessaire  entre  l'agent  et  l'acte,  question  de  causalité,  parfaite- 
ment négligée  dans  les  écoles,  et  pourtant  capitale  en  physiologie 
et  en  tliérapeutique,  non  moins  importante  pour  l'intelligence  des 
actes  et  des  phénomènes  de  l'économie  vivante  à  l'état  normal 
que  pour  la  parfaite  connaissance  de  la  production  des  maladies  et 
de  l'action  des  remèdes.  Qu'est-ce  en  effet  que  la  pathologie  géné- 
rale sans  la  science  de  l'organisation?  Or  la  pathologie  générale, 
c'est  la  chaire  philosophique  par  excellence,  celle  qui  enseigne  l'en- 
semble des  doctrines  qui  constituent  la  philosophie  médicale,  et 
c'est  précisément  à  cause  de  ses  attributions  qu'elle  doit  s'appuyer 
de  toute  nécessité  sur  la  science  mère  qui  sert  de  base  à  toute  la 
médecine,  et  qu'elle  doit  s'aider  aussi  des  notions  historiques  et  de 
l'expérience  du  passé.  Placée  ainsi  entre  l'anatomie  générale  et 
l'histoire  de  la  médecine,  et  acquérant  dès  lors  un  caractère  à  la 
fois  plus  scientifique  et  plus  critique,  elle  sort  de  l'isolement  fâcheux 
où  elle  est  aujourd'hui,  et  son  importance,  qui  est  grande,  s'accroît 
encore,  se  fortifie  de  l'aide  de  ses  deux  auxiliaires.  On  ne  saurait 
bien  comprendre  en  effet  ce  qu'il  y  a  de  plus  élevé  dans  la  méde- 
cine, si  l'on  ne  l'embrasse  tout  entière,  suivant  le  conseil  d'Hippo- 
crate,  c'est-à-dire  si  l'on  ne  connaît  à  fond  les  derniers  résultats 
obtenus  par  la  science  et  si  l'on  ne  sait  pas  en  même  temps  com- 
ment on  a  pu,  après  une  élaboration  continue,  arriver  péniblement 
au  terme  actuel.  Ce  n'est  pas  tout  :  il  y  a  des  maladies  qui  ne  nous 
sont  connues  que  par  l'expérience  des  anciens,  et  quand  il  n'y  au- 
rait que  ce  motif  d'étudier  le  passé  et  de  le  bien  connaître,  il  devrait 
être  suffisant  pour  nous  démontrer  l'importance  et  l'utilité  de  l'his- 
toire médicale.  Aussi  faut-il  savoir  beaucoup  de  gré  aux  deux  au- 
teurs du  Bictionnalre  de  médecine  d'avoir  fait  la  part  de  la  patho- 
logie historique.  C'est  un  complément  précieux  qui  ajoute  encore 
à  la  valeur  d'une  encyclopédie  médicale,  remarquable  surtout  par 
ses  tendances  et  par  l'unité  des  doctrines. 

Des  principes  et  l'unité,  voilà  ce  qui  manque  à  la  médecine,  telle 
qu'on  l'enseigne  aujourd'hui  dans  les  écoles.  Il  est  fâcheux  pour 


AOO  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Fart,  non  moins  que  pour  la  profession,  qu'il  en  soit  ainsi,  car  l'art 
perd  tous  les  jours  le  caractère  scientifique  qu'il  devrait  acquérir, 
et  faute  de  ce  caractère,  qui  fait  sa  force,  la  profession  n'a  plus  le 
prestige  qu'elle  devrait  avoir.  L'empirisme  fait  des  progrès  inces- 
sans  et  rapides;  Il  nombre  des  empiriques  se  multiplie  de  plus  en 
plus.  Malgré  ses  accroissemens  considérables  et  ses  précieuses  con- 
quêtes, la  médecine  ne  parvient  donc  pas  à  convertir  les  incrédulss 
qui  mettent  en  doute  l'efficacité  de  ses  moyens.  Quant  aux  méde- 
cins, uniquement  occupés  de  la  pratique,  comme  d'un  métier  qui 
les  fait  vivre,  ils  s'inquiètent  fort  peu  des  questions  de  doctrine; 
n'ayant  plus  conscience  de  leur  valeur  scientifique,  ils  voient  lear 
importance  décroître  pour  avoir  oublié  le  rôle  qui  leur  convient.  Ge 
qui  est  aujourd'hui  trop  évident,  c'est  que  l'éducation  philosopti- 
que  qu'ils  reçoivent  est  imparfaite  ou  vicieuse  :  on  aborde  l'étude 
de  la  médecine  sans  préparation  sérieuse,  et  la  culture  littéraire 
est  insuffisante  aussi  bien  que  la  culture  scientifique.  Ge  qu'il  y  a 
de  plus  fâcheux,  c'est  que  l'enseignement  médical,  tel  qu'il  est  éta- 
bli, ne  remédie  point  à  ces  vices  d'éducation,  qu'il  serait  possi- 
ble d'atténuer,  en  attendant  des  réformes  radicales  et  urgentes,  si 
les  facultés  de  médecine  étaient  véritablement  des  écoles,  c'est-à- 
dire  si  dans  chacune  d'elles  ceux  qui  reçoivent  les  leçons  des  maî- 
tres trouvaient  ce  qui  manque  également  partout  :  des  règles  pour 
la  direction  de  l'esprit,  des  principes  scientifiques,  des  doctrines 
fondées  sur  ces  principes,  avec  une  théorie  fondée  sur  ces  doc- 
trines. De  tout  cela  naît  l'unité,  c'est-à-dire  la  plénitude  d'une  con- 
ception vraie,  capable  de  satisfaire  l'esprit,  de  le  convaincre,  de 
l'affermir  et  de  donner  à  ceux  qui  exercent  la  médecine,  aussi  bien 
qu'à  ceux  qui  l'enseignent,  les  convictions  qui  manquent  à  tous,  et 
sans  lesquelles  il  n'y  a  point  de  force.  On  ne  fait  ici  qu'exprimer  les 
regrets  de  quelques  amis  sincères  de  la  médecine  :  quant  à  leurs 
vœux,  un  enseignement  complet  de  la  philosophie  médicale  pour- 
rait y  répondre;  mais  comment  l'obtenir  tant  qu'on  n'enseignera 
point,  à  côté  de  la  pathologie  générale,  la  science  de  l'organisation 
et  l'histoire  de  la  médecine?  L'expérience  du  passé  contrôlée  par  la 
critique,  tel  est  le  vrai  fondement  de  la  médecine  moderne. 

Si  le  lecteur  nous  a  suivi  jusqu'au  point  où  nous  voulions  le  con- 
duire, —  c'est-à-dire  l'époque  actuelle,  —  il  doit  comprendre  main- 
tenant que  la  véritable  critique  médicale  était  incompatible  avec 
l'existence  simultanée  de  tant  de  systèmes  divers.  La  biologie  n'exis- 
tait point  il  y  a  soixante  ans;  depuis  qu'elle  existe,  la  médecine  a 
trouvé  un  fondement  solide,  une  base  inébranlable,  une  philosophie 
propre,  dont  le  principe  est  celui-ci  :  la  maladie  n'est  qu'une  alté- 
ration des  propriétés  normales  des  parties  vivantes.  Avec  ce  prin- 
cipe, la  marche  de  l'art  est  tracée,  et  prévue  la  direction  qu'il  doit 


VICISSITUDES    ET   PROGRES    DE    LA    .MEDECINE.  401 

suivre,  de  même  qu'est  devenu  possible  ce  qui  ne  l'était  point,  sa- 
voir le  jugement  du  passé  par  le  présent,  c'est-à-dire  la  critique 
médicale  ou  la  philosophie  médicale  appliquée  à  l'histoire.  Ce  terme 
suprême  a  été  atteint  par  l'application  rationnelle  et  expérimentale 
de  la  physiologie  à  la  pathologie.  C'est  le  dernier  système  auquel 
la  médecine  puisse  arriver,  et  depuis  que  ce  système  a  pris  consis- 
tance, tous  les  autres  sont  tombés  en  désuétude,  n'ayant  plus  de 
raison  d'être  dans  le  présent.  Aussi  n'y  a-t-il  plus  aujourd'hui  di- 
versité de  partis  ni  de  sectes,  et  parmi  tant  de  médecins  en  renom, 
on  ne  saurait  citer  un  chef  d'école. 

Que  conclure  de  tout  cela,  sinon  que  le  moment  est  venu  de  relire 
attentivement  les  annales  de  l'art  pour  les  élever  jusqu'à  la  majesté 
de  l'histoire?  Notre  siècle  est  propice  aux  travaux  de  cette  nature, 
où  l'esprit  philosophique  et  critique  trouve  son  emploi.  D'ailleurs 
nous  ne  sommes  pas  uniquement  entraînés  de  ce  côté  par  un  instinct 
de  curiosité  et  de  libre  examen.  Tout  en  avançant  d'un  pas  rapide 
et  précipité,  nous  reportons  volontiers  nos  regards  en  arrière,  et  en 
mesurant  l'espace  parcouru  et  l'horizon  sans  limites,  nous  compre- 
nons que  l'avenir  même  est  en  partie  dans  le  passé;  de  fait,  la  tra- 
dition peut  éclairer  et  affermir  notre  marche.  La  science  moderne 
est  sœur  de  la  science  antique,  et  celle-ci  contenait  en  germe  tous 
les  fruits  qu'a  produits  celle-là.  Il  ne  faut  pas  chercher  ailleurs  le 
charme  qui  s'attache  aux  études  historiques.  Nous  nous  sentons  en- 
traînés vers  les  hommes  des  anciens  temps,  parce  que  nous  venons 
d'eux;  nous  leur  devons  ce  que  nous  sommes  :  d'autres  mains  que 
les  nôtres  ont  planté  cet  arbre  de  la  civilisation  que  nos  soins  entre- 
tiennent, et  il  est  juste  que,  nous  abritant  à  son  ombre,  nous  don- 
nions un  souvenir  à  ceux  qui  l'ont  vu  naître  et  qui  l'ont  cultivé 
dans  ses  jeunes  années.  C'est  ainsi  que  le  cœur  intervient  pour  sa 
part  dans  les  choses  de  l'esprit.  D'ailleurs  une  fierté  bien  légitime 
se  mêle  à  ce  sentiment  de  gratitude.  L'héritage  transmis  a  reçu  de 
nous  de  notables  accroissemens.  On  ne  sait  pas  encore,  ou  plutôt  on 
oublie  tout  ce  que  l'humanité  doit  à  la  médecine  et  ce  que  les  mé- 
decins de  tous  les  temps  ont  fait  pour  le  bien  commun.  Les  ser- 
vices rendus  par  l'art  médical  sont  une  des  plus  belles  pages  de 
l'histoire.  Aux  épidémies  meurtrières  qui  ravageaient  jadis  les  po- 
pulations, aux  maladies  dites  pestilentielles  qui  se  succédaient  sans 
relâche  et  sévissaient  avec  furie,  aux  préjugés  fanatiques,  à  l'igno- 
rance superstitieuse  qui  condamnait  à  la  torture  ou  au  feu,  à  la  po- 
tence ou  à  l'infamie,  de  prétendus  sorciers,  des  possédés,  des  éner- 
gumènes,  de  pauvres  malheureux  dont  la  raison  était  aliénée,  à  tous 
les  fléaux  en  un  mot  qui  atteignent  le  corps  et  i'intelUgence,  une  ci- 
vilisation plus  humaine  a  mis  un  terme;  mais  si  le  mal  a  été  amoin- 

TOME   XXIV.  2Ô 


a02  REVUE    DES   DEUX   MOxXDES. 

dri,  si  les  souffrances  ont  été  allégées,  si  l'humanité  a  été  succes- 
sivement soulagée,  régénérée,  améliorée,  préparée  à  une  condition 
meilleure,  on  le  doit  surtout  à  la  médecine,  dont  l'intervention  est 
permanente  et  secourable.  Des  fléaux  destructeurs  ont  été  par  elle 
anéantis;  des  maux  hideux  et  terribles  ont  été  conjurés,  domptés 
ou  détruits  par  de  puissans  spécifiques  :  le  mercure,  le  quinquina, 
l'opium,  l'inoculation  d'abord,  puis  la  vaccine,  puis  l'éther  et  le 
chloroforme,  qui  endorment  la  douleur,  et  tant  d'autres  bienfaits 
anciens  et  récens  répondent  éloquemment  aux  ignorans  et  aux  dé- 
clamateurs.  L'hygiène  est  désormais  entrée  dans  la  civilisation,  et 
l'hygiène,  partie  constituante  de  la  médecine,  est  effectivement  un 
élément  vital  et  civilisateur,  un  complément  de  la  morale.  La  dé- 
mence a  trouvé  des  asiles  et  des  soins  éclairés,  et  les  aliénés,  que 
l'on  considérait  autrefois  comme  des  êtres  dangereux  et  malfaisans, 
ont  été  arrachés  à  un  traitement  irrationnel,  pour  ne  plus  être  un 
objet  de  dérision.  Dans  les  cas  graves  et  épineux,  où  la  vie  de 
l'homme  est  en  jeu  ou  tout  au  moins  sa  liberté,  la  justice  s'éclaire 
à  propos-  des  conseils  de  l'art  salutaire,  de  sorte  que  la  médecine 
intervient  partout,  à  chaque  instant,  efficacement  pour  le  bien  de 
tous.  Son  intervention  est  donc  utile,  et  partant  nécessaire.  A  toutes 
ces  preuves  ajoutons  un  fait  sans  réplique.  Depuis  la  révolution, 
les  tables  de  mortalité  en  font  foi,  la  durée  moyenne  de  la  vie  s'est 
augmentée  de  huit  ans  et  plus,  et  cependant  depuis  la  révolution 
le  nombre  des  médecins  s'est  accru  en  proportion  de  la  population, 
qui  est  plus  considérable.  Or  il  est  reconnu  que  les  améliorations 
introduites,  d'où  provient  cette  augmentation  dans  la  durée  moyenne 
de  la  vie,  l'ont  été  surtout  par  les  médecins.  Sans  nous  laisser  aller 
aux  exagérations  paradoxales  de  quelques  rêveurs,  qui  promettent 
à  l'homme  une  longévité  impossible,  nous  croyons  fermement  que 
la  médecine  peut  et  doit  rendre  encore  d'immenses  services  à  l'hu- 
manité, d'autant  que  par  le  caractère  de  plus  en  plus  scientifique, 
de  plus  en  plus  positif,  qu'elle  prend  tous  les  jours,  elle  ne  peut 
manquer  de  devenir  encore  plus  active  et  plus  efficace.  Que  les  mé- 
decins se  préoccupent  donc  de  la  science  de  l'organisation  et  de  la 
vie,  fondement  de  la  médecine;  qu'ils  méditent  sur  le  passé  de  l'art; 
qu'ils  songent  aux  destinées  qui  l'attendent,  et  qu'ils  se  préparent 
ainsi  au  rôle  qui  leur  appartient  dans  la  société.  Leur  mission  sera 
véritablement  remplie. 

J,-M.   GUARDIA. 


LES   DEUX   KEAN 


CINQUANTE  m  DE  LA  VIE  DRAMATIQUE  EN  ANGLETERRE. 


The  Life  and  Theatncal  Times  of  Charles  Kean,  F.  S.  A.  including  a  Sumraary  of  tlie  Englislt 
Stage  for  the  last  fifty  years,  etc.,  by  John  William  Cole;  iu  two  vols.  London,  Richard 
Bentley,  1859. 


I. 


L'Irlandais  Grattan,  —  non  l'orateur,  mais  le  romancier,  —  ra- 
conte dans  ses  Souvenirs  comment,  pauvre  sous-lieutenant  en  gar- 
nison à  Waterford,  en  Irlande,  il  entra  certain  soir  dans  le  misérable 
théâtre  de  cette  ville.  L'affiche  promettait  le  Hamlel  de  Shakspeare 
avec  tous  ses  personnages.  Ces  derniers  mots  signifiaient  que  le  héros 
de  la  pièce,  le  prince  de  Danemark  en  personne,  ne  serait  pas  sup- 
primé cette  fois,  comme  il  l'était  trop  souvent,  non  faute  d'un  acteur 
en  état  de  le  représenter,  mais  sous  le  prétexte  assez  original  que 
ce  rôle  est  ((  parasite  )>  et  ne  sert  à  rien  dans  la  pièce.  Grattan  et  un 
de  ses  camarades  prirent  donc  place  dans  une  loge;  mais  le  spectacle 
les  intéressa  fort  peu  jusqu'au  moment  où  Hamlet  et  Laertes  se  mi- 
rent en  garde.  Nos  deux  militaires  furent  alors  tout  yeux  sinon  tout 
oreilles.  Laertes  était  un  beau  garçon  de  cinq  pieds  six  pouces,  et 
qui,  rehaussé  par  d'énormes  talons,  semblait,  en  face  de  son  anta- 
goniste, un  véritable  géant.  Celui-ci,  petit,  maigre,  pâle,  nerveux, 
agile,  bien  qu'il  maniât  son  épée  d'une  mam  experte,  et  que  son  jeu 
serré  annonçât  la  grande  habitude  des  salles  d'armes,  commit  ce- 
pendant une  ou  deux  erreurs  dont  s'égaya  un  peu  haut  le  compa- 


l^0^  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

gnon  de  Grattan.  «  Le  petit  Hamlet,  dit  celui-ci,  jeta  sur  nous  un 
regard  irrité,  tout  en  continuant  de  parer  les  coups  de  son  adver- 
saire. Ses  poses  étaient  nobles,  sa  fierté  ne. manquait  pas  de  grâce. 
Il  laissa  s'épuiser  son  adversaire  en  efforts  impétueux  et  maladroits, 
puis  tout  d'un  coup,  le  poussant  à  fond  et  sans  lui  laisser  une  se- 
conde de  répit,  il  le  cribla  de  bottes  en  maître  consommé,  habitué 
aux  feintes  les  plus  habiles...  Au  sortir  de  là,  fort  surpris  comme 
on  peut  le  croire,  nous  interrogeâmes  la  vieille  femme,  hélas!  trop 
inoccupée,  qui  avait  mission  de  recevoir  l'argent  à  la  porte  du 
théâtre  :  —  Connaissez-vous,  lui  demandai-je,  l'acteur  qui  jouait 
Hamlet?  —  Ah!  M.  Kean?..  Sans  doute,  sans  doute...  C'est  le  meil- 
leur de  nos  arlequins.  Il  compose  des  pantomimes  charmantes  et 
chante  à  ravir...  » 

Ce  n'étaient  point  là,  tant  s'en  faut,  tous  les  mérites  de  cet  arle- 
quin exceptionnel.  Après  avoir  déclamé  Richard  III  ou  Macbeth^  il 
exécutait  (parfois  sur  la  corde)  une  danse  bouffe.  Entre  deux  chan- 
sons populaires,  il  donnait  une  leçon  d'escrime  ou  de  boxe,  ou  d'é- 
quitation,  vrai  factotum  dramatique,  maître  en  toute  espèce  de 
fancyy  en  tout  genre  de  sport.  Tous  ces  métiers,  toutes  ces  indus- 
tries, l'avaient  laissé,  le  laissaient  encore  pauvre  diable.  Marié  dès 
l'âge  de  vingt  ans  à  une  femme  plus  âgée  que  lui,  que  le  hasard  lui 
avait  fait  rencontrer  sur  les  planches  de  quelque  théâtre  de  pro- 
vince, il  avait  vainement  essayé  d'en  faire  une  comédienne  de  quel- 
que valej/it.  Mary  Chambers  n'avait  aucune  vocation  pour  la  profes- 
sion que  la  misère  lui  avait  fait  embrasser.  Elle  ne  comprenait  rien 
au  théâtre ,  rien  non  plus  au  talent  de  son  mari  :  excellente  femme 
du  reste  et  mère  dévouée;  mais  elle  ne  contribuait  en  rien  aux 
charges  du  ménage,  et  l'homme  qui  devait  un  jour  devenir  le  pre- 
mier comédien  de  l'Angleterre,  ne  gagnait,  à  grand'peine  pour  lui, 
sa  femme  et  ses  deux  enfans,  que  25  shillings,  ou  environ  30  francs 
chaque  semaine. 

On  n'est  d'accord  ni  sur  l'époque  fixe  de  sa  naissance,  ni  sur  sa 
mystérieuse  origine.  Les  uns  le  font  naître  le  17  mars  1787,  les 
autres  en  novembre  1790.  En  disant  qu'il  épousa  Mary  Chambers 
en  juillet  1808,  «  à  l'âge  de  vingt  ans,  »  le  biographe  actuel  de  son 
fds,  —  sans  doute  bien  informé,  —  s'écarte  de  l'une  et  de  l'autre 
\  ersion,  mais  se  rapproche  de  la  première  plus  que  de  la  seconde. 
Le  doute  qu  il  laisse  planer  sur  la  généalogie  de  Kean  n'est  pas  moins 
singulier,  vu  les  rapports  intimes  qu'il  déclare  avoir  entretenus  avec 
les  principaux  membres  cfeJa  famille.  Ceux  de  nos  lecteurs  qui  con- 
naissent la  belle  histoire  IrAngleterre  de  lord  Macaulay  se  souvien- 
nent sans  doute  du  rôle  important  et  assez  noble  qu'il  y  fait  jouer  à 
l'un  des  principaux  chefs  de  l'aristocratie  whig,  George  Savile,  mar- 


LES    DEUX   KEAN.  â05 

quis  de  Halifax.  De  lui  viendraient  les  deux  Kean,  s'il  fallait,  comme 
le  premier,  accepter  sur  parole  l'assertion  d'une  femme  qui  le  reven- 
diqua pour  fils,  et  dont,  en  cette  qualité,  il  soutint  la  vieillesse  misé- 
rable (1).  Une  autre  tradition,  qui  n'est  pas  plus  improbable  que 
la  première,  attribue  à  l'un  des  derniers  ducs  de  Newcastle  la  nais- 
sance du  grand  tragédien,  fruit  de  ses  relations  passagères  avec  une 
actrice  en  sous-ordre,  miss  Tidswell.  Membre  du  comité  de  Drury- 
Lane  et  questionné  à  brûle -pourpoint  sur  ce  sujet  délicat  par  un 
de  ses  nobles  collègues  (l'honorable  Douglas  Kinnaird),  le  duc  se 
tira  d'affaire  par  une  réponse  évasive  et  polie  :  «  Voilà,  dit-il,  la 
première  fois  que  j'entends  parler  de  ceci;  mais  je  serais  très  fier 
d'avoir  donné  le  jour  à  un  homme  aussi  remarquable.  )> 

Ce  n'était  peut-être  pas  exactement  là  ce  qu'eût  répliqué  sa  grâce 
quelques  années  plus  tôt,  si  on  eût  voulu,  de  façon  ou  d'autre, 
l'affilier  à  un  misérable  cabotin  qui  traînait  de  ville  en  ville  une  fa- 
mille en  haillons.  Cinq  années  entières,  à  partir  de  1808,  une  mi- 
sère laborieuse  resta  le  lot  d'Edmund  Kean.  Howard,  l'aîné  de  ses 
deux  fils  et  le  plus  aimé,  traversa  une  bien  courte  existence  sous  l'in- 
fluence funeste  de  ce  vagabondage  sans  trêve  qui  semblait  lui  pro- 
mettre un  si  rude  avenir.  Né  à  Swansea  en  1809,  il  mourut  à  Dor- 
chester  en  1813.  Le  deuil  de  cet  enfant  était  encore  dans  le  cœur  de 
son  père,  —  nous  le  verrons  bientôt,  —  lorsque  brilla  devant  ses 
yeux  le  premier  sourire  de  la  fortune.  Il  avait  rencontré  à  Harrow 
le  docteur  Drury,  qui,  démêlant  et  devinant  à  quelques  scintille- 
mens  épars  la  valeur  de  ce  diamant  encore  brut,  le  recommanda 
au  directeur  du  théâtre  qui,  singulier  hasard,  porte  le  même  nom 
que  ce  dilettante  bien  avéré  (2).  Un  misérable  engagement  lui  fût 
ainsi  accordé;  mais  le  chiffre  du  salaire  stipulé  lui  importait  assez 
peu.  «  Qu'ils  me  mettent  une  fois  devant  la  rampe  du  vieux  Drury ^ 
disait-il,  et  je  leur  montrerai  ce  que  je  vaux.  » 

Le  ((  vieux  Drury  »  n'était  point  alors,  tant  s'en  faut,  en  veine  de 
prospérité.  Les  bons  comédiens,  les  actrices  charmantes  ne  luv  man- 
quaient pas  cependant.  Il  avait  Elliston,  l'élégant  successeur  de 
Garrick;  il  avait  Bannister,  le  matelot  comique  par  excellence,  Wal- 
lack,  que  nous  avons  vu  disputer  à  Macready  les  suffrages  parisiens; 

(1)  Le  marquis  de  Halifax  laissa  un  fils  naturel,  Henry  Carey,  qui  a  sa  place  dans  les 
annales  du  théâtre  anglais  comme  auteur  de  quelques  drames  très  populaires  et  de  vers 
libres  que  bien  des  gens  savent  encore  par  cœur.  Henry  Carey,  qui  se  suicida  en  1743, 
laissa,  lui  aussi,  un  fils,  George  Savile  Carey,  dont  la  fille,  Anna  Carey,  est  justement  la 
personne  à  qui  nous  venons  de  faire  allusion.  Si  elle  n'inventa  point,  dans  des  vues 
intéressées,  l'histoire  à  laquelle,  par  orgueil  peut-être,  Kean  voulut  ajouter  foi,  il  était 
donc  l'arrière-petit-fils  du  marquis  de  Halifax. 

(2)  Drury-Lane.  Nous  ne  savons  si  le  hasard  seul  a  produit  cette  remarquable  coïn- 
cidence entre  le  nom  du  protecteur  de  Kean  et  celui  de  ce  théâtre. 


406  BEVUE    DES    DEUX   MONDES. 

il  avait  miss  Diincan  (depuis  mistress  Davison),  réputée  la  première 
dans  les  grands  rôles  de  la  haute  comédie  (1).  Miss  Kelly,  miss 
Mellon  (dep'uis  duchesse  de  Saint-Albans),  faisaient  partie  de  cette 
excellente  phalange;  mais  elle  était  mal  dirigée,  bien  que  le  comité 
de  patronage  fût  présidé  par  l'éloquent  Whitbread,  et  qu'il  comptât 
lord  Byron  parmi  ses  membres.  Aussi  les  dettes  étaient-elles  énormes 
et  la  faillite  imminente  au  moment  où  le  sort,  devenu  plus  clément, 
lui  envoyait  le  vaillant  champion  destiné  à  balancer  l'ascendant  du 
théâtre  rival,  Covent-Garden ,  où  les  Kemble,  avec  Charles  Young^ 
et  miss  O'Neill  (2),  avaient  peu  à  peu  conquis  une  prééminence  in- 
contestée. 

Le  26  janvier  181  A,  —  date  mémorable  dans  les  annales  drama- 
tiques de  la  Grande-Bretagne,  —  quelques  semaines  après  être  en- 
tré à  Londres  dans  une  charrette  de  roulier,  faute  d'un  véhicule  plus 
économique,  Edmund  Kean  obtint  enfin  cette  épreuve  suprême  qu'il 
appelait  depuis  des  années  avec  tant  de  confiance  et  d'ardeur.  Le 
récit  que  Grattan  a  donné  de  cette  mémorable  soirée  est  plein  d'a- 
nimation, de  détails  saisissans.  On  y  voit  le  jeune  acteur  traversant 
les  rues  désertes  et  glacées,  portant  sous  son  bras  un  petit  paquet  de 
bardes,  le  costume  de  Shylock  dans  le  Merchant  ofVenice.  Il  arrive- 
La  salle  est  déserte.  Le  souffleur,  qu'il  rencontre  dans  les  coulisses, 
le  salue  de  ces  mots  ironiques  :  Domus  modeste!  ce  qui,  dans  le  jar- 
gon du  lieu,  signifie  :  «  Nous  n'avons  personne!  »  Puis  la  toile  se  lève 
pour  quelques  douzaines  de  spectateurs  éparpillés  sur  les  banquettes 
du  parterre  ou  perdus  dans  l'obscurité  des  loges.  Tout  est  triste, 
inanimé,  lamentable,  décourageant.  Les  acteurs  mécontens  débitent 
machinalement  leurs  tirades  écourtées.  Ainsi  commence  le  drame, 
ainsi  s'engage  la  lutte.  Le  docteur  Drury,  le  bienveillant  protecteur, 
était  là,  paraît-il,  le  cœur  battant,  la  gorge  serrée,  partageant  les 
angoisses  qu'il  devait  supposer  à  ce  pauvre  hère  chargé  de  famille, 
dont  l'existence  tout  entière  venait  ainsi  se  jouer  à  pair  ou  non  sur 
cette  plate-forme  hasardeuse.  «  Je  pouvais  à  peine  respirer  au  mo- 
ment où  vous  entrâtes  en  scène,  disait-il  à  Kean  le  lendemain  ;  mais 
à  peine  (iûez-vous,  placé ,  la  main  sur  le  pommeau  de  votre  canne,  je 
vis  que  tout  allait  bien.  » 

La  première  partie  du  rôle  qu'il  jouait  ce  soir-là  convenait  mer- 
veilleusement au  génie  de  Kean.  Dès  que  Shylock,  l'usurier  sans 
entrailles,  est  en  face  du  généreux  et  loyal  Antonio,  une  haine 

(i)  Elle  avait  succédé  à  miss  Farren,  devenue  comtesse  de  Derby,  et  rivalisé  avec  mis- 
tress  Jordan,  dont  les  tragiques  infortunes  sont  si  connues.  Les  Mémoires  de  cette 
derni«>re  existent,  écrits  par  Boaden,  et  dans  le  cimetière  de  Saint-Cloud,  à  l'ombre 
d'un  acacia,  sa  tombe  se  voit  encore,  dilapidée  par  le  temps. 

(2)  Mariée,  en  1820,  à  sir  William  VVrixon  Beecher. 


LES    DEUX   KEAN.  A 07 

sourde,  implacable,  fermente  en  lui.  Les  mépris  qu'il  a  subis  en 
silence,  la  rancune  qui  s'est  amassée  en  son  cœur,  ses  souvenirs 
saignans,  son  âpre  soif  de  vengeance,  s'expriment  d'abord  en  sour- 
dine, en  a  parie  contenus,  mais  terribles;  puis,  certain  qu'on  a 
besoin  de  lui,  s' enhardissant  peu  à  peu,  redressant  par  degrés  son 
humble  attitude,  il  laisse  déborder  sur  ses  lèvres  le  trop-plein  de  sa 
bile  amère;  c'est  alors  que  vient  cette  apostrophe,  où  Kean  enleva 
du  premier  coup  son  misérable  auditoire  : 

«  Signor  Antonio,  ce  n'est  pas  une  fois,  mais  mille,  que,  dans  les  groupes 
du  Rialto,  vous  avez  pris  à  partie  et  ma  richesse  et  mes  façons  de  spéculer. 
.rai  courbé  Tépaule  patiemment  sous  ces  railleries  ;  souffrir  n'est-il  pas  le 
lot  de  toute  notre  race?  Vous  m'appeliez  mécréant,  loup-cervier,  coupe- 
gorge,  et  crachiez  avec  mépris  sur  ma  casaque  de  Juif,  le  tout  parce  que  je 
me  sers  à  mon  gré  de  ce  qui  est  mien.  A  merveille I  Maintenant  vous  avez, 
paraît-il,  besoin  de  mon  aide.  Allons,  très  bien!  Vous  venez  vers  moi  :  Shy- 
lock,  j'ai  affaire  de  vos  écus,  me  dites-vous.  Oui,  vous  dites  ainsi;  vous  d6nt 
la  salive  a  souillé  ma  barbe,  vous  qui  m'avez  repoussé  du  pied  comme  le 
chien  étranger  que  vous  écartiez  de  votre  seuil,  vous  implorez  mes  écus! 
Que  vous  répondrai-je?  Ne  devrais-je  pas  vous  demander  à  mon  tour  :  Un 
chien  a-t-il  de  l'argent?  Un  vil  roquet  peut-il  prêter  trois  mille  ducats?  Ou 
bien  faut-il  m'incliner,  et,  plié  en  deux,  avec  l'humble  accent  du  serf  docile, 
retenant  mon  souffle,  parlant  à  peine  d'une  voix  craintive,  dirai-je  ce  qui 
suit  :  Mon  beau  seigneur,  vous  avez,  mercredi  passé,  craché  sur  ma  per- 
sonne; tel  autre  jour,  vous  m'avez  toisé  dédaigneusement;  en  mainte  autre 
occasion,  traité  de  chien,,  et,  pour  tant  de  courtoisies,  mes  écus  sont  bien 
à  votre  service?» 

Les  quatre  derniers  vers  de  cette  virulente  apostrophe  : 

Fair  sir,  you  spet  on  me  wednesday  last, 
You  spurn'd  me  such  a  day;  another  time 
You  call'd  me  dog ,  and  for  thèse  courtesies 
ni  lend  you  thus  much  monies  ! 

furent  ce  soir-là  rendus  comme  jamais  ils  ne  l'avaient  été.  Kean 
rompait  en  visière  avec  la  tradition.  Avant  lui,  Garrick,  Kemble  et 
leurs  émules  faisaient  de  Shylock  un  vieillard  rapace,  un  Harpagon 
à  cheveux  blancs,  chez  qui  prédominait  l'avidité,  l'inextinguible 
soif  d'amasser.  Le  jeune  acteur  lui  ôtait  quelques  vingt  ans,  et  lui 
donnait  pour  divinité  non  plus  Mammon,  mais  la  Vengeance.  C'est 
bien  la  pensée  de  Shakspeare.  A  la  vue  d'Antonio,  la  première  pen- 
sée de  Shylock  n'est  pas  :  «  Quel  gros  intérêt  lui  arracherai-je?  )i 
mais  bien  :  «  Toi,  chrétien,  le  Juif  te  hait  !  » 

I  hâte  him,  for  he  is  a  Cliristian. 


A08  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Haine  réciproque,  dette  payée,  car  Antonio  hait,  lui  aussi,  la  nation 
sainte  ; 

He  hâtes  our  sacred  nation. 

Une  fois  en  possession  de  son  auditoire,  et  lorsque  les  applaudis- 
semens  de  ce  public  à  moitié  prix  qui  vient ,  vers  le  milieu  de  la 
représentation,  garnir  le  parterre  des  théâtres  anglais,  l'eurent  com- 
plètement échauffé,  Kean,  ainsi  qu'il  l'avait  pressenti,  franchit  d'un 
bond  tout  l'intervalle  qui  le  séparait,  hier  encore,  de  ses  plus  altiers 
confrères.  Dès  ce  soir-là,  quelques-uns  d'entre  eux  eurent  la  bonne 
foi  de  le  reconnaître,  Bannister  entre  autres.  —  Après  tout,  ce  n'est 
qu'un  arlequin,  lui  disait  un  de  leurs  camarades  en  se  rengorgeant. 
—  C'est  pour  cela  sans  doute  qu'il  nous  saute  par-dessus  la  tête,  ré- 
pliqua l'honnête  Jack.  Le  directeur  de  Drury-Lane,  M.  Arnold,  était 
probablement  du  même  avis,  car  le  soir  même  il  fit  appeler  Kean 
dans  son  cabinet,  et  lui  dit  avec  toute  la  majesté  voulue  :  —  Vous 
avez,  monsieur,  dépassé  nos  espérances.  On  rejouera  la  pièce  mer- 
credi prochain.  —  Kean,  à  vrai  dire,  n'avait  pas  besoin  de  ce  froid 
témoignage.  Il  se  sentait  dès  lors  maître  de  sa  destinée,  et  lorsqu'il 
rentra,  le  cœur  allégé,  dans  l'humble  taudis  où  sa  femme  l'atten- 
dait, tremblante  d'anxiété  :  —  Mary,  lui  dit-il,  vous  roulerez  car- 
rosse, et  Charles  fera  ses  classes  à  Eton.  —  Puis  tout  à  coup  une 
triste  réminiscence  vint  se  placer  comme  un  nuage  entre  lui  et  cet 
avenir  radieux.  Son  second  fds,  qu'il  venait  d'enlever  dans  ses  bras 
et  qu'il  couvrait  de  baisers  frénétiques,  lui  rappela  celui  que,  peu 
de  mois  auparavant,  il  avait  perdu.  —  Ah!  si  notre  Hov^ard  vivait 
encore!...  Mais  il  est  mieux  où  il  est,  —  ajouta-t-il  par  une  sorte 
de  pressentiment  paternel. 

La  vie  du  premier  des  Kean  a  été  racontée  par  un  des  poètes  les 
plus  élégans  de  cette  génération  où  brillèrent  à  la  fois  Byron,  Moore, 
Walter  Scott  et  Campbell.  C'est  dans  le  livre  de  Proctor  (Barry 
Cornvvall)  qu'il  faut  aller  chercher  le  détail  de  cette  existence  bi- 
zarre, commencée  dans  la  misère  la  plus  abjecte,  brusquement 
livrée  aux  excès  du  luxe  le  plus  insolent,  et  qui  retombait  rapide- 
ment, quand  le  ciel  y  mit  un  terme,  à  son  point  de  départ,  à  son 
fumier  d'origine.  Après  le  début  éclatant,  et  dès  le  lendemain,  vin- 
rent les  haines  acharnées.  Peu  s'en  fallut  que  les  directeurs,  effa- 
rouchés du  tumulte  hostile  que  soulevaient  les  innovations  hardies 
de  l'arlequin  tragique,  ne  rompissent  tout  aussitôt  avec  un  acolyte 
si  compromettant.  Après  lui  avoir  vu  créer  successivement, —  c'est 
à  dessein  que  nous  nous  servons  du  mot  créer,  —  les  rôles  de  Ri- 
chard III,  d'Hamlet,  d'Othello,  de  lago  (ces  deux  derniers,  il  aimait 
à  les  jouer  tour  à  tour),  ils  eussent  peut-être  commis  l'immense  fo- 


LES    DEUX   KEAN.  ^  A09 

lie  de  le  congédier,  sans  l'intervention  de  lord  Byron  en  personne. 
En  les  voyant  se  décourager,  parce  que  la  reprise  de  Hamlet  et  de 
Richard  III ^  malgré  la  curiosité  qu'inspirait  leur  nouvelle  recrue, 
n'avait  pas  fait  salle  comble  :  —  Prenez -y  garde,  leur  dit- il,  et 
n'écartez  pas  un  atout.  Vous  avez  mis  la  main,  sans  vous  en  douter, 
sur  un  génie  exceptionnel.  Tout  génie  qu'il  est,  si  vous  ne  le  soute- 
nez pas  à  ses  débuts,  si  vous  ne  forcez  pas  la  foule  à  le  venir  appré- 
cier, il  succombera  comme  d'autres.  Ne  l'immolez  pas  à  la  routine. 
Il  a  de  quoi  justifier  tout  le  charlatanisme  que  vous  dépenserez  pour 
le  mettre  en  relief.  Je  vous  propose  de  faire  en  corps  une  démarche 
ofiicielle  auprès  des  principaux  journalistes,  pour  leur  demander  de 
venir  entendre  Kean  et  de  le  juger  avec  l'attention  qu'il  mérite.  — 
Cette  insinuation,  venue  de  si  haut,  ne  pouvait  être  dédaignée.  La 
presse  fut  mise  en  demeure  de  se  prononcer.  Elle  applaudit  comme 
avait  applaudi  le  public  restreint  des  premiers  jours.  La  vogue  sui- 
vit, elle  fut  immense.  Le  16  juillet  de  l'année  I8IZ1,  c'est-à-dire 
moins  de  six  mois  après  l'entrée  de  Kean  à  Drury-Lane,  les  soixante- 
huit  soirées  où  il  avait  paru  donnaient  pour  produit,  en  recettes 
brutes,  3Zi,6/i2  livres  sterling  (866,000  francs),  soit  en  moyenne 
509  livres  sterling  (12,725  francs).  Les  recettes  antérieures,  calcu- 
lées de  même,  n'allaient  pas  à  la  moitié  de  cette  dernière  somme  : 
elles  étaient  de  212  livres  (5,240  francs)  par  soirée.  Qu'on  nous 
excuse  de  descendre  à  ces  détails  de  chiffres;  personne  n'ignore 
quelle  importance  ils  ont  dans  le  récit  d'une  carrière  dramatique, 
et  avec  quelle  anxiété  les  plus  fiers  interprètes  de  la  muse  tragique 
consultent  le  registre  des  recettes,  comme  le  plus  sûr  thermomètre 
de  l'enthousiasme  public  et  le  plus  exact  étalon  de  leur  renommée. 
Garrick  était  souvent  atteint  d'une  affection  particulière  que  ses  ca- 
marades appelaient,  dans  un  langage  assez  expressif,  la  fièvre  du 
contrôle  [box-hook  fever)^  et  s'il  faut  s'en  rapporter  aux  indiscré- 
tions du  foyer  des  artistes,  la  grande  tragédienne  que  la  France  a  ré- 
cemment perdue  ne  fut  pas  toujours  à  l'abri  de  cette  maladie  pro- 
fessionnelle. 

((  Avouons  que  M.  Kean  est  terriblement  sérieux!  »  disait  John 
Kemble,  parlant  en  1815  du  redoutable  compétiteur  qui  venait  de 
lui  être  suscité.  C'était  ce  sérieux,  cette  conviction  profonde  qui 
faisaient  effectivement  la  principale  force  du  nouveau-venu.  Il  n'i- 
mitait personne,  si  ce  n'est  peut-être,  de  temps  en  temps,  un  acteur 
à  peine  connu  chez  nous,  George  Frederick  Cooke,  apparu  comme 
un  météore  en  1800,  et  que  le  désordre  de  sa  vie  chassa,  dix  ans 
plus  tard,  de  la  scène  anglaise.  Entre  son  rôle  et  lui,  nulle  tradition 
ne  venait  donc  se  placer.  Il  le  prenait  pour  ainsi  dire  corps  à  corps, 
et,  de  gré  ou  de  force,  se  l'assimilait.  Du  suffrage  des  gens  de  goût, 


A 10  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  applaudissemens  gantés,  de  la  sanction  aristocratique,  personne 
moins  que  lui  n'avait  cure,  «  Eh!  lui  demandait  un  soir  sa  femme, 
beaucoup  plus  entichée  de  noblesse,  quelle  mine  faisait  lord  Essex? 
—  Au  diable  lord  Essex!...  s'écria  Kean;  je  vous  répète  que  j'ai  en- 
levé le  parterre  (1)...  »  Pour  John  Kemble,  dans  un  jour  d'inspiration 
malheureuse,  il  voulut  entrer  en  lutte  avec  son  jeune  rival,  et  com- 
mit sa  grande  réputation  dans  l'arène  où  celui-ci  semblait  le  défier. 
Le  vieil  athlète,  dont  un  asthme  gênait  le  débit,  forcément  solennel 
et  semé  de  pauses  nombreuses,  se  trouva  tout  à  coup  devant  un 
public  métamorphosé,  fait  à  d'autres  allures  et  tant  soit  peu  mépri- 
sant.'Aussi  n'insista-t-il  guère,  et  après  quelques  représentations 
infructueuses  du  drame  que  son  rival  venait  de  rajeunir  avec  tant 
de  succès,  il  se  déclara  vaincu.  Sa  retraite  suivit  d'assez  près  cette 
épreuve,  qu'il  eût  pu  aisément  s'épargner  (2). 

Pendant  trois  ou  quatre  ans  et  jusqu'en  1817,  Kean  fut  complè- 
tement absorbé  dans  1^  laborieux  enfantement  de  cette  gloire  qu'il 
avait  conquise  de  haute  lutte,  mais  qu'il  fallait  asseoir  sur  des  bases 
durables.  Elle  lui  était  chaque  jour  contestée,  et  nous  en  trouvions 
naguère  une  preuve  irrécusable  dans  YEdinburgh  Revieiv  (1818), 
où  il  est  dit,  en  termes  passablement  outrageux,  que  «  comparer 
Kean  à  Garrick  équivaut,  comme  lourde  bévue  [vile  hlunder),  à 
mettre  Fuseli  en  parallèle  avec  le  Gorrège.  »  Mais,  si  la  critique 
écossaise  le  prenait  de  si  haut,  le  public  de  Londres  n'en  était  pas 
moins  fasciné;  les  Kemble  n'en  étaient  pas  moins  vaincus;  Drury- 
Lane,  enrichi,  n'en  prenait  pas  moins  sa  revanche  sur  Govent-Gar- 
den,  où  Macready  venait  à  peine  d'entrer  (3),  et  où  ses  débuts  res- 
tèrent comme  étouffés  jusqu'en  1820.  Tout  en  savourant  la  joie  que 
lui  donnaient  de  si  éclatans  triomphes,  Kean  demeurait  à  peu  près 
régulier  dans  ses  habitudes.  Tout  au  plus,  çà  et  là,  quelques  déran- 
gémens  passagers,  tout  au  plus  quelqu'une  de  ces  cavalcades  noc- 

(1)  Ici  l'énergie  de  l'idiome  anglais  déconcerte  la  traduction  :  «  Well,  wliat  did  lord 
Essex  think  of  it?...  —  Damn  lord  Essex!...  the  pit  rose  at  me.  »  C'était  après  la  pre- 
mière apparition  de  Kean  dans  le  rôle  de  sir  Giles  Overreach  {A  New  Way  to  pay  Old 
Debts,  de  Massinger).  Plusieurs  dames  s'étaient  trouvées  mal  à  la  dernière  scène  de 
cette  comédie-drame,  et  on  avait  emporté  du  théâtre  lord  BjTon  lui-même,  saisi  d'un 
accès  nei*veux. 

(2)  «  Kemble,  disait  Byron,  est  le  plus  surnaturel  des  acteurs  que  j'aie  pu  entendre, 
Cooke  est  le  plus  naturel^  Kean  est  entre  les  deux.  Mistress  Siddons  les  dépasse  tous.  » 
De  bons  critiques  ont  appliqué  à  Kemble  ce  que  le  cardinal  de  Retz  disait  du  marquis 
de  Montrose  :  a  C'est  le  seul  homme  de  mon  temps  qui  m'ait  rappelé  les  héros  de  Plu- 
tarque.  » 

(3)  Macready  parut  pour  la  première  fois  à  Covent-Garden  le  26  septembre  1816,  dan» 
le  rôle  d'Oreste  {the  Distressed Mother),  faible  imitation  de  notre  Andromaque ,  par  Am- 
brose  Philipps.  Son  talent  ne  fut  tout  à  fait  reconnu  qu'en  1820,  lorsqu'il  eut  créé  k 
rôle  de  Yirginius,  dans  la  tragédie  de  Sheridan  Knowles. 


LES    DEUX   KEAN.  Ali 

turnes,  où,  monté  sur  son  cheval  Shylock,  il  parcourait  au  galop  les 
rues  de  Londres  et  les  routes  extra-murales  à  la  grande  stupéfac- 
tion des  gardes-barrières  réveillés  en  sursaut,  qui  voyaient  passer 
comme  l'éclair  ce  promeneur  fantastique.  C'est  vers  la  fm  de  cette 
première  période,  c'est-à-dire  en  1818,  qu'au  retour  d'une  excur- 
sion sur  le  continent  il  traversa  Paris,  et  vit  pour  la  première  fois 
jouer  Talma.  Mistress  Kean  était  avec  son  mari.  Le  premier  acte 
^  Andromaque  la  désappointa  complètement.  Le  calme  et  la  dignité 
du  tragédien  français  ne  lui  disaient  rien.  Kean  au  contraire  écou- 
tait avec  un  recueillement  profond,  et  quand  elle  lui  fit  part  de  sa 
déception  :  «  Vous  n'y  entendez  rien,  lui  répliqua- t-il  brusque- 
ment... Vous  ne  savez  ce  que  vous  dites...  Jamais  vous  n'avez  vu 
rien  de  pareil  à  cet  homme...  John  Kemble  et  moi,  mis  au  bout  l'un 
de  l'autre,  nous  ne  lui  arriverions  pas  à  la  ceinture...  Pas  moyen 
d'en  approcher...  »  La  pièce  continuait  cependant,  et  mistress  Kean, 
dans  son  apathie  entêtée,  recevait  de  temps  en  temps  quelque  re- 
buffade conjugale.  Les  éloges  de  son  mari,  exaspéré  par  la  contra- 
diction, devenaient  de  plus  en  plus  emphatiques.  Arriva  le  quatrième 
acte  et  la  terrible  proposition  d'Hermione. 


k 


...  Si  vous  me  vengez,  vengez-moi  dans  une  heure  ; 

Tous  vos  retardemens  sont  pour  moi  des  refus  ; 

Courez  au  temple  :  il  faut  immoler...  —  Qui?  —  Pyrrhus. 

Pyrrhus!...  répétait  Talma,  et  quelques-uns  de  nos  lecteurs  se 
souviennent  peut-être  du  saisissement,  de  la  consternation,  de  l'es- 
pèce de  transe  et  de  frisson  qui  passaient  dans  sa  voix  à  ce  mot  : 
Pyrrhus!...  si  désastreusement  suivi  du  mot  :  madame!  Cette  ex- 
clamation arracha  enfin  à  mistress  Kean  un  véritable  cri  d'enthou- 
siasme. Son  mari  au  contraire  baissa  les  yeux  dès  ce  moment,  et 
n'articula  plus  une  syllabe;  mais,  comme  ils  se  retiraient  ensemble, 
la  pièce  achevée,  et  en  réponse  aux  éloges  de  mistress  Kean,  qui 
déclarait  naïvement  «  n'avoir  jamais  rien  vu  de  comparable  à  Talma 

En  vérité  !  répliqua  le  tragédien  anglais,  piqué  au  vif. . .  Eh  bien  ! 
je  vous  ferai  assister  à  quelque  chose  de  mieux...  Laissez-moi  leur 
jouer  la  scène  de  folie...  »  Dès  le  lendemain  matin  effectivement,  il 
écrivait  aux  directeurs  de  Drury-Lane  pour  leur  demander  de  mon- 
ter immédiatement,  et  sans  même  attendre  son  retour,  la  traduc- 
tion anglaise  de  VAndromaque.  Son  désir  fut  satisfait,  mais  ses 
espérances  furent  trompées.  Le  rôle  d'Oreste  fut  pour  lui  un  échec 
à  peu  près  complet.  On  peut  en  accuser,  si  l'on  veut,  le  froid  tra- 
ducteur; Ambrose  Philipps  ne  réclamera  point. 

Nous  avons  cherché,  — non  dans  le  livre  de  M.  Cole,  infiniment  dis- 


412  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cret  sur  ce  chapitre,  mais  dans  les  Souvenirs  de  Grattan,  beaucoup 
plus  explicites,  —  comment  peuvent  s'expliquer  les  débordemens 
étranges  auxquels  s'abandonna  Edmund  Kean  lorsque,  l'opulence  lui 
montant  au  cerveau  comme  une  trop  puissante  liqueur,  il  étonna 
Londres  de  ses  caprices  incroyables,  de  ses  goûts  étranges,  de  ses 
aberrations  inattendues.  L'écrivain  irlandais  les  explique  par  l'eni- 
vrement d'une  intelligence  bornée,  les  tendances  maniaques  d'un 
homme  fier  de  l'étonnement  qu'il  inspire,  et  qui  veut  à  tout  prix  le 
perpétuer.  Le  monde  n'est  plus  pour  lui  qu'un  vaste  parterre,  et  sa 
vie  un  rôle  sans  trêve.  Dans  ses  moindres  actions,  il  cherche  l'effet. 
Il  faut  qu'on  l'applaudisse,  ou  sinon  qu'on  le  siffle,  pour  tout  ce  qu'il 
fait,  pour  tout  ce  qu'il  dit.  L'imprévu  le  tente  toujours,  bon  ou  mau- 
vais, sublime  ou  ridicule.  Au  milieu  de  prodigalités  insensées,  Kean 
aimait  à  placer,  comme  contraste,  un  trait  ou  deux  de  ladrerie  sor- 
dide. Il  jetait,  sans  sourciller,  une  poignée  de  hank -notes  dans  le 
feutre  gras  de  quelque  saltimbanque  aviné,  et  il  lui  arriva  de  rem- 
bourser, avec  une  ironique  formule  de  politesse,  deux  guinées  qui, 
dans  le  temps,  l'avaient  peut-être  empêché  de  mourir  de  faim,  lui, 
sa  femme  et  son  fils.  Il  traitait  avec  une  exquise  insolence  les  grands 
personnages  qui  voulaient  le  connaître,  et  à  qui  mistress  Kean, 
beaucoup  moins  revêche,  ouvrait  à  deux  battans  ses  salons.  A  ces 
right  honourables^  à  ces  grâces^  à  ces  lordships  et  ladyships  qui  le 
harcelaient  d'invitations,  il  répondait  les  trois  quarts  du  temps  par 
d'altiers  refus.  Leurs  salons  étaient,  à  ses  yeux,  des  ménageries  où 
il  ne  voulait  pas  être  exhibé.  Jusque-là,  rien  de  mieux,  ou  du  moins 
rien  que  de  très  concevable;  mais,  par  malheur,  aux  nobles  pairs 
et  pairesses,  à  l'élite  du  beau  monde,  il  préférait  les  loups,  c'est- 
à-dire  une  abominable  confrérie  d'ivrognes  immondes,  de  joueurs 
suspects,  de  boxeurs  crapuleux,  d'escrocs  anonymes,  une  vile  bo- 
hème, —  comme  on  dit  maintenant,  —  dont  les  bacchanales  avaient 
pour  temple  une  taverne  de  bas  étage,  le  Coal-Hole,  le  trou  au 
charbon.  C'était  là  qu'il  fallait  aller  chercher,  après  minuit,  Othello 
ressuscité,  Hamlet  sorti  de  sa  fosse;  c'était  là  que  l'escortaient  vo- 
lontiers les  héros  du  pugilat,  avec  lesquels  il  frayait  de  pair  à  com- 
pagnon, les  Mendoza,  les  Gurtis,  les  Black-Richmond.  Avec  eux,  on 
peut  s'en  douter,  s'y  glissa  quelquefois  lord  Byron,  le  rival  de  Léan- 
dre  et  l'élève  de  Tom  Cribb;  mais  le  poète  traversa  d'un  vol  assez 
rapide  ces  ténèbres  infectes,  et  alla  se  retremper  presque  aussitôt  sur 
les  cimes  blanches  des  Alpes  :  Kean  au  contraire  s'enfonça  de  plus 
en  plus  dans  cette  vie  souterraine,  où  de  continuelles  orgies  absor- 
baient ses  heures  et  minaient  ses  forces.  Au  milieu  de  tant  de  folies 
absurdes ,  nous  en  notons  une  qui  a  un  certain  cachet  de  poésie , 
le  voyage  dé  Kean  au  Canada,  et  l'excursion  hardie  qu'il  fit  dans  les 


LES    DEUX   KEAN.  AÏS 

forêts  neigeuses  de  cette  colonie,  alors  encore  déserte,  en  compagnie 
d'une  troupe  de  chasseurs  à  demi  sauvages  :  non  que  la  fantaisie 
nous  vienne ,  comme  à  Grattan ,  de  comparer  ceci  à  la  campagne 
d'Egypte,  ou  même  à  celle  que  Byron  tenta  pour  l'indépendance  des 
Hellènes,  —  Dieu  nous  préserve  de  si  hasardeux  parallèles  !  —  mais 
enfin  il  y  a  là,  dans  des  proportions  restreintes,  on  ne  sait  quelle 
héroïque  velléité.  Et  si  réellement,  comme  on  l'affirme,  le  tragédien 
anglais  prit  sur  les  trappeurs  indiens  le  même  ascendant  que  Napo- 
léon sur  les  mameluks,  et  Byron  sur  les  Souliotes,  tout  en  rédui- 
sant les  choses  à  leur  juste  valeur,  on  n'en  est  pas  moins  disposé 
à  lui  tenir  compte  de  cet  incident  comme  d'une  circonstance  plus  ou 
moins  atténuante. 

Ses  nombreux  délits  contre  la  morale  vulgaire  et  le  bon  sens  de 
tous  les  jours  réclameraient  de  bien  autres  compensations.  Peu  à 
peu,  sans  provocation  aucune,  il  avait  chassé  de  sa  maison,  ouverte 
à  toute  sorte  d'hôtes  scandaleux,  la  compagne  dévouée  de  sa  misère 
primitive,  la  mère  du  seul  enfant  que  le  ciel  lui  eût  laissé.  Ses 
énormes  profits,  —  ils  montaient  parfois,  dans  une  année,  à  plus  de 
10,000  livres  sterling,  —  fondaient  en  ses  mains  fiévreuses  comme 
dans  le  creuset  de  l'alchimiste.  D'immenses  écuries,  un  mobilier 
somptueux,  des  bateaux  de  joute,  des  pavillons  chinois,  des  paris, 
des  lettres  de  change,  des  traites  signées,  sans  en  avoir  conscience, 
dans  le  cours  de  quelqu'une  de  ces  orgies  où  ses  chers  u  loups  »  sa- 
vaient habilement  l'engager,  telles  étaient  les  voies  ouvertes  dans 
ce  navire  toujours  près  de  sombrer.  Le  public,  amusé  d'abord  par  le 
récit  de  tant  d'excentricités  énormes,  avait  fini,  dans  les  derniers 
temps,  par  s'en  lasser.  Il  ne  lui  plaisait  plus  de  voir  sur  ses  jambes 
avinées  chanceler  Richard  III,  d'entendre  bégayer  le  roi  Lear  en  go- 
guette, ou  d'apprendre  au  milieu  de  la  tragédie  que  le  héros,  ivre- 
mort,  venait  d'être  rapporté  chez  lui.  La  célèbre  cabriole  par  la- 
quelle r ex- Arlequin  se  permit  un  jour  d'interrompre  un  des  passages 
les  plus  pathétiques  de  Shakspeare  n'avait  plus  chance  de  trouver 
grâce  devant  le  parterre  fatigué,  ni  surtout  devant  les  directeurs  de 
Drury-Lane,  qui  voyaient  l'avenir  de  leur  théâtre  sérieusement  en 
péril.  Ce  théâtre  était  passé,  en  1827,  entre  les  mains  d'un  spécula- 
teur américain,  Stephen  Price,  qui  n'entendait  pas  subir  plus  long- 
temps les  incartades  fantasques  et  parfois  brutales  de  ce  génie  en 
décadence.  Ils  se  brouillèrent  enfin,  et  Charles  Kemble  se  hâta  de 
mettre  l'occasion  à  profit  en  enrôlant  aussitôt  Edmund  Kean  dans  la 
troupe  de  Govent-Garden. 

Peu  de  jours  après  cet  événement,  dont  tout  Londres  s'entrete- 
nait encore,  on  vit  les  murs  se  couvrir  d'affiches  ou  le  directeur  de 
Drury-Lane,  —  de  Drury-Lane,  notons  bien  ceci,  —  annonçait  les 


hih  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

prochains  débuts  à  son  théâtre  de...  M.  Kean.  Ce  phénomène  pres- 
que inexplicable,  qui  mit  en  émoi,  pour  vingt-quatre  heures,  tous 
les  curieux  de  la  capitale,  n'était  rien  moins  qu'un  joli  tour  d'esca- 
motage pour  lequel  Barnum  a  dû  regretter  d'avoir  été  devancé  par 
son  ingénieux  compatriote.  Pour  faire  comprendre  comment  il  avait 
pu  se  produire,  remontons  à  cette  soirée  triomphale  où  Kean,  ve- 
nant d'inaugurer  les  splendeurs  de  sa  carrière  dramatique,  prenait 
son  second  fils  Charles  dans  le  berceau  où  dormait  cet  enfant  (1),  et 
disait  à  sa  femme  :  «  Soyez  tranquille,  Mary, . . .  vous  aurez  voiture, 
et  Charles  fera  ses  classes  à  Eton.  »  Cette  double  prédiction  s'était 
de  tout  point  réalisée.  Mistress  Kean  avait  longé  les  pelouses  de  Hyde- 
Park  dans  des  équipages  aussi  brillans  que  ceux  des  plus  riches 
dames  des  trois  royaumes.  Charles  Kean,  préparé  à  ses  études  uni- 
versitaires par  les  meilleurs  professeurs  qu'on  eût  pu  lui  procurer, 
était  effectivement  entré  à  Eton  au  mois  de  juin  1824.  Il  y  était  en 
qualité  ô!oppida?i,  et  l'allocation  annuelle  que  lui  avait  consentie 
son  père  montait  à  300  liv.  sterl.  Bien  d'autres  enfans  à  sa  place, 
entourés  comme  l'était  celui-ci  de  camarades  supérieurs  à  lui  par 
la  naissance,  eussent  été  tentés  de  compenser  à  force  de  prodigali- 
tés ce  désavantage  social.  L'argent  qu'il  eût  voulu  dépenser  ainsi, 
même  à  l'insu  de  ses  parens,  n'aurait  pas  été  difficile  à  trouver. 
Quels  fournisseurs  eussent  refusé  crédit  au  fils  de  Kean?  quels  prê- 
teurs n'eussent  été  alléchés  par  la  perspective  d'un  héritage  évalué 
d'avance,  par  les  moins  prévenus,  à  50,000  liv.  sterl.  au  bas  mot? 
Mais  Charles  Kean,  heureusement  pour  lui,  était  un  garçon  d'hu- 
meur douce  et  de  penchans  modérés.  Il  poursuivait  ses  études  avec 
zèle  et  persévérance,  remarqué  pour  ses  vers  latins,  et  aussi,  hâtons- 
nous  de  le  dire,  pour  son  adresse  nautique.  En  sa  qualité  d'habile 
et  vigoureux  rameur,  il  avait  été  promu  par  ses  camarades  au  grade 
de  capitaine  en  second  dans  cette  marine  universitaire  qu'on  ap- 
pelle les  long-boats.  Le  célèbre  maître  d'armes  Angelo  avait  aussi 
fait  de  lui  un  tireur  excellent.  En  même  temps  que  lui,  dans  ce  col- 
lège éminemment  aristocratique  d'Eton,  grandissaient  en  foule  des 
hommes  promis  aux  plus  hautes  distinctions  sociales  :  les  lords  Eglin- 
ton,  Canning,  Walpole,  le  duc  de  Nevvcastle  (l'héritier  de  celui  dont 
nous  parlions  tout  à  l'heure),  le  marquis  de  Waterford,  MM.  Glad- 
stone, Somerset,  Cowper,  Savile,  Wentvvorth,  Middleton,  Watts- 
Russell,  etc.  L'avenir  ne  semblait  lui  offrir  que  voies  largement 
ouvertes,  protections  assurées,  privilèges  de  toute  sorte.  Sa  mère  le 
destinait  à  l'église,  son  père  à  la  marine,  lui-même  penchait  pour 
la  carrière  des  armes  ;  mais,  quel  que  fût  son  choix  définitif,  personne 

(1)  Né  le  18  janvier  1811,  et  par  conséquent  âgé  de  trois  ans. 


LES    DEUX   KEAX.  A15 

ne  pouvait  lui  prédire  que  des  succès.  Un  beau  matin,  ce  rêve  doré 
se  dissipa,  et  la  foudre  sillonna  ce  ciel  où  pas  un  nuage  n'avait  en- 
core paru.  Le  jeune  étudiant  apprit  tout  à  coup  par  une  lettre  de  sa 
mère,  qui  le  rappelait  instamment  auprès  d'elle,  ce  dont  il  se  dou- 
tait vaguement  depuis  seulement  quelques  semaines  :  c'est  qu'Ed- 
mund  Kean  était  ruiné,  sa  popularité  détruite,  sa  santé  compromise, 
et  que,  sans  plus  de  délai,  sans  achever  ses  cours,  lui,  le  fils  du  co- 
médien insolvable,  il  allait  être  appelé  à  la  vie  pratique,  au  travail 
lucratif,  à  se  suffire  enfin,  et  à  ne  plus  compter  que  sur  lui-même. 
A  Londres,  où  il  se  rendit  aussitôt,  sa  situation  lui  fut  encore  plus 
complètement  révélée.  On  avait  arrangé  son  avenir.  En  membre  du 
parlement,  M.  Calcraft,  protecteur  resté  fidèle,  offrait  de  lui  procu- 
rer un  brevet  de  cadet  dans  les  troupes  de  la  compagnie  des  Indes. 
Edmund  Kean  avait  accepté  avec  empressement  pour  son  fils  cette 
chance  de  salut.  Il  lui  enjoignait  de  se  préparer  à  quitter  l'Angle- 
terre sans  retard.  D'un  autre  côté,  mistress  Kean,  séparée  de  son 
mari  depuis  deux  ou  trois  ans  déjà,  et  qui  à  bon  droit,  ce  nous 
semble,  comptait  fort  peu  sur  sa  protection,  demandait  à  son  fils  de 
ne  pas  mettre  entre  elle  et  lui  l'infranchissable  Océan.  Usée  par  les 
chagrins  de  son  âge  mûr  autant  que  par  la  misère  de  sa  jeunesse, 
beauté  flétrie,  cœur  malade,  victime  d'infirmités  précoces,  à  peu 
près  incurables,  qui  la  clouaient  habituellement  dans  son  lit,  qu'al- 
lait-elle devenir?...  Il  y  avait  là  un  appel  irrésistible.  Et  que  faire 
cependant?...  N'écoutant  que  son  intérêt,  Charles  Kean  n'eût  point 
hésité.  La  route  où  on  le  poussait  mène  quelquefois  à  la  gloire,  sou- 
vent à  la  fortune.  Gloire  et  fortune  à  part,  elle  le  laissait  dans  la 
sphère  où  son  éducation  l'avait  conduit,  et  lui  assurait  tout  le  béné- 
fice moral  des  relations  qu'il  y  avait  formées;  mais  de  tous  les  de- 
voirs, le  plus  sacré  ne  devait  pas  le  trouver  sourd  à  sa  voix.  Il  prit 
donc  immédiatement  son  parti,  et  sollicita  de  son  père  une  entrevue 
qui  lui  fut  tout  aussitôt  accordée.  Edmund  Kean,  le  millionnaire 
d'hier,  vivait  maintenant  dans  un  humble  hôtel  meublé  (1).  Il  y 
vivait  au  jour  le  jour,  gagnant  encore  d'assez  fortes  sommes  chaque 
fois  qu'il  était  en  état  de  remonter  sur  la  scène,  mais  sous  le  coup 
d'infirmités  toujours  croissantes,  qui  d'un  jour  à  l'autre  pouvaient 
le  priver  de  cette  unique  et  suprême  ressource.  Il  se  déclarait  prêt  à 
défrayer  son  fils  des  dépenses  indispensables  à  son  équipement  mi- 
litaire, après  quoi  il  ne  fallait  plus  rien  attendre  de  lui;  ce  sacrifice 
serait  véritablement  le  dernier.  Charles,  à  son  tour,  protesta  qu'il 
acceptait,  et  de  grand  cœur,  avec  toutes  les  conséquences  qui  pou- 


Ci)  Les  Hummums,  près  de  Covent-Garden.  Une  singulière  tradition,  une  histoire  de 
spectre  se  rattache  au  nom  de  ce  très  ancien  établissement. 


Al 6  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

vaient  en  résulter  et  toutes  les  conditions  qu'on  y  mettait,  la  loin- 
taine et  périlleuse  carrière  qu'on  offrait  à  sa  jeune  ambition;  mais 
il  voulait,  avant  de  s'embarquer,  qu'une  pension  à  peu  près  suffi- 
sante fût  garantie j  —  et  non  simplement  promise,  —  a  sa  malheu- 
reuse mère.  Quand  il  eut  acquis  la  certitude  que  son  père  était  dé- 
sormais hors  d'état  de  lui  donner  sur  ce  point  satisfaction  complète, 
il  lui  déclara  respectueusement,  mais  avec  une  fermeté  inébranlable, 
qu'il  ne  quitterait  pas  l'Angleterre  aussi  longtemps  que  vivrait  mis- 
tress  Kean.  Le  grand  tragédien,  devant  cette  résistance  inattendue, 
s'emporta  aux  plus  véhémentes  imprécations.  Une  colère  folle  animait 
son  regard  et  faisait  vibrer  sa  voix.  Jamais  Drury-Lane  ne  l'avait  vu 
plus  terrible.  Et  ses  emportemens  redoublèrent  encore  quand  à  cette 
question  :  «De  quoi  vivrez-vous,  si  je  vous  abandonne?  »  son  fils 
eût  répondu  froidement  qu'il  monterait  sur  les  planches  et  y  cher- 
cherait fortune.  Un  sourire  de  pitié  à  ces  mots  crispa  les  lèvres  de 
l'orgueilleux  acteur;  mais  quand  il  put  croire  que  son  fils  parlait 
sérieusement,  et  que  le  nom  de  Kean,  ce  nom  si  retentissant,  si  haut 
placé,  pouvait  déchoir  et  s'avilir,  traîné  sur  des  scènes  inférieures 
par  un  enfant  sans  vocation  et  sans  talent,  il  paraît  que  sa  fureur 
ne  connut  plus  de  bornes.  Les  invectives  les  plus  méprisantes,  l'in- 
sulte et  l'outrage  les  plus  amers  coulèrent  comme  un  torrent  sur  la 
tête  de  ce  fils  dévoué  qui  demandait  pour  sa  mère  le  pain  de  chaque 
jour,  et  en  échange  donnait  sa  vie.  Inébranlable  dans  son  respect 
comme  dans  sa  résistance,  le  jeune  Kean  sortit  sans  avoir  répliqué 
un  seul  mot,  mais  sans  avoir  rien  rabattu  de  ses  nobles  exigences. 
Il  sortit,  et  pour  un  temps  n'eut  plus  aucun  rapport  avec  son  père. 
Ceci  se  passait  au  mois  de  février  1827.  Au  mois  de  juillet,  l'é- 
tudiant d'Eton,  revenu  provisoirement  à  l'école,  apprenait  que  ses 
comptes  étaient  réglés,  que  son  allocation  annuelle  lui  était  retirée, 
et  que  les  portes  du  collège  par  conséquent  ne  s'ouvriraient  plus 
devant  lui.  Brusque  déclassement,  chute  soudaine,  dont  il  pouvait 
déjà  comprendre  les  conséquences  !  Quelques  jours  en  effet  avant 
la  fin  de  l'année  scolaire,  un  de  ses  plus  anciens  camarades  de 
classe,  un  jeune  lord  qui  jusqu'alors  le  traitait  avec  tous  les  dehors 
de  la  cordialité  la  plus  sincère,  le  voyant  fort  abattu,  s'était  informé 
des  causes  de  cette  tristesse  incompréhensible.  Charles  saisit  avec 
empressement  cette  occasion  de  verser  dans  un  cœur  ami  le  trop- 
plein  des  peines  qui  depuis  plusieurs  mois  obsédaient  le  sien.  Il 
lui  raconta,  sous  le  sceau  du  secret,  et  sa  déplorable  situation  et 
les  résolutions  extrêmes  auxquelles  il  se  voyait  poussé.  Le  jeune 
patricien  l'avait  écouté  du  plus  beau  sang-froid.  —  Le  parti  que 
vous  prenez,  lui  dit-il  ensuite,  vous  fait  à  mes  yeux  le  plus  grand 
honneur...  Toutefois  n'oubliez  point  que,  si  vous  donnez  suite  à 


LES    DEUX   KEAN.  417 

votre  projet,  de  cette  heure -là,  nous  devrons  vous  et  moi  rester 
absolument  étrangers  l'un  à  l'autre.  Jamais  je  n'ai  adressé  la  parole 
à  un  comédien,  et  jamais  un  comédien  ne  comptera  au  noml3re  de 
mes  connaissances. —  Ainsi  parlait  ce  fier  rejeton  aristocratique,  ou- 
bliant que  le  sang  des  comédiennes  s'est  mainte  et  mainte  fois  mêlé 
très  légalement  à  celui  des  plus  anciennes  familles  de  la  pairie  an- 
glaise, sans  compter  les  faiblesses  bien  connues  de  certaines  grandes 
dames  pour  certains  comédiens,  et  la  part  indirecte  que  ceux-ci  ont 
pu  avoir  à  la  composition  actuelle  de  la  chambre  haute.  Lord  ^^ 
se  montra  d'ailleurs  fidèle  à  cette  déclaration  de  principes.  Amené 
par  le  hasard  dans  un  hôtel  où  était  descendu  son  ancien  condis- 
ciple, dès  qu'il  sut  que  Charles  Kean  et  lui  allaient  dormir  sous  le 
même  toit,  il  plia  bagage  et  quitta  cette  demeure  souillée.  Qui 
n'admirerait  avec  nous  cette  magnanime  rigidité?  Qui  ne  s'in- 
clinerait devant  des  préjugés  si  logiques,  une  pudeur  si  austère,  un 
si  noble  sacrifice  de  ses  sentimens  à  F  esprit  de  caste? 

Cependant,  et  dût-il  y  perdre  les  poignées  de  main  de  tous  ses 
nobles  camarades,  il  fallait  que  le  jeune  étudiant  parvînt  à  vivre  et  à 
faire  vivre  cette  mère  infirme  à  laquelle  tout  un  avenir  venait  d'être 
vaillamment  immolé.  Edmund  Kean,  n'écoutant  que  son  ressenti- 
ment aveugle,  venait  de  lui  retirer,  à  elle  aussi,  la  misérable  annuité 
qu'il  lui  payait  depuis  leur  séparation.  Ni  la  mère  ni  le  fils  n'avaient  la 
moindre  ressource.  Que  fût  devenu  ce  dernier  si,  comme  tant  d'au- 
tres Etoniafis,  il  eût  imprudemment  anticipé  sur  le  riche  avenir  que 
chacun  s'accordait  à  lui  prédire?  Mais  il  n'avait  pas  de  dettes.  C'était 
le  plus  clair  de  sa  fortune.  Tandis  qu'il  s'étudiait  en  vain  à  cher- 
cher une  issue  à  l'espèce  d'impasse  où  l'acculait  sa  courageuse  dé- 
termination, désormais  irrévocable,  puisque  la  cadetship  était  refu- 
sée, survint  entre  son  père  et  le  directeur  de  Drury-Lane  cette 
rupture  dont  nous  avons  parlé.  A  peine  était-elle  consommée  et  le 
grand  nom  de  Kean  acquis  à  Covent-Garden,  que  M.  Price,  en  quête 
de  ressources  nouvelles,  inventa  de  substituer  le  fils  au  père.  Les 
quatre  lettres  magiques  dont  ses  affiches  étaient  veuves,  il  les  re- 
trouvait ainsi  du  jour  au  lendemain.  Quant  au  talent  dramatique 
du  jeune  débutant,  on  l'affirmerait  d'abord,  on  le  cultiverait  en- 
suite, le  cas  échéant.  L'Américain  apparut  donc  devant  Charles  à 
la  fois  comme  un  démon  tentateur  et  comme  un  ange  sauveur  des- 
cendant du  ciel  en  droite  ligne.  Il  lui  offrait  à  signer  un  engage- 
ment de  trois  années  à  10  liv.  st.  (250  fr.)  par  semaine.  La  seconde 
année,  en  cas  de  succès,  ce  salaire  hebdomadaire  devait  être  porté 
à  11  livres,  et  ^  12  la  troisième,  toujours  en  cas  de  succès.  Il  n'y 
avait  pas  à  reculer,  la  situation  étant  donnée.  Charles  cependant, 
obéissant  à  un  dernier  scrupule,  stipula  le  droit  de  solliciter  par 

TOME  XMV.  27 


A18  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

écrit  le  consentement  de  son  père  à  cette  transaction  qui,  sans 
doute  violant  des  répugnances  formellement  exprimées,  empiétait 
quelque  peu  sur  des  droits  évidemment  légitimes.  Price  trouva  la 
chose  tout  à  fait  naturelle,  et  se  chargea  de  faire  parvenir  la  res- 
pectueuse missive  de  ce  fds  innocent.  Aucune  réponse  n'arrivant 
dans  le  délai  voulu,  on  traduisit  selon  le  proverbe,  par  un  acquies- 
cement implicite,  le  silence  dans  lequel  se  renfermait  Edmund  Kean. 
Charles  ne  soupçonna  que  bien  plus  tard  une  vérité  déjà  pressentie 
par  ceux  de  nos  lecteurs  qui  se  piquent  le  moins  de  pénétration  et 
de  perspicacité.  L'honnête  directeur  avait  purement  et  simplement 
escamoté,  supprimé  la  lettre  qui  menaçait  de  faire  échouer  sa  mer- 
veilleuse combinaison.  Ce  n'est  point  là,  il  faut  hien  l'avouer,  le 
plus  blâmable  de  tous  les  expédiens  auxquels  Frère  Jonathan  se  soit 
vu  conduit  par  la  morale  du  Go-ahcadl  Et  pourtant  cette  espièglerie 
passait  un  peu  la  mesure,  la  mesure  d'Europe,  la  seule  que  nous 
pensions  pouvoir  employer,  alors  même  qu'une  fm  heureuse  semble 
avoir  justifié  des  moyens  difficiles  à  qualifier  poliment. 

Ce  fut  ainsi,  sans  préparation,  sans  réflexion,  sans  vocation  spé- 
ciale et  sous  le  coup  d'une  absolue  nécessité,  qu'un  pauvre  jeune 
homme,  disons  mieux,  un  pauvre  enfant  (1),  fut  soudainement  ap- 
pelé à  une  épreuve  faite  pour  effrayer  les  plus  experts  et  les  plus 
téméraires.  Il  parut  à  Drury-Lane,  dès  le  premier  soir  de  la  saison 
dramatique,  dans  la  célèbre  tragédie  classique  que  Home,  le  poète 
écossais,  a  placée  sous  le  patronage  du  grand  nom  de  Douglas.  On 
avait  tout  exprès  choisi  pour  lui  le  rôle  d'un  adolescent,  le  jeune 
Norval,  propre  à  mettre  en  relief  sa  grâce  imberbe  et  à  lui  gagner 
d'avance,  par  là  même,  l'indulgence  des  juges  les  plus  sévères.  Les 
détails  de  cette  soirée  (1"  octobre  1827)  ont  quelque  chose  de  poi- 
gnant, et  tout  à  la  fois  provoquent  je  ne  sais  quelle  gaieté  perverse. 
Cet  écolier  candide,  nécessairement  gauche,  intimidé,  sans  conte- 
nance et  sans  voix,  arrivait  devant  un  parterre  éminemment  prédis- 
posé en  sa  faveur,  mais  aussi  maladroit  dans  sa  bienveillance  que 
le  débutant  pouvait  l'être  dans  son  débit  et  dans  ses  gestes.  A  par- 
tir de  la  première  scène,  de  vigoureux  applaudissemens  saluèrent 
toutes  les  entrées,  adressés  au  jeune  inconnu  que  l'on  attendait 
avec  impatience;  or  les  applaudisseurs  ignoraient  qu'il  ne  paraissait 
point  au  premier  acte,  et  s'aperçurent  après  coup  seulement  que 
leurs  bravos  prématurés  pleuvaient,  sans  rime  ni  raison,  sur  des 
comédiens  vieillis  sous  le  harnais.  La  même  méprise  se  reprodui- 
sit au  second  acte,  quand  les  vassaux  de  lord  Randolph  firent  leur 
entrée,  amenant,  chargé  de  chaînes,  le  déloyal  serviteur  du  noble 

(1)  Il  n'eut  ses  dix-sept  ans  accomplis  que  trois  mois  après  son  début  sur  la  scène. 


LES   DEUX  KEAN.  &19 

chieftain.  On  prit  ce  malheureux  prisonnier  pour  le  héros  de  la  soi- 
rée^ et  il  fut  accueilli,  lui  aussi,  par  un  infernal  tapage  de  hourras, 
un  vrai  tonnerre  d'enthousiasme,  tel  qu'un  parterre  anglais  peut 
seul  le  produire.  La  bévue  était  à  peine  constatée,  et  le  désordre 
durait  encore  quand  le  jeune  Norval,  le  vrai  cette  fois,  se  montra, 
tout  ému,  tout  tremblant,  pouvant  à  peine  articuler  les  premiers 
vers  de  son  rôle.  Remis  peu  à  peu,  écouté  avec  sympathie,  soutenu 
par  des  bravos  que  personne  ne  songeait  à  lui  ménager,  il  arriva 
sans  encombre  à  la  fin  de  sa  tâche,  et  fut  charitablement  rappelé 
à  grands  cris  par  ce  public  paternel  qui  l'applaudissait,  comme  le 
marquis  Mascarille,  «  devant  que  les  chandelles  fussent  allumées.» 
Mais  s'il  put  un  instant  croire  à  son  succès,  sa  désillusion  n'en 
fut  que  plus  rude  lorsque  le  lendemain  sa  mère  et  lui  se  jetèrent 
sur  les  journaux  où  ils  devaient  trouver  le  compte-rendu  de  cette 
bruyante  représentation.  «  Son  avenir  et  celui  de  sa  mère,  leur  pain 
de  chaque  jour,  le  toit  qui  couvrait  encore  leur  tête,  l'espérance 
qui  les  soutenait,  tout  était  dans  la  balanee,  tout  dépendait  de  l'ar- 
rêt que  la  presse,  juge  suprême,  allait  porter...  »  —  Ainsi  parle,  et 
sans  la  moindre  exagération,  le  biographe  de  Charles  Kean;  puis  il 
ajoute,  en  deux  mots  :  «  La  condamnation  était  prononcée  à  l'una- 
nimité (1).  » 

N'omettons  pas  ici  un  détail  intime  et  qui  parle  au  cœur.  A  la  fin 
de  la  première  répétition  habillée,  le  jeune  tragédien,  fier  de  son 
beau  costume,  brûlait  de  s'aller  montrer  à  sa  mère.  M.  Price,  qui 
finit  par  deviner  ce  désir  enfantin,  y  donna  aussitôt  son  consente- 
ment. Charles  cependant  ne  bougeait  pas  de  la  salle,  qu'il  parcou- 
rait avec  une  inquiétude  évidente.  En  le  questionnant  de  plus  près, 
le  directeur,  étonné  de  cette  conduite,  apprit  non  sans  peine  que 
son  jeune  pensionnaire  n'avait  pas  sur  lui  de  quoi  payer  le  fiacre 
indispensable  à  la  petite  escapade  qu'il  préméditait.  Cet  aveu  fait  à 
voix  basse,  et  non  sans  rougir,  mit  fin,  comme  on  pense,  aux  em- 
barras de  la  situation.  Price  paya  la  voiture,  et  le  «  jeune  Norval  » 
s'alla  jeter  dans  les  bras  de  sa  mère. 


(1)  Voyez  au  surplus,  dans  le  livre  même  de  M.  Cole,  une  lettre  curieuse  adressée  à 
Edmund  Kean  par  un  de  ses  amis,  témoin  oculaire  des  débuts  de  son  fils  :  «  La  voix  de 
Charles  est  celle  d'un  enfant,  sa  tournure  est  celle  d'un  jeune  homme  de  dix-huit  ans 
habitué  à  la  bonne  compagnie...  Ses  gestes  sont  mieux  qu'on  ne  devrait  l'attendre  d'un 
novice  :  il  ne  manque  pas  de  grâce  dans  certains  momens.  Il  copie  de  son  mieux  vos 
poses.  Les  deux  passages  qui  lui  ont  valu  le  plus  d'applaudissemens  sont  ceux  où  il  a  le 
mieux  imité  votre  son  de  voix  et  votre  style  ;  mais  sa  sortie  au  quatrième  acte  sur  ces 
mots  : 

Then,  let  yon  false  Glenalvon  beware  of  me  ! 

frisait  les  dernières  limites  du  grotesque,  »  etc. 


Zi20  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Quant  à  son  père,  il  ne  le  revit  plus  qu'un  an  plus  tard.  Le  grand 
Xean,  abreuvé  de  dégoûts,  tombé  de  chute  en  chute  jusque  sur 
les  planches  du  théâtre  Gobourg  (maintenant  théâtre  Victoria),  et  là, 
pour  comble  d'injure,  mis  au-dessous  d'un  obscur  tragédien,  vraie 
notabilité  de  faubourg,  le  grand  Kean,  disons-nous,. s'était  retiré 
pour  quelques  semaines  dans  l'île  de  Bute  (Ecosse),  où  il  avait  fait 
construire,  à  grands  frais,  un  pauvre  cottage,  sa  dernière  folie. 
Charles,  engagé  à  Glasgow  pour  quelques  représentations  et  se  trou- 
vant ainsi  rapproché  de  son  père,  lui  fit  demander  par  un  tiers  s'il 
ne  consentirait  pas  à  le  voir.  L'orgueil  implacable,  l'inflexible  ri- 
gueur allaient  mal  au  tragédien  sifflé,  au  chef  de  famille  coupable 
de  tant  de  fautes.  Kean  le  comprit,  et  l'entrevue  accordée  se  ter- 
mina par  une  réconciliation  si  ^complète  que  le  père  s'offrit  à  jouer 
avec  son  fils,  sur  le  théâtre  de  Glasgow,  au  bénéfice  de  ce  dernier. 
La  pièce  choisie  pour  cette  occasion  solennelle  fut  le  Brutus  de  Ho- 
ward Payne ,  qui  laissait  les  deux  acteurs  dans  leurs  rôles  naturels 
et  prêtait  une  vérité  de  plus  à  l' illusion  scénique.  Il  y  a  dans  cette 
tragédie  une  scène  éminemment  pathétique  où  Brutus,  dompté  par  ses 
émotions,  se  penche  vers  son  fils  et  lui  demande  un  baiser  suprême. 
A  ces  mots  :  Emhrace  thy  ivretched  father  î . . .  prononcés  avec  tout 
l'abattement,  toutes  les  angoisses  de  l'agonie  mentale,  l'émotion  fut 
unanime,  les  pleurs  coulaient  de  toutes  parts,  et  l'effet  produit  s'at- 
testa par  de  longues  salves  d'applaudissemens;  mais  l'acteur  qui 
venait  de  faire  ainsi  vibrer  toutes  les  âmes  n'avait  rien  perdu  de 
son  San  g- froid,  et  Brutus,  la  tête  appuyée  sur  l'épaule  de  Titus,  lui 
disait  tranquillement  à  voix  basse  :  «  —  Chariot,  mon  ami,  le  tour 
a  bien  réussi  (1).  »  A  Dublin  et  à  Cork,  l'année  suivante  (1829)  Ed- 
mund  et  Charles  Kean  jouèrent  encore  ensemble.  Enfin,  beaucoup 
plus  tard,  alors  que  le  «  grand  Kean  »  n'était  plus  que  l'ombre  de 
lui-même,  tandis  que  son  fils,  patiemment  laborieux,  s'établissait 
peu  à  peu  au  rang  qu'il  n'avait  pu  atteindre  de  prime  abord,  le 
fameux  imprésario  Laporte  imagina  de  les  réunir  dans  sa  troupe  de 
Covent-Garden.  Ils  se  retrouvèrent  là  pour  un  jour,  un  seul,  qui 
n'eut  pas  de  lendemain  (25  mars  1833).  Edmund  Kean  jouait  Othello; 
le  rôle  de  lago  était  tenu  par  son  fils  et  celui  de  Desdemona  par 
miss  Ellen  Tree,  destinée  à  devenir  plus  tard  sa  belle-fille.  Ce  fut 
une  soirée  funèbre.  Kean,  déjà  moribond,  pouvait  à  peine,  malgré 
l'eau-de-vie  qu'on  lui  versait  dans  les  entractes,  se  soutenir  sur  ses 
jambes  vacillantes.  Avant  le  troisième  acte  (où  Othello  s'agenouille, 
comme  on  sait,  en  présence  de  son  perfide  lieutenant),  il  pria  son 
fils  de  ne  pas  le  perdre  de  vue  et  de  le  relever,  si  ses  forces  ve- 

(i)  «  Charley,  we  are  doing  the  trick.  »» 


LES    DEUX   KEAN.  A21 

liaient  à  le  trahir  tout  à  fait.  Cependant  il  n'en  fut  rien.  Les  adieux 
si  connus  (1) 

.....  O  now,  for  ever 
Farewell  the  tranquil  mind!  Farewell  contenta... 

furent  dits  avec  tout  le  pathétique  qu'il  savait  leur  donner;  mais 
après  cette  tirade ,  au  moment  où  le  More  de  Venise ,  menaçant 
et  terrible,  marche  sur  lago,  comme  le  lion  qu'un  serpent  vient 
de  piquer, 

Villain,  be  sure  to  prove  my  love  a  whore,... 

Kean  à  demi  évanoui  tomba  dans  les  bras  de  son  fils;  tout  au  plus 
eut-il  encore  la  force  d'articuler  quelques  plaintes  confuses  :  —  Je 
me  meurs...  parlez  pour  moi...  Puis  il  perdit  absolument  connais- 
sance. C'en  était  fait  du  tragédien  :  l'homme  ne  mourut  que  quelques 
semaines  plus  tard,  le  15  mai,  après  un  rétablissement  factice.  Ce 
délai  lui  permit  cependant  de  se  réconcilier  avec  sa  femme,  qu'il 
appela,  par  un  humble  billet,  à  son  lit  de  mort.  «  Oubliez,  pardon- 
nez, ))  lui  écrivait-il.  Elle  oublia,  elle  pardonna. 

Kean  mourait  insolvable,  ruiné  d'esprit  et  de  corps  tout  autant 
que  de  fortune.  Les  créanciers  accoururent  et  se  partagèrent  ses 
dépouilles.  Le  mobilier  du  cottage  de  l'île  de  Bute  fut  vendu.  On 
mit  aux  enchères  les  dons  des  souverains,  les  gages  précieux  de 
l'admiration  publique,  que  dans  sa  détresse  l'éminent  artiste  avait 
encore  conservés.  Une  tabatière  et  deux  épées,  hommage  de  lord 
Byron,  comptent  parmi  les  épaves  de  ce  naufrage  désastreux.  Le 
magnifique  vase  d'argent  (2),  sculpté  d'après  le  fameux  War- 
ivick-  Vase^  que  la  troupe  et  le  comité  de  Drury-Lane,  se  cotisant, 
avaient  offert  en  1816  à  l'homme  dont  le  magique  talent  venait  de 
sauver  ce  théâtre,  passa,  lui  aussi,  sous  le  marteau  de  Yauctio- 
neer.  Le  sort  final  de  cette  relique  n'est  pas  médiocrement  cu- 
rieux. Un  an  après  que  Charles  Kean,  bien  à  regret,  l'eut  laissé 
passer  en  des  mains  étrangères,  il  la  retrouva  étalée  au  vitrail 
d'un  doreur  du  Strand.  Entrant  aussitôt  chez  ce  marchand,  il  se 
nomma,  lui  expliqua  l'intérêt  tout  personnel  qui  s'attachait  pour 
lui  à  la  possession  de  ce  riche  mémorial ^  et  lui  manifesta  le  désir 
de  le  racheter  aussitôt  que  ses  ressources  pécuniaires  le  mettraient 
à  même  de  remplir  ce  pieux  devoir.  Le  soir  du  même  jour,  le  vase 
précieux  était  enlevé  par  un  voleur  habile,  et  la  forte  récompense 
promise  par  le  propriétaire  à  quiconque  le  lui  rapporterait  n'en  a 

(1)  Acte  III,  scène  m. 

(2)  Il  avait  coûté  300  livres  sterling  ou  7,500  francs. 


422  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

jamais  amené  la  découverte.  Il  est  donc  très  probable  que,  comme 
tant  d'autres  objets  d'art,  trop  reconnaissables  pour  être  impuné- 
ment exposés  en  vente  par  leurs  possesseurs  illégitimes,  celui-ci 
avait  été  tout  aussitôt  mis  au  creuset,  et  qu'il  est  rentré  à  l'état  de 
lingot  dans  la  circulation  métallique. 


II. 


On  a  déjà  pu  entrevoir,  ce  nous  semble,  dans  quelles  conditions 
défavorables  Charles  Kean  abordait  la  carrière  tragique.  L'échec  de 
son  début  avait  été  d'autant  plus  complet  que  ce  début  même  avait 
plus  vivement  sollicité  l'attention.  Sans  ce  nom  fatal  dont  il  avait 
à  soutenir  le  poids  écrasant,  il  aurait  pu  descendre  aux  rangs  mo- 
destes où  un.  lent  et  studieux  apprentissage  se  fait  sans  trop  de 
périls;  mais  il  s'appelait  Kean,  et  la  médiocrité,  même  provisoire, 
semblait  lui  être  interdite.  Une  seule  saison  le  découragea,  et  dès 
le  printemps  de  1828  il  alla  chercher  en  province,  en  Irlande  tout 
d'abord,  et  chez  ses  compatriotes  au  cœur  chaud,  aux  préventions 
facilement  bienveillantes,  les  encouragemens  qui  lui  faisaient  dé- 
faut à  Londres.  Il  trouva  là  des  auditeurs  d'une  familiarité  toute  pa- 
ternelle, qui  traitaient  «  Gharley  »  en  véritable  enfant  gâté,  l'inter- 
pellaient en  scène,  lui  demandaient  çà  et  là  quelque  speech  qu'ils 
interrompaient  eux-mêmes  par  d'opportuns  bravi  si  le  novice  ora- 
teur s'empêtrait  dans  ses  périodes  incomplètes.  C'étaient  bien  les 
mêmes  spectateurs  qui  priaient  mistress  Siddons,  la  tragédienne 
sublime,  de  leur  chanter  l'air  populaire  de  Garry  Owen^  et  criaient 
sans  façon  à  John  Kemble  de  «  parler  plus  haut.  »  Remble,  dont  les 
poumons  facilement  essoufflés  ne  se  prêtaient  nullement  à  des  pro- 
digalités de  voix,  s'avança  majestueusement  sur  le  devant  de  la 
scène,  et  regardant  de  haut  ses  hardis  interrupteurs  :  — Gentlemen  y 
leur  cria-t-il,  je  ne  saurais  parler  plus  haut;  mais  si  vous  vouliez 
bien  ne  point  parler  du  tout,  vous  ne  perdriez  pas  un  mot  de  ce  que 
je  dis.  «  EUiston ,  quand  il  dirigeait  le  Surrey-Theatre,  avait,  lui 
aussi,  conjuré  à  force  d'audace  le  mécontentement  de  son  parterre. 
On  sifflait  une  mauvaise  pièce,  représentée  pour  la  première  fois. 
Éveillé  parce  bruit  irritant,  le  directeur  s'élança  de  son  cabinet  sur 
le  théâtre  :  — Mesdames  et  messieurs,  dit-il  avec  l'exquise  politesse 
dont  les  rôles  de  jeune  premier  lui  donnaient  l'habitude,  vous  me 
paraissez  sous  le  coup  de  la  plus  déplorable  erreur.  Je  puis  vous 
certifier,  et  peut-être  accorderez-vous  quelque  valeur  à  mon  suf- 
frage, que  la  pièce  dont  vous  semblez  mécontens  est  un  ouvrage 
des  plus  distingués.  Vous  en  jugerez  de  môme  quand  vous  l'aurez 


LES    DEUX   KEAN.  42S 

vue  deux  ou  trois  fois.  11  est  digne  d'un  auditoire  anglais  de  laisser 
franc  jeu  et  partie  égale  à  son  antagoniste.  J'ai  donc  l'honneur  de- 
vous  annoncer  que  jusqu'à  nouvel  ordre  la  pièce  que  vous  venez 
de  siffler  sera  représentée  ici  tous  les  jours  de  la  semaine.  »  Le 
public  du  théâtre  Surrey  reçut  en  silence  cette  étrange  admoni- 
tion ,  dominé  par  la  hardiesse  tout  à  fait  imprévue  du  comédien , 
fort  aimé  d'ailleurs,  qui  avait  cru  pouvoir  se  la  permettre.  Ainsi 
fit  le  public  du  théâtre  Cobourg,  lorsqu'Edmund  Kean,  exaspéré 
par  les  applaudissemens,  ironiques  pour  lui,  que  l'on  prodiguait  à 
l'infime  Gobham,  voulut  affronter  la  rude  populace  à  laquelle  son 
génie  était  livré.  L'œil  allumé  par  la  colère  et  peut-être  aussi  par 
l'ivresse,  sombre,  silencieux,  impassible,  Othello  vient  se  placer 
devant  cette  foule  hurlante  :  —  Eh  bien!  que  voulez-vous?  leur 
demande-t-il  sans  préambule.  Le  silence  se  fait  un  instant  parmi 
les  spectateurs  stupéfaits  :  —  Vous,  vous  1  reprennent  bientôt  cent 
voix  moqueuses.  —  Moi?...  me  voici,  continue  après  une  pause  le 
More  farouche,  drapé  dans  son  burnous.  On  se  tait  une  fois  encore 
sous  ce  regard  étincelant  qui  semblait  darder  la  mort.  Alors,  à  loisir, 
savourant,  syllabe  après  syllabe,  l'injure  qu'il  va  lancer:  — J'ai' 
joué,  dit-il,  sur  toutes  les  scènes  du  royaume  uni  de  la  Grande- 
Bretagne  et  de  l'Irlande;  j'ai  joué  dans  tous  les  principaux  théâtres 
des  Etats-Unis  d'Amérique;  mais  jamais,  non,  jamais  de  ma  vie  je 
n'ai  joué  pour  un  ramassis  de  brutes  comme  celui  que  je  vois  en  ce 
moment  à  mes  pieds.  —  Ceci  dit ,  il  ramène  fièrement  son  manteau 
sur  ses  épaules  et  quitte  la  scène  à  loisir.  Les  gens  du  théâtre,  com- 
plètement pétrifiés  par  cet  excès  d'audace,  crurent  un  moment  que 
l'ouragan  populaire  allait  les  balayer  tous,  et  que  du  frêle  édifice  il 
ne  resterait  pas  pierre  sur  pierre.  Il  n'en  fut  rien.  La  témérité  gros- 
sière de  Kean,  tout  comme  l'insolente  ironie  d'Elliston,  resta  com- 
plètement impunie. 

Revenons  à  Charles  Kean.  Jamais  il  ne  souleva  de  pareilles  tem- 
pêtes. Courtois,  bien  élevé,  habilement  modeste,  il  gravissait  par 
des  sentiers  plus  lents,  mais  plus  sûrs,  les  sommets  d'où  son  père 
allait  être  précipité.  Londres  l'avait  repoussé;  il  s'adressait  à  la  pro- 
vince, flattée  de  ses  empressemens  et  moins  cruelle  en  ses  exigences. 
Puis,  de  temps  en  temps  (en  1828,  1829),  il  revenait  à  son  point 
de  départ,  essayant,  tâtant  l'opinion,  si  l'on  peut  ainsi  parler.  Elle 
lui  restait  rebelle,  et  les  sévérités  de  la  critique  renvoyaient  bien 
vite  dans  les  comtés  ce  candidat  doucement  obstiné  dont  la  capitale 
semblait  décidément  ne  vouloir  à  aucun  prix.  Lui-même,  d'un  autre 
côté,  ne  voulait  y  rentrer  d'une  manière  permanente  que  lorsqu'il 
serait  assuré  d'y  garder  un  rang  honorable.  Cette  détermination 
bien  arrêtée  l'empêcha  d'accepter  les  offres  du  directeur  de  Hay- 


A24  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Market  (1),  qui,  a  la  fin  de  1829,  voulait  l'enrôler.  L'épreuve  cette 
fois  risquait  d'être  décisive,  et  le  bon  sens  précoce  du  jeune  tragé- 
dien lui  disait  qu'il  n'était  pas  temps  encore  de  la  risquer.  Engagé 
pour  le  théâtre  anglais  de  La  Haye  par  un  aventurier  sans  res- 
sources, qui  un  beau  jour  faussa  compagnie  à  sa  troupe,  il  se  dé- 
cida finalement,  dans  les  premiers  mois  de  1830,  à  tenter  fortune 
en  Amérique.  C'était  une  heureuse  inspiration.  Gomme  de  nos  jours, 
mieux  que  de  nos  jours  peut-être,  les  citizem  des  États-Unis  appré- 
ciaient, à  titre  de  flatterie  délicate,  l'arrivée  parmi  eux  des  artistes 
célèbres  dans  le  vieux  monde.  Le  nom  de  Kean  avait  pour  eux  tout 
son  prestige.  Ils  lui  accordaient,  outre  le  souvenir  reconnaissant  des 
deux  visites  qu'il  leur  avait  faites,  ce  u  respect  des  choses  loin- 
taines, »  déjà  connu  et  défini  par  le  poète  latin.  Charles,  si  maltraité 
par  les  journaux  de  Londres,  si  lestement  protégé  par  les  badauds 
enthousiastes  de  la  bonne  ville  de  Dublin,  fut  pris  tout  à  fait  au  sé- 
rieux lorsqu'il  parut  à  New- York  (septembre  1830),  dans  le  rôle 
épineux  de  Richard  III.  Pour  la  première  fois,  après  trois  années 
de  vains  efforts,  il  pouvait  croire  en  lui-même,  et,  tout  en  mesurant 
de  l'œil  la  route  encore  longue  dont  il  marquait  ainsi  la  première 
étape,  s'assurer  qu'il  pouvait  y  marcher  sans  crainte.  Il  contractait 
ainsi  envers  la  «  terre  lointaine,  )>  où  il  trouvait  comme  une  patrie 
nouvelle,  plus  libérale  et  meilleure  que  la  première,  une  dette  qu'il 
n'a  jamais  reniée. 

Après  deux  ans  et  demi  de  séjour  aux  États-Unis  (c'est-à-dire 
dans  les  premiers  mois  de  1833),  Charles  Kean  revint  à  Londres. 
INous  avons  raconté  les  tristes  incidens  qui  suivirent  ce  retour.  Pen- 
dant l'année  1834,  il  reprit  ses  habitudes  errantes,  appelé  qu'il  était 
de  tous  côtés  par  les  directeurs  de  province,  et,  chemin  faisant, 
trouva  mainte  et  mainte  occasion  de  grossir  la  clientèle  aristocra- 
tique dont  l'appui  n'a  pas  été  le  moindre  élément  de  sa  fortune. 
La  duchesse  de  Saint-Albans  (miss  Mellon),  qui,  jeune  comme  lui, 
avait  laborieusement  lutté,  elle  aussi,  et  chez  qui  un  subit  change- 
ment de  fortune  n'avait  détruit  aucune  des  qualités  sympathiques 
auxquelles  sans  nulle  doute  elle  le  devait,  fut  une  de  ses  premières 
patronnes.  A  Dublin,  le  marquis  de  Normanby,  alors  vice-roi  d'Ir- 
lande, et  lord  Morpeth  (depuis  comte  de  Carlisle),  qui  aidait  lord 
Normanby  à  remplir  cette  haute  mission  politique,  admirent  à  leur 
table  l'ancien  élève  d'Eton,  devenu  un  artiste  recommandable,  en 
même  temps  qu'il  était  resté  parfait  geiUleman,  Lord  Plunkett,  l'ex- 
chancelier,  manquait  rarement  de  se  montrer  au  théâtre  lorsque  son 
jeune  protégé  devait  y  jouer.  11  en  était  de  même  à  Edimbourg,  où 

(1)  M.  Morris. 


LES    DEUX   KEAN.  A25 

les  professeurs  de  l'université  avaient  adopté  Charles  Kean;  la  ma- 
gistrature, les  lords  of  session,  —  comme  s'intitulent  les  juges  d'E- 
cosse, —  rivalisèrent  bientôt  avec  eux,  et  ce  n'étaient  point  des 
suffrages  à  dédaigner  que  ceux  de  ces  aristarques  du  hench  et  des 
collèges,  dont  quelques-uns  s'appelaient  Jeffrey,  Gockburn,  Robert- 
son,  Maitland  (1).  Remarquons-le  bien,  le  patronage  qu'ils  accor- 
daient ainsi  n'était  pas,  comme  on  le  pourrait  croire,  affaire  de 
mode,  affectation  pédante,  question  de  vanité  ou  de  bel  air  :  nulle- 
ment. Ces  hommes  sérieux  montaient  dans  leurs  loges  comme  dans 
leurs  chaires  ou  sur  leurs  fauteuils  de  magistrats.  Ils  scrutaient,  ils* 
analysaient  avec  soin  leurs  impressions,  et  le  lendemain,  entre 
deux  leçons,  entre  deux  procès,  il  leur  arriva  souvent  d'écrire  au 
jeune  Kean  en  quoi  ils  l'approuvaient  ou  le  blâmaient  (2).  Cette  sim- 
plicité, cette  condescendance,  ce  goût  des  choses  d'art,  semblent 
tout  à  fait  naturels  à  Edimbourg.  En  serait-il  de  même  à  Paris? 
ïhémis  ne  s'y  montre  peut-être  pas  au  fond  beaucoup  plus  sérieuse ^ 
mais  elle  y  est  d'une  gravité  bien  autrement  formaliste. 

Quatre  nouvelles  années  d'efforts  soutenus  avaient  conquis  au  fils 
de  Kean  une  renommée  provinciale  qu'il  espérait  bien  faire  sanc- 
tionner un  jour  par  les  juges  les  plus  sévères  de  la  métropole.  Pa- 
tient, il  l'était;  prudent,  il  l'était  aussi;  mais  il  ne  perdait  pas  de 
vue  cet  objectif  (j^ç^  des  tentatives  répétées  et  une  infatigable  persé- 
vérance devaient,  en  fin  de  compte,  lui  faire  atteindre.  Avec  l'ac- 
croissement continu  de  ses  gains,  qui  déjà  lui  fournissaient  un  ample 
revenu,  ses  prétentions,  qu'on  avait  regardées  dans  le  temps  comme 
fort  au-delà  de  son  mérite  (3),  devenaient  toutes  naturelles.  C'est 
ainsi  que  les  envisageait  Macready,  qui,  venant  à  prendre  en  1837 
la  direction  de  Covent-Garden,  se  mettait,  dans  une  lettre  parfaite- 


(1)  Connu  depuis  sous  son  titre  de  lord  Dundrennan. 

(2)  Voyez,  parmi  une  demi-douzaine  de  lettres  pareilles,  citées  dans  l'ouvrage  que 
nous  analysons,  celles  de  lord  Jeflrey  (le  critique  célèbre)  et  de  M.  Maconochie  (lord 
Meadowbank),  un  des  premiers  légistes  d'Ecosse.  The  Life  and  Times  of  Charles  Kean, 
tome  I",  pages  -l'I^  à  230. 

(3)  En  1833,  après  cette  représentation  à^ Othello  que  nous  avons  racontée,  Charles 
Kean,  qui  venait  de  créer  à  Covent-Garden  un  rôle  important  dans  the  Wife,  de  Sheridan 
Knovvles,  reçut  de  M.  Bunn,  alors  directeur  de  Drury-Lane,  dès  propositions  d'engage- 
ment. On  lui  offrait  15  liv.  sterl.  (375  fr.)  par  semaine.  «  Non,  répondit  tranquillement 
le  jeune  acteur,  je  ne  remettrai  plus  le  pied  sur  un  théâtre  de  Londres  que  lorsque  je 
raudrai  cinquante  livres  sterling  (1,250  fr.)  par  représentation.  —  En  ce  cas,  lui  répondit 
avec  un  sourire  significatif  l'envoyé  de  M.  Bunn,  vous  nous  dites  adieu  pour  bien  long- 
temps. »  Mais  cinq  ans  n'étaient  pas  écoulés,  lorsque  ce  même  personnage,  resté  cais- 
sier de  Drury-Lane,  vit  signer  par  M.  Bunn  le  traité  en  vertu  duquel  lui-même,  l'ex-né- 
gociateur,  devait  payer  de  ses  propres  mains,  à  Charles  Kean,  par  chaque  soirée  où  il 
remplirait  un  rôle,  cette  môme  rétribution,  envisagée  jadis  comme  chimérique.  Il  est 
vrai  que,  durant  ces  cinq  années,  Charles  Kean  avait  réalisé  dans  les  comtés  plus  de 
20,000  liv.  sterl.  (500,000  fr.). 


i26  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ment  courtoise  et  habile,  à  la  discrétion  de  Charles  Kean,  appelé  à 
fixer  lui-même  les  conditions  pécuniaires  de  son  engagement;  mais 
avec  son  tact  habituel,  sa  juste  appréciation  de  lui-même  et  des  au- 
tres, le  jeune  tragédien  n'eut  garde  d'accepter  cette  offre  si  sédui- 
sante de  prime  abord.  Il  ne  voulait  déjà  plus  d'une  position  subor- 
donnée dans  des  rangs  où  il  risquait  d'être  confondu,  et  connaissait 
tous  les  avantages  de  l'isolement,  qui  aide  si  puissamment  au  relief. 
Au  lieu  de  suivre  Macready  dans  l'espèce  de  temple  où  ce  dernier 
devait  rester  le  grand-prêtre,  il  préféra  élever  hardiment  autel  con- 
tre autel.  Telle  est  du  moins  l'interprétation  qui  semble  la  plus  na- 
turelle de  son  engagement  à  Drury-Lane.  11  devait  y  donner  vingt 
représentations  à  50  livres  sterling  chacune.  La  première  eut  lieu  le 
8  janvier  1838.  Charles  Kean  jouait  le  rôle  d'Hamlet,  ce  rôle  «  phi- 
losophique, ))  le  triomphe  de  John  Kemble.  Il  livrait  là  une  grande 
bataille.  Il  la  gagna  très  positivement.  Les  critiques  les  mieux  ac- 
crédités, —  entre  autres  M.  Nugent,  du  Times,  —  se  hâtèrent  de 
l'attester,  et  de  revenir  loyalement  sur  les  âpres  censures  dont  ils 
avaient  salué,  à  ses  infortunés  débuts,  le  tragédien  enfin  maître  de 
son  art.  Et  la  preuve  qu'ils  ne  mettaient  à  se  désavouer  ainsi  aucune 
complaisance,  aucune  faiblesse,  c'est  que  Charles  Kean,  après  les 
vingt  représentations  stipulées,  dut  en  donner  vingt-trois  autres. 

Est-ce  à  dire  qu'il  dût  prendre  au  pied  de  la  lettre  l'enthousiasme 
de  ses  amis,  de  ses  protecteurs,  de  ces  lords  et  ladies  qui,  de  tous 
les  points  de  l'Angleterre,  lui  écrivaient  pour  saluer  son  avènement? 
Avait-il  conquis ,  comme  son  père,  une  de  ces  renommées  sur  les- 
quelles le  temps  ne  peut  rien?  Lui-même  sans  doute  ne  le  croit 
pas  à  cette  heure,  si  jamais  à  cet  égard  il  a  pu  se  faire  illusion. 
Dans  ces  éloges  mêmes  qui  lui  étaient  prodigués,  si  on  les  relit  avec 
attention,  la  réserve  se  fait  jour  :  on  la  voit  transparaître  derrière 
les  formules  d'une  sincère  bienveillance,  d'une  franche  et  loyale 
approbation.  «  Oui,  semblent  lui  dire  ces  pages  amies,  oui,  vous 
comprenez,  vous  sentez,  vous  rendez  même  à  certains  égards  les 
chefs-d'œuvre  que  vous  êtes  chargé  d'interpréter;  oui,  votre  diction 
est  élégante,  vos  traditions  sont  bonnes,  vous  savez  le  métier;  vous 
êtes  irréprochable  dans  votre  tenue,  vos  attitudes,  votre  débit.  Peut- 
être  nous  donnez-vous  un  Hamlet  trop  larmoyeur  et  pas  assez  mé- 
ditatif; peut-être,  à  force  de  pauses,  et  de  pauses  trop  prolongées, 
diminuez -vous  les  effets  que  vous  voulez  rendre  plus  saisissans. 
N'importe.  Vous  êtes  un  comédien  suffisamment  habile,  instruit, 
passionné...  Ceci  dit,  nous  n'irons  pas  au-delà...  » 

Les  critiques  dont  nous  traduisons  les  jugemens  rendus  à  propos 
de  cette  première  rencontre  avaient  grandement  raison  de  parler 
ainsi,  puisque  aujourd'hui  encore,  après  vingt  et  un  ans  écoulés, 
pendant  lesquels  le  fils  de  Kean  n'a  jamais  quitté  l'arène,  l'arrêt 


LES    DEUX   KEAN.  /i27 

ancien  est  valide  encore.  C'est  qu'il  est  dans  tous  les  arts,  et  dans 
l'art  dramatique  en  particulier,  une  certaine  ligne,  barrière  invi- 
sible, démarcation  insaisissable,  en-deçà  de  laquelle  le  travail,  la 
persévérance,  d'heureux  dons  sagement  équilibrés,  une  discipline 
régulière,  une  constante  préoccupation,  conduisent  inévitablement 
jusqu'à  l'extrême  limite  ce  que  nous  nous  permettrons  d'appeler 
((  l'homme  moyen.  »  Par-delà  vous  ne  trouvez  que  l'homme  supé- 
rieur, celui  que  tourmente  la  fièvre  ambitieuse,  celui  qiie  stimule 
l'aiguillon  mystérieux,  celui  que  dévore  la  soif  inextinguible.  Entre 
celui-ci  et  celui-là,  l'homme  de  talent  et  l'homme  de  génie,  il  ar- 
rive souvent  qu'il  se  fait  une  confusion  passagère.  Les  foules  elles- 
mêmes,  les  foules  surtout,  s'y  trompent.  L'opinion  publique,  espé- 
rons-le du  moins,  ne  s'y  trompe  pas.  Dans  ces  salles  immenses  où 
circule  un  enthousiasme  épidémique,  où  les  applaudissemens  nais- 
sent des  applaudissemens,  où  les  bravos  enfantent  les  bravos,  vous 
entendez  parfois,  dissonance  étrange,  un  léger  murmure,  une  sourde 
protestation.  Prêtez  soigneusement  l'oreille  à  ce  bruit.  C'est  quel- 
quefois l'envie  qui  gronde;  souvent  c'est  la  vérité *qui  parle.  Le  bio-^ 
graphe  de  M.  Charles  Kean  ne  paraît  pas  soupçonner  qu'il  en  puisse 
être  ainsi.  Il  est  de  trop  bonne  foi  pour  ne  pas  convenir  que  les 
plus  grands  succès  de  son  héros  ont  été  mêlés  de  quelque  résis- 
tance, et  que,  dans  ses  plus  éclatans  triomphes,  la  voix  railleuse 
de  l'esclave  romain  a  désagréablement  chatouillé  l'oreille  de  César; 
mais  il  attribue  ceci  à  l'existence,  —  durant  dix  années  et  plus!  — 
d'une  clique  hostile  et  acharnée.  Il  s'étonne  naïvement  qu'elle  ait 
pu  subsister  si  longtemps,  et  si  longtemps  suffire  aux  frais  de  la 
guerre.  Nous  estimons,  nous,  que  jamais  cette  clique  n'a  existé.  Il 
nous  est  plus  aisé  de  concevoir,  dans  chaque  salle  pleine ,  un  cer- 
tain nombre  de  gens  d'esprit  qu'impatientent  les  admirations  à  trop 
bon  compte,  les  suffrages  donnés  sur  parole,  bref  l'allure  éternel- 
lement la  même  du  sermmi pecua  d'Horace,  devenu,  grâce  à  Rabe- 
lais, le  troupeau  du  bon  Panurge. 

Les  vingt  et  un  ans  de  la  carrière  dramatique  de  Charles  Kean 
compris  entre  1838  et  1859,  M.  Cole  leur  consacre  plus  de  cinq 
cents  pages.  Nous  n'avons  pas  autant  de  lignes  à  leur  service,  et 
nous  prendrons  la  liberté  d'esquisser  rapidement  ce  qu'un  autre  a 
peint  et  surpeint  avec  tant  de  zèle.  Une  fois  Charles  Kean  bien  éta- 
bli à  Londres,  en  pleine  possession  d'une  fortune  très  honorable- 
ment gagnée,  marié  après  longues  réflexions  à  l'une  des  plus  aima- 
bles femmes  et  des  plus  charmantes  actrices  qu'il  lui  eût  été  donné 
d'avoir  pour  camarades  (1),  sa  destinée,  qui  suit  paisiblement  une 

(1)  Miss  Ellen  Tree,  aujourd'hui  mistress  Charles  Kean  (sœur  de  la  cantatrice  Maria 
Tree,  mariée  en  1825  à  M.  Bradshaw,  membre  des  communes),  débuta  de  fort  bonne 
heure  au  théâtre  d'Edimbourg.  De  là  elle  passa  d'abord  à  Bath,  puis  à  Londres,  où 


A 2 8  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

voie  de  progrès  continu,  cesse  d'inspirer  un  très  vif  intérêt.  Pour  qu'il 
en  fût  autrement,  il  faudrait  que  sa  prospérité  fût  moins  constante, 
que  son  mérite  fût  plus  contesté,  que  des  rivaux  heureux  vinssent  le 
menacer  dans  la  possession  des  grands  rôles  devenus  son  domaine. 
Rien  de  tout  cela  n'arriva.  Sa  fortune  dramatique,  lentement  assise,  a 
toute  la  solidité  de  ces  travaux  auxquels  le  temps  n'a  point  manqué. 
A  force  de  le  louer,  la  presse  anglaise  en  a  pris  l'habitude,  et  son 
approbation  routinière,  invétérée,  toujours  attendue,  toujours  exacte 
à  l'échéance,  établit  à  la  longue  un  invincible  préjugé.  Heureux 
homme,  heureux  comédien!  Mais  en  somme  tant  de  félicité  n'a  rien 
d'amusant.  Et  tout  au  plus,  dans  le  compendieux  exposé  qu'on  nous 
en  donne,  notons-nous  çà  et  là  quelques  particularités  piquantes 
des  mœurs  dramatiques  anglaises,  entre  autres  le  vif  désir  qu'é- 
prouve Charles  Kean,  lorsqu'il  se  suppose  à  l'apogée  de  sa  gloire, 
d'obtenir  de  quelque  auteur  célèbre  un  rôle  écrit  pour  lui,  et  dont 
il  aura,  du  moins  pendant  quelques  années,  le  monopole  exclusif. 
De  là  une  lettre  adressée  à  sir  Edward  Lytton  Bulwer  (13  novembre 
1838),  où,  après  s'être  étendu  sur  «l'honneur  espéré,  la  liberté 
grande,  etc.,  )>  Charles  Kean  hasarde  en  termes  d'une  rare  délica- 
tesse l'insinuation  que  voici  :  ((  . . .  Bien  que  des  considérations  pé- 
cuniaires ne  puissent  compter  pour  rien  dans  la  détermination  que 
vous  aurez  à  prendre,  je  crois  devoir  ajouter,  pour  traiter  cette 
affaire  à  tous  ses  points  de  vue,  que  je  me  mets,  avec  une  carte 
blanche j  à  votre  disposition.  J'espère  ne  pas  manquer  à  la  délica- 
tesse en  m' exprimant  ainsi,  etc.  )>  A  quoi  sir  Edward  répond  incon- 
tinent (lA  novembre  même  année)  a  qu'il  se  sent  obligé,  flatté,  re- 
connaissant, mais  que  pour  le  présent  de  lourds  engagemens  et 
d'autres  circonstances  fastidieuses  à  détailler  ne  lui  permettent  pas 
d'accepter  l'honneur,  etc.  »  Toujours  patient,  toujours  persévérant, 
Charles  Kean  laisse  s'écouler  deux  années,  et  en  1840  il  reprend  sa 
négociation,  cette  fois  avec  un  ancien  camarade,  Sheridan  Knowles, 
acteur  médiocre,  écrivain  dramatique  de  second  ordre,  mais  doué 
de  qualités  précieuses.  Aussi  le  ton  de  la  correspondance  change- 

Drury-Lane  vit  ses  premiers  débuts.  C'est  là  qu'elle  créa  le  rôle  de  the  Youthful  Queen 
(la  Reine  de  seize  ans),  dans  lequel  son  succès  fut  très  remarquable.  En  1829,  elle  passa 
dans  la  troupe  de  Covent-Garden.  Un  an  auparavant,  elle  avait  pour  la  première  fois 
joué  à  côté  de  Charles  Kean.  Leur  inclination  réciproque  data,  paraît-il,  d'un  voyage  à 
Hambourg  (1833),  où  ils  furent  engagés  en  môme  temps.  Les  deux  futures  belles- 
mères,  à  cette  époque,  entravèrent  le  mariage  projeté,  qui  parut  à  jamais  rompiV;  mais 
en  1842  nos  deux  camarades,  qui  s'étaient  enrichis  séparément,  mirent  définitivement 
en  commun  et  leurs  fortunes  et  leurs  destinées.  Ces  neuf  années  d'attente  et  de  con- 
stance ne  méritaient-elles  pas  une  mentioif  spéciale?  Et  ce  mariage  n'est-il  pas  d'accord 
avec  le  demeurant  de  la  longue  carrière  fournie  par  Charles  Kean?  Il  n'y  avait  du  reste 
qu'une  voix  sur  les  grâces,  le  talent  et  les  qualités  essentielles  de  la  compagne  qu'il 
s'est  donnée. 


LES    DEUX    KEAN.  A 29 

t-il  du  tout  au  tout.  «  Mon  cher  Knowles,...  vous  trouverez  ci- 
jointes  quelques  lignes  auxquelles  je  compte  bien  que  vous  ne 
refuserez  pas  d'apposer  votre  signature,  et  qui,  je  l'espère,  vous 
satisferont...  »  Ces  quelques  lignes  étaient  un  petit  engagement  ré- 
ciproque qui  assurait  à  Sheridan  Knowles,  pour  une  pièce  originale 
en  cinq  actes,  à  la  convenance  de  Charles  Kean,  et  que  ce  dernier 
seul  aurait  pendant  trois  années  le  droit  de  représenter,  un  premier 
paiement  fixe  de  600  liv.  sterl.  (15,000  fr.);  puis,  dès  la  troisième 
représentation,  une  prime  supplémentaire  de  50  livres,  une  autre  de 
même  somme  due  à  partir  de  la  sixième  représentation,  ainsi  de 
suite  pour  la  neuvième,  la  quinzième,  la  vingtième,  la  vingt-cin- 
quième, la  trentième  et  la  quarantième,  le  total  se  montant  alors  à 
1,000  livres  sterling  (25,000  fr.).  Les  bénéfices  de  l'impression  de 
la  pièce,  autorisée  après  six  représentations,  restaient  à  l'auteur. 
Eh  bien!  le  croira- t-on?  toute  cette  munificence  fut  étalée  en  pure 
perte.  Sheridan  Knowles,  un  honnête  homme  fort  original  et  très 
désintéressé,  quoique  fort  peu  riche,  refusa  de  mettre  ainsi  sa  muse 
aux  gages  d'une  vanité  personnelle;  mais  Charles  Kean  n'en  eut  pas 
pour  cela  le  démenti.  En  iSlib ,  il  partait  pour  l'Amérique,  empor- 
tant avec  lui  en  manuscrit  la  pièce  intitulée  tke  Wifes  Secret^  qu'il 
avait  achetée  avant  même  qu'elle  ne  fût  écrite,  et  qu'il  paya  400  li- 
vres sterling  (10,000  fr.)  à  un  écrivain  beaucoup  moins  célèbre  que 
Bulwer  et  Knowles  (1).  Cette  petite  spéculation  ne  fut  point  mal- 
heureuse. Le  Secret  de  la  Femme  réussit  en  Amérique,  et  réussit 
encore  à  Haymarket,  lorsque  Charles  Kean  l'y  eut  réimporté.  La 
reine  à  cette  occasion  honora  de  sa  présence  un  théâtre  secondaire 
où  nous  croyons  qu'on  la  voit  assez  rarement,  et  peut-être  faut-il 
faire  dater  de  là  les  relations  de  l'habile  tragédien  avec  les  gentils- 
hommes de  la  chambre,  relations  qui  lui  valurent  en  1848  les  hon- 
neurs gratuits  et  le  titre  imposant  de  maître  des  menus  plaisirs 
{master  of  revels).  Après  quelques  années  de  faveur,  il  les  paya 
plus  tard  de  certains  petits  déboires  que  l'inconstance  des  cours 
n'épargne  pas  toujours  à  l'humble  dévouement,  au  zèle  empressé 
des  amuseurs  officiels  ;  mais  sur  ces  détails  douloureux  le  biographe 
glisse  d'une  plume  discrète  et  légère  (2).  Pourquoi  ne  l' imiterions- 
nous  pas? 


(1)  M.  G.  Lovell,  auteur  du  roman  intitulé  the  Trustée  et  de  quelques  drames  bien 
accueillis,  the  Merchant  of  Bruges,  Love's  Sacrifice,  etc. 

(2)  The  Life  and  Times  ofCh.  Kean,  t.  II,  cli.  xi,  p.  232  et  suiv.,  où  l'on  verra  comme 
quoi  un  simple  spéculateur,  M.  Mitchell,  demeura  chargé  d'organiser  les  fêtes  drama- 
tiques données  à  l'occasion  du  mariage  de  la  princesse  royale  d'Angleterre  avec  le  prince 
Frédéric-Guillaume,  héritier  présomptif  de  la  couronne  de  Prusse  (janvier  1858).  Àlas 
poor  Yorickl  Pauvre  master  of  revels!  Il  faut  ajouter,  pour  être  juste,  qu'il  refusa  très 


430  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Nous  avons  d'ailleurs  à  examiner,  avant  de  clore  cette  étude,  les 
services  que  le  fils  de  Kean  a  rendus  ou  voulu  rendre  k  Fart  dra- 
matique non  plus  comme  tragédien ,  mais  comme  directeur  d'une 
entreprise  importante.  Ce  fut  en  1850  qu'associé  à  son  camarade 
Keeley,  il  prit  à  bail,  pour  deux  années,  le  Théâtre  de  la  Princesse 
dans  Oxford- Street.  La  grande  exhibition  se  préparait,  et  tout  an- 
nonçait pour  l'année  1851  une  prospérité  théâtrale  extraordinaire. 
Nous  avions  cru  comprendre  jusqu'à  présent  que  ces  prévisions 
dorées  avaient  été  déçues,  du  moins  en  partie.  On  nous  affirme  au- 
jourd'hui le  contraire,  et  il  paraît  que  les  dix-neuf  théâtres  qui, 
cette  année-là,  fonctionnèrent  à  Londres  n'étaient  pas  assez  vastes 
pour  la  foule  étrangère  qui  s'y  précipitait  chaque  soir.  Quant  aux 
Londoners^  ils  se  tinrent  à  l'écart,  rassasiés  depuis  longtemps  des 
vieilleries  qu'on  servait  aux  nouveau-venus.  Quoi  qu'il  en  soit  de 
ces  assertions,  —  nous  n'avons  pas  mission  de  les  contrôler,  —  le 
Théâtre  de  la  Princesse,  plus  ou  moins  prospère  en  1851,  passa, 
l'année  suivante,  sous  la  direction  unique  et  absolue  de  Charles 
Kean.  C'est  à  partir  de  ce  moment  qu'il  est  permis  de  scruter  cette 
gestion  délicate,  dont  l'ouvrage  de  M.  Cole  semble  être  le  compte- 
rendu  quasi  officiel. 

Or  voici,  tout  compte  fait,  ce  que  nous  y  trouvons  :  pendant  sept 
années  consécutives,  bon  nombre  de  ces  traductions  déguisées 
[adaptations]  qui  transforment  nos  vaudevilles  et  même  nos  opéras- 
comiques  (1)  en  farces  anglaises,  quelques  comédies  indigènes  très 
clair-semées  et  très  médiocres,  pas  mal  de  mélodrames  traduits 
purement  et  simplement  du  français  (2),  le  nombre  régulièrement 
voulu  de  ces  sottes  féeries  qui  sont,  depuis  un  temps  immémorial, 
l'infirmité  périodique  de  la  scène  anglaise,  et  enfin, — nous  touchons 
au  point  essentiel,  —  ces  revivais,  ces  résurrections  presque  an- 
nuelles de  quelque  œuvre  ancienne  (tragédie  ou  comédie)  qu'on  ex- 
hume à  l'aide  de  frais  immenses,  qu'on  dérouille  dans  un  bain  d'or, 
et  qu'on  semble  ne  pouvoir  faire  belle  qu'en  la  faisant  énormément 
riche.  Notre  biographe,  —  et  c'est  son  droit,  —  ne  tarit  pas  dans  son 
admiration  pour  ces  somptueux  revivais.  Or  quand  il  loue  son  héros 
d'avoir  (dans  les  Merry  wives  of  Windsor,  par  exemple)  supprimé 
les  ridicules  interpolations  lyriques  qui  défiguraient  le  texte  de 
Shâkspeare,  nous  abondons  aisément  en  son  sens;  mais  lorsqu'il 

noblement  de  participer  aux  plaisira  dont  on  lui  enlevait  la  direction,  et  par  conséquent 
aux  bénéfices  considérables  que  réalisa,  dit-on,  M.  Mitchell  en  cette  mémorable  occur- 
rence. Nous  les  avons  entendu  évaluer  à  10  ou  42,000  liv.  st.  (de  250  à  300,000  fr.). 

(i)  Marco  Spada,  la  Rose  de  Péronne,  etc. 

(2;  Les  Frères  corses^  Pauline,  te  Courrier  de  Lyon  (Lesurques)  sont  ceux  qui  ont  fait 
do  l'autre  côté  de  l'eau  la  plus  brillante  fortune. 


LES    DEUX   KEAN.  A31 

s'extasie  sur  les  décors  splendides  du  Sardanapale  de  Byron  (repris 
ou  ravivé  en  1853),  lorsqu'il  évoque  l'esprit  de  Byron  (à  l'aide 
d'une  table  tournante)  pour  lui  montrer  le  banquet  assyrien,  exé- 
cuté par  le  metteur  en  scène  de  Princesses  Théâtre  «  d'après  les  dé- 
couvertes récentes  de  M.  Layard  à  Ninive,  »  quand  il  consacre  des 
pages  entières  à  décrire  soit  les  pompes  de  l'entrée  de  Bolingbroke 
à  Londres  {Richard  II),  soit  le  banquet  somptueux  de  Wolsey 
[Henry  VIII),  soit  les  trente-six  jeunes  filles  —  toutes  d'une  beauté 
splendide  !  —  qui ,  en  costume  de  guerre ,  dansaient  la  pyrrhique 
dans  la  fête  syracusaine  du  Winter's  Tale^  nous  avouons  que  son 
ravissement  ne  nous  gagne  point.  Quant  aux  fly  leaves  de  Charles 
Kean,  elles  nous  ont  fait  passer  quelques  bons  momens  auxquels 
nous  voudrions  associer  nos  lecteurs. 

La  mode  récente  de  la  fly  leaf  (feuille  volante)  consiste  en  ceci. 
Au  play-hilly  ou  programme  ordinaire  de  la  pièce,  est  joint  un  carré 
de  papier  sur  lequel  le  directeur  a  fait  imprimer  les  explications, 
les  commentaires  qu'il  croit  propres  à  édifier  le  public  et  à  prévetiir 
entre  eux  tout  malentendu.  C'est,  en  d'autres  termes,  une  façon  de 
régisseur,  tirée  à  quelques  milliers  d'exemplaires,  et  qui,  sur  papier 
vélin,  vient  énumérer  au  parterre,  capable  de  n'y  prendre  pas 
garde,  les  efforts  qu'on  a  faits  pour  l'instruire  tout  en  l'amusant. 
Qu'on  nous  permette,  cette  explication  donnée,  d'extraire  quelques 
fragmens  de  ces  documens  vraiment  originaux. 

Il  s'agit  d'expliquer  les  costumes'à  carreaux  attribués  aux  Écos- 
sais du  temps  de  Macbeth. 

«  Il  paraît  certain,  dit  Ivi  fly  leaf,  que  les  tribus  celtiques  portèrent,  dès 
les  temps  les  plus  reculés ,  des  lainages  et  des  draps  rayés  de  couleurs  di- 
verses. Diodore  de  Sicile  et  Pline  mentionnent  cette  particularité  dans  la 
description  qu'ils  font  du  costume  des  Gaulois  belges.  Strabon,  Pline  et 
Xiphilin  attestent  que  les  vêtemens  de  Boadicée,  reine  des  Icènes,  était  à 
damier,- de  couleurs  très  diverses,  y  compris  la  pourpre,  le  rouge  clair  et 
foncé,  le  violet  et  le  bleu.  Il  y  a  tout  lieu  de  penser  que  les  armes  offensives 
et  défensives  du  temps  de  Macbeth  étaient  richement  ouvrées.  Harold  Har- 
drada,  roi  de  Norvège,  est  décrit  par  Snorre,  dans  le  récit  de  la  bataille 
livrée  en  Fan  1066  de  l'ère  chrétienne  à  Harold  II,  roi  d'Angleterre,  comme 
portant  une  tunique  bleue  et  un  casque  ou  heaume  magnifique...  » 

Suit  la  description  détaillée  des  cottes  de  mailles  que  portaient 
les  guerriers  norvégiens,  notamment  le  vaillant  Thorlef,  un  des 
jeunes  héros  de  YEyrbiggia  Saga.  Sur  l'antique  Assyrie,  la  fly  leaf 
n'est  pas  moins  bien  renseignée  que  sur  la  mythologie  norse  ou 
Scandinave.  Le  British  Muséum  lui  a  livré  ses  trésors.  Elle  raconte 
la  montagne  de  Nimroud,  et  n'appelle  plus  Sardanapale  que  «le 


A 32  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fils  d'Esliaraddon,  »  lequel  Esharaddon  était  lui-même  le  fds  de 
Sennacherib.  Quand  il  s'agit  de  temps  plus  modernes,  la  fly  leiif 
nous  accable  sous  le  poids  de  sa  formidable  érudition.  Faut-il,  par 
exemple,  justifier  de  l'exactitude  des  costumes  dans  Richard  III? 
Rien  de  plus  simple,  comme  on  va  voir.  <(  Les  autorités  consultées 
sont  :  les  Anciennes  Armures,  de  Meyrick;  les  Anciens  Costumes  de 
la  Grande-Bretagne,  du  col.  Smith;  l'ouvrage  inédit  de  Planché 
sur  le  costume  de  Richard  III',  les  Vetemens  et  Habits  du  peuple 
d'Angleterre,  par  Strutt;  Y  Encyclopédie  archéologique  de  Fosbroke, 
le  Momisticon  cmglicanum  de  Dugdale,  les  Effigies  tnonumentalcs 
de  Stothard,  les  Chroniques  de  Froissart,  etc.  »  Arrêtons-nous  :  une 
feuille  volante  peut  seule  se  passer  la  fantaisie  d'un  aussi  lourd  ba- 
gage. Franchement,  et  la  main  sur  le  cœur,  peut-on  la  prendre  au 
sérieux?  Et  comment  allier  cette  gravité  pédante,  ce  charlatanisme 
anglo-allemand  avec  la  frivolité  des  résultats  qu'on  lui  demande? 

Quoi  !  vous  vous  enterrez,  dites- vous,  dans  la  poussière  des  pina- 
co^èques,  et  cela  pour  arriver  à  faire  défiler  devant  nous  un  cortège 
digne  du  mardi-gras  !  Vous  allez  demander  à  Diodore  de  Sicile  un 
morceau  de  tartan  pour  habiller  le  thane  de  Gawdor  et  ses  sauvages 
henchmenl  II  vous  faut  compulser  Froissart  et  Dugdale,  qui  pis  esty 
avant  de  nous  présenter  Richard  III  dans  une  tenue  suffisamment 
archéologique  !  C'est  là  véritablement  de  la  haute  comédie.  C'est  le 
ridicule  abus  d'une  chose  excellente.  Il  faut,  certes  il  importe  que. 
dans  certaine  mesure,  certaines  convenances  de  paysage,  d'archi- 
tecture et  de  costume  soient  religieusement  observées.  Macbeth  ne 
serait  plus  toléré  dans  l'habit  rouge  à  galons  qu'il  portait  sous  la 
reine  Anne ,  et  nous  n'aimerions  pas  à  voir  lago  vêtu  du  poui'point 
noir  de  Tartuffe;  mais  lorsqu'une  vraisemblance  approximative  laisse 
à  l'illusion  carrière  libre,  la  tâche  du  décorateur,  celle  du  costumier 
est  à  peu  de  chose  près  terminée.  Tout  soin  poussé  au-delà  devient, 
à  notre  avis,  surérogatoire ,  et  risque  de  dénaturer  l'effet  qu'on  a 
voulu  produire.  Multipliez  les  décors,  compliquez  la  mise  en  scène» 
dessinez  des  groupes  pittoresques ,  disciplinez  et  faites  évoluer  en 
tout  sens 'des  figurans  de  plus  en  plus  nombreux,  ce  n'est  pas  le 
poète,  ce  n'est  pas  le  spectateur  intelligent  qui  vous  en  saura  gré  : 
c'est  la  plèbe,  dont  il  faut  amuser  l'œil ,  car  on  ne  peut  éveiller  son 
intelligence.  Et  les  cent  représentations  de  quelque  vieux  chef-d'œu- 
vre abandonné  (1)  que  l'on  obtient  ainsi  à  grands  risques  et  à  grands 
frais  ne  sont  ni  un  triomphe  pour  le  génie  qui,  sans  tous  ces  acces- 

(Ij  Et  si  ce  n'étaient  que  des  chefs-d'œuvre!  Mais  le  Pizarre  de  Slieridan,  repris  en 
vue  des  magnificences  péruviennes ,  mais  le  \Vi nier' s  Taie  giïcotg,  siniplo  prétexte  de 
décorations  syracusaines,  et  qui  semble,  d'après  la  fly  lenf,  n'avoir  d'autre  objet  que  de 
montrer  le  temple  de  Minerve,  tel  qu'il  était  trojs  cent  trente  ans  avant  Jésus-Christ  ! ... 


LES   DEUX   KEAN.  ZlSS 

soirée ,  l'avait  imposé  à  l'admiration  des  hommes,  ni  un  profit  réel 
pour  la  masse  des  spectateurs  qui  ne  seraient  point  venus  écouter 
ce  chef-d'œuvre,  et  viennent  le  regarder.  John  Kemble,  le  premier, 
a  ouvert  cette  voie  des  revivais^  Macready  s'y  est  jeté  après  lui; 
Charles  Kean  y  a  suivi  ses  deux  devanciers.  Eh  bien!  on  serait  tenté 
de  les  désavouer,  au  nom  même  de  ce  Shakspeare,  leur  idole,  qu'ils 
ne  sont  pas  encore  parvenus  à  faire  accepter  dans  son  intégrité  pri- 
mitive. Or  c'était  là  le  premier  hommage  à  lui  rendre. 

Il  nous  en  coûte  d'insister  ainsi  en  terminant  sur  les  tendances  ma- 
térialistes des  tragédiens -directeurs  de  l'Angleterre.  Leurs  inten- 
tions sont  droites  sans  doute,  et  c'est  à  peine  si  nous  les  soupçonnons 
d'aimer  à  poser,  eux  et  leurs  femmes,  devant  un  public  ébloui,  ma- 
gnifiquement encadrés  dans  des.  splendeurs  d'opéra.  Leurs  efforts 
ont  un  côté  généreux,  car  il  leur  est  arrivé  de  perdre  quelques  cen- 
taines de  mille  francs  au  jeu  des  revivais ^  et  de  tous  ces  effort^, 
en  somme,  il  a  pu  sortir  quelque  bien.  C'est  ce  qu'ont  pensé  du 
moins  et  les  membres  de  la  Société  des  Antiquaires,  qui,  en  1857 
(19  novembre),  se  sont  donné  pour  collègue  le  directeur  du.  Prin- 
cess's  Théâtre  y  et  ses  anciens  camarades  d'Eton,  qui,  au  mois  de  juillet 
dernier,  réunis  sous  la  présidence  du  comte  de  Carlisle,  ouvraient 
une  souscription  pour  lui  offrir  un  témoignage  de  la  reconnaissance 
publique.  Deux  ducs,  un  marquis,  huit  comtes,  trois  vicomtes,  qua- 
tre ou  cinq  lords  non  titrés  et  une  foule  d'autres  notabilités  aris- 
tocratiques composaient  le  comité,  dont  le  premier  avis  au  public 
fut  commenté  par  toute  la  presse  dans  les  termes  les  plus  flatteurs. 
En  quelques  jours,  la  souscription  était  couverte  et  le  banquet  d'of- 
frande était  organisé.  Le  président  néanmoins  avait  dû  se  faire  rem- 
placer, car,  à  la  suite  du  changement  de  ministère ,  il  venait  d'être 
envoyé  en  Irlande  comme  vice-roi.  Nous  ne  décrirons  pas  la  fête, 
nous  ne  répéterons  pas  les  toasts  ;  nous  préférons  de  beaucoup  rap- 
peler un  mot  de  l'acteur  Sheridan  (1)  qui  nous  paraît  fidèlement 
résumer  ce  qu'il  y  a  de  mieux  à  dire  sur  M.  Charles  Kean,  tragédien 
et  directeur  émérite. 

C'était  en  175/i,  à  Dubhn,  après  l'émeute  du  Smock-Alley  Théâtre 
{Mahomct-riot^  c'est  le  nom  qu'elle  a  gardé).  Appelé  comme  té- 
moin devant  la  justice,  Sheridan  eut  occasion  de  se  désigner  lui- 
même  sous  le  titre  de  gentleman.  Ce  mot,  on  le  sait,  désigne  l'homme 
de  bonne  compagnie  plutôt  que  l'homme  de  naissance  noble.  Un 
des  avocats,  se  levant  alors  et  l'interrompant  :  «  J'ai  quelquefois 
entendu  parler,  dit-il,  d'un  ge?itleman-i^oëte,  d'un  gentleman-^ein- 
tre,  d'un  ge?itleman-3Lrchïtecie,  mais  je  n'avais  pas  encore  vu  de 

(1)  Ne  pas  le  confondre  avec  son  frère  cadet,  le  célèbre  Richard  Brinsley. 
TOME  x\iv.  28 


A3â  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

comédien  gentleman.  — Permettez-moi  de  penser,  répliqua  Sheridan 
parfaitement  calme  sous  l'insulte,  que  maintenant  vous  en  voyez  un.  )> 

Charles  Kean  peut  revendiquer,  lui  aussi,  ce  beau  titre  de  gentle- 
man. Dans  la  mauvaise  fortune,  il  a  déployé  une  véritable  énergie; 
dans  la  médiocre,  une  modestie  de  bon  goût  et  de  bon  sens;  dans 
la  prospérité,  un  esprit  de  vraie  courtoisie,  beaucoup  de  droiture 
et  de  libéralité.  Gomme  acteur,  il  a  été  studieux,  consciencieux,  in- 
telligent, zélé.  Gomme  directeur,  il  a  fait  montre  à  la  fois  de  tac- 
tique habile  et  de  loyauté  généreuse.  Son  administration  paraît 
avoir  eu  d'heureux  résultats,  et  l'initiative  qu'il  a  prise  (1858) 
pour  la  fondation  du  collège  dramatique  (lieu  d'asile  destiné  aux 
invalides  de  la  scène)  en  perpétuera  le  souvenir  d'une  manière  tou- 
chante. Voilà  un  des  côtés  de  la  médaille.  L'autre  a  été  suffisamment 
indiqué.  Nous  avons  aussi  voulu  marquer,  en  passant,  ce  qui,  dans 
les  tendances  modernes  de  l'art  dramatique  en  Angleterre,  nous  pa- 
raît le  conduire  par  des  chemins  semés  de  fleurs,  c'est-à-dire  à  tra- 
vers des  magnificences  de  plus  en  plus  ruineuses,  vers  une  déca- 
dence imminente.  Ce  dernier  point  demanderait  une  étude  à  part. 
En  attendant  qu'une  occasion  se  présente  d'y  revenir,  nous  nous 
bornerons,  en  terminant,  à  une  simple  question.  Du  moment  où  la 
mise  en  scène,  empiétant  peu  à  peu  hors  de  son  légitime  domaine, 
au  lieu  d'être  un  accessoire,  devient  le  principal  objet  de  la  curio- 
sité publique,  pourquoi  la  consacrer  aux  chefs-d'œuvre  anciens  qui 
naturellement  peuvent  s'en  passer,  et  non  pas  aux  travaux  dégéné- 
rés du  temps  présent,  qui  s'en  accommoderaient  à  merveille?  Ne  se- 
rait-il pas  plus  utile,  par  exemple,  di  illustrer  ainsi  un  drame  nouveau 
de  M.  Browning,  de  M.  Taylor,  de  M.  Westland-Marston ,  ou  de  tout 
autre,  que  de  jeter  l'or  à  pleines  mains  sur  le  pourpoint  d'Henri  VIII, 
la  tunique  de  Sardanapale  ou  le  bouclier  de  Pizarre?  Et  si  l'on  nous 
répond,  en  vrai  style  anglais,  que  l'ancien  chef-d'œuvre  fait  ses 
frais,  tandis  que  la  pièce  nouvelle  ne  les  fait  pas,  nous  voudrons 
nous  rendre  compte  de  ce  phénomène  ;  nous  demanderons,  puisque 
la  mise  en  scène  est  impuissante  ici,  pourquoi  là  elle  est  nécessaire. 
Enfin  si,  à  bout  de  raisons,  les  directeurs  que  nous  pressons  ainsi 
de  questions  se  bornent  à  nous  ouvrir  leurs  ledgers,  c'est-à-dire  leur 
grand-livre  de  comptabilité,  nous  resterons  muet  devant  l'éloquence 
des  chiffres,  mais  alors  c'est  le  public  que  nous  prendrons  à  partie. 

Le  public,  nous  devinons  sa  réponse.  Il  dira,  comme  Pollion  pen- 
dant les  guerres  civiles,  pour  excuser  d'avance  sa  résignation  à 
l'issue  qu'elles  pouvaient  avoir  ;  «  Je  serai  la  proie  du  vainqueur.  )> 
Que  lui  importe,  à  lui,  comment  on  l'amuse?  Eh  bien!  dût-il  nous 
trouver  exigeant,  nous  lui  dirons  que,  dans  son  intérêt  même,  il  a 
tort  d'être  si  éclectique.  Prenons  pour  texte  la  carrière  de  ces  deux 


LES    DEUX   KEAN.  A 35 

tragédiens,  le  père  et  le  fils.  Quel  en  est  le  sens  général?  Le  premier 
a  réussi  par  l'interprétation  simple,  le  second  par  la  mise  en  scène. 
Il  suffisait  à  Edmund  Kean  de  tréteaux  quelconques  dans  la  première 
grange  venue  ;  Charles  Kean  a  besoin  de  toiles  artistement  peintes, 
de  trucs  sa  vans,  de  torrens  d'harmonie,  de  flots  de  gaz.  Lequel  des 
deux  est  le  plus  osant  et  le  plus  fort?  Lequel  des  deux  s'adresse  à 
ce  qu'il  y  a  de  vraiment  ailé,  de  vraiment  divin  chez  le  spectateur 
qu'il  attire?  Et  d'ailleurs  notez  ceci  :  on  applaudit  l'un,  —  le  pre- 
mier, —  avec  fureur;  l'autre,  en  fm  de  compte,  par  l'entremise  de 
son  biographe,  qui  est  aussi  son  ami,  se  plaint  de  ((  la  froideur  du 
public.  »  Son  raisonnement  est  curieux.  Les  acteurs  sont  moins  bons 
parce  que  les  bravos  sont  plus  rares,  nous  dit-il  avec  une  parfaite 
conviction.  Applaudissez  plus  souvent,  nous  serons  meilleurs.  Étrange 
prétention  à  côté  de  ce  luxe  matériel,  éblouissant,  étourdissant, 
sous  lequel  ils  étouffent  la  poésie  !  Ne  voient-ils  donc  pas  que  leurs 
costumes,  si  riches,  si  curieusement  vrais,  si  singuliers,  si  amusans, 
prennent  déjà  une  partie  de  l'attention,  et  que  leurs  tirades  en  pâ- 
tissent? Ne  comprennent-ils  pas  qu'après  un  déploiement  de  cor- 
tèges bariolés,  de  banquets  magnifiques,  de  ballets  voluptueux,  les 
sens  émoussés  ne  perçoivent  plus  ni  les  intonations  de  leur  voix,  ni 
l'expression  de  leurs  regards,  ni  les  délicatesses  de  leur  jeu?  Est-il 
donc  si  malaisé  de  se  rendre  compte  d'un  effet  si  simple?  Pourquoi 
dans  l'église  sombre  ne  laisse-t-on  pas  pénétrer  à  flots  les  rayons  cé- 
lestes? Pour  que  l'autel  resplendisse  étincelant  de  flambeaux.  Avec 
quoi  se  fait  la  lumière  sur  une  toile  de  Rembrandt?  A  grands  ren- 
forts de  tons  mats  et  sourds,  parmi  lesquels  le  point  voulu  se  détache 
brusquement  et  scintille  à  l'œil.  L'imagination,  cet  œil  intérieur,  a 
besoin,  comme  la  vision  purement  physique,  d'être  éveillée,  alléchée 
par  ces  contrastes  habiles.  Sollicitée  en  sens  divers,  sans  ménage- 
ment, avec  une  sorte  de  violence  brutale ,  elle  se  disperse ,  se  lasse 
et  s'endort.  Où  manque  le  recueillement,  la  réflexion,  on  ne  peut 
compter  sur  cet  effort  passionné  par  lequel  l'intelligence  vulgaire 
s'élève  au  niveau  de  la  compréhension  poétique.  Tout  ceci  est  élé- 
mentaire; mais  ce  qui  l'est  aussi,  c'est  qu'on  n'est  pas  à  volonté  un 
grand  tragédien,  et  qu'on  est  au  contraire,  quand  on  le  veut, — 
avec  de  belles  et  bonnes  guinées ,  —  un  metteur  en  scène  magni- 
fique. Reste  à  choisir  entre  ces  deux  formes  du  capital,  —  le  génie 
et  les  écus.  Hélas!  la  question  est  jugée  depuis  longtemps  :  on  n'a 
jamais  recours  à  la  seconde  que  lorsque  la  première  fait  défaut. 

E.-D.    FORGUES. 


LES 


FORCES  PRODUCTIVES 

DE  LA  LOMBARDIE 


La  Proprietà  fondiaria  e  le  Popolazione  agricole  in  Lombardia,  di  Stefano  Jacini,  Milano  4857. 
—  II.  Agriculture  du  royaume  lombardo-vénitien,  par  Jean  Burger.  —  III.  De  la  Condition  des 
travailleurs  agricoles  dam  la  province  de  Mantoue,  par  le  comle  Jean  Arrivabene.  —  IV.  Die 
Vertheilung  des  d'undeigenthums,  von  Dr  Adolph  Lelte,  Berlin  1858. 


ï. 

A  là  suite  de  récens  et  mémorables  événemens,  la  Lombardie  se 
trouve  définitivement  incorporée  au  Piémont.  A  défaut  d'un  surcroît 
de  force  stratégique,  cette  belle  contrée  apporte  au  nouveau  royaume 
de  la  Haute-Italie  un  précieux  contingent  de  ressources  matérielles. 
La  population,  la  richesse,  les  produits  de  la  Lombardie  vont  jouer 
dans  la  vie  économique  du  Piémont  un  rôle  qu'il  importe  d'appré- 
cier. De  son  côté ,  le  Piémont  peut  exercer  sur  la  Lombardie  une 
utile  influence,  garantie  par  la  façon  même  dont  il  a  su  fonder  et 
pratiquer  la  liberté.  On  peut  donc,  sans  sortir  des  formes  d'une  étude 
économique,  rechercher  jusqu'à  quel  point  la  condition  sociale  des 
populations  lombardes  les  a  préparées  à  jouir  du  régime  représen- 
tatif qui  leur  est  donné. 

Parmi  les  forces  productives  de  la  Lombardie,  c'est  l'agriculture 
qui  apparaît  au  premier  rang,  et  qui  appellera  surtout  notre  atten- 
tion. La  raison  en  est  simple  :  elle  est  à  peu  près  l'unique  source 
de  la  richesse  de  ce  pays.  La  grande  industrie  manufacturière  et  les 
grandes  entreprises  commerciales  lui  sont,  à  vrai  dire,  inconnues. 


FORCES    PRODUCTIVES    DE    LA   LOMBARDIE.  437 

Une  telle  situation  s'explique  par  l'histoire  même  de  la  Lombardie. 
Au  temps  glorieux  où  ses  communes  étaient  libres,  elles  fabriquaient 
des  armes  et  des  étoffes  de  soie  et  de  laine  renommées  par  toute 
l'Europe.  Malgré  les  guerres  extérieures  et  les  troubles  civils,  l'in- 
dustrie enrichissait  tous  les  citoyens;  elle  disparut  avec  la  liberté. 
Le  sort  de  la  Lombardie  fut  semblable  à  celui  des  provinces  fla- 
mandes :  le  joug  de  l'Espagne  y  arrêta  toute  activité  commerciale 
et  industrielle.  Les  fiers  et  indolens  hidalgos  enseignèrent  à  la  no- 
blesse lombarde  le  mépris  des  utiles  occupations  et  des  fructueuses 
entreprises  qui  au  moyen  âge  avaient  assuré  l'opulence  des  grandes 
familles  et  la  prospérité  de  l'état.  Des  règlemens  absurdes  et  une 
fiscalité  tracassière  découragèrent  les  métiers.  Les  fidéicommis  et 
la  main-morte  s'étendirent  rapidement,  et  les  ouvriers,  chassés  des 
ateliers  par  la  misère,  allèrent  mendier  à  la  porte  des  couvens  un 
pain  que  ne  leur  procurait  plus  le  travail.  Les  populations  des  villes 
se  laissèrent  gagner  par  la  paresse  et  l'inertie.  L'agriculture  seule 
ne  fut  pas  négligée,  mais  elle  souffrit  nécessairement  de  la  ruine  de 
l'industrie.  Les  suites  funestes  de  la  domination  espagnole  se  font 
encore  sentir  aujourd'hui.  Ainsi  que  le  remarque  un  économiste  qui 
connaît  parfaitement  son  pays,  la  Lombardie  n'est  pas  tout  à  fait 
désespagnoUsée  [dispagnoUzzata).  Ici  comme  en  Amérique,  en  Hol- 
lande, en  Belgique,  en  Franche-Comté,  la  morgue  et  l'intolérance 
castillanes  ont  laissé  les  plus  tristes  souvenirs.  La  Lombardie,  moins 
heureuse  que  d'autres  dépendances  de  l'Espagne,  n'a  échappé  à  son 
joug  que  pour  tomber  sous  celui  de  l'Autriche,  et  jusqu'à  ce  jour 
elle  n'a  point  vu  se  ranimer  ses  antiques  foyers  de  production. 

Maintenant  un  avenir  plus  brillant  semble  s'ouvrir  devant  l'in- 
dustrie lombarde.  Cependant  il  faut  remarquer  qu'il  lui  manque  un 
des  principaux  élémens  de  succès  du  travail  moderne,  le  combus- 
tible :  la  houille  lui  fait  défaut,  et  le  bois  est  trop  cher  pour  qu'on 
puisse  l'employer  avantageusement  à  faire  marcher  les  machines  à 
vapeur.  Il  existe,  il  est  vrai,  de  grandes  tourbières  qui  ne  sont  que 
peu  ou  point  exploitées.  La  tourbe  peut,  en  bien  des  cas,  remplacer 
le  bois  et  le  ^  charbon ,  mais  malgré  les  nombreux  essais  faits  en 
Hollande  et  en  Suisse,  on  n'a  pas  encore  complètement  réussi  à  l'uti- 
liser pour  chauffer  les  chaudières  des  machines.  A  défaut  de  com- 
bustible, les  fabriques  pourraient  employer  comme  moteur  la  force 
des  chutes  d'eau  qui  abondent  dans  la  partie  haute  du  pays.  La 
Suisse  offre  sous  ce  rapport  de  bons  exemples  à  suivre,  et  il  faut 
croire  que  quelques  années  de  paix  et  de  liberté  permettront  aux 
populations  lombardes  d'en  profiter. 

La  Lombardie  ne  produit  plus  aujourd'hui  ces  belles  étoffes  de 
soie  si  recherchées  jadis.  Elle  exporte  une  grande  partie  de  la  soie 


li'èS  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

qu'elle  recueille,  sans  la  transformer  en  tissus,  et  elle  ne  songe 
guère  à  lutter  avec  Lyon.  C'est  pourtant  de  ce  côté  qu'elle  doit 
tourner  ses  efforts.  La  fabrication  des  tissus  de  soie  est  certaine- 
ment pour  elle  une  industrie  naturelle,  puisqu'elle  produit  la  ma- 
tière première  en  abondance  et  d'une  excellente  qualité.  Elle  ne  peut 
pas  espérer,  il  est  vrai ,  égaler  de  si  tôt  l'élégante  exécution  des 
belles  soieries  lyonnaises;  mais,  sans  atteindre  à  ce  degré  de  per- 
fection, elle  peut  accomplir  de  grands  progrès,  et  grâce  à  l'acti- 
vité du  commerce  génois,  se  conquérir  une  place  importante  sur 
les  marchés  transatlantiques. 

Depuis  quelques  années,  la  fabrication  du  fer  s'est  développée 
dans  les  montagnes  de  la  Valteline  et  dans  les  provinces  de  Bergame 
et  de  Brescia.  Cette  industrie,  fixée  déjà  au  moyen  âge  dans  ces 
cantons  élevés,  utilise  les  forces  hydrauliques,  mais  elle  ne  se  sert 
])Ou.Y  traiter  le  minerai  que  de  charbon  de  bois.  Elle  produit  par  an 
en  moyenne  à  peu  près  11  millions  de  kilogrammes  de  fonte,  qui, 
après  les  différentes  manipulations  qu'elle  subit  dans  le  pays,  ac- 
quiert une  valeur  portée  à  11  millions  de  lire  (1).  Dans  le  Yalca- 
monica  seul,  on  comptait  en  1857  sept  hauts-fourneaux  et  cent  trois 
forges.  Le  développement  de  cette  production,  qui  fournissait  jadis 
le  fer  des  bonnes  armes  de  Milan ,  est  surtout  entravé  par  la  rareté 
du  combustible,  à  laquelle  on  ne  peut  remédier  qu'en  reboisant  les 
hauteurs. 

Il  serait  superflu  de  mentionner  ici  quelques  autres  industries 
d'une  importance  toute  locale  et  très  secondaire.  Arrivons  à  la  véri- 
table source  de  la  prospérité  du  pays,  son  agriculture  si  renommée, 
et  qui  mérite  en  effet  une  étude  détaillée.  Ce  n'est  que  depuis  ces 
dernières  années  qu'on  accorde  aux  travaux  agricoles  en  Europe 
l'attention  qu'ils  réclament.  Pendant  quelque  temps,  l'économie  po- 
litique se  préoccupait  trop  exclusivement  peut-être  de  la  produc- 
tion industrielle  et  commerciale;  aujourd'hui,  sans  tomber  dans 
l'exagération  des  physiocrates,  on  en  revient  à  reconnaître,  avec 
l'école  économique  française  du  xv!!!**  siècle,  l'importance  prédomi- 
nante de  la  production  agricole,  et  l'on  s'efforce  de  déterminer  les 
causes  de  ses  progrès  ou  de  sa  décadence.  Ces  études  multipliées 
sur  l'état  de  l'agriculture  dans  les  divers  pays  offrent  une  utilité  in- 
contestable. Jusqu'à  présent,  ne  connaissant  ni  leurs  propres  forces 
productives  ni  celles  de  leurs  voisins,  les  peu})les  s'épouvantaient 
souvent  de  dangers  chimériques,  ou  s'endormaient  dans  une  trom- 
peuse confiance.  La  connaissance  plus  exacte  des  faits  dissipera  ces 
ténèbres  et  ces  incertitudes.  Quand  les  résultats  des  travaux  récens 

(1)  La  lire  autrichienne  est  le  tiers  du  florin  et  vaut  au  pair  80,0  centimes. 


FORCES    PRODUCTIVES    DE    LA   LOMBARDIE.  439 

seront  suffisamment  contrôlés  et  généralement  connus,  il  sera  pos- 
sible de  formuler  des  lois  plus  conformes  aux  prescriptions  de  la 
justice  et  plus  favorables  à  la  production  de  la  richesse.  Ces  en- 
quêtes, faites  avec  soin  tant  à  l'intérieur  qu'au  dehors,  permet- 
tront à  chaque  nation  de  se  rendre  un  compte  précis  de  ce  qu'elle 
peut  espérer  et  de  ce  qu'elle  doit  craindre;  elles  révéleront  les 
causes  des  progrès  accomplis,  elles  montreront  l'effet  des  règlemens 
en  vigueur,  elles  feront  connaître  quelle  est  la  répartition  de  la 
terre  et  de  ses  produits  qui  est  le  mieux  en  harmonie  avec  les  droits 
de  tous  et  la  plus  utile  au  bien-être  général. 

L'agriculture  lombarde  a  été  l'objet  en  Italie  de  beaucoup  d'ou- 
vr'ages  estimables;  mais  s'ils  jetaient  d'utiles  lumières  sur  certaines 
branches  de  la  production  rurale,  ils  étaient  en  général  trop  incom- 
plets pour  permettre  d'embrasser  le  sujet  dans  son  ensemble.  Quel- 
ques livres  récens  sont  venus  combler  cette  lacune,  et  parmi  ceux-ci 
on  doit  citer  en  première  ligne  celui  de  l'agronome  allemand  Burger 
et  le  volume  publié  par  M.  Stefano  Jacini  en  1857.  Ce  mémoire, 
couronné  par  l'académie  de  Milan,  et  accueilli  avec  faveur  par  le 
public,  fait  connaître  dans  tous  ses  détails  les  conditions  économi- 
ques d'un  pays  intéressant  à  étudier  en  tout  temps,  mais  qui  l'est 
plus  encore  au  moment  où  il  va  faire  partie  d'un  nouvel  état.  Dans 
son  excellent  travail,  M.  Jacini  n'a  négligé  aucune  des  questions  que 
son  sujet  embrassait;  il  en  a  traité  même  quelques-unes  très  déli- 
cates avec  tous  les  ménagemens  que  lui  imposait  le  régime  auquel 
son  pays  était  soumis  il  y  a  quelques  mois  encore,  mais  aussi  avec 
un  patriotisme  sincère  et  éclairé,  d'autant  plus  touchant  qu'il  est 
plus  contenu.  C'est  aux  informations  très  sûres  qu'il  fournit  que 
l'économiste  doit  s'arrêter  avec  le  plus  de  confiance. 

Pour  bien  comprendre  ce  que  vaut  l'agriculture  lombarde,  il  faut 
d'abord  jeter  un  coup  d'œil  sur  le  pays.  Les  21,Zil7,000  hectares 
que  comprend  la  Lombardie  proprement  dite  s'étendent,  comme  on 
sait,  entre  les  Alpes  rhétiennes  au  nord,  le  Pô  au  sud,  le  Tessin  à 
l'ouest  et  le  Mincio  à  l'est.  Ces  21,/il9  kilomètres  carrés  forment 
une  partie  du  côté  septentrional  du  bassin  du  Pô.  Le  terrain  descend 
par  une  déclivité  continue,  d'abord  en  étages  abrupts,  puis  en 
pentes  adoucies,  d'une  hauteur  de  treize  à  quatorze  mille  pieds, 
jusqu'à  un  niveau  peu  supérieur  à  celui  de  la  mer.  La  moitié  du  ter- 
ritoire s'étend  dans  la  plaine;  elle  est  composée  de  terres  d'alluvion 
très  fertiles,  mais  exposées  aux  inondations.  L'autre  moitié,  dont 
les  quatre  cinquièmes  sont  occupés  par  des  montagnes  et  un  cin- 
quième par  des  collines,  comprend  des  terres  de  médiocre  qualité, 
ou  qui  exigent  des  soins  continuels  pour  ne  pas  être  enlevées  par  les 
eaux  aux  penchans  des  rochers.  La  grande  différence  d'élévation  de 


AAO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ces  terres  permet  à  l'agriculture  de  réunir  les  produits  les  plus  divers 
dans  un  espace  relativement  borné.  Le  voyageur  venant  de  la  Suisse 
peut  traverser  le  matin  les  neiges  éternelles  et  se  reposer  le  soir  en 
vue  d'une  végétation  qui  rappelle  les  tropiques.  Rien  n'est  compa- 
rable à  la  beauté  sereine  de  ce  pays.  Laveno,  Majolica,  Bellagio, 
Iseo,  Sermione,  Toscolano,  laissent  à  jamais  leurs  noms  sonores  et 
leurs  aspects  enchanteurs  dans  le  souvenir  de  quiconque  les  a  vi- 
sités. La  pureté  de  l'air,  l'onde  fraîche  des  lacs  qui  reflètent  les  cimes 
dentelées  des  Alpes,  la  douceur  du  climat,  ont  inspiré,  et  non  sans 
raison,  les  chants  de  la  muse  antique  et  de  la  poésie  moderne.  Tout 
dans  ces  ravissans  paysages  semble  disposé  pour  charmer  les  sens, 
et  l'on  peut  dire  sans  exagération  que  la  Haute -Lombardie  est  le 
paradis  de  l'Europe. 

Cependant  cette  heureuse  contrée  est  loin  de  tout  devoir  aux  fa- 
veurs de  la  nature  :  c'est  des  mains  de  l'homme  qu'elle  tient  en 
grande  partie  sa  fertilité.  Il  a  fallu  le  travail  de  cent  générations 
pour  élever  ces  terrasses  qui  soutiennent  la  terre  aux  flancs  des 
montagnes,  pour  dessécher  ces  marais,  pour  creuser  ces  canaux, 
pour  disposer  avec  un  art  admirable  les  conduites  d'eau  qui,  des- 
cendant des  hautes  vallées,  contournant  les  collines,  s'entre-croisant 
et  passant  les  unes  au-dessus  des  autres  à  différens  niveaux,  vont 
porter  au  loin  dans  les  campagnes  une  fécondité  merveilleuse.  Sans 
les  endiguemens  qui  contiennent  les  rivières,  une  partie  de  la  plaine 
serait  un  vaste  marécage  ;  sans  les  irrigations,  une  autre  partie  se- 
rait brûlée  par  le  soleil  dévorant  de  l'été.  11  n'est  pas  même  permis 
au  Lombard  de  jouir  en  paix  des  travaux  de  ses  ancêtres;  il  doit  sans 
relâche  se  défendre  contre  les  inondations  du  Pô  et  de  ses  aflluens 
avec  autant  de  sollicitude  que  le  Hollandais  en  met  à  se  préserver 
des  atteintes  de  l'Océan. 

Le  climat  de  la  Lombardie  est  très  doux  :  la  température  moyenne 
est  de  13  degrés  centigrades;  mais  les  récoltes  soufi'rent  souvent 
des  gelées  tardives  du  printemps,  produites  par  le  voisinage  des  Al- 
pes, et  de  grêles  formidables,  dont  on  attribue  la  fréquence  désas- 
treuse au  déboisement  des  hauteurs.  La  grande  inégalité  d'altitude 
des  différentes  terres  cultivées  les  soumet  à  des  climats  très  variés. 
C'est  ainsi  que  dans  la  Valteline,  où  l'on  récolte  encore  du  blé  à  la 
hauteur  énorme  de  1,400  mètres,  la  moisson  se  fait  à  la  même  époque 
qu'aux  environs  de  Stockholm  et  de  Drontheim.  Si  l'on  excepte  la 
péninsule  Scandinave,  l'Europe  ne  compte  aucune  région  où  il  pleuve 
autant  qu'en  Lombardie,  mais  la  pluie  tombe  toute  à  la  fois.  En  au- 
tomne, il  pleut  à  torrens  pendant  des  semaines  et  même  pendant 
des  mois.  En  été,  on  a  des  sécheresses  prolongées  qui  nuiraient  gra- 
vement à  la  culture,  si  les  eaux  des  glaciers  des  Alpes,  retenues 


FORCES    PRODUCTIVES    DE    LA    LOMBARDIE.  A  Al 

dans  les  réservoirs  profonds  des  lacs  Majeur,  de  Corne,  d'Iseo  et  de 
Garde,  ne  suppléaient,  par  les  irrigations  qu'elles  permettent,  aux 
eaux  que  refuse  un  ciel  trop  constamment  serein.  Contrairement  à 
ce  qui  se  produit  en  France  et  dans  l'Europe  centrale,  le  vent  d'est 
amène  les  pluies,  parce  qu'il  vient  de  l'Adriatique,  et  le  vent  d'ouest 
la  sécheresse,  parce  que  les  colonnes  d'air,  en  franchissant  les  Alpes, 
s'y  refroidissent,  et  y  laissent  tomber  sous  forme  de  neige  toute  l'hu-^ 
midité  qu'elles  contiennent. 

Indépendamment  de  la  douceur  du  climat  et  des  bienfaits  que  lui 
procure  un  système  d'irrigations  abondantes,  l'agriculture  en  Lom- 
bardie  est  surtout  favorisée  par  le  grand  nombre  des  voies  de  com- 
munication. Le  territoire  est  sillonné  de  26,947,635  mètres  de  routes 
excellentes,  dont  la  plus  grande  partie  est  faite  et  entretenue  par  les 
communes.  Dans  les  vingt  dernières  années,  celles-ci  ont  dépensé 
pour  cet  objet  plus  de  32  millions  de  francs;  mais  en  compensation 
des  avantages  dont  elle  jouit,  la  propriété  foncière  supporte  d'é- 
normes impôts  :  en  185Zi,  ils  s'élevaient  à  29,205, 76/i  lire^  ce  qui 
correspondait  à  3A  pour  100  du  revenu;  en  1855,  ils  ont  monté  à 
^6  pour  100,  et  depuis  lors,  sans  compter  les  emprunts  récens,  ils 
ont  été  augmentés  chaque  année,  ainsi  que  les  autres  taxes,  dont  le 
total,  impôt  foncier  compris,  n'était  pas  inférieur  à  80  millions  de 
lire.  Cette  lourde  charge,  frappant  une  propriété  très  divisée,  ar- 
rête la  formation  du  capital,  entrave  les  améliorations,  et  atteint 
même  d'une  manière  sensible  le  bien-être  du  pays.  L'effet  en  était 
tel  que  les  fabricans  autrichiens  se  plaignaient  un  peu  naïvement 
de  ce  que  la  Lombardie  épuisée  leur  achetait  moins  d'étoffes.  Il 
était  pourtant  naturel  que  si  les  Lombards  devaient  payer  plus  de 
taxes  pour  subvenir  aux  frais  de  l'occupation  de  leur  pays,  ils  ne 
pouvaient  acheter  autant  de  vêtemens  pour  se  couvrir. 

Les  principaux  produits  de  l'agriculture  lombarde  sont  les  cé- 
réales, la  soie,  le  vin,  le  lin  et  le  fromage.  Le  froment  est  d'excel- 
lente qualité,  mais  les  récoltes  n'en  sont  point  aussi  abondantes 
qu'elles  pourraient  l'être,  si  les  cultivateurs  tenaient  plus  de  bétail 
et  fumaient  mieux  leurs  terres.  La  culture  du  seigle  est  peu  répan- 
due, et  elle  perd  chaque  jour  du  terrain.  Elle  occupe  les  parties  les 
moins  fertiles  du  pays,  notamment  la  Géra  d'Adda,  qui  est  comprise 
entre  les  rivières  Serio  et  Adda,  et  la  plaine  de  Gallarata,  qui  autre- 
fois formait  au  nord  de  Milan  une  vaste  bruyère  depuis  le  Tessin 
jusqu'au-delà  de  Monza.  Le  parc  de  la  résidence  royale  de  Monza 
donne  une  idée  de  la  stérilité  de  ce  sol  léger  et  maigre,  où  il  faut 
l'opiniâtreté  et  la  frugalité  des  petits  cultivateurs  lombards  pour 
obtenir  même  du  seigle.  L'orge  et  l'avoine  sont  relativement  peu 
cultivées  en  Lombardie.  Comme  on  laboure  généralement  avec  des 


iiA2  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

bœufs,  le  nombre  des  chevaux  n'est  pas  très  considérable,  et,  sauf 
les  chevaux  de  luxe,  ils  sont  presque  exclusivement  nourris  de  foin 
et  d'herbe.  La  culture  dont  le  succès  a  le  plus  d'influence  sur  le  bien- 
être  du  peuple  est  le  maïs  ou  blé  de  Turquie.  Le  maïs  constitue  la 
principale  nourriture  du  pays,  et  les  paysans  italiens  ont  plus  d'une 
raison  pour  y  attacher  une  grande  importance.  En  effet,  sur  une 
égale  surface,  il  donne  un  produit  deux  fois  plus  grand  que  le  blé  : 
de  trente  à  quarante  hectolitres  par  hectare ,  au  lieu  de  quinze  à 
vingt.  Le  grain  est  plus  facilement  que  celui  du  froment  réduit  en 
une  farine  qu'il  n'est  pas  nécessaire  de  faire  cuire  au  four  et  de 
transformer  en  pain.  La  ménagère  peut,  sans  grand  raffinement  cu- 
linaire ,  préparer  à  volonté  cette  nourrissante  bouillie ,  la  polenta , 
dont  l'abondance  est  aux  yeux  du  peuple  le  comble  du  bonheur  (1). 
Cette  utile  céréale,  en  même  temps  qu'elle  nourrit  l'homme  de  son 
grain,  nourrit  le  bétail  de  ses  feuilles  :  quand  elle  a  fleuri,  on  coupe 
la  partie  supérieure  de  la  tige  et  on  la  distribue  aux  vaches^  qui  la 
mangent  volontiers,  et  à  qui  elle  donne  un  très  bon  lait. 

La  culture  qui  frappe  le  plus  le  voyageur  est  celle  du  riz,  parce 
qu'elle  fait  penser  aux  latitudes  tropicales.  La  Lombardie  est  la 
seule  contrée  de  l'Europe  où  cette  plante  des  pays  chauds  occupe 
une  grande  étendue  de  terrain  et  où  elle  donne  des  produits  consi- 
dérables. Le  riz,  originaire  de  l'Inde,  n'était  point  cultivé  en  Italie 
pendant  le  moyen  âge.  On  affirme  que  c'est  un  noble  Milanais  au 
service  de  Venise,  Théodore  Trivulzi,  qui,  vers  1522,  essaya  le  pre- 
mier de  planter  du  riz  dans  une  propriété  à  moitié  inondée  qu'il 
possédait  près  de  Vérone.  Son  essai  réussit,  il  trouva  des  imitateurs, 
et  des  marais  qui,  avant  cette  innovation,  n'avaient  aucune  valeur 
en  acquirent  une  très  grande.  Ce  nouveau  genre  de  culture  se  ré- 
pandit partout  le  long  du  Pô,  et  aujourd'hui  la  Lombardie  seule 
produit,  année  commune,  un  demi-million  d'hectolitres  de  ce  grain 
précieux  dont  la  valeur  est  portée  à  18  millions  de  francs  (2).  Ce 
qui  permet  la  culture  du  riz  pour  ainsi  dire  au  pied  des  Alpes  et  en 
vue  des  neiges  éternelles,  c'est  la  grande  chaleur  de  l'été  en  Lom- 
bardie et  l'admirable  système  d'irrigations  que  ce  pays  possède. 
Cette  plante  des  marais  du  Gange  ne  croît  que  dans  une  eau  peu 
profonde  et  chauffée  par  les  rayons  du  soleil  à  une  température  de 

(i)  Au  moment  où  je  quittais  Venise,  le  gondolier  qui  m'avait  conduit,  voulant  me 
remercier  de  la  buona  mano  que  je  lui  avais  donnée,  me  souhaitait  une  longue  vie, 
e  sempre  polenta. 

(2)  Le  produit  total  des  céréales  s'élève  annuellement  pour  les  neuf  provinces  lom- 
bardes à  6,562,689  hectolitres,  d'une  valeur  de  127,590,548  lire  d'après  la  moyeiine  des 
dix  années  de  1842  à  1851.  Le  produit  se  répartit  comme  suit  :  froment  1,910,017  hcct., 
seigle  403,906  hect.,  orge  45,512  hect.,  avoine  283,897  hect.,  mais  3,109,022  hect., 
riz  480,720  hect.,  sarrasin,  millet,  etc.,  328,305  hectolitres. 


FORCES  PRODUCTIVES  DE  LA  LOMBARDIE.  A  A3 

20  OU  25  degrés  Réaumur.  Aussi  faut-il  disposer  avec  beaucoup  de 
soin  le  terrain  où  l'on  veut  établir  des  rizières,  de  telle  sorte  que  la 
surface  en  soit  parfaitement  nivelée,  et  que  les  eaux,  en  la  recou- 
vrant partout  également,  aient  un  écoulement  lent  et  régulier.  On 
distingue  les  rizières  en  risaje  a  vicenda  et  en  risaje  stahili.  Les 
premières  entrent  dans  l'assolement  et  alternent  avec  le  maïs,  le 
trèfle  et  l'ivraie  d'Italie  [lolium  perenne)  ;  ce  sont  celles  qui  don- 
nent le  produit  le  plus  considérable.  Les  secondes  occupent  le  sol 
d'une  manière  permanente;  elles  rendent  moins  :  aussi  ne  leur  con- 
sacre-t-on  en  général  que  les  terrains  impropres  à  d'autres  genres 
de  culture.  Le  riz,  semé  dans  l'eau  au  commencement  d'avril  et 
constamment  recouvert  d'une  couche  d'eau  de  deux  ou  trois  pouces 
de  profondeur,  sarclé  avec  soin,  mis  à  sec  vers  la  Saint-Jean  et 
préservé  ainsi  contre  les  ravages  des  insectes  aquatiques,  croît  avec 
vigueur;  il  est  récolté  au  commencement  de  septembre.  Les  gerbes 
sont  transportées  sur  de  vastes  aires  préparées  à  cet  effet  et  sou- 
mises au  piétinement  des  chevaux,  qui  détache  le  grain.  Ce  pro- 
cédé très  primitif  donne  un  aspect  animé  aux  campagnes  et  trans- 
porte l'imagination  aux  premiers  jours  de  l'agriculture;  un  manège 
et  une  machine  à  battre  feraient  peut-être  aussi  bien  la  besogne, 
mais  ceux  qui  aiment  le  pittoresque  n'applaudiraient  certainement 
point  au  changement. 

En  fait  de  céréales,  malgré  la  densité  extrême  de  la  population, 
les  provinces  lombardes  peuvent  amplement  se  suffire,  elles  en  ex- 
portent même  dans  les  années  ordinaires  une  quantité  assez  consi- 
dérable, surtout  dans  le  Tyrol.  Des  études  statistiques  faites  avec 
le  plus  grand  soin  prouvent  que  la  production  annuelle  suffirait  à  la 
consommation  de  treize  mois  et  demi.  On  y  récolte  aussi  beaucoup 
de  vin,  année  moyenne,  1,500,000  hectolitres;  mais  il  est  partout 
de  qualité  médiocre,  âpre  en  hiver,  aigre  en  été.  Cette  mauvaise 
qualité  du  vin  provient  du  peu  de  soin  qu'on  met  à  cultiver  la  vigne. 
Les  pampres  grimpant  aux  ormeaux  et  suspendus  d'arbre  en  arbre 
en  riches  guirlandes  font  un  charmant  effet  dans  les  descriptions 
des  poètes  : 

Ubi  jam  valicUs  amplexae  stirpibus  ulmos. 

Elles  en  font  encore  un  assez  gracieux,  quoique  uniforme,  dans  le 
paysage;  mais  le  résultat  est  détestable  dans  le  pressoir.  En  géné- 
ral, le  paysan  italien  choisit  les  espèces  qui  produisent  le  plus  de 
fruits,  sans  s'inquiéter  beaucoup  du  goût  du  vin  que  ceux-ci  don- 
neront. Il  plante  dans  ses  champs  des  lignes  d'arbres,  maintenus 
par  un  élagage  fréquent  à  une  médiocre  hauteur,  des  peupliers,  des 
mûriers,  surtout  des  érables  à  petite  feuille,  de  cent  à  deux  cents 


A4  A  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

par  hectare  ;  au  pied  de  ces  arbres ,  il  place  de  cinq  à  six  pieds  de 
vigne  qu'il  conduit  jusqu'au  sommet  de  leur  tuteur,  d'où  il  mène  les 
flexibles  sarmens  à  la  rencontre  de  ceux  qui  s'élancent  des  arbres 
les  plus  voisins.  Quoique  très  ombragé,  le  raisin  mûrit  parfaitement, 
il  est  même  délicieux  au  goût;  mais  il  n'a  pas  ce  principe  liquoreux 
qu'acquièrent  les  grappes  mûries  près  de  terre,  sur  des  ceps  tenus 
bas,  taillés  avec  soin  et  surveillés  avec  intelligence.  Si  la  vigne  est 
mal  cultivée,  le  vin  n'est  pas  mieux  fait.  Aussi  a-t-on  grand'peine 
à  le  conserver  bon  d'une  vendange  à  l'autre  (1). 

Un  des  principaux  produits  de  la  Lombardie  vient  de  ses  vaches 
à  lait,  nourries  dans  les  pâturages  arrosés  par  l'eau  des  aflluens  du 
Pô.  C'est  là  qu'on  fabrique  en  grand  l'excellent  fromage  connu  par- 
tout en  Europe  sous  le  nom  de  parmesan,  et  qui  porte  ce  nom  parce 
que  c'est  aux  environs  de  Parme  qu'on  a  commencé  à  le  faire.  Le 
produit  des  laiteries  lombardes  atteint  une  valeur  presque  deux 
ibis  aussi  considérable  que  celle  du  froment  :  elle  monte  à  plus  de 
80  millions.  Le  parmesan  deviendra,  ainsi  que  la  soie,  un  article 
très  important  pour  le  commerce  génois. 

Les  produits  que  nous  avons  indiqués  suffiraient  pour  expliquer 
la  prospérité  du  pays  ;  mais  celui  dont  la  Lombardie  est  fière  à  juste 
titre,  celui  auquel  chacun  s'intéresse,  depuis  le  patricien  des  villes 
jusqu'à  l'humble  ouvrier  des  champs,  c'est  la  soie.  La  production 
de  la  soie  a  plus  que  doublé  depuis  le  commencement  de  ce  siècle, 
et  elle  augmente  encore  chaque  jour.  Le  nombre  des  mûriers  est 
vraiment  incalculable,  et  avec  les  autres  arbres  qui  servent  de  sup- 
port aux  vignes,  ils  donnent  à  toute  la  contrée,  vue  d'une  certaine 
hauteur,  l'aspect  d'une  immense  forêt.  Le  semis  et  la  culture  des 
jeunes  plants  de  mûriers  forment  seuls  une  industrie  dont  on  peut 
apprécier  l'importance  en  visitant  les  magnifiques  pépinières  qu'on 
trouve  dans  les  jardins  des  environs  de  Milan.  La  vente  des  feuilles 
de  mûrier  est  aussi  l'objet  d'un  commerce  très  actif  et  très  animé. 
Quand  le  ver  à  soie  est  jeune,  il  mange  peu,  et  les  feuilles  sont  à 
bon  marché;  mais  à  mesure  que  la  vorace  et  précieuse  chenille 
grandit,  il  lui  faut  une  nourriture  de  plus  en  plus  abondante,  et  la 
valeur  des  feuilles  augmente  sans  cesse.  La  grêle  a-t-elle  ravagé 
quelque  partie  du  territoire,  le  prix  s'élève  aussitôt  dans  tous  les 
environs,  et  les  spéculateurs  habiles  peuvent  réaliser  de  grands 
bénéfices.  Il  y  a  des  courtiers  en  feuilles  de  mûrier  qui  mettent 

(1;  En  Lombardie,  on  ne  trouve  guère  de  vin  vieux;  il  est  ordinairement  bu  dans 
l'année  même  où  il  a  été  récolté,  et  déjà  vers  la  fin  de  l'été  il  commence  à  s'aigrir.  Le 
vin  se  partage  par  moitié  entre  le  propriétaire  et  le  métayer;  mais  comme  tout  le  marc 
est  pour  ce  dernier,  il  y  verse  de  l'eau,  fait  fermenter  ce  mélange  et  obtient  du  petit 
vin  {yino  picolo)  qui  lui  sert  de  boisson  habituelle. 


FORCES    PRODUCTIVES    DE    LA    LOMBARDIE.  /iA5 

racheteur  en  relation  avec  le  vendeur;  viennent  ensuite  les periti^ 
qui  estiment  le  poids  des  feuilles  sur  l'arbre;  on  débat  le  prix,  puis,  le 
marché  conclu,  l'acquéreur  les  cueille  lui-même,  et  ainsi  la  produc- 
tion de  la  soie  répand  partout  l'animation  et  la  vie.  Quand  arrive  le 
moment  de  former  le  fil  avec  les  brins  menus  du  cocon,  on  ren- 
contre de  tous  côtés  près  des  maisons  des  métayers,  à  l'ombre  de  la 
vigne,  des  jeunes  fdles  habillées  avec  goût,  chantant  et  causant 
entre  elles,  tout  en  dévidant  hors  des  bassines  remplies  d'eau  chaude 
le  fil  d'or  qui  produit  l'aisance  dans  les  campagnes  et  le  luxe  dans 
les  villes.  Représentez -vous  d'une  part  ce  tableau  charmant  :  sur 
les  beaux  coteaux  de  la  Brianza  ou  de  Yarese ,  le  ciel  bleu  et  le  gai 
soleil  éclairant  de  leurs  rayons  à  travers  la  treille  les  bavardes  con- 
tadines,  qui  filent  la  soie  brillante  comme  la  lumière  du  midi  et 
destinée  aux  riches.  Figurez-vous  de  l'autre  une  filature  de  Man- 
chester où,  au  milieu  de  l'air  assombri  par  la  fumée  du  charbon  et 
au  rugissement  de  la  vapeur,  l'ouvrier  silencieux,  relancé  par  la 
machine,  file  le  terne  coton  produit  par  des  esclaves  et  destiné  aux 
pauvres.  Quel  contraste!  L'industrie,  qui  pour  l'Anglais  est  un  rude 
asservissement  et  presque  un  martyre ,  est  pour  l' Italien  un  joyeux 
délassement  et  presque  une  fête.  C'est  au  moyen  de  la  soie,  dont 
une  grande  partie  est  exportée ,  que  la  Lombardie  paie  ses  achats 
à  l'étranger,  et  qu'elle  fait  pencher  la  balance  des  échanges  en  sa 
faveur.  On  estime  que  la  soie  produite  annuellement  vaut  plus  de 
100  millions  de  lire. 

Quand  on  veut  calculer  la  valeur  totale  de  la  production  agricole 
d'un  pays,  on  ne  peut  prétendre  à  obtenir  que  des  résultats  ap- 
proximatifs. La  statistique  n'est  encore  nulle  part  assez  avancée 
pour  nous  donner  des  chiffres  exacts,  et  il  fallait  en  espérer  en  Au- 
triche moins  qu'ailleurs.  D'après  les  évaluations  publiées  à  Vienne 
par  le  ministère  du  commerce  (1),  la  valeur  des  produits  de  l'agri- 
culture lombarde  se  serait  élevée  en  1850  à  360,630,000  lire; 
mais  M.  Jacini,  d'après  des  relevés  faits  avec  le  plus  grand  soin,  et 
sévèrement  contrôlés,  estime  que  ce  chiffre  est  beaucoup  trop  bas, 
et  qu'il  faut  le  porter  au  moins  à  450  millions,  somme  considérable, 
surtout  quand  on  songe  qu'elle  est  le  produit  d'un  milhon  d'hec- 
tares soumis  à  la  culture  (2). 

(1)  Dans  les  Mittheilungen  aus  dem  Gebiete  der  Statistik. 

(2)  D'après  M.  Jacini ,  la  valeur  totale  des  immeubles  en  Lombardie  s'élèverait  à 
2,42i,000,000  de  lire,  la  dette  hypothécaire  à  010,000,000  de  lire,  la  rente  des  immeu- 
bles à  133,000,000  de  lire,  laquelle  déduction  faite  de  l'impôt  et  de  l'intérêt  de  la  dette 
hypothécaire  tombe  à  58,000,000  de  lire,  dont  18,000,000  de  lire  pour  les  maisons  et 
40,000,000  pour  les  terres.  On  compte  304,841  maisons,  ce  qui  fait  à  peu  près  2  fa- 
milles par  maison  et  5  personnes  1/2  par  famille. 


AA6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  sources  de  prospérité  de  la  Lombardie,  dont  nous  avons  indi- 
qué rapidement  les  principales,  ne  pourront  manquer  de  se  déve- 
lopper par  suite  de  la  réunion  avec  la  Sardaigne.  Cette  union  est  un 
fait  préparé  et  amené  par  la  nature  même  des  choses,  car  les  pro- 
vinces lombardes  sont  en  réalité  la  continuation  de  la  partie  orien- 
tale du  Piémont.  Tout  est  semblable,  mœurs,  besoins,  habitudes, 
traditions,  croyances,  systèmes  de  culture,  contrats  agraires,  orga- 
nisation sociale,  nature  du  terrain,  production  du  sol,  etc.  La  li- 
berté apportée  aux  Lombards  réveillera  en  eux  l'esprit  d'initiative 
individuelle  et  l'esprit  d'association,  qui  déjà  produisent  d'heureux 
résultats  en  Sardaigne,  et  qui  semblent  incompatibles  avec  le  des- 
potisme. Les  dispositions  libérales  du  nouveau  tarif  sarde  et  les  com- 
munications, chaque  année  plus  fréquentes,  plus  suivies,  que  Gênes 
entretient  avec  les  pays  d'outre-mer  et  avec  les  ports  de  l'Europe, 
permettront  à  la  Lombardie  d'exporter  au  loin  ses  riches  produits 
et  de  se  procurer  avantageusement  les  machines,  les  draps,  le  co- 
ton, les  denrées  coloniales,  etc.,  qu'elle  tire  de  l'étranger.  Le  mou- 
vement des  capitaux,  l'activité  générale  qui  se  manifestent  toujours 
chez  les  peuples  affranchis  et  rassurés  sur  un  avenir  dont  ils  sont  les 
maîtres  désormais,  ne  tarderont  point  à  étendre  les  industries  na- 
turelles dont  la  Lombardie  produit  les  matières  premières,  ou  même 
à  en  faire  naître  d'autres.  Que  manquait-il  à  cette  belle  contrée  pour 
être  l'une  des  plus  favorisées  de  la  terre  et  la  plus  prospère  de  l'Eu- 
rope? Une  seule  chose,  la  liberté.'  Tout  fait  espérer,  maintenant 
qu'elle  en  jouit,  qu'elle  saura  en  user  de  façon  à  développer  ses  res- 
sources matérielles  en  même  temps  que  ses  forces  morales  et  intel- 
lectuelles. 


IL 


Pour  se  faire  une  idée  exacte  des  ressources  d*un  pays,  il  ne  suffît 
pas  d'énumérer  ses  produits  et  d'en  indiquer  la  valeur,  il  faut  en 
outre  montrer  dans  quelles  conditions  la  production  s'opère.  C'est 
la  seule  manière  de  se  rendre  compte  des  sources  réelles  de  pros- 
périté qu'il  possède,  et  des  progrès  qu'il  peut  encore  accomplir.  Ce 
n'est  qu'en  voyant  comment  le  travail  se  fait  dans  le  présent,  qu'on 
apprécie  ce  que  dans  l'avenir  il  peut  créer  de  richesses  en  tirant 
parti  des  avantages  donnés  par  la  nature.  Il  est  donc  nécessaire, 
après  le  rapide  coup  d'œil  qu'on  vient  de  jeter  sur  les  produits  du 
sol  lombard,  d'examiner  de  plus  près  les  procédés  suivis  par  l'agri- 
culture. On  nous  permettra  d'entrer  ici  dans  quelques  détails,  qu'on 
pourra  trouver  un  peu  minutieux ,  mais  qui  sont  indispensables,  si 


FORCES  PRODUCTIVES  DE  LA  LOMBARDIE.  AA7 

ron  veut  connaître  la  situation  exacte  du  pays  et  la  condition  de  ses 
habitans. 

Sous  le  rapport  agricole,  la  Lombardie  se  divise  en  trois  régions 
distinctes  qu'il  faut  étudier  à  part  :  la  région  des  montagnes,  la  ré- 
gion des  collines  et  des  hautes  plaines,  enfin  la  région  des  basses 
plaines.  Dans  la  première  dominent  la  propriété  et  la  culture  parcel- 
laires; dans  la  seconde,  la  petite  propriété  et  la  petite  culture;  dans 
la  troisième,  la  grande  propriété  et  la  grande  culture. 

La  région  des  montagnes  occupe  presque  la  moitié  de  la  surface  de 
la  Lombardie.  Elle  comprend  toute  la  province  de  Sondrio,  la  plus 
grande  partie  de  la  province  de  Gôme  et  de  Bergame,  et  les  deux  cin- 
quièmes de  celle  de  Brescia.  Toute  la  contrée  est  couverte  de  chaînes 
de  montagnes  qui,  partant  de  la  grande  chaîne  des  Alpes  rhétiennes, 
s'abaissent  peu  à  peu  vers  le  sud,  et  ouvrent  entre  leurs  hauteurs 
des  vallées  plus  ou  moins  propres  à  la  culture.  Les  principales  de 
ces  vallées  sont  celles  de  Ghiavenna,  qui  débouche  sur  le  lac  de 
Gôme  à  Riva,  et  qui  à  Golico  rejoint  celle  de  la  Yalteline  ;  la  vnllc 
Bremhana,  au  fond  de  laquelle  coule  le  Brembo,  la  valle  Seriana, 
arrosée  par  le  Serio,  et  la  valle  Camonica^  qui  aboutit  au  lac  d'Iseo. 
Dans  les  parties  supérieures  de  ces  vallées,  on  ne  rencontre  que 
des  pâturages  et  quelques  céréales;  mais  dans  les  parties  inférieures 
protégées  contre  le  vent  du  nord,  on  admire  déjà  la  végétation  mé- 
ridionale dans  toute  sa  richesse. 

Dans  cette  région,  la  subdivision  de  la  propriété  est  extrême,  et 
elle  continue  encore.  Ainsi  dans  la  Yalteline,  durant  ces  douze  der- 
nières années,  le  morcellement  a  augmenté  de  21  l/A  pour  100, 
tandis  que  la  population  ne  s'est  accrue  que  de  7  8/9  pour  100.  Dans 
le  val  Gamonica  et  dans  la  province  de  Sondrio,  on  compte  une  pro- 
priété par  2  habitans.  Gomme  il  y  avait  en  1850  52,146  parcelles  et 
seulement  28,392  hectares  cultivés,  chaque  parcelle,  en  moyenne, 
n'était  que  de  54  ares.' Dans  les  montagnes,  chacun  à  peu  près  est 
propriétaire,  et  c'est  ici  que  se  vérifie  à  la  lettre  le  mot  d'Arthur 
Young  :  «  Donnez  à  un  individu  la  possession  assurée  d'un  rocher 
aride,  il  le  transformera  en  jardin.  ))  Yéritablement  l'homme  fait  le 
sol.  Aux  flancs  de  la  montagne,  il  construit  des  terrasses  avec  des 
blocs  de  pierre,  puis  la  hotte  sur  le  dos  il  y  transporte  de  la  terre 
pour  y  planter  un  mûrier  ou  une  vigne,  pour  y  récolter  un  peu  de 
blé  ou  de  maïs.  Gelui  qui  après  avoir  payé  la  main-d'œuvre  vou- 
drait louer  le  sol  ainsi  formé  ne  retirerait  pas  1/2  pour  100  de  son 
argent.  Le  morcellement  de  la  propriété,  quelque  grand  qu'il  soit, 
n'oppose  d'ailleurs  aucun  obstacle  à  la  culture,  d'abord  parce  que 
les  champs  sont  naturellement  divisés  en  très  petites  parties  par  les 
accidens  du  terrain,  ensuite  parce  que  le  sol  est  entièrement  cultivé 


A48  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avec  la  bêche  ou  la  houe,  et  partagé  en  petits  compartimens  affectés 
à  quelque  produit  spécial,  à  la  culture  potagère  par  exemple. 

La  superficie  du  sol  arable  étant  très  bornée  et  le  nombre  de  ceux 
qui  veulent  en  avoir  une  part  étant  très  grand,  la  terre  se  vend  à 
un  prix  bien  supérieur  à  sa  valeur  réelle.  Il  n'est  pas  rare  de  voir 
payer  des  parcelles  sur  le  pied  de  10,000  ou  12,000  francs  l'hec- 
tare. Dans  la  Valteline,  d'après  les  tableaux  officiels,  la  valeur 
moyenne  de  l'hectare  serait  de  1,875  lire;  mais  ce  chiffre  paraît 
de  beaucoup  trop  faible.  La  propriété  foncière  ne  rapporte  guère, 
dans  les  montagnes,  au-delà  de  1  à  1  l/*2  pour  100  au  plus  du  prix 
d'acquisition.  L'homme  qui  est  sûr  de  joindre  à  la  jouissance  de  la 
rente  les  profits  du  travail  et  l'intérêt  de  ses  épargnes,  qu'il  place 
sans  cesse  en  améliorations  successives,  peut  donner  un  prix  de- 
vant lequel  recule  l'acquéreur  qui  devrait  se  contenter  de  la  rente 
seule.  Certains  biens-fonds  acquis,  soit  depuis  longtemps,  soit  par 
héritage,  et  ceux  qui  ne  peuvent  être  avantageusement  exploités 
par  le  propriétaire,  sont  loués  à  des  conditions  très  diverses.  Les 
prairies  et  les  parcelles  cultivées  se  louent  pour  une  somme  fixe  en 
argent.  Quand  l'occupation  comprend  quelques  hectares,  elle  est 
donnée  à  mi-fruit;  mais  les  propriétaires  depuis  un  certain  temps  ré- 
clament du  métayer  plus  de  la  moitié  de  la  récolte  de  la  soie,  ou  bien 
ils  exigent  pour  un  certain  poids  de  feuilles  de  mûrier  un  poids  dé- 
terminé de  cocons,  ce  qui  met  tout  le  risque  à  la  charge  du  cultiva- 
teur. Les  contrats  agraires  deviennent  ainsi  de  plus  en  plus  lourds 
pour  les  locataires.  Les  baux  héréditaires  {contratti  di  livello)  sont 
fréquens  dans  cette  région,  surtout  dans  la  Valteline  :  ils  obligent 
le  tenancier  à  une  prestation  en  nature,  fixée  à  l'origine  soit  en  vin, 
soit  en  céréales,  soit  en  foin,  d'après  ce  que  la  terre  produisait  à 
l'époque  où  le  contrat  est  intervenu,  et  dans  certaines  éventualités 
ils  entraînent  quelques  redevances  extraordinaires  (laude??iii).  Ces 
baux  ont  l'inconvénient  de  forcer  le  locataire  à  cultiver  toujours  les 
mêmes  produits  et  d'empêcher  par  suite,  jusqu'à  un  certain  point, 
les  progrès  de  Tagriculture;  en  revanche,  ils  donnent  au  locataire 
une  sécurité  qu'il  sait  apprécier. 

Presque  toutes  les  communes  possèdent  sur  les  hauteurs  de  vastes 
pâturages  couverts  de  neige  l'hiver,  mais  qui,  l'été,  peuvent  nour- 
rir un  assez  grand  nombre  de  moutons  et  de  bêtes  à  cornes;  une 
partie  de  ces  pâturages  est  réservée  à  l'usage  des  habitans  de  la 
commune;  ils  y  font  paître  leur  bétail,  qu'ils  entretiennent  à  l'étable 
pendant  le  temps  des  neiges  avec  le  foin  recueilli  soigneusement 
sur  leurs  petites  propriétés.  La  partie  non  réservée  est  louée  aux 
pastoriy  qui  possèdent  des  moutons,  et  aux  ?naiidria/ii ,  appelés 
aussi  inalghesi  et  hergaminiy  qui  possèdent  des  vaches  et  des  bœufs. 


FORCES    PRODUCTIVES    DE    LA    LOMBARDIE.  A49 

Ces  bergers  et  ces  pasteurs  forment  une  classe  à  part.  L'été,  ils  vivent 
isolés  avec  leurs  troupeaux  sur  les  hauts  pâturages;  l'hiver,  ils  des- 
cendent jusque  dans  la  plaine,  où  ils  font  accord  avec  les  fermiers 
pour  nourrir  leur  bétail.  Les  bergers  sont  mal  vus  et  presque  trai- 
tés comme  des  voleurs,  parce  que  leurs  moutons  font  beaucoup  de 
tort  aux  récoltes  du  pays  qu'ils  parcourent;  aussi  leur  nombre  dimi- 
nue-t-il  sans  cesse,  et  beaucoup  de  communes  les  repoussent  inexo- 
rablement de  leur  territoire.  Les  mandriani^  malgré  leurs  mœurs 
rudes  et  leur  extérieur  inculte,  n'en  ont  pas  moins  une  certaine  ai- 
sance. Leur  troupeau  seul  représente  déjà  un  capital  assez  consi- 
dérable; il  en  est  même  qui  possèdent  une  centaine  de  mille  francs. 
La  race  bovine ,  généralement  peu  soignée ,  est  de  qualité  très  mé- 
diocre. Les  fermiers  de  la  plaine  irriguée,  qui  n'élèvent  point  de 
jeunes  bêtes,  refusent  d'acheter  celles  du  haut  pays  et  s'adressent 
de  préférence  à  la  Suisse.  Les  foires  de  la  Yalteline  n'ont  d'impor- 
tance que  par  le  bétail  qui  vient  d'au-delà  des  Alpes. 

La  Haute-Lombardie  le  cède  en  outre  aux  cantons  sous  un  autre 
rapport.  Tandis  qu'en  Suisse  de  puissantes  forêts  d'arbres  résineux 
couvrent  les  montagnes  jusqu'aux  limites  extrêmes  qu'elles  peu- 
vent atteindre ,  en  Lombardie  les  hauteurs  sont  généralement  nues 
et  déboisées.  Les  communes  italiennes,  moins  prévoyantes  que  les 
communes  helvétiques,  n'ont  pas  su  préserver  ces  bois  magnifiques 
qui  leur  fournissaient  jadis  à  profusion  du  combustible  et  des  maté- 
riaux de  construction,  et  qui,  bienfait  plus  grand  encore,  retenaient 
la  terre  végétale  sur  les  pentes,  empêchaient  les  ravages  des  torrens, 
et  diminuaient  la  violence  des  orages  et  la  durée  des  sécheresses.  Il 
est  un  fait  curieux  à  noter,  c'est  combien  tout  le  bassin  de  la  Médi- 
terranée a  souffert  du  déboisemeat.  La  Syrie,  toute  l'Asie-Mineure, 
la  Grèce,  les  îles  de  l'Archipel,  la  Sicile,  l'île  de  Sardaigne,  la  ré- 
gion des  Apennins,  la  France  méridionale,  tout  le  nord  de  l'Afrique, 
l'Espagne,  avaient  dans  l'antiquité  beaucoup  plus  de  terres  fer- 
tiles et  un  nombre  plus  considérable  d'habitans  que  de  nos  jours. 
Les  vieilles  religions  de  l'Orient  sanctifiaient  l'acte  de  planter  un 
arbre,  et  plaçaient  volontiers  leurs  autels  sur  des  montagnes  cou- 
vertes d'épais  ombrages.  Il  semble  que  la  race  germanique  ait  hé- 
rité de  ses  ancêtres  aryens  cet  amour  des  arbres.  La  sylviculture  est 
une  des  sciences  favorites  de  l'Allemagne.  En  Angleterre,  les  beaux 
arbres  sont  l'objet  d'un  respect  pieux  et  presque  d'un  culte.  En 
Amérique,  on  vient  de  faire  une  loi  spéciale  pour  protéger  les  ma- 
gnifiques ivellingtonia  de  la  Californie ,  ces  géans  du  règne  végétal 
qui  ont  quatre  cents  pieds  de  hauteur  et  de  quatre  à  cinq  mille 
ans  d'âge.  Malheureusement  ce  respect  des  forêts  semble  inconnu 
dans  le  midi.  Sur  les  400,000  hectares  de  la  province  de  Sondrio,  il 

ÏOME  XXIV.  29 


A50  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

n'y  en  a  que  56,000  qui  soient  couverts  de  grands  arbres;  plus  de 
50,000  hectares  à  peine  revêtus  de  maigres  broussailles  et  de  vastes 
espaces  complètement  dénudés  sont  les  tristes  témoins  des  ravages 
déjà  accomplis.  11  en  est  de  même  dans  toutes  les  régions  des  mon- 
tagnes lombardes.  Pour  arrêter  les  progrès  du  déboisement  et  dans 
l'espoir  de  favoriser  des  plantations  nouvelles,  le  gouvernement  a 
ordonné  aux  communes  de  vendre  la  plus  grande  partie  de  leurs 
biens-fonds.  Cette  mesure  a  rencontré  une  vive  résistance  chez  les 
habitans,  et  il  est  douteux  qu'elle  ait  le  résultat  avantageux  qu'on  en 
espère;  il  est  même  à  craindre  qu'elle  ne  porte  atteinte  aux  condi- 
tions économiques  qui  garantissent  maintenant  la  population  des 
montagnes  contre  la  misère. 

Jadis  chez  les  Germains  et  chez  les  anciens  peuples  italiques, 
comme  nous  le  voyons  encore  maintenant  dans  les  villages  russes, 
la  propriété  privée  ne  s'étendait  qu'aux  meubles.  La  terre  apparte- 
nait à  la  tribu  ou  à  la  commune  ;  pour  les  pâturages  et  les  bois,  la 
jouissance  était  en  commun  ;  pour  les  terres  mises  en  culture,  cha- 
que famille  en  avait  une  part  qu'elle  détenait  pendant  un  temps 
plus  ou  moins  long  qui  a  varié  chez  chaque  peuple.  Ces  antiques 
coutumes,  propres,  semble-t-il,  à  toute  la  race  indo-germanique, 
ne  se  sont  maintenues  que  dans  l'Europe  orientale;  mais  dans  les 
montagnes,  où  les  traditions  du  passé  se  conservent  longtemps, 
r ancien  fonds  communal  est  toujours  resté  très  étendu.  Sur  les 
400,000  hectares  de  la  province  de  Sondrio,  récemment  encore 
il  n'y  avait  que  23,500  hectares  qui  fussent  tombés  dans  le  domaine 
privé.  Les  propriétés  communales  étaient,  il  est  vrai,  très  mal  ad- 
ministrées, sans  doute  par  suite  de  l'ignorance  et  de  l'imprévoyance 
générales,  car  en  Suisse  il  en  est  tout  autrement;  mais  du  moins 
le  patrimoine  commun  qui  permettait  au  plus  pauvre  de  nourrir 
une  vache  et  de  se  procurer  un  peu  de  bois  avait  eu  cette  utilité 
très  réelle  d'éloigner  le  paupérisme. 

Les  communes,  qui,  sous  la  pression  de  l'autorité  centrale,  ont 
fini  par  céder  une  partie  de  leurs  biens,  ont  eu  recours  à  divers 
modes  d'aliénation  :  les  unes  ont  vendu  aux  enchères,  les  autres 
ont  distribué  des  parts  égales  entre  tous  les  habitans,  d'autres  ont 
appliqué  le  contrat  de  livello^  d'autres  encore  ont  réparti  les  biens 
entre  chaque  famille  moyennant  une  très  légère  redevance,  et  à  la 
condition  qu'à  certaines  époques  ils  fassent  retour  à  la  commune, 
qui  alors  les  distribue  de  nouveau.  Ce  dernier  moyen,  appliqué  avec 
intelligence  et  justice,  nous  paraîtrait  le  meilleur  :  d'une  part,  il 
favoriserait  la  production  comme  la  propriété  privée;  de  l'autre, 
comme  patrimoine  commun,  il  empêcherait  la  misère  de  devenir  un 
fait  habituel  et  héréditaire. 


FORCES  PRODUCTIVES  DE  LA  LOMBARDIE.  AÔi 

L'habitant  des  montagnes  lombardes  est  laborieux,  brave  etprobe. 
Il  a  le  sentiment  de  la  dignité  humaine,  car  il  est  propriétaire  ;  il  se 
sent  indépendant,  car  il  dort  sous  son  propre  toit;  il  est  économe 
et  sobre  :  des  châtaignes,  quelques  légumes,  du  pain  très  grossier, 
de  la  polenta  de  sarrasin  ou  de  maïs,  parfois  un  peu  de  lard,  telle 
est  sa  nourriture.  Les  maisons,  construites  en  briques  et  en  pierres, 
sont  beaucoup  moins  pittoresques  et  moins  commodes  que  les  cha- 
lets suisses;  les  villages  sont  plus  sales,  les  femmes  moins  bien 
mises,  l'instruction  moins  répandue,  le  travail  moins  industrieux  et 
moins  prévoyant,  l'aisance  moins  grande  que  dans  les  cantons.  Jus- 
qu'à ce  jour,  il  manquait  aux  Lombards  un  ressort  puissant,  la 
liberté,  dont  leurs  voisins  jouissent  depuis  des  siècles. 

Maintenant  descendons  un  peu  plus  bas  :  nous  voici  dans  la  région 
des  collines  et  des  hautes  plaines.  Cette  région  s'étend  depuis  le 
Lac-Majeur  jusqu'au  lac  de  Garde.  C'est  un  très  beau  pays,  mais 
qui,  sauf  quelques  endroits,  comme  les  environs  de  Yarese  et  la  rî- 
viera  di  Salo,  présente  un  aspect  très  uniforme.  Partout  les  champs 
sont  plantés  de  mûriers  qui,  tous  d'égale  forme  et  d'égale  grandeur, 
arrêtent  la  vue  sans  la  charmer,  ainsi  que  le  font  les  ombrages  et  les 
troncs  majestueux  des  grandes  forêts.  La  terre  est  divisée  entre 
un  nombre  infini  de  petites  exploitations  de  10,  6,  3  ou  2  hectares, 
dont  quelques-unes  sont  cultivées  avec  des  bœufs,  mais  la  plupart 
à  la  bêche.  La  propriété  est  également  dans  un*  très  grand  nombre 
de  mains  :  on  compte  une  propriété  par  sept  habitans.  Les  patri- 
moines ont  généralement  une  étendue  qui  varie  de  h  k  hO  hectares; 
ceux  qui  dépassent  100  hectares  sont  de  rares  exceptions.  Les  toutes 
petites  parcelles  ne  sont  point  non  plus  trop  fréquentes.  La  terre  se 
loue  6,  8,  10,  et  même  jusqu'à  14  et  16  lire,  et  se  vend  de  200  à 
500  lire  la,  pertica  milanaise  (6  ares  5Zi  centiares).  Le  prix  moyen 
de  location  de  l'hectare  doit  donc  être  de  100  à  110  francs,  et  celui 
de  vente  de  3,200  à  3,500  francs.  Le  revenu  des  biens-fonds  ne 
dépasse  pas  3  pour  100  de  la  valeur  vénale.  La  terre  est  en  très 
grande  partie  exploitée  par  de  petits  propriétaires  qui  habitent  les 
bourgades  et  les  gros  villages,  et  qui  louent  leurs  biens  à  des  mé- 
tayers, de  sorte  que  ceux  qui  vivent  de  la  rente  et  ceux  qui  vivent 
de  la  culture  forment  deux  classes  séparées. 

Le  principal  produit  du  sol  est  le  mûrier,  dont  les  feuilles  nour- 
rissent les  vers  à  soie.  Sous  ces  mûriers  croissent  le  froment  et  le 
maïs,  auxquels  l'ombre  de  ces  arbres  ne  paraît  pas  nuire.  U ombra 
del  gelso  è  V ombra  d'oro  (ombre  de  mûrier  est  ombre  d'or),  dit  le 
paysan  milanais.  On  cultive  aussi  la  vigne,  mais  le  vin  est  considéré 
comme  un  produit  accessoire.  A  cette  terre  médiocrement  fertile, 
qui  porte  déjà  le  mûrier  et  la  vigne,  le  cultivateur  parvient  donc, 
par  une  sorte  de  miracle  agronomique,  à  faire  produire  encore  sans 


A 52  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

relâche  des  récoltes  de  grains.  Les  deux  tiers  ou  les  trois  cinquièmes 
de  l'exploitation  sont  emblavés  en  froment  ou  en  seigle,  suivant  la 
qualité  du  fonds,  le  reste  en  maïs,  sauf  quelques  parties  réservées 
à  un  peu  de  lin,  de  chanvre,  de  pommes  de  terre,  de  sarrasin,  et  à 
quelques  légumes.  Le  sol  est  ainsi  sans  cesse  occupé  par  des  plantes 
épuisantes.  Dans  les  champs  de  froment,  on  sème  du  trèfle,  on  le 
fait  pâturer  par  le  bétail,  puis  on  l'enfouit  à  l'automne,  et  il  sert 
d'engrais  pour  la  récolte  qui  suit.  Après  le  maïs,  on  sème  du  lupin, 
qu'on  enfouit  également.  La  seconde  année,  la  terre  qui  a  donné  du 
maïs  doit  porter  du  froment,  ainsi  que  la  moitié  de  celle  qui  a  déjà 
produit  du  blé;  l'autre  moitié  est  réservée  au  maïs.  Quant  au  bétail, 
il  va  de  soi  qu'il  ne  peut  être  très  nombreux  dans  chacune  de  ces 
petites  métairies.  On  le  nourrit  l'hiver  avec  la  paille  du  froment  mêlé 
de  jeune  trèfle,  l'été  avec  la  seconde  pousse  du  trèfle,  et  avec  toute 
l'herbe  qu'on  peut  couper  le  long  des  chemins  et  des  fossés.  Quand 
on  à  un  filet  d'eau  pour  irriguer  un  petit  pré,  on  peut  entretenir 
une  vache  de  plus,  et  par  suite  mieux  fumer  la  terre.  Ce  système 
de  culture  a  lieu  de  surprendre  :  il  est  incroyable  qu'il  n'épuise 
point  le  sol  rapidement  et  complètement.  Deux  choses  rendent  pos- 
sible cette  succession  non  interrompue  de  céréales  :  le  soin  qu'on 
met  à  recueillir  les  engrais  et  les  admirables  façons  que  le  cultiva- 
teur donne  à  la  terre  avec  la  bêche.  En  Lombardie,  comme  dans  le 
pays  de  Waes  en  Flandre,  c'est  au  moyen  des  engrais  et  de  la  bêche 
que  la  petite  culture  parvient  à  nourrir  sur  un  terrain  maigre  la  po- 
pulation la  plus  dense  de  l'Europe,  et  à  payer  une  rente  aussi  élevée 
que  celle  des  meilleures  terres.  Le  sol  est  profondément  défoncé  : 
chaque  motte  est  retournée,  brisée  et  fertilisée  par  l'eau,  qu'elle 
absorbe  plus  facilement,  et  par  l'air,  qui  pénètre  à  travers  toutes  ses 
particules.  Se  Varatro  ha  il  vomero  di  ferro,  la  vanga  ha  la  punta 
d'oro^  dit  le  proverbe  ;  si  la  charrue  a  un  soc  de  fer,  la  bêche  a  une 
pointe  d'or.  A  vrai  dire,  dans  cette  région, la  culture  est  du  jardinage. 
Le  contrat  de  location  généralement  en  usage  est  le  métayage, 
avec  des  conditions  plus  ou  moins  favorables  pour  le  cultivateur. 
Du  côté  de  Bergame,  le  propriétaire  se  réserve  la  moitié  de  tous  les 
produits  {mezzeria).  Du  côté  de  Brescia,  il  en  obtient  souvent  le 
tiers  [terzeria).  Du  côté  de  Milan  et  de  Gôme,  il  prend  la  moitié  de& 
cocons  et  du  raisin ,  mais  il  stipule  une  prestation  fixe  en  céréales 
qui  varie  de  2,73  à  3,20  hectolitres  à  l'hectare  suivant  la  fertilité 
de  la  terre.  Autrefois  le  métayage  à  mi-fruit  était  général  dans  cette 
région.  Des  habitudes  patriarcales  unissaient  les  paysans  aux  pro- 
priétaires et  aussi  les  paysans  entre  eux.  Quatre  ou  cinq  familles  s'as- 
sociaient pour  exploiter  une  ferme  en  commun  ;  elles  vivaient  sous 
le  même  toit;  elles  reconnaissaient  aux  champs  l'autorité  d'un  chef, 
le  reggitorcj  qui  dirigeait  les  travaux,  et  autour  du  foyer  celle  d'une 


FORCES   PRODUCTIVES    DE    LA    LOMBARDIE.  A  5  3 

matrone,  la  massara,  qui  réglait  les  détails  du  ménage;  les  travaux 
étaient  partagés  suivant  le  goût  ou  les  aptitudes  de  chacun.  Cette 
forme  d'association  présentait  un  avantage  aux  cultivateurs,  à  qui 
elle  permettait  d'exploiter  une  grande  ferme  avec  le  bénéfice  cer- 
tain de  la  division  du  travail,  et  un  autre  avantage  aux  proprié- 
taires, à  qui  elle  donnait  une  meilleure  garantie  pour  sa  participa- 
tion dans  les  produits.  Le  reggitore  avait  intérêt  à  être  honnête 
dans  ses  rapports  avec  le  maître ,  afin  que  ses  associés  le  fussent 
aussi  avec  lui.  En  outre,  la  petite  société,  ayant  un  capital  plus  con- 
sidérable que  celui  d'une  seule  famille,  offrait  plus  de  sécurité  à  la 
jouissance  du  propriétaire.  Malheureusement  ces  associations  re- 
marquables, et  en  fait  aussi  favorables  à  la  bonne  culture  qu'aux 
bonnes  mœurs,  tendent  à  disparaître;  elles  disparaissent  en  partie 
sous  l'influence  d'un  certain  esprit  d'indépendance  qui  se  manifeste 
chez  les  associés,  en  partie  aussi  par  suite  de  l'hostilité  des  proprié- 
taires, qui  ne  peuvent  pas  imposer  à  l'association,  disposant  d'un 
assez  grand  capital,  les  conditions  plus  dures  qu'ils  font  accepter 
aux  familles  isolées,  plus  pauvres  et  se  faisant  concurrence. 

Les  contrats  ordinaires  commencent  à  la  Saint-Martin,  et  finis- 
sent au  bout  de  l'an;  mais  la  tacite  reconduction  leur  donnait  jadis 
une  durée  pour  ainsi  dire  illimitée,  les  conditions  fixées  par  la  cou- 
tume restant  toujours  les  mêmes.  Le  métayer  est  attaché  à  son  ex- 
ploitation, dont  il  se  considère  comme  le  co-propriétaire.  Il  paie  une 
somme  annuelle  qui  varie  de  20  à  ZiO  lire  pour  la  maison,  et  il  sup- 
porte la  moitié  des  impôts;  mais  le  produit  du  bétail  est  pour  lui  seul. 

Dans  les  pays  où  les  prestations  en  grains  sont  en  usage,  les  cul- 
tivateurs se  divisent  en  massari  et  en  pigionanti.  Les  premiers  for- 
ment des  associations  de  trois  à  quatre  familles  pour  cultiver  une 
quinzaine  d'hectares  au  moyen  de  bœufs;  les  seconds  vivent  seuls 
avec  leur  ménage,  et  n'ont  que  leurs  bêches.  Dans  toute  la  région 
des  collines  et  des  hautes  plaines,  comme  dans  les  montagnes,  on 
ne  rencontre  que  très  peu  de  journaliers.  Les  familles  isolées  ou 
associées  suffisent  à  faire  tous  les  travaux  qu'exigent  les  exploita- 
tions. Les  femmes  ne  sont  guère  employées  aux  gros  travaux  de  la 
culture;  elles  s'occupent  de  leur  modeste  étable,  des  soins  du  mé- 
nage et  de  la  préparation  de  la  soie.  Les  conditions  de  plus  en  plus 
dures  des  contrats  d'amodiation  réduisent  à  peu  près  les  classes 
agricoles  au  strict  nécessaire,  mais  les  maisons  sont  en  général  htien 
aérées  et  bien  tenues,  parce  que  l'élève  du  ver  à  soie  exige  de  la 
propreté.  En  résumé,  la  plupart  des  cultivateurs  non-propriétaires 
mènent,  comme  partout,  une  vie  de  privations  ;  mais,  sauf  dans  les 
mauvaises  années,  l'extrême  misère  est  exceptionnelle;  elle  ne  se 
rencontre  que  dans  quelques  districts  d'un  sol  rebelle,  à  l'ouest  de 
Milan  et  dans  la  province  de  Brescia. 


hbh  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

La  troisième  région  agricole,  celle  des  plaines  basses,  est  le  pays 
de  la  terre  fertile  et  des  grandes  propriétés.  Situées  le  long  du  Pô, 
ces  plaines  sont  en  grande  partie  irriguées  par  les  rivières  qui,  des- 
cendant des  hauteurs,  se  jettent  dans  le  fleuve  principal.  427,200  hec- 
tares sont  fertilisés  ainsi  par  les  eaux  du  Tessin,  de  l'Adda,  du 
Brembo,  du  Serio,  de  l'Oglio,  du  Clisio  et  du  Mincio,  distribuées  au 
loin  par  un  immense  réseau  de  canaux  grands  et  petits,  ouvrage  des 
anciens  et  des  municipalités  du  moyen  âge.  Les  lois  et  les  usages 
qui  règlent  la  distribution  des  eaux  forment  un  code  complet,  par- 
faitement conçu,  et  qui  a  eu  pour  eifet  de  développer  singulièrement 
l'esprit  d'association.  Les  terres  arrosées  acquièrent  sous  l'influence 
du  soleil  une  fécondité  prodigieuse,  et  elles  sont  surtout  occupées 
par  des  prairies  et  des  rizières.  Les  prairies  ordinaires,  qui  ne  sont 
irriguées  que  pendant  l'été,  donnent  trois  ou  quatre  coupes  d'excel- 
lent foin  et  un  abondant  regain.  Les  marcite^  qui  sont  irriguées  même 
l'hiver,  donnent  de  cinq  à  six  coupes;  celles  qui  sont  fécondées  par 
les  eaux  de  la  Yettabia,  provenant  en  partie  des  égouts  de  Milan,  se 
fauchent  jusqu'à  huit  et  neuf  fois  par  an.  Ces  inarcite  se  louent  de 
300  à  600  lire  l'hectare.  La  graminée  qui  fait  le  fond  de  ces  mer- 
veilleuses prairies  est  le  ray  grass. 

Les  rizières  donnent  aussi  un  produit  considérable,  qui,  dans  une 
bonne  année  et  dans  une  bonne  terre,  peut  s'élever  à  110  hecto- 
litres par  hectare  de  riz  non  mondé,  ou  à  une  quarantaine  d'hecto- 
litres de  riz  mondé,  représentant  une  valeur  en  argent  d'à  peu  près 
1,200  francs.  Pour  avoir  la  moyenne,  il  faudrait  réduire  ce  résultat 
d'un  tiers,  et  il  est  à  noter  aussi  que  les  frais  de  cette  culture  sont 
très  grands.  Partout  où  il  y  a  des  rizières  et  des  prairies  irriguées, 
les  terres  labourées  sont  d'une  importance  secondaire;  elles  n'occu- 
pent guère  qu'un  tiers  et  parfois  un  cinquième  de  la  superficie  des 
exploitations.  Les  prairies  artificielles  prennent  une  grande  place 
dans  les  rotations  ordinaires.  Sur  un  assolement  de  six  ou  sept  an- 
nées, les  plantes  fourragères  occupent  le  sol  pendant  trois  ou  quatre 
ans.  On  sème  le  trèfle  ordinaire  avec  le  froment;  on  le  fait  pâturer 
à  l'automne,  et  on  le  fauche  l'an  d'après  (1). 

Les  autres  produits  de  la  région  des  basses  plaines  sont  en  pre- 
mière ligne  le  maïs,  puis  le  froment,  le  seigle,  l'avoine,  le  colza,  le 
millet.  On  estime  le  rendement  du  froment  de  16  à  17  hectolitres, 
et  celui  du  maïs  de  30  à  A2  hectolitres  à  l'hectare  (2).  Dans  le  Lo- 

(1)  On  le  remplace  parfois  par  le  trèfle  blanc  {trifolium  repens,  ladino  en  italien)  et 
avec  avantage,  parce  que  cette  légumineuse,  étant  tout  à  fait  indigène  et  vivace,  permet 
de  maintenir  les  prairies  temporaires  plus  longtemps  qu'avec  le  trèfle  ordinaire. 

(2)  D'après  les  calculs  faits  avec  le  plus  de  soin,  le  produit  moyen  du  froment  en  ces 
dernières  années  est  pour  l'Angleterre  de  24  hectolitres,  pour  la  Belgique  de  22,  pour 
la  Saxe  de  18  à  19  hectolitres,  pour  la  France  de  10  à  12  hectolitres  l'hectare. 


FORCES    PRODUCTIVES   DE   LA   LOMBARDIE.  A  5  5 

digiano  et  surtout  à  l'est  de  l'Adda,  on  cultive  aussi  le  lin,  qui  se 
vend  sur  pied  de  /iOO  à  500  fr.  par  hectare ,  ce  qui  est  peu ,  car  en 
France,  dans  le  département  du  INord,  et  en  Belgique,  dans  la 
Flandre,  ce  produit,  sur  une  même  étendue  de  terrain,  vaut  de 
800  à  1,100  francs.  En  Lombardie,  après  le  lin,  on  obtient  encore 
en  récolte  dérobée  du  millet  ou  du  maïs  quarentin.  On  rencontre 
aussi  le  mûrier  et  la  vigne  dans  cette  région,  surtout  dans  les  pro- 
vinces de  Crémone  et  de  Mantoue  ;  ils  y  croissent  avec  une  admirable 
vigueur,  et  on  y  fait  d'assez  bon  vin.  Cette  partie  de  la  contrée,  où 
domine  une  terre  profonde  et  compacte,  et  où  les  irrigations  sont 
rares,  produit  en  abondance  des  céréales  et  du  chanvre.  La  rotation 
quadriennale  y  est  fort  en  usage  :  froment  avec  trèfle  pour  la  pre- 
mière année;  pour  la  seconde,  trois  coupes  de  trèfle;  pour  la  troi- 
sième, lin  avec  millet  ou  maïs  quarentin  en  récolte  dérobée;  pour  la 
quatrième,  maïs.  Quoique  l'agricidture  ait  fait  des  progrès  depuis 
quelque  temps  dans  cette  partie  du  pays,  elle  y  est  cependant  encore 
plus  arriérée  que  dans  aucune  des  autres  provinces.  Au  contraire, 
dans  le  Bas-Milanais  et  dans  les  provinces  de  Pavie  et  de  Lodi,  elle 
ne  paraît  plus  guère  susceptible  de  grands  perfectionnemens;  la 
terre,  couverte  de  riz  et  de  gras  herbages,  donne  tout  ce  qu'elle 
peut  donner. 

Dans  toute  la  région  des  basses  plaines,  on  ne  trouve  que  de 
grandes  cultures,  et  par  suite  de  grands  propriétaires,  car  on  ren- 
contre parfois  la  petite  culture  combinée  avec  la  grande  propriété, 
mais  on  n'a  jamais  vu  jusqu'à  ce  jour  la  grande  culture  se  déve- 
lopper avec  la  petite  propriété.  L'extension  des  exploitations  varie 
de  100  à  300  hectares,  les  bâtimens  sont  vastes,  bien  construits,  et 
contiennent  une  maison  commode  pour  le  fermier,  de  grandes  éta- 
bles  et  d'énormes  granges  et  fénils;  mais  les  habitations  des  ou- 
vriers sont  en  général  de  misérables  chaumières,  mal  entretenues 
et  malsaines  à  cause  de  l'eau  des  rizières,  qui  souvent  les  entoure 
de  tous  côtés.  Le  pays  est  entrecoupé  de  canaux  et  de  fossés  au 
bord  desquels  croissent  des  saules,  des  peupliers,  des  chênes,  qui 
fournissent  du  bois  de  chauffage  et  de  construction.  Les  fermes  sont 
garnies  de  grands  troupeaux  de  80  à  100  vaches,  ordinairement  ma- 
gnifiques, achetées  en  Suisse,  et  nourries  avec  les  excellens  herbages 
des  prés  et  des  marcite.  Le  lait  de  ces  vaches  est  destiné  à  faire  le 
formaggio  di  grancij  ou  fromage  du  Parmesan,  que  nous  avons  déjà 
cité  parmi  les  produits  importans  du  pays.  Pour  faire  une  forma  de 
fromage  par  jour,  ce  qui  est  le  mode  le  plus  avantageux,  il  faut  le 
lait  de  80  vaches;  aussi  les  fermiers  dont  les  troupeaux  sont  trop 
peu  nombreux  sont-ils  obligés  de  s'associer  et  de  mettre  leur  lait 
en  commun,  ou  bien  de  le  vendre  à  un  fabricant  de  fromage. 

Les  fermes  sont  généralement  louées  pour  une  somme  fixée  en 


A 56  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

argent.  Quant  aux  prestations 'en  nature  et  au  métayage,  on  ne  les 
rencontre  que  dans  la  partie  de  la  contrée  où  le  système  de  culture 
se  rapproche  de  celui  du  haut  pays.  Il  est  rare  que  les  propriétaires, 
si  l'on  excepte  ceux  du  Mantouan,  fassent  eux-mêmes  valoir  leurs 
biens  (1).  Les  baux  sont  ordinairement  de  neuf  ou  douze  ans.  Les 
prix  de  location  varient  de  8  à  lA  lire  la  pertica;  les  prix  de  vente, 
de  200  à  350  lire.  Les  placemens  en  biens-fonds,  qui  dans  la  mon- 
tagne donnent  de  1  à  2  pour  100,  sur  les  collines  3  pour  100,  pro- 
duisent dans  la  plaine  4  pour  100.  Plus  la  terre  est  divisée,  plus 
elle  se  vend  cher,  parce  qu'il  y  a  plus  de  petites  bourses  que  de 
grandes.  A  l'ouest  de  l'Adda,  l'irrigation  ne  permet  d'obtenir  ni 
plusieurs  récoltes  différentes  dans  le  même  champ,  ni  les  grands 
troupeaux  nécessaires  pour  la  confection  du  fromage  ;  à  l'est,  la  na- 
ture compacte  du  terrain  exige  de  forts  attelages  de  bœufs  pour 
labourer.  Toutes  ces  diverses  circonstances  empêchent  la  propriété 
de  se  diviser.  Si  l'on  fractionnait  une  de  ces  grandes  fermes,  il  fau- 
drait aussitôt  construire  de  vastes  bâtimens  dont  on  ne  retirerait 
aucun  intérêt,  car  on  ne  louerait  pas  les  terres  à  un  prix  plus  élevé. 
Les  fermiers  de  la  Basse-Lombardie  forment  une  classe  très  aisée. 
Il  leur  faut  d'abord  un  capital  considérable  en  bétail;  en  second 
lieu ,  par  cela  même ,  le  nombre  des  concurrens  qui  demandent  à 
louer  étant  restreint,  ils  ne  subissent  pas  au  même  degré  que  le  pe- 
tit cultivateur  les  exigences  du  propriétaire ,  et  ils  conservent  ainsi 
pour  eux  une  partie  de  la  rente.  Un  fait  significatif  le  prouve  :  quoi- 
que le  sol  soit  beaucoup  plus  fertile  dans  la  plaine  que  sur  les  colli- 
nes, le  revenu  de  la  terre  touché  par  le  propriétaire  est  pourtant  le 
même.  Ces  grands  fermiers  lombards  vivent  simplement,  mais  ils 
jouissent  d'un  large  bien-être.  Ils  ne  sont  point  sans  instruction,  et 
souvent  ils  envoient  un  de  leurs  fils  à  l'université  pour  y  faire  des 
études  d'avocat  ou  d'ingénieur  (2).  Au-dessous  des  fermiers,  on 
rencontre  les  ouvriers  agricoles,  correspondant  aux  petits  métayers 
du  haut  pays.  Ces  ouvriers  reçoivent  différens  noms  suivant  leurs 
occupations,  qui  les  placent  plus  ou  moins  haut  dans  la  hiérarchie 
rurale.  Il  y  a  d'abord  les  famigli,  qui  soignent  les  vaches  et  qui  re- 
çoivent, outre  la  nourriture,  un  salaire  fixe  d'environ  180  lire  par 
an  ;  puis  viennent  les  cavalcanti  et  les  bifolchi,  qui  dirigent  les  che- 
vaux et  les  bœufs  :  leur  salaire  varie  de  60  à  80  lire  par  an ,  avec 
la  jouissance  d'un  petit  jardin.  Les  plus  malheureux  sont  les  fal- 

(l)On  voit,  dans  le  rapport  de  la  chambre  de  commerce  de  Pavie  pour  1852,  que  dans 
cette  province  200,000  pertiche  (  de  6  ares  54  cent.  )  étaient  cultivées  par  les  proprié- 
taires, 100,000  par  des  métayers,  et  le  reste,  soit  plus  de  850,000  pertiche^  par  des  loca- 
taires, dont  le  nombre  entre  grands  et  petits  s'élevait  à  30,000. 

(2)  On  trouvera  quelques  détails  sur  cette  existence  des  fermiers  lombards  dans  le 
récit  de  M"«  la  princesse  de  Belgiojoso,  Rachei,  Revue  du  15  mai  et  du  1"  juin  1859. 


FORCES  PRODUCTIVES  DE  LA  LOMBARDIE.  457 

ciaiori,  qui  fauchent  à  la  tâche  les  prairies,  divisées  en  comparti- 
mens  d'une  étendue  déterminée  :  outre  la  nourriture,  qui  est  misé- 
rable, la  tâche  d'un  jour  ne  leur  rapporte  que  50  centimes  en 
moyenne,  et  ils  doivent  payer  à  peu  près  de  25  à  26  francs  de 
loyer  annuel  pour  la  chaumière  qu'ils  habitent.  Souvent  ils  tra- 
vaillent une  partie  de  la  nuit  et  arrivent  ainsi,  moyennant  un 
labeur  excessif  accompli  pendant  les  grandes  chaleurs,  à  faire 
double  tâche. 

Quand  les  ouvriers  de  ces  différentes  catégories  ont  femme  et 
enfans,  le  fermier  leur  concède  le  diritto  di  zappa,  c'est-à-dire  le 
droit  de  cultiver  pour  leur  compte  une  petite  partie  du  fonds  moyen- 
nant une  prestation  en  nature  toujours  très  élevée.  Le  travail  effec- 
tué sur  cette  parcelle,  en  grande  partie  par  la  femme  et  par  les 
enfans,  diminue  la  pauvreté  de  la  famille ,  quand  les  conditions  de 
la  concession  ne  sont  pas  trop  dures,  et  quand  on  peut  élever  des 
vers  à  soie.  M.  le  comte  Arrivabene,  qui  a  étudié  avec  soin  le  sys- 
tème de  rétribution  des  travailleurs  agricoles  dans  la  Basse- Lom- 
bardie,  signale  avec  raison  comme  une  pratique  des  plus  sages 
cette  participation  qu'on  accorde  aux  ouvriers  de  l'agriculture  dans 
les  produits;  c'est  un  excellent  moyen  de  les  exciter  à  bien  remplir 
leur  tâche  et  de  développer  parmi  eux  le  sentiment  de  la  responsa- 
bilité. Il  est  seulement  à  regretter  que  l'association  qui  existe  entre 
les  fermiers  et  leurs  employés  soit  trop  restreinte  et  souvent  aussi 
trop  à  l'avantage  des  premiers.  L'ouvrier  le  mieux  payé,  le  seul 
qui  jouisse  d'une  certaine  aisance,  c'est  celui  qui  fait  le  fromage,  le 
casaro.  Son  salaire  varie  de  2  fr.  à  2  fr.  70  c.  Gomme  leur  art  e^t 
un  secret,  les  casari  forment  une  caste  à  part,  qui  a  le  sentiment 
de  son  importance  et  qui  dicte  ses  conditions  aux  fermiers.  Le  sotto 
casaro  a  les  deux  tiers  de  la  rétribution  de  son  maître.  Pour  s'af- 
franchir des  exigences  des  casari ,  quelques  fermiers  vendent  leur 
foin  aux  mandriani  qui  descendent  des  hauteurs  pour  faire  hiver- 
ner leurs  troupeaux  dans  la  plaine,  et  d'autres  vendent  le  lait  à  des 
casari  établis  en  qualité  de  fabricans  de  fromage.  Gomme  la  popu- 
lation fixe  est  trop  peu  nombreuse  pour  faire  face  à  certains  tra- 
vaux qui  doivent  être  promptement  terminés,  les  grands  fermiers 
ont  recours  à  des  ouvriers  étrangers  qui  viennent  des  bourgades  ou 
des  montagnes.  Le  salaire  de  ces  ouvriers  varie  de  90  ç.  à  1  fr. 
50  c.  par  jour  avec  la  nourriture,  et  de  1  fr.  05  c.  à  1  fr.  70  c.  sans 
la  nourriture.  En  somme,  quoique  la  terre  de  la  plaine  soit  beau- 
coup plus  fertile  que  celle  des  hauteurs,  on  ne  peut  pas  dire  que  la 
condition  de  ceux  qui  la  cultivent  soit  meilleure  ;  seulement ,  grâce 
à  cette  fertilité  plus  grande,  deux  classes  de  personnes  peuvent 
vivre  affranchies  du  travail  manuel  dans  la  plaine,  tandis  que  dans 
la  montagne  une  seule  jouit  de  cet  avantage. 


458  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

On  connaît  maintenant  les  forces  productives  du  pays  lombard  et 
les  différences  qui  naissent,  dahs  le  régime  du  travail  agricole,  de  la 
diversité  même  des  régions  où  il  s'exerce,  enfin  le  caractère  des  po- 
pulations appelées  à  en  vivre.  Il  ne  sera  pas  inutile  de  soumettre  ces 
faits  sûrement  établis  au  contrôle  de  la  science  économique,  si  Ton 
veut  discerner  ce  que  la  Lombardie  doit  faire  pour  améliorer  sa  con- 
dition actuelle  en  profitant  de  l'indépendance  qui  lui  est  rendue. 

III. 

•  II  est  trois  points  qui  en  Lombardie  méritent  surtout  de  fixer  l'at- 
tention de  l'économiste  :  —  d'abord  les  effets  bons  ou  mauvais  de 
la  petite  culture  et  de  la  petite  propriété,  ensuite  les  résultats  avan- 
tageux et  désavantageux  du  métayage,  enfin  l'influence  de  la  con- 
dition des  classes  agricoles  sur  la  pratique  de  la  liberté.  Examinons 
d'abord  la  première  question. 

Nous  avons  trouvé  la  petite  culture  exercée  dans  la  région  des  mon- 
tagnes par  les  propriétaires,  dans  la  région  des  collines  par  des  mé- 
tayers, et  dans  la  plaine  la  grande  culture  pratiquée  par  des  fermiers  : 
quel  est  donc  l'effet  de  ces  différentes  circonstances  sur  la  production 
de  la  richesse,  sur  l'accroissement  de  la  population,  enfin  sur  le  bien- 
être  des  travailleurs  agricoles?  Toutes  choses  égales  d'ailleurs,  on 
peut  prévoir,  semble-t-il,  que  le  zèle  et  l'activité  seront  au  plus  haut 
degré  chez  le  petit  propriétaire,  car  tout  le  produit  du  travail  agricole 
lui  appartient;  qu'ils  seront  moindres  chez  le  métayer,  qui  ne  touche 
que  la  moitié  du  produit  obtenu  par  ses  soins;  enfin  qu'ils  seront 
moindres  encore  dans  le  système  de  la  grande  culture  entreprise  par 
un  fermier,  parce  qu'alors  le  travail  est  exécuté  non  par  le  fermier 
lui-même,  qui  a  un  intérêt  direct  dans  le  succès  de  l'entreprise, 
mais  par  des  ouvriers  dont  le  salaire  est  fixe,  et  qui  n'ont  aucune 
part  dans  le  produit.  Il  est  vrai  que  si  dans  ce  dernier  cas  le  travail 
est  moins  intense,  le  riche  fermier  peut  compenser  ce  désavantage 
par  l'emploi  d'un  plus  grand  capital,  comme  cela  se  voit  souvent  en 
Angleterre;  mais  il  n'en  est  pas  ainsi  dans  les  autres  pays,  et  notam- 
ment en  Lombardie.  Dans  cette  dernière  contrée,  non-seulement  le 
travail  du  petit  propriétaire  et  du  petit  métayer,  intéressés  au  suc- 
cès de  l'exploitation,  est  plus  productif,  mais  même  dans  les  pays  de 
petite  propriété  et  de  petite  culture  le  capital  employé  à  féconder  la 
terre  est  plus  considérable,  à  superficie  égale.  Le  travail  y  est  plus 
productif,  avons-nous  dit  :  qui  en  douterait?  Dans  les  montagnes, 
la  sécurité  de  l'avenir  que  donne  la  propriété  et  la  certitude  de  jouir 
de  tout  le  produit  peuvent  seules  faire  cultiver  des  terres  qu'aucun 
fermier  ne  voudrait  reprendre.  Quant  à  la  région  des  collines,  elle 
est,  ainsi  qu'on  l'a  vu,  beaucoup  moins  fertile  que  celle  des  basses 


FORCES  PRODUCTIVES  DE  LA  LOMBARDIE.  kbd 

plaines,  et  elle  ne  jouit  pas  du  bienfait  immense  de  l'irrigation. 
Pourtant,  malgré  ces  désavantages,  la  région  des  montagnes  et  des 
collines  nourrit  dans  une  aisance  égale  un  plus  grand  nombre  d'ha- 
bitans  que  la  région  des  plaines,  et  la  rente  de  la  terre  est  la  même. 
La  moyenne  de  celle-ci  est  à  peu  près  partout  de  100  à  110  fr.  l'hec- 
tare, et  quant  à  la  densité  de  la  population  relativement  à  la  super- 
ficie cultivée,  elle  est  plus  grande  dans  les  provinces  où  domine  la 
petite  culture  que  dans  celles  où  domine  la  grande  (1).  Le  genre  de 
vie  des  cultivateurs  est  partout  aussi  à  peu  près  semblable;  c'est 
même  dans  la  plaine  qu'on  rencontre  le  plus  de  misère.  Si  donc  nous 
trouvons  sur  le  sol  peu  fertile  des  hauteurs  le  loyer  de  la  terre  aussi 
élevé  et  un  nombre  d'habitans  relativement  plus  considérable,  ne 
vivant  pas  plus  mal  que  dans  les  plaines  fécondes  du  Pô,  on  peut 
en  conclure  que  le  travail  est  plus  productif  dans  la  petite  culture, 
même  combinée  avec  le  métayage,  qu'il  ne  l'est  dans  la  grande  cul- 
ture combinée  avec  le  fermage.  Il  est  vrai  que  dans  le  premier  cas 
la  rente  se  divise  entre  un  grand  nombre  de  propriétaires  qui  la  dé- 
pensent modestement  dans  les  bourgades,  tandis  que  dans  le  second 
elle  enrichit  quelques  maisons  opulentes  qui  la  dépensent  avec  éclat 
dans  les  grandes  villes. 

Nous  avons  remarqué  encore  que  le  capital  agricole  de  la  petite 
culture  était  supérieur  à  celui  de  la  grande  culture.  En  effet,  dans 
un  pays  où,  comme  en  Lombardie,  le  fermier  n'a  pas  de  capital 
roulant  destiné  à  l'achat  d'engrais  commerciaux  et  industriels  ou 
de  machines  coûteuses,  la  valeur  de  V inslrumentum  fundi peut  s'es- 
timer à  peu  près  par  la  valeur  du  bétail  de  toute  sorte  qui  garnit 
les  exploitations.  Or,  si  nous  comparons  sous  ce  rapport  les  diffé- 
rentes provinces,  nous  trouverons  que  Sondrio  comme  Bergame  et 
Brescia,  pays  de  petite  culture,  l'emportent  notablement  sur  Lodi, 
Pavie,  Milan,  Crémone,  et  Mantoue,  pays  de  grande  culture  (2). 
Dans  les  montagnes,  le  cultivateur,  il  est  vrai,  a  la  jouissance  d'assez 

(1)  Si  on  cherche  combien  chaque  province  compte  d'habitans  par  hectare  cultivé, 
on  arrive  au  résultat  suivant.  Pour  les  provinces  où  domine  la  petite  culture  :  Côme 
4,4  hab.  par  hect.,  Sondrio  3,6  hab.  par  hect.,  Bergame  2,5  hab.*par  hect.,  Brescia  1,9 
hab.  par  hect.  —  Pour  les  provinces  où  domine  la  grande  culture  :  Milan  4,2  hab.  par 
hect.,  Lodi  2,3  hab.  par  hect.,  Pavie  2  hab.  par  hect..  Crémone  1,8  hab.  par  hect.,  Man- 
toue 1,3  hab.  par  hect.  A  superficie  cultivée  égale,  les  premières  de  ces  provinces  nour- 
rissent donc  plus  d'habitans  que  les  secondes,  et  encore  faut-il  remarquer  que  dans 
celles-ci  est  située  Milan,  ville  très  peuplée  où  se  dépense  une  assez  notable  partie  des 
revenus  du  pays,  parce  que  l'administration  centrale  et  beaucoup  de  grandes  familles 
y  sont  fixées.  M.  Wolowski  a  parfaitement  montré  dans  la  Revue  même  (l^""  août  1857) 
que,  malgré  le  morcellement ,  ou  plutôt  grâce  à  lui ,  la  valeur  foncière  avait  doublé  en 
France  de  1821  à  1851. 

(2)  Pour  les  difi'érentes  provinces,  voici  le  résultat  que  nous  obtenons.  Par  chaque  hec- 
tare cultivé,  la  valeur  du  bétail  est  de  237  lire  dans. la  province  de  Sondrio,  de  196  1. 
dans  celle  de  Côme,  de  161  1.  dans  celle  de  Lodi,  de  157  1.  dans  celle  de  Pavie,  de  140  1. 


A60  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

vastes  étendues  de  terres  incultes;  mais  cet  avantage  est  compensé, 
et  bien  au-delà,  par  l'immense  produit  en  fourrages  des  terres  irri- 
guées de  la  plaine.  Ce  résultat  de  la  comparaison  des  chiffres  don- 
nés par  les  statistiques  lombardes  ne  doit  pas  nous  surprendre  :  il 
est  conforme  aux  faits  observés  dans  la  plupart  des  autres  pays  (1). 

Si  quelques  économistes  ont  adressé  à  la  petite  culture  le  re- 
proche, démenti  par  l'observation,  d'être  peu  favorable  à  la  multi- 
plication du  bétail,  on  a  aussi  reproché  à  la  petite  propriété  de  se 
surcharger  de  dettes  hypothécaires;  or  il  se  trouve  qu'en  Lombar- 
die,  c'est  dans  la  province  où  la  propriété  est  le  plus  subdivisée 
qu'elle  est  le  moins  hypothéquée.  Ainsi,  tandis  que  la  dette  hypo- 
thécaire de  toutes  les  provinces  s'élève  à  24,79  pour  100  de  la  va- 
leur des  biens-fonds,  dans  la  province  de  Sondrio  elle  ne  s'élève 
qu'à  1,50  pour  100  (2).  En  résumé,  si  les  provinces  où  domine  la 
petite  culture  produisent  un  revenu  aussi  élevé,  si  elles  nourrissent 
aussi  bien  un  nombre  plus  grand  d'hommes,  si  elles  possèdent  au- 
tant de  bétail,  et  si  le  sol  y  est  moins  hypothéqué,  on  peut  en  con- 
clure qu'en  Lombardie  du  moins,  la  petite  culture  et  la  petite  pro- 
priété sont  favorables  à  la  production  agricole  et  à  la  formation  du 
capital  rural. 

Voyons  maintenant  l'influence  que  ces  deux  formes  distinctes  de 
culture  exercent  sur  la  population.  Le  sol  lombard,  comme  on  sait,  est 
très  morcelé  ;  or  ce  morcellement  a-t-il  eu  pour  conséquence,  ainsi 
que  l'ont  prédit  certains  économistes  anglais,  de  multiplier  le  nombre 
des  habitans  bien  plus  rapidement  que  les  moyens  de  subsistance, 
et  d'engendrer  par  suite  le  paupérisme?  C'est  précisément  le  con- 
traire qui  arrive.  En  1818,  la  Lombardie  comptait  2,167,782  âmes, 


dans  celle  de  Milan,  de  138  1.  dans  celle  de  Bergame,  de  126  1.  dans  celle  de  Brescia, 
de  110  1.  dans  celle  de  Crémone,  et  de  94  1.  dans  celle  de  Mantoue. 

(1)  En  Prusse  par  exemple,  où  l'on  rencontre  la  très  grande  propriété  dans  les  provinces 
de  l'est  et  la  très  petite  propriété  dans  celles  de  l'ouest,  il  se  trouve  que  la  première 
nourrit  infiniment  moins  de  bétail  que  la  seconde.  En  Saxe,  pays  assez  peu  étendu  et 
où  la  propriété  est  très  divisée,  la  statistique  officielle  a  constaté  que  sur  les  petites 
propriétés  en  dessous  d'un  acker  (65  ares  à  peu  près),  on  trouve,  en  réduisant  tout  le 
cheptel  en  têtes  de  bêtes  à  cornes,  5,613  têtes  par  1,000  ackers,  et  110  têtes  sur  la  même 
superficie  dans  les  propriétés  dépassant  1,000  ackers.  (D""  Engel,  Zeitschrift  des  statis- 
tischen  Bureau' s  des  KœnigL  sœchsischen  Ministeriums  des  Innern,  n"  1,  Februar  1857.) 

(2)  Il  en  est  partout  ainsi  en  Europe  :  la  petite  propriété  dans  le  même  pays  est  moins 
endettée  que  la  grande  propriété,  et  les  pays  de  grande  propriété  le  sont  plus  que  les 
pays  de  petite  propriété.  En  Angleterre  la  dette  hypothécaire  s'élève  à  50  pour  100  de 
la  valeur  du  sol,  en  France  à  10  pour  100  seulement,  suivant  MM.  Passy  et  Wolowski. 
En  Prusse,  sur  les  bords  du  Rhin,  on  retrouve  à  peu  près  la  même  proportion  qu'en 
France  ;  dans  les  provinces  orientales ,  la  proportion  constatée  en  Angleterre  est  même 
dépassée.  Voyez,  pour  ce  dernier  point,  Kommiss.-Bericht  der  2  Kammer  vom  8  Mai 
1851,  cité  par  le  président  D'  Adolphe  Lctte  dans  son  excellent  opuscule  Die  Verthei" 
lung  des  Grundeigcnthunis,  Berlin  1858. 


FORCES  PRODUCTIVES  DE  LA  LOMBARDIE.  461 

et  en  185Zi  2,835,219.  Il  y  a  donc  une  augmentation  annuelle  de 
0,9  pour  100,  tandis  qu'en  Autriche  et  en  Russie  elle  est  de  plus 
de  1  pour  100;  en  Prusse,  de  1816  à  18A9,  de  l,Zi6  pour  100;  en 
Angleterre,  de  1,11  pour  100.  Or,  dans  tous  ces  pays,  la  grande 
propriété  domine.  En  France,  pays  de  petite  propriété,  elle  n'a  été 
que  de  0,6  pour  100  pendant  la  première  moitié  du  siècle.  Si  les 
calculs  de  M.  Jacini  sont  exacts,  depuis  1802  jusqu'en  185Zi  la  pro- 
duction agricole  aurait  doublé  de  valeur,  tandis  que  la  population 
ne  s'est  pas  accrue  de  plus  de  40  pour  100.  Les  faits  sont  donc  ve- 
nus démentir  encore  ici  la  formule  mathématique  de  Malthus.  L'ac- 
croissement des  moyens  de  subsistance  a  été  beaucoup  plus  rapide 
que  l'augmentation  du  nombre  des  habitans.  Il  en  a  été  de  même 
en  France,  en  Angleterre,  en  Allemagne,  et  même  en  Amérique,  où 
la  population  double  tous  les  vingt-deux  ans,  mais  où  la  production 
de  la  richesse  croît  encore  plus  vite. 

Si  maintenant  nous  examinons  la  condition  des  classes  agricoles, 
nous  devons  constater  qu'en  somme  elle  est  meilleure  sous  le  ré- 
gime de  la  petite  propriété  et  de  la  petite  culture  par  métayers. 
Partout,  en  Lombardie  comme  dans  le  reste  de  l'Europe,  l'existence 
de  ceux  qui  de  leurs  mains  exécutent  les  travaux  des  champs  est 
rude  :  des  vêtemens  très  simples,  une  nourriture  assez  grossière  et 
uniquement  végétale,  presque  jamais  de  vin  ni  de  viande,  un  lit 
pour  les  époux,  mais  de  la  paille  pour  les  enfans.  Gomme  l'a  remar- 
qué Turgot,  ((  en  tout  genre  de  travail,  il  doit  arriver  et  il  arrive  que 
le  salaire  de  l'ouvrier  se  borne  à  ce  qui  lui  est  nécessaire  pour  se 
procurer  sa  subsistance.  )>  Les  petits  propriétaires  des  montagnes, 
les  métayers  des  collines  et  les  salariés  de  la  plaine  peuvent  être 
tous  également  considérés  comme  des  ouvriers  agricoles,  et  leur  ma- 
nière de  vivre  est  à  peu  près  semblable.  Le  petit  propriétaire  toute- 
fois est  mieux  logé  dans  sa  propre  maison,  qu'il  entretient  lui-même, 
que  le  salarié  de  la  plaine,  qui  habite  de  misérables  masures  déla- 
brées qu'il  est  trop  pauvre  pour  entretenir  à  ses  frais,  et  que  ni  le 
propriétaire  ni  le  fermier  n'ont  intérêt  à  réparer.  Comme  la  division 
du  travail,  sous  le  régime  de  la  grande  culture,  l'astreint  à  un  labeur 
uniforme,  son  intelligence  sommeille;  il  se  contente  d'obéir  à  son 
maître,  et  ne  s'ingénie  pas,  comme  son  frère  des  hauteurs,  à  obtenir 
de  chaque  pouce  de  terre  le  plus  grand  produit  possible.  N'ayant 
pas  à  chaque  instant  besoin  de  prendre  une  résolution  importante, 
de  prévoir  l'avenir,  d'acheter  et  de  vendre,  la  conscience  de  sa  res- 
ponsabilité est  peu  développée,  et  l'initiative  individuelle  est  faible^ 
Tandis  que  le  petit  propriétaire  et  le  métayer  aiment  la  terre  comme 
leur  enfant,  l'ouvrier  de  la  plaine  n'éprouve  pour  elle  aucun  attache- 
ment. Malgré  le  proverbe  :  Tre  S.  Martini  fanno  un  incendio  (trois 
Saint-Martin  valent  un  incendie),  il  abandonne  une  exploitation  pour 


A62  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

une  autre  sans  nul  regret.  Ayant  l'esprit  moins  ouvert,  il  est  plus 
superstitieux,  et  en  général  il  est  aussi  moins  instruit.  Comme  il  vit 
dans  une  dépendance  continuelle  de  ceux  qui  l'emploient,  le  senti- 
ment de  la  liberté  et  de  la  dignité  humaine  est  étouffé.  La  pré- 
voyance étant  peu  éveillée  chez  lui,  il  se  marie  vite  et  il  se  réjouit 
d'avoir  beaucoup  d'enfans  qu'il  ne  devra  pas  chercher  à  placer,  et 
qui  seront  salariés  comme  lui.  Sans  les  ravages  de  la  fièvre  palu- 
déenne, la  population  tendrait  probablement  à  s'accroître  ici  dans 
une  proportion  inquiétante.  Les  liens  de  famille  sont  aussi  plus  relâ- 
chés dans  la  plaine  que  sur  les  hauteurs,  et  généralement  la  socia- 
bilité est  moins  grande.  Les  cas  de  maraudages  et  de  vols  ruraux, 
qui  s'étaient  beaucoup  multipliés  dans  les  dernières  années  de  la 
domination  autrichienne,  sont  encore  très  rares  dans  les  montagnes, 
et  ils  deviennent  plus  fréquens  à  mesure  qu'on  descend  vers  la  ré- 
gion de  la  grande  culture.  Ainsi,  par  un  singulier  et  fâcheux  con- 
traste, plus  la  terre  est  fertile,  moins  la  condition  de  ceux  qui  la 
cultivent  est  favorable,  et  c'est  aux  environs  de  Milan,  dans  les  dis- 
tricts où  l'on  trouve  le  sol  le  plus  productif  de  l'Europe,  les  marcite, 
que  se  rencontrent  les  travailleurs  agricoles  les  plus  misérables  de 
la  Lombardie.  Des  faits  observés  dans  ce  pays,  il  résulte  donc  ma- 
nifestement que  la  culture  exercée  par  des  hommes  intéressés  et 
responsables  est  plus  favorable  au  bien-être  et  surtout  à  la  moralité 
et  à  l'instruction  du  peuple  que  la  culture  exécutée  par  des  salariés. 
Il  faut  aborder  enfin  une  seconde  question,  non  moins  controver- 
sée que  la  précédente  :  quels  sont,  au  moins  pour  la  Lombardie,  les 
avantages  et  les  inconvéniens  du  métaya<?e,  qui  a  été  attaqué  par 
les  uns,  défendu  par  les  autres,  et  parfois  tour  à  tour  attaqué  et 
défendu  par  les  mêmes  écrivains?  Le  métayage,  la  colonia  piirlia- 
ria,  que  les  peuples  de  l'Europe  méridionale  semblent  avoir  iiérité 
des  Romains,  ne  s'est  jamais  étendu  dans  le  nord,  et  en  France  ce 
contrat  ne  dépasse  guère  la  Loire.  Le  fait  peut  s'expliquer,  soit  par 
l'influence  plus  grande  qu'exercent  les  traditions  latines  dans  le 
midi,  soit  par  une  disposition  particulière  aux  peuples  méridionaux, 
qui  ne  peuvent  être  amenés  à  travailler  activement  que  par  l'espoir 
de  participer  au  produit.  Quand  le  travail  exige  des  soins  assidus 
et  vigilans,  alors  il  paraît  même  qu'il  est  absolument  nécessaire 
d'y  intéresser  les  travailleurs,  du  moins  en  Italie.  C'est  pour  cette 
raison  que  dans  les  provinces  lombardes,  où  la  terre  est  cultivée  par 
des  salariés,  le  système  du  partage  des  produits  est  appliqué  à  l'é- 
lève des  vers  à  soie.  La  coutume  du  métayage  en  Lombardie  s'ex- 
plique donc,  en  partie  du  moins,  par  le  genre  de  culture  dominant, 
et,  comme  nous  l'avons  montré,  la  petite  culture,  même  par  mé- 
tayers, donne  des  résultats  plus  favorables  que  la  grande  culture 
par  des  fermiers  employant  des  salariés.  Il  est  vrai  que  des  petits 


FORCES   PRODUCTIVES   DE    LA   LOMBARDIE.  A  63 

fermiers  payant  un  loyer  fixe  seraient  encore  plus  intéressés  au  suc- 
cès de  l'exploitation,  puisque,  déduction  faite  du  fermage,  ils  au- 
raient tout  le  produit,  tandis  que  le  métayer  n'en  a  que  la  moitié; 
mais  cet  avantage  serait  plus  que  balancé  par  le  défaut  de  sécurité. 
Dans  les  pays  où  le  propriétaire  est  forcé  de  fournir  au  cultivateur 
le  capital  d'exploitation,  et  principalement  le  cheptel,  le  capital 
ainsi  confié  à  un  tiers  peut  être  compromis  ou  exposé  à  une  dimi- 
nution insensible,  mais  constante.  En  Lombardie,  cet  inconvénient 
n'existe  pas  :  le  propriétaire  ne  livre  que  la  terre,  les  bâtimens  et 
les  plantations;  l'occupant  fournit  le  travail,  qui  est  l'élément  prin- 
cipal, et  même  le  capital.  Le  bétail  lui  appartient  en  propre  :  il 
a  donc  tout  intérêt  à  le  bien  soigner  et  à  le  multiplier.  Les  autres 
inconvéniens  que  présente  le  métayage  sont  également  moindres  en 
Lombardie  qu'ailleurs  (1).  Il  empêche  jusqu'à  un  certain  point  les 
améliorations  coûteuses,  car  ni  le  p-ropriétaire  ni  le  métayer  n'ont 
un  intérêt  suffisant  pour  les  faire,  vu  que  chacuQ  d'entre  eux  ne 
toucherait  que  la  moitié  du  produit  obtenu  au  moyen  des  dépenses 
faites  par  un  seul  ;  mais  la  culture  en  Lombardie  est  déjà  arrivée  d'ail- 
leurs à  un  si  haut  degré  de  perfection,  et  telle  est  la  nature  de  ses 
productions,  qu'elle  ne  semble  point  réclamer  ces  grands  travaux 
d'amélioration  nécessaires  en  d'autres  pays. 

La  facilité  qu'a  le  métayer  de  soustraire  une  partie  du  produit 
qui  revient  au  propriétaire  expose,  il  est  vrai,  la  moralité  du  pre- 
mier à  d'assez  dangereuses  tentations,  et  exige  de  la  part  du  second 
une  surveillance  plus  ou  moins  fastidieuse;  mais  aussi,  en  intéres- 
sant le  propriétaire  au  succès  de  la  culture,  le  métayage  le  retient 
près  de  sa  propriété  :  il  l'empêche  de  dépenser  la  rente  loin  du  sol 
qui  l'a  produite,  et  il  s'oppose  de  la  sorte  à  l'extension  du  fléau  de 
Y  absentéisme.  Il  présente  un  autre  avantage,  qui  l'emporte,  à  vrai 
dire,  sur  tous  les  inconvéniens  réunis  de  ce  mode  d'exploitation.  Au 
lieu  de  soumettre  la  répartition  des  produits  aux  luttes  d'une  con- 
currence souvent  désastreuse,  le  métayage  la  soumet  à  l'empire  plus 
stable  de  la  coutume.  Il  en  résulte  que  si  le  produit  total  augmente, 
si  les  denrées  du  cultivateur  se  vendent  plus  cher,  sa  part  s'accroît 
et  à  la  longue  son  sort  peut  s'améliorer.  Il  jouit  ainsi  d'une  partie 
de  la  rente,  et  s'il  est  vrai,  comme  le  montrent  les  économistes, 
que  le  progrès  des  sociétés  tend  de  plus  en  plus  à  élever  la  rente, 
il  est  certain  que  le  métayer  participera  de  ce  bénéfice  du  travail 

(1)  Un  de  CCS  inconvéniens  est  grave  cependant,  c'est  la  fâcheuse  inégalité  qui  existe 
dans  la  condition  des  métayers.  En  effet,  comme  le  métayage  ne  laisse  à  ceux-ci  que  la 
moitié  du  produit,  quelle  que  soit  la  fertilité  du  sol,  il  en  résulte  que  les  uns,  sur  une 
terre  féconde,  vivent  bien  et  travaillent  peu,  tandis  que  les  autres,  sur  un  sol  ingrat, 
travaillent  beaucoup  et  vivent  mal.  Cette  inégalité  n'est  ni  favorable  à  la  production  ni 
conforme  à  la  justice. 


A64  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

social.  Ceci  explique  comment  les  petits  métayers  toscans  dont  s'est 
occupé  M.  de  Sismondi  vivent  mieux  sur  un  bien  de  2  ou  3  hectares 
que  des  fermiers  qui  exploitent  une  superficie  vingt  et  trente  fois 
plus  grande  dans  les  pays  où  dominent  exclusivement  les  baux  à 
ferme.  On  comprend  aussi  pourquoi  la  plupart  de  ceux  qui  ont  vu 
pratiquer  le  inétayage  en  Italie  en  ont  parlé  avec  faveur  et  même 
avec  enthousiasme.  Le  système  du  bail  à  ferme  assure  sans  doute 
au  fermier  la  jouissance  entière  du  produit,  déduction  faite  de  sa 
redevance;  mais  il  a  l'inconvénient  très  grave  de  faire  tourner  au 
détriment  de  celui-ci,  lors  du  renouvellement  du  bail,  toutes  les 
améliorations  qu'il  aura  pu  faire.  Si,  par  un  labour  plus  profond, 
par  un  meilleur  écoulement  des  eaux,  par  l'emploi  d'amendemens 
coûteux,  ou  par  suite  de  toute  autre  cause,  la  terre  est  devenue 
plus  féconde  ou  est  plus  recherchée,  le  fermier  devra  payer  un  fer- 
mage plus  élevé  :  loin  de  jouir  du  profit  de  la  plus-value,  résultat 
de  son  travail,  c'est  lui  désormais  qui  en  paiera  l'intérêt.  Arthur 
Young  a  pu  dire  à  ce  propos  avec  une  grande  exagération,  mais  avec 
un  vif  sentiment  d'équité  :  «  Donnez  à  un  individu  un  jardin  avec 
un  bail  de  neuf  ans ,  et  il  en  fera  un  désert.  »  Il  y  a  beaucoup  de 
terres  qui,  avec  des  baux  de  neuf  ans,  sont  parfaitement  cultivées; 
mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  les  fermages  vont  en  augmen- 
tant sans  cesse,  et  que  cette  augmentation  croissante  pourrait  avoir 
pour  effet  de  diminuer  un  jour  chez  les  locataires  le  goût  du  travail 
et  le  désir  d'améliorer  le  sol  qu'ils  occupent. 

Malheureusement  en  Lombardie  le  métayage  s'est  déjà  écarté  et 
tend  chaque  jour  à  s'éloigner  davantage  des  conditions  primitives 
du  contrat,  qui  fixait,  d'après  la  coutume  locale  et  traditionnelle, 
la  part  du  cultivateur.  Depuis  longtemps  déjà,  du  côté  de  Gôme  et 
de  Milan,  au  partage  par  moitié,  qui  ne  s'applique  plus  qu'aux  pro- 
duits des  plantations,  aux  raisins  et  aux  cocons,  on  a  ajouté  la  clause 
de  la  prestation  annuelle  d'une  quantité  déterminée  de  grains.  Cette 
prestation  ne  se  réglant  plus  d'après  les  usages  locaux,  mais  d'a- 
près les  exigences  des  propriétaires  et  les  offres  des  locataires,  il 
s'ensuit  que  le  métayage  perd  son  caractère  de  fixité,  et  tombe  sous 
la  loi  d'accroissement  qui  règle  le  fermage.  Cette  clause,  qui  a  pour 
résultat  de  faire  jouir  les  propriétaires  seuls  de  toute  la  rente,  tend 
de  plus  en  plus  à  passer  dans  les  habitudes.  Là  même  où  elle  n'a 
pas  encore  été  adoptée,  l'antique  contrat  a  subi  d'autres  modifica- 
tions non  moins  regrettables.  La  cherté  des  denrées  et  surtout  de 
la  soie  dans  ces  derniers  temps  ayant  notablement  augmenté  les 
profits  des  métayers,  les  propriétaires  ont  profité  de  cette  circon- 
stance pour  introduire  des  stipulations  nouvelles.  Tantôt  ils  pren- 
nent une  part  plus  grande  que  la  moitié  dans  la  récolte  des  cocons,, 
tantôt  ils  se  réservent  une  portion  des  feuilles  du  mûrier  qu'ils  ven- 


FORCES   PRODUCTIVES    DE    LA    LOMBARDIE.  -465 

dent  à  leur  bénéfice,  tantôt  ils  prélèvent  d'abord  un  dixième  sur  le 
produit  total,  puis  partagent  le  reste.  Ces  stipulations  et  bien  d'au- 
tres du  même  genre  ont  toutes  le  même  but  et  le  même  résultat  : 
elles  ont  pour  but  d'assurer  au  propriétaire  tout  le  bénéfice  de 
l'augmentation  croissante  de  la  rente;  elles  ont  pour  résultat  d'en- 
lever au  métayer  la  sécurité  que  lui  assurait  le  contrat  primitif.  Il 
s'ensuit  que  désormais  le  métayage  est  sujet  au  même  inconvénient 
que  le  bail  à  ferme,  sans  offrir  les  mêmes  compensations.  Si  donc 
il  paraît  démontré  que  le  métayage  est  préférable  au  fermage ,  au 
moins  pour  le  cultivateur,  il  faut  bien  avouer  aussi  que  ces  con- 
trats mixtes  sont  inférieurs  au  fermage  sous  tous  les  rapports.  Ils 
n'assurent  pas  mieux  que  le  fermage  le  sort  du  métayer  pour  l'a- 
venir, et  ils  l'empêchent  de  jouir  seul,  au  moins  pendant  la  durée 
du  bail,  des  fruits  de  son  activité  et  de  son  intelligence. 

Deux  circonstances  aggravent  encore  les  mauvais  effets  de  ces 
contrats  mixtes  :  c'est  d'abord  l'emploi  d'intermédiaires  qui  louent, 
moyennant  une  somme  fixe,  le  droit  de  percevoir  les  prestations  de 
tous  les  métayers  résidant  sur  un  domaine  ;  en  second  lieu ,  les  lo- 
cations aux  enchères  publiques.  Les  établissemens  religieux,  les 
administrations  de  bienfaisance  et  les  grands  propriétaires  désirent 
naturellement  se  débarrasser  des  soins  très  compliqués  de  la  rentrée 
de  leurs  redevances  :  ils  s'adressent  donc  à  des  agens  qui  remplis- 
sent la  même  fonction  que  les  anciens  traitans.  Ensuite,  ne  pouvant 
évaluer  avec  précision  leurs  redevances  et  voulant  néanmoins  ob- 
tenir le  plus  grand  revenu  possible,  ils  mettent  la  récolte  en  adju- 
dication. Les  traitans,  poussés  par  les  enchères  à  donner  le  plus 
haut  prix,  sont  forcés  à  leur  tour,  afin  de  ne  pas  perdre,  d'arracher 
aux  métayers  une  part  toujours  plus  forte  du  produit,  et  ils  s'ingé- 
nient à  trouver  des  clauses  qui  soient  de  nature  à  grossir  la  recette. 
Si  les  cultivateurs  acceptent  ces  clauses  (et  souvent  ils  y  sont  obli- 
gés), on  les  voit  s'introduire  peu  à  peu  dans  les  usages;  elles  sont 
assez  promptement  adoptées  par  les  petits  propriétaires,  puisqu'elles 
augmentent  leur  revenu ,  et  bientôt  elles  deviennent  a  de  style  » 
dans  la  rédaction  des  nouveaux  contrats.  La  formule  de  Turgot 
s'applique  alors  avec  une  rigueur  un  peu  trop  mathématique-:  il 
n'est  même  pas  toujours  certain  que  les  cultivateurs  aient  le  néces- 
saire. 

Dans  la  plaine,  où  dominent  les  baux  à  ferme,  les  locations  aux 
enchères  ont  des  conséquences  moins  fâcheuses.  Gomme  il  y  faut 
un  capital  considérable  pour  entretenir  une  exploitation,  les  concur- 
rens  sont  moins  nombreux,  et  comme  ils  ne  sont  pas  forcés  de  con- 
clure sous  peine  de  perdre  leur  gagne-pain,  ils  se  gardent  d'offrir 
un  prix  qui  ne  leur  assurerait  pas  un  bénéfice  suffisant.  11  y  a  aussi 

TOME  XXIV,  30 


466  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

quelques  grandes  familles  qui  imposent  à  ceux  avec  qui  elles  trai- 
tent la  condition  de  ne  pas  pressurer  outre  mesure  leurs  tenanciers. 
Malheureusement,  il  ne  faut  point  se  le  dissimuler,  il  se  prépare 
dans  les  contrats  agraires  un  changement  radical  qui  modifiera  les 
anciens  rapports  dans  un  sens  évidemment  désavantageux  pour  ceux 
qui  cultivent  le  sol.  Le  métayage  réglé  par  la  tradition  et  la  cou- 
tume fait  place  à  des  clauses  plus  onéreuses,  et  les  associations 
patriarcales  disparaissent.  Il  se  fait  peu  à  peu  une  révolution  qui,  sou- 
mettant ce  pays  aux  lois  générales  qui  règlent  la  répartition  des  pro- 
duits agricoles  dans  le  nord  du  continent,  préparera  peut-être  pour 
l'avenir  des  progrès  nouveaux,  mais  qui,  dans  le  présent,  enlèvera 
certainement  aux  relations  rurales  leur  caractère  traditionnel,  et  aux 
cultivateurs  leur  sécurité,  cette  compensation  si  équitable  d'une  vie 
de  privations  et  de  labeur. 

Il  est  un  troisième  point,  plus  délicat  que  les  deux  précédens, 
dont  il  conviendi'ait  cependant  de  dire  ici  quelques  mots  :  c'est  l'in- 
fluence que  la  condition  des  classes  rurales  en  Lombardie  peut  exer- 
cer sur  la  pratique  d'un  régime  représentatif  et  libre.  Il  est  incon- 
testable que  la  forme  du  gouvernement  dépend  en  grande  partie  de 
la  manière  dont  le  sol  est  réparti  entre  les  différentes  classes  de  la 
société.  Si  des  cultivateurs  ignorans  sont  attachés  à  la  glèbe,  l'état 
sera  gouverné  despotiquement,  et  il  n'y  aura  point  de  liberté. 
Si,  par  l'empire  des  lois  ou  de  la  coutume,  la  terre  reste  entre  les 
-mains  d'un  petit  nombre  de  familles,  la  liberté  pourra  existera  la 
condition  que  les  lumières  se  répandent;  mais  le  gouvernement  sera 
plus  ou  moins  aristocratique.  Si  au  contraire  le  territoire  est  par- 
tagé entre  un  très  grand  nombre  de  petits  propriétaires,  il  arrivera 
qu'ils  voudront  prendre  part  au  gouvernement  du  pays,  et  l'état  de- 
viendra démocratique.  Alors,  pour  que  les  citoyens  interviennent 
utilement  dans  la  gestion  des  affaires  publiques,  il  faudra  qu'ils 
^aient  un  certain  degré  d'instruction  acquise  ou  de  bon  sens  naturel. 
Si  l'on  réunissait  à  un  pays  où  les  conditions  sociales  ont  rendu  pos- 
sible la  pratique  de  la  liberté  un  territoire  où  ces  conditions  seraient 
très  différentes,  on  aurait  beau  étendre  aux  deux  populations  les 
mêmes  institutions  et  les  mêmes  droits  :  il  serait  à  craindre  qu'au 
lieu  de  fonder  un  état  fort  et  libre,  on  ne  produisît  qu'anarchie  et 
impuissance.  Heureusement  il  n'en  sera  pas  ainsi  dans  le  cas  de 
l'annexion  de  la  Lombardie  à  la  Sardaigne,  car  on  rencontre  dans  le 
premier  de  ces  deux*  pays,  peut-être  plus  encore  que  dans  le 
-second,  les  principales  conditions  qui  préparent  les  citoyens  à  in- 
tervenir utilement  dans  le  gouvernement  :  la  diffusion  des  lumières, 
l'aisance,  le  bon  sens  naturel;  c'est  un  point  que  quelques  faits 
-sufliront  à  prouver. 


FORCES   PRODUCTIVES    DE    LA    LOMBARDIE.  A6T 

En  Lombardie,  où  la  propriété  est  très  divisée,  les  fidéicommis 
sont  rares,  et  l'égalité  de  partage  entre  les  enfans,  combinée  avec 
les  progrès  rapides  du  tiers-état,  fait  passer  la  possession  de  la  terre 
entre  les  mains  d'une  classe  moyenne  très  nombreuse.  Quelques  fa- 
milles aristocratiques  conservent  encore  de  vastes  patrimoines,  mais 
les  trois  mille  propriétaires  nobles  ne  possèdent  tous  ensemble  qu'un 
quinzième  du  sol.  Les  traces  du  régime  de  la  féodalité  et  du  moyen 
âge  ont  presque  entièrement  disparu.  Il  n'y  a  plus  que  quelc[ues 
biens,  situés  dans  les  montagnes,  qui  soient  soumis  à  des  dîmes;  il 
en  est  d'autres,  beaucoup  plus  nombreux,  qui  sont  assujettis  au 
contralto  di  livello,  espèce  d'emphythéose  perpétuelle  dont  l'origine 
remonte  au  temps  des  Romains,  mais  qui  ne  réveille  aucune  idée 
de  servitude  ou  de  dépendance  humiliante,  et  qu'on  retrouve  éga- 
lement encore  dans  les  îles  anglaises  de  la  Manche. 

La  statistique  nous  donne  437,723  propriétés  pour  1850,  ce  qui, 
d'après  le  calcul  de  M.  Jacini,  ferait  350,000  propriétaires  (1)* 
Comme  la  population  s'élevait,  au  31  août  185/i,  à  2,835,219  âmes, 
il  y  aurait  un  propriétaire  par  huit  habitans  et  par  3  l/li  hectares^ 
de  superficie  cultivée  ou  par  6  1/5  hectares  de  surface  totale.  Cer- 
tains économistes  anglais,  et  ceux  qui  les  écoutent,  diront  peut-être 
que  cette  grande  subdivision  du  territoire  le  réduira  en  poussière, 
qu'elle  fera  du  pays,  suivant  leur  expression,  une  garenne  de  pau- 
vres, et  qu'il  le  préparera  à  un  inévitable  asservissement.  Ce  sont 
de  vaines  déclamations  et  des  craintes  chimériques,  suffisamment 
démenties  par  l'exemple  de  la  Suisse,  où  l'on  trouve  à  la  fois  beau- 
coup de  liberté  et  de  richesse  et  un  sol  très  morcelé.  D'ailleurs  le 
morcellement  en  Lombardie  est  contenu  dans  des  limites  convena- 
bles, et  il  s'étend  moins  rapidement  que  la  population  ne  croît.  De 
1838  à  1850,  la  population  s'est  élevée  de  2,A71,63A  à  2,723,815, 
et  le  nombre  des  propriétés  de  385,826  à  437,723.  Le  premier  chif- 
fre a  augmenté  dans  ces  douze  années  de  10,20  pour  100,  le  second 
de  11,5/i  pour  100.  La  subdivision  des  patrimoines  ne  se  fait  donc 
que  lentement,  et  en  général  elle  n'a  lieu  que  lorsqu'elle  ne  peut 
nuire  aux  exigences  de  la  culture.  Dans  les  provinces  de  Milan,  de 
Lodi  et  de  Crémone,  la  population  augmente  plus  vite  que  la  pro- 
priété ne  se  subdivise.  Dans  la  province  de  Pavie,  elle  tend  même  à 
se  concentrer  relativement  dans  un  petit  nombre  de  mains. 

(1)  Ce  chiffre  me  paraît  un  peu  exagéré.  M.  Jacini  se  contente  de  réduire  de  1/5»  le 
chiffre  des  propriétés  pour  obtenir  celui  des  propriétaires;  mais  dans  la  Valteline,  par 
exemple,  je  trouve  pour  20,138  familles  52,146  propriétés,  ce  qui  ferait,  d'après  le 
compte  de  M.  Jacini,  deux  propriétaires  par  famille,  résultat  difficile  à  admettre.  Ea 
France,  s  r  36,309,3^4  habitans  en  1855,  on  comptait  7,846,000  propriétaires  sur  une 
surface  totale  de  52,780,703  hectares,  soit  un  propriétaire  par  6,72  hectares  et  par  4,7  ha- 
bitans. Le  nombre  des  propriétaires  est  donc  plus  grand  en  France  qu'en  Lombardie 
proportionnellement  à  la  population,  et  à  peu  près  le  même  en  proportion  de  la  surface;. 


468  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Un  pays  où  presque  tous  les  citoyens  sont  à  la  fois  propriétaires 
et  plus  ou  moins  éclairés,  comme  les  états  de  la  Nouvelle-Angleterre, 
peut  supporter  sans  péril  un  degré  de  liberté  qui  ailleurs  dégéné- 
rerait peut-être  en  anarchie.  Certes,  sous  ce  rapport,  la  Lombardie 
n'est  pas  aussi  avancée  que  la  Pensylvanie  ou  le  Massachusetts, 
mais  elle  possède  une  institution  très  remarquable  qui  peut,  elle 
aussi,  produire  des  résultats  excellens.  C'est  une  sorte  de  gouverne- 
ment démocratique  au  sein  des  communes  qui  rappelle  à  la  fois  les 
temps  primitifs,  où  tous  les  membres  de  la  tribu  participaient  à  l'exer- 
cice de  la  souveraineté,  et  les  lois  américaines,  qui  soumettent  la  déci- 
sion de  certaines  questions  importantes  au  vote  de  tous  les  citoyens. 
Dans  les  provinces  lombardes,  toute  propriété  foncière,  quelque 
minime  qu'elle  soit,  confère  le  droit  de  participer  directement  à 
l'administration  des  affaires  communales.  En  vertu  d'une  organisa- 
tion qui  date  de  1755  et  qui  a  été  confirmée  en  1816,  et  même  en 
1851,  tous  les  propriétaires  de  la  commune,  grands  et  petits,  se 
réunissent  deux  fois  par  an, — c'est  le  convocato, — pour  voter  le  bud- 
get communal,  régler  les  dépenses,  arrêter  les  travaux  publics,  choi- 
sir les  maîtres  d'école,  le  médecin,  et  trois  membres  qui,  sous  le  nom 
de  deputazione  triennale  ^  constituent  le  pouvoir  exécutif.  Sur  les 
1,587  communes  qui  s'administrent  par  convocato  générale,  522, 
ayant  plus  de  300  propriétaires,  sont  forcées,  pour  éviter  les  assem- 
blées trop  nombreuses,  de  renoncer  au  gouvernement  direct.  Dans 
ces  dernières  communes,  les  propriétaires  nomment  30  conseillers 
qui  les  représentent  et  qui  remplissent  les  fonctions  du  convocato. 
Ces  petites  démocraties  de  propriétaires,  dans  lesquelles  le  posses- 
seur du  moindre  lopin  de  terre  a  autant  à  dire  que  le  seigneur  du 
plus  vaste  domaine,  doivent  avoir  préparé  le  peuple  lombard,  même 
sous  un  régime  peu  libéral,  à  l'exercice  du  self-government.  Point 
de  base  plus  solide  que  les  libertés  communales  pour  fonder  le  ré- 
gime représentatif.  Quand  les  citoyens  s'intéressent  aux  affaires  de 
la  commune,  quand  ils  aiment  à  les  discuter,  quand  ils  peuvent  en 
décider  d'une  manière  indépendante,  la  vie  politique  se  développe, 
et  avec  elle  l'aptitude  à  intervenir  utilement  dans  le  gouvernement 
de  la  chose  publique.  Puisque,  même  sous  la  domination  de  l'Au- 
triche, les  populations  lombardes  ont  conservé  l'heureuse  habitude 
de  prendre  part  à  la  gestion  de  leurs  affaires,  au  moins  dans  la  limite 
de  la  compétence  du  convocato ,  il  est  à  croire  qu'elles  sauront  mettre 
en  pratique,  au  profit  et  à  l'honneur  de  la  patrie  commune,  les  in- 
stitutions libérales  que  le  Piémont  leur  apporte.  Ce  qui  peut  confir- 
mer cet  espoir,  c'est  qu'en  Lombardie  le  nombre  des  personnes  éclai- 
rées est  assez  considérable.  Les  hautes  classes  y  ont  les  connaissances 
communes  aujourd'hui  à  toute  l'Europe  civilisée.  En  outre,  il  y  a  une 
bourgeoisie  nombreuse,  tant  dans  les  villes  que  dans  les  campagnes. 


FORCES    PRODUCTIVES    DE    LA    LOMBARDIE.  A69 

qui  possède  un  degré  d'instruction  bien  suffisant  pour  la  pratique 
de  la  vie  politique.  Le  peuple  lui-même  est  beaucoup  plus  avancé 
que  ne  pourrait  le  faire  supposer  la  mauvaise  réputation  que  le  triste 
régime  des  états  romains  et  napolitains  a  value  à  l'Italie  sous  ce  rap- 
port (1). 

Le  plus  sérieux  danger  qui  puisse  menacer  le  nouveau  régime, 
c'est  l'hostilité  qu'il  rencontrera  peut-être  chez  le  clergé,  dont  l'in- 
fluence est  très  grande  sur  les  habitans  des  campagnes,  lesquels 
forment  la  grande  majorité  de  la  population.  En  effet,  quoique  la 
Lombardie  ait  13  cités  importantes  et  115  bourgs  plus  ou  moins  con- 
sidérables, la  population  qui  les  habite  est  cependant  inférieure  à 
celle  qui  occupe  les  4,981  communes  rurales  dans  la  proportion  de 
6  à  10,  et  si  l'on  tenait  compte  de  tous  ceux  qui,  quoique  n'habitant 
pas  les  champs,  concourent  à  les  mettre  en  valeur,  on  constaterait 
que  les  classes  agricoles  forment  les  deux  tiers  de  la  population  to- 
tale. Or,  le  clergé  s' étant  montré  partout  peu  sympathique  aux  liber- 
tés modernes,  très  mal  vues  par  le  Vatican,  il  est  à  craindre  que  son 
influence  sur  cette  nombreuse  population  rurale  n'amène  quelques 
difficultés,  à  moins  que  le  sentiment  de  la  nationalité,  si  puissant  au 
cœur  de  tous  les  Italiens,  ne  soit  plus  fort  que  les  inspirations  de 
Rome.  Ce  qui  pourrait  aussi  contre-balancer  les  menées  hostiles  du 
clergé,  ce  serait  l'action  naturelle  que  les  propriétaires,  tous  très 
favorables  à  un  régime  libéral,  pourraient  exercer  sur  leurs  loca- 
taires, sur  les  métayers,  sur  tous  ceux  qui  se  rattachent  à  l'intérêt 
agricole.  Malheureusement,  parmi  les  personnes  riches  de  l'aristo- 
cratie ou  de  la  bourgeoisie,  il  en  est  peu  qui  goûtent  les  charmes  du 
séjour  à  la  campagne.  Une  vie  isolée,  loin  des  distractions  qu'offrent 
les  sociétés  des  villes  ou  des  bourgades,  paraîtrait  à  l'homme  des 
classes  aisées  un  long  exil.  En  Espagne,  en  Sicile,  dans  le  royaume 
de  Naples  et  même  dans  le  midi  de  la  France,  on  ne  rencontre  guère 
ces  manoirs,  cachés  dans  les  ombrages  d'un  vaste  parc,  qui  embel- 


(1)  Quand  on  compare  la  Lombardie  au  reste  de  l'Italie  et  même  aux  autres  pays  du 
midi  de  l'Europe,  on  peut  dire  que  l'enseignement  élémentaire  y  est  assez  répandu. 
D'après  les  chiffres  publiés  par  M.  Giuseppe  Sacchi  dans  les  Annale  di  Statistica,  on 
trouvait  en  1850,  fréquentant  les  écoles  primaires,  137,455  garçons  et  119,000  filles,  en 
tout  256,455  enfans,  ce  qui  fait  à  peu  près  un  écolier  par  10  habitans.  Ce  chiffre,  tout 
insuffisant  qu'il  soit,  est  plus  favorable  que  celui  fourni  par  la  France,  où  en  1850  on 
ne  comptait  que  3,335,639  écoliers,  soit  1  écolier  par  11  habitans.  Dans  les  états  libres 
de  l'Union  américaine ,  la  proportion  est  de  1  écolier  sur  4,9  habitans.  En  Lombardie, 
les  petits  propriétaires  et  môme  les  métayers  envoient  assez  volontiers  leurs  enfans  à 
l'école  pendant  l'hiver;  malheureusement  l'été  ils  les  gardent  auprès  d'eux  pour  faire 
face  à  divers  travaux  assez  minutieux  exigés  par  l'élève  des  vers  à  soie,  et  il  en  résulte 
que  beaucoup  d'enfans,  fréquentant  l'école  irrégulièrement,  n'apprennent  rien,  et  qu'ils 
oublient  bientôt  le  peu  qu'ils  ont  appris.  , 


A 70  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lissent  les  campagnes  anglaises.  Tous  les  peuples  qui  ont  conseiTé 
la  langue  des  Romains  ont  plus  ou  moins  hérité  aussi  de  leur  préfé- 
rence pour  la  vie  urbaine.  Le  type  du  gentleman  former  est  inconnu 
en  Lombardie.  Les  grands  seigneurs  italiens  n'ont  pas  encore  orga- 
nisé de  caitle  show,  pour  y  disputer,  à  l'exemple  du  prince  Albert, 
les  premiers  prix  des  bœufs,  des  moutons  et  des  porcs  gras. 

Tout  en  regrettant  cette  tendance  à  Vabsentéisme,  trop  marquée 
chez  les  grands  propriétaires  lombards,  on  aurait  tort  de  les  déclarer 
indignes  du  beau  pays  qu'ils  occupent.  Les  qualités  physiques  et  mo- 
rales qui  rendent  les  peuples  libres  et  prospères  sont  communes  à 
tous  les  Lombards  :  ils  sont  en  général  grands  et  durs  à  la  fatigue, 
soldats  robustes  et  bons  travailleurs.  Leur  esprit  n'a  point  la  vivacité 
et  la  mobilité  qui  distinguent  les  races  méridionales  ;  il  a  plutôt  quel- 
que chose  du  sens  calme,  du  jugement  froid  des  hommes  du  Nord. 
Les  Lombards  tiennent  des  uns  et  des  autres,  de  même  qu'on  trouve 
dans  leur  pays  les  climats  de  deux  zones.  Leur  origine  explique  chez 
eux  la  réunion  de  ces  traits  divers;  leur  sang  semble  s'être  formé 
en  proportions  à  peu  près  égales  de  celui  des  races  brunes  et  de  ce- 
lui des  races  blondes  qui  ont  successivement  peuplé  l'Europe.  En 
effet,  ils  ont  eu  à  la  fois  des  ancêtres  à  cheveux  bruns  :  les  Ligures, 
de  même  origine  que  les  Ibères,  qui  occupaient  primitivement  l'Es- 
pagne et  le  midi  de  la  France  ;  les  Étrusques,  de  souche  asiatique 
et  probablement  sémitique,  et  les  Romains;  puis  des  ancêtres  à 
cheveux  blonds  :  les  Gaulois,  les  Hérules  et  les  Alains  d'Odoacre,  les 
Goths  de  Théodoric,  et  enfin  les  Lombards,  petite  tribu  germanique 
qui  eut  l'honneur  de  donner  son  nom  aux  populations  mêlées  des 
bords  du  Pô,  comme  les  Fraies  donnaient  le  leur  aux  populations 
des  bords  de  la  Seine  et  de  la  Loire.  Le  sang  germain  est  encore 
reconnaissable,  car  on  rencontre  à  chaque  pas  dans  les  campagnes 
lombardes  ces  chevelures  blondes  et  ces  carnations  blanches  qui 
rappellent  l'homme  du  Nord;  mais  le  mélange  de  ces  races  diverses 
ne  s'est  pas  opéré  partout  avec  la  même  régularité.  Les  circonstances 
locales  et  les  accidens  de  la  conquête  ont  fait  qu'ici  l'une  domine,  et 
ailleurs  une  autre.  Ainsi  on  peut  facilement  discerner  en  Lombardie 
trois  groupes  diiïérens,  qui  se  distinguent  par  certaines  nuances  de 
dialecte  et  par  certains  traits  particuliers.  L'habitant  des  plaines  qui 
longent  le  Pô  est  plus  grand,  plus  calme  dans  ses  mouvemens,  plus 
grave  en  toutes  ses  manières  ;  son  langage  se  rapproche  de  celui  de 
l'Italie  centrale.  L'habitant  des  provinces  de  Milan  et  de  Gôme  est 
plus  vif,  plus  changeant,  plus  entreprenant,  et  l'emploi  fréquent  des 
diphthongues  ferait  volontiers  admettre  chez  lui  une  certaine  pré- 
dominance de  l'élément  celtique.  L'habitant  du  Bergamasque  et  de 
Brescia  est  d'un  tempérament  plus  sanguin,  d'un  naturel  plus  vio- 


FORCES   PRODUCTIVES    DE    LA   LOMBARDIE.  1x71 

lent,  et  la  rudesse  qui  le  caractérise  se  reflète  jusque  dans  sa  phy- 
sionomie et  son  langage.  Malgré  ces  nuances,  qui  parfois  se  mar- 
quent jusque  dans  la  conduite  politique  des  différentes  provinces, 
tous  les  Lombards  ont  en  commun  des  traits  de  caractère  dominans  : 
la  persistance  au  travail,  une  imagination  vive,  mais  réglée  par  un 
esprit  pratique,  et,  qualité  essentielle  chez  un  peuple  destiné  à  se 
gouverner  lui-même,  beaucoup  de  bon  sens. 

En  présence  des  données  aujourd'hui  acquises,  et  qu'on  vient  de 
résumer  ici ,  sur  les  forces  productives  dont  disposent  les  popula- 
tions lombardes,  il  est  superflu  d'insister  sur  l'importance  que  l'an- 
nexion de  la  Lombardie  aura  pour  le  Piémont,  et  sur  les  avantages 
que  les  deux  pays  pourront  en  retirer  malgré  l'inconvénient  poli- 
tique et  militaire  que  laisse  subsister  une  frontière  à  peu  près  ou- 
verte. Un  territoire  de  21,000  kilomètres  carrés,  d'une  fertilité  ex- 
traordinaire ;  les  produits  les  plus  variés  et  les  plus  précieux  ;  des 
subsistances  suffisantes  non-seulement  pour  nourrir  une  population 
de  près  de  trois  millions  d'hommes,  la  plus  dense  de  l'Europe,  mais 
encore  pour  faire  l'objet  d'une  exportation  considérable;  des  indus- 
tries agricoles  florissantes,  sources  d'immenses  richesses;  un  sol 
d'une  valeur  plus  élevée  que  dans  tout  autre  pays  du  monde;  des 
procédés  de  culture  très  perfectionnés  :  tel  est  en  substance  le  con- 
tingent des  forces  matérielles  que  la  Lombardie  apporte  au  nouveau 
royaume  de  la  Haute-Italie.  Quant  au  concours  moral,  il  ne  sera 
pas  moindre;  l'aisance  très  générale,  la  propriété  très  divisée,  l'in- 
struction répandue,  le  caractère  ferme  et  l'esprit  sage  des  Lom- 
bards, leur  habitude  de  gérer  eux-mêmes  leurs  affaires  au  sein  des 
communes,  toutes  les  circonstances  favorables  que  nous  avons  indi- 
quées donnent  lieu  de  croire  qu'ils  sauront  marcher  dignement  à 
côté  des  Piémontais  dans  la  voie  que  ceux-ci  ont  ouverte  à  l'Italie. 
Une  belle  mission  est  réservée  aux  peuples  du  nouvel  état  qui  se 
constitue  au-delà  des  Alpes.  En  développant  les  ressources  que  la 
nature  a  mises  à  leur  disposition,  en  usant  avec  sagesse  et  fermeté 
des  droits  qui  sont  le  fruit  de  la  civilisation,  il  faut  qu'ils  servent  de 
modèle  aux  autres  populations  de  la  péninsule,  qui,  en  ayant  les 
mêmes  avantages  naturels,  n'ont  pas  encore  ceux  qu'assurent  de 
bonnes  institutions.  Se  gouverner  prudemment  et  travailler  avec 
énergie,  unir  l'activité  industrielle  à  la  pratique  des  vertus  civiques, 
en  un  mot  montrer  une  fois  de  plus  que  rien  ne  favorise  mieux  la 
production  de  la  richesse  que  la  justice  et  la  liberté,  c'est  là  une 
noble  tâche,  et  la  Lombardie  saura  la  remplir. 

Emile  de  Laveleye. 


PORTRAITS  POÉTIQUES 


ALFRED  TENNYSON. 


Idylls  0/  the  King,  by  Alfred  Tennyson,  i  vol.  in-12,  London,  Edward  Moxon,  <859. 


La  réalité  des  choses  nous  échappe,  dit  le  philosophe  moderne 
élevé  à  l'école  de  Kant;  nous  n'atteignons  que  des  phénomènes  et 
des  apparences,  et  encore  ne  sommes-nous  jamais  bien  sûrs  de  sur- 
prendre la  vraie  figure  de  ces  apparences  qui  ne  sont  peut-être  d'ail- 
leurs que  le  reflet  de  nos  pensées.  Les  choses  extérieures  se  confor- 
ment avec  docilité  aux  exigences  nécessaires  de  notre  existence  et  de 
notre  esprit  ;  nous  les  voyons  sous  la  forme  exigée  par  notre  œil,  nous 
les  voyons  telles  que  nous  devons  les  voir  pour  que  notre  existence 
soit  possible,  et  c'est  tout.  Loin  de  nous  donc  ce  monde  de  fantômes 
qui  nous  leurrent  et  nous  trompent,  et  qui  ne  sont  après  tout  que  les 
figures  de  nos  propres  désirs!  C'est  nous-mêmes  qui  créons  ces  êtres 
auxquels  nous  donnons  notre  amour,  notre  admiration,  notre  con- 
fiance, que  nous  implorons  à  genoux,  vers  lesquels  nous  tendons 
des  mains  suppliantes,  et  pour  lesquels  nous  sommes  prêts  à  sacri- 
fier notre  existence.  Restons  stoïquement  fidèles  à  notre  moi,  qui 
est  pour  nous  la  mesure  de  toute  chose,  et  sachons  bien  qu'en  de- 
hors de  nous  tout  est  vain! 

Ainsi  raisonne  le  moderne  stoïcien ,  dont  le  suprême  effort  a  été 
pour  ainsi  dire  de  perdre  courage  et  d'abdiquer  toute  croyance  en 
la  certitude.  Sa  science  est  vraiment  une  science  amère,  qui  semble 
ne  laisser  à  l'âme  aucune  espérance,  et  cependant  même  de  ses 


PORTRAITS  POÉTIQUES.  473 

conclusions  attristées  il  est  possible  encore  de  tirer  plus  d'une  con- 
solation. L'adolescent  s'en  effraie;  il  ne  voit  qu'en  tremblant  se  dé- 
rouler devant  lui  cette  mer  trompeuse  de  la  vie,  dont  toutes  les  va- 
gues sont  perfides ,  dont  les  rivages  sont  inconnus  ;  il  se  désespère 
en  songeant  qu'il  n'y  a  pas  pour  lui  de  port  de  salut,  et  qu'il  devra 
vivre  sans  connaître  la  vérité ,  vers  laquelle  il  aspire  de  toutes  les 
forces  de  son  être.  Plus  tard,  il  pourra  trouver  une  consolation  dans 
ce  qui  faisait  d'abord  son  désespoir.  ((  Qu'importe,  se  dira-t-il,  que 
ce  monde  soit  un  monde  d'apparences  et  de  phénomènes,  puisque 
ces  apparences  sont  charmantes  et  que  ces  phénomènes  sont  admi- 
rables? Je  suis  content  de  vivre  avec  des  ombres  si  aimables  et  de 
contempler  tant  d'images  gracieuses.  Avec  quelle  aimante  pitié  ce 
monde  toujours  mouvant  sait  me  consoler  de  cette  vérité  que  je 
ne  puis  connaître  !  Gomme  ses  apparitions  apprennent  à  oublier  ! 
Comme  ses  images  savent  bercer  et  endormir  !  Quoi  !  je  dédaigne- 
rais ce  monde  parce  qu'il  est  peuplé,  me  dis-tu,  des  ombres  de  ma 
propre  pensée!  Mais  bénie  soit  plutôt  la  bienfaisante  nature  qui, 
docile  et  flexible,  consent  à  prendre  les  formes  que  désire  ma  pen- 
sée, qui  m' apparaît  mélancolique  lorsque  je  suis  sombre,  et  rayon- 
nante quand  je  suis  gai!  Et  quelle  infinie  variété,  quelle  inépuisable 
fécondité!  Il  n'y  a  pas  deux  printemps  qui  se  ressemblent,  et  jamais 
le  même  sourire  n'apparaît  deux  fois  sur  le  même  visage.  Plus  illi- 
mité que  l'empire  des  rêves  est  ce  royaume  des  apparences  exté- 
rieures. Vivrais-je  des  milliers  d'années,  la  nature  trouverait  pour 
dissiper  mes  ennuis  et  amuser  ma  curiosité  des  aspects  toujours 
nouveaux,  des  formes  toujours  différentes,  des  combinaisons  tou- 
jours charmantes.  Et  comme  si  ce  n'était  assez  pour  satisfaire  mes 
exigences,  les  hommes  se  sont  unis  à  la  nature  et  ont  créé  un  autre 
monde  de  beauté  et  de  lumière  qui  s'appelle  le  monde  de  l'art  et 
de  la  poésie,  tout  aussi  inépuisable  et  fécond  que  le  premier,  aussi 
réel  et  moins  perfide.  Ne  dis  donc  pas,  ô  philosophe  morose,  que 
ce  monde  est  trompeur,  puisqu'il  offre  tant  de  consolations.  Ne  dis 
donc  pas  que  ces  apparences  sont  mensongères ,  puisque  le  plaisir 
qu'elles  donnent  est  assez  vif  pour  dominer  les  plus  poignantes  an- 
goisses de  mes  doutes.  Non,  ne  médis  pas  de  ce  monde  enchanté, 
plein  de  visions  et  de  sortilèges  qui  ne  se  dissiperont  pas  autour  de 
toi  comme  les  fantasmagories  puériles  d'un  charlatan,  mais  qui,  se 
renouvelant  sans  cesse,  t'entoureront  jusqu'au  tombeau.  Va  donc, 
et  sans  plus  de  souci  laisse  ton  esprit  flotter  avec  les  nuages  et  ton 
cœur  nager  sur  la  mer  de  la  vie.  Si  ce  monde  est  une  illusion,  cette 
illusion  vaut  une  réalité,  puisqu'elle  ne  se  dissipera  point  tant  que 
tes  yeux  seront  ouverts.  » 
Je  ne  voudrais  pas  que  le  lecteur  puisse  penser  que  j'ai  voulu  lui 


A7A  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

donner  le  perfide  conseil  d'abandonner  la  vérité  pour  la  beauté,  et 
de  se  consoler  des  devoirs  ingrats  de  la  vie  par  un  poétique  épicu- 
risme.  Je  ne  suis  point  responsable,  je  le  déclare,  des  paroles  que  je 
viens  de  prononcer;  je  n'ai  fait  que  traduire  en  prose  vulgaire  les 
chants  de  sirène  qui  bourdonnent  aux  oreilles  et  les  suggestions 
tentatrices  qui  font  battre  le  cœur  lorsqu'on  s'abandonne  à  la  dan- 
gereuse lecture  des  poètes.  Oui,  tous,  plus  ou  moins,  conseillent  au 
lecteur  la  maxime  des  poètes  antiques  :  carpe  diem.  Ils  ne  donnent 
pas  sans  doute  ce  conseil  avec  la  brutalité  des  anciens,  désireux  avant 
tout  d'économiser  le  temps  et  de  remplir  les  heures,  fût-ce  aux  dé- 
pens de  l'âme;  mais  ils  ont  mille  manières  ingénieuses  et  délicates 
de  l'insinuer  :  ils  font  flotter  devant  nos  yeux  mille  formes  chan- 
geantes, qui  semblent  n'apparaître  un  instant  que  pour  nous  donner 
le  désir  de  les  revoir  encore  ;  ils  nous  bercent  de  rêves  qui  font  re- 
gretter le  réveil,  qui  font  souhaiter  de  nous  anéantir  encore  dans 
le  doux  sommeil.  Ils  doublent  le  prestige  du  plaisir,  idéalisent  la 
volupté,  la  rendent  morale  comme  une  vertu,  et  transforment  en 
volupté  la  cruelle  souffrance.  Oh!  quelle  dangereuse  enchanteresse 
que  la  poésie,  et  que  ses  enchantemens  peuvent  être  terribles  sur 
les  âmes  d'élite,  ouvertes  à  toutes  les  délicates  impressions!  Viviane 
n'eut  pas  sur  Merlin  une  puissance  comparable  à  l'action  que  cer- 
tains poètes  exercent  sur  les  âmes  qu'ils  ont  séduites.  Quels  doux 
et  dangereux  tyrans,  pour  ceux  qui  se  sont  une  fois  laissé  sou- 
mettre, qu'un  Byron,  un  Shelley,  un  Keats!  Et  ce  qu'il  y  a  de  pis, 
c'est  que  l'âme  ensorcelée  bénit  son  esclavage^  et  que,  n'en  pouvant 
vivre,  elle  aime  à  en  mourir. 

Voilà  les  paroles  que  je  n'ai  cessé  d'entendre  murmurer  à  mes 
oreilles  comme  par  des  voix  invisibles,  tant  qu'a  duré  l'enchante- 
ment où  m'a  plongé  pendant  quelques  jours  la  lecture  répétée  des 
poèmes  d'Alfred  Tennyson,  et  je  les  place  comme  une  introduction 
naturelle  en  tête  des  pages  où  je  voudrais  résumer  les  impressions 
que  m'a  laissées  ce  poète  charmant,  maître  dans  l'art  du  bien  dire. 
Comme  avec  lui  on  oublie  volontiers  les  platitudes  et  les  turpitudes 
de  la  vie  réelle!  Ce  n'est  pas  lui  qui  vous  fera  jamais  songer  qu'il  y 
a  au  monde  des  menteurs  et  des  imbéciles.  Il  vous  transporte  dans 
un  pays  où  toutes  choses  vivent  dans  une  harmonie  paisible  et  dans 
une  entente  fraternelle,  où  le  ver  ne  pique  la  rose  que  pour  lui  don- 
ner un  attrait  nouveau,  où  la  couleuvre  ne  déroule  ses  anneaux  que 
pour  faire  valoir  la  transparence  de  l'eau  dans  laquelle  se  baigne 
son  corps  souple  et  mince.  Vous  lisez,  vous  lisez...  jusqu'à  ce  que 
vos  yeux  éblouis  se  ferment,  que  vos  oreilles  refusent  d'entendre, 
que  la  lassitude  de  la  beauté  vous  plonge  dans  ce  sommeil  des  man- 
geurs de  lotus  que  le  poète  a  si  bien  chanté. 


PORTBAITS   POÉTIQUES.  475 

Je  voudrais  esquisser  la  physionomie  poétique  d'Alfred  Tennyson 
en  m' efforçant  de  faire  comprendre  la  beauté  intime  de  ses  œuvres. 
En  vérité,  la  tâche  est  embarrassante.  Ces  œuvres  sont  si  délicates, 
si  fragiles  ou  si  aériennes,  qu'on  hésite  à  les  toucher,  et  que  même 
on  retient  son  soufïle  pour  les  contempler.  Autant  vaudrait  essayer 
de  saisir  la  bulle  de  savon  irisée  pour  en  montrer  les  couleurs ,  ou 
essayer  de  faire  comprendre  par  de  sèches  paroles  l'incomparable 
fraîcheur  d'une  fleur  des  haies  un  quart  d'heure  après  qu'elle  a  été 
cueillie.  Il  est  toujours  difficile  d'expliquer  le  charme  d'un  poète 
étranger  ;  mais  la  difficulté  est  double  avec  un  talent  comme  celui 
s  de  M.  Tennyson.  Chez  lui,  les  nuances  prennent  la  place  des  cou- 
leurs, et  les  réalités  de  la  vie,  bien  vite  oubliées,  ne  sont  qu'un 
prétexte  à  rêveries.  Lui-même  a  exprimé  cette  difficulté  particulière 
dans  une  de  ces  ravissantes  petites  pièces  qu'on  prendrait  pour  des 
diamans,  tant  elles  brillent ,  et  qui  au  toucher  se  dissolvent  comme 
une  goutte  d'eau.  Dans  cette  petite  pièce,  en  même  temps  qu'il  ex- 
prime la  difficulté  qu'on  éprouve  nécessairement  à  le  comprendre, 
il  donne  pour  ainsi  dire  aux  profanes  le  conseil  de  ne  pas  pénétrer 
dans  son  domaine. 

«  Ne  tourmente  pas  l'âme  du  poète  avec  tes  ineptes  saillies  de  bel  esprit  ; 
ne  tourmente  pas  Tâme  du  poète,  car  tu  ne  peux  plonger  jusqu'au  fond.  Il 
faut  qu'elle  soit  toujours  claire  et  brillante,  comme  une  rivière  à  réclat 
cristallin  qui  coule  sans  jamais  s'arrêter,  brillante  comme  la  lumière,  trans- 
parente comme  le  vent. 

«  Sophiste  au  sombre  front,  n'approche  pas,  car  le  domaine  du  poète  est 
terre  sainte.  N'approchez  pas,  creux  sourire  et  glaciale  raillerie;  pour  vous 
éloigner,  je  jetterai  de  l'eau  bénite  sur  les  fleurs  odorantes  des  lauriers  qui 
entourent  ce  domaine.  Les  fleurs  se  faneraient  sous  vos  cruelles  railleries. 
Votre  œil  porte  la  mort,  et  le  froid  que  souffle  votre  haleine  gèlerait  les 
plantes  délicates.  De  la  place  où  vous  êtes,  vous  ne  pouvez  entendre  le  ra- 
mage de  l'oiseau  qui  chante  dans  les  bosquets  intérieurs.  Au  milieu  du  jardin, 
le  joyeux  oiseau  chante,  et  ce  chant  s'éteindrait,  si  vous  entriez.  Au  milieu  du 
jardin  bondit  une  fontaine  étincelante  comme  la  nappe  de  lumière  que  forme 
l'éclair,  elle  bondit  toujours  brillante  et  avec  un  sourd  et  mélodieux  ton- 
nerre. Jour  et  nuit,  elle  coule  du  sommet  de  la  montagne  empourprée  qui 
s'élève  là-bas  à  l'horizon  ;  elle  tombe  d'une  pelouse  unie  et  ombragée,  et  la 
montagne  la  tient  du  ciel  lui-même,  et  cette  fontaine  chante  un  chant  d'é- 
ternel amour.  Cependant,  quoique  sa  voix  soit  bien  sonore  et  bien  claire, 
vous  ne  pouvez  pas  l'entendre,  vos  oreilles  sont  si  dures!  Donc  restez  où 
vous  êtes  ;  vous  êtes  souillés  de  péchés,  et  la  fontaine  rentrerait  en  terre,  si 
vous  entriez  dans  le  jardin.  » 

Voilà  des  menaces  terribles  pour  nous  profanes  qui  nous  propo- 
sons de  pénétrer  dans  ce  domaine  magique.  Si  les  œuvres  du  poète 
sont  délicates  et  fragiles,  sa  physionomie  est  très  difficile  à  saisir  et 


Zi76  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

à  fixer.  Cette  physionomie  n'est  pourtant  pas  très  mobile,  ni  très  ex- 
pressive; mais  son  charme  consiste  dans  des  traits  d'une  finesse  in- 
comparable, que  les  instrumens  grossiers  à  l'usage  de  la  critique 
ne  peuvent  rendre  convenablement.  La  critique,  aussi  sympathique 
qu'elle  soit,  éprouve  toujours  une  certaine  difficulté  à  tenir  compte 
à  un  auteur  des  détails  et  des  nuances  :  elle  aime  à  juger  d'une 
œuvre  par  l'ensemble,  et  d'une  physionomie  par  les  traits  princi- 
paux. Dirai-je  toute  ma  pensée?  Eh  bien!  une  certaine  critique  res- 
semble trop  souvent  à  ces  modernes  inventions,  —  le  daguerréotype 
et  la  photographie,  —  destinées,  dit-on,  à  remplacer  la  peinture, 
mais  qui  jusqu'à  présent  n'ont  réussi  qu'à  reproduire  les  formes 
sèches  de  la  réalité,  et  n'ont  pu  parvenir  à  saisir  la  yie  qui  anime 
\:es  formes.  Le  daguerréotype  reproduit  volontiers  les  défauts  d'un 
visage,  et  les  grossit  démesurément,  même  lorsqu'ils  sont  presque 
imperceptibles  ;  en  revanche  il  omet  toutes  les  beautés  insaisissables, 
toutes  les  grâces  fugitives.  Combien  donc  la  difficulté  sera  grande 
pour  le  critique  lorsqu'il  lui  faudra  braquer  son  appareil  photogra- 
phique devant  une  physionomie  composée,  comme  celle  de  M.  Ten- 
nyson,  de  contrastes,  de  détails,  de  nuances.  L'oeil  a  une  expression 
à  la  fois  sérieuse  et  douce,  la  lèvre  est  sèche,  et  cependant  un  peu 
voluptueuse;  une  teinte  de  tristesse  est  répandue  sur  les  joues  amai- 
gries, et  cependant  les  coins  de  la  bouche  forment  à  certains  momens 
deux  petites  fossettes,  symboles  gracieux  d'un  enjouement  qui  se 
dissimule.  Le  brouillard  qui  s'étend  sur  le  front  indique  un  penchant 
invincible  à  la  rêverie,  et  le  regard  lumineux  et  franc  dénote  une 
aptitude  remarquable  à  saisir  les  formes  de  la  réalité.  J'ai  beaucoup 
réfléchi  à  la  meilleure  manière  de  présenter  au  lecteur  un  portrait 
à  peu  près  ressemblant  de  cette  physionomie  compliquée  que  l'omis- 
sion d'un  seul  détail  fugitif  rendrait  méconnaissable,  et  je  me  suis 
arrêté  à  la  pensée  de  tirer  plusieurs  épreuves  successives  dans  l'es- 
pérance que  ces  divers  portraits,  se  corrigeant  et  se  complétant 
les  uns  par  les  autres,  permettraient  au  lecteur  de  se  former  une 
idée  de  ce  poète  unique  dans  la  littérature  contemporaine.  Prenez 
donc  les  paragraphes  successifs  de  cette  étude  comme  des  épreuves 
d'un  portrait  qu'il  faut  désespérer  d'attraper  en  une  seule  fois. 

Dernièrement,  en  parlant  de  la  Légende  des  Siècles,  je  disais  que 
l'imagination  de  M.  Hugo  était  une  magicienne,  et  n'appartenait 
pas  à  cette  famille  des  fées  et  des  génies  qui  compte  dans  ses  rangs 
les  imaginations  des  très  grands  poètes.  L'imagination  de  M.  Ten- 
nyson  habite,  elle,  au  contraire,  les  merveilleux  royaumes;  mais 
elle  ne  fait  pas  partie  cependant  des  familles  aériennes  qui  la  com- 
posent. M.  Tennyson  n'est  pas  un  génie,  c'est  un  protégé  des  fées. 
11  habite  leurs  palais  en  qualité  de  page  et  d'écuyer.  Pendant  son 


PORTRAITS    POÉTIQUES.  /i77 

long  séjour  à  cette  cour  charmante,  il  en  a  appris  le  langage,  qu'il 
parle  très  correctement,  très  purement ,  quoique  avec  un  accent  un 
peu  bizarre.  Il  a  pris  les  mœurs  et  les  manières  des  êtres  délicats, 
au  milieu  desquels  il  vit  ;  il  en  a  la  grâce  exquise  et  le  goût  dédai- 
gneux. Gomme  Titania  et  Oberon,  il  se  nourrit  de  cuisses  d'abeille, 
couche  sur  des  matelas  de  toile  d'araignée,  et,  pour  écrire  ses  poè- 
mes, s'éclaire  à  la  lampe  du  ver  luisant.  Il  échenille  les  rosiers 
dans  le  jardin  des  fées,  arrose  les  pelouses  verdoyantes  que  foule  le 
peuple  aux  petits  pieds,  protège  les  fleurs  contre  la  piqûre  des  in- 
sectes. Avec  quel  zèle  et  quelle  adresse  il  remplit  ces  soins  charmans, 
et  quelle  sympathie  pour  toutes  les  jolies  choses  qui  lui  sont  confiées  1 
Dans  l'intérieur  du  palais,  il  est  admis  à  écouter  les  conversations 
des  fées  et  même  à  y  prendre  part  ;  elles  aiment  et  admirent  ses 
discours  ingénieux  et  ses  réponses  subtiles,  et  maintes  fois  il  est  ar- 
rivé à  plus  d'une  de  dire  :  «  C'est  vraiment  dommage,  il  méritait 
d'être  de  la  famille.  )>  Il  n'est  pas  admis  à  faire  partie  des  grands 
concerts  qui  se  donnent  à  la  cour,  mais  comme  il  est  dans  son  genre 
excellent  musicien  et  très  habile  sur  certains  instrumens,  il  est  sou- 
vent prié,  pendant  les  loisirs  de  la  matinée  par  exemple,  ou  aux 
heures  douteuses  du  crépuscule,  d'exécuter  quelques  sérénades  de 
sa  façon,  ce  dont  il  se  tire  à  merveille.  Il  est  essentiellement  à  cette 
cour  à  la  fois  le  compositeur  en  titre  et  l'exécutant  de  la  musique 
légère,  des  romances  et  des  ballades.  Il  n'a  à  son  service  aucun  des 
grands  instrumens  qui  expriment  les  suprêmes  passions  de  l'âme; 
mais  tous  les  instrumens  qui  font  vibrer  les  nerfs  et  donnent  un 
plaisir  maladif  lui  appartiennent  :  par  exemple  l'harmonica  aux  vi- 
brations plaintives,  la  guitare  aux  mélodies  saccadées,  et  surtout 
une  certaine  petite  trompette  de  son  invention,  qu'il  a  perfectionnée 
tout  récemment ,  une  trompette  qui  a  des  sons  de  hautbois ,  qui  ne 
vaudrait  rien  pour  sonner  une  charge  ou  une  fanfare  de  triomphe, 
mais  qui  est  admirable  pour  exprimer  certains  grands  désirs  et  cer- 
taines nobles  rêveries.  Cet  instrument  serait,  je  le  crois,  fort  im- 
puissant à  exprimer  l'héroïsme  en  action;  mais  il  est  inimitable  pour 
exprimer  l'héroïsme  qui  se  rê^^e^  les  sentimens  de  l'âme  qui  soupire 
après  la  grandeur.  Une  fois,  entre  autres,  il  a  exécuté  au  moyen 
de  cet  instrument  une  mélodie  mémorable  sur  la  mort  d'Arthur, 
chant  à  la  fois  plein  de  tristesse  et  d'espérance,  qui  est  comme  un 
adieu  aux  héros  disparus  et  un  salut  aux  héros  qui  ne  sont  pas  en- 
core. Parfois,  dans  ces  compositions  musicales,  il  entretient  les  fées 
des  sentimens  qui  agitent  le  cœur  des  vulgaires  mortels  parmi  les- 
quels il  a  pris  naissance,  mais  il  a  soin  de  les  dépouiller  de  leur  gros- 
sièreté, de  les  traduire  en  langage  élégant,  d'en  extraire  l'âme  pour 
ainsi  dire,  et  d'en  rejeter  le  corps.  Ainsi  un  jour  (c'était  après  18/i8) 


iS78  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

il  eut  la  pensée  d'amuser  ses  protectrices  avec  les  bizarres  projets 
qui  tourmentaient  alors  les  cerveaux  de  l'humanité  des  deux  sexes  : 
entre  toutes  ces  utopies ,  il  choisit  la  plus  séduisante,  celle  qui  se 
prêtait  le  plus  facilement  à  une  conversation  galante,  la  question  des 
droits  de  la  femme;  mais  jamais  il  ne  put  se  résoudre  à  exprimer 
cette  bizarrerie  dans  le  langage  des  simples  mortels,  il  en  fit  un 
rêve,  un  vrai  conte  à  amuser  des  fées.  Ainsi  retenez  bien  ce  pre- 
mier caractère  essentiel  :  il  n'appartient  pas  à  la  grande  famille, 
mais  il  vit  dans  son  intimité  et  sous  sa  protection  ;  il  est  page  dans 
le  royaume  des  fées. 

Ce  n'est  pas  un  page  espiègle,  enjoué,  bruyant,  tourmenté  par  les 
esprits  animaux;  il  n'a  rien  de  ce  que  les  Anglais  appellent  si  bien 
huoyancy'y  c'est  un  page  sérieux,  studieux,  ingénieux,  un  peu  mé- 
lancolique et  volontiers  sentimental.  Il  n'a  pas  d'ardeurs  de  sang, 
pas  d'appétits  charnels;  son  tempérament  est  lymphatique  et  sur- 
tout nerveux;  il  s'abandonne  aisément  à  l'émotion,  et  pourtant  il 
est  froid.  Oui,  une  certaine  froideur  élégante,  qui  marque  toutes  ses 
compositions,  est  peut-être  le  caractère  le  moins  fugitif  de  son  ta- 
lent. Prenez  par  exemple  ses  descriptions  de  la  nature,  et  cherchez  à 
quelle  époque  de  l'année  elles  se  rapportent  de  préférence.  Le  prin- 
temps avec  ses  mollesses  et  ses  sourires  n'est  point  sa  saison  préfé- 
rée, encore  moins  l'été  avec  ses  richesses  et  ses  ardeurs.  Tous  ses 
paysages  se  rapportent  essentiellement  à  cette  époque  de  l'année  où 
la  nature,  amaigrie,  déjà  souffrante,  se  présente  à  nous  avec  une 
physionomie  noblement  résignée  :  l'automne  et  les  premières  se- 
maines de  l'hiver.  L'automne  est  l'époque  où  la  nature  apparaît 
avec  une  beauté  presque  immatérielle,  une  beauté  de  l'âme  et  de 
l'esprit,  qui  laisse  bien  loin  derrière  elle  les  voluptueuses  efllores- 
cences  du  printemps  et  les  riches  formes  de  l'été.  A  ce  moment  de 
l'année,  la  nature  est,  comme  on  dit  aujourd'hui,  tout  à  fait  distin- 
guée', rien  n'égale  ses  teintes  rosées,  ses  brumes  dorées,  les  cou- 
leurs délicates  de  ses  couchers  de  soleil  et  la  transparence  de  son 
atmosphère.  L'automne  est  vraiment  la  seule  saison  à  laquelle  on 
puisse  rapporter  les  paysages  de  Tennyson.  Ils  sont  froids  et  élé- 
gans;  tous  les  objets  y  étincellent  comme  les  glaçons  au  bout  des 
branches,  ou  comme  les  fleurs  de  givre  aux  fenêtres  sous  les  pre- 
miers soleils  d'hiver.  Et  ce  ne  sont  pas  seulement  ses  descriptions 
de  la  nature  qui  portent  ce  caractère  de  froideur  brillante  : 

Bright  as  light,  and  clear  as  wind  ! 

Tous  les  milieux  dans  lesquels  il  a  placé  les  scènes  de  ses  poèmes, 
que  ce  soit  un  paysage,  un  palais  ou  un  temple,  sont  illuminés  de 
la  même  clarté  glacée.  Il  semble  qu'on  se  promène  dans  une  grotte 


PORTRAITS    POÉTIQUES.  47» 

du  Nord,  aux  voûtes  transparentes,  tout  inondée  d'une  lumière 
blanche,  comme  les  stalactites  de  glace  qui  lui  servent  de  colonnes 
et  de  lustres.  Le  lecteur  qui  se  promène  au  milieu  de  cette  na- 
ture lumineuse  et  sans  chaleur  sent  son  cœiir  s'animer  d'une  émo- 
tion  sans  objet;  on  dirait  des  souvenirs  endormis,  troublés  dans 
leur  sommeil  profond,  qui  s'agitent,  se  retournent,  et  dont  les 
rêves,  montant  comme  des  vapeurs,  viennent  se  fondre  au  bord  des 
paupières  en  larmes  mélancoliques  : 

Tears,  idle  tears,  I  know  not  what  they  mean, 
Tears  from  the  depth  of  some  divine  despair 
Rise  in  the  heart,  and  gather  to  the  eyes, 
In  looking  on  the  happy  autumn  fields, 
And  thinking  of  the  days  that  are  no  more. 

Cette  froideur  exquise  pénètre  tous  les  poèmes  d'Alfred  Tenny- 
son.  Ne  croyez  pas  cependant  que  l'émotion  lui  manque,  et  qu'il 
ignore  l'art  de  la  communiquer  à  ses  lecteurs?  Non,  mais  cette  émo- 
tion même  a  une  certaine  froideur.  Il  a  la  sensibilité  d'un  homme 
impressionnable  qui  passe  dans  la  vie  plutôt  en  contemplateur  cu- 
rieux qu'en  acteur  passionné.  Les  grands  secrets  de  la  passion  lui 
sont  inconnus,  et  il  semble  qu'il  lui  est  interdit  de  les  pénétrer.  En 
vérité,  il  me  semble  avoir  lui-même  très  délicatement  exprimé  la 
nature  et  l'histoire  de  son  talent  dans  un  de  ses  plus  jolis  poèmes  : 
la  Dame  de  Shalotl»  Une  île  radieuse  s'élève  au  milieu  de  la  rivière 
qui  conduit  à  Camelot,  la  ville  royale,  séjour  du  roi  Arthur  et  des 
chevaliers  de  la  Table-Ronde,  et  dans  cette  île  habite  une  fée  sou- 
mise à  un  enchantement  qu'elle  ne  peut  rompre.  Jour  et  nuit,  il  lui 
faut  tisser  dans  la  solitude  et  le  silence  une  toile  magique  pleine  de 
gaies  couleurs  et  ornée  de  scènes  variées.  Charmante  est  la  tâche, 
mais  triste  est  le  cœur  de  celle  qui  l'accomplit.  Où  donc  prend-elle 
ces  couleurs  si  gaies  et  les  sujets  de  ces  scènes  qu'elle  fixe  sur  sa 
toile?  Un  miroir  magique  est  suspendu  au-dessus  de  sa  tète,  et  dans 
ce  miroir  se  reflètent  les  images  du  monde  mouvant,  auquel  elle  ne 
doit  pas  se  mêler.  Tous  ceux  qui  passent  sur  le  grand  chemin  qui 
conduit  à  Camelot  laissent  leur  image  sur  ce  miroir;  c'est  un  abbé 
sur  sa  mule,  c'est  une  troupe  de  gaies  demoiselles,  une  bande  de 
pages  aux  longues  chevelures,  deux  amans  qui  passent  lentement, 
penchés  l'un  vers  l'autre,  un  baptême,  un  enterrement.  Elle  re- 
garde sans  relâche,  et  se  sent  malade  à  force  de  regarder.  0ht 
comme  elle  abandonnerait  de  bon  cœur  sa  navette  et  son  aiguiUe 
merveilleuse  pour  se  mêler  à  la  foule  des  vivans  !  Si  elle  pouvait 
seulement  détourner  la  tête  et  suivre  autrement  que  dans  le  miroir 
magique  les  scènes  qui  se  déroulent  sous  ses  yeux  !  Mais  non,  cette 


480  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

consolation  même  lui  est  refusée.  Cependant  un  jour  passe  sur  son 
cheval,  brillant  et  joyeux,  paré  comme  pour  un  tournoi  que  prési- 
derait la  reine  Genièvre,  le  beau  chevalier  à  la  renommée  immor- 
telle, sir  Lancelot  du  Lac.  L'image  se  réfléchit  dans  le  miroir,  et 
cette  fois  la  dame  de  Shalott  ne  peut  y  tenir,  elle  se  lève  et  tourne 
ses  regards  vers  Camelot;  mais  soudain  la  toile  magique  s'évanouit, 
et  le  miroir  se  brise.  Tout  est  fini,  et  la  malédiction  est  sur  moi,  dit 
la  dame  de  Shalott.  Alors  elle  se  dirige  vers  la  rivière,  détache  un 
bateau  sous  un  saule,  inscrit  son  nom  sur  la  proue,  et  se  laisse 
aller  au  courant  qui  l'emporte  vers  Camelot,  séjour  du  chevalier, 
objet  de  son  rêve.  Toute  la  nuit  le  bateau  flotta,  et  au  matin  il  vint 
échouer  au  pied  des  tours  de  la  ville.  Grand  fut  l'étonnement  des 
bons  citadins  lorsqu'ils  trouvèrent  un  cadavre  en  robe  blanche,  et 
que  l'inscription  de  la  proue  leur  eut  appris  que  ce  cadavre  était  celui 
de  la  dame  de  Shalott,  dont  ils  avaient  si  souvent  parlé.  On  s'entre- 
tint à  la  cour  de  ce  merveilleux  événement  pendant  toute  une  journée, 
et  le  bon  Lancelot  murmura  une  prière  hâtive,  sans  se  douter  qu'il 
était  la  cause  de  la  mort  de  la  dame  de  Shalott.  C'est  vraiment  dom- 
mage, dit-il  tout  rêveur  : 

But  Lancelot  mused  a  little  space; 
He  said  :  he  lias  a  lovely  face  ; 
God  in  his  mercy  lend  her  grâce, 
The  lady  of  Shalott. 

Telle  est,  il  me  semble,  la  fidèle  histoire  du  talent  poétique  de 
M.  Tennyson.  Comme  la  dame  de  Shalott,  il  possède  un  miroir  ma- 
gique dans  lequel  toutes  les  réalités  de  la  vie  reflètent  leurs  images. 
Il  peint  les  surfaces  colorées,  les  apparences  et  les  formes  sans  cesse 
renouvelées  que  lui  renvoie  le  miroir,  et  il  les  peint  toutes  également 
bien;  mais  il  semble  qu'il  lui  soit  défendu  de  détourner  la  tête,  de 
se  mêler  au  monde  des  vivans,  et  de  partager  ses  joies  et  ses  dou- 
leurs. Être  à  la  fois  si  près  et  si  loin  de  la  réalité  et  de  la  vie,  quel  sup- 
plice !  La  réalité  est  à  sa  porte,  et  il  doit  se  contenter  de  son  image  ; 
la  vie  s'agite  à  deux  pas  de  lui,  et  il  ne  peut  jouir  que  de  ses  reflets. 
Souvent,  en  lisant  ses  œuvres,  nous  éprouvons  comme  un  sentiment 
de  lassitude,  et  nous  sommes  comme  rassasiés  de  beaux  spectacles; 
c*est  un  sentiment  qu'il  a  dû  lui-même  éprouver  plus  d'une  fois. 
Les  dieux  sont  impitoyables  pour  ceux  auxquels  ils  accordent  leurs 
dons;  une  sentence  prononcée  d'en  haut  pour  sa  gloire  semble  in- 
terdire à  notre  poète  de  partager  les  sentimens  de  la  bruyante  hu- 
manité, sous  peine  de  perdre  le  don  de  peindre  les  spectacles  qu'elle 
présente.  Peut-être,  s'il  détournait  la  tête,  le  miroir  magique  se  bri- 
serait-il, la  toile  magique  s'évanouirait-elle.  Hélas!  en  se  plaçant  à 


PORTRAITS   POÉTIQUES.  A8'l 

un  point  de  vue  plus  élevé,  l'histoire  de  la  dame  de  Shalott  n'est- 
elle  pas  celle  de  tous  les  poètes  et  de  tous  les  artistes,  sur  lesquels 
pèse  un  enchantement  fatal  V  Le  monde  semble  leur  avoir  été  donné 
en  apparence  pour  réjouir  leurs  yeux;  mais  il  leur  a  été  donné  en 
réalité  pour  accomplir  une  tâche  dure  et  charmante  dont  ils  ne  doi- 
vent pas  se  détourner.  A  d'autres  appartiennent  toutes  les  réalités 
de  ce  monde,  à  eux  ses  ombres  et  ses  reflets.  La  vie  est  faite  pour 
qu'ils  la  contemplent  et  non  pour  qu'ils  la  partagent,  pour  qu'ils 
l'admirent  et  non  pour  qu'ils  l'aiment.  Ils  doivent  vivre  au  milieu 
de  la  réalité,  et  cependant  séparés  d'elle,  pareils  à  ces  curieux  qui 
contemplent  du  dehors  à  travers  les  vitres  le  spectacle  d'une  fête 
qu'on  ne  célèbre  point  pour  eux.  Plus  d'une  fois  sans  doute  ils  vou- 
dront s'écrier  comme  la  fée  :  «  Je  suis  fatiguée  des  ombres  !  »  Mais 
qu'ils  surmontent  leur  fatigue  sous  peine  de  châtimens  terribles! 
Prends  garde  que  le  miroir  magique  ne  se  brise,  ô  poète  qui  veux 
détourner  la  tête  !  Reste  assis,  reste  assis,  si  tu  ne  veux  pas  avoir 
pour  dernière  ressource  de  te  confier  aux  vagues  qui  te  porteront 
vers  les  royaumes  inconnus  du  malheur  et  de  la  mort. 

Les  sentimens  passionnés,  sombres,  poignans  ou  orageux  de  l'âme 
n'ont  donc  pas  d'écho  dans  les  poèmes  dé  Tennyson.  Gomme  il  n'y 
a  pas  de  règle  sans  exception,  je  signalerai  une  pièce  très  ardente 
intitulée  Falima,  qui  dans  l'origine  a  dû,  si  je  ne  m'abuse,  porter 
un  nom  moins  oriental,  et  qui  a  sans  doute  été  composée  après  quel- 
que lecture  émue  des  poètes  anciens,  ainsi  qu'un  autre  poème  inti- 
tulé OEnone,  lequel  contient  des  accens  très  réellement  passionnés. 
Ce  sont  là  de  très  rares  exceptions.  Les  sentimens  qu'il  exprime  de 
préférence  ont  de  la  vivacité,  de  la  mobilité;  ils  n'ont  pas  de  sub- 
stance, pas  de  corps.  Ils  brillent  comme  une  flamme  pure  qui  éclaire 
sans  échauffer.  Jamais  poète  n'a  été  moins  enivré  par  les  fumées  de 
la  matière  et  de  la  chair;  il  entretient  avec  toutes  les  choses  et  tous 
les  êtres  des  relations  d'intimité  cordiale;  il  a  un  sourire  pour  toute 
joie  et  une  parole  de  pitié  pour  toute  souffrance,  mais  jamais  son 
cœur  ne  se  livre,  et  jamais  sa  nature  ne  cède.  Le  dévouement,  le 
transport,  le  ravissement,  sont  des  vertus  qu'ignore  son  âme  élé- 
gante. Le  sentiment  qu'il  a  chanté  avec  le  plus  de  profondeur  et  de 
complaisance  est  le  sentiment  subtil  et  froid  par  excellence ,  le  sen- 
timent de  l'amitié.  Et  encore  n'a-t-il  pas  chanté  l'amitié  présente, 
active,  vivante;  non,  il  a  chanté  l'amitié  idéalisée  par  le  souvenir, 
passée  à  l'état  de  pur  esprit  et  d'ombre  heureuse  dans  les  champs 
élyséens.  Cependant,  comme  il  est  habile  à  exprimer  les  émotions 
de  ce  sentiment  sans  orage,  comme  sa  fine  imagination  sait  dé- 
couvrir les  liens  subtils  de  l'affinité  qui  enchaîne  les  âmes,  avec 
quel  noble  recueillement  il  s'entretient  de  la  chère  mémoire  de  ce- 

TOME  XXIV.  31 


A82  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lui  qui  n'est  plus!  Oh  î  la  cliarniante  offrande  déposée  sur  une  tombe 
amie  que  ce  long  poème  intitulé  In  Mcmoriam,  qu'on  pourrait  aussi 
bien  intituler  les  canzoni  de  la  mort!  Le  souvenir  d'un  ami  mort  a 
été  pour  Alfred  Tennyson  ce  que  fut  l'image  de  Laure  pour  Pétrar- 
que :  il  lui  a  suffi  pour  animer  toute  une  longue  série  de  petits 
poèmes.  Le  grand  charme  d' M  Memoriam,  c'est  son  accent  de  par- 
faite sincérité.  Pas  de  grands  effets  poétiques,  aucune  recherche 
d'imagination,  pas  la  moindre  préoccupation  du  public;  l'auteur  a 
exprimé  sa  plainte  jour  par  jour,  jusqu'à  l'entier  épuisement  de  la 
première  douleur,  sans  se  préoccuper  de  savoir  s'il  serait  mono- 
tone. Il  a  laissé  couler  ses  larmes  jusqu'à  ce  que  la  source  fût  tarie 
et  que  la  mémoire  du  mort  eût  reçu  dans  son  âme  une  sépulture 
digne  de  lui.  Ce  n'est  pas  au  public  que  s'adresse  ce  poème,  c'est 
véritablement  au  mort  lui-même.  C'est  une  vraie  conversation  avec 
une  âme  invisible,  pleine  d'assurances  de  sympathie,  de  promesses 
loyales,  de  reproches,  de  questions  curieuses,  interrompues  çà  et 
là  par  un  temps  de  silence ,  comme  pour  entendre  une  réponse  qui 
ne  vient  pas.  Le  mort  à  la  mémoire  duquel  est  dédié  ce  poème  s'ap- 
pelait, lorsqu'il  était  sur  la  terre,  Arthur  Henry  Hallam,  et  semble 
avoir  été  digne  de  cette  offrande.  Tous  ceux  qui  l'ont  connu  ont 
rendu  de  lui  un  témoignage  plein  d'admiration  et  de  regret.  Il  fut 
appelé  par  les  dieux  à  l'âge  de  vingt- deux  ans.  Heureux  jeune 
homme  î  sa  mémoire  est  restée  pure  et  charmante  ;  il  est  mort  avant 
d'avoir  connu  les  insultes  des  lâches,  les  poisons  du  mensonge  et  de 
la  calomnie,  les  iniquités  de  l'envie,  et  les  crimes  de  ce  vice  plus 
infâme  que  tous  les  autres  ensemble,  la  déloyauté,  le  péché  impar- 
donnable que  rien  ne  peut  effacer,  et  qui  marque  les  âmes  qui  s'en 
sont  rendues  coupables  des  signes  auxquels  on  reconnaît  la  popu- 
lace. In  Memoriam  ! 

Lorsque  la  passion  réelle,  avec  ses  ardeurs  et  ses  colères,  se 
montre  dans  M.  Tennyson,  ce  n'est  jamais  que  par  surprise  et  à 
r improviste.  Elle  brille  soudain  comme  un  éclair,  et  un  éclair  qui 
n'est  jamais  suivi  d'orage.  Une  fois  cependant  il  a  voulu  essayer  de 
consacrer  tout  un  long  poème  à  l'expression  des  passions  amou- 
reuses, et  cette  tentative,  qui  porte  le  nom  de  Maud^  a  été  de  l'avis 
général  un  échec.  Maud  est  une  bizarrerie  qui  nous  laisse  assez 
froids,  qui  intéresse  notre  curiosité  beaucoup  plus  qu'elle  n'excite 
notre  émotion.  Cela  est  très  fin,  surtout  très  ingénieux;  mais  l'au- 
teur a  fait  un  poème  psychologique  plutôt  qu'un  poème  dramatique. 
Nous  sommes  curieux  de  suivre  les  progrès  de  la  passion  dans  une 
âme  de  fou,  nous  ne  pouvons  sympathiser  avec  elle.  Son  héros  est 
un  monomane  d'une  espèce  rare,  créature  d'élite  dans  le  monde  de 
l'hallucination,  mais  qui,  malgré  toutes  ses  délicatesses,  est  séparé 


PORTRAITS   POÉTIQUES.  A83 

du  monde  des  vivans.  Nous  suivons  ses  discours  et  ses  actes  avec 
l'intérêt  que  nous  prendrions  à  suivre  une  conversation  roulant  sur 
les  paroles  et  les  actes  d'un  personnage  illustre  frappé  de  démence, 
sur  les  aberrations  d'une  intelligence  destinée  par  la  nature  à  de 
grandes  choses,  et  qui  n'a  pu  accomplir  son  œuvre.  Gela  une  fois 
dit,  j'avoue  que  je  ne  puis  me  ranger  à  l'avis  des  sévères  critiques 
qui  se  sont  réunis  pour  déclarer  à  la  presque  unanimité  que  ce 
poème  était  inférieur  aux  autres  œuvres  de  Tennyson.  Non,  ce  n'est 
pas,  à  mon  avis,  une  œuvre  inférieure;  c'est  une  œuvre  d'un  autre 
ordre  que  les  précédens  poèmes  de  l'auteur,  et  c'est  là  peut-être  la 
cause  qui  a  rendu  la  critique  si  sévère.  Elle  n'a  été  si  sévère  que 
parce  qu'elle  a  été  déroutée.  Il  y  a  sans  doute  trop  de  tirades  de  cir- 
constance, je  n'en  disconviens  pas,  et  le  souvenir  de  la  guerre  de 
Grimée  a  beaucoup  trop  préoccupé  peut-être  le  poète  lauréat;  mais 
avec  quel  feu,  quelle  vivacité  et  surtout  quelle  vérité  sont  décrits  les 
mouvemens  de  cette  âme  de  fou!  Gomme  on  sent  que  l'équilibre  des 
facultés  est  rompu  à  jamais  et  ne  pourra  être  rétabli!  Tout  entière  à 
sa  passion  du  moment,  elle  l'épuisé,  s'y  absorbe.  Lorsqu'il  exprime 
son  amour,  la  nature  n'a  pas  assez  de  beautés  pour  entourer  la 
bien-aimée  ;  il  ne  trouve  pas  dans  la  création  assez  de  myrtes  et  de 
roses.  Il  prendrait  l'arc-en-ciel  pour  en  faire  une  écharpe,  et  tire- 
rait, selon  le  mot  de  Goethe,  le  soleil  et  les  étoiles  en  guise  de  feu 
d'artifice.  Et  comme  ces  images  enchanteresses  s'évanouissent  dès 
que  l'incendie  de  la  violence  s'allume  dans  le  sang!  Toute  la  frénésie 
qu'il  portait  dans  l'amour,  il  la  porte  dans  la  colère,  et  il  n'est  plus 
entouré  que  d'images  diaboliques.  Quels  cris,  quels  blasphèmes,  et 
comme  le  monde  lui  apparaît  sous  un  sombre  aspect! 

And  the  vitriol  madness  flushes  up  in  the  rufïian's  head 
Till  the  filthy  by  lane  rings  ,to  the  yell  of  the  trampled  wife, 
While  chai  m  and  alum  and  plaster  are  sold  to  the  poor  for  bread, 
And  the  spirit  of  murder  works  in  the  very  means  of  life. 
When  a  Mammonite  mother  kills  lier  babe  for  a  burial  fee 
And  Timour  Mammon  grins  on  a  pile  of  children's  bones 

Maud  est  d'ailleurs,  qu'on  partage  ou  non  notre  avis,  une  excep- 
tion dans  l'œuvre  de  M.  Tennyson,  car  le  poète  n'aime  pas  les  émo- 
tions violentes,  et  il  ne  se  départ  jamais  d'une  certaine  sérénité. 
G' est  un  esprit  plein  de  dandysme;  il  n'a  que  des  visions  élégantes, 
et  ses  rêveries,  aussi  simplement  qu'elles  soient  vêtues,  trahissent 
toujours,  soit  par  l'harmonie  de  leurs  draperies,  soit  par  quelque 
ornement  particulier,  qu'elles  sont  les  fdles  d'un  esprit  qui  aime  et 
connaît  tous  les  luxes  de  l'intelligence.  Ges  visions  et  ces  rêveries 
portent  généralement  des  noms  de  femmes  :  Glaribel,  Lilian,  Isa- 
belle, Éléonore,  Madeleine,  Mariana,  Adeline;  mais  ce  ne  sont  pas 


484  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  femmes,  et  avec  la  meilleure  volonté  du  monde  vous  ne  pour- 
riez parvenir  à  vous  représenter  leur  caractère,  ni  même  leurs 
visages.  Ce  sont  des  êtres  immatériels  qui  sont  tout  sourire,  ou 
toute  mélancolie,  ou  tout  caprice.  Glaribel  est  une  ombre,  Lilian  un 
éclat  de  rire,  Mariana  un  regard  mélancolique,  Isabelle  une  atti- 
tude. On  ne  distingue  rien  que  deux  yeux  qui  percent  une  cheve- 
lure en  désordre  et  vous  regardent  avec  une  tristesse  qui  vous  gagne 
le  cœur,  ou  un  sourire  inexorable  qui  vous  tourmente  et  vous  agace, 
si  bien  que  vous  sentez  l'envie  de  dire  à  ce  regard  si  triste  :  «  Souris, 
je  t'en  conjure!  »  et  à  ce  sourire  :  «  Pleure,  je  t'en  prie!  »  Tennyson 
ne  peint  dans  les  femmes  que  les  détails  insaisissables  et  aussitôt 
disparus  qu'aperçus,  le  reflet  de  la  lumière  dans  l'oeil,  la  morbi- 
desse  que  l'ombre  jette  sur  le  ton  des  joues,  la  beauté  que  la  tristesse 
donne  au  regard,  la  coquetterie  d'une  tête  légèrement  inclinée,  la 
grandeur  de  certaines  attitudes.  Il  a  essayé  de  surprendre  et  de 
fixer  ce  qu'il  y  a  au  monde  de  plus  fugitif,  la  grâce  en  mouvement. 
Il  ne  sait  point  peindre  la  chair  ni  exprimer  la  beauté  plastique; 
mais  de  tous  les  poètes  modernes,  il  est  celui  qui  a  le  mieux  connu 
les  féeries  du  visage  humain,  les  sylphes  qui  regardent  par  la  fe- 
nêtre de  l'œil,  les  lutins  qui  se  logent  dans  les  flots  d'une  cheve- 
lure, les  esprits  qui  nagent  dans  l'incarnat  des  joues.  Cette  aptitude 
à  peindre  la  grâce  mobile  est  une  des  originalités  de  M.  Tennyson, 
et  pour  moi  la  première  de  toutes.  Cependant  il  faut  peut-être 
rapporter  en  partie  ce  mérite  aux  modèles  qui  ont  posé  sous  ses 
yeux.  Tennyson  n'a  peint  que  la  beauté  anglaise,  la  moins  clas- 
sique et  la  plus  romantique  de  toutes,  celle  où  jouent  le  plus  grand 
rôle  ces  détails  fugitifs  que  j'appelle  les  féeries  du  visage. 

Il  y  a  souvent  de  la  grandeur  morale  dans  ses  conceptions,  une 
grandeur  morale  un  peu  étrange;  il  y  a  dés  accens  héroïques,  les 
accens  d'un  héroïsriie  adolescent  plutôt  que  mâle.  Signalons  trois 
petits  chefs-d'œuvre,  la  Mort  d' Arthur ^  Godiva,  Ulysse,  tous  trois 
portant  le  même  caractère  d'héroïsme  juvénile  et  candide.  La  Mort 
d'Arthur  n'offre  aucun  des  tragiques  tableaux  de  la  défaite  et  du 
trépas;  le  héros  meurt  sans  amertume  et  emporte  au  tombeau  cette 
noble  confiance  dans  la  nature  humaine  qui  l'a  guidé  pendant  sa 
vie,  et  que  le  triomphe  de  ses  ennemis  n'a  pu  détruire.  Sa  mort 
n'est  pas  un  déclin,  c'est  une  aube  qui  se  lève  rayonnante  sur  les 
générations  qui  entrent  dans  la  vie.  Il  faut  que  les  prophéties  s'ac- 
complissent; la  chevalerie  de  la  Table-Ronde  doit  disparaître,  mais 
la  chevalerie  durera  toujours.  11  y  eut  des  hommes  braves  avant 
Arthur,  il  y  en  aura  encore  après  lui,  et  le  bras  mystérieux  qui  sortit 
naguère  du  lac  pour  lui  donner  sa  vaillante  épée  se  dressera  encore 
bien  des  fois  jusqu'à  la  fin  du  monde  pour  passer  cette  épée  à  d'au- 


PORTRAITS   POÉTIQUES.  485 

très  héros.  Godiva  est  l'histoire  de  cette  bonne  comtesse  de  Coventry 
qui  consentit,  pour  alléger  le  peuple  d'une  taxe  pesante,  à  chevau- 
cher nue  dans  les  rues  de  la  ville,  sacrifiant  ainsi  noblement  ce  que 
la  femme  a  de  plus  cher,  la  pudeur;  elle  accomplit  ce  sacrifice 
avec  une  bonne  grâce  parfaite,  sans  lutte  ni  résistance,  sans  penser 
un  instant  que  le  ridicule  puisse  l'atteindre,  et  que  son  dévouement 
puisse  être  récompensé  par  les  quolibets  des  ingrats.  Ulysse  est 
peut-être  le  poème  le  plus  parfait  qui  soit  sorti  de  la  plume  de 
M.  Tennyson.  C'est  une  aspiration  vers  l'héroïsme  dans  une  âme  en- 
chaînée par  la  vieillesse.  De  même  que  la  mort  et  la  défaite  n'ont 
pu  ébranler  dans  Arthur  sa  confiance  en  la  nature  humaine,  l'âge 
n'a  pu  modérer  l'ardeur  aventureuse  d'Ulysse.  On  dirait  que  l'ex- 
périence ne  lui  a  rien  appris,  et  qu'après  tant  d'aventures  péril- 
leuses, il  n'a  nul  besoin  d'un  repos  si  chèrement  acheté.  Vieillard, 
il  a  la  hardiesse  et  l'élan  d'une  âme  jeune  ignorante  du  péril;  il  ne 
se  contente  pas,  à  la  façon  des  vieillards,  de  regretter  les  jours  qui 
ne  sont  plus,  il  aspire  à  les  continuer.  Il  appelle  autour  de  lui  ses 
vieux  matelots,  écloppés  et  invalides  échappés  aux  courroux  des 
flots  et  aux  écueils  des  côtes,  a  Mes  matelots,  âmes  qui  avez  lutté, 
soufï'ert,  pensé  avec  moi,  qui  prîtes  toujours  avec  une  humeur  en- 
jouée et  de  bonne  grâce  le  temps  comme  il  venait,  orage  ou  rayon 
de  soleil,  et  qui  à  la  fortune  opposâtes  toujours  de  libres  cœurs  et 
de  libres  esprits,  —  vous  et  moi  nous  sommes  vieux.  Cependant  la 
vieillesse  possède  encore  son  honneur,  et  peut  encore  trouver  une 
tâche  à  remplir.  La  mort  termine  tout  ;  mais  avant  la  fin  quelque 
chose  peut  être  encore  fait,  quelque  œuvre  de  noble  marque  qui  ne 
soit  pas  indigne  d'hommes  qui  ont  lutté  avec  les  dieux.  Les  lumières 
commencent  à  briller  du  haut  des  rochers,  la  longue  journée  s'ef- 
face, la  lune  monte  lentement,  le  gouffre  aux  voix  innombrables 
rugit.  Venez,  mes  amis,  il  n'est  pas  trop  tard  pour  trouver  un  nou- 
veau monde,  car  j'ai  le  dessein  de  naviguer  au-delà  des  mers  où  le 
soleil  se  couche,  de  parcourir  les  mers  où  se  baignent  les  étoiles 
de  l'occident,  avant  de  mourir.  Peut-être  les  abîmes  nous  englouti- 
ront-ils, peut-être  aborderons-nous  aux  îles  heureuses  et  y  ver- 
rons-nous le  grand  Achille,  que  nous  connûmes  autrefois?  Quoique 
beaucoup  nous  ait  été  enlevé,  il  nous  reste  encore  beaucoup.  Nous 
n'avons  plus  ces  forces  qui  dans  le  vieux  temps  remuèrent  le  ciel 
et  la  terre;  mais  nous  sommes  ce  que  nous  sommes,  une  bande  de 
cœurs  héroïques  animés  des  mêmes  ardeurs,  affaiblis  sans  doute 
par  le  temps  et  la  destinée,  mais  forts  par  la  volonté  de  lutter,  de 
chercher,  de  trouver  et  de  ne  pas  céder.  »  Je  n'ai  pas  besoin  de 
faire  remarquer  qu'Ulysse  n'est  ici  qu'un  symbole;  ce  n'est  point 
Ulysse  qui  parle,  c'est  un  héros  moderne,  un  héros  des  jours  ré- 


A86  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cens,  qui  remplace  par  l'énergie  de  l'âme  cette  plénitude  de  vi- 
gueur et  cet  harmonieux  équilibre  de  forces  qui  caractérisent  le 
héros  antique.  C'est  l'homme  du  xix*  siècle  condamné  à  naviguer 
toujours  à  travers  vents  et  marées,  à  voyager  by  hrighl  or  foui 
weather^  et  à  lutter,  sans  perdre  courage,  jusqu'à  ce  que  ses  forces 
l'abandonnent,  et  qu'il  tombe  brisé  sur  le  champ  de  bataille  de  la 
vie. 

Tennyson  a  composé  un  autre  poème  dont  le  sujet,  également 
lire  d'Homère,  a  une  signification  terriblement  moderne  aussi.  Les 
iMophages  sont  en  quelque  sorte  le  revers  de  la  médaille  dont 
Ulysse  est  l'effigie.  Les  naufragés,  ballottés  par  la  tempête  et  fouet- 
tés par  les  pluies  de  l'orage,  ont  enfin  abordé  dans  l'île  où  le  lotus 
croît  au  bord  des  eaux.  Qu'ils  sont  las  et  fatigués!  et  comme  ils 
aspirent  au  repos!  Ils  mangent  l'herbe  magique,  et  elle  leur  donne 
plus  que  le  sommeil.  Le  Léthé  semble  couler  sur  leur  âme,  les  pul- 
sations de  leur  cœur  s'arrêtent,  le  souvenir  ne  leur  apporte  plus 
ni  joies  ni  douleurs.  Patrie,  enfans,  amis,  foyers  autrefois  chéris, 
figures  familières,  tout  leur  est  devenu  indifférent.  Ils  célèbrent 
dans  des  chants  d'une  éloquence  admirable  le  morne  bonheur  des 
cœurs  éteints,  la  douceur  qu'on  trouve  à  ne  pas  aimer,  le  charme 
du  repos  stérile,  la  beauté  de  'la  nuit  sans  étoiles  et  l'horreur  du 
jour  lumineux.  ((  Haïssable  est  le  ciel  au  bleu  profond,  pavillon  de 
la  mer  au  bleu  sombre.  La  mort  est  la  fin  de  la  vie.  Ah  !  pourquoi 
la  vie  ne  serait -elle  qu'un  long  travail?  Laissons  tout  souci  :  le 
temps  marche  rapidement,  et  avant  peu  nos  lèvres  seront  muettes. 
Laissons  tout  souci;  qu'est-ce  qui  reste  et  qui  dure?  Toutes  les 
choses  nous  sont  enlevées  et  deviennent  des  lambeaux,  des  haillons 
de  l'effrayant  passé.  Laissons  tout  souci.  Quel  plaisir  pouvons-nous 
trouver  à  lutter  contre  le  mal  ?  Quelle  satisfaction  à  fendre  toujours 
la  vague  qui  monte  toujours?  Toutes  les  choses  ont  leur  repos,  et 
marchent  en  silence  vers  la  mort;  elles  mûrissent,  tombent  et  meu- 
rent. Donnez-nous  le  long  repos  ou  la  mort,  la  noire  mort  ou  le  loi- 
sir plein  de  rêves...  Assurément,  assurément,  le  sommeil  est  plus 
doux  que  le  travail ,  le  rivage  plus  doux  que  les  labeurs  en  plein 
océan.  Matelots,  frères,  reposons-nous,  nous  ne  naviguerons  jamais 
plus.  »  Malgré  la  perfection  classique  du  langage  et  la  musique  du 
rhythme,  il  est  facile  de  distinguer  dans  ce  poème  les  lamentations 
discordantes  des  âmes  modernes  affaiblies  par  l'exès  du  travail, 
brisées  de  soucis,  et  cherchant  dans  les  puissans  narcotiques  et  les 
herbes  magiques  la  rêverie,  l'insouciance  et  la  paix. 

T^s  Lotophages  et  Ulysse  sont  les  deux  pièces  où  M.  Tennyson  a 
le  plus  fortement  exprimé  les  tourmens  et  les  douleurs  de  son  épo- 
que. La  mention  de  ces  deux  poèmes  nous  conduit  naturellement  à 


,   PORTRAITS    POETIQUES.  487 

nous  demander  quel  est  le  degré  de  sympathie  de  M.  Tennyson. 
pour  son  époque.  Cette  sympathie  existe,  mais  elle  ^st,  je  le  crois, 
plus  fine  que  forte,  plus  délicate  que  profonde.  L'âme  du  poète 
est  enchaînée  à  celle  de  ses  semblables  par  mille  liens,  mais  ce  sont 
des  liens  subtils  comme  ceux  dont  les  Lilliputiens  garrottèrent  Gul- 
liver. Il  a  des  entraînemens  de  curieux,  de  lettré,  d'artiste;  il  aime 
et  déteste  sans  doute  beaucoup  de  choses,  mais  surtout,  je  le  crains, 
celles  qu'il  est  assez  indifférent  d'aimer  ou  de  détester.  Il  aime  les 
parcs  modernes  et  les  bizarreries  architecturales  des  modernes  ré- 
sidences seigneuriales  de  l'Angleterre,  où  les  débris  du  gothique  se 
mêlent  au  style  grec  dans  un  contraste  si  inattendu;  il  aime  les 
paysages  anglais  et  les  bruits  de  la  vie  et  du  travail  humain,  pourvu 
toutefois  qu'ils  ne  soient  point  retentissans  et  qu'ils  ne  troublent  pas 
ses  rêveries.  Il  passe  à  travers  toutes  les  réalités  de  la  vie  moderne, 
qu'il  écréme  pour  ainsi  dire  avec  un  art  exquis,  mais  dont  il  néglige 
les  côtés  douloureux  et  profonds.  Cette  sympathie,  tout  ingénieuse, 
un  peu  rusée,  se  montre  avec  toute  sa  grâce  dans  le  poème  qu'il  a  inti- 
tulé la  Princesse.  Dans  ce  poème,  il  s'est  proposé  de  dramatiser  la 
question,  si  souvent  soulevée,  des  droits  de  la  femme  et  de  l'égalité 
des  sexes.  Avec  cette  question,  il  a  composé  une  causerie  rhythmée 
qui  est  une  des  lectures  poétiques  les  plus  délicieuses  qu'on  puisse 
faire.  Cette  lourde,  pédantesque  et  grave  question  est  devenue  lé- 
gère comme  une  ombre.  Si  la  féerie  ravissante  de  Shakspeare  s'in- 
titule à  juste  titre  songe  d'une  nuit  d'été,  la  Princesse  pourrait  s'in- 
tituler le  rêve  d'une  après-midi  d'été.  C'est  charmant,  fin  et  délicat 
au  possible,  amusant  comme  une  mascarade  élégante  ;  mais  de  pas- 
sion, de  sympathie  ou  d'antipathie  décidée,  d'enthousiasme  ou  de 
violence  sarcastique,  point.  C'est  plaisir  que  de  voir  avec  quel  tact 
et  quel  bon  goût  parfait  il  a  fait  triompher  la  nature  sur  l'utopie, 
comme  il  lui  a  suffi  d'une  rougeur,  d'un  appel  à  voix  basse,  d'une 
excuse  flatteuse,  pour  démolir  tout  le  système  sophistique  qu'il 
avait  mis  en  action.  L'utopie  s'évanouit  comme  un  nuage  stérile  de- 
vant une  réalité  qui  n'a  rien  de  farouche  et  de  brutal,  mais  qui  est 
au  contraire  plus  séduisante  que  le  plus  aimable  des  rêves.  Tji 
Princesse  est  un  poème  délicieux,  qui  donnera  à  ceux  qui  le  liront 
la  véritable  mesure  de  la  sympathie  de  M.  Tennyson,  et  qui  leur 
marquera  l'extrême  limite  qu'elle  ne  consent  jamais  à  dépasser. 
Cette  sympathie  n'a  pas  de  chaleur,  elle  est  aussi  loin  que  possible 
de  la  charité  chrétienne;  elle  est  essentiellement  littéraire,  intellec- 
tuelle. M.  Tennyson  sympathise  plutôt  avec  les  pensées  des  hommes 
qu'avec  leurs  passions,  et  quand  il  est  ardent  et  impétueux,  ce  qui 
lui  arrive  rarement,  on  peut  être  sur  que  c'est  pour  célébrer  plutôt 
un  triomphe  intellectuel  qu'un  triomphe  moral  :  témoin  l'admirable 


t 


A 88  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chant  de  Locksley  Hall^  qui  en  termes  si  véhémens  célèbre  et  pro- 
phétise les  conquêtes  de  la  science  moderne. 

Son  œil  se  tourne  de  préférence  vers  la  beauté.  L'amour  de  toutes 
les  belles  formes,  quelles  qu'elles  soient,  voilà  le  sentiment  qui 
donne  à  ses  poèmes  l'unité  qu'ils  n'auraient  pas  sans  lui,  car  M.  Ten- 
nyson  a  inauguré  dans  la  poésie  anglaise  le  règne  de  la  fantaisie. 
Ses  inspirations  ne  coulent  pas  d'une  source  intérieure,  d'une  de  ces 
sources  inépuisables  qui  ne  tarissent  qu'avec  la  vie,  comme  chez 
Byron,  Shelley  ou  Wordsworth.  Non,  elles  sont  des  enfans  du  ca- 
price et  de  l'imagination  vagabonde.  Il  n'a  pas,  si  je  puis  m'expri- 
mer  ainsi,  de  vue  d'ensemble  sur  la  nature;  il  s'arrête  de  préférence 
aux  détails,  qu'il  sait  utiliser  avec  une  adresse  pratique  et  un  sa- 
voir-faire quasi  mondain  qui  font  honneur  à  son  esprit  industrieux. 
J'emploie  très  à  dessein  cette  épithète  de  mondain,  qui  pourra  sem- 
bler sévère  à  quelques  personnes.  M.  Tennyson  n'a  pour  la  nature  au- 
cun de  ces  respects  religieux  et  désintéressés  qu'elle  inspire  aux  très 
grands  poètes;  mais  il  sait  employer  tous  les  détails  qu'elle  lui  pré- 
sente. Il  n'en  néglige  et  n'en  laisse  perdre  aucun.  Il  glane  en  homme 
ingénieusement  économe  la  matière  de  ses  métaphores  et  de  ses  ima- 
ges. Il  interrompt  volontiers  une  rêverie  au  bord  d'un  ruisseau  pour 
remarquer  le  saut  brusque  d'une  truite  hors  de  l'eau,  et  détourne  ses 
yeux  de  la  contemplation  d'un  paysage  pour  suivre  un  rat  qui  trotte 
le  long  d'un  mur.  Un  autre  poète  aurait  maudit  peut-être  ces  puérils 
incidens,  qui  venaient  si  mal  à  propos  troubler  le  cours  de  ses  rêve- 
ries. Il  n'en  est  pas  ainsi  avec  M.  Tennyson  :  il  sait  que  sa  mémoire, 
qui  est  très  fidèle,  lui  représentera  ces  images  lorsqu'il  en  aura  be- 
soin. Tranchons  le  mot  brutalement,  même  au  risque  de  déplaire  aux 
admirateurs  de  M.  Tennyson,  qui,  séduits  comme  nous  le  sommes 
nous-même  par  la  beauté  et  la  musique  de  ses  poèmes,  lui  prê- 
tent sans  marchander  les  qualités  dont  il  ne  se  soucie  guère  et  les 
profondeurs  qu'il  n'a  pas  :  l'âme  poétique  de  M.  Tennyson,  c'est  le 
dilettantisme,  et  sa  muse,  c'est  la  fantaisie.  Beaucoup  de  lecteurs 
s*y  trompent,  parce  que  ce  dilettantisme  est  singulièrement  dédai- 
gneux, élégant,  parce  que  cette  fantaisie  n'est  point  frivole  et  ne 
court  pas  à  tout  objet.  Si  le  ton  était  moins  noble  et  la  mélodie 
moins  pure,  le  fait  que  nous  signalons  apparaîtrait  clairement  a  tous 
les  yeux  ;  mais  le  poète  se  sauve  des  erreurs  du  dilettantisme  et  des 
excès  de  la  fantaisie  par  une  perpétuelle  élévation  de  langage  et 
une  élégance  de  formes  qui  touchent  de  très  près  à  la  noblesse. 
Quel  que  soit  l'objet  qu'il  distingue,  il  l'embellit,  le  purifie,  et  le 
rend  digne  d'amour. 

Ce  qu'on  ne  peut  assez  louer  dans  le  poète,  c'est  le  travail  con- 
stant qu'il  accomplit  sur  lui-même,  les  soins  qu'il  prend  de  sa  re- 


m 


PORTRAITS  POÉTIQUES,  489 

nommée  et  de  son  talent,  les  efforts  qu'il  tente  pour  agrandir  son 
domaine  et  augmenter  sa  gloire,  l'art  qu'il  déploie  pour  ne  point  se 
répéter.  Il  ne  se  repose  pas  sur  ses  lauriers  académiques,  et  il  semble 
penser  que  la  destinée  du  poète  est  d'épuiser  la  moisson  de  beauté 
que  Dieu  a  mise  en  lui,  pour  en  faire  largesse  à  la  foule;  comme 
son  Ulysse,  il  croit  que  la  vie  est  faite 

To  strive,  to  seek,  to  find  and  not  yield. 

Il  a  donc  fait  une  tentative  toute  nouvelle,  et  a  essayé  son  talent 
dans  un  nouveau  genre  poétique,  le  récit  lyrique.  Gomme  Victor 
Hugo,  M.  Tennyson  nous  donne  aujourd'hui  ses  petites  épopées. 

Il  a  choisi  les  légendes  de  la  Table-Ronde  pour  sujets  de  ses  der- 
niers poèmes.  Si  jamais  sujets  furent  en  rapport  parfait  avec  l'ima- 
gination du  poète,  à  coup  sûr  ce  sont  ces  légendes  délicieuses  où 
l'héroïsme  revêt  des  formes  si  délicates,  et  où  la  passion  s'exprime 
avec  de  si  respectueuses  réticences.  Ces  légendes  lui  étaient  d' ail- 
leurs depuis  longtemps  familières,  et  plus  d'une  fois  il  avait  pris, 
sinon  comme  thème,  au  moins  comme  prétexte  de  ses  fantaisies,  le 
roi  Arthur,  sir  Lancelot  du  Lac  et  sir  Galahad.  Aujourd'hui  il  prend 
ces  légendes  non  plus  comme  prétexte,  mais  comme  sujet  même  et 
substance  de  ses  chants.  Toutefois,  même  dans  ces  poèmes,  plus 
amples  que  ses  anciennes  compositions,  il  est  resté  fidèle  à  son  gé- 
nie, et  il  a  révélé  plutôt  un  genre  nouveau  qu'un  poète  nouveau. 

Quelle  âme  poétique  et  rêveuse  n'a  pas  été  frappée  des  contrastes 
si  délicatement  nuancés  qui  distinguent  les  légendes  de  la  Table- 
Ronde?  Elles  s'élèvent  jusqu'aux  sommets  les  plus  éthérés  de  la 
sainteté  et  de  la  perfection  religieuse,  et  descendent  jusqu'à  ces  ré- 
gions douteuses  où  la  tendresse  des  sentimens  confine  à  l'immora- 
lité; le  dévouement  aux  lois  de  Dieu  s'y  mêle  fort  singulièrement  à 
l'amour  de  la  créature.  Qui  n'a  pas  cherché  à  trouver  l'unité  qui 
réunit  ces  contrastes?  Ces  légendes  ne  sont  point  une  représentation 
de  la  vie  humaine  extérieure,  elles  sont  une  représentation  de  la  vi^ 
intérieure  de  l'âme  et  de  ses  aventures  spirituelles.  La  conquête  duW 
Saint-Graal,  symbole  de  sainteté  et  signe  de  l'union  conclue  entre 
l'homme  et  Dieu,  est  l'objet  des  poursuites  de  tous  les  chevaliers; 
ils  partent  tous  pour  aller  contempler  le  vase  sacré,  legs  fait  à  la 
terre  par  le  plus  pieux  des  hommes,  et  cependant  la  plupart  restent 
en  chemin.  Ils  sont  arrêtés  sur  leur  route  par  quantité  d'aventures 
qu'ils  ne  cherchaient  point,  et  ils  sont  forcés  d'interrompre  leur 
pèlerinage;  peuvent-ils  se  laisser  accuser  de  félonie,  de  trahison,  et 
se  rendre  coupables  d'une  prudence  qui  plus  tard  leur  serait  repro- 
chée peut-être  comme  une  trahison?  C'est  une  victime  qu'il  faut 


h90  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

délivrer,  un  affreux  géant  qu'il  faut  combattre,  une  dame  dont  la 
reconnaissance  sera  plus  mortelle  que  le  glaive  de  dix  ennemis. 
Combien  en  est-il  qui  arriveront,  et  parmi  ceux  qui  atteindront  leur 
but,  combien  dont  la  renommée  n'était  pas  plus  pure  au  départ  qu'à 
l'arrivée?  Le  brave  Parceval  lui-même,  le  plus  candide  des  cheva- 
liers, n'échappera  pas  à  ces  pièges  de  la  destinée.  Lorsqu'ils  seront 
revenus  à  la  cour  d'Arthur,  de  nouveaux  dangers  les  attendent,  car 
cette  cour  chevaleresque,  présidée  par  un  roi  sans  tache,  modèle  de 
toutes  les  vertus,  semble  le  lieu  de  rendez-vous  de  toutes  les  tenta- 
tions subtiles.  Le  palais  est  aspergé  d'eau  bénite,  mais  le  diable  rôde 
tout  autour.  Soyez  brave  comme  Lancelot,  vous  serez  désarmé  par 
les  regards  de  la  reine  Genièvre  ;  loyal  comme  Tristan ,  et  la  reine 
Yseult  vous  apprendra  la  trahison.  Toutes  ces  âmes  si  pures,  si  can- 
dides, si  courageuses,  mises  en  contact  les  unes  avec  les  autres, 
perdent  une  à  une  leurs  vertus  ;  elles  descendent  au  mal  sans  s'en 
apercevoir,  tant  elles  roulent  avec  lenteur  sur  une  douce  pente. 
Quelles  fines  et  délicates  moralités  se  dégagent  de  ces  vieilles  lé- 
gendes! Connaissez-vous  une  plus  aimable  satire  des  dangers  de 
la  sociabilité  et  un  plus  aimable  aveu  de  l'impuissance  de  l'âme  à 
atteindre  la  perfection  sur  la  terre?  Rêvez,  rêvez  la  conquête  du 
Saint-Graal,  et  un  jour  que  l'air  sera  trop  amolli,  vous  jetterez 
avec  complaisance  vos  regards  sur  la  terre;  jurez  d'être  des  mo- 
dèles de  fidélité  et  de  constance,  et  un  jour  vous  sentirez  le  mur  de 
glace  s'élever  dans  votre  âme;  jurez  d'être  des  modèles  de  dévoue- 
ment, et  un  jour  vous  sentirez  le  ver  de  l'égoïsme  piquer  votre 
cœur.  Ah!  vous  vous  glorifiez  dans  votre  sagesse!  Prenez  garde  que 
la  fée  Viviane  n'ait  prise  sur  vous  par  quelque  endroit.  Yoilà  les 
aventures  qui  vous  arriveront,  à  vous  qui  vous  appelez  Arthur  et 
Merlin ,  Lancelot  et  Parceval ,  Tristan  et  Galahad  ! 

11  m'est  souvent  arrivé  de  plaindre  le  sort  du  roi  Arthur.  Quelle 
destinée  lamentable  que  celle  de  ce  roi  sans  reproches!  Toutes  les 
déceptions  lui  étaient  réservées.  Ame  éprise  d'honneur  et  de  no- 
blesse, il  voulut  fonder  dans  la  chevalerie  de  la  Table-Ronde  une 
institution  qui  se  rapprochât  aussi  près  que  possible  de  l'idéal,  et 
un  instant  il  put  croire  qu'il  avait  réussi;  mais  la  fragile  nature 
humaine  le  trahit.  Ses  chevaliers  tombèrent  dans  le  péché.  Élégante 
fut  leur  faute  et  sincères  furent  les  torrens  de  larmes  que  leur  ar- 
racha le  repentir  ;  mais  la  confiance  du  roi  en  son  idéal  en  reçut  une 
atteinte  mortelle.  Quelle  tristesse  ne  dut-il  pas  ressentir  par  exemple 
le  jour  où  éclata  le  scandale  de  Tristan  et  d'Yseult?  Pour  se  con- 
soler de  ses  déceptions,  il  n'avait  pas  même  la  ressource  du  bon- 
heur conjugal;  la  reine  Genièvre  n'avait-elle  pas  la  première  donné 
l'exemple  du  péché?  Toutes  ses  grandes  qualités,  sa  noblesse,  son 


PORTRAITS    POÉTIQUES.  491 

courage,  son  amour  chevaleresque,  avaient  été  impuissantes  à  lui 
conquérir  même  le  cœur  de  sa  femme.  Enfin,  dernière  misère,  la 
trahison  se  glisse  dans  son  palais,  et  c'est  un  membre  de  sa  famille, 
Mordred,  qui  livre  le  royaume  aux  païens!  M.  Tennyson  a  plaint 
comme  nous  la  destinée  mélancolique  du  roi  Arthur,  et  ce  sentiment 
de  pitié  remplit  la  dernière  des  quatre  idylles,  intitulée  Genièvre. 

Sir  Mordred,  le  neveu  d'Arthur,  <(  la  bête  subtile  et  rampante, 
couchée  bassement  les  yeux  fixés  sur  le  trône,  prête  à  bondir,  n'at- 
tendant qu'une  occasion  heureuse,  »  poussé  par  un  de  ces  vils  mou- 
vemens  familiers  à  sa  nature,  se  permit  un  jour  d'espionner  la  reine 
Genièvre,  et  fut  surpris  dans  cette  occupation  par  Lancelot,  qui, 
avant  d'avoir  eu  le  temps  de  le  reconnaître,  lui  infligea  le  châti- 
ment dû  à  sa  couardise.  Le  chevalier  s'excusa  galamment  dès  qu'il 
reconnut  le  neveu  du  roi;  mais  il  était  trop  tard.  La  haine  était  en- 
trée dans  le  cœur  de  Mordred,  et  la  crainte  dans  le  cœur  de  la  reine. 
Le  traître  continua  d'épier  les  amans  jusqu'à  ce  qu'il  eût  la  preuve 
manifeste  de  leur  péché,  et  alors  éclata  le  dénoûment  sinistre.  Lan- 
celot fut  forcé  de  fuir,  poursuivi  par  Arthur.  La  reine  repentante  se 
retira  au  couvent  d'Almesbury.  Le  poète  nous  la  représente  pleu- 
rant dans  la  solitude,  n'ayant  à  ses  côtés  qu'une  jeune  novice  dont 
le  babillage  enfantin  fourmille  de  cruautés  innocentes.  L'enfant 
veut  consoler  la  dame  affligée  dont  elle  ne  sait  pas  le  nom,  et  cha- 
cune de  ses  paroles  est  une  blessure  nouvelle  :  ((  Oh  !  je  vous  en 
prie,  noble  dame,  ne  pleurez  pas  davantage;  laissez-vous  consoler 
par  mes  paroles,  les  paroles  d'une  si  petite  créature  qui  ne  sait  rien, 
rien  qu'obéir...  Pesez  vos  chagrins  contre  ceux  de  notre  seigneur  et 
maître  le  roi;  ils  vous  paraîtront  plus  légers  par  la  comparaison... 
Ah  î  douce  dame,  les  chagrins  du  roi  doivent  être  trois  fois  au  moins 
aussi  grands  qu'aucun  des  nôtres.  Pour  moi,  je  remercie  le  ciel  de 
ce  que  je  ne  suis  pas  née  parmi  les  grands,  car,  lorsque  par  hasard 
il  m' arrive  un  chagrin,  je  pleure  mes  larmes  en  silence,  et  tout  est 
dit;  personne  ne  le  sait,  et  mes  larmes  m'ont  fait  du  bien.  Mais 
quand  bien  même  les  chagrins  des  petits  seraient  aussi  considéra- 
bles que  ceux  des  grands,  les  grands  ont  encore  ce  chagrin  ajouté  à 
tous  les  autres,  que,  si  vif  que  soit  leur  désir  du  silence,  ils  ne  peu- 
vent pleurer  derrière  un  voile.  »  Chacune  de  ces  paroles  rouvre  une 
blessure  et  devient  un  châtiment  de  la  faute  commise,  tant  qu'à  la 
fin  la  reine  éclate  et  que  l'enfant  s'enfuit  effrayée.  A  peine  la  no- 
vice aT-t-elle  disparu,  qu'un  nouveau  châtiment  se  présente  sous  la 
forme  même  du  roi  Arthur;  cette  fois  ce  ne  sont  plus  des  reproches 
indirects,  mais  des  accusations  solennelles  qui  tombent  sur  la  con- 
science de  la  coupable  Genièvre,  étendue  pâle  et  sans  souffle  aux 
pieds  du  roi. 


492  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  Est-ce  bien  toi  qui  es  prosternée  si  bas,  toi  l'enfant  d'un  homme  que 
j'honorais,  heureux  puisqu'il  est  mort  avant  ta  honte  ?  Il  est  bien  qu'aucun 
enfant  ne  soit  né  de  toi.  Les  enfans  nés  de  toi  sont  le  glaive  et  le  feu,  la. 
rouge  dévastation  et  la  violation  des  lois,  la  trahison  des  parens  et  les  hordes 
impies  des  païens  pullulant  sur  les  rivages  de  la  Mer  du  Nord!  Ces  païens, 
pendant  que  Lancelot,  mon  bras  droit,  le  plus  puissant  de  mes  chevaliers, 
m'est  resté  fidèle,  je  les  ai  anéantis  sur  cette  terre  du  Christ  dans  douze 
grandes  batailles  sanglantes.  Et  sais-tu  maintenant  d'où  je  viens?  De  com- 
battre contre  lui.  Et  lui,  qui  n'a  pas  craint  de  me  blesser  de  la  manière  la  plus 
déloyale,  a  trouvé  encore  en  son  âme  assez  de  courtoisie  pour  ne  pas  lever 
la  main  sur  le  roi  qui  l'avait  fait  chevalier.  Mais  bien  des  chevaliers  ont  été 
tués;  beaucoup  d'autres,  tous  ses  parens  et  ses  alliés,  se  sont  réunis  à  ses 
côtés  et  ont  tenu  pour  lui  contre  moi  ;  beaucoup  d'autres  encore,  oublieux 
de  l'honneur  et  du  serment  juré,  se  sont  réunis  autour  de  Mordred  lorsque 
celui-ci  leva  l'étendard  de  la  révolte,  et  il  n'en  reste  plus  qu'un  petit  nombre 
autour  de  moi.  De  ce  petit  nombre  d'hommes  fidèles  qui  m'aiment  encore 
et  pour  lesquels  je  vis ,  j'en  laisserai  une  partie  pour  te  protéger  dans  les 
heures  sinistres  qui  approchent,  et  empêcher  qu'on  ne  touche  à  un  seul 
cheveu  de  ta  tête  humiliée.  Je  sais,  si  les  anciennes  prophéties  ne  sont  pas 
trompeuses,  que  je  marche  à  la  rencontre  de  ma  destinée.  Tu  n'as  pas  fait 
ma  vie  si  douce,  que  moi,  le  roi,  j'aie  grand  souci  de  vivre,  car  tu  as  détruit 
Fœuvre  qui  fut  l'objet  de  mon  existence!  Pleure  avec  moi  dans  cette  der- 
nière entrevue,  pleure,  ne  fût-ce  que  pour  le  bien  de  ton  âme,  le  péché  que 
tu  as  commis!  Lorsque  les  Romains  nous  quittèrent,  que  leur  loi  relâcha  sa 
prise  sur  nous  et  que  les  grands  chemins  furent  remplis  de  rapines,  ici  et  là 
sans  doute  plus  d'un  acte  de  courage  redressa  plus  d'un  tort  et  plus  d'une 
injustice;  mais  je  fus  le  premier  de  tous  les  rois  à  réunir  en  faisceau,  au- 
tour de  moi  leur  chef,  les  chevaliers  errans  de  ce  royaume  et  des  royaumes 
voisins,  dans  ce  bel  ordre  de  la  Table-Ronde,  compagnie  glorieuse,  fleur  de 
l'humanité,  pour  servir  de  modèle  au  monde  et  inaugurer  noblement  une 
nouvelle  époque.  Je  leur  fis  poser  leurs  mains  sur  les  miennes  et  jurer  de 
respecter  le  roi  comme  s'il  était  leur  conscience,  et  leur  conscience  comme 
leur  roi,  de  détruire  les  païens  et  d'exalter  le  Christ,  de  rechercher  partout 
les  torts  à  redresser,  de  ne  pas  proférer  de  calomnie  et  de  ne  pas  prêter 
l'oreille  à  la  calomnie,  de  laisser  doucement  couler  leur  existence  dans  la 
plus  pure  chasteté,  d'aimer  seulement  une  vierge,  de  s'attacher  à  elle,  et 
de  l'adorer  pendant  des  années  pleines  de  nobles  actions  jusqu'à  ce  qu'ils 
l'eussent  conquise  ;  car  en  vérité  je  ne  connais  pas  sous  le  ciel  de  maître 
plus  subtil  que  la  passion  virginale,  non-seulement  pour  abattre  ce  qu'il  y  a 
de  vil  en  l'homme,  mais  pour  lui  enseigner  les  grandes  pensées,  les  aimables 
paroles  de  courtoisie,  le  désir  de  la  renommée,  l'amour  de  la  vérité  et  tout 
ce  qui  fait  un  homme.  Tout  cela  prospéra  jusqu'au  moment  où  je  t'épousai, 
me  disant  en  pensée  :  «  Elle  sera  ma  compagne,  celle  qui  comprendra  mes 
desseins  et  se  réjouira  de  mes  joies.  »  Puis  vint  ton  honteux  péché  avec  Lan- 
celot, et  puis  le  péché  de  Tristram  et  d'Yseult;  puis  d'autres,  suivant  la  trace 
de  ces  deux-là,  mes  plus  puissans  chevaliers,  et  tirant  un  honteux  exemple 
de  belles  renommées,  péchèrent  aussi,  jusqu'à  ce  qu'enfin  j'aie  obtenu  le 


PORTRAITS    POÉTIQUES.  /lÔ3 

contraire  abhorré  de  tout  ce  que  mon  cœur  avait  désiré  obtenir.  Et  tout 
cela  par  toi!  si  bien  que  maintenant  je  n'ai  guère  souci  de  perdre  cette  exis- 
tence que  je  protège  contre  le  mal  et  le  crime  comme  étant  le  grand  don  de 
Dieu!  Pense  combien  il  serait  dur  pour  Arthur,  s'il  devait  vivre,  de  siéger 
encore  dans  sa  salle  solitaire,  de  ne  pas  voir  autour  de  lui  le  nombre  habi- 
tuel de  ses  chevaliers,  de  ne  plus  entendre,  comme  autrefois  dans  les  jours 
heureux,  avant  ton  péché,  parler  de  nobles  actions,  car  quel  est  celui  parmi 
ceux  qui  restent  d'entre  nous  qui  pourrait  parler  de  cœurs  purs  sans  qu'il 
lui  semblât  apercevoir  ton  image?  » 

Ainsi  finit  la  chevalerie  de  la  Table-Ronde.  Il  ne  reste  plus  au  roi 
Arthur  qu'à  mourir,  et  la  dernière  ressource  de  Genièvre,  c'est  la  pé- 
nitence et  la  prière.  L'idéal  d'Arthur  s'est  flétri  comme  une  fleur 
délicate  exposée  aux  vents  glacés.  C'est  dans  cet  étiolement  mélan- 
colique de  l'idéal  rêvé  que  consiste  tout  l'intérêt  moral  et  drama- 
tique de  Genièvre^  et  en  un  sens  aussi  c'est  en  cela  que  consiste  le 
principal  intérêt  des  quatre  poèmes  qu'il  a  plu  à  M.  Tennyson  de 
baptiser  du  nom  di' Idylles  du  Roi,  Il  est  triste  de  contempler  le  dé- 
périssement inévitable  des  plus  nobles  projets  et  de  voir  toutes  ces 
belles  aspirations,  qui  semblaient  pareilles  aux  plus  légères  va- 
peurs, tomber  à  terre  comme  un  brouillard  trop  lourd  pour  s'élever. 
Arthur,  le  type  de  la  loyauté,  est  trahi;  Merlin,  le  type  de  la  sa- 
gesse, sera  ensorcelé  par  une  fée  artificieuse.  Elaine,  la  fille  blanche 
comme  un  lis,  ouvrira  ses  bras  pour  embrasser  son  idéal,  représenté 
sous  la  forme  très  visible  de  Lancelot,  et,  comme  Ixion,  elle  étrein- 
dra  un  nuage.  Si  l'idéal  n'avait  encore  à  lutter  que  contre  les  rébel- 
lions de  la  brutale  réalité,  la  partie  serait  égale,  et  le  monde  pour- 
rait contempler  ce  que  les  Anglais  appellent  a  fair  play;  mais  non, 
l'âme  se  tourmente  elle-même  :  à  chaque  instant,  le  soupçon,  comme 
un  ver  secret,  piquera  votre  confiance,  et  des  doutes  pareils  à  des 
fumées  légères  terniront  votre  amour,  si  bien  que  la  possession 
même  de  votre  idéal  vous  paraîtra  une  chimère,  et  que  réalisé,  il 
sera  pour  ainsi  dire  comme  s'il  n'était  pas.  C'est  l'histoire  du  che- 
valier Géraint,  qui  crut  faussement  à  l'infidélité  de  la  belle  Enide,  et 
s'aperçut  de  son  erreur  assez  à  temps  pour  réparer  ses  torts.  L'aima- 
t-il  dans  la  suite  comme  il  l'avait  aimée  dans  le  passé?  Les  chro- 
niqueurs et  le  poète  l'affirment,  et  pourtant  le  fait  est  contestable. 
Sa  confiance  par  ce  doute  malheureux  avait  perdu  sa  fleur  ;  il  avait 
acquis  par  sa  propre  faute  la  preuve  de  la  fragilité  de  son  idéal. 

Viviane  a  laissé  parmi  les  hommes  une  mauvaise  réputation  que 
je  crois  méritée,  et  que  confirme  M.  Tennyson.  Quelques-uns,  pour 
l'excuser,  ont  prétendu  que  Viviane  n'avait  usé  que  du  droit  de  lé- 
gitime défense,  et  que  si  elle  avait  retenu  Merlin  en  captivité,  c'est 
qu'elle-même  redoutait  sa  puissance  et  ses  enchantemens.  Elle  au- 


49A  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

rait  été  criminelle  pour  ne  pas  être  victime.  D'autres  prétendent 
qu'elle  n'agit  ainsi  que  par  amour  de  la  science  et  pour  connaître 
les  secrets  du  savant.  Toutes  ces  suppositions  nous  paraissent  pué- 
riles, et  ont  paru  telles  à  M.  Alfred  Tennyson.  Ce  qui  est  bien  plus- 
probable,  c'est  que  Viviane  fit  lâchement  étalage  de  sa  faiblesse 
pour  apitoyer  sa  victime,  et  prétexta  l'amour  de  la  science  pour 
être  plus  à  portée  de  disposer  ses  pièges,  de  tendre  ses  filets.  C'est 
la  supposition  à  laquelle  s'est  arrêté  M.  Tennyson.  Il  a  dépouillé 
Viviane  de  son  prestige  de  fée  et  en  a  fait  une  femme  simplement 
artificieuse,  qui  aime  le  mal  pour  la  renommée  qu'il  donne,  qui 
agit  non  par  caprice,  mais  avec  un  dessein  déterminé,  dont  toutes 
les  caresses  sont  un  calcul,  et  toutes  les  paroles  un  piège.  «  Viviane 
cherchait  sans  cesse  à  jeter  le  charme  sur  le  grand  enchanteur  de 
l'époque,  s' imaginant  que  sa  gloire  serait  grande  en  proportion  de 
la  grandeur  qu'elle  éteindrait.  »  Le  poème  de  Viviane,  qui  n'est 
qu'une  longue  conversation,  comme  le  poème  de  Genièvre  n'est 
qu'une  longue  plainte,  met  en  lumière  ce  fait  très  ancien,  mais 
toujours  nouveau  :  c'est  qu'aux  âmes  honnêtes  la  discrétion,  le  si- 
lence et  la  réserve  ne  servent  de  rien,  et  que  le  mal  a  des  méthodes 
fort  discrètes  aussi  et  fort  silencieuses  de  les  entamer.  Connaissez- 
vous  quelque  chose  de  plus  discret  que  l'intrigue,  quelque  chose 
de  plus  silencieux  que  la  calomnie?  Ce  sont  là  des  méthodes  fami- 
lières à  Viviane,  et  il  faut  voir  avec  quelle  adresse  elle  s'en  sert. 
Une  seule  fois  elle  se  trahit,  lorsque  le  vieux  Merlin ,  qui  flaire  un 
danger,  sans  soupçonner  précisément  de  quelle  nature  il  peut  être, 
émet  des  doutes  sur  la  sincérité  de  ses  paroles,  et  lui  rappelle  à 
mots  couverts  les  bruits  qui  circulaient  sur  elle  à  la  cour  d'Arthur. 
Mais  qu'elle  est  éloquente,  et  qu'il  faut  de  courage  à  Merlin  pour 
lui  résister  pendant  qu'elle  parle,  «  un  bras  jeté  autour  de  son  cou 
et  collée  contre  lui  comme  une  couleuvre,  laissant  tomber  comme 
une  feuille  sa  main  gauche  sur  son  épaule  puissante,  et  de  sa  main 
droite  faisant  un  peigne  de  perles  pour  séparer  les  flots  de  sa  barbe, 
que  la  jeunesse,  en  s'enfuyant,  avait  laissée  couleur  de  cendre!  » 

«  Hélas!  quel  cœur  ont  les  hommes!  Ils  ne  montent  jamais  aussi  haut  que 
monte  la  femme  par  son  abnégation,  et  quant  à  la  renommée,  quoique  vous 
méprisiez  ma  chanson,  écoutez  encore  quelques  vers.  C'est  la  dame  qui 
parle  ;  elle  dit  : 

«  Mon  nom,  autrefois  mien,  maintenant  tien,  est  devenu  plus  étroitement 
mien,  car  pour  la  renommée,  si  elle  pouvait  être  mienne,  elle  serait  tienne, 
et  quant  à  la  honte,  sMl  était  possible  qu'elle  fût  tienne,  elle  serait  mienne. 
Ainsi  donc  confie-toi  en  moi  absolument  ou  pas  du  tout.  » 

«  Ne  parle-t-elle  pas  bien?  Cette  chanson  est  comme  le  beau  collier  de  la 
reine  qui  se  cassa  en  tombant,  et  dont  les  perles  s'égrenèrent.  Quelques-unes 


PORTRAITS    POÉTIQUES.  A95 

furent  perdues,  quelques-unes  volées,  d'autres  gardées  comme  reliques;  mais 
jamais  plus  les  deux  mêmes  perles  sœurs  ne  s'embrassèrent  dans  la  corde 
de  soie  sur  son  cou  blanc.  Il  en  est  de  même  de  cette  chanson.  Elle  vit  dis- 
persée dans  bien  des  mémoires,  et  ciiaque  poète  la  chante  différemment. 
Cependant  il  y  a  un  vers  admirable,  la  perle  des  perles  :  «  L'homme  rêve 
la  renommée,  tandis  que  la  femme  veille  dans  la  pensée  de  l'amour.  »  C'est 
bien  vrai  ;  fût-il  des  plus  vulgaires,  l'amour  sculpte  et  creuse  une  portion  du 
solide  présent,  ronge  et  emploie  la  vie,  insouciant  de  tout  le  reste;  mais  la 
renommée,  la  renommée  qui  suit  la  mort,  n'est  rien  pour  nous.  Et  qu'est-ce 
que  la  renommée,  si  ce  n'est  une  demi-diffamation  échangée  contre  l'obscu- 
rité? Vous-même,  vous  savez  bien  que  l'envie  vous  nomme  fils  du  diable,  et 
que  parce  que  vous  semblez  le  maître  de  tout  art,  les  hommes  voudraient 
aire  de  vous  le  maître  de  tout  vice.  » 

C'est  ajuste  raison  que  M.  Tennyson  a  intitulé  ses  poèmes  Idylles 
du  Roi.  Ce  sont  en  effet  des  idylles  chevaleresques,  des  bucoliques 
héroïques,  des  chants  alternés,  entrecoupés  çà  et  là  d'une  descrip- 
tion, complétés  par  un  récit  ingénieux,  dans  lequel  l'auteur  s'est 
étudié  soigneusement  à  imiter  la  naïveté  enfantine  des  anciens  poè- 
tes. Cette  poésie  coule  avec  une  lenteur  paresseuse,  comme  un  large 
fleuve  qui  ne  déborderait  jamais  sur  ses  rives;  tous  les  objets  y  lais- 
sent leurs  images  et  leurs  couleurs  sans  que  les  ondes  y  perdent 
rien  de  leur  transparence.  Une  tranquillité  parfaite  règne  dans  l'âme 
du  poète,  dont  le  ton  est  toujours  égal  et  soutenu;  pas  un  accent 
brusque  et  inattendu  :  les  paroles  s'appellent  les  unes  les  autres, 
sans  effort,  comme  dans  le  discours  familier.  Dans  ces  poèmes, 
M.  Alfred  Tennyson  a  révélé  un  style  nouveau,  qu'on  peut  appeler 
le  lyrisme  familier,  et  qui  est  bien  le  langage  vulgaire  que  l'ima- 
gination aime  à  prêter  aux  chevaliers  de  la  Table-Ronde.  Les  héros 
de  M.  Tennyson  s'expriment  simplement,  mais  soyez  sûr  que  le 
mot  qu'ils  choisissent  pour  exprimer  telle  ou  telle  nuance  de  leur 
pensée  est  toujours  le  mot  exquis.  On  ne  peut  réellement  pas  dire 
qu'ils  s'expriment  poétiquement,  tant  la  simplicité  de  leurs  paroles 
est  grande  :  ils  parlent  un  langage  intermédiaire  entre  la  prose  et 
la  poésie,  qu'on  pourrait  appeler  la  prose  des  âmes  élégantes  et 
-chevaleresques.  Ces  poèmes,  plus  irréprochables  que  les  chevaliers 
dont  ils  expriment  les  sentimens,  résistent  absolument  à  l'analyse, 
et  échappent  à  toute  critique.  Le  caractère  de  leur  beauté  est  une 
douceur  discrète  qui  ne  se  dément  jamais,  et  ne  laisse  place  à  aucun 
commentaire.  Ceci  une  fois  dit,  je  déclare  que  je  préfère  de  beau- 
coup les  anciennes  œuvres  de  M.  Tennyson  à  ces  nouveaux  poèmes, 
qui  me  semblent  beaucoup  trop  semblables  à  l'irréprochable  Gran- 
disson.  Je  ne  crois  pas  que  l'art  de  bien  dire  puisse  aller  plus  loin, 
et  qu-'il  soit  possible  de  trouver  une  plus  parfaite  union  entre  Tex- 


A96  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pression  et  la  pensée;  mais  ces  poèmes  n'expriment  réellement  au- 
cun sentiment  profond.  M.  Tennyson  a  négligé  volontairement  tous 
les  grands  côtés  de  son  sujet.  Il  a  pris  dans  les  légendes  de  la  Table- 
Ronde  toutes  ces  nuances  exquises  de  l'amour,  du  désir,  de  la  ten- 
tation, qui  ont  trouvé  dans  ces  vieilles  fables  poétiques  une  expres- 
sion unique,  et  qui  ont  une  affinité  naturelle  avec  son  talent;  il  a 
négligé  le  caractère  religieux  et  même  le  caractère  vraiment  che- 
valeresque de  l'histoire  du  roi  Arthur  et  de  ses  compagnons.  Nous 
n'insisterons  pas  davantage  sur  ces  poèmes  :  les  toucher,  c'est  les 
démolir;  la  base  en  est  fragile,  la  structure  légère.  Nous  l'avons  dit 
déjà,  Genièvre  est  une  longue  plainte,  Elaine  une  rêverie  d'impos- 
sible amour,  Viviane  une  conversation  subtile,  Enide  l'expression 
d'un  soupçon  d'amour  et  d'un  tourment  jaloux.  Ce  sont  des  œuvres 
qu'il  faut  se  contenter  de  contempler,  et  qui  implorent  de  la  critique 
cette  discrétion  respectueuse  que  le  poète  recommande  dans  la  pe- 
tite pièce  que  nous  avons  citée  au  commencement  de  cette  étude. 
Je  n'ose  me  flatter  d'avoir  reproduit  dans  cette  esquisse  toutes  les 
finesses  de  cette  physionomie  compliquée.  Je  me  suis  borné  à  dé- 
crire ses  traits  principaux,  ceux  qu'on  peut  apercevoir  sans  un  trop 
grand  usage  du  microscope  et  des  verres  grossissans.  Dans  la  litté- 
rature anglaise  contemporaine,  on  trouverait  des  poètes  plus  pro- 
fonds, plus  passionnés,  plus  vibrans  de  toutes  les  émotions  de  leur 
époque;  on  n'en  trouverait  pas  d'aussi  parfait  ni  d'aussi  élégant. 
C'est  dans  toute  la  force  de  l'expression  une  heureuse  et  harmo- 
nieuse intelligence.  J'ai  bu  avec  complaisance  à  la  fontaine  souriante 
de  cette  poésie  :  l'eau  qui  en  découle  est  fraîche;  mais  je  ne  sais 
pourquoi  il  me  semble  que  l'eau  du  Léthé  doit  avoir  un  goût  pareil 
au  sien.  Je  ne  voudrais  pas  faire  tous  les  jours  de  pareilles  lectures, 
de  crainte  de  perdre  le  véritable  sentiment  de  la  vie.  Il  y  a  là  trop 
de  charme,  trop  de  douceur  enivrante,  trop  d'invitations  à  la  rêverie 
et  au  bienfaisant  sommeil.  Oui,  poète,  il  est  doux  d'oublier;  cepen- 
dant cela  n'est  pas  salutaire. 

Emile  Montégut. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


14  novembre  1859. 


Le  nœud  des  affaires  européennes  se  serre  de  jour  en  jour,  et  nous  avons 
à  coup  sûr  le  droit  d'espérer  que  le  moment  approche  où  il  sera  délié  ou 
tranché.  L'anxiété  nerveuse  qu'entretient  la  situation  politique  actuelle  est 
trop  irritante  pour  qu'on  puisse  songer  à  en  faire  longtemps  encore  le  ré- 
gime normal  de  l'Europe.  Nous  répéterons  notre  profession  de  foi  :  nous 
repoussons  les  alarmes  vaines,  et  nous  avons  trop  le  sentiment  des  vraies 
difficultés  qui  nous  assiègent  pour  vouloir  les  aggraver  de  gaieté  de  cœur 
par  des  peintures  exagérées.  Bien  loin  de  chercher  à  augmenter  les  embar- 
ras que  l'état  de  l'Europe  suscite  au  gouvernement  de  notre  pays  comme 
aux  autres  gouvernemens,  nous  pensons  au  contraire  l'aider  à  conjurer  ces 
embarras  en  exprimant  franchement  la  perplexité  impatiente  qu'ils  nous 
inspirent.  Dans  la  complication  des  affaires  humaines,  il  arrive  toujours  en 
effet  une  heure  où  l'enchevêtrement  des  détails  crée  une  telle  confusion 
de  sentimens  et  d'idées  que,  pour  dominer  et  conduire  une  situation,  il  faut 
sortir  de  la  poussière  des  faits,  s'élever  au-dessus  d'eux,  et  chercher  dans 
quelque  intérêt  général,  dans  quelque  principe  supérieur,  la  clarté  et  la 
force  nécessaires  pour  franchir  les  fossés  et  les  broussailles  qui  barrent  le 
chemin  à  la  politique  terre  à  terre.  Nous  sommes  dans  une  de  ces  heures 
critiques  où,  pour  trouver  et  assurer  leur  route,  les  peuples  et  les  gouverne- 
mens demandent  de  la  lumière  et  de  l'air.  Et  en  le  disant  que  faisons-nous, 
si  ce  n'est  de  hâter  le  moment  où  doivent  se  prendre  les  résolutions  déci- 
sives et  éclatantes  qui  peuvent  rendre  l'équilibre  à  la  raison  publique  et  la 
sécurité  aux  intérêts  déconcertés? 

Nous  sommes  sûrs  en  tout  cas  de  n'être  point  dupes  d'une  bizarrerie  de 
notre  tempérament.  Nous  ne  sommes  pas  les  seuls  à  ressentir  un  pareil 
malaise  ;  pour  le  prouver,  nous  n'aurions  pas  besoin  d'invoquer  des  témoi- 
gnages français,  lors  même  que  l'on  pourrait  regarder  la  presse  parmi  nous 
comme  un  interprète  exact  et  complet  des  sentimens  publics.  Nous  ne  cher- 
cherons pas  non  plus  les  symptômes  de  ce  malaise  dans  les  publications  de 

TOME  XXIV.  32 


Zl98  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

la  presse  européenne,  où  ils  jaillissent  chaque  jour  avec  tant  d'abondance. 
Nos  témoins  sont  les  gouvernemens  eux-mêmes.  Le  membre  du  cabinet 
anglais  qui  l'autre  jour  prenait  la  parole  au  nom  de  ses  collègues  à  Man- 
sion-House,  au  dîner  du  lord-maire,  sir  George  G.  Lewis,  signalait  à  ses 
compatriotes  l'anxiété  que  l'état  des  affaires  étrangères  devait  leur  causer. 
Le  ministre  des  affaires  étrangères  de  Prusse,  M.  de  Schleinitz,  dans  la 
circulaire  qu'il  vient  d'écrire  sur  l'entrevue  du  prince  régent  et  de  l'empe- 
reur Alexandre  à  Breslau,  parle  de  «  la  situation  si  grave  des  affaires  euro- 
péennes. »  Le  ministre  prussien,  préoccupé  des  moyens  qui  peuvent  faire 
disparaître  «  ce  qu'il  y  a  d'anormal  et  de  profondément  regrettable  dans  la 
situation  de  l'Europe,  »  indique  comme  un  des  plus  efficaces  parmi  ces 
moyens  la  cordiale  entente  qui  s'est  rétablie  entre  le  prince  de  Prusse  et 
l'empereur  de  Russie.  11  y  a  donc,  ce  sont  les  gouvernemens  eux-mêmes  qui 
le  disent,  des  choses  graves,  anormales,  profondément  regrettables,  dans 
la  situation  de  l'Europe,  et  des  motifs  sérieux  à  l'anxiété  générale.  Il  n'est 
pas  nécessaire  d'être  dans  le  secret  des  cabinets  pour  discerner  une  partie 
au  moins  de  ces  choses,  dont  la  gravité  varie  suivant  la  position  du  pays  au 
point  de  vue  duquel  on  les  considère.  En  France  par  exemple,  les  difficultés 
qu'il  faut  résoudre  ne  sont  point  de  celles  que  l'entente  de  la  Russie  et  de  la 
Prusse  doive  et  puisse  conjurer.  La  plus  sérieuse  à  nos  yeux  n'est  point 
même  la  pacification  et  la  reconstitution  de  l'Italie;  c'est  l'état  et  la  ten- 
dance de  nos  relations  avec  l'Angleterre.  Sur  ce  point,  nous  ne  serons  pas 
démentis  :  nous  allons  depuis  quelque  temps  si  visiblement  à  la  dérive  à 
l'endroit  de  l'alliance  anglaise,  que  la  question  anglaise  est  devenue  la  pré- 
occupation ou  le  souci  de  tout  le  monde.  G'est  l'intérêt  qui  pour  nous  do- 
mine, à  l'heure  qu'il  est,  tous  les  autres;  c'est  l'inconnu  qu'il  faut  dégager 
le  plus  promptement  possible.  Quelle  est  la  position  que  la  France  doit  et 
va  prendre  vis-à-vis  de  l'Angleterre?  G'est  à  cette  question  que  la  France  et 
son  gouvernement  devraient  se  hâter  de  faire,  avec  une  résolution  raison- 
née,  une  réponse  claire  et  catégorique. 

La  France  et  l'Angleterre  ne  peuvent  avoir  l'une  vis-à-vis  de  l'autre  que 
l'une  de  ces  trois  positions  :  l'antagonisme  déclaré ,  le  système  de  réci- 
proque bon  vouloir  que  Ton  appelle  l'entente  cordiale,  ou  bien  un  état  in- 
termédiaire entre  l'antagonisme  et  l'alliance  intime,  dans  lequel  les  deux 
puissances,  sous  les  apparences  générales  de  l'alliance,  renoncent  au  con- 
cert préalable,  à  l'action  commune,  et  se  réservent  l'entière  liberté  de  leurs 
allures.  Nous  ne  parlerons  pas  des  deux  premières  positions  :  l'une,  l'anta- 
gonisme, est  précisément  l'extrémité  que  veulent  prévenir  les  esprits  éclai- 
rés et  les  honnêtes  gens  des  deux  pays;  l'autre,  l'entente  cordiale,  est  le 
système  qui,  après  avoir  été  si  utile  à  notre  politique  et  même  aux  intérêts 
du  capital  et  du  travail  parmi  nous  pendant  la  guerre  de  Grimée,  a  malheu- 
reusement périclité  depuis.  La  troisième  position,  la  politique  d'indépen- 
dance et  d'isolement  vis-à-vis  de  l'Angleterre,  est  celle  qui  semble  prévaloir 
aujourd'hui,  ou,  si  l'on  veut,  vers  laquelle  nous  tendons.  Nous  n'avons  garde 
de  dire  que  cette  attitude  ne  puisse  être  inspirée  à  la  France,  dans  certaines 
circonstances,  par  ses  intérêts  et  son  honneur.  Nous  ne  prétendons  pas 
qu'une  telle  politique  ne  puisse  être  pratiquée  avec  succès  et  avec  pru- 
dence par  notre  pays  dans  les  conditions  générales  d'une  alliance  ordinaire 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  49^ 

et  sans  compromettre  la  paix.  Une  telle  exagération  est  loin  de  notre  pensée. 
Seulement  cette  politique  est  plus  facile  ou  plus  périlleuse  suivant  les  con- 
ditions qui  régissent  la  vie  intérieure  de  la  France.  Il  dépend  en  effet  de 
la  nature  de  ces  conditions  de  restreindre  ou  de  multiplier  les  points  de 
contact  et  par  conséquent  les  occasions  de  conflit  entre  les  deux  pays,  et 
cela  malgré  les  intentions  ou  les  desseins  des  gouvernemens  de  la  France. 
Pour  qu'un  gouvernement  pût  être  en  effet  maître  de  ses  desseins  au  point 
de  se  croire  à  l'abri  des  entràînemens  de  l'opinion,  il  faudrait  que  le  peu- 
pie  dirigé  par  lui  n'eût  pas  de  vie  collective  et  s'absorbât  exclusivement 
dans  les  soins  et  les  affaires  des  existences  individuelles.  Un  tel  phénomène 
n'existe  pas,  et  il  ne  faut  pas  surtout  s'attendre  à  voir  jamais  la  France 
en  donner  au  monde  le  miraculeux  spectacle.  Un  grand  peuple  comme 
le  nôtre  possède  les  facultés  et  a  le  besoin  d'une  grande  vie  collective.  Or 
que  sont  les  élémens  de  cette  vie  collective  par  laquelle  chaque  citoyen 
d'un  grand  pays  sort  de  l'étroite  sphère  de  ses  intérêts  particuliers  pour 
s'élever  à  la  conception  des  idées  et  des  intérêts  qui  composent  l'existence 
nationale,  et  participer  à  l'action  commune  par  laquelle  cette  existence  se 
manifeste  ? 

La  vie  collective  ou,  pour  employer  le  mot  propre,  la  vie  publique  d'un 
peuple,  c'est  l'imagination,  la  raison,  l'esprit  de  spéculation,  l'ambition  de 
ce  peuple  appliqués  à  toutes  ses  affaires  générales.  Il  ne  saurait  donc  être 
indifférent,  pour  la  sécurité  de  la  politique  extérieure  d'un  pays  tel  que 
la  France,  que  les  alimens  et  les  moyens  d'action  de  la  vie  publique  inté- 
rieure lui  soient  largement  ou  étroitement  mesurés.  Si  la  vie  publique  in- 
térieure est  large,  ce  pays  y  trouvera  dans  des  questions  importantes,  qui 
touchent  au  progrès  matériel,  intellectuel  et  moral  de  ses  citoyens,  un 
emploi  vaste  et  incessant  de  son  activité,  et  ne  se  laissera  pas  détourner  de 
ses  vrais  intérêts  par  d'oiseuses  et  périlleuses  questions  étrangères.  Si  au 
contraire  la  vie  intérieure  est  bornée  et  stérile,  si  elle  laisse  dans  l'oisiveté 
les  facultés  politiques  de  la  nation,  si  elle  n'a  pas  de  quoi  occuper  l'intelli- 
gence des  classes  éclairées  et  l'imagination  des  masses,  le  peuple  portera  sur 
les  questions  extérieures  toute  l'activité  de  son  esprit.  Tout  contact  et  tout 
froissement  d'intérêt  avec  une  nation  étrangère  se  grossiront  dans  son  imagi- 
nation, s'envenimeront  des  vieux  préjugés  qu'une  discussion  élevée  ne  pourra 
plus  neutraliser;  toute  difficulté  extérieure  deviendra  un  péril  pour  la  paix, 
un  embarras  grave  pour  le  gouvernement.  C'est  à  dessein  que  nous  présen- 
tons sous  une  forme  abstraite  les  inconvéniens  d'une  trop  sévère  restriction 
imposée  à  notre  politique  intérieure  :  il  sera  plus  difficile  ainsi  de  donner 
le  change  sur  la  sincérité  patriotique  de  nos  intentions  ;  mais  n'est-ce  point 
là  l'histoire  de  ce  qui  se  passe  depuis  quelque  temps  sous  nos  yeux  dans 
les  dispositions  de  l'esprit  public  à  l'égard  de  l'Angleterre?  Nous  aimons 
à  croire  que  le  gouvernement  déplore  comme  nous  les  excitations  qu'une 
presse  ignorante  et  grossière  répand  journellement  dans  l'opinion  contre 
l'Angleterre  :  nous  ne  lui  demanderons  certes  point  d'exercer  contre  ces 
dangereux  écarts  de  la  presse  l'action  préventive  ou  répressive;  les  jour- 
naux anglais  eux-mêmes  nous  ont  donné  à  cet  égard  une  leçon  de  géné- 
rosité et  de  bon  goût  en  exprimant  le  regret  que  l'on  eût  frappé  d'un  aver- 
tissement les  vivacités  de  M.  de  Montalembert  contre  la  politique  anglaise 


500  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

dans  les  affaires  d'Italie.  Les  avertissemens  ne  suffiraient  pas  et  n'épargne- 
raient point  au  gouvernement  les  embarras  de  cette  polémique  regret- 
table, car  enfin  il  n'est  pas  de  gouvernement,  si  fort  et  si  bien  doué  qu'il 
soit,  qui  puisse  prétendre  à  être  le  seul  orateur  et  le  seul  publiciste  d'un 
grand  pays.  Nous  voudrions  du  moins,  quant  à  nous,  que  ces  réflexions  et 
l'expérience  présente  accrussent,  même  autour  et  au  sein  du  gouvernement, 
le  nombre,  qui  grossit  heureusement  chaque  jour,  des  esprits  qui  pensent 
que  c'est  par  une  diversion  au  dedans  qu'il  faut  au  moins  balancer  les  diffi- 
cultés extérieures  actuelles,  et  qu'une  extension  de  notre  vie  publique  in- 
térieure serait  aujourd'hui  la  meilleure  défense  contre  des  entraînemens 
belliqueux  et  la  garantie  là  plus  solide  de  la  conservation  de  la  paix. 

C'est  surtout  dans  les  affaires  d'Italie  que  nous  verrions  avec  douleur  se 
produire  l'antagonisme  de  la  France  et  de  l'Angleterre.  L'opinion  libérale 
en  France  a  toujours  professé  à  l'égard  de  l'Italie  le  principe  que  soutient 
en  ce  moment  la  presse  anglaise.  Ce  principe  simple,  empreint  d'une  véri- 
table prudence  et  d'une  manifeste  justice,  est  la  sauvegarde  des  peuples 
faibles  et  des  nations  poussées  aux  révolutions  par  les  fautes  de  leurs  gou- 
vernemens  :  c'est  le  principe  de  non-intervention.  Si,  dans  leurs  rapports 
avec  les  petits  états  et  avec  les  peuples  mal  gouvernés,  les  grandes  puis- 
sances méconnaissent  ce  principe,  elles  se  condamnent  à  de  pénibles  con- 
tradictions et  à  d'inextricables  embarras.  Les  malheurs  de  l'Italie  avant 
la  dernière  guerre  étaient  la  conséquence  de  la  violation  du  principe  de 
non-intervention  érigée  en  système  par  l'Autriche.  La  conséquence  logique 
de  la  guerre  entreprise  par  la  France  pour  la  délivrance  de  l'Italie  devait 
être  le  triomphe  du  principe  de  non-intervention.  Nous  persistons  à  espé- 
rer, malgré  les  apparences  contraires,  qu'il  est  possible  de  prévenir  l'a- 
vortement  de  notre  entreprise,  car  les  déclarations  réitérées  de  l'empe- 
reur nous  autorisent  à  croire  qu'aucun  rôle  ne  sera  laissé  à  l'action  d'une 
force  étrangère  dans  la  reconstitution  de  l'Italie.  La  confusion  de  la  situa- 
tion vient  d'une  part  des  engagemens  pris  à  Villafranca  en  faveur  de  la 
restauration  des  archiducs,  et  de  l'autre  de  la  politique  annexioniste  de 
l'Italie  centrale.  Les  engagemens  de  Villafranca,  pour  ce  qui  concerne  la 
France,  n'ont  jamais  impliqué  à  nos  j^eux  les  conséquences  qu'en  ont  voulu 
tirer  les  Autrichiens  :  l'empereur  a  bien  pu  promettre  qu'il  emploierait  son 
influence  auprès  des  populations  italiennes  pour  obtenir  d'elles  la  restau- 
ration pacifique  des  princes  déchus,  il  a  pu  même,  si  l'on  veut,  s'engager  à 
ne  pas  reconnaître  en  Toscane  tout  gouvernement  qui  ne  serait  pas  celui 
du  grand-duc;  mais  il  n'a  pas  pu  stipuler  pour  des  tiers  qui  n'étaient  point 
eux-mêmes  partie  au  traité,  il  n'a  pu  stipuler  pour  les  populations  de  l'Italie 
centrale  comme  il  aurait  eu  le  droit  de  le  faire  pour  des  contrées  conquises 
par  la  France.  C'était  beaucoup  sans  doute  que  de  donner  à  la  restauration 
projetée  des  archiducs  le  poids  de  l'influencQ  morale  de  la  France;  mais 
-cette  influence  morale  devant  seule  être  employée,  toute  intervention  maté- 
rielle étant  écartée,  l'empereur  reconnaissait  implicitement  le  droit  des  po- 
pulations de  l'Italie  centrale  à  disposer  librement  d'elles-mêmes.  La  stricte 
limite  que  la  France  a  marquée  à  son  action  étant  définie,  il  faut  définir 
aussi  la  limite  posée  par  la  légalité  européenne,  que  la  France  a  le  droit  de 
revendiquer,  au  libre  arbitre  des  populations  italiennes.  Il  est  reconnu  par 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  501 

TEurope  qu'aucun  changement  ne  peut  s'accomplir  légalement  dans  la  dis- 
tribution territoriale  du  continent  sans  le  consentement  et  la  sanction  des 
puissances  qui  ont  fixé  cette  distribution.  Les  vœux  des  populations  italiennes 
sont  donc  légitimes  et  ne  peuvent  être  refoulés  par  la  force  étrangère  tant 
que  ces  populations  se  bornent  à  repousser  tel  ou  tel  prétendant  et  à  se  gou- 
verner elles-mêmes  comme  elles  Tentendent.  Leurs  prétentions  n'auraient 
plus  le  même  caractère,  elles  empiéteraient  sur  les  droits  collectifs  de  l'Eu- 
rope, si,  en  s'unissant  de  fait  à  un  autre  état,  elles  changeaient,  avant  l'assen- 
timent de  l'Europe,  l'état  territorial  existant.  Ainsi,  conformément  au  prin- 
cipe de  non -intervention,  les  populations  italiennes  peuvent  refuser,  sans 
avoir  à  redouter  la  pression  d'une  force  extérieure,  les  princes  qu'on  veut 
leur  rendre,  et  conformément  au  droit  européen  elles  n'ont  pas  le  pouvoir  de 
s'annexer  à  la  Sardaigne  sans  l'aveu  de  l'Europe.  Entre  ces  limites,  n'y  a-t-il 
pas  un  espace  assez  large  pour  que  la  France  et  l'Angleterre  puissent  arriver 
sans  se  heurter  à  combiner  une  politique  vraiment  favorable  à  l'indépen- 
dance de  l'Italie,  une  politique  de  transition  sans  doute,  qui  ne  sera  pas  en- 
core l'unité  demandée  par  les  Italiens,  mais  qui  sera  un  acheminement  visible 
vers  cette  unité,  et  n'en  rendra  peut-être  que  plus  sûre  la  réalisation  dans 
l'avenir?  Pourquoi,  par  exemple,  les  provinces  révolutionnées  de  l'Italie  cen- 
trale ne  s'agrégeraient -elles  pas  sous  un  même  gouvernement,  et  pour- 
quoi l'Europe,  puisqu'elle  s'interdit  l'intervention  matérielle,  n'admettrait- 
elle  pas,  sous  l'empire  du  fait  accompli,  la  réunion  en  un  seul  état  de  la 
Toscane,  de  Modène,  de  Parme  et  des  Romagnes? 

Nous  le  savons,  bien  qu'elles  s'approchent  autant  que  possible  de  la  réa- 
lité, les  vues  que  nous  exprimons  ici  sont  du  domaine  de  la  théorie,  et 
les  théories  sont  bien  faibles  en  face  d'un  état  révolutionnaire,  c'est-à-dire 
d'une  situation  où  le  libre  arbitre  des  hommes  est  fatalement  violenté  par 
la  force  des  choses.  Le  malheur  de  la  question  italienne,  c'est  d'avoir  été 
engagée  sous  ce  prestige  d'une  théorie  que  les  événemens  ont  à  chaque  in- 
stant démentie  et  déjouée.  L'intérêt  pratique  en  Italie  n'est  point  en  ce  mo- 
ment de  dresser  des  plans  de  restauration,  de  formation  d'.états  ou  de  con- 
fédération, mais  de  contenir  et  de  sauver  la  révolution  par  le  maintien  de 
l'ordre.  C'est  cette  nécessité  d'organiser  promptement  Tordre  dans  l'Italie 
centrale  qui  avait  porté  les  chefs  de  la  révolution  italienne  à  se  placer  sous 
la  régence  du  prince  de  Carignan.  Cette  combinaison,  comme  l'ont  démontré 
dans  leurs  rapports  aux  assemblées  MM.  Ricasoli  et  Farini,  avait  le  double 
avantage  de  donner  une  satisfaction  au  mouvement  italien,  et  de  le  contenir 
en  même  temps  dans  les  garanties  de  la  forme  monarchique.  Cette  combi- 
naison doit  être  considérée  comme  avortée,  puisque  le  gouvernement  fran- 
çais y  voit  un  empiétement  sur  les  droits  du  prochain  congrès,  et  la  repousse 
à  ce  titre.  Il  est  vrai  que  l'établissement  de  la  régence  du  prince  de  Carignan 
eût  ressemblé  de  fort  près  à  l'accomplissement  de  l'annexion;  mais  il  est 
certain  qu'en  prenant  le  gouvernement  temporaire  de  l'Italie  centrale,  le 
prince  de  Carignan  eût  ramené  ce  pays  dans  la  voie  régulière,  et  l'eût  pro- 
tégé contre  les  désordres  révolutionnaires.  Avant  que  le  roi  de  Sardaigne 
n'eût  reçu  les  derniers  conseils  du  gouvernement  français,  on  nous  écrivait 
de  Turin  que  le  prince  de  Carignan  accepterait  la  régence,  et  allait  pu- 
blier une  proclamation  où,  avant  tout,  les  droits  du  congrès  seraient  ex- 


50Ê  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

pressément  réservés.  Le  régent  devait  en  même  temps  remercier  Tltalie 
centrale  de  ce  vote  nouveau,  par  lequel  elle  confirmait  ses  vœux  antérieurs 
en  faveur  de  l'annexion.  M.  Massimo  d'Azeglio,  nous  disait-on,  était  même 
parti  pour  Florence,  afin  d'y  préparer  la  réception  du  prince.  On  ajoutait, 
mais  nous  laissons  à  notre  correspondant  la  responsabilité  de  cette  infor- 
mation, que  le  roi  de  Sardaigne  avait  répondu  à  la  lettre  de  l'empereur 
Napoléon,  et  que  sa  réponse,  plus  conforme  aux  vœux  de  l'Italie  qu'aux  con- 
seils de  la  lettre  impériale,  serait  probablement  publiée  par  le  Times.  On 
nous  écrivait  encore  que  le  roi  de  Sardaigne  avait  recommandé  la  prudence 
au  général  Garibaldi,  mais  que  celui-ci,  en  assurant  le  roi  de  son  dévouement, 
lui  avait  franchement  déclaré  qu'il  tiendrait  jusqu'au  bout  ses  engagemens 
envers  la  cause  italienne.  Le  roi  et  le  général  s'étaient  du  reste  quittés  dans 
les  meilleurs  termes.  Quel  changement  le  refus  de  la  régence*  apportera-t-il 
dans  ces  dispositions?  Entre  un  refus  catégorique  ou  une  acceptation  posi- 
tive, la  subtilité  italienne  est-elle  parvenue,  comme  on  l'assure,  à  trouver 
un  terme  moyen,  qui,  sans  blesser  la  France,  permettrait  au  Piémont  de 
maintenir  au  profit  de  l'ordre  son  influence  sur  le  mouvement  de  l'Italie 
centrale  ?  Ou  bien  ne  faut-il  plus  compter  désormais,  pour  la  bonne  conduite 
de  la  révolution ,  que  sur  l'ascendant  qu'a  pris  sur  elle  ce  chef  populaire, 
Garibaldi,  dont  la  figure  grandit  chaque  jour,  et  qui  vient  d'éveiller  un  en- 
thousiasme si  caractéristique  dans  la  vieille,  mais  toujours  chaude  tête  de 
cet  énergique  tory  qui  se  nomme  lord  Ellenborough  ?  Nous  posons  ces  ques- 
tions avec  tristesse,  mais  non  sans  espérance. 

Ce  sera  beaucoup  si  l'on  peut  gagner  le  congrès  sans  trouble  et  sans  explo- 
sion en  Italie.  Sans  doute,  lorsque  le  congrès  sera  réuni,  le  caractère  impo- 
sant de  cette  solennelle  délibération  européenne  ouverte  sur  leurs  destinées 
modérera  et  contiendra  les  impatiences  des  Italiens.  Nous  avons  déjà  remar- 
qué, à  propos  des  stipulations  du  traité,  que  la  paix  de  Zurich  laissait  ou- 
vert à  la  liberté  d'action  des  grandes  puissances  un  champ  assez  large  pour 
que  la  réunion  d'un  congrès  sur  les  affaires  d'Italie  fût  possible.  La  circu- 
laire de  M.  le  comte  Walevvski,  qui  commente  le  traité  avec  beaucoup  de 
lucidité,  a  aussi  le  mérite  d'en  présenter  les  conclusions  avec  une  modéra- 
tion qui  ménage  habilement  l'amour-propre  des  puissances  appelées  désor- 
mais à  participer  à  l'arrangement  de  difficultés  qui  ont  éclaté  malgré  elles 
et  sans  elles.  Malheureusement  il  ne  suffit  pas  que  le  traité  de  Zurich  ait 
rendu  un  congrès  possible  et  même  nécessaire  pour  que  le  congrès  se  réu- 
nisse, et  surtout  pour  qu'il  se  réunisse  promptement.  Comme  on  l'a  observé 
justement,  la  mission  ordinaire  des  congrès  est  de  sanctionner  des  faits  ac- 
complis, ou  de  formuler  des  arrangemens  déjà  convenus  d'avance  :  un  con- 
grès n'est  pas  le  premier  acte  d'une  négociation,  il  en  est  le  dénoûment.  Or 
ici  les  faits  ne  sont  point  accomplis,  ou  du  moins  on  ne  voit  pas  qu'on  puisse 
encore  leur  reconnaître  officiellement  ce  caractère.  Entre  les  prétentions 
autrichiennes,  les  engagemens  français  et  les  principes  anglais,  il  y  a  de  tels 
désaccords  qu'une  longue  négociation  est  nécessaire  pour  arrêter  les  résul- 
tats qui  devront  être  consacrés  en  congrès.  D'un  côté  donc,  nous  ne  serons 
pas  surpris  si  la  lenteur  des  négociations  préliminaires  retarde  la  convo- 
cation du  congrès,  et  de  l'autre,  nous  ne  pouvons  nous  dissimuler  que,  dans 
les  circonstances  présentes,  chaque  jour  de  retard  est  un  péril  nouveau  pour 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  503 

rexpérience  qui  se  poursuit  en  Italie  comme  pour  la  tranquillité  de  l'Europe. 
Ce  sont  surtout  les  répugnances  que  le  congrès  rencontre  dans  l'opinion 
anglaise  que  nous  voudrions  voir  surmontées.  Nous  ne  serions  pas  surpris 
que  l'Autriche  ne  fût  guère  pressée  de  soumettre  les  affaires  italiennes  à 
une  délibération  européenne;  elle  peut  compter  sur  le  bénéfice  du  temps, 
et  verrait  sans  douleur  et  sans  effroi  l'Italie  en  proie  aux  menées  mazzi- 
niennes.  L'Angleterre,  qui  porte  à  l'Italie  un  intérêt  sincère,  ne  peut  pas 
exposer  froidement  la  cause  de  la  liberté  italienne  à  de  telles  aventures  : 
c'est  pourtant  ce  qu'elle  ferait,  si  la  réunion  du  congrès  était  ajournée  par 
sa  faute.  Le  ministère  anglais,  nous  le  reconnaissons,  a  devant  lui  de  graves 
difficultés.  L'opinion  anglaise  est  arrivée  à  un  rare  degré  d'unanimité  sur  la 
question  italienne,  et  l'on  peut  dire  que  les  sentimens  exprimés  par  lord 
Ellenborough  dans  sa  lettre  à  lord  Brougham  sont  ceux  de  tous  ses  compa- 
triotes. Le  Times  disait  récemment  que  les  plus  illustres  chefs  parlemen- 
taires, lord  John  Russell,  M.  Gladstone,  M.  Disraeli,  ne  réuniraient  pas  20  voix 
dans  la  chambre  des  communes,  s'ils  osaient  proposer  la  restauration  du 
grand-duc  à  Florence.  Le  ministre  des  affaires  étrangères,  lord  John  Russell, 
est  un  des  plus  anciens  amis  de  la  cause  italienne,  et  il  jouerait  en  quelque 
sorte  l'honneur  de  sa  carrière,  s'il  entrait  dans  un  congrès  sans  être  sûr  d'a- 
vance d'y  faire  adopter  les  conditions  essentielles  et  permanentes  de  l'indé- 
pendance de  la  péninsule.  Le  parti  tory,  prévoyant  les  écueils  d'un  congrès, 
s'est  dès  le  principe  montré  hostile  à  cette  combinaison.  Or  le  cabinet  actuel 
n'est  soutenu  dans  la  chambre  des  communes  que  par  une  majorité  effective 
de  sept  voix.  Il  peut,  au  moindre  faux  pas,  tomber  devant  ses  adversaires. 
Ceux-ci  ne  sont  point,  il  est  vrai,  pressés  de  prendre  le  pouvoir:  mais  la  pa- 
tience même  qu'ils  affectent  est  un  signe  du  sentiment  qu'ils  ont  de  leur 
puissance.  La  grande  démonstration  conservatrice  qui  a  eu  lieu  à  Lîver- 
pool  il  y  a  quinze  jours  est  un  curieux  symptôme  de  la  confiance  qui  anim^ 
en  ce  moment  le  parti  tory.  Six  cents  conservateurs  de  la  grande  métro- 
pole commerciale  de  l'Angleterre  ont  voulu  rendre  un  hommage  public  à 
lord  Derby  et  aux  principaux  membres  du  dernier  cabinet.  Sur  ce  théâtre, 
que  Ganning  choisit  autrefois  pour  y  prononcer  le  manifeste  le  plus  reten- 
tissant de  sa  politique,  lord  Derby  et  M.  Disraeli  ont  déployé  avec  éclat  les 
couleurs  de  leur  parti.  Ils  ont  fait  l'histoire  du  nouveau  parti  conservateur. 
Lord  Derby  a  rappelé  que  c'était  sur  le  conseil  même  du  duc  de  Wellington 
qu'après  la  grande  scission  de  sir  Robert  Peel  il  avait  rallié  autour  de  lui  les 
élémens  dispersés  de  la  phalange  conservatrice,  et  M.  Disraeli  a  pu  compa- 
rer avec  un  légitime  orgueil  ce  qu'était  ce  parti  dans  la  chambre  des  com- 
munes, lorsqu'il  en  prit  la  conduite  il  y  a  dix  ans,  avec  ce  qu'il  est  devenu 
aujourd'hui.  Il  ne  leur  a  pas  été  difficile  de  faire  sentir  où  résidait  leur 
force  :  lord  Derby  a  montré  que  les  conservateurs,  à  peu  près  égaux  par  le 
nombre  aux  autres  fractions  réunies  de  la  chambre  des  communes,  avaient 
sur  elles  l'avantage  d'être  un  parti  uni,  compacte  et  discipliné.  M.  Disraeli 
est  allé  plus  loin  :  il  s'est  vanté,  non  sans  raison,  d'avoir  enlevé  à  ses  adver- 
saires le  monopole  du  libéralisme.  L'un  et  l'autre,  ils  ont  parlé  avec  réserve 
de  la  politique  étrangère;  ils  ont  exprimé  leur  confiance  dans  le  maintien  de 
la  paix,  en  dépit  de  l'incertitude  des  situations  et  des  paniques  de  l'opinion. 
Ils  n'ont  été  précis  que  sur  deux  points  :  lord  Derby  a  conseillé  encore  au 


504  REVUE  DES  DEUX  MO]XDES. 

gouvernement  de  ne  pas  s'empêtrer  dans  les  difficultés  et  les  responsabilités 
d'un  congrès,  et  dans  le  cas  où  de  sérieux  dangers  extérieurs  menaceraient 
l'Angleterre,  il  a  promis  au  cabinet  actuel  l'appui  de  son  parti.  M.  Disraeli  a 
été  surtout  explicite  à  cet  égard,  et  ses  paroles  méritent  d'être  citées.  «  Je 
ne  suis  point  de  ceux,  a-t-il  dit,  qui  viennent  répandre  sur  le  marché  des 
clameurs  ambiguës.  Ce  n'a  jamais  été  ma  coutume.  J'ai  toujours  été  le  dé- 
fenseur d'une  politique  pacifique,  j'ai  toujours  été  d'avis  que  nous  ne  devions 
pas  scruter  la  conduite  de  nos  alliés  avec  un  esprit  soupçonneux  et  litigieux, 
que  nous  devions  au  contraire  toujours  donner  à  leurs  actes  une  interpré- 
tation loyale  et  même  généreuse;  mais  je  fermerais  les  yeux  aux  signes 
du  temps,  je  serais  insensible  aux  sentimens  que  j'entends  universellement 
exprimer,  je  les  traiterais  avec  une  négligence  hautaine,  si  je  méconnais- 
sais l'anxiété  de  ce  grand  peuple.  Je  ne  prétends  pas  connaître  les  secrets 
d'état;  mais,  à  l'honneur  de  notre  constitution  et  de  la  chambre  où  je 
suis  fier  de  siéger,  je  dirai  que  s'il  est  un  gouvernement  étranger  qui  croie 
qu'à  la  faveur  de  nos  dissensions  politiques  il  pourra  poursuivre  des  plans 
ambitieux  et  agressifs,  ce  gouvernement  se  trompe  sur  le  génie  de  la  consti- 
tution anglaise  et  du  peuple  anglais.  S'il  compte  sur  nos  dissensions  et  sur 
les  nobles  rivalités  de  notre  vie  publique  pour  le  succès  de  ses  desseins,  le 
résultat  tournera  à  sa  confusion.  On  verra,  si  jamais  l'indépendance  de  ce 
pays  ou  l'empire  de  notre  reine  était  menacé ,  on  verra  que  la  souveraine 
de  ce  royaume  règne  sur  un  peuple  dévoué  et  un  parlement  uni.  »  Deux 
jours  après  cette  solennité  politique ,  M.  Disraeli  prononçait  à  Manchester 
un  discours  plus  remarquable  encore.  Il  était  accompagné  de  plusieurs 
membres  de  l'aristocratie,  et  pourtant  l'apparence  de  cette  réunion  était 
plus  modeste,  quoiqu'un  intérêt  vraiment  social  en  fût  l'objet.  Il  s'agissait 
de  distribuer  des  prix  à  une  assemblée  de  plusieurs  centaines  d'ouvriers 
fui,  après  le  travail  de  la  manufacture,  viennent  suivre  les  classes  du  soir 
des  mecJianics'  InstUutes.  M.  Disraeli  a  adressé  à  tous  ces  intéressans  travail- 
leurs une  de  ces  allocutions  cordiales,  sensées,  généreuses,  qui  relèvent  les 
classes  populaires,  qui  les  encouragent  et  les  soutiennent  dans  leurs  virils 
efforts,  qui  leur  apprennent  et  les  aident  à  monter  dans  l'échelle  sociale. 
Le  marquis  de  Ghandos  et  lord  Stanley  escortaient  M.  Disraeli ,  enfant  de 
ses  œuvres,  qui  donnait  à  ces  ouvriers  un  parlant  exemple  des  succès  que 
peuvent  obtenir  la  persévérance,  l'application  et  la  volonté  dans  une  société 
aristocratique.  Nos  ignorans  déclamateurs  qui  cherchent  à  exciter  de  détes- 
tables préjugés  et  de  grossières  passions  contre  le  prétendu  égoïsme  de 
l'aristocratie  anglaise  pourraient-ils  nous  citer  beaucoup  de  réunions  sem- 
blables dans  les  sociétés  qui,  comme  la  nôtre,  se  targuent  tant  de  leur  dé- 
mocratie ? 

L'Allemagne  a,  ces  jours  derniers,  donné  à  l'Europe  un  spectacle  unique  et 
digne  d'intérêt  à  divers  points  de  vue  :  nous  voulons  parler  des  fêtes  du 
centième  anniversaire  de  la  naissance  de  Schiller.  Ce  qui  frappe  dans  cette 
admirable  manifestation  nationale,  c'est  l'unanime  élan  avec  lequel  elle  a 
été  préparée,  organisée  et  célébrée  dans  toutes  les  parties  de  l'Allemagne. 
Un  trait  non  moins  singulier  de  ce  prodigieux  enthousiasme,  c'est  qu'un 
poète  en  soit  l'objet.  Dans  cette  époque  intermédiaire  du  xix*  siècle  si  mal 
disposée  pour  la  poésie,  dans  ce  temps  de  chemins  de  fer,  de  hauts-four- 


-ft^ 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  505 

neaux  et  de  crédits  mobiliers,  dans  Tannée  même  où  l'Europe,  ébranlée  par 
un  coup  de  tonnerre  imprévu,  n'a  oublié  un  instant  ses  préoccupations  in- 
dustrielles que  pour  se  hâter,  inquiète,  déconcertée,  frémissante,  de  fourbir 
ses  armes,  qui  eût  dit  que  quarante  millions  d'hommes  se  réuniraient  le 
même  jour  dans  la  même  pensée  et  le  même  acte,  et  que  cette  pensée  se- 
rait la  glorification  d'une  mémoire  poétique,  que  cet  acte  serait  la  célébra- 
tion d'un  jubilé  littéraire?  Car  il  ne  s'agit  point  ici  d'une  simple  fête  de  let- 
trés, d'une  solennité  académique  :  l'âme  d'un  peuple  entier  est  touchée  et 
se  répand  dans  ces  rassemblemens  et  ces  processions  aux  flambeaux  qui 
remplissent  du  bruit  et  de  l'éclat  de  leurs  patriotiques  émotions  les  cités 
germaniques.  Ah!  il  serait  doux  de  croire  qu'il  existe  au  moins  un  peuple 
en  Europe  qui  dans  toutes  ses  classes  professe  le  culte  de  la  gloire  hon- 
nête, pure,  intellectuelle,  vraiment  humaine,  qui  s'attache  aux  triomphes 
de  la  pensée,  du  cœur  et  de  l'art.  Il  y  a  en  vérité  assez  longtemps  que  les 
misérables  multitudes  vouent  une  stupide  idolâtrie  aux  représentans  de  la 
force  et  resserrent  elles-mêmes  le  joug  qui  les  dégrade  en  divinisant  leurs 
tyrans.  Souverains,  ministres,  généraux,  subissant  cette  fois,  bon  gré,  mal 
gré,  l'empire  de  l'opinion  unanime,  viennent  de  se  joindre  à  la  glorification 
du  poète  :  étrange  grimace,  car  jamais  prince,  empereur  ou  général,  jamais 
homme  de  carnage,  de  duplicité  et  d'oppression  n'a  reçu  en  Allemagne  un 
hommage  semblable  à  celui  qui  vient  d'être  décerné  au  pauvre,  à  l'honnête, 
au  brave  Schiller!  Certes,  si  un  poète  a  mérité  d'accomplir  un  tel  miracle 
par  la  puissance  du  souvenir  et  de  mettre  un  jour  dans  le  cœur  de  sa  patrie 
tant  de  joie,  de  reconnaissance  et  d'orgueil,  c'est  bien  Schiller  :  c'est  cette 
âme  stoïque  et  ardente  qui  n'a  jamais  trafiqué  de  l'inspiration,  qui  n'a  ja- 
mais consenti  à  laisser  dégrader  l'art  en  un  lâche  et  vil  épicurisme,  qui  a 
toujours  cru  et  a  prouvé  tant  de  fois  que  les  plus  beaux  accens  de  la  parole 
humaine  sont  ceux  que  lui  communique  la  passion  de  la  justice  et  de  la 
liberté.  Même  hors  d'Allemagne,  on  peut  comprendre  que  Schiller  ait  été^ 
l'objet  de  ce  grand  acte  de  dévotion  populaire.  Il  existe  encore  en  France, 
qu'on  veuille  bien  le  croire,  une  génération  qui  n'a  point  renié  les  nobles 
traditions  que  rappelle  de  l'autre  côté  du  Rhin  l'évocation  du  nom  de  Schil- 
ler. Schiller  a  été  un  de  ces  grands  contemporains  de  la  révolution  française 
parmi  lesquels  notre  réveil  libéral  répandit  tour  à  tour  tant  d'espérances, 
d'angoisses  et  de  cruelles  déceptions.  Ces  grands  hommes  étaient  fils  de 
notre  révolution,  car  ils  l'aimèrent,  ils  furent  fiers  d'elle,  ils  souffrirent  en 
elle  et  pour  elle,  et  maudirent  avec  les  meilleurs  d'entre  nous  ceux  qui  la 
souillèrent  et  la  pervertirent.  Schiller,  dans  cette  grande  patrie  des  aspi- 
rations et  des  espérances  libérales  qui  recrute  parmi  tous  les  peuples  l'élite 
des  esprits  et  des  âmes,  fut  un  des  nôtres,  et  nous  aussi  nous  avons  le  droit 
de  nous  associer  aux  témoignages  prodigués  par  son  pays  à  sa  mémoire. 

Mais  ne  nous  faisons  pas  d'illusion  :  ce  n'est  point  au  grand  poète  que  s'a- 
dresse exclusivement  la  manifestation  que  l'Allemagne  vient  d'accomplir.  Le 
génie  et  les  vertus  de  Schiller  l'ont  désigné  à  la  reconnaissance  enthousiaste 
de  ses  concitoyens,  mais  ils  n'ont  point  été  la  cause  unique  des  manifesta- 
tions actuelles.  L'anniversaire  de  la  naissance  de  Schiller  a  été  une  occasion 
pour  l'Allemagne  de  retrouver  et  d'exprimer,  ne  fût-ce  que  pour  un  moment 
fugitif,  son  unité  morale.  Les  souvenirs  ni  les  noms  de  politique  et  de  guerre 


506  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ne  fournissent  à  TAllemagne  des  occasions  semblables  :  au  lieu  de  lui  parler 
d'unité,  ils  ne  lui  rappellent  que  les  divisions  qui  ont  entravé  dans  la  confé- 
dération le  développement  d'une  vie  nationale.  C'est  le  privilège  et  l'honneur 
de  la  philosophie,  de  la  science  et  surtout  de  la  poésie  allemandes,  d'avoir  ap- 
pris, pour  ainsi  dire,  aux  peuplades  germaniques  qu'elles  sont  une  nation,  et 
qu'à  ce  titre  elles  peuvent  et  elles  doivent  entrer  dans  les  compétitions  in- 
tellectuelles et  politiques  de  la  société  européenne  avec  la  mission,  l'initia- 
tive, le  rang  et  la  puissance  d'un  gr^nd  peuple.  La  fête  célébrée  en  l'hon- 
neur de  Schiller  prouve  que  la  révélation  qui  lui  a  été  apportée  par  ses 
philosophes  et  ses  poètes  est  vivante  au  cœur  de  l'Allemagne ,  et  Schiller 
n'eût  pas  compté  comme  la  moindre  des  gloires  auxquelles  il  aspirait  la 
puissance  de  ralliement  qui  vient  d'être  reconnue  à  son  nom.  Les  politiques 
ne  voient  que  le  côté  le  plus  vulgaire  des  choses,  lorsqu'ils  disent  que 
Schiller  n'est  qu'un  prétexte  à  des  manifestations  tumultueuses.  Ils  assurent 
que  la  démocratie  pénètre  et  mène  l'agitation  qui  s'est  faite  à  l'occasion 
de  ce  jubilé.  Les  gouvernemens  le  savent,  ajoutent-ils;  c'est  volontairement 
qu'ils  ferment  les  yeux  et  les  oreilles.  Le  prétexte  est  trop  national  et  trop 
plausible  pour  qu'il  fût  prudent  de  mettre  obstacle  à  ces  démonstrations, 
tant  qu'elles  ne  dégénéraient  point  en  désordres  publics.  On  se  console  par 
la  pensée  que  ces  fêtes  sont  une  soupape  de  sûreté  par  laquelle  s'échappe 
le  sentiment  populaire,  et  l'on  se  résigne  à  ce  qu'on  ne  pourrait  empêcher 
sans  imprudence  et  sans  péril.  Nous  croyons  en  effet,  quant  à  nous,  que  les 
sentimens  politiques  ont  eu  grande  part  dans  cette  fête  nationale  ;  mais  si  la 
démocratie  allemande  a  seule  le  droit  de  répondre  à  ces  aspirations  patrio- 
tiques, si  les  gloires  les  plus  pures  et  les  plus  populaires  lui  appartiennent 
si  bien  qu'elle  peut,  en  les  évoquant,  faire  battre  tous  les  cœurs  à  l'unisson 
et  contraindre  les  cabinets  et  la  politique  officielle  à  dissimuler  leurs  dé- 
fiances et  leur  mauvais  vouloir,  à  capituler  prudemm»ent  devant  le  sentiment 
national,  il  faut  convenir  que  l'événement  du  jubilé  de  Schiller  est  d'un 
bon  augure  pour  elle,  et  il  faut  constater  qu'elle  vient  d'obtenir  un  succès 
qui  doit  retentir  dans  les  progrès  libéraux  de  l'Allemagne.  Tout  au  moins 
y  a-t-il  là  une  compensation  aux  mécomptes  qui  ont  jusqu'à  présent  paralysé 
les  efforts  de  l'association  récemment  formée  pour  la  révision  de  la  constitu- 
tion fédérale. 

Cette  association,  qui  avait  paru  se  mettre  à  l'œuvre  de  si  grand  cœur, 
n'a  rien  produit  encore.  Quelles  sont  les  causes  de  cette  immobilité,  sinon 
de  cette  retraite  des  meneurs  du  mouvement  réformiste?  11  ne  faut  point 
les  chercher  dans  le  refus  que  les  autorités  de  Francfort  ont  opposé  à  la  de- 
mande des  chefs  de  l'association  allemande,  qui  voulaient  établir  dans  cette 
ville  libre  le  siège  de  leur  propagande.  L'organisation  de  l'association  en  a 
été  tout  au  plus  retardée,  puisqu'elle  a  trouvé  un  asile  dans  les  états  du  duc 
Ernest  de  Saxe-Co bourg.  C'est  dans  les  difficultés  pratiques  de  son  entreprise 
que  l'association  a  rencontré  les  obstacles  qui  l'ont  arrêtée.  Parmi  ces  diffi- 
cultés, la  plus  grande  est  de  définir  avec  précision  l'étendue  et  la  portée  de 
la  réforme.  Il  n'a  pas  été  possible  aux  promoteurs  de  s'entendre  sur  ce  point. 
Les  programmes  de  Hanovre  et  d'Eisenach  indiquaient  dans  l'hégémonie  de 
la  Prusse  les  garanties  d'unité  d'action  poursuivies  dans  la  réforme  du  pacte 
fédéral.  Cette  tendance  en  tout  temps  aurait  soulevé  des  objections  énergi- 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  507 

qiies  dans  rAllemagne  méridionale,  où,  sans  parler  des  intérêts  si  contraires 
des  petits  souverains,  les  populations  sont  séparées  de  la  Prusse  par  les 
mœurs,  par  la  religion,  par  les  répugnances  que  leur  inspire  ce  qu'elles  ap- 
pellent la  morgue  prussienne.  Toutefois,  dans  les  circonstances  actuelles, 
un  sentiment  plus  vif  encore  aliénait  à  la  Prusse  TAllemagne  méridionale.  Il 
nous  est  pénible  de  le  «lire,  ce  sentiment  est  lui-même  engendré  par  l'esprit 
d'hostilité  que  notre  guerre  d'Italie  a  réveillé  contre  la  France  au  sein  des 
populations  germaniques.  Il  faut  avoir  le  courage  de  se  l'avouer  :  notre  der- 
nière guerre  ne  nous  a  point  fait  d'amis.  Quelques  esprits,  aussi  frivoles  que 
vains,  peuvent  se  consoler  de  cet  inconvénient  en  se  répétant  à  eux-mêmes 
que  nous  sommes  redevenus  la  grande  nation,  que  nous  sommes  la  première 
puissance  du  monde,  et  que  l'idée  seule  de  l'irrésistible  impétuosité  de  nos 
soldats  fait  trembler  l'Europe.  Ce  sont  là  d'étranges  politiques,  et  qui  en- 
tendent singulièrement  les  intérêts  et  l'honneur  de  leur  pays.  Pour  nous, 
qui  sommes  loin  de  regarder  la  peur  et  les  sentimens  haineux  qu'elle  in- 
spire comme  un  moyen  d'étendre  l'influence  d'un  grand  peuple;  pour  nous, 
qui  souhaitons  à  notre  pays  l'influence  qui  s'acquiert  par  le  spectacle  d'in- 
stitutions qui  relèvent  la  dignité  humaine,  par  l'initiative  bienfaisante  de  la 
pensée,  par  le  prestige  des  lettres,  par  l'ensemble  et  l'impulsion  des  progrès 
politiques  et  sociaux,  nous  gémissons  de  voir  se  rallumer  des  animosités  na- 
tionales qui 'nous  ont  été  autrefois  si  funestes  à  nous-mêmes.  Voilà  ce  qui 
s'est  malheureusement  passé  cette  année  à  notre  égard  en  Allemagne,  tous 
les  témoignages  en  font  foi.  Nous  n'en  signalerons  ici  qu'un  indice,  c'est  le 
discrédit  dans  lequel  la  presse  française,  à  très  peu  d'exceptions  près,  est 
tombée  au-delà  du  Rhin,  dans  des  contrées  où  elle  était  autrefois  accueillie 
avec  un  empressement  si  sympathique.  Pour  revenir  à  la  question  qui  nous 
occupe,  nous  sommes  forcés  de  reconnaître  que  l'on  reproche  à  la  Prusse, 
dans  l'Allemagne  méridionale,  la  politique  d'abstention  et  de  lenteur  qu'elle 
a  suivie  dans  la  dernière  guerre  d'Italie  :  la  passion  et  le  préjugé  populaires 
ne  lui  pardonnent  pas  de  n'avoir  point  pris  parti  contre  nous,  et  lui  font  un 
crime  de  la  sagesse  de  cette  temporisation  qui  nous  a  préservés  des  terribles 
calamités  d'une  guerre  européenne.  Les  auteurs  des  programmes  de  Hanovre 
et  d'Eisenach  avaient  espéré  surmonter  les  dissentimens  de  l'Allemagne  mé- 
ridionale en  convoquant  une  réunion  nouvelle,  en  se  donnant  cette  fois  ren- 
dez-vous à  Francfort.  Là,  sur  la  lisière  des  deux  AUemagnes,  on  pensait 
qu'il  serait  plus  facile  de  s'entendre  avec  les  réformistes  du  sud  sur  la  ré- 
daction d'un  programme  nouveau.  Cet  espoir  a  été  à  peu  près  déçu.  L'Al- 
lemagne du  sud  envoya  beaucoup  moins  de  représentans  à  la  réunion  que 
l'Allemagne  du  nord.  Les  représentans  du  nord  auraient  voulu  conserver  les 
programmes  de  Hanovre  et  d'Eisenach  ;  ceux  du  sud  repoussaient  l'hégémo- 
nie prussienne,  qui,  à  les  entendre,  devait  frapper  de  stérilité  leur  propa- 
gande. Pour  prévenir  une  scission  qui  aurait  fait  avorter  l'association,  l'on 
fut  obligé  de  s'arrêter  à  un  moyen  terme  :  l'on  a  adopté  un  programme  qui 
ne  précise  ni  la  portée  du  mouvement  de  réforme,  ni  les  moyens  pratiques 
que  l'on  compte  mettre  en  œuvre.  Un  comité  permanent  a  été  institué,  dont 
les  attributions  et  l'action  ont  également  été  laissées  dans  le  vague.  Cette 
transaction,  en  effaçant  les  traits  les  plus  prononcés  du  mouvement  réfor- 


508  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

niiste,  en  a^ restreint  la  marche  et  Ténergie;  l'association,  obligée  de  garder 
une  attitude  expectante,  ne  fait  plus  guère  parler  d'elle. 

La  question  de  réforme  est  cependant  posée  :  elle  est  posée  dans  les  es- 
prits, car  ceux  même  qui  répugneraient  le  plus  à  une  refonte  radicale  du 
pacte  fédéral  se  sentent  mal  à  l'aise  dans  les  institutions  actuelles;  elle  est 
posée  dans  les  faits,  car  plusieurs  états  secondaires,  ont  présenté  à  la  diète 
un  projet  de  réforme  partielle  concernant  l'organisation  militaire  de  la  con- 
fédération. On  souhaite  une  réforme,  personne  n'en  conteste  la  nécessité; 
mais  personne,  que  nous  sachions,  n'en  indique  avec  netteté  les  moyens  pra- 
tiques. Tout  le  monde  sent  que  l'Allemagne  pour  son  honneur,  d'autres  di- 
sent pour  sa  sécurité  comme  nation,  a  besoin  de  se  mouvoir  avec  plus  de 
promptitude  et  d'unité  dans  sa  politique  extérieure  et  dans  son  action  mili- 
taire. La  loi  actuelle  de  la  confédération  a  été  trop  souvent  mise  à  l'épreuve 
pour  que  l'on  puisse  soutenir  qu'elle  répond  suffisamment  à  ce  besoin  na- 
tional. Mais  comment  concilier  les  intérêts  compliqués  et  contraires  qui 
s'agitent  dans  le  lien  si  relâché  de  la  confédération  germanique?  Pour  que 
la  réforme  fût  eflicace  et  sérieuse,  il  faudrait  que  chacun  des  petits  états  fît 
le  sacrifice  d'une  partie  de  ses  droits  de  souveraineté.  Des  maisons  princières 
ne  font  jamais  spontanément  de  tels  sacrifices,  car  elles  craignent,  de  con- 
cession en  concession,  d'être  entraînées  à  une  abdication  totale.  De  là  cette 
obstination  égoïste  des  petites  cours  allemandes  à  défendre  l'intégrité  ac- 
tuelle de  leurs  droits  souverains,  de  là  encore  cette  politique  d'autonomie 
à  outrance  entée  sur  une  fureur  de  conservation  que  les  Allemands  dési- 
gnent du  nom  de  particularisme.  Cette  politique,  dans  ses  exagérations, 
n'est  pas  seulement  funeste  aux  intérêts  généraux  de  l'Allemagne,  elle  est 
contraire  aux  intérêts  des  populations.  Plusieurs  des  petits  états  sont  très 
mal  gouvernés  ;  tous  sont  gouvernés  trop  chèrement  à  cause  de  la  multipli- 
cité des  listes  civiles,  qui  imposent  à  l'Allemagne  des  frais  généraux  de  gou- 
vernement hors  de  proportion  avec  les  ressources  des  peuples  et  les  services 
administratifs  réellement  rendus.  Les  populations  qui  gémissent  sous  des  gou- 
vernemens  impopulaires  fournissent  ses  recrues  au  parti  unitaire  et  invo- 
quent l'hégémonie  prussienne.  Dans  les  états  tolérablement  gouvernés,  les 
souverains  font  vibrer  habilement  au  profit  du  particularisme  ces  cordes 
sensibles  qui,  par  la  diversité  des  religions,  des  mœurs,  des  traditions  in- 
tellectuelles, attachent  les  populations  aux  agglomérats  dont  elles  ont  fait 
partie  depuis  des  siècles.  En  somme  pourtant,  le  penchant  comme  l'intérêt 
populaire  inclinent  décidément  vers  cette  simplification  de  la  machine  fédé- 
rale, regardée  par  les  cours  comme  une  abomination  et  un  danger  révolu- 
tionnaire; mais  Je  particularisme  des  petits  états  trouve  un  appui  contre 
cette  loi  de  progrès,  qu'il  essaie  de  calomnier,  en  la  dénonçant  sous  le  nom 
de  révolution,  dans  les  vicissitudes  de  l'antagonisme  des  deux  grandes  puis- 
sances allemandes,  la  Prusse  et  l'Autriche.  La  légalité  étroite  qui  régit  la 
confédération  a  donc  toujours  pour  elle  la  prépondérance  des  intérêts  et  des 
forces  qu'elle  a  créés  et  qu'elle  abrite.  Il  semble  que,  pour  que  cette  légalité 
pût  être  réformée  par  les  voies  légales,  il  faudrait  des  miracles  de  sagesse 
et  d'abnégation  chez  les  princes,  de  patience  et  de  docilité  chez  les  peuples. 
A  défaut  de  miracles,  on  ne  peut  compter  que  sur  la  préparation  progrès- 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  509 

sive  des  esprits,  secondée  un  jour  ou  l'autre  par  l'imprévu  et  la  force  des 
événemens. 

Nous  notons,  parmi  les  faits  préparatoires,  la  proposition  présentée  à  la 
diète  par  quelques  états  secondaires,  et  tendant  à  la  révision  de  l'organi- 
sation militaire  de  la  confédération.  Cette  proposition  est  une  niche  que  les 
petites  cours  ont  voulu  faire  à  la  Prusse.  C'est  la  Prusse,  disent-elles,  non 
sans  raison,  qui  encourage  sous  main  l'agitation  réformiste,  tout  en  désap- 
prouvant officiellement  les  tendances  du  mouvement  qui  seraient  dirigées 
contre  les  droits  des  princes  confédérés  ;  c'est  la  Prusse  qui  pour  couvrir  la 
faiblesse  et  l'irrésolution  de  sa  politique  pendant  la  guerre  d'Italie,  objec- 
tait les  vices  de  l'organisation  militaire  de  la  confédération.  La  jeune  Prusse, 
la  Prusse  libérale,  qui  pousse  aux  réformes,  n'en  propose  pas;  elle  signale  les 
vices  de  la  machine  fédérale,  sans  indiquer  aucun  remède.  Les  états  secon- 
daires ont  cru  faire  un  habile  coup  de  partie  en  mettant  un  terme  à  ces  am- 
biguïtés de  la  politique  prussienne.  «  En  gardant  la  conviction  que  les  insti- 
tutions fédérales  suffisent  à  toutes  les  crises,  pourvu  qu'elles  soient  exécutées 
avec  sincérité  et  bonne  foi,  »  les  petites  cours  ont  proposé  à  la  diète  de  faire 
examiner  les  réformes  dont  la  constitution  militaire  serait  susceptible,  se 
montrant  en  même  temps  disposées  à  accueillir  avec  empressement  toute 
proposition  de  réforme  des  institutions  fédérales  qui,  bien  entendu,  ne  vio- 
lerait pas  les  bases  légales  de  la  constitution  existante.  Dans  la  pensée  des 
états  secondaires,  c'était  une  mise  en  demeure  signifiée  à  la  Prusse.  La 
proposition  a  été  renvoyée  au  comité  militaire,  qui  a  présenté  son  rapport 
dans  la  dernière  séance.  Il  n'est  pas  douteux  que  la  révision  ne  soit  votée  à 
l'unanimité;  reste  à  savoir  quelles  en  seront  les  conséquences  pratiques.  En 
attendant,  une  nouvelle  proposition  de  réforme  a  été  présentée  par  le  gou- 
vernement de  Bade.  Il  s'agit  cette  fois  d'établir  un  tribunal  fédéral.  L'opi- 
nion réclame  depuis  longtemps  en  Allemagne  l'institution  d'un  tribunal  supé- 
rieur, qui  serait  appelé  à  connaître  non-seulement  des  questions  litigieuses 
qui  s'élèvent  entre  les  états  de  la  confédération,  mais  encore  des  plaintes 
que  peuvent  avoir  à  formuler  les  corporations  constitutionnelles  et  même 
les  simples  citoyens  contre  les  actes  arbitraires  de  leurs  gouvernemens.  Un 
projet  avait  été  élaboré  dans  ce  sens  lors  des  conférences  de  Dresde  en 
1851  ;  il  n'en  avait  plus  été  question  depuis  cette  époque.  On  comprend  l'im- 
portance qu'aurait  la  proposition  badoise ,  si  elle  répondait  aux  vœux  tout 
entiers  de  l'opinion.  On  dit  qu'elle  n'a  point  cette  étendue,  et  qu'elle  res- 
treint l'autorité  du  tribunal  projeté  aux  simples  litiges  entre  états.  Nous  at- 
tendons, pour  en  apprécier  la  portée,  la  publication  officielle  de  la  proposi- 
tion badoise. 

L'antagonisme  de  la  Prusse  et  de  l'Autriche  vient  au  surplus  de  se  réveiller 
sur  une  question  qui  a  passionné  l'Allemagne  il  y  a  neuf  ans;  est-ce  de  cette 
nouvelle  lutte  que  sortiront  les  événemens  qui  peuvent  seuls  seconder  une 
sérieuse  réforme  fédérale  ?  Le  champ  de  bataille  est  le  même  que  celui  qui 
porta  autrefois  malheur  à  la  politique  prussienne  :  c'est  la  Hesse  électorale. 
On  se  souvient  des  tristes  aventures  de  ce  pays,  à  qui  sa  constitution  fut 
enlevée  parce  que  ses  représentans  refusaient  de  sanctionner  la  dilapidation 
avérée  -de  ses  finances,  que  son  prince  livrait  au  despotisme  d'un  ministre 
aventurier,  M.  Hassenpflug,  lequel  avait  été  forcé,  par  une  condamnation 


510  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

correctionnelle,  de  quitter  le  service  prussien.  La  Prusse  avait  en  1850  pris 
parti  pour  les  Hessois  contre  leur  scandaleux  gouvernement,  dont  l'Autriche 
avait  épousé  la  triste  cause.  Le  conflit  allait  arriver  jusqu'au  choc  militaire 
des  deux  grandes  puissances  allemandes,  lorsque  la  Prusse,  battant  en  re- 
traite, fut  obligée,  sous  la  pression  de  la  Russie,  de  céder  aux  exigences  de 
l'altier  ministre  autrichien,  le  prince  Félix  Schwarzenberg.  La  Prusse  veut- 
elle  effacer  aujourd'hui  la  disgrâce  d'OUmiitz?  Certes  les  chances  sont  en  ce 
moment  pour  elle.  Ce  n'est  plus  le  vacillant  Frédéric-Guillaume  qui  est  à 
la  tête  du  gouvernement;  c'est  le  prince  régent,  dont  la  fierté  fut  si  affectée 
par  les  humiliations  de  1850.  Le  cabinet  actuel  de  Berlin,  bien  qu'il  n'ait 
point  fait  encore  ses  preuves  de  résolution  et  d'énergie,  n'a  pas  hérité  sans, 
doute  de  la  pliante  humilité  de  M.  de  Manteuffel. 

L'entrevue  intime  de  Breslau  est  la  contre-partie  des  sévères  admoni- 
tions que  l'empereur  Nicolas  lançait  à  la  Prusse  en  1850.  La  Prusse  peut 
donc  prendre  sa  revanche  du  douloureux  échec  que  lui  a  valu,  il  y  a  dix 
ans,  la  Hesse  électorale.  Voici  que  la  question  renaît  aujourd'hui  :  c'est 
toujours  la  constitution  hessoise  de  1831  qui  est  l'objet  du  litige.  Après  011- 
mùtz,  le  procès  fut  fait  à  cette  constitution,  qui  de  1831  à  18Zi9  avait  paisi- 
blement fonctionné,  sans  que,  dans  cette  longue  période  de  réaction,  la 
diète  y  eût  rien  trouvé  à  redire.  Enfin  le  27  mars  1852  la  diète  décida  que 
cette  constitution  était  dans  ses  dispositions  essentielles  en  contradiction 
avec  la  loi  fédérale  et  devait  être  abolie.  L'électeur  de  Hesse  fut  invité  à  oc- 
troyer une  constitution  nouvelle,  et,  après  s'être  concerté  avec  des  chambres 
élues  en  vertu  d'une  loi  électorale  également  octroyée,  à  soumettre  la  con- 
stitution à  la  sanction  définitive  de  la  diète.  Voilà  sept  ans  que  la  constitu- 
tion de  1852  est  l'objet  d'interminables  débats  entre  le  gouvernement  et  les 
chambres  de  la  Hesse  électorale  sans  que  l'électeur  et  son  parlement  se 
puissent  mettre  d'accord  sur  plusieurs  points  importans.  L'affaire  a  donc  été 
soumise  de  nouveau  à  la  diète  fédérale  et  renvoyée  par  celle-ci  à  l'examen 
d'une  commission  qui  vient  de  formuler  des  propositions  qu'elle  croit  de 
nature  à  concilier  les  prétentions  rivales.  Or,  avant  le  vote  de  la  diète,  la 
Prusse  a  adressé  aux  divers  gouvernemens  fédéraux  un  mémoire  dans  lequel 
elle  prouve  que  la  constitution  de  1831  n'avait  pu  être  abolie  par  le  vote  de 
la  diète  du  27  mars  1852,  que  ce  vote  l'avait  seulement  suspendue,  et  que, 
puisque  le  gouvernement  et  les  chambres  de  la  Hesse  électorale  n'ont  pu 
s'entendre  sur  une  constitution  nouvelle,  il  ne  reste  d'autre  solution  que  de 
revenir  à  l'ancienne.  La  conclusion  de  la  Prusse  est  donc  que  la  constitution 
soit  remise  en  vigueur,  et  qu'on  laisse  au  gouvernement  et  aux  chambres  de 
Hesse  le  soin  de  supprimer  les  dispositions  qui  seraient  contraires  au  droit 
fédéral.  A  la  publicité  donnée  au  mémoire  prussien,  l'Autriche  vient  de  ré- 
pondre en  publiant  un  mémoire  sur  la  même  question  qu'elle  avait  adressé, 
vers  la  fin  du  mois  dernier,  à  ses  confédérés.  Sur  le  point  de  droit,  le  cabinet 
de  Vienne  ne  partage  pas  l'opinion  de  la  Prusse  :  il  soutient  que  la  marche 
proposée  par  celle-ci  serait  contraire  et  à  l'autorité  de  la  diète  germanique 
et  aux  vrais  intérêts  de  la  Hesse  électorale,  et  que  c'est  dans  la  constitution 
de  1852  qu'il  faut  chercher  les  élémens  d'un  arrangement.  Voilà  quelle  af- 
faire agite  en  ce  moment  l'Allemagne,  divise  la  diète,  et  met  aux  prises  la 
Prusse  et  l'Autriche:  L'on  n'ira  point  assurément  aux  mêmes  extrémités 


REVUE.  CHRONIQUE.  511 

qu'en  1850,  et  nous  espérons  que  cette  fois  FAutriche  aura  le  dessous.  Ces 
longues  chicanes  par  lesquelles  l'Autriche  a  soutenu  depuis  si  longtemps  le 
mauvais  gouvernement  de  Hesse,  cette  page  de  l'histoire  contemporaine  de 
la  confédération  germanique  et  du  rôle  qu'y  joue  la  cour  de  Vienne  soute- 
nant un  prince  violateur  de  la  constitution  de  son  pays  contre  de  paisibles 
et  honnêtes  populations  qui  n'invoquent  que  le  respect  de  la  loi,  n'est-ce 
point  là  une  leçon  instructive  au  moment  où  l'on  veut  gratifier  l'Italie 
d'une  hypothétique  organisation  fédérative,  dans  laquelle  les  princes  autri- 
chiens devraient  payer  leur  restauration  de  constitutions  octroyées  ? 

Quant  à  la  cour  de  Berlin,  à  laquelle  on  reproche,  souvent  avec  trop  de 
raison,  ses  incertitudes  et  ses  hésitations  contradictoires,  elle  rencontre  ici 
une  occasion  unique  'de  faire  acte  de  consistance  et  de  vigueur,  et  de  prou- 
ver au  libéralisme  allemand,  qui  peut  seul  lui  donner  la  force  et  l'ascendant 
auxquels  elle  aspire,  qu'elle  ne  faillira  plus  désormais  à  la  défense  de  la 
liberté  et  de  la  justice.  Malheureusement  ces  hésitations  contradictoires  sont 
la  maladie  chronique  du  gouvernement  prussien.  11  vient  de  le  laisser  voir 
encore,  à  propos  des  fêtes  de  Schiller,  dans  les  ordres  et  les  contre-ordres 
donnés  tour  à  tour  par  la  police  de  Berlin.  Nous  n'insisterons  pas  sur  ces 
maladresses  :  elles  ont  été  réparées  par  la  façon  dont  le  prince  régent  s'est 
uni  à  la  fête  nationale.  Nous  ne  relèverons  qu'une  anecdote  qui  peint  d'une 
façon  comique  les  petitesses  qui  se  mêlent  aux  luttes  politiques  en  Allema- 
gne, qui  illustre  les  irrésolutions  prussiennes,  et  qui  montre  que  la  rivalité 
et  la  jalousie  des  deux  grandes  puissances  allemandes  se  poursuivent  même 
dans  les  choses  les  plus  mesquines.  On  sait  que  la  garnison  de  Francfort  est 
composée  de  troupes  prussiennes  et  de  troupes  autrichiennes.  Le  comité 
qui  organisait  dans  cette  ville  la  fête  séculaire  de  Schiller  avait  prié  le  com- 
mandant prussien  de  mettre  à  sa  disposition  les  chevaux  de  l'artillerie  pour 
la  procession  qui  devait  être  le  plus  brillant  épisode  de  la  fête.  Le  comman- 
dant prit,  dit-on,  les  ordres  du  ministère  de  la  guerre  à  Berlin,  lequel  ré- 
pondit par  un  refus.  Le  comité  s'adressa  alors  au  commandant  autrichien, 
et  celui-ci  s'empressa  de  prêter  ses  chevaux.  A  peine  en  fut-on  informé  à 
Berlin,  que  l'on  craignit  de  voir  la  Prusse  battue  en  popularité  par  l'Autri- 
che, et  qu'un  ordre  péremptoire  enjoignit  au  commandant  prussien  de 
mettre  tous  ses  chevaux  à  la  disposition  du  comité.  L'âme  de  Schiller  n'aura 
pas  aperçu  ces  misères  du  monde  officiel,  glorieusement  couvertes  par  le 
cordial  enthousiasme  du  peuple  allemand.  Si  nous  y  prenons  garde  nous- 
mêmes,  c'est  pour  supplier  le  gouvernement  prussien  d'en  finir  avec  ces 
hésitations  maladroites  et  ridicules,  et  de  se  guérir  une  bonne  fois  de  cette 
danse  de  Saint-Guy  qui  contracte  et  fait  trop  souvent  grimacer  sa  politique» 
car  cette  infirmité  ne  nuit  pas  à  lui  seul  :  elle  fait  tort  aux  intérêts  et  aux 
principes  dont  la  Prusse  est  appelée  à  être  en  Allemagne  l'avocat  persévé- 
rant, et  au  besoin  le  ferme  soldat. 

Nous  finissons  cette  longue  excursion  en  Allemagne.  En  revenant  à  la 
France,  nous  éprouvons  le  besoin  de  compléter  les  pensées  que  nous  ex- 
primions en  commençant  ces  pages.  Nous  montrions  dans  la  politique  exté- 
rieure les  fâcheux  effets  du  resserrement  que  la  vie  publique  a  depuis  huit 
ans  éprouvé  parmi  nous.  Les  circonstances  et  les  institutions  ont  pu  contri- 
buer à  la  léthargie  que  nous  déplorons;  mais  nous  croyons  qu'il  faut  aussi 


512  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  accuser  les  hommes,  non  pas  ceux  qui  font  profession  de  craindre  et  de 
haïr  la  liberté,  mais  ceux  qui,  en  ayant  connu  les  nobles  émotions  et  en  ayant 
senti  la  bienfaisante  influence,  se  sont  laissé  vaincre  et  décourager  par  les 
événemens.  Il  y  a  parmi  ceux-là  des  hommes  éprouvés  qui  ont  dû  à  la  liberté 
l'honneur  de  leur  nom  et  l'autorité  de  leur  talent  sur  leurs  contemporains, 
puissance  précieuse  qu'il  leur  a  plu  de  laisser  inactive  ;  il  y  a  aussi  des 
hommes  jeunes  qui  n'ont  pas  trouvé  en  eux  assez  de  chaleur  et  assez  de  foi 
pour  tenter  des  efl'orts  qui  leur  paraissaient  devoir  demeurer  stériles.  Les 
uns  et  les  autres  ont  semblé  croire  que  le  fait  pouvait  longtemps  dominer 
l'idée,  que  la  chose  pouvait  vaincre  l'esprit.  Leur  excuse  apparente  était  le 
rétrécissement  prodigieux  du  cercle  où  s'était  autrefois  exercée  l'activité 
publique  ;  mais  en  dehors  et  au-dessus  des  contingences  de  la  politique  cou- 
rante, la  vaste  et  haute  sphère  des  idées  générales,  des  principes  sociaux, 
de  la  philosophie  politique  et  de  l'histoire  animée,  ne  demeurait-elle  pas 
ouverte?  Puis  la  cause  de  la  liberté  était  malheureuse.  N'est-ce  pas  le  plus 
merveilleux  des  stimulans  pour  les  âmes  chaleureuses  et  pour  les  talens 
qui  sentent  leur  sève  de  servir  une  noble  cause  dans  ses  revers  et  de  re- 
conquérir pied  à  pied  avec  elle  et  pour  elle  le  terrain  perdu?  Nous  avons 
donc  tous,  sauf  un  petit  nombre,  été  coupables  du  marasme  intellectuel  et 
moral  qui  a  envahi  la  France.  Parmi  cette  élite  qu'il  faut  excepter  figure 
en  première  ligne  l'auteur  des  Souvenirs  et  Réflexions  politiques  d'un  Jour- 
naliste, M.  Saint-Marc  Girardin.  L'illustre  journaliste,  puisqu'il  se  pare  fiè- 
rement de  ce  titre,  qui  dans  quelques  bouches  grossières  est  presque  devenu 
une  injure,  n'a  jamais  désespéré  du  succès  de  notre  cause  et  n'a  jamais 
cessé  d'y  travailler.  On  admire  justement  l'esprit  de  M.  Saint-Marc  Girar- 
din; mais  ce  que  nous  admirons  plus  que  son  esprit,  c'est  son  bon  sens; 
plus  que  son  bon  sens,  c'est  sa  constance  dans  les  opinions  libérales  de  sa 
jeunesse.  Nous  ne  pouvons  songer  ici  à  apprécier  un  livre  qui  demanderait 
une  étude  spéciale,  et  qui  restera  comme  une  des  pages  les  plus  brillantes  et 
les  plus  instructives  de  l'histoire  des  idées  politiques  de  notre  époque.  Il  nous 
suffira,  pour  en  indiquer  l'intérêt,  de  dire  que  M.  Saint-Marc  Girardin  y  a 
réuni  les  plus  importantes  discussions  qu'il  a  soutenues  dans  le  Journal  des 
Débats,  en  joignant  aux  anciens  articles  qu'il  a  reproduits  un  commentaire 
où  ses  jugemens  d'autrefois  sont  contrôlés  par  l'expérience  présente.  On 
pressent  les  jeux  de  lumière  qui  sortent  de  ces  fines  et  sagaces  confronta- 
tions du  présent  avec  un  passé  tout  à  la  fois  si  rapproché  et  si  éloigné  de 
nous.  M.  Saint-Marc  Girardin  peut  ainsi  éclairer  les  erreurs  et  les  défauts 
des  deux  époques  et  dégager  de  cette  étude  de  nobles  et  sûres  leçons 
pour  l'avenir.  Là  est  la  portée  utile  et  féconde  de  son  livre.  Au  lieu  de  dé- 
courager et  de  restreindre  son  libéralisme,  l'expérience  l'a  élargi.  C'est 
ainsi  que  M.  Saint-Marc  Girardin  rejoint  les  tendances  de  la  nouvelle  école 
libérale  française  qui  veut  oublier  les  divisions  factices  de  partis  qui  n'ont 
plus  de  sens  pour  les  générations  contemporaines,  et  s'asseoir  sur  l'immense 
base  de  notre  démocratie,  qui  ne  sera  une  démocratie  véritable  que  le  jour 
où  l'édifice  de  ses  institutions  sera  enfin  couronné  par  la  liberté. 

E.    FORCADE. 


V.  DE  Mars. 


M"   RÉCAMIER 


Souvenirs  et  Correspondance  tirés  des  papiers  de  Mme  Récamier,  2  vol.  iii-S",  Ï859. 


Ce  livre  est  un  monument  de  piété  filiale.  La  piété  filiale  n'est 
pas  rare,  ni  prompte,  quand  la  mort  lui  enlèVe  l'objet  de  son  culte, 
à  se  dissiper  dans  l'oubli,  ce  honteux  remède  aux  souffrances  du 
cœur.  C'est  l'un  des  sentimens  qui  sont  le  fait  de  notre  destinée, 
non  de  notre  choix,  et  auxquels  Dieu  semble  avoir  voulu  attacher  le 
beau  caractère  de  la  durée,  comme  pour  nous  rappeler  sans  cesse 
que  nos  propres  œuvres  restent  flottantes,  et  qu'aux  siennes  seules 
il  appartient  de  ne  pas  changer.  La  piété  fdiale  qui  a  voulu  faire 
revivre  pour  le  public  M""^  Récamier  a  quelque  chose  de  particulier 
et  d'original  :  elle  est  un  sentiment  à  la  fois  naturel  et  libre,  venu  en 
même  temps  de  la  destinée  et  de  la  volonté  humaine.  M™*  Récamier 
n'avait  et  ne  devait  point  avoir  d'enfans.  «  Après  avoir  pris  les  eaux 
d'Aix  et  en  revenant  en  Touraine  rejoindre  M""*  de  Staël,  elle  s'étairt 
arrêtée  deux  ou  trois  jours  en  Bugey  pour  y  visiter  une  des  sœurs 
de  son  mari  qui  habitait  ordinairement  Belley,  petite  ville  très  voi- 
sine de  la  frontière  de  Savoie.  Ce  fut  là  que,  séduite  par  la  physio- 
nomie d'une  petite  fille  de  sa  belle-sœur.  M™*  Récamier  eut  l'idée 
d'emmener  et  d'adopter  cette  enfant.  La  proposition  qu'elle  en  fit 
aux  parens  fut  d'abord  acceptée  avec  reconnaissance;  puis,  au  mo- 
ment du  départ,  le  sacrifice  sembla  trop  cruel  à  la  jeune  mère,  et 
ce  projet  ne  se  réalisa  pas.  Quelques  mois  plus  tard.  M™*'  Cyvoct 
ayant  succombé,  à  vingt-neuf  ans,  à  une  maladie  de  poitrine,  M.  Ré- 

TOME  XXIV.    —  1"   DÉCEMBRE  1859.  33 


514  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

camier  renouvela,  au  nom  de  sa  femme,  la  proposition  de  se  char- 
ger de  sa  petite-nièce,  et  l'enfant,  alors  âgée  de  cinq  ans,  fut  envoyée 
à  Paris  au  mois  d'août  4811.  »  C'est  cette  enfant.  M"*  Cyvoct,  au- 
jourd'hui M*""  Lenormant,  qui  publie  les  Souvenirs  de  M°"  Récamier. 
La  tante  a  été  une  mère,  une  mère  qui  avait  choisi  sa  fille.  La  fille, 
après  trente-huit  ans  de  vie  commune  et  dix  ans  de  mort,  porte  à 
sa  mère  adoptive  une  tendresse  au  moins  filiale,  autant  d'admiration 
que  de  tendresse,  et  un  ardent  désir  d'attirer  encore  aujourd'hui  à 
l'objet  de  son  culte,  de  la  part  de  tout  le  monde,  tous  les  hommages 
de  cœur  et  d'esprit  qu'elle  lui  offre  tous  les  jours. 

Il  est  presque  également  beau  d'inspirer  et  d'éprouver  un  senti- 
ment si  passionnément  tendre  et  fidèle.  Fût-il  seul,  ce  fait  suffirait 
pour  donner  au  livre  qui  le  retrace  un  caractère  rare  et  un  vif  inté- 
rêt; mais  un  autre  fait  plus  singulier  s'y  rencontre  à  chaque  page. 
Cette  admiration  passionnée,  cette  affection  constante,  ce  goût  insa- 
tiable pour  sa  société,  sa  conversation,  son  amitié,  M™*  Récamier  les 
a  inspirés  non-seulement  à  sa  fille  adoptive,  à  ses  relations  intimes, 
mais  à  tous  ceux  qui  l'ont  approchée  et  connue,  aux  femmes  comme 
aux  hommes,  aux  étrangers  comme  aux  Français,  aux  princes  et  aux 
bourgeois,  aux  saints  et  aux  mondains,  aux  philosophes  et  aux  ar- 
tistes, aux  adversaires  comme  aux  partisans  des  idées  et  des  causes 
qui  avaient  sa  préférence ,  bien  plus,  à  ses  rivales  dans  les  affaires 
de  cœur  presque  autanliqu'à  ceux-là  mêmes  dont  elle  leur  enlevait 
la  possession. 

Je  veux  rappeler  et  réunir  autour  de  cette  idole  ses  principaux  et 
très  divers  adorateurs.  Ce  cortège  peut  seul  donner  une  juste  idée 
de  son  charme  et  de  son  empire. 

M™*  Récamier  entra  dans  le  monde  à  une  époque  triste  et  impure, 
sous  le  régime  du  directoire,  c'est-à-dire  des  conventionnels  après 
le  règne  et  la  chute  de  la  convention,  républicains  sans  foi,  révolu- 
tionnaires décriés,  lassés  et  corrompus,  mais  point  éclairés  ni  rési- 
gnés, exclusivement  préoccupés  de  leur  propre  sort,  se  sentant 
mourir  et  prêts  à  tout  faire  pour  vivre  encore  quelques  jours,  des 
crimes  ou  des  bassesses,  la  guerre  ou  la  paix,  ardens  à  s'enrichir  et 
à  se  divertir,  avides,  prodigues  et  licencieux,  et  se  figurant  qu'avec 
Téchafaud  de  moins,  un  laisser-aller  cynique  et  des  fêtes  interrom- 
pues au  besoin  par  des  violences,  ils  détourneraient  la  France  re- 
naissante de  leur  demander  compte  de  leurs  hontes  et  de  ses  des- 
tinées. Les  désordres  et  les  périls  de  la  révolution  avaient  mis  la 
famille  de  M™*  Récamier  en  rapport  avec  quelques-uns  des  hommes 
importans  de  ce  régime  :  Rarrère  venait  chez  ses  parens,  elle  allait 
quelquefois  aux  fêtes  de  Rarras.  Sa  nièce  prend  avec  raison  grand 
soin  de  dire  ((  qu'elle  resta  tout  à  fait  étrangère  au  monde  du  direc- 


I 


MADAME    RÉCAMIER.  515 

toire,  surtout  aux  femmes  qui  en  étaient  les  héroïnes.  »  Pour  une 
nature  élevée,  fine  et  honnête  comme  la  sienne,  c'était  bien  assez 
que  les  nécessités  du  temps  lui  en  fissent  entrevoir  les  hommes. 

Heureusement  pour  elle,  d'autres  hommes  entraient  alors  en  scène, 
d'autres  groupes  se  reformaient  au  sein  de  la  France  encore  indi- 
gnement gouvernée,  mais  qui  du  moins  n'était  plus  odieusement 
égorgée.  Bonaparte  et  son  entourage,  famille  et  compagnons  de 
guerre,  montaient  au  pouvoir  sous  la  bannière  de  l'ordre.  Les  pro- 
scrits de  toute  classe  et  de  toute  date,  nobles  et  bourgeois,  prêtres  et 
laïques,  émigrés  et  constitutionnels  de  1789,  rentraient  peu  à  peu 
dans  leur  patrie  et  dans  leur  situation.  C'est  au  milieu  d'une  société 
empressée  de  redevenir  régulière,  tranquille  et  décente  que  M'"*'  Ré- 
camier,  à  peine  âgée  de  vingt  ans  et  déjà  célèbre  pour  sa  beauté, 
allait  vivre  et  briller. 

C'est  avec  le  héros  et  le  maître  de  ce  monde  nouveau  que,  dans 
le  récit  de  sa  nièce,  on  la  rencontre  d'abord.  «  Le  10  décembre 
1797,  le  directoire  donna  une  fête  triomphale  en  l'honneur  et  pour 
la  réception  du  vainqueur  de  l'Italie.  Cette  solennité  eut  lieu  dans 
la  grande  cour  du  palais  du  Luxembourg  :  au  fond  de  cette  cour, 
un  autel  et  une  statue  de  la  liberté;  au  pied  de  ce  symbole,  les  cinq 
directeurs  revêtus  de  costumes  romains;  les  ministres,  les  ambas- 
sadeurs, les  fonctionnaires  de  toute  espèce  rangés  sur  des  sièges 
en  amphithéâtre;  derrière  eux,  des  banquettes  réservées  aux  per- 
sonnes invitées.  Les  fenêtres  de  toute  la  façade  de  l'édifice  étaient 
garnies  de  monde;  la  foule  remplissait  la  cour,  le  jardin  et  toutes  les 
rues  aboutissant  au  Luxembourg.  M™®  Récamier  prit  place  avec  sa 
mère  sur  les  banquettes  réservées.  Elle  n'avait  jamais  vu  le  général 
Bonaparte;  mais  elle  partageait  alors  l'enthousiasme  universel,  et  elle 
se  sentait  vivement  émue  par  le  prestige  de  cette  jeune  renommée.  Il 
parut;  il  était  encore  fort  maigre  à  cette  époque,  et  sa  tête  avait  un 
caractère  de  grandeur  et  de  fermeté  extrêmement  saisissant.  Il  était 
entouré  de  généraux  et  d'aides-de-camp.  A  un  discours  de  M.  de 
Talleyrand,  ministre  des  affaires  étrangères,  il  répondit  quelques 
brèves,  simples  et  nerveuses  paroles,  qui  furent  accueiUies  par  de 
vives  acclamations.  De  la  place  où  elle  était  assise,  M"'^  Récamier 
ne  pouvait  distinguer  les  traits  de  Bonaparte  :  une  curiosité  bien 
naturelle  lui  faisait  désirer  de  les  voir.  Profitant  d'un  moment  où 
Barras  répondait  longuement  au  général,  elle  se  leva  pour  le  regar- 
der. A  ce  mouvement,  qui  mettait  en  évidence  toute  sa  personne,  les 
yeux  de  la  foule  se  tournèrent  vers  elle,  et  un  long  murmure  d'ad- 
miration la  salua.  Cette  rumeur  n'échappa  point  à  Bonaparte;  il 
tourna  brusquement  la  tête  vers  le  point  où  se  portait  l'attention 
publique,  pour  savoir  quel  objet  pouvait  distraire  de  sa  présence 


516  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cette  foule  dont  il  était  le  héros  :  il  aperçut  une  jeune  femme  vêtue 
de  blanc,  et  lui  lança  un  regard  dont  elle  ne  put  soutenir  la  dureté; 
elle  se  rassit  au  plus  vite.  » 

Elle  n'était  pas  destinée  à  ne  subir,  de  la  part  des  Bonaparte  et 
de  Napoléon  lui-même,  que  des  mouvemens  brusques  et  des  re- 
gards durs.  Lucien  Bonaparte  était  ministre  de  l'intérieur;  spirituel, 
hardi,  libertin,  déclamateur,  «  tout  en  lui  visait  à  l'effet;  il  y  avait  de 
la  recherche  et  point  de  goût  dans  sa  mise,  de  l'emphase  dans  son 
langage  et  de  l'importance  dans  toute  sa  personne.  »  La  beauté  de 
M"*  Récamier  le  charma;  elle  s'appelait  Juliette  :  il  imagina  qu'il  la 
séduirait  plus  aisément  en  empruntant  à  Shakspeare  son  person- 
nage le  plus  passionné;  il  se  fit  Roméo,  et  lui  écrivit  : 

LETTRES   DE   ROMÉO   A   JULIETTE, 
par  l'auteur  de  la  Ttibu  indienne. 

«  Encore  des  lettres  d'amour!!!  Depuis  celles  de  Saint-Preux  et  d'Héloïse, 
combien  en  a-t-il  paru!...  Combien  de  peintres  ont  voulu  copier  ce  chef- 
d'œuvre  inimitable!...  C'est  la  Vénus  de  Médicis  que  mille  artistes  ont  es- 
saj'é  vainement  d'égaler. 

«  Ces  lettres  ne  sont  point  le  fruit  d'un  long  travail,  et  je  ne  les  dédie 
point  à  l'immortalité.  Ce  n'est  point  à  l'éloquence  et  au  génie  qu'elles  doi- 
vent le  jour,  mais  à  la  passion  la  plus  vraie;  ce  n'est  point  pour  le  public 
qu'elles  sont  écrites,  mais  pour  une  femme  chérie...  Elles  décèlent  mon 
cœur;  c'est  une  glace  fidèle  où  j'aime  à  me  revoir  sans  cesse;  j'écris  comme 
je  sens,  et  je  suis  heureux  en  écrivant.  Puissent  ces  lettres  intéresser  celle 
pour  qui  j'écris!!!  Puisse-t-elle  m'entendre!!!  Puisse-t-elle  se  reconnaître 
avec  plaisir  dans  le  portrait  de  Juliette,  et  penser  à  Roméo  avec  ce  trouble 
délicieux  qui  annonce  l'aurore  de  la  sensibilité!!!  » 

M"*  Récamier  ne  voulut  ni  se  reconnaître  ni  se  troubler  ;  elle  ren- 
dit à  Lucien  Bonaparte  ses  lettres  devant  du  monde,  et  en  louant 
tout  haut  son  talent,  petite  flatterie  qu'il  ne  méritait  pas.  Lucien  re- 
nonça à  Roméo  et  écrivit  à  M"*  Récamier  en  son  vrai  nom,  aussi  peu 
naturel,  aussi  ridicule  sous  sa  figure  propre  que  sous  le  masque.  Il 
ne  réussit  pas  davantage.  M"*"  Récamier  montra  ces  lettres  à  son 
mari,  en  lui  proposant  de  fermer  à  Lucien  sa  porte;  mais  M.  Réca- 
mier, tout  en  remerciant  sa  femme  de  sa  confiance  et  de  sa  vertu, 
l'engagea  à  ne  pas  rompre  ouvertement  avec  le  frère  du  général 
Bonaparte,  «  ce  qui  pourrait  compromettre  gravement  et  peut-être 
ruiner  sa  maison  de  banque.  »  Et  elle  continua  en  même  temps  à 
voir  et  à  repousser  son  emphatique  amoureux. 

L'hiver  suivant,  en  1800,  le  ministre  de  l'intérieur  donna  à  son 
frère,  le  premier  consul,  un  bal  et  un  concert.  M"'  Récamier  y  fut 
invitée.  «  Arrivée  depuis  quelques  momens  et  assise  à  l'angle  de  la 


MADAME    RÉGAMIER.  517 

cheminée  du  salon,  elle  aperçut  devant  cette  même  cheminée  un 
homme  dont  les  traits  étaient  un  peu  dans  la  demi-teinte,  et  qu'elle 
prit  pour  Joseph  Bonaparte,  qu'elle  rencontrait  assez  fréquemment 
chez  M"^  de  Staël  :  elle  lui  fit  un  signe  de  tête  amical  ;  le  salut  fut 
rendu  avec  un  extrême  empressement,  mais  avec  une  nuance  de 
surprise.  A  l'instant.  M"'*  Récamier  eut  conscience  de  sa  méprise  et 
reconnut  le  premier  consul.  Elle  s'étonna  de  lui  trouver  un  air  de 
douceur  fort  différent  de  l'expression  qu'elle  lui  avait  vue  à  la  séance 
du  Luxembourg.  Napoléon  adressa  quelques  mots' à  Fouché,  qui 
était  auprès  de  lui,  et  comme  son  regard  restait  attaché  sur  M™^  Ré- 
camier, il  était  clair  qu'il  parlait  d'elle.  Peu  après,  Fouché  vint  se 
placer  derrière  le  fauteuil  qu'elle  occupait,  et  lui  dit  à  demi-voix  : 
((  Le  premier  consul  vous  trouve  charmante.  » 

((  On  annonça  que  le  dîner  était  servi.  Napoléon  se  leva  et  passa 
seul,  et  le  premier,  sans  offrir  son  bras  à  aucune  femme.  On  se  mit 
à  table  :  la  mère  du  premier  consul  se  plaça  à  sa  droite;  de  l'autre 
côté,  à  sa  gauche,  une  place  restait  vide.  M"*  Récamier,  à  qui  la 
sœur  de  Napoléon,  M™^  Bacciocchi,  avait  adressé,  en  passant  dans  la 
salle  à  manger,  quelques  mots  qu'elle  n'avait  pas  entendus,  s'était 
placée  du  même  côté  de  la  table  que  le  premier  consul,  mais  à  plu- 
sieurs places  de  distance.  Napoléon  se  tourna  avec  humeur  vers  les 
personnes  encore  debout,  et  dit  brusquement  à  Garât,  en  lui  mon- 
trant la  place  vide  auprès  de  lui  :  a  Eh  bien!  Garât,  mettez-vous 
là.  »  Le  dîner  fut  très  court.  Napoléon  se  leva  de  table  et  quitta  la 
salle;  la  plupart  des  convives  le  suivirent.  Dans  ce  mouvement,  il 
s'approcha  de  M™^  Récamier  et  lui  demanda  si  elle  n'avait  pas  eu 
froid  pendant  le  dîner;  puis  il  ajouta  :  —  Pourquoi  ne  vous  êtes- 
vous  pas  placée  auprès  de  moi?  —  Je  n'aurais  pas  osé.  —  C'était 
votre  place.  —  C'est  précisément  ce  que  je  vous  disais  avant  le 
dîner,  lui  dit  M"*  Bacciocchi.  » 

Plus  d'une  grande  fortune  féminine  a  commencé  dans  les  cours  à 
moins  de  frais;  mais  il  n'était  ni  dans  la  volonté,  ni  dans  la  destinée 
de  M™**  Récamier  d'accepter  celle  qui  s'offrait  ainsi  à  elle,  pas  plus 
les  brusques  avances  de  Napoléon  que  la  passion  déclamatoire  de 
Lucien.  Elle  avait  dès  lors,  à  vingt- trois  ans,  une  singulière  indé- 
pendance d'esprit  et  de  cœur,  et  mettait  son  plaisir  à  sentir  tous  les 
mérites  et  à  accueillir  tous  les  hommages,  sans  s'inquiéter  de  savoir 
s'ils  lui  attireraient  la  faveur  ou  la  mauvaise  humeur  des  puissances 
du  jour.  Elle  avait  d'intimes  amis  parmi  les  adversaires  déclarés  de 
Napoléon,  et  leur  était  hautement  fidèle  ;  elle  assistait  au  procès  du 
général  Moreau,  relevait  son  voile  pour  le  chercher  des  yeux  sur  les 
bancs  des  accusés,  et  lui  rendait  avec  empressement  le  salut  recon- 
naissant qu'elle  recevait  de  lui.  Autour  même  de  Napoléon,  parnai 


^18  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

ses  plus  illustres  généraux,  elle  comptait  de  nombreux  adorateurs, 
les  uns  dévoués  à  leur  maître,  comme  le  duc  d'Abrantès,  les  autres' 
frondeurs  et  opposans,  comme  le  général  Bernadotte.  Celui-ci  avait, 
en  1802,  rendu  à  M"**  Récamier  un  grand  service,  en  s' employant 
de  très  bonne  grâce  à  faire  sortir  de  prison  son  père,  M.  Bernard, 
gravement  compromis  dans  des  correspondances  royalistes  ;  elle  lui 
en  témoigna  vivement  sa  reconnaissance,  et,  sans  devenir  auprès 
d'elle  aussi  pressant  que  Lucien  Bonaparte,  Bernadotte  lui  écrivait 
en  1806,  presque  avec  la  même  emphase  sentimentale  :  «  Quand 
l'amitié,  la  tendresse  et  la  sensibilité  enflamment  une  âme  aimante, 
tout  ce  qu'elle  exprime  est  profondément  senti.  Je  n'ai  pas  cessé  de 
vous  adresser  mes  vœux  et  mes  souhaits,  et  quoique  né  pour  vous 
aimer  toujours,  je  n'ai  pas  dû  hasarder  de  vous  fatiguer  de  mes  let- 
tres. Adieu.  Si  vous  pensez  encore  à  moi,  songez  que  vous  êtes  ma 
principale  idée,  et  que  rien  n'égale  les  tendres  et  doux  sentimens 
que  je  vous  ai  voués.  » 

Napoléon,  qui  avait  de  petites  passions  à  côté  des  grandes,  n'igno- 
rait aucun  de  ces  incidens  semés  dans  la  vie  d'une  femme  qui  avait 
attiré  un  moment  ses  regards,  et  en  témoignait  tout  son  déplaisir  : 
«  Qu'allait  faire  là  M""*  Récamier?  »  dit-il  en  apprenant  qu'elle  avait 
assisté  à  une  séance  du  procès  de  Moreau.  Et  quand  le  renversement 
de  la  fortune  de  M.  Récamier  valut  à  sa  femme  les  témoignages 
d'une  sympathie  générale,  Napoléon,  interrompant  le  duc  d'Abran- 
tès, qui  lui  en  parlait  avec  émotion,  lui  dit  d'un  ton  d'humeur  :  «  On 
ne  rendrait  pas  tant  d'hommages  à  la  veuve  d'un  maréchal  de 
France  mort  sur  le  champ  de  bataille.  »  Pourtant  le  premier  consul 
était  devenu  empereur;  il  formait  sa  cour  :  il  y  voulait  tous  les 
genres  d'éclat,  la  beauté  comme  les  grands  noms,  les  gloires  de 
salon  comme  celles  des  camps.  Fouché,  alors  ministre  de  la  police, 
se  chargea  d'y  attirer  M™"  Récamier;  il  avait  la  confiance  ironique 
des  vieux  corrompus  qui  n'imaginent  pas  que  personne  leur  soit 
impossible  à  corrompre.  Il  entama  d'abord  sa  négociation  avec  ré- 
serve, essayant  de  faire  en  sorte  que  M"*'  Récamier  demandât  elle- 
même  une  place  à  la  cour.  Elle  évita  de  comprendre  et  de  répondre. 
Fouché  fit  un  pas  de  plus;  il  avait  probablement  pensé  plus  d'une 
fois  et  dit  peut-être  à  ses  aflidés  que  le  plus  sûr  moyen  de  faire 
M™*  Récamier  dame  du  palais,  c'était  d'en  faire  aussi  la  maîtresse 
de  l'empereur,  à  qui  cela  plairait,  et  qui  se  déferait  d'elle  ensuite 
quand  il  voudrait.  Les  femmes  ne  savent  pas  à  quel  point  la  pensée 
et  le  langage  de  la  plupart  des  hommes  sont  cyniques  lorsqu'entre 
eux  ils  parlent  d'elles,  et  le  feu  monterait  au  visage  des  moins  déli- 
cates si  elles  entendaient  quelques-unes  de  ces  conversations.  Avec 
une  hypocrisie  transparente,  Fouché  tenta  la  bonté  en  même  temps 


MADAME    RÉCAMIER.  519 

que  la  vanité  pour  séduire  la  vertu.  «  Napoléon,  dit-il  à  M™^  Réca- 
mier,  n'a  pas  encore  rencontré  de  femme  digne  de  lui,  et  nul  ne  sait 
ce  que  serait  son  amour,  s'il  s'attachait  à  une  personne  pure;  assu- 
rément il  lui  laisserait  prendre  sur  son  âme  une  grande  puissance 
qui  serait  toute  bienfaisante.  »  M"'**  Récamijer  résistait  toujours,  ca- 
chant sous  des  paroles  de  défiance  modeste  son  inquiétude  et  son 
dégoût.  Fouché  s'impatienta,  et,  sans  doute  de  l'aveu  du  maître,  il 
lui  dit  un  jour  :  «  Vous  ne  m'opposerez  plus  de  refus;  ce  n'est  plus 
moi,  c'est  l'empereur  lui-même  qui  vous  propose  une  place  de  dame 
du  palais,  et  j'ai  l'ordre  de  vous  l'offrir  en  son  nom.  »  Forcée  de 
s'expliquer,  M""**  Récamier,  qui  avait  consulté  son  mari  et  reçu  de 
lui  pleine  liberté  de  suivre  ses  propres  sentimens,  répondit  par  un 
refus  positif.  Fouché  changea  de  visage,  et,  passant  de  l'impatience 
à  la  colère,  <(  il  éclata  en  reproches  contre  les  amis  de  M""^  Réca- 
mier, surtout  contre  Matthieu  de  Montmorency,  qu'il  accusait  d'a- 
voir contribué  à  préparer  cet  outrage  à  l'empereur.  Il  fit  un  morceau 
contre  la  caste  nobiliaire,  pour  laquelle,  ajouta-t-il,  V empereur 
avait  une  indulgence  fatale,  et  il  quitta  Clichy  pour  n'y  plus  re- 
venir. » 

La  haine  du  vieux  jacobin  ne  se  trompait  pas  :  en  même  temps 
qu'elle  vivait  et  brillait  dans  le  monde  de  la  révolution  et  de  l'em- 
pire, M"^  Récamier  avait  contracté  d'intimes  relations  dans  l'ancienne 
société  française,  déjà  rétablie  à  son  rang  mondain,  quoiqu'à  peine 
sortie  de  la  proscription,  et  là  aussi  elle  était  entourée  d'adorateurs. 
C'était  au  descendant  de  la  plus  illustre  maison  de  la  vieille  monar- 
chie qu'elle  racontait  les  menées  du  proconsul  révolutionnaire  de 
Lyon  pour  la  faire  dame  du  palais  du  nouvel  empereur.  Trois  géné- 
rations de  Montmorency,  Matthieu,  vicomte  de  Montmorency,  Adrien, 
duc  de  Laval,  et  Henri  de  Montmorency,  son  fils,  offraient  à  M"'®  Ré- 
camier leurs  fervens  hommages,  a  Ils  n'en  mouraient  pas  tous,  disait 
le  duc  de  Laval,  mais  tous  étaient  frappés.  »  Aucun  ne  fut  frappé 
aussi  profondément  que  Matthieu  de  Montmorency  :  cœur  tendre, 
noble  caractère,  esprit  médiocre,  libéral  ardent  en  1789,  chrétien 
et  royaliste  repentant  en  1800,  mais  fidèle  dans  ses  amitiés,  quelles 
que  fussent  les  révolutions  de  ses  idées,  ce  vertueux  grand  seigneur 
s'éprit  pour  M™*  Récamier  d'une  passion  pieuse  et  ombrageuse,  qui  fut 
pour  lui,  pendant  vingt-six  ans,  une  préoccupation  sérieuse  et  char- 
mante ,  bien  que  quelquefois  un  tourment ,  et  pour  elle  un  doux  et 
salutaire  appui.  Il  l'aimait  en  amant,  la  respectait  en  frère,  et  veillait 
sur  elle  en  directeur  tendre  et  inquiet.  Plus  spirituel  et  plus  frivole, 
le  duc  de  Laval,  homme  du  monde  élégant  et  distrait,  diplomate 
intelligent  et  digne,  causeur  agréable,  fertile  en  mots  heureux  et 
imprévus,  garda  toute  sa  vie  à  M"*^  Récamier,  malgré  bien  des  em- 


&20  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

barras  de  situation,  cette  sincère  amitié  qui  peut,  entre  honnêtes 
gens,  succéder  à  un  sentiment  plus  tendre.  Le  fils  du  duc  de  Laval, 
Henri  de  Montmorency,  mourut  jeune,  et  ne  put  que  laisser  entre- 
voir à  M°**  Récamier,  et  à  peine  entrevoir  lui-même,  le  sentiment 
qu'elle  lui  inspirait.  La  possession  de  ces  nobles  cœurs  ouvrit  avec 
éclat  à  M™**  Récamier  les  portes  du  monde  aristocratique,  et  elle  y 
entra  comme  il  convenait  à  sa  fierté  ftaturelle,  par  droit  de  con- 
quête, non  par  faveur. 

Un  autre  homme,  bien  différent  de  ceux-là,  mais  en  grand  crédit 
ail  commencement  de  ce  siècle,  parmi  les  adversaires  passionnés 
que  la  révolution  s'était  faits  par  ses  folies  et  ses  crimes,  un  philo- 
sophe converti,  M.  de  La  Harpe,  prit  aussi  place  dans  la  cour  nais- 
sante de  M""*  Récamier,  et  apporta  son  tribut  à  cette  jeune  renom- 
mée. Je  ne  pense  pas  qu'il  ait  jamais  été  amoureux  d'elle  :  il  était 
déjà  vieux  et  fort  embarrassé  d'un  mariage  ridicule  qu'on  lui  avait  fait 
faire^  et  qu'au  bout  de  trois  semaines  il  fut  obligé  de  laisser  rompre; 
mais  il  lui  témoignait  en  toute  occasion  une  admiration  respectueuse 
et  tendre.  Lorsqu'il  faisait  à  l'Athénée  son  cours  de  littérature,  une 
place  était  réservée  pour  elle  auprès  de  sa  chaire  ;  il  allait  souvent 
la  voir  à  Glichy,  faisait  pour  elle  des  vers  et  chez  elle  des  lectures, 
et  lui  écrivait  avec  la  galanterie  d'un  vieux  lettré  de  bonne  compa- 
gnie :  ((  Je  vous  aime  comme  on  aime  un  ange,  et  j'espère  qu'il  n'y 
a  pas  de  danger.  » 

Précisément  à  la  même  époque,  pendant  que  M'"''  Récamier  dé- 
ployait ainsi,  dans  le  palais  impérial  et  dans  les  salons  de  f  ancien 
régime,  sur  les  Bonaparte  et  sur  les  Montmorency,  son  charmant  et 
libre  empire,  une  circonstance  et  uae  rencontre  fortuites  la  mirent 
en  rapport  avec  une  personne  qui  devait  occuper  dans  sa  vie,  non 
pas  la  première,  mais  une  des  premières  places,  et  lui  faire  un  peu 
partager  les  épreuves  d'une  orageuse  destinée.  M.  Récamier  était  en 
marché  pour  acheter  à  M.  Necker,  dont  il  était  le  banquier,  f  hôtel 
n°  7,  rue  de  la  Ghaussée-d'Antin,  et  M""^  de  Staël,  alors  à  Paris,  sui- 
vait, pour  son  père,  cette  petite  négociation.  M"^  Récamier  a  raconté 
elle-même,  avec  un  naturel  qui  ne  manque  pas  de  couleur,  F  inci- 
dent qui  en  fut,  pour  elle,  f  important  résultat.  «  Un  jour,  dit-elle, 
et  ce  jour  fait  époque  dans  ma  vie,  M.  Récamier  arriva  à  Ciichy 
avec  une  dame  qu'il  ne  nomma  pas,  et  qu'il  laissa  seule  avec  moi 
dans  le  salon,  pour  aller  rejoindre  quelques  personnes  qui  étaient 
dans  le  parc.  Cette  dame  venait  pour  parler  de  la  vente  et  de  l'achat 
d'une  maison  :  sa  toilette  était  étrange;  elle  portait  une  robe  du 
matin  et  un  petit  chapeau  paré,  orné  de  fleurs.  Je  la  pris  pour  une 
étrangère.  Je  fus  frappé  de  la  beauté  de  ses  yeux  et  de  son  regard; 
je  ne  pouvais  me  rendre  compte  de  ce  que  j'éprouvais,  mais  il  est 


MADAME    RÉCAMIER.  521 

certain  que  je  songeais  plus  à  la  reconnaître  et  pour  ainsi  dire  à  la 
deviner  qu'à  lui  faire  les  premières  phrases  d'usage,  lorsqu'elle  me 
dit,  avec  une  grâce  vive  et  pénétrante,  qu'elle  était  ravie  de  me 

connaître,  que  M.  Necker,  son  père A  ces  mots,  je  reconnus 

M"'*'  de  Staël!  Je  n'entendis  pas  le  reste  de  sa  phrase,  je  rougis,  mon 
trouble  fut  extrême.  Je  venais  de  lire  ses  Lettres  sur  Rousseau-,  je 
m'étais  passionnée  pour  cette  lecture.  J'exprimai  ce  que  j'éprouvais 
plus  encore  par  mes  regards  que  par  mes  paroles;  elle  m'intimidait 
et  m'attirait  à  la  fois.  On  sentait  tout  de  suite  en  elle  une  personne 
parfaitement  naturelle  dans  une  nature  supérieure.  De  son  côté,  elle 
fixait  sur  moi  ses  grands  yeux,  mais  avec  une  curiosité  pleine  de 
bienveillance,  et  elle  m'adressa  sur  ma  figure  des  complimens  qui 
eussent  paru  exagérés  et  trop  directs,  s'ils  n'avaient  pas  semblé  lui 
échapper,  ce  qui  donnait  à  ses  louanges  une  séduction  irrésistible. 
Mon  trouble  ne  me  nuisit  point;  elle  le  comprit  et  m'exprima  le 
désir  de  me  voir  beaucoup  à  son  retour  à  Paris,  car  elle  partait  pour 
Goppet.  Ce  ne  fut  alors  qu'une  apparition  dans  ma  vie,  mais  l'im- 
pression fut  vive.  Je  ne  pensais  plus  qu'à  M"^  de  Staël,  tant  j'avais 
ressenti  l'action  de  cette  nature  si  ardente  et  si  forte.  )> 

Je  ne  sais  si  M""^  de  Staël  aussi  a  décrit  quelque  part  son  impres- 
sion à  sa  première  rencontre  avec  M"'''  Récamier;  mais,  à  coup  sûr, 
elle  aussi  fut  vivement  frappée.  Il  suffit,  pour  en  demeurer  con- 
vaincu, de  lire  quelques-unes  des  lettres  qu'elle  lui  écrivit  dans  le 
cours  de  leur  longue  intimité,  et  que  JVF'^  Lenormant  a  insérées  dans 
ces  deux  volumes.  C'est  une  effusion  continue  d'admiration  et  de 
tendresse  passionnée,  et  une  confiance  pleine  d'abandon  dans  la 
sympathie,  l'affection,  la  fidélité  de  l'amie  avec  qui  elle  passe  tour 
à  tour  de  la  contemplation  à  l'épanchement.  Ces  deux  personnes  se 
séduisaient  et  se  fascinaient  mutuellement,  l'une  par  sa  beauté  et  le 
charme  pénétrant  de  son  commerce,  l'autre  par  la  puissance  de  son 
âme  et  de  son  esprit,  qui  se  répandait  comme  un  torrent  autour 
d'elle,  et  par  la  franchise  impétueuse  et  généreuse  qu'elle  portait 
dans  toutes  ses  relations,  quel  qu'en  fût  le  caractère.  Jamais  peut- 
être  deux  femmes,  toutes  deux  célèbres,  n'ont  été  aussi  sincèrement 
unies,  et  n'ont  joui  aussi  vivement,  dans  l'intimité  comme  sous  les 
yeux  du  monde,  de  leur  très  diverse  célébrité. 

En  se  liant  avec  M"'*  de  Staël ,  M-^'  Récamier  entra  dans  un  troi- 
sième monde,  fort  différent  des  deux  où  elle  avait  déjà  tant  de  succès 
et  d'amis.  Là  se  groupaient  des  hommes  d'un  esprit  rare,  politiques 
lettrés ,  libéraux  de  mœurs  et  de  goûts  aristocratiques ,  les  uns  dé- 
bris vivans,  les  autres  héritiers  fidèles  de  1789,  tous  décidés,  mal- 
gré leurs  tristesses  et  leurs  mécomptes ,  à  maintenir  les  principes 
généreux  de  cette  grande  époque  et  à  ne  pas  désespérer  de  ses 


b22  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

résultats,  et  presque  tous  adversaires  déclarés  ou  observateurs  mé- 
fians  du  régime  impérial.  Là  aussi  M""*  Récamier  eut  grande  fa- 
veur et  fit  de  brillantes  conquêtes,  quelques-unes  plus  brillantes 
que  solides,  comme  il  arrive  de  beaucoup  de  conquêtes,  et  destinées 
même  à  perdre  un  jour  leur  apparent  éclat.  Ce  fut  là  qu'elle  connut 
Benjamin  Constant,  ce  sophiste  sceptique,  moqueur  et  corrompu, 
qui  devait  avoir  le  triste  sort  de  prouver  lui-même ,  à  la  fm  de  sa 
vie,  qu'il  ne  méritait  pas  les  amitiés  et  les  succès  qu'il  avait  long- 
temps obtenus. 

Ce  n'est  pas  une  des  moindres  singularités  du  caractère  et  de  la 
vie  de  M"*  Récamier  que,  dans  toutes  ces  sociétés  et  ces  opinions  si 
diverses  où  elle  avait  tant  de  chauds  et  persévérans  amis,  elle  ait 
eu  aussi  beaucoup  de  vraies  et  fidèles  amies.  Malgré  les  vicissitudes 
des  situations,  les  animosités  politiques,  les  rivalités  d' amour-pro- 
pre,, même  les  jalousies  de  ménage,  elle  avait  auprès  des  femmes 
presque  autant  d'attrait  et  de  succès  qu'auprès  des  hommes.  Dans  le 
monde  napoléonien,  la  reine  de  Naples  et  la  reine  Hortense  lui  té- 
moignaient une  amitié  pleine  de  coquetterie.  Arrivait-elle  à  Naples 
en  1813,  pendant  la  fortune  du  roi  Joachim  :  aussitôt  un  page  de  la 
reine  Caroline  venait  lui  apporter  les  félicitations  des  deux  souve- 
rains, leur  vif  désir  de  la  voir  bientôt,  et  une  magnifique  corl^eille 
de  fruits  et  de  fleurs,  «  attention  particulière  de  M"'^  Murât,  qui  se 
plaisait  à  deviner  les  goûts  des  personnes  qu'elle  aimait,  et  mettait 
un  soin  empressé  à  les  satisfaire.  )>  Venaient  les  cent  jours  et  le  bou- 
leversement des  rois  et  des  peuples  :  au  premier  bruit  de  l'événe- 
ment, la  reine  de  Naples  écrivait  à  M™*  Récamier  :  «  Si  quelques  cij*- 
constances  que  je  ne  désire  certainement  pas,  mais  qui  peuvent 
peut-être  arriver,  vous  engageaient  à  voyager,  venez  ici,  mon  ai- 
mable Juliette  ;  vous  y  trouverez  dans  tous  les  temps  une  amie  sin- 
cère et  bien  affectionnée.  )>  Le  monde  changeait  de  nouveau  de  face. 
La  reine  Caroline,  à  son  tour  détrônée  et  proscrite,  vivait  solitaire- 
ment à  Trieste;  M™*  Récamier,  voyageant  de  nouveau  en  Italie,  lui 
écrivit  de  Naples  même  qu'elle  ne  voulait  pas  rentrer  en  France«ans 
aller  la  voir.  «  En  voyant  la  date  de  votre  lettre,  lui  répondit  aus- 
sitôt la  reine  déchue,  j'ai  frémi.  Depuis  dix  ans,  un  pareil  notn  ne 
m'était  pas  parvenu,  et  j'évitais  de  me  le  rappeler,  non  par  indiffé- 
rence, mais  par  crainte  de  compromettre  des  personnes  qui  m'ont 
montré  du  dévouement,  et  qui  me  sont,  chères.  Jugez  donc  de  ma 
joie  lorsque  j'ai  reconnu  l'écriture  de  mon  aimable  Juliette.  C'était 
le  jour  de  ma  fête,  à  mon  réveil,  que  votre  lettre  m'est  parvenue,  et 
certes  aucun  bouquet  ne  pouvait  être  reçu  avec  plus  de  plaisir  que 
les  expressions  de  votre  bonne  amitié.  Vous  avez  donc  pensé  à  moi!  » 
Avec  moins  d'abandon  et  de  vivacité,  la  reine  Hortense,  dans  sa 


MADAME    RÉCAMIER.  523 

htaute  fortune,  témoignait  à  M""'  Récamier  les  mêmes  sentimens,  et 
recevait  d'elle,  dans  la  mauvaise,  les  mêmes  marques  d^  fidèle  sym- 
pathie. A  l'autre  pôle  du  monde  politique,  parmi  les  belles  dames 
de  l'ancienne  aristocratie  française,  M°'*  Récamier  ne  rencontrait  pas 
moins  d'empressement  et  de  faveur.  La  comtesse  de  Boigne  devenait 
pour  elle  une  intime  et  constante  amie.  Sans  intimité,  et  dans  une 
relation  passagère,  la  duchesse  de  Luynes  et  la  duchesse  de  Ghe- 
yreuse,  sa  belle-fille,  -se  livraient  au  charme  de  son  commerce.  La 
dernière,  cette  fière  personne  qui,  après  s'être  tristement  résignée 
à  être  dame  du  palais  impérial,  s'en  était  vengée  et  consolée  en  ré- 
pondant à  l'empereur  Napoléon,  qui  voulait  l'attacher  au  service  de 
la  reine  d'Espagne,  Marie-Louise,  détrônée  et  détenue  à  Fontaine- 
bleau :  «  Je  peux  bien  être  prisonnière,  mais  je  ne  serai  jamais  geô- 
lière, ))  la  duchesse  de  Ghevreuse,  exilée  à  Lyon  et  presque  mou- 
rante, écrivait  à  M™"  Récamier  :  <(  Je  regrette  bien  de  n'avoir  pas 
été  un  peu  de  vos  amies  à  Paris;  j'aurais  pu  alors  vous  être  ici  de 
quelque  ressource.  Véritablement,  je  vous  dirais,  comme  saint  Au- 
gustin au  bon  Dieu  :  «  Gharmante  beauté,  je  vous  ai  vue  trop  tôt 
sans  vous  connaître,  et  je  vous  ai  connue  trop  tard.  »  Excusez  ce 
petit  transport  qui  me  donne  assez  l'air  d'un  de  vos  correspondans, 
et  dites-vous  que  nous  vous  aimons  beaucoup  toutes  deux.  )>  Enfin 
des  étrangères,  des  femmes  célèbres  pour  leur  propre  compte  dans 
le  monde  européen,  M"*  de  Kriidner  et  M*"^  Svetchine,  cédaient 
comme  d'autres,  même  malgré  des  préventions  défavorables,  à  l'at- 
trait de  M""^  Récamier,  et  le  lui  exprimaient  de  façons  très  diverses, 
mais  également  significatives.  M™*  de  Kriidner,  désirant  et  crai- 
gnant tour  à  tour  de  l'attirer  dans  les  réunions  de  prières  et  de  con- 
férences mystiques  qu'elle  consacrait  à  la  conversion  des  assistans, 
surtout  à  celfe  de  l'empereur  Alexandre,  lui  faisait  écrire  par  Benja- 
min Gonstant  :  a  Je  m'acquitte  avec  un  peu  d'embarras  d'une  com- 
mission que  M™''  de  Kriidner  vient  de  me  donner.  Elle  vous  supplie 
de  venir  la  moins  belle  que  vous  pourrez.  Elle  dit  que  vous  éblouis- 
sez tout  le  monde,  et  que  par  là  toutes  les  âmes  sont  troublées  et 
toutes  les  attentions  impossibles.  Vous  ne  pouvez  pas  déposer  votre 
charme,  mais  ne  le  rehaussez  pas.»  Plus  sérieuse,  quoique  sous 
une  forme  souvent  subtile  et  peu  naturelle,  M"'*'  Svetchine,  après 
ses  premières  relations  avec  M™*  Récamier,  lui  écrivait  de  Naples  : 
((Notre  rapprochement,  nos  impressions  si  rapides,  ma  joie,  ma 
peine,' tout  cela  me  paraît  comme  un  rêve;  je  sais  seulement  que 
je  voudrais  avoir  toujours  rêvé.-  Je  me  suis  sentie  liée  avant  de  son- 
ger à  m'en  défendre;  j'ai  cédé  à  ce  charme  pénétrant,  indéfinissa- 
ble, qui  vous  assujettit  même  ceux  dont  vous  ne  vous  souciez  pas. 
Si  nous  nous  étions  trompées  toutes  deux,  je  serais  sans  consolation, 


524  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  ma  raison  ne  serait  pas  sans  reproche;  mais  qu'importe  d'avoir 
été  prudent  quand  on  est  bien  malheureux?  Vous  me  manquez 
comme  si  nous  avions  passé  beaucoup  de  temps  ensemble ,  comme 
s-i  nous  avions  beaucoup  de  souvenirs  communs.  Comment  s'appau- 
vrit-on à  ce  point  de  ce  qu'on  ne  possédait  pas  hier?  Ce  serait  inex- 
plicable, s'il  n'y  avait  pas  un  peu  d'éternité  dans  certains  sentimens. 
On  dirait  que  les  âmes,  en  se  touchant,  se  dérobent  à  toutes  les  con- 
ditions de  notre  pauvre  existence ,  et  que ,  plus  libres  et  plus  heu- 
reuses, elles  obéissent  déjà  aux  lois  d'un  monde  meilleur.  » 

L'empressement  et  la  sympathie  des  visiteurs  étrangers  pour 
M""^  Récamier  ne  se  manifestaient  pas  toujours  avec  tant  d'émotion 
et  de  gravité.  «Dans  l'hiver  de  1807  à  1808,  le  grand -duc  hérédi- 
taire de  Mecklembourg-Strélitz,irère  de  la  reine  de  Prusse ,  vint  à 
Paris.  Ce  fut  à  un  bal  de  l'Opéra  qu'il  rencontra  pour  la  première 
fois  M"*'  Récamier,  qu'il  avait  une  vive  curiosité  de  connaître  :  après 
avoir  causé  avec  elle  toute  une  soirée ,  il  lui  demanda  la  permission 
de  la  voir  chez  elle  ;  mais,  avertie  de  la  défaveur  que  valait  la  fré- 
quentation de  son  salon  aux  étrangers,  princes  souverains  ou  autres, 
qui  venaient  à  Paris  pour  faire  leur  cour  au  vainqueur  de  l'Europe, 
elle  lui  répondit  que,  profondément  honorée  du  désir  qu'il  voulait 
bien  lui  exprimer,  elle  croyait  devoir  s'y  refuser,  et  elle  lui  donna 
les  motifs  de  ce  refus;  il  insista  et  écrivit  pour  obtenir  la  faveur 
d'être  admis.  Touchée  et  flattée  de  cette  insistance,  M"'^  Récamier 
lui  indiqua  un  rendez-vous  un  soir  où  sa  porte  n'était  ouverte  qu'à 
ses  plus  intimes  amis.  Le  prince  arrive  à  l'heure  indiquée,  laisse  sa 
voiture  dans  la  rue  à  quelque  distance  de  la  maison,  et  voyant  la 
porte  de  l'avenue  ouverte,  s'y  glisse  sans  rien  dire  au  concierge,  et 
avec  l'espérance  de  n'en  être  pas  aperçu;  mais  le  portier  avait  vu  un 
homme  s'introduire  dans  l'avenue  et  marcher  rapidement  vers  la 
maison.  «Hé,  monsieur,  lui  crie-t-il,  où  allez-vous?  Qui  demandez- 
vous?  que  cherchez-vous?  )>  Le  grand-duc,  au  lieu  de  répondre,  se 
met  à  courir,  et  confirme  ainsi  le  concierge  dans  la  pensée  qu'il  a 
affaire  à  un  malfaiteur.  Le  prince  et  le  vigilant  gardien  arrivent  en 
même  temps  dans  l'antichambre  qui  précédait  le  salon  au  rez-de- 
chaussée  habité  par  M""^  Récamier;  elle  entend  un  bruit  de  voix  et 
des  menaces  ;  elle  veut  savoir  la  cause  de  ce  trouble,  et  trouve  le 
grand-duc  de  Mecklembourg  pris  au  collet  par  ce  serviteur  trop 
fidèle,  aux  mains  duquel  il  se  débattait.  Elle  renvoya  le  portier  à 
sa  loge  et  reçut  le  prince  avec  beaucoup  de  reconnaissance'  et  de 
gaieté.  » 

Plus  prudent  et  plus  adroit  que  le  grand-duc  de  Mecklembourg, 
M.  de  Metternich  alla  chez  M""^  Récamier  sans  braver  ni  empereur  ni 
concierge.  Il  l'avait  aussi  rencontrée  aux  bals  de  l'Opéra,  alors  fort  à 


MADAME    RÉCAMIER.  525 

la  mode,  et  il  lui  demanda  la  permission  de  la  voir  chez  elle;  mais, 
soigneux  de  ménager  les  susceptibilités  impériales,  il  n'y  alla  que  le 
matin,  aux  heures  moins  observées,  où  il  n'y  devait  trouver  que  peu 
de  monde  et  de  plus  indifférens  visiteurs. 

Un  plus  grand  seigneur  que  M.  de  Metternich,  un  neveu  du  grand 
Frédéric,  le  prince  Auguste  de  Prusse,  frère  du  roi  Frédéric-Guil- 
laume III,  alors  régnant  à  Berlin,  alla,  pour  M°"^  Récamier,  beaucoup 
plus  loin  que  les  plus  compromettantes  visites.  Fait  prisonnier  en 
1806,  au  combat  de  Saalfeld,  quelques  jours  avant  la  bataille  d'Iéna, 
il  avait  accepté  à  Goppet  l'hospitalité  que  lui  avait  offerte  M°'^  de 
Staël.  Il  y  devint  éperdument  amoureux  de  M""^  Récamier,  au  point 
de  la  presser  avec  passion  de  l'épouser,  en  rompant  par  le  divorce 
son  mariage  avec  M.  Récamier.  Touchée,  flattée,  peut-être  un  peu 
émue,  M""^  Récamier  hésita,^  promit,  écrivit  même  à  M.  Récamier, 
qui,  en  se  montrant  prêt  à  consentir  si  elle  insistait,  lui  fit  d'hon- 
nêtes, sensées  et  affectueuses  représentations.  M""^  Récamier  prit  la 
bonne  résolution  ;  mais  elle  eut  le  tort  de  laisser  le  prince  Auguste 
dans  une  incertitude  qu'elle-même  ne  ressentait  plus  :  il  lui  en  coû- 
tait évidemment  beaucoup,  moins  de  renoncer  à  la  brillante  situation 
qui  lui  était  offerte  que  de  mettre  fin  au  triomphe  prolongé  que  lui 
valait  cette  passion  quasi  royale,  naïve  et  exaltée  comme  le  premier 
amour  d'un  jeune  étudiant.  Quatre  ans  après  seulement,  elle  ôta  au 
prince  Auguste  toute  espérance  :  il  lui  demanda  de  la  revoir  encore 
une  fois  ;  elle  y  consentit,  et  lui  donna  rendez-vous  à  Schaffhouse, 
dans  l'automne  de  1811.  Il  y  vint  et  ne  l'y  trouva  pas.  «  Des  circon- 
stances plus  fortes  que  la  volonté  humaine  ne  permirent  point,  disent 
les  Souvenirs j  que  l'entrevue  projetée  se  réalisât;  l'exil  frappa 
M""^  Récamier  à  son  arrivée  à  Goppet.  »  J'ai  peine  à  comprendre 
comment  un  exil  prononcé  en  France  empêchait  une  course  rapide 
en  Suisse,  de  Goppet  à  Schaffhouse,  et  j'incline  à  penser  que  M™^  Ré- 
camier, un  peu  embarrassée  de  l'entrevue,  saisit,  avec  une  insou- 
ciance un  peu  dure,  un  prétexte  pour  s'y  soustraire.  Quoi  qu'il  en 
soit,  le  prince  Auguste  ressentit  vivement  ce  mécompte  ;  il  écrivit  à 
M™^  Réca;nier  :  «  Je  ne  puis  concevoir  que,  ne  pouvant  ou  ne  vou- 
lant pas  me  revoir,  vous  n'ayez  pas  même  daigné  m' avertir  et  m'é- 
pargner  la  peine  de  faire  inutilement  une  course  de  trois  cents 
lieues,  »  et  à  M""^  de  Staël  :  «  J'espère  que  ce  trait  me  guérira  du 
fol  amour  que  je  nourris  depuis  quatre  ans.  »  Il  n'en  guérit  point, 
et  plus  de  trente  ans  après,  trois  mois  avant  sa  mort,  il  écrivait  en- 
core à  M*"^  Récamier  :  «  L'anneau  que  vous  m'avez  donné  me  suivra 
dans  la  tombe.  »  Singulier  exemple  d'une  égale  persévérance  dans 
la  coquetterie  et  dans  la  passion  ! 

Je  laisse  là  les  princes  pour  les  artistes.  Le  premier  des  sculpteurs 


526  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

contemporains,  Ganova,  a  fait  un  buste  charmant  de  M"''  Récamier. 
Elle  ne  le  lui  avait  point  demandé  :  pendant  son  premier  séjour  à 
Rome  en  1813,  elle  avait  beaucoup  vu  Ganova,  et  lui  avait  témoi- 
gné, avec  toute  la  séduction  qu'elle  y  savait  mettre,  toute  son  ad- 
miration et  pour  les  ouvrages  de  l'artiste  quand  elle  visitait  son 
atelier,  et  pour  lui-même,  lorsque  établie  à  Albano,  dans  la  maison 
qu'occupait  Ganova,  elle  s'était  faite  à  la  fois  son  hôte  et  sa  ména- 
gère, recevant  de  lui  l'hospitalité  du  toit,  et  lui  donnant  à  son  tour, 
ainsi  qu'à  son  inséparable  frère,  l'abbé  Ganova,  celle  des  repas.  Le 
grand  artiste,  qui  avait  l'esprit  fm,  enjoué,  ouvert,  avec  des  ma- 
nières simples,  et  presque  aussi  sensible  à  l'agrément  de  la  conver- 
sation qu'à  l'attrait  de  la  beauté,  fut  charmé  de  ces  avances  faites 
avec  tant  de  grâce,  et  qui  le  flattaient  dans  le  culte  de  son  art,  en 
animant,  sans  la  troubler,  la  paix  de  ^a  vie.  Il  se  plaisait  à  voir 
M"**  Récamier  parer  son  atelier,  à  la  regarder,  à  causer  avec  elle,  à 
s'entendre  louer  par  elle,  et  il  prit  pour  elle  une  très  tendre  amitié. 
Elle  le  quitta  vers  la  fm  de  1813  pour  aller  passer  l'hiver  à  INaples. 
Quand  elle  revint  à  Rome,  Ganova  et  son  frère  l'abbé  l'engagèrent  à 
venir  voir,  dans  son  atelier,  ses  nouveaux  ouvrages;  elle  s'y  rendit 
avec  empressement;  elle  regardait,  elle  admirait,  elle  louait;  Ganova 
et  son  frère  semblaient  distraits  et  touchés  de  quelque  préoccupa- 
tion mystérieuse.  On  entra  dans  le  cabinet  particulier  de  l'artiste, 
on  s'assit;  Ganova,  avec  un  mouvement  de  satisfaction  impatiente, 
tira  un  rideau  vert  qui  fermait  le  fond  de  la  pièce,  et  deux  bustes 
de  femme  modelés  en  terre  apparurent,  l'un  coiffé  en  cheveux, 
l'autre  la  tête  à  demi  couverte  d'un  voile  :  l'un  et  l'autre  reprodui- 
saient les  traits  de  M™**  Récamier.  «  Voyez  si  j'ai  pensé  à  vous  [mira 
se  ho  pensalo  a  lei),  »  lui  dit  Ganova  avec  une  effusion  joyeuse  et 
s' attendant  à  un  juste  retour  de  surprise  reconnaissante.  L'artiste 
connaissait  mieux  les  secrets  de  la  beauté  que  ceux  du  cœur  et  de 
l'esprit  d'une  femme.  M"^  Récamier,  qui  se  savait  très  belle  et  s'é- 
tait, à  coup  sûr,  beaucoup  regardée  elle-même ,  ne  se  trouvait  pas 
une  beauté  régulière,  purement  grecque,  et  faite  pour  conserver 
sous  le  marbre  tous  ses  avantages.  Gette  personne  si  soigneuse  de 
plaire,  si  touchée  des  hommages  et  si  gracieuse  pour  ceux  qui  les 
lui  rendaient,  n'eut  pas  en  ce  moment  assez  d'empire  sur  elle-même 
pour  dissimuler  à  Ganova  l'impression  peu  agréable  qu'elle  recevait 
de  ce  buste,  œuvre  d'une  tendre  mémoire.  L'amour7propre  de  la 
femme  n'était  pas  content,  celui  de  l'artiste  fut  blessé  ;  on  ne  parla 
plus  du  buste,  et  plus  tard  M"'®  Récamier,  qui  voulait  sans  doute 
réparer  sa  faute,  en  ayant  demandé  à  Ganova  des  nouvelles,  «  il  ne 
vous  avait  pas  plu,  lui  répondit-il,  j'en  ai  fait  une  Béatrice.  »  Ge 
fut  en  effet  sous  le  nom  de  la  Béatrice  de  Dante  que  M"*  Récamier 


MADAME    RÉCAMIER.  527 

reparut  en  marbre  ;  mais  après  la  mort  de  Ganova,  son  frère  l'abbé 
envoya  ce  marbre  à  M'"^  Récamier,  avec  ces  vers  de  Dante  : 

Sovra  candido  vel ,  cinta  d' oliva, 
Donna  m'apparve (1). 

et  cette  inscription  en  italien  :  «  Portrait  de  Juliette  Récamier,  mo- 
delé de  mémoire  par  Ganova  en  1813,  et  ensuite  exécuté  en  marbre, 
sous  le  nom  de  Béatrice.  » 

J'ai  parcouru,  sans  m' arrêter,  bien  s'en  faut,  devant  tous,  la  ga- 
lerie des  adorateurs  de  M™^  Récamier,  et  je  n'ai  pas  encore  nommé 
les  deux  hommes  qui,  avec  le  duc  Matthieu  de  Montmorency,  ont 
tenu,  très  inégalement,  la  plus  grande  place  dans  sa  vie^  et  qui  lui 
ont  donné,  l'un  toute  la  sienne  avec  un  désintéressement  admirable, 
l'autre  tout  ce  qu'à  la  fm  d'une  carrière  bien  plus  brillaote  pourtant 
que  traversée,  il  ne  livrait  pas  à  l'égoïsme  amer,  à  l'humeur  cha- 
grine et  à  l'orgueil  mécontent,  M.  Ballanche  et  M.  de  Ghateaubriand. 

Dans  l'histoire  des  amitiés  humaines,  je  n'en  connais  guère  de 
plus  belle,  ni  qui  honore  plus  l'une  et  l'autre  personne,  que  celle  de 
M"*^  Récamier  et  de  M.  Ballanche.  Aucun  attrait,  aucun  motif  tant  soit 
peu  mondain  ne  recommandait  le  modeste  imprimeur  de  Lyon,  je 
ne  dis  pas  à  l'affection,  mais  seulement  à  l'attention  de  la  belle  dame 
de  Paris.  M.  Ballanche  était  laid,  de  petite  condition,  inconnu,  habi- 
tuellement silencieux  et  gauche,  au  point  d'en  être  quelquefois  em- 
barrassant; tous  ses  mérites  étaient  cachés  sous  une  enveloppe  dis- 
gracieuse ou  étrange,  et  ne  se  révélaient  que  dans  ses  écrits  ou 
dans  la  complète  intimité.  M""^  Récamier  les  démêla  promptement; 
elle  sentit  qu'il  y  avait  là  un  esprit  élevé,  une  belle  âme  et  une  iné- 
puisable puissance  de  dévouement  aussi  pur  que  tendre.  Presque 
dès  le  premier  jour  où  elle  fit  connaissance  avec  lui,  elle  traita 
M.  Ballanche  avec  cette  distinction  intelligente  et  sympathique  qui 
attire  les  plus  sauvages  et  rassure  les  plus  timides.  Aussi,  dès  le 
même  jour,  M.  Ballanche  fut  pris  et  possédé.  «  Il  m' arrive  assez 
souvent,  lui  écrivait-il,  de  me  trouver  tout  étonné  des  bontés  que 
vous  avez  pour  moi  ;  je  n'avais  point  lieu  de  m'y  attendre,  parce 
que  je  sais  combien  je  suis  silencieux,  maussade  et  triste.  Il  faut 
qu'avec  votre  tact  infini  vous  ayez  bien  compris  tout  le  bien  que 
vous  pouviez  me  faire.  Vous  qui  êtes  l'indulgence  et  la  pitié  en  per- 
sonne,  vous  avez  vu  en  moi  une  sorte  d'exilé,  et  vous  avez  compati 
à  cet  exil  du  bonheur.  Permettez-moi  à  votre  égard  les  sentiniens 
d'un  frère  pour  sa  sœur.  J'aspire  après  l'instant  où  je  pourrai  vous 
offrir,  avec  ce  sentiment  fraternel,  l'hommage  du  peu  que  je  puis. 
Mon  dévouement  sera  entier  et  sans  réserve.  Je  voudrais  votre  bon- 
heur aux  dépens  du  mien.  Il  y  a  justice  à  cela,  car  vous  valez  mieux 

(1)  «  Sous  un  voile  blanc,  couronnée  d'une  branche  d'olivier,  une  femme  m'apparut.  » 


528  REVl>E    DES   DEUX   MONDES. 

que  moi.  »  Ce  n'étaient  point  là  des  phrases  de  première  et  passa- 
gère émotion.  M.  Ballanche  tint  parole;  pendant  trente-cinq  ans, 
son  dévouement  à  M""*  Récamier  fut,  comme  il  l'avait  dit,  entier  et 
sans  réserve.  Il  n'exigeait  rien,  ne  se  plaignait  de  rien,  entrait  dans 
tous  les  sentimens  de  M""^  Récamier,  la  conseillait  au  besoin  avec 
une  complète  franchise,  mais  sans  l'anxiété  dévote  de  Matthieu  de 
Montmorency,  car  il  ne  pensait  nullement  à  la  convertir  ;  elle  était 
déjà  pour  lui  une  créature  céleste,  un  ange,  l'idéal  qu'il  passait  sa 
vie  à  contempler,  à  admirer  et  à  aimer,  comme  Dante  contemplait, 
admirait  et  aimait  Béatrice  en  traversant  le  paradis.  «  Ma  destinée 
à  moi  tout  entière,  lui  écrivait-il,  consiste  peut-être  à  faire  qu'il 
reste  quelque  trace,  sur  cette  terre,  de  votre  noble  existence.  Vous 
savez  bien  que  vous  êtes  mon  étoile.  Si  vous  veniez  à  entrer  dans 
votre  tombeau  de  marbre  blanc,  il  faudrait  bien  vite  me  faire  creuser 
une  fosse  où  je  ne  tarderais  pas  d'entrer  à  mon  tour.  Que  ferais-je 
sur  la  terre?...  n  On  ne  peut  assister  sans  quelque  surprise  à  cet 
amour  si  dégagé  de  toute  prétention,  de  tout  désir,  de  toute  jalou- 
sie, et  dont  pourtant  il  est  impossible  de  méconnaître  la  puissante 
vérité.  Et  ce  qui  fait  à  M"^  Récamier  peut-être  encore  plus  d'hon- 
neur que  d'avoir  inspiré  un  tel  sentiment,  c'est  qu'en  l'acceptant 
tout  entier  elle  n'en  abusait  pas,  et  le  payait  d'un  retour  très  inégal 
sans  doute,  mais  sérieux  et  sincère.  Elle  témoignait  à  M.  Ballanche 
une  amitié  et  une  confiance  qui,  dans  ce  cercle  de  brillans  adora- 
teurs, lui  faisaient,  à  lui,  une  situation  douce.  Elle  prenait  grand 
soin  de  son  modeste  amour-propre,  de  sa  dignité,  de  ses  intérêts, 
de  ses  succès;  elle  contribua  beaucoup  à  le  faire  entrer,  en  1842,  à 
l'Académie  Française,  et  lorsqu'en  1847,  il  fut  atteint  d'une  pleu- 
résie mortelle,  M""^  Récamier,  qui  venait  de  subir  l'opération  de  la 
cataracte  et  avait  besoin  du  plus  profond  repos,  renonça  à  toute  pré- 
caution, vint  s'installer  au  chevet  de  son  ami  mourant,  ne  le  quitta 
plus  tant  qu'il  respirait  encore,  «  et  perdit  dans  les  larmes,  dit  sa 
nièce,  toute  chance  de  recouvrer  la  vue.  » 

Quel  contraste  entre  cette  relation  si  sereine  et  les  exigences, 
les  inégalités,  les  ennuis,  les  sécheresses  et  les  adorations  alterna- 
tives qu'imposait  à  M"®  Récamier  l'amour  de  M.  de  Chateaubriand! 
La  lecture  des  Souvenirs  que  publie  M*"®  Lenormant  à  peine  ache- 
vée, je  viens  de  relire  le  volume  qu'a  consacré  à  M""  Récamier, 
et  à  ses  rapports  avec  elle,  dans  les  Mémoires  d' Outre-Tombe , 
M.  de  Chateaubriand  lui-même.  Les  femmes  ont  cela  d'admirable 
que  lorsqu'elles  rencontrent,  dans  un  homme  qui  s'occupe  d'elles, 
de  grandes  qualités,  de  grands  talens,  l'éclat  du  mérite  et  de  la 
renommée,  elles  supportent  tous  les  défauts,  toutes  les  prétentions, 
je  dirais  presque  toutes  les  tyrannies,  et  pardonnent  tout  à  la  supé- 
riorité et  à  la  passion.  Ce  qui  est  grand  et  beau  les  touche  et  les 


MADAME    RÉCAMIER.  529 

saisit  bien  plus  que  ce  qui  est  mauvais  et  pesant  ne  les  rebute  ou 
ne  les  effraie,  et  quelles  que  soient  les  épreuves  qu'elles  subissent, 
elles  ont  des  trésors  de  tendresse,  de  générosité  et  de  patience  pour 
qui  les  aime  et  les  glorifie  en  les  aimant.  M.  de  Chateaubriand  ne 
s'est  pas  présenté,  à  coup  sûr,  dans  les  Mémoires  d' Outre-Tombe^ 
sous  les  traits  les  moins  favorables;  il  a  employé  toutes  les  ressources 
de  son  talent  à  se  grandir  en  se  peignant,  et  lors  même  qu'il  raconte 
ses  erreurs,  ses  fautes,  ses  égoïstes  tristesses,  ses  humeurs,  les 
mauvais  côtés  de  son  caractère  et  de  son  âme ,  on  sent  fumer  dans 
ses  paroles  l'encens  que  brûle  en  son  propre  honneur  un  insatiable 
orgueil.  Pourtant  il  ne  réussit  point  à  se  faire  tant  admirer  qu'on  lui 
pardonne  tout;  l'impression  qui  reste  de  lui,  après  la  lecture  de 
ses  Mémoires^  dans  les  esprits  clairvoyans  et  libres  lui  est  très- 
contraire,  et  pour  me  servir  des  expressions  les  plus  douces,  nulle 
sympathie  ne  s'unit  et  une  juste  improbation  se  mêle  à  l'admira- 
tion qu'inspirent  l'élévation  de  sa  nature  et  l'éclatante  originalité 
de  son  talent.  11  en  est  autrement  après  la  lecture  des  Souvenirs 
de  madame  Récamier  :  non  que  le  Chateaubriand  des  Mémoires 
d'Outre-Tombe,  l'égoïste  exigeant,  vaniteux,  fantasque,  ennuyé, 
amer  jusqu'à  la  haine,  ne  s'y  retrouve  souvent,  surtout  à  certaines 
époques  de  leurs  relations,  pendant  l'ambassade  de  M.  de  Chateau- 
briand à  Londres,  le  congrès  de  Vérone  et  son  ministère  des  affaires 
étrangères  ;  mais  un  autre  homme,  meilleur  et  plus  aimable,  y  ap- 
paraît, un  homme  capable  de  tendresse,  de  respect,  de  constance , 
même  de  modestie  et  de  dévouement  dans  l'affection  souveraine 
qui  remplit  sa  vie  et  envers  la  personne  dont  il  ne  saurait  se  pas- 
ser. A  mesure  qu'on  avance  dans  les  Souvenirs,  la  figure  de  M.  de 
Chateaubriand  se  rassérène  et  s'épure  ;  naturellement  grande  et 
noble ,  elle  devient  plus  douce  et  plus  affectueuse  ;  les  petites  pas- 
sions s'éloignent,  un  sentiment  vrai  se  déploie.  En  18ZiO,  il  écrit 
d'une  main  tremblante  à  M"**  Récamier  :  «  Vous  êtes  partie,  je  ne 
sais  plus  que  faire.  Paris  est  le  désert,  moins  sa  beauté.  Où  vous 
manquez,  tout  manque,  résolution  et  projets.  Le  vieux  chat  ne  peut 
plus  jeter  sa  griffe,  qui  se  retire.  Je  rentre  en  moi;  mon  écriture 
diminue;  mes  idées  s'effacent;  il  ne  m'en  reste  plus  qu'une,  c'est 
vous.  Mes  sentimens  ne  sont  pas  diminués  comme  mon  écriture;  ils 
sont  plus  fermes  que  ma  main.  Où  avez-vous  pris  que  je  me  plai- 
gnais de  votre  silence?  Je  n'ai  pas  dit  un  mot  de  cela.  Je  suis  le  plus 
soumis,  le  plus  dompté  de  tous  ceux  qui  vous  aiment.  »  Il  est  impos- 
sible de  ne  pas  être  touché  de  ce  qui  vibre  encore  dans  le  cœur 
de  cet  illustre  vieillard ,  et  de  ne  pas  lui  rendre  la  justice  que  bien 
des  mauvais  démons  en  sont  sortis. 

C'est  que  M"'^  Récamier  avait  en  général  avec  ses  amis  et  eut 

TOME  XXIV.     *'  34 


530  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

surtout  avec  M.  de  Chateaubriand  le  beau  don  de  développer  ce 
qu'il  y  avait  en  eux  de  meilleur  et  de  plus  satisfaisant  pour  eux- 
mêmes  comme  pour  leurs  relations  avec  les  hommes,  leurs  instincts 
élevés,  leurs  bons  désirs,  leurs  sentimens  généreux  et  équitables. 
Elle  excellait  à  toucher  sans  bruit  les  cordes  nobles  et  douces  de 
l'âme,  à  panser  les  blessures  du  cœur  ou  de  l' amour-propre,  à 
distraire  les  tristesses  en  remplissant  et  animant  doucement  la  vie. 
«Peut-être  parviendrez-vous ,  lui  écrivait  M.  Ballanche,  à  faire 
trouver  en  moi  des  choses  qui  y  sont  enfouies.  J'en  suis  certain, 
s'il  y  a  quelque  chef-d'œuvre  de  caché  dans  le  secret  de  mon  âme, 
c'est  vous  seule  qui  pouvez  faire  qu'il  se  réalise.  Votre  présence  si 
pleine  de  charme,  les  doux  reflets  de  votre  âme  seront  pour  moi  une 
inspiration  puissante.  Vous  êtes  une  poésie  tout  entière  ;  vous  êtes 
la  poésie  même.  »  Plus  tard,  et  en  lui  parlant  de  M.  de  Chateau- 
briand, il  lui  disait  :  a  La  tristesse  dont  il  est  obsédé  ne  m'étonne 
point  ;  la  chose  à  laquelle  il  avait  consacré  sa  vie  publique  est  ac- 
complie. Il  se  survit,  et  rien  n'est  plus  triste  que  de  se  survivre; 
pour  ne  pas  se  survivre,  il  faut  s'appuyer  sur  le  sentiment  moral. 
Votre  douce  compassion  sera  son  meilleur  asile.  J'espère  que  vous 
le  convertirez  au  sentiment  moral  ;  vous  lui  ferez  comprendre  que 
les  plus  belles  facultés,  la  plus  éclatante  renommée  ne  sont  que  de 
la  poussière,  si  elles  ne  reçoivent  la  fécondité  du  sentiment  moral.  » 
M.  de  Chateaubriand  a  dépeint  lui-même  le  bien  que  lui  faisait 
M""^  Récamier  et  l'état  presque  tranquille  et  doux  auquel  elle  l'avait 
amené.  Après  avoir,  dans  ses  Mémoires^  décrit  l'Abbaye-aux-Bois, 
le  couvent  tout  entier,  la  chambre  que  W""  Récamier  y  occupait,  la 
société  choisie  qui  s'y  réunissait,  il  ajoute  :  «  Agité  au  dehors  par  les 
occupations  politiques  ou  dégoûté  par  l'ingratitude  des  cours,  la 
placidité  du  cœur  m'attendait  au  fond  de  cette  retraite,  comme  le 
frais  des  bois  au  sortir  d'une  plaine  brûlante.  Je  retrouvais  le  calme 
auprès  d'une  femme  dont  la  sérénité  s'étendait  autour  d'elle  sans 
que  cette  sérénité  eût  rien  de  trop  égal,  car  elle  passait  au  travers 
d'affections  profondes.  Le  malheur  de  mes  amis  a  souvent  penché 
sur  moi,  et  je  ne  me  suis  jamais  dérobé  au  fardeau  sacré  ;  le  moment 
de  la  rémunération  est  arrivé  ;  un  attachement  sérieux  daigne  m'ai- 
der  à  supporter  ce  que  leur  multitude  ajoute  de  pesanteur  à  des 
jours  mauvais.  En  approchant  de  ma  fm,  il  me  semble  que  tout  ce 
qui  m'a  été  cher  m'a  été  cher  dans  M"^  Récamier,  et  qu'elle  était  la 
source  cachée  de  mes  affections.  Mes  souvenirs  de  divers  âges,  ceux 
de  mes  songes  comme  ceux  de  mes  réalités,  se  sont  pétris,  mêlés, 
confondus,  pour  faire  un  composé  de  charmes  et  de  douces  souf- 
frances dont  elle  est  devenue  la  forme  visible.  Elle  règle  mes  sen- 
timens, de  même  que  l'autorité  du  ciel  a  mis  le  bonheur,  l'ordre  et 
la  paix  dans  mes  devoirs.  »  ^ 


MADAME    RÉCAMIER.  531 

Qui  expliquera  ce  charmant  et  salutaire  empire  ?  Par  quels  mé- 
rites ou  par  quel  art  une  femme  a-t-elle  pu  acquérir  et  garder 
toute  sa  vie  tant  d'amis,  des  amis  si  divers  et  plusieurs  si  éclatans, 
très  inégalement  aimés  d'elle,  et  tous  contens  ou  résignés  à  se 
contenter  de  la  part  qu'elle  leur  faisait,  vivant  tous  en  paix  autour 
d'elle,  comme  un  petit  peuple  de  croyans  fidèles^  heureux  d'adorer 
ensemble  leur  commune  idole  ? 

Quelle  serait  à  cette  question,  si  elle  lui  était  posée  avec  pleine 
connaissance  des  faits  et  des  personnes,  la  réponse  de  La  Rochefou- 
cauld, de  ce  moraliste  pénétrant  et  sec,  si  habile  à  démêler  les 
mauvais  secrets  de  l'âme  humaine,  et  à  chercher  dans  ce  qui  se 
cache  le  mobile  de  ce  qui  se  montre  et  l'explication  de  ce  qui  se  voit? 

La  Rochefoucauld  verrait,  je  crois,  dans  M""^  Récamier,  une  grande, 
spirituelle,  aimable  et  très  habile  coquette,  une  coquette  à  la  fois 
conquérante  et  prudente,  insatiable  dans  sa  soif  d'hommages  et 
d'adorateurs,  consommée  dans  l'art  de  mesurer,  de  distribuer  et 
d'approprier  convenablement  ses  grâces  et  ses  amitiés,  et  mettant 
sa  vanité  à  garder  les  titres  de  ses  conquêtes  aussi  bien  qu'à  les 
acquérir;  bien  plus  aimée  qu'elle  n'aimait;  puissante  sur  tous  ceux 
qui  l'aimaient  parce  qu'elle  ne  se  donnait  à  aucun,  et  les  conservant 
tous  parce  que  nul  ne  pouvait  ^e  vanter  de  la  posséder  :  vraie  reine 
de  salon,  dans  sa  petite  chambre  de  l'Abbaye-aux-Bois  comme  dans 
son  hôtel  de  la  Chaussée-d'Antin;  reine  charmante,  mais  bien  plus 
reine  que  femme;  sans  mari,  sans  enfans,  sans  amant;  isolée  au 
milieu  d'admirateurs  passionnés,  d'amis  fidèles  et  de  serviteurs  dé- 
voués ;  trop  aimable  avec  tous  pour  être  avec  tous  également  sin- 
cère; lasse  peut-être  quelquefois  des  soins  que  lui  coûtait  son  em- 
pire, mais  probablement  contente,  à  tout  prendre,  de  son  sort,  car 
il  était  en  harmonie  avec  sa  nature,  et  telle  qu'elle-même  l'avait  fait. 

Je  ne  pense  pas  que  ce  soit  là  de  M"^  Récamier  une  explication 
suffisante  ni  satisfaisante  :  qu'elle  fût  coquette  et  habile,  et  d'un 
cœur  plus  ambitieux  de  triomphe  et  d'adoration  que  passionné, 
cela  est  clair  ;  mais  des  vérités  partielles  ne  sont  pas  la  vérité,  et 
des  traits  ne  font  pas  un  portrait.  Les  grandes,  belles,  spirituelles, 
aimables  et  froides  coquettes  ne  sont  pas  très  rares;  mais  ni  leur 
beauté,  ni  leur  agrément,  ni  leur  habileté  ne  leur  valent  la  situa- 
tion et  la  destinée  de  M""^  Récamier.  Je  n'ai  point  été  de  son  in- 
timité ni  même  de  sa  cour;  je  la  vis  pour  la  première  fois  en  1807 
chez  M"^  de  Staël,  au  château  d'Ouchy,  près  de  Lausanne;  elle  était 
alors  dans  tout  son  éclat  et  au  moment  de  l'un  de  ses  plus  brillans 
triomphes;  le  prince  Auguste  de  Prusse  l'assiégeait  de  ses  instances 
passionnées.  Je  la  trouvai  très  belle,  plus  encore  parce  que  tout  le 
monde  le  disait  que  par  ma  propre  impression  :  il  y  avait,  à  mon 
goût,  dans  sa  beauté  plus  de  charme  que  de  grandeur,  et  pas  assez 


532  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  feu  pour  tant  d'éclat.  Plus  de  trente  ans  se  sont  écoulés  sans  que 
j'aie  eu  avec  elle  aucune  relation;  je  ne  l'ai  même,  durant  ce  temps, 
que  rarement  rencontrée.  Je  l'ai  revue  après  18/i0,  vieille  alors, 
mais  conservant,  avec  une  convenance  parfaite  pour  son  âge,  une 
grâce  digne  et  séduisante  qui  réveillait  les  souvenirs  de  sa  jeunesse 
et  de  ses  succès  :  mon  amitié  pour  M.  et  M"^  Lenormant  me  rap- 
procha d'elle;  j'allai  quelquefois  chez  elle;  elle  me  reçut  avec  bonté; 
des  rapports  pleins  de  bienveillance  et  de  goût  mutuel  s'établirent 
entre  elle  et  ma  mère.  Je  l'ai  assez  vue,  elle-même  et  ses  entours, 
pour  la  bien  connaître;  je  n'ai  point  vécu  sous  son  charme;  je  ne 
garde  d'elle  qu'un  souvenir  de  spectateur;  je  pense  à  elle  et  je  parle 
d'elle  sans  aucune  gêne  ni  aucun  parti-pris. 

Ce  qui  me  frappe  surtout  en  elle,  c'est  l'unité  de  son  caractère  et 
de  sa  vie  :  elle  a  traversé  des  temps  très  divers,  dans  des  situations 
et  entourée  de  relations  aussi  très  diverses;  elle  n'en  a  point  con- 
tracté les  incohérences,  ni  accepté  les  luttes,  ni  subi  les  vicissitudes. 
Soiis  le  directoire,  sous  l'empire,  sous  la  restauration,  sous  la  mo- 
narchie de  1830,  à  Paris,  à  Lyon,  à  Rome,  à  Naples,  à  l'Abbaye- 
aux-Bois  et  à  la  Ghaussée-d'Antin,  avec  ses  amis  bonapartistes,  légi- 
timistes ou  libéraux,  riche  ou  ruinée,  errante  dans  l'exil  ou  retirée 
dans  un  couvent,  elle  est  restée  constamment  la  même,  gardant,  en 
dépit  des  influences  et  des  exigences  extérieures,  ses  sentimens,  ses 
idées,  ses  goûts,  ses  habitudes  personnelles.  On  peut  dire  que  tel 
de  ces  régimes  lui  convenait  mieux  ou  lui  était  plus  sympathique 
que  les  autres;  elle  n'a  appartenu  à  aucun;  elle  ne  s'est  laissé  mar- 
quer d'aucune  empreinte  ni  soumettre  à  aucun  joug;  elle  a  été  tou- 
jours et  partout,  et  avec  tout  le  monde,  M™^  Récamier,  rien  de 
moins,  rien  de  plus  et  rien  autre.  11  y  a  bien  de  la  dignité,  et  aussi 
bien  de  la  force  cachée  sous  une  douce  apparence,  dans  cette  indé- 
pendance et  cette  permanence  de  la  personne  morale,  quels  que 
soient  l'air  qu'elle  respire,  les  circonstances  qui  l'entourent  et  les 
spectacles  auxquels  elle  assiste. 

C'est  grâce  à  ce  mérite  général  que  M™"  Récamier  a  possédé  un 
mérite  particulier,  rare  en  tout  temps  et  précieux  surtout  de  nos 
jours  et  pour  elle  ;  elle  est  restée  modérée  et  équitable  au  milieu  des 
passions  politiques  les  plus  vives;  ses  plus  intimes  amis,  ses  plus 
fervens  adorateurs  ont  été,  la  plupart  du  moins,  des  hommes  poli- 
tiques, souvent  adversaires,  quelquefois  ennemis;  elle  les  compre- 
nait tous  et  leur  faisait  justice  à  tous,  non  par  des  complaisances 
alternatives  et  trompeuses,  mais  par  une  impartialité  sereine  et 
douce,  en  tenant  leur  affection  pour  elle  et  son  amitié  pour  eux  en 
dehors  de  leurs  querelles,  fermement  et  ouvertement  résolue  à  ne 
se  brouiller  avec  aucun  d'eux,  quelles  que  fussent  entre  eux  leurs 
brouilleries.  «Votre  situation,  lui  écrivait  le  duc  de  Laval  au  mo- 


MADAME   RÉCAMIER.  533 

ment  de  la  rivalité  diplomatique  entre  Matthieu  de  Montmorency  et 
M.  de  Chateaubriand,  est  sans  doute  une  des  plus  complexes,  des 
plus  bizarres  et  des  plus  difficiles  que  je  connaisse;  mais  je  suis  sûr 
que  vous  vous  tirez  d'affaire  avec  un  naturel  admirable,  que  vous 
portez  toutes  les  confidences,  que  tout  le  monde  est  content,  et  que 
personne  n'est  trahi.  » 

Le  duc  de  Laval  avait  raison  ;  M*"^  Récamier  ne  trahissait  et  ne 
mécontentait  personne.  C'est  qu'elle  portait,  dans  les  situations  les 
plus  complexes  et  avec  les  amis  les  plus  contraires ,  une  généreuse 
disposition ,  la  plus  sympathique  et  la  plus  pacifique  de  toutes  ;  en 
demeurant  étrangère  à  tous  les  partis ,  à  tous  les  systèmes ,  à  tous 
les  débats  spécialement  politiques ,  elle  avait  un  goût  très  vif  pour 
tout  ce  qui  était  élevé,  beau  ou  bon,  brillant  ou  attachant;  elle 
le  sentait,  le  démêlait  à  travers  toutes  les  opinions,  sous  tous  les 
drapeaux,  s'en  saisissait  comme  d'un  trait  d'union  entre  elle  et  la 
personne  qu'elle  remarquait  à  ce  titre,  et  le  trait  d'union  devenait 
un  lien  que  rien  ne  pouvait  rompre.  Jamais  femme  n'a  été  plus 
sensible.au  mérite  personnel,  quel  qu'en  fût  le  genre,  ne  lui  a  té- 
moigné plus  de  sympathie  et  ne  lui  est  demeurée  plus  fidèle,  malgré 
les  embarras  des  situations  ou  même  les  désagrémens  des  appa- 
rences. C'est  par  là  qu'au  milieu  d'amis  et  d'habitudes  aristocrati- 
ques, M""^  Récamier  était  vraiment  et  pratiquement  libérale;  elle 
avait,  pour  M.  Rallanche  ou  M.  Ampère,  les  mêmes  soins  que  pour 
le  duc  de  Laval  ou  le  duc  de  Noailles.  Et  ce  n'était  pas  simplement 
de  sa  part  un  raffinement  de  coquetterie  ou  une  habileté  de  salon  ; 
elle  prenait  le  même  plaisir  à  jouir  de  leurs  mérites  ou  de  leurs  agré- 
mens  très  divers,  et  leur  portait  à  tous  une  sincère  amitié. 

Elle  était  libérale  aussi  par  un  autre  sentiment ,  qui  marquait  en 
elle  autant  de  dignité  que  de  bon  sens.  Cette  personne,  si  recherchée 
et  si  entourée  du  monde  aristocratique ,  français  et  européen ,  n'ou- 
blia jamais  qu'elle  était  née  bourgeoise,  et  resta  toujours  fidèle  aux 
amis ,  aux  convenances  et  à  la  cause  de  sa  condition  native ,  aussi 
fidèle  à  M""^  Dolphin,  sa  belle-sœur,  et  à  M.  Paul  David,  neveu  de 
son  mari,  qu'à  M"^  de  Staël  ou  à  M.  de  Montmorency.  Ni  dans  les 
deux  volumes  que  publie  sa  nièce,  ni  dans  mes  propres  souvenirs  à 
son  sujet,  je  n'entrevois  en  elle  aucune  trace  d'enivrement  vaniteux 
et  frivole.  Tentée  un  moment  d'entrer  dans  une  famille  royale  et  de 
devenir  princesse,  elle  s'arrêta,  par  scrupule  et  bon  goût  pour  elle- 
même  autant  que  par  devoir  envers  son  vieux  et  paternel  mari. 
Après  la  mort  de  M"*  de  Chateaubriand,  M.  de  Chateaubriand,  qui 
avait  alors  soixante  dix-neuf  ans,  lui  demanda  avec  instances  de 
l'épouser  pour  vivre  auprès  de  lui  et  porter  son  nom  ;  elle  s'y  refusa  : 
«  A  quoi  bon?  lui  dit-elle;  à  nos  âges,  quelle  convenance  peut  s' op- 
poser aux  soins  que  je  vous  rends?  Si  la  solitude  vous  est  une  tris- 


53A  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

tesse,  je  suis  toute  prête  à  m' établir  dans  la  même  maison  que  vous. 
Si  nous  étions  plus  jeunes,  je  n'hésiterais  pas  :  j'accepterais  avec 
joie  le  droit  de  vous  consacrer  ma  vie  ;  ce  droit ,  les  années  et  la 
cécité  me  l'ont  donné;  ne  changeons  rien  à  une  affection  parfaite.  » 
Je  ne  sais  si  M.  de  Chateaubriand  trouva  parfaite  une  affection  qui 
ne  partageait  pas  le  tendre  vœu  qu'il  exprimait,  le  pied  déjà  posé 
sur  les  marches  de  son  tombeau  ;  mais  pour  elle-même  et  dans  l'in- 
térêt de  sa  singulière  histoire,  M™^  Récamier  eut  raison  de  garder  le 
nom  qu'elle  avait  porté  toute  sa  vie,  et  dont  elle  avait  fait  seule  la 
célébrité. 

Tant  d'empressement  à  plaire,  tant  d'agrémens  de  tout  genre  pour 
plaire,  tant  de  charme  affectueux  et  de  tendres  soins  pour  ceux  à  qui 
elle  avait  plu,  et  tant  de  retenue  et  d'indépendance  en  même  temps 
avec  ceux  qui  lui  plaisaient  le  plus ,  tant  de  sympathie  et  si  peu 
d'entraînement,  c'est  surtout  à  ce  rare  mélange  que  M""^  Récamier 
a  dû  ses  universels  et  inépuisables  succès.  C'était  une  nature  pleine 
à  la  fois  d'attrait  et  de  mesure,  de  douceur  harmonieuse,  de  fine 
prudence  et  de  fermeté  cachée,  prompte  à  se  laisser  charmer  par 
le  mérite,  le  talent,  la  distinction,  le  nom,  la  gloire,  jamais  domi- 
née, même  par  ce  qui  la  charmait,  et  donnant  à  ses  amis  un  grand 
sentiment  de  confiance  en  elle  et  dans  son  affection,  en  leur  laissant 
toujours  à  désirer  et  à  attendre  quelque  chose  de  plus  que  ce  qu'elle 
leur  donnait.  Jamais  peut-être  existence  de  femme  n'a  été  plus  ha- 
bilement gouvernée  à  travers  les  difficultés  des  relations  intimes 
et  les  écueils  du  monde,  ni  plus  exempte  de  mécomptes  à  coté  des 
succès,  ni  plus  brillante  sans  grande  aventure  ni  grand  bruit. 

Cette  existence  a-t-elle  été  aussi  heureuse  que  brillante?  Il  paraît 
qu'arrivée  près  du  terme.  M™*  Récamier  elle-même  ne  le  pensait 
pas,  car  elle  disait  souvent  à  sa  nièce  combien,  dans  sa  vie  en  appa- 
rence si  animée  et  si  douce,  il  y  avait  eu  de  vide  et  d'effort,  et  que 
jamais,  à  une  femme  pour  qui  elle  aurait  de  l'amitié,  elle  n'en  sou- 
haiterait une  pareille.  Elle  avait  raison.  Il  a  manqué  à  M™*  Récamier 
les  deux  choses  qui  peuvent  seules  remplir  le  cœur  et  la  vie  ;  il  lui 
a  manqué  le  bonheur  ordinaire  et  le  bonheur  suprême,  le  sort  com- 
mun des  femmes  et  le  privilège,  quelquefois  chèrement  acheté,  de 
quelques-unes,  les  joies  de  la  famille  et  les  transports  de  la  passion. 
En  faut-il  chercher  la  cause  dans  les  accidens  de  sa  destinée  ou 
dans  le  fond  même  de  sa  nature?  Eût-elle  été  capable  de  goûter, 
sans  autre  désir,  le  bonheur  simple  d'une  femme  et  d'une  mère,  ou 
de  s'absorber  dans  un  sentiment  plus  ardent  et  plus  exclusif  que 
celui  qu'elle  éprouvait  pour  M.  de  Chateaubriand,  certainement 
rhomme  qu'elle  a  le  plus  aimé?  La  plupart  des  lecteurs  de  ses  Sou- 
venirs inclineront  à  dire  que  non  et  à  croire  que  M"*  Récamier  a  été 
tout  ce  que  par  nature  elle  pouvait  être.  Je  serais  tenté  d'en  penser 


MADAME    RÉCAMIER.  535 

autrement  :  il  y  a,  pour  les  créatures  humaines  vraiment  supérieures, 
plus  d'une  destinée  possible,  et  elles  portent  en  elles  bien  des  puis- 
sances qu'une  vie  humaine,  toujours  si  étroite,  n'éveille  et  ne  déve- 
"loppe  point.  Je  soupçonne  que  la  nature  de  M™^  Récamier  était  moins 
superficielle  que  ne  l'a  été  sa  vie,  qu'elle  eût  pu  éprouver  des  senti- 
mens  plus  forts  que  ceux  qu'elle  a  connus,  et  faire  d'elle-même  un 
plus  sérieux  emploi  que  ne  l'ont  exigé  ses  mondains  triomphes;  mais 
ce  seraient  là,  sur  cette  rare  personne,  des  conjectures,  et  il  ne  s'agit 
ici  que  de.  ses  Souvenirs, 

J'ai  dit  que  le  livre  où  ils  sont  retracés  était  un  monument  de 
piété  filiale.  C'est  aussi  un  monument  des  mœurs  sociales  de  ces 
temps  et  de  ces  régimes  si  divers  qu'a  traversés  M"^  Récamier.  La 
société  révolutionnaire  sortant  de  la  révolution,  la  société  de  l'an- 
cien régime  rentrant  en  France,  la  société  impériale  s' élevant,  bril- 
lant et  tombant,  la  société  en  province  sous  le  despotisme  impérial, 
les  étrangers  attirés  à  Paris  de  tous  les  coins  de  l'Europe  par  la  po- 
litique, la  curiosité  ou  le  plaisir,  les  Français  répandus  dans  toute 
l'Europe  par  la  guerre,  la  conquête  ou  l'exil,  Paris,  Rome,  INaples, 
Goppet,  Lyon,  la  Suisse,  l'Allemagne,  les  personnages  les  plus  célè- 
bres de  tous  ces  lieux  et  de  toutes  ces  époques  apparaissent,  se  suc- 
cèdent dans  cet  ouvrage,  et  viennent  s'y  peindre  eux-mêmes  par 
leurs  conversations,  leurs  lettres  et  les  événemens  considérables  ou 
les  incidens  familiers  de  leur  vie.  On  s'étonne  quelquefois  de  n'aper- 
cevoir, de  toutes  ces  grandes  figures,  que  le  côté,  quelquefois  petit, 
par  lequel  elles  se  rattachent  à  M""^  Récamier;  on  ne  voit  pas  tou- 
jours sans  un  peu  de  surprise  tant  de  publicité  donnée  à  tant  d'in- 
timité, et  l'auteur,  passionnément  préoccupé  des  intérêts  ou  des 
sentimens  de  cette  personne  chérie,  n'a  pas  toujours  assez  pensé  à 
ceux  des  personnes  étrangères  auxquelles  il  touchait  en  passant.  Je 
retrancherais  volontiers  çà  et  là  quelques  citations  et  quelques  pas- 
sages. Je  trouve,  à  propos  de  certains  événemens,  de  leurs  causes, 
de  leurs  conséquences  et  de  leur  action,  une  politique  toute  de 
sentiment  personnel  ou  de  salon,  qui  ne  s'accorde  guère,  je  pense, 
avec  les  récits  et  les  appréciations  de  la  grande  et  sérieuse  histoire; 
mais  je  n'ai  nul  goût  à  relever  quelques  fautes  ou  à  quereller  quel- 
ques détails  dans  un  ouvrage  remarquable  par  l'esprit  généreux 
qui  l'anime  et  attachant  par  le  pieux  sentiment  qui  l'a  dicté.  Tels 
qu'ils  sont,  les  Souvenirs  de  M""*  Récamier  sont  un  livre  rempli, 
pour  les  contemporains,  d'un  intérêt  presque  personnel  et  fait  pour 
exciter  vivement  la  curiosité  historique  et  morale  des  générations  qui 
ont  envie  de  connaître  les  personnages  qu'elles  n'ont  pas  vus  et  les 
temps  dont  elles  ne  sont  pas. 

GUIZOT. 


JEAN  DE  LA  ROCHE 


QUATRIÈME     PARTIE.    ^ 


XXI. 

Une  heure  après,  nous  redescendions  vers  un  vallon  du  fond  du- 
quel s'élève  une  colline  verte,  jadis  couronnée  par  une  forteresse. 
C'est  la  Roche-Yendeix,  un  cône  dans  une  coupe  profonde,  comme 
le  Puy-de-Diane  auprès  de  Murols.  L'antique  forteresse  de  Vendeix  a 
aussi  une  histoire,  mais  tout  vestige  a  disparu.  Love  voulut  monter 
jusqu'à  l'emplacement  couvert  d'arbustes  pour  se  faire  une  idée  de 
la  situation  stratégique,  et  elle  y  monta  en  dépit  d'une  averse  assez 
serrée.  Je  pouvais  l'y  suivre,  car  M.  Butler  et  son  fils,  un  peu  fati- 
gués tous  deux,  s'étaient  mis  à  l'abri  sous  un  hangar  en  paille  au- 
près d'une  maisonnette  du  hameau  et  n'avaient  aucun  besoin  de 
moi;  mais  j'étais  dans  un  de  mes  accès  d'aversion  et  de  ressenti- 
ment, et  je  n'aspirais  qu'à  voir  la  fin  de  cette  odieuse  journée.  Je 
regardais  donc  avec  une  indifférence  dédaigneuse  miss  Love,  enve- 
loppée de  son  léger  manteau  de  caoutchouc,  la  tête  couverte  du  ca- 
puchon, gravir  légèrement  le  cône,  plus  ressemblante  de  loin  à  un 
petit  capucin  qu'à  une  belle  fille,  et  je  m'efforçais  de  la  trouver  dis- 
gracieuse et  ridicule,  lorsque  mon  nom,  prononcé  par  Hope,  me  ren- 
dit attentif  à  l'entretien  du  jeune  homme  avec  son  père.  J'étais  à 
l'abri  près  d'eux,  contre  une  charrette  où  je  m'appuyai  dans  l'atti- 
tude d'un  homme  qui  dort,  et  je  ne  perdis  pas  un  mot  de  leur  con- 
versation en  anglais. 

(1)  Voyez  les  livraisons  du  15  octobre,  du  1"  et  du  15  novembre. 


JEAN   DE    LA    ROCHE.  537 

—  Je  vous  jure,  disait  Hope,  qu'elle  regrette  de  ne  s'être  pas  ma- 
riée, et  que  ce  Jean  de  La  Roche  lui  a  laissé  des  souvenirs. 

—  Moi,  reprit  le  père,  je  vous  jure  que  vous  vous  exagérez  les 
souvenirs  et  les  regrets  qu'elle  peut  avoir. 

—  Eh  bien!  admettons  que  j'exagère.  Il  n'en  est  pas  moins  vrai 
qu'elle  n'est  pas  sans  souvenirs  et  sans  regrets,  et  que  par  consé- 
quent elle  n'est  pas  heureuse  et  qu'elle  s'en  prend  à  moi,  quoiqu'elle 
ne  l'avoue  pas.  Je  vois  bien  que,  toutes  les  fois  que  le  hasard  ra- 
mène ce  souvenir-là,  elle  me  regarde  avec  des  yeux  tristes,  et  qu'elle 
s'ennuie  avec  nous,  comme  le  jour  où  nous  avons  été  voir  les  ruines 
de  Murols.  Souvenez- vous...  Nous  avions  parlé  de  M.  de  La  Roche  à 
propos  du  dyke  de  la  Verdière...  Je  l'ai  plaisantée  à  cause  du  sou- 
venir étonnant  qu'elle  avait  gardé  des  descriptions  de  M.  Jean,  et 
elle  a  boudé,  elle  qui  ne  boude  jamais;  vous-même,  vous  en  avez 
fait  la  remarque. 

M.  Butler  garda  quelques  instans  le  silence ,  et  reprit  la  parole 
avec  une  sorte  de  solennité  que  je  ne  lui  connaissais  pas. 

—  Mon  fils,  dit-il,  parlez-vous  très  sérieusement  ou  à  la  légère? 

—  Je  parle  très  sérieusement. 

—  Vous  êtes  bien  persuadé  que  votre  sœur  a  des  regrets? 

—  J'en  suis  persuadé. 

—  Eh  bien!  répliqua  le  père  après  une  nouvelle  pause,  je  vous 
dirai  comme  je  disais  tantôt  à  votre  sœur  :  Qu'en  voulez-vous  con- 
clure? 

—  Que  vous  a-t-elle  répondu? 

—  Elle  m'a  répondu  :  Rien. 

—  Mais  elle  a  pleuré,  s'écria  le  jeune  homme;  convenez,  mon 
père,  qu'elle  a  pleuré.  Je  m'en  suis  aperçu,  moi,  quand  je  suis  re- 
venu auprès  de  vous  pour  déjeuner,  et  comme  ce  n'est  pas  la  pre- 
mière fois  qu'il  lui  arrive  de  pleurer  en  se  cachant  de  moi,  j'ai  eu  du 
chagrin  et  même  du  dépit.  Vous  me  l'avez  reproché,  et  j'avoue  que 
j'ai  eu  tort.  Je  vous  en  demande  pardon...  Mais  avouez  aussi  qu'il 
est  bien  triste  de  ne  pas  voir  heureuse  une  personne  que  l'on  aime 
tant!... 

M.  Butler  prit  encore  quelques  instans  pour  répondre.  Il  parais- 
sait faire  un  grand  effort  sur  lui-même  pour  rentrer  dans  la  notion 
du  monde  social  et  dans  les  préoccupations  domestiques;  mais  il 
sortit  vainqueur  de  cette  lutte  entre  sa  justice  naturelle  et  son  apa- 
thie contemplative,  car  il  parla  à  son  fils  avec  une  sévérité  dont  je 
ne  l'aurais  jamais  cru  capable. 

—  Hope,  lui  dit-il,  je  n'ai  pas  l'habitude  des  reproches  ni  le  goût  des 
réprimandes;  vous  savez  qu'il  peut  se  passer  des  mois  et  des  années 
sans  que  je  me  départe  d'un  système  de  tolérance  et  de  mansuétude 


538       •         REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  j'ai  cru  bon  jusqu'à  ce  jour.  Eh  bien!  ce  jour  où  nous  voici 
amène  pour  moi  une  découverte,  un  nouveau  point  de  vue  sur  ces 
choses  du  cœur  que  vous  ne  me  paraissez  pas  suffisamment  com- 
prendre. Yoici  pourtant  l'âge  venu  pour  vous  de  ne  plus  abuser  du 
droit  que  l'on  accorde  aux  enfans  d'émettre  des  volontés  dont  ils  ne 
sentent  pas  la  portée  et  dont  ils  ne  prévoient  pas  les  conséquences. 
Vous  avez  été  jaloux  de  mon  affection  et  de  celle  de  votre  sœur  au 
point  de  nous  menacer  de  mourir,  si  nous  admettions  un  nouveau- 
venu  dans  la  famille... 

—  Menacer!  s'écria  Hope;  moi!  j'ai  menacé  de  mourir...  Pardon, 
mon  père,  mais  je  ne  mérite  pas  ce  que  vous  me  dites  là.  Tout  en- 
fant que  j'étais,  je  n'aurais  jamais  dit  une  si  mauvaise  parole,  et  si 
j'ai  été  malade  d'inquiétude  et  de  chagrin,  croyez-vous  donc  que  ce 
soit  ma  faute? 

—  Non,  ce  n'était  pas  votre  faute,  et  vous  n'avez  pas  menacé  vo- 
lontairement. Votre  force  morale  ne  pouvait  pas  encore  réagir  contre 
un  mauvais  sentiment.  Vous  étiez  trop  jeune,  et  votre  santé  était 
trop  réellement  compromise  ;  mais  aujourd'hui,  mon  cher  Hope,  vous 
vous  portez  bien  et  vous  avez  l'âge  de  raison.  Persistez- vous  à  inter- 
dire à  votre  sœur  le  mariage  et  le  bonheur  d'être  mère? 

—  Je  vois  bien,  mon  père,  qu'il  y  a  quelque  nouveau  projet,  et 
que  l'on  n'a  pas  appris  sans  joie  que  M.  de  La  Roche  n'était  ni  mort 
ni  marié. 

—  Eh  bien  !  si  Love  a  ressenti  cette  joie,  et  si  elle  se  souvient  d'a- 
voir aimé  ce  jeune  homme!... 

—  Aimé  un  inconnu  !  un  homme  qu  elle  a  vu  huit  ou  dix  fois  ! 
Croyez-vous  cela  possible  ? 

—  Oui,  je  le  crois  possible,  et  j'admets  que  cela  soit.  Concluez, 
Hope;  j'exige  que  vous  vous  prononciez  aujourd'hui. 

Hope  ne  répondit  pas,  et,  dans  un  mouvement  de  colère  et  de 
douleur,  il  déchira  son  gant,  qu'il  tourmentait  dans  ses  mains,  et  en 
jeta  les  deux  morceaux  par  terre. 

Cette  manifestation  irrita  M.  Butler,  qui  se  leva  le  visage  animé, 
la  voix  émue,  et,  avec  cette  expansion  soudaine  'et  irrésistible  des 
gens  qui  évitent  longtemps  les  émotions  pour  les  retrouver  plus 
vives  et  plus  impérieuses  quand  il  n'y  a  plus  moyen  de  reculer  : 
—  Hope!  s'écria-t-il,  je  vois  que  vous  êtes  décidément  un  enfant 
gâté  et  un  cœur  égoïste.  Votre  sœur  s'est  sacrifiée  à  nous  deux;  moi, 
je  l'ai  compris  et  je  me  le  reproche.  Vous,  pour  n'avoir  pas  à  vous 
le  reprocher,  vous  affectez  de  ne  pas  le  comprendre.  Eh  bien!  je 
vous  déclare  que  vous  sentirez  aujourd'hui,  pour  la  première  fois  de 
votre  vie,  le  blâme  et  l'autorité  de  votre  père.  J'interrogerai  ma  fille, 
et  je  vous  jure  que  si  elle  aime  quelqu'un,  ce  quelqu'un-là  prendra 


JEAN   DE    LA   ROCHE.  539 

place  à  côté  de  vous  dans  mon  cœur  et  dans  ma  famille.  Dites-vous 
bien  à  vous-même  que  cela  doit  être  et  sera,  et  si  votre  santé  doit 
souffrir  du  dépit  que  cela  vous  cause,  sachez  que  j'aime  mieux  vous 
voir  mort  qu'ingrat  et  lâche. 

Ayant  ainsi  parlé,  M.  Butler  retomba  comme  étouffé  sur  le  tas  de 
paille  qui  lui  avait  servi  de  siège.  Hope  était  toujours  assis  par  terre 
sur  des  copeaux.  Il  resta  immobile,  paie,  et  le  sourcil  contracté; 
puis,  après  un  silence  que  le  père  ne  voulait  pas  rompre  le  premier, 
le  jeune  homme  se  leva  comme  pour  sortir  du  hangar. 

—  Vous  n'avez  rien  à  répondre?  lui  dit  M.  Butler  avec  effort. 

—  Non,  répondit  l'orgueilleux  enfant  d'un  faux  air  de  soumis- 
sion :  puisque  vous  avez  exprimé  votre  volonté,  je  n'ai  rien  à  dire. 

—  Et  rien  à  me  promettre  ? 

—  J'ai  à  obéir,  vous  l'avez  dit. 

—  Obéirez-vous  du  moins  avec  le  cœur?  car  la  soumission  passive 
que  vous  affectez  ressemble  à  une  protestation  ! 

—  Mon  cœur  n'a  rien  à  voir  là-dedans,  que  je  sache,  puisque 
c'est  à  lui  précisément  que  vous  imposez  silence.  Permettez-moi  de 
réfléchir  sur  ce  que  ma  conscience  peut  avoir  à  me  prescrire. 

Et  il  disparut,  laissant  son  père  anéanti. 

Dès  qu'il  se  vit  seul,  M.  Butler,  qui  avait  complètement  oublié  ma 
présence,  fondit  en  larmes.  Je  ne  pus  supporter  le  spectacle  de  cette 
douleur,  et  je  m'approchai  de  lui,  résolu  à  lui  tout  avouer,  à  lui  de- 
mander pardon  des  peines  que  je  lui  causais  et  à  lui  dire  adieu  pour 
toujours;  mais  dès  qu'il  me  vit,  il  me  prit  les  mains  avec  l'expansion 
d'un  père  en  proie  à  l'inquiétude.  —  Mon  brave  Jacques,  me  dit-il, 

suivez  mon  fils.  Nous  nous  sommes  querellés,  et  je  crains Je  ne 

sais  pas  ce  que  je  crains!  Suivez-le,  vous  dis-je,  et  s'il  vous  renvoie, 
ayez  l'air  de  le  quitter,  mais  ne  le  perdez  pas  de  vue.  Allez,  mon 
ami,  allez  vite!  Mais,  ajouta-t-il  en  me  rappelant,  si  vous  lui  par- 
lez, ne  lui  dites  pas  que  je  suis  inquiet.  Vous  avez  des  enfans,  vous 
savez  qu'il  faut  avoir  quelquefois  l'air  de  ne  pas  les  aimer  quand  ils 
ont  tort  ! 

J'obéis.  Je  suivis  Hope  à  distance.  Je  le  vis  s'enfoncer  dans  le  bois 
et  se  jeter  à  plat  ventre  dans  les  herbes,  la  tête  dans  ses  mains,  et 
agité  de  mouvemens  convulsifs  ;  mais  cette  crise ,  que  je  surveillais 
attentivement,  dura  peu  ;  il  se  releva,  marcha  au  hasard,  faisant 
des  gestes,  et  arrachant  des  poignées  de  feuillage  qu'il  semait  folle- 
ment autour  de  lui.  Au  bout  de  quelque  cent  pas,  il  se  calma,  s'as- 
sit, parut  rêver  plutôt  que  réfléchir  profondément,  et,  se  retournant 
tout  d'un  coup  pour  revenir  sur  ses  traces,  il  m'aperçut  à  peu  de 
distance  de  lui.  , 

—  Jacques,  me"  dit-il  d'une  voix  brève,  venez  ici,  je  vous  prie,  et 


5A0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dites-moi  quelque  chose  que  je  veux  savoir.  Est-il  vrai  que  M.  Jean 
de  La  Roche  soit  vivant?  Est- il  revenu  dans  son  château  par  ha- 
sard? En  êtes-vous  sûr?  L'avez- vous  vu? 

—  Je  n'ai  pas  dit  cela,  répondis-je  sans  songer  davantage  à  co- 
pier l'air  et  l'accent  montagnards;  j'ai  dit  qu'il  était  vivant. 

—  Et  qu'il  n'était  pas  marié?  reprit  le  jeune  homme,  trop  préoc- 
cupé pour  remarquer  mon  changement  de  ton. 

—  Et  qu'il  n'était  pas  marié. 

—  Et  où  est -il  maintenant?  Les  gens  de  sa  maison  doivent  le 
savoir? 

—  Sa  vieille  gouvernante  le  sait. 

—  Alors,  si  je  vous  remettais  une  lettre  pour  lui,  vous  iriez  la  lui 
porter  tout  de  suite,  et  elle  la  lui  ferait  parvenir? 

—  Elle  l'aura  plus  vite  si  vous  la  mettez  à  la  poste. 

—  Y  a-t-il  un  bureau  de  poste  à  ce  hameau  qu'on  voit  d'ici? 

—  J'ai  remarqué  sur  la  route,  beaucoup  plus  près,  une  boîte  aux 
lettres. 

—  Eh  bien!  attendez,  je  veux  écrire  à  l'instant  même,  et  vous 
jetterez  la  lettre  à  la  boite  sans  que  personne  vous  voie.  Donnez-moi 
le  nécessaire  à  écrire  qui  est  dans  ma  sacoche. 

Je  fouillai  dans  la  sacoche,  que  j'avais  sur  le  dos,  et  j'y  trouvai  ce 
qu'il  demandait.  Il  écrivit  rapidement  et  d'inspiration,  puis  il  ca- 
cheta, et  me  demanda  le  nom  de  la  gouvernante,  après  quoi  il  me 
remit  le  paquet.  Je  feignis  de  m' éloigner,  mais  je  me  cachai  à  trois 
pas  de  là  et  j'ouvris  la  lettre  qui  était  à  mon  adresse  sous  le  cou- 
vert de  Catherine.  Elle  contenait  ce  peu  de  lignes  : 

((  Mon  cher  comte ,  je  viens  de  recevoir  de  vos  nouvelles  pour  la 
première  fois  depuis  trois  ans,  et  je  suis  si  heureux  d'apprendre 
que  vous  êtes  encore  de  ce  monde  que  je  veux  vous  le  dire  tout  de 
suite.  Ne  soyez  pas  étonné  de  recevoir  une  lettre  de  moi,  que  vous 
avez  peut-être  oublié;  mais  je  ne  suis  plus  un  enfant,  j'ai  quinze 
ans,  et  je  me  rappelle  les  bontés  que  vous  aviez  pour  moi,  ainsi  que 
l'intérêt  que  vous  preniez  à  ma  santé.  Elle  est  excellente  maintenant, 
et  ne  donne  plus  d'inquiétude  à  mes  chers  parens,  qui  me  chargent 
de  les  rappeler  à  vos  meilleurs  souvenirs.  Tous  trois  nous  avons  le 
sincère  désir  de  vous  revoir,  et  j'espère  que  vous  ne  tarderez  pas  à 
revenir  en  France. 

«  HoPE  Butler.  » 

Je  remarquai  la  prudence  et  la  clarté  de  cette  lettre,  qui  devait 
me  rendre  l'espérance  sans  compromettre  personne.  Dans  le  cas  où 
j'aurais  cessé  d'aspirer  à  la  main  de  Love,  on  pouvait  mettre  les 
avances  que  je  recevais  sur  le  compte  de  la  simplicité  d'un  adoles- 


JEAN    DE    LA    ROCHE.  5A1 

cent,  et  dans  tous  les  cas  la  lettre  pouvait  être  égarée  ou  montrée 
sans  être  comprise  par  les  indifférens. 

Cette  généreuse  et  soudaine  résolution  me  donna  pourtant  à  ré- 
fléchir. Je  craignais,  de  la  part  de  Hope,  que  ce  ne  fût  une  répara- 
tion désespérée  de  ses  fautes ,  suivie  de  quelque  funeste  parti-pris. 
Je  retournai  près  de  lui  pour  lui  dire  que  j'avais  fait  sa  commis- 
sion sans  être  vu,  et  que,  d'après  l'heure,  je  pensais  que  son  père 
devait  songer  à  se  remettre  en  route.  Je  le  trouvai  calme  et  presque 
souriant.  Son  orgueil  était  satisfait.  Il  se  leva  sans  rien  dire,  et  re- 
vint au  hangar  autour  duquel  M.  Butler  errait  en  consultant  de  l'œil 
tous  les  sentiers;  mais  le  pauvre  père  s'arma  d'un  flegme  britannique 
en  voyant  reparaître  l'enfant  de  ses  entrailles.  Hope  alla  droit  à  lui 
et  lui  tendit  la  main.  Ils  échangèrent  cette  étreinte  de  l'air  de  deux 
gentlemen  qui  se  réconcilient  après  une  affaire  d'honneur,  et  il  n'y 
eut  pas  un  mot  prononcé  ;  seulement  le  fils  disait  assez,  par  sa  phy- 
sionomie fière  et  franche,  qu'il  avait  tout  accepté,  et  le  père  ap- 
prouvait, sans  descendre  à  remercier,  tandis  qu'au  fond  de  ses  yeux 
humides  il  y  avait  une  secrète  et  ardente  bénédiction. 

Un  instant  je  me  crus  le  plus  heureux  des  hommes.  L'obstacle 
semblait  aplani.  Hope  était  au  demeurant  un  noble  esprit  et  un  brave 
cœur  d'enfant.  Gâté  par  trop  de  tendresse  ou  de  condescendance,  il 
fallait  que  son  naturel  fût  excellent  pour  s'être  conservé  capable 
d'un  si  grand  effort  après  une  si  courte  lutte  contre  lui-même  et 
une  si  longue  habitude  de  se  croire  tout  permis.  M.  Butler,  en  dépit 
de  son  besoin  d'atermoiemens  et  de  sa  répugnance  à  exister  dans 
le  monde  des  faits  moraux,  était  au  besoin  assez  vif  dans  ses  déci- 
sions, et  s'il  n'était  pas  capable  de  lutter  avec  suite,  du  moins  il 
savait  trouver  dans  son  Cœur  et  dans  sa  raison  des  argumens  assez 
forts  pour  convaincre  à  un  moment  donné.  D'ailleurs  cette  autorité 
si  rarement  invoquée  ne  devait-elle  pas  paraître  plus  imposante 
qu^d  elle  faisait  explosion?  J'eusse  donc  pu  voir  l'avenir  possible 
et  même  riant,  si  Love  m'eût  aimé;  mais  elle  m'aimait  si  peu,  ou 
avec  tant  de  philosophie  et  d'empire  sur  elle-même!  Sans  doute  elle 
m'avait  bien  peu  pleuré,  puisqu'une  larme  d'elle  était  si  remarquée 
et  avait  paru  un  cas  si  grave  à  son  père  inquiet  et  à  son  frère  jaloux! 
Et  moi,  que  de  torrens  de  pleurs  j'avais  versés  pour  elle!  Elle  était 
bonne  fille,  et  ses  yeux  s'humectaient  un  peu  à  mon  souvenir;  elle 
parlait  de  moi  avec  un  certain  intérêt,  et  elle  n'avait  pas  été  fâchée 
d'apprendre  que  je  n'étais  pas  mort  dans  quelque  désert  affreux  ou 
par  quelque  tempête  sinistre  :  n'avait-elle  point  dit  cependant  à 
M.  Louandre  que,  toute  réflexion  faite,  elle  se  trouvait  plus  heureuse 
dans  sa  liberté,  et  que  la  vie  n'était  pas  assez  longue  pour  s'oc- 
cuper de  sciences  naturelles  et  d'amour  conjugal? 


I 


542  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Je  la  vis  redescendre  la  Roche-Yendeix  aussi  légère  qu'un  oiseau. 
Elle  avait  ôté  son  vilain  capuchon,  elle  avait  retrouvé  l'élégance  et 
les  souplesses  inouies  de  sa  démarche,  et  quand  elle  allait  revenir 
près  de  nous,  ses  yeux  seraient  aussi  purs  et  son  sourire  aussi  franc 
que  si  elle  n'eût  rien  appris  sur  mon  compte.  Devais-je  poursuivre 
ma  folle  entreprise?  Ne  Tavais-je  pas  accomplie  d'ailleurs?  Ne  sa- 
vais-je  pas  ce  que  j'avais  voulu  savoir,  qu'elle  était  toujours  belle, 
que  je  l'aimais  toujours,  que  je  n'en  guérirais  jamais,  et  qu'elle  n'a- 
vait pas  plus  changé  de  cœur  que  de  figure,  c'est-à-dire  que  je 
pouvais  compter  avec  elle  sur  une  amitié  douce  et  loyale,  mais 
jamais  sur  une  passion  comme  celle  dont  j'étais  dévoré? 

Je  repassais  mes  amertumes  dans  mon  âme  inassouvie,  tandis 
qu'elle  approchait  du  fond  du  vallon,  et  que  du  haut  du  chemin  je 
suivais  tous  ses  mouvemens.  Tout  à  coup  je  la  vis  glisser  sur  l'herbe 
fme  et  mouillée  du  cône  volcanique,  se  relever  et  s'arrêter,  puis 
s'asseoir  comme  incapable  de  faire  un  pas  de  plus.  François,  qui  ne 
l'avait  pas  quittée,  mais  qu'elle  avait  devancé,  était  déjà  auprès 
d'elle.  Hope  et  M.  Butler,  qui  la  regardaient  aussi  venir,  s'élancè- 
rent pour  la  rejoindre;  mais  j'étais  arrivé  avant  eux  par  des  bonds 
fantastiques,  au  risque  de  me  casser  les  deux  jambes. 

—  Ce  n'est  rien,  ce  n'est  rien,  nous  criait-elle  en  agitant  son 
mouchoir  et  en  s'elTorçant  de  rire.  Elle  ne  s'était  pas  moins  donné 
une  entorse  et  souffrait  horriblement,  car,  en  voulant  se  forcer  à 
marcher,  elle  devint  pâle  comme  la  mort  et  faillit  s'évanouir.  Je  la 
pris  dans  mes  bras  sans  consulter  personne,  et  je  la  portai  au  ruis- 
seau, où  son  père  lui  fit  mettre  le  pied  dans  l'eau  froide  et  courante. 
Il  s'occupa  ensuite  avec  Hope  de  déchirer  les  mouchoirs  pour  faire 
des  ligatures,  et  quand  ce  pauvre  petit  pied  enflé  fut  pansé  convena- 
blement, je  repris  la  blessée  dans  mes  bras  et  je  la  portai  à  la  voi- 
ture. C'était  un  étroit  char-à-bancs  du  pays  qui  conduisait  quelque- 
fois nos  voyageurs  une  partie  de  la  journée  par  les  petits  chemins 
tracés  dans  les  bois,  et  qui  venait  les  retrouver  ou  les  attendre  à  un 
point  convenu  quand  ils  avaient  parcouru  une  certaine  distance  à 
vol  d'oiseau.  Un  second  char-à-bancs  encore  plus  rustique  était  loué 
pour  les  guides,  afin  qu'ils  pussent  suivre  la  famille  et  se  reposer 
en  même  temps  qu'elle  dans  les  courses  de  ce  genre  que  la  dispo- 
sition des  rares  chemins  praticables  rendait  quelquefois  possibles. 

Ce  jour-là  nous  fûmes  assaillis  par  un  orage  effroyable.  Long- 
temps escortés  par  un  grand  vautour  roux  dont  les  cris  lamentables 
semblaient  appeler  la  tempête,  nous  reçûmes  toutes  les  cataractes 
du  ciel  sans  être  mouillés,  vu  que  les  bons  Butler,  dont  la  voiture 
était  couverte,  nous  forcèrent  de  prendre  leurs  surtouts  imperméa- 
bles. François,  qui  fut  appelé  à  cet  effet,  m'apporta  le  manteau  de 


JEAN    DE    LA    ROCHE.  545 

Love  en  me  disant  de  sa  part  que,  puisque  j'avais  eu  si  chaud  pour 
la  porter  en  remontant  le  vallon  de  la  Roche -Yendeix,  elle  voulait 
me  préserver  d'un  refroidissement. 

Nous  avions  d' excellons  petits  chevaux  bretons  qui  nous  firent 
rapidement  courir  le  long  des  rampes  de  la  curieuse  vallée  de 
Saint-Sorgues,  toute  hérissée  de  cônes  volcaniques,  plus  élevés  et 
plus  anciens  que  ceu.x  de  la  route  de  Saint-Nectaire.  Jamais  je  ne 
vis  le  pays  si  beau  qu'au  début  de  cet  orage,  quand  la  pluie  com- 
mença à  étendre  successivement  ses  rideaux  transparens  sur  les  di- 
vers plans  du  paysage  avant  que  le  soleil  rouge  et  menaçant  eût  fini 
de  s'éteindre  dans  les  nuées;  mais  ce  spectacle  magique  dura  peu. 
L'averse  devint  si  lourde  et  si  épaisse  qu'on  ne  respirait  plus.  La 
fpudre  même  ne  pouvait  l'éclairer,  et  nous  courions  dans  un  demi- 
jour  fauve  et  bizarre,  oppressés  par  l'électricité  répandue  dans  l'air, 
assourdis  par  le  tonnerre  et  emportés  par  nos  intrépides  poneys 
comme  des  pierres  qui  roulent  sans  savoir  où  elles  vont. 

Pour  moi,  enveloppé  du  manteau  de  Love  et  tout  ému  encore  de 
l'avoir  sentie  elle-même  contre  mon  cœur,  d'où  j'essayais  en  vain 
de  chasser  son  culte,  je  m'assoupissais  dans  une  rêverie  fiévreuse 
et  sensuelle,  ne  me  rendant  plus  compte  de  rien,  et  remettant  au* 
lendemain  la  douleur  et  la  fatigue  de  réfléchir. 

xxn. 

Quand  nous  fûmes  de  retour  à  l'hôtel,  je  la  pris  encore  dans  mes 
bras  pour  la  porter  à  sa  chambre.  Quoique  mince  de  corsage  et 
très  élancée  de  formes,  elle  était  relativement  lourde,  comme  les 
corps  dont  les  muscles  exercés  ont  acquis  le  développement  néces- 
saire à  l'énergie  physique.  Il  n'y  avait  rien  d'étiolé  dans  cette  fine 
nature,  et  si  l'élégance  de  sa  silhouette  la  faisait  quelquefois  pa- 
raître diaphane,  on  était  surpris,  en  la  soulevant,  de  sentir  la  soli- 
dité, on  pourrait  dire  l'intensité  de  sa  vie. 

J'avais  donc  fait  un  effort  surhumain  pour  remonter  avec  ce  cher 
fardeau  le  versant  rapide  et  assez  élevé  du  vallon  de  la  Roche- 
Yendeix.  Je  ne  m'en  étais  pas  aperçu;  mais  quand  je  montai  l'esca- 
lier de  l'hôtel,  je  sentis  qu'en  dépit  du  repos  que  j'avais  pris  en 
voiture,  les  forces  me  manquaient  tout  à  coup  pour  ce  dernier  petit 
effort.  Je  fus  obligé,  pour  ne  pas  tomber  avec  elle,  de  l'asseoir  un 
instant  sur  mon  genou  à  la  dernière  marche.  Elle  ne  s'y  attendait 
pas,  et,  croyant  que  je  la  laissais  choir,  elle  jeta  instinctivement 
ses  bras  autour  de  mon  cou,  et  sa  joue  effleura  la  mienne.  J'étais 
barbu,  poudreux,  affreux.  Je  reculai  vivement  mon  visage,  en  lui 
disant  de  ne  rien  craindre.  Je  la  repris  sur  mes  deux  bras,  et  je  la 


bhll  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

portai  dans  sa  chambre.  Hope  courait  déjà  le  village  pour  chercher 
le  médecin,  et  les  domestiques  se  hâtaient  de  préparer  un  bain  de 
pieds  camphré,  par  l'ordre  de  M.  Butler. 

Celui-ci  était  donc  seul  auprès  de  nous,  lorsque  j'éprouvai  la 
plus  étrange  surprise  de  ma  vie.  Par  une  inexplicable  inspiration 
de  cœur,  au  moment  où  je  déposais  miss  Love  sur  le  sofa  de  sa 
chambre,  et  où  j'avais  encore  la  figure  penchée  vers  elle,  elle  me 
prit  la  tête  dans  ses  deux  mains ,  et  appliqua  un  gros  baiser  franc 
et  sonnant  sur  ma  joue,  en  riant  comme  une  foHe. 

Je  restai  pétrifié  d'étonnement,  et  M.  Butler  tomba  dans  une  es- 
pèce d'extase  assez  plaisante,  comme  si,  à  l'aspect  d'une  dérogation 
aux  lois  de  la  physique,  il  se  fût  méfié  d'une  erreur  de  ses  sens. 

—  Eh  bien!  dit  Love  riant  toujours,  ça  l'étonné  beaucoup  que  je 
l'embrasse,  et  vous  aussi,  cher  père?  Mais  réfléchissez  tous  les  deux. 
Que  puis-je  faire  pour  remercier  ce  pauvre  homme ,  qui  succombe 
sous  la  fatigue  de  me  porter,  c'est-à-dire  de  m' avoir  portée  là-bas, 
où  il  risquait  de  tomber  mort  en  arrivant?  Quand  nous  lui  aurons 
donné  beaucoup  d'argent  pour  sa  femme  et  ses  enfans,  serons-nous 
quittes  envers  lui?  Eh  bien!  moi,  je  pensais  à  cela  tout  à  l'heure, 
et  je  me  disais  :  Quand  on  s'oblige  ainsi  les  uns  les  autres,  on  re- 
devient réellement  ce  que  le  bon  Dieu  nous  a  faits,  c'est-à-dire 
frères  et  sœurs ,  et  je  veux  traiter  Jacques  comme  mon  frère,  au 
moins  pendant  une  seconde.  Je  lui  dirai  le  mot  qui  résume  toute 
amitié  et  toute  parenté,  et  ce  mot  sans  paroles,  c'est  un  baiser. 
Comprenez-vous,  Jacques?  et  me  blâmez-vous,  mon  père? 

—  Vous  avez  raison,  ma  fdle  chérie,  répondit  M.  Butler;  votre 
âme  est  différente  de  celle  des  autres  !  Allez,  mon  cher  Jacques,  et 
à  revoir  î  Vous  pourrez  dire  à  votre  femme  que  vous  avez  été  béni 
par  une  sainte,  car,  voyez-vous,  cette  fille  a  vingt  et  un  ans,  et,  sauf 
mon  fils  et  moi,  elle  n'avait  jamais  embrassé  aucun  homme.  Elle 
n'a  pas  voulu  se  marier,  afin  de  rester  la  mère  de  son  frère.  Voua 
avez  donc  reçu  son  premier  baiser,  et  c'est  celui  de  la  charité  chré- 
tienne. 

—  Que  cela  vous  porte  bonheur,  bonne  demoiselle!  dis-je  à  Love; 
puissiez-vous  vous  raviser  et  trouver  un  bon  mari  plus  beau  que  moi, 
que  vous  embrasserez  avec  moins  de  charité  et  plus  de  plaisir! 

—  Il  a  de  l'esprit,  dit  en  anglais  Love  à  M.  Butler,  pendant  que, 
pour  les  écouter,  je  me  débarrassais  lentement  des  objets  contenus 
dans  la  sacoche  de  Hope. 

—  Et  puis,  répondit  M.  Butler  en  souriant,  il  ressemble  à  quel- 
qu'un qua  nous  connaissons  1 

Hope  arriva  avec  le  médecin  des  bains ,  qui  constata  une  simple 
entorse,  prescrivit  le  repos  pour  quelques  jours,  et  permit  tout  au 


JEAN    DE    LA    ROCHE.  54 5 

plus  les  promenades  en  fauteuil  après  quarante-huit  heures  d'im- 
mobilité absolue. 

Mêlé  aux  domestiques  dans  le  corridor,  j'entendis  que  j'étais 
condamné  à  passer  quarante-huit  heures  sans  revoir  Love,  à  moins 
que  je  ne  vinsse  à  boutade  trouver  un  prétexte  pour  rester  dans 
l'hôtel,  et  j'y  cherchais  déjà  avec  François  une  occupation  de  scieur 
de  bûches  ou  de  commissionnaire,  quand  M.  Butler  prit  le  rôle  de 
la  providence  de  mes  amours.  Il  me  rappela  pour  me  charger  de 
lui  rapporter  le  lendemain  une  certaine  plante  qu'il  avait  trouvée 
défleurie  sur  la  montagne  Charbonnière^  et  que  je  lui  avais  dit  avoir 
vue  ailleurs. 

Je  fus  inquiet  toute  la  nuit,  non  pas  tant  de  l'accident  arrivé  à 
Love  que  de  celui  qui  pouvait  se  produire  dans  la  santé  de  son 
frère.  Il  avait  fait  un  grand  effort  sur  lui-même  après  une  petite 
crise  nerveuse  dont  j'avais  été  témoin.  La  chute  de  sa  sœur  avait 
fait  diversion  à  ses  pensées,  mais  quand  le  pauvre  enfant  se  retrou- 
verait vis-à-vis  de  lui-même,  ne  serait-il  pas  repris,  comme  autre- 
fois, d'un  de  ces  bizarres  accès  de  fièvre  qui  avaient  fait  craindre 
pour  sa  vie  ou  pour  sa  raison  ? 

Je  me  relevai  à  minuit,  et  j'allai,  dans  les  ténèbres,  errer  autour 
de  l'hôtel,  écoutant  les  moindres  bruits,  et  m'attendant  toujours  à 
surprendre  quelque  mouvement  insolite  dans  le  serv^ice. 

Tout  fut  tranquille  :  à  la  pointe  du  jour,  une  fenêtre  s'ouvrit,  et 
je  reconnus  le  jeune  garçon  aspirant  l'air  frais  de  la  première  aube, 
il  me  vit  et  m'appela  à  voix  basse.  —  Est-ce  que  vous  allez  déjà 
chercher  cette  plante?  me  dit-il. 

—  Oui,  monsieur;  c'est  de  ce  côté-ci  de  la  vallée. 

—  Eh  bien  !  attendez-moi.  Je  veux  aller  avec  vous. 

Quelques  instans  après,  il  sortit  sans  bruit  de  l'hôtel,  et  nous 
sortîmes  ensemble  du  village.  Hope  était  un  peu  pâle,  mais  sa 
figure  était  sereine,  et  il  me  traitait  avec  plus  d'aménité  que  de 
coutume. 

—  Vous  ne  me  donnez  donc  rien  à  porter?  lui  dis-je. 

—  Non,  répondit-il,  je  n'ai  besoin  de  rien.  Je  veux  marcher  ce 
matin  pour  marcher,  voilà  tout. 

—  Vous  vous  éveillez  fièrement  de  bonne  heure,  on  peut  dire. 

—  Pas  ordinairement;  mais  j'ai  fort  peu  dormi  cette  nuit. 

—  Vous  n'êtes  pas  malade  au  moins? 

—  Non,  pas  du  tout.  C'est  l'effet  de  l'orage  d'hier,  pas  autre 
chose. 

—  Et  la  demoiselle?  vous  ne  savez  pas  si  elle  a  dormi? 

—  Je  suis  entré  plusieurs  fois  dans  sa  chambre  sans  la  réveiller. 
Elle  dormait  bien. 

TOME  XXIV.  35 


5A6  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  conversation  tomba,  quelque  effort  que  je  fisse  pour  la  re- 
nouer. Nous  gravîmes  le  ravin  de  la  grande  cascade,  ascension  assez 
pénible  et  même  dangereuse  pour  les  maladroits.  Gomme  de  cou- 
tume, Hope  ne  voulait  pas  être  aidé;  mais  en  deux  ou  trois  endroits 
je  le  soutins  malgré  lui.  Quand  nous  fûmes  à  la  chute  d'eau,  je 
cherchai  la  plante,  qui  était  rare  à  cause  de  la  saison,  et  la  trou- 
vai pourtant  assez  vite.  —  Est-ce  bien  celle-là ?.dis-je  à  Hope  en 
feignant  d'hésiter  à  la  reconnaître. 

—  C'est  bien  celle-là,  répondit-il;  vous  avez  bonne  mémoire, 
Jacques,  et  vous  êtes  un  excellent  garçon,  car  vous  avez  porté  ma 
sœur  hier  avec  un  courage  et  un  soin  dont  j'avais  besoin  de  vous 
remercier. 

—  Enfin,  repris-je,  je  serais  le  meilleur  des  guides,  si  je  n'avais 
pas  l'entêtement  de  vouloir  aider  ceux  qui  n'aiment  pas  qu'on  les 
touche?  N'est-ce  pas,  monsieur,  que  c'est  comme  je  dis? 

—  Eh  bien!  mon  ami,  répondit-il  en  souriant,  c'est  la  vérité. 
Votre  seul  défaut  est  d'être  trop  prudent. 

—  Eh  !  monsieur,  si  François  avait  été  à  son  poste  hier,  votre 
sœur  ne  serait  pas  pour  quarante-huit  heures  à  s'ennuyer  dans  son 
lit!  Et  pourtant  elle  marche  très  adroitement,  la  demoiselle. 

—  C'est  vrai;  mais  on  peut  se  casser  la  jambe  sans  sortir  de  sa 
chambre. 

—  C'est  encore  vrai;  mais  il  n'y  a  pourtant  pas  tant  de  chances 
pour  ça  que  dans  l'endroit  où  nous  sommes.  Voyez  !  si  vous  vous 
oubliez  un  peu,  vous  allez  faire  un  saut  de  quatre-vingts  ou  cent 
pieds. 

—  Ça  m'est  égal,  Jacques;  je  ne  tiens  pas  tant  à  ma  vie  qu'à  ma 
liberté,  et  si  vous  voulez  faire  un  marché  avec  moi,  je  vous  donne- 
rai, pour  me  laisser  tranquille  une  fois  pour  toutes,  autant  qu'on 
vous  donne  pour  me  surveiller.  Cela  vous  va-t-il? 

—  Non,  monsieur,  ça  ne  me  va  pas. 

—  Comment,  vous  refusez?  Savez-vous  ce  que  vous  refusez? 

—  Je  refuserais  mille  francs  par  heure.  Un  guide  est  un  guide, 
monsieur.  Il  a  son  honneur  comme  un  autre  homme  ;  ce  qui  lui  est 
commandé  par  des  parens,  il  doit  le  faire. 

—  Ainsi  vous  avez  ce  point  d'honneur  dans  votre  état,  et  s'il  me 
passait  par  la  tête  de  descendre  en  courant  ce  que  nous  venons  de 
monter,  vous  m'en  empêcheriez? 

—  Oui,  monsieur,  et  de  force,  répondis-je  avec  une  décision  qui 
l'étonna. 

Hope  Butler  était  Anglais  jusqu'au  fond  des  os.  L'idée  du  devoir 
avait  beaucoup  d'ascendant  sur  lui.  Dès  ce  moment,  il  changea  de 
manières  avec  moi,  et,  abjurant  toute  morgue,  il  me  traita  avec  la 


JEAN   DE    LA   ROCHE.  5A7 

même  familiarité  cosmopolite  que  son  père.  —  Allons,  vous  avez  là 
une  obstination  estimable,  dit-il,  et  je  cède.  Seulement  touchez-moi 
légèrement,  je  suis  maigre  et  douillet  malgré  moi. 

—  Un  bon  guide,  répliquai-je,  doit  avoir  des  mains  de  fer  dou- 
blées de  coton.  Votre  sœur  vous  a-t-elle  dit  que  je  lui  eusse  fait  du 
mal? 

—  Ma  sœur  se  loue  beaucoup  de  vous,  et  elle  m'a  même  dit 
qu'elle  vous  avait  embrassé  pour  vous  remercier.  Cela  a  dû  vous 
étonner,  Jacques;  mais  il  faut  que  vous  sachiez  que  c'est  une  cou- 
tume dans  notre  pays,  quand  une  femme  se  laisse  porter  par  un 
homme,  fût-elle  reine  et  fût-il  simple  matelot. 

—  Je  ne  savais  pas  ça,  répondis-je  en  riant  du  mensonge  ingé- 
nieux de  Hope  :  votre  sœur  me  l'avait  expliqué  autrement;  mais 
soyez  tranquille,  je  n'en  suis  pas  plus  fier. 

Hope,  tout  à  fait  rassuré,  se  prit  alors  d'une  confiance  extra- 
ordinaire en  mon  bon  sens  et  en  ma  discrétion.  —  Jacques,  me 
dit-il  après  avoir  un  peu  réfléchi  aux  questions  qu'il  voulait  m'a- 
dresser,  vous  avez  connu  particulièrement  ce  jeune  comte  de  La 
Roche  à  qui  j'ai  écrit  hier? 

—  Oui,  monsieur. 

—  Il  était  aimé  dans  son  entourage? 

—  Oui,  monsieur,  il  n'était  pas  méchant  ni  avare. 

—  Cela,  je  le  sais.  On  m'a  toujours  dit  du  bien  de  lui...  Et  on  a 
dit  aussi  qu'il  avait  eu  de  gralids  chagrins. 

—  Oui,  à  cause  d'une  demoiselle  qui  n'a  pas  voulu  de  lui.  Tout 
le  pays  a  su  ça. 

—  Et  le  nom  de  cette  demoiselle? 

—  Si  je  comprends  un  peu  ce  que  je  vois  et  ce  que  j'entends, 
j'ai  dans  l'idée  que  c'est  la  demoiselle  votre  sœur. 

—  Pourquoi  avez-vous  cette  idée? 

—  Parce  que  j'ai  su  dans  le  temps,  du  moins  on  disait  ça,  que  la 
demoiselle  était  Anglaise,  et  qu'elle  avait  un  petit  frère  qui  ne  vou- 
lait pas  la  laisser  marier. 

—  Et  vous  en  concluez  que  ce  petit  frère,  c'est  moi? 

—  Oui,  monsieur,  à  moins  que  la  chose  ne  vous  fâche.  Vous  sen- 
tez que  ça  m'est  égal,  à  moi,  ces  affaires-là! 

—  La  chose  me  chagrine,  Jacques;  mais,  comme  c'est  la  vérité, 
elle  ne  me  fâche  pas.  Je  sais  que  j'ai  eu  tort.  Que  feriez-vous  à  ma 
place  pour  réparer  une  pareille  faute? 

—  J'écrirais  Une  lettre  au  jeune  homme  pour  le  faire  revenir; 
mais  c'est  peut-être  pourquoi  vous  avez  écrit  hier,  et  vous  avez 
bien  fait. 

—  Et  croyez- vous  que  le  jeune  homme  reviendra? 


548  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Ah  !  qui  peut  savoir?  S'il  croyait  que  votre  sœur  se  souvient  de 
lui!  mais  votre  sœur  doit  bien  l'avoir  oublié? 

—  Je  l'ignore.  Avant  de  le  lui  demander  sérieusement,  il  me  fau- 
drait savoir  ce  que  pense  ce  M.  de  La  Roche,  et,  s'il  revient,  je  le 
saurai. 

—  Prenez  garde  de  le  faire  revenir  pour  rien.  Si  votre  sœur  ne 
veut  point  de  lui,  il  est  capable  d'en  devenir  fou,  comme  il  l'a 
déjà  été. 

—  Il  a  été  fou?  Je  ne  le  savais  pas! 

—  C'est  une  manière  de  dire;  mais  pendant  que  vous  étiez  ma- 
lade, à  ce  qu'il  paraît,  dans  ce  temps-là,  lui,  il  se  cassait  la  tête 
contre  les  arbres.  Il  était  si  triste  et  si  défait  que  ça  fendait  le  cœur 
de  le  voir.  Enfin  vous  pouvez  vous  vanter  d'avoir  quasiment  tué  un 
homme  ! 

—  Eh  bien  !  voilà  ce  que  je  ne  comprends  pas  !  s'écria  Hope  très 
agité.  On  peut  aimer  une  mère,  une  sœur  à  ce  point-là;  mais  une 
fille  que  l'on  connaît  à  peine,...  de  quel  droit  vouloir  l'enlever  à  sa 
famille  quand  on  est  un  nouveau-venu  dans  sa  vie,  un  étranger  pour 
elle? 

—  Attendez  peut-être  un  an  ou  deux  seulement,  mon  jeune  mon- 
sieur, et  vous  comprendrez  que  c'est  comme  ça,  et  pas  autrement, 
l'amour! 

Hope  mit  son  visage  dans  ses  mains,  et  s'absorba  dans  le  rêve  de 
rinconnu. 

XXIII. 

J'avais  interrogé  une  corde  qui  devait  rester  muette.  Hope  n'était 
pas  destiné  à  connaître  les  passions,  et  il  est  à  remarquer  que  les 
êtres  trop  aimés  dès  leur  enfance  ont  rarement  par  la  suite  l'initia- 
tive et  la  puissance  morale  des  grandes  afléctions.  Ce  jeune  homme 
aimait  sa  sœur  avec  une  sorte  de  jalousie  passionnée,  il  est  vrai; 
mais  c'est  pour  le  besoin  qu'il  avait  d'elle,  de  sa  société  assidue,  de 
ses  soins  délicats  et  de  ses  incessantes  prévenances.  Il  y  avait  un 
immense  égoïsme  dans  ce  cœur  de  frère.  J'eus  assez  d'adresse  pour 
en  sonder  tous  les  replis,  sans  me  départir  de  mon  air  de  bonhomie 
insouciante,  et  en  lui  posant  des  problèmes  naïfs.  Il  ne  s'aperçut  pas 
que  je  le  confessais  en  ayant  l'air  de  le  consulter.  Je  trouvai  en  lui 
un  grand  fonds  de  personnalité,  un  continuel  premier  mouvement 
qui  lui  faisait  tout  rapporter  à  lui-même,  et  de  vagues  désirs  de  jeu- 
nesse combattus  par  la  méfiance  envers  les  femmes.  Il  les  considé- 
rait comme  des  êtres  frivoles  et  dépravés.  Son  orgueilleuse  austérité 
dominait  déjà  la  révolte  des  sens,  et  il  était  facile  de  voir  que,  con- 


JEAN    DE    LA    ROCHE.  5à^ 

sidérant  Love  comme  une  exception,  il  souffrait  de  l'idée  qu'elle 
pût  descendre  aux  soins  de  la  famille  comme  une  femme  ordinaire. 
Pourtant,  quand  je  lui  fis  observer  que  cette  grande  intelligence  ne 
dédaignait  pas  de  le  servir  et  de  le  soigner,  ce  qui  était  sans  doute 
fort  heureux  pour  lui,  il  ne  sut  que  répondre  et  se  mordit  les  lèvres. 

Heureusement  pour  cette  jeune  âme,  incomplètement  épanouie 
dans  la  trop  douce  atmosphère  de  la  gâterie^  il  y  avait  en  elle,  ainsi 
que  je  l'avais  déjà  remarqué  la  veille,  un  très  noble  développement 
de  l'idée  du  devoir.  L'enfant,  à  défaut  des  gracieuses  sensibilités  de 
l'adolescence,  avait  des  principes  au-dessus  de  son  âge,  et  quand  il 
avait  réfléchi,  pour  peu  que  l'on  essayât  d'éclairer  son  jugement,  il 
revenait  à  sa  logique  tout  anglaise,  qui  était  de  respecter  la  liberté 
des  autres  pour  faire  respecter  la  sienne  propre. 

Tout  en  l'amenant  à  faire  devant  moi,  espèce  de  borne  intelli- 
gente dont  il  ne  se  défiait  plus,  son  examen  de  conscience,  je  com- 
parais intérieurement  son  adolescence  avec  la  mienne.  Émancipé, 
comme  lui,  de  toute  contrainte  par  une  mère  absorbée  dans  ses  lar- 
mes secrètes  autant  que  M.  Butler  l'était  dans  ses  chères  études,  il 
m'avait  manqué,  comme  à  lui,  de  sentir  l'autorité  identifiée  avec  la 
tendresse;  mais,  comme  la  tendresse  de  ma  mère  n'était  pas  dé- 
monstrative, je  n'avais  pas  senti  comme  lui  à  toute  heure  combien 
j'étais  aimé,  et  j'avais  éprouvé  le  besoin  impérieux  de  l'être  ardem- 
ment par  un  cœur  plus  vivant  et  plus  jeune.  Gela  m'avait  peut-être 
rendu  aussi  injuste  et  aussi  exigeant  envers  Love  que  l'avait  été 
Hope  par  suite  de  besoins  contraires.  Il  avait  toujours  eu  sa  ten- 
dresse; il  n'avait  pas  voulu  la  partager,  parce  qu'il  n'en  concevait' 
aucune  autre.  Tous  deux,  nous  la  voulions  tout  entière,  et  la  pauvre 
Love,  ne  sachant  à  qui  se  donner,  ne  s'était  donnée  à  personne;  vic- 
time de  deux  égoïsmes,  elle  était  peut-être  devenue  égoïste  à  son 
tour,  en  demandant  au  repos  de  l'âme  et  à  la  sécurité  de  l'indépen- 
dance un  bonheur  que  nous  n'avionis  pas  su  lui  créer. 

En  résumé,  je  jugeai  Hope  parfaitement  sain  d'esprit  et  de  corps, 
comme  il  l'était  en  effet,  et  je  vis  que  les  seules  dispositions  inquié- 
tantes à  mon  égard  étaient  désormais  celles  de  Love. 

Il  y  avait  des  momens  où  je  m'imaginais  qu'elle  m'avait  parfai- 
tement reconnu  dès  le  premier  jour,  et  que  le  baiser  de  la  veille 
n'était  pas  l'excentricité  d'un  cœur  charitable  ou  l'aberration  d'Une 
idéale  chasteté.  Un  indifférent  eût  peut-être  préféré  ces  dernières 
interprétations  pour  la  gloire  de  son  étrange  et  angélique  carac- 
tère; mais  moi,  amoureux  fou,  j'eusse  préféré  l'emportement  spon- 
tané de  l'amour. 

Je  redevenais  humble  et  accablé  en  régardant  mes  mains  brunies, 
déjà  dures  et  gercées  par  l'absence  de  soins,  mon  affreux  déguise- 


S50  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

ment,  ma  laideur  relative  et  volontaire.  Et  tout  à  coup  je  me  sur- 
prenais ivre  de  joie,  en  me  persuadant  qu  elle  pouvait  m'aimer 
encore  tel  que  je  me  montrais  à  elle. 

Quand  je  rapportai  la  plante  à  M.  Butler,  il  était  encore  de  bonne 
heure,  et  sa  fille  n'était  pas  éveillée.  Nous  ne  devions  pas  faire  de 
promenade.  On  voulait  tenir  compagnie  à  la  pauvre  recluse.  On 
donnait  campo  aux  guides.  Je  pensai  qu'un  peu  d'importunité  pour 
me  rendre  utile  ou  agréable  quand  même  me  laisserait  un  grand 
caractère  de  vraisemblance,  et,  cherchant  un  moyen  de  me  faire 
rouvrir  la  porte  de  l'appartement,  j'imaginai  de  mettre  en  tête  des 
domestiques  anglais  de  M.  Butler  une  promenade  pour  leur  propre 
compte.  M.  Butler  ne  les  emmenait  jamais  avec  lui,  et,  comme  ils 
étaient  préposés  à  la  garde  des  chevaux  et  des  effets,  ils  sortaient 
peu  et  se  gorgeaient  de  thé  et  de  rhum  pour  tuer  le  temps.  Fran- 
çois, après  avoir  excité  leurs  esprits  flegmatiques,  alla  trouver 
M.  Butler  pour  lui  remontrer  que  ces  pauvres  garçons  avaient  bien 
envie  de  courir  un  peu,  gt  que  l'occasion  était  bonne,  puisque,  for- 
cés nous-mêmes  de  ne  pas  sortir  ce  jour-là,  nous  pouvions,  lui  et 
moi,  nous  charger  du  soin  des  chevaux,  et  même  du  seiTice  des 
personnes,  si  toutefois  nous  n'étions  pas  trop  désagréables  à  nos 
voyageurs.  L'excellent  Butler  accepta  d'emblée  avec  les  bonnes  pa- 
roles qu'il  aimait  à  dire,  et  qu'il  disait  sans  banalité  de  bienveil- 
lance. Les  deux  valets  prirent  la  clé  des  champs.  Le  beau-père  de 
François  se  chargea  de  les  mener  bien  loin,  François  fut  installé  à 
l'écurie,  et  moi  dans  l'antichambre  de  l'appartement  des  Butler, 
avec  la  douce  injonction  de  ne  pas  m' endormir  assez  profondément 
pour  ne  pas  entendre  la  sonnette. 

Toutes  choses  arrangées  ainsi,  M.  Butler  et  son  fils  descendirent 
pour  déjeuner,  et  Love  resta  sous  ma  garde.'  Il  est  vrai  qu'une 
femme  de  la  maison  se  tenait  dans  sa  chambre  pour  l'aider  à  sa  toi- 
lette. Quand  cette  toilette  fut  terminée,  la  servante  ouvrit  toutes  les 
portes  de  l'appartement,  et  je  vis  Love,  en  peignoir  blanc  et  en  jupe 
rose,  étendue  sur  une  chaise  longue,  avec  une  table  à  côté  d'elle, 
et  sur  cette  table  des  livres,  des  plantes,  des  cailloux,  des  albums 
et  des  boîtes  à  insectes.  Elle  rangeait  et  choisissait  des  échantillons 
de  laves ,  et  je  l'entendis  les  briser  et  les  équarrir  avec  le  marteau 
du  minéralogiste.  Cette  tranquillité  d'occupations  et  le  bruit  sec  de 
ce  marteau  d'acier  dans  ses  petites  mains  adroites  et  fortes  me  por- 
tèrent sur  les  nerfs. 

—  Va,  lui  disais-je  en  moi-même,  passionne-toi  pour  des  pierres, 
cela  est  bien  dans  ta  nature,  et  tu  pourrais  frapper  ainsi  sur  ton 
cœur  sans  crainte  de  l'entamer! 

L'impatience  devint  si  vive  que  je  me  levai,  et  parlant  à  la  ser- 


JEAN    DE    LA   ROCHE.  551 

vante  à  travers  le  petit  salon  qui  me  séparait  de  la  chambre  de 
Love  :  —  Marguerite,  lui  criai-je,  vous  ne  devriez  pas  laisser  la  de- 
moiselle se  fatiguer  comme  ça.  Apportez -moi  donc  ces  cailloux, 
c'est  mon  affaire  de  les  casser  ! 

—  C'est  donc  Jacques  qui  est  là?  dit  Love  à  la  servante.  Par  quel 
hasard?  Que  veut-il?  —  Et,  sans  attendre  la  réponse,  elle  m'appela. 

—  Venez,  mon  bon  Jacques,  cria-t-elle,  venez  me  dire  bonjour.  — 
Et  quand  je  fus  près  d'elle,  m'informant  de  son  état  :  —  Je  vais 
très  bien,  grâce  à  vous,  reprit- elle.  N'ayant  point  fait  un  pas,  je 
n'ai  pas  empiré  le  mal,  et  j'espère  que  ce  sera  bientôt  fini.  Et  vous? 
cela  vous  fait  un  jour  ou  deux  de  repos  que  vous  ne  devez  pas  re- 
gretter :  vous  devez  en  avoir  besoin.  Nous  sommes  de  terribles  mar- 
cheurs, n'est -il  pas  vrai?  et  encore  plus  désagréables  quand  nous 
nous  cassons  les  jambes  ! 

Puis,  comme  je  répondais  selon  les  convenances  de  mon  rôle,  elle 
me  regarda  attentivement.  J'avais  eu  le  courage  de  laisser  ma  barbe 
longue,  mes  ongles  noirs  et  mon  sordide  gilet  de  velours  avec  les 
manches  de  laine  tricotée  et  la  ceinture  en  corde.  Je  crus  qu'elle 
tâchait  de  retrouver  l'homme  élégant  et  soigné  d'autrefois  sous  cette 
carapace  ;  mais  le  résultat  de  cet  examen  fut  d'une  prosaïque  bonté. 

—  Je  vois,  dit-elle^  qu'en  tout  temps  vous  portez  des  vêtemens 
chauds.  C'est  bien  vu  dans  un  climat  si  capricieux;  mais  cela  doit 
vous  coûter  assez  cher.  Je  veux  vous  donner  deux  beaux  gilets  de  fla- 
nelle rouge  que  j'ai  là  et  dont  mon  père  n'a  pas  besoin.  Il  en  a  plus 
qu'il  ne  lui  en  faut  pour  le  voyage.  Marguerite,  fouillez,  je  vous  prie, 
dans  cette  malle;  vous  trouverez  cela  tout  au  fond.  —  Et  quand  elle 
eut  les  camisoles  dans  les  mains,  comme  je  refusais  de  les  prendre  : 

—  Vous  ne  pouvez  pas  dire  non,  reprit-elle;  c'est  moi  qui  les  ai 
cousues  moi-même,  parce  que  mon  père  est  très  délicat  et  trouve 
que  personne  ne  lui  fait  comme  moi  des  coutures  douces  et  plates. 
Voyez,  ajouta-t-elle  avec  une  importance  enfantine,  et  comme  si  elle 
eût  parlé  à  un  enfant,  c'est  très  joli,  ces  coutures  brodées  en  soie 
blanche  sur  la  laine  rouge.  Si  vos  camarades  se  moquent  de  vous, 
vous  leur  direz  que  c'est  la  mode. 

Mais  tout  en  babillant  avec  moi  d'un  ton  de  bonne  maîtresse,  elle 
reprit  son  marteau  et  ses  laves.  Je  les  lui  ôtai  des  mains  sans  façon, 
à  son  grand  étonnement.  —  Demoiselle,  lui  dis-je,  il  ne  faut  pas 
frapper  ainsi;  ça  vous  répond  dans  votre  pied  malade.  Laissez-moi 
faire.  Est-ce  qu'un  bon  guide  ne  sait  pas  échantillonner  pour  les 
amateurs  et  les  savans  ? 

-^  Si  vous  savez,  à  la  bonne  heure  !  mais  prenez  bien  garde  de 
briser  les  petits  morceaux  de  feldspath  qui  sont  pris  dans  le  basalte. 

—  Faites  excuse,  demoiselle,  ça  n'est  pas  du  feldspath,  répon- 


552  BEVUE    DES   DEUX   MONDES. 

dis-je  en  ouvrant  l'échantillon  avec  le  marteau,  ce  sont  des  cristaux 
de  péridot.  Voyez  ! 

—  Tiens!  vous  avez  raison.  Vous  savez  donc  un  peu  de  minéra- 
logie? 

—  Sans  doute  !  quand  on  conduit  des  gens  qui  savent,  on  fijîit 
par  apprendre.  —  Et  je  me  mis  à  parler  minéralogie  avec  elle  en  es- 
tropiant à  dessein  quelques  noms,  mais  ne  me  défendant  pas  de  la 
coquetterie  de  lui  montrer  mon  savoir. 

Elle  m'en  fit  compliment,  surtout  quand  je  relevai  quelques  er- 
reurs de  sa  part;  mais  tout  à  coup  je  m'avisai  que  ces  erreurs  étaient 
trop  grosses  pour  n'être  pas  volontaires,  et  je  me  demandai  si  elle 
ne  me  faisait  pas  subir  un  examen  à  moi,  Jean  de  La  Roche,  pour 
s'assurer  des  progrès  que  j'avais  pu  faire.  Pour  changer  d'objet,  j'allai 
lui  chercher  dans  l'antichambre  un  gros  bouquet  de  ménianthe  que 
j'avais  ramassé  à  son  intention  dans  ma  promenade  du  matin. 

Elle  fit  une  exclamation  de  joie  et  de  surprise  en  voyant  en  grosse 
gerbe  cette  ravissante  petite  fleur,  rare  au  pays ,  abondante  seule- 
ment dans  une  certaine  prairie  baignée  à  point  d'eau  courante  au- 
près du  village.  —  Vraiment,  vous  avez  du  goût  d'avoir  songé  à 
cueillir  ça!  s'écria-t-elle,  et  vous  me  faites  là  un  vrai  cadeau.  J'aime 
tant  les  fleurs  vivantes  ! 

Elle  se  fit  donner  un  vase  rempli  d'eau  et  y  mit  toute  la  gerbe, 
qu'elle  voulut  garder  auprès  d'elle  sur  la  table  pour  la  contempler 
à  tout  instant.  Cet  amour  naïf  de  la  nature  me  frappait  en  elle.  La 
science  n'avait  rien  desséché  dans  son  âme  ouverte  à  toute  beauté, 
rien  appauvri  dans  son  œil  d'artiste,  aussi  prompt  à  embrasser  l'en- 
semble harmonieux  des  grandes  choses  que  patient  à  poursuivre 
l'intérêt  des  détails  microscopiques. 

—  Vous  pouvez,  lui  dis-je,  garder  cette  fleur  aussi  fraîche  dans 
l'eau  qu'elle  l'est  dans  la  prairie,  pendant  huit  jours  au  moins.  11  est 
vrai  que  dans  huit  jours  vous  ne  serez  peut-être  plus  ici! 

—  J'espère  bien  que  nous  y  serons  encore,  répliqua- t-elle.  Je  m'y 
trouve  si  heureuse  !  Je  prie  pour  que  les  orages  ne  finissent  pas,  et 
qu'il  n'arrive  pas  de  voyageurs. 

—  Dame!  si  vous  ne  voulez  pas  qu'il  en  arrive,...  on  pourrait 
effondrer  le  chemin  et  faire  verser  les  chaises  de  poste! 

—  Vraiment,  Jacques  ?  vous  assassineriez  un  peu  sur  les  chemins 
pour  me  faire  plaisir? 

—  Elle  me  reconnaît,  m'écriai-je  en  moi-même,  car  voilà  que  je 
lui  parle  d'amour,  et.  Dieu  me  pardonne,  elle  se  permet  enfin  d'être 
un  peu  coquette!  —  Mais  tout  aussitôt  mon  illusion  tomba,  car  elle 
ajouta  d'un  ton  moqueur  :  —  Mon  brave  homme,  c'est  pousser  trop 
loin  le  dévouement  du  guide  modèle. 


JEAN    DE   LA   ROCHE.  '  555 

Et  comme  son  père  et  son  frère  entraient  dans  sa  chambre,  elle 
lem'  dit  gaiement  en  anglais  :  — Vous  voyez,  je  cause  avec  Jacques- 
Décidément  il  n'est  pas  assez  paysan  pour  moi,  et  il  a  l'esprit  faussé- 
J'ai  mal  placé  mes  affections! 


XXIV. 

Je  me  retirai  furieux  dans  l'antichambre,  et  on  renvoya  la  ser- 
vante. M.  Butler  et  son  fds  s'installèrent  dans  la  chambre  de  Love, 
et  pendant  deux  ou  trois  heures  ils  travaillèrent  ensemble  avec  une 
désespérante  tranquillité.  J'étais  sur  des  charbons  ardens,  et  j'es- 
sayais en  vain  de  lire  à  la  dérobée  les  journaux  du  matin,  que  j'allai 
sans  bruit  prendre  dans  le  salon  qui  nous  séparait;  mais  j'étais  en 
quelque  sorte  identifié  avec  mon  personnage,  et  je  ne  savais  plus 
lire.  Que  m'importait  d'ailleurs  ce  monde  des  faits  européens  au- 
quel j'avais  cru  devoir  m' intéresser  vivement  après  des  années  de 
lointaine  absence?  La  république  venait  d'être  proclamée,  je  le  sa- 
vais et  ne  le  comprenais  pas,  n'ayant  suivi  qu'à  bâtons  rompus,  et 
longtemps  après  coup,  la  marche  des  événemens  et  la  transition  des 
idées.  Il  n'y  avait  pour  moi  qu'un  intérêt  au  monde,  celui  de  savoir 
si  j'étais  aimé  ou  méprisé  par  cette  femme.  Mes  pareils  devaient  se 
désespérer,  se  croire  sous  le  couteau  de  la  guillotine.  Je  ne  parta- 
geais pas  leurs  terreurs.  Il  m'eût  suffi  des  réflexions  que  j'entendais 
sortir  de  la  bouche  de  M.  Butler,  parlant  liberté  et  tolérance  avec 
ses  enfans,  pour  augurer  que  les  faits  accomplis  n'entraînaient  pas 
la  perte  des  biens  et  des  personnes  ;  mais  il  en  eût  été  autrement 
que  je  n'eusse  pris  aucun  souci  de  ma  fortune  et  de  ma  vie.  Le 
monde  n'existait  pas  pour  moi  si  Love  ne  m'aimait  pas,  et  comme 
le  plus  souvent  j'étais  désespéré  sous  ce  rapport,  j'eusse  regardé 
une  sentence  de  bannissement  comme  une  chose  indifférente,  et 
peut-être  une  sentence  de  mort  copime  un  bienfait. 

A  chaque  instant,  je  me  levais  pour  fuir  le  leurre  de  cet  amour 
impossible.  —  Que  fais-je  ici?  me  disais-je;  à  quoi  bon  cette  co- 
médie que  je  joue,  et  dont  elle  est  peut-être  moins  dupe  que  moi- 
même?  Me  voilà,  ayant  tout  accepté  d'elle  et  pour  elle,  des  chagrins 
sans  remède,  l'exil  et  jusqu'à  la  servitude,  tout  cela  pour  m'en- 
tendre  dire  que  je  ne  peux  pas  être  pris  au  sérieux,  même  sous 
l'habit  d'un  paysan  ! 

Le  médecin  vint  faire  sa  visite,  après  quoi  M.  Butler  me  rappela* 
—  Jacques,  me  dit-il,  il  est  permis  à  ma  fille  de  sortir  demain  en 
fauteuil.  Il  faut  vous  charger,  mon  ami,  de  trouver  quatre  porteurs 
pour  demain. 


554  *      REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Il  n'en  faut  que  trois,  répondis-je,  je  serai  le  quatrième. 

—  Allons  donc!  est-ce  que  vous  savez  porter?  me  demanda  Love 
avec  un  étonnement  qui  me  fit  l'effet  d'une  ironie  atroce. 

—  Je  croyais  savoir!  lui  répondis-je  d'un  ton  de  reproche. 

—  Vous  savez  porter  les  blessés  sur  vos  bras,  je  ne  peux  pas  en 
douter  sans  ingratitude;  mais  porter  en  promenade,  c'est  autre 
chose,  ce  n'est  pas  l'affaire  d'un  quart  d'heure,  et  c'est  trop  fati- 
gant. 

—  Eh  bien  !  je  chercherai  un  homme  plus  fort,  plus  adroit  et  plus 
dévoué,  répondis-je  avec  amertume. 

—  Vous  voyez  comme  il  est  susceptible  !  dit  Love  à  son  frère  et 
à  son  père;  on  ne  peut  pas  lui  parler  comme  à  un  autre  guide. 

—  Il  a  de  r amour-propre,  c'est  son  droit,  répondit  Hope  toujours 
en  anglais.  C'est  un  guide  excellent  et  un  très  honnête  homme,  je 
vous  en  réponds. 

—  .Vraiment?  je  croyais  que  vous  ne  pouviez  pas  le  souffrir,  ce- 
lui-là? 

—  Pardon!  j'ai  changé  de  sentiment.  Il  me  convient  tout  à  fait. 

—  Eh  bien!  qu'il  porte  ou  ne  porte  pas,  il  viendra  avec  nous, 
dit  M.  Butler,  et  il  me  donna  ses  ordres  pour  le  lendemain,  en  me 
laissant  le  soin  de  tout  faire  pour  le  mieux.  —  Allez  tout  de  suite, 
ajouta-t-il.  Vous  reviendrez  ici.  Si  nous  avons  besoin  de  quelque 
chose,  nous  appellerons  Marguerite. 

Je  fis  vite  la  commission.  Quand  je  revins,  je  trouvai  M.  Butler 
seul  avec  sa  fille,  fort  préoccupé,  me  regardant  fixement  et  me  ré- 
pondant tout  à  contre-sens.  Je  fus  saisi  d'une  grande  frayeur.  Sans 
doute  on  avait  interrogé  Marguerite  sur  mon  compte,  et  comme 
j'avais  négligé  "de  la  mettre  dans  mes  intérêts,  elle  avait  dû  dire 
qu'elle  ne  m'avait  jamais  vu  au  Mont-Dore,  ou  qu'il  y  avait  si  long- 
temps qu'elle  ne  s'en  souvenait  plus;  mais  mon  malaise  fut  dissipé 
par  le  prompt  retour  du  sans-façon  paternel  de  M.  Butler. 

—  Nous  n'avons  pas  encore  fixé  le  but  de  la  promenade  et  l'heure 
du  départ,  me  dit-il.  Asseyez-vous  par  là,  Jacques,  dans  le  salon; 
ma  fille  vient  de  me  dire  que  vous  étiez  minéralogiste.  Si  je  l'avais 
su  plus  tôt,  cela  m'eût  fait  plaisir,  car  elle  dit  que  vous  en  savez  plus 
long  que  les  guides  ordinaires,  et  votre  modestie,  chose  encore  plus 
rare  chez  vos  confrères,  m'a  empêché  de  vous  apprécier.  Je  vous 
demande  maintenant  de  mettre  vos  connaissances  à  notre  serv^ice. 
Voici  ce  que  je  veux  faire.  Un  de  mes  amis  m'a  demandé  une  petite 
collection  des  roches  de  l'Auvergne,  et  je  veux  lui  envoyer  cela  en 
Angleterre.  Nous  avons  là  toute  la  minéralogie  des  monts  Dore. 
Ayez  l'obligeance  de  tailler  les  spécimens  de  manière  à  ce  qu'ils 
tiennent  dans  les  compartimens  de  cette  boîte.  Ma  fille  pense  que 


JEAN    DE    LA    ROCHE.  555 

VOUS  pourrez  bien  les  classer  par  époques  géologiques.  D'ailleurs, 
si  vous  êtes  embarrassé,  nous  sommes  là  pour  vous  aider. 

J'obéis,  et,  en  sortant  de  la  chambre,  je  regardai  Love  attentive- 
ment. Il  me  sembla  qu'elle  avait  pleuré.  Dans  tous  les  cas,  elle 
avait  eu  avec  son  père  une  explication,  car  elle  était  fort  animée,  et, 
tout  en  cassant  et  rangeant  mes  minéraux,  je  les  entendis  reprendre 
un  entretien  assez  suivi;  mais  le  bruit  que  j'étais  forcé  de  faire  et  le 
soin  qu'ils  avaient  de  parler  à  voix  basse  m'empêchèrent  de  rien 
saisir.  Pourquoi  ne  parlaient-ils  pas  tout  haut  devant  moi  comme 
à  l'ordinaire?  devinaient-ils  que  je  les  comprenais?  Il  est  vrai  que 
Hope,  travaillant  dans  sa  chambre,  n'était  séparé  d'eux  que  par  une 
cloison,  et  ce  pouvait  être  à  cause  de  lui  qu'ils  prenaient  cette  pré- 
caution. Je  n'en  étais  pas  moins  fort  inquiet.  Cette  conférence,  en 
-quelque  sorte  secrète,  n'était-elle  pas  le  résultat  nécessaire  de  celle 
qui  avait  eu  lieu  la  veille  à  la  Roche-Yendeix  entre  M.  Butler  et 
son  fils?  M.  Butler  n'avait-il  pas  déclaré  qu'il  interrogerait  sa  fille, 
et  que,  si  elle  avait  persisté  dans  son  affection  pour  Jean  de  La 
Roche,  il  s'efforcerait  de  renouer  ce  mariage,  devenu  possible  par 
les  nouvelles  que  j'avais  données? 

J'avais  donc  amené  l'explosion  de  ma  destinée  en  faisant  savoir  à 
Love  et  à  son  père  que  je  n'étais  ni  mort  ni  marié,  et  je  ne  devais 
pas  m' étonner  que  dès  lors  la  leur  fût  remise  en  question.  J'assis- 
tais à  l'élaboration  de  ma  sentence.  Hope,  jaloux  de  sa  sœur,  avait 
affirmé  qu'elle  me  regrettait:  il  pouvait  s'être  trompé,  comme  se 
trompent  toujours  ceux  qui  sont  jaloux  par  besoin  de  l'être;  mais 
M.  Butler  voulait  savoir  à  quoi  s'en  tenir,  et  Love  subissait  un  in- 
terrogatoire, tendre  sans  doute,  mais  décisif.  Je  croyais  pouvoir  en 
être  certain ,  aux  intonations  à  la  fois  solennelles  et  dubitatives  de 
la  voix  de  M.  Butler,  lorsqu'elle  s'élevait  un  peu;  cependant  Love 
répondait  si  bas  que  je  ne  pouvais  rien  deviner,  en  dépit  des  in- 
tervalles que  je  ménageais  dans  l'exercice  de  mon  marteau. 

Au  bout  d'une  demi-heure  de  ce  supplice,' je  vis  M.  Butler  se  le- 
ver, embrasser  sa  fille  et  passer  dans  la  chambre  de  Hope,  proba- 
blement pour  lui  rendre  compte  de  ce  qu'il  venait  d'apprendre.  Je 
restais  seul  avec  Love.  Je  n'y  pus  tenir.  Décidé  à  savoir  mon  sort, 
j'entrai  dans  sa  chambre;  mais  son  sourire  de  bienveillance  pro- 
tectrice me  troubla.  Si  elle  jouait  un  rôle,  elle  le  jouait  bien.  — 
Que  voulez- vous,  Jacques?  me  dit-elle  du  ton  dont  elle  aurait  dit 
aux  vaches  de  la  montagne  :  Je  n'ai  pas  de  sel  à  vous  donner,  mes 
pauvres  bêtes! 

Je  la  consultai  sur  le  classement  des  minéraux  dans  la  boîte,  et, 
comme  je  lui  présentais  à  tout  hasard  un  échantillon,  elle  le  re- 
garda avec  la  loupe.  —  Voilà  un  admirable  morceau,  me  dit-elle* 


556  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 


» 


Avez-vous  remarqué ,  Jacques ,  comme  il  y  a  de  petits  fragmens  qui 
représentent  une  grande  roche  avec  ses  arêtes,  ses  cavernes  et  ses 
cristallisations?  Oiii,  oui,  vous  devez  avoir  remarqué  cela,  vous  qui 
avez  l'œil  à  ces  choses. 

—  Il  est  tout  simple  que  je  l'aie  remarqué,  lui  répondis-je  en  me 
remettant  avec  un  dépit  secret  au  diapason  de  sa  tranquillité  d'es- 

'  prit;  j'ai  fait  souvent  l'état  de  casseur  de  pierres  sur  les  chemins,  et 
il  faudrait  être  aveugle  pour  ne  pas  connaître  des  yeux  ce  que  l'on 
manie  du  matin  au  soir;  mais  une  chose  m'étonne,  c'est  qu'une  de- 
moiselle comme  vous  s'en  occupe  tant  et  sache  plutôt  ce  qu'il  y  a 
dans  le  cœur  d'un  rocher  que  ce  qu'il  peut  y  avoir  dans  celui  d'un 
homme. 

—  Pourquoi  dites-vous  cela?  me  demanda- t-elle  en  me  regar- 
dant avec  surprise,  mais  sans  inquiétude  ni  dédain.  Est-ce  parce 
que  je  n'ai  pas  compris  votre  chagrin  à  propos  de  l'indifférence  pré- 
tendue de  votre  femme?    . 

—  Oui,  justement,  demoiselle,  c'est  à  cause  de  ça! 

—  Eh  bien  !  je  vous  répondrai,  car  vous  avez  de  l'esprit,  et  vous 
me  comprendrez.  De  même  que  cette  petite  pierre  renferme  tous 
les  élémens  dont  se  compose  la  grande  roche  dont  elle  est  sortie, 
de  même  le  cœur  d'un  homme  ou  d'une  femme  est  un  échantillon 
de  tout  le  genre  humain.  Dans  les  pierres,  il  y  a  un  fonds  commun 
composé  de  quelques  substances  premières,  qui  se  combinent  à 
rinfmi  pour  former  ces  différens  minéraux  auxquels  on  a  donné 
trop  de  noms  et  dont  on  a  fait  trop  de  divisions,  encore  assez  mal  éta- 
blies. On  a  fait  un  peu  de  même  pour  expliquer  le  cœur  humain.  On 
a  embrouillé  les  choses  au  point  que  les  gens  qui  s'aiment,  comme 
votre  femme  et  vous  par  exemple,  ne  se  comprennent  plus,  et  s'ima- 
ginent être  deux  personnes  différentes  ayant  un  secret  impénétrable 
l'une  pour  l'autre.  L'une  s'étonne  d'être  aimée  froidement,  l'autre 
de  ne  pas  être  devinée  dans  ce  que  son  amour  a  de  pur  et  de  fidèle  : 
toutes  deux  se  méconnaissent.  Or  ce  qui  vous  arrive  arrive  à  bien 
d'autres.  Je  sais  des  gens  qui  cherchent  à  se  deviner,  et  qui  se  don- 
nent un  mal  étonnant  pour  n'en  pas  venir  à  bout.  C'est  parce  que, 
savans  ou  simples,  nous  en  cherchons  trop  long  dans  le  livre  du  bon 
Dieu.  Si  nous  nous  disions  bien  que  nous  sommes  tous  sortis  de  la 
même  pâte  comme  les  pierres  du  sein  de  la  terre,  nous  reconnaî- 
trions que  la  différence  des  combinaisons  est  dans  tout,  et  qu'elle 
est  bonne,  que  c'est  elle  qui  prouve  justement  que  tout  ne  fait  qu'un, 

-  et  que  cent  ou  cent  mille  manières  de  s'aimer  et  de  s'entendre 
montrent  qu'il  y  a  une  grande  et  seule  loi,  qui  est  de  s'entendre  et 
de  s'aimer.  C'est  par  l'étude  des  pierres,  des  plantes,  et  de  tout  ce 
qui  est  dans  la  nature,  que  je  me  suis  fait  cette  tranquillité-là,  mon 


JEAN    DE    LA   ROCHE.  557 

brave  homme,  et  si  j'étais  à  votre  place,  si  j'avais  une  grande  pas- 
sion dans  le  cœur,  je  tâcherais  de  me  contenter  d'une  amitié  tendre 
et  forte  comme  celle  que  votre  femme  a  probablement  pour  vous. 

Le  discours  à  la  fois  élevé  et  naïf  de  Love  me  laissa  muet  quel- 
ques instans.  Était-ce  une  prédication  chrétienne  donnée  charita- 
blement, en  temps  de  république  socialiste,  à  un  prolétaire  raison- 
neur? Cela  me  paraissait  d'autant  plus  probable  qu'à  cette  époque  on 
vit  pendant  un  moment,  fort  court  à  la  vérité,  mais  fort  intéressant, 
une  apparence  d'entente  cordiale  extraordinaire  entre  le  peuple,  la 
bourgeoisie  et  même  la  noblesse.  Feinte  ou  sincère,  cette  entente 
sembla  devoir  modifier  essentiellement  les  mœurs.  Les  cœurs  géné- 
reux et  romanesques  purent  y  croire  ;  pour  tous  ceux  qui  ne  se  je- 
tèrent pas  dans  les  luttes  de  parti  et  dans  les  questions  de  per- 
sonnes ,  il  y  eut  comme  une  ère  nouvelle  dans  les  relations ,  et  les 
philosophes  calmes  et  observateurs  de  la  trempe  de  M.  Butler  et  de 
sa  fille  durent  en  faire  un  sujet  d'études  et  y  prendre  un  intérêt  de 
curiosité.  Chez  ceux-là,  il  y  avait  une  réelle  bienveillance  et  le  dé- 
sir beaucoup  plus  que  la  crainte  de  l'égalité.  On  faisait,  pour  ainsi 
dire,  connaissance  avec  le  peuple  affranchi,  car  c'était  un  peuple 
nouveau,  et  qui  ne  se  connaissait  pas  encore  lui-même.  Le  peuple 
aussi  interrogeait  naïvement  ses  maîtres  de  la  veille  ;  on  cherchait 
à  se  pénétrer  mutuellement  avec  un  reste  de  méfiance  mêlé  à  un 
besoin  d'abandon.  Tel  était  du  moins  l'état  de  nos  pi^vinces  à  cette 
époque  pour  les  personnes  de  bonne  foi  et  de  bonne  volonté.  Je  ne 
parle  pas  des  autres. 

XXY. 

Il  n'y  avait  donc  pas,  dans  l'intérêt  que  Love  m'accordait,  une  trop 
grande  invraisemblance,  et  cependant  j'y  sentais  une  allusion  si  di- 
recte à  notre  situation  mutuelle  que  je  restais  tremblant  et  éperdu, 
prêt  à  jeter  le  masque,  prêt  à  le  remettre,  et  ne  sachant  que  ré- 
soudre. 

—  Vous  direz  tout  ce  que  vous  voudrez,  repris-je;  mais  dans  les 
différences  il  y  a  du  meilleur  et  du  pire,  du  calcaire  grossier  qui 
n'est  ni  beau  ni  bon,  et  que  vous  ne  regardez  seulement  pas,  et  du 
beau  granité  rempli  de  petits  grenats  et  de  cristaux  fins  qui  bril- 
lent. Vous  examinez  ça  curieusement,  et  vous  êtes  contente  d'y 
trouver  tant  de  choses  qui  font  qu'une  pierre  dure  est  une  bonne 
pierre,  et  qu'une  pierre  molle  est  une  pierre  si  l'on  veut.  Eh  bien!  je 
vous  dis,  moi,  que  c'est  la  même  chose  pour  les  humains.  Il  y  a  des 
cœurs  tout  en  diamant  où  le  soleil  se  joue. quand  on  l'y  fait  entrer, 
et  il  y  en  a  d'autres  tout  en  poussière  grise  où  il  fait  toujours  nuit. 


558  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

—  G* est-à-dire,  reprit  Love  en  souriant  avec  une  apparence  de 
moquerie,  que  votre  cœur  est  une  pierre  précieuse,  et  celui  de  la 
femme  que  vous  aimez  un  peu  de  fange  durcie?  Eh  bien!  je  com- 
mence à  croire  que  vous  ne  l'aimez  pas  du  tout,  et  que  vous  ne 
pensez  qu'à  vous  estimer  et  à  vous  admirer  vous-même.  Peut-être 
que  cette  pauvre  femme  devine,  au  fond  de  votre  grand  amour  pour 
elle,  une  espèce  de  mépris  qui  provient  de  votre  orgueil.  Vous  vous 
êtes  dit  :  «  Ma  manière  d'aimer  est  la  seule  bonne,  et  cette  femme- 
là  qui  aime  autrement  n'a  pas  de  cœur.  »  Dès  lors,  moi,  je  me  de- 
mande comment  vous  osez  vous  vanter  d'aimer  si  fort  et  si  bien  la 
femme  dont  vous  faites  si  peu  de  cas. 

La  leçon  était  nette.  Je  l'emportai  pour  la  commenter  dans  mon 
cœur,  car  M.  Butler  venait  de  rentrer  et  recommençait  à  parler  bas 
avec  sa  fille.  Je  retournai  à  mes  cailloux,  mais  je  ne  pus  continuer 
le  moindre  travail.  J'étais  hors  de  moi  et  comme  épouvanté  de  l'idée 
que  Love  avait  mise  sous  mes  yeux.  Était-ce  donc  moi  que  j'aimais 
en  elle?  Avais-je  caressé  ma  blessure  au  point  de  l'adorer  et  de  me 
faire  un  mérite  et  une  gloire  de  ma  faiblesse  et  de  ma  souffrance? 
N'y  avait-il  pas  en  moi  une  sorte  de  rage,  peut-être  une  sorte  de 
haine  contre  cette  femme  devenue  insensible  à  force  de  s'exercer  à 
dompter  la  douleur?  Je  la  sentais  plus  forte  que  moi,  et  j'en  étais 
comme  offensé  et  indigné.  Peut-être  même  n'étais-je  aussi  acharné 
à  sa  poursuite  que  par  besoin  de  me  venger  d'elle  en  lui  faisant 
souffrir  un  jour  tout  ce  que  j'avais  souffert.  Qui  sait  si,  du  moment 
où  je  me  sentirais  ardemment  aimé,  je  ne  me  trouverais  pas  tout  à 
coup  désillusionné  et  lassé  par  l'excès  et  la  durée  de  la  lutte? 

Tout  cela  était  à  craindre,  car  c'est  là  la  marche  ordinaire  des 
passions,  et  j'étais  profondément  humilié  de  penser  que,  depuis  cinq 
ans,  j'étais  peut-être  ma  propre  dupe  en  me  croyant  embrasé  d'un 
sentiment  sublime,  tandis  que  je  n'étais  que  dévoré  par  un  sauvage 
besoin  de  vengeance  et  de  domination.  J'attendais  avec  impatience 
le  retour  des  domestiques  de  M.  Butler.  Aussitôt  qu'ils  reparurent, 
je  m'enfuis  au  fond  de  la  montagne,  en  proie  au  sombre  problème 
qui  m'agitait.  Love  avait  mis  le  doigt  sur  la  plaie,  et  si  mon  âme 
malade  n'était  pas  perdue,  du  moins  elle  était  menacée  sérieuse- 
ment, car  j'essayais  en  vain  de  me  calmer.  J'étais  en  colère  contre 
elle,  et  je  brisais  les  arbustes  qui  me  tombaient  sous  la  main  en  me 
figurant  briser  mon  idole  avec  un  amer  soulagement. 

Comme  j'errais  au  hasard  depuis  deux  heures,  je  me  trouvai  à 
rimproviste  sur  la  route  de  Glermont,  et  je  vis  venir  à  ma  rencontre 
un  personnage  déhanché,  tout  habillé  de  gris  et  monté  sur  un  che- 
val de  louage  que  suivait  une  espèce  de  guide.  Je  m'arrêtai  court 
en  reconnaissant  J  uni  us  Black. 


JEAN   DE    LA    ROCHE.  559 

—  Mon  ami,  s'écria-t-il  en  m* apercevant,  approchez,  approchez, 
je  vous  prie,  et  dites-moi  dans  quel  hôtel  du  Mont-Dore  est  descen- 
due la  famille  Butler, . . .  une  famille  anglaise  qui  doit  être  ici  depuis 
huit  jours? 

Je  nommai  l'hôtel  sans  daigner  prendre  la  peine  de  changer  mon 
accent.  Si  quelqu'un  était  incapable  de  me  reconnaître,  ce  devait 
être  M.  Black. 

Mais  il  se  trouva  que  la  chose  la  plus  inattendue  était  précisé- 
ment celle  qui  m'attendait.  M.  Black  avait  une  mémoire  fabuleuse 
et  le  sens  de  l'observation  des  lignes  et  des  physionomies.'  11  me 
remercia  de  mon  renseignement  en  levant  son  chapeau  et  en  me 
disant  :  —  Mille  pardons,  monsieur  le  comte;  je  ne  vous  savais- pas 
de  retour  en  France,  et  je  ne  vous  reconnaissais  pas  à  première  vue. 

J'étais  las  de  dissimuler,  et  j'étais  d'ailleurs  dans  un  paroxysme 
de  totale  désespérance.  Je  lui  demandai  de  ses  nouvelles,  et  lui  té- 
moignai combien  j'étais  surpris  de  sa  pénétration. 

—  Mon  Dieu  !  me  dit-il  en  mettant  pied  à  terre ,  il  y  a  comme 
cela  en  ce  moment  des  personnes  de  votre  caste  qui  se  déguisent 
pour  échapper  à  des  dangers  politiques  imaginaires.  Vous  n'êtes 
pas,  je  pense,  d'un  caractère  pusillanime;  mais,  venant  de  loin, 
vous  avez  peut-être  cru  trouver  ici  tout  à  feu  et  à  sang. 

—  Non,  monsieur,  répondis-je,  je  n'ai  pas  cru  cela,  et  je  ne 
crains  aucune  chose  en  ce  monde.  Je  me  suis  déguisé  ainsi  pour  re- 
voir miss  Butler  sans  qu'elle  me  reconnût. 

—  Miss  Butler?  Pourquoi  cela?  grand  Dieu!  N'êtes-vous  pas  marié? 

—  Je  n'ai  jamais  été  marié,  et  je  l'aime  toujours,  puisque  je  me 
suis  fait  paysan  pour  me  mettre  à  son  service. 

—  Oh  !  la  singulière  idée!  s'écria  M.  Black  en  jetant  la  bride  de 
son  cheval  à  son  guide  et  en  descendant  avec  moi  la  profonde 
rampe  qui  s'abaisse  sur  la  vallée.  C'est  romanesque  cela,  très-ro- 
manesque! Pas  marié!  je  m'en  doutais.  Je  n'y  croyais  pas,  à  votre 
mariage...  Mais  mademoiselle  a  fait  comme  moi,  elle  vous  a  reconnu 
tout  de  suite,  n'est-il  pas  vrai? 

—  Si  elle  m'a  reconnu,  depuis  huit  jours  que  je  suis  auprès, 
d'elle  en  qualité  de  guide,  elle  n'en  a  encore  rien  fait  paraître,  et 
je  vous  avertis,  monsieur,  que  si  vous  me  trahissez,  vous  me  déso- 
bligerez particulièrement. 

—  Étrange,  étrange,  en  vérité!  C'est  un  roman!...  Mais  je  n'en- 
tends rien  à  ces  choses-là,  moi,  et  je  ne  crois  pas  devoir  m'y  prê- 
ter, d'autant  plus  que  mademoiselle  doit  savoir  à  quoi  s'en  tenir. 
Il  est  vrai  que  vous  êtes  changé,  très-change,  et  très-bien  déguisé, 
j'en  conviens  :  on  jurerait  d'un  montagnard;  mais  enfin  vous  êtes 
vous,  et  non  pas  un  autre.' M.  Butler  aussi  doit... 


560  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Si  M.  Butler  sait  qui  je  suis,  il  n'y  a  pas  longtemps,  je  vous 
en  réponds.  Quoi  qu'il  en  soit,  je  vous  demande  le  secret. 

—  Et  moi,  je  ne  vous  promets  rien.  Je  n'ai  pas  de  raisons  pour 
préférer  votre  satisfaction  à  la  dignité  de  la  famille. 

—  Et  en  outre  vous  avez  pour  moi  une  antipathie  dont  j'aurais  dû 
redouter  la  clairvoyance. 

—  Vous  vous  trompez,  monsieur,  j'ai  toujours  fait  grand  cas  de 
vous,  et,  sachant  que  vous  avez  voyagé,  je  suis  certain  que  vous 
avez  appris  beaucoup  de  choses  intéressantes.  Miss  Butler  s'ennuie 
quelquefois,  et  son  père  serait  heureux  de  la  voir  mariée.  Vous  se- 
riez pour  eux  et  pour  nous  tous  une  grande  ressource.  Oui,  en  vé- 
rité, vous  pourriez  continuer  l'éducation  du  jeune  homme,  car  cela 
dérange  bien  sa  sœur  de  ses  propres  travaux,  et  mpi,  cela  me  dis- 
trait quelquefois  des  soins  que  je  dois  à  la  collection.  Bref,  je  serais 
content  que  ce  mariage  pût  se  renouer,  puisque  miss  Love  y  avait 
consenti  autrefois,  et  que  depuis  elle  a  toujours  refusé  d'en  con- 
tracter un  autre. . .  Mais  que  sais-je  maintenant  de  ses  intentions?  Ceci 
ne  doit  pas  vous  fâcher,  vous  voyez  que  je  ne  mets  pas  en  doute  la 
pureté  des  vôtres. 

—  Je  vous  en  remercie  ;  mais  vous  ne  devez  pas  me  trahir,  mon- 
sieur Black,  je  vais  vous  le  prouver.  Miss  Butler  n'a  pas  pour  moi  le 
sentiment  auquel  j'ai  eu  la  folie  d'aspirer.  Je  suis  venu  pour  m'en 
convaincre,  et  je  m'en  vais.  Jusque-là,  n'ajoutez  pas  à  mon  chagrin 
l'humiliation  d'être  raillé.  Voyons;  si,  comme  je  le  crois  mainte- 
nant, vous  êtes  un  excellent  garçon,  quel  profit  et  quel  plaisir  trou- 
verez-vous  à  cela  ? 

—  Aucun...  Mais  laissez -moi  réfléchir;  diable!  laissez-moi  ré- 
fléchir !  Cela  me  paraît  bien  grave  î  Si  mademoiselle  découvre  la 
vérité,  que  pensera-t-elle  de  ma  complicité  dans  une  pareille  aven- 
ture ? 

—  Et  qui  vous  forcera  de  dire  que  vous  m'avez  reconnu  avant 
elle? 

—  La  vérité,  monsieur,  la  vérité.  Je  ne  sais  pas  mentir,  moi, 
Junius  Black;  je  n'ai  jamais  menti  ! 

—  Alors  vous  blâmez  ce  déguisement  comme  un  mensonge? 

—  Un  peu,  oui,  je  l'avoue.  Seulement  je  me  dis  :  c'est  l'amour,  et 
je  ne  sais  pas  ce  que  l'amour  ferait  de  moi,  s'il  s'emparait  de  ma 
cervelle.  Cela  n'est  jamais  arrivé,  et  j'espère  bien  que  cela  n'arrivera 
jamais;  mais  enfin  je  sais  que  l'amour  fait  faire  des  choses  étranges, 
et  c'est  parce  que  je  ne  le  connais  pas  que  je  ne  puis  juger  de  la  dose 
de  libre  arbitre  qu'il  nous  laisse.  Quoi  qu'il  en  soit,  je  ne  vous  pro- 
mets rien,  entendez-vous? 

—  Eh  bienî  faites  ce  que  vous  voudrez.  Je  pars.  Adieu,  monsieur 


JEAN  DE  LA  ROCHE.  561 

Black.  Dites  à  miss  Butler  que  j'ai  souffert  tout  ce  qu'un  homme 
peut  souffrir,...  ou  plutôt  ne  lui  dites  rien.  Elle  n'entendra  plus 
jamais  parler  de  moi.  Adieu! 

M.  Black,  qui  était  réellement  un  homme  sensible  et  naïf  sous 
sa  froide  enveloppe,  m'arrêta  en  me  prenant  par  le  bras  avec  une 
touchante  gaucherie. 

—  Non,  mon  cher  ami,  non!  s'écria-t-il  ingénument,  vous  ne 
vous  en  irez  pas  comme  ça,  quand  je  sais,  moi,  ou  quand  je  me 
persuade  du  moins  que  mademoiselle...  Ma  foi,  je  lâche  le  mot,  j'ai 
toujours  cru  m'apercevoir  que  miss  Love  ne  se  consolait  pas  de  votre 
absence,  et  si  vous  partez  encore.  Dieu  sait  si  elle  ne  négligera  pas 
la  science,  si  elle  ne  deviendra  pas  triste,  malade  !  Enfin,  monsieur, 
vous  ne  partirez  pas,  et  fallût-il  vous  promettre...  tenez!  je  ferai 
tout  ce  que  vous  voudrez,  et  s'il  vous  faut  ma  parole,  je  vous  la 
donne. 

Ce  bon  mouvement  de  Junius  fondit  mon  pauvre  cœur  froissé  et 
trop  longtemps  solitaire.  Je  ne  pus  retenir  mes  larmes,  et  toute 
force  m'abandonna. 

J'attendrissais  M.  Black,  mais  je  le  dérangeais  beaucoup,  car  il 
avait  grande  envie  de  regarder  le  pays  autour  de  lui,  et,  tout  en 
provoquant  mes  épanchemens,  il  m'interrompait  pour  me  parler  géo- 
logie. Enfin,  voulant  avoir  raison  de  ma  douleur  et  de  mon  décou- 
ragement, il  s'assit  près  de  moi  sur  le  bord  du  chemin,  et  me  fit  les 
questions  les  plus  candides  sur  le  sentiment  qui  me  dominait  à  ce 
point,  et  dont  il  ne  se  faisait  aucune  idée  juste.  Quand  il  crut  me 
comprendre  :  —  Écoutez,  me  dit- il,  je  vois  ce  que  c'est,  vous  l'a- 
vez aimée  lorsqu'elle  était  encore  une  enfant.  Vous  qui  étiez  un  jeune 
homme  fait,  ayant  déjà  usé  et  peut-être  un  peu  abusé  de  la  vie, 
v^us  exigiez  que  cette  jeune  fille  si  pure  et  si  simple  eût  pour  vous 
une  passion  effrénée,  car  il  eût  fallu  cela  pour  la  décider  à  risquer  la 
vie  de  son  frère,  et  c'eût  été  là  une  mauvaise  passion,  peu  excusable 
dans  un  âge  si  tendre  et  avec  l'éducation  saine  qu'elle  avait  reçue. 
Voilà  ce  que  vous  vouliez  d'elle,  j'en  suis  certain,  et  je  me  souviens 
de  l'avoir  compris  le  jour  où  je  vous  vis  ensemble  au  cratère  de  Bar, 
tout  en  ayant  l'air  d'être  aveugle...  Mais  il  ne  s'agit  pas  de  cela. 
Suivez  mon  raisonnement.  —  Vous  avez  été  trop  exigeant  et  trop  im- 
patient, mon  cher  ami!  Si,  au  lieu  de  vous  brûler  le  sang  et  de  vous 
épuiser  l'esprit  à  désirer  une  solution  alors  impossible,  vous  eussiez 
su  l'attendre;  si  vous  eussiez  pris  confiance  en  clle^  en  Dieu,  en 
vous-même,  tout  ce  qui  vous  est  arrivé  aurait  pu  ne  pas  être.  Vous 
ne  seriez  pas  parti,  vous  eussiez  espéré  un  an,  deux  ans  peut-être; 
à  l'heure  qu'il  est,  vous  seriez  marié  depuis  trois  ans  avec  elle,  car 
il  y  a  tout  ce  temps-là  que  le  cher  Hope  est  hors  de  danger.  Songez 

TOME   XXIV.  3G 


562  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

donc  que  votre  départ  était  comme  une  rupture  dont  vous  preniez 
l'initiative... 

—  Pardon!  mon  cher  monsieur,  m'écriai-je  :  les  choses  ne  se 
sont  point  passées  ainsi.  C'est  elle  qui  m'a  rendu  ma  parole. 

—  Et  pourquoi  diable  l'avez-vous  reprise?  Ne  savez-vous  pas  que 
si  on  vous  l'a  rendue,  c'est  parce  que  votre  mère  avait  provoqué 
cette  décision  pénible?  N'avait-elle  pas  écrit  à  M.  Butler  pour  le 
mettre  au  pied  du  mur,  en  lui  disant  que  vous  dépérissiez,  et  qu'il 
vaudrait  beaucoup  mieux  pour  vous  n'avoir  plus  aucun  espoir?... 
M.  Butler  me  montra  la  lettre,  et  je  fus  d'avis  qu'il  fallait  agir  selon 
le  désir  de  votre  mère,  puisqu'à  cette  époque  Hope  était  fort  malade, 
et  qu'il  n'était  pas  possible  d'assigner  un  terme  à  sa  maladie. 

—  On  a  beaucoup  exagéré  la  maladie  de  Hope  ! 

—  Dites,  monsieur,  qu'on  l'a  beaucoup  dissimulée!  C'était  une 
maladie  nerveuse,  et  je  vous  dirai  tout  bas  que,  par  momens,  on  a 
craint  l'épilepsie.  Or  vous  savez  que  l'on  cache  avec  soin  ce  mal, 
qui  peut  réagir  sur  l'imagination  de  ceux  qui  entourent  le  malade, 
sur  les  jeunes  sujets  particulièrement.  Aussi  n'a-t-on  jamais  pro- 
noncé ce  mot-là  devant  miss  Love.  Grâce  au  ciel,  toute  inquiétude 
est  dissipée;  mais  sachez  bien  que,  pendant  que  vous  nous  accusiez, 
nous  n'étions  pas  sur  des  roses. 

—  Pourquoi  m' avoir  caché  alors  ce  que  vous  m'avouez  mainte- 
nant? Si  au  moins  Love  eût  pris  le  soin  d'adoucir  mon  désespoir  par 
sa  pitié;  mais  elle  m'écrivait  :  SoumeUons-nouSy  comme  si  c'eût  été  la 
chose  la  plus  simple  et  la  plus  aisée  ! 

—  Love  a  ignoré  votre  désespoir.  Elle  a  su  que  vous  aviez  du  cha- 
grin, mais  nous  lui  avons  caché  avec  soin  l'excès  de  votre  passion  : 
n'était-elle  pas  assez  à  plaindre  sans  cela? 

—  Love  n'a  rien  ignoré  :  je  lui  écrivais! 

—  Love  n'a  pas  reçu  vos  lettres.  M.  Louandre  les  remettait  à  son 
père,  qui  les  lui  rendait  sans  les  lire. 

—  Alors  je  vois  qu'en  effet  elle  a  été  moins  cruelle  pour  moi  que 
je  ne  le  pensais.  Peut-être  n'ai-je  le  droit  de  lui  adresser  aucun  re- 
proche; il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'elle  m'a  oublié,  et  que  der- 
nièrement encore  elle  se  félicitait  d'avoir  conservé  sa  liberté  :  on 
me  l'a  dit! 

—  Et  on  ne  vous  a  peut-être  pas  trompé.  Eh  bien  !  quand  cela, 
serait?  De  quel  droit  exigiez-vous  une  douleur  incurable  quand  vous 
quittiez  la  partie?  Et  qu'est-ce  donc  que  votre  amour,  mon  cher 
monsieur,  si  vous  n'avez  pas  l'humilité  de  vous  dire  que  miss  Love 
était  une  personne  au-dessus  de  tous  et  de  vous-même?  Si,  par 
votre  force  morale  et  par  la  culture  de  votre  intelligence,  vous  êtes 
devenu  digne  d'elle,  n'est-il  pas  de  votre  devoir  de  chercher  à  vous 


JEAN   DE    LA    ROCHE.  56S 

faire  apprécier  et  chérir?  Que  diable!  je  ne  suis  amoureux  d'aucune 
femme,  moi,  Dieu  merci!  mais  si  j'aspirais  à  une  femme  comme  elle, 
je  serais  plus  modeste  que  vous;  je  ne  lui  ferais  pas  un  crime  d'avoir 
passé  cinq  ans  sans  idolâtrer  mes  perfections.  Je  me  dirais  qu'appa- 
remment j'en  avais  fort  peu,  ou  que  je  n'ai  pas  su  m'y  prendre  pour 
les  faire  goûter,  et  je  ne  serais  pas  effrayé  de  passer  encore  cinq 
ans  à  ses  pieds  dans  l'espoir  d'un  bonheur -que  je  tâcherais  de  mieux 
mériter. 

Junius  parlait  avec  tant  d'animation  qu'il  me  passa  par  la  tête 
qu'il  était  amoureux  de  Love;  mais  à  coup  sûr  il  ne  s'en  doutait  pas 
lui-même,  car  il  continua  à  me  retenir  et  à  me  prêcher  jusqu'à  ce 
qu'il  me  vît  convaincu,  résigné  et  repentant.  Il  avait  mille  fois  rai- 
son, l'excellent  jeune  homme!  Avec  son  bon  sens  pratique  et  sa  rec- 
titude de  jugement,  il  me  montrait  la  route  que  j'eusse  dû  suivre, 
et  qu'il  était  temps  de  suivre  encore.  Sa  réprimande  se  trouvait 
d'accord  avec  le  reproche  d'orgueil  que  Love  m'avait  adressé  deux 
heures  auparavant,  et  avec  les  remords  qui  m'avaient  obsédé  et 
rendu  furieux  contre  moi-même  et  contre  elle  en  même  temps. 

XXVL 

Quand  j'eus  conduit  Junius  jusqu'à  la  porte  de  l'hôtel,  et  après 
qu'il  m'eut  renouvelé  sa  promesse,  je  retournai  dans  la  montagne. 
Je  ne  voulais  et  je  ne  pouvais  donner  aucun  repos  à  mon  corps  avant 
d'avoir  reconquis  celui  de  l'âme.  Les  paroles  de  M.  Black  avaient 
essentiellement  modifié  mon  émotion;  mais  j'étais  accablé  par  sa 
raison  plutôt  que  convaincu  par  ma  conscience.  Certes  il  était  en- 
tré beaucoup  d'orgueil  dans  mon  amour,  mais  aussi  l'on  me  de- 
mandait trop  d'humilité,  et  je  ne  pouvais  accepter  l'état  d'infério- 
rité morale  où  l'on  voulait  me  reléguer.  Pour  me  punir  de  m' être 
cru  trop  grand  en  amour,  on  voulait  me  faire  trop  petit,  et  on  sem- 
blait me  prescrire  de  demander  pardon  pour  avoir  trop  souffert  et 
trop  aimé  ! 

Pourtant  quelque  chose  de  plus  fort  que  ma  révolte  intérieure 
me  criait  que  Love  valait  mieux  que  moi.  Elle  avait  souffert  sans  se 
plaindre;  elle  avait  sauvé  son  frère,  et  moi,  j'avais  laissé  mourir 
ma  mère  ! . . .  Peut-être  même  avais-je  hâté  sa  mort  par  mon  impuis- 
sance à  cacher  mon  désespoir.  Ce  remords  m'avait  souvent  tenaillé 
le  cœur,  et,  pour  m'y  soustraire,  j'accusais  Love  d'avoir  causé  le 
mal  en  causant  ma  faute  ;  mais  cela  était  injuste,  puisque  Love  ne 
m'avait  jamais  trahi,  et  la  faute  retombait  sur  moi  seul. 

Alors  je  ré  tombais  moi-même  dans  le  découragement.  Pouvait- 
elle  m' aimer  coupable  et  lâche  ?  Si  elle  m'acceptait  pour  époux,  ne 


56A  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

serait-ce  pas  par  une  tendresse  pleine  de  pitié  comme  celle  qu'elle 
vouait  à  son  frère?  M'était-il  permis  de  prétendre  à  une  passion 
que  je  n'étais  pas  digne  d'inspirer?  Et  moi,  pouvais-je  accepter 
une  pitié  qui  achèverait  de  m'avilir? 

•  L'abattement  fut  tout  le  calme  que  je  pus  obtenir  de  ma  passion. 
Je  dormis  de  fatigue,  et  je  fus  réveillé  à  deux  heures  du  matin  par 
François,  qui  me  demandait  si,  tout  de  bon,  je  voulais  porter  le 
fauteuil,  vu  qu'il  était  temps  de  se  mettre  en  route.  Les  Butler 
voulaient  voir  le  lever  du  soleil  sur  le  Sancy. 

—  Pourquoi  ne  porterais-je  pas  le  fauteuil  aussi  bien  que  les 
autres?  lui  répondis-je. 

—  Parce  qu'il  faut  savoir.  Diable!  ce  n'est  pas  un  jeu,  et,  tout 
bon  piéton  que  vous  êtes,  vous  ne  savez  pas  ce  que  c'est  que  d'être 
attelé  à  un  brancard  pour  monter  ou  descendre  à  pic,  sauter  les  tor- 
rens  de  pierre  en  pierre ,  traverser  la  neige  aux  endroits  pratica- 
bles, et  cela  avec  tant  d'ensemble  que  le  camarade  ne  tombe  pas 
sur  un  faux  mouvement  de  vous  ;  songez  aussi  au  voyageur.  Si  vous 
tombez  tout  simplement,  le  fauteuil  tombera  sur  ses  quatre  pieds, 
et  il  n'y  aura  pas  grand  mal;  mais  si  vous  roulez  sans  avoir  pu  dé- 
faire la  bricole,  adieu  tout  le  monde.  Pensez-y,  monsieur,  ne  nous 
faites  pas  un  malheur!  Songez  que  la  demoiselle  va  nous  confier 
sa  vie  ! 

—  C'est  pour  cela  que  je  veux  la  porter,  François.  Je  ne  serais 
pas  fâché  d'avoir  une  fois  sa  vie  dans  mes  mains.  Partons! 

Une  heure  après,  nous  étions  en  route.  Love,  assise  commodé- 
ment, avec  un  petit  marchepied  suspendu,  traversait  rapidement  la 
verte  et  profonde  vallée,  blanchie  par  les  vapeurs  du  matin.  Il  fai- 
sait très  froid.  Le  terrain  montait  doucement.  Les  porteurs  avaient 
peu  de  peine.  Comme  nous  étions  quatre,  c'est-à-dire  deux  de  re- 
change, je  laissai  partir  les  deux  premiers  en  avant.  Je  ne  voulais 
pas  attirer  encore  l'attention  de  Love,  et  je  suivais  avec  mon  cama- 
rade de  relais.  Je  désirais  parler  avec  M.  Black,  qui  venait  à  l' ar- 
rière-garde, ainsi  que  M.  Butler,  Hope,  François  et  son  beau-père. 
Les  porteurs,  marchant  une  sorte  de  pas  gymnastique,  ne  souffraient 
personne  devant  eux. 

Junius  vint  de  lui-même  se  placer  à  mes  côtés,  à  une  distance 
convenable  des  Butler.  Comme  mon  camarade  était  près  de  nous,  je 
parlai  anglais,  ce  qui  fit  un  grand  plaisir  à  M.  Black.  —  Vraiment! 
vous  avez  appris  notre  langue,  si  vite  et  si  bien?  Mademoiselle  en 
sera  charmée  ;  mais  sachez,  mon  cher  ami,  que  miss  Butler  ne  se 
doute  de  rien,  qu'elle  ne  vous  a  pas  reconnu,  et  quelle  ne  m'a,  en 
aucune  façon,  laissé  libre  de  lui  parler  de  vous.  J'ai  essayé  d'amener 
adroitement  la  conversation  sur  votre  compte.  J'ai  demandé  si  on 


JEAN   DE    LA   ROCHE.  565 

avait  quelque  nouvelle  de  vous.  C'est  M.  Butler  qui  m'a  répondu  : 
((  Oui,  il  paraît  qu'il  se  porte  bien,  et  qu'il  n'est  pas  marié,  comme 
on  le  prétendait...  »  Mais  miss  Love  a  rompu  le  discours  après  avoir 
fait  l'observation  que  le  renseignement  venait  d'un  certain  Jacques 
qui  ne  savait  peut-être  pas  ce  qu'il  disait.  Peu  d'instans  plus  tard, 
on  s'est  séparé,  chacun  voulant  se  coucher  de  bonne  heure  pour 
être  debout  avant  l'aube.  Ce  matin,  je  n'ai  eu  que  le  temps  de  la 
saluer,  si  bien  que  j'ignore  ce  qu'elle  répondra  à  mes  insinuations. 

L'adresse  de  Junius  me  fit  trembler.  Je  le  suppliai  de  ne  pas  dire 
un  mot  de  moi.  Ce  qu'il  me  rapportait  ne  m'apprenait  rien.  Bien 
qu'il  se  crût  en  possession  de  la  confiance  de  Love,  il  était  fort  pro- 
bable qu'elle  ne  la  lui  accorderait  pas  en  cette  circonstance. 

Que  se  passait-il  donc  dans  l'esprit  de  cette  étrange  fille?  Lorsque 
les  hommes  qui  la  portaient  eurent  fourni  leur  première  haleine, 
ils  s'arrêtèrent  pour  m' appeler;  mais  comme  j'allais  soulever  les 
bâtons.  Love,  sans  me  regarder,  et  s' adressant  à  mon  camarade, 
lui  dit  qu'elle  voulait  attendre  son  père.  —  Ce  n'est  pas  que  je 
souffre  ni  que  je  sois  lasse,  dit-elle  à  M.  Butler  quand  il  nous  eut 
rejoints;  je  ne  connaîtrais  pas  de  plus  agréable  manière  de  voyager, 
si  je  pouvais  oublier  la  fatigue  que  je  cause  à  ces  hommes.  Je  pense 
aussi  à  la  vôtre,  cher  père;  nous  allons  trop  vite,  et  quoique  vous 
ne  soyez  pas  forcé  de  nous  suivre,  vous  nous  suivez  de  près,  sans 
vous  en  apercevoir.  Je  vous  prie  donc  de  prendre  de  l'avance  sur 
nous.  Je  sais  qu'on  ne  peut  pas  monter  en  chaise  jusqu'au  sommet 
du  Sancy,  c'est  trop  rapide.  Je  resterai  au  pied  du  cône,  et,  comme 
il  y  fait  froid,  j'aime  autant  arriver  la  dernière  pour  vous  y  attendre 
moins  longtemps. 

M.  Butler  objecta  qu'elle  allait  rester  seule  avec  les  guides,  Hope 
désirant  voir  le  lever  du  soleil  sur  le  sommet  du  Sancy,  et  M.  Black 
ayant  franchement  renoncé  à  marcher  vite  et  à  monter  haut  à 
cause  de  son  asthme. 

—  Eh  bien!  je  ne  vois  aucun  inconvénient,  répondit  Love,  à  ce 
que  vous  me  laissiez  avec  les  guides.  Ne  suis-je  pas  en  sûreté  au 
milieu  de  ces  braves  gens?  D'ailleurs... 

Ici  Love  se  retourna  comme  pour  dire  que  je  n'étais  pas  loin;  mais 
j'étais  plus  près  d'elle  qu'elle  ne  croyait,  et  en  me  voyant  elle  n'a- 
cheva pas  sa  phrase.  Je  crus  voir  errer  sur  ses  lèvres  un  sourire  sin- 
gulier. M.  Butler,  s' adressant  alors  à  moi,  me  recommanda  d'em- 
pêcher que  sa  fille  fît  un  seul  pas,  et  même  il  parla  bas  à  François 
pour  lui  dire  de  ne  pas  nous  quitter,  vu  qu'il  ne  savait  pas  si  j'étais 
un  porteur  bien  expérimenté.  Puis  il  s'éloigna  avec  Hope,  et  Love 
nous  ordonna  d'attendre  encore  M.  Black,  dont  elle  parut  vouloir 
s'occuper  avec  beaucoup  de  sollicitude. 


566  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Quand  il  fut  près  d'elle,  elle  lui  reprocha  de  n'avoir  pas  pris  un 
cheval,  et  elle  ajouta  qu'elle  se  reprochait  à  elle-même  de  n'y  avoir 
pas  songé  pour  lui.  —  J'aurais  dû  me  rappeler,  lui  dit-elle,  que  Vous 
ne  vous  souvenez  de  rien  quand  il  s'agit  de  vous  seul,  et  je  crains 
réellement  que  cette  course  ne  vous  rende  malade...  —  Ke  pourrait- 
on  pas,  dit-elle  à  François,  avoir  par  ici  un  cheval  pour  M.  Black? 

François,  qui  n'était  jamais  embarrassé  de  rien,  ne  demanda 
qu'un  quart  d'heure  pour  en  amener  un  du  buron  le  plus  voisin,  et 
il  partit  comme  un  trait.  —  Attendons-le  ici,  reprit  Love  en  s' adres- 
sant à  M.  Black.  Quand  je  vous  verrai  à  cheval,  je  repartirai. 

L'intérêt  qu'elle  témoignait  à  cet  ami  déjà  ancien  de  sa  famille 
eût  dû  me  paraître  fort  naturel.  Je  n'ignorais  plus  que  Junius  Black 
méritait  par  sa  candeur  et  sa  bonté  l'estime  et  l'affection  de  ceux 
qui  le  connaissaient;  mais  tout  m'était  sujet  de  jalousie  et  de  dé- 
plaisir, et  après  tout  je  ne  savais  rien!  Love,  un  moment  aupara- 
vant, semblait  me  reconnaître  et  invoquer  ma  protection  de  préfé- 
rence à  celle  de  tout  autre.  A  présent,  elle  semblait  avoir  déjà  oublié 
que  j'étais  là,  et  vouloir  se  placer  sous  la  protection  exclusive  de  Ju- 
nius Black.  Elle  parlait  anglais  avec  lui;  peut-être  ignorait-elle  en- 
core que  je  pouvais  l'entendre.  J'avais  passé  par  tant  d'incertitudes 
et  de  suppositions  gratuites  depuis  huit  jours,  que  je  n'avais  plus 
aucune  confiance  dans  ma  pénétration  ni  dans  mon  propre  jugement. 
Je  r écoutais,  avec  une  avidité  inquiète,  échanger  des  réflexions  sur 
le  faciès  géologique  environnant  avec  le  pauvre  savant,  à  la  figure 
froide  et  inoff'ensive,  que  si  longtemps  j'avais  pris  pour  un  détrac- 
teur machiavélique,  et  j'avais  l'esprit  si  malade  que  je  m'attendais 
presque  à  découvrir  une  préférence  pour  lui  dans  le  cœur  de  miss 
Butler. 

On  avait  placé  le  fauteuil  de  Love  auprès  d'un  rocher  où  Junius, 
déjà  très  fatigué  d'avoir  fait  à  pied  un  tiers  du  chemin,  s'était  assis 
pour  se  reposer  et  pour  se  trouver  de  niveau  avec  elle. 

Soit  qu'il  eût  résolu,  malgré  ma  récente  prière,  de' lui  parler  de 
moi,  soit  que  ma  figure  soucieuse  le  décidât  à  risquer,  sans  me  con- 
sulter, une  explication  décisive  sur  mon  compte,  il  rompit  la  glace 
tout  à  coup,  de  la  manière  la  plus  maladroite.  — A  propos  de  roche, 
dit-il  en  ramassant  une  pierre  à  ses  pieds,  savez-vous  que  M.  de  La 
Roche  est  de  retour  dans  son  château? 

—  Bah!  vous  croyez  cela?  répondit  Love  sans  émotion;  on  a  fait 
tant  d'histoires  sur  son  compte  que  je  ne  crois  plus  à  rien. 

—  Vous  croyez  au  moins,  reprit  Black  sans  faire  attention  à  mes 
signes,  qu'il  est  décidément  bien  vivant  et  nullement  marié? 

—  Je  le  sais,  répondit  Love;  mais  quant  à  son  retour,  je  n'y  crois 
pas. 


JEAN   DE    LA   ROCHE.  567 

—  Pourquoi  cela? 

—  Parce  que  je  ne  pense  pas  qu'il  m'aime  assez  pour  revenir 
dans  .un  pays  qu'il  n'aimait  plus  du  tout. 

—  Que  dites-vous  là?  Pourquoi  ce  doute,  mademoiselle? 

—  S'il  m'eût  aimée,  il  n'eût  pas  douté  de  moi,  et  il  serait  revenu 
plus  tôt. 

—  C'est  ce  que  je  lui  ai  dit,  repartit  ingénument  M.  Black:  mais 
il  assure  que... 

—  Ah  çà!  vous  l'avez  donc  vu?  s'écria  Love  en  faisant  le  mouve- 
ment involontaire,  mais  aussitôt  comprimé,  de  me  regarder. 

—  Oui,  je  l'ai  vu,...  répondit  Junius  avec  embarras.  Je  l'ai  vu,... 
à'Glermont,  je  crois. 

—  Vous  croyez?  reprit  Love  en  riant  :  vous  n'en  êtes  pas  sûr? 
N'importe,  mon  cher  monsieur  Black;  vous  l'avez  vu,  je  le  crois, 
puisque  vous  le  dites,  car  vous  ne  savez  pas  mentir.  Eh  bien!  vous 
a-t-il  parlé  de  moi?  Que  vous  a-t-il  dit  de  moi? 

Je  faisais  des  yeux  si  terribles  au  pauvre  Junius  qu'il  perdit  con- 
tenance et  bégaya  au  lieu  de  répondre. 

—  Tenez,  reprit  Love,  je  le  sais,  ce  qu'il  vous  a  dit;  il  me  semble 
que  je  l'ai  entendu,  et  que  je  peux  vous  le  redire  mot  pour  mot.  Il 
dit  que  je  n'ai  pas  de  cœur,  q^ue  je  ne  suis  pas  capable  d'aimer,  que 
je  suis  trop  à  mes  parens  et  à  mes  études  pour  être  digne  de  le 
comprendre  et  capable  de  le  rendre  heureux.  JN'est-ce  pas  cela? 

Et  comme  Junius,  de  plus  en  plus  interdit  et  troublé,  ne  trouvait 
rien  à  alléguer  pour  ma  défense,  elle  ajouta  :  —  Si  vous  le  revoyez 
à  Glermont  ou  ailleurs,  dites-lui,  mon  cher  monsieur  Black,  que  je 
l'ai  aimé  plus  longtemps  et  mieux  qu'il  ne  le  méritait,  puisqu'il 
n'avait  pas  confiance  en  moi,  ou  qu'il  l'a  perdue  avant  de  vouloir  se 
soumettre  à  l'épreuve  du  temps.  Que  sais-je  à  présent  des  autres 
amours  qui  ont  rempli  sa  vie  durant  tant  d'années?  J'aimais  un 
jeu»e  homélie  sans  grand  avoir  et  sans  grande  expérience,  aussi  na>f 
que  moi  à  bien  des  égards,  capable  de  comprendre  par  momens  mes 
devoirs  personnels  et  de  partager  un  jour  mon  humble  bonheur. 
A  présent  Jean  de  La  Roche  est  riche,  instruit;  il  doit  connaître  le 
monde,  et  la  vie  facile,  et  les  amours  que  je  ne  comprends  pas,  et 
les  femmes  à  belles  paroles  et  à  grandes  passions,  auprès  desquelles 
je  ne  lui  paraîtrais  plus  qu'une  vieille  fille  desséchée  par  les  veilles 
et  adonnée  à  des  études  rebutantes  chez  une  personne  de  mon  sexe. 

—  Mais  ne  croyez  donc  pas  cela!  s'écria  enfin  Junius  avoc  feu.  Il 
dédaignera  d'autant  moins  une  femme  savante  qu'il  est  savant  lui- 
même.  Ce  sont  les  ignorans  qui  ont  peur  de  la  supériorité  d'une 
femme,  ce  sont  les  imbéciles  qui  demandent  une  compagne  bornée, 
ce  sont  les  sots  qui  veulent  jouer  le  rôle  de  pacha  et  jeter  le  mou- 


568  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

choir  à  des  odalisques  dégradées.  Un  homme  de  cœur  et  d'esprit 
veut  vivre  avec  son  égale,  la  respecter  comme  sa  mère  ou  comme 
sa  sœur,  en  même  temps  que  la  chérir  comme  sa  femme.  Il  veut 
être  fier  d'elle,  et  il  me  semble,  à  moi,  que  si  j'avais  des  enfans  d'une 
idiote,  je  mç  ferais  reproche  de  les  avoir  mis  au  monde,  tant  je 
craindrais  qu'ils  ne  fussent  idiots! 

La  langue  du  bon  Junius  s'était  déliée  sous  l'empire  d'une  hon- 
nête conviction.  Love  l'écoutait  attentivement.  —  Vous  avez  raison, 
reprit-elle,  cela  devrait  être  ainsi;  mais  cela  n'est  pas  ainsi,  mon 
cher  monsieur  Black.  Il  y  a  et  il  y  aura  longtemps  encore  un  pré- 
jugé contre  les  femmes  qui  ont  reçu  de  l'instruction  et  à  qui  l'on  a 
a  appris  à  raisonner  leur  devoir.  Moi,  si  j'étais  homme,  il  me  semble 
bien  que  j'aurais  plus  de  confiance  en  celle  qui  saurait  pourquoi  il 
faut  aimer  le  vrai,  le  beau  et  le  bien,  qu'en  celle  qui  suit  machina- 
lement et  aveuglément  les  chemins  battus  où  on  l'a  poussée  sans 
lui  rien  dire  de  sage  et  de  fort  pour  l'y  faire  marcher  droit;  mais  je 
me  trompe  probablement,  et  vous  vous  trompez  vous-même,  parce 
que  vous  vivez  sans  passions.  Les  préjugés  sont  plus  puissans  que 
la  raison;  on  veut  que  la  femme  aimée  soit  une  esclave  par  f  esprit 
et  par  le  cœur,  on  tient  même  plus  à  cela  qu'à  sa  fidélité  et  à  sa 
vertu,  car  je  sais  des  hommes  qui  ont  l'.air  de  vouloir  être  trompés, 
tant  ils  le  sont,  mais  qui  se  déclarent  satisfaits  par  l'apparente  sou- 
mission morale  et  intellectuelle  dont  on  les  berne. 

—  Ajoutez  à  cela,  continua  Love  avec  vivacité,  que  l' homme  très 
passionné  est  porté  plus  que  tout  autre  au  despotisme  de  l'âme,  et 
qu'il  aime  à  s'exagérer,  pour  s'en  effrayer  et  s'en  offenser,  la  capa- 
cité d'une  femme  tant  soit  peu  cultivée.  Il  ne  lui  accorde  plus  ni 
candeur,^ ni  modestie;  il  s'imagine  qu'elle  est  vaine.  11  ne  se  dit 
pas,  ce  qui  est  pourtant  une  vérité  banale,  que  l'on  n'est  jamais 
supérieur  en  tous  points,  quelque  sage  que  Ton  soit,  à  une  personne 
raisonnable  ordinaire.  Je  ne  parle  pas  des  exceptions,  à  qui  la  nature 
et  l'éducation  ont  tout  refusé,  mais  je  suppose  une  comparaison 
entre  M.  de  La  Roche  et  moi,  par  exemple!  Eh  bien!  je  me  dis  qu'à 
certains  égards  j'en  sais  peut-être  plus  que  lui,  sans  avoir  le  droit 
d'en  être  fière,  puisque  je  suis  sûre  qu'à  d'autres  égards  il  en  sait 
certainement  plus  que  moi.  Je  n'ai  jamais  compris  la  rivalité  entre 
les  gens  qui  peuvent  s'estimer  et  se  comprendre.  Si  celui-ci  a  plus 
d'ardeur  dans  la  pensée  et  de  nerf  dans  la  volonté,  celui-là  a  plus 
de  prudence  dans  le  caractère  ou  de  charme  dans  la  douceur  des 
relations.  Des  êtres  tout  semblables  les  uns  aux  autres  feraient  un 
monde  mort  et  une  société  inféconde,  et  les  affections  les  plus  vives 
sont  celles  qui  compensent  leurs  contrastes  par  des  équivalens. 
C'est  un  lieu  commun  de  dire  que  les  extrêmes  se  touchent,  que 


JEAN    DE    LA    ROCHE.  569 

les  opposés  se  recherchent  dans  le  monde  du  sentiment.  Voilà  sans 
doute  pourquoi  nous  nous  aimions,  lui  et  moi!...  Mais  il  n'a  pas 
compris  cela,  lui!  Il  a  protesté  contre  cette  bonne  loi  de  l'instinct;  il 
a  lu  des  romans  où  les  hommes  tuent  des  femmes  qui  mentent,  et  il  a 
éprouvé  le  besoin  de  me  croire  menteuse  afin  de  tuer  notre  amour. 
Cette  conduitQ-là,  voyez- vous,  n'est  pas  trop  bonne,  monsieur 
Black.  Si  je  l'excuse,  si  je  pardonne  à  ce  jeune  homme  de  n'avoir 
pas  tenu  compte  du  chagrin  que  devaient  me  causer  son  désespoir, 
et  son  départ,  et  sa  longue  absence,  c'est  parce  que  je  me  souviens 
de  l'avoir  beaucoup  aimé,  et  que  je  sens  en  moi  comme  une  fai- 
blesse de  ma  volonté  quand  ma  tête  veut  trop  faire  taire  mon  cœur, 
qui  a  si  longtemps  plaidé  pour  lui.  Je  crois  d'ailleurs  que  je  ferai 
bien  de  m'en  tenir  au  regret  du  bonheur  que  nous  avions  rêvé,  sans 
aller  jusqu'au  regret  de  nos  amours,  tels  qu'il  les  entendait.  Si  nous 
devons  nous  revoir,  je  ne  lui  refuserai  pas  mon  amitié  et  mon  dé- 
vouement au  besoin,  et  je  crois  qu'il  ne  m'en  demandera  pas  da- 
vantage; mais  s'il  lui  passait  par  la  tête,  après  un  si  long  abandon, 
de  vouloir  revenir  au  passé ,  je  lui  dirais  :  Non,  mon  cher  Jean^  ce 
n'est  plus  possible,  car  si  nous  devons  nous  aimer  encore,  tout  est 
à  recommencer  entre  nous.  Nous  n'avons  plus  de  sacrifices  à  nous 
faire,  puisque  votre  pauvre  mère  n'est  plus,  et  que  mon  cher  frère 
se  porte  bien  :  il  s'agirait  maintenant  de  nous  aimer  sans  effroi  et 
sans  orage,  comme  on  peut  s'aimer  quand  il  n'y  a  plus  d'obstacles. 
€'est  bien  plus  difficile,  et  peut-être  que  pour  vous  les  obstacles 
sont  le  stimulant  nécessaire  à  la  passion.  Enfin  je  ne  vous  connais 
plus,  moi,  et  nous  avons  à  refaire  connaissance,  comme  si  nous 
entrions  dans  une  autre  vie.  Voyez  si,  telle  que  je  suis,  je  vous 
plais  encore ,  et  permettez-moi  de  vous  étudier  pour  savoir  si  je 
peux  reprendre  en  vous  la  confiance  que  j'ai  eue  autrefois.  Voilà  ce 
que  Jean  se  dirait  aussi  à  lui-même,  s'il  était  un  homme  sérieux, 
et  ce  qu'il  se  dit  peut-être  en  ce  moment,  car  il  est  possible  qu'il 
se  sente,  comme  moi,  enchaîné  par  le  respect  et  la  mém'oire  du 
passé  et  qu'il  éprouve  le  besoin  de  m' étudier  et  de  me  juger  avec 
ce  qu'il  a  pu  acquérir  d'expérience  et  d'exigences  légitimes.  Jean 
fera  donc  bien  dé  m' examiner  de  son  mieux  et  même  de  m' espionner 
au  besoin ,  avant  de  se  permettre  de  venir  réclamer  ma  parole ,  et 
quant  à  moi,  ce  ne  sera  pas  avant  d'avoir  soumis  son  amour  à  une 
longue  épreuve  que  je  lui  rendrai  le  mien.  Voilà,  monsieur  Black , 
ce  que  vous  pouvez  lui  dire,  si  vous  le  rencontrez  encore  et  s'il  vous 
interroge. 

Love  donna  toutes  ces  raisons ,  non  pas  sous  forme  de  discours 
comme  je  les  résume,  mais  à  travers  un  dialogue  assez  animé  et  qui 
dura  plus  d'un  quart  d'heure.  Junius  défendait  ma  cause  avec  une 


570  REVUE    DES    DEUX    3I0XDES. 

généreuse  obstination.  Il  prétendait  que  l'épreuve  avait  été  assez 
longue  et  l'expiation  de  mon  impatience  assez  complète,  et  que  si 
je  me  présentais  tout  d'un  coup  avec  le  désir  et  l'intention  de  re- 
nouer le  mariage,  on  ne  devait  pas  me  demander  de  nouvelles 
preuves  de  fidélité  et  m'imposer  de  nouvelles  souffrances.  Love 
se  montra  un  peu  ironique  et  un  peu  cruelle.  J'avais  désormais  la 
conviction  qu  elle  parlait  ainsi  à  dessein  que  j'en  fisse  mon  profit, 
elle  avait  l'air  de  me  défier  et  de  me  rebuter  même  avec  un  certain 
orgueil  froissé  qui  n'était  peut-être  pas  ce  qu'il  eût  fallu  pour  fer- 
mer ma  blessure.  Plus  elle  avait  raison  contre  moi,  plus  je  sentais 
de  dépit  contre  elle.  Elle  me  semblait  vouloir  triompher  de  mon 
humiliation  et  devenir  coquette  au  moment  où  je  lui  reprochais 
d'être  trop  austère  et  trop  raisonneuse,  comme  pour  me  punir  de 
mon  injustice. 

Le  cheval  arriva,  et  Black  se  hissa  dessus  avec  sa  gaucherie  ordi- 
naire; mais  l'animal  se  trouva  un  peu  vif,  et  François  dut  le  tenir 
par  la  bride ,  ce  qui  eût  retardé  notre  marche  et  l'eût  rendue  im- 
possible, si  nous  n'eussions  pris  le  parti  de  laisser  le  savant  en  ar- 
rière avec  le  guide.  Mon  camarade,  le  porteur  qui  n'avait  encore 
rien  fait,  se  plaça  dans  le  brancard  en  avant,  moi  derrière  Love, 
et  nous  partîmes,  laissant  les  deux  autres  à  distance  égale  entre  le 
cavalier  et  nous. 

Love  ne  détourna  pas  la  tête  en  se  sentant  soulevée  par  moi ,  on 
eût  juré  qu'elle  ne  me  savait  pas  là,  et  qu'elle  avait  oublié  que  je 
pusse  y  être. 


XXVII. 

Le  porteur  de  devant  était  une  espèce  d'Hercule ,  un  vrai  type 
d'Auvergnat  de  la  montagne,  énorme  de  tête,  court  d'encolure, 
large  d'épaules,  grêle  ou  plutôt  serré  de  la  ceinture  aux  pieds, 
comme  les  taureaux  de  race.  Sa  chevelure,  frisée  en  touffe  sur  le 
front,  complétait  la  ressemblance  ;  mais  la  douceur  de  son  regard  et 
la  candeur  de  son  sourire  étaient  d'un  enfant.  Il  s'appelait  Lecler- 
gue.  François  me  l'avait  choisi  en  se  disant  que  si  je  manquais 
d'adresse  ou  de  force,  cet  athlète  rustique  sauverait  tout  et  ne  se 
fâcherait  de  rien. 

Nous  allions  presqu'aussi  vite  que  des  chevaux  qui  trottent,  c'est 
la  manière  de  porter  dans  le  pays.  Love  ne  parut  se  souvenir  de  moi 
qu'au  moment  de  traverser  la  Dordogne.  Le  torrent  était  très  gros, 
et  les  roches  brutes  que  nous  franchissions  par  des  bonds  d'ensem- 
ble bien  combinés  étaient  en  partie  sous  l'eau.  Elle  se  retourna 


JEAN   DE    LA    ROCHE.  571 

alors ,  et  comme  si  elle  eût  été  surprise  de  me  voir,  elle  sourit  et 
me  dit  bonjour  d'un  petit  mouvement  de  tête. 

—  Avez-vous  peur,  demoiselle?  lui  dis-je  tout  en  sautant. 

—  J'ai  peur  pour  vous,  répondit-elle  d'un  ton  de  reproche,  et 
quand  nous  fûmes  sur  l'autre  rive,  elle  ajouta  :  C'est  assez,  j'es- 
père, et  vous  allez  appeler  un  remplaçant. 

—  C'est-à-dire,  repris-je,  que  vous  ne  vous  fiez  point  à  moi? 
Elle  ne  répondit  pas ,  mais  comme  elle  était  tournée  un  peu  de 

profd,  je  vis  encore  ce  mystérieux  sourire,  demi-railleur,  demi-mé- 
lancolique ,  qui  parfois  la  faisait  ressembler  à  la  Joconde  de  Vinci, 
quoique  sa  beauté  appartint  à  un  type  plus  régidier  et  plus  fran- 
chement sympathique. 

J'encourageai  Leclergue  en  patois.  Quoique  bien  payé  par  M.  But- 
ler, il  l'était  encore  plus  par  moi,  et  il  ne  se  ménageait  pas.  Au  bout 
d'une  demi-heure  de  marche,  nous  avions  rejoint  Hope,  M.  Butler 
et  leurs  guides  ;  mais ,  comme  nous  étions  lancés  sur  la  pente  as- 
cendante des  premiers  échelons  de  la  montagne ,  nous  ne  nous  ar- 
rêtâmes pas,  et  bientôt  nous  laissâmes  tout  le  monde  derrière  nous. 
Nous  marchions  toujours  plus  vite  à  mesure  que  la  montée  devenait 
plus  rapide,  comme  font  les  chevaux  courageux  quand  ils  sont  char- 
gés, l'animal  comprenant  tout  aussi  bien  que  l'homme  que  l'ardeur 
de  la  volonté  allège  seule  la  fatigue. 

Il  n'y  avait  plus  trace  de  sentier.  Nous  gravissions  des  touffes  de 
gazon  toutes  rondes,  jetées  par  les  pluies  en  escaliers  capricieux  et 
trompeurs  sur  des  talus  de  gravier.  Les  pieds  des  animaux  avaient 
achevé  de  dégrader  le  flanc  de  la  montagne.  J'éprouvai  là  une  fatigue 
qui  tenait  du  vertige,  mais  ce  ne  fut  qu'aux  premiers  momens.  Je 
fus  bientôt  pris  de  cette  fièvre  qui  décuple  les  forces,  et  je  portai 
Love  sans  respirer  jusqu'à  la  source  de  la  Dordogne,  qui  commence 
à  sourdre  au  jour  au  milieu  d'une  vaste  nappe  de  neige  immaculée. 

Nous  avions  beaucoup  devancé  le  reste  de  la  caravane.  Nous  po- 
sâmes le  fauteuil  pour  l'attendre ,  et  Leclergue  se  jeta  de  son  long 
par  terre  avec  le  sans-façon  permis  dans  la  circonstance  et  avec  un 
peu  d'affectation  aussi,  pour  montrer  que  la  peine  valait  bien  le 
salaire. 

Quant  à  moi ,  je  restai  debout  à  distance.  Love ,  qui  ne  pouvait 
faire  un  pas,  m'appela,  et,  me  voyant  couvert  de  sueur  sous  la  bise 
glacée,  elle  m'ordonna  de  prendre  son  manteau,  que  je  refusai  obs- 
tinément. —  Vous  êtes  un  entêté!  me  dit-elle  alors  avec  une  véritable 
colère  maternelle,  vous  avez  voulu  porter,  ce  n'est  pas  votre  état, 
et  vous  n'en  pouvez  plus!  Vous  en  serez  malade,  vous  en  mourrez 
peut-être  1 

Et  des  larmes  coulèrent  sur  ses  joues  pâlies  par  le  froid,  qui 


572  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tout  à  coup  se  couvrirent  d'une  vive  rougeur,  comme  si  son  amour 
se  fût  trahi  en  dépit  d'elle-même.  Son  émotion  me  rendit  presque 
fou.  Je  faillis  me  jeter  à  ses  pieds,  mais  la  présence  de  Leclergue 
me  retint.  Que  signifiaient  donc  toute  cette  raison ,  toute  cette  pru- 
dence et  toute  cette  méfiance  dont  elle  venait  de  rédiger  pour  ainsi 
dire  le  programme  cruel  en  parlant  de  moi  à  M.  Black  en  ma  pré- 
sence, et  avec  le  soin  de  ne  m'en  pas  laisser  perdre  une  parole? 

Immobile  devant  elle ,  je  regardais  sa  nuque  blanche  inondée  de 
boucles  noires,  et  je  devinais,  aux  moindres  ondulations  de  sa  tête 
penchée  en  avant,  les  larmes  qu'elle  ne  pouvait  plus  retenir.  J'étais 
dqnc  aimé ,  aimé  éperdument  peut-être ,  et  elle  ne  voulait  pas  me 
le  laisser  deviner!  Pourquoi  ce  jeu  terrible  pour  tous  deux?  Était-ce 
fierté  à  cause  de  ma  fortune  refaite  et  de  la  sienne  compromise? 
Non!  Love  était  comme  son  père,  elle  ne  savait  jamais  rien  des 
choses  d'argent,  ou  si  elle  les  savait,  elle  n'y  pensait  pas,  elle  n'y 
pouvait  pas  penser.  C'était  donc  autre  chose  :  du  dépit  peut-être, 
un  dépit  réel  et  profond  de  m' avoir  vu  renoncer  à  elle  dans  un  temps 
où  elle  ne  renonçait  pas  à  mOi?  —  Ah!  si  cela  pouvait  être!  me  di- 
sais-je.  Si  elle  avait  eu  contre  moi  l'amertume  que  j'ai  eue  contre 
elle!  Si  elle  avait  souffert  autant  que  moi,...  c'est-à-dire  si  elle 
m'aimait  comme  je  l'aime  ! 

Tout  se  résumait  dans  cette  pensée.  J'étais  ivre  de  joie,  et  la  peur 
me  retenait  encore.  J'allais  lui  parler  à  cœur  ouvert,  et,  au  moindre 
mouvement  qu'elle  faisait,  je  tremblais  de  rencontrer  son  regard 
déjà  séché  et  son  malicieux  sourire  recomposé  sur  sa  figure  impé- 
nétrable. 

Elle  rompit  le  silence,  sans  se  retourner. 

—  Est-ce  que  vous  croyez ,  me  dit-elle  en  me  montrant  la  cime 
du  Sancy,  que  mon  père  et  mon  frère  arriveront  à  temps  pour  voir 
de  là-haut  le  soleil  sortir  de  l'horizon? 

—  Je  ne  le  crois  pas,  répondis-je;  mais  vous,  ne  souhaitez- vous 
point  le  voir? 

—  Je  sais,  répondit-elle,  que  c'est  une  des  plus  belles  choses  du 
monde,  mais  comme  cela  ne  se  peut  pas... 

—  Mais  si  cela  se  pouvait? 

—  Je  vous  dis,  reprit-elle  d'un  ton  ferme,  que  cela  ne  se  peut 
pas,  et  que  je  n'y  songe  pas. 

Je  m'approchai  de  Leclergue,  qui  dormait  déjà.  —  Camarade,  lui 
dis-je  à  l'oreille  en  le  réveillant,  veux-tu  gagner  cinq  cents  francs 
tout  de  suite? 

—  Avec  plaisir,  monsieur  ! 

—  Eh  bien!  relève-toi  et  emportons  la  demoiselle  jusqu'à  la  croix 
du  puy. 


JEAN    DE    LA    ROCHE.  575 

—  Diable!  dit-il,  porter  là-haut  une  personne?  ça  ne  s'est  jamais 
fait.  Est-ce  possible? 

—  C'est  possible,  puisqu'on  y  a  porté  une  croix  et  des  pierres. 
Veux-tu  mille  francs? 

—  .Non,  je  suis  un  honnête  homme  :  cinqjcents  francs,  c'est  bien 
payé;  mais  si  j'en  crève,  vous  aurez  soin  de  mon  vieux  père.  Je  n'ai 
que  lui  à  nourrir. 

—  Je  te  jure  d'avoir  soin  de  lui.  Yeux- tu? 

—  Mais  vous?  vous  ne  pourrez  pas! 

—  Est-ce  que  je  vais  mal?  Est-ce  que  je  te  fatigue? 

—  Non!  vous  allez  mieux  que  pas  un.  Allons!  en  route.  Vous 
passerez  devant? 

—  Non,  je  veux  faire  le  plus  difficile.  Attends!  je  t'avertis  que 
la  demoiselle  dira  non.  Elle  aura  peut-être  peur.  Ça  ne  fait  rien. 
Tu  avanceras  tout  de  même.  C'est  moi  qui  commande. 

—  C'est  bien,  mais  ce  n'est  pas  le  tout  de  commander,  il  faut 
rendre  l'homme  capable  d'obéir.  Avez-vous  quelque  chose  à  me 
faire  boire? 

—  Oui.  Voilà  de  l' eau-de-vie  pour  toi,  lui  dis-je,  en  lui  tendant 
une  gourde. 

—  Où  me  conduisez-vous?  s'écria  Love  en  nous  voyant  repasser 
le  brancard  dans  nos  bricoles  de  cuir. 

—  A  deux  pas  plus  loin,  lui  répondis-je;  il  fait  trop  froid  ici 
pour  nous  qui  avons  chaud.  C'est  le  camarade  qui  veut  sortir  de 
ce  corridor  de  neige. 

Elle  nous  demanda  plusieurs  fois  s'il  n'était  pas  temps  de  s'ar- 
rêter; mais  nous  allions  toujours,  en  lui  disant  que  nous  arrivions. 
Quand,  après  les  neiges,  elle  se  vit  au  pied  du  cône,  elle  s'écria 
qu'elle  ne  voulait  pas  aller  plus  loin;  mais  nous  étions  déjà  lancés, 
et,  comme  elle  faisait  mine  de  se  lever  pour  arrêter  Leclergue  : 
—  Miss  Love,  lui  dis-je  avec  autorité,  il  est  trop  tard;  si  vous  faites 
un  mouvement,  vous  nous  faites  tomber,  et  nous  sommes  perdus 
tous  les  trois  ! 

Elle  se  tint  immobile ,  les  mains  crispées  sur  les  bras  du  fauteuil 
et  retenant  sa  respiration. 

Si  l'effort  fut  grand,  Leclergue  seul  s'en  aperçut,  et  encore  avait-il 
le  moins  de  peine,  puisqu'il  enlevait  sans  être  chargé  de  retenir. 
Quant  à  moi,  je  ne  m'aperçus  de  rien;  je  n'étais  plus  dans  les 
conditions  régulières  de  la  vie,  et  je  crois  que  si  le  cône  eût  été  du 
double  plus  haut,  je  l'eusse  escaladé  sans  effort;  je  jouais  le  tout 
pour  le  tout,  il  m'était  absolument  indifférent  de  mourir  là,  si  je  ne 
devais  pas  être  aimé.  Pourtant,  lorsque  j'arrivai,  je  tombai  sur  mes 
genoux  en  déposant  le  fauteuil  sur  le  bord  de  la  plate-forme.  Le- 


57A  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

clergue,  sans  s'inquiéter  de  personne,  défit  sa  bricole,  et,  en  homme 
qui  connaît  tous  les  dangers  de  sa  profession,  descendit  en  courant 
le  revers  du  cône,  puis  se  jeta  dans  un  buisson  pour  ne  pas  rester 
exposé  sans  manteau  à  l'air  vif  et  saisissant  qui  fouettait  la  cime 
nue. 

J'étais  donc  seul  avec  Love,  mais  sans  m'en  rendre  compte,  car 
je  perdis  un  instant  la  notion  de  moi-même,  je  fermai  les  yeux 
comme  si  j'allais  m'endormir,  et,  les  rouvrant  aussitôt,  je  regardai 
avec  étonnement  autour  de  moi,  comme  si  j'avais  dormi  une  heure. 
J'avais  tout  oublié  et  je  contemplais,  pour  ainsi  dire  en  rêve,  les 
abîmes  perdus  sous  mes  pieds  et  l'immensité  des  brumes  déployées 
autour  de  moi.  Le  soleil  se  levait  splendide  et  balayait  les  vapeurs 
étendues  sur  la  terre  comme  un  lac  sans  limites.  A  travers  ce  voile 
grisâtre ,  les  terrains  diaprés  et  les  horizons  roses  commençaient  à 
apparaître  comme  la  vision  du  mirage.  C'était  sublime  et  presque 
insensé  d'apparence;  mais  où  donc  était  Love  dans  tout  cela? 

Je  regardais  stupidement  le  fauteuil  vide  posé  devant  moi.  Que 
faisait  là  ce  meuble  d'auberge,  en  toile  rouge  et  jaune,  planté  fière- 
ment à  côté  de  la  borne  trigonométrique  qui  marque  la  cime  la  plus 
élevée  de  la  France  centrale,  au  pied  de  la  croix  de  bois  brisée  par 
la  foudre,  qui  tient  là  sa  haute  cour  et  célèbre  ses  grandes  orgies 
les  jours  de  tempête?  Ce  fauteuil  me  faisait  l'effet  d'une  aberration 
du  pauvre  Granville  dans  ses  derniers  jours  de  fantaisie  délirante. 
Tout  à  coup,  je  me  rappelai  Love,  et  je  fis  un  grand  cri  où  s'exhala 
toute  mon  âme.  Elle  était  donc  tombée  dans  le  précipice?  Que  pou- 
vait-elle  être  devenue? 

Je  sentis  alors  quelque  chose  de  frais  sur  mon  front,  c'était  sa 
main.  Elle  était  à  genoux  près  de  moi,  elle  m'enveloppait  de  ses 
vêtemens,  elle  m'entourait  de  ses  bras. 

—  Jean  de  La  Roche,  me  dit-elle,  tu  as  donc  voulu  mourir  ici? 
Eh  bien!  mourons  ensemble,  car  je  jure  que  j'ai  assez  souffert,  et 
que  je  ne  redescendrai  pas  sans  toi  cette  montagne. 

—  Je  ne  mourrai  pas,  je  ne  peux  pas  mourir  si  tu  m'aimes! 
m*écriai-je  en  me  relevant.  Je  la  forçai  de  se  rasseoir  sur  le  fauteuil, 
et,  prosterné  à  ses  pieds,  j'appris  de  sa  bouche  qu'elle  m'avait  re- 
connu dès  le  premier  jour.  —  Comment  ne  t'aurais-je  pas  reconnu, 
me  dit-elle,  puisque  je  t'avais  toujours  aimé?...  Mais,  mon  Dieu! 
qu'est-ce  que  je  vous  dis  là?  moi  qui  m'étais  promis  de  vous  étu- 
dier et  de  vous  faire  attendre! 

—  Méchante!  m*écriai-je,  pourquoi  ces  froides  résolutions  et 
cette  prudence  hypocrite  quand  tu  me  voyais  là  perdu  de  chagrin 
et  d'amour,  prêt  à  renoncer  à  toi  et  à  en  mourir  peut-être  ! 

—  Renoncer  à  moi  I  reprit-elle  avec  une  sorte  de  colère  tendre  ; 


JEAN   DE   LA   ROCHE.  5/5 

voilà  ce  que  je  ne  peu:^  pas  vous  pardonner  d'avoir  fait  et  de  songer 
à  faire  encore  quand  le  doute  vous  revient.  Tenez,  Jean,  vous  ne 
m'aimez  guère  ! 

—  Et  vous,  vous  ne  m'aimez  pas  du  tout,  si  vous  ne  sentez  pas 
que  je  vous  adore  !  4» 

—  Que  la  volonté  de  Dieu  soit  faite!  répondit-elle  en  se  jetant' 
dans  mes  bras;  je  sens  bien  que  notre  amour  vient  de  lui,  puis- 
qu'il est  plus  fort  que  toute  ma  raison ,  tout  mon  ressentiment  et 
toute  ma  peur.  Aimez-moi  en  despote,  si  vous  voulez;  soyez  injuste, 
aveugle,  jaloux  :  me  voilà  vaincue,  mon  cher  mari,  et  je  vois  bien 
que  tout  ce  qu'on  peut  dire  contre  la  passion  ne  sert  de  rien,  quand 
la  passion  commande. 

XXVIII. 

J'étais  toujours  aux  pieds  de  Love,  derrière  le  petit  monument 
trigonométrique,  lorque  des  voix,  qui  se  firent  entendre  au-dessous 
de  nous,  nous  signalèrent  l'approche  du  reste  de  la  caravane. 
M.  Butler  et  son  fils,  assez  inquiets  de  notre  audacieuse  ascension 
qu'ils  avaient  vue  de  loin,  doublaient  le  pas  pour  nous  rejoindre  et 
commençaient  à  gravir  le  cône.  Love  m'apprit  à  la  hâte  que  son  père 
avait  été  informé  par  elle,  la  veille  seulement,  de  mon  identité  avec 
ce  Jean  de  La  Roche,  dont  il  remarquait  déjà,  et  de  plus  en  plus, 
la  ressemblance  sur  mon  visage.  Quant  à  Hope,  il  ne  se  rappelait 
réellement  pas  assez  mes  traits  pour  avoir  le  moindre  soupçon,  et 
Love  me  supplia  de  lui  donner  quelques  jours  encore  pour  le  prépa- 
rer à  cette  surprise.  —  Ne  faites  semblant  de  rien,  me  dit-elle,  et 
partez  demain  pour  Bellevue;  c'est  là  que  nous  nous  rejoindrons 
pi'esque  en  même  temps.  Je  me  charge  d'informer  mon  père  de  mes 
résolutions,  qu'il  approuve  d'avance,  je  le  sais,  à  tel  point  qu'en  ^ 
vous  donnant  ma  main  et  mon  âme,  c'est  à  lui  presque  autant  qu'à 
vous  que  je  cède. 

En  effet,  deux  jours  après,  j'étais  à  Bellevue  sous  ma  figure  nor- 
male, et  la  famille  Butler  y  arrivait  peu  d'heures  après  moi.  La 
première  personne  qui  me  sauta  au  cou  fut  le  cher  Hope.  —  Yous 
vous  êtes  moqué  de  moi,  me  dit-il,  mais  je  vous  le  pardonne,  à  la 
condition  qu'une  autre  plaisanterie  que  l'on  m'a  faite  en  voyage  res- 
tera ce  qu'elle  est,  une  plaisanterie  horrible  et  détestable! 

—  Sachez,  me  dit  M.  Butler  en  riant  et  en  m' embrassant,  que 
nous  avons  appris  à  cet  enfant  le  motif  de  votre  déguisement.  N'é- 
tait-ce pas  en  effet  une  manière  adroite  de  vous  introduire  auprès 
de  nous  pour  plaider  la  cause  et  faire  agréer  les  offres  de  votre 
aimable  cousin  de  Bressac? 


576  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Et  Love  jouait  cette  comédie  avec  un  sérieux  irritant,  reprit 
le  jeune  homme.  J'ai  failli  croire  qu'elle  voulait  me  donner  pour 
beau-frère  l'homme  qui  m'est  le  plus  antipathique,  et  j'ai  été  assez 
simple  pour  plaider  votre  cause  et  pour  dire  que  ma  sœur  n'était 
pas  libre  d'épouser  un  Sitre  homme  que  vous. 

—  Vous  avez  été  plus  loin,  dit  Love  en  souriant.  Vous  avez  affirmé 
que  je  devais  épouser  M.  de  La  Roche.  Est-ce  encore  votre  opinion? 

—  Oui,  répliqua  le  jeune  homme  avec  chaleur.  Il  faut  que  cela 
soit  pour  que  je  redevienne  heureux,  car  j'ai  cessé  de  l'être  le  jour 
où  je  vous  ai  vue  pleurer. 

—  En  ce  cas,  me  voici  pour  dresser  le  contrat!  dit  M.  Louandre, 
qui  venait  d'arriver,  et  qui  nous  écoutait  depuis  un  instant  sans  se 
montrer. 

Le  soir,  après  que  nous  eûmes  dîné  en  famille  et  causé  longtemps 
avec  expansion.  Love  me  dit  à  demi-voix  :  —  Décidément,  mon  ami, 
je  vous  aime  mieux  quand  vous  parlez  en  bon  français,  sans  accent, 
et  quand,  n'ayant  plus  l'obligation  de  faire  le  paysan  montagnard, 
vous  montrez  votre  cœur  et  votre  esprit  tels  qu'ils  sont.  Je  ne  dirai 
pas  que  je  vous  retrouve,  mais  qu'en  ce  moment  je  vous  découvre; 
car  il  y  a  une  chose  que  vous  ne  savez  pas,  monsieur  Jean!  c'est 
que  y.ous  n'êtes  plus  l'homme  d'autrefois.  Vous  avez  tellement  ga- 
gné de  toutes  façons,  que,  si  vous  fussiez  venu  me  trouver  au  Mont- 
Dore  tel  que  vous  voici,  je  ne  vous  aurais  pas  fait  souffrir  pendant 
huit  jours  les  déplaisirs  de  l'incertkude. 

J'étais  bien  heureux  et  bien  attendri,  et  pourtant  j'eus  encore  une 
crise  pénible  en  retournant  à  La  Roche.  J'éprouvais  une  sorte  d'ef- 
froi au  moment  de  réaliser  le  rêve  de  ma  vie,  comme  si  j'eusse  craint 
de  trouver  le  rêve  au-dessous  de  mes  longues  ambitions,  ou  de  me 
trouver  moi-même  indigne  du  bonheur  rêvé.  Je  me  demandais  si  la 
supériorité  de  ma  femme  ne  viendrait  pas  à  m'humilier,  et  si  cette 
amère  jalousie,  dont  je  sentais  en  moi  l'instinct  fatal,  ne  se  tourne- 
rait pas  contre  son  propre  mérite  à  l'état  d'envie  misérable  et  d'or- 
gueil froissé. 

Quand  je  rentrai  dans  mon  triste  manoir,  Catherine  me  trouva 
triste  aussi,  et  je  passai  la  nuit  à  me  tourmenter,  à  m'accuser,  à  me 
défendre,  à  me  chercher  des  torts  dans  le  passé,  dans  l'avenir,  dans 
le  présent  même,  afin  d'avoir  à  m'en  disculper  en  accusant  ma  des- 
tinée et  en  frémissant  d'être  entraîné  par  elle  vers  un  monde  in- 
connu de  joies  suprêmes  ou  de  tortures  odieuses. 

Cette  crise  fut  la  dernière,  et  si  je  la  rapporte  dans  ce  récit  fidèle 
de  mes  amours,  c'est  pour  compléter  l'étude  de  mon  propre  cœur  et 
Vaveu  des  misères  du  cœur  humain  en  général.  La  grande  résolu- 
tion du  contrat  conjugal  est  affaire  d'enthousiasme,  acte  de  foi  par 


JEAN   DE    LA    ROCHE.  577 

conséquent  dans  la  première  jeunesse.  A  vingt  ans,  j'eusse  fait  sans 
épouvante  le  serment  de  l'éternel  amour;  à  trente  ans,  je  sentais  la 
grandeur  de  l'engagement  que  j'allais  prendre,  et,  chose  étrange, 
ma  constance  si  bien  éprouvée  ne  me  donnait  que  plus  de  méfiance 
de  moi-même. 

Quand  je  revis  ma  fiancée  le  lendemain,  je  trouvai  de  l'altération 
sur  son  visage,  comme  si  elle  eût  ressenti  les  mêmes  anxiétés  que 
moi.  Interrogée  sur  son  abattement,  elle  me  raconta  avec  une  ad- 
mirable candeur  tout  ce  que  j'aurais  pu  lui  raconter  moi-même,  à 
savoir  qu'elle  n'avait  pas  dormi,  qu'elle  avait  creusé  la  vision  de 
notre  avenir,  et  que  ma  figure  lui  était  apparue  trouble  et  inquiète , 
enfin  qu'elle  avait  pleuré  sans  savoir  pourquoi,  en  se  disant  malgré 
elle  ces  mots  cruels  :  ((  Si  nous  allions  ne  pas  pouvoir  nous  aimer 
dans  le  bonheur!  » 

Je  frissonnai  de  la  tête  aux  pieds  en  entendant  Love  constater 
ainsi  exactement  la  simultanéité  de  nos  impressions,  et  à  mon  tour 
je  me  confessai  à  elle. 

—  Eh  bien  !  répondit-elle  après  m'avoir  écouté  avec  attention, 
tout  cela  est  maladif,  je  le  vois  maintenant.  Nous  avons  douté  l'un 
de  l'autre  au  moment  où  nous  devions  le  plus  compter  l'un  sur 
l'autre.  Nous  sommes  peut-être  un  peu  trop  âgés  et  un  peu  trop 
intelligens  tous  les  deux  pour  ne  pas  nous  rendre  compte  des*dan- 
gers  de  la  passion.  Je  crois  que  ces  dangers  sont  réels.  Nous  serons 
encore  plus  d'une  fois  tentés,  vou^  de  me  trouver  trop  calme  et  trop 
forte,  moi  de  vous  trouver  emporté  et  injuste.  De  là  pourront  naître 
des  reproches,  des  ^nertumes,  des  soupçons,  des  souffrances  graves, 
si  nous  ne  sommes  pas  résolus  d'avance  à  combattre  intérieure- 
ment notre  imagination  avec  toute  l'énergie  dont  nous  sommes  ca- 
pables. Oui,  vraiment,  je  crois  à  présent  qu'il  faut  entrer  dans  la 
vie  à  deux,  dans  l'amour  complet,  armés  de  pied  en  cap  contre  les 
suggestions  du  diable,  qui  guette  toutes  les  existences  heureuses 
pour  les  détruire,  et  toutes  les  fêtes  du  cœur  pour  jeter  son  poison 
au  fond  de  la  coupe. 

—  Qu'est-ce  donc,  selon  vous,  que  le  diable?  lui  dis-je.  Croyez- 
vous  à  la  fatalité  comme  les  Orientaux? 

—  Je  crois  à  la  fatalité,  répondit-elle,  mais  non  pas  à  la  fatalité 
souveraine.  Je  crois  qu'elle  est  toujours  là,  prête  à  nous  entraîner, 
mais  que  notre  bonheur  et  notre  devoir  en  ce  monde  consistent 
dans  la  mesure  de  nos  forces  pour  tuer  ce  démon  sauvage  qui  n'est 
autre  chose  que  l'excès  des  désirs  et  des  aspirations  de  notre  âme 
aux  prises  avec  l'impossible.  Yoilà  toute  ma  philosophie.  Elle  n'est 
ni  longue  ni  embrouillée.  Résister  et  combattre,  voilà  tout;  résister 
à  l'orgueil  et  combattre  les  exigences  qu'il  suggère. 

TOME  xxrv.  37 


578  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Le  pourrons-nous,  ô  ma  belle  guerrière! 

—  Oui,  mon  cher  Otello,  nous  le  pourrons,  parce  que  nous  avons 
cultivé  notre  esprit,  notre  raison,  notre  volonté  par  conséquent, 
et  qu'au  lieu  de  les  négliger,  nous  allons  nous  aider  l'un  l'autre  à 
les  cultiver  toujours  davantage.  Tout  ce  que  nous  donnerons  de 
lucidité  à  notre  intelligence  nous  sera  rendu  en  confiance,  en  ado- 
ration réciproque  par  notre  cœur  assaini  et  renouvelé...  Tenez! 
avouons-nous  une  bonne  fois  que  depuis  cinq  ans  nous  avons  du 
dépit  l'un  contre  l'autre,  et  que,  si  ce  mauvais  sentiment  a  donné  de 
l'excitation  à  notre  amour,  il  lui  a  ôté  de  sa  candeur  et  de  sa  sain- 
teté. Ce  que  nous  avons  éprouvé  tous  les  deux  la  nuit  dernière , 
cette  espèce  d'hallucination  douloureuse,  c'est  la*  voix  du  remords 
qui  parlait  en  nous,  et  peut-être  aussi  l'avertissement  de  la  Provi- 
dence, qui  nous  disait  à  chacun  :  «  Ne  tremble  pas,  mais  veille  ! 
Voilà  le  malheur  dans  la  passion.  Contemple  ce  tableau  effrayant, 
et  souviens-toi  que  la  passion  est  une  chose  sublime  qu'il  faut  pré- 
server, défendre,  épurer  sans  cesse.  C'est  l'œuvre  de  toute  la  vie, 
c'est  le  mariage.  Tu  n'es  sans  doute  pas  assez  fort  pour  répondre, 
en  ce  jour  de  trouble,  de  la  force  de  ta  vie  entière  ;  mais  crois  à  la 
force  qu'on  acquiert  en  la  demandant  à  la  raison ,  à  la  vérité,  à  la 
force  même,  c'est-à-dire  à  Dieu.  » 

— ^Ma  bien-aimée,  lui  répondis-je,  vous  êtes  dans  le  vrai,  je  vous 
comprends  enfin,  et  je  m'explique  votre  énergie,  votre  patience  et 
votre  sérénité  dans  le  sacrifice.  Vous  n'êtes  pas  une  femme  savante, 
vous  êtes  une  âme  véritablement  religieuse,  véritablement  éclairée 
d'en  haut.  Eh  bien!  je  sens  que  nous  pouvons  nous  aider  mutuelle- 
ment, et  que  nos  volontés,  réunies  et  dirigées  vers  un  but  com- 
mun, peuvent  arriver  au  miracle  de  l'amour  inébranlable  et  du  bon- 
heur sans  orages.  C'est  dans  cette  union  de  deux  âmes  sœurs  que 
Dieu  a  caché  le  secret  d'une  telle  victoire  sur  le  démon. 

Cet  entretien  laissa  en  nous  des  traces  si  profondes  que,  depuis 
dix  ans,  nous  sommes  heureux,  ma  sainte  femme  et  moi,  sans 
qu'aucune  de  nos  appréhensions  se  soit  réalisée,  sans  que  nous 
ayons  eu  de  grands  efforts  à  faire  pour  les  éloigner,  et  sans  que  la 
satiété  se  soit  annoncée  par  le  plus  léger  symptôme  de  refroidisse- 
ment ou  d'ennui. 

Si  ce  bonheur  est  un  peu  mon  ouvrage,  je  dois  dire  qu'il  est 
beaucoup  plus  celui  de  M°"  de  La  Roche.  Plus  ferme  à  son  poste  et 
plus  attentive  que  moi,  elle  sait  prévoir  avec  une  admirable  déli- 
catesse les  occasions  ou  les  prétextes  que  Y  ennemi  pourrait  prendre 
-pour  s'insinuer  dans  notre  sanctuaire.  Cet  ennemi,  ce  démon,  elle 
le  définit  très  bien  en  disant  que  c'est  une  fausse  vue  de  l'idéal,  un 


JEAN   DE    LA   ROCHE.  579 

mirage  de  l'orgueil,  une  idolâtrie  de  soi-même,  suscitée  et  surex-^ 
citée  par  l'amour  qu'on  inspire,  et  dont  on  arrive  à  n'être  jamais  sa- 
tisfait, si  l'on  oublie  que  l'amour  vient  de  Dieu  et  qu'on  n'y  a  droit 
qu'en  raison  des  mérites  que  l'on  acquiert.  Cette  loi  bestiale,  ima- 
ginée par  l'humanité  primitive  et  sauvage ,  qui  ordonne  à  la  femme 
de  servir  et  d'adorer  son  maître,  quelque  indigne  et  ingrat  qu'il 
puisse  être,  fut  écartée  de  notre  pacte  conjugal  comme  une  impiété 
heureusement  irréalisable  de  nos  jours ,  et  inapplicable  à  des  êtres 
doués  de  conscience  et  de  réflexion.  J'eus  le  bonheur  de  comprendre 
et  de  ne  jamais  oublier  que  Love  était  une  créature  d'élite  dont  je 
devais  vouloir  être  digne,  sous  peine  de  me  mépriser  moi-même,  et 
ce  noble  travail  de  ma  volonté  devint  bientôt  une  douce  et  chère 
habitude  dont  l'ardente  reconnaissance  de  ma  bien-aimée  me  paie 
largement  à  toutes  les  heures  de  ma  vie. 

Nous  avons  traversé  ensemble  des  jours  mauvais,  partagé  des 
douleurs  poignantes.  Nous  avons  perdu  des  enfans  adorés;  nous 
avons  craint  une  seconde  fois  de  perdre  notre  adorable  père  et  ami, 
M.  Butler;  nous  avons  fermé  les  yeux  du  pauvre  Black,  victime  pré- 
maturée d'un  travail  trop  assidu  et  trop  minutieux.  Mais  il  n'est  pas 
de  douleurs,  d'inquiétudes  et  de  regrets  que  nous  ne  puissions  sup- 
porter ensemble,  et  nous  nous  aimons  trop  l'un  l'autre  pour  ne  pas 
aimer  la  vie,  quelque  éprouvée  qu'elle  puisse  être.  Nous  avons  re- 
porté sur  les  enfans  qui  nous  restent  l'amour  que  nous  portions  à 
ceux  que  nous  avons  tant  pleures,  et  nous  avons  la  confiance  de  pro- 
longer, par  nos  soins,  la  vie  précieuse  de  leur  grand -père,  comme 
nous  avons  la  conscience  d'avoir  adouci,  par  notre  affection  dévouée, 
l'agonie  philosophique  et  résignée  de  son  digne  ami  Junius. 

Hope  a  été  moins  courageux  que  nous  dans  nos  chagrins  domes- 
tiques, et  même  la  mort  de  M.  Black,  bien  qu'il  eût  l'habitude  de 
contredire  le  pauvre  collectionneur  et  de  dédaigner  ses  idées,  lui  a 
été  sensible  à  un  point  que  nul  ne  pouvait  prévoir.  Notre  fille  aînée 
a  heureusement  pris  sur  lui  un  empire  extraordinaire.  Cette  enfant 
semble  résumer  toutes  ses  affections,  et  lui  enseigner,  sans  qu'il  y 
songe,  les  tendresses  et  les  dévouemens  de  la  paternité. 

George  Sand. 


LA 


DIPLOMATIE   ANGLAISE 


LES  AFFAIRES  DE  CHINE 


Correspondeiice  relative  to  the  Earl  of  Elgin's  spécial  missions  to  China  and 
Japon,  <  857-4  859.  —  Parliamentary  Papers. 


Les  affaires  de  Chine,  que  l'on  croyait  terminées  par  les  traités 
conclus  à  Tien-tsin,  sont  entrées  dans  une  phase  nouvelle.  Les  re- 
présentans  que  la  France  et  l'Angleterre  ont  envoyés  à  Pékin  pour 
l'échange  des  ratifications  ont  été  reçus  à  coups  de  canon;  les  pa- 
villons alliés  ont  essuyé  à  l'embouchure  du  Pei-ho  un  grave  échec  : 
au  lieu  d'une  paix  définitive,  sur  laquelle  on  fondait  de  grandes 
espérances  pour  l'avenir  du  commerce  européen  en  Chine,  c'est  la 
guerre  qui  recommence.  Il  n'est  pas  besoin  de  faire  ressortir  les 
embarras  d'une  pareille  lutte,  engagée  si  loin  contre  un  ennemi 
que  nous  n'avons  plus  malheureusement  le  droit  de  dédaigner.  Il 
faut  s'attendre  à  de  nombreuses  difficultés,  à  de  lourdes  dépenses, 
à  des  sacrifices  de  toute  nature,  avant  que  l'injure  du  Pei-ho  soit 
vengée,  et  que  les  rapports  avec  le  gouvernement  chinois  se  trou- 
vent rétablis  dans  les  conditions  de  dignité  et  de  sécurité  que  la 
diplomatie  espérait  avoir  obtenues  en  1858. 

Cette  question  chinoise,  qui  a  si  longtemps  passé  pour  un  inci- 
dent excentrique,  atteint  donc  aujourd'hui  les  proportions  d'un 
événement  considérable.  Il  ne  s'agit  plus  de  la  traiter  légèrement, 


AFFAIRES    DE    CHINE.  581 

SOUS  la  forme  d'impressions  de  voyage  et  comme  l'accessoire  des 
récits  plus  ou  moins  comiques  dont  les  mœurs  étranges  de  la  Chine 
ont  de  tout  temps  fourni  l'inépuisable  matière.  Après  avoir  mis  en 
mouvement  les  ambassades  et  les  escadres  de  l'Angleterre ,  de  la 
France,  de  la  Russie  et  des  États-Unis,  la  question  chinoise  a  pro- 
duit un  grand  nombre  de  rapports  et  de  dépêches  diplomatiques; 
ele  a  figuré  avec  éclat  dans  les  discussions  du  parlement  anglais, 
elle  remplit  enfin  tout  un  blue-book.  C'est  dans  ce  document  offi- 
ciel, comprenant  de  1857  à  1859  la  correspondance  de  lord  Elgin, 
qu'on  peut  l'étudier  de  la  manière  la  plus  complète  et  la  plus  sûre. 
Les  difficultés  ou,  pour  mieux  dire,  les  extrêmes  délicatesses  des 
rapports  à  entretenir  avec  la  Chine  et  son  gouvernement  s'y  trou- 
vent clairement  indiquées;  les  obstacles  contre  lesquels  l'escadre 
anglaise  s'est  récemment  heurtée  devant  le  Pei-ho  y  sont  prévus  et 
annoncés  dans  les  dépêches  des  mandarins.  Il  est  donc  nécessaire, 
pour  bien  comprendre  la  situation  actuelle,  de  reprendre  l'histori- 
que de  l'expédition  à  la  fois  diplomatique  et  militaire  de  1857.  Nous 
avons  déjà  commencé  ce  travail  d'après  la  relation  du  correspon- 
dant du  Times  (1);  nous  avons  assisté  avec  M.  Wingrove  Cooke  aux 
débuts  de  la  campagne  et  au  siège  de  Canton.  Nous  pouvons  main- 
tenant, à  l'aide  des  dépêches  de  lord  Elgin,  poursuivre  et  compléter 
ce  récit. 

En  France,  quelques  pages  ont  déjà  été  détachées  du  blue-book 
consacré  aux  affaires  de  Chine,  et,  selon  l'usage,  on  a  choisi  celles 
qui  devaient,  à  travers  une  traduction  triviale  et  peu  exacte,  égayer 
le  lecteur  plutôt  que  l'éclairer.  Cette  publication  a  produit  en  An- 
gleterre une  impression  toute  différente.  Depuis  quelques  années, 
les  Anglais  ont  cessé  de  ne  voir  dans  les  hommes  et  les  choses  du 
Céleste-Empire  que  des  motifs  de  narrations  grotesques.  Un  pays 
qui  fait  avec  eux  d'immenses  affaires,  qui  leur  vend  le  thé  et  la 
soie,  qui  subventionne  en  quelque  sorte,  par  ses  achats  d'opium  et 
de  tissus,  le  budget  de  l'Inde  ainsi  que  les  manufactures  de  la  mé- 
tropole, un  tel  pays  leur  semble  très  sérieux.  Restaient  quelques 
vieilles  plaisanteries  stéréotypées  à  l'adresse  des  soldats  et  des  ca- 
nons chinois  ;  depuis  le  combat  du  Pei-ho,  elles  ont  perdu  tout  leur 
sel.  Les  Anglais  ont  lu  la  correspondance  de  lord  Elgin  avec  la 
pensée  d'y  découvrir,  par  les  discussions  dont  elle  rend  compte  et 
dans  les  documens  chinois  qu'elle  reproduit,  les  sentimens  et  les 
idées  qui  inspirent  le  gouvernement  du  Céleste-Empire  dans  la  di- 
rection de  sa  politique  étrangère.  A  la  veille  d'entreprendre  une 


(1)  Un  Historiographe  de  la  presse  anglaise  clans  la  dernière  guerre  de  Chine,  livraison 
du  15  juin  1859. 


582  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nouvelle  guerre  pour  arriver  enfin  à  la  conclusion  d'une  paix  plus 
solide,  ils  ont  examiné  avec  soin  ce  qu'il  serait  utile  de  réclamer  et 
possible  d'obtenir  sûrement.  Cet  examen  a  été  plus  favorable  au 
gouvernement  chinois  qu'on  ne  le  supposait  au  premier  abord.  La 
nécessité  d'une  campagne  de  guerre  n'a  pas  été  un  seul  moment 
en  question  :  ni  la  Grande-Bretagne  ni  la  France  ne  sauraîent  de- 
meurer sous  le  coup  de  l'échec  du  Pei-ho,  et  leur  prestige  doit  être 
rétabli  à  tout  prix  sur  les  côtes  de  Chine  ;  mais,  ce  point  admis,  on 
'  a  reconnu  que,  dans  le  verdict  à  prononcer  sur  l'ensemble  de  ce 
grand  procès  international,  on  pouvait  équitablement  accorder  aux 
Chinois  le  bénéfice  des  circonstances  atténuantes.  C'est  ce  que  nous 
devons  examiner  à  notre  tour  en  feuilletant  les  pièces  des  récentes 
négociations.  Lors  même  qu'un  intérêt  pratique  et  immédiat  ne  nous- 
commanderait  pas  de  porter  notre  attention  sur  cette  correspon- 
dance, nous  y  serions  engagés  par  un  légitime  sentiment  de  curio- 
sité, car  lord  Elgin  a  eu  soin  d'annexer  à  ses  communications  non- 
seulement  les  notes  qu'il  a  reçues  des  mandarins  chargés  de  traiter 
avec  lui,  mais  encore  un  certain  nombre  de  documens  qui  ont  été 
"découverts  dans  les  archives  de  Canton,  et  qui  révèlent  en  partie 
les  opinions  et  les  résolutions  secrètes  du  cabinet  de  Pékin  au  sujet 
des  étrangers.  Nous  pouvons  donc  voir  à  l'œuvre  les  diplomates 
chinois,  les  entendre  à  la  fois  sur  le  théâtre  des  conférences  et  dans 
les  coulisses,  recueillir  leurs  conversations  familières  en  même 
temps  que  leurs  déclarations  officielles,  et  nous  former  une  idée  à 
peu  près  juste  de  leur  habileté  et  de  leur  sincérité.  Il  y  a  là  pour 
les  négociations  ultérieures  plus  d'un  enseignement  utile,  et  pour  le 
récit  de  la  dernière  campagne  une  série  d'incidens  et  d'épisodes  où 
l'on  retrouve  souvent  l'amusante  originalité  du  caractère  chinois. 

I. 

D'après  les  instructions  de  lord  Clarendon,  ministre  des  affaires 
étrangères,  le  premier  soin  de  lord  Elgin,  dès  son  arrivée  en  Chine, 
devait  être  de  se  porter  vers  le  golfe  de  Petchili,  et  d'ouvrir  sans 
délai  des  négociations  directes  avec  le  cabinet  de  Pékin,  afin  d'ob- 
tenir le  redressement  des  griefs  accumulés  à  Canton  et  de  fixer  les 
conditions  jugées  nécessaires  pour  la  sécurité  du  commerce.  L'am- 
bassadeur anglais  ne  se  conforma'point  à  ces  instructions.  D'accord 
avec  l'amiral  sir  Michael  Seymour,  il  pensa  qu'il  valait  mieux  ne 
considérer,  au  début,  la  querelle  de  Canton  que  comme  un  incident 
particulier,  purement  local,  n'engageant  pas  l'ensemble  des  rela- 
tions avec  le  gouvernement  chinois.  Porter  un  ultimatum  à  Pékin, 
c'eût  été,  en  cas  de  refus,  provoquer  immédiatement  la  guerre  gé- 


AFFAIRES    DE    CHINE.  583 

nérale,  ajourner  les  opérations  contre  Canton,  où  il  était  essentiel 
de  frapper  les  premiers  coups,  et  compromettre  lés  intérêts  com- 
merciaux, que  les  instructions  ministérielles  recommandaient  in- 
stamment de  ménager.  D'ailleurs  l'ambassadeur  français,  le  baron 
Gros,  n'était  pas  encore  arrivé  dans  les  mers  de  Chine;  puis  sur- 
vinrent les  événemens  de  l'Inde,  qui  détournèrent  une  partie  des 
forces  destinées  à  l'expédition.  Rien  n'était  prêt  pour  une  campagne 
dans  le  golfe  du  Petchili.  Il  fallait  donc  attendre. 

La  situation  était  en  vérité  plus  que  singulière.  Au  midi,  la  ri- 
vière de  Canton  était  bloquée;  l'escadre  anglaise  canonnait  et  brû- 
lait des  centaines  de  jonques.  C'était  la  guerre  pleinement  décla- 
rée. Au  nord,  à  Amoy,  à  Ning-po,  à  Shang-haï,  Anglais  et  Chinois 
se  livraient  tranquillement  au  commerce,  et  échangeaient  leurs 
marchandises.  Quand  on  a  la  prétention  d'apprendre  aux  Chinois 
le  droit  des  gens,  au  moins  faut- il  l'appliquer  soi-même.  Or  il 
semble  que,  dans  la  circonstance,  l'Angleterre  aurait  dû  commen- 
cer par  amener  les  pavillons  de  ses  consuls,  en  invitant  ses  natio- 
naux à  quitter  le  territoire  ennemi  ;  puis  elle  eût  exposé  ses  griefs, 
signifié  ses  conditions  au  gouvernement  chinois,  et  cessé  tous  rap- 
ports jusqu'à  ce  qu'elle  eût  obtenu  satisfaction  par  la  diplomatie 
ou  par  les  armes.  Yoilà  le  droit  des  gens;  mais  ce  n'était  point  le 
compte  du  commerce,  qui  trouvait  plus  avantageux  de  garder  ses 
magasins  ouverts  sur  les  points  où  il  ne  se  voyait  pas  inquiété.  Nous 
n'avons  pas  à  critiquer  cette  logique.  On  avouera  cependant  qu'en 
acceptant  une  anomalie  aussi  étrange,  parce  qu'elle  était  à  leur 
profit,  les  belligérans  européens  s'interdisaient,  dès  l'origine,  le 
droit  d'imposer  au  Céleste-Empire  l'adoption  complète  de  leur  code 
international  et  de  leurs  coutumes  diplomatiques.  Faciles  et  tolé- 
rans  sur  ce  point,  les  Chinois  pouvaient  avoir  sur  d'autres  questions 
leurs  idées  particulières,  leurs  préjugés  nationaux,  qu'il  était  peu 
équitable  de  censurer  et  de  combattre  de  front  par  le  seul  motif 
qu'ils  blessaient  nos  habitudes  occidentales  et  nos  intérêts.  Cette 
distinction  est  très  importante  ;  la  suite  montrera  qu'elle  n'a  pas  été 
suffisamment  observée  lors  de  la  négociation  des  traités. 

Du  reste,  la  difficulté  de  connaître  en  Chine  le  véritable  état  des 
choses  était  telle  que  les  résidons  européens  ne  s'accordaient  même 
pas  sur  le  degré  de  responsabilité  qui  devait  peser  sur  le  cabinet 
de  Pékin  quant  à  la  rupture  des  bonnes  relations  à  Canton.  Les  uns 
prétendaient  que  le  gouvernement  n'était  point  au  courant  de  ce 
qui  se  passait  au  sud  de  l'empire,  et  que  tout  le  mal  venait  du  ca- 
ractère hautain  et  querelleur  du  vice-roi.  Les  autres  au  contraire, 
ne  pouvaient  s'imaginer  que  ce  mandarin  eût  spontanément  adopté 
une  politique  aussi  compromettante;  ils  ne  le  considéraient  que 


584  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

comme  l'instrument  docile  de  la  volonté  impériale  et  du  parti  qui, 
à  Pékin,  s'est  prononcé  de  tout  temps  contre  les  étrangers,  i^lacé 
entre  ces  deux  avis,  lord  Elgin  pensa  que  les  instructions  très  posi- 
tives de  la  cour  dirigeaient  la  conduite  de  Yeh,  mais  que,  par  un 
procédé  assez  familier  aux  Chinois,  on  se  réservait  de  désavouer  et 
de  disgracier  le  mandarin,  s'il  n'était  pas  de  force  à  maintenir  sa 
position  contre  les  barbares.  Cette  opinion  se  trouva  justifiée,  après 
la  prise  de  Canton,  par  les  documens  confidentiels  saisis  dans  les 
archives  et  par  la  dégradation  du  vice-roi.  Lord  Elgin  avait  d'ail- 
leurs sous  les  yeux,  dès  le  mois  de  novembre  1857,  la  traduction 
d'un  rapport  qui  avait  été  adressé  par  Yeh  à  l'empereur,  et  inséré 
dans  la  Gazette  de  Pékin,  Par  ce  rapport,  le  mandarin  s'excusait  de 
n'avoir  pu  encore  procéder  dans  la  province  de  Canton  à  l'inspec- 
tion annuelle  des  troupes.  11  alléguait  que  les  régimens  avaient  dû 
quitter  leurs  garnisons  habituelles  pour  défendre  la  ville  et  occuper 
divers  points  menacés  par  les  Anglais.  Il  ajournait  donc  à  des  temps 
plus  calmes  les  revues  et  les  manœuvres,  et  annonçait  que,  selon 
les  prescriptions  impériales,  il  ne  manquerait  pas  de  dégrader  ou 
de  destituer  les  officiers  dont  les  troupes  seraient  mal  exercées  et 
impropres  au  service. 

Le  rapport  cité  par  lord  Elgin  dans  sa  correspondance  mérite  at- 
tention, non-seulement  parce  qu'il  fait  connaître  les  préparatifs  de 
résistance  organisés  par  le  vice-roi,  mais  encore  parce  qu'il  jette  quel- 
ques lumières  sur  f  administration  intérieure  de  l'empire.  On  voit,  par 
exemple,  que  chaque  année  l'empereur  délègue  un  mandarin  du 
grade  le  plus  élevé  pour  inspecter  les  troupes  dans  les  provinces,  et 
que  cette  mission,  conférée  par  décret  spécial,  est  absolument  iden- 
tique à  celle  que  remplissent  en  France  les  généraux  inspecteurs. 
Pour  les  afl'aires  militaires  comme  pour  les  affaires  civiles,  f  immense 
territoire  de  la  Chine  est  placé  sous  le  régime  de  la  centralisation  la 
plus  absolue.  Chaque  fonctionnaire  est  responsable,  et  il  ne  s'agit  pas 
ici  de  cette  responsabilité  légitime,  naturelle,  qui  peut,  dans  certains 
cas,  être  couverte  par  l'imprévu  ou  parla  force  majeure;  c'est  une 
responsabilité  presque  sauvage,  fatalement  condamnée  à  réussir 
dans  l'exécution  de  tous  les  ordres  transmis.  L'officier  sera  dégradé 
si  ses  troupes  se  battent  mal  ;  le  vice-roi  sera  dégradé  s'il  n'a  pas 
raison  des  Anglais.  Il  n'y  a  point  d'excuse  pour  les  revers  ni  de  tem- 
pérament dans  la  peine.  Loin  d'honorer  le  courage  malheureux,  la 
volonté  impériale  écrase  les  vaincus;  la  disgrâce,  quelquefois  le 
supplice  est  au  bout  du  moindre  échec:  politique  impitoyable,  qui 
s'explique  pourtant,  sans  se  justifier,  par  les  conditions  mômes  du 
gouvernement  chinois.  Pour  contenir  sous  la  même  loi  trois  cents 
millions  de  sujets,  pour  administrer  tant  de  provinces  plus  grandes 


AFFAIRES    DE    CHINE.  585 

que  des  royaumes,  il  faut  que  l'empereur  et  ses  ministres  soient  as- 
surés d'une  obéissance  passive,  et  qu'ils  comptent  sur  l'exécution 
immédiate  de  l'ordre  une  fois  donné  :  les  observations,  les  objec- 
tions, les  conseils  même  sont  mal  accueillis  et  taxés  de  révolte. 
Mais  alors  qu'arrive-t-il?  C'est  que  les  fonctionnaires,  moins  peut- 
être  par  adulation  que  par  crainte ,  envoient  dans  les  momens  cri- 
tiques des  rapports  incomplets  ou  inexacts,  dissimulent  les  petites 
difficultés,  amoindrissent  ou  dénaturent  les  difficultés  sérieuses,  se 
décernent  des  triomphes  diplomatiques  et  militaires  imaginés  pour 
l'entière  satisfaction  de  leur  cour,  enfin  saturent  leurs  dépêches  de 
toutes  les  exagérations,  de  tous  les  mensonges  que  peut  contenir  un 
récit  officiel.  Telle  est  la  conséquence  de  cet  excès  de  responsabi- 
lité qui  accable  les  mandarins,  et  l'on  est  ainsi  amené  à  comprendre 
l'origine  de  la  plupart  des  conflits  qui  depuis  vingt  ans  ont  éclaté 
entre  le  Céleste-Empire  et  les  gouvernemens  européens.  La  politique 
traditionnelle  de  Pékin  commande,  sinon  d'exclure  complètement 
les  étrangers,  du  moins  de  les  tenir  à  distance.  Les  mandarins  s'y 
conforment  le  mieux  qu'ils  peuvent,  et  quand  ils  se  voient  débordés, 
ils  n'ont  garde  de  dénoncer  leur  faiblesse.  Trompé  par  leurs  rap- 
ports et  conservant  ses  illusions,  le  cabinet  impérial  s'obstine  dans 
le  vieux  système  ;  il  repousse  toute  idée  de  concession  aux  exigences 
étrangères,  et  il  ordonne  la  lutte.  Les  affaires  s'agitent  donc  dans 
une  sorte  de  cercle  vicieux  où  s'accumulent  les  malentendus  et  les 
embarras.  C'est  ce  qui  s'est  passé  à  Canton.  Le  vice -roi  se  faisait 
fort  de  dominer  les  barbares;  en  présence  des  disgrâces  infligées  à 
ses  prédécesseurs,  cette  prétention  était  de  sa  part  une  tactique 
d'intérêt  personnel.  Il  avait  rendu  compte  à  Pékin  des  derniers  évé- 
nemens,  mais  en  les  réduisant  à  des  proportions  assez  modestes.  La 
cour  lui  répondit  qu'il  devait  repousser  les  Anglais,  et  il  essaya 
d'obéir  aux  ordres  que  ses  propres  rapports  avaient  inspirés. 

Il  était  nécessaire  d'insister  sur  ces  détails  intérieurs  d'adminis- 
tration chinoise  pour  expliquer  comment  le  cabinet  de  Pékin  pou- 
vait à  la  rigueur,  sans  manquer  de  logique,  laisser  les  ports  du  nord 
ouverts  au  commerce  pendant  que  la  lutte  s'envenimait  à  Canton 
entre  les  ambassadeurs  étrangers  et  le  vice-roi.  A  ses  yeux,  les  inci- 
dens  de  Canton,  dont  il  ne  lui  était  guère  permis  d'apprécier  à  dis- 
tance les  proportions  exactes,  paraissaient  absolument  semblables 
aux  démêlés  qui,  à  diverses  époques,  s'étaient  produits  dans  cette 
ville  et  avaient  eu  des  dénoûmens  pacifiques.  D'après  les  forfante- 
ries de  Yeh,  qui,  dans  l'une  de  ses  dépêches,  représentait  lord  Elgin 
comme  un  échappé  du  Bengale,  sauvé  miraculeusement  par  les 
Français,  puis  se  morfondant  et  poussant  de  longs  soupirs  sur  la 
plage  de  Hong-kong,  l'empereur  devait  supposer  que  l'affaire  de 


586  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Canton  ne  tarderait  pas  à  s'arranger,  et  qu'il  ne  serait  plus  impor- 
tuné d'un  si  infime  détail.  La  prise  de  Canton  n'eut  pas  même  le 
pouvoir  de  l'arracher  à  ses  incroyables  illusions. 

Lorsque  les  alliés,  se  furent  rendus  maîtres  de  la  ville  (28  dé- 
cembre 1857),  les  ambassadeurs  songèrent  à  entamer  les  négocia- 
tions et  à  se  mettre  directement  en  communication  avec  le  cabinet 
de  Pékin.  C'est  ici  que  commence  réellement  la  campagne  diploma- 
tique. Lord  Elgin  et  le  baron  Gros  résolurent  d'adresser  au  premier 
ministre  une  note  développée ,  pour  indiquer  le  but  de  leur  mis- 
sion et  proposer  les  principales  clauses  des  traités  qu'ils  désiraient 
conclure.  Ces  clauses  intéressant  non-seulement  l'Angleterre  et  la 
France,  mais  encore  les  autres  nations  qui  entretiennent  des  rap- 
ports avec  la  Chine,  ils  jugèrent  qu'il  serait  à  la  fois  convenable  et 
utile  de  faire  appel  au  concours  des  représentans  de  la  Russie  et  des 
États-Unis,  qui  venaient  d'arriver,  munis  comme  eux  de  pleins  pou- 
voirs. La  correspondance  échangée  pendant  le  cours  des  négocia- 
tions entre  lord  Elgin  et  les  diplomates  russe  et  américain  expose 
sous  son  vrai  jour  la  politique  adoptée  par  les  cabinets  de  Saint- 
Pétersbourg  et  de  Washington,  politique  qui,  à  première  vue,  avait 
semblé  assez  équivoque.  On  se  figurait  volontiers  que  la  Russie 
triomphait  secrètement  des  embarras  de  la  France  et  de  l'Angle- 
terre, qu'elle  appuyait  le  gouvernement  chinois  dans  sa  résistance, 
et  que  son  représentant,  le  comte  Poutiatine,  n'était  venu  là  que 
pour  observer  et  gêner  à  l'occasion  les  manœuvres  des  alliés.  Quant 
aux  Américains,  on  jugeait  qu'ils  étaient  avant  tout  désireux  de 
profiter  de  la  circonstance  pour  accaparer  les  bénéfices  du  commerce 
au  lieu  et  place  de  leurs  rivaux  les  Anglais  ;  on  les  voyait  comme  à 
l'affût  d'une  bonne  spéculation,  et  la  présence  de  leur  ministre, 
M.  Reed,  paraissait  annoncer  qu'ils  entendaient  bien,  si  les  alliés  ob- 
tenaient un  traité,  se  présenter  à  leur  suite,  et  recueillir  à  peu  de  frais 
les  avantages  de  la  campagne.  Or  ces  suppositions  étaient  peu  exac- 
tes. Sans  aller  jusqu'cà  déclarer  la  guerre  à  la  Chine,  la  Russie  et  les 
États-Unis  avaient,  comme  la  France  et  l'Angleterre,  certains  comptes 
à  régler  avec  cet  étrange  pays,  et  leurs  vœux,  inspirés  par  le  senti- 
ment de  leur  intérêt,  étaient  acquis  très  sincèrement  à  la  cause  des 
puissances  alliées.  Après  avoir  sollicité  de  Kiahkta,  sur  la  frontière 
dé  Sibérie,  son  admission  à  Pékin  et  attendu  vainement  une  réponse, 
le  comte  Poutiatine  avait  traversé  toute  l'Asie  du  nord  et  s'était  pré- 
senté par  mer  à  l'embouchure  du  Pei-ho.  Là,  il  avait  pu,  non  sans 
difficulté,  expédier  une  nouvelle  demande  à  Pékin  ;  mais,  comme 
on  avait  assigné  un  délai  de  quinze  jours  pour  la  réponse  et  que  les 
mandarins  ne  voulaient  pas  lui  permettre  de  s'établir  à  terre,  il 
était  allé  gîter  à  Shang-haï.  Lors  de  son  retour  au  Pei-ho,  il  apprit 


AFFAIRES    DE    CHINE.  587 

que  l'on  refusait  de  le  recevoir  dans  la  capitale,  et  que,  dans  tous 
les  cas,  la  cérémonie  du  ko-tou  était  exigée  des  ambassadeurs  étrsni- 
gers  admis  à  la  cour.  Que  l'on  juge  si,  après  une  pareille  odyssée, 
le  diplomate  russe  avait  lieu  d'être  bien  satisfait  des  Chinois!  Le 
ministre  américain  s'était  tenu  plus  tranquille,  mais  il  n'en  pensait 
pas  moins  sur  l'ensemble  des  relations  avec  le  Céleste-Empire,  et 
notamment  sur  la  ville  de  Canton,  où,  peu  d'années  auparavant,  un 
Commodore  s'était  vu  obligé  d'envoyer  pour  son  propre  compte  quel- 
•  ques  bordées  de  sa  frégate.  L'un  et  l'autre  accueillirent  donc  avec 
empressement  l'ouverture  qui  leur  était  faite  par  les  ambassadeurs 
pour  concerter  leurs  efforts  et  agir  en  commun  par  la  voie  diplo- 
matique, et  ils  déclarèrent  que  leurs  instructions  les  engageaient  à 
seconder  les  démarches  des  représentans  de  la  Grande-Bretagne  et 
de  la  France,  en  ne  s' arrêtant  que  devant  le  cas  de  guerre.  Yoilà  la 
vérité  sur  l'attitude  des  États-Unis  et  de  la  Russie. 

Il  fut  ainsi  convenu  que  les  représentans  des  quatre  puissances 
transmettraient  simultanément  leurs  propositions  au  gouvernement 
impérial,  sous  l'adresse  du  premier  ministre  et  par  l'entremise  du 
gouverneur-général  des  deux  Kiangs  et  du  gouverneur  de  Kiang- 
sou,  province  dans  laquelle  est  située  Shang-haï.  Comme  il  n'y  avait 
plus  de  vice-roi  à  Canton,  ce  mode  de  communication  paraissait  le 
plus  facile.  M.  Oliphant,  secrétaire  de  lord  Elgin,  et  M.  de  Contades, 
secrétaire  de  l'ambassade  française,  furent  chargés  de  porter  les  dé- 
pêches, dont  la  remise  eut  lieu  à  Sou-tchou,  le  26  mars  1858,  entre 
les  mains  du  gouverneur,  qui  accueillit  très  poliment  les  envoyés  eu- 
ropéens, et  promit  d'expédier  sans  délai  à  Pékin  les  notes  des  plé- 
nipotentiaires. Nous  avons  sous  les  yeux  le  texte  de  la  note  de  lord 
Elgin,  en  date  du  il  février.  Ce  document  marquant  le  premier  pas 
des  négociations  engagées,  il  importe  de  le  résumer  et  même  d'en 
reproduire  quelques  extraits,  qui  feront  connaître  à  la  fois  le  sens 
et  la  forme  des  propositions  présentées  par  l'ambassadeur  anglais. 

Après  avoir  rappelé  les  incidens  survenus  à  Canton,  les  justes 
demandes  de  l'Angleterre  et  de  la  France,  la  correspondance  échan- 
gée avec  le  vice-roi,  les  réponses  dilatoires  et  évasives  de  ce  haut 
fonctionnaire,  lord  Elgin  annonçait  au  principal  ministre  de  l'em- 
pereur que  les  alliés,  se  bornant  à  l'occupation  militaire  de  Canton, 
s'abstiendraient  pour  le  moment  de  reprendre  les  hostilités,  et  que 
les  deux  ambassadeurs  allaient  se  rendre  à  Shang-haï,  où  ils  seraient 
disposés  à  traiter  avec  un  représentant  dûment  accrédité  par  l'em- 
pereur de  Chine  pour  le  règlement  amiable  de  toutes  les  questions 
en  litige.  Puis,  sans  entrer  dans  les  détails,  il  signalait  les  divers 
points  qui  lui  paraissaient  pouvoir  former  la  base  de  sérieuses  né- 
gociations :  la  révision  des  tarifs  de  douane  et  l'examen  des  droits 


588  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  transit  perçus  à  l'intérieur  de  l'empire,  l'admission  du  commerce 
étranger  dans  un  plus  grand  nombre  de  ports  et  dans  les  princi- 
paux fleuves,  la  répression  de  la  piraterie  et  l'établissement  sur  les 
côtes  d'une  police  eflicace,  à  laquelle  le  gouvernement  anglais  of- 
frait de  prêter  son  concours.  Lord  Elgin  ne  disait  pas  un  mot  du 
trafic  de  l'opium,  mais  il  mentionnait  deux  questions  très  impor- 
tantes, à  savoir  l'admission  des  ministres  étrangers  à  la  cour  de 
Pékin  et  le  traitement  des  chrétiens. 

«  Il  est  probable,  disait-il,  que  si  Pékin,  le  siège  du  gouvernement  impé- 
rial, avait  été  accessible  aux  ministres  étrangers,  selon  l'usage  qui  prévaut 
parmi  les  grandes  nations  de  FOccident,  les  calamités  qui  ont  récemment 
affligé  Canton  auraient  été  conjurées...  Dans  quelques  parties  de  l'empire, 
les  chrétiens  sont  soumis  à  un  régime  qui  est  contraire  et  aux  intérêts  de 
la  civilisation  et  aux  doctrines  professées  par  les  plus  grands  philosophes  de 
la  Chine.  Cependant  les  chrétiens  ne  désirent  que  la  faculté  de  vivre  en 
paix  et  d'accomplir  leurs  devoirs  envers  Dieu  et  envers  les  hommes.  Pour- 
quoi dès  lors  seraient-ils  persécutés?  Si  donc  un  délégué  de  l'empereur  se 
présente  à  Shang-haï  avant  la  fin  de  mars,  muni  de  pleins  pouvoirs  non- 
seulement  pour  indemniser  les  sujets  anglais  des  pertes  qu'ils  ont  éprou- 
vées et  le  gouvernement  de  la  Grande-Bretagne  des  frais  d'une  guerre  qu'il 
s'est  vu  obligé  d'entreprendre,  mais  encore  pour  traiter  sur  les  points  indi- 
qués plus  haut,  le  soussigné  l'accueillera  avec  les  intentions  les  plus  conci- 
liantes et  avec  le  sincère  désir  de  s'entendre  sur  les  combinaisons  qui  pour- 
ront rendre  inutile  tout  nouveau  recours  à  la  force  des  armes,  rétablir  la 
bonne  harmonie  entre  les  grandes  nations  de  l'Occident  et  la  Chine,  enfin 
permettre  aux  troupes  alliées  de  se  retirer  de  Canton.  Si  au  contraire,  à  la 
date  fixée,  il  ne  se  présente  à  Shang-haï  aucun  plénipotentiaire,  ou  si  l'en- 
voyé de  l'empereur  n'a  que  des  pouvoirs  insuflisans,  ou  encore  si,  muni  des 
pouvoirs  nécessaires,  il  refuse  d'accéder  à  des  propositions  raisonnables, 
le  soussigné  se  réserve  expressément  le  droit  de  prendre,  sans  autre  avis, 
ni  délai,  ni  déclaration  de  guerre,  telles  mesures  qu'il  lui  paraîtra  conve- 
nable d'adopter  pour  obtenir  satisfaction  au  nom  de  son  gouvernement.  » 

C'-était  un  ulthnatum-^  mais  les  termes  de  cette  note  ouvraient  en 
même  temps'  une  large  porte  à  la  conciliation.  La  note  du  baron 
Gros  devait  être  à  peu  près  identique ,  tout  en  faisant  sans  doute 
une  part  plus  grande  à  la  question  religieuse,  qui  intéressait  par- 
ticulièrement la  France.  Sauf  les  conclusions  comminatoires,  les 
notes  adressées  au  premier  ministre  par  le  comte  Poutiatine  et  par 
M.  Reed  renfermaient  les  mêmes  demandes.  Dans  le  courant  de 
mars  1858,  lord  Elgin  et  le  baron  Gros  étaient  à  Shang-haï,  atten- 
dant la  réponse. 

Cette  réponse,  datée  du  21  mars,  fut  adressée,  non  par  le  pre- 
mier ministre,  mais  collectivement  par  le  gouverneur-général  des 
deux  Kiangs  et  par  le  gouverneur  du  Kiang-sou,  qui,  on  l'a  vu  plus 


AFFAIRES    DE    CHINE.  589 

haut,  avaient  servi  d'intermédiaires  pour  l'envoi  à  Pékin  des  notes 
remises  par  MM.  Oliphant  et  de  Gontades.  Voici  le  texte  de  la  dé- 
pêche que  ces  deux  mandarins  écrivirent  à  lord  Elgin  : 

«  Nous  nous  sommes  empressés  de  transmettre  à  Pékin,  sous  pli  cacheté, 
la  communication  que  votre  excellence  nous  a  envoyée  pour  le  secrétaire 
d'état  Yu-ching.  Nous  venons  de  recevoir  du  secrétaire  d'état  une  dépêche 
ainsi  conçue  : 

«  J'ai  lu  la  lettre  que  vous  m'avez  adressée  et  me  suis  mis  au  courant  de 
toute  l'affaire.  Dans  la  neuvième  lune  de  l'avant-dernière  année  (octobre 
1856),  les  Anglais  ont  tiré  le  canon  sur  la  ville  de  Canton;  ils  ont  bombardé 
et  incendié  les  édifices  publics  et  les  maisons  particulières,  attaqué  et  esca- 
ladé les  forts.  La  bourgeoisie  et  le  peuple  de  la  ville  et  des  faubourgs  ont 
entouré  le  palais  de  Yeh,  en  suppliant  le  vice-roi  de  faire  une  enquête  et  de 
prendre  des  mesures  de  sûreté.  Gela  est  connu  de  tous  les  étrangers.  L'en- 
lèvement d'un  ministre  et  l'occupation  d'un  de  nos  chefs-lieux  de  province 
sont  des  faits  sans  exemple  dans  l'histoire  du  passé!  Sa  majesté  l'empereur 
est  magnanime  et  plein  de  prudence.  Il  a  daigné,  par  décret,  dégrader  Yeh 
du  poste  de  gouverneur-général  des  deux  Kwangs  à  cause  de  sa  mauvaise 
administration,  et  envoyer  à  Canton  son  excellence  Houang,  en  qualité  de 
commissaire  impérial,  pour  examiner  l'état  des  choses  et  décider  impartia- 
lement. Il  faut  donc  que  le  ministre  anglais  se  rende  à  Canton  pour  y  sou- 
mettre ses  propositions.  Nul  commissaire  impérial  ne  peut  traiter  d'affaires 
à  Shang-haï.  —  Comme  les  règlemens  du  Céleste-Empire  tracent  à  chaque 
fonctionnaire  ses  limites  d'attributions,  et  que  les  serviteurs  du  gouverne- 
ment chinois  doivent  se  conformer  religieusement  au  principe  qui  leur  in- 
terdit tous  rapports  avec  les  étrangers,  il  ne  serait  pas  convenable  que  je 
répondisse  en  personne  au  ministre  anglais.  Veuillez  donc  lui  faire  part  de 
tout  ce  que  je  viens  de  vous  dire,  et  par  ce  moyen  sa  note  ne  demeurera 
pas  sans  réponse.  » 

«  Nous  remarquons  qu'à  la  date  où  votre  excellence  écrivait  de  Canton,* 
elle  ignorait  encore  que  sa  majesté  l'empereur  avait  envoyé  un  autre  com- 
missaire impérial  en  la  personne  de  Houang,  le  nouveau  gouverneur-géné- 
ral, pour  se  livrer  à  une  enquête  et  pour  prendre  une  décision  sur  l'en- 
semble des  affaires.  Nous  nous  empressons  donc  de  vous  informer  que 
Houang  est  déjà  en  route  pour  Canton,  afin  que,  d'après  cet  avis,  vous  puis- 
siez suivre  la  marche  qui  est  indiquée,  et  qui  doit  certainement  aboutir  à 
une  solution  amiable  de  toutes  les  difllicultés.  » 

On  risquerait  de  se  tromper,  si  l'on  voyait  dans  cette  dépêche,  si 
singulière  qu'elle  paraisse,  un  parti-pris  d'impertinence.  Il  est  tout 
à  fait  exact  que,  selon  les  idées  chinoises,  les  communications  avec 
les  étrangers  doivent  passer  par  l'intermédiaire  du  vice-roi  de  Can- 
ton, qui  est  expressément  investi  à  cet  effet  du  titre  de  commissaire 
impérial.  Du  reste,  comme  on  l'avait  prévu,  Yeh  était  dégradé 
((  pour  sa  mauvaise  administration  ;  )>  un  autre  commissaire  était 
envoyé  à  Canton,  plutôt  comme  un  juge  de  paix  chargé  d'entendre 


590  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

les  plaintes  des  étrangers  que  comme  un  négociateur  ayant  mis- 
sion de  traiter  d'égal  à  égal  avec  un  ambassadeur;  enfin  l'empereur 
était  si  magnanime,  qu'il  continuait  à  tolérer  la  présence  des  Eu- 
ropéens dans  les  ports,  et  que  le  bombardement  de  Canton  n'avait 
retenti  ni  à  Shang-haï,  ni  à  Ning-po,  où  les  mandarins  se  compor- 
taient à  l'égard  des  consuls  comme  si  l'on  était  en  pleine  paix!  Com- 
ment expliquer  cette  série  de  contradictions  ou  de  naïvetés?  Pour 
mener  aussi  légèrement  une  affaire  aussi  grave,  le  cabinet  de  Pékin 
ignorait -il  ou  feignait- il  d'ignorer  le  véritable  caractère  des  évé- 
nemens  de  Canton?  Tout  indique  que  sa  méprise  était  sincère. 
En  laissant  à  l'ancien  gouverneur  Pi-kwei  l'administration  de  la 
ville,  les  alliés  avaient  épargné  jusqu'à  un  certain  point  au  gouver- 
nement chinois  les  apparences  de  la  défaite,  et  Pi-kwei  ne  se  van- 
tait certainement  pas  aux  yeux  de  son  souverain  de  la  situation  qu'il 
avait  acceptée  des  vainqueurs;  aussi,  après  avoir  reçu  l'investiture 
des  ambassadeurs  anglais  et  français,  ce  même  Pi-kwei  était-il  dé- 
signé par  l'empereur  pour  remplir  les  fonctions  de  gouverneur- 
général  jusqu'à  l'arrivée  du  successeur  de  Yeh.  On  croyait  donc  à 
Pékin  que  la  ville  de  Canton,  quelque  peu  détériorée  par  les  canons 
européens  et  occupée  momentanément  par  une  poignée  de  soldats  bar- 
bares, n'avait  point  cessé  de  demeurer  sous  l'autorité  impériale,  et 
on  supposait  que  l'humeur  turbulente  des  étrangers  devrait  s'estimer 
plus  que  satisfaite  par  l'éclatante  disgrâce  d'un  vice-roi.  En  résumé, 
la  vérité  n'était  point  connue  à  Pékin;  le  cabinet  impérial  désirait 
que  la  querelle  de  Canton  demeurât  une  affaire  toute  locale  et  fût  ré- 
glée à  Canton  même.  Voulant  à  tout  prix  éloigner  du  nord  de  l'em- 
pire, et  particulièrement  du  voisinage  de  la  capitale,  les  ministres 
étrangers,  il  accordait  une  concession  qui,  pour  être  dissimulée  sous 
des  formes  par  trop  superbes,  n'en  était  pas  moins  très  importante, 
le  désaveu  et  la  déchéance  de  Yeh  ;  il  se  figurait  que  les  choses  ne 
seraient  point  poussées  plus  loin.  Le  premier  ministre  se  trompait 
évidemment,  mais  il  ne  songeait  pas  à  commettre  envers  lord  Elgin 
le  grave  délit  d'impertinence.  D'un  autre  côté,  l'ambassadeur  an- 
glais ne  pouvait  accepter  une  pareille  réponse,  qui  s'accordait  si* 
peu  avec  les  conditions  de  son  ultimatum.  Il  la  renvoya  aux  man- 
darins qui  la  lui  avaient  adressée ,  et  il  écrivit  au  premier  ministre 
que  son  refus  de  correspondre  directement  avec  lui,  sous  prétexte 
d'usages  chinois,  constituait  une  violation  du  traité  de  Nankin.  Il 
annonçait  en  môme  temps  qu'il  allait  se  mettre  en  route  pour  le 
nord,  où  il  serait  mieux  à  portée  d'entrer  en  communication  avec 
les  hauts  fonctionnaires  de  la  capitale.  Approuvée  et  partagée  non- 
seulement  par  l'ambassadeur  français,  mais  encore  par  les  ministres 
de  Russie  et  des  États-Unis,  qui  probablement  avaient  reçu  des  ré- 


AFFAIRES    DE'  CHINE.  591 

ponses  aussi  évasives,  cette  résolution  fut  sans  délai  mise  à  exécu- 
tion, et  au  commencement  d'avril  1858  les  représentans  des  quatre 
puissances  partirent  de  Shang-haï  pour  se  rendre  dans  le  golfe  du 
Petchili,  où  ils  comptaient,  appuyés  par  la  présence  des  escadres, 
reprendre  les  négociations. 

II. 

Pendant  que  la  diplomatie  se  transporte  à  toute  vapeur  vers  le 
golfe  du  Petchili  et  affronte  les  parages  les  plus  tourmentés  de  la 
mer  de  Chine,  nous  pouvons  à  loisir  examiner  les  documens  politi- 
ques et  commerciaux  que  lord  Elgin  avait  recueillis  au  début  de  sa 
mission,  et  qui  pouvaient  lui  fournir  d'utiles  indications  pour  la  dis- 
cussion d'un  nouveau  traité.  L'ambassadeur  anglais  s'était  adressé 
aux  consuls,  aux  chambres  de  commerce,  aux  chefs  des  grandes 
maisons  établies  dans  les  ports  chinois,  et  de  toutes  parts  on  lui 
avait  transmis  avec  empressement  les  détails  les  plus  complets  sur 
les  diverses  branches  du  négoce.  C'était  là  en  effet  une  occasion 
unique  pour  préparer  le  développement  du  trafic,  déjà  immense, 
que  la  Grande-Bretagne  et  l'Inde  entretiennent  avec  la  Chine.  Sans 
refuser  à  l'Angleterre  le  mérite  de  préoccupations  d'un  autre  ordre, 
sans  contester  la  sincérité  de  son  zèle  pour  la  civilisation  et  pour  la 
foi  chrétienne,  on  peut  dire  qu'elle  n'a  jamais  voulu,  et  avec  raison, 
intervenir  dans  les  affaires  du  Céleste-Empire  qu'en  vue  de  l'intérêt 
commercial,  et  qu'elle  ne  se  soucierait  nullement  d'aller  combattre 
si  loin  pour  le  triomphe  d'une  idée.  Il  s'agissait  donc  principale- 
ment pour  lord  Elgin  d'obtenir  des  conditions  plus  favorables  au 
commerce  étranger,  et  d'agrandir  la  brèche  que  le  traité  de  Nan- 
kin (1842)  avait  pratiquée  dans  la  vieille  muraille  de  Chine.  Aussi 
fut-il  littéralement  assailli  par  une  avalanche  de  rapports  commer- 
ciaux et  de  mémoires  statistiques  que  l'on  trouvera  en  grande  par- 
tie reproduits  dans  le  blue-book. 

En  1842,  l'ensemble  des  transactions  britanniques  en  Chine,  y 
compris  les  échanges  entre  ce  pays  et  l'Inde,  représentait  une  va- 
leur de  200  millions  de  francs.  Ce  chiffre,  s' élevant  graduellement, 
a  atteint  pendant  ces  dernières  années  500  millions.  Le  progrès  est 
donc  très  sensible;  cependant  il  n'a  point  répondu  aux  espérances 
que  l'on  avait  conçues  lors  de  la  conclusion  du  traité  de  Nankin.  Si 
le  trafic  illicite  de  l'opium  s'est  développé  au  profit  de  l'Inde,  si  les 
exportations  du  thé  et  des  soies  de  la  Chine  pour  l'Angleterre  se 
sont  accrues  dans  une  forte  proportion,  les  envois  de  la  métropole 
en  produits  fabriqués,  en  tissus,  n'ont  pas  obtenu  le  développement 
que  l'on  prévoyait.  De  là  un  grave  mécompte  industriel  et  même 


592  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

politique,  car  les  entreprises  et  les  guerres  de  la  Grande-Bretagne 
en  Asie  ne  sont  autre  chose  qu'une  incessante  conquête  de  marchés 
nouveaux  pour  les  manufactures.  Il  était  difficile  d'accuser  le  tarif 
chinois,  qui,  avec  ses  taxes  de  5  pour  100  environ,  est  à  coup  sûr 
Tun  des  plus  hospitaliers  du  monde.  On  s'en  prit  alors  à  la  mau- 
vaise foi  des  mandarins,  à  leurs  exactions,  aux  taxes  de  transit  irré- 
gulièrement perçues  à  l'intérieur  de  l'empire  sur  les  marchandises 
anglaises,  aux  coalitions  des  négocians  indigènes,  etc.  Les  docu- 
mens  recueillis  par  lord  Elgin  permettent  de  contrôler  ces  alléga- 
tions, et  jettent  une  vive  lumière  sur  les  destinées  du  commerce 
européen  en  Chine. 

Au-dessus  des  difficultés  accessoires  et  des  entraves  réglementai- 
res, qui  exercent  assurément  leur  influence,  il  y  a  un  fait  général  qui 
domine  la  condition  du  marché  :  c'est  que  le  Céleste-Empire  est  lui- 
même  une  immense  manufacture,  meiTeilleusement  organisée  pour 
la  production,  possédant  à  la  fois  la  matière  première  et  une  main- 
d'œuvre  inépuisable,  et  compensant  en  partie  par  le  bas  prix  du  sa- 
laire ainsi  que  par  le  vaillant  travail  des  ouvriers  les  avantages  que 
l'industrie  européenne  doit  à  l'emploi  des  machines.  Les  fabricans 
anglais  ont  donc  à  lutter  contre  une  concurrence  très  sérieuse,  no- 
tamment pour  la  vente  des  tissus,  et  ces  ardens  partisans  du  free 
irade  ne  sauraient  reprocher  à  leurs  rivaux  un  résultat  tout  à  fait 
conforme  à  la  loi  économique.  Quant  à  la  mauvaise  foi  et  aux  exac- 
tions des  mandarins,  l'argument  est  très  contestable.  L'un  des  con- 
suls anglais  déclare,  dans  un  mémoire  adressé  à  lord  Elgin,  que, 
sauf  à  Canton,  où  la  situation  a  toujours  été  exceptionnelle,  les 
fonctionnaires  chinois  ont  exactement  observé  les  clauses  des  trai- 
tés, et  même  qu'ils  ont  accordé  aux  Européens  certaines  facilités  qui 
n'avaient  pas  été  expressément  stipulées.  Quelques  mandarins  ont 
favorisé  la  contrebande  et  fermé  les  yeux  sur  les  transports  d'o- 
pium; mais  ce  ne  sont  pas  apparemment  les  contrebandiers  ni  les 
marchands  d'opium  qui  ont  à  se  plaindre  de  ces  actes  de  concus- 
sion, qu'ils  récompensent  et  dont  ils  profitent  aux  dépens  du  gou- 
vernement chinois.  La  perception  de  droits  de  transit  à  F  intérieur 
de  l'empire,  contrairement  aux  engagemens  pris  lors  de  la  rédaction 
du  tarif,  donnerait  lieu  à  des  réclamations  plus  légitimes.  Il  paraît 
à  peu  près  établi  que  ces  taxes  existent,  bien  que  les  consuls  an- 
glais n'aient  jamais  pu  jusqu'ici  en  préciser  le  taux  ni  même  dé- 
couvrir les  douanes  où  s'effectue  la  perception;  mais,  sur  ce  point 
encore,  les  Chinois  ont  une  excuse  puisée  dans  les  habitudes  de 
leur  organisation  financière.  Les  produits  des  douanes  maritimes 
étant  versés  dans  le  trésor  impérial,  le  gouvernement  de  Pékin  peut 
à  son  gré  décréter  ou  supprimer  les  taxes,  et  pai**  conséquent  tenir 


AFFAIRES    DE    CHINE.  "593 

envers  le  commerce  étranger,  dans  les  ports,  les  engagemens  que 
lui  imposent  les  traités.  Il  n'en  est  plus  de  même  pour  les  douanes 
intérieures.  Chaque  province  a  son  budget  spécial,  qui  doit  à  la  fois 
suffire  à  ses  dépenses  ordinaires,  et  laisser  à  la  disposition  du  gou- 
vernement central  une  somme  plus  ou  moins  considérable  pour  les 
dépenses  générales  de  l'empire.  Les  gouverneurs  de  provinces  éta- 
blissent donc  les  impôts  qui  sont  jugés  nécessaires,  ils  les  augmen- 
tent ou  les  diminuent  suivant  les  circonstances,  ils  règlent  les  tarifs 
de  douane  et  de  transit  sur  les  frontières  de  leurs  territoires,  de 
telle  sorte  que  l'administration  siégeant  à  Pékin  pourrait  même  igno- 
rer la  source  des  revenus  sur  lesquels  on  lui  envoie  la  redevance 
annuelle.  Exiger  que  dans  un  empire  aussi  vaste  le  pouvoir  central 
entre  dans  tous  les  détails  de  dépenses  et  de  recettes,  qu'il  se  pré- 
occupe des  taxes  perçues  à  la  frontière  de  chaque  province,  ce  serait 
en  vérité  demander  l'impossible.  11  est  probable  du  reste  que  ces 
droits  de  transit  s'appliquent  aux  marchandises  chinoises  comme 
aux  marchandises  étrangères,  ce  qui  atténuerait  beaucoup  la  gra- 
vité du  reproche  adressé  à  l'administration  de  l'empire.  Enfin  les 
négocians  anglais  se  plaignent  de  la  coalition  des  négocians  indi- 
gènes, qui,  favorisés  par  le  système  de  restrictions,  et  se  trouvant 
seuls  maîtres  du  marché  intérieur,  dicteraient  la  loi  aux  Européens, 
feraient  à  volonté  la  hausse  ou  la  baisse,  et  arriveraient  ainsi  à  res- 
susciter sous  une  autre  forme  les  abus  que  l'on  avait  voulu  suppri- 
mer en  abolissant,  par  le  traité  de  18/i2,  la  corporation  des  hanistes. 
Sans  être  poussée  aussi  loin  que  l'ont  prétendu  les  négocians  an- 
glais, la  reconstitution  d'une  sorte  de  commerce  privilégié  dans  les' 
ports  est  la  conséquence  même  du  régime  particulier  auquel  demeu- 
rent soumises  les  transactions  avec  la  Chine.  Dès  que  la  faculté 
d'effectuer  les  échanges  est  limitée  à  quelques  ports  seulement,  les 
négocians  indigènes  établis  dans  ces  ports  jouissent,  à  l'égard  du 
commerce  européen,  sinon  d'un  monopole  absolu,  du  moins  de  l'a- 
vantage très  réel  que  leur  donnent  la  connaissance  exacte  des  be- 
soins intérieurs  et  leur  position  d'intermédiaires  obligés,  et  il  en  sera 
ainsi,  dans  une  mesure  plus  ou  moins  îorte,  tant  que  le  Céleste- 
Empire  ne  sera  pas  complètement  ouvert  aux  transactions  directes 
avec  les  autres  nations. 

Tel  est,  en  peu  de  mots,  le  résultat  de  l'enquête  commerciale  or- 
donnée par  lord  Elgin.  Les  accusations  portées  contre  la  mauvaise 
foi  des  Chinois  tombent  en  grande  partie  devant  le  simple  exposé 
des  faits.  Rien  n'indique  que  systématiquement,  de  parti-pris,  le 
cabinet  de  Pékin  ait  songé  à  annuler  par  des  actes  d'administration 
intérieure  relTet  des  concessions  accordées  en  18Zi2.  Tout  porte  à 
croire  d'ailleurs  qu'il  se  soucie  fort  peu  soit  du  progrès,  soit  du  ra- 

TOME   XXIV.  38 


594  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lentissement  du  commerce  étranger,  car,  en  présence  des  énormes 
chiffres  de  production  et  de  consommation  que  les  statisticiens  pour- 
raient accumuler  au  sujet  de  la  Chine,  les  quantités  de  marchan- 
dises importées  ou  exportées  sont  tout  à  fait  insignifiantes.  Les 
caisses  de  thé  et  les  balles  de  soie  expédiées  en  Europe  et  en  Amé- 
rique ne  forment  qu'une  portion  infiniment  petite  de  Ta  production 
totale;  l'introduction  des  tissus  anglais  n'influe  en  rien  sur  la  con- 
dition des  manufactures  indigènes,  et  il  ne  paraît  pas  que  le  gou- 
vernement de  l'empire  chinois  ait  à  se  débattre  contre  les  exigences 
d'un  parti  prohibitioniste  ou  protectioniste.  C'est  une  tradition  po- 
litique qui  règle  son  attitude  vis-à-vis  des  étrangers:  l'intérêt  com- 
mercial n'a  aucune  importance  à  ses  yeux;  mais  ce  qui  n'est  rien 
pour  lui  est  tout  ou  presque  tout  pour  les  puissances  étrangères 
qui  frappent  aux  portes  de  la  Chine,  et  lord  Elgin  trouvait  dans  l'en- 
quête l'indication  des  points  sur  lesquels  il  devait  particulièrement 
insister  auprès  du  cabinet  de  Pékin  dans  l'intérêt  des  échanges. 
Réduction  des  droits  de  douane  et  de  transit,  et  surtout  ouverture 
de  nouveaux  ports,  avec  la  faculté  pour  les  étrangers  de  visiter  les 
grands  marchés  échelonnés  sur  le  cours  du  fleuve  Yang-tse-kiang, 
voilà  le  programme  qui  lui  était  tracé.  Si,  conformément  à  l'invita- 
tion qu'il  avait  reçue,  il  était  retourné  à  Canton  pour  y  traiter  avec 
le  commissaire  impérial  nommé  à  la  place  de  Yeh,  il  eût  obtenu 
probablement,  et  sans  trop  de  difficulté,  la  révision  des  tarifs  et 
l'admission  des  Européens  dans  quelques  ports;  mais  le  droit  de  cir- 
culer en  Chine  et  de  remonter  le  Yang-tse-kiang  eût  été  obstiné- 
ment refusé,  car  cette  question,  si  simple  en  apparence,  se  compUque 
de  détails  qui  intéressent  les  principes  mêmes  du  gouvernement  et 
la  police  de  l'empire.  La  population  étrangère  qui  va  chercher  for- 
tune dans  l'extrême  Orient  ne  se  compose  pas  uniquement  de  né- 
gocians  paisibles  qui,  occupés  des  soins  de  leur  négoce,  ne  songent 
qu'à  acheter  à  bon  marché  et  à  vendre  très  cher,  en  obéissant  d'ail- 
leurs aux  lois  établies  et  aux  prescriptions  de  leurs  consuls;  il  y  a 
là  aussi  des  aventuriers  qui^n'ont  ni  patrie  ni  consuls,  et  qui,  du 
jour  où  ils  auraient  le  champ  libre,  s'abattraient  à  l'intérieur  du 
pays  sous  prétexte  de  commerce,  troubleraient  les  habitudes  des 
Chinois,  feraient  perdre  la  tête  aux  mandarins,  et  ne  tarderaient 
pas  à  provoquer  de  graves  désordres.  Lord  Elgin  comprenait  donc 
qu'il  rencontrerait  de  nombreuses  objections  contre  un  changement 
aussi  considérable,  qu'il  devrait,  en  retour  des  concessions  deman- 
dées, offrir  des  garanties,  et  que,  pour  élargir  le  cercle  des  relations 
entre  étrangers  et  Chinois,  il  fallait  en  même  temps,  à  titre  de  sécu- 
rité mutuelle,  étendre  et  régulariser  les  rapports  diplomatiques. 
C'était  à  Pékin  désormais,  dans  la  capitale  de  l'empire,  et  non  plus 


AFFAIRES    DE    CHINE.  595 

à  Canton,  au  milieu  d'une  population  turbulente  et  plusieurs  fois 
bombardée,  qu'il  convenait  de  porter  l'appréciation  calme  et  souve- 
raine des  difficultés  internationales.  L'admission  des  ministres  étran- 
gers à  la  cour  de  Pékin  semblait  être  la  conséquence  nécessaire  de 
la  nouvelle  politique.  Aussi  lord  Elgin  voulait-il  l'obtenir  à  tout  prix. 
Examinons  pourtant  si  les  documens  confidentiels  trouvés  dans  les 
archives  du  vice-roi  de  Canton  n'étaient  point  de  nature  à  modifier 
ses  premières  impressions.  Nous  voici  arrivés  à  la  partie  la  plus  cu- 
rieuse et  la  plus  instructive  du  hlue-hook.  C'est  un  récit  d'histoire 
chinoise,  écrit  par  les  Chinois. 

En  185 A,  sir  John  Bowring,  gouverneur  de  Hong-kong,  et  M.  Mac- 
Lane ,  ministre  des  États-Unis ,  se  rendirent  dans  le  golfe  du  Pet- 
chili  pour  demander  la  révision  des  traités.  L'insurrection  chinoise 
étant  alors  à  son  apogée,  ils  crurent  que  le  cabinet  de  Pékin  se  mon- 
trerait plus  conciliant.  Ils  avaient  du  reste  un  motif  très  plausible 
pour  tenter  une  démarche  directe.  Des  difficultés  s'étaient  élevées  à 
Shang-haï  au  sujet  de  la  perception  des  droits  de  douane;  les  re- 
présentations des  consuls  n'avaient  pas  été  écoutées;  le  vice-roi  de 
Canton,  Yeh,  avait  manifesté  du  mauvais  vouloir.  Sir  John  Bowring 
et  M.  Mac-Lane  jugèrent  donc  qu'à  l'occasion  de  ce  grief,  peu  im- 
portant au  fond,  ils  pourraient,  avec  quelque  chance  de  succès,  re- 
prendre l'ensemble  de  la  question  chinoise,  et  proposer  de  concert 
une  série  de  conditions  nouvelles,  parmi  lesquelles  figuraient  en 
première  ligne  l'admission  des  ambassadeurs  étrangers  à  la  cour  de 
Pékin  et  l'ouverture  des  ports  du  Yang-tse-kiang.  La  plupart  des  dé- 
pêches secrètes  échangées  par  les  mandarins  à  propos  de  ce  voyage 
des  deux  ministres  au  Petchili  sont  tombées  entre  les  mains  des 
vainqueurs  de  Canton,  et  ont  été  traduites  par  l'interprète  anglais, 
M.  Wade.  Lord  Elgin  a  donc  pu  connaître  parfaitement  le  terrain 
sur  lequel  il  allait  s'engager. 

La  première  pièce  de  cette  curieuse  correspondance  est  un  rap- 
port adressé  à  l'empereur  par  Iliang,  gouverneur-général  des  deux 
Kiangs,  qui  rend  compte,  à  la  date  du  24  juin,  de  ses  efforts  pour 
détourner  M.  Mac-Lane  de  se  rendre  à  Tien-tsin.  Iliang  a  fait  ob- 
server au  ministre  américain  qu'indépendamment  de  l'interdiction 
inscrite  dans  les  traités,  Tien-tsin  est  devenu  inabordable,  attendu 
que  la  population  y  a  élevé  d'immenses  fortifications  pour  se  dé- 
fendre contre  les  rebelles,  et  qu'il  y  a  là  cent  mille  volontaires  par- 
faitement disciplinés  qui  ne  manqueraient  pas  de  repousser  violem- 
ment les  étrangers  (1).  Il  a  ensuite  discuté  de  point  en  point  et 

(l)  Ce  mensonge,  qui,  à  ce  qu'il  paraît,  fut  trouvé  fort  adroit  en  1854,  a  été  répété 
cinq  ans  plus  tard  lors  de  la  malheureuse  affaire  de  Takou.  C'était,  au  dire  des  Chi- 
nois, pour  repousser  les  rebelles  que  les  habitans  de  la  côte  avaient  élevé  les  forts  qui 
firent  feu  sur  l'escadre  de  l'amiral  Hope. 


596  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

réfuté  victorieusement  les  allégations  de  son  adversaire,  et  lui  a 
enjoint  de  retourner  à  Canton  et  d'y  attendre  la  décision  de  Yeh, 
seul  compétent  pour  examiner  les  demandes  des  barbares.  C'est  un 
moyen,  ajoute  Iliang,  de  gagner  du  temps  et  de  tenir  ces  impor- 
tuns à  distance.  Il  conseille  en  même  temps  d'accorder  la  légère 
faveur  qui  est  sollicitée  pour  l'application  du  tarif  des  douanes  à 
Shang-haï;  de  cette  manière,  les  étrangers  n'auront  plus  de  pré- 
texte pour  reproduire  leurs  ridicules  prétentions.  L'empereur,  par 
un  décret  spécial,  approuve  fort  la  conduite  d' Iliang,  et  la  compare 
avec  avantage  à  l'indigne  attitude  d'un  autre  mandarin  qui  pré- 
cédemment avait  montré  quelque  penchant  à  accepter  le  concours 
des  étrangers  pour  chasser  les  rebelles  de  Shang-haï.  Pas  de  con- 
cession! tel  est  le  mot  d'ordre.  Mais  voici  que,  le  20  août,  Iliang 
se  voit  obligé  d'annoncer  à  son  souverain  que  non -seulement  le 
ministre  des  États-Unis,  mais  encore  le  ministre  anglais,  se  plai- 
gnant des  procédés  impolis  du  vice-roi  de  Canton,  ont  manifesté 
l'intention  d'aller  à  Tien-tsin.  «  Ce  n'est  peut-être  de  la  part  de  ces 
étrangers  qu'une  ruse  pour  nous  contraindre  d'accueillir  leurs  de- 
mandes. Je  leur  ai  ordonné,  avec  une  affectueuse  insistance,  de  ne 
point  partir,  et  leurs  navires  sont  encore  à  l'ancre.  Cependant  je  ne 
puis  être  sûr  de  ce  qu'ils  feront,  le  caractère  des  barbares  est  si 
mobile  et  si  inconséquent!...  »  En  effet,  las  de  ne  rien  obtenir,  les 
deux  ministres  se  décidèrent  à  se  rendre  à  Tien-tsin,  et  le  15  oc- 
tobre 1854  ils  arrivèrent  à  l'embouchure  du  Pei-ho. 

Là,  nous  nous  trouvons  en  présence  de  nouveaux  personnages. 
En  mandarin  civil  et  un  général  annoncent  à  l'empereur  l'arrivée  des 
étrangers  et  font  le  récit  de  leurs  entrevues  avec  les  interprètes  des 
deux  légations,  MM.  Parker  et  Medhurst.  A  les  en  croire,  «  ils  ont 
vigoureusement  tenu  tête  aux  demandes  impertinentes  qui  leur  ont 
été  soumises.  Pénétrer  dans  le  Yang-tse-kiang,  ce  serait  violer  les 
conventions  adoptées  de  part  et  d'autre;  envoyer  des  ambassadeurs 
à  Pékin!  à  quoi  bon?  pour  discuter  de  simples  intérêts  de  com- 
merce qui  peuvent  être  examinés  de  plus  près  dans  les  ports  où  les 
étrangers  sont  admis?  »  Et  d'ailleurs  «  l'enceinte  impériale  de  la 
dynastie  céleste  est  un  lieu  sacré  que  ne  doit  point  profaner  la  pré- 
sence des  barbares!  »  Cependant,  tout  en  se  targuant  d'une  invin- 
cible fermeté,  tout  en  se  vantant  d'avoir  renvoyé  avec  une  verte  se- 
monce des  dépêches  conçues  en  termes  irrespectueux  et  repoussé 
avec  indignation  un  cadeau  de  vingt-six  bouteilles  de  vin  barbare, 
les  deux  mandarins  paraissent  ne  pas  être  tout  à  fait  à  leur  aise,  et 
ils  glissent  dans  chaque  rapport,  le  plus  souvent  en  post-srripfwn, 
quelques  conseils  de  modération  et  de  clémence.  Ces  étrangers,  di- 
sent-ils, sont  évidemment  des  gens  détestables,  mais  il  serait  peut- 
être  bien  de  ne  pas  les  pousser  à  bout.  Si  l'empereur  daignait  en- 


AFFAIRES    DE    CHINE.  597 

voyer  un  haut  dignitaire  pour  conférer  avec  les  ministres ,  et  si  on 
leur  accordait  deux  ou  trois  faveurs  d'une  importance  minime,  on 
les  éloignerait  sans  doute,  et  l'on  n'entendrait  plus  parler  d'eux.  — 
D'après  ce  modeste  avis,  l'empereur  charge  le  dignitaire  Tsoung-lun 
d'aller  à  Tien-tsin  pour  en  finir,  ce  qui,  au  rapport  des  mandarins, 
cause  aux  barbares  une  joie  inexprimable.  Précisément  le  vent  du 
nord  souffle  depuis  plusieurs  jours,  il  va  bientôt  geler,  et  ces  étrangers 
ont  une  telle  horreur  du  froid  qu'ils  seront  enchantés  de  retourner 
vers  le  sud,  surtout  si  on  leur  promet  d'y  examiner  quelques-unes  de 
leurs  propositions.  Tsoung-lun  arrive,  prend  la  direction  des  pour- 
parlers, tient  une  conférence  avec  MM.  Mac-Lane  et  Bowring,  et  adresse 
à  sa  cour  des  rapports  absolument  identiques,  et  pour  le  fond  et  pour 
la  forme,  à  ceux  des  mandarins.  «  Ce  sont  des  impertinens!  écrit-il; 
quelques-unes  de  leurs  propositions  sont  réellement  injurieuses. 
Cependant,  si  on  ne  leur  faisait  pas  une  seule  concession,  ils  s'en 
iraient  mécontens  et  très  aigris;  ils  n'oseraient  certainement  pas  se 
porter  à  des  actes  de  violence,  mais  il  faut  penser  que  la  révolte  du 
sud  n'est  pas  encore  apaisée,  et  qu'il  vaut  mieux  ne  pas  compliquer 
les  affaires.  Du  reste,  il  est  bon  de  se  préparer  à  toute  éventualité 
et  de  s'armer  secrètement.  Les  barbares  craignent  les  forts  et  insul- 
tent les  faibles;  c'est  leur  caractère.  »  Après  avoir  exprimé  cet  avis, 
Tsoung-lun  sollicite  les  instructions  de  l'empereur  en  lui  envoyant 
toutes  les  pièces  du  débat,  y  compris  les  notes  remises  par  les  mi- 
nistres. 

Quelques  jours  après,  un  décret  impérial,  approuvant  pleinement 
les  propositions  du  mandarin,  parvient  à  Tien-tsin.  «  Les  demandes 
des  barbares,  lisons-nous  dans  ce  document,  sont  insultantes  et  im- 
pertinentes à  l'excès,  on  doit  les  repousser  comme  inconvenantes, 
article  par  article.  Tout  a  été  réglé  par  les  traités.  Le  Yang-tse- 
kiang  ne  peut  être  ouvert.  Ils  veulent  avoir  la  faculté  de  résider  à 
Pékin  et  d'entreposer  des  marchandises  à  Tien-tsin!  C'est  le  comble 
de  la  folie  :  la  capitale  est  une  ville  sainte!...  Ils  disent  qu'à  Shang- 
haï leur  commerce  a  souffert  par  suite  du  voisinage  des  rebelles,  et 
ils  demandent  une  remise  des  droits  de  douane.  Étrangers  et  sujets 
sont  égaux  devant  notre  justice,  et  nous  éprouvons  un  sentiment 
particulier  de  bienveillance  pour  les  gens  qui  viennent  de  loin.  Nous 
serons  disposé  à  faire  la  remise  des  droits,  mais  il  faut  que  cette 
affaire  soit  examinée  dans  les  provinces  par  les  autorités  compé- 
tentes, dont  les  rapports  éclaireront  notre  décision.  De  même  pour 
le  tarif  du  thé  à  Canton ,  de  même  pour  les  querelles  particulières 
qui  se  sont  élevées  dans  quelques  ports  entre  barbares  et  Chinois. 
Que  Tsoung-lun  et  ses  collègues  donnent  aux  ministres  étrangers 
ces  diverses  explications,  comme  si  elles  venaient  de  leur  seule  ini- 


598  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tiative;  qu'ils  leur  commandent  de  retourner  à  Canton.  Si  les  mi- 
nistres réclament  contre  la  désignation  de  cette  ville,  on  peut  les 
autoriser  à  se  mettre  en  rapport  à  Shang-haï  avec  le  gouverneur- 
général  ïliang.  En  tout  cas,  qu'ils  se  gardent  bien  de  reparaître'  à 
Tien-tsin.  On  les  y  a  cette  fois  accueillis  par  considération  pour  les 
fatigues  qu'ils  ont  endurées  sur  mer;  mais,  s'ils  y  reviennent,  on 
n'aura  point  pour  eux  les  mêmes  égards...  »  Ce  décret  est  reçu  avec 
les  marques  de  la  plus  vive  émotion  par  les  mandarins,  qui,  dans 
leur  rapport  du  10  novembre,  remercient  l'empereur  de  sa  clé- 
mence, l'informent  qu'ils  ont  obéi  à  ses  instructions,  et  que  MM.  Mac- 
Lane  et  Bowring  sont  enfin  partis.  Tsoung-lun  croit  pouvoir  affirmer 
à  son  souverain  qu'au  fond  ces  barbares  tenaient  par-dessus  tout 
aux  intérêts  de  leur  commerce  à  Canton,  à  Shang-haï,  dans  le  Yang- 
tse-Kiang,  et  que  leurs  autres  demandes,  telles  que  la  résidence  à 
Pékin,  etc.,  n'étaient  point  sérieuses.  Ils  doivent  donc  être  très  sa- 
tisfaits des  promesses  d'enquête  qui  leur  ont  été  données.  Cepen- 
dant ces  barbares  sont  si  inconséquens,  qu'il  parait  nécessaire  de 
prendre  des  précautions  contre  leurs  projets  insidieux,  et  d'exer- 
cer sur  leurs  manœuvres  une  grande  vigilance. 

A  cette  visite  des  ministres  de  l'Angleterre  et  des  États-Unis  se 
rattache  un  incident  qui  nous  intéresse  plus  directement.  Le  secré- 
taire de  la  légation  française,  M.  Klecszkowski,  avait  accompagné  à 
Tien-tsin  MM.  Mac-Lane  et  Bowring.  «  Lors  de  notre  entrevue,  écrit 
le  ponctuel  Tsoung-lun,  nous  avons  vu  tout  à  coup  apparaître  un 
autre  barbare  qui  nous  a  présenté  sa  carte  de  visite.  C'était  Klecsz- 
kowski, envoyé  français.  Il  comprenait  le  chinois,  et  le  parlait  cou- 
ramment. On  a  fixé  un  jour  pour  lui  donner  audience...  Ces  barbares 
sont  si  perfides  que  nous  n'étions  pas  bien  sûrs  que  celui-ci  fût  réel- 
lement un  Français;  il  n'était  peut-être  qu'un  compère  déguisé  dans 
quelque  intention  perverse...  »  Le  mandarin  ajoute  que  M.  Klecsz- 
kowski avait  présenté  une  dépêche  adressée  aux  ministres  de  Pékin, 
mais  qu'on  la  lui  avait  renvoyée  en  l'invitant  à  s'expliquer  verbale- 
ment sur  l'objet  de  sa  visite;  qu'enfin  il  réclamait  par  écrit  la  mise 
en  liberté  d'un  Français  arrêté  dans  la  province  du  Chen-si;  copie 
de  sa  lettre  était  placée  sous  les  yeux  de  l'empereur.  —  Il  s'agissait 
sans  doute  de  la  mise  en  liberté  d'un  de  nos  missionnaires.  Nous 
aurions  voulu  pouvoir  à  cette  occasion  connaître  exactement  ce  que 
l'empereur  et  les  mandarins  pensent  de  la  religion  chrétienne;  mal- 
heureusement cette  partie  de  la  correspondance  chinoise  ne  four- 
nit à  cet  égard  aucune  explication.  Dans  un  autre  document  saisi  à 
Canton  se  trouvent  quelques  lignes  sur  les  sectateurs  de  Jésus.  Un 
mandarin  admis  à  l'audience  de  l'empereur  rend  compte  des  ques- 
tions qui  lui  ont  été  faites  par  son  auguste  interlocuteur.  Interrogé 


AFFAIRES    DE    CHINE.  599 

sur  les  chrétiens,  il  a  répondu  que  ((  cette  secte  ne  recrute  guère 
d'adhérens  que  dans  le  bas  peuple,  et  ne  compte  dans  son  sein 
aucun  lettré;  ses  livres  parlent  d'un  Jésus  qui  a  été  cloué  sur  une 
croix;  ils  exhortent  à  la  vertu  et  aux  bonnes  œuvres.  En  temps  or- 
dinaire, les  chrétiens  ne  sont  pas  dangereux  ;  mais,  comme  il  y  a 
entre  eux  une  grande  unité  de  doctrine,  il  se  pourrait,  aux  époques 
de  trouble,  qu'un  chef  intelligent  sorti  de  leurs  rangs  entraînât  le 
peuple  et  mît  le  trouble  dans  le  pays.  C'est  ainsi  que  l'on  a  arrêté 
dans  la  province  du  Ghen-si  plusieurs  individus  qui  professaient  la 
doctrine  du  Seigneur  du  ciel,  et  que  l'on  soupçonnait  de  connivence 
avec  les  révoltés.  »  Ce  lambeau  de  conversation  suffit  pour  montrer 
que  les  persécutions  dirigées  en  Chine  contre  les  religions  étran- 
gères sont  inspirées,  non  par  un  sentiment  de  fanatisme,  mais  par 
un  intérêt  de  police. 

Dès  que  MM.  Mac-Lane  et  Bowring  furent  partis  de  Tien-tsin,  le 
conseil  de  l'empire  s'empressa  d'adresser  aux  gouverneurs  du  litto- 
ral une  circulaire  confidentielle  pour  les  tenir  au  courant  de  la  situa- 
tion, et  pour  les  engager  à  examiner  impartialement,  sans  faiblesse, 
les  mesures  de  détail  sur  lesquelles  le  mandarin  Tsoung-lun  avait 
promis  une  décision.  «  Les  barbares,  disait  cette  circulaire,  ne  son- 
gent qu'à  une  chose  :  gagner  de  l'argent.  Tout  ce  qu'ils  veulent  en 
courant  ainsi  de  côté  et  d'autre,  c'est  d'augmenter  leur  commerce 
et  de  voir  diminuer  les  droits  de  douane.  En  leur  faisant  quelques 
petites  concessions,  on  leur  fermera  la  bouche.  »  Du  reste,  les  gou- 
verneurs recevaient  l'ordre  de  bien  veiller,  de  tenir  l'empereur  in- 
formé de  toutes  les  manœuvres  des  étrangers,  et  d'avoir  l'œil  sur 
M.  Klecszkowski.  Ainsi  se  termine  la  correspondance  chinoise  sur 
la  tentative  de  185/i. 

Mais  les  mandarins  n'étaient  pas  au  bout  de  leurs  peines.  En  fé- 
vrier 1856,  le  gouverneur  de  Shang-haï  eut  encore  la  triste  mission 
d'annoncer  que  les  ministres  d'Angleterre  et  des  États-Unis  devaient 
se  représenter  prochainement  pour  solliciter  la  révision  des  traités. 
La  chancellerie  de  Pékin  se  remit  sans  délai  à  l'œuvre  et  adressa, 
le  24  mars,  au  vice-roi  de  Canton  Yeh  des  instructions  dont  il  con- 
vient de  citer  au  moins  un  extrait,  parce  qu'elles  indiquent  claire- 
ment le  sens  que  le  gouvernement  chinois  attachait  aux  traités  con- 
clus de  18/i2  à  ISlili,  et  qu'elles  expliquent  l'attitude  politique  du 
vice-roi  envers  les  Européens  jusqu'à  la  rupture  définitive  des  rap- 
ports à  Canton. 

«  Les  traités  qui  ont  ouvert  les  cinq  ports  contiennent  une  clause  qui  pré- 
voit le  cas  où  ils  pourraient  être  révisés  ;  mais  par  cette  clause  nous  avons 
seulement  voulu  dire  que  si  l'expérience  révélait  des  abus,  des  difficultés 
d'exécution,  nous  ne  verrions  pas  d'objection  à  admettre  quelques  légers 


600  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

changemens.  Nous  n'avons  jamais  entendu  que  Ton  dût  modifier  en  quoi  que 
ce  fût  les  conditions  fondamentales.  Les  demandes  que  ces  barbares  ont  ap- 
portées il  y  a  deux  ans  à  Shang-haï  et  à  Tien-tsin  étaient  tellement  inadmis- 
sibles que  nous  les  avons  repoussées  avec  dédain.  Les  ministres  étrangers 
eux-mêmes,  convaincus  de  leur  déraison,  n'ont  point  cherché  à  prolonger 
le  débat.  Les  voici  maintenant  qui  vont  à  Shang-haï  sous  le  prétexte  que  les 
façons  d'agir  du  gouverneur  de  Canton  ne  leur  paraissent  plus  tolérables; 
mais  les  autorités  de  Shang-haï  ne  sont  à  aucun  titre  compétentes  pour  s'oc- 
cuper de  ces  affaires  :  elles  ne  peuvent  rien  accorder,  et  leur  refus  aura  pour 
résultat  de  pousser  les  barbares  vers  Tien-tsin,  ce  qui  serait  une  violation 
plus  grande  encore  du  droit  et  des  convenances.  Il  faut  donc  que  Yeb 
prenne  connaissance  de  tous  les  détails  de  cet  incident  et  qu'il  retienne  les 
barbares.  Si  les  changemens  que  ceux-ci  désirent  ne  portent  que  sur  des 
points  peu  essentiels,  il  pourra  les  examiner  avec  eux,  puis  nous  en  référer 
pour  que  ces  changemens  soient  adoptés.  Si  on  reproduit  les  extravagantes 
demandes  présentées  déjà  il  y  a  deux  ans,  il  devra  parler  net,  tout  repous- 
ser et  rompre  les  négociations.  C'est  à  lui  qu'il  appartient  de  faire  évanouir 
ces  projets  de  voyage  vers  le  nord;  il  procédera  adroitement,  par  un  égal 
mélange  de  bienveillance  et  de  menace.  Qu'il  ne  se  montre  pas  complète- 
ment inaccessible,  de  crainte  que  son  refus  de  les  recevoir  ne  fournisse  aux 
barbares  un  prétexte  de  plainte.  D'un  autre  côté,  les  autorités  de  Shang-haï 
répéteront  aux  consuls  que  toutes  les  affaires  concernant  les  cinq  ports 
sont  en  dehors  de  leur  juridiction,  et  regardent  exclusivement  le  commis- 
saire impérial  résidant  à  Canton...  Elles  -s'efforceront,  par  quelques  paroles 
gracieuses,  de  persuader  aux  chefs  barbares  qu'ils  doivent  prendre  la  route 
de  Canton,  et  couperont  court  à  toute  autre  difficulté.  Cela  est  très  impor- 
tant. » 

Les  documens  chinois  qui  viennent  d'être  analysés  ou  reproduits 
auront  paru  sans  doute  assez  burlesques,  mais  ils  sont  en  même  temps 
fort  instructifs.  Ils  montrent  que  les  faits  et  gestes  des  Européens  sont 
régulièrement  portés  à  la  connaissance  du  gouvernement  central, 
que  l'empereur  en  est  informé  et  s'en  occupe,  car  plus  d'une  fois 
son  auguste  pinceau  a  daigné  surcharger  d'annotations  à  l'encre 
rouge  les  dépêches  des  mandarins.  Or  on  se  figurait  généralement 
que  l'empereur,  enfermé  dans  la  triple  muraille  de  son  palais,  de- 
meurait étranger  à  la  politique  des  barbares,  et  que  les  traités  con- 
clus de  18/i2  à  iSlili  n'avaient  môme  jamais  été  placés  sous  ses 
yeux  (1)  :  erreur  grossière  qui  a  pu,  dans  certaines  circonstances, 
entraîner  à  de  fausses  démarches  les  diplomates  européens.  Il  est 
vrai  que  si  le  cabinet  de  Pékin  est  instruit  des  principaux  événemens 
qui  se  passent  dans  les  ports,  il  ne  peut  guère  les  apprécier  exacte- 
ment d'après  les  comptes  rendus  que  lui  adressent  les  mandarins.  Il 

(1)  Voir  ce  que  nous  avons  dit  à  ce  sujet  dans  VAn)iuaire  des  Deux  Mondes  de  1857-58, 
page  804,  en  expliquant  comment  les  textes  originaux  des  traiti^s  ont  pu  ôtre  trouvés  dans^ 
les  archives  de  Canton,  lors  de  la  prise  de  la  ville. 


AFFAIRES    DE    CHINE.  ,  601 

est  perpétuellement  trompé,  mystifié,  et  pour  lui  comme  pour  nous 
c'est  un  grand  malheur.  L'ignorance  vraiment  incroyable  des  Chi- 
nois sur  tout  ce  qui  se  rattache  aux  nations  étrangères,  le  respect 
des  préjugés  traditionnels,  la  crainte  des  disgrâces,  empêchent  les 
autorités  provinciales  de  dire  la  vérité  et  de  transmettre  au  gouver- 
nement les  fâcheuses  nouvelles  :  d'où  il  résulte  qu'à  Pékin  on  con- 
tinue à  regarder  les  Européens  comme  une  race  inférieure  en  civi- 
lisation, turbulente,  astucieuse,  avide,  qu'il  faut  tenir  à  distance. 
Du  reste,  l'empereur  n'ordonne  pas  de  malmener  systématiquement 
ces  barbares  ni  de  leur  manquer  de  foi,  il  a  même  pour  eux  des 
sentimens  d'indulgence  et  des  expressions  paternelles;  quand  il 
prescrit  de  rejeter  leurs  demandes,  il  invoque  lui-même  les  traités, 
-en  désirant  qu'on  les  observe  strictement ,  mais  sans  concession 
nouvelle.  Il  recommande  à  ses  mandarins  d'employer,  selon  les  cir- 
constances, la  douceur  aussi  bien  que  la  menace.  Il  est  convaincu 
qu'il  est  ainsi  le  plus  clément,  le  plus  hospitalier  des  souverains, 
et  quand  il  se  fâche,  c'est  qu'il  ne  comprend  pas  comment  une  pe^ 
tite  poignée  de  marchands  s'en  vient  à  tout  propos  l'importuner  de 
réclamations  impertinentes  ou  futiles.  On  aperçoit  cependant  que, 
sans  se  l'avouer,  il  a  un  vague  sentiment  du  danger  qui  peut  un 
jour  ou  l'autre  troubler  sa  quiétude.  Quand  des  navires  européens 
sont  mouillés  dans  le  golfe  du  Petchili,  il  tient  à  les  éloigner  au  plus 
vite  et  à  se  débarrasser  d'un  voisinage  désagréable.  Voilà  l'impres- 
sion que  nous  produisons  à  Pékin,  et  certes  ce  ne  sont  pas  les  rap- 
ports des  mandarins  qui  peuvent  la  modifier. 

Sir  John  Bowring  et  M.  Mac-Lane  ont  dû  passer  quelques  bons 
momens  quand  ils  ont  lu,  dans  les  rapports  confidentiels  d'Iliang,  de 
Tsoung-lun  et  consorts,  le  récit  de  leur  excursion  à  Tien-tsin  en 
185Zi.  Il  n'est  pas  besoin  de  dire  qu'ils  n'ont  eu  à  subir  ni  les  leçons 
de  convenances,  ni  les  injonctions  hautaines,  ni  les  rebuffades  de 
ees  fiers  mandarins.  Ils  ont  trouvé  au  contraire  des  Chinois  fort  po- 
lis, les  saluant  très  civilement  à  mains  jointes,  leur  offrant  du  thé 
et  des  gâteaux  sucrés,  protestant  de  leur  amitié  pour  les  Européens, 
puis  discutant  chaque  proposition  avec  calme  et  promettant  pour 
quelques  points  de  donner  satisfaction,  enfin,  quand  il  s'est  agi  du 
Yang-tse-kiang  et  de  Pékin,  levant  les  yeux  au  ciel,  déclarant  que 
c'était  impossible,  que  jamais  ils  n'oseraient  en  parler  à  l'empereur, 
qu'ils  risqueraient  leur  tête,  et  suppliant  qu'on  s'en  tînt  là.  Comme 
les  deux  ministres  n'avaient  ni  l'intention  ni  les  moyens  de  pousser 
plus  loin  les  choses,  ils  sont  partis.  "Voilà  probablement  la  scène 
très  simple  qui  s'est  passée  à  Tien-tsin.  On  a  vu  la  parodie  qu'ont 
su  en  tirer,  pour  les  besoins  de  leur  cause  et  pour  le  salut  de  leurs 
boutons  rouges,  les  diplomates  chinois,  et  il  ne  faut  pas  trop  s'en 


602  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

étonner;  lorsqu'ils  signaient  ces  rapports,  où  leurs  éloquentes  dé- 
clamations contre  l'impertinence  des  barbares  se  terminaient  en 
définitive  par  des  propositions  conciliantes,  ils  devaient  se  rappeler 
l'histoire  de  Ky-ing. 

Ky-ing  a  été  de  1842  à  iSlili  le  grand  négociateur  de  la  Chine; 
c'est  lui  qui  a  conclu  les  traités  avec  l'Angleterre,  avec  les  États- 
Unis,  avec  la  France.  Les  ministres  étrangers  ont  vanté  son  habileté, 
sa  finesse,  ses  façons  aimables  et  courtoises.  Ky-ing  était  devenu 
aux  yeux  de  l'Europe  un  personnage  considérable;  son  nom  symbo- 
lisait une  politique  nouvelle ,  bienveillante  pour  les  étrangers,  tolé- 
rante, libérale;  il  représentait  une  sorte  de  jeune  Chine.  Dans  son 
pays  même,  Ky-ing  occupait  une  situation  prépondérante,  ses  amis 
étaient  tout-puissans  à  la  cour,  et  l'empereur  Tao-kwang  lui  savait 
gré  d'avoir  rendu  le  calme  à  sa  vieillesse  en  arrêtant  l'invasion  des 
barbares.  Au  début  du  nouveau  règne,  on  apprit  que  l'ancien  com- 
missaire impérial  était  tombé  en  disgrâce;  puis  l'Europe,  n'entendant 
plus  parler  de  lui,  l'oublia.  En  1854,  il  méditait  sans  doute  dans  quel- 
que emploi  subalterne  sur  la  grandeur  et  la  décadence  des  manda- 
rins, au  moment  même  où  les  favoris  Iliang  et  Tsoung-lun  étaient  à 
leur  tour  chargés  de  tenir  tête  aux  ministres  étrangers.  Quel  était  donc 
son  crime?  Il  avait  pactisé  avec  les  Européens.  Nous  le  verrons  tout  à 
l'heure  reparaître  en  scène  dans  un  rôle  assez  misérable  et  pour  la  der- 
nière fois.  Les  Européens,  dont  il  avait  naguère  si  chaudement  plaidé 
la  cause,  se  détourneront  de  lui  presque  avec  dégoût,  et  son  nom, 
jusque-là  respecté,  sera  livré  au  mépris  et  à  l'injure.  Un  malheu- 
reux rapport  signé  de  lui  a  été  trouvé  dans  une  liasse  des  archives 
de  Canton,  et  sur  cette  seule  pièce  on  l'a  condamné.  S'il  ne  s'agis- 
sait que  de  la  gloire  de  Ky-ing,  l'incident  n'aurait  pour  nous  aucun 
intérêt;  mais  précisément  ce  rapport  et  l'impression  qu'il  a  produite 
donnent  la  mesure  des  graves  erreurs  d'appréciation  qui  ont  cours 
sur  les  affaires  de  Chine,  et  indiquent  fidèlement  l'attitude  qui  est 
imposée  même  aux  plus  puissans  mandarins  dans  leurs  relations  avec 
la  cour. 

Le  rapport  de  Ky-ing,  traduit  dans  les  journaux  d'après  la  ver- 
sion anglaise  de  M.  Wade,  a  circulé  dans  toute  l'Europe.  11  exprime 
l'opinion  du  commissaire  impérial  sur  les  procédés  qu'il  faut  em- 
ployer envers  les  étrangers  quand  on  traite  avec  eux;  il  donne  aussi 
quelques  explications  au  sujet  des  habitudes  européennes  et  de  di- 
vers incidens  qui  se  rattachent  aux  ambassades  de  la  France  et  des 
États-Unis.  A  la  première  lecture,  on  est  surpris  des  doctrines 
quelque  peu  cyniques  du  mandarin,  et  l'on  s'indigne  de  voir  un 
homme  tel  que  lui  parler  de  nous  en  termes  mépiisans,  nous  quali- 
fier de  barbares  ignorans  et  grossiers,  et  répéter  les  banaUtés  inju- 


AFFAIRES    DE    CHINE.  603 

rieuses  qui  nous  sont  d'ordinaire  prodiguées  dans  les  documens  du 
Céleste-Empire  ;  on  ne  lui  pardonne  pas  ou  de  nous  connaître  si  mal 
ou  de  nous  représenter  comme  des  gens  qu'il  est  tout  à  fait  permis 
de  tromper  et  de  bafouer,  sans  que  la  chose  tire  à  conséquence. 
En  examinant  de  plus  près  ce  curieux  rapport  et  en  cherchant  à  se 
rendre  compte  des  circonstances  dans  lesquelles  il  a  pu  être  adressé 
à  l'empereur,  on  arrive  à  le  comprendre  tout  autrement.  C'était 
en  1850.  Le  parti  hostile  aux  étrangers  se  relevait  à  Pékin;  Ky-ing 
sentait  baisser  son  crédit.  On  l'accusait  sans  doute  d'avoir  trahi  la 
cause  de  l'empire  céleste  en  traitant  avec  l'étranger;  on  accumulait 
contre  lui  mille  griefs.  Il  avait  dîné  avec  les  barbares,  il  avait  posé 
le  pied  sur  leurs  navires,  rendu  visite  à  leurs  femmes,  reçu  leurs 
cadeaux!  Il  avait  toléré  que  la  correspondance  officielle  avec  les 
ambassadeurs  fût  écrite  dans  les  termes  d'une  monstrueuse  égalité! 
Autant  de  crimes  contre  les  lois  et  les  usages  de  la  Chine,  autant  de 
sacrilèges!...  C'est  à  cela  que  répond  indirectement  le  rapport  de 
Ky-ing.  Que  l'on  relise  attentivement  chaque  paragi'aphe,  et  l'on 
trouvera  qu'il  s'accorde  avec  cette  hypothèse.  Les  barbares  aiment 
les  grands  dîners;  Ky-ing  a  dû,  dans  l'intérêt  de  sa  mission,  se 
conformer  à  leurs  coutumes.  S'il  est  allé  à  bord  des  navires,  c'était 
par  pur  hasard.  Les  barbares  font  grand  cas  de  leurs  femmes,  et  ils 
pensent  honorer  leurs  hôtes  en  les  leur  présentant.  Lorsque  Ky-ing 
s'est  trouvé  en  face  de  M""*  Parker  et  de  M™*'  de  Lagrené,  il  a  été 
vraiment  confondu!  Il  a  eu  bien  soin  de  déclarer  qu'il  ne  pouvait 
recevoir  de  présens;  on  s'est  borné  à  lui  offrir  quelques  bagatelles 
qu'il  n'a  réellement  pas  pu  refuser.  Sur  la  demande  des  ambassa- 
deurs, il  leur  a  donné  son  insignifiant  portrait!  Quant  au  cérémo- 
nial, ces  barbares  aiment  à  s'affubler  de  titres  pompeux  auxquels 
ils|n'ont  aucun  droit;  si  l'on  voulait  rabattre  leurs  puériles  préten- 
tions et  les  soumettre  au  régime  des  peuples  tributaires,  ce  seraient 
des  altercations  sans  fin.  Ils  n'entendent  rien  aux  convenances,  et 
ils  sont  aussi  entêtés  qu'ignoransî  On  n'a  donc  pas  insisté  sur  ces 
petites  questions  d'étiquette  :  c'était  le  moyen  d'obtenir  gain  de 
cause  dans  les  débats  sérieux,  etc.  —  Voilà  ce  rapport,  qui  a  toutes 
les  apparences  d'une  apologie,  d'un  plaidoyer  de  Ky-ing.  Compro- 
mis par  ses  relations  avec  nous,  le  mandarin  s'empresse  de  nous 
renier,  et,  pour  faire  taire  ses  accusateurs,  il  enfle  la  voix  contre 
les  barbares.  Il  ne  peut  se  défendre  qu'en  nous  injuriant,  et  bien 
qu'il  nous  drape  à  la  façon  chinoise,  nous  ne  saurions  équitablement 
lui  garder  rancune.  Il  faut  le  plaindre  d'en  être  réduit  à  ces  expé- 
diens  pour  se  justifier;  il  faut  surtout  plaindre  l'empereur  qui  est 
condamné  à  recevoir  chaque  jour  de  ses  mandarins,  qu'ils  s'appel- 
lent Ky-ing,  Yeh,  Tsoung-lun  ou  Iliang,  de  pareils  rapports.  Quel 
gouvernement  ! 


604  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  ne  devait  pas  être  indifterent  à  lord  Elgin  de  connaître  les 
pièces  de  ce  dossier  au  moment  même  où  il  se  rapprochait  de  Pékin. 
Il  savait  ainsi  à  quelles  gens  il  aurait  affaire,  comment  les  Chinois 
apprécient  les  Européens  et  pratiquent  la  diplomatie;  d'après  le  récit 
des  négociations  de  Tien-tsin  en  185/i,  il  pouvait  pressentir  l'effet 
que  produiraient  la  plupart  de  ses  propositions.  Les  archives  de 
Canton  lui  avaient  livré  plusieurs  scènes  de  l'incroyable  comédie 
qui  se  joue  très  sérieusement  à  propos  de  l'Europe  entre  les  man- 
darins et  la  cour.  Il  voyait  clair  dans  cet  imbroglio,  où  l'empereur 
de  Chine  apparaît  comme  une  dupe  auguste  servie  par  la  plus  res- 
pectueuse et  la  plus  complète  mystification  qui  ait  jamais  été  orga- 
nisée autour  d'un  trône.  Enfin  il  lui  était  facile  de  discerner,  à  tra- 
vers ces  bouffonneries,  certaines  idées,  certains  préjugés  aussi  solides 
que  des  principes,  sur  lesquels  il  devait  s'attendre  à  rencontrer  des 
obstacles  presque  invincibles  et  une  résistance  désespérée.  Nous 
pouvons  maintenant,  après  avoir  fait  comme  lui  cette  curieuse  étude» 
le  rejoindre  dans  le  golfe  du  Petchili. 

III. 

Les  plénipotentiaires  d'Angleterre,  de  France,  de  Russie  et  des 
États-Unis  arrivèrent  le  20  avril  1858  à  l'embouchure  du  fleuve 
Pei-ho.  Dès  le  24,  lord  Elgin  fit  transmettre  au  premier  ministre,  à 
Pékin,  une  dépêche  dans  laquelle,  rappelant  la  communication  qu'il 
lui  avait  déjà  adressée  de  Shang-haï  à  la  date  du»  11  février,  il  ré- 
clamait l'envoi  dans  le  délai  de  six  jours  d'un  haut  fonctionnaire  dû- 
ment accrédité  par  l'empereur  pour  conclure  un  traité.  Le  28  avril, 
on  apporta  une  réponse  de  Taou,  gouverneur- général  du  Petchili, 
annonçant  qu'il  venait  d'être  désigné  conjointement  avec  deux  au- 
tres mandarins  pour  suivre  les  négociations  ;  mais  dans  cette  pièce 
le  nom  de  la  reine  d'Angleterre- n'était  point  écrit  sur  la  même  ligne 
que  celui  de  l'empereur  de  Chine.  Lord  Elgin  la  renvoya  donc,  et 
le  30  il  recevait  une  seconde  édition  de  la  lettre,  édition  très  cor- 
recte cette  fois  et  augmentée  d'un  post-scriplum  qui  rejetait  sur  le 
copiste  l'inconvenance  qui  avait  été  relevée. 

L'ambassadeur  anglais  voulut  alors  savoir  si  Taou  et  ses  collè- 
gues avaient  bien  les  pouvoirs  diplomatiques  nécessaires  pour  si- 
gner un  traité,  et  il  demanda  une  explication  immédiate.  Ce  préli- 
minaire donna  lieu  à  une  correspondance  qui  se  prolongea  jusqu'au 
10  mai  sans  que  l'on  pût  se  mettre  d'accord.  Une  rupture  complète 
était  déjà  imminente,  lorsque  le  17  le  comte  Poutiatine  annonça 
que,  d'après  une  lettre  qu'il  venait  de  recevoir  de  Taou,  l'empereur 
refusait  formellement  d'admettre  à  Pékin  des  ambassadeurs  étran- 
gers. Cet  avis  officieux  leva  toute  incertitude.  Le  20,  lord  Elgin  si- 


AFFAIRES    DE    Cni>E.  605 

gnifia  aux  mandarins  son  intention  de  se  rapprocher  de  la  capitale, 
et  les  somma  de  livrer  aux  alliés  les  forts  de  Takou,  qui  commandent 
l'entrée  du  Pei-ho.  Ces  positions  furent  occupées  le  même  jour 
après  un  combat  de  deux  heures,  et  le  29  mai  lord  Elgin,  le  baron 
Gros,  ainsi  que  M.  Reed  et  le  comte  Poutiatine,  avaient  remonté  le 
fleuve  jusqu'à  Tien-tsin.  Il  n'est  pas  inutile  de  faire  remarquer  que 
la  sommation  de  livrer  les  forts  avait  été  communiquée  aux  minis- 
tres de  Russie  et  des  États-Unis,  qui  avaient  donné  leur  approba- 
tion pleine  et  entière  à  l'attaque  projetée,  et  qui  profitèrent  immé- 
diatement de  la  brèche  ouverte  par  les  canons  des  alliés. 

Le  23,  après  la  prise  des  forts,  Taou  s'était  empressé  d'écrire  à 
lord  Elgin  une  lettre  assez  amicale.  Il  attribuait  les  hostilités  à  un 
malentendu,  en  ajoutant  qu'il  partait  pour  Pékin  en  toute  hâte, 
afin  de  prendre  les  ordres  de  l'empereur,  et  que  les  navires  anglais 
ne  devaient  pas  aller  plus  avant.  Quand  les  ambassadeurs  furent  à 
Tien-tsin,  nouvelle  dépêche  de  Taou,  communiquant  un  décret  im- 
périal du  29  mai,  par  lequel  Kouei-liang,  principal  secrétaire  d'état, 
et  Houa-shana,  président  des  affaires  civiles,  étaient  invités  à  se 
rendre  à  Tien-tsin  pour  s'entendre  avec  les  étrangers.  Ces  deux  di- 
gnitaires arrivèrent  le  2  juin,  et  suivant  l'usage  ils  envoyèrent  aux 
ambassadeurs  leurs  cartes  de  visite,  qui  indiquaient  tous  leurs  titres, 
et  entre  autres  ceux  de  «  plénipotentiaires  investis  de  toute  l'auto- 
rité nécessaire  pour  agir  suivant  les  circonstances.  »  Une  première 
entrevue  eut  lieu  le  4  pour  l'échange  des  pouvoirs  :  lord  Elgin  éleva 
encore  quelques  objections  sur  les  termes  du  décret  qui  accréditait 
les  mandarins;  il  trouva  la  rédaction  ambiguë,  dit  qu'il  avait  à  ré- 
fléchir avant  de  commencer  la  négociation ,  et  rompit  brusquement 
la  conférence,  au  grand  désespoir  des  Chinois,  qui  firent  tout  au 
monde  pour  le  retenir.  Une  discussion  par  écrit  s'engagea  bientôt 
après  sur  un  autre  détail  :  les  mandarins  n'étaient  point  munis  du 
sceau  impérial,  et  lord  Elgiji  exigeait  que,  suivant  les  usages  diplo- 
matiques, ils  fussent  munis  de  cet  instrument.  Ces  escarmouches 
durèrent  plusieurs  jours,  le  ministre  anglais  prenant,  dès  le  début, 
un  ton  d'autorité  contre  lequel  ses  adversaires  épuisaient  vainement 
leurs  bonnes  et  mauvaises  raisons.  Lord  Elgin  se  défiait -il  réelle- 
ment de  la  sincérité  des  Chinois,  et  jugeait-il  indispensable  d'assu- 
rer dans  les  moindres  détails  la  régularité  des  opérations?  Ou  bien 
était-ce  par  tactique  qu'il  montrait  tout  d'abord  une  extrême  rai- 
deur, afin  de  convaincre  les  mandarins  qu'il  ne  se  contenterait  pas 
de  vaines  paroles,  à  l'exemple  de  ses  trop  faciles  devanciers?  Cha- 
.cun  de  ces  deux  motifs  eut  probablement  sa  part  d'influence  sur 
l'attitude  de  l'ambassadeur.  Kouei-liang  et  Houa-shana  protestè- 
rent de  nouveau  de  l'étendue  suffisante  de  leurs  pouvoirs;  ils  répé- 


606  .       REVUE  DES  DEUX  MOîy)ES. 

tèrent  que,  d'après  la  coutume  de  leur  pays,  la  mission  temporaire 
dont  ils  étaient  chargés  ne  comportait  point  la  possession  du  sceau 
impérial.  Lord  Elgin  admit  enfin  les  pouvoirs  ainsi  expliqués;  mais 
il  insista  pour  le  sceau,  et  le  sceau  fut  envoyé  de  Pékin.  Il  faut  dire, 
pour  la  justification  des  mandarins,  qu'ils  ne  possèdent  dans  leur 
langue  aucun  terme  qui  rende  exactement  le  sens  attaché  à  la  qua- 
lité de  plénipotentiaire,  et  les  interprètes  reconnaissent  que  l'on  dut 
imaginer  une  combinaison  de  mots,  c'est-à-dire  forger  une  expres- 
sion, pour  donner  satisfaction  aux  exigences  de  la  diplomatie  an- 
glaise. La  délégation  de  pleins  pouvoirs  entre  les  mains  d'un  sujet 
ne  s'accorde  pas  avec  le  caractère  divin  de  la  souveraineté  dans  le 
Céleste-Empire.  —  En  outre,  disaient  les  mandarins,  à  quoi  bon 
ces  pleins  pouvoirs,  alors  qu'il  nous  est  facile,  en  quelques  heures, 
de  solliciter  et  de  recevoir  les  instructions  précises  de  l'empereur? 
Pour  vous,  Européens,  la  situation  est  bien  différente  :  vous  êtes  ici 
à  dix  mille  lieues  de  vos  souverains.  —  Les  Chinois  avaient  donc 
besoin  de  faire  violence  à  leurs  principes  de  gouvernement,  à  leur 
langue,  et  presque  au  bon  sens,  pour  se  plier  aux  règles  de  notre 
diplomatie. 

Sur  ces  entrefaites  arriva  à  Tien-tsin  le  vieux  Ky-ing.  Il  demanda 
une  entrevue  à  lord  Elgin  par  une  lettre  dans  laquelle,  sans  autre 
titre  que  celui  de  vice-président  honoraire  d'un  tribunal,  il  se  disait 
chargé  par  l'empereur  de  s'occuper  des  affaires  concernant  les  étran- 
gers. Kouei-liang  et  son  collègue  avaient  paru  si  tristement  embour- 
bés dès  leurs  premiers  pas,  que  la  cour  de  Pékin  avait,  en  déses- 
poir de  cause,  songé  au  malheureux  Ky-ing,  qui  autrefois  s'en  était 
si  bien  tiré  avec  les  barbares,  et  elle  l'envoyait,  fraîchement  décoré 
d'un  titre  quelconque,  au  secours  des  commissaires  impériaux.  Lord 
Elgin  pria  ses  deux  interprètes,  MM.  Wade  et  Lay,  de  rendre  visite 
au  nouveau-venu,  et  de  lui  faire  entendre  poliment  qu'on  ne  pou- 
vait s'entretenir  de  négociations  qu'avec  les  fonctionnaires  expres- 
sément accrédités.  Cette  visite,  racontée  par  les  interprètes,  fut  co- 
mique et  touchante.  Ky-ing  était  logé  dans  une  pauvre  maison  du 
faubourg  de  Tien-tsin.  Il  se  précipita  au-devant  de  ses  visiteurs,  les 
accabla  de  politesses,  et  voulut  à  toute  force  reconnaître  M.  Lay, 
qu'il  voyait  pour  la  première  fois.  —  Nous  sommes  d'anciens  amis, 
s' écriait-il;  nous  nous  sommes  rencontrés  à  Nankin  en  J8A2.  — 
M.  Lay  lui  répondit  que  c'était  son  père,  et  non  pas  lui,  qui  se  trou- 
vait à  Nankin.  —  C'est  incroyable  comme  vous  lui  ressemblez!  — 
Et,  prenant  à  témoin  un  de  ses  domestiques  :  Voyez,  n'est-ce  pas 
tout  le  portrait  de  son  père?  Eh  bien  !  je  suis  l'ami  des  deux  généra- 
tions !  —  Et  après  cette  première  effusion  il  entraîna  les  intei-prètes 
dans  l'intérieur  de  l'appartement.  Quand  ils  furent  seuls,  il  se  mit 


AFFAIRES    DE    CHINE.  607 

à  fondre  en  larmes ,  puis  il  raconta  en  détail  ses  infortunes,  les  ac- 
cusations de  trahison  et  de  concussion  portées  contre  lui ,  sa  dis- 
grâce, son  emprisonnement,  tout  cela  à  cause  de  sa  bienveillance 
pour  les  étrangers.  —  Et  maintenant,  ajouta-t-il,  on  m'envoie  ici 
parce  qu'on  suppose  que  je  pourrai  arranger  les  affaires.  Si  je  ne 
réussis  pas,  il  y  va  de  ma  tête.  L'empereur  me  l'a  dit.  11  faut  abso- 
lument que  je  voie  lord  Elgin.  —  Il  rappela  ensuite  les  bons  rap- 
ports qu'il  avait  toujours  eus  avec  les  Anglais.  —  Vous  êtes  une 
grande  nation,  une  excellente  nation,  je  n'ai  pas  craint  de  le  décla- 
rer à  l'empereur.  On  vous  a  indignement  traités.  Le  bon  droit  est 
pour  vous.  Récemment,  pour  cette  affaire  du  sceau,  vous^vezeu 
raison  d'insister,  mille  fois  raison!  —  Enfin,  quand  on  en  vint  à  tou- 
chei:  quelques  mots  des  négociations  pendantes,  et  que  les  inter- 
prètes lui  demandèrent  son  avis,  il  ne  trouva  qu'une  solution  :  — 
Allez-vous-en  de  Tien-tsin,  vous  et  vos  navires.  Dès  que  vous  aurez 
franchi  la  barre  du  fleuve,  tout  s'arrangera  à  merveille,  je  vous  en 
réponds.  —  Quel  triste  rôle  jouait  là  ce  vieillard  de  soixante-douze 
ans,  faisant  la  cour  aux  deux  Anglais,  les  comblant  de  politesses  et 
de  flatteries,  les  suppliant  presque  à  genoux  de  l'écouter,  de  le 
croire,  de  lui  sauver  la  vie!  Pour  M.  Wade,  qui  avait  traduit  le  fa- 
meux rapport  sur  l'art  d'amadouer  les  barbares,  la  scène  était  pro- 
bablement plus  comique  qu'émouvante  :  c'était  la  morale  politique 
chinoise  en  action,  représentée  par  un  acteur  émérite;  mais  pour 
Ky-ing  (le  déno Ciment  l'a  prouvé)  il  s'agissait  bien  d'un  drame  qui 
devait,  à  quelques  jours  de  là,  se  terminer  par  une  condamnation  à 
mort  et  par  un  suicide.  11  en  était  au  quatrième  acte,  où  le  person- 
navge,  avant  de  tomber,  se  relève  pour  livrer  au  destin  un  dernier 
et  brillant  combat.  Le  11  juin,  Ky-ing,  que  son  titre  de  vice-prési- 
dent honoraire  n'aVait  pu  introduire  auprès  de  lord  Elgin,  reçut  les 
pouvoirs  de  commissaire  impérial,  et  se  trouva  dès  lors  régulière- 
ment accrédité.  Le  25  juin,  il  s'étranglait. 

Cependant,  même  avant  l'adjonction  de  Ky-ing,  qui  n'exerça 
qu'une  influence  très  secondaire  sur  les  négociations  et  dont  nous 
•  ne  parlerons  plus,  il  y  avait  eu  entre  les  commissaires  impériaux  et 
les  ministres  étrangers  un  commencement  de  discussion  sur  les  ar- 
ticles des  projets  de  traités.  Le  6  juin,  M.  Lay,  l'interprète  de  lord 
Elgin,  avait  eu  une  première  conférence,  d'abord  avec  Kouei-liang 
et  Houa-shana,  puis  avec  leurs  secrétaires,  pour  préciser  le  sens  des 
conditions  posées  dans  la  dépêche  du  11  février,  sur  laquelle  le  ca- 
binet de  Pékin  et  ses  plénipotentiaires  avaient  eu  tout  le  temps  de 
méditer.  Ces  conditions,  parfaitement  claires,  furent  successive- 
ment commentées  par  M.  Lay,  qui,  arrivé  à  la  clause  de  l'admission 
d'un  ministre  anglais  dans  la  capitale,  signala  ce  point  comme  étant 


608  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  plus  essentiel  et  le  plus  utile  pour  les  deux  nations.  Il  énuméra 
à  ce  sujet  les  griefs  de  l'Angleterre,  s'étendit  sur  les  événemens  de 
Canton  et  sur  l'insolence  du  vice-roi  Yeh,  raconta  la  prise  de  la  ville 
par  les  forces  alliées,  qui,  en  ce  moment  encore,  y  tenaient  gar- 
nison. Les  Chinois  parurent  tout  ébahis  d'entendre  ce  que  M.  Lay 
leur  disait  de  la  situation  de  Canton;  ils  déclarèrent  (et  certaine- 
ment ils  ne  mentaient  pas)  que  le  gouverneur  Pi-kwei  n'avait  pas 
ainsi  exposé  l'état  des  choses.  Ils  promirent  que  le  gouvernement 
enverrait  de  nouvelles  instructions  pour  régler  les  rapports  entre 
les  autorités  chinoises  et  les  consuls,  de  façon  à  empêcher  à  l'ave- 
nir toute  complication;  mais^  quant  à  la  résidence  d'un  ministre  à 
Pékin,  ils  se  prononcèrent  très  formellement  pour  la  négative.  Ja- 
mais l'empereur  n'y  consentirait;  il  aimerait  mieux  la  guerre.  ]\fcLay 
ne  se  montra  nullement  effrayé  de  cette  éventualité,  et  il  pour- 
suivit son  thème,  en  invoquant  les  nombreux  argumens  que  l'on 
connaît,  a  Si  la  Chine  était  bien  inspirée,  ajoula-t-il,  elle  se  ferait 
de  la  Grande-Bretagne  une  amie,  et  dans  ce  cas  elle  n'aurait  rien 
à  craindre  d'autres  puissances.  La  Grande-Bretagne  est  la  plus  in- 
fluente des  nations  intéressées  dans  les  affaires  du  Céleste-Empire.  » 
\oilà  de  l'anglais  tout  pur.  M.  Lay  était  certes  fort  mal  inspiré  en 
parlant  au  nom  de  l'Angleterre  un  pareil  langage,  alors  que  la 
France  était  là  :  c'était  pour  le  moins  une  inconvenance;  mais  il  ne 
s'attendait  sans  doute  pas  à  l'indiscrétion  maladroite  d'un  futur 
blue-book.  Les  Chinois  semblèrent  assez  touchés  de  ce  raisonne- 
ment, dont  ils  n'avaient  point  à  apprécier  la  délicatesse,  et  l'un 
d'eux,  nommé  Pieou,  qui  prenait  le  plus  souvent  la  parole,  s'absenta 
un  moment  pour  aller  en  conférer  avec  Kouei-liang.  A  son  retour, 
il  insista  sur  l'excellente  idée  de  M.  Lay,  et  demanda  si  dans  le  cas 
où  l'on  admettrait  à  Pékin  un  ministre  anglais,  il  faudrait  aussi  rece- 
voir des  ministres  de  France,  de  Russie  et  des  États-Unis.  L'inter- 
prète ne  put  s'empêcher  de  lui  répondre  que  les  ministres  des  autres 
nations  devraient  être  également  admis  à  la  cour,  et  il  voulut  bien 
démontrer  que  cette  combinaison  serait  la  meilleure.  «  Cependant, 
reprit  le  diplomate  Pieou,  pensez-y,  la  chose  en  vaut  la  peine;  nous 
tiendrons  ainsi  les  autres  puissances  en  échec.  Encore  une  idée!  Il 
serait  bien  que,  sauf  dans  les  grandes  cérémonies,  le  ministre  an- 
glais et  sa  suite  qui  habiteraient  Pékin  s'habillassent  en  chinois.  De 
cette  façon,  le  peuple  n'y  verrait  plus  rien  d'alarmant.  »  M.  Lay 
avoue,  dans  son  rapport  à  lord  El  gin,  qu'il  eut  toutes  les  peines  du 
monde  à  ne  pas  éclater  de  rire  en  écoutant  Pieou  développer  sa 
mer\^eilleuse  invention;  mais  la  séance  durait  depuis  près  de  cinq 
heures,  et  il  put  ajourner  la  discussion  de  ce  moyen. 

Le  lendemain  7  juin,  M.  Lay  eut  une  entrevue  avec  Kouei-liang. 


-^ 


AFFAIRES    DE    CHINE.  609 

C'était  toujours  cette  maudite  question  de  Pékin  qui  revenait  sur  le 
tapis.  Le  commissaire  impérial  la  traita  plus  sérieusement  que  ne 
l'avait  fait  son  secrétaire.  Il  pria,  supplia  l'interprète  d'employer 
son  influence  pour  le  retrait  d'une  clause  fatale  pour  la  Chine. 
uYous-même,  lui  dit-il,  vous  qui  connaissez  notre  pays,  je  vous 
prends  pour  juge  :  n'est-ce  point  là  une  condition  énorme,  qui 
nous  causerait  d'immenses  embarras?  »  Et  M.  Lay  ne  put  s'empê- 
cher d'en  convenir  jusqu'à  un  certain  point.  Kouei-liang,  croyant 
voir  faiblir  son  adversaire,  invoqua  ses  soixante-quatorze  ans,  se 
déclara  perdu,  dégradé,  s'il  consentait  à  une  pareille  proposition, 
sollicita  instamment  une  transaction  quelconque,  ou  tout  au  moins 
un  ajournement.  Quant  aux  autres  articles,  il  dit  les  avoir  examinés, 
et  s'engagea  à  remettre  le  lendemain  un  mémorandum  contenant 
ses  observations. 

Le  mémorandum  fut  exactement  communiqué  le  9  à  M.  Lay,  qui 
fut  assez  surpris  d'y  voir  des  solutions  plus  ou  moins  négatives  en 
regard  de  presque  toutes  les  clauses  indiquées  dans  la  dépêche  du 
11  février.  Il  semblait  pourtant  que,  sauf  l'admission  à  Pékin,  l'ou- 
verture du  Yang-tse-kiang  et  l'indemnité  de  guerre,  ces  clauses 
avaient  été  presque  acceptées  dans  les  précédentes  entrevues.  Tout 
était  donc  à  recommencer.  Sous  la  pression  des  argumens  anglais, 
Kouei-liang  admit  les  cinq  points  suivans  :  l'emploi  de  la  langue  an- 
glaise dans  la  correspondance  officielle,  la  tolérance  à  accorder  au 
christianisme ,  le  concours  des  Anglais  pour  la  répression  de  la  pi- 
raterie, la  révision  des  tarifs  et  règlemens  de  douane,  l'ouverture  du 
Yang-tse-kiang  et  la  faculté  de  circulation  dans  les  provinces  avec 
passeport,  et  il  s'engagea  à  écrire  à  lord  Elgin  une  dépêche  dans 
laquelle  ces  points  seraient  formellement  concédés.  Cette  dépêche, 
qui  devait  être  transmise  le  jour  même ,  n'était  pas  encore  prête  le 
10  au  soir.  M.  Lay,  qui  avait  passé  plus  de  sept  heures  à  l'attendre, 
finit  par  s'impatienter;  il  déclara  aux  commissaires  impériaux  qu'il 
ne  se  laisserait  pas  plus  longtemps  berner  par  eux,  qu'il  prenait  ces 
retards  pour  un  refus,  qu'il  allait  sur  l'heure  en  rendre  compte  à 
son  ambassadeur,  que  les  Anglais  marcheraient  sur  Pékin,  etc.,  et 
il  partit  furieux.  Il  n'en  fallut  pas  davantage  pour  que,  dès  le  11, 
lord  Elgin  reçût  la  dépêche  des  commissaires,  qui  accordaient  et 
les  cinq  points  et  le  reste,  même  la  présence  d'un  ministre  dans  la 
capitale,  même  l'envoi  d'un  ambassadeur  chinois  en  Angleterre,  le 
tout  suivi  d'un  ])etït  post-scriptum  annonçant  une  grande  hâte  d'en 
finir  et  exprimant  l'espérance  que,  sitôt  le  traité  conclu,  les  navires 
de  guerre  s'éloigneraient  de  Tien-tsin.  Lord  Elgin  répondit  qu'il 
était  tout  prêt  à  signer,  et  l'on  fixa  un  jour,  le  14  juin,  pour  la  ré- 
daction définitive  des  articles  du  traité. 

TOME  XXIV.  39 


610  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Pendant  que  se  passai^t  ces  divers  incidens  entre  l'ambassade 
anglaise  et  les  commissaires  impériaux,  ceux-ci  avaient  à  suivre  les 
mêmes  négociations  avec  l'ambassade  française  et  à  négocier  égale- 
ment avec  les  ministres  de  Russie  et  des  États-Unis.  La  Chine  était 
donc  seule  contre  quatre  !  Se  figure-t-on  ces  malheureux  Chinois 
faisant  tête  à  la  fois  à  un  Anglais,  à  un  Français,  à  un  Russe,  à  un 
Américain,  tout  meurtris  des  assauts  que  leur  livraient  les  uns  et 
les  autres,  étouffés  dans  les  étreintes  de  ces  prétendus  amis,  dont 
les  mains  étaient  encore  noires  de  poudre ,  et  s' épuisant  en'  luttes 
impuissantes  pour  couvrir  la  route  de  Pékin  !  Ce  n'est  pas  tout.  Der- 
rière eux  était  un  empereur  qu'il  fallait,  sous  peine  de  disgrâce, 
rassurer  par  de  faux  rapports,  et  un  tribunal  prêt  à  les  condamner 
comme  traîtres  ou  malhabiles,  s'ils  succombaient.  Les  ministres  de 
Russie  et  des  États-Unis  furent  les  premiers  à  dégager  la  situation. 
Ils  obtinrent  leurs  traités,  pendant  que  lord  Elgin  et  le  baron  Gros 
discutaient  encore;  mais  leur  rôle  pacifique  et  leurs  instructions 
leur  avaient  permis  d'être  moins  raides,  et  ils  n'insistaient  pas  sur 
la  clause  de  l'admission  des  ministres  à  Pékin.  Le  15,  le  comte  Pou- 
tiatine  annonçait  à  lord  Elgin  la  signature  de  son  traité  par  une  dé- 
pêche très  courtoise,  où  l'on  remarque  le  passage  suivant  : 

«  C'est  à  votre  excellence  de  décider  maintenant  du  sort  futur  du  gou- 
vernement actuel,  et  il  dépendra  d'elle  de  mettre  le  frein  indispensable  au 
flot  qui  pourrait  autrement  inonder  la  Chine  nouvellement  ouverte  et  causer 
bien  des  désordres.  Des  concessions  trop  grandes  qu'on  exigerait  d'un  gou- 
vernement si  fortement  ébranlé  ne  feraient  que  précipiter  sa  chute,  laquelle 
n'amènerait  que  de  nouvelles  et  bien  plus  graves  difficultés.  C'est  le  repos 
qui  est  nécessaire  à  la  Chine  et  qui  sera  également  profitable  pour  le  com- 
merce comme  pour  les  intérêts  généraux  des  autres  états,  qui  certes  ne 
désirent  rien  tant  que  de  voir  le  gouvernement  chinois  arriver  à  la  convic- 
tion que  les  conceseions  qu'il  fait  maintenant  sont  avant  tout  utiles  pour 
lui-même.  » 

Le  comte  Poutiatine  avait  été  informé  par  les  Chinois  des  rudes 
épreuves  que  leur  imposait  le  négociateur  de  l'Angleterre,  et  quand 
il  parlait  vaguement  des  concessions  trop  grandes  qu'il  serait  im- 
prudent et  peu  généreux  d'exiger  d'un  gouvernement  faible,  il  avait 
en  vue  cette  clause  de  Pékin,  dont  lord  Elgin  persistait  à  faire  la 
condition  sine  quâ  non  du  futur  traité.  Sans  doute  il  avait  été  prié 
par  les  commissaires  impériaux,  qui  se  raccrochaient  à  toutes  les 
branches,  d'intervenir  officieusement  dans  ce  périlleux  débat;  peut- 
être  aussi,  jugeant  de  près  l'état  des  choses,  pensait-il  réellement 
qu'en  effet  l'ambassadeur  anglais  allait  trop  loin,  et  que  les  rela- 
tions européennes  avec  le  Céleste-Empire  seraient  compromises  plu-- 
tôt  que  servies  par  des  stipulations  trop  dures.  A  ce  point  de  vue, 


AFFAIRES   DE   CHINE.  611 

ce' n'était  pas  seulement  dans  l'intérêt  de  la  Chine,  c'était  encore 
au  profit  de  la  Russie  qu'il  faisait  appel  à  l'esprit  de  modération  du 
plénipotentiaire  britannique.  Lord  Elgin  déclara,  dans  sa  réponse, 
qu'il  partageait  complètement  les  opinions  du  comte  Poutiatine, 
qu'il  ne  voulait  que  le  bien  des  Chinois,  et  qu'en  réclamant  la  fa- 
culté d'établir  dans  la  capitale  une  représentation  diplomatique,  la 
France  et  l'Angleterre  comptaient  épargner  à  la  Chine  de  nouveaux 
malheurs.  Il  était  donc  résolu  à  aller  jusqu'au  bout. 

Quelques  jours  s'écoulèrent  sans  incident.  Les  commissaires  im- 
périaux attendaient  de  Pékin  des  instructions.  Le  21  juin,  ils  écri- 
virent à  lord  Elgin  qu'ils  venaient  de  recevoir  un  décret  impérial  à 
l'effet  de  remettre  en  délibération  plusieurs  points  qui  soulevaient 
de  graves  objections.  Après  de  gi:andes  protestations  d'amitié  et  de 
sincérité,  ils  insistaient  particulièrement  pour  la  révision  de  deux 
articles  :  l'admission  des  ministres  dans  la  capitale  et  l'ouverture 
du  Yang-tse-kiang  aux  navires  étrangers.  Le  rédacteur  des  instruc- 
tions avait  probablement  retrouvé  dans  son  dossier  le  rapport  où  les 
mandarins  avaient  fait  connaître  que  les  barbares  ont  horreur  du 
froid,  et  il  s'empara  avec  empressement  de  cet  argument  nouveau 
pour  le  communiquer  à  Kouei-liang.  On  disait  donc  à  lord  Elgin 
que  le  nord  de  la  Chine  est  un  pays  glacial,  très  humide,  fort  mal- 
sain, et  que  les  étrangers  ne  pourraient  jamais  s'y  acclimater.  Il  va- 
lait donc  mieux  que  le  gouvernement  anglais  ajournât  à  une  autre 
occasion,  si  cela  devenait  nécessaire,  l'envoi  d'un  ambassadeur  à 
Pékin,  et  que  lord  Elgin  ne  s'exposât  point  aux  fatigues  de  ce  voyage. 
Quant  à  l'entrée  des  navires  anglais  dans  le  Yang-tse-kiang,  ce  se- 
rait une  clause  très  préjudiciable  pour  le  commerce  chinois.  Les 
Anglais  faisant  eux-mêmes  leurs  achats  et  leurs  ventes,  le  trafic 
intermédiaire  se  trouverait  anéanti,  et  le  peuple  ne  pourrait  plus 
vivre;  de  là  un  mécontentement  universel  dont  les  conséquences 
seraient  funestes.  «  Croyez-nous,  écrivaient  les  commissaires,  nous 
ne  cherchons  pas  à  plaisir  les  délais  ni  les  réponses  évasives.  Nous 
voulons  nous  entendre  avec  vous,  et  nous  craignons  que  dans  l'ave- 
nir les  conditions  auxquelles  vous  attachez  tant  d'importance  ne 
vous  soient  plus  nuisibles  qu'avantageuses.  Et  puis  ne  devons-nous 
pas  prendre  en  considération  le  sentiment  populaire  ?  » 

Ce  n'était  pas  là  ce  qu'attendait  lord  Elgin.  Il  croyait  que,  dès  le 
11  juin,  tout  était  convenu,  et  qu'il  ne  restait  plus  qu'à  rédiger  en 
forme  les  articles  du  traité.  Pour  la  seconde  fois,  il  voyait  se  rompre 
entre  les  mains  des  Chinois  le  fil  des  négociations;  il  recevait  des 
dépêches  contraires  aux  promesses  verbales,  il  apercevait  des  symp- 
tômes plus  ou  moins  marqués  de  rétractations  et  de  faux-fuyans. 
Impatient  et  mécontent,  il  voulut  mettre  un  terme  à  ce  perpétuel 


612  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

va-et-vient  de  concessions  et  d'objections,  et  il  riposta  aux  commis- 
saires par  une  note  très  sèche,  où  il  fixait  d'autorité  au  24  juin  la 
signature  du  traité. 

Le  traité  ne  fut  signé  que  le  26,  après  deux  longues  conférences 
dans  lesquelles  Kouei-liang  et  Houa-shana  essayèrent  encore  de 
disputer  le  terrain  pied  à  pied  à  M.  Bruce,  secrétaire  de  fambas- 
sade.  Ils  obtinrent  par  grâce  quelques  légers  changemens  de  rédac- 
tion, et  signèrent  enfin  de  leurs  mains  tremblantes  l'acte  fatal.  Le 
30,  ils  annonçaient  que  l'empereur  avait  pris  connaissance  du  traité; 
mais  lord  Elgin  déclara  ne  vouloir  partir  qu'avec  l'assurance  for- 
melle de  l'acceptation  impériale.  Il  lui  fut  donné  satisfaction  le 
h  juillet  par  l'envoi  du  décret  qui  approuvait  les  traités  conclus 
avec  les  quatre  puissances ,  et  le  6,  après  avoir  fait  aux  commis- 
saires sa  visite  d'adieu  dans  le  temple  de  l'Esprit-des-Yents,  l'am- 
bassadeur anglais  s'éloignait  de  Tien-tsin. 

On  se  souvient  que  la  première  conférence  de  M.  Lay  avec  Kouei- 
liang  avait  eu  lieu  le  6  juin.  Cinq  jours  après,  la  besogne  était  ter- 
minée, car  le  traité,  signé  le  26,  contenait  toutes  les  clauses  quf 
avaient  été  imposées  et  subies  dès  le  11.  On  peut  donc  dire  que  lord 
Elgin  avait. mené  les  commissaires  tambour  battant,  leur  laissant  à 
peine  le  temps  de  réfléchir  et  de  respirer,  repoussant  durement  et  sè- 
chement leurs  observations,  présentées  toujours  de  la  manière  la  plus 
convenable  et  la  plus  respectueuse,  traitant  ces  mandarins  de  haut  en 
bas,  et  manifestant  presque  à  chaque  minute  une  défiance  qui,  entre 
plénipotentiaires  de  pays  européens,  eût  à  bon  droit  été  considérée 
comme  injurieuse.  Et  l'on  s'étonne  que  les  Chinois,  formalistes  à 
l'excès,  ne  voient  en  nous  que  des  gens  déraisonnables,  violens, 
impolis,  des  barbares!  S'il  s'était  agi  simplement  d'une  réparation 
pécuniaire  ou  morale,  d'une  indemnité  ou  d'une  excuse  à  exiger 
pour  l'un  de  ces  griefs  qui,  selon  notre  droit  des  gens,  donnent  à  la 
partie  lésée  le  droit  de  réclamer  une  satisfaction  immédiate,  l'atti- 
tude hautaine  de  l'ambassadeur  anglais,  les  sommations  à  bref  dé- 
lai, la  menace,  l'action,  tout  eût  été  légitime;  mais  là  il  s'agissait 
de  bien  autre  chose,  et  lord  Elgin  en  fait  l'aveu.  En  transmettant  à 
Londres  le  texte  du  traité  de  Tien-tsin ,  il  écrit  que  les  concessions 
obtenues  ou  plutôt  imposées  par  la  force  et  arrachées  à  la  crainte 
«  ne  sont  rien  moins,  aux  yeux  du  gouvernement  chinois,  qu'une 
véritable  révolution,  et  qu'elles  impliquent  l'abandon  partiel  des 
principes  les  plus  sacrés  sur  lesquels  repose  la  politique  tradition- 
nelle de  l'empire.  »  Était-ce  donc  trop  de  cinq  jours,  de  vingt  jours 
même,  pour  accomplir  une  telle  révolution? 

Aussi  tout  n'est  pas  encore  fini.  Après  les  négociations  de  Tien- 
tsin,  nous  avons  celles  de  Shang-haï,  et  ce  ne  sont  pas  les  moins 


AFFAIRES    DE    CHINE.  613 

importantes.  Il  avait  été  convenu  que  les  plénipotentiaires  anglais  et 
chinois  se  rencontreraient  de  nouveau  à  Shang-haï  pour  y  régler  les 
questions  de  douane.  Lord  Elgin,  revenant  du  Japon,  où  il  était  allé 
conclure  un  traité,  se  trouvait  à  Shang-haï  le  2  septembre  1858.  Les 
commissaires  chinois  n'étaient  point  encore  arrivés;  en  outre,  les 
affaires  allaient  assez  mal  à  Canton,  où  les  alliés  se  plaignaient  des 
mesures  prises  par  le  nouveau  gouverneur  -  général  Houang.  On 
avait  appris  que  les  Chinois  s'occupaient  activement  de  relever  les 
forts  de  Takou.  Il  circulait  déjà  quelques  bruits  vagues  sur  les  mau- 
vaises dispositions  du  cabinet  de  Pékin  pour  l'exécution  du  traité. 
Ce  concours  d'incidens  et  de  rumeurs  était,  il  faut  le  reconnaître, 
assez  inquiétant.  Lord  Elgin  écrivit  aux  commissaires  impériaux  et 
au  gouverneur  de  la  province  plusieurs  dépêches  où  son  impatience 
et  son  mécontentement  s'exprimaient  en  termes  durs  et  menaçans. 
Il  exigea  et  obtint  la  destitution  de  Houang  ainsi  que  la  publication 
d'une  proclamation  générale  annonçant  la  signature  du  traité  de 
paix;  il  écrivit  une  note  pour  protester  contre  l'emploi  du  mot  har- 
hares  appliqué  aux  étrangers  dans  un  décret  récemment  rendu  à 
Pékin  (et  en  même  temps,  *dans  une  dépêche  à  lord  Malmesbury, 
alors  ministre  des  affaires  étrangères,  il  doutait  beaucoup  que  la 
langue  chinoise  eût  un  autre  mot  pour  désigner  au  peuple  les  étran- 
gers). Bref,  il  ne  négligeait  aucune  occasion  de  morigéner  les  com- 
missaires; il  s'acharnait  après  eux;  il  s'emparait  du  moindre  fait 
pour  leur  écrire  une  leçon  sur  le  respect  dû  aux  traités.  S'il  se  fût 
permis  un  pareil  langage  envers  le  ministre  du  plus  petit  prince 
d'Allemagne,  on  lui  eût  renvoyé  ses  dépêches.  Les  représentans  de 
l'empereur  de  Chine,  arrivés  le  h  octobre  à  Shang-haï,  burent  le 
calice  jusqu'à  la  lie.  Ils  se  rendirent  à  tout  ce  qui  leur  était  de- 
mandé, s'excusèrent  du  mieux  qu'ils  purent,  et  se  montrèrent  très 
concilians  pour  le  règlement  des  affaires  commerciales.  Puis,  le 
22  octobre ,  ils  adressèrent  à  lord  Elgin  la  dépêche  suivante  : 

«  L'objet  d'un  traité  est  de  maintenir  la  paix  entre  deux  nations  par  un 
mutuel  échange  de  bons  procédés,  de  telle  sorte  que  l'une  des  parties  ne 
soit  pas  avantagée  au  détriment  de  l'autre  :  à  cette  condition,  la  bonne  har- 
monie est  durable. 

«  Lorsque  nous  avons  conclu  à  Tien-tsin  un  traité  avec  votre  excellence, 
des  navires  de  guerre  anglais  étaient  mouillés  dans  le  port;  nous  étions  sous 
la  pression  de  la  force  et  en  proie  aux  plus  vives  alarmes.  Il  fallait  signer 
le  traité  sur  l'heure,  sans  le  moindre  délai.  Il  n'y  avait  pas  à  délibérer;  nous 
n'avions  qu'à  accepter  les  conditions  qui  nous  étaient  imposées.  Dans  le 
nombre,  il  s'en  trouvait  quelques-unes  qui  causaient  à  la  Chine  un  tort  réel, 
et  que  le  gouvernement  de  votre  excellence  aurait  pu  abandonner  sans  in- 
convénient; mais,  pressés  comme  nous  l'étions  alors,  nous  n'avons  point  eu 
l'occasion  favorable  pour  nous  en  expliquer  franchement. 


614  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

«  A  notre  retour  dans  la  capitale,  l'empereur  nous  a  ordonné  de  venir  à 
Shang-liaï  pour  nous  entendre  avec  vous  et  discuter  mûrement  une  question 
qui  intéresse  les  deux  pays. 

«  Votre  excellence  est  convaincue  de  notre  désir  sincère  d'assurer  le  main- 
tien des  relations  amicales.  Nos  sentimens  de  droiture  nous  commandent  de 
vous  exposer  en  toute  vérité  ce  qui  nous  froisse  le  plus.  —  L'article  3  du 
traité  porte  que  «  l'ambassadeur  ou  autre  dignitaire  représentant  sa  majesté 
la  reine  d'Angleterre  peut  résider  d'une  manière  permanente  dans  la  capitale 
ou  s'y  rendre  pour  une  visite  temporaire,  au  choix  du  gouvernement  anglais.» 
L'emploi  de  l'expression  ou,  qui  implique  évidemment  l'absence  de  décision, 
atteste  la  prudence  et  la  haute  sagesse  de  votre  excellence,  qui  n'aurait 
jamais  songé  à  prendre  à  l'égard  de  qui  que  ce  fût  une  décision  arbitraire 
et  précipitée.  —  Ce  point  établi,  nous  devons  vous  dire  que  la  population  de 
la  capitale  se  compose  surtout  d'hommes  de  la  bannière,  qui,  n'étant  jamais 
sortis  des  murs,  n'ont  aucune  idée  des  sentimens  ni  des  habitudes  des  autres 
régions.  De  même,  les  affaires  que  les  fonctionnaires  de  tous  grades  ont  à 
traiter  dans  la  capitale  sont  exclusivement  métropolitaines.  Ces  fonction- 
naires ne  savent  rien  des  questions  provinciales.  Or  les  mœurs  et  les  dis- 
positions du  peuple  de  Pékin  diffèrent  essentiellement  de  celles  du  sud  et 
de  l'est.  Si  donc  des  étrangers  y  résident,  il  arrivera  certainement  que  leur 
présence  et  leurs  mouvemens  exciteront  une  vive  surprise  et  créeront  des 
malentendus;  le  moindre  incident  donnera  lieu  à  des  querelles,  et  ce  serait 
pour  nous  un  grand  dommage  de  voir,  pour  des  motifs  très  futiles,  s'élever 
entre  nous  de  sérieuses  discussions.  Il  faut  songer  que  la  Chine  est  en  ce 
moment  dans  un  grave  état  de  crise,  et  si,  comme  il  y  aurait  tout  lieu  de  le 
craindre,  la  population  était  excitée  et  trompée  au  sujet  de  cette  clause, 
nous  nous  trouverions  en  face  de  nouveaux  élémens  de  troubles.  L'on  ne 
saurait  évidemment  réduire  la  Chine  à  de  telles  extrémités!  —  Puisque  dé- 
sormais une  paix  perpétuelle  a  été  convenue  entre  la  Chine  et  la  nation  que 
représente  votre  excellence,  nous  devons  nous  efforcer  en  commun  de  mé- 
nager les  intérêts  de  l'un  et  de  l'autre  pays... 

«  Chacun  des  articles  du  traité  vous  confère  des  avantages  considérables, 
et  l'empressement  avec  lequel  sa  majesté  l'empereur  a  donné  son  assenti- 
ment atteste  un  extrême  désir  de  bienveillance.  Parmi  ces  articles,  il  en  est 
un,  concernant  la  résidence  à  Pékin ,  qui  est  très  pénible  pour  la  Chine ,  et 
comme  il  s'agit  d'un  privilège  qui  n'a  été  accordé  ni  aux  Français,  ni  aux 
Américains,  et  qui  n'est  concédé  qu'à  votre  pays,  nous  venons  prier  votre 
excellence  d'examiner  avec  nous  un  mode  de  transaction  qui  permette  de 
ne  point  exécuter  cette  clause.  Si  vous  accueillez  notre  ouverture,  l'empe- 
reur déléguera  l'un  des  principaux  secrétaires  d'état  ou  un  ministre  pour 
résider  dans  les  provinces,  au  lieu  qu'il  plaira  au  représentant  de  votre  gou- 
vernement de  choisir  pour  résidence  habituelle..  Lorsque  Nankin  sera  repris 
sur  les  rebelles,  votre  ambassadeur  pourra,  s'il  le  désire,  faire  choix  de  cette 
ville.  Les  différentes  dispositions  du  traité  doivent  être  fidèlement  et  à 
toujours  observées;  en  cas  de  violation  de  l'une  d'elles,  votre  ambassadeur 
irait  s'établir  à  titre  permanent  dans  la  capitale...  » 

Ainsi,  comme  on  l'avait  prévu,  les  commissaires  impériaux  ve- 


AFFAIRES    DE    CHINE.  615 

naient  tenter  à  la  dernière  heure  un  suprême  effort.  Pour  avoir  un 
prétexte,  ils  avaient  découvert  dans  le  traité  un  mot,  une  pauvre 
conjonction  dont  le  sens  leur  paraissait  douteux,  et  sur  cette  base 
fragile,  ils  cherchaient  à  relever  le  débat.  Lord  Elgin  leur  répondit 
le  25  octobre  en  déclarant  de  la  manière  la  plus  absolue  qu'il  ne 
lui  était  plus  permis  de  modifier  les  conditions  du  traité  signé  à 
Tien-tsin  ;  il  répéta  que  le  gouvernement  anglais  demeurait  maître 
d'avoir  ou  de  n'avoir  pas  une  ambassade  permanente  dans  la  capi- 
tale; il  s'attacha  à  démontrer  que  cette  clause  était  fort  avantageuse 
pour  la  Chine,  et  il  ne  trouva,  pour  repousser  l'offre  de  transaction, 
que  cette  phrase  peu  courtoise,  par  laquelle  se  terminait  sa  note  di- 
plomatique :  «  Le  soussigné  estime  qu'il  ne  serait  pas  au  pouvoir  de 
leurs  excellences  de  lui  proposer,  pour  garantie  de  la  bonne  foi  du 
gouvernement  impérial  et  du  maintien  de  la  paix,  aucune  condition 
qiii  fût  équivalente  à  la  résidence  permanente  d'un  ministre  anglais 
à  Pékin.  » 

Les  commissaires  chinois  revinrent  encore  à  la  charge  par  une  se- 
conde dépêche  le  28  octobre.  Acceptant  comme  définitive  l'interpré- 
tation anglaise,  ils  s'appuyèrent,  non  plus  sur  une  chicane  de  texte, 
mais  sur  les  sentimens  d'intérêt  et  de  bienveillance  que  lord  Elgin 
manifestait  envers  la  Chine,  pour  le  supplier  d'obtenir  de  sa  souve- 
raine que  l'exercice  du  droit  de  résidence  permanente  fût  au  moins 
suspendu.  Écoutons-les  plaider  pour  la  dernière  fois  la  cause  de  leur 
gouvernement  et  de  leur  pays  : 

«  La  justice  et  la  droiture  de  votre  excellence,  ses  intentions  bienveil- 
lantes et  amicales  nous  inspirent  l'entière  conviction  qu'en  exigeant  la  ré- 
sidence de  l'ambassadeur  anglais  à  Pékin,  vous  n'avez  nullement  songé  à 
porter  préjudice  à  la  Chine.  Cependant  nous  répétons  que  la  résidence  per- 
manente de  ministres  étrangers  dans  la  capitale  aurait  pour  la  Chine  des 
conséquences  tellement  désastreuses  que  lès  expressions  nous  manquent  pour 
les  qualifier.  En  résumé,  dans  l'état  de  trouble  et  de  crise  où  se  trouve  au- 
jourd'hui plongé  notre  paj'S,  l'exécution  de  cette  clause  aurait  pour  résultat, 
nous  le  craignons,  de  faire  perdre  au  gouvernement  le  respect  du  peuple, 
résultat  dont  nous  ne  pensons  pas  qu'il  soit  nécessaire  de  signaler  avec  plus 
de  détails  l'extrême  gravité.  Nous  insistons  donc  de  nouveau,  et  par  note 
spéciale,  sur  ce  sujet...  Votre  souveraine  ne  voudrait  pas,  en  se  montrant 
trop  exigeante  sur  un  point  qui  nous  lèse  si  durement,  augmenter  nos  em- 
barras, et  la  Chine  lui  serait  très  reconnaissante  de  sa  modération. 

«Nous  sommes  animés  de  la  plus  entière  bonne. foi,  et,  s'il  existe  un 
moyen  quelconque  par  lequel  nous  puissions,  selon  vous,  marquer  particu- 
lièrement notre  sincérité,  nous  prions  votre  excellence  de  vouloir  bien  nous 
l'indiquer  franchement  :  il  n'est  point  de  transaction  équitable  à  laquelle 
nous  ne  soyons  prêts  à  souscrire.  Nous  avons  le  ferme  espoir  que  nous  de- 
meurerons toujours  de  part  et  d'autre  animés  des  mêmes  sentimens,  et  que 


616  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nos  deux  pays  verront  se  resserrer  de  plus  en  plus,  à  leur  profit  mutuel,  les 
liens  d'amitié  qui  les  unissent.  » 

On  s'étonnera  peut-être  du  contraste  que  présentent  ces  dé- 
pêches avec  les  rapports  dont  les  archives  de  Canton  nous  ont  livré 
les  copies.  Ces  mandarins,  qui  savent  au  besoin  raisonner  si  juste 
et  s'exprimer  si  dignement,  sont- ils  donc  de  la  même  race  que 
ces  misérables  fonctionnaires  qui,  dans  leur  correspondance  avec 
la  cour  de  Pékin,  nous  paraissent  si  grotesques  et  si  plats?  Il  est 
permis  de  poser  cette  question.  Ce  sont  pourtant  bien  les  mêmes 
personnages,  qui,  selon  les  circonstances,  selon  les  interlocuteurs, 
varient  et  leurs  pensées  et  leur  style.  Lorsqu'ils  s'adressent  à  l'em- 
pereur, la  crainte  de  déplaire,  la  perspective  de  la  disgrâce  et  l'exr 
trême  peine  qu'ils  se  donnent  pour  inventer  des  explications,  des 
excuses  et  des  mensonges,  les  rendent  parfois  complètement  stu- 
pides.  Quand  ils  parlent  à  lord  Elgin ,  et  surtout  quand  la  conver- 
sation s'engage  à  quelque  distance  de  Pékin  et  hors  de  la  portée 
d'une  escadre  anglaise,  il  semble  qu'ils  se  retrouvent;  ce  sont  des 
lettrés,  ce  sont  des  hommes.  Déjà,  lors  des  négociations  de  18/i/i, 
les  ambassadeurs  de  France  et  des  États-Unis  avaient  lu,  non  sans 
étonnement,  de  remarquables  dépêches  de  Ky-ing,  et  ils  s'étaient 
convaincus  qu'il  ne  faut  pas  juger  les  Chinois  sur  quelques  pièces 
ridicules  qui  sont  d'ordinaire  livrées  à  la  risée  des  Européens  avec 
une  forte  addition  de  couleur  locale.  Lord  Elgin  ne  fut  pas  moins 
surpris  lorsqu'il  reçut  les  deux  notes  des  commissaires  impériaux. 
Il  y  avait  dans  ces  notes  un  tel  accent  de  sincérité  et,  à  travers 
cette  résignation  au  fait  accompli,  le  désespoir  d'une  conviction  si 
profonde,  il  y  avait  dans  l'appel  adressé  à  sa  générosité  un  élan  si 
irrésistible,  qu'à  la  fm  il  se  sentit  émtf.  En  présence  de  ces  prières, 
de  ces  supplications  persistantes  pour  la  révision  d'une  clause, 
d'une  seule  clause  du  traité,  il  se  prit  à  croire  qu'il  s'était  peut-être 
lui-même  aventuré  trop  loin;  il  se  rappela  les  conseils  d'abord  sus- 
pects du  comte  Poutiatine;  il  examina  avec  plus  de  calme  les  résultats 
éventuels  de  la  condition  qu'il  avait  si  durement  imposée,  et  ces  ré- 
flexions tardives  lui  inspirèrent  un  bon  mouvement.  Supprimer  pu- 
rement et  simplement  un  article  du  traité  et  renoncer  après  coup 
au  droit  de  résidence  à  Pékin,  cela  lui  était  impossible;  mais  il 
annonça  aux  commissaires  impériaux  qu'il  serait  tenu  compte  de 
leurs  ardens  désirs;  il  leur  écrivit,  et  dans  cette  dépêche  il  quitta 
le  ton  rogue  et  hautain  auquel  il  les  avait  jusque-là  trop  habitués. 
«  Si  l'ambassadeur  qui  doit  venir  l'année  prochaine  échanger  les 
ratifications  est  convenablement  accueilli  dans  votre  capitale,  et  si 
Pensemble  du  traité  de  Tien-tsin  est  strictement  exécuté,  j'intercé- 
derai auprès  de  mon  gouvernement  pour  que  le  ministre  anglais 


AFFAIRES    DE    CHINE.  617 

accrédité  en  Chine 'reçoive  l'ordre  d'établir  sa  résidence  habituelle 
et  permanente  ailleurs  qu'à  Pékin,  où  il  se  rendrait  seulement  à 
certaines  époques  périodiques  ou  toutes  les  fois  qu'une  affaire  im- 
portante l'y  appellerait.  »  C'était  la  seule  transaction  que,  dans  la 
position  qu'il  avait  prise  et  après  le  traité  signé,  lord  Elgin  pût  ac- 
corder aux  commissaires,  et  il  n'hésita  plus  à  la  proposer. 

Nous  n'avons  pas  les  dépêches  par  lesquelles  Rouei-liang  et  Houa- 
shana  firent  connaître  à  Pékin  leur  demi-succès.  On  les  retrouvera 
peut-être  un  jour,  et  ce  seront  probablement  des  pièces  curieuses. 
Les  dignes  mandarins,  tournés  vers  leur  soleil,  n'auront  pas  man- 
qué de  s'épanouir  dans  la  joie  de  leur  triomphe,  le  premier,  le  seul 
qu'ils  eussent  remporté  dans  cette  laborieuse  campagne  :  ils  auront 
envoyé  au  céleste  empereur  un  magnifique  bulletin;  mais  si  nous 
n'entendons  pas  les  fanfares  de  la  victoire,  nous  avons  sous  les  yeux 
le  rapport  de  l'ambassadeur  anglais  sur  sa  généreuse  retraite.  Au 
point  où  en  étaient  les  choses,  il  fallait  que  lord  Elgin  se  justifiât.  Le 
traité  de  Tien-tsin  était  déjà  connu  à  Londres  et  en  Europe  :  il  avait 
obtenu  d'unanimes  suffrages.  On  vantait  l'habileté  du  négociateur, 
on  analysait  complaisamment  chaque  article ,  et  en  particulier  celui 
qui  stipulait  la  création  d'un  poste  diplomatique  à  la  cour  de  l'em- 
pereur de  Chine.  C'était  là  une  clause  décisive,  inespérée,  d'où  de- 
vait sortir  dans  un  avenir  prochain  l'alliance  des  deux  civilisations 
et  des  deux  races!  Comment  annoncer  et  expliquer  le  mouvement 
de  recul  qui  venait  d'être  opéré  à  Shang-haï?  Ne  risquait-on  pas  de 
refroidir  brusquement  tout  cet  enthousiasme?  Aussi,  dans  la  dépêche 
qu'il  écrivit  à  lord  Malmesbury  le  5  novembre  1858,  lord  Elgin  jugea 
nécessaire  d'exposer  longuement  les  graves  motifs  qui  avaient  inspiré 
sa  conduite.  «  Il  est  certain,  disait-il,  que  les  Chinois  éprouvent  une 
répugnance  presque  invincible  contre  la  présence  permanente  d'am- 
bassadeurs étrangers  à  Pékin.  Cette  innovation  blesse  leurs  prin- 
cipes politiques,  leurs  habitudes,  leurs  mœurs;  elle  les  alarme  au 
plus  haut  degré,  et  il  faut  prendre  garde  de  placer  l'empereur  dans 
l'alternative,  ou,  de  tenter  une  résistance  désespérée,  ou  de  subir 
passivement  une  condition  qu'il  considère,  à  tort  ou  à  raison,  comme 
la  plus  fatale  qui  puisse  être  imposée  à  l'empire.  Il  y  avait  à  crain- 
dre qu'après  la  signature  du  traité  de  Tien-tsin,  les  commissaires 
impériaux  ne  fussent  dégradés  :  cette  crainte  ne  s'est  pas  réalisée; 
mais  si,  après  leurs  dernières  démarches  auprès  de  moi,  ils  s'en 
étaient  retournés  à  Pékin  sans  y  rapporter  la  moindre  concession, 
leur  disgrâce  eût  été  inévitable,  et  alors  que  fût-il  advenu  de  l'exé- 
cution du  traité?  Il  â  donc  été  sage  de  céder  dans  une  certaine  me- 
sure. Du  reste,  le  texte  du  traité  est  maintenu,  notre  droit  demeure 
intact,  et  nous  serons  fondés  à  en  user,  si  cela  est  nécessaire.  La 


618  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

condition  qui  indispose  tant  les  Chinois  n'est  expressément  inscrite 
que  dans  le  traité  anglais;  les  autres  pays  n'ont  à  s'en  prévaloir 
qu'aux  termes  de  la  clause  générale  par  laquelle  ils  se  sont  réservé 
le  traitement  de  la  nation  la  plus  favorisée.  S'ils  établissaient  des 
ambassades  à  Pékin,  nous  agirions  immédiatement  de  même.  En  re- 
tour du  bon  vouloir  que  je  leur  ai  montré,  les  commissaires  m'ont 
accordé  avec  empressement  l'autorisation  de  remonter  le  Yang-tse- 
kiang,  bien  que  je  n'en  aie  pas  strictement  le  droit,  les  ratifications 
n'étant  pas  échangées,  et  je  compte  beaucoup  sur  l'effet  moral  de 
cette  course  dans  les  eaux  intérieures  de  la  Chine  (1),  etc.  » 

Telles  étaient  les  considérations  développées  par  lord  Elgin  pour 
justifier  sa  conduite.  N'oublions  pas  un  dernier  argument,  dont  on 
reconnaîtra  la  provenance  toute  chinoise.  On  se  souvient  de  la  tendre 
sollicitude  que  les  commissaires  impériaux  manifestaient  pour  la 
santé  des  Européens  qui  seraient  condamnés  à  vivre  à  Pékin.  Un 
climat  si  froid  !  un  air  si  malsain  !  Ces  raisons  avaient  été  prises  pour 
ce  qu'elles  valaient.  Voici  maintenant  que  lord  Elgin  s'en  empare.  Il 
dit  à  son  tour  que  les  hivers  à  Pékin  sont  très  rudes;  d'après  M.  de 
Humboldt,  le  thermomètre  baisse  à  AO  degrés  (Fahrenheit)  au-des- 
sous de  zéro,  le  fleuve  Pei-ho  est  gelé,  le  golfe  du  Petchili  est  ina- 
bordable. Décidément  le  séjour  de  Pékin  aurait  peu  d'agrémens  pour 
un  ambassadeur  et  sa  famille!  Les  mandarins,  à  bout  de  raisons, 
n'avaient  pas  mieux  dit.  Nous  ne  ferons  pas  au  noble  lord  l'injure 
de  comparer  les  dépêches  qu'il  écrit  à  son  ministre  avec  celles  qu'un 
mandarin  écrit  à  l'empereur  de  Chine;  mais  voyez  la  tyrannie  des  si- 
tuations! Ce  n'est  pas  seulement  à  lord  Malmesbury,  c'est  en  même 
temps  à  un  potentat  non  moins  redoutable,  plus  exigeant  et  quel- 
quefois aussi  aveugle  que  celui  qui  trône  à  Pékin,  c'est  à  l'opinion 
publique  que  l'ambassadeur  adresse  son  rapport.  Il  comprend  que 
son  dernier  acte  pourra  être  mal  apprécié  et  sévèrement  critiqué;  il 
cherche  partout  des  argumens,  jusque  dans  les  astres,  et  il  accumule 
les  preuves.  —  Lord  Elgin  ne  se  trompait  pas  ;  approuvée  par  le 
gouvernement  anglais,  la  concession  de  Shang-haï  causa  d'abord 
dans  le  pays  un  vif  désappointement,  et  ceux-là  seuls  qui  ont  lu 
la  correspondance  récemment  publiée  ont  pu  se  rwidre  compte  des 
sentimens  et  des  motifs  qui  ont  déterminé  ce  dernier  acte. 

(1)  Lord  Elgin  fit  en  effet  ce  voyage  pendant  les  mois  de  novembre  et  de  décembre. 
Il  remonta,  avec  cinq  navires  de  guerre,  le  cours  du  Yang-tse-kiang  jusqu'à  Han-tcheou, 
à  COO  milles  de  la  mer,  bien  au-delà  de  Nankin.  Il  a  consacré  une  intéressante  dépêche 
au  récit  de  cette  excursion  (pages  440  et  suiv.  du  blue-book). 


AFFAIRES    DE    CHINE.  619 


IV. 


Nous  venons  de  présenter,  d'après  les  documens  officiels,  l'histo- 
rique des  négociations  qui  ont  abouti  au  traité  de  Tien-tsin.  Il  n'y 
a  eu  de  difficulté  vraiment  sérieuse  que  pour  arracher  aux  commis- 
saires impériaux  le  droit  d'entretenir  une  ambassade  permanente  à 
Pékin.  La  plupart  des  autres  points  (et  dans  le  nombre  il  en  est  de 
fort  importans)  paraissent  avoir  été  concédés  sans  trop  de  résis- 
tance; mais,  sur  cette  question  unique,  les  Chinois  ont  lutté  jus- 
qu'au dernier  moment,  et  leurs  suppliantes  protestations  râlaient 
encore  pour  ainsi  dire  après  la  signature  du  traité.  Les  instructions 
que  l'ambassadeur  anglais  avait  reçues  de  son  gouvernement  ne  lui 
commandaient  pas,  en  termes  absolument  impératifs,  d'obtenir  l'en- 
trée dans  la  capitale  ;  cependant  tout  le  monde  regardait  alors  cette 
condition  comme  indispensable  :  on  comptait  qu'elle  serait  le  prix 
de  négociations  confiées  à  des  ambassadeurs  extraordinaires,  et, 
comme  lord  Elgin  l'a  répété  maintes  fois  dans  sa  correspondance, 
c'était  aussi  bien  dans  l'ijîtérêt  du  Céleste-Empire  qu'au  profit  de 
l'Europe  qu'on  souhaitait  l'établissement  de  rapports  diplomatiques 
directs  avec  la  cour  de  Pékin.  On  s'explique  donc  l'ardente  obstina- 
tion avec  laquelle  lord  Elgin  se  montrait,  dès  son  arrivée  en  Chine, 
résolu  à  exiger  cette  clause,  qui  devait  être  à  ses  yeux,  comme  aux 
yeux  du  public  européen,  le  triomphe  et  l'honneur  de  sa  mission; 
mais  à  Tien-tsin  on  venait  de  lui  remettre  entre  les  mains  de  nou- 
veaux documens  qui  pouvaient,  à  ce  qu'il  semble,  jeter  au  moins 
quelques  doutes  dans  son  esprit.  Les  ridicules  dépêches  de  manda- 
rins qui  avaient  été  trouvées  dans  les  archives  de  Canton  indiquaient 
nettement  le  caractère  de  la  concession  que  l'on  se  proposait  de  de- 
mander aux  Chinois.  Lord  Elgii)  savait  maintenant,  à  n'en  plus  dou- 
ter, qu'une  immense  question  de  principe,  qu'un  germe  de  révolu- 
tion était  renfermé  dans  cette  formalité  internationale,  qui,  selon  nos 
idées,  nous  paraît  si  simple.  Il  lisait  dans  les  dépêches  de  Canton  que 
les  mandarins,  en  185Zi,  avaient  reculé  d'épouvante  devant  une  pa- 
reille proposition,  qu'ils  avaient  osé  à  peine  en  parler  à  l'empereur, 
que  la  capitale,  séjour  du  souverain  céleste,  est  pour  les  Chinois  un 
sol  sacré,  inviolable.  Ce  n'est  pas  tout  :  il  avait  auprès  de  lui  des 
Anglais,  connaissant  depuis  longtemps  la  Chine,  qui  n'approuvaient 
pas  entièrement  ses  vues  sur  Pékin.  Le  consul  de  Shang-haï  se  ha- 
sardait à  dire,  dans  l'un  de  ses  rapports,  que  l'établissement  d'une 
ambassade  permanente  à  Pékin  serait  une  affaire  pleine  de  difficulté 
dans  le  présent,  plus  dangereuse  encore  pour  l'avenir.  Il  demandait 
au  moins  que,  pour  commencer,  pour  battre  le  terrain,  ou,  comme 


620  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

nous  dirions  plus  vulgairement,  pour  essuyer  les  plâtres  de  la  nou- 
velle ambassade,  on  se  bornât  à  envoyer  un  modeste  chargé  d'af- 
faires, qui  serait  à  la  fois  moins  compromis  et  moins  compromettant, 
parce  qu'il  exciterait  peut-être  moins  d'alarmes,  et  que  son  humble 
grade  exigerait  moins  d'égards  et  de  considération  personnelle.  Bref, 
il  est  évident  que  le  consul  de  Shang-haï  n'était  point  pour  l'am- 
bassade à  Pékin,  et  s'il  prend  quelques  détours,  s'il  cherche  un 
expédient,  c'est  qu'il  ne  veut  pas  combattre  de  front  l'opinion  connue 
d'un  lord,  et  que  l'on  trouve  ailleurs  qu'en  Chine  des  subordonnés 
qui  ne  se  soucient  pas  de  rompre  trop  directement  en  visière  à  leurs 
supérieurs.  N'avons-nous  pas  encore  l'aveu  implicite  de  l'interprète, 
M.  Lay,  qui,  répondant  à  unejpressante  interpellation  de  Kouei-liang, 
ne  pouvait  s'empêcher  de  reconnaître  que  le  commissaire  impérial 
disait  à  peu  près  vrai  lorsqu'il  déclarait  la  proposition  fatale  pour 
la  Chine?  En  présence  de  ces  documens,  de  ces  indices  multipliés, 
devant  tout  ce  qu'il  savait,  voyait  et  entendait  à  Tien-tsin,  comment 
lord  Elgin  n'a-t-il  pas  eu  la  pensée  de  s'arrêter  à  temps?  Le  mi- 
nistre russe  et  le  ministre  des  États-Unis  n'avaient  point  insisté  pour 
cette  clause,  et  leurs  traités  avaient  été  immédiatement  signés.  On 
n'a  point  publié  le  texte  du  traité  français;  mais  il  résulte  des  dé- 
clarations de  Kouei-liang  et  de  lord  Elgin  qu'il  n'y  a  point  dans  cet 
acte  de  stipulation  spéciale  pour  la  résidence  permanente  d'un  am- 
bassadeur à  Pékin.  Pourquoi  donc  lord  Elgin  était-il  seul  à  s'obs- 
tiner contre  la  résistance  des  commissaires  impériaux?  pourquoi 
assumait-il  seul,  au  nom  de  l'Angleterre,  une  responsabilité  dont 
ses  collègues  de  France,  de  Russie  et  des  États-Unis,  ne  croyaient 
point  devoir  se  charger?  L'ambassadeur  anglais  a  été  accusé  de  fai- 
blesse à  cause  de  ses  concessions  de  Shang-haï  :  il  conviendrait  plu- 
tôt de  lui  adresser  le  reproche  contraire,  à  cause  de  ses  exigences 
de  Tien-tsin. 

Il  devait  lui  en  coûter,  cela  est  vrai,  de  renoncer  à  une  partie  es- 
sentielle de  son  programme,  de  détruire  des  espérances  et  de  dis- 
siper des  illusions  qu'il  avait  fait  naître,  de  paraître  reculer  devant 
des  Chinois;  mais  quoi  !  les  bonnes  raisons  manquaient-elles  pour 
justifier  un  peu  plus  de  modération  et  de  générosité  vis-à-vis  de  ces 
mandarins  à  genoux?  Ne  pouvait-on  pas  dire  :  —  L'Europe  désire 
l'extension  et  la  sécurité  de  son  commerce  avec  la  Chine?  Déjà,  de- 
puis 18/i2,  elle  a  plus  que  doublé  le  chiffre  de  ses  anciennes  trans- 
actions. Il  a  sulTi  pour  cela  de  l'ouverture  de  quelques  ports  où  les 
affaires  se  traitent  facilement  et  beaucoup  mieux  que  dans  l'incor- 
rigible ville  de  Canton;  on  y  fait  môme  très  commodément  la  con- 
trebande, ce  qui  n'est  pas  indifférent  à  un  certain  nombre  de  né- 
gocians  qui  déclament,  comme  de  raison,  contre  la  déloyauté  des 


AFFAIRES    DE    CHINE.  621 

Chinois  et  contre  la  violation  des  traités.  Les  mandarins  y  sont  assez 
tolérans  pour  laisser  circuler  les  Européens  bien  au-delà  des  étroites 
limites  tracées  par  les  conventions,  témoins  M.  Milne^  M.  Fortune, 
et  bien  d'autres.  On  n'a  même  plus  besoin  de  se  déguiser  en  Chi- 
nois. Les  relations  très  curieuses  de  ces  voyageurs  attestent  que  la 
population  n'est  pas  mal  disposée  envers  nous,  et  donnent  à  espérer 
que  peu  à  peu,  par  la  force  de  l'habitude  et  du  voisinage,  elle  nous 
accueillera  sans  que  les  mandarins  se  gardent  bien  d'y  rien  voir,  et 
surtout  d'en  rien  dire.  Il  y  a  eu  quelques  avanies,  des  rixes,  des 
meurtres  même;  ce  sont  des  malheurs  à  peu  près  inévitables,  que 
n'empêchera  aucun  traité,  et  il  faudrait  savoir  si,  dans  certains  cas, 
la  conduite  indiscrète  et  brutarle  des  Européens,  notamment  des  An- 
glais, qui  ont  appris  dans  l'Inde  la  façon  non  pas  de  se  concilier,  mais 
de  malmener  et  de  battre  les  Asiatiques,  n'aurait  point  provoqué 
ces  déplorables  incidens.  Que  faut-il  donc  pour  améliorer  notre  si- 
tuation en  Chine?  Exiger  l'ouverture  de  nouveaux  ports  sur  la  côte 
et  sur  le  cours  du  Yang-tse-kiang,  et  déterminer  avec  précision  les 
conditions  de  tarif.  Avec  cette  extension  des  rapports  directs,  nous 
doublerons  encore  en  dix  ans  nos  transactions  actuelles.  S'il  sur- 
vient dans  l'un  des  ports  une  difficulté,  immédiatement  quelques 
navires  de  guerre  apparaîtront,  et  tout  s'arrangera  vite.  Les  stea- 
mers peuvent  remonter  le  Yang-tse-kiang  jusqu'à  plus  de  600  milles 
de  l'embouchure;  une  croisière  établie  sur  le  fleuve  tiendra  tout  en 
respect.  Certes  il  eût  été  très  désirable  d'avoir  une  ambassade  à  Pé- 
kin; mais  décidément  les  Chinois  n'en  veulent  pas.  L'empereur  se 
figure,  à  tort  ou  à  raison,  qu'en  accédant  à  une  pareille  demande  il 
perdrait  son  prestige,  et  mettrait  son  pays  en  révolution.  On  pouvait 
croire  d'abord  que  ce  n'étaient  là  que  de  mauvais  prétextes;  aujour- 
d'hui la  lecture  des  archives  confidentielles  de  Canton  ne  laisse  plus 
de  doute  sur  les  convictions  du  gouvernement  impérial  à  cet  égard. 
On  parviendrait  cependant  à  arracher  cette  concession  :  à  de  cer- 
tains momens,  les  diplomates  chinois  se  voilent  la  face  et  signent 
tout.  Mais  après?  Si  nos  ambassadeurs  étaient  mal  traités  à  Pékin, 
ou  s'il  éclatait  une  rupture  entre  nous  et  le  gouvernement  central 
(éventualités  qui,  dans  fétat  des  esprits,  seraient  très  probables),  il 
nous  faudrait  faire  la  guerre,  une  guerre  lointaine,  coûteuse,  exi- 
geant beaucoup  d'argent  et  beaucoup  d'hommes.  Il  vaut  mieux,  à 
ce  qu'il  semble,  ne  pas  nous  exposer  à  de  tels  embarras,  et  suivre 
simplement  la  voie  modeste,  mais  plus  sûre,  qu'ont  tracée  en  J  8Zi2 
sir  Henry  Pottinger,  en  i%!ih  MM.  de  Lagrené  et  Cushing,  qui,  eux 
aussi,  auraient  bien  voulu  résoudre  le  problème  de  feutrée  à  Pékin. 
11  suffit  de  convaincre  les  Chinois  que,  si  nous  éprouvons  sur  un 
point  quelconque  du  littoral  ou  sur  les  rives  du  Yang-tse-kiang, 


622  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

c'est-à-dire  partout  où  ils  sont  abordables,  la  moindre  avanie,  ils 
recevront  sur  place  une  bonne  correction;  cela  sera  facile  et  n'inter- 
rompra pas  le  commerce.  N'avons-nous  pas  vu  déjà  les  Chinois  nous 
vendre  à  Shang-haï  leur  thé  et  leurs  soies  pendant  que  les  boulets 
pleuvaient  sur  Canton?  En  poussant  l'empereur  à  bout  pour  l'affaire 
de  Pékin,  nous  nous  lançons  dans  l'inconnu,  et  nous  risquons  tout. 
— Voilà  ce  que  l'on  pouvait  dire,  pièces  en  main,  pour  rayer  du  pro- 
jet de  traité  cette  fameuse  clause ,  et  voilà  malheureusement  aussi 
ce  que  les  derniers  événemens  se  sont  chargés  de  démontrer. 

Mais,  s' écriera- t-on,  que  deviennent  au  milieu  de  ces  argumens 
prosaïques  les  intérêts  de  la  civilisation  et  du  christianisme?  Pour 
le  christianisme,  la  réponse  sera  courte  :  on  calomnie  les  mission- 
naires en  laissant  croire  qu'ils  appellent  la  force  à  l'aide  de  leurs 
courageuses  prédications;  leurs  chefs  les  plus  sages  n'ont  jamais 
demandé  d'autres  soldats  que  les  soldats  de  la  foi,  et  ils  préfèrent 
s'en  remettre-  aux  desseins  de  Dieu  plutôt  qu'à  l'arbitrage  des 
hommes  pour  étendre,  en  Chine  comme  ailleurs,  le  champ  de  leurs 
pacifiques  conquêtes.  Quant  à  la  civilisation,  on  en  est  venu  à  abu- 
ser singulièrement  de  ce  grand  mot,  et,  que  l'on  y  prenne  garde, 
cet  abus  peut  mener  loin.  Si  notre  siècle  se  montre  très  habile  à 
inventer  les  engins  de  guerre,  les  canons  rayés,  les  carabines  por- 
tant à  des  milliers  de  mètres,  il  ne  faudrait  pas  que,  dans  son  em- 
pressement à  essayer  ces  précieux  instrumens  de  destruction,  il  se 
laissât  fausser  le  jugement  sur  l'emploi  légitime  qu'on  en  peut  faire. 
Les  armes  ont  quelquefois  porté  la  civilisation  dans  les  terres  sau- 
vages, mais  cet  exemple  ne  saurait  être  applicable  au  Céleste-Em- 
pire. On  a  déjà  bombardé  une  partie  de  la  côte  de  Chine,  et  cela 
n'a  point  avancé  beaucoup  la  grande  cause  de  notre  civilisation.  Les  . 
idées  européennes  ne  pénétreront  dans  ce  pays  que  par  la  paix,  par 
le  commerce,  par  le  contact  journalier  et  graduellement  établi  sur 
un  plus  grand  nombre  de  points.  Ce  moyen  paraîtra  trop  lent  aux 
esprits  impatiens  qui,  depuis  quelques  années,  depuis  quelques 
mois  surtout,  prêchent  la  croisade  armée  contre  l'extrême  Orient, 
et  demandent  presque  chaque  jour,  quasi-oflîciellement,  la  tête  de 
la  Chine.  Il  est  pourtant  le  plus  sûr,  et  il  est  le  seul  qui  convienne 
aux  véritables  intérêts  de  l'Europe.  Nous  avons  pu,  par  quelques 
ouvertures,  plonger  nos  regards  dans  l'intérieur  de  ce  vaste  em- 
pire, et  qu'y  avons-nous  vu?  Un  gouvernement  imbu  des  préjugés 
les  plus  tenaces,  une  administration  aussi  corrompue  qu'elle  est  let- 
trée, des  mandarins  tremblans  au  moindre  signe  du  maître,  une 
population  laborieuse  et  intelligente,  mais  irréligieuse  et  peu  mo- 
rale, une  insurrection  formidable  qui  depuis  dix  ans  a  envahi  les 
plus  belles  provinces,  en  un  mot  un  tableau  complet  de  décrépitude 


AFFAIRES  DE    CHINE.  623 

et  de  décadence.  L'empire  ne  subsiste  plus  que  par  un  reste  de  tra- 
dition. Quel  avantage  l'Europe  trouverait-elle  à  précipiter  la  chute 
de  ce  vieil  édifice  en  le  sapant  par  la  révolution  et  par  la  guerre? 
Ses  comptoirs  déjà  prospères,  ses  églises  naissantes,  ses  consulats 
demeureraient  écrasés  sous  les  débris.  Et,  que  l'on  veuille  y  réflé- 
chir, combien  de  temps,  d'embarras,  de  sacrifices  de  toute  nature 
ne  coûterait  pas  l'immense  entreprise  d'une  lutte  en  règle  engagée 
au  nom  de  la  civilisation  européenne  contre  la  civilisation  orien- 
tale !  Il  faut  donc  laisser  aux  choses  leur  cours  naturel ,  et  garder, 
en  l'améliorant  par  degrés,  la  position  acquise,  sans  prétendre  im- 
poser toutes  les  règles  de  notre  droit  international,  toutes  nos  idées 
et  tous  nos  grands  mots  à  un  gouvernement  qui,  dans  sa  conviction 
sincère,  risquerait  le  suicide  en  les  subissant. 

Ces  réflexions  sembleront  peut-être  tardives  au  moment  où  la 
France  et  l'Angleterre  combinent  à  grands  frais  une  expédition  con- 
tre la  Chine.  Il  eût  été  difficile  de  les  exprimer  plus  tôt,  la  publica- 
tion des  documens  qui  les  ont  inspirées  étant  toute  récente;  elles  ne 
se  trouvent  pas  d'ailleurs  en  contradiction  avec  la  politique  pré- 
sente des  deux  gouvernemens  alliés.  Une  escadre  anglaise  et  une 
frégate  française  ont  été  repoussées  de  l'embouchure  du  Pei-ho.  Nous 
devons  venger  notre  pavillon  et  les  quelques  vaillans  matelots  qui 
sont  tombés  au  pied  des  forts  de  Takou,  comme  si  la  nation  entière 
avait  été  insultée  et  frappée.  Ce  n'est  là  qu'un  sentiment  très  simple, 
un  instinct  de  l'honneur,  tel  que  l'éprouve  toute  âme  européenne, 
et  pourtant  les  Chinois  auront  l3ien  de  la  peine  à  nous  comprendre. 
Nous  allons  donc  au  Pei-ho,  nous  y  apparaîtrons  avec  des  forces 
relativement  imposantes;  les  drapeaux  de  la  France  et  de  l'Angle- 
terre flotteront  sur  les  forts  chinois ,  ils  reverront  Tien-tsin ,  peut- 
être  voudra- t-on  les  porter  plus  loin!...  Mais  cette  guerre  aboutira 
à  de  nouveaux  traités,  et  alors  il  ne  sera  pas  inutile  de  se  souvenir, 
dans  l'enivrement  de  la  victoire  et  eti  face  de  mandarins  éperdus, 
que,  même  en  Chine,  le  droit  de  la  force  a  ses  limites,  que  le  vain- 
queur est  tenu  d'avoir  égard  à  la  situation  du  vaincu,  que  la  saine 
politique,  d'accord  avec  l'honneur,  conseille  de  ne  point  porter  le 
coup  mortel  à  l'ennemi  qui  demande  grâce,  enfin  que  l'on  ne  gagne 
rien  à  imposer  à  un  gouvernement,  quel  qu'il  soit,  des  conditions 
de  paix  qui  le  provoquent  à  une  nouvelle  guerre.  C'est  la  conclu- 
sion que  l'on  peut  tirer  de  la  correspondance  diplomatique  de  lord 
Elgin. 

C.  Lavollée. 


m 


LA 


NOUVELLE-GRENADE 


PAYSAGES  DE  LA  NATURE  TROPICALE. 


LES    COTES    NEO-GRENADINES. 


11  y  a  quatre  ans  à  peine,  en  1855,  un  projet  d'exploitation  agri- 
cole m'amenait  dans  la  Nouvelle- Grenade.  J'en  revins  sans  avoir 
réalisé  ce  que  je  regardais  avant  le  départ  comme  le  principal  objet 
du  voyage,  heureux  cependant  d'avoir  visité  cette  admirable  con- 
trée. En  revoyant  la  France,  il  me  sembla  que  les  souvenirs  d'un 
séjour  de  deux  années  dans  Tune  des  régions  les  moins  connues  de 
l'Amérique  pourraient  apporter  quelques  informations  utiles  au  mi- 
lieu du  mouvement  d'émigration  qui  n'a  pas  cessé,  depuis  près  d'un 
demi-siècle,  d'agiter  les  populations  européennes. 

D'autres  spectacles  que  ceux  de  la  nature  vierge,  si  magnifiques 
qu'ils  soient,  m'étaient  d'ailleurs  restés  dans  la  mémoire.  J'avais 
pu  admirer  une  terre  jeune  encore,  et  puissamment  fécondée  par 
les  caresses  brûlantes  du  soleil.  J'avais  pu  voir  l'antique  chaos  à 
l'oeuvre  dans  les  marécages  où  pullule  sourdement  toute  une  vie 
inférieure.  A  travers  d'immenses  forêts  qui  recouvrent  d'une  ombre 
éternelle  des  territoires  grands  comme  nos  royaumes  d'Europe, 
j'avai.s  pénétré  jusqu'à  ces  hautes  sierras  qui  se  dressent  comme 
d'énormes  citadelles  dont  les  créneaux  sont  les  glaces  mêmes  du 


LA   NOUVELLE-GRENADE.  -     .  625 

pôle.  Quelque  chose  cependant  m'avait  frappé  plus-  que  la  nature, 
c'est  la  vue  d'un  peuple  qui  se  forme.  Trop  clair-semée  sur  une 
vaste  étendue  de  pays,  composée  de  races  qui  ne  sont  point  encore 
parfaitement  fusionnées,  la  population  néo-grenadine  n'a  pu  jus- 
qu'à ce  jour  se  disposer  que  par  groupes  épars,  embryons  d'impor- 
tantes cités  futures;  dans  ces  groupes,  on  peut  néanmoins  recon- 
naître déjà  de  précieux  élémens  qui  se  dégageront,  sans  trop  de 
peine,  il  faut  l'espérer,  d'une  fermentation  passagère.  Si  les  nations 
ressemblent  toujours  à  la  nature  qui  les  nourrit,  que  ne  devons- 
nous  pas  espérer  de  la  Nouvelle-Grenade,'  ce  pays  où  se  rapprochent 
les  deux  Océans,  où  se  trouvent  superposés  tous  les  climats,  où 
croissent  tous  les  produits,  où  s'unissent  dans  une  même  race  in- 
telligente et  fière  le  nègre  de  l'Afrique,  le  rouge  de  l'Amérique, 
l'homme  blanc  de  l'Europe!  Sans  nous  dissimuler  ce  qu'il  y  a  encore 
d'imparfait,  de  confus  dans  cette  société  naissante,  il  faut  savoir 
discerner  ce  qui  s'oftre  en  même  temp's  de  fécond  et  de  durable. 
Telle  est  l'impression  sous  laquelle  je  recueille  des  souvenirs  qui 
conduiront  d'abord  le  lecteur  sur  les  côtes  de  la  république  grena- 
dine, puis  dans  une  des  régions  montagneuses  où  se  cacbent  les 
germes  de  sa  prospérité  future. 


Roulé  dans  une  voile  et  le  front  caressé  par  le  vent  léger  qui  ef- 
fleurait la  mer,  j'attendais,  sur  le  gaillard  d'avant  du  steanier  Phi- 
ladelphia^  que  les  premières  lueurs  de  l'aube  éclairassent  les  mon- 
tagnes de  Portobello.  Depuis  quelques  heures  déjà,  mes  yeux  étaient 
fixés  à  travers  l'obscurité  sur  l'horizon  noir,  çà  et  là  constellé;  en- 
fin les  étoiles  s'éteignirent  l'une  après  l'autre,  le  vague  scintille- 
ment de  la  voie  lactée  s'eifaça,  et  le  reflet  de  l'aurore  se  déploya  du 
côté  de  l'occident  comme  une  vaste  tente  blanche  au-dessus  des 
montagnes.  La  masse  des  sierras  était  encore  plongée  dans  l'ombre, 
mais  graduellement  la  lumière  descendit  le  long  des  versans  et  co- 
lora d'une  teinte  d'azur  les  cimes  les  plus  lointaines,  montrant  sur 
les  escarpemens  plus  rapprochés  les  forêts  étalées  comme  un  splen- 
dide  manteau  de  verdure,  et  mêlant  quelques  lueurs  roses  à  la  cou- 
che des  brouillards  qui  reposaient  au-dessus  du  rivage  entre  la 
mer  et  le  pied  des  collines.  Bientôt  ce  voile  de  vapeurs  se  déchira, 
dispersa  ses  lambeaux  au  hasard  autour  des  récifs  et  sur  la  surface 
des  flots,  et  nous  pûmes  voir  la  vaste  baie  d'Aspinwall  ou  Navy-Bay 
mollement  épanouie  entre  les  deux  promontoires  verdoyans  de  Gha- 
gres  et  de  Limon.  En  même  temps,  les  rayons  du  soleil  levant  glis- 
sèrent obliquement  sur  les  vagues,  et,  ne  frappant  que  leurs  crêtes, 

TOME    XXIV.  40 


626  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

changèrent  en  une  longue  ligne  d'or  la  blanche  écume  qui  bordait 
les  quais  d'Aspinvvall. 

Vue  de  la  mer,  la  ville  présente  l'aspect  de  toutes  les  cités  amé- 
ricaines, construites  à  la  hâte  dans  l'espace  de  quelques  années.  Les 
maisons,  de  hauteur  inégale,  sont  éparses  sur  une  plage  basse  eft 
marécageuse,  et  du  côté  de  l'ouest  seulement  se  rapprochent  assez 
l'une  de  l'autre  pour  former  des  rues.  Dans  les  terrains  non  occupé» 
par  les  constructions ,  de  grands  arbres  ébranchés  sont  encore  de- 
bout, semblables  à  d'énormes  potences.  Au-delà  de  l'étroite  clai- 
rière qui  environne  la  cité  se  pressent,  innombrables  et  toulTus,  les 
arbres  de  la  forêt.  Un  grand  bateau  à  vapeur,  cinq  ou  six  goélettes 
à  l'ancre,  se  balancent  sur  les  flots  à  côté  d'embarcations  échouées 
qui  élèvent  au-dessus  de  l'eau  leurs  mâts  vermoulus  et  tout  incruS'- 
tés  de  coquillages;  près  du  quai,  un  vieux  navire,  à  la  coque  moi- 
sie,  attend  un  ras  de  marée  pour  couler  à  fond  et  contribuer  à  l'ob- 
struction du  port;  les  jetées  et  les  plates-formes  sont  encombrées  de 
houille,  de  bûches  et  de  barils  épars.  Des  v^^agons -poussés  à  bras 
d'homme  bu  traînés  par  des  mulets  vont  et  viennent  incessamment 
entre  les  navires  et  la  station  du  chemin  de  fer  de  Panama,  coquette 
et  gracieuse  maison ,  ombragée  par  des  palmiers  au  tronc  tordu,  et 
déployant  sur  le  fond  vert  de  la  forêt  sa  façade  éblouissante  de  blan- 
cheur. Une  muraille,  quelques  arbres,  un  rayon  de  soleil,  il  n'en 
faut  pas  davantage  sous  le  ciel  éclatant  des  tropiques  pour  compo- 
ser un  tableau  merveilleux. 

A  peiae  débarqués,  les  trois  cents  passagers  du  Philadclphia 
furent  assaillis  par  une  foule  d'hommes  de  toute  race  et  de  tout 
pays,  nègres  de  la  Jamaïque ,  de  Saint-Domingue  ou  de  Curaçao, 
Chinois,  Américains,  Irlandais,  parlant  ou  jargonnant  chacun  dans  sa 
langue  ou  dans  son  patois,  depuis  le  français  ou  l'anglais  le  plus  pur 
jusqu'au  papamiento  (1)  le  plus  corrompu.  Harcelés  par  cette  avide 
multitude,  emportés  presque  de  vive  force,  les  voyageurs  furent  tu- 
multueusement séparés  et  entraînés  comme  autant  de  proies  vers 
leg  innombrables  hôtels ,  auberges  ou  coupe  -  gorge  qui  composent 
la  cité  d'Aspinwall.  C'est  à  grand'peine  si  je  pus  échapper  à  la  foule 
en  me  glissant  derrière  les  monceaux  de  houille  et  les  piles  de  bois 
qui  encombraient  les  quais  ;  cependant  un  nègre  de  Saint-Domingue 
me  découvrit  :  m'accostant  avec  un  salut  en  trois  langues,  il  s'im- 
posa comme  mon  guide,  et  de  toute  la  matinée  je  ne  pus  me  dé- 
barrasser de  cet  importun  défenseur. 

Aspinwall  jouit  dans  l'Amérique  entière  d'une  si  mauvaise  répu- 

(1)  Le  papamiento  est  un  mélange  de  mots  espagnols,  hollandais,  français,  anglais  et 
caraïbes,  qui  sert  de  langue  franque  dans  les  Antilles  hollandaises  et  sur  les  côtes  de  la 
Colombie. 


LA    NOUVELLE-GRENADE.  627 

tation  sous  le  rapport  de  la  salubrité,  que  je  m'attendais  à  voir  dans 
cette  ville  comme  un  grand  cimetière  où  se  promèneraient  des 
ombres  d'hommes  tremblant  leurs  fièvres;  mais  il  n'en  est  pas  ainsi. 
Les  nègres  qui  forment  la  majorité  de  la  population  d'Aspinwall  ont 
un  air  de  santé  et  de  contentement  qui  réjouit  le  cœur;  ils  se  trou- 
vent là  dans  un  pays  semblable  à  celui  d'où  sont  venus  leurs  pères, 
et,  comme  les  plantes  tropicales,  ils  végètent  luxurieusement  dans 
cette  terre  grasse  et  marécageuse  réchauffée  par  un  soleil  de  feu. 
Quant  aux  blancs  et  aux  Chinois,  ceux  qui  ont  pu  résister  à  la  ter- 
rible fièvre  semblent  soutenus  ou  même  guéris  par  cette  ardente 
avidité  qui  seule  a  pu  leur  permettre  d'aller  planter  leur  industrie 
dans  le  royaume  même  de  la  mort.  Un  feu  sombre  brille  dans  leur 
regard  presque  féroce,  et  éclaire  leurs  visages  jaunes  et  amaigris. 
Leurs  mouvemens  saccadés  et  nerveux  montrent  qu'ils  ne  vivent 
pas  de  la  vie  naturelle  de  l'homme,  et  qu'ils  ont  sacrifié  au  gain 
tout  sentiment  de  bonheur  tranquille.  Le  père  qui  amène  ses  en- 
fans  dans  cette  ville  en  tue  l'un  ou  l'autre  aussi  sûrement  que  s'il 
leur  plongeait  un  couteau  dans  le  cœur;  mais  il  n'hésite  pas,  et, 
bravant  pour  lui  et  pour  les  siens  l'insalubrité  de  ce  terrible  climat, 
il  s'en  va,  calme  et  résolu,  attendre  à  Aspinwall  les  oiseaux  de  pas- 
sage que  ses  risques  mêmes  lui  donnent  le  droit  de  dépouiller.  Il 
peut  mourir  à  la  peine;  qu'importe?  S'il  a  été  soutenu  par  la  sombre 
énergie  du  gain,  il  peut  se  retirer  quelques  années  après  à  New- York 
ou  à  Saint-Louis,  veuf  ou  privé  de  ses  enfans,  mais  puissamment 
riche.  Partout  ici  on  retrouve  le  culte  effronté  de  l'or.  Le  plus  grand 
édifice  de  la  ville  est  l'hôpital.  Un  malade  peut  s'y  faire  transporter 
moyennant  100  francs  d'entrée  et  25  francs  par  jour;  sinon,  qu'il  se 
fasse  déposer  à  la  porte  et  qu'il  meure! 

La  grande  rue  d'Aspinwall  présente  un  aspect  étrange  :  des  pa- 
villons et  des  banderoles  flottent  devant  toutes  les  maisons  comme 
dans  une  rue  de  Pékin  ;  des  blancs,  des  nègres,  des  Chinois  crient, 
gesticulent  et  se  battent;  des  enfans  tout  nus  se  roulent  dans  la 
poussière  et  dans  la  boue;  des  cochons,  des  chiens  et  jusqu'à  des 
moutons  dévorent  côte  à  côte  d'innombrables  ordures  que  les  vau- 
tours, perchés  sur  le  bord  des  toits,  contemplent  d'un  œil  avide; 
des  singes  attachés  hurlent,  des  perroquets  et  des  perruches  pous- 
sent leurs  cris  stridens  :  c'est  une  étrange  cohue,  dans  laquelle  on 
ne  s'engage  qu'avec  une  sorte  de  frayeur.  Les  Indiens  seuls  man- 
quent dans  cette  Babel.  Effarouchés  par  les  envahisseurs  de  leur 
pays,  ils  osent  à  peine  rôder  timidement  autour  de  cette  ville,  qui 
s'est  élevée  comme  par  enchantement  au  milieu  de  leurs  marécages. 

Le  drapeau  tricolore  de  la  Nouvelle-Grenade  flotte  sur  une  maison 
d'Aspinwall;  mais  l'autorité  grenadine,  loin  de  gouverner,  doit  se 


628  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

féliciter  d'être  simplement  tolérée.  La  compagnie  du  chemin  de  fer 
est  reine  par  ses  agens  sur  le  versant  atlantique  de  l'isthme,  et  ses 
décisions,  qu'elles  soient  ou  non  ratifiées  par  le  jefe  polilico  d'As- 
pinwall  ou  par  le  congrès  de  Bogota,  ont  réellement  force  de  loi.  Ce 
sont  des  Américains  sans  peur  qui  ont  osé  mettre  le  pied  sur  cet  îlot 
malsain  de  Manzanillo,  qui,  dans  la  vase  fumante  de  miasmes  où  la 
mort  germe  avec  les  plantes,  ont  enfoncé  les  pilotis  où  devait  s'as- 
seoir la  ville,  qui  ont  appelé  de  tous  les  points  de  la  terre  les 
hommes  avides  en  leur  criant  :  «  Faites  comme  nous,  risquez  votre 
vie  pour  la  richesse!  »  Et  maintenant  ils  se  sentent  le  droit  de  gou- 
verner cette  ville,  qui  est  leur  création.  Ils  lui  ont  donné  le  nom 
d'un  des  plus  forts  actionnaires  de  la  compagnie,  le  négociant  1^s- 
pinwall,  et  les  protestations  solennelles  de  la  république  grenadine 
ne  réussiront  pas  à  imposer  le  nom  officiel  de  Colon.  Les  agens  de  la 
compagnie  américaine  sont  donc  seuls  responsables  de  la  salubrité 
de  la  ville  :  s'ils  s'occupaient  un  peu  de  l'assainir,  sa  population  de 
quatre  ou  cinq  mille  habitans  doublerait,  triplerait  dans  l'espace  de 
quelques  années;  mais  au  lieu  de  songer  à  dessécher  les  marais,  ils 
en  ont  formé  d'artificiels.  Pour  construire  un  bel  entrepôt  en  lave 
noire,  les  ingénieurs  ont  choisi  une  ligne  de  récifs  à  quelque  dis- 
tance du  rivage,  et  l'étendue  d'eau  qu'ils  ont  ainsi  séparée  de  la 
baie  est  devenue  un  marais  infect,  rempli  de  débris  putréfiés  et 
couvert  d'un  limon  sous  lequel  veille  perfidement  la  terrible  ficvre 
de  Chagres. 

Le  chemin  de  fer  à  une  seule  voie  qui  réunit  Aspinwall  à  Panama 
n'a  que  72  kilomètres  deJongueur,  et  traverse  l'isthme  presque  en 
ligne  droite.  Il  a  coûté  500,000  francs  par  kilomètre,  somme  énorme, 
comparée  aux  frais  d'établissement  des  autres  chemins  de  fer  de 
l'Amérique;  cependant  les  travaux  d'art  n'ont  rien  de  gigantesque. 
Il  a  fallu  réunir  l'île  de  Manzanillo  au  continent  par  un  pont  fondé 
sur  pilotis,  traverser  plusieurs  marécages,  élever  de  forts  remblais 
aux  approches  des  rivières  Galun  et  Chagres,  et  creuser  quelques 
tranchées,  surtout  au  point  culminant  du  chemin  de  fer,  élevé  seu- 
lement de  16  mètres  au-dessus  du  niveau  de  l'Océan;  mais  depuis 
longtemps  les  ingénieurs  ont  appris  à  vaincre  ces  difficultés.  Le 
grand  obstacle  à  la  construction  de  cette  ligne  ferrée  fut  la  ter- 
rible mortalité  qui  sévissait  parmi  les  ouvriers.  La  promesse  d'une 
paie  très  élevée  n'en  exerçait  pas  moins  une  séduction  irrésistible  à 
laquelle  des  milliers  d'hommes  de  toute  couleur  et  de  toute  race  se 
laissèrent  entraîner,  et  ils  commencèrent  hardiment,  les  pieds  dans 
la  vase  brûlante  et  fétide  des  marécages,  à  scier  les  troncs  des  palé- 
tuviers, à  enfoncer  des  pilotis  dans  la  i)oue,  à  charrier  du  sable 
et  des  cailloux  dans  l'eau  corrompue.  Combien  de  malheureux, 


LA    NOUVELLE-GRENADE.  &29 

harcelés  par  les  insectes  malfaisans,  aspirant  à  chaque  souffle  les 
miasmes  perfides  qui  reposent  sur  la  surface  des  eaux,  étourdis  par 
le  soleil  impitoyable  qui  leur  brûlait  le  sang  dans  les  veines,  se  sont 
péniblement  traînés  sur  la  terre  ferme ,  et  se  sont  couchés  pour  ne 
plus  se  relever!  Il  est  passé  en  proverbe  en  Amérique  que  le  chemin 
de  fer  de  Panama  a  coûté  une  vie  d'homme  par  traverse  posée  sur 
la  voie.  Ce  fait  est  très  improbable,  car  il  supposerait  la  mort  de 
plus  de  soixante-dix  mille  ouvriers  ;  mais  il  est  certain  que  la  com- 
pagnie n'a  jamais  jugé  à  propos  de  publier  le  nombre  de  ceux  qui 
sont  morts  à  son  service.  Les  Irlandais,  dont  le  sang  si  riche  court 
en  d'innombrables  filets  sous  une  peau  fine,  plus  exposés  que  d'au- 
tres à  cause  de  l'exubérance  de  leur  vitalité,  furent  presque  tous 
exterminés  par  la  maladie ,  si  bien  que  les  agens  de  la  compagnie 
renoncèrent  à  faire  venir  de  New-York  ou  de  la  Nouvelle-Orléans 
d'autres  terrassiers  irlandais.  Les  nègres  des  Antilles  eux-mêmes 
souffrirent  beaucoup  des  atteintes  du  climat,  et,  peu  soucieux  d'aug- 
menter leurs  économies,  se  retirèrent  en  foule,  pour  jouir  à  la  Pro- 
vidence, à  la  Jamaïque,  à  Saint-Thomas,  des  douceurs  du  far  niente. 
Quant  aux  Chinois,  qui,  sur  la  foi  de  promesses  magnifiques,  avaient 
quitté  leur  pays  pour  aller  s'enrichir  de  piastres  américaines  au-delà 
du  Grand-Pacifique,  on  les  vit  par  centaines  mourir  de  fatigue  et  de 
désespoir.  Nombre  d'entre  eux  se  donnèrent  la  mort  pour  éviter  les 
souffrances  de  la  maladie  qui  commençait  à  leur  tordre  les  mem- 
bres. On  raconte  qu'au  plus  fort  de  l'épidémie,  une  multitude  de 
ces  pauvres  expatriés  alla  s'-asseoir  à  la  chute  du  jour  sur  les  sables 
de  la  baie  de  Panama,  qu'avaient  abandonnés  depuis  quelques  heures 
les  flots  de  la  marée.  Silencieux,  terribles,  regardant  à  l'occident  le 
soleil  qui  se  couchait  au-dessus  de  leur  patrie  si  lointaine,  ils  atten- 
dirent ainsi  que  le  flot  remontât.  Bientôt  en  effet  les  vagues  revin- 
rent tourbillonner  sur  les  sables  de  la  plage,  et  les  malheureux  se 
laissèrent  engloutir  sans  pousser  un  cri  de  détresse. 

La  voie  ferrée  de  l'isthme  est  loin  de  rendre  au  commerce  et  à 
l'humanité  les  services  qu'on  pourrait  en  attendre.  La  faute  en  est 
certainement  au  monopole  et  au  taux  exorbitant  des  prix  exigés  par 
la  compagnie,  qui  fait  payer  aux  voyageurs  la  somme  de  125  francs 
pour  un  simple  trajet  de  72  kilomètres,  et  taxe  proportionnellement 
les  marchandises  de  toute  espèce.  Aussi  le  chemin  de  fer  ne  trans- 
porte-t-il  de  mer  à  mer  que  soixante-dix  voyageurs  par  jour  en 
moyenne,  ou  vingt-cinq  mille  par  an,  c'est-à-dire  beaucoup  moins 
dans  une  année  que  notre  réseau  de  l'ouest  en  un  jour.  Il  est  bon 
d'ajouter  que  le  mouvement  des  voyageurs  et  des  métaux  précieux 
est  la  seule  source  des  revenus  de  la  compagnie ,  car  les  marchan- 
dises encombrantes  suivent  encore  la  voie  du  cap  Horn,  et  font  ainsi 


630  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

un  immense  détour  de  9,600  kilomètres.  Jusqu'à  ce  jour,  la  com- 
pagnie de  l'isthme  n'a  eu  qu'une  seule  concurrence  à  redouter,  celle 
des  bateaux  à  vapeur  du  lac  de  Nicaragua,  et  même,  grâce  aux  pira- 
teries de  Walker,  grâce  aussi  à  certaines  intrigues  qui  ne  sont  pas 
encore  parfaitement  dévoilées,  cette  concurrence  a  complètement 
cessé  pendant  quelques  années.  Tôt  ou  tard  néanmoins,  les  voies 
ferrées  interocéaniques  de  Téhuantepec,  de  Honduras,  de  Gosta- 
Rica,  seront  achevées,  et  il  se  peut  aussi  que  la  Nouvelle-Grenade, 
justement  irritée  de  ce  que  la  compagnie  de  Panama  ne  lui  paie 
pas  l'intérêt  annuel  convenu,  permette  à  une  compagnie  rivale  de 
construire  un  autre  chemin  de  fer  entre  les  deux  mers.  Il  est  évi- 
dent que  cet  isthme  allongé,  qui  se  ploie  si  gracieusement  entre  les 
deux  Amériques  sur  une  longueur  de  2,200  kilomètres,  et  sépare 
de  son  étroite  bande  de  verdure  les  immenses  nappes  bleues  des 
deux  grands  Océans  du  monde,  ne  doit  pas  rester  une  solitude  ef- 
frayante où  çà  et  là  germent  des  embryons  de  ville.  Un  jour,  les 
peuples  de  la  terre  s'y  donneront  rendez-vous,  des  Gonstantinoples 
et  des  Alexandries  se  bâtiront  à  l'embouchure  de  ses  fleuves,  ses 
marécages  se  transformeront  en  champs  fertiles,  et  le  volcan  Mo- 
motombo  recevra  mieux  les  agriculteurs  que  les  missionnaires  qui 
jadis  allaient  lui  porter  les  eaux  du  baptême  (1). 

Je  désirais  aller  jusqu'à  Panama*  pour  voir  l'isthme  dans  toute  sa 
largeur,  et  contempler  les  eaux  de  l'Océan -Pacifique;  mais  j'aurais 
dû  attendre  pendant  un  jour  et  une  nuit  le  départ  d'un  train,  et 
j'avoue  que  ce  séjour  dans  un  hôtel  construit  sur  le  bord  d'un  ma- 
récage me  souriait  fort  peu.  D'ailleurs  j'avais  hâte  d'arriver  au  pied 
de  la  Sierra-Nevada,  but  principal  de  mon  voyage,  et  je  dis  adieu  à 
mes  compagnons  de  traversée  (2).  Le  bateau  à  vapeur  anglais  qui 
fait  le  service  régulier  des  côtes  de  la  Nouvelle-Grenade  ne  devant 
passer  que  dans  une  douzaine  de  jours,  je  m'empressai  d'aller  au 
port,  afin  de  m'enquérir  d'une  goélette  en  partance  pour  Cartha- 
gène.  J'aperçus  fort  heureusement  une  petite  coquille  de  noix  qui 
levait  l'ancre;  je  n'eus  que  le  temps  d'envoyer  chercher  mes  malles, 
de  me  jeter  dans  un  esquif,  de  grimper  à  bord  de  la  goélette,  qui 
déjà  commençait  à  louvoyer  en  face  d'Aspinwall  ;  je  descendis  dans 

(1)  Voyez,  dans  la  Légende  des  Siècles  de  M.  Victor  Hugo,  la  pièce  de  vers  qui  a  pour 
titre  les  Raisons  du  Momotombo. 

(2)  Réunis  le  lendemain  (17  août  1855)  aux  neuf  .cents  passagers  du  steamer  de 
New- York  Vlllinois,  ces  voyageurs  se  doutaient  peu  qu'ils  auraient  à  soutenir  un  siège 
en  règle  contre  les  habitans  de  Panama,  et  que  dix-sept  d'entre  eux  seraient  tuc's  par  le 
couteau.  Un  Américain  ayant  volé  une  pastèque  tira  un  coup  de  revolver  sur  le  Pana- 
mena  qui  voulait  la  lui  reprendre.  Ce  fut  le  signal  du  combat.  Les  Américains  vaincus 
furent  obligés  de  battre  en  retraite,  et  ne  furent  sauvés  que  erâce  à  l'intervention  de  la 
police  et  de  la  force  année. 


LA   NOUVELLE-GRENADE.  631 

la  cale  pour  déposer  mes  effets  entre  deux  sacs  de  cacao,  et  quand 
je  remontai  l'échelle  périlleuse,  nous  étions  au  milieu  de  la  baie. 

Le  Narcisse  était  une  petite  embarcation  délabrée  du  port  de 
24  tonneaux,  et  si  mal  aménagée  que  le  seul  espace  libre  où  l'on 
pût  se  promener  n'avait  pas  plus  de  deux  mètres  de  long.  De  mo- 
ment en  moment,  la  crête  des  vagues  nous  cachait  l'horizon,  et  l'on 
eût  dit  que  dans  le  lointain  la  ville  jaillissait  du  sein  de  la  mer  et  s'y 
abîmait  tour  à  tour.  A  chaque  nouvelle  lame,  notre  mât  de  beaupré 
plongeait  en  partie,  et  l'eau  venait  ruisseler  jusqu'à  l'arrière.  L'es- 
pace resté  sec  était  bien  petit;  il  fallait  cependant  s'en  contenter, 
et  je  m'y  installai  de  mon  mieux,  les  pieds  plantés  en  arc-boutant 
contre  le -rebord  de  l'ouverture  de  la  cale,  le  dos  appuyé  sur  le  bor- 
dage,  un  bras  passé  autour  d'une  corde;  j'essayai  de  faire  corps 
pour  ainsi  dire  avec  l'embarcation,  et  de  ne  pas  remuer  plus  qu'une 
poutre  amarrée  sur  le  pont.  Mes  yeux  ne  pouvaient  se  détacher  des 
vagues  écumeuses,  au  milieu  desquelles  se  jouaient  des  méduses 
transparentes  et  des  requins  fendant  la  surface  de  l'eau  de  leur 
nageoire  dorsale,  triangulaire  et  tranchante  comme  un  couteau  de 
guillotine. 

L'équipage  du  Narcisse  se  composait  de  quatre  hommes  :  le  pro- 
priétaire, le  capitaine,  le  matelot  et  le  mousse.  Le  premier  était  un 
nègre  herculéen,  à  la  figure  puissante  et  placide;  couché  sur  le  pont, 
il  regardait  avec  une  satisfaction  profonde  la  voile  de  son  navire  en- 
flée par  le  vent,  les  sacs  de  cacao  empilés  dans  sa  cale,  et  même 
l'humble  passager  étendu  à  ses  côtés;  il  jouissait  voluptueusement 
du  privilège  de  posséder;  rarement  daignait-il  s'occuper  de  la  ma- 
nœuvre et  prêter  main-forte,  lorsqu'il  s'agissait  de  héler  sur  une 
corde  ou  de  virer  de  bord.  Du  reste,  il  était  d'une  douceur  ineffable, 
et  désirait  voir  tous  ses  compagnons  aussi  heureux  que  lui-même  ; 
si  le  capitaine  n'eût  pas  commandé,  si  le  matelot  et  le  mousse  se 
fussent  croisé  les  bras,  il  se  serait  laissé  paisiblement  dériver  sur  un 
récif  sans  que  la  satisfaction  peinte  sur  son  visage  en  eût  été  trou- 
blée. Vrai  type  du  nègre  des  Antilles,  il  se  disait  cosmopolite,  et  flot- 
tait de  vague  en  vague,  de  terre  en  terre,  comme  un  alcyon  ;  il  par- 
lait également  mal  toutes  les  langues,  tous  les  patois  des  peuples 
établis  autour  de  la  mer  des  Caraïbes,  et  répondait  indifféremment 
aux  noms  de  don  Jorge,  de  John  et  de  Jean-Jacques.  Le  capitaine, 
jeune,  beau,  actif,  mais  bavard,  impatient,  colère,  ne  cachait  guère- 
le  mépris  qu'il  avait  pour  son  placide  armateur;  cependant  il  avait 
le  bon  sens  de  ne  pas  le  brusquer.  Fils  d'un  Français  marié  à  Car- 
thagène,  Jose-Maria  Mouton  tenait  sans  doute  de  son  père  ses  traits, 
ses  manières  et  sa  vivacité  ;  mais  il  avait  pris  les  habitudes  et  les 
superstitions  du  pays,  et  ne  savait  plus  un  mot  de  la  langue  de  ses 


632  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ancêtres;  ses  yeux  me  suivaient  avec  une  curiosité  importune.  Il  pro- 
nonçait chaque  parole  avec  l'accent  du  défi,  et  ne  s'adoucissait  un 
peu  qu'en  s' adressant  au  matelot.  Celui-ci,  toujours  silencieux,  de- 
vinant d'avance  tous  les  désirs  du  capitaine,  travaillant  sans  relâche 
aux  voiles,  aux  cordages,  aux  chaînes,  me  semblait  un  être  indéfinis- 
sable. Non-seulement  il  ne  parlait  guère,  mais  il  ne  regardait  pas,  et 
marchait  sans  bruit,  glissant  comme  une  ombre  de  l'avant  à  l'arrière 
de  la  goélette.  A  quelle  race  appartenait-il?  Était-il  nègre,  Espagnol 
ou  métis?  Sa  peaa  noire  pouvait  avoir  été  tannée  par  les  pluies,  les 
orages,  les  brouillards,  les  coups  de  soleil  ;  ce  qui  avait  terni  son 
œil,  c'était  peut-être  le  spectacle  de  ces  milliers  de  flots  qui  se 
poursuivent  sans  fm  à  la  surface  des  mers.  J'eusse  été  médiocrement 
étonné  d'apprendre  qu'il  était  ce  Hollandais  volant  qui  depuis  des 
siècles  erre  sur  l'océan,  et  parfois,  quand  la  tempête  se  prépare, 
agite  devant  les  navires  ses  grands  bras  chargés  de  brouillards. 
Quant  au  mousse,  c'était  simplement  un  gamin  sale  et  paresseux 
comme  un  serpent  :  il  dormait  toujours,  et  le  capitaine  ne  pouvait 
guère  le  réveiller  qu'à  coups  de  pied. 

Don  Jorge,  dont  les  repas  étaient  nombreux  et  abondans,  occu- 
pait le  reste  de  ses  loisirs  à  suivre  du  regard  les  lignes  et  les  hame- 
çons qu'il  avait  attachés  aux  flancs  du  navire,  et  qui  bondissaient 
dans  le  sillage  écumeux.  Pendant  la  première  journée,  sa  pèche  fut 
particulièrement  fructueuse  :  il  retira  de  l'eau  force  poissons  dont 
j'ai  oublié  les  noms  barbares,  empruntés  à  une  sorte  de  patois  his- 
pano-indien ;  puis  il  parvint  à  hisser  à  bord  une  dorade,  et  enfin  un 
jeune  requin,  long  d'environ  2  mètres.  Pour  prendre  ces  animaux, 
les  matelots  taillent  un  morceau  de  toile  blanche  en  forme  de  pois- 
son volant  et  l'attachent  à  un  hameçon  qu'ils  jettent  dans  le  sillage; 
ils  se  mettent  ensuite  à  siffler  comme  sifflent  les  bouviers  quand  ils 
mènent  leur  bétail  à  l'abreuvoir.  L'honnête  poisson,  séduit  par  cet 
appel,  se  jette  sur  le  morceau  de  toile  blanche,  avale  l'hameçon,... 
et  ceux  qui  n'ont  pas  eu  honte  de  tromper  un  requin  le  hissent  à 
bord,  l'assomment,  le  dépècent,  puis,  savourant  d'avance  leur  festin, 
font  joyeusement  rôtir  les  filets  et  les  côtelettes.  On  assure  que  les 
naufragés  de  la  Méduse  aimèrent  mieux  s'entre-dévorer  que  de  man- 
ger du  requin;  cependant  j'osai  m' attabler  avec  l'équipage  et  satis- 
faire mon  appétit  sur  la  chair  du  pauvre  animal.  Je  la  trouvai  bonne; 
mais,  tout  en  la  savourant,  je  ne  pouvais  me  défendre  d'un  certain 
remords.  «  De  quoi  me  plaindrai-je,  me  disais-je,  si  ses  amis  le 
vengent?  »  Ainsi  va  le  monde. 

Le  soir  venu,  le  capitaine,  qui  de  la  journée  n'avait  guère  adressé 
la  parole  à  don  Jorge,  se  rapprocha  de  lui,  et,  rendu  confiant  par  la 
douce  et  mystérieuse  influence  de  la  nuit,  condescendit  à  entrer  en 


LA   NOUVELLE-GRENADE.  633 

conversation.  D'abord  il  parla  d'affaires,  puis  de  voyages,  puis  de 
fantômes,  et  bientôt  nous  l'entendîmes  raconter  une  légende  dû 
temps  de  l'inquisition  pleine  de  détails  horribles.  C'était  l'histoire 
d'une  âme  chargée  de  crimes  oscillant  sur  la  bouche  de  l'enfer,  en 
la  boca  del  infierno^  et  disputée  par  les  anges  et  les  démons.  A  la 
fin,  ceux-ci  l'emportaient,  et  l'âme  désespérée  plongeait  dans  les 
flammes  grondantes  de  l'abîme.  C'était  la  millième  fois  peut-être 
que  le  capitaine  récitait  cette  légende;  mais  ses  paroles*,  qu'il  n'avait 
pas  besoin  de  chercher,  se  déroulaient  en  phrases  d'autant  plus  pré- 
cises et  sonores,  et  il  déployait  une  certaine  éloquence  sauvage  dans 
la  peinture  des  tourmens  infernaux.  Don  Jorge,  heureux  de  ce  récit, 
qui  stimulait  sa  digestion,  jouissait  visiblement  de  sa  propre  peur, 
tandis  que  le  mousse,  appuyé  sur  ses  deux  coudes  et  couché  à  plat 
ventre  sur  le  pont,  fixait  ses  yeux  ardens  sur  le  capitaine  et  sentait 
son  âme  lui  échapper  d'effroi.  Quant  au  matelot,  toujours  solitaire, 
il  se  tenait  debout  à  l'avant  du  Narcisse ^  et  sa  haute  stature,  à  demi 
entrevue  à  travers  les  agrès,  se  dessinait,  comme  un  noir  fantôme, 
sur  la  mer  phosphorescente. 

Une  forte  pluie  mit  fin  à  notre  séance,  et  capitaine,  armateur, 
mousse,  passager,  nous  nous  hâtâmes  de  descendre  dans  la  cale 
€t  de  nous  jeter  sur  les  sacs  de  cacao  qui  devaient  nous  servir  de 
lits.  Mes  compagnons,  accoutumés  à  ce  genre  de  couche,  s'endor- 
mirent bientôt  profondément;  mais  il  me  fut  impossible  de  les  imi- 
ter. Les  gousses  de  cacao,  dures  comme  de  petits  galets,  m'entraient 
dans  la  chair;  d'affreux  cancrelats,  les  plus  gros  que  j'aie  vus  de  ma 
vie,  me  mordillaient  les  bras  et  les  jambes  et  se  promenaient  sur 
ma  figure;  l'air  renfermé  de  la  cale,  et  surtout  l'odeur  pénétrante 
du  cacao,  me  suflbquaient.  A  chaque  instant,  je  gravissais  l'échelle 
pour  aspirer  une  bouffée  d'air  pur  à  l'ouverture  de  la  cale;  mais  la 
pluie  incessante  me  forçait  à  redescendre  dans  l'antre  malsain  où 
mes  compagnons  faisaient  des  rêves  d'or.  Yers  le  matin  seulement, 
vaincu  par  la  fatigue,  je  m'endormis  d'un  sommeil  fiévreux  et  agité. 

Quand  je  me  réveillai,  le  Narcisse  doublait  un  des  promontoires 
boisés  qui  gardent  l'entrée  de  Portobello,  l'ancienne  Porte-d'Or  des 
Espagnols,  où  les  galions  venaient  charger  les  trésors  du  Pérou.  La 
pluie  avait  cessé  ;  une  légère  vapeur  flottait  encore  sur  les  monts, 
des  fusées  d'écume  blanche  jaillissaient  sur  les  contours  du  ri- 
vage. Certes  la  mer  et  les  montagnes,  éclairées  par  le  soleil  le- 
vant, offraient  un  spectacle  admirable;  mais  je  les  voyais  à  peine: 
je  ne  pouvais  détacher  mes  regards  des  grandes  forêts  tropicales, 
qui  m' apparaissaient  pour  la  première  fois  dans  toute  leur  magnifi- 
cence. J'ignorais  même  si  réellement  j'avais  des  forêts  devant  moi, 
car  je  n'en  distinguais  pas  les  arbres,  et  pendant  longtemps  je  crus 


634  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

être  devant  un  gigantesque  rocher  couvert  de  mousse  et  de  fougère. 
Dans  la  zone  torride,  l'arbre  n'existe  pour  ainsi  dire  pas.  Il  a  perdu 
son  individualité  dans  la  vie  de  l'ensemble,  il  est  une  simple  mo- 
lécule dans  la  grande  masse  de  végétation  dont  il  fait  partie.  Un 
chêne  de  France  étalant  ses  vastes  rameaux  à  l'écorce  rugueuse, 
plongeant  ses  énormes  racines  dans  le  sol  lézardé,  jonchant  la  terre 
d'innombrables  feuilles  sèches,  semble  toujours  indépendant  et 
libre,  même  quand  il  est  environné  d'autres  chênes  comme  lui; 
mais  les  plus  beaux  arbres  d'une  forêt  vierge  de  l'Amérique  du  Sud 
n'apparaissent  pas  isolés.  Tordus  les  uns  autour  des  autres,  noués 
dans  tous  les  sens  par  des  cordages  de  lianes,  à  demi  cachés  par  Içs 
plantes  parasites  qui  les  étreignent  et  qui  boivent  leur  sève,  ils  sem- 
blent ne  pas  avoir  d'existence  propre.  Les  influences  des  climats 
sont  les  mêmes  pour  les  peuples  et  pour  la  végétation  :  c'est  dans 
les  zones  tempérées  surtout  qu'on  voit  l'individu  jaillir  de  la  tribu, 
l'arbre  s'isoler  de  la  forêt. 

Peu  à  peu  nous  approchions  de  l'étroit  goulet  du  port,  et  la  scène 
devenait  de  plus  en  plus  splendide.  Deux  collines  portant  chacune 
les  ruines  d'un  vieux  bastion  se  dressent  vis-à-vis  l'une  de  l'autre; 
à  la  base  de  ces  hauteurs,  des  cocotiers  s'inclinent  vers  la  surface  de 
la  mer  ;  des  oiseaux  pêcheurs  se  tiennent  graves  et  immobiles  sur  les 
rochers  épars.  Du  sommet  jusqu'au  pied  des  collines,  ce  n'est  qu'un 
tumulte,  un  océan  de  feuillage;  sous  cette  masse  qui  se  penche  et 
se  redresse  au  vent,  c'est  à  peine  si  l'on  peut  se  figurer  le  sol  qui  la 
supporte;  on  pourrait  croire  que  la  forêt  tout  entière  a  sa  racine 
dans  la  mer  et  flotte  sur  les  eaux  comme  une  énorme  plante  pyrami- 
dale, haute  de  deux  cents  mètres.  Toutes  les  branches  sont  reliées 
les  unes  aux  autres,  et  le  moindre  frémissement  se  propage  de 
feuille  en  feuille  à  travers  l'immensité  verdoyante.  Cependant  les 
collines  sont  très  escarpées^  et  pour  rattacher  les  arbres  l'un  à  l'au- 
tre, de  grandes  masses  de  branches,  de  lianes  et  de  fleurs  s'abattent 
de  cime  en  cime,  semblables  aux  nappes  d'une  cataracte.  C'est  un 
Niagara  de  verdure. 

Enfin  le  Narcisse  jeta  l'ancre  presque  à  l'ombre  de  la  mystérieuse 
forêt,  le  canot  fut  descendu,  et  le  matelot,  prenant  silencieusement 
les  deux  rames,  nous  fit  signe  d'y  sauter.  Nous  allions  faire  une 
courte  halte  à  terre.  Mon  émotion,  déjà  si  forte,  augmenta  encore 
quand  l'esquif  se  fut  arrêté  sur  le  sable,  et  que  j'eus  bondi  de 
pierre  en  pierre  jusque  sur  la' plage,  toute  bariolée  de  coquilles 
jaunes  et  rouges.  En  quelques  secondes,  j'atteignis  l'embouchure 
d'un  petit  ruisseau  qui  descendait  en  cascatelles  des  profon- 
deurs de  la  forêt,  et,  remontant  ce  chemin  frayé  par  les  eaux, 
je  m'enfonçai  dans  la  trouée  obscure  qui  se  prolongeait  devant 


^     LA   NOUVELLE-GRENADE.  635 

moi.  Il  est  impossible  de  ne  pas  ressentir  une  étrange  commo- 
tion physique  quand  on  laisse  derrière  soi  l'atmosphère  chaude  et 
lumineuse  pour  pénétrer  sous  l'ombre  moite,  humide,  solennelle 
d'une  forêt  vierge.  A  quelques  pas  de  la  mer,  je  pouvais  me  croire 
à  cent  lieues  dans  l'intérieur  du  continent  :  partout  un  fouillis 
inextricable  de  branches ,  partout  de  mystérieuses  profondeurs 
où  l'œil  osait  à  peine  s'aventurer;  autour  de  moi,  des  rochers 
dont  les  parois  disparaissaient  sous  des  feuilles  entrelacées  ;  sur 
ma  tête,  un  dôme  de  verdure  à  travers  lequel  pénétrait  un  vague 
demi-jour  répercuté  de  branche  en  branche.  Quelle  différence  entre 
ces  forêts  tropicales  et  nos  forêts  calmes  et  symétriques,  nos  bois- 
taillis  surtout,  où  chaque  arbre,  meurtri  par  la  cognée,  est  noué 
comme  un  infirme  et  tord  dans  l'angoisse  ses  bras  grêles  et  disgra- 
cieux !  Dans  les  pays  aimés  du  soleil,  les  arbres  géans  que  la  terre 
nourrit  roulent  sous  leur  écorce  une  sève  bien  autrement  impé- 
tueuse, et  l'on  dirait  que  d'eux-mêmes  le  sol,  l'eau  et  le  roc  se  dissol- 
vent pour  entrer  plus  rapidement  dans  le  circuit  de  la  vie  végétale. 
Les  cimes  sont  plus  hautes  et  plus  touffues,  la  couleur  des  feuilles 
et  des  fleurs  est  plus  variée,  les  parfums  sont  plus  acres  et  plus  vio- 
lons, le  mystère  de  la  forêt  est  plus  redoutable,  et  ce  n'est  pas  le 
repos,  c'est  l'effroi  qu'on  respire  sous  ces  ténébreux  ombrages. 

J'avançais  avec  précaution,  d'un  pas  religieux  et  presque  trem- 
blant. Des  lézards,  d'autres  reptiles  entrevus  sur  le  bord  du  ruis- 
seau disparaissaient  dans  le  fourré  avec  un  grand  bruissement  de 
feuilles;  devant  moi  s'épaississait  l'ombre  :  je  m'arrêtais  donc  et 
m'assis  sur  le  bord  d'un  rocher  dans  lequel  l'eau  avait  creusé  une 
vasque  toujours  remplie  d'écume  et  de  murmures.  En  me  retour- 
nant, je  voyais,  à  l'extrémité  de  la  trouée  obscure  par  laquelle  j'a- 
vais pénétré  dans  la  forêt,  le  fond  d'une  petite  anse  où  des  flots 
bleus  aux  franges  argentées  venaient  mourir  sur  le  sable  éblouis- 
sant de  blancheur.  Je  restai  de  longues  heures  sur  ce  rocher  pen- 
dant que  don  Jorge  faisait  sa  sieste  à  l'ombre  d'un  caracoli  (1)  qui 
étendait  ses  grandes  branches  au-dessus  de  la  plage. 

Ma  seconde  visite  fut  pour  la  ville  de  Portobello,  où  le  capitaine 
Mouton,  revêtu  de  ses  habits  de  fête,  voulait,  disait -il,  acheter 
quelques  sacs  de  cacao  ;  en  réalité ,  il  allait  tout  simplement  conter 
fleurette  à  une  sehorila.  Quant  à  moi,  je  me  hâtai  de  parcourir  les 
rues  de  Portobello  pour  y  découvrir  les  traces  de  la  splendeur  d'au- 
trefois. Malheureusement  ces  traces  se  réduisent  à  bien  peu  de 
chose  :  de  misérables  huttes  couvertes  de  roseaux  ou  de  feuilles  de 
palmier  remplacent  les  vastes  constructions  des  Espagnols;  çà  et  là 

(1)  Anacardium  caracoli^  arbre  magnifique  ayant  le  port  de  nos  châtaigniers. 


636  BEVUE    DES  DEUX   MO^'DES.   . 

s'élèvent  quelques  pans  de  murailles  habitées  par  les  serpens  et  les 
lézards  ;  les  arbres  ont  introduit  leurs  racines  dans  les  bastions  de  la 
.forteresse  qui  dominait  la  ville,  et  bientôt  il  n'en  restera  plus  pierre 
sur  pierre.  La  population,  composée  de  nègres  et  de  métis  au  nom- 
bre d'environ  huit  ou  neuf  cents,  est  affreuse  de  haillons  et  de  sa- 
leté et  promène  orgueilleusement  son  indolence  le  long  de  la  plage. 
Les  femmes  seules  travaillent;  elles  pilent  le  maïs  ou  rôtissent  les 
bananes  pour  les  repas  de  lem's  seigneurs  et  maîtres,  remplissent  les 
sacs  de  gousses  de  cacao,  portent  sur  leurs  têtes  de  lourdes  cruches 
pleines  d'eau  puisée  à  une  fontaine  éloignée.  Au  lieu  de  la  flottille 
de  galions  qui  s'assemblait  autrefois  dans  le  port,  protégée  par  le 
canon  des  forteresses,  trois  ou  quatre  goélettes  appartenant  à  un 
négociant  de  la  Jamaïque ,  le  juif  Abraham ,  se  balancent  pares- 
seusement §ur  leurs  ancres,  non  loin  de  petits  entrepôts  appar- 
tenant au  même  propriétaire.  Tous  les  quinze  jours,  le  bateau  à 
vapeur  anglais  qui  fait  le  service  de  Saint -Thomas  à  Aspinwall 
entre  dans  le  port,  non  pour  y  prendre  ou  y  déposer  des  passagers, 
mais  uniquement  pour  y  renouveler  sa  provision  d'eau.  Avant  la 
construction  du  chemin  de  fer  de  l'isthme,  un  premier  tracé  dési- 
gnait Portobello  pour  point  de  départ  de  la  ligne  ferrée.  Le  com- 
merce y  aurait  trouvé  l'avantage  inappréciable  d'un  excellent  port, 
et  les  ingénieurs  n'auraient  eu  qu'à  suivre  l'ancienne  route  des 
Espagnols,  aujourd'hui  simple  sentier  obstrué  par  les  hautes  herbes. 
Toutefois  l'insalubrité  de  Portobello,  plus  effrayante  encore  que  celle 
d' Aspinwall,  modifia  les  plans  de  la  compagnie.  En  effet,  à  l'est 
de  la  ville  s'étendent  de  vastes  marécages  où  l'eau  douce  et  l'eau 
salée  apportent  avec  le  flux  et  le  reflux  des  plantes  en  décompo- 
sition; des  forêts  de  palétuviers  croissent  dans  le  sol  mouvant  à 
quelques  pas  des  huttes,  et  les  collines  qui  se  dressent  à  l'entrée 
du  port  empêchent  les  vents  alizés  de  renouveler  l'air  corrompu 
qui  pèse  sur  la  ville.  Des  nuages  se  forment  continuellement  au- 
dessus  de  ce  bassin  fermé,  que  ne  visitent  pas  les  brises,  et  retom- 
bent en  pluies  journalières.  On  peut  dire  que  le  bassin  de  Porto- 
bello est  un  cratère  toujours  fumant  de  vapeurs  et  de  miasmes. 

Le  capitaine  n'eut  terminé  qu'à  la  chute  du  crépuscule  l'emplette 
importante  de  trois  sacs  de  cacao,  et  les  étoiles  brillaient  déjà  dans 
le  ciel  quand  notre  canot  vint  toucher  les  flancs  de  la  goélette.  Me 
berçant  de  l'espoir  d'un  agréable  sommeil,  qui  pourrait  compenser 
l'insomnie  de  la  nuit  précédente,  je  me  hâtai  de  m'envelopper  dans 
une  voile  étendue  sur  le  pont.  A  peine  avais-je  fermé  les  yeux 
qu'une  forte  averse  m'obligea  à  chercher  un  refuge  dans  la  cale. 
Dès  que  le  nuage  qui  nous  avait  donné  cette  ondée  eut  disparu,  je 
sortis  de  nouveau  de  mon  antre  pour  me  tapir  dans  un  pli  de  la  voile» 


LA   NOUVELLE-GRENADE.  637 

mais  un  autre  nuage  vint  bientôt  se  fondre  en  eau  sur  ma  tête.  Je 
reconnus  qu'il  fallait  se  résigner  cette  fois  encore  aux  tourmens 
d'une  insomnie.  Je  passai  la  nuit  entière,  tantôt  chassé  du  pont  par 
des  averses  successives  et  forcé  de  descendre  dans  la  cale  aux  odeurs 
repoussantes ,  tantôt  remontant  sur  le  pont  humide  de  pluie  et  sai- 
sissant au  vol  pour  ainsi  dire  quelques  instans  d'un  sommeil  fugitif. 
Les  voix  étranges  qui  sortaient  des  forêts  voisines,  surtout  les  aboie- 
mens  d'une  grenouille,  qui  à  elle  seule  faisait  plus  de  bruit  qu'un 
chien  de  ferme,  contribuèrent  singulièrement  à  me  rendre  le  repos 
difficile. 

Dès  le  point  du  jour,  le  capitaine  fit  lever  l'ancre  et  larguer  les 
voiles  du  Narcisse.  Celui-ci,  très  mauvais  marcheur,  ne  se  hâta 
guère  de  sortir  du  goulet,  d'autant  plus  que  les  vents  alizés,  qui 
soufflent  toujours  du  nord-est  au  sud-ouest,  repoussent,  dans  le 
port  les  embarcations  qui  veulent  le  quitter.  Nous  restâmes  à  lou- 
voyer pendant  toute  la  matinée,  renvoyés  par  le  vent  d'un  promon- 
toire à  l'autre.  Pour  continuer  directement  notre  route,  il  fallait 
doubler  le  rocher  de  Salmedina,  appelé  aussi  Farallon-Sucio,  que 
nous  voyions  se  dresser  à  l'est  au  milieu  des  vagues  bondissantes, 
semblable  à  une  tour  massive. environnée  de  noirs  récifs,  qui  appa- 
raissaient et  disparaissaient  tour  à  tour  comme  des  monstres  ma- 
rins. Après  nous  en  être  éloignés  de  près  d'un  mille,  toujours 
une  nouvelle  bordée  nous  ramenait  près  de  cette  tour  formidable. 
Une  fois  le  vent  s'engouffra  dans  les  voiles  au  moment  où  le  capi- 
taine venait  de  prononcer  les  mots  sacramentels  :  Para  ci  virarl 
Vaya  con  Bios!  Et  la  goélette,  se  dirigeant  rapidement  "et  en  droite 
ligne  vers  Salmedina,  fendit  les  ondes  déjà  blanchissantes  qui  se 
redressaient  à  la  base  de  l'écueil.  Le  capitaine,  le  matelot,  le  mousse 
et  moi-même  nous  nous  efforcions  inutilement,  appuyés  contre  la 
vergue,  de  vaincre  la  résistance  de  la  voile,  tandis  que  don  Jorge, 
toujours  placide  et  souriant,  laissait  errer  ses  regards  sur  les  agrès 
de  sa  goélette,  qui  marchait  vers  une  perte  inévitable.  Un  énergique 
juron  du  capitaine  le  fit  lever  en  sursaut  :  dès  qu'il  nous  eut  aidés 
de  son  épaule  d'athlète,  la  vergue  céda,  et  le  Narcisse,  rasant  les 
rochers  par  une  grande  courbe,  dirigea  sa  bordée  vers  la  pleine 
mer. 

A  midi,  nous  avions  enfin  doublé  le  redoutable  promontoire,  et 
nous  suivions  à  deux  ou  trois  milles  de  distance  la  côte  qui  pro- 
longe d'une  extrémité  à  l'autre  de  l'horizon  ses  immenses  forêts,  où 
ne  se  montre  pas  une  seule  clairière.  Les  montagnes,  dont  la  chaîne 
uniforme  et  peu  élevée  se  développe  de  l'ouest  à  l'est,  semblaient 
beaucoup  plus  hautes  qu'elles  ne  le  sont  en  réalité,  sans  doute  à 
cause  du  voile  de  chaudes  vapeurs  qui  frissonnait  sur  leurs  flancs 


638  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

et  en  grandissait  outre  mesure  les  proportions.  Nous  voyions  appa- 
raître, puis  disparaître  l'une  après  l'autre,  les  pointes  que  ces  mon- 
tagnes projettent  dans  la  mer,  Punta  Pescador,  Punta  Escondida, 
Punta  Escribanos,  toutes  semblables  par  leurs  forêts  touffues  et 
leurs  ceintures  de  mangliers.  La  mer  était  calme,  la  brise  enflait  à 
peine  les  voiles  de  notre  goélette,  et  celle-ci  Sendait  péniblement 
les  flots  dont  l'écume  légère  allait  se  perdre  en  tourbillonnant  de 
chaque  côté  du  sillage.  Nous  continuâmes  ainsi  notre  course  mari- 
time toute  la  journée,  et  la  nuit  nous  surprit  avant  que  nous 
eussions  dépassé  le  cap  San-Blas. 

Le  lendemain  matin,  nous  étions  au  milieu  de  l'archipel  des 
Muletas,  dont  les  îles  «  plus  nombreuses  que  les  jours  de  l'année  » 
parsèment  la  mer  sur  une  grande  étendue.  J'en  ai  compté  moi- 
même  plus  de  soixante  dans  un  horizon  extrêmement  restreint  par 
la  brume,  et  à  mesure  que  nous  avancions,  nous  en  voyions  d'autres 
jaillir  du  sein  des  eaux  tranquilles  comme  celles  d'un  lac. Toutes  ces 
îles  basses  sont  couvertes  de  cocotiers,  dont  les  semences  leur  ont 
été  apportées  par  les  vagues  depuis  que  les  Espagnols  ont  introduit 
cet  arbre  sur  le  continent  d'Amérique.  Quelques  îlots  sont  tellement 
petits  que  leurs  cinq  ou  six  cocotiers  les  font  ressembler  à  de  grands 
éventails  verts  déployés  au-dessus  de  l'eau  transparente.  D'autres, 
au  contraire ,  occupent  une  assez  grande  superficie,  et  des  huttes 
d'Indiens  se  groupent  çà  et  là  à  l'ombre  de  leurs  bosquets.  Toutes 
sont  presque  uniformément  rondes  ou  ovales.  L'aéronaute  qui  le  pre- 
mier contemplera  cet  archipel  du  haut  de  son  navire  ailé  ne  pourra 
s'empêcher  de  comparer  les  Muletas  à  de  gigantesques  feuilles  de 
nénufar  étalées  sur  la  surface  à  peine  ridée  d'un  marécage. 

Quand  notre  goélette  passait  à  côté  d'un  village,  un  canot  creusé 
dans  un  tronc  d'arbre  se  détachait  de  la  rive  et  se  dirigeait  vers 
nous,  portant  trois  ou  quatre  Indiens.  A  mesure  que  les  rameurs  se 
rapprochaient  de  nous,  ils  multipliaient  leurs  gestes  de  salutation, 
élevaient  en  l'air  leurs  avirons  pour  témoigner  de  leurs  intentions 
pacifiques;  puis,  après  avoir  amarré  leur  canot  au  bordage  de  la 
goélette,  ils  sautaient  sur  le  pont,  riaient  pour  nous  égayer  et  nous 
bien  disposer  en  leur  faveur,  et  nous  offraient  d'une  voix  caressante 
leurs  sacs  de  cacao,  leurs  bananes,  ou  de  charmantes  petites  per- 
ruches vertes  qui,  nichées  dans  une  calebasse,  se  becquetaient  et  se 
mordillaient  le  plus  gentiment  du  monde.  Ces  Indiens  sont  de  petite 
taille,  forts,  trapus,  gras;  ils  ont  les  joues  rebondies,  les  pommettes 
saillantes,  les  cheveux  noirs  et  lustrés,  les  yeux  perçans,  souvent 
entourés  de  bourrelets  de  graisse,  le  teint  couleur  de  brique,  mais 
plus  blanc  que  celui  de  la  plupart  des  Indiens  du  continent.  Jusqu'à 
un  âge  très  avancé,  ils  ont  toujours  l'air  d'enfans  espiègles,  et  la 


LA    NOUVELLE-GRENADE.  039 

joie  de  vivre  brille  dans  leur  regard.  En  voyant  leurs  îles  charmantes 
éparses  sur  la  mer,  leurs  huttes  tapies  sous  des  bouquets  de  coco- 
tiers, on  se  demande  presque  s'il  faut  désirer  que  bientôt  des  Amé- 
ricains ou  des  Anglais,  pionniers  du  commerce,  viennent  exploiter 
ces  forêts  de  palmiers  pour  en  concasser  les  noix,  les  réduire  en 
koprah  (1),  en  exprimer  l'huile.  L'empire  de  Mammon,  déjà  si  vaste, 
doit-il  s'augmenter  de  ces  îles  fortunées,  afm  d'amonceler  plus  de 
marchandises  sur  les  quais  de  Liverpool  et  d'emplir  encore  davan- 
tage le  coffre-fort  d'un  armateur  de  New-York  en  donnant  à  ces 
Indiens,  au  lieu  de  leur  bonheur  tranquille,  les  joies  sauvages  pui- 
sées dans  le  gin  ou  dans  le  brandy? 

J'aurais  bien  voulu  suivre  les  Indiens  des  Muletas  et  me  faire, 
au  moins  pour  quelques  heures,  citoyen  de  leur  république  ;  mais 
don  Jorge,  toujours  occupé  de  sa  pêche,  refusa,  prétendant  que 
l'embarcation  doit  être  en  marche  pour  que  les  poissons  se  lais- 
sent séduire  par  l'appât  bondissant  dans  le  sillage.  Il  ne  me  resta 
donc  qu'à  contempler  tristement  ces  îles  à  mesure  qu'elles  dispa- 
raissaient l'une  après  l'autre.  Enfin  nous  glissâmes  lentement  à  côté 
de  la  dernière;  longtemps  nous  vîmes  ses  palmiers  s'élever  au-des- 
sus de  l'eau,  semblables  à  une  volée  d'oiseaux  gigantesques,  puis 
ils  s'évanouirent  peu  à  peu,  et  nous  nous  trouvâmes  en  pleine  mer 
des  Caraïbes. 

La  traversée  de  l'archipel  des  Muletas  à  Garthagène  dura  huit 
jours,  c'est-à-dire  que  notre  goélette,  beaucoup  moins  rapide  qu'une 
tortue  de  mer,  avança  d'environ  un  mille  par  heure.  Cependant 
nous  avions  le  courant  et  souvent  les  brises  en  notre  faveur  ;  mais 
le  Narcisse  était  si  lourd  de  forme,  si  disloqué  dans  toutes  ses  mem- 
brures, qu'il  marchait  à  peine  plu5  vite  qu'une  épave  poussée  parles 
flots.  Dans  ses  voyages  de  retour,  il  mettait  parfois  plus  de  trois 
semaines  pour  atteindre  Aspinwall,  car  il  avait  alors  à  vaincre  la 
résistance  du  remous  formé  dans  le  golfe  d'Urabâ  par  le  grand  cou- 
rant équatorial  dont  les  eaux  viennent  frapper  contre  les  côtes  de 
rx\mérique  centrale,  et  rejaillissent  à  droite  et  à  gauche  en  lon- 
geant les  rivages.  Dans  toute  autre  mer,  exposée  à  de  brusques 
changemens  de  vent  et  à  de  violentes  rafales,  le  Narcisse  n'eût  pu 
entreprendre  un  seul  voyage  sans  courir  le  risque  de  sombrer  ;  heu- 
reusement, dans  le  golfe  d'Urabâ  et  sur  toutes  les  côtes  de  la  Nou- 
velle-Grenade, il  n'y  a  jamais  de  tempêtes.  Les  ouragans,  dont  le 
passage  est  parfois  si  désastreux  dans  les  petites  et  les  grandes  An- 
tilles, prennent  toujours  naissance  à  l'entrée  de  la  mer  des  Caraïbes, 
au-dessus  du  grand  courant  équatorial,  et,  développant  leur  immense 

(1)  Morceaux  de  noix  pilées  et  débarrassées  de  leur  enveloppe. 


6ZlO  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

tourbillon  qui  s'élargit  sans  cesse,  vont  mourir  aux  États-Unis  ou 
sur  les  bancs  de  Terre-Neuve,  après  avoir  labouré  les  flots,  fracassé 
les  navires,  broyé  les  villages* et  les  forêts;  mais  dans  leur  course 
terrible  ils  n'effleurent  jamais  les  mers  heureuses  de  la  république 
grenadine.  Là  toutes  les  vagues,  ébranlées  de  proche  en  proche  par 
les  tempêtes  des  autres  climats,  se  déroulent  avec  la  régularité  des 
ondulations  que  la  chute  d'une  pierre  produit  dans  un  lac.  Énormes 
et  se  prolongeant  parallèlement  d'un  horizon  à  l'autre,  elles  sont 
poussées  d'un  souffle  toujours  égal  par  le  vent  alizé,  et  soulèvent 
silencieusement  les  navires  sans  se  briser  en  écume.  Au  fond  des 
longues  vallées  qui  les  séparent,  des  poissons  ailés,  semblables  à 
des  oiseaux  dans  les  sillons  d'un  champ,  bondissent  par  milliers, 
traversent  d'un  seul  élan  la  crête  des  vagues,  et  vont  retomber  au- 
delà  dans  l'eau  transparente. 

Le  septième  jour,  le  Narcisse  atteignit  l'archipel  de  San-Bernardo. 
dont  les  îles,  presque  toutes  basses  et  boisées  comme  les  Muletas, 
parsèment  la  mer  au  nord  du  golfe  de  Morosquillo.  La  goélette  se 
fraya  péniblement  une  voie  à  travers  ce  dédale  d'îles  qui  projettent 
dans  les  détroits  des  bancs  de  sable  dangereux,  et  après  avoir  pen- 
dant toute  une  journée  longé  la  côte  de  la  Nouvelle-Grenade,  vint 
jeter  l'ancre  dans  une  petite  anse  de  l'île  Baru,  non  loin  de  Boca- 
Chica,  l'entrée  de  la  rade  de  Carthagène.  Le  capitaine  ne  comptait 
pas  assez  sur  son  habileté  pour  essayer  de  guider  sa  goélette  rétive 
entre  les  écueils  de  la  passe,  et  pour  ma  part  j'étais  enchanté  d'at- 
tendre jusqu'au  lendemain  pour  bien  voir  les  ruines  de  cet  autre 
Sébastopol,  si  formidable  du  temps  de  la  puissance  espagnole.  J'en- 
trais en  quelque  sorte  dans  une  autre  région  de  la  Nouvelle-Gre- 
nade. Des  questions  du  présent  soulevées  par  l'activité  américaine 
et  la  création  de  débouchés  nouveaux,  j'étais  amené  aux  souvenirs 
du  passé  et  à  l'étude  des  mœurs  d'une  ville  en  décadence. 

IL 

Au  lever  du  soleil,  le  Narcisse  entrait,  vent  arrière,  dans  le  chenal 
de  Boca-Chica  (Bouche-Étroite),  large  à  peine  de  quelques  brasses, 
et  cependant  assez  profond  pour  admettre  les  plus  forts  navires  de 
guerre.  De  chaque  côté,  on  distingue  les  rochers  aigus  qui  se  dres- 
sent au  fond  de  l'eau  blanchissante;  à  mesure  qu'on  avance,  la  cein- 
ture de  récifs  se  resserre  autour  du  chenal  tortueux,  des  brisans  se 
montrent  dans  toutes  les  directions,  et  on  ne  peut  s'empêcher  de 
frémir  en  rasant  de  si  près  les  écueils.  A  quelques  mètres  de  dis- 
tance, sur  la  gauche,  au  pied  d'un  promontoire  de  l'île  de  Tierra- 
Bomba,  s'élèvent  les  murailles  blanches  d'un  fort  aujourd'hui  cou- 


LA   NOUVELLE-GRENADE.  6Zli 

vert  d'arbustes  et  de  ronces;  à  droite,  sur  un  îlot  de  rochers 
jaunâtres  environné  de  récifs,  une  citadelle  minée  par  les  vagues 
déploie  au-dessus  des  brisans  la  longue  ligne  de  ses  bastions  aux 
embrasures  vides;  dans  le  lointain,  à  l'extrémité  de  l'île  Baru,  cou- 
verte de  mangliers,  apparaissent  les  ruines  d'un  autre  fort  égale- 
ment vaste.  Telle  était  la  première  ligne  de  fortifications  qui  proté- 
geait l'entrée  du  port  de  Carthagène  ;  au  dernier  siècle,  elle  fut  forcée 
par  l'amiral  Yernon,  à  qui,  mieux  défendue,  elle  pouvait  opposer 
une  insurmontable  résistance.  Il  est  vrai  que  cet  amiral  échoua  de- 
vant la  seconde  ligne  des  forts ,  et  que  sept  mille  Anglais  payèrent 
de  leur  vie  son  audacieuse  tentative. 

Après  avoir  louvoyé  pendant  quelques  minutes,  nous  entrâmes 
dans  la  rade  de  Carthagène ,  dont  les  eaux  tranquilles  ont  une  su- 
perficie de  18  milles  carrés.  Complètement  abritée  du  côté  de  la 
mer  :  au  sud  par  l'île  de  Baru,  à  l'ouest  par  l'île  de  Tierra-Bomba, 
des  récifs  et  des  bancs  de  sable,  au  nord  par  l'archipel  sur  lequel 
est  construite  la  ville  de  Carthagène,  cette  rade  se  développe  en  un 
magnifique  demi-cercle  pénétrant  au  loin  dans  l'intérieur  des  terres. 
Elle  pourrait  contenir  des  flottes;  je  n'y  vis  jue  de  misérables  ca- 
nots. Sur  les  collines,  où  j'espérais  distinguer  quelques  traces  du 
travail  de  l'homme,  je  n'aperçus  que  des  fourrés  interrompus  çà  et 
là  par  des  clairières  au  sol  rouge  et  infertile;  deux  ou  trois  vil- 
lages d'Indiens  groupaient  en  désordre  sur  le  bord  de  l'eau  leurs 
toits  recouverts  de  feuilles.  Enfin  le  Narcisse  doubla  la  pointe  orien- 
tale de  Tierra-Bomba,  sur  laquelle  sont  construites  les  cabanes  de 
Loro,  village  habité  seulement  par  de  pauvres  lépreux,  et  devant 
nos  yeux  apparut  tout  à  coup  la  vieille  cité  qui  jadis  se  nommait 
avec  orgueil  la  reme  des  Indes. 

Magnifiquement  assise  sur  des  îles  qui  regardent  d'un  côté  la 
haute  mer  et  de  l'autre  l'ensemble  des  lagunes  intérieures  qui 
forment  le  port,  entourée  d'une  ceinture  de  cocotiers,  Carthagène 
semble  s'endormir,  —  hélas!  et  ne  s'endort  que  trop ,  —  à  l'ombre 
de  la  Popa,  colline  abrupte  qui  la  domine  à  l'est.  Deux  grandes 
églises  dont  les  nefs  et  les  clochers  dépassent  de  beaucoup  le  reste 
de  la  ville  se  regardent  l'une  l'autre  comme  des  lions  couchés,  et 
la  longue  ligne  des  remparts  s'étend  à  perte  de  vue  autour  du  port 
et  sur  les  rivages  de  la  mer.  De  près,  la  scène  change  :  les  plantes 
grimpantes  tapissent  les  murailles,  où  se  promènent  de  rares  fac- 
tionnaires; de  grandes  pierres  tombées  des  créneaux  forment  des 
récifs  sur  lesquels  la  vague  vient  se  briser;  quelques  débris  d'em- 
barcations pourrissent  sur  la  plage  du  port,  où  flottent  de  rares 
goélettes.  A  travers  les  fenêtres  des  hauts  édifices  dont  le  toit  s'est 
effondré,  on  aperçoit  les  nuages  ou  le  bleu  du  ciel.  L'ensemble  de 

W)ME  XXIV.  41 


6A*2  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

cette  ville  à  demi  ruinée  excite  à  la  fois  Tadmiration  et  la  tristesse, 
et  l'on  ne  peut  se  défendre  d'une  émotion  profonde  en  contemplant 
ces  grands  témoignages  d'une  vie  éteinte. 

Le  matelot  laissa  tomber  l'ancre  du  Narcisse,  et  je  descendis  dans 
le  canot  avec  le  capitaine.  Quant  à  don  Jorge,  il  ne  s'était  pas  même 
levé  pour  regarder  la  ville,  et,  après  m'avoir  fait  un  signe  de  tète  en 
guise  d'adieu^  il  se  retourna  sur  le  flanc,  afin  de  continuer  une  sieste 
commencée.  Quelques  coups  de  rame  suffirent  pour  nous  amener 
aux  degrés  de  pierre  scellés  dans  la  muraille  du  quai,  et  je  fus  bientôt 
dans  la  ville,  où  l'on  pénètre  par  une  sorte  de  poterne  ménagée 
dans  l'épaisseur  du  rempart.  La  première  scène  dont  je  fus  le  té- 
moin en  mettant  le  pied  sur  le  pavé  de  Garthagène  redoubla  la  tris- 
tesse que  m'avait  inspirée  la  vue  des  édifices  ruinés.  Sur  une  place 
entourée  de  maisons  noires  à  hautes  arcades,  deux  hommes  aux 
cheveux  lisses,  à  l'œil  ardent,  au  teint  de  couleur  indécise,  s'étaient 
saisis  par  les  lambeaux  flottans  de  leurs  ruanas  (1),  dégainaient  en 
vociférant  leurs  terribles  machctes  (2),  et  tâchaient  de  se  pourfendre. 
Tout  autour  s'agitait  confusément  une  foule  sale  et  avinée  :  les  uns 
hurlaient  en  fureur  :  Matalol  matalol  (tue-le!  tue-le!);  les  autres 
faisaient  dévier  les  coups  de  machete  en  retenant  les  bras  des  com- 
battans.  Pendant  (juelques  minutes,  je  vis  passer  en  se  débattant  ce 
tourbillon  d'hommes  au-dessus  duquel  les  lames  luisantes  des  sa- 
bres s'élevaient  et  s'abaissaient  tour  à  tour.  A  la  fin,  on  parvint  à 
séparer  les  deux  lutteurs,  et,  suivis  de  leurs  partisans,  ils  allèrent 
chacun  de  son  côté  dans  quelque  tienda  (3),  où  ils  se  vouèrent  l'un 
l'autre,  la  bouteille  en  main,  à  tous  les  démons  de  l'enfer.  La  foule 
des  spectateurs  assemblés  sous  les  arcades  se  dispersa  aussitôt.  Je 
demandai  la  cause  du  tumulte  :  Es  la  fiestal  (c'est  la  fête!)  me  ré- 
pondit-on avec  un  haussement  d'épaules. 

Quand  une  ville  est  en  décadence,  on  dirait  que  les  habitans  eux- 
mêmes  participent  au  dépérissement  des  choses.  Tout  vieillit  à  la 
fois,  hommes  et  édifices;  les  météores  et  les  maladies  travaillent  de 
concert  à  leur  œuvre.  Dans  les  rues  sonores,  que  termine  au  loin  la 
masse  sombre  des  remparts  et  que  bordent  des  couvens  lézardés, 
de  hautes  églises  aux  murailles  oblique?,  je  voyais  passer  des  boi- 
teux, des  borgnes,  des  lépreut,  des  infirmes  de  toute  espèce;  jamais 
je  n'avais  vu  tant  d'écloppés  à  la  fois.  Je  cherchais  la  noble  Gartha- 
gène des  Indes,  et  je  ne  trouvais  qu'une  cour  des  miracles.  Je  pen- 
sais involontairement  à  ces  ports  où  pendant  les  heures  de  marée 

(1)  Vêtement  analogue  au  poncho  mexicain  :  c'est  une  couverture  percée  d'un  trou 
au  milieu  pour  y  passer  la  tête. 

(2)  Sabre  recourbé. 

(3)  Boutique,  taverne,  débit  de  vin  e^  d'eau-de-vie. 


.      LA   NOUVELLE-GRENADE.  6Zl3 

bondissent  les  vagues,  entrent  les  navires  à  voiles  déployées,  circu- 
lent incessamment  les  barques  portant  des  matelots  joyeux  :  tout  y 
est  alors  animation  et  vie;  mais  vienne  la  basse  mer,  il  n'y  restera 
plus  que  des  vases  fétides  où  grouillent  des  vers  à  la  recherche 
d'affreux  débris.  Il  y  a  deux  cents  ans,  Garthagène  possédait  en 
grande  partie  le  commerce  des  Philippines  et  du  Pérou  ;  elle  mo- 
nopolisait celui  de  l'Amérique  centrale  et  de  la  Nouvelle-Grenade. 
Alors  tout  grand  port  commercial  devait  être  en  même  temps  un 
port  de  guerre,  surtout  dans  une  mer  comme  celle  des  Garaïbes, 
dont  chaque  vague  portait  un  pirate.  De  tous  les  points  de  la  côte 
d'où  l'on  pouvait  exporter  en  Europe  les  produits  du  bassin  du 
Magdalena,  un  seul ,  Garthagène,  était  facile  à  défendre,  et  pour 
cette  raison,  le  gouvernement  espagnol  l'avait  choisi,  et  lui  avait 
donné  le  monopole  des  échanges  sur  une  longueur  de  3,000  kilo- 
mètres de  rivages.  Depuis,  les  choses  ont  changé,  les  colonies  espa- 
gnoles se  sont  détachées  de  la  mère  patrie,  des  ports  libres  se  sont 
ouverts  au  commerce  du  monde  sur  toutes  les  côtes  de  la  mer  des 
Caraïbes  et  du  golfe  du  Mexique,  la  paix  est  devenue  l'état  normal 
des  nations,  et  il  a  été  permis  d'échanger  des  marchandises  ailleurs 
que  sous  la  gueule  des  canons.  Aussi  la  prospérité  factice  de  Gar- 
thagène, qui  reposait  sur  le  monopole,  s'évanouit  avec  la  liberté;  la 
population,  de  plus  en  plus  misérable,  diminua  des  deux  tiers,  et 
maintenant  elle  n'atteint  pas  même  au  chiffre  de  dix  mille  âmes. 
Récemment,  le  congrès  grenadin ,  dans  le  louable  désir  de  faire  re- 
vivre le  commerce  de  la  cité  déchue,  a  passé  une  loi  exemptant  des 
droits  de  douane  tous  les  navires  qui  importent  des  marchandises  à 
Garthagène.  Le  gouvernement  a  donc  rétabli  le  monopole  sous  une 
forme  déguisée ,  car  dans  tous  les  autres  ports  de  la  république  les 
droits  s'élèvent  en  moyenne  à  25  pour  100.  Les  défenseurs  de  la  loi 
soutenaient  qu'il  fallait  donner  cette  récompense  à  la  fille  aînée  de 
la  liberté,  à  la  ville  qui  la  première  avait  secoué  le  joug  de  l'Espa- 
gne; mais,  au  nom  de  la  liberté,  n'eût-il  pas  été  plus  juste  de  main- 
tenir tous  les  ports  dans  le  droit  commun,  et  d'y  abaisser  unifor- 
mément les  tarifs  d'importation?  Ge  n'est  pas  sur  le  privilège  que 
Garthagène  pourra  jamais  fonder  une  prospérité  stable. 

Gependant  il  est  certain  que  l'antique  reine  des  Indes  se  relèvera 
de  ses  ruines,  car  sa  position  géographique  est  admirable.  Assise 
sur  le  bord  d'une  mer  sans  orages,  elle  est  située  entre  les  deltas  du 
Rio-Magdalena  et  du  Rio-Atrato ,  et  tôt  oti  tard  servira  nécessaire- 
ment d'intermédiaire  commercial  entre  les  bassins  de  ces  deux  puis- 
sans  fleuves;  elle  n'est  séparée  d'Aspinwall  et  des  autres  ports  de 
l'isthme  que  par  la  largeur  du  golfe  d'Urabà,  et  peut  communiquer 
avec  ces  divers  points  plus  rapidement  que  toutes  les  autres  villes 


I 


6/i4  REVUE    DES    DEUX    MONDES.  • 

de  la  république;  sa  rade  est  l'une  des  plus  belles  du  monde  entier, 
et  l'on  pourrait  très  facilement  y  creuser  des  bassins  à  flot  et  des 
bassins  de  carénage,  nécessaires  aujourd'hui  dans  tous  les  grands 
ports  de  commerce.  L'entrée  de  Boca-Chica  est  trop  étroite  peut- 
être;  mais  pourquoi  ne  pas  nettoyer  Boca-Gfande,  large  bras  de 
mer,  qui  sépare  de  l'île  Tierra- Bomba  la  pointe  sablonneuse  du 
port  de  Garthagène?  Avant  1760,  époque  à  laquelle  le  gouverne- 
ment espagnol,  en  guerre  avec  les  Anglais,  fit  obstruer  ce  détroit  de 
"pierres  et  de  sable ,  il  offrait  un  chenal  assez  profond  pour  les  plus 
grands  navires.  Qu'on  le  creuse  de  nouveau  afm  d'épargner  aux 
embarcations  le  détour  et  les  dangers  de  l'entrée  par  Boca-Chica, 
et  Garthagène  n'aura  sujet  d'envier  aucun  port  du  monde.  Bien 
plus,  un  ancien  bras  du  Rio-Magdalëna ,  se  détachant  de  ce  fleuve 
près  de  la  ville  de  Galamar,  à  150  kilomètres  en  amont  de  l'embou- 
chure, allait  jadis  chercher  une  voie  plus  courte  vers  la  mer,  et  se 
déversait  au  village  de  Pasacaballos  dans  la  rade  même  de  Gartha- 
gène. Plusieurs  compagnies,  dont  une  anglo- américaine,  se  sont 
formées  l'une  après  l'autre  pour  élargir  et  approfondir  ce  canal  ou 
dijue,  en  partie  oblitéré.  Déjà  de  petits  bateaux  à  vapeur  ont  péné- 
tré par  cette  voie  dans  le  Rio-Magdalena;  faute  d'argent,  l'entreprise 
n'a  pas  encore  été  menée  à  bonne  fin,  mais  elle  ne  peut  manquer 
de  l'être  prochainement,  et  bientôt  l'artère  centrale  de  la  république 
grenadine  sera  en  communication  constante  par  la  vapeur  avec  le 
meilleur  port  des  côtes.  C'est  aux  ressources  de  ce  genre  offertes 
par  la  nature  que  des  citoyens  énergiques  doivent  faire  appel  pour 
relever  leur  ville  et  lui  donner  de  nouveau  le  rang  de  capitale. 

La  cathédrale  est  le  principal  édifice  de  Garthagène,  mais  elle 
n'offre  que  des  restes  de  sa  splendeur  passée.  Les  autres  édifices, 
couvens ,  hôpitaux ,  églises ,  sont  extrêmement  vastes  et  occupent 
en  étendue  une  grande  partie  de  la  ville;  mais  ils  s'écroulent,  et, 
comme  toutes  les  ruines,  ils  gagnent  à  être  vus  à  distance.  Aussi  me 
hâtai-je  de  monter  sur  les  remparts,  d'où  je  pouvais  en  même  temps 
contempler  la  mer  et  voir  la  cité  sous  son  aspect  le  plus  pitto- 
resque. Les  murs,  peu  élevés  et  larges  de  plusieurs  mètres,  offrent 
tout  autour  de  la  ville  une  belle  promenade  pavée  de  longues  dalles 
de  pierre.  Ils  sont  encore  solides  comme  autrefois,  et  la  mer,  qui 
en  ronge  lentement  la  base,  en  a  détaché  à  peine  quelques  blocs  ; 
mais  les  canons  qui  passaient  leurs  gueules  à  travers  les  embra- 
sures ont  disparu.  Le  gouvernement  de  la  Nouvelle-Grenade,  trop 
faible  aujourd'hui  pour  défendre  sérieusement  ses  ports  de  mer,  a 
pris  le  parti  de  vendre  les  poudres  et  les  canons  de  Garthagène  pour 
une  somme  ronde  de  120,000  ])iastres,  et  il  a  fait  couper  en  mor- 
ceaux les  affûts,  pour  les  distribuer  aux  pauvres  comme  bois  de 


LA   ÎNOUVELLE-GRENADE.  6^5 

chauffage.  N'y  a-t-il  pas  dans  cette  mesure  de  quoi  lui  mériter  les 
sympathies  des  partisans  de  la  paix  universelle  ? 

Il  était  nuit  quand  je  me  retrouvai  sur  la  grande  place  de  Cartha- 
gène.  Le  palais  de  la  gobernacion  était  brillamment  illuminé;  des 
musiciens,  montés  sur  une  estrade,  soufflaient  du  cor,  du  trom- 
bone, du  fifre,  raclaient  du  violon,  de  la  contre-basse,  avec  un  en- 
train féroce  ;  la  place  entière  était  transformée  en  une  vaste  salle 
de  danse  et  de  jeu.  Des  hommes  et  des  femmes ,  étroitement  en- 
lacés, se  mouvaient  en  une  immense  ronde,  entraînés  par  cette 
danse,  si  répandue  dans  l'Amérique  espagnole,  qui  consiste  à  glis- 
ser imperceptiblement  sur  le  sol  en  agitant  les  hanches.  On  ne  voit 
pas  le  mouvement  des  pieds,  mais  seulement  la  torsion  fébrile  des 
corps  noués  l'un  à  l'autre;  on  dirait  que  la  terre  elle-même  tourne 
sous  les  groupes  convulsifs,  tant  ils  avancent  silencieusement,  em- 
portés par  une  force  invisible.  J'éprouvais  une  espèce  de  terreur 
en  voyant  lentement  passer  sous  les  lumières  tremblotantes  atta- 
chées aux  piliers  ces  corps  haletans  et  renversés  en  arrière,  ces 
figures  noires,  jaunes  ou  bariolées,  toutes  secouant  sur  leurs  fronts 
des  cheveux  en  désordre,  toutes  illuminées  d'un  regard  étincelant 
et  fixe  :  c'était  une  danse  démoniaque,  un  sabbat  infernal.  De  lon- 
gues rangées  de  tables  de  jeu  couvertes  de  cartes  souillées  par  un 
long  usage  dans  les  tavernes  s'étendaient  autour  de  la  place;  elles 
étaient  incessamment  assiégées  par  des  hommes,  des  femmes  et 
des  enfans,  qui  venaient  y  perdre  à  l'envi  leurs  cuartillos  et  leurs 
pesetas.  Un  tumulte  effroyable  s'élevait  à  chaque  coup  malheureux, 
des  menaces  terribles  se  croisaient:  cependant  je  ne  vis  nulle  part 
reluire  l'acier  des  machetes.  L'air  était  suffocant  et  chargé  de  chau- 
des émanations.  Pouvant  à  peine  respirer,  je  me  dégageai  de  la 
foule  et  m'enfuis  sur  les  remparts  solitaires,  où  je  pus  enfin  jouir 
d'un  silence  solennel,  à  peine  troublé  par  la  lente  respiration  de  la 
mer. 

J'avais  eu  d'abord  l'intention  de  rester  plusieurs  jours  à  Gartha- 
gène,  pour  avoir  le  temps  de  visiter  le  village  indien  de  Turbaco  et 
le  célèbre  volcan  de  boue  décrit  par  Humboldt.  En  outre,  mon  hôte 
et  mon  hôtesse.  Allemands  qui  parlaient  toutes  les  langues,  me  don- 
naient mille  bonnes  raisons  pour  prolonger  mon  séjour  à  la  Fonda 
de  Calamar,  Cependant  j'entendis  parler  d'une  excellente  goélette 
en  partance  pour  Savanilla,  d'où  je  comptais  me  diriger  par  les 
cours  d'eau  intérieurs  et  les  forêts  vers  la  Sierra-Nevada,  but  de 
mon  voyage.  Je  résolus  donc  de  saisir  cette  occasion,  qui  peut-être 
ne  se  fût  pas  retrouvée  de  longtemps.  Au  point  du  jour,  je  sautai 
dans  une  barque  et  je  fis  ramer  vigoureusement  vers  le  Sirio,  dont 
la  carène  élégante  se  balançait  au  milieu  du  port.  Le  marché  fut 


646  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bientôt  conclu;  le  pilote,  qui  s'attardait  sur  le  rivage,  obéit  à  Fin- 
jonction  du  porte-voix;  il  aborda  à  son  tour,  l'ancre  fut  levée,  les 
voiles  déferlèrent,  et  la  goélette  tourna  le  cap  vers  Boca-Ghica.  En 
moins  d'une  heure,  le  Sirio  était  dans  la  passe;  le  pilote,  debout  à 
la  barre,  donnait  ses  ordres  d'une  voix  brève;  les  matelots,  prêts 
à  lui  obéir,  se  suspendaient  aux  cordages;  à  chaque  bordée,  le  taille- 
lames  effleurait  presque  les  rochers,  mais  sous  l'impulsion  du  gou- 
vernail et  des  voiles  il  se  retournait  brusquement  et  se  dirigeait  en 
sens  inverse.  Enfin  la  goélette  dépassa  la  chaîne  de  récifs,  elle  mit 
en  panne,  et  deux  matelots,  abaissant  le  canot  sur  les  vagues  dan- 
santes, ramenèrent  le  pilote  au  rivage. 

Le  Sirio,  construit  à  Curaçao,  avait  une  marche  supérieure  et 
fendait  admirablement  la  mer.  En  quelques  minutes,  nous  eûmes 
laissé  derrière  nous  les  falaises  escarpées  de  Tierra- Bomba  et 
recueil  redouté  de  Salmedina;  puis,  longeant  la  langue  de  terre 
sablonneuse  qui  défend  à  l'ouest  le  port  de  Carthagène,  nous  re- 
vîmes bientôt  la  ville  royale  se  dressant  comme  sur  un  piédestal 
au-dessus  de  la  longue  ligne  de  ses  remparts;  ensuite  elle  s'éloigna 
peu  à  peu  et  disparut  enfin  derrière  le  haut  promontoire  de  Punta- 
Canoa.  Au-delà  de  ce  cap  se  montrèrent  vaguement  les  îles  de  la 
Venta  et  d'Arepa,  puis  se  dressa  la  péninsule  abrupte  de  Galera- 
Zàmba.  Après  l'avoir  doublée,  il  ne  restait  plus  au  Sirio  qu'à  se 
diriger  en  droite  ligne  vers  l'entrée  du  port  de  Savanilla. 

Cette  rapidité  de  locomotion,  la  belle  tenue  de  sa  goélette  mirent 
le  capitaine  Janssen  en  bonne  humeur,  et  plus  d'une  fois  il  fit  cir- 
culer parmi  ses  matelots  la  bouteille  de  chicha  (1).  El  sehor  Janssen, 
cosmopolite  réunissant  dans  ses  veines  le  sang  de  toutes  les  races 
qui  se  sont  établies  dans  les  Antilles,  était  un  homme  bien  différent 
de  don  Jorge.  Comme  lui,  il  respectait  les  matelots  et  les  traitait  en 
égaux;  mais  il  ne  se  contentjait  pas  de  jouir  de  la  vie  telle  que  la  lui 
présentait  le  destin  :  il  travaillait  constamment  et  ne  se  donnait  pas 
un  instant  de  répit.  Bien  qu'il  fût  sur  une  côte  souvent  visitée  par 
lui,  il  ne  cessait  de  consulter  sa  boussole,  de  suivre  la  route  sur  les 
cartes  marines,  de  noter  ses  observations.  Quand  je  le  questionnais, 
il  me  répondait  d'une  voix  précise  et  sûre.  A  voir  son  front  droit,  ses 
sourcils  froncés,  sa  bouche  résolue,  je  ne  pouvais  douter  qu'il  n'eût 
autant  d'énergie  et  plus  d'intelligence  que  ses  ancêtres,  les  écu- 
meurs  de  la  mer  des  Antilles. 

A  côté  du  sehor  Janssen,  un  jeune  homme,  cruellement  torturé 
par  le  mal  de  mer,  semblait  agoniser.  Je  m'assis  près  du  chevet  sur 
lequel  il  avait  appuyé  sa  tête,  et  je  lui  donnai  quelques  soins.  Comme 

(1)  Eau-de-vie  fabriquée  avec  du  jus  de  canne  fermenté. 


LA   NOUVELLE-GRENADE.  6/i7 

je  l'interrogeais  sur  le  but  de  son  voyage  :  Soy  el  capitan  (je  suis 
le  capitaine),  dit-il  en  m' interrompant  d'une  voix  faible.  —  Com- 
ment! celui  qui  consulte  la  boussole  maintenant  n'est-il  pas  le  ca- 
pitaine? —  Si  y  pero  io  soy  el  capitan  de  papel  (je  suis  le  capitaine 
de  papier).  —  Et  il  me  montra  un  certificat  timbré  et  paraphé  qui 
lui  donnait  en  effet  le  titre  de  patron.  Je  ne  sais  par  quelle  fiction 
légale  il  était  ainsi  obligé  de  s'emprisonner  à  bord  d'une  goélette 
où,  depuis  plusieurs  années,  il  souffrait  constamment  le  martyre,  et 
où  son  titre  officiel  ne  lui  donnait  pas  même  le  droit  de  faire  larguer 
une  corde.  Le  pauvre  captif  était  certainement  à  plaindre.  De  temps 
en  temps  il  tournait  mélancoliquement  les  yeux  vers  deux  ouistitis 
•  qui  montaient  et  descendaient  dans  les  agrès;  mais  les  gambades 
les  plus  lisibles  des  deux  singes  ne  réussissaient  pas  à  dérider  son 
visage  souffreteux  et  amaigri.  Seulement,  pendant  les  repas,  il  sou- 
riait du  bout  des  lèvres  en  voyant  les  petits  animaux  sautiller  au- 
tour des  plats,  s'emparer  des  tasses  de  café  brûlant,  s'en  coiffer 
pour  absorber  plus  tôt  le  liquide,  puis  se  rouler  en  poussant  des 
gémissemens  lamentables. 

Après  huit  heures  de  traversée,  nous  arrivions  en  face  de  la  vaste 
embouchure  de  la  Boca-Ceniza  (Bouche-Gendre)  (1),  bras  principal 
du  Rio-Magdalena ,  obstruée  par  des  bas-fonds  et  de  nombreuses 
îles  basses  où  croissent  des  mangliera.  Le  capitaine  se  mit  à  la 
barre;  dirigeant  vers  la  pointe  de  l'une  de  ces  îles  sa  goélette,  qu'il 
fit  rapidement  louvoyer  entre  des  bancs  de  sa,ble,  il  l'introduisit 
dans  un  chenal  dont  l'eau  verdâtre  et  chargée  de  débris  végétaux 
permettait  cependant  de  voir  le  fond  à  3  ou  Zi  mètres  au-dessous 
de  la  surface.  Devant  nous,  entre  une  île  de  palétuviers  et  les 
escarpemens  rougeâtres  de  la  côte ,  s'étendait  une  grande  lagune 
où  reposaient  plusieurs  navires  à  l'ancre  :  c'était  le  port  de  Sava- 
nilla.  Sachant  que  ce  port  est  celui  qui  expédie  à  l'étranger  pres- 
que tous  les  produits  de  l'agriculture  et  de  l'industrie  grenadines, 
je  cherchais  des  yeux  la  ville  et  ses  édifices;  mais  je  ne  voyais 
qu'une  maison  blanche  nouvellement  constrtiite  pour  le  service  de 
la  douane,  et  non  encore  habitée.  Enfin  on  me  fit  remarquer  au 
bord  de  l'eau  une  longue  rangée  de-  huttes  couvertes  de  feuilles 
de  palmier,  et  se  confondant  de  loin  avec  le  sol  rougeâtre  sur  le- 
quel elles  étaient  bâties  :  c'était  le  village  florissant  dont  le  port 
a  hérité  du  commerce  de  Garthagène  des  Indes.  N'étant  pas  en- 
core habitué  à  toute  espèce  de  gîte,  je  frémis  en  voyant  ces  huttes 
misérables.  Il  s'agissait  de  reconnaître  de  loin,  parmi  ces  chétives 
habitations,  celle  où  je  pourrais  me  faire  donner  de  gré  ou  de 

(1)  Ainsi  nommée  à  cause  de  ses  atterrissemens  de  sable  fin. 


6Zi8  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

force  r hospitalité  la  plus  convenable.  Mon  choix  tomba  sur  une 
hutte  plus  grande  que  les  autres,  et  dont  le  toit  de  feuilles  s'ap- 
puyait extérieurement  sur  les  pieux  d'une  vérandah.  Elle  apparte- 
nait, me  dit-on,  arn  senor  Hasselbrinck,  consul  de  Prusse,  le  seul 
résident  étranger  de  Savanilla.  A  peine  débarqué  sur  l'une  des  pe- 
tites jetées  en  bois  construites  devant  le  village,  j'indiquai  la  mai- 
son du  consul  au  nègre  qui  se  chargea  de  mes  effets,  et  je  le  suivis 
sans  m' arrêter  devant  le  poste  des  douaniers,  qui  sans  doute  som- 
meillaient dans  leurs  hamacs.  Sur  la  plage  se  promenait  un  beau 
vieillard,  qu'à  ses  traits  tudesques  je  reconnus  aussitôt  pour  le  con- 
sul. Je  me  dirigeai  sans  embarras  vers  sa  maison,  où  j'entrai  réso- 
lument, et  je  reçus  bientôt  au  seuil  même  de  sa  porte  le  propriétaire 
ébahi,  que  je  suppliai  dans  sa  langue  maternelle  de  vouloir  bien  ex- 
cuser mon  audace.  Ces  quelques  mots  allemands  suffirent  pour  déri- 
der l'excellent  homme,  qui,  méprenant  les  deux  mains  à  la  fois,  me 
souhaita  cordialement  la  bien-venue  :  Mi  casa  es  a  la  disposicion 
de  Vmd.  Pendant  toute  la  soirée,  il  m'accabla  de  prévenances,  me 
donna  gracieusement  tous  les  renseignemens  que  je  lui  demandais, 
me  fit  en  retour  de  nombreuses  questions  sur  l'Europe,  qu'il  avait 
quittée  depuis  l'an  de  grâce  1829.  Quand  vint  l'heure  du  repos,  il 
fit  établir  nos  deux  plians  à  côté  l'un  de  l'autre,  afin  de  pouvoir  pro- 
longer la  conversation.  Le  lendemain  matin,  il  s'occupa  lui-même 
de  me  procurer  une  embarcation  pour  Barranquilla,  et  je  partis  avec 
une  lettre  d'introduction  pour  son  fils,  agent  de  la  compagnie  an- 
glaise des  bateaux  à  vapeur  du  Rio-Magdalena. 

Le  village  de  Savanilla  ne  doit  son  existence  qu'au  voisinage  de 
l'embouchure  principale  du  fleuve,  avec  laquelle  son  port  commu- 
nique par  les  marécages  du  delta.  La  barre  n'ayant  guère  plus  d'un 
mètre  de  profondeur,  toutes  les  denrées  des  provinces  riveraines,  le 
tabac,  l'écorce  de  quinquina,  le  café,  doivent  être  déposées  en  amont 
de  l'embouchure  dans  les  magasins  de  Barranquilla,  et  de  là  être 
péniblement  transportées  par  d'étroits  canaux  jusqu'au  port  de  Sa- 
vanilla, où  on  les  recharge  à  bord  de  navires  calant  moins  de  (i  mètres 
d'eau.  Quand  la  république  néo-grenadine,  devenue  plus  riche  et 
plus  entreprenante,  s'occupera  de  l'amélioration  de  ce  port,  elle 
aura  de  très  grands  travaux  à  faire  exécuter,  car  les  sables  d'une 
bouche  du  Magdalena,  appelée  Boca-Culebra  ou  Bouche-Serpent, 
s'accumulent  à  l'entrée,  et,  sous  l'impulsion  des  vents  alizés  et  des 
vagues,  avancent  continuellement  du  côté  de  l'ouest.  En  attendant, 
il  serait  relativement  facile  de  construire  un  chemin  de  fer  entre 
Barranquilla  et  son  port,  ou,  mieux  encore,  d'utiliser  les  bouches 
marécageuses  du  fleuve  en  y  creusant  un  canal  assez  profond  pour 
permettre  aux  plus  grands  bateaux  à  vapeur  du  Haut-Magdalena 


LA   NOUVELLE-GRENADE.  6^9 

d'aller  accoster  les  navires  jusque  dans  la  rade;  mais  il  est  probable 
que  les  négocians  de  Barranquilla  retarderont  longtemps  l'exécution 
de  ces  projets,  qui  les  priveraient  des  bénéfices  réalisés  sur  le  trans- 
bordement des  marchandises. 

L'embarcation  que  m'avait  procurée  el  senor  Hasselbrinck  était 
un  grand  bongo,  espèce  de  chaland  aux  membrures  mal  équarries 
et  ponté  depuis  la  proue  jusqu'à  un  mètre  de  l'arrièfe.  Quatre  sam- 
bos  {i)  athlétiques  et  demi-nus,  deux  de  chaque  côté,  se  tenant 
debout  sur  le  pont  et  tournant  le  dos  à  l'avant,  appuyaient  leurs 
épaules  gauches  couvertes  de  callosités  sur  de  longues  perches  dont 
le  bout  reposait  au  fond  de  l'eau.  Dès  que  le  signal  du  départ  fut 
donné  par  un  claquement  de  main,  ils  pesèrent  de  tout  leur  poids 
sur  les  perches,  et,  poussant  en  mesure  les  cris  de  Jésus!  Jésus! 
s'élancèrent  au  pas  gymnastique  de  l'avant  à  l'arrière  du  bongo, 
puis  ils  revinrent  lentement  vers  la  proue,  répétant  toujours  Jésus! 
Jésus!  et  prirent  un  nouvel  élan.  Poussé  par  ces  quatre  épaules 
vigoureuses,  le  lourd  bongo  fendit  rapidement  l'eau  verdâtre  du 
port,  et  en  peu  d'instans  nous  vîmes  disparaître  les  huttes  de  Sava- 
nilla  et  la  jetée  où  se  tenait  mon  hôte,  m' envoyant  des  saints. 

Nous  voguâmes  ainsi  pendant  plus  d'une  heure  sur  une  baie  d'eau 
salée  aux  bords  ombragés  par  de  petits  mangliers,  qui  de  loin  l'es- 
semblaient  à  nos  saules  d'Europe.  Après  avoir  dépassé  de  miséra- 
bles cabanes,  appelées  Playoa-Grande,  le  bongo ^  cessant  de  longer 
le  rivage  de  la  baie,  fit  un  détour  soudain  vers  le  nord,  et  le  pay- 
sage changea  brusquement  d'aspect.  Nous  étions  sur  l'eau  jaunâtre 
des  marais,  à  l'entrée  du  Cano-Hondo  (2).  Des  roseaux  gigantes- 
ques dardaient  autour  de  nous  leurs  tiges  pressées,  se  terminant 
en  ombelles,  en  aigrettes,  en  panaches;  presque  partout  la  surface 
de  l'eau  était  cachée  par  de  larges  feuilles  de  toute  forme  et  de 
toute  couleur,  disparaissant  elles-mêmes  sous  les  fleurs  qui  ve- 
naient s'épanouir  au-dessus  d'elles;  plusieurs  couches  de  végétation 
s'entassaient  l'une  sur  l'autre,  et  dans  le  sillage  étroit  laissé  der- 
rière le  bongo,  l'eau,  obstruée  par  de  longues  herbes  flottantes, 
apparaissait  toute  saturée  de  germes.  Des  oiseaux  pêcheurs  s'abat- 
taient par  bandes  au  milieu  des  roseaux,  et  dans  le  lointain  s'arron- 
dissait un  vaste  horizon  de  grands  arbres.  C'est  là,  dans  ce  maré- 
cage sur  lequel  pesait  une  chaude  et  fétide  atmosphère,  que  les° 
sambos  firentha  Ite  pour  le  déjeuner.  Ils  tirèrent  d'une  besace  quel- 

(1)  Les  sambos  sont  issus  de  nègres  et  de  mulâtres;  mais  dans  la  Nouvelle-Gre- 
nade on  applique  indistinctement  ce  nom  à  tous  les  hommes  de  peine  noirs  ou  de 
couleur. 

(2)  Les  canos,  en  tout  semblables  aux  bayous  de  la  Louisiane ,  sont  les  canaux  d'eau 
dormante  qui  font  communiquer  les  bras  d'un  fleuve  avec  la  mer. 


650  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

ques  yuccas  (1)  cuites  sous  la  cendre,  des  restes  de  poisson,  une 
bouteille  de  chicha,  et,  faisant  passer  la  calebasse  à  la  ronde,  ils 
m'invitèrent  généreusement  à  partager  leur  frugal  repas.  Ensuite 
l'un  de  mes  amphitryons  retourna  du  bout  de  sa  perche  des  pois- 
sons morts  qui  surnageaient  en  grand  nombre  dans  le  sillage,  et, 
rejetant  avec  dédain  ceux  dont  la  tête  était  déjà  zébrée  de  lignes 
jaunes,  il  hissa  les  autres  au  moyen  d'un  petit  crochet,  et  les  mit 
soigneusement  en  réserve  pour  le  dîner  commun. 

Le  festin  achevé,  les  samhos  s'appuyèrent  de  nouveau  sur  leurs 
perches,  et,  recommençant  leur  cantilène,  réussirent  à  frayer  une 
voie  au  bongo  à  travers  les  roseaux  et  les  plantes  aquatiques  de 
toute  espèce  qui  obstruaient  l'entrée  du  Cano-Hondo.  Ce  canal,  s'é- 
tendant  en  droite  ligne  sous  la  forêt  comme  une  large  avenue ,  est 
profond  de  plus  de  six  mètres,  et  les  perches  des  sambos  pouvaient 
à  peine  en  atteindre  la  vase;  heureusement  l'eau,  soulevée  par  un 
dernier  effort  de  la  marée,  était  animée  d'un  léger  courant  et  pous- 
sait le  bongo  devant  elle.  Les  grands  arbres  rejoignaient  leurs  cimes 
touffues  au-dessus  de  nos  têtes  ;  de  longues  lianes  vertes ,  suspen- 
dues aux  branches,  trempaient  dans  l'eau  du  courant  et  se  balan- 
çaient mollement  au  gré  de  chaque  remous  ;  des  roseaux,  des  feuil- 
lages et  des  fleurs ,  arrêtés  par  les  racines  des  arbres  sur  les  bords 
du  carw,  oscillaient  lentement  comme  des  îles  fleuries.  Les  vautours, 
perchés  sur  les  troncs  pourris ,  nous  regardaient  passer,  fixant  sur 
nous  un  œil  dédaigneux.  A  l'avant  du  bongo ,  les  quatre  athlètes 
dessinaient  leurs  formes  musculeuses  sur  le  vert  sombre  de  la  forêt. 
Parfois  un  rayon  de  soleil  descendu  de  la  voûte  recouvrait  les  eaux, 
les  lianes  et  les  troncs  d'arbres  de  son  éblouissante  lumière. 

Après  le  Gano-Hondo,  notre  bongo  traversa  des  marécages  dont 
l'eau  est  tellement  chargée  de  débris  végétaux,  qu'en  certains  en- 
droits elle  est  devenue  une  vase  fluide  où  le  bateau  creuse  un  pro- 
fond sillon  en  soulevant  des  bouffées  d'une  odeur  pestilentielle; 
puis  vinrent  d'autres  cahos  aux  bords  fangeux,  où  seuls  les  croco- 
diles et  les  tortues  peuvent  se  hasarder  sans  crainte,  où  l'homme 
laissé  sans  secours,  ne  voyant  autour  de  lui  que  l'eau,  la  fange  et 
les  reptiles,  serait  immédiatement  frappé  de  désespoir.  Cette  nature 
inhospitalière  me  faisait  frémir,  et  je  désirais  avec  impatience  res- 
pirer un  air  moins  chargé  de  miasmes  funestes,  apercevoir  une 
motte  de  terre  sur  laquelle  je  pourrais  mettre  le  pied  en  sûreté. 
Enfin  nous  rencontrâmes  un  étroit  canal  creusé  de  main  d'homme 
dans  un  terrain  élevé  de  quelques  pouces  au-dessus  de  la  ligne  des 
inondations  :  il  me  sembla  que  l'air  devenait  plus  pur,  et  je  me 

(1)  Yucca,  racine  du  manioc ,  jatropha  manihot. 


LA    NOUVELLE-GRENADE.  651 

sentis  guéri  de  la  fièvre  qui  avait  perfidement  commencé  à  se  glisser 
dans  mon  sang. 

11  fallut  cependant  renoncer  à  poursuivre  ma  route  dans  le  hongo 
qui  me  portait.  Un  incident  fort  imprévu  vint  me  forcer  de  recourir 
à  un  autre  moyen  de  locomotion.  A  l'un  de  ses  nombreux  détours, 
le  nouveau  canal  où  nous  étions  entrés  se  trouva  complètement 
obstrué  par  une  énorme  chaudière,  envoyée  de  Liverpool  pour  un 
des  bateaux  à  vapeur  en  construction  à  Barranquilla.  Le  bon  go 
qu'elle  remplissait  de  sa  niasse  était  bien  et  dûment  échoué;  pour 
le  dégager,  il  fallait  attendre  du  renfort  ou  même  une  crue  du  Mag- 
dalena.  J'eus  bientôt  pris  mon  parti.  Pendant  que  mes  compagnons 
s'installaient  sur  le  rivage  pour  y  manger  le  reste  des  poissons  si 
étrangement  péchés  dans  la  matinée,  je  sautai  dans  un  tronc  d'arbre 
creusé  appartenant  à  un  petit  Indien  qui  était  venu  offrir  des  vivres 
à  l'équipage  de  la  chaudière,  et  je  lui  dis  de  ramer  vigoureusement 
vers  le  fleuve.  Celui-ci  était  beaucolip  plus  rapproché  que  je  ne 
l'espérais,  et  en  moins  d'une  demi-heure  le  petit  bâtiment  où  j'a- 
vais pris  passage  se  trouvait  lancé  sur  le  vaste  sein  du  Magdalena. 

Dans  l'Amérique  méridionale,  le  Magdalena  ne  le  cède  en  impor- 
tance qu'au  fleuve  des  Amazones,  à  fOrénoque  et  à  la  Plata;  mais 
je  ne  voyais  pas  là  ce  puissant  cours  d'eau  tout  entier  :  je  n'avais 
sous  les  yeux  que  l'un  de  ses  bras,  le  Rio-Geniza,  dont  les  eaux  se 
déversent  dans  la  mer  à  quelques  kilomètres  plus  à  f  ouest.  Ce  bras 
est  presque  aussi  large  que  le  Mississipi  :  comme  lui,  il  est  bordé 
de  grands  arbres  au  sombre  feuillage  :  seulement  on  n'aperçoit  sur 
ses  rives,  çà  et  là  encore,  que  quelques  huttes  entourées  de  pal- 
miers et  de  bananiers.  L'eau,  frissonnante  sous  le  vent  et  coupée 
de  vagues  courtes  et  rapides ,  semble  moins  profonde  que  celle  du 
grand  fleuve  de  l'Amérique  du  Nord;  mais  elle  est  également  char- 
gée d'alluvions,  et  l'on  ne  peut  y  distinguer  les  crocodiles  que  lors- 
que ces  monstres  laissent  flotter  à  la  surface  leur  énorme  tête  à 
dents  de  scie.  Je  vis  plusieurs  de  ces  animaux  plonger  en  toute  hâte 
quand  s'approchait  notre  esquif,  incliné  sous  sa  voile  et  fendant 
gaillardement  les  flots.  Dans  le  caiio  qui  mène  à  Barranquilla,  les 
crocodiles  se  montrèrent  bien  plus  nombreux  encore  :  le  cadavre 
déjà  putréfié  de  l'un  de  ces  gigantesques  reptiles  tournoyait  au  mi- 
lieu d'un  remous  entre  des  troncs  d'arbres  échoués,  dont  chacun 
portait  son  vautour  au  long  cou  avidement  tendu.  Dans  le  port 
même  de  Barranquilla,  j'aperçus  des  baigneurs  s' enfuyant  de  côté 
et  d'autre  pour  éviter  le  voisinage  incommode  d'un  terrible  visiteur 
attiré  par  leurs  ébats. 

A  mesure  que  nous  approchions  de  Barranquilla,  mon  attention 
changeait  de  but,  et  bientôt  je  n'eus  plus  de  regards  que  pour  la 


652  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ville,  dont  les  longues  rangées  de  maisons  blanches  apparaissaient 
au-dessus  des  berges  argileuses.  De  petits  bassins  à  flot  creusés  sur 
la  rive  du  carw  et  remplis  de  bongos,  de  lanchas,  de  ca?ioas;Âes 
chantiers  de  construction  couverts  de  toits  en  feuilles  de  palmier, 
des  entrepôts  où  des  Indiens  et  des  noirs  entassaient  des  denrées  de 
toute  espèce,  des  jetées  auxquelles  étaient  amarrés  des  bateaux  à 
vapeur,  des  carènes  en  fer  battues  sans  relâche  par  le  marteau  de 
centaines  d'ouvriers  :  tout  annonçait  une  ville  commerçante  sem- 
blable à  celles  de  l'Europe  et  des  États-Unis.  Sur  le  quai  de  la 
grande  place  où  je  débarquai,  même  animation  que  dans  le  port  : 
des  matelots  allant  incessamment  des  bongos  aux  magasins  pour  y 
déposer  les  barils  et  les  boucauts,  des  femmes  portant  sur  leur  tête 
des  corbeilles  de  bananes  ou  d'autres  fruits,  des  marchands  installés 
devant  de  petites  tables  et  criant  leurs  denrées.  Au  milieu  de  la  foule 
affairée  circulaient  des  gamins  à  demi  nus  apostrophant  les  étran- 
gers par  des  jurons  anglais  prononcés  avec  uùe  remarquable  per- 
fection. 

Barranquilla,  située  sur  la  rive  gauche  de  l'une  des  nombreuses 
ramifications  du  Rio-Magdalena ,  ne  date  que  d'hier  pour  ainsi 
dire  ;  mais  ses  progrès  ne  peuvent  être  comparés  qu'à  ceux  d'une 
ville  des  États-Unis,  tant  ils  ont  été  rapides.  On  n'y  voit  de  tous  les 
côtés  que  des  échafaudages,  des  briques  et  du  mortier.  Déjà  le 
nombre  de  ses  habitans,  si  l'on  tient  compte  en  même  temps  de  la 
population  flottante,  est  plus  considérable  que  celui  de  Carthagène; 
en  outre,  l'ancienne  ville  de  Soledad,  qui  s'élève  à  quelques  kilo- 
mètres en  amont  sur  le  bord  du  fleuve,  peut  être  considérée  comme 
un  simple  faubourg  de  Barranquilla,  car  les  habitans  vivent  uni- 
quement des  industries  diverses  que  leur  procure  le  voisinage  de 
la  grande  ville  naissante.  De  tous  les  côtés,  celle-ci  projette  dans  la 
campagne  ses  rues  tirées  au  cordeau  et  coupées  à  angles  droits  ;  il 
faut  cependant  ajouter  que  la  plupart  de  ces  rues  sont  bordées  de 
huttes  et  de  jardins  où  se  groupent  le  cocotier  et  \B,papaiju  (1),  sem- 
blable à  une  herbe  gigantesque.  Les  maisons  en  pierre  et  à  péri- 
style s'élèvent  toutes  dans  le  voisinage  du  port  et  autour  de  la  grande 
place.  Quant  à  la  plaine  environnante,  elle  n'aftre  rien  de  pitto- 
resque :  le  sol  d'argile  rouge,  mêlée  de  veines  de  sable,  en  est  peu 
fertile,  si  ce  n'est  dans  les  dépressions  marécageuses. 

L'importance  de  Barranquilla  est  due  presque  tout  entière  aux 
commerçons  étrangers,  anglais,  américains,  allemands,  hollandais, 
qui  s'y  sont  établis  dans  les  dernières  années  :  ils  en  ont  fait  le  prin- 
cipal centre  des  échanges  avec  l'intérieur  et  le  marché  le  plus  con- 

(1)  Carica  papaya. 


LA   NOUVELLE-GRENADE.  653 

sidérable  de  la  Nouvelle-Grenade  ;  les  indigènes,  moins  poussés  par 
l'aiguillon  de  la  fortune  et  non  encore  initiés  aux  secrets  de  la  spé- 
culation, ont  été  pour  très  peu  de  chose  dans  les  progrès  de  cet 
emporium  du  Magdalena.  Lors  de  mon  passage,  il  y  avait  dix  ba- 
teaux à  vapeur  à  flot  ou  en  construction  sur  le  fleuve  :  cinq  anglais, 
trois  américains,  un  allemand,  et  un  seul  appartenant  à  une  com- 
pagnie anglo-grenadine.  Dans  le  grand  hôtel  de  Barranquilla,  on  ne 
voit  guère  que  des  étrangers  venus  de  tous  les  points  du  globe 
et  conversant  en  anglais,  cette  langue  franque  de  l'univers.  M™^  Hu- 
ghes, notre  hôtesse,  tenait  sa  maison  sur  un  pied  tout  européen; 
mais  elle  avait  le  bon  goût  de  nous  faire  dîner  dans  un  paiio,  sous 
des  arbres  couverts  de  fleurs  parfumées  autour  desquelles  les  oi- 
seaux-mouches voletaient  avec  un  joyeux  susurrement.  Le  soir, 
elle  faisait  installer  presque  tous  les  plians  sous  les  arcades  qui 
environnent  le  jardin,  et  ceux  d'entre  nous  qui  se  réveillaient  pen- 
dant la  nuit  avaient  le  plaisir  de  voir  les  rayons  de  la  lune  ou  le 
vague  scintillement  de  la  voie  lactée  à  travers  le  feuillage  tremblant. 


IIL 


D'Aspinwall  à  Savanilla,  j'avais  pu  observer,  sous  des  aspects 
bien  divers,  la  physionomie  des  côtes  néo-grenadines  :  ici  des  ports 
animés  par  le  commerce  et  par  l'action  envahissante  de  la  race  an- 
glo-saxonne; là  d'antiques  cités  en  ruines  ou  de  mornes  solitudes. 
A  partir  de  Barranquilla,  les  canaux  devaient  me  conduire  vers  la 
Sierra-Nevada  par  une  route  où  la  nature  vierge  allait  presque 
seule  s'oflrir  à  moi.  Restait  à  trouver  quelque  bongo  en  partance 
pour  Pueblo-Yiejo,  village  situé  au  pied  de  la  Sierra-Nevada  de 
Sainte-Marthe.  Le  seul  patron  qui  se  déclara  prêt  à  faire  le  voyage 
était  un  homme  de  mauvaise  mine,  et  j'étais  presque  décidé  à  at- 
tendre le  bongo  de  la  poste  qui  devait  partir  dans  trois  jours,  lors- 
qu'en  levant  les  yeux  au-dessus  de  l'horizon  j'aperçus  une  ligne 
bleue  faiblement  tracée  dans  l'espace  :  c'étaient  les  cimes  de  cette 
Sierra-Nevada  vers  laquelle  je  voyageais  depuis  si  longtemps  et  que 
j'avais  choisie  pour  ma  patrie  future.  Je  n'hésitai  plus  un  instant; 
je  fis  porter  mes  effets  sur  le  bonguito  qu'on  m'ofli'ait;  le  patron 
appela  ses  deux  rameurs  et  détacha  la  corde  qui  retenait  le  petit 
bâtiment  au  rivage. 

Après  avoir  péniblement  navigué  à  travers  les  roseaux  de  petits 
cahos,  nous  arrivâmes,  en  amont  du  delta,  sur  le  fleuve,  large  de 
plusieurs  kilomètres,  et  semblable  à  une  mer  projetant  de  grands 
détroits  entre  les  îles  boisées.  Une  heure  de  traversée  nous  condui- 


65A  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sit  vers  un  endroit  de  la  rive  ombragé  par  des  manguiers,  où  mes 
rameurs  fatigués  avaient  hâte  de  faire  une  sieste.  Je  consentis  pour 
mon  malheur  à  m'arréter,  et  déjà  je  m'oubliais  à  contempler  le  char- 
mant paysage,  quand  de  cruelles  démangeaisons  m'avertirent  de  la 
présence  des  carrapatos  ou  agarrapatasj  petits  insectes  verts  et  rou- 
ges, ainsi  nommés  parce  qu'ils  se  cramponnent  [agarrar)  à  la  peau 
avec  leurs  pattes  armées  de  tarières.  Il  m'était  impossible  de  rester 
plus  longtemps  à  l'ombre  de  ces  manguiers  perfides,  et  j'allai  se- 
couer mes  compagnons,  qui  se  réveillèrent  en  grommelant  et  prirent 
leurs  rames  de  très-mauvaise  grâce.  Ils  partirent  cependant,  et  le 
mouvement,  la  brise  fraîche  qui  passait  sur  le  fleuve,  le  plaisir  de 
voir  se.  dérouler  le  paysage,  calmèrent  un  peu  l'état  d'irritation  où 
m'avaient  plongé  les  morsures  des  agarrapatas.  Après  avoir  suivi 
quelque  temps  une  des  rives  du  fleuve,  hérissée  déracines  et  de 
troncs  d'arbres  entremêlés ,  le  hongiiito  pénétra  tout  à  coup  dans 
un  petit  canal  dont  l'entrée  était  obstruée  par  des  buissons  sur  les- 
quels reposaient  d'énormes  iguanas  enflant  et  désenflant  leur  cou. 
Ce  canal,  connu  sous  le  nom  de  Gano-Glarino,  a  été  creusé  de  main 
d'homme  à  travers  une  levée  d'alluvions,  et  réunit  le  Magdalena 
aux  immenses  marécages  que  parcourait  l'ancienne  embouchure  de 
ce  fleuve  ;  il  est  à  peine  large  comme  un  de  ces  fossés  qui,  dans 
certaines  parties  de  la  France,  séparent  deux  propriétés.  Deux  em- 
barcations ne  peuvent  s'y  croiser,  et  quand  elles  s'y  rencontrent,  il 
faut  que  l'une  d'elles  retourne  en  arrière  jusqu'au  fleuve  ou  jusqu'à 
la  première  lagune  de  l'intérieur.  Ce  petit  désagrément  nous  arriva  : 
nous  avions  pénétré  dans  le  canal  depuis  un  quart  d'heure  déjà,  lors- 
qu'une autre  barque  nous  força  de  rebrousser  chemin  et  de  revenir 
à  l'entrée  même  du  Cano-Clarino. 

Yers  midi,  les  rameurs  amarrèrent  le  hongiiito  pour  faire  une 
nouvelle  sieste.  L'endroit  qu'ils  choisirent  pour  aller  s'étendre  était 
aussi  peu  agréable  que  possible  :  c'était  un  bois  de  mancenilliers 
que  traversaient,  dans  toutes  les  directions,  des  sentiers  formés  par 
les  bestiaux  d'un  rancho  voisin.  Les  mancenilliers  au  maigre  feuil- 
lage laissaient  passer  les  rayons  de  soleil  dans  toute  leur  force;  mais 
ils  arrêtaient  la  brise,  et  l'on  ne  pouvait  respirer  au  pied  de  ces 
grands  arbres  qu'un  air  étoufl'ant  auquel  les  marécages  des  environs 
mêlaient  une  odeur  fétide.  Des  nuages  de  moustiques  s'élevaient 
en  bourdonnant  autour  des  troncs;  nulle  part  il  ne  croissait  un  brin 
d'herbe,  et  le  sol,  tout  zébré  de  lumière,  était  parsemé  de  fruits 
pourris  ou  écrasés.  C'est  là  que  s'endormirent  paisiblement  mes 
compagnons,  tandis  que  je  rôdais  rà  et  là,  non  pour  éviter  le  som- 
meil fatal  qui,  d'après  les  récits  poétiques,  descend  des  feuilles  du 
mancenillier,  mais  pour  chercher  un  peu  de  répit  aux  piqûres  des 


LA   NOUVELLE-GRENADE.  655 

moustiques.  De  temps  en  temps  je  ramassais  quelques-uns  de  ces 
fruits  verts  dont  le  parfum  est  si  délicieux ,  et  qui  pourtant  donnent 
la  mort  à  celui  qui  s'en  nourrit  :  image  trop  fidèle  de  la  perfide 
et  enchanteresse  nature  des  tropiques. 

Après  avoir  longtemps  erré  dans  le  bois,  je  revins  près  des  trois 
dormeurs,  qui  ronflaient  à  Fenvi,  et  j'étudiai  tout  à  l'aise  leurs 
figures.  Je  dois  avouer  que  ces  hommes  me  causaient  une  certaine 
frayeur,  et  je  n'attendais  pas  sans  appréhension  la  nuit  que  j'aurais 
à  passer  dans  leur  compagnie,  au  milieu  d'une  lagune  déserte  où 
les  cris  d'un  homme  assassiné  n'auraient  trouvé  d'autre  écho  que 
les  hurlemens  des  singes  aluates.  Le  patron  de  la  barque  était  un 
vieux  noir  à  la  figure  ridée,  aux  petits  yeux  ironiques,  à  la  bouche 
contractée  par  un  rire  faux;  il  m'avait  semblé  pendant  toute  la  ma- 
tinée qu'il  me  regardait  de  l'air  triomphant  d'un  oiseau  de  proie  qui 
tient  un  roitelet  dans  ses  serres.  Des  deux  rameurs,  le  plus  âgé  avait 
la  figure  d'un  gris  bleu,  couleur  indiquant  un  mélange  confus  de 
diverses  races;  son  front,  ses  joues  étaient  rayés  de  longues  cica- 
trices bordées  de  blanc,  produites  sans  doute  par  des  coups  de  7na- 
chcte  reçus  dans  quelque  rixe.  Pendant  qu'il  ramait,  ses  yeux 
féroces  s'étaient  souvent  fixés  sur  moi,  une  fois  même  je  l'avais  sur- 
pris examinant  la  serrure  de  ma  malle  et  en  secouant  le  cadenas. 
Le  troisième,  jeune  Indien  à  la  taille  courte  et  ramassée,  aux  jarrets 
musculeux,  au  teint  rouge,  à  la  figure  joufflue,  me  paraissait  moins 
redoutable  que  les  autres;  il  avait  même- dans  le  regard  une  cer- 
taine expression  de  douceur  :  aussi  pris-je  la  résolution  d'en  faire 
mon  ami,  pour  qu'il  pût  au  besoin  me  défendre  contre  mes  deux 
autres  compagnons.  Dès  que  la  sieste  fut  terminée  et  que  les  trois 
rameurs,  après  s'être  suffisamment  étiré  les  bras,  se  furent  assis 
dans  le  bongulto^  j'engageai  conversation  avec  l'Indien.  Il  parut  très 
flatté  de  mes  égards  pour  lui,  et  dix  minutes  ne  s'étaient  pas  écou- 
lées qu'il  me  racontait  son  histoire,  et  m'avouait  naïvement  avoir 
fait  deux  années  de  travaux  forcés  à  Garthagène  pour  cause  de  vol 
avec  effraction.  Cette  révélation  inattendue  était  peu  faite  pour  me 
rassurer,  mais  je  n'eus  qu'à  jeter  un  regard  sur  le  patron  et  l'autre 
rameur  pour  me  convaincre  qu'en  pareille  compagn'e  je  n'avais  pas 
le  droit  de  me  montrer  difficile.  Je  continuai  donc  à  converser  avec 
mon  nouvel  ami,  lui  donnant  sur  la  France  et  l'Angleterre  des  ren- 
seignemens  qu'il  écouta  bouche  béante  et  aVec  une  respectueuse 
admiration.  Enfin  je  lui  fis  part  de  mes  plans.  Je  lui  dis  que  j'allais 
me  livrer  à  l'agriculture  dans  quelque  vallée  de  la  Sierra-Nevada, 
aux  environs  de  Sainte-Marthe.  «  Soy  prdtico  de  la  sierra^  je  con- 
nais bien  la  montagne,  et  je  vous  conduirai  partout!  s'écria-t-il  avec 
joie.  Quand  vous  passerez  à  Bonda,  demandez  Zamba  Simonguama, 


656  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  VOUS  verrez  si  les  Indiens  ne  savent  pas  donner  l'hospitalité  comme 
les  Espagnols!  »  Je  n'avais  plus  rien  à  craindre  :  devenu  l'hôte  de 
Zamba,  je  pouvais  être  sûr  qu'au  besoin  il  me  défendrait  jusqu'à 
la  mort. 

Aux  dernières  lueurs  du  crépuscule,  le  tonguHo  jetait  l'ancre 
dans  l'eau  noire  du  lac  de  Guatro-Horcas ,  ou  Quatre-Fourches , 
ainsi  nommé  à  cause  de  quatre  canos  qui  viennent  y  aboutir.  Sous 
prétexte  de  faire  mes  arrangemens  pour  le  sommeil  de  la  nuit,  je 
disposai  mes  effets  en  travers  du  bateau  de  manière  à  avoir  les  ser- 
rures tournées  vers  moi,  puis  je  dis  à  l'Indien  de  venir  s'étendre  à 
mon  côté,  et  je  plaçai  une  lourde  rame  à  la  portée  de  ma  main.  La 
lune  et  la  lumière  zodiacale  brillaient  avec  une  rare  intensité  et  me 
permettai'ent  de  distinguer  les  moindres  mouvemens  de  mes  com- 
pagnons. La  brise  du  soir  soufflait  avec  violence  et  retenait  dans 
les  roseaux  les  moustiques,  qui  volent  ordinairement  par  myriades 
sur  toutes  les  étendues  d'eau  dormante;  il  ne  me  fut  donc  pas  diffi- 
cile de  rester  la  tête  découverte  et  les  yeux  fixés  vers  l'autre  extré- 
mité du  bateau.  Les  hurlemens  des  singes  aluates  me  tinrent  éveillé 
à  tous  les  instans  de  la  nuit,  qui  d'ailleurs  se  passa  sans  encombre. 

La  nature  prenait  graduellement  un  caractère  plus  grandiose^ 
grâce  à  la  magnifique  végétation  qui  ombrage  les  bords  des  raflos. 
Les  racines  des  mangliers,  arc-boutées  l'une  sur  l'autre,  se  rejoignent 
à  cinq  ou  six  mètres  au-dessus  de  la  surface  de  l'eau  et  forment 
ainsi  de  gigantesques  trépieds  sur  lesquels  se  dressent  les  troncs 
lisses  comme  des  mâts  de  navire.  A  travers  le  fouillis  de  ces  innom- 
brables racines  aériennes  des  mangliers  apparaissent  d'autres  arbres 
croissant  dans  un  sol  moins  spongieux  que  celui  de  la  rive.  C'est  là 
cette  immense  et  redoutable  forêt  qui  remplit  une  grande  partie 
du  bassin  du  Magdalena,  et  se  prolonge  sans  interruption,  à  plus  de 
cent  lieues  au  sud,  jusqu'au  pied  des  hauteurs  d'Ocana.  Cette  forêt 
a  été  traversée  dans  tous  les  sens  par  les  conquérans  espagnols. 
Aussi  combien  d'entre  eux  furent  dévorés  par  les  crocodiles  et  les 
jaguars!  combien  noyés  dans  les  marais!  combien  tués  par  la  fièvre, 
plus  terrible  que  les  flèches  empoisonnées  des  Indiens  Cocinas  ! 

Je  me  souviens  d'une  halte  que  nous  fîmes  sur  la  péninsule  de 
Salamanca,  à  l'entrée  de  la  Gienega  (1)  de  Sainte -Marthe,  lagune 
parsemée  d'îlots  et  couvrant  une  superficie  de  plus  de  800  kilomè- 
tres carrés.  A  l'est  se  dressent  les  escarpemens  de  la  Sierra- Ne- 
vada comme  un  formidable  rempart  appuyé  sur  d'énormes  contre- 
forts; de  tous  les  autres  côtés  s'étendent  de  vastes  forêts  croissant 
dans  un  sol  d'alluvions  apportées  par  le  Rio-Magdalena.  La  pénin- 

(1)  Ciencga,  marais,  de  cieno,  fange. 


LA   NOUVELLE-GRENADE.  657 

suie  de  Salamanca,  qui  sépare  la  haute  mer  de  la  Cienega,  ressemble 
aux  Nehnmgen  de  la  Mer-Baltique  et  à  cette  remarquable  flèche 
d'Arabat,  baignée  d'un  côté  par  la  mer  d'Azof,  de  l'autre  par  la  Mer- 
Putride.  Gomme  toutes  les  péninsules  de  même  nature,  la  péninsule' 
de  Salamanca  a  été  formée  à  l'entrée  du  marais  par  suite  du  ralen- 
tissement des  vagues  chargées  de  sable  :  celui-ci  s'est  déposé  peu  à 
peu  en  un  cordon  littoral  ;  puis  les  vents  y  ont  amoncelé  des  dunes 
errantes  qui  se  promènent  çà  et  là,  excepté  dans  les  endroits  où 
elles  rencontrent  une  forêt  qui  leur  oppose  la  barrière  infranchis- 
sable de  ses  troncs.  Une  seule  ouverture  fait  communiquer  à  travers 
la  flèche  de  Salamanca  les  eaux  saumâtres  et  chaudes  de  la  Cienega 
avec  l'eau  comparativement  plus  fraîche  de  la  mer  des  Antilles. 

La  plage  où  nous  débarquâmes  était  ombragée  de  mancenilliers 
et  de  quelques  arbres  dont  les  branches  pendantes  ressemblaient  à 
celles  de  nos  saules  pleureurs  ;  plus  de  cinquante  barques  étaient 
attachées  à  des  racines  et  se  balançaient  à  côté  l'une  de  l'autre;  des 
groupes  nombreux  de  pêcheurs  étaient  épars  çà  et  là  autour  de 
grands  feux  allumés  sur  le  sable  des  dunes  ;  une  affreuse  odeur  de 
poisson  empestait  l'atmosphère.  Laissant  mes  effets  à  la  garde  de 
mon  nouvel  ami  Zamba,  je  m'empressai  de  traverser  les  groupes,  et 
montant  sur  la  plus  haute  dune,  j'interrogeai  l'horizon  pour  trouver 
aussi  rapidement  que  possible  mon  chemin  vers  la  mer.  Je  l'attei- 
gnis bientôt  en  me  glissant  à  travers  des  fourrés  de  mangliers  noirs 
et  d'arbustes  épineux.  La  plage  sablonneuse  s'étendait  à  perte  de 
vue  en  un  vaste  demi-cercle  de  l'embouchure  de  la  Cienega  à  celle 
du  Rio-Magdalena  ;  à  l'est  apparaissaient  les  promontoires  escarpés 
de  Gaïra  et  de  Sainte-Marthe,  dominés  par  les  bleus  sommets  de  la 
sierra;  devant  moi,  les  vagues,  poussées  par  une  forte  brise,  ve- 
naient, hautes  et  pressées,  bondir  l'une  après  l'autre  sur  le  sable. 
Fatigué  comme  je  l'étais  des  lagunes  d'eau  stagnante,  des  fanges 
nauséabondes,  de  l'air  tiède  et  immobile  des  marais,  je  respirai  avec 
délices  cet  air  vif,  saupoudré  de  l'écume  des  vagues. 

Quand  je  revins  vers  le  campement  des  pêcheurs,  je  ne  réussis 
pas,  comme  la  première  fois,  à  échapper  aux  questions,  et,  malgré 
moi,  je  dus  m'asseoir  sur  le  sable  à  côté  de  plusieurs  métis  qui  fai- 
saient sécher  des  poissons  à  la  fumée  d'un  feu  de  bois  vert.  Mon 
ami  Zamba  avait  évidemment  chanté  mes  louanges,  car  mes  inter- 
locuteurs ne  manquèrent  pas  d'entamer  tous  les  sujets  dont  je  m'é- 
tais entretenu  avec  l'Indien;  il  me  fallut  donc  discourir  pendant 
plusieurs  heures,  parler  de  Madrid,  de  Paris  et  de  Londres,  causer 
industrie,  sciences  et  arts.  Ces  avides  questionneurs  m'écoutaient 
avec  joie,  et  moi-même,  heureux  de  trouver  des  auditeurs  si  béné- 
voles, j'oubliai  l'odeur  limoneuse  des  poissons  et  la  fumée  suffocante 

TOME   XXIV.  42 


■658  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pour  me  donner  tout  entier  au  plaisir  de  leur  apprendre  bien  des 
choses  qu'ils  ignoraient.  Le  plus  jeune  des  pécheurs,  celui  qui  m'é- 
coutait  avec  le  plus  d'intérêt,  avait,  je  ne  sais  où,  entendu  parler 
d'Athènes.  Il  m'interrompait  souvent.  «  On  dit  qu  il  y  a  de  bien 
beaux  temples  à  Athènes!  On  sculpte  de  belles  statues  à  Athènes! 
L'université  d'Athènes  est  la  plus  célèbre  du  monde  entier,  n'est-ce 
pas?  Aucune  langue  n'est  aussi  belle  que  le  latin  d'Athènes?  »  Chose 
étrange  que  cet  écho  lointain  de  la  Grèce  sur  les  dunes  de  l'Atlan- 
tide! La  gloire  de  Phidias  et  de  Périclès  a  mis  deux  mille  ans  à 
franchir  les  mers,  et  maintenant  des  pêcheurs  américains  s'en  en- 
tretiennent, comme  si  cette  gloire  était  encore  la  plus  rayonnante  de 
l'ancien  monde  ! 

Je  ne  quittai  mes  nouveaux  amis  qu'à  la  nuit  tombante.  La  voile 
fut  hissée  sur  le  mât  pliant  du  bonguito,  et  peu  de  minutes  suffi- 
rent pour  nous  faire  perdre  de  vue  les  arbres  de  la  rive.  Je  pris  les 
mêmes  précautions  que  la  nuit  précédente,  et  je  restai  les  yeux  bra- 
qués sur  ceux  qui  m'inspiraient  une  si  grande  méfiance.  Je  ne  cessai 
un  instant  de  voir  distinctement  le  patron  tenant  le  gouvernail  et 
le  métis  assis  à  côté  de  la  voile;  cependant  mon  état  de  veille  n'ex- 
cluait pas  un  certain  sommeil,  et  tous  les  objets  qui  passaient  sous 
mes  yeux  grandement  ouverts  m' apparaissaient  comme  autant  de 
chimères  entrevues  dans  un  rêve.  Les  vagues  noires  que  notre 
bonguito  fendait  avec  bruit  prenaient  des  formes  fantastiques  et 
comme  des  traits  grimaçans;  les  herbes  flottantes  au  milieu  des- 
quelles nous  passions  me  semblaient  de  grandes  îles  couvertes  d'ar- 
bres touffus  et  volant  sur  la  surface  des  eaux  avec  la  vitesse  des 
hippogriffes.  Tout  à  coup  je  vis  ou  plutôt  je  devinai  que  nous  nous 
arrêtions  sur  la  rive  à  l'embouchure  d'une  vallée;  le  métis  descen- 
dit du  bonguito,  et  le  petit  esquif  recommença  sa  course  désordon- 
née. Aussitôt  je  m'endormis  d'un  sommeil  profond.  Quand  je  me 
réveillai,  il  était  matin,  le  métis  avait  en  réalité  disparu,  et  le  ba- 
teau jetait  l'ancre  dans  un  petit  port  à  côté  d'autres  embarcations. 
Sur  la  plage,  je  voyais  les  cabanes  du  village  de  Pueblo-Viejo.  C'était 
jour  de  marché  :  des  noirs  et  des  Indiens  allaient  et  venaient  de- 
vant les  huttes,  offrant  leurs  poissons  en  hurlant  à  tue-tête. 

Après  avoir  renouvelé  à  Zamba  Simonguama  la  promesse  d'aller 
le  visiter  à  Bonda,  je  sortis  du  bateau  et  je  courus  m'enquérir  dans 
le  village  des  moyens  d'arriver  à  Sainte-Marthe.  Pour  m'y  rendre 
par  mer,  j'aurais  dû  attendre  plusieurs  jours  le  départ  d'un  grand 
bongo;  je  préférai  louer  un  mulet  pour  porter  mes  bagages  et  aller 
moi-même  à  pied.  La  distance  de  Pueblo-Viejo  à  Sainte-Marthe  est 
de  40  kilomètres  environ  :  il  n'y  avait  pas  là  de  quoi  m'eflVayer,  et, 
dès  que  j'eus  trouvé  un  mulet,  je  me  mis  résolument  en  route,  ac- 


LA   NOUVELLE-GRENADE.  65^ 

compagne  d'un  jeune  guide  indien  nommé  Pablo  Fonseca.  En  moins 
d'un  quart  d'heure,  nous  avions  contourné  une  forêt  de  grands 
arbres,  et  nous  arrivions  en  vue  de  Pueblo-Nuevo  de  la  Gienega. 
Cette  ville,  qu'on  appelle  communément  La  Gienega  tout  court,  est 
située  dans  une  plaine  unie  comme  la  surface  d'un  lac,  au  pied  des 
montagnes  de  la  sierra,  vertes  à  la  base,  bleues  au  sommet,  et  cou- 
pées de  vallées  ombreuses.  Du  côté  de  la  mer,  le  sol  est  presque  nu 
et  n'a  d'autre  végétation  que  des  salsoles  et  des  salicornes;  mais 
tout  autour  des  maisons  s'épanouissent  des  arbres  toufl'us  qui  font  à 
la  ville  comme  un  nid  de  -verdure,  et  du  milieu  desquels  jaillissent 
les  hampes  des  cocotiers.  A  l'intérieur,  La  Gienega  ne  dément  pas  ce 
qu'elle  promet  vue  à  distance  :  les  rues,  larges  et  droites,  sont  assez 
animées;  les  maisons  blanchies  à  la  chaux  sont  presque  toutes  cou- 
vertes en  tuiles;  à  travers  les  portes  entrouvertes  des  jardins,  o» 
aperçoit  des  arbustes  en  fleur.  De  tous  les  côtés  s'élèvent  de  nou- 
velles constructions,  témoignages  des  progrès  matériels  de  La  Gie- 
nega. Sa  population,  forte  de  six  mille  âmes,  dépasse  aujourd'hui 
celle  de  Sainte-Marthe,  la  capitale  de  l'état  souverain  de  Magda- 
lena;  cependant  La  Gienega  ne  compte  au  nombre  de  ses  habitans 
ni  hommes  de  race  blanche,  ni  négocians  étrangers,  comme  Sainte- 
Marthe  et  Barranquilla  :  elle  est  peuplée  d'Indiens  et  de  métis,  qui 
ne  doivent  leur  prospérité  qu'à  eux-mêmes.  Sur  les  hauts  plateaux 
de  l'intérieur  de  la  Nouvelle-Grenade,  l'antagonisme  des  races  pro- 
duisit la  révolte  des  communeros  vers  la  fm  du  siècle  dernier,  et  fina- 
lement amena  la  guerre  de  l'indépendance  et  l'expulsion  des  Espa- 
gnols; depuis  cette  époque,  les  descendans  des  Muyscas  (1),  ayant 
reconquis  leur  nationalité  et  formant  de  beaucoup  la  plus  grande  par- 
tie des  habitans  de  la  Nouvelle-Grenade,  ont  à  peu  près  absorbé  les 
blancs,  et  maintenant  ils  sont  confondus  avec  eux  en  un  seul  peuple. 
Sur  les  bords  de  l'Atlantique,  il  n'en  est  pas  ainsi  :  la  haine  subsiste  en- 
core entre  les  deux  races,  et,  comme  deux  pôles  chargés  d'électricité 
contraire,  Sainte-Marthe  et  La  Gienega  se  sont  élevées  face  à  face. 
La  première  a  l'avantage  immense  d'avoir  un  vaste  port  et  de  com- 
mercer directement  avec  tous  les  pays  du  monde;  moins  favorisée, 
La  Gienega  ne  peut  faire  qu'un  petit  trafic  de  cabotage  dans  sa  lagune 
et  le  long  des  rivages,  mais  elle  a  sur  Sainte-Marthe  le  privilège 
d'être  habitée  par  des  Indiens  faits  au  climat  et  ne  redoutant  pas  le 
travail  comme  la  plupart  des  blancs  du  littoral.  Aussi  les  résultats 
de  la  lutte  entre  les  deux. villes  sont-ils  complètement  en  faveur 
des  Gienegueros.  Dans  les  vallées  de  la  sierra,  sur  les  rives  de  tous 

(1)  Lors  de  l'invasion  des  Espagnols,  les  Muyscas,  qui  habitaient  le  plateau  de  Cun- 
dinamarca,  n'étaient  guère  moins  civilisés  que  les  Aztèques.  Pour  être  aussi  connus,  il 
ne  leur  a  manqué  qu'un  historien. 


660  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

les  cours  d'eau,  ils  cultivent  de  vastes  champs  de  bananiers,  de 
manioc,  de  papayes  ;  ils  parcourent  la  lagune  dans  tous  les  sens  sur 
leurs  bateaux  de  pêche;  ils  approvisionnent  Sainte-Marthe  de  lé- 
i^umes,  de  fruits  et  de  poissons;  sans  eux,  sans  leur  travail,  cette 
ville,  qui  s'endort  paresseusement  au  bord  de  sa  belle  plage,  serait 
exterminée  par  la  famine.  Dans  les  derniers  temps,  la  rivalité  des 
races  s'est  graduellement  transformée  en  rivalité  politique  :  les  Sa- 
îTiarios  (1),  désireux  de  maintenir  l'ancienne  suprématie  de  la  race 
blanche,  sont  naturellement  conseiTateurs,  tandis  que  les  Cienegue- 
ros  se  sont  faits  démocrates,  et  lors  des  élections  votent  comme  un 
seul  homme  en  faveur  des  candidats  de  ce  parti.  Pendant  les  révo- 
lutions qui  ont  agité  la  république,  ils  ont  plus  d'une  fois  envahi  en 
armes  la  ville  de  Sainte-Marthe,  et  les  habitans  de  cette  ville  n'ont 
jamais  osé  se  venger  que  par  des  brocards. 

En  sortant  de  La  Gienega,  où  mon  guide,  Pablo  Fonseca,  m'avait 
fait  rester  assez  longtemps  sous  prétexte  d'acheter  du  foin  pour  son 
mulet,  nous  traversâmes  un  torrent  dont  les  bords  fertiles  sont  plan- 
tés de  bananiers,  puis  nous  suivîmes  le  rivage  sur  une  levée  de  sable 
formée  par  les  vagues,  et  laissant  à  droite  au  milieu  des  arbres  la 
sucrerie  à  vapeur  du  Génois  Andréa,  seul  habitant  étranger  de  La 
Gienega,  nous  arrivâmes  sur  le  bord  du  Rio-Torribio,  l'un  des  tor- 
rens  les  plus  fougueux  du  versant  occidental  de  la  Sierra-Nevada. 
Les  ruines  d'un  pont  emporté  par  une  inondation  obstruaient  encore 
le  lit  :  je  voulais  passer  le  fleuve  à  gué  en  traversant  les  rapides  for- 
més par  le  courant  au  milieu  des  pierres;  mais  Pablo  me  détourna 
vivement  de  ce  dessein,  prétendant  que  de  redoutables  crocodiles 
avaient  choisi  pour  repaires  des  cavernes  creusées  par  les  eaux  au 
pied  même  des  piles.  Le  mulet,  déjà  chargé  de  mes  malles,  reçut 
encore  sur  son  large  dos  le  poids  de  nos  deux  personnes,  et  nous 
porta  sans  broncher  à  la  berge  escarpée  de  l'autre  rive  du  Torribio. 

Au-delà  de  ce  fleuve,  le  paysage  change  de  nature.  Les  monta- 
gnes se  rapprochent  de  la  mer  et  projettent  dans  les  flots  des  pro- 
montoires abrupts,  que  le  chemin  contourne  par  une  succession 
interminable  de  montées  et  de  descentes.  On  ne  voit  plus  de  bana- 
niers ni  d'autres  plantes  cultivées,  mais  seulement  des  mimosas 
(îpineux,  des  gayacs,  arbres  dont  les  troncs  au  bois  dur  croissent 
généralement  dans  un  sol  infertile.  Le  terrain  dénudé  laisse  partout 
voir  ses  veines  de  pierre.  Parfois  le  chemin  s'engoufl're  dans  un 
barrancOj  profonde  ravine  aux  parois  rouges  et  brûlées,  où  pendant 
îa  saison  des  pluies  descendent  de  furieux  torrens,  mais  où  l'on 
chercherait  en  vain  une  goutte  d'eau  pendant  la  saison  des  séche- 

(1)  HabiUDs  de  Sainte-Marthe. 


LA   NOUVELLE-GRENADE.  661 

resses.  Au  milieu  de  ces  rochers  qui  répercutaient  les  rayons  du 
soleil,  je  ne  respirais  plus  qu'un  air  embrasé,  la  sueur  descendait 
à  larges  gouttes  sur  mon  visage ,  la  fatigue  commençait  à  alourdir 
mes  membres.  Cette  fatigue  devint  bien  plus  forte  encore,  lors- 
qu'au sortir  d'un  profond  harranco  je  me  trouvai  dans  un  chemin 
sablonneux  longeant  la  mer  à  quelque  distance.  Les  cactus  qui  se 
dressaient  de  chaque  côté  du  sentier,  comme  des  rangées  de  pieux 
hauts  de  dix  mètres,  étaient  trop  clair-semés  pour  donner  de  l'ombre 
et  trop  épais  pour  laisser  passer  la  brise  marine.  Quelques  mimosas 
guamos  couverts  de  leurs  fleurs  jaunes  répandaient  dans  l'atmo- 
sphère un  terrible  parfum,  qui  me  donnait  le  vertige.  Le  soleil  per- 
pendiculaire laissait  tomber  sur  moi  ses  pesans  rayons.  A  chaque 
pas,  nous  enfoncions  dans  un  sable  brûlant.  «  Quand  arriverons- 
nous  donc  au  village  de  Gaïra?  demandais-je  souvent  à  mon  guide. 
—  Bientôt,  tout  de  suite,  »  me  répondait-il.  Et  je  me  figurais  qu'au 
premier  détour  du  sentier  j'apercevrais  sans  doute  une  fraîche  au- 
berge environnée  d'arbres  touffus  et  se  mirant  dans  un  ruisseau; 
mais  je  ne  voyais  toujours  que  les  cactus  dressés  contre  le  ciel 
comme  une  forêt  de  lances.  Tout  à  coup  Pablo,  fatigué  comme  moi, 
sauta  sur  le  mulet,  piqua  des  deux  et  me  laissa  tout  seul,  n'ayant 
pour  me  conduire  au  village  que  les  traces  des  sabots  de  sa  mon- 
ture. 

Comment  se  termina  cette  pénible  marche,  comment  j'atteignis  à 
travers  de  nouvelles  solitudes  brûlantes  les  bords  d'un  frais  ruis- 
seau, où  de  jeunes  filles  et  des  enfans  venaient  remplir  leurs  cru- 
ches, comment  je  parvins  chancelant  au  seuil  d'une  cabane  où  quel- 
ques instans  de  repos  et  de  sommeil  me  rendirent  la  vie,  c'est 
vraiment  ce  que  je  ne  saurais  dire.  Il  y  a  des  momens  où  les  choses 
de  la  réalité  se  succèdent  comme  autant  d'étranges  et  douloureuses 
visions.  Ce  que  je  me  rappelle  seulement,  c'est  qu'une  heure  après 
avoir  quitté  la  cabane  où  une  gracieuse  Indienne  m'avait  accueilli, 
j'arrivai  à  Sainte -Marthe,  au  pied  de  cette  Sierra-Nevada  où  la  na- 
ture tropicale  me  réservait,  à  côté  de  nouvelles  fatigues,  de  nou- 
veaux sujets  d'admiration. 

Elisée  Reclus. 


DE 


L'ALLIANCE  ANGLAISE 


Pitt  avait-il  raison  de  déclarer  à  la  France  une  guerre  qui  aurait  pir 
être  immortelle,  puisqu'elle  ne  devait  finir  qu'à  la  condition  que  la- 
France  y  perdît  son  gouvernement?  Fox  avait-il  tort  d'exhorter  obsti- 
nément son  pays  à  rester  neutre  dans  les  querelles  du  continent  <jui 
ne  touchaient  point  essentiellement  l'Angleterre,  à  respecter  dans  la 
France  en  révolution  la  liberté  d'être  à  son  gré  une  puissance  dé- 
mocratique ou  despotique?  Les  écrivains  soigneux  de  ranimer  parmi 
nous  les  ressentimens  et  les  ombrages  qui  pourraient,  les  événe- 
mens  aidant,  amener  une  rupture  entre  les  deux  peuples  habitans 
des  rivages  de  la  Manche,  savent-ils  bien  qu'ils  travaillent  à  résou- 
dre la  question  en  faveur  de  Pitt,  et  à  réhabiliter  le  génie  des  coali- 
tions? C'est  au  fond  la  politique  de  Fox  qui  aujourd'hui  domine  en 
Angleterre.  Le  principe  de  non-intervention,  que  notre  grand  ennemi 
Burke  dénonçait  comme  un  crime,  est  en  honneur  de  l'autre  côté  du 
détroit.  Des  cabinets  peu  d'accord  sur  tout  le  reste  y  recommandent 
à  leur  pays  la  neutralité  toutes  les  fois  qu'elle  est  possible.  Cette 
politique  d'abstention,  juste  et  louable  quand  elle  a  pour  principe  le 
respect  de  l'indépendance  des  nations,  irréprochable  lorsqu'aucune 
nécessité  de  salut  ou  d'honneur  n'ordonne  d'y  renoncer,  est  encore 
fortifiée  et  encouragée,  presque  jusqu'à  l'abandon  de  certains  intérêts 
d'orgueil  ou  de  dignité,  par  les  nouvelles  doctrines  sociales  que  les 
merveilles  de  quarante  ans  de  civilisation  pacifique  ont  fait  naître 
dans  la  patrie  de  la  vapeur  et  des  chemins  de  fer.  Et  c'est  le  mo- 


DE  l'alliance  anglaise.  668 

ment  que  certains  esprits,  routiniers  dans  leur  haine  et  plagiaires 
-dans  leurs  soupçons,  choisiraient  pour  sonner  un  tocsin  d'alarme, 
comme  si  les  ombres  de  Ghatham  et  de  son  fils  se  dressaient  devant 
nos  yeux  et  menaçaient  du  haut  de  leur  tombeau! 

La  déclamation  joue  un  rôle  en  ce  monde,  et  ce  qu'on  fait  de  té- 
méraire et  d'absurde  pour  l'amour  de  la  rhétorique  est  considérable, 
à  en  juger  par  notre  histoire.  Cependant  il  est  d'abord  difficile  de 
'prendre  au  sérieux  soit  les  craintes  qu'excitent  certaines  colères,  soit 
les  colères  qui  provoquent  certaines  craintes.  Tant  que  nous  n'en- 
tendrons que  des  paroles,  nous  serons  fort  traiiquilles  ;  mais  à  des 
paroles  il  faut  en  opposer  d'autres.  Il  est  bon  de  dire  les  choses 
comme  elles  sont  aux  gens  qui  les  disent  comme  elles  étaient.  Les 
principes  sur  lesquels  reposent  les  sociétés  modernes,  les  opinions 
les  plus  fortes  et  les  intérêts  les  plus  puissans  en  France  sont  pour 
le  maintien  d'une  certaine  union  entre  nous  et  les  Anglais.  Rien  n'a 
sérieusement  changé  depuis  le  temps  où  cette  pensée  était  devenue 
la  règle  de  la  politique  pratique;  tout  gouvernement  qui  n'est  pas 
la  légitimité  sait  bien  qu'il  n'est  reconnu  sans  restriction,  sans  ar- 
rière-pensée qu'en  Angleterre,  et  que  toute  autre  alliance  est  une 
-combinaison  d'un  jour.  Quiconque  connaît  notre  histoire  sait  bien  que 
sans  le  concours  de  l'Angleterre  aucune  ligue  ne  saurait  se  former 
en  Europe  qui  soit  durable,  et  dont  la  France  ne  puisse  avoir  rai- 
son. Quiconque  compte  pour  quelque  chose  les  intérêts  de  la  civili- 
sation générale,  l'équilibre  du  monde,  l'indépendance  des  peuples, 
sait  bien  que  toutes  ces  choses  ne  sont  en  sûreté  que  lorsque  la 
France  et  l'Angleterre  sont  d'accord  pour  les  défendre.  Ce  sont  là 
des  vérités  proverbiales,  et  que  nous  ne  rappellerions  pas,  si  nous 
nous  adressions  au  gouvernement  seul. 

Quand  on  presse  les  ennemis  de  l'alliance  que  nous  avons  tou- 
jours soutenue,  on  n'obtient  guère  qu'ils  exposent  des  calculs  ou  des 
idées.  Ils  parlent  surtout  de  sentimens  publics,  tout  en  se  défendant 
4e  les  partager.  Ils  sont  au-dessus,  ils  s'en  font  honneur,  de  ces 
misères  de  rivalité  nationale;  mais  la  rivalité  existe,  disent  -  ils  : 
rhistoire  en  dépose,  les  deux  nations  sont  rivales.  Rivales  de  quoi? 
pourrait-on  demander.  A  cette  question,  la  réponse  ne  serait  pas  fa- 
cile. Puisqu'on  s'appuie  sur  l'histoire,  il  faudrait  nous  dire  quel  est 
le  motif  de  rivalité  historique,  motif  grave,  essentiel  et  digne  d'être 
^discuté  le  fer  à  la  main,  qui  subsiste  aujourd'hui. 

On  nous  dispensera  de  remonter  aux  guerres  féodales.  Il  est  d'u- 
sage et  il  est  raisonnable  de  dater  de  la  paix  de  \ervins  le  système 
politique  de  l'Europe.  Certes  ce  n'est  pas  au  grand  roi  qui  mit  alors 
la  France  à  son  rang  qu'il  faudrait  demander  des  exemples  et  des 
Taisons  pour  opposer  l'Angleterre  à  la  France.  De  l'alliance  des  deux 


664  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

pays  il  fit  le  point  d'appui  de  tous  ses  desseins,  et  qui  voudra  re- 
chercher, soit  dans  les  entretiens  de  Sully  avec  son  maître,  .soit 
dans  les  confidences  que  fit  Jeannin  à  Richelieu,  les  pensées  de 
Henri  IV  sur  le  rôle  de  la  France,  croira  l'entendre  lui-même  expo- 
ser le  plan  admirable  qu'il  léguait  à  sa  race,  et  dont  l'héritage  fut 
recueilli  par  Richelieu  et  Mazarin  plus  fidèlement  que  par  Louis  XIII 
et  Louis  XIV.  Les  Stuarts  ne  furent  pas  beaucoup  plus  fidèles  à  la 
tradition  d'Elisabeth,  et  ce  qui  manqua  à  cette  malheureuse  dynas- 
tie fut,  entre  tant  d'autres  choses,  une  politique  nationale.  L'esprit 
d'absolutisme  déclara  la  guerre  dans  les  deux  pays  à  toutes  les  ré- 
sistances, et  il  y  gagna  dans  l'un  une  révolution  qui  devait  aboutir 
à  la  liberté,  dans  l'autre  une  monarchie  despotique  qui  devait  me- 
ner à  une  révolution. 

Mazarin  avait  réconcilié  la  France  avec  Gromwell ,  et  il  forçait  le 
futur  Jacques  II  à  faire  sous  Turenne  la  guerre  aux  Espagnols ,  de- 
venus les  seuls  protecteurs  de  sa  maison;  mais  quatre  ans  après 
c'était  Louis  XIV  qui  stipendiait  les  Stuarts  sur  le  trône,  et  on  lui 
promettait  bientôt  en  échange  de  convertir  l'Angleterre.  Cette  al- 
liance, fondée  sur  des  idées  d'intolérance,  d'intervention,  de  con- 
quête et  d'absolutisme,  ne  ressemblait  guère  à  l'alliance  de  Henri  IV 
et  d'Elisabeth.  Louis  XIV  n'est  pas  certes  un  roi  ordinaire.  Son  dé- 
vouement à  ses  devoirs  tels  que  les  concevait  son  orgueil,  son  appli- 
cation, sa  persévérance,  son  jugement  droit,  qui  se  montre  dans 
l'exécution  plus  que  dans  la  conception  de  ses  desseins ,  en  font  la 
digne  personnification  d'un  grand  plutôt  que  d'un  bon  gouverne- 
ment ;  mais  son  passage  sur  le  trône ,  glorieux  pour  sa  mémoire ,  a 
été  funeste  à  sa  maison.  Sa  politique  étrangère,  toujours  inspirée  par 
une  personnalité  altière,  a  fait  au  nom  français  un  mal  dont  notre 
pays  a  longtenjps  souffert  et  souffrirait  encore,  s'il  n'avait  eu  depuis 
lors  d'autres  fautes  à  expier.  Le  malencontreux  complot  des  deux 
hôtes  de  Versailles  et  de  Saint-James  pour  détruire  de  compte  à 
demi,  par  force  ou  par  ruse,  la  religion  et  la  liberté  de  l'Angleterre, 
cette  guerre  impolitique  déclarée  à  la  réformation ,  cette  guerre  de 
royauté  à  république  dont  la  Hollande  était  le  champ  ou  le  but, 
voilà  les  fautes  qui,  avec  l'infaillibilité  de  la  réaction  après  l'action, 
amenèrent  la  représaille  implacable  de  Guillaume  III  et  les  calami- 
tés de  la  guerre  de  la  succession.  Quoique  de  bons  historiens  dé- 
fendent encore  l'acceptation  du  testament  de  Charles  II,  il  serait 
difficile  de  montrer  les  profits  réels  qu'a  tirés  la  France  du  fardeau 
de  l'alliance  espagnole;  le  mal  qu'elle  aurait  pu  craindre  de  l'aban- 
don de  l'Espagne  à  sa  décadence  naturelle  paraît  peu  de  chose, 
comparé  aux  avantages  qu'un  bon  traité  de  partage  pouvait  lui  as- 
surer à  jamais.  Ce  que  nous  avons  gagné  de  plus  net  à  voir  Louis  XIV 


DE  l'alliance  anglaise.  (505 

mettre  son  petit-fils  à  Madrid,  c'est  la  contagion  de  son  exemple  et 
la  guerre  funeste  de  1808. 

Après  M.  de  Carné,  il  serait  oiseux  de  rappeler  ce  que  la  régence 
du  duc  d'Orléans  a  fait  pour  rétablir  une  bonne  politique  de  l'exté- 
rieur. Les  affaires  étrangères  sont  le  beau  côté  de  ce  gouvernement. 
Je  ne  sais  si  le  gouvernement  de  Louis  XY  a  un  beau  côté  ;  mais  il 
serait  difficile  au  plus  versé  dans  notre  histoire  diplomatique  de  ré- 
pondre sans  hésiter  à  cette  question  :  quelle  sérieuse  et  décisive 
raison  avait  la  France  d'entreprendre  les  trois  guerres  du  règne  de 
Louis  XV  ?  Les  deux  premières  du  moins  ont  fait  honneur  à  nos 
armes.  Cependant,  si  celle  de  1734  nous  a  valu  la  possession  de  la 
Lorraine,  c'est  par  le  résultat  le  plus  inattendu  et  par  une  heureuse 
et  subite  conception  qui ,  si  elle  vient  du  cardinal  de  Fleury,  est  la 
seule  qu'il  ait  eue  dans  sa  longue  administration.  Quant  à  la  guerre 
de  1741,  tout  ce  que  nous  apprend  l'histoire,  c'est  qu'elle  a  été  com- 
mencée pour  plaire  au  comte  de  Belle -Isle;  mais  il  m'a  toujours 
été  impossible  de  comprendre  quel  était  le  but  de  la  belle  campagne 
du  maréchal  de  Saxe  dans  les  Pays-Bas,  et  lorsqu'en  signant  le 
traité  d'Aix-la-Chapelle,  Louis  XY  dit  ce  mot  vanté  par  Yol taire  : 
<(  J'ai  fait  la  paix  en  roi  et  non  en  marchand,  »  cela  ne  pouvait  signi- 
fier que  ceci  :  Je  n'ai  rien  gagné  à  la  guerre,  parce  que  je  l'ai  faite 
pour  mon  plaisir.  Il  y  a  des  temps  où  l'on  admire  ces  sentimens-là. 
Yint  ensuite  la  guerre  de  sept  ans;  mais  il  vaut  mieux  n'en  point 
parler.  Bappelons-nous  seulement  que  ces  trois  guerres  amenèrent 
deux  ruptures  avec  la  Grande-Bretagne,  dont  l'une  nous  laissa  le  sou- 
venir de  Fontenoy,  et  l'autre  des  souvenirs  fort  différens.  Mettons 
qu'ils  se  compensent;  le  tout  s'est  terminé  par  la  plus  triste  paix  de 
nos  annales,  avant  celle  que  nous  ont  value  les  revers  de  l'empire. 
C'est  peut-être  au  ressentiment  que  le  traité  de  Paris  avait  laissé  à 
la  France  qu'il  faut  attribuer  l'adhésion  donnée  par  le  cabinet  de 
Louis  XYI  à  la  révolution  d'Amérique.  C'est  du  traité  de  Paris  que 
date  ce  fonds  de  jalousie  qui  se  laisse  entrevoir  dans  toute  l'Europe 
contre  la  Grande-Bretagne,  et  que  le  ton  souvent  rude  de  sa  diplo- 
matie a  imprudemment  entretenu.  Aussi,  lorsque  quelques  années 
plus  tard,  on  commença  à  soupçonner  que  les  treize  colonies  de 
l'Amérique  du  Nord  pourraient  bien  lui  échapper,  une  secrète  satis- 
faction se  décela  même  chez  ses  alliés,  et  l'intérêt  du  monde  fut  pour 
les  insurgens.  Ainsi  le  cabinet  de  Yersailles  fut  amené  à  flatter  une 
opinion  plus  désintéressée,  et  qui  n'aimait  dans  le  soulèvement  des 
Etats-Unis  que  la  résistance  à  l'oppression.  Si  la  cause  de  la  liberté 
ne  m'était  chère  avant  tout,  si  je  ne  croyais  que  la  révolution  d'Amé- 
rique a  pu  contribuer  à  la  révolution  française,  j'hésiterais,  malgré 
des  noms  fort  imposans  pour  moi,  à  approuver  le  rôle  que  joua  la 


666  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

France  en  1777;  il  est  difficile  de  lui  trouver  un  intérêt  visible  et 
permanent  dans  la  guerre  qu'elle  déclara  spontanément  et  sans  giief. 
L'événement  ne  fut  à  la  gloire  ni  de  la  sagesse,  ni  même  de  l'éner- 
gie du  gouvernement  anglais;  mais  l'Angleterre  n'en  fut  pas  maté- 
riellement affaiblie,  et  de  part  ou  d'autre  l'orgueil  seul  souffrit  on 
triompha.  C'est  cette  lutte  de  passions  que  devait  renouveler  en  de 
plus  grandes  proportions  la  guerre  de  la  révolution  française. 

On  ne  dirait  pas  aisément  qui  le  premier  l'a  déclarée;  il  est  ceii^a 
cependant  que  Pitt  a  plus  hésité  que  la  république  française.  Parmi 
nos  hommes  d'état  du  moment,  Brissot  passait  pour  le  plus  éclairé 
sur  les  questions  extérieures.  En  conseillant  à  la  révolution  la  guerre, 
il  avait  longtemps  compté  sur  la  neutralité,  même  sur  la  secrète 
sympathie  des  pays  libres  ou  des  gouvernemens  éclairés  ;  mais  api-ès 
la  conquête  de  la  Belgique  il  écrivait  au  général  Dumouriez  :  «  C'est 
ici  un  combat  entre  la  liberté  et  la  tyrannie,  entre  la  vieille  consti- 
tution germanique  et  la  nôtre...  Pas  un  Bourbon  ne  doit  rester  sur 
le  trône!  Ah!  mon  cher,  qu'est-ce  qu'Alberoni  et  Richelieu,  qu'oie 
a  tant  vantés?  qu'est-ce  que  leurs  projets  mesquins,  comparés  à  ces 
soulèvemens  du  globe,  à  ces  grandes  révolutions  que  nous  sommes 
appelés  à  faire?  Ne  nous  occupons  plus  de  ces  projets  d'alliance  avec 
la  Prusse,  avec  l'Angleterre  :  misérables  échafaudages!  tout  doit 
disparaître;  noviis  rcrum  nascitur  ordo.  11  faut  que  rien  ne  nous  ar- 
rête... Une  opinion  se  répand  ici  :  la  république  française  ne  doit 
avoir  pour  bornes  que  le  Rhin.  »  Et  Brissot,  peu  de  mois  après,  pro- 
posait, au  nom  du  comité  de  défense  générale,  la  guerre  contre 
l'Angleterre. 

On  vient  de  lire  le  programme  de  la  guerre  révolutionnaire.  Com- 
bien de  fois  depuis  avons-nous  \^  écrire  le  commentaire  de  ce  texteî 
Quand  un  peuple  a  été  une  fois  bercé  des  promesses  de  ces  émotions 
grandioses  que  donnent  la  force  et  la  passion  dissimulées  par  la 
gloire,  que  n'en  peut-il  pas  rester  dans  son  imagination!  Les  paroles 
de  Brissot,  appelant  la  nation  anglaise  à  faire  justice  des  conspi- 
rateurs qui  la  gouvernaient,  n'étaient  pourtant  que  la  conti'e-partie 
des  conseils  qu'avec  un  tout  autre  talent  Burke  donnait  à  son  pays. 
Lui  aussi,  il  voulait  une  guerre  qui  fût  une  lutte  entre  deux  prin- 
cipes; seulement  la  politique  de  non-intervention,  cette  idée  tout 
anglaise,  que  Burke  appelait  la  politique  de  désertion,  luttait  dans 
l'esprit  de  Pitt  contre  ses  aversions  anti-révolutionnaires.  Même  lors- 
qu'il abandonnait  de  fait  la  non-intervention,  il  n'y  voulait  pas  re- 
noncer en  principe.  Longtemps  on  n'a  vu  dans  Pitt  que  le  fils  de 
Chatham,  il  était  Grenville  aussi  pour  le  moins  autant,  et  son  carac- 
tère politique  fait  penser  à  la  ressemblance  de  ses  traits  avec  ceux 
de  sa  mère.  Ni  l'enthousiasme  du  patriote,  ni  la  colère  du  consena- 


DE  l'alliance  anglaise.  667 

teur,  ni  la  grandeur  des  vues  de  l'homme  d'état,  n'emportaient  son 
jugement  au-delà  des  nécessités  de  sa  situation.  Il  fit  la  guerre, 
parce  qu'il  vit  qu'on  l'attendait  du  pouvoir,  et  son  pouvoir,  c'était 
sa  cause.  Il  fit  la  guerre,  mais  avec  plus  de  fierté  que  d'ardeur,  avec 
plus  de  fermeté  que  d'habileté.  Il  ne  faut  pas  juger  Pitt  sur  son  at- 
titude dans  le  parlement  :  là,  il  est  tout  ce  qu'il  veut  paraître,  et 
jamais  art  plus  profond,  tact  plus  sûr,  instinct  plus  rapide,  jamais 
plus  de  prudence  dans  la  facilité,  plus  de  dignité  dans  f artifice, 
plus  de  hardiesse  dans  la  mesure,  n'ont  été  au  service  de  forateur 
de  gouvernement.  Malheureusement,  lorsqu'il  faut  agir,  imposer  au 
pays  des  sacrifices,  préparer  des  forces  et  des  opérations,  soulever 
le  poids  de  l'Europe  armée,  la  raideur  et  la  circonspection  viennent 
«nrayer  les  déterminations  de  l'homme  d'état.  Il  faut  voir  dans  la 
biographie  de  Pitt  que  vient  de  publier  lord  Macaulay,  et  qui  est 
placée  au  premier  rang  de  ses  écrits  (1),  tout  ce  que  la  sagacité  et 
la  justice  de  la  postérité  doivent  ôter  au  grand  ministre  des  torts  et 
^es  mérites  que  lui  attribuaient  ses  contemporains. 

Quand  on  parle  de  Pitt,  on  parle  de  son  premier  ministère.  Il  lui 
est  arrivé  ce  qui  était  arrivé  à  son  père  :  sa  dernière  administration 
a  été  à  peine  digne  de  lui.  Du  moins  n'a-t-il  pas  eu  le  temps  d'en 
racheter  la  formation  par  le  succès,  et  il  est  mort  malheureux.  Mais 
sa  première  administration  elle-même,  terminée  par  cette  guerre 
de  huit  ans  qui  Fa  fait  tant  admirer  et  maudire,  n'a  pas  entièrement 
donné  gain  de  cause  à  la  politique  belliqueuse.  Rendons  grâce  à  la 
Providence  :  tant  que  la  France  a  défendu  la  révolution  française,  de 
Valmy  à  Marengo ,  elle  a  triomphé ,  et  sa  puissance  était  à  sa  véri- 
table apogée  quand  l'Angleterre  fut  amenée  à  la  paix,  que  Pitt  avait 
désirée  plus  tôt,  et  qu'il  aurait  faite  lui-même  sans  George  III. 

Or  maintenant  que  reste-t-il  des  causes  de  cette  guerre?  Les  pas- 
sions qui  nous  l'ont  fait  entreprendre  nous  animent-elles  encore,  et 
quelle  provocation  les  vient  réveiller?  Elles  manqueraient  de  pré- 
texte pour  renaître  et  d'aliment  pour  vivre.  Du  côté  de  l'adversaire, 
les  passions  qui  ont  soutenu  la  guerre  ont  aussi  bien  disparu  que  les 
principes  qui  l'ont  colorée.  Où  sont  ces  préjugés  oppressifs  auxquels 
on  prétendait  reconnaître  les  Anglais  pour  des  ennemis  du  genre 
iumain?  Qui  des  conseillers  présens  ou  passés  de  la  reine  Victoria 
pense  un  moment  à  contester  à  la  France,  à  personne,  le  droit  de  se 
constituer  à  sa  guise,  et  dans  quel  pays  est-il  plus  unanimement 
admis  que  les  nations  sont  libres  de  se  donner,  si  elles  penvent,  le 
^gouvernement  de  leur  choix?  Les  causes  de  la  guerre  de  la  révolu^ 

(1)  Cet  ouvrage  a  été-  inséré,  dans  le  tome  XVII  de  VEncyclopœdla  Britannica,  qui  a 
gaaru  cette  année  à  Edimbourg.  Quoique  beaucoup  plus  étendu  qu'un  article  biogra- 
phique ordinaire,  c'est  encore  un  abrégé,  mais  qui  se  lit  avec  un  vif  intérêt,  et  qui 
^yorte  l'empreinte  d'un  talent  supérieur. 


668  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tion  sont  donc  loin  de  nous.  Les  résultats  même  en  ont  montré  la 
vanité,  et,  pensant  comme  nous  pensons  aujourd'hui,  les  Anglais  et 
nous,  nous  n'avons  rien  à  venger.       * 

Mais  le  monde  ne  s'est  pas  arrêté  le  lendemain  de  la  bataille 
d'Austerlitz...  Il  est  vrai,  et  les  traités  de  1815  ne  sont  pas  la  paix 
d'Amiens.  Il  faut  s'entendre  à  demi-mot  sur  ce  tragique  sujet,  et  il 
y  a  des  choses  qu'une  plume  française  ne  peut  guère  écrire.  Ne 
nommons  aucun  événement  par  son  nom;  passons  seulement  en 
revue  les  motifs  de  la  guerre  sans  égale  qui  a  commencé  entre  Dun- 
kerque  et  Boulogne  et  fini  au  Mont-Saint-Jean.  Il  serait  puéril  de 
relever  les  questions  territoriales.  Personne  ne  pense,  je  suppose,  à 
se  quereller  pour  Malte  ou  les  Iles-Ioniennes ,  personne  à  donner  le 
Hanovre  à  la  Prusse.  Le  système  continental  trouverait  apparem- 
ment peu  de  partisans  prêts  à  tirer  l'épée  pour  le  rétablir,  et  si  les 
droits  des  .neutres  sont  toujours  chose  sacrée,  ce  serait  un  étrange 
moyen  de  les  maintenir  que  de  les  remettre  en  question  par  la 
guerre,  quand  la  paix  leur  donne  chaque  jour  une  consécration  de 
plus.  Quant  aux  colonies,  je  ne  pense  pas  qu'on  puisse  être  fort  tenté 
de  reprendre  Saint-Domingue,  et  la  valeur  des  possessions  trans- 
atlantiques a  beaucoup  baissé  dans  l'opinion  du  monde  depuis  que 
de  plus  saines  idées  et  de  meilleures  habitudes  se  sont  établies  en 
matière  de  commerce.  L'Angleterre  a  renoncé  à  ses  anciens  mono- 
poles, et  nul  ne  conseille  d'entreprendre  une  croisade  contre  les 
idées  d'économie  politique  que  professe  notre  gouvernement,  pour 
en  créer  de  nouveaux  par  des  conquêtes  au-delà  de  l'un  ou  l'autre 
Océan.  Si  par  un  sentiment  un  peu  tardif  on  regrettait  notre  an- 
cienne part  de  l'Inde,  le  désintéressement  serait  grand  de  convoi- 
ter un  établissement  sur  un  territoire  dont  le  commerce  est  libre, 
et  qui  coûte  à  ses  maîtres  le  prix  que  chacun  sait  aujourd'hui.  A 
parler  sérieusement,  et  pour  le  dire  en  passant,  toute  théorie  géné- 
rale sur  les  colonies  mise  à  part,  la  France,  dont  la  vraie  grandeur 
est  dans  la  puissante  concentration  de  ses  forces,  possède  sur  le  lit- 
toral-africain  la  colonie  qui  lui  convient  le  mieux,  vaste  empire 
qu'elle  est  loin  encore  d'avoir  mis  en  valeur  tout  entier,  et  qui  peut 
devenir  pour  elle  ce  que  sont  réellement  pour  l'Angleterre  ses  meil- 
leures possessions.  L'Algérie  a  les  avantages  de  l'Inde,  mais  plus 
grands,  avec  quelques-uns  de  ses  inconvéniens,  mais  moindres; 
elle  est  déjà  devenue  un  élément  vital  de  notre  force  militaire;  elle 
peut  en  devenir  un  de  notre  force  maritime,  et  si,  comme  on  le 
prétend,  il  faut  à  un  grand  état  de  vastes  terres  où  se  répande  le 
trop-plein  de  sa  population  et  de  ses  ressources,  combien  la  France 
n'a-t-elle  pas  encore  d'efforts  à  déployer  avant  d*avoir  fait  de  l'Al- 
gérie ce  qu'il  faut  qu'elle  devienne,  une  autre  France! 

Mais  j'entends  déjà  dire  que  ce  n'est  pas  pour  la  guenille  des  in- 


DE  l'alliance  anglaise.  669 

térèts  matériels  que  subsiste  une  rivalité  fondée  sur  les  souvenirs 
entre  la  France  et  l'Angleterre.  Je  le  sais.  Emporté  par  l'acharne- 
ment de  la  lutte,  le  gouvernement  vieil  adversaire  du  principe  d'in- 
tervention en  est  venu  en  1814  à  signifier,  de  concert  avec  l'Eu- 
rope, à  la  France  l'interdiction  d'être  gouvernée  par  la  dynastie 
qui  régnait  sur  elle  :  acte  d'intervention  sans  exemple  dans  les 
fastes  de  l'histoire;  mais  l'injure,  il  me  semble,  est  rétractée.  Ce 
n'est  pas  l'Angleterre  qui  a  hésité  à  mettre  à  néant  ce  souvenir  des 
extrémités  de  la  guerre.  Les  successeurs  de  Pitt  n'ont  pas  fait  mau- 
vais accueil  à  la  république;  les  héritiers  de  Gastlereagh  n'ont  pas 
tourné  le  dos  à  l'empire.  Le  tombeau  s'est  depuis  longtemps  fermé 
sur  les  ministres  qui  ont  fait  une  prison  de  Sainte-Hélène,  et  l'An- 
gleterre a  dès  longtemps  cessé  de  pouvoir  être  regardée  par  aucun 
des  proscrits  de  J815  comme  une  terre  inhospitalière. 

Ainsi  donc  il  ne  resterait  du  passé  que  des  causes  morales  pour 
justifier  une  rupture  entre  les  Anglais  et  nous.  Des  causes  morales  I 
comment  les  appellerons-nous?  Du  ressentiment,  de  l'envie,  de  la 
haine?  Appelons-les  de  leur  nom  le  plus  noble,  —  des  passions. 
Oui,  c'est  aux  passions  seules  que  feraient  appel  ceux  qui  nous  don- 
neraient ce  plus  funeste  des  conseils. 

Et  ces  passions,  les  trouveraient-ils?  On  le  dit;  mais  comment  le 
croire?  On  a  pu  les  ressentir,  on  a  dû  les  comprendre,  ces  passions 
trop  naturelles,  alors  que  notre  sang  versé  à  flots  était  à  peine  étan- 
ché,  alors  que,  courroucés  contre  la  fortune,  nous  en  croyions  le 
poète  quand  il  nous  disait  ; 

Sur  nos  débris,  Albion  nous  défie. 

Aujourd'hui  franchement  sommes -nous  sur  des  débris  y  et  Albion 
songe-t-elle  à  nous  défier?  Ceux-là  seraient  bien  ingrats  envers  la 
fortune,  bien  injustes  envers  la  France,  qui  tenteraient  de  lui  per- 
suader qu'elle  ait  hors  de  chez  elle  à  se  relever  de  quelque  chose, 
et  qu'il  lui  reste  des  réparations  à  demander.  Quiconque  a  mis  le 
pied  en  Angleterre  a  ressenti  les  effets  de  l'estime  de  nos  voisins. 
Certes  ce  n'est  pas  là  qu'on  nous  croit  sur  des  débris  et  que  la  puis- 
sance française  est  mise  en  doute.  La  France  étonne  quelquefois 
les  Anglais.  Ils  ne  s'expliquent  pas  bien  la  variété  des  points  de  vue 
que  notre  esprit  parcourt  en  peu  de  temps  ;  mais  de  très  bonne 
foi  ils  se  disent  que  nos  affaires  sont  nos  affaires,  et  ne  s'avisent  pas 
même  d'en  juger.  jNe  dissimulons  rien,  s'ils  n'admirent  pas  nos  in- 
stitutions, ils  n'en  admirent  que  plus  notre  richesse  et  nos  armes, 
eux  qui  conçoivent  malaisément  la  prospérité  et  le  patriotisme  sans 
la  liberté  politique.  La  conséquence  est  évidente;  à  notre  égard, 
l'Angleterre  est  aussi  loin  du  dédain  que  de  l'envie. 


670  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Qu'importe  si  des  artisans  de  malheur  parvenaient  à  persuader 
à  la  France  qu'elle  a  au-delà  du  détroit  une  rivale  ou  une  secrète 
ennemie  et  à  retrouver  dans  les  cendres  du  passé  des  charbons  mal 
éteints  des  inimitiés  nationales  ?  Voyons  si  raisonnablement  la  chose 
est  possible.  Du  temps  que  le  sentiment  anti-britannique  était  un 
sentiment  populaire,  que  disait -on?  Tantôt  que  l'Anglais  était  un 
oligarque j  tantôt  qu'il  était  un  marchand.  Et  Dieu  sait  tout  ce  que 
contenaient  ces  deux  épithètes!  Où  est  maintenant  le  républicain 
ombrageux,  le  conservateur  arriéré  du  vocabulaire  révolutionnaire 
qui  voit  dans  la  Grande-Bretagne  l'aristocratique  persécutrice  de 
la  démocratie  malheureuse?  Plus  d'un  nom  fameux  se  présente  à 
la  mémoire  comme  pour  attester  que  les  plus  redoutés  des  nova- 
teurs n'ont  pas  à  se  plaindre  qu'il  y  ait  une  Angleterre  au  monde. 
Son  régime  oligarchique  est  moins  dur  à  la  démocratie  que  le  ré- 
gime d'égalité  d'autres  pays.  Quant  au  nom  de  peuple  marchand, 
îl  ne  serait  plus  compris  qu'en  bonne  part  dans  une  société  de- 
venue comme  la  nôtre  profondément  industrielle,  et  qui  ne  fait  pas 
fi  de  son  rang  dans  le  monde  commercial.  Qui  voudrait  en  faire 
une  injure  s'entendrait  bien  vite  répondre  :  «  Marchand  toi-même.  » 
Le  travail  national  de  chacun  des  deux  pays  s'est  donné  récipro- 
quement rendez -vous  aux  deux  expositions  générales.  De  part  et 
d'autre,  on  s'est  rendu  justice,  et  quarante  ans  de  relations  actives 
et  fructueuses  ont  amené  entre  les  deux  plus  riches  sociétés  du 
monde  un  tel  échange  de  capitaux,  de  procédés,  de  produits  et  de 
lumières,  que  celui-là  serait  bien  habile  qui  ferait  accroire  aux  deux 
commerces  anglais  et  français  qu'ils  ne  sont  pas  liés  à  la  paix  par 
une  étroite  communauté  d'intérêts. 

Ce  sont  de  grandes  forces  dans  le  monde  moderne  que  l'esprit 
démocratique  et  l'esprit  mercantile  ;  peu  s'en  faut  que  l'un  et  l'autre 
n'enveloppent  toute  la  masse  populaire  et  toute  la  classe  moyenne, 
et  l'un  et  l'autre  sont  loin  des  passions  qu'on  leur  suppose. 

Que  reste-t-il  de  la  classe  moyenne  quand  on  en  a  retranché 
tout  ce  qui  vit  d'industrie  et  de  commerce?  Cette  section  sociale, 
moins  nombreuse,  mais  importante,  où  vit  la  tradition  du  libéralisme 
intellectuel.  Essayez  d'y  recruter  des  ennemis  à  l'Angleterre  !  La 
science  et  la  littérature,  l'économie  politique  et  la  législation,  toutes 
les  études  qui  ont  pour  but  les  progrès  moraux  et  matériels  de  la 
société  n'ont,  depuis  quarante  ans,  formé  que  des  liens  entre  deux 
peuples  qui  s' éclairent,  l'un  l'autre,  et  tout  ce  qui  pense  est  pour 
l'alliance.  Si  le  seul  grief  qu'on  puisse  alléguer  contre  l'Angleterre 
est,  comme  on  pourrait  le  croire  à  entendre  certaines  plaintes, 
qu'elle  est  en  pleine  possession  de  la  liberté  de  la  presse,  on  ne  peut 
raisonnablement  espérer  que  tout  ce  qui  honore  l'esprit  humain  lui 
tu  fasse  un  crime. 


DE  l'alliance  anglaise.  671 

Enfin  ne  craignons  pas  de  comprendre  dans  cette  revue  des  opi- 
nions en  France  celle  même  du  gouvernement.  On  ne  peut  nous 
supposer  la  prétention  d'être  ses  confidens  ni  ses  interprètes;  mais 
c'est  un  fait  notoire  que,  tandis  qu'il  s'est  attaché  à  remettre  en  vi- 
gueur au  dedans  les  traditions  du  premier  empire,  il  les  a  écartées 
de  la  politique  extérieure,  et  dans  cent  occasions  il  a  tenu  à  l'é- 
gard de  l'Angleterre  une  conduite  et  un  langage  qui  démentaient 
formellement  les  exemples  du  Moniteur  universel  entre  1800  et 
181/i.  S'il  y  a  des  engagemens  politiques  au  monde,  ce  sont  les  dé- 
clarations par  lesquelles  le  cabinet  français  a,  depuis  dix  ans,  in- 
cessamment témoigné  qu'il  regardait  le  concert  avec  l'Angleterre 
comme  une  des  bases  de  son  système.  Il  faudrait  donc  des  circon- 
stances bien  nouvelles,  des  événemens  bien  décisifs,  pour  qu'au 
mépris  de  tant  d' engagemens,  à  l' encontre  de  tant  d'intérêts  et 
d'opinions,  on  dût  changer  tout  d'un  coup  d'intentions  et  d'allures, 
et  marcher,  par  la  froideur  des  relations  et  la  contrariété  des  con- 
duites, à  un  antagonisme  précurseur  d'une  rupture  ouverte.  Voyons 
si  rien  dans  la  marche  de  l'Angleterre  prescrit  ou  seulement  auto- 
rise une  telle  révolution. 

L'Angleterre  ne  saurait  ignorer  que  sa  situation  a  souffert  en  Eu- 
rope depuis  quelques  années.  Son  rôle  et  ses  succès  dans  les  évé- 
nemens qui  avaient  amené  les  traités  de  1815,  la  tranquillité  et  la 
prospérité  incomparables  dont  elle  a  joui  depuis  cette  époque,  lui 
avaient  fait  beaucoup  d'envieux  sur  le  continent.  La  fortune  con- 
stante de  son  gouvernement  était  la  plus  ampère  satire  de  plus  d'un 
gouvernement  européen.  Ce  double  grief,  dont  elle  peut  s'enor- 
gueillir, la  liberté  de  sa  tribune  et  la  liberté  de  ses  journaux,  n'é- 
taient point  de  nature  à  lui  ramener  la  bienveillance  des  cabinets. 
Son  langage  ordinaire  était  peu  propre  à  désarmer  les  inimitiés  ja- 
louses qu'excitaient  sa  sécurité  et  sa  grandeur.  Il  y  avait  là  de  l'in- 
évitable, et  nous  ne  sommes  pas  de  ceux  qui  reprocheront  au  peuple 
anglais,  en  eût-il  abusé,  sa  liberté:  mais  l'heureuse  révolution  qui, 
vers  1827,  s'est  opérée  et  de  plus  en  plus  développée  dans  ses  doc- 
trines ministérielles  a  achevé  de  lui  faire  perdre  la  sympathie  de 
plus  d'une  cour,  et  pendant  longtemps  elle  ne  s'est  entendue  qu'avec 
la  France.  La  non-intervention,  l'indépendance  nationale,  les  droits 
des  peuples,  l'utilité  des  réformes  constitutionnelles,  voilà  les  prin- 
cipes qu'avec  plus  ou  moins  de  fidélité  la  diplomatie  britannique  a 
communément  professés,  sans  prêter  une  oreille  bien  favorable  aux 
doléances  et  aux  alarmes  de  plus  d'une  monarchie  en  détresse.  Tout 
cela  était  à  peu  près  commandé  par  le  cours  naturel  des  choses; 
mais,  en  occupant  cette  situation  à  part,  en  faisant  schisme  avec 
presque  tous  les  signataires  des  anciennes  coalitions,  on  devait  sentir 


672  REVUE    DES    DEUX   MOxNDES. 

à  Londres  qu'on  s'enlevait  presque  toute  possibilité  de  renouer  avec 
eux  ;  on  renonçait  à  rendre  aux  rois  absolus  de  certains  bons  offices, 
€t  dans  cet  isolement  forcé  il  devenait  sage  et  même  nécessaire  de 
ménager,  de  conserver,  fût-ce  par  des  sacrifices,  le  peu  d'alliances 
qu'on  pouvait  avoir,  et  surtout  celle  avec  la  France,  la  plus  facile 
et  la  plus  durable,  celle  qui  n'exigeait  presque  aucun  abandon  des 
principes  que  l'on  avait  arborés.  Enfin  il  fallait,  et  c'était  là  peut- 
être  la  première  condition,  il  fallait  continuer  d'être  heureux  en 
tout,  et  conserver  avec  une  habileté  vigilante  cette  active  influence 
qui  partout  se  fait  sentir,  et  oblige  les  étrangers,  bénévoles  ou  non, 
à  une  juste  déférence.  Il  ne  servirait  pas  de  tant  parler  de  la  gran- 
deur de  l'Angleterre,  si,  par  des  malheurs  ou  des  fautes,  cette 
grandeur  venait  à  perdre  quelque  chose  de  son  prestige. 

Or  toutes  les  conditions  de  ce  programme  ont-elles  été  parfaite- 
ment remplies,  même  entièrement  comprises  par  tous  les  cabinets 
britanniques?  N'ont-ils  pas  trop  profité  de  ce  que  l'opinion  natio- 
nale semble  chaque  jour  plus  détachée  des  préoccupations  diplo- 
matiques, pour  négliger  les  affaires  étrangères?  Quand  on  voyage 
en  Angleterre,  on  est  extrêmement  surpris  de  l'indifférence  du  pu- 
blic pour  bien  des  questions  européennes.  Certaines  réformes  inté- 
rieures, certaines  difficultés  de  cabinet  absorbent  toute  l'attention 
de  ce  peuple,  qu'on  se  figure  possédé  de  combinaisons  ambitieuses. 
Une  école  de  gens  d'esprit  et  de  talent  s'est  formée,  qui  soutient 
qu'il  y  a  duperie  à  se  soucier  des  choses  du  dehors,  et  que  le  pro- 
grès actuel  des  sociétés  est  de  renoncer  à  ce  genre  d'influence  qui  a 
la  force  pour  ultima  ratio.  Je  ne  dis  pas  assurément  que  cette  école 
domine  le  gouvernement;  mais  elle  devance,  elle  représente  en 
l'exagérant  un  mouvement  utilitaire  et  pacifique  qui  se  manifeste  au 
sein  de  la  nation  anglaise,  et  qui,  en  l'entraînant,  l'étourdit  sur  le 
reste.  Cette  disposition  en  soi  peut  avoir  quelque  chose  d'humain, 
de  philanthropique,  de  chrétien  même  :  elle  tient  aussi  à  un  senti- 
ment de  personnalité  dont  les  nations  peuvent  être  atteintes  comme 
les  individus,  et  il  leur  siérait  mal  de  tomber  dans  le  quiétisme 
économique.  Aussi,  comme  on  n'y  tombe  pas  tout  à  fait,  comme 
certains  intérêts  d'honneur  ou  de  puissance  parlent  trop  haut  pour 
que  des  ministres  bons  citoyens  cessent  jamais  de  les  entendre,  la 
revendication  subite  qu'ils  en  font  après  tant  de  protestations  d'in- 
différence paraît  fantasque  et  blessante,  et  elle  n'est  pas  toujours 
écoutée,  ou  elle  est  repoussée  par  la  doctrine  qu'ils  ont  eux- 
mêmes  accréditée,  à  savoir  que  chacun  doit  se  mêler  de  ses  af- 
faires. Ces  exceptions  inattendues  à  un  système  de  tolérance  générale 
et  d'activité  tout  intérieure  ne  trouvent  ainsi  ni  accueil  ni  crédit. 
On  rencontre  des  esprits  prévenus,  des  habitudes  prises,  et  l'on 


DE    L* ALLIANCE    ANGLAISE.  673 

choque  inutilement  ceux  qu'on  ne  veut  pourtant  pas  aliéner.  J'en 
citerai  un  exemple  connu,  l'affaire  du  percement  de  l'isthme  de 
Suez.  Quand  le  cabinet  anglais  ou  plutôt  son  chef  s'oppose  à  un 
projet  réputé  favorable  au  commerce  du  monde  et  par  conséquent 
au  commerce  anglais  plus  qu'à  tout  autre,  et  cela  en  vertu  d'un 
préjugé  mal  expliqué  ou  d'un  intérêt  tellement  douteux  qu'il  n'a 
pas  été  reconnu  par  lord  John  Russell  et  qu'il  a  été  nié  par  M.  Glad- 
stone, on  peut  dire  que  c'est  une  faute,  et  que  les  considérations, 
quelles  qu'elles  soient,  qui  pousseraient  l'Angleterre  à  maintenir  la 
clôture  naturelle  du  nord  de  la  Mer -Rouge  sont  peu  de  chose  au- 
près de  l'inconvénient  d'afficher  une  prétention  suspecte  ou  con- 
traire à  l'intérêt  universel,  et  d'indisposer  la  France  pour  la  vanité 
de  paraître  mieux  écoutée  qu'elle  au  Caire  ou  à  Gonstantinople.  Cela 
est  trop  peu  d'accord  avec  le  système  de  neutralité  qu'on  proclame 
daris  des  affaires  plus  générales,  plus  vraiment  politiques,  où  l'on  a 
semblé  ne  vouloir  exercer  aucune  influence,  ni  même  avoir  un  avis. 
Enfin  les  Anglais  savent  bien  que  la  fortune  depuis  un  temps  ne  leur 
a  pas  constamment  été  favorable.  Leur  organisation  militaire  a  mon- 
tré dans  la  guerre  de  Crimée  des  côtés  faibles  que  leur  franchise 
s'est  gardée  de  couvrir.  Eux-mêmes  ont  plutôt  outré  que  dissimulé  le 
mal,  et  les  états-majors  de  l'Orient  et  du  centre  de  l'Europe  n'ont 
pas  manqué  de  les  prendre  au  mot.  Les  assiégés  de  Sébastopol 
n'ont  pas  négligé  cette  occasion  de  se  venger  et  de  complimenter 
les  Français  aux  dépens  de  leur  allié.  Puis  la  crise  de  l'Inde  est  sur- 
venue. Peut-être  devrait-on  moins  remarquer  la  gravité  de  ces  trou- 
bles que  le  succès  avec  lequel  ils  ont  été  réprimés;  mais  il  n'en  est 
pas  moins  resté  sur  les  dangers  de  cet  empire  lointain,  sur  la  rui- 
neuse pesanteur  d'une  possession  immense  et  précaire,  sur  la  gra- 
vité mystérieuse  des  causes  qui  peuvent  la  mettre  en  péril,  une 
opinion  dans  toute  l'Europe,  et  qui  n'est  pas  favorable  à  l'inviola- 
bilité de  la  puissance  britannique  en  Asie.  Voilà  encore  des  raisons 
pour  que  des  ministres  anglais  portent  dans  les  affaires  étrangères 
une  sollicitude  prévoyante ,  une  intelligente  bienveillance ,  et  son- 
gent à  se  faire  des  amis.  La  bonne  politique  se  défend  également 
d'une  froideur  dédaigneuse  ou  d'une  activité  blessante.  L'Angleterre 
a  le  sentiment  de  sa  force,  et  je  ne  le  crois  pas  exagéré;  mais  si 
elle  n'a  pas  envie  de  la  déployer,  elle  doit  veiller  à  l'opinion  du 
monde  et  la  ménager  sans  s'y  asservir. 

Assurément  ces  observations  ne  constatent  aucun  sérieux  motif 
de  plainte  de  notre  pai't,  et  il  n'y  a  pas  là  de  quoi  se  brouiller.  Les 
badauds,  gens  qui  prétendent  fort  à  la  finesse,  croient  que  les  grands 
états  ne  sont  jamais  occupés  qu'à  se  tromper  les  uns  les  autres;  ils 
se  trompent  bien  plus  souvent  les  uns  sur  les  autres.  L'expérience 

TOME  XXIV.  .43 


67A  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

des  affaires  diplomatiques  vues  de  près  apprend  que  la  mauvaise  foi 
et  le  mensonge  y  tiennent  beaucoup  moins  de  place  qu'on  ne  le  dit. 
On  a  raison  entre  cabinets  de  parler  souvent  de  malentendus.  Rien 
de  plus  fréquent  de  gouvernement  à  gouvernement,  et  surtout  de 
peuple  à  peuple,  que  de  ne  pas  se  comprendre.  Malgré  des  rapports 
continuels,  malgré  cette  correspondance  quotidienne  de  journaux 
entre  deux  nations  voisines,  ce  qu'elles  ignorent,  ce  qu'elles  sup- 
posent l'une  sur  le  compte  de  l'autre  est  extraordinaire,  et  pour  peu 
qu'on  ait  quelque  connaissance  de  l'Angleterre,  on  est  surpris  de 
tout  ce  que  la  France  en  dit  et  de  ce  qu'elle  dit  de  la  France.  Tenir 
aux  bons  rapports  avec  la  France,  rien  n'est  plus  com.mun  en  Angle- 
terre, c'est  un  sentiment  général;  comprendre  les  conditions  de  ces 
bons  rapports  est  plus  rare,  et  par  suite  de  leur  originalité  même,  de 
leur  caractère  profondément  national,  les  Anglais  n'ont  pas  le  secret 
des  étrangers.  Les  Français,  malgré  plus  de  souplesse  dans  l'esprit, 
ne  l'ont  pas  davantage;  nous  sommes  trop  pleins  de  nous-mêmes, 
trop  convaincus  qu'on  nous  juge  comme  nous  nous  jugeons.  Surtout 
nous  voulons  trop  entendre  finesse  aux  choses,  trop  deviner  d'ar- 
rière-pensées, et  dans  notre  crainte  d'être  dupes,  nous  compliquons 
trop  les  Anglais,  qui  sont  très  simples.  Nous  nous  regarderions 
comme  des  sots  de  croire  ce  qu'on  nous  dit,  et  quand  on  n'est  pas 
de  notre  avis,  nous  soupçonnons  qu'on  nous  en  veut.  Ce  n'est  qu'en 
exploitant  ce  faible  de  notre  esprit  qu'on  pourrait  réussir  à  nous  in- 
spirer contre  l'Angleterre  de  dangereuses  préventions.  Il  faudrait  en 
effet  aigrir  les  personnes  pour  amener  des  occasions  de  conflit  qui 
ne  sont  pas  dans  les  choses.  Si  jamais  une  querelle  s'élève,  l'intérêt 
n'y  sera  pour  rien,  la  vanité  aura  tout  fait. 

Sur  les  plus  grandes  affaires  qui  occupent  le  monde,  y  a-t-il  en 
effet  opposition  forcée  d'intérêts  ou  de  système  entre  les  cabinets  de 
Paris  et  de  Londres?  Ces  questions  sont  celles  d'Orient  et  d'Italie. 
Avons-nous  besoin  les  uns  ou  les  autres  que  l'influence  russe  soit 
prépondérante  à  Constantinople,  ou  l'influence  autrichienne  en  Ita- 
lie? Au  fond,  chacun  pense  de  même. 

Le  sort  de  l'empire  ottoman  n'est  pas  probablement  aussi  près 
d'être  mis  en  question  qu'on  le  dit  dans  quelques  journaux  ;  mais  il 
suffit  qu'on  crût  à  la  possibilité  d'une  crise,  pour  qu'on  dût  y  son- 
ger. Eh  bien!  dût  cette  hypothèse  se  réaliser,  on  ne  peut  oublier 
que  la  première  fois  qu'on  a  pu  la  prévoir,  la  France  a  fait  son 
choix,  pris  son  parti  et  signé  de  son  sang  l'engagement  de  maintenir 
Findépendance  de  l'empire  ottoman,  ou  de  n'en  laisser  disposer  qu'à 
l'Europe  unie.  Il  ne  peut  entrer  dans  l'esprit  de  personne  de  rétrac- 
ter à  soi  seul  cette  parole  que  disait  aux  conférences  d'Erfurt  Napo- 
léon à  Alexandre  dans  le  moment  de  leur  plus  intime  union  :  Con- 


DE  l'alliance  anglaise.  675 

stantinople,  jamais.  Si  un  jour  il  y  avait  lieu  de  prendre  au  sujet  de 
l'Orient  un  de  ces  grands  partis  auxquels  les  écrivains  sont  toujours 
prêts,  et  que  les  hommes  d'état  ajournent  toujours,  ce  ne  seraient 
pas  deux  puissances  qui  en  décideraient,  et  l'Europe  n'oublierait 
point  que  la  Grande-Bretagne,  par  la  voix  même  de  lord  John  Rus- 
sell,  a  refusé  le  partage  que  lui  offrait  la  Russie. 

Quant  à  l'Italie,  ni  l'Angleterre  ni  la  France  n'ont  apparemment 
contre  elle  de  mauvais  desseins.  Dans  les  généralités  qui  la  con- 
cernent, toutes  deux  tiennent  le  même  langage;  c'est  quand  il  faut 
en  venir  à  la  pratique  que  les  différends  se  produisent.  L'Angleterre 
exige  plus  pour  l'Italie,  n'ayant  rien  fait  pour  elle;  la  France  de- 
mande moins,  peut-être  parce  qu'elle  a  fait  davantage.  A  moins  de 
supposer  à  l'une  ou  à  l'autre  un  désir  secret  de  tout  brouiller,  l'An- 
gleterre ne  peut  manquer  de  comprendre  qu'elle  ne  saurait  tout 
obtenir,  la  France,  qu'elle  n'est  pas  obligée  à  ne  rien  accorder.  Tout 
peut  être  terminé  par  un  compromis,  si  les  puissances  européennes 
se  mettent  d'accord  sur  ce  point,  que  l'Italie,  confédérée  ou  non,  ne 
doit  être  qu'italienne.  Elle  le  sera,  si  des  Alpes  au  golfe  de  Tarente 
les  traités  ne  souffrent  que  des  soldats  italiens,  si  les  peuples  com- 
prennent que  les  questions  de  constitution  sont  encore  plus  impor- 
tantes que  les  questions  de  dynastie.  Malheur  aux  peuples  qui  pré- 
fèrent un  nom  propre  à  une  liberté  ! 

Il  serait  imprudent  et  ridicule  d'indiquer,  même  vaguement,  une 
solution  de  la  question  italienne.  Ce  qui  nous  importe  surtout  ici, 
c'est  de  rappeler  que  la  différence  d'opinion  sur  ce  point  entre  la 
France  et  l'Angleterre  ne  contient  pas  le  germe  d'une  rupture  même 
éloignée,  puisque  assurément  ni  la  France  ni  l'Angleterre  ne  pren- 
draient les  armes  pour  une  restauration  de  plus  ou  de  moins.  L'An- 
gleterre ne  se  départira  pas  de  la  non-intervention,  la  France  n'aban- 
donnera pas  l'objet  de  son  intervention  :  il  n'y  a  point  là  de  conflit, 
au  contraire  ;  il  y  a  une  question  de  plus  ou  de  moins,  le  but  est  le 
même.  Ces  affaires  sont  embarrassées  et  difficiles,  mais  elles  ne  sont 
pas  au-doesus  des  forces  d'un  congrès,  et  pour  que  la  paix  du  monde 
périt  dans  ses  délibérations,  il  faudrait  en  vérité  le  vouloir. 

Or  qui  donc  le  veut?  Qui  soupçonne-t-on  de  le  vouloir?  Qu'on 
nous  le  dise.  Les  deux  gouvernemens  ne  pourraient  être  accusés 
d'une  telle  arrière-pensée  que  par  leurs  plus  grands  ennemis.  Com- 
ment supposer  qu'une  guerre  qui  ne  servirait  que  des  passions  se- 
rait dans  les  projets  d'un  gouvernement?  Ces  crimes  du  bon  plaisir 
ne  sont  pas  de  notre  temps.  Quant  aux  deux  nations,  elles  n'ont  ni 
l'une  ni  l'autre  à  se  plaindre  de  leur  bon  accord,  pour  avoir  envie  de 
le  voir  remplacer  par  l'antagonisme.  Comment  sans  ce  bon  accord, 
ou  plutôt  sans  cette  coopération,  l'Angleterre  aurait-elle,  en  185A, 


676  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

gouverné  la  situation  que  l'ambition  de  l'empereur  Nicolas  lui  créait 
en  Orient?  Comment,  si  la  France  était  atteinte  au  moindre  degré 
des  passions  de  1806 ,  l'Angleterre  aurait-elle  traversé  la  violente 
épreuve  du  soulèvement  de  l'Hindostan?  Mais  aussi,  sans  le  concert 
d'intentions  et  d'action  avec  l'Angleterre,  la  France  aurait-elle  pu 
briser  les  derniers  anneaux  de  la  chaîne  appelée  sainte-alliance,  et 
défendre  sur  les  bords  de  la  Mer-Noire  l'équilibre  européen?  Et  si 
l'Angleterre  se  ressentait  encore  des  passions  du  congrès  de  Vienne, 
la  France  aurait-elle  pu  librement  passer  les  Alpes  et  aller  avec  sé- 
curité raviver  sur  la  terre  italienne  les  souvenirs  de  gloire  qu'elle  y 
avait  laissés?  C'est  à  quoi  a  servi  la  bonne  intelligence  entre  la  France 
et  l'Angleterre.  Ce  que  produiraient  des  sentimens  contraires  entre 
les  deux  pays,  il  ne  convient  pas  de  l'esquisser,  même  par  hypo- 
thèse. Un  pessimisme  que  l'esprit  de  parti,  dans  ses  derniers  aveu- 
glemens,  n'excuserait  pas  pourrait  seul  envisager  de  sang- froid  les 
conséquences  d'un  retour  quelconque  aux  pensées  qui  ont  produit 
les  luttes  du  blocus  continental.  11  n'est  pas  possible  au  citoyen  le 
plus  indifférent  de  songer  à  de  telles  extrémités  sans  frémir.  Par 
quelque  barrière  infranchissable  qu'il  soit  séparé  de  la  politique  offi- 
cielle, il  ne  peut  se  tenir  pour  étranger  à  ce  qu'elle  décide  et  à  ce 
qu'elle  entreprend.  Il  ne  peut  renoncer  à  sa  raison  et  à  sa  prévoyance 
pour  s'enfermer  dans  ses  ressentimens.  On  n' émigré  pas  plus  de  sa 
pensée  que  de  sa  personne,  parce  qu'on  est  à  jamais  hors  de  la  vie 
publique,  et  il  n'y  a  pas  deux  patries.  Quoi  qu'on  pense  de  l'orga- 
nisation ou  de  la  conduite  du  pouvoir,  que  la  France  soit  libre  ou 
non,  la  France,  en  paix  ou  en  guerre,  est  toujours  la  France,  et 
s'isoler  de  ses  périls  serait  un  effort  odieux  et  vain.  On  ne  saurait 
donc,  si  peu  que  soit  apercevable  à  l'horizon  la  chance  de  certaines 
calamités,  ni  se  contenir,  ni  se  taire.  Lorsque  nous  étions  jeunes, 
ceux  qui  nous  avaient  précédés  dans  la  vie  parlaient  souvent  des 
temps  affreux  qu'ils  avaient  vus,  et  invoquaient,  pour  nous  aver- 
tir, les  souvenirs  de  1793.  Les  vieillards  d'aujourd'hui  n'ont  pas  de 
moins  tristes  souvenirs  à  retracer.  Les  passions  révolutionnaires  sont 
redoutables;  les  passions  aveuglément  belliqueuses  ne  le  sont  pas 
moins,  et  elles  amènent  des  maux  aussi  grands  et  moins  réparables 
que  ceux  d'une  sanglante  anarchie.  Nous  aussi,  nous  avons  vu  des 
choses  qu'il  ne  faut  jamais  revoir,  et  les  écrivains  qui,  par  une  cer- 
taine vanité  de  polémique,  semblent  chercher  à  ranimer  des  défiances 
et  des  animosités  que  nous  croyons  ensevelies  à  jamais  nuisent  à  ce 
qu'ils  servent,  ignorent  ce  qu'ils  provoquent,  et  cherchent  à  faire 
rétrograder  la  France  vers  des  temps  de  terrible  mémoire. 

Charles  de  Résiusat. 


LA 


DUCHESSE  DE  CHOISEUL 

ET  M"  DU  DEFFAND 


Correspondance  inédite  de  Mme  Du  Deffund,  précédée  d'une  notice  par  le  marquis  de  Sainte-Aulaire, 

2  vol.  in-So,  1859. 


On  ne  connaîtra  plus  bientôt  cette  vie  des  temps  passés  qui  ap- 
paraît dans  le  lointain  et  dont  nous  sommes  séparés ,  bien  plus  que 
par  les  ans,  par  une  révolution  d'idées  et  de  mœurs.  On  ne  connaîtra 
plus  le  monde  d'autrefois;  je  veux  dire  que  de  cette  ancienne  société 
française,  la  première,  la  plus  élégante,  la  plus  animée,  la  plus  spi- 
rituelle et  la  plus  frivole  des  sociétés,  rien  ne  subsistera  plus  réel- 
lement, pas  même  les  échappés  du  naufrage  qui  en  ont  été  parmi 
nous  les  derniers  représentans  ou  les  derniers  témoins.  Ceux  qui 
dans  leur  jeunesse  ont  pu  voir  M.  de  Ghoiseul  avant  sa  mort,  ceux 
qui  datent  de  la  lutte  des  parlemens  et  du  chancelier  Maupeou,  ou 
qui  ont  pu  entendre  parler  de  .Voltaire  et  de  M"*  Du  Deffand  comme 
de  personnages  qui  vivaient  encore  la  veille,  ceux-là  se  compteraient 
aujourd'hui  assurément.  Hélas!  tout  se  renouvelle,  tout  change  dans 
les  habitudes,  dans  les  préoccupations  et  les  usages.  L'esprit  de 
sociabilité  s'est  métamorphosé  tellement  qu'il  faut  un  effort  d'in- 
telligence, presque  un  don  d'intuition,  pour  recomposer  ce  passé 
d'hier  qui  s'appelle  désormais  l'ancien  régime.  Il  y  a  un  penseur 
qui  a  dit  que  les  révolutions  étaient  la  condensation  du  temps,  ce 
qui  signifie  que  dans  les  momens  de  crise  tout  s'accélère,  et  que 


678  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

la  puissance  des  événemens  supplée  au  nombre  des  années.  Dans 
les  révolutions  en  effet,  les  années  sont  quelquefois  des  demi-siècles; 
le  monde  tout  entier  vit  d'une  vie  plus  rapide,  si  bien  qu'après  l'ef- 
froyable bourrasque  le  jour  vient  où  il  se  retrouve  debout,  ne  sa- 
chant plus  où  il  en  est,  séparé  du  passé  par  un  abîme,  se  croyant 
peut-être  exempt  de  vices  parce  qu'il  n'a  plus  ceux  d'autrefois,  et 
n'ayant  plus  dans  tous  les  cas  les  mêmes  lois,  les  mêmes  goûts,  les 
mêmes  mœurs.  Telle  a  ét^  un  peu  la  situation  de  la  société  française 
vis-à-vis  de  cette  seconde  partie  du  dernier  siècle  qu'on  voit  déjà 
se  précipiter  vers  le  gouffre  d'où  doit  sortir  le  monde  moderne. 

Le  xviii*  siècle  finit  en  1789.  Ce  qu'on  a  vu  depuis  de  l'ancienne 
société  n'était  plus  qu'un  souvenir,  une  dernière  expression  d'un 
monde  à  jamais  évanoui,  une  tradition  continuée  un  peu  de  temps 
encore  et  presque  dépaysée  dans  un  monde  nouveau.  On  n'en  verra 
plus  l'image  vivante  et  parlante.  L'esprit  de  cette  époque,  ses  ma- 
nières de  vivre,  ses  élégances,  ses  corruptions,  ses  caractères  et  ses 
folies,  on  ne  les  retrouvera  plus  que  dans  les  livres,  dans  l'histoire, 
où  se  fait  le  souverain  partage  du  bien  et  du  mal.  Là  seulement  on 
peut  voir  reparaître  ce  temps,  et  ce  qu'on  en  peut  dire  de  mieux 
peut-être,  c'est  en  définitive  ce  que  M""^  Du  Deffand  dit  de  la  ma- 
réchale de  Luxembourg  :  a  Si  on  pouvait  séparer  l'ivraie  d'avec  le 
bon  grain,  on  aurait  de  l'excellent  et  du  détestable;  mais  ces  deux 
choses  réunies  ne  sont  pas  propres  à  faire  du  bon  pain  quotidien.» 
Ce  xviii^  siècle,  qu'une  incomparable  catastrophe  a  si  terriblement 
scellé  dans  son  tombeau,  ce  siècle  est,  à  vrai  dire,  un  insaisissable 
Protée  qui  fuit  sous  le  regard  et  offre  à  la  fois  une  multitude  d'as- 
pects. Il  y  a  en  quelque  sorte  deux  xviii"  siècles  :  l'un  tout  enivré 
de  systèmes  et  de  spéculations,  audacieux  par  l'intelligence,  fron- 
deur au  nom  de  la  raison  humaine,  qui  proclame  son  avènement; 
l'autre  tout  perdu  de  licence,  de  dépravation  et  de  vices  fastueux, 
qui  fait  bonne  chère  et  semble  mettre  toutes  ses  croyances  dans  un 
mot  d'un  des  personnages  de  l'époque  :  «  Le  souper  est  une  des 
quatre  fins  de  l'homme;  je  ne  me  rappelle  plus  quelles  sont  les  trois 
autres.  »  Le  xviii*  siècle  cependant  n'est  tout  entier  ni  dans  les  dé- 
clamations philosophiques,  ni  dans  les  petits  soupers,  pas  plus  qu'il 
n'est  dans  le  décousu  de  la  politique  extérieure  ou  dans  l'affaisse- 
ment d'une  vieille  monarchie  transformée  par  degrés  en  monarchie 
asiatique;  il  est  en  tout  cela  si  l'on  veut,  mais  il  n'y  est  que  partiel- 
lement; il  est  surtout  dans  le  monde,  dans  cet  ensemble  social  dont 
les  mémoires  et  quelques  correspondances  reproduisent  le  mouve- 
ment et  la  confusion.  La  vie  mondaine  est  le  vrai  cadre  du  xviii"  siè- 
cle, car  là  on  voit  tout,  les  principes  philosophiques  faisant  leur 
chemin  à  côté  des  frivolités  licencieuses,  les  hardiesses  de  l'opinion 
se  mêlant  aux  excès  de  la  monarchie  la  plus  absolue,  la  main  des 


LA    DUCHESSE    DE    CHOISEUL.  679 

favorites  nouant  et  dénouant  les  affaires  de  la  politique,  en  un  mot 
toute  une  société  qui  marche  vers  sa  ruine,  en  gardant  encore  ce 
dernier  vernis,  ce  dernier  prestige,  l'esprit. 

C'est  un  coin  de  ce  monde  que  laisse  entrevoir  cette  Correspon- 
dance inédite  de  M"^  Du  Deffand,  dont  M.  le  marquis  de  Sainte- 
Aulaire  s'est  fait  le  divulgateur,  en  y  ajoutant  une  intéressante  no- 
tice, sorte  de  prologue  de  cette  révélation.  Ce  qu'était  le  xviii^  siècle 
à  un  certain  moment,  entre  1758  et  1780,  ces  lettres  le  disent  une 
fois  de  plus,  en  ravivant  un  instant  l'image  de  cette  société,  en  con- 
firmant l'idée  qu'on  s'était  faite  de  M""^  Du  Deffand  elle-même,  en 
précisant  les  traits  de  quelques  figures  moins  connues,  comme  celles 
de  la  duchesse  de  Ghoiseul  et  de  l'abbé  Barthélémy,  qui  viennent 
se  grouper  autour  de  l'un  des  personnages  les  plus  éminens  de  l'é- 
poque, un  homme  heureux  dans  son  élévation,  plus  heureux  encore 
dans  sa  disgrâce,  — ■  le  duc  de  Ghoiseul  en  un  mot,  dont  le  minis- 
tère, après  avoir  duré  douze  années,  finit  par  un  exil  éclatant.  Ces 
lettres  n'ont  vraiment  qu'un  héros,  M.  de  Ghoiseul;  elles  forment 
comme  l'histoire  secrète  et  la  légende  mondaine  de  la  chute  du 
premier  ministre  de  Louis  XY  et  de  l'exil  de  Ghanteloup.  De  là 
l'unité  et  l'animation  de  cette  correspondance,  où  chacun  met  tous 
les  bruits  qu'il  recueille,  sans  oublier  ses  impressions,  ses  vivacités  et 
ses  humeurs,  tout  ce  qui  dévoile  les  caractères,  tout  ce  qui  peint  le 
mouvement  intime  d'une  société  qui  se  passionne  pour  des  riens, 
faute  de  s'intéresser  aux  grandes  choses. 

Le  duc  de  Ghoiseul  fut  un  moment  le  roi,  le  dictateur  tout-puis- 
sant de  ce  monde  plein  de  frivolités,  et  c'est  la  fortune  de  cet  ha- 
bile homme,  de  petite  taille  et  de  figure  peu  agréable,  mais  de 
haute  naissance  et  de  manières  supérieures,  d'avoir  eu  tous  les 
dehors  de  la  grandeur,  d'avoir  ressemblé  à  un  contemporain  de 
Louis  XIV  égaré  dans  le  xviii^  siècle.  Pendant  douze  années,  il  tint 
d'une  main  ferme  et  souple  les  affaires  de  l'état,  animant  tout  de 
son  esprit,  dirigeant  alternativement  les  relations  étrangères,  la 
guerre  ou  la  marine,  gouvernant  aisément  de  dociles  collègues,  sur- 
tout son  cousin,  le  duc  de  Praslin,  qui  ne  pensait  que  par  lui,  et, 
après  avoir  du  son  élévation  à  M™^  de  Pompadour,  se  servant  à  son 
tour  de  la  favorite,  la  dominant  et  devenant  même  autre  chose  pour 
elle.  M.  de  Ghoiseul  fut  un  des  types  les  plus  complets  et  les  plus 
curieux  du  grand  seigneur  homme  d'état,  du  gentilhomme  politique. 
Esprit  vif  et  plein  de  ressources,  causeur  brillant,  nature  déliée  et 
résolue,  fastueux  dans  sa  vie,  sachant  très  bien  mêler  la  hauteur  et 
la  grâce  dans  ses  rapports,  il  maniait  les  affaires  avec  cette  aisance 
de  l'homme  qui  sait  plus  par  l'expérience  du  monde  que  par  l'étude 
de  la  politique,  et  qui  ne  craint  pas  les  difficultés,  parce  qu'il  croit 
que  l'habileté  vient  à  bout  de  tout.  Si  d'ailleurs  M.  de  Ghoiseul  te- 


680  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nait  par  un  certain  air  au  xvii*  siècle,  il  était  de  son  temps  par  les 
mœurs.  Homme  à  bonnes  fortunes  ou  ministre,  M.  de  Ghoiseul  me- 
nait grandement  et  du  même  train  les  affaires  et  les  plaisirs.  Enfin, 
par  son  esprit  et  par  sa  prodigieuse  habileté,  par  les  femmes,  que  la 
séduction  de  sa  puissance  entraînait,  par  les  parlemens,  dont  il  re- 
levait l'importance  et  dont  il  pensait  se  faire  un  appui,  .par  les  phi- 
losophes, qu'il  flattait  et  qu'il  attachait  à  sa  cause,  il  se  créa  cette 
popularité  immense  qui  fut  l'éblouissement  des  contemporains,  qui 
le  soutint  jusque  dans  ses  fautes,  survécut  à  son  pouvoir,  et  ne  serait 
pourtant  qu'une  curiosité  brillante  de  l'histoire,  si,  à  travers  toutes 
les  habiletés  mondaines,  il  n'y  avait  eu  les  vues  et  la  ferme  trempe 
d'un  politique  capable  de  concevoir  la  seule  pensée  patriotique  qui 
se  soit  fait  jour  dans  le  xviii^  siècle  :  c'était  de  fonder  l'alliance  du 
midi  par  le  pacte  de  famille  de  1761  et  de  préparer  la  France  à  re- 
trouver sa  puissance  amoindrie  par  les  dernières  guerres. 

M.  de  Ghoiseul  avait  évidemment  quelques-unes  des  qualités  de 
l'homme  d'état,  le  coup  d'oeil,  l'esprit  d'initiative,  la  hardiesse  de 
conception,  et  ce  qu'on  appellerait  de  nos  jours  le  sentiment  de  la 
grandeur  de  la  France  ;  il  avait  en  même  temps  les  faiblesses  de  sa 
nature,  la  légèreté  et  l'étourderie  audacieuse.  Son  grand  art  était 
d'éblouir  et  de  gagner  l'opinion  en  dissimulant  ses  fautes  mêmes 
sous  cette  brillante  aisance  qui  le  faisait  appeler  par  l'impératrice 
Catherine  de  Russie  le  cocher  de  VEurope.  Ce  n'était  pas  un  homme 
d'état  méthodique,  c'était  un  joueur  hardi  qui  réussit  tant  que 
M™*  de  Pompadour  fut  là  ;  sa  fortune  eut  une  chance  de  moins  à  la 
mort  de  la  marquise  en  1764,  elle  se  soutint  encore  dans  l'inter- 
règne des  amours  royales,  et  elle  fut  définitivement  menacée  en 
1769  par  l'avènement  d'une  favorite  nouvelle  qui  était  cette  fois 
M"^  Du  Barry.  Il  faut  se  souvenir  de  ce  qui  se  passait  en  politique 
dans  ces  années  de  1765  à  1770.  L'Europe  était  fort  troublée  au 
nord.  M.  de  Ghoiseul  avait  commis  une  première  méprise;  il  n'avait 
pas  cru  d'abord  à  la  possibilité  d'une  alliance  de  l'Autriche  et  de  la 
Prusse  avec  la  Russie  pour  le  partage  de  la  Pologne;  il  ne  crut  pas 
à  la  durée  du  règne  de  Catherine ,  de  cette  Sêmiramis  du  JSord 
qu'il  raillait  impitoyablement.  Une  fois  tiré  de  l'illusion  par  l'évi- 
dence des  faits,  il  commettait  une  seconde  faute  en  se  jetant  à  corps 
perdu  dans  toutes  les  aventures,  agitant  la  Pologne,  poussant  les 
Turcs  contre  la  Russie.  Il  était  trop  tard  :  les  moyens  étaient  im- 
puissans.  D'un  autre  côté,  M.  de  Ghoiseul  était  tout  entier  à  la  pen- 
sée de  refaire  les  forces  de  la  France  pour  prendre  une  revanche  de 
l'Angleterre.  Au  dedans,  les  animositês  entre  la  cour  et  les  parle- 
mens se  réveillaient,  et  le  procès  du  duc  d'Aiguillon  poussait  à  bout 
cette  lutte  qui  conduisait  au  coup  d'état  du  chancelier  Maupeou. 
Si  M""'  de  Pompadour  eût  été  là,  M.  de  Ghoiseul  eût  tenu  bon  en- 


LA   DUCHESSE    DE    CHOISEUL.  l  681 

core  peut-être;  il  eût  fait  face  au  dehors,  il  eût  adouci  la  guerre 
avec  les  parlemens;  mais  au  lieu  d'un  appui  à  la  cour,  il  n'avait  que 
l'hostilité  de  la  favorite  nouvelle,  devant  qui  son  orgueil  refusait  de 
plier.  Soit  par  dépit,  soit  par  un  mouvement  tardif  de  fierté  aristo- 
cratique, après  avoir  vécu  si  bien  avec  M"'^  de  Pompadour,  il  ne 
voulait  pas  reconnaître  M™**  Du  Barry,  et  tout  ce  qui  tenait  au  pre- 
mier ministre  entrait  en  guerre  contre  la  favorite.  Les  amis  de 
M"^  Du  Barry,  le  duc  d'Aiguillon,  le  maréchal  de  Richelieu,  appe- 
laient cela  plaisamment  une  révolte  de  la  faction  Ghoiseul  contre  la 
prérogative  du  roi. 

Dès  lors  la  lutte  était  engagée.  M""^  Du  Barry,  en  bonne  fille 
qu'elle  était,  n'eût  point  été  éloignée  de  faire  la  paix  avec  ce  grand 
seign^ir  révolté;  jusqu'au  dernier  moment,  elle  voulut  le  gagner,  et 
elle  finit  par  lui  faire  dire  de  prendre  garde  à  lui,  <(  qu'on  avait 
souvent  vu  des  maîtresses  faire  renvoyer  des  ministres,  mais  qu'on 
n'avait  jamais  vu  de  ministre  obtenir  la  disgrâce  d'une  maîtresse.  » 
M.  de  Ghoiseul  résista;  il  ne  se  dissimulait  pas  qu'il  jouait  une  vive 
partie.  Un  jour  rencontrant  de  bon  matin  le  duc  d'Aiguillon  à  la 
porte  du  roi,  il  lui  dit  avec  son  ironique  aisance  de  gentilhomrne  : 
«  Eh  bien!  vous  me  chassez  donc!  J'espère  qu'ils  m'enverront  à 
Ghanteloup.  Vous  prendrez  ma  place,  quelqu' autre  vous  chassera  à 
son  tour.  Ils  vous  enverront  à  Yeretz;  nous  serons  voisins,  nous 
n'aurons  plus  d'affaires  politiques,  nous  voisinerons  et  nous  en  di- 
rons de  bonnes  !  »  Au  fond,  il  se  croyait  plus  nécessaire  qu'il  ne  le 
laissait  paraître  ;  il  pensait  avoir  assuré  son  crédit  par  le  mariage 
récent  du  prince  qui  devait  être  Louis  XYI  avec  l'archiduchesse  qui 
fut  Marie-Antoinette.  Et  puis,  avec  le  sentiment  de  son  importance, 
peut-être  se  disait-il  comme  ce  Guise  à  qui  on  le  comparait  si  sin- 
gulièrement pour  l'ambition  :  «  On  n'oserait!  »  On  osa.  Le  duc  d'Ai- 
guillon, le  chancelier  Maupeou,  l'abbé  Terray,  associés  à  la  ven- 
geance de  M™^  Du  Barry,  l'emportèrent,  et  le  24  décembre  1770 
M.  de  Ghoiseul  recevait  cette  lettre  du  roi  :  «  Mon  cousin,  le  mé- 
contentement que  me  causent  vos  services  me  force  à  vous  exiler 
à  Ghanteloup,  où  vous  vous  rendrez  dans  vingt- quatre  heures.  Je 
vous  aurais  envoyé  beaucoup  plus  loin,  si  ce  n'était  l'estime  par- 
ticulière que  j'ai  pour  M"^  la  duchesse  de  Ghoiseul,  dont  la  santé 
m'est  fort  intéressante.  Prenez  garde  que  votre  conduite  ne  me  fasse 
prendre  un  autre  parti;  sur  ce,  je  prie  Dieu,  mon  cousin,  qu'il  vous 
ait  en  sa  sainte  garde.  »  L'ordre  d'exil  atteignait  aussi  le  duc  de 
Praslin,  qui  dormait  quand  il  le  reçut,  fit  refermer  ses  rideaux,  se 
rendormit  et  ne  se  réveilla  que  pour  monter  en  voiture.  Le  duc  de 
La  Yrillière,  lié  d'intérêts  avec  le  duc  d'Aiguillon,  fut  chargé  de  re- 
mettre la  lettre  royale  à  M.  de  Ghoiseul,  et  comme  il  s'efforçait 
d'exprimer  à  celui-ci  son  chagrin  d'avoir  à  remplir  une  telle  mis- 


682  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

sion,  le  premier  ministre,  le  regardant  froidement,  lui  répondit  avec 
sa  superbe  railleuse  :  «  Je  suis  persuadé,  monsieur  le  duc,  de  vos 
sentimens  en  cette  circonstance.  » 

Hier  placé  au  faîte  du  pouvoir,  considéré  en  Europe  comme  la 
brillante  personnification  de  la  politique  de  la  France,  puissant  par 
les  amitiés,  par  la  confiance  ou  même  par  les  craintes  qu'il  inspi- 
rait, aujourd'hui  brusquement  et  durement  jeté  dans  l'exil,  telle 
était  la  destinée  de  M.  de  Ghoiseul.  Heureux  homme,  disais-je,  dans 
sa  disgrâce!  Tombant  du  pouvoir  à  cette  heure,  il  n'allait  plus  as- 
sister en  témoin  impuissant  au  partage  de  la  Pologne,  un  peu  pré- 
paré pourtant  par  son  imprévoyance.  11  évitait  toutes  les  responsa- 
bilités de  la  guerre  maritime  qu'il  méditait,  en  emportant  avec  lui 
le  prestige  d'une  pensée  patriotique.  Il  n'avait  plus  à  prendre  un 
parti  dans  la  querelle  engagée  avec  le  parlement,  et  il  avait  l'at- 
titude d'un  grand  seigneur  libéral  dont  on  avait  précipité  la  chute 
pour  faire  le  coup  d'état  Maupeou.  Enfin,  frappé  par  M™*  Du  Barry, 
il  faisait  oublier  qu'il  avait  été  élevé  par  M™"  de  Pompadour,  et  il 
semblait  résumer  dans  sa  personne  les  sentimens  de  dignité  froissée 
de  l'aristocratie  française.  Tout  était  faveur  pour  lui,  même  la  du- 
reté de  la  forme  de  ce  brutal  congé  qui  venait  couronner  si  singu- 
lièrement douze  années  de  services.  C'est  alors  que  se  dessine  au 
sein  du  xviii^  siècle  ce  contraste,  cette  lutte  curieuse  d'une  cour  di- 
minuée dans  la  considération  universelle,  et  de  l'esprit  d'opposition 
allant  chercher  dans  sa  disgrâce  un  homme  dont  on  oubliait  les 
fautes  pour  ne  se  souvenir  que  de  ses  qualités  brillantes.  L'esprit 
de  fronde  passe  au  camp  de  M.  de  Ghoiseul.  Cette  Correspondance 
inédite  de  M'"^  Du  Deffand  reflète  justement  les  impressions  laissées 
par  la  chute  du  duc  dans  ce  monde  du  xviii"  siècle  où  s'essayaient 
bien  des  idées  et  des  sentimens  qui  ne  demandaient  qu'à  se  faire 
jour,  et  elle  raconte  d'une  façon  merveilleuse  en  même  temps  ce  qu'on 
fait,  ce  qu'on  dit,  ce  qu'on  pense  à  Chanteloup. 

L'asile  splendide.où  se  trouvait  relégué  M.  de  Choiseul  ne  fut  pas 
naturellement,  dans  un  temps  comme  le  xviii*  siècle,  un  centre  d'ac- 
tion politique;  ce  fut  le  lieu  de  retraite  triomphal  d'un  homme  ac- 
coutumé à  captiver  l'opinion.  Tandis  que  le  chancelier  Maupeou, 
libre  par  la  chute  de  M.  de  Choiseul,  brisait  le  parlement,  tandis 
que  le  duc  d'Aiguillon  allait  prendre  la  direction  des  affaires  étran- 
gères, et  que  l'étourdissante  faveur  de  M*"'  Du  Barry  triomphait  à 
Versailles,  une  autre  cour  se  formait  à  cinquante  liçues  de  Paris,  en 
pleine  Touraine.  L'esprit  d'opposition  allait  où  il  pouvait,  aux  princes 
disgraciés  pour  avoir  épousé  la  cause  du  parlement,  au  ministre 
exilé,  et  pendant  quelques  années  un  voyage  à  Chanteloup  devenait 
le  pèlerinage  obligé  de  la  bonne  compagnie  de  France.  Ceux-là 
mêmes  qui  tenaient  à  la  cour  furent  les  premiers  à  donner  le  signal 


LA   DUCHESSE    DE    CHOISEUL.  683 

du  mouvement  au  lendemain  du  départ  de  M.  de  Ghoiseul.  On  se 
faisait  un  piquant  plaisir  de  demander  la  permission  d'aller  à  Ghan- 
teloiip  et  de  donner  de  l'ennui  aux  maîtres  du  jour,  irrités  de  ces 
manifestations.  Toutes  les  demandes  ne  furent  pas  accueillies  d'a- 
bord, puis  le  roi  finit  par  dire  qu'il  ne  permettait  ni  ne  défendait. 
Dans  un  moment  de  mauvaise  humeur,  il  écrivit  au  maréchal  de 
Beauvau  cette  lettre  singulière  :  ((  Mon  cousin,  vous  êtes  bien  vif  et 
tenace  dans  ce  que  vous  désirez.  Je  ne  suis  pas  surpris  que  le  beau 
sexe  ne  puisse  vous  résister  longtemps.  Moi  qui  n'en  suis  pas,  je 
devrais  vous  refuser,  et  je  le  ferais,  si  je  ne  vous  avais  pas  fait  par 
trop  espérer  que  je  vous  laisserais  aller  à  Ghanteloup,  car  j'ai  de 
bonnes  raisons  pour  cela,  et  cet  empressement  d'y  aller  ne  me  plaît 
pas  du  tout.  Sachez-le.  Sur  ce,  etc.  »  Le  prince  de  Beauvau  partit; 
quelque  temps  après,  il  perdait  son  gouvernement  du  Languedoc. 

G' était  du  reste  une  grande  et  seigneuriale  existence  qu'on  me- 
nait à  Ghanteloup ,  quand  le  premier  et  le  plus  dur  moment  fut 
passé  :  existence  libre  et  fastueuse,  comme  on  la  mène  entre  gens 
pour  qui  le  luxe  de  la  vie  est  tout.  «  Nous  faisons  bonne  chère,  écri- 
vait, peu  après  son  arrivée,  la  duchesse  de  Ghoiseul  ;  nous  passons 
des  nuits  fort  tranquilles  et  toute  la  matinée  à  nous  parer  de  perles 
et  de  diamans  comme  des  princesses  de  roman.  »  On  se  levait  tard, 
on  se  promenait,  et  on  se  retrouvait  toujours  à  table;  on  jouait  le 
pharaon  et  le  whist  ou  le  trictrac.  Quelquefois  aussi  on  lisait  les 
mémoires  de  Saint-Simon,  sur  lesquels  le  duc  de  Ghoiseul  avait  mis 
la  main,  ou  ce  qu'on  connaissait  alors  des  lettres  de  M"'^  de  Main- 
tenon;  puis  tout  s'animait  par  un  mouvement  extraordinaire  de  vi- 
siteurs se  succédant  tous  les  jours.  «  Quant  à  présent,  écrit  l'abbé 
Barthélémy,  qui  était  de  la  maison ,  et  qui  de  temps  à  autre  rédi- 
geait une  page  de  ce  qu'on  appelait  plaisamment  les  grandes  chro- 
niques de  Ghanteloup,  quant  à  présent,  voici  la  compagnie  :  M.  et 
W  de  Beauvau,  M""^  de  Poix,  M™'^  de  Tessé,  M"*  de  Ghauvelin,  qui 
part  demain,  M.  le  duc  d'Ayen,  M.  d'Estrehan,  M.  de  Schomberg, 
M.  de  Boufïïers,  M.  de  Sarlabons,  sans  compter  M.  de  Gambrai.  On 
attend  à  la  fin  du  mois  M.  de  Bezenval,  et  le  mois  prochain  d'autres 

visites  encore »  Telle  était  la  fureur  du  moment,  que  tout  le 

monde  voulait  aller  ou  être  allé  à  Ghanteloup,  et  il  y  eut,  je  pense, 
plus  d'une  comédie  comme  celle  du  voyage  de  la  maréchale  de 
Luxembourg,  qui  n'avait  jamais  passé  pour  être  des  amis  du  mi- 
nistre exilé. 

Ge  furent  en  apparence  de  grandes  démonstrations.  M.  de  Ghoi- 
seul écrivit  à  la  maréchale.  M'"*  de  Luxembourg,  en  arrivant,  por- 
tait une  belle  tabatière  avec  le  médaillon  du  duc  entouré  de  perles. 
On  se  confondait  en  galanteries,  et  tout  bas  la  duchesse  de  Ghoiseul 
écrivait  à  M"'  Du  Deffand  :  «  Groyez-vous  de  bien  bonne  foi  à  ces  lettres 


684  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

si  empressées  pour  attirer  ici  une  certaine  maréchale?  »  Et  M"''  Du 
Deffand  écrivait  d'un  autre  côté  :  «  Rien  n'est  plus  comique  et  plus 
singulier  que  cette  visite  de  M"*  de  Luxembourg.  C'est  pour  qu'elle 
soit  placée  dans  ses  fastes.  Ce  n'est  assurément  pas  l'amitié  qui  en 
est  le  motif...  Elle  était  l'ennemie  des  Ghoiseul,  et  comme  il  est  du 
bel  air  actuellement  d'être  dans  ce  que  nous  appelons  aussi  V opposi- 
tion, elle  a  employé  toute  sorte  de  manèges  pour  se  réconcilier  avec 
eux...  »  Ainsi  se  réalisait  dans  ce  brillant  exil  ce  que  disait  Horace 
Walpole,  l'ami  de  M"''  Du  Deffand  :  «  Compiègne  est  abandonné, 
Yillers-Gotterets  et  Chantilly  encombrés  ;  mais  Chanteloup  surtout  est 
à  la  mode,  tout  le  monde  y  court,  quoique  le  roi  réponde  à  ceux  qui 
en  demandent  l'autorisation  :  «  Je  ne  le  permets  ni  ne  le  défends...  » 
C'est  la  première  fois  peut-être  que  la  volonté  d'un  roi  de  France 
est  interprétée  contre  son  inclination.  Après  avoir  annihilé  le  par- 
lement, ruiné  le  crédit,  il  se  voit  bravé  par  ses  plus  immédiats  ser- 
viteurs. M""*  de  Beauvau  et  deux  ou  trois  autres  femmes  de  cour 
défient  ce  tsar  des  Gaules...  » 

Chanteloup  eut  donc  bien  des  hôtes  divers,  les  hôtes  de  passage 
et  d'apparat  comme  M™"  de  Luxembourg,  ceux  qui  cédaient  à  un 
mouvement  sincère  et  ceux  qui  suivaient  le  souffle  capricieux  de  la 
mode,  sans  compter  les  Anglais  comme  lady  Churchill,  qui  voulait 
voir  Chanteloup  parce  que  les  papiers  d'Angleterre  en  parlaient 
sans  cesse.  Il  y  avait  aussi  les  hôtes  habitués  et  fixes,  la  duchesse 
de  Grammont,  qui  avait  suivi  son  frère,  l'abbé  Barthélémy,  Gatti, 
le  médecin  florentin,  ce  type  de  la  vivacité  italienne.  M""'  Du  Def- 
fand, qui  ne  parut  qu'une  fois  à  Chanteloup,  mais  qui  y  était  tou- 
jours en  esprit.  Et  en  fm  de  compte  les  plus  curieux  de  tous  ces 
personnages  disparus  du  xviii'  siècle,  ce  sont  ceux  qui  font  revivre 
tous  les  autres,  et  qui  se  peignent  eux-mêmes  dans  ces  lettres  au- 
jourd'hui tirées  de  l'oubli  :  M""'  Du  Deffand  recueillant  tous  les  bruits 
de  Paris  et  leur  donnant  le  tour  piquant  d'une  libre  et  vive  conver- 
sation, l'abbé  Barthélémy  écrivant  la  chronique  familière  de  Chan- 
teloup, la  duchesse  de  Choiseul  elle-même  allant  de  l'un  à  l'autre, 
parlant  de  tout,  animant  tout  du  feu  de  son  aimable  et  supérieure 
nature. 

Qui  ne  sait  que  M"'  Du  Deffand  est  une  des  figures  les  plus  ex- 
pressives et  les  plus  singulières  du  dernier  siècle?  Elle  s'est  révé- 
lée dans  sa  correspondance  avec  Horace  Walpole  et  avec  le  pré- 
sident Hénault.  Quand  elle  écrivait  ces  lettres  à  la  duchesse  de 
Choiseul  et  à  l'abbé  Barthélémy,  elle  avait  déjà  dépassé  soixante- 
dix  ans,  elle  était  revenue  de  la  vie,  si  l'on  me  passe  ce  mot,  et  cette 
vie,  elle  l'avait  menée  galamment,  grandement,  comme  on  la  menait 
à  cette  époque,  portant  partout  sa  vivacité,  son  inconstance  et  cette 
hardiesse  d'esprit  qui  ne  s'étonnait  de  rien.  Née  d'une  famille  noble 


LA   DUCHESSE    DE    CHOISEUL.  685 

du  Bourbonnais,  de  la  famille  de  Yichy-Ghamprond ,  elle  avait  été 
mariée  au  marquis  Du  Deffand,  qui  ne  lui  convenait  guère,  avec 
qui  elle  vécut  peu  de  temps,  et  qu'elle  eut  un  jour  la  fantaisie  de 
reprendre  pour  le  quitter  encore.  Elle  avait  été,  dit-on,  la  maîtresse 
du  régent  et  de  bien  d'autres,  et  elle  avait  fmi  dans  ses  aventures 
par  nouer  avec  le  président  Hénault  une  liaison  à  demi  conjugale 
formée  par  le  goût,  prolongée  par  l'habitude.  Avec  l'âge,  elle  ne 
s'était  pas  trop  rangée,  elle  s'était  un  peu  fixée,  et  c'est  vers  ces 
années  où  la  jeunesse  s'enfuyait  déjà,  où  avec  la  fuite  de  la  jeu- 
nesse allait  la  surprendre  un  bien  autre  malheur,  la  perte  de  la 
vue;  c'est  alors  qu'elle  avait  songé  à  faire  un  établissement  dans 
le  couvent  de  Saint-Joseph,  qui  avait  vu  autrefois  les  dévotes  et  peu 
fructueuses  retraites  de  M"**  de  Montespan,  et  qui  est  aujourd'hui 
le  ministère  de  la  guerre.  C'était  l'Abbaye-aux-Bois  du  temps.  Là, 
dans  ces  bureaux  mêmes  où  travaillent  maintenant  les  commis  d'une 
administration,  s'ouvrait  un  des  salons  les  plus  marquans  du  der- 
nier siècle.  M"*  Du  Deffand  réunissait  ses  amis,  Formont,  Pont  de 
Veyle,  d'Alembert,  Montesquieu  quelquefois,  toujours  le  président 
Hénault,  et  avec  ceux-ci  la  plus  haute  compagnie,  tous  les  étrangers 
de  quelque  célébrité  qui  passaient  à  Paris. 

Dans  cette  société  du  xviii^  siècle,  il  y  a  plus  d'une  nuance. 
M™*  Du  Deffand  se  distingue  de  toutes  les  autres  femmes  du  temps 
qui  ont  eu  comme  elle  un  salon,  ou  qui  se  sont  peintes  dans  leurs 
lettres  et  dans  leurs  mémoires.  Par  son  esprit  et  par  ses  manières 
comme  par  sa  naissance,  elle  date  encore  de  l'autre  siècle,  —  elle 
était  née  en  1697.  Elle  se  rattache  de  plus  près  à  l'ancienne  aristo- 
cratie, au  monde  de  la  maréchale  de  Luxembourg,  de  la  maréchale 
de  Mirepoix  ou  des  Ghoiseul.  Elle  aime  les  gens  de  lettres  et  les 
beaux-esprits,  elle  jes  attire,  mais  sans  se  donner  absolument  à  ce 
goût  nouveau,  —  en  femme  du  monde  qui  s'intéresse  à  tout,  en  épi- 
curienne piquante.  Elle  dit  volontiers  :  «  J'aime  les  lettres,  j'honore 
ceux  qui  les  professent,  mais  je  ne  veux  de  société  avec  eux  que 
dans  leurs  livres,  et  je  ne  les  trouve  bons  à  voir  qu'en  portrait.  » 
C'est  le  mot  de  la  grande  dame.  Un  des  plus  ingénieux  portraits 
où  elle  puisse  revivre  est  celui  que  Walpole  trace  d'elle  dans  une 
lettre  au  poète  Gray  en  1766.  «...  Cette  madame  Du  Deffand,  qui  a 
été  jadis  pendant  peu  de  temps  maîtresse  du  régent,  aujourd'hui 
vieille  et  aveugle,  a  gardé  toute  sa  vivacité,  son  esprit,  sa  mémoire, 
ses  passions  et  ses  agrémens.  Elle  va  à  l'opéra,  à  la  comédie,  aux 
soupers,  à  Versailles,  reçoit  chez  elle  deux  fois  par  semaine,  se  fait 
lire  tout  ce  qu'il  y  a  de  nouveau,  fait  de  jolies  chansons,  des  épi- 
grammes  charmantes,  et  se  rappelle  toutes  celles  qui  ont  été  faites 
depuis  quatre-vingts  ans.  Elle  est  en  correspondance  avec  Voltaire, 
pour  qui  elle  dicte  les  lettres  les  plus  piquantes  ;  elle  le  contredit, 


686  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

n'a  aucune  dévotion,  ni  pour  lui,  ni  pour  personne,  et  reste  aussi 
indépendante  du  clergé  que  des  philosophes.  Dans  les  discussions 
où  elle  s'engage  aisément,  elle  est  très  ardente,  et  cependant  pres- 
que jamais  dans  le  faux;  son  jugement  sur  chaque  sujet  est  droit, 
et  elle  se  trompe  sur  chaque  point  de  conduite,  car  elle  est  tout 
amour  et  tout  aversion,  passionnée  pour  ses  amis  jusqu'à  l'enthou- 
siasme, s'inquiétant  toujours  qu'on  l'aime,  qu'on  s'occupe  d'elle,  et 
violente  ennemie,  mais  franche.  Privée  de  tout  autre  amusement 
que  la  conversation,  la  solitude  lui  est  insupportable,  ce  qui  la  met 
à  la  merci  des  premiers  venus  qui  mangent  ses  soupers,  la  haïssent 
parce  qu'elle  a  cent  fois  plus  d'esprit  qu'eux,  ou  se  moquent  d'elle 
parce  qu'elle  n'est  pas  riche...  »  Ainsi  la  peint  Horace  Walpole  en 
l'opposant  à  M"*"  Geoffrin,  cette  autre  gouvernante  plus  bourgeoise, 
plus  grave  et  plus  grondeuse  du  monde  et  des  lettres. 

On  a  cru  longtemps  que  cette  brillante  femme  n'était  qu'un  cœur 
léger  et  sec  à  l'abri  de  toute  émotion  sérieuse,  un  esprit  dangereu- 
sement clairvoyant  et  d'une  malignité  implacable  pour  ses  ennemis 
et  pour  ses  amis.  On  ne  se  souvenait  peut-être  que  de  ses  galante- 
ries ou  du  portrait  incisif  et  violent  qu'elle  a  laissé  de  M"*"  Du  Ghâ- 
telet  :  «Représentez-vous  une  femme  grande  et  sèche...»  C'est  bien, 
il  est  vrai,  une  nature  formée  dans  l'atmosphère  du  xviii^  siècle, 
légère,  inconstante,  dénuée  de  scrupules,  n'ayant  à  peu  près  aucune 
notion  des  choses  élevées  de  ce  monde,  et  n'ayant  d'autre  mobile 
que  le  plaisir.  De  quoi  la  voyez-vous  toujours  occupée?  Elle  pro- 
digue son  activité  à  savoir  comment  elle  passera  son  temps,  qui  elle 
réunira  le  soir,  de  quelle  façon  elle  arrangera  ses  soupers.  Sa  grande 
affaire  est  le  choix  de  sa  compagnie  et  la  poursuite  de  la  distraction. 
Du  sein  de  ces  frivolités  cependant  se  dégage  je  ne  sais  quelle 
amertume  et  comme  l'impression  douloureuse  du  vide  d'une  telle 
existence.  Dans  les  révélations  que  M""^  Du  Deiïand  a  laissées  d'elle- 
même,  on  voit  apparaître  une  femme  qui,  à  travers  les  futiles  dissi- 
pations, a  l'inquiétude  d'une  nature  morale  inassouvie  et  parfois  de 
surprenantes  curiosités  de  l'inconnu.  «  Ce  que  je  voudrais  savoir, 
dit-elle,  c'est  ce  que  personne  ne  peut  m'apprendre,  ni  vous  ni  qui 
que  ce  soit  sur  la  terre...  »  Ses  jours  sont  remplis,  ils  ne  sont  pas 
occupés;  elle  dissipe  sa  vie  sans  en  jouir;  on  le  lui  dit,  elle  se  le  dit 
à  elle-même  sous  toutes  les  formes,  et  elle  ne  peut  se  guérir  du 
dégoût;  elle  a  ce  que  la  duchesse  de  Choiseul  a  plus  tard  appelé,  en 
la  caractérisant,  «  la  profondeur  du  sentiment  dans  l'ennui.  »  — 
((  La  vie  m'ennuie,  écrit-elle  à  tout  instant;  rien  ne  réveille  mon 
âme,  ni  conversation,  ni  lecture...  Je  m'ennuie  du  besoin  que  j'ai 
de  la  société  et  des  soins  qu'il  faut  se  donner  pour  s'en  procurer...» 
Ce  n'est  pas  une  maladie  née  chez  elle  uniquement  de  l'âge  et  d'une 
cruelle  infirmité;  elle  est  inhérente  à  cette  organisation  à  la  fois  fri- 


LA  DUCHESSE  DE  CHOISEUL.  687 

vole  et  ardente,  émoussée  en  quelque  sorte  par  l'abus  de  l'esprit  et 
de  la  vie  mondaine,  et  tourmentée  d'un  besoin  secret  d'aimer  et 
d'être  aimée.  Un  jour  que  M""^  Du  Deffand,  cherchant  à  tromper  son 
inquiétude,  s'était  mis  dans  la  tête  de  faire  une  réforme  sous  la  di- 
rection de  son  confesseur,  le  père  Boursaùlt,  et  qu'elle  poussait  la 
ferveur  de  sa  dévotion  jusqu'à  renoncer  aux  spectacles  et  aller  à  la 
grand' messe  de  sa  paroisse,  elle  ajoutait  plaisamment  qu'elle  ne  ferait 
pas  a  au  rouge  et  au  président  (Hénault)  l'honneur  de  les  quitter.  « 
C'est  que  pour  elle  le  président  n'est  rien,  c'est  une  habitude.  Il  y 
a  un  autre  instinct  intime  et  profond  qui  n'est  point  satisfait. 

Cette  femme  singulière  porte  au  sein  du  xvin^  siècle  «  la  priva- 
tion du  sentiment  avec  la  douleur  de  ne  pouvoir  s'en  passer,  » 
comme  on  le  lui  dit.  Sous  l'apparence  d'une  légèreté  que  rien  ne  * 
peut  fixer,  elle  a  un  besoin  réel  de  s'attacher,  et  elle  a  même  quel- 
quefois des  mots  charmans.  «Vous  scwez  que  vous  m'aimez,  vous 
ne  le  sentez  pas,  »  dit-elle  à  plus  d'une  reprise.  De  cet  instinct  inas- 
souvi et  toujours  actif  naissent  les  deux  attachemens  les  plus  sérieux 
de  M""^  Du  Deffand,  —  l'un  pour  Horace  Walpole  et  l'autre  pour  la 
duchesse  de  Ghoiseul.  Elle  était  âgée  déjà  lorsque  lui  apparut  cet 
Anglais  brillant,  sceptique  et  d'un  esprit  original,  avec  lequel  elle 
noua  ce  commerce  singulier  qui  dura  jusqu'à  sa  mort,  qui  ne  pou- 
vait être  de  l'amour  entre  une  femme  de  soixante- dix  ans  et  un 
homme  de  cinquante  ans,  mais  qui  réveillait  et  fixait  tout  ce  qu'elle 
avait  de  facultés  d'affection  inoccupées.  Elle  y  met  vraiment  tout 
le  feu  d'une  passion  tardive,  et  lorsque  Walpole,  qui  craint  le  ridi- 
cule d'une  telle  liaison,  la  rudoie  un  peu  et  la  refroidit  de  son  scep- 
ticisme, elle  souffre  cruellement;  elle  écrit  à  la  duchesse  de  Ghoi- 
seul :  «  Que  vous  êtes  heureuse  d'aimer  et  d'être  aimée!  Je  ne  veux 
ppint  vous  ouvrir  mon  âme,  elle  est  trop  remplie  d'amertume  et  de 
tristesse...  Au  fond,  il  n'y  a  que  malheur  pour  ceux  qui,  étant  nés 
sensibles,  ne  rencontrent  que  de  l'indifférence;  mais  je  ne  m'expli- 
querai pas  davantage.  »  M""^  Du  Deffand  aime  autrement  sans  doute 
la  duchesse  de  Ghoiseul;  elle  ne  l'aime  pas  avec  moins  de  vivacité, 
surtout  au  moment  ou  la  disgrâce  et  l'exil  amènent  une  séparation. 
Alors  elle  est  tout  entière  de  pensée  à  Ghanteloup,  elle  est  en  quel- 
que sorte  le  lien  entre  Paris  et  la  cour  du  ministre  disgracié.  M"'^  Du 
Deffand  avait  eu  une  grand' mère,  Marie  Bouthilier  de  Ghavigny, 
mariée  en  secondes  noces  à  un  Ghoiseul.  De  là  un  des  badinages  de 
cette  correspondance,  où  le  titre  de  grand'maman  passe  à  la  nou- 
velle duchesse,  qui  n'appelle  à  son  tour  M"^  Du  Deffand  que  sa  j»^- 
tite- fille.  Et  la  petite-fille  donne  vraiment  du  travail  par  cette  acti- 
vité d'affection  qui  fait  confidence  de  tout,  des  soupers,  des  petits 
vers  graveleux,  des  bruits  de  salon,  des  émotions  de  cour,  tout  cela 
enveloppé  d'esprit  et  mêlé  d'élans  de  tendresse.  M"""  Du  Deffand  s'é- 


688  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

tait  déjà  révélée  ainsi  dans  sa  correspondance  avec  Horace  Walpole; 
elle  se  dévoile  plus  complètement  et  peut-être  plus  simplement 
dans  ces  lettres  nouvelles,  avec  cet  instinct  ardent  qui  cherche  tou- 
jours un  objet,  et  qui,  même  après  l'avoir  trouvé,  s'inquiète,  se  dé- 
fie, se  tourmente,  jusqu'au  moment  où  cette  étrange  femme  meurt 
ayant  auprès  d'elle  son  secrétaire  Wiart  en  larmes,  et  lui  disant 
avec  une  sorte  d'étonnement  :  «  Vous  m'aimiez  donc?  )> 

Il  y  a  un  autre  personnage  de  ce  drame  épistolaire  qui  n'est  pas 
moins  curieux  et  qui  apparaît  avec  quelques  traits  nouveaux,  c'est 
l'abbé  Barthélémy,  celui  qu'on  appelle  familièrement  le  grand  abbé 
pour  sa  haute  taille.  Il  n'est  point  encore  vers  ce  temps  l'auteur  du 
Voyage  du  Jeune  Anacharsis^  qui  n'a  paru  que  bien  plus  tard,  à  la 
veille  de  la  révolution.  L'abbé  Barthélémy  était  venu  de  la  Provence, 
où  il  était  né  en  1716,  et  il  était  arrivé  à  Paris  avec  une  recomman- 
dation pour  le  garde  du  cabinet  des  médailles,  M.  de  Boze,  qui  l'a- 
vait admis  à  ses  dîners,  l'avait  associé  à  ses  travaux  d'antiquaire, 
et  auquel  il  avait  fmi  par  succéder.  Son  attachement  à  la  maison  de 
Choiseul  lui  donna  le  relief  mondain.  Le  duc  de  INivernais,  qui  n'y 
va  pas  de  main  légère,  le  représente  avec  une  figure  antique,  dont 
r  image  est  faite  pour  être  placée  entre  celles  de  Platon  et  d'Aris- 
tote,  avec  une  physionomie  mélange  de  douceur,  de  simplicité,  de 
bonhomie  et  de  grandeur.  M""^  Du  Deffand,  dans  une  saillie  de  ma- 
lignité, dit  à  son  tour  de  lui,  lorsqu'il  est  déjà  tout  entier  aux  Choi- 
seul :  «  Je  vous  ai  dit  que  je  vous  parlerais  de  l'abbé;  je  pense  qu'il 
est  Provençal,  un  peu  jaloux,  un  peu  valet,  et  peut-être  un  peu 
amoureux.  »  L'abbé  Barthélémy  n'était  ni  ce  que  disait  M""' Du  Def- 
fand, ni  ce  que  laisserait  croire  le  portrait  du  duc  de  Nivernais; 
c'était  un  homme  de  savoir,  de  goût,  de  modération  et  d'enjoue- 
ment. Le  duc  de  Choiseul,  à  l'époque  de  son  ambassade  de  Rome, 
l'avait  attiré  chez  lui,  et  dès  lors  sa  destinée  était  fixée  ;  il  restait 
désormais  attaché  surtout  à  la  duchesse^  de  Choiseul,  qu'il  suivait 
dans  toutes  ses  fortunes,  dans  l'éclat  du  ministère  de  son  mari, 
comme  à  Chanteloup,  comme  dans  sa  retraite  et  ses  épreuves  après 
la  mort  du  duc.  Ce  n'est  point  un  de  ces  abbés  frivoles  qui  font  par- 
tie des  grandes  maisons  et  se  promènent  dans  le  xviii'  siècle;  c'est 
un  ami  dévoué  et  fidèle.  Le  sentiment  qui  retint  toujours  l'abbé 
Barthélémy  auprès  de  la  duchesse  de  Choiseul  a  été  l'objet  de  plus 
d'un  commentaire  indiscret.  Yu  de  près,  c'est  un  attachement  de 
tous  les  instans  qui  ne  va  pas  au-delà  d'une  amitié  profonde  et  dé- 
licatement sentie.  L'abbé  Barthélémy  vivait  de  cette  intimité  dont 
on  n'a  vu  jusqu'ici  que  les  dehors,  et  dont  la  douceur  était  pour  lui 
le  prix  de  plus  d'un  sacrifice  intérieur.  Un  jour,  interrogé  de  trop 
près  par  M'"*  Du  Deffand,  qui  en  était  venue  à  le  mieux  connaître  et 
à  l'aimer,  parce  qu'il  aimait  la  duchesse  de  Choiseul,  il  se  laisse 


LA   DUCHESSE    DE    CHOISEUL. 

aller  à  une  sorte  de  confession  de  savant  ému  dans  une  lettre  du 
18  février  1771,  après  l'exil  : 

«  Je  suis  très  touché,  dit-il,  de  la  curiosité  que  vous  m'avez  témoignée, 
elle  ne  vient  que  de  l'intérêt  que  vous  avez  pour  moi,  et  cet  intérêt  sera 
satisfait  de  ma  réponse,  car  si  vous  mettiez  à  part  les  préventions  favorables 
que  vous  m'accordez,  vous  verriez  que  je  suis  fort  heureux  d'être  si  bien 
traité.  Au  fond,  je  ne  suis  pas  aimable;  aussi  n'étais-je  pas  fait  pour  vivre 
dans  le  monde.  Des  circonstances  que  je  n'ai  pas  cherchées  m'ont  arraché 
de  mon  cabinet,  où  j'avais  vécu  longtemps  connu  d'un  petit  nombre  d'amis, 
infiniment  heureux  parce  que  j'avais  la  passion  du  travail,  et  que  des  succès 
assez  flatteurs  dans  mon  genre  m'en  promettaient  de  plus  grands  encore.  Le 
hasard  m'a  fait  connaître  le  grand-papa  et  la  grand' maman;  le  sentiment  que 
je  leur  ai  voué  m'a  dévoyé  de  ma  carrière.  Vous  savez  à  quel  point  je  suis 
pénétré  de  leurs  bontés  ;  mais  vous  ne  savez  pas  qu'en  leur  sacrifiant  mon 
temps,  mon  obscurité,  mon  repos,  et  surtout  la  réputation  que  je  pouvais 
avoir  dans  mon  métier,  je  leur  ai  fait  les  plus  grands  sacrifices  dont  j'étais 
capable.  Ils  me  reviennent  quelquefois  dans  l'esprit,  et  alors  je  souffre  cruel- 
lement; mais  comme  d'un  autre  côté  la  cause  en  est  belle,  j'écarte  comme 
je  peux  ces  idées,  et  je  me  laisse  entraîner  par  ma  destinée.  Je  vous  prie  de 
brûler  ma  lettre  ;  j'ai  été  conduit  à  vous  ouvrir  mon  cœur  par  les  marques 
d'amitié  et  de  bonté  dont  vos  lettres  sont  remplies.  Ne  cherchez  pas  à  me 
consoler,  assurément  je  ne  suis  pas  à  plaindre.  Je  connais  si  bien  le  prix  de 
ce  que  je  possède  que  je  donnerais  ma  vie  pour  ne  pas  le  perdre...  » 

Attaché  dans  la  disgrâce  comme  dans  la  prospérité,  aimé  de  la 
duchesse  de  Ghoiseul,  qui  ne  peut  se  passer  de  son  grand  abhé^  et 
qui  l'appelle  son  chancelier  d'esprit^  regrettant  quelquefois  l'étude, 
puis  oubliant  tout  auprès  d'une  amie  pleine  de  délicatesses  ingé- 
nieuses, recherché  et  goûté  de  toute  cette  grande  compagnie,  badin 
et  enjoué,  quoique  d'esprit  un  peu  tendu  dans  la  plaisanterie,  amu- 
sant M""^  Du  Deffand  par  ses  relations  de  Ghanteloup,  ainsi  apparaît 
l'abbé  Barthélémy.  Son  vrai  caractère  s'efface  dans  les  rayons  un 
peu  ternes  de  la  gloire  à' Anacharsis j  il  revit  dans  ces  lettres  et 
prend  sa  place  dans  le  monde  brillant  de  Ghanteloup. 

Mais  des  diverses  figures  qui  se  détachent  en  quelque  façon  des 
pages  de  cette  correspondance ,  la  plus  sympathique  par  la  grâce 
comme  par  la  nouveauté  originale,  c'est  la  duchesse  de  Ghoiseul, 
qu'on  n'entrevoyait  qu'à  demi  jusqu'ici.  Elle  se  révèle  comme  une 
apparition ,  sensée ,  piquante ,  hardie ,  ayant  de  plus  la  pratique  des- 
vertus,  dont  bien  d'autres  n'avaient  que  la  spéculation,  comme  le  lui 
disait  spirituellement  M""^  Du  Delfand.  La  duchesse  de  Ghoiseul  n'é- 
tait point  par  la  naissance  d'une  grande  et  vieille  maison  ;  elle  venait 
d'un  grand-père,  Grozat,  petit  commis  d'abord,  qui,  après  s'être 
enrichi  dans  des  aventures  de  mer  et  de  finances,  avait  acheté  en 

TOME  XXIV,  44 


690  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

.  Bretagne  la  seigneurie  du  Chatel ,  berceau  du  fameux  Tanneguy,  et 
dont  les  fils  avaient  trouvé  des  alliances  dans  la  première  noblesse. 
La  duchesse  de  Ghoiseul  était  née  d'un  de  ces  fils,  le  marquis  Cro- 
zat  du  Chatel,  devenu  lieutenant-général,  et  elle  avait  porté  en  dot 
à  celui  qui  devait'  être  le  premier  ministre  de  Louis  XV  une  fortune 
considérable,  une  grâce  modeste,  un  bon  sens  précoce  et  un  esprit 
plein  de  charme.  «  Ma  dernière  et  je  crois  ma  plus  forte  passion, 
écrit  Horace  Walpole  en  1766,  est  la  duchesse  de  Ghoiseul.  Son 
visage  est  joli,  sa  personne  est  un  petit  modèle.  Gaie,  modeste,  pleine 
d'attentions,  douée  de  la  plus  heureuse  propriété  d'expressions  et 
d'une  très  grande  promptitude  de  raison  et  de  jugement,  vous  la 
prendriez  pour  la  reine  d'une  allégorie.  »  —  «  Oh!  c'est  la  plus  gen^ 
tille,  la  plus  aimable,  la  plus  honnête  petite  créature  qui  soit  jamais 
sortie  d'un  œuf  enchanté,  poursuit  ailleurs  Walpole,  si  correcte  dans 
ses  expressions  et  dans  ses  pensées!  d'un  caractère  si  attentif  et  si 
bon!  Tout  le  monde  l'aime...  »  La  vraie  et  unique  passion  de  cette 
jeune  femme,  passion  rare  en  ce  siècle,  était  le  duc  de  Ghoiseul. 
Tout  disparaissait  à  ses  yeux  dans  le  culte  dont  elle  environnait  ce 
brillant  époux,  et  ce  sentiment  exalté,  elle  l'exprime  naïvement. 
«  Avouez,  ma  chère  petite-fille,  écrit-elle  à  M""^  Du  Deffand,  que 
c'est  un  excellent  homme  que  ce  grand-papa  -^  mais  ce  n'est  pas  tout 
d'être  le  meilleur  des  hommes,  je  vous  assure  que  c'est  le  plus  grand 
que  le  siècle  ait  produit.  On  s'apprivoise  avec  sa  bonhomie,  et  on  ne 

•  remarque  pas  les  talens  supérieurs  et  les  qualités  sublimes  qui  sont 
auprès  et  que  la  modestie  couvre.  On  les  reconnaîtra  quand  il  n'y 
sera  plus,  et  il  sera  bien  plus  grand  dans  l'histoire  qu'il  ne  nous  le 
paraît,  parce  qu'on  n'y  verra  pas  ses  faiblesses  relevées  du  public 
son  contemporain,  parce  qu'il  est  jaloux  du  bonheur  de  ceux  qui  en 
profitent  :  faiblesses  qui  sont  le  fruit  d'un  caractère  facile,  d'un  cœur 
trop  sensible,  d'une  âme  franche  et  tout  à  découvert;  faiblesses  dont 
les  inconvéniens  ne  portent  sur  aucune  chose  essentielle  et  ne  peu- 
vent le  dégrader  dans  l'histoire,  où  le  souvenir  ne  s'en  conservera 
même  pas...  »  M.  de  Ghoiseul  était  encore  ministre  à  ce  moment,  en 
1770;  déjà  il  commençait  à  chanceler,  et  il  semble  que  cette  jeune 
femme,  ambitieuse  de  gloire  pour  son  mari,  défie  quelque  ennemi 
.    invisible. 

C'est  un  des  traits  de  cette  âme  délicate  et  ferme  de  se  trouver 
sans  effort  au  niveau  des  épreuves  d'une  disgrâce,  de  même  que  la 
veille  encore  elle  portait  avec  une  gracieuse  noblesse  le  poids  des 
honneurs.  L'exil  de  Ghanteloup,  en  atteignant  la  duchesse  de  Ghoi- 
seul dans  son  culte,  ne  fait  que  mettre  en  relief  les  qualités  rares  de 
cette  nature,  une  fierté  instinctive,  une  singulière  hardiesse  de  cœur 
et  une  merveilleuse  finesse  de  conduite.  Au  fond,  cette  curieuse  per- 


LA   DUCHESSE    DE    CHOISEUL.  691 

sonne  est  peut-être  la  seule  à  ressentir  une  sorte  de  joie  secrète  et 
étrange  d'un  événement  qui  lui  donne  le  plaisir  de  pouvoir  s'indi- 
gner, et  qui  lui  rend  l'illusion  d'une  intimité  avec  son  mari  dans  la 
retraite.  C'est  surtout  dans  l'organisation  de  cette  vie  nouvelle  de 
Chanteloup  que  M™'  de  Ghoiseul  se  montre  femme  du  monde  supé- 
rieure. Il  y  avait  plus  d'une  difficulté  intime.  La  duchesse  de  Gram- 
mont  suivait  son  frère  dans  son  exil  après  avoir  été  associée  à  l'éclat 
de  son  pouvoir.  Or  entre  les  deux  belles -sœurs  l'antipathie  était 
profonde,  et  il  faut  voir  avec  quelle  dextérité  mêlée  de  dignité  na- 
turelle la  duchesse  de  Choiseul  dénoue  ces  embarras  d'intérieur. 

«  J'ai  eu ,  écrit-elle  dès  le  là  février  1771  à  M""»  Du  Deffand,  j'ai  eu  avec 
M"^  de  Grammont,  le  jour  de  son  arrivée,  en  présence  de  M.  de  Choiseul, 
une  conversation  qui  doit  assurer  ma  tranquillité.  J'y  ai  mis  beaucoup  de 
politesse,  d'honnêteté  pour  M""  de  Grammont,  de  tendresse  et  de  soumission 
pour  mon  mari,  de  franchise  et  peut-être  même  de  dignité  pour  moi.  J'ai 
déclaré  que  je  voulais  être  la  maîtresse  dans  ma  terre  et  dans  ma  maison, 
que  chacun  le  serait  chez  soi  pour  tout  ce  qui  lui  serait  propre,  que  je 
n'exigeais  l'amitié  de  personne ,  que  je  m'engageais  à  faire  de  mon  mieux 
pour  contenter  tout  le  monde  et  que  tout  le  monde  se  trouvât  bien  chez  moi, 
mais  que  je  ne  m'engageais  ni  à  l'amitié  ni  à  l'estime  de  tout  le  monde;  qu'à 
l'égard  de  l'estime,  j'en  avais  pour  elle,  M™^  de  Grammont;  qu'à  l'égard  de 
l'amitié,  je  ne  lui  en  promettais  ni  ne  lui  en  demandais,  mais  que  nous  de- 
vions bien  vivre  ensemble  pour  le  bonheur  de  son  frère,  qui  nous  rassem^ 
blait  ici,  que  si  elle  se  conduisait  bien  avec  moi,  je  lui  répondais  qu'elle 
en  serait  contente,  que  si  elle  se  conduisait  mal,  j'espérais  qu'elle  en  serait 
contente  encore...  On  a  voulu  entrer  en  justification  sur  le  passé,  j'ai  brisé 
court  en  disant  qu'il  ne  fallait  pas  rappeler  des  choses  qui  ne  pouvaient  que  re- 
nouveler l'aigreur,  que,  puisque  nous  ne  nous  engagions  point  à  nous  aimer, 
nous  en  avions  assez  dit  pour  savoir  à  quoi  nous  en  tenir  sur  notre  conduite 
future.  On  a  été  très  content  de  cette  conversation.  Depuis,  tout  va  bien; 
pas  la  moindre  humeur,  beaucoup  de  liberté.  Je  sais  même  qu'on  est  en- 
chanté de  moi,  et  moi  je  suis  fort  contente  de  tout  le  monde...  » 

Cela  dit  et  cela  fait,  la  duchesse  de  Choiseul  se  multiplie  ;  elle  est 
la  reine  de  Chanteloup,  mettant  la  plus  ingénieuse  activité  à  orner 
cet  exil,  conduisant  avec  un  tact  infmi  ce  monde  souvent  plein  de 
dissonances  qui  se  renouvelle  sans  cesse  autour  d'elle,  heureuse  et 
affectant  encore  plus  de  l'être,  intrépide  dans  la  disgrâce.  Intrépide! 
elle  l'est  en  effet,  elle  prend  avec  une  aisance  qui  tient  à  son  carac- 
tère une  attitude  de  dignité  charmante,  aussi  éloignée  de  la  morgue 
que  de  la  bassesse.  Elle  sent  sa  position,  et  elle  la  défend  avec  une 
supérieure  délicatesse  de  fierté.  Un  jour,  M"^  Du  Deffand  s'avise  de 
rapporter  à  la  duchesse  d'Aiguillon,  mère  du  nouveau  ministre  des 
affaires  étrangères,  quelques  mots  agréables  écrits  à  son  sujet  par  la 
duchesse  de  Choiseul  ;  celle-ci  se  révolte  aussitôt  à  la  seule  pensée 
d'avoir  paru  vouloir  plaire  à  la  duchesse  d'Aiguillon,  et  elle  met 


692  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

M"*  Du  Deffand  dans  le  plus  singulier  embarras  en  la  forçant  à  reti- 
rer cette  politesse  inopportune,  a  Quand  son  fils  était  dans  une  si- 
tuation plus  fâcheuse  que  la  disgrâce,  écrit-elle,  et  mon  mari  dans 
une  position  plus  flatteuse  que  la  faveur,  je  devais  faire  connaître  à 
M™'  d'Aiguillon  toute  mon  estime  pour  elle,  pour  adoucir  l'aigreur 
et  rapprocher  l'éloignement  que  la  différence  de  nos  situations  de- 
vait mettre  entre  nous.  Aujourd'hui,  tout  est  changé  :  son  fds  a  la 
puissance,  il  ne  reste  plus  à  mon  mari  que  l'honneur,  et  ce  serait 
une  bassesse  insigne  à  moi  de  chercher  à  plaire  à  M™*  d'Aiguillon. 
J'aurais  l'air  de  quémander  sa  bienveillance,  sa  protection;  Dieu 
m'en  garde!  Je  n'ai  plus  besoin  de  plaire  à  personne,  puisque  per- 
sonne n'a  plus  besoin  de  moi...  »  Et  si  M"'®  Du  Deffand  ne  comprend 
pas  cette  susceptibilité,  la  duchesse  de  Ghoiseul  ajoute  :  «  J'en  ap- 
pelle à  M.  de  Walpole;  si  vous  ne  m'entendez  pas,  un  Anglais  doit 
m' entendre.  »  M"*  de  Ghoiseul  a  l'à-propos  et  la  justesse  dans  la 
bonne  grâce  comme  dans  la  dignité,  dans  la  conduite  comme  dans 
les  paroles. 

Cette  femme  si  heureusement  douée,  qui  est  si  peu  de  son  temps 
par  les  mœurs,  qui  reste  vertueuse  au  milieu  de  toutes  les  licences, 
n'est  point  cependant  à  l'abri  des  influences  de  son  époque.  Si  elle 
n'est  de  son  siècle  par  la  vie,  elle  lui  appartient  par  le  mouvement 
de  ses  idées,  par  la  manière  d'entendre  les  choses  morales,  et,  si  je 
l'ose  dire,  par  la  nature  même  de  cette  vertu  qui  semble  dénuée 
d'une  certaine  élévation  idéale.  On  l'a  remarqué,  le  nom  de  Dieu 
est  à  peine  prononcé  une  fois  dans  ces  lettres,  et  encore  avec  assez 
de  légèreté.  M"**  de  Ghoiseul  est  une  femme  de  mœurs  régulières  et 
en  même  temps  elle  cite  les  passages  les  plus  vifs  de  livres  obscènes. 
Il  y  a  parfois  dans  cette  Correspondance  une  assez  grande  liberté  de 
propos,  et  jusque  dans  un  épisode  de  cette  vie  de  Ghanteloup  n'a- 
perçoit-on pas  cet  esprit  du  xviii*  siècle,  ce  matérialisme  qui  en- 
vahit les  relations  morales  et  se  mêle  au  sentiment?  La  duchesse  de 
Ghoiseul  s'attache  un  petit  musicien  qui  joue  du  clavecin  et  qu'elle 
aime  à  la  folie.  Get  enfant  de  onze  ans, — véritable  enfant  du  siècle, 
—  s'éprend  tout  simplement  de  la  noble  dame  de  Ghanteloup ,  et 
lorsque  celle-ci  veut  interdire  des  caresses  de  jour  en  jour  plus 
pressantes,  le  petit  Louis  tombe  dans  une  tristesse  noire  :  il  ne 
mange  plus,  rien  ne  peut  le  distraire.  Il  va  conter  ses  peines  au 
grand  ahbé,  devenu  le  singulier  confident  de  ses  amours.  Le  salon 
finit  par  intervenir  et  condamne  M*"'  de  Ghoiseul  à  recevoir  les  ca- 
resses du  petit  musicien.  G' est  M.  de  Ghoiseul  en  personne  qui  si- 
gnifie la  sentence.  «  G' est  véritablement  de  l'amour  que  le  petit 
Louis  a  pour  vous,  écrit  M*""  Du  Deffand  à  la  duchesse  de  Ghoiseul, 
et  je  crois  que  si  vous  étiez  dans  le  cas  de  prendre  une  passion,  il 
en  serait  l'objet...  »  Et  la  dame  (Je  Ghanteloup  dit  à  son  tour  en  ra- 


LA   DUCHESSE    DE    CHOISEUL.  693 

contant  l'histoire  à  M""  Du  Deffand  :  «  L'expression  vraie  de  la  na- 
ture est  si  rare  qu'il  est  impossible  de  résister  à  l'impression  qu'elle 
fait  peut-être  autant  par  surprise  que  par  le  fond  même  des  choses. 
Mes  yeux  sont  encore  gros,  rouges;  les  larmes  m'offusquent  en  vous 
faisant  ce  récit;  mon  cœur  est  serré.  Je  ne  sais  comment  je  pourrai 
cacher  tout  cela  dans  le  salon.  Cet  enfant  m'a  amolli  le  cœur...Yous 
dites  que  cet  enfant  a  une  véritable  passion  pour  moi  et  que  j'en 
ai  un  peu  pour  lui.  La  marquise  de  Fleury  va  plus  au  fait  :  elle  dit 
qu'elle  répond  de  moi  jusqu'à  Louis...  »  Laissez  s'écouler  quelques 
années,  le  petit  Louis  sera  Chérubin,  M™*  de  Ghoiseul  s'appellera  la 
comtesse  Almaviva,  et  une  des  scènes  les  plus  curieuses  de  la  plus 
révolutionnaire  des  comédies  aura  eu  pour  héroïne,  à  Ghanteloup, 
la  plus  vertueuse  femme  du  temps. 

Supérieure  à  son  époque  par  l'intégrité  de  ses  mœurs,  subissant 
déjà  l'influence  universelle  dans  quelques-uns  de  ses  instincts,  la 
duchesse  de  Ghoiseul  est  bien  plus  encore  de  son  siècle  par  les 
idées  qu'elle  exprime  dans  quelques-unes  de  ses  lettres  sur  la  poli- 
tique. Ge  n'est  pas  évidemment,  qu'on  me  passe  ce  mot,  une  femme 
d'état;  elle  n'en  a  ni  les  ridicules  ni  les  prétentions.  Sa  politique,  je 
pense  bien,  est  uniquement  M.  de  Ghoiseul;  mais  dans  les  momens 
où  elle  se  laisse  aller  au  spectacle  des  choses  contemporaines,  elle 
a  de  ces  saillies  qui  décèlent  le  travail  des  esprits  et  la  fermentation 
qui  allait  en  croissant.  Gette  gracieuse  femme  a  un  instinct  libéral 
qui  tient  à  cette  fierté  native,  à  ce  sentiment  de  dignité  individuelle 
qu'on  voit  percer  dans  ce  mot  sur  Walpole  :  «  Un  Anglais  doit  m'en- 
tendra! »  Ge  qu'elle  hait  avant  tout,  c'est  le  pouvoir  absolu,  et  en 
jetant  un  regard  sur  la  France,  elle  a  de  curieuses  hardiesses  dans 
une  lettre  à  M'"*'  Du  Deffand  du  12  mai  1771  : 

«  Je  ne  suis  point  étonnée  que  vous  vous  ennuyiez  de  tout  ce  qui  se  passe, 
de  tout  ce  qu'on  en  dit,  de  tout  ce  qu'on  en  écrit.  Je  voudrais  bien,  comme 
vous,  qu'on  trouvât  le  moyen  d'égayer  la  matière;  mais  je  crois  ce  moyen 
fort  difficile  à  trouver.  Il  est  permis  de  rire  quand  on  vous  chatouille,  il  est 
difficile  de  rire  quand  on  vous  écorche.  M.  le  chancelier  coupe  la  tête  à 
notre  constitution.  Dans  nos  guerres  civiles,  il  a  pu  arriver  quelques  acci- 
dens  particuliers  plus  barbares  pour  ceux  qui  les  éprouvaient;  mais  c'étaient 
des  commotions  passagères  qui  ne  pouvaient  entraîner  que  la  ruine  de  l'un 
ou  l'autre  parti,  sans  bouleverser  les  lois  fondamentales  de  l'état.  Que  les 
protestans  eussent  triomphé  du  temps  de  la  ligue,  nos  tribunaux,  nos  ma- 
gistrats, les  droits  respectifs  de  chaque  citoyen  seraient  restés  les  mêmes. 
Que  les  Guises  eussent  réussi  dans  leur  détestable  projet,  la  France  eût  été 
gouvernée  par  une  nouvelle  maison;  mais  le  gouvernement  eût  subsisté  tel 
qu'il  a  été  en  passant  de  la  première  race  à  la  seconde  et  de  la  seconde  à  la 
troisième.  Philosophiquement  parlant,  il  est  indifférent  à  une  nation  d'être 
gouvernée  par  tel  ou  tel  individu.  Cet  individu  n'est  jamais  qu'un  représen- 
tant, à  moins  qu'il  ne  soit  un  conquérant  ou  un  législateur,  c'est-à-dire  un 


694  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

fléau  ou  une  divinité.  Ce  ne  sont  que  les  lois  qui  gouvernent  réellement, 
parce  que  ce  sont  elles  qui  réunissent  toutes  les  forces  et  tous  les  intérêts. 
Le  plus  coupable  de  tous  les  projets  est  celui  de  les  détruire;  le  plus  atroce 
des  crimes  est  l'exécution  de  ce  projet.  Dans  les  guerres  civiles,  chacun 
étant  en  action  pour  son  compte,  l'activité  de  l'âme  ne  lui  permet  pas  de  se 
replier  sur  elle-même  et  de  s'abandonner  à  la  tristesse.  Aujourd'hui  l'efifet 
de  la  suppression  des  lois  doit  être  l'engourdissement  total;  nous  n'avons 
rien  à  faire,  nous  ne  pouvons  que  nous  affliger!  Je  ne  vous  conseille  pas  de 
vous  adresser  à  moi  quand  vous  craindrez  les  vapeurs,  et  que  vous  voudrez 
vous  faire  faire  de  la  gaieté.  » 

On  voit  jusqu'où  pouvait  aller,  il  y  a  un  siècle,  une  femme  du 
monde,  —  la  femme  d'un  ministre  disgracié,  il  est  vrai,  —  parlant 
de  politique  entre  une  nouvelle  de  Versailles  et  un  récit  des  aven- 
tures de  Ghanteloup.  Lorsque  la  révolution  suédoise  de  1772  écla- 
tait, et  que  le  roi  Gustave  III  faisait  un  coup  d'état  pour  rétablir  en 
ce  temps  le  principe  d'autorité  et  rielever  la  royauté  de  la  tutelle  du 
sénat  en  rendant,  assurait-il,  la  liberté  au  peuple,  le  comte  de  Schef- 
fer,  ami  et  ministre  du  roi,  écrivit  à  M.  de  Greutz,  ambassadeur  de 
Suède  à  Paris,  une  lettre  où  il  exaltait  son  prince  et  l'acte  restaura- 
teur qu'il  venait  d'accomplir.  La  duchesse  de  Choiseul  ne  se  laissait 
pas  éblouir  et  tromper  par  les  mots,  et  elle  écrivait  :  u  Je  n'entends 
guère  cette  liberté  que  le  roi  de  Suède  a  rendue  à  sa  nation  en  se  ré- 
servant à  lui  le  droit  de  tout  proposer,  de  tout  faire,  de  tout  empê- 
cher! N'avez-vous  pas  ri  de  cette  phrase  du  comte  de  Scheffer,  qui 
dit  que  le  peuple  ne  se  plaint  que  de  ce  que  le  roi  n'ait  pas  gardé  le 
pouvoir  absolu?  Pauvre  peuple  !  comme  on  le  fait  parler  partout,  et 
comme  on  l'interprète  !  Quelle  plate  lettre!  quel  faux  et  froid  enthou- 
siasme! quelle  basse  adulation  !  Oh  !  oui,  je  crois  bien  que  le  comte  de 
Greutz  est  enchanté  parce  qu'il  se  croit  bien  aise;  mais  je  voudrais 
demander  à  tous  ceux  qui  aiment  tant  le  pouvoir  absolu  s'ils  ont  pa- 
role d'y  avoir  part,  comme  ils  l'ont  à  la  liberté  publique,  et  s'ils  ont 
sûreté  de  garder  celle  que  le  hasard  leur  y  donnerait?  »  Telle  se 
montre  cette  curieuse  personne,  avec  son  esprit,  sa  grâce,  sa  nature 
sensée  et  juste,  ses  fiertés  délicates  et  ses  hardiesses,  entre  M™*  Du 
Deffand  et  l'abbé  Barthélémy,  dont  les  lettres  forment  avec  celles  de 
la  duchesse  de  Ghoiseul  elle-même  une  sorte  de  drame  animé,  à  tra- 
vers lequel  on  aperçoit  le  xviii*  siècle  à  une  de  ses  heures  les  plus 
décisives. 

Et  ces  trois  personnages,  qui*  tiennent  pour  ainsi  dire  le  dé  de  la 
conversation  écrite  entre  Paris  et  Ghanteloup,  qui  se  peignent  eux- 
mêmes,  qui  échangent  mille  traits  d'observation  sur  les  hommes  et 
les  choses  de  leur  temps,  de  quoi  sont-ils  incessamment  occupés? 
C'est  M.  de  Ghoiseul,  je  l'ai  dit,  qui  est  le  héros  de  cette  corres- 
pondance. M.  de  Ghoiseul  ne  paraît  pas,  il  ne  parle  pas,  il  écrit  à 


LA   DUCHESSE    DE    CHOISEUL.  095 

peine  quelque  billet  bien  insignifiant;  mais  il  est  partout  dans  ces 
pages,  où  se  reflètent  les  émotions  de  la  chute  du  ministre,  les  in- 
quiétudes ou  les  plaisirs  de  ce  fastueux  exil.  En  général  on  distingue 
dans  ces  lettres,  dès  les  premiers  momens,  le  désir  d'attirer  l'opi- 
nion, d'entretenir  l'intérêt  autour  de  M.  de  Choiseul,  la  peur  de 
l'oubli,  d'un  trop  prompt  oubli,  et  une  certaine  inquiétude  de  nou- 
velles rigueurs.  —  «  Je  crains  tout,  cher  Abner,  et  n'ai  point  d'autre 
crainte,  »  dit  plaisamment  l'abbé  Barthélémy.  M""*  Du  Deffand  sur- 
tout s'effraie  souvent  de  l'affluence  des  visiteurs  à  Ghanteloup;  elle 
suit  avec  anxiété  le  mouvement  des  choses  à  Paris  et  à  Versailles,  et 
elle  redoute  quelque  vengeance  plus  complète  de  la  favorite  et  des 
maîtres  du  jour,  exaspérés  par  ces  démonstrations  qui  ont  tout  l'air 
d'une  bravade.  C'est  la  duchesse  de  Choiseul  qui  a  le  courage  du 
lion,  selon  le  mot  du  grand  abbé,  et  qui  soutient  cette  situation  avec 
une  gracifeuse  fierté.  «  Que  voulez-vous  donc  que  l'on  nous  fasse  en- 
core? Le  roi  ne  frappe  pas  à  deux  fois.  C'est  une  des  raisons  pour 
lesquelles  cet  exil  est  heureux,  et  il  l'est  à  tous  égards.  Les  scélérats 
qui  ont  eu  le  crédit  de  l'obtenir  pouvaient  peut-être  dans  le  moment 
faire  pis.  Je  me  trouve  bien  heureuse  d'en  être  quitte  à  si  bon  mar- 
ché, et  croyez  qu'à  présent  ils  ont  trop  à  faire  entre  eux  pour  pen- 
ser encore  à  nous  longtemps.  La  terreur  a  gagné  nos  amis  au  point 
qu'il  y  en  a  qui  craignent  que  l'intérêt  public  même  n'aigrisse  contre 
nous.  Je  crois  bien  qu'il  aigrira;  mais  en  même  temps,  si  on  voulait 
nous  faire  plus  de  mal,  ce  serait  lui  qui  retiendrait.  Qu'on  le  laisse 
donc  aller  cet  intérêt,  il  est  trop  flatteur  pour  nous  en  priver.  Qu'on 
le  perpétue,  s'il  est  possible;  il  assure  la  gloire  de  mon  mari,  il  le 
récompense  de  douze  ans  de  travaux  et  d'ennuis,  il  le  paie  de  tous 
ses  services;  nous  pouvions  l'acheter  encore  à  plus  haut  prix,  et 
nous  ne  l'aurions  pas  cru  trop  payer  par  le  bonheur  immense  et 
d'un  genre  nouveau  dont  il  fait  jouir...  » 

Quant  à  M.  de  Choiseul  lui-même,  que  fait-il?  Il  se  laisse  aller 
volontiers  à  toutes  les  ovations  qui  vont  le  chercher  dans  son  exil. 
Il  se  fait  ou  il  a  l'air  de  se  faire  avec  la  meilleure  grâce  du  monde 
gentilhomme  campagnard.  Il  bâtit  des  fermes  et  défriche  des  terres, 
il  achète  des  troupeaux.  Puis  quoi  encore?  11  fait  de  la  tapisserie. 
((  N'allez  pas  dire  que  le  grand-papa  soit  malade,  écrit  la  duchesse 
de  Choiseul;  on  croirait  qu'il  a  la  maladie  des  ministres,  et  on  ne 
peut  en  être  plus  éloigné  qu'il  ne  l'est.  Ne  pensez  pas  qu'il  soit  ici 
sans  occupation  :  il  s'est  fait  dresser  dans  le  salon  un  métier  de  ta- 
pisserie, auquel  il  travaillait,  je  ne  puis  dire  avec  la  plus  grande 
adresse,  mais  du  moins  avec  la  plus  grande  ardeur,  quand  la  petite 
maladie  est  venue  interrompre  le  cours  de  ses  travaux.  Malgré  cet 
excès  de  zèle,  je  doute  cependant  qu'il  devienne  jamais  aussi  grand 


696    ^  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tapissier  qu'il  était  bon  ministre...  »  Et  c'est  ainsi  que  ces  brillans 
acteurs  de  la  scène  publique,  quand  ils  abdiquent  d'eux-mêmes  ou 
quand  ils  sont  emportés  par  un  orage,  se  mettent  à  faire  des  horlo- 
ges, à  cultiver  leurs  fleurs  ou  à  faire  de  la  tapisserie;  ils  ont  un  air 
de  superbe  indifférence  et  en  même  temps  ils  veulent  qu'on  s'oc- 
cupe d'eux;  ils  ne  peuvent  souffrir  qu'on  dise  qu'ils  sont  malades, 
et  ils  conservent  toujours  quelque  vague  espoir  de  retour.  Ils  aiment 
surtout  à  entendre  répéter,  comme  le  fait  si  souvent  M™*  Du  Def- 
fand,  que  tout  va  mal,  que  le  monde  ne  peut  marcher  ainsi.  «  Tout 
ceci  ne  saurait  subsister;  dans  deux  ans,  on  croira  avoir  fait  un  mau- 
vais rêve...  Les  choses  sont  au  point  que  le  remède,  tel  qu'il  puisse 
être,  ne  sera  jamais  pire  que  le  mal...  »  Le  remède,  où  était-il? 
Qui  le  prévoyait  alors,  si  hardi  qu'il  fût  dans  ses  pressentimens  de 
l'avenir?  Et  parmi  tous  ces  hôtes  attirés  à  Ghanteloup  par  la  mode, 
la  curiosité,  l'attachement  ou  le  calcul,  n'y  avait-il  pas  plus  d'une 
tête  déjà  désignée  de  loin  au  bourreau  par  un  doigt  invisible? 

La  disgrâce  de  M.  de  Ghoiseul,  cette  disgrâce  si  savamment  ad- 
ministrée, ne  finit  qu'en  1774,  à  la  mort  du  roi,  qui  fut  saluée  à 
Ghanteloup  comme  à  Paris  par  des  chansons  et  de  petits  vers  fort 
libres.  L'ancien  ministre  fit  sa  rentrée  à  la  cour,  et  il  fut  peu  après 
du  sacre  de  Louis  XYI.  Dès  lors  le  prestige  de  l'exil  s'évanouit.  Un 
moment  on  put  croire,  dans  le  monde  de  M.  de  Ghoiseul,  et  lui- 
même  il  crut  sans  doute  à  la  possibilité  d'un  retour  triomphal  au 
pouvoir;  il  s'y  attendait  visiblement.  G'était  lui  qui  avait  négocié 
autrefois  le  mariage  de  la  reine  Marie-Antoinette,  mais  c'était  lui 
aussi  qui,  dans  l'enivrement  de  la  puissance,  ava^it  dit  à  l'ancien  dau- 
phin ce  mot  sanglant  dont  son  fils,  le  nouveau  roi,  se  souvenait  in- 
volontairement peut-être  :  <(  Je  pourrai  avoir  le  malheur  d'être  vo- 
tre sujet,  je  ne  serai  jamais  votre  serviteur.  »  Puis  le  ministre  de 
Louis  XV,  avec  ses  goûts  mondains  et  sa  prodigalité  fastueuse,  ne 
pouvait  être  l'homme  de  Louis  XVI,  qui  .disait  :  «  Tout  ce  qui  est 
Ghoiseul  est  mangeur.  »  Enfin  quatre  années  s'étaient  passées,  tout 
avait  changé.  L'illusion  cependant  persiste  assez  longtemps,  on  le 
voit,  dans  le  monde  de  M.  de  Ghoiseul.  Deux  ans  encore  après  la 
mort  de  Louis  XV,  en  1776,  M"*"  Du  Deffand  écrit  :  «  Le  renvoi  de 
Turgot  me  plaît  extrêmement.  Tout  me  paraît  en  bon  train;  mais 
assurément  nous  n'en  resterons  pas  là...  Bien  des  gens  croient  que 
M.  de  Glugny  n'acceptera  pas.  Je  trouve  que  cette  décoration  pré- 
sente en  annonce  une  autre,  et  la  rend  nécessaire...  »  Ge  n'est  qu'une 
illusion  obstinée,  et  à  mesure  que  le  temps  passe,  on  distingue,  il 
me  semble,  dans  les  lettres  nouvelles  iin  certain  sentiment  d'attente 
trompée,  une  sorte  d'étonnement  de  voir  fuir  tout  à  la  fois  les  pi- 
quans  avantages  de  l'exil  et  l'espoir  du  ministère.  On  était  plus 


LA   DUCHESSE    DE    CHOISEUL.  697 

près  de  M.  Necker  que  de  M.  de  Choiseul,  qui  ne  fut  jamais  ministre 
de  Louis  XVI,  et  après  tout  il  était  encore  favorisé  par  sa  fortune.  Il 
avait  été  heureux  dans  sa  carrière  et  dans  sa  disgrâce  opportune  ; 
il  était  heureux  de  ne  plus  reprendre  le  pouvoir  dans  des  circon- 
stances qui  s'aggravaient  chaque  jour;  il  était  heureux  enfin  de  mou- 
rir bientôt  après,  en  1785  :  il  échappait  aux  tragiques  épreuves  qui 
allaient  venir,  et  il  restait  le  ministre  brillant  que  l'exil  avait  fait 
populaire.  De  ces  autres  personnes  qu'on  voit  autour  de  lui  et  qui 
ravivent  aujourd'hui  son  image  d'une  manière  imprévue.  M™"  Du 
Defland  l'avait  précédé  dans  la  tombe;  elle  était  morte  en  1780. 
L'abbé  Barthélémy  mourut  en  1795  ;  la  duchesse  de  Choiseul  ne  s'é- 
teignit qu'en  1801,  et  vécut  assez  pour  trouver  bien  douces  les  tra- 
casseries qu'elle  avait  essuyées  et  les  colères  qu'elle  avait  ressenties. 
Toutes  ces  choses  sont  passées  et  bien  d'autres  encore.  Au  temps 
de  sa  disgrâce,  M.  de  Choiseid  avait  eu  l'idée  d'élever  un  monu- 
ment en  forme  de  pagode  ou  d'obélisque,  destiné  à  immortaliser  ce 
moment  de  sa  vie  et  à  consacrer  sa  reconnaissance  pour  tant  de 
témoignages  d'intérêt  qu'il  avait  reçus.  Les  noms  de  tous  ceux  qui 
l'avaient  visité  pendant  l'exil  étaient  inscrits  sur  des  tables  de 
marbre.  Des  magnificences  de  Ghanteloup  il  ne  restait,  il  y  a  peu 
d'années,  que  cette  pagode,  une  sorte  de  haute  tour  ruinée  et  d'un 
aspect  étrange  au  milieu  de  la  forêt  d'Amboise.  Cette  haute  tour 
solitaire  et  bizarre,  frivolité  fastueuse  et  détériorée  qui  domine  en- 
core les  cimes  chaque  année  reverdies  des  arbres  de  la  forêt,  n'est- 
elle  pas  un  peu  l'image  de  ce  passé  du  dernier  siècle,  qu'on  voit  au 
loin  se  dessiner  au-dessus  des  générations  qui  se  succèdent  animées 
d'une  vie  nouvelle?  Il  ne  faut  pas  trop  s'attarder  dans  ce  xviii^  siècle; 
on  est  toujours  tenté  de  dire  de  cette  société  ce  que  M"^  Du  Deffand 
dit  de  cette  duchesse  de  Chaulnes,  galante  jusqu'au  bout,  qui  pré- 
tendait qu'une  duchesse  avait  toujours  trente  ans  pour  un  bour- 
geois :  ((  Dénué  de  sentiment  et  de  passion,  son  esprit  est  une  flamme 
sans  feu  et  sans  chaleur ,  mais  qui  ne  laisse  pas  de  répandre  une 
grande  lumière.  »  Ce  qu'on  peut  ajouter  de  mieux,  c'est  que  de  tant 
de  héros  frivoles  il  y  en  eut  qui  à  l'heure  de  l'épreuve  montrèrent 
une  âme  fière.  La  sœur  de  M.  de  Choiseul,  la  duchesse  de  Grammont 
elle-même,  sut  être  héroïque  devant  le  bourreau.  Dieu,  qui  refusa  à 
cette  société  la  sagesse  de  la  vie,  lui  accorda  du  moins  la  suprême 
fortune  de  se  relever  par  le  malheur,  souvent  par  l'héroïsme  de  la 
mort,  et  par  cette  attitude  de  victime  avec  laquelle  elle  est  entrée 
dans  l'histoire.  • 

Charles  de  Mazade. 


AU  COIN  DU  FEU 


SOUVENIRS  ET  PORTRAITS. 


I.  —  LE  JARDIN  DE  LA  GRAHD'TANTE. 

Sur  la  margelle  grise 
Du  perron,  un  cytise 
Semait  ses  fleurs  au  vent; 
A  la  saison  nouvelle, 
Une  mère  hirondelle 
Gazouillait  sous  l'auvent. 

Au  bas,  croissait  plein  d'ombre 
Un  fouillis  frais  et  sombre 
D'arbres  verts  ou  fruitiers  : 
Fleurs  s' unissant  aux  feuilles, 
Yignes  et  chèvrefeuilles, 
Lilas  et  framboisiers. 

Là,  venait  la  grand' tante, 
Droite  encore  et  riante 
Malgré  quatre-vingts  ans; 
Elle  passait  alerte  ; 
Sous  la  charmille  verte 
Brillaient  ses  cheveux  blancs. 

Elle  avait  en  mémoire 
Mainte  charmante  histoire. 
—  Les  souvenirs  joyeux, 
Disait-elle  sans  cesse, 
Héî  c'est  notre  jeunesse, 
A  nous  autres,  bons  vieux. 


AU   COIN   DU   FEU.  699 

Elle  aimait  à  voir  luire 
Partout  un  clair  sourire, 
Sur  les  fleurs,  sur  les  fronts. 
Pour  elle,  c'était  fête 
Quand  sa  calme  retraite 
S'emplissait  de  chansons. 

Quand  vint  sa  dernière  heure, 
Mai  para  la  demeure 
Du  faite  jusqu'au  seuil; 
Tous  les  lilas  s'ouvrirent, 
Et  leurs  grappes  couvrirent 
Le  drap  de  son  cercueil. 

Perché  près  de  la  porte, 
Le  pinson  à  la  morte 
Modula  son  adieu, 
Et  de  chants  escortée, 
La  chère  regrettée 
Monta  gaîment  vers  Dieu. 

Au  vieux  logis  fidèle. 
Dans  ce  jardin  plein  d'elle. 
Moi,  j'ai  grandi,  vécu; 
Rêves,  amour,  étude. 
Dans  cette  solitude 
Tout  mon  cœur  a  tenu. 

Là,  mes  rimes  sont  nées  ; 
Là,  je  les  ai  glanées 
A  l'ombre  des  fourrés. 
Dans  les  fleurs  du  parterre. 
Sous  la  mousse  et  le  lierre 
Des  murs  gris  délabrés. 

Je  t'apporte,  ô  grand' tante, 
Ma  gerbe  verdissante, 
Et  comme  le  pinson. 
Sur  le  seuil  de  la  porte, 
Je  viens  dire  à  la  morte 
Ma  meilleure  chanson. 

II.  —  MAReUEBITE. 

J'avais,  quand  je  la  vis,  mes  dix-huit  ans  à  peine, 
Nous  nous  réunissions  un  soir  chaque  semaine 
Chez  un  des  grands  parens,  et  là,  tous  les  jeudis, 
Fillettes  de  seize  ans,  écoliers  étourdis, 


700  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Nous  nous  donnions  le  bal  avec  la  comédie. 
Jusqu'au  matin,  la  valse  avec  sa  mélodie 
Nous  emportait,  joyeux  danseurs,  loin  du  regard 
Des  taAtes  qu'un  boston  retenait  à  l'écart; 
Les  portraits  des  aïeux,  du  haut  des  boiseries. 
Seuls,  écoutaient  d'un  air  pensif  nos  causeries. 

—  Elle  était  bien  jolie,  alors  qu'un  soir  d'été 
Sa  mère  l'amena  :  —  teint  frais  et  velouté. 
L'air  enjoué,  des  yeux  de  violette  éclose. 

De  bruns  cheveux  crêpés,  et  sous  sa  robe  rose 
Une  poitrine  émue  et  se  gonflant  souvent. 
Elle  avait  dix-sept  ans  et  sortait  du  couvent; 
A  voir  son  fin  regard,  ses  lèvres  de  cerise. 
Sa  coiffure  piquante  et  sa  grâce,  on  l'eût  prise 
Pour  une  des  beautés  du  siècle  du  régent. 
Elle  parla.  J'entends  encor  sa  voix  d'argent. 
Et  je  crois  voir  encor  sur  sa  bouche  entr'ouverte. 
Gomme  un  oiseau  posé  sur  une  branche  verte. 
Son  sourire  mutin  passer  et  voltiger. 
Toujours  plus  enchanteur  et  toujours  plus  léger. 
Je  restais  ébloui.  Tout  à  coup  la  musique 
Fit  aux  valseurs  épars  un  appel  énergique; 
Vers  elle  j'accourus,  le  cœur  tremblant  d'émoi. 
Mais,  hélas  !  deux  danseurs  accouraient  avec  moi. 
Elle  nous  regarda  d'un  air  plein  de  malice; 
Comme  un  bouton  de  rose  au  sortir  du  calice. 
Sa  bouche  souriante  alors  s'épanouit, 
.  Et,  nous  ensorcelant  d'un  regard,  elle  dit  : 

—  Je  ne  sais  qu'un  moyen  de  finir  la  bataille, 
Il  vous  faudra  tirer  à  la  plus  courte  paille. 

Nous  battîmes  des  mains;  d'un  doigt  prompt  et  coquet 
Mutilant  sans  pitié  les  fleurs  de  son  bouquet. 
Elle  arracha  gaîment  trois  rameaux  de  pervenche 
Qu'elle  tint  à  demi  cachés  dans  sa  main  blanche  : 

—  Çà,  que  chacun,  fit-elle,  en  tire  un  à  son  tour! 
Les  brins  pris,  ô  bonheur!  je  tenais  le  plus  court... 
Je  sentis  dans  ma  main  plier  sa  taille  frêle, 

Et  la  valse  au  doux  vol  nous  ravit  sur  son  aile. 

L'orchestre  soupirait  un  vieil  air  allemand 

Dont  le  rhythme  naïf  nous  berçait  mollement; 

Son  cœur  battait,  ses  yçux  brillaient,  sa  main  captive 

Sur  la  mienne  déjà  s'appuyait  moins  craintive. 

La  valse  était  finie,  et  nous  valsions  toujours... 

0  première  jeunesse!  ô  premières  amours! 


AU    COIN    DU   FEU.  701 


11.  —  INTERIEUR. 


Le  salon  est  paisible.  Au  fond,  la  cheminée 
Flambe,  par  un  feu  clair  et  vif  illuminée. 
Au  dehors  le  vent  siffle,  et  la  pluie  aux  carreaux 
Ruisselle  avec  un  bruit  pareil  à  des  sanglots. 
Sous  son  abat-jour  vert,  la  lampe  qui  scintille 
Baigne  de  sa  clarté  la  table  de  famille; 
Un  vase  plein  de  fleurs  de  F  arrière-saison 
Exhale  un  parfum  vague  et  doux  comme  le  son 
D'un  vieil  air  que  fredonne  une  voix  affaiblie. 
Le  père  écrit.  La  mère,  active  et  recueillie, 
Couvre  un  grand  canevas  de  dessins  bigarrés. 
Et  l'on  voit  sous  ses  doigts  s'élargir  par  degrés 
Le  tissu  nuancé  de  laine  rouge  et  noire. 
Assise  au  piano,  sur  les  touches  d'ivoire 
La  jeune  fille  essaie  un  thème  préféré. 
Puis  se  retourne  et  rit.  Son  profil  éclairé 
Par  un  pâle  rayon  est  fier  et  sympathique. 
Et  si  pur  qu'on  croirait  voir  un  camée  antique. 
Elle  a  vingt  ans.  Le  feu  de  l'art  luit  dans  ses  yeux. 
Et  son  front  resplendit,  et  ses  cheveux  soyeux 
Tombent  en  bandeaux  bruns  jusque  sur  ses  épaules. 

Comme  un  vent  frais  qui  court  dans  les  branches  des  sauleâ, 

Ses  doigts,  sur  l'instrument  tout  à  l'heure  muet, 

Modulent  lentement  un  air  de  menuet. 

Un  doux  air  de  Don  Juan^  rêveuse  mélodie. 

Pleine  de  passion  et  de  mélancolie... 

Et  tandis  qu'elle  fait  soupirer  le  clavier, 

Le  père  pour  la  voir  laisse  plume  et  papier, 

Et  la  mère,  au  milieu  d'une  fleur  ébauchée. 

Quitte  l'aiguille  et  reste  immobile  et  penchée. 

Et  s' entre-regardant,  émus,  émerveillés. 

Ils  contemplent  tous  deux  avec  des  yeux  mouillés 

La  perle  de  l'écrin,  l'orgueil  de  la  famille, 

La  vie  et  la  gaîté  de  la  maison,  —  leur  fille. 


IV.  —  BLAHCHE. 


Nous  habitions  Marly,  le  plus  gai  des  villages, 
Plein  de  grands  souvenirs  et  de  frais  paysages. 
Son  père,  le  meilleur  vigneron  du  pays, 
Près  de  notre  maison  possédait  un  logis. 


702  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Je  vois  encor  la  cour  et  les  pavés  humides, 

Et  les  deux  espaliers  taillés  en  pyramides. 

Les  toits  étaient  bien  noirs  et  les  murs  étaient  vieux, 

Mais  Blanche  éclairait  tout  d'un  rayon  de  ses  yeux, 

Ses  yeux  bleus  si  vivans  qu'on  eût  dit  des  paroles! 

Son  visage  était  pâle,  au  bord  de  ses  épaules 

De  bruns  cheveux  bouclés  tombaient.  —  Dès  le  matin. 

Elle  venait  me  prendre,  et  vite  au  grand  jardin  I 

Oh!  les  bons  jeux  d'enfans,  les  folles  équipées!... 

Nous  faisions  des  palais  avec  des  fleurs  coupées 

Et  des  brins  de  pêcher,  qu'à  notre  désespoir 

Nous  retrouvions  fanés  dans  le  sable  le  soir. 

Souvent  nous  cheminions  le  long  des  plates-bandes, 

Pensifs  et  jalousant  les  abeilles  gourmandes 

Qui  butinaient  sans  peur  autour  des  chasselas, 

Beaux  grains  ambrés,  trop  hauts  pour  nos  tout  petits  bras; 

Mais  septembre  amenait  vendange  et  vendangeuses; 

Il  fallait  voir  alors  nos  mines  tapageuses, 

Lorsqu'on  nous  voiturait  sur  les  chariots  tremblans, 

Entre  deux  lourds  paniers  de  raisins  noirs  et  blancs... 

Au  sortir  de  la  messe,  un  matin  de  dimanche. 
Ma  mère  dit  :  —  Allons,  fais  tes  adieux  à  Blanche; 
Tu  ne  la  verras  plus;  nous  quittons  le  logis, 
Et  nous  nous  en  allons  dans  un  autre  pays. 
J'avais  le  cœur  bien  gros;  mais  faire  un  long  voyage, 
Voir  un  autre  pays,  c'était  conime  un  mirage, 
Comme  un  conte  de  fée,...  et  je  me  consolai. 
Bientôt  l'appartement  fut  vide  et  démeublé. 
A  l'heure  des  adieux,  dans  la  demeure  vide, 
Je  vis  Blanche  en  un  coin  regardant,  l'œil  humide, 
Les  apprêts  du  départ.  —  Ah  !  fit-elle  en  pleurant. 
Tu  t'en  vas!...  Je  lui  pris  la  main,  et  la  serrant  : 
—  Non,  non,  ne  pleure  pas!  lui  dis-je,  sois  tranquille, 
Lorsque  je  serai  grand,  je  quitterai  la  ville; 
Je  viendrai  travailler  avec  vos  vignerons. 
Nous  louerons  une  vigne,  et  nous  nous  marierons. 


Seize  ans  s'étaient  passés,  quand  un  matin  d'automne 

Je  revis  les  coteaux  où  Marly  s'échelonne. 

La  brise  déchira  les  voiles  du  brouillard, 

Et  le  pays  natal  parut  à  mon  regard. 

Les  oiseaux  des  vergers  chantaient  ma  bienvenue, 

Quand,  le  cœur  palpitant,  je  gravis  la  grand' rue 


AU    COIN    DU   FEU.  705 

Ainsi  qu'un  amoureux  au  premier  rendez-vous. 
Je  marchais,  m'enivrant  de  ce  charme  si  doux 
De  revoir  les  objets  et  de  tout  reconnaître, 
Là  ce  vieux  pan  de  mur,  ici  cette  fenêtre. 
Les  souvenirs  vibraient  en  moi-même,  et  leur  voix 
Semblait  le  son  lointain  d'un  cor  au  fond  des  bois. 
A  mes  yeux,  tout  à  coup  la  demeure  de  Blanche 
Montra  ses  murs  noircis  et  son  pignon  qui  penche. 
Je  frappai  doucement.  Pour  l'ami  revenu, 
La  grand'porte  s'ouvrit  avec  un  bruit  connu. 

—  Entrez!  dit  une  voix.  Et  dans  la  cour  humide, 
Dont  les  toits  encadraient  un  coin  d'azur  limpide, 
Je  vis  le  vigneron  taillant  des  échalas. 

—  Bonjour,  monsieur!...  Mais  non,  je  ne  me  trompe  pas. 
C'est  lui!  s'écria-t-il;  Blanche,  Blanche,  viens  vite, 
Viens  voir  un  revenant  qui  nous  fait  sa  visite  ! . . . 

Sur  le  seuil  éclairé  par  un  rayon  vermeil, 

Blanche  apparut  soudain,  rieuse,  en  plein  soleil, 

Blanche,  belle  à  souhait.  La  féconde  jeunesse 

De  son  enfance  avait  tenu  chaque  promesse. 

Le  frais  bouton  d'avril  s'était  épanoui. 

Et  de  sa  floraison  l'œil  était  ébloui. 

Ses  cheveux  noirs  ondes  et  roulés  en  torsade, 

Ses  yeux  bleus,  son  teint  mat,  ses  lèvres  de  grenade. 

Son  cou  blanc  et  son  sein  gonflé  de  purs  trésors. 

Tous  ces  charmes  formaient  de  si  parfaits  accords. 

Que  je  bénis  tout  bas  Dieu,  qui  créa  les  roses 

Et  qui  mit  dans  un  corps  tant  d'admirables  choses. 

Après  les  questions  et  les  étonnemens , 

Et  tous  les  souvenirs  de  nos  bonheurs  d'enfans. 

Elle  me  conduisit  dans  sa  petite  chambre, 

Qu'emplissait  de  clartés  le  soleil  de  septembre. 

Et  me  fit  raconter  mes  rêves,  mes  projets. 

Alors,  comme,  à  mon  tour,  moi  je  l'interrogeais  : 

—  Oh!  dit-elle,  pour  moi,  la  vie  est  radieuse. 

Tous  mes  vœux  sont  comblés,  et  je  suis  trop  heureuse!... 
Puis,  plus  bas,  rougissant  et  me  serrant  la  main  : 

—  J'aime  un  brave  garçon  que  j'épouse  demain. 

III. 

Le  lendemain  matin,  la  blanche  mariée, 
Par  le  gai  carillon  des  cloches  saluée. 
Arriva  dans  l'église  au  bras  de  son  époux, 
Un  robuste  jeune  homme,  à  l'air  pensif  et  doux. 


704  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Des  jasmins  odorans  brillaient  sons  ses  longs  voiles, 
Et  dans  ses  cheveux  noirs  on  eût  dit  des  étoiles. 
Sereine  et  recueillie,  elle  s'agenouilla; 
Au  travers  des  vitraux  le  soleil  scintilla. 
L'orgue  vibra,  l'encens,  ainsi  qu'une  auréole. 
Monta  dans  l'air  avec  la  divine  parole. 
Les  prières,  portant  à  Dieu  leurs  urnes  d'or. 
Bourdonnaient  sur  la  nef  et  prenaient  leur  essor. 
Jeunesse,  hymen,  amour,  riches  sources  de  vie, 
Tout  le  bourg  célébrait  votre  fête  bénie  ! 

Un  festin,  apprêté  sous  l'abri  du  pressoir. 

Unit  les  conviés  à  l'approche  du  soir. 

Et  quand  vint  le  moment  où  le  vin  vieux  abonde. 

Où  pommes  et  raisins  circulent  à  la  ronde. 

Chacun,  levant  son  verre  et  trinquant  de  son  mieux. 

Pour  les  époux  porta  son  toast  et  fit  ses  vœux. 

—  Que  puis-je  souhaiter  pour  rendre  encor  plus  douce 
La  route  où  vous  marchez  sur  les  fleurs  et  la  mousse  ?  — 
Dis-je  à  Blanche.  Un  sourire  éclaira  son  œil  bleu. 

Elle  resta  muette  et  réfléchit  un  peu. 
Puis  un  clair  vermillon,  pudeur  de  violette, 
Passa  sur  son  front  pur  :  —  Tout  ce  que  je  souhaite 
Encor,  murmura- t-elle,  eh  bien!...  c'est  un  enfant. 
Un  garçon  rose  et  frais,  bien  fort  et  bien  méchant! 

Dès  l'aube,  au  lendemain,  je  quittai  le  village 
Et  je  fis  mes  apprêts  pour  un  lointain  voyage. 
Elle,  pendant  ce  temps,  dans  un  cercle  d'amour 
Vivait,  chantait,  rêvait,  plus  belle  chaque  jour. 
Et  toujours  de  l'enfant  dans  son  rêve  occupée. 
Elle  préparait  tout  pour  la  chère  poupée  : 
Les  mignons  souliers  blancs,  les  langes,  le  berceau. 
Quand  avril  dans  les  champs  fleuronne,  ainsi  l'oiseau 
Vole  par  les  sentiers,  et  s'agite,  et  ramasse 
Le  fin  duvet  du  nid  dont  il  marqua  la  place. 

—  Il  s'appellera  Paul,  disait-elle,  je  veux 

Qu'il  ait  de  grands  yeux  bruns,  avec  de  blonds  cheveux. 

L'an  d'après,  j'accourus  au  village,  un  dimanche, 
Et  j'ouvris  la  grand'porte,  et  je  demandai  Blanche... 
Mais  le  père  vint  seul  ;  Blanche,  le  mois  d'avant. 
Était  morte  en  mettant  au  monde  son  enfant. 

"^^  ANDRÉ   TlIEURIET. 


LES 


CONSOLATIONS  RELIGIEUSES 

D'UNE   AME    PROTESTANTE 


[.  Les  Ilorizom  prochaim,  h  vol.  —  IT.  Les  Horizons  célestes,  i  vol.,  1859. 


Il  n'y  a  rien  ici-bas  qui  soit  supérieur  au  sentiment  religieux, 
quelle  que  soit  la  doctrine  qui  l'inspire,  large  ou  mesquine,  étroite  ou 
profonde,  et  quel  que  soit  le  cœur  qu'il  remplit,  audacieux  ou  timide, 
humble  ou  orgueilleux.  Ce  sentiment  a  des  vertus  de  toute  sorte; 
cependant  sa  plus  surprenante  qualité,  ce  n'est  pas  d'être  la  con- 
solation la  plus  efficace  qu'on  puisse  rencontrer  sur  cette  terre,  ni 
l'agent  moral  le  plus  actif  dans  le  labeur  de  la  vie,  mais  d'être  la 
seule  source  inépuisable  d'intelligence  et  de  sympathie  qui  puisse 
s'ouvrir  en  nous.  Dès  qu'une  âme  est  sincèrement  pénétrée  de  reli- 
gion, elle  est  apte  à  tout  comprendre  comme  à  tout  souffrir,  elle  est 
égale  aux  plus  grancjes  choses  aussi  bien  que  digne  des  plus  grandes 
douleurs.  Rien  ne  lui  reste  étranger  de  ce  qui  est  vraiment  humain: 
sans  s'abaisser,  elle  sait  découvrir  le  mérite  caché  des  œuvres  les 
plus  humbles;  sans  se  guinder,  elle  sait  se  mettre  au  niveau  des  plus 
élevées.  Elle  sait  tout  comprendre,  parce  qu'elle  sait  tout  aimer,  et 
en  tout  lieu  elle  est  chez  elle,  parce  qu'en  tout  lieu  elle  se  sent  la 
sœur  des  âmes  qui  l'entourent.  C'est  un  lieu-commun  mille  fois  ré- 
pété et  mille  fois  combattu,  que  la' vraie  religion  est  naturellement 
tolérante,  mais  un  lieu- commun  dont  personne  n'a  essayé  de  mon- 
trer la  profondeur.  Bon  nombre  de  croyans  nient  ce  lieu-commun, 

TOME   XXIV.  45 


706  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

parce  qu'ils  Font  vU  trop  souvent  employé  par  les  sceptiques  et  les 
malveillans;  aussi  est- il  devenu  dans  notre  siècle  l'axiome  favori 
des  indifférons,  qui  l'emploient  à  toute  occasion  pour  se  dispenser 
de  prendre  parti  dans  les  luttes  de  la  pensée.  11  n'exprime  trop  sou- 
vent, par  malheur,  qu'insouciance,  légèreté  intellectuelle,  incurie 
morale.  Et  cependant  comme  il  est  vrai  et  profond!  Oui,  la  vraie 
religion  est  naturellement  tolérante,  parce  qu'elle  place  l'âme  dans 
une  disposition  catholique,  c'est-à-dire  universelle,  paiçe  quelle 
la  rend  apte  à  tout  comprendre  et  à  tout  aimer.  Elle  fait  tomber  les 
bandeaux  qui  recouvraient  les  yeux  de  l'intelligence;  elle  supprime 
les  barrières  qui  séparaient  les  écoles,  détruit  les  inimitiés  qui  di- 
visaient les  différentes  races  d'hommes.  Il  lui  est  impossible  de 
haïr,  car  la  haine  est  inconnue  à  qui  peut  tout  comprendre. 

Mais  autant  le  sentiment  religieux  est  admirable,  autant  l'es- 
prit de  secte  me  semble  misérable  et  médiocre.  Je  ne  veux  pas  es- 
sayer de  dissimuler  que,  de  tous  les  êtres  humains  auxquels  je  dois 
donner  le  nom  de  frères,  le  sectaire  m'est  le  plus  antipathique, 
celui  qui  m' apparaît  sous  les  plus  sombres  couleurs  et  dans  la 
lumière  la  plus  offensante  pour  ma  vue.  C'est  mon  semblable,  je 
le  sais,  mais  certainement  c'est  mon  prochain  aussi  peu  que  pos- 
sible. Je  me  défie  instinctivement  du  sectaire,  et  je  suis  toujours 
disposé  à  lui  attribuer  les  projets  les  plus  noirs.  Comment  ne  pas 
se  défier  d'un  homme  qui  ne  sait  et  ne  veut  comprendre  que  lui- 
même,  et  dont  par  conséquent  l'âme  est  entachée  de  l'égoïsme  le 
plus  enraciné  qui  se  puisse  imaginer?  Autant  l'homme  religieux 
sait  aimer,  autant  le  sectaire  sait  haïr.  Sa  foi  n'est  que  violence. 
Vos  opinions  lui  apparaissent  comme  des  injures  adressées  à  son 
credOj  et  votre  individu  comme  un  ennemi  personnel.  11  est  plus 
entêté  que  Balaam,  plus  opiniâtre  que  les  Juifs  charnels,  toujours 
rétifs  sous  la  verge  vengeresse  de  Jéhovah.  On  ne  peut  lui  en 
vouloir  si  sa  main  semble  toujours  prête  à  saisir  un  poignard,  sa 
bouche  toujours  prête  à  s'ouvrir  pour  proférer  une  malédiction,  ou 
quelque  chose  de  pis,  car  sa  pauvre  ceiTolle  débile  ne  peut  suppor- 
ter le  poids  de  sa  doctrine,  qui  est  trop  fort  pour  elle.  Ce  fardeau 
moral  l'opprime,  l'écrase,  l'irrite,  et  le  pousse  à  chaque  instant  vers 
toutes  les  extrémités.  Le  sectaire  est  fort  dangereux,  mais  il  est  en- 
core plus  ennuyeux.  A  quelque  église  ou  à  quelque  école  qu'il  ap- 
partienne, il  n'a  que  certaines  phrases  à  son  service.  Quand  une  fois 
il  vous  a  dit  que  Luther  fut  un  moine  révolté  par  orgueil,  que  le 
protestantisme  est  la  source  de  tous  les  désordres  politiques,  ou 
que  l'église  romaine  est  la  Babylone  décrite  dans  l'Apocalypse,  il  a 
tout  dit,  et  il  ne  faut  pas  lui  en  demander  davantage,  sous  peine  de 
l'entendre  se  répéter.  11  y  a  un  autre  type  de  sectaire  moins  téné- 
breux, mais  aussi  désagréable  et  tout  aussi  dangereux  que  le  précé- 


CONSOLATIONS   RlELIGIEUSES    d'uNE    AME.  707 

dent,  c'est  le  convertisseur.  Celui-là  est  dangereux  à  son  insu,  sans 
songer  à  mal  et  sans  aucune  intention  de  nuire.  L'étrqitesse  de  l'esprit 
conduit  naturellement  à  la  témérité  des  jugemens.  Il  s'étonne  d'a- 
bord, et  puis  se  cabre  devant  toute  pensée  qui  lui  est  inconnue,  car 
après  l'utopiste  il  n'y  a  pas  d'homme  moins  accessible  à  la  vérité  que 
le  sectaire.  Tout  ce  qu'il  ne  comprend  pas  lui  paraît  hostile,  et  il  flé- 
trit de  l'épithète  d'immorales  les  opinions  auxquelles  il  n'a  jamais 
songé.  Gomme  il  ne  peut  se  figurer  qu'on  puisse  penser  autiement 
que  lui,  il  manque  de  discrétion  et  de  ce  respect  spirituel  que  l'âme 
doit  à  l'àme.  Grâce  à  ces  heureuses  dispositions,  il  ne  comprend  pas 
que  les  hommes  puissent  avoir  une  autre  vie  morale  que  la  sienne, 
une  autre  manière  de  sentir,  d'autres  vues  sur  la  nature  et  le  monde. 
Tous  ses  semblables  se  partagent  pour  lui  en  deux  catégories  :  les 
ennemis,  qui  sont  la  grande  majorité  faite  pour  l'éternelle  damna- 
tion, et  les  pécheurs,  qui,  n'étant  qu'égarés,  seraient  bons  à  conver- 
tir, et  qui  composent  pour  lui,  sinon  le  peuple  des  élus,  aa  moins 
le  peuple  des  éligibles.  G' est  pour  ces  derniers  qu'il  réserve  sa  cha- 
rité, à  laquelle  serait  souvent  préférable  la  haine  des  autres  hommes. 
11  insiste,  insiste  sans  se  décourager,  au  risque  d'être  importun;  il 
est  onctueux,  il  est  menaçant,  il  est  tendre,  et  toujours  indiscret. 
Il  brûle  du  plus  beau  zèle  pour  votre  salut  spirituel,  et  c'est  pour- 
quoi il  n'hésitera  jamais  à  vous  faire  souffrir  un  peu  et  même  beau- 
coup dans  votre  vie  temporelle.  Pour  vous  rendre  digne  d'entrer 
dans  le  royaume  des  cieux,  il  commencera  par  vous  couronner  d'é- 
pines de  ses  propres  mains,  car  il  n'y  a  qu'un  pas  de  l'indiscrétion 
à  la  persécution ,  et  rien  ne  conduit  à  la  méchanceté  comme  l'ab- 
sence de  tact.  Pesez  bien  vos  paroles  en  sa  présence,  car  Dieu  sait 
l'étrange  tournure  qu'elles  prendront  lorsqu'elles  auront  été  inter- 
prétées par  sa  triste  intelligence  !  Et  surtout  jamais  une  plaisanterie, 
car  il  s'en  ira  par  la  ville  racontant  que  vous  êtes  possédé,  et  que 
Satan  s'exprime  par  votre  bouche.  0  amis  inconnus,  puisse  Dieu 
détourner  de  votre  sentier  la  rencontre  de  tels  êtres!  Et  vous,  en- 
nemis connus,  je  souhaite  pour  toute  vengeance  que  vous  ayez  un 
jour  à  vous  débattre  entre  un  utopiste  et  un  sectaire.  Ge  jour-là, 
vous  me  direz  si  la  vie  vous  paraît  douce. 

Je  regrette  vivement  que  ce  portrait  déplaisant  se  trouve  placé 
comme  préface  en  tête  des  pages  où  je  voudrais  exprimer  ma  sym- 
pathie pour  un  talent  féminin  qui  est  aussi  plein  de  charité  que 
d'ardeur,  et  je  demande  bien  pardon  de  cette  quasi-impolitesse  à 
l'auteur  des  Horizons  prochains  j  mais  l'auteur  comprendra  assu- 
rément que  certaines  choses  doivent  être  dites,  qu'on  les  dit  comme 
on  peut,  quand  on  peut,  et  que  toutes  les  occasions  sont  bonnes. 
Qui  n'a  remarqué  d'ailleurs  mille  fois  que  les  livres  produisent  sur 
nous  justement  l'impression  contraire  à  celle*  que  se  proposait  l'au- 


708  REYDE    DES    DEUX   MONDES. 

teur,  et  qu'ils  nous  jettent  dans  des  rêveries  tout  à  fait  différentes 
de  celles  qu'ils  voulaient  nous  inspirer?  C'est  ainsi,  —  encore  une 
fois  pardon,  madame,  —  qu'en  lisant  ces  petits  livres  où  se  révèlent 
une  âme  si  chrétienne  et  un  cœur  si  vaillant,  j'ai  pensé  invincible- 
ment, —  l'imagination  aime  les  contrastes,  —  à  VOnuphre  de  La 
Bruyère.  Vous  connaissez  Onuphre,  un  tartufe  diminué,  un  hypo- 
crite à  l'état  d'essai,  une  larve  de  cuistre  encore  enveloppée  dans  sa 
chrysalide,  mais  qui,  le  diable  aidant,  en  sortira  papillon  sinistre, 
fulgore  porte-éteignoir. 

Laissons  ce  triste  personnage  et  passons.  Je  né  demande  qu'à  ou- 
blier tout  ce  qui  précède,  et  je  ne  veux  en  rien  î-etenir.  Mon  inten- 
tion n'est  pas  de  faire  la  guerre  aux  sectaires,  parmi  lesquels  il  est 
tant  de  vertus  solides  et  d'opiniâtres  convictions,  et  je  ne  voudrais 
pas  qu'aucun  de  ceux  qui  méritent  le  respect  de  tous  pût  se  mé- 
prendre sur  la  valeur  de  mes  paroles.  Ils  ne  s'y  tromperont  pas,  je 
l'espère,  et  ils  en  comprendront  aisément  le  sens  véritable.  Tou- 
tefois, même  à  ceux-là  dont  j'honore  le  caractère  et  dont  j'ad- 
mire le  talent,  même  à  ceux  venus  de  points  si  divers,  sortis  de 
rangs  si  opposés,  qui,  par  leur  sympathie  avouée  ou  secrète,  nous 
imposent  le  doux  fardeau  d'une  étej*nelle  reconnaissance,  je  dois 
cette  confession,  que  l'esprit  de  secte  est  de  toutes  les  choses  du 
monde  de  l'intelligence  celle  qui  est  le  plus  antipathique  à  ma  na- 
ture. L'esprit  de  secte  me  semble  conduire  aux  mêmes  résultats 
moraux  que  le  scepticisme  à  outrance.  Quoiqu'il  soit  fort  de  ses 
doctrines  bien  arrêtées,  qu'il  se  glorifie  de  son  credo  inébi'anlable, 
auquel  rien  ne  peut  être  changé,  il  est  cependant  un  esprit  de  né- 
gation et  d'exclusion.  Il  glace  la  charité,  paralyse  la  sympathie, 
resserre  l'intelligence,  même  chez  les  meilleurs  et  les  plus  élo- 
quens.  Il  peut  bien  inspirer  le  dévouement  à  une  cause  déterminée, 
à  des  intérêts  de  second  ordre,  mais  non  le  dévouement  à  une  cause 
supérieure  et  à  des  intérêts  généraux.  Il  aime  à  placer  la  petite 
patrie  au-dessus  de  la  grande,  à  faire  tenir  toute  l'humanité  dans 
quelque  étroite  chapelle,  et  ce  qu'il  y  a  de  pis,  c'est  que  la  puissance 
d'action  de  l'esprit  de  secte,  loin  d'augmenter  par  ce  resserrement 
de  toutes  les  facultés  et  cette  exclusion  violente  de  toutes  les  opi- 
nions opposées  à  la  sienne,  en  est  au  contraire  diminuée.  Le  sec- 
taire, quelque  éminent  que  soit  son  mérite,  ne  convertit  jamais  que 
ses  propres  coreligionnaires.  L'éloquent  M.  Spurgeon,  pour  prendre 
un  exemple  contemporain,  pourra  bien  traîner  après  lui  des  foules 
innombrables,  mais  il  est  probable  que  les  curieux  et  les  amateurs 
de  l'éloquence  composeront  toujours  la  i)lus  grande  partie  de  ces 
foules,  et  qu'il  ne  convertira  jamais  à  ses  doctrines  de  prédestina- 
tion que  les  fidèles  qui  y  croient  déjà.  Dès  qu'un  homme  a  perdu  sa 
liberté,  disaient  les  anciens,  il  a  perdu  la  moitié  tie  sa  valeur.  Il 


CONSOLATIONS    RELIGIEUSES    d'uNE    AME.  709 

en  est  de  même  de  l'âme  :  dès  qu'une  doctrine  l'a  mise  aux  fers, 
dès  qu'elle  lui  impose  un  langage  de  secte,  elle  lui  a  fait  perdre  la 
puissance  de  toucher  les  autres  âmes.  Le  sectaire  n'est  jamais  dés- 
intéressé, et  dans  les  choses  spirituelles  comme  dans  les  choses 
temporelles  le  désintéressement  est  la  vertu  suprême  qui  enlève 
tous  les  cœurs  et  abat  les  résistances  opiniâtres  des  volontés. 

Si  nous  avions  trouvé  dans  les  écrits  récens  de  M"'^  de  Gasparin^ 
—  nous  ne  croyons  commettre  aucune  indiscrétion  en  la  nommant,  — 
une  empreinte  trop  marquée  de  l'esprit  de  secte^  quelles  que  soient 
nos  sympathies  pour  cette  noble  forme  du  christianisme  qui  porte  le 
nom  de  protestantisme,  nous  nous  serions  dispensé  d'en  entretenir 
le  public.  Pour  dire  toute  la  vérité,  nous  avons  craint  de  la  rencon- 
trer, et  nous  avons  hésité  longtemps  avant  d'ouvrir  ces  livres.  Nous 
redoutions  des  doctrines  absolues,  une  ardeur  trop  exclusive,  une 
sympathie  plus  genevoise  qu'humaine.  Nous  étions  plongé  dans  la 
plus  injuste  des  erreurs  (1).  Le  protestantisme  se  retrouve  dans  ces 
livres  ;  mais  il  y  est  semblable  à  ces  marques  légères  si  bien  nom- 
mées grains  de  beauté,  qui  ne  servent  en  effet  qu'à  mieux  faire 
ressortir  les  charmes  d'un  beau  visage,  et  qui  en  sont  quelquefois 
l'attrait  original.  Rien  qui  fasse  un  instant  penser  qu'il  y  a  parmi  les 
hommes  des  opinions  irréconciliables,  des  dissidences  et  des  haines, 
rien  qui  vous  donne  envie  de  mesurer  l'intervalle  qui  sépare  l'église 
réformée  de  l'église  de  Rome.  Dieu  et  la  nature  remplissent  seuls  ces 
livres  écrits  dans  la  solitude  et  la  paix.  Je  cherche  l'emblème  qui 
leur  convient  et  qui  pourrait  leur  servir  de  frontispice,  et  je  n'en 
trouve  qu'un  seul  :  une  Rible  ouverte  sous  un  chêne,  sur  un  banc  de 
mousse,  et  dont  les  vents  du  soir  tournent  les  feuillets.  Regardez 
bien  l'endroit  où  le  saint  livre  est  entr'ouvert;  il  y  a  fort  à  parier 
que  vous  ne  tomberez  pas  sur  les  pages  qui  racontent  comment 
furent  massacrés  ceux  qui  prononçaient  incorrectement  le  fameux 
mot  shibbolethy  ou  quelle  vengeance  les  enfans  de  Lévi  tirèrent  de 
leurs  ennemis,  ou  comment  les  prophètes  appelèrent  la  justice  de 
Dieu  sur  les  rois  impies  d'Israël.  Non,  le  livre  est  probablement  ou- 
vert à  l'endroit  où  est  raconté  quelle  fut  la  tendresse  de  Ruth  pour 
Noémi,  et  comment  cette  tendresse  fut  récompensée  par  Rooz,  quelle 
fut  la  patience  de  Job,  ou  mieux  encore  quelles  consolations  le 
Christ  prodigua  à  la  Samaritaine.  M™*  de  Gasparin,  comme  tous  ses 
coreligionnaires,  lit  la  Bible,  qu'elle  regarde  comme  la  parole  même 
de  l'Eternel;  mais  avec  une  pieuse  hardiesse  qui  sied  bien  à  une 
âme  féminine,  elle  se  donne  le  droit  de  choisir  parmi  les  promesses 

(1)  C'est  par  un  article  charmant  de  M.  Laboulaye,  publié  dans  le  Journal  des  Débats 
d'avril  1859,  que  cette  erreur  a  été  dissipée.  Nous  avons  été  plusieurs  mois  encore 
avant  de  comprendre  le  sens  profond  de  cet  article  attristé,  qui  commence  par  le  sonnet 
«l«  Wordsworth  :  la  Rêverie  de  la  pauvre  Suzanne. 


710  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

de  Dieu  :  elle  s'attache  de  préférence  à  celles  qui  parlent  de  man- 
suétude, de  clémence,  de  pardon,  et  elle  feint  de  ne  pas  entendre 
celles  qui  parlent  de  justice,  de  rémunération  stricte  et  implacable, 
de  vengeances  poursuivies  jusqu'à  la  dixième  génération.  Jamais 
puritaine  n'a  plus  pensé  au  salut  et  moins  pensé  à  la  damnation. 
M"*  de  Gasparin  n'a  pas  peur  de  Dieu,  et  c'est  là  une  des  originali- 
tés de  son  zèle  religieux.  La  crainte  de  Dieu  n'est  pas  une  vaine  mé- 
taphore dans  le  calvinisme  ;  cette  expression  enveloppe  un  dogme, 
et  un  dogme  terrible.  La  manière  d'aimer  Dieu  de  l'ancien  puritain 
était  réellement  la  terreur;  il  se  sentait  courbé  sous  cette  main  invi- 
sible qui  pouvait,  au  gré  des  décrets  mystérieux  de  sa  justice,  le 
sauver  ou  le  briser  sans  qu'il  eût  le  droit  de  proférer  une  plainte. 
Il  n'en  est  pas  ainsi  avec  l'auteur  des  Horizons  prochains.  Il  con- 
•temple  la  vie  d'un  œil  serein,  lève  vers  le  ciel  un  regard  assuré, 
quoique  plein  de  prières,  et  sur  sa  physionomie  à  la  fois  sévère  et 
souriante  on  lit  distinctement  ces  consolantes  paroles  :  a  N'ayez  pas 
peur  de  Dieu.  » 

(c  II  n'y  a  rien  ici  pour  les  utilitaires,  rien  pour  ceux  qu'on  ap- 
pelle réalistes,  rien  pour  les  amans  du  drame,  rien  pour  les  fins 
connaisseurs,  rien,  je  crois  en  vérité,  que  pour  moi  et  mes  pareils, 
songeurs,  vivant  de  peu,  qu'un  gros  poème  épouvante,  et  qu'une 
corolle  entrouverte,  qu'un  bourdon  en  fête,  qu'une  agreste  sil- 
houette jettent  en  des  rêves  infinis.  »  Nous  n'acceptons  qu'avec  ré- 
serve ce  jugement  modeste  de  l'auteur  sur  ses  propres  écrits.  M"*  de 
Gasparin  se  trompe,  et  les  fins  connaisseurs,  c'est-à-dire  ceux  qui 
savent  distinguer  la  vraie  littérature  de  la  fausse,  et  qui  préfèrent 
avant  toutes  autres  les  œuvres  qui,  à  un  degré  quelconque,  portent 
la  marque  de  la  naïveté^  la  liront  avec  intérêt  et  plaisir.  Tous  les 
artifices  de  l'arrangeur  habile,  toutes  les  ruses  de  la  rhétorique  sa- 
vante, ne  valent  pas,  pour  le  vrai  connaisseur  en  littérature,  un  peu 
de  naïveté.  Dès  que  cette  qualité  se  montre  dans  une  œuvre,  on 
pardonne  aisément  à  l'auteur  ses  défauts,  ses  incohérences,  ses  dé- 
faillances. C'est  ce  qui  nous  est  arrivé  avec  M*""  de  Gasparin.  Ses 
livres  nous  ont  donné  en  quelque  sorte  un  spectacle  curieux  et  atta- 
chant que  bien  des  livres  mieux  ordonnés,  mieux  composés,  estimés 
à  un  prix  supérieur,  ne  nous  ont  pas  donné,  et  ne  pouvaient  pas 
nous  donner  :  le  spectacle  d'une  âme  en  mouvement.  Quoique  mys- 
tique et  prompte  à  la  prière,  cette  âme  n'est  cependant  pas  médita- 
tive, ni  même  recueillie;  active,  zélée,  pieusement  orageuse,  elle 
invente,  à  mesure  qu'elle  parle,  ses  expressions,  ses  pensées  et  ses 
sentimens.  Sa  religion  est  moins  une  doctrine  qu'un  instinct;  elle 
lui  obéit  comme  l'oiseau  obéit  à  l'instinct  du  chant,  et  la  fourmi  à 
l'instinct  du  travail.  Elle  a  la  vaillance  des  petits  êtres  ailés  qu'une 
goutte  d'eau  semblerait  pouvoir  noyer,  et  qui  s'agitent  infatigables 


CONSOLATIONS    RELIGIEUSES    d'uNE    AME.  711 

jusqu'aux  lueurs  avancées  du  soir,  bien  après  le  crépuscule,  et  tant 
qu'il  reste  un  rayon  de  lumière.  Elle  remue  sous  la  pensée  de  Dieu 
comme  les  insectes  dans  la  lumière,  avec  une  reconnaissante  allé- 
gresse. Volontiers  rêveuse,  sa  rêverie  est  mobile,  pratique  en  quel- 
que sorte,  nullement  contemplative  :  elle  cherche  dans  la  nature 
non  de  stériles  extases,  mais  des  baumes  médicinaux.  Abeille  pro- 
testante, —  toutes  les  belles  âmes  protestantes  tiennent  un  peu  de 
l'abeille,  —  elle  butine,  sur  toutes  les  fleurs  où  elle  se  pose,  le  miel 
de  la  consolation...  A  une  pareille  âme,  toujours  en  mouvement 
et  jamais  en  repos,  certaines  qualités  littéraires  doivent  nécessai- 
rement manquer,  et  en  vérité  nous  sommes  loin  de  le  regretter, 
car  ces  qualités,  après  tout,  lui  sont  aussi  inutiles  que  la  connais- 
sance des  mathématiques  à  un  honnête  ouvrier,  ou  la  beauté  à  une 
sœur  de  charité.  M°'^  de  Gasparin  n'est  donc  pas  artiste,  ni  même 
poète  dans  le  sens  qu'on  attache  généralement  à  ces  mots.  Ses  con- 
ceptions ne  sont  ni  fortes  ni  dramatiques;  la  déduction  de  ses  idées 
n'est  ni  ferme  ni  logique.  Elle  laisse  la  description  usurper  la  place 
de  l'action  et  l'homme  disparaître  sous  le  paysage.  Elle  rêve,  s'at- 
tarde, et  soudain  précipite  son  récit,  comme  si  elle  avait  hâte  d'en 
finir.  M™*  de  Gasparin  est  cependant  artiste  à  sa  manière,  artiste 
non  dans  la  composition,  mais  dans  l'expression.  Elle  a  ces  bon- 
heurs de  langage,  ces  rencontres  de  mots  h©iu*eux  des  natures 
prime-sautières  et  naïves;  elle  trouve  spontanément,  pour  rendre 
ses  joies,  ses  extases,  ses  souffrances,  des  expressions  vives,  fortes, 
qui  sont  comme  des  créations  instantanées  de  l'âme.  Montaigne,  ce 
grand  inventeur  de  mots  vivans,  n'aurait  pas  désavoué  cette  pa- 
role :  «  Les  idées,  ce  train  de  guerre  qui  remue  en  nous,  )>  Le  pré- 
dicateur le  plus  éloquent  ne  dédaignerait  pas  cette  belle  épithète 
que  l'auteur  apphque  à  l'action  de  l'Esprit  saint  :  «  L'action  royale 
de  l'Esprit  saint.  »  Ceux  qui  ont  lu  la  Bible  autrement  qu'avec  des 
yeux  de  critique  et  d'historien,  ceux  qui  ont  cherché  dans  ses  pages 
des  consolations  et  le  ravivcment  de  leur  foi  défaillante ,  compren- 
dront seuls,  je  le  crains,  mais  comprendront  certainement  la  gran- 
deur réelle  de  cette  ligne  :  «  Un  seul  livre  peut  nous  révéler  les  se- 
crets de  Dieu.  //  a  des  mystères^  il  a  des  silences ^  il  ne  ment  pas,  » 
L'auteur  a  par  milliers  de  telles  expressions. 

Les  sentimens  exprimés  dans  ses  livres  sont  presque  toujours 
profonds  et  portent  la  marque  indélébile  de  la  foi  protestante.  On 
ne  saurait  rien  de  l'auteur,  qu'à  la  seule  rencontre  de  ces  sentimens, 
on  devinerait  quelle  est  sa  demeure  dans  la  cité  éternelle.  On  y  re- 
connaît une  âme  impitoyable  pour  elle-même,  habituée  à  porter 
sur  elle-même  un  regard  inexorable,  qui  connaît  ses  moindres  re- 
plis, qui  sait  lutter  en  silence,  souffrir  solitaire,  qui  est  à  elle-même 
son  confesseur  et  son  médecin.  Avec  cette  pudeur  effarouchée  qui 


% 


712  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

repousse  les  sympathies  trop  directes  et  les  condamne  comme  un 
tendre  espionnage ,  elle  a  souffert  seule  et  cicatrisé  seule  ses  bles- 
sures. Aussi  connaît-elle  les  secrets  les  plus  douloureux  de  la  vie, 
et  peut-elle  dire  avec  vérité  :  «  J'ai  aimé,  j'aime;  j'ai  souffert,  je 
souffrirai.  Bien  des  objets  de  ma  tendresse  ont  passé  derrière  le 
voile.  J'ai  vu  descendre  autour  de  moi  cette  nuit  peuplée  de  fan- 
tômes qui  s'abat  sur  l'âme  en  deuil.  Les  remords  trop  tard  venus, 
les  appels  désolés  dans  un  inexorable  silence,  les  détresses,  les 
doutes,  la  révolte  elle-même  et  eet  abattement  pire  que  la  ihort^  fat 
tout  savouré.  »  Ce  sont  là  des  confessions  que  peuvent  seules  faire 
les  âmes  fières  qui  n'ont  eu  qu'elles  pour  appui  et  n'ont  cherché 
d'appui  qu'en  elles,  et  que  ne  peuvent  faire  ces  âmes  heureuses 
dans  leur  faiblesse,  auxquelles  tout  tronc  est  bon  comme  le  lierre 
pour  vivre  et  grandir  !  Aussi  ces  aveux  sont-ils  parfois  navrans  et 
remplis  d'une  amertume  qui  nous  gagne  le  cœur.  Écoutez.  Je  prends 
au  hasard  entre  tant  d'autres  une  de  ces  pages  douloureuses  où  les 
misères  de  notre  nature  sont  étalées  non  avec  la  complaisance  de 
l'analyste  mondain,  mais  avec  la  sévérité  attristée  d'une  âme  reli- 
gieuse indignée  contre  elle-même,  indignée  de  ne  pouvoir  souffrir 
encore  plus  qu'elle  ne  souffre,  de  ne  pouvoir  aimer  encore  plus  qu'elle 
n'aime.  «  Nous  sommes  plus  vivaces  que  l'hydre  aux  cent  têtes; 
coupez,  coupez,  allattez  ici,  abattez  là,  jonchez  le  sol  de  nos  mem- 
bres, ne  laissez  qu'un  tronçon  sanglant;  il  se  tordra,  puis  il  séchera 
ses  plaies,  puis  il  se  glissera  en  quelque  frais  sentier,  sous  les 
feuilles,  parmi  l'herbe;  il  trouvera  quelque  retraite  ombreuse,  et  il 
vivra.  Yoilà  le  pire  état,  s'avouer  à  soi-même  qu'on  peut  être  mu- 
tilé et  vivre,  que  telle  séparation  peut  s'opérer  et  la  blessure  se 
fermer,  que  la  foudre  peut  éclater  et  le  ciel  redevenir  serein,  que, 
le  cœur  arraché,  on  marchera  pourtant,  on  marchera  sans  y  trou- 
ver trop  de  peine;  qu'à  défaut  de  la  vie  toute  pénétrée  d*amour,  on 
se  créera  une  petite  existence  tranquille,  où  dominera  l'intelHgence, 
la  matière,  selon  l'individu,  et  qu'il  viendra  un  jour  où  de  bonne  foi 
l'on  confessera  qu'après  l'orage  on  se  porte  mieux  qu'avant,  que 
seul  à  voyager  on  va  plus  à  l'aise,  un  jour  où  l'égoïsme,  l'horrible 
égoïsme  s'assiéra  vainqueur  sur  les  ruines  de  tout  un  passé.  Là  est 
la  suprême  infortune  :  se  retrouver  au  bout,  seul,  vis-à-vis  de  soi, 
et  s'avouer  qu'on  est  à  soi-même  son  univers!  Là  prend  le  dégoût 
mortel  y  là  le  souverain  mépris,  »  Qu'en  pensez-vous?  Ce  n'est  point 
là  le  ton  d'une  âme  vulgaire.  Cette  même  note  résonne  infatiga- 
blement dans  les  deux  petits  volumes;  elle  est  comme  la  basse  fon- 
damentale de  la  musique  plaintive  qui  les  remplit.  C'est  un  des 
sentimens  les  plus  profonds,  les  plus  poétiques  de  l'âme ^  et  que 
connaissent  seuls  les  privilégiés  de  la  souffrance;  ceux-là,  loin  de 
»e  croire  payés  d'ingratitude,- ne  croient  jamais  assez  donner;  ils  se 


CONSOLATIONS    RELIGIEUSES   d'uNE    AME.  713 

reprochent,  non  de  trop  aimer,  mais  de  ne  pas  aimer  davantage; 
ils  s'indignent  de  guérir,  et  se  méprisent  en  proportion  de  la  santé 
qui  leur  est  revenue. 

Les  descriptions  de  la  nature  font  un  parfait  et  aimable  contraste 
avec  ces  sentimens  douloureux  :  dans  l'âme,  tout  est  deuil;  au  de- 
hors, tout  est  fête.  Les  paysages  sont  la  partie  tout  à  fait  excellente 
de  ces  livres  ;  ils  ne  servent  pas  seulement  de  cadre  aux  simples 
histoires  que  raconte  l'auteur,  ils  ne  lui  servent  pas  seulement  de 
temple  et  de  sanctuaire,  ils  remplissent  encore  en  quelque  sorte  le 
rôle  du  chœur  antique;  ils  encouragent,  ils  exhortent,  ils  consolent 
et  amusent.  Ce  ne  sont  point  des  paysages  multicolores,  ils  ont  la 
teinte  uniforme  des  lieux  où  écrit  l'auteur,  des  montagnes  et  des  bois. 
Le  vert  y  domine  sur  toutes  les  autres  couleurs.  Quels  que  soient 
les  objets  que  décrit  M™''  de  Gasparin,  ses  descriptions  laissent  tou- 
jours dans  l'imagination  du  lecteur  l'idée  de  cette  noble  couleur. 
Ceux  qui  connaissent  les  mystérieux  rapports  qui  existent  entre  les 
choses  matérielles  et  les  choses  intellectuelles,  ceux  qui  comprennent 
le  langage  magique  que  parlent  les  choses  d'ici-bas  ne  s'en  étonne- 
ront pas,  et  ici  je  demande  la  permission 'de  glisser  une  opinion  qui 
pourra  paraître  à  plusieurs  une  opinion  de  fantaisie,  en  demandant 
pardon  d'avance  pour  sa  bizarrerie.  Le  vert  est  essentiellement  la 
couleur  protestante,  comme  le  bleu  est  la  couleur  catholique  (1).  Le 
vert  est  le  symbole  à  la  fois  austère  et  charmant  de  l'indomptable 
espérance  et  du  bonheur  sérieux ,  comme  le  bleu  est  la  couleur  de 
la  candeur  confiante  et  du  bonheur  instinctif.  Ce  n'est  que  tard  dans 
la  vie,  sur  le  soir  de  la  jeunesse,  que  nous  sentons  la  consolante 
beauté  de  la  couleur  verte.  L'adolescent  ne  la  comprend  pas,  et  son 
regard  se  porte  de  préférence  vers  les  loir^tains  horizons  bleus  pour 
y  découvrir  les  étoiles  d'or;  «mais  plus  tard,  quand  les  brou^lards 
et  les  brumes  commencent  à  fermer  les  horizons,  que  les  lointains 
deviennent  pâles,  alors  les  yeux  fatigués,  endoloris  d'avoir  trop 
cherché  la  lumière,  aiment  à  se  reposer  sur  cette  belle  couleur, 
grave  et  souriante,  qui,  dans  son  langage  expressif,  vous  cor^seille 
l'égalité  d'âme,  la  sérénité  et  l'espérance.  La  poésie  qu'elle  ex- 
prime n'a  pas  de  splendeurs  infinies,  mais  elle  n'a  pas  non  plus  de 
résignation  trop  humble..  Ce  n'est  pas  la  couleur  des  hôtes  célestes 
ni  celle  de  ces  êtres  qui  sont  tout  près  du  ciel,  mais  celle  des  pèle- 
rins de  la  terre  déjà  éprouvés  par  la  vie. 

(1)  Le  vert  n'est  pas  la  seule  couleur  du  protestantisme ,  ni  le  bleu  la  seule  couleur 
du  catholicisme.  Ce  sont  là  les  couleurs  de  leurs  belles  vertus  ;  mais  leurs  vices  aussi 
ont  leurs  couleurs  symboliques.  Le  protestantisme  a  le  gris,  symbole  de  pédantisme, 
d'ennui,  de  froideur  gliciale,  et  le  cath.Ji.  isme  a  le  woîV,  emblème  d'hypocrisie,  de 
violence  sourde  et  sinistre,  de  méchanceté  gratuite. 


714  REVUE    DES    DEUX    MOÎ^^DES. 

Les  titres  des  deux  livres  sont  très  bien  trouvés,  et  expriment 
excellemment  la  pensée  de  l'auteur  :  les  Horizons  prochains^  les 
Horizons  célestes.  Les  horizons  prochains!  vous  savez,  c'est  tout  ce 
qui  trompe,  tout  ce  qui  fuit  et  échappe,  les  espérances  brisées,  les 
coups  de  vent  soudains,  la  maladie,  la  mort.  Pour  peu  que  vous 
ayez  vécu  à  la  campagne,  vous  l'avez  éprouvée  mille  fois,  cette  dé- 
ception des  horizons  prochains.  Là-bas,  devant  vous,  tout  près  de 
vous,  quel  charmant  paysage  s'étend  sur  cette  extrême  ligne  bleue 
que  votre  regard  ne  peut  dépasser!  C'est  sans  doute  un  pays  fée- 
rique; tout  y  est  étincelant  de  pourpre  et  d'or.  Une  longue  traînée 
de  lumière  transfigure  tous  les  objets.  Les  arbres  ont  des  formes 
sveltes  qui  font  songer  aux  palmiers  d'Orient,  les  nuages  semblent 
toucher  le  sol;  c'est  sans  doute  le  point  où  la  terre  se  réunit  au 
ciel.  Et  ces  êtres  mystérieux  qui  passent,  quel  but  les  agite,  et  quel 
voyage  mystique  sont-ils  en  train  d'accomplir?  Vous  marchez,  vous 
marchez;  mais,  hélas!  l'horizon  recule  devant  vous.  Cette  région 
enchantée,  c'est  le  vieux  guéret  stérile  bien  connu,  c'est  la  vieille 
bruyère  solitaire  où  si  souvent  vous  avez  rêvé;  l'arbre  d'Orient  n'est 
qu'un  châtaignier  vulgaire,  et  vos  voyageurs  mystérieux  se  révèlent 
sous  les  formes  très  prosaïques  de  trois  ou  quatre  individus  à  mine 
suspecte.  Les  Horizons  célestes  au  contraire,  c'est  tout  ce  qui  reste 
et  qui  dure,  les  promesses  éternelles,  les  permanentes  espérances, 
les  assurances  certaines.  Deux  pensées  remplissent  ce  dernier  livre, 
la  pensée  de  la  mort  et  la  pensée  de  la  vie  future.  L'homme  traîne  sa 
vie  d'espérance  en  espérance  :  vaincus,  blessés,  nous  marchons  encore 
et  refusons  de  nous  croire  brisés;  mais  la  mort  met  irréparablement 
fm  à  cette  série  de  déceptions  que  nous  aimons  à  nommer  du  beau 
nom  d'espérances.  Le  sage  stoïcien  voit  dans  la  mort  un  bienfait, 
puisgu'elle  est  la  fin  de  tous  les  maux;  mais  l'humanité,  qui  n*est 
composée  ni  de  sages,  ni  de  stoïciens,  la  regarde  comme  la  suprême 
malédiction  qui  pèse  sur,  elle.  La  mort  assombrit  chaque  jour  la 
pensée  des  vivans;  cependant  la  première  heure  d'étonnement  et 
d'ell^'oi  passée,  le  cœur  se  sent  rempli  d'une  force  invincible  et  se 
prend  à  espérer  même  contre  la  destruction,  même  contre  le  néant. 
Est-il  possible  que  nous  ne  retrouvions  jamais  les  chers  êtres  que 
nous  avons  aimés?  Est-il  possible  que  notre  douleur  soit  payée  d'in- 
gratitude, que  les  lois  implacables  d'un  otdre  aveugle  et  tout-puis- 
sant récompensent  par  l'oubli  nos  vaines  souffrances?  Est-il  possible 
que,  tandis  que  nous  sentons  en  nous  notre  douleur- vivante,  l'objet 
qui  la  cause  ne  soit  que  néant?  Non,  l'âme  proteste.  Sa  force  lui  est 
un  témoignage  de  son  immortalité;  elle  ne  se  sent  lasse  ni  d'aimer, 
ni  de  souffrir;  pourquoi  donc  accepterait-elle  cette  récompense  du 
néant  qu  elle  ne  sollicite  pas?  Que  le  corps  fatigué  accepte,  s'il  le 


CONSOLATIONS    RELIGIEUSES    d'uNE    AME.  '  715 

veut  le  repos,  de  la  tombe;  quant  à  l'âme,  elle  refuse  de  le  partager. 
L'éternité  lui  appartient,  puisqu'elle  se  sent  des  forces  éternelles. 

Ce  n'est  pas  M"'*  de  Gasparin  qui  acceptera  jamais  cette  morne  con- 
solation de  l'éternel  néant.  Non-seulement  elle  veut  vivre  encore 
après  le  tombeau,  mais  vivre  en  quelque  sorte  comme  elle  a  vécu. 
Ce  n'est  pas  elle  qui  se  plaindra  d'avoir  soiilfert  et  aimé;  volontiers 
elle  demande  d'aimer  et  de  souffrir  encore  pendant  toute  l'éternité. 
Elle  veut  retrouver  dans  l'azur  du  paradis  les  êtres  qu'elle  a  chéris 
et  perdus,  et  elle  veut  mettre  tout  son  bonheur  à  les  chérir  pour 
toujours,  sans  avoir  jamais  plus  la  crainte  de  les  perdre.  Rien  n'est 
plus  charmant  ni  plus  hardi  que  sa  théorie  féminine  sur  les  joies 
célestes  et  le  paradis  qu'elle  espère.  A  la  bonne  heure!  elle  regarde 
en  face  le  paradis  de  Dante,  et  elle  l'appelle  sans  hésiter  le  paradis 
qui  fait  peur.  Elle  déclare  audacieusement  qu'elle  ne  veut  à  aucun 
prix  du  morne  bonheur  qu'il  promet  et  de  la  monotone  béatitude 
des  «  cohortes  bienheureuses  tournant  en  orbes  immenses  dans  ce 
carrousel  à  remplir  les  cieux,  lancé  par  la  main  qui  jeta  les  mondes 
dans  l'éther,  tout  rayonnant  d'étoiles  qu'il  entraîne  en  sa  rotation 
effrénée.  »  Elle  frémit  à  la  pensée  que,  pour  récompense,  elle  pour- 
rait entrer  comme  parcelle  infinitésimale  dans  l'agglomération  des 
âmes  qui  forment  les  figures  symboliques  :  l'échelle,  la  croix,  l'ai- 
gle. ((  Les  mieux  partagés  figurent  les  yeux  de  l'oiseau  impérial, 
prunelles  scintillantes  où  Trajan  jette  ses  rayons  à  côté  de  Constan- 
tin le  Grand  et  d'Ezéchias.  Dans  la  sphère  transcendante,  les  âmes 
immobiles,  rangées,  j'allais  dire  piquées  sur  les  gradins  de  l'am- 
phithéâtre, siègent  noyées  dans  la  lumière.  Au  centre.  Dieu,  trois 
cercles  de  dimension  égale  :  le  Père,  le  Fils,  le  Saint-Esprit!  Les 
bienheureux  plongent  à  jamais  leurs  regards  dans  ce  triple  an- 
neau, d'un  éclat  à  éteindre  le  soleil.  L'éternel  hozannah  remplit 
l'immensité  de  son  accord  invariable.  C'est  l'empyrée.  Que  sentez- 
vous?  Moi^  je  sens  de  V épouvante. . .  )>  Les  splendeurs  aveuglantes  de 
Xeterna  margherila  du  poète  italien  ne  semblent  donc  pas  à  l'auteur 
une  rémunération  désirable  des  douleurs  et  des  combats  de  l'exis- 
tence. Elle  se  contente,  et  le  déclare  à  cœur  ouvert,  de  récompenses 
moins  royales  et  moins  pompeuses;  elle  veut  de  plus  humbles  conso- 
lations. Pour  elle,  le  type  du  bonheur  suprême,  c'est  Jésus  ressus- 
cité. Vous  vous  rappelez  ces  scènes  du  Nouveau  Testament  où  le 
Sauveur,  sorti  du  tombeau,  mène  une  vie  aussi  familière  que  durant 
sa  vie  terrestre.  Il  retrouve  et  reconnaît  les  vieilles  figures  amies, 
les  disciples  dévoués;  illes  appelle  par  leur  nom,  et  à  ceux  qui  dou- 
tent il  fait  poser  les  doigts  sur  ses  plaies  encore  ouvertes.  Les  saints 
personnages  mènent  l'ancienne  existence  et  parcourent  les  chemins 
tant  de  fois  battus.  Les  palmiers  murmurent  encore  sur  la  tête  du 


716  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Sauveur,  comme  autrefois  auprès  du  puits  de  la  Samaritaine,  et 
pour  laisser  glisser  sa  barque,  le  lac  aplanit  encore  une  fois  ses 
ondes.  Voilà  pour  M™'  de  Gasparin  l'exemplaire  du  bonheur  enviable, 
voilà  le  vrai  paradis!  Se  chercher,  se  retrouver,  s'aimer  encore!  Il 
serait  doux  de  converser  avec  les  pèlerins  d'Emmaiis,  doux  de  re- 
mercier Joseph  d'Arimathie,  doux  de  vivre,  comme  autrefois,  avec 
Marthe,  Marie  et  Lazare  !  Mais  si,  au  sortir  de  la  grande  tribulation, 
nous  devons,  pour  tout  bonheur,  nous  plonger  dans  la  mer  australe 
d'une  béatitude  où  l'on  perd  forme,  figure,  souvenir,  conscience, 
l'auteur  le  déclare  presque,  il  préférerait  l'anéantissement,  ou,  pis 
encore,  l'éternel  regret  de  la  terre.  «  Mieux  vaut  regretter  toujours 
que  d'être  ainsi  consolé.  » 

Ainsi,  vous  le  voyez,  cette  âme  protestante  n'est  rien  moins  qu'en- 
chaînée par  les  liens  d'une  formule,  et  les  terreurs  superstitieuses 
lui  sont  aussi  inconnues  que  les  routines  pédantesqjies.  Elle  est  no- 
vatrice en  plus  d'un  sens  et  bat  en  brèche  plus  d'un  funeste  préjugé 
religieux,  et  plus  d'un  dogme  contestable  et  cruel.  Elle  proteste 
hardiment  contre  le  paradis  qui  fait  peur^  elle  combat  avec  une 
vaillance  infatigable  cette  frayeur  qui  est  le  fléau  du  calvinisme,  la 
mauvaise  crainte  de  Dieu.  Elle  s'est  plu  à  montrer  dans  les  person- 
nages qu'elle  met  en  scène  les  ravages  de  cette  maladie  morale  sur 
les  âmes  humbles  et  ignorantes.  La  pensée  de  Dieu  pèse  sur  ces  in- 
telligences naïves  comme  un  cauchemar,  et  les  oppresse  comme  un 
remords.  Rien  ne  les  rassure,  ni  leurs  actes  irréprochables,  ni  leur 
conduite  sans  tache;  elles  pleurent  et  ne  sont  pas  consolées;  elles 
expient  leurs  fautes  et  ne  sont  pas  rassurées.  Ici  que  l'auteur  nous 
permette  de  la  remercier  de  la  sincérité  avec  laquelle  elle  a  mis  le 
doigt  sur  le  plus  grand  défaut  du  protestantisme  :  l'absence  de  sé- 
curité pour  l'âme  meurtrie  et  tourmentée  lorsque  cette  âme  est  en 
même  temps  ignorante  et  simple.  C'est  un  beau  spectacle  que  celui 
d'une  âme  protestante,  habituée  à  la  lumière  intellectuelle,  luttant 
seule  contre  l'adversité,  l'erreur  ou  le  danger  :  un  spectacle  à  ravir 
Dieu  et  à  le  rendre  jaloux  de  son  ouvrage.  Mais  les  pauvres  intel- 
ligences qui  ne  sont  pas  habiles  à  l'analyse  et  que  le  recueillement 
accable,  comme  il  leur  arrive  parfois  de  souffrir!  Comme  elles  cher- 
chent autour  d'elles  des  consolations!  Il  arrive  bien  souvent  à  M™'  de 
Gasparin  d'avouer  qu'elle  a  été  appelée  en  consultation  spirituelle. 
Je  n'insiste  pas.  Après  tout,  le  salut  est  une  affaire  individuelle,  et 
sans  doute  ceux  qui  redoutent  Dieu  ont  quelque  raison  de  craindre 
qu'il  prononce  sur  eux  le  vœ  victis.  D'ailleurs  ces  âmes  condamnées 
ou  prédestinées,  —  pardon  du  mot,  mais  nous  ne  savons  guère  sur  le 
mystère  de  notre  existence  que  ce  que  nous  a  appris  sous  une  forme 
ou  sous  une  autre  la  vieille  doctrine  de  l'irrévocable  destinée,  — ne 


CONSOLATIONS    RELIGIEUSES    d'uNE    AME.  717 

seront  jamais  dépourvues  de  consolations  tant  qu'elles  auront  au- 
tour d'elles  des  coreligionnaires  comme  l'auteur  Aq^  Horizons  pro- 
chains. 

Mais  chut!  n'effleurons  pas,  même  de  la  manière  la  plus  discrète, 
les  doctrines  et  les  dogmes.  «Venez  avec  moi,  nous  dit  M""*  de  Gas- 
parin,  venez  sans  crainte,  je  ne  suis  pas  un  théologien.  »  Ses  livres 
ne  sont  point  des  livres  de  doctrine ,  ce  sont  des  livres  de  pur  sen- 
timent. Acceptons-les  donc  tels  qu'elle  nous  les  donne,  pour  des 
consolations  spirituelles,  et  n'y  cherchons  pas  autre  chose  que  des 
consolations.  Ne  les  lisez  point,  vous  qui  ne  pouvez  être  distraits 
que  par  les  joies  mondaines  et  les  plaisirs  bruyans;  il  n'y  a  rien  là 
pour  vous,  vous  n'en  sentiriez  pas  le  charme,  vous  ne  sauriez  pas 
découvrir  ce  qu'ils  ont  de  beauté  littéraire.  Je  vous  vois  d'ici,  tour- 
nant les  feuillets  d'un  œil  distrait,  et  disant  impoliment,  avec  un 
bâillement  peut-être  :  «  Que  nous  veut  cette  prêcheuse?  »  accueillant 
avec  un  sourire  d'incrédulité  ceux  qui  vous  affirmeront  qu'il  y  a 
dans  tels  de  ces  chapitres,  le  Paradis  qui  fait  peur^  par  exemple, 
ou  Jésus  ressuscité^  plus  de  véritable  imagination  que  dans  le  plat 
roman  nouveau  que  tout  le  monde  veut  lire.  Mais  vous  les  lirez, 
vous  qui,  selon  l'expression  de  l'auteur,  aimez  les  joies  modestes  et 
les  humbles  bonheurs  ;  vous  y  trouverez  un  miroir  bien  net  et  bien 
uni  dans  lequel  il  vous  plaira  de  voir  se  réfléchir  votre  image.  Je 
vous  le  recommande  aussi ,  à  vous ,  âmes  orageuses ,  qui  êtes  reve- 
nues des  longs  voyages,  et  qui  cherchez  un  peu  d'ombre  et  de  paix; 
il  vous  donnera,  ne  fût-ce  qu'un  instant,  et  entre  deux  tempêtes, 
le  souci  des  choses  éternelles.  Vous  en  serez  pacifiées  pour  quelques 
heures,  et  vous  remercierez  l'auteur  non  du  plaisir  littéraire  qu'elle 
vous  aura  donné,  elle  n'y  songe  guère,  mais  du  baume  bienfaisant 
qu'elle  aura  versé  sur  vos  plaies. 

Pour  moi,  je  dirai  tout  hardiment  :  j'ai  éprouvé  un  sentiment  de 
véritable  satisfaction  en  lisant  ces  deux  petits  livres  consolateurs, 
écrits  par  une  plume  protestante.  Je  suis  charmé  de  voir  qu'ils  ont 
été  inspirés  par  la  doctrine  religieuse  qui  est  réputée  par  le  vulgaire 
comme  la  plus  renfrognée,  la  plus  pédantesque,  la  plus  austère,  celle 
qui  verse  les  consolations  religieuses  avec  le  plus  de  sécheresse  et 
d'avarice.  Je  sais  depuis  longtemps  que  ce  sont  là  des  calomnies,  et  je 
suis  tout  heureux  de  rencontrer  une  preuve  qui  confirme  mes  sym- 
pathies. Noble  église,  qui  au  milieu  de  la  décadence  universelle 
comptez  encore  tant  d'âmes  loyales  et  vaillantes,  courage!  D'une 
manière  ou  d'une  autre,  un  grand  avenir  vous  est  réservé.  Parlons 
par  paraboles,  et  de  manière  à  n'être  pas  compris  des  profanes, 
mais  à  être  entendu  seulement  des  deux  parties  intéressées.  Bien 
souvent,  en  lisant  les  écrits  du  protestantisme  moderne,  il  est  re- 


718  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

venu  à  mon  souvenir  une  certaine  scène  du  Nouveau  Testament 
pleine  de  prophéties  obscures  et  de  divins  pressentimens.  La  scène 
se  passe  après  la  résurrection  de  Jésus,  pendant  les  quarante  jours 
qu'il  consentit  à  séjourner  encore  parmi  ses  disciples  pour  leur 
donner  ses  dernières  instructions.  Un  jour  il  s'arrêta  pensif  devant 
Pierre,  et  il  lui  dit  :  «  Pierre,  m'aimes-tu?  —  Seigneur,  répondit 
Pierre,  vous  savez  bien  que  je  vous  aime.  »  Mais  le  Sauveur,'  pré- 
occupé d'une  pensée  prophétique,  arrêta  sur  lui  ce  regard  limpide 
qui  avait  si  souvent  déconcerté  les  scribes  et  les  pharisiens.  Ayons 
l'audace  d'interpréter  le  langage  de  ce  regard.  Il  disait  :  Pierre, 
je  te  connais,  tu  as  été  bien  souvent  l'objet  de  mes  soucis.  Pierre, 
tu  as  le  dévouement  sans  bornes,  mais  aussi  la  lâche  défaillance 
charnelle  de  l'homme  du  peuple.  La  nature  et  la  grâce  sont  tout 
chez  toi.  Tu  n'es  mené  que  par  l'instinct,  et  tu  as  besoin  pour  te 
soutenir  de  la  puissante  main  de  mon  père.  Tu  te  sauves  de  la  vio- 
lence par  l'humilité,  et  de  l'humilité  par  la  ruse.  Dans  le  jardin  des 
Oliviers,  tu  as  coupé  par  amour  pour  moi  l'oreille  de  Malchus,  et 
cependant  le  lendemain  tu  me  renias  et  tu  dis  à  la  populace  ameutée 
contre  moi  :  «  Non,  je  ne  connais  pas  cet  homme.  »  Aujourd'hui  tu 
dis  que  tu  m'aimes,  et  demain  quelqu'un  que  tu  ne  connais  pas  en- 
core te  surprendra  faisant  la  pâque  avec  les  mondains  hébraïsans. 
Pierre,  en  expiation  de  tes  fautes,  tu  te  feras  crucifier  la  tête  en 
bas,  car  aucun  dévouement  ne  te  coûte  ;  mais  il  t'arrivera  de  persé- 
cuter l'innocent  et  de  verser  le  sang  du  juste.  Toi  qui  es  sorti  de  la 
pauvreté ,  tu  renieras  tes  frères  et  tu  pactiseras  volontiers  avec  les 
heureux  et  les  riches.  Le  pharisaïsme  t'envahira;  tu  jugeras  les 
âmes  sur  des  preuves  controuvées,  et  tu  diras  comme  les  persécu- 
teurs de  la  synagogue  :  «  Les  œuvres  sont  tout,  car  elles  sont  visi- 
bles, et  qu'est-ce  que  la  foi  sans  les  œuvres?  »  Par  trois  fois  le 
Sauveur  adressa  à  Pierre  la  même  demande  :  «  M'aimes-tu?  »  et 
trois  fois  Pierre  répondit  :  «  Seigneur,  vous  savez  que  je  vous 
aime. — Va  donc,  et  pais  mes  brebis,  répondit  Jésus;  mais  un  autre 
viendra  qui  ceindra  le  glaive  et  te  poussera  là  où  tu  ne  voudras  pas 
aller,  »  l'apôtre  de  la  parole  vivante  et  de  la  justification  par  la  foi! 

Emile  Montégut. 


REVUE  MUSICALE 


VOBPHEE  DE   GLUCK. 


Nous  avons  aujourd'hui  une  bonne  nouvelle  à  donner  aux  lecteurs  de  la 
Revue.  Paris  a  pu  entendre  enfin  un  chef-d'œuvre  de  Gluck,  non  pas  sur  le 
grand  théâtre  de  l'Opéra,  pour  lequel  Gluck  l'avait  approprié  en  177Zi,  ni 
sur  le  Théâtre-Ital.en,  où  l'on  donne  d'indignes  pastiches  d'un  beau  génie, 
qui  dédaigne  de  protester  contre  un  si  criant  abus  qu'on  fait  de  son  nom. 
C'est  au  Théâtre  -  Lyrique  qu'Orphée  a  été  repris  le  18  novembre,  devant 
une  assemblée  curieuse  qui  représentait  le  peuple  le  plus  oublieux  et  le 
plus  routinier  de  la  terre.  Hâtons-nous  de  dire  que  la  tentative  a  complète- 
ment réussi,  et  que  les  oreilles  progressives  de  l'an  de  grâce  1859  ont  bien 
voulu  reconnaître  que  le  monde  ne  s'est  pas  fait  en  un  jour,  et  que  malgré 
notre  science  universelle,  malgré  nos  chemins  de  fer  et  le  télégraphe  élec- 
trique, nous  en  sommes  encore  à  ignorer  comment  viennent  les  roses  et 
les  fleurs  de  l'esprit  humain. 

Qui  ne  sait  que  Gluck,  avant  de  venir  en  France  tenter,  non  pas  une  révo- 
lution, comme  on  Ta  dit,  mais  une  transformation  du  drame  lyrique  tel  que 
Lulli  et  Rameau  l'avaient  créé,  était  déjà  célèbre  en  Italie,  où  il  avait  com- 
posé une  vingtaine  d'opéras?  Né  le  2  juillet  171/i,  à  Weidenwang,  village  du 
Haut-Palatinat,  près  des  frontières  de  la  Bohême,  d'un  père  très  pauvre,  qui 
était  garde-chasse  d'un  prince  de  Lobkowitz,  Christophe  Gluck  apprit  les 
élémens  des  lettres  et  de  l'art  musical  dans  les  écoles  publiques  de  la  petite 
ville  de  Kommetau.  Jeune  encore,  il  fut  conduit  à  Prague,  la  capitale  de  la 
Bohême,  ville  intéressante  et  riche  en  institutions  de  toute  nature,  où  la 
musique  était  enseignée  aux  enfans  et  aux  adultes.  Gluck  se  perfectionna 
dans  l'étude  du  violon  et  du  violoncelle,  apprit  à  chanter,  et  fut  obligé  pour 
vivre  de  chanter  lui-même  dans  les  églises,  de  courir  le  pays  en  donnant 
des  concerts  sur  le  violoncelle  en  pauvre  virtuose  de  campagne.  Le  désir 
d'agrandir  ses  connaissances  et  de  pénétrer  les  secrets  d'un  art  pour  lequel 
il  se  sentait  une  vocation  irrésistible  conduisit  Gluck  à  Vienne,  où  il  trouva 


720  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

un  noble  protecteur  dans  le  comte  Melzi,  seigneur  milanais,  qui  Taccueillit 
dans  son  palais.  Le  comte  Melzi,  qui  avait  connu  Gluck  chez  le  prince  de 
Lobkowitz,  s'intéressa  au  jeune  Tedesco,  le  nomma  son  maître  de  chapelle  et 
le  conduisit  à  Milan,  où  il  fit  la  connaissance  de  San-Martini,  qui  lui  donna 
des  conseils.  C'est  à  Milan  que  Gluck  a  composé  son  premier  opéra,  ^rta- 
serse,  poème  de  Métastase,  en  17/il.  Il  avait  alors  vingt-sept  ans.  Grâce  à  la 
protection  du  comte  Melzi,  aux  bons  conseils  de  San-Martini,  qui  était  de- 
venu son  ami,  l'opéra  de  Gluck  eut  un  plein  succès.  Ainsi  donc  Gluck,  comme 
Haydn  et  Mozart,  doit  aux  maîtres  et  au  goût  de  l'Italie  ce  premier  rayon  de 
lumière  qui  a  fait  résonner  son  génie  pathétique.  Gela  est  bon  à  dire  par  ce 
temps  de  nationalités  jalouses,  où  il  semble  que  chaque  peuple  ne  doive  sa 
civilisation  qu'à  ses  propres  efforts.  L'Allemagne  surtout  ne  devrait  pas  ou- 
blier ce  qu'elle  doit  aux  deux  grandes  nations  latines  :  l'Italie  et  la  France. 

Après  le  succès  ô.\lrtaserse,  Gluck  parcourut  les  principales  villes  d'Ita- 
lie, composant  à  Venise,  à  Crémone,  à  Turin,  etc.,  des  opéras  qui  répandi- 
rent son  nom  dans  toute  l'Europe.  En  17Zi5,  il  fut  mandé  à  Londres  pour 
écrire  un  ouvrage,  la  Caduta  dei  Giganti,  qui  n'eut  que  cinq  représen- 
tations. Gluck  quitta  promptement  l'Angleterre,  peu  content  de  Faccueil 
qu'il  y  avait  reçu  et  du  jugemept  sévère  qu'avait  porté  sur  ses  ouvrages  son 
illustre  compatriote  Haendel,  traversa  Paris,  où  il  eut  occasion  d'entendre 
les  opéras  de  Rameau,  alors  dans  tout  son  éclat,  et  s'en  retourna  à  Vienne, 
où  il  faisait  son  séjour  habituel.  Gluck  reprit  bientôt  le  chemin  de  l'Italie, 
se  rendit  à  Rome,  à  Parme  et  dans  d'autres  villes,  où  il  écrivit  des  opéras 
plus  ou  moins  heureux,  parmi  lesquels  il  faut  citer  surtout  Teiemacco,et 
revint  à  Vienne,  vers  1755,  avec  l'intention  de  modifier  son  style  et  de 
changer  les  proportions  de  Topera  italien.  C'est  pendant  la  période  de  1762 
à  1770  que  Gluck  a  composé  pour  le  théâtre  italien  de  Vienne  Orfeo,  Alceste 
et  Paride  ed  Elena,  qui  marquent  un  si  grand  changement  dans  sa  ma- 
nière. Cette  première  modification,  dont  il  a  consigné  les  principes  dans 
l'épître  dédicatoire  &' Alceste  au  duc  de  Toscane,  et  dans  celle  de  Paride  ed 
Elena  au  duc  de  Bragance,  amena  Gluck  à  venir  essayer  en  France  la  ré- 
forme qu'il  avait  opérée  dans  l'opéra  italien.  IphLjénie  en  Aulide,  Orphée, 
Alceste,  Armide,  Iphigénie  en  Tauride,  Écho  et  Aa rcis.se,  sont  les  opéras 
qu'il  a  donnés  successivement  à  l'Académie  de  musiijue,  et  qui  ont  soulevé 
à  Paris  et  en  Europe  une  si  bruyante  polémique.  Fixé  à  Vienne,  où  il  re- 
tournait incessamment,  Gluck  y  est  mort  le  15  novembre  1787,  l'année 
même  où  Mozart  enfantait  Don  Juan.  Trois  mois  après  la  mort  de  Mozart, 
arrivée  le  5  décembre  1791,  Dieu  appelait  à  la  vie,  dans  la  petite  ville  de 
Pesaro,  un  génie  merveilleux  bien  digne  de  faire  partie  du  petit  nombre 
des  élus. 

Lorsque  Gluck  composa  la  partition  d'Orfeo  en  1762,  il  avait  cinquante- 
huit  ans.  Son  nom  était  alors  illustre,  sesœuvres  fort  admirées  dans  toute 
l'Europe.  J'insiste  sur  ce  fait,  parce  que  la  manie  de  notre  temps  est  de 
croire  aux  génies  inconnus  et  de  forger  des  fables  au  profit  des  médiocrités 
vaniUiuses  et  des  vocations  avortées.  Comme  tous  les  hommes  supérieurs, 
Gluck  a  d'abord  suivi,  sans  système,  le  goût  de  son  époque  et  écrit  des  opé- 
ras pour  satisfaire  le  public  dont  il  voulait  capt(;r  les  suffrages.  Devenu  cé- 
lèbre malgré  les  obstacles  qu'il  eut  à  surmonter  et  malgré  la  toute-puis- 


REVUE    MUSICALE.  72.1 

sance  des  virtuoses  qui  avaient  transformé  Vopéra  en  un  concert,  selon 
l'heureuse  expression  de  l'abbé  Arnaud,  Gluck  conçut  le  projet  de  couron- 
ner sa  vie  par  une  réforme  du  drame  lyrique.  Pour  accomplir  cette  réforme, 
qui  était  désirée  depuis  longtemps  par  tous  les  bons  esprits  de  l'Italie,  té- 
moin le  charmant  opuscule  de  Benedetto  Marcello,  —  //  Teatro  alla  moda, 
—  où  ce  grand  et  profond  musicien  se  moque  avec  tant  de  grâce  des  extra- 
vagances qui  remplissaient  le  théâtre  italien,  Gluck  avait  besoin  d'un  poète 
de  talent  qui  partageât  ses  idées.  Il  trouva  le  colltiborateur  qu'il  cherchait 
dans  Raniero  Calzabigi,  de  Livourne,  qui  était  connu  pour  une  belle  édition 
qu'il  avait  donnée  des  œuvres  de  Métastase.  Calzabigi  fut  au  génie  de  Gluck 
ce  que  Lorenzo  da  Ponte  a  été  au  génie  de  Mozart,  un  habile  interprète  de 
son  instinct  créateur,  j'oserais  presque  dire,  avec  Platon,  l'accoucheur  de 
sa  musique,  plus  antique  que  moderne.  Calzabigi  écrivit  donc,  sous  la  dictée 
de  Gluck,  les  poèmes  d'Or/eo,  d'Alceste,  de  Paride  ed  Elena,  ainsi  que  les 
deux  remarquables  épîtres  où  le  compositeur  expose  les  principes  de  la  ré- 
forme qu'il  a  voulu  accomplir.  Les  trois  opéras  italiens  que  nous  venons  de 
nommer  marquent  la  seconde  période  de  la  carrière  de  Gluck,  celle  où  il  a 
pleine  confiance  de  sa  force  et  des  tendances  de  son  génie,  éminemment 
dramatique.  C'est  alors,  à  l'âge  de  soixante  ans,  que  Gluck  forme  le  projet 
de  composer  des  ouvrages  lyriques  pour  une  nation  que  son  goût  et  ses  tra- 
ditions rendaient  plus  apte  à  apprécier  ses  efforts.  Iphigénie  en  Aulidè,  qui 
paraît  à  l'Opéra  le  19  avril  177/i,  Orphée,  Alceste,  Armide,  et  Lhigénie  en 
Taurîde,  représentée  le  18  mai  1779,  excitent  l'enthousiasme  de  la  France, 
et  donnent  lieu  à  une  polémique  ardente  d'où  il  s'est  dégagé  de  solides 
vérités. 

La  querelle  des  gluckistes  et  des  piccînistes  n'a  pas  été,  comme  on  l'a  dit, 
une  querelle  d'Allemands ,  une  vaine  dispute  de  littérateurs  et  de  sophistes 
qui  sont  venus  s'interposer  entre  deux  grands  musiciens,  en  opposant  les 
qualités  de  l'un  aux  défauts  de  l'autre.  Au  fond  de  ce  débat,  où  ont  figuré 
d'excellens  esprits,  il  s'agit  moins  de  savoir  si  Gluck  est  supérieur  à  Piccini, 
son  rival,  que  de  décider  qui  l'emportera  de  deux  tendances  extrêmes  de  la 
nature  humaine,  de  deux  manifestations  exclusives  de  l'art.  La  querelle  dure 
encore,  et  il  y  aura  des  piccinistes  et  des  gluckistes  tant  qu'il  existera  sur 
la  terre  des  hommes  du  midi  et  des  hommes  du  nord,  des  spiritualistes  et 
des  sensualistes  absolus,  méconnaissant  la  moitié  de  la  vérité.  Gluck  et  Pic- 
cini appartenaient  aux  deux  grands  peuples  qui  ont  pour  ainsi  dire  créé  la 
musique  moderne;  mais  leur  rivalité  s'est  produite  en  France,  dont  le  goût 
suprême  et  la  raison  tempérée  de  grâce  exercent,  sur  les  œuvres  du  génie, 
ce  rôle  de  modérateur  qu'on  lui  voit  jouer  incessamment  dans  l'histoire  de 
la  civilisation  occidentale.  On  pourrait  dire  de  l'esprit  de  la  France  ce  que 
Voltaire  a  dit  de  Dieu  :  «  S'il  n'existait  pas,  il  faudrait  l'inventer,  »  pour 
concilier  en  un  tout  harmonieux  l'exubérance  d'individualité  et  de  facultés 
créatrices  qui  distinguent  les  autres  peuples  de  l'Europe. 

Le  système  de  Gluck,  qui,  comme  tous  les  systèmes  formulés  par  de 
grands  artistes,  n'était  guère  que  l'exaltation  de  ses  propres  qualités,  dé  sa 
manière  de  voir  et  de  sentir,  consistait  à  vouloir  la  subordination  de  l'art 
musical  à  la  vérité  dramatique ,  à  mettre  au-dessus  de  la  phrase  mélodique 

TOME  XXIV.  46 


722  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Texpression  de  la  parole,  véhicule  de  Taccent  de  rame.  A  vrai  dire,  les  Ita- 
liens, qui  ont  créé  l'opéra,  n'ont  jamais  prétendu  le  contraire,  et  depuis 
Monteverde,  qui,  à  la  fin  du  xvi^  siècle,  fut  aussi  un  réformateur  hardi,  jus- 
qu'à Jomelli  et  à  Cimarosa,  on  a  poursuivi  au-delà  des  Alpes  le  même  but 
que  se  sont  proposé  l'école  française  et  l'école  allemande,  les  seules,  avec 
l'école  italienne,  qui  existent  au  monde,  car  il  est  impossible  de  supposer 
que  des  maîtres  tels  que  Pergolèse,  Jomelli,  Sacchini,  Cimarosa,  Paisiello, 
aient  prétendu  que  la  musique  d'une  fable  dramatique  ne  devait  pas  ré- 
pondre au  caractère  des  personnages,  ni  à  la  nature  des  passions  qui  les 
animent.  Seulement  la  sensualité  expansive  du  public  italien,  son  goût  ex- 
clusif pour  la  musique  vocale  et  l'apparition,  pendant  le  xviii'  siècle,  d'une 
succession  des  plus  admirables  chanteurs  qui  aient  existé,  ont  fait  prompte- 
ment  dévier  Vopera  séria  en  une  sorte  de  cantate  contenant  une  ou  deux 
situations  contrastées,  qui  suffisaient  pour  mettre  en  évidence  la  bravoure 
d'un  virtuose  comme  Gafarelli  ou  la  Gabrielli.  Les  compositeurs  étaient 
soumis  aux  caprices  de  ces  êtres  étranges  et  maladifs  qu'une  affreuse  indus- 
trie avait  jetés  dans  la  carrière  dramatique,  où  ils  régnaient  en  maîtres. 
Les  poèmes  d^ opéra  séria  d'Apostolo  Zeno  et  ceux  de  Métastase,  qui  est  venu 
après,  ne  contiennent  qu'un  très  petit  nombre  de  personnages  et  quelques 
situations  touchantes,  sans  profondeur  et  sans  grands  développemens.  C'est 
dans  la  comédie  lyrique,  dans  Vopera  buffa^  que  l'Italie,  qui  n'a  jamais  pu 
avoir  de  tragédie  avant  Alfieri,  est  restée  inimitable  et  supérieure  à  toutes 
les  nations. 

En  venant  en  France  en  177/i,  Gluck  trouvait  un  public  parfaitement  dis- 
posé à  seconder  ses  vues,  et  un  grand  spectacle  lyrique  qui  répondait  aux 
besoins  de  son  génie.  La  tragédie  lyrique,  telle  que  Lulli  et  Quinault  l'avaient 
créée  dans  le  siècle  de  Louis  XIV,  c'était  une  fable  noble,  intéressante,  où 
la  musique  n'était  admise  que  pour  rehausser  l'éclat  et  l'expression  de  la 
parole,  et  produire  cette  déclamation  pompeuse  qui  ne  difi"érait  de  la  tra- 
gédie de  Corneille  et  de  Racine  que  par  une  sonorité  plus  accentuée.  Une 
symphonie  d'introduction,  quelques  airs  de  danse,  de  petits  chœurs,  des 
machines  et  des  ballets,  voilà  les  différens  élémens  dont  se  composent  les 
opéras  de  Lulli,  de  Celasse  et  de  leurs  successeurs.  Rameau  ne  change  rien  au 
cadre  de  la  tragédie  lyrique  créée  par  Lulli,  qui  en  avait  emprunté  l'idée 
aux  Italiens;  il  n'y  ajoute  qu'un  plus  grand  développement  de  l'élément  mu- 
sical, des  chœurs  plus  nourris,  une  instrumentation  plus  colorée,  des  formes 
mélodiques  moins  sèches  et  moins  timorées.  Eh  bien  !  c'est  ce  même  sys- 
tème de  tragédie  lyrique  que  Gluck  s'approprie,  qu'il  enrichit  et  qu'il  ranime 
du  souffle  de  son  génie.  Entre  les  opéras  de  Lulli,  de  Rameau  et  les  chefs- 
d'œuvre  de  Gluck,  il  n'y  a  de  différence  que  le  génie  du  compositeur  et 
l'état  où  se  trouve  la  langue  musicale.  Qu'on  examine  de  près  la  partition 
de  VArmide  de  Lulli  et  qu'on  la  compare  à  celle  de  Gluck ,  on  sera  étonné 
de  la  ressemblance  des  procédés  et  de  certains  morceaux,  tels  que  l'air  de 
Renaud,  —  plus  j'observe  ces  lieux,  —  dont  celui  de  Gluck  reproduit  le  des- 
sin, mais  avec  un  coloris  et  un  développement  musical  que  Lulli  ne  pou- 
vait pas  connaître.  11  n'y  a  pas  jusqu'à  ce  ton  de  fière  suffisance  que  se  per- 
mettait Gluck  qui  ne  se  trouve  aussi  dans  Lulli,  qui  dit  à  Louis  XIV,  en  lui 
dédiant  son  opéra  d'Armide:  «  De  toutes  les  tragédies  que  j'ai  mises  en  mu- 


REYUE   MUSICALE  .  723 

sique,  voici  celle  dont  le  public  a  témoigné  être  le  plus  satisfait.  C'est  ua 
spectacle  où  Ton  court  en  foule,  et  jusqu'ici  on  n'en  a  pas  vu  qui  aient  reçu 
plus  crapplaudissemens.  » 

Les  successeurs  et  les  disciples  de  Gluck,  Sacchini,  Salieri,  Méliul  et  sur- 
tout Spontini,  sont  restés  fidèles  à  la  même  donnée  dramatique,  et  Ton 
pourrait  affirmer  avec  assurance  que,  depuis  Lulli  jusqu'à  Meyerbeer,  le 
grand  opéra  français  n'a  subi  d'autre  changement  que  celui  que  lui  ont  im- 
primé le  génie  particulier  de  chaque  maître,  les  mœurs  du  temps  et  les 
immenses  progrès  de  la  langue  et  de  la  poésie  musicales.  C'est  le  goût  de  la 
France  qui  persiste  et  reste  fidèle  à  sa  tradition  en  soumettant  à  sa  disci- 
pline éclairée  les  grands  artistes  créateurs  qui  viennent  lui  demander  la 
sanction  de  leur  gloire.  Ce  n'est  donc  pas  le  système  de  Gluck  qui  a  triomphé 
dans  la  lutte  mémorable  que  nous  venons  de  raconter,  c'est  son  génie  qui  a 
été  plus  fort  que  celui  de  son  rival  Piccini ,  qui  était  pourtant  un  musicien 
de  grand  mérite  ;  mais  aucun  des  opéras  de  l'auteur  de  Roland,  d'Jtys  et 
deDidon  ne  pourrait,  je  crois,  supporter  l'épreuve  victorieuse  que  vient  de 
subir  V Orphée  de  Gluck. 

C'est  au  théâtre  italien  de  Vienne ,  en  présence  de  Marie-Thérèse  et  de 
toute  sa  cour,  que  l'opéra  d'Or/eo  fut  représenté  pour  la  première  fois  le 
5  octobre  1762.  Le  rôle  d'Orfeo  fut  écrit  pour  Guadagni,  un  castrat  qui  pos- 
sédait une  belle  voix  de  mezzo-soprano ,  l'un  des  plus  admirables  chan- 
teurs de  la  seconde  moitié  du  xviii"  siècle,  et  qui  n'a  été  égalé  que  par  Pac- 
chiarotti.  La  signora  Marianna  Bianchi  était  chargée  du  rôle  d'Eurydice,  et 
une  demoiselle  Lucia  Clavaran  de  celui  de  l'Amour.  Le  succès  fut  immense, 
et  lorsque,  deux  ans  après,  en  176/i,  Or/eo  fut  chanté  à  Parme  par  les  mêmes 
virtuoses,  toute  l'Italie  le  proclama  un  chef-d'œuvre.  Arrivé  à  Paris,  Gluck, 
après  le  succès  d'Iphigénie  en  Julide,  arrangea  la  partition  italienne  d'Or- 
phée, y  ajouta  de  nouveaux  morceaux,  et  la  fit  représenter  à  l'Académie  de 
musique  le  2  août  177/i.  Transposé  pour  la  voix  de  ténor,  le  rôle  d'Orphée 
fut  chanté  par  Legros,  celui  d'Eurydice  par  la  célèbre  Sophie  Arnould,  et 
l'Amour  par  Rosalie  Levasseur.  Le  succès  d'Orphée  ne  fut  pas  moins  éclatant 
à  Paris  qu'à  Vienne,  et  s'est  maintenu  au  théâtre  jusqu'en  1830.  Dans  l'ar- 
rangement du  Théâtre-Lyrique ,  auquel  a  présidé  M.  Berlioz ,  on  a  combiné 
la  partition  italienne  avec  quelques  variantes  empruntées  à  la  partition  fran- 
çaise, entre  autres  l'air  de  bravoure  qui  termine  le  premier  acte  de  la  tra- 
duction de  Molines  : 

L'espoir  renaît  dans  mon  âme , 

morceau  qui  a  singulièrement  vieilli,  à  ce  point  qu'on  ne  peut  croire  qu'il 
ait  pu  être  exécuté  par  un  artiste  français  de  cette  époque. 

Qui  donc  a  besoin  qu'on  lui  explique  le  sujet  d'Orphée?  Quel  est  l'esprit 
un  peu  cultivé  qui  n'a  pas  lu,  pour  son  bonheur,  l'admirable  épisode  du 
quatrième  chant  des  Géorgiques,  et  qui  n'ait  retenu  dans  sa  mémoire  de 
jeune  homme,  comme  un  parfum  d'amour  et  de  poésie  : 


Te,  dulcis  conjux,  te  solo  in  littore  secum, 
Te,  veniente  die,  te  decedente,  canebat. 


11  faut  être  un  bien  hardi  musicien  pour  s'attaquer  à  un  poète  comme  Vir- 


724  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gile,  et  pour  faire  chanter  devant  un  public  de  philosophes  le  divin  fils 
d'Apollon,  dieu  de  la  poésie  et  de  la  musique,  qui  ne  formaient  qu'un  tout 
indissoluble  dans  les  doctrines  de  l'antiquité.  Plus  tard,  la  musique  s'est 
émancipée  et  a  voulu  marcher  toute  seule,  même  dans  le  drame  lyrique,  et 
c'est  contre  ce  divorce  que  s'est  élevé  le  génie  de  Gluck. 

Le  poème  de  Calzabigi,  que  le  traducteur  français  a  suivi  exactement,  est 
divisé  en  trois  actes.  Au  premier  acte,  Orphée  pleure  la  mort  toute  récente 
d'Eurydice,  dont  le  corps  repose  dans  un  tombeau  rustique,  autour  duquel 
se  sont  groupés  des  nymphes  et  des  pasteurs  qui  partagent  la  douleur  du 
demi-dieu.  L'Amour  survient,  qui,  au  nom  de  Jupiter,  touché  de  ses  larmes, 
lui  permet  de  pénétrer  dans  le  ténébreux  séjour  et  d'en  ramener  Eurydice, 
mais  à  la  condition  qu'Orphée  saura  résister  aux  prières  de  la  femme  aimée, 
et  qu'il  ne  se  retournera  pas  pour  contempler  ses  traits  avant  d'avoir  fran- 
chi les  portes  du  jour.  Le  second  acte  présente  la  scène  des  enfers  et  Or- 
phée domptant  les  démons  aux  sons  de  sa  lyre.  Au  troisième  acte,  on  voit 
les  champs  élyséens  et  les  ombres  heureuses,  parmi  lesquelles  se  trouve  Eu- 
rydice, qu'Orphée  reconnaît,  et  qu'il  entraîne  avec  lui  hors  de  ce  séjour 
d'éternelle  sérénité.  Orphée  ne  peut  résister  aux  prières  d'Eurydice,  il  se 
retourne  pour  la  voir,  et  elle  expire  à  ses  pieds.  L'Amour  alors  intervient 
une  seconde  fois,  et,  content  de  la  fidélité  d'un  époux  si  rare,  il  lui  rend 
sa  compagne.  C'est  sur  une  pareille  donnée,  d'une  simplicité  antique  et 
d'une  métaphysique  si  profonde,  que  Gluck  a  écrit  un  chef-d'œuvre  de  pas- 
sion et  qu'il  a  osé  lutter  avec  un  poète  comme  Virgile,  dont  il  égale  parfois 
la  religieuse  tendresse  et  le  sentiment  exquis. 

Après  une  ouverture  médiocre,  qu'on  a  eu  le  bon  esprit  de  supprimer  au 
Théâtre-Lyrique,  on  entend  un  chœur  de  nymphes  et  de  pasteurs  : 

Oh  !  dans  ce  bois  tranquille  et  sombre, 

d'une  simplicité  adorable,  et  dont  la  tonalité,  en  ut  mineur,  exhale  une 
douce  tristesse  qui  rappelle  le  tableau  du  Poussin,  les  Bergers  d'Ârcadie, 
avec  l'épitaphe  aur  un  tombeau  rustique  :  Et  in  Arcadia  ego.  Par-dessus  ce 
chœur,  qui  murmure  ses  douces  plaintes,  Orphée  jette  le  cri  :  Eurydice,... 
Eurydice!...  d'un  pathétique  sublime.  A  ce  chœur,  qui  se  répète  deux  fois, 
succède  la  fameuse  romance  : 

Objet  de  mon  amour, 
•  Je  te  demande  au  jour, 

Avant  l'aurore, 

qui  contient  la  traduction  des  vers  des  Géorgiques  que  nous  avons  cités  plus 
haut,  et  que  Gluck  a  revêtus  d'une  mélodie  touchante,  précédée  et  suivie 
de  récitatifs  admirables.  Deux  petits  airs  chantés  par  l'Amour,  dont  le  se- 
cond, à  trois-huit,  nous  paraît  préférable  au  premier,  précèdent  le  grand 
air  d'Orphée,  en  ut  majeur,  suivi  de  l'air  de  bravoure  qui  termine  le  pre- 
mier acte  : 

L'espoir  renaît  dans  mon  àme, 

qui  n'a  d'autre  mérite  que  de  faire  ressortir  la  grande  et  large  vocalisation 
de  M"*  Viardot. 


REVUE    MUSICALE.  725 

La  scène  des  enfers,  au  second  acte,  est  quelque  chose  d'unique  dans 
l'histoire  de  la  musique  dramatique.  Jamais  compositeur  n'a  produit,  avec 
des  moyens  aussi  simples,  un  plus  grand  effet.  Ce  n'est  pas  la  hideuse  et 
sanglante  terreur  de  l'enfer  des  chrétiens  que  Gluck  a  voulu  nous  peindre, 
mais  le  triste  séjour  privé  de  lumière  où  habitent  la  mort,  le  travail,  le 
sommeil  et  les  mauvaises  joies  du  cœur... 

Pallentesque  habitant  morbi,  tristisque  senectus 
Et  metus,  et  malesuada  famés,  ac  turpis  egestas... 

Un  chœur  de  démons  placés  à  l'entrée  de  l'Érèbe  s'étonne  de  voir  un  vivant 
pénétrer  dans  un  pareil  séjour  : 

Quel  est  l'audacieux 

Qui  dans  ces  sombres  lieux 

Ose  porter  ses  pas? 

Ce  chœur  à  quatre  parties,  presque  toujours  écrit  à  l'unisson  et  d'une  sau- 
vage beauté,  est  suivi  de  mouvemens  d'orchestre  qui  accompagnent  la  pan- 
tomime des  démons.  Cette  introduction  forme  un  contraste  saisissant  avec 
l'air  que  chante  Orphée  pour  attendrir  ces  gardiens  impitoyables  du  Tar- 
tare  : 

Laissez-vous  fléchir  par  mes  pleurs, 

Spectres,  larves,  ombres  terribles  ! 

Ce  chant  admirable  est  brusquement  interrompu  par  un  non  terrible  que 
profèrent  les  démons,  et  dont  l'effet  puissant  a  inspiré  à  Rousseau  quelques 
pages  de  haute  critique  dignes  d'une  si  belle  conception.  Une  seconde 
strophe  du  chœur  amène  un  nouvel  air  que  chante  Orphée  : 

Ah  !  la  flamme  qui  me  dévore 
Est  cent  fois  plus  cruelle  encore, 

plainte  douloureuse  qui  touche  les  démons,  qui  finissent  par  s'écrier  : 

Quels  chants  doux  et  touchans! 
Quels  accords  ravissans... 


Il  est  vainqueur. 

Ainsi  se  termine  cette  scène  incomparable,  qui  vous  pénètre  l'âme  d'une 
douce  terreur. 

Le  troisième  acte,  d'une  couleur  entièrement  opposée  à  celui  que  nous 
venons  de  décrire,  présente  le  tableau  des  champs  élyséens,  où  les  âmes 
heureuses  se  promènent  silencieusement  par  groupes  d'élection,  formés 
sans  doute  par  la  conformité  des  souvenirs  emportés  de  la  terre.  J'avoue 
à  ma  honte  que  de  tous  les  paradis  qu'on  nous  a  fabriqués  depuis  Homère 
et  Virgile,  c'est  encore  celui  du  paganisme  qui  me  sourit  le  plus.  Une  sym- 
phonie adorable,  dont  il  est  impossible  de  rendre  par  la  parole  le  murmure 
caressant,  circule  à  travers  les  retraites  ombreuses  et  enchante  l'imagina- 
tion. Orphée  y  pénètre  à  pas  lents  et  exprime  son  ravissement  par  quelques 


726  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mots  entrecoupés  :  Quel  ciel  pur!...  quelle  harmonie  dit-inef...  Une  âme  heu- 
reuse se  détache  alors  d'un  groupe  et  vient  au-devant  de  lui  en  lui  disant  : 

Cet  asile  aimable  et  tranquille 
Par  le  bonheur  est  habité. 

C'est  un  petit  air  que  Ton  a  pris  à  la  partie  d'Eurydice  pour  le  donner  à  une 
jeune  et  belle  personne,  M""  Moreau ,  qui  s'y  est  fait  applaudir.  A  cet  air 
charmant  succède  un  chœur  d'une  simplicité  et  d'une  expression  si  vrai- 
ment antiques,  qu'on  ne  suppose  pas  que  les  Muses  puissent  chanter  autre- 
ment : 

Vians  dans  ce  séjour  paisible. 

Après  d'admirables  récitatifs  chantés  par  Orphée  vient  la  scène  et  le  duo 
entre  Orphée  et  Eurydice,  suivi  de  l'air  si  connu  et  si  universellement  ad- 
miré : 

J'ai  perdu  mon  Eurydice , 

et  le  tout  se  termine  par  un  charmant  chœur  tiré  d'Écho  et  Narcisse  : 

Le  dieu  de  Paphos  et  de  Gnide. 

Tels  sont  les  détails  et  les  beautés  de  cette  œuvre  unique  que  nous  a  fait 
entendre  le  Théâtre-Lyrique,  le  seul  théâtre  musical  de  Paris  qui  mérite 
qu'on  se  dérange.  L'entreprise  était  hardie  de  faire  représenter  sur  une 
scène  moderne  un  ouvrage  d'une  simplicité  sublime,  où  il  n'y  a  que  trois 
personnages  mythologiques  possédant  une  voix  de  même  nature.  Cette  en- 
treprise a  été  couronnée  d'un  plein  succès,  grâce  à  la  beauté  de  la  mise  en 
scène,  aux  chœurs,  à  l'orchestre  et  aux  décors,  qui  sont  fort  soignés. 
M"*  Sax  ne  se  tire  pas  trop  mal  du  rôle  d'Eurydice.  M"^  Moreau  a  été  ap- 
préciée dans  le  petit  air  qu'elle  a  chanté  avec  goût,  tandis  que  M"«  Marimon 
laisse  à  désirer  dans  le  personnage  de  l'Amour.  Sa  voix,  d'un  timbre  mat  et 
pâteux,  ne  ressort  pas  assez  et  lui  donne  l'accent  d'un  chérubin.  J'aime 
mieux  celui  de  l'Amour  tel  que  Gluck  l'a  fait  parler.  Après  la  musique  de 
Gluck,  c'est  à  M'"*'  Viardot  que  revient  le  plus  grand  honneur  de  cette  res- 
titution d'un  beau  chef-d'œuvre  âgé  de  quatre-vingt-sept  ans.  Il  fallait  à  la 
fois  une  cantatrice  éminente  dans  le  style  fleuri  de  la  musique  moderne, 
une  intelligence  vive  et  familiarisée  avec  les  vieux  modèles,  une  comédienne 
à  la  hauteur  d'une  conception  idéale,  pour  rendre  et  pour  chanter  le  rôle 
d'Orphée.  M™*  Viardot,  qui  n'est  pas  sans  défauts,  dont  la  voix  a  perdu  de- 
puis longtemps  une  partie  de  son  charme  et  de  sa  sonorité,  artiste  supé- 
rieure dont  nous  avons  toujours  reconnu  le  mérite,  bien  que  nous  ayons  dû 
lui  reprocher  quelquefois  un  manque  de  grâce  et  de  naturel.  M"*  Viardot  a 
dépassé  nos  espérances  dans  cette  nouvelle  création.  Tour  à  tour  simple, 
touchante,  pathétique  et  impétueuse,  comme  dans  l'air  de  bravoure  qui  ter- 
mine le  premier  acte,  et  qui  serait  insupportable  sans  une  exécution  aussi 
parfaite,  M""*  Viardot  a  su  allier  les  styles  les  plus  opposés  et  fondre  dans 
un  tout  savamment  combiné  la  manière  large  et  spianata  de  l'ancienne 
école  italienne,  dont  Guadagni  fut  un  modèle,  avec  un  certain  emporte- 
ment qui  caractérisait  la  déclamation  lyrique  des  Saint- Hubert!  et  des 


REVUE    MUSICALE.  727 

Branchu  à  rAcadémie  de  musique.  Elle  dit  le  fameux  air  du  second  acte, 
-^  laissez-vous  fléchir  par  mes  pleurs,  —  avec  un  mélange  d'attendrisse- 
ment et  de  fierté  qui  en  appelle  au  destin,  qui  étonne  le  public,  sans  qu'il 
se  rende  bien  compte  de  la  justesse  des  nuances,  et  elle  chante  l'air  final 
avec  une  telle  gradation  d'émotion,  qu'elle  en  forme  un  drame  intérieur 
dont  chaque  couplet  est  la  manifestation  nouvelle  du  même  sentiment.  C'est 
une  composition  de  caractère  digne  du  modèle  que  la  grande  artiste  avait  à 
rendre. 

Aussi  la  foule  se  porte-t-elle  au  Théâtre-Lyrique.  Orphée,  nous  l'espérons, 
aura  le  retentissement  des  J\oces  de  Figaro,  car  il  n'y  a  pas  une  personne 
de  goût  qui  puisse  se  dispenser  d'aller  entendre  un  pareil  chef-d'œuvre  si 
dignement  interprété.  Un  de  mes  amis,  en  sortant  de  la  première  représen- 
tation de  l'opéra  de  Gluck,  écrivait  à  une  femme  d'une  haute  distinction 
égarée  dans  un  pays  lointain,  qui  touche  presque  à  la  contrée  barbare  où  ce 
pauvre  Orphée  a  été  méchamment  mis  à  mort  :  —  Hâtez-vous  de  revenir  à 
Paris,  quittez  tout,  père,  mère  et  grands  parens,  pour  venir  entendre  chan- 
ter à  M"'^  Viardot  : 

J'ai  perdu  mon  Eurydice , 
Rien  n'égale  mon  malheur. 

Cet  air  incomparable,  je  l'ai  entendu  chanter  trois  fois  dans  ma  vie  de  ma- 
nière à  me  laisser  une  impression  qui  ne  s'est  point  effacée.  La  première 
fois,  ce  fut  par  Garât,  chanteur  inimitable,  en  qui  s'était  incarné  pour  ainsi 
dire  le  génie  de  Gluck.  Il  était  vieux,  cassé,  sans  voix,  d'un  extérieur  ridi- 
cule et  le  nez  barbouillé  de  tabac  ;  mais  j'ai  encore  au  fond  de  l'âme  l'ac- 
cent qu'il  mit  dans  cette  phrase  incidente  :  —  Sort  cruel,  quelle  rigueur!  — 
en  s'accompagnant  avec  quatre  doigts  crochus  sur  une  pauvre  épinette  aux 
sons  criards.  Mon  ancien  camarade  Duprez  disait  le  même  air,  à  l'école 
de  Choron,  avec  ce  grand  style  qui  a  fait  sa  renommée,  et  qu'il  possédait 
déjà  à  l'âge  de  quinze  ans.  Notre  illustre  maître  Choron  ne  manquait  pas  de 
pleurer  en  s'écriant,  comme  un  enfant:  C'est  diablement  beau!  La.  troi- 
sième fois  enfin,  ce  fut  M™*  Pasta  qui  chanta  dans  la  langue  et  le  Iftyle  de 
Guadagni  : 

Che  farô  senza  Euridice? 
,  Dove  andrô  senza  il  mio  bene? 

Le  talent  de  M"»'  Tiardot  a  réveillé  en  moi  ces  beaux  souvenirs. 

La  réapparition  d'un  opéra  de  Gluck  sur  un  théâtre  de  Paris  est  un  évé- 
nement qui  aura  sa  signification  historique.  Il  est  bon  que  dans  un  temps 
de  travail  hâtif  et  de  fiévreuse  impatience  comme  le  nôtre,  on  soit  bien  con- 
vaincu que  le  beau  est  impérissable,  et  que  rien  né  se  peut,  dans  les  arts, 
sans  la  grâce  du  génie.  Dans  un  récent  article  du  Journal  des  Débats, 
M.  Berlioz  a  relevé  avec  justesse  dans  la  partition  d'Orphée  quelques  pas- 
sages entachés  d'irrégularité.  De  pareilles  fautes,  et  de  plus  grandes  encore, 
se  remarquent  dans  toutes  les  œuvres  de  ce  grand  homme,  ce  qui  n'a  pas 
empêché  son  génie  de  crever  la  nue,  mais  ce  qui  explique  pourtant  le  mot 
un  peu  dur  de  Haendel  sur  Gluck  :  //  ne  sait  pas  plus  de  contre-point  que  mon 


728  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cuisinier.  Assurément  Gluck  n'était  pas  un  savant  musicien  comme  on  l'en- 
tend dans  les  écoles,  ce  fut  un  grand  peintre  des  passions.  11  n'y  a  eu  qu'un 
seul  exemple  dans  le  monde  d'un  musicien  universel  chantant  sur  tous  les 
modes,  dont  le  savoir  égalait  le  génie,  et  qui  a  été  aussi  créateur  dans  la 
science  de  la  forme  que  dans  l'ordre  des  idées  :  c'est  Mozart.  Voilà  pour- 
quoi Gluck  a  rencontré  dans  son  pays  un  grand  nombre  d'adversaires,  sur- 
tout à  Berlin,  où  dominaient  l'école  et  l'influence  de  Bach.  Kirnberger,  un 
savant  théoricien  au  service  de  la  princesse  Amélie,  sœur  du  grand  Frédé- 
ric, et  plus  tard  Forkel,  écrivain  éminent  et  un  des  historiens  de  la  musique, 
ont  combattu  par  d'assez  pauvres  raisons  la  renommée  de  Gluck.  La  prin- 
cesse Amélie  a  osé  dire  du  chantre  d'Orphée  ce  que  M™*  de  Sévigné  s'est 
permis  sur  le  génie  de  Racine  :  Il  passera  comme  le  café!  Le  café  est  resté, 
et  Gluck  charme  encore  tous  ceux  qui  sont  dignes  de  le  comprendre.  En 
France,  Gluck  a  eu  de  chauds  et  d'habiles  partisans,  parmi  lesquels  nous 
citerons  surtout  l'abbé  Arnaud  et  Rousseau.  L'abbé  Arnaud,  qui  était  un 
homme  érudit  pour  un  écrivain  du  xviii*  siècle,  savait  le  grec  et  la  mu- 
sique, et  parlait  pertinemment  d'un  art  qui  est  encore  aujourd'hui  le  sujet 
de  tant  de  divagations.  Il  a  apprécié  l'œuvre  de  Gluck  en  poète  et  en  philo- 
sophe, et  n'a  pas  peu  contribué,  par  sa  polémique  chaleureuse  et  éclairée, 
à  raffermir  le  public  dans  l'admiration  du  grand  réformateur.  Rousseau,  qui 
n'est  intervenu  qu'incidemment  dans  la  lutte  des  piccinistes  et  des  gluc- 
kistes,  a  dit  sur  le  système  déclamatoire  de  Gluck,  dont  il  admirait  le  génie 
pathétique,  comme  il  a  admiré  plus  tard  Grétry,  ce  Molière  de  l'opéra-co- 
mique,  les  meilleures  raisons  qu'on  pût  émettre  pour  en  combattre  l'excès. 
«  J'oserai  dire,  écrit  Rousseau  (1),  que  le  plaisir  de  l'oreille  doit  quelquefois 
l'emporter  sur  la  vérité  de  l'expression,  car  la  musique  ne  saurait  aller  au 
cœur  que  par  le  charme  de  la  mélodie,  et  s'il  n'était  question  que  de  rendre 
l'accent  de  la  passion,  l'art  de  la  déclamation  suffirait  seul,  et  la  musique, 
devenue  inutile,  serait  plutôt  importune  qu'agréable.  Voilà  l'un  des  écueils 
que  le  compositeur,  trop  plein  de  son  expression,  doit  éviter  soigneuse- 
ment. Il  y  a  dans  tous  les  bons  opéras,  et  surtout  dans  ceux  de  M.  Gluck, 
mille  monceaux  qui  font  couler  des  larmes  par  la  musique,  et  qui  ne  donne- 
raient qu'une  émotion  médiocre  ou  nulle,  dépourvus  de  son  secours,  quel- 
que bien  déclamés  qu'ils  pussent  être.  »  Rousseau  a  mis  le  doigt  sur  le  vrai 
nœud  de  la  question,  et  Gluck  lui-même  ne  pouvait  pas  être  d'un  autre 
avis.  L'histoire  du  drame  lyrique,  depuis  Lulli  jusqu'à  Rossini  et  Meyerbeer, 
prouve  surabondamment  qu'il  s'agit  toujours  de  la  même  question  de  vérité 
logique  et  de  sentiment,  et  que  sur  un  thème  donné  par  l'esprit  et  le  goût 
suprême  de  la  France,  chaque  maître  vient  ajouter  les  variations  de  sa 
propre  nature,  celles  de  son  temps  et  des  progrès  incontestables  de  l'art 
musical. 

Dans  le  groupe  assez  restreint  des  grands  compositeurs  dramatiques,  Gluck 
occupe  une  place  tout  à  fait  à  part.  Physionomie  sévère  et  cœur  ardent, 
philosophe  et  peintre  des  passions,  musicien  d'instinct  plus  que  de  savoir, 
Gluck  s'est  épris  de  ce  bel  idéal  de  la  poésie  antique  unie  à  la  musique  qui 

(i)  Observations  sur  VÀlceste  de  M.  Gluck. 


REVUE    MUSICALE.  729 

a  occupé  tous  les  érudits  et  les  beaux  esprits  de  la  renaissance ,  et  dont  les 
tentatives  de  restauration  ont  amené  la  naissance  de  ce  merle  blanc  qu'on 
appelle  Vopéra.  Ce  sont  les  Italiens  qui  ont  couvé  et  mis  au  monde  ce  bel 
oiseau  qui  les  a  bien  étonnés,  et  dont  le  ramage  a  fini  par  leur  faire  oublier 
le  but  qu'ils  s'étaient  proposé  d'abord.  Gluck ,  qui  ne  riait  pas,  quoiqu'il  ait 
fait  des  opéras-comiques,  et  des  opéras-comiques  français,  indigné  d'un  si 
grand  oubli  de  ce  qu'il  croyait  être  la  vérité,  voulut  remonter  à  l'origine 
de  ce  grand  spectacle  de  la  Grèce  où  Eschyle,  Sophocle  et  Euripide  faisaient 
parler  sur  le  théâtre  d'Athènes  les  dieux  et  les  hommes  aux  sons  d'une  mu- 
sique sur  la  nature  de  laquelle  on  discute  encore.  Qu'était-ce  en  effet  que 
la  musique  de  ce  peuple  si  bien  doué  qui,  dans  tous  les  arts  de  l'esprit, 
nous  a  laissé  des  monumens  d'une  perfection  désespérante,  et  quelle  part 
avait-elle  dans  ces  tragédies  antiques  où  l'épopée  des  temps  primitifs, 
l'hymne  religieuse  et  patriotique  se  mêlaient  à  la  peinture  des  grandes  pas- 
sions plus  que  des  caractères  (1)  ?  On  n'en  sait  véritablement  rien  ;  mais 
c'est  en  cherchant  à  expliquer  cette  énigme  et  en  voulant  recomposer  ce 
mélange  indéfini  de  poésie,  de  déclamation  et  de  musique,  que  l'esprit  mo- 
derne a  créé  l'opéra,  dont  les  premiers  essais,  tels  que  VO?]feo  de  Monte- 
verde,  renferment  déjà  le  germe  de  ce  drame  complexe,  de  ce  récitatif  en- 
veloppé de  musique,  de  cette  mélopée  antique  enfin  dont  Gluck  a  été  si 
heureusement  préoccupé.  Génie  tendre  et  vigoureux,  imagination  plus  an- 
tique que  moderne,  Gluck  n'a  presque  traité  que  des  sujets  empruntés  à  la 
fable  et  à  l'histoire  de  la  Grèce,  Télémaque,  Orphée,  Alceste,  Paris  et  Hé- 
lène, les  deux  Iphigénie,  Écho  et  Narcisse.  Armide  est  le  seul  grand  ouvrage 
de  Gluck  qui  appartienne  à  la  poésie  moderne,  et  c'est  aussi  l'opéra  le  plus 
musical  et  le  plus  varié  de  tons  et  d'incidens  qu'ait  écrit  ce  compositeur 
sublime.  S'il  existe  une  œuvre  dramatique  qui  puisse  nous  donner  un  pres- 
sentiment de  ce  que  pouvait  être  la  tragédie  grecque,  ce  sont  les  opéras  de 
Gluck  tels  qu'Orphée,  Alceste  et  les  deux  Iphigénie.  Gluck  est  le  vrai  tra- 
ducteur de  Sophocle,  d'Euripide  et  de  Virgile,  comme  Beethoven  et  Men- 
delssohn  l'ont  été  de  la  poésie  de  Shakspeare,  et  Weber  de  la  partie  fantas- 
tique du  génie  de  Goethe  et  de  la  poésie  allemande.  Dans  le  style  de  ce 
grand  peintre  du  cœur  humain,  il  y  a  quelque  chose  de  la  vigueur  héroïque 
et  de  la  tension  parfois  extrême  du  style  de  Corneille,  mais  tempéré,  adouci 
par  une  grâce  et  une  mélancolie  toutes  virgiliennes,  par  ce  calme  philoso- 
phique et  cette  couleur  religieuse  du  paganisme  qui  caractérisent  l'œuvre 
du  Poussin  :  trois  fiers  et  sobres  génies  bien  dignes  de  représenter  l'idéal 
de  l'art  de  la  France. 

0  vous  qui  aimez  ce  qui  touche  et  élève  l'âme,  l'art  qui  épure  les  mœurs 
par  le  mirage  de  la  beauté  qui  survit  à  la  sensation,  allez  au  Théâtre-Ly- 
rique entendre  chanter  Orphée  aux  dieux  infernaux  ; 

Laissex-vçus  fléchir  par  mes  pleurs! 

P.   SCUDO. 

(1)  Sur  la  question  de  savoir  si  les  Grecs  ont  connu  l'harmonie  simultanée  des  sons^ 
M.  Fétis  a  publié  un  mémoire  plein  d'érudition  dont  les  conclusions  nous  paraissent 
irréfutables. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


30  novembre  1859. 


Bien  que,  par  un  temps  pacifique,  les  événemens  ne  puissent  faire  beau- 
coup de  chemin  en  une  quinzaine  de  jours,  si  peu  que  les  choses  se  soient 
déplacées  dans  un  si  court  intervalle,  c'est  assez  pour  que  les  perspectives 
du  paysage  politique  se  modifient  aux  yeux  de  Tobservateur.  Les  objets  que 
Ton  a  devant  soi  sont  les  mêmes,  mais  ils  ne  présentent  plus  les  mêmes 
lignes,  ils  changent  de  plan,  ils  forn\ent  des  groupes  différens;  une  autre 
distribution  de  lumière  et  d'ombre  les  met  en  saillie  ou  les  éteint.  C'est  une 
de  ces  variations  d'aspect  que  nous  avons  à  constater,  en  comparant  le  point 
de  vue  d'aujourd'hui  à  celui  des  premières  semaines  du  mois.  Aujourd'hui 
comme  il  y  a  quinze  jours,  nous  avons  devant  nous  les  mêmes  questions  : 
rétat  de  l'Italie  centrale,  nos  rapports  avec  l'Angleterre,  le  travail  intérieur 
de  l'Allemagne,  le  congrès;  pourtant  ce  n'est  plus  le  même  tableau.  Au  com- 
mencement du  mois,  la  question  qui  venait  sur  le  premier  plan  et  saisissait 
l'attention  était  la  question  anglaise  :  en  étions-nous  avec  FAngleterre  à  la 
veille  d'un  refroidissement  sérieux?  Un  moment,  la  question  de  l'Italie  cen- 
trale a  tout  dominé  :  l'Italie  pourrai1>elle  vivre  jusqu'au  congrès  en  ayant  la 
vertu  et  le  bonheur  de  maintenir  l'ordre  dans  la  situation  révolutionnaire 
que  lui  ont  faite  les  événemens  de  cette  année  ?  L'horizon  était  tout  noirci 
de  ces  doutes.  Aujourd'hui  «es  diflficultés,  éclaircies  par  quelques  change- 
mens  de  dispositions,  reculent  et  cèdent  le  devant  de  la  toile  à  un  fait  qu'il 
faut  bien  accueillir  comme  un  événement  heureux,  puisque  tant  de  vœux 
l'ont  appelé  et  que  l'accomplissement  en  a  été  si  longtemps  et  si  impatiem- 
ment attendu.  La  convocation  du  congrès,  voilà  l'intérêt  du  jour.  Décidé- 
ment les  lettres  par  lesquelles  la  France  et  l'Autriche  invitent  les  autres 
puissances  à  délibérer  avec  elles  sur  les  affaires  d'Italie  viennent  de  partir. 
Comme  l'on  doit  se  croire  sûr  des  réponses  que  recevra  cette  invitation,  la 
réunion  du  congrès  s'offre  à  nous,  non  plus  comme  un  problème,  mais 
comme  une  certitude.  Sur  le  fait  du  moins  de  la  réunion  des  puissances, 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  731 

plus  de  doute  et  d'anxiété,  et  par  cela  même  un  jour  nouveau  et  plus  favo-  * 
rable  se  répand  sur  l'ensemble  et  le  fond  des  choses.  Pour  la  première  fois 
depuis  longtemps,  et  pour  un  moment  du  moins,  Ton  respire,  car  pour  la 
première  fois  depuis  longtemps  l'on  est  enfin  en  présence  d'un  fait  arrêté, 
positif,  palpable.  Sans  doute  la  réunion  des  puissances  n'aura  pas  lieu  le 
15  décembre,  ainsi  qu'on  l'avait  d'abord  espéré  :  il  faudra  attendre  quelque 
temps  encore;  mais  l'année  1860  aura  infailliblement  le  congrès  pour  ses 
étrennes.  Profitons  de  cette  éclaircie,  qui  permet  aux  intérêts  et  aux  esprits 
de  reprendre  haleine,  pour  examiner  les  difficultés  qui  passent  momentané- 
ment au  second  plan,  et  dont  la  diplomatie  européenne  est  désormais  char- 
gée de  nous  tirer  sains  et  saufs. 

Nous  ne  nous  trompions  point  lorsque  nous  écrivions,  il  y  a  quinze  jours: 
«  Quelle  est  la  position  que  la  France  doit  et  va  prendre  vis-à-vis  de  l'An- 
gleterre ?  C'est  à  cette  question  que  la  France  et  son  gouvernement  devraient 
se  hâter  de  faire  une  réponse  claire  et  catégorique.  »  JNous  ne  nous  trom- 
pions pas  non  plus  en  ajoutant  :  ci  Nous  aimons  à  croire  que  le  gouvernement 
déplore,  comme  nous,  les  excitations  qu'une  presse  ignorante  et  grossière 
répand  journellement  dans  l'opinion  contre  l'Angleterre.  »  Cette  nécessité 
d'une  explication  nette  et  décisive  sur  la  direction  de  notre  politique  était 
ressentie  partout.  Le  plus  puissant  organe  de  l'opinion  anglaise,  le  Times, 
l'établissait  de  son  côté  presque  en  même  temps  que  nous,  et,  puisant  dans 
la  législation  qui  régit  la  presse  en  France  un  argument  qu'il  nous  est  dou- 
loureux de  voir  invoqué  par  l'étranger,  il  ne  craignait  point  de  demander  à 
notre  gouvernement  s'il  acceptait  la  responsabilité  des  polémiques  de  nos 
journaux  contre  l'Angleterre.  Heureusement  le  gouvernement  français  avait 
vu  le  mal  avant  même  qu'il  ne  lui  eût  été  si  énergiquement  dénoncé,  et  il 
s'était  préoccupé  de  le  faire  cesser  plusieurs  jours  avant  que  cette  inter- 
pellation directe  lui  eût  été  adressée,  car  la  circulaire  de  M.  le  ministre  de 
l'intérieur,  destinée  à  y  mettre  un  terme,  porte  la  date  du  12  novembre.  Le 
seul  succès  du  Times,  qui  le  premier  a  eu  connaissance  de  cette  circulaire, 
a  donc  été  d'en  hâter  la  publication,  ce  dont  personne  ne  lui  saura  mauvais 
gré.  Quant  à  nous,  si  nous  avions  bien  jugé  la  nécessité  de  la  situation,  nous 
avions  eu  aussi  la  bonne  fortune  de  ne  point  nous  méprendre  sur  la  véritable 
pensée  du  gouvernement.  La  circulaire  du  ministre  de  l'intérieur  a  fait  con- 
naître cette  pensée.  Le  ministre  y  décrit  le  danger  que  nous  signalions  :  les 
journaux  ont  apporté  une  exagération  regrettable  dans  leurs  appréciations 
sur  l'Angleterre.  L'inconvénient  de  ces  polémiques  est  d'inquiéter  les  inté- 
rêts, d'exciter  l'opinion,  d'attiser  les  défiances  et  les  hostilités  de  la  presse 
anglaise,  et  quand  elles  sont  engagées  par  de*  journaux  qui  défendent  habi- 
tuellement la  politique  impériale,  de  fournir  à  l'étranger  le  prétexte  d'en 
faire  remonter  la  responsabilité  jusqu'au  gouvernement.  En  défendant  le 
droit  et  les  intentions  de  la  France,  la  presse  doit  ménager  les  susceptibi- 
lités d'une  grande  nation,  et  éviter  de  compromettre  les  intérêts  de  nos  al- 
liances et  le  maintien  de  la  paix.  Les  préfets  doivent  transmettre  ces  avis 
aux  journaux  sur  lesquels  ils  peuvent  agir,  et  signaler  au  ministre  les  jour- 
naux d'opposition  qui  se  mettraient  trop  ouvertement  en  désaccord  avec  la 
pensée  du  gouvernement  sur  ce  point.  Il  y  a  deux  choses  dans  cette  circu- 


732  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

laire  :  un  mode  d'action  employé  vis-à-vis  des  journaux ,  et  une  déclaration 
de  sentimens  en  faveur  de  l'alliance  anglaise.  Nos  opinions  connues  sur  la 
liberté  de  la  presse  nous  dispensent  de  dire  ici  que  ce  mode  d'action  nous 
paraît  contestable,  au  double  point  de  vue  des  intérêts  du  gouvernement  et 
des  intérêts  des  journaux;  mais  nous  applaudissons  sans  réserve  aux  senti- 
mens manifestés  par  le  ministre  de  l'intérieur  en  faveur  du  maintien  des 
bons  rapports  entre  la  France  et  l'Angleterre.  La  répudiation  par  le  gouver- 
nement des  absurdes  et  périlleuses  déclamations  de  la  presse  officieuse 
contre  la  politique  anglaise  ne  pouvait  être  plus  opportune,  et  déjà  l'on  en 
voit  l'heureux  effet  dans  le  ton  singulièrement  radouci  de  la  presse  anglaise 
à  notre  égard. 

Mais  un  quos  ego  gouvernemental  ne  suffit  point  pour  résoudre  la  question 
de  nos  relations  avec  l'Angleterre.  Le  maintien  des  bonnes  relations  dépend 
surtout  de  la  conduite  politique  que  la  France  voudra  tenir  en  Europe,  et  le 
meilleur  moyen  d'assurer  cette  conduite  dans  les  voies  pacifiques,  c'est  de 
vouloir  bien  comprendre  le  caractère  qui  a  distingué  la  politique  anglaise 
dans  les  dernières  quarante-cinq  années.  11  y  a  pour  l'Angleterre  deux  poli- 
tiques possibles  que  nous  allons  essayer  de  définir,  et  le  point  critique  de  la 
situation  actuelle,  c'est  qu'en  ce  moment,  si  nous  persistons  davantage  dans 
la  méprise  où  nous  nous  sommes  engagés  depuis  les  trop  fameuses  adresses 
des  colonels,  nous  pousserions  de  nos  propres  mains  l'Angleterre  vers  la  po- 
litique qui  serait  la  plus  funeste  à  nos  intérêts. 

Malheureusement  des  deux  politiques  qui  sont  ouvertes  à  l'Angleterre,  la 
plus  connue  et  même,  à  vrai  dire,  la  seule  connue  en  France,  c'est  la  poli- 
tique hardie,  opiniâtre,  belliqueuse  et  envahissante  du  passé,  qui  se  person- 
nifie dans  les  figures  de  Chatham  et  de  Pitt.  C'est  la  politique  qui  mêlait  ac- 
tivement l'Angleterre  dans  les  luttes  du  continent,  qui  lui  inspirait  dans  ces 
luttes  une  rivalité  acharnée  contre  nous,  qui  en  faisait  l'âme  et  le  plus  éner- 
gique bras  des  coalitions  formées  contre  la  France.  Lorsque  l'Angleterre 
pratiquait  cette  politique  de  haine  et  de  guerre,  elle  gardait  exclusivement 
pour  elle-même  les  principes  de  ses  libres  institutions,  et  ne  subissait  point 
d'influence  morale  qui  l'obligeât  à  consulter  les  intérêts  généraux  de  la  liberté 
dans  le  choix  de  ses  amis  et  de  ses  ennemis  au  dehors.  Dans  ce  temps-là, 
elle  ne  connaissait  point  ces  scrupules  qui  honorent  les  peuples  comme  les 
individus  et  qui  les  détournent  de  certaines  alliances  qui  serviraient  peut- 
être  leurs  intérêts,  mais  qui  desserviraient  leurs  principes.  Dans  ce  temps- 
là,  l'Angleterre  se  souciait  bien  plus  en  Europe  du  concours  des  souve- 
rains que  de  l'amitié  des  peuples.  Dans  ce  temps-là,  elle  regardait  la  Russie 
comme  son  alliée  traditionnelle  en  dépit  du  partage  de  la  Pologne  ;  elle 
comptait  sur  l'Autriche  comme  sur  son  armée  du  continent,  sans  s'inquiéter 
si  l'Autriche  opprimait  la  Hongrie  ou  l'Italie;  elle  allait  même  jusqu'à  cour- 
tiser l'amitié  du  pape,  si  elle  pouvait  recruter  dans  la  cour  de  Rome  un 
ennemi  de  plus  contre  la  France.  Les  hommes  d'état  anglais  à  cette  époque 
ne  voyaient  dans  la  politique  européenne  qu'un  duel  de  puissance  entre  la 
France  et  l'Angleterre;  toute  considération  cédait  pour  eux  aux  nécessités 
de  la  lutte.  Ils  sacrifiaient  l'intérêt  du  bon  gouvernement  des  états  euro- 
péens à  l'intérêt  des  souverains  qui  leur  prêtaient  les  forces  de  ces  états;  ils 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  733 

sacrifiaient  la  bonne  administration  des  propres  finances  de  l'Angleterre  à 
la  nécessité  de  soudoyer  nos  ennemis  ;  ils  sacrifiaient  le  progrès  social  et 
politique  de  leur  propre  peuple  à  la  volonté  d'abaisser  la  France.  Voilà  une 
politique  anglaise  que  notre  histoire  même  ne  nous  a  que  trop  appris  à 
connaître,  voilà  la  politique  qui  a  marqué  dans  notre  histoire  les  deux  dates 
fatales  de  1763  et  de  1815.  Par  une  aberration  qui  fait  à  la  fois  rire  et  pleu- 
rer, voilà  pourtant  la  politique  que  des  Français  qui  se  croient  patriotes,  et 
qui  même  prétendent  être  les  seuls  patriotes,  célèbrent  comme  la  seule 
grande  politique  anglaise  ?  A  les  entendre,  l'Angleterre  n'a  fait  que  déchoir 
depuis  qu'elle  a  cessé  de  la  pratiquer!  Ils  la  raillent  ou  la  plaignent  de  n'a- 
voir plus  à  sa  tête  des  Ghatham,  des  Pitt,  ou  même  des  Castlereagh  !  Voyons 
donc  quelle  a  été  la  politique  de  la  décadence  anglaise,  la  politique  qui  a 
tant  mérité  notre  mépris  ou  notre  pitié  ! 

La  politique  qui  a  généralement  prévalu  en  Angleterre  depuis  1815  jus- 
qu'à ce  jour  a  été,  chose  extraordinaire,  peu  connue  et  nullement  comprise 
sur  le  continent.  Les  développemens  de  cette  politique  se  sont  pourtant 
étendus  sur  un  assez  long  espace  de  temps  pour  qu'il  fût  facile  d'en  saisir 
et  d'en  apprécier  les  grands  caractères.  Nous  ne  craindrons  pas  de  le  dire  : 
considérée  dans  son  ensemble,  c'est  la  politique  la  plus  sensée  et  la  plus 
juste  qui  ait  encore  été  pratiquée  par  aucun  peuple  européen,  c'est  la  vraie 
politique  de  la  paix  d'un  peuple  libre.  A  partir  de  1815  en  effet,  les  Anglais 
ont  poursuivi  trois  desseins  :  réformer  leurs  institutions,  régler  leurs  finan- 
ces, et  travailler  à  l'avancement  matériel  et  moral  du  peuple.  Nous  n'insis- 
terons pas  sur  les  réformes  politiques;  ce  sont  les  plus  connues.  Et  certes 
les  peuples  du  continent  qui,  dans  ces  quarante-cinq  années,  ont  traversé 
tant  de  révolutions  pour  revenir  presque  toujours  sur  leurs  pas,  ne  sau- 
raient parler  avec  dédain  de  l'habileté  et  du  bonheur  avec  lesquels,  échap- 
pant aux  révolutions  par  les  réformes,  l'Angleterre  a  pu  assurer  ses  progrès 
politiques  intérieurs.  La  politique  financière  de  l'Angleterre  n'a  été  ni  moins 
habile  ni  moins  heureuse;  elle  a  eu  un  double  caractère,  économique  et  so- 
cial. Efifrayée  des  prodigalités  financières  de  la  grande  politique  de  Pitt,  qui 
lui  avait  légué  une  dette  de  plus  de  20  milliards,  elle  se  prit  d'une  horreur 
sensée  pour  ce  système  de  subvention  des  armées  étrangères  que  Pitt  avait 
employé  avec  tant  d'exagération.  La  paix  venue,  l'opinion  anglaise  prit  en 
quelque  sorte  vis-à-vis  d'elle-même  la  résolution  de  ne  plus  tomber  dans  ces 
ruineuses  exagérations,  et  comme  ces  charges  qui  pesaient  tant  sur  l'Angle- 
terre étaient  la  conséquence  du  rôle  qu'on  lui  avait  fait  jouer  dans  les  affaires 
du  continent,  l'opinion  anglaise,  repoussant  la  cause  avec  l'efi'et,  se  prononça 
avec  vigueur  contre  tout  système  de  politique  étrangère  qui  tendrait  à  en- 
traîner de  nouveau  la  Grande-Bretagne  dans  les  complications  politiques  et 
les  •  guerres  du  continent.  Ce  sentiment  s'étendit  bientôt  des  classes  com- 
merçantes aux  masses  aussi  bien  qu'à  l'aristocratie,  finit  par  dominer  les 
hommes  d'état  de  tous  les  partis,  et  devint  celui  de  la  nation  tout  entière, 
comme  on  l'a  bien  vu  au  commencement  de  cette  année,  lorsque  cette  sou- 
daine guerre  d'Italie  est  venue  mettre  aux  prises  les  affections  politiques  et 
les  intérêts  du  peuple  anglais. 

Au  point  de  vue  financier,  le  premier  effet  de  cette  politique  a  été  celui- 


73A  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

ci  :  la  dette  anglaise  a  cessé  de  s'accroître  ;  au  contraire  elle  a  été  réduite. 
En  1818,  l'Angleterre  avait  à  payer  llxl  millions  d'intérêts  pour  un  capital 
emprunté  de  21  milliards  de  francs;  en  1858,  elle  ne  payait  plus  que  720  mil- 
lions pour  un  capital  emprunté  de  20  milliards.  Ce  fait  est  d'autant  plus  re- 
marquable que  dans  la  même  période  le  capital  de  la  dette  s'est  élevé  chez 
nous  de  3  milliards  3ZiO  millions  à  7  milliards  800  millions,  et  le  service  des 
intérêts  annuels  de  165  millions  à  plus  de  390.  C'était  beaucoup  de  ne  pas 
augmenter  la  dette,  de  la  restreindre  même;  mais  les  Anglais  ne  se  sont  pas 
contentés  de  cet  avantage  négatif.  Ils  se  sont,  avec  une  persévérance  systé- 
matique, appliqués  à  réduire  leurs  dépenses,  et  en  cela  ils  donnaient  un 
nouveau  gage  au  monde  de  la  sincérité  de  leurs  intentions  pacifiques,  puis- 
qu'ils ne  réalisaient  d'importantes  économies  qu'aux  dépens  de  leur  établis- 
sement naval  et  militaire.  Ce  n'est  pas  tout  encore  :  en  même  temps  qu'ils 
réduisaient  leurs  dépenses,  ils  entreprenaient  sur  leur  budget  des  recettes, 
sur  le  système  de  taxation  qui  alimentait  leurs  revenus,  les  expériences  les 
plus  habiles  et  les  plus  fécondes ,  dont  les  résultats  sont  devenus  un  ensei- 
gnement pour  tous  les  peuples.  Le  succès  de  leurs  premiers  essais  en  ce 
genre  devint  le  point  de  départ  non-seulement  d'une  réforme  commerciale 
conforme  aux  principes  économiques,  mais  d'un  travail  social  qui  seoonda 
puissamment  l'avancement  matériel  et  moral  des  classes  populaires.  Dans 
cette  voie,  les  hommes  d'état  anglais  apportèrent  aux  questions  qui  inté- 
ressent le  bien-être  du  peuple  une  sollicitude  hautement  avouée,  qui  était 
une  disposition  assurément  nouvelle  et  originale  chez  un  gouvernement. 
Par  les  réformes  douanières,  ils  affranchissaient  de  toute  entrave  le  travail 
anglais,  et  lui  permettaient  de  déployer  toute  sa  force,  de  jouir  de  tous  ses 
fruits,  car  ils  assuraient  au  peuple  la  nourriture  et  le  vêtement,  en  cessant 
d'aggraver  les  prix  naturels  des  choses  de  taxes  qui  n'étaient  qu'un  tribut 
indirectement  payé  par  la  nation  à  des  classes  privilégiées  et  à  des  indus- 
triels protégés.  Ils  ne  se  contentèrent  pas  d'assurer  ainsi  la  subsistance 
matérielle  de  l'ouvrier,  ils  supprimèrent  les  taxes  imposées  sur  le  papier 
et  les  journaux,  qui  renchérissaient  artificiellement  sa  nourriture  intellec- 
tuelle. A  l'inverse  des  gouvernemens  despotiques  du  continent,  au  lieu  d'é- 
toufi'er  la  presse,  ils  en  assurèrent  la  diffusion  et  l'influence  au  sein  des 
masses.  Ainsi  répugnance  chaque  jour  grandissante  à  se  mêler  aux  affaires 
du  continent,  application  constante  à  améliorer  les  finances,  à  effacer  les 
taxes  qui  pèsent  sur  les  masses,  à  travailler  au  bien-être  du  peuple,  à  pré- 
parer par  la  libre  culture  intellectuelle  son  avènement  progressif  aux  droits 
politiques,  et  à  développer  la  liberté  dans  toutes  les  sphères  de  l'activité 
humaine,  tels  ont  été  les  traits  généraux  de  la  politi(iue  anglaise  depuis 
1815,  politique,  répétons-le,  qui,  à  mesure  qu'elle  se  précisait  davantage  et 
s'emparait  de  l'esprit  public,  tendait  essentiellement  à  subordonner  les 
questions  étrangères  aux  questions  intérieures. 

Quel  était  l'effet  de  cette  politique  sur  la  situation  extérieure  de  l'Angle- 
terre et  sur  les  états  continentaux  ?  Insensiblement  et  à  plusieurs  égards, 
elle  a  modifié  la  situation  de  l'Angleterre  vis-à-vis  des  cours  et  des  peuples. 
Elle  a  sans  doute  affaibli  le  crédit  de  l'Angleterre  auprès  des  cours,  et  elle 
a  laissé  le  champ  libre  aux  peuples  qui  ont  eu  la  volonté  et  le  courage  de 


KEVUE.  —  CHRONIQUE.  735 

faire  valoir  leurs  droits  à  rencontre  de  leurs  gouvernemens.  L'esprit  paci- 
fique et  l'esprit  libéral  grandissaient  dans  le  royaume-uni  en  se  donnant  la 
main.  Dès  que  les  arrangemens  de  1815  furent  accomplis,  l'Angleterre  se 
détacha  de  cette  conspiration  dirigée  bien  plus  encore  contre  la  liberté  que 
contre  la  France,  et  qui  s'appelait  la  sainte  alliance.  Les  libres  discussions 
de  sa  presse  et  de  son  parlement  ne  laissèrent  point  dormir  ces  souverains 
despotiques  occupés  à  traquer  toutes  les  aspirations  nationales  et  libérales 
des  peuples  en  les  flétrissant  du  nom  d'esprit  révolutionnaire.  Les  cours  des- 
potiques se  plaignirent  d'abord  doucement  des  embarras  que  leur  causaient 
les  libertés  parlementaires  anglaises,  et  s'efforcèrent  poliment,  en  exprimant 
leurs  doléances  aux  ministres  anglais,  de  séparer  le  cabinet  britannique  de 
la  responsabilité  qu'elles  imputaient  à  la  chambre  des  communes.  Un  jour 
par  exemple,  M.  de  Metternich,  le  spirituel  dogmatiste  de  l'absolutisme, 
adressa  des  plaintes  de  ce  genre  à  M.  Wellesley,  qui  fut  depuis  lord  Cowley, 
le  père  de  l'ambassadeur  actuel  d'Angleterre  à  Paris.  M.  Ganning  fit  à  cette 
critique  une  réponse  qui  dut  apprendre  au  chancelier  autrichien  que  l'An- 
gleterre était  déjà  bien  loin,  de  1815.  «  11  paraît,  écrivit  Ganning  à  M.  Wel- 
lesley, que,  suivant  le  prince  de  Metternich,  si  nous  ne  changeons  pas  nos 
façons,  les  états  du  continent  n'auront  plus  qu'à  se  mettre  en  garde  contre 
le  mal  que  font  nos  discours  dans  le  parlement...  Pour  que  notre  influence 
au  dehors  se  conserve,  il  faut  qu'elle  se  retrempe  constamment  aux  sources 
de  notre  force  au  dedans,  et  les  sources  de  cette  force  sont  dans  la  sym- 
pathie qui  règne  entre  le  peuple  et  le  gouvernement,  dans  l'union  du  sen- 
timent public  avec  les  conseils  publics,  dans  la  confiance  réciproque  et  la 
coopération  de  la  chambre  des  communes  et  de  la  couronne.  Si  le  prince  de 
Metternich  s'est  figuré  que  la  chambre  des  communes  est  une  simple  en- 
trave à  la  liberté  d'action  des  conseillers  de  la  couronne,  que  tout  en  ayant 
à  tempérer  les  préjugés  de  cette  chambre  et  à  calmer  sa  mauvaise  humeur, 
le  gouvernement  en  fait  demeure  indépendant  de  son  impulsion,  en  un  mot 
que  notre  tâche  est  de  la  conduire  et  non  de  la  consulter,  —  il  se  trompe. 
La  chambre  des  communes  fait  essentiellement  partie  de  l'autorité  nationale 
aussi  bien  que  des  conseils  nationaux,  et  malheur  au  ministre  qui  entre- 
prendrait de  conduire  les  affaires  de  ce  pays  en  concertant  uniquement  sa 
politique  étrangère  avec  une  grande  alliance,  et  croirait  pouvoir  réaliser 
les  vues  de  cette  alliance  en  jetant  un  peu  de  poudre  aux  yeux  à  la  chambre 
des  communes!  Et  cependant  voilà  la  conduite  que  le  prince  de  Metternich 
paraît  croire  possible!  C'est  un  point,  permettez-moi  de  vous  le  dire,  mon 
cher  Wellesley,  où,  d'après  votre  propre  rapport,  vous  ne  lui  avez  pas  suf- 
fisamment exposé  son  erreur.  » 

Si,  au  lieu  de  s'adresser  au  ministre  d'un  gouvernement  despotique,  ce 
digne  et  fier  langage  eût  été  entendu  par  les  peuples,  ils  n'eussent  pu  y 
voir,  remarquons-le  en  passant,  que  l'expression  éclatante  de  la  sécurité 
<}ue  le  gouvernement  parlementaire  donne  aux  rapports  internationaux. 
Dans  cette  forme  de  gouvernement  en  effet,  toute  entreprise,  pour  être 
résolue,  a  besoin  de  l'accord  préalable  du  pouvoir  exécutif  et  du  conseil 
national;  elle  exige  en  quelque  sorte  un  contrat  publiquement  débattu  et 
arrêté  entre  les  deux  parties,  mettant  ainsi  les  tiers  à  l'abri  des  surprises  ; 


736  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

mais  TAutriclie  s'inquiétait  bien  alors  de  la  sécurité  générale  qui  résul- 
terait des  maximes  de  Ganning,  si  elles  étaient  universellement  pratiquées  ! 
M.  de  Metternich  ne  pouvait  plus  douter  que  l'Angleterre  ne  fît  défaut  au 
concert  contre -révolutionnaire  des  cours  du  ISord,  et  il  ressentit  seule- 
ment le  coup  que  portait  à  la  cause  absolutiste  ce  qu'il  appelait  sans  doute 
la  défection  du  cabinet  anglais.  L'on  vit  bientôt,  à  partir  de  1830,  ce  que 
les  peuples  devaient  gagner,  ce  que  les  cours  despotiques  allaient  perdre 
à  la  nouvelle  attitude  de  l'Angleterre.  La  France  fit  sa  noble  révolution 
de  1830,  et  n'eut  point  à  la  défendre  contre  une  coalition  européenne, 
parce  que  l'Angleterre,  devenue  libérale,  applaudissait  au  triomphe  de  la 
liberté  en  France,  qui  déterminait  la  victoire  de  la  réforme  parlementaire 
de  l'autre  côté  de  la  Manche,  et  qu'il  n'y  a  point  de  coalition  possible 
contre  la  France,  si  l'Angleterre  n'y  prend  part.  A  l'abri  de  l'alliance  de 
la  France  et  de  l'Angleterre,  la  Belgique  put  reconquérir  sa  nationalité  et 
se  donner  des  institutions  libres;  l'Espagne  et  le  Portugal  purent  échap- 
per au  despotisme  et  au  fanatisme.  La  nouvelle  politique  anglaise  mettait 
fin  à  Tère  des  coalitions  contre-révolutionnaires  :  c'était  un  immense  avan- 
tage pour  les  peuples,  s'ils  avaient  su  en  profiter,  et  si,  par  des  révolu- 
tions intempestives  ou  mal  conduites,  ils  ne  s'étaient  pas  livrés  eux-mêmes 
aux  réactions  qui  ont  effacé  les  mouvemens  de  18Zi8  ;  mais,  malgré  ces  mal- 
heureuses vicissitudes,  dont  nous  ne  pouvons  accuser  que  nous-mêmes,  la 
France  a  recueilli  deux  avantages  signalés  de  la  nouvelle  politique  anglaise. 
Grâce  à  l'alliance  de  l'Angleterre,  elle  a  pu  se  tirer  glorieusement  du  mau- 
vais pas  de  la  question  des  lieux-saints,  et  renvoyer  à  la  Russie  l'échec  que 
l'empereur  Nicolas  avait  voulu  nous  infliger;  grâce  à  la  neutralité  anglaise, 
nous  avons  pu  entreprendre  et  mener  à  fin,  contre  le  gré  de  l'Europe,  la 
guerre  d'Italie.  Les  peuples,  et  la  France  notamment,  ont  donc  tiré  grand 
profit  de  la  nouvelle  politique  anglaise.  Quant  à  l'Angleterre  elle-même,  elle 
a  recueilli  sans  doute  de  cette  politique  les  avantages  essentiels  qu'elle  lui 
demandait  :  elle  a  pu  remanier  ses  institutions  intérieures  sans  déchirement 
révolutionnaire,  elle  a  vu  sa  population  doubler  presque  en  un  demi  siècle, 
elle  a  fait  des  accumulations  colossales  de  capitaux;  elle  a  multiplié  ses 
colonisations;  elle  a  travaillé  à  élever  ses  classes  ouvrières  au  bien-être,  au 
sentiment  de  la  dignité  humaine,  à  l'exercice  efficace  des  droits  politiques. 
L'un  de  ses  hommes  d'état  les  plus  illustres,  sir  Robert  Peel,  a  pu  placer  son 
œuvre  de  réforme  sociale  sous  l'invocation  d'un  des  plus  glorieux  précur- 
seurs de  notre  révolution  et  se  vanter  d'avoir  accompli  une  pensée  de  Tur- 
got.  Mais  en  remplissant  cette  tâche  sensée,  logique,  féconde  d'un  peuple 
libre,  l'Angleterre  a  payé  le  bien  qu'elle  se  faisait  elle-même  en  négligeant 
ses  défenses.  Elle  a  diminué  ces  établissemens  dispendieux  qui  sont  bien 
plutôt  les  instrumens  accidentels  de  la  force  des  peuples  que  la  raison  per- 
manente de  leur  puissance.  Elle  s'est  doublement  désarmée  :  désarmée  au 
point  de  vue  des  alliances  en  encourant  la  défaveur  des  cours  par  les  sym- 
pathies qu'elle  a  témoignées  aux  peuples,  désarmée  au  point  de  vue  militaire 
en  subordonnant  au  respect  de  la  liberté  humaine  le  recrutement  de  son  ar- 
mée et  de  sa  (lotte,  en  effaçant  de  sa  législation  tout  ce  qui  ressemble  aux 
conscriptions  et  aux  inscriptions  en  vigueur  sur  le  continent. 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  737 

Devant  ce  contraste  des  deux  systèmes  politiques  qui  ont  été  ceux  de 
l'Angleterre,  l'un  qui  dominait  avant  1815,  l'autre  qui  a  prévalu  depuis, 
nous  n'avons  pas  à  nous  demander  seulement  celui  qui  est  préférable  au 
point  de  vue  des  intérêts  français;  nous  avons  à  décider  nous-mêmes  quel 
est  celui  que  l'Angleterre  devra  définitivement  suivre  ou  abandonner.  En- 
tre les  deux,  c'est  nous  en  quelque  sorte  qui  avons  à  choisir.  Ce  sont  là 
les  véritables  termes  de  la  question  politique  qui  nous  est  posée  en  ce  mo- 
ment. Déjà  l'Angleterre,  inquiète  sur  sa  sécurité,  à  tort  sans  doute  (mais 
entre  grandes  nations  il  n'est  pas  permis  de  discuter  les  raisons  d'un  souci 
semblable),  s'arme  à  sa  façon,  c'est-à-dire  en  faisant  appel  au  sentiment  pu- 
blic et  à  la  coopération  volontaire  des  citoyens.  Tout  en  regrettant  qu'une 
telle  préoccupation  se  soit  emparée  du  peuple  anglais,  nous  ne  croyons 
rien  avoir  à  y  redire,  et  nous  souhaitons  au  contraire  que  l'Angleterre  ait 
assez  construit  de  vaisseaux  blindés  et  de  rams,  ait  assez  fortifié  ses  côtes 
et  ses  arsenaux,  ait  organisé  assez  de  compagnies  de  riflemen  ou  d'artilleurs 
volontaires  pour  se  croire  en  sûreté  chez  elle,  et  avoir  le  sentiment  qu'elle 
n'existe  pas,  comme  disent  ses  journaux,  on  sufferance,  par  tolérance.  Moins 
alarmée,  elle  sera  moins  vétilleuse,  plus  clairvoyante  et  plus  juste.  Pourtant, 
avec  la  connaissance  que  nous  avons  du  tempérament  politique  du  peuple 
anglais,  nous  ne  nous  dissimulons  pas  qu'il  lui  sera  difllcile  de  supporter 
longtemps  dans  l'inaction  les  dépenses  d'un  armement  extraordinaire.  Les 
Anglais  n'ont  aucun  goût  pour  les  dépenses  qui  consument  le  capital  impro- 
ductivement.  Ils  n'ont  pas  l'indifférence  des  nations  despotiquement  gou- 
vernées du  continent  pour  le  gaspillage  des  deniers  publics.  Ils  n'oublient 
jamais  que  le  capital  est  du  travail  accumulé  ;  ils  savent  que  le  capital  dé- 
voré en  armemens  militaires,  c'est  du  travail  détruit  et  qui  s'en  va  en  fumée. 
Si  ce  capital  est  le  produit  de  l'impôt,  ils  calculent  le  fardeau  qui  est. sté- 
rilement infligé  aux  classes  laborieuses  ;  s'il  provient  de  l'emprunt  et  aug- 
mente la  dette  publique,  ils  s'inquiètent  du  travail  qui  sera  aussi  stérilement 
et  à  perpétuité  imposé  aux  générations  futures  pour  en  servir  l'intérêt.  In- 
dustriels et  commerçans,  la  tranquillité  du  présent  ne  leur  suffit  pas  :  ils  ont 
besoin  d'une  longue  confiance  pour  se  livrer  aux  opérations  de  l'esprit  d'en- 
treprise. L'Angleterre  armée  ne  sera  plus  alarmée,  mais  elle  aura  hâte  d'en 
finir  avec  un  état  de  choses  qui  lui  semblerait  incertain  et  précaire.  C'est  alors 
qu'elle  nous  paraîtrait  dangereuse,  si,  par  une  folle  imprudence,  on  la  pro- 
voquait à  revenir  au  système  des  Ghatham  et  des  Pitt.  Certes  nous  avons 
intérêt  à  ne  pas  oublier  que  la  politique  anglaise  ne  se  pique  point  de  logi- 
que, et  qu'il  lui  serait  moins  difficile  qu'on  ne  pense  de  rétrograder  par  un 
brusque  saut  vers  cette  tradition  qu'elle  a  rompue  depuis  1815,  vers  ce 
temps  où,  réformes  intérieures,  finances,  principes  libéraux,  elle  faisait  tout 
céder  aux  intérêts  de  sa  politique  extérieure  et  de  la  guerre  à  outrance.  Si 
esseulée  qu'elle  paraisse  aujourd'hui  dans  le  système  des  alliances  euro- 
péennes, nous  ne  nous  fierions  pas  plus  à  la  durée  de  son  isolement  qu'à  la 
constance  de  ces  sympathies  de  nos  rivaux  naturels  du  continent  que  nous 
croyons  avoir  conquises,  chez  les  Piusses  à  l'Aima  et  à  Sébastopol,  chez  les 
Autrichiens  à  Magenta  et  à  Solferino. 

Kous  prévoyons  donc  des  épreuves  délicates  pour  notre  politique  étran- 

TOME    \MV.  47 


738  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gère,  mais  nous  espérons  qu'elles  seront  adroitement  et  heureusement  tra- 
versées. Plusieurs  circonstances  nous  rassurent  en  effet.  D'abord ,  si  Ton 
en  juge  par  la  circulaire  du  ministre  de  Tintérieur,  il  est  évident  que  notre 
gouvernement  a  fait  son  choix  entre  les  deux  systèmes  où  il  est  possible 
de  maintenir  ou  de  pousser  la  politique  anglaise,  et  qu'il  n'est  pas  disposé 
à  signaler  à  l'Angleterre  Tère  des  Ghatham  et  des  Pitt  comme  l'époque  de 
sa  grandeur.  L'expédition  concertée  contre  la  Chine  est  aussi  un  bon  symp- 
tôme. L'on  attribuait  récemment  à  notre  gouvernement  une  pensée  qui,  si 
elle  se  réalisait,  contribuerait  puissamment  à  rétablir  la  confiance  normale 
entre  les  deux  pays.  Nous  voulons  parler  des  modifications  qui  devaient  être 
prochainement  apportées  dans  nos  tarifs  de  douane,  et  qui  auraient  pour 
effet  d'affranchir  de  droits  les  matières  premières  employées  par  nos  indus- 
tries, et  de  réduire  les  droits  sur  les  denrées  nécessaires  à  l'alimentation  du 
peuple.  De  pareilles  mesures  ne  seraient  pas  seulement  utiles  à  notre  com- 
merce et  aux  classes  populaires,  elles  seraient  l'inauguration  d'une  véritable 
politique  de  paix,  dont  les  tendances  deviendraient  manifestes  au  dehors. 
Enfin,  quant  à  nous,  persistant  dans  les  idées  que  nous  émettions  dernière- 
ment, nous  verrions  la  plus  efficace  des  garanties  de  la  paix  dans  le  réveil 
d'une  vie  politique  intérieure  qui  intéresserait  et  associerait  la  France  au 
développement  libéral  de  ses  institutions,  et  la  détournerait  ainsi  des  pré- 
occupations stériles  et  périlleuses  de  la  politique  étrangère. 

Nous  ne  serons  malheureusement  pas  délivrés  des  questions  étrangères 
avant  que  le  congrès  annoncé  ait  terminé  son  œuvre,  et  avant  l'arrange- 
ment final  des  affaires  d'Italie.  Que  la  tâche  du  congrès  soit  difficile  et  que 
le  travail  de  cette  assemblée  soit  destiné  à  rencontrer  bien  des  complica- 
tions et  à  subir  bien  des  lenteurs,  personne  ne  le  contestera.  Nous  n'aurons 
pas  la  témérité  de  devancer  l'avenir,  et  d'émettre  à  ce  sujet  d'oiseuses  prévi- 
sions. Nous  nous  contenterons,  pour  le  moment,  d'indiquer  les  dispositions 
dans  lesquelles  la  nouvelle  de  la  réunion  du  congrès  va  trouver  l'Italie.  L'on 
peut  considérer  les  incidens  qui  ont  suivi  la  proposition  de  la  régence  au 
prince  de  Garignan  comme  la  crise  finale  de  l'Italie  centrale  avant  la  réu- 
nion du  congrès.  Cette  crise,  à  laquelle  n'ont  pas  manqué  les  incidens  im- 
prévus et  les  contradictions  logiques,  s'est  heureusement  terminée  par  une 
sorte  de  compromis.  Quel  que  soit  le  jugement  que  l'on  porte  sur  les  griefs 
des  diverses  provinces  de  l'Italie  centrale ,  sur  le  rôle  que  chacune  d'elles 
joue  dans  les  événemens  actuels  et  sur  le  caractère  du  mouvement  annexio- 
niste,  il  est  impossible  de  méconnaître  que  les  dictateurs,  en  appelant  les 
assemblées  à  conférer  la  régence  au  prince  de  Carignan,  obéissaient  à  une 
pensée  d'ordre  et  de  conservation.  L'on  en  a  eu  la  preuve  par  la  retraite 
de  Garibaldi  et  par  la  publicité  donnée  depuis  aux  desseins  que  nourris- 
sait ce  hardi  partisan.  Le  statu  quo  pesait  en  effet  à  Garibaldi,  et  il  voulait 
faire  dans  les  états  pontificaux,  et  même  dans  le  royaume  de  Naples,  une 
pointe  qui  eût  remis  tout  en  feu,  et  qui  eût  enlevé  à  l'Italie  révolutionnée 
ce  mérite  de  la  conserfation  de  l'ordre,  dont  le  congrès,  il  faut  Tespérer, 
lui  tiendra  compte.  Pour  maintenir  la  paix,  il  fallait  modérer  les  impatiences 
du  parti  extrême,  et  pour  obtenir  la  patience  des  exaltés,  il  fallait  donner 
une  satisfaction  à  leurs  espérances  en  faisant  un  pas  nouveau  dans  le  sens 


REVUE.  CHRONIQUE.  739 

de  l'union.  Les  situations  révolutionnaires  imposent  de  tels  compromis,  et 
Ton  est  bien  heureux  lorsqu'avec  ces  ménagemens  l'on  peut  les  sauver  des 
excès.  La  régence  du  prince  de  Garignan  était  la  transaction  indiquée  par 
les  circonstances.  Depuis  longtemps  déjà,  un  de  nos  amis  de  Toscane, 
M.  Matteucci,  qui  avait  eu  occasion  à  Turin  de  faire  sur  ce  point  au  prince 
de  Garignan  des  ouvertures  dont  le  prince  lui  a  témoigné  sa  reconnais- 
sance par  une  lettre  récente,  avait  indiqué  ici  même  cette  régence  comme 
la  meilleure  des  solutions  provisoires  pour  l'Italie  centrale.  Les  dictateurs 
s'étaient  arrêtés  à  ce  projet  dès  les  premiers  jours  du  mois  d'octobre,  et 
la  surprise  qu'ils  ont  montrée  et  que  l'on  a  éprouvée  à  Turin  lorsqu'à  paru 
la  note  du  Moniteur  qui  désapprouvait  la  régence  du  prince  serait  un  fait 
singulier,  s'il  ne  fallait  y  voir  autre  chose  que  l'effet  du  premier  échec  subi 
par  l'optimisme  systématique  des  Italiens  depuis  plusieurs  mois.  Quoi  qu'il 
en  soit,  cette  note  produisit  à  Turin  une  vive  émotion,  si  elle  ne  mit  pas  en 
désarroi  les  conseillers  du  roi  Victor-Emmanuel.  On  sait  que  plusieurs  chefs 
iœportans  du  libéralisme  piémontais  furent  appelés  à  un  conseil  où  il  fut 
décidé  que  la  vice-régence  de  M.  Boncompagni  serait  substituée  à  la  ré- 
gence du  prince  de  Garignan.  M.  Ratazzi,  en  annonçant  cette  résolution  au 
roi,  ne  lui  cacha  point,  dit-on,  que  le  ministère  était  prêt  à  se  retirer,  si 
la  vice-régence  de  M.  Boncompagni  n'était  pas  adoptée.  Le  roi  ne  pouvait 
évidemment  pas  accepter  la  dissolution  de  son  ministère.  Qui  aurait -il  pu 
appeler?  M.  d'Azeglio,  avec  cette  chevaleresque  franchise  qui  le  distingue, 
a  épousé  le  mouvement  actuel  sans  garder  ces  diplomatiques  ménagemens 
qui  rendent,  comme  on  dit,  un  homme  possible.  Malheureusement  les  cir- 
constances qui  ont  déterminé  M.  de  Gavour  à  sortir  du  pouvoir  ne  sem- 
blent pas  lui  permettre  encore  d'y  rentrer.  Fallait-il  essayer  d'un  cabinet 
Revel-Menabrea?  Mais  c'était  rentrer  dans  une  politique  exclusivement  pié- 
montaise,  abandonner  à  lui-même  le  mouvement  italien,  c'est-à-dire  exposer 
l'Italie  à  de  grands  désordres  :  à  un  tel  parti  la  droiture  du  roi  Victor-Em- 
manuel répugnait  invinciblement.  La  retraite  sur  la  vice-régence  de  M.  Bon- 
compagni était  donc  l'extrême  concession  que  le  Piémont  pouvait  faire.  On 
l'a  facilement  compris  à  Paris,  comme  nous  l'avons  vu  par  une  seconde  note 
du  Moniteur;  il  a  été  plus  difficile  de  convaincre  l'Autriche ,  et  c'est  au 
temps  que  l'on  a  dû  employer  à  surmonter  ses  objections  qu'il  faut  attribuer 
le  retard  qu'a  subi  l'expédition  des  lettres  pour  le  congrès.  Ce  n'est  pas  le 
seul  inconvénient  qu'ait  eu  cet  incident.  La  régence  une  fois  reconnue 
impossible,  il  semble  que  la  vice-régence  de  M.  Boncompagni,  désigné  par 
le  prince  de  Garignan,  devait  satisfaire  les  Italiens,  qui  se  sont  récemment 
montrés  si  habiles  à  prêter  aux  actes  politiques  la  signification  qui  leur 
plaît.  Get  expédient  donnait  encore  beau  jeu  à  cette  subtilité  d'interpréta- 
tion que  nous  signalions  en  eux  il  y  a  quelques  jours.  Nous  n'avons  eu  pour- 
tant que  des  gloses  françaises,  assez  comiques  par  leurs  variations,  sur  la 
question  de  savoir  s'il  fallait  attacher  le  même  sens  qu'à  la  régence  du 
prince  de  Garignan  à  la  vice-régence  de  M.  Boncompagni,  désigné  par  le 
prince.  M.  Minghetti  pour  les  Romagnes,  M.  Peruzzi  pour  la  Toscane,  s'é- 
taient montrés  assez  accomraodans  sur  cette  demi-solution;  mais  M.  Rica- 
soli  à  Florence  a  voulu  cette  fois  mettre  les  points  sur  les  i.  Il  faut  dire, 


740  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pour  la  défense  du  dictateur  de  Florence,  quMl  a  révélé  depuis  plusieurs 
mois  des  qualités  qui  ne  lui  permettent  guère  de  devenir  le  simple  subor- 
donné de  M.  Boncompagni.  Le  baron  Ricasoli,  avec  sa  vigueur  féodale,  est 
comme  un  homme  du  xvi^  siècle  transplanté  dans  notre  civilisation  :  il  est 
un  des  caractères  les  plus  saillans  qu'ait  produits  la  révolution  italienne; 
mais  enfin  ses  répugnances  ont  cédé  comme  celles  de  l'Autriche,  et  grâce 
aux  concessions  qu'il  a  su  faire,  qui  ont  dû  lui  coûter  beaucoup  en  effet, 
le  danger  d'une  dissidence  éclatant  entre  la  Toscane  et  le  reste  de  l'Italie 
centrale,  entre  Florence  et  Turin,  est  aujourd'hui  conjuré.  Parmi  les  con- 
cessions personnelles  qui  ont  empêché  la  crise  d'avoir  de  redoutables  con- 
séquences, il  faut  compter  aussi  en  première  ligne  la  retraite  du  général 
Garibaldi.  La  démission  du  général,  garantie  d'ordre  dans  le  présent,  sert 
aussi  pour  l'avenir  la  cause  de  l'Italie,  car  elle  laisse  entrevoir  les  extré- 
mités que  l'on  affronterait,  si,  en  négligeant  leurs  vœux,  on  exposait  les 
Italiens  aux  tentations  du  désespoir. 

Le  congrès  trouvera  sans  doute  le  parlement  piémontais  rassemblé,  et  les 
vœux  de  l'Italie  auront  là  un  organe  public  et  retentissant.  Du  reste,  les  dis- 
positions de  l'Italie  centrale  demeurent  inébranlablement  contraires  aux 
restaurations.  Les  témoignages  d'observateurs  très  modérés,  et  très  peu 
enclins  aux  illusions  et  aux  partis  extrêmes,  nous  dépeignent  l'antipathie 
contre  le  grand-duc  comme  ayant  pris  en  Toscane  un  caractère  plus  dé- 
terminé et  plus  général.  Toutes  les  classes  se  prononcent  contre  l'ancien 
ordre  de  choses.  On  ne  pardonne  pas  à  la  maison  de  Lorraine  d'avoir  retiré 
la  constitution,  d'avoir  appelé  les  Autrichiens  en  18Zi9,  lorsque  le  pays  lui- 
même  avait  accompli  spontanément  la  restauration,  d'avoir  ruiné  les  finances 
pour  payer  l'armée  étrangère,  aboli  la  loi  léopoldine  pour  faire  un  con- 
cordat avec  Rome,  supprimé  la  loi  municipale,  ruiné  l'université  de  Pise  et 
laissé  systématiquement  péricliter  les  institutions  d'instruction  publique 
par  lesquelles  la  Toscane  avait  exercé  si  longtemps  une  éclatante  influence 
sur  la  culture  intellectuelle  de  l'Italie.  La  force  du  gouvernement  actuel  est 
très  grande,  et  nous  n'avons  pas  de  peine  à  le  croire.  C'est  en  effet  un  gou- 
vernement national,  composé  d'honnêtes  gens  et  d'administrateurs  éclai- 
rés, qui  représente  une  grande  réparation  faite  au  patriotisme  de  la  Toscane. 
Aussi  nous  assure-t-on  que  ce  n'est  point  la  situation  de  ce  pays  qui  doit 
alarmer  les  amis  de  l'Italie,  que  le  provisoire  n'est  point  dangereux  pour 
lui,  et  qu'il  vivra  parfaitement  et  tant  qu'on  voudra  sous  son  régime  actuel. 
Il  n'est  peut-être  pas  permis  d'avoir  la  même  confiance  pour  les  Romagnes; 
il  sera  pourtant  difficile  au  congrès  de  surmonter  la  résolution  que  témoi- 
gnent les  Romagnols  contre  une  restauration  pontificale.  Le  gouvernement 
des  Romagnes  vient  de  publier  une  note  circulaire  à  ses  agens  à  l'étranger 
'qui  est  un  plaidoyer,  suivant  nous  irréfutable,  en  faveur  de  l'indépendance 
de  cette  province.  Il  ne  sera  permis  à  personne  de  voir  dans  cet  écrit  un 
factum  révolutionnaire.  Par  l'élévation  de  la  pensée,  la  force  de  l'argu- 
mentation, l'abondance  et  le  caractère  des  preuves,  la  dignité  du  ton  et  la 
fermeté  modérée  du  langage,  c'est  un  véritable  papier  d'état  et  un  des  plus 
remarquables  qu'il  nous  ait  été  donné  de  lire  depuis  longtemps.  Devant  une 
réunion  de  véritables  hommes  d'état,  devant  cette  assemblée  de  (jentlemen 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  7/il 

qui,  comme  disait  le  Times,  doit  former  le  congrès,  il  est  impossible  que  Ton 
croie  pouvoir  se  défaire  avec  un  simple  froncement  de  sourcil  d'un  exposé 
qui  porte  en  soi  une  teJle  autorité  de  justice  et  de  raison.  La  note  de  M.  Pe- 
poli  arrêtera  sans  doute  sérieusement  le  congrès. 

Si  l'on  s'en  tient  à  ce  qui  s'est  passé  dans  la  diète,  les  affaires  de  la  con- 
fédération germanique  n'ont  pas  fait  depuis  quinze  jours  de  progrès  visible. 
Les  propositions  de  réforme  partielle  du  pacte  fédéral  qui  avaient  été  pré- 
sentées à  la  diète  par  divers  états  secondaires  ont  été  renvoj'ées  à  des  com- 
missions spéciales,  qui  n'apporteront  vraisemblablement  pas  dans  leurs  tra- 
vaux une  précipitation  insolite.  L'affaire  de  la  Hesse-ÉIectorale  se  tend  de 
jour  en  jour,  si  l'on  en  juge  par  les  votes  de  la  chambre  hessoise,  par  les 
communications  du  gouvernement  électoral  à  la  diète  et  par  le  départ  de 
Berlin  et  de  Cassel  des  agens  respectifs  de  la  Hesse  et  de  la  Prusse;  mais 
dans  la  phase  actuelle,  le  gro»  événement  est  la  réunion  à  Wurtzbourg  des 
représentans  des  états  secondaires.  Sous  l'inspiration  du  spirituel  et  actif 
ministre  de  Saxe,  M.  de  Beust,  et  du  représentant  plus  rêveur  et  plus  diffus 
■de  Bavière  à  la  diète,  M.  de  Pfordten,  les  états  secondaires  essaient  encore 
une  fois  de  constituer  un  groupe  intermédiaire  entre  les  deux  grandes  puis- 
sances allemandes.  L'agrégation  des  états  secondaires,  si  elle  parvenait  à 
s'organiser,  serait  un  organe  assez  respectable  de  l'Allemagne,  car  elle  re- 
présente plus  de  18  millions  d'Allemands,  c'est-à-dire  une  vraie  population 
germanique,  plus  nombreuse  que  la  population  prussienne  et  surtout  bien 
plus  considérable  que  les  sujets  allemands  de  l'Autriche;  mais  les  efforts  de 
M.  de  Beust  seront-ils  plus  heureux  aujourd'hui  qu'ils  ne  l'ont  été  dans  le 
passé?  Sans  vouloir  décourager  sa  persévérance,  nous  nous  permettrons 
d'en  douter.  Ordinairement  les  petits  états  commencent  leur  levée  de  bou- 
cliers contre  l'une  des  deux  grandes  puissances  et  avec  le  concours  de  l'au- 
tre. Pendant  la  guerre  d'Orient,  c'est  contre  l'Autriche  que  M.  de  Beust 
menait  les  petits  états,  et  la  Prusse  venait  à  la  rescousse.  Aujourd'hui  l'on 
en  veut  à  la  Prusse,  et  l'on  s'inspire  ou  l'on  s'appuie  de  l'Autriche.  Ordi- 
nairement aussi  il  arrive  qu'après  que  les  petits  états  se  sont  bien  démenés, 
les  deux  grandes  puissances  s'entendent  par-dessus  leur  tête,  et  arrangent 
à  leur  guise  les  affaires  fédérales.  Les  questions  purement  fédérales  occupent 
sans  doute  le  petit  congrès  de  "Wurtzbourg  ;  mais  nous  ne  serions  pas  sur- 
pris que  l'éventualité  du  grand  congrès  européen  ne  tînt  une  plus  grande 
place  encore  dans  les  desseins  des  meneurs  des  petits  états  allemands.  Leur 
ambition  constante  a  été  de  participer  directement  eux-mêmes,  par  un  re- 
présentant spécial  de  la  confédération,  aux  délibérations  des  grandes  puis- 
sances européennes.  L'Autriche  et  la  Prusse,  disent-ils,  ont  des  intérêts  pro- 
pres trop  distincts  pour  représenter  l'Allemagne  dans  les  conseils  de  l'Europe, 
et  la  confédération  germanique  est  un  corps  politique  trop  considérable  pour 
qu'il  soit  possible  de  lui  refuser  sa  place  dans  les  conseils  européens.  Ce 
n'est  pas  nous  qui  donnerons  tort  à  cette  argumentation  des  états  secon- 
daires de  l'Allemagne;  mais  nous  craignons  fort  qu'ils  ne  réussissent  guère 
à  forcer  l'entrée  du  congrès  de  1860,  et  qu'ils  ne  soient  en  train  de  faire, 
suivant  leur  habitude,  beaucoup  de  bruit  pour  rien. 

L'Espagne  est  définitivement  engagée  dans  sa  guerre  d'Afrique.  Tandis 


^:- 


7A2  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

que  notre  brillante  et  courte  campagne  finit,  et  que  le  corps  expédition- 
naire français  est  déjà  rentré  sur  notre  territoire,  après  avoir  infligé  une 
vigoureuse  correction  aux  tribus  indisciplinées  du  Maroc,  l'armée  espagnole 
paraît  sur  la  côte  africaine.  Les  débarquemens  de  troupes  se  succèdent. 
Le  général  O'Donnell  est  parti  de  Madrid,  il  y  a  quelques  jours,  pour  aller 
prendre  lui-même  le  commandement  de  Fexpédition,  et  tout  est  en  mouve- 
ment dans  le  midi  de  l'Espagne.  Les  hostilités  ont  même  déjà  commencé,  et 
ces  premiers  combats,  comme  on  devait  le  penser,  ont  été  tout  à  l'honneur 
des  armes  espagnoles.  D'un  autre  côté,  les  cortès  viennent  d'être  suspen- 
dues à  Madrid  après  avoir  voté  le  budget  au  pas  de  course.  Et  puisqu'il  s'agit 
de  guerre,  on  pourrait  dire  que  le  président  du  conseil,  avant  de  partir,  n'a 
point  négligé  d'assurer  ses  positions  en  créant  cinq  grands  commandemens 
militaires  qu'il  a  confiés  à  des  généraux  sur  lesquels  il  peut  compter.  Voilà 
donc  le  gouvernement  espagnol  libre  de  toute  entrave  parlementaire,  ras- 
suré sur  la  paix  intérieure,  et  uniquement  occupé  de  la  guerre  d'Afrique. 
Mais  que  va-t-il  faire  dans  le  Maroc?  C'est  peut-être  la  question  qui  s'élève 
aujourd'hui  plus  que  jamais  après  la  publication  des  dépêches  récemment 
échangées  entre  le  cabinet  de  Madrid  et  le  gouvernement  anglais.  L'armée 
espagnole  obtiendra  des  succès  sans  nul  doute  ;  elle  battra  les  Marocains, 
elle  ira  camper  dans  leurs  villes  et  occupera  leurs  ports.  Tout  ce  qui  est 
militaire,  nou3  voulons  le  mettre  hors  de  contestation  ;  c'est  le  caractère 
politique  de  la  guerre  qui  vient  de  s'obscurcir  d'un  nuage.  Au  moment  pré- 
sent, si  nous  ne  nous  trompons,  le  plus  grand  embarras  n'est  pas  pour  le 
général  0"Donnell,  chargé  de  faire  une  campagne  avec  de  vaillans  soldats; 
il  est  bien  plutôt  pour  le  cabinet  qu'il  a  laissé  à  Madrid  aux  prises  avec  ce 
désenchantement  d'opinion  qui  s'est  produit  aussitôt  qu'on  a  connu  les  inci- 
dens  diplomatiques  qui  ont  précédé  la  guerre.  Pour  tout  dire,  la  diplomatie 
espagnole  a  été  moins  heureuse  que  ne  le  seront  indubitablement  les  soldats 
•campés  aujourd'hui  devant  Geuta. 

A  considérer  les  intérêts  de  l'Angleterre  et  sa  position  à  Gibraltar,  à  voir 
l'animation  des  journaux  de  Londres  dans  ces  derniers  temps,  on  ne  pouvait 
douter  que  l'expédition  préparée  par  le  cabinet  de  Madrid  contre  le  Maroc 
ne  fût  pour  le  gouvernement  anglais  l'objet  d'une  vive  et  pressante  sollici- 
tude. On  peut  voir  aujourd'hui  par  les  pièces  mêmes  de  cette  négociation, 
qui  a  été  comme  le  prologue  de  la  guerre,  ce  qu'il  a  fallu  pour  désarmer 
l'Angleterre,  à  quel  prix  elle  a  laissé  s'accomplir  l'expédition  espagnole. 
L'Angleterre,  on  ne  saurait  le  nier,  va  droit  au  but,  elle  fait  ses  conditions 
d'une  façon  qui  pourrait  paraître  impérieuse.  Une  déclaration  de  désinté- 
ressement ne  lui  suffit  pas  :  elle  demande  au  gouvernement  espagnol  l'enga- 
gement écrit  de  ne  poursuivre  aucune  conquête  dans  le  Maroc,  de  n'occuper 
aucun  port  d'une  manière  permanente,  de  se  retirer  de  toutes  les  positions 
conquises  aussitôt  après  la  ratification  d'un  traité  de  paix,  et  il  est  expres- 
sément stipulé  que  c'est  immédiatement  après  la  ratification  de  la  paix,  non 
après  l'exécution  des  conditions.  Ce  n'est  point  vraiment  dans  son  intérêt 
que  l'Angleterre,  maîtresse  de  Gibraltar,  tient  tant  à  ce  que  l'Espagne  n'oc- 
cupe aucun  point  de  la  côte  d'Afrique  dans  le  détroit;  c'est  afin  que  la  puis- 
sance espagnole  ne  puisse  gêner  la  liberté  de  la  navigation  î  Le  cabinet  de 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  7^3 

Madrid  s'est  résigné  à  prendre  les  engagemens  qu'on  lui  demandait,  et  il  les 
a  pris  par  écrit,  comme  on  le  lui  demandait;  il  s'est  obligé  d'avance  à  n'oc- 
cuper aucune  position  qui  pourrait,  dit-il,  «  assurer  à  l'Espagne  une  supé- 
riorité périlleuse  pour  la  navigation  ;  »  il  s'est  interdit  toute  conquête,  tout 
agrandissement,  et  il  a  réservé  sa  liberté  pour  le  reste,  de  sorte  que  tout 
considéré,  à  moins  que,  comme  on  l'a  laissé  croire  un  instant  à  Madrid,  il 
n'y  ait  d'autres  documens  qui  neutralisent  jusqu'à  un  certain  point  la  portée 
de  ces  engagemens  et  réservent  d'une  façon  plus  explicite  la  liberté  d'action 
du  gouvernement  de  la  reine  Isabelle,  l'Espagne  se  trouverait  engagée  dans 
une  entreprise  dont  elle  ne  pourrait  attendre  qu'un  prix  problématique.  En 
tirant  son  épée,  elle  se  serait  lié  les  mains! 

S'agit-il  simplement  d'infliger  un  châtiment  aux  Maures,  d'obtenir  des  ré- 
parations ou  des  indemnités?  Tout  cela,  le  plénipotentiaire  de  l'empereur 
du  Maroc  l'accordait  avant  la  guerre,  et  même  il  consentait  en  principe  à 
une  extension  de  territoire  nécessaire  à  la  sûreté  de  la  place  de  Geuta.  L'Es- 
pagne, il  est  vrai,  restait  sans  garanties  contre  de  nouvelles  insultes,  par  la 
raison  bien  simple  que  l'empereur  du  Maroc  n'est  pas  maître  chez  lui  ;  mais 
comment  cet  empereur  battu  pourra-t-il  offrir  des  garanties  plus  sérieuses? 
Et  dans  tous  les  cas  n'y  a-t-il  pas  une  singulière  disproportion  entre  l'objet, 
de  l'expédition  réduit  à  ces  termes  et  l'immense  déploiement  de  forces  qu'on 
voit  en  ce  moment  au-delà  des  Pyrénées?  C'est  là  ce  que  l'opinion  s'est  dit 
instinctivement,  et  l'opinion,  qui  avait  pris  feu  au  premier  bruit  de  la  guerre 
contre  les  Maures,  a  été  subitement  déçue  par  la  divulgation  des  incidens 
diplomatiques  de  l'expédition.  Le  sentiment  national,  si  puissant  et  si  fier 
en  Espagne,  s'est  trouvé  blessé  de  la  hauteur  avec  laquelle  l'Angleterre  a 
fait  ses  conditions  et  de  la  résignation  avec  laquelle  le  cabinet  de  Madrid 
s'est  laissé  dicter  des  engagemens  si  péremptoires.  Ces  dépêches  ont  fait 
souffrir  l'esprit  patriotique  autant  que  la  guerre  l'avait  exalté.  Voilà  la  vé- 
rité. La  situation  n'en  est  pas  plus  facile  pour  le  général  O'Donnell,  qui  ne 
pourra  peut-être  effacer  ces  impressions  que  par  de  grands  succès  mili- 
taires et  par  l'imprévu,  qui  a  sa  place  dans  toute  guerre.  Il  n'y  a  plus  au- 
jourd'hui qu'à  attendre  les  événémens  et  à  voir  ce  qui  peut  sortir  de  cette 
lutte,  limitée  d'avance  dans  ses  effets  par  la  diplomatie.  e.  forcade. 


ESSAIS  ET  NOTICES. 


LES  MASQUES  ET  BOUFFONS  DE    LA   COMÉDIE    ITALIENNE.^ 

Qui  ne  connaît  ces  tableaux  et  ces  estampes  du  siècle  dernier  où  la  nature 
et  les  personnages  sont  représentés  dans  un  état  de  convention  qui  fait  d'a- 

(1)  2  beaux  volumes  grand  in-S»;  texte  et  dessins  par  Maurice  Sand,  gravures  par 
A.  Manceau,  chez  Michel  Lévy. 


7/xll  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

bord  sourire,  qui  fait  ensuite  rêver,  groupes  charmans  que  Watteau  excel- 
lait à  peindre?  C'est  un  idéal  maniéré  sans  doute,  mais  enfin  c'est  un  idéal 
dont  l'harmonie  est  visible  et  le  charme  certain.  Dans  ce  pays  enchanteur 
peuplé  de  gentilshommes,  de  baladins  et  d'héroïnes  galantes,  Regnard  a  placé 
la  scène  de  ses  Folies  amoureuses,  Lesage  son  château  de  Lirias,  tous  les 
poètes  de  l'époque  leur  retraite  désirée  jusqu'au  jour  où  Jean-Jacques  est 
venu  bâtir  sur  ces  ruines  d'opéra  sa  maison  blanche  à  volets  verts.  L'Italie 
a  presque  seule  inspiré  ces  poses  et  ces  costumes.  De  belles  dames  poudrées 
et  fardées  traînent  leurs  manteaux  de  velours  et  leurs  robes  de  satin  sur  les 
marches  d'un  escalier  de  marbre  rose.  Les  unes,  au  bras  de  leurs  amans, 
cherchent  les  allées  ombreuses;  d'autres  écoutent  le  récit  fait  en  beau  style 
de  quelque  aventure  ou  le  sonnet  déclamé  par  un  cavalier  vêtu  d'un  pour- 
point couleur  céladon.  Partout  c'est  un  babil  capricieux  et  pétulant  où  se 
croisent  les  joyeuses  médisances  et  les  impertinentes  déclarations.  Égaré 
par  Crispin,  Pantalon  cherche  en  le  maudissant  son  libertin  de  fils  Orazio  : 
il  est  derrière  cette  charmille,  qui  joue  de  la  flûte  aux  pieds  de  Silvia.  La 
liberté  la  plus  aimable  règne  dans  cette  heureuse  région,  où  les  arbres  bizar- 
rement taillés  ne  laissent  pénétrer  qu'un  air  tiède  et  une  douce  lumière. 
Sur  le  devant,  Pulcinella  gambade  en  ricanant,  tandis  que  Pierrot,  raide 
et  les  bras  collés  au  corps,  ouvre  sa  grande  bouche  étonnée  ;  Mezzetin,  tout 
en  raclant  sa  guitare,  poursuit  les  yeux  au  ciel  quelque  songe  intérieur. 
Arlequin  présente  avec  un  salut  ironique  sa  batte  de  bois  au  vieux  capitan 
Spezzafer,  qui  s'appuie  tristement  sur  l'épaule  de  son  petit-fils  Scaramouche, 
devenu  marquis...  en  Espagne.  Puis,  vers  les  derniers  plans,  tout  un  monde 
de  masques,  de  femmes  et  de  bouffons  circule,  se  mêle  et  s'évanouit  dans 
une  brume  rosée... 

C'est  ce  monde  chimérique  que  M.  Maurice  Sand  vient  aujourd'hui  nous^ 
raconter  avec  la  plume  et  le  crayon.  L'an  dernier,  à  pareille  époque,  il  or- 
nait de  dessins  originaux  et  gracieux  une  poétique  narration  des  Légendes 
rustiques  du  Berri.  En  faisant  succéder  aujourd'hui  les  types  de  la  comédie 
italienne  aux  Lavandières  de  nuit  et  au  Meneu  de  Loups,  le  jeune  artiste 
agrandit  simplement  le  cercle  de  ses  études  et  demeure  en  réalité  sur  le 
même  terrain.  Critiques  bouffonnes  du  présent,  souvenirs  touchans  ou  ter- 
ribles du  passé,  ces  formes  diverses  de  ce  que  M"*  Sand  nomme  Vàfabulo- 
sité  traduisent  également  les  espérances  ou  les  craintes  de  l'imagination 
populaire.  Un  monde  fantastique  peuple  à  la  fois  cette  littérature  orale  et 
cette  littérature  improvisée;  mais  celle-ci,  plus  libre  et  moins  émue,  est 
l'expression  hardie  des  sens,  l'organe  naturel  d'une  foule  toujours  prête  à 
se  passionner  pour  des  masques  grotesques  qui  débordent  de  verve,  d'inso- 
lence et  de  raillerie.  La  Commedia  dell'  arte.  tel  est  le  nom  sans  équivalent 
dans  notre  langue  de  ce  genre  d'improvisation  appliquée  à  l'art  dramatique, 
est  certainement  l'expression  la  plus  intéressante  et  la  plus  fidèle  du  génie 
de  la  race  italienne.  Pour  réunir  ses  personnages,  elle  a  mis  à  contribution, 
en  leur  empruntant  leur  patois  et  leurs  habitudes  particulières,  tous  les 
groupes  de  la  péninsule.  Enfin  elle  est  parvenue  à  représenter  sous  la  forme 
la  plus  vive  et  la  plus  saisissante,  en  même  temps  que  les  instincts  les  plus 
naïfs  de  la  créature  humaine,  toutes  les  variétés  du  caractère  national.  On 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  745 

ne  saurait  donc  refuser  à  ses  masques  et  bouffons,  malgré  leur  impuissance 
à  s'élever  jusqu'à  la  comédie  véritable,  l'honneur  d'une  histoire  spéciale. 

Cette  histoire,  que  l'on  a  pu  lire  en  partie  dans  la  Revue  (1),  est  complé- 
tée en  .beaucoup  d'endroits  par  les  recherches  de  M.  Maurice  Sand.  On  pour- 
rait peut-être  désirer  que  les  curieux  détails  dont  ce  livre  abonde  fussent 
unis  par  une  méthode  plus  rigoureuse  et  fécondés  par  quelques  considéra- 
tions générales.  Toutefois,  si  M.  Maurice  Sand  laisse  au  lecteur  le  soin  de 
tirer  lui-même  ses  conclusions,  il  ne  néglige  aucun  des  petits  faits  qui  peu- 
vent l'éclairer.  Il  nous  donne  d'abord  au  moyen  de  l'analyse  une  idée  très 
nette  de  la  comédie  de  l'art.  Les  essais  de  représentation  en  ce  genre  dont 
il  a  été  le  témoin,  et  qu'il  raconte  spirituellement,  lui  fournissent  d'instruc- 
tives et  amusantes  observations  de  mise  en  scène.  C'est  un  fait  acquis  à  la 
critique  moderne  que  la  nécessité,  pour  toute  forme  de  l'art  qui  tend  à  se 
renouveler  ou  à  se  connaître  elle-même,  de  remonter  d'abord  à  ses  sources. 
Ces  types  du  théâtre  italien,  qui  sont  dus  plutôt  aux  sentimens  et  aux  pas- 
sions d'un  peuple  qu'aux  conquêtes  rationnelles  de  son  intelligence,  M.  Mau- 
rice Sand  les  prend  à  leur  naissance  et  les  suit  patiemment  jusqu'à  nos  jours 
dans  les  inévitables  transformations  qu'ils  doivent  aux  années  et  aux  événe- 
mens  politiques.  Il  n'oublie  pas  de  les  accompagner  dans  leurs  excursions 
transalpines.  La  France,  on  le  sait,  se  les  appropria  presque  tous,  et  leur 
imprima  le  cachet  de  ses  mœurs  et  de  ses  traditions.  Au  xviii®  siècle,  elle 
fit,  en  la  modifiant,  de  la  commedia  delV  arte  un  genre  nouveau  de  son 
théâtre,  se  souvenant  avec  raison  que  Molière  lui  avait  quelquefois  repris 
son  bien.  C'est  de  cette  influence  réciproque  que  résulte  pour  nous  le  prin- 
cipal intérêt  des  figures  dramatiques  de  l'Italie. 

Les  masques  et  bouffons  qui  composent  l'ensemble  de  la  comédie  italienne 
-sont  en  très  grand  nombre  :  chaque  bourg,  chaque  patois  a  son  représentant. 
M.  Maurice  Sand  a  eu  l'heureuse  idée  de  les  classifier  pour  ainsi  dire  scien- 
tifiquement, en  ramenant  chaque  variété  à  l'espèce,  chaque  espèce  au  genre. 
Un  rapide  examen  de  ces  principales  figures  dans  leurs  détails  les  plus  ca- 
ractéristiques ne  peut  manquer  d'offrir  quelque  intérêt.  —  Arlequin,  le  pre- 
mier et  le  plus  populaire,  le  Panniculus  des  Atellanes  reconnaissable  à  la 
batte  et  au  chapeau,  est  l'un  des  deux  zani  (2)  bergamasques,  dont  l'autre 
porte  le  nom  de  Brighella.  Celui-ci,  personnage  flagorneur  et  mielleux,  est 
la  souche  de  tous  les  valets  fourbes  et  intrigans.  Sa  lignée  française  est 
nombreuse  :  Scapin,  Sbrigani,  Mascarille,  Frontin,  Labranche  et  Figaro  le 
reconnaissent  pour  père.  Il  a  volontiers  la  plaisanterie  féroce  :  «  J'ai  vécu, 
dit-il,  dans  le  théâtre  de  Gherardi  (3)  six  ans  avec  ma  première  femme 

(1)  Voyez  les  études  de  MM.  Ferrari,  Ch.  Magnin  et  Frédéric  Mercey. 

(2)  Sanniones,  bouffons. 

(3)  La  troupe  italienne  appelée  à  Paris  en  1645  par  Mazarin  commença  à  donner  des 
pièces  françaises  le  22  janvier  1682;  elle  occupait  alors,  après  la  réunion  des  théâtres 
français,  la  salle  de  l'hôtel  de  Bourgogne.  Évariste  Gherardi,  qui  en  devint  le  directeur, 
lui  fit  représenter  un  grand  nombre  de  ses  ouvrages.  La  plupart,  qui  offrent  une 
alliance  curieuse  de  l'esprit  français  et  de  la  bouffonnerie  italienne,  sont  réunis  sous  ce 
titre:  Le  Théâtre-Italien,  ou  le  Rectceil  de  toutes  les  Comédies  et  Scènes  françoises 
jouées  par  les  comédiens  italiens  du  roy  pendant  tout  le  temps  qu'ils  ont  été  au  service. 


7/16  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

sans  avoir  le  plus  petit  démêlé.  Une  fois  seulement,  après  avoir  pris  du 
tabac,  je  voulais  éternuer  :  elle  me  fit  manquer  mon  coup.  De  dépit,  je 
pris  un  chandelier  et  lui  cassai  la  tête.  Elle  mourut  un  quart  d'heure  après. 
Voilà  le  seul  différend  que  nous  ayons  eu  ensemble.  »  Arlequin  est  moins 
méchant;  il  a  même  commencé  par  être  un  niais,  un  sot  dont  on  se  mo- 
quait, un  balordo  affatto;  son  costume  bariolé  témoignait  de  sa  misère. 
Plus  tard,  il  a  laissé  à  Pierrot  son  héritage  de  horions  et  de  balourdises  et 
s'est  rappelé  quMl  était  le  petit-fils  de  Mercure.  Il  est  devenu  fin,  spirituel 
et  diseur  de  bons  mots;  il  est  l'amant  de  cœur  de  Golombine.  Cependant 
toute  gloire  se  perd  :  en  Italie,  il  est  relégué  parmi  les  marionnettes;  en 
France,  ce  n'est  plus  qu'un  mime  de  tradition. 

Venise,  où  vécurent  et  brillèrent  les  poètes  Galmo  et  Baffo,  Gritti  et  Lam- 
berti,  Goldoni  et  Gozzi  ;  Venise,  le  foyer  le  plus  littéraire  de  la  commedia 
deW  arte,  revendique  comme  sien  le  type  le  plus  fécond  en  incidens  co- 
miques, le  type  de  la  dupe  par  excellence.  Pantalon.  Pantalon  est  l'anneau 
du  milieu  de  cette  longue  chaîne  de  Gérontes  qui  commence  au  Pappus  des 
Atellanes,  se  continue  par  le  Philocléon  d'Aristophane,  le  Déménète  de 
Plante  et  se  termine  par  les  Pasquale,  Cassandre,  Pandolphe,  Orgon,  Gorgi- 
bus.  Harpagon,  Sganarelle.  La  destinée  de  ce  vieillard  asthmatique,  ladre, 
crédule  et  libertin,  est  d'être  incessamment  raillé,  incessamment  trompé. 
Ses  filles  sont  coquettes,  ses  fils  le  volent,  ses  valets  le  dupent,  les  soubrettes 
le  bernent.  Est-il  né  à  Bisceglia  :  les  Napolitains,  que  son  patois  réjouit  fort, 
lui  font  porter  une  perruque  rousse  ornée  d'une  queue  en  salsifis  et  l'ap- 
pellent Cucuzziello  (cornichon).  On  connaît  le  Cassandre  français  avec  sa 
trogne  rubiconde  barbouillée  de  tabac  et  ses  petits  yeux  enfoncés  dans  de 
gros  sourcils.  Voici  comment  l'un  de  ces  vieillards  insensés  traduit  parfois 
son  naïf  patriotisme.  Regardant  avec  Arlequin  des  vaisseaux  qui  entrent 
dans  le  port  :  «  Que  disent  les  gens  qui  montent  cplui-ci  ?  demande-t-il.  — 
Ils  disent  :  Yes,  yes.  —  Ce  sont  des  amis.  Et  cet  autre?  —  Ils  disent  :  Oui, 
oui.  —  Ce  sont  aussi  des  amis.  Et  ce  troisième  ?  —  Ceux-là  disent  :  la,  ia. 
—  la!  ia!  Ce  sont  des  porcs I  »  —  Le  favori  du  public  romain  est  aujour- 
d'hui Gassandrino,  petit  vieillard  élégant  et  propret,  aimable  et  fin,  avec 
le  cœur  crédule  des  vieux  garçons.  Se  marie-t-il  à  quelque  Babet,  le  titre 
qu'il  prend  alors  à  Sganarelle  n'a  plus  rien  d'imaginaire. 

Mais  quels  sont  ces  gens  qui  viennent  de  Naples  et  s'avancent  «  d'un  pas 
mustaphique,  c'est-à-dire  cheminant  superbement  les  mains  sur  les  costés, 
comme  pots  à  anses,  dédaignant  moustachiquement  tout  ce  qu'ils  rencon- 
trent (1)?  »  A  ce  pourpoint  rouge  et  jaune,  à  ce  manteau  barbelé,  à  ce  cha- 
peau de  feutre  roux  surmonté  d'une  plume  de  coq  rouge,  à  ce  nez  d'aigle,  à 
cette  rapière,  à  ces  vastes  bottes  enfin,  reconnaissez  Spavento,  Matamoros 
et  Fracasse,  braves  à  trois  poils,  qui  reçurent  dans  un  endroit  où  il  faisait 
fprt  chaud  cette  furieuse  blessure  vous  savez  où.  Ils  ont  pour  aïeul  le  général 
Bombomachides,  petit-fils  de  Neptune.  Ils  mangent  quelquefois  comme  Gar- 
gantua et  sont  plus  souvent  rossés  comme  Pierrot;  mais  ils  sont  magnanimes 
et  pratiquent  volontiers  l'oubli  des  injures.  «  Ils  m'ont  bien  battu,  mais  je 

(1)  Œuvres  de  Tabarin. 


BEVUE.  —  CHRONIQUE.  7/17 

leur  en  ai  dît  !  »  Ils  finissent  ordinairement  par  prendre  du  service  sur  les 
galères  du  roi.  Falstaff  est  leur  cousin,  et  Marco-Pepe,  de  Rome,  qui  em- 
bourse  dix-neuf  coups  de  nerf  de  bœuf  sur  vingt,  marche  dignement  sur 
leurs  traces.  Les  Romains  prétendent  seulement  que  Marco-Pepe  est  un  Na- 
politain naturalisé. 

Au-dessus,  et  bien  au-dessus  de  ces  principaux  types  qui  représentent 
dans  une  mesure  plutôt  comique  qu'exagérée  les  sottises  et  les  malices  de 
la  bête  humaine,  se  dresse  cette  figure  vraiment  extraordinaire,  vraiment 
monstrueuse,  de  Polichinelle.  C'est  d'ailleurs  le  plus  ancien  et  le  plus  noble. 
11  est  né,  dit-on,  à  Atella,  entre  Naples  et  Capoue;  mais  son  origine  est 
plus  haute,  et  son  galbe  grotesque  se  retrouve  dessiné  sur  certains  débris 
de  la  vieille  Babylone  et  de  l'antique  Egypte.  Était-il  l'incarnation  typique 
des  élémens  impurs  adorés  par  les  croyances  païennes,  ou  bien  représen- 
tait-il déjà  la  négation  ironique  des  idéales  destinées  promises  à  l'homme? 
C'est  aux  souvenirs  osques  qu'il  doit  surtout  ses  habitudes  brutales,  et  aux 
orgies  de  Caprée,  dont  il  fut  le  témoin,  ses  cruautés  lascives.  Comme  Mar- 
doche,  il  a  fait  ses  classes  de  bonne  heure,  et  acquis  de  la  vie  une  rude 
expérience;  son  enfance  a  été  malheureuse  :  sa  nourrice  l'ayant  laissé  tom- 
ber sur  le  dos,  puis  sur  le  ventre,  il  en  est  résulté  ces  deux  bosses  qui  ne 
l'empêchent  pas  de  réussir  auprès  des  femmes,  car  il  sait  être  avec  elles  in- 
solent et  caustique.  Tout  jeune,  il  avait  cette  voix  de  poulet  qui  lui  a  fait 
donner  son  nom  [pidlus  gallinaceus,  pulclno,  pulcinella),  et  que  la  pra- 
tique lui  a  conservée. -Ce  qui  distingue  Pulcinella,  c'est  son  froid  égoïsme  et 
sa  férocité  goguenarde.  Il  est  pourtant  bonhomme,  et  il  est  parfois  de  belle 
humeur  :  c'est  qu'il  vient  d'administrer  à  la  morale  une  volée  de  coups  de 
langue,  au  commissaire  une  volée  de  coups  de  bâton.  A  qui  croit-il  hors  de 
lui-même?  Il  fut  un  temps  où  il  croyait  au  diable;  mais  depuis  qu'il  l'a 
rossé  et  que  Punch  a  tué  Old-Nick,  il  est  tombé  flans  un  effrayant  scepti- 
cisme et  un  profond  découragement.  Les  enfans  profitent  de  cet  intervalle 
pour  l'embrasser.  «  0  Polichinelle,  disait  Charles  Nodier,  toi  dont  la  tête 
de  bois  renferme  essentiellement  dans  sa  masse  compacte  et  inorganique 
tout  le  savoir  et  tout  le  bon  sens  des  temps  modernes  !  » 

Les  figures  secondaires  de  la  comédie  improvisée  sont  innombrables;  il  en 
est  quelques-unes  que  leur  présence  habituelle  a  rendues  nécessaires  et 
typiques,  celles  d'abord  qui  représentent  la  loi,  la  force,  la  justice,  la  mo- 
rale... et  l'hygiène.  Les  apothicaires  et  les  médecins  de  Molière  sont  présens 
à  la  mémoire  de  tous;  le  plus  renommé  en  Italie,  c'est  le  docteur  bolonais 
Grazian  Baloardo.  On  voit  d'ici  le  notaire  avec  sa  perruque  à  huit  mar- 
teaux, sa  robe  noire,  son  nez  bourgeonné,  ses  énormes  lunettes,  sa  canne 
d'une  main,  son  portefeuille  de  l'autre,  plume  à  l'oreille.  Alfred  de  Musset  a 
fixé  en  deux  lignes  cette  figure  égrillarde  et  gourmande  dans  maître  Capsuce- 
falo,  le  notaire  de  la  charmante  comédie  de  Bettine.  Tout  cela  se  complète 
du  procureur,  du  commissaire  et  du  sbire.  Une  création  napolitaine,  Tar- 
taglia,  résume  tour  à  tour  ces  différons  types.  George  Sand,  dans  un  de  ses 
derniers  romans,  Daniella,  a  tracé  de  Tartaglia  comme  caractère  italien  de 
réalité  moderne  un  très  curieux  portrait. 

On  a  vu  les  pères  et  les  valets,  voici  les  enfans  et  les  servantes.  Ici  les  liber- 


VAS  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

tés  de  l'improvisation  sont  nécessairement  contenues  en  de  certaines  limites, 
et  la  part  de  Toriginalité  est  moins  grande.  Les  amoureux  ne  se  font  remar- 
quer que  par  une  nullité  profonde.  Complètement  conduits  par  leurs  valets, 
on  pressent  qu'ils  auront  plus  tard  le  sort  de  leurs  pères.  Ce  ne  sont  pour  le 
moment  que  héros  de  galanteries,  pâture  d'usuriers,  mannequins  pavoises 
de  rubans,  bourrés  de  madrigaux  et  ruisselant  d'eaux  de  senteur.  Il  n'en 
faut  point  tant  d'ailleurs  pour  toucher  Clarice  et  soumettre  Lucrèce  :  «  Que 
vous  êtes  jolie!  —  Vous  êtes  bien  obligeant.  —  Oh!  point,  je  dis  la  vérité. 
-^  Vous  êtes  bien  joli  aussi,  vous!  —Tant  mieux!  Où  demeurez-vous?  Je 
vous  irai  voir.  »  Lelio  prête-t-il  directement  le  flanc  au  ridicule  :  il  devient 
alors  le  beau  Leandre,  ignorant,  maladroit,  poltron,  recevant  à  l'endroit 
voulu  les  coups  de  pied  destinés  à  Pierrot.  Colombine,  à  laquelle  il  daigne 
parfois  descendre,  fait  fi  de  sa  noblesse  et  lui  préfère  Arlequin.  —  Naturel- 
lement les  filles  sont  plus  intéressantes.  11  faut  si  peu  de  chose  pour  compo- 
ser un  caractère  de  femme  à  la  scène  !  Avec  quelques  nuances  seulement 
d'Isabelle  et  de  Silvia,  Molière  fait  Agnès  et  Henriette.  —  Les  soubrettes  enfin 
sont  vraies  maîtresses  de  Mascarille  et  vraies  filles  de  Brighella  :  paysannes 
malicieuses  ou  confidentes  rusées,  elles  trompent  pères,  maîtres,  tuteurs, 
maris,  amans,  pour  le  moindre  bijou,  que  dis-je?  pour  le  seul  plaisir  de 
tromper. 

Enfin  il  ne  faut  pas  oublier  ce  monde  si  curieux  de  comparses  et  de  bouf- 
fons qui  s'agite  au  dernier  plan ,  et  que  Callot  a  si  bien  reproduit  dans  ses 
Petits  Danseurs.  U.  Maurice  Sand  a  rassemblé  sur  ce  sujet  de  nombreux 
et  intéressans  détails.  On  sait  que  le  véritable  titre  de  ce  recueil  de  Callot 
est  i  Balli  di  Sfessania  (danses  fescenniennes).  Fescennia,  petite  ville  de  la 
Gaule  Cisalpine,  dont  les  ruines  se  voient  encore  à  un  quart  de  lieue  de  Ga- 
lesa,  peut  disputer  aux  traditions  grecques  et  osques,  aux  influences  napo- 
litaines, l'honneur  d'avoir  répandu  dans  le  nord  -de  l'Italie  la  commedia  delV 
arte.  Toujours  est-il  qu'elle  donna  naissance  à  une  spécialité  de  bouffons  que 
les  Romains  appelaient  mimi  septentrionis,  qu'elle  inventa  un  genre  de  vers 
satiriques,  de  nature  primitive  et  d'expression  grossière,  dont  Horace  a  dit: 

Fescennina  per  hune  inventa  licentia  morem 
Versibus  alternis  opprobria  rustica  fudit. 

Les  acteurs  fescenniens  dansaient  presque  nus  en  s'accompagnant  de  casta- 
gnettes; ils  font  suite  directe  aux  acrobates  grecs,  aux  funambules  latins  et 
aux  phallophores  de  Sicyone.  Qui  n'a  feuilleté  les  dessins  de  Callot?  Qui  ne 
se  rappelle  ces  créatures  longues  et  osseuses,  vêtues  d'habits  collans,  ces 
mimes  barbus  enveloppés  dans  de  larges  pantalons,  portant  longue  plume 
au  chapeau  et  sabre  de  bois?  Qui  ne  se  souvient  de  Pasquariello  et  de  Cuco- 
rongna,  de  TrastuUo  baisant  la  pantoufle  de  Lucia,  de  Franca-Trippa  et  de 
Fritellino,  qui  dansent  en  s'accompagnant  l'un  de  son  sabre  de  bois,  l'autre 
d'une  mandoline? 

Telle  apparaît  au  premier  coup  d'œil  Timmense  variété  de  personnages^ 
qui  peuplent  la  comédie  improvisée.  M.  Maurice  Sand  les  a  tous  soigneuse- 
ment décrits,  en  cherchant  la  raison  de  leurs  mille  nuances  dans  les  cir- 
constances locales  et  aussi  dans  le  jeu  varié  des  bouffons  célèbres  qui  ont 


REVUE.  CHRONIQUE.  7ll9 

tour  à  tour  rempli  ces  rôles.  Un  fait  digne  de  remarque,  c'est  le  peu  d'im- 
portance du  faiseur  de  libretti  à  côté  du  type  dramatique  et  du  comédien. 
Toute  la  part  de  l'auteur  consistait  dans  un  canevas  léger  que  l'acteur  dé- 
veloppait à  son  gré  et  sans  efforts.  Il  lui  suffisait  de  se  laisser  aller  à  l'in- 
spiration du  moment,  assuré  qu'il  était,  en  obéissant  à  ses  seuls  instincts, 
de  satisfaire  un  public  qui,  au  lieu  de  juger,  ne  demandait  qu'à  partager  la 
sensation.  Aussi  la  supériorité  de  la  commedia  delV  arte  sur  la  comédie  noble 
et  soutenue  réside-t-elle  plutôt  dans  l'interprétation  que  dans  la  conception. 
Il  n'eût  pas  fallu  à  l'Italie  moins  qu'un  Molière  pour  composer  la  comédie 
de  caractères  avec  la  comédie  improvisée.  Quelques-uns  tentèrent  cette  dif- 
ficile transformation.  Au  premier  rang,  M.  Maurice  Sand  place  Angelo  Beolco, 
éMRuzzante  (bouffon),  qui  naquit  à  Padoue  au  commencement  du  xvr  siècle. 
Ruzzante  fut-il  supérieur  à  Gozzi  comme  inspiration  humoristique,  à  Goldoni 
comme  fine  observation  et  facilité  heureuse?  Il  est  permis  d'en  douter.  Quoi 
qu'il  en  soit,  il  faut  tenir  compte  à  Ruzzante  d'avoir  voulu,  avec  une  intelli- 
gence de  l'art  que  ne  soupçonnèrent  pas  ses  contemporains,  donner  à  l'Italie 
un  thçâtre  écrit  véritablement  national.  Acteur  et  auteur,  comme  Shaks- 
peare  et  Molière,  il  fut  le  premier,  avec  Calmo  et  Molino,  qui  rédigea  ces 
improvisations  que  les  autres  poètes  oubliaient  quand  ils  avaient  quitté  la 
scène.  On  sait  que  les  artistes  et  les  jeunes  gens  nobles  se  faisaient  un  hon- 
neur de  monter  sur  les  planches  et  d'y  interpréter  la  commedia  deW  arte. 
Hoffmann,  dans  un  de  ses  meilleurs  contes,  nous  a  montré  Salvator  Rosa 
jouant,  avec  quelle  verve!  le  rôle  de  sîgnor  Formica  au  théâtre  romain  de 
Nicolo  Musso,  et  il  l'a  entouré  de  véritables  types  scéniques,  tels  que  messer 
Pasquale  Capuzzi,  le  docteur  Splendiano  Accoramboni,  et  l'infortuné  nain 
Pitichinaccio.  Si  Ruzzante  n'atteignit  pas  complètement  la  comédie  de  ca- 
ractères, il  opposa  du  moins  la  comédie  réelle  à  la  comédie  de  convention. 
Presque  tous  ses  personnages  restèrent  au  théâtre  comme  des  figures  typi- 
ques, entre  autres  Truffaldin. 

Enfin  en  1528  Ruzzante  composa  sa  première  comédie  en  prose,  où  chaque 
rôle  était  écrit  dans  un  dialecte  différent.  Il  y  avait  là  sans  doute  un  grand 
progrès  pour  l'étude  de  mœurs  et  l'observation  de  la  nature,  mais  n'était-ce 
point  aussi  enlever  à  la  commedia  dell'  arte  le  caractère  général  qui  eût  pu 
tôt  ou  tard  la  transformer?  Ruzzante  voulait  cette  séparation  complète,  car 
il  dit  lui-même  :  «  Personne  ne  veut  plus  parler  sa  langue,  on  veut  contre- 
faire les  Florentins  ;  c'est  comme  si  moi,  qui  suis  de  Padoue,  je  voulais  écrire 
en  allemand  ou  en  français.  »  Ce  ne  fut  du  reste  que  dans  les  dernières  an- 
nées de  sa  vie,  —  il  mourut  à  quarante  ans,  —  que  Ruzzante  eut  l'idée  d'é- 
crire et  de  mettre  en  ordre  la  plupart  de  ses  pièces.  Tempérament  mélanco- 
lique et  railleur,  délicat  observateur  des  nuances,  patriote  éloquent,  Angelo 
Beolco  est  lui-même  un  caractère  curieux  et  sympathique.  Des  éclairs  de 
tristesse  et  de  vraie  passion  viennent  illuminer  sa  gaieté  bouffonne.  L'obser- 
vation directe  qu'il  faisait  de  la  nature  lui  a  inspiré  quelques  scènes  d'une 
vérité  et  d'une  beauté  saisissantes.  Avec  lui,  le  cœur  humain  apparaît  pour 
la  première  fois  dans  les  types  de  la  commedia  dell'  arte.  On  peut  en  juger 
par  le  dialogue  suivant,  où  l'analyse  morale  tient  la  première  place.  Messer 
Andronico  a  enlevé  au  paysan  Bilora  sa  femme  Dina.  Bilora,  qui  aime  sa 


750  REVUE    DES   DEUX   MONDES 

femme  et  la  regrette,  vient  la  trouver  et  lui  tient  simplement  ce  langage  : 
«  Viens-t'en  avec  moi,  sœur  de  ma  foi,  et  je  te  tiendrai  encore  pour  bonne 
et  chère,  comme  tu  Tétais  auparavant.  —  Bonsoir,  me  voici,  puisque  tu  m'as 
demandée.  Gomment  te  portes-tu?  Tu  te  portes  bien?  — Moi?  bien,  et  toi? 
—  Avec  l'aide  du  ciel.  Je  ne  me  trouve  cependant  pas  trop  bien,  si  tu  veux 
que  je  te  dise  la  vérité.  Je  suis  assommée  de  ce  vieillard!  11  est  à  moitié 
malade,  il  tousse  toute  la  nuit  à  m'empêcher  de  dormir.  A  toute  heure,  il 
vient  et  revient  me  chercher  pour  me  tourmenter,  me  prendre  dans  ses 
bras  et  m'embrasser.  —  Eh  bien  !  dis-moi,  ne  veux-tu  pas  retourner  dans  ta 
maison,  ou  veux-tu  rester  ici  avec  ce  vieux,  dis?  —  Moi,  je  voudrais  bien 
revenir,  mais  lui  ne  le  veut  pas.  Il  ne  veut  pas  non  plus  que  tu  viennes  ici. 
Si  tu  savais  les  attentions  qu'il  a  pour  moi,  les  caresses  qu'il  me  fait!  Par  la 
fièvre!  il  me  veut  joliment  du  bien,  et  j'ai  grandement  du  bon  temps  avec 
lui.  —  Mais  qu'importe  qu'il  ne  veuille  pas,  si  tu  veux,  toi?  Je  vois  bien  le 
manège  :  tu  ne  le  veux  pas  non  plus,  et  tu  me  contes  quelque  mensonge. 
Eh!  dis?  —  Que  te  dirai-je?  Je  voudrais  et  je  ne  voudrais  pas  {vorràe  e  si 
no  vorj'àe  ) .  » 

Cette  scène  de  Ruzzante  rend  d'une  manière  bien  pénétrante  d'une  part 
l'égoïste  coquetterie  innée  aux  plus  misérables  filles  d'Eve,  de  l'autre  cette 
douleur  naïve  et  hébétée,  ce  regret,  ce  dévouement,  ce  pardon  tacite  où  se 
condensent  évidemment  dans  leur  état  embryonnaire  tous  les  sentimens  de 
l'homme.  Si  une  pareille  douleur  fait  avec  la  dignité  et  la  morale  des  com- 
promis dont  la  conscience  ne  peut  plus  rougir,  comme  la  pente  vers  le 
meurtre  devient  facile!  Le  drame  se  complète  par  un  monologue  où  les  in- 
décisions et  les  désespoirs  de  la  créature  qui  n'a  que  des  instincts  sont  ex- 
primés dans  leur  véritable  langage.  Bilora  attend  messer  Andronico  devant 
sa  maison.  Le  tuera-t-il?  ne  le  tuera-t-il  pas?  Écoutons-le.  «  Ce  vieux  a  ruiné 
ma  vie.  Il  vaudrait  mieux  qu'il  fût  mort  et  mis  en  terre.  Si  j'en  croyais  ma 
rage,  je  l'y  aiderais  bien.  J'y  pense!  quand  il  sortira  de  chez  lui,  je  lui  dirai 
son  fait,  et  le  malmènerai  si  bien  qu'il  en  tombera  tout  de  suite  par  terre, 
et  alors,  moi  de  taper  dessus,  en  long,  en  travers,  à  lui  faire  sortir  les  tripes 
et  la  vie.  Oui,  mais  il  criera  de  peur,  si  je  fais  ainsi...  Il  vaut  mieux  procéder 
comme  les  soldats  espagnols,  il  n'aura  pas  le  temps  de  dire  huit  paroles. 
Tirons  un  peu  mon  coutelas  de  sa  gaîne  ;  voyons  si  la  lame  en  est  luisante. 
Par  le  cancre!  elle  ne  l'est  guère,  il  n'en  aura  pas  trop  peur;  mais  moi, 
Bilora,  je  saurai  bien  lui  dire  des  injures  épouvantables.  Vieux  maudit! 
puisses- tu  venir  vite!  Je  te  veux  d'abord  enlever  la  peau  des  reins,  et  je  te 
mène  et  je  t'en  donne  tant  et  tant  que  je  t'aurai  bientôt  tué!  Je  lui  pren- 
drai ses  vétemens,  je  les  emporterai,  et  pour  n'avoir  pas  à  craindre  les  dé- 
positions, je  les  vendrai,  ainsi  que  mon  manteau,  pour  acheter  un  cheval  et 
m'en  aller  bien  loin.  Je  me  ferai  soldat,  je  vivrai  dans  les  camps,  parce  que 
maintenant  j'ai  horreur  de  ma  maison.  Je  la  cède  à  qui  la  veut.  Ah!  que  je 
voudrais  qu'il  sortît!  Chut!  le  voici!...  le  voilà  sorti  !  Le  moment  est  bon, 
pourvu  qu'il  ne  vienne  personne.  Il  vient!  Ahl  maintenant  il  ne  m'échappera 
plus! » 

En  dehors  des  souvenirs  de  la  représentation,  la  commedia  deW  arte  n'a 
cependant  laissé  dans  la  littérature  italienne  aucun  de  ces  monumens  du- 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  751 

rables  que  fonde  ordinairement  en  tout  pays  l'expression  spontanée  du  génie 
national.  Les  types  même  les  plus  populaires  finissent  par  être  délaissés. 
Arlequin,  Brighella  et  le  docteur  ne  se  démènent  plus  guère  qu'au  milieu 
des  fantoccmi.  Trois  types  nouveaux  ou  renouvelés,  mais  sans  grande  ori- 
ginalité, occupent  aujourd'hui  l'Italie  :  Stenterello  à  Florence,  Meneghino 
à  Milan,  Gianduja  à  Turin.  Les  bouffons  créés  en  France  à  l'imitation  ita- 
lienne du  XVI'  au  xviii^  siècle  ne  se  retrouvent  plus  que  dans  les  déguise- 
mens  de  carnaval.  Ce  n'est  pas  d'ailleurs  sans  raison  que  ces  types  se  mo- 
difient et  s'amoindrissent.  A  mesure  que  se  répand  le  souffle  de  la  liberté, 
que  la  civilisation  fait  des  progrès,  que  les  individus  apprennent  à  se  con- 
naître et  les  peuples  à  se  gouverner,  la  part  laissée  aux  instincts  diminue 
chaque  jour.  Or  les  types  de  la  comédie  improvisée  personnifiaient  surtout 
les  divers  instincts  soit  naïfs,  soit  artificiels  de  la  nature  humaine.  Un  iné- 
vitable défaut  de  caractère  individuel  les  transformait  peu  à  peu  en  abstrac- 
tions incolores.  Pour  en  sauver  la  monotonie,  il  ne  fallait  rien  moins  que  les 
ressources  satiriques  du  génie  italien,  que  sa  particulière  intelligence  de  la 
bouffonnerie,  qui  trouvait  dans  l'improvisation  un  moyen  d'éviter  la  censure 
et  de  braver  la  persécution  politique  ou  religieuse.  Enfin,  malgré  ce  qu'elle 
a  de  charmant,  de  curieux  et  d'humoristique,  malgré  ce  qu'elle  prête  à  la 
connaissance  des  habitudes  intimes  de  tout  un  peuple,  on  peut  se  demander 
si  la  commedia  delV  arte  n'a  pas^xercé  sur  les  destinées  de  la  littérature 
dramatique  en  Italie  une  influence  regrettable,  si  la  faveur  exclusive  dont 
elle  jouissait  auprès  du  public  n'a  pas  singulièrement  contrarié  le  dévelop- 
pement de  la  comédie  de  mœurs  et  de  caractère.  Ses  masques  sont-ils  donc 
autre  chose  que  des  figures  conventionnelles  qui,  en  désignant  constamment 
sous  le  même  costume  le  même  vice  ou  le  même  ridicule,  n'éprouvent  à  le 
généraliser  aucune  difficulté?  La  comédie  de  l'art  fait  bon  marché  de  l'har- 
monie, de  la  vraisemblance  et  de  la  progression  de  l'intérêt  dramatique, 
pour  s'attacher  uniquement  à  l'imprévu.  Les  procédés  qu'elle  emploie  se 
dérobent  à  l'étude  pour  ne  relever  que  de  la  fantaisie.  De  plus,  condamnée 
à  se  renfermer  dans  les  étroites  limites  de  la  bouffonnerie,  elle  se  refuse 
toute  excursion  dans  le  domaine  des  sentimens  véritablement  élevés,  véri- 
tablement moraux.  Voltaire  en  avait  fait  la  judicieuse  remarque.  «  Goldoni, 
dit-il  à  propos  de  la  fameuse  apostrophe  du  Menteur,  n'a  pu  imiter  dans  son 
Bitgiardo  cette  belle  scène  de  Corneille,  parce  que  Pantalon  Bisognosi,  mar- 
chand vénitien,  le  père  de  son  menteur,  ne  peut  avoir  l'autorité  et  le  nom 
d'un  gentilhomme.  Pantalon  dit  simplement  à  son  fils  qu'il  faut  qu'un  mar- 
chand ait  de  la  bonne  foi.  » 

On  attribue  volontiers  à  l'influence  de  la  comédie  de  l'art  quelques-uns 
des  chefs-d'œuvre  de  Molière;  mais  Molière  a  su  simplement  faire  valoir 
cette  forme  dramatique  et  se  l'approprier.  Attachait-il  d'ailleurs  une  sou- 
veraine importance  à  ces  imbroglios  destinés  aux  divertissemens  de  la  cour? 
Il  les  écrivait  rapidement,  et  la  main  du  maître  ne  pouvait  faire  moins  que 
d'y  laisser  son  empreinte.  On  connaît  la  réponse  railleuse  de  ce  grand  gé- 
nie à  quelque  esprit  intelligent  qui  s'inquiétait  sans  doute  de  ces  imitations 
italiennes  :  «  J'ai  vu  le  public  quitter  le  Misanthrojje  pour  Scaramouche,  j'ai 
chargé  Scapin  de  le  ramener.  »  Il  n'est  donc  pas  vrai  de  dire,  et  le  vieillard 


752  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  applaudit  le  premier  aux  Précieuses  ridicules  le  savait  bien ,  que  sans  la 
commedia  deW  arte  Molière  n'eût  pas  créé  la  véritable  comédie  française. 
Elle  n'est  pas  dans  l'Amour  médecin  ou  le  Mariage  forcé,  la  véritable  co- 
médie française  :  elle  est  dans  Tartufe,  elle  est  dans  le  Menteur,  elle  est 
dans  l'étude  des  caractères,  et  non  pas  dans  l'adroite  mise  en  scène  de  si- 
tuations comiques  ou  dans  le  défilé  interminable  des  caricatures  réalistes. 
On  serait  presque  tenté  de  voir  un  retour  direct  à  la  commedia  delV  arte  dans 
cette  latitude  laissée  aujourd'hui  à  l'acteur  de  suivre  l'inspiration  du  mo- 
ment, dans  ces  mouvemens  mécaniques  et  prévus  de  marionnettes  agaçantes 
qui  n'ont  ni  caractère  ni  personnalité.  Cette  fâcheuse  tendance  est  malheu- 
reusement trop  visible,  et  n'a-t-elle  pas  pour  origine  l'erreur  ou  l'orgueil 
de  llécrivain,  trop  disposé  à  nous  présenter  le  premier  ridicule  grossi  par 
un  acteur  vulgaire  comme  une  faculté  générale  et  typique? 

Toutefois,  si  l'on  détourne  les  yeux  de  ces  tourmens  stériles  de  l'improvi- 
sation moderne,  il  faut  rendre  dans  le  passé  pleine  et  entière  justice  à  la 
comédie  de  l'art.  Reflet  capricieux  de  la  plus  mobile  fantaisie,  elle  était 
composée  d'élémens  si  subtils ,  qu'ils  pouvaient  difficilement  se  grouper  et 
prendre  corps  dans  une  œuvre.  Avec  ces  qualités  fugitives,  avec  les  attraits 
si  fragiles  de  l'imprévu,  elle  a  gouverné  pendant  des  siècles  cette  race  ar- 
dente, 

Ce  peuple  ami  de  la  gaîté, 

Qui  donnerait  gloire  et  beauté 
Pour  une  orange, 

cette  nation  amoureuse  des  contemplations  extérieures,  qu'attiraient  d'un 
autre  côté  les  formes  les  plus  pures  et  les  plus  sévères  expressions  du  beau 
plastique.  Mais  la  meilleure  part  de  gloire  de  la  commedia  delV  arte,  son 
droit  le  plus  certain  à  revendiquer  dans  le  domaine  de  la  pensée  une  place 
supérieure,  c'est  l'influence  qu'elle  a  exercée  sur  certaines  imaginations. 
Illuminez  un  peu  son  obscur  théâtre,  et  aussitôt  vous  verrez  se  grouper  au- 
tour d'elle  tous  les  esprits  inquiets,  toutes  les  âmes  mécontentes  de  la  réa- 
lité, ces  poètes,  ces  musiciens,  ces  peintres,  qui  ne  peuvent  saisir  leur  idéal 
que  dans  le  rêve  et  l'hallucination.  C'est  elle  qui  leur  ouvre  les  portes  des 
régions  fantastiques  où  ils  s'égarent;  c'est  elle  qui  leur  montre,  agissant  et 
parlant,  ces  êtres  bizarres  dont  ils  soupçonnent  les  monstruosités  morales 
et  les  difformités  physiques.  Callot,  Charles  Gozzi,  Hoffmann,  ces  débauchés 
de  la  fantaisie,  venaient  chercher  là  l'enveloppe  matérielle  de  leurs  créa- 
tions, et  leur  pensée,  comme  un  papillon  aux  mille  couleurs,  s'échappait 
féconde  et  vive  de  ces  chrysalides  indécises  de  la  bouffonnerie  italienne, 
dont  il  faut  encore  une  fois  remercier  M.  Maurice  Sand  d'avoir  établi  la 
classification  et  raconté  l'histoire  avec  la  verve  du  peintre  soutenue  par  la 
curiosité  de  rérudit.  eugène  latave. 

V.  DE  Mars. 


L'ANGLETERRE 


ET 


LA  VIE  ANGLAISE 


VTI. 

LE  SEL  DANS   LE   ROYAUME-UNI. 

LES  SALINES  DU  GHESHIRE  ET  LES  DSINES  DE  SHEFFIELD. 


On  se  sert  du  sel  dans  tous  les  pays  civilisés  ;  mais  nulle  part 
sur  le  continent  l'usage  de  ce  produit  minéralogique  n'est  aussi 
répandu  que  dans  la  Grande-Bretagne.  Cette  riche  nation  doit  à  ses 
mines  et  à  ses  fontaines  de  sel  une  branche  de  commerce  importante. 
Certaines  provinces  anglaises  vivent  deux  fois  de  la  terre  :  non  con- 
tentes de  recueillir  les  moissons  et  les  fruits  qui  croissent  à  la  surface, 
elles  ont  mis  le  sous-sol  à  contribution  pour  y  trouver  un  condi- 
ment qui  rehausse  la  saveur  des  substances  alimentaires. 

Le  sel  doit  être  considéré  à  trois  points  de  vue  :  la  formation  des 
terrains  dans  lesquels  il  se  rencontre,  les  travaux  d'extraction,  puis 
les  applications  de  ce  minéral  à  l'économie  domestique,  aux  arts, 
à  l'industrie,  à  l'agriculture.  L'histoire  naturelle  du  sel  nous  ramè- 
nera sur  le  terrain  de  la  géologie  (1).  Comment  en  effet  séparer 

(1)  Voyez  la  livraison  du  15  septembre  1857,  et  les  autres  études  de  cette  série  dans 
les  livraisons  du  15  février,  15  juin  et  15  novembre  1858,  du  1"  mars  et  du  l^'  sep- 
tembre 1859. 

TOME  XXIV.    —  15  DÉCEMBRE  1859.  48 


754  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cette  substance  des  puissantes  roches  qui  l'enveloppent  dans  la 
nature?  11  nous  faudra  aussi  changer  plusieurs  fois  le  champ  de 
nos  observations  ;  les  roches  salifères  veulent  être  étudiées  dans  les 
environs  de  Ghester,  les  mines  et  les  sources  de  sel  à  Northwich, 
l'application  du  sel  à  l'industrie  sur  tous  les  points  du  territoire 
britannique,  mais  principalement  à  Shel%eld.  Il  est  intéressant  de 
voir  r influence  qu'un  produit  minéralogique  si  vulgaire  a  exercée 
sur  les  mœurs  et  la  prospérité  d'une  grande  nation. 

I. 

Un  voyage  en  chemin  de  fer  est  une  agréable  leçon  de  géologie 
mise  à  la  portée  de  tout  le  monde.  Pour  profiter  de  cette  étude,  il 
suffit  d'examiner  la  couleur  et  la  contexture  des  roches  que  le 
railway  coupe  et  met  à  découvert  sur  les  deux  côtés  de  la  route 
qui  se  relèvent  en  talus.  Je  venais  de  Manchester  qiiand,  au  sortir 
d'un  tunnel,  je  me  trouvai  pris  pour  la  première  fois  entre  deux 
masses  de  grès  rouge  qui  se  dressaient  comme  deux  murailles  à 
pic  et  qui  bornaient  à  droite  et  à  gauche  l'horizon  du  chemin  en- 
caissé. La  même  roche,  plus  ou  moins  dénudée  par  les  remblais,  me 
suivit,  avec  des  intervalles,  jusqu'à  la  station  de  Ghester,  où  je 
m'arrêtai.  En  Angleterre,  les  couches  souterraines  de  sel  reposent 
sur  cette  série  de  roches  auxquelles  on  a  donné  le  nom  de  upper 
new  red  sandstone  (1).  Le  nouveau  grès  rouge  forme  un  département 
géologique  d'une  étendue  considérable;  il  occupe  tout  le  Gheshire, 
une  grande  partie  du  Lancashire ,  quelques  portions  du  Shropshire, 
du  Warvvickshire,  et  d'autres  comtés.  A  peu  d'exceptions  près,  tous 
les  champs  de  charbon  de  terre,  coal-fields^  comme  disent  les  Anglais, 
bordent  les  limites  de  cette  formation.  Le  nouveau  grès  rouge  n'est 
pas  seulement  un  terrain,  c'est  presque  une  ère  de  la  nature.  Par 
l'âge  de  ces  roches,  par  les  traits  extérieurs  que  les  événemens  du 
globe  y  ont  gravés,  par  les  animaux  éteints  qui  s'y  rencontrent,  on 
se  fait  sans  peine  une  idée  de  ce  qu'était  l'Angleterre  à  l'époque  où 
furent  déposés  ces  vastes  magasins  de  sel  dans  lesquels  l'homme 
puise  aujourd'hui  à  pleines  mains  un  élément  d'industrie  et  de  pros- 
périté. 

La  vie  avait  déjà  changé  plusieurs  fois  de  caractère  à  la  surface 
de  ce  qu'on  nomme  aujourd'hui  la  Grande-Bretagne.  Des  débris  de 
mondes  éteints  surgissaient  du  fond  d'un  abîme  d'eau  et  marquaient 

(1)  Pour  le  distinguer  du  vieux  grès  rouge,  old  red  sandstone,  qui  appartient  à  une 
autre  formation  beaucoup  plus  ancienne.  On  donne  aussi  au  nouveau  grès  rouge  le  nom 
de  terrain  triasique,  parce  qu'il  se  compose  de  trois  membres  (trias)  dont  l'un,  —  le 
mvschelkalk,  —  manque  à  la  Grande-Bretagne. 


l'Angleterre  et  la  vie  anglaise.  755 

les  premières  terres  qui,  réunies  entre  elles  par  des  formations 
successives,  devaient  constituer  plus  tard  une  île  importante.  Le 
sombre  groupe  des  montagnes  cambriennes  et  siluriennes  ébau- 
chaient dans  cette  nuit  des  âges  la  région  du  Shropshire  et  du  pays 
de  Galles.  Le  vieux  grès  rouge,  dans  lequel  s'intercalaient  des 
masses  de  marbre  et  de  calcaire  ardoisier,  jetait  les  membres  cyclo- 
péens  des  provinces  connues  maintenant  sous  le  nom  de  Devonshire, 
de  Gornouailles  et  de  Herefordshire  ;  mêlé  à  des  roches  de  gneiss 
et  de  granit,  il  soulevait  en  Ecosse  la  chaîne  du  Great-Grampian. 
Les  montagnes  de  calcaire  magnésien,  ancien  lit  d'un  océan  qui 
avait  vu  naître  et  mourir  la  flore  carbonifère,  construisaient  l'assise 
gigantesque  du  Derbyshire  et  d'une  partie  de  l'Irlande.  Quelques 
faibles  bandes  de  roches  perméennes  dessinaient  les  comtés  futurs 
de  Nottingham  et  d'York.  Quoique  la  physionomie  de  l'Angleterre, 
depuis  la  fm  de  l'époque  dite  primaire,  ait  été  altérée,  changée, 
bouleversée  par  des  accessions  de  roches  nouvelles,  par  des  mou- 
vemens  de  la  mer  et  surtout  par  l'action  du  temps,  on  peut  jusqu'à 
un  certain  point  se  représenter  à  distance  les  principaux  traits  de 
ce  chaos  océanique.  Cependant  la  nature  allait  faire  un  pas  en  avant. 
Entre  le  nouveau  grès  rouge  et  l'âge  perméen,  auquel  les  trias  suc- 
cèdent dans  la  série  des  faits  géologiques,  se  creuse  un  fossé  de  sé- 
paration plus  marqué  qu'entre  les  mondes  appartenant  à  la  division 
primaire.  Nous  sommes  ici  sur  la  lisière  d'un  changement  de  sys- 
tème. Les  races  premières-nées  ont  disparu  et  sont  remplacées,  en 
partie  du  moins,  par  une  création  nouvelle  qui  se  continuera  d'é- 
poque en  époque  durant  toute  la  formation  dite  secondaire.  Avec 
l'ère  perméenne  finit  une  longue  et  grande  période,  l'antiquité; 
avec  le  terrain  triasique  commence  le  moyen  âge  des  êtres  éteints. 
S'il  était  permis  de  comparer  l'étude  des  roches  à  celle  des  monu- 
mens ,  le  nouveau  grès  rouge  marquerait  quelque  chose  comme  le 
passage  de  l'architecture  romane  à  l'architecture  gothique. 

Avant  d'être  un  terrain ,  le  nouveau  grès  rouge  était  une  mer,  ce 
n'était  pourtant  déjà  plus  un  de  ces  océans  profonds  et  farouches 
comme  ceux  au  fond  desquels  avaient  reposé  les  roches  siluriennes 
et  dévoniennes.  On  a  pu  s'en  assurer  par  la  nature  des  mollusques 
univalves  découverts  à  l'état  fossile  dans  les  roches  de  cette  époque, 
et  qui  indiquent  que  la  mer  s'avançait  alors  en  s' abaissant  vers 
des  côtes.  Il  y  avait  des  plages  :  sur  le  sable  mou  et  humide, 
d'étranges  reptiles  ont  passé.  Les  empreintes  de  pied  ont  de  tout 
temps  joué  un  grand  rôle  dans  les  enquêtes  judiciaires,  les  aven- 
tures de  voyage  et  les  romans  :  on  se  souvient  de  Zadig  et  de  Robin- 
son  Crusoé,  Si  la  vue  de  tels  vestiges  marqués  sur  le  sable  est  bien 
faite  pour  étonner  le  voyageur  dans  les  contrées  désertes ,  le  géo- 


756  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

logue,  qui  voyage  lui  aussi  dans  les  uiornes  régions  du  passé,  a 
certes  le  droit  de  s'arrêter  avec  un  intérêt  et  une  curiosité  profonde 
devant  ces  traces  mystérieuses.  Gravées  dans  la  roche,  elles  lui 
montrent  que  dans  ce  temps-là,  c'est-à-dire  à  une  époque  dont  il 
ne  reste  aucune  autre  histoire  écrite,  la  terre  était  habitée.  Les  em- 
preintes fossiles  de  pattes  ne  se  trouvent  limitées  à  aucune  forma- 
tion; mais  c'est  surtout  dans  le  nouveau  grès  rouge  qu'on  les  ren- 
contre. Dans  les  carrières  du  Cheshire,  on  a  découvert  quelques 
tablettes  de  roche  sur  lesquelles  étaient  incrustés  des  pas  de  tortue 
avec  des  gouttes  de  pluie  gravées  en  creux.  Les  géologues  se  sont 
demandé  si  cette  pluie  était  tombée  avant  ou  après  le  passage  de 
l'animal.  La  réponse  à  cette  question  était  déposée  sur  la  pierre.  La 
pluie  est  tombée  après ,  car  les  petits  creux  se  trouvent  imprimés 
sur  les  vestiges  de  pas  comme  sur  le  reste  de  la  surface,  quoique 
plus  légèrement.  Près  de  Shrewsbury,  dans  le  Shropshire ,  on  a  mis 
à  nu  les  empreintes  d'une  autre  sorte  de  reptile,  un  lézard  qui  pré- 
sente des  caractères  remarquables  et  auquel  a  été  donné  le  nom  de 
rynchosaurus.  Autant  qu'on  peut  en  juger  par  quelques  fragmens  de 
l'animal,  il  paraît  avoir  eu  une  bouche  désarmée  de  dents,  une  tête 
qui  ressemblait  à  celle  d'un  oiseau,  et  qui  était  renfermée  dans  une 
gaîne  osseuse.  Mais  parmi  les  habitans  de  cet  ancien  monde  il  en  est 
un  qui  a  surtout  exercé  la  science  et  les  conjectures  des  géologues. 
Tout  ce  qu'on  retrouvait  de  cet  être  perdu,  c'étaient,  dans  les 
carrières  situées  près  de  Lymm  (  Cheshire  )  ou  à  Stor^ton  Hill ,  non 
loin  de  Birkenhead,  des  empreintes  d'une  forme  étrange,  comme  si 
l'homme  avait  voulu  prendre  possession  de  ces  âges  reculés  en  les 
marquant  de  sa  main.  Ce  membre  gauche,  difforme,  rudimentaire, 
n'était  point  d'ailleurs  une  main,  c'était  un  pied.  Quelqu'un  avait 
passé  là;  mais  quel  était  ce  promeneur  mystérieux?  Ce  fut  long- 
temps une  énigme  pour  les  naturalistes.  On  nomma  à  tout  hasard 
cet  animal  au  pied  de  sphinx  le  cheirotherium.  Sur  les  mêmes  ta- 
blettes de  pierre,  on  retrouvait  des  rides  gravées  par  la  mer  sur 
une  ancienne  grève.  Les  avis  des  savans  se  partagèrent  :  les  uns  rap- 
portèrent l'animal  qui  avait  si  bien  caché  ses  ossemens  à  la  famille 
des  kanguroos;  d'autres  crurent  que  c'était  un  crocodile;  d'autres 
enfin  le  déclarèrent  un  batracien.  Pendant  que  les  docteurs  déli- 
béraient, des  dents  furent  découvertes  au  sein  de  la  même  for- 
mation, dans  le  Warwickshire.  Ces  dents  étaient  d'une  structure 
curieuse  ;  en  les  coupant,  on  trouvait  des  bandes  irrégulières  et  on- 
doyantes qui  s'entremêlaient  les  unes  dans  les  autres  comme  les 
allées  d'un  labyrinthe.  L'animal  auquel  ces  dents  fossiles  avaient 
appartenu  fut  nommé  en  conséquence  le  labyrinthodon.  Enfin  quel- 
ques os  se  montrèrent,  toujours  dans  la  même  série  de  roches,  et  en 


l'angleterhe  et  la  vie  anglaise.  757 

rassemblant  les  faits,  le  professeur  Owen  établit  que  le  lahyrinthodon 
et  le  cheirothcrium  étaient  un  seul  et  même  animal.  Il  respirait  l'air 
libre  et  appartenait  à  la  famille  des  crapauds  ou  des  grenouilles; 
mais  c'était,  si  on  le  compare  aux  batraciens  modernes,  une  créature 
gigantesque.  La  fable  de  la  grenouille  voulant  se  faire  aussi  grosse 
que  le  bœuf  n'est  un  mythe  que  relativement  à  l'état  présent  de  la 
nature.  De  nombreuses  tortues,  le  rynchosaurus ,  le  lahyrinthodon, 
tels  étaient,  avec  d'autres  animaux  sans  doute  dont  les  débris  n'ont 
pas  encore  été  retrouvés,  les  étranges  habitans  que  cette  ancienne 
Mer-Rouge  vit  errer  sur  ses  rivages,  dans  un  temps  où  l'homme 
n'existait  point  et  où  sa  place  était  occupée  à  la  surface  de  la  terre 
par  des  reptiles. 

Ce  qui  était  une  mer  est  devenu  par  la  suite  des  temps  un  amas 
de  roches.  Pour  expliquer  cette  métamorphose  des  océans  en  terres 
fermes,  les  géologues  ont  imaginé  toute  sorte  de  forces  violentes  et 
merveilleuses  à  l'aide  desquelles  le  lit  primitif  des  eaux  aurait  été 
soulevé.  Aujourd'hui  tout  porte  à  croire  que  les  causes  naturelles 
qui  altèrent  encore  sous  nos  yeux  les  traits  physiques  du  globe  ont 
suffi  à  produire  ces  grandes  transformations.  Les  rivières  détruisent 
continuellement  les  montagnes  où  elles  ont  pris  leur  source ,  elles 
usent  les  terres  qu'elles  arrosent,  et  voiturent  tous  ces  matériaux 
dans  la  mer.  Les  marées  emplissent  les  bras  de  l'Océan,  des  cou- 
ràns  en  sens  contraire  creusent  à  un  endroit  donné  le  lit  des  vagues, 
tandis  qu'ils  portent  sur  d'autres  points  d'énormes  accumulations  de 
sable.  Un  voyageur  raconte  avoir  vu,  dans  les  Highlands  et  dans 
certaines  îles  de  l'Ecosse,  les  mers  qui  baignent  les  côtes  de  l'ouest 
obscurcies  par  une  multitude  de  petites  spirales  vivantes.  C'était  une 
boue  d'animaux  à  peine  visibles.  Ces  grains  de  sable  brillans  et  orga- 
nisés étaient  des  ouvriers  occupés  à  construire  des  terres.  Leur  tâche 
est  de  courte  durée  :  ils  naissent  le  lundi  matin  pour  mourir  le  ven- 
dredi soir;  mais  leur  nombre  est  si  considérable,  que  ce  voyageur 
les  compare  aux  cheveux  de  tous  les  hommes ,  de  toutes  les  femmes 
et  de  tous  les  enfans  qui  ont  vu  le  jour  depuis  le  commencement  du 
monde.  Ces  architectes  renaissent  d'ailleurs  de  génération  en  géné- 
ration, et  leur  œuvre  se  continue.  De  telles  actions  naturelles  suppo- 
sent sans  doute  le  concours  du  temps  ;  mais  tout  démontre  aussi  que 
les  roches ,  filles  des  anciennes  mers ,  ont  été  durcies  avec  la  pous- 
sière des  siècles.  L'épaisseur  de  toute  la  série  du  nouveau  grès  rouge 
est  évaluée  en  Angleterre  à  dix-huit  cents  pieds  :  si  Ton  songe  aux 
grains  de  sable  enfouis  dans  cette  masse,  si  l'on  admet  qu'une  telle 
stratification  est  l'ouvrage  des  causes  naturelles,  on  s'épouvante  en 
quelque  sorte  de  l'antiquité  d'une  roche  à  laquelle  le  langage  hu- 
main a  donné  le  nom  de  nouvelle  par  opposition  à  un  autre  dépôt 


758  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

encore  plus  ancien.  Quoique  le  nouveau  grès  rouge  ne  soit  point 
particulièrement  une  formation  montagneuse ,  il  communique  çà  et 
là  au  paysage  des  traits  vifs  et  accentués.  Linceul  d'une  ancienne 
mer,  ce  terrain  a  été  troublé  à  son  tour  par  la  tempête  des  événe- 
mens  géologiques.  Cette  tourmente  des  roches  qu'on  peut  suivre 
de  colline  en  colline,  comme  les  mouvemens  d'un  océan  qui  se  sou- 
lève, jette  sur  les  vertes  plaines  du  Ghesliire  un  caractère  de  gran- 
deur et  de  beauté  sérieuses.  De  temps  en  temps,  ces  collines,  recou- 
vertes de  bruyères,  se  déchirent,  et  laissent  entrevoir  dans  leur  flanc 
mis  à  jour  des  ocres  rouges  sur  lesquelles  semble  avoir  coulé  le  sang 
des  Titans. 

Cette  fortnation  n'est  point  la  seule  dans  le  monde  où  le  sel  se 
rencontre  à  l'état  solide  et  comme  tout  préparé  par  les  mains  de  la 
nature.  Il  existe  dans  d'autres  contrées  de  la  terre  des  plaines  re- 
couvertes de  sel  qui  s'étendent  à  perte  de  vue;  il  existe  même  des 
montagnes  de  ce  minéral  qui  s'élèvent  jusqu'à  dix  mille  pieds  au- 
dessus  du  niveau  actuel  de  la  mer.  On  trouve  aussi  dans  les  autres 
pays  ce  condiment  enfoui  à  diverses  profondeurs  dans  les  différentes 
couches  de  la  formation  secondaire.  En  Angleterre  toutefois,  c'est 
seulement  dans  le  nouveau  grès  rouge  que  se  montrent  les  roches  de 
sel.  Une  telle  circonstance  donne  au  terrain  dont  il  s'agit  une  grande 
valeur  économique.  C'est  une  raison  de  plus  pour  nous  demander  d'où 
viennent  ces  richesses  minérales,  et  comment  elles  se  sont  formées. 
L'origine  de  ces  immenses  dépôts  souterrains  est  aussi  ténébreuse 
que  se  montre  importante  la  source  du  commerce  auquel  donne  main- 
tenant lieu  en  Angleterre  l'exploitation  des  mines  de  sel.  Quelques 
naturalistes  ont  attribué  les  masses  de  sel  gemme,  rock  sait,  qu'on 
rencontre  dans  le  nouveau  grès  rouge  à  d'anciens  lacs  évaporés  sous 
l'action  du  soleil  ou  à  d'anciennes  mers  depuis  longtemps  éva- 
nouies. Une  opinion  plus  vraisemblable  est  que  ces  champs  de  sel 
ont  été  déposés  dans  des  lagunes  qui  communiquaient  avec  l'Océan, 
tel  qu'il  existait  alors.  Cette  origine  s'appuie  du  moins  sur  des  faits 
naturels  qui  se  continuent  de  nos  jours  à  la  surface  du  globe  ter- 
restre. Il  y  a  dans  l'Amérique  du  Sud  des  flaques  d'eau  salée  qui 
ne  sont,  d'après  le  récit  des  voyageurs,  ni  terre  ni  mer,  c'est-à-dire 
que  l'Océan  les  recouvre  durant  une  partie  de  l'année  et  les  aban- 
donne durant  l'autre  partie  à  la  chaleur  desséchante  du  soleil.  Il  se 
passe  alors  dans  ces  lagunes  ce  qui  a  lieu  dans  les  salines  artifi- 
cielles, —  larges  et  plates  étendues  de  terre  ou  de  sable,  entou- 
rées de  digues  comme  les  polders  de  la  Hollande,  et  dans  lesquelles,  à 
certains  temps  de  l'année,  la  main  de  l'homme  introduit  la  mer.  Le 
soleil  boit  l'eau,  et  le  sel  se  précipite  en  cristaux  sur  le  lit  desséché 
de  ces  réservoirs.  Il  a  fallu  sans  doute  des  siècles  .et  des  siècles  pour 


L'ANGLETERRE    ET   LA   VIE   ANGLAISE.  ^ÔO^ 

entasser  couche  par  couche  en  vertu  d'un  tel  mécanisme  les  énormes 
roches  de  sel  ensevelies  maintenant  dans  les  profondeurs  de  la  terre. 
La  masse  du  nouveau  grès  rouge,  les  reptiles  éteints  qui  ont  gravé 
l'empreinte  de  leurs  pas  sur  les  sables  aujourd'hui  durcis  et  pétri- 
fiés, les  changemens  survenus  dans  la  distribution  des  terres  et  des 
mers,  tout  proclame  en  effet  l'antiquité  de  ces  roches  et  la  durée 
de  l'âge  triasique.  Si  long  que  semble  cet  âge,  il  n'a  été  lui-même 
qu'un  épisode  dan^  l'histoire  du  globe  terrestre,  et  les  mers  d'alors, 
changées  en  sel  comme  la  femme  de  Loth,  pour  avoir  regardé  der- 
rière elles  dans  le  passé,  ont  été  remplacées  par  le  mouvement  de 
la  création  à  la  surface  de  la  Grande-Bretagne. 

A  l'histoire  ancienne  de  la  nature  il  nous  faut  opposer  les  traits  du 
paysage  vivant,  les  prairies  tondues  par  le  bétail,  les  champs  mois- 
sonnés par  la  faux,  les  rivières  chargées  de  voiles,  les  hameaux,  les 
villes.  Sur  ce  nouveau  théâtre  de  faits,  nous  rencontrerons  l'homme 
et  les  ouvrages  de  l'homme.  Le  terrain  triasique  n'est  pas  seule- 
ment intéressant  au  point  de  vue  de  la  géologie  et  du  commerce  ;  il 
fournit  aux  arts,  surtout  à  l'architecture,  des  matériaux  qui  ont  une 
valeur.  J'ai  visité  dans  le  Gheshire  des  carrières  de  grès  rouge  que 
l'on  exploite  depuis  des  siècles.  Gette  pierre  est  d'ailleurs  facile  à  ex- 
traire. Un  ou  deux  ouvriers  dessinent  dans  la  roche  à  l'aide  du  pic 
la  figure  à  peu  près  parallélipipède  du  bloc  qu'on  se  propose  de  dé- 
tacher. Quand  la  forme  de  la  pierre  est  ainsi  dégagée,  on  rompt  à 
l'aide  d'un  levier,  sur  lequel  appuient  deux  hommes,  la  base  du 
bloc,  qui  adhère  encore  à  la  roche-mère.  Ges  masses  obéissent  en- 
suite à  la  main,  soulevées  qu'elles  sont  du  fond  de  la  mine  par  de 
puissantes  grues  qui  les  déposent  sur  une  plate-forme.  Les  ouvriers 
qui  travaillent  dans  ces  carrières  gagnent  3  shillings  par  jour.  Ges 
roches  de  grès  rouge  sont  excessivement  abondantes  et  se  ren- 
contrent quelquefois  à  fleur  de  terre.  J'ai  vu  sur  le  chemin  de  Ghes- 
ter  à  Northwich  un  village  dont  les  rues  sont  pavées  au  moyen  de  ce 
dallage  naturel.  La  roche  sert  d'assise  et  de  fondement  aux  maisons 
de  brique;  des  marches  d'escalier  ont  même  été  taillées  çà  et  là  dans 
r épaisseur  de  la  couche  exposée  à  l'air.  Le  nouveau  grès  rouge  a 
contribué  pour  une  large  part,  dans  certains  districts  de  l'Angle- 
terre, aux  édifices  du  moyen  âge,  —  les  églises  et  les  châteaux.  Un 
des  plus  beaux  types  de  cette  roche  appliquée  à  l'architecture  est 
la  cathédrale  de  Hereford;  mais  je  choisirai  de  préférence,  entre  les 
villes  qui  doivent  leur  existence  et  leurs  monumens  au  nouveau  grès 
rouge,  l'antique  cité  de  Ghester. 

Ghester  ne  ressemble  à  aucune  autre  ville  de  l'Angleterre,  et  je  n'ai 
rien  vu  de  pareil  sur  le  continent.  Son  histoire  est  très  ancienne.  Les 
Romains  lui  avaient  donné  le  nom  de  Deva,  sans  doute  parce  qu'elle 


760  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

est  située  sur  la  rivière  Dee,  en  latin  Bca.  La  forme  actuelle  de  la 
ville,  la  division  de  ses  rues  en  quatre  quartiers,  tout  cela  est  pour 
ainsi  dire  une  empreinte  romaine.  Avant  d'être  une  cité,  Chester 
était  un  camp,  et  cette  station  militaire,  occupée  jadis  par  les  maî- 
tres du  monde,  a  donné  ses  principaux  traits  à  la  ville  qui  l'a  rem- 
placée. On  a  trouvé  différentes  traces  du  séjour  des  Romains,  des 
autels  avec  des  inscriptions  grecques  et  latines,  des  mosaïques,  des 
médailles,  des  figures  de  porc  en  plomb,  monumens  cufieux  de 
l'industrie  métallurgique,  alors  dans  l'enfance,  mais  à  laquelle  la 
Grande-Bretagne  doit  aujourd'hui  une  partie  de  ses  richesses.  Cette 
ville  est  un  musée  :  l'ère  celtique,  la  période  normande,  le  moyen 
âge,  la  réforme  religieuse  et  la  renaissance  ont  gravé  des  souvenirs 
dans  ce  vieux  grès  rouge  où  des  animaux  éteints  avaient  déjà  imprimé 
les  vestiges  de  leur  passage  (1).  Avec  ses  édifices  de  pierre  molle  et 
friable  qui  s'émiettent  au  vent,  avec  ses  vieilles  maisons  qui  pen- 
chent, avec  ses  chroniques  d'un  autre  âge,  Chester  parle  à  chaque 
pas  au  voyageur  de  la  fragilité  des  choses  humaines  et  des  ravages 
du  temps;  mais  il  parle  de  tout  cela  en  philosophe.  Ce  langage  des 
pierres  n'a  rien  de  triste  ni  de  désespéré;  il  porte  au  contraire  dans 
les  cœurs  les  plus  troublés  un  sentiment  de  paix  et  de  douce  mélan- 
colie. Il  y  a  tant  de  repos  dans  ces  rues  que  n'agite  point  le  bour- 
donnement des  affaires,  tant  de  quiétude  grave  dans  les  anciens  mo- 
numens, tant  de  calme  et  d'affabilité  heureuse  sur  les  visages!  La 
toilette  des  femmes,  quoique  élégante,  a  elle-même  un  caractère 
tranquille.  Ce  sont  des  robes  d'été  aux  couleurs  fraîches  et  joyeuses, 
mais  discrètes.  Chester  est  la  métropole  d'un  district  où  fleurit  l'a- 
griculture. Les  deux  parties  de  la  ville  qui  méritent  surtout  d'arrêter 
l'attention  d'un  étranger  sont  les  remparts,  City  Wall,  et  les  Roivs. 
Les  remparts  de  Chester  constituent  le  seul  modèle  parfait  qui 
existe  en  Angleterre  de  cet  ancien  ordre  de  fortifications.  C'est  un  mur 
élevé,  assez  large  pour  que  deux  personnes  s'y  promènent  de  front, 
et  qui  entoure  toute  la  ville.  Bâti  durant  le  moyen  âge,  ce  mur  re- 
pose sur  les  fondemens  d'un  ancien  mur  construit  par  les  Romains. 
On  peut  encore  voir,  au  moins  dans  un  endroit,  la  base  déchaussée 
de  cette  cpnstruction  romaine,  qui  a  servi  de  racine  à  des  ouvrages 
plus  modernes.  Ainsi  enfermée  dans  un  corset  de  grès  rouge,  la  ville 
ne  peut  ni  s'étendre  ni  s'agrandir.  Les  remparts  de  Chester  forment 
une  promenade  agréable  et  peut-être  unique  dans  le  monde.  Ces  for- 
tifications, taillées  dans  la  roche  et  qui  ont  été  élevées  pour  détruire 
la  vie  de  l'homme,  servent  aujourd'hui  à  la  prolonger,  car  les  oonva- 

(l)  A  Chester,  il  suffit  presque  3e  creuser  pour  retrouver  des  restes  d'architecture. 
J'ai  vu  trois  cryptes  de  diflférens  styles  qui  servent  d'arrière-boutique  ou  do  cellier  à  des 
négocians  de  la  ville. 


L'ANGLETERRE    ET   LA   VIE    ANGLAISE.  761 

lescens,  les  vieillards,  les  femmes  délicates  y  viennent  respirer  l'air 
pm'  et  jouir  de  la  fraîchem*  du  paysage.  Je  montai  dans  Eastgate- 
Slrect  un  escalier  qui  me  conduisit  à  un  pont  et  de  là  sur  les  rem- 
parts de  la  ville.  11  était  curieux  de  plonger  du  regard  dans  l'inté- 
rieur des  maisons  qui  se  serrent  au  pied  du  vieux  mur,  dans  les 
cours,  les  jardins  pleins  d'herbe  et  de  verdure,  où  de  fragiles 
plantes  grimpantes  jetaient  leurs  tiges  délicates  et  leurs  fleurs  sur  des 
maçonneries  usées  par  l'âge;  mais  il  faut  s'avancer  un  peu  pour  que 
la  vue  se  développe  et  s'agrandisse.  Ici  l'œil  suit  au  loin  les  méandres 
de  la  rivière  Dee,  qui  se  rend  à  son  embouchure  ;  là  se  creuse  le  lit 
profond  et  encaissé  d'un  canal  coupé  à  vif  dans  la  roche  solide  de 
grès  rouge;  ailleurs  rien  n'est  plus  beau  que  l'océan  de  vallées  et  de 
prairies  qui  environnent  Ghester,  si  ce  n'est  le  sauvage  orgueil  des 
montagnes  du  pays  de  Galles,  qui  se  dessinent  à  distance.  Ges  mon- 
tagnes, debout  dans  leur  majesté  tranquille,  dévoilent  un  autre  sys- 
tème, ou,  pour  mieux  dire,  un  autre  âge  de  la  nature  que  la  roche 
avec  laquelle  le  mur  de  Ghester  a  été  bâti.  Les  sombres  masses  d'ar- 
doise semblent  mépriser  le  grès  rouge  comme  un  parvenu,  car  la 
noblesse  des  roches  est,  ainsi  que  celle  des  hommes,  dans  l'antiquité 
de  leur  origine.  Vues  des  remparts  de  Ghester,  les  montagnes  des 
Wales  se  confondent  avec  la  ligne  extrême  du  ciel,  et  en  vérité  on 
les  prendrait  elles-mêmes  pour  des  nuages  durcis  en  pierre.  Gette 
assimilation  semblera  peut-être  injurieuse  pour  des  monumens  de 
la  nature  qui  représentent  volontiers  la  force  et  la  stabilité  ;  mais  au 
point  de  vue  de  la  géologie,  les  montagnes  ne  sont  point  à  l'abri 
des  vicissitudes,  elles  passent  avec  les  âges  d'une  forme  à  une  autre 
forme.  Le  vent  chasse  le  nuage  qui  change,  le  temps  pousse  et  al- 
tère la  montagne. 

Sur  ces  mômes  remparts  de  la  ville,  je  rencontrai  un  homme  d'une 
cinquantaine  d'années  qui  contemplait  d'un  œil  réfléchi  les  solen- 
nités de  la  nature  et  du  passé.  G' était  un  ancien  clerc  de  la  paroisse 
qui  avait  été  contraint  de  résigner  ses  fonctions  à  cause  d'une  ma- 
ladie qui  lui  avait  affaibli  la  vue.' Il  ne  faisait  point  profession  d'an- 
tiquaire, et  pourtant  il  était  aisé  de  reconnaître  à  son  langage  un 
admirateur  sincère  et  assidu  des  vénérables  reliques  de  l'histoire. 
Pour  lui,  il  n'y  avait  que  Ghester  au  monde,  et  j'avoue  que  dans  le 
moment  je  partageais  son  illusion.  Quoique  pauvre  et  mal  vêtu,  il 
était  optimiste  :  à  la  vue  des  anciens  monumens  qui  rappelaient  de 
distance  en  distance  les  souvenirs  de  la  féodalité,  les  sanglantes 
guerres  de  religion  et  les  temps  d'ignorance ,  il  s'extasiait  sur  le 
bonheur  qu'il  y  a  de  vivre  dans  un  siècle  éclairé.  Je  n'aime  point 
les  ciceronij  mais  celui-ci  n'était  point  un  homme  du  métier,  a  Je 
suis,  me  dit-il,  un  enfant  de  la  ville.  Autrefois  je  passais  mes  loi- 


762  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sirs  à  compulser  de  vieilles  histoires  de  Cliester;  aujourd'hui  j'ai 
de  mauvais  yeux ,  et  cette  promenade  est  mon  livre.  J'y  retrouve 
écrits  en  caractères  visibles  les  heureux  changemens  que  le  temps  a 
introduits  dans  les  institutions  humaines.  Cette  vieille  tour  que  vous 
voyez  là-bas  est  le  IVate?^  Tower,  une  ancienne  forteresse  élevée  pour 
repousser  les  ennemis  maritimes,  car  à  cette  époque-là  un  bras  de  la 
rivière  se  répandait  sous  cette  partie  des  murs,  et  les  vaisseaux  pou- 
vaient voguer  jusqu'au  pied  de  la  tour.  Aujourd'hui  il  n'y  a  plus  d'en- 
nemis et  il  n'y  a  plus  d'eau.  Dieu  merci,  notre  siècle  n'a  plus  besoin 
de  ces  ouvrages  militaires  qui  retracent  à  la  pensée  des  scènes  de 
carnage.  Cette  autre  tour  carrée,  à  laquelle  on  a  donné  le  nom  de 
Bonwaldesthornes  Tower,  et  qui  se  dresse  couleur  de  sang  sous 
son  manteau  de  lierre,  est  maintenant  le  muséum  d'une  institution 
ouvrière,  Mechanics  Institution.  Le  contraste  entre  la  destination 
meurtrière  de  cet  édifice  et  l'usage  qu'on  en  fait  dans  les  temps  mo- 
dernes oppose  victorieusement  les  mœurs  douces  et  pratiques  de 
notre  âge  au  sombre  génie  du  xiii®  siècle.  Yoici  encore  la  tour  du 
Phénix,  Phœnix  Tower  :  c'est  du  haut  de  cette  ruine  que  le  roi 
Charles  I"  vit,  le  lîx  septembre  lGZi5,  la  défaite  de  son  armée,  bat- 
tue par  les  troupes  du  parlement  dans  les  plaines  de  Bowton  Moore. 
Je  ne  suis  qu'un  pauvre  homme,  et  j'ai  de  la  peine  à  gagner  ma  vie; 
mais  quand  je  regarde  avec  un  cœur  léger  le  joyeux  paysage  qui  nous 
entoure,  et  quand  je  songe  aux  pénibles  impressions  qui  devaient 
assombrir  aux  yeux  du  monarque  les  mêmes  beautés  de  la  nature, 
je  remercie  le  ciel  de  ne  point  m' avoir  fait  naître  roi  dans  ces 
temps  douloureux.  Dire  que  tant  de  calme  succède  maintenant  à 
tant  de  ravages  !  Les  élémens  destructeurs  ont  eux-mêmes  abandonné 
la  place  aux  arts  utiles  et  aux  divertissemens  de  l'homme.  Cette 
belle  prairie  qui  ondoie  à  perte  de  vue,  et  où  paissent  bravement 
dans  l'herbe  des  vaches  et  des  bœufs,  se  nomme  le  Roodeye.  Autre- 
fois c'était  une  mer;  c'est  à  présent  une  arène  pour  les  exercices 
gymnastiques,  les  parties  de  cricket  (1)  et  les  courses  de  chevaux. 
«  Il  faut  pourtant  être  juste,  continua  le  vieil  antiquaire;  il 
faut  reconnaître  que  si  les  environs  de  la  ville  ont  beaucoup  gagné 
au  point  de  vue  de  l'agriculture,  la  ville  elle-même  a  perdu  sous 
le  rapport  du  commerce.  Il  y  eut  un  temps  où  Chester  était  un 
port  florissant;  mais,  hélas!  les  rivières  changent,  et  par  suite 
des  inconstances  de  la  Dee  la  navigation  s'est  éloignée.  Liverpool 
a  recueilli  cette  riche  moisson.  La  Dee  s'en  console,  comme  vous 
voyez,  en  gardant  sa  ceinture  de  charmans  cottages  et  de  villas, 
ses  vieux  ponts  romantiques,  sa  fraîche  et  ombreuse  promenade 

(1)  Sorte  de  jeu  de  balle  ou  de  paume  très  répandu  en  Angleterre. 


L'ANGLETERRE    ET    LA   VIE    ANGLAISE.  763 

des  graves  (bosquets),  ses  bateaux  de  plaisir,  pleasure  bouts,  et 
surtout  ses  moulins,  qui  remontent  à  une  haute  antiquité.  Elle  a 
d'ailleurs  eu  l'honneur  d'être  célébrée  par  les  poètes  Drayton, 
Brovvne,  Spenser  et  Mil  ton,  qui  lui  ont  donné  les  épithètes  de 
divine,  d'enchanteresse,  ivizard. 

((  Je  savais  bien  qu'il  devait  m' arriver  aujourd'hui  quelque  chose 
d'heureux,  car  ma  femme  a  jeté  derrière  moi,  au  moment  où  je 
sortais,  un  vieux  soulier  (1).  Vous  ne  sauriez  croire  en  effet  le  plai- 
sir que  j'éprouve  à  parler  de  l'histoire  de  Ghester  avec  quelqu'un 
qui  s'y  intéresse.  Étant  une  très  ancienne  cité,  ma  ville  natale  a 
beaucoup  retenu  des  coutumes  et  des  traditions  du  passé  ;  elle  est 
riche  en  chroniques.  Dans  l'endroit  où  nous  sommes  maintenant 
(Neivgate),  il  y  avait  anciennement  une  vieille  poterne  connue  sous 
le  nom  de  Wolf's  gâte  ou  de  Pcpper  gâte  (la  porte  du  loup  ou  du 
poivre).  Au  xvi^  siècle,  le  maire  de  Ghester  avait  une  fille  qui  jouait 
à  la  balle  dans  Pepper-Street  avec  d'autres  jeunes  filles.  Un  jour  elle 
fut  enlevée  par  son  amant,  et  le  père,  trop  tard  avisé,  fit  fermer  la 
porte  de  la  ville  par  laquelle  l'évasion  avait  eu  lieu.  De  là  un  pro- 
verbe qui  n'existait  qu'à  Ghester  :  a  Quand  la  fille  est  enlevée,  fer- 
mez la  poterne.  » 

«  Autrefois  les  habitans  de  Ghester  se  distinguaient  par  un  goût 
très  vif  pour  les  représentations  dramatiques.  On  peut  même  dire 
que  notre  ville  a  été  le  berceau  du  théâtre  anglais  (2).  Une  autre 
source  d'amusemens  qui  attirait  beaucoup  d'étrangers  était  la  foire. 
La  coutume  voulait  que  durant  cette  foire  on  suspendît  un  gant  à 
l'hôtel  de  ville,  et  plus  tard  au  toit  de  l'église  Saint-Pierre.  Pour 
comprendre  la  signification  de  cet  emblème,  il  faut  savoir  que  Ghes- 

{V\  La  coutume  de  jeter  un  soulier  à  une  personne  pour  lui  porter  bonlieur  est  com- 
mune à  toute  l'Angleterre,  mais  elle  se  conserve  surtout  à  Ghester  et  dans  les  comtés  du 
nord.  Un  marchand  de  bestiaux  qui  allait  à  Norwich  pour  acheter  un  billet  de  loterie 
avait  recommandé  à  sa  femme  de  lui  jeter  son  soulier  gauche.  Au  moment  où  il  sortait 
de  chez  lui ,  il  se  retourna  pour  voir  si  sa  femme  accomplissait  le  charme,  et  reçut  le 
soulier  en  plein  visage.  Il  partit  l'œil  noir,  mais  le  cœur  rempli  de  confiance.  Quelques 
jours  après,  il  gagna  un  lot  de  600  livres  sterling.  Est-il  besoin  de  dire  qu'il  attribua 
toute  sa  vie  cette  bonne  fortune  à  la  force  du  talisman? 

(2)  Dès  le  commencement  du  xiv«  siècle,  un  moine  de  Ghester,  Randal  Higden,  mit 
en  scène  des  personnages  tirés  de  l'Écriture  sainte.  Ges  pièces  de  théâtre  se  jouaient  une 
fois  par  an,  le  lundi,  le  mardi  et  le  jeudi  de  la  Pentecôte;  aussi  les  appelait-on  Whitsun 
plays.  Le  théâtre  avait  un  caractère  primitif  et  vraiment  thespien  :  c'était  un  chariot  à 
quatre  roues,  qu'on  promenait  dans  la  ville.  Il  s'arrêtait  d'abord  devant  la  porte  de  l'ab- 
baye pour  le  plaisir  des  moines,  ensuite  à  High-Cross  devant  le  maire  et  les  aldermen, 
enfin  il  stationnait  do  rue  en  rue  jusqu'à  ce  que  la  représentation  fût  terminée.  De  tels 
spectacles,  moitié  sacrés,  moitié  profanes,  empreints  surtout  d'un  caractère  burlesque, 
attiraient  de  tous  les  environs  une  foule  immense.  Ces  grossiers  essais  de  l'art  drama- 
tique eurent  du  moins  l'honneur  de  vivre  pendant  près  de  deux  cent  cinquante  ans,  — 
de  13?8  à  157i.  L'autorité  les  supprima. 


76/4  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

ter  était  célèbre  depuis  des  siècles  pour  ses  manufactures  de  gants, 
et  que  dans  ce  temps-là  le  commerce  n'était  point  libre.  Le  droit 
d'exercer  n'importe  quel  trafic  était  un  privilège  réservé  seulement 
aux  bourgeois  qui  étaient  nés  dans  l'enceinte  de  la  ville.  Durant  la 
foire,  au  contraire,  tout  le  monde  pouvait  s'établir  marchand,  et  le 
gant  suspendu  était  le  signal  qui  proclamait  cette  liberté  temporaire 
du  commerce.  L'usage  durait  depuis  des  siècles,  lorsque  le  reform- 
bi'll,  cet  ennemi  juste  et  acharné  des  antiques  monopoles,  étendit  en 
1832  les  mêmes  droits  durant  toute  l'année  aussi  bien  aux  étran- 
gers qu'aux  enfans  de  Ghester.  Les  autorités  de  la  ville  n'en  conti- 
nuèrent pas  moins  pendant  quelque  temps  d'arborer  l'ancienne  ban- 
nière, —  le  gant,  —  hors  du  mur  d'enceinte.  J'ai  vu  moi-même  cette 
cérémonie  publique,  réminiscence  d'un  autre  âge,  et  c'est  seulement 
depuis  une  vingtaine  d'années  que  la  coutume  a  été  abolie.  » 

Avant  de  me  quitter,  ce  promeneur  enthousiaste  me  recommanda 
surtout  de  visiter  les  Bows.  C'est  en  effet  une  des  curiosités  de  Ghes- 
ter, et  rien  de  tout  à  fait  semblable  ne  se  rencontre  dans  les  autres 
villes  du  monde.  Ghaque  côté  de  la  rue  a  deux  rangées  de  bouti- 
ques, l'une  au  rez-de-chaussée,  l'autre  au  premier  étage:  celles 
d'en  bas  sont  naturellement  de  plain-pied  avec  la  rue;  à  celles  d'en 
haut  on  communique  par  des  galeries  supérieures.  Ges  galeries, 
auxquelles  on  monte  par  des  escaliers  de  pierre  placés  de  distance 
en  distance,  sont  ce  qu'on  appelle  les  Boivs.  Le  toit  des  boutiques 
du  rez-de-chaussée  constitue  la  plate-forme  sur  laquelle  on  marche, 
et  qui  règne  de  maison  en  maison  sur  toute  la  longueur  de  la  rue. 
D'un  côté,  le  plafond  de  la  galerie  se  trouve  soutenu  par  des  piliers 
en  bois  plus  ou  moins  sculptés,  et  de  l'autre  côté  il  s'appuie  sur  la 
devanture  des  magasins.  Ges  magasins  du  premier  étage  se  louent 
plus  cher  que  les  boutiques  auxquelles  on  les  voit  superposés;  ils 
sont  aussi  d'un  style  plus  riche  et  plus  orné.  Les  Boivs  se  trouvent 
recouverts  par  les  étages  supérieurs  de  chaque  maison.  Ges  espèces 
de  cloîtres  rendent  ainsi  plus  d'un  service  :  grâce  à  eux,  les  habitans 
peuvent  aller  d'un  bout  à  l'autre  de  la  rue  sans  s'exposer  à  la  pluie 
ni  à  la  boue.  Ges  rues  abritées  et  suspendues  conviennent  à  l'étran- 
ger oisif;  il  peut  se  promener,  s'arrêter  çà  et  là  aux  vitres  des  bou- 
tiques, ou,  les  coudes  appuyés  à  la  balustrade  de  bois,  observer  ce 
qui  se  passe  sur  la  voie  publique.  Pour  l'artiste,  de  tels  passages, 
empreints  d'un  caractère  à  la  fois  élégant  et  cénobitique,  ont  le 
charme  de  la  nouveauté. 

A  l'extérieur,  ce  premier  étage,  ouvert  sur  la  rue,  et  le  long  du- 
quel cheminent  les  passans,  donne  à  l'architecture  des  maisons  un 
air  étrange;  à  l'intérieur,  les  vieilles  arcades,  où  se  répand  une  lu- 
mière discrète,  ne  manquent  pas  non  plus  de  physionomie.  Ge  qui 


l' ANGLETERRE    ET   LA   VIE    ANGLAISE.  765 

relève  encore  le  style  général  des  Roivs,  ce  sont  les  très  anciennes 
maisons  de  bois  qui  s'y  encadrent.  Il  y  a  en  elîet  des  rues  qui  ont 
beaucoup  moins  souffert  les  unes  que  les  autres  des  travaux  de  ré- 
paration (1).  Là  se  dessine,  sous  les  galeries  calmes  et  mystérieuses, 
la  physionomie  d'un  autre  âge.  L'origine  des  Roivs  a  beaucoup  exercé 
la  science  des  antiquaires.  Selon  les  uns,  c'étaient  des  moyens  de 
défense  dans  un  temps  où  la  ville  de  Ghester  se.  voyait  sans  cesse 
exposée  aux  invasions  soudaines  des  Welches,  surtout  aux  charges 
de  cavalerie.  D'autres  insinuent,  par  manière  d'épigramme  sans 
doute,  que  ces  galeries  ont  été  construites  pour  protéger  les  femmes 
sensibles  contre  la  rencontre  des  bêtes  à  cornes.  L'opinion  de  Pen- 
nant  est  que  le  prototype  de  cette  forme  d'architecture  remonte  aux 
vestibules  ou  aux  portiques  romains  (2).  Quoi  qu'il  en  soit  d'une 
origine  si  obscure,  il  est  certain  que  la  ville  de  Ghester  est  celle  qui 
a  le  mieux  compris  le  climat  de  l'Angleterre.  On  s'étonne  après  cela 
d'y  trouver  des  marchands  de  parapluies. 

Quoique  la  plupart  des  maisons  soient  construites  en  briques  ou 
en  bois,  c'est  surtout  à  Ghester  qu'on  peut  étudier  les  rapports  de 
la  géologie  avec  l'architecture  des  villes.  Tous  les  anciens  édifices  y 
sont  bâtis  en  nouveau  grès  rouge.  On  admire  surtout  la  cathédrale 
et  l'église  Saint-Jean  {John  s  Chiirch),  qui  présente  quelques  restes 
d'architecture  normande.  Il  est  d'ailleurs  curieux  de  voir  comment 
l'art  s'est  assorti  au  caractère  de  la  pierre.  Le  grès  rouge  étant  une 
matière  tendre  qui  s'égrène  sous  la  main  du  temps,  les  architectes 
ne  se  sont  guère  attachés  aux  détails  ni  aux  ornemens;  ils  ont  plu- 
tôt fait  de  la  peinture  que  de  la  sculpture.  C'est  en  effet  par  la  masse, 
par  la  couleur,  par  les  effets  d'ombres  et  de  lumières,  que  ces  con- 
structions du  moyen  âge  revêtent  un  caractère  auguste.  Rien  n'est 
plus  majestueux  en  vérité  que  la  tour  de  la  cathédrale  vue  à  dis- 
tance, et  qui,  même  sous  un  ciel  nuageux,  semble  nager  dans  un 
perpétuel  coucher  de  soleil.  L'âge  donne  à  cette  pierre,  colorée  par 
un  oxyde  de  fer,  un  aspect  ruineux  qui  ne  lui  messied  pas.  Vous 

(1)  Dans  Watergate-Street,  on  remarque  une  vieille  maison  décorée  de  sculptures  dont 
le  sujet  est  tiré  de  l'Histoire  sainte.  Dans  la  même  rue,  une  autre  habitation  porte  la 
date  de  1539.  La  tradition  veut  que  dans  un  temps  où  la  ville  de  Ghester  était  désolée 
par  la  peste,  cette  maison  se  soit  trouvée  seule  ou  presque  seule  épargnée  par  le  fléau. 
On  y  lit  ces  mots  qui  se  rapportent  à  l'événement  :  «  Gadts  Providence  is  mine  inhe- 
ritance.  La  Providence  de  Dieu  est  mon  héritage.  »  Il  est  d'ailleurs  curieux  de  voir  ce 
que  deviennent  avec  le  temps  les  anciennes  résidences  seigneuriales.  Dans  le  vieux 
palais  de  la  famille  des  Stanley,  divisé  aujourd'hui  en  trois  maisons,  je  trouvai  une 
pauvre  femme  dont  le  mari  infirme  et  enveloppé  d'une  couverture  se  chauffait  triste- 
ment au  coin  du  feu. 

(2)  Pennant  était  un  antiquaire  remarquable  qui  a  écrit  un  excellent  livre  sur  les  an- 
tiquités de  Ghester  et  du  pays  de  Galles,  Tour  in  Wales. 


766  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

trouvez  à  Chester  de  vieux  débris  de  chapelles,  de  tours,  de  don- 
jons, qui  n'ont  plus  guère  conservé  d'autre  forme  que  celle  de  la 
roche,  mais  qui,  enlacés  par  le  lierre  grimpant,  n'en  portent  pas 
moins  dans  leur  décadence  un  air  fier  et  monumental.  Ces  spectres 
rouges  du  passé  ajoutent  une  physionomie  intéressante  à  la  ville, 
endormie  dans  le  calme  d'une  heureuse  vieillesse. 

Il  me  fallut,  non  sans  peine,  me  détacher  de  Chester,  car  après 
avoir  étudié  le  nouveau  grès  rouge  sur  les  différens  théâtres  où  se 
trouve  écrite  l'histoire  de  cette  roche,  l'ordre  naturel  des  faits  vou- 
lait que  je  me  dirigeasse,  à  travers  la  belle  forêt  royale  de  Delamier, 
vers  Northwich,  où  j'allais  rencontrer  les  sources  et  les  mines  de 
sel.  On  extrait  le  sel  de  la  mer,  des  sources  et  des  mines.  La  Grande- 
Bretagne  a  sous  la  main  ces  trois  magasins  d'approvisionnement.  La 
mer  l'environne  ainsi  qu'elle  enveloppe  les  flancs  d'un  navire;  dans 
l'intérieur  des  terres,  les  sources  d'eau  salée  jaillissent,  et  les  mines 
de  sel  de  roche  se  creusent  sous  le  sol  verdoyant  du  Cheshire  et  du 
Worcestershire. 


II. 

Quoique  l'Océan  ait  été,  selon  toute  vraisemblance,  le  premier 
atelier  de  travail,  cette  source  de  richesse  saline  est  aujourd'hui 
abandonnée  par  l'Angleterre.  Il  n'y  a  plus  que  l'Ecosse  où  l'on  con- 
tinue de  tirer  le  sel  de  la  mer.  Les  manufactures  écossaises  où  l'on 
élabore  ce  produit  se  trouvent  situées  au  bord  du  rivage,  dans  des 
endroits  plus  ou  moins  pittoresques.  Ce  sont  des  bâtimens  longs  et 
bas  qui  se  divisent  en  deux  parties  :  l'une,  appelée  fire-house,  est 
destinée  à  servir  d'abri  aux  ouvriers  et  à  recevoir  le  combustible; 
l'autre,  connue  sous  le  nom  de  boiling-house,  contient  la  chaudière 
dans  laquelle  a  lieu  l'évaporation  et  aussi  la  fournaise  qui  fait  bouillir 
cette  chaudière.  Dans  les  pays  chauds,  on  emploie  les  rayons  du  so- 
leil à  dégager  l'eau  du  sel.  C'est  la  méthode  pratiquée  en  France, 
en  Espagne  et  en  Portugal.  A  Ruthwell,  sur  les  côtes  du  Solway 
Firth,  on  faisait  jadis  le  sel  par  le  même  procédé;  les  gens  de  l'en- 
droit allaient  ramasser  pendant  l'été  sur  le  rivage  une  croûte  saline 
mêlée  de  terre  qu'ils  purifiaient  ensuite  dans  des  réservoirs.  Aujour- 
d'hui il  a  été  reconnu  que  le  soleil,  selon  le  langage  des  hommes  de 
l'art,  ne  travaillait  pas  assez  bien  dans  ces  contrées  froides,  et  qu'il 
fallait  le  remplacer  par  le  feu.  La  chaudière  joue  en  conséquence 
dans  toute  l'Ecosse  le  rôle  que  remplissent  dans  le  midi  de  l'Europe 
les  sables  chauffés  par  une  lumière  plus  généreuse.  Les  fabriques 
calédoniennes  forment  une  branche  d'industrie  assez  fructueuse; 


L'ANGLETERRE    ET    LA    VIE    ANGLAISE.  767 

on  obtient  d'une  chaudière  contenant  1,300  gallons  d'eau  de  mer 
quinze  ou  seize  boisseaux  de  sel  en  vingt-quatre  heures. 

Ces  travaux,  salt-ivorks,  sont  très  anciens  ;  en  1128,  ils  furent  con- 
cédés sous  forme  de  donations  aux  abbayes.  Plus  tard,  les  Français 
qui  étaient  à  la  cour  de  la  reine  Anne  perfectionnèrent,  dit-on,  les 
salines  écossaises,  et  obtinrent  en  conséquence,  pour  la  couronne 
d'Angleterre,  un  privilège  exclusif  qui  dura  jusqu'au  règne  de 
Charles  II.  Un  fait  curieux  est  que,  jusqu'en  1776,  les  ouvriers  en 
sel  ainsi  que  les  hommes  employés  dans  les  mines  de  charbon  de 
terre  étaient  esclaves.  Il  parait  même  qu'ils  aimaient  leur  servitude. 
Quand  par  hasard  on  obtenait  pour  eux  du  parlement  un  acte  d'é- 
mancipation, ils  se  révoltaient  contre  cette  liberté.  C'était,  disaient- 
ils,  une  ruse  de  la  part  des  maîtres,  qui  voulaient  ainsi  s'affranchir 
d'un  léger  tribut  consacré  par  l'usage.  La  coutume  était  en  effet 
que  quand  l'esclave  prenait  femme,  le  maître  lui  fît  un  cadeau.  Au- 
jourd'hui les  sauniers  écossais  forment  une  libre  et  rude  population, 
presque  aussi  noire  que  celle  des  mineurs.  Je  ne  m'arrêterai  d'ail- 
leurs point  à  des  travaux  qui,  en  face  des  sources  et  des  mines  an- 
glaises de  sel,  ont  conservé  peu  d'importance. 

Ces  sources  salées  et  ces  mines  de  sel  se  rencontrent  isolées  les 
unes  des  autres  sur  différens  points  du  Cheshire  et  du  Worcester- 
shire;  mais  c'est  seulement  à  Northwich  qu'elles  se  montrent  réu- 
nies. Cette  petite  ville,  entourée  d'un  paysage  bien  anglais,  qui  dé- 
couvre par  instans  des  perspectives  charmantes,  s'élève  sur  les  bords 
du  Weaver,  une  assez  jolie  rivière  qui  coule  sur  un  lit  de  marne, 
et  qui  tout  près  de  là  court  se  marier  avec  le  Dane.  Il  y  a  deux 
églises,  dont  l'une,  perchée  sur  une  élévation  de  terrain  et  bâtie  en 
grès  rouge,  salue  de  loin  le  voyageur  en  lui  montrant  le  ciel  du 
bout  de  sa  flèche.  La  ville  par  elle-même  n'a  rien  de  remarquable; 
la  seule  chose  qui  me  frappa  en  arrivant,  c'est  l'état  ruineux  des 
habitations.  Dans  l'hôtel  de  VAnge,  où  je  descendis,  —  et  qui  est, 
je  crois,  le  seul  hôtel  dé  la  ville,  —  l'escalier  chancelait  comme  un 
homme  ivre,  et  les  murs  de  ma  chambre,  à  moitié  disjoints,  sem- 
blaient, selon  l'expression  d'un  écrivain  anglais,  vivre  en  mauvaise 
intelligence  avec  le  plancher.  L'hôtelier  m'avertit  pourtant  d'un 
air  très  sérieux  que  c'était  une  des  maisons  les  plus  solides  de 
Northwich.  Je  fus  bientôt  forcé  de  partager  son  opinion,  car,  en  me 
promenant  dans  certaines  rues,  j'avisai  des  toits  qui  ne  posaient 
plus  sur  les  logis,  des  murs  de  brique  fendus,  déchirés,  des  fenêtres 
déjetées  qui  prenaient  les  formes  les  plus  bizarres,  des  tuyaux  de 
cheminée  qui  laissaient  sortir  à  mi-chemin  la  fumée  par  de  larges 
crevasses.  J'entrai  par  curiosité  dans  un  public -house  situé  beau- 
coup plus  bas  que  le  niveau  de  la  rue,  et  dont  les  lignes  d'architec- 


768  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ture  présentaient  la  plus  grande  confusion.  L'hôtesse,  une  vieille 
femme  qui  servait  de  la  bière,  m'apprit  que  depuis  quelques  années 
la  maison  s'enfonçait  peu  à  peu  :  autrefois  on  descendait  dans  la 
cour  par' trois  marches;  à  présent  on  y  monte.  «  Notre  demeure 
tombera,  ajouta-t-elle  d'un  air  calme;  Dieu  veuille  que  mon  fils  ne 
s'y  trouve  pas  dans  ce  moment-là,  car  pour  moi  je  tomberai  sans 
doute  avant  elle!  »  Les  habitans  de  Northwich  ont  l'insouciance  du 
marin  qui  traverse  la  mer  sur  un  bâtiment  délabré.  Non-seulement 
les  ouvrages  de  maçonnerie  perdent  chaque  jour  leur  équilibre  sur 
ce  sol  miné,  mais  encore  il  s'est  fait  de  mémoire  d'homme  des  chan- 
gemens  remarquables  dans  le  niveau  des  terrains  et  de  la  rivière. 
On  m'a  montré  des  vallées  qui  autrefois  étaient  presque  des  collines. 
Le  lit  du  Weaver  lui-même  s'est  abaissé  :  il  y  a  quelques  années,  c'est 
à  peine  si  un  bateau  pouvait  frayer  son  chemin  dans  un  des  coudes 
de  la  rivière;  aujourd'hui,  dans  le  même  endroit,  un  vaisseau  de 
guerre  pourrait  manœuvrer  par  les  grandes  eaux,  tant  la  profondeur 
est  considérable.  La  cause  dé  ces  changemens  est  facile  à  pénétrer  : 
la  ville  et  les  environs  reposent  sur  un  sol  que  traversent  à  l'inté- 
rieur des  sources  abondantes;  ces  cours  d'eau  souterrains,  formés 
par  les  pluies,  se  salent  aux  dépens  des  masses  solides  de  sel  sur 
lesquelles  ils  coulent.  11  en  résulte  qu'ils  usent  la  roche  et  que  la 
croûte  de  terre  superficielle  s'affaisse  avec  les  maisons,  les  champs 
et  les  rivières.  On  ne  s'étonnera  plus  alors  de  rencontrer  à  chaque 
pas  les  signes  précurseurs  d'une  grande  ruine.  C'est  le  sel  qui  a  fait 
Northwich;  c'est,  je  le  crains,  le  sel  qui  la  détruira.  La  ville  se 
trouve  en  effet  menacée  avec  le  temps  par  les  progrès  d'un  lent  et 
silencieux  tremblement  de  terre. 

Si  les  sources  de  sel  [salt-springs)  ravagent  le  sous-sol,  elles 
donnent  naissance  d'un  autre  côté  à  une  branche  de  commerce  flo- 
rissante. Cette  richesse  naturelle  se  montre  d'ailleurs  très  limitée; 
les  sources  d'eau  salée  n'existent  guère  que  dans  deux  comtés  de 
r Angleterre;  elles  manquent  entièrement  à  l'Ecosse  et  à  l'Irlande. 
A  Northwich,  on  les  rencontre  presque  en  sortant  de  la  ville.  Au 
sein  d'un  paysage  découvert  semé  de  prairies,  d'arbres  et  de  mai- 
sons isolées,  autour  desquelles  paissent  des  chevaux  et  des  vaches, 
s'élèvent  de  distance  en  distance  des  bâtimens  d'une  mine  sombre, 
d'une  couleur  noire,  surmontés  par  un  ou  deux  tuyaux  de  brique 
d'où  la  fumée  s'échappe  en  jetant  un  nuage  sur  la  verdure.  Dans 
ces  bâtimens  travaille  une  pompe  à  vapeur  surveillée  par  un  contre- 
maître; elle  va  chercher  l'eau  à  trente  ou  quarante  mètres  au-des- 
sous de  la  surface  de  la  terre.  Cette  eau  est  fortement  imprégnée  de 
sel.  Je  pus  m'en  assurer  moi-même,  car  un  seau  de  brinc  (sau- 
mure) m'ayant  été  offert,  j'en  bus  dans  le  creux  de  ma  main  et  la 


L'ANGLETERRE    ET    LA    VIE    ANGLAISE.  769 

trouvai  beaucoup  plus  amère  que  l'eau  de  l'Océan.  Cette  amertume 
fait  le  mérite  des  sources  anglaises ,  lesquelles  sont  deux  fois  plus 
riches  en  sel  que  les  sources  de  la  France.  On  dit  à  Northwich  que 
les  étrangers  qui  visitent  ces  travaux  {salt-ivorks)  se  passent  à  la 
ronde  une  grimace  en  goûtant  à  la  fortune  de  la  localité.  Cette  eau 
coule  souterrainement  sur  une  roche  de  sel  qui  a  vingt-quatre  ou 
trente  pieds  d'épaisseur;  sous  cette  roche  repose  une  couche  de 
pierre,  et  sous  la  pierre  une  autre  roche  de  sel.  Une  fois  pompée, 
l'eau  se  rend  par  des  conduits  dans  un  réservoir.  C'est  un  long 
voyage  :  elle  traverse  en  effet  des  champs,  des  prairies,  des  flaques 
d'eau  douce  où  nagent  et  barbotent  des  canards.  Ces  tuyaux,  pla- 
cés à  une  certaine  hauteur  du  sol,  ne  sont  que  des  troncs  d'arbre 
creusés  et  ajustés  les  uns  aux  autres.  Le  réservoir  ou  la  citerne 
(cislern)  est  une  immense  construction  en  bois  sur  laquelle  on  peut 
monter  par  une  échelle  et  où  s'étend  entre  ciel  et  terre  un  lac  pai- 
sible d'eau  salée.  Cette  eau  est  ensuite  ramenée  dans  les  bâtimens 
de  la  fabrique  au  fur  et  à  mesure  des  besoins  :  là,  après  avoir  bouilli 
un  jour  et  une  nuit  dans  la  chaudière  [hoiling-pan),  elle  se  dépouille 
par  l'évaporation  de  la  matière  saline,  qui  est  recueillie  et  séchée. 
Quelques  sources  du  Cheshire  donnent  jusqu'à  22  et  même  dans  cer- 
tains cas  25  pour  100  de  sel.  Le  personnel  de  ces  établissemens  est 
peu  nombreux  :  il  suffit  de  deux  hommes  pour  desservir  la  chaudière; 
l'un  veille  le  jour  et  l'autre  la  nuit.  Ils  gagnent  chacun  5  shillings. 

Les  sources  de  sel  du  Cheshire  ont  été  exploitées  sur  une  grande 
échelle  depuis  le  règne  de  Charles  II.  Ce  qui  étonne  le  plus  le  voya- 
geur, c'est  de  trouver  à  l'intérieur  du  pays,  dans  un  comté  tout 
agricole,  comme  une  apparition  de  la  mer  et  des  travaux  qu'on  ne 
s'attendrait  à  rencontrer  que  sur  les  côtes.  Cette  eau  amère  qui  jail- 
lit et  serpente  de  tous  côtés,  laissant  filtrer  le  sel  qui  sue  et  se  cris- 
tallise au  soleil  entre  les  jointures  des  conduits,  cette  odeur  marine 
des  fabriques,  ces  maisons  démantelées  qui  s'inclinent  vers  la 
terre  comme  des  navires  battus  par  le  vent,  tout  cela  produit 
un  contraste  étrange  avec  les  cultures,  les  moutons  qui  broutent 
dans  la  plaine  et  les  joyeux  tableaux  de  la  vie  champêtre.  L'image 
de  l'océan  se  présente  encore  plus  vive,  si  l'on  songe  que  les  sources 
du  Cheshire  doivent  leur  richesse  minérale  à  d'anciennes  mers  pé- 
trifiées en  roches  de  sel.  Le  voyageur  ne  se  sent  plus  alors  séparé 
des  vagues  orageuses  par  des  étendues  de  terre,  mais  seulement, 
selon  l'expression  d'Addison,  par  le  rivage  du  temps. 

Les  sources  de  sel  sont  d'un  grand  produit  (1),  mais  les  mines 

(1)  On  fabrique  tous  les  ans  dans  la  seule  ville  de  Northwich  plus  de  45,000  tonnes 
de  sel. 

TOME  XXIV,  '  49 


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[salt-7nines)  présentent  à  l'étranger  un  ordre  de  faits  et  de  travaux 
encore  plus  intéressant.  Une  vague  tradition  veut  que  les  mines  de 
sel  aient  été,  ainsi  que  les  sources  saumâtres,  exploitées  autrefois 
par  les  Romains.  Ce  qui  est  plus  positif,  c'est  que  les  roches  de  sel 
furent  découvertes,  sinon  retrouvées,  à  enviroA  un  mille  de  North- 
wich,  en  1670,  par  des  mineurs  anglais  qui  cherchaient  du  charbon 
de  terre.  Avant  cette  époque,  la  provision  saline  de  la  Grande-Bre- 
tagne était  surtout  fournie  par  les  sources  de  Droitwich,  dans  le 
Worcestershire.  L'ouverture  des  mines  du  Cheshire,  —  car  le  pré- 
cieux minéral  fut  successivement  rencontré  tout  autour  de  ISorthwich, 
à  Wilton,  à  Marston,  à  Wincham,  à  Sevinington,  à  Nantwich,  —  ac- 
crut dans  une  proportion  considérable  le  commerce  intérieur  et  ex- 
térieur. Aujourd'hui  la  nature  du  sous-sol  est  connue,  et  l'Anglais, 
dans  un  sage  sentiment  de  prévoyance,  a  mesuré  la  profondeur  de 
ces  trésors  enfouis  par  les  révolutions  terrestres.  ANorthvyich,  une 
première  roche  de  sel  gemme  se  trouve  séparée  d'une  seconde 
roche  de  sel  plus  profonde  par  un  lit  d'argile  dure  et  pierreuse.  Ces 
deux  masses  salines,  à  peu  près  libres  de  matière  terreuse,  attei- 
gnent le  volume  extraordinaire  de  quatre-vingt-dix  à  cent  pieds 
d'épaisseur.  On  peut  déjà  se  faire  une  idée  de  la  richesse  de  cette 
formation;  mais  pour  surprendre  le  secret  de  la  race  bretonne,  qui 
renouvelle  sans  cesse  ses  forces  et  ses  moyens  d'approvisionnement 
par  le  contact  industrieux  avec  l'intérieur  de  la  terre,  il  faut  des- 
cendre dans  les  mines  de  sel. 

Je  fus  conduit  par  un  sentier  sur  la  lisière  d*un  champ  où  venait 
de  s'abattre  une  bande  noire  de  choucas.  C'est  sous  ce  champ  que 
s'étendait  la  mine.  De  hauts  tuyaux  de  cheminées  et  des  bâtimens 
d'une  construction  grossière  indiquaient  l'entrée  de  la  fosse.  Sous 
un  hangar  recouvert  en  tuiles ,  et  où  gisaient  pêle-mêle  des  débris 
énormes  de  roches  de  sel,  s'ouvrait  le  puits,  ou,  comme  dit  la 
métaphore  anglaise,  l'œil  de  la  mine,  au  bord  duquel  je  rencontrai 
un  homme  qui  me  demanda  si  je  voulais  descendre.  Sur  ma  réponse 
affirmative,  un  vaste  tonneau  de  trois  ou  quatre  pieds  de  circon- 
férence ,  qui  était  suspendu  en  l'air  par  une  forte  chaîne,  s'abaissa. 
Je  montai  sur  la  plate-forme ,  et  je  me  plongeai  dans  le  tonneau, 
qui  me  couvrait  presque  jusqu'au  cou.  Comme  nous  étions  trois, 
on  nous  avertit  de  nous  serrer  les  uns  contre  les  autres,  attendu 
que  la  bouche  était  étroite,  doublée  de  fer  jusqu  aune  certaine  pro- 
fondeur, et  que  nous  courions  risque  de  nous  frotter  durement  contre 
les  parois  circulaires  du  puits.  Le  tonneau,  soulevé  par  la  chaîne,  se 
balança  un  instant  au-dessus  de  l'ouverture  de  la  fosse,  puis  s'en- 
fonça rapidement  dans  la  nuit  croissante.  Déjà  tout  était  silencieux; 
OQ  n'entendait  plus  que  les  gouttes  d'eau  salée  filtrant  à  travers  la 


L'ANGLETERRE    ET   LA   VIE    ANGLAISE.  771 

roche,  et  qui  suintaient  le  long  des  murs.  Quoique  la  profondeur  du 
puits  ne  fût  que  de  trois  cent  trente  pieds  et  que  la  descente  ne  durât 
que  quelques  minutes,  ce  voyage  suspendu  nous  semblait  long  et 
monotone.  Il  est  assez  naturel  en  pareil  cas  de  lever  les  yeux  vers 
l'embouchure  du  puits  pour  y  chercher  la  lumière,  dont  le  cercle 
se  rétrécit  de  moment  en  moment.  Vers  le  milieu  de  la  fosse ,  cette 
lumière  paraissait  comme  une  lune;  quand  le  tonneau  toucha  le 
fond,  ce  n'était  plus  qu'une  étoile. 

Nous  fûmes  reçus  par  un  homme  d'une  cinquantaine  d'années,  à 
cheveux  gris,  à  figure  vénérable,  qui  travaillait  dans  la  mine  depuis 
l'âge  de  douze  ans.  Il  nous  distribua  des  chandelles  longues  et 
minces;  lui-même  avait  à  la  main  un  chandelier  de  mineur,  c'est- 
à-dire  une  boule  d'argile  molle  qui  permet  de  fixer  la  lumière  contre 
les  saillies  de  la  roche,  et  qui  prend  aisément  toutes  les  formes.  Ces 
flambeaux  ne  servaient  qu'à  rendre  plus  visibles  les  ténèbres,  qui, 
au  premier  abord  surtout,  paraissent  couvrir  le  souterrain  comme 
un  voile  noir.  Les  mines  de  sel  n'ont  pourtant  rien  de  la  solennelle 
horreur  qui  règne  à  l'intérieur  des  mines  de  charbon  de  terre;  on 
n'y  sent  point  tomber  sur  sa  tête  ces  gouttes  d'eau  terreuse  qui  fil- 
trent de  la  voûte  humide  et  surbaissée ,  ainsi  que  les  larmes  de  la 
nuit.  Un  air  salé,  mais  sec,  une  douce  et  uniforme  température,  pé- 
nètrent au  contraire  ces  lieux  sombres;  le  plafond  de  la  mine,  sup- 
porté par  des  murs  latéraux  ou  par  des  piliers  taillés  dans  la  roche 
de  sel,  est  d'une  élévation  considérable.  Pour  le  reste,  les  travaux 
et  les  systèmes  d'excavation  sont  à  peu  près  les  mêmes  que  dans  les 
houillères  :  c'est  à  l'aide  de  la  pioche  et  du  coin,  c'est  avec  le  se- 
cours de  la  poudre  à  canon  qlie  l'homme  s'ouvre  un  chemin  à  tra- 
vers l'épaisseur  des  masses  solides  et  cristallisées.  A  mesure  que 
vous  avancez  dans  la  mine  de  sel,  le  spectacle  s'élargit  et  l'espace 
intérieur  se  découvre.  Il  est  difficile  alors  de  ne  point  admirer  cette 
architecture  simple,  mais  grandiose,  ces  espaces  vides  qui  s'éten- 
dent dans  l'obscurité  comme  la  nef  d'une  immense  église  souter- 
raine (1),  ces  murs  qui  ont  la  forme,  la  transparence  et  la  couleur 
du  sucre  candi,  ces  massifs  piliers  dont  les  facettes  brillent  sous  la 
réflexion  de  la  lumière  que  vous  portez  à  la  main,  et,  plus  encore 
que  tout  cela,  le  caractère  religieux  que  répandent  le  silence  et  la 
nuit  sur  ces  travaux  de  F  industrie  humaine.  De  temps  en  temps,  on 
voit  à  distance  une  ou  plusieurs  lumières  scintiller  sur  le  fond  noir 
de  la  mine  :  ce  sont  des  ouvriers  qui  travaillent.  Quand  elles  se 
meuvent,  ces  lumières  dessinent  vaguement  des  formes  humaines. 


(1)  Pour  compléter  l'illusion,  dans  quelques  mines  de  la  Pologne  les  ouvriers  sculp- 
tent des  statues  de  saints  en  sel. 


772  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

comme  celles  qu'on  se  représente  dans  les  caveraes  de  brigands.  De 
temps  en  temps  aussi,  le  silence  habituel  de  ces  voûtes  est  violem- 
ment troublé  par  des  explosions  qui  retentissent  avec  un  bruit  de 
tonnerre  :  c'est  la  poudre  qui  disloque  en  éclatant  les  membres  de 
la  roche.  Vous  marchez  à  travers  un  monceau  de  ruines;  le  chemin 
inégal  est  jonché  de  gigantesques  débris  de  cristaux  qui  affectent 
surtout  la  couleur  jaune  ou  rougeâtre,  quoiqu'il  y  en  ait  de  blancs 
et  de  diaphanes  comme  la  glace.  A  la  vue  de  ces  blocs  arrachés,  de 
ces  richesses  minérales  qui  semblent  renaître  sous  la  pioche  ou  sous 
les  traînées  de  poudre  à  canon ,  tant  la  masse  est  inépuisable,  il  est 
permis  de  croire  à  une  sage  prévoyance  de  la  nature.  L'homme  aime 
à  se  figurer  que  c'est  pour  lui  et  en  vue  de  ses  besoins  qu'ont  été 
engloutis  dans  le  sein  de  la  terre  ces  immenses  magasins  de  sel, 
ouvrages  des  mers  évanouies,  qui  ont  travaillé  pour  lui  et  bâti  ces 
roches  à  une  époque  infiniment  reculée,  où  nulle  des  formes  animales 
qui  vivent  maintenant  à  la  surface  des  îles  britanniques  n'était  en- 
core sortie  du  moule  de  la  création.  Si,  en  faisant  leur  œuvre,  les 
élémens  d'alors  ne  pensaient  point  aux  sociétés  humaines,  quelqu'un 
doit  y  avoir  pensé  pour  eux. 

Les  mines  de  sel  ont  leurs  jours  de  fête.  A  Noël  et  à  la  Pentecôte, 
on  allume  jusqu'à  six  cents  chandelles;  je  laisse  à  penser  l'effet  que 
produit  alors  dans  ce  palais  de  cristal  souterrain  la  réflexion  de  ces 
lumières  sur  tant  de  surfaces  brillantes.  Des  bandes  de  musiciens, 
jouent  des  airs  appropriés  à  la  circonstance.  On  goûte,  quelquefois 
même  on  danse;  les  femmes  de  mineurs  remplacent  ce  jour-là  les 
divinités  un  peu  grossières  dont  les  anciens  aimaient  à  peupler  les 
grottes  profondes.  Durant  tout  le  reste  de  l'année  au  contraire,  les 
mines  de  sel  ont  le  caractère  sérieux  qui  convient  au  travail  et  à  la 
nuit.  Mon  guide  connaissait  ce  souterrain  aussi  bien  que  sa  chambre. 
Pour  moi,  chaque  pilier  semblait  devoir  être  le  dernier,  car  les  rayons 
de  la  lumière  que  je  portais  à  la  main  ne  s'étendaient  point  au-delà; 
mais  il  était  suivi  d'un  autre,  puis  d'un  autre,  et  entre  ces  points 
d'appui  se  prolongeaient  de  larges  voûtes  qui  semblaient  suspen- 
dues sur  le  vide.  Dans  les  intervalles,  le  regard  se  perdait  au  milieu 
d'une  obscurité  sans  fin,  où  tout  avait  l'immobilité  du  sépulcre. 
Enfin  nous  arrivâmes  au  bout  de  la  mine.  Un  groupe  d'ouvriers  tra- 
vaillait à  extraire  des  blocs  de  sel  qui  s'amoncelaient  et  s'élevaient 
presque  jusqu'au  plafond.  Parmi  ces  ouvriers,  quelques-uns  accom- 
plissaient une  tâche  pénible  ;  la  tête  pliée  sous  la  voûte  comme  des 
cariatides  antiques,  ils  arrachaient  durement  dans  l'épaisseur  du 
mur  de  larges  morceaux  de  cristal  ou  perçaient  la  veine  qui,  rem- 
plie avec  de  la  poudre  à  canon  et  bourrée,  faisait  sauter  les  quar- 
tiers de  roche.  Le  personnel  et  les  moyens  de  transport  varient  selon 


9 
L'ANGLETERRE    ET   LA    VIE    ANGLAISE.  773 

l'importance  de  la  mine.  Dans  celle  que  j'étais  en  train  de  visiter, 
cinquante  hommes  extraient  chaque  semaine  quinze  cents  tonnes  de 
sel  brut  et  reçoivent  par  jour  un  salaire  de  3  shillings  6  pence; 
ce  sont  les  ouvriers  qui  transportent  eux-mêmes  les  débris  tombés 
de  la  roche.  Dans  d'autres  mines,  on  emploie  des  chevaux,  des  po- 
neys et  des  ânes  à  traîner  les  blocs  de  sel  sur  un  petit  chemin  de 
fer.  Ces  animaux  ont  été  introduits  jeunes  dans  la  fosse,  ils  n'en  re- 
montent que  pour  être  abattus  ;  pendant  les  heures  de  repos,  ils  ha- 
bitent une  écurie  taillée  dans  la  roche  de  sel  gemme. 

Nous  revînmes  vers  l'entrée  de  la  mine  par  un  autre  chemin  que 
celui  que  nous  avions  suivi  pour  en  atteindre  l'extrémité.  Quoique 
le  temps  qu'on  passe  dans  ces  lieux  souterrains  ne  sôit  pas  très 
long,  et  malgré  l'intérêt  très  réel  que  présentent  des  tableaux  si 
grands  de  l'industrie  humaine,"  l'âme  se  sent  oppressée  par  la  nuit 
comme  par  un  manteau  de  plomb.  Mon  guide,  lui,  n'éprouvait  rien 
de  semblable  :  il  aimait  la  mine  comme  une  vieille  connaissance.  Il 
était  fier  de  l'admiration  qu'exprimaient  les  visages  à  la  vue  de  cet 
édifice  aux  rudes  cristaux  qui  semblait  bâti  par  les  fées  dans  l'inté- 
rieur de  la  terre.  «  Le  seul  malheur,  me  dit-il,  est  que  les  mines  de 
sel  coûtent  beaucoup  à  creuser,  et  que  la  durée  en  est  incertaine. 
Elles  peuvent  être  détruites  par  divers  accidens ,  mais  surtout  par 
les  sources  qui  coulent  au-dessus  de  la  voûte  et  qui  l'usent  continuel- 
lement. Quelquefois  ces  sources  se  précipitent  dans  l'intérieur  des 
travaux,  dissolvent  les  piliers  sur  lesquels  reposent  les  diverses  par- 
ties de  l'édifice  et  entraînent  la  chute  de  toute  la  masse,  qui  s'écroule, 
laissant  à  la  surface  du  sol  de  vastes  abîmes,  comme  à  la  suite  d'un 
tremblement  de  terre.  Malheur  aux  ouvriers  qui  se  trouvent  alors 
de  service!  Vous  avez  sans  doute  vu  près  d'ici  l'endroit  où  une  mine 
de  sel  est  tombée,  il  y  a  quelques  années,  ensevelissant  avec  elle 
une  machine  à  vapeur,  six  chevaux,  neuf  hommes  et  quelques  mai- 
sons. ))  L'idée  que  l'eau  coulait  au-dessus  de  nos  têtes  et  que  le  pla- 
fond de  la  mine  pouvait  fondre  n'avait  rien  de  très  rassurant;  mais 
ce  danger  imaginaire  ajoutait  le  charme  de  l'émotion  à  la  sombre 
beauté  des  lieux.  Cependant  nous  avions  regagné  par  une  vaste  ga- 
lerie l'ouverture  intérieure  de  la  fosse  [shaft),  que  les  ingénieurs 
anglais  comparent  à  la  trachée-artère;  c'est  en  effet  par  ce  tuyau 
que  la  mine  respire.  A  travers  les  cercles  d'ombre  qui  s'élevaient  en 
tourbillonnant  vers  le  ciel,  la  lumière  du  jour  se  remontrait  avec  la 
forme  et  la  blancheur  d'un  shilling.  Notre  guide  nous  fit  ses  ca- 
deaux,—  quelques  morceaux  curieux  de  sel  gemme,  —  puis  il  nous 
souhaita  un  bon  voyage.  Le  véhicule  qui  nous  avait  portés  jusqu'au 
fond  de  la  mine  nous  remonta  en  silence.  Dans  ce  voyage  d'ascen- 
sion, nous  vîmes  peu  à  peu  disparaître  les  chandelles  et  les  hommes; 


774  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

puis,  après  avoir  traversé  la  nuit,  nous  nous  retrouvâmes  dans  le 
hangar  au  milieu  des  blocs  de  sel  versés  par  le  tonneau. 

Ce  minéral  est  employé  dans  certains  pays  pour  sculpter  des  ou- 
vrages d'art.  Il  existe  en  Espagne,  près  de  Cardona,  dans  la  Cata- 
logne, une  montagne  de  sel  dont  la  masse  présente  une  élévation  de 
quatre  à  cinq  cents  pieds.  Le  sel  de  Cardona,  de  différentes  cou- 
leurs, mais  le  plus  souvent  blanc  et  transparent  comme  le  cristal, 
reste  longtemps  dans  l'eau  sans  se  dissoudre  :  on  en  fait  des  vases, 
des  urnes,  des  chandeliers.  En  Angleterre,  le  sel  gemme  se  montre 
beaucoup  plus  sensible  aux  influences  de  l'humidité;  aussi  se  hàte- 
t-on  de  le  convertir  en  objet  de  commerce.  De  la  bouche  de  la  mine, 
on  commence  par  le  transporter  dans  la  maison  à  bouilloire  [hoiling- 
honse),  où  il  va  se  purifier  et  revêtir  la  blancheur  de  la  neige.  Les 
boiling-houses  sont  de  grossières  constructions,  avec  une  fournaise  et 
de  grands  tuyaux  de  cheminée  qui  la  nuit  flamboient  dans  le  ciel 
comme  des  torches.  On  monte  par  un  escalier  en  échelle  sur  une 
plate-forme  en  bois,  au  milieu  de  laquelle  fume  une  chaudière  ouverte 
et  peu  profonde,  ayant  à  peu  près  vingt  pieds  de  long  sur  douze  de 
large.  C'est  là-dedans  qu'on  jette  le  sel,  plus  ou  moins  chargé  de 
matière  terreuse,  et  tel  qu'il  est  sorti  des  entrailles  de  la  mine. 
Quand  il  a  bouilli  dans  l'eau  durant  six  ou  sept  heures,*  on  le  re- 
cueille dans  des  moules  {barroivs)  qui  ont  à  peu  près  la  forme  d'un 
pain  de  sucre.  De  là  on  le  transporte  dans  une  chambre  chaude,  où 
on  le  laisse  sécher  pendant  quelques  jours.  A  partir  de  ce  moment, 
le  sel  est  fait,  il  ne  reste  plus  qu'à  l'entasser  dans  le  store-housCj 
sorte  de  grange  ou  de  magasin  au  sein  duquel  il  est  curieux  de  voir 
ces  montagnes  neigeuses,  plus  ou  moins  recouvertes  d'une  légère 
croûte  de  poussière.  La  blancheur  du  sel  fabriqué  contraste  en  effet 
d'une  manière  piquante  avec  les  murs  sombres  et  enfumés  de  la 
manufacture,  les  amas  de  charbon  de  terre  et  toute  sorte  de  choses 
noires.  Au  fur  et  à  mesure  des  demandes,  on  remue  à  la  pelle  et 
l'on  charge  sur  des  voitures  ou  des  bateaux  ce  produit  de  l'indus- 
trie. La  vue  d'un  tel  ensemble  de  travaux  fait  naître  plus  d'une  ré- 
flexion sur  les  soins  et  les  sacrifices  qu'exige  la  préparation  des 
matières  les  plus  usuelles.  Les  fournaises  du  Cheshire  ont  rugi,  les 
roues  des  machines  ont  tourné,  des  vies  d'ouvriers  ont  même  été 
détruites  dans  plus  d'un  cas  par  des  accidens  divers,  avant  que 
l'homme  puisse  jouir  à  table  d'une  chose  aussi  vulgaire  qu'une  pin- 
cée de  sel. 

Au  point  de  vue  du  commerce  des  salines,  la  position  de  North- 
wich  est  excellente.  Presque  tout  le  sel  destiné  à  l'exportation  se 
fait  dans  la  vallée  du  Weaver,  il  est  expédié  sur  cette  rivière  dans 
des  barques.  Le  Weaver  communique  avec  le  Mersey,  qui  se  jette 


L'ANGLETERRE    ET    LA    VIE    ANGLAISE.  775 

dans  la  mer  à  Liverpool.  Parmi  les  autres  mines  du  Cheshire;,  je 
dois  signaler  celles  de  Wilton  et  de  Nantwich  (1).  A  Wilton,  j'ai  vi- 
sité les  plus  beaux  et  les  plus  gigantesques  ouvrages  de  ce  genre 
qui  existent,  je  crois,  en  Angleterre.  Figurez-vous  un  édifice  circu- 
laire de  108  mètres  de  circonférence,  dont  le  toit  ou  la  voûte  s'ap- 
puie sur  vingt-cinq  piliers  d'une  dimension  énorme.  Illuminées  aux 
chandelles,  ces  masses  de  sel  solide  produisent  un  effet  auguste  et 
ravissant.  Le  voyageur  stupéfait  ne  sait  ce  qu'il  doit  admirer  le  plus 
ou  de  ces  richesses  souterraines  de  la  nature,  ou  du  caractère  tita- 
nique  des  constructions.  Il  ne  faut  pas  non  plus  oublier  Droitwich 
(dans  le  Worcestershire),  qui  produit  le  sel  le  plus  blanc  qui  existe 
dans  le  monde.  La  ville  de  Droitwich  était  connue  des  Romains. 
Elle  envoie  aujourd'hui  par  le  canal  d'immenses  quantités  de  sel 
qui,  n'étant  point  secouées  par  le  mouvement  de  la  mer,  arrivent  à 
Londres  dans  les  meille.ures  conditions,  c'est-à-dire  sous  forme  de 
briques  de  neige  au  grain  fm  et  scintillant.  A  Londres*  le  grand  en- 
trepôt de  cette  denrée  se  trouve  dans  Cily  Boad,  où,  du  haut  du 
pont  qui  traverse  le  canal,  vous  pouvez  voir  les  ivharfs  et  les  maga- 
sins de  sel.  Il  y  a  d'autres  établissemens  du  même  genre  dans  Wap- 
ping  et  près  du  marché  de  Billingsgate.  Sur  ces  différens  théâtres 
de  travaux,  on  est  à  même  de  se  faire  une  idée  du  lien  qui  existe 
entre  la  géologie  des  îles  britanniques  et  la  prospérité  commerciale 
de  la  nation  anglaise.  Les  sources  et  les  mines  inépuisables  du 
Gheshire  et  du  Worcestershire  fournissent  du  sel  à  plusieurs  états 
de  l'Europe  et  de  l'Amérique.  Les  Anglais  exportent  surtout  cette 
marchandise  dans  les  Pays-Bas,  en  Prusse  et  en  Russie.  On  es- 
time à  cinq  cent  mille  tonnes  la  production  annuelle  du  sel  en  An- 
gleterre (2).  Le  capital  qui  fonctionne  dans  les  fabriques  est,  dit-on, 
de  1  million  de  livres  sterling,  et  l'on  évalue  à  dix  ou  douze  mille 
au  moins  le  nombre  des  ouvriers  que  cette  industrie  fait  vivre. 

^L'exploitation  des  mines  de  sel  nous  amène  à  parler  de  la  vie  des 
mineurs.  Ces  derniers  forment  une  corporation  très  distincte,  qu'il 
ne  faut  point  confondre  avec  celle  des  ouvriers  qui  travaillent  dans 
les  fosses  de  charbon  de  terre.  D'abord  le  séjour  dans  les  mines  de 
sel  est  beaucoup  moins  pénible  et  beaucoup  moins  dangereux  que 
dans  les  autres  ateliers  souterrains  de  la  Grande-Bretagne.  L'air  y 
est  sec  et  salubre;  on  se  plaint  même  de  ce  qu'il  soit  trop  bon, 
car  on  dit  que  cet  air  salé  produit  l'effet  des  brises  qu'on  respire 

(1)  C'est  à  Nantwich  que  la  veuve  de  Milton  passa  les  dernières  années  de  sa  vie  et 
mourut  dans  un  âge  avancé  en  1726. 

(2)  Je  ne  citerai  le  résultat  que  d'une  seule  année.  En  1844,  13,476,884  boisseaux  de 
sel  blanc  ou  à  l'état  brut  ont  été  exportés;  l'Angleterre  retint  cette  même  année  pour  sa 
consommation  intérieure  12,647,616»  boisseaux. 


776  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sur  le  rivage  de  la  mer  :  il  excite  la  soif  et  l'appétit.  Les  mineurs 
du  Cheshire  qui  ne  commettent  point  d'excès  atteignent  la  moyenne 
ordinaire  de  la  longévité.  Par  malheur,  la  tentation  est  forte  :  ces 
hommes  ont,  disent-ils  eux-mêmes,  un  diable  dans  le  gosier,  et, 
comme  leurs  salaires  sont  assez  élevés  pour  la  campagne,  ils  exor- 
cisent trop  souvent  l'esprit  malin  avec  un  verre  d'ale  ou  de  porter. 
Dans  la  voiture  qui  me  conduisit  de  Northwich  au  chemin  de  fer  se 
trouvait  une  jeune  fille,  qui,  venue  de  loin  pour  embrasser  son 
frère,  ouvrier  dans  les  mines,  s'en  retournait  les  larmes  aux  yeux  : 
elle  n'avait  pu  voir  que  les  murs  de  la  prison  où  ce  frère,  honnête 
homme  d'ailleurs,  s'était  fait  renfermer  à  la  suite  de  désordres  pro- 
voqués par  la  boisson.  Je  ne  voudrais  pas  qu'on  jugeât  par  ce  fait 
isolé  les  mœurs  de  tous  les  mineurs  de  sel;  mais  je  tiens  d'un  mi- 
nistre protestant  de  la  localité,  le  révérend  M.  Waller,  que  la  pré- 
voyance et  la  sobriété  sont  les  vertus  les  moins  pratiquées  par  ces 
hommes,  qui  sortent  altérés  de  la  fosse.  Quoique  plus  civilisés  que 
les  colliers  (ouvriers  des  charbonnages),  les  mineurs  de  sel  laissent 
encore  beaucoup  à  désirer  sous  le  rapport  de  l'instruction.  Ils  ont 
peu  profité  jusqu'ici  des  sources  de  développement  moral  ouvertes 
à  Northwich  et  dans  d'autres  villes  par  la  bienfaisance  publique.  La. 
race  saxonne  a  dans  les  veines  une  goutte  du  sang  des  Titans;  rien 
ne  l'arrête,  rien  ne  l'effraie  dans  la  conquête  du  monde  physique,- 
elle  porte  de  superbes  défis  à  la  nature,  creuse  les  montagnes,  en- 
tame les  roches  et  jette  à  la  face  du  ciel  les  richesses  arrachées  du 
sein  de  la  terre;  mais  cette  race  aux  bras  forts  devient  tout  à  coup 
timide  dès  qu'il  s'agit  de  toucher  aux  usages  reçus.  Peut-être  faut-il 
voir  dans  cette  dernière  circonstance  une  sage  économie  de  la  na- 
ture, qui  a  su  mettre  des  freins  et  des  contre-poids  à  l'audace  de 
certaines  familles  humaines.  Le  groupe  des  mineurs  se  distingue 
encore  plus  que  les  autres  branches  de  la  société  anglaise  par  un 
attachement  tenace  aux  coutumes  et  aux  traditions  du  passé.  Il  est 
rare  qu'ils  prennent  l'initiative  d'aucune  mesure  tendant  à  amélio- 
rer leur  condition.  Leur  temps,  j'oserais  presque  dire  leurs  affec- 
tions, se  partage  entre  la  mine,  à  laquelle  ils  sont  de  bonne  heure 
fiancés,  et  la  vie  de  famille. 

Il  y  a  quelques  années,  on  employait  beaucoup  de  femmes  dans 
les  salines  du  Worcestershire.  La  nature  pénible  des  travaux,  l'état 
de  demi-nudité  qu'ils  exigent,  sont  pourtant  tout  à  fait  incompa- 
tibles avec  certains  sentimens  de  délicatesse.  Une  réforme  introduite 
par  M.  Corbett,  entrepreneur  de  salines,  et  secondée  par  le  clergé 
anglican,  a  aujourd'hui  limité  le  nombre  des  femmes  occupées  dans 
les  salt'Works.  Rien  de  semblable  n'existe  dans  le  Cheshire,  où  les 
femmes  se  contentent  de  soigner  leur  ménage.  Des  groupes  de  mai- 


L'ANGLETERRE    ET   LA    VIE    ANGLAISE.  777 

sons,  épars  au  milieu  des  champs  et  situés  dans  le  voisinage  des 
mines  ou  des  sources  de  sel,  abritent  une  population  laborieuse.  Ces 
cottages  de  brique  ont  entre  eux  un  air  de  famille  et  annoncent  bien 
le  niveau  des  conditions  sociales.  Un  jardin  cultivé  souvent  par  la 
main  des  femmes,  quelques  poules  et  l'ami  indispensable  de  la  mai- 
son, un  brave  porc,  ajoutent  un  air  d'aisance  et  de  bien-être  rural  à 
l'habitation  du  mineur.  Ces  toits  si  calmes  au  milieu  d'un  paysage 
tranquille  cachent  pourtant  plus  d'une  scène  douloureuse.  Quand  le 
mari  s'attarde,  la  femme  tremble;  elle  craint  que  la  chaîne  du  puits 
ne  se  soit  brisée,  ou  qu'un  quartier  de  roche,  en  se  détachant,  n'ait 
blessé  son  mari.  Ce  sont  en  effet  des  catastrophes  trop  communes  à 
tous  les  ouvriers  mineurs.  A  la  porte  d'un  cottage,  j'avisai  une  femme 
d'une  trentaine  d'années  vêtue  d'une  simple  robe  noire  en  laine  et 
coiffée  d'un  bonnet  de  veuve  qui  encadrait  un  profil  agréable,  mais 
amaigri.  Une  grappe  de  raisin  en  bois  suspendue  au-dessus  de  la 
porte  (1)  m'apprit  que  cette  veuve  tenait  un  petit  débit  de  bière,  et 
que  je  pouvais  entrer.  M' étant  assis,  je  lui  demandai  par  quel  acci- 
dent elle  avait  perdu  son  mari,  a  C'est,  répondit-elle,  une  histoire 
connue  de  tous  les  mineurs  du  voisinage.  Mon  mari,  —  que  Dieu 
donne  le  repos  à  son  âme!  —  travaillait  depuis  l'enfance  dans  une 
fosse  de  sel,  salt-pit^  dont  vous  pouvez  voir  d'ici  les  bâtimens  et  les 
cheminées.  La  première  fois  qu'il  me  paya  ses  attentions  (2),  c'était 
dans  une  fête  qui  se  célébrait  le  lendemain  de  INoël  au  fond  de  la 
mine  et  où  il  y  avait  plus  de  mille  chandelles  allumées.  J'avais  alors 
dix-sept  ans,  et  l'on  me  trouvait  jolie;  lui  avait  vingt-deux  ans,  il  était  ' 
fort  regardé  à  la  ronde  par  les  jeunes  filles.  Je  crois  que  notre 
amour  en  naissant  rendit  jaloux  un  des  esprits  qui  habitent  dans 
l'intérieur  de  la  terre.  Il  faut  vous  dire  en  effet  que  c'est  une  mine 
hantée,  a  haunted  mine.  Cette  dernière  circonstance  était  bien  con- 
nue de  ma  grand' mère.  La  vérité  est  qu'à  travers  la  musique  j'en- 
tendis murmurer  à  mon  oreille  des  bruits  étranges  et  que  mon  cœur 
battait  très  fort.  Je  sortis  de  la  mine  avec  un  grand  trouble.  Quel- 
ques jours  après,  je  promenais  vers  le  soir  ma  chèvre  dans  la  cam- 
pagne, quand  je  rencontrai  William  (c'était  son  nom),  qui  revenait 
des  travaux.  Il  m'aborda,  et  comme  j'étais  confuse,  je  levai  les 
yeux  au  ciel,  où  j'aperçus  la  nouvelle  lune,  a  William,  lui  dis-je, 
passez-moi  bien  vite  une  pièce  d'argent,  »  car  je  n'en  avais  pas 
dans  la  poche  de  mon  tablier.  Il  m'offrit  sa  bourse  de  cuir  en  ajou- 
tant qu'elle  était  mienne,  si  je  voulais  l'accepter.  «  Ce  n'est  pas  cela, 
lui  répondis-je;  mais  j'ai  besoin  de  faire  un  souhait.  »  Je  tournai 

(1)  C'est  l'enseigne  des  beer-s/iops  dans  tout  le  Cheshire. 

(2)  Locution  anglaise. 


778  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  pièce  d'argent  dans  ma  main  et  je  souhaitai  (1)...  Je  ne  sais  point 
si  j'étais  rouge  dans  ce  moment,  mais  il  comprit  le  vœu  que  j'avais 
formé  tout  bas,  car  il, me  dit  :  a  Gela  sera;  ma  parole  vaut  bien 
celle  de  la  lune.  »  En  effet,  six  mois  après  nous  étions  mariés.  Wil- 
liam était  un  bon  ouvrier  qui  ne  dépensait  point  son  argent  avec  les 
camarades;  aussi  notre  petite  maison  prospéra,  et  notre  mariage  fut 
béni  par  la  naissance  de  deux  enfans.  Je  n'étais  pourtant  point  sans 
inquiétude,  car  je  connaissais  bien  la  méchanceté  des  esprits.  Cha- 
que fois  qu'il  tardait  à  revenir  de  son  travail,  ma  tête  était  per- 
due. Un  soir  (il  y  a  de  cela  dix-huit  mois),  j'avais  compté  inutile- 
ment les  heures  après  les  heures  ;  en  proie  à  une  agitation  extrême, 
je  courus  vers  la  bouche  de  la  fosse.  Je  lus  tout  de  suite  sur  le  vi- 
sage des  hommes  qu'il  était  survenu  un  accident  au  fond  de  la  mine. 
Ils  voulaient  me  retenir,  mais  je  m'élançai  malgré  eux  dans  le  ton- 
neau. Comme  ils  virent  que  j'étais  résolue,  ils  consentirent  à  lâcher 
la  chaîne.  La  mine  était  silencieuse  et  noire  :  les  travaux  avaient 
cessé.  Dans  tout  autre  moment,  j'aurais  eu  peur;  mais  la  crainte 
d'un  danger  réel  et  d'un  événement  terrible  me  donna  du  courage. 
Je  me  dirigeai  de  pilier  en  pilier  jusqu'au  fond  de  la  mine,  où  bril- 
lait un  groupe  de  chandelles.  Vous  pouvez  juger  de  mon  désespoir 
quand,  au  milieu  d'un  cercle  de  mineurs,  j'aperçus  mon  mari  cou- 
ché presque  insensible  sur  des  morceaux  de  sel  amoncelés  ;  un  ca- 
marade lui  soutenait  la  tête.  Les  autres  ouvriers  avaient  jeté  sur  lui 
leurs  habits  pour  le  couvrir.  Il  me  reconnut  et  voulut  sourire;  mais 
la  pâleur  de  la  mort  était  sur  son  visage.  On  mait  envoyé  chercher  un 
médecin  qui  arriva  sur  les  lieux  au  bout  de  quelques  minutes.  Le  doc- 
teur l'examina,  puis,  secouant  la  tête  d'un  air  qui  me  glaça  le  sang 
dans  les  veines,  il  se  fit  expliquer  la  nature  de  l'accident.  «  Ce  bloc 
est  tombé  sur  lui,  »  dit  l'un  des  ouvriers  en  montrant  une  énorme 
masse  de  sel  qui  gisait  à  terre.  Sur  l'ordre  du  médecin,  deux  cama- 
rades soulevèrent  mon  pauvre  homme  avec  précaution  et  retendirent 
sur  un  traîneau  qui  glissa  vers  l'ouverture  de  la  fosse.  Durant  le  tra- 
jet, je  soutenais  sa  main  droite  qui  était  pendante  et  froide;  mais 
quand  nous  arrivâmes  au  sha/ty  il  expira.  Les  mineurs  sont  bons  entre 
eux  et  compatissent  au  sort  des  pauvres  veuves  :  ils  m'aidèrent  à 
monter  ce  petit  commerce,  et  maintenant  ils  viennent  boire  dans  ma 
beer-shop,  de  préférence  à  toute  autre  du  voisinage.  » 

Tels  sont  les  dangereux  travaux  d'extraction  que  nécessite  le  sel. 
Pour  connaître  les  applications  de  ce  minéral,  c'est  dans  d'autres 
districts  industriels  ou  agricoles  que  j'avais  à  me  transporter. 

(1)  Superstition  très  répandue  en  Angleterre. 


L'ANGLETERRE    ET   LA   VIE    ANGLAISE.  779 

lïl. 

((  Le  sel  est  bon,  dit  l'Évangile,  et  si  le  sel  venait  à  s'évanouir, 
avec  quoi  les  hommes  assaisonneraient-ils  leur  nourriture  ?  »  Pour 
se  faire  une  idée  de  la  valeur  d'un  produit  naturel,  il  faut  en  effet 
le  supposer  absent  de  la  surface  du  globe.  Cette  hypothèse  n'est 
d'ailleurs  point  dénuée  de  tout  fondement,  si  l'on  se  place  à  un 
certain  point  de  vue  géographique.  11  existe  des  contrées  où  le  sel 
n'a  point  été  jusqu'ici  découvert  et  où,  les  relations  commerciales 
étant  extrêmement  limitées,  les  habitans  ne  peuvent  se  procurer 
que  par  hasard  cet  objet  de  luxe.  Je  citerai  comme  exemple  l'inté- 
rieur de  l'Afrique.  Là  un  voyageur  européen  s'étonne  de  voir  les 
enfans  sucer  avec  délices  un  moixeau  de  sel  gemme  comme  si  c'é- 
tait un  morceau  de  sucre.  Cette  friandise  est  interdite  aux  pauvres; 
aussi,  dans  le  langage  du  pays,  dire  qu'un  homme  mange  du  sel  avec 
ses  provisions  de  table  est  une  manière  de  déclarer  que  c'est  un 
homme  riche.  Un  célèbre  voyageur  anglais  qui  a  visité  ces  régions 
barbares ,  Mungo-Park ,  avoue  lui-même  avoir  beaucoup  souffert  de 
la  privation  de  ce  condiment.  L'usage  prolongé  de  la  nourriture 
végétale  sans  assaisonnement  de  sel  crée,  dit-il,  un  malaise  que 
les  mots  de  la  langue  humaine  ne  peuvent  exprimer. 

L^  sel  n'est  point  un  aliment  par  lui-même,  mais  il  relève  le  goût 
de  presque  toutes  les  autres  substances  alimentaires.  L'usage  de  ce 
condiment  est  très  ancien  et  se  perd  dans  la  nuit  des  siècles.  Un 
article  de  cuisine  d'un  emploi  si  journalier  devait  se  mêler  aux 
mœurs  et  aux  superstitions  domestiques.  En  Ecosse ,  le  plancher 
d'une  maison  neuve  ou  qui  changeait  de  locataire  était  toujours 
saupoudré  de  sel;  on  croyait  ainsi  introduire  la  bonne  fortune.  On 
plaçait  aussi  une  assiette  remplie  de  sel  sur  la  poitrine  d'un  mort, 
après  lui  avoir  fait  la  toilette  funéraire.  Cette  coutume  avait  pour 
objet  de  conjurer  les  mauvaises  influences.  Le  sel  se  rattachait  en 
outre  aux  rapports  de  la  vie  sociale  :  le  maître  l'oifrait  à  ses  servi- 
teurs, le  chef  de  la  maison  le  présentait  à  ses  hôtes,  comme  un  gage 
de  la  fidélité  qui  devait  régner  entre  eux.  Il  servait  même  à  marquer 
la  distinction  des  rangs.  Autrefois,  en  Ecosse,  les  personnes  consi- 
dérables dînaient  avec  leurs  subordonnés  et  leurs  domestiques.  Le 
chef  de  la  maison  occupait,  ainsi  que  les  membres  de  sa  famille,  le 
.  haut  de  la  table,  et  le  plancher  de  la  salle  s'élevait  dans  cet  endroit- 
là  comme  pour  leur  faire  honneur.  Les  convives  les  plus  distingués 
s'asseyaient  à  côté  des  maîtres,  les  autres  venaient  à  la  suite;  le 
rang  des  personnes  allait  ainsi  déclinant  jusqu'au  bout  de  la  table, 
où  se  trouvaient  les  serviteurs.  On  avait  là  une  image  parfaite  de  la 


780  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

société  d'alors  avec  la  différence  des  conditions  réunies  sous  l'auto- 
rité du  paicrfamilias.  A.  un  certain  endroit  de  la  table  se  plaçait 
une  grande  cuve  de  sel  qui  servait  de  ligne  de  démarcation  entre  les 
supérieurs  et  les  inférieurs.  S'asseoir  au-dessus  du  sel  était  le  privi- 
lège d'un  gentleinan  ou  d'un  homme  de  bonne  famille,  tandis  que 
s'asseoir  au-dessous  du  sel  était  une  expression  consacrée  qui 
indiquait  une  humble  situation  dans  la  société.  Il  y  avait  aussi  une 
dégradation  correspondante  dans  la  qualité  des  liqueurs  :  un  vin 
généreux  coulait  à  la  tête  de  la  table  dans  les  cornes  de  taureau , 
puis  la  boisson  devenait  plus  vulgaire,  et  finissait  à  la  queue  de  la 
table  par  'de  la  petite  bière. 

Aujourd'hui  le  sel,  si  l'on  regarde  au  bon  marché  (1)  de  ce  produit, 
est  plutôt  dans  la  Grande-Bretagne  un  symbole  d'égalité  que  d'iné- 
galité entre  les  classes.  Il  nous  faut  tout  d'abord  indiquer  les  causes 
qui  ont  réduit  dans  ces  derniers  temps  à  uft  si  bas  prix  la  valeur  de 
cette  denrée ,  en  premier  lieu  la  richesse  des  mines  et  des  sources 
de  sel  en  Angleterre,  ensuite  l'abolition  de  la  taxe.  Cette  taxe  avait 
été  imposée  par  Guillaume  III.  En  1798,  elle  était  de  5  shillings 
par  boisseau,  environ  1  penny  par  livre  de  sel;  mais  elle  s'éleva 
plus  tard  (2)  jusqu'à  15  shillings  par  boisseau.  L'opinion  publique 
s'émut,  et  l'impôt  sur  le  sel  fut  abrogé  en  1823  par  la  chambre 
des  communes.  Il  est  curieux  de  voir  avec  quelle  aisance  le  parle- 
ment anglais  supprime  tout  à  coup  et  sans  réserve  aucune,  des 
branches  importantes  du  revenu  public,  dès  que  le  sentiment  géné- 
ral se  prononce  contre  de  telles  contributions.  Les  conséquences  de 
la  mesure  votée  en  1823  furent  heureuses.  L'abolition  de  la  taxe 
mit  un  terme  à  la  contrebande  du  sel,  qui  s'exerçait  jadis  sur  une 
échelle  considérable.  Les  contrebandiers  pratiquaient  la  fraude 
avec  une  audace  extrême,  traversant  quelquefois  les  villages  le 
dimanche  en  plein  jour  au  moment  où  tout  le  monde  assistait  au 
service  religieux.  Le  bruit  de  leurs  lourds  chariots  roulant  sur  le 
pavé  arrivait,  dit-on,  aux  oreilles  de  la  pieuse  congrégation,  scan- 
dalisée, mais  immobile  et  contenue  par  l'austérité  du  rite  protestant. 
Un  autre  service  non  moins  considérable  rendu  par  le  retrait  de  la 
taxe  a  été  de  répandre  l'usage  d'une  matière  de  première  nécessité. 
Le  sel  est  un  produit  dont  les  conséquences  s'étendent  à  tout,  au 
bien-être  domestique,  aux  arts,  à  l'industrie,  à  l'agriculture. 

Avant  1823  et  même  quelques  années  après  l'abolition  de  l'impôt 
du  sel,  ce  commerce  était  entre  les  mains  de  marchands  en  boutique, . 
qui  avaient  besoin  d'obtenir  une  licence  spéciale.  Le  bon  marché  de 


(l)'  U  shillings  la  tonne. 

(2)  Lors  de  Ja  guerre  contre  Napoléon. 


l'angleterbe  et  la  vie  anglaise.  781 

cette  denrée  et  la  liberté  de  la  \ente  ont  donné  naissance,  dans  les 
trente  dernières  années,  à  l'industrie  des  marchands  de  sel  sur  la 
voie  publique,  sait  strect-dealers.  Ces  derniers  se  promènent  dans 
les  quartiers  de  Londres  et  jusque  dans  la  campagne  avec  une  pe- 
tite voiture  à  surface  plate,  sur  laquelle  s'étalent  des  briques  de  sel 
d'une  blancheur  immaculée.  Les  plus  consciencieux  d'entre  ces  pe- 
tits marchands,  ceux  qui  tiennent  à  conserver  pure  leur  réputation, 
achètent  leur  provision  de  sel  à  Moores  ivharf  Paddington;  c'est 
le  plus  cher  et  le  mieux  raffiné.  Ils  le  paient  à  raison  de  2  shillings 
les  cent  livres  et  le  revendent  en  détail  à  un  penny  la  livre,  car 
dans  le  débit  le  sel  ne  se  mesure  plus,  il  se  pèse.  On  s'établit  mar- 
chand de  sel  ambulant  avec  un  très  faible  capital;  ce  qui  coûte  le 
plus,  c'est  le  cheval,  l'âne  ou  le  poney;  aussi  plusieurs  d'entre  eux 
s'en  passent  et  tirent  bravement  leur  charrette.  L'un  de  ces  mar- 
chands que  j'avais  vu  dans  un  temps  à  la  tête  d'un  âne  et  d'une  voi- 
ture, mais  que  je  rencontrai  plus  tard  sans  autre  auxiliaire  que  lui- 
même  dans  les  rues  de  Plumstead,  m'expliqua  ainsi  les  motifs  de 
cette  réforme  économique  :  a  D'abord,  dit -il,  l'animal  mangeait 
trop,  sept  ou  huit  pence  par  jour,  et  ensuite,  comme  la  route  est 
pierreuse,  il  avait  trop  souvent  besoin  d'être  ferré  à  neuf.  Un  jour 
que  je  lui  avais  acheté  une  paire  de  chaussures  (1),  je  m'aperçus 
que  les  miennes  étaient  en  très  mauvais  état.  Je  pris  alors  la  résolu- 
tion de  me  passer  d'âne  et  d'avoir  aux  pieds  de  meilleurs  souliers. 
Je  paie  maintenant  au  cordonnier  ce  que  je  payais  au  maréchal  fer- 
rant, et  je  m'en  trouve  mieux.  »  Quoique  assez  considérable,  l'ar- 
mée des  marchands  de  sel  dans  la  rue  se  trouve  limitée  par  la  con- 
currence des  marchands  très  nombreux  qui  vendent  la  même  denrée 
dans  les  boutiques.  Le  sel  de  table  anglais  jouit  d'une  célébrité  eu- 
ropéenne, et  il  la  mérite  par  la  finesse,  la  pureté  et  la  nature  solide 
des  briques,  lesquelles  ressemblent  à  des  pains  de  sucre  d'une  forme 
l)late  et  allongée.  La  consommation  en  est  énorme  :  on  a  calculé 
qu'en  France  chaque  individu  absorbait  par  année  19  livres  1/2  de 
sel  en  moyenne,  tandis  que  les  habitans  de  la  Grande-Bretagne  en 
usent  22  livres  par  tête.  Un  économiste  distingué,  M.  M'Gulloch,  at- 
tribue à  cette  circonstance  une  certaine  influence  sur  l'alimentation 
des  deux  races.  C'est,  selon  lui,  la  raison  pour  laquelle  un  Anglais 
mange  plus  que  ses  voisins  d'outre-Manche  (2). 

Le  sel  représente  le  principe  conservateur  dans  la  nature.  Il 
communique  une  éternelle  jeunesse,  selon  l'expression  d'un  poète 

(1)  La  même  racine  s'emploie  en  anglais  pour  désigner  un  soulier  d'homme  et  le  fer 
d'un  cheval,  horse-shoe. 

(2)  La  différence  a  été  évaluée  par  les  statistiques  à  deux  livres  et  demie  de  plus  par 
année  pour  chaque  habitant  des  îles  britanniques. 


782  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

anglais,  aux  eaux  de  certains  lacs  et  surtout  aux  eaux  de  la  mer, 
qui,  sans  lui,  ne  seraient  plus  depuis  des  milliers  de  siècles  qu'un 
foyer  de  corruption.  C'est  aussi  à  titre  de  condiment  que  le  sel  joue 
un  rôle  suprême  dans  l'alimentation  publique.  L'usage  de  cette 
substance. à  la  fois  naturelle  et  artificielle  répond  chez  les  peuples 
civilisés  au  sentiment  de  la  prévoyance.  Tandis  que  le  sauvage 
gorgé  de  viandes  laisse  perdre  autour  de  lui  le  superflu  de  sa  chasse, 
quitte  à  mourir  de  privation  et  de  besoin  quelques  jours  après, 
l'homme  des  sociétés  domine  le  hasard  en  conservant  ses  provisions. 
Il  n'y  a  peut-être  pas  de  nation  au  monde  qui  soit  plus  tributaire 
du  sel  que  la  Grande-Bretagi^  :  il  est  facile  de  s'en  convaincre,  si 
l'on  réfléchit  à  l'étendue  de  ses  relations  maritimes,  à  ses  colonies, 
à  ses  postes  militaires,  jetés  sur  des  côtes  et  des  rochers  stériles 
jusqu'aux  extrémités  du  monde  habitable.  La  même  substance  qui 
entre  les  mains  de  la  nature  a  servi  à  confire  les  mers,  to  pickle  the 
Ocean^  sert  aujourd'hui,  entre  les  mains  de  l'homme,  à  sillonner  la 
surface  de  l'abîme.  Sans  l'usage  des  viandes  salées,  on  n'aurait  jamais 
pu  entreprendre  les  voyages  de  long  cours,  et  certains  vaisseaux  an- 
glais qui  naviguent  jusqu'à  trois  et  quatre  années  de  suite  dans  des 
mers  désertes  manqueraient  des  moyens  de  ravitailler  leurs  équi- 
pages. Le  bon  marché  et  l'abondance  de  ce  condiment  ont  imprimé 
aux  pêcheries  britanniques  un  développement  qui  défie  toute  riva- 
lité. La  Hollande  elle-même  a  dû  baisser  pavillon  devant  les  filets 
de  l'Angleterre  (1).  L'agriculture  tire  de  son  côté  une  partie  de  ses 
richesses  de  l'énorme  quantité  de  viandes  salées  que  la  Grande- 
Bretagne  consomme  ou  exporte  jusqu'aux  extrémités  du  monde. 
L'art  des  saumures  est  porté  dans  tout  le  royaume-uni  à  un  haut 
degré  de  perfection.  Il  est  pourtant  vrai  de  dire  que  le  meilleur  sel 
pour  conserver  les  viandes  et  les  poissons  ne  s'extrait  point  des 
sources  ni  des  mines  du  Cheshire,  mais  des  salines  du  continent,  où 
le  soleil  fait  l'oflice  de  chaudière.  Les  Anglais  importent  en  vue  de 
ces  préparations  alimentaires  trois  ou  quatre  cents  boisseaux  de  sel 
par  an  qu'ils  tirent  des  côtes  de  l'Espagne  ou  du  Portugal.  Le  sel 
d'ailleurs  ne  s'applique  point  seulement  aux  usages  de  la  vie  do- 
mestique :  on  se  sert  de  cette  substance  dans  les  manufactures  pour 
composer  un  grand  nombre  de  produits  chimiques  et  de  drogues 
médicinales  ;  il  paie  un  tribut  aux  arts  en  entrant  dans  la  préparation 
d'une  certaine  couleur  jaune,  painler  s  patent  yellow;  il  concourt  à 
la  fabrication  du  verre,  à  la  vernissure  des  poteries,  au  blanchis- 
sage des  toiles;  on  l'emploie  aussi  à  tremper  l'acier  et  à  rendre  le 

(1)  Je  parle  au  point  de  vue  du  bon  marché  des  produits,  non  au  point  de  vue  de  la 
-qualité. 


l' ANGLETERRE    ET   LA   VIE    ANGLAISE.  78^- 

fer  malléable.  Je  m'arrêterai  à  ce  dernier  ordre  de  services,  et  je 
choisirai  pour  théâtre  des  travaux  métallurgiques  où  figure  le  sel  la 
ville  de  Sheffield. 

Sheffield  a  été  nommé  par  les  Anglais  la  métropole  de  l'acier. 
Quand  vous  arrivez  par  le  chemin  de  fer,  la  ville,  qui  n'est  pour 
ainsi  dire  qu'une  immense  forge,  située  à  l'embouchure  des  mines 
de  charbon  de  terre,  semble  se  débattre  dans  un  épais  nuage  de  fu- 
mée. Les  hommes,  les  maisons,  le  ciel,  tout  est  noir.  Assise  au  con- 
fluent de  deux  rivières,  —  le  Sheaf,  auquel  elle  doit  son  nom,  et  le 
Don,  qui  entre  sur  le  territoire  de  Sheffield  à  Wardsend,  —  cette 
sombre  cité  industrielle  reçoit  en  outre  plusieurs  cours  d'eau  qui 
descendent  des  collines  avoisinantes.  Ces  eaux  laborieuses  rendent 
plus  d'un  genre  de  service  aux  manufactures  et  aux  usines;  elle& 
fournissent  surtout  par  leurs  chutes  aux  roues  des  machines  une 
force  motrice  immense  et  économique.  Je  dois  dire  qu'elles  portent 
la  peine  de  leur  utilité,  tant  elles  sont  d'une  couleur  trouble  et 
boueuse.  11  a  fallu,  dans  ces  derniers  temps,  amener  à  grands  frais 
des  sources  d'eau  potable,  et  former  de  vastes  réservoirs  pour  les 
usages  domestiques  des  habitans.  L'industrie  a  également  dépeuplé 
tout  autour  de  Sheffield  les  rivières  et  les  ruisseaux.  Un  meunier  me 
montrait  avec  tristesse  un  rapide  courant  qui  faisait  tourner  la  roue 
de  son  moulin,  et  où  il  se  souvenait  d'avoir  péché  des  truites  dans 
son  enfance.  Aujourd'hui  ces  mêmes  eaux  travaillent  trop  pour  pro- 
duire; la  vie  s'est  retirée  d'elles  au  fur  et  à  mesure  que  l'industrie 
y  versait  des  élémens  étrangers  ou  délétères.  Il  est  d'ailleurs  cu- 
rieux de  suivre  sur  le  cours  du  Sheaf,  —  lequel  mérite  encore  plus 
que  le  Tibre  l'épithète  de  flavus^  —  une  double  ligne  ininterrompue 
d'usines  et  de  fabriques  de  toute  sorte,  qui  se  distinguent  par  des 
constructions  grandioses  et  bizarres.  Je  signalerai  entre  autres  le 
Wheel  Tower ^  vaste  et  morne  bâtiment  dont  les  cheminées  sont  des 
tours,  et  qui,  situé  au  tournant  d'un  pont,  affecte  le  style  des  an- 
ciennes forteresses  du  moyen  âge.  Là  le  rugissement  des  roues  et 
des  machines  ne  se  tait  ni  jour  ni  nuit,  là  aussi  les  chroniques  de  la 
vie  ouvrière  ont  eu  à  enregistrer  de  sombres  drames.  Les  rivalités 
entre  les  différentes  unions  ou  corps  d'état,  les  jalousies  entre  les 
travailleurs  libres  et  les  travailleurs  associés  ont  plus  d'une  fois 
éclaté  sous  ces  voûtes  à  physionomie  sinistre,  et  ont  produit  des 
crimes  afïligeans.  La  plupart  des  rues  basses  de  Sheffield  ont  un 
caractère  de  tristesse,  resserrées  qu'elles  sont  entre  les  maisons 
d'ouvriers  et  le  mur  d'enceinte  ou  les  tuyaux  des  usines.  On  y  étouf- 
ferait de  fumée,  et  je  crois  qu'on  y  mourrait  d'ennui,  si  la  nature 
n'avait  jeté  sur  tout  cela  un  air  de  fête  en  ouvrant  de  tous  côtés  des 
perspectives  souriantes.  La  ville  se  trouve  entourée  par  une  ceinture 


78/i  REVUE    DES   DEUX    MOxNDES. 

de  vertes  collines  qui  s'élèvent  en  amphithéâtre,  et  dont  les  pentes 
s'abaissent  doucement  recouvertes  d'arbres,  de  cultures  et  de  mai- 
sons de  campagne.  Il  en  résulte  que  de  presque  chaque  rue  les  ha- 
bitans  ou  les  promeneurs  peuvent  se  consoler  par  la  vue  des  champs 
ou  des  hauteurs  boisées.  Il  y  avait  même  autrefois  des  forêts  autour 
de  Sheflield;  l'industrie  les  a  détruites;  il  lui  fallait  du  charbon  de 
bois,  charcoalj  pour  fondre  le  fei*.  On  a  observé  que  ce  minerai  se 
trouvait  surtout  en  abondance  dans  les  endroits  couverts,  et  que  la 
nature  avait  enrichi  les  forêts  pour  leur  propre  ruine.  Si  les  envi- 
rons de  Sheflield  ont  perdu  beaucoup  de  bois,  le  sol  s'y  montre  en- 
core très  riche  en  minéraux,  tels  que  le  fer,  la  houille  et  la  pierre. 
C'est  même  à  cette  dernière  circonstance  qu'il  faut  rapporter  l'ori- 
gine des  fabriques  et  le  caractère  industriel  des  habitans. 

Je  ne  dirai  qu'un  mot  sur  l'histoire  de  la  ville.  Sheflield  se  trou- 
vait autrefois  dominée  par  un  château  qui  servait  de  résidence  aux 
lords  du  Hallamshire.  Avec  le  temps,  ce  château  se  vit  en  quelque 
sorte  bloqué  par  le  développement  des  manufactures  et  des  usines. 
C'était  la  lutte  entre  le  système  féodal  et  la  puissance  nouvelle  de 
l'industrie;  l'une  devait  vaincre  l'autre  :  ce  fut  l'industrie  qui  triom- 
pha. En  1647,  à  la  suite  des  guerres  entre  le  parlement  et  le  parti 
royaliste,  un  ordre  de  la  chambre  des  communes  provoqua  la  démo- 
lition de  l'ancien  château,  dont  il  ne  reste  plus  aujourd'hui  que  quel- 
ques voûtes.  La  plus  grande  partie  du  territoire  de  Sheflield  n'en  est 
pas  moins  possédée  à  cette  heure  par  un  descendant  des  lords  du 
Hallamshire,  le  duc  de  Norfolk.  J'ai  vu  dans  la  ville  un  manoir  bâti 
en  brique  auquel  on  donne  le  nom  de  Lord's  Housej  mais  sa  seigneu- 
rie habite  surtout  pendant  l'été  le  magnifique  château  d'Arundel. 
Gomme  c'est  un  principe  de  l'aristocratie  anglaise  de  ne  jamais  se 
dessaisir  de  la  terre,  le  lord  actuel  concède  des  parties  de  ses  vastes 
domaines  pour  vingt  et  un  ans,  quatre-vingt-dix-neuf  années  ou  même 
neuf  cents  ans,  selon  la  nature  de  la  propriété  foncière  {estât c).  Neuf 
cents  ans!  Le  moyen  de  n'être  point  frappé  par  ce  sentiment  d'éter- 
nité qui  distingue  dans  la  Grande-Bretagne  les  famiU^s  nobles?  On  ne 
doit  pourtant  point  admettre  aveuglément  les  idées  faites  qui  cou- 
rent en  France  sur  les  privilèges  de  l'aristocratie  anglaise.  Lorsque 
j'arrivai  dans  les  îles  britanniques,  je  m'attendais,  sur  la  foi  des 
livres,  à  n'y  rencontrer  que  des  châteaux  et  des  chaumières,  des 
seigneurs  et  des  pauvres.  Il  ne  faut  point  un  long  séjour  dans  le 
pays  pour  se  convaincre  que  la  force  de  la  nation  et  le  gouverne- 
ment des  afl'aires  publiques  résident  au  contraire  dans  les  mains  de 
la  classe  moyenne.  C'est  surtout  à  Sheflield  qu'on  peut  se  faire  une 
idée  de  la  puissance  créée  par  l'industrie'.  Les  propriétaires  d'usines 
et  de  grandes  fabriques,  ces  lords  de  l'acier  {steel-lords),  rivalisent 


L'ANGLETERRE    ET    LA   VIE    ANGLAISE.  785 

pour  le  luxe  et  pour  l'influence  avec  les  plus  anciennes  familles.  Il 
y  a  mille  riches  maisons  de  campagne  pour  un  château  ;  cette  force 
du  capital  et  du  travail,  à  laquelle  on  peut  donner  le  nom  de  légion, 
limite  partout  les  antiques  prérogatives  de  la  naissance.  Il  est  d'ail- 
leurs juste  de  reconnaître  que  les  seigneurs  anglais  ne  reculent 
point  devant  certains  sacrifices  pour  embellir  les  villes  et  pour  éten- 
dre leur  popularité.  Les  ducs  de  Norfolk  ont  ouvert  au  public,  dans 
cette  même  cité  de  Sheffield,  un  vaste  et  beau  parc,  où  la  verdure 
des  arbres,  l'air  pur  et  le  silence,  interrompu  par  le  chant  des  oi- 
seaux ,  contrastent  agréablement  avec  le  bruit  des  marteaux  et  des 
scies,  les  rues  enfumées  et  les  antres  noirs  des  usines.  On  leur  doit, 
aussi  un  marché  couvert  par  une  immense  arche,  ayant  ce  caractère 
de  grandeur  romaine  que  les  Anglais  impriment  à  leurs  ouvrages 
d'architecture. 

Ce  que  je  cherchais  surtout  à  Shefîield,  c'étaient  les  rap|)orts 
entre  le  sel  et  le  fer.  Pour  saisir  ces  rapports,  il  faut  suivre  les 
transformations  du  métal  depuis  le  moment  où  il  arrive  par  le  canal 
dans  la  ville  jusqu'à  l'instant  où  il  sort  des  usines  et  des  fabriques. 
Ce  canal,  creusé  en  1815,  aboutit  à  Hull,  et  forme  une  ligne  de 
communication  directe  avec  la  Mer  du  Nord.  Il  est  si  couvert  de 
bâtimens  qu'on  ne  voit  pas  même  la  couleur  de  l'eau.  Toutes  les 
parties  du  monde  paient  leur  tribut  aux  différentes  industries  de 
ShefTield  :  les  éléphans  d'Afrique,  les  buffles  de  l'Inde,  les  cerfs  de  la 
Russie  et  de  l'Allemagne  fournissent  leurs  défenses,  leurs  cornes 
ou  leurs  bois  à  la  coutellerie  ;  mais  les  bâtimens  apportent  surtout 
du  charbon,  des  sapins  et  du  fer.  Il  est  curieux  de  voir  toutes  ces 
richesses  brutes,  qu'on  décharge  sur  les  bords  fangeux  du  canal, 
surnommé  à  bon  droit  un  des  ruisseaux  de  la  Baltique.  Le  fer  en 
barres  vient  de  la  Russie,  de  la  Suède  ;  mais  le  plus  estimé  est  celui 
de  la  Norvège.  Ou  le  transporte  ensuite  des  bords  du  canal  dans 
l'intérieur  des  usines.  Le  type  de  ces  établissemens  est  une  grande 
fabrique,  connue  sous  le  nom  de  Sheaf  Works ,  qui  s'élève  sur  le 
bord  de  l'eau,  et  dont  les  cheminées  basses  et  coniques  flamboient 
la  nuit  comme  des  yeux  de  cyclopes.  Le  travail  peut  se  diviser  en 
trois  temps.  Les  barres  de  fei'  sont  d'abord  empilées  dans  une  four- 
naise close  entre  des  couches  de  charbon  et  soumises  à  une  im- 
mense chaleur;  on  appelle  cela  faire  souffrir  le  métal.  Au  bout  de 
quinze  jours  de  purgatoire,  lorsque  le  fer  a  absorbé  une  certaine 
portion  de  carbone,  lorsqu'il  s'est  durci  et  puriflé  dans  le  feu,  on  le 
retire  du  four.  A  partir  de  cet  instant,  ce  n'est  plus  du  fer,  c'est 
de  l'acier  (1).  Il  s'agit  maintenant  de  le  battre  ou  de  le  fondre. 

VI)  On  donne  à  cette  première  forme  de  l'acier  le  nom  de  blister  steel,  parce  qu'en 
sortant  de  la  fournaise  il  est  couvert  d'ampoules,  hlisters. 

TOME  XXIV.  50 


786  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Pour  le  battre,  on  le  pose  sous  un  énorme  marteau  mû  par  une 
force  mécanique,  et  auquel  on  donne  le  nom  de  tili  hammer-y 
quand  il  frappe,  vous  diriez  une  monstrueuse  tête  de  bélier  qui 
mâche  du  fer  rouge.  Ce  marteau  de  forge  travaille  à  marier  plu- 
sieurs barres  d'acier  et  à  les  confondre  en  une  seule  barre,  qu'on 
appelle  alors  shear  stecl  (1).  Le  métal  qu'on  destine  à  la  fonte  subit 
une  tout  autre  préparation  :  on  brise  les  barres  en  morceaux,  et 
l'on  place  ces  fragmens  dans  des  creusets  d'argile.  Il  est  peu  de 
spectacles  au  monde  plus  émouvans  que  la  vue  des  hommes  ou  des 
démons  maniant  avec  des  pinces,  dans  l'intérieur  d'une  salle  basse, 
véritable  cratère  de  volcan ,  ces  urnes  de  feu  qui  versent  du  feu. 
L'acier  fondu  [casl  steel)  sort  plus  pur  des  moules  que  l'acier  battu 
de  dessous  la  tête  du  marteau.  Désormais  l'acier  est  fait,  mais  on 
le  conserve  pendant  trois  ou  quatre  années  en  cave  avant  de  l'em- 
ployer. Ainsi  que  le  vin,  il  se  perfectionne  avec  l'âge,  et  devient  en- 
core meilleur  après  avoir  traversé  la  mer.  11  sue,  disent  les  hommes 
de  l'art,  et  gagne  alors  en  qualité  tout  ce  qu'il  perd  en  pesanteur. 
On  peut  se  faire,  par  cette  seule  circonstance,  une  idée  des  vastes 
capitaux  qu'exige  en  Angleterre  l'exploitation  des  usines.  Ce  sont 
moins  des  fabriques  d'ailleurs  que  des  villages,  avec  des  rues 
boueuses,  des  masses  de  constructions  étranges,  des  huttes  de  terre 
glaise,  des  cavernes  où  travaillent  l'eau,  le  vent,  le  fer,  et  où  des 
serpens  de  feu  courent,  en  se  tordant,  entre  les  jambes  nues  des 
forgerons. 

L'acier  fabriqué  à  Sheffield  passe  ensuite  par  plusieurs  mains  et 
s'applique  à  divers  ouvrages  de  coutellerie.  Il  lui  reste  une  éprçuve 
importante  à  subir,  celle  de  la  trempe,  hnrdcning.  L'acier  trempé 
revêt  une  dureté  particulière  :  il  rompt  et  ne  plie  point.  Les  procé- 
dés varient  avec  les  différentes  destinations  qu'on  imprime  au  mé- 
tal. Je  ne  m'arrêterai  qu'à  la  trempe  des  scies4»et  des  limes.  Ces 
deux  articles  de  commerce  tiennent  une  place  considérable  dans 
l'industrie  de  l'acier,  et  la  marque  de  Sheffield  les  fait  accepter  dans 
tout  l'univers.  L'excellence  de  ces  produits  tient  en  grande  partie 
à  la  manière  de  les  durcir.  Quand  la  lime  est  sortie  des  mains  du 
gra;Veur  qui  a  découpé  les  dents  avec  un  ciseau,  elle  passe  dans 
celles  du  trompeur,  qui  la  plonge,  après  l'avoir  fait  chauffer  au  feu, 
dans  une  dissolution  de  sel  et  d'eau  de  pluie.  Les  ouvriers  appellent 
la  trempe  le  baptême  de  la  lime;  elle  mord  ensuite  sur  tout,  et 
rien  ne  mord  sur  elle.  Le  sel  est  d'une  importance  extrême  dans 
cette  branche  de  la  métallurgie.  Le  succès  des  limes  et  des  scies  an- 


Ci)  SJaar  veut  dire  tondre,  parce  qu'on  se  sert  surtout  de  cet  acier  pour  faire  des  ma- 
chines à  tondre  la  laine. 


L'ANGLETERRE    ET    LA    VIE    ANGLAISE.  787 

glaises  a  suscité  dans  ces  derniers  temps  quelques  concurrences.  Il 
s'est  élevé  surtout  en  Allemagne  des  manufactures  d'acier;  mais  la 
cherté  du  sel  sur  le  continent  oppose  un  obstacle  à  leurs  efforts , 
tandis  que  le  bon  marché  de  cette  substance  constitue  entre  les 
mains  des  fabricans  de  Sheffield  un  privilège  qui  ne  s'échappera 
point  aisément.  Ces  derniers  se  plaignent  néanmoins  de  ce  que  les 
Allemands,  non  contens  de  contrefaire  leurs  produits,  y  impriment 
encore  la  marque  des  fabriques  anglaises.  Des  limes  faites  en  Alle- 
magne et  d'une  qualité  inférieure  sont  envoyées  dans  les  autres  pays 
avec  les  noms  et  les  armes  des  premières  maisons  de  Sheffield.  Un 
fabricant  de  cette  ville  avait  cru  déconcerter  la  fraude  en  adoptant 
sur  ses  paquets  d'envoi  une  étiquette  qui  contenait  son  nom,  sa 
marque,  et  ces  mots  :  «  Imiter  mes  produits  et  ma  signature  est  une 
félonie.  »  Les  contrefacteurs  copièrent  l'étiquette  et  le  reste  sans 
oublier  le  mot  félonie, 

La  vie  des  fabricans  et  des  ouvriers  de  Sheffield  présente  quel- 
ques traits  intéressans.  Les  lords  de  l'acier  arrivent  le  matin  en  voi- 
ture ou  à  cheval  dans  leurs  sombres  et  tristes  ateliers,  aux  murs  dé- 
crépits, aux  escaliers  de  bois  chancelans  et  usés,  aux  voûtes  basses, 
aux  salles  humides  et  fumeuses,  où  les  lois  de  l'hygiène  n'ont  pas 
toujours  été  respectées.  Ils  retournent  le  soir  dans  de  riches  mai- 
sons, entourées  de  jardins  (1)  et  bâties  sur  la  partie  de  la  ville  qui 
s'élève  en  colline.  Il  y  en  a  même  qui  habitent  dans  la  campagne 
d'opulentes  villas  agréablement  situées  au  revers  des  coteaux.  Le 
paysage  affecte  autour  d'eux  un  air  d'élégance  et  de  cérémonie.  Des 
sentiers  recouverts  d'asphalte  et"  secs  même  en  hiver  s'égarent  au 
milieu  des  champs  pour  les  plaisirs  du  promeneur.  Les  vitres  des 
maisons,  faites  d'un  seul  morceau  de  glace,  laissent  entrevoir  des 
ileurs  rares,  des  femmes  en  fraîches  toilettes  et  toutes  les  pompes 
de  la  vie  de  famille.  Les  idées  de  ces  négocians  ne  s'étendent  guère 
au-delà  de  l'horizon  des  affaires;  il  est  vrai  que  ce  cercle  embrasse 
une  étendue  considérable.  L'un  d'eux  m'expliquait  ainsi  ses  plaisirs  : 
«  Le  soir,  quand  j'ai  les  pieds  sur  mon  garde-feu,  je  songe  que  je 
dîne  dans  la  personne  de  mes  couteaux  chez  les  rois  et  les  grands 
de  la  terre,  que  mes  scies  et  mes  limes  travaillent  dans  les  deux 
mondes,  que  mes  fins  ciseaux  d'acier  découpent  entre  les  doigts  de 
la  beauté  les  broderies  riches  et  délicates,  que  mes  rasoirs  se  pro- 

(1)  Quelques-uns  de  ces  jardins  sont  tout  modernes  et  n'en  ont  pas  moins  pour  cela 
l'apparence  d'une  végétation  ancienne.  Cela  tient  à  la  manière  de  les  former.  Quand  on 
bâtit  une  maison,  les  ouvriers  relèvent  le  gazon,  le  roulent  comme  un  tapis  et  le  dépo- 
sent dans  un  coin.  Quand  la  bâtisse  est  terminée,  on  étend  sur  la  partie  destinée  au 
jardin  ce  même  gazon  dont  on  ravive  lés  couleurs  avec  de  l'eau.  On  plante  ensuite  de 
grands  arbres  qui,  grâce  à  des  soins  et  à  une  méthode  savante,  reprennent  racine. 


788  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mènent  sur  les  nobles  mentons  de  la  jeunesse,  que  mes  canifs  tail- 
lent les  plumes  destinées  à  courir  sous  les  doigts  des  écrivains  célè- 
bres et  des  hommes  d'état,  que  mes  agrafes  et  mes  cerceaux  d'acier 
donnent  aux  femmes  des  salons  les  plus  aristocratiques  certaines 
formes  que  leur  avait  refusées  la  nature  (1).  Je  m'endors  là-dessus 
plus  content,  et  j'oublie  pour  une  heure  les  soucis  du  commerce.  » 
Les  ouvriers  en  limes  constituent  de  leur  côté  une  association  très 
puissante.  Les  plus  habiles  d'entre  eux  gagnent  jusqu'à  2,  3  et  même 
A  livres  par  semaine.  Pour  limiter  la  concurrence  des  bras,  ils  ne 
doivent  prendre  avec  eux  qu'un  'apprenti,  deux  au  plus,  —  d'où  il 
résulte  que  ce  corps  d'état  est  peu  nombreux  et  ne  s'accroît  guère. 
Les  membres  paient  par  semaine  à  la  caisse  de  l'union  une  somme 
proportionnée  à  leurs  salaires.  Ce  capital,  qui  s'élève  à  la  somme 
énorme  de  30,000  livres  sterling,  est  destiné  à  secourir  les  ouvriers 
malades  (2),  à  défendre  les  intérêts  généraux  de  la  société,  trade  so- 
ciety^  et  à  rriain tenir  les  grèves  en  cas  de  besoin.  On  accuse  ces  tra- 
vailleurs d'avoir  exercé  plus  d'une  fois  sur  les  maîtres  de  fabrique 
une  pression  qui  peut  devenir  funeste  aux  uns  et  aux  autres  dans  un 
temps  donné.  Le  prix  élevé  de  la  main-d'œuvre  en  Angleterre  a  fait 
naître,  dit-on,  sur  le  continent  des  concurrences  que  de  légères  con- 
cessions de  la  part  des  ouvriers  de  Sheiïield  auraient  anéanties.  La 
sagesse  voulait  qu'on  ne  sacrifiât  pas  les  intérêts  de  l'avenir  à  ceux 
du  présent.  Cette  considération  a  été  dédaignée  par  les  ouvriers  en 
limes  et  en  scies,  qui  se  reposent  fièrement  sur  leur  vieille  renom- 
mée. De  ce  que  les  membres  de  ces  corps  d'état  gagnent  beaucoup 
d'argent,  il  ne  faudrait  pas  conclure  qu'ils  fussent  pour  cela  ni  plus 
riches  ni  plus  instruits.  Il  existe  à  Sheffield  des  institutions  utiles, 
des  écoles,  des  bibliothèques  (3);  mais  jusqu'ici  les  lumières  se  sont 
peu  répandues  dans  la  classe  lal3orieuse.  Les  foyers  de  dissipation  et 
de  désordre  abondent  d'un  autre  côté,  et  tarissent  trop  souvent  le 
gain  des  industries  les  mieux  rétribuées.  Je  ne  parlerai  point  des 
sources  de  folles  dépe'nses  qui  se  retrouvent  ailleurs  ;  mais  il  existe  à 
wSheffield  un  véritable  fléau  vivant  pour  les  ménages  d'ouvriers,  c'est 
le  Scotchman.  On  nomme  ainsi  un  marchand  à  la  toilette,  le  plus  sou- 

(i)  La  mode  des  jupons  larges  et  arrondis  a  fait  naître  dans  l'industrie  de-  Sheffield 
une  branche  nouvelle  :  ce  n'est  pas  la  moins  fructueuse. 

(2)  Sur  une  lime,  véritable  objet  d'art  exposé  en  1851  au  Cristal-Palace,  on  lisait 
cette  inscription  :  «  Les  ouvriers  unis  de  Sheffield  qui  travaillent  en  limes,  Sheffield 
united  filesmiths,  ont  payé  à  leurs  frères  sans  ouvrage,  d'avril  1848  à  avril  1849,  la 
somme  de  10,321  livres  sterling.  L'union  fait  la  force.  » 

(3)  Je  nommerai  surtout  le  Mechamc's  Institution,  d'où  les  ouvriers  peuvent  empor- 
ter des  livres  moyennant  une  faible  contribution.  Il  y  a  aussi  le  casino,  où  le  plaisir 
s'associe  à  la  science,  utile  dulci.  A  côté  de  la  salle  de  danse  et  de  concert  s'ouvrent  le 
soir  un  musée  d'histoire  naturelle  et  un  cabinet  d'objets  d'art. 


l'Angleterre  et  la  vie  anglaise.  789 

vent  d'origine  écossaise,  qui  s'introduit  dans  l'intérieur  des  maisons 
et  déroule  son  ballot  de  marchandises  pour  tenter  la  coquetterie  des 
femmes  ou  l'amour-propre  des  hommes.  Ce  Mercure  au  pied  léger 
se  rencontre  dans  toutes  les  partie's  de  la  ville,  mais  surtout  dans  les 
quartiers  où  réside  la  classe  ouvrière.  Ses  visites,  sa  constance,  ses 
propos,  sont  infatigables,  ses  amorces  irrésistibles.  Il  vend  tout  à 
terme,  moyennant  un  paiement  convenu  par  mois  ou  par  semaine  : 
ai-je  besoin  d'ajouter  qu'il  prélève  de  gros  intérêts  pour  le  crédit?  Il 
en  résulte  que,  le  démon  de  la  toilette  aidant,  le  gain  de  la  semaine 
s'évapore  trop  souvent  en  bagatelles  ruineuses.  Je  ne  voudrais  pour-- 
tant  pas  qu'on  jugeât  tous  les  ouvriers  de  Sheffield  sur  ce  portrait  gé- 
néral. Il  en  est  qui  à  l'adresse  des  mains  joignent  les  qualités  d'ordre 
qui  conservent  les  fruits  du  travail.  Ces  derniers  ont  aussi  leurs  jar- 
dins :  ce  sont  des  morceaux  de  terre  enclos  de  murs  ou  de  haies,  où 
ils  se  rendent  dans  l'après-midi  du  samedi  (1)  et  le  dimanche.  Ces 
jardins,  cultivés  avec  goût  et  groupés  ensemble,  forment,  vus  à  dis- 
tance, une  joyeuse  masse  de  verdure.  Tous  les  ouvriers  d'ailleurs  ne 
demeurent  point  dans  l'intérieur  de  la  ville;  j'ai  visité  un  trempeur 
de  limes  qui  avait  bâti  lui-même  une  petite  maison  dans  un  faubourg 
sur  des  terrains  concédés  pour  vingt  et  un  ans.  Il  avait  trouvé  sur 
place  les  matériaux  nécessaires  à  la  construction  de  son  cottage.  Le 
grès  gris  abonde  à  Sheffield  autant  que  le  grès  rouge  dans  les  envi- 
rons de  Chester  :  il  se  présente  même  volontiers  à  fleur  de  terre.  Cette 
excellente  pierre  lui  avait  fourni  les  fondemens  et  la  toiture  de  sa 
maison  ;  il  y  a  en  effet  jusque  dans  la  ville  plusieurs  habitations  re- 
couvertes d'après  un  semblable  système.  Ces  toits  de  grès  sont  lourds, 
mais  solides  ;  ils  conviennent  surtout  dans  la  saison  d'hiver,  et  je  dois 
dire  qu'il  pleut  beaucoup  à  Sheffield.  Sa  maison  étant  construite,  l'ou- 
vrier divisa  le  terrain  qui  lui  restait  en  trois  parties,  le  verger,  le 
potager  et  le  jardin  de  fleurs.  Tout  cela  était  arrangé  avec  un  goût 
parfait;  il  y  avait  même  une  cage  de  verre  pour  les  plantes  frileuses 
et  délicates.  Une  jeune  femme  et  trois  enfans  égayaient  cet  intérieur 
modeste,  où  le  travail,  la  propreté  et  une  certaine  aisance  répan- 
daient le  parfum  des  vertus  et  du  bonheur  domestiques.  Le  lundi 
'matin,  les  ouvriers  de  Sheffield  retournent  dans  les  ateliers,  et  la 
ville  présente  alors  un  aspect  curieux.  Les  foyers  éteints  des  fabri- 
ques se  sont  réveillés  dans  la  nuit  du  dimanche  au  lundi  ;  on  voit 
PEU'  un  ciel  pur  monter  de  distance  en  distance  un  nuage  de  fumée 
qui  enveloppe  le  soleil  levant  et  finit  par  l'obscurcir.  Après  tout,  cette 
fumée  est  vénérable;  c'est  le  signe  du  travail.  Les  mille  tuyaux  qui 

(1)  L'habitude  s'est  introduite  dernièrement  en  Angleterre  d'accorder  aux  ouvriers  et 
aux  employés  des  fabriques  ce  qu'on  appelle  a  half  holyday,  un  demi-jour  de  fête  on 
de  congé. 


790  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

respirent  et  qui  envoient  l'un  après  l'autre  dans  l'air  bleu  leur  noire 
haleine  préludent  au  grand  concert  des  bruits  laborieux,  au  ronlle- 
ment  des  chaudières,  au  cliquetis  des  roues,  aux  cris  aigres  ou  rau- 
ques  des  machines  qui  font  la  gloire  et  la  prospérité  de  Sheffield. 

Le  sel  joue  un  rôle  important  dans  l'industrie;  mais  il  rend  aussi 
des  services  signalés  à  l'agriculture.  Répandu  en  trop  grande  quan- 
tité sur  la  terre,  il  détruit  la  verdure  et  ne  laisse  plus  dans  les  en- 
droits où  il  passe  qu'une  surface  brune  et  ridée.  Cette  circonstance 
était  connue  des  anciens,  et  dans  dilTérens  passages  des  saintes  Ecri- 
tures nous  trouvons  ces  mots,  semer  du  sel,  employés  comme  une 
métaphore  pour  figurer  la  désolation  et  la  stérilité  (1).  La  même 
image  biblique  reparaît  de  temps  en  temps  dans  l'histoire  du  moyen 
âge  et  dans  celle  du  xvi^  siècle.  En  1596,  le  roi  Jacques  YI  menaça 
de  raser  la  ville  d'Edimbourg  et  d'y  semer  du  sel,  pour  punir  la 
ville  de  la  conduite  séditieuse  des  habitans.  Eh  bien!  cette  même 
substance,  qui,  jetée  à  pleines  mains,  tarit  et  dessèche  toute  végé- 
tation, devient  au  contraire,  quand  on  l'emploie  dans  une  certaine 
mesure,  une  source  de  fécondité.  L'idée  d'appliquer  le  sel  à  l'agri- 
culture fut  émise,  il  y  a  plus  de  deux  siècles,  par  Napier,  l'inven- 
teur des  logarithmes;  mais  les  essais  ne  datent  que  de  ces  derniers 
temps,  et  déjà  cet  engrais  est  très  recherché  en  Angleterre.  Associé 
à  la  suie,  il  agit  comme  un  stimulant  énergique  sur  la  vie  végé- 
tale. On  a  observé  qu'il  convenait  surtout  aux  terrains  sablonneux  et 
ferrugineux.  Il  y  a  quelques  années,  lord  R.  Manners  s'avisa  d'arro- 
ser les  plantes  de  son  domaine  avec  une  dissolution  d'eau,  et  de  sel. 
L'essai  fut  heureux,  mais  il  fallait  respecter  avec  soin  une  stricte 
limite  :  une  once  de  sel  par  gallon  d'eau  fécondait  la  racine  des  her- 
bes, deux  onces  la  détruisaient. 

Ce  minéral  est  encore  employé  sur  une  grande  échelle  pour  l'en- 
graissement des  bestiaux.  On  calcule  qu'un  million  de  tonnes  de  sel 
est  distribué  tous  les  ans  dans  la  Grande-Bretagne  aux  moutons  et 
aux  bêtes  à  cornes  (2).  Ce  sont  surtout  les  Anglo-Américains  qui  ont 
étendu  la  pratique  de  cette  méthode.  Dans  le  Haut-Canada,  les  bes- 
tiaux se  répandent  au  milieu  des  bois  et  des  pâturages  vierges,  où 
ils  trouvent  une  sauvage  abondance  d'herbe;  mais  une  fois  tous  les* 


(1)  Nous  avons  parlé  des  plaines  de  sel  qui  s'étendent  en  Afrique  et  dans  le  Nouveau- 
Monde  sur  des  étendues  de  terre  considérables.  L'effet  de  cette  croûte  saline  est  ^'é- 
tcindrc  toute  végétation.  Il  existe  entre  Tadmor  et  l'Idumée  une  vallée  qui  se  ti'ouvc 
dans  les  mômes  conditions  de  stérilité  et  pour  la  môme  cause.  On  suppose  que  cette  cir- 
constance a  inspiré  aux  écrivains  juifs  l'idée  d'associer  le  sel  à  la  vengeance  humaine  et 
divine. 

(2)  On  emploie  volontiers  à  cet  usage  la  croûte  poussiéreuse  qui  recouvre  les  mon- 
ceaux de  sel  dans  les  fabriques. 


L'ANGLETERRE    ET    LA    VIE    ANGLAISE.  791 

quinze  jours  ils  retournent  de  leur  propre  mouvement  dans  les  fer- 
mes pour  y  recevoir  un  peu  de  sel;  puis,  quand  ils  l'ont  mangé,  ils 
s'enfoncent  de  nouveau  dans  les  solitudes.  Le  sel  constitue  dans  ces 
libres  contrées  le  lien  entre  l'homme  et  les  animaux  domestiques  : 
mieux  que  la  lyre  d'Orphée,  il  rassemble  au  milieu  du  désert  les 
brebis  les  plus  farouches ,  les  grands  bœufs  aux  longues  cornes  et 
les  chevaux  eux-mêmes,  qui  accourent  de  tous  côtés  et  sortent  de 
la  profondeur  des  savanes  à  la  vue  du  colon  qui  leur  distribue  cette 
friandise.  Aucune  autre  substance,  —  on  s'en  est  assuré,  —  n'exerce 
au  même  degré  que  ce  talisman  une  sorte  d'attraction  et  de  pouvoir 
irrésistible  sur  les  animaux  les  moins  apprivoisés.  En  1829,  trois 
millions  et  demi  de  boisseaux  de  sel  furent  exportés  d'Angleterre 
dans  les  États-Unis  d'Amérique  et  dans  les  colonies  anglaises  du 
Nouveau-Monde.  Une  grande  partie  de  cette  riche  cargaison  était 
destinée  aux  bestiaux  (1). 

On  a  vu  ce  que  l'Angleterre  doit  à  sa  position  géographique 
et  à  l'une  des  richesses  minérales  de  son  territoire.  Elle  n'a  qu'à 
tremper  son  doigt  dans  la  mer  ou  qu'à  creuser  à  une  médiocre  pro- 
fondeur la  surface  de  certains  districts  pour  en  extraire  le  sel,  aussi 
nécessaire  que  le  pain  à  la  vie  des  habitans.  Cette  branche  d'indus- 
trie donne  lieu  à  un  commerce  d'exploitation  considérable,  crée  sur 
les  côtes  une  pépinière  de  marins  et  de  pêcheurs  et  fournit  aux  arts 
utiles  un  germe  de  développement  qui  manque  ,  du  moins  sur  une 
échelle  aussi  étendue,  à  de  grandes  nations  civilisées.  Le  sel  jouait 
dans  les  religions  et  les  cérémonies  antiques  un  rôle  auguste;  on 
l'offrait  à  la  Divinité  dans  les  sacrifices.  Il  appartenait  à  l'économie 
politique  de  transformer  le  caractère  mystique  de  cette  substance- 
Il  y  a  aussi  quelque  chose  de  religieux  et  de  sacré  dans  le  travail  qui 
fouille  la  profondeur  des  mines,  dans  l'industrie  qui  épure  et  blan- 
chit cette  manne  conservatrice  de  la  nourriture  et  de  la  vie  animale, 
dans  le  commerce  qui  échange  les  élémens  du  bien-être  et  qui  con- 
solide la  paix  entre  les  nations.  Au  moyen  âge,  le  sel  était  un  sym- 
bole d'alliance  et  de  fraternité.  Aujourd'hui  encore,  dans  quelques 
contrées  de  l'Orient,  deux  hommes  qui  ont  partagé  ensemble  ou 
échangé  ce  présent  de  la  nature  deviennent  inviolables  l'un  pour 
l'autre.  Puisse-t-il  en  être  de  même  entre  les  sociétés  de  l'Europe! 

•   '  Alphonse  Esquiros. 

(1)  Dans  le  voisinage  des  lacs  salés  qui  recouvrent  certaines  parties  de  l'Afrique  et 
du  Nouveau-Monde,  des  voyageurs  anglais  ont  observé  au  milieu  des  forêts  les  traces 
d'animaux  sauvages  qui  se  frayaient  un  chemin  vers  ces  lacs  pour  lécher  la  croûte  de 
sel  déposée  sur  les  bords. 


LA  FILEUSE 


RÉGIT  DU   BOCAGE. 


Pendant  les  premières  années  qui  suivirent  la  restauration,  la 
partie  de  la  Vendée  que  l'on  nomme  le  Bocage  présentait  un  aspect 
à  la  fois  triste  et  souriant.  Partout,  dans  les  bourgs  et  à  travers  la 
campagne,  on  apercevait  des  maisons  à  moitié  écroulées  et  désertes, 
dont  les  murailles  chancelantes,  soutenues  à  peine  par  des  poutres 
noircies,  tremblaient  au  vent  d'automne.  Dans  presque  toutes  les 
])aroisses  se  dressaient  les  ruines  des  châteaux  brûlés  pendant  les 
guerres  de  la  révolution,  tours  lézardées  servant  de  retraite  aux 
chouettes  et  aux  éperviers,  donjons  chargés  de  lierre  autour  des- 
quels s'ébattaient  durant  les  beaux  jours  des  volées  d'hirondelles 
et  de  martinets.  Au  milieu  de  l'eau  stagnante  des  douves  remplies  de 
joncs,  on  entendait  le  cri  sourd  de  la  jodelle  ralliant  ses  petits.  Ce- 
pendant à  côté  de  ces  muets  témoins  d'une  époque  désastreuse  s'édi- 
fiaient de  nouvelles  demeures,  mieux  construites  et  plus  spacieuses 
que  les  anciennes.  En  face  des  manoirs  féodaux  qui  ne  devaient 
plus  se  relever  de  leurs  ruines,  au  pied  de  ces  édifices  gigantesques 
saccagés  par  les  colonnes  républicaines,  de  grandes  métairies  toutes 
neuves  montraient  à  travers  les  arbres  leurs  toits  de  briques  roages. 
Le  pays  se  repeuplait  rapidement  sous  l'influence  d'une  paix  pro- 
fonde :  après  de  si  longues  et  de  si  terribles  tempêtes,  chacun  croyait 
à  la  durée  du  calme.  Les  fils  des  glorieux  descendans  de  la  grande 
armée  vendéenne,  race  laborieuse  et  soumise,  rendaient  la  vie  et 


RÉCIT    DU    BOCAGE.  793 

l'abondance  à  ces  champs  dévastés,  à  ces  sillons  arrosés  de  sang  et 
de  larmes.  Dans  ces  campagnes  tranquilles  et  mystérieuses,  on 
comptait  à  peine  quelques  routes  de  première  classe,  et  encore  au- 
cune diligence  n'y  faisait  voler  la  poussière  en  été;  on  n'y  rencon- 
trait que  de  nombreuses  bandes  de  bœufs  en  marche  vers  Paris  et 
les  charrettes  des  messagers  qui  s'en  allaient  cahotant  d'une  ornière 
dans  l'autre.  En  revanche,  le  piéton  voyait  s'ouvrir  devant  ses  pas 
'  une  foule  de  charmans  petits  chemins  ombreux  et  solitaires  dans 
lesquels  il  faisait  bon  rêver  en  se  promenant. 

Par  un  de  ces  sentiers  étroits  bordés  de  chênes  émondés  et  ser- 
pentant le  long  des  collines,  comme  on  en  trouve  beaucoup  dans 
l'arrondissement  de  Gholet,  passaient  un  soir  tumultueusement  dix 
ou  douze  bœufs  de  haute  taille.  Le  paysan  qui  les  conduisait,  jeune 
homme  robuste  aux  cheveux  noirs,  au  profil  sévère,  essayait  de  cal- 
mer leur  ardeur  en  sifflant;  mais  on  était  aux  premiers  jours  de  juin, 
et  quoique  le  soleil  fût  près  de  se  coucher,  la  mouche  piquait  encore 
les  grands  bœufs  fauves,  qui  secouaient  leurs  têtes,  mugissaient  avec 
bruit  et  se  poussaient  en  désordre.  Une  pente  rapide  les  ayant  fait 
arriver  à  l'extrémité  du  chemin,  les  bêtes  haletantes  se  mirent  à 
entre-choquer  leurs  cornes  en  se  jouant,  tandis  que  leur  maître,  tra- 
versant le  troupeau  sans  crainte,  ouvrait  la  barrière  d'une  vaste 
prairie  baignée  dans  sa  longueur  par  un  ruisseau  dont  une  double 
rangée  d'aulnes  marquait  le  cours.  Les  bœufs  alors  se  précipitèrent 
dans  le  pré,  et,  après  s'être  désaltérés  dans  l'eau  limpide  et  fraîche, 
ils  se  mirent  à  tondre  paisiblement  l'herbe  verte.  Le  paysan  referma 
la  barrière  et  s'y  tint  appuyé  pendant  cinq  minutes,  contemplant 
avec  une  calme  satisfaction  les  beaux  animaux  dociles  au  joug,  vail- 
lans  au  travail,  qui  faisaient  sa  richesse  et  sa  joie.  Puis,  remettant 
son  aiguillon  sur  son  épaule,  il  gravit  lentement  la  pente  qu'il  ve- 
nait de  descendre,  pour  regagner  la  métairie  de  La  Gaudinière  que 
sa  famille  tenait  à  ferme  depuis  plus  d'un  siècle.  A  ce  moment-là,  et 
par  un  autre  chemin  tombant  à  angle  droit  dans  le  sentier  qu'il  fou- 
lait lui-même,  rentraient  les  brebis,  pas  à  pas,  broutant  sur  les 
haies^uelques  tiges  d'épine  blanche,  et  flânant  le  long  des  buis- 
sons. La  jeune  fille  qui  les  ramenait  au  bercail  suivait  à  quelque 
distance.  Sa  quenouille  au  côté,  elle  chantait  un  de  ces  vieux  can- 
tiques naïfs  dont  la  tradition  va  se  perdant  chaque  jour.  Près  d'elle 
marchait  le  gros  chien  de  garde,  l'Abri ,  moucheté  de  noir  et  de 
blanc,  courageuse  bête  habituée  à  lutter  contre  les  loups,  qui  s'élan- 
çaient souvent  en  plein  jour  du  milieu  des  champs  de  genêts. 

La  Pileuse  n'allait  pas  vite;  elle  s'arrêtait  fréquemment  pour  rou- 
ler la  laine  autour  du  fuseau  et  aussi  pour  se  reposer,  parce  qu'une 
chute  qu'elle  avait  faite  dans  son  enfance  l'avait  rendue  boiteuse. 
Cette  infirmité,  dont  la  pensée  la  tourmentait  jusque  dans  la  soli- 


79A  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tude  des  champs,  avait  imprimé  sur  sa  physionomie  une  tristesse 
mélancolique.  Par  suite,  une  extrême  douceur  était  répandue  sur 
tous  ses  traits,  comme  si  elle  eût  voulu  se  faire  pardonner  cette  im- 
perfection de  nature  à  force  de  soumission  et  d'obéissance.  Pour 
être  réduite  à  garder  les  moutons  au  fond  du  Bocage,  une  jeune  fille 
ne  se  résigne  pas  volontiers  à  ne  pouvoir  plaire  ! . . .  La  Fileuse  chan- 
tait donc,  se  croyant  seule;  mais  quand  elle  entendit  les  pas  du 
paysan,  son  jeune  maître,  elle  se  tut,  se  rapprocha  de  ses  brebis  et 
fit  un  suprême  effort  pour  rendre  à  ses  deux  pieds  l'équilibre  qui 
leur  manquait.  Elle  allait,  comme  une  perdrix  craintive  et  blessée, 
non  qu'elle  eût  peur  du  métayer,  mais  elle  n'était  que  la  servante 
de  la  métairie,  une  pauvre  orpheline  élevée  par  pitié,  et  le  visage 
austère  du  jeune  paysan  lui  inspirait  le  respect. 

—  Allons,  Marie,  dit  le  métayer  quand  il  se  trouva  près  de  la 
jeune  fille,  voilà  la  nuit  qui  vient;  l'étoile  du  berger  se  montre. 
Presse- toi  de  rentrer  les  bêtes. 

—  En  vérité,  Louis,  ce  n'est  pas  ma  faute  si  je  suis  en  retard! 
répondit  celle-ci  ;  les  mouches  se  sont  mises  après  le  troupeau,  et 
les  brebis  sautaient  par-dessus  les  haies  comme  si  elles  avaient  vu 
le  loup!...  Elles  m'ont  bien  fait  courir,  allez!... 

—  Je  ne  te  dis  point  cela  pour  te  faire  de  la  peine,  reprit  le  mé- 
tayer; mais  tu  sais  que  ma  mère  n'est  pas  commode  :  elle  pourrait  te 
gronder. 

—  La  maîtresse  ne  m'aime  guère,  il  y  a  longtemps  que  je  m'en 
suis  aperçue,  dit  la  Fileuse... 

—  Les  gens  du  temps  passé  n'étaient  pas  tendres  pour  eux- 
mêmes;  il  n'est  donc  pas  étonnant  qu'ils  soient  parfois  un  peu  sé- 
vères à  l'égard  des  autres. 

Parlant  ainsi,  Louis  agitait  à  tour  de  bras  son  chapeau  à  larges 
bords  pour  faire  avancer  le  troupeau.  Les  brebis  effarées  trottèrent 
d'abord  à  petits  pas  en  bêlant  les  unes  après  les  autres.  Quand  elles 
furent  en  vue  de  la  métairie,  elles  s'arrêtèrent  brusquement,  puis, 
prenant  leur  course  au  galop,  elles  vinrent  se  ranger  devant  la  porte 
de  la  bergerie.  A  ce  moment,  Louis  enjambait  la  barrière  de^'aire 
pour  rentrer  à  la  maison  par  le  jardin.  Marie,  qui  restait  en  arrière, 
regardait  avec  une  admiration  secrète  le  grand  jeune  homme,  si 
leste  et  si  robuste,  droit  comme  un  chêne  et  doux  comme  un  enfant; 
mais  Jacqueline,  la  vieille  métayère,  paraissait  sur  le  seuil  de  la 
porte  et  promenait  autour  d'elle  un  regard  mécontent. 

—  Eh  bien!  voilà  encore  les  ouailles  qui  reviennent  seules  des 
champs?...  où  donc  est  Marie? 

—  Elle  vient,  ma  mère,  répondit  Louis,  qui  entrait  au  logis  par 
la  porte  de  derrière;  vous  savez  bien  qu'elle  ne  peut  pas  aller  vite. 

Marie,  haletante,  fatiguée,  arrivait  d'un  pas  inégal.  Tandis  qu'elle 


RÉCIT   DU   BOCAGE.  795 

introduisait  dans  la  bergerie  le  troupeau  vagabond,  la  métayère 
l'apostropha  à  haute  voix  :  —  Marie,  Marie  !  disait-elle,  tu  n'as  pas 
de  courage,  tu  es  molle,  paresseuse;  bien  sûr  je  ne  te  garderai  pas 
à  mon  service. 

—  Ma  mère,  interrompit  Louis,  elle  fait  de  son  mieux,  la  pauvre 
fille...  Ce  n'est  pas  le  courage  qui  lui  manque,  c'est  la  force... 

—  Vraiment!  reprit  la  mère  de  Louis,  tu  vas  trouver  qu'elle  a 
raison  ! . . .  Moi  qui  suis  restée  veuve  après  la  guerre,  quand  tout  le 
pays  était  en  friche,  moi  qui  vous  ai  élevés  tous,  toi  et  tes  trois 
frères,  je  sais  peut-être  ce  que  vaut  le  travail!... 

Marie  pleurait;  humiliée  par  les  reproches  de  sa  maîtresse,  elle 
continuait  sa  besogne  avec  résignation  et  sans  ouvrir  la  bouche  pour 
se  justifier.  Le  sentiment  de  l'obéissance  régnait  encore  dans  les  fa- 
milles du  Bocage  ;  on  souffrait  sans  se  plaindre,  on  ne  connaissait  pas 
plus  les  disputes  verbeuses  que  les  conversations  gaies  et  bruyantes. 
Il  semblait  que  le  souvenir  du  passé  pesait  encore  sur  les  cœurs  de 
ces  hommes  et  de  ces  femmes  taciturnes  et  rêveurs.  Bientôt  les  trois 
jeunes  frères  de  Louis,  qui  étaient  allés  faucher  dans  les  prés,  revin- 
rent au  logis,  leurs  vestes  sous  le  bras,  la  faux  sur  l'épaule.  Leurs 
gros  sabots  ronds,  fendus  et  reliés  par  de  petites  bandes  de  fer,  ré- 
sonnaient sur  les  cailloux.  Ils  allèrent  tremper  dans  l'eau  de  l'abreu- 
voir leurs  bras  nerveux  et  leurs  pieds  fatigués,  puis,  avec  la  dignité 
sérieuse  de  soldats  qui  rangent  leurs  armes  sous  le  vestibule  d'un 
château,  ils  posèrent  leurs  faux  tranchantes  sous  le  hangar.  Tous  les 
trois  ils  secouèrent  leurs  longs  cheveux  bruns,  comme  des  lionceaux 
qui  secouent  leur  crinière,  et  ils  prirent  place  sur  un  banc  de  bois, 
devant  la  table.  Louis  vint  s'asseoir  à  côté  d'eux;  les  quatre  frères, 
au  moment  où  la  soupière  brûlante  fut  débarrassée  de  son  couvercle, 
soulevèrent  leurs  chapeaux  pour  faire  le  signe  de  la  croix ,  et  les 
cuillers  d'étain  plongèrent  alternativement  dans  l'épais  brouet.  La 
mère  de  famille,  la  vieille  Jacqueline,  mangeait  à  part,  auprès  de  la 
croisée.  Sur  le  bahut,  elle  avait  laissé  pour  Marie  un  plat.de  lait 
caillé  dans  lequel  trempaient  des  miettes  de  pain  de  seigle  ;  mais  la 
servante,  assise  à  l'écart,  baissait  tristement  la  tête  :  le  chagrin  lui 
ôtait  l'appétit.  Le  chien  de  garde,  après  avoir  posé  sa  tête  sur  les 
genoux  de  Marie,  comprit  bientôt  qu'il  n'avait  rien  à  attendre  de 
celle  dont  il  partageait  d'habitude  le  frugal  repas,  et  il  alla  rôder 
autour  de  la  grande  table,  Le  souper  se  poursuivit  ainsi  au  milieu 
d'un  silence  profond  et  dans  une  obscurité  presque  complète.  Les 
laboureurs  du  Bocage  n'aiment  guère  à  causer,  et  puis,  comme  ils 
mangent  toujours  la  même  chose,  ils  savent  leur  repas  par  cœur,  et 
n'ont  pas  besoin  pour  souper  d'allumer  la  résine. 

Quand  la  soupière  fut  vide,  la  mère  de  famille  se  retira  dans  un 
coin,  derrière  son  lit,  pour  y  réciter  le  chapelet.  Les  trois  jeunes 


796  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

frères  allèrent  s'agenouiller  sur  de  grosses  pierres,  hors  de  la  mai- 
son ;  les  instans  consacrés  à  la  prière  du  matin  et  du  soir  étant  les 
seuls  de  la  journée  où  ces  rudes  travailleurs  étaient  leurs  chapeaux, 
ils  se  sentaient  mal  cà  l'aise  et  passaient  constamment  la  main  sur 
leurs  longs  cheveux  plats.  Louis,  que  ses  frères  respectaient  parce 
.  qu'il  était  l'ainé,  fit  sa  ronde  dans  les  étables;  puis,  s'approchant  du 
foyer,  il  souffla  sur  un  tison  et  alluma  un  bout  de  résine  qu'il  fixa 
sur  une  tige  de  fer  piquée  dans  la  cheminée.  Marie  était  là,  immo- 
bile, la  tête  penchée.  Elle  leva  sur  le  métayer  son  œil  bleu  mouillé 
de  larmes;  sa  physionomie  délicate  exprimait  la  souffrance,  et  Louis 
fut  ému  de  la  voir  si  accablée. 

—  Pourquoi  ne  manges-tu  pas,  Marie?  dit-il  avec  douceur.  Tu  te 
rendras  malade,  et  tu  ne  pourras  plus  aller  aux  champs!... 

—  La  métayère  ne  veut  plus  de  moi,  répliqua  tout  bas  Marie; 
elle  me  renverra!... 

. —  C'est  une  parole  de  mauvaise  humeur  qui  lui  a  échappé.  Prends 
courage,  ma  pauvre  fille;  tu  sais  que  je  te  veux  du  bien,  moi. 

—  Oh!  vous  avez  si  bon  cœur,  Louis!...  Pour  vous  obéir,  je  vais 
tâcher  de  souper. 

Marie  avala  son  assiette  de  lait  caillé  lentement  et  sans  appétit. 
Comme  elle  remettait  sa  cuiller  dans  le  tiroir  du  bahut,  Louis  prit 
sur  le  manteau  de  la  cheminée  un  livre  enfumé,  imprimé  en  gros 
caractères,  et  se  mit  à  prier  avec  toute  l'ardeur  d'un  croyant  du 
moyen  âge.  Cet  homme  aux  dehors  rudes  et  incultes  avait  souvent 
des  élans  d'une  piété  exaltée.  L'énergie  de  sa  robuste  nature  le  por- 
tait aux  grands  dévouemens;  mais,  dans  ce  pays  pacifié  et  tran- 
quille, au  milieu  de  ce  Bocage  fermé  aux  bruits  du  dehors  et  éloigné 
de  tout  centre  d'action,  il  cherchait  vainement  l'emploi  de  ses  forces 
surabondantes.  Alors,  retombant  sur  lui-même,  fatigué  de  ses  pro- 
pres pensées,  il  s'agenouillait  et  priait.  Les  passions  violentes  ne 
troublaient  point  cet  honnête  paysan,  dompté  par  la  foi  et  par  le 
travail;  mais  l'âpre  mélancolie  des  campagnes  le  jetait  parfois  dans 
une  langueur  chagrine,  et  alors  son  front  soucieux  ne  se  déridait 
qu'à  la  vue  de  ses  troupeaux  paissant  dans  la  prairie  et  à  la  voix  de 
Marie  la  Pileuse,  qui  chantait  en  ramenant  ses  ouailles. 


IL 


Le  dimanche  suivant,  vers  dix  heures  du  matin.  Louis,  resté  seul 
à  la  métairie  de  La  Gaudinière,  venait  de  fermer  son  gros  livre  de 
prières.  C'était  son  tour  de  garder  le  logis.  La  mère  de  famille,  ses 
trois  jeunes  fils  et  la  servante  Marie,  partis  depuis  longtemps,  arri- 
vaient à  ce  même  instant  aux  premières  maisons  du  village.  Les 


BÉCIT    DU    BOCAGE.  797 

cloches  de  l'église  sonnaient  le  dernier  coup  de  la  grand' messe,  et 
ce  tintement  lointain  arrivait  aux  oreilles  du  métayer  par-dessus  les 
vieux  chênes  de  la  vallée.  Celui-ci,  les  mains  jointes,  la  tête  pen- 
chée, écoutait  avec  recueillement  ces  voix  aériennes,  tout  attristé 
de  ne  pouvoir  répondre  à  leur  appel.  Il  régnait  dans  la  campagne 
un  silence  solennel;  les  bœufs  de  travail,  étendus  dans  l'étable,  sur 
une  fraîche  litière,  ruminaient  nonchalamment  en  prenant  leur  part 
du  repos  du  dimanche.  Cependant  le  chien  de  garde,  qui  rôdait  au- 
tour des  bâtimens,  fit  entendre  un  aboiement  prolongé.  Louis  leva 
la  tête  et  regarda  du  côté  de  la  porte  :  une  vieille  femme ,  vêtue  de 
haillons,  s'avançait  lentement  vers  la  métairie;  des  mèches  de  che- 
veux blancs  flottaient  sur  son  cou  noirci  par  le  soleil,  et  sa  main 
ridée  s'appuyait  sur  un  bâton  de  houx. 

—  C'est  la  vieille  Jeanne,  dit  tout  bas  le  métayer...  La  pauvre 
folle,  elle  ne  connaît  plus  ni  fêtes  ni  dimanches!...  Tais-toi,  l'Abri, 
tais- toi,  mon  chien. 

L'animal  avait  cessé  d'aboyer;  reconnaissant  la  vieille  mendiante, 
il  la  laissa  passer  avec  indifférence  et  s'alla  coucher  sur  la  paille. 
Jeanne  venait  à  La  Gaudinière  de  loin  en  loin,  à  des  intervalles  ir- 
réguliers. Sans  s'annoncer  par  un  bonjour,  elle  entra  dans  la  maison 
d'un  air  inquiet,  se  hâta  de  refermer  la  porte  derrière  elle,  et  s'as- 
sit devant  le  foyer. 

—  Louis,  mon  garçon,  dit-SUe  à  demi-voix,  as-tu  du  pain  à  me 
donner?...  Depuis  hier  midi,  je  n'ai  rien  mangé... 

—  Où  donc  avez-vous  passé  la  nuit,  mère  Jeanne? 

—  Dans  le  taillis  là-bas,  mon  garçon.  J'ai  des  cachettes  dans 
tout  le  canton...  11  faut  bien  avoir  des  gîtes  comme  le  lièvre  pour  se 
garer  des  bleus!.., 

—  Il  n'y  a  plus  de  bleus,  mère  Jeanne,  répliqua  Louis;  le  drapeau 
blanc  ne  flotte-t-il  pas  sur  tous  les  clochers? 

—  Te  voilà  comme  les  autres,  toi  aussi  !  reprit  la  vieille  avec  co- 
lère. Mets  le  verrou  à  ta  porte  et  fais  le  guet  à  la  fenêtre,  entends- 
tu,  si  tu  veux  que  je  mange  tranquille. 

Le  métayer  avait  trempé  une  soupe  de  pain  bis  qu'il  présenta  à 
la  vieille  Jeanne.  Celle-ci  se  mit  à  manger  avidement  tout  en  mar- 
mottant quelques  imprécations  contre  les  bleus,  qu'elle  croyait  voir 
et  entendre  partout,  la  nuit  comme  le  jour.  Les  souffrances  prolon- 
gées qu'elle  avait  eues  à  endurer  pendant  les  guerres  de  la  Vendée 
ayant  troublé  sa  raison,  elle  en  était  restée  à  ces  jours  terribles,  et 
sa  pauvre  intelligence,  subitement  arrêtée,  comme  une  pendule  dont 
le  ressort  se  brise,  lui  rendait  toujours  présens  les  désastres  de  l'ar- 
mée vendéenne,  dont  elle  avait  été  témoin.  Depuis  près  de  vingt 
années,  la  pauvre  folle  courait  la  campagne  comme  un  spectre,  ob- 
jet de  compassion  pour  ceux  de  son  temps  et  sujet  de  risée  pour  les 


798  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

enfans,  qui  s'amusaient  à  la  voir  fuir  en  lui  jetant  par-dessus  les 
haies  ces  mots  terribles,  dont  ils  ne  comprenaient  plus  le  sens  : 
«  Jeanne,  voici  les  bleus,  » 

•Lorsqu'elle  eut  achevé  son  maigre  repas,  la  vieille  renversa  sa 
tête  sur  le  dos  de  sa  chaise,  et  s'assoupit  sans  lâcher  le  bâton 
de  houx  qu'elle  tenait  à  la  main.  Le  métayer  regardait  avec  pitié 
cette  pauvre  femme ,  qui ,  après  avoir  survécu  à  tant  de  misères, 
de  combats  et  de  poignantes  épreuves,  en  gardait  toujours  l'in- 
délébile empreinte,  comme  ces  chênes,  frappés  de  la  foudre,  qui 
semblent  vivre  encore,  parce  qu'ils  restent  debout.  Ému  de  com- 
passion à  l'aspect  de  ce  visage  sillonné  de  rides,  et  dont  la  vie  pa- 
raissait s'être  retirée,  il  alla  prendre  dans  un  coin  du  bahut  une 
bouteille  de  vieux  vin  d'Espagne  qu'un  ancien  curé  de  la  paroisse 
avait  rapporté  de  l'émigration.  Le  précieux  liquide,  versé  dans  une 
petite  tasse,  frappa  les  yeux  de  la  vieille  lorsqu'elle  s'éveilla. 

—  Qu'est-ce  là,  mon  fils?  demanda-t-elle. 

—  Buvez,  mère  Jeanne,  répondit  le  métayer;  cela  vous  redon- 
nera des  forces... 

—  Des  forces,  répliqua  la  vieille,  je  n'en  ai  plus,  et  je  n'en  veux 
plus!...  A  quoi  bon.  redevenir  alerte  et  robuste?...  Pour  fuir  tou- 
jours?... Autant  vaut  mourir  au  coin  d'une  haie...  C'est  de  l'eau- 
de-vie,  n'est-ce  pas?...  On  en  buvait  quelquefois  dans  la  grande 
armée;  ces  messieurs  en  portaient  dans  de  petites  bouteilles  pour 
se  réchauffer  après  les  nuits  froides.  La  seule  fois  que  j'en  aie  goûté, 
c'était  au  combat  de  Dol-de-Bretagne,  où  les  Vendéens  et  les  répu- 
blicains, à  bout  de  munitions,  prenaient  des  cartouches  dans  les 
mêmes  caissons...  C'est  là  que  ton  pauvre  père  a  été  tué,  Louis!... 
Une  balle  lui  avait  percé  le  cœur;  je  lui  ai  fait  faire  le  signe  de  la 
croix  avec  la  main  droite,  et  il  n'a  plus  bougé...  Un  bel  homme  que 
ton  défunt  père,  grand  et  fort  comme  toi!... 

Louis  essuya  une  larme  que  lui  arrachait  le  souvenir  de  son  père; 
il  aimait  à  entendre  raconter  ces  batailles  que  l'on  a  appelées  des 
combats  de  géans.  Essayant  donc  de  raviver  une  lueur  de  raison 
dans  l'esprit  de  la  pauvre  folle  :  —  Mère  Jeanne,  reprit-il,  vous  vous 
battiez  donc  aussi,  vous? 

—  Non,  je  ne  me  battais  pas,  répondit-elle,  mais  je  me  jetais 
dans  la  mêlée  pour  chercher  ma  pauvre  maîtresse,  M"*  de  Bois- 
frénais,  qui  fuyait  avec  sa  petite-fdle  entre  ses  bras. 

—  Et  vous  avez  pu  la  rejoindre? 

—  La  rejoindre!...  qui  cela?  Ah!  M""  de  Boisfrénais,...  tu  as  rai- 
son... En  vérité,  ce  que  tu  as  versé  là  dans  la  tasse  me  fait  du  bien... 
Ecoute  un  secret,  mon  garçon,  un  secret  que  je  vais  te  confier  à  con- 
dition que  tu  le  garderas  comme  je  l'ai  gardé  moi-même.  Marie,  la 
petite  Marie  qui  mène  tes  ouailles  aux  champs... 


RÉCIT   DU   BOCAGE.  799 

—  Il  ne  s'agit  pas  de  Marie,  interrompit  le  métayer;  vous  parliez 
du  combat  de  Dol... 

—  Eh  bien!  oui,  de  Dol-de-Bretagne  et  de  la  petite  Marie.  Sa 
mère.  M"*®  de  -Boisfrénais,  venait  de  la  laisser  tomber,  la  pauvre  en- 
fant, et  ce  n'était  pas  sa  faute,  puisqu'un  coup  de  baïonnette  l'avait 
étendue  à  terre,  baignée  dans  son  sang.  La  petite  poussait  de  grands 
cris,  qu'on  n'entendait  guère  au  milieu  des  coups  de  canon  et  de  la 
fusillade.  Moi,  qui  n'étais  point  blessée  encore,  je  pris  l'enfant,  et 
j'emmenai  la  mère  en  la  traînant  comme  je  pouvais.  Nous  arrivâmes 
ainsi  derrière  la  ville,  dans  un  champ  où  les  chirurgiens  pansaient 
les  blessés.  Ils  avaient  bien  de  la  besogne,  va!  Là,  madame,  qui  se 
sentait  mourir,  me  donna  une  petite  cassette  pleine  de  papiers,  un 
sac  plein  de  pièces  d'or,  et  me  confia  sa  fille  en  me  disant  :  u  A  la 
paix,  tu  la  rendras  à  ses  parens,  s'il  lui  en  reste...  » 

—  Lui  en  est-il  resté?  demanda  vivement  Louis. 

—  Ne  parle  pas  si  haut,  mon  garçon!  Si  les  bleus  t'entendaient, 
ils  feraient  mourir  la  petite.  A  quoi  m'aurait  servi  de  la  cacher  pen- 
dant si  longtemps?...  Tu  vois  que  j'ai  bien  gardé  le  secret,  n'est-ce 
pas?  Ah!  si  la  paix  était  venue,  j'aurais  été  trouver  la  vieille  demoi- 
selle qui  demeure  auprès  de  Montrevault,  M"^  de  La  Yerdière;  c'est 
la  tante  de  Marie,  la  sœur  de  sa  mère... 

—  Mais  la  cassette,  les  papiers,  où  sont-ilsj 

—  Hein!....  répliqua  Jeanne  en  fermant  les  yeux  à  demi.  Tu  vois 
bien  que  je  veux  dormir,  Louis... 

—  Voyons,  mère  Jeanne,  reprit  tout  doucement  le  métayer,  où 
avez-vous  caché  les  papiers?... 

—  Je  ne  m'en  souviens  plus...  Quel  combat,  mon  Dieu!  le  canon, 
la  mitraille,  les  coups  de  fusil ,  et  nous  allions  au  milieu  des  morts 
et  des  mourans...  Et  la  déroute  du  Mans,  c'était  encore  pire!  C'est 
là  que  j'ai  reçu  dans  la  tête  un  coup  de  crosse  qui  a  failli  me  tuer... 
Ah  !  bien  sûr  que  je  n'ai  pas  pris  une  seule  pièce  d'or  dans  la  bourse 
de  madame,  et  quand  on  trouvera  la  cassette... 

—  Eh  bien!  moi,  je  sais  où  vous  avez  caché  tout  cela,  reprit 
Louis  d'un  ton  d'assurance;  je  vous  ai  vue  souvent  rôder  autour  du 
chironde  la  Grand' Prée{i).  Voyons,  ai-je  deviné? 

—  Quand  les  bleus  seront  partis ,  répondit  mystérieusement  la 
vieille  folle,  je  te  mènerai  tout  droit  à  ma  cachette...  C'est  dommage 
que  la  petite  soit  restée  boiteuse  de  la  chute  qu'elle  a  faite  ce  jour- 
là....  Après  tout,  c'est  un  miracle  qu'elle  ait  traversé  une  pareille 
mêlée  sans  y  rester.  Mon  pauvre  homme  à  moi  fut  pris  deux  jours 
après  et  fusillé  dans  les  genêts...  Quand  je  rentrai  au  pays  avec  la 

\ 

(1)  Les  paysans  du  Bocage  appellent  chiron  les  blocs  de  grès  qui  s'élèvent  au  milieu 
des  prairies  et  des  champs,  comme  des  pierres  druidiques. 


800  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

petite  Marie,  on  a  cru  que  c'était  une  orpheline,  une  fille  de  paysan 
que  j'avais  ramassée  après  la  déroute  du  Mans.  Et  je  l'ai  laissée  ici 
pour  la  mieux  cacher...  .Les  bleus  n'ont  qu'à  la  chercher,  ils  ne  re- 
connaîtront jamais  l'enfant  de  madame  dans  cette  fille  de  ferme  qui 
va  derrière  les  moutons,  la  quenouille.au  côté...  File,  Marie,  file,  ma 
petite,  et  ris-toi  des  bleus...  Les  ronces  ont  poussé  sur  la  pierre  qui 
recouvre  notre  trésor,  ô  ma  chérie  !  ton  secret  est  bien  gardé,  et  je 
l'emporterai  sous  la  terre... 

Parlant  ainsi,  la  vieille  prit  la  quenouille  suspendue  auprès  de  la 
cheminée  et  se  mit  à  filer. . . 

—  Mère  Jeanne ,  mère  Jeanne ,  dit  le  métayer,  vous  filez  le  di- 
manche!... N'entendez-vous  pas  la  cloche  de  l'église  qui  tinte? 
Voici  que  la  grand'messe  va  finir... 

—  La  grand'messe!...  il  n'y  en  a  plus,  répliqua  la  vieille  fille; 
c'est  le  tocsin,  mon  garçon.  Les  bleus  arrivent...  Au  revoir,  je  me 
sauve  bien  vite...  Tu  m'as  donné  quelque  chose  à  boire  qui  m'a  fait 
tourner  la  tête;  voilà  une  heure  que  je  déraisonne... 

—  Pauvre  femme  !  pensa  le  métayer;  elle  croit  déraisonner  quand 
elle  retrouve  son  bon  sens...  Et,  appuyé  sur  le  seuil,  il  regarda  la 
vieille  Jeanne  qui  fuyait,  courbée  sur  son  bâton,  ne  se  souvenant 
plus  de  ce  qu'elle  avait  dit,  et  se  replongeant  dans  les  inquiétudes 
et  les  agitations  d'un  passé  déjà  lointain.  Sans  chercher  à  la  suivre, 
même  du  regard,  il  remarqua  qu'elle  prenait  le  chemin  de  la 
Grand' Prée,  où  tant  de  fois  il  l'avait  vue  rôder  avec  mystère.  Ce- 
pendant le  secret  qu'il  venait  de  surprendre  le  jetait  dans  une  vive 
agitation.  Il  se  sentait  attiré  par  une  curiosité  invincible  vers  le  ro- 
cher solitaire  qui  perçait  de  sa  masse  grise,  couverte  de  lichens,  la 
verte  surface  de  la  prairie.  Sa  conscience  lui  disait  que  la  justice  et 
l'honneur  lui  faisaient  un  devoir  de  connaître  la  vérité  tout  entière. 
Si  l'humble  fileuse,  si  Marie,  la  servante  de  sa  mère,  était  réelle- 
ment la  fille  d'un  gentilhomme  tué  au  combat  de  Dol,  pouvait-il  la 
retenir  plus  longtemps  à  son  service  et  la  soustraire  aux  caresses  de 
sa  famille?  Non;  mais  il  lui  fallait  perdre  celle  que  depuis  son  en- 
fance il  entourait  de  la  plus  touchante  affection,  celle  dont  la  voix  le 
consolait  dans  ses  sombres  tristesses.  Une  fois  que  Marie  aurait 
quitté  La  Gaudinière,  il  n'y  aurait  plus  de  joie  pour  lui.  Qu'elle 
parte  donc,  pensait-il  avec  chagrin,  qu'elle  parte,  si  la  vieille  Jeanne 
a  dit  la  vérité!...  Il  est  temps  qu'elle  soit  heureuse;  le  bonheur  qui 
l'attend,  elle  l'a  mérité,  il  lui  appartient...  Et  le  visage  délicat  et 
résigné  de  Marie  lui  apparaissait  déjà  revêtu  d'une  grâce  souriante; 
il  la  voyait,  fière  de  son  rang  et  de  ses  titres,  quitter  avec  dédain 
les  champs  témoins  de  son  abaissement  et  relever  enfin  son  front 
candide,  courbé  si  longtemps  par  la  misère. 

Il  rêvait  ainsi,  ému  jusqu'aux  larmes,  honteux  de  sa  faiblesse  et 


RÉCIT    DU    BOCAGE.  801 

épouvanté  de  ressentir  au  fond  de  son  cœur  une  si.  vive  tendresse 
pour  Marie.  Dès  que  sa  mère  fut  de  retour  de  la  grand' messe,  Louis 
descendit  résolument  vers  la  Grand' Prée,  sans  se  hâter  et  avec  le 
courage  d'un  homme  qui  veut  remplir  un  devoir,  coûte  que  coûte; 
mais  il  avait  beau  se  contenir,  son  cœur  battait  plus  vite  que  de  cou- 
tume. Il  lui  semblait  que  les  rouges-gorges  perchés  sur  les  barrières 
des  champs  le  regardaient  passer  d'un  air  narquois,  et  que  les  cor- 
beaux croassant  dans  les  airs  voulaient,  par  leurs  cris,  le  détourner 
de  son  projet.  Il  y  a  ainsi  dans  la  vie  des  momens  solennels  où  tout 
inquiète;  on  hésite,  et  pourtant  on  va  droit  à  son  but,  bien  que  l'on 
sente  qu'il  s'agit  de  jouer  son  repos  à  pile  ou  face.  Arrivé  à  la  bar- 
rière de  la  prairie,  le  métayer  remarqua  sur  l'herbe  l'empreinte  des 
pas  traînans  de  la  vieille  folle.  Il  suivit  cette  trace,  qui  le  conduisit, 
comme  il  l'avait  prévu,  au  pied  du  rocher.  Les  ronces  en  recou- 
vraient la  base,  et  rien  ne  trahissait  aux  regards  les  plus  atten- 
tifs l'existence  d'une  ouverture  dans  laquelle  une  main  humaine  pût 
s'introduire.  Après  une  minute  de  réflexion,  Louis  coupa  dans  la 
haie  voisine  une  longue  baguette  de  coudrier  et  se  mit  à  sonder  le 
terrain.  Les  lézards,  troublés  dans  leur  repos,  couraient  cà  et  là 
sur  les  lichens,  disparaissant  au  fond  des  petites  fissures  et  repa- 
i-aissant  encore,  comme  s'ils  eussent  pris  plaisir  à  ces  évolutions; 
mais  la  baguette  de  coudrier  ne  rencontrait  partout  que  le  rocher. 
—  Fou  que  je  suis  d'avoir  prêté  l'oreille  aux  contes  d'une  vieille 
folle!  —  pensa  le  jeune  homme.  Dans  son  dépit,  il  tourna  le  dos  au 
ckirotî,  et  tous  les  rêves  qui  l'agitaient  quelques  minutes  aupara- 
vant, rêves  de  chagrin  plus  que  de  joie,  s'envolèrent  de  son  esprit, 
comme  un  essaim  de  moineaux  importuns.  Il  allait  donc  retourner  à 
la  métairie,  remis  de  ses  agitations  passagères,  heureux  et  presque 
fier  d'avoir  repris  la  possession  de  son  calme  habituel,  quand  le 
chien  de  garde,  sautant  par-dessus  la  barrière  du  pré,  vint  gamba- 
der autour  de  lui.  Tout  joyeux  d'avoir  rejoint  celui  dont  il  cherchait 
les  traces,  l'animal  courut  dans  l'herbe  en  aboyant  et  en  décrivant 
de  grands  cercles;  puis,  passant  à  côté  du  chirouj  il  s'arrêta  et  s'en- 
fonça sous  les  ronces, 

—  Cherche  là,  cherche,  l'Abri^  dit  le  jeune  métayer  revenant 
malgré  lui  à  ses  premières  investigations,  cherche,  mon  chien  ! 

L'Abri,  caché  par  les  épines,  grattait  avec  ses  pattes  les  feuilles  et 
les  branches  mortes  accumulées  au  pied  du  rocher.  Louis  se  glissa 
sous  les  ronces  par  l'ouverture  que  son  chien  y  avait  pratiquée,  et 
bientôt  une  pierre  ronde  roula  sous  l'effort  de  ses  deux  mains.  Dans 
le  trou  que  recouvrait  cette  pierre,  il  plongea  le  bras,  et  il  en  retira 
les  deux  objets  dont  la  vieille  femme  avait  parlé  :  un  sac  rempli  de 
pièces  d'or  et  une  cassette  qui  renfermait  des  parchemins.  Devenu 

TOME    XMV.  51 


S02  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

possesseur  de  ce  double  trésor,  Louis,  le  front  ruisselant  de  sueur 
et  tremblant  comme  s'il  eût  commis  un  larcin,  s'éloigna  en  toute 
hâte  du  bloc  de  grès.  Il  fit  en  sorte  de  rentrer  à  la  métairie  sans 
éveiller  l'attention  de  sa  mère,  qui  sommeillait  dans  le  jardin,  à 
l'ombre  d'un  pommier.  Son  premier  soin  fut  de  déposer  le  sac  dans 
son  bahut  et  d'en  retirer  la  clef,  après  quoi  il  glissa  le  parchemin 
dans  la  poche  de  sa  veste,  mit  sur  sa  tête  son  large  chapeau  des  di- 
manches, et  partit  pour  assister  aux  vêpres. 

Bien  qu'il  fût  assez  avancé  dans  la  lecture  pour  déchiffrer  cou- 
ramment les  livres  de  prières  imprimés  en  gros  caractères,  le  jeune 
métayer  n'avait  point  appris  à  lire  dans  les  papiers,  comme  on  dit 
à  la  campagne.  Vainement  essayait-il  de  deviner  le  contenu  de  ceux 
qu'il  déployait  d'une  main  tremblante,  tout  en  marchant  vers  le 
village  ;  ces  lignes  mystérieuses,  sorties  de  la  plume  très  fine  d'un 
tabellion  du  dernier  siècle,  ne  lui  révélaient  point  les  secrets  qu'il 
cherchait  à  pénétrer;  seulement  il  y  distinguait  çà  et  là  les  noms 
de  la  famille  de  Boisfrénais,  tracés  en  lettres  majuscules.  Heureu- 
sement, au  bas  de  la  dernière  page,  il  trouva  collé  un  morceau  de 
papier  sur  lequel  une  belle  et  grosse  écriture  ronde,  quasi  moulée, 
avait  peint  ces  mots  touchans  :  <(  Ayez  pitié  de  ma  fille ,  Marie  de 
Boisfrénais!  Prenez  soin  de  la  pauvre  orpheline,  et  Dieu  vous  ré- 
compensera! )) 

A  force  d'épeler  ces  lignes,  Louis  arriva  bientôt  à  les  lire.  Il  les 
répéta  plusieurs  fois,  et,  tombant  à  genoux  au  milieu  de  la  route, 
il  s'écria  :  —  Mon  Dieu!  combien  a  dû  souffrir  celle  qui  a  écrit  c*s 
lamentables  paroles!...  Et  c'était  à  un  paysan  comme  moi  qu'une 
grande  dame  les  adressait  au  moment  de  quitter  son  château,  qu'elle 
ne  devait  plus  revoir...  Que  sa  volonté  s'accomplisse,  et  que  Dieu 
soit  béni  pour  avoir  laissé  près  de  moi  pendant  vingt  ans  cette  pau- 
vre orpheline  ! 

m. 

Louis  alla  prendre  sa  place  dans  le  chœur,  derrière  les  chantres, 
mais  il  ne  chanta  point  comme  de  coutume.  Sa  physionomie,  sé- 
rieuse et  grave,  avait  pris  une  teinte  de  morne  tristesse.  Pour  la 
première  fois  de  sa  vie,  il  souffrait  de  ce  mal  indéfinissable  que 
l'on  pourrait  nommer  l'angoisse  du  cœur.  L'idée  de  voir  partir  de 
la  métairie  la  jeune  fille  douce  et  craintive  qui  avait  grandi  à  ses 
côtés,  et  que  si  souvent  il  avait  protégée  contre  les  sévérités  de  sa 
mère,  lui  causait  un  insupportable  chagrin.  Il  semblait  qu'une  main 
étrangère  allait  lui  ravir  le  trésor  qu'il  gardait  avec  une  afiéction 
jalouse.  Le  jeune  homme  sortit  donc  de  l'église  comme  il  y  était 


RÉCIT    DU   BOCAGE.  803 

entré,  inquiet  et  pensif.  Le  long  du  chemin  qu'il  suivait  pour  re- 
tourner chez  lui,  il  aperçut  ses  frères,  qui  jouaient  aux  boules  aveC 
un  groupe  d'amis.  Tous  ces  jeunes  gars  avaient  déposé  leurs  vestes 
sur  les  haies;  on  entendait  le  bruit  sec  des  boules  écornées  qui  se 
heurtaient  violemment  et  les  rires  bruyans  des  joueurs  qui  les  lan- 
çaient avec  des  gestes  de  discoboles.  Les  passans  s'arrêtaient  pour 
juger  les  coups  douteux,  et  les  anciens,  la  veste  sous  le  bras,  la 
main  derrière  le  dos,  traînant  leurs  houseaux  à  pas  lents,  souriaient 
à  ces  simples  plaisirs,  qui  avaient  égayé  leur  jeunesse.  Les  femmes 
et  les  jeunes  filles  regardaient  aussi  la  partie  du  coin  de  l'œil,  et 
causaient  tout  bas  des  foins ,  des  blés ,  de  tous  ces  détails  de  la  vie 
agricole  que  Yirgile  a  chantés,  et  que  dédaignent  les  habitans  des 
villes.  Puis  peu  à  peu  paysans  et  paysannes  se  dispersaient  par  les 
petits  chemins  pour  regagner  leurs  métairies,  et  l'on  voyait  circuler 
le  long  des  haies,  par  des  sentiers  étroits  et  tortueux,  la  coiffe 
blanche  et  le  grand  chapeau  rond,  qui  disparaissaient  bientôt  der- 
rière une  touffe  d'églantier. 

Jamais,  depuis  qu'il  était  à  la  tête  de  la  ferme,  Louis  ne  s'était 
mêlé  aux  joueurs  de  boules;  rarement  il  s'attardait  à  converser  avec 
ses  voisins,  les  coudes  sur  la  barrière  d'un  champ.  Ce  jour-là  pour- 
tant, il  se  prit  à  envier  les  joies  et  les  causeries  de  tous  ceux,  vieux 
ou  jeunes,  qu'il  laissait  derrière  lui  dans  sa  marche  rapide.  —  Pour- 
quoi suis-je  ainsi?  pensait-il  tristement;  pourquoi  ne  puis-je  pren- 
dre plaisir  à  ce  qui  amuse  les  autres?...  Je  croyais  avoir  un  peu  de 
sagesse  et  de  raison,  et  je  ne  puis  rien  supporter!  Le  moindre  ennui 
m'accable!... 

Il  allait  donc  droit  devant  lui,  solitaire  et  chagrin,  quand,  au  pied 
d'une  croix  toute  chargée  encore  des  fleurs  dont  on  l'avait  décorée 
au  jour  des  Rogations,  il  vit  Marie  assise,  la  tête  dans  ses  mains. — 
Marie,  lui  dit-il,  que  faites-vous  là? 

—  Je  me  repose,  répondit  la  jeune  fille;  la  route  est  longue  du 
village  à  La  Gaudinière,  et  j'ai  là  un  panier  qui  me  fatigue  le  bras. 

—  Donnez-le-moi,  Marie.  —  Le  jeune  homme  prit  le  panier,  et, 
tendant  la  main  à  la  jeune  fille  :  —  Allons,. lui  dit-il,  levez-vous  et 
marchons. 

—  Qu'avez-vous  donc  ce  soir,  Louis?  demanda  la  jeune  fille; 
vous  me  dites  vous^  et  vous  portez  mon  panier? 

Louis  ne  répondait  rien;  il  jetait  des  regards  attentifs  sur  celle 
qui  était  depuis  si  longtemps  la  servante  de  sa  mère,  comme  s'il  la 
voyait  pour  la  première  fois.  Marie  effrayée  se  mit  à  marcher  en 
avant  avec  quelque  effort,  comme  pour  s'enfuir;  les  talons  de  ses 
sabots  en  bois  d'aulne  claquaient  sur  les  pierres  du  chemin. 

—  Marie,  dit  le  jeune  métayer,  attendez  un  peu;  on  croirait  que 
je  cours  après  vous...  Pauvre  Marie,  n'est-ce  pas  que  je  ne  vous  ai 


804  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

jamais  fait  de  peine?  N'est-ce  pas  qu'à  La  Gaudinière  il  y  a  quel- 
(ju'un  qui  vous  a  toujours  traitée  comme  une  sœur?...  Aujourd'hui 
je  suis  bien  heureux  de  marcher  à  côté  de  vous,  et  de  vous  ramener 
comme  une  petite  brebis.  Eh  bien!  pourtant  je  me  sens  plus  triste 
que  jamais,  et  si  triste  que  je  ne  voudrais  pas  même  être  consolé. 
Vous  n'êtes  point  comme  ça,  vous,  Marie!  Quand  il  vous  arrive  un 
peu  de  chagrin,  vous  pleurez,  et  tout  est  dit,  après  quoi'vous  vous 
mettez  à  chanter  en  filant  comme  une  fauvette.  Moi,  je  ne  saurais 
chanter,  pas  même  au  matin,  comme  l'alouette;  il  me  semble  que 
j'ai  toujours  un  poids  sur  le  cœur...  En  vérité  je  devrais  être  ce  soir 
satisfait  et  joyeux;  si  j'étais  jaloux  de  votre  bonheur,  je  m'en  vou- 
drais, et  en  conscience  j'en  aurais  bien  du  remords,  car  ce  serait  un 
péché...  Ah!  Marie,  vous  n'irez  plus  aux  champs,  vous  ne  fderez 
plus  en  menant  les  ouailles... 

—  Comment  donc  !  demanda  la  jeune  fille,  troublée  par  ces  pa- 
roles étranges  dont  elle  ne  pouvait  deviner  le  sens...  Est-ce  que 
votre  mère  me  renvoie  de  La  Gaudinière?...  De  quel  bonheur  par- 
lez-vous?... 

—  Ma  mère  ne  comprendrait  pas  mieux  que  vous  ce  que  je 
veux  dire,  si  elle  m'entendait,  reprit  le  métayer.  Vous  êtes  sortie 
des  bras  de  la  vieille  Jeanne  pour  entrer,  pauvre  orpheline,  dans 
notre  métairie;  vous  sortirez  demain  de  La  Gaudinière,  grande  et 
noble  demoiselle,  pour  retourner  dans  le  château  de  vos  parens!... 
Vous  voyez  bien  qu'il  faut  que  je  vous  dise  vous^  que  c'est  à  moi  de 
porter  votre  panier,  et  si  j'ose  causer  familièrement  avec  vous  ce 
soir  encore,  c'est  que  je  n'ai  pas  dévoilé  tout  mon  secret... 

Marie  écoutait  silencieusement,  toute  bouleversée  par  ces  révé- 
lations qui  la  troublaient  jusqu'au  fond  du  cœur.  Le  grand  Louis 
s'était  arrêté  tout  à  coup,  suffoqué  par  ses  larmes;  ses  jambes  chan- 
celaient; il  s'appuya  sur  une  barrière  en  cachant  sa  tète  entre  ses 
mains.  La  jeune  fille,  effrayée,  saisit  le  panier  que  Louis  avait  dé- 
posé par  terre,  et,  prenant  ses  sabots  dans  ses  mains,  elle  se  mit  à 
courir  vers  la  métairie. 

—  Marie,  lui  cria  le  métayer,  mademoiselle  Marie,  je  vous  le  de- 
mande en  grâce,  ne  parlons  de  rien  ce  soir;  demain  je  serai  plus 
maître  de  moi... 

Marie  courait  toujours;  en  proie  aux  sentimens  les  plus  opposés, 
elle  crut  un  instant  que  Louis  avait  perdu  la  tête.  Malgré  elle  ce- 
pendant s'éveillait  dans  son  esprit  l'espoir  d'un  avenir  plus  heu- 
reux; Louis  ne  s'était-il  pas  exprimé  avec  l'émotion  d'un  homme 
qui  dit  la  vérité?  La  pauvre  fileuse  cesserait  donc  d'être  l'humble 
servante  d'une  vieille  métayère  au  sévère  langage  pour  être  servie 
à  son  tour  î . . .  Elle  aurait  donc  sa  chambre  à  elle,  propre,  élégam- 
ment meublée,  et  le  loisir  de  vaquer  à  tous  les  soins  de  sa  toilette  ! 


RÉCIT   DU   BOCAGE,  805 

Et  la  veille  encore  elle  se  fût  trouvée  heureuse  d'être  la  femme  du 
jeune  métayer  ! . . .  Cette  pensée  lui  fit  monter  la  rougeur  au  front, 
et  elle  s'empressa  de  1^  rejeter  bien  loin,  comme  une  pensée  d'or- 
gueil. —  Pauvre  Louis,  songeait-elle,  en  m' épousant  il  se  fût  abaissé  î 
Qu'étais-je  hier,  que  suis-je  encore  aujourd'hui?  Si  tout  cela  était 
un  rêve,  si  Louis  avait  ainsi  parlé  pour  m' éprouver...  Oh!  non,  je 
ne  serai  jamais  que  l'orpheline  de  La  Gaudinière,  et  demain  je  re- 
tournerai aux  champs  par  ces  mêmes  sentiers  #fue  je  foule  depuis 
mon  enfance... 

Se  parlant  ainsi  à  elle-même,  Marie  arriva  devant  la  métairie  de 
La  Gaudinière.  La  métayère  préparait  le  souper,  et  ses  trois  jeunes 
fils,  de  retour  du  village,  venaient  de  quitter  leurs  habits  du  di- 
manche pour  vaquer  aux  travaux  du  soir.  L'un  portait  de  grandes 
brassées  de  foin  dans  la  crèche,  l'autre  conduisait  les  troupeaux  à 
l'abreuvoir,  le  troisième  ramenait  au  grand  trot  du  pâturage  la  ju- 
ment blonde  suivie  de  son  poulain.  Ils  s'étonnaient  tous  de  l'absence 
de  leur  ahié,  qui  d'ordinaire  rentrait  le  premier  au  logis.  La  mère 
de  famille,  la  vieille  Jacqueline,  jetant  un  regard  sérieux  sur  le  vi- 
sage troublé  de  Marie,  lui  demanda  vivement  :  —  Où  donc  est 
Louis? 

—  Je  l'ai  vu  qui  revenait  du  bourg  derrière  moi,  répondit  la  jeune 
fille  en  se  détournant  pour  cacher  son  émotion  ; ...  il  a  pris  à  travers 
les  prés... 

—  Il  y  a  quelque  chose  là-dessous,  murmura  la  métayère. 

—  Il  n'y  a  rien  du  tout,  répliqua  sèchement  Marie. 

—  Ah!  il  n'y  a  rien  du  tout,  reprit  la  mère  de  famille  en  élevant 
la  voix!...  En  vérité,  Marie,  on  dirait  que  tu  t'ennuies  d'être  trop 
bien  avec  nous  et  que  tu  voudrais  aller  ailleurs  traîner  tes  sabots  ! . . . 
Qui  voudrait  de  toi  dans  les  métairies  du  canton,  de  toi,  pauvre 
infirme? 

Les  trois  jeunes  garçons  prenaient  place  à  la  table.  Voyant  que 
leur  mère  allait  se  fâcher  pour  tout  de  bon,  ils  se  mirent  à  manger 
silencieusement,  baissant  la  tête  et  d'un  air  embarrassé. 

—  Ah  !  continuait  la  métayère,  allant  et  venant  avec  impatience, 
voilà  la  jeunesse  d'à  présent...  Tu  ne  sais  donc  pas  que  sans  moi  tu 
serais  à  courir  les  chemins,  le  bissac  sur  le  dos,  avec  la  vieille 
Jeanne...  Veux-tu  me  répondre,  Marie?  Où  est  Louis?...  Pourquoi 
n'est-il  pas  rentré?... 

—  Il  vous  le  dira  lui-même,  répliqua  Marie  en  se  redressant  avec 
une  certaine  fierté.  Est-ce  à  moi  de  suivre  votre  fils  dans  les  che- 
mins à  la  tombée  du  jour!... 

—  Tiens,  Marie,  vrai  comme  j'ai  nom  Jacqueline  Taboureau  de 
La  Gaudinière,  je  vais  prendre  une  hart  de  genêt  pour  te  corriger, 
reprit  la  métayère... 


806  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ce  qu'elle  disait,  la  mère  Jacqueline  allait  le  faire  à  l'instant,  et 
Marie  se  sauvait  du  côté  de  la  porte  quand  Louis  entra. 

—  Qu'y  a-t-il  donc?  demanda  le  jeune  homme. 

—  Il  y  a  que  tu  as  gâté  notre  servante  par  tes  complaisances,  et 
elle  me  1-épond  malhonnêtement.  Va  manger  ta  soupe,  il  est  bien 
temps,  Louis...  Tes  frères  sont  rentrés  depuis  une  heure. 

—  Ma  mère,  répliqua  Louis,  embrassez  Marie... 

—  Que  dis-tu,  i#on  fils?  C'est  à  moi  de  lui  demander  pardon  de 
ses  insolences?...  As- tu  perdu  la  tête?... 

—  Il  ne  s'agit  point  de  cela,  ma  mère,  reprit  doucement  Louis... 
Je  voulais  me  taire  jusqu'à  demain  matin;  mais  je  n'y  tiens  plus, 
mon  secret  m'étouffe,  il  faut  que  je  parle...  Eh  bien!  Marie,  em- 
brassez-la, vous!  ■ —  Puis,  s' adressant  à  ses  frères  :  —  Et  vous,  mes 
gars,  ôtez  vos  chapeaux,  faites  comme  moi,  et  saluez  mademoi- 
selle... 

La  mère  de  famille  et  ses  trois  fils  se  regardaient  en  silence.  Ma- 
rie avait  jeté  ses  bras  autour  du  cou  de  la  métayère,  et  l'embrassait 
en  versant  des  larmes. 

—  Qu'est-ce  que  cela  veut  dire?  s'écria  la  mère  Jacqueline  en 
cherchant  à  se  dérober  aux  caresses  de  Marie.  Je  le  disais  bien,  il  y 
a  quelque  chose  là-dessous. 

—  Il  y  a  que  Marie  n'appartient  ni  à  la  vieille  Jeanne,  ni  à  vous, 
ma  mère,  ni  à  personne  de  notre  condition...  Elle  se  nomme  made- 
moiselle de  Boisfrénais...  Dès  demain,  nous  la  reconduirons  chez  sa 
tante,  au  château  de  La  Verdière...  ïu  entends,  Marie,  je  voulais  te 
dire  tout  cela  le  long  du  chemin;  mais  le  cœur  m'a  manqué,  et  puis 
je  ne  savais  comment  m'y  prendre... 

—  Est-ce  bien  vrai  tout  cela?  demanda  la  métayère. 

—  La  vieille  Jeanne  a  parlé ,  et  toute  folle  qu'elle  est,  elle  a  dit 
la  vérité.  Les  preuves,  les  voici  :  tenez,  Marie,  ces  papiers-là  vous 
appartiennent,  attendez  un  peu.  — Ouvrant  son  bahut,  le  métayer  en 
tira  le  sac  de  cuir,  et  il  en  versa  le  contenu  sur  la  table.  Ceci  vous 
appartient  encore,  Marie,  ajouta-t-il;  cent  beaux  louis  d'or  à  reffîgie 
de  Louis  XYÏ... 

Les  trois  jeunes  gars  et  leur  mère  considéraient  avec  stupéfaction 
tles  louis  d'or  et  les  parchemins.  Marie,  tout  interdite,  ne  put  s'em- 
pêcher de  se  jeter  une  seconde  fois  au  cou  de  la  métayère.  —  Ah! 
ma  pauvre  fille,  dit  celle-ci  en  l'embrassant  sur  les  deux  joues,  j'au- 
rais bien  dû  penser  que  tu  étais  née  demoiselle,  car  tu  n'as  jamais 
fait  une  fameuse  paysanne.  Il  y  eut  un  temps,  —  et  Dieu  veuille 
qH*on  n'en  revoie  jamais  de  pareils!  —  où  ton  père,  M.  de  Boisfré- 
nais, venait  se  cacher  ici  pour  manger  un  morceau  de  pain.  Un  soir 
il  est  parti  avec  mon  défunt  mari  pour  ne  plus  revenir...  Ils  sont 
morts  côte  à  côte;  le  malheur  avait  fait  deux  amis  du  noble  et  du 


RÉCIT   DU    BOCAGE.  807 

paysan...  Toi,  ma  fille,  tu  as  été  élevée  ici  avec  mes  enfans,  et  voici 
que  tu  vas  nous  quitter...  Pense  à  nous  quelquefois,  car  l'ingra- 
titude est  un  vilain  défaut!...  Si  je  t'ai  grondée  par  hasard,  c'est 
que  tu  le  méritais,  crois-le  bien;  tu  t'en  trouveras  mieux  d'avoir  été 
menée  un  peu  durement  dans  ton  enfance. 

Marie  reçut  docilement  ces  rudes  conseils  qui  s'échappaient  de  la 
bouche  de  la  métayère  comme  les  dernières  rafales  d'un  orage  à 
peine  apaisé.  Une  heure  après,  un  profond  silence  régnait  dans  la 
campagne,  et  les  loups,  sortis  des  grands  genêts,  trottaient  hardi- 
ment à  travers  le  pays,  s' arrêtant  aux  carrefours  pour  flairer  les  bre- 
bis enfermées  dans  les  bergeries.  Tous  les  habitans  de  La  Gaudinière 
étaient  couchés,  la  mère  de  famille  dans  le  grand  lit  à  colonnes  au- 
près de  la  cheminée,  Louis  dans  l'angle  opposé  de  la  même  cham- 
bre, les  deux  frères  cadets  dans  une  vieille  couchette  blottie  sous 
un  appentis  où  l'on  ramassait  l'herbe  verte  en  été  et  les  légumes  secs 
durant  l'hiver.  Le  plus  jeune  reposait  dans  l'étable,  sur  le  foin,  au- 
près des  bœufs.  Quant  à  Marie,  elle  habitait  depuis  quinze  ans  une 
vieille  pièce  délabrée  où  se  trouvaient  le  pétrin,  le  rouet,  le  dévi- 
doir, tous  les  ustensiles  du  ménage.  Pour  la  première  fois  de  sa  vie, 
elle  se  sentit  mal  à  l'aise  sur  son  maigre  grabat;  l'air  lui  manquait 
dans  cette  chambre  étroite,  pleine  de  poussière,  et  dont  les  arai- 
gnées recouvraient  les  poutres  d'un  triple  feston  de  toiles  jaunies. 
Toute  la  nuit,  elle  songea  les  yeux  ouverts  à  ce  château  de  La  Ver- 
dière  où  l'on  devait  la  conduire  le  lendemain,  et  le  coucou  de  la  pièce 
voisine  sonnait  trois  heures  du  matin  qu'elle  n'avait  pu  dormir  en- 
core. Louis  comptait  les  heures,  lui  aussi;  l'aube  avait  à  peine  blan- 
chi l'horizon,  qu'il  se  levait  pour  aller  donner  l'avoine  à  sa  jument. 

IV. 

Tout  fut  bientôt  prêt  pour  le  départ  dans  la  ferme  de  La  Gaudi- 
nière. Après  avoir  donné  à  ses  trois  jeunes  fils  des  instructions  dé- 
taillées sur  ce  qu'ils  auraient  à  faire  pendant  son  absence,  la  mère 
Jacqueline  monta  à  califourchon  sur  la  haute  selle  à  pommeau  de 
cuivre.  Louis  lui  remit  d'une  main  l'éperon  d'acier  qu'elle  accrocha 
au  talon  de  son  pied  gauche,  et  de  l'autre  une  ample  devantière  en 
serge  verte  qu'elle  attacha  autour  de  ses  hanches.  Marie  parut  la 
dernière;  elle  avait  mis  ses  habits  du  dimanche,  et  l'émotion  qu'elle 
éprouvait  à  ce  moment  solennel  colorait  ses  joues.  Les  mèches  de 
ses  cheveux  blonds  s'échappaient  de  dessous  sa  coiffe  blanche  avec 
une  certaine  coquetterie  ;  son  corsage  brun  était  si  bien  serré  au- 
tour de  sa  taille,  qu'il  ne  lui  eût  pas  été  possible  de  marcher  long- 
temps à  pied. 


808  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Allons,  Marie,  dit  le  grand  Louis  en  lui  présentant  une  chaise, 
asseyez-vous  derrière  ma  mère,  et  tenez-vous  bien  à  sa  devantière, 
parce  que  la  jument  trotte  un  peu  dur. 

Marie  se  plaça  de  côté  sur  la  croupe  de  la  jument,  tandis  que 
Louis  attachait  le  sac  de  cuir  aux  pièce'S  d'or  sur  le  pommeau  de  la 
selle,  en  manière  de  bouge tte.  Elle  ramenait  sur  ses  genoux  les  plis 
de  sa  grosse  jupe  rayée,  qui  laissait  à  découvert  les  brides  noires 
de  ses  sabots.  La  mère  Jacqueline  appuya  par  trois  fois  l'éperon 
rouillé  contre  les  flancs  de  la  jument,  et  la  bête  lymphatique  se  dé- 
cida à  partir  au  petit  trot.  —  Vous  aurez  bien  soin  de  veiller  à  tout, 
mes  gars!  dit  la  mère  de  famille  à  ses  trois  jeunes  fds. 

—  Adieu,  René;  adieu,  Jean;  adieu,  Mathurin,  dit  Marie  en  fai- 
sant un  signe  de  tête  amical. 

Et  les  trois  jeunes  hommes,  ôtant  leurs  grands  chapeaux,  la  re- 
gardèrent sans  rien  répondre.  N'ayant  de  leur  vie  parlé  à  une  dame 
ni  à  une  demoiselle,  ils  demeurèrent  la  bouche  close.  Le  chien  de 
garde,  plus  familier  et  plus  hardi,  voulut  accompagner  la  jument; 
il  gambadait  aux  pieds  de  Marie  la  Pileuse,  comme  pour  lui  deman- 
der de  l'emmener  avec  elle.  Sur  un  geste  que  lui  fit  le  grand  Louis, 
la  pauvre  bête  alla  piteusement  se  recoucher  dans  l'aire,  et  les  trois 
voyageurs  se  mirent  en  route.  La  jument  trotta  bien  cinq  minutes, 
après  quoi  le  mauvais  état  des  chemins,  raviçés  par  les  pluies  de 
l'hiver  et  troués  d'ornières  profondes,  l'obligea  d'aller  au  pas.  Louis 
marchait  en  avant,  avec  ses  houseaux  et  ses  souliers  ferrés,  le  cuir 
de  son  bâton  roulé  autour  de  son  poignet.  Le  soleil  levant  effleurait 
de  ses  rayons  la  cime  des  coteaux  ;  les  gros  bœufs  fauves,  couchés 
dans  l'humide  brouillard  qui  s'élevait  sur  les  prairies  au  fond  des 
vallées,  ruminaient  nonchalamment.  Les  coqs  chantaient  en  battant 
de  l'aile  sur  les  barrières  des  métairies,  et  les  chiens  vigilans  fai- 
saient retentir  les  échos  de  leurs  aboiemens  prolongés.  Tout  s'éveil- 
lait dans  les  vertes  solitudes  du  Bocage.  L'alouette  montait  à  tire- 
d'aile  au-dessus  des  seigles  où  elle  cache  son  nid  ;  le  râle  poussait  son 
cri  strident  à  travers  les  genêts,  et  la  perdrix,  inquiète  de  voir  l'éper- 
vier  aux  ailes  arquées  planer  au-dessus  des  guérets,  rappelait  sous 
son  aile  ses  petits  effarés.  Sous  l'épais  feuillage  des  aulnes,  penchés 
au-dessus  des  ruisseaux,  les  ramiers  roucoulaient  et  volaient  à 
grand  bruit,  tandis  que  la  tourterelle,  secouant  la  rosée  du  matin, 
s'élevait  en  planant  sur  la  cime  des  ormeaux  pour  retomber  lente- 
ment auprès  de  sa  couvée.  Délicieux  mois  de  l'été,  saison  pleine  de 
force,  où  le  soleil  triomphant  lance  sur  les  campagnes  des  torrens 
de  lumière  et  des  rayons  brùlans! 

Bien  qu'élevée  au  milieu  des  champs,  jamais  encore  Marie  n'avait 
ressenti  l'influence  vivifiante  de  ces  belles  matinées  de  juin.  Les 


RÉCIT    DU    EOCAGE.  809 

jours  d'été  n'étaient  pour  elle  que  des  jours  plus  longs  et  plus  fati- 
gans,  lorsqu'elle  fdait,  à  l'ombre  des  chênes,  à  demi  endormie  par 
la  chaleur;  mais  une  nouvelle  vie  commençait  pour  elle  :  délivrée 
d'un  travail  incessant  et  monotone,  elle  s'associait  par  la  pensée 
aux  joies  des  oiseaux  qui  chantaient  gaiement  en  songeant  que, 
comme  eux,  elle  n'aurait  plus  rien  à  faire  désormais  qu'à  se  sentir 
exister,  libre  de  tout  souci.  Souvent  elle  fermait  les  yeux  pour 
mieux  saisir  les  riantes  idées  qui  s'éveillaient  dans  son  esprit,  et 
Louis,  qui  la  croyait  prête  à  s'endormir,  lui  disait  à  demi-voix  : 
—  Prenez  garde  de  tomber,  Marie,  tenez-vous  bien  1  Si  la  jument 
allait  faire  un  pas!  —  Et  la  vieille  métayère,  tirant  la  bride,  rani- 
mait sa  lente  monture  d'un  coup  d'éperon. 

Ainsi  ils  cheminaient  tous  les  trois  silencieux;  que  pouvaient-ils 
se  dire?  Pour  converser  dans  les  grands  momens  de  la  vie,  il  faut 
une  habitude  de  coordonner  et  d'exprimer  ses  pensées  qui  manquait 
aux  trois  voyageurs.  De  temps  à  autre,  Louis  demandait  la  route  à 
des  paysans  qui  la  lui  indiquaient  du  geste  par-dessus  les  haies,  et 
reprenaient  aussitôt  leur  travail  un  moment  interrompu.  Les  col- 
lines succédaient  aux  collines;  de  loin  en  loin  se  montraient  les 
métairies  aux  toits  rouges  entourées  de  leurs  éternels  champs  de 
choux.  Pendant  cinq  grandes  heures,  ils  voyagèrent  ainsi;  enfin  un 
manoir  d'assez  respectable  apparence  se  montra  à  une  demi -lieue 
devant  eux. 

—  Louis,  dit  la  métayère,  je  crois  que  nous  voilà  enfm  arrivés... 
A  ces  mots,  Marie  se  pencha  pour  découvrir  le  château  où  ses 

pères  avaient  vécu  et  où  allait  se  passer  son  existence.  Elle  ne  dis- 
tinguait encore  qu'un  donjon  à  demi  écroulé  et  une  longue  allée 
d'ormeaux  séculaires  qui  pour  la  plupart  laissaient  pendre  au  ha- 
sard leurs  branches  à  demi  mortes.  On  eût  dit  que  les  vieux  arbres, 
menacés  par  le  temps,  se  serraient  autour  de  l'ancien  manoir  pour 
l'envelopper  respectueusement  de  leur  ombre  et  le  soustraire  aux 
regards  des  profanes.  A  la  vue  de  cette  habitation  d'un  aspect  si 
mélancolique,  Marie  se  troubla.  Il  lui  semblait  que  les  seigneurs  de 
La  Yerdière,  morts  depuis  des  siècles,  allaient  sortir  de  l'éternel 
repos  pour  la  regarder  passer  dans  son  costume  de  paysanne. 

—  Attendez  ici,  ma  mère,  et  vous  aussi,  mademoiselle,  dit  Louis 
en  les  aidant  l'une  et  l'autre  à  mettre  pied  à  terre.  Je  vais  aller  en 
avant  et  expliquer  à  la  maîtresse  du  logis  les  motifs  de  notre  voyage 
au  château. 

La  métayère  attacha  la  jument  aux  branches  d'un  arbre;  tandis 
que  la  bête  fatiguée  broutait  quelques  touffes  d'herbe  verte,  Marie, 
assise  auprès  de  son  ancienne  maîtresse,  regardait  avec  distraction 
l'eau  couler  à  travers  les  prés  sous  les  bouquets  de  saule.  Elle  se 


810  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

préparait  à  répondre  aux  questions  que  lui  adresserait  M"**  de  La 
Verdière,  sa  tante,  et  s'inquiétait  de  la  manière  dont  elle  serait 
reçue  par  celle-ci.  Si  elle  l'eût  osé,  elle  se  serait  mise  à  faire  la  ré- 
vérence au  milieu  de  l'allée  pour  s'exercer  à  saluer.  La  crainte  de 
paraître  gauche  et  paysanne  la  préoccupait;  ce  n'était  pas  sans  rou- 
gir qu'elle  se  surprenait  à  faire  avec  le  bras  gauche  le  mouvement 
de  la  fileuse  qui  redresse  sa  quenouille.  Tandis  qu'elle  s'agitait  ainsi 
intérieurement  comme  la  chrysalide  qui  va  devenir  papillon,  la  mé- 
tayère tira  de  sa  poche  un  morceau  de  pain,  et  le  séparant  en  deux 
parts  : 

—  Marie,  dit-elle  à  la  jeune  fille,  rompons  le- pain  ensemble  une 
dernière  fois.  Quand  je  t'ai  recueillie  à  La  Gaudinière,  j'en  avais  à 
peine  a^sez  pour  mes  enfans  et  pour  moi;  pendant  bien  des  années, 
tu  ne  pouvais  rien  faire,  et  je  te  nourrissais  tout  de  même...  Tu  es 
pourtant  bien  aise  de  nous  quitter;  tu  as  peut-être  honte  d'avoir 
vécu  avec  des  paysans  comme  nous  ! . . . 

Marie  embrassa  la  vieille  Jacqueline  avec  un  sentiment  profond 
de  reconnaissance.  —  Si  je  pouvais  vous  rendre  ce  que  vous  avez 
fait  pour  moi,  répondit-elle  vivement;  si  je  pouvais  m' acquitter  en- 
vers vous  î 

—  Grâce  à  Dieu,  répliqua  la  métayère,  nous  voilà  tirés  d'affaire 
désormais;  mes  gars  sont  grands...  Et  puis  ce  qu'on  prend  sur  son 
nécessaire,  on  le  donne  de  si  bon  cœur  qu'on  n'en  redemande 
jamais  le  prix...  Allons,  Marie,  levons-nous;  entendez-vous  mon  fils 
qui  nous  appelle? 

Louis  paraissait  en  effet  à  l'extrémité  de  l'allée;  il  appelait  à 
grands  cris  sa  mère  et  la  jeune  fille  en  leur  faisant  signe  de  venir. 
Les  deux  femmes  se  levèrent.  Marie,  tremblante  d'émotion,  prit 
le  bras  de  la  métayère;  après  avoir  passé  sous  l'ombre  des  grands 
arbres  et  traversé  le  pont  jeté  sur  les  douves,  elles  arrivèrent  de- 
vant le  perron  du  château.  Une  dame  âgée,  de  haute  taille,  mise 
avec  distinction  et  simplicité,  s'avança  pour  les  recevoir. 

—  Bonjour,  ma  bonne  femme,  dit-elle  à  la  métayère,  bonjour; 
eh  bien  !  vous  me  ramenez  donc  ma  pauvre  nièce,  la  fille  de  ma 
sœur  tant  pleuréeî...  Venez,  petite,  que  je  vous  embrasse!... 

Marie,  rassurée  par  cet  accueil  affectueux,  s'approcha  de  M"'  de 
La  Verdière,  qui  la  pressa  sur  son  cœur  avec  attendrissement. 

—  Asseyez-vous  là  tous  les  trois  sur  ces  fauteuils,  continua  M"*  de 
La  Verdière  en  prenant  place  elle-même  sur  un  siège  à  roulettes 
auprès  de  la  fenêtre;  on  va  vous  servir  une  collation...  Marie,  ma 
petite,  ôtez  votre  coiffe,  je  vous  prie,  et  secouez  un  peu  ces  cheveux 
blonds  de  manière  qu'ils  flottent  librement  sur  votre  cou...  C'est 
cela;  relevez  votre  tète,  mon  enfant,  ne  rougissez  pas,  regardez- 


RÉCIT    DU    BOCAGE.  811 

moi  en  face,  regardez  votre  tante,  et  jetez  un  coup  d'œil  sur  ce  por- 
trait! C'est  celui  de  votre  mère  à  l'âge  que  vous  avez  maintenant, 
et  en  vérité  on  dirait  que  c'est  le  vôtre!... 

—  En  conscience,  c'est  la  même  coiffure  et  le  même  visage,  dit 
Louis  avec  émotion. 

—  Pauvre  sœur!  murmura  M"*  de  La  Verdière,  il  me  semble  que 
je  la  vois  encore,  jeune,  croyant  à  un  heureux  avenir!...  —  Puis, 
s' adressant  à  la  métayère  :  —  Votre  mari  était  à  la  grande  armée 
sans  doute?... 

—  Oui,  madame,  il  a  été  tué  au  combat  de  Dol  avec  M.  de  Bois- 
frénais,  le  père  de  votre  nièce...  Il  était  capitaine  de  paroisse,  ma- 
demoiselle... 

—  Embrassons-nous,  ma  bonne  femme,  embrassons-nous;  nos 
proches  ont  versé  leur  sang  pour  la  môme  cause,  ils  ont  eu  là-haut 
la  même  récompense...  Marie,  ma  chère  nièce,  remerciez  la  Provi- 
dence d'avoir  passé  vos  jeunes  années  dans  cette  honnête  famille... 

—  Dame  !  reprit  la  métayère,  elle  n'y  était  guère  bien.  Je  l'ai  éle- 
vée un  peu  sévèrement  ! 

—  Tant  mieux,  tant  mieux,...  répondit  M"^  de  La  Verdière;  j'au- 
rai moins  à  faire  pour  achever  son  éducation...  Et  la  petite  est 
obéissante,  docile?... 

—  Elle  n'a  jamais  été  rétive,  la  pauvre  enfant.  Je  lui  reprochais 
quelquefois  de  se  montrer  un  peu  molle  au  travail.  Que  voulez- 
vous,  mademoiselle?  elle  n'était  point  née  pour  cela;  elle  le  sentait 
bien,  à  ce  qu'il  paraît... 

—  Laissez  parler  la  métayère,  jeune  homme,  dit  W^*"  de  La  Ver- 
dière en  s' adressant  à  Louis,  qui  cherchait  à  mettre  un  terme  aux 
franches  explications  de  sa  mère.  —  A  quel  travail  occupiez-vous 
ma  nièce? 

—  Dame!  que  voulez-vous,  mademoiselle?  nous  l'occupions  aux 
petits  ouvrages  des  champs,  sans  trop  la  fatiguer  à  cause  de  son... 
infirmité...  Elle  filait  et  menait  les  ouailles... 

—  Très  bien!  Hé,  ma  nièce,  ne  rougissez  point  de  ces  occupa- 
tions pastorales,  qui  n'ont  rien  de  déshonorant.  La  reine  se  plaisait 
à  traire  elle-même  ses  vaches  à  Trianon,  et  toutes  ses  dames  l'imi- 
taient. Dans  tout  le  cours  de  votre  vie,  vous  ne  ferez  peut-être  plus 
rien  qui  vous  élève  à  vos  propres  yeux  autant  que  d'avoir  su  gagner 
votre  pain  à  la  sueur  de  votre  front.  Remerciez  avec  moi  ces  braves 
gens  qui  ont  entouré  votre  enfance  de  soins  désintéressés  et  votre 
première  jeunesse  de  sages  exemples... 

—  Vous  êtes  trop  bonne,  mademoiselle,...  balbutia  la  mère  Jac- 
queline. 

—  Pour  de  bons  conseils  et  de  bons  exemples,  continua  Louis,  ils 
ne  lui  ont  point  manqué;  nous  n'avions  que  cela  à  lui  donner  à  La 


812  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Gaudinière.  Ici  ils  ne  lui  feront  point  défaut  non  plus,  et  elle  trou- 
vera la  richesse,  le  repos,  le  bien-être...  Tenez,  mademoiselle,  ajouta 
le  jeune  homme  en  se  levant  les  larmes  aux  yeux,  il  aurait  mieux 
valu  tout  de  même  que  j'eusse  découvert  tout  cela  dix  ans  plus  tôt. 

M"^  de  La  Verdière  regarda  avec  étonnement  le  visage  pâle  et 
troublé  du  jeune  paysan;  puis,  se  retournant  vers  Marie,  que  ces 
paroles  naïves  avaient  fait  rougir  :  —  Il  a  raison,  ajouta- t-elle  sans 
paraître  comprendre  ;  on  aurait  pris  à  La  Gaudinière  une  fille  plus 
forte  que  Marie,  mieux  propre  aux  travaux  des  champs,  et  qui  eût 
rendu  plus  de  services.  N'est-ce  pas  cela  que  vous  voulez  dire,  mon 
ami? 

Le  pauvre  Louis,  honteux  et  confus,  passa  gauchement  sa  main 
sur  ses  longs  cheveux  bruns  sans  oser  répondre.  Après  un  moment 
de  silence,  il  tira  le  bras  de  la  vieille  Jacqueline,  en  lui  disant  tout 
bas  :  —  Partons,  ma  mère;  allons-nous-en,  tout  est  fmi.  —  La  mé- 
tayère fit  une  révérence,  Louis  ôta  son  chapeau,  et  ils  se  retirè- 
rent à  reculons,  en  saluant  toujours.  M"^  de  La  Verdière  reconduisit 
Jacqueline  et  son  fils  jusqu'à  la  dernière  marche  du  perron.  Debout 
à  côté  de  sa  tante,  Marie  les  suivit  des  yeux.  Lorsque  M"^  de  La  Ver- 
dière fut  rentrée  au  salon,  la  jeune  fille  courut  à  moitié  chemin  de 
la  longue  allée,  et  Louis  s' étant  retourné  vers  le  château  :  — Adieu, 
la  métayère  !  adieu,  Louis  !  répéta-t-elle  à  plusieurs  reprises  en  leur 
faisant  signe  de  la  main.  A  ce  moment  suprême,  il  lui  sembla  que 
La  Gaudinière,  assise  au  soleil  sur  un  coteau,  était  plus  riante  que 
ce  grand  manoir  caché  sous  l'épais  et  sombre  feuillage.  Elle  songea 
presqu'avec  regret,  et  non  sans  mélancolie,  à  ces  champs  tranquilles 
où  s'étaient  écoulées  ses  jeunes  années  dans  l'abnégation  et  le  tra- 
vail. Le  cœur  humain  a  de  ces  retours  inattendus,  de  ces  attendris- 
semens  subits  qui  l'honorent;  la  réflexion  et  l'amour-propre  les  arrê- 
tent et  les  calment  toujours  trop  tôt!  A  peine  rentrée  au  salon,  Marie 
se  trouva  si  bien  dans  un  bon  fauteuil,  les  pieds  sur  un  tabouret, 
qu'elle  ne  put  s'empêcher  de  sourire  d'aise.  Pour  la  première  fois 
de  sa  vie,  elle  fixait  ses  regards  sur  une  large  glace  où  sa  personne 
se  reflétait  complètement. 

—  Ma  chère  enfant,  dit  M"*'  de  La  Verdière,  défiez-vous  de  cette 
glace.  Le  jour  où  vous  vous  y  verrez  avec  les  vêtemens  qui  convien- 
nent à  votre  rang,  elle  vous  dira  peut-être  que  vous  êtes  jolie  ;  elle  l'a 
dit  à  bien  d'autres!...  Tenez,  avant  que  je  vous  installe  dans  ce  châ- 
teau, j'ai  encore  un  devoir  à  remplir.  Tirez  le  cordon  de  cette  son- 
nette, s'il  vous  plaît. 

Marie  sonna.  Un  vieux  domestique  parut  le  chapeau  à  la  main; 
ses  cheveux  blancs,  attachés  par  un  cordon  noir,  formaient  une 
queue  qui  se  promenait  sur  le  col  de  sa  veste.  —  Bastien,  lui  dit 
M*"  de  La  Verdière,  sellez  votre  meilleur  cheval,  prenez  avec  vous 


RÉCIT    DU    BOCAGE.  813 

ce  sac  qui  contient  cent  louis  d'or  et  portez-les  à  la  métairie  de  La 
Gaudinière,  en  coupant  au  plus  court.  Vous  direz  que  j'entends 
payer  avec  cette  somme  les  mois  de  nourrice  de  ma  nièce,  capital  et 
intérêts.  Les  bons  comptes  font  les  bons  amis! 

Y. 

Si  la  grande  glace  du  salon  disait  à  Marie  qu'elle  était  jolie,  elle 
ne  mentait  peut-être  pas.  Sous  ses  nouveaux  vêtemens,  M"*  de  Bois- 
frénais  ne  manquait  ni  de  grâce  ni  de  noblesse.  La  chétive  fdeuse, 
trop  longtemps  égarée  au  milieu  de  robustes  paysannes ,  se  retrou- 
vait en  souriant  dans  ces  bergères  fraîches  et  élégantes  qu'un  peintre 
de  l'école  de  Watteau  avait  représentées  sur  les  panneaux  de  la  salle 
à  manger.  Devenue  châtelaine,  Marie  se  gardait  bien  de  lever  trop 
haut  sa  tête  blonde.  Elle  songeait  qu'il  lui  serait  plus  difficile  en- 
core de  se  faire  pardonner  dans  un  château,  au  milieu  du  monde, 
la  légère  infirmité  dont  elle  rougissait  naguère  dans  la  solitude  des 
champs.  Heureuse  de  n'avoir  plus  aux  pieds  ses  lourds  sabots,  elle 
s'étudiait  à  marcher  d'un  pas  plus  leste,  et  accompagnait  volontiers 
M"*  de  La  Yerdière  dans  ses  promenades  du  matin  et  du  soir.  Il  lui 
semblait  charmant  de  fouler  le  sable  des  allées  du  potager,  d'errer 
sur  le  gazon,  à  l'ombre  des  grands  arbres,  de  sentir  couler  les 
heures  dans  un  doux  repos.  Après  le  dîner,  Marie  lisait  à  haute  voix 
devant  sa  tante,  qui  rectifiait  sa  prononciation  incorrecte  et  lui  en- 
seignait à  s'exprimer  avec  une  certaine  élégance.  Elle  s'initiait  ainsi 
aux  premiers  élémens  de  l'éducation  qui  lui  manquait.  N'ayant  ja- 
mais eu  d'autre  maître  que  le  grand  Louis  de  La  .Gaudinière,  Marie 
ne  connaissait  rien  de  l'histoire;  jamais  elle  n'avait  lu  de  poésie., 
Les  récits  du  passé  et  les  accens  inspirés  qui  éclatent  dans  les  beaux 
vers  charmaient  son  esprit  et  éveillaient  son  imagination,  tout  en  lui 
causant  un  certain  éblouissement.  Au  point  de  vue  de  l'intelligence, 
elle  se  trouvait  dans  la  position  d'un  aveugle-né  dont  les  yeux  s'ou- 
vrent tout  à  coup  à  la  lumière. 

Depuis  une  quinzaine  de  jours,  M"*  de  Boisfrénais  menait  cette 
existence  tranquille  et  doucement  occupée,  remplie  d'égards  et  de 
prévenances  pour  sa  tante,  qui  lui  témoignait  de  son  côté  la  plus 
vive  affection.  Elle  oubliait  peu  à  peu  le  passé;  mais  M"^  de  La  Yer- 
dière, plus  calme  et  plus  sérieuse,  parce  qu'elle  avait  plus  d'expé- 
rience, lui  dit  un  soir  :  —  Mon  enfant,  votre  histoire  est  un  roman, 
elle  fera  du  bruit  dans  la  contrée.  La  véritable  héroïne  de  cette  his- 
toire, c'est  pourtant  la  pauvre  et  vieille  Jeanne  !  Je  voudrais  la  voir, 
l'arracher  à  l'existence  vagabonde  qu'elle,  traîne  depuis  tant  d'an- 
nées. Depuis  que  vous  êtes  auprès  de  moi,  je  la  fais  chercher  vaine- 
ment dans  toutes  les  paroisses  du  voisinage.  -11  faut  que  nous  ten- 


81A  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lions  un  dernier  effort.  Demain,  Bastien  se  mettra  en  campagne  avec 
les  métayers  du  château,  et,  à  force  de  battre  les  champs,  ils  la 
rencontreront  peut-être.  Tant  que  nous  n'aurons  rien  fait  pour  celle 
qui  a  reçu  le  dernier  soupir  de  votre  mère,  de  ma  pauvre  sœur, 
nous  n'aurons  pas  acquitté  la  dette  de  la  reconnaissance. 

Marie  avait  toujours  eu  grand'peur  de  la  vieille  folle,  qui  courait 
après  elle  dans  son  enfance  pour  l'embrasser.  Souvent  elle  s'était 
cachée  derrière  les  haies  pour  ne  pas  être  vue,  lorsque  la  pauvre 
Jeanne,  passant  par  les  chemins,  maugréait  contre  les  bleus  et  le- 
vait son  bâton  d'un  air  menaçant.  Cependant  elle  n'osa  élever  la 
moindre  objection  contre  les  projets  de  sa  tante,  et  dès  le  lende- 
main matin  Bastien  accepta  la  mission  dont  on  le  chargeait,  en  pro- 
testant qu'il  irait  jusqu'au  bout  du  monde,  si  mademoiselle  l'or- 
donnait, mais  qu'il  était  assez  avisé  pour  dénicher  à  lui  seul  le 
gibier  en  question.  Il  partit  donc  :  ses  grandes  bottes,  sa  culotte 
de  peau,  son  chapeau  à  cornes,  sa  vieille  veste  verte  à  courtes  bas- 
ques, dont  sa  queue  poudrée  blanchissait  le  col,  lui  donnaient  une 
physionomie  étrange  ;  mais  les  paysans  de  la  contrée ,  loin  de  sou- 
rire en  le  voyant  passer,  le  prenaient  au  sérieux  et  l'appelaient  mon- 
sieur Bastien,  parce  qu'il  avait  eu  un  grade  dans  la  cavalerie  ven- 
déenne. Le  vieux  serviteur,  monté  sur  un  grand  cheval  de  chasse, 
s'enfonça  par  les  chemins  creux,  côtoyant  les  genêts  et  les  bois,  in- 
terrogeant les  métayers  qu'il  rencontrait.  Cette  battue  dura  plu- 
sieurs heures,  car  il  allait  toujours,  tirant  du  côté  de  La  Gaudinière, 
sans  avoir  pu  recueillir  aucun  indice  de  la  vieille  Jeanne.  A  foi^e 
de  regarder  autour  de  lui,  Bastien  découvrit  au  pied  d'un  coteau 
escarpé  un  taillis  dans  lequel  il  lui  était  souvent  arrivé  de  se  blottir, 
avec  bien  d'autres,  pendant  les  guerres.  Mettant  pied  à  terre,  il  at- 
tacha son  cheval  au  tronc  d'un  arbre  et  se  glissa  sous  la  ramée.  Les 
renards  et  les  lapins  avaient  tracé  un  labyrinthe  de  petits  sentiers  à 
travers  le  bois.  Bastien  rampa  sur  les  genoux  jusqu'au  plus  épais 
du  fourré,  prêtant  une  oreille  attentive,  retenant  son  haleine  et 
plongeant  ses  regards  sous  le  feuillage  sombre.  Après  une  demi- 
heure  de  recherches,  il  lui  sembla  apercevoir  une  forme  humaine, 
ou  plutôt  un  paquet  de  haillons  roulé  au  milieu  d'un  amas  de  fou- 
gères. De  ce  repaire  obscur  s'élevaient  des  gémissemens  et  des  san- 
glots. C'était  la  vieille  Jeanne  qui  répétait,  en  cachant  entre  ses  ge- 
noux sa  face  ridée  :  —  Ils  m'ont  volé  mon  trésor,  les  gredins!...  Ils 
m'ont  volé  mon  trésor!...  Qui  donc  m'a  trahie?...  Je  n'ai  pourtant 
.révélé  mon  secret  à  personne!... 

—  Mère  Jeanne,  dit  à  demi-voix  le  vieux  serviteur,  votre  trésor 
n'est  point  volé.  Voulez- vous  que  je  vous  le  rende?...  eh  bien!  ve- 
nez avec  moi. 

—  Les  bleus!  s'écria  Jeanne  entendant  une  voix  humaine;  les 


RÉCIT   DU    BOCAGE.  815 

bleus!  je  suis  trahie...  Tuez-moi,  lâches  que  vous  êtes!  tuez-moi,  je 
n'ai  plus  la  force  de  fuir.  Les  loups  ne  veulent  pas  me  manger  parce 
que  je  suis  trop  vieille,  et  vous,  vous  me  cherchez  pour  me  faire 
mourir... 

—  La  pauvre  folle  qui. me  prend  pour  un  hleuî  murmura  Bastion 
avec  humeur.  Et  s' approchant  d'elle  :  —  Eh  î  bonne  femme,  puisque 
vous  avez  fait  la  guerre,  vous  connaissez  la  devise  :  ((  Dieu  et  le  roi  !  » 
J'étais  au  passage  de  la  Loire,  à  Savenay,  à  Dol,  à  Granville... 

—  Que  dites-vous?  reprit  la  vieille;  je  n'entends  plus  rien  et  je 
ne  vois  rien  autour  de  moi...  Que  me  voulez-vous?  Je  sens  bien  que 
je  vais  mourir... 

—  Impossible  d'en  rien  tirer,  se  dit  le  vieux  serviteur;  impos- 
sible de  la  faire  sortir  de  son  gîte...  Quand  je  resterais  ici  jusqu'à 
demain,  je  n'en  serais  pas  plus  avancé.  Il  faut  que  je  l'emmène  au 
château  dans  une  charrette,  quand  même  elle  me  traiterait  de  bleu 
et  de  républicain.  —  Résolu  à  prendre  ce  parti.  Bastion  sortit  du  bois, 
monta  sur  son  cheval  et  courut  à  la  métairie  la  plus  voisine  requérir 
une  charrette,  dont  il  paya  le  prix  immédiatement.  Les  paysans  l'ai- 
dèrent à  tirer  la  vieille  Jeanne  du  gite  dans  lequel  elle  se  tenait  blot- 
tie comme  un  renard.  La  pauvre  femme  essaya  d'abord  d'opposer 
quelque  résistance  ;  mais,  trop  faible  pour  tenir  tête  aux  vigoureux 
garçons  qui  la  soulevaient  avec  précaution  sur  leurs  bras  et  l'entraî- 
naient hors  du  taillis  en  écartant  les  ronces  et  les  branches  d'arbres, 
elle  se  laissa  déposer  sur  la  charrette,  dont  le  fond  était  garni  de 
paille.  Les  paysans  piquèrent  les  quatre  bœufs  attelés  au  véhicule, 
et  Bastien,  pareil  au  gendarme  qui  escorte  son  prisonnier,  se  tint 
auprès  de  la  roue,  l'œil  fixé  sur  la  vieille,  qui  gémissait  toujours. 

Il  y  avait  en  ce  temps-là  plus  d'un  gentilhomme  qui  en  était  ré- 
duit à  atteler  des  bœufs  à  son  carrosse  pour  se  tirer  des  chemins 
de  traverse  dans  les  départemens  de  l'ouest.  Jeanne  la  mendiante 
voyageait  donc  en  assez  respectable  équipage.  Habitués  à  guider 
leurs  bœufs  dociles,  les  paysans,  qui  connaissaient  la  vieille  folle  et 
respectaient  sa  misère,  cherchaient  à  lui  éviter  de  trop  rudes  se- 
cousses. Jeanne  finit  par  s'endormir,  et  elle  sommeillait  lorsque 
l'attelage  parut  au  bout  de  la  longue  avenue  conduisant  au  château 
de  La  Verdière.  Au  bruit  que  faisaient  les  roues  en  tournant  sur 
l'essieu,  Marie  regarda  parla  fenêtre  du  salon.  Elle  aperçut  Bastien, 
dont  le  cheval  impatient  caracolait  et  piaffait  auprès  de  la  lourde 
charrette. 

—  Ma  tante!  s'écria-t-elle,  ma  tante,  voici  votre  vieux  servi- 
teur ! . . . 

Comme  elle  achevait  ces  paroles,  Bastien  lâcha  la  bride  à  son 
cheval,  et  ôtant  son  chapeau  à  cornes,  il  annonça  à  M'^^  de  La  Ver- 
dière l'heureux  résultat  de  ses  recherches.  • 


816  ^  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Très  bien  î  répondit  AP'^  de  La  Yerdière  ;  faites  que  l'on  ap- 
porte un  bouillon.  Approchez  un  fauteuil  pour  que  je  fasse  asseoir 
cette  pauvre  vieille... 

On  fit  descendre  Jeanne  de  la  charrette,  on  la  plaça  dans  le  fau- 
teuil. La  vieille  folle  semblait  anéantie  ;  elle  pleurait,  la  tète  pen- 
chée sur  sa  poitrine.  M"*  de  La  Yerdière  s'empressa  de  lui  faire  ava- 
ler quelques  cuillerées  de  bouillon.  —  Marie,  ma  chère  nièce, 
disait-elle  en  cherchant  celle-ci  du  regard,  venez  donc  m' aider  à 
faire  manger  Jeanne.  —  Marie,  surmontant  à  grand'peine  l'effroi 
que  lui  inspirait  la  vieille  folle,  prit  à  son  tour  la  cuiller,  et  M"^  de 
La  Yerdière  s'assit  auprès  de  la  pauvre  femme  en  lui  tenant  les 
mains. 

—  Jeanne,  ma  bonne  Jeanne ,  lui  demanda-t-elle,  comment  vous 
trouvez- vous?  —  Parlant  ainsi,  elle  contemplait  avec  une  pitié  pro- 
fonde cette  femme  à  demi  morte,  privée  de  raison,  épuisée  de  fa- 
tigue et  de  misère,  et  qui  mangeait  encore  avec  une  certaine  avidité, 
comme  l'animal  que  soutient  jusqu'au  bout  l'instinct  de  la  conser- 

,vation. 

—  On  m'a  volé  mon  trésor,  répondit  Jeanne  à  demi-voix  ;  si  c'est 
vous  qui  me  l'avez  pris,  rendez-le-moi!...  Il  n'y  a  donc  pas  de 
bleus  par-ici,  puisqu'on  y  trouve  encore  à  manger?... 

—  Jeanne ,  reprit  M"*"  de  La  Yerdière ,  regardez  donc  ce  portrait 
là-haut  :  reconnaissez-vous  cette  dame-là? 

—  Je  ne  vois  rien ,  reprit  la  vieille  ;  laissez-moi  donc  dormir  un 
peu,  et  puis  après  je  me  remettrai  en  route...  J'ai  peur  quand  je  ne 
suis  point  dans  les  bois... 

—  Yous  étiez  au  combat  de  Dol,  ma  bonne  Jeanne? 

—  Oui,  j'y  étais,...  et  bien  d'autres,  qui  n'en  sont  pas  revenus... 

—  Et  la  petite....  vous  savez  bien?... 

—  La  petite...  Ah!  mon  Dieu,  j'ai  perdu  mon  trésor!  Pauvre  pe- 
tite!... Et  quand  la  paix  viendra,  je  ne  serai  plus  de  ce  monde  pour 
te  dire  mon  secret...  File,  ma  chérie,  fde  derrière  tes  ouailles!...  Les 
bleus,  les  bleus  l  laissez-moi  partir. 

—  Jeanne,  continua  M"*  de  La  Yerdière,  elle  ne  file  plus,  la  pe- 
tite, elle  ne  mène  plus  les  ouailles!...  Les  louis  d'or,  les  parche- 
mins, tout  est  trouvé,  entendez-vous?... 

—  Ah!  on  voudrait  me  faire  parler,  mais  je  ne  le  veux  pas! 
Laissez-moi  tranquille!  dit  la  vieille  en  prenant  son  bâton  de  houx. 
Pourquoi  m'a-t-on  amenée  ici?... 

Elle  essaya  de  se  lever,  mais  ses  forces  l'abandonnèrent,  et  elle 
retomba  sur  le  fauteuil  en  poussant  un  gémissement  plaintif.  —  Ma 
bonne  Jeanne,  vous  resterez  ici  avec  nous,  reprit  M"*  de  La  Yer- 
dière; nous  aurons  bien  soin  de  vous  dans  vos  vieux  jours.  Laissez 
là  votre  bâton;  votre  main,  donnez,  que  je  la  baise,  cette  main  qui 


RÉCIT    DU   BOCAGE.  817 

a  fermé  les  yeux  de  ma  sœm'  chérie  et  reçu  d'elle  un  dépôt  sacré... 
La  vieille  femme  leva  ses  yeux  égarés.  —  Qui  donc  êtes-vous?... 
Où  suis-je?.,. 

—  Vous  êtes  chez  M"'  de  La  Verdière,  chez  la  sœur  de  M^*  de 
Boisfrénais...  C'est  elle  qui  vous  parle...  La  paix  est  faite  il  y  a  bien 
longtemps... 

—  Ne  mentez-vous  point?...  On  m'a  pourtant  volé  ce  que  j'avais 
caché,  l'argent  et  les  papiers  de  madame...  Vous  dites  peut-être 
bien  la  vérité,  car  vous  avez  une  de  ces  douces  voix  d'autrefois  que 
j'aimais  tant  à  entendre...  Je  voudrais  bien  comprendre  ce  que  vous 
dites  là;  mais  ma  pauvre  tête  est  à  l'envers...  J'ai  tant  souffert!... 
Je  suis  folle,  ma  bonne  dame,  et  j'ai  beau  faire  pour  me  souvenir  et 
penser,  ça  m'échappe  comme  une  fumée...  C'est  dur,  allez,  de  voir 
et  d'entendre  ce  qui  n'existe  point!... 

M"^  de  La  Verdière  prit  alors  Marie  par  la  main,  et,  la  plaçant 
entre  les  genoux  de  la  vieille,  elle  lui  demanda  :  —  Yoyez-vous 
cette  jeune  fdle?... 

La  folle  regarda,  puis  rougit,  pâlit,  et,  levant  les  deux  bras  :  — 
Madame,  madame  de  Boisfrénais,...  vivante  et  devant  moi!... 

—  Hélas!  ce  n'est  plus  elle,  Jeanne,  c'est  sa  fille,  répondit  dou- 
cement Marie. 

La  vieille  porta  les  mains  à  son  front  et  versa  un  torrent  de  larmes. 
—  Tu  as  un  son  de  voix  qui  fait  pleurer...  Marche  un  peu,  ma  pe- 
tite, pas  trop  loin,  je  ne  pourrais  te  voir...  Ah!  oui,  c'est  toi,  ma 
chérie,  ma  petite  boiteuse,  parée,  belle  comme  ta  mère,  dans  un 
château...  Les  bleus  sont  donc  partis  !.. .  Ma  bonne  dame,  laissez-moi 
mourir  ici,  je  vous  en  supplie!...  Je  coucherai  dans  le  foin,  avec  les 
vaches,  et  je  ne  tiendrai  guère  de  place...  Il  faut  que  je  reste  auprès 
de  toi,  Marie...  Vous  disiez  que  vous  vouliez  bien  me  garder,  n'est- 
ce  pas?... 

L'épouvante  que  Marie  éprouvait  à  la  vue  de  la  vieille  folle  avait 
disparu  pour  faire  place  à  la  plus  tendre  pitié.  Elle  veilla  à  ce  que 
la  pauvre  Jeanne  fût  transportée  dans  une  des  meilleures  chambres 
du  château ,  et  se  fit  un  plaisir  de  lui  prodiguer  les  soins  les  plus 
attentifs.  Quand  la  vieille  et  fidèle  Jeanne  mourut  six  mois  après, 
elle  lui  ferma  elle-même  les^yeux,  comme  celle-ci  avait  de  sa  main 
fermé  ceux  de  sa  mère.  —  Hélas!  dit  à  sa  nièce  M"*  de  La  Verdière 
lorsque  la  pauvre  folle  expira,  les  corps  de  nos  proches,  des  sei- 
gneurs de  ce  château,  mutilés  par  les  balles,  insultés  par  la  popu- 
lace, ont  été  abandonnés  dans  les  fossés  ;  que  celui  de  la  fidèle  ser- 
vante qui  ne  les  quitta  qu'après  leur  dernière  heure  repose  là  où  ils 
devraient  être  eux-mêmes,  dans  le  cimetière  de  la  famille  ! 

TOME  XMV.  '■  ■  52 


818  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


La  présence  de  Marie  redonnait  au  château  de  La  Verdière  la  vie 
et  l'animation,  qui,  depuis  longtemps,  lui  manquaient.  Pareille  à 
ces  visages  criblés  de  cicatrices,  qui  peuvent  se  dérider  encore,  la 
façade  du  viçux  manoir,  avec  ses  écussons  mutilés  et  les  moulures 
à  moitié  frustes  de  ses  fenêtres,  semblait  sourire  quand  le  soleil  le- 
vant r éclairait  de  ses  rayons  vermeils.  11  n'y  avait  plus  de  ces  croi- 
sées toujours  closes,  de  ces  volets  éternellement  fermés  qui  attris- 
tent une  demeure.  La  jeune  fille  allait  et  venait  du  haut  en  bas  des 
escaliers,  regardant  les  horizons  par  les  balcons  et  les  lucarnes, 
comme  si  elle  eût  voulu  saisir  par-dessus  les  grands  chênes  qui  l'en- 
touraient de  leur  silence  les  bruits  lointains  du  monde.  Ce  monde, 
dont  sa  tante.  M"'  de  La  Verdière,  la  tenait  prudemment  éloignée, 
jugeant  qu'elle  n'était  pas  encore  en  état  de  s'y  montrer  avec  avan- 
tage, pénétrait  cependant  jusqu'au  château  au  temps  de  la  chasse. 
L'histoire  de  Marie  ayant  fait  du  bruit  dans  le  canton,  on  voulait 
voir  celle  qui  pendant  vingt  ans  et  plus  avait  vécu  aux- champs  et 
joué  au  sérieux  le  rôle  de  paysanne.  Marie  avait  beau  s'appliquer  à 
parler  et  à  agir,  il  lui  restait  encore  quelque  gaucherie;  mais,  comme 
elle  ne  manquait  ni  de  tact  ni  d'esprit,  elle  comprenait  qu'il  valait 
mieux  laisser  cette  enveloppe  agreste  tomber  peu  à  peu  que  de  s'en 
dépouiller  trop  vite,  au  risque  de  perdre  le  naturel.  On  prenait  pour 
une  coquetterie  ce  reste  de  rusticité  dont  le  temps  effaçait  chaque 
jour  quelque  trace.  Les  hôtes  de  sa  tante,  les  parens  qui  venaient 
au  château  à  l'automne  félicitaient  souvent  M""  de  La  Verdière  d'a- 
voir retrouvé  une  nièce  aussi  simple  et  aussi  charmante.  La  vérité 
est  que  Marie  étudiait  avec  beaucoup  de  discrétion  les  manières 
de  sa  tante,  qui  avait  connu  le  monde  dans  sa  jeunesse,  et,  quoi- 
qu'elle n'eût  pas  encore  lu  Florian,  elle  acceptait  sans  humeur  le 
surnom  de  bergère  que  lui  donnaient  quelques  vieux  gentilshommes 
du  voisinage. 

Son  plus  grand  plaisir  était  de  courir  à  cheval  en  compagnie  du 
vieux  Bastien,  qui  la  suivait  partout  en  qualité  d'écuyer.  Un  matin 
d'automne,  par  un  de  ces  jours  où  il  ne. fait  ni  chaud  ni  froid,  où  le 
corps  en  parfait  équilibre  laisse  à  l'esprit  toute  liberté  pour  rêver  et 
se  souvenir,  la  fantaisie  lui  prit  de  pousser  jusqu'à  La  Gaudinière. 
Bien  des  fois  elle  avait, envoyé  demander  des  nouvelles  de  la  mère 
Jacqueline  «t  des  siens,  mais  jamais  encore  elle  n'avait  osé  revoir  de 
ses  yeux  cette  métairie  où  sa  première  jeunesse  s'était  écoulée  entre 
quatre  jeunes  gars  à  demi  sauvages  comme  elle,  comme  elle  aussi 
timides  et  soumis  à  la  règle  austère  du  devoir.  Voulait-elle  satis- 


RÉCIT    DU   BOCAGE.  819 

faire  une  simple  curiosité,  remplir  un  acte  de  politesse  envers  la  gé- 
néreuse famille  qui  l'avait  recueillie  pauvre  et  délaissée?  Elle  ne  se 
le  demanda  point  et  partit,  vêtue  aussi  élégamment  que  si  elle  eût 
rendu  visite  à  quelque  châtelaine  de  la  contrée.  Quand  elle  arriva 
en  vue  de  La  Gaudinière,  tous  ces  champs  dont  elle  savait  les  noms 
se  peuplèrent  de  souvenirs.  La  bergère  qui  l'avait  remplacée,  grosse 
et  forte  fille  aux  mains  rouges,  filait  au  même  carrefour  où  mainte 
fois  la  quenouille  s'était  échappée  de  ses  mains  fatiguées. 

—  Ma  bonne  fille,  lui  dit-elle,  vous  êtes  de  La  Gaudinière,  n'est- 
ce  pas  ? 

— ^Oui,  répondit  la  filêuse,  j'y  suis  depuis  que  l'autre  est  partie,.. 

—  La  mère  Jacqueline,  la  métayère,  est  en  bonne  santé,  et  ses 
fils  aussi?... 

—  Dame!  les  gars  sont  aux  champs.  L'aîné  laboure  avec  le  plus 
jeune,  les  autres  sont  à  couper  des  genêts;  mais  la  maîtresse  est  en- 
terrée il  y  aura  huit  jours  demain... 

—  Gomment!  s'écria  M^^^  de  Boisfrénais,  elle  est  morte  et  on  ne 
m'en  a  pas  prévenue...  Bastien,  allons  en  avant  ;  au  revoir,  ma  bonne 
fille... 

L'heure  du  repas  était  venue.  Les  quatre  frères,  assis  à  la  table, 
mangeaient,  ayant  tous  sur  la  tête  leurs  grands  chapeaux  voilés  de 
crêpe.  Au  bruit  que  firent  les  chevaux,  l'Abri  aboya  et  courut  avec 
colère  au-devant  des  cavaliers,  puis,  reconnaissant  la  voix  de  Marie, 
il  fit  éclater  sa  joie  par  mille  gambades.  —  A  bas,  l'Abri!  à  bas!  dit 
la  jeune  fille,  j'ai  une  robe  de  soie  maintenant,  mon  pauvre  chien, 
il  n'est  plus  permis  de  mettre  tes  pattes  sur  mes  genoux...  Bastien, 
tenez  mon  cheval. 

M^^^  de  Boisfrénais  avait  mis  pied  à  terre.  Elle  marcha  droit  à  la 
porte  de  la  métairie  et  entra.  L'écuelle  de  Louis  était  là  fumante  à 
sa  place,  mais  le  métayer  avait  pris  la  fuite  ;  les  trois  autres  gars  se 
levèrent  avec  embarras.  Le  plus  jeune  eut  seul  assez  de  hardiesse 
pour  apporter  une  chaise.  Ils  se  tenaient  debout,  immobiles,  regar- 
dant la  demoiselle  à  l'élégant  costume  qui  cherchait  des  yeux  le 
grand  Louis. 

—  Mes  amis,  dit  M"®  de  Boisfrénais,  votre  mère  n'est  donc  plus 
de  ce  monde!...  Gomment  l'avez  vous  laissé  mourir  sans  me  faire 
appeler?  J'aurais  eu  la  consolation  de  l'embrasser  encore  et  de  lui 
demander  pardon  des  impatiences  que  je  lui  ai  causées. 

Les  jeunes  gens  pleurèrent  en  entendant  ces  paroles,  et  Mathurin, 
le  dernier  d'entre  eux,  répondit  avec  une  imperturbable  franchise  : 
—  Dame!  ce  n'est  pas  notre  faute,  Louis  s'est  mis  en  route  avec  la 
jument  pour  vous  aller  quérir;  mais  le  cœur  lui  a  manqué  à  une 
lieue  du  château...  Vous  savez  bien  comme  il  est... 

—  Oui,  oui,  dit  à  demi-voix  M"^  de  Boisfrénais,  je  le  sais  bien  ;  il 


820  REVUE  DES  DEUX  MOjVDES. 

s'est  enfui  en  me  voyant,  n'est-ce  pas?...  Sa  soupe  froidirait,  il  faut 
que  je  parte...  Puisque  je  suis  ici  un  objet  d'épouvante,  je  n'y  re- 
viendrai plus;  adieu,  mes  amis,  donnez-moi  une  poignée  de  main, 
les  gars;  nous  avons  été  longtemps  frères  et  sœur...  Je  ne  revien- 
drai plus,  je  vous  raffîrme;  mais  si  vous  avez  besoin  de  moi,  je  suis 
toute  à  vous... 

Ayant  ainsi  parlé,  elle  caressa  le  chien  de  garde  une  dernière  fois 
et  remonta  à  cheval.  Gomme  elle  tournait  l'angle  du  jardin,  elle  dis- 
tingua par-dessus  la  haie  le  chapeau  de  Louis,  qui  la  regardait  pas- 
ser à  travers  les  ronces.  —  Adieu,  Louis,  adieu,  mon  grand  frère! 
lui  cria-t-elle  d'une  voix  vibrante,  et  elle  se  mit  à  chanter  un  de  ses 
cantiques  d'autrefois.  Louis,  honteux  d'avoir  été  surpris  caché  dans 
sa  retraite,  se  sauva  à  toutes  jambes,  comme  eût  fait  la  défunte  Jeanne 
quand  les  enfans  lui  criaient  :  Voilà  les  bleus!,.. 

En  fuyant  la  présence  de  Marie,  le  métayer  n'obéissait  pas  seule- 
ment aux  instincts  d'une  humeur  sauvage  et  chagrine;  il  voulait  à 
tout  prix  déraciner  de  son  cœur  le  sentiment  tyrannique  et  violent 
qui  s'y  était  enraciné  presque  à  son  insu.  Homme  des  jours  anciens, 
pieux  et  résigné,  il  souffrait  en  silence.  Quand  sa  mère  le  pressait 
de  se  marier,  il  secouait  la  tête  et  ne  répondait  pas.  Le  souvenir  de 
Marie  ne  le  poursuivait  pas  seulement  comme  l'image  du  bonheur 
perdu;  il  l'assaillait  comme  un  remords.  11  ne  pouvait  ni  se  pardon- 
ner son  attachement  pour  elle,  ni  lui  pardonner,  à  elle,  d'avoir  pris 
son  vol  dans  une  autre  région.  Le  pauvre  paysan  s'accusait  de  fai- 
blesse, comme  s'il  eût. été  le  seul  sur  la  terre  à  se  livrer  de  ces  rudes 
combats  où  l'on  a  peur  de  triompher.  Le  secret  qui  le  tourmentait, 
il  ne  l'eût  pour  rien  au  monde  confié  à  ses  frères  ni  à  qui  que  ce  fût. 
Le  soir,  quand  le  crépuscule  étendait  sur  les  campagnes  ces  pre- 
mières ténèbres  qui  portent  à  Ist  tristesse ,  il  croyait  entendre  une 
voix  qui  le  conviait  à  chercher  ailleurs  le  repos  et  la  solitude  abso- 
lue. Lorsque  sa  mère  fut  morte,  le  grand  Louis  tomba  dans  une  mé- 
lancolie plus  sombre  encore.  C'était  un  martyre  pour  le  jeune  mé- 
tayer de  demeurer  seul  dans  ces  champs  où  tout  lui  rappelait  Marie 
filant  derrière  ses  ouailles,  et  où  il  n'avait  plus  sa  mère  à  entourer 
de  respect.  Il  ne  lui  restait  plus  que  le  travail,  distraction  suprême 
de  ceux  dont  l'esprit  est  agité;  mais  pour  bien  travailler,  il  faut  avoir 
la  tête  libre,  le  cœur  tranquille.  Louis  n'éprouvait  plus  aucun  plaisir 
à  labourer,  aucune  joie  à  voir  les  gerbes  dorées  remplir  son  aire. 
Poursuivi  par  le  besoin  de  renoncer  à  tout  et  de  se  quitter  lui- 
même,  il  s'en  allait  faisant  de  longues  prières  le  long  des  haies,  par 
les  sentiers  déserts. 

Le  soir  du  jour  où  sonnait  sa  trentième  année,  Louis  de  La  Gaudi- 
nière  dit  donc  à  ses  trois  frères  :  —  Mes  frères,  vous  n'avez  point 
besoin  de  moi;  vous  voilà  grands,  et  d'âge  à  vous  établir.  Demain, 


RÉCIT    DU   BOCAGE.  821 

quand  je  serai  parti,  ouvrez  mon  basset  et  partagez  entre  vous  tout 
ce  que  vous  y  trouverez  d'effets  et  d'argent.  —  Le  lendemain,  avant 
l'aube,  il  partit  à  petits  pas  par  la  porte  du  jardin,  franchit  la  haie 
qui  l'entourait  et  s'élança  à  travers  champs.  Comme  il  traversait  la 
grande  prairie  au  chiron^  les  bœufs  couchés  dans  l'herbe  se  levèrent, 
croyant  qu'il  venait  les  quérir  comme  de  coutume,  et  marchèrent  à 
sa  rencontre.  Le  métayer  les  caressa  doucement  de  la  main,  les 
contempla  quelques  secondes  le  cœur  gros,  les  larmes  aux  yeux, 
sans  pouvoir  se  résoudre  à  quitter  ces  rudes  et  dociles  compagnons 
de  ses  travaux  journaliers.  Tout  à  coup  l'alouette  chanta,  le  soleil 
montra  son  disque  rouge  à  travers  les  aulnes,  et  le  chien  de  garde, 
le  vieux  l'Abri,  apparut  dans  le  lointain  flairant  l'herbe  pour  cher- 
cher la  piste  de  son  maître.  Le  premier  rayon  du  matin,  c'est  la 
vie,  l'espérance,  et  non  l'heure  de  l'adieu  éternel!  Le  grand  Louis, 
suffoqué  par  une  émotion  qu'il  ne  pouvait  vaincre,  chancela  comme 
un  athlète  blessé;  puis,  luttant  avec  un  redoublement  d'énergie 
contre  cette  défaillance  subite,  il  se  mit  alors  à  courir  de  toute  sa 
force  ;  sautant  par-dessus  les  haies  et  les  fossés,  il  se  sauva  tout  en 
pleurs,  la  tète  en  feu.  La  Gaudinière,  avec  ses  champs  et  ses  prés, 
disparut  bientôt  derrière  les  collines.  Quand  il  ne  vit  plus  rien  de 
ce  qui  lui  rappelait  tant  de  chers  ou  douloureux  souvenirs,  Louis 
recouvra  un  peu  de  sérénité.  Le  chapelet  à  la  main,  il  chemina  d'un 
pas  assuré,  et  marcha  ainsi  durant  quatre  longues  heures.  Arri- 
vant enfin  à  la  lande  de  Bégrolle,  il  découvrit  les  murs  du  couvent 
des  trappistes  de  Bellefontaine.  C'était  l'asile  vers  lequel  il  se  diri- 
geait, le  lieu  où  depuis  bien  des  années  il  était  tourmenté  du  besoin 
d'aller  s'ensevelir.  A  lui,  pauvre'paysan ,  il  fallait  une  retraite  plus 
absolue  que  celles  du  Bocage,  une  solitude  sans  horizon,  une  vie 
sans  sourire.  Il  secoua  ses  souliers  poudreux  sur  le  seuil  du  cloître, 
et  leva  le  marteau  de  la  porte,  qui  s'ouvrit  pour  se  refermer  sur  luL 
11  était  de  ceux  qui  aiment  mieux  mourir  à  eux-mêmes  que  de  vivre 
dans  une  inutile  souffrance. 

Un  an  après  le  jour  où  Louis  de  La  Gaudinière  entrait  au  couvent 
de  Bellefontaine,  Marie  de  Boisfrénais  épousait  un  gentilhomme  des 
environs  de  Châtillon,  dont  le  père  avai,t  acquis  une  certaine  illus- 
tration dans  les  guerres  de  la  Vendée.  En  faisant  ce  mariage,  M"^  de 
La  Verdière  stipula  que  sa  nièce  viendrait,  avec  son  mari,  habiter 
auprès  d'elle  au  moins  six  mois  de  l'année.  Elle  ne  pouvait  consen- 
tir à  se  séparer  tout  à  fait  de  celle  que  la  Providence  lui  avait  ren- 
due pour  consoler  ses  vieux  jours. 

Th.  Patie.     . 


LE 


CHILI  EN  1859 


I.   —  DÉVELOPPEMENT   DE  LA   SOCIÉTÉ  CHILIENNE. 

Lorsqu'on  apprit  en  Europe,  vers  la  fin  de  l'année  dernière,  que 
des  troubles  sérieux  venaient  d'éclater  au  Chili,  un  sentiment  de 
tristesse  se  répandit  parmi  les  hommes  qui  observent  d'assez  haut 
les  faits  politiques  pour  en  saisir  l'ensemble  et  comprendre  la  soli- 
darité qui  existe  entre  les  nations.  Depuis  plusieurs  années,  on  n'a- 
vait reçu  du  Chili  que  des  nouvelles  favorables  en  ce  qui  touche  le 
gouvernement,  la  sécurité  publique,  le  progrès  intellectuel,  le  com- 
merce, les  finances,  le  crédit;  on  se  plaisait  à  considérer  ce  pays 
comme  une  république  modèle,  appelée  à  donner  l'exemple  aux 
états  voisins  et  à  former  quelque  jour  une  fédération  hispano-amé- 
ricaine, sans  laquelle  les  races  latines  du  Nouveau-Monde  résiste- 
ront difficilement  à  l'ambition  des  États-Unis.  Cette  bonne  impres- 
sion, il  faut  le  reconnaître,  vient  de  recevoir  une  atteinte  grave.  La 
crise  récente  n'a  été  révél^p  à  l'Europe  que  par  des  lambeaux  de 
correspondances,  des  nouvelles  succinctes,  incohérentes,  passant 
d'un  journal  à  l'autre  sans  examen,  et  ajoutant  quelquefois  par  mal- 
veillance une  teinte  sinistre  à  ce  que  les  faits  ont  d'aflligeant  par 
eux-mêmes.  Il  est  donc  bon  de  rappeler  à  l'ancien  monde  qu'entre 
toutes  les  colonies  espagnoles  émancipées,  le  Chili  conserve  une 
place  à  part;  on  va  voir  qu'il  n'a  pas  été  atteint  dans  les  sources  de 
sa  prospérité,  et  que  la  surexcitation  politique  dont  il  souffre  en  ce 
moment  n'est  pas  d'un  caractère  inquiétant  pour  l'avenir. 


LE    CHILI    EN    1859.  823 

On  sait  ce  qu'ont  été  les  anciennes  colonies  espagnoles.  Le  com- 
merce était  monopolisé  au  profit  de  la  métropole,  l'industrie  locale 
prohibée;  on  entravait  les  rapports  avec  les  étrangers  autant  que 
possible.  La  population  indigène  était  vouée  à  l'exploitation  la  plus 
rude.  Des  cadets  de  famille  ou  des  aventuriers  sans  consistance  ve- 
naient d'Europe  avec  le  ferme  dessein  de  s'enrichir  lestement  par 
le  travail  des  mines,  le  seul  qui  fût  permis.  Si  par  exception  quel- 
ques familles  témoignaient  le  désir  de  s'établir  dans  le  pays,  elles 
obtenaient  aisément  la  concession  d'une  large  étendue  de  terre  et  le 
droit  de  s'attacher  des  travailleurs  ipdigènes  par  une  sorte  de  ser- 
vage; mais  on  leur  ^interdisait  les  fonctions  administratives,  pour 
engourdir  jusqu'aux  velléités  d'indépendance.  Le  clergé,  chargé 
exclusivement  de  l'enseignement,  avait  pour  mot  d'ordre  d'empê- 
cher tout  mouvement  intellectuel  :  il  était  au  niveau  d'une  pareille 
tâche.  La  vigilance  et  les  rigueurs  de  l'inquisition  n'empêchèrent 
pourtant  pas  l'entrée  furtive  des  écrits  philosophiques;  on  accueil- 
lit avec  avidité  les  bruits  suscités  par  l'affranchissement  des  Anglo- 
Américains  et  par  la  révolution  française.  Un  mystérieux  travail  se 
fit  dans  les  esprits,  et  dès  qu'il  y  eut  des  chances  de  succès,  on  vit 
surgir  une  population  enthousiaste  pour  demander  et  conquérir 
l'indépendance. 

Le  système  antérieur  laissait  en  présence  dans  les  colonies  éman- 
cipées, d'une  part  des  multitudes  ignorantes,  cupides,  à  demi  sau- 
vages, aussi  indifférentes  qu'étrangères  aux  notions  politiques,  et 
de  l'autre  des  familles  qui  formaient  des  aristocraties  naturelles  par 
leur  origine  et  leurs  richesses.  Gomment  constituer  de  pareilles  po-, 
pulations?  On  constata  bientôt  qu'il  était  aussi  impossible  d'impor- 
ter des  princes  européens  pour  en  faire  des  monarques,  comme 
l'aurait  voulu  Saint-Martin,  que  d'inaugurer  des  dictatures  via- 
gères, comme  le  désirait  Bolivar.  On  improvisa  donc  des  républi- 
ques avec  des  réminiscences  du  Contrat  social  et  l'exemple  du  ré- 
gime anglo- américain.  On  oubliait  cette  seule  chose,  que  pour 
constituer  des  démocraties  il  faut  des  peuples.  Ce  point  de  départ 
explique  les  désordres  dont  les  républiques  latines  du  Nouveau- 
Monde  ont  donné  et  donnent  encore  trop  souvent  le  triste  spectacle. 

Le  Chili  n'a  pas  échappé  d'une  manière  absolue  à  cette  fatalité 
d'origine,  mais  on  en  a  moins  souffert  qu'ailleurs.  La  classe  besoi- 
gneuse  y  était  rare  et  disséminée  ;  le  clergé  avait  aisément  prise  sur 
elle.  Le  patronat  des  familles  de  sang -bleu  était  doux  et  générale- 
ment respecté.  Ces  familles  d'ailleurs  étant  nombreuses  relative- 
ment à  la  population,  leur  rapprochement  instinctif  suffisait  pour 
former  un  parti  conservateur  assez  fort  pour  prévenir  les  grandes 
catastrophes.  Peut-être  y  avait-il  parmi  cette  élite  de  la  société  chi- 


824  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tienne  beaucoup  de  gens  qui  regrettaient  la  calme  somnolence  de 
Tancien  régime;  mais  la  domination  espagnole  était  évidemment 
ruinée  ;  le  parti  conservateur  se  mit  en  devoir  de  lui  succéder.  Dès 
les  premiers  temps  de  l'indépendance,  il  eut  la  bonne  pensée  de 
créer  un  centre  d'instruction  supérieure  où  pussent  se  former  les 
citoyens  appelés  à  servir  leur  pays.  Telle  fut  l'origine  de  l'Institut 
national  de  Santiago,  dont  l'influence  sur  le  développement  intel- 
lectuel et  politique  du  Chili  est  remarquable. 

Lorsque  le  temps  fut  venu  de  donner  une  constitution  régulière 
au  Chili,  —  c'était  vers  1829,  —  les  théoriciens  inconsidérés,  pous- 
sés en  avant  par  le  souffle  de  l'opinion,  eurent  l'avantage  au  sein 
du  congrès,  et  y  firent  prévaloir  les  principes  *de  la  démocratie  ab- 
solue. Ce  nouveau  régime  n'était  pas  en  harmonie  avec  les  élémens 
dont  la  nation  était  composée:  l'expérience  ne  lui  fut  pas  favorable. 
Le  désordre  amena  la  guerre  civile,  et  comme  d'ordinaire  le  parti 
conservateur  reprit  l'ascendant.  Les  vainqueurs  reçurent  vers  cette 
époque  le  sobriquet  populaire  qui  leur  est  resté,  pelucones  (les  per- 
ruques), allusion  aux  tendances  rétrogrades  dont  on  les  soupçon- 
nait. La  vérité  est  que  la  plupart  d'entre  eux  tenaient  en  honneur 
les  traditions,  quelquefois  même  les  préjugés  de  l'ancien  monde  es- 
pagnol. Sans  être  les  adversaires  systématiques  du  progrès,  la  nou- 
veauté leur  était  suspecte,  surtout  en  ce  qui  concerne  le  régime  des 
terres  et  cette  espèce  de  patronat  féodal  qu'ils  conservent  sur  leurs 
colons.  L'éducation  qu'ils  avaient  reçue  les  avait  rarement  mis  en 
état  de  discerner  par  eux-mêmes  la  part  qu'il  faut  faire  aux  ten- 
dances de  l'époque  et  à  la  condition  spéciale  des  sociétés  sud-amé- 
ricaines. Aussi  ne  formaient-ils  pas  un  de  ces  partis  politiques  qui 
savent  nettement  ce  qu'ils  veulent  et  marchent  par  leur  propre  im- 
pulsion vers  un  but  déterminé.  Ils  ont  dès  lors  pris  l'habitude  de  se 
laisser  guider  et  de  mettre  tout  ce  qu'ils  ont  de  crédit  au  service 
des  chefs  en  possession  de  leur  confiance. 

Cette  disposition  des  pelucones  a  fait  le  salut  du  Chili  en  les  savi- 
vant  eux-mêmes.  Il  y  avait  alors  pour  les  guider  des  esprits  d'une 
rare  sagacité,  de  véritables  hommes  d'état,  qui  comprirent  que  le 
Chili  avait  besoin  d'une  sorte  de  noviciat  républicain,  que  s'il  était 
urgent  de  résister  aux  excès  démagogiques,  il  fallait  aussi,  dans  l'in- 
térêt de  la  classe  supérieure,  opposer  un  obstacle  aux  abus  de  sa 
prépondérance.  Cette  pensée  politique  a  inspiré  la  constitution  de 
1833,  qui,  tout  en  restant  républicaine  et  démocratique,  tend  à  for- 
tifier le  pouvoir  présidentiel  comme  une  garantie  de  sécurité  publique 
et  comme  un  organe  modérateur  en  trèfles  élémens  extrêmes  et  dis- 
parates dont  la  population  chilienne  est  composée. 

On  fait  honneur  de  cette  constitution  à  Diego  Portalès,  quoiqu'il 


LE    CHILI    EN    1859.  825 

n'en  soit  pas  le  seul  auteur,  et  son  nom  est  resté  attaché  à  la  poli- 
tique qui  en  découle.  L'illustre  citoyen,  auquel  la  reconnaissance 
publique  a  élevé  une  statue,  tomba  en  1837  victime  d'une  sédition 
militaire.  Lorsqu'on  rapporta  son  corps  labouré  par  les  baïonnettes, 
il  y  eut  dans  le  public  une  commotion  d'horreur  contre  l'esprit  de 
révolte,  les  ambitions,  le  militarisme,  fléau  des  républiques.  Ce 
sentiment  profita  à  la  présidence  suivante,  celle  du  général  Bulnès. 
Ce  fut  une  période  d'apaisement  et  de  progrès  pacifique,  dont  le 
pays  a  gardé  bon  souvenir.  Le  général  avait  pour  principal  ministre 
un  jeune  homme,  M.  Manuel  Montt,  précédemment  directeur  de 
l'Institut  national,  après  y  avoir  rempli  avec  distinction  la  chaire  de 
droit  romain. 

Malgré  le  silence  des  factions,  la  vie  intellectuelle  n'était  pas  sus- 
pendue, bien  au  contraire.  M.  Montt,  qui  devait  sa  célébrité  et  sa 
fortune  politique  au  professorat,  restait  plein  de  zèle  pour  l'instruc- 
tion publique.  L'Institut  national,  qu'on  avait  réorganisé  sui:  de 
larges  bases  en  réunissant  aux  hommes  distingués  du  pays  des  pro- 
fesseurs appelés  d'Europe,  devint  un  foyer  d'élaboration  pour  les 
idées  progressives.  L'esprit  chilien  est  naturellement  réfléchi,  péné- 
trant, plus  porté  à  l'exercice  du  raisonnement  et  de  la  parole  qu'aux 
sciences  d*observation.  Les  cours  de  littérature,  de  législation,  de 
droit  public,  d'économie  politique,  étaient  les  plus  suivis.  En  com- 
pulsant les  Anales  de  la  Universidad,  publiées  mensuellement,  je 
trouve  que  les  thèses  ou  lectures  publiques  que  les  jeunes  auditeurs 
ont  usage  de  faire  roulent  de  préférence  sur  la  science  sociale, 
par  exemple  l'organisation  du  pouvoir  municipal,  les  limites  du  pou- 
voir judiciaire,  le  jury,  la  nécessité  de  l'éducation  populaire.  A  cette 
école  se  formait  une  jeunesse  ardente,  appelée,  comme  héritière  des 
familles  principales,  à  coopérer  plus  tard  à  l'administration.  Les  es- 
prits s'imprégnaient  ainsi  d'idées  nobles  et  justes  sans  doute,  à  les 
considérer  d'une  manière  abstraite  :  on  oubliait  seulement  que  les 
peuples  naissans  ont  besoin  de  la  tutelle  du  pouvoir,  et  qu'un  cer- 
tain apprentissage  est  nécessaire  pour  l'exercice  des  libertés  pu- 
bliques. La  nouvelle  de  la  révolution  de  18Zi8,  tombant  au  milieu 
de  ces  élémens,  les  mit  en  incandescence.  L'époque  de  la  réélection 
présidentielle  approchait;  c'était  une  occasion  pour  les  jeunes  pro- 
gressistes d'introduire  leur  idéal  dans  lé  domaine  de  la  réalité.  De 
leur  côté,  les  peliicones  sentaient  plus  que  jamais  le  besoin  d'une 
direction  habile  et  énergique.  Ils  ne  pouvaient  mieux  choisir  que  le 
premier  ministre  du  général  Bulnès.  Grâce  à  leur  appui,  M.  Montt 
fut  nommé  président  de  la  république. 

Les  élections  de  1851  avaient  surexcité  les  passions  politiques 
au  plus  haut  point.  Le  progressisme  inconsidéré  faisait  éclore  un 


S26  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

socialisme  destructeur.  Une  insurrection  éclata  d'une  manière  for- 
midable sur  plusieurs  points  du  territoire.  Le  jeune  président  osa 
confier  le  commandement  de  l'armée  à  son  prédécesseur.  Le  géné- 
ral Bulnès,  déjà  connu  par  de  beaux  faits  d'armes,  abattit  bientôt 
l'insurrection  par  un  coup  décisif;  puis,  rentrant  dans  la  vie  privée, 
il  donna  à  l'Amérique  du  Sud  un  exemple  bien  nouveau  et  dont  elle 
avait  grand  besoin,  celui  d'un  chef  victorieux  abaissant  son  épée 
devant  une  magistrature  civile. 

Le  pouvoir  restait  sans  contestation  aux  mains  de  M.  Montt;  mais 
le  fardeau  était  lourd  à  porter.  Après  une  révolution  avortée,  les 
vainqueurs  sont  plus  difficiles  à  discipliner  que  les  vaincus.  Parmi 
les  pelucones,  chacun  s'honorait  de  conserver  les  traditions  de  Por- 
talès,  mais  chacun  aussi  les  interprétait  à  sa  manière.  Pour  le  plus 
grand  nombre,  c'était  tout  simplement  le  pouvoir  exécutif  mis  à  la  dis- 
crétion de  la  classe  prépondérante;  pour  quelques  autres,  au  nombre 
desquels  se  trouvait  sans  doute  M.  Montt,  cette  espèce  de  veto  attri- 
bué au  président  devait  être  non-seulement  le  moyen  de  préserver 
les  intérêts  légitimes  du  parti  conservateur,  mais  encore  un  frein 
pour  préserver  les  pelucones  de  ces  penchans  rétrogrades  qui  les 
auraient  conduits  à  leur  perte.  Pour  faire  diversion  aux  controverses 
irritantes,  M.  Montt  annonça  une  phase  de  travaux  administratifs, 
de  progrès  efficaces  auxquels  les  citoyens  de  toute  classe  devaient 
s'intéresser.  Son  principal  auxiliaire  dans  cette  tâche  fut  son  ancien 
collègue  et  successeur  dans  la  direction  de  l'Institut,  M.  Antonio 
Yaras,  homme  d'état  qui,  par  son  ardeur  au  milieu  des  luttes  poli- 
tiques, a  souvent  irrité  ses  adversaires,  mais  dont  aucun  Chilien, 
*ami  ou  ennemi,  n'a  jamais  mis  en  doute  les  hautes  capacités.  Nous 
allons  voir  comment  a  été  exécuté  le  programme  de  1851. 

La  base  de  tous  les  travaux  administratifs,  le  premier  outil  du 
progrès,  c'est  une  bonne  statistique  de  la  population.  A  cet  égard, 
le  Chili  avait  beaucoup  à  désirer.  Les  dénombremens  antérieurs, 
faits  sans  méthode  et  sans  beaucoup  de  soin ,  ne  fournissaient  que 
des  indications  approximatives.  Dès  la  seconde  année  de  sa  prési- 
dence, M.  Montt  se  fit  allouer  par  le  congrès  un  crédit  de  150,000  fr. 
pour  exécuter  un  recensement  sur  une  vaste  échelle,  avec  les  pré- 
cautions usitées  dans  les  pays  éclairés,  où  l'on  tient  à  l'exactitude 
des  renseignemens.  Un  décret  du  25  février  1854  fixa  le  29  avril 
suivant  comme  le  jour  où  l'opération  devait  être  effectuée  simulta- 
nément dans  toute  l'étendue  de  la  république.  Les  tableaux  à  rem- 
plir devaient  indiquer  pour  chaque  individu  le  sexe,  l'âge,  l'état 
civil,  la  profession  ou  industrie,  le  degré  d'instruction,  la  nationa- 
lité des  habitans  d'origine  étrangère,  et  même  les  non-valeurs  ré- 
sultant des  incapacités  physiques.  Cette  enquête  donna  lieu  à  une 


LE    CHILI    EN    1859.  827 

vaste  publication  de  format  atlantique,  mise  au  jour  l'année  der- 
nière seulement,  dont  le  mérite  est  incontestable  comme  l'utilité  : 
c'est  le  plus  complet  et  le  meilleur  des  documens  de  ce  genre  pu- 
bliés dans  l'Amérique  du  Sud;  il  y  a  sans  doute  plusieurs  pays  eu- 
ropéens qui  n'en  possèdent  pas  de  semblables. 

Le  chiffre  de  population  révélé  par  le  cens  de  1854  est  1,439,120. 
Ce  résultat  a  quelque  peu  désenchanté  les  Chiliens,  qui  se  repré- 
sentaient leur  pays  comme  beaucoup  plus  peuplé.  On  entend  dire 
parmi  eux  que  les  opérations  ont  été  exécutées  par  un  jour  de  pluie 
abondante,  une  espèce  de  déluge,  qui  a  contrarié  les  investigations 
des  commissaires,  et  qu'on  est  resté  au-dessous  de  la  réalité.  Le 
recensement  triennal  de  1857  a  donné  le  chiffre  de  1,558,319.  C'est 
une  augmentation  de  8  1/3  pour  100,  ce  qui  est  considérable  pour 
une  période  de  trois  années.  Les  relevés  statistiques  dressés  en  1844 
accusaient  une  population  de  1,083,801  habitans  seulement.  En 
prenant  pour  base  ces  chiffres,  assez  incertains  malheureusement, 
on  calcule  au  Chili  que  le  doublement  de  la  population  doit  s' effec- 
teur en  moyenne  dans  le  cours  d'une  trentaine  d'années  (1).  Il  ne 
faudrait  pas  prendre  à  la  lettre  cette  appréciation  :  il  est  dans  la 
nature  des  calculs  de  ce  genre  d'être  incessamment  modifiés  par  des 
redressemens  d'erreurs  ou  des  éventualités  imprévues.  Toutefois  on 
est  autorisé  à  dire  en  thèse  générale  que  la  société  chilienne  est  dans 
une  phase  de  croissance  rapide,  signe  incontestable  de  la  prospérité 
publique;  les  faits  qu'on  y  observe  ne  s'éloignent  pas  beaucoup  des 
phénomènes  de  reproduction  observés  aux  États-Unis. 

Une  chose  remarquable  dans  l'examen  des  documens  que  j'ai 
sous  les  yeux  est  le  grand  nombre  des  enfans  comparativement  à 
celui  des  adultes  depuis  la  naissance  jusqu'à  quinze  ans.  La  pro- 
portion, qui  est  de  33  pour  100  dans  huit  des  principaux  états  de 
l'Europe,  dépasse  42  pour  100  au  Chili.  Il  est  assez  naturel  que  les 
premiers  âges  soient  plus  largement  représentés  dans  une  société 
où  circule  une  sève  jeune  et  vivace;  mais  il  ne  suffit  pas,  pour  l'ac- 
croissement des  populations,  que  la  fécondité  y  soit  surexcitée  par 
les  progrès  du  bien-être  matériel;  il  faut  encore  que  ces  petits  êtres 
venant  au  monde  soient  conservés  et  convenablement  développés. 
Or,  jusqu'en  ces  derniers  temps,  la  mortalité  des  enfans  au  Chili  a 
dépassé  de  beaucoup  les  proportions  ordinaires.  A  quoi  attribuer  ce 
triste  résultat  dans  un  pays  renommé  pour  sa  salubrité,  où  les  tra- 

(1)  Suivant  les  supputations  les  plus  récentes,  celles  de  M.  Legoyt,  consignées  dans 
le  Dictionnaire  de  V Économie  politique,  la  période  de  doublement  pour  seize  des  prin- 
cipaux états  de  l'Europe  a  été  en  moyenne  de  109  ans;  ce  terme  varie  entre  49  ans  pour 
la  Grande-Bretagne,  y  compris  l'Irlande,  et  185  ans  pour  la  Bavière.  La  période  est  de 
82  ans  pour  la  Belgique  et  de  128  ans  pour  la  France. 


828  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vailleurs  fournissent  les  plus  curieux  exemples  de  force  musculaire, 
où  les  centenaires  (1)  sont  relativement  plus  nombreux  que  partout 
ailleurs?  La  mortalité  anormale  du  premier  âge  ne  peut  être  expli- 
quée que  par  l'ignorance  et  l'incurie  au  sein  des  basses  classes, 
qu'on  a  si  longtemps  négligées.  Le  remède  à  ce  fléau,  c'est  d'élever 
le  niveau  de  la  moralité  au  moyen  de  l'éducation  publique.  Une 
noble  émulation  existe  à  cet  égard  parmi  les  hommes  d'état  du 
Chili.  On  y  comprend  surtout  l'urgence  des  sacrifices  pour  l'instruc- 
tion primaire,  qui  protège  immédiatement  l'enfance  en  lui  offrant 
l'école  pour  asile,  et  qui  prépare  pour  l'avenir  des  chefs  de  famille 
plus  intelligens,  plus  accessibles  à  l'idée  du  devoir. 

On  est  arrivé  jusqu'en  1853  sans  avoir  aucun  renseignement  po- 
sitif sur  l'état  de  l'instruction  populaire.  La  première  enquête  a  été 
dirigée  par  le  ministre  d'alors,  M.  Silvestre  Ochagavia,  et  j'aime  à 
retrouver  dans  son  rapport  l'accent  d'une  véritable  sympathie  pour 
ces  pauvres  délaissés  qu'il  s'agit  de  soustraire  à  la  servitude  et  aux 
périls  de  l'ignorance.  L'éducation  primaire  est  distribuée  au  Chili 
par  des  écoles  fiscales,  municipales,  particulières  ou  conventuelles; 
on  ne  paie  que  dans  les  établissemens  particuliers,  et  non  pas  même 
dans  tous  :  l'admission  dans  les  trois  autres  catégories  est  gratuite. 
Avant  1853,  le  nombre  des  écoles  de  toute  espèce  était,  de  521, 
dont  362  pour  les  garçons,  avec  17,553  élèves,  et  159  fréquentées 
par  5,603  petites  filles.  Le  total  des  enfans  répartis  dans  les  diverses 
écoles  primaires  était  donc  seulement  de  23,156,  et  le  nombre  de 
ceux  qui  recevaient  l'éducation  gratuite  dans  les  classes  subven- 
tionnées par  l'état  et  les  municipalités  ne  dépassait  pas  14,415.  Plus 
du  tiers  de  ces  enfans  n'en  étaient  encore  qu'à  l'épellation  syllabi- 
que;  les  autres  lisaient  couramment  et  écrivaient  un  peu.  Environ 
7,000  élèves  commençaient  à  s'élever  jusqu'aux  notions  du  caté- 
chisme, de  la  grammaire  castillane  et  de  l'arithmétique. 

Les  progrès  de  l'instruction  primaire  sous  l'administration  de 
M.  Montt  sont  un  des  traits  qui  servent  le  mieux  à  la  caractériser. 
Si  les  écoles  municipales,  particulières  et  conventuelles  ont  plutôt 
perdu  que  profité  depuis  sept  ans,  en  revanche  les  écoles  soutenues 
par  le  fisc  et  surveillées  par  l'état  ont  passé  du  nombre  de  165,  avec 
moins  de  9,000  élèves,  au  chiffre  de  454,  avec  22,  349  élèves.  L'aug- 
mentation du  nombre  des  classes  pour  les  filles  est  particulièrement 
remarquable.  En  somme,  les  écoles  d'espèces  diverses  consacrées  à 
l'éducation  populaire  sont  fréquentées  en  ce  moment  par  35,000  en- 
fans des  deux  sexes,  sans  compter  quelques  salles  d'asile  dans  les- 

(1)  Le  recensement  général  de  1854  indique  nominativement,  et  après  enquête  pour 
suppléer  à  Tinsuffisance  des  actes  authentiques,  588  individus  de  100  à  134  ans. 


LE   CHILI   EN   1859.  829 

quelles  on  donne  un  certain  commencement  d'instruction  primaire. 
On  a  installé  en  outre  des  écoles  régimentaires  dans  la  plupart 
des  corps  de  l'armée  et  des  écoles  du  soir  pour  les  adultes  de  la 
classe  civile;  celles-ci  sont  déjà  au  nombre  de  23,  et  fréquentées 
par  991  ouvriers. 

En  même  temps  qu'on  multipliait  les  écoles,  on  faisait  des  efforts 
sérieux  pour  rehausser  le  niveau  de  l'instruction.  On  a  fondé  deux 
écoles  normales  pour  les  instituteurs  et  institutrices  qui  se  vouent  à 
l'enseignement  du  peuple.  La  première  réunit  104  jeunes  gens,  dont 
21,  déjà  pourvus  de  leur  diplôme,  vont  exercer  leur  honorable  pro- 
fession dans  les  diverses  parties  de  la  république.  L'école  normale 
des  femmes,  dont  l'installation  est  insuffisante,  n'a  pas  encore  donné 
ses  fruits.  Un  service  d'inspection  a  été  organisé  :  les  visiteurs  qui 
parcourent  actuellement  les  provinces  veillent  à  l'emploi  des  meil- 
leures méthodes,  à  la  bonne  tenue  des  classes,  et  transmettent 
leurs  rapports  au  ministre.  On  tâche  aussi  d'élargir  le  programme 
des  études.  Dans  la  plupart  des  chefs-lieux  de  département,  l'in- 
struction primaire  comprend  le  dessin  linéaire,  la  géographie  et  des 
notions  sur  l'histoire  du  Ghih.  Partout  on  familiarise  les  enfans  avec 
le  système  métrique  décimal  français,  qui  a  été  récemment  adopté, 
et  qui  sera  bientôt  la  seule  règle  admise  dans  les  transactions.  Dans 
les  écoles  où  le  nombre  des  élèves  dépasse  50,  on  adjoint  au  maître 
un  répétiteur  payé  par  l'état.  A  partir  de  l'année  dernière,  le  mi- 
nistre de  l'instruction  publique  fait  composer  et  imprimer  à  ses  frais 
de  petits  livres  élémentaires  destinés  à  former  dans  les  centres  ru- 
raux des  bibliothèques  populaires,  qui  sont  au  nombre  de  37  déjà. 
On  envoie  aussi  de  Santiago  des  livres  de  classe  pour  être  vendus 
à  bas  prix  aux  enfans  qui  ont  des  ressources  de  famille,  et  donnés 
aux  enfans  pauvres. 

L'enseignement  secondaire  est  en  bonne  voie.  Indépendamment 
d'un  grand  collège  annexé,  sous  le  titre  de  section  préparatoire,  à 
l'Institut  national  de  Santiago,  établissement  où  la  bifurcation  des 
études  paraît  être  pratiquée  comme  chez  nous,  et  qui  compte  près 
de  700  élèves,  dont  les  deux  tiers  sont  externes,  il  y  a  dans  les  pro- 
vinces 14  lycées  ou  écoles  supérieures  subventionnées  par  l'état,  et 
50  pensions  particulières  pour  les  deux-sexes.  En  résumé,  3,877  jeu- 
nes garçons,  y  compris  260  séminaristes,  et  1,843  jeunes  fdles  re- 
çoivent l'éducation  destinée  aux  familles  aisées,  et  c'est  une  propor- 
tion dépassant  de  beaucoup  les  faits  existans  dans  la  plupart  des 
pays  européens. 

On  se  préoccupe  aussi  de  l'éducation  professionnelle.  Il  y  a  à  San- 
tiago une  école  pratique  des  arts  et  métiers,  dotée  pour  recevoir 
cent  élèves  et  dirigée  par  d'habiles  ingénieurs  venus  d'Europe.  Dans 


830  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  région  minière,  à  Copiapo,  une  école  des  mines,  pouiTue  d'un 
beau  laboratoire  de  chimie,  compte  déjà  une  cinquantaine  d'élèves 
malgré  la  fièvre  révolutionnaire  qui  a  sévi  particulièrement  dans 
cette  province.  On  a  construit  un  édifice  convenable,  on  achète  de 
meilleurs  instrumens  pour  un  observatoire  astronomique  qui  publie 
en  ce  moment,  et  pour  la  première  fois  sans  doute  dans  l'Amérique 
du  Sud,  un  recueil  d'observations  célestes  de  1853  à  1855.  Un  musée 
national,  consacré  particulièrement  aux  collections  d'histoire  natu- 
relle, s'enrichit  par  des  échanges  avec  les  musées  étrangers.  Il  faut 
aussi  mentionner  comme  point  de  départ  un  conservatoire  de  mu- 
sique et  une  école  des  beaux-arts  dont  les  élèves  reçoivent  un  en- 
couragement de  50  francs  par  mois,  lorsqu'ils  ont  eu  trois  fois  de 
suite  la  première  place  dans  les  concours. 

Le  foyer  de  cette  émulation,  le  centre  lumineux,  c'est  l'Institut 
national.  Cet  établissement,  organisé  à  peu  près  comme  notre  Col- 
lège de  France,  correspond  à  nos  facultés  universitaires  pour  l'en- 
seignement supérieur;  mais  il  devient  une  espèce  d'académie  libre 
par  la  confraternité  intellectuelle  qui  subsiste  entre  les  hommes 
éminens  qui  y  ont  professé.  Les  cours  ont  été  suivis  l'année  dernière 
par  206  jeunes  gens  de  seize  à  vingt-huit  ans,  tous  externes.  Le 
cadre  de  l'enseignement  est  large  et  très  varié  :  il  y  a  des  classes 
pour  toutes  les  divisions  de  la  science  des  lois,  pour  le  droit  naturel 
et  international,  l'économie  politique,  les  sciences  mathématiques, 
physiques;  on  élargit  en  ce  moment  le  cadre  des  études  médicales. 
Le  gouvernement  est  très  attentif  à  combler  les  lacunes  de  ce  pro- 
gramme :  il  y  a  en  ce  moment  des  crédits  votés  pour  de  nouvelles 
chaires  où  on  enseignera  l'agriculture  théorique  et  pratique,  l'ex- 
ploitation des  mines,  la  confection  des  ponts  et  chaussées.  On  songe 
aussi  à  créer  une  chaire  de  haute  littérature ,  comme  pour  corriger 
l'âpreté  de  l'analyse  scientifique,  en  accoutumant  les  esprits  à  la 
généralisation  des  idées.  En  même  temps  que  les  livres,  on  emprunte 
très  volontiers  à  l'Europe  des  professeurs.  L'Institut  chilien  est  pour 
ainsi  dire  le  trait  d'union  qui  rattache  la  jeune  république  au  mou- 
vement intellectuel  du  vieux  monde. 

Quelques  chiil'res  empruntés  au  budget  vont  marquer  plus  nette- 
ment encore  le  progrès  des  dernières  années.  En  1851,  l'état  dépen- 
sait pour  l'instruction  publique  en  général  8/i0,900  francs,  dont 
63,500  francs  seulement  pour  l'Institut  national.  Les  dépenses  cor- 
respondantes pour  1859  s'élèvent  à  2,882,lii0  francs  ;  la  dotation 
de  l'Institut  est  portée  à  375,750  francs.  La  somme  consacrée  spé- 
cialement à  l'enseignement  du  peuple  est  déjà  de  1,503,655  francs, 
et  un  projet  de  loi  soumis  au  congrès  doit  avoir  pour  effet  d'aug- 
menter largement  cette  subvention  au  moyen  d'une  taxe  spéciale. 


LE   CHILI  EN   1859.  831 

En  somme ,  le  Chili ,  eu  égard  à  sa  population ,  qui  est  vingt-deux 
fois  et  demie  inférieure  à  celle  de  la  France,  consacre  trois  fois  plus 
d'argent  que  nous  à  l'instruction  publique. 

Malheureusement  dans  les  pays  vastes,  où  une  population  insuf- 
fisante est  disséminée,  les  sacrifices  qu'on  fait  pour  l'enseignement 
ne  donnent  que  des  fruits  tardifs  ;  quelles  que  soient  les  libéralités 
et  l'impatience  des  administrateurs,  le  bienfait  profite  à  peine  aux 
enfans  isolés  dans  les  campagnes.  Le  cens  de  1854  accusait  au 
Chili  152,Zi9/i  individus  des  deux  sexes  sachant  lire  et  écrire,  et 
194,048  sachant  lire  seulement.  En  tenant  compte  des  progrès  ac- 
complis depuis  cette  époque,  on  peut  porter  à  400,000  le  nombre 
des  individus  qui  ne  sont  pas  complètement  illettrés.  Ce  n'est  en- 
core que  le  quart  de  la  population  totale,  ou,  si  l'on  veut,  le  tiers, 
déduction  faite  des  enfans  au-dessous  de  sept  ans. 

Le  recensement  de  la  population  chilienne  présente  le  classement 
des  habitans  par  état  et  profession,  d'une  manière  générale  d'a- 
bord, et  ensuite  dans  chaque  localité  de  la  république  :  c'est  un 
travail  des  plus  curieux,  et  j'ai  regretté  bien  des  fois  que  la  France, 
malgré  les  dépenses  qu'elle  fait  pour  la  statistique,  ne  possédât  pas 
un  document  analogue.  Qui  connaîtrait  avec  précision  la  manière 
dont  se  groupent  les  habitans  d'un  pays,  leurs  occupations  et  leurs 
ressources  habituelles;  on  s'étonnerait  de  voir  clair  dans  les  réalités 
de  la  politique,  de  comprendre  ces  agitations,  ces  accidens  sociaux 
qui  nous  semblent  si  souvent  inexplicables. 

La  partie  active  de  la  population  chilienne,  c'est-à-dire  les  indi- 
vidus âgés  de  dix-huit  à  soixante-cinq  ans,  et  exerçant  une  profes- 
sion quelconque,  donne  actuellement  le  nombre  de  630,000,  dont 
400,000  environ  du  sexe  masculin  (1).  Sous  le  titre  d'agriculteurs 
sont  compris,  au  nombre  d'environ  115,000,  tous  ceux  qui  s'occu- 
pent d'une  façon  permanente  de  l'exploitation  des  terres  en  qualité 
de  propriétaires,  fermiers  ou  inquilinos  (espèce  de  colons  partiaires); 
comme  auxiliaires  pour  les  travaux  rustiques,  il  y  a  un  groupe  de 
146,000  individus  sous  le  nom  de  jf?^o?î<?5^  journaliers,  hommes  de 
peine;  la  domesticité  privée  n'occupe  pas  plus  de  30,000  personnes 
des  deux  sexes.  Les  commerçans  proprement  dits  sont  au  nombre  de 

(l)  Les  étrangers  sont  compris  dans  ce  chiffre  pour  20,000  environ,  et  plus  de  la 
moitié  sont  citoyens  de  la  république  argentine  ;  les  autres  parties  de  l'Amérique  fournis- 
sent près  de  2,000  individus.  Parmi  les  Européens,  les  Allemands,  appelés  à  former  des 
colonies  agricoles  du  côté  de  l'Araucanie,  sont  les  plus  nombreux  :  on  en  compte  1,822, 
L'Espagne  n'est  plus  représentée  dans  son  ancien  domaine  que  par  915  individus.  Il  y 
a  seulement  1,934  Anglais  et  1,650  Français.  Les  premiers  sont  en  grande  partie  voués 
au  commerce  général  et  à  l'industrie  des  mines.  Outre  des  commerçans  de  détail  au 
nombre  d'environ  300  et  une  quarantaine  de  professeurs,  la  France  envoie  des  ouvriers 
professionnaux  de  toute  espèce,  y  compris  38  cuisiniers  et  3G  modistes. 


832  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

12,000.  On  s'étonne  que  l'industrie  vitale  du  pays,  celle  des  mines, 
emploie  à  peine  20,000  personnes.  Les  petits  métiers  qui  pourvoient 
au  besoin  de  chaque  instant,  les  maçons,  charpentiers,  forgerons^ 
muletiers,  tailleurs,  cordonniers,  chapeliers,  etc.,  formeraient  bien 
un  groupe  de  50,000  industriels.  Dans  la  partie  laborieuse  de  la  po- 
pulation féminine,  les  gros  chiffres  sont  fournis,  suivant  l'usage,  par 
les  fileuses,  lingères,  couturières,  blanchisseuses.  Je  trouve,  en 
nombres  ronds,  300  avocats,  IhO  médecins,  800  artistes  musiciens, 
un  millier  de  professeurs  des  deux  sexes.  Ce  qui  me  frappe  surtout, 
c'est  le  très  petit  nombre  des  prêtres ,  des  militaires  et  des  fonc- 
tionnaires publics,  comparativement  à  la  France  (1).  Quant  à  la  men- 
dicité, elle  n'est  mentionnée  sur  les  cadres  que  par  une  sorte  de 
coquetterie  nationale  et  pour  montrer  qu'elle  n'existe  pas. 

On  peut  voir  par  ce  qui  précède  qu'il  n'y  a,  à  proprement  parler, 
que  deux  industries  au  Chili  :  l'exploitation  de  la  terre  cultivable  et 
celle  des  mines  d'argent  et  de  cuivre.  Un  autre  élément  de  richesse 
a  été  récemment  découvert,  la  houille ,  qui  paraît  exister  en  abon- 
dance et  en  bonne  qualité  en  plusieurs  endroits;  mais  ce  genre  d'in- 
dustrie ne  se  développera  que  quand  le  combustible  sera  demandé 
en  assez  grande  quantité  pour  que  les  capitalistes  ne  reculent  plus 
devant  les  énormes  frais  d'installation  que  ces  établissemens  exigent. 
Des  documens  remontant  à  une  dizaine  d'années,  et  qui  ne  répondent 
déjà  plus  aux  faits  actuels,  suffisent  néanmoins  pour  donner  une 
idée  de  la  distribution  de  la  propriété  foncière  au  Chili.  Les  fonds 
de  terre  soumis  au  prélèvement  de  la  dîme  étaient  au  nombre  de 
32,822,  et  le  revenu  net  imposable  déclaré  par  les  propriétaires, 
mais  très  inférieur  à  la  réalité,  dépassait  37  millions  de  francs;  les 
propriétés  bâties  dans  les  villes  étaient  au  nombre  d'environ  16,000, 
avec  un  revenu  avoué  de  25  millions  de  francs.  Les  choses  se  sont 
bien  améliorées  depuis  cette  époque,  et  la  preuve,  c'est  l'énorme 
augmentation  du  prix  des  terres  et  des  loyers  d'habitation,  surtout 
dans  la  région  centrale  qui  s'étend  entre  Valparaiso  et  Santiago,  et 
quant  au  revenu  actuel  des  propriétaires,  on  se  rapprocherait  pro- 
bablement de  la  vérité  en  triplant  les  chiffres  mentionnés  plus  haut. 

Les  trois  provinces  du  nord  (ce  sont  au  Chili  celles  qui  sont 
chaudes  et  arides)  sont  à  peu  près  incultes  :  c'est  aux  mines  d'ar- 
gent et  de  cuivre  qu'elles  doivent  leur  importance.  Les  indices  géo- 
logiques donnent  à  penser  que  les  veines  exploitées  ne  sont  qu'une 
parcelle  des  trésors  enfouis, dans  ces  déserts.  Cet  inconnu  exerce  sur 
les  esprits  une  incessante  fascination;  mais  le  manque  absolu  d'eau, 

(1)  Prêtres  au  Chili,  moins  de  G  pour  10,000  habitans;  —  militaires,  32  pour  10,000 
habitans;  —  fonctionnaires  y  compris  la  i)olice,  15  pour  10,000  habitans;  —  mcndians 
hommes  et  femmes,  1  pour  10,000  habitans. 


LE  CHILI  EN   1859.  833 

la  rareté  des  routes  praticables,  la  nécessité  de  faire  venir  des  vivres 
à  grands  frais  des  autres  provinces,  rendent  les  conditions  de  l'exis- 
tence si  difficiles  que  la  population  ouvrière  ne  peut  pas  se  dévelop- 
per. C'est  cependant  sur  ce  point  que  les  capitalistes  ont  déployé 
le  plus  d'intelligence  et  d'énergie  productive;  ils  suivent  très  atten- 
tivement les  progrès  de  la  science  ou  de  l'industrie  applicables  à 
leurs  spécialités,  et  on  verra  plus  loin  que  leurs  efforts  n'ont  pas  été 
sans  succès. 

La  région  agricole  présente  une  superficie  évaluée  à  12  millions 
d'hectares;  mais  en  raison  des  aspérités  de  terrains  on  réduit  à  8  mil- 
lions d'hectares  l'étendue  des  terres  favorables  à  la  culture.  On 
compterait  peut-être  dans  cette  partie  centrale  20,000  fonds,  mais 
de  dimensions  très  inégales.  Autour  des  domaines  immenses,  patri- 
moines des  anciennes  familles,  se  trouvent  de  petits  champs  exploi- 
tés par  des  propriétaires  de  fraîche  date,  avec  leurs  femmes  et  leurs 
enfans  pour  auxihaires  :  c'est  la  classe  moyenne  qui  surgit,  fait  nou- 
veau et  considérable.  Un  indice  pour  évaluer  le  nombre  des  familles 
riches  me  parait  être  fourni  par  celui  des  mayordomos  ou  intendans, 
qui  dépasse  4,000. 

L'agriculture  chilienne  est  en  voie  de  transformation,  et  ses  pro- 
grès depuis  dix  ans  sont  remarquables.  Les  besoins  d'alimens  créés 
en  Californie  et  en  Australie  par  l'affluence  des  chercheurs  d'or, 
gent  assez  vorace  de  sa  nature,  ont  été  un  encouragement  puissant; 
les  productions  ordinaires  du  pays,  le  blé,  le  seigle,  l'orge,  le  maïs, 
les  haricots,  et  surtout  le  bétail  qu'on  élève  sur  une  grande  échelle, 
ont  donné  pendant  quelque  temps  des  résultats  dont  les  proprié- 
taires ont  été  quelque  peu  éblouis  ;  cet  écoulement  facile  et  à  très 
haut  prix  ne  pouvait  pas  toujours  durer,  et  peut-être  n'a-t-on  pas 
assez  prévu  le  retour  inévitable  à  un  état  normal.  Il  est  assez  re- 
marquable que  le  prix  des  denrées  alimentaires  reste  fort  élevé  dans 
un  pays  pour  lequel  la  nature  a  été  très  libérale.  Les  exportations 
extraordinaires  des  dernières  années  y  sont  pour  quelque  chose; 
mais  la  vraie  cause  du  phénomène  est  la  cherté  de  la  main-d'œuvre, 
qui  résulte  de  la  rareté  des  bras.  L'effectif  des  travailleurs  agricoles 
peut  être  évalué  à  400,000,  y  compris  même  les  enfans  qu'on  peut 
utiliser,  et  si  je  compare  ce  chiffre  à  l'étendue  des  terres  cultivables, 
qui  est  de  8  millions  d'hectares,  j'entrevois  seulement  un  travailleur 
par  20  hectares.  Avec  un  personnel  aussi  restreint,  il  faut  que  les 
propriétaires  s'en  tiennent  à  la  culture  extensive,  qui  exige  peu  de 
bras  et  laisse  travailler  la  nature,  mais  qui  rend  fort  peu.  La  produc- 
tion ainsi  limitée  suffit  à  peine  à  la  consommation  intérieure  et  aux 
demandes  de  l'étranger.  La  rareté  relative  de  la  marchandise  fait  les 
hauts  prix. 

TOME  XXIV.  53 


83/l  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

En  constatant  que  le  travail  manuel  est  très  largement  rétribué 
au  Chili,  il  est  pénible  d'ajouter  que  cela  ne  profite  pas  beaucoup  aux 
classes  ouvrières.  Sous  la  domination  espagnole,  le  prolétariat  colo- 
nial était  voué  à  un  abrutissement  systématique  :  les  mauvaises  ha- 
bitudes persistent  longtemps  au  sein  des  classes  incultes;  ce  n'est 
qu'en  ces  derniers  temps  qu'on  a  essayé  de  réagir  vigoureusement 
par  l'éducation;  les  résultats  ne  seront  bien  sensibles  qu'avec  des 
générations  nouvelles.  Pour  le  moment,  l'esprit  d'ordre  et  de  pré- 
voyance, le  sentiment  de  la  dignité  civique  ne  se  sont  encore  mani- 
festés que  faiblement.  On  dirait  même  que  parmi  les  peones  de  la 
campagne,  les  ouvriers  des  mines  et  les  portefaix  des  villes,  la  cer- 
titude d'avoir  du  travail  à  volonté  fait  évanouir  toute  idée  d'épargne. 
Enclins  à  la  dissipation  et  au  jeu,  ils  perdent  en  une  soirée  le  gain 
de  plusieurs  jours.  Le  ménage  reste  misérable  malgré  les  forts  sa- 
laires. La  malpropreté  de  l'ameublement  et  du  costume,  f  irrégula- 
rité dans  le  régime  alimentaire  causent  cette  mortalité  de  l'enfance, 
qui  ralentit  l'essor  de  la  population. 

Pour  remédier  à  T insuffisance  des  bras,  il  y  a  une  louable  émula- 
tion entre  le  gouvernement  et  les  riches  propriétaires.  Ceux-ci  ont 
commencé,  depuis  quelque  temps,  à  introduire  des  machines  agri- 
coles. Le  vieil  araire  du  midi  de  f  Europe  disparaît  peu  à  peu  devant 
la  charrue  anglaise  ou  nord -américaine.  On  essaie  de  semer,  de 
récolter  avec  des  machines  européennes.  On  voit  se  condenser  au- 
dessus  des  cultures  la  noire  fumée  des  locomobiles.  On  a  même  es- 
sayé des  défrichemens  à  la  vapeur,  et  f  arrachage  des  souches  d'ar- 
bres au  moyen  de  Y cxcavator  des  États-Unis.  Un  tel  spectacle  tient 
du  prodige  pour  celui  qui  sait  ce  qu'était  le  Chili  il  y  a  dix  ans  et 
ce  qu'est  encore  aujourd'hui  le  reste  de  f  Amérique  du  Sud.  La  rou- 
tine incurable  des  paysans ,  la  rareté  des  mécaniciens  capables  de 
conduire  et  de  réparer  les  appareils,  surtout  l'apprentissage  écono- 
mique que  le  cultivateur  doit  faire  pour  équilibrer  les  frais  qu'exige 
la  machine  avec  les  services  qu'elle  peut  rendre,  sont  de  grands 
obstacles  aux  innovations  de  ce  genre  :  nous  en  avons  fait  l'épreuve 
en  France.  Je  ne  saurais  dire  si  les  propriétaires  chiliens  ont  beau- 
coup à  se  louer  de  leur  tentative  ;  ils  y  persistent  néanmoins  avec 
un  désintéressement  qui  leur  fait  honneur,  et  dont  ils  seront,  je  l'es- 
père, récompensés  un  jour. 

Le  gouvernement,  de  son  côté,  a  essayé  d'établir  un  courant  d'é- 
migration étrangère.  Le  résultat,  sans  être  désavantageux,  n'auto- 
rise pas  de  grandes  espérances.  La  colonisation  isolée  et  volontaire 
est  assez  difficile.  Dans  la  région  fertile  et  attrayante  de  la  répu- 
blique, celle  du  centre,  l'état  n'a  pas  de  terres  qu'il  puisse  offrir 
comme  appât,  et  le  prix  des  terrains  y  est  trop  élevé  pour  que  le 


LE    CHILI   EN    1859.  835 

cultivateur  étranger  ait  la  tentation  d'en  acquérir.  Au  sud  de  la  ré- 
publique ,  dans  une  région  très  boisée  dont  la  température  rappelle 
le  nord  de  l'Europe  ou  le  far  west  américain,  le  gouvernement  pos- 
sède des  terres  qu'il  donne  ou  vend  à  prix  minime  aux  étrangers. 
Au  moyen  d'une  agence  d'immigration  dont  le  siège  est  à  Ham- 
bourg, on  introduit  chaque  année  un  certain  nombre  de  familles 
allemandes.  Ainsi  se  sont  formés  divers  centres  de  population  dont 
le  plus  important,  celui  de  Llanquihue,  comprend  déjà  2/iZi  familles 
avec  1,064  têtes.  A  ne  considérer  que  l'intérêt  de  ces  Européens, 
on  pourrait  dire  que  ce  système  réussit;  mais  on  commence  à  se 
demander  au  Chili  s'il  est  profitable  pour  le  présent  et  prudent 
pour  l'avenir  de  grouper  ainsi  dans  un  coin  du  territoire  des  colons 
qui  restent  étrangers  au  pays  par  la  race,  la  langue,  le  caractère, 
les  .mœurs,  et  qui  en  raison  de  leur  isolement  ne  servent  pas  même 
à  vulgariser  les  bonnes  méthodes  européennes.  Ce  rude  problème 
de  la  colonisation  est  à  l'étude  en  ce  moment. 

Des  moyens  plus  indirects  et  souvent  efficaces  pour  l'encourage- 
ment de  l'agriculture  n'ont  pas  été  négligés.  On  prépare,  depuis 
1853,  sous  les  auspices  de  M.  Montt,  et  on  commence  à  publier  en 
ce  moment  un  fort  bel  atlas  topographique  du  Chili.  Les  plans 
relevés  par  un  corps  de  géomètres  sous  la  direction  d'un  habile 
géologue,  M.  Pissis,  et  gravés  avec  soin  à  Paris,  indiquent  la  con- 
stitution du  sol  par  des  teintes  diverses,  les  hauteurs,  les  commu- 
nications, les  grands  domaines,  les  principales  exploitations  rusti- 
ques, les  lavages  d'or,  les  gisemens  d'argent,  de  cuivre,  de  fer,  les 
fourneaux  métallurgiques.  Deux  cartes  sont  achevées,  et  avant  peu 
d'années  on  possédera  des  relevés  de  ce  genre  pour  toutes  les  pro- 
vinces. Il  y  a  aussi  des  projets  pour  dresser  une  statistique  agri- 
cole; L'agriculture  a  surtout  besoin  de  communications  faciles  :  à 
cet  égard,  et  malgré  les  aspérités  du  terrain,  on  a  fait  au  Chili  de- 
puis dix  ans  beaucoup  plus  que  dans  aucune  autre  partie  de  l'Amé- 
rique méridionale.  Les  routes  principales  et  la  plupart  des  voies 
accessoires  sont  bien  entretenues.  On  en  est  actuellement  aux  che- 
mins de  fer.  Sans  parler  du  rail-way  de  Caldera  à  Copiapo,  créé 
pour  le  service  des  mines  par  l'industrie  particulière  et  qui  donne 
de  beaux  revenus,  on  construit  en  ce  moment  la  voie  principale, 
celle  qui  doit  relier  Yalparaiso  à  la  métropole  sur  un  développe- 
ment de  177  kilomètres.  C'est  la  grosse  affaire  du  pays  et  celle  qui 
a  le  plus  excité  les  passions  politiques  en  ces  derniers  temps,  comme 
je  l'expliquerai  plus  loin.  Une  section  de  49  kilomètres  seulement 
de  Yalparaiso  à  Quillota  est  en  exploitation,  et  cependant  la  plus 
grande  partie  du  capital  est  absorbé.  On  s'étonne  au  Chili  de  ce 
résultat.  Nous  sommes  d'humeur  plus  accommodante  en  Europe.  Je 


836  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

serais  fort  embarrassé  de  citer  une  seule  grande  ligne  en  France  et 
en  Ar>gleterre  qui  n'ait  pas  donné  lieu  à  des  mécomptes  de  ce  genre. 
Pour  en  finir,  le  gouvernement  a  pris  l'affaire  en  main.  Un  emprunt 
de  35  millions  de  francs,  contracté  à  Londres  à  des  conditions  avan- 
tageuses, lui  permet  d'achever  la  voie  principale,  et  de  jeter  une 
autre  ligne  de  Santiago  à  Talca,  du  nord  au  sud,  sur  la  crête  des 
Andes. 

On  n'a  pas  négligé  le  crédit  agricole,  et  c'est  au  moyen  d'un  bon 
régime  hypothécaire  qu'on  espère  le  fonder.  La  loi,  élaborée  primi- 
tivement par  M.  Varas,  est  une  combinaison  ingénieuse  des  systèmes 
éprouvés  en  Europe.  Entre  la  caisse  chilienne  et  le  trésor  public,  il 
n'y  a  pas  solidarité;  seulement  l'institution  est  gérée  et  surveillée 
par  le  gouvernement  pour  la  garantie  réciproque  des  créanciers  et 
des  emprunteurs.  La  caisse  prend  hypothèque  sur  les  biens-fonds 
dont  elle  a  constaté  la  valeur,  et  elle  livre  en  retour,  non  de  l'ar- 
gent comme  chez  nous,  mais  des  lettres  de  gage  que  le  propriétaire 
emprunteur  négocie  à  ses  risques  et  périls.  L'intérêt  est  fixé  à 
8  pour  100,  et  on  y  ajoute  2  pour  100  destinés  à  l'amortissement 
annuel  et  aux  frais  de  gestion.  Les  coupures  sont  de  500  à  5,000  fr. 
A  la  fin  de  1858,  après  trois  ans  seulement  d'existence,  les  émis- 
sions de  la  caisse  hypothécaire  s'élevaient  à  17,57Zi,500  francs.  Les 
titres  se  négociaient  dans  l'origine  au  cours  de  89,  ce  qui  élevait 
l'intérêt  à  près  de  9  pour  100.  Du  moment  où  la  fièvre  politique  est 
venue  compliquer  la  crise  commerciale,  les  placemens  ont  flotté 
entre  72  et  75,  c'est-à-dire  au  cours  d'environ  11  pour  100,  taux 
élevé,  mais  dont  le  commerce  ne  s'effraie  pas  dans  l'Amérique  du 
Sud. 

La  création  de  la  caisse  hypothécaire  est  donc  un  succès  pour  le 
gouvernement.  On  voudrait  aller  plus  loin  :  on  parle  de  faire  ga- 
rantir par  l'état  l'intérêt  de  8  pour  100  que  produisent  les  lettres 
de  gage,  et  d'ouvrir  à  Londres  et  à  Paris  des  bureaux  pour  le  pla- 
cement des  semestres  échus;  l'intention  évidente  est  d'exercer  sur 
les  capitaux  européens  une  attraction  profitable  à  l'agriculture  chi- 
lienne. Je  ne  verrais  pas  sans  inquiétude  la  réalisation  de  ce  projet. 
Il  me  semble  que  l'état,  qui  emprunte  aisément  à  5  pour  100  sur  la 
place  de  Londres,  ferait  concurrence  à  son  propre  crédit  en  attri- 
buant une  garantie  de  8  pour  100  à  des  titres  qui  ont  en  outre  pour 
eux  le  prestige  de  l'hypothèque;  peut-être  même  ne  serait-il  point 
sans  danger  pour  les  propriétaires  chiliens  de  les  lancer  par  l'af- 
fluence  des  capitaux  dans  des  améliorations  hâtives  et  aventureuses. 

A  mesure  qu'un  pays  se  développe  et  que  les  relations  s'y  nmlti- 
plient,  on  y  sent  de  plus  en  plus  le  besoin  d'une  législation  simple, 
uniforme,  méthodique,  découlant  rationnellement  des  grands  prin- 


■^'.. 


LE    CHILI    EN    1859.  837 

cipes.  Le  Chili  avait  conservé  de  ses  anciens  maîtres,  comme  les 
autres  colonies  hispano-américaines,  un  recueil  confus  de  lois  et  de 
coutumes  empruntées  au  droit  romain,  aux  lois  d'Alphonse  le  Sage, 
aux  Siete  Partidas^  à  l'ordonnance  de  Bilbao,  à  l'ancienne  juris- 
prudence coloniale.  Le  projet  de  refondre  toutes  ces  lois  pour  les 
approprier  aux  besoins  d'une  société  régénérée  existe  depuis  long- 
temps; l'impulsion  décisive  en  a  été  donnée  par  M.  Montt.  Le  pays 
ne  manquait  pas  de  légistes  à  la  hauteur  de  cette  œuvre.  L'un  d'eux 
surtout  était  désigné  par  l'opinion  comme  par  ses  antécédens  :  c'é- 
tait M.  Andrès  Bello,  qui  possède  à  un  degré  éminent  la  philosophie 
et  la  science  du  droit,  et  est  justement  renommé  dans  tout  le  monde 
espagnol  pour  des  travaux  de  grammaire  et  de  philologie  qui  sont 
devenus  classiques.  Chargé  depuis  quelques  années  de  la  direction 
des  études  universitaires,  M.  Bello  occupait  ses  loisirs  à  la  prépa- 
ration d'un  code  civil;  c'était  son  œuvre  de  prédilection  et  le  noble 
couronnement  de  son  existence.  Ce  projet,  soumis  enfin  à  la  dis- 
cussion du  congrès  par  l'initiative  du  président,  a  été  adopté  dans 
presque  toutes  ses  parties,  et  il  a  force  de  loi  depuis  le  1"  janvier 
1857.  Je  n'ai  pas  caractère  pour  apprécier  une  pareille  œuvre;  tout 
ce  que  je  puis  dire,  c'est  que  des  jurisconsultes  européens  y  recon- 
naissent une  méthode  simple  et  profonde,  une  heureuse  alliance  du 
droit  romain,  du  droit  hispanique  et  des  lois  françaises  inspirées  par 
l'esprit  de  89.  Bientôt  le  congrès  chilien  aura  encore  à  discuter  un 
projet  de  code  pénal  élaboré  par  M.  Carvallo,  un  code  de  commerce 
préparé  par  M.  Gabriel  Ocampo,  un  code  de  procédure  civile  que 
Kon  devra  à  M.  Varas. 

Il  y  aurait  à  signaler  aussi  les  tendances  de  l'administration  chi- 
lienne par  rapport  au  commerce  :  elles  procèdent  généralement  d'un 
sentiment  libéral.  On  a  dit  avec  raison  que  la  législation  douanière 
en  chaque  pays  est  l'expression  d'une  pensée  ou  d'un  instinct  poli- 
tique. Si  on  étudiait  à  ce  point  de  vue  le  système  douanier  du  Chili, 
on  aurait  à  constater  l'impatience  de  développer  la  vitalité  natio- 
nale, de  hâter  Y  illustration  du  pays,  c'est-à-dire,  suivant  le  sens 
que  donnent  les  Espagnols  au  mot  que  je  souligne,  l'éducation  publi- 
que, le  rayonnement  fécond  des  lumières.  Le  législateur  a  voulu 
faciliter  l'introduction  de  tout  ce  qui  peut  aider  l'instruction  géné- 
rale et  professionnelle ,  de  tout  ce  qui  peut  être  considéré  comme 
instrument  de  travail,  et  comme  il  fallait  faire  la  part  du  trésor 
public,  ce  sont  les  objets  de  luxe,  les  consommations  de  fantaisie 
qui  ont  été  imposés.  Les  idées  de  prohibition,  sous  prétexte  de  faire 
éclore  une  industrie  nationale,  ont  été  sagement  écartées.  Un  traité 
avec  la  république  argentine  établissant  l'exemption  absolue  et  ré- 
ciproque de  tous  droits  par  terre,  l'affranchissement  des  lettres  d'un 


838 


BEVUE    DES    DEUX   MONDES. 


pays  à  l'autre,  la  libre  concurrence  des  industries,  en  un  mot  une 
sorte  de  fraternité  commerciale,  semble  être  un  pas  fait  vers  cette 
fédération  des  républiques  hispano-américaines  qui  est  le  rêve  des 
esprits  distingués  parmi  les  races  latines  du  Nouveau-Monde. 

Ces  efforts  dans  toutes  les  directions  n*ont  pas  été  stériles.  L'ex- 
pansion de  la  vitalité  nationale  devient  frappante  quand  on  com- 
pare, comme  je  l'ai  fait,  les  deux  dernières  périodes  septennales  (1). 
De  1851  à  1857,  la  marine  marchande  du  Chili  est  passée  de  cent 
trente -deux  bâtimens  jaugeant  3/i,518  tonneaux  à  deux  cent 
soixante  -  sept  bâtimens  d'une  capacité  de  62,659  tonneaux.  Le 
commerce  spécial  en  1857  (importations  et  exportations  réunies)  a 
déterminé  un  mouvement  total  de  199,875,590  francs.  J'étonnerai 
sans  doute  plusieurs  de  mes  lecteurs  en  disant  que  ce  résultat,  eu 
égard  aux  chiffres  respectifs  des  populations,  est  à  peu  près  égal  au 
commerce  extérieur  des  États-Unis  pendant  cette  même  année,  et  a 
dépassé  de  51  pour  100  le  commer'ce  étranger  du  Brésil,  de  33  pour 
100  celui  de  la  France.  On  a  coutume  de  considérer  la  consomma- 
tion de  certaines  denrées  exotiques  comme  la  mesure  de  bien-être. 
La  consommation  du  sucre  par  exemple,  qui  en  cette  même  année 
1857  n'a  pas  dépassé  en  France  li  kilos  733  grammes  par  tête,  s'est 
élevée  à  7  kilogrammes  1/2  par  tête  au  Chili. 

(1)  Les  chiffres  qui  suivent  vont  donner  un  tableau  du  progrès  agricole,  industriel  et 
commercial  accompli  au  Chili.  Je  partage  les  quatorze  dernières  années,  dont  les  résul- 
tats sont  connus,  en  deux  périodes  septennales,  et  j'en  prends  la  moyenne,  en  ramenant 
tous  les  chiffres  aux  mesures  françaises. 


^ 


• 

DE  1844  A  1850. 

Moyenne 
des  sept  années. 

DE  1851  A  1857. 

Moyenne 
des  sept  années. 

AUGMENTATIONS 

pendant 
la  seconde  période. 

10  EXPORTATIONS  DES  PRODUITS   AGRICOLES. 

Blé       hectolitres 

112,597 

94,314 

42,547 

14,598 

415,467 

182,482 

6,647 

12,213,850 

1,081 

54,541 

45,852 

44,850 

49,308,490 
37,086,140 

86,394,630 

4,672,484 
20,976 
16,843 

201,107 
191,845 
133,594 

22,861 
581,925 
205,390 

11,613 

15,219,325 
54,750 
71,«816 
94,530 
192;205 

84,752,570 
72,861,915 

157,614.485 

9,158,583 
39,766 

45,272 

78 
103 
214 
56 
40 
12 
74 

24 

4,964 

32 

106 

328 

71 
96 

82 

110 

89 

!69 

pour  400 

jParioô         .       .   .       (iiiintiux  luétricpies 

Haricots — 

Viandes  séchées  [chargui)., . .  quint,  méir. 
Laines — 

20  EXPORTATION  DES  PRODDITS  MÉTALLIODES. 

- 

Minerais  d'argent. . . , quint,  métriq. 

Cuivre  en  barres — 

—     première  fusion  {eyex)          — 
Minerais  de  cuivre — 

30  MOUVEMENT  GÉNÉRAI,  DU   COMMERCE. 

Importations francs. 

Exportations — 

Importations  et  exportations  réu- 
nies        — 

- 

40  CONSOMMATION  DP.S  PRODUITS  EXOTIOOES. 

Sucre kilogrammes. 

Café ~ 

Thé - 

- 

LE  CHILI  EN  1859.  839 

Quand  une  situation  financière  est  bonne,  peu  de  mots  suffisent 
pour  l'expliquer.  Avant  1850,  les  dépenses  comme  les  recettes  pu- 
bliques ne  dépassaient  pas  de  beaucoup  20  millions  de  francs. 
En  1856,  où  l'on  a  atteint  le  maximum  des  recettes,  l'actif  s'est 
élevé  à  32,554,933  francs,  et  a  laissé  sur  le  passif  un  excédant  de 
plus  de  5  millions.  Les  trois  exercices  suivans  ont  présenté  des  ' 
résultats  moins  favorables.  Les  exportations  de  blé  et  de  farine 
pour  la  Californie  et  l'Australie  ont  diminué  considérablement, 
parce  que  les  chercheurs  d'or  ont  commencé  à  cultiver  les  terres. 
Les  mineurs  chiliens  ont  rencontré  jdes  veines  moins  heureuses.  La 
crise  financière  qui  a  causé  tant  de  désastres  en  Europe  a  réagi 
sur  le  Nouveau-Monde.  La  gêne  occasionnée  par  ces  divers  accidens 
aigrissant  les  esprits  a  été  pour  beaucoup  dans  les  convulsions 
politiques,  et  comme  le  mal  engendre  le  mal,  la  guerre  civile,  qui  a 
diminué  les  recettes,  a  multiplié  les  dépenses.  Les  trois  derniers 
budgets,  y  compris  celui  de  cette  année  dont  les  résultats  ne  sont 
pas  encore  connus,  se  soldent  donc  en  déficit.  J'ajouterai  que  toutes 
les  branches  du  commerce  et  de  l'industrie  ont  subi  plus  ou  moins 
ces  influences  funestes,  et  que  pour  se  faire  une  idée  exacte  de  la  ' 
situation  actuelle,  il  faudrait  rabattre  de  10  à  15  pour  100  en 
moyenne  sur  les  résultats  économiques  que  j'ai  constatés  pour 
l'année  1857;  mais  la  crise  touche  à  son  terme,  et  tout  porte  à 
croire  qu'on  reviendra  bientôt  à  cette  calme  et  solide  progression 
qui  est  l'état  normal  des  sociétés  bien  constituées. 

Le  déficit  actuel  disparaît  d'ailleurs,  si  je  compare  en  bloc  les 
budgets  des  treize  dernières  années.  De  18Zi6  à  1858  inclusivement, 
les  recettes  ont  donné  en  nombres  ronds  330  millions  de  francs 
contre  des  dépenses  montant  seulement  à  322  millions.  Les  sources 
principales  des  revenus  sont  les  douanes,  qui  ne  font  pas  obstacle 
aux  consommations  vitales,  un  impôt  foncier  très  modéré,  le  mo- 
nopole du  tabac,  que  le  trésor  songe  à  abandonner  au  profit  de 
l'industrie  privée.  Le  crédit  de  l'état  est  excellent  parce  que  la 
dette  publique  est  légère  et  régulièrement  amortie.  La  dette  inté- 
rieure ne  dépasse  pas  un  capital  de  17  millions  de  francs,  même  en 
comptant  les  engagemens  qui  viennent  d'être  pris  pour  le  rachat 
du  chemin  de  fer  de  Yalparaiso.  La  dette  extérieure  ancienne  est 
réduite  à  28  millions  de  francs  en  capital.  Un  nouvel  emprunt  des- 
tiné à  l'achèvement  des  deux  principaux  chemins  de  fer,  et  dont  le 
capital  nominal  s'élève  à  38,870,000  francs,  a  été  contracté  l'année 
dernière  sur  la  place  de  Londres  à  un  taux  un  peu  supérieur  à  celui 
qu'a  réalisé  le  dernier  emprunt  national  français.  Cette  nouvelle 
dette  ne  sera  pas  une  charge  pour  le  publié,  puisque  les  sommes 
obtenues  seront  intégralement  employées  pour  la  confection  d'un 
réseau  dont  le  produit  augmentera  les  recettes  du  trésor. 


8A0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

L'ensemble  de  ces  détails  annonce  une  situation  des  plus  favora- 
bles; comment  se  fait-il  donc  qu'un  pays  où  les  intérêts  positifs 
sont  si  amplement  satisfaits  ait  été  désolé  récemment  par  la  guerre 
civile?  C'est  ce  qu'il  faut  expliquer. 


II.    —    LA    CRISE    POLITIQUE. 

La  commotion  de  1851  avait  déterminé  un  fractionnement  dans 
les  partis.  Les  esprits  attentifs  et  modérés,  parmi  les  progressistes 
comme  parmi  les  conservateurs,  avaient  reconnu  dans  le  programme 
du  nouveau  président  les  bases  d'une  politique  nationale.  Le  parti 
pelucon  se  trouvait  restreint  et  notablement  transformé.  Il  se  rédui- 
sait alors  à  un  groupe  d'ultra-conservateurs  fiers  du  sang  espagnol 
qu'ils  ont  conservé  sans  mélange,  possédant  de  vastes  domaines,  de 
gros  revenus,  de  nombreuses  clientèles,  formant  par  leur  union  na- 
turelle avec  le  clergé  une  force  imposante,  ayant  tendance,  en  un 
mot,  à  reconstituer  une  aristocratie  autant  que  le  permet  le  milieu 
social  où  ils  sont  placés.  Un  des  secrets  griefs  de  ceux-ci  contre 
M.  Montt  était  que  dans  le  choix  des  fonctionnaires  publics  il  ne 
consultait  que  le  mérite,  sans  s'informer  si  les  prétendans  étaient 
de  sang -bleu  ou  de  sang-rouge. 

Il  était  dans  les  habitudes  des  pelucones  d'obéir  passivement  aux 
impulsions  de  leurs  chefs  politiques.  Les  hommes  éminens  qui 
avaient  fait  la  force  et  légitimé  l'ancienne  domination  du  parti  con- 
servateur avaient  disparu  pour  la  plupart.  Les  familles  aristocrati- 
ques subissaient  à  leur  insu  de  nouvelles  influences.  On  a  vu  que 
la  révolution  de  18/i8  avait  mis  en  ébuUition  les  progressistes  chi- 
liens. La  réaction  de  1850  agit  en  sens  contraire  sur  les  pehicones. 
Les  phrases  qu'on  faisait  à  Paris  sur  le  principe  d'autorité  retentis- 
saient agréablement  dans  les  salons  aristocratiques  du  INouveau- 
Monde.  La  cour  de  Rome,  avec  son  habileté  vigilante,  saisissait  le 
jour,  l'instant  de  renouer  des  négociations  avec  les  pays  catholiques, 
pour  obtenir  ces  concessions  dont  le  concordat  autrichien  a  réalisé 
l'idéal.  Des  tentatives  de  ce  genre  furent  faites  jusqu'au  Chili.  Le 
clergé  chilien  avait  montré  jusqu'alors  une  sage  modération,  et  son 
influence  avait  été  souvent  efficace  pour  le  maintien  de  l'ordre.  On 
remarqua  tout  à  coup  qu'une  certaine  portion  du  clergé,  celle  qui 
formait  le  cercle  intime  de  l'archevêque,  mettait  en  honneur  les  doc- 
trines ultramontaines  :  cela  coïncidait  avec  l'apparition  d'un  certain 
nombre  de  jésuites  qui  revenaient  au  Chili,  sinon  comme  mf^mbres 
d'une  société  religieuse?  puisque  leur  corporation  est  encore  sous  le 
coup  des  anciennes  lois  qui  l'ont  supprimée,  du  moins  comme  sim- 
ples particuliers.  Accueillis  dans  la  haute  société,  ils  n'eurent  pas  de 


LE    CHILI    EN    1859.  8^1 

peine  à  persuader  b,ux  pelucones  qu'il  y  a  solidarité  d'intérêts  entre 
le  parti  ultramontain  et  le  parti  ultra-conservateur. 

L'influence  mystérieuse  dont  les  pelucones  allaient  devenir  les 
instrumens  se  manifesta  dès  l'année  1851,  avant  même  que  les  der- 
niers feux  de  la  guerre  civile  fussent  éteints.  Une  pression  très  vive 
fut  exercée  sur  le  nouveau  président  pour  obtenir  de  lui  qu'il  confiât 
au  clergé  la  direction  de  l'Institut  national.  Une  scission  dès  le  len- 
demain de  la  victoire  n'aurait  pas  été  sans  danger.  M.  Montt  céda 
avec  regret,  sans  doute.  L'année  suivante,  il  était  obligé  de  signer 
un  décret  de  destitution  contre  les  employés  ecclésiastiques  de  l'In- 
stitut, parce  qu'il  avait  cru  découvrir  en  eux  un  parti-pris  de  déna- 
turer l'établissement,  de  comprimer  cette  émulation  intellectuelle 
qui  distingue  le  Chili  au  milieu  des  républiques  hispano-améri- 
caines. 

Après  des  tentatives  réitérées  et  souvent  malheureuses  du  parti 
rétrograde  en  faveur  du  clergé,  les  chefs  de  l'ultramontanisme 
comprirent  qu'ils  ne  devaient  pas  compter  sur  le  concours  aveugle 
du  gouvernement.  Cette  défiance  donna  lieu  à  un  incident  qui  est 
probablement  sans  analogue  dans  les  annales  parlementaires  de 
l'Europe.  Les  auteurs  de  la  constitution  chilienne  ont  voulu  que  le 
sénat,  quoique  électif,  fût  formé  de  manière  à  opposer,  une  force 
de  résistance  aux  entraînemens  de  la  démagogie  :  ces  puissantes 
familles  où  l'on  conserve  le  culte  du  passé  y  sont  toujours  représen- 
tées dans  une  très  large  proportion.  L'ultramontanisme  a  donc  beau- 
coup de  prise  sur  ce  corps.  Pendant  la  session  de  185A,  un  projet  de 
loi,  élaboré  dans  le  plus  profond  mystère,  fut  introduit  au  sénat  en 
vertu  de  l'initiative  attribuée  à  ses  membres,  discuté  et  adopté  en 
une  seule  et  même  séance  (1).  Or  ce  projet  n'était  rien  moins  que 
l'annulation  de  la  loi  qui  a  frappé  les  jésuites  de  bannissement,  et 
le  rétablissement  de  la  compagnie  de  Jésus,  en  lui  accordant,  sous 
forme  de  restitution,  de  grandes  propriétés  territoriales  1  L'Europe 
comprendra  difficilement  qu'on  ait  pu  tant  déclamer  et  soulever  tant 
de  passions  contre  la  prétendue  prédominance  du  pouvoir  exécutif 
dans  un  pays  où  des  lois  de  cette  importance  peuvent  être  adop- 
tées par  un  des  grands  corps  de  l'état  sans  que  le  pouvoir  exécutif 
en  sache  rien. 

Il  est  probabie  que  le  comité  jésuitique,  en  frappant  son  petit 
coup  d'état,  avait  voulu,  comme  on  dit,  mettre  M.  Montt  au  pied 
du  mur,  et  voir  s'il  oserait  se  séparer  ouvertement  du  puissant  parti 

(1)  Le  sénat  ne  compte  que  vingt  membres,  et  la  présence  de  treize  d'entre  eux  lé- 
galise les  opérations  :  il  suffit  donc ,  en  pareil  cas ,  du  concert  de  sept  personnes  pour 
constituer  une  majorité.  A  cet  égard,  le  règlement  des  chambres  chiliennes  appelle  évi- 
demment une  modification. . 


842  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  le  considérait  comme  sa  créature.  D'un  autre  côté,  la  seule  pen- 
sée du  rétablissement  des  jésuites  avait  causé  dans  la  société  chi- 
lienne autant  de  mécontentement  que  de  surprise.  On  comptait  sur 
le  bon  sens  et  la  fermeté  de  M.  Montt  pour  faire  avorter  cette  tenta- 
tive. Le  gouvernement  prit  l'attitude  de  la  neutralité  et  laissa  l'affaire 
suivre  son  cours  légal.  Il  advint  que  le  projet,  patroné  par  le  sénat, 
subit  à  la  chambre  des  députés  un  échec  retentissant,  une  de  ces 
déroutes  qui  font  date  dans  les  souvenirs.  A  tort  ou  à  raison ,  on 
attribua  ce  résultat  à  une  mystérieuse  intervention  du  gouverne- 
ment, et  parmi  ceux  dont  les  calculs  venaient  d'être  déçus,  il  -s'a- 
massa contre  M.  Montt  et  ses  auxiliaires  une  de  ces  rancunes  qui  ne 
pardonnent  pas. 

On  touchait  à  l'époque  de  l'élection  présidentielle.  Entre  le  dépo- 
sitaire du  pouvoir  et  les  classes  qui  prétendaient  donner  l'impulsion, 
les  causes  de  mésintelligence  étaient  déjà  nombreuses;  mais  une 
prospérité  évidente,  un  épanouissement  général  avaient  succédé 
aux  terreurs  de  1851  :  on  était  dans  une  de  ces  phases  trop  rares 
où  les  peuples  aiment  à  se  laisser  vivre  doucement.  On  jugea  im- 
prudent d'ouvrir  carrière  à  de  nouvelles  agitations.  Toutes  les  frac- 
tions du  parti  conservateur,  y  compris  les  peluconesy  se  mirent 
d'accord  pour  prolonger  de  cinq  ans  la  présidence  de  M.  Montt.  La 
réélection  de  1855  se  fit  presque  à  l'unanimité.  A  juger  par  ce  seul 
indice  de  l'état  des  esprits,  il  eût  été  bien  difficile  de  soupçonner 
l'existence  de  ces  ressentimens  occultes  qui  devaient  bientôt  faire 
explosion. 

Le  premier  éclat  eut  lieu  dès  le  mois  d'octobre  1856.  L'arche- 
vêque de  Santiago  se  refusait  alors  à  reconnaître  un  jugement  de  la 
cour  suprême  de  justice  lui  intimant  l'ordre  de  suspendre  les  effets 
de  certaines  censures  prononcées  par  lui  contre  deux  chanoines.  Il 
faut  savoir  que  la  législation  chilienne  a  respecté  les  règles  de  l'an- 
cien droit  canonique,  qui  autorisait  l'appel  comme  d'abus,  c'est-à- 
dire  le  recours  du  prêtre  molesté  par  son  supérieur  auprès  du  pou- 
voir civil,  et  pour  un  pays  essentiellement  catholique  c'est  la  preuve 
d'un  remarquable  bon  sens  que  de  n'avoir  pas  accueilli  les  maximes 
nouvelles  de  l'ultramontanisme,  qui,  en  introduisant  l'absolutisme 
dans  le  gouvernement  intérieur  de  l'église,  en  privant  les  mem- 
bres du  clergé  inférieur  de  tout  recours  contre  l'arbitraire,  les  livre 
trop  souvent  à  ces  colères  muettes  qui  sont  les  plus  dangereuses.  La 
cour  suprême  de  justice  avait  donc  rendu  un  jugement  en  faveur 
des  deux  chanoines,  et,  en  raison  de  la  résistance  hautaine  que  lui 
opposait  l'archevêque,  elle  menaçait  de  prononcer  contre  celui-ci 
une  sentence  de  bannissement.  Le  prélat  et  sa  fervente  clientèle  se 
tournèrent  alors  du  côté  du  gouvernement,  sollicitant  son  interven- 


LE  CHILI   EN   1859.  843 

tion  en  faveur  de  la  religion  opprimée.  Que  pouvait  le  président  en 
cette  circonstance?  Casser  de  son  autorité  privée  un  jugement  rendu 
conformément  aux  lois,  c'eût  été  le  renversement  de  tous  les  prin- 
cipes, un  véritable  coup  d'état. 

Le  clergé,  ou,  pour  mieux  dire,  la  partie  militante  de  ce  corps, 
comprit  qu'elle  ne  devait  plus  compter  sur  la  docilité  du  gouverne- 
ment, et  elle  chercha  ailleurs  son  point  d'appui.  Sous  prétexte  de 
défendre  les  immunités  ecclésiastiques  contre  les  empiétemens  du 
pouvoir  civil,  et  comme  si  l'archevêque,  mis  en  péril,  avait  besoin 
d'être  couvert  par  une  sorte  d'avant-garde,  il  se  forma  à  Santiago 
une  société  mystique  et  politique  à  la  fois  sous  l'invocation  de  saint 
Thomas  de  Gantorbéry.  Ce  nom,  qui  symbolise  la  lutte  du  clergé 
contre  l'état,  indiquait  assez  l'attitude  que  le  prélat  allait  prendre. 
Que  les  pelucones  se  fussent  empressés  d'adhérer  à  la  ligue  sainte, 
d'offrir  à  l'archevêque  l'appui  de  leur  crédit,  de  leur  fortune,  sur- 
tout dans  le  cas  où  la  menace  de  bannissement  aurait  été  poussée 
jusqu'à  l'exécution,  cela  semble  dans  l'ordre  naturel  des  choses; 
mais  ce  qui  dut  causer  un  légitime  étonnement,  ce  fut  de  voir  les 
hommes  qui  en  1851  avaient  combattu  l'élection  de  M.  Montt  sous 
le  drapeau  du  libéralisme  radical,  des  libres  penseurs,  dont  quel- 
ques-uns avaient  scandalisé  la  dévote  société  chilienne  par  des  har- 
diesses en  matière  de  religion,  sortir  tout  à  coup  de  leur  longue 
apathie  et  apporter  chrétiennement  à  l'archevêque  soi-disant  op- 
primé le  tribut  de  leur  coopération. 

Un  désistement  des  chanoines  plaignans  mit  fm  à  ce  conflit.  Pen- 
dant cette  crise,  le  gouvernement  avait  pu  constater  que  deux  de 
ses  anciens  alliés,  le  peluconismc  et  le  clergé,  lui  étaient  devenus 
complètement  hostiles,  et  qu'en  même  temps  des  ressentimens  mal 
éteints  couvaient  parmi  les  radicaux.  Telle  était  la  situation  respec- 
tive des  partis  à  l'ouverture  de  la  session  législative  en  juin  1857. 
L'initiative  parlementaire,  dont  un  abus  si  étrange  avait  été  fait  à 
propos  du  rétablissement  des  jésuites,  devint  pour  la  seconde  fois  une 
arme  de  guerre  tournée  contre  le  pouvoir  exécutif.  Un  certain  nombre 
de  citoyens  chiliens,  une  soixantaine,  je  crois,  étaient  encore  sous  le 
coup  des  sentences  de  bannissement  prononcées  à  la  suite  du  sou- 
lèvement de  1851.  Un  projet  d'amnistie  impliquant  l'abolition  des 
peines  et  des  poursuites  pour  cause  politique  fut  proposé  subite- 
ment par  un  sénateur,  M.  Juan  de  Dios  Gorrea,  et  ce  projet  fut  dis- 
cuté et  adopté  dans  la  même  journée ,  à  la  grande  stupéfaction  du 
public,  et  surtout  du  gouvernement.  Le  piège  était  tendu  avec  adresse. 
Un  gouvernement  a  toujours  mauvaise  grâce  à  repousser  un  acte  de 
clémence.  Si  le  président  refusait  de  s'associer  au  projet  du  sénat,  il 
encourait  l'impopularité,  et  des  vaincus  de  1851  il  se  faisait  des  en- 


*^i 


8^4  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

nemis  irréconciliables.  Il  se  perdait  au  contraire  en  acceptant.  Un 
gouvernement  ne  peut  pas,  sans  se  déconsidérer,  approuver  une  loi 
d'amnistie  qui  lui  est  dictée  par  ses  adversaires.  S'il  la  trouve  juste 
et  sans  péril,  pourquoi  n'en  a-t-il  pas  pris  l'initiative?  S'il  la  juge 
inopportune  et  qu'il  la  subisse,  il  se  sent  donc  bien  faible?  Ainsi 
raisonne  le  public. 

La  situation  qu'on  venait  de  faire  au  président  était  diflicile.  11 
savait  fort  bien  que  les  idées  de  conciliation  et  d'apaisement,  tom- 
bant au  milieu  d'une  société  dont  les  instincts  sont  chevaleresques 
et  les  aspirations  généreuses,  y  devaient  être  accueillies  avec  faveur. 
Son  devoir  à  lui  était  de  mesurer  froidement  la  portée  d'un  acte  de 
faiblesse  qui  eût  fait  passer  infailliblement  l'influence  morale,  et 
bientôt  après  le  pouvoir  effectif,  aux  mains  imprudentes  que  l'im- 
pulsion jésuitique  faisait  mouvoir.  Il  puisa  dans  sa  conscience  cette 
force  dont  l'homme  d'état  a  besoin  pour  braver  l'impopularité.  Il 
combattit  résolument  dans  la  chambre  des  députés  la  motion  adop- 
tée par  les  sénateurs. 

Il  faudrait  de  trop  longs  détails  pour  exposer  les  péripéties  du 
débat,  pour  dire  comment  le  projet,  repoussé  d'abord  par  les  dépu- 
tés, repris  avec  certaines  modifications  par  les  sénateurs,  porté  de 
chambre  en  chambre,  finit  par  être  adopté,  grâce  aux  plus  subtiles 
ressources  de  la  tactique  parlementaire.  Vaincu  en  apparence,  le 
pouvoir  exécutif  ne  se  laissa  pas  abattre  par  ce  résultat,  et,  faisant 
usage  de  la  prérogative  qui  lui  est  attribuée  par  la  constitution,  il 
présenta  des  observations  sur  la  loi,  et  proposa  d'en  limiter  les  effets 
aux  tolérés  politiques,  c'est-à-dire  aux  condamnés  qui,  malgré  une 
sentence  de  bannissement,  étaient  revenus  dans  le  pays  et  y  vi- 
vaient paisiblement.  Pour  justifier  cette  restriction,  le  pouvoir  allé- 
guait que,  s'il  était  convenable  de  tendre  la  main  à  ces  tolérés  poli- 
tiques, au  nombre  d'une  cinquantaine  environ,  qui  avaient  été  pour 
ainsi  dire  au-devant  de  l'amnistie  en  rentrant  d'eux-mêmes  avec 
des  sentimens  adoucis,  il  n'y  avait  aucune  raison  pour  étendre  cette 
faveur  à  un  très  petit  nombre  d'individus  qui ,  restant  volontaire- 
ment à  l'étranger  au  lieu  de  profiter  de  la  tolérance  offerte  à  tous, 
montraient  par  là  qu'ils  n'étaient  pas  encore  ralliés  aux  institutions 
qu'ils  ont  combattues  :  il  n'appartenait  pas  non  plus  au  pouvoir 
d'amnistier,  avant  qu'ils  fussent  condamnés,  certains  individus  com- 
promis dans  une  tentative  de  subversion  toute  récente  et  placés  en- 
core sous  la  main  de  la  justice  :  c'étaient  ceux  probablement  que 
les  auteurs 'du  projet  d'amnistie  tenaient  le  plus  à  sauvegarder.  Le 
sénat  finit  par  se  rendre  à  ces  raisons,  et  l'amnistie  eut  lieu  dans 
les  limites  marquées  par  le  pouvoir. 

Au  milieu  de  ces  tiraillemens ,  les  partis  s'étaient  groupés  et  or- 


LE  CHILI   EN   1859.  8â5 

ganisés  pour  une  lutte  facile  à  prévoir.  Un  mouvement  d'opinion 
très  significatif  s'opérait  au  profit  du  gouvernement.  Autour  de  lui 
se  ralliait  la  classe  qui  est  heureusement  la  majorité  dans  tous  pays, 
celle  des  hommes  qui  ne  sont  pas  des  champions  actifs  dans  les  en- 
gagemens  politiques ,  et  dont  le  bon  sens  et  l'équité  ne  sont  pas 
faussés  par  des  sollicitations  personnelles  d'intérêt  ou  de  vanité. 
Ceux-ci  se  rendaient  compte  des  difficultés  qu'on  accumulait  autour 
de  la  présidence  comme  des  machines  de  siège  :  ils  savaient  gré  à 
M.  Montt  de  la  résistance  qu'il  opposait,  par  prévoyance  patrioti- 
que, aux  prétentions  du  parti  aristocratique  et  clérical,  auquel  il 
appartenait  par  son  origine,  dont  il  aurait  été  le  favori  comblé,  s'il 
en  avait  voulu  être  l'instrument  aveugle.  Non-seulement  les  conser- 
vateurs progressistes,  très  nombreux  au  Chili,  se  serraient  autour 
du  gouvernement  pour  former  ce  qu'on  a  appelé  le  parti  national j 
mais  il  y  avait  des  scissions  dans  les  partis  extérieurs.  Plusieurs  des 
progressistes  engagés  dans  le  mouvement  de  1851  se  rapprochaient 
de  la  présidence,  ne  parvenant  pas  à  comprendre  ce  que  les  libertés 
publiques  auraient  à  gagner  avec  les  peluco7ies ,  partisans-nés  des 
systèmes  rétrogrades,  instigateurs  des  mesures  compressives ,  aux 
temps  où  le  pouvoir  ne  leur  était  pas  contesté. 

La  lutte  parlementaire,  envenimée  par  les  commentaires  de  la 
presse,  répondit  à  ce  qu'on  avait  prévu.  On  appuya  dans  le  sénat 
des  propositions  hasardées,  de  vrais  actes  d'hostilité,  non  plus  alors 
contre  le  gouvernement,  mais  contre  la  constitution  de  l'état.  L'ar- 
ticle /il  de  la  constitution  ordonne  que  tout  projet  approuvé  par 
une  chambre  et  soumis  à  l'autre  soit  discuté  pendant  les  sessions 
de  Tannée  où  il  a  été  présenté.  Vers  la  fin  du  mois  d'août,  c'est- 
à-dire  lorsqu'il  ne  restait  que  peu  de  jours  pour  l'expiration  de 
la  période  législative,  la  chambre  des  députés  approuva  et  remit 
au  sénat  le  budget  des  dépenses  publiques  pour  l'année  suivante. 
A  ce  moment,  les  quatre  ministres,  découragés  par  une  hostilité 
systématique,  avaient  présenté  leur  démission.  Sous  le  prétexte 
qu'il  était  bon  de  connaître  leurs  successeurs,  afin  d'apprécier  à 
quel  point  ils  mériteraient  la  confiance  publique,  la  majorité  de  la 
chambre  des  sénateurs  décida  que  la  question  du  budget  serait  sus- 
pendue jusqu'à  la  formation  du  nouveau  cabinet.  Vainement  on  in- 
sista auprès  du  sénat  pour  qu'il  voulût  bien  rectifier  sa  résolution. 
Les  raisons  à  faire  valoir  ne  manquaient  pas.  Les  ministres,  dont  la 
retraite  était  annoncée,  fonctionnaient  encore  :  pourquoi  le  congrès 
n  aurait-il  pas  profité  des  quelques  séances  qui  lui  restaient  pour 
accomplir  son  devoir  constitutionnel?  La  mission  du  sénat,  comme 
celle  de  l'autre  chambre,  étant  d'approuver  ou  de  rejeter  les  projets 
qui  lui  sont  présentés,  il  excédait  son  droit  en  retardant  arbitraire- 


8A6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ment  la  décision,  dans  l'attente  d'une  éventualité  en  dehors  de  son 
domaine.  Et  d'ailleurs  vouloir  imposer  par  ce  moyen  un  ministère 
de  telle  ou  telle  nuance  au  président  de  la  république,  c'était  un 
procédé  anormal,  contraire  à  la  lettre  de  la  constitution.  Malgré  des 
observations  aussi  justes,  la  chambre  haute  persista  dans  son  refus, 
et  laissa  finir  la  session.  Un  mois  plus  tard,  un  nouveau  cabinet 
étant  constitué,  le  pouvoir  exécutif  dut  convoquer  extraordinaire- 
ment  le  congrès,  et  ce  fut  alors  seulement  que  le  sénat  consentit  à 
discuter  et  à  approuver  le  budget. 

Un  autre  incident,  un  vrai  scandale  parlementaire,  va  montrer 
jusqu'à  quel  point  le  sénat  s'était  laissé  envahir  par  un  esprit  dés- 
organisateur.  La  chambre  des  députés  avait  fait  des  modifications 
importantes  à  un  projet  de  réforme  électorale  approuvé  par  le  sénat. 
Le  projet  amendé  ayant  été  renvoyé  à  l'examen  de  la  première 
chambre,  ces  modifications  furent  rejetées.  La  chambre  des  députés 
crut  devoir  maintenir  sa  résolution  en  l'appuyant  par  une  majorité 
comprenant  les  deux  tiers  des  voix,  condition  requise  pour  que  l'in- 
sistance en  pareil  cas  soit  valable.  Le  projet  n'était  donc  point  en- 
core passé  à  l'état  de  loi,  puisque  la  sanction  d'une  partie  du  corps 
législatif  lui  manquait.  On  vit  néanmoins  la  majorité  ultra-conser- 
vatrice du  sénat,  ces  mêmes  hommes  qui  avaient  professé  jusqu'alors 
non  pas  seulement  un  légitime  respect,  mais  un  culte  idolâtrique 
pour  la  constitution  de  1833,  proposer  tout  à  coup  la  violation  de 
cette  œuvre,  donner  ainsi  l'exemple  le  plus  dangereux  au  milieu  de 
la  fermentation  des  esprits,  le  plus  imprudent  au  point  de  vue  de 
leurs  propres  intérêts.  Ce  projet,  non  encore  adopté  légalement,  ils 
le  présentèrent  au  président,  en  insistant  pour  qu'il  le  promulguât. 
La  chambre  des  députés,  comme  on  devait  s'y  attendre,  protesta 
énergiquement  contre  cette  tendance  du  sénat  à  envahir  tous  les 
pouvoirs  nationaux.  Le  président,  bien  entendu,  refusa  de  s'associer 
au  petit  coup  d'état  des  peluconesy  et  il  me  semble  qu'il  a  rendu  un 
vrai  service  à  l'aristocratie  sénatoriale,  en  évitant  un  précédent  qui 
plus  tard  eût  été  infailliblement  retourné  contre  elle. 

L'opposition  dans  l'ordre  parlementaire  n'était  représentée  que 
par  \ é\QV[iQïii  pelucon.  Au  contraire,  dans  la  presse  et  dans  les  cer- 
cles politiques,  les  adversaires  du  pouvoir  appartenaient  en  majorité 
au  parti  libéral.  Il  faut  connaître  la  signification  historique  de  ces 
mots  au  Chili  (1)  pour  apprécier  tout  ce  qu'il  y  a  d'imprévu  et  d'a- 
normal dans  une  pareille  confraternité;  mais  la  passion  politique 

(1)  Au  Chili,  on  donne  le  nom  de  libéraux  aux  progressistes  exaltés  et  aventureux  qui 
ont  engagé  la  lutte  révolutionnaire  de  1851.  Si  l'on  conservait  à  ce  mot  le  sens  restreint 
et  modéré  que  nous  lui  attribuons  en  Europe,  on  pourrait  dire  qu'au  Chili  (à  part  les 
adhérens  au  jésuitisme)  tout  le  monde  est  libéral. 


LE  CHILI  EN  1859.  8/i7 

est  un  feu  subtil  et  violent,  et  les  fusions  qui  en  résultent  donnent 
parfois  de  monstrueux  mélanges. 

L'approche  des  élections,  qui  devaient  avoir  lieu  en  mai  1858, 
vint  donner  à  la  fusion  des  élémens  extrêmes  un  caractère  d'évi- 
dence que  jusqu'alors  on  avait  eu  soin  d'éviter  par  une  sorte  de 
pudeur.  Dans  la  presse,  les  journaux  en  sympathie  avec  le  gouver- 
nement, et  dans  les  cercles  les  citoyens  qui  étaient  les  interprètes 
du  bon  sens  public,  prirent  à  partie  les  libéraux  rétrogrades,  en 
les  interpellant  sur  leur  programme  commun,  sur  l'avenir  qu'ils 
réservaient  au  pays.  Voulaient-ils  la  décentralisation  administrative? 
Oui  et  non.  Youlaient-ils  la  liberté  religieuse?  Oui  et  non.  Youlaient- 
ils  la  refonte  de  la  constitution,  l'avènement  de  la  pure  démocratie, 
la  suppression  des  derniers  privilèges,  enfin  tout  ce  qui  peut  être 
un  motif  de  discussion  dans  une  république?  —  Toujours  des  ré- 
ponses complexes  et  évasives.  —  C'est  qu'en  effet  aucun  des  deux 
groupes  n'aurait  pu  formuler  nettement  un  de  ses  propres  principes 
sans  révolter  ses  auxiliaires.  Par  exemple,  des  municipalités  décen- 
tralisées qui  donneraient  toutes  les  campagnes  aux  pelucones^  cela 
ne  doit  pas  plus  convenir  aux  libéraux  que  la  liberté  des  cultes  aux 
jésuites. 

Il  fallait  pourtant  une  devise  de  combat  à  inscrire  sur  le  drapeau. 
A  défaut  d'idées  et  de  principes  sur  lesquels  l'opposition  coalisée  ne 
parvenait  pas  à  s'entendre,  on  se  contenta  d'un  simple  mot  de  ral- 
liement, et  l'on  dit  :  a  Ce  que  nous  voulons,  c'est  la  moralité  admi- 
nistrative. ))  Dès  cet  instant,  presque  tous  les  griefs  de  l'opposition 
se  réduisirent  à  un  seul  :  la  malversation  des  fonds  publics.  Les 
partisans  du  gouvernement  furent  qualifiés  de  logreros  (usuriers, 
monopoleurs),  et  à  défaut  de  charges  positives  on  vint  à  parler  de 
l'emprunt  des  7  millions  de  piastres  autorisé  antérieurement  par  les 
chambres,  pour  l'achèvement  des  chemins  de  fer, f comme  d'un  butin 
magnifique  que  le  pouvoir  et  ses  partisans  devaient  se  partager. 

Tout  cela  n'empêchait  pas  le  parti  national  de  -battre  complète- 
ment ses  adversaires  sur  le  terrain  des  élections.  Quinze  députés 
seulement  des  deux  oppositions  réunies  furent  élus.  Au  sénat,  l'é- 
preuve fut  plus  défavorable  encore  pour  les  opposans.  Cette  assem- 
blée doit  être  renouvelée  par  tiers  tous  les  trois  ans,  et  sept  séna- 
teurs des  plus  hostiles  au  gouvernement  étaient  arrivés  au  terme  de 
leur  mandat.  Aujourd'hui  le  gouvernement  croit  pouvoir  compter 
sur  la  plupart  des  nouveaux  élus,  de  sorte  que  l'ascendant  du  parti 
national  parait  définitivement  assuré  dans  les  deux  chambres.  Tout 
cela  ne  se  fit  pas  sans  un  conflit,  sans  un  déploiement  de  stratégie 
électorale  soutenue  de  part  et  d'autre  avec  la  plus  ardente  animo- 
sité.  Par  exemple,  la  loi  exige,  pour  que  l'élection  d'un  sénateur 


848  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

soit  valide,  que  les  deux  tiers  au  moins  des  électeurs  prennent  part 
au  scrutin  :  lorsque  cette  formalité  n'est  pas  remplie,  c'est  le  sénat 
lui-même  qui  tranche  la  difficulté  en  choisissant  au  scrutin  secret 
entre  les  deux  candidats  qui  ont  obtenu  le  plus  grand  nombre  de 
suffrages.  Dans  la  province  de  Santiago,  les  opposans,  après  s'être 
comptés,  s'abstiennent  de  voter  afm  que  l'élection  reste  nulle  :  aus- 
sitôt les  amis  du  pouvoir  imaginent  de  compléter  le  nombre  des 
votans  en  engageant  un  électeur  malade  à  envoyer  son  vote  par 
écrit.  A  en  juger  par  la  polémique  acre  et  violente  que  souleva  cet 
incident,  on  pouvait  présager  que  la  nation  marchait  à  la  guerre 
civile,  parce  que  déjà  elle  en  était  arrivée  à  cet  état  de  lièvre  qui  ne 
comporte  plus  la  discussion  impartiale,  la  recherche  désintéressée 
de  ce  qui  est  juste  et  vrai. 

La  lutte  électorale  vint  offrir  au  clergé  ou  plutôt  à  l'archevêque  de 
Santiago  une  occasion  de  resserrer  son  intimité  avec  le  parti  pelu- 
con.  Depuis  longtemps  déjà,  il  existait  à  Valparaiso  une  chapelle  pro- 
testante que  l'autorité  avait  tolérée  pour  ne  pas  heurter  l'esprit  de 
notre  époque,  et  en  considération  des  besoins  religieux  du  grand 
nombre  d'étrangers  établis  dans  la  ville.  La  constitution  chilienne 
exclut,  il  est  vrai,  l'exercice  public  de  tout  culte  autre  que  celui  de 
l'église  catholique;  mais  comme  cette  chapelle  était  en  apparence 
propriété  particulière  et  n'avait  ni  cloches,  ni  autres  signes  exté- 
rieurs qui  lui  donnassent  l'aspect  d'un  temple,  le  gouvernement  s'é- 
tait abstenu  de  tout  acte  répressif  à  son  égard,  donnant  ainsi  à  la 
disposition  constitutionnelle  l'interprétation  la  moins  rigoureuse  pos- 
sible. Cependant  cette  condescendance  ouvrait  carrière  à  l'hostilité  du 
pouvoir  spirituel.  A  l'approche  du  jour  fixé  par  la  loi  pour  les  élec- 
tions, l'illustrissime  archevêque  adressa  aux  fidèles  un  mandement 
destiné  à  leur  dénoncer  la  violation  de  la  loi  politique,  comme  celle 
de  la  loi  religieuse  :  on  y  montrait  le  ver  rongeur  (le  protestan- 
tisme) que  les  ennemis  de  l'église  tâchaient  d'introduire  sournoise- 
ment dans  la  société,  et  l'urgence  qu'il  y  avait  pour  tous  les  bons 
chrétiens  de  serrer  leurs  rangs  pour  résister  au  danger  qui  les  me- 
naçait. Par  une  coïncidence  remarquable,  qui  n'était  sans  doute  pas 
fortuite,  l'édit  spirituel,  que  les  curés  devaient  lire  pendant  trois  di- 
manches consécutifs  dans  les  paroisses,  était  lu  pour  la  troisième  fois 
le  jour  même  des  élections. 

La  population  du  Chili,  quoiqu'elle  se  soit  bien  modifiée  depuis  la 
chute  de  la  domination  espagnole,  est  encore  accessible  au  fana- 
tisme :  le  clergé  conserve  beaucoup  de  prise  sur  elle,  et  les  coups 
qu'il  frappe  au  nom  de  la  religion  peuvent  porter  très  loin.  Déjà  une 
centaine  de  personnes  appartenant  aux  classes  distinguées  s'étiiient 
adressées  au  gouvernement  pour  lui  demander,  ce  qui  leur  semblait 


LE  CHILI  EN  1859.  8/i9 

tout  simple,  la  démolition  du  prétendu  temple  protestant.  Si  de  pa- 
reilles idées  se  produisaient  spontanément,  même  parmi  des  gens  in- 
struits, quel  effet  ne  devait-on  pas  attendre  d'une  pièce  telle  que  la 
lettre  pastorale  de  l'archevêque,  tombant  dans  un  jour  d'excitation 
politique  au  milieu  des  masses  populaires  !  Mais  il  y  eut  plus  en- 
core. Le  clergé,  poussé  à  bout  en  voyant  que  le  parti  national,  favo- 
rable à  l'administration,  triomphait  le  premier  jour  des  élections 
dans  presque  toutes  les  paroisses,  fit  distribuer  au  peuple  une  pro- 
clamation de  nature  à  exalter  son  fanatisme  jusqu'au  délire,  en  lui 
désignant  nominativement  le  président  de  la  république  comme  l'en- 
nemi de  la  religion  et  de  Dieu.  Cette  proclamation  fut  imprimée 
dans  l'imprimerie  du  Conservateur^  qui  était  soutenue  par  les  pelu- 
cones  et  les  ultramontains;  c'est  une  pièce  vraiment  curieuse,  et  il 
serait  dommage  que  l'Europe  n'en  eût  pas  connaissance.  La  voici  : 

«  Catholiques! 

«  Le  gouvernement  qui  vous  opprime  jura,  quand  il  ambitionnait  le  pouvoir, 
quMl  protégerait  la  religion  du  Crucifié,  qui  fut  le  premier  à  dire  :  Tous  les 
hommes  sont  frères  et  égaux.  Le  fils  de  Dieu  trempa  ainsi  les  armes  avec  les- 
quelles les  tyrans  sont  combattus,  et  prépara  Tavénement  au  pouvoir  de  ceux 
qui  étaient  opprimés  et  déshérités.  C'est  justement  pour  cela  qu'il  est  abhorré 
par  Montt  et  Varas. 

«  C'est  pour  Cela  que  ceux-ci  protègent,  contrairement  à  la  loi,  l'exercice 
d'un  culte  qui  n'est  pas  le  nôtre.  Aux  yeux  des  catholiques,  tous  les  hommes 
sont  frères  ;  nous  aimons  même  mieux  ceux  qui  sont  dans  l'erreur,  parce 
qu'ils  sont  plus  dignes  de  pitié  ;  mais  nous  ne  protégeons  pas  la  propaga- 
tion des  mauvaises  doctrines,  ainsi  que  le  font  Montt  et  Varas,  qui  ne  sont 
ni  catholiques  ni  protestans,  mais  des  athées  qui  nient  l'existence  de  Dieu 
à  cause  de  leur  haine  pour  la  liberté.  S'ils  étaient  chrétiens,  ils  ne  seraient 
pas  cruels,  sanguinaires  et  amis  du  scandale.  Jésus-Christ  mourut  pour  les 
pauvres  qui  étaient  les  opprimés,  et  ceux-là  leur  arrachent  le  fruit  de  leurs 
travaux  et  leurs  droits  naturels,  civils  et  politiques. 

«  Contre  les  sectaires  de  la  plus  mauvaise  des  doctrines,  celle  qui  refuse 
au  pauvre  même  l'espérance  de  recevoir  dans  le  ciel  le  prix  de  ses  vertus, 
on  doit  combattre  avec  abnégation  et  courage.  Il  existe  différentes  manières 
de  combattre  les  mauvaises  doctrines  :  nous  les  combattons  en  prêchant,  le 
peuple  les  combat  en  travaillant  pour  rendre  positives  les  garanties  offertes 
par  la  constitution. 

«  En  votant  pour  V opposition,  on  travaille  pour  la  religion  catholique. 

«  Quelques  Prêtres.  » 

Malgré  tout,  le  résultat  des  élections  fut,  ainsi  qu'il  a  déjà  été  dit, 
favorable  au  parti  national.  A  l'exception  de  la  minorité  de  la  cham- 
bre des  députés,  le  congrès  présentait  un  accord  qui  semblait  un  gage 
d'ordre  et  de  sécurité  pour  le  pays.  Cependant  jamais,  en  consultant 

TOME  XXIV,  54 


850  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

les  souvenirs  parlementaires  de  la  république,  on  n'avait  vu  pareille 
série  d'embarras  et  de  difficultés  opposés  à  la  tranquille  élaboration 
des  lois,  ni  un  désir  plus  manifeste,  plus  obstiné,  de  brouiller  toute 
discussion,  d'aigrir  tout  débat.  Dès  les  premiers  jours  de  la  session, 
on  sut  à  quoi  s'en  tenir  sur  la  tactique  qu'avait  adoptée  la  minorité 
opposante.  Gela  était  d'autant  plus  regrettable  que  des  projets  ayant 
au  suprême  degré  le  caractère  de  l'utilité  publique  venaient  d'être 
soumis  à  l'examen  des  chambres  :  le  projet  de  loi  sur  l'instruction 
primaire,  tendant  à  augmenter  le  budget  des  écoles;  celui  qui  doit 
réglementer  l'établissement  des  banques;  la  réforme  du  système  tri- 
hulaire^  c'est-à-dire  des  usages  qui  règlent  le  rapport  du  proprié- 
taire foncier  et  du  travailleur  agricole  ;  le  régime  de  la  salubrité 
publique",  pour  protéger  les  classes  de  la  population  où  la  mortalité 
sévit  largement,  et  plusieurs  autres  projets,  dus,  pour  le  dire  en 
passant,  à  l'initiative  du  gouvernement  et  conçus  avec  une  remar- 
quable intelligence  des  intérêts  sociaux.  Jamais  peut-être  meilleure 
occasion  ne  s'était  présentée  pour  une  coalition  de  prétendus  réfor- 
mateurs de  montrer  au  pays,  dans  une  discussion  loyale  et  appro- 
fondie, quels  étaient  leurs  plans,  leurs  idées  et  la  supériorité  de 
leurs  lumières.  Cependant  ces  projets  dormaient  aux  archives  pen- 
dant que  la  chambre,  enchaînée  par  ses  règlemens,  perdait  son 
temps  à  écouter  les  deux  discours  (1)  que  chaque  membre  avait  à 
prononcer  à  propos  des  interpellations,  des  récriminations  et  de  tous 
les  incidens  politiques  incessamment  renouvelés. 

Pour  forcer  leurs  adversaires  à  sortir  de  leur  pernicieuse  inertie, 
le  gouvernement  se  décida  à  employer  un  remède  qui  pouvait  de- 
venir dangereux  :  il  transporta  la  discussion  sur  le  terrain  de  la  po- 
litique actuelle  et  ardente,  en  présentant  deux  projets  de  loi,  l'un 
réformant  la  loi  électorale,  et  l'autre  concernant  l'organisation  et 
les  attributions  des  municipalités.  Ces  projets  ne  devaient  pas  avoir 
un  meilleur  sort  que  les  autres.  Les  opinions  extrêmes,  accidentelle- 
ment coalisées,  n'auraient  pu  toucher  les  questions  de  principes  sans 
se  repousser,  et  par  exemple ,  bien  que  la  «  décentralisation  admi- 
nistrative ))  fût  une  des  formules  de  l'opposition  radicale,  la  presse 
de  cette  nuance  avait  à  peine  osé  murmurer  ces  mots,  comme  si  elle 
craignait  de  contrarier  les  antécédens  et  les  véritables  vues  du  parti 
conservateur. 

Sur  ces  entrefaites,  un  capitaliste,  le  plus  fort  actionnaire  et  l'un 

(1)  Suivant  le  règlement  des  chambres  chiliennes ,  tout  membre  doit  prendre  deux 
fois  la  parole  dans  chaque  discussion  non  pas  toujours  pour  prononcer  deux  discours, 
mais  au  moins  pour  exprimer  son  avis.  Il  ne  faut  voir  là  qu'un  moyen  d'éducation  par- 
lementaire, et  c'est  la  garantie  qu'on  ne  votera  pas  sans  savoir  de  quoi  il  s'agit,  comme 
cela  est  arrivé  quelquefois  en  Europe. 


LE    CHILI    EN    1859.  851 

des  directeurs  dans  la  compagnie  du  chemin  de  fer  entre  Santiago 
et  Yalparaiso,  s'adressa  au  congrès  pour  offrir  la  vente  de  ses  ac- 
tions au  gouvernement.  Les  erreurs  et  les  maladresses  commises 
dans  la  direction  de  cette  entreprise  n'étaient  un  mystère  pour  per- 
sonne; les  travaux  venaient  d'être  suspendus  après  une  perte  de 
plus  de  3  millions  de  francs ,  engloutis  dans  des  opérations  complè- 
tement inutiles.  Le  gouvernement  était  le  principal  actionnaire  de 
cette  entreprise  (1),  mais  son  intervention  dans  la  gérance  de  la 
société  était  réduite  à  une  seule  voix,  les  cinq  autres  voix  étant  attri- 
buées de  droit  aux  souscripteurs  qui ,  ayant  pris  des  actions  pour 
250,000  francs  au  moins,  seraient  choisis  par  élection  dans  une  as- 
semblée générale  des  actionnaires. 

La  compagnie  du  chemin  de  fer  de  Yalparaiso,  considérée  comme 
une  spéculation  particulière,  en  était  arrivée  à  un  état  de  découra- 
gement et  d'impuissance  qui  eût  fait  avorter  cette  grande  entreprise 
d'utilité  nationale,  si  les  pouvoirs  publics  avaient  refusé  absolument 
leur  concours.  L'incident  qui  avait  éveillé  l'attention  du  congrès  à 
cet  égard  conduisit  au  système  d'intervention  le  plus  simple.  Les 
chambres  autorisèrent  le  pouvoir  exécutif  à  racheter  non-seulement 
les  actions  qui  lui  étaient  offertes,  mais  encore  celles  qu'il  pourrait 
rassembler,  afin  que,  les  possédant  toutes,  ou  du  moins  en  très 
grande  partie ,  il  pût  prendre  la  direction  des  travaux  et  donner  à 
l'entreprise  une  impulsion  vraiment  utile  au  pays.  Il  fut  décidé  que 
l'achat  des  actions  serait  fait  au  pair,  car  bien  qu'elles  valussent 
alors  un  peu  moins  dans  le  commerce,  il  ne  parut  ni  digne  ni  équi- 
table que  l'état  spéculât  aux  dépens  des  particuliers  qui  avaient 
engagé  leur  fortune  dans  une  entreprise  utile  et  honorable  pour  le 
pays,  entreprise  malheureuse  momentanément,  mais  à  laquelle  un 
bel  avenir  commercial  semble  réservé  (2). 

Telle  est  l'origine  de  ce  rachat  du  chemin  de  fer  de  Yalparaiso, 
qui  a  fourni  le  thème  principal  des  diatribes  sur  le  désordre  des 
finances  et  la  dilapidation  du  trésor.  Le  ministère  avait  appuyé  la 
décision  des  chambres,  et  comme  il  se  trouvait  que  l'actionnaire  qui 
avait  sollicité  la  mesure  était  un  des  membres  dévoués  et  actifs  du 
parti  national,  la  presse  et  les  députés  de  l'opposition  eurent  beau 
jeu  pour  donner  à  l'autorisation  octroyée  le  voile  d'une  faveur  spé- 
ciale et  d'une  scandaleuse  dissipation  des  deniers  publics.  Pour  ap- 
précier cette  accusation  à  sa  juste  valeur,  il  suffit  de  savoir  que  l'un 

(1)  Il  avait  souscrit  2,000  actions,  représentant  un  apport  de  10  millions  dp  francs 
sur  un  capital  de  35  millions. 

(2)  A  la  date  du  14  mai  1859,  quatre-vingt-onze  actionnaires  seulement,  porteurs  de 
1,376  actions,  avaient  profité  de  ce  droit  de  vendre  leurs  actions  au  pair  :  il  restait 
encore  581  actions  à  racheter. 


852  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

des  députés  le  plus  enflammé  contre  le  projet,  celui  qui  déploya  le 
plus  d'aigreur  dans  la  discussion,  avait  envoyé  six  mois  auparavant, 
en  sa  qualité  de  directeur  du  chemin  de  fer,  une  adresse  au  gouver- 
nement, dans  laquelle  on  lui  demandait  ce  que  la  loi  devait  plus 
tard  octroyer,  adresse  à  laquelle  le  pouvoir  exécutif  ne  put  pas  ré- 
pondre, parce  que  c'était  une  question  de  la  compétence  du  congrès. 

C'est  ainsi  que  finit  la  session  de  1858,  perdue  pour  le  pays,  et 
seulement  profitable  à  ceux  qui  voulaient  amener  une  crise.  Il  n'y 
eut  pas  d'expédient  qui  ne  fût  mis  en  œuvre  pendant  toute  cette  ses- 
sion afin  d'exciter  les  esprits,  d'entraver  l'administration  dans  sa 
marche,  de  semer  la  méfiance  dans  la  république.  Tout  acte  de  l'au- 
torité était  interprété  dans  le  sens  le  plus  ignoble ,  et  comme  on  dés- 
espérait de  la  mettre  en  échec  légalement  au  moyen  des  majorités, 
on  s'appliquait  à  retarder  les  décisions  utiles,  comme  pour  suspendre 
la  vie  nationale.  La  presse,  de  son  côté,  s'était  engagée  dans  une 
voie  pleine  de  périls  pour  elle-même,  car  si  la  masse  du  public, 
dans  les  jours  de  trouble,  paraît  applaudir  à  une  polémique  exces- 
sive, il  arrive  bientôt  des  jours  de  calme  et  de  juste  appréciation  où 
ce  même  public,  pour  excuser  ses  propres  torts,  s'élève  à  son  tour 
contre  la  presse ,  et  professe  pour  les  droits  de  la  publicité  un  dé- 
dain dont  les  ennemis  de  la  liberté  ne  manquent  pas  d'abuser. 

I^a  presse  chilienne  prit  donc,  vers  la  fin  de  1858,  un  ton  de  dé- 
nigrement et  de  violence  qu'elle  n'avait  pas  eu  dans  les  commotions 
intérieures  de  la  république.  Bien  décidés,  et  pour  cause,  à  ne  for- 
muler aucun  progi'amme,  les  journaux  du  ipàriï  pelucon  s'en  tenaient 
à  développer  dans  tous  les  sens  le  thème  de  l'immoralité  adminis- 
trative ;  on  abusait  jusqu'à  la  licence  du  dédain,  inopportun  peut- 
être,  avec  lequel  l'autorité  tolérait  des  articles  déclamatoires  et  gon- 
flés d'amertume,  des  moqueries  incisives,  des  caricatures  où  l'on 
faisait  figurer  par  exemple  tous  les  hommes  du  pouvoir  se  partageant 
les  revenus  publics.  Tout  était  mis  en  jeu  pour  enlever  à  l'autorité 
l'influence  morale  qui  est  son  principal  moyen  d'action  dans  un  état 
populaire.  Le  gouvernement  avait  en  son  pouvoir  les  moyens  de  ré- 
primer ces  agressions,  car,,  en  supposant  que  le  jury  consulté  en 
matière  de  presse  ne  lui  fût  pas  entièrement  favorable,  l'action  cri- 
minelle devant  les  tribunaux  ordinaires,  pour  faits  d'injures  et  de 
calomnies,  restait  ouverte.  Cependant,  soit  que  le  président  et  ses 
ministres  jugeassent  indigne  d'eux  de  discuter  leur  probité  devant 
les  tribunaux,  soit  qu'ils  pensassent  que  le  débordement  même  de 
la  presse  deviendrait  la  justification  évidente  des  mesures  qu'il  fau- 
drait enfin  prendre  pour  sauver  l'ordre  public,  le  fait  est  qu'on  s'abs- 
tint de  poursuites  judiciaires. 

Pendant  ce  temps,  la  fusion,  comme  on  dit  au  Chili,  s'était  con- 


LE    CHILI    EN    1859,  858 

solidée  :  les  meneurs  occultes  du  mouvement  étaient  parvenus  à 
rallier  tous  les  ennemis  de  la  présidence;  mais  déjà  la  mésintel- 
ligence et  l'indiscipline  commençaient  à  se  glisser  dans  l'armée  coa- 
lisée. La  jeune  phalange,  celle  des  radicaux,  entreprit  une  propa- 
gande réformiste  au  service  de  laquelle  on  mit  un  nouveau  journal  : 
l'Assemblée  Constituante.  Dans  cette  feuille,  rédigée  par  des  jeunes 
gens  éloquens  et  instruits,  mais  d'une  ardeur  qui  n'est  pas  encore 
tempérée  par  l'expérience,  toutes  les  lois,  tous  les  règlemens  étaient 
jetés  pêle-mêle  dans  le  creuset  de  la  théorie  pour  y  être  refondus. 
La  conclusion  pratique  de  ce  labeur  semblait  être  celle-ci  :  que  rien 
de  ce  qui  avait  existé  antérieurement  n'était  plus  tolérable,  et  qu'il 
y  avait  urgence  de  tout  changer. 

La  décentralisation  municipale  occupait  dans  ces  élucubrations  la 
place  éminente;  c'était  le  lien  avec  lequel  les  réformistes  espéraient 
attacher  les  provinces  à  leur  cause.  Nous  avons  vu  plus  haut  que 
les  municipalités  chiliennes  sont  électives  et  à  peu  près  indépen- 
dantes en  tout  ce  qui  concerne  les  intérêts  spéciaux  de  la  localité. 
Toutefois  l'approbation  du  président  de  la  république,  agissant  avec 
le  concours  de  son  conseil  d'état,  devient  nécessaire  dans  les  cas  où 
les  décisions  des  municipalités  comportent  des  charges  fiscales  ou 
des  restrictions  à  la  liberté  individuelle.  Cette  faculté  de  révision, 
attribuée  au  président  et  dont  il  me  semble  difficile  qu'il  abuse,  est 
au  contraire  une  garantie  libérale  sagement  ménagée  aux  citoyens 
par  la  constitution.  Les  biens  et  les  droits  ne  peuvent  pas  être  enta- 
més par  la  seule  autorité  des  corporations  qui,  dans  certaines  pro- 
vinces, ne  sont  pas  toujours  composées  de  gens  suffisamment  éclai- 
rés, ce  qui  permet  de  supposer  qu'on  n'y  rencontre  pas  toujours  la 
droiture  ou  la  circonspection  désirable.  Dans  cet  entraînement  qui 
aveugle  les  partis,  les  radicaux  passaient  outre  :  leurs  travaux,  cal- 
culés de  manière  à  réveiller  l'esprit  de  provincialisme,  n'étaient  pas 
dirigés  sans  quelque  succès;  la  vanité  locale,  l'assentiment  instinctif 
de  ceux  qui  se  sentent  appelés  à  exercer  la  prépondérance,  rece- 
vaient avec  empressement  ces  idées  qui  tendaient  à  faire  disparaître 
d'une  manière  absolue  le  contrôle  du  pouvoir  central.  Le  même 
esprit  se  manifestait  dans  la  prétendue  réorganisation  des  pouvoirs 
publics.  Le  congrès  devait  tout  faire,  le  pouvoir  exécutif  rien.  A  force 
de  réduire  l'influence  que  la  charte  de  1833  avait  voulu  assurer 
au  président,  on  condamnait  celui-ci  à  la  nullité. 

Encore  plus  que  le  gouvernement,  les  pehwones  et  le  clergé 
voyaient  avec  défiance  les  projets  des  réformistes  :  le  clergé  sur- 
tout commençait  à  trembler  pour  l'article  5  de  la  constitution,  celui 
qui  interdit  tout  autre  culte  que  le  catholicisme;  mais  que  faire?  On 
s'était  placé  sur  une  pente  où  il  n'était  pas  facile  de  se  retenir,  et 


854  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

puis  le  moment  n'était  pas  venu  de  désavouer  les  auxiliaires  actifs 
sur  lesquels  on  comptait  pour  la  guerre  contre  la  présidence. 

En  y  réfléchissant  d'ailleurs,  on  reconnaît  que  la  conduite  des 
ultra-conservateurs  était  moins  imprudente  qu'il  ne  semble  au  pre- 
mier abord.  En  supposant  que  les  choses  eussent  été  poussées  à  l'ex- 
trémité et  qu'on  fut  parvenu  à  renverser  le  parti  qui  s'appuie  sur  la 
constitution  et  prétend  conserver  la  politique  nationale  de  Portalès, 
la  coalition  victorieuse  se  serait  dissoute  aussitôt,  et  on  n'aurait  pas 
tardé  à  voir  les  ultra-conservateurs  et  les  progressistes  à  couteaux 
tirés.  Pour  qui  auraient  été  les  chances  dans  cette  nouvelle  lutte? 
Le  parti  progressiste  est  formé  par  un  groupe  de  personnes,  jeunes 
pour  la  plupart,  appartenant  à  la  classe  instruite,  et  dont  plusieurs 
sont  les  héritiers  des  familles  les  plus  riches  :  dans  sa  composition 
actuelle,  ce  parti  est  peu  nombreux  et  n'a  pas  prise  sur  les  grosses 
masses  de  la  population.  Si  pour  se  fortifier  il  s'adressait  aux  pas- 
sions de  la  foule  ignorante,  il  surviendrait  des  excès  dont  les  uto- 
pistes à  nature  généreuse  seraient  révoltés  les  premiers,  et  le  pro- 
gressisme se  dissoudrait  par  la  défaillance  de  ses  chefs.  11  peut  y 
avoir  des  désordres  au  Chili,  mais  les  élémens  d'une  révolution  po- 
pulaire n'y  existent  pas.  La  situation  du.  pelucomsme  est  bien  diffé- 
rente :  il  a  de  l'argent  en  abondance;  l'autorité  morale  du  clergé 
lui  prête  son  prestige  ;  il  possède  avec  ses  vastes  domaines  la  clien- 
tèle de  ses  inquilinos,  attachés  à  lui  par  une  sorte  de  servage.  En  cas 
de  crise  extrême,  il  rallierait  autour  de  lui  les  honnêtes  gens  effarou- 
chés, en  leur  faisant  appel  au  nom  de  l'ordre  public  et  du  salut  so- 
cial. En  défmive,  le  peluconisme  resterait  le  maître  du  terrain.  Ainsi 
on  a  dû  raisonner  dans  les  conciliabules  où  le  jésuitisme  a  la  parole. 

Les  choses  en  étaient  venues  à  un  point  d'aigreur  et  de  provoca- 
tion où  un  pays  ne  peut  rester  longtemps.  Le  12  décembre  1858,  on 
entra  dans  la  phase  de  la  révolution  active.  U Assemblée  Constituante 
avait  convoqué  les  opposans  de  toute  nuance  qui  se  trouvaient  à 
Santiago  à  une  réunion  où  devaient  être  discutées  les  bases  d'une 
réforme  constitutionnelle.  Le  gouvernement,  comme  on  a  pu  le  voir, 
avait  souffert  que  ses  adversaires  pratiquassent  toute  sorte  d'hosti- 
lités, sans  recourir  aux  moyens  extraordinaires  que  la  constitution 
accorde,  ni  même  aux  ressources  ordinaires  de  la  loi;  mais  enfin, 
dans  cette  convocation  d'une  assemblée  populaire  invitée  à  donner 
son  adhésion  à  un  plan  de  réforme  constitutionnelle ,  il  vit  un  acte 
désorganisateur  de  nature  à  compromettre  l'ordre  public,  et  il  dé- 
fendit la  réunion.  En  cela,  il  ne  faisait  que  remplir  une  disposition 
en  vigueur  depuis  1851,  qui,  tout  en  reconnaissant  le  droit  de  réu- 
nion, prohibe  cependant  les  clubs  lorsqu'ils  prennent  le  caractère 
d'une  association  politique. 


LE    CHILI   EN    1859.  855 

Cet  ordre  ne  fut  pas  respecté.  La  réunion  ayant  eu  lieu  et  plus  de 
trois  cents  personnes  étant  en  séance ,  on  répondit  avec  hauteur  à 
une  sommation  faite  en  termes  polis  par  l'intendant  de  la  province, 
qui,  avant  d'en  venir  aux  mesures  de  rigueur,  voulut  faire  un  der- 
nier appel  aux  sentimens  de  conciliation.  11  fut  donc  nécessaire 
d'employer  la  force,  et  on  envoya  à  cet  effet  un  peloton  de  soldats 
pour  disperser  la  réunion.  L'acte  séditieux  prit  alors  une  teinte  plus 
prononcée.  Le  chef  de  la  troupe  fut  insulté,  et  quelques  libéraux 
exaltés  commencèrent  à  pérorer  en  adressant  des  excitations  aux 
soldats.  La  mesure  était  comblée;  une  plus  longue  tolérance  n'eût 
été  que  de  la  faiblesse  :  le  gouvernement  accepta  résolument  cette 
nouvelle  situation.  Par  son  ordre,  les  constituans  furent  conduits,  au 
nombre  d'environ  deux  cents,  à  la  caserne  de  police,  au  milieu  de  la 
plus  complète  indifférence  de  la  population  ;  deux  heures  après,  les 
villes  de  Santiago  et  de  Yalparaiso  étaient  déclarées  en  état  de  siège. 

Par  suite  de  ces  mesures,  il  se  fit  dans  la  presse  et  au  sein  des 
factions  un  silence  momentané;  mais  le  public  ne  s'y  trompa  point  : 
chacun  resta  persuadé  que  la  première  escarmouche  amènerait  des 
hostilités  sur  une  large  échelle.  En  effet,  dès  le  5  janvier  1859, 
quelques  citoyens  de  Copiapo,  aidés  par  la  garde  urbaine  (ou, 
comme  on  dirait  chez  nous,  la  garde  nationale),  qui  composait  la 
principale  force  de  la  ville,  chassèrent  les  autorités  légales  en  combi- 
nant une  surprise,  et  nommèrent  intendant  et  commandant  d'armes 
un  jeune  homme  appartenant  à  une  des  plus  honorables  et  des  plus 
opulentes  familles  du  pays,  M.  Pedro  Léon  Gallo. 

Le  15  du  même  mois,  un  autre  coup  de  main  mettait  Talca  au 
pouvoir  des  révolutionnaires.  Deux  localités  tout  à  fait  distinctes, 
l'une  au  nord,  l'autre  au  sud,  attiraient  donc  en  même  temps  l'at- 
tention du  gouvernement.  La  province  de  Talca,  qui  forme  l'extré- 
mité de  la  vallée  centrale  de  la  république,  est  séparée  des  pays  du 
sud  par  le  grand  fleuve  Maule,  qui  ne  peut  être  franchi  qu'en  très  peu 
d'endroits.  C'est  donc  une  ligne  importante,  parce  qu'elle  est  d'une 
défense  facile.  L'histoire  des  guerres  civiles  du  Chili  présente  d'ail- 
leurs les  provinces  du  midi  comme  celles  où  se  recrutent  plus  faci- 
lement les  insurrections.  Pourvues  de  ressources  pour  la  guerre  et 
peuplées  de  gens  chez  qui  le  voisinage  des  Indiens  entretient  les  ha- 
bitudes belliqueuses,  assez  disposées  d'ailleurs  à  méconnaître  la  pré- 
pondérance des  grandes  villes  du  centre,  ces  campagnes  ont  presque 
toujours  fourni  les  arm.ées  qui  des  environs  de  Penco  se- sont  élan- 
cées vers  Santiago  avec  des  instincts  destructeurs.  Ces  considéra- 
tions faisaient  de  la  prise  de  Talca  un  accident  grave  dont  la  coïn- 
cidence avec  d'autres  mouvemcns,  comme  on  devait  s'y  attendre, 
mettait  l'ordre  établi  en  grand  péril. 


856  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Avec  une  ardente  activité,  les  révoltés  de  Talca  avaient  construit 
des  remparts  et  creusé  des  fossés.  Ils  étaient  commandés  par  M.  Juan 
Ramon  Vallejo,  homme  d'un  esprit  résolu  et  énergique,  qui,  après 
avoir  obtenu  par  la  contrainte  la  coopération  de  plusieurs  citoyens 
des  plus  importans  en  les  obligeant  à  donner  leurs  noms  pour  une 
espèce  de  gouvernement  provisoire,  leur  avait  imposé  en  outre, 
ainsi  qu'à  d'autres  personnes  considérables  par  leur  fortune,  des 
subventions  onéreuses  pour  les  frais  de  la  guerre.  Aucun  habitant 
ne  pouvait  quitter  la  ville  sans  avoir  payé  une  somme  dont  l'impor- 
tance variait  arbitrairement  suivant  la  position  de  ceux  qui  émi- 
graient.  La  nécessité  suprême  aux  yeux  du  gouvernement  était  de 
réprimer  d'abord  cette  révolte  :  ne  prêtant  que  peu  d'attention  à 
celle  de  Gopiapo  pour  ne  pas  trop  diviser  ses  forces,  il  organisa  une 
forte  expédition  sous  le  commandement  du  ministre  de  la  guerre,  le 
général  Garcia,  et  le  siège  fut  mis  devant  Talca. 

Cependant  les  provinces  du  sud  ne  répondaient  pas,  comme  on 
avait  lieu  de  le  craindre,  à  l'appel  des  révolutionnaires.  Des  bandes 
de  montagnards  sans  plan  et  sans  entente,  commandées  par  des 
chefs  obscurs,  et  entraînant  à  leur  suite  par  l'appât  du  désordre  des 
vauriens  et  des  malfaiteurs,  voilà  le  seul  élément  de  guerre  que  l'on 
parvenait  à  remuer.  Les  forces  locales  étaient  plus  que  suffisantes 
pour  disperser  ces  bandes  partout  où  elles  se  présentaient;  leurs 
attaques  étaient  moins  inquiétantes  pour  l'autorité  que  pour  les  pro- 
priétaires et  les  citoyens  pacifiques  gui  ne  sympathisaient  pas  avec 
leur  cause.  Cet  état  de  choses,  quoique  très  regrettable,  ne  présen- 
tait pas  les  dangers  d'une  lutte  en  règle;  le  général  Garcia  s'appli- 
quait à  retarder  l'assaut  de  Talca,  dans  l'espoir  que  les  insurgés, 
ayant  conscience  de  leur  isolement,  finiraient  par  céder  sans  effu- 
sion de  sang.  Ses  calculs  furent  justifiés  par  le  fait.  Le  22  février,  la 
ville  fut  évacuée,  et  sa  garnison,  composée  d'environ  quinze  cents 
hommes,  se  dispersa.  On  n'avait  échangé  que  quelques  coups  de 
fusil  dans  cette  apparence  de  siège;  mais  une  des  premières  vic- 
times avait  été  le  promoteur  du  mouvement,  M.  Ramon  Vallejo,  dont 
la  mort  contribua  pour  beaucoup  à  décourager  les  assiégés. 

Pendant  que  ce  résultat  était  atteint,  l'insurrection  éclatait  dans 
divers  endroits  pour  être  aussitôt  vaincue.  Le  8  février,  un  gros 
peloton  de  montagnards,  commandé  par  M.  Juan  Alemparte,  entrait 
dans  la  ville  de  Concepcion  en  mettant  aux  premiers  rangs,  pour 
leur  servir  de  rempart,  quelques  employés  de  l'administration  qui 
avaient  été  faits  prisonniers  à  Talcahuano.  La  ville  n'était  gardée 
que  par  très  peu  de  troupes;  mais,  au  moment  où  la  lutte  commen- 
çait à  prendre  un  caractère  sérieux,  un  renfort  envoyé  par  l'inten- 
dant du  Nubie,  la  province  limitrophe,  vint  seconder  les  défenseurs 


LE    CHILI    EN    1859.  857 

de  la  constitution  et  mettre  les  montagnards  dans  une  complète 
déroute.  Deux  jours  £lprès,  une  autre  bande  de  ces  derniers,  com- 
mandée par  M.  Domingo  Arze,  échouait  également  dans  une  tenta- 
tive contre  la  ville  de  Ghillan,  capitale  de  la  même  province  du 
Nubie.  L'insurrection  était  décidément  malheureuse  dans  la  région 
du  sud;  mais  on  avait  à  craindre  que  les  montagnards,  après  avoir 
agi  séparément,  ne  finissent  par  se  réunir  en  un  seul  corps,  ainsi 
qu'il  est  arrivé  un  peu  plus  tard;  on  jugea  prudent  d'organiser  dans 
ces  contrées  une  division  assez  respectable,  dont  la  composition  et 
le  commandement  furent  confiés  au  lieutenant-colonel  José  Manuel 
Pinto.  Les  soulèvemens  partiels  dans  les  provinces  centrales  n'a- 
vaient pas  un  meilleur  résultat.  La  ville  de  San-Felipe,  chef-lieu  de 
la  province  d'Aconcagua,  s'étant  révoltée  le  12  février,  il  suffit  de 
peu  de  jours  pour  la  prendre  d'assaut  et  lui  infliger,  dans  la  pre- 
mière ardeur  du  combat,  un  assez  rude  châtiment. 

Le  28  du  même  mois,  trois  cents  ouvriers,  entraînés  par  les  per- 
turbateurs dans  une  lutte  aussi  déraisonnable  qu'elle  était  crimi- 
nelle, ensanglantèrent  les  rues  de  Yalparaiso.  Tenus  en  échec  et 
dans  la  rage  de  l'impuissance,  ils  succombaient  à  l'horrible  idée  de 
mettre  le  feu  à  la  maison  de  la  préfecture,  exposant  ainsi  au  danger 
d'être  dévorée  par  les  flammes  la  seconde  ville  de  la  république, 
composée  presque  totalement  de  bàtimens  construits  en  bois.  Après 
deux  heures  de  combat,  l'ordre  fut  rétabli. 

A  l'impuissance  de  ces  mouvemens,  il  était  facile 'de  voir  que  le 
bon  sens  des  peuples  répudiait  la  révolution.  Gela  ne  suffisait  pas 
encore  pour  que  les  révolutionnaires  ouvrissent  les  yeux.  JNous  avons 
laissé  M.  Pedro  Léon  Gallo  maître  de  la  province  d'Atacama,  mais 
surveillé  par  les  représentans  de  l'autorité.  A  considérer  l'isole- 
ment de  cette  région ,  dont  la  partie  habitable  est  séparée  de  Co- 
quimbo  par  un  vaste  désert,  le  peu  de  ressources  qu'on  y  trou- 
verait pour  la  guerre,  la  cherté  des  vivres,  la  rareté  des  routes 
praticables  et  des  abris,  on  pouvait  prévoir  que  l'insurrection  du 
nord  périrait  de  consomption,  si  elle  restait  concentrée  dans  son 
foyer  primitif,  ou  bien  qu'en  marchant  sur  Goquimbo,  ainsi  qu'on 
devait  s'y  attendre,  elle  irait  au-devant  d'une  déroute.  Les  forces 
du  gouvernement  furent  donc  dirigées  vers  ce  dernier  point  sous  le 
commandement  du  lieutenant-colonel  Silva  Ghaves,  et  bien  que  ce 
petit  corps,  composé  d'environ  douze  cents  hommes,  n'eût  pas  l'a- 
vantage de  la  supériorité  du  nombre,  il  avait  pour  lui  la  puissance 
de  la  discipline  :  les  chances  favorables  paraissaient  être  de  son 
côté.  En  dépit  des  probabilités,  un  coup  inattendu  vint  prolonger  la 
guerre  civile  et  suspendre  ce  travail  de  pacification,  qui  était  déjà 
très  avancé  dans  les  esprits. 


858  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Le  commandant  Silva  avait  fatigué  ses  troupes  par  une  marche 
rapide  pour  prévenir  l'ennemi,  qui  n'était  déjà  plus  qu'à  trois  lieues 
de  La  Serena,  chef-lieu  de  la  province  de  Goquimbo.  Les  deux  armées 
se  trouvèrent  en  présence  le  lli  mars  dans  le  défdé  de  Los-Loros, 
et,  après  une  fusillade  qui  dura  près  de  trois  heures,  M.  Léon  Gallo 
resta  le  maître  du  champ  de  bataille. 

Les  troupes  du  gouvernement,  obligées  de  battre  en  retraite, 
laissaient  à  découvert  la  ville  de  La  Serena.  Le  mouvement  du  nord, 
il  est  bon  de  le  remarquer  ici,  avait  été  fomenté  et  dirigé  par  des 
jeunes  gens  de  condition  distinguée,  comme  celui  qu'ils  reconnais- 
saient pour  leur  chef  militaire,  mais  qui,  malgré  les  influences  de 
tradition  et  d'entourage,  n'étaient  engagés  par  aucun  lien  avec  la 
faction  ultra -conservatrice.  Leur  tentative  avait  donc  pris,  dès  le 
début,  une  teinte  révolutionnaire  :  leur  programme  impliquait  va- 
guement une  refonte  de  la  constitution.  Une  fois  maîtres  de  La  Se- 
rena, leur  dissidence  avec  les  pelucones  prit  un  caractère  beaucoup 
plus  tranché;  on  alla  jusqu'à  insérer  dans  les  journaux  officiels  de 
l'insurrection  des  diatribes  assez  blessantes  contre  le  luxe  et  l'oisi- 
veté du  clergé.  Les  pelucones  étaient  désorientés;  ils  ne  sympathi- 
saient que  médiocrement  avec  l'armée  victorieuse  à  Los  Loros,  qui 
avait  été  recrutée  en  grande  partie  parmi  les  ouvriers  des  mines,  au 
sein  même  de  l'élément  démagogique.  Aussi,  en  réservant  toutes 
leurs  ressources  pour  les  provinces  du  sud,  où  ils  comptaient  trou- 
ver des  auxiliaires  à  leur  convenance,  ils  évitèrent  de  mettre  leur 
argent  à  la  disposition  du  chef  d'Atacama.  On  a  lieu  de  croire  que 
celui-ci  a  contribué  largement  aux  frais  de  la  guerre,  et,  tout  en  dé- 
plorant le  dangereux  accès  de  fièvre  politique  auquel  il  a  succombé, 
on  doit  reconnaître  qu'il  s'est  montré  dévoué  à  son  idée  et  prodigue 
de  ses  richesses  autant  qu'il  était  disposé  à  l'être  de  son  sang. 

Le  gouvernement  préparait  de  son  côté  contre  les  insurgés  du 
nord  une  forte  expédition,  aux  ordres  du  général  Yidaurre-Leal.  Les 
défenseurs  de  la  constitution  et  les  prétendus  constituans  se  rencon- 
trèrent dans  la  plaine  de  Penuelos ,  le  29  avril ,  au  nombre  de  trois 
mille  combattans  de  chaque  côté.  Les  Chiliens  sont  naturellement 
braves,  et  leur  tempérament  s'enflamme  aisément.  Une  fois  lancés, 
ils  s'abordent  résolument,  et  la  bataille  donne  lieu  à  une  multitude 
d'engagemens  corps  à  corps.  Le  choc  fut  donc  très  sanglant  à  Penue- 
los. Après  quatre  heures  de  combat,  le  général  Yidaurre,  grâce  à 
l'habileté  de  sa  manœuvre  ainsi  qu'à  la  vigueur  des  troupes  qu'il 
commandait,  fit  subir  à  ses  adversaires  une  défaite  complète.  L'ar- 
mée insurrectionnelle  se  débanda  après  avoir  vu  une  vingtaine  de 
ses  chefs  tombés  au  pouvoir  des  vainqueurs.  Dès  ce  moment,  la  pa- 
cification du  nord  lut  assurée. 


LE   CHILI  EN   1859.  859 

Quelques  jours  auparavant,  le  chef  de  la  division  du  sud,  le  com- 
mandant José-Manuel  Pinto,  avait  porté  le  dernier  coup  aux  monte- 
neros^  c'est-à-dire  aux  montagnards  voisins  de  l'Araucanie,  qui,  au 
nombre  de  deux  mille  hommes  sous  les  ordres  de  M.  Nicolas  Tira- 
pegui  et  soutenus  par  l'argent  des  pelucones^  tentaient  un  dernier 
engagement  dans  le  champ  de  Maipo.  C'est  là,  il  faut  l'avouer,  un 
épisode  bien  triste  pour  le  Chili,  et  peu  honorable  pour  ceux  qui  en 
ont  été  les  instigateurs.  Ces  inquilinos,  attachés  à  la  glèbe,  non  par 
la  loi,  mais  par  la  coutume,  ignorans,  aussi  indifférens  qu'étrangers 
aux  notions  politiques,  on  les  a  vus  ameutés  et  lancés  par  bandes 
au  nom  de  la  moralité  publique  et  de  la  religion  en  péril.  Le  dé- 
chaînement des  passions  bestiales,  les  attaques  contre  les  personnes 
et  les  propriétés,  la  terreur  répandue  partout,  en  un  mot  la  guerre 
faite  à  la  société  en  haine  du  pouvoir  qui  la  représente ,  voilà  les 
tristes  moyens  que  certains  conservateurs,  tant  ils  étaient  aveuglés, 
n'ont  pas  craint  d'employer  pour  recouvrer  leur  domination  com- 
promise. 

Des  vastes  haciendas  sortaient  ces  étranges  régénérateurs,  divi- 
sés par  troupes  sous  des  chefs  obscurs  qui  étaient  le  plus  souvent 
des  espèces  de  contre-maîtres  dans  les  métairies  ;  ils  couraient  les 
grands  chemins,  épouvantaient  les  populations  pacifiques,  rançon- 
naient de  préférence  ceux  qui  étaient  signalés  comme  les  partisans 
du  pouvoir  présidentiel.  Peu  s'en  est  fallu  que  la  contagion  du  dés- 
ordre ne  se  répandît  parmi  les  Indiens  de  l'Arauco;  déjà  même  un 
certain  nombre  de  ceux-ci  vagabondaient  à  travers  les  campagnes, 
y  commettant  tous  les  excès  propres  aux  tribus  sauvages. 

En  résumé,  depuis  les  derniers  jours  de  janvier  jusqu'au  29  avril, 
il  y  avait  eu,  dans  les  diverses  provinces,  quatorze  combats,  sans 
compter  les  luttes  personnelles,  surprises,  coups  de  main,  et  autres 
incidens  meurtriers.  Les  pertes  résultant  de  ces  engagemens,  sans 
atteindre  un  chiffre  bien  élevé,  étaient  néanmoins  cruelles  pour  une 
population  peu  nombreuse.  Les  craintes  de  bouleversement  étant 
dissipées,  on  rendit  la  liberté  à  presque  toutes  les  personnes  déte- 
nues en  vertu  des  pouvoirs  extraordinaires  que  le  congrès  venait 
enfin  de  conférer  au  gouvernement.  On  mit  en  jugement  les  indivi- 
dus ouvertement  compromis  ;  les  chefs  les  plus  exaltés  de  la  jeune 
opposition  furent  écartés  momentanément  du  territoire  de  la  républi- 
que. L'archevêque  de  Santiago  manifesta  le  désir  de  faire  un  pèle- 
rinage à  Rome,  où  il  est  en  ce  moment.  On  pouvait  croire  à  un  apai- 
sement complet  et  rapide  ;  mais  de  mauvaises  passions  fermentaient 
encore  dans  l'ombre.  A  Valparaiso  notamment,  il  existe  une  corpora- 
tion de  portefaix  pour  le  service  de  la  marine  marchande,  composée 
d'environ  huit  cents  membres,  avec  une  caisse  de  secours  mutuels 


860  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

et  une  organisation  qui  donne  à  leur  société  une  certaine  consistance. 
Comme  ces  hommes  s'étaient  engagés  dans  le  mouvement  révolu- 
tionnaire, le  gouvernement  avisa  aux  moyens  de  briser  leur  force 
collective.  Une  sombre  rancune  aigrissait  donc  ces  esprits  incultes. 
Le  18  septembre,  on  célébrait  par  une  cérémonie  religieuse  l'an- 
niversaire de  l'indépendance  chilienne;  le  général  Yidaurre-Leal, 
nommé  gouverneur  de  Valparaiso,  était  dans  l'église  avec  toutes 
les  autorités  de  la  ville;  les  gardes  nationaux  stationnaient  sur  la 
place,  avec  leurs  armes  en  faisceaux.  Tout  à  coup  les  portefaix  s'é- 
lancent sur  les  fusils  pour  s'en  emparer.  La  milice  citoyenne  résiste. 
Le  tumulte  qui  s'élève  retentit  jusque  dans  l'église.  Le  gouverneur, 
par  un  mouvement  instinctif,  s'élance  au  dehors  pour  voir  ce  qui  se 
passe.  Déjà  les  émeutiers  commencent  à  se  disperser,  mais  au  mo- 
ment où  le  général  plonge  ses  regards  dans  une  petite  rue  débou- 
chant sur  la  place,  plusieurs  coups  de  feu  sont  dirigés  contre  lui,  et 
il  tombe,  n'ayant  plus  que  quelques  heures  à  vivre.  La  mort  comme 
la  vie  du  brave  et  dévoué  Yidaurre  justifie  l'épithète  de  Leal  (loyal) 
qu'il  avait  lui-même  ajoutée  autrefois  à  son  nom  pour  protester 
contre  l'odieuse  félonie  d'un  chef  militaire  qui  portait  le  même  nom 
que  lui. 

L'assassinat  du  vainqueur  de  Penuelos  a  fait  une  impression  pro- 
fonde sur  tous  les  partis  :  il  a  sans  doute  porté  le  dernier  coup  à 
l'esprit  de  révolte.  Il  ne  paraît  pourtant  pas  que  cette  horrible  ca- 
tastrophe ait  été  le  résultat  d'une  préméditation  criminelle.  Quatre 
ou  cinq  émeutiers,  pris  les  armes  à  la  main,  ont  été  jugés  militai- 
rement. Parmi  les  individus  mis  en  arrestation  se  trouvent  le  séna- 
teur Ossa  et  ses  deux  fils  :  cette  famille  opulente  et  fanatique  était 
soupçonnée  d'exercer  sur  les  ouvriers  du  port  une  influence  dange- 
reuse. Les  pouvoirs  extraordinaires  dont  le  président  avait  été  in- 
vesti par  les  représentans  légaux  du  pays  viennent  d'être  prorogés 
jusqu'au  1"  novembre  1860,  et  le  congrès  lui-même,  convoqué 
extraordinairement,  va  avoir  à  délibérer  sur  un  projet  de  loi  ten- 
dant à  rendre  les  conspirateurs  de  toutes  classes  responsables  des 
pertes  et  dégâts  matériels  occasionnés  par  les  tentatives  révolution- 
naires. 

Tels  sont  les  faits  connus  jusqu'à  ce  moment  :  il  est  à  peine  be- 
soin de  les  résumer,  car  ils  parlent  d'eux-mêmes.  En  Europe,  où 
les  incidens  de  la  crise  seront  jugés  avec  une  expérience  calme,  tout 
le  monde  sentira  que  l'ordre  constitutionnel  établi  au  Chili  n'est 
pas  en  péril.  On  ne  voit  pas  là,  comme  dans  certaines  républiques 
espagnoles,  des  soldats  aspirant  au  pouvoir  par  le  droit  du  sabre, 
ni  un  président  cherchant  à  prolonger  illégalement  son  mandat. 
Dans  quinze  mois,  une  élection  présidentielle  appellera  la  nation  à 


LE   CHILI  EN  1859.  861 

l'exercice  normal  de  sa  souveraineté.  Il  n'y  a  pas  non  plus  au  Chili 
d'antagonisme  de  classes,  puisque  toutes  les  classes  se  sont  si  étran- 
gement fusionnées  dans  les  rangs  révolutionnaires,  ni  de  ces  que- 
relles économiques  si  difficiles  à  apaiser.  L'état  financier  est  excel- 
lent. La  crise  commerciale  ne  peut  se  prolonger  indéfiniment  :  les 
dernières  nouvelles  annoncent  qu'on  vient  de  découvrir  encore  des 
gisemens  métalliques  d'une  grande  richesse,  ce  qui  détermine  or- 
dinairement une  reprise  d'affaires. 

Il  est  évident  en  outre  que  l'alliance  des  ultra -libéraux  et  des 
ultra-conservateurs  n'est  pas  durable.  Il  faut  réchauffement  d'une 
extrême  colère  pour  mélanger  ainsi  des  partis  extrêmes  :  ils  se  sé- 
parent à  mesure  que  le  temps  les  refroidit.  Considéré  isolément , 
chacun  de  ces  partis  porte  en  lui-même  des  élémens  de  décomposi- 
tion. Si  les  pelucones  ont  réellement  subi  en  1852  des  influences  ve- 
nues d'au-delà  des  mers,  ne  seront-ils  pas  impressionnés  en  sens 
contraire,  aujourd'hui  que  la  propagande  jésuitique  est  en  échec? 
D'un  autre  côté,  quand  les  jours  de  réflexion  calme  seront  revenus, 
les  utopistes  et  les  exaltés  comprendront  qu'on  n'améliore  pas  un 
gouvernement  au  moyen  d'une  opposition  poussée  jusqu'à  la  guerre 
civile,  que  d'ailleurs  le  despotisme  n'est  jamais  à  craindre  de  la  part 
d'un  pouvoir  qui  développe  largement  l'instruction  publique  et  ne 
cherche  pas  à  constituer  des  monopoles  industriels.  Plusieurs  des 
progressistes  et  des  plus  intelligens  sont  actuellement  en  Europe  : 
ils  feront  là  de  sages  réflexions  en  voyant  que  sur  beaucoup  de  points 
notre  vieux  monde  est  encore  plus  loin  que  leur  pays  de  l'idéal  qu'ils 
ont  rêvé. 

Quant  au  parti  victorieux,  il  est  devenu  réellement  le  parti  natio- 
nal. La  présidence,  le  congrès,  la  hiérarchie  administrative  à  tous 
ses  degrés,  n'ont  fait  qu'un  seul  corps  pour  défendre  la  loi.  L'armée 
chilienne  a  donné  un  exemple  de  loyauté  et  de  discipUne  sans  pa- 
reil dans  l'histoire  de  l'Amérique  espagnole.  A  l'exception  de  la  garde 
urbaine  de  Copiapo,  pas  un  seul  bataillon  n'a  méconnu  les  ordres  du 
président  qui  ne  sera  plus  bientôt  qu'un  simple  citoyen,  et  si  l'on 
peut  citer  quelques  officiers  parmi  les  frondeurs,  pas  un  seul  n'a 
porté  les  armes  contre  l'autorité.  De  toutes  parts  on  arrive  à  recon- 
naître cette  vérité  sentie  par  les  sages  auteurs  de  la  constitution, 
qu'un  pouvoir  exécutif  vigilant  et  fort  est  nécessaire  au  Chili  comme 
modérateur  entre  les  élémens  extrêmes  :  c'est  un  progrès,  et  à  ce 
point  de  vue  on  peut  espérer  que  la  dernière  convulsion  de  la  jeune 
république  n'aura  été  pour  elle  qu'une  fièvre  de  croissance. 

André  Cochut. 


LA 


PEINTURE  RELIGIEUSE 

EN  FRANCE 


M.    HIPPOLYTE    FLANDRIX. 


Parmi  les  talens  issus  de  ce  mouvement  de  réaction  que  suscitè- 
rent, presque  au  lendemain  du  succès,  les  abus  de  pouvoir  et  les 
entraînemens  de  l'école  romantique,  parmi  les  peintres  dont  les 
débuts  remontent  à  un  quart  de  siècle  environ,  M.  Hippolyte  Flan- 
drin  est  celui  qui  a  le  mieux  tenu  ses  promesses,  le  plus  exactement 
marqué  sa  place  et  défini  sa  foi.  Artiste  fécond  et  patient  tout 
ensemble,  facilement  inspiré  et  difficile  envers  lui-même,  il  doit  la 
réputation  dont  il  jouit  à  la  constance  de  ses  efforts ,  à  des  études 
opiniâtrement  poursuivies,  autant  qu'aux  privilèges  de  sa  propre 
organisation.  Continuateur  à  bien  des  égards  de  son  maître  sans 
pour  cela  s'en  être  fait  l'imitateur  servile ,  il  a  su  concilier  la  fidé- 
lité scrupuleuse  aux  enseignemens  reçus  avec  le  respect  du  senti- 
ment personnel.  M.  Flandrin ,  malgré  ses  longs  succès  et  l'impor- 
tance acquise  aujourd'hui  à  ses  travaux  et  à  son  nom,  est  resté, 
si  l'on  veut,  l'élève  de  M.  Ingres,  en  ce  sens  qu'il  accuse  son  origine 
plus  ouvertement  qu'aucun  de  ses  anciens  condisciples  ;  mais  sous 
ces  dehors  d'abnégation  on  a  peu  de  peine  à  démêler  les  caractères 
d'un  tempérament  moral  particulier.  C'est  ainsi  que,  dans  l'ordre  de 


LA   PEINTURE   RELIGIEUSE    EN   FRANCE.  863 

la  conformité  physique,  les  habitudes  intimes  et  l'expression  de  la 
physionomie  diversifient  entre  les  membres  d'une  même  famille 
certains  traits  identiques  au  premier  aspect. 

Nous  ne  prétendons  ni  exagérer  l'indépendance  de  M.  Flandrin, 
ni  confondre  dans  une  égale  admiration  les  œuvres  qu'il  a  produites 
et  celles  qu'a  signées  son  maître.  Il  faudrait  fermer  les  yeux  à  l'évi- 
dence pour  méconnaître  la  permanence  de  l'empire  exercé  sur  le 
talent  de  M.  Flandrin  par  les  exemples  de  M.  Ingres;  mais  il  y  aurait 
autant  d'injustice  à  circonscrire  la  portée  de  ce  talent  dans  les  limites 
d'une  habileté  seulement  transmise  et  d'une  science  d'emprunt. 
Tout  en  laissant  voir  clairement  ce  qu'il  doit  aux  leçons  de  Rubens, 
Yan-Dyck  nous  donne  aussi  la  mesure  de  ses  rares  aptitudes,  ou, 
pour  choisir  des  termes  de  comparaison  en  meilleur  lieu  encore, 
Jules  Romain  et  Bernardino  Luini  se  montrent  créateurs  à  leur  tour 
lors  même  qu'ils  continuent  le  plus  fidèlement  en  apparence  la 
doctrine  de  Raphaël  ou  celle  de  Léonard.  M.  Flandrin  fait  preuve 
d'une  docilité  analogue,  de  ces  mêmes  habitudes  disciplinées  qui 
n'ôtent  rien  à  la  sincérité  des  intentions.  Gomme  Luini  par  exemple, 
il  choisit  entre  les  souvenirs  de  la  manière  révérée  ceux  qui  s'appro- 
prient le  mieux  à  ses  inclinations  plutôt  tendres  que  fières ,  et  les 
formes  de  style  qui  expriment  surtout  la  grâce  et  la  sérénité. 

Les  travaux  de  M.  Hippolyte  Flandrin  s'isolent  d'ailleurs  des  œu- 
vres de  M.  Ingres,  et  en  général  des  œuvres  contemporaines,  par  la 
signification  morale,  par  l'ordre  de  sentimens  dans  lequel  ils  ont  été 
conçus.  Ces  travaux  ont  un  caractère  profondément  pieux  :  ils  satis- 
font exactement  aux  conditions  actuelles  de  la  peinture  sacrée.  Sans 
complicité  avec  les  fantaisies  de  l'art  moderne  comme  sans  parti- 
pris  plus  rétrograde  que  de  raison,  sans  ostentation  archaïque,  ils 
perpétuent  la  tradition  ancienne  en  l'interprétant  dans  le  sens  des 
progrès  accomplis  et  des  exigences  de  notre  temps.  C'est  là  le  pro- 
pre du  talent  de  M.  Flandrin  quand  ce  talent  s'applique  à  la  repré- 
sentation des  sujets  religieux;  c'est  cette  aptitude  à  revêtir  de  for- 
mes consacrées  des  inspirations  neuves  qui  constitue  l'originalité 
véritable  d'un  peintre  partout  ailleurs  très-habile,  mais  d'une  habi- 
leté quelquefois  un  peu  trop  voulue,  pourrait-on  dire.  On  sait  avec 
quelle  supériorité  M.  Flandrin  traite  le  portrait  et  quelle  longue 
série  de  beaux  ouvrages  il  a  produite  depuis  son  propre  portrait  et 
celui  de  M'^^  Oudiiié ,  exposés  l'un  et  l'autre  en  ISàO,  jusqu'aux 
toiles  que  l'on  admirait  au  salon  dernier,  jusqu'au  portrait  de 
M.  le  comte  Duchâtel,  œuvre  plus  récente  encore.  Certes  il  n'y  a 
que  justice  à  louer  l'extrême  pureté  de  style,  la  fine  intelligence  de 
la  vérité  qui  distinguent  les  portraits  dus  au  pinceau  de  M.  Flandrin; 
mais  ici  ce  style  si  sobre  est-il  toujours  exempt  d'une  secrète  ari- 


864  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dite?  Cette  vérité,  si  patiemment  étudiée  et  rendue,  n'afiecte-t-elle 
pas  dans  de  certains  cas  une  simplicité  d'expression  un  peu  morne, 
ime  sorte  de  placidité  pittoresque  qui  avoisine  la  langueur?  N'eût-il 
peint  que  ses  portraits,  M.  Flandrin  serait  encore  un  artiste  très 
éminent,  le  plus  éminent  même,  dans  ce  genre  spécial  des  peintres 
contemporains,  après  M.  Ingres;  toutefois  le  rang  qu'il  conviendrait 
de  lui  assigner,  il  le  mériterait  surtout  à  titre  de  talent  bien  informé, 
d'observateur  savant  des  règles  et  de  la  méthode.  Dans  le  domaine 
de  la  peinture  religieuse  au  contraire,  ce  talent,  qui  tout  à  l'heure 
procédait  presque  exclusivement  de  la  science  et  du  goût,  emprunte 
en  grande  partie  sa  force  à  l'émotion  de  la  pensée.  Sans  rien  perdre 
en  correction,  sans  se  départir  de  ses  coutumes  discrètes,  il  acquiert, 
même  au  point  de  vue  de  l'exécution,  une  aisance  et  une  franchise 
imprévues;  il  traduit  sincèrement  ce  qu'il  a  sincèrement  senti.  On 
devine  en  un  mot  devant  ces  peintures  à  la  gloire  de  Dieu  et  de  la 
foi  catholique  que  celui  qui  les  a  faites  ne  s'est  ni  imposé  un  rôle, 
ni  prescrit  une  tâche  purement  pittoresque  :  mérite  rare  chez  les 
peintres  de  notre  école  qui  ont  entrepris  de  pareils  travaux,  non- 
seulement  depuis  le  commencement  du  siècle,  mais  même  à  d'autres 
époques  et  dans  les  diverses  phases  que  l'art  a  traversées. 

Il  faut  le  reconnaître  en  elîet,  —  et  nous  rappelions  récemment 
ce  fait  à  propos  des  tableaux  d'église  exposés  au  salon,  —  de  tous 
les  genres  de  peinture  qu'a  traités  l'école  française,  la  peinture  reli- 
gieuse est  celui  où  elle  soutiendrait  le  plus  difficilement  la  compa- 
raison avec  les  écoles  étrangères.  Des  peintres  d'histoire  comme 
Poussin,  Lebrun  et  David,  pour  ne  citer  que  ces  trois  noms,  —  des 
paysagistes  comme  Claude  le  Lorrain  et  Gaspard  Dughet,  —  des 
peintres  de  portrait  comme  Philippe  de  Champagne,  Rigaud,  Tour- 
nières  et  vingt  autres,  sans  compter  nos  vieux  portraitistes  ano- 
nymes, prédécesseurs  ou  contemporains  de  Dumonstier,  —  enfin  les 
nombreux  peintres  de  genre  qui  depuis  Watteau  jusqu'à  Granet  ont 
frayé  ou  parcouru  une  voie  que  plus  d'un  encore  suit  avec  honneur 
aujourd'hui,  —  de  tels  artistes  peuvent  être  à  bon  droit  salués  du 
titre  de  maîtres.  Au  contraire,  les  plus  remarquables  entre  ceux 
qui  ont  abordé  les  sujets  sacrés  n'ont  que  le  rang  et  l'importance 
d'hommes  de  talent.  Les  uns,  Jouvenet,  Mignard  ou  Doyen  par 
exemple,  se  sont  montrés  praticiens  habiles  en  promenant  sur  les 
murs  des  églises  ou  sur  la  toile  leur  pinceau  tantôt  robuste,  tantôt 
brillant.  D'autres,  et  le  grand  Poussin  lui-même  est  un  de  ceux-là, 
ont  envisagé  avant  tout  dans  les  scènes  bibliques  le  côté  historique 
et  humain.  Interprété,  il  est  vrai,  avec  une  puissance  de  raison  et 
une  sagacité  singulières,  le  fait  est  devenu  sous  leur  main  l'objet 
et  la  fin  du  travail,  au  lieu  d'en  être  seulement  le  principe  et  de 


LA   PEINTURE    RELIGIEUSE    EN   FRANCE.  865 

ne  se  révéler  aux  yeux  que  pour  inspirer  à  l'âme  le  désir  et  le 
pressentiment  de  l'infini.  On  dirait  que  le  génie  même  de  l'art  fran- 
çais, si  soigneux  de  la  vraisemblance  en  toutes  choses,  si  naturelle- 
ment exact  et  méthodique,  ne  lui  permet  de  s'aventurer  dans  les 
sphères  idéales  qu'à  la  condition  d'y  transporter  ses  habitudes  de 
prudence  extrême  et  de  spéculation  positive.  Seul,  Eustache  Le- 
sueur  a  laissé  dans  ses  compositions  religieuses  une  part  principale 
à  r élément  surnaturel,  aux  élans,  à  f expression  passionnée  de  la 
foi;  mais,  si  glorieuse  que  soit  l'exception,  le  peintre  de  la  Descente 
de  Croix  et  de  la  Vision  de  saint  Benoit  n'en  demeure  pas  moins, 
sous  certains  rapports,  comme  dépaysé  dans  notre  école,  où  les 
maîtres  ont  plutôt  coutume  de  persuader  l'esprit  que  de  séduire 
l'imagination  ou  d'attendrir  le  cœur. 

Si  l'on  remonte  dans  l'histoire  de  l'art  national  au-delà  du 
xv!!*"  siècle,  on  surprendra  difficilement  chez  les  peintres  du  moyen 
âge  et  de  la  renaissance  des  aspirations  plus  mystiques,  des  inten- 
tions moins  formellement  définies.  Sans  parler  de  certains  monu- 
mens  antérieurs  au  règne  de  saint  Louis,  —  les  fresques  de  Saint- 
Savin,  près  Poitiers,  par  exemple,  et  quelques  autres  fragmens  de 
peintures  miirales  où  l'on  démêlerait  peut-être  sous  l'imitation  du 
style  byzantin  une  sorte  de  tendance  à  la  véracité  pittoresque,  — 
on  peut  citer  comme  des  spécimens  non  équivoques  de  la  manière 
française  les  travaux  des  peintres  verriers  et  des  miniaturistes  à 
partir  du  xiii^  siècle.  N'exagérons  rien  toutefois.  Le  xiii'  siècle,  on 
le  sait,  fut  pour  l'architecture  et  la  sculpture  en  France  un  siècle 
béni,  une  époque  toute  de  création  et  de  progrès.  Dans  ce  grand 
mouvement  de* l'art  auquel  nous  devons,  entre  tant  d'autres  chefs- 
d'œuvre,  les  cathédrales  de  Reims,  d'Amiens,  et  les  figures  qui 
ornent  les  portails  de  la  cathédrale  de  Chartres,  le  rôle  de  la  pein- 
ture est  demeuré  moins  éclatant.  Le  temps,  il  est  vrai,  a  effacé  sur 
les  murs  des  édifices  les  vastes  compositions  qu'y  avait  tracées  le 
pinceau,  et,  pour  deviner  quelque  chose  de  ce  que  pouvaient  être 
ces  décorations  monumentales,  il  nous  faut  recourir  à  des  textes 
arides,  aux  indications  succinctes  .ou  incertaines  que  nous  ont  lais- 
sées de  loin  en  loin  les  historiens.  Là  même  néanmoins  où  les  docu- 
mens  ont  survécu,  là  où  les  termes  de  comparaison  subsistent  entre 
les  œuvres  de  la  peinture  et  les  œuvres  de  l'architecture  et  de  la 
statuaire,  celles-ci  gardent  une  supériorité  qui  atteste  que  les  déve- 
loppemens  de  la  peinture  au  moyen  âge  ont  été  en  France  relative- 
ment peu  rapides.  A  Dieu  ne  plaise  par  conséquent  qu'aux  puissans 
artistes  qui  édifiaient  ou  dont  le  ciseau  enrichissait  les  églises  du 
xm*  siècle  nous  assimilions  des  talens  à  tous  égards  plus  modestes, 
—  les  enlumineurs  des  psautiers  et  les  imagiers  des  verrières  !  Ce 

TOME  XXIV.  55 


866  BEVUE   DES    DEUX   MONDES. 

que  nous  voulons  dire  seulement,  c'est  que,  dès  cette  époque  et  dans 
cet  ordre  de  travaux,  les  premiers  symptômes  se  manifestent  de  ce 
goût  pour  le  naturel  et  pour  l'expression  exacte  qui  caractérisera 
plus  tard  la  manière  française  dans  la  représentation  des  sujets  re- 
ligieux comme  ailleurs.  Ici  sans  doute  la  forme  est  encore  bien  in- 
correcte, l'intention  pittoresque  trop  souvent  même  incomplète 
ou  erronée  :  cette  incorrection  toutefois  n'accuse  rien  de  plus  que 
l'inexpérience  technique,  cette  insuffisance  de  l'exécution  ne  résulte 
pas  du  mysticisme  de  la  pensée.  Que  l'on  examine  les  vitraux  ^ui 
décorent  les  cathédrales  de  Chartres,  du  Mans,  de  Sens  et  de 
Bourges,  ou  Y  histoire  légendaire  de  Joseph  représentée  sur  une 
des  fenêtres  de  la  cathédrale  de  Rouen  :  pourra-t-on  constater  là, 
aussi  aisément  que  dans  les  œuvres  du  même  genre  produites  de 
l'autre  côté  du  Rhin  ou  des  Alpes,  un  invariable  respect  pour  cer- 
taines formules  hiératiques,  une  volonté  traditionnelle  d'employer 
le  symbole  comme  moyen  d'expression  principal?  N'y  reconnaîtra- 
t-on  pas  plutôt  le  désir  d'emprunter  autant  que  possible  à  la  réalité 
des  inspirations  et  des  modèles  ?  Nous  ne  voudrions  pas  trop  insister 
sur  une  question  qui  intéresse  l'archéologie  aussi  directement  au 
moins  que  l'art  proprement  dit.  Il  nous  sera  permis  cependant  de 
faire  remarquer  dans  les  monumens  que  nous  avons  cités,  et  dans  la 
plupart  de*  ceux  qui  appartiennent  à  la  même  époque,  cette  coutume 
toute  naturaliste  d'associer  aux  images  des  personnages  sacrés  les 
portraits  des  rois  ou  des  seigneurs  contemporains,  et  jusqu'à  des 
scènes  familières  tirées  de  la  vie  des  artisans.  Enfin,  suivant  Emeric 
David,  les  peintres  français  n'ont-ils  pas  essayé  les  premiers  de 
figurer  le  Créateur  sous  une  apparence  humaine  ?  Tentative  regret- 
table, il  faut  le  dire,  puisqu'elle  n'aboutit  qu'à  rapetisser  la  toute- 
puissance  divine  à  notre  taille  et  l'idée  de  l'infini  aux  proportions 
d'un  fait,  mais  tentative  conforme  à  ce  besoin,  signalé  tout  à  l'heure, 
de  revêtir  de  vraisemblance  même  ce  qui  est  de  soi  nécessairement 
abstrait. 

La  peinture  sur  verre,  traitée  en  France  au  moyen  âge  avec  une 
science  du  procédé  plus  sûre  que  dans  les  autres  pays,  n'a  donc, 
sous  le  rapport  religieux,  qu'une  signification  un  peu  étroite,  ou, 
si  l'on  veut,  trop  habituellement  pittoresque.  Même  observation,  et 
peut-être  mieux  fondée  encore,  à  propos  des  miniatures,  d'ailleurs 
si  dignes  d'étude,  qui  ornent  les  livres  de  chœur  et  les  missels.  A 
coup  sûr,  on  ne  courra  pas  le  risque  de  se  méprendre  en  admirant 
tantôt  la  fermeté,  tantôt  la  délicatesse  de  dessin  et  de  coloris,  qu'at- 
testent tant  de  précieux  morceaux,  depuis  le  Psautier  de  saint  Louis 
jusqu'aux  Heures  d'Anne  de  Bretagne:  inestimable  série  de  petits 
chefs-d'œuvre  où  l'on  peut  suivre  pendant  trois  siècles  les  progrès 


LA   PEINTURE    RELIGIEUSE    EN   FRANCE.  867 

accomplis  par  ces  maîtres  français  dont  Dante  lui-même  avait,  dès 
le  début,  proclamé  l'excellence  dans  la  pratique  de  «  l'enlumi- 
nure. ))  Des  compositions  comme  celles  qui  décorent  les  manuscrits 
conservés  dans  nos  collections  publiques,  des  peintres  comme  Jean 
Fouquet,  suffiraient  pour  honorer  l'art  national  durant  la  période 
antérieure  au  mouvement  de  la  renaissance,  et  pour  prouver,  con- 
trairement à  l'opinion  reçue,  que  notre  école  était  depuis  long- 
temps constituée  lorsque  les  artistes  italiens  appelés  par  Fran- 
çois I"  vinrent  s'installer  à  Fontainebleau.  Toutefois,  s'il  n'y  a  que 
justice  à  louer  chez  nos  anciens  miniaturistes  un  goût  sobre  jusque 
dans  la  fantaisie,  une  singulière  intelligence  du  vrai,  il  ne  serait 
ni  aussi  opportun  ni  aussi  juste  d'attribuer  à  leurs  talens  une  portée 
religieuse  fort  grande.  Rien  de  plus  agréable  sans  doute  que  ces 
ingénieux  ouvrages,  rien  de  mieux  fait  pour  intéresser  le  regard  et 
l'esprit  :  suit-il  de  là  qu'ils  doivent  nous  toucher  plus  à  fond,  et 
sans  invoquer  les  grands  exemples,  sans  mesurer  la  distance  qui 
sépare  des  trecentisti  florentins  et  de  leurs  disciples  les  miniatu- 
ristes français  du  moyen  âge,  ne  peut-on  dire  que  ceux-ci  n'ont 
su  ou  voulu  donner  aux  sujets  sacrés  qu'un  charme  de  surface  et 
des  dehors  strictement  expressifs  dans  le  sens  de  la  réalité  ? 

Vers  la  fm  du  xv^  siècle  et  au  commencement  du  xvi%  des  entre- 
prises plus  hardies  viennent,  sinon  activer  les  progrès  de  l'art  reli- 
gieux en  France,  au  moins  en  élargir  le  champ,  et,  dans  une  certaine 
mesure,  en  modifier  les  formes.  Les  murs  des  églises,  sur  lesquels 
on  s'était  contenté  jusqu'alors  de  tracer  des  ornemens,  ou  tout  au 
plus  d'aligner  quelques  figures,  se  couvrent  de  peintures  à  fresque 
ou  de  tableaux  représentant  des  scènes  compliquées.  Le  nombre 
et  l'ordonnance  des  groupes,  la  variété  des  attitudes  témoignent, 
chez  les  auteurs  des  œuvres  nouvelles,  d'une  véritable  science  de 
la  composition.  Déjà  même  le  talent  spécial  des  artistes  français 
pour  la  peinture  de  paysage  s'annonce  dans  plusieurs  de  ces  pro- 
ductions, et  les  précieux  morceaux  que  possède  la  cathédrale 
d'Amiens  sont  à  cet  égard  une  promesse  remarquable  des  perfec- 
tionnemens  qui  vont  suivre.  Puis,  à  l'exemple  des  autres  pays  de 
l'Europe,  la  France  voit  se  multiplier  dans  les  églises,  et  jusque 
dans  les  palais,  ces  pieuses  allégories  sur  la  mort ,  ces  danses  ma- 
cabres^ dont  quelques  monumens  nous  permettent  d'apprécier  les 
intentions  religieuses  et  le  style.  Une  de  ces  peintures,  aujourd'hui 
détruite,  mais  que  le  pinceau  d'un  copiste  contemporain  nous  a 
transmise  dans  une  suite  de  gouaches  conservées  à  la  Bibliothèque 
impériale,  ornait,  au  temps  de  Louis  XII,  la  cour  du  château  de 
Blois  ;  une  autre,  non  moins  importante,  se  développe  sur  les  murs 
de  l'église  abbatiale  de  la  Chaise-Dieu  en  Auvergne,  et  peut  être 


868  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

proposée  comme  un  exemple  des  tendances  et  des  doctrines  de 
notre"  école  durant  la  période  qui  clôt  le  moyen  âge.  Ici ,  plus  clai- 
rement encore  que  dans  les  travaux  précédens,  l'esprit  d'arrange- 
ment et  l'habileté  raisonnée  prévalent  sur  l'énergie  du  sentiment; 
l'expression  se  formule  moins  austère  que  jamais.  Quelque  avertis- 
sement sinistre  que  contienne  au  fond  la  scène,  une  sorte  de  grâce 
recherchée,  de  délicate  harmonie  linéaire,  donne  à  cette  procession 
de  victimes  une  signification  bien  difierente  de  la  moralité  poignante 
qui  ressort ,  au  Gampo-Santo  de  Pise,  de  la  terrible  fresque  peinte 
par  Orgagna.  Dans  la  fresque  française,  les  figures  mêmes  qui 
représentent  la  mort  ont  quelque  chose  de  réguher^  de  paisible. 
Tantôt  adroitement  drapées  par  le  peintre  pour  combler  les  vides 
de  la  composition,  tantôt  nues  et  discrètement  décharnées  comme 
pour  faire  pressentir  le  squelette  sans  en  dévoiler  la  hideur,  elles 
semblent  ne  s'emparer  de  leur  proie  qu'afin  de  balancer  des  lignes 
et  de  former  des  groupes  se  déduisant  logiquement  les  uns  des  au- 
tres. Le  sujet,  si  l'on  veut,  est  bien  rendu  en  ce  sens  qu'aucune 
intention  malséante,  aucun  épisode  déplacé  ne  contrarie  ouverte- 
ment l'impression  qu'il  s'agissait  de  produire;  mais  cette  impres- 
sion aurait  pu  être  plus  profonde,  et  la  leçon  morale  plus  élo- 
quente, si,  au  lieu  de  s'en  tenir  aux  combinaisons  ingénieuses, 
l'artiste  avait  su  éprouver  et  traduire  une  forte  émotion  person- 
nelle. IS' accusons  pas,  au  surplus,  trop  sévèrement  les  défaillances 
du  sentiment  religieux  dans  les  œuvres  appartenant  à  l'époque  qui 
précède  immédiatement  la  phase  dite  de  la  renaissance.  Encore 
quelques  années,  et  ce  sentiment,  qui  n'était  d'abord  qu'insuffi- 
sant, s'amoindrira  jusqu'à  l'effacement  complet.  L'imitation  du  style 
antique  compliquée  des  exemples  de  l'art  italien  pourra,  dans  le 
champ  de  l'imagination  pure,  amener  une  révolution  heureuse  et 
susciter  de  brillans  talens.  Plus  d'un  chef-d'œuvre  naîtra  sous  la 
main  des  architectes  et  des  sculpteurs,  plus  d'un  précurseur  annon- 
cera la  venue  prochaine  de  Philibert  Delorme  et  de  Jean  Goujon  ; 
mais  dans  le  domaine  de  la  peinture,  de  la  peinture  religieuse  du 
moins,  les  efforts  pour  s'assimiler  la  manière  italienne  se  résou- 
dront dès  le  principe  en  progrès  tout  extérieur,  et  bientôt  en  faux- 
semblant  de  puissance.  De  plus  en  plus  infidèle  à  ses  origines,  à 
ses  traditions,  à  son  génie,  l'école  française  arrivera,  vers  la  fin  du 
XVI'  siècle,  à  ne  plus  attacher  de  prix  qu'à  des  contrefaçons  stériles, 
à  des  formes  fastueusement  vides  de  pensée. 

Le  Jugement  dernier  de  Jean  Gousin  au  musée  du  Louvre  et  les 
peintures  de  Martin  Fréminet  dans  la  chapelle  du  palais  de  Fontaine- 
bleau marquent  les  deux  termes  de  cette  période.  Dans  le  tableau 
du  maître  sénonais,  l'imitation  encore  réservée  de  la  méthode  ita- 


LA   PEINTURE    RELIGIEUSE    EN   FRANCE.  '  869 

lienne  n'est  qu'une  sorte  de  vêtement  transparent  sous  lequel  l'art 
français  laisse  assez  aisément  deviner  sa  physionomie  et  ses  allures 
accoutumées.  Bien  qu'un  peu  sacrifiée  parfois  à  la  recherche  systé- 
matique, la  sincérité  pittoresque  ne  fait  pas  défaut,  l'indépendance 
de  la  pensée  et  du  style  n'est  qu'à  demi  compromise.  Si  cette  image 
du  Jugement  dernier  ne  réussit  pas  à  pénétrer  l'âme  du  spectateur 
de  la  terreur  pieuse  que  comportait  un  pareil  sujet,  par  la  majesté 
de  l'ordonnance  et  la  justesse  des  intentions  partielles  elle  est  digne 
de  l'école  française,  digne  du  noble  artiste  qui  manifeste  ailleurs 
avec  tant  d'éclat  son  profond  savoir  et  son  goût.  Les  peintures 
décoratives  de  Fréminet  à  Fontainebleau  pèchent  au  contraire  par 
une  affectation  avouée  dans  l'expression  générale  aussi  bien  que 
dans  les  détails.  Ici  la  préoccupation  de  la  grandeur  n'aboutit  qu'à 
l'emphase,  la  science  dégénère  en  pédantisme,  la  soumission  aux 
exemples  florentins  en  parti-pris  d'imitation  servile.  Nul  respect  de 
la  vraisemblance,  nul  souci  même  des  convenances  imposées  par  le 
sujet.  Les  scènes  et  les  personnages  bibliques  servent  invariable- 
ment de  prétexte  à  des  attitudes  tourmentées,  à  je  ne  sais  quel 
étalage  de  lignes  impétueuses  et  d'accidens  anatomiques,  si  bien 
qu'au  sortir  de  cette  manie  du  grandiose  et  de  ces  jactances,  la 
molle  facilité  de  Simon  Youet  apparaît  presque  comme  un  dédom- 
magement et  comme  un  bienfait. 

On  ne  saurait  cependant  attribuer,  tant  s'en  faut,  une  grande 
force  d'expansion  religieuse  aux  tableaux  peints  par  Youet,  ni  en 
général  aux  œuvres  produites  par  l'école  française  dans  tout  le 
cours  du  xvii^  siècle.  Les  maîtres  même  les  plus  éminens  de  l'é- 
poque n'ont  sur  ce  point,  on  l'a  vu,  qu'une  puissance  assez  limitée. 
Sans  doute  chez  Poussin  le  cœur  est  aussi  grand  que  l'esprit;  mais 
ce  cœur,  ouvert  aux  méditations  profondes,  est  plus  malaisément 
accessible  aux  inspirations  spontanées,  aux  suggestions  du  senti- 
ment. Examinez  les  tableaux  sur  des  sujets  sacrés  qu'a  laissés  l'aus- 
tère contemporain,  on  dirait  presque  le  frère  par  le  génie  de  Des- 
cartes et  de  Corneille  :  vous  admirerez  partout  la  vigueur  et  la  fierté 
de  la  pensée,  l'incomparable  fermeté  du  style;  vous  n'y  surpren- 
drez presque  jamais  la  trace  d'une  émotion  tendre,  d'un  entraî- 
nement involontaire,  le  souvenir  d'une  vision  surnaturelle.  Est-il 
jamais  arrivé  à  Poussin  par  exemple  de  rêver  et  de  peindre  une 
figure  d'ange,  une  tête  de  Christ  exprimant  quelque  chose  de  plus 
que  l'inteKigence  ou  la  majesté  humaine?  Non,  le  peintre  du  Ra- 
vissement de  saint  Paul  et  des  Sept  sacremens,  des  Aveugles  de 
Jéricho  et  de  la  Femme  adultère,  est  un  moraliste  qui  spécule  sur 
les  faits  et  qui  nous  les  explique  plus  encore  qu'un  poète  qui  nous 
transporte  avec  lui  dans  les  régions  de  l'idéal.  Poussin  exerce  dans 


870    •  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

l'art  une  autorité  sans  réplique;  il  y  représente  la  raison  souveraine, 
il  est  de  tous  les  peintres  français  le  plus  profondément  sagace,  le 
plus  sensé,  le  plus  savant.  Comparé  aux  maîtres  de  Florence  et  de 
Rome,  il  manque,  si  l'on  ose  ainsi  parler,  d'initiative,  et  semble  te- 
nir pour  suffisant,  là  où  d'autres  nous  dévoilent  le  beau,  de- nous 
faire  reconnaître  et  comprendre  le  vrai. 

Au  génie  analytique  de  Poussin  opposer  l'inspiration  naïve,  le 
candide  génie  de  Lesueur,  ce  serait  caractériser  par  le  contraste  la 
physionomie  personnelle  de  deux  grands  artistes;  ce  ne  serait  pas 
résumer  en  deux  types  les  tendances  rivales  et  les  évolutions  suc- 
cessives de  notre  école.  Si  Poussin  est  l'expression  la  plus  haute  des 
habitudes  d'esprit  communes  à  la  majorité  des  peintres  français, 
Lesueur,  il  faut  le  redire,  apparaît  dans  l'histoire  de  l'art  national 
comme  un  phénomène  isolé,  comme  un  maître  qui  n'a  pas  eu  de 
devanciers  et  qui  n'aura  pas  de  successeurs.  Après  lui  en  eff'et,  où 
retrouver  parmi  les  œuvres  de  la  peinture  religieuse  cette  simplicité 
touchante,  cette  pureté  de  sentiment  dont  il  savait  empreindre 
jusqu'aux  scènes  mythologiques,  jusqu'aux  sujets  les  moins  favo- 
rables en  apparence  au  développement  de  pareilles  qualités?  Rien 
ne  se  poursuit  du  progrès  commencé,  rien  ne  vient  convertir  en 
tradition  cette  chaste  manière,  tandis  que  les  doctrines  formulées 
par  le  peintre  des  Sept  sacremens  continuent,  non  sans  se  modifier 
il  est  vrai,  d'inspirer  et  de  régir  les  entreprises  du  pinceau  jusqu'à 
la  fin  du  xvii^  siècle.  A  travers  l'ampleur  conventionnelle  et  la 
pompe  souvent  oiseuse  du  style,  le  souvenir  et  l'imitation  de  Poussin 
demeurent  sensibles  dans  les  tableaux  appartenant  à  l'époque  de 
Louis  XIV.  La  Peste  d'Egine  peinte  par  Mignard,  la  Famille  de 
Darius  et  les  autres  toiles  historiques  qu'a  signées  Lebrun  prou- 
vent assez  que  les  maîtres  eux-mêmes  tenaient  à  honneur  de  se 
montrer  en  quelque  façon  les  disciples  d'une  méthode  acceptée  plus 
docilement  encore  par  les  artistes  secondaires.  En  revanche,  là  où 
il  s'agit  de  traduire  non  plus  l'histoire,  mais  l'Évangile,  l'influence 
et  les  mâles  exemples  de  Poussin  ne  suffisent  pas  pour  préserver 
l'école  de  l'abus  des  commentaires,  de  la  recherche  et  du  faux  goût. 
Les  peintres  de  sujets  sacrés  ne  manquent  pas  en  un  certain  sens 
d'éloquence,  mais  cette  éloquence  procède  surtout  de  la  rhétorique. 
Elle  peut,  par  l'abondance  étudiée  et  le  nombre,  rappeler  la  ma- 
nière de  Fléchier  :  elle  n'a  rien  de  commun  à  coup  sûr  ni  avec  le 
langage  sévère  de  Bourdaloue,  ni  avec  la  parole  émue  et  persuasive 
de  Fénelon.  Ce  serait  presque  un  blasphème  que  de  prononcer  en 
pareil  cas  le  nom  de  Bossuet. 

On  a  donc  le  droit  de  reprocher  à  la  plupart  des  peintures  reli- 
gieuses du  XVII*  siècle  leur  caractère  déclamatoire.  Depuis  la  cou- 


LA   PEINTURE    RELIGIEUSE    EN   FRANCE.  871 

pôle  du  Val-de-Grâce  jusqu'aux  voûtes  de  la  chapelle  de  Versailles, 
depuis  le  Christ  aux  Anges  de  Lebrun  jusqu'aux  tableaux  de  Bou- 
logne et  de  Goypel,  bien  des  témoignages  subsistent  qui  nous  dispen- 
seront d'insister.  Contraste  singulier  toutefois  :  cette  époque  par 
excellence  du  luxe  et  de  la  faconde  pittoresques  nous  a  légué  une 
toile  tout  empreinte  d'onction  et  de  simplicité,  un  véritable  chef- 
d'œuvre  d'expression  pieuse,  —  V Ex-voto  peint  par  Philippe  de 
Champagne  en  souvenir  de  la  guérison  miraculeuse  de  sa  fille  : 
morceau  bien  supérieur  non-seulement  aux  productions  contempo- 
raines, mais  même  aux  autres  travaux  du  peintre,  et  le  seul  dans 
l'école  française  qu'il  soit  permis  de  rapprocher  des  tableaux  de 
Lesueur. 

Lesueur  pendant  tout  le  cours  de  sa  vie ,  Philippe  de  Champagne 
à  un  certain  jour  de  la  sienne,  tels  sont  les  représentans  les  plus 
purs  de  la  peinture  religieuse  en  France  au  xvii^  siècle.  Dans  le 
siècle  suivant,  quels  noms  citer?  quelle  œuvre  choisir  entre  tant 
d'œuvres  fardées  qui,  même  de  loin,  se  ressente  des  inspirations  de 
la  foi?  Où  recueilir  je  ne  dirai  pas  une  preuve,  mais  un  indice  de 
quelque  pensée  élevée,  de  quelque  intention  sérieuse?  L'école  de 
cette  époque  compte  aujourd'hui  de  nombreux  défenseurs  :  avocats 
souvent  imprudens  qui,  à  force  de  se  passionner  pour  la  cause  qu'ils 
soutiennent,  oublient  même  de  faire  la  part  des  torts  de  leurs  cliens, 
et  transforment  volontiers  en  actes  méritoires  des  faiblesses  tout  au 
plus  excusables.  Nous  doutons  cependant  que  les  plus  ardens  apolo- 
gistes de  l'art  français  au  temps  de  la  régence  et  sous  Louis  XV 
poussent  l'indulgence  ou  le  courage  jusqu'à  en  justifier  les  imper- 
tinences là  où  il  se  fait  l'interprète  des  livres  sacrés.  Si,  après  une 
période  de  dédain  excessif,  il  y  avait  justice  dans  une  certaine 
mesure  à  réhabiliter  de  nos  jours  les  pastorales  de  Watteau  et 
même  à  la  rigueur  les  bergeries  de  Boucher ,  ce  serait  commettre 
une  profanation  peut-être,  et  certainement  se  donner  un  ridicule, 
que  de  prendre  au  sérieux  les  Apôtres  et  la  Nativité  de  l'un,  ou  la 
Sainte  Famille  de  l'autre. 

Sans  répudier  au  fond  ces  traditions  vicieuses  en  honneur  depuis 
le  commencement  du  siècle ,  la  peinture  religieuse ,  vers  la  fin  du 
règne  de  Louis  XV  et  sous  le  règne  de  Louis  XVI ,  eut  quelquefois 
un  caractère  moins  ouvertement  futile  et  des  formes  moins  dépra- 
vées. On  sait  l'extrême  habileté  de  Doyen  et  les  velléités  de  réforme 
qui  valurent  un  moment  à  Vien  la  réputation  d'un  chef  d'école.  Le 
Miracle  de  la  peste  des  Ardens ,  peint  par  le  premier  pour  l'église 
Saint-Roch  à  Paris,  la  Prédication  de  saint  Denis,  peinte  par  le  se- 
cond en  pendant  au  tableau  de  Doyen,  sont  deux  toiles  d'autant  plus 
recommandables  qu'elles  ressemblent  moins  aux  œuvres  contem- 


872  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

poraines.  11  n  y  a  rien  là  toutefois  qui  présage  un  retour  fort  sérieux 
aux  principes  mêmes  de  l'art  chrétien.  Malgré  la  sobriété  relative 
de  la  manière,  la  Peste  des  Ardefis  n'est  pas  exempte  encore  d'une 
certaine  ostentation  de  facilité,  d'un  certain  fracas  pittoresque;  le 
Saint  Denis  au  contraire  est  d'une  expression  générale  assez  fade 
à  force  de  simplicité  dans  l'ordonnance  et  de  timidité  dans  le  style. 
Est -il  besoin  de  rappeler  le  discrédit  et  bientôt  l'anéantissement 
absolu  où  tomba  Fart  religieux  en  France  au  temps  de  la  révolution? 
En  1789,  Regnault  pouvait  encore  peindre  et  exposer  au  salon  la 
Descente  de  croix  que  possède  aujourd'hui  le  musée  du  Louvre;  six 
ans  plus  tard,  il  se  réfugiait  dans  la  peinture  des  sujets  anacréon- 
tiques,  ou  il  décorait  une  scène  allégorique  de  ce  titre  de  circon- 
stance :  La  liberté  ou  la  mort.  Quant  à  David,  après  avoir  dans  sa 
jeunesse  sacrifié  aux  vieux  préjugés  en  peignant  son  Saint  Boch, 
il  en  était  venu,  on  ne  le  sait  que  trop,  à  ne  plus  honorer  d'autres 
saints  que  les  apôtres  de  la  terreur,  d'autres  martyrs  que  Michel 
Lepelletier  et  Marat. 

Lorsque  le  xix^  siècle  s'ouvrit,  l'art  chrétien,  supprimé  quelque 
temps  en  France  par  mesure  de  sûreté  générale ,  avait  recouvré  le 
droit  de  se  produire.  La  peinture  et  la  sculpture  pouvaient,  sans 
compromettre  personne,  repeupler  les  églises  dévastées  par  des 
mains  aussi  niaises  que  sacrilèges.  Malheureusement  l'attention  des 
artistes  et  du  public  était  ailleurs.  Si  l'esprit  d'impiété  systématique 
n'avait  pas  survécu  au  régime  terroriste,  en  matière  d'esthétique 
le  radicalisme  païen  prêché  depuis  quelques  années  n'avait  perdu 
aucun  de  ses  docteurs  ni  de  ses  sectaires.  Le  culte  à  outrance  de 
l'antiquité,  le  respect  obstiné  de  certaines  formules  hors  desquelles 
il  n'y  avait  plus  en  apparence  de  chance  de  salut  pour  le  talent, 
tout  faisait  obstacle  à  des  entreprises  où  l'imitation  de  la  statuaire 
grecque  fut  devenue  un  contre-sens,  et  que  personne  n'eût  cepen- 
dant osé  tenter  en  s' aidant  d'autres  leçons  et  des  souvenirs  d'un 
autre  style.  Le  plus  sûr  en  pareil  cas  était  de  s'abstenir  :  aussi  l'é- 
cole que  régentait  David  n' essaya- t-elle  même  pas  d'appliquer  à  la 
peinture  religieuse  ses  théories,  pratiquées  partout  ailleurs  avec 
une  inébranlable  constance.  En  regard  des  savans  ouvrages  inspi- 
rés au  temps  du  consulat  et  de  l'empire  par  la  mythologie,  l'his- 
toire ancienne  ou  les  événemens  contemporains,  on  citerait  difficile- 
ment un  tableau  de  quelque  mérite  sur  un  thème  sacré.  Ce  n'est 
que  plus  tard,  à  partir  des  premières  années  de  la  restauration, 
que  le  goût  commence  à  se  reprendre  aux  scènes  de  l'Ecriture 
sainte.  Encore  ce  mouvement  de  réaction  s'opère -t- il  avec  une 
réserve  telle  que  la  différence  consiste  dans  le  choix  des  sujets  bien 
plutôt  que  dans  le  fond  des  principes  et  de  la  méthode.  Les  meilleurs 


LA.   PEINTURE   RELIGIEUSE    EN   FRANCE.  873 

tableaux  appartenant  à  cette  époque,  —  le  Martyre  de  saint  Cyr  et 
de  sainte  Juliette^  que  M.  Heim  exposait  au  salon  de  1819,  ou  le 
Lévite  d'Ephraîm^  peint  par  M.  Couder  en  1817,  —  ne  laissent  pas 
de  se  ressentir  des  habitudes  générales  de  l'école,  et  se  recomman- 
dent moins  par  le  caractère  pathétique  des  intentions  que  par  la 
noblesse  et  la  fermeté  du  style.  N'importe  :  une  voie  relativement 
nouvelle  venait  de  s'ouvrir.  Il  était  désormais  permis  aux  peintres 
de  chercher  et  de  rencontrer  le  succès  ailleurs  que  dans  le  champ 
de  l'histoire  profane.  Vienne  maintenant  un  talent  inspiré  ou  quelque 
vaste  entreprise  renouvelée  des  beaux  siècles,  et  la  renaissance  de 
l'art  religieux  aura  achevé  de  s'accomplir. 

Ce  maître  et  cette  occasion  décisive,  on  crut  d'abord  les  avoir 
trouvés  lorsque  Gros  fut  chargé  de  peindre  la  coupole  du  Panthéon, 
redevenu  l'église  de  Sainte-Geneviève.  On  se  rappelle  le  bruyant 
succès  qui  accueillit  un  travail  remarquable  à  bien  des  égards,  mais 
qu'il  eût  été  plus  juste  d'accepter  à  titre  d'essai  de  peinture  monu- 
mentale que  de  louer  comme  un  spécimen  achevé  de  la  peinture  reli- 
gieuse. En  décorant  la  coupole  de  Sainte-Geneviève,  l'illustre  peintre 
de  la  Peste  de  Jaffa  et  de  la  Bataille  d'Aboiikir  avait  prouvé  une 
fois  de  plus  l'aisance  et  la  verve  de  son  pinceau.  Il  s'était  en  outre 
€flbrcé,  dans  une  certaine  mesure,  de  modifier  sa  manière  et  de 
subordonner  ses  inclinations  naturelles  aux  conditions  toutes  spé- 
ciales de  la  tâche.  Néanmoins  Gros  n'avait  pu  ni  se  transformer  si 
complètement,  ni  répudier  si  bien  les  traditions  de  l'école  d'où  il 
était  sorti,  que  l'élément  purement  héroïque  ne  prédominât  dans  son 
œuvre  sur  l'inspiration  pieuse.  D'autres  essais  de  peinture  murale, 
signés,  il  est  vrai,  de  noms  moins  célèbres,  attestaient  non  moins 
clairement  la  permanence  des  doctrines  académiques ,  et  là  même 
où  l'on  prétendait  le  plus  sincèrement  s'en  affranchir,  on  ne  faisait 
qu'en  varier  quelque  peu  l'expression  matérielle  et  les  formes.  Les 
procédés  de  la  fresque,  abandonnés  depuis  plus  d'un  siècle,  étaient 
remis  en  honneur  et  employés  non  sans  habileté  dans  la  décoration 
de  l'église  Saint-Sulpice.  Ce  fait  attestait  un  progrès  sans  doute, 
mais  un  progrès  qui  ne  dépassait  pas  les  limites  de  la  pratique  et 
du  perfectionnement  extérieur.  Un  coloris  moins  lourd,  un  dessin 
moins  pénible,  une  sobriété  dans  l'effet  imposée  d'ailleurs  par  le 
moyen  lui-même  donnaient  à  quelques-unes  de  ces  peintures  une 
apparence  assez  nouvelle.  Toiftefois  les  plus  remarquables  d'entre 
elles  différaient  peu,  quant  au  fond,  des  tableaux  d'histoire  accou- 
tumés; elles  n'exprimaient  encore  qu'une  sorte  de  compromis  entre 
l'esthétique  consacrée  par  David  et  des  aspirations  moins  strictement 
limitées. 

Cependant  un  artiste  issu  de  la  même  école,  mais  qu'un  long 


874  BEVUE    DES    DEUX   MONDES. 

séjour  en  Italie  et  la  vigueur  de  ses  instincts  avaient  isolé  de  l'in- 
fluence académique,  M.  Ingres,  ne  craignait  pas,  en  abordant  un 
sujet  sacré,  de  demander  ouvertement  conseil  aux  maîtres  du 
XVI'  siècle  et  de  représenter  la  Vierge,  l'enfant  Jésus  et  les  anges, 
sous  des  formes  qui  n'étaient  plus  celles  des  dieux  de  la  fable  et 
des  génies  antiques.  Le  Vœu  de  Louis  XIII  nous  apparaît  aujour- 
d'hui comme  une  œuvre  majestueuse,  comme  une  page  de  haut 
style,  digne  du  sujet  et  du  maître  qui  l'a  traité.  Au  salon  de  182Zi, 
ce  tableau  pouvait  sembler  une  protestation  presque  téméraire,  et 
les  regards  de  la  foule,  habitués  depuis  longtemps  aux  contrefaçons 
de  la  statuaire  grecque  ou  romaine,  crurent  reconnaître  d'abord  un 
acte  de  bizarrerie  et  de  caprice  dans  ce  qui  n'était  en  réalité  qu'un 
retour  judicieux  à  l'art  de  Raphaël.  On  admira  néanmoins  la  toile  de 
M.  Ingres.  Le  moment  était  favorable  d'ailleurs  à  tout  mouvement 
de  réaction.  Si  dissemblables  que  fussent  la  poétique  du  peintre  de 
Louis  XIII  et  les  doctrines  que  l'école  romantique  cherchait  alors 
à  faire  prévaloir,  les  artistes  applaudirent  sans  hésiter  au  succès 
d'un  ouvrage  qui  avait,  entre  autres  mérites,  celui  de  démentir  une 
méthode  surannée  et  pour  ainsi  dire  d'intimider  l'ennemi  commun. 
A  partir  de  cette  époque  en  effet,  F  esprit  de  convention  et  de  rou- 
tine perdit  le  privilège  de  se  produire  impunément.  Il  y  eut  certes, 
dans  un  autre  sens,  plus  d'une  tentative  mauvaise,  plus  d'une  injure 
au  goût,  plus  d'un  défi  même  à  la  raison;  mais  l'opinion  a  fait  jus- 
tice aujourd'hui  de  ces  entraînemens  révolutionnaires  aussi  bien 
que  des  abus  amenés  par  le  régime  précédent.  Sans  exagérer  les 
bienfaits  du  mouvement  opéré  dans  notre  école  vers  la  fm  de  la 
restauration,  on  peut  dire  que  ce  mouvement  a  réussi  du  moins  à 
développer  en  nous  le  sens  critique,"  à  nous  donner  une  notion  plus 
saine  de  l'art  et  de  ses  conditions  variées.  Pour  ne  parler  que  de  la 
peinture  religieuse,  nous  avons  compris  et  nous  n'oublierons  plus 
qu'elle  a  ses  lois  nécessaires,  ses  traditions,  ses  formes  propres.  Nous 
savons  que  si  elle  procède  avant  tout  du  sentiment,  elle  résulte  aussi 
du  respect  pour  les  exemples  du  passé,  pour  certains  types  consa- 
crés par  le  génie  des  maîtres  ou  par  la  vénéi-ation  des  peuples.  Le 
moyen  de  peindre  une  figure  de  la  Vierge  sans  se  souvenir  des  ma- 
dones de  Raphaël?  Gomment  donner  aux  hôtes  du  paradis  une  ap- 
parence contraire  à  ce  que  le  pinceau  de  Fra  Angelico  nous  a  appris 
des  bienheureux  et  des  anges?  Le  point  difficile  en  pareil  cas  est  de 
se  préserver  aussi  bien  de  l'imitation  servile  que  de  l'indépendance 
excessive.  Cette  juste  mesure  entre  l'expression  prévue  et  l'innova- 
tion formelle,  entre  les  caractères  traditionnels  du  style  et  les  révé- 
lations de  l'instinct,  M.  Hippolyte  Flandrin  a  su  la  garder  dans  ses 
ouvrages  avec  un  tact  supérieur  et  une  rare  sûreté  de  goût.  Ache- 


LA   PEINTURE    RELIGIEUSE    EN   FRANCE.  875 

vons  toutefois  de  résumer  les  efforts  tentés  par  les  prédécesseurs  du 
peintre  et  de  rappeler  comment  s'est  préparée  en  France  cette  ré- 
forme de  l'art  religieux  que  M.  Flandrin  poursuit  aujourd'hui,  et 
qu'il  représente  avec  plus  d'autorité  que  personne. 

Lorsque  M.  Ingres  opposait,  il  y  a  près  de  quarante  ans,  aux  insuf^ 
fisantes  peintures  religieuses  de  l'époque  un  tableau  où  il  faisait 
revivre  les  souvenirs  de  l'art  ancien,  peut-être  n'entendait-il  ni  en- 
courager par  là  des  tentatives  plus  radicales,  ni  proposer  d'autres 
modèles  que  ceux  qu'il  avait  déjà  lui-même  préférés.  Pour  trouver  des 
sources  d'inspiration,  le  peintre  du  Vœu  de  Louis  XIII  n'avait  pas 
voulu  remonter  au-delà  du  xvi*  siècle,  c'est-à-dire  au-delà  du  jour 
où  l'art  italien  se  manifeste  dans  son  développement  suprême,  dans 
la  plénitude  de  ses  progrès.  D'autres  artistes  crurent  ne  pas  devoir 
s'arrêter  à  cette  limite.  La  voie  venait  d'être  ouverte  aux  révisions 
et  aux  recherches  ;  on  s'achemina  de  l'étude  des  œuvres  apparte- 
nant à  la  seconde  renaissance  italienne  jusqu'aux  travaux  primitifs, 
jusqu'au  point  de  départ  de  l'art  lui-même.  Pour  la  première  fois 
en  France,  les  maîtres  du  xiv*  siècle  furent  pieusement  consultés. 
Les  fresques  du  Gampo-Santo  de  Pise  et  du  couvent  de  Saint-Fran- 
çois à  Assise,  que  l'on  n'avait  guère  estimées  jusqu'alors  qu'à  titre 
de  curiosités  historiques,  devinrent  tout  à  coup  les  types  par  excel- 
lence du  style  religieux. 

Rien  de  plus  légitime  assurément  que  cette  admiration  tardive 
pour  le  sentiment  robuste  et  la  manière  sévère  des  trecentisti  floren- 
tins; rien  de  plus  opportun,  à  un  moment  de  rénovation,  que  cette 
ardeur  à  étudier  l'expression  originelle  des  idées  que' l'on  prétend 
faire  prévaloir.  De  même  que  Giotto  et  les  siens  avaient  trouvé 
dans  l'art  byzantin  des  élémens  pour  l'art  du  moyen  âge,  de  même 
celui-ci  deva-it  servir  à  l'art  moderne  de  principe  et  d'exemple.  Quoi 
de  plus  naturel  en  effet  pour  reconstituer  de  nos  jours  la  peinture 
religieuse  que  d'interroger  ceux  qui  en  ont  autrefois  fixé  les  règles 
et  déterminé  les  premiers  progrès?  Le  danger  était  seulement  qu'en 
étudiant  avec  trop  d'abnégation  ces  maîtres  si  longtemps  méconnus, 
on  oubliât  de  distinguer  entre  leurs  qualités  et  leurs  faibleses, 
entre  les  calculs  de  leur  pensée  et  les  fautes  involontaires  de  leur 
main.  On  pouvait  en  un  mot  s'exagérer  l'infaillibilité  des  modèles 
et  la  mesure  de  la  docilité  imposée  aux  disciples.  Quelques-uns  de 
ceux-ci  ne  surent  pas  ou  ne  voulurent  pas  se  soumettre  à  demi. 
Entraînés  par  leur  zèle  plus  loin  que  de  raison,  ils  ne  craignirent  pas 
d'ériger  en  système  l'imitation  absolue  des  formules  pittoresques 
employées  il  y  a  cinq  siècles,  sans  excepter  même  certaines  erreurs 
matérielles  dans  les  proportions  et  dans  la  perspective  :  erreurs  par- 
donnables là  où  elles  avaient  été  commises  ingénument,  mais  qui 


876  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

devenaient  inexcusables  lorsqu'on  les  reproduisait  de  parti-pris. 
Bien  plus  :  aux  yeux  de  certains  fanatiques  de  la  naïveté,  les  monu- 
mens  où  ces  imperfections  sont  déjà  plus  rares  perdirent,  en  raison 
de  ce  progrès  même,  une  partie  de  leur  autorité.  Il  se  rencontra  des 
réformateurs  assez  convaincus  pour  se  cantonner,  à  l'exclusion  de 
tout  le  reste,  dans  le  dogme  et  dans  l'époque  précise  que  personnifie 
Cimabue;  nous  en  avons  connu  qui  ne  marchandaient  pas  à  l'aus- 
tère Giotto  lui-même  le  reproche  de  complaisance  excessive  pour 
les  agrémens  du  style,  d'inclination  à  la  manière  et  de  faux  goût. 
Le  moment  où  l'art  byzantin  se  modifie  quelque  peu  en  Italie  et, 
pour  ainsi  dire,  s'y  humanise,  voilà,  en  matière  de  peinture  reli- 
gieuse, l'âge  d'or  qu'il  s'agissait  de  remettre  en  honneur.  La  ma- 
done de  Santa-Maria-Novella,  —  ce  tableau  promené  dans  les  rues 
de  Florence  aux  acclamations  des  contemporains  de  Dante,  —  tel 
était  le  résumé  des  devoirs  imposés  de  nos  jours  encore  au  pin- 
ceau, le  terme  exact  des  concessions  à  la  réalité  et  des  moyens 
d'expression  permis. 

Est-il  besoin  d'insister  sur  les  principes  erronés  d'une  doctrine 
qui  n'allait  pas  à  moins  qu'à  réduire  la  fonction  de  l'art  en  Europe 
à  une  sorte  de  fétichisme,  à  l'immobilité  farouche  de  l'art  égyptien 
ou  chinois?  Ainsi  compris,  le  respect  de  la  tradition,  loin  de  vivi- 
fier le  présent,  ne  sert  qu'à  le  frapper  d'impuissance.  Sous  prétexte 
de  nous  apprendre  à  préférer  l'âme  au  corps,  le  fond  à  la  forme,  la 
vérité  intime  à  la  beauté  extérieure,  on  n'arriverait  au  contraire  qu'à 
chasser  de  l'art  l'âme  et  la  vérité.  On  ne  ferait  que  substituer  les  for- 
mules d'un  mysticisme  pédantesque  au  langage  du  sentiment,  quel- 
que chose  de  la  mission  scientifique  des  hiérophantes  au  rôle  plus 
simple  et  plus  personnel  des  artistes.  Que  ceux-ci,  comme  on  l'a  dit 
d'ailleurs  un  peu  trop  haut  et  un  peu  trop  souvent,  soient  investis  d'un 
sacerdoce,  je  le  veux  bien  :  encore  faut-il  que  ce  sacerdoce  s'exerce 
dans  ses  justes  limites,  et  qu'après  tout  ces  apôtres  du  beau  n'en  dé- 
sertent point  la  cause  ou  ne  la  compromettent  par  leurs  sophismes. 
Faut-il  pour  cela  regarder  comme  une  provocation  inutile,  comme  un 
accident  sans  conséquence  dans  l'histoire  de  notre  école,  le  mouve- 
ment qui  entraînait  les  esprits,  il  y  a  vingt-cinq  ans,  vers  l'imitation 
à  outrance  du  style  italien  primitif?  Nous  pensons  tout  le  contraire. 
Le  temps  a  fait  justice  des  visées  prétentieuses  et  des  exagérations 
du  début,  mais  F  étude  intelligente  des  modèles  a  survécu.  Ln  travail 
de  rénovation  s'est  accompli  dans  la  peinture  religieuse,  dont  nous 
recueillons  dès  à  présent  les  fruits,  et  qui  engage,  il  faut  l'espérer, 
l'avenir.  Au  lieu  de  renier,  comme  le  voulaient  d'abord  quelques 
esprits,  les  œuvres  des  quatre  derniers  siècles,  au  lieu  de  se  ren- 
fermer, à  l'exemple  des  artistes  allemands,  dans  l'érudition  pure  et 


LA    PEINTURE    RELIGIEUSE    EN   FRANCE.  877 

dans  l'archaïsme,  les  peintres"  français  ont  compris  qu'on  pouvait 
concilier  l'invention  personnelle  avec  la  tradition,  le  respect  des  ori- 
gines de  l'art  avec  le  souvenir  de  ses  progrès,  et  l'expression  de  la 
foi  avec  la  correction  de  la  forme.  Ce  sont  ces  tendances  sagement 
éclectiques,  c'est  ce  mélange  de  stricte  orthodoxie  et  d'équité  pitto- 
resque qu'attestent  les  travaux  d'Orsel,  de  MM.  Périn,  Roger,  et  de 
plusieurs  autres  artistes  qui,  depuis  1830,  ont  eu  le  double  mérite 
de  restaurer  en  France  la  peinture  religieuse  et  de  remettre  en  hon- 
neur la  peinture  monumentale.  Le  talent  de  M.  Flandrin  procède  de 
principes  analogues,  mais  il  se  distingue  entre  tous,  il  s'isole  de 
ceux  qui  l'ont  précédé  dans  la  même  carrière,  par  la  noblesse  sans 
contrainte  et  la  grâce  sans  recherche  de  ses  allures,  par  une  phy- 
sionomie à  la  fois  savante  et  naturelle  qui  commande  le  respect  aussi 
sûrement  qu'elle  attire  la  sympathie. 

La  première  composition  sur  un  sujet  religieux  où  se  révèlent  les 
qualités  que  M.  Flandrin  allait  développer  ensuite  dans  une  série 
cT ouvrages  de  plus  en  plus  importans,  est  le  Saint  Clair  guérissant 
les  Aveugles^  que  possède  aujourd'hui  la  cathédrale  de  Nantes,  et 
qui  fut  exposé  au  salon  de  1837.  Ce  tableau  doit  donc  être  consi- 
déré comme  le  début  de  l'artiste  dans  un  ordre  de  travaux  auquel 
il  s'est  depuis  lors  exclusivement  consacré,  sauf  les  cas  où  son  ha- 
bileté reconnue  comme  peintre  de  portrait  lui  a  imposé  le  devoir  de 
suppléer  en  quelque  façon  M.  Ingres,  et  de  maintenir  après  lui  les 
belles  traditions  d'un  art  où  notre  école  a  de  tout  temps  excellé. 
Cependant,  avant  de  peindre  le  Saint  Clair ^  M.  Flandrin  s'était  si- 
gnalé déjà  par  quelques  essais  remarquables,  et,  contrairement  à 
la  coutume,  il  n'était  encore  que  nouveau-venu  parmi  les  pension- 
naires de  l'Académie  de  France  à  Rome,  qu'il  n'avait  plus  à  attendre 
un  commencement  de  réputation  à  Paris.  Lorsque,  dès  la  troisième 
année  de  son  séjour  à  la  villa  Médicis ,  il  envoyait  au  salon  son  ta- 
bleau de  Dante  offrant  des  consolations  aux  âmes  des  envieux  et 
une  étude  de  berger^  ou  même  lorsqu'il  remportait  le  prix  en  1832 
à  l'École  des  Reaux-Arts,  il  y  avait  quelque  temps  déjà  que  ce  jeune 
talent  était  pressenti  par  les  artistes  et  par  cette  partie  du  public 
que  préoccupait  l'issue  de  la  lutte  engagée  dans  le  domaine  des  arts 
et  des  lettres  vers  la  fm  de  la  restauration.  On  savait  que  M.  Flan- 
drin était  l'élève  préféré  de  M.  Ingres,  qu'aucun  de  ses  condisciples 
n'acceptait  plus  pieusement  et  ne  mettait  plus  assidûment  en  pra- 
tique les  doctrines  du  maître.  Rien  que  cette  extrême  docilité  fût 
plutôt  une  garantie  actuelle  de  bonne  éducation  qu'une  promesse 
très  significative  des  succès  à  venir,  elle  suffisait  cependant  pour 
éveiller  l'attention,  pour  encourager  les  espérances,  même  en  de- 
hors de  l'atelier. 


878  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Un  pareil  fait  ne  saurait  se  reproduire  aujourd'hui.  Maintenant 
qu'il  n'y  a  plus,  à  proprement  parler,  d'école,  maintenant  que  cha- 
cun cherche  sa  route  ou  son  sentier  à  ses  risques  et  périls,  et  que 
les  jeunes  peintres  ne  se  soumettent  quelque  temps  à  une  discipline 
de  hasard  qu'à  là  condition  de  réserver  au  fond  leur  obéissance  et 
leur  foi,  personne  ne  songe  à  demander  aux  débutans  d'où  ils  vien- 
nent, ni  quelle  doctrine  les  a  nourris.  Encore  moins  s'informe-t-on 
de  ce  qui  se  passe  au  moment  même  des  études  et  dans  l'atmosphère 
où  se  préparent  les  talens.  Il  n'en  allait  pas  ainsi  au  commencement 
du  siècle  :  le  titre  seul  d'élève  de  David  était  alors  une  recomman- 
dation dans  le  monde  et  presque  un  brevet  de  capacité.  Quelques 
années  plus  tard,  l'atelier  de  Gros  et  celui  de  Guérin  héritaient  du 
prestige  attaché  à  l'école  que  dirigeait  le  peintre  des  Sabines.  Enfm 
lorsque  M.  Ingres  eut  rallié  autour  de  lui  des  disciples  assez  dé- 
voués pour  lui  obéir  sans  réserve,  assez  intelligens  pour  compren- 
dre et  pour  pratiquer  ses  leçons,  l'opinion  ne  tarda  pas  à  s'émouvoir 
des  succès  obtenus  à  huis  clos  par  les  adeptes  du  nouveau  dogme. 
L'atelier  de  M.  Ingres  représentait  vers  1830  une  sorte  d'église  schis- 
matique  au  double  point  de  vue  des  croyances  classiques,  comme  on 
disait  alors,  et  de  la  foi  contraire  que  le  romantisme  venait  de  pro- 
clamer. Phidias  et  Raphaël,  les  deux  saints  du  lieu,  mais  Phidias  et 
Raphaël  étudiés  en  face,  et  sans  les  détours  de  l'esprit  académique, 
—  la  nature  expliquée  par  ces  maîtres  souverains,  mais  avant  tout 
hardiment  et  ingénument  sentie,  —  le  dédain  des  recettes  et  le  culte 
des  hautes  traditions,  la  haine  des  réalités  vulgaires  et  la  passion 
des  vérités  caractéristiques,  —  tels  étaient  les  principes  de  l'ensei- 
gnement de  M.  Ingres  :  enseignement  dangereux  aux  yeux  des  apô- 
tres de  la  vieille  méthode,  parce  qu'il  tendait  à  déconsidérer  le  style 
conventionnel  en  usage,  et,  ajoutait-on,  à  installer  la  bizarrerie  sous 
prétexte  de  franchise  ;  principes  aussi  opposés  pour  le  moins  à  l'é- 
vangile romantique,  qui  faisait,  comme  on  sait,  assez  bon  marché 
des  élégances  de  la  forme  pour  attribuer  une  importance  principale 
à  l'élément  dramatique  et  au  coloris!  La  place  à  part  que  M.  Ingres 
avait  conquise  comme  peintre  en  même  temps  novateur  et  défen- 
seur des  règles,  il  la  gardait  comme  chef  d'école,  comme  précep- 
teur des  jeunes  artistes,  qu'il  fallait,  à  ce  moment  de  crise,  dés- 
abuser de  la  routine  et  préserver  des  entraînemens.  On  conçoit  dès 
lors  l'intérêt,  ou  tout  au  moins  la  curiosité,  qu'excitaient  au  dehors 
les  rapports  établis  entre  le  maître  et  ses  élèves;  on  s'explique  le 
commencement  de  notoriété  qui  récompensait  parfois  la  docilité  de 
ceux-ci,  en  attendant  que  ces  symptômes  de  talent  et  ces  disposi- 
tions bienveillantes  se  convertissent  de  part  et  d'autre  en  témoi- 
gnages irrécusables. 


LA.   PEINTURE    RELIGIEUSE    EN   FRANCE.  879 

Pour  M.  Flandrin,  nous  l'avons  dit,  l'intervalle  fut  court  entre 
les  années  consacrées  à  l'étude  et  les  premiers  succès  publics.  Peu 
d'artistes  sont  entrés  aussi  rapidement  que  lui  en  possession  de  la 
célébrité  :  il  n'en  est  pas  qui,  depuis  l'époque  des  débuts,  ait  plus 
obstinément  persévéré  dans  la  même  voie,  et  mieux  justifié  par  la 
constance  de  ses  efforts  la  sympathie  permanente  de  la  foule.  Pour 
ne  parler  que  des  anciens  condisciples  de  M.  Flandrin,  quelques- 
uns,  et  des  plus  favorablement  accueillis  d'abord,  ont  même  sans 
démériter  rencontré  parfois  l'indifférence,  sinon  les  rigueurs  de 
l'opinion.  D'autres,  après  d'éclatantes  promesses  ou  des  gages  sé- 
rieux de  fidélité,  ont  brusquement  renié  la  foi  de  leur  maître  et 
compromis  ou  faussé  leur  talent  en  prétendant  l'affranchir  :  témoin 
Ziégler,  le  peintre  de  Giotto  enfant  j  tableau  dont  la  composition 
ingénieuse  et  la  grâce  facile  permettaient  d'espérer  des  œuvres 
moins  emphatiques  que  Y  Hémicycle  de  V  église  de  la  Madeleine-^ 
témoin  surtout  Théodore  Ghassériau,  le  plus  richement  doué  peut- 
être  de  tous  les  artistes  appartenant  à  cette  génération,  mais  que 
devait  bientôt  tourmenter  le  rêve  d'une  conciliation  impossible  entre 
les  souvenirs  de  l'école  d'où  il  était  issu  et  l'imitation  de  la  manière 
de  M.  Delacroix.  M.  Flandrin  n'a  jamais  connu  ni  ces  alternatives 
de  succès  et  de  revers,  ni  ces  agitations,  ni  même  le  doute.  Con- 
vaincu de  bonne  heure,  il  ne  s'est  pas  laissé  ébranler  un  seul  jour 
dans  sa  croyance.  Adopté  tout  d'abord  par  le  public,  il  a  vu  sa  ré- 
putation grandir  à  chaque  œuvre  nouvelle,  et  les  différens  partis 
qui  divisent  l'école  contemporaine  se  réunir  pour  honorer  en  lui  un 
talent  au-dessus  de  la  discussion.  Peut-être  ces  encouragemens 
unanimes  ont-ils  achevé  ce  que  les  premières  études  et  la  volonté 
personnelle  avaient  commencé  de  développer;  peut-être  convient-il 
d'attribuer  en  partie  à  l'expérience  d'une  heureuse  fortune  ce  ca- 
ractère de  sérénité,  de  facilité  paisible,  qui  va  s' affirmant  de  plus  en 
plus  dans  les  travaux  successifs  de  M.  Flandrin,  et  qui,  entre  autres 
qualités,  recommande  hautement  son  dernier  ouvrage,  les  peintures 
de  la  nef  de  Saint-Germain-des-Prés. 

La  forte  discipline  à  laquelle  M.  Flandrin  fut  soumis  dans  sa  jeu- 
nesse, plus  tard  le  concours  bienveillant  que  l'opinion  ne  cessa  de 
lui  prêter,  voilà  donc,  à  notre  avis,  deux  faits  dont  il  est  juste  de 
tenir  compte  lorsqu'on  apprécie  ce  talent,  mais  qui  ne  sauraient  ni 
en  diminuer  la  valeur,  ni  en  expliquer  complètement  les  origines. 
Même  avant  de  recevoir  les  leçons  de  M.  Ingres,  le  jeune  artiste 
avait  déjà  fait  preuve,  sinon  d'habileté  véritable,  au  moins  d'instinct 
pittoresque  et  de  bon  vouloir.  Gomme  il  arrive  d'ordinaire  chez  les 
hommes  qui  doivent  consacrer  leur  vie  à  la  pratique  des  arts,  la  vo- 
cation se  déclara  chez  lui  dès  l'enfance,  et,  ce  qui  est  plus  digne  de 


880  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

remarque  encore,  en  obéissant  à  cette  vocation  il  suivait  l'exemple 
d'un  frère  aîné  (1),  de  même  qu'il  précédait  de  bien  peu  dans  la  car- 
rière un  autre  frère,  M.  Paul  Flandrin,  à  qui  il  était  réservé  de  mon- 
trer dans  la  peinture  de  paysage  des  qualités  analogues  à  celles 
qu'il  allait  déployer  lui-même  dans  la  peinture  d'histoire.  Ce  fut  à 
Lyon,  où  il  était  né  en  1809,  que  M.  Hippolyte  Flandrin  fit  son  pre- 
mier apprentissage,  en  attendant  le  moment  d'entreprendre  à  Pa- 
ris des  études  plus  sérieuses,  et,  si  l'on  veut,  ses  humanités.  Il  ne 
nous  appartient  pas  de  scruter  les  secrets  de  cette  période  cachée 
de  la  vie  du  peintre,  de  rechercher  quelles  épreuves  furent  impo- 
sées à  ce  jeune  courage,  quelles  luttes  trop  souvent  inséparables 
des  premières  ambitions  du  talent,  quelles  amertumes  peut-être 
payèrent  ici  la  rançon  de  l'avenir  et  inquiétèrent  au  début  une  exis- 
tence calme  et  bien  favorisée  depuis  lors.  Qu'il  nous  suffise  de  dire 
que,  soit  nécessité,  soit  défiance  de  ses  propres  forces,  celui  qui 
devait  être  bientôt  un  peintre  religieux  éminent  se  condamna  d'a- 
bord à  dessiner  sur  pierre,  pour  le  commerce  de  sa  ville  natale, 
d'humbles  vignettes,  de  petites  scènes  appartenant  le  plus  habituel- 
lement au  genre  où  excellaient  alors  Charlet  et  M.  Horace  Vernet. 
Sans  doute,  dans  les  lithographies  où  M.  Flandrin  représentait  tant 
bien  que  mal  tantôt  un  chasseur  à  cheval  effrayé  par  V éclat  d'un 
obus  y  tantôt  V  intérieur  d'un  bureau  de  souscription^  il  est  assez  dif- 
ficile de  deviner  le  sentiment  si  élevé,  la  manière  si  pure  qu'il  ré- 
vélera plus  tard  en  traitant  de  tout  autres  sujets.  On  s'intéresse 
toutefois  à  ces  modestes  essais,  non-seulement  parce  qu'ils  nous 
renseignent  à  titre  de  documens  biographiques,  mais  aussi  parce 
qu'ils  laissent  entrevoir  sous  les  incorrections  ou  les  gaucheries  de 
l'exécution  une  certaine  naïveté  intelligente,  quelque  chose  de  cette 
inspiration  candide  qui,  s' alliant  plus  tard  à  la  science,  s'enhar- 
dira en  quelque  sorte  et  s'autorisera  de  celle-ci  pour  se  manifester 
d'autant  mieux  et  mériter  pleinement  nos  sympathies. 

C'est  le  Saint  Clair  guérissant  les  aveugles^  exposé  en  1837,  qui 
marque  à  la  fois,  on  vient  de  le  voir,  l'époque  des  débuts  de  M.  Flan- 
drin dans  la  peinture  religieuse  et  le  moment  où  la  réputation  du 
peintre,  déjà  préparée  par  quelques  succès,  s'étend  et  se  confirme. 
Un  autre  tableau,  aujourd'hui  à  Lisieux,  —  Jésus-Christ  et  les  petits 
enfans,  —  vint  peu  après  ajouter  un  titre  nouveau  et  plus  sérieux 
encore  à  ceux  que  M.  Flandrin  avait  su  acquérir  pendant  les  années 
de  son  séjour  à  Rome.  Le  Saint  Clair  témoignait  d'une  rare  délica- 
tesse de  sentiment  et  de  style;  mais  une  sorte  d'exiguïté  dans  l'or- 

(1)  M.  Auguste  Flandrin,  mort  en  1844,  après  avoir  produit  quelques  tableaux  com- 
posés avec  goût,  entre  autres  Savonarole  préchant  dans  l'église  San-Miniato ,  à  Flo- 
rence, qui  figura  au  salon  de  1840. 


LA    PEINTURE   RELIGIEUSE    EN    FRANCE.  881 

donnance,  de  timidité  dans  l'expression,  accusaient  encore  ici  la 
main  d'un  disciple  et  la  discrétion  exagérée  d'un  esprit  qui,  de  peur 
d'effaroucher  ceux  à  qui  il  s'adresse,  n'ose  produire  ses  opinions 
qu'en  termes  succincts  et  à  demi-voix.  Le  Christ  entouré  des  enfans 
est  une  scène  plus  largement  composée  et  traitée  avec  plus  d'am- 
pleur. On  peut  cependant  reprocher  à  quelques  parties  du  tableau, 
surtout  à  la  figure  principale,  une  apparence  un  peu  morne,  une 
physionomie  presque  effacée  à  force  de  restrictions  et  de  prudence. 
Ce  qui  manque  aux  deux  toiles  que  nous  venons  de  mentionner,  ce 
n'est  assurément  ni  l'élévation  de  la  pensée,  ni  la  sévérité  du  goût, 
ni  au  fond  l'originalité  des  intentions  :  c'est,  pour  ainsi  parler,  l'ex- 
térieur de  cette  originalité  même,  cette  pointe  d' immodération  et 
d'enthousiasme  qui  perce  jusque  dans  les  œuvres  des  maîtres  les 
plus  habitués  à  se  surveiller,  et  qui  donne  au  style  l'accent  de  la 
verve  et  de  la  vie. 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  parti  de  la  résistance,  que  personnifiait 
M.  Ingres,  venait  de  trouver  dans  M.  Flandrin  un  très  utile  auxi- 
liaire, et  le  parti  du  mouvement  à  outrance  un  adversaire  d'autant 
plus  dangereux  qu'il  se  gardait  avec  plus  de  soin  des  témérités  et 
des  aventures.  Restait  à  savoir  si  cette  retenue  extrême  ne  dégéné- 
rerait pas  à  la  longue  en  inertie,  si  cette  attitude  de  disciple  ne  fini- 
rait pas  par  immobiliser  l'action  propre  du  peintre  et  les  progrès  de 
la  cause  qu'il  avait  entrepris  de  soutenir.  Deux  ans  s'étaient  écoulés 
à  peine  que  la  question  était  résolue  déjà,  et  que  les  yeux  même  les 
moins  clairvoyans  reconnaissaient  dans  les  peintures  de  la  chapelle 
de  Saint-Jean  UEvangéliste,  à  Saint-Séverin,  l'empreinte  d'un  talent 
désormais  sûr  de  soi  et  d'une  inspiration  toute  personnelle. 

Qu'on  ne  se  méprenne  pas  toutefois  sur  le  sens  que  nous  attachons 
à  ce  dernier  mot.  Certes,  en  décorant  la  chapelle  de  Saint-Jean^ 
M.  Flandrin  ne  prétendait  pas  faire  acte  d'indépendance  absolue.  Il 
se  souvenait,  et  il  avait  bien  raison  de  se  souvenir,  des  enseigne- 
mens  qu'il  avait  reçus  de  son  maître,  des  chefs-d'œuvre  qu'il  con- 
sultait naguère  en  Italie;  mais  il  s'interrogeait  aussi  lui-même,  il 
réussissait  à  tirer  de  son  propre  fonds  des  ressources  de  composi- 
tion nouvelles,  à  rajeunir,  à  force  de  sincérité  et  de  bonne  foi,  des 
sujets  consacrés  depuis  des  siècles  par  le  génie  des  artistes  souve- 
rains. Dans  la  représentation  de  la  cène  par  exemple,  même  après 
Giotto  et  Léonard,  après  Raphaël  et  Andréa  del  Sarto,  il  trouvait  le 
secret  d'émouvoir  par  l'expression  pathétique  de  l'ensemble,  par  le 
caractère  imprévu  de  certains  types,  en  particulier  du  saint  Jean, 
l'une  des  figures  les  mieux  senties  et  les  plus  touchantes  qu'ait  pro- 
duites l'art  religieux  contemporain.  En  se  soumettant  aux  exigences 
de  la  tradition  et  aussi  aux  conditions  toutes  spéciales  qu'imposaient 

TOME  XXIV.  50 


882  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

l'âge  ou  les  formes  de  l'architecture,  il  évitait  avec  une  égale  habi- 
leté la  contrefaçon  archaïque  et  le  désaccord  qu'eût  créé  un  style 
ouvertement  moderne  ou  bien  une  imitation  trop  fidèle  de  la  réa- 
lité. Transportées  sur  la  toile,  les  peintures  qui  ornent  cette  cha- 
pelle manqueraient  sans  doute  de  solidité,  de  saillie.  Le  coloris 
paraîtrait  insuffisant  et  l'atmosphère  où  se  meuvent  les  figures  con- 
ventionnelle, parce  qu'un  tableau  devant  être  par  lui-même  un  tout, 
une  image  absolue  et  complète ,  la  stricte  vraisemblance  des  objets 
représentés  devient  ici  un  moyen  nécessaire ,  une  loi  formelle  de 
l'exécution.  Là  cependant  où  il  s'agit  bien  moins  de  faire  illusion  aux 
yeux  que  de  les  instruire  par  le  pressentiment  de  la  vérité  poétique, 
dans  un  travail  de  décoration  architecturale  où  la  surface  plane  ré- 
servée au  pinceau  ne  saurait  simuler  la  profondeur  ou  le  relief  sans 
bouleverser  l'économie  des  lignes  voisines  et  les  proportions  mêmes 
de  l'édifice,  il  est  opportun,  il  est  utile  de  traiter  le  ton  et  l'effet  avec 
une  extrême  sobriété,  et  de  laisser  à  l'état  d'aperçus  des  faits  qu'il 
conviendrait  d'aborder  ailleurs  sans  détours  et  de  traduire  sans  ré- 
ticences. Dès  son  premier  essai  de  peinture  monumentale,  M.  Flan- 
drin  avait  su  garder  cette  mesure  difficile  entre  l'expression  abstraite 
et  l'imitation  littérale.  La  chapelle  de  Saint-Jean,  à  Saint-Séverin, 
n'est  pas  seulement  une  œuvre  pleine  d'onction  et  d'attendrissement 
chrétien,  c'est  aussi  un  spécimen  remarquable  des  règles  pittores- 
ques à  suivre  en  pareil  cas,  et  si  depuis  vingt  a-ne  ces  règles  ont  été 
mieux  respectées,  si  en  général  les  artistes  qui  ont  eu  à  s'acquitter 
de  tâches  analogues  ont  paru  en  étudier  de  plus  près  les  condi- 
tions, il  appartient  à  M.  Flandrin  d'avoir  l'un  des  premiers  donné 
l'exemple  et  d'avoir  contribué  autant  que  personne  à  déterminer  ce 
progrès. 

Les  peintures  de  Saint-Séverin  achevèrent  de  mettre  en  faveur  un 
talent  déjà  connu  et  apprécié,  mais  que  le  succès  n'avait  récompensé 
jusque-là  qu'avec  une  certaine  réserve  et  sous  la  forme  d'un  encoura- 
gement conditionnel.  En  attribuant  de  nos  jours  au  public  le  rôle  dé- 
volu dans  les  deux  derniers  siècles  à  l'Académie  royale  de  peinture, 
on  pourrait  dire  que  les  premiers  tableaux  de  M.  Flandrin  avaien«t 
suffi  pour  lui  mériter  le  titre  à' agréé  parmi  les  artistes  d'élite,  mais 
qu'il  lui  restait  encore  à  faire  ses  preuves  définitives,  à  présenter, 
suivant  le  terme  consacré,  son  morceau  de  réception.  Ce  gage  su- 
prême d'habileté  était  donné  maintenant  et  accepté  par  tous.  A 
supposer  même  que  le  nouvel  élu  dût  faiblir  par  la  suite  ou  s'en 
tenir  à  ces  travaux  de  sa  jeunesse,  il  avait  assez  fait  déjà  pour  pren- 
dre place  à  côté  des  maîtres  et  pour  honorer  son  nom. 

Les  années  qui  se  sont  succédé  depuis  lors  nous  ont  appris  que  le 
talent  de  M.  Flandrin  ne  pouvait  pas  plus  se  compromettre  dans 


LA   PEINTURE   RELIGIEUSE    EN   FRANCE.  883 

l'estime  que  s'accommoder  du  repos.  Sans  compter  de  nombreux 
portraits,  dont  quelques-uns  seulement  ont  été  exposés  aux  divers 
salons,  les  peintures  monumentales  qui  décorent  l'église  Saint- 
Paul  à  Nîmes,  le  chœur  de  Saint-Germain-des-Prés  et  la  frise  de 
Saint-Vincent-de-Paul  à  Paris,  de  telles  œuvres  prouvent  assez  la 
fécondité  de  l'artiste,  et  quels  progrès  il  lui  était  réservé  d'accom- 
plir. Nous  n'avons  pas  à  revenir  sur  l'examen  détaillé  de  ces  dif- 
férens  travaux,  à  relever  des  mérites  signalés  ici  même,  à  l'appari- 
tion de  chaque  œuvre  nouvelle,  par  les  juges  les  plus  autorisés  (1). 
Qu'il  nous  soirt  permis  seulement  de  faire  remarquer  dans  l'en- 
semble des  peintures  religieuses  de  M.  Flandrin  le  développement 
continu  des  qualités  qu'annoncent  ses  premiers  ouvrages,  d'insister 
sur  les  perfectionnemens  de  sa  manière,  plus  harmonieuse  d'année 
en  année,  plus  ample  et  plus  sûrement  expressive  à  mesure  que 
les  occasions  se  multiplient,  ou  que  le  champ  livré  au  pinceau  s'é- 
largit. Nul  faux  pas,  nul  temps  d'arrêt  dans  la  marche  de  ce  talent; 
point  d'hésitation  d'aucune  sorte,  ni  de  démenti  au  passé.  Les  pro- 
grès se  poursuivent  en  raison  même  de  la  succession  des  travaux , 
et  pour  établir  avec  certitude  la  chronologie  des  œuvres  de  M.  Flan- 
drin, il  suffirait,  en  pesant  la  somme  de  mérite  qui  les  distingue 
relativement,  d'assigner  toujours  aux  meilleures  d'entre  elles  la 
date  la  plus  récente.  Ainsi  que  l'on  rapproche  les  figures  de 
femmes  que  M.  Flandrin  traçait,  il  y  a  quatorze  ans,  dans  le  chœur 
de  Saint-Germain-des-Prés  des  Vierges  sages  peintes  trois  ans  plus 
tard  dans  le  chœur  de  Saint-Paul  de  Nîmes,  et  celles-ci  de  la  pro- 
cession des  Saillies  qui  se  déroule  sur  les  murs  de  Saint-Yincent- 
de-Paul  à  Paris  :  les  premières,  les  trois  figures  entre  autres  qui 
personnifient  les  vertus  théologales,  révèlent  déjà  une  véritable  ap- 
titude à  concilier  le  charme  de  l'expression  avec  la  sévérité  de  la 
forme;  mais  ici  l'harmonie  de  ces  deux  qualités  semble  encore  résul- 
ter un  peu  trop  de  l'effort.  Quelque  chose  de  laborieux  dans  le  style 
vient  parfois  appesantir  la  grâce  des  intentions  et  comme  engourdir 
la  douceur  des  physionomies  et  des  gestes.  Rien  que  d'aisé  au  con- 
traire, rien  que  de  tranquille  sans  froideur  et  cf  élégant  sans  recher- 
che dans  le  groupe  des  Vierges  sages^  et  pourtant  cette  expression 
de  chaste  élégance,  cette  poétique  sérénité  des  lignes  seront  plus 
sensibles,  plus  heureusement  rendues  encore  là  où  M.  Flandrin  aura 
eu  à  peindre  les  saintes  femmes,  les  vierges,  les  martyres  et  les 
saintes  pénitentes.  Ajoutons  que  ces  soixante  figures  de  femmes 
s' avançant,  le  long  de  la  frise  de  Saint-Yincent-de-Paul,  dans  un 
ordre  forcément  symétrique,  laissaient  bien  moins  de  ressources  à 

(1)  Voyez  la  Revue  du  !«'  juillet  1846,  du  1"  mai  1849  et  du  1"  décembre  1853. 


884  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

l'invention  que  les  thèmes  précédemment  traités.  A  Saint-Paul  de 
Nîmes,  et  même  à  Saint-Germain-des-Prés,  des  scènes  différentes 
occupant  chacune  un  compartiment  distinct  concouraient  à  l'unité 
de  l'ensemble  sans  danger  de  monotonie,  parce  que  ces  fragmens, 
reliés  entre  eux  par  l'homogénéité  du  style,  n'en  avaient  pas  moins 
leur  caractère  propre,  leur  physionomie  variée  suivant  la  nature  et 
le  choix  des  sujets.  A  Saint-Vincent-de-Paul,  point  de  ces  divisions 
architecturales  ni  de  ces  compositions  épisodiques.  D'un  côté  les  hé- 
roïnes, de  l'autre  les  héros  de  la  foi,  représentés,  non  pas  au  moment 
de  l'action,  mais  dans  le  calme  de  la  béatitude,  — près  de  cent  cin- 
quante, personnages  marchant,  non  pas  sur  plusieurs  plans,  mais  à 
la  suite  les  uns  des  autres  et  alignés  sous  le  même  niveau,  —  tels 
étaient  les  seuls  élémens  pittoresques  de  la.  tâche.  Les  nuances  d'un 
sentiment  unique,  les  dehors  de  la  ferveur  commune  appropriés  au 
caractère  personnel,  au  rôle  traditionnel  ou  historique  de  chaque 
bienheureux,  voilà  les  seuls  moyens  d'expression  dont  il  fût  pos- 
sible de  disposer.  Ces  moyens  restreints  n'en  ont  pas  moins  suffi  à 
M.  Flandrin  pour  diversifier  l'ordonnance  linéaire  de  son  travail  sans 
en  altérer  la  majesté,  et  pour  donner  à  toutes  les  figures  qu'il  avait 
à  peindre  une  signification  morale  aussi  haute,  et  peut-être  plus  pé- 
nétrante, que  les  intentions  formulées  par  lui  dans  des  scènes  ou- 
vertement pathétiques. 

Les  peintures  de  Saint- Yincent-de-Paul  mériteraient  donc  d'être 
considérées  comme  le  chef-d'œuvre  de  l'artiste  qui  les  a  signées,  si 
une  entreprise  plus  récente  et  plus  importante  encore,  —  la  décora- 
tion de  la  nef  de  Saint-Germain-des-Prés,  — n'attestait  des  progrès 
nouveaux  et,  à  certains  égards,  des  ressources  d'imagination  im- 
prévues. On  se  rappelle  la  distribution  des  travaux  exécutés  autre- 
fois par  M.  Flandrin  dans  le  chœur  de  cette  même  église.  Deux 
grandes  compositions  en  regard  l'une  de  l'autre,  —  Y  Entrée  à  Jéru- 
salem  et  Jésus-Christ  portant  sa  croix  y  —  résument  l'histoire  de  la 
passion  dans  le  fait  qui  en  est  pour  ainsi  dire  la  préface  et  dans  le 
sacrifice  suprême  qui  la  conclut.  Au-dessus  de  ces  deux  composi- 
tions s'étagent  quelques  saints  personnages,  quelques  figures  allé- 
goriques encadrées  chacune  dans  des  compartimens  d'architecture, 
tandis  qu'à  l'intérieur  du  chœur  les  figures  des  apôtres,  uniformé- 
ment vêtus  de  blanc,  se  dressent  au  milieu  d'ornemens  dont  le  vif 
coloris,  tempéré  toutefois  par  l'éclat  des  verrières,  soutient  et  com- 
plète l'effet  produit  par  les  fonds  d'or  sur  lesquels  se  dessinent  les 
sujets  principaux.  Pour  laisser  à  cette  partie  du  monument  un  ca- 
ractère frappant  de  prédominance,  pour  recommander  tout  d'abord 
aux  yeux  le  lieu  privilégié  où  Dieu  se  livre  à  l'adoration  des  fidèles, 
il  fallait  s'imposer  comme  premier  devoir  une  parcimonie  relative, 


LA   PEINTURE    RELIGIEUSE    EN   FRANCE.  885 

et  ne  pas  enrichir  les  avenues  du  sanctuaire  à  l'égal  du  sanctuaire 
lui-même.  Le  système  d'ornementation  adopté  dans  la  nef  de  Saint- 
Germain-des-Prés  exprime  à  souhait  cette  distinction  nécessaire. 
Les  encadremens  des  sujets,  la  couleur  des  fonds,  le  champ  réservé 
aux  inscriptions  ou  aux  détails  d'architecture  figurés  au  pinceau, 
tout  a  une  apparence  calme,  une  sobriété  dans  l'aspect  qui  contraste 
avec  la  magnificence  du  chœur,  mais  qui  cependant  prépare  le  re- 
gard à  des  lignes  plus  variées,  à  des  combinaisons  de  tons  plus 
opulentes. 

Le  vaste  travail  auquel  M.  Flandrin  a  consacré  quatre  années 
déjà,  et  qu'il  n'a  pas  encore  complètement  achevé,  comprend  la 
décoration  tout  entière  des  murailles  qui ,  des  deux  côtés  de  la  nef, 
se  prolongent  jusqu'aux  bras  de  la  croix,  et  qui,  s' arrondissant 
d'abord  en  arcades,  s'élèvent  jusqu'aux  voûtes  de  l'édifice.  Le  som- 
met de  ces  arcades,  ouvertes  d'une  colonne  à  l'autre,  sert  de  base 
à  une  sorte  de  frise  que  le  peintre  a  divisée  en  vingt  grands  ta- 
bleaux, au-dessus  desquels,  c'est-à-dire  entre  les  fenêtres  qui  éclai- 
rent l'église,  quarante  divisions  plus  étroites  encadrent  les  figures 
des  prophètes  et  des  justes  dont  la  Bible  a  immortalisé  la  gloire. 
Est-il  besoin  d'ajouter  que  cette  longue  série  de  figures  satisfait  aux 
exigences  de  l'art  monumental  aussi  bien  qu'aux  conditions  de 
l'art  religieux?  M.  Flandrin  avait  déjà  fait  ailleurs,  et  à  plusieurs 
reprises,  ses  preuves  dans  ce  genre  de  composition,  qui  procède 
à  la  fois  de  la  symétrie  architecturale  et  de  l'invention  pittoresque. 
Quoi  de  plus  naturel  dès  lors  que  de  retrouver  dans  les  Prophètes 
et  les  autres  personnages  bibliques  peints  au  haut  de  la  frise  de 
Saint-Germain-des-Prés  cette  majesté  d'attitude,  cette  fermeté  de 
dessin  qu'on  avait  admirées  déjà  dans  les  Apôtres  du  chœur  de  la 
même  église,  ou  dans  les  Martyrs  et  les  Docteurs  de  Saint-Yincent- 
de-Paul?  Nulle  part  cependant  le  caractère  particulier  de  chaque 
type  n'avait  été  défini  aussi  nettement,  ni  l'expression  morale  ac- 
cusée sous  une  apparence  aussi  neuve.  \ eut-on  un  exemple  de  cette 
élévation  de  la  pensée  et  du  style  dans  le  nouvel  ouvrage  de 
M.  Flandrin ,  un  spécimen  de  composition  hautement  expressive  là 
même  où  les  élémens  semblaient  le  plus  infimes:  nous  citerons, 
entre  autres  créations  tout  à  fait  originales ,  la  figure  nue  de  Job^ 
dont  la  maladie  et  la  misère  font  grelotter  les  membres,  et  dont 
une  pieuse  résignation  illumine  les  traits.  Qu'il  nous  soit  permis 
seulement  de  regretter  que  l'artiste  se  soit  laissé  aller  à  démentir 
quelque  peu  F  intention  générale  de  cette  belle  figure  en  ceignant 
les  reins  de  Job  d'un  fragment  de  draperie,  précaution  d'autant 
plus  inutile  que  l'attitude  même  du  corps  suffisait  pour  rassurer  les 
plus  chastes  regards.  Une  nudité  complète  eût  été  certainement 


886  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

plus  éloquente,  et  nous  croyons  qu'on  pouvait  sans  scrupule  sup- 
primer ici  un  détail  parasite,  que  Giotto  d'ailleurs  et  les  autres 
maîtres  du  moyen  âge  ont  en  pareil  cas  fort  résolument  omis. 

Les  vingt  grandes  compositions  qui,  de  chaque  côté  de  la  nef,  se 
développent  au-dessous  des  Patriarches  et  des  Prophètes  attestent, 
dans  une  suite  de  tableaux  accouplés,  la  concordance  des  promesses 
de  l'Ancien  Testament  et  des  faits  de  l'Évangile.  Elles  nous  repré- 
sentent côte  à  côte,  dans  un  ordre  chronologique,  un  événement 
antérieur  à  la  venue  du  Messie  et  un  épisode  de  la  vie  de  Jésus- 
Christ  correspondant  à  ce  souvenir  de  l'ancienne  loi.  Ainsi  le  Péché 
d'Ada?n  et  d'Eve  a  sa  place  auprès  de  la  Nativité,  de  telle  sorte 
que  l'on  embrasse  d'un  même  coup  d'oeil  la  scène  de  la  déchéance 
humaine  et  la  scène  où  le  fils  de  Dieu  fait  homme  commence  à  vivre 
dans  ce  monde  qu'il  est  venu  racheter.  Ailleurs  le  Baiser  de  Judas 
en  regard  de  Joseph  vendu  par  ses  frères,  le  Sacrifice  d'Abraham 
rapproché  du  Christ  en  croix,  nous  émeuvent  au  spectacle  de  l'in- 
nocence trahie,  ou  nous  rappellent  les  terribles  épreuves,  les  expia- 
tions imposées  par  la  volonté  du  Tout-Puissant.  Partout  le  sens 
d'un  sujet  est  confirmé  par  le  sujet  qui  l'avoisine,  partout  une  don- 
née caractéristique  en  elle-même  emprunte  un  surcroît  de  signifi- 
cation, une  portée  morale  plus  sûre  à  un  autre  thème  pittoresque 
qui  en  est  comme  le  corollaire  et  la  conclusion  logique. 

Si  maintenant  on  songe  aux  innombrables  termes  de  comparai- 
son, aux  rivalités  redoutables  que  M.  Flandrin  rencontrait  dans  le 
passé  en  acceptant  une  pareille  tâche,  si  l'on  se  rappelle  que,  depuis 
V An7ionciation  et  le  Buisson  ardent,  les  deux  premières  scènes  de  la 
série,  jusqu'à  V Ascension,  qui  doit  la  terminer,  il  n'est  pas  un  de 
ces  sujets  que  les  plus  grands  maîtres  n'aient  traité  sous  toutes 
les  formes  et  en  quelque  façon  épuisé,  on  s'étonnera  avec  raison 
qu'un  sol  si  longtemps,  si  complètement  exploité,  ait  pu  produire 
encore  une  moisson  aussi  belle.  Je  me  trompe  :  l'étonnement  serait 
de  trop  ici,  car  ce  terrain  éternellement  fécond  n'est  appauvri  qu'en 
apparence,  et  il  appartient  au  talent  d'en  approprier  les  ressources 
à  des  besoins  sans  cesse  renaissans.  On  a  coutume  de  dire  qu'il 
n'y  a  rien  de  nouveau  sous  le  soleil;  soit,  excepté  pourtant  celui 
qui  le  regarde.  Tout  dépend,  pour  l'imprévu  du  fait,  du  moment 
où  il  nous  est  donné  de  contempler  la  lumière  qui  éclaire  ce  vieux 
monde  et  d'en  refléter  à  notre  tour  les  rayons;  dans  un  autre  do- 
maine que  celui  des  phénomènes  physiques,  tout  dépend  aussi  des 
clartés  qu'entrevoit  l'âme  de  l'artiste  à  mesure  que  les  siècles  se 
succèdent,  des  impressions  toujours  renouvelées,  toujours  jeunes, 
qu'elle  reçoit  en  face  des  mêmes  objets.  Dans  les  sujets  choisis  par 
M>  Flandrin,  il  n'y  a  de  vieilli  que  le  titre.  Rien  de  moins  neuf  en 


/7^ 


LA   PEINTURE    RELfGIEUSE    EN   FRANCE.  887 

un  certain  sens  que  l'Adoration  des  Mages  par  exemple  ou  le  Pas- 
sage de  la  Mer-Rouge.  Et  cependant  quoi  de  plus  inattendu  que 
l'ordonnance  de  ces  deux  scènes,  telles  qu'elles  nous  apparaissent 
sur  les  murs  de  Saint-Germain-des-Prés?  quoi  de  plus  conforme  au 
texte  qu'il  s'agissait  de  traduire  et  de  plus  éloigné  en  même  temps 
des  interprétations  banales  auxquelles  les  images  de  sainteté  et 
la  plupart  des  tableaux  d'église  ont  habitué  nos  yeux?  Il  en  est 
des  élémens  que  M.  Flandrin  avait  à  mettre  en  œuvre,  de  ce  pro- 
gramme dont  il  a  su  rajeunir  les  termes,  comme  des  formes  consa- 
crées du  langage,  qui,  par  la  variété  des  combinaisons,  suffisent  à 
tous  les  désirs  de  l'imagination  et  s'assouplissent  à  toutes  les  pen- 
sées. Point  d'innovations  à  force  ouverte,  point  de  néologismes  pit- 
toresques ni  de  témérités  systématiques,  mais  aussi  rien  qui  res- 
semble à  ces  phrases  toutes  faites,  à  ce  verbiage  littéraire,  à  cette 
fausse  correction  dont  un  esprit  médiocre  s'accommode,  parce  qu'il 
y  trouve  une  sorte  de  laisser-passer  pour  des  idées  rebattues ,  ou 
d'excuse  pour  des  idées  absentes.  M.  Flandrin  sait  trop  bien  ce  qu'il 
veut  dire,  il  respecte  trop  les  sujets  qu'il  traite,  pour  recourir  à  ces 
artifices  vulgaires.  Si  dans  quelques  parties  du  travail  qu'il  achève 
l'expression  manque  un  peu  d'énergie,  cette  insuffisance  acciden- 
telle est  rachetée  par  l'élévation  du  sentiment,  et  là  même  où  le 
peintre  parait  faiblir,  là  où  quelque  chose  s'efface  ou  se  dérobe  dans 
les  dehors  de  sa  pensée,  les  intentions  gardent  au  fond  leur  justesse 
accoutumée,  et  les  principes  du  goût  toute  leur  noblesse. 

Serait-il  fort  à  propos  d'ailleurs  de  signaler  dès  à  présent  dans 
les  peintures  de  la  nef  de  Saint-Germain-des-Prés  certaines  imper- 
fections de  détail  qui  peut-être  ne  doivent  pas  subsister?  Quand  le 
moment  sera  venu  pour  M.  Flandrin  de  réviser  d'un  bout  à  l'autre 
la  tâche  qu'il  poursuit  aujourd'hui  sans  se  préoccuper  des  modifi- 
èations  partielles  et  des  retouches,  qui  sait  s'il  ne  fera  pas  lui- 
même  justice  de  ces  légères  erreurs?  Qui  sait  si  ces  défaillances 
actuelles  de  son  pinceau  ne  se  convertiront  pas  en  témoignages 
nouveaux  de  force  et  d'habileté?  La  critique  n'a  pas  le  droit  de  ré- 
prouver si  tôt  ce  qu'elle  n'est  pas  bien  sûre  d'avoir  à  réprouver 
encore  dans  quelques  mois.  Il  lui  est  permis  seulement  d'anticiper 
un  peu  sur  l'époque  où  les  beautés  qu'elle  a  pu  apprécier  se  révé- 
leront à  tous  les  yeux,  parce  que  de  tels  mérites  ne  sauraient  ni 
s'amoindrir  ni  disparaître,  parce  que  ces  beautés  résultent  irrévo- 
cablement de  l'ensemble  de  l'œuvre,  de  ses  origines,  de  son  carac- 
tère essentiel.  Si  nous  n'avons  pas  cru  devoir  les  relever  une  à  une, 
nous  en  avons  dit  assez  pour  les  faire  du  moins  pressentir.  Sans 
insister  davantage  sur  l'examen  d'un  travail  qui  nous  autorisait  sur- 
tout à  défmir  les  conditions  nouvelles  de  l'art  religieux  en  France, 


888  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

en  rappelant  les  titres  d'un  noble  pinceau,  il  est  temps  de  revenir  à 
des  questions  plus  générales  et  de  résumer  en  quelques  mots  le  sens 
et  la  pensée  de  cette  étude. 

La  peinture  religieuse,  après  n'avoir  eu  longtemps  en  France 
qu'une  signification  insuffisante  ou  une  importance  accessoire,  est 
entrée  dans  une  phase  de  progrès  qu'il  ne  faut  pas  exagérer,  mais 
qu'il  serait  aussi  malencontreux  au  moins  de  méconnaître.  S'agit-il 
seulement  d'un  mouvement  accidentel  dans  la  marche  de  notre 
école,  d'une  fantaisie  heureuse  qu'exploitent  aujourd'hui  certains 
talens,  quitte  à  laisser  demain  le  champ  libre  à  des  fantaisies  toutes 
contraires  ?  Nous  croyons  que  les  efforts  poursuivis  depuis  plusieurs 
années  auront  une  portée  plus  sérieuse ,  une  influence  plus  dura- 
ble ;  nous  croyons  que  le  développement  de  l'art  religieux  dans  le 
sens  des  réformes  actuelles  intéresse  trop  directement  l'avenir  pour 
qu'on  puisse  commettre  la  faute  d'interrompre  le  travail  commencé 
ou  de  déconcerter  le  courage  de  ceux  qui  s'y  livrent.  Seuls  ou  à 
peu  près  seuls,  les  travaux  récemment  exécutés  dans  nos  églises 
représentent,  bien  que  sous  une  forme  nouvelle,  les  vieilles  doc- 
trines et  les  traditions  spiritualistes  de  l'art  français.  La  peinture 
d'histoire,  sauf  quelques  exceptions  illustres  ou  quelques  talens  di- 
gnes d'estime,  ne  compte  plus  que  des  disciples  incertains  entre 
leurs  devoirs  et  les  concessions  que  leur  impose  l'abaissement  gé- 
néral du  goût.  De  là  cette  préoccupation  excessive  de  l'agrément 
qu'accusent  trop  souvent  les  tableaux  exposés  au  salon,  de  là  cette 
affectation  dans  le  style,  tantôt  rude  jusqu'à  la  brutalité,  tantôt 
affublé  d'archaïsme  ou  fluet  jusqu'à  la  minutie;  de  là  enfin  les  jon- 
gleries du  pinceau  et  l'effacement  de  la  pensée,  les  lourdes  contre- 
façons du  réel  en  regard  des  coquetteries  d'exécution  renouvelées 
des  époques  de  décadence.  Partout  la  ruse  substituée  à  l'habileté 
véritable,  la  volonté  d'étonner  le  regard  remplaçant  le  besoin  de  sa-' 
tisfaire  l'esprit;  partout  encore,  sous  quelque  apparence  qu'il  se 
produise,  le  désir  d'acheter  à  bas  prix  le  succès. 

Nous  ne  prétendons  pas  dire,  tant  s'en  faut,  que  toute  composi- 
tion sur  un  sujet  sacré  se  trouve  nécessairement  exempte  des  défauts 
qui  suppriment  ou  qui  compromettent  aujourd'hui  la  valeur  des 
œuvres  d'un  autre  genre.  Les  témoignages  ne  manqueraient  pas 
pour  démentir  une  pareille  assertion,  et  s'il  fallait  choisir  un  exem- 
ple entre  les  plus  concluans,  un  travail  qui  a  été  jugé  ici  même 
avec  une  juste  sévérité  (1),  — la  Chapelle  de  lu  Vierge  peinte  par 
M.  Couture  dans  l'église  Saint -Eustache,  — prouverait  de  reste 

(1)  Voyez  la  Peinture  murale  dans  les  églises  de  Paris  en  1856,  par  M.  Gustave 
Planche,  1"  novembre  1856. 


LA   PEINTURE    RELIGIEUSE    EN   FRANCE.  889 

que  la  prédominance  du  moyen  matériel  sur  l'expression  morale 
peut  être  signalée  ailleurs  que  dans  la  peinture  des  scènes  pro- 
fanes. Ce  que  nous  avons  à  cœur  de  constater  seulement,  ce  sont  les 
faits  les  plus  propres  à  honorer  le  présent  et  à  légitimer  nos  espé- 
rances. Or  ces  faits  dont  nous  nous  laissons  trop  facilement  distraire 
par  les  petits  événemens  de  l'art  et  la  petite  habileté  pittoresque, 
ces  protestations  en  bons  termes ,  sinon  en  termes  hautement  élo- 
quens,  contre  les  tours  d'adresse  et  les  artifices  de  la  brosse,  —  en 
un  mot  les  entreprises  sérieusement  conçues  et  exécutées  sont  assez 
nombreuses  dans  nos  édifices  religieux  pour  rassurer  les  esprits^ 
qu'inquiètent  ailleurs  l'affaiblissement  des  principes  et  l'importance 
attribuée  à  des  mérites  tout  au  plus  secondaires.  Sans  parler  de 
quelques  travaux  remarquables,  même  à  côté  des  travaux  de  M.  Flan- 
drin ,  que  les  années  dernières  ont  vus  se  produire  à  Paris ,  les 
vastes  fresques  de  M.  Amaury  Duval  dans  l'église  de  Saint-Germain- 
en-Laye, — les  compositions  non  moins  importantes  dont  M.  Bézard 
a  orné  la  cathédrale  d'Agen, —  d'autres  décorations  monumentales 
encore  attestent  que,  dans  cet  ordre  d'art  du  moins,  les  tentatives 
loyales,  les  louables  efforts  tendent  à  se  multiplier  en  France.  Puisse 
le  champ  de  ces  efforts  s'élargir  de  plus  en  plus,  et  la  peinture 
religieuse  faire  bonne  et  sévère  justice  de  la  peinture  de  tabagie  ou 
de  boudoir!  Le  salut  de  notre  école  nous  semble  dépendre  aujour- 
d'hui des  progrès  qui  se  continueront  en  ce  sens.  Suit-il  de  là  que 
les  peintres  contemporains  ne  doivent  traiter  désormais  que  des 
sujets  sacrés  et  répudier  jusqu'aux  souvenirs  les  plus  légitimes, 
jusqu'aux  coutumes  les  plus  invétérées  de  l'art  français?...  Nous 
sommes  trop  fiers  des  chefs-d'œuvre  que  nous  a  légués  le  passé 
pour  faire  aussi  bon  marché  des  traditions  qui  obligent  les  descen- 
dans  de  Poussin  et  de  tant  d'autres  savans  peintres  d'histoire.  Il 
n'en  est  pas  moins  vrai  que  la  peinture  d'histoire  ne  se  relèvera  de 
sa  déchéance  actuelle  que  si  la  régénération  de  la  peinture  religieuse 
et  monumentale  se  confirme  et  s'achève. 

Que  manque- t-il  en  effet  à  la  plupart  des  tableaux  historiques  que 
nous  voyons  se  succéder  au  salon?  L'ampleur  et  l'élévation  dans  les 
intentions  morales  aussi  bien  que  dans  les  formes  du  style.  L'exemple 
des  talens  qu'aura  fortifiés  l'atmosphère  salubre  du  spiritualisme 
chrétien  viendra  rappeler  aux  peintres  et  au  public  les  lois  fonda- 
mentales d'un  art  pour  lequel  l'imitation  de  la  réalité  ne  doit  jamais 
être  que  le  moyen,  l'expression  palpable  des  vérités  immatérielles. 
Par  le  temps  trop  peu  idéaUsle  qui  court,  alors  que,  dans  le  domaine 
de  l'esthétique  comme  ailleurs,  fesprit  de  matérialisme  fait  plus  d'un 
coupable  ou  d'une  dupe,  la  leçon  ne  saurait  de  si  tôt  devenir  super- 
flue. Elle  ne  sera  pas  non  p\is  inutile  au  point  de  vue  du  goût  et 


890  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  pratique.  La  peinture  murale  s'accommode  mal  des  indications 
rapides,  des  hasards  de  la  touche  ou  du  coloris.  Ici  nul  escamotage 
possible,  pas  de  sous-entendu  ni  d'à-peu-près.  Telle  difficulté  adroi- 
tement esquivée  sur  une  toile  de  quelques  pieds  voudra  être  abor- 
dée en  face  et  formellement  résolue  sur  une  vaste  muraille  ;  telle 
intention  spirituelle  dans  un  tableau  voisin  du  regard  s'anéantit  ou 
devient  mesquine  à  la  distance  où  sont  placées  les  compositions  mo- 
numentales. De  là  les  conditions  de  décision  et  de  largeur  imposées 
à  celles-ci,  de  là  aussi  la  prééminence  des  travaux  à  fresque  sur  les 
œuvres  sans  destination  architecturale  fixe,  sur  les  tableaux  peints 
conformément  au  moyen  popularisé  par  van  Eyck. 

Il  ne  faut  pas  sans  doute  s'autoriser  plus  que  de  raison  du  mot 
dédaigneux  de  Michel-Ange,  qui  abandonnait  l'emploi  des  couleurs 
à  l'huile  ((  aux  femmes  et  aux  paresseux.  »  On  peut  dire  cependant 
que,  pour  être  tout  à  fait  viril,  ce  mode  de  peinture  a  besoin  des 
exemples  de  la  peinture  monumentale,  et  que  là  où  ces  exemples 
font  défaut,  —  en  Angleterre,  en  Hollande  même,  quelque  éclatante 
exception  que  fasse  le  génie  de  Rembrandt,  —  les  tableaux  gardent 
en  général  une  signification  assez  humble  et  une  valeur  toute  d'a- 
grément. Partout  au  contraire  où  la  fresque  a  été  en  usage,  la  pein- 
ture à  l'huile,  initiée  ainsi  aux  secrets  des  nobles  interprétations  et 
du  grand  style,  s'est  maintenue  dans  les  hautes  régions  de  l'art.  Le 
pinceau  a  continué  sur  la  toile  les  traditions  pittoresques  définies  et 
consacrées  sur  les  murs,  et,  pour  ne  rappeler  qu'un  fait  entre  les 
plus  connus,  on  sait  quelles  leçons  a  fournies  aux  maîtres  italiens 
du  XVI*  siècle  la  chapelle  peinte  par  Masaccio  dans  l'église  del  Car- 
miné, à  Florence.  A  plus  forte  raison,  les  tableaux  ont-ils  dans  l'exé- 
cution un  caractère  exprès  de  certitude  et  de  grandeur,  lorsqu'ils 
sont  l'œuvre  d'artistes  familiarisés  par  l'expérience  personnelle  avec 
les  lois  sévères  de  la  peinture  murale.  Raphaël  lui-même  n'a-t-il 
pas  peint  ses  plus  admirables  toiles  après  l'époque  où  il  avait  entre- 
pris de  décorer  les  Stanze  du  palais  pontifical?  Si  le  Sposalizio  et 
la  Mise  au  Tombeau  seiTent  de  préface  à  la  Dispute  du  Saint-Sacre- 
ment et  à  l'École  d'Athènes,  —  la  Madone  de  saint  Sixte,  la  Vierge 
de  Foligno,  la  Vision  d'Ézéchiel,  apparaissent  comme  la  conclusion 
de  ces  œuvres  monumentales,  comme  l'expression  souveraine  des 
progrès  accomplis  par  Raphaël  durant  la  période  de  ses  travaux  au 
Vatican.  A  Florence  et  à  Parme  depuis  Fra  Angelico  jusqu'au  Gor- 
rége,  à  Padoue  depuis  Mantegna  jusqu'à  Titien,  à  Naples,  à  Bo- 
logne, depuis  le  Zingaro  jusqu'au  Dominiquin,  quel  maître  citer  qui 
n'ait  dû  à  la  pratique  de  la  peinture  murale  une  manière  plus  large 
et  des  ressources  d'exécution  plus  sûres?  En  France,  où  les  essais 
de  peinture  à  fresque  proprement  dite  ont  été  infiniment  plus  rares 


LA    PEINTURE    RELIGIEUSE    EN   FRANCE.  891 

qu'en  Italie,  c'est  du  moins  dans  de  grands  travaux  décoratifs  que 
bon  nombre  d'artistes  ont  acquis  pour  eux-mêmes  ou  enseigné  à 
d'autres  l'expérience  et  l'habileté.  Les  plafonds  de  Lebrun  au  châ- 
teau de  Vaux  annoncent  et  expliquent  les  Batailles  d'Alexandre,  où 
le  maître  nous  donnera  le  dernier  mot  de  son  savoir  et  de  sa  doc- 
trine, comme  de  nos  jours  encore  Y  Apothéose  d'Homère,  et,  dans 
un  ordre  d'art  différent,  la  Salle  du  trôiie  peinte  par  M.  Eugène 
Delacroix  dans  le  palais  du  corps  législatif,  ont  instruit  ou  conseillé 
toute  une  génération  de  peintres ,  tous  les  talens  de  quelque  valeur 

'  appartenant  à  la  nouvelle  école. 

A  ne  considérer  la  peinture  monumentale  que  comme  moyen  de 
perfectionnement  pratique,  de  stimulant  des  progrès  extérieurs  de 
l'art,  il  y  aurait  donc  tout  avantage  à  l'encourager  activement  au- 
jourd'hui. Dira-t-on  qu'à  l'époque  où  nous  sommes,  l'art  sacré  a 
perdu  son  prestige  et  son  autorité,  que  le  temps  est  à  jamais  passé 
des  croyances  naïves,  qu'en  un  mot  la  foi  chrétienne  est  trop  bien 
éteinte  dans  nos  cœurs  pour  qu'on  tente  une  résurrection  impos- 
sible, et  que  le  pinceau  essaie  de  ranimer  des  formes  irrévocable- 
ment muettes?  Étrange  objection,  que  ne  justifierait  même  pas. 
dans  le  champ  de  la  fiction  pure,  l'emploi  des  vieilles  images  my- 
thologiques, car  ces  allégories  surannées  expriment  après  tout  une 
poésie  toujours  vraie,  des  sentimens  éternellement  humains!  Et 
d'ailleurs  cette  mort  de  la  foi  chrétienne  est-elle  aussi  avérée,  aussi 
absolue  qu'on  le  prétend?  L'instinct  religieux  du  moins  nous  fait-il 
défaut  à  ce  point  que  nous  ne  sachions  plus  ni  aimer  ni  comprendre 
les  entreprises  des  esprits  convaincus?  A  ne  parler  que  des  œuvres 
de  la  peinture,  on  sait  ce  que  les  derniers  tableaux  de  Paul  Dela- 
roche  et  de  Scheffer  ont  ajouté  à  la  réputation  des  deux  artistes,  et 
cependant  ces  toiles  si  rapidement  populaires  représentaient  non- 
seulement  des  scènes  de  l'Écriture  sainte,  mais,  parmi  ces  scènes 
mêmes,  des  sujets  traités  déjà  nombre  de  fois.  C'est  qu'il  n'en  va 
pas  des  faits  et  de  la  morale  de  l'Évangile  comme  des  légendes  de 

*Ia  Fleur  des  Saints  ou  des  entraînemens  du  mysticisme.  Aujour- 
d'hui les  pieuses  légendes  du  moyen  âge  ne  peuvent  guère  inté- 
resser que  la  curiosité,  et  si  le  pinceau  entreprend  de  les  repro- 
duire, il  doit,  sous  peine  d'en  dénaturer  le  caractère,  s'imposer  des 
formes  d'expression  conventionnelles,  une  naïveté  menteuse,  et 
s'inspirer  surtout  de  l'archéologie.  L'art  au  contraire,  et  un  art 
sincère,  est  et  restera  de  mise  dans  la  traduction  des  sujets  évan- 
géliques,  parce  que  ces  sujets  correspondent  aux  invariables  besoins 
de  notre  âme  aussi  bien  qu'aux  visées  successives,  aux  inclinations 
diverses  du  talent,  parce  que,  sans  blesser  la  tradition  chrétienne, 
les  artistes  ont  le  droit  de  transformer,  de  renouveler,  d'interpréter 


892  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

suivant  leur  sentiment  propre  des  données  et  des  types  variés  à 
l'infini  déjà  par  les  maîtres  de  tous  les  temps  et  de  tous  les  pays, 
parce  qu'enfin,  si  nous  avons  cessé  d'être  crédules,  il  ne  suit  pas 
de  là  que  nous  ne  puissions  plus  être  croyans.  Nous  le  sommes,  au 
moins  en  face  des  œuvres  qui  nous  parlent  saintement  des  choses 
saintes,  puisque  ces  œuvres  réussisse-nt  encore  à  nous  toucher. 
((  Pour  s'émouvoir  à  de  certaines  idées,  il  faut,  dit  M.  Cousin,  les 
avoir  eues  en  un  degré  quelconque.  »  Et,  plus  loin  :  «  Le  christia- 
nisme est  inépuisable  ;  il  a  des  ressources  infinies,  des  souplesses 
admirables;  il  y  a  mille  manières  d'y  arriver  et  d'y  revenir...  Ce 
qu'il  perd  d'un  côté,  il  le  regagne  de  l'autre.  Et  comme  c'est  lui  qui 
a  produit  notre  civilisation,  il  est  appelé  à  la  suivre  dans  toutes  ses 
vicissitudes...  Artistes  du  xix*  siècle,  ne  désespérez  pas  de  Dieu 
et  de  vous-mêmes.  Une  philosophie  superficielle  vous  a  jetés  loin 
du  christianisme  considéré  d'une  façon  étroite;  une  autre  philoso- 
phie peut  vous  en  rapprocher  en  vous  le  faisant  envisager  d'un 
autre  œil  (1).  » 

Qu'oserions-nous  ajouter  à  ces  nobles  paroles?  Abriter  nos  pro- 
pres opinions  sous  une  autorité  si  haute,  c'est  en  même  temps  nous 
interdire  tout  développement,  tout  commentaire  désormais  superflu. 
Qu'il  nous  suffise  d'appeler  en  témoignage  les  belles  peintures  de 
M.  Flandrin  et  de  les  proposer  comme  le  résumé  des  conditions 
actuellement  faites  à  l'art  religieux,  comme  un  exemple  des  progrès 
qu'il  lui  a  été  donné  déjà  d'accomplir,  et, —  puisse  l'avenir  ne  pas 
démentir  cette  espérance! — comme  une  promesse  du  retour  pro- 
chain de  notre  école  à  des  croyances  plus  vastes  que  la  dévotion  au 
fait,  à  des  efforts  plus  méritoires  que  la  recherche  d'une  grâce 
futile  ou  l'ostentation  de  la  dextérité. 

Henri  Delaborde. 

(1)  Du  Vrai,  du  Beau  et  du  Bien,  10*  leçon. 


ADAM  SMITH 


Recherches  sur  la  Nature  et  les  Causes,  de  la  Richesse  des  nations,  par  Adam  Smith,  nouvelle 
édition,  avec  des  notes  et  une  table  analytique,  par  M.  Joseph  Garnier;  3  vol.  in-18,  1859.— 
II.  Tliéorie  des  Sentimens  moraux,  par  le  même,  nouvelle  édition,  avec  des  notes  et  une  intro- 
duction par  M.  H.Baudrillarl;  2  vol.  in-48,  Paris,  Guillaumin. 


I. 


Dès  que  commence  la  seconde  moitié  du  xviii"  siècle,  on  voit 
naître  l'économie  politique  sur  presque  tous  les  points  de  l'Europe 
à  la  fois.  En  Italie,  Yerri  et  Beccaria  jettent  les  premiers  fondemens 
de  cette  nouvelle  science,  et,  ce  qui  vaut  encore  mieux,  l'adminis- 
tration du  comte  Firmiani  en  Lombardie,  celle  du  grand-duc  Léo- 
pold  de  Toscane,  en  pratiquent  les  principes  naissans  pour  le  bon- 
heur des  populations.  En  Espagne,  Gampomanès,  que  va  bientôt 
suivre  Jovellanos,  fait  entendre  dans  le  pays  classique  des  mono- 
poles, du  système  prohibitif  et  des  préjugés  monétaires,  bon  nombre 
de  vérités  utiles  qui  ne  l'empêchent  pas  de  devenir  président  du 
conseil  de  Cas  tille.  En  France,  le  médecin  de  Louis  XV,  le  docteur 
Quesnay,  publie  son  Tableau  économique^  et  autour  de  lui  se  presse 
un  groupe  d'amis  et  de  disciples,  Gournay,  d'Argenson,  Mirabeau 
père,  Lemercier  de  La  Rivière,  Dupont  de  Nemours,  et  enfin  le  plus 
illustre  de  tous,  Turgot.  En  Angleterre,  où,  depuis  la  révolution  de 
1688,  tout  ce  qui  peut  contribuer  au  bon  gouvernement  des  nations 
était  plus  librement  étudié  qu'ailleurs,  une  foule  de  publications  se 
succèdent  sur  les  questions  d'intérêt  public,  et  l'économie  politique 
arrive  à  trouver  sa  forme  à  peu  près  définitive  dans  les  travaux  d'un 
simple  professeur  écossais,  Adam  Smith.  On  s'est  beaucoup  de- 


894  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

mandé  quelle  avait  été  la  part  exacte  de  chacun  de  ces  écrivains 
dans  l'édifice  de  la  doctrine  économique  :  question  insoluble  et  su- 
perflue !  Qui  peut  compter  la  multitude  des  sources  qui*  contribuent 
à  former  un  ruisseau,  et  la  multitude  des  ruisseaux  qui  contribuent 
à  former  un  fleuve  ? 

Parmi  les  trois  royaumes  réunis  sous  le  sceptre  de  la  Grande- 
Bretagne,  l'Ecosse  est  celui  que  son  génie  et  son  histoire  préparaient 
le  plus  à  devenir  le  berceau  préféré  de  l'économie  politique.  Après 
avoir  fait  remarquer  que  l'Ecosse  a  commencé  par  être  profondé- 
ment religieuse,  M.  Cousin  ajoute,  dans  son  Cours  d'histoire  de  la 
Philosophie  :  «  Du  sein  de  ces  fortes  croyances  est  sorti  un  peuple 
resté  toujours  fidèle  à  la  cause  de  la  liberté  en  religion  et  en  poli- 
tique, éclairé  et  brave,  honnête  et  sensé,  à  la  fois  modéré  et  opiniâ- 
tre, qui  a  joué  un  rôle  particulier  dans  les  révolutions  de  la  Grande- 
Bretagne.  ))  L'Ecosse  n'a  en  effet  passé  par  aucun  des  excès  contraires 
que  l'Angleterre  a  dû  traverser  avant  d'arriver  au  gouvernement 
qui  fait  sa  force  et  sa  gloire.  Dès  1640,  les  covenantaires  écossais 
étaient  en  pleine  insurrection  contre  le  pouvoir  absolu;  mais  ils  se 
gardèrent  bien  de  prendre  part  à  la  tragédie  de  1649,  et,  au  lieu  de 
tremper  ses  mains  dans  le  sang  de  Charles  I",  le  parlement  écossais 
intercéda  inutilement  en  favem*  de  la  royale  victime.  En  revanche, 
quand  le  peuple  anglais  expiait  plus  tard,  sous  Charles  II,  ses  em- 
portemens  démocratiques  par  les  folies  d'un  despotisme  corrupteur, 
d'intrépides  Écossais  entretinrent  par  des  révoltes  non  interrompues 
l'esprit  d'indépendance  qui  devait  triompher  en  1688.  M.  Cousin 
termine  ce  beau  portrait  historique  par  ce  trait,  qui  peint  parfaite- 
ment l'Ecosse  de  nos  jours  :  «  Nulle  part  la  créature  humaine  n'est 
plus  éclairée  ni  plus  honnête,  et  par  conséquent  plus  vraiment  heu- 
reuse. »  Au  milieu  du  xviii*  siècle,  l'Ecosse  possédait  à  la  fois  une 
réunion  d'hommes  éminens  qui  jetaient  sur  elle  un  éclat  presque 
sans  égal  dans  le  reste  de  l'Europe.  Trois  noms  surtout  brillaient  au 
premier  rang  :  David  Hume,  l'historien  de  l'Angleterre,  le  philoso- 
phe successeur  de  Locke;  le  docteur  Robertson,  historien  de  Charles- 
Quint,  de  l'Ecosse  elle-même  et  de  l'Amérique,  et  Adam  Smith.  Après 
eux  venaient  Ferguson  le  moraliste,  le  chimiste  Black,  le  critique 
Blair,  l'agronome  lord  Kames,  etc. 

Le  comté  de  Fife,  cette  verte  péninsule  qui  s'avance  dans  la  mer, 
en  face  d'Edimbourg,  entre  l'embouchure  du  Forth  et  celle  du  Tay, 
est  peut-être  la  partie  la  plus  riante  de  la  Basse-Écosse.  Tous  les 
rois  de  la  maison  de  Stuart,  depuis  Jacques  I"  jusqu'à  Jacques  VI, 
y  avaient  leur  résidence  favorite,  dans  le  manoir  champêtre  et  féo- 
dal de  Falkland.  Pennant,  qui  le  visitait  en  1772,  en  fait  une  des- 
cription enthousiaste.  «Ce  pays,  dit-il,  est  si  populeux,  qu'à  part 


ADAM    SMITH.  .  895 

les  environs  de  Londres,  il  n'en  est  pas,  dans  l'Angleterre  propre- 
ment dite,  qui  puisse  l'emporter  :  fertile  en  sol,  abondant  en  bétail, 
riche  en  houille,  en  fer,  en  chaux,  en  pierre  à  bâtir,  béni  dans  ses. 
manufactures;  la  propriété  admirablement  bien  divisée;  point  de 
richesse  excessive  insultant  à  la  misère  du  peuple ,  la  plupart  des 
familles  jouissant  d'une  égale  et  douce  médiocrité.  Toute  la  côte  de 
Crail  à  Gulross,  sur  une  longueur  de  liO  milles,  n'est  qu'une  chaîne 
de  villages.  »  Ce  tableau  est  aujourd'hui  encore  plus  vrai  qu'alors. 
Quiconque  a  vu  une  fois  cette  côte  gracieuse  et  animée,  ces  marais 
assainis  et  transformés  en  prairies,  ces  milliers  de  vaches  au  pâtu- 
rage, ces  beaux  champs  de  froment,  de  turneps  et  d'avoine  sous  le 
pâle  ciel  du  nord,  ces  fermes  où  respirent  la  paix,  le  travail  et  la 
bonne  conscience,  ces  maisons  de  plaisance  entourées  de  frais  ga- 
zons et  d'arbres  séculaires,  cette  population  si  nombreuse  et  pour- 
tant si  aisée,  ne  les  oubliera  jamais.  Un  des  petits  ports  de  la  côte, 
Kirkcaldy,  où  ne  s'abritaient  guère  alors  que  des  barques  de  pé- 
cheurs, a  vu  naître  Adam  Smith  en  1723.  Le  père  du  futur  fonda- 
teur de  l'économie  politique  y  remplissait  les  fonctions  de  contrôleur 
des  douanes. 

Après  avoir  fait  ses  premières  études  à  l'école  de  son  village,  le 
jeune  Smith  alla  passer  trois  ans  à  l'université  de  Glasgow,  puis 
sept  ans  à  celle  d'Oxford.  Il  s'établit  ensuite  à  Edimbourg,  où  il  ou- 
vrit un  cours  de  belles-lettres.  Le  succès  de  ce  cours  fut  tel  qu'il  le 
fit  appeler  à  la  chaire  de  philosophie  morale  de  l'université  de  Glas- 
gow, que  venait  d'illustrer  Hutcheson.  C'est  donc  l'enseignement 
des  belles-lettres  et  de  la  morale  qui  a  conduit  Smith  à  l'économie 
politique.  Comment  et  par  quel  chemin?  Nous  ne  pouvons  mieux 
le  savoir  qu'en  le  demandant  à  son  premier  écrit. 

La  Théorie  des  sentimens  moraux  y  ou  Essai  analytique  sur  les  prin- 
cipes desjugemetis  que  portent  les  hommes  sur  les  actions  des  autres  et 
sur  leurs  propres  actions ^  a  paru  pour  la  première  fois  en  1759,  il  y 
ajuste  un  siècle;  ce  livre  original  a  été  traduit  une  première  fois 
en  français,  en  1766,  sous  le  titre  de  Métaphysique  de  rame,  une 
seconde  fois  en  1774  par  l'abbé  Blavet,  bibliothécaire  du  prince 
de  Conti,  une  troisième  fois  en  1798  par  la  veuve  de  Condorcet, 
preuves  répétées  du  grand  succès  qu'il  avait  obtenu,  et  qui  durait 
encore  quarante  ans  après.  Adam  Smith  le  préférait,  dit-on,  à  son 
grand  ouvrage  économique,  qui  a  cependant  beaucoup  plus  fait  pour 
sa  gloire.  M.  Cousin  l'a  trop  bien  analysé  pour  qu'il  soit  permis  de 
l'essayer  après  lui.  Disons  seulement  que  le  principe  de  Smith  est  la 
sympathie,  c'est-à-dire  que  nous  jugeons  des  actions  bonnes  ou  mau- 
vaises par  la  sympathie  ou  l'antipathie  qu'elles  nous  inspirentv  Hut- 
cheson avait  déjà  donné  pour  fondement  à  la  morale  la  b'enveil- 


896  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lance;  il  n'y  a  qu'une  faible  nuance  entre  les  deux  systèmes.  Suivant 
la  méthode  habituelle  de  l'école  écossaise,  Smith  commence  par  l'ob- 
servation d'un  fait  de  sentiment,  puis  il  en  déduit  pendant  deux  vo- 
lumes une  foule  de  conséquences  ingénieuses.  Le  fond  des  idées  est 
un  peu  subtil,  le  tissu  des  développemens  un  peu  délié,  la  distinc- 
tion des  nuances  un  peu  indécise;  mais  que  de  finesse,  de  grâce  et 
de  bonté  communicative  !  On  se  sent  comme  doucement  porté  dans 
un  air  calme,  au  milieu  d'une  lumière  qui  n'a  rien  d'éclatant,  mais 
qui  plaît  à  l'âme,  vers  le  temple  idéal  de  la  sérénité  élevé  par  le 
génie  des  sages  de  tous  les  temps. 

Adam  Smith  ramène  les  diflérens  systèmes  de  philosophie  morale 
à  trois  principaux,  celui  qui  fait  consister  la  vertu  dans  ce  qu'il 
appelle  la  convenance  ou  la  propriété  des  actions,  celui  qui  la  fait 
consister  dans  l'utilité  personnelle  ou  \b.  prudence^  celui  qui  la  fait 
consister  dans  la  bienveillance  ou  la  sympathie.  «  Ces  trois  systèmes 
renferment,  dit- il,  toutes  les  définitions  qu'on  peut  donner  de  la 
vertu,  et  il  n'en  est  point  qu'on  ne  puisse  rapporter  à  l'un  de  ceux- 
là,  quelque  éloigné  qu'il  en  soit  en  apparence.  Le  système  qui  fait 
consister  la  vertu  dans  l'obéissance  à  la  volonté  divine  peut  être 
rangé  parmi  ceux  qui  la  placent  dans  la  prudence,  ou  parmi  ceux 
qui  la  placent  dans  la  propriété  des  actions.  Quand  on  demande 
pourquoi  on  doit  obéir  à  la  volonté  divine ,  on  peut  répondre  de 
deux  manières  à  cette  question,  qui  serait  absurde  et  impie,  si 
elle  impliquait  le  moindre  doute  sur  le  devoir  d'obéissance.  On  peut 
dire  d'abord  que  nous  devons  nous  soumettre  à  la  volonté  de  Dieu, 
parce  qu'il  récompensera  ou  punira  éternellement  notre  obéissance 
ou  notre  désobéissance,  ou  bien  répondre  qu'indépendamment  de 
la  considération  des  peines  et  des  récompenses,  il  convient  qu'une 
créature  obéisse  à  son  créateur,  qu'un  être  imparfait  et  borné  se 
soumette  à  un  être  dont  la  perfection  est  infinie.  On  ne  peut  faire 
que  l'une  ou  l'autre  de  ces  deux  réponses.  Si  c'est  la  première, 
la  vertu  consiste  dans  la  prudence  ou  dans  la  poursuite  de  notre 
intérêt;  si  c'est  la  seconde,  la  vertu  consiste  dans  la,  propriété  ou 
la  convenance  de  nos  actions ,  puisque  le  principe  de  notre  obéis- 
sance est  la  convenance  des  sentimens  de  soumission  et  d'humilité 
à  l'égard  de  la  perfection  divine.  » 

Adam  Smith  n'exclut  absolument  aucun  de  ces  trois  systèmes,  pas 
même  le  second ,  mais  il  donne  une  préférence  marquée  au  troi- 
sième, qui  rapproche  l'homme  de  Dieu.  «  La  bienveillance  doit  être, 
dit-il,  le  seul  motif  des  actes  de  la  Divinité,  car  il  est  difficile  de 
concevoir  qu'une  autre  cause  puisse  agir  sur  un  être  indépendant  et 
parfait.  » 

Le  système  qui  fait  consister  la  vertu  dans  la  bienveillance  est, 


w^- 


ADAM    SMITH.  09/ 

d'après  lui,  un  des  plus  anciens,  quoiqu'il  ne  le  soit  pas  tout  à  fait 
autant  que  celui  d'Épicure  :  c'était  celui  de  la  plupart  des  philoso- 
phes qui,  avant  comme  après  le  siècle  d'Auguste,  se  nommaient 
éclectiques j  et  qui  ont  reçu  le  nom  de  néo-plaloniciens^  parce  qu'ils 
prétendaient  suivre  principalement  la  doctrine  de  Platon  et  de  Pytha- 
gore.  On  peut  craindre  que  ce  système  ne  se  confonde  quelquefois 
avec  celui  de  l'amour  de  soi,  en  ce  sens  que  l'intérêt  personnel  peut 
devenir  le  mobile  secret  de  nos  sympathies  et  de  nos  antipathies. 
L'ingénieux  moraliste  signale  le  danger,  et  y  échappe  par  un  pro- 
cédé de  méthode.  En  examinant  le  titre  de  son  livre,  on  voit  qu'il 
fait  passer  les  jugemens  que  nous  portons  sur  les  actions  d' autrui 
avant  ceux  que  nous  portons  sur  les  nôtres.  Pour  que  la  sympathie 
soit  un  juge  certain,  il  faut  qu'elle  émane  d'un  spectateur  impar- 
tial, et  nous  ne  nous  jugeons  bien  nous-mêmes  qu'en  étendant  à  nos 
propres  actions  les  jugemens  que  nous  portons  sur  autrui.  Cette  dis- 
tinction peut  paraître  délicate,  elle  ne  l'est  pas  plus  que  beaucoup 
d'autres.  Smith  a  voulu  se  séparer  de  la  doctrine  exclusive  de  l'a- 
mour de  soi,  professée  de  son  temps  en  France  et  même  en  Ecosse  ; 
voilà  le  fait  important. 

Quant  au  système  opposé,  il  le  caractérise  avec  une  bonhomie 
un  peu  malicieuse  dans  celui  de  ses  chapitres  qui  a  pour  titre  :  Dans 
quels  cas  le  sentiment  du  devoir  doit  être  le  seul  principe  de  notre 
conduite  y  et  dans  quels  cas  d'autres  motifs  doivent  s'y  joindre  pour 
la  diriger?  «  La  religion,  y  est-il  dit,  nous  fournit  de  si  grands 
motifs  de  pratiquer  la  vertu,  et  un  frein  si  puissant  pour  nous  dé-, 
tourner  dû  vice,  qu'on  a  été  souvent  porté  à  regarder  les  principes 
religieux  comme  les  seuls  principes  louables  de  nos  actions.  Nous 
ne  devons  pas,  dit-on,  récompenser  par  reconnaissance,  punir  par 
ressentiment,  protéger  la  faiblesse  de  nos  enfans,  ni  soigner  la 
vieillesse  de  nos  parens,  par  affection  naturelle.  Tous  nos  attache- 
mens  pour  des  objets  particuliers  doivent  s'anéantir  dans  notre 
cœur  et  y  être  effacés  par  un  sentiment  unique,  par  l'amour  de  la 
Divinité,  par  le  désir  de  lui  être  agréable  et  de  diriger  notre  con- 
duite d'après  ses  lois.  Nous  ne  devons  point  faire  de  bien  parce  qu'on 
nous  en  a  fait,  être  charitables  par  humanité,  aimer  notre  patrie 
pour  elle-même,  ni  être  justes  et  généreux  par  amour  des  hommes. 
Notre  unique  but  dans  l'accomplissement  de  tous  ces  devoirs  doit 
être  d'obéir  à  ce  que  Dieu  nous  a  commandé.  Je  n'examinerai  point 
une  telle  opinion;  je  remarquerai  seulement  qu'on  n'aurait  pas  dû 
s'attendre  à  la  voir  adoptée  par  les  disciples  d'une  rehgion  dont  le 
premier  précepte  est  d'aimer  Dieu  de  toute  notre  âme,  mais  dont  le 
second  est  d'aimer  notre  prochain  comme  nous-mêmes.  )> 

Tel  est  en  effet  le  fond  de  la  philosophie  morale  de  l'école  écos- 

TOME  XXIV.  57 


898  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

saise  ;  c'est  cette  maxime  du  christianisme ,  la  seconde  sans  doute^ 
mais  la  plus  appropriée  à  notre  faiblesse  :  Aime  ton  prochain  comme 
toi-même.  On  peut  longtemps  discuter  sur  ces  questions  délicates; 
ce  qu'on  ne  peut  guère  contester,  c'est  que  la  théorie  d'Hutcheson  et 
d'Adam  Smith  ne  soit  éminemment  humaine  et  ne  donne  à  la  vertu 
son  caractère  le  plus  attrayant.  Aucun  des  principes  qui  peuvent 
porter  l'homme  au  bien  ne  doit  être  négligé,  et  pour  être  complète, 
la  philosophie  morale  doit  les  embrasser  tous,  ce  qui  n'exclut  pas, 
pour  parler  comme  Adam  Smith,  le  plus  ou  moins  de  sympathie 
pour  l'un  ou  pour  l'autre.  La  notion  du  devoir,  de  l'obligation  mo- 
rale, est  évidemment  la  notion  supérieure  et  essentielle,  puisqu'elle 
repose  sur  le  désintéressement  absolu;  mais  elle  a  quelque  chose 
d'abstrait  et  de  sévère,  qui,  pour  employer  encore  le  langage  du 
philosophe  écossais,  la  range  beaucoup  plus  au  nombre  des  senti- 
mens  respectables  que  des  sentimens  aimables.  Il  en  est  peu  d'ail- 
leurs dont  les  passions  humaines  puissent  faire  un  plus  terrible  abus. 
L'indifférence  pour  les  conséquences  bonnes  ou  mauvaises  de  nos 
actions,  quelque  sublime  qu'en  soit  la  cause,  peut  avoir  d' épouvan- 
tables conséquences,  quand  on  se  trompe  sur  la  nature  de  son  de- 
voir. C'est  au  cri  de  Dieu  le  veut  que  se  sont  accomplies  en  toute 
sûreté  de  conscience  bien  des  abominations  ;  le  fatalisme  musulman 
n'a  pas  d'autre  origine.  Smith  en  fait  encore  à  plusieurs  reprises, 
sans  avoir  l'air  d'y  toucher,  une  critique  aussi  fine  que  profonde,  soit 
qu'il  montre  comment  la  philosophie  stoïque  a  abouti  dans  l'antiquité 
à  l'apologie  du  suicide,  soit  qu'il  s'étende  avec  une  complaisance 
ironique  sur  la  direction  moderne  des  consciences  par  les  subtilités 
de  la  casuistique.  Le  penchant  instinctif  pour  tout  ce  qui  fait  du  bien 
à  nos  semblables ,  la  répulsion  pour  tout  ce  qui  leur  fait  du  mal , 
le  principe  de  la  sympathie  en  un  mot,  n'est  pas  un  guide  aussi 
élevé,  mais  il  est  peut-être  plus  sûr,  et  dans  tous  les  cas  il  est  plus 
doux.  Il  complète  et  tempère  l'idée  du  devoir,  il  la  rectifie  si  elle 
s'égare.  Il  a  ce  caractère  précis  et  positif  qui  plaît  en  toute  chose  à 
l'école  écossaise,  l'école  du  bon  sens  et  des  sentimens  naturels  par 
excellence.  L'excès  même,  ce  qui  est  rare,  a  bien  peu  de  danger, 
car  il  n'est  pas  à  coup  sûr  de  fanatisme  plus  innocent  que  le  fa- 
natisme de  la  bienfaisance. 

L'amour  de  l'humanité,  voilà  le  principe  de  la  philosophie  du 
xviii*  siècle  tout  entière,  ce  qui  fera  toujours  la  grandeur  de  ce 
temps  malgré  ses  erreurs.  //  lui  sera  beaucoup  pardonné j  parce 
quil  a  beaucoup  aimé.  Avec  un  pareil  mobile  dans  les  esprits, 
on  ne  saurait  s'étonner  que  le  xvm"  siècle  ait  été  le  berceau 
de  l'économie  politique,"  et  que  cette  science  soit  sortie  toute 
faite  de  la  philosophie  écossaise,  comme  son  émanation  naturelle. 


ADAM    SMITH.  899 

L'économie  politique  n'est  en  effet  qu'une  application  de  l'amour 
de  l'humanité;  pendant  que  la  morale  de  la  sympathie  nous  pousse 
à  chercher  le  bien  de  nos  semblables  dans  l'ordre  moral,  l'éco- 
nomie politique  nous  apprend  à  le  chercher  dans  l'ordre  matériel, 
et  le  lien  entre  ces  deux  ordres  d'idées  est  la  théorie  de  la  justice 
et  du  droit,  qui  participe  à  la  fois  de  l'un  et  de  l'autre.  Le  cours 
d'Hutcheson  comprenait  dans  ses  subdivisions  des  rudimens  d'éco- 
nomie politique  en  même  temps  que  la  morale  et  la  politique  pro- 
prement dite.  A  son  tour,  Smith  avait  conçu  le  projet  d'écrire  trois 
grands  traités  qui  ne  devaient  former  qu'un  faisceau,  un  traité  de 
philosophie  morale,  un  traité  d'économie  politique,  un  traité  de 
législation.  Le  premier  et  le  second  existent,  mais  il  n'a  pas  eu  le 
temps  de  finir  le  troisième,  qui  devait  avoir  pour  titre  Théorie  de  la 
Jurisprudence^  et  il  a  ordonné  avant  de  mourir  qu'on  en  détruisît 
les  fragmens  commencés,  perte  profondément  regrettable,  qui  aura 
sans  aucun  doute  retardé  les  perfectionnemens  des  lois  écrites  dans 
le  monde  entier.  Tel  est  l'accord  intime  qui,  dans  ce  grand  esprit, 
unissait  toutes  les  branches  des  sciences  morales  et  politiques  :  elles 
ont  dû  se  séparer  pour  que  chacune  pût  se  constituer  à  part,  mais 
elles  ne  doivent  jamais  perdre  de  vue  leur  commune  origine. 

Adam  Smith  a  laissé  encore  quelques  essais  philosophiques  qui 
montrent  l'étendue  et  la  variété  de  ses  études,  une  dissertation  sur 
V Origine  des  Langues,  une  Histoire  de  V Astronomie,  de  la  Physique 
et  de  la  Métaphysique  des  Anciens,  des  considérations  sur  les  Arts 
d* imitation',  mais  tout  pâlit  devant  ses  Recherches  sur  la  Nature  et 
les  Causes  de  la  Richesse  des  Nations.  Il  avait  quitté  sa  chaire  en 
1763,  et  après  deux  voyages  en  France,  où  il  accompagna  le  jeune 
duc  de  Buccleugh  (1),  il  s'était  enfermé  pendant  dix  ans  à  Kirk- 
caldy,  auprès  de  sa  mère,  pour  composer  cet  immortel  travail.  Parmi 
les  écrits  dont  il  s'est  inspiré,  il  faut  placer  au  premier  rang,  avec 
ceux  des  économistes  français,  neuf  petits  essais  publiés  en  1752 
par  son  ami  et  compatriote  David  Hume  sur  le  commerce,  le  luxe, 
l'intérêt  de  l'argent,  les  impôts,  le  crédit  public,  la  balance  du 
commerce  et  la  population.  La  réputation  de  Hume,  soit  comme 
philosophe,  soit  comme  historien,  a  nui  à  ses  travaux  comme  éco- 
nomiste; il  est  certain  cependant  que  ses  essais  contiennent  une 
foule  d'aperçus  aussi  justes  que  nouveaux.  On  peut  citer  dans  le 
nombre  la  réfutation  de  cette  erreur  généralement  répandue,  que, 

(1)  Dans  1g  premier  voyage,  Smith  et  son  élève  ne  firent  que  passer  par  Paris  pour  se 
rendre  à  Toulouse,  où  ils  restèrent  plus  d'un  an.  Pourquoi  cette  préférence  pour  Tou- 
louse? Est-ce  à  cause  du  climat?  Est-ce  à  cause  de  la  réputation  qu'avait  alors  dans 
toute  l'Europe  l'administration  des  états  du  Languedoc  et  de  la  lutte  très  vive  qui  venait 
de  s'engager  entre  le  parlement  et  le  gouverneur  pour  les  libertés  de  la  province? 


900  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  le  commerce  entre  deux  nations,  le  profit  de  l'une  suppose  né- 
cessairement le  dommage  de  Vautre-^  Hume  donne  en  deux  ou  trois 
pages  la  démonstration  contraire  avec  une  précision  et  une  force 
qu'il  serait  difficile  de  dépasser.  Le  bon  sens  écossais  avait  deviné 
ce  que  les  deux  grandes  nations  commerçantes,  la  Hollande  et  l'An- 
gleterre, ne  savaient  pas  alors,  ce  que  tant  d'autres  peuples  ont 
encore  tant  de  peine  à  comprendre  aujourd'hui.  Un  autre  ami  de 
Smith,  lord  Kames,  a  écrit  un  livre  d'économie  rurale,  le  Gentil- 
homme  fermier^  qui  fait  encore  autorité.  Lord  Kames  est  un  des  pre- 
miers qui  aient  profondément  étudié  les  meilleures  conditions  du 
bail  à  ferme;  on  lui  doit  l'invention  de  la  clause  qui  porte  son  nom, 
et  qui  consiste  à  faire  rembourser  au  fermier  sortant  par  le  pro- 
priétaire les  améliorations  d'un  effet  permanent  introduites  dans  la 
ferme.  Ces  études  spéciales  ont  certainement  contribué  pour  leur 
part  au  large  ensemble  que  présente  la  Richesse  des  Nations. 

Peu  après  cette  publication,  Smith  fut  nommé  par  le  gouverne- 
ment anglais,  en  récompense  de  ses  travaux,  commissaire  du  roi 
pour  les  douanes  en  résidence  à  Edimbourg  ;  il  a  rempli  ces  fonc- 
tions jusqu'à  sa  mort,  arrivée  en  1790. 

IL 

L'année  177(5  marque  une  grande  date  pour  l'économie  politique 
et  par  conséquent  pour  l'humanité,  car  elle  a  vu  paraître  presque  à 
la  fois  les  édits  de  Turgot  pour  l'affranchissement  du  travail  et  le 
livre  d'Adam  Smith.  Qui  l'emporterait  dans  un  parallèle  entre  ces 
deux  illustres  contemporains?  Turgot  est  le  plus  jeune  des  deux;  .il 
n'a  que  trente-neuf  ans  en  1776,  tandis  qu'Adam  Smith  en  a  qua- 
rante-trois, et  cependant  les  actes  du  premier  ont  précédé  les  écrits 
du  second.  Le  Français  s'est  heureusement  occupé  de  métaphy- 
sique aussi  bien  que  l'Écossais;  il  l'a  prouvé  par  l'article  Existence 
de  l'Encyclopédie,  où  commence  à  poindre  la  philosophie  spiritua- 
liste  qui  doit  succéder  à  l'école  de  Gondillac.  Détourné  de  bonne 
heure  de  la  science  proprement  dite  par  les  travaux  de  l'administra- 
tion, il  a,  tout  en  donnant  ses  soins  à  la  malheureuse  généralité  de 
Limoges,  dont  il  était  l'intendant,  trouvé  le  temps  d'écrire  son  Mé- 
moire sur  les  prêts  d'argent,  ses  Lettres  sur  la  liberté  du  commerce 
des  grains,  ses  Réflexions  sur  la  formation  et  la  distribution  des 
richesses,  œuvres  admirables  que  tous  les  travaux  ultérieurs  n'ont  pu 
que  répéter,  et  qu'Adam  Smith  lui-même  n'a  pas  fait  oublier.  11  a 
fait  plus  :  dans  un  ministère  de  moins  de  deux  ans,  il  a  hardiment 
entrepris  de  pratiquer  ses  principes,  et  n'y  a  échoué  qu'à  demi,  puis- 
que la  semence  qu'il  a  jetée  doit  fructifier  quinze  ans  plus  tard. 


ADAM    SMITH.  901 

Voltaire,  qui  était  un  bon  juge,  a  rendu  pleinement  hommage 
à  cette  courte  et  lumineuse  apparition  d'un  ministre  philosophe. 
((  J'appris,  écrivait-il  à  propos  de  l'édit  sur  la  liberté  du  commerce 
des  grains,  qu'un  ministre  d'état  venait  de  publier  un  édit  par  le- 
quel, malgré  les  préjugés  les  plus  sacrés,  il  était  permis  à  tout  Pé- 
rigourdin  de  vendre  et  d'acheter  du  blé  en  Auvergne,  et  tout  Cham- 
penois pouvait  manger  du  pain  avec  du  blé  acheté  en  Picardie.  Je 
vis  dans  mon  canton  une  douzaine  de  laboureurs,  mes  frères,  qui 
lisaient  cet  édit  sous  un  de  ces  tilleuls  qu'on  appelle  chez  nous  des 
rosnisy  parce  que  Rosny,  duc  de  Sully,  les  a  plantés.  Comment  donc  1 
disait  un  vieillard  plein  de  sens,  il  y  a  soixante  ans  que  je  lis  des 
édits,  ils  nous  dépouillaient  de  la  liberté  naturelle  dans  un  style 
inintelligible;  en  voici  un  qui  nous  rend  notre  liberté,  et  j'en  en- 
tends tous  les  mots  sans  peine!  Voilà  chez  nous  la  première  fois 
qu'un  roi  a  raisonné  avec  son  peuple,  l'humanité  tenait  la  plume, 
et  le  roi  a  signé;  cela  donne  envie  de  vivre;  je  ne  m'en  souciais 
guère  auparavant,  mais  surtout  que  le  roi  et  son  ministre  vivent  !  » 
Hélas!  ni  l'un  ni  l'autre  n'ont  vécu,  le  vœu  du  laboureur  n'a  pas 
été  exaucé.  Quand  Voltaire  apprit  la  chute  de  Turgot,  il  désespéra. 
((  Je  ne  vois,  écrivit-il,  que  la  mort  devant  moi  depuis  que  M.  Tur- 
got est  hors  de  place.  Ce  coup  de  foudre  m'est  tombé  sur  la  cer- 
velle et  sur  le  cœur.  »  Et  aussitôt  il  adresse  au  ministre  tombé 
VEpitre  à  un  homme,  un  des  derniers  accens  de  sa  verte  vieillesse, 
car  il  avait  alors  plus  de  quatre-vingts  ans. 

Pendant  que  ces  scènes  orageuses  se  passaient  en  France,  du  mo- 
deste village  de  Kirkcaldy  sortait  paisiblement  le  fruit  de  dix  an- 
nées de  méditations,  et  sans  descendre  dans  la  même  arène,  l'œuvre 
de  Smith  allait  consommer  à  jamais  la  conquête  imparfaitement 
réalisée  par  Turgot.  Ce  grand  travail  fit  d'abord  peu  de  bruit  en 
France,  où  s'agitaient  bien  d'autres  passions;  mais  il  fut  accueilli 
en  Angleterre  avec  admiration.  Au  moment- où  la  haine  s'acharnait 
chez  nous  sur  le  nom  des  économistes,  la  même  doctrine  prenait 
possession  chez  nos  voisins  des  esprits  éclairés,  et  pénétrait  sans 
combats  dans  l'opinion  publique.  Telle  est  trop  souvent  la  diffé- 
rence entre  les  grands  hommes  des  deux  pays  :  ici,  on  les  repousse 
et  on  les  brise;  là,  on  les  respecte  et  on  les  écoute.  De  là  aussi 
la  différence  de  destinées  entre  les  deux  peuples  :  l'un  qui  grandit 
sans  interruption  et  presque  sans  orages,  l'autre  qui  ne  peut  faire  un 
pas  sans  convulsion. 

Toute  la  théorie  d'Adam  Smith  se  trouve  contenue  dans  cette 
phrase  qui  fait  le  début  de  son  livre  :  u  Le  travail  annuel  d'une  na- 
tion est  le  fonds  qui  fournit  à  sa  consommation  annuelle  toutes  les 
choses  nécessaires  et  commodes  à  la  vie,  et  ces  choses  sont,  ou  le 


902  REVUE    DES    DEUX  MONDES. 

produit  immédiat  de  ce  travail,  ou  achetées  des  autres  nations  avec 
ce  produit.  »  Cette  proposition  fondamentale,  devenue  aujourd'hui 
à  peu  près  vulgaire,  était  loin  de  l'être  au  moment  où  elle  a  paru. 
Si  tous  les  écrits  qu'elle  a  inspirés,  sans  en  excepter  ceux  de  Smith, 
périssaient  dans  un  grand  naufrage  et  que  cette  phrase  unique  sur- 
nageât, elle  suffirait  pour  reconstruire  de  toutes  pièces  la  science 
économique,  dont  elle  est  l'élément  générateur.  On  avait  beaucoup 
cherché  avant  Smith  l'origine  de  la  richesse;  les  uns  l'avaient  trouvée 
dans  les  métaux  précieux,  les  autres  dans  la  terre,  personne  n'était 
arrivé  à  cette  formule  si  nette  :  toute  richesse  émane  du  travail, 
G* est-à-dire  de  l'homme.  Ce  fut  une  véritable  découverte  qui  dis- 
sipa d'un  trait  de  lumière  toutes  les  obscurités.  Le  travail!  voilà 
le  principe  de  l'économie  politique  de  Smith,  comme  la  sympathie 
est  le  principe  de  sa  morale,  et  le  moraliste  le  plus  rigide  approu- 
verait encore  plus  cette  doctrine  que  la  première ,  car  le  travail  est 
une  loi,  un  devoir,  une  nécessité  supérieure,  un  frein  imposé  par 
Dieu  à  nos  passions  et  à  nos  convoitises. 

Le  premier  livre  des  Recherches  traite  du  travail  et  de  ses  pro- 
duits, considérés  sous  deux  points  de  vue  principaux,  la  produc- 
tion et  la  distribution.  La  première  partie  commence  par  le  célèbre 
chapitre  sur  la  Division  du  travail,  Adam  Smith  frappe  tout  d'abord 
son  plus  grand  coup  ;  il  saisit  fortement  les  esprits  par  le  spectacle 
des  merveilles  que  peut  enfanter  cette  division.  Tout  le  monde  con- 
naît le  curieux  exemple  des  épingles  qui  est  devenu  classique,  et  qui 
fut  dans  son  temps  une  révélation.  Depuis  lors,  la  division  du  tra- 
vail a  fait  d'immenses  progrès,  et  les  exemples  à  citer  sont  devenus 
innombrables. 

Cette  belle  théorie,  une  de  celles  qui  appartiennent  le  plus  en 
propre  au  philosophe  écossais,  a  trouvé  chez  nous,  au  commence- 
ment de  ce  siècle,  quelques  contradicteurs.  On  n'a  pas  nié  les  effets 
de  la  division  du  travail  sur  la  production ,  ce  qui  eût  été  impos- 
sible, mais  on  a  déploré  sa  mauvaise  influence  sur  l'intelligence  et 
la  santé  des  travailleurs.  «Qu'est-ce  qu'un  homme,  a-t-on  dit,  qui 
passe  sa  vie  à  faire  des  têtes  d'épingle  ou  des  pointes  d'aiguille? 
Son  esprit  et  son  corps  ne  peuvent  que  s'atrophier  dans  cette  oc- 
cupation mécanique  qui  n'exige  que  de  l'habitude  sans  pensée  et  de 
l'assiduité  sans  effort.  »  L'observation  est  vraie  à  quelques  égards, 
tout  a  des  inconvéniens  dans  ce  monde;  mais  s'il  faut  veiller  avec 
soin  sur  les  suites  funestes  que  peut  avoir  accidentellement  l'appli- 
cation des  meilleurs  principes,  il  ne  faut  pas  non  plus  que  quelques 
résultats  malheureux  nous  cachent  les  bons  côtés  des  choses  qui  font 
cent  fois  plus  de  bien  que  de  mal.  Or  telle  est  la  proportion  entre  les 
bons  et  les  mauvais  effets  de  la  division  du  travail,  et  l'expérience 


ADAM    SMITH.  903 

a  fini  par  le  démontrer  avec  tant  de  force  que  les  appréhensions 
contraires  se  taisent  aujourd'hui.  La  division  du  travail  conduit  di- 
rectement, comme  Smith  l'avait  remarqué  d'avance,  à  l'emploi  des 
machines,  l'emploi  des  machines  à  la  hausse  des  salaires  et  au  bon 
marché  des  produits ,  la  hausse  des  salaires  combinée  avec  le  bon 
marché  des  produits  à  l'amélioration  matérielle  de  la  condition  des 
travailleurs,  l'amélioration  matérielle  à  la  culture  de  l'intelligence, 
la  culture  de  l'intelligence  à  l'élévation  des  idées  et  des  sentimens. 
Tous  les  anneaux  de  cette  chaîne  ne  sont  pas  si  étroitement  liés  en- 
semble qu'ils  ne  se  brisent  quelquefois,  et  ces  interruptions  doulou- 
reuses réclament  toute  l'attention  des  raUacheurs^  s'il  est  permis 
d'emprunter  cette  image  et  ce  mot  à  la  mécanique  industrielle;  mais 
l'ensemble  fonctionne  admirablement. 

De  la  division  du  travail  dans  le  même  atelier,  l'esprit  passe  na- 
turellement à  l'application  du  même  principe  d'un  atelier  à  l'autre 
et  même  d'un  pays  à  un  autre  pays.  Adam  Smith,  poursuivant  son 
analyse,  voit  la  cause  première  de  la  division  du  travail  dans  le  pen- 
chant qui  porte  les  hommes  à  trafiquer  entre  eux,  et  il  arrive  à  sa 
seconde  maxime  :  La  division  du  travail  est  bornée  par  V étendue  du 
marché.  Certes,  s'il  est  un  fait  incontestable,  c'est  celui-là.  A  mesure 
que  le  marché  se  resserre,  dans  un  village  par  exemple,  nous  voyons 
un  seul  homme  obligé  d'exercer  à  la  fois  plusieurs  métiers,  et  par 
conséquent  de  les  faire  mal;  à  mesure  que  le  marché  s'étend,  dans 
une  capitale  comme  Londres  ou  Paris,  nous  voyons  les  spécialités  se 
diviser  d'elles-mêmes  et  chaque  branche  d'industrie  se  perfectionner 
en  se  séparant.  C'est  pourtant  ce  principe  si  évident  par  lui-même 
qui  a  soulevé  contre  l'économie  politique  le  plus  d'emportemens, 
car  c'est  celui  qui  conduit  à  la  liberté  des  échanges  entre  tous  les 
habitans  d'une  commune,  entre  toutes  les  communes  d'une  province, 
entre  toutes  les  provinces  d'un  état,  entre  tous  les  états  de  l'univers. 
A  chaque  pas,  le  marché  s'agrandit,  et  la  division  du  travail  s'accroît, 
ainsi  que  le  démontrera  plus  tard  J.-B.  Say  dans  sa  théorie  des 
débouchés. 

La  seconde  partie  du  premier  livre,  qui  traite  du  mode  de  distri- 
bution des  produits,  se  présente  avec  moins  de  netteté  que  la  pre- 
mière. La  pensée  de  Smith  est  d'abord  obscure  et  confuse,  et  lui- 
même  le  sent,  car  il  s'excuse  de  n'être  pas  plus  clair;  mais  peu  à 
peu  les  idées  se  dégagent  du  voile  qui  les  enveloppe ,  et  l'analyse 
savante  reparaît.  Cette  notion  qui  a  tant  de  peine  à  se  faire  jour 
n'est  rien  moins  que  celle  de  la,  valeur  [value),  la  plus  abstraite  de 
l'économie  politique.  Smith  entre  en  matière  par  sa  fameuse  dis- 
tinction entre  la  valeur  en  usage  et  la  valeur  en  échange,  acceptée  et 
développée  depuis  par  la  plupart  des  économistes,  notamment  par 


90/i  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Rossi,  qui  en  a  fait  le  sujet  de  toute  la  première  partie  de  son  cours. 
Le  prix  réel  {real  price)  de  chaque  chose,  c'est  le  travail  qu'il  faut 
s'imposer  pour  l'obtenir.  Ce  que  chaque  chose  vaut  réellement  pour 
celui  qui  l'a  acquise  et  qui  cherche  à  en  disposer,  c'est  la  peine  que 
cette  chose  peut  lui  épargner  et  qu'elle  lui  permet  d'imposer  à  d'au- 
tres. Ce  n'est  point  avec  de  l'or  ou  de  l'argent,  c'est  avec  du  travail 
que  toutes  les  richesses  du  monde  ont  été  achetées  originairement, 
et  la  valeur  de  ces  richesses  pour  ceux  qui  en  possèdent  est  précisé- 
ment égale  à  la  quantité  de  travail  qu'elles  les  mettent  en  état  d'ache- 
ter ou  de  commander.  Le  travail  est  donc  la  seule  mesure  qui  puisse 
servir  dans  tous  les  temps  et  dans  tous  les  lieux  à  apprécier  la  valeur 
des  choses  :  il  est  leur  prix  réel,  l'argent  n'est  que  leur  prix  nominal. 

Pour  bien  comprendre  l'utilité  de  ces  distinctions,  il  faut  se  rap- 
peler les  opinions  qui  avaient  cours  au  moment  où  s'écrivait  la  Ri- 
chesse des  nations.  Peuples  et  gouvernemens  étaient  également  imbus 
de  cette  idée  que  la  seule  richesse  était  l'or  et  l'argent;  la  distinc- 
tion entre  la  valeur  en  usage  et  la  valeur  en  échange,  entre  le  prix 
réel  des  choses  et  le  prix  nominal,  n'avait  d'autre  but  que  de  leur 
montrer  le  contraire.  «  Les  vraies  richesses,  répète  Smith  sous  toutes 
les  formes,  sont  les  produits  nécessaires  ou  commodes  à  la  vie,  et 
leur  véritable  valeur  vient  de  l'usage  qu'on  peut  en  faire;  leur  va- 
leur d'échange  n'en  est  que  l'expression.  »  Cette  théorie  de  la  va- 
leur n'est  pas  tout  à  fait  complète,  mais  elle  suffit  pour  le  but  que 
se  proposait  l'auteur.  Puis  il  reproduit  de  nouveau  la  même  idée 
dans  la  distinction  entre  le  prix  naturel  et  le  prix  du  marché ,  et 
il  développe  à  ce  sujet  une  des  plus  lumineuses  formules  de  l'éco- 
nomie politique,  celle  de  l'offre  et  de  la  demande,  ou,  comme  disent 
plus  énergiquement  les  Anglais,  de  la  commande  et  de  la  fourniture 
[command  and  supply). 

Hâtons-nous  de  sortir  de  cette  métaphysique  économique,  qui 
n'a  pas  aujourd'hui  la  même  importance  qu'à  l'origine  de  la  science, 
et  arrivons  à  des  applications  positives.  Smith  distingue  dans  le  prix 
des  choses  trois  parts  :  celle  qui  sert  à  rémunérer  le  travail  propre- 
ment dit  de  l'ouvrier  et  qu'il  appelle  salaires  du  travail  [ivages  of 
labour),  celle  qui  sert  à  payer  le  corps  des  instrumens  de  travail  et 
qu'il  appelle  profits  du  capital  [profits  of  stock),  et  enfin,  dans  la 
plupart  des  marchandises  du  moins,  celle  qui  sert  à  payer  le  loyer 
du  sol  lui-même  et  qu'il  appelle  rente  de  la  terre  [rent  of  land). 
C'est  par  ces  trois  voies  que  le  prix  se  distribue  entre  les  différens 
membres  de  la  société  :  salaire,  profit  et  rente,  voilà  les  sources 
de  tout  revenu  comme  de  toute  valeur  échangeable. 

En  traitant  séparément  du  salaire  et  du  profit,  Adam  Smith  con- 
state ce  double  fait,  que  dans  une  société  qui  s'enrichit,  les  salaires 


ADAM    SMITH.  905 

vont  naturellement  en  haussant  par  l'effet  d'une  demande  croissante 
de  travail,  et  les  profits  des  capitaux  en  haïssant^  par  suite  de  la 
multiplication  et  conséquemment  de  Y  offre  croissante  des  capitaux; 
on  ne  peut  que  recommander  la  lecture  de  ce  passage  à  ceux  qui 
nous  représentent  chaque  jour  la  hausse  artificielle  de  l'intérêt  pour 
quelques  placemens  privilégiés  comme  un  signe  de  prospérité  na- 
tionale. Il  montre  ensuite  comment  les  uns  et  les  autres  sont  soumis 
à  des  inégalités  naturelles  par  suite  du  plus  ou  moins  de  difficulté  du 
travail,  du  plus  ou  moins  de  satisfaction  morale,  du  plus  ou  moins 
de  risque,  etc.  Chacune  de  ces  considérations  prise  à  part  donne 
lieu  à  d'intéressans  développemens,  mais  elles  s'évanouissent  toutes 
devant  la  considération  suprême  qui  les  termine  :  Des  inégalités  cau- 
sées dans  les  salaires  et  dans  les  profits  par  la  politique  générale  de 
l'Europe.  C'est  en  effet  ici  que  vient  se  poser  en  face  des  anciens 
privilèges  ce  qu'on  peut  appeler  le  principe  des  principes  :  la  liberté 
du  travail.  «  La  plus  sacrée  et  la  plus  inviolable  des  propriétés,  dit 
Smith,  est  celle  de  son  propre  travail,  parce  qu'elle  est  la  source  ori- 
ginaire de  toutes  les  autres.  Le  patrimoine  du  pauvre  est  dans  sa 
force  et  dans  l'adresse  de  ses  mains,  et  l'empêcher  d'employer  cette 
force  et  cette  adresse  de  la  manière  qu'il  juge  la  plus  convenable, 
tant  qu'il  ne  porte  de  dommage  à  personne,  est  une  violation  mani- 
feste de  cette  propriété  primitive.  C'est  une  usurpation  criante  sur  la 
liberté  légitime,  tant  de  l'ouvrier  que  de  ceux  qui  seraient  disposés 
à  lui  donner  du  travail,  c'est  empêcher  à  la  fois  l'un  de  travailler  à 
ce  qu'il  juge  à  propos  et  l'autre  d'employer  qui  bon  lui  semble.  On 
peut  bien  en  toute  sûreté  s'en  fier  à  la  prudence  de  celui  qui  oc- 
cupe un  ouvrier  pour  juger  si  cet  ouvrier  mérite  de  l'emploi,  puis- 
qu'il y  va  assez  de  son  propre  intérêt.  La  sollicitude  qu'affecte  le 
législateur  pour  prévenir  qu'on  n'emploie  des  personnes  incapables 
est  évidemment  aussi  absurde  qu'oppressive.  »  On  reconnaît  dans 
ce  passage  non-seulement  les  principes,  mais  presque  les  termes 
du  célèbre  édit  de  Turgot  publié  quelques  mois  avant  les  Recherches. 
((  Dieu,  y  est-il  dit,  en  donnant  à  l'homme  des  besoins,  en  lui  ren- 
dant nécessaire  la  ressource  du  travail,  a  fait  du  droit  de  travailler 
la  propriété  de  tout  homme,  >/  cette  propriété  est  la  première,  la 
plus  sacrée  et  la  plus  imprescriptible  de  toutes,  etc.  » 

Voilà  dans  toute  sa  simplicité  le  mot  qui  a  changé  le  monde  et 
qui  le  transforme  encore  tous  les  jours.  Devant  lui  sont  tombés  les 
anciennes  corporations,  les  douanes  intérieures,  les  monopoles  par 
trop  excessifs;  devant  lui  disparaîtront  tous  les  autres  obstacles  qui 
s'opposent  encore  à  l'affranchissement  du  travail,  car  il  n'a  fait  que 
la  moitié  de  sa  tâche ,  et  ce  qui  lui  reste  à  faire  équivaut  au  moins 
à  ce  qu'il  a  fait.  Devant  lui  reculent  la  misère,  l'ignorance,  le  vice  et 


906  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  crime,  car,  quoi  qu'on  en  dise,  le  monde  s'améliore  dans  l'ordre 
moral  comme  dans  l'ordre  matériel,  et  les  lenteurs,  les  éclipses,  les 
retours  que  subit  ce  mouvement  réparateur,  tiennent  de  près  ou 
de  loin  aux  atteintes  que  subit  encore  le  grand  moteur  des  sociétés 
modernes,  le  principe  de  liberté. 

La  question  délicate  de  la  rente  du  sol  n'a  pas  été  aussi  bien 
éclaircie  par  Smith.  C'est  au  contraire  à  cette  partie  des  Recherches 
que  remonte  la  définition  de  la  rente,  qui,  reprise  plus  tard  et  dé- 
veloppée par  Ricardo,  a  jeté  sur  ce  sujet  une  si  déplorable  confu- 
sion. Smith,  comme  Ricardo  et  tous  les  économistes  anglais,  entend 
uniquement  par  rente  le  prix  payé  au  propriétaire  [landlord)  pour 
la  jouissance  de  la  puissance  productive  naturellement  inhérente  au 
sol;  mais  ce  n'est  pas  là  tout  le  sens  que  l'usage  attache  au  mot 
rente.  On  entend  ordinairement  par  ce  mot,  et  Smith  lui-même  s'en 
sert  dans  ce  sens,  toute  espèce  de  rétribution  payée  au  propriétaire 
pour  la  jouissance,  soit  du  sol  proprement  dit,  soit  de  tous  les  ca- 
pitaux incorporés  au  sol,  comme  clôtures,  bâtimens,  défrichemens, 
fumures,  amendemens,  chemins,  etc.  Smith  a  bien  eu  le  sentiment 
de  cette  confusion,  il  n'a  malheureusement  pas  cru  devoir  s'y  ar- 
rêter. L'habile  auteur  de  la  Richesse  des  Nations  aurait  épargné  à 
ses  successeurs  bien  des  tortures  d'esprit  et  à  la  science  économique 
bien  des  écarts,  si,  insistant  davantage  sur  cette  idée,  il  avait  adopté 
des  mots  différens  pour  désigner  des  choses  différentes.  A  vrai  dire, 
il  en  faudrait  trois.  Le  mot  générique  de  rente  devrait  être  employé, 
suivant  l'usage  universel,  pour  désigner  l'ensemble  de  la  rétribution 
payée  au  propriétaire  ;  puis  cette  notion  devrait  se  diviser  en  deux  : 
le  prix  payé  pour  l'usage  de  la  faculté  productivena  turelle  au  sol  et 
le  prix  payé  pour  l'usage  des  améliorations  incorporées;  l'un  pour- 
rait s'appeler  rente  naturelle  ou  gratuite,  et  l'autre  rente  acquise  ou 
capitalisée.  La  première  de  ces  deux  rentes  recule  avec  le  temps,  et 
finit  presque  toujours  par  disparaître  dans  la  seconde.  En  se  servant 
d'un  seul  mot  pour  ces  trois  significations,  on  a  conduit  quelques 
esprits  ardens  à  de  monstrueuses  erreurs,  entre  autres  à  la  négation 
plus  ou  moins  formelle  du  droit  de  propriété,  ce  qui  aurait  fort  épou- 
vanté l'honnête  philosophe  de  Kirkcaldy,  s'il  avait  pu  s'en  douter. 

Cette  observation  n'est  pas  la  seule  que  suscite  cette  partie  des 
Recherches.  Le  principal  défaut  de  ce  puissant  ouvrage,  ce  qui  en 
rend  la  lecture  difficile  pour  quiconque  n'y  apporte  pas  une  atten- 
tion opiniâtre,  c'est  la  longueur  des  digressions.  A  propos  de  cette 
étude  sur  la  rente  de  la  terre,  matière  assez  ardue  par  elle-même, 
l'auteur  se  jette  tout  à  coup,  sans  qu'on  puisse  saisir  la  liaison 
des  idées,  au  moins  au  premier  abord,  dans  une  dissertation  à 
perte  de  vue  sur  les  variations  de  la  valeur  de  l'argent  {silver)  de- 


ADAM    SMITH.  907 

puis  le  XIV*  siècle.  Cette  discussion  historique  abonde,  comme  tout 
ce  qu  a  écrit  Smith,  en  recherches  curieuses  et  en  aperçus  profonds, 
mais  elle  est  hors  de  proportion  avec  l'étendue  totale  du  premier 
livre,  dont  elle  forme  environ  le  tiers.  Le  sujet  eût  mérité  un  ou- 
vrage à  part,  car  il  en  est  peu  de  plus  obscurs,  même  aujourd'hui,  et 
bien  qu'il  ait  pris  depuis  plusieurs  années  un  intérêt  de  circonstance 
par  l'affluence  inusitée  de  l'or  qui  nous  arrive  des  nouveaux  mondes. 
Malgré  ces  défauts  d'ordonnance,  le  premier  livre  de  la  Richesse 
des  nations  est  le  magnifique  portique  d'un  magnifique  monument. 
L'économie  politique  est  déjà  là  tout  entière;  les  successeurs  de 
Smith  pourront  mettre  plus  d'ordre  et  de  méthode  dans  leur  expo- 
sition, éclaircir  quelques  points  obscurs,  démêler  quelques  confu- 
sions, développer  des  applications  de  détail  :  ils  ne  changeront  rien 
aux  bases  qu'il  a  posées,  d'accord  avec  Turgot. 

III. 

Le  second  livre  est  consacré  aux  capitaux.  Pour  exprimer  l'idée 
que  nous  attachons  au  mot  capital^  Smith  se  sert  de  deux  termes, 
stock  et  capital.  Stock  est  un  mot  de  la  langue  anglaise  dont  nous 
n'avons  pas  l'équivalent  et  qui  signifie  toute  espèce  d'approvision- 
nemens,  qu'ils  soient  destinés  à  être  consommés  ou  à  servir  d'in- 
strumens  de  production;  le  mot  capital  est  réservé  pour  désigner  la 
partie  du  stock  qui  sert  à  la  production.  Ainsi  voilà  cent  hectoiitres 
de  blé,  dont  la  réunion  forme  un  stock  ^  on  en  retire  dix  hectolitres 
pour  la  semence,  c'est  un  capital.  11  faut  avouer  que  cette  langue  est 
plus  claire  et  plus  précise  que  la  nôtre.  Après  cette  première  distinc- 
tion entre  le  fonds  de  consommation  et  le  fonds  de  production  d'un 
pays,  Smith  en  établit  une  autre  non  moins  importante  entre  les  ca- 
pitaux fixes  et  les  capitaux  circulans.  Que  de  nations  et  de  particu- 
liers ont  mal  tourné,  pour  n'avoir  pas  assez  compris  ces  simples  dif- 
férences entre  le  fonds  de  production  et  le  fonds  de  consommation, 
entre  le  capital  fixe  et  le  capital  circulant,  et  pour  avoir  trop  sa- 
crifié l'un  à  l'autre  !  La  notion  du  capital  circulant  conduit  naturel- 
lement à  la  théorie  de  la  circulation  [currency).  L'argent  monnayé 
{money)  est,  d'après  l'heureuse  expression  de  Smith,  la  grande 
roue  de  la  circulation ,  c'est  là  son  véritable  rôle.  Par  lui,  les  ca- 
pitaux peuvent  passer  rapidement  de  main  en  main  et  multipher 
par  leur  mouvement  autant  que  par  leur  quantité  leur  puissance 
productive.  Quand  ce  mouvement  s'accélère,  l'or  et  l'argent  peuvent 
être  remplacés  dans  une  certaine  mesure  par  le  papier  :  la  circu- 
lation s'établit  alors  sur  une  seconde,  roue,  qui  coûte  beaucoup 
moins  à  fabriquer  ou  à  entretenir  que  l'ancienne;  mais  comment 


908  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

et  à  quelles  conditions  cette  substitution  est-elle  possible?  Ici  l'au- 
teur expose  admirablement  la  théorie  des  banques  en  général  et  des 
banques  d'Ecosse  en  particulier;  cette  partie  des  Recherches  est  à 
bon  droit  une  des  plus  célèbres,  ceux  qui  accusent  l'économie  po- 
litique d'imprudence  aventureuse  n'ont  qu'à  la  lire  pour  se  dé- 
tromper. 

Une  assez  vive  polémique  s'est  élevée  parmi  les  économistes  sur 
une  nouvelle  distinction  introduite  par  Smith  entre  le  travail  pro- 
ductif ei  le  travail  improductif.  Il  n'y  aurait,  d'après  lui,  de  tra- 
vail productif  que  celui  qui,  s' incorporant  aux  choses,  leur  donne 
une  valeur  plus  grande,  comme  le  travail  du  cultivateur  et  de  l'ou- 
vrier ;  tous  ceux  dont  le  travail  n'ajoute  rien  à  la  valeur  des  objets 
matériels,  comme  les  savans,  les  médecins,  les  administrateurs,  les 
militaires,  les  hommes  de  loi,  seraient  des  travailleurs  improductifs. 
La  rigueur  de  ce  langage  a  blessé  les  disciples  les  plus  respectueux 
de  l'illustre  maître.  J.-B.  Say  a  essayé  d'y  échapper  par  une  nou- 
velle classification  des  produits  en  matériels  et  immatériels,  et  de 
nos  jours  M.  Dunoyer  a  renouvelé  la  protestation  de  Say  en  la  pré- 
cisant davantage.  Adam  Smith  a  été  évidemment  trop  loin  dans  les 
termes;  mais  il  ne  paraît  pas  nécessaire,  pour  rectifier  ce  que  son 
langage  a  de  trop  absolu,  de  changer  la  signification  du  mot  pro- 
duits et  de  l'étendre  à  des  objets  non  matériels.  Il  suffit  d'admettre, 
ce  qui  est  vrai,  que  les  arts  qui  agissent  sur  les  personnes  peuvent 
contribuer  à  la  production  tout  autant  que  ceux  qui  agissent  sur  les 
choses,  mais  d'une  façon  différente,  en  ce  sens  que  si  les  seconds 
seuls  font  des  produits,  les  premiers  peuvent  servir  à  former  ou  à  en- 
tretenir des  producteurs.  La  spécialité  de  la  science  économique  à 
l'égard  des  autres  branches  des  sciences  morales  et  politiques  reste 
alors  entière,  et  les  travaux  immatériels  ne  rentrent  dans  son  do- 
maine qu'autant  qu'ils  se  réalisent  directement  ou  indirectement 
dans  des  produits  matériels  utiles.  Quant  à  la  distinction  elle-même, 
elle  est  fondamentale  comme  toutes  celles  de  Smith,  et  il  n'y  a  vé- 
ritablement de  travail  productif,  au  point  de  vue  économique,  que 
celui  qui  crée  de  l'utilité. 

Ce  qui  importe  ici,  ce  que  voulait  l'auteur  des  Recherches,  c'est 
bien  établir  l'existence  d'occupations  tout  à  fait  improductives,  afin 
de  signaler  et  d'écarter  autant  que  possible  les  parasites  de  tout 
ordre  qui  vivent  aux  dépens  du  travail  et  du  capital  d' autrui.  Le 
tort  est  d'avoir  étendu  à  tout  un  ordre  de  fonctions  ce  qui  n'est  vrai 
que  de  l'abus.  Say  lui-même,  qui  a  rectifié  en  partie  cette  confu- 
sion, l'a  partagée  et  même  aggravée  en  admettant  que  les  produits 
immatériels,  comme  il  les  appelle,  s'évanouissent  à  mesure  qu'ils 
se  créent  et  ne  font  pas  partie  du  capital  accumulé  de  la  société. 


ADAM    SMITH.  909 

M.  Dunoyer  seul  a  poussé  jusqu'au  bout  l'éclaircissement.  Non-seu- 
lement le  juge,  le  soldat,  le  médecin,  le  prêtre,  le  savant,  contri- 
buent à  la  production  matérielle  quand  ils  font  bien  leur  devoir,  en 
favorisant  la  sécurité,  la  propriété,  la  santé,  la  moralité,  l'habileté 
des  producteurs  proprement  dits  ;  mais  les  fruits  de  leur  travail  ne 
s'évanouissent  pas  à  mesure  qu'ils  se  créent,  et  constituent  par  leur 
accumulation  un  capital  particulier,  le  capital  intellectuel  et  moral 
de  la  société.  Ce  capital  même,  loin  d'être  le  moins  utile,  exerce  sur 
la  production  une  influence  plus  puissante  que  le  capital  matériel,  et 
s'il  fallait  choisir  dans  un  cataclysme  ce  qu'on  devrait  sauver  avant 
tout  pour  assurer  la  prompte  renaissance  de  la  production ,  les  dé- 
positaires des  lumières  et  des  mœurs  devraient  passer  les  premiers, 
car  l'esprit,  armé  des  conquêtes  séculaires  de  la  civilisation,  aurait 
bien  plus  vite  reconquis  son  action  sur  la  matière  que  la  matière 
même  la  plus  riche  n'aurait  de  nouveau  dégagé  la  puissance  féconde 
de  l'esprit.  Quand  on  remonte  à  l'origine  de  la  production,  on  re- 
trouve l'intelligence  humaine;  ce  fait  est  sous-entendu  par  Smith 
dans  sa  théorie  du  travail,  mais  il  ne  l'a  peut-être  pas  suffisamment 
exprimé. 

Après  ces  prémisses,  il  n'a  pas  de  peine  à  définir  clairement  ce  qui 
se  passe  dans  le  prêt  à  intérêt.  Les  hommes  les  plus  éminens  du  siè- 
cle, Locke  et  Montesquieu,  ayant  commis  l'erreur  de  croire  que  l'aug- 
mentation survenue  dans  la  quantité  de  l'or  et  de  l'argent,  par  suite 
de  la  découverte  des  Indes,  avait  été  la  cause  qui  avait  fait  baisser 
en  Europe  le  taux  de  l'intérêt,  Smith  démontre  que  c'est  le  plus  ou 
moins  d'instrumens  de  travail  et  le  plus  ou  moins  de  produits  ob- 
tenus avec  ces  instrumens,  non  le  plus  ou  moins  de  monnaie,  qui 
fait  hausser  ou  baisser  l'intérêt.  Cette  démonstration  répond  aux 
scrupules  des  casuistes  qui  repoussaient  le  prêt  à  intérêt  en  se  fon- 
dant sur  ce  fait,  que  l'argent  ne  produisait  rien  par  lui-même;  ce 
n'est  pas  l'argent  qui  produit,  c'est  le  capital  qu'on  se  procure  avec 
cet  argent.  On  voit  aussi  poindre  dans  ce  chapitre  la  doctrine,  qui 
sera  plus  tard  développée  par  Bentham,  de  la  légitimité  de  tout  in- 
térêt conventionnel;  mais  Smith,  toujours  respectueux  pour  les  lois 
écrites,  ne  l'émet  qu'avec  une  extrême  réserve,  et  on  peut  affirmer 
que,  tout  en  partageant  le  fond  des  idées,  il  n'aurait  pas  approuvé 
le  titre  paradoxal  et  choquant  de  l'ouvrage  de  Bentham  :  Défense  de 
r  usure. 

Passant  aux  différentes  manières  d'employer  les  capitaux,  Smith 
en  distingue  quatre  :  l'agriculture,  les  manufactures,  le  commerce 
en  gros  et  le  commerce  de  détail.  Chacune  de  ces  quatre  méthodes 
d'employer  un  capital  lui  paraît  essentiellement  nécessaire  tant  à 
l'extension  des  autres  qu'à  la  commodité  générale  de  la  société; 


910  REVUE    DES    DEUX   MO^DES. 

mais  celle  qu'il  préfère  comme  la  plus  avantageuse,  c'est  l'agricul- 
ture :  aucun  capital,  à  quantité  égale,  ne  lui  paraît  mettre  en  ac- 
tivité plus  de  travail  productif  que  celui  des  cultivateurs.  Ensuite 
vient  le  ^capital  des  manufacturiers,  puis  celui  des  commerçans  à 
l'intérieur,  tant  en  gros  qu'en  détail;  le  moins  productif  de  tous  lui 
paraît  celui  qui  sert  au  commerce  avec  l'étranger.  On  s'étonnera 
peut-être  de  cet  ordre,  mais  il  est  essentiel  aux  yeux  du  patriarche 
de  l'économie  politique.  Dans  le  cours  naturel  des  choses,  c'est  l'a- 
griculture qui  doit  occuper  le  premier  rang  parmi  les  industries  hu- 
maines, soit  par  l'abondance  de  ses  produits,  soit  par  les  profits 
qu'elle  procure  aux  capitaux,  et  si  le  contraire  arrive  trop  souvent, 
c'est  que  l'ordre  naturel  est  interverti  par  une  mauvaise  organisa- 
tion. Enfant  d'un  pays  agricole,  Smith  manifeste  pour  l'agriculture 
une  prédilection  marquée;  il  constate  que  dans  les  pays  neufs, 
comme  en  Amérique,  où  rien  n'a  encore  faussé  l'ordre  naturel,  l'a- 
griculture crée  rapidement  d'immenses  richesses.  C'est  là  même 
doctrine  que  soutenaient  alors  les  économistes  français. 

Le  défaut  général  de  proportion  dans  la  composition  des  Bc- 
cherches  se  fait  surtout  sentir  dans  le  troisième  livre,  qui  n'est  tout 
entier  qu'une  digression  historique.  Fidèle  à  cette  idée  première 
que  si  le  cours  des  choses  n'était  point  dérangé  parles  institutions 
humaines,  les  hommes  préféreraient  la  vie  des  champs  comme  la 
plus  naturelle  et  la  plus  productive,  et  ne  s'enfermeraient  dans  les 
villes  qu'autant  que  la  campagne  ne  suffirait  plus  à  leur  activité, 
Smith  se  demande  comment  cet  ordre  a  pu  être  si  généralement 
bouleversé  dans  l'Europe  moderne,  et  il  voit  la  cause  de  cette  ano- 
malie dans  les  événemens  qui  ont  suivi  la  chute  de  l'empire  romain. 
Pour  échapper  aux  déprédations  des  Barbares  et  des  chefs  féodaux 
qui  leur  ont  succédé  au  moyen  âge,  les  populations  ont  trouvé  un 
refuge  dans  les  villes;  les  campagnes  sont  restées  au  contraire 
exposées  à  tous  les  ravages.  Ainsi  formées  et  développées  par  la 
force  des  circonstances ,  les  villes  ont  réagi  sur  les  campagnes ,  et 
au  lieu  d'être  un  effet  de  la  culture,  le  commerce  et  les  manufac- 
tures en  sont  devenus  l'occasion  et  la  cause.  En  traçant  ainsi  à 
grands  traits  l'histoire  des  villes  et  des  campagnes  en  Europe, 
Smith  passe  rapiçlement  en  revue  les  différens  modes  d'exploitation 
du  sol,  comme  le  fermage,  le  métayage,  la  corvée,  le  servage.  Ce 
qui  est  surtout  digne  de  remarque,  c'est  son  opinion  sur  le  droit 
d'aînesse  et  les  substitutions;  contrairement  aux  idées  qui  ont  pré- 
valu depuis  en  Angleterre,  il  se  déclare  partisan  de  l'égalité  des 
partages,  et  n'hésite  pas  à  attribuer  au  droit  d'aînesse,  aux  substi- 
tutions, à  tout  ce  qui  met  obstacle  à  la  division  du  sol,  une  mauvaise 
influence  sur  l'agriculture.  C'est  encore  la  même  idée  que  soutenaient 


ADAM    SMITH.  911 

en  France  les  économistes,  et  sans  les  violences  de  la  révolution 
française,  qui  ont  jeté  les  esprits  en  Angleterre  dans  l'excès  opposé, 
elle  aurait  probablement  pris  plus  de  faveur  chez  nos  voisins. 

L'ordre  essentiel  et  naturel  des  sociétés,  comme  disait  en  même 
temps  chez  nous  Lemercier  de  La  Rivière,  n'avait  pas  été  seulement 
interverti  par  la  violence  des  temps  barbares;  il  avait  encore  reçu 
de  fortes  atteintes,  depuis  que  l'Europe  s'était  un  peu  policée,  de  la 
faveur  accordée  par  les  gouvernemens  aux  manufactures  et  au  com- 
merce aux  dépens  de  l'agriculture.  Smith  consacre  son  qiiatrième 
livre  presque  tout  entier  à  l'examen  détaillé  de  ce  système,  connu 
sous  le  nom  de  système  mercantile.  A  vrai  dire,  l'ouvrage  entier 
des  Recherches  n'a  pas  d'autre  but;  le  système  mercantile  résume 
en  effet  toutes  les  erreurs  que  venait  combattre  l'économie  politi-  . 
que.  La  cause  du  système  mercantile  étant  l'éternelle  confusion  de 
Y  argent  et  de  la  richesse,  Smith  commence  par  démontrer  qu'une 
nation  peut  être  pauvre  avec  beaucoup  d'argent  et  riche  avec  peu 
d'argent;  puis  il  examine  les  procédés  employés  pour  attirer  chez 
chaque  peuple  le  plus  d'argent  possible  aux  dépens  de  ses  voisins, 
et  qui  consistaient  à  diminuer  par  tous  les  moyens  l'importation  des 
marchandises  étrangères  pour  la  consommation  extérieure  et  à  favo- 
riser l'exportation  au  dehors  des  produits  de  l'industrie  nationale  : 
c'est  ce  qu'on  appelait  mettre  de  son  côté  la  balance  du  commerce. 
Acheter  peu,  vendre  beaucoup,  et  combler  la  différence  en  argent, 
voilà  l'idéal  que  recherchaient  les  gouvernemens  comme  les  parti- 
culiers, et  pour  y  arriver  ils  avaient  recours  à  toute  sorte  de  lois  et 
de  règlemens  qui  n'ont  pas  encore  tout  à  fait  disparu  de  la  plupart 
des  législations  européennes. 

Les  argumens  de  Smith  contre  cet  appareil  réglementaire  ont  été 
trop  souvent  reproduits  pour  qu'il  soit  nécessaire  de  les  rappeler.  Ce  ^, 

sage,  ordinairement  si  calme,  perd  patience  quand  il  parle  des  ob- 
stacles que  rencontrait  de  son  temps  la  liberté  du  commerce  dans 
la  coalition  des  intérêts  privilégiés.  «  S'attendre,  dit-il,  que  la  li- 
berté de  commerce  puisse  être  jamais  rendue  à  la  Grande-Bretagne, 
ce  serait  une  aussi  insigne  folie  que  de  s'attendre  à  y  voir  jamais 
réaliser  la  république  d'Utopie  ou  celle  d'Oceana.  Non-seulement 
les  préjugés  du  public,  mais,  ce  qui  est  beaucoup  plus  impossible 
à  vaincre,  un  grand  nombre  d'intérêts  privés  y  opposent  un  ob- 
stacle insurmontable.  Il  est  devenu  dangereux  d'essayer  la  plus  lé- 
gère attaque  sur  le  monopole  qu'exercent  nos  .manufacturiers.  Sem- 
blables à  une  mihce  toujours  sur  pied,  ils  sont  devenus  redoutables 
au  gouvernement,  et  dans  plusieurs  circonstances  ils  ont  effrayé 
jusqu'à  la  législation.  Un  membre  du  parlement  qui  appuie  les  pro- 
positions tendant  à  renforcer  le  monopole  est  sûr  non-seulement 


912  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'acquérir  la  réputation  d'un  homme  entendu  dans  les  affaires, 
mais  d'obtenir  beaucoup  d'influence  dans  une  classe  de  gens  à 
qui  leurs  richesses  donnent  une  grande  importance.  Si  au  con- 
traire il  combat  ces  propositions,  ni  la  probité  la  mieux  reconnue, 
ni  le  rang  le  plus  éminent,  ni  les  services  les  plus  distingués,  ne  le 
mettront  à  l'abri  des  insultes  et  même  des  dangers  que  susci- 
tera contre  lui  la  cupidité  trompée  de  ces  insolens  monopoleurs.  » 
Ce  passage  est  le  seul  où  Smith  se  laisse  emporter  par  la  colère  ; 
s'il  pouvait  renaître  aujourd'hui,  il  verrait  que  ce  qui  lui  paraissait 
impossible  en  1776  s'est  pleinement  réalisé  de  nos  jours  dans 
son  pays.  Les  intérêts  généraux,  si  longtemps  inertes,  ont  fini  par 
l'emporter  sur  les  coalitions  intraitables  qui  l'effrayaient  jusque 
dans  sa  solitude,  et  le  développement  prodigieux  de  la  richesse  na- 
tionale a  couronné  sa  mémoire  plus  qu'il  n'avait  osé  lui-même  l'es- 
pérer. 

Il  exprime  les  mêmes  doutes  au  sujet  du  système  colonial,  une 
des  conséquences  du  système  mercantile  les  plus  chères  de  son 
temps  à  l'orgueil  britannique.  Après  avoir  démontré  que  les  mono- 
poles sont  tout  aussi  nuisibles  au  commerce  avec  les  colonies  qu'avec 
les  autres  peuples,  il  ajoute  :  <(  Proposer  à  la  Grande-Bretagne  d'a- 
bandonner volontairement  son  autorité  sur  les  colonies  et  de  les 
laisser  libres  de  se  gouverner  comme  elles  l'entendront,  ce  serait 
proposer  une  mesure  qui  n'a  jamais  été  adoptée  et  ne  le  sera  pro- 
bablement jamais  par  aucune  nation  du  monde.  Jamais  nation  n'a 
volontairement  abandonné  l'empire  d'une  province,  quelque  em- 
barras qu'elle  trouve  à  la  gouverner,  quelque  faible  revenu  qu'elle 
en  retire.  Si  de  tels  sacrifices  sont  bien  souvent  conformes  à  ses  in- 
térêts, ils  sont  toujours  mortifians  pour  son  orgueil,  et  ce  qui  est 
encore  d'une  plus  grande  conséquence,  ils  sont  contraires  à  l'intérêt 
privé  de  ceux  qui  gouvernent,  et  qui  se  verraient  par  là  privés  de 
places  honorables  et  lucratives.  A  peine  si  le  plus  visionnaire  des 
hommes  serait  capable  de  proposer  une  pareille  mesure  avec  la 
moindre  espérance  de  la  voir  adopter.  Si  cependant  elle  était  adop- 
tée, la  Grande-Bretagne  se  trouverait  immédiatement. aflranchie  de 
la  charge  annuelle  de  l'entretien  des  colonies,  et  elle  ferait  avec 
elles  un  commerce  libre  plus  avantageux  pour  la  mère-patrie  que 
le  monopole  dont  elle  jouit.  »  Ces  paroles  s'écrivaient  au  moment 
même  où  commençait  la  lutte  de  l'Angleterre  contre  ses  colonies  sou- 
levées de  l'Amérique  du  Nord.  L'Angleterre  n'a  pas  voulu  compren- 
dre le  conseil  que  lui  donnait  Smith  en  termes  assez  clairs;  elle 
en  a  été  punie  par  dix  années  d'une  guerre  désastreuse  qui  a  failli 
compromettre  son  existence  conmie  nation.  Depuis  l'émancipation 
des  États-Unis,  la  prédiction  sur  la  supériorité  du  commerce  libre 


* 


ADAM    S3I1T1T.  913 


s'est  réalisée,  et  le  commerce  de  la  Grande-Bretagne  avec  ses  an- 
ciennes colonies  a  décuplé.  De  là  une  tendance  marquée  en  An- 
gleterre à  suivre  désormais  de  plus  en  plus  les  conseils  de  Smith 
et  à  affranchir  progressivement  les  colonies  :  encore  un  succès  qui, 
pour  être  moins  complet  que  le  premier,  n'en  a  pas  moins  dépassé 
ses  espérances. 

Après  en  avoir  fini  avec  le  système  mercantile,  Smith  consacre  un 
chapitre  spécial  à  l'examen  de  la  doctrine  des  économistes  français, 
qu'il  appelle  système  agricole  par  opposition  à  l'autre.  Au  fond,  les 
idées  des  physiocrates  ne  différaient  des  siennes  que  par  une  nuance. 
Les  écrivains  français  sont  en  général  plus  nets,  plus  fermes,  plus 
brillans  que  les  écrivains  anglais  ;  mais  ils  ont  les  défauts  de  ces 
qualités  :  ils  tombent  facilement  dans  l'exagération  systématique. 
L'école  de  Quesnay  avaiJ;  voulu,  comme  Adam  Smith,  combattre 
l'école  mercantile  et  y  substituer  la  liberté  du  travail;  elle  avait  vu, 
comme  lui,  que  l'agriculture  était  la  première  des  industries,  et 
qu'une  fausse  notion  de  la  richesse  avait  pu  seule  la  reléguer  au 
dernier  rang;  mais  elle  ne  s'était  pas  contentée  de  cet  aperçu  par- 
faitement juste,  elle  avait  été  jusqu'à  soutenir  que  le  travail  agri- 
cole était  le  seul  productif ,  le  seul  qui  ajoutât  quelque  chose  à  la 
richesse  de  la  société.  Adam  Smith  n'a  pas  de  peine  à  réfuter  cette 
exagération  :  il  démontre  que  les  manufactures  et  le  commerce  pro- 
duisent aussi  bien  que  l'agriculture,  quoiqu'à  un  moindre  degré; 
mais  il  y  a  loin  du  ton  affectueux  et  même  respectueux  qu'il  porte 
dans  cette  discussion  à  la  vivacité  qu'il  a  mise  dans  son  jugement 
sur  le  système  opposé.  Il  avait  beaucoup  connu  les  principaux  phy- 
siocrates dans  son  voyage  à  Paris,  il  avait  profité  de  leurs  conversa- 
tions et  de  leurs  écrits,  et  il  a  dit  lui-même  que  si  Quesnay  avait 
vécu  en  1776,  il  lui  aurait  dédié  la  Richesse  des  Nations.  C'est  qu'en 
effet  la  dissidence  est  secondaire  et  la  conformité  essentielle  :  la  dis- 
sidence eût  été  profonde,  si  les  physiocrates  avaient  demandé  en  fa- 
veur de  l'agriculture  les  privilèges  que  réclamait  l'école  mercantile 
pour  le  commerce  et  les  manufactures;  mais,  convaincus  qu'il  suffi- 
sait de  la  liberté  naturelle  pour  remettre  les  choses  à  leur  place,  ils 
se  trouvaient  complètement  d'accord  avec  Smith  sur  le  point  ca- 
pital. 

lY. 

Après  les  violences  des  temps  barbares  et  les  prohibitions  de  l'é- 
cole mercantile,  il  reste  encore  un  moyen  pour  les  gouvernemens  de 
troubler  l'ordre  bienfaisant  établi  par  Dieu  pour  le  développement 
de  la  richesse  :  ce  moyen,  c'est  l'impôt.  Payé  par  tous,  l'impôt  doit 

TOME  XXIV.  58 


914  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

être  dépensé  au  profit  de  tous;  sinon,  il  devient  un  instrument  puis- 
sant de  spoliation  des  faibles  par  les  forts,  il  détourne  les  capitaux 
des  emplois  utiles  qu'ils  rechercheraient  d'eux-mêmes,  pour  les 
perdi-e  dans  les  emplois  improductifs.  11  ne  reste  donc  plus  à  Smith, 
pour  avoir  terminé  son  œuvre,  que  de  déterminer  dans  quels  cas  les 
dépenses  publiques  sont  légitimes,  et  dans  quels  cas  elles  cessent 
de  l'être.  Le  cinquième  et  dernier  livre  aborde  ce  sujet,  qui  a  tou- 
jours été  la  pierre  d'achoppement  entre  les  économistes  et  les  gou- 
vernemens.  Ce  livre  se  divise  en  trois  parties  :  1°  quelles  sont  les 
dépenses  qui  doivent  être  à  la  charge  de  l'état?  2°  quels  sont  les 
meilleurs  systèmes  d'impôt  pour  y  subvenir?  3"  que  faut-il  penser 
des  dettes  publiques? 

Le  philosophe  écossais  ne  reconnaît,  à  vrai  dire,  que  deux  sortes 
de  dépenses  nécessairement  confiées  à  l'état  :  celles  qu'exige  la  dé- 
fense commune,  celles  qui  servent  à  soutenir  la  dignité  du  souve- 
rain. Avec  un  pareil  principe,  l'état  perdrait  en  France  les  trois 
quarts  de  ses  attributions  ;  mais  il  faut  se  rappeler  que  Smith  écri- 
vait en  Ecosse,  c'est-à-dire  dans  un  pays  où  les  attributions  de  l'état 
sont  restées  à  peu  près  telles  qu'il  les  a  définies.  S'il  avait  vécu^n 
France,  où  d'autres  habitudes  ont  prévalu,  il  eût  probablement, 
avec  son  esprit  pratique  et  circonspect,  un  peu  modifié  ses  conclu- 
sions. Ce  qui  permet  de  le  croire,  c'est  qu'il  n'exclut  pas  absolu- 
ment l'intervention  de  l'état  dans  les  dépenses  qu'exigent  l'admi- 
nistration de  la  justice,  le  culte,  l'instruction,  les  travaux  publics. 
((  Ces  diverses  dépenses  intéressant,  dit-il  à  plusieurs  reprises,  l'a- 
vantage commun  de  la  société,  il  n'y  aurait  rien  de  déraisonnable 
à  les  défrayer  en  tout  ou  en  partie  au  moyen  d'une  contribution  gé- 
nérale. »  Mais  à  coup  sûr,  en  cédant  sur  quelques  détails,  il  aurait 
maintenu  son  principe,  surtout  s'il  avait  pu  voir  les  progrès  de  cette 
centralisation  effrénée  qui  tend  de  plus  en  plus  à  tout  absorber  chez 
nous. 

Le  chapitre  sur  l'organisation  de  la  défense  commune  est  tout 
entier  consacré  à  démontrer  la  supériorité  des  armées  permanentes 
sur  les  milices.  Toujours  imbu  de  son  grand  principe  de  la  division 
du  travail,  Adam  Smith  s'attache  à  prouver  que  le  métier  de  soldat, 
comme  tous  les  métiers  possibles,  ne  peut  être  bien  fait  que  par 
ceux  qui  s'y  adonnent  spécialement.  11  va  même  jusqu'à  chercher 
la  proportion  acceptable  entre  le  nombre  des  soldats  et  le  chiffre 
total  de  la  population,  et  il  accorde  le  centième.  Sur  cette  base, 
la  France,  qui  a  36  millions  d'habitans,  aurait  une  armée  perma- 
nente de  360,000  hommes.  On  voit  que  ces  idées  n'ont  rien  de 
bien  radical,  et  qu'elles  peuvent  être  acceptées  sans  beaucoup  de 
difficulté  par  les  militaires  eux-mêmes.  S'il  y  a  quelque  chose  à  re- 


ADAM   SMITH.  915 

dire,  c'est  que  Smith  ne  paraît  pas  assez  préoccupé  des  dangers  que 
peut  avoir  un  instrument  de  force  aussi  puissant  qu'une  armée  ré- 
gulière bien  organisée.  Ces  dangers  sont  au  dedans  la  compression 
des  libertés  les  plus  légitimes,  et  au  dehors  l'entraînement  vers 
les  guerres  les  plus  injustes.  Smith  voit  dans  les  mœurs  et  les  lu- 
mières des  sociétés  modernes  le  seul  remède  possible  à  ces  maux, 
et  il  pourrait  avoir  raison;  mais  il  eût  bien  fait  d'insister  davan- 
tage, car  le  remède  n'est  pas  toujours  infaillible. 

Il  se  montre  beaucoup  plus  défiant  à  propos  de  l'administration 
de  la  justice.  Il  veut  avant  tout  l'indépendance  absolue  du  pou- 
voir judiciaire,  comme  constituant  la  seule  garantie  de  la  sécurité 
personnelle  et  de  la  propriété.  «  Quand  le  pouvoir  judiciaire,  dit- 
il,  est  réuni  au  pouvoir  exécutif,  il  n'est  guère  possible  que  la 
justice  ne  se  trouve  souvent  sacrifiée  à  ce  qu'on  appelle  vulgai- 
rement des  considérations  politiques.  Pour  que  chaque  citoyen  se 
sente  parfaitement  assuré  dans  la  possession  de  ses  droits,  il  ne 
suffit  pas  que  le  juge  ne  puisse  être  déplacé  arbitrairement,  à  la 
volonté  du  pouvoir  exécutif;  il  faut  encore  que  le  paiement  ré- 
gulier de  son  salaire  ne  dépende  pas  de  ce  pouvoir.  »  Sa  jalouse 
susceptibilité  va  jusqu'à  dire  qu'une  dotation  en  propriétés  ou  en 
capitaux,  dont  les  corps  judiciaires  auraient  l'administration,  vau- 
drait mieux  pour  eux  que  des  traitemens  payés  par  l'état;  il  regrette 
évidemment  que  le  paiement  des  frais  de  justice  ne  puisse  pas  être 
demandé  aux  plaideurs  eux-mêmes,  suivant  l'ancien  usage,  sans 
s'exposer  à  de  graves  abus,  et  il  aurait  un  penchant  marqué  pour 
les  fonctions  judiciaires  gratuites,  comme  le  sont  en  Angleterre 
celles  des  juges  de  paix. 

Il  admettrait  plus  volontiers  que  l'ouverture  et  l'entretien  des 
routes  fussent  défrayés  par  une  contribution  générale.  Cependant, 
comme  cette  dépense  profite  plus  immédiatement  à  ceux  qui  voya- 
gent sur  ces  routes  ou  y  transportent  des  marchandises,  il  ne  voit 
pas  d'inconvénient  à  y  subvenir  au  moyen  de  droits  de  barrière  ou 
de  péage,  comme  en  Angleterre  et  en  Hollande.  Ce  système  n'a  pas 
prévalu  en  France  pour  les  routes  de  terre,  mais  c'est  au  fond  celui 
qui  l'a  emporté  pour  les  chemins  de  fer  et  pour  les  canaux.  On  peut 
encore  en  signaler  des  traces  dans  nos  droits  de  tonnage,  de  na- 
vigation, et  dans  quelques  autres  droits  spéciaux.  Au  surplus,  Smith 
préfère  de  beaucoup  une  administration  locale  pour  les  chemins  à 
une  administration  générale,  et  il  cite  à  ce  sujet  l'exemple  de  la 
France.  «Dans  ce  pays,  dit-il,  où,  depuis  les  progrès  du  despo- 
tisme, l'autorité  centrale  s'empare  de  tout,  les  chemins  sont  dans 
chaque  province  sous  l'autorité  de  l'intendant,  officier  nommé  et 
révoqué  par  le  roi.  Il  en  résulte  que  les  grandes  routes  de  poste. 


916  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  font  la  communication  entre  la  capitale  et  les  principales  villes 
du  royaume,  sont  assez  bien  entretenues;  quelques-unes  même 
peuvent  être  regardées  comme  supérieures  à  la  plupart  de  nos 
routes  à  barrières;  mais  ce  que  l'on  appelle  chemins  de  traverse^ 
c'est-à-dire  la  presque  totalité  des  chemins  du  pays,  sont  absolu- 
ment négligés  et  impraticables.  Le  ministre  orgueilleux  d'une  cour 
fastueuse  se  plaira  à  faire  exécuter  un  ouvrage  magnifique  qui  sou- 
tiendra son  crédit  à  la  cour  ;  mais  ordonner  beaucoup  de  ces  petits 
travaux  qui  n'attirent  pas  les  regards  et  qui  n'ont  de  recomman- 
dable  que  leur  extrême  utilité,  c'est  une  chose  trop  mesquine  et 
trop  misérable  pour  fixer  l'attention  d'un  magistrat  de  cette  impor- 
tance. »  L'institution  des  routes  départementales  et  la  loi  de  1836 
sur  les  chemins  vicinaux  ont  répondu  en  partie  à  cette  critique  ;  mais 
il  s'en  faut  de  beaucoup  que  le  mal  signalé  ait  tout  à  fait  disparu,  et 
plusieurs  pays  de  l'Europe  qui  n'ont  pas  subi  la  même  concentration 
administrative  sont  en  avance  sur  nous  pour  leurs  communications. 

A  ce  propos,  Smith  se  jette  dans  une  de  ses  digressions  habituelles 
sur  les  compagnies  privilégiées  en  général,  et  sur  la  compagnie  des 
Indes  en  particulier.  Cette  dissertation  était  d'un  intérêt  tout  an- 
glais avant  l'établissement  en  France  de  grandes  compagnies  du 
même  genre  pour  la  banque ,  les  chemins  de  fer,  le  crédit  mobi- 
lier, etc.  Avec  sa  modération  ordinaire,  il  ne  se  montre  pas  op- 
posé au  principe  du  monopole  comme  moyen  d'encourager  à  son 
début  une  entreprise  coûteuse  et  incertaine  dont  le  public  doit  pro- 
fiter, et  il  assimile  le  privilège  accordé  en  pareil  cas  à  celui  des 
inventeurs;  mais  il  a  soin  d'établir  en  même  temps  que  ce  privilège 
doit  être  temporaire  et  rigoureusement  limité  à  la  plus  courte  durée 
possible.  On  avait  suivi  ses  préceptes  dans  les  concessions  de  che- 
mins de  fer  faites  en  France  avant  18Zi8,  puisqu'on  les  avait  limi- 
tées pour  la  plupart  à  cinquante  années  ;  on  en  a  doublé  depuis  la 
durée,  et  on  a  même  admis  bien  d'autres  exceptions  aux  prescrip- 
tions de  l'auteur  des  Recherches. 

Ses  idées  sur  l'instruction  publique  et  sur  le  culte  s'éloignent  tout 
ta  fait  de  nos  habitudes.  Non -seulement,  suivant  lui,  l'enseigne- 
ment ne  doit  pas  être  donné  par  l'état,  mais  il  se  montre  peu  favo- 
rable à  l'existence  d'universités  indépendantes  et  riches,  comme  celles 
d'Oxford  et  de  Cambridge.  Tout  professeur  dont  le  traitement  est  as- 
suré, quel  que  soit  le  nombre  de  ses  élèves,  lui  paraît  naturellement 
disposé  à  remplir  son  devoir  avec  négligence.  Ceux  même  qui  s'ac- 
quittent avec  conscience  de  leurs  fonctions  n'ont  aucun  intérêt  à  en- 
seigner des  choses  vraiment  utiles,  vraiment  appropriées  aux  besoins 
de  la  société  ;  ils  ne  peuvent  être  avertis  par  personne,  quand  ils  font 
perdre  le  temps  de  leurs  élèves  en  études  surannées,  inutiles  ou  même 


ADAM    SMITH.  917 

dangereuses.  On  jugera  sans  doute  que  Smith  pousse  ici  un  peu  loin 
l'amour  de  la  concurrence.  Il  fait  cependant  une  exception  pour  l'édu- 
cation populaire.  Le  peuple  n'ayant  pas  toujours  les  moyens  de  payer 
lui-même  tous  les  frais  de  son  instruction,  l'état  peut  lui  faciliter  l'ac- 
quisition des  connaissances  les  plus  essentielles,  et  même  au  besoin 
la  lui  imposer.  Il  suffit  pour  cela  d'établir  dans  chaque  paroisse  une 
petite  école  où  les  enfans  du  peuple  soient  instruits  pour  le  Salaire 
le  plus  modique,  le  maître  étant  en  partie,  mais  non  en  totalité,  ré- 
tribué par  l'état.  On  reconnaît  ici  l'Écossais,  car  l'Ecosse  est  le  pays 
de  l'Europe  qui  a  le  plus  anciennement  organisé  l'instruction  popu- 
laire. Quant  à  nous,  si  nous  nous  sommes  séparés  du  philosophe  de 
Kirkcaldy  pour  l'enseignement  secondaire  et  supérieur,  notre  loi  de 
1833  sur  l'instruction  primaire  se  rapproche  de  ses  idées. 

Pour  le  culte,  un  pays  catholique  comme  le  nôtre  a  nécessaire- 
ment peu  de  rapports  avec  un  pays  protestant  et  presbytérien  comme 
l'Ecosse.  Il  faut  avouer  d'ailleurs  que  ce  sujet  n'est  guère  du  do- 
maine de  l'économie  politique.  Il  n'y  a  pas  de  question  plus  grave 
que  celle  des  rapports  de  l'église  et  de  l'état,  et  qui  ait  reçu  plus  de 
solutions  diverses  suivant  les  religions  et  les  gouvernemens.  David 
Hume  avait  dit  ironiquement  quelque  part  qu'une  église  bien  dotée 
avait  cet  avantage,  que  le  clergé  s'acquittait  de  ses  fonctions  avec 
indolence  et  n'était  pas  trop  animé  de  l'esprit  de  prosélytisme;  Adam 
Smith  se  plaît  à  reproduire  cette  épigramme,  dirigée  surtout  contre 
l'église  d'Angleterre,  ce  qui  ne  l'empêche  pas  de  conclure  en  faveur 
de  l'organisation  presbytérienne.  «  L'église  la  plus  opulente  du 
monde  chrétien  ne  maintient  pas  mieux,  dit-il,  l'uniformité  de 
croyance,  la  ferveur  de  dévotion,  l'esprit  d'ordre  et  la  sévérité  des 
mœurs  dans  la  masse  du  peuple,  que  cette  église  d'Ecosse,  si  pau- 
vrement dotée.  » 

On  lui  a  reproché  de  n'avoir  pas  dit  un  mot  de  la  bienfaisance 
publique;  c'est  qu'évidemment,  dans  son  opinion,  l'assistance  n'est 
bien  donnée  que  par  la  charité  privée,  ou  tout  au  moins  par  des 
institutions  particulières  indépendantes.  Il  jugeait  sévèrement  la 
taxe  des  pauvres,  et  il  s'en  est  expliqué  nettement  dans  une  autre 
partie  des  Recherches  à  propos  de  la  règle  du  domicile  {seulement), 
car  Malthus  est  loin  d'être  le  premier  qui  ait  signalé  les  dangers  de 
la  charité  légale.  Avant  Smith  lui-même,  le  vieux  Daniel  Defoë  les 
avait  nettement  indiqués  dans  un  pamphlet  vigoureux  ayant  pour 
titre  Aumône  n'est  pas  charité  [Giving  alms  no  charity).  Établie  en 
Ecosse  à  peu  près  vers  le  même  temps  qu'en  Angleterre,  la  taxe  des 
pauvres  n'y  avait  jamais  pris  la  même  extension  <  le  bon  sens  naturel 
et  l'esprit  d'économie  de  la  nation  l'avaient  maintenue  dans  des 
limites  à  peu  près  insignifiantes;  le  nombre  des  indigens  s'était  ré- 


918  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

duit  dans  la  même  proportion.  Avec  ce  modèle  devant  les  yeux,  il 
était  assez  naturel  de'  n'en  pas  parler  comme  d'un  devoir  essentiel 
de  l'état.  En  résumé,  Smith  se  montre  très  sévère,  trop  sévère  peut- 
être,  en  fait  de  dépenses  publiques;  mais  l'excès  contraire  a  tant 
d'attrait,  qu'on  ne  saurait  trop  l'en  blâmer.  «  Il  ne  faut  point,  avait 
dit  ayant  lui  Montesquieu,  prendre  au  peuple  sur  ses  besoins  réels 
pour  des  besoins  de  l'état  imaginaires.  Ces  besoins  imaginaires  sont 
ce  que  demandent  les  passions  et  les  faiblesses  de  ceux  qui  gouver- 
nent, le  charme  d'un  projet  extraordinaire,  l'envie  malade  d'une 
vaine  gloire,  et  une  certaine  impuissance  d'esprit  contre  les  fan- 
taisies. » 

Ce  qui  touche  aux  revenus  publics  soulève  moins  de  controverses. 
Smith  y  trace  de  main  de  maître  les  conditions  qui  peuvent  rendre 
l'impôt  plus  juste,  plus  égal,  plus  facile  à  percevoir.  Quand  on 
songe  à  ce  qu'était  alors  partout  la  constitution  des  impôts,  établis 
et  perçus  au  hasard,  on  s'étonne  de  ce  qu'il  a  fallu  de  réflexion  et 
de  perspicacité  pour  créer  de  toujes  pièces  une  nouvelle  théorie.  A 
la  lumière  de  ce  flambeau,  Smith  passe  en  revue  les  contributions 
existantes,  soit  en  Angleterre,  soit  dans  le  reste  de  l'Europe,  sans 
en  excepter  les  douanes,  car  s'il  les  condamne  comme  moyen  de 
gêner  la  liberté  du  travail,  il  les  accepte  comme  ressource  fiscale. 
Cette  partie  de  son  livre  a  vieilli  par  son  succès  même,  puisque  l'as- 
siette des  impôts  a  été  généralement  remaniée  d'après  ses  principes. 
Il  parle  des  finances  de  tous  les  états  en  financier  consommé.  Sa  cri- 
tique s'exerce  particulièrement  sur  le  mode  de  taxation  alors  connu 
en  France  sous  le  nom  de  taille  personnelle  ^  et  dont  il  analyse  par- 
faitement les  inconvéniens.  La  plupart  de  ses  indications,  mises  en 
pratique,  ont  augmenté  partout  les  revenus  publics,  tout  en  dimi- 
nuant, du  moins  en  apparence,  les  charges  des  contribuables.  Tel 
est,  par  exemple,  le  système  des  adoucissemens  successifs  d'impôt 
sur  les  objets  de  consommation,  qui  réussit  de  nos  jours  si  bien  en 
Angleterre.  Nul  doute  qu'il  n'y  ait  encore  beaucoup  à  tirer  de  cette 
mine,  dont  on  a  pourtant  beaucoup  tiré  ;  mais  on  ne  sait  vraiment  si 
on  doit  le  désirer.  Avec  cet  art  habile  de  l'impôt,  on  est  parvenu  à 
faire  payer  à  la  France  et  à  l'Angleterre  des  budgets  de  1,800  mil- 
lions, et  bientôt  sans  doute  de  2  milliards.  Il  devient  de  plus  en  plus 
difficile  d'administrer  utilement  de  si  gros  revenus,  même  pour  les 
gouvernemens  les  plus  soumis  au  contrôle  vigilant  de  la  liberté  po- 
litique. Qu'en  dirait  Smith,  lui  qui  trouvait  déjà  lourd  de  son  temps 
un  budget  de  250  millions? 

Ces  observations  s'appliquent  surtout  aux  dettes  publiques.  Le 
fondateur  de  l'économie  politique  se  montre  fort  peu  partisan  du  sys- 
tème tant  vanté  du  crédit  public,  qui  se  résout  toujours  à  ses  yeux 


ADAM    SMITH.  919 

par  un  appauvrissement.  Un  écrivain  nommé  Pinto  ayant  avancé, 
dans  un  Traité  de  la  circulation  et  du  crédit ^  que  les  fonds  publics 
de  l'Angleterre  formaient  un  nouveau  capital  à  ajouter  à  ses  autres 
capitaux;  Adam  Smith  le  réfute  vivement.  «  Cet  auteur,  dit-il,  ne  fait 
pas  attention  que  le  capital  avancé  au  gouvernement  par  les  créan- 
ciers de  l'état  était  une  portion  du  produit  annuel  qui  a  été  dé- 
tournée de  faire  fonction  de  capital  pour  passer  dans  le  revenu ,  ou 
en  d'autres  termes  qui  a  été  enlevée  au  travail  productif  pour  être 
dissipée  improductivement.  A  la  vérité,  les  créanciers  ont  obtenu,  en 
retour  du  capital  par  eux  avancé,  une  annuité  sur  les  fonds  publics 
qui  en  représente  au  moins  la  valeur.  Cette  annuité  leur  fournit  les 
moyens  d'obtenir  des  tiers,  par  vente  ou  par  emprunt,  un  nouveau 
capital  égal  ou  supérieur  à  celui  qu'ils  ont  avancé  au  gouverne- 
ment; mais  ce  nouveau  capital,  il  fallait  bien  qu'il  existât  aupara- 
vant dans  le  pays,  et  qu'il  y  fût  employé,  comme  tous  les  capitaux, 
à  entretenir  du  travail  productif.  Quand  ce  capital  est  venu  à  pas- 
ser entre  les  mains  de  ceux  qui  avaient  avancé  le  leur  au  gouver- 
nement, il  pouvait  être  nouveau  pour  eux,  mais  il  ne  l'était  pas 
pour  le  pays.  Si  l'emprunt  n'avait  pas  eu  lieu,  il  y  aurait  eu  daiu 
le  pays  deux  capitaux  au  lieu  d'un.  » 

Cette  réponse  n'est  complètement  juste  qu'autant  que  le  montant 
de  l'emprunt  a  été  réellement  consacré  à  des  dépenses  improduc- 
tives, ce  qui  n'arrive  pas  de  toute  nécessité;  mais  il  n'y  a  que  bien 
peu  d'exemples  qu'un  emprunt  ait  été  employé  en  dépenses  utiles 
ou  nécessaires,  comme  une  guerre  défensive  ou  des  travaux  publics. 
Souvent  même  les  gouvernemens  empruntent  pour  des  guerres  inu- 
tiles ou  pour  des  gaspillages  fastueux;  dans  ce  cas,  l'observation 
est  vraie  à  la  lettre,  il  y  a  destruction  et  non  formation  de  capi- 
tal. Et  d'ailleurs,  quand  l'emprunt  sert  à  des  dépenses  utiles,  c'est 
encore  une  question  de  savoir  si  le  capital  emprunté  n'aurait  pas 
fructifié  davantage  entre  les  mains  de  l'intérêt  privé,  et  si,  érigé  en 
capital  public,  il  n'a  pas  empêché  la  formation  d'un  plus  grand  nom- 
bre de  capitaux  particuliers.  En  fait,  on  peut  affirmer  que  les  neuf 
dixièmes  au  moins  des  dettes  publiques  ont  eu  pour  origine  des  des- 
tructions de  capital,  et  l'opinion  de  Pinto,  que  Mac-Culloch  qualifie 
avec  raison  d'extravagant  paradoxe,  ne  trouverait  pas  aujourd'hui 
un  seul  partisan  un  peu  éclairé.  Ce  qui  trompe  les  yeux  superfi- 
ciels, c'est  cette  masse  de  titres  qu'on  appelle  des  capitaux^  et  qui 
en  font  l'office  dans  les  échanges ,  mais  qui  ne  sont  en  réalité  que 
des  hypothèques  sur  l'ensemble  des  propriétés  nationales,  et  qui 
en  diminuent  d'autant  la  valeur. 

Quant  à  cette  autre  erreur  plus  répandue  que ,  dans  le  paiement 
de  la  dette  publique,  c'est  la  main  droite  qui  paie  à  la  main  gauche. 


9â0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  que  la  nation  n'y  perd  rien,  Adam  Smith  prend  aussi  la  peine  de 
la  réfuter  en  quelques  mots.  «  Quand  même,  dit-il,  la  totalité  de  la 
dette  appartiendrait  à  des  nationaux,  ce  qui  n'arrive  pas  toujours, 
ce  ne  serait  pas  moins  un  mal  des  plus  pernicieux.  Le  propriétaire 
de  terre ,  pour  conserver  son  revenu ,  est  intéressé  à  tenir  son  bien 
en  bon  état  par  toute  sorte  de  réparations  et  d'améliorations  dis- 
pendieuses. Une  excessive  contribution  foncière,  destinée  à  payer  les 
créanciers  de  l'état,  peut  retrancher  de  ce  revenu  une  part  telle- 
ment forte  qu'il  ne  puisse  plus  subvenir  à  ces  améliorations.  Il  en 
est  de  même  quand  la  multiplicité  des  impôts  enlève  aux  marchands 
et  aux  manufacturiers  une  partie  notable  de  leur  capital.  Un  créan- 
cier de  l'état  a  certainement  un  intérêt  vague  et  général  à  la  pros- 
périté de  l'agriculture,  des  manufactures  et  du  commerce,  puisque 
c'est  ce  qui  sert  à  lui  payer  l'annuité  qui  lui  est  due;  mais  il  n'a  di- 
rectement aucun  intérêt  à  ce  que  telle  portion  de  terre  soit  en  bonne 
valeur  ou  telle  portion  de  capital  avantageusement  exploitée.  Il  ne 
connaît  aucune  portion  particulière  de  terre  ou  de  capital,  il  n'en 
a  aucune  sous  sa  direction  immédiate,  et  il  n'en  est  pas  une  qui  ne 
puisse  être  totalement  anéantie  sans  qu'il  s'en  doute.  » 

Du  reste,  Adam  Smith  ne  se  dissimule  pas  ce  que  ce  système  a  de 
commode,  dans  un  pays  riche,  pour  les  gouvernemens  et  pour  les  ca- 
pitalistes, aux  dépens  du  public.  «  Les  gouvernemens,  dit  Smith,  se 
montrent  très  disposés,  dans  la  plupart  des  occasions,  à  emprunter 
à  des  conditions  extrêmement  avantageuses  pour  les  prêteurs.  L'en- 
gagement que  l'état  prend  envers  le  créancier  primitif  est  de  nature 
à  pouvoir  se  transmettre  de  main  en  main,  et  quand  le  public  a  con- 
fiance dans  la  justice  de  l'état,  on  vend  d'ordinaire  cet  engagement 
sur  la  place  à  un  prix  supérieur  à  celui  qui  a  été  payé  dans  l'origine. 
Le  capitaliste  se  fait  ainsi  un  bénéfice  en  prêtant  au  gouvernement, 
et  au  lieu  de  diminuer  ses  capitaux,  c'est  pour  lui  un  moyen  de  les 
augmenter.  Il  regarde  donc  comme  une  grâce  d'être  admis  pour  une 
portion  dans  la  souscription  pour  un  nouvel  emprunt.  De  là  un  dé- 
sir général,  dans  un  état  riche,  de  prêter  au  gouvernement.  De  son 
côté,  le  gouvernement  d'un  tel  état  est  très  porté  à  se  reposer  sur 
cette  bonne  volonté  des  sujets  de  lui  prêter  leur  argent,  et  il  se  dis- 
pense volontiers  du  devoir  d'épargner.  »  Ceci  explique  parfaitement 
pourquoi  les  peuples  riches  sont  ceux  qui  ont  les  plus  fortes  dettes;  ils 
ne  sont  pas  riches  parce  qu'ils  sont  endettés,  ils  sont  endettés  parce 
qu'ils  sont  riches.  La  richesse  vient  d'ailleurs,  elle  vient  du  travail 
et  de  la  sécurité;  plus  elle  se  produit  en  abondance,  plus  on  est 
tenté  d'en  abuser.  Il  ne  dépend  pas  de  tous  les  gouvernemens  d'em- 
prunter autant  que  le  gouvernement  anglais  par  exemple  :  ce  n'est 
pas  la  bonne  volonté  qui  manque,  ce  sont  les  moyens. 


ADAM    SMITH.  924 

Quant  à  la  nation  elle-même,  dont  les  intérêts  sont  sacrifiés  dans 
cet  accord  entre  les  gouvernemens  prodigues  et  les  capitalistes  cal- 
culateurs, elle  ne  réagit  pour  se  défendre  qu'autant  que  l'esprit  pu- 
blic y  est  puissant  et  éclairé  ;  sinon,  elle  ne  sent  pas  tout  d'abord 
le  nouveau  fardeau  qui  vient  de  lui  être  imposé  et  qui  n'a  pas  pour 
elfet  immédiat  d'augmenter  les  impôts.  iVdam  Smith  s'indigne  de 
cette  torpeur  et  demande,  pour  la  faire  cesser,  que  les  charges  ex- 
traordinaires soient  acquittées  par  des  impôts  et  non  par  des  em- 
prunts. ((  Si  l'on  pourvoyait,  dit-il  avec  raison,  aux  dépenses  de  la 
guerre  avec  un  revenu  levé  dans  le  cours  de  l'année,  les  guerres  se- 
raient plus  promptement  terminées,  et  on  les  entreprendrait  avec 
moins  de  légèreté;  ces  périodes  d'appauvrissement,  où  la  possibilité 
d'accumuler  des  capitaux  est  comme  suspendue  par  l'exagération 
des  dépenses  publiques,  deviendraient  à  la  fois  plus  rares  et  plus 
courtes.  »  On  sait  qu'en  Angleterre,  où  le  sentiment  des  questions 
fmancières  et  le  respect  des  intérêts  généraux  sont  plus  répandus 
qu'ailleurs,  on  a  voulu  essayer  pendant  la  dernière  guerre  du  mode 
recommandé  par  Smith  ;  mais  il  a  fallu  revenir  à  l'emprunt  :  cette 
tentative  n'en  fait  pas  moins  le  plus  grand  honneur  au  gouverne- 
ment et  à  la  nation. 

Le  philosophe  écossais  trace  l'historique  de  la  dette  anglaise,  qui 
s'élevait  en  1776  à  130  millions  de  livres  sterling  ou  3  milliards  250 
millions,  et  il  présente  avec  le  plus  grand  détail  l'exposé  de  tout 
un  plan  pour  la  racheter.  Ce  plan  peut  paraître  chimérique,  car  il 
reposait  en  partie  sur  des  impôts  acquittés  par  les  colonies  au  mo- 
ment même  où  l'Amérique  se  soulevait  pour  n'en  pas  payer.  Il  n'en 
est  pas  moins  vrai  que  si  ce  plan  ou  tout  autre  avait  prévalu,  si  sur- 
tout le  gouvernement  anglais  avait  pu  s'abstenir  de  nouveaux  em- 
prunts, l'Angleterre,  si  riche  qu'elle  soit,  serait  aujourd'hui  bien 
plus  riche,  et  l'aisance  moyenne  encore  plus  répandue  dans  toutes 
les  classes  de  la  population.  Vingt-cinq  milliards  de  plus  ou  de 
moins  dans  la  fortune  d'un  peuple,  ce  n'est  pas  indifférent.  Une 
seule  fois,  en  1786,  l'Angleterre  s'est  crue  à  la  veille  de  se  délivrer 
de  sa  dette  :  c'est  quand  Pitt  fit  adopter  par  le  parlement  son  fameux 
système  d'amortissement  par  la  puissance  des  intérêts  composés, 
emprunté  au  docteur  Price.  Smith  vivait  encore  à  cette  époque,  et 
probablement  il  dut  partager  les  espérances  du  ministre  et  de  la 
nation.  La  guerre  contre  la  France  ayant  éclaté  peu  de  temps  après, 
des  dépenses  gigantesques  devinrent  nécessaires,  et  l'action  de  l'a- 
mortissement disparut  sous  l'accumulation  des  nouveaux  emprunts; 
ce  n'est  pas  la  faute  du  système  adopté.  Aujourd'hui  encore,  il  faut 
rendre  cette  justice  à  la  nation  anglaise,  qu'elle  n'épargne  rien,  pas 
même  V income-tax,  pour  réduire  le  plus  possible  son  énorme  dette. 


922  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Plus  que  jamais  il  devient  à  propos  de  rappeler  en  France  le  ju- 
gement d'Adam  Smith  et  de  tous  les  économistes  sur  les  emprunts 
publics.  INotre  dette  nationale  a  doublé  depuis  dix  ans,  même  sans 
parler  de  la  garantie  éventuelle  accordée  par  l'état  aux  obligations 
de  chemins  de  fer.  La  dette  antérieure  à  IHliS  se  composait 
presque  tout  entière  du  tiers  consolidé  en  1798  et  des  dépenses 
causées  par  les  deux  invasions;  la  restauration  et  la  monarchie 
de  juillet  n'y  avaient  ajouté  que  des  quantités  insignifiantes,  les 
emprunts  contractés  sous  ces  deux  régimes,  depuis  la  liquidation 
de  l'empire,  ayant  été  à  peu  près  compensés  par  l'amortissement 
malgré  l'indemnité  des  émigrés,  la  guerre  d'Espagne  et  de  Morée, 
la  conquête  de  l'Algérie  et  l'extension  donnée  aux  travaux  .publics. 
Ces  trente  ans  de  bonne  administration  financière  sont  précisément 
ce  qui  a  créé  chez  nous  le  crédit  public,  dont  on  vient  de  faire  un 
si  large  usage  ;  il  est  grand  temps  de  revenir  sur  nos  pas.  Quand 
Louis  XIV  résolut  de  se  jeter  dans  la  voie  ruineuse  des  emprunts, 
Colbert  résista  de  toutes  ses  forces;  la  volonté  du  roi  n'en  fut  pas 
moins  obéie  par  les  courtisans  qui  composaient  le  conseil,  et  Col- 
bert dit  en  sortant  à  l'un  d'eux  :  «  Croyez-vous  que  je  ne  sache  pas 
aussi  bien  que  vous  qu'on  peut  trouver  de  l'argent  à  emprunter? 
Mais  vous  connaissez  comme  moi  l'homme  à  qui  nous  avons  affaire, 
sa  passion  pour  la  représentation,  pour  les  grandes  entreprises,  pour 
tous  les  genres  de  prodigalités.  Yoilà  donc  la  carrière  ouverte  aux 
emprunts,  par  conséquent  à  des  dépenses  illimitées  !  Vous  en  répon- 
dez à  la  nation  et  à  la  postérité.  »  Et  la  responsabilité  dont  parlait 
prophétiquement  Colbert  n'est  pas  légère  à  porter,  car  ce  sont  les 
conséquences  des  profusions  et  des  emprunts  de  Louis  XIV  qui  ont 
fait  monter  Louis  XVI  sur  l'échafaud. 

V. 

Voilà  les  problèmes  qui  occupaient,  il  y  a  cent  ans,  au  fond  d'un 
pauvre  village  de  pêcheurs,  les  méditations  d'un  professeur  de  phi- 
losophie morale.  Depuis  ce  moment,  la  doctrine  du  rêveur  solitaire 
a  fait  son  chemin,  et  partout  où  elle  a  reçu  une  application  même 
imparfaite,  elle  a  apporté  une  prospérité  inouie  jusqu'alors.  Sa  terre 
natale  est  naturellement  celle  qui  en  a  retiré  les  plus  heureux  fruits; 
le  reste  du  monde  s'en  pénètre  aussi  peu  à  peu.  C'est  elle  qui  fait 
naître  et  grandir  aux  bouts  de  la  terre  des  nations  nouvelles,  et 
qui  pousse  comme  malgré  elles  les  nations  les  plus  rebelles  du 
vieux  monde.  La  France  est  une  des  plus  réfractaires ;  mais  si  elle 
refuse  d'adopter  les  principes,  elle  en  a  mis  beaucoup  en  pratique 
sans  s'en  douter.  Nous  nous  sommes  laissé  devancer  par  presque 


AlDAM    SMITH.  923 

tous  les  peuples  qui  nous  entourent  :  la  population  britannique,  qui 
n'était  au  commencement  du  siècle  que  la  moitié  de  la  nôtre,  l'égale 
aujourd'hui,  en  y  comprenant  les  colonies;  la  Belgique  et  l'Italie, 
l'Allemagne  et  la  Suisse,  marchent  plus  vite  que  nous  ;  nous  avons 
moins  de  chemins  de  fer  que  la  plupart  de  nos  voisins  (1)  ;  notre 
agriculture  est  des  moins  productives,  notre  navigation  n'avance 
pas,  et  cependant  nos  progrès  sont  grands  et  visibles.  A  quoi  les 
devons-nous?  A  ce  qui  a  transpiré  dans  nos  lois  et  dans  nos  mœurs 
de  la  doctrine  de  la  liberté  du  travail,  tandis  que  les  préjugés  con- 
traires nous  ont  fait  et  nous  font  encore  beaucoup  de  mal. 

Que  seraient  aujourd'hui  notre  agriculture,  notre  industrie,  notre 
commerce,  sans  l'abolition  de  la  plupart  des  obstacles  qui  arrê- 
taient autrefois  la  production?  On  entend  dire  assez  souvent  que  nos 
manufactures  doivent  tout  à  ce  qu'on  appelle  le  système  protecteur; 
mais  on  ne  réfléchit  pas  que  ce  système  n'est  plus  complet,  Dieu 
merci  :  ce  qui  passe  entre  les  mailles  fait  illusion  sur  le  reste.  Que 
seraient  nos  manufactures  de  soieries,  de  cotonnades,  de  lainages, 
s'il  n'entrait  pas  tous  les  ans  en  France  pour  150  milUons  de  soies 
étrangères,  pour  150  millions  de  cotons  étrangers,  pour  150  mil- 
lions de  laines  étrangères,  et  s'il  ne  sortait  pas  en  même  temps 
pour  600  millions  de  nos  tissus?  Que  deviendrions -nous  si  nous 
n'avions  pas  tous  les  ans  un  commerce  de  700  millions  avec  l'Angle- 
terre, de  450  millions  avec  les  Etats-Unis,  de  350  millions  avec  la 
Belgique,  de  250  millions  avec  l'Allemagne,  etc.  ?  Et  ce  qui  est  vrai 
du  commerce  étranger  l'est  encore  plus  du  commerce  intérieur.  Où 
en  serions-nous  si,  comme  le  dit  Yol taire,  il  était  encore  défendu 
à  tout  Périgourdin  d'acheter  du  blé  en  Auvergne,  et  à  tout  Cham- 
penois de  manger  du  pain  avec  du  blé  acheté  en  Picardie?  si  les 
houilles  de  la  Flandre  étaient  protégées  contre  celles  de  la  Loire,  ou 
les  fers  de  la  Champagne  contre  ceux  du  Berry?  si  les  grandes 
querelles  entre  les  savetiers  et  les  cordonniers,  les  fripiers  et  les 
tailleurs,  les  joailliers  et  les  orfèvres,  qui  ont  tant  occupé  les  parle- 
mens,  et  qui  ont  failli  se  renouveler  récemment  entre  les  pâtissiers 

(4)  Voici  la  longueur  des  chemins  de  fer  exploités  à  la  fin  de  1857  par  myriamètre 
carré  de  superficie  : 

1  Belgique 5  kilomètres. 

2  Grande-Bretagne...  4,7  — 

3  Allemagne 1,8  — 

4  Prusse 1,7  — 

5  France 1,4  — 

Pour  la  longueur  exploitée  proportionnellement  à  la  population,  notre  infériorité  est 
encore  plus  marquée  :  nous  n'occupons  que  le  huitième  rang,  et  nous  ne  sommes  pas  en 
voie  de  regagner  la  difi'érence,  car  nous  n'avons  ouvert  en  1859  que  350  nouveaux  kilo- 
mètres, comme  dans  les  plus  mauvaises  années  qui  ont  suivi  la  révolution  de  février. 


924  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

et  les  boulangers,  duraient  encore?  Quelque  puissante  que  soit  res- 
tée l'ancienne  manie  réglementaire,  elle  a  cédé  pour  toujours  sur 
bien  des  points  ;  ce  n*est  pas  le  privilège,  c'est  la  liberté  qui  domine 
dans  notre  organisation  économique.  Yoilà  ce  qui  nous  permet  de 
conserver,  sinon  tout  à  fait  impunément,  du  moins  sans  trop  en 
souffrir  en  apparence,  pas  mal  de  prohibitions,  et  même  de  nous 
passer  de  temps  en  temps  le  plaisir  coûteux  d'une  révolution  ou  de 
gaspiller  une  bonne  partie  des  revenus  publics  ou  privés  par  une 
certaine  impuissance  d'esprit  contre  les  fantaisies. 

Quand  on  voit  combien  fructifie  le  faible  capital  dont  peuvent 
disposer  nos  cultivateurs  et  nos  industriels,  et  combien  une  liberté 
boiteuse  a  produit  de  trésors  depuis  quarante  ans,  on  se  demande 
ce  que  serait  la  France,  si  elle  avait  su  se  pénétrer  davantage  des 
sages  prescriptions  de  Turgot  et  d'Adam  Smith.  Il  se  peut  que,  dans 
Texposé  de  leurs  doctrines,  les  économistes  français  modernes, 
comme  leurs  prédécesseurs  du  siècle  dernier,  n'aient  pas  su  garder 
assez  de  mesure.  C'est  là  un  péché  tout  français,  dont  l'économie 
politique  n'a  pas  plus  réussi  à  se  défendre  que  la  politique  propre- 
ment dite.  En  tout  pays,  il  y  a  des  faits  historiques  puissans  qui 
font  partie  de  la  constitution  nationale  et  qu'il  faut  savoir  respecter  ; 
sinon,  ils  se  font  respecter  eux-mêmes  et  se  défendent  contre  les 
agresseurs  en  les  écrasant.  Si  les  économistes  français  ont  commis 
des  fautes,  on  s'en  est  habilement  servi  contre  eux,  et  en  défini- 
tive la  France  entière  a  payé  les  frais  du  différend.  Ce  qui  jette 
l'épouvante  dans  la  plupart  des  esprits,  c'est  la  croyance  à  une 
sorte  d'anarchie  universelle  qui  suivrait  l'application  des  théories 
économiques.  Injustes  et  puériles  en  elles-mêmes,  ces  terreurs 
s'expliquent  par  quelques  déclamations  excessives,  car  en  toute 
chose  le  radicalisme  porte  malheur.  Rien  n'est  plus  propre  à  les 
calmer  que  la  lecture  d'Adam  Smith.  Nulle  part  la  doctrine  de  la 
liberté  du  travail  n'est  présentée  avec  plus  de  netteté,  et  nulle  part 
elle  n'est  accompagnée  de  plus  de  ménagemens.  Pour  le  patriarche 
de  l'économie  politique,  l'idée  de  la  liberté  ne  se  sépare  jamais 
de  l'idée  de  l'ordre,  ou,  pour  mieux  dire,  les  deux  idées  n'en  font 
qu'une  :  la  liberté  n'est  que  le  moyen  de  dégager  l'ordre  essentiel 
et  divin,  faussé  par  les  combinaisons  humaines.  Nul  ne  se  montre 
plus  patient,  plus  conservateur  des  droits  acquis,  plus  ami  des  tran- 
sitions, plus  attentif  aux  moindres  faits,  plus  dégagé  de  passion  et 
d'entraînement  que  les  économistes  (anglais  de  son  école,  et  cepen- 
dant nul  n'a  porté  plus  loin  qu'eux,  sans  aucun  danger  pour  la  paix 
publique,  pour  l'état  politique  et  social,  et  avec  des  conséquences 
infinies  pour  la  prospérité  nationale,  la  pratique  successive  de  ces 
principes. 


ADAM    SMITH.  925 

Si  nous  en  croyons  d'intolérans  moralistes,  l'économie  politique 
a  un  bien  autre  défaut  :  c'est  une  étude  matérialiste  et  vile,  qui  ne 
songe  qu'aux  besoins  du  corps.  Il  est  vrai  :  il  ne  s'agit  que  de  don- 
ner du  pain  à  ceux  qui  ont  faim,  des  vètemens  à  ceux  qui  ont  froid, 
de  multiplier  autant  que  possible  le  nombre  des  créatures  de  Dieu 
qui  vivent  au  soleil,  de  répandre  l'aisance  et  le  bien-être  autour  de 
soi,  de  rendre  son  pays  riche,  heureux  et  puissant.  Et  par  quels 
moyens  veut-on  y  parvenir?  Uniquement  par  la  justice  et  par  la 
liberté,  c'est-à-dire  par  les  lumières  et  par  les  mœurs.  Yoilà  qui 
mérite  en  effet  les  mépris  et  les  anathèmes!  «  L'économie  politique, 
dit-on,  c'est  la  science  de  la  richesse,  c'est-à-dire  l'art  de  devenir 
riche  par  tous  les  moyens.  »  Ici  l'on  se  méprend  ou  l'on  feint  de  se 
méprendre  sur  le  sens  du  mot.  Il  y  a  deux  sortes  de  richesse  :  la 
vraie,  la  légitime,  celle  qui  vient  du  travail  et  de  l'épargne;  la  fausse 
et  l'injuste,  celle  qui  vient  de  la  ruse  et  de  la  spoliation.  La  pre- 
mière s'acquiert  lentement,  péniblement,  et  profite  à  la  société  tout 
entière  :  c'est  celle  que  recherche  l'économie  politique;  la  seconde 
s'obtient  aux  dépens  d' autrui,  l'économie  politique  la  condamne  et 
la  poursuit  sans  pitié.  Si  la  science  économique  était  plus  répandue, 
plus  acceptée,  il  y  aurait  certainement  moins  de  pauvres,  mais  il  y 
aurait  aussi  moins  de  riches;  la  production  doublée  n'y  suffirait  pas. 
Le  travail,  même  dans  un  pays  où  il  jouit  pleinement  de  la  liberté, 
fait  rarement  des  riches;  il  crée  beaucoup  plus  de  richesses  qu'ail- 
leurs, mais  ces  richesses  se  répartissent  plus  également,  et  il  en  reste 
bien  peu  pour  l'oisiveté.  Qui  a  plus  attaqué  le  luxe  que  l'économie 
politique?  Qui  a  mieux  démontré  l'union  intime  du  luxe  et  de  la 
misère?  Hélas!  il  s'agit  bien  moins  d'arriver  à  la  richesse  que  d'é- 
viter la  pauvreté,  et  la  parole  divine  ne  cessera  pas  d'être  vraie  : 
Tu  mangeras  ton  pain  à  la  sueur  de  ton  front. 

Nous  avons  vu  que  l'économie  politique  est  née  de  la  morale, 
ainsi  du  moins  que  l'entend  l'école  écossaise,  et  qu'elles  ont  toutes 
deux  un  principe  commun,  l'amour  de  l'humanité.  Yeut-on  mieux 
encore,  si  mieux  il  y  a?  L'idée  de  la  responsabilité  personnelle  do- 
mine la  morale,  elle  domine  aussi  l'économie  politique,  c'est  une 
des  causes  qui  nuisent  le  plus  à  son  succès.  La  faiblesse  naturelle 
de  l'homme  répugne  à  cette  mâle  science  qui,  dépouillant  de  ses 
voiles  le  mystère  de  la  richesse,  montre  partout  la  rude  nécessité 
du  travail  et  de  l'épargne.  Le  crédit  même,  ce  mot  magique  qui 
semble  créer  à  volonté  des  trésors,  sort  à  sa  voix  des  nuages  dorés, 
et  n'a  plus  pour  origine  que  la  stricte  fidélité  à  remplir  ses  enga- 
gemens.  Tout  précepte  économique  suppose  une  vertu,  toute  con- 
quête légitime  de  bien-être  dépend  de  l'accomplissement  d'un  de- 
voir. Après  avoir  tout  fait  pour  éviter  la  souffrance  et  la  pauvreté, 


926  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

l'économie  politique  apprend  encore  à  souffrir  sans  murmurer,  en 
montrant  que  tout  secours  implique  un  sacrifice,  et  qu'on  ne  peut 
donner  aux  uns  sans  ôter  aux  autres,  ce  qui  est  à  coup  sûr  le  plus 
dur  châtiment  que  puisse  recevoir  ici-bas  l'imprévoyance  humaine. 
Cela  ne  suffit  pas,  nous  dit-on.  Eh!  qui  en  doute?  L'économie  poli- 
tique n'est  pas  la  morale,  pas  plus  que  la  morale  n'est  la  religion 
ou  la  politique,  pas  plus  que  la  philosophie  n'est  l'histoire  natu- 
relle, la  littérature  ou  les  beaux-arts.  Pour  que  l'unité  primordiale 
survive  à  cette  diversité  forcée,  il  suffît  que  ces  différentes  voies 
concourent  au  même  but,  et  en  effet  les  populations  qui  doivent  au 
travail  la  plus  grande  aisance  matérielle  sont  en  même  temps  les 
plus  morales,  les  plus  libres,  les  plus  religieuses,  les  plus  éclairées, 
les  plus  polies,  les  plus  saines  d'âme  et  de  corps.  Tout  s'enchaîne 
dans  le  bien  comme  dans  le  mal. 

De  même  que  les  vertus  privées,  les  vertus  publiques  ont  plu- 
sieurs mobiles;  l'intérêt  bien  entendu,  s'il  n'est  pas  le  seul,  est  un 
des  plus  vivaces.  Les  peuples  qui  ont  le  plus  perdu  le  sentiment  de 
leurs  droits  conservent  le  sentiment  de  leurs  intérêts,  et  tant  que  ce 
dernier  le\n[er  n'est  pas  brisé,  rien  n'est  tout  à  fait  perdu.  Chacun 
peut  espérer  un  moment,  dans  une  société  sceptique  et  désorgani- 
sée, fonder  ou  sauver  sa  propre  fortune  sur  les  ruines  des  mœurs 
publiques;  il  faut  cependant  finir  par  voir  quelque  jour  que,  si  les 
gagnans  se  comptent  par  centaines  à  cette  misérable  loterie,  les 
perdans  se  comptent  par  millions.  On  se  prend  alors  à  regretter 
les  garanties  méconnues.  Il  n'y  a  pas  de  prospérité  durable  pour  une 
nation  hors  de  l'accomplissement  viril  et  sensé  des  devoirs  politi- 
ques. Voilà  ce  que  les  peuples  peuvent  oublier  dans  un  moment  de 
fatigue  et  de  découragement,  mais  ce  que  les  leçons  de  l'expérience 
ne  peuvent  manquer  de  leur  rappeler,  et,  à  défaut  des  nobles  ins- 
tincts tristement  obscurcis,  l'aiguillon  de  la  nécessité  réveille  tôt  ou 
tard  les  âmes  engourdies.  C'est  là  un  des  caractères  qui  distinguent 
le  plus  les  sociétés  modernes  des  sociétés  antiques  ;  quelle  que  soit 
toujours  la  puissance  des  élémens  morbides,  la  réaction  vitale  est 
aujourd'hui  plus  forte,  et  rien  d'absolument  pareil  à  l'empire  ro- 
main ne  peut  plus  se  renouveler. 

Après  tout,  la  moralité  d'une  doctrine  se  juge  par  ses  fruits,  par 
la  conduite  publique  et  privée  de  ceux  qui  la  professent.  Le  mobile 
spécial  des  études  économiques,  c'est  l'intérêt,  mais  l'intérêt  d'au- 
trui,  l'intérêt  national  et  patriotique,  l'intérêt  du  genre  humain. 
Quelques  exagérations  de^Bentham,  aggravées  encore  par  de  mal- 
veillans  commentaires,  ne  peuvent  donner  le  change  sur  le  véritable 
sens  d'une  doctrine  qui  ne  prend  pour  guide  l'intérêt  privé  qu'au- 
tant qu'il  se  confond  avec  l'intérêt  général,  et  qui  le  repousse  dès 


ADAM    SMITH.  927 

qu'il  s'en  écarte.  Quant  à  la  préoccupation  exclusive  de  l'intérêt 
personnel,  qui  s'en  est  montré  de  tout  temps  plus  affranchi  que  les 
économistes?  Qui  a  moins  brigué  les  richesses  mal  acquises,  les  faux 
honneurs,  les  monopoles  lucratifs,  les  faciles  bénéfices?  Qui  a  plus 
ouvertement  tenu  tête  soit  aux  violences  populaires  des  jours  de 
révolution,  soit  aux  lâches  complaisances  des  jours  de  servitude? 
Qui  a  plus  provoqué  le  sourire  méprisant  des  habiles  en  délaissant 
le  succès  positif  pour  courir  après  ce  qu'on  appelle  des  chimères, 
en  sacrifiant  sottement  son  temps,  ses  peines,  sa  fortune  et  quel- 
quefois sa  vie  pcJur  le  succès  de  ses  convictions?  Qui  a  mieux  vécu 
et  qui  est  mieux  mort,  supportant  sans  pâlir  et  les  épreuves  de  la 
vie  et  l'épreuve  suprême  du  dernier  moment? 

En  France,  l'économie  politique  commence  par  Yauban,  qui  meurt 
disgracié  par  Louis  XIY  pour  avoir  osé  lui  dire  la  vérité  ;  Racine  et 
Fénelon  ne  sont  pas  plus  heureux  :  ce  sont  y  dit  l'égoïste  couronné,  de 
beaux  esprits  chimériques ^  et  on  sait  comment  il  les  a  traités.  Bien- 
tôt ,  au  milieu  des  corruptions  du  règne  de  Louis  XV,  se  forme  le 
club  de  r  entre-sol,  où  quelques  hommes  de  bien  se  réunissent  pour 
s'entretenir  de  la  misère  publique  et  des  adoucissemens  qu'on  peut 
y  porter;  le  club  de  l' entre-sol  est  fermé,  et  ceux  qui  le  composent 
dispersés  comme  des  rêveurs  dangereux  qu'il  faut  surveiller.  Le 
fondateur  de  l'école,  Quesnay,  reste  pauvre  au  milieu  de  la  cour, 
quand  il  aurait  pu  mieux  qu'un  autre,  par  ses  fonctions  auprès  du 
roi,  obtenir  faveurs  et  pensions  ;  sa  famille  le  presse  de  faire  son  fils 
fermier-général.  —  Non^  répond-il,  le  bonheur  de  mes  enfans  doit 
être  lié  à  la  prospérité  publique ,  et  il  aime  mieux  mettre  ce  fils  à  la 
tête  d'une  grande  exploitation  rurale  avec  toutes  ses  chances.  Le- 
mercier  de  La  Rivière  se  fait  révoquer  de  ses  fonctions  d'intendant 
de  la  Martinique  pour  avoir  voulu  introduire  dans  cette  colonie  la 
liberté  du  commerce,  et  refuse  obstinément,  malgré  les  menaces  du 
ministre,  de  faire  partie  du  parlement  Maupeou.  Turgot  brave  la 
colère  des  parlemens  et  de  la  cour,  ne  craint  même  pas  de  heurter 
l'opinion  publique,  et  tombe  du  pouvoir  sans  hésitation  et  sans  re- 
gret plutôt  que  de  rien  céder  sur  ce  qu'il  regarde  comme  le  salut 
du  trône  et  du  pays.  La  révolution  venue,  Dupont  de  Nemours  ose 
lutter  contre  Mirabeau  pour  combattre  la  funeste  création  des  assi- 
gnats; l'abbé  Morellet  fait  entendre  à  plusieurs  reprises  le  juste  cri 
des  familles  contre  la  confiscation  des  propriétés  ;  Lavoisier  monte 
tranquillement  sur  l'échafaud,  ne  regrettant  que  l'expérience  de  chi- 
mie qu'il  laisse  imparfaite;  Condorcet  se  livre  à  ses  ennemis  après 
avoir  tracé  d'une  main  ferme  les  dernières  pages  de  son  Esquisse 
des  Progrés  de  l'esprit  humain  (1).  De  nos  jours  enfin,  J.-B.  Say, 

(1)  Lavoisier  et  Condorcet  Otaicnt  tous  deux  des  éconoir.istes  de  l'école  de  Quesnay  î 


928  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

exclu  du  tribunat,  se  fait  filateur  pour  vivre  plutôt  que  de  plier  sous 
l'inflexible  volonté  qui  gouverne  la  France,  et  Rossi  tombe  assassiné 
pour  sa  glorieuse  résistance  aux  factions. 

En  Angleterre,  oùja  société  est  plus  calme  et  la  vertu  plus  facile, 
les  économistes  n'ont  pas  à  braver  les  mêmes  dangers;  mais  si  le 
théâtre  est  moins  agité,  l'exemple  qu'ils  donnent  ne  commande 
pas  moins  le  respect.  Il  n'y  a  pas  d'existence  plus  pure,  plus 
désintéressée,  plus  dévouée  à  la  science  que  celle  d'Adam  Smith. 
Malthus,  dont  le  nom  soulève  tant  d'imprécations,  était  le  plus 
doux,  le  plus  affectueux,  le  plus  sincère  des  hommes,  un  vérita- 
ble philosophe  chrétien.  Quand  on  sort  du  domaine  de  la  science 
pure  pour  entrer  dans  l'application ,  l'on  rencontre  des  noms 
comme  ceux  de  Pitt,  d'Huskisson,  de  Robert  Peel  :  Pitt,  qui  avait 
puisé  dans  la  lecture  assidue  d'Adam  Smith  le  rare  courage  qu'il 
montra  dans  sa  lutte  contre  les  abus,  et  dont  le  comte  d'Adhémar, 
ambassadeur  de  France,  écrivait  en  1785  :  M.  Pin  a  osé  entrer  dans 
V examen  de  tous  les  gages j  de  tous  les  émolwnens^  de  tous  les  pro- 
fits illicites j  vous  jugez  bien  que  c'est  un  homme  perdu j  —  Huskisson, 
qui,  malgré  l'opposition  furieuse  des  intéressés,  a  fait  lever  en  'J82/i 
la  prohibition  des  soieries  étrangères,  et  qui  n'a  pas  craint  d'atta- 
quer en  même  temps  l'acte  de  navigation  et  les  lois  sur  les  cé- 
réales, que  défendaient  encore  de  puissans  préjugés;  —  Robert  Peel, 
qui  a  mieux  aimé  rompre  avec  son  parti,  changer  publiquement 
d'opinion  et  se  condamner  pour  le  reste  de  ses  jours  à  l'isolement, 
que  retarder  d'un  seul  moment  le  triomphe  d'une  idée  vraie  qu'il 
avait  longtemps  combattue  et  qui  avait  fini  par  le  gagner. 

Certes  voilà  des  actes  de  désintéressement  s'il  en  fut,  car  il  n'est 
pas  un  seul  de  ces  hommes  qui  n'eût  personnellement  beaucoup 
gagné  à  soutenir  l'opinion  contraire.  En  Angleterre  au  moins,  on  se 
sent  soutenu  par  une  partie  considérable  de  l'opinion  publique;  les 
idées  économiques  font  tous  les  jours  des  prQgrès,  même  dans  les 
rangs  populaires,  et  quand  Robert  Peel  est  mort,  la  nation  entière 
l'a  pleuré.  En  France,  nous  n'en  sommes  malheureusement  pas  là. 
Non-seulement,  ce  qui  est  tout  simple,  les  économistes  soulèvent  les 
colères  des  parasites  et  des  privilégiés,  mais  ceux  môme  qui  au- 
raient le  plus  d'intérêt  à  les  écouter  les  détestent.  Soit  par  la  faute 
du  public,  qui  juge  sans  entendre,  soit  par  celle  des  économistes 
eux-mêmes,  soit  plutôt  par  l'une  et  l'autre  cause  à  la  fois,  l'éco- 
nomie politique  n'a  pas  pu  perdre  chez  nous  le  caractère  d'une 
secte.  Il  était  déjà  de  mode,  au  xviii*  siècle,  d'en  rire  dans  le  monde 
élégant,  et  Voltaire,  qui  devait  plus  tard  rendre  si  haute  justice  à 

le  premier  avait  préparé  les  matériaux  d'un  grand  ouvrage  sur  la  Richesse  territoriale 
de  la  France;  le  second  a  écrit  des  Lettres  sur  le  Commerce  des  grains.  Malcsherbes 
appartenait  à  la  môme  école. 


ADAM    SMIÏH.  929 

Turgot,  a  commencé  par  les  railleries  de  l'Homnie  aux  quarante 
écus.  Aujourd'hui  il  est  peu  d'écrivains  prétendant  à  l'élévation  mo- 
rale qui  ne  se  croient  obligés  de  jeter  la  pierre  en  passant  à  cette 
école  suspecte.  Le  peuple  même,  le  peuple  qui  lui  doit  tout  ce  qu'il 
a  gagné  depuis  cent  ans,  et  qui  lui  devra  tout  ce  qu'il  gagnera  en- 
core, la  maudit  dans  son  ignorance;  il  aime  mieux  ceux  qui  le  flat- 
tent et  le  perdent  que  ceux  qui  le  servent  en  l'éclairant;  il  se  sou- 
vient de  Robespierre  et  de  Babeuf,  il  ne  connaît  pas  le  nom  de  Turgot, 
ou  s'il  le  connaît,  il  le  dédaigne.  Que  dis-je?  Il  préfère  les  maîtres 
qui  l'accablent;  comme  disait  énergiquement,  sous  Louis  XIY,  Tal- 
lemant  des  Réaux ,  il  réserve  sa  vénération  pour  ceux  qui  le  man- 
gent, et,  comme  dit  de  nos  jours  le  poète  des  Ïambes, 

Il  aime  le  tyran  qui ,  dans  les  champs  humides, 

Par  milliers  fait  pourrir  les  os; 
Il  aime  qui  lui  fait  bâtir  des  pyramides. 

Porter  des  pierres  sur  le  dos. 

Si  les  vérités  économiques  étaient  soumises  au  suffrage  univei'sel, 
elles  seraient  probablement  condamnées  à  une  immense  majorité. 
N'importe,  elles  n'ont  pas  péri,  elles  ne  périront  pas.  Essentielle- 
ment pacifiques,  elles  ne  demandent  rien  au  nombre  et  à  la  force; 
à  leur  tour,  le  nombre  et  la  force  ne  peuvent  rien  contre  elles. 
Croit-on  que  la  rotation  de  la  terre  autour  du  soleil  ou  toute  autre 
vérité  physique  qui  heurte  aussi  les  apparences  et  les  préjugés 
trouvât  meilleur  accueil?  Depuis  qu'elle  a  vu  le  jour,  cette  doctrine 
si  contestée  n  a  cessé  de  s'étendre,  de  s'infiltrer  peu  à  peu;  même 
au  plus  fort  des  résistances,  elle  a  fait  chaque  jour  un  pas.  Plus 
iieureuse  que  sa  sœur,  la  liberté  politique,  qu'on  a  vue  trop  souvent 
forcée  de  reculer  devant  ses  propres  écarts,  la  liberté  économique 
ne  recule  jamais.  Toute  expérience  finit  par  tourner  à  son  profit,  et 
ceux  qui  la  combattent  le  plus  sur  un  point  sont  amenés  par  la  force 
des  choses  à  l'invoquer  sur  un  autre.  Sans  doute  il  est  dur  pour  ses 
défenseurs  de  ne  recueillir  le  plus  souvent  que  des  injures  pour 
prix  de  leurs  efforts,  mais  le  sentiment  du  bien  qu'ils  peuvent  faire 
les  console  d'en  être  si  mal  récompensés. 

LÉONCE    DE    Lave RG NE. 


TOME   XXlV,  59 


LA 


QUESTION  DU  MAROC 


ET 


LES  INTÉRÊTS  EUROPÉEISS  EN   AFRIQUE. 


Docomens  commerciaux  sur  les  états  barbaresques  [Annales  dxi  Commerce  extérieur),  1843-1859. 
—  IL  General  Treaty  between  Her  Majesty  and  the  Sultan  of  Mm-oeco,  4857.  —  III.  Convcnr- 
iion  and  Navigation  between  Her  Majesty  and  tlie  Sultan  of  Morocco,  1857. —  IV.  Le  Maroc, 
par  L.  Godard,  1839.  —  V.  Souvenirs  d'une  Mission  au  Maroc  (document  inédit),  par  M.  le 
Dr  Warnier,  1859.  —  Le  Maroc,  Relatioyis  de  la  France  avec  cet  empire,  par  M.  Thomassy, 
3e  édition,  1859,  etc. 


L'empire  du  Maroc  se  trouve  engagé  dans  un  de  ces  conflits  qui 
l'agitent  tous  les  dix  ou  quinze  ans,  et  font  mettre  en  doute  non- 
seulement  la  possibilité  d'une  paix  soutenue  avec  cet  état  barbare, 
mais  le  maintien  même  de  son  existence  indépendante.  Ces  deux 
problèmes,  dont  l'un  s'applique  au  présent  et  l'autre  à  l'avenir, 
sont  intimement  liés,  car  du  sort  final  réservé  au  royaume  africain 
dépend  la  marche  à  suivre  en  présence  des  différends  de  chaque 
jour.  Si  le  Maroc  doit  bientôt  s'abîmer  dans  l'anarchie  qui,  au  dire 
de  certains  observateurs,  mine  partout  l'islamisme,  on  peut  ne  pas 
trop  craindre  de  précipiter  la  crise,  et  raisonner  à  ce  sujet  comme, 
il  y  a  quelques  années,  l'empereur  Nicolas  à  l'endroit  de  la  Turquie. 
Le  Maroc  est-il  au  contraire  assez  vivace  pour  s'élever,  de  progrès 
en  progrès,  à  prendre  rang  et  voix  dans  l'assemblée  des  peuples 
civilisés  :  la  sagesse  conseille  de  réprimer  ses  torts  avec  fermeté, 
comme  la  France  l'a  fait  en  18A4,  mais  en  même  temps  aussi  de 


LA   QUESTION   DU   MAROC.  931 

pousser  avec  énergie  ses  princes  et  ses  peuples  vers  une  transfor- 
mation nécessaire.  Telle  est  l'opinion  de  ceux  qui  ne  croient  pas  les 
sociétés  musulmanes  menacées  d'une  fm  immédiate,  et  qui,  tout  en 
reconnaissant  les  vices  dont  elles  sont  rongées,  à  l'exemple  d'ailleurs 
des  sociétés  chrétiennes,  jugent  moins  difficile  de  les  améliorer  que 
de  les  supprimer. 

Des  travaux  importans  ont  déjà  jeté  quelque  lumière  sur  les 
chances  que  l'avenir  réserve  au  Maroc.  L'étude  de  ces  éventualités 
vient  cependant  de  nouveau  s'imposer  aux  préoccupations  de  l'Oc- 
cident. A  ces  travaux,  dont  quelques-uns  ont  paru  ici  même  (1), 
sont  venus  s'ajouter  quelques  informations  plus  récentes,  quelques 
aperçus  plus  précis.  Entre  l'Algérie  et  le  Maroc,  l'analogie  est  ex- 
trême :  ce  que  l'une  était,  il  y  a  trente  ans,  avant  la  conquête  des 
Français,  l'autre  l'est  encore  aujourd'hui.  Eclairé  par  ce  rappro- 
chement, on  peut  saisir  le  secret  de  la  force  et  de  la  faiblesse  du 
Maroc  dans  ses  caractères  géographiques,  dans  les  élémens  de  sa 
population,  dans  ses  institutions  civiles,  religieuses  et  politiques; 
on  peut  constater  les  torts  qui  signalent  cet  empire  à  la  sévérité  de 
l'Europe,  et  les  sentimens  divers  des  puissances  européennes  à 
l'égard  des  sociétés  barbaresques  qu'il  représente.  Après  avoir  in- 
diqué les  chances  probables  des  divers  plans  de  conquêtes,  on  peut 
montrer  enfin  comment  doit  se  dénouer,  plutôt  que  se  trancher,  la 
question,  si  l'on  profite  des  débuts  d'un  nouveau  règne  pour  faire 
prévaloir  sur  les  traditions  de  la  politique  d'Abd-er-Rahman  des 
relations  internationales  plus  conformes  au  droit  des  gens  et  aux 
intérêts  légitimes  de  l'Europe. 


I.  —  ÉTAT  DES  CONNAISSANCES  SUR  LE  MAROC.  —  LA  NATURE, 
LES  POPULATIONS,  LE  GOUVERNEMENT. 

Par  une  singularité  unique  en  notre  temps,  upe  contrée  qui  com- 
mence à  trois  ou  quatre  heures  de  l'Espagne,  qui  autour  du  détroit 
de  Gibraltar,  l'un  des  points  les  plus  importans  et  les  plus  fréquentés 
du  globe,  développe  cent  lieues  de  côtes  sur  la  Méditerranée,  deux 
cents  lieues  sur  l'Océan,  qui  confine  sur  toute  sa  frontière  orientale 
avec  le  territoire  français  de  l'Algérie,  cette  contrée  est  restée  plus 
inaccessible  qu'aucune  autre  de  l'ancien  et  du  nouveau  monde. 
Barth  a  pu  parcourir  l'intérieur  du  Soudan,  Livingstone  explorer 
l'Afrique  australe,  avec  plus  de  facilité  qu'ils  n'en  auraient  trouvé 
au  Maroc.  Au-delà  du  littoral,  dont  la  carte  a  été  exactement  levée, 

(1)  Voyez,  notamment  dans  la  Revue  du  1"  décembre  1840,  le  Maroc  et  la  Question 
d Alger,  de  M.  A.  Rey  (de  Chypre). 


932  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

commencent  les  barrières  et  les  hypothèses.  Des  consuls,  il  est  vrai, 
résidant  à  Tanger  ont  jeté  leurs  regards  sur  la  nature  et  la  société 
qu'ils  découvraient  de  leurs  jardins  ou  dans  leurs  chasses;  des  am- 
bassadeurs ont  pris  au  vol,  à  travers  une  haie  de  cavaliers  méfians, 
quelques  traits  du  paysage  et  des  mœurs;  des  commerçans  ont 
franchi  à  la  hâte,  avec  la  permission  des  pachas,  la  distance  qui 
sépare  quelques  villes  maritimes;  des  prisonniers  échappés  aux  pré- 
sides espagnoles  ou  de  téméraires  voyageurs  ont  furtivement  re- 
cueilli certaines  notions  économiques;  des  médecins  à  qui  la  peur 
de  la  mort  avait  ouvert  les  palais  impériaux,  des  pères  de  la  Merci 
voués  au  rachat  des  esclaves,  ont  hasardé  quelques  observations 
étrangères  à  leur  mission  :  avec  toutes  ces  données  incohérentes  et 
incomplètes,  les  géographes  n'ont  pu  dresser  qu'un  tableau  bien 
vague  de  l'intérieur  de  l'empire,  et  les  plus  savans  confessent  à  ce 
sujet  leur  ignorance.  Mystère  bien  étrange  à  une  époque  où  le  péril 
ni  la  distance  ne  protègent  nul  coin  du  globe  contre  l'ardeur  des  dé- 
couvertes !  Tel  est  néanmoins  le  trait  le  plus  saillant  et  le  plus  ca- 
ractéristique de  la  physionomie  du  Maroc. 

Ainsi  l'a  voulu  le  méfiant  et  égoïste  sultan  qui  a  régné  quarante 
ans  dans  le  Maghreb,  et  qui  est  mort  il  y  a  quelques  mois.  Ainsi 
l'avaient  voulu  ses  prédécesseurs  depuis  trois  siècles,  en  souvenir 
du  mal  qu'avaient  fait  à  leurs  pères  les  chrétiens  d'Espagne.  Pour  se 
soustraire  à  l'invasion  des  idées,  ils  ont  interdit  l'accès  des  per- 
sonnes; nul  n'a  pu  pénétrer  dans  l'intérieur  qu'avec  leur  permis- 
sion expresse,  et  ils  ne  l'ont  accordée  que  rarement  et  à  bon  escient. 
Quiconque  s'aventurait  dans  le  Maroc  sans  escorte  officielle  jouait 
sa  tête.  On  remonterait  jusqu'au  dictateur  Francia  au  Paraguay,  on 
irait  jusqu'en  Chine  pour  trouver  un  régime  pareil;  encore  la  com- 
paraison est- elle  tout  à  l'avantage  du  royaume  du  Milieu  sur  le 
royaume  d'Occident.  La  Chine  est  à  l'extrémité  de  l'Asie,  le  Maroc 
est  à  nos  portes.  La  Chine  jouit  d'une  civilisation,  très  différente 
de  la  nôtre  sans  doute,  mais  qui  paraît  répondre  au  caractère  de  la 
nation  et  se  justifier  par  un  système  régulier  d'administration;  le 
Maroc  ignore  toute  régularité  administrative  et  toute  production 
sérieuse.  La  Chine  livre  elle-même  en  aliment  à  la  science  euro- 
péenne ses  bibliothèques  et  ses  gazettes  ;  le  Maroc  n'a  jamais  fourni 
sur  son  compte  ni  un  chiffre  ni  une  note,  il  n'a  jamais  publié  un  livre 
ni  admis  une  presse.  On  peut  donc  s'étonner  que  l'Europe  tienne  tant 
à  honneur  de  pénétrer  jusqu'à  Pékin,  et  se  résigne  à  n'approcher 
ni  de  Fez  ni  de  Maroc  î 

Si  l'on  cherche  plus  près  un  autre  point  de  comparaison,  l'on 
constate  qu'entre  les  divers  états  qualifiés  de  barbaresques  qui  oc- 
cupent le  plateau  atlantique,  entouré  comme  une  île  d'une  ceinture 


LA    QUESTION    DU    MAROC.  933 

ée  mers  et  de  sable,  le  Maroc  est  le  seul  que  n'ait  entamé  aucune 
influence  du  dehors.  La  régence  d'Alger  est  entrée,  par  la  conquête 
française,  dans  le  cercle  de  la  civilisation  chrétienne.  Dans  l'état  de 
Tunis,  le  bey  Ahmed  et  son  successeur,  écoutant  les  conseils  de  notre 
amitié,  ont  doté  leur  royaume  d'utiles  et  importantes  réformes;  la 
régence  de  Tripoli  même  s'ouvre  à  notre  influence  et  subit  tant  bien 
que  mal  le  contre-coup  des  tentatives  de  régénération  essayées  ou 
annoncées  à  Constantinople  ;  devant  nos  consuls  et  nos  voyageurs, 
ses  villes  et  ses  déserts  s'ouvrent  avec  sécurité.  Le  Maroc  seul,  fiè- 
rement campé  dans  l'angle  nord-ouest  du  continent  africain,  irrité 
et  menaçant  comme  un  lion  acculé  dans  sa  retraite,  se  défend  contre 
toute  fécondation  de  l'esprit,  \ains  efforts!  les  voiles  dont  le  des- 
potisme et  la  crainte  s'entourent  avec  obstination,  l'obstination  plus 
patiente  encore  de  la  science  les  déchire.  Tel  est  le  lien  des  harmo- 
nies naturelles  que  la  situation  géographique  du  Maroc,  par  une  lati- 
tude et  une  longitude  connues,  révèle  d'avance  la  flore  et  la  faune 
du  pays,  bases  de  sa  production  agricole  et  industrielle.  Quant  aux 
populations,  l'identité  de  toutes  celles  de  l'Afrique  du  nord  permet 
d'apprécier  les  indigènes  du  Maroc,  que  nous  connaissons  imparfai- 
tement, par  ceux  de  l'Algérie,  qui  n'ont  plus  de  secrets  pour  nous; 
l'état  social  des  uns  nous  révèle  la  condition  des  autres. 

D'après  ces  diverses  informations,  on  sait  que  l'empire  du  Gharb, 
le  Maghreb  ou  Maroc,  qui  embrasse  environ  57  millions  d'hectares 
(la  France  en  a  un  peu  moins  de  53  millions),  est  coupé  diagonale- 
ment  du  sud -ouest  au  nord -est  en  deux  moitiés  à  peu  près  égales 
par  la  haute  et  massive  chaîne  de  l'Atlas,  dont  la  cime  la  plus  éle- 
vée, le  Miltzin,  atteint  3,/i75  mètres,  presque  le  niveau  du  pic 
culminant  des  Pyrénées.  Une  seconde  chaîne,  moins  imposante,, 
mais  plus  accidentée  peut-être,  se  développe  au  nord  le  long  de  la 
Méditerranée,  dans  la  direction  de  l'est  à  l'ouest,  sous  le  nom  de 
Rif,  synonyme  du  Sahel  algérien  :  on  l'appela  longtemps  le  petit 
Atlas,  désignation  rejetée  par  la  critique  et  maintenant  abandonnée. 
De  cette  charpente  orographique  dérivent  deux  versans  :  l'un,  le 
Tell,  exposant  au  nord -ouest  de  larges  et  longues  plaines,  depuis 
Oudjda  jusqu'à  Mogador,  interrompues  seulement  par  quelques 
contre-forts  et  diverses  rivières;  l'autre,  le  Sahara,  déroulant  au  sud- 
est  d'immenses  steppes,  entrecoupés  d'oasis,  et  se  perdant  dans  les 
profondeurs  du  désert.  Dans  cette  contrée  ainsi  placée  entre  le  28^  et 
le  36^  degré  de  latitude,  sur  la  lisière  méridionale  de  la  zone  tempérée 
et  au  seuil  du  Sahara,  règne  une  climature  favorable  à  une  infinie 
variété  de  productions  naturelles  et  cultivées  :  au  nord,  toutes  celles 
du  bassin  méditerranéen;  au  sud,  celles  de  la  région  subtropicale, 
caractérisée  par  le  palmier  dattier.  Sur  les  flancs  de  la  chaîne  at- 


934  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

lantique,  d'étage  en  étage,  se  succède,  avec  le  refroidissement  gra- 
duel de  la  température,  la  série  entière  des  climats  européens.  Dans 
la  Kabylie  du  Jurjura,  les  botanistes  ont  reconnu  la  Normandie  ;  en 
gravissant  les  flancs  du  Miltzin,  ils  trouveront  l'Ecosse,  la  Norvège, 
enfin  les  lichens  et  les  glaces  éternelles  des  régions  circompolaires, 
Grâce  aux  cimes  neigeuses  des  montagnes,  aux  nombreuses  rivières 
qui  en  découlent,  à  l'humidité  que  renouvellent  les  courans  aériens 
rafraîchis  par  deux  mers,  le  Maroc  peut  être  défini  une  Algérie  sans 
sécheresse ,  ce  qui  veut  dire  une  des  plus  fertiles  terres  et  un  des 
plus  délicieux  climats  du  monde. 

Sur  ce  théâtre  admirablement  doté  par  la  nature  sont  clair-semées 
des  populations  en  qui  s'allient  de  même  des  caractères  fort  divers. 
Ces  races  se  classent  au  Maroc,  comme  en  Algérie  et  en  Tunisie, 
d'une  façon  superficielle  suivant  leur  résidence,  d'une  façon  pro- 
fonde suivant  leur  origine.  Habitans  du  Tell  ou  du  Sahara,  ils  s'ap- 
pellent hadarsy  citadins,  quand  ils  mènent  une  vie  sédentaire,  bé- 
douins ^  quand  ils  promènent  leurs  tentes  à  travers  les  campagnes. 

Les  hadarsy  adonnés  à  l'industrie,  au  commerce,  à  la  vie  oisive, 
se  groupent  dans  les  villes.  Manquant  de  chevaux  et  logés  dans  des 
maisons,  ils  ne  peuvent  fuir  l'oppression  :  ils  sont  les  soumis,  les 
gouvernés;  mais  aussi  leurs  facultés  intellectuelles  sont  mieux  dé- 
veloppées, les  plus  habiles  d'entre  eux  deviennent  les  agens,  les  mi- 
nistres même  des  souverains.  Composés  des  contingens  apportés  par 
l'immigration  dans  les  villes,  principalement  dans  celles  du  littoral, 
pendant  une  longue  suite  de  siècles,  les  liadars  sont  une  classe  for- 
tement mélangée,  comme  la  langue  franque  dont  ils  font  usage. 
Parmi  eux  dominent  les  Maures,  avec  lesquels  on  les  identifie  sou- 
vent. Dans  l'antiquité,  les  Maures  étaient  les  habitans  indigènes, 
dont  Pline  et  Strabon  constatent  la  présence  aux  lieux  mêmes  où  se 
trouvent  encore  les  Maures  du  Rif,  qui  ont  très  justement  gardé  leur 
nom  primitif;  mais  à  la  longue  le  sens  de  ce  nom  s'est  altéré  comme 
la  race  elle-même,  et  aujourd'hui  la  population  mauresque  se  com- 
pose d'individus  aux  origines  confuses  et  multiples,  à  l'esprit  intel- 
ligent et  délié,  au  caractère  indolent,  toujours  enclins  au  mensonge, 
parce  qu'ils  sont  toujours  en  danger  d'être  exploités.  Au  Maroc,  cet 
élément  s'est  recruté,  en  proportion  notable,  parmi  les  Andaloux 
chassés  d'Espagne  aux  xv*  et  xvi*  siècles. 

Tout  autres  sont  les  Bédouins,  les  hommes  de  la  campagne.  Pas- 
teurs, agriculteurs,  quelquefois  industriels  de  hameaux  ou  de  vil- 
lages, la  plupart  possèdent  des  chevaux  ou  des  chameaux,  tour  à 
tour  animaux  de  travail  et  de  combat  :  épars  dans  les  plaines  aux 
horizons  infinis  ou  retranchés  sur  les  monts  escarpés  où  les  ont  re- 
foulés des  invasions  successives,  ils  sont  les  insoumis,  les  hommes 


LA    QUESTION    DU   MAROC.  v  935 

libres.  Jaloux  de  la  pureté  de  leur  sang,  ils  évitent  le  mélange  des 
races  et  vivent  en  tribus  congénères.  Chez  eux,  la  filiation,  aussi 
facile  à  constater  qu'elle  est  obscure  chez  les  citadins,  révèle  deux 
origines  profondément  distinctes  et  comme  deux  grandes  familles 
humaines,  les  Berbères  et  les  Arabes. 

La  famille  berbère,  que  l'on  trouve,  aux  premières  lueurs  de 
l'histoire,  distribuée  sur  toute  l'Afrique  du  nord,  a  résisté,  dans  le 
Maroc,  aux  diverses  causes  de  morcellement  qui  l'ont  frappée  ail- 
leurs. Dans  le  refuge  inaccessible  que  lui  ont  fait  les  deux  grands 
massifs  de  l'Atlas  et  du  Rif,  elle  n'a  subi  qu'une  division  en  deux 
groupes,  les  Amazighs  et  les  Chellouhs,  qu'on  distingue  plus  aisé- 
ment par  le  dialecte  que  par  leurs  caractères  physiques  ou  moraux. 
Aux  lieux  où  la  vie  s'écoule  facile  et  paisible,  où  l'air  et  le  sang  sont 
purs ,  on  les  reconnaît  à  leur  taille  élevée ,  à  la  blancheur  de  leur 
teint,  à  leur  barbe  rare  et  souvent  blonde,  à  leur  figure  ouverte. 
Dans  les  localités  où  une  nature  plus  sévère,  les  tentations  de  la  pi- 
raterie ou  la  guerre  civile  ont  développé  les  instincts  de  la  lutte,  le 
profil  maigre  et  anguleux,  l'œil  dur,  la  rudesse  des  formes,  trahissent 
une  barbarie  de  mœurs  qui  est  un  accident  plutôt  que  le  fond  du 
caractère.  Tels  sont  les  Maures  ou  Berbères  du  Rif.  Parmi  les  ou- 
vriers marocains  qui  abondent  dans  la  province  d'Oran,  beaucoup 
étonnent  par  le  contraste  de  leur  douce  physionomie  avec  les  por- 
traits de  cyclopes  féroces  traditionnellement  décrits  dans  les  livres. 

La  famille  arabe  représente  le  troisième  élément  constituant  du 
peuple  marocain.  Amenée  de  l'orient  par  deux  grandes  invasions, 
au  vii^  et  au  xi'  siècle  de  l'ère  chrétienne,  elle  a  pris  à  revers,  de 
l'est  à  l'ouest,  toute  l'Afrique  du  nord,  débordant  sur  les  plaines  et 
contournant  le  pied  des  montagnes  pendant  que  les  races  autoch- 
thones  se  réfugiaient  sur  les  hauteurs.  L'histoire  l'a  personnifiée  dans 
le  conquérant  Okba,  qui,  s' avançant  aux  bords  de  l'Océan,  poussa 
son  cheval  dans  les  flots  jusqu'au  poitrail,  prenant  Allah  à  témoin 
que  la  terre  seule  manquait  à  son  ambition  d'apôtre  guerrier.  L'inon- 
dation arabe  a  déposé  ses  alluvions  les  plus  pures  dans  les  pays  les 
moins  éloignés  de  son  point  de  départ;  comme  un  torrent  qui  s'é- 
loigne de  sa  source,  elle  s'est  affaiblie  avec  la  distance.  Dans  la  Tri- 
politide,  l'Arabe  a  tout  absorbé;  en  Tunisie,  le  Berbère  reparaît;  en 
Algérie,  la  proportion  entre  les  deux  est  égale;  au  Maroc,  le  Berbère 
domine,  et  l'Arabe  lui-même  a  subi  l'influence  du  milieu  ambiant  : 
il  s'est  fait  à  demi  berbère  par  les  mœurs  d'abord,  et  souvent  par  le 
sang.  Les  tribus  distribuées  le  long  de  la  frontière  algérienne  sont 
à  peu  près  les  seules  qui  campent  à  la  façon  nomade  des  tribus 
arabes  de  l'Algérie.  Partout  ailleurs  elles  se  sont  plus  ou  moins  fixées 
au  sol  par  le  lien  de  l'habitation  ou  du  travail  agricole.  Sur  les 


936  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lignes  de  contact,  le  croisement  des  races  y  a  aidé  en  même  temps 
que  la  fertilité  d'un  sol  qui  invitait  à  des  demeures  stables.  Malgré 
cette  transformation,  le  type  arabe  se  reconnaît  à  la  taille  bien  prise, 
au  front  haut  et  large,  au  profil  fin  et  accentué,  à  la  physionomie 
grave,  à  la  noblesse  de  toute  la  personne,  élégamment  drapée  dans 
les  plis  du  burnous. 

A  ce  fonds  de  population  se  mêlent  deux  élémens  secondaires 
qui  ont  conquis  un  rôle  important  par  le  nombre  et  l'utilité  :  ce 
sont  les  Juifs  et  les  Abids  ou  esclaves;  enfin  deux  élémens  de  troi- 
sième ordre,  qui  ne  comptent  que  par  l'intelligence  :  les  chrétiens, 
au  nombre  de  quatre  ou  cinq  cents,  qui  font  le  commerce  dans  les 
villes  du  littoral,  et  les  renégats,  en  nombre  à  peu  près  égal,  épars 
un  peu  par  tout  le  pays,  malheureux  évadés  des  présides  espagnoles, 
qui  ont  abjuré  pour  échapper  à  l'extradition,  ou  déserteurs  de  l'ar- 
mée d'Afrique  qui  avaient  quelques  méfaits  à  expier.  Au  rôle  à  peu 
près  nul  de  ces  chrétiens  fidèles  et  infidèles,  dont  les  derniecs  ont 
mis  leur  savoir  fort  médiocre  en  art  militaire  et  en  industrie  au  ser- 
vice du  Maroc,  une  simple  mention  suffit  :  il  en  est  autrement  des 
Juifs  et  des  Abids,  Le  Maroc  a  été  moins  dur  pour  les  Juifs  que  bien 
des  nations  chrétiennes  :  il  a  donné  asile  à  cette  multitude  d'infortu- 
nés que  proscrivirent  en  divers  temps  l'Italie,  l'Espagne,  le  Portugal, 
la  France  même.  Les  Marocains  n'épargnent  sans  doute  aux  Juifs 
ni  les  outrages  ni  le  mépris,  mais  ils  les  laissent  vivre  et  mourir 
suivant  la  loi  de  leurs  pères.  Aucune  inquisition  ne  leur  impose 
l'apostasie.  Humiliés  par  l'orgueil  musulman,  les  Juifs  se  relèvent 
par  l'intelligence  :  en  leurs  mains  se  trouvent  presque  tout  le  com- 
merce des  villes  maritimes  et  la  plupart  des  affaires  financières  du 
gouvernement.  L'élite  d'entre  eux  représente,  à  titre  d'agens  con- 
sulaires, les  puissances  européennes,  et  participe  aux  immunités 
de  ces  fonctions.  Aux  Juifs,  la  culture  est  interdite,  ainsi  que  la  pos- 
session d'immeubles  en  dehors  du  mellah,  le  ghetto  des  villes  ma- 
rocaines. Par  un  rare  et  curieux  phénomène,  qui  s'observe  aussi  en 
quelques  points  de  l'Algérie,  on  trouve  dans  les  montagnes  cer- 
taines tribus  juives  intimement  mêlées  aux  Berbères,  dont  elles  por- 
tent le  costume,  parlent  la  langue,  partagent  toutes  les  habitudes 
pastorales,  agricoles,  guerrières  même.  Une  tradition  très  accrédi- 
tée et  très  probable  les  rattache  aux  premières  émigrations  des  en- 
fans  d'Israël  qui,  de  la  Palestine,  se  répandirent,  bien  avant  l'ère 
chrétienne,  dans  l'Afrique  du  nord.  Seules,  ces  tribus  ont  résisté  à 
l'islamisme,  sans  que  leur  fidélité  à  leur  foi  les  ait  privées  d'aucun 
des  privilèges  de  leur  antique  établissement,  et  entre  autres  de  l'es- 
time générale,  dont  elles  jouissent  au  même  degré  que  les  familles 
berbères. 


LA    QUESTION    DU   MAROC.  937 

Quant  aux  Abids^  c'est-à-dire  les  serviteurs  (1),  ils  sont  exacte- 
ment l'antipode  des  Juifs  :  hommes  de  guerre,  soldats  de  l'empire, 
janissaires  ou  mamelouks  du  Maroc.  Lorsqu'au  xvi*  siècle  les  chérifs 
voulurent  compléter  leur  autorité  spirituelle  par  la  conquête  vio- 
lente du  pouvoir  temporel,  à  défaut  de  troupes  indigènes  d'un  dé- 
vouement suspect,  ils  cherchèrent  des  soldats  au  Soudan.  Ce  fut 
l'origine  des  expéditions  marocaines  sur  Tombouctou,  colorées  d'un 
prétexte  de  propagande  musulmane.  On  saisit  des  esclaves,  on  s'en 
fit  livrer  et  vendre;  mais  comme  l'esclave,  même  aux  mains  des  sul- 
tans, était  une  chose,  un  bien  meuble,  qui  pouvait,  sur  leurs  do- 
maines, être  capturé  comme  du  bétail,  les  habiles  chérifs  firent  de 
la  chose  une  personne  en  constituant  leurs  esclaves  hahousj  c'est- 
à-dire  dotation  sacrée  d'un  saint  personnage  fort  révéré  dans  le 
Maghreb,  Sidi-el-Bokhari.  A  l'abri  de  ce  nouveau  titre,  les  nègres 
de  la  couronne  devinrent  objets  de  main-morte,  inviolables,  hors  de 
commerce,  en  un  mot  hommes  libres.  On  leur  .imposa  toutefois  une 
condition  :  on  exigea  d'eux  le  service  militaire.  Telle  est  l'origine  de 
la  célèbre  garde  noire  du  sultan,  trait  de  lumière  dont  nous  pourrions 
nous  éclairer  pour  protéger  contre  les  chasses  d'hommes  et  les  sa- 
crifices humains  les  noirs  voisins  de  nos  colonies  et  de  nos  comptoirs 
sur  la  côte  occidentale  d'Afrique.  Pour  mieux  assurer  le  recrutement, 
on  les  maria  à  des  négresses,  même  à  des  blanches  indigènes.  Bientôt 
leurs  privilèges  de  serviteurs  du  gouvernement  furent  enviés  par  des 
Marocains  arabes,  qui  sollicitèrent  la  faveur  d'entrer  dans  la  milice  à 
titre  d'habous.  Ainsi  se  forma  une  corporation  de  teinte  foncée,  con- 
nue sous  le  nom  général  d'Abids,  classe  plutôt  que  race,  qui  com- 
bine, à  tous  les  degrés,  les  trois  types  qui  la  composent,  mais  où  do- 
mine le  caractère  nègre  :  tête  ronde,  front  fuyant,  cheveux  crépus, 
lèvres  épaisses,  teint  bistré,  taille  moyenne.  Ce  sont  les  seuls  sujets 
réellement  soumis  au  sultan.  Quelques  milliers  d'entre  eux  consti- 
tuent la  garde  impériale;  d'autres  tiennent  garnison  dans  les  villes 
du  littoral  et  de  l'intérieur.  Un  grand  nombre,  organisés  à  la  façon 
des  maghzen  et  des  smala  de  l'Algérie,  sont  disséminés  sur  les  che- 
mins ou  campent  au  voisinage  des  tribus  les  plus  suspectes.  Cava- 
liers, ceux-ci  vivent  sous  la  tente  à  la  manière  des  tribus ,  et  sub- 
sistent comme  elles  de  leurs  propres  cultures.  D'autres  enfin  ne 
fournissent  des  contingens,  des  goums^  qu'aux  époques  de  levées 
extraordinaires.  Bien  que  les  Abids  pèchent  par  l'organisation,  indi- 

(1)  Nous  empruntons  cette  expression  au  D""  Warnier,  que  vingt-cinq  ans  de  séjour 
en  Algérie  et  une  mission  politique  importante,  remplie  au  Maroc,  ont  mis  à  la  tête  des 
autorités  les  plus  sûres  en  toute  question  algérienne  et  marocaine.  M.  Walsin  Esterhazy 
avait  adopté,  pour  la  régence  d'Alger,  la  même  division  dans  son  Histoire  du  Gouver- 
nement turc. 


938  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

viduellement  ils  sont  braves.  En  1844,  on  les  a  vus  se  défendre  avec 
une  vigueur  remarquable  contre  nos  troupes  dans  l'île  de  Mogador, 
où  beaucoup  aimèrent  mieux  se  jeter  armés  dans  les  flots  que  de  se 
rendre.  A  Isly,  la  garde  noire  seule  supporta  honorablement  le  choc 
de  nos  troupes.  Inégaux  dans  une  lutte  contre  une  force  disciplinée, 
ils  sont  redoutables  à  l'intérieur,  aussi  bien  contre  leur  maître  que 
contre  les  sujets.  Plus  d'une  fois  ils  ont  fait  et  défait  les  empereurs, 
qui  les  ont  disséminés  dans  tout  l'empire  pour  les  afïaiblir. 

A  ces  aperçus  il  est  impossible  d'ajouter  des  données  certaines  sur 
l'importance  numérique  de  chaque  race.  Dans  un  pays  où  manque 
toute  idée  d'administration  civilisée,  où  les  dénombremens  sont  in~ 
connus,  sauf  pour  les  Juifs,  qui  paient  un  impôt  par  tête,  toute  éva- 
luation n'est  qu'une  hypothèse  téméraire.  Aussi  les  géographes  ba- 
lancent-ils entre  li  millions  et  15  millions  pour  la  population  de 
l'empire,  entre  30,000  et  300,000  habitanspour  celle  de  Fez.  Nous 
proposerons  avec  quelque  confiance,  comme  base  d'appréciation,  la 
densité  de  la  population  algérienne,  qui  s'est  développée  dans  des 
circonstances  fort  rapprochées  de  celles  du  Maroc.  En  Algérie,  des 
recensemens  très  approximatifs  portent  à  2,500,000  âmes  le  nombre 
actuel  des  indigènes.  Gomme  la  surface  du  Tell,  qui  est  le  territoire 
le  plus  cultivé  et  le  plus  peuplé,  est  deux  fois  plus  étendue  au  Maroc, 
nous  évaluerons  la  population  totale  de  cet  état  à  6  millions  au  plus 
en  tenant  compte  de  la  prédominance  de  l'élément  berbère,  plus 
serré  sur  le  sol  que  l'élément  arabe.  Dans  ce  chiffre  total,  les  Ber- 
bères compteraient  pour  2  millions  1/2,  moitié  Amazighs,  moitié 
Ghellouhs,  les  Arabes  purs  pour  j  ,200,000,  les  Maures,  les  Abids  et 
les  Arabes  abidisés  pour  1  million  chacun,  les  Juifs  pour  300,000. 
En  mettant  sous  les  armes  un  sixième  de  la  population  mâle,  ce 
qui  est  très  modéré  pour  un  pays  où  tout  homme  est  combattant, 
le  Maroc  pourrait  lever  plus  de  500,000  soldats  ou  cavaliers,  tant 
bien  que  mal  équipés. 

Ces  élémens  hétérogènes  sont  réunis  en  corps  de  nation  par  le 
pouvoir  politique  et  religieux  dont  ils  subissent  tous,  à  des  degrés 
divers,  l'autorité.  Ce  pouvoir  s'est  constitué  indépendant  au  ix*  siècle 
de  notre  ère;  depuis  lors,  il  a  résisté  à  l'écroulement  de  cinq  ou  six 
dynasties  comme  aux  agressions  des  peuples  voisins,  tant  chrétiens 
que  musuhnans  :  manifeste  témoignage  de  l'unité  naturelle  de  l'eUi- 
pire!  Nul  souverain  au  monde  n'est  aussi  absolu  que  celui  du  Ma- 
roc :  ni  le  sultan  de  Constantinople ,  tenu  de  compter  avec  un  di- 
van, avec  un  corps  d'ulémas,  avec  tous  les  représentans  de  l'Europe, 
ni  le  maître  du  Céleste -Empire,  enchaîné  par  les  traditions  et  les 
lois  écrites.  Au  Maroc,  l'empereur  est  tout;  il  est  la  loi  vivante,  il 
est  maître  absolu  de  la  vie  et  des  biens  de  tous  ses  sujets;  contre 


LA    QUESTION   DU   MAROC.  939 

ses  caprices  les  plus  sanguinaires  et  les  plus  fantasques,  il  n'existe 
ni  garantie  ni  recours.  Ceux  qui  admirent  le  despotisme  ont  là  un 
grand  sujet  d'admiration. 

On  pressent  que  ni  la  garde  noire  ni  la  caste  entière  des  servi- 
teurs ne  suffiraient  à  maintenir  une  aussi  prodigieuse  domination,  si 
celle-ci  ne  s'appuyait  sur  le  caractère  pontifical  du  monarque.  Il  est 
le  chef  spirituel  de  son  peuple  en  même  temps  que  son  maître  poli- 
tique, et  ce  premier  titre  fait  sa  force  la  plus  solide.  Dans  les  socié- 
tés musulmanes,  l'accord  intime  de  la  loi  et  de  la  foi,  qui  l'une  et 
l'autre  ont  leurs  racines  dans  le  Koran,  est  un  précieux  lien  d'unité  : 
sous  l'étendard  de  la  guerre  sainte,  les  antipathies  de  race  et  de  tri- 
bus se  fondent  en  une  belliqueuse  exaltation.  Les  sultans  du  Maroc 
ont  resserré  ce  lien  en  se  constituant  les  pontifes  du  rite  malékite, 
l'un  des  quatre  rites  orthodoxes  de  l'islamisme,  le  plus  répandu  en 
Afrique.  La  dynastie  actuelle  des  chérifs,  plus  habile  encore  ou  plus 
heureuse,  y  a  joint  le  prestige  dont  la  vénération  populaire  entoure 
le  sang  du  prophète  jusque  dans  ses  plus  lointaines  générations.  Elle 
a  établi  une  généalogie  qui  fait  de  l'empereur  actuel  le  trente- 
septième  descendant  de  Mahomet  par  sa  fille  chérie  Fatime.  Devant 
ce  concours  de  titres  sacrés  s'inclinent  respectueusement  toutes  les 
résistances,  et  le  tribut  que  la  fierté  berbère  ou  arabe  refuserait  au 
monarque,  elle  l'accorde  comme  un  pieux  hommage  au  khalife  de 
l'Occident,  au  vicaire  de  Dieu  dans  le  Maghreb.  Son  prestige,  rayon- 
nant jusque  sur  le  Soudan,  y  a  survécu  à  la  chute  du  pouvoir  tempo- 
rel, qu'y  exercèrent  en  d'autres  temps  les  ancêtres  des  chérifs  actuels. 

Gomme  la  papauté  catholique ,  la  papauté  malékite  a  sa  milice 
spirituelle  dans  les  ordres  religieux,  khouan^  sorte  de  confréries  ou 
de  sociétés  secrètes  fort  répandues  dans  le  monde  musulman,  plus 
enclin  peut-être  à  l'enthousiasme  mystique  et  aux  raffmemens  de 
dévotion  que  le  monde  chrétien.  Le  Maroc  possède  trois  de  ces 
ordres,  dont  le  plus  important,  celui  de  Mouley-Taïeb,  fondé  par 
les  chérifs  eux-mêmes,  compte  un  nombre  infini  de  frères,  parmi 
lesquels  figure  l'empereur  régnant.  Le  cheikh  ou  grand-maître  ré- 
side à  Ouazzan,  entre  Tanger  et  Fez,  siège  d'une  domination  morale 
avec  laquelle  les  sultans  eux-mêmes  sont  obligés  de  compter.  In- 
vesti par  les  mœurs  publiques  du  pouvoir  de  prononcer  entre  les 
divers  prétendans  au  parasol  impérial  et  d'intervenir  ainsi  dans  la 
guerre  civile  qui  marque  chaque  changement  de  règne,  le  chef  de 
l'ordre  est  l'objet  des  hommages  les  plus  obséquieux  de  tous  les 
intéressés.  Ce  rôle,  aussi  favorable  à  la  fortune  qu'à  l'ambition,  est 
échu  en  ce  moment,  par  l'héritage  du  sang  et  l'adhésion  des  peu- 
ples, à  un  jeune  homme  d'une  vingtaine  d'années,  qui  ne  paraît 
pas  entièrement  étranger  aux  idées  et  aux  vues  de  la  civilisation. 
Les  deux  autres  ordres,  les  aissoua  et  les  derkaoua^  sont  loin  d'at- 


940  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

teindre  à  la  même  importance.  Les  premiers  ressemblent  plutôt  à 
des  jongleurs  et  à  des  charlatans  de  place  publique  qu'à  des  reli- 
gieux, et  les  seconds  prêchent  un  radicalisme  trop  puritain  pour 
recruter  beaucoup  de  sectateurs.  A  côté  de  ces  ordres  ou  confréries, 
une  multitude  de  marabouts,  de  santons,  libres  de  tout  engagement, 
reçoivent  les  dons  de  la  piété  populaire,  et  l'entretiennent  par  des 
pratiques  où  les  étrangers  ne  voient  que  fanatisme,  superstition  et 
crédulité,  mais  que  les  fidèles  qualifient  d'édifiantes  dévotions. 

Mieux  encore  que  ces  nombreux  et  divers  témoignages,  le  pèle- 
rinage à  La  Mecque  montre  combien  est  puissant  dans  les  sociétés 
musulmanes  ce  ressort  religieux,  que  ne  reconnaissent  pas  volon- 
tiers nos  scrupules  de  chrétiens  ou  nos  dédains  de  philosophes. 
Douze  siècles  se  sont  écoulés  depuis  la  mort  du  prophète,  et  tous 
les  ans,  dociles  à  sa  parole,  cinquante  ou  cent  mille  pèlerins,  bra- 
vant des  périls  et  des  fatigues  souvent  mortelles,  viennent  retremper 
leur  foi  autour  de  la  Kaaba  de  la  ville  sainte  î  Le  Maroc  est  séparé 
de  l'Arabie  par  toute  l'épaisseur  de  l'Afrique,  et  néanmoins  Maroc, 
Fez,  Méquinez,  Tafilet,  sont  les  sources  principales  qui  alimentent  la 
grande  caravane  des  Maugrebins.  Détournée  par  nos  guerres  d'Afri- 
que de  son  cours  naturel  le  long  de  l'Algérie  méridionale,  la  cara- 
vane s'est  démembrée  :  un  courant  s'est  jeté  sur  le  littoral,  où  des 
navires  anglais  ont  emporté  vers  Alexandrie  les  pèlerins  ;  un  autre 
courant  s'est  enfoncé  dans  les  oasis  et  les  sables  du  Sahara,  pour 
aller  rejoindre  sa  route  habituelle  dans  les  régences  de  Tunis  et  de 
Tripoli,  et  de  là  gagner  l'Egypte.  Quoique  morcelée,  cette  grande 
caravane  subsiste,  entretient  le  pèlerinage,  ravive  la  foi  dans  son 
primitif  foyer,  et  ramène  au  Maghreb  des  croyans  plus  vivement 
pénétrés  de  la  puissance  de  l'islamisme  et  de  la  respectueuse  obéis- 
sance qu'ils  doivent  à  leur  père  spirituel,  le  guide  de  leur  conscience, 
le  suprême  sultan  de  Fez  î 

Le  titre  de  pontife  religieux  que  lui  reconnaissent  tous  ses  peu- 
ples est  celui  auquel  le  sultan  du  Maroc  attache  avec  raison  le  plus 
de  prix;  son  amour-propre  tient  à  honneur  de  traiter  d'égal  à  égal 
avec  le  khalife  de  f  Orient,  le  sultan  de  Gonstantinople,  comme  avec 
le  grand- chérif  de  La  Mecque.  Aussi  le  comble  de  son  ambition  est- il 
que,  dans  ses  rapports  avec  l'Europe,  cette  égalité  soit  reconnue 
par  la  diplomatie.  Faute  d'avoir  pénétré  et  compris  ce  sentiment, 
les  ambassadeurs  européens  ont  plus  d'une  fois  échoué  dans  des 
négociations  qui  auraient  réussi  par  une  habile  et  inoilensive  satis- 
faction donnée  à  l'orgueil  marocain. 

Après  la  force  armée,  après  la  religion,  la  polygamie  est  le  troi- 
sième ressort  du  gouvernement  impérial  de  Fez.  Lorsqu'on  parle  en 
Europe  d'un  sérail  de  sept  ou  huit  cents  femmes,  l'esprit  se  reporte 
aux  contes  orientaux  ou  aux  légendes  bibliques,  et  ne  croit  pas  un 


LA    QUESTION    DU    MAROC.  941 

pareil  scandale  possible  de  nos  jours  :  il  existe  pourtant  au  Maroc; 
mais  au  caprice  et  au  hasard  n'est  pas  abandonné  le  soin  de  peu- 
pler le  harem  du  monarque;  le  calcul  politique  y. préside.  La  faveur 
du  maître  est  un  moyen  de  gouvernement.  Une  famille  puissante 
est-elle  rebelle,  l'empereur,  s'il  juge  inopportun  l'emploi  des  armes 
pour  la  soumettre,  invoque  l'hymen;  il  demande  au  père  une  de 
ses  fdles  en  mariage,  et  appuie  ses  propositions  de  riches  cadeaux. 
La  rébellion,  désarmée  par  la  vanité  et  la  cupidité,  livre  la  fdle  du 
chef,  qui  va,  docile  et  fière,  orner  les  immenses  gynécées  de  la  cour. 
Quand  elle  a  donné  le  jour  à  un  fils  du  sultan,  un  divorce  régulier 
la  rend  bientôt  à  ses  parens,  à  qui  elle  amène  un  petit  chérif,  un 
héritier  du  trône.  Par  ce  trafic,  le  parti  de  l'empereur  s'est  grossi 
d'un  noyau  d'adhérens  qui  spéculent  pour  leur  fortune  sur  la  pa- 
renté impériale  et  la  chance  de  porter  un  des  leurs  au  commande- 
ment suprême.  La  même  tactique,  indéfiniment  multipliée  à  l'égard 
de  toutes  les  grandes  familles,  explique  cette  quantité  étonnante 
d'épouses  et  de  concubines,  et  la  multitude  de  fils,  de  neveux,  de 
cousins  de  souche  impériale  qui  obscurcissent  de  leurs  intrigues  et 
de  leurs  luttes  les  annales  du  Maroc.  Des  pays  entiers,  comme  le 
Tafilet,  sont  peuplés  de  rejetons  dynastiques  qui  réclament  comme 
un  dernier  privilège  de  leur  rang  le  droit  à  l'oisiveté  et  à  la  men- 
dicité. Et  tel  est  au  fond  du  cœur  humain,  en  Afrique  du  moins,  le 
respect  instinctif  pour  toute  grandeur,  que  ces  princes  fainéans  réus- 
sissent à  se  faire  nourrir  par  le  peuple  ! 

Les  souverains  du  Maroc  sont  trop  habiles  pour  négliger  la  force 
que  donne  l'argent,  ce  nerf  de  tout  gouvernement  barbare  ou  civi- 
lisé. Le  Koran  y  a  pourvu,  au  profit  de  tous  les  pouvoirs  légitimes, 
au  moyen  de  Vachour,  la  dîme  des  grains.  Les  sultans  du  Maroc  y 
ajoutent  d'autres  ressources  :  les  monopoles  financiers,  les  capita- 
tions  sur  les  Juifs,  les  taxes  douanières,  un  droit  par  chaque  tête  de 
chameau  des  caravanes,  une  part  sur  les  marchandises  qu'elles  rap- 
portent de  l'Afrique,  et  dont  ils  s'assurent  une  exacte  connaissance 
en  nommant  les  chefs  ou  khrcbirs  de  caravanes.  Outre  ces  sources 
à  peu  près  régulières  et  avouables ,  la  cupidité  impériale  spécule  à 
son  gré,  suivant  l'inspiration  de  chaque  jour,  sur  les  confiscations 
d'héritages,  la  spoliation  des  riches,  les  amendes  arbitraires,  les 
offrandes  obligatoires  à  chaque  fête  de  religion  et  de  famille,  l'al- 
tération des  monnaies,  les  fraudes  et  la  violence  dans  les  achats  et 
les  ventes  de  marchandises.  L'exaction  prend  bien  souvent  les 
formes  hypocrites  de  l'ordre.  Qu'un  pacha  soit  dénoncé  pour  ses 
concussions,  accusation  trop  souvent  légitime  ;  le  suUan  l'oblige  à 
rendre  gorge  en  recourant,  s'il  le  faut,  aux  plus  affreux  supplices. 
11  punit  ainsi  le  crime,  mais  il  a  soin  de  s'approprier  l'argent,  qui 
s'entasse  dans  les  sombres  et  mystérieuses  caves,  bien  gardées  par 


9A2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  noirs,  de  Méqiiinez,  de  Tafilet,  de  toutes  les  résidences  impériales. 

A  quels  chiffres  peuvent  s'élever  ces  royales  économies?  Nul  ne 
le  sait;  mais  l'imagination  populaire  les  suppose  énormes,  non  sans 
vraisemblance.  Un  million  d'épargne  annuelle,  depuis  trois  cents 
ans  que  régnent  les  chérifs,  ferait  un  trésor  de  300  millions,  et  c'est 
bien  peu  d'un  million  de  réserve  tous  les  ans  pour  un  état  qui  pen- 
dant des  siècles  a  perçu  des  tributs  chrétiens,  qui  a  su  réaliser  à  un 
degré  qu'aucune  puissance  civilisée  ne  saurait  atteindre  le  gouver- 
nement à  bon  marché,  mais  pour  son  propre  compte  (1).  Le  ministre 
des  affaires  étrangères  perçoit  75  francs  par  mois,  le  gouverneur  de 
Tanger  50  francs,  et  tout  le  reste  à  l'avenant!  Aucune  dépense  n'est 
affectée  aux  travaux  publics  :  il  n'y  a  ni  routes,  ni  ponts,  ni  ports 
entretenus,  ni  marine  sérieuse. 

Nous  avons  montré  les  conditions  de  force  des  souverains  du  Ma- 
roc dans  le  dévouement  des  troupes  mercenaires,  l'influence  reli- 
gieuse, les  alliances  de  famille,  les  finances  enfin  :  on  a  déjà  dû  en- 
trevoir les  conditions  de  leur  faiblesse. 

«  A  l'exemple  des  rois  se  range  le  monde,  »  a  dit  un  ancien  poète, 
écho  d'une  éclatante  vérité.  Dans  un  pays  où  règne  le  despotisme, 
tout  agent  du  pouvoir  en  revendique  sa  part.  Dans  un  pays  où  le 
gouvernement  vit  d'extorsions  et  de  rapines,  toute  la  hiérarchie  des 

(1)  D'après  les  indications  les  plus  récentes,  mais  très  hasardées  faute  de  sources 
officielles,  voici  comment  s'établissait  le  budget  du  Maroc  : 

Recettes. 

i»  Contributions  sur  les  terres  et  les  troupeaux..  650,000  piastres  (de  5  fr.  25  c). 

2«  Impôts  sur  les  Juifs.... 30,000  —  — 

3°  Droits  réunis 950,000  —  — 

4»  Fabrication  de  la  monnaie 50,000  —  — 

5»  Douanes 400,000      —  — 

6»  Vente  du  tabac 35,000  —  — 

7»  Droit  du  fisc 150,000  —  — 

8°  Location  du  domaine  impérial 40,000  —  — 

9°  Cadeaux  des  consuls  et  des  négocians 225,000  —  — 

Total 2,600,000  piastres.  — 

Dépenses. 

1»  Maison  impériale,  harem,  écuries 110,000  piastres.  — 

2»  Entretien  des  palais  et  jardins  publics 65,000  -^  — 

3o  Cadeaux  à  La  Mecque,  aux  chérifs,  aux  mos- 
quées   05,000  —  — 

4»  Traitemens  des  fonctionnaires 50,000  —  — 

5»  Armée  de  terre 650,000  —  — 

6»  Marine  militaire 30,000  —  — 

7»  Honoraires  des  consuls  en  Europe 15,000  —  — 

8«  Courriers 5,000  —  — 

Total •       990,000  piastres.         — 

Économie  annuelle,  1  million  1/2  de  piastres,  soit  de  7  à  8  millions  de  francs;  en  trois 
siècles,  2  milliards. 


LA    QUESTION   DU   MAROC.  9A3 

fonctionnaires,  depuis  le  premier  ministre  jusqu'au  dernier  commis 
de  douane,  vole  et  rançonne  les  administrés.  Un  tel  système  sème  la 
terreur  et  récolte  la  haine.  Sous  le  silence  général,  l'esprit  de  rébel- 
lion couve  toujours,  et  à  la  première  occasion  il  éclate.  Sans  cesse 
quelque  insurrection  de  tribu  jette  l'alarme.  L'obéissance,  satisfai- 
sante au  centre,  diminue  avec  la  distance  €t  s'évanouit  aux  extrémi- 
tés. Ainsi  les  maîtres  du  Maroc  ont  vu  échapper  successivement  à 
leur  joug,  au  sud  de  l'Atlas,  une  partie  de  la  région  de  Sous,  celle  de 
l'Oued-Noun,  l'état  de  Sidi-Hescham,  l'oasis  de  Touat.  Sur  la  fron- 
tière du  Maroc  et  dans  les  montagnes  du  Rif ,  les  tribus  nomades 
ou  sédentaires  vivent  hors  de  toute  loi.  Sur  tout  son  pourtour,  l'em- 
pire se  disloque.  Encore  ne  parlons-nous  pas  de  Tombouctou,  qui  en 
fut  jadis,  comme  l'Espagne  et  les  Baléares,  comme  les  royaumes  de 
Tlemcen  et  de  Bougie,  une  annexe,  due  à  des  conquêtes  temporaires, 
non  une  dépendance  naturelle. 

L'incertitude  de  la  succession  impériale  constitue  un  autre  ordre 
de  périls  fréquemment  renouvelés.  Dans  le  monde  musulman,  au- 
cune loi  ne  règle  la  transmission  du  pouvoir.  Doit-on  croire  à  un  ou- 
bli de  Mahomet,  ou  bien  à  un  calcul  de  sa  politique  pour  ouvrir  au 
plus  digne  le  rang  suprême?  Pendant  que  les  docteurs  disputent,  les 
prétendans  luttent.  En  Turquie,  c'est  le  fils  aîné  qui  succède  quand 
il  lui  arrive  de  survivre  à  tous  les  complots  de  palais  ;  en  Egypte  et 
en  Tunisie,  c'est  le  membre  le  plus  âgé  de  la  famille  régnante;  au 
Maroc,  en  dehors  de  ces  deux  héritiers,  la  désignation  du  souverain 
mourant  assure  quelquefois  un  autre  choix.  A  chaque  avènement,  les 
frères  ou  cousins  du  souverain  désigné  suscitent  des  partis  qui  di- 
visent l'empire  pendant  des  années  entières.  Tout  leur  vient  en 
aide,  le  mécontentement  des  peuples,  l'esprit  de  secte  et  de  révolte 
enraciné  dans  les  cœurs,  les  traditions  historiques  attachées  au  sou- 
venir de  royaumes  distincts,  enfin  et  surtout  la  configuration  même 
du  pays.  Les  deux  vastes  versans  séparés  par  la  chaîne  atlantique, 
et  au  sein  de  ces  versans  les  massifs  montagneux  et  les  bassins  des 
plaines,  constituent  naturellement  autant  de  foyers  d'insurrection. 
Au  moyen  âge,  les  états  de  Fez,  de  Maroc,  de  Tafilet  ou  de  Sedgel- 
messa  furent  l'expression  féodale  de  la  nature  elle-même,  et  toutes 
les  fois  que  faiblit  ou  chancelle  le  pouvoir  central,  ces  divisions  ten- 
dent à  renaître  spontanément  sans  que  l'ambition  des  prétendans 
dynastiques  ait  beaucoup  à  faire  pour  se  les  rallier  et  en  tirer  parti. 

L'unité  matérielle  s'établirait  au  moyen  de  routes  qui  franchi- 
raient les  hauts  et  étroits  défilés  de  l'Atlas,  au  moyen  de  ponts  jetés 
sur  les  larges  et  profondes  rivières  qui  coulent  à  l'ouest  de  la  chaîne. 
Rien  de  cela  n'existe  dans  l'empire  et  n'est  possible  avec  les  ouvriers 
trop  ignorans  du  pays,  les  seuls  que  les  sultans  veuillent  employer. 
L'unité  politique  s'établirait  encore  par  une  hiérarchie  administrative 


944  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

régulière ,  qui  relierait  entre  eux  et  avec  le  pouvoir  central  tous  les 
groupes  d'intérêts  et  de  races  épars  a  travers  les  solitudes  :  la  société 
monterait  de  sa  forme  rudimentaire,  la  tribu,  à  un  échelon  plus 
élevé,  l'état;  mais  l'exécution  d'un  tel  plan  suppose  une  énergie 
de  volonté,  privilège  de  quelques  hommes  supérieurs,  qui  manque 
aux  vulgaires  chérifs,  réduits  à  maintenir  l'ordre  en  se  transportant 
successivement  avec  leur  maghzen  à  Fez,  à  Maroc,  à  Taroudant,  à 
Tafilet.  L'ordre  dure  autant  que  leur  séjour.  L'administration  n'est 
organisée  que  pour  la  perception  des  impôts  par  le  double  canal 
des  pachas  ou  gouverneurs  et  des  caïds.  Sous  tout  autre  rapport, 
la  vie  collective  est  nulle,  sauf  une  ombre  de  police  et  de  justice 
dans  les  villes;  elle  ne  se  ranime  qu'à  l'appel  de  la  guerre  sainte. 

Malgré  ces  imperfections  et  ces  vices,  l'état  social  du  Maroc  repose 
sur  un  fond  solide,  qu'il  serait  imprudent  de  méconnaître.  Sous  une 
organisation  politique  fort  incomplète,  l'islamisme,  combiné  avec  les 
traditions  de  race  et  les  nécessités  de  l'existence,  a  fortement  consti- 
tué la  famille  et  la  tribu.  Le  self-government,  qui  nous  apparaît 
comme  l'idéal  des  peuples  libres,  existe  dans  ces  communautés  pri- 
mitives, et  les  vivifie  de  sa  sève  fortifiante.  Peu  administrées  d'en 
haut,  elles  s'administrent  elles-mêmes  sous  une  influence  aristocra- 
tique dans  les  tribus  arabes,  démocratique  dans  les  tribus  berbères. 
Cheikhs  et  kadis,  conseils  municipaux  et  mosquées,  kaïdats  même 
ont  leurs  racines  dans  les  mœurs  et  les  traditions.  Dans  ses  for- 
mes primitives,  la  société  marocaine  subsiste  par  sa  propre  vertu, 
sans  initiative  ni  tutelle  officielle.  La  vie  commune,  moins  centralisée 
dans  une  tête,  circule  plus  énergique  dans  chaque  organe.  Si  ce 
n'est  pas  la  civilisation,  ce  n'est  pas  non  plus  la  barbarie  confus^  et 
incohérente  que  nous  sommes  habitués  à  dédaigner.  Le  peuple  du 
Maghreb  a  vu  depuis  deux  mille  ans  s'avancer  vers  lui,  pour  l'en- 
vahir et  le  conquérir,  les  plus  fameux  d'entre  les  peuples  anciens 
et  modernes,  les  Carthaginois  et  les  Romains,  les  Vandales  et  les 
Byzantins,  les  Portugais  et  les  Espagnols  ;  il  les  a  tous  rejetés  de  son 
sein,  n'admettant  au  partage  du  pays  que  les  Arabes,  dont  il  a  ac- 
cepté la  religion.  Et  l'empire  que  leur  union  a  fondé,  sous  les  auspices 
d'Édris,  défie  depuis  plus  de  mille  ans  les  efforts  des  états  chrétiens; 
il  a  môme  repoussé  les  Turcs,  qui,  à  l'aide  de  la  communauté  de 
religion,  se  sont  imposés  à  tous  les  états  de  l'Afrique  du  nord  depuis 
le  Caire  jusqu'à  Tlemcen.  Avec  une  telle  force  il  faut  compter,  et  il 
serait  plus  que  téméraire  de  parler  d'extermination  ou  de  refoule- 
ment, de  conversion  violente  ou  de  domination  facile. 

Entre  toutes  les  illusions,  une  des  plus  grandes  serait  l'espoir  de 
séduire  les  peuples  du  Maroc  par  les  bienfaits  moraux  de  la  civili- 
sation :  ils  en  apprécieraient  les  bienfaits  matériels,  non  les  savantes 
combinaisons,  auxquelles  ils  préfèrent  leur  simple  organisation. 


LA    QUESTION   DU    MAROC.  9^5 

Celles  des  pratiques  administratives  qui  blessent  nos  habitudes  d'or- 
dre les  irritent  moins,  pourvu  que  les  exactions  ne  dépassent  pas  une 
certaine  limite.  Quand  la  tribu  a  payé  l'impôt,  même  après  quelques 
coups  de  fusil,  elle  est  libre,  et  chacun  de  ses  membres  reste  maître 
de  sa  conduite.  Le  pouvoir  n'intervient  en  rien  dans  leurs  affaires. 
Pour  n'être  pas  le  nôti*e,  ce  mode  d'existence  n'est  pas  dépourvu 
de  toute  raison ,  et  la  politique  doit  le  comprendre ,  sous  peine  de 
s'égarer.  Elle  commettrait  surtout  une  erreur  énorme,  si  elle  assi- 
milait l'empire  du  Maghreb,  depuis  dix  siècles  formé  d'élémens  dont 
la  diversité  n'exclut  pas  l'accord,  avec  l'empire  turc,  où  une  mino- 
rité conquérante  tient  sous  le  joug  par  la  force,  et  par  la  seule  per- 
mission de  l'Europe,  une  majorité  de  vingt  peuples  conquis,  mau- 
dissant leur  maître  et  toujours  prêts  à  s'insurger. 

II.  —  RELATIONS  DU  MAROC  AVEC  l'eUROPE.  —  LA  POLITIQUE  ANGLAISE.  — 
LES  OPÉRATIONS  DE  LA  GUERRE. 

Avant- garde  de  l'islam  en  Occident,  le  Maroc  a  de  tout  temps 
réfléchi,  sous  un  jour  particulier,  la  situation  générale  du  mahomé- 
tisme  envers  le  christianisme.  Pendant  la  période  d'agression  mu- 
sulmane contre  l'Espagne,  du  viii®  au  xiii^  siècle  de  notre  ère,  il  fut 
une  place  d'armes  tournée  contre  la  chrétienté  :  fantassins,  cavaliers, 
généraux,  navires,  armes,  il  lança  toutes  ses  forces  au-delà  du  dé- 
troit. Lorsque,  dans  les  siècles  qui  suivirent,  la  défaite  de  l'islamisme 
dans  la  Péninsule  ouvrit  l'Afrique  elle-même  à  la  réaction  chrétienne 
triomphante,  le  Maroc  se  mit  sur  la  défensive.  Entamé  d'abord  par 
le  Portugal  et  l'Espagne,  il  parvint  à  refouler  entièrement  l'un  de 
ses  ennemis,  et  à  cantonner  l'autre  dans  quelques  petits  postes.  Plus 
tard,  avec  l'apaisement  des  haines  religieuses,  des  relations  pacifi- 
ques purent  s'établir,  sur  l'initiative  de  la  France  et  de  l'Angleterre, 
entre  le  Maroc  et  la  plupart  des  puissances  continentales.  Un  point  de 
rencontre  amiable  résultait  naturellement  de  l'échange  des  esclaves 
faits  de  part  et  d'autre  dans  des  courses  maritimes  qu'autorisait  dès 
lors  le  droit  de  la  guerre,  et  que  ravivèrent,  en  les  transformant  en 
pirateries,  les  décrets  impitoyables  qui  bannirent  les  Maures  d'Es- 
pagne, en  ne  leur  laissant  que  la  mer  pour  théâtre  de  leurs  ven- 
geances. Des  arrangemens  commerciaux  complétaient  les  transac- 
tions charitables.  Dans  ces  négociations,  le  Maroc  se  prévalut  si  bien 
de  sa  position  redoutable  le  long  du  détroit,  que  toutes  les  nations 
chrétiennes  durent  acheter  la  sécurité  de  leur  navigation,  les  unes 
au  prix  d'un  tribut  en  argent,  les  autres  au  moyen  de  régals  d'une 
grande  valeur,  fréquemment  renouvelés,  qui  déguisaient  mal  l'hu- 
miliation. 11  fallut  le  canon  de  Mogador  et  d'Isly  pour  balayer  ce 

TOME   XXIV.  GO 


9A6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  restait  de  ces  servitudes,  comme  il  avait  fallu,  en  1830,  le  canon 
d'Alger  pour  les  supprimer  à  l'égard  de  la  Régence. 

On  devait  espérer  que  cette  double  leçon,  une  des  plus  éclatantes 
que  de  nos  jours  la  civilisation  eût  infligées  à  la  barbarie,  profiterait 
à  la  politique  et  au  commerce  de  la  France  autant  qu'à  sa  gloire 
militaire  et  navale.  On  y  comptait  lorsque,  dans  le  traité  du  10  sep- 
tembre ISA 6,  qui  faisait  revivre  les  conventions  antérieures  de  1767 
et  168/i,  les  hautes  parties  contractantes  s'engageaient  à  procéder  le 
plus  promptement  possible  à  la  conclusion  d'un  nouveau  traité  qui 
aurait  pour  but  de  consolider  et  compléter  les  accords  antérieurs 
dans  l'intérêt  des  relations  politiques  et  commerciales  des  deux  em- 
pires; mais,  avant  qu'aucune  suite  fût  donnée  à  cet  engagement,  le 
gouvernement  monarchique  de  la  France  était  renversé.  Sous  le  coup 
de  plus  urgentes  nécessités,  la  république  dut  se  borner  à  une  ré- 
pression locale  d'un  acte  de  piraterie  commis  en  1851  par  les  habi- 
tans  de  Salé.  Le  nouvel  empire  aussi  était  préoccupé  d'autres  soins, 
si  bien  que,  vers  la  fm  de  j-856,  l'Europe  apprit  que  M.  Drummond 
Hay,  le  représentant  de  la  reine  Victoria  au  Maroc,  avait  conclu  avec 
le  sultan  Abd-er-Rahman  un  traité  des  plus  avantageux.  On  avait 
annoncé  que  l'Angleterre  stipulerait  au  profit  des  nations  chrétiennes; 
la  lecture  du  texte  officiel  constata  qu'elle  n'y  avait  pas  songé.  La 
France  se  trouvait  dès  lors  devancée,  et  il  ne  lui  restait,  pour  se 
rapprocher  de  la  situation  obtenue  par  l'habileté  de  son  alliée,  qu'à 
invoquer  la  clause  de  ses  propres  conventions  qui  lui  assure  le  trai- 
tement de  la  nation  la  plus  favorisée.  Elle  avait  semé,  d'autres 
avaient  récolté  ! 

Ne  semblerait-il  pas  que  le  Maroc,  rassuré  du  côté  de  l'Europe 
par  ses  traités  nouveaux  et  anciens,  dût  enfin  vivre  en  paix  avec  tout 
le  monde?  L'empereur  Abd-er-Rahman,  rappelé  à  la  prudence  par 
le  malheur  de  ses  armes,  le  souhaitait  vivement  dans  les  derniers 
temps  de  sa  vie  :  aussi  traçait-il  un  cercle  inviolable  autour  de  lui, 
autant  pour  ne  pas  se  compromettre  avec  les  étrangers  que  pour  se 
soustraire  à  leur  odieuse  influence.  Son  fils  et  successeur  Mohammed, 
quelque  rancune  qu'il  conserve  de  la  bataille  d'Isly,  où  il  comman- 
dait en  personne  les  bandes  marocaines,  suivra  probablement  la 
même  ligne  de  conduite,  aussi  longtemps  du  moins  que  des  compé- 
titeurs lui  disputeront  le  pouvoir  dans  le  sud  de  l'empire.  Mais  les 
rois  sont  solidaires  de  leurs  peuples.  Régnant  nominalement  sur  les 
territoires  sans  dominer  les  sujets  et  ne  pouvant  y  établir  l'ordre,  les 
sultans  du  Maroc  n'en  sont  pas  moins  responsables  d'attentats  qu'ils 
désavouent.  Les  états  offensés  poursuivent  eux-mêmes  leur  ven- 
geance :  les  plus  modérés,  comme  la  France,  s'attaquent  aux  cou- 
pables seulement;  d'autres,  comme  l'Espagne,  remontent  des  sujets 
au  souverain  lui-même.  La  France  avait  à  se  plaindre  de  la  violation 


LA   QUESTION    DU   MAROC.  9h7 

de  ses  frontières  algériennes  par  des  tribus  du  Maroc;  l'Espagne  se 
plaint  d'attaques  quotidiennes  contre  ses  présides.  En  dehors  de 
ces  deux  griefs  particuliers,  toutes  les  puissances  maritimes,  qui  ont 
souffert  de  la  piraterie  des  montagnards  du  Rif ,  demandent  contre 
eux  justice  et  protection.  Ce  sont  là  autant  d'actes  d'accusation  dont 
il  convient  d'apprécier  la  portée  et  de  prévoir  les  conséquences. 

La  question  de  la  frontière  algérienne  parait  une  affaire  vidée. 
En  rapport  du  général  de  Martimprey,  qui  commandait  le  corps 
expéditionnaire,  a  raconté  l'origine  et  les  phases  diverses  de  la  ra- 
pide campagne  qui  a  fait  justice  des  empiétemens  des  Marocains. 
Depuis  Nemours  jusqu'au  désert,  les  tribus  ont  expié  leurs  attentats; 
Beni-Snassen,  Mahias,  Angades,  Beni-Guil,  ont  demandé  Vaman, 
payé  des  contributions  de  guerre,  livré  des  otages  ;  la  ville  marocaine 
d'Oudjda,  centre  de  recel  pour  tous  les  vols  qui  se  font  dix  lieues  à 
la  ronde,  a  racheté  à  prix  d'argent  sa  complicité;  son  caïd  a  été  en- 
levé et  conduit  à  Toulon.  L'armée  victorieuse  a  construit  une  pyra- 
mide monumentale  sur  le  plateau  d'Aïn-Taffoural,  et  célébré  sur  le 
champ  de  bataille  d'Isly  même  des  souvenirs  immortels.  Les  mou- 
vemens  de  notre  armée  avaient  commencé  le  21  octobre,  et  le 
11  novembre  les  troupes  repassaient  la  frontière  :  en  trois  semaines 
la  campagne  était  menée  à  bonne  fm ,  en  dépit  des  ravages  causés 
par  un  terrible  fléau.  On  n'attendait  pas  moins  de  l'expérience  con- 
sommée des  chefs  et  de  la  bravoure  des  soldats  ;  mais  quelles  ga- 
ranties s'est-on  assurées  contre  le  retour  de  pareilles  agressions? 
Le  public  n'en  connaît  aucune,  et  a  droit  jusque-là  de  réserver  une 
complète  approbation.  Ce  n'est  pas  la  première  fois  que  ces  tribus 
pillardes  sont  châtiées  :  l'histoire  de  l'Algérie  est  remplie  des  leçons 
qu'elles  ont  reçues.  Sans  remonter  bien  loin,  en  1852,  au  bruit  de 
pareilles  insultes  faites  à  notre  drapeau,  le  commandant  de  la  sub- 
division de  Tlemcen  accourut  sur  le  Khis,  comme  on  a  fait  dernière- 
ment. Il  brûla  aux  Beni-Snassen  huit  villages,  tua  quatre  cents 
hommes.  Bientôt  le  caïd  du  Rif,  Abd-el-Sadok,  arriva  au  camp  des 
Français  au  nom  des  Beni-Snassen  et  de  l'empereur,  prêt  à  sous- 
crire à  toutes  les  conditions  qui  lui  seraient  imposées ,  comme  der- 
nièrement le  cheikh  kabyle  El-Hadj  Mimoun.  Sept  ans  après,  les 
ennemis  recommençaient  leurs  attaques  contre  nos  postes ,  se  pré- 
cipitaient sur  nos  escadrons  surpris,  et  promenaient  triomphale- 
ment dans  les  rues  d'Oudjda  les  têtes  des  prisonniers  tombés  entre 
leurs  mains.  Une  expédition  était  à  recommencer,  et  sur  de  bien  plus 
vastes  proportions,  car  elle  réunissait  vingt  mille  hommes  au  moins, 
déployés  de  la  mer  au  désert  sur  une  profondeur  de  cent  lieues,  où 
les  Beni-Snassen  avaient  recruté  des  auxiliaires,  sans  compter  leurs 
alliés  du  Rif,  que  nous  n'avons  pas  atteints.  Et  pendant  cet  intervalle 
de  sept  ans  une  suite  non  interrompue  de  brigandages  a  répandu  la 


9A8  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

terreur  tout  le  long  de  la  frontière.  N'est-il  pas  à  craindre  que  l'ave- 
nir ne  ressemble  au  passé  jusqu'à  l'adoption  de  mesures  définitives 
et  permanentes  de  sécurité  ?  L'établissement  de  postes  nouveaux  qui 
resserrent  la  ligne  de  défense  entre  sans  doute  dans  les  vues  du 
gouvernement;  mais  la  rectification  de  la  frontière,  qui  eût  été  portée 
jusqu'à  la  Moulouïa,  limite  naturelle  et  historique  entre  le  Maroc  et 
l'Algérie,  était  indiquée  par  le  vœu  public  et  l'opinion  de  la  plupart 
des  hommes  de  guerre.  On  y  a  renoncé  pour  cette  fois.  Si  c'est  par 
respect  de  la  convention  du  18  mars  iSlili,  qui  a  tracé  la  ligne 
actuelle  de  séparation,  on  peut  juger  ce  respect  exagéré  :  l'empereur 
du  Maroc  n'est  pas  fondé  à  réclamer  le  maintien  d'une  frontière  le 
long  de  laquelle  il  ne  peut  assurer  l'ordre  du  côté  de  son  propre 
territoire.  Cette  rectification  eût  peut-être  fourni  l'occasion  de  négo- 
cier avec  l'Espagne  la  cession  des  îles  Zafarines,  situées  à  l'embou- 
chure de  la  Moulouïa,  îlots  restés  vacans  jusqu'en  1847,  où  le  général 
Cavaignac,  qui  avait  reçu  l'ordre  d'en  prendre  possession,  les  trouva 
occupés  depuis  une  quinzaine  de  jours  par  une  garnison  espagnole. 
A  l'Espagne,  qui  n'a  ni  commerce  ni  intérêts  politiques  à  la  Moulouïa, 
ces  îlots,  où  manquent  la  terre  et  l'eau,  sont  inutiles,  tandis  que 
l'excellent  mouillage  qu'ils  forment  par  leur  disposition,  et  que  Suf- 
fren  signalait  il  y  a  un  siècle,  les  rend  précieux  pour  la  marine  et 
pour  le  commerce  de  l'Algérie,  dont  les  rivages  s'étendent  jusque 
dans  le  voisinage,  à  Nemours. 

L'affaire  des  présides  espagnoles  est  des  plus  simples.  L'Espagne, 
successivement  refoulée  de  toutes  les  positions  maritimes  qu'elle 
avait  prises  en  Afrique  dans  le  cours  de  ses  grandes  luttes  contre 
l'islamisme,  a  conservé,  sur  le  littoral  de  la  Méditerranée,  quatre 
places  seulement,  qui  ont  reçu  le  nom  et  la  destination  depresidios, 
prisons  :  lieux  de  captivité  pour  les  condamnés  ordinaires,  lieux 
d'exil  pour  les  condamnés  politiques.  Ce  sont,  en  allant  de  l'est  à 
l'ouest,  Melilla,  Alhucemas,  Penon  de  Vêlez  et  Ceuta,  l'antique  Aby la, 
l'une  des  colonnes  d'Hercule.  A  vrai  dire,  ces  postes  ne  lui  ont  jus- 
qu'à présent  rapporté  ni  profit  ni  honneur,  et  mieux  eût  valu  pour 
elle  ne  pas  les  garder.  Des  prisons  sont  peu  propres  à  exciter  la  sym- 
pathie naturelle  qui  s'attache  à  tout  établissement  européen  en  pays 
barbare,  et  elles  ne  donnent  pas  aux  Maures  eux-mêmes,  dont  elles 
entretiennent  la  haine  patriotique,  comme  toute  usurpation  de  terri- 
toire par  les  étrangers,  une  haute  idée  de  la  moralité  et  de  la  gran- 
deur de  la  nation.  Par  une  fatalité  qui  nuit  à  sa  gloire,  l'Espagne  ne 
sema  en  Afrique,  même  aux  plus  beaux  jours  de  sa  puissance,  aucun 
germe  de  colonisation  ou  de  commerce.  Elle  sut  bâtir  des  églises 
et  construire  de  magnifiques  fortifications;  elle  ne  sut  point  attirer 
à  elle  les  tribus  indigènes,  pas  même  celles  qui,  sous  le  nom  de 
maghzen,  offrent  toujours  leurs  services  au  plus  fort.  Animée  d'un 


LA    QUESTION    DU   MAROC.  9!l9 

fanatisme  chrétien  dont  la  violence  ne  le  cédait  en  rien  au  fana- 
tisme musulman,  elle  arbora  l'oriflamme  de  la  croix,  elle  extermina 
les  infidèles,  elle  établit  l'inquisition;  elle  légua  moins  à  l'avenir 
que  le  Portugal  lui-même,  qui  fit  servir  la  ceinture  de  places  fortes 
qu'il  posséda  jadis  à  l'ouest  du  Maroc  à  la  pacification  régulière 
d'une  partie  du  pays,  et  surtout  aux  progrès  des  sciences  nautiques. 
Pour  le  Portugal,  les  mers  du  Maroc  furent  le  chemin  des  mers  de 
Guinée,  et  conduisirent  son  pavillon  de  proche  en  proche  au  cap  de 
Bonne-Espérance  et  jusque  dans  l'Inde.  Pour  l'Espagne,  ces  mers  ne 
furent  qu'un  champ  de  sanglantes  représailles  contre  la  domination 
des  Maures,  domination  étrangère,  musulmane,  et  à  ce  double  titre 
destinée  à  succomber  en  Europe,  mais  qui  s'était  néanmoins  signalée 
par  assez  de  bienfaits  pour  obtenir  de  ses  vainqueurs  un  usage  mo- 
déré de  la  victoire.  Malgré  ce  caractère  stérile  de  l'occupation  espa- 
gnole, le  droit  est  pour  le  cabinet  de  Madrid  quand  il  réclame  le  res- 
pect de  ses  postes,  et  le  gouvernement  du  Maroc  est  tenu  de  mettre 
fin  à  des  attaques  incessantes,  ou  de  laisser  les  offensés  se  faire  jus- 
tice eux-mêmes. 

L'Espagne  a  su  agrandir  sa  cause  et  rallier  les  vœux  de  toutes  les 
puissances  en  rattachant  à  ses  projets  l'anéantissement  de  la  pira- 
terie du  Rif,  troisième  grief  de  la  civilisation  contre  le  Maroc.  Le 
Rif,  on  l'a  dit,  est  la  chaîne  montagneuse  qui  s'étend  à  l'enti'ée  de 
la  Méditerranée,  depuis  le  détroit  de  Gibraltar  jusqu'à  la  frontière 
occidentale  de  l'Algérie,  sur  une  longueur  moyenne  de  330  kilomè- 
tres, une  largeur  de  50,  une  altitude  évaluée  de  900  à  1,000  mètres. 
C'est  autour  du  cap  Ti^es  Forças  qu'a  établi  son  quartier-général  la 
piraterie  africaine  sous  sa  dernière  forme,  le  brigandage  sans  au- 
dace et  sans  péril.  Dans  la  baie  orientale,  où  se  trouve  Mélilla,  elle 
n'a  pu  se  développer  à  cause  du  petit  nombre  des  criques  abritées 
des  vents  du  large;  mais  dans  la  baie  de  l'ouest  elle  est  sérieuse- 
ment constituée.  Au  fond  du  rivage  et  dans  ses  replis  se  tapissent 
les  barques,  les  unes  échouées  sur  le  sable,  d'autres  retirées  sous 
des  grottes,  la  plupart  abritées  sous  des  toits  de  sable  et  de  terre  re- 
couverts de  branches  d'arbres.  Elles  appartiennent  aux  Riffains,  qui, 
couchés  sur  les  falaises  où  s'élèvent  leurs  cabanes  comme  des  vigies 
d'observation,  épient  au  loin  l'horizon.  A  la  vue  d'un  navire  de  com- 
merce arrêté  par  le  calme  ou  luttant  contre  le  courant,  ils  se  préci- 
pitent armés  au  nombre  de  vingt-cinq  ou  trente  dans  leurs  embar- 
cations, et  s'élancent  sur  leur  proie.  Arrivés  à  portée,  ils  effraient  à 
coups  de  fusil  l'équipage,  qui  le  plus  souvent  s'enfuit  dans  les  ca- 
nots; puis,  maîtres  du  navire,  les  brigands,  après  s'être  partagé  la 
cargaison,  détruisent  et  brûlent  le  navire  aux  cris  d'une  joie  féroce. 
Les  bâtimens  que  la  tempête  jette  sur  leur  côte  sont  moins  encore 
épargnés ,  et,  pour  les  attirer,  les  pirates  ne  se  font  pas  faute ,  en 


950  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

cas  de  détresse,  d'arborer  le  drapeau  blanc,  symbole  d'amicale 
hospitalité.  Malheur  à  qui  s'y  fie  !  Les  marins  et  passagers  qui  tom- 
bent en  leurs  mains  sont  impitoyablement  massacrés,  à  moins  que 
l'espoir  d'une  forte  rançon  ne  préserve  leur  vie.  En  attendant,  ils 
subissent  le  plus  dur  e-sclavage. 

En  plein  xix*  siècle,  presque  sous  le  canon  de  Gibraltar  et  de 
Geuta,  à  quelques  lieues  de  l'Algérie,  de  tels  excès  sont  une  honte 
et  un  scandale,  et  l'Europe  va  châtier  au  bout  du  monde  des  injures 
bien  moins  graves.  En  1852,  l'Angleterre,  lasse  de  se  résigner,  char- 
gea l'amiral  Napier  de  venger  ses  nationaux;  après  quelques  prome- 
nades à  portée  des  côtes,  l'illustre  amiral  laissa  impunis  les  méfaits 
des  barbares.  En  1856,  le  prince  Adalbert  de  Prusse  se  montra  plus 
hardi;  mais  sa  hardiesse  faillit  lui  coûter  la  vie,  ainsi  qu'à  ses  braves 
compagnons.  La  France  a  plus  osé  que  l'Angleterre  et  mieux  réussi 
que  la  Prusse.  Au  mois  d'août  185/i,  le  commandant  du  Neivton, 
M.  Hugueteau  de  Ghaillé,  reconnut  d'aussi  près  que  possible,  pendant 
quatre  jours  de  navigation,  tout  le  littoral  du  Rif.  Accueilli  d'abord 
par  des  coups  de  fusil,  il  en  fit  immédiatement  justice  en  canonnant 
les  barques  d'où  partait  l'insulte.  Deux  jours  après,  les  principaux 
chefs,  frappés  de  terreur,  venaient  humblement  implorer  le  pardon. 
Depuis  lors,  le  pavillon  de  la  France  a  toujours  été  respecté  ;  mais 
la  piraterie  a  survécu  contre  les  autres  nations,  et  les  navires  fran- 
çais eux-mêmes  ont  été  invités  par  leurs  chefs  administratifs  à 
passer  à  quinze  milles  au  large. 

L'Espagne,  plus  en  butte  que  personne  aux  violences  quotidiennes 
des  Maures  du  Rif,  et  sur  mer  et  sur  terre,  a  donc  résolu  d'en  tirer 
vengeance,  et  pour  elle-même  et  au  nom  de  l'Europe.  Le  délai 
accordé  par  l'ultimatum  du  cabinet  espagnol  a  expiré  le  13  octobre 
dernier,  sans  que  les  satisfactions  et  les  garanties  demandées  à  l'em- 
pereur du  Maroc  aient  été  accordées.  Le  président  du  conseil  des 
ministres  a  annoncé  la  déclaration  de  guerre  aux  cor  tes,  qui  l'ont 
accueillie  avec  un  enthousiasme  partagé  par  la  nation  entière.  L'op- 
position espagnole,  mieux  inspirée  que  celle  de  la  France  en  1830,  a 
désarmé  devant  la  grandeur  patriotique  des  desseins,  et  la  Péninsule 
présente  depuis  deux  mois  l'émouvant  spectacle  d'un  peuple  qui 
sacrifie  ses  querelles  et  ses  passions  particulières  sur  l'autel  de  la 
patrie.  Des  souscriptions  en  argent  et  en  nature  s'efforcent  d'élever 
les  dévouemens  à  la  hauteur  des  besoins.  Gités  et  corporations,  uni- 
versités et  couvens,  noblesse  et  clergé,  toutes  les  classes  et  tous 
les  âges  s'unissent  dans  les  mêmes  vœux.  Que  dans  ces  démonstra- 
tions une  teinte  d'emphase  espagnole  blesse  quelquefois  la  correc- 
tion un  peu  sévère  et  railleuse  du  goût  français,  on  peut  l'avouer, 
sans  que  le  sourire  efface  l'approbation.  A  ces  élans  de  joie  il  y  a 
d'ailleurs  quelques  ombres  naissantes  :  la  perspective  d'une  aggrava- 


LA    QUESTION   DU    MAROC.  951 

tion  d'impôt  et  la  crainte  de  concessions  regrettables  à  l'Angleterre. 

Pour  les  impôts,  il  faut  bien  s'y  résoudre,  en  se  consolant  par 
l'espoir  de  faire  payer  les  frais  de  l'expédition  au  trésor  du  sultan. 
Les  dernières  grandes  guerres  ont  montré  que  le  bon  marché  n'entre 
pour  rien  dans  les  inventions  meurtrières  qui  émerveillent  les  con- 
temporains. Des  financiers  élevés  à  l'école  française  auraient,  il  est 
vrai,  préféré  un  emprunt.  Qu'ils  patientent,  et  ils  verront  venir  le 
tour  de  l'emprunt,  quand  l'impôt  aura  rendu  tout  ce  qu'il  peut 
rendre.  Il  est  bon,  il  est  moral  que  les  générations  présentes  ne 
se  déchargent  pas  entièrement  sur  l'avenir  du  soin  de  payer  leur 
gloire.  Les  concessions  envers  l'Angleterre  reprochées  au  cabinet  es- 
pagnol se  rapportent  à  la  correspondance  qui  a  été  échangée  entre 
les  ministres  des  affaires  étrangères  des  deux  états,  M.  Galderon  Col- 
lantes et  lord  John  Russell.  Nous  touchons  par  ce  point  à  un  nouvel 
aspect  de  la  question  marocaine  :  les  prétentions  et  les  droits  de 
l'Angleterre. 

Une  seule  voix,  on  le  sait,  a  troublé  le  concert  de  félicitations 
qui,  dans  le  monde,  a  accueilli  la  nouvelle  des  résolutions  de  l'Es- 
pagne :  c'est  la  voix  de  la  presse  anglaise.  Il  doit  pourtant  suffire 
à  la  couronne  britannique  d'avoir  conquis,  il  y  a  cent  cinquante 
ans,  un  rocher  escarpé  que  la  nature  avait  donné  à  l'Espagne,  et 
d'en  avoir  fait  une  place  inexpugnable.  Cette  occupation,  que  con- 
sacra le  traité  d'Utrecht,  a  réparé  avec  avantage  l'abandon  de  Tan- 
ger, que  fit  le  roi  Charles  II  en  168/i,  après  l'avoir  reçu,  vingt  ans 
auparavant,  comme  dot  de  son  épouse  Catherine,  infante  de  Portu- 
gal. Du  camp  fortifié  de  Gibraltar,  l'Angleterre  s'est  mieux  insinuée 
dans  le  Maroc,  au  nom  de  l'amitié,  que  ne  l'ont  fait  le  Portugal  et 
l'Espagne,  toujours  assaillis  et  délestés  comme  envahisseurs  du  sol 
sacré  de  l'islam.  Ses  consuls  ont  hérité  des  nôtres  pour  la  prépon- 
dérance que  Richelieu  et  Louis  XIY  avaient  conquise  à  la  cour  de 
Fez,  et  qui  fut  abandonnée  lorsque  le  régent,  en  sacrifiant  en  1717 
le  consulat  français  de  Salé  aux  convenances  de  George  I",  livra  le 
Maroc  pour  un  demi-siècle  à  l'influence  exclusive  de  son  alliée.  C'est 
alors  que  le  commerce  anglais,  profitant  habilement  des  succès  de  sa 
diplomatie,  triompha  facilement  de  toute  concurrence,  et  fit  de  Gi- 
braltar un  entrepôt  de  ses  marchandises  et  un  foyer  de  contrebande 
aussi  bien  que  de  trafic  régulier.  La  garnison  de  la  place  tire  même 
de  Tanger  et  de  Tétuan  ses  approvisionnemens  de  viande  fraîche, 
de  légumes,  de  fruits.  Tant  d'avantages  avouables  justifient  la  sol- 
licitude particulière  des  Anglais  pour  tout  ce  qui  se  passe  sur  le  ter- 
ritoire marocain,  mais  ne  sauraient  diminuer  les  droits  des  autres 
nations  à  venger  leur  honneur  et  à  consolider  leur  position.  Qu'ils 
veillent  au  maintien  de  leur  influence  politique,  à  la  protection  de 
leurs  intérêts  commerciaux,  ils  seront  écoutés  avec  impartialité; 


952  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

mais  qu'ils  prennent  garde  de  paraître  trof>  obstinément  redouter 
pour  la  liberté  du  détroit  les  empiétemens  de  l'Espagne  :  personne 
ne  prendrait  au  sérieux  de  tels  scrupules  sur  les  lèvres  des  maîtres 
de  Gibraltar. 

L'ultimatum  adressé  par  le  cabinet  de  Madrid  au  commissaire 
marocain  des  affaires  étrangères,  Sidi  Mohammed-Khetib,  se  résu- 
mait en  un  petit  nombre  de  conditions.  Le  pacha  ou  gouverneur  de 
la  province  remettrait  lui-même  les  armes  d'Espagne  à  la  place  où 
elles  étaient  avant  d'être  renversées,  et  les  ferait  saluer  par  ses  sol- 
dats ;  les  troupes  du  Maroc  infligeraient  aux  coupables,  sous  les  murs 
de  Geuta,  la  peine  qu'ils  avaient  encourue;  le  gouvernement  maro- 
cain nommerait  deux  ingénieurs  qui,  conjointement  avec  deux  ingé- 
nieurs espagnols,  détermineraient  les  points  les  plus  convenables 
pour  modifier  autour  de  Geuta  les  limites  établies  par  une  conven- 
tion antérieure.  M.  Gollantes  a  exposé,  dans  une  instruction  aux 
agens  diplomatiques  de  l'Espagne,  quelle  suite  d'incidens  avait  em- 
pêché ces  propositions  d'aboutir,  et  de  son  côté  le  ministre  maure 
a  opposé  un  récit  différent,  qui  rejette  tous  les  torts  sur  ses  adver- 
saires, accusés  d'avoir  voulu  à  tout  prix  la  guerre.  Quoi  qu'il  en 
soit,  nous  nous  étonnons  que  l'Espagne  ait  adressé  des  demandes  si 
modérées  qu'elles  peuvent  paraître  imprévoyantes  de  l'avenir,  et 
d'autre  part  que  le  représentant  de  l'empereur,  muni  de  pleins 
pouvoirs  pour  traiter,  ait  hésité  à  les  accepter.  En  ajournant  une  ré- 
ponse pour  en  référer  à  son  maître ,  il  a  laissé  échoir  le  délai  fatal 
et  fourni  à  la  déclaration  de  guerre  un  prétexte  plausible., On  sait 
que  le  général  O'Donnell,  comme  ministre  de  la  guerre  et  comman- 
dant en  chef  de  l'expédition,  a  concentré  sur  les  côtes  du  Maroc 
toutes  les  forces  dont  il  pouvait  disposer  :  quarante  mille  hommes 
de  troupes,  une  flotte  à  voiles  de  plus  de  trois  cents  canons,  une 
quinzaine  de  bateaux  à  vapeur  pour  transports  rapides,  une  flottille 
de  commerce,  des  navires  auxiliaires  frétés  dans  les  ports  voisins. 

On  ne  se  propose  pas  ici  de  raconter  ou  d'apprécier  des  opérations 
dont  le  résultat  n'appartient  pas  encore  à  l'histoire.  Il  est  deux  points 
qui  doivent  cependant  aujourd'hui  préoccuper  utilement  les  publi- 
cistes  :  les  leçons  fournies  par  l'expérience  sur  les  conditions  d'une 
campagne  dans  le  Maroc,  les  notions  qu'on  possède  sur  le  territoire 
marocain  et  sur  les  voies  diverses  qu'il  peut  ouvrir  à  l'attaque. 

Sur  la  Méditerranée,  la  possession  de  Geuta  donne  à  l'armée  en- 
vahissante un  précieux  avantage  que  ne  possédait  pas  en  1830 
l'armée  française  en  vue  de  Sidi-Ferruch  :  une  plage  de  débarque- 
ment à  l'abri  des  coups  de  l'ennemi.  G' est  par  là  en  effet  que  les 
troupes  transportées  sur  l'escadre  de  la  reine  ont  promptement  at- 
teint le  rivage.  Déjà  de  sanglans  combats  ont  eu  lieu,  où  la  bravoure 
a  été  égale  de  part  et  d'autre,  et  les  pertes  graves;  mais,  comme  on 


LA    QUESTION    DU    MAROC.  953 

devait  s'y  attendre,  la  discipline  l'a  emporté  sur  le  nombre  et  la 
fougue.  La  ligne  de  fortification  nouvelle  aussitôt  commencée  est  très 
avancée.  A  s'en  tenir  à  la  rectification  des  limites  territoriales  sur  ce 
point,  l'entreprise  serait  trop  modeste  pour  l'immense  déploiement 
de  forces  dont  on  a  donné  le  spectacle,  pour  l'ambition  de  l'Espagne 
comme  pour  les  vœux  de  l'Europe.  On  n'atteindrait  pas  le  sultan, 
qui,  à  cet  égard,  avait  donné  plein  pouvoir  de  transaction  à  son 
commissaire  et  a  droit  d'alléguer  un  malentendu.  Il  ne  peut  être 
frappé  que  dans  ses  villes  maritimes  ou  au  cœur  de  l'empire;  aussi 
le  blocus  des  ports  de  Tétuan,  Tanger  et  Larache  a-t-il  suivi  immé- 
diatement la  déclaration  de  guerre.  Le  blocus  ne  fera  pas  capituler 
un  ennemi  pourvu  de  vivres  abondans  fournis  par  le  pays,  d'armes 
et  de  munitions  achetées  de  longue  main  à  Gibraltar  et  en  Angle- 
terre, et  qui  peuvent  se  renouveler  par  les  ports  du  sud;  bientôt  des 
attaques  directes  seront  nécessaires. 

Quatre  villes  sont  désignées  aux  premiers  coups  :  Tétuan,  Tanger, 
Rabat-Salé,  Mogador.  Tétuan,  situé  à  6  kilomètres  de  la  Méditer- 
ranée, avec  laquelle  il  communique  par  la  rivière  de  Martyn,  est 
abordable  par  terre  pour  l'armée  qui  occupe  Geuta,  distant  de  neuf 
lieues  seulement  :  c'est  là  une  facilité  particulière  à  l'Espagne.  Sur 
la  plage,  un  débarquement  a  été  involontairement  préparé  par  la 
canonnade  française  qui,  pour  punir  une  insolence  faite  au  pavillon 
du  Saint-Louis^  a  récemment  démoli  les  ouvrages  d'art  qui  défen- 
daient le  port.  Aux  mains  de  l'ennemi  vainqueur,  la  ville  de  Tétuan, 
peuplée  de  30  ou  40,000  âmes,  importante  par  son  commerce,  par 
sa  fabrique  de  fusils,  serait  une  base  pour  agir  sur  le  Rif,  en  com- 
binant des  marches  par  terre  avec  les  opérations  maritimes. 

Là  commencent  les  difficultés  sérieuses,  car,  pour  exterminisr  la 
piraterie,  il  faut  atteindre  les  pirates  non-seulement  dans  leurs  bar- 
ques, mais  dans  leurs  jardins,  leurs  vergers,  leurs  champs,  leurs  ri- 
chesses mobilières  et  immobilières.  Au  fond  de  ces  gorges  sauvages 
qui  ravinent  le  pays  en  tous  sens,  sur  les  abrupts  escarpemens  qui 
en  commandent  les  défilés,  derrière  les  rochers  et  les  bois  qui 
masquent  les  embuscades,  commencera  une  lutte  d'homme  à  homme, 
où  les  Kabyles  retrouveront,  au  moins  par  la  connaissance  du  pays, 
l'avantage  sur  les  soldats  européens.  L'œuvre  de  l'Espagne  eût  été 
singulièrement  facilitée  par  la  marche  d'une  colonne  alliée 'qui  serait 
venue  de  la  frontière  algérienne  par  la  plaine  :  les  Riffains,  pris  de 
revers  et  placés  entre  deux  feux,  auraient  été  réduits  à  se  rendre 
à  merci,  sous  peine  d'être  exterminés  un  à  un  dans  leurs  retraites 
ou  jetés  à  la  mer.  Cette  nouvelle  guerre  de  Kabylie  devra,  comme 
la  nôtre  en  Algérie,  se  conclure  par  la  construction  de  forts  occupés 
en  permanence,  sous  peine  de  n'ouvrir,  comme  le  navire  qui  fend 
l'onde,  qu'un  sillon  qui  se  referme  sur  lui-même.  Si  l'on  ne  se  croit 


954  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

ni  le  droit  ni  le  pouvoir  de  consolider  de  cette  façon  les  résultats 
de  la  campagne,  beaucoup  de  sang  aura  été  versé,  beaucoup  de 
gloire  recueillie  dans  les  bulletins;  mais  l'espoir  de  l'Europe  aura 
été  déçu,  et  contre  la  piraterie,  prochainement  renaissante,  quelque 
autre  nation  devra  prendre,  avec  des  plans  plus  décisifs,  la  cause  des 
marines  civilisées.  L'Espagne  ne  détournerait  cette  éventualité  qu'en 
fondant  à  Ceuta  et  à  Mélilla  des  établissemens  maritimes  capables 
de  faire  d'une  manière  efficace  la  police  du  littoral,  et  en  les  reliant 
par  des  stations  télégraphiques  convenablement  défendues,  qui  éten- 
draient la  communication  sous-marine  que  l'on  organise  en  ce  mo- 
ment à  travers  le  détroit. 

Si  la  prise  de  Tétuan  ne  suffit  pas  à  vaincre  la  résistance  de  l'em- 
pereur, il  faudra  ouvrir  les  attaques  par  mer  contre  des  villes  qui 
mènent  plus  droit  à  l'une  des  capitales.  Il  est  fâcheux  que  la  mau- 
vaise saison  rende  dangereux  l'accès  des  côtes  nord  et  ouest  du 
Maroc,  ce  qui  constitue  contre  les  assaillans  la  première  et  la  plus 
grave  des  mauvaises  chances.  Nos  annales,  aussi  bien  que  celles  de 
l'Espagne,  contiennent  sur  l'inconvénient  des  campagnes  d'hiver  de 
nombreux  et  lugubres  enseignemens,  trop  vite  oubliés. 

Tanger  s'offre  au  premier  abord.  Les  ménagemens  quelquefois 
invoqués  en  sa  faveur  comme  résidence  des  consuls  et  centre  des 
intérêts  européens  ne  prévaudront  pas  contre  les  plans  d'une  puis- 
sance belligérante  qui  doit  viser  à  s'emparer  des  positions  les  plus 
avantageuses  :  aussi  les  habitans  de  la  ville  et  les  auxiliaires  kabyles 
venus  du  dehors  préparent-ils  une  défense  désespérée  avec  les  for- 
midables batteries  de  canons  dont  les  murs  sont  armés.  L'impor- 
tance de  la  place  justifie  cette  prévoyance.  Tanger  est  le  centre  des 
relations  politiques  avec  l'Europe;  elle  est  à  trois  heures  des  rives 
espagnoles,  à  portée  de  Tarifa,  Cadix,  Algésiras,  où  sont  accumu- 
lées des  réserves  de  tout  genre.  Dans  la  direction  de  Tanger  à  Fe?, 
la  chaîne  de  l'Atlas  et  celle  du  Rif  se  rejoignent  par  des  ramifica- 
tions qui  coupent  en  deux  la  grande  plaine  centrale  du  Tell.  Au  point 
d'intersection  se  trouve  la  ville  d'Ouazzan,  nœud  stratégique  qui 
tire  sa  force  autant  de  sa  position  que  du  choix  qu'en  a  fait  pour  sa 
résidence  le  chef  de  la  confrérie  de  Mouley-Taïeb.  De  ce  point,  on 
commande  tout  le  nord  de  l'empire,  de  Larache  jusqu'à  Oudjda,  de 
Tanger  jusqu'à  Fez  :  la  ligne  de  Tanger,  Ouazzan,  Fez  et  Méquinez 
est  donc  la  ligne  gouvernementale  et  militaire  que  doit  prendre 
tout  conquérant  qui  veut  pénétrer  à  l'intérieur,  quoique  l'accès 
d'Ouazzan  soit  plus  difficile  du  côté  de  Tanger  que  parle  littoral 
de  l'Océan. 

Entre  Tanger  et  Rabat,  Larache,  sorte  de  port  militaire  en  déca- 
dence, Méhédia,  jadis  occupé  et  fortifié  par  les  Portugais,  seraient 
de  bonnes  bases  d'opérations,  si  Rabat  n'oifrait  les  mêmes  facilités 


LA   QUESTION   DU   MAROC.  955 

avec  une  plus  grande  proximité  de  Fez  et  de  Méquinez.  Rabat  et 
Salé,  deux  villes  que  l'on  peut  appeler  jumelles,  car  elles  ne  sont 
séparées  que  par  la  rivière  de  Bouragrag,  découvrent  ces  deux  capi- 
tales, et  en  outre  assurent  ou  rompent  à  leur  gré  l'unité  de  l'em- 
pire par  leur  situation  dans  un  étranglement  de  sol  qui  est  la 
communication  obligée  entre  le  nord  et  le  sud.  Sur  ce  point,  le 
contre-fort  qui  de  l'Atlas  descend  jusqu'au  voisinage  de  la  mer,  les 
nombreuses  rivières  qui  suivent  la  même  pente  du  sol ,  ne  laissent 
de  voie  de  communication  facile  que  par  l'emplacement  des  deux 
villes.  Indépendantes ,  elles  ferment  leurs  portes ,  et  empêchent  la 
circulation  entre  les  royaumes  de  Fez  et  de  Maroc.  Tel  fut  le  secret 
de  leur  puissance  dans  le  long  antagonisme  des  peuples  et  des 
dynasties  qui  remplit  l'histoire  du  Maghreb;  la  république  de  Salé 
devint  même  un  nid  de  corsaires  jadis  très  redoutés  des  chrétiens, 
et  dont  les  fils  sont  de  nos  jours  encore  fort  insolens.  Pénétré  des 
avantages  de  cette  position,  le  prince  Almohade  Yacoub  Almansor, 
qui  fut  au  \iv  siècle  le  Gharlemagne  du  Maghreb,  avait  voulu  faire 
de  Rabat-Salé  la  capitale  de  ses  états.  Les  coups  qu'on  frappera  de 
ce  côté  retentiront  au  cœur  de  l'empire,  car  l'ennemi  ne  sera  qu'à 
quelques  journées  de  Méquinez,  la  cité  du  trésor  impérial,  de  Fez, 
la  ville  sainte  et  savante  qui  réclama  toujours  le  privilège  d'ouvrir 
ses  portes  à  tout  assaillant,  sans  être  tenue  à  l'honneur  périlleux 
d'une  défense. 

Reste  enfin  Mogador,  qui,  à  titre  de  port  commercial  de  la  ville  de 
Maroc,  la  capitale  du  sud,  joue  aussi  un  grand  rôle,  révélé  parla 
prompte  soumission  de  l'empereur  Abd-er-Rahman  après  le  brillant 
fait  d'arènes  qui  illustra,  il  y  a  quinze  ans,  une  escadre  française  et 
le  prince  qui  la  commandait.  Si  l'on  estime  que,  pour  réduire  l'en- 
nemi, il  suffit  de  l'atteindre  dans  ses  intérêts  commerciaux,  nulle 
autre  part  la  blessure  ne  serait  plus  sensible;  mais  pour  une  occu- 
pation prolongée  et  une  conquête,  même  partielle  et  temporaire, 
Rabat  et  Salé  jouent  un  rôle  plus  décisif. 

Si  le  sultan  s'obstine,  une  expédition  à  l'intérieur  devient  néces- 
saire, et  la  pensée  se  reporte  naturellement  à  la  conquête  de  l'Al- 
gérie par  les  Français  :  rapprochement  fondé  quant  aux  difficultés, 
et  qui  invite  l'Espagne  à  une  grande  prudence.  Pour  s'emparer  de 
la  Régence ,  les  Français  ont  dû  combattre  pendant  près  de  vingt 
ans  un  ennemi  insaisissable  :  à  certains  momens,  l'armée  a  réuni 
plus  de  cent  mille  hommes;  plus  d'un  milliard  y  a  été  englouti. 
Pour  la  conquête  du  Maroc,  certes  les  sacrifices  s'accroîtraient 
avec  une  résistance  plus  grande.  Les  indigènes  de  f  Algérie  étaient 
au  plus  trois  millions  avant  la  guerre  et  les  émigrations,  qui 
en  ont  un  peu  réduit  le  nombre;  au  Maroc,  ils  sont  six  millions  au 
moins,  et  même  huit  ou  neuf  d'après  la  plupart  des  géographes.  Le 


956  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gouvernement  de  la  Régence,  turc  et  étranger  d'origine,  était  odieux 
aux  Kabyles  et  aux  Arabes,  qui  l'ont  laissé  tomber;  celui  du  Maroc, 
né  des  entrailles  de  la  nation,  a  été  élevé  et  il  est  soutenu,  malgré  des 
révoltes  isolées  contre  quelques  princes,  par  la  foi  populaire.  Les 
Français  rencontrèrent,  il  est  vrai,  en  face  d'eux  un  homme  de  génie 
qui  organisa  la  résistance  ;  mais  les  races  du  Gharb  ne  pourraient- 
elles  aussi  enfanter,  à  l'appel  de  la  guerre  sainte,  un  nouvel  Abd- 
el-Kader?  De  tous  les  pays  de  l'islam,  le  Maroc  est  le  plus  fertile 
en  marabouts  et  en  saints,  et  les  grands  hommes  ne  sont  pas  rares 
dans  son  histoire.  N'insistons  pas  néanmoins  sur  les  obstacles  que 
rencontrerait,  selon  toute  apparence,  l'Espagne  au  Maroc,  ni  sur 
ceux  que  pourrait  lui  créer  l'état  de  ses  finances  si  elle  entreprenait 
en  Afrique  une  guerre  de  conquête.  L'Espagne  n'a  d'autre  souci, 
nous  le  croyons,  que  d'infliger  au  Maroc  un  juste  châtiment.  Une  fois 
ce  but  atteint,  la  diplomatie,  reprenant  son  œuvre  interrompue, 
proposerait  à  son  tour  des  arrangemens  qui  répondraient  à  une  si- 
tuation nouvelle  de  l'empire  marocain  vis-à-vis  de  l'Europe. 

III.  —  RELATIONS  NOUVELLES  DE  l'EL'ROPE  AVEC  LE  MAROC.  —  LES  CONDITIONS  DE  LA  PAIX. 

On  a  vu  que  la  convenance  de  nouveaux  accords  avec  la  France  a 
été  reconnue  en  ISlili.  La  convention  commerciale  avec  l'Angleterre 
doit  être  révisée  en  1861.  Toutes  les  autres  puissances  ont  intérêt  à 
améliorer  leurs  anciens  traités.  Dans  de  telles  conjonctures,  l'avé- 
nement  d'un  nouveau  souverain  est  une  occasion  favorable,  car  les 
princes  musulmans  attachent  plus  d'importance  aux  engagemens 
qu'ils  contractent  qu'à  ceux  dont  ils  héritent,  et  l'usage  s'est  établi 
de  renouveler  avec  chacun  d'eux  les  conventions  signées  avec  leurs 
prédécesseurs.  Le  traité  anglais  du  9  décembre  1856  et  la  conven- 
tion commerciale  du  même  jour  fournissent  les  bases  essentielles 
des  arrangemens  à  conclure.  Il  suffit  d'en  préciser  ou  d'en  étendre 
quelques  clauses. 

En  première  ligne  se  présente  le  règlement  des  rapports  consu- 
laires. Depuis  longtemps  déjà,  les  consuls  européens  n'ont  été  admis 
à  résider  que  sur  la  côte,  à  Salé,  Tétuan,  Tanger;  mais  le  roi  de 
France  Henri  III  avait,  sur  l'invitation  même  du  chérif  régnant  en 
1577,  nommé  un  consul  et  institué  une  agence  consulaire  à  Fez. 
Les  cités  commerciales  de  France  et  d'Italie  y  ont  entretenu  des 
représentans  à  diverses  époques;  c'est  ce  passé  qui  doit  revivre. 
Aujourd'hui  le  sultan  marocain  traite  avec  l'Europe  par  l'organe  d'un 
secrétaire  attaché  à  sa  personne,  qui  communique  les  ordres  du 
maître  au  commissaire  des  aflaires  étrangères  résidant  tantôt  à  Tan- 
ger, tantôt  à  Tétuan.  Ce  dernier  seul  est  en  rapport  avec  les  consuls. 
On  devine  les  lenteurs,  les  complications,  les  malentendus  qui  en 


LA    QUESTION   DU   MAROC.  957 

résultent,  commissaire  et  vizir  s' appliquant,  comme  tous  les  courti- 
sans de  ce  bas  monde,  à  ne  faire  entendre  à  leur  souverain  que  le 
moins  possible  de  vérités  déplaisantes.  Les  mêmes  raisons  qui  déter- 
minent la  diplomatie  européenne  à  vouloir  pénétrer  jusqu'à  Pékin 
existent  à  l'égard  de  Fez,  car  le  système  d'isolement  est  exactement 
pareil. 

Dans  son  traité,  l'Angleterre  s'est  fait  accorder  implicitement  cette 
faculté,  en  stipulant  que  ses  consuls  pourront  résider  dans  tel  port 
ou  xnlle  de  l'empire  que  choisira  le  gouvernement  britannique.  Les 
traités  avec  les  autres  puissances  ne  permettent  que  la  résidence 
dans  les  ports.  Malgré  cette  autorisation,  la  nation  qui  est  représen- 
tée par  des  agens  à  Ghedamès  et  à  Mourzouk,  au  cœur  du  Sahara, 
s'est  abstenue  d'envoyer  jusqu'à  présent  des  représentans  soit  à 
Fez,  soit  à  Maroc.  Dans  de  nouvelles  négociations  qui  suivraient 
les  succès  de  la  guerre,  l'Angleterre,  l'Espagne  et  la  France  pour- 
raient réclamer  et  obtiendraient  certainement,  avec  la  faculté  de 
résidence,  celle  qui  lui  donne  tout  son  prix,  le  règlement  des  affaires 
avec  les  propres  ministres  du  sultan,  et  au  besoin  avec  le  sultan 
lui-même,  sans  qu'il  fût  nécessaire  de  recourir  comme  aujourd'hui, 
pour  arriver  jusqu'à  ce  dernier,  à  une  ambassade  extraordinaire. 
•  Encore  une  audience  de  dix  minutes  est-elle  tout  ce  que  les  ambas- 
sadeurs ont  jamais  pu  obtenir  en  pareil  cas.  En  18/iZi,  après  l'affaire 
de  Mogador,  Abd-er-Rahman  aima  mieux  se  rendre  de  sa  personne 
à  Rabat  qu'autoriser  un  représentant  de  la  France  à  se  rendre  à 
Fez.  On  transigea  sur  ce  point  comme  sur  celui  des  frais  de  la 
guerre,  parce  qu'à  cette  époque  le  véritable  ennemi  à  réduire  était 
Abd-el-Kader,  dont  le  déclin  immédiat,  suivi  trois  ans  après  de  sa 
soumission  personnelle,  prouva  que  la  modération  avait  été  d'un 
excellent  calcul;  mais  la  condescendance  n'aurait  plus  aujourd'hui 
les  mêmes  motifs.  C'est  au  cœur  de  l'empire,  à  Fez  et  à  Maroc,  que  la 
civilisation  doit  porter- son  action,  pour  sa  propre  dignité  et  pour  le 
progrès  du  peuple  marocain  lui-même.  Il  conviendrait  d'insister  en 
outre  pour  que  l'empereur  se  fît  représenter  lui-même  auprès  des 
cours  de  Paris,  de  Londres,  de  Madrid  par  des  envoyés  et  des  con- 
suls à  résidence  fixe,  moyen  précieux  de  régler  à  l'amiable  les  inci- 
dens  et  d'initier  les  barbares  à  nos  idées  politiques.  Les  sultans  ont 
souvent  envoyé  en  Europe  des  représentans  en  mission;  Gênes  a 
eu  pendant  longtemps  le  privilège  de  posséder  un  véritable  consul 
marocain,  et  aujourd'hui  Gibraltar  sert  de  résidence  à  un  agent  qui 
a  l'œil  et  l'oreille  sur  tous  les  mouvemens  et  les  bruits  de  l'Europe 
pour  les  transmettre  à  Fez.  Un  pas  de  plus,  et  l'on  se  mettra  au  ton 
de  toutes  les  nations,  même  de  celles  qui,  comme  la  Turquie  et  la 
Perse,  appartiennent  au  monde  musulman. 

Les  rapports  des  consuls  avec  les  pachas  et  ministres  doivent  être 


958  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

empreints  d'une  dignité  qu'ils  n'ont  pas  toujours  eue.  Les  chaus- 
sures à  ôter,  les  présens  à  offrir,  l'intermédiaire  obligé  d'un  inter- 
prète juif  qui  traduit  le  dialogue  à  genoux  ou  à  plat  ventre,  tous  ces 
symboles  d'humiliation,  qui  ont  existé,  qui  existent  peut-être  encore 
en  partie,  sont  un  démenti  trop  manifeste  à  l'égalité  qui  doit  régner 
entre  les  états.  On  y  mettrait  fm  au  plus  tôt,  si  l'on  confiait  les 
fonctions  consulaires  à  des  agens  familiarisés  avec  la  langue  et  les 
mœurs  des  indigènes,  et  sachant  par  quelle  vigueur  d'attitude  on 
en  obtient  respect  et  justice.  Ainsi  fait  l'Angleterre,  qui  a  rendu  en 
quelque  sorte  héréditaires  dans  la  famille  Drummond  Hay  les  titres 
de  chargé  d'affaires  et  de  consul-général  :  aussi  recueille- t-elle  les 
fruits  d'une  expérience  consommée.  La  France  n'a  pas  suivi  cet 
exemple;  elle  a  même,  en  18A2,  toléré  que  le  sultan  refusât  son 
exequatur  à  M.  Pellissier,  nommé  consul  à  Mogador;  plus  tard  elle 
a  consenti  à  l'éloignement  de  M.  Léon  Roches,  membre  du  consulat 
de  Tanger,  sans  autre  motif  réel  que  la  connaissance  trop  approfon- 
die de  la  langue  arabe  et  des  secrets  de  l'administration  qui  distin- 
guait ces  deux  fonctionnaires. 

La  position  des  agens  consulaires  dans  les  villes  de  second  ordre 
appelle  aussi  quelques  réformes.  Ceux  d'entre  eux  qui  appartiennent 
au  culte  Israélite  sont  cantonnés  dans  le  mollah,  qui  est  le  ghetto 
des  Juifs,  et  qui  existe  partout  ailleurs  qu'à  Tanger  :  les  drapeaux 
chrétiens  se  trouvent  ainsi  arborés  dans  un  quartier  voué  à  l'op- 
probre si  on  les  étale  au  grand  jour,  ou  honteusement  cachés  si  les 
titulaires  jugent  à  propos,  par  scrupule  ou  par  prudence,  de  ne  pas 
les  montrer.  Le  traité  anglais  autorise  tout  consul  britannique  à  ré- 
sider où  bon  lui  semble,  et  par  conséquent  à  franchir  l'enceinte  du 
mépris  :  c'est  un  précédent  à  suivre.  La  plupart  des  agens  consu- 
laires sont  en  outre  négocians,  et  à  ce  titre  débiteurs  de  droits  de 
douane.  L'usage  s'est  introduit  que  l'empereur  leur  accorde,  pour 
l'acquittement  de  ces  droits,  des  crédits  presque  illimités,  qui  les 
mettent  sous  sa  dépendance  et  contiennent  leur  zèle  en  faveur  des 
intérêts  et  des  personnes  qu'ils  devraient  protéger.  Autre  abus  à  ré- 
former ! 

Les  droits  personnels  des  nationaux  étrangers  sont  à  régler.  A 
cet  égard,  le  traité  anglais  laisse  peu  à  désirer.  Il  stipule  au  profit 
des  sujets  britanniques  la  faculté  de  voyager,  de  résider  où  il  leur 
plaît,  de  louer  des  maisons  et  des  magasins,  d'acheter  des  marchan- 
dises, de  régler  tous  leurs  marchés  avec  tels  agens  qui  leur  con- 
viennent. 11  les  soustrait  à  toute  contribution  forcée,  à  toute  saisie 
et  confiscation,  à  toute  amende  arbitraire.  11  protège  en  un  mot  plei- 
nement leur  fortune  et  leur  personne,  fussent-ils  chrétiens,  juifs  ou 
mahométans.  Sous  l'égide  de  telles  libertés,  les  Anglais  peuvent  vi- 
siter tous  les  états  du  sultan;  mais  le  droit  d'acquérir  des  immeubles 


LA    QUESTION   DU   MAROC.  959 

se  réduit  à  la  faculté  de  construire  des  édifices  pour  la  durée  de 
temps  jugée  nécessaire  au  remboursement  fructueux  des  capitaux. 
En  Tunisie,  en  Turquie,  la  propriété  immobilière  est  permise  aux 
étrangers;  elle  peut  l'être  au  Maroc. 

De  même  pour  l'exercice  des  cultes  chrétiens,  qui  est  interdit  jus- 
qu'à ce  jour,  car  on  ne  peut  admettre  comme  chose  satisfaisante 
la  célébration  à  huis  clos,  et  en  quelque  sorte  clandestine,  de  quel- 
ques messes  dans  la  chapelle  espagnole  de  Tanger.  En  ceci,  le 
traité  anglais,  avec  la  sollicitude  particulière  à  cette  nation,  a  tout 
réglé  convenablement,  jusqu'au  droit  d'inhumation.  On  ne  refusera 
pas  aux  catholiques  une  liberté  reconnue  aux  protestans,  aux  Israé- 
lites même,  et  qu'ils  possèdent  à  Tunis  et  dans  tout  l'empire  otto- 
man. L'ouverture  d'écoles  chrétiennes  et  mixtes  en  sera  la  consé- 
quence. Quant  au  droit  de  propagande  et  de  mission  à  travers  le 
pays,  toujours  revendiqué  par  les  âmes  exaltées  qui  aspirent  à  la 
palme  du  martyre,  la  prudence  oblige  de  s'en  passer.  La  prédication 
par  l'exemple  des  vertus  reste  toujours  permise,  et  mieux  que  toute 
autre  elle  fait  les  conversions  sincères. 

Sur  les  intérêts  commerciaux,  troisième  objet  à  régler,  l'initiative 
anglaise  n'a  pas  été  moins  bien  inspirée.  A  l'importation  et  à  l'ex- 
portation, les  prohibitions  sont  supprimées,  sauf  pour  les  articles 
suivans,  qui  ont  trait  à  la  santé  et  à  la  sécurité  publiques  :  tabac, 
pipes  à  fumer,  opium,  poudre  à  tirer,  salpêtre,  plomb,  armes  et 
munitions  de  guerre.  Le  droit  d'importation  est  fixé  à  10  pour  100 
ad  valorem,  proportion  qui  ferait  honneur  à  nos  tarifs.  Les  droits  sur 
l'exportation  sont  encore  généralement  trop  élevés,  mais  l'avenir  les 
améliorera  par  un  accroissement  d'influence.  Les  seuls  monopoles 
que  le  gouvernement  se  réserve  sont  ceux  des  sangsues,  des  écorces, 
des  tabacs  et  autres  herbes  à  fumer.  D'autre  part,  les  taxes  de  la 
navigation  sont  loin  d'être  exorbitantes.  Que  les  diverses  nations 
européennes  partagent  avec  l'Angleterre  les  profits  du  nouveau  sys- 
tème, et  le  commerce  de  l'empire  prendra  des  proportions  dont 
le  mouvement  actuel,  qui  roule  sur  22  ou  25  millions  de  francs, 
ferait  mal  apprécier  l'importance  (1).  L'Algérie  montre  quelle  est 
à  cet  égard  l'influence  vivifiante  de  la  civilisation;  moitié  moins 
étendue  et  peuplée  que  son  voisin  de  l'ouest,  elle  fait  aujourd'hui 
pour  environ  200  millions  d'échanges. 

Le  Maroc  peut  fournir  une  grande  quantité  de  matières  pre- 
mières :  laines,  cuirs,  peaux  et  autres  dépouilles  animales,  cires, 

(1)  En  1854,  d'après  ud  rapport  du  consul  belge  de  Tanger,  le  commerce  total  fut 
seulement  de  16,861,351  francs,  mais  il  monta  en  1855  à  30,628,875  francs.  Ce  docu- 
ment estime  que  ce  chiffre  est  au-dessous  de  la  réalité  à  cause  de  la  contrebande  an- 
glaise, dont  les  importations  passent  pour  excéder  d'un  quart  les  importations  déclarées. 
Gibraltar  est  le  ceiit-e  de  cette  contrebande,  qui  s'étend  jusqu'à  l'Algérie  et  l'Espagne. 


960  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

huiles,  écorces  à  tanner,  bois  d'ébénisterie  et  de  marine,  plantes 
textiles,  tinctoriales  et  médicinales.  Il  peut  vendre  des  blés,  qu'une 
absurde  prohibition  laissait  naguère  enfouis  dans  les  silos,  pendant 
que  l'Europe  inquiète  les  achetait  au  bout  du  monde  et  à  tout  prix, 
et  entre  autres  objets  de  consommation  les  fruits  frais,  les  légumes 
secs,  les  graines  de  toute  sorte,  les  animaux  vivans,  les  sangsues. 
Du  fond  des  déserts,  les  caravanes  apporteront  des  gommes,  des 
plumes  d'autruche,  de  l'ivoire,  de  la  poudre  d'or.  Les  montagnes 
livreront  d'inépuisables  filons  de  minerais  de  toute  sorte,  surtout 
de  fer,  de  cuivre  et  de  plomb  argentifère.  L'industrie  même,  soit 
des  tentes,  soit  des  villes,  offrira  des  tissus  de  laine  et  de  soie,  des 
cuirs  préparés  avec  art,  des  métaux  travaillés  avec  un  goût  original 
qui  s'accommodera  parfaitement  à  notre  élégance.  A  son  tour,  une 
population  de  six  millions  d'habitans,  industriels  et  consommateurs, 
ouvrira  un  débouché  à  tous  les  produits  fabriqués  de  l'Europe  et 
de  l'Amérique,  et  aux  denrées  coloniales  de  toute  provenance,  dé- 
bouché qui  deviendra  pour  ainsi  dire  illimité  quand  on  pénétrera 
par  le  Maroc  dans  l'intérieur  de  l'Afrique.  Aujourd'hui  l'Angleterre 
prélève  les  quatre  cinquièmes  de  ce  commerce;  la  seconde  part 
revient  à  la  France;  le  reste  se  partage  entre  trois  ou  quatre  puis- 
sances seulement,  l'Espagne,  la  Sardaigne,  les  États-Unis.  Le  Por- 
tugal et  la  Hollande,  qui  autrefois  trafiquaient  directement  avec  le 
Maroc,  ont  été  absorbés  par  Gibraltar.  En  retour,  la  Belgique  par 
son  industrieuse  activité  a  conquis  une  place  dans  ce  mouvement  de 
transactions  qui  peut  prendre  facilement  des  proportions  plus  con- 
sidérables et  laisser  le  champ  libre  à  tous  les  peuples  et  à  tous  les 
commerces. 

Entre  toutes  ses  rivales,  la  France  profiterait  d'un  système  libéral 
de  relations.  Mise  dernièrement  par  la  prohibition  dans  l'impossibi- 
lité d'exporter  du  Maroc  les  laines  dont  les  fabriques  du  midi  tirent 
un  grand  parti,  elle  a  adressé  des  protestations  qui  n'ont  été  accueil- 
lies que  depuis  quelques  semaines,  après  des  dommages  irréparables. 
Une  prohibition  pareille  contre  l'exportation  des  cuirs  et  des  peaux 
a  subsisté  jusqu'à  présent,  r^ousavons  droit  au  traitement  de  la  nation 
la  plus  favorisée,  mais  il  paraît  que  nous  n'en  usons  pas.  Contrarié 
par  une  suite  de  mesures  vexatoires,  notre  lot  commercial  (  impor- 
tations et  exportations  comprises  )  roule  sur  le  modeste  chiffre  de 
trois  ou  quatre  millions  de  francs,  et  encore  les  navires,  au  nombre 
d'une  centaine,  qui  fréquentent  la  côte  occidentale  du  Maroc  arrivent- 
ils  en  général  sur  lest,  et  font-ils  en  numéraire  leurs  achats,  tandis 
que  les  Anglais,  mieux  avisés,  favorisés  d'ailleurs  par  une  fabrication 
moins  chère,  échangent  produits  contre  produits  :  double  gain. 

La  possession  de  l'Algérie  et  du  Sénégal  donne  au  Maroc,  situé 
entre  les  deux  colonies,  une  valeur  exceptionnelle  pour  la  France.  De 


LA   QUESTION   DU    MAROC.  961 

l'une  à  l'autre,  sous  les  auspices  d'une  alliance  solide,  s'établiraient 
des  services  de  navigation  qui  les  relieraient  en  faisant  escale  dans  les 
principaux  ports  du  Maroc.  Sur  la  Méditerranée,  ils  rencontreraient 
Tétuan,  avec  son  active  clientèle  de  quinze  mille  Israélites;  Geuta, 
peuplée  de  trois  à  quatre  mille  habitans  ;  Tanger,  qui  en  compte  de 
onze  à  douze  mille  ;  Larache ,  bâtie  sur  la  rive  gauche  du  Leuccos, 
dont  l'embouchure  forme  un  assez  bon  port,  ainsi  que  Méhédia,  au 
sud;  Rabat  et  Salé,  dont  nous  avons  dit  les  propriétés  stratégiques, 
et  qui  sont  des  centres  considérables  de  production  et  d'exportation, 
peuplés  de  soixante  mille  âmes  ;  Darbeida  ou  Casablanca,  ville  jadis 
florissante,  aujourd'hui  en  déclin,  quoique  située  dans  un  pays 
très  fertile  ;  Mazagan ,  qui  fait  un  assez  grand  commerce  de  laines 
avec  la  Sardaigne;  Safi,  bon  mouillage  ;  Mogador,  entrepôt  commer- 
cial de  tout  le  sud;  enfin  Agadir  ou  Santa-Cruz,  aujourd'hui  délais- 
sée par  ordre  des  empereurs,  dont  la  faveur  s'est  portée  sur  Moga- 
dor, mais  qui  retrouverait  son  antique  prospérité  par  l'échange  des 
articles  de'commerce  avec  les  produits  de  la  province  de  Sous;  c'est 
là  qu'avant  la  découverte  de  l'Amérique,  l'Europe  s'approvisionnait 
de  sucre,  cultivé  et  fabriqué  autour  de  Taroudant.  A  l'Oued-Noun 
finit  la  puissance  réelle  des  sultans,  et  l'on  aurait  à  contracter  des 
alliances  nouvelles  qui  seraient  recherchées  comme  une  protection; 
les  commerçans  fonderaient  eux-mêmes  un  comptoir  à  l'embou- 
chure de  rOued-Draa,  où  les  caravanes  qui  parcourent  le  désert 
viendraient  porter  leurs  cargaisons,  de  préférence  au  port  plus 
lointain  de  Mogador.  De  là  les  navires,  traversant  la  zone  d'abon- 
dantes pêcheries  qui  s'étend  entre  f  Afrique  et  les  Canaries ,  se 
détourneraient  vers  ces  îles  fertiles  qui  reproduisent,  au  sein  de 
l'Océan,  la  chaîne  de  TAtlas,  dont  elles  sont  le  prolongement.  En- 
suite le  courant  les  porterait  sur  l'archipel  du  Cap  Yert,  d'où  ils 
atteindraient  soit  les  comptoirs  à  recréer,  sur  d'anciens  exemples, 
à  Arguin  et  Portendyk,  soit  nos  établissemens  de  "Saint- Louis  du 
Sénégal  et  de  Corée.  Pour  protéger  ces  nouveaux  périples  d'Han- 
non,  une  station  de  marine  militaire  promènerait  le  pavillon  fran- 
çais le  long  de  ces  parages. 

Du  côté  des  frontières  de  terre,  des  profits  pareils  s'offrent  à  la 
France;  mais  ici,  on  répugne  à  le  dire,  les  barbares  en  fait  d'insti- 
tutions commerciales  ne  sont  pas  les  Marocains.  Pendant  que  tous 
nos  produits  s'écoulent  librement  chez  nos  voisins,  tous  les  leurs 
après  avoir  été  longtemps  absolument  prohibés,  passent  sous  les 
fourches  caudines  de  nos  douanes.  Nemours,  Lalla  Maghrnia,  Seb- 
dou,  Tlemcen,  sont  dotés  de  bureaux  où  le  tarif  est  le  moindre  des 
ennuis.  Les  formalités  à  remplir  par  des  étrangers,  ignorans  de  notre 
langue  et  de  nos  habitudes  administratives,  exigent  des  interprètes 

TOME   XXIV.  61 


962  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  rançonnent  ces  malheureux  à  des  taux  crians.  Une  multitude  de 
petites  charges  accessoires  aggravent  la  taxe  principale  et  irritent 
le  maître  de  la  caravane,  qui  se  promet  bien  de  ne  plus  s'y  laisser 
prendre.  Pendant  des  siècles,  d'impérieuses  nécessités  commerciales 
conduisirent  les  marchands  d'Oudjda,  Teza,  Fez,  Figuig,  Tafdet,  à 
Tlemcen,  que. son  admirable  position  avait  faite  la  capitale  d'un 
royaume,  une  capitale  peuplée  de  cent  mille  âmes.  Les  convenances 
du  pèlerinage  religieux  prolongeaient  le  courant  des  voyageurs  à 
travers  toute  la  régence  d'Alger,  qui  recueillait  les  bénéfices  d'un 
transit  important  de  personnes  et  de  marchandises.  Quand  ces  voies 
commerciales  et  religieuses ,  coupées  par  la  guerre ,  se  rouvrirent 
avec  la  paix,  la  douane  s'empressa  d'y  mettre  ordre,  par  la  prohi- 
bition d'abord,  puis  par  des  tarifs.  Au  début,  la  puissance  des  ha- 
bitudes procura  d'assez  belles  perceptions,  et  l'on  crut  à  un  succès. 
D'année  en  année,  les  recettes  baissèrent;  aujourd'hui  la  douane  ne 
fait  plus  ses  frais,  tant  le  commerce  du  Maroc  fuit  de  jour  en  jour 
un  pays  inhospitalier. 

Comment  une  administration  qui  ne  manque  certes  pas  d'intelli- 
gence a-t-elle  eu  l'idée,  fort  bizarre  ce  semble,  d'échelonner  des 
douaniers  sur  une  longue  ligne  de  désert,  tant  au  Maroc  que  du  côté 
de  la  Tunisie  et  jusqu'au  seuil  du  Sahara?  Elle  a  voulu  complaire  à 
l'industrie  française,  dont  les  calicots  ne  pourraient,  disait-on,  sou- 
tenir la  concurrence  de  l'Angleterre,  si  celle-ci  pouvait  arriver  im- 
punément à  nos  frontières  de  terre.  En  vérité,  une  industrie  mérite- 
t-elle  des  faveurs,  lorsque  ne  lui  suffisent  pas  la  protection  des  frais 
de  transport  à  travers  cent  lieues  de  pays  et  les  taxes  douanières 
de  Maroc,  de  Tunis,  de  Tripoli  ?  Ou  plutôt  peut-on  bien  prendre  au 
sérieux  une  telle  prétention  d'impuissance?  Quel  que  pût  être  le 
dommage,  les  marchandises  d'origine  africaine  n'y  sont  pour  rien, 
et  elles  devraient  circuler  librement  de  leur  pays  d'origine  en  Algé- 
rie, et  par  l'Algérie  en  France.  Et  quant  aux  marchandises  anglai- 
ses, leur  concurrence  accuse  surtout  l'état  des  routes  de  l'Algérie. 
Un  réseau  de  chemins  de  fer  est  la  vraie  protection  qu'il  faille  accor- 
der au  travail  national,  comme  s'appelle  lui-même  celui  des  rouen- 
neries,  qui  n'est  pourtant  pas  le  seul  digne  de  ce  nom.  Ces  déplo- 
rables barrières  ferment  à  l'Algérie,  outre  le  chemin  du  Maroc, 
celui  de  toute  l'Afrique  intérieure.  La  vraie  route  vers  le  Soudan  et 
Tombouctou,  la  plus  courte,  la  plus  sûre,  la  plus  fréquentée  des  in- 
digènes, est  celle  qui,  remontant  le  bassin  de  la  Moulouïa,  aboutit 
à  Tafdet,  et  de  là  s'engage  dans  la  vallée  saharienne  de  l'Oued-Guir 
pour  atteindre  l'oasis  de  Touat.  De  Tafdet  à  Tombouctou,  la  route 
a  été  suivie  par  Caillé.  Plus  d'une  fois,  des  négocians  ont  songé 
à  établir  une  factorerie  à  Sebdou,  même  plus  au  loin  dans  le  sud  ; 


LA   QUESTION   DU   MAROC.  963 

ils  ont  toujours  reculé  devant  les  rigueurs  de  la  douane  française  et 
l'incertitude  de  la  protection  qui  serait  accordée  à  leurs  entreprises. 

Dans  une  carrière  pacifique  et  fructueuse  d'échanges,  l'Europe 
recueillerait ,  croyons-nous ,  des  triomphes  plus  satisfaisans  et  plus 
profitables  que  dans  une  guerre  de  conquête  et  d'extermination 
contre  l'empire  du  Maroc.  Par  ces  voies,  la  barbarie  s'élèverait  plus 
vite  et  plus  sûrement  à  la  civilisation.  Les  succès  considérables  ob- 
tenus par  la  diplomatie  anglaise,  quoiqu'au  seul  profit  d'un  peuple, 
prouvent  que  les  barbares  eux-mêmes  ne  résistent  pas  indéfiniment 
aux  lumières  supérieures,  aux  conseils  bien  motivés,  à  leur  propre 
intérêt,  bien  expliqué  et  bien  compris.  L'état  de  Tunis  n'était  pas 
moins  arriéré  il  y  a  quelques  années,  et  déjà,  sur  l'instigiation  de  la 
France,  il  se  transforme  sensiblement.  Le  Maroc  ne  sera  pas  plus 
réfractaire,  son  histoire  autorise  à  l'espérer.  Sous  les  glorieuses  dy- 
nasties des  Almoravides,  des  Almohades,  des  Mérinides,  les  princes 
chrétiens  et  les  républiques  de  l'Italie  étaient  liés  par  des  traités 
d'amitié  et  de  commerce  avec  les  maîtres  du  Maghreb,  dont  la  cour 
et  les  villes  étaient  ouvertes  à  leurs  marchands  et  à  leurs  envoyés. 
Auprès  de  ces  monarques,  des  chevaliers  chrétiens,  fuyant  les  dis- 
cordes civiles,  trouvaient  un  asile  honorable.  L'orthodoxe  Raguse 
employait  ses  navires  à  transporter  les  pèlerins  à  Alexandrie,  comme 
fait  aujourd'hui  la  protestante  Angleterre.  Fez  était  renommé  pour 
ses  écoles,  ses  bibliothèques,  pour  l'aménité  de  ses  mœurs,  reflet  de 
l'Andalousie.  Les  papes  eux-mêmes  correspondaient  amicalement 
avec  les  khalifes  de  l'Occident,  et  nommaient  librement  des  évêques 
pour  diriger  les  groupes  chrétiens  répandus  dans  l'intérieur  de  l'em- 
pire. Fez,  Méquinez,  Maroc,  possédaient  des  couvons  et  des  églises, 
où  des  religieux  célébraient  le  culte  portes  ouvertes.  Même  par  un 
trait  de  mœurs  que  de  nos  jours  encore  désavoue  la  civilisation,  on  l'a 
vu  au  congrès  de  Paris  en  1856,  le  commerce  particulier  se  continua 
en  un  certain  moment  sans  trouble  entre  les  sujets  des  états  chré- 
tiens et  musulmans  qui  étaient  en  guerre.  L'histoire  atteste  donc,  par 
une  multitude  d'exemples,  que,  pendant  et  après  l'héroïque  duel 
des  croisades,  l'islamisme  et  le  christianisme  vivaient  en  paix  en 
divers  lieux,  et  particulièrement  dans  l'Afrique  du  nord.  La  brutale 
expulsion  des  Maures  d'Espagne,  l'avènement  de  la  dynastie  reli- 
gieuse des  chérifs  et  la  piraterie  barbaresque  rompirent  les  alliances, 
et  l'on  inclina  depuis  lors  vers  l'idée  d'une  incompatibilité  radicale 
entre  les  croyans  comme  entre  les  dogmes  des  deux  religions  :  sen- 
timent entretenu  de  nos  jours  par  la  décadence  anarchique  de  la 
Turquie,  que  l'on  voit  promettre  des  réformes,  les  tenter  mollement 
et  ne  pas  les  accomplir. 

Le  spectacle  de  l'Algérie,  où  chrétiens  et  musulmans  vivent  en 


964  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

paix,  entremêlés  les  uns  aux  autres,  a  suscité  dans  notre  esprit  d'au- 
tres convictions.  Joseph  de  Maistre  a  écrit  quelque  part  que  «  l'is- 
lamisme est  une  secte  chrétienne.  »  On  peut  bien  admettre  avec 
lui  que  la  religion  de  Mahomet  est,  comme  celle  de  Moïse,  une 
forme  incomplète  du  christianisme,  l'une  antérieure,  l'autre  posté- 
rieure à  l'Évangile;  par  cela  même,  elle  ne  peut  être  un  amas  de 
ridicules  et  dégradantes  superstitions.  En  dehors  de  toute  tentative 
téméraire,  les  concessions  à  l'esprit  moderne  qui  doivent  amener  la 
transformation  progressive  du  Maroc  seront  obtenues,  à  l'heure  op- 
portune, par  le  concours  de  la  France,  de  l'Espagne  et  de  l'Angle- 
terre. La  France,  en  ramenant  dans  leurs  campemens  des  régimens 
victorieux  qu'elle  pouvait  diriger  sur  Fez,  vient  d'acquérir  le  droit 
d'être  écoutée;  l'Espagne  acquerra  ce  droit  par  ses  victoires  ;  l'An- 
gleterre exerce  depuis  longtemps  une  haute  influence.  Devant  leur 
entente ,  le  nouveau  sultan  du  Maroc  comprendra  que  de  sa  défé- 
rence à  leurs  conseils  dépend  sa  destinée.  Il  s'inclinera  sous  l'arrêt 
de  Dieu  :  c'était  écrit! 

Si,  contre  toute  attente  raisonnable,  l'opiniâtreté  du  sultan  re- 
fusait toute  réforme  à  une  bienveillante  intervention,  il  faudrait  bien 
se  résoudre  à  prévoir,  dans  un  avenir  plus  ou  moins  prochain,  quel- 
que révolution  que  prépareraient  la  guerre  civile  et  l'anarchie.  Les 
chérifs  auraient  fait  leur  temps,  et  à  leur  premier  tort,  au  lieu  de 
leur  pardonner  encore,  on  les  remplacerait.  Élèverait-on  à  leur  place 
une  nouvelle  dynastie  musulmane  ?  Installerait-on  un  prince  chré- 
tien? Ferait-on  un  appel,  avec  une  héroïque  confiance,  suivant  le 
vœu  de  quelques  esprits  éminens,  à  l'émir  Abd-el-Kader,  qui  con- 
sume inutilement  sa  haute  intelligence  dans  ses  loisirs  de  Damas? 
Le  Maroc  serait-il  partagé  entre  les  puissances  coalisées  contre  lui , 
ou  bien  serait-il  annexé  à  l'Algérie?  Ces  solutions  extrêmes,  l'esprit 
les  conçoit  ;  mais  il  ne  peut  que  les  livrer,  sous  une  forme  dubita- 
tive, aux  méditations  des  lecteurs.  Il  nous  suffit  d'avoir  mis  en  lu- 
mière, avec  quelques  développemens,  les  transactions  moins  radi- 
cales qui  se  présentent  au  premier  plan  :  si  jamais  ces  transactions 
paraissent  impossibles,  il  faudra  bien  alors  réclamer,  à  défaut  d'a- 
méliorations de  détail,  un  gouvernement  nouveau  et  de  toutes  pièces, 
avec  la  condition  expresse  pour  lui  de  se  légitimer  par  la  colonisation 
du  sol,  par  l'essor  de  l'industrie  et  du  commerce,  et  surtout  par  la 
tutelle  paternelle  des  races  vaincues  et  le  scrupuleux  respect  de  leur 
liberté  religieuse. 

Jules  Duval. 


LE   THÉÂTRE 


LA  NOUVELLE  LITTERATURE  DRAMATIQUE 


J'éprouve  quelquefois  un  sentiment  de  douloureuse  satisfaction 
en  voyant  se  réaliser  à  la  lettre  les  prédictions  de  ces  gens  impro- 
prement appelés  pessimistes  et  misanthropes.  J'aime  à  voir,  je  l'a- 
voue, l'invincible  logique  des  événemens  donner  raison  à  ces  esprits 
qui  passent  pour  moroses,  parce  qu'ils  ne  veulent  pas  se  refuser  à 
l'évidence,  même  lorsque,  comme  tant  d'autres,  ils  sont  intéressés  à 
la  nier,  et  qu'on  qualifie  de  mécontens  parce  qu'ils  admettent  que 
deux  et  deux  font  quatre,  même  alors  qu'il  serait  doux,  au  gré  de 
leurs  passions,  que  deux  et  deux  fissent  cinq.  Oser  dire  que  deux  et 
deux  font  quatre,  c'est  cependant  une  hardiesse  qui  n'est  pas  sans 
danger  à  certaines  époques,  ainsi  que  l'histoire  s'est  chargée  de  nous 
l'apprendre  mainte  fois.  Le  danger  est  surtout  grave  aux  époques 
de  fronde,  à  ces  époques  où  les  hommes,  n'étant  plus  unis  par  au- 
cun lien  de  confiance  mutuelle,  suivent  isolément  la  voie  de  leur  in- 
térêt personnel,  où  la  déception  engendre  forcément  l'incrédulité,  et 
le  ressentiment  l'injustice.  Personne  alors  n'ose  plus  se  confier  à  la 
nature  humaine,  et  devant  l'observation  la  plus  insignifiante  ou  la 
plus  innocente,  chacun  retourne  à  sa  façon  le  fameux  mot  de  Talley- 
rand  sur  Sémonville.  «  Quel  intérêt  peut-il  avoir  à  dire  ce  qu'il  dit?  » 
est  la  question  muette  que  tous  s'adressent  en  écoutant  les  paroles 
de  leur  prochain.  Les  réflexions  les  plus  simples  donnent  lieu  aux 
commentaires  les  plus  fantastiques,  lesquels  engendrent  à  leur  tour 
les  perfidies  les  plus  chimériques.  Tous,  rêvant  de  trahisons,  de  ma- 


966  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lice  ou  de  vengeance,  se  mettent  sur  la  défensive  contre  un  prétendu 
agresseur,  fort  innocent  de  la  diplomatie  qu'on  lui  prête,  et  qui  n'a 
jamais  soupçonné  qu'il  eût  en  lui  de  telles  profondeurs  machiavé- 
liques. Son  unique  tort  est  de  n'avoir  pas  compris  combien  il  est 
dangereux,  à  certaines  époques,  de  prétendre  que  deux  et  deux  font 
quatre,  et  non  pas  cinq.  Cependant,  malgré  tout,  deux  et  deux  font 
quatre,  —  la  méchanceté  n'y  changera  rien  non  plus  que  l'opti- 
misme, les  gens  contens  d'eux-mêmes  non  plus  que  les  misan- 
thropes. 

Je  ne  sais  donc  pas  s'il  est  encore  bien  prudent  d'oser  affirmer  que 
nous  assistons  aujourd'hui  à  l'un  des  plus  tristes  momens  de  notre 
histoire  littéraire.  Cette  affirmation,  qui,  il  y  a  quelques  années,  au- 
rait suffi  pour  marquer  un  homme  de  la  qualification  d'esprit  cha- 
grin, n'est  désormais  cependant  pour  le  plus  grand  nombre  qu'un 
lieu-commun  vulgaire.  Le  public  commence  à  être  frappé  de  cette 
stérilité  toujours  croissante  et  de  cette  inquiétante  impuissance  qui 
gagne  l'un  après  l'autre  les  organes  de  la  pensée.  Est-il  donc  déci- 
dément vrai  que  la  conscience  s'oblitère,  que  l'imagination  s'éteint, 
que  la  force  de  méditation  semble  épuisée,  que  le  génie  de  l'obser- 
vation ne  sait  plus  pénétrer  les  plus  fragiles  surfaces?  L'homme 
semble  ne  plus  avoir  à  son  service  que  des  yeux,  des  mains  et  des 
oreilles,  et  encore  ces  mains  deviennent-elles  de  jour  en  jour  plus 
malhabiles,  ces  yeux  n'ont-ils  plus  aucune  grande  curiosité,  et  ces 
oreilles  s'ouvrent-elles  de  préférence  pour  écouter  les  bruits  les  plus 
vulgaires.  L'homme  a  encore  des  sens;  mais  comme  l'âme  a  diminué 
et  ne  commande  plus  en  maîtresse,  les  sens,  comme  d'honnêtes  ou- 
vriers qui  ne  recevraient  plus  d'ordres,  accomplissent  tant  bien  que 
mal  les  difficiles  tâches  dont  l'âme  avait  seule  le  plan  et  le  secret. 
Ils  font  ce  qu'ils  peuvent  en  vérité,  et  mettent  souvent  à  faire  leur 
œuvre  une  bonne  volonté  dont  on  doit  leur  savoir  gré  ;  ils  se  rappel- 
lent de  loin  en  loin  quelques-unes  des  anciennes  instructions  de 
l'âme,  et  ils  les  appliquent  quelquefois  avec  dextérité;  mais  comme 
la  plupart  du  temps  ils  doivent  agir  avec  le  secours  de  leurs  inspi- 
rations, ils  commettent  les  plus  impardonnables  maladresses.  S'il  est 
une  leçon  morale  qu'on  puisse  tirer  de  la  littérature  française  con- 
temporaine depuis  une  quinzaine  d'années,  c'est  que  les  sens  peu- 
vent bien  être  d'excellens  ouvriers,  mais  qu'ils  ne  seront  jamais  que 
de  médiocres  artistes.  Ils  ont  fini  par  s'apercevoir  de  cette  vérité; 
aussi  commencent-ils  à  renoncer  aux  grands  projets  et  aux  grandes 
œuvres,  et  ont-ils  de  préférence  recours  aux  sujets  qui  leur  sont  fa- 
miliers. Le  tapage,  la  confusion,  le  scandale,  sont  de  leur  domaine, 
*ei  ils  en  usent  sans  vergogne.  Pour  le  quart  d'heure,  certaine  litté- 
»  rature  est  une  vaste  arène  de  commérages,  de  scandale  et  de  difla- 


LA   NOUVELLE   LITTERATURE   DRAMATIQUE.  967 

mation.  Romanciers  et  dramaturges  mettent  en  scène  sous  des  noms 
transparens  non-seulement  leurs  amis  et  connaissances,  mais  les  gens 
même  qu'ils  ne  connaissent  pas,  et  dont  ils  ne  savent  rien,  le  pre- 
mier passant  venu,  pourvu  toutefois  qu'il  ait  un  nom,  aussi  modeste 
qu'il  soit. 

«  Que  voulez-vous?  il  faut  expier  votre  talent!  »  écrivait-on  ré- 
cemment à  un  homme  de  notre  connaissance  qui  se  plaignait  d'être 
victime  d'un  de  ces  guets-apens  littéraires,  d'autant  plus  lâches  qu'ils 
sont  assurés  de  l'impunité.  Les  paroles  de  cet  indulgent  et  complai- 
sant contemplateur  des  mœurs  de  notre  époque  expriment,  paraît-il, 
plus  qu'une  opinion  personnelle  et  un  conseil  de  résignation;  elles 
sont,  à  ce  qu'on  assure,  l'expression  d'une  loi  nouvelle  qui  cherche 
à  s'établir,  et  en  vertu  de  laquelle  toute  gloire  acquise,  toute  célé- 
brité reconnue  devront  être  expiées  par  l'injure  et  la  calomnie.  Il  y 
a  une  foule  de  gens  qui  semblent  penser  que  l'outrage  est  naturelle- 
ment dû  à  quiconque  a  occupé  l'opinion,  et  qui  sont  tout  désap- 
pointés lorsque,  au  sortir  du  théâtre  ou  après  la  lecture  d'un  roman, 
ils  n'ont  pas  éprouvé  les  émotions  agréables  de  malignité  et  d'envie 
que  donne  le  scandale.  Nous  ne  plaisantons  point.  Pour  prendre  un 
exemple  tout  récent,  beaucoup  de  gens,  alléchés  par  le  titre  de  la 
pièce  nouvelle  de  M.  Dumas,  avaient  espéré  que  le  jeune  auteur 
imiterait  le  crime  de  Gham  pour  les  amuser  et  les  faire  rire.  Désap- 
pointés, ils  n'ont  pu  pardonner  à  l'auteur  d'avoir  obtenu  un  succès 
sans  commettre  une  indécence.  Yoilà  les  charmantes  transformations 
qu'une  littérature  sans  frein  et  sans  pudeur  est  en  train  de  faire  su- 
bir au  sens  moral  du  public!  Où  cela  s'arrêtera-t-il?  Gela  ne  s'arrê- 
tera pas.  Les  jours  de  Martial  sont  revenus,  avec  cette  différence 
toutefois  que  Martial  se  contentait  de  cinq  ou  six  vers  pour  enve- 
lopper ses  turpitudes,  tandis  que  nos  modernes  diffamateurs  ne  se 
contentent  pas  à  moins  de  quatre  cents  pages.  Tels  sont  les  progrès 
amenés  par  la  civilisation  chrétienne  et  la  perfectibilité  humaine. 
Ainsi  prenez-en  bravement  votre  parti  :  saluez  et  souriez,  si  vous 
êtes  plus  ou  moins  sycophante;  taisez-vous  et  détournez  la  tête,  si 
vous  êtes  un  honnête  homme.  Le  scandale  ne  fait  pas  seulement  le 
principal  attrait  de  certaine  littérature,  il  lui  rend  encore  le  signalé 
service  de  dissimuler  son  indigence  et  de  cacher  sa  nudité.  Le  scan- 
dale, c'est  la  robe  aux  couleurs  voyantes  qui  couvre  la  courtisane 
déshonorée  ;  ce  sont  les  oripeaux  ornés  de  clinquant  qui  transforment 
le  bateleur  en  personnage  merveilleux.  Si  cet  horrible  attrait  n'exis- 
tait pas,  vous  verriez  à  quel  point  tout  cela  est  pauvre,  mesquin, 
voisin  de  la  sottise;  vous  pourriez  mesurer  cette  indigence  littéraire 
que  tout  le  monde  avoue,  et  que  personne  n'ose  plus  contester. 

Prenons  garde  cependant  d'être  injuste,  et  de  trop  accorder  au 


9(38  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pessimisme.  Si  cette  décadence  littéraire  est  évidente,  elle  n'est  pas 
également  complète  sur  tous  les  points.  La  mort  n'a  pas  fait  par- 
tout les  mêmes  ravages.  Bon  nombre  d'esprits  courageux  et  élevés 
luttent  contre  l'indifférence  croissante  ou  les  mauvaises  tendances 
de  la  mode,  et  refusent  de  croire  qu'ils  seront  vaincus.  Les  grandes 
causes  ont  encore  leurs  avocats,  qui  se  retrouvent  aux  occasions 
,  solennelles  ;  la  religion,  la  philosophie,  la  justice,  les  seules  choses 
qui  vaillent  la  peine  d'être  aimées,  trouvent  encore  des  défenseurs. 
La  littérature  sérieuse  maintient  donc  encore  sa  supériorité  avec  un 
avantage  marqué.  En  est-il  de  même  de  la  littérature  qui  s'adresse 
au  plus  grand  nombre,  et  qu'on  appelle  la  littérature  d'imagination? 
N'est-ce  pas  là  surtout  que  la  marée  montante  de  la  médiocrité 
menace  de  tout  submerger?  Et  ne  semble-t-il  pas  que  le  mal  soit 
d'autant  plus  actif  que  la  forme  littéraire  à  laquelle  il  s'attaque  est 
faite  pour  un  plus  vaste  public?  La  poésie,  qui  s'adresse  à  un  moins 
grand  nombre  de  lecteurs  que  le  roman  ou  le  drame,  n'a  plus,  en 
réalité,  qu'uu  petit  nombre  de  fidèles  et  de  croyans,  mais  en  re- 
vanche elle. compte  encore  beaucoup  de  prêtres  zélés  et  surtout 
beaucoup  de  pieux  desservans.  Le  roman,  qui  est  le  genre  littéraire 
le  plus  en  harmonie  avec  les  instincts  de  notre  époque,  qui  a  le 
privilège  d'intéresser  et  d'émouvoir  tous  ceux  que  la  poésie  ne 
pourrait  pas  toucher,  le  roman ,  qui  est  la  vraie  poésie  des  esprits 
prosaïques,  est  encore  cultivé  par  quelques  esprits  délicats  et  même 
puissans,  comme  le  grand  romancier  dont  les  lecteurs  de  la  Revue 
applaudissaient  hier  encore  le  succès  récent.  Mais  c'est  au  théâtre, 
c'est  dans  le  drame  et  la  comédie,  cet  art  des  foules  et  des  multi- 
tudes, cet  art  qui  s'adresse  à  tous  indistinctement,  riches  ou  pau- 
vres, ignorans  ou  lettrés,  que  la  décadence  est  complète.  Là  nulle 
ti-ace  de  préoccupation  sérieuse,  aucun  souci  de  la  grandeur  morale, 
nul  rayon  de  poésie.  Là  dominent  ce  qu'on  appelle  en  argot  dra- 
matique les  ficelles  et  les  trucs,  là  le  génie  est  remplacé  avanta- 
geusement par  je  ne  sais  quel  instinct  d'habileté  matérielle,  com- 
parable à  l'instinct  architectural  du  castor.  L'art,  lorsqu'il  daigne 
s'y  montrer,  s'y  élève  à  la  hauteur  de  la  photographie  et  du  da- 
guerréotype. Le  théâtre,  à  l'heure  présente,  c'est  véritablement  les 
colonnes  d'Hercule  de  la  décadence  littéraire. 

Le  premier  trait  qui  frappe  les  regards  du  curieux,  c'est  la  sin- 
gulière ressemblance  qu'ont  entre  elles  les  nouvelles  productions 
dramatiques.  Toutes  répètent  le  même  air,  jeune  encore  et  pour- 
tant déjà  vieux,  qui  depuis  quelques  années  résonne  sur  tous  les 
théâtres  de  Paris  sans  exception,  depuis  le  classique  Théâtre-Fran- 
çais jusqu'au  sentimental  Gymnase  et  à  la  mélodramatique  Porte- 
Saint-Martin.  Si  la  chanson  n'est  pas  neuve,  son  succès  grandit  de 


LA    NOUVELLE    LITTERATURE    DRAMATIQUE.  909 

jour  en  jour,  et  ne  semble  pas  près  d'être  épuisé.  Le  coup  d'état 
téméraire  de  M.  Dumas  fils  a  fait  fortune,  et,  comme  il  arrive  en 
France,  tous  les  dramaturges  sont  venus  l'un  après  l'autre  recon- 
naître la  nouvelle  constitution  qu'il  a  inaugurée  au  théâtre.  Son 
triomphe  a  opéré  toute  une  révolution  qui  s'est  étendue  beaucoup 
plus  loin  qu'on  n'aurait  pu  le  croire  d'abord;  aucun  genre  drama- 
tique, depuis  la  comédie  jusqu'au  vaudeville  et  même  jusqu'à  la 
farce,  n'a  échappé  à  son  influence.  La  comédie  sentimentale  a  con- 
gédié ses  vieux  types  de  convention  et  renouvelé  son  mobilier;  le 
mélodrame  commence  à  renoncer  à  son  personnel  de  traîtres  à  ou- 
trance et  de  scélérats  apocryphes.  La  farce  bouffonne  elle-même, 
renonçant  aux  fantaisies  de  son  costume  baroque,^  se  résigne  à  re- 
vêtir les  livrées  du  réalisme  (1).  Tous  les  genres  étant  pour  ainsi  dire 
mêlés  et  confondus  en  un  seul  qui  n'a  pas  encore  reçu  de  nom,  et 
qui  n'en  recevra  probablement  pas  de  longtemps,  il  en  est  résulté 
ce  fait  singulier,  qu'il  n'y  a  plus  pour  ainsi  dire  qu'un  seul  théâtre, 
comme  il  n'y  a  plus  qu'un  seul  genre  de  production  dramatique. 
Tous  les  théâtres,  sans  exception,  jouent  la  même  pièce  avec  le 
même  succès,  et  il  n'y  a  pas  une  seule  pièce  qui  ne  pût  sans  incon- 
vénient aucun  être  transportée  d'une  scène  sur  une  autre.  Le  Duc 
Job,  de  M.  Léon  Laya,  a  été  très  applaudi  au  Théâtre-Français;  mais 
nous  n'étonnerons  sans  doute  pas  l'auteur  en  lui  disant  que  sa  pièce 
aurait  été  reçue  sans  obstacle  au  Gymnase,  et  qu'elle  méritait  de 
tenir  sa  place  dans  le  répertoire  des  pièces  choisies  de  ce  théâtre.  Le 
Pâî^e  prodigue,  qui  vient  de  voir  le  jour  au  Gymnase ,  pouvait  fort 
bien  au  contraire  venir  au  monde  sur  la  scène  du  Théâtre-Français, 
maintenant  surtout  que  ce  théâtre  paraît  vouloir  renoncer  à  sa  pru- 
derie traditionnelle.  Quelques  détails  scabreux  n'étaient  point  faits 
pour  l'arrêter;  quand  on  se  lance  dans  la  voie  des  innovations,  il  ne 
faut  pas  s'arrêter  à  moitié  chemin.  Si  le  Théâtre-Français  accepte  le 
réalisme  à  l'état  de  vaudeville,  j'imagine  qu'il  ne  refuserait  pas  de 
l'accepter  à  l'état  de  comédie  et  de  drame.  Une  autre  comédie  jouée 
quelques  semaines  avant  le  Pcre  prodigue,  —  le  Petit-Fils  de  Mas- 
carille,  révélait  dans  l'auteur,  M.  Henri  Meilhac,  plus  de  finesse  et 
de  véritable  habileté  dramatique  que  n'en  possèdent  beaucoup  d'au- 
tres plus  renommés,  et  aurait  pu  se  produire  sur  n'importe  laquelle 

(1)  Nous  avons  assisté  tout  récemment  à  une  longue  farce  réaliste  intitulée  les  Gens 
nerveux,  où  les  auteurs,  hommes  d'esprit  d'ailleurs,  ont  essayé  d'unir  les  genres  les  plus 
contraires.  Cette  pièce  dépasse  les  bouffonneries  les  plus  extravagantes,  et  d'un  autre 
côté  s'aventure  témérairement  jusqu'aux  frontières  de  la  comédie.  Quel  n'a  pas  été 
notre  étonnement  lorsque  nous  avons  entendu  retentir,  sur  une  scène  regardée  jusqu'à 
présent  comme  le  sanctuaire  de  la  bouffonnerie  hyperbolique,  des  sentences  et  des 
tirades  morales,  et  que  nous  avons  retrouvé  dans  un  des  personnages  notre  ancienne 
connaissance  Desgenais,  le  Diogène  des  Filles  de  Marbre  et  des  Parisiens  ! 


970  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

des  scènes  de  Paris,  tout  aussi  bien  qu'au  Gymnase.  Parmi  toutes 
les  pièces  récentes,  la  seule  qui  soit  peut-être  à  sa  place  est  le  Tes- 
tament de  César  Girodot,  œuvre  estimable  de  deux  jeunes  auteurs 
qui  ont  cherché  consciencieusement  la  bonne  comédie,  et  qui  ont 
fait  tous  leurs  efforts  pour  l'atteindre.  Et  cependant,  quoique  cette 
pièce  ait  rencontré  à  l'Odéon  son  vrai  théâtre  et  son  vrai  public,  je 
ne  suis  pas  bien  sûr  qu'elle  n'eût  pas  été  également  applaudie  au 
Vaudeville  par  le  public  qui  a  fait  le  succès  des  Faux  Bonshommes, 

Ainsi  voilà  un  fait  bien  constaté  :  il  n'y  a  plus  qu'un  seul  théâtre, 
de  même  qu'il  n'y  a  plus  qu'un  seul  genre  de  production  dramati- 
que. Telle  était  la  conséquence  que  renfermaient  les  innovations  de 
M.  Dumas  et  le  triomphe  du  réalisme  au  théâtre.  Nous  nous  sommes 
longuement  expliqué  naguère,  à  propos  des  drames  de  M.  Dumas, 
sur  les  dangers  et  les  inconvéniens  de  ce  système,  qui  veut  trans- 
porter au  théâtre  la  réalité  brutale  sans  la  modifier  ni  la  transfor- 
mer (1),  et  nous  ne  nous  sentons  guère  le  courage  de  revenir  sur  ce 
que  nous  avons  dit.  Nous  fîmes  remarquer  alors  que  le  romancier 
était  beaucoup  plus  à  l'aise  que  le  dramaturge  pour  appliquer  ce  sys- 
tème de  transcription  scrupuleuse  et  fidèle  qui  s'appelle  réaUs7ne, 
parce  que  le  romancier  avait  la  faculté  d'épuiser  et  en  même  temps 
d'expliquer  la  réalité,  parce  qu'il  pouvait  analyser,  tandis  que  le 
dramaturge  ^au  contraire  devait  condenser.  Sans  repousser  du  reste, 
même  au  théâtre,  ce  système  nouveau,  nous  refusions  d'admettre 
qu'il  pût  s'appliquer  également  à  tous  les  sujets.  Selon  nous,  l'ar- 
tiste et  le.  poète  devaient  savoir  distinguer  quels  sujets  le  repous- 
saient et  quels  sujets  l'admettaient;  c'était  affaire  de  tact  instinctif. 
Ainsi  M.  Dumas  l'avait  très  justement  appliqué  dans  la  comédie  du 
Demi-Monde  et  très  maladroitement  dans  Diane  de  Lys  et  même 
dans  la  Dame  aux  camélias.  Enfin  nous  refusions  de  reconnaître  en 
principe  que  la  réalité  extérieure  fût  autre  chose  que  le  signe  ma- 
tériel de  la  réalité  morale,  autre  chose  que  la  matière  première,  la 
terre  glaise  ou  le  marbre  que  l'artiste  avait  le  droit  de  pétrir  et  de 
tailler  à  son  gré.  Nos  observations  subsistent  encore,  et,  pour  nous 
du  moins,  l'expérience  des  deux  dernières  années  ne  les  a  modifiées 
en  rien. 

Je  sais  bien  que  le  système  du  réalisme  dramatique  a  un  mérite 
incontestable,  et  que  je  ne  me  permettrai  certainement  pas  de  con- 
tester :  celui  de  dispenser  l'auteur  d'imagination,  d'invention  et  de 
pensée.  Tout  l'art  dramatique  dans  ce  système  consiste  à  prendre 
des  personnages  réels  et  à  les  disposer  en  face  les  uns  des  autres 
pendant  un  certain  nombre  de  scènes  comme  les  pièces  d'un  jeu 

(1)  Kevue  des  Deux  Mondes  du  !•'  février  1858,  le  Théâtre  réaliste,  le  Fils  naturel. 


LA   NOUVELLE    LITTÉRATURE    DRAMATIQUE.  971 

d'échecs.  Vous  n'avez  qu'à  transcrire  un  épisode  de  la  vie  contem- 
poraine et  à  le  transporter  sur  la  scène;  votre  siège  est  fait.  Mal- 
heureusement la  réalité,  violentée  quand  elle  n'est  pas  violée,  se 
venge;  transportée  brutalement  sur  la  scène,  elle  cesse  tout  à  coup, 
sans  qu'on  puisse  dire  pourquoi,  d'être  ce  qu'elle  était  dans  la  rue. 
Dans  la  rue,  on  la  reconnaissait,  elle  ne  choquait  personne;  au 
théâtre,  elle  étonne,  et  on  hésite  à  la  reconnaître.  La  salle  entière 
n'applaudit  jamais  à  l'unanimité,  mais  les  spectateurs  applaudissent 
isolément  et  pour  ainsi  dire  à  tour  de  rôle.  Je  reste  froid  devant 
telle  observation  de  l'auteur  tandis  que  mon  voisin  crie  bravo,  et 
lorsqu'à  mon  tour  j'applaudis,  je  m'aperçois  que  ce  voisin  si  en- 
thousiaste ne  comprend  plus.  Ce  qui  est  pour  moi  d'une  scrupu- 
leuse exactitude  est  au  même  moment,  dans  un  autre  coin  de  la 
salle,  déclaré  impossible  et  faux  par  un  second  spectateur.  Il  est 
facile  de  comprendre  comment  se  produit  ce  bizarre  phénomène, 
que  pourront  contempler  chaque  soir  au  Gymnase  les  gens  curieux 
de  le  connaître.  L'auteur  ayant  transporté  sur  la  scène  le  résultat 
brutal  de  ses  observations,  son  cahier  de  notes,  si  je  puis  m' expri- 
mer ainsi,  chacun  y  puise  comme  dans  un  recueil  de  sentences. 
J'accepte  les  observations  qui  par  hasard  se  rapportent  à  mon  ex- 
périence personnelle,  et  je  refuse  d'accepter  les  autres,  qu'accueille 
au  contraire  avec  enthousiasme  mon  voisin,  lequel  a  vu  certains  côtés 
de  la  réalité  que  je  ne  connais  pas.  La  pièce  peut  être  très  réelle  d'un 
bout  à  l'autre  pour  l'auteur;  mais  pour  les  spectateurs  elle  n'est 
réelle  que  par  détails  et  par  fragmens.  Il  y  a  donc  des  séries  suc- 
cessives d'admirateurs  pour  tel  acte,  pour  telle  scène,  pour  tel  per- 
sonnage, pour  tel  mot,  et  cela  grâce  à  ce  système  de  transcription 
littérale  qui,  s' adressant  tout  particulièrement  à  l'expérience  per- 
sonnelle, ne  vous  permet  pas  de  comprendre  en  un  clin  d'œil  les 
hommes  et  les  choses  que  vous  n'avez  pas  rencontrés  dans  la  vie. 
Cependant,  si  l'auteur  s'était  donné  la  peine  d'interpréter  par  la 
pensée  les  faits  et  les  personnages  qu'il  présente,  s'il  avait  bien 
voulu  mettre  son  esprit  en  tiers  entre  les  acteurs  et  les  spectateurs 
de  son  drame,  nous  n'éprouverions  probablement  aucun  embarras 
à  comprendre  même  les  situations  qui  nous  semblent  le  plus  sca- 
breuses et  les  personnages  qui  nous  sont  le  plus  inconnus. 

Étonnez-vous  après  cela  des  jugemens  contradictoires  qui  sont 
portés  sur  telle  ou  telle  pièce  nouvelle!  Personne  n'est  d'accord,  je 
le  crois  sans  peine.  Quel  est  donc  l'homme  qui  a  fait  en  réalité  toutes 
les  expériences  de  la  vie?  Aussitôt  que  nos  souvenirs  ne  nous  aident 
plus  et  ne  nous  font  plus  crier  :  u  Comme  c'est  vrai!  »  nous  sommes 
tout  prêts  à  crier  :  «  Comme  c'est  faux  I  »  Voilà  le  phénomène  que 
j'ai  vu  se  produire  mainte  fois  dans  les  dernières  années,  et  notam- 


97'2  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

ment  à  la  représentation  de  la  pièce  nouvelle  de  M.  Alexandre  Dumas 
fils.  Rien  n'est  curieux  à  observer  comme  les  séries  contradictoires 
de  sentimens  que  traverse  la  foule  et  les  rapides  oscillations  de  sa 
pensée.  A  chaque  instant,  son  attitude  change.  Le  parterre  rit  aux 
éclats  pendant  que  les  loges  restent  froides.  En  revanche,  lorsque 
les  loges  applaudissent,  le  parterre  semble  ne  pas  comprendre.  Au 
milieu  du  silence  général,  un  petit  rire  isolé  part,  comme  si  un  mot 
de  l'auteur,  énigmatique  pour  tout  le  monde,  était  destiné  à  frapper 
un  unique  spectateur.  On  rit,  on  s'étonne,  on  pleure,  on  murmure, 
et  tout  cela  dans  l'espace  du  même  quart  d'heure.  Les  uns  com- 
prennent trop,  et  les  autres  pas  assez.  Le  spectacle  que  présente  la 
salle  est  vraiment  curieux  au  point  de  vue  psychologique,  et  vaut 
celui  qui  se  donne  sur  la  scène. 

Ainsi  la  grande  prétention  du  dramaturge  réaliste  ne  se  trouve  en 
fm  de  compte  qu'à  demi  justifiée  ;  il  prétend  qu'il  veut  être  vrai 
avant  tout,  et  que  c'est  par  amour  de  la  vérité  qu'il  s'abstient  de 
toute  poésie  de  langage  et  de  toute  idéalisation  des  caractères  ;  mais 
le  spectateur  lui  répond  que  la  réalité  n'est  vraie  pour  lui  que  lors- 
qu'il la  rencontre  dans  sa  propre  expérience.  Une  autre  conséquence, 
plus  importante  encore  peut-être,  de  cette  invasion  du  réalisme  au 
théâtre,  c'est  la  transformation  que  l'art  du  comédien  est  en  train 
de  subir.  L'art  dû  comédien  consiste  essentiellement  dans  un  mé- 
lange de  liberté  inventive  et  d'obéissance  intelligente  :  il  ne  doit 
pas  vouloir  se  substituer  témérairement  au  poète  et  inventer  après 
lui,  il  ne  doit  pas  se  résigner  davantage  à  copier  servilement.  Le  co- 
médien n'est  pas  un  créateur  ni  un  imitateur,  c'est  un  interprète.  Il 
ne  peut  concevoir  le  personnage  qu'il  représente  autrement  que  le 
poète  qui  l'a  créé,  et  cependant  comme  pour  le  comprendre  il  est 
forcé  de  se  l'assimiler,  il  le  modifie  nécessairement.  L'art  du  comé- 
dien est  d'autant  plus  parfait  que  cette  assimilation  a  été  plus  com- 
plète et  plus  ingénieuse.  Il  en  est  de  fart  du  comédien  comme  de 
fart  du  graveur  :  il  peut  tout  oser  dans  fexécution,  pourvu  qu'il  ne 
dénature  pas  la  pensée  du  maître.  Sa  part  n'est  donc  pas  aussi  res- 
treinte qu'on  pouvait  le  penser  d'abord,  mais  elle  est  singulièrement 
délicate  et  difficile,  puisqu'il  doit  respecter  les  traits  principaux 
du  personnage  qu'il  représente,  et  qu'il  ne  peut  inventer  que  dans 
les  détails.  Une  nuance,  une  différence  d'accent  suffisent  pour  mo- 
difier un  rôle  et  séparer  f  interprétation  du  comédien  de  celle  de  ses 
prédécesseurs.  Mais  à  quelle  condition  cet  art  d'interprète  à  la  fois 
libre  et  soumis,  ingénieux  et  docile,  sera-t-il  possible?  A  la  condi- 
tion que  les  caractères  présentés  par  le  poète  seront  assez  larges 
pour  se  prêter  à  différentes  interprétations,  à  la  condition  qu'ils  au- 
ront en  eux  ce  certain  indéfini  sans  lequel  il  n'est  pas  de  grand  ca- 


LA   NOUVELLE    LITTERATURE    DRAMATIQUE.  973 

ractère  pas  plus  que  de  grande  œuvre  d'art.  Si  ces  caractères  sont 
traités  avec  une  précision  systématique,  s'ils  sont  bornés  par  toutes 
les  circonstances  misérables  de  temps,  de  lieu,  de  costume,  de  pro- 
fession, s'ils  n'ont  pas  en  eux  assez  de  puissance  et  de  vigueur  pour 
échapper  à  ces  tyrannies  qui  les  emprisonnent,  s'ils  ne  brisent  pas 
et  ne  dépassent  pas  le  cadre  étroit  dans  lequel  le  poète  a  dû  néces- 
sairement les  enfermer,  l'interprétation  devient  impossible,  et  l'imi- 
tation servile  sera  la  première  loi  du  comédien.  Un  seul  détail  omis, 
une  seule  nuance  ajoutée  suffiront  pour  rendre  faux  le  caractère  que 
le  comédien  est  chargé  de  représenter.  Alors  ce  n'est  plus  l'acteur 
qui  s'assimile  le  rôle,  c'est  le  rôle  qui  s'assimile  l'acteur. 

J'engage  ceux  qui  douteraient  de  cette  servitude  nouvelle  que  le 
théâtre  réaliste  impose  aux  comédiens  à  aller  voir  Got  dans  le  Duc 
Job  et  M'"^  Rose  Chéri  dans  le  rôle  odieux  d'Albertine ,  la  courtisane 
obligée  de  toute  comédie  de  M.  Dumas  fils.  Je  fais  certes  le  plus 
grand  cas  du  talent  de  Got,  qui  est  presque  à  lui  seul  la  vie  et  la 
force  du  Théâtre-Français.  Got  est  un  novateur  et  un  révolution- 
naire dans  son  genre;  il  est  ambitieux,  et  il  s'efforce  avec  succès  de 
justifier  son  ambition.  Il  a  transporté  à  la  Comédie-Française  un  élé- 
ment tout  nouveau,  le  sentiment  de  la  réalité.  Bien  qu'il  connaisse 
à  fond  la  tradition  de  son  art,  ce  n'est  pas  à  elle  cependant  qu'il 
demande  ses  inspirations  :  il  prend  ses  modèles  dans  la  nature  vi- 
vante, dans  le  spectacle  de  la  réalité  contemporaine.  Il  ne  compose 
pas  ses  rôles,  il  les  incarne  en  lui;  aussi  son  jeu  possède-t-il  une 
verve,  une  vivacité,  un  entraînement,  qu'on  ne  rencontre  au  même 
degré  chez  aucun  autre  acteur  contemporain.  Il  est  vraiment  incom- 
parable dans  cette  création  du  duc  Jobj  on  peut  dire  qu'il  a  en 
quelque  sorte  épuisé  le  personnage  inventé  par  l'auteur.  Cela  dit, 
je  lui  poserai  cependant  deux  questions.  Croit -il  qu'il  avait  toute 
latitude  pour  interpréter  ce  rôle,  et  qu'il  pût  le  comprendre  autre- 
ment qu'il  ne  l'a  compris?  Non  assurément,  et  j'oserais  affirmer  que 
pendant  tout  le  temps  qu'il  a  mis  à  l'étudier,  il  n'a  jamais  hésité 
sur  la  manière  dont  il  devait  rendre  tel  ou  tel  détail.  Il  s'agissait 
pour  lui  avant  tout  de  se  couler  dans  ce  rôle  comme  dans  un  moule, 
d'effacer  autant  que  possible  l'interprète  et  d'approcher  autant  que 
possible  de  la  vérité,  car  le  caractère  du  personnage  mis  en  scène 
par  M.  Laya  est  d'une  précision  impitoyable,  qui  ne  permet  aucun 
écart  d'imagination.  Il  est  limité  de  toutes  parts,  enfermé  dans  les 
circonstances  de  la  vie  comme  un  portrait  dans  son  cadre.  Ses  pa- 
roles expriment  rigoureusement  ce  qu'il  pense  et  ce  qu'il  sent,  et 
ne  fournissent  pas  matière  à  commentaires.  On  ne  peut  concevoir, 
avec  la  meilleure  volonté  du  monde,  qu'il  y  ait  pour  un  acteur 
deux  manières  d'interpréter  ce  personnage.  Voilà  qui  rétrécit  sin- 


97ii  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

gulièrement  le  domaine  de  l'art  du  comédien,  et  cependant  il  y  a 
pis  encore.  Ces  rôles,  si  étroits  qu'ils  ne  se  prêtent  qu'à  une  inter- 
prétation unique,  ne  supportent  forcément  qu'un  seul  interprète  et 
deviennent  la  propriété  exclusive  d'un  seul  comédien.  Got  pense- 
t-il  que  quelqu'un  de  ses  camarades  puisse  se  charger  après  lui  du 
personnage  du  duc  Job,  et  surtout  puisse  le  jouer  autrement  que 
lui?  Quant  à  nous,  il  nous  est  impossible  d'imaginer  une  seconde 
interprétation  d'un  tel  rôle.  Nous  dirons  de  M'''''  Rose  Chéri  ce  que 
nous  avons  dit  de  Got.  Assurément,  s'il  est  une  comédienne  ingé- 
nieuse, habile  à  composer  ses  rôles,  inventive  dans  la  nuance  et  le 
détail,  c'est  M""*"  Rose  Chéri.  Jamais  son  talent  fm  et  un  peu  rusé  ne 
s*est  contenté  de  copier  servilement  et  d'imiter  avec  docilité  :  elle 
sauvait  par  son  interprétation  les  caractères  les  plus  insignifians  ; 
elle  savait  effacer  ce  qui  était  vulgaire ,  développer  ce  qui  n'était 
qu'indiqué.  Elle  inventait  après  l'auteur,  et  se  réservait  le  droit  de 
modifier  et  de  varier  son  interprétation.  Eh  bien!  elle  a  cependant 
été  contrainte,  en  acceptant  les  rôles  de  M.  Dumas  fds,  d'accepter 
du  même  coup  la  servitude  dramatique  que  la  comédie  réaliste  im- 
pose au  comédien.  Il  n'y  avait  qu'une  manière  de  jouer  les  rôles  de 
Suzanne  dans  le  Demi -Monde  et  d'Albertine  dans  Un  Père  pro- 
digue :  c'était  de  ne  rien  changer  à  la  pensée  de  l'auteur,  de  ne 
supprimer  aucun  détail,  d'aller  jusqu'au  bout  sans  répugnance,  en 
se  conformant  à  la  réalité.  On  pourrait  défier  l'habile  comédienne 
de  trouver  une  seconde  interprétation  de  ces  caractères  sans  les 
fausser  et  les  dénaturer.  Tels  sont  les  progrès  que  le  drame  réaliste 
est  en  train  d'opérer  dans  l'art  du  comédien! 

J'ai  longtemps  été  étonné  du  contraste  frappant  que  présente  la 
valeur  réelle  des  pièces  qu'on  voit  jouer  aujourd'hui  avec  le  suc- 
cès prodigieux  qu'elles  obtiennent.  De  toutes  les  productions  litté- 
raires de  notre  époque,  ce  sont  celles  qui  soulèvent  les  acclamations 
les  plus  bruyantes  et  qui  cependant  sont  le  plus  sûrement  dévo- 
lues à  l'oubli.  Le  succès  de  ces  pièces  est  rarement  en  proportion 
avec  leur  mérite;  mais  puisque  leur  vie  doit  être  courte,  peut-être 
après  tout  est-ce  justice  qu'elle  soit  bonne.  On  a  donné  diverses  ex- 
plications de  ces  prodigieux  succès.  La  faute,  a-t-on  dit,  en  est 
au  public,  qui  accepte  aujourd'hui  tout  ce  qu'on  lui  donne,  sans 
choix  ni  discernement,  et  qui  permet  tout,  pourvu  qu'on  l'amuse. 
D'ailleurs  succès  est-il  bien  le  mot  propre  pour  exprimer  certaines 
vogues  insensées,  et  ne  faudrait-il  pas  trouver  un  autre  mot?  Cette 
alfluence  de  spectateurs  constate  plutôt  un  phénomène  politique, 
social,  qu'un  phénomène  littéraire,  et  intéresse  beaucoup  plus  l'éco- 
nomie politique  que  la  critique  sérieuse.  Si  chaque  soir  les  théâtres 
sont  remplis  de  spectateurs  qui  se  contentent  de  mauvaises  pièces, 


LA   NOUVELLE   LITTÉRATURE    DRAMATIQUE.  975 

cela  signifie  que  le  nombre  des  spectateurs  est  plus  grand  qu'autre- 
fois, que  le  goût  du  théâtre  a  cru  en  proportion  du  goût  du  luxe 
et  d'une  répartition  plus  égale  dç  la  richesse  générale.  Il  y  a  plus 
de  spectateurs  parce  qu'il  y  a  plus  de  gens  qui  peuvent  payer  leur 
place  qu'autrefois,  parce  que  le  plaisir,  qui  n'était  jadis  qu'une 
récompense  exceptionnelle  du  travail,  est  devenu  une  habitude  de 
chaque  jouf .  Si  vous  ajoutez  que  les  chemins  de  fer  ont  mis  les  pro- 
vinces les  plus  reculées  à  quelques  heures  de  la  ciapitale,  et  ver- 
sent incessamment  des  milliers  d'oisifs  et  de  curieux  sur  le  pavé  de 
Paris,  vous  aurez  le  secret  de  la  prospérité  des  théâtres.  C'est  au 
moraliste,  non  au  critique  dramatique,  de  tirer  de  ces  faits  telle  con- 
clusion qu'il  lui  plaira.  Il  serait  fort  injuste  de  rendre  ce  public  dé- 
mocratique, sans  cesse  renouvelé,  responsable  de  l'abaissement  de 
l'art  dramatique;  il  n'est  point  composé  de  connaisseur.  Il  ne  va 
pas  au  théâtre  pour  faire  acte  de  juge  ou  pour  éprouver  un  plaisir 
intellectuel.  D'ailleurs  les  scènes  qu'il  fréquente  de  préférence  ne 
sont  pas  celles  qui  sont  chargées  de  représenter  les  intérêts  de  l'art 
sérieux.  Il  ne  fréquente  guère  le  Théâtre-Français  ;  on  ne  peut  donc 
point  le  rendre  responsable  de  la  décadence  momentanée  de  ce 
théâtre.  Il  ne  fréquente  guère  non  plus  l'Opéra;  ce  n'est  donc  pas 
lui  qui  est  coupable  s'il  n'y  a  plus  ni  grands  chanteurs  ni  grands 
musiciens.  Dites  donc,  si  vous  voulez,  que  les  productions  drama- 
tiques nouvelles  ont  de  la  vogue,  et  non  pas  qu'elles  ont  du  succès. 
A  toutes  ces  raisons,  il  faut  en  ajouter  une  dernière,  qui,  selon 
moi,  explique  beaucoup  mieux  que  l'accroissement  du  public  le 
succès  des  œuvres  dramatiques  médiocres.  Tous  ceux  qui  ont  fré- 
quenté le  théâtre  ont  pu  se  convaincre  que,  pour  réussir,  il  n'est  pas 
besoin  de  grandes  facultés  littéraires.  Il  suffit  de  l'illusion  de  la  vie 
que  crée  le  théâtre  pour  enlever  le  succès.  De  même  que  chez  l'ora- 
teur le  geste  et  l'intonation  sauvent  le  discours,  au  théâtre  le  jeu  de 
l'acteur  et  le  mouvement  de  la  scène  sauvent  la  pièce.  Le  spectateur 
est  bien  différent  du  lecteur,  personnage  défiant,  vigilant,  soupçon- 
neux, qui  contrôle  ses  impressions  et  maîtrise  son  jugement;  il  sort 
de  lui-même  et  s'abandonne  sans  résistance.  En  quelques  minutes, 
il  est  sous  le  charme;  il  lui  est  devenu  indifférent  qu'on  lui  dise  des 
choses  communes  et  vulgaires,  pourvu  qu'on  ne  lui  dise  pas  des 
choses  fausses.  Il  ne  songe  pas  davantage  à  réclamer  des  choses 
neuves  et  imprévues  qui  arrêteraient  son  plaisir  et  déconcerteraient 
son  jugement.  Non,  un  bon  petit  dialogue,  honnête,  sensé,  comme 
le  dialogue  de  la  vie  ordinaire,  une  bonne  petite  action  dramatique, 
qui  le  mène  doucement,  amicalement  à  f  émotion  ou  au  rire,  voilà 
ce  qu'il  demande  avant  tout.  De  fhabileté,  du  bon  sens,  suffisent 
pour  atteindre  ce  résultat.  Que  la  pièce  soit  bonne  ou  mauvaise,  elle 


076  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

est  assurée  du  succès,  si  l'auteur  a  su  éveiller  en  vous  d'une  ma- 
nière factice  la  sympathie.  La  sympathie  au  théâtre  obéit  aux  mêmes 
lois  que  dans  la  vie  réelle  ;  pas  plus  que  dans  la  vie  réelle ,  nous 
n'avons  besoin,  pour  qu'elle  s'éveille,  de  beaux  discours  ou  de  re- 
marquables caractères.  Notez  bien  que  je  ne  parle  pas  ici  du  spec- 
tateur illettré  et  ignorant,  mais  au  contraire  du  spectateur  lettré, 
du  plus  récalcitrant  à  l'émotion.  S'il  est  franc,  il  vous  avouera  sans 
détour  qu'il  se  contente  fort  bien  au  théâtre  de  qualités  négatives, 
et  qu'on  a  de  grandes  chances  de  l'émouvoir  si  on  ne  le  choque  pas. 
Qu'il  lise  cette  même  pièce  le  lendemain  du  jour  où  il  l'a  vue  repré- 
senter, et  il  reprendra  toute  sa  sévérité  de  juge.  Il  bâillera  peut- 
être  aux  passages  où  il  avait  ri  la  veille,  et  s'étonnera  des  larmes 
qu'il  a  eu  envie  de  verser.  La  pièce  est  médiocre,  cependant  il  a 
contribué  pour  sa  part  au  succès  qu'elle  a  obtenu.  Fiez-vous  après 
cela  aux  succès  dramatiques,  et  essayez  de  les  expliquer  par  le  mé- 
rite intrinsèque  des  œuvres  qui  les  obtiennent! 

En  règle  générale,  et  sans  aucune  exception,  toute  pièce  qui  ne 
peut  pas  supporter  l'épreuve  de  la  lecture  est  mauvaise  ou  médio- 
cre. Appliquez  cette  règle  au  thâtre  contemporain,  et  dites-moi  en- 
suite combien  de  pièces  modernes  seront  épargnées.  J'ai  voulu  sou- 
mettre à  cette  épreuve  quelques-unes  des  pièces  récentes;  hélas! 
tout  le  parfum  s'est  évaporé  avec  l'illusion  dramatique,  et  il  ne  reste 
plus  qu'un  flacon  vide.  Le  dialogue  paraît  terne,  et  n'a  plus  cet  éclat 
qu'il  empruntait  à  l'oeil  de  l'acteur,  ni  ce  mordant  qu'il  emprun- 
tait à  sa  voix.  Le  plan  est  faible,  décousu,  incohérent,  les  caractères 
ne  se  soutiennent  pas.  Allez  voir  à  l'Odéon  le  Testament  de  César 
Girodot,  et  je  vous  promets  une  agréable  et  amusante  soirée.  Vous 
rirez  de  bon  cœur,  car  il  y  a  de  la  gaieté  dans  cette  pièce,  et  une 
gaieté  de  bon  goût,  sans  amertume  ni  cynisme,  une  gaieté  à  laquelle 
il  est  doux  de  s'abandonner.  Le  dialogue  vous  en  paraîtra  vif,  et  si 
vous  exprimez  vos  impressions  au  sortir  du  théâtre,  il  n'est  pas  im- 
possible que  vous  écriviez  que  les  deux  jeunes  auteurs  ont  frisé  de 
près  la  bonne  comédie.  Vous  lisez  cette  pièce  le  lendemain;  tout  le 
prestige  créé  par  la  représentation  s'est  évanoui  :  vous  n'avez  plus 
qu'un  essai  dramatique  recommandable  beaucoup  plus  qu'ingénieux, 
qui  révèle  chez  les  auteurs  l'étude  des  grands  modèles  et  des  disposi- 
tions heureuses  pour  le  théâtre.  Vous  vous  apercevez  que  vous  avez 
éprouvé  l'illusion  de  la  gaieté,  et  vous  avez  peine  à  comprendre  vos 
rires.  L'insuflisance  de  la  donnée  et  la  faiblesse  de  l'action  que  vous 
aviez  pardonnées  à  la  représentation  vous  apparaissent;  vous  n'avez 
plus  sous  les  yeux  qu'une  succession  de  scènes  reliées  les  unes  aux 
autres  comme  les  grains  d'un  chapelet  par  le  fil  le  plus  mince  et  le 
plus  fragile  :  un  amour  de  deux  jeunes  premiers.  De  ces  pièces  ré- 


LA    NOUVELLE    LITTERATURE    DRAMATIQUE.  9^7 

centes,  celle  qui  supporte  le  mieux  la  lecture  est,  à  mon  avis,  Un 
Petit -Fils  de  Mascarille,  de  iM.  Henri  Meilhac.  Il  y  a  beaucoup  de 
soin,  de  recherche  littéraire,  d'inquiétude  de  l'art  sérieux  dans  cette 
piquante  comédie.  Le  titre  n'est  point  trompeur  :  le  héros  est  bien 
un  petit-neveu  de  Mascarille,  et  les  personnages  qui  l'entourent  sont 
bien  les  anciennes  dupes  et  les  anciens  compagnons  de  l'illustre 
grand-père.  On  n'a  pas  assez  remarqué,  selon  moi,  le  dessein  un 
peu  artificiel,  mais  très  ingénieux,  de  l'auteur,  dessein  trop  subtil 
pour  ne  pas  échapper  à  la  représentation,  mais  qui  se  découvre 
aisément  à  la  lecture.  L'auteur  a  voulu  opérer  une  sorte  de  fusion 
entre  f  ancienne  comédie  et  la  nouvelle,  transporter  dans  la  vie  mo- 
derne les  personnages  des  vieux  comiques  de  manière  à  montrer  les 
modifications  que  le  temps,  les  accidens  politiques,  les  nouveaux 
intérêts,  leur  ont  fait  subir.  Les  personnages  sont  pour  ainsi  dire 
de  deux  époques;  ils  portent  un  demi-masque,  pour  indiquer  qu'ils 
se  rattachent  à  l'ancienne  comédie;  ils  sont  vêtus  de  l'habit  hoir 
moderne,  pour  indiquer  qu'ils  sont  pris  dans  la  réalité  contempo- 
raine. Cette  pièce  trahit  encore  une  étude  attentive,  trop  attentive 
peut-être,  du  dialogue  et  du  style  de  Molière,  lesquels,  pour  le  dire 
en  passant,  préoccupent  beaucoup  plus  qu'il  ne  faudrait  quelques- 
uns  de  nos  jeunes  auteurs  dramatiques. 

J'espère  ne  pas  trop  étonner  M.  Léon  Laya  en  lui  disant  que  sa 
pièce  ne  m'a  pas  fait  éprouver  à  la  lecture  le  même  plaisir  qu'à  la 
représentation.  J'ai  relu  avec  la  froideur  la  plus  impassible  les  scènes 
qui  m'avaient  le  plus  touché.  Que  voulez-vous?  Got  n'était  plus  là. 
Que  M.  Laya  ne  s'imagine  pas  que  je  veuille  refuser  à  sa  pièce  la 
justice  qui  lui  est  due.  Il  y  a  d'excellentes  parties  dans  le  Bue  Job^  et 
bien  des  détails  heureux  qui  se  détachent  comme  de  brillantes  bro- 
deries sur  un  fond  un  peu  terne.  La  déclaration  brusque,  spontanée, 
imprévue,  du  jeune  duc  à  sa  cousine  est  d'une  aimable  invention. 
Dans  le  dialogue  entre  Achille  David,  qui  veut  pousser  jusqu'aux 
dernières  limites  de  la  logique  les  leçons  de  conduite  pratique  qu'il 
a  reçues,  et  son  père,  qui  veut  l'arrêter  sur  cette  pente,  l'auteur  a 
très  habilement  développé  une  idée  qui  se  trouvait  en  germe  dans 
une  scène  des  Faux  BomhommeSy  la  querelle  de  M.  Dufouré  avec 
son  estimable  rejeton.  Cette  pièce,  dont  nous  louerons  volontiers  l'en- 
seignement moral  et  les  honnêtes  sentimens,  est  plutôt  remarquable 
par  ce  qu'elle  indique  que  par  ce  qu'elle  exprime.  L'auteur  n'a  su 
tirer  parti  ni  des  situations  très  nouvelles,  ni  des  personnages  qu'il 
avait  trouvés.  Il  y  a  dans  cette  comédie  quantité  de  germes  heureux 
qui  ne  demandaient  qu'à  s'épanouir.  Quel  personnage  intéressant  à 
étudier  et  à  mettre  en  scène  que  celui  d'Achille  David,  qui,  né  avec 
une  nature  fine  et  un  cœur  aimant,  se  déprave  progressivement  au 

TOME  XXIV.  62 


Ô78  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

contact  des  affaires  matérielles  !  Le  duc  Job  est  le  personnage  cen- 
tral de  la  pièce,  celui  autour  duquel  tous  les  autres  tournent  comme 
des  satellites,  et  cependant,  quoiqu'il  l'ait  mis  en  pleine  lumière, 
l'auteur  n'a  pas  su  rendre  la  poésie  et  l'intérêt  dramatique  de  ce 
type  tout  moderne  que  j'appellerai  le  duc-brigadier,  qui  s'est  révélé 
dans  ces  dernières  années,  et  que  notre  ami  M.  Paul  de  Molènes 
a  eu  le  mérite,  je  crois,  de  découvrir  le  premier.  C'est  un  type  qui, 
après  M.  Léon  Laya,  est  digne  de  tenter  et  de  séduire  encore  un  au- 
teur dramatique. 

Avec  ces  deux  caractères  d'Achille  David  et  du  duc  Job,  M.  Léon 
Laya  avait  de  quoi  faire  un  chef-d'œuvre,  et  à  ce  sujet  je  ferai  une 
réflexion  que  je  recommande  à  tous  nos  auteurs  dramatiques.  Ils  se 
plaignent  quelquefois  de  l'uniformité  de  la  société  contemporaine, 
et  vont,  criant  famine,  chercher  des  types  accentués  dans  le  monde 
le  plus  interlope.  Que  n'ont-ils  de  meilleurs  yeux?  Ils  voyageraient 
moins  loin,  et  .nous  montreraient  à  moins  de  frais  des  personnages 
plus  intéressans  que  ceux  qu'ils  ramènent  de  leurs  pérégrinations 
souterraines.  Que  ne  pensent-ils  plus  souvent  au  monde  très  varié, 
très  divers  et  très  dramatique  des  jeunes  gens  modernes?  La  comé- 
die et  le  drame  n'ont  pas  encore  su  tirer  parti  des  types  que  leur 
offrent  les  nouvelles  générations  telles  que  les  ont  faites  les  révo- 
lutions au  milieu  desquelles  elles  ont  été  élevées.  Jadis  le  jeune 
homme  était  le  personnage  sacrifié  de  la  comédie  et  du  drame,  un 
personnage  presque  de  convention,  aussi  aimable  qu'ennuyeux.  Il 
était  invariablement  l'éternel  jeune-premier,  Yalère  ou  GUtandre. 
Les  grands  rôles  étaient  pour  Alceste,  Géronte  ou  Orgon.  Aujour- 
d'hui le  jeune  homme  peut  lutter  d'intérêt  avec  les  types  les  plus 
dramatiques  de  la  vieille  comédie.  Get  ancien  jeune-premier  est 
doublé  généralement  d'un  autre  personnage  :  c'est  le  duc  Job,  le 
jeune  aristocrate  qui  ne  trouve  pas  toujours  son  emploi  dans  une 
société  de  plus  en  plus  démocratique,  engagé  volontaire  et  promu 
caporal  au  choix;  c'est  Achille  David,  le  jeune  homme  des  riches 
classes  moyennes,  qui,  doué  d'instincts  élevés  comprimés  par  sa 
profession,  présente  chaque  jour,  à  qui  sait  bien  voir,  le  spectacle 
du  désenchantement  enjoué  de  Wilhelm  Meister,  son  cousin  par  les 
liens  du  sang  et  de  la  race. 

Ce  n'est  pas  M.  Dumas  fils  qui  aurait  laissé  échapper  sans  en  tirer 
bon  profit  les  deux  types  d'Achille  David  et  du  duc  Job,  s'il  les 
avait  rencontrés  sur  son  chemin.  Il  ne  les  aurait  pas  idéalisés  ni 
agrandis,  il  n'aurait  pas  cherché  à  pénétrer  jusque  dans  leur  âme 
pour  en  surprendre  la  vie  morale;  mais  comme  il  aurait  exprimé 
toute  leur  réalité  extérieure!  comme  toutes  les  circonstances  de  leur 
vie  matérielle  auraient  été  mises  en  relief!  avec  quelle  fermeté  de 
trait  il  aurait  décrit  les  caractères  de  leur  physionomie  !  Quoi  qu'on 


LA   NOUVELLE    LITTERATURE    DRAMATIQUE.  979 

doive  penser  du  théâtre  réaliste ,  de  ses  théories  dramatiques  dou- 
teuses et  de  sa  morale,  plus  douteuse  encore,  on  ne  peut  s'empê- 
cher de  reconnaître  que  M.  Dumas  fils  en  est  le  roi,  le  maître  et  le 
vainqueur.  11  est  roi  d'un  territoire  très  brumeux ,  plein  de  maré- 
cages et  de  mares  qui  demanderaient  une  loi  sur  le  dessèchement, 
orné  de  broussailles  où  se  cachent  des  bêtes  fauves  très  méchantes 
et  des  reptiles  très  venimeux,  traversé  par  des  routes  qui  ne  sont 
pas  réparées  tous  les  jours;  mais  enfin  il  est  roi,  et  le  pouvoir  royal 
est  toujours  agréable  à  exercer.  Son  habileté  dramatique  est  désor- 
mais incontestable;  il  vient  d'en  donner  une  preuve  dans  sa  nou- 
velle comédie.  Un  Père  prodigue^  où  il  a  montré  une  audace  et  une 
dextérité  vraiment  incomparables.  Il  y  a  dans  cette  pièce  assez  de  dé- 
tails choquans,  assez  de  situations  scabreuses,  assez  de  spectacles 
repoussans,  pour  faire  tomber  vingt  comédies  sous  les  sifflets  du  pu- 
blic. Des  scandales  sont  échelonnés  comme  des  bornes  milliaires 
tout  le  long  de  cette  pièce,  sur  laquelle  plane  un  instant  une  odeur 
d'inceste,  qu'accompagnent  en  sourdine,  comme  une  mélodie  las- 
cive, les  souvenirs  de  l'adultère,  et  que  traversent  les  héros  malpro- 
pres de  la  prostitution  parisienne.  Un  autre  aurait  versé  dix  fois 
avant  d'arriver  seulement  au  milieu  de  la  route;  lui,  il  excelle  à 
trouver  son  triomphe  là  où  d'ordinaire  on  trouve  la  défaite.  C'est 
vraiment  plaisir  de  voir  avec  quelle  légèreté  il  fait  rouler  son  char 
dramatique  à  travers  les  fondrières  et  effleure  les  bornes  sans  les 
accrocher.  On  écoute,  étonné,  effaré,  en  se  disant  :  Qu'allons-nous 
entendre  encore?  mais  malgré  tout  on  écoute.  L'auteur  est  choquant, 
il  n'est  jamais  absurde.  Il  peut  nous  irriter  et  exciter  notre  colère, 
mais  il  sait  éviter  nos  moqueries.  Tel  est  l'avantage  que  donne  la 
science  du  cœur  humain,  à  quelque  degré  qu'on  la  possède.  Prenez 
donc  Un  Père  prodigue  non  pour  une  bonne  comédie ,  ni  même , 
quoi  qu'on  en  ait  dit,  pour  un  progrès  dans  la  manière  de  l'auteur, 
mais  pour  la  preuve  définitive  et  convaincante  de  son  habileté  dra- 
matique. Après  sa  nouvelle  comédie,  il  peut  tout  tenter;  quand  on 
est  parvenu  à  faire  passer  de  telles  hardiesses,  je  ne  sais  trop  ce 
qu'on  ne  peut  pas  oser. 

Je  crois  d'ailleurs  que  la  pensée  première  de  l'auteur,  ainsi  qu'il 
arrive  souvent,  valait  mieux  que  l'expression  qu'il  lui  a  donnée.  Il 
me  semble  apercevoir  que  l'idée  première  de  la  pièce  s'est  gâtée  et 
comme  corrompue  dans  le  cours  de  l'exécution.  Si  je  ne  me  trompe, 
à  l'origine  cette  idée  s'est  présentée  à  l'esprit  de  M.  Dumas  sous  la 
forme  de  deux  personnages  :  un  quinquagénaire  écervelé,  ayant 
conservé  jusque  dans  l'âge  mûr  les  entraînemens  généreux  et  l'im- 
prévoyance de  la  jeunesse,  ramené  à  la  sagesse  et  au  bon  sens  par 
un  jeune  homme  de  vingt-cinq  ans,  chez  qui  le  spectacle  de  ces  fo- 
lies quasi-séniles  a  refroidi,  bien  loin  de  la  stimuler,  la  fougue  de 


REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

l'âge  abondant  en  tempêtes.  C'est  le  renversement  des  rôles  natu- 
rels :  le  fils  tuteur  et  protecteur  du  père.  L'idée  était  simple,  forte, 
fertile  en  situations  comiques  ou  dramatiques  au  choix  de  l'auteur. 
C'est  une  de  ces  idées  comme  les  aimaient  les  anciens  auteurs  co- 
miques, et  comme  M.  Dumas  sait  en  choisir  quelquefois;  mais,  che- 
min faisant,  cette  idée  si  simple  s'est  compliquée,  et  s'est  pour  ainsi 
dire  compromise  au  contact  des  préoccupations  et  des  souvenirs  de 
l'écrivain.  On  la  retrouve  cependant  dans  la  pièce,  mais  il  faut  sou- 
vent l'y  chercher,  tant  elle  est  profondément  enfouie  sous  la  multi- 
plicité des  incidens.  Si  le  plan  de  la  pièce  en  effet  n'est  pas  confus, 
il  est  singulièrement  enchevêtré  et  compliqué.  Il  semble  que  le 
drame  ne  se  continue  pas,  mais  recommence  à  chaque  lever  de  ri- 
deau. La  pièce  pourrait  commencer  sans  grand  inconvénient  au 
second,  au  troisième  et  même  au  quatrième  acte,  aussi  bien  qu'au 
premier.  Les  différentes  parties  du  drame  ne  sont  donc  pas  liées 
bien  solidement  entre  elles;  l'action  s'interrompt,  languit,  se  ranime. 
Je  ne  lui  fais  certes  pas  un  crime  de  ne  pas  courir,  mais  vraiment 
son  allure  est  par  trop  inégale. 

Il  arrive  souvent  que  les  plus  mauvaises  éducations  donnent  d'heu- 
reux résultats,  et  que  les  mauvais  exemples,  loin  de  provoquer  l'imi- 
tation, soufflent  les  meilleurs  conseils.  Le  comte  de  La  Rivonnière 
et  son  fils  André  en  sont  la  preuve.  M.  le  comte  de  La  Rivonnière,  le 
caractère  le  plus  finement  étudié  de  la  pièce,  est  un  Charles  Surface 
quinquagénaire.  Je  ne  crois  pas  que,  comme  l'aimable  étourdi  de 
Sheridan,  il  pousse  la  folie  et  la  prodigalité  jusqu'à  vendre  les  por- 
traits de  ses  ancêtres;  mais  je  crois  fort  que  ce  respect  de  sa  race  est 
à  peu  près  le  seul  enseignement  que  l'âge  lui  ait  donné.  Il  a  tou- 
jours vingt  ans,  il  est  sémillant,  poli,  affable,  généreux,  et  avant 
toute  chose  amoureux  en  tout  lieu  et  en  toute  saison.  Il  baise  res- 
pectueusement la  main  des  maîtresses  de  son  fils  qu'il  rencontre 
installées  sans  gêne  et  sans  pudeur  dans  ses  appartenions,  reçoit  les 
confidences  amoureuses  d'André,  se  fait,  par  prudence  paternelle, 
adresser  les  lettres  des  femmes  mariées  avec  lesquelles  le  sage  jeune 
homme  a  entretenu  des  relations  agréa'bles  sans  doute,  mais  illégi- 
times. Ce  chevaleresque  père  prodigue  exerce  le  plus  innocemment 
du  monde,  comme  vous  le  voyez,  les  plus  singuliers  offices,  et  tout 
cela  par  amour  paternel.  L'économe  André  n'y  prend  seulement  pas 
garde;  il  n'y  a  qu'une  seule  chose  qui  l'inquiète  dans  la  conduite 
de  son  père,  la  ruine,  car  le  comte  est  ruiné,  et  les  quarante  mille 
livres  de  rente  qu'il  croit  encore  posséder  ne  sont  qu'un  don  secret 
de  son  fils.  «  \os  affaires  sont  en  mauvais  état,  mon  père,  il  faut 
vous  ranger,  et  pour  cela  il  faut  vous  marier.  »  Justement  André  a 
sous  la  main  une  cerUiine  dame  Godefroid  que  le  comte  avait  aimée 
alors  qu'elle  était  jeune  et  qu'elle  n'était.pas  Veuve,  qui,  dès  le  dé- 


LA   NOUVELLE    LITTERATWIE    DRAMATIQUE.  981 

but  du  premier  acte,  s'offre  avec  une  complaisance  acharnée,  la- 
quelle ne  se  dément  pas  pendant  toute  la  pièce  et  mérite  vraiment 
sa  récompense.  Le  comte  partage  l'avis  de  son  fils  :  il  a  pensé  au 
mariage,  mais  M™*  Godefroid  n'est  pas  son  fait;  son  ancien  amour 
pour  elle  s'en  est  allé  avec  les  neiges  d'antan,  et  d'ailleurs  il  a 
porté  ses  vues  sur  une  jeune  personne  qui  n'a  pas  même  la  moitié 
des  printemps  de  M™*  Godefroid,  M"^  Hélène  de  Blignac.  A  ce  nom, 
André  baisse  la  tête.  Hélène  était  la  fiancée  de  son  choix.  Allons, 
encore  un  sacrifice  à  ce  père  terrible  î  11  lui  a  donné  la  moitié  de  sa 
fortune,  il  lui  abandonnera  sa  fiancée.  Ainsi  tous  les  préparatifs  qu'il 
avait  faits  pour  son  prochain  mariage  sont  peines  perdues.  C'est  inu- 
tilement qu'il  a  consigné  à  sa  porte,  avec  une  dureté  vraiment  révol- 
tante, la  dame  noire,  une  femme  mariée  avec  laquelle  il  a  entretenu 
un  commerce  amoureux,  qu'il  congédie  sans  plus  de  façons  qu'il  n'en 
mettrait  avec  M"^  Albertine,  maîtresse  d'occasion  et  de  hasard  que 
nous  voyons  installée  sous  son  toit  en  compagnie  d'un  parasite  sor- 
dide. Ainsi,  sans  sortir  de  ce  premier  acte,  comptez  combien  de  si- 
tuations équivoques  ! 

L'événement  que  faisait  redouter  le  premier  acte  se  dissipe  au 
second.  Le  mariage  du  comte  et  de  M"''  Hélène  ne  se  fera  pas.  Hé- 
lène de  Blignac  raffole  du  comte,  il  est  vrai,  mais  comme  beau-père 
et  non  comme  mari.  Le  comte  surprend  le  secret  des  deux  jeunes 
gens,  et,  avec  une  générosité  qui  serait  facile  même  à  un  père 
moins  prodigue,  il  met  la  main  d'Hélène  dans  celle  d'André.  Il  se 
consolera  avec  Albertine,  qu'il  trouve  charmante,  et  puisqu'il  ne 
peut  épouser  la  fiancée  de  son  fils,  il  héritera  au  moins  de  ses  maî- 
tresses, et  il  en  hérite  vraiment!  Il  hérite  d' Albertine  en  réalité,  et  il 
est  en  effigie  l'amant  de  la  dame  noire,  la  femme  délaissée,  mais 
toujours  inconsolable,  qui  vient  pleurer  aux  genoux  du  comte  et  qui 
l'inonde  de  lettres  passionnées.  C'est  le  comte  qui  recevra  les  let- 
tres adressées  à  son  fils,  de  crainte  qu'elles  ne  tombent  entre  les 
mains  de  M'"''  André  de  La  Rivonnière.  Les  situations  scabreuses, 
comme  vous  voyez,  ne  font  que  croître  et  embellir.  Il  en  pousse 
dans  cette  comédie  comme  des  champignons  dans  une  nuit  d'été. 
Ajoutons  que  M"^  Albertine,  quoique  invisible,  remplit  cet  acte  de 
sa  personne.  Pendant  qu'elle  se  promène  menant  son  chien  en  laisse 
sur  la  plage  de  Dieppe,  deux  dandies,  fun  jeune  et  d'une  corrup- 
tion candide,  M.  de  Naton,  Fautre  revenu  des  illusions  de  la  jeu- 
nesse et  d'une  corruption  érudite,  M.  de  Ligneraye,  s'entretiennent 
de  cette  aimable  personne.  M.  de  Naton,  qui  en  est  amoureux,  la 
trouve  plus  belle  que  la  jeunesse  et  plus  pure  que  la  vertu;  M.  de 
Ligneraye,  quil'a  entretenue  autrefois,  la  trouve  plus  laide  que  la 
décrépitude  et  plus  souillée  que  finfamie. 

Le  troisième  acte  s'ouvre  sur  une  scène  de  la  lune  de  miel  en  plein 


•982  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

jour.  Les  deux  jeunes  époux  roucoulent  comme  savent  roucouler  les 
amoureux  de  M.  Dumas,  toujours  logiciens,  raisonneurs  et  dispu- 
teurs  à  outrance.  Tout  à  coup  une  idée  bizarre  traverse  le  cerveau 
de  la  jeune  femme;  elle  veut  que  son  mari  lui  parle  de  ses  amours 
passés,  et  lorsque  ses  vœux  téméraires  sont  exaucés,  elle  lui  fait  une 
scène  de  bouderie.  André  cherche  à  la  consoler,  mais  au  moment  où 
il  approche  ses  lèvres  de  la  joue  de  sa  femme,  il  rencontre  la  tête  de 
son  père,  qui  vient  de  le  devancer  dans  un  fort  agréable  projet.  Dé- 
cidément ce  père  prodigue  est  un  personnage  par  trop  indiscret.  Il 
usurpe  auprès  de  sa  bru  la  place  de  son  fils;  c'est  lui  qui  la  con- 
duit à  la  promenade,  au  bal,  au  concert.  Il  en  fait  tant  que  la  ma- 
lignité publique  va  répétant  que  ce  beau-père  est  encore  amoureux 
de  sa  bru,  et  qu'un  soupçon  d'inceste  vient,  comme  une  vapeur  in- 
fecte, s'étendre  sur  son  honneur.  D'où  donc  cette  calomnie  peut-elle 
sortir?  De  chez  Albertine  peut-être,  car  c'est  le  parasite  et  l'entre- 
metteur dévoué  de  cette  créature  qui  vient  le  premier  apporter  au 
comte  cette  nouvelle.  Le  comte  se  révolte.  Hélas!  il  est  bien  tard. 
Pourvu  que  son  fils  aussi  ne  se  défie  pas  de  lui  et  n'ait  pas  mal  in- 
terprété sa  conduite!  Pour  le  mettre  à  l'épreuve,  il  feint  un  voyage 
subit.  «  Pars,  »  lui  répond  tranquillement  son  fils,  qui  espère  que 
cette  distraction  arrêtera  pour  un  temps  au  moins  ses  prodigalités 
toujours  renaissantes.  M.  de  La  Rivonnière  sort,  persuadé  que  son 
fils  partage  le  soupçon  général,  et  pour  se  venger  il  commet  une 
nouvelle  sottise  :  il  court  chez  Albertine. 

Au  quatrième  acte,  André  s'emploie  à  arracher  son  père  aux  griffes 
de  cette  créature,  qui,  ayant  trouvé,  comme  le  lion,  une  proie  à 
dévorer,  refuse  de  la  lâcher.  Ici  se  place  la  scène  capitale  de  l'ou- 
vrage. Elle  est  belle,  quoique  un  peu  commune,  et  qu'elle  laisse 
dans  l'esprit  une  impression  équivoque.  André,  après  avoir  épuisé 
les  prières,  a  recours,  comme  dernière  ressource,  à  la  dureté.  Il 
rappelle  à  son  père  que  ce  n'est  pas  lui  qu'il  ruine,  et  que  ce  n'est 
pas  sous  son  toit  qu'il  abrite  M"*'  Albertine.  Le  sentiment  de  la  pa- 
ternité outragée  se  réveille  chez  le  comte  :  il  éclate ,  pendant  que 
son  fils  baisse  la  tête  sous  l'humiliation  et  le  repentir.  La  scène  est 
dramatique,  et  cependant  elle  ne  peut  nous  intéresser  à  la  colère  du 
comte,  car  si  un  père  ne  doit  jamais  avoir  tort  aux  yeux  de  son  fils, 
il  peut  avoir  tort  aux  yeux  du  public,  et  le  comte  est  plus  coupable 
qu'il  est  permis  de  l'être.  A  peine  André  est-il  sorti  qu'une  occasion 
se  présente  au  comte  de  réparer  sa  faute  ;  il  accepte  en  son  nom  un 
duel  que  venait  proposer  à  son  fils  le  mari  de  la  dame  noire,  qui  a 
découveit  les  intrigues  de  sa  coupable  moitié.  Ce  duel,  dont  le  mari 
trompé  sort  blessé  et  mécontent,  amène  la  réconciliation  du  père  et 
du  fils.  M"**  Albertine  est  congédiée,  et  le  comte  épousera  M'"*  Gode- 
froid,  qu'il  serait  cruel  de  faire  attendre  plus  longtemps. 


LA   NOUVELLE   LITTÉRATURE    DRAMATIQUE.  98 S 

Voilà  la  nouvelle  comédie  de  M.  Alexandre  Dumas  très  scrupu- 
leusement analysée.  Avais-je  tort  de  vous  dire  qu'elle  était  émaillée 
de  détails  dangereux  et  de  situations  scabreuses?  L'impression  qui 
reste  de  cette  pièce  est  une  impression  équivoque;  on  sort  de  ce 
spectacle  sans  savoir  quoi  penser,  le  cerveau  fatigué  et  inquiet.  La 
pièce  est-elle  morale?  Non  sans  doute.  Immorale?  Vous  auriez  bonne 
envie  de  le  dire;  cependant  un  scrupule  vous  arrête,  et  vous  vous 
bornez  à  dire  :  Je  ne  sais  pas.  M.  Dumas  semble  avoir  à  son  service, 
pour  juger  les  actions  humaines,  une  morale  particulière,  qui 
n'est  pas  celle  de  tout  le  monde,  et  en  vertu  de  laquelle  les  choses 
sont  condamnées  et  amnistiées,  non  selon  qu'elles  sont  bonnes  ou 
mauvaises,  mais  selon  qu'elles  sont  utiles  ou  nuisibles,  —  morale 
qu'on  pourrait  appeler  l'art  de  ne  pas  être  dupe.  Du  reste,  ce  n'est 
pas  ses  drames  seulement  qui  laissent  cette  impression  équivo- 
que et  désagréable  ;  toutes  les  pièces  les  plus  applaudies  du  théâtre 
contemporain  la  font  plus  ou  moins  éprouver.  Cette  singularité,  qui 
étonne  d'abord,  s'explique  facilement  quand  on  songe  au  système 
dramatique  mis  en  vogue  par  M.  Alexandre  Dumas  et  ses  confrères.. 
Tous  ne  savent  pas  copier  sans  doute  la  réalité  avec  la  même  habi- 
leté et  la  même  vigueur  que  lui;  mais  tous  la  copient  avec  la  même 
indifférence,  sans  choix,  sans  réprobation,  en  s' arrêtant  aux  faits  et 
aux  types  qui  se  présentent  avec  le  plus  de  relief  sur  la  surface 
sociale.  De  ce  système  de  transcription  indifférente  de  la  réalité,  ii 
résulte  deux  conséquences  morales  forcées.  La  première,  c'est  que 
les  types  les  plus  en  dehors,  les  plus  accentués,  sont  nécessaire- 
ment les  types  malfaisans;  de  là  cette  invasion  des  personnages 
du  demi-monde  dans  la  comédie  contemporaine.  Ces  personnages 
font  saillie  sur  la  surface  un  peu  plane  de  notre  société,  et  leur 
originalité,  tout  extérieure,  se  laisse  facilement  saisir  sans  le  se- 
cours de  l'analyse.  La  seconde  conséquence,  c'est  que  l'auteur, 
étant  indifférent  pour  ses  personnages,  ne  prend  jamais,  comme  les 
-anciens  écrivains  dramatiques,  parti  dans  leurs  démêlés,  et  que 
c'est  vainement  qu'on  chercherait  à  découvrir  son  opinion  sur  les 
hommes  et  les  choses  qu'il  met  en  scène.  Il  copie  les  phénomènes 
de  la  vie,  et  semble  n'avoir  aucune  opinion  personnelle  sur  la  vie. 
Que  l'art  dramatique  participe  à  l'indifférence  générale  qui  règne 
de  nos  jours,  et  que  les  dramaturges  n'aient  pas  plus  de  préoccu- 
pations morales  que  la  majeure  partie  de  leurs  contemporains,  c'est 
un  fait  sans  doute  dont  il  ne  faut  pas  s'étonner.  Et  cependant  cette 
indifférence  est  un  fait  aussi  nouveau  sur  le  théâtre  héritier  de  Mo- 
lière et  de  Corneille  que  parmi  la  nation  héritière  de  Descartes  et 
de  Voltaire. 

Emile  Montégut. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


U  décembre  1859. 


Si  Ton  pouvait  d'avance  juger  des  résultats  du  prochain  congrès  par  l'effet 
qu'a  produit  dans  les  esprits  la  seule  nouvelle  des  invitations  expédiées  aux 
puissances,  il  serait  permis  de  concevoir  de  favorables  pressentimens  sur  la 
destinée  de  cette  délibération  européenne.  L'influence  de  la  nouvelle  sur 
l'opinion  a  été  excellente.  En  même  temps  une  impression  rassurante  se  ré- 
pandait :  quelques  faits  apparens  et  des  rumeurs  très  accréditées  dissipaient 
les  craintes  qu'avait  inspirées  récemment  l'état  de  nos  rapports  avec  l'An- 
gleterre, et  donnaient  à  croire  que,  loin  de  tourner  à  l'aigreur,  les  dispo- 
sitions des  gouvernemens  anglais  et  français  inclinaient  vers  la  bienveillance 
mutuelle,  la  bonne  entente  et  l'action  concertée.  Il  ne  nous  est  guère  pos- 
sible d'établir  maintenant  la  portée  de  ces  faits  ou  le  fondement  de  ces 
bruits.  Parmi  les  faits,  nous  avons  déjà  signalé  le  plus  saillant,  la  circulaire 
du  ministre  de  l'intérieur,  qui  a  modéré  le  zèle  anti-anglais  de  la  presse 
officieuse  ;  nous  mentionnerons  aussi  la  réponse  satisfaisante  du  chef  du 
cabinet  de  l'empereur  à  la  démarche  excentrique  de  quatre  négocians  de 
Liverpool,  —  braves  gens  bien  dignes  sans  contredit  de  figurer  parmi  les 
hommes  de  bonne  volonté  à  qui  la  paix  a  été  promise  à  la  naissance  du 
Christ,  mais  dont  l'acte  insolite  et  un  peu  ridicule  est  taxé  d'indiscrétion  et 
presque  de  félonie  par  leurs  trop  sévères  compatriotes.  Le  chapitre  des  bruits 
serait  plus  curieux  peut-être,  mais  qui  oserait,  sans  en  avoir  la  mission, 
répéter  publiquement  des  protestations  verbales  attribuées  à  de  grands  per- 
sonnages? Qui  oserait  surtout  garantir  la  fidélité  des  échos  multipliés  et 
successifs  par  lesquels  elles  arrivent  dans  le  monde  politique?  Quoi  qu'il  en 
soit,  deux  aimables  vertus,  dont,  pour  notre  part,  nous  subissons  volontiers 
le  charme,  la  foi  et  la  patience,  régnent  pour  le  moment  sur  l'opinion.  L'on 
croit  et  nous  croyons  à  la  bonne  intelligence  entre  les  gouvernemens  de 
f  rance  et  d'Angleterre;  l'on  croit  et  nous  croyons  que  l'on  verra  au  congrès 
les  effets  de  cet  accord:  muni  de  cette  foi,  l'on  attend  patiemment  le  con- 
grès, sans  vouloir  scruter  d'avance  aucun  des  problèmes  qu'il  devra  résou- 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  985 

dre,  sans  vouloir  anticiper  par  aucune  conjecture  sur  les  difficultés  de  sa 
tâche.  Ce  soulagement,  ce  repos,  cette  quiétude  que  nous  apportent  la  cer- 
titude de  la  réunion  prochaine  du  congrès  et  Tamélioration  de  nos  relations 
avec  TAngleterre,  sont  des  biens  que  l'on  tient  à  posséder  et  à  savourer  à 
loisir,  et  que  l'on  ne  veut  pas  laisser  entamer,  dans  le  court  intervalle  qui 
nous  sépare  du  concile  diplomatique,  par  des  prévisions  importunes.  Ce 
sentiment  d'absorption  et  de  concentration  confiante  dans  le  présent  est  si 
général  qu'il  nous  semble  que  les  gouvernemens  doivent  avoir  grande  peine 
à  s'y  dérober  eux-mêmes.  Nous  ne  sommes  point  dans  leurs  secrets,  mais 
nous  ne  serions  pas  surpris  si,  cédant  un  instant  à  la  lassitude  après  une 
année  si  remplie  et  à  l'appréhension  des  tracas  de  l'avenir,  ils  hésitaient  à 
se  sonder  mutuellement,  ils  évitaient  de  soulever,  par  une  négociation  pré- 
paratoire, les  questions  qui  pourraient  les  diviser,  ils  ajournaient  à  l'épo- 
que du  congrès  les  inévitables  controverses.  A  eux  aussi  cette  halte  doit 
être  douce.  Par  un  accord  tacite  et  général,  une  vraie  trêve  de  Dieu  s'est 
donc  faite  sur  les  affaires  d'Italie  :  respectons-la,  et  gardons-nous  d'agiter 
avant  l'heure  du  congrès  aucune  question  italienne. 

iXous  profiterons  de  ce  court  répit  pour  réfléchir  sur  l'esprit  qui  doit  ani- 
mer l'opinion  libérale  dans  la  nouvelle  série  de  discussions  et  d'événemens 
où  vont  entrer  les  affaires  d'Italie.  L'influence  de  l'opinion  sur  les  délibéra- 
tions diplomatiques  qui  vont  s'ouvrir  sera  grande,  il  faut  s'y  attendre  et  s'y 
préparer.  Il  n'y  a  que  deux  sanctions  possibles  aux  décisions  d'un  congrès, 
la  force  matérielle  ou  la  force  morale,  l'action  militaire  ou  l'opinion.  L'ac-- 
tion  militaire  paraît  devoir  être  écartée  en  principe  :  sur  ce  point,  les  décla- 
rations publiques  de  l'empereur  sont  d'accord  avec  les  principes  affichés 
par  le  ministère  anglais.  L'autorité  du  congrès  ne  pourra  donc  s'exercer 
que  par  la  force  morale,  c'est-à-dire  que  les  arrêts  du  congrès  n'auront  de 
puissance  que  celle  qui  leur  sera  prêtée  par  Topinion,  que  le  congrès,  s'il 
veut  obtenir  quelque  efficacité  pour  son  œuvre,  devra  écouter  attentive- 
ment les  inspirations  de  l'opinion,  que  l'opinion  en  un  mot  sera  la  vraie 
souveraine.  La  situation  parlementaire  de  l'Angleterre,  celle  même  de  l'Ita- 
lie, si  le  gouvernement  piémontais  a  le  bon  esprit  de  convoquer  prompte- 
ment  ses  chambres,  donneront  une  forme  pratique  à  l'intervention  de  l'opi- 
nion. Le  ministère  anglais  a  une  si  petite  majorité  dans  la  chambre  des 
communes,  qu'il  sera  obligé  de  compter  à  tout  instant  avec  cette  chambre. 
Dans  l'état  d'excitation  où  est  l'Angleterre,  la  chambre  des  communes,  re- 
flétant le  sentiment  public,  sera  vigilante  et  exigeante.  Le  ministère  anglais 
a  bi^n  compris  cette  situation,  lorsqu'il  s'est  décidé  à  n'envoyer  au  congrès 
aucun  de  ses  membres,  ni  lord  Palmerston  ni  lord  John  Russell.  Les  repré- 
sentans  de  l'Angleterre,  lord  Gowley  et  lord  Wodehouse,  diplomates  dis- 
tingués, mais  qui  ne  sauraient  avoir  l'initiative  qui  aurait  appartenu  au 
chef  ou  à  un  membre  influent  du  cabinet,  seront  toujours  étroitement  liés 
à  la  lettre  de  leurs  instructions.  Le  ministère  lui-même  sera  tenu  de  court 
par  la  chambre  des  communes,  laquelle  sera  surveillée,  poussée  ou  conte- 
nue par  l'esprit  public.  Ce  sera  une  situation  neuve  que  celle  de  ce  congrès 
délibérant  sur  la  renaissance  d'un  peuple  à  l'indépendance  et  à  la  liberté 
en  présence  et  sous  le  contrôle  d'un  parlement  qui,  depuis  les  réactions 
continentales,  est  en  quelque  sorte  devenu  le  parlement  du  monde.  Nous 


^86  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

croyons  que  la  diplomatie,  à  laquelle  les  traditions  sont  chères,  serait  fort 
embarrassée  pour  trouver  des  précédens  qui  s'y  pussent  rapporter.  Le  con- 
grès de  Paris  ne  ressemblera  pas  à  ces  congrès  qui  suivirent  les  événemens 
de  1815,  aux  congrès  de  Laybach  et  de  Vérone,  véritables  conspirations  du 
despotisme  contre  les  droits  populaires,  où  se  complotait  mystérieusement 
ei>tre  gouvernemens  absolutistes  la  destruction  à  main  armée,  et  encore  par 
Tintervention  étrangère,  des  constitutions  qu'avaient  voulu  se  donner  les 
nations  méridionales.  Le  congrès  de  Paris,  renonçant  à  l'emploi  de  la  force, 
n'a  devant  lui  que  deux  issues  :  ou  il  entrera  en  compromis  avec  l'opinion 
libérale  de  l'Europe,  ou,  s'il  refuse  de  tenir  compte  de  cette  opinion,  il  se 
condamnera  à  une  impuissance  avérée. 

Dans  de  telles  circonstances,  il  faut  que  partout  en  Europe  l'opinion  libé- 
rale comprenne  et  l'importance  du  rôle  qu'elle  est  appelée  à  jouer,  et  les 
devoirs  que  ce  rôle  lui  impose.  Les  hommes  qui  sont  dévoués  à  la  cause 
libérale  doivent  en  ce  moment  redoubler  de  fermeté,  d'ardeur  et  de  con- 
fiance. Ces  hommes  sont  encore  dans  notre  pays  plus  nombreux  qu'on  n'a 
l'air  de  le  croire,  plus  nombreux  qu'ils  ne  semblent  le  penser  eux-mêmes. 
Il  serait  temps  qu'ils  songeassent  à  définir  nettement  leur  situation  et  leur 
mission.  Avant  tout,  qu'ils  sachent  bien  et  qu'ils  apprennent  à  ceux  qui  se- 
raient tentés  de  les  considérer  comme  des  adversaires  qu'ils  ne  constituent 
point  un  parti,  et  un  parti  d'opposition,  dans  le  sens  que  nous  attachions  à  ce 
mot  sous  le  régime  parlementaire.  Ils  représentent  des  principes,  des  doc- 
trines; ils  forment,  si  l'on  veut,  une  école  :  ils  ne  sont  point  un  parti;  ils  ne 
sont  pas  davantage  une  opposition.  Un  parti  n'est  pas  seulement  déterminé 
par  des  idées,  il  est  lié  par  des  intérêts  et  par  des  questions  personnelles  : 
les  intérêts  peuvent  être  élevés'et  les  questions  personnelles  respectables, 
ce  n'en  sont  pas  moins  des  entraves  qui  donnent  à  un  parti  organisé  je  ne 
sais  quel  caractère  égoïste  et  exclusif.  Une  opposition  est  un  parti  qui  lutte 
contre  un  autre  parti  investi  du  gouvernement,  et  aspire  à  le  remplacer  au 
pouvoir.  Nos  institutions  actuelles,  on  nous  dispensera  de  le  démontrer,  ne 
se  prêtent  point  à  ces  organisations  de  partis  et  d'opposition.  Qu'on  puisse  le 
regretter  à  plusieurs  égards,  c'est  une  discussion  qui  nous  est  peut-être  in- 
terdite, et  dans  laquelle  d'ailleurs  nous  ne  voulons  pas  entrer.  Que  l'organi- 
sation des  partis  et  d'une  opposition  politique  présente  des  avantages  publics 
et  particuliers,  c'est  un  point  sur  lequel  nous  ne  voulons  pas  nous  pronon- 
cer. Il  nous  suffit,  pour  le  moment,  de  constater  que  ces  avantages  sont 
compensés  par  des  inconvéniens,  et  que,  par  le  fait  même  qui  nous  prive 
des  uns,  nous  sommes  afifranchis  des  autres.  Nous  n'avons  pas  les  tentations 
et  les  soucis  de  l'ambition  personnelle,  nous  n'avons  point  à  nous  préoccu- 
per des  questions  de  personnes  et  à  nous  inspirer  des  animosités  qu'elles  en- 
gendrent; nous  ne  sommes  pas  voués,  par  la  nécessité  d'une  situation,  à  la 
critique  systématique  des  actes  du  pouvoir.  Rien  de  ce  qui  a  dans  la  vie  po- 
litique un  caractère  étroit,  exclusif,  intéressé,  ne  nous  est  plus  imputable. 
Nous  n'avons  plus  à  nous  attacher  qu'aux  principes  qui  sont  l'âme  même  de 
notre  cause,  qui  ont  été  l'inspiration  la  plus  généreuse  du  xviii*  siècle,  et 
(^ui  sont  le  plus  glorieux  héritage  que  notre  révolution  nous  ait  légué.  En 
les  défendant,  nous  perpétuons  une  des  plus  vitales  traditions  françaises, 
et  nous  gardons  à  l'avenir  un  dépôt  fécond.  Ce  sont  les  intérêts  mêmes  de 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  987 

ces  principes  et  la  force  de  développement  qu'ils  contiennent  qui  nous  tra- 
cent nos  devoirs  dans  les  circonstances  actuelles. 

Le  premier  de  ces  devoirs,  soyons-en  bien  convaincus,  est  d'achever  de 
nous  dépouiller  des  petitesses  et  des  tics  de  l'esprit  de  parti ,  qui  seraient 
pour  nous  un  affaiblissement  sans  compensation.  Ne  nous  laissons  pas  aller 
à  l'insouciance  par  mauvaise  humeur,  au  dédain  par  paresse,  à  l'air  de  dé- 
gagement et  d'ironie  par  découragement.  Laissons-nous  pénétrer  de  ce  noble 
cri  du  patriotisme  désintéressé  que  poussait  naguère  ici  M.  de  Rémusat  : 
«  Par  quelque  barrière  infranchissable  qu'on  soit  séparé  de  la  politique  offi- 
cielle, on  ne  peut  se  tenir  pour  étranger  à  ce  qu'elle  décide  et  à  ce  qu'elle 
entreprend...  On  n'émigre  pas  plus  de  sa  pensée  que  de  sa  personne,  parce 
qu'on  est  à  jamais  hors  de  la  vie  publique.  »  N'oublions  pas  que  le  monde 
marche,  et  qu'il  s'y  fait  sans  nous  des  choses  grandes  et  bonnes,  qu'il  faut 
le  prendre  où  il  est,  dans  l'ordre  des  faits  et  des  intérêts,  si  nous  voulons  le 
ramener  où  nous  sommes,  dans  l'ordre  des  idées.  Le  second  devoir  est  de 
maintenir  la  fixité  de  nos  principes;  le  troisième,  de  les  professer  et  de  le& 
appliquer  dans  toute  la  largeur  qu'ils  comportent;  le  quatrième,  de  nous 
tenir  à  l'unisson  du  mouvement  libéral  qui  s'accomplit  en  Europe.  N'étant 
point  des  prétendans  au  pouvoir,  pourquoi  nous  imposerions-nous  gratuite- 
ment ces  compromis  accidentels  que  la  pratique  des  choses  prescrit,  dit-on, 
aux  gouvernemens?  Qu'aurions-nous  gagné  par  exemple  cette  année  à  subor- 
donner nos  principes,  qui  nous  commandent  de  respecter  en  Italie  les  vœux 
d'un  peuple  qui  veut  s'émanciper  du  joug  étranger  et  se  constituer  libre- 
ment, à  une  tactique  d'opposition  systématique?  Nous  aurions  été  amenés 
à  changer  trois  ou  quatre  fois  d'opinion,  sans  avoir  l'excuse  qui  couvre  au 
moins  les  variations  de  la  politique  d'un  gouvernement,  obligé  de  modifier 
ses  desseins  par  des  combinaisons  d'intérêts  imprévus  et  par  la  force  des 
événemens.  Il  faut  aussi  pratiquer  nos  principes  dans  toute  leur  étendue  et 
les  préférer  hardiment  aux  routines  surannées  qui  se  présentent  à  nous 
comme  des  traditions  de  la  politique  soi-disant  grande  du  passé.  Les  affaires 
d'Italie  nous  fournissent  encore  sur  ce  point  une  leçon  instructive.  L'Italie 
centrale  veut  s'annexer  au  Piémont,  pour  former  avec  cet  état  un  grand 
royaume  italien.  Peut-être  a-1ron  encore  le  droit  de  contester  la  fermeté  et 
la  sincérité  de  cette  résolution  de  l'Italie  centrale  ;  mais  le  jour  où  cette 
question  de  fait  serait  tranchée  par  une  manifestation  décisive  des  peuples 
italiens,  il  ne  serait  pas  permis  à  un  Français  libéral  de  s'inscrire  contre  le 
vœu  légitime  d'un  peuple  au  nom  de  cette  politique  de  nos  anciens  rois  qui 
interdisait  la  formation  d'un  royaume  puissant  sur  nos  frontières.  Là  où  la 
voix  des  principes  est  claire  et  impérieuse,  de  prétendus  intérêts  doivent 
céder.  Nos  principes  proclament  le  droit  des  peuples  à  choisir  et  à  consti- 
tuer leur  gouvernement  :  il  y  aurait  une  immoralité  révoltante  à  vouloir  les 
sacrifier  en  Italie  à  un  soi-disant  intérêt  français. 

En  agissant  ainsi,  nous  commettrions  au-delà  des  Alpes  une  injustice 
analogue  à  celle  que  nous  reprochons  à  quelques  hommes  d'état  anglais 
à  propos  du  percement  de  l'isthme  de  Suez.  Ces  hommes  d'état  préten- 
dent en  effet  qu'un  intérêt  anglais,  à  coup  sûr  malentendu,  doit  l'em- 
porter ,  dans  l'affaire  de  Suez ,  sur  l'intérêt  des  autres  peuples ,  tel  que 
ceux-ci  le  comprennent,  et  sur  un   vœu  de  la  civilisation  générale.  Les 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Kbéraux  français  ne  peuvent  pas,  sous  un  prétexte  d'intérêt  égoïste,  don- 
ner au  monde  le  scandale  d'un  pareil  désaveu  de  leurs  idées.  Ici  d'ailleurs 
le  prétexte  même  est  faux.  L'ancienne  politique  française,  qui  empêchait 
la  formation  d'états  puissans  sur  nos  frontières,  était  logique,  car  elle  s'ap- 
pliquait à  une  époque  où  des  états  semblables  n'auraient  pu  être  formés 
que  par  la  conquête,  et  où  les  monarchies  européennes,  constituées  des- 
potiquement,  étaient,  par  cela  même,  toutes  placées  sous  une  menace  mu- 
tuelle et  permanente  de  guerre.  Un  état  despotique  ne  pouvant  pas  donner 
à  ses  voisins  de  garanties  efficaces  de  paix,  les  ministres  de  nos  anciens  rois 
avaient  raison  de  prévenir  l'extension  des  états  situés  sur  nos  frontières.  La 
même  politique  serait  aujourd'hui  encore  justement  applicable  au  royaume 
de  l'Italie  supérieure,  si  ce  royaume  devait  être  despotiquement  gouverné, 
car  nous  serions  alors  continuellement  exposés  aux  agressions  capricieuses 
et  soudaines  du  prince  qui  disposerait  seul  de  ses  ressources  et  de  ses  forces 
militaires.  Au  contraire,  l'Italie,  se  constituant  sous  un  régime  parlemen- 
taire, n'est  plus  pour  nous  une  menace,  parce  qu'une  nation  représentée 
et  appelée  à  clfbisir  elle-même  entre  la  guerre  ou  la  paix  ne  se  prononce 
jamais  pour  une  guerre  gratuite,  parce  qu'une  nation  représentée  ne  peut 
recourir  que  pour  sa  propre  défense  à  ces  coalitions  auxquelles  est  si  fa- 
vorable le  mystère  des  cabinets  absolutistes,  parce  qu'enfin  une  nation  re- 
présentée fait  ses  affaires  au  grand  jour,  ne  décide  ses  entreprises  qu'a- 
près de  longues  discussions  publiques,  et  que  de  sa  part  il  ne  saurait  y  avoir 
pour  ses  voisins  aucun  danger  de  surprise.  Ainsi  les  libéraux  français  doi- 
vent respecter  les  vœux  de  l'Italie  tels  qu'ils  seront  présentés  au  congrès.  Il 
ne  nous  suffit  donc  pas  de  maintenir  persévéramment  l'identité  de  nos  prin- 
cipes; il  faut,  dans  l'application,  être  résolus  à  les  interpréter  aussi  large- 
ment que  possible.  Dans  cette  voie,  il  y  a  une  influence  qui  doit  nous  éclai- 
rer et  nous  guider  :  c'est  le  développement  des  idées  libérales  dans  les  autres 
pays  de  l'Europe,  c'est  la  nécessité  de  demeurer  toujours  au  niveau  et  à  l'u- 
nisson des  progrès  du  principe  de  liberté  au  dehors.  La  halte  de  la  France 
n'a  point  en  effet  suspendu  la  marche  des  idées  libérales  dans  le  monde. 
Nous  aurons  un  jour  un  grand  espace  à  franchir  d'un  bond  pour  rattraper 
l'avance  que  d'autres  ont  prise  sur  nous.  Nous  pourrons  attendre  patiem- 
ment ce  jour,  et  nous  rendre  le  témoignage  de  n'avoir  point  manqué  à  la 
fortune  et  à  l'honneur  de  notre  patrie,  si  jusque-là  nous  avons  maintenu 
en  nous  l'intégrité  de  nos  principes,  et  si  nous  en  avons  nourri  la  flamme 
dans  les  esprits  et  dans  les  caractères. 

Parmi  nos  contemporains  étrangers,  celui  chez  lequel  on  trouve  peut-être 
la  note  la  plus  élevée  et  la  plus  sûre  de  l'esprit  libéral  est  M.  John  Stuart 
Alill.  M.  Mill  peut  être  considéré  comme  le  penseur  politique  qui  a  mis  dans 
la  circulation  intellectuelle  de  son  pays  le  plus  d'idées  libérales  éprouvées. 
Personne  autant  que  lui  n'a  enrichi  ce  fonds  commun  où  les  politiques  de 
profession,  les  journalistes,  les  orateurs,  les  ministres,  tous  plus  ou  moins 
condamnés  à  l'improvisation,  puisent  les  vérités  politiques,  économiques  et 
sociales  qu'ils  vont  ensuite  vulgariser  avec  tant  de  talent,  et  qui  ont  fini  par 
former  l'atmosphère  morale  actuelle  de  l'Angleterre,  malheureusement  si 
peu  connue  du  continent,  comme  nous  en  faisions  récemment  la  remarque. 
M.  Mill  a  des  facultés  philosophiques  rares  chez  ses  compatriotes  :  il  a  un 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  9S9 

autre  mérite  aussi  peu  commun  en  Angleterre,  c'est  une  curiosité  sympa- 
thique des  idées,  des  aspirations  et  des  littératures  du  continent,  et  notam- 
ment de  la  France.  Peu  d'Anglais  connaissent  la  France  aussi  bien,  et  ont 
pour  elle  autant  de  goût.  Comme  tous  les  esprits  élevés,  qui  veulent  ac- 
croître la  civilisation  de  leur  patrie  en  la  comparant  à  des  civilisations  dif- 
férentes, il  dédaigne  de  flatter  son  pays,  et  ne  craint  point  de  lui  signaler 
les  qualités  de  ses  rivaux,  qu'il  voudrait  lui  voir  acquérir.  S'il  a  encouru  un 
reproche  parmi  ses  compatriotes,  c'est  d'être  le  censeur  un  peu  morose  de 
l'Angleterre  et  le  panégyriste  un  peu  complaisant  de  la  France.  Les  qualités 
de  M.  Mill  et  ces  penchans  que  nous  venons  d'indiquer  donnent  un  puissant 
intérêt  et  une  autorité  particulière  à  un  écrit  remarquable  qu'il  vient  de 
publier,  dans  le  Frasei^'s  iMayazine,  sur  la  politique  étrangère  de  l'Angle- 
terre, sous  ce  titre  :  «Quelques  mots  sur  le  principe  de  non-intervention,» 
afew  ff^ords  on  no-intervention. 

M.  John  Stuart  Mill,  qui  n'est  point,  nous  le  répétons,  un  adulateur  de  son 
pays,  s'étonne  de  la  méprise  profonde  que  commettent  les  écrivains  du  con- 
tinent dans  leurs  jugemens  sur  l'Angleterre.  «  Il  y  a  un  pays  en  Europe, 
dit-il  avec  une  éloquente  sincérité,  égal  aux  plus  grands  par  l'étendue  de 
ses  possessions,  et  qui  les  dépasse  tous  en  richesse  comme  par  la  force  que 
la  richesse  procure,  dont  le  principe  déclaré  en  matière  de  politique  étran- 
gère est  de  laisser  à  eux-mêmes  les  autres  peuples.  Aucun  pays  ne  redoute 
ou  n'affecte  de  craindre  de  sa  part  des  projets  d'agression.  Les  puissans,  de 
tout  temps,  ont  eu  l'habitude  d'usurper  sur  les  faibles  et  de  lutter  pour  la 
domination  avec  ceux  qui  sont  aussi  forts  qu'eux.  Il  n'en  est  point  ainsi  de 
cette  nation.  Elle  veut  garder  ce  qui  lui  appartient,  elle  ne  se  soumettra  à 
aucune  usurpation;  mais,  pourvu  que  les  autres  nations  ne  se  mêlent  pas 
de  ses  affaires,  elle  ne  veut  pas  se  mêler  des  leurs.  L'influence  qu'elle  peut 
exercer  sur  elles  par  la  persuasion,  elle  l'emploie  plutôt  au  service  des 
autres  qu'à  son  profit  :  elle  est  médiatrice  dans  les  querelles  qui  éclatent 
entre  les  états  étrangers,  elle  s'efforce  de  mettre  un  terme  aux  guerres 
civiles  obstinées,  elle  réclame  la  clémence  en  faveur  des  vaincus,  ou  enfin 
elle  obtient  la  cessation  de  quelque  crime  national  ou  de  quelque  scandale 
pour  l'humanité,  tel  que  la  traite  des  esclaves.  Non-seulement  cette  na- 
tion ne  cherche  pour  elle  aucun  bénéfice  aux  dépens  des  autres,  elle  ne 
poursuit  aucun  avantage  sans  admettre  les  autres  à  le  partager.  Elle  ne 
fait  point  de  traités  qui  stipulent  pour  elle  des  profits  commerciaux  ex- 
clusifs. Si  les  agressions  de  peuples  barbares  la  contraignent  à  faire  une 
guerre  heureuse,  et  si  ses  victoires  lui  permettent  d'imposer  la  liberté  du 
commerce,  tout  ce  qu'elle  demande  pour  elle,  elle  le  demande  pour  le  genre 
humain.  Les  frais  de  la  guerre  sont  pour  elle;  les  fruits  en  sont  fraternelle- 
ment partagés  avec  l'humanité  tout  entière.  Ses  ports  et  son  commerce  sont 
libres  comme  l'air  et  le  ciel.  Tous  ses  voisins  y  peuvent  entrer  sans  payer 
de  droits,  et  elle  ne  s'inquiète  pas  si ,  de  leur  côté,  ils  gardent  tout  pour 
eux,  et  persistent  à  se  fermer  avec  la  plus  étroite  jalousie  à  ses  négocians  et 
à  ses  marchandises.  —  Une  nation  qui  adopte  une  telle  politique  est  une 
nouveauté  dans  le  monde;  c'est  si  bien  une  nouveauté  que  la  plupart  n'en 
peuvent  croire  leurs  yeux.  Par  un  de  ces  faits  paradoxaux  que  nous  rencon- 
trons souvent  dans  les  affaires  humaines,  voilà  pourtant  la  nation  qui  est, 


990  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

pour  sa  politique  étrangère,  dénoncée  comme  le  type  de  Tégoïsme,  comme 
une  nation  qui  ne  cherche  qu'à  tromper,  à  supplanter  ses  voisins.  Un  ennemi 
vaincu,  un  rival  distancé,  pourrait  à  la  rigueur  exhaler  une  telle  accusation 
dans  un  moment  de  mauvaise  humeur;  mais  que  cette  calomnie  soit  acceptée 
par  les  indifférons  et  passe  à  Tétat  de  doctrine  populaire,  il  y  a  bien  là  de 
quoi  surprendre  même  ceux  qui  ont  sondé  le  plus  avant  Tabîme  des  préjugés 
humains.  Telle  est  pourtant,  au  sujet  de  la  politique  anglaise,  Topinion  la 
plus  répandue  sur  le  continent.  »  M.  Mill  ne  se  contente  pas  de  protester 
contre  cette  colossale  méprise,  dont  naguère  nous  étions  en  train  de  voir  les 
déplorables  conséquences  se  dérouler  parmi  nous,  et  dont  par  contre-coup 
les  Anglais  subissent  l'effet  en  se  livrant  à  des  armemens  formidables  et  en 
s'imposant  le  fardeau  de  taxes  extraordinaires.  Avec  sa  sagacité  de  philo- 
sophe, il  en  recherche  les  causes,  celles  du  moins  que  les  Anglais  peuvent 
s'imputer  à  eux-mêmes,  et  dont  il  est  en  leur  pouvoir  d'arrêter  l'action  mal- 
faisante. 

La  situation  paraît  critique  à  M.  Mill.  «  Nous  sommes,  dit-il,  dans  un  de 
ces  momens  qui  ne  se  présentent  qu'une  fois  dans  la  vie  d'une  génération.» 
Suivant  lui,  la  conduite  et  le  renom  de  l'Angleterre  peuvent  décider  d'une 
longue  série  d'événemens  et  de  la  direction  d'une  période  historique  pour 
l'Europe.  Dans  cette  crise,  M.  Mill  presse  sévèrement  les  hommes  d'état  an- 
glais de  veiller  à  leur  langage  et  à  leurs  actes.  C'est,  selon  lui,  par  des  im- 
prudences et  des  inexactitudes  de  parole,  c'est  en  déviant  par  caprice,  sur 
des  points  secondaires,  de  la  vraie  politique  générale  de  l'Angleterre,  que  les 
hommes  d'état  anglais  compromettent  la  réputation  de  l'Angleterre,  et  four- 
nissent matière  aux  jugemens  injustes  qui  sont  portés  sur  elle  au  dehors. 
Confirmant  une  observation  très  fine  et  très  vraie  de  M.  de  Rémusat,  M.  Mill 
remarque  que  sur  le  continent  on  fait  les  Anglais  plus  habiles  et  plus  pro- 
fonds qu'ils  ne  le  sont  en  réalité.  On  y  recherche  dans  la  conduite  de  l'An- 
gleterre tout  ce  qui  peut  prêter  aux  accusations  d'égoïsme.  Si  l'on  n'en 
trouve  pas  la  matière  dans  sa  conduite  ordinaire,  on  se  rabat  sur  les  excep- 
tions, l'on  donne  à  ces  exceptions  une  importance  exagérée,  et  l'on  veut  y 
découvrir  les  mobiles  habituels  de  la  politique  anglaise.  «  On  prend  au  mot, 
dit-il,  le  langage  que  nous  employons  sur  nous-mêmes,  et  par  lequel  nous 
nous  faisons  pires  que  nous  ne  sommes.  Ce  mauvais  langage  par  lequel  nous 
nous  calomnions  nous-mêmes  a  deux  causes  :  d'abord  les  Anglais  répugnent 
tant  à  faire  profession  de  vertus,  qu'ils  aiment  mieux  se  faire  fanfarons  de 
vices;  ensuite  les  hommes  d'état  anglais,  insoucians  à  l'excès  de  l'effet  que 
leurs  paroles  peuvent  produire  à  l'étranger,  commettent  l'erreur  grossière 
de  croire  que  les  objets  bas  sont  les  seuls  qui  soient  à  la  portée  de  ceux  de 
leurs  concitoyens  qui  ne  font  pas  partie  de  l'aristocratie,  et  qu'il  est  toujours 
utile,  sinon  nécessaire,  de  mettre  dans  leurs  discours  ces  objets  en  pre- 
mière ligne.  »  Comme  exemple  de  ces  erreurs  de  langage,  M.  Mill  indique 
la  formule  banale  sous  laquelle  les  orateurs  anglais  présentent  ordinaire- 
ment la  doctrine  de  non-intervention.  C'est  toujours,  dit-il,  le  môme  hon- 
teux refrain  :  «  Nous  ne  sommes  pas  intervenus,  parce  que  les  intérêts  an- 
glais n'étaient  pas  engagés.  Nous  ne  devons  pas  intervenir,  parce  que  les 
intérêts  anglais  ne  sont  pas  en  question.»  A  juger  de  l'Angleterre  par  ce  lan- 
gage, continue-t-il,  on  en  fait  un  pays  dont  les  hommes  les  plus  distingués 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  991 

ne  rougissent  pas  d'avouer  comme  règle  de  conduite  politique  une  maxime 
que  personne ,  à  moins  d'être  tombé  au  dernier  degré  de  bassesse ,  ne  se 
laisserait  accuser  d'appliquer  à  sa  conduite  privée,  à  savoir  que  Ton  ne  doit 
pas  remuer  le  doigt  pour  les  autres,  à  moins  d'y  trouver  son  avantage.  Qu'ar- 
rive-t-il?  les  autres  nations  disent  à  l'Angleterre  :  «  La  non-intervention  n'est 
donc  point  pour  vous  une  question  de  principe.  Si  vous  vous  abstenez  d'in- 
tervenir, ce  n'est  pas  que  vous  pensiez  que  vous  auriez  tort  d'intervenir.  Ce 
n'est  pas  le  bien  des  autres  qui  vous  préoccupe.  Vous  vous  mêleriez  de  leurs 
affaires,  si  vous  pensiez  y  trouver  votre  avantage.  »  Les  hommes  d'état  an- 
glais et  les  politiques  de  profession  ont  en  cela  le  tort  de  trahir  par  la  né- 
gligence de  la  parole  leur  véritable  pensée  et  la  pensée  de  leur  pays.  En 
réalité,  ils  ne  veulent  dire  qu'une  partie  de  ce  qu'ils  semblent  dire.  Ils 
répudient  l'intervention  comme  un  système  par  lequel  une  nation  ne  peut 
faire  du  bien  à  un  autre  peuple;  mais  en  parlant  des  intérêts  de  l'Angle- 
terre, ils  font  une  confusion  involontaire  d'idées  :  ils  entendent  donner  non 
les  intérêts,  mais  la  sécurité  de  l'Angleterre,  comme  un  motif  légitime  de 
guerre.  Leur  vraie  pensée,  qui  est  celle  de  leur  pays,  c'est  que  la  guerre 
ne  serait  juste  que  si  la  sûreté  et  les  intérêts  de  la  nation  étaient  mis  en 
péril  par  une  agression  hostile  et  déloyale.  Cependant  ces  fautes  d'expres- 
sion, aggravées  par  l'ignorance  du  continent,  nuisent  réellement  à  la  répu- 
tation de  l'Angleterre.  «  C'est  une  opinion  accréditée  parmi  les  politiques  du 
continent,  dit  justement  M.  Mill,  spécialement  parmi  ceux  qui  se  croient  les 
mieux  instruits,  que  l'existence  de  l'Angleterre  dépend  de  l'acquisition  in- 
cessante de  nouveaux  marchés  pour  notre  agriculture,  que  la  chasse  aux 
marchés  est  une  question  de  vie  ou  de  mort  pour  nous,  et  que  nous  sommes 
toujours  prêts  à  fouler  aux  pieds  tous  les  devoirs  de  la  morale  publique 
et  internationale  plutôt  que  de  nous  arrêter  dans  cette  course.  Il  serait  oi- 
seux de  montrer  ce  qu'une  telle  opinion  suppose  de  profonde  ignorance 
et  d'inintelligence  des  lois  qui  régissent  la  production  des  richesses  et  de 
tous  les  faits  qui  établissent  la  situation  commerciale  de  l'Angleterre  ;  mais 
cette  ignorance  et  cette  inintelligence  sont  malheureusement  générales  sur 
le  continent.  Est-ce  trop  exiger  de  nos  politiques  de  profession  que  d'expri- 
mer le  désir  qu'ils  tiennent  quelquefois  compte  de  cet  état  de  choses?  A 
quoi  peut-il  servir  de  nous  exprimer  comme  si  nous  n'avions  pas  de  scru- 
pule à  commettre  des  choses  que  non-seulement  nous  ne  commettons  pas, 
mais  qu'il  ne  nous  vient  pas  même  à  l'esprit  de  faire?  »  Parmi  les  erreurs 
d'action  sur  les  questions  secondaires  que  M.  Mill  reproche  aux  hommes 
d'état  anglais,  il  signale  surtout  l'affaire  de  Suez.  Il  déclare  d'abord  que 
l'Angleterre  est  entièrement  étrangère  aux  opinions  exprimées  par  lord  Pal- 
merston  au  sujet  du  canal  de  Suez.  La  prétendue  opposition  de  l'Angleterre 
à  cette  entreprise  se  réduit  à  un  caprice  du  chef  du  cabinet.  Le  grand  éco- 
nomiste n'a  pas  de  peine  à  démontrer  que  l'opposition  de  lord  Palmerston 
au  canal  est  une  déviation  aux  principes  de  politique  commerciale  adoptés 
depuis  tant  d'années  par  l'Angleterre.  L'entreprise,  avec  les  bases  finan- 
cières sur  lesquelles  elle  s'est  constituée,  ne  sera  peut-être  pas  rémunéra- 
trice des  capitaux  engagés.  Cela  regarde  les  actionnaires.  Il  n'entre  pas  dans 
les  attributions  du  gouvernement  britannique  d'empêcher  des  particuliers, 
fussent-ils  Anglais,  de  dépenser  leur  argent  dans  des  spéculations  malheu- 


992  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

reuses.  Et  combien  de  fois,  ajoute  avec  raison  M.  Mill,  les  premiers  promo- 
teurs d'une  entreprise  n'ont-ils  pas,  au  prix  de  leurs  sacrifices,  préparé  la 
voie  à  ceux  qui  ont  pu,  au  profit  de  tous,  réaliser  les  avantages  qu'on  s'en 
promettait!  Pourquoi  n'en  serait-il  pas  ainsi  pour  le  percement  de  l'isthme 
de  Suez,  si  la  tâche  était  trop  grande  pour  la  compagnie  qui  la  première  a 
voulu  tenter  cette  œuvre  audacieuse? 

Ces  efforts  de  M.  Mill  pour  ramener  les  hommes  d'état  anglais  à  une  con- 
sistance plus  rigoureuse  dans  leur  langage  et  dans  leur  conduite  sont 
louables  assurément,  car  ils  tendent  à  effacer  une  des  causes  principales  des 
malentendus  qui  se  sont  élevés  entre  les  Anglais  et  nous;  ce  n'est  point  là 
cependant  qu'est  la  portée  la  plus  sérieuse  de  son  écrit.  Le  principe  de  non- 
intervention  est  la  force  morale  que  l'Angleterre  doit  apporter  au  congrès 
de  Paris.  Toute  définition  de  ce  principe  a  donc  en  ce  moment  une  impor- 
tance particulière;  une  définition  qui  vient  de  M.  xMill  doit  surtout  être  prise 
en  sérieuse  considération,  car  on  peut  être  sûr  que,  comme  tout  ce  qui 
émane  de  cet  écrivain,  elle  ne  manquera  pas  d'inlluer  sur  l'esprit  des  hommes 
d'état  anglais.  M.  Mill  n'est  point  partisan  des  guerres  faites  pour  une  idée. 
Faire  la  guerre  pour  une  idée,  si  c'est  une  guerre  agressive  et  non  défensive, 
lui  paraît  aussi  répréhensible  que  de  faire  la  guerre  pour  acquérir  du  ter- 
ritoire et  du  butin,  car,  selon  lui,  nous  n'avons  pas  plus  le  droit  d'imposer 
nos  idées  aux  autres  peuples  que  de  les  contraindre  à  subir  sous  toute  autre 
forme  nos  volontés;  mais  il  croit  que  la  guerre  peut  en  certains  cas  être 
permise  à  un  peuple,  sans  que  ce  peuple  soit  attaqué  ou  menacé,  et  il  juge 
qu'il  importe  aux  nations  d'être  bien  fixées  sur  ces  cas  particuliers  avant 
qu'ils  na  se  présentent.  M.  Mill  sépare  d'abord,  par  une  distinction  décidée, 
les  principes  qui  peuvent  diriger  les  nations  civilisées  dans  leurs  rapports 
avec  les  peuples  barbares  et  les  principes  qui  doivent  diriger  dans  leurs 
relations  réciproques  les  peuples  de  même  civilisation.  Dans  le  premier  cas, 
dans  celui  où  se  trouvent  la  France  en  Algérie  et  l'Angleterre  dans  l'Inde, 
la  guerre  lui  paraît  permise,  et  a  même  à  ses  yeux  un  caractère  hautement 
civilisateur.  La  vraie  difficulté  commence  quand  on  examine  les  rapports  mu- 
tuels des  nations  chrétiennes.  Tous  les  esprits  honnêtes  proscrivent  les 
guerres  de  conquête.  On  repousse  également  dans  les  pays  libres  toute  idée 
d'intervention  pour  soutenir  un  gouvernement  contre  son  peuple.  «Un  gou- 
vernement, dit  M.  Mill,  qui  a  besoin  d'un  secours  étranger  pour  imposer 
Tobéissance  à  ses  sujets  est  un  gouvernement  qui  ne  devrait  pas  exister.  » 
L'intervention  est  un  acte  honnête,  légitime,  humain,  lorsqu'elle  a  pour 
objet  de  mettre  fin  à  une  lutte  indécise,  et  où  un  parti  ne  pourrait  l'em- 
porter qu'au  prix  de  cruautés  affreuses  et  de  perturbations  prolongées  :  c'est 
ainsi  que  les  puissances  européennes  se  sont  interposées  avec  raison  entre 
la  Grèce  et  la  Turquie,  entre  la  Turquie  et  l'Egypte,  entre  la  Belgique  et 
la  Hollande.  La  question  délicate  pour  un  pays  libre  est  de  savoir  s'il  peut 
venir  au  secours  d'un  peuple  qui  lutte  contre  son  gouvernement  pour  con- 
quérir ou  pour  conserver  de  libres  institutions,  ici  deux  cas  peuvent  se  pré- 
senter :  le  gouvernement  contre  lequel  le  peuple  est  soulevé  est  ou  indi- 
gène ou  étranger.  Si  le  gouvernement  est  indigène,  l'intervention  en  faveur 
du  peuple  n'est  pas  légitime  aux  yeux  de  M.  Mill  ;  dans  ce  cas,  on  ne  peut 
être  assuré  que  Tintervention,  même  heureuse,  tournera  i  l'avantage  du 


REVUE.  CHRONIQUE.  993 

peuple,  car  comment  un  peuple  qui  ne  saura  pas  conquérir  la  liberté  pourra- 
t-il  la  conserver  quand  le  secours  étranger  sera  retiré?  Un  peuple  libre  ne 
peut  raisonnablement  et  justement  prêter  à  un  peuple  qui  s'efforce  d'obte- 
nir la  liberté  que  le  concours  moral  de  l'opinion,  à  moins  que  l'intérêt  de 
sa  propre  défense  ne  soit  en  jeu.  La  question  est  différente,  si  la  tyrannie 
contre  laquelle  une  nation  s'insurge  est  étrangère  ou  soutenue  par  des  ar- 
mées étrangères.  «  Pour  devenir  un  principe  légitime  de  morale,  dit  M.  Mili, 
il  faut  que  la  non-intervention  soit  acceptée  par  tous  les  gouvernemens.  11 
faut  que  les  despotes  consentent  à  être  liés  par  ce  principe  aussi  bien  que 
les  états  libres.  Sans  cela,  le  principe  de  non-intervention,  proclamé  par  les 
états  libres,  aboutirait  à  cette  misérable  conséquence,  que  l'injustice  vien- 
drait en  aide  à  l'injustice,  tandis  que  le  droit  ne  pourrait  aller  au  secours 
du  droit.  L'intervention  pour  imposer  la  non-intervention  est  toujours  juste, 
toujours  morale,  sinon  toujours  prudente.  »  M.  Mill  illustre  cette  conclusion, 
qui  est  en  effet  la  sanction  et  la  sauvegarde  du  principe  de  non-intervention, 
par  l'exemple  du  dernier  soulèvement  de  Hongrie.  Le  jour  où  l'empereur  Ni- 
colas jeta  ce  défi  à  l'Europe  occidentale  d'intervenir  contre  les  Hongrois  au 
profit  de  l'empereur  d'Autriche,  c'eût  été,  suivant  M.  Mill,  de  la  part  de  l'An- 
gleterre et  de  la  France  un  acte  honorable  et  vertueux  de  déclarer  au  tsar  que 
cela  ne  serait  pas,  et  que  si  la  Russie  allait  au  secours  de  la  mauvaise  cause, 
les  nations  d'Occident  iraient  au  secours  de  la  bonne.  «  La  première  nation, 
écrit  en  finissant  M.  Mill,  qui,  assez  puissante  pour  rendre  sa  parole  efficace, 
aura  le  courage  de  dire  qu'aucun  coup  de  canon  ne  sera  tiré  en  Europe  par 
les  soldats  d'une  puissance  contre  les  sujets  révoltés  d'une  autre,  sera  l'idole 
des  amis  de  la  liberté  dans  toute  l'Europe.  Cette  déclaration  seule  assurera 
l'émancipation  presque  immédiate  de  tout  peuple  qui  désirera  assez  la  liberté 
pour  être  capable  de  la  conserver,  et  la  nation  qui  prononcera  cette  parole 
sera  b  entôt  à  la  tête  d'une  alliance  de  peuples  libres  assez  forte  pour  défier 
tous  les  despotes  confédérés  contre  elle.  Le  prix  est  trop  glorieux  pour  ne 
pas  tenter  tôt  ou, tard  quelque  pays  libre  :  le  temps  est  proche  peut-être  où 
l'Angleterre,  si  elle  ne  prend  pas  ce  parti  par  héroïsme ,  sera  obligée  de  le 
prendre  pour  sa  sûreté.  » 

Il  nous  a  paru  utile  de  faire  connaître  cette  intervention  de  M.  Mill  dans 
la  polémique  internationale  et  les  graves  conclusions  auxquelles,  avec  ce 
mélange  de  modération  et  de  vigueur  qui  sont  les  traits  distinctifs  de  son 
esprit,  arrive  cet  éminent  penseur.  Nous  aurions  voulu,  si  M.  Mill  n'avait 
pas  eu  à  nos  yeux  des  droits  antérieurs  et  supérieurs  à  l'attention  du  public 
français,  dire  quelques  mots  d'un  admirable  discours  qu'un  membre  des 
communes,  M.  Kinglake,  vient  de  prononcer  devant  les  électeurs  de  Brid- 
gevi^ater  sur  la  situation  de  l'Angleterre  vis-à-vis  de  l'étranger.  Nous  avons 
retrouvé  dans  ce  discours,  qui  a  produit  dans  le  monde  politique  anglais 
une  profonde  sensation,  des  idées  parentes  de  celles  que  nous  avons  plu- 
sieurs fois  émises  nous-mêmes  sur  la  vertu  essentiellement  pacifique  des  in- 
stitutions représentatives,  et  sur  la  sécurité  réciproque  que  se  donneront 
les  nations  européennes  le  jour  où  elles  auront  toutes  assuré  les  garanties 
de  leur  liberté  intérieure.  Au  surplus,  les  questions  extérieures,  quoiqu'elles 
y  soient  envisagées  avec  plus  de  calme  que  dans  les  derniers  temps,  conti- 

TOME  XXIV.  03 


•094  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nuent  à  tenir  la  première  place  dans  les  préoccupations  de  l'Angleterre.  La 
question  de  la  réforme  électorale  est  loin  de  faire  contre-poids  à  Tagitation 
des  volontaires.  M.  Bright  a  Tair  de  s'en  apercevoir,  car  il  a  annoncé,  dans 
la  dernière  réunion  de  Tassociation  réformiste  de  Londres,  une  résolution 
qui,  venant  de  lui,  paraît  modeste  :  il  votera  pour  le  bill  que  doit  présen- 
ter lord  John  Russell,  quoique  ce  bill,  dont  lord  John  avait  fait  connaître 
les  principales  données  avant  les  dernières  élections,  demeure  bien  en-deçà 
du  programme  de  l'éloquent  agitateur. 

Résolus  à  ajourner  jusqu'à  la  réunion  du  congrès  la  discussion  des  ques- 
tions italiennes,  nous  ne  dirons  rien  non  plus  de  la  croisade  qui  se  prêche 
en  ce  moment  dans  la  plupart  des  pays  catholiques  en  faveur  de  l'intégrité 
du  pouvoir  temporel  du  pape ,  et  qui  nulle  part  n'est  plus  bruyante  qu'en 
Irlande.  Nous  avons  remarqué  pourtant,  parmi  les  harangues  des  meetings 
monstres  d'Irlande,  le  curieux  discours  d'un  évêque  dont  le  nom  nous 
échappe,  marqué  de  contradictions  éloquentes  qui  n'étaient  pas  faites  pour 
nous  déplaire.  Ce  prélat,  vieil  ami  d'O'Gonnell,  regarde  avec  raison  comme 
dégénérés  ceux  de  ses  coreligionnaires  qui  ne  savent  pas  apprécier  ces 
libertés  de  la  presse  et  des  associations,  et  ce  régime  des  parlemens  libres 
dont  l'Irlande  jouit  jusqu'à  l'abus.  Il  se  promettait  bien,  quant  à  lui,  de  ren- 
verser de  leurs  sièges  aux  prochaines  élections  ceux  des  membres  irlandais 
qui  ne  voteraient  pas  contre  lord  Palmerston  dans  le  cas  où  le  noble  lord 
laisserait  démembrer  l'état  pontifical.  Le  même  évêque  racontait  pourtant 
avec  une  verve  toute  pittoresque  qu'il  était  en  Italie  pendant  la  dernière 
guerre,  qu'entendant  le  canon  d'un  champ  de  bataille,  il  avait  fait  des  vœux 
pour  le  succès  de  l'armée  sarde,  et  qu'en  contemplant  les  beautés  des 
lacs  de  l'Italie  supérieure,  il  s'écriait  :  «  Pourquoi  les  Autrichiens  reste- 
raient-ils ici?  pourquoi  l'Italie  n'appartiendrait-elle  pas  aux  Italiens?  »  On 
pourrait  s'entendre  avec  un  pareil  évêque.  Si  en  effet  il  n'y  avait  plus  que 
des  Italiens  en  Italie,  les  plus  grandes  difficultés  de  la  papauté  ne  seraient- 
elles  pas  conjurées?  Le  pape  n'aurait  plus  le  poids  de  ces  alliances  et  de 
ces  interventions  étrangères  qui  ont  surtout  dépopularisé  son  gouvernement 
temporel,  et  l'Italie  elle-même,  la  spirituelle  et  ambitieuse  Italie,  qui  a  tant 
contribué  à  la  construction  de  cet  édifice  de  la  papauté,  signe  de  sa  préé- 
minence religieuse,  serait  bien  capable  de  s'arranger  encore  avec  son  pape. 
Mais  n'anticipons  pas  sur  le  congrès.  Maintenant  que  les  adhésions  des 
puissances  sont  connues,  il  n'est  plus  guère  permis  que  de  s'enquérir  des 
noms  des  plénipotentiaires  choisis  par  elles.  La  présence  du  cardinal  Anto- 
nelli  à  Paris  aurait  excité  un  vif  intérêt  de  curiosité;  mais  aurons-nous  le 
cardinal?  C'est  douteux.  Nous  ne  voulons  pas  douter  du  moins  que  la  Sar- 
daigne  ne  soit  représentée  au  congrès  par  M.  de  Gavour.  Si  les  objections 
qui  se  sont  quelque  temps,  dit-on,  opposées  à  la  désignation  de  M.  de  Ga- 
vour étaient  venues  de  la  Sardaigne,  elles  auraient  été  une  ingratitude;  si 
elles  étaient  venues  d'une  autre  puissance,  elles  eussent  été  une  faute.  Dans 
la  diplomatie,  M.  de  Gavour  est  l'homme  de  l'Italie  émancipée,  émue,  at- 
tendant une  vie  nouvelle,  que  nous  ont  faite  les  événemens  de  cette  année. 
Sans  M.  de  Gavour,  le  congrès  n'eût  pas  été  le  congrès  pour  l'Italie,  car  elle 
ne  s'y  serait  pas  crue  représentée.  Or  l'on  conviendra  que  s'il  est  un  pays 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  995 

en  Europe  pour  qui  il  importe  que  l'œuvre  du  congrès  soit  efficace  et  son 
autorité  persuasive,  c'est  à  coup  sûr  l'Italie. 

On  n'en  a  point  fini  encore  avec  toutes  ces  épineuses  questions  agitées  de- 
puis si  longtemps  entre  le  Danemark  et  l'Allemagne,  et  tant  que  ces  questions 
ne  seront  pas  résolues,  elles  seront  un  sujet  perpétuel  d'inquiétude  et  de 
crise  pour  la  monarchie  danoise,  un  grief  permanent  et  une  raison  inces- 
sante d'intervention  pour  la  confédération  germanique.  Le  Danemark  s'était 
pourtant  exécuté  aussi  bien  qu'il  l'avait  pu.  On  lui  avait  signalé  la  consti- 
tution commune  du  2  octobre  1855  comme  portant  atteinte  aux  intérêts  et 
aux  droits  des  duchés  allemands  dépendant  de  la  couronne  danoise,  et  il  a 
suspendu  cette  constitution  pour  le  Holstein  et  le  Lauenbourg  ;  la  diète  de 
Francfort  lui  a  fait  un  devoir  de  consulter  de  nouveau  les  Holsteinois,  et  il 
a  convoqué  des  états  provinciaux,  en  livrant  à  leur  délibération  la  constitu- 
tion même,  en  les  appelant  à  formuler  leurs  vœux,  à  sç  prononcer  sur  l'or- 
ganisation constitutionnelle  de  la  monarchie.  On  ne  pouvait  aller  plus  loin. 
Il  est  malheureusement  arrivé  ce  que  l'excitation  des  esprits  dans  le  Hol- 
stein devait  laisser  prévoir.  Les  états  provinciaux  des  duchés  ont  formulé  un 
projet  qu'ils  ont  adressé  au  roi,  et  qui  est  non-seulement  incompatible  avec 
le  principe  de  ce  qu'on  appelle  ïétat  d'ensemble,  mais  encore  impraticable, 
en  même  temps  qu'il  serait  contraire  à  toute  équité.  Nous  ne  citerons  qu'une 
des  prétentions  holsteinoises.  Selon  le  projet  des  états  provinciaux,  aucune 
loi  générale  ne  pourrait  être  adoptée,  aucune  dépense  commune  ne  pourrait 
être  autorisée  que  moyennant  accord  et  consentement  de  quatre  assemblées 
provinciales  distinctes,  séparées  et  respectivement  indépendantes,  l'une  re- 
présentant quarante  mille  habitans  du  Lauenbourg,  l'autre  cinq  cent  mille  du 
Holstein,  la  troisième  quatre  cent  mille  du  Slesvig,  et  la  quatrième,  qui  est 
celle  du  Danemark  seul,  représentant  une  population  de  seize  cent  mille 
âmes.  On  voit  que  l'inégalité  qui  en  résulterait  ne  serait  pas  compensée  par 
la  facilité  de  ces  délibérations  indépendantes  et  rivales  qui  seraient  comme 
le  liberum  veto  de  la  monarchie  danoise. 

Le  cabinet  de  Copenhague,  on  le  conçoit,  n'a  pu  accepter  ce  projet,  et  il 
s'ensuit  que  les  duchés  se  trouvent  provisoirement  placés  entre  une  consti- 
tution suspendue  et  une  constitution  nouvelle,  sur  laquelle  on  ne  peut  s'en- 
tendre. Cette  anomalie  n'est  peut-être  pas  près  de  finir,  si  l'on  en  juge  par 
la  vieille  date  et  les  mille  vicissitudes  passées  de  ce  conflit.  En  attendant,  le 
gouvernement  danois  a  pris  récemment  quelques  mesures  pour  régler  le 
mieux  possible  ce  provisoire.  Une  patente  royale  est  venue  aviser  à  cette 
situation  tout  exceptionnelle.  11  ne  sera  rien  ordonné,  en  ce  qui  touche 
Jes  duchés,  sans  que  les  états  provinciaux  aient  été  consultés.  Ces  états  au- 
ront en  même  temps  le  droit  d'adresser  des  pétitions  sur  les  intérêts  com- 
muns de  la  monarchie.  La  part  du  Holstein  dans  les  dépenses  générales 
sera  fixée  par  le  roi  proportionnellement  à  la  population  d'après  le  dernier 
recensement.  Ce  n'est  pas  d'ailleurs  que  le  gouvernement  du  Danemark  re- 
nonce à  rattacher  constitutionnellement  les  deux  duchés  au  reste  de  la  mo- 
narchie :  il  va  faire  au  contraire  une  tentative  nouvelle.  On  réunirait,  sous 
la  présidence  d'un  membre  du  gouvernement,  des  députés  pour  le  Hol- 
stein-Lauenbourg  et  pour  le  Danemark-Slesvig  en  nombre  égal,  sept  pour 
chaque  partie  ;  ces  députés  seraient  élus  par  les  états  provinciaux  holsteinois 


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^96  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

et  par  la  représentation  législative  danoise.  Moyennant  des  concessions  ré- 
ciproques et  une  révision  de  la  constitution  de  1855,  Je  gouvernement  es- 
père arriver  à  formuler  un  projet  qui,  après  avoir  été  soumis  à  l'examen 
des  diverses  assemblées,  finirait  par  être  adopté  d'un  commun  accord,  et 
resterait  définitivement  la  loi  fondamentale  de  la  monarchie.  Ces  diverses 
mesures,  le  cabinet  de  Copenhague  vient  de  les  notifier  à  la  diète  de  Franc- 
fort* par  une  communication  diplomatique  qui  précise  le  point  où  en  est 
aujourd'hui  ce  conflit.  Qu'on  n'oublie  pas  la  situation  singulière  où  se  trouve 
le  Danemark  :  une  patente  royale  de  1852,  rendue  en  vertu  d'engagemens 
pris  avec  la  confédération  germanique,  lui  fait  un  devoir  d'organiser  l'en- 
semble de  la  monarchie;  d'un  autre  côté,  toute  tentative  d'organisation 
rencontre  l'insurmontable  répugnance  du  Holstein.  Reste  un  troisième  per- 
sonnage, la  diète  de  Francfort,  qui  prétend  être  juge  de  la  façon  dont  le  ca- 
binet de  Copenhague  exécute  ses  engagemens.  C'est  là  le  problème  qui  oc- 
cupe depuis  sept  ans  les  hommes  d'état  du  Danemark  et  de  l'Allemagne,  et 
qui  n'est  peut-être  pas  beaucoup  plus  près  d'une  solution  que  le  premier 
f'         jour. 

Ce  n'est  là  encore  que  le  côté  extérieur  d'une  affaire  qui  réagit  nécessai- 
rement sur  la  situation  intérieure  du  Danemark.  Il  y  a  dans  ce  pays,  sans 
qu'on  se  l'avoue  peut-être,  deux  partis  politiques  distincts.  L'un  de  ces  partis 
est  absolutiste  d'inclination,  l'autre  constitutionnel.  Les  absolutistes,  peu 
nombreux  en  réalité,  sont  les  grands  défenseurs  du  principe  de  l'unité  de 
l'état  d'ensemble  ou  Heelstat,  même  au  risque  de  sacrifier  la  constitution  et 
l'indépendance  nationale  danoise  aux  exigences  de  l'Allemagne.  Les  consti- 
tutionnels, qui  sont  en  grande  majorité  et  qui  voudraient  sauver  les  insti- 
tutions libres,  l'indépendance  nationale,  tendraient  plutôt  au  contraire  à 
abandonner  cette  idée  d'unité  difficile  à  concilier  avec  la  situation  mixte  des 
duchés  ;  ils  s'en  tiendraient  volontiers  à  une  sorte  d'union  composée  :  —  d'une 
part,  des  provinces  constitutionnelles  indépendantes,  le  Danemark  et  le 
Slesvig,  —  de  l'autre  côté,  des  provinces  allemandes  du  Holstein-Lauen bourg, 
qui  tiennent  en  même  temps  à  la  confédération  germanique.  Ces  divisions 
se  sont  fait  sentir  lorsque  s'est  réuni,  il  y  a  peu  de  temps,  le  Rigsraad,  cette 
assemblée  qui  est  censée  être  la  représentation  commune  de  la  monarchie, 
et  qui  ne  l'est  plus  d'une  manière  aussi  complète  depuis  la  patente  royale 
qui  met  provisoirement  les  duchés  allemands  à  l'écart.  La  minorité  s'est  ar- 
mée de  ce  fait  pour  décliner  l'autorité  et  la  compétence  d'une  assemblée 
qui,  selon  la  constitution,  devrait  se  composer  de  quatre-vingts  membres,  et 
qui  ne  compte  plus  que  soixante  représentans  après  l'exclusion  temporaire 
du  Holstein  et  du  Lauenbourg.  Des  membres  ont  protesté  et  se  sont  retirés 
#'  >  des  séances.  Il  en  est  résulté  un  certain  embarras.  Le  ministère  malgré  tout 

a  tenu  tête  à  cette  opposition,  et  il  a  réussi  à  rallier  une  majorité  assez 
forte.  Les  difiicultés  paraissaient  donc  surmontées,  lorsque  le  jour  même  de 
la  clôture  du  Rigsraad,  le  24  novembre,  le  ministère  donnait  subitement  sa 
démission. 

A  quoi  tenait  cette  retraite  soudaine  du  cabinet  de  Copenhague?  Aucun 
incident  extérieur  n'était  survenu;  tout  semblait  aplani  pour  le  moment 
par  l'accord  du  gouvernement  et  de  la  majorité  législative  dans  la  politique 
intérieure.  Cette  démission  n'a  pu  s'expliquer  que  par  une  cause,  par  la  ré- 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  997 

sistance  que  rencontrait  le  ministère  dans  cette  petite  cour  de  favoris  qui 
s'est  formée  depuis  le  mariage  morganatique  du  roi.  Le  ministère,  à  ce  qu'il 
semble,  demandait  Téloignement  de  quelques-uns  des  personnages  de  cette 
cour  suspecte  ;  il  n'a  pu  l'obtenir  du  roi,  et  il  s'est  retiré.  Voilà  donc  un 
nouveau  cabinet  formé  à  Copenhague  le  2  décembre,  et  dont  les  principaux 
membres  sont  M.  Rotvitt,  président  du  conseil  et  ministre  de  la  justice;  le 
baron  de  Blixen,  ministre  des  affaires  étrangères;  le  général  Thestrup,  mi- 
nistre de  la  guerre;  M.  Jessen,  ministre  de  l'intérieur.  C'est  en  somme  un 
cabinet  d'une  physionomie  vague,  sans  caractère,  ne  représentant  aucune 
idée,  aucune  politique.  MM.  Rotvitt  et  Jessen,  l'un  bailli,  l'autre  maire  d'une 
ville  de  province,  tous  les  deux  chambellans,  doivent  leur  avènement  à  la 
faveur  de  la  cour.  Le  premier  n'a  marqué  jusqu'ici  dans  les  chambres  que 
par  ses  alliances  avec  le  parti  démagogique  des  amis  des  paysans.  M.  Jessen 
incline  plutôt  vers  l'aristocratie.  Le  baron  de  Blixen  joint  à  des  formes  ex- 
térieures agréables  un  esprit  vif  et  mobile.  Haut  placé  d'abord  dans  le  parti 
aristocratique  réactionnaire,  il  a  depuis  modifié  ses  opinions,  et  après  avoir 
cabale  contre  la  cour,  il  s'est  réconcilié  avec  elle.  On  ne  connaît  point  en- 
core son  expérience  et  sa  capacité  politique.  Dans  son  ense'mble,  le  minis- 
tère semble  d'autant  plus  faible  qu'il  succède  à  un  cabinet  qui  réunissait  de 
bien  autres  conditions  de  force  et  d'intelligence.  Il  reste  à  savoir  quelle 
marche  adopteront  ces  nouveaux  ministres  pour  relever  le  pouvoir  dans 
l'opinion  et  faire  face  aux  difficultés  de  la  situation  du  Danemark. 

E.    FORCADE. 


ESSAIS   ET  NOTICES. 
DU  PERSONNEL  DE  LA  MARINE  FRANÇAISE 

ET  DE  LA  FORMATION  DES  ÉQUIPAGES. 


L'étude  sur  les  Marines  de  France  et  d'Angleterre  que  la  Revue  a  publiée 
dans  son  numéro  du  15  septembre  dernier  nous  a  valu  quelques  communi- 
cations intéressantes,  auxquelles  nous  ne  pouvons  mieux  répondre  qu'en  re- 
produisant les  détails  nouveaux  qu'elles  nous  apportent  sur  ce  grave  sujet. 

En  évaluant  approximativement  à  2,000  le  cadre  de  nos  officiers  de  ma- 
rine, nous  y  avions  compris  les  aspirans,  dont  le  nombre  est  indéterminé. 
On  nous  fait  observer  que  les  aspirans,  n'entrant  pas  dans  la  formation  des 
états-majors,  doivent  être  laissés  en  dehors  du  cadre,  ce  qui  le  réduirait 
d'une  manière  exacte  aux  chiffres  suivans  : 

33  officiers-généraux,  amiraux,  vice-amiraux,  contre-amiraux. 
110  capitaines  de  vaisseau. 
220  capitaines  de  frégate. 
650  lieutenans  de  vaisseau. 
550  enseignes. 


Total.  1,563 


998  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Notre  personnel  d'officiers  est  donc  effectivement  de  1,563  contre  5,000  en- 
viron, que  portent  les  listes  de  l'amirauté  anglaise.  On  voit  déjà  combien  cet 
écart  est  grand,  et  dans  quelles  conditions  d'infériorité  il  nous  laisse  ;  on  s'en 
assure  mieux  en  suivant  sur  nos  flottes  la  répartition  de  ce  corps  d'officiers 
dans  l'hypothèse  d'un  armement  complet. 

Il  est  évident  que,  pour  un  service  de  guerre,  il  faudrait  d'abord  armer 
tous  les  bâtimens  à  vapeur  à  flot  capables  :  1"  de  présenter  le  flanc  à  l'en- 
nemi, 2°  de  poursuivre  comme  croiseurs  les  bâtimens  de  commerce.  S**  de 
porter  des  vivres,  des  munitions,  des  troupes,  dans  nos  colonies,  ou  d'accom- 
pagner comme  transports  une  flotte  de  guerre  en  vue  d'une  expédition  ou 
d'un  débarquement,  h°  de  défendre  les  ports  de  commerce  ou  de  guerre  les 
plus  importans  ou  les  places  dépourvues  de  batteries  et  de  défenses  fixes. 

Il  faudrait  en  outre  armer  en  flûtes  les  quelques  vaisseaux  à  voile  qui 
nous  restent,  et  dont,  sous  cette  forme,  on  obtiendrait  de  bons  services, 
en  les  amalgamant  dans  une  flotte  de  transport,  et  sauf  à  les  faire  remor- 
quer quand  cela  serait  nécessaire.  Pour  les  frégates  et  les  grandes  cor- 
vettes à  voile,  bâtimens  d'une  marche  supérieure,  leur  destination  est  d'a- 
vance indiquée  :  elles  iraient  dans  les  mers  lointaines,  où  le  ravitaillement 
en  charbon  est  impossible,  faire  un  service  de  croiseurs  dont  la  tradition  est 
toujours  vivante,  et  infliger  au  commerce  ennemi  des  dommages  auxquels  il 
ne  pourrait  échapper.  Sur  nos  27  frégates  à  voile,  20  sont  dans  les  meilleures 
conditions  pour  cet  emploi,  et  toutes  nos  corvettes  y  sont  propres.  L'avan- 
tage de  cette  flotte,  c'est  sa  prompte  disponibilité  ;  tout  bâtiment  à  flot  peut 
être  considéré  comme  un  bâtiment  armé.  Le  matériel  est  dans  les  magasins, . 
et  nos  croiseurs  à  voile  auraient  pris  le  large  avant  que  l'ennemi  eût  pu 
établir  des  croisières  à  vapeur  pour  leur  barrer  le  chemin.  Les  bâtimens  à 
voile  inférieurs  aux  corvettes  resteraient  en  dehors  de  cet  armement. 

Dans  la  flotte  à  vapeur,  il  faudrait  également  faire  un  choix.  Pour  les  bâ- 
timens à  roues,  il  conviendrait  de  s'arrêter  aux  corvettes,  quoique  plusieurs 
avisos  de  première  classe  fussent  bons  à  un  service  de  transport.  Parmi 
les  bâtimens  de  flottille,  on  devrait  mettre  en  ligne  de  compte  les  batteries 
flottantes,  les  canonnières  et  les  chaloupes  blindées,  qui  seraient  utilement 
employées  à  la  défense  des  côtes  et  des  abords  des  rivières  navigables. 

Voici  dès  lors  les  trois  divisions  naturelles  d'un  armement  complet  :  flotte 
de  guerre,  transports,  croiseurs  à  voile.  Il  resterait  en  dehors  de  ces  be- 
soins :  1°  le  vaisseau-école  de  Brest,  pépinière  des  aspirans  ;  2"  le  vaisseau 
de  matelots  canonniers,  où  se  forment  les  bons  chefs  de  pièces;  3°  l'école 
des  mousses  de  Brest,  institution  qui  fournit  d'excellens  sujets,  et  où  se 
recrutent  les  cadres  des  officiers  mariniers  et  des  sous-officiers;  W  la  flot- 
tille qui  stationne  dans  l'intérieur  des  fleuves  du  Sénégal,  et  qu'en  cas  de 
guerre  il  conviendrait  d'accroître  plutôt  que  d'affaiblir. 

L'ensemble  comporterait  la  présence  de  15  officiers-généraux  à  la  mer, 
avec  un  chef  d'état-major  et  deux  aides-de-camp  pour  chacun.  En  y  ajoutant 
le  personnel  nécessaire  au  service  des  ports  de  guerre,  réduit  aux  termes  les 
plus  stricts,  et  sans  y  comprendre  les  officiers  supérieurs  qui  font  partie  des 
commissions  de  recette,  on  a  tous  les  élémens  du  tableau  qui  suit,  et  où  les 
officiers  sont  répartis  dans  les  proportions  que  comporte  chaque  nature  de 
service. 


REVUE.  —  CHRONIQUE. 


999 


Tableau  de  répartition  des  officiers  de  marine  français  dans  l'hypothèse 
d'un  service  de  gtierre. 


ï  ^ 

îi 

il 

II 

II 

•S 

OBSERVATIONS. 

si 

5^ 

- 

■^^ 

1 

Flotte  à  vapeur  de  guerre. 

(l)  Pour  des  états-majors  compo- 

sés    réglementairement,     il    aurait 

33 

33 

165 

165 

33  vaisseaux                 à  hélice. 

fallu  de  plus  en  capitaines  de  vais- 

7 

7 

35 

7  bàtimens  cuirassés         — 

seau  : 

16 

16 

80 

16  frégates                         — 

9   pour  commander    les   vaisseaui 

5 

5 

20 

5  corvettes                       — 

à  voile. 

5 

5 

15 

5  avisos  de  Ir*  classe        — 

11  pour  les  corvettes  de  1er  rang. 

11 

33 

H  avisos  de  2e  classe        — 

1  9  pour  les  frégates  à  roues. 

9 

9 

27 

9  corvettes  rapides  à  roues. 

31 

31 

31  canonnières  et  chaloupes  cuirassées, 
à  hélice. 

Flotte  de  transjwrt. 

39   capitaines  de  vaisseau. 

Les  lieutenans  de  vaisseau  seraient 
aussi  réglementairement  insufflsans; 
mais    comme   beaucoup   d'ensei^es 

9 
29 

9 

29 

27 
87 

9  vaisseaux  à  voile  (1). 
29  transports  à  hélice. 

seraient  alors  inoccupés,  on  les  sup- 
pose embarqués  sur  les  vaisseaux  et 
corvettes    à  voile,  ainsi  que  sur  les 

19 

19 

57 

19  frégates  à  roues. 

Croiseurs  à  voile. 

frégates  à  roues,  en   remplacement 
d'un  pareil  nombre  de  lieutenans  d« 
vaisseau. 

20 

20 

100 

20  frégates. 

H 

11 

44 

1 1  corvettes  de  1er  rang. 

État-major  des  officier s-genéi-aux 
en  clief  ou  en  sous-ordre 

(2)  Ne  sont  pas  compris  dans  1« 
tableau  : 

10  5  capitaines  de  vaisseau  mem- 
bres du   conseQ  des  travaux  et  de 

10 

15 

20 

Chefs  d'état-major  ou  aides-de-camp. 
Dans  les  ports  (2). 

l'amirauté  ; 

20  5   capitaines  de  vaisseau  com- 
mandans   supérieurs  de    bàtimens  à 
vapeur  dans  les  cinq  ports  ; 

5 

8 

20 

Direction  de  port  et  ateliers  dans  les 
cinq  grands  ports  militaires. 

3°  2  capitaines  de  vaisseau   exa- 
minateurs au  commerce; 

3 

8 

40 

Divisions  des  équipages  de  la  flotte. 

40  Les  aides-de-camp  du  ministre; 

5 

8 

15 

Majorités,  conseils  de  guerre,  observa- 
toires. 

50    Les   capitaines   de    frégate    et 
lieutenans  de  vaisseau  attachés  aux 

3 

7 

Aides-de-camp  des  préfets  maritimes. 

bàtimens  en  réserve; 

1 

1 

8 

Etat-ma^or  du  vaisseau-école. 
Etat-major  du  vaisseau  canonnier  et  de 

6»  Les  lieutenans  de  vaisseau,  ca- 

1 

i 

8 

6 

pitaines  de  port  en  Algérie  et  dans 

l'école  des  matelots  timoniers. 

les  principaux  ports  de  commerce. 

3 

Etat-major  de  la  corvetto  des  mousses. 

Soit  approximativement  : 

1 

20 

Flottille  du  Sénégal. 

13  capitaines  de  vaisseau. 

2 

2 

Gouverneurs  et  commandans  particu- 
liers de  colonies. 

Personnel  strictement  nécessaire  pour 
l'ensemble  des  services  en  temps  de 
guerre. 

Cadre  actuel. 

4        —         de  frégate. 
16  lieutenans  de  vaisseau. 
Et  en  récapitulant  ces  chi&es  et 

103 

210 

630 

532 

ceux  de  la  note  précédente  : 

52  capitaines  de  vaisseau. 

110 

220 

650 

550 

4         -         de  frégate. 

Restant  disponible. 

16  lieutenans  de  vaisseau. 

7 

10 

20 

18 

72  total  général. 

Ce  tableau  est  si  concluant  qu'il  pourrait  se  passer  de  commentaires.  Nos 
armemens  une  fois  au  complet,  il  ne  nous  resterait  comme  réserve,  pour  pa- 
rer à  des  nécessités  imprévues,  que  10  capitaines  de  vaisseau,  20  lieutenans 
de  vaisseau  et  18  enseignes.  Encore  n'a-t-on  pas  compris  dans  le  tableau, 
comme  cela  est  indiqué  en  marge,  les  officiers  qui  remplissent  dans  les  ports 
des  fonctions  très  utiles;  on  s'est  tenu,  pour  le  personnel  embarqué,  au-des- 
sous des  chiflfres  réglementaires,  comme  il  est  facile  de  s'en  convaincre  par  un 
simple  rapprochement.  Rien  de  plus  digne  d'attention  qu'une  situation  sem- 
blable. Si,  ce  qu'à  Dieu  ne  plaise,  et  ce  que  les  hommes  sensés  doivent  éloi- 


1000  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

gner  de  tous  leurs  vœux,  une  guerre  maritime  venait  à  éclater,  elle  aurait 
pour  effet  le  plus  immédiat  de  créer  des  vides,  de  grands  vides,  dans  le  corps 
des  officiers.  Ces  vides,  comment  les  combler?  Les  marins,  on  Fa  dit  souvent, 
ne  s'improvisent  pas  ;  encore  moins  improvise-t-on  les  chefs  qui  les  comman- 
dent. 11  n'en  sort  pas  des  rangs  comme  dans  l'armée  de  terre;  c'est  le  pro- 
duit de  l'étude  et  du  temps  unis  à  la  vocation.  Avec  une  sollicitude  louable, 
le  gouvernement  s'est  récemment  appliqué  à  tirer  du  matériel  existant  tout 
le  parti  qu'il  était  possible  d'en  tirer.  Il  a  mis  à  flot  les  vaisseaux  en  réserve 
sur  les  chantiers,  réparé  ceux  qui  avaient  éprouvé  quelque  avarie;  il  en  a 
transformé  un  certain  nombre  pour  n'être  en  arrière  d'aucun  perfectionne- 
ment, et  en  a  construit  d'autres  sur  des  modèles  entièrement  nouveaux, 
avec  des  armures  de  métal  qui  doivent  les  rendre  impénétrables.  La  part  du 
matériel  est  donc  faite,  et  amplement;  en  peut-on  dire  autant  du  personnel? 
On  a  des  bâtimens  en  état  et  en  quantité  suffisante;  a-t-on  assez  d'officiers 
pour  les  monter  et  les  conduire  au  feu  ?  Ce  sont  là  pourtant  des  termes  qui 
se  correspondent  et  doivent  toujours  se  mettre  en  équilibre. 

L'insuffisance  du  cadre  des  officiers  est  donc  manifeste  dès  aujourd'hui  et 
dans  l'état  des  choses.  On  vient  de  voir  ce  qui  reste  de  disponible  quand  on 
aura  armé  ce  qui  est  à  flot  et  susceptible  d'être  armé.  Que  sera-ce  lorsque 
les  constructions  en  projet  et  distribuées  sur  un  certain  nombre  d'exercices 
arriveront  au  dernier  degré  d'achèvement,  et  que  nous  aurons,  comme  l'in- 
dique le  rapport  du  ministre  de  la  marine  à  propos  du  budget  de  1859, 
150  bâtimens  de  guerre  à  vapeur  de  divers  rangs,  bien  pourvus,  bien  instal- 
lés, et  au  niveau  des  meilleurs  modèles?  En  supposant  que  les  cadres  ne 
soient  pas  élargis,  où  trouvera- t-on  le  nombre  d'officiers  .nécessaire  pour 
monter  cette  belle  flotte?  On  ne  saurait  y  songer  trop  tôt,  ni  y  porter  un 
trop  prompt  remède.  Les  cadres  ont  été  fixés  à  une  époque  où  l'armée  de 
mer  n'avait  ni  l'activité  ni  l'importance  qu'elle  a  acquises,  et  ils  sont  restés 
stationnaires  pendant  que  ceux  de  l'armée  de  terre  s'accroissaient  incessam- 
ment. Quelque  opinion  qu'on  se  forme  des  événeraens,  un  fait  reste  avéré 
pour  tout  le  monde:  c'est  que  le  rôle  de  la  marine  ne  saurait  être  amoin- 
dri. Et  si  du  second  rang  la  marine  passait  au  premier,  quel  regret  n'aurait- 
*  on  pas  de  n'en  avoir  pas  préparé  tous  les  élémens  avec  une  égale  prévoyance  \ 

Une  autre  considération  se  joint  à  celle-là,  et,  quoique  plus  spéciale,  elle  mé- 
rite qu'on  s'y  arrête.  L'arme  est  ingrate  pour  qui  s'y  voue,  et  l'avancement 
n'y  a  lieu  que  d'une  manière  peu  encourageante.  Plus  d'une  démission  est 
donnée  avant  l'heure,  plus  d'une  émigration  a  lieu  vers  des  services  privés. 
Si  ce  n'était  l'attachement  au  métier,  très  vif  chez  le  marin,  ces  retraites 
volontaires  et  prématurées  seraient  bien  plus  nombreuses.  Il  y  a  tel  rao- 
^  ment  de  la  carrière,  par  exemple  le  passage  du  grade  de  lieutenant  de  vais- 

seau à  celui  de  capitaine  de  frégate,  où  les  cadres  se  resserrent  au  point 
qu'il  y  a  par  an  à  peine  un  officier  de  promu  sur  cent  qui  pourraient  y  pré- 
tendre. Nécessairement  le  zèle  doit  s'en  ressentir,  et  la  tiédeur  gagner  jus- 
qu'aux meilleurs  quand  ils  voient,  avec  les  années,  leur  horizon  se  limiter  et 
leurs  chances  se  restreindre.  L'élargissement  des  cadres,  en  ouvrant  aux 
ambitions  plus  de  perspectives,  donnerait  au  service  plus  de  ressort,  en 
môme  temps  qu'il  répondrait  au  besoin  le  plus  urgent  et  le  mieux  démontré. 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  1001 

Dans  quelles  proportions  cet  élargissement  des  cadres  devrait-il  avoir 
lieu?  Là-dessus  il  n'y  a  pas  de  donnée  absolue;  c'est  une  affaire  d'appré- 
ciation. Si  l'on  voulait  prendre  pour  règle  l'effectif  de  nos  voisins,  on  irait 
au-delà  d'un  effort  raisonnable.  Les  Anglais  ont  plus  de  100  officiers-géné- 
raux, nous  n'en  avons  que  33,  et  sur  ce  nombre  20  à  peine  sont  disponibles 
pour  un  commandement  à  la  mer.  Les  Anglais  ont  358  capitaines  de  vais- 
seau; nous  n'en  avons  que  110,  et  ainsi  des  autres  grades.  Ce  serait  folie 
que  d'essayer  de  mettre  nos  cadres  au  niveau  des  leurs  et  d'effacer,  à  force 
d'argent,  de  telles  distances.  Une  donnée  plus  admissible  serait  celle-ci  : 
prendre  pour  base  de  calcul  un  armement  complet  sur  le  pied  de  guerre  et 
y  affecter  le  chiffre  d'officiers  de  tout  grade  que  les  règlemens  comportent, 
puis  se  ménager  à  terre  comme  réserve  un  nombre  d'officiers  équivalant  au 
tiers  du  personnel  embarqué.  Dans  ces  termes,  l'augmentation  n'aurait  rien 
d'excessif;  en  retour  d'une  dépense  modérée,  on  aurait  toutes  les  garanties 
d'un  bon  service,  plus  de  mouvement  dans  un  cadre  plus  élastique,  avec 
l'avantage  de  posséder  une  réserve  pour  remplir  les  vides  que  les  combats 
occasionneraient.  Quand  on  songe  à  ce  que  serait  cette  guerre,  avec  les 
moyens  de  destruction  qu'elle  mettrait  en  jeu,  cette  réserve  d'un  tiers  sur 
le  total  de  l'effectif  semble  plutôt  rester  en-deçà  qu'aller  au-delà  des  besoins 
éventuels;  seule  elle  peut  empêcher  qu'après  les  premières  campagnes,  si 
brillantes  qu'elles  soient,  nos  flottes  ne  soient  réduites  à  l'impuissance,  faute 
d'officiers  expérimentés. 

Après  avoir  établi  quelle  serait,  dans  l'hypothèse  d'un  armement  complet, 
la  situation  du  corps  des  officiers,  il  convient  de  voir  comment  se  passe- 
raient les  choses  pour  la  composition  des  équipages.  Les  communications 
que  nous  avons  sous  les  yeux  contiennent  là-dessus  des  renseignemens  pré- 
cis. Voici  comment  se  distribueraient  les  forces  pour  les  diverses  natures 
de  services  qui  figurent  dans  le  tableau  précédent.  On  a  pris  pour  chaque 
espèce  de  bâtimens  une  moyenne  dans  laquelle  on  fait  entrer  la  maistrance 
et  les  ouvriers  chauffeurs  : 


Bâtimens  à  vapeur. 


33  vaisseaux 

à 

870  hommes 

28,710  hommes. 

It)  frégates 

à 

550 

—       

8,800 

— 

7  bâtimens  cuirassés 

à 

600 

—       

4,200 

— 

5  corvettes 

à 

200 

—       

1,000 

— 

16  avisos 

à 

100 

—       

1,600 

— 

31  canonnières 

à 

40 

—       .... 

1,240 

— 

29  transports 

à 

150 

—       

4,350 

— 

19  frégates  à  roues 

à 

140 

—       

2,660 

— 

9  vaisseaux-transports 

à 

300 

—       

2,700 

— 

'20  frégates 

à 

500 

—       

10,(100 

— 

11  corvettes 

à 

300 

—       .... 

3,300 

—    ■ 

1  vaisseau  canonnier 

à 

1,000 

—       

1,000 

— 

Total 

69,560  hommes. 

Bâtimens  à  voile. 


L'armement  au  complet  exigerait  donc  70,000  hommes  en  nombres  ronds, 
et  en  y  ajoutant  une  réserve  de  9  à  10,000  hommes,  80,000,  qui  suffiraient 
aux  besoins  les  plus  immédiats.  Cet  effectif  n'a  rien  que  le  pays  ne  puisse 
supporter,  si  l'on  a  soin  de  le  répartir  entre  le  recrutement  et  l'inscription 


1002  REVUE    DES   DEUX   MONDES.  . 

maritime.  L'inscription  maritime,  on  le  sait,  comprend  les  marins  des  classes, 
c'est-à-dire  inscrits  sur  des  registres  où  figure  toute  la  population  qui  vit 
des  industries  de  la  mer,  matelots  au  commerce,  caboteurs,  pêcheurs,  y 
compris  les  ouvriers,  tels  que  charpentiers  et  calfats,  dont  les  travaux  se 
rattachent  au  matériel  naviguant.  Le  recrutement  comprend  une  partie  mi- 
nime du  contingent  annuel  que  la  loi  appelle  au  service  militaire,  et  qui, 
au  lieu  d'entrer  dans  l'armée  de  terre,  est  affectée  à  l'armée  de  mer.  Entre 
les  deux  origines,  il  y  a  cette  différence  que  pendant  que  les  hommes  du 
recrutement  ne  doivent  à  l'état  que  le  service  ordinaire  de  sept  années,  les 
hommes  des  classes  peuvent  y  être  astreints  jusqu'à  la  cinquantaine,  sinon 
d'une  manière  continue,  du  moins  par  des  appels  successifs  et  des  périodes 
de  trois  ans.  Ce  régime  des  classes,  que  les  habitudes  et  la  tradition  ont 
consacré,  est,  on  peut  le  dire,  la  clé  de  voûte  de  notre  établissement  mari- 
time, et  tout  onéreux  qu'il  soit,  et  quoiqu'il  blesse  ce  sentiment  d'égalité 
qui  exerce  chez  nous  tant  d'empire,  peut-être  serait-il  imprudent  et  dange- 
reux d'y  renoncer.  Tout  ce  qu'il  est  permis  de  faire,  c'est  d'y  apporter  des 
ménagemens,  et  ces  ménagemens  sont  de  deux  sortes  :  en  premier  lieu,  il. 
faut  enlever  de  plus  en  plus  à  cette  servitude  son  caractère  presque  indé- 
fini, et  en  réduire  l'effet  à  des  périodes  d'embarquement  déterminées.  On 
est  entré  dans  cette  voie,  et  il  est  rare  qu'après  deux  campagnes  de  trois 
années  et  deux  congédiemens  on  rappelle  à  bord  des  bâtimens  de  l'état  les 
marins  des  classes.  Cependant  il  n'y  a  là  qu'une  tolérance;  le  droit  de  rap- 
pel n'en  subsiste  pas  moins,  et  l'exercice  en  est  quelquefois  abusif.  Les  com- 
missaires de  quartier  n'y  apportent  pas  toujours  le  discernement  désirable, 
et  leurs  actes  ne  relèvent  pas  d'un  contrôle  sérieux.  Aussi  les  marins  de 
notre  littoral  protestent-ils  à  leur  manière  :  on  en  voit  qui,  pour  échapper 
au  service  de  l'état,  restent  en  pays  étranger  et  s'engagent  au  commerce 
sous  des  pavillons  à  leur  convenance,  d'autres  qui  changent  de  profession  et 
émigrent  à  Fintérieur,  où  il  est  difficile  de  retrouver  leurs  traces.  Pour  con- 
tenir ces  réfractaires,  peut-être  faudrait-il  à  l'institution  des  bases  plus  fixes 
et  des  règles  moins  incertaines  ;  dans  tous  les  cas,  elle  a  besoin  d'être  ma- 
niée avec  douceur  :  les  faits  doivent  atténuer  ce  que  le  droit  a  de  rigoureux. 
Telle  est  la  première  forme  de  ménagemens  ;  la  seconde  serait  plus  effi- 
cace encore,  si  elle  entrait  dans  nos  mœurs.  Ce  qui  pousse  nos  marins  à 
bord  des  navires  étrangers,  c'est  l'attrait  du  salaire.  Les  Américains  leur 
offrent  80  francs  par  mois  quand  l'état  ne  leur  en  donne  que  2h  ou  30  au 
plus,  en  y  ajoutant  le  supplément  de  gabiers.  Comment  pourraient-ils  hé- 
siter? comment  pourraient-ils,  en  comparant  ces  deux  chiffres,  envisager 
le  service  de  l'état  autrement  que  comme  une  charge,  y  prendre  goût,  s'y 
attacher?  Si  étrangers  qu'ils  soient  au  calcul,  celui-ci  est  trop  élémentaire 
pour  qu'ils  ne  le  fassent  pas.  L'Angleterre  et  les  États-Unis  l'ont  compris; 
leur  marine  militaire  est  désormais  payée  sur  le  même  pied  que  celle  du 
commerce  ;  c'était  le  seul  moyen  d'avoir  des  équipages  de  choix  et  fidèles 
au  pavillon;  ces  deux  états  se  sont  résignés  de  bonne  grâce.  Les  derniers 
engagemens  de  l'amirauté  ont  eu  lieu  à  raison  de  U'à  à  ZiZi  livres  sterling  par 
an,  ce  qui  fait,  à  une  petite  fraction  près,  1,100  francs.  Nos  gabiers,  nos 
fins  matelots,  comme  on  les  nomme,  en  sont  réduits  à  360  francs.  11  est  vrai 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  1003 

qu'aux  États-Unis  et  en  Angleterre,  où  les  contrats  sont  libres,  il  faut  payer 
ces  services  à  leur  prix  réel  sous  peine  d'en  manquer,  tandis  qu'en  France  on 
peut  y  mettre  le  prix  qu'on  veut  puisqu'on  les  impose.  L'engagé  est  à  la  merci 
de  l'état;  qui  l'engage;  l'état  a  fait  la  loi  :  fùt-elle  plus  dure,  il  faudrait  la 
subir.  De  là  des  répugnances  faciles  à  comprendre,  et  qu'une  augmentation 
de  salaire,  si  légère  qu'elle  fût,  diminuerait,  si  elle  ne  les  détruisait  pas. 

Un  autre  allégement  pour  les  hommes  des  classes  serait  dans  un  emploi 
plus  étendu  des  hommes  du  recrutement.  Pour  que  cet  élément  entrât  dans 
la  composition  des  équipages,  il  a  fallu  triompher  de  beaucoup  de  préven- 
tions. On  n'admettait  pas  jadis  qu'il  pût  y  avoir  à  bord  des  vaisseaux  autre 
chose  que  des  marins  de  profession.  Ces  préventions  n'existent  plus  ;  les 
hommes  du  recrutement  comptent  aujourd'hui  dans  la  flotte  comme  de 
bons  auxiliaires,  et  sont  destinés  à  y  gagner  du  terrain.  Tirés  de  l'intérieur, 
ils  sont  en  général  plus  vigoureux  et  de  plus  grande  taille  que  les  gens  des 
côtes,  et,  sinon  pour  l'adresse,  du  moins  pour  ce  qui  exige  de  la  force  muscu- 
laire, ils  leur  sont  supérieurs.  Leur  nombre,  qui  varie  entre  6  ou  7,000  par  an, 
pourrait  dès  à  présent  être  doublé,  triplé  même,  non-seulement  sans  incon- 
vénient, mais  avec  un  avantage  marqué  pour  le  service.  C'est  la  vapeur  qui 
a  rendu  possible,  en  beaucoup  de  détails,  cette  substitution  des  conscrits  aux 
inscrits,  et  on  va  comprendre  comment.  Tant  que  la  voile  restait  l'unique 
moteur,  tout  s'effaçait  et  devait  s'effacer  à  bord  devant  ceux  qui  savaient  la 
manier,  et  un  homme  du  recrutement  ne  pouvait  pas  y  prétendre;  les  ma- 
rins des  classes,  chargés  des  manœuvres  des  hunes,  étaient  aussi  chargés 
presque  exclusivement  de  la  manœuvre  des  canons.  On  y  employait  de  fins 
matelots,  des  hommes  à  qui  la  mer  était  familière.  Avec  la  vapeur,  ces  fins 
matelots,  sans  perdre  de  leur  prix,  sont  moins  indispensables,  et  les  hommes 
du  recrutement  peuvent  les  suppléer  sur  les  ponts  et  dans  les  batteries.  Par 
une  expérience  qui  remonte  à  plusieurs  années,  il  est  démontré  que  les 
conscrits  du  contingent  deviennent,  après  quelques  mois  passés  à  bord  des 
vaisseaux,  d'aussi  bons  canonniers  que  les  marins  des  classes,  dont  l'ap- 
prentissage n'est  ni  moins  long  ni  moins  sujet  à  des  mécomptes.  Or  le  ca- 
nonnage  sera  de  plus  en  plus  l'objet  essentiel  de  l'instruction  maritime  et 
1^  force  d'un  établissement  naval.  Il  restera  aux  marins  des  classes,  comme 
domaine  réservé,  les  services  où  la  voile  se  maintient,  les  croisières,  les 
transports,  les  stations  et  expéditions  lointaines:  quant  à  ceux  dont  la  va- 
peur s'empare  et  qu'elle  n'abandonnera  plus,  ils  peuvent  être  indistincte- 
ment remplis  par  les  inscrits  et  les  conscrits,  par  les  hommes  des  classes 
et  les  hommes  du  contingent.  Ces  derniers  prennent  ainsi  dans  la  flotte  un 
degré  d'importance  qui  en  modifiera  nécessairement  l'organisation;  ils  y 
figurent  au  poste  essentiel,  le  poste  de  combat,  et  au  lieu  d'y  entrer  comme 
un  simple  appoint,  ils  sont  en  position  aujourd'hui  de  joindre  à  leurs  autres 
titres  celui  du  nombre. 

En  effet  les  proportions  d'amalgame  entre  les  deux  élémens  dont  se  com- 
posent les  équipages  sont  devenus,  aux  yeux  des  personnes  compétentes, 
susceptibles  de  modifications.  Dans  l'époque  des  débuts,  un  homme  du  con- 
tingent n'était  considéré  dans  le  service  de  mer  que  comme  une  superféta- 
tion,  presque  comme  un  embarras.  Plus  tard,  on  rendit  à  ces  braves  gens 


lOOà  RETUE    DES    DEUX   MONDES. 

plus  de  justice,  et  on  admit  que  des  équipages  où  les  marins  des  classes  en- 
treraient pour  deux  tiers,  les  recrues  de  terre  pour  un  tiers,  seraient  sus- 
ceptibles d'un  bon  service  à  bord  des  bâtimens  à  voile.  Avec  la  vapeur,  on 
devait  faire  un  pas  de  plus,  et  on  Ta  fait.  Il  paraît  accepté  aujourd'hui  que 
le  partage  peut  s'opérer  entre  les  deux  élémens  d'une  manière  à  peu  près 
égale.  Ainsi,  dans  l'hypothèse  d'un  armement  coinplet,  semblable  à  celui 
dont  nous  ayons  donné  le  détail,  Zi5,000  hommes  seulement  seraient  de- 
mandés à  l'inscription  maritime  ;  le  reste  pourrait  être  emprunté  à  la  con- 
scription. Les  avantages  de  cette  combinaison  sont  faciles  à  apprécier.  En 
premier  lieu,  en  ne  prenant  que  Zi5,000  sujets  aux  registres  des  classes  qui 
en  portent  90,000,  on  peut  à  la  fois  faire  un  choix  et  se  ménager  une  réserve 
égale  au  chiffre  des  levées  :  Zi5,000  marins  resteraient  disponibles  pour 
remplacer  ceux  qui  seraient  tombés  devant  l'ennemi.  Ensuite,  en  identifiant 
de  plus  en  plus  aux  services  de  la  mer  des  hommes  qui  ne  sont  pas  nés  dans 
la  profession,  on  ouvre  au  recrutement  de  nos  flottes  des  ressources  à  peu 
près  inépuisables;  on  supprime  une  des  causes  de  notre  infériorité  vis-à-vis 
des  états  qui  sont  mieux  pourvus  que  nous  en  marins  de  commerce. 

Ce  changement  dans  les  habitudes  ne  s'est  produit  et  ne  s'affermira,  on  le 
devine,  qu'à  la  suite  d'efforts  persévérans  et  des  combinaisons  appropriées. 
Ce  qui  a  le  plus  aidé  à  cette  transformation,  ce  sont  des  institutions  spé- 
ciales créées  en  vue  de  services  déterminés.  L'enseignement  des  équipages 
avait  autrefois  un  caractère  général,  comme  si  tous  les  hommes  dussent  être 
appelés  à  tout  faire,  et  dans  des  fonctions  distinctes  se  suppléer  presque 
indistinctement.  Cette  variété  d'Instruction,  près  de  ses  bons  côtés,  avait  un 
côté  faible  et  un  grave  inconvénient  :  c'est  que  les  services  n'arrivaient  pas 
à  leur  degré  de  perfection,  faute  d'être  exclusivement  dévolus  aux  mêmes 
hommes.  On  revient  aujourd'hui  là-dessus  et  dans  ce  sens  :  on  multiplie  les 
écoles  spéciales,  où  l'instruction  est  donnée  à  fond  et  où  les  recrues  de 
l'intérieur  trouvent  des  cadres  qui  leur  sont  affectés.  La  première  de  ces 
écoles,  et  la  plus  utile  sans  contredit,  est  celle  des  matelots  canonniers;  elle 
a  son  siège  sur  un  vaisseau  qui  est  constamment  en  cours  d'exercices,  quel- 
quefois à  l'ancre,  le  plus  souvent  à  la  voile.  Cette  institution,  quoique  ré- 
cente, a  déjà  eu  de  très  bons  effets.  L'école  peut  former  par  an  de  900  à 
1,000  sujets,  qui,  après  huit  mois  d'instruction,  sont  répartis  sur  les  vais- 
seaux, où  ils  deviennent  d'excellens  chefs  de  pièce,  et  font  à  leur  tour  des 
élèves.  Un  examen  précède  leur  sortie,  et,  après  l'avoir  subi,  ils  reçoivent 
un  brevet.  La  moitié  au  moins  de  ces  canonniers  provient  du  recrutement; 
ils  sont  l'élite  de  la  flotte,  et  dans  aucune  autre  marine  ils  n'ont  de  supé- 
rieurs pour  r)iabileté,  la  tenue,  le  zèle  et  l'esprit  de  corps.  Lorsqu'il  y  a 
deux  ans,  le  grand-duc  Constantin  visita  nos  ports  militaires,  le  vaisseau  des 
matelots  canonniers  fut  un  des  détails  qui  fixa  le  plus  vivement  son  atten- 
tion; il  se  montra  émerveillé  de  l'ardeur  que  montraient  ces  hommes,  de  la 
dextérité  avec  laquelle  ils  maniaient  les  canons,  de  la  justesse  et  de  la 
promptitude  du  tir,  de  l'ordre  qui  régnait  dans  les  manœuvres. 

A  côté  de  cette  école  des  matelots  canonniers,  il  existe  sur  le  même  vais- 
seau une  petite  école  de  matelots  timoniers  qui  se  compose  de  marins  des 
classes.  Elle  n'a  que  trois  ans  d'existence  et  a  déjà  porté  de  bons  fruits. 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  1005 

C'est  toujours  le  même  principe  :  prendre  en  détail  chaque  service  et  le 
pousser  jusqu'où  il  peut  aller.  L'école  des  matelots  fusiliers  n'a  pas  d'autre 
objet.  Sans  doute,  à  bord  d'une  escadre,  tout  marin  a  toujours  su  se  servir 
d'un  mousquet;  mais  avant  ces  derniers  temps  on  s'en  fiait  plus  à  l'habileté 
individuelle  qu'à  l'instruction  des  hommes  et  à  la  qualité  des  armes.  C'est 
notre  armée  de  terre  qui  a  donné  à  notre  armée  de  mer  l'exemple  et  le 
goût  d'un  tir  de  précision.  Nulle  part  ce  tir  n'était  mieux  approprié,  ni  plus 
utile  que  dans  des  combats  où  tous  les  officiers,  depuis  l'amiral  jusqu'à  l'en- 
seigne, sont  à  découvert  et  où  les  feux  qui  se  croisent  du  pont  et  des  hunes 
peuvent,  autant  que  ceux  des  batteries,  influer  sur  l'issue  d'un  engagement. 
L'école  des  matelots  fusiliers  fournira  désormais  cette  instruction  spéciale  : 
elle  reproduit  pour  les  équipages  ce  qu'a  fait  l'école  de  tir  de  Vincennes 
pour  les  bataillons  de  chasseurs  à  pied  ;  on  y  apprend  à  manier  les  armes 
perfectionnées  qui  frappent  des  coups  sûrs  à  de  grandes  distances.  Plus  ré- 
cente que  celle  des  canonniers,  cette  école  n'a  pas  dit  son  dernier  mot;  elle 
ne  forme  que  sept  cents  sujets;  elle  en  pourrait  aisément  former  mille,  qui 
répandraient  promptement  dans  la  flotte  de  bonnes  habitudes  de  tir.  L'un  de 
ces  avantages  est  de  se  recruter  surtout  parmi  les  hommes  du  contingent  de 
terre,  qui,  plus  patiens  et  plus  dociles  que  les  marins,  se  prêtent  plus  aisé- 
ment aux  soins  de  détail  et  aux  exercices  fréquens  qu'exigent  les  nouvelles 
armes. 

Enfin  il  est  un  dernier  cadre  où  les  conscrits  figurent  à  peu  près  exclusi- 
vement, c'est  celui  des  ouvriers  chauffeurs,  travail  ingrat,  mais  recherché  à 
rai.-on  de  la  solde  beaucoup  plus  forte  qui  s'y  attache.  Une  des  conditions 
imposées  aux  chauffeurs,  c'est  d'apporter  la  preuve  qu'ils  ont  été  ouvriers 
en  métaux,  et  les  gens  des  classes  sont  très  rarement  dans  ce  cas.  C'est  donc 
parmi  les  hommes  déjà  accoutumés  aux  feux  des  forges  que  sont  choisis  les 
chauffeurs,  et  cet  élément  ne  se  rencontre  que  dans  la  conscription  ou  les 
engagemens  volontaires.  Ainsi  toutes  ces  institutions  spéciales  qui  viennent 
d'être  énumérées,  école  des  canonniers,  école  des  fusiliers,  cadre  des  chauf- 
feurs, sont  autant  de  débouchés  qui  se  sont  ouverts  aux  hommes  du  recru- 
tement. Ils  y  figurent  à  côté  des  marins  des  classes  à  titre  égal,  si  ce  n'est 
supérieur,  et  chacune  de  ces  catégories  est  ainsi  appelée  à  faire  valoir  les 
qualités  qui  lui  sont  propres  dans  des  conditions  de  rivalité  profitables  au 
service  de  l'état. 

Ces  institutions  spéciales  ont  un  autre  avantage,  si  évident  qu'il  esta  peine 
utile  d'y  insister.  En  créant  dans  chaque  service  un  type  de  perfection  pour 
ainsi  dire,  elles  élèvent  l'instruction  des  équipages  à  un  niveau  que  jamais 
cette  instruction  n'avait  atteint.  On  sait  quelles  ont  été,  en  industrie,  la 
force  et  la  vertu  du  principe  de  la  division  du  travail  ;  c'est  ce  principe  qui, 
appliqué  à  l'art  militaire  et  naval,  y  multiplie  les  corps  doués  d'aptitudes  et 
investis  d'attributions  particulières.  Ce  système  peut  avoir  ses  inconvéniens, 
si  on  en  abuse  ;  appliqué  dans  une  certaine  mesure,  il  apporte,  comme  on  a 
pu  s'en  convaincre,  un  remarquable  supplément  de  vigueur  aux  armées  qui 
les  premières  en  ont  fait  l'application.  Pour  la  flotte,  restée  jusqu'ici  sous 
l'empire  d'une  instruction  trop  générale,  ce  soin  des  spécialités,  si  on  y  per- 
siste, donnera  à  chaque  détail  plus  de  valeur  et  à  l'ensemble  plus  de  puis- 
sance. Il  ne  faut  pas  croire  d'ailleurs  que  l'idée  en  soit  entièrement  nouvelle. 


1006  REVUE    DES  DEUX   MONDES. 

et  que  de  bons  esprits  n'en  aient  pas  déjà  été  frappés.  Dans  l'enquête  sur  la 
marine,  ordonnée  en  18Zi9  par  une  loi  et  poursuivie  pendant  deux  années 
sous  la  ferme  et  judicieuse  présidence  de  M.  Dufaure,  des  hommes  qui  font 
honneur  à  leur  arme,  les  amiraux  Charner  et  Hernoux,  avaient  donné  à  ces 
institutions,  alors  naissantes  ou  en  projet,  Tappui  de  leur  autorité.  Les  faits 
ont  confirmé  cette  opinion,  et  dans  les  essais  qui  chaque  jour  se  succèdent, 
on  peut  voir  ce  qu'y  ont  gagné  les  exercices  de  la  mousqueterie  et  du  ca- 
nonnage. 

Une  conclusion  à'  tirer  de  ces  faits,  c'est  que  les  cadres  nouveaux  suffisent 
à  une  bonne  composition  des  équipages  et  répondent  à  toutes  les  éventua- 
lités. On  a,  pour  les  marins  des  classes,  les  cadres  de  gabiers  et  de  timo- 
niers, pour  les  hommes  du  recrutement,  en  partage  si  ce  n'est  à  titre 
exclusif,  les  cadres  de  canonniers,  de  fusiliers,  de  chauffeurs  et  d'aides-mé- 
caniciens. La  question  du  nombre  se  trouve  ainsi  écartée;  l'inscription  n'en 
fournit  plus  le  terme  unique  ;  nos  flottes  puisent  dans  le  réservoir,  autrefois 
restreint,  maintenant  illimité,  que  l'on  nomme  le  recrutement.  De  son  côté, 
l'école  des  mousses  de  Brest  prépare  des  titulaires  pour  la  maistrance  et 
forme  de  bons  sous-officiers  et  officiers  mariniers.  Dans  ces  conditions,  on  a 
sous  la  main  les  équipages  nécessaires  pour  monter  le  matériel  existant  et 
les  réserves  qui  doivent  en  être  l'appui;  bien  ménagées,  ces  ressources  peu- 
vent même  suffire  au  matériel  en  construction  et  à  la  flotte  de  150  bâtimens 
à  vapeur  de  combat  qui  nous  sont  annoncés  pour  1871.  On  peut  donc,  sur  ce 
point,  attendre  les  événemens,  avec  la  confiance  qu'ils  ne  nous  trouveront 
pas  au  dépourvu. 

Mais,  pour  le  cadre  des^officiers,  cette  confiance  ne  saurait  être  la  même; 
il  y  aurait  imprévoyance  à  le  laisser  ce  qu'il  est  et  à  fermer  les  yeux  sur 
son  insuffisance.  Il  pourvoit  péniblement  aux  services  actuels,  et  on  a  pu  s'en 
convaincre  à  propos  des  derniers  armemens  pour  la  Chine  ;  il  ne  se  prêterait 
pas  à  des  services  plus  étendus;  il  est  au-dessous  de  ce  qu'on  l'a  vu  dans  des 
temps  où  la  marine  était  efl*acée,  et  au  milieu  du  développement  des  autres 
services  militaires  il  a  gardé  une  décourageante  immobilité.  Une  augmenta- 
tion dans  ce  cadre  ne  pourrait  en  aucune  façon  avoir  un  caractère  agressif; 
ce  n'est  qu'une  question  d'équilibre  entre  les  équipages  et  les  chefs  appelés 
à  les  commander.  Pour  rétablir  cet  équilibre,  on  ne  saurait  s'y  prendre  de 
trop  longue  main  ;  les  eff'ets  n'en  seront  pas  immédiats,  des  années  s'écou- 
leront avant  qu'ils  soient  sensibles.  Un  mot  plein  de  sens  a  été  dit  par  le 
ministre  qui  préside  le  cabinet  anglais  :  c'est  qu'en  matière  de  défense 
chaque  état  est  juge  de  la  conduite  qu'il  doit  suivre  et  n'a  point  à  se  régler 
sur  ce  qu'on  dit  et  pense  ailleurs.  Il  est  à  croire  qu'il  ne  réserve  pas  à  sa 
nation  le  bénéfice  de  ce  principe ,  et  que  toutes  restent  maîtresses  d'agir 
dans  la  mesure  de  leurs  besoins.  Ici  le  besoin  est  démontré,  et  nous  n'avons 
pas  craint  de  le  mettre  en  évidence.  Nous  avons  donné  au  maintien  de  la 
paix  et  à  l'alliance  qui  la  garantit  des  gages  si  sincères  et  si  multipliés,  qu'il 
nous  est  permis  de  signaler  ce  vide  dans  notre  établissement  maritime  sans 
qu'on  se  méprenne  sur  nos  intentions.  louis  reybaud. 


V.  DE  Mars. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


YINGT-QUATRIÈME  VOLUME. 


SECONDE   PERIODE.   —    XXIX^   AN,NEE. 


NOVEMBRE  —  DÉCEMBRE  1859. 


Livraison  do  1er  Novembre. 

Jean  de  la  Roche,  seconde  partie,  par  M.  George  SAND & 

L'Astronomie  aux  États-Unis.  —  L'Observatoire  de  Cambridge  et  les  travaux 

de  William  Bond  ,  par  M.  Auguste  LAUGEL 43 

De  la  Renaissance  des  Études  religieuses  en  France,  par  M.  Albert  RÉVILLE.  68 
Histoire  Naturelle.  —  La  Géographie  des  Animaux,  par  M.  Alfred  MAURY, 

de  l'Institut 100 

Scènes  de  la  Vie  juive  en  Alsace.  —  Les  Fêtes  Israélites  du  printemps  et  de 

l'automne,  par  M.  Daniel  STAUBEN , 124 

De  l'Alimentation  publique.  —  Le  Cacao  et  le  Chocolat,  par  M.  PAYEN,  de 

l'Académie  des  Sciences , 153 

Littérature  américaine.  —  Un  Roman  d'amour  puritain  (  The  Minister's  Wooing^ 

de  M-^  Beecher  Stowe),  par  M.  C.-CLARIGNY 174 

Les  Réformes  sociales  en  Angleterre.  —  II.  —  Le  Paupérisme  et  l'Assistance 

PUBLIQUE,  par  M.  L.  DAVÉSIÈS  de  PONTÉS 197 

Chronique  de  la  quinzaine  ,  Histoire  Politique  et  Littéraire 232 

Revue  Musicale,  par  M.  P.  Scudo 246 

Essais  et  Notices 249 

Livraison  dn  15  Novembre. 

Jean  de  La  Roche  ,  troisième  partie ,  par  M.  George  SAND 25T 

La  France  et  l'Angleterre  a  Madagascar.  —  La  Reine  Ranavalo  et  la  Société 

malgache  ,  par  M.  Alfred  JACOBS 297 

La  Seine  maritime.  —  I.  —  Le  Havre  et  le  Régime  hydraulique  de  l'embou- 
chure DE  LA  Seine,  par  M.  J.-J.  BAUDE ,  de  l'Institut 332. 


1008  TABLE    DES    MATIÈRES. 

Vicissitudes  et  Progrès  de  l.\  Médecine.  —  Tendances  nolvelles  de  l'art  mé- 
dical, par  M.  J.-M.  GUARDIA '. :no 

Les    Deux   Kean,   Cinquante  ans   de   la   vie  dramatique  en  Angleterre,   par 

M.  E.-D.  FORGUES 40J 

Les  Forces  productives  de  la  Lombardie,  par  M.  Emile  de  LAVELEYE... 43G 

PoRTicAiTS  poétiques.  —  Alfred  Tennyson  ,  par  M.  Emile  MONTÉGUT.. 472 

Chronique  de  la  quinzaine  ,  Histoire  Politique  et  Littéraire .^\J^ 

Livraison  du  1er  lȎc<>inbre. 

Madame  Récamier  ,  par  M.  GUIZOT 513 

Jean  de  La  Roche  ,  dernière  partie ,  par  M.  George  SAND 536 

Affaires  de  Chine.  —  La  Diplomatie  anglaise  depuis  la  dernière  guerre  avec 

le  Géleste^^Empire  ,  par  M.  Charles  LAVOLLÉE 580 

Un  Voyage  a  la  Nouvelle-Grenade,  paysages  de  l.\  nature  tropicale.  —  L  — 

Les  Côtes  Néo-Grenadines  ,  par  M.  Elisée  RECLUS 024 

Des  Rapports  politiques  de  la  France  et  de  l'Angleterre,   par  M.  Charles 

DE  RÉMUSAT,  de  l'Académie  Française G63 

La  Duchesse  de  Choiseul  et  la  Correspondance   inédite  de  M""*  Du  Deffand, 

par  M.  Charles  de  MAZADE 677 

Au  Coin  Du  Feu,  Souvenirs  et  Portraits,  poésies,  par  M.  André  THEURIET.  698 
Les  Consolations  religieuses  d'une  ame  protestante  {les  Horizons  célestes';^ 

par  M.  Emile  MONTÉGUT 705 

Revue  Musicale.  —  Reprise  de  L'Orphée  de  Gluck,  par  M.  P.  SCUDO 719 

Chronique  de  la  quinzaine  ,  Histoire  Politique  et  Littéraire 730 

Essais   et   Notices.   —  Masques    et   Bouffons    de   la    Comédie   italienne,   de 

M.  Maurice  Sand ,  par  M.  E.  LATAYE 7 43 

Livraison  du  15  Décembre. 

L'Angleterre  et  la  Vie  anglaise.  —  VH.  —  Le  Sel  dans  le  Royaume-Uni.  — 

Lès  Salines  du' Cheshire  et  les  Usines   de   Sheffield,  par  M.  Alpho?jse 

ESQUIROS 753 

Marie  la  Fileuse  ,  récit  du  Bocage  ,  par  M.  Théodore  PAVIE 792 

Le  Chili  en  1859.  —  La  Société  chilienne  et  la  Crise  politique,  par  M.  André 

COCHUT 822 

La  Peinture  religieuse  en  France.  —  M.  Hippolyte  Flandrin,  par  M.   Henri 

DELABORDE 862 

Adam  Smith  ,  par  M.  Léonce  de  LAVERGNE 893 

La  Question  du  Maroc  et  les  Intérêts   européens  en  Afrique,  par  M.  Jules 

DUVAL 930 

Le  Théâtre   et  la  nouvelle  Littérature  dramatique   {Un  Père  prodigue,  de 

M.  Alexandre  Dumas  fils) ,  par  M.  Kmile  MONTÉGUT 96:) 

Chronique  de  la  quinzaine,  Histoire  Politique  et  Littéraire 98i 

Essais  et  Noi;/ces.  —  Du  Personnel  de   la  Marine   i-tiançaise,   par  M.    Loi  is 

REYBAUD,  de  l'Institut '^97 


Paris.  —  Imprimerie  de  J.  CLAYE,  rue  Saint-Benoll,  7. 


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