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REVUE
DES
DEUX MONDES
XXIX« ANNEE. — SECONDE PERIODE
TOME XXIV. — !«' NOVEMBRE 1859,
PARIS. — IMPRIMERIE DE J. CLAYE
RD£ SAINT-BENOIT, 7
I REVUE
DES
DEUX MONDES
XXIX» ANNÉE. — SECONDE PÉRIODE
• >
TOME YINaT-QUATRIÈlE
PARIS
BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
RUE SAINT-BENOIT, 20
1859
c*
A?
t. 3- 4-
f
JEAN DE LA ROCHE
SECONDE PARTIE.
YI.
Je sortis de Brioude au pas, en homme que la conversation offi-
cielle d'un notaire a nécessairement calmé, et qui ne veut pas mon-
trer d'impatience aux curieux d'une petite ville; mais à peine eus-je
gagné la traverse, qu'une rage d'arriver s'empara de moi. Je mis
les éperons au ventre de mon cheval, et, malgré une chaleur écra-
sante, je ne ralentis son allure qu'aux approches du château de
M. Butler. Là je me rappelai l'air tranquille et le regard ferme de
miss Love, ainsi que toutes mes gaucheries de la première entre-
vue. Peut-être son père F avait-il déjà avertie de mes prétentions,
peut-être avait- elle déjà prononcé que je lui déplaisais autant que
mes devanciers. J'arrivais bouillant et sauvage, j'allais être congé-
dié poliment. La sueur se glaça sur mon front. Je m'aperçus alors
de l'état où j'avais mis mon pauvre cheval. Couvert de sang et
d'écume, il allait trahir ma folle précipitation, si par malheur je
venais à rencontrer, comme la première fois, la famille Butler par-
tant pour la promenade. C'était à peu près la même heure, et ces
Anglais devaient avoir des habitudes réglées. Je me hâtai de faire
un détour, et très lentement alors je suivis extérieurement la clô-
ture du parc , afm d'entrer par la grille située à l'extrémité. J'avais
ainsi tout le temps de rafraîchir ma monture et de rasseoir mes es-
prits.
(1) Voyez la livraison du 15 octobre.
6 REVUE DES DEUX MONDES.
La clôture de ce parc était plutôt fictive que réelle. En beaucoup
d'endroits, ce n'était qu'un petit fossé avec une haie naissante,
obstacle facile à franchir, marquant une limite, mais ne gênant
guère ni la promenade ni la vue. Je m'étais arrêté à l'ombre d'un
gros chêne pour essuyer avec une poignée de fougères les flancs
trop émus de mon cheval, lorsque j'entendis un éclat de rire, frais
comme la chute d'un ruisseau, et, levant les yeux vers le parc, je
vis miss Love assise à quinze pas de moi sur le gazon.
De quoi riait-elle? Elle était seule, elle ne me voyait pas, elle me
tournait le dos. Le chemin, plus bas que le parc, me permettait de
l'examiner. Le chêne trapu masquait mon cheval, qui se mit à
brouter. Je m'assis sur le rebord du fossé, et je regardai à travers
le buisson encore grêle, que ma tête ne dépassait point.
Love Butler avait une robe lilas rosé, très simple, mais d'un goût
charmant. Je voyais son buste, un vrai chef-d'œuvre de délicatesse
et d'élégance, se dessiner au soleil sur un fond de verdure som-
bre. Elle avait la tête nue, exposée sans crainte à ce soleil ardent.
Son ombrelle blanche était auprès d'elle avec un livre ouvert et
un gros bouquet de fleurs sauvages. Elle riait en parlant à un inter-.
locuteur invisible que je devinai au mouvement des branches d'un
arbre voisin, et qui bientôt sauta légèrement auprès d'elle. C'était
le petit Butler. Il avait été chercher sur le sapin une de ces longues
chevelures de mousse vert pâle dont ces arbres se couvrent durant
l'hiver comme d'un vêtement contre le froid, et qui, devenues
sèches et blanchâtres, tombent peu à peu durant l'été. Je ne sais ce
qu'ils voulaient faire de cette plante. Ils parlaient anglais, et j'étais
très mortifié de ne comprendre que peu de mots. Eux aussi s'occu-
paient-ils de botanique? J'en eus bien peur: une femme savante I...
Mais ils se mirent à effilocher cette mousse, tout en babillant comme
deux fauvettes, parfois avec cette exubérance d'intonation qui est
propre aux oiseaux et aux enfans en qui la vie déborde, et cette oc-
cupation, si c'en était une, dégénéra bientôt enjeu. Hope fit de son
paquet une sorte de perruque qu'il jeta sur la tête de sa sœur.
Celle-ci se leva aussitôt et se mit à marcher avec une mimique de
Tisiphone, des hurlemens de louve entrecoupés de bruyans éclats
de rire, les bras ouverts, et courant sur son frère, qui se sauva en
jouant la frayeur et en riant aussi fort qu'elle.
Quand ils eurent fait ainsi tous deux cinq ou six fois le tour du
sapin, ils se laissèrent tomber sur le gazon, et s'y roulèrent en si-
mulant un combat. Si miss Love eût été une coquette raffinée, elle
n'eût pas trouvé un meilleur moyen de m'enflammer le sang, car
elle était d'une beauté inouie dans cette manifestation innocente de
juvénilité. Elle avait des grâces de jeune chat, des souplesses et
JEAN DE LA ROCHE. 7
des forces de panthère; ses yeux animés brillaient comme des lu-
cioles à travers les herbes.
Mais elle se croyait bien seule avec son frère, car, au bruit que
fit le pied de mon cheval en rencontrant une pierre, elle se releva
vivement, regarda autour d'elle, et échangea quelques mots avec
Hope, qui vint droit sur moi, tandis qu'elle, folâtre et sans soupçon,
remit le paquet de mousse sur sa tête et en rabattit les longues mè-
ches sur sa figure, comme un enfant qui se déguise pour n'être pas
reconnu, ou qui s'apprête à faire peur aux curieux.
En me je4;ant un peu de côté, je pouvais échapper au premier re-
gard de sir Hope; mais à coup sûr il eût vu mon cheval, s'il eût
fait deux pas de plus. Heureusement, sa sœur riant tout haut de
l'expédient qu'elle avait imaginé, il se retourna, trouva l'idée ad-
mirable, courut chercher le reste de la mousse pour se masquer
aussi, et j'eus le temps de remonter à cheval et de filer jusqu'à un
massif du chemin qui me dérobait complètement à la vue. De là je
les entendis crier hou hou sur le bord du fossé, regrettant beaucoup
sans doute de ne pas trouver un paysan à qui faire peur. Puis les
éclats de rire recommencèrent en s' éloignant, et je crus pouvoir
continuer ma route sans être observé; mais, comme j'arrivai à la
porte au fond du parc, je me rencontrai face à face avec le pâle
et flegmatique Junius Black. J'étais apparemment mieux disposé,
car je ne lui trouvai pas une mauvaise figure. Il m'aborda très po-
liment, et comme il paraissait désireux de lier conversation, je mis
pied à terre. Mon cheval, qui m'était très attaché, me suivit comme
un chien, et je descendis avec le savant à gages la longue allée si-
nueuse qui ramenait au château.
M. Black ne montra aucun étonnement de me voir arriver par là.
n savait pourtant bien que ce n'était pas du tout mon chemin, mais
je n'eus pas la peine de chercher un mensonge; il paraissait ou très
indifférent à la circonstance, ou très au courant de mes prétentions
mal déguisées. Ce qui me confirma dans cette dernière supposition,
c'est qu'il me parla le premier de la famille Butler en homme qui
n'est pas fâché de sonder pour son compte ou pour celui des autres
les dispositions du futur. Ceci me parut le fait d'un cuistre; cepen-
dant, comme je ne demandais qu'à voir clair dans ma situation, je
ne le lui fis pas sentir et me tins sans affectation sur la réserve, tout
en.cJierchant à le faire parler.
Il était fort lourd, pensait à bâtons rompus et se permettait d'être
encore plus distrait que son patron. De plus, il était asthmatique
et crachait souvent. Il disait sur les sujets qui m'intéressaient le
plus vivement les choses les plus insignifiantes. M. Butler était le
plus doux et le meilleur des hommes ; miss Love était parfaitement
8 REVUE DES DEUX MONDES.
bien élevée : Hope avait un heureux naturel et beaucoup de dispo-
sitions/?owr /0M^ La maison était bien tenue, les collections aussi,
(grâce sans doute à M. Black). On était heureux dans cette famille;
on n*y manquait de rien; on n'y recevait que des personnes hono-
rables, et j'en grossissais le nombre, — Chacune de ces importantes
révélations était accompagnée d*un est-ce que vous ne trouvez pas?
qui semblait dire : êtes-vous digne de toutes ces félicités dont je vous
fais la peinture éloquente? Et moi j'épuisais une à une toutes les
formules d'adhésion banale que pouvait me suggérer ma diplomatie.
Tout à coup, en coupant un sentier qui devait nous abréger le
chemin, je me retrouvai à la place où j'avais vu folâtrer les jeunes
gens. L'herbe était encore foulée, les flocons de mousse épars sur le
bord du fossé. J'en ramassai une poignée, que je mis dans ma poche,
à la satisfaction de M. Black, qui me crut botaniste. — Lichen fila-
menteux! s'écria-t-il d'un ton protecteur; mais il se baissa aussi, et
je le vis ramasser au pied de l'arbre le livre oublié par miss Love.
Comme il le tenait tout ouvert, j'y jetai les yeux, et je vis rapide-
ment que c'était un ouvrage en latin. Il me revint un soupçon que
je ne pus contenir. — Est-ce que miss Butler lit cet ouvrage? de-
mandai-je étourdiment à mon compagnon.
. — Ce livre est à moi, répondit-il brièvement. Je l'avais prêté à
sir Hope. — Et il le mit avec peine dans la poche de son habit noir,
qu'il déchira plutôt que de me laisser voir la couverture du bou-
quin; du moins je m'imaginai qu'il en était ainsi. Puis, comme s'il
eût été pris d'un remords de conscience, il ajouta :' — Ce n'est pas
que miss Butler manque d'instruction au moins! elle en a beaucoup
pour une femme... Elle dessine très bien... C'est elle qui a dessiné
toutes les planches du dernier ouvrage de son père sur l'archéo-
logie,... car M. Butler est, je vous le jure, un homme surprenant,
universel ! Il m'étonne tous les jours par l'étendue et la variété de
ses connaissances. Moi, j'avoue franchement qu'il y a des choses
auxquelles je n'entends rien.
— Vous m'étonnez beaucoup! répondis-je sans qu'il s'aperçût de
l'ironie.
M. Butler était enfermé dans son cabinet quand je me présentai
au salon, mais j'y trouvai miss Love, qui le lit avertir, et s'assit
comme pour me tenir compagnie en attendant. Hope suivit M. Black,
qui avait une leçon à lui donner. Je me trouvai seul avec elle.
— Je vois, lui dis-je, que je suis très indiscret et très importun
de mé présenter dans une maison où l'on s'occupe sérieusement,
sans m'ôtre informé de L'heure où je ne dérangerais personne.
— Vous ne dérangez personne, répondit-elle, puisqu'on vous re-
çoit avec plaisir.
JEAN DE LA ROCHE. 9
Elle fit cette réponse avec une bonhomie candide, en se regar-
dant à la glace et en rabattant sur son front, sans aucune coquet-
terie, ses cheveux ébouriffés, où pendillaient encore quelques brins
de mousse.
— C'est un véritable enfant! pensai-je en la regardant s'éplucher
tranquillement, comme si elle ne pouvait pas supposer que je fisse
attention à elle. Pourquoi ne la traiterais-je pas comme il convient
à son âge et à l'innocence de ses pensées? — J'eus envie de lui mon-
trer le lichen que j'avais ramassé, et de lui demander en riant si
elle voulait bien encore essayer de me faire peur; mais je n'osai pas.
Il Y avait en elle je ne sais quoi de grave quand même, bien au-
dessus de son âge, et aussi je ne sais quel charme émouvant qui
m'empêchait de voir en elle autre chose qu'une femme adorable
avec laquelle on ne peut pas jouer sans perdre la tête.
— Madame votre mère se porte bien? dit-elle en prenant un mé-
tier à dentelle dont, en un instant, ses petits doigts firent claquer
et sautiller les bobines avec une rapidité que l'œil ne pouvait
suivre.
— Ma mère se porte bien pour une personne qui se porte tou-
jours mal.
— Ah! mon Dieu! c'est vrai qu'elle paraît bien délicate; mais
vous l'aimez beaucoup, à ce que l'on dit, et vous la soignez bien?
Je ne l'ai vue qu'une fois. Elle a été très bonne pour mon frère et
pour moi. Elle nous a montré tout le château, qui est bien curieux
et bien intéressant. Si j'avais osé, je lui aurais demandé la permis-
sion de dessiner des détails qui intéressent mon père; mais j'ai
craint qu'elle ne nous prît pour des marchands de bric-à-brac.
— Si vous daigniez revenir, ma mère serait bien heureuse de
vous voir prendre quelques momens de plaisir chez elle.
— Eh bien! nous y retournerons sans doute quelque jour, et
j'emporterai mes crayons.
— Il paraît que vous avez un grand talent?
— Moi? Oh! pas du tout, par exemple! Je n'ai été élevée qu'à
faire des choses utiles, c'est-à-dire fort peu agréables.
— Pourtant vous faites de la dentelle, et vous paraissez très
habile.
— Oui, comme une vraie paysanne. J'ai appris cela d'une de nos
servantes : par là, je suis devenue la cent trente mille et unième
ouvrière du département; mais ce que je fais, c'est encore pour
mon père, qui est curieux de toutes les antiquailles. J'exécute un
ancien point du temps de Charles YII, dont nous avons retrouvé le
dessin dans de vieilles paperasses. Voyez, c'est très curieux, n'est-
ce pas ?
10 REVUE DES DEUX MONDES.
— C'est très beau; mais voyez comme je suis ignorant! Je ne me
doutais pas que la fabrication du point fût si ancienne dans ma
province.
— Eh bien! si vous eussiez vécu dans ce temps-là, vous auriez
commandé des garnitures de dentelles pour orner la housse et le
gorgerin de votre cheval. C'était la mode, et ce pouvait être joli.
Je trouve que rien n'est trop beau pour ces animaux-là, moi; j'a-
dore les chevaux. Vous en avez un très gentil. Sa figure me plaît
beaucoup.
— Peut-être plus que celle de son maître, pensai-je en remar-
quant l'aisance et la liberté d'esprit avec laquelle cette belle enfant
me parlait.
YII.
Cependant M. Butler ne venait pas, et sa fille n'en témoignait ni
surprise ni impatience. Le fait est que, plongé dans quelque pro-
blème, ou voulant terminer quelque partie d'un travail commencé,
il avait complètement oublié que je l'attendais; mais, ne sachant
point encore combien cet excellent homme était capable de négliger
pour la science ses intérêts les plus chers et ses préoccupations les
plus sacrées, je m'imaginai qu'il me laissait à dessein en tête à tête
avec sa fille, afin que nous pussions nous connaître et nous juger
l'un l'autre.
Enhardi par cette supposition, je m'efforçai de réparer mes bizar-
reries de la première entrevue et de redevenir un peu moi-même,
c'est-à-dire un garçon aussi facile à vivre et aussi expansif que tout
autre. La glace ne fut pas difficile à rompre, car je trouvai chez miss
Love une bienveillance égale à celle que son père m'avait témoi-
gnée. Soit que ce fût une disposition naturelle de son caractère, soit
qu'elle devinât l'intérêt particulier que je lui portais, au bout d'un
quart d'heure nous causions comme si nous nous connaissions de-
puis longtemps. Elle avait ou elle montrait plus de gaieté que d'es-
prit, aucune amertume dans son enjouement, et le mépris de tout
paradoxe, chose assez rare chez une jeune fille instruite.
Je n'eus pas le mauvais goût de lui laisser deviner mes sentimens
pour elle; mais, en me livrant, sur tout le reste, à un certain épan-
chement de cœur, je l'amenai à la faire parler d'elle-même.
— Moi, dit-elle, sauf un grand chagrin qui m'a frappée quand je
n'avais encore que dix ans, je veux parler de la mort de ma pauvre
mère, j'ai toujours été heureuse. Vous ne vous figurez pas comme
mon père est bon et comme on vit tranquille et libre avec lui. Hope
est un amour d'enfant, et quand je dis un enfant, c'est parce qu'il
JEAN DE LA HOCHE. 11
est plus jeune que moi, car je vous assure qu'il a autant de raison
et de bon sens qu'un homme fait. Il ne me chagrine que par un
côté de son humeur : c'est qu'il aime trop le travail et que si on le
laissait faire, il se tuerait. Aussi je le fais jouer et courir tant que
je peux, et je dois dire que quand il y est, il en prend autant qu'un
autre; mais il faut que je pense toujours à cela et que je ne m'en-
dorme pas là-dessus, car les médecins disent que s'il était aban-
donné à lui-même, il n'en aurait pas pour longtemps.
— Et si vous le perdiez,... vous seriez inconsolable?
— Je ne sais pas bien ce que veut dire ce mot-là : inconsolable ;
j'ai perdu ma mère, et j'ai pourtant pris le dessus... Mais au fait
votre mot est juste, je vis, je m'occupe, et je suis gaie comme tout
le monde; pourtant, quand je pense à elle,... non, je ne suis pas
consolée pour cela, et vous avez raison : ce serait la même chose
si je perdais mon frère.
Et elle essuya du revers de la main deux grosses larmes qui rou-
lèrent sur ses joues sans qu'elle songeât ni à les cacher ni à les
montrer.
— Mais, comme votre père et votre frère vous restent, vous avez
du courage?
— Et du bonheur, c'est vrai. Si je perdais mon cher Hope, j'au-
rais encore mon père... Après celui-là,.,, je crois bien que je n'au-
rais plus aucun plaisir à vivre.
— D'après l'ordre de la nature, vous devez pourtant prévoir ce
dernier malheur; mais dans ce temps-là vous aurez d'autres affec-
tions...
— Oh! les affections à venir, je ne les connais pas, je ne m'en
fais aucune idée, et je ne peux m'appuyer d'avance sur quelque
chose qui n'existe pas.
Gela fut dit très naturellement et sans aucune intention appa-
rente de m' avertir. Je n'en fus donc pas frappé et découragé comme
je l'eusse été trois jours auparavant. Je n'y vis pas non plus l'aveu
d'un cœur trop rempli pour accepter un avenir quelconque en
dehors du présent. J'étais gagné et porté à la confiance par la sim-
plicité et la bonhomie des paroles, de l'attitude et de la physio-
nomie. Je sentais là une personhe vraie jusqu'au fond de l'âme, rai-
sonnable et sensible, modeste et dévouée. Je ne me trompais pas,
telle était en effet miss Love; aussi mon exaltation se calmait au-
près d'elle, et j'éprouvais, en l'écoutant parler, le charme de l'amitié
plutôt que le trouble de l'amour.
Son père vint au bout d'une heure, me fit bon accueil, et me re-
tint à dîner. Je ne surpris, quelque attention que je fisse, aucun
regard d'intelligence échangé entre Love et lui, et je reconnus à
12 REVUE DES DEUX MONDES.
leur tranquillité que miss Love n'avait été réellement avertie de
rien, tandis que M. Butler attendait avec un grand calme qu'elle
lui parlât de moi la première.
Personne n'était plus aimable et plus sociable que mon futur
beau-père. Rien d'un pédant; une naïveté exquise avec une véritable
intelligence, un adorable caractère, un grand respect des autres,
un charme rare dans les relations, les sentimens les plus purs et
les plus nobles, tel était M. Butler. On peut dire que jusque-là sa
fille, qui lui ressemblait beaucoup par le visage, était un véritable
et fidèle reflet de ses inappréciables qualités; mais M. Butler avait
pour défauts l'extension de ses qualités mêmes. Sa longanimité ou
son optimisme allait jusqu'à la nonchalance dans les questions po-
sitives du bonheur domestique et social. Aucun événement ne l'in-
quiétait jamais. Il ne voulait ou ne savait rien prévoir. Du moins il
ne le voulait pas à temps, et, ne sachant pas suspendre ses chers
travaux scientifiques, ou s'abandonnant aux douces contemplations
de la nature, il laissait aller la vie autour de lui sans en prendre le
gouvernail.
En rapprochant mes observations des informations fournies par
mon notaire, je vis dès ce jour-là que M. Butler n'aurait aucune
initiative dans les résolutions que sa fille pourrait prendre à mon
égard, qu'il jugeait le bonheur en ménage chose simple et facile,
qu'il professait une foi absolue dans le jugement et la pénétration
de miss Love, enfin qu'il s'en remettrait aveuglément à elle pour
le choix d'un époux, et que c'était d'elle-même et d'elle seule que
je pouvais espérer de l'obtenir.
Dès lors je me sentis plus tranquille. Cet homme, sans volonté
pour tout ce qui n'était pas la science, ne pouvait pas songer à en-
chaîner ma vie à la sienne, et je n'aurais probablement pointa dis-
cuter le plus ou moins de liberté que je conserverais en vivant sous
son toit. Je ne prévis pas un instant que Love pût avoir un autre
sentiment que moi-même, si j'arrivais à me faire aimer d'elle.
C'est à quoi dès lors tendirent tous mes vœux et toutes mes pen-
sées. Je l'aimais, moi, et je puisais dans la sincérité de mes senti-
mens la confiance de me faire comprendre. Malheureusement les
conditions du mariage dans les classes aristocratiques sont détes-
tables en France, surtout en province. Les demoiselles y sont gar-
dées comme des amorces mystérieuses qu'il n'est permis de con-
naître que lorsqu'il est trop tard pour se raviser. On craint de les
compromettre en leur laissant la liberté d'examen. Le commérage
bas et méchant, que l'on ne craint pas d'appeler l'opinion (calom-
niant ainsi l'opinion des honnêtes gens), s'empare avidement des
commentaires que peut faire naître un mariage manqué, et c'est
JEAN DE LA ROCHE. 13
toujours en cherchant à avilir les intentions et à rabaisser les carac-
tères que l'on explique une rupture, quelle qu'en soit la cause.
Il ne me fut donc pas permis de voir miss Love plus de trois fois
avant de me déclarer à son père. Dès lors mon honneur était en-
gagé, et je ne pouvais plus rompre que pour des raisons majeures.
Or on n'appelle pas raisons majeures les découvertes ou les ré-
flexions que l'on peut faire sur l'incompatibilité des caractères et
des goûts. Il est bien vrai que si je n'eusse pas décliné mes inten-
tions, M. Butler n'eût peut-être pas eu l'énergie de me fermer sa
porte; miss Love, ne sachant rien, n'eût pas songé à l'avertir.
D'ailleurs ni l'un ni l'autre ne paraissaient se soucier des usages de
la province; mais moi, je ne pouvais pas m'y soustraire, je ne pou-
vais pas compromettre la femme à laquelle je devais donner mon
nom.
(( J'agrée votre demande, me répondit M. Butler, mais je ne puis
encore vous dire si ma fille l'agréera. Si je lui demande comment
elle vous trouve, elle me répondra qu'elle vous connaît trop peu
pour vous juger. Revenez donc plusieurs fois encore, je vous le per-
mets, et parlez -lui vous-même, j'y consens. Ne la pressez pas trop
de dire oui ou non; elle réfléchira, je la connais. Tout ce que je
peux vous dire dès aujourd'hui, c'est que vous ne lui êtes pas anti-
pathique, car elle ne vous fuit pas et cause volontiers avec vous,
tandis qu'à première vue elle s'est prononcée contre d'autres aspi-
rans. »
J'allai chercher miss Love dans le salon, dans le jardin, dans le
parc; elle n'était nulle part, et cependant personne ne l'avait vue
sortir. Je la trouvai enfin dans la bibliothèque, lisant avec son frère.
Gomme c'était ma quatrième visite en huit jours, elle parut très
surprise et même un peu inquiète. Elle se leva assez vivement, re-
poussa les livres et les cahiers qui l'entouraient, et m'offrit de me
conduire auprès de son père. En apprenant que je venais de le voir,
et que c'était lui qui m'envoyait vers elle, elle devint pâle, et je re-
marquai qu'elle avait pleuré.
— Je vois à votre air, lui dis-je, que je vous dérange, et que je
suis le malvenu. Chassez-moi franchement, je ne reviendrai jamais.
Je ne suis pas né importun.
Elle me regarda en face un instant, sans rien dire; puis, compre-
nant tout et prenant résolument son parti, elle fit un signe à Hope,
qui se retira, mais non pas sans me jeter un regard froid et mé-
fiant qui me mit la mort dans l'âme. Ce visage d'enfant précoce
avait l'énergie de mon âge et la naïveté du sien.
Il n'était plus question de me consulter moi-même. Je venais
pour parler à miss Love; je parlai.
14 RtVUE DES DEUX MONDES.
— Je ne vous demande rien, lui dis-je, que de me souffrir auprès
de vous assez longtemps pour être à même d'apprécier mes senti-
mens et de m' accorder votre estime.
— J'ai donc votre estime, moi, reprit-elle avec beaucoup de hau-
teur, et je vous inspire donc des sentimens quelconques? Je ne le
croyais pas, puisque vous ne me connaissez pas plus que je ne vous
connais.
— Il faut croire, repris-je avec une hauteur analogue à la sienne,
que ce peu de temps avait suffi pour faire naître. mes sentimens et
ma confiance, puisque je vous rendais un hommage aussi sérieux
que celui d'aspirer à votre main. Si vous ne le croyez pas, c'est que
vous me supposez je ne sais quelles vues intéressées qui m'offensent,
et dès lors...
Je me levais pour m'en aller. Elle me retint avec une sorte d'au-
torité. — Pas si vite, dit-elle avec un sang-froid où il entrait de la
bienveillance; je ne veux pas que vous puissiez croire que je vous
méprise. Si vous me faites l'honneur de vouloir m'épouser, c'est évi-
demment que vous m'estimez. J'ai donc eu tort de vous parler comme
je l'ai fait. Pardonnez-le-moi. Je ne suis pas moi-même aujour-
d'hui. Voyez, monsieur, et gardez-moi le secret. J'ai un grand cha-
grin! — Là-dessus, perdant tout empire sur elle-même, elle fon-
dit en larmes, et, me tendant sa main qu'elle laissa dans la mienne
tout en pleurant : — Mon père, dit-elle, est un peu souffrant depuis
quelque temps, et souffrant tout à fait depuis quelques jours. Il
s'est décidé ce matin à appeler le médecin, et le médecin, après
l'avoir examiné, m'a dit : « Exigez qu'il se soigne. Il y va de la vie!
C'est une maladie du foie qui se déclare. » Eh bien! je sais, moi,
que si j'obtiens que mon père se soigne, ce sera un miracle, et je
sais que sa mère est morte de cette maladie. Je suis sous le coup de
cette chose affreuse, et vous me parlez d'une chose qu'on appelle le
bonheur!... Je ne sais pas, moi, si le mariage me rendrait heu-
reuse dans ces conditions-là. Vous êtes heureux, vous! pourquoi
épouseriez-vous mes chagrins?... Et puis!... Attendez, ajouta-t-elte
en suspendant la réponse sur mes lèvres, il y a une condition à mon
mariage, une condition que vous n'accepteriez pas. Je ne dois ja-
mais quitter mon père ni mon frère. Je l'ai juré à ma mère mou-
rante, et plus que jamais je tiens à mon serment. Voilà, mon cher
monsieur, ce que vous comprenez de reste, vous qui aimez votre
mère; voilà ce que je devais, ce que j'ai voulu vous dire avant de
vous laisser parler.
Mon cher momieur fut dit avec une si franche cordialité que
j'en fus particulièrement touché. La sensibilité, la bonté de cœur
de cette jeune fille étaient réelles et persuasives. Je serrai ses mains
JEAN DE LA ROCHE. 15
dans les miennes, en prenant part à sa douleur, en m' efforçant de
la tranquilliser sur le compte de son père, en lui disant que l'amour
filial faisait des miracles, et qu'elle ne devait pas douter de la Pro-
vidence; enfin je lui jurai de souscrire, si elle daignait m' agréer, à
la condition qu'elle m'imposait.
YIII.
Dès lors j'avais fait un grand pas. — Tout ce que vous me dites
là est bon, et me paraît sincère, répondit-elle, et je vous dirai fran-
chement que depuis ce matin je suis résolue à me marier. C'est la
première fois que j'en comprends la nécessité. Jusqu'à présent, je
croyais qu'il valait mieux rester heureuse comme je l'étais que de
courir des risques; mais l'idée de perdre mon père et de me trou-
ver, à l'âge où je suis, l'unique soutien de mon frère m'a fait peur.>
J'ai réfléchi tout en pleurant; je crois que mon devoir est de cher-
cher un appui pour nous deux, et même j'en ai senti le besoin. Ne
me demandez rien de plus aujourd'hui. Je ne peux pas savoir si
vous serez pour moi ce soutien-là. Vous vous offrez, c'est géné-
reux, et je vous en remercie; mais, comme vous avez aussi le de-
voir de soigner votre mère souffrante, j'ignore si je dois accepter.
Permettez-moi d'y réfléchir et de vous connaître davantage. Reve-
nez souvent, puisque mon père vous y autorise.
— C'est mon vœu le plus cher que de vous voir tous les jours;
mais, dans l'incertitude où vous êtes, ne craignez- vous pas ce que
l'on pourra dire et penser de mes visites?
— Pour moi,... cela m'est égal. Je n'y songe pas. Que voulez-
vous qu'on dise?
— Que vous m'avez donné des encouragemens.
— Eh bien! Après? Vous voyez, je vous en donne; pas beaucoup,
il est vrai, mais un peu, et quel mal y a-t-il, puisque tous deux
nous sommes sincères? Ah! j'y songe : si je vous dis non après que
vos visites auront fait connaître vos intentions aux personnes de
votre monde et dans notre voisinage, votre amour-propre souffrira.
Que voulez-vous que je vous dise? Alors ne pensez plus à moi et ne
revenez pas.
— Vous en parlez à votre aise, vous à qui cela serait parfaite-
ment égal?
— Je ne dis pas cela. Je penserai peut-être que j'ai passé à côté
de mon bonheur; cependant, comme je n'en serai pas absolument
sûre, j'aimerai mieux cela que de vous avoir trompé en vous don-
nant des espérances à la légère.
Le bon sens de miss Love en toutes choses était sans réplique,
16 REVUE DES DEUX MONDES.
et si sa tranquillité était un peu choquante, du moins sa droiture
inspirait une confiance très précieuse. Résolu à ne point renoncer
à elle, j'acceptai telles épreuves qu'il lui plairait de m'imposer.
Je la quittai ce jour-là en me disant qu'après tout je n'étais pas
assez amoureux d'elle pour que son refus dût me mettre au déses-
poir. Il en fut de même à nos entrevues de la semaine suivante.
Chaque fois que je la quittais, je me sentais plein d'amitié et de
sympathie pour elle; sa raison et sa droiture éteignaient le feu qui
me consumait dans l'intervalle de mes visites.
C'était là un phénomène des plus- étranges. A mesure que je
m'éloignais de Bellevue, et que, perdant le souvenir trop distinct de
ses paroles et de son attitude vis-à-vis de moi, je me retraçais son
image, sa beauté, sa grâce, sa jeunesse, et jusqu'à sa toilette et au
parfum de ses cheveux et de ses rubans, j'étais repris d'une sorte
de fièvre qui m'ôtait le sommeil, et qui arrivait à son paroxysme
au moment où je partais pour retourner chez elle. J'arrivais ému
jusqu'à la passion, et peu à peu, en causant avec elle, je me calmais
jusqu'à l'amitié. Il n'en était pas ainsi lorsque je pouvais l'aperce-
voir et l'observer sans qu'elle fît attention à moi. Alors je la dévo-
rais des yeux, et mon imagination la dévorait de caresses; mais il
suffisait de son regard honnête et ferme, arrivant tout droit sur le
mien, pour ramener mon âme à un respect voisin de la crainte.
Je n'étais guère capable d'analyser de tels contrastes et de ré-
soudre un tel problème. Si je m'en étonnais souvent, du moins je
ne m'en alarmais pas. Chacune des deux faces si distinctes de mon
sentiment faisait d'ailleurs des progrès rapides. Mes agitations loin
d'elle arrivaient à me consumer. Mon apaisement à ses côtés deve-
nait de jour en jour plus profond et plus suave. L'amour et l'amitié
grandissaient sans hésitation et sans défaillance, mais, chose bi-
zarre, sans se confondre jamais dans une perception nette de mon
propre cœur.
Notre intimité faisait des progrès analogues. Chaque jour, aussi-
tôt que je pouvais lui parler sans témoins : — Eh bien! lui disais-je
en lui prenant la main, commencez-vous à m'aimer un peu?
— Oui, un peu, répondait-elle avec un mélancolique sourire.
— Aujourd'hui un peu plus qu'hier?
— Peut-être; il me semble...
Et elle me parlait de nos parens. La santé de son père la préoc-
cupait sans relâche. Dix fois par jour elle me quittait pour aller le
trouver. Elle revenait triste, en me disant : — Je le dérange, je
l'ennuie. Il est si bon qu'il ne me rebute jamais : il fait tout ce que
le médecin a ordonné; mais je vois bien qu'il ne peut pas me faire
un plus grand sacrifice.
JEAN DE LA ROCHE. 1/
Malgré de si tendres soins, M. Butler fut tout à coup très ma-
lade, et cette circonstance, qui devait m'empêcher de voir Love, au
moins pendant quelques jours, nous rapprocha intimement. Je m'in-
stallai, avec résolution au chevet du malade. Je ne le quittai ni jour
ni nuit. Je le soignai comme si j'eusse été son fils. Peu m'importait
de brûler mes vaisseaux en pure perte. Je l'aimais pour lui-même,
cet homme excellent, plein de résignation dans la souffrance et de
gratitude pour le dévouement que je lui montrais. D'ailleurs je ne
pouvais pas, je ne voulais pas abandonner Love dans cette dou-
leur, dans cet effroi mortel. Elle ne pensa point non plus que ma
présence pût la compromettre. Elle n'y songea seulement pas; elle
me laissa veiller auprès d'elle. J||^
Une nuit que M. Butler avait reposé avec calme, je m'endormis
dans la chambre voisine de la sienne. J'étais accablé de fatigue,
et j'avais recouvré un peu d'espoir. Quand j'ouvris les yeux, je vis ^
devant moi Love qui me tendait ses deux mains. — J'ai une bonne
nouvelle à vous annoncer, me dit-elle à voix basse.
Elle passa son bras sous le mien, et continua en m'emmenant
vers le salon : — \ous me disiez hier soir que vous lui trouviez le
teint plus clair et les yeux moins cernés. Vous aviez bien raison;
j'avais tort de ne pas vous croire. Il est sauvé, voyez-vous, cela
est bien certain. Le médecin est très, très content! vous allez le
voir, il vous dira ce qu'il m'a dit : mon père, s'il continue son trai-
tement, sera remis, dans quelques semaines tout au plus, pour long-
temps à coup sûr, et peut-être pour toujours.
Nous entrions dans le salon, le médecin n'y était pas. Nous nous
trouvions seuls. Love et moi. Je vis dans la glace sa figure tout
illuminée par l'espérance, et son corsage souple et charmant pen-
ché vers moi comme si, respirant enfin après tant d'angoisses, elle
eût éprouvé le besoin de s'appuyer sur mon épaule. Pour la première
fois les deux sentimens qui se partageaient • mon âme se confondi-
rent. Je la serrai dans mes bras avec transport, et je couvris de bai-
sers sa tête brune que j'avais attirée sur mon cœur. Je me rendis
compte seulement alors de la délicatesse de son être, de sa véritable
taille, qui paraissait élevée, et qui était petite, enfin de la ténuité
ravissante de cette adorable créature, dont j'avais eu si souvent
peur comme s'il y avait eu en elle quelque chose de mâle et de
puissant. Je sentis naître en moi une émotion qui réunissait la pas-
sion à la sympathie, une ivresse secrète comme l'instinct de la pos-
session de l'-âme, un doux orgueil protecteur de la faiblesse con-
fiante, une sensation déhcieuse qui me prenait au cœur en même
temps qu'à l'imagination; c'était enfin la tendresse.
Mon effusion avait été si involontaire et si spontanée que je crai-
TOME XXIV. 2
18 BEVUE DES DEUX MONDES.
gnis tout aussitôt d'avoir effrayé ou offensé miss Love. Elle ne pa-
rut qu'étonnée; mais, comme si son amour filial eût parlé plus
haut que sa pudeur, elle ne repoussa pas mon élan. Elle se laissa
glisser de mes bras dans un fauteuil, et, attachant sur moi ses
yeux humides d'une émotion sereine et profonde : — Ah! je vois
bien, dit-elle, que vous m'aimez, puisque vous êtes si heureux de
voir que Dieu me rend mon père !
— Et moi, m'écriai-je en tombant à ses pieds, m'aimerez-vous
enfin ?
— Je vous aime comme un frère, répondit-elle en me jetant ses
deux bras au cou avec une chasteté angélique; c'est vous dire que
je vous aime de toute mon âme!
J'étais si transporté du baiser que je ne scrutai pas la parole.
Nous pleurâmes ensemble, et je me crus heureux. Je me crus aimé.
Je ne fis point de réflexions. Je ne comparai point cette affection
avec celle que je ressentais; je ne me dis pas qu'il n'y avait point
de comparaison possible, et que l'amitié n'est pas la passion.
Hope entrait en ce moment. Sa sœur courut à lui. — Yiens, lui
dit-elle ; apprends que notre père est hors de danger, et embrasse
celui qui nous a aidés à le sauver.
L'enfant, au lieu de m' embrasser, me secoua la main d'une ma-
nière tout anglaise; sa figure exprimait la joie la plus cordiale, mais
cet éclair fut de peu de durée. Avant la fin du jour, il reprit avec
moi sa réserve et sa froideur accoutumées. Je me persuadais que
c'était là sa manière d'être avec tout le monde, qu'il ne faisait
d'exception que pour son père et sa sœur, et qu'il avait dans le
caractère une certaine raideur conciliable avec des sympathies par-
ticulières, enfin que je gagnerais bientôt sa confiance et son atta-
chement.
Je voulus passer encore cette nuit auprès de M. Butler, après
quoi, m'étant bien assuré qu'il entrait en convalescence, je dus, en
raison des convenances, retourner auprès de ma mère pour deux,
ou trois jours. Les convenances sont toujours funestes au senti-
ment. Si je fusse resté à Bellevue, j'aurais peut-être conquis le
cœur que je n'avais fait que surprendre.
Je trouvai à La Roche une espèce de réunion de famille. On s'é-
tonnait de mon absence, et ma mère avait beau dire que, M. Butler
étant gravement malade, j'avais le droit d'aller tous les jours chez
lui; on savait déjà que j'y avais passé plusieurs nuits, et on s'in-
quiétait de cette assiduité. — C'est donc un mariage arrêté, décidé,*
à la veille d'être conclu? D'où vient que nous l'apprenons par la
clameur publique? Mais comme vous ne nous en avez pas préve-
nus, comme vous ne nous en faites point part, nous craignons que
JEAN DE LA ROCHE. 19
ce ne soit une folie du jeune homme, une sottise de la demoiselle.
Est-elle d'assez bonne maison pour épouser un de La Roche? Le
père a-t-il réellement la fortune qu'on lui prête?
Ma pauvre mère, obsédée de ces questions indiscrètes et un peu
impérieuses de la part de certaines tantes collet-monté, m'attendait
avec impatience et me vit arriver avec joie. — Le voilà! dit-elle;
il va résoudre tous les doutes.
Je me croyais déjà marié, puisque je me voyais aimé d'une fille
de cœur et de parole. Après avoir annoncé l'amélioration de la santé
de M. Butler, je répondis aux questions relatives à sa fille : que
j'aimais la fille et le père de toute mon âme, et que, ma mère
m'ayant poussé aux premières démarches, je n'avais pas à m'expli-
quer sur d'autres convenances que sur celles du cœur et de l'hon-
neur. Je tins seulement à ne pas laisser croire qu'une grande for-
tune m'eût alléché. Je rendis compte en deux mots de la situation
de la famille, et ma mère se chargea d'affirmer qu'elle avait con-
sacré six mois à prendre des informations sur l'honorabilité de
M. Butler avant de me confier son projet. Les renseignemens étaient
parfaits. M. Butler appartenait à la classe moyenne, il n'y avait pas
l'ombre d'une tache sur son nom; au contraire il était estimé comme
le plus généreux et le plus désintéressé des savans.
Il n'y avait rien à répliquer, bien que la satisfaction ne fût pas
générale. Mes tantes trouvaient qu'il n'y avait point assez de nais-
sance pour tant de fortune. Un grand-oncle, chanoine sécularisé,
encore plus avare que pauvre, me dit à l'oreille qu'il n'y avait pas
assez de fortune pour si peu de naissance.
Cette journée m'attrista. Il me tardait de me retrouver seul avec
ma mère. Quand je lui eus raconté tous les incidens de la maladie
de M. Butler et ceux de mon rapide tête-à-tête avec Love, elle
m'attrista encore plus en ne partageant pas ma confiance.
— Je suis fâchée, me dit-elle, que vous ayez annoncé officielle-
ment ce mariage. Il n*est pas fait. Je ne me tourmentais pas de voir
un père désireux de ne pas quitter sa fille; je crains les exigences
bien naturelles, mais peut-être excessives un jour, de cette fille,
qui ne veut pas et qui ne pourra peut-être pas quitter son père.
Quand vous vous êtes engagé, avez-vous fait au moins la réserve
de rester en France, si bon vous semblait?
Je n'y avais pas songé, et j'en fis l'aveu. Ma mère baissa les yeux.
Elle était blessée et affligée de mon imprudence, mais elle ne dit
pas un mot, et, comme de coutume, je me sentis livré à moi-même.
Je n'osai pas lui parler de la froideur du jeune Butler; mais l'effroi
me revint au cœur, et avec l'effroi toutes les angoisses, toutes les
ardeurs d'une passion contrariée.
20 REVUE DES DEUX MONDES.
IX.
Je seatais aussi une sorte de remords d'avoir compromis Love
par trop de dévouement. J'avais eu beau prendre, pour aller chez
elle, tous les chemins détournés à moi connus, être libéral sans
aiïectation avec les valets de sa maison, rentrer chez moi à la nuit
et ne plus jamais passer par la ville : on m'avait rencontré dans des
endroits impossibles, les domestiques avaient parlé, et au moment
où ma famille s'était émue, quelques officieux se préparaient de leur
côté à avertir M. Butler de l'imprudence de ma conduite et de la^
sienne propre.
En attendant que le malade fût assez hors de danger pour en-
tendre des choses désagréables, on s'agitait autour de M. Louandre.
Mes conçu rrens éconduits, mes rivaux en expectative et surtout les
oisifs de province, qui glosent pour le plaisir de gloser, assassinaient
de questions le pauvre notaire, et lui donnaient à entendre les choses
les plus infâmes. Les plus charitables voulaient bien admettre que
je n'avais pas cherché à séduire une enfant auprès du lit où son
père se débattait entre la vie et la mort; mais ils disaient en sou-
riant que je n'avais été ni timide ni malavisé de m' emparer du rôle
de garde-malade pour me rendre maître de la situation, c'est-à-
dire de l'honneur et de la dot. M. Louandre, confident des affaires
de M. Butler, ne pouvait crier sur les toits ce qu'il m'avait confié
de l'aVenir de ses enfans. Love passait pour une riche héritière, et
moi pour un âpre et adroit ambitieux.
Ainsi tout ce qui m'avait averti et effrayé dès le premier jour se
levait déjà pour m'accabler. Il est vrai que j'avais maintenant dans
l'âme toutes les forces de l'amour pour me préserver de la mau-
vaise honte et mépriser la malveillance; mais, si cet amour n'était
pas partagé, il me faudrait donc rester avec ma douleur sous le coup
d'une humiliation sans dédommagement!
Telles furent les clartés importunes qui se montrèrent, lorsque,
deux jours après mon départ de Bellevue, j'y retournai avec une
amère impatience. Je trouvai M. Louandre seul au salon, attendant
qu'on eût attelé son cheval.
— Vous avez été un peu vite, me dit l'excellent notaire. Le ma-
lade est sauvé, vos soins y ont contribué certainement; sa fille et
lui-même le disent et vous bénissent. Tous trois cependant vous êtes
blâmés par les sots qui vous envient. Peu importe, si vous réussis-
sez; mais il faut réussir promptement et officiellement. Vos parens
vont déjà disant partout que c'est une affaire faite, et que vous l'an-
noncez. Je venais donc ici avec la certitude que M. Butler me l'an-
JEAN DE LA ROCHE. 21
iioncerait, à moi : eh bien! il m'a parlé de vous avec affection, sans
pourtant me dire un mot de mariage, et voilà ce qui m'étonne. Il
est encore si faible que je n'ai pas voulu le questionner; mais j'ima-
gine bien que vous aviez sa parole avant de passer trois nuits à son
chevet?
— J'avais son assentiment, je vous l'ai dit.
— Oui, mais vous ne m'avez pas dit que sa fille eût donné le
sien? Vous l'a-t-elle donné?
J'éprouvai encore une fois combien les préliminaires et les négo-
ciations du mariage sont choses indélicates et cruelles. Il me fallait
4onc, pour justifier mon amour, trahir celui de Love, raconter les
circonstances de son premier baiser, les livrer aux commentaires
d'un tiers, enfin effeuiller brutalement la première fleur de mon
espérance!...
Et d'ailleurs une terreur soudaine s'emparait de moi... Était-ce
bien un baiser d'amour que j'avais reçu? Et si ce n'était qu'une
effusion de reconnaissance naïve, un enthousiasme fraternel né de
l'adoration filiale?... Au fait, elle ne m'avait pas dit, elle ne m'avait
pas prouvé autre chose! J'allais donc trahir la sainte confiance
d'une âme pure et me vanter, comme un sot et comme un lâche, au
risque de compromettre l'honneur de celle que, comme frère ou
comme fiancé, j'avais le devoir de défendre?
Je baissai la tète et ne répondis rien.
— Diable, diable! reprit M. Louandre, vous n'êtes pas si avancé
que je croyais, et je crains, mon cher comte, que vous n'ayez fait
un coup de tête en vous livrant à votre cœur.
— Avez-vous quelque raison de croire ce que vous dites? Expli-
quez-vous.
— Je me suis expliqué en vous disant que le père ne s'expliquait
point. Et puis il y a une autre circonstance,... une misère, si vous
voulez... Tenez, ajouta- t-il en dirigeant mes regards vers le par-
terre où le petit Hope se promenait, les mains derrière le dos et la
tête penchée en avant; voyez l'attitude mélancolique ou méditative
de cet enfant! Tout à l'heure il était là, parlant et souriant avec
moi comme tout autre individu de son âge. Tout à coup il a regardé
là-bas, du côté de la grille, et il vous a vu arriver. Alors, prenant
sa casquette de l'air d'un homme fier et dépité, il m'a dit : « Par-
don! voilà une visite qui n'est pas pour moi. » Et il est sorti pour
ne pas vous voir, sans s'expliquer autrement; mais plus je médite
en moi-même sur ces étranges paroles, moins je les interprète en
votre faveur, et je les livre à vos propres commentaires.
— Cet enfant ne m'aime pas, m'écriai-je, je le vois, je le sens!
Peut-être quelque valet lui aura-t-il fait entendre que ma présence
22 REVUE DES DEUX MONDES.
compromettait sa sœur, ou que je ne voyais en elle que la grande
fortune à laquelle ces enfans croient sans doute. Ah! mon cher
monsieur Louandre, j'avais prévu tout cela, souvenez-vous! Que ne
donnerais-je pas aujourd'hui pour ne pas aimer comme j'ai le mal-
heur d'aimer!
— Vous voilà donc pris à ce point-là? Diable ! moi, je crains que le
valet qui a indisposé le petit bonhomme contre vous ne soit ce grand
cuistre de Black. Avez-vous remarqué qu'il vous vît de mauvais œil?
— Le premier jour, oui! Quand je vous dis que je n'ai vu clair
que ce jour-là!
— Allons, allons, reprit M. Louandre, puisque c'est moi qui vous
ai lancé sur la mer orageuse, bien que je ne sois pas responsable
des étourderies que vous avez commises de votre chef et sans me
consulter, je vais essayer de vous mener au port sans naufrage. Je
reste. Je parlerai à M. Butler, à miss Love, au petit, au pédant, s'il
le faut. Je saurai où vous en êtes dans leur esprit, et j'amènerai
peut-être une décision favorable. Allez-vous-en saluer votre malade,
et tâchez que sa fille le quitte un peu pour que je me trouve seul
avec elle. Je l'attendrai dans la bibliothèque.
Je montai à l'appartement de M. Butler sans rencontrer personne.
La maison était un peu à l'abandon depuis que l'active et douce
châtelaine était absorbée par des soins plus pressans. Dans l'anti-
chambre de M. Butler, deux domestiques dormaient profondément.
Malgré l'été, on avait jeté partout des tapis sur les parquets, pour
que le bruit des pas autour de lui ne troublât pas le léger sommeil
du convalescent. La porte de sa chambre étîiit grande ouverte.
A travers les rideaux fermés, un jour bleuâtre tombait sur les che-
veux noirs de Love et sur le pâle visage de son père. Elle était as-
sise tout près de lui, et lisait à demi-voix, essayant plutôt de l'en-
dormir par la monotonie de son intonation que de le distraire ou
de l'occuper. J'étais dans la chambre, ils ne me voyaient pas, ils ne
m'avaient entendu entrer ni l'un ni l' autre.
J'avoue que j'éprouvais une sorte de curiosité inquiète de savoir
ce que Love lisait si couramment. Cette inquiétude répondait sour-
dement à de vagues appréhensions déjà conçues ou plutôt eflleurées.
J'écoutai, et il me fallut quelques instans pour me rendre compte
de la langue qu'elle lisait, car elle la prononçait à la manière an-
glaise, et tout en voyant bien que ce n'était pas de l'anglais, j'hé-
sitais à m'y retrouver; mais, au bout de deux phrases, le doute
n'était plus possible : elle lisait du grec avec autant de facilité et
d'habitude que sa propre langue.
Du grec! une fille de seize ans! Je me sentis devenir Ghrysale
de la tête aux pieds. Puis tout aussitôt je plaignis Love. — Ah!
JEAN DE LA ROCHE. 23
mon Dieu! pensai -je, ce père, ingénument personnel, l'a élevée
pour ses besoins, à lui, bien plus que pour son bonheur, à elleî La
pauvre enfant est si modeste que personne ne se doute de son sa-
voir. Elle n'a pas eu le choix de ce qu'on lui a fait apprendre; elle
est docile,, intelligente, humble, voilà tout. Ce grec l'ennuie, elle
ne le comprend peut-être pas; elle sait les caractères et la pronon-
ciation, ce qu'il faut seulement pour faire une lecture à demi-voix.
— Mais M. Butler s'agita un peu, et dit en grec à sa fdle : — C'est
assez, repose-toi. — A quoi elle répondit en grec : — Je ne suis pas
fatiguée, mais je lirai encore plus bas. N'écoutez pas; tâchez de
vous endormir.
Ce n'était pas le moment de réveiller les esprits du malade en me
présentant. Je sortis aussi doucement que j'étais entré, convaincu
enfin que Love savait le grec. — Qu'importe après tout? me disais-
je; mais pourquoi me l'a-t-elle caché?
Je passai sans bruit dans la bibliothèque où attendait M. Louandre,
et qui était située au même étage que la chambre à coucher. Le
bon notaire, qui s'ennuyait, s'était assis devant une grande table et
feuilletait des cahiers épars, laissés en désordre depuis le jour où
M. Butler avait été pris d'un évanouissement au milieu de son tra-
vail. M. Louandre sourit en me voyant. — Je ne commets pas d'in-
discrétion, dit-il en me montrant les cahiers et les notes. Je me
souviens fort mal de mon latin, et j'ai tout à fait oublié mon grec.
Quant aux autres sciences, sauf celle des lois, je m'en suis toujours
privé. Mais savez-vous ce que j'admire? c'est de trouver l'écriture
de M"° Butler dans tout cela.
— Vous la connaissez donc, son écriture ?
— Sans doute, elle est le secrétaire de son père, qui est illisible,
et c'est elle qui m'écrit toujours pour lui. Eh bien! je découvre,...
au reste je m'en étais toujours douté, qu'elle sait le latin, le grec,
les mathématiques, et je ne sais combien d'autres choses encore, ni
plus ni moins, que dis-je? beaucoup mieux peut-être que l'illustre
Junius Black. Ma foi, mon cher comte, vous aurez là, si Dieu nous
exauce, une femme dont Molière ne se serait pas moqué,- car elle
cache ses talens avec autant de soin que ses péronnelles savantes
en mettaient à exhiber les leurs. Je vous en ferai mon compliment,
moi, en toute humilité; mais savez-vous ce que je me dis? car il
faut toujours redescendre de l'abstrait au concret : je me dis qu'une
telle fille est trop nécessaire, trop indispensable à un tel père pour
qu'il soit jamais possible de les séparer. Donc vous n'y devez jamais
songer, et vous êtes bien résolu, n'est-ce pas, à ne pas mettre votre
volonté entre ces deux attractions invincibles?
— Oui, répon dis-je, je le savais, je le sais encore mieux mainte-
"Ih REVUE DES DEUX MONDES.
nant. La santé, le travail, la passion, le bonheur de ce pauvre père,
seront anéantis le jour où sa fille lui manquera. Eh bien, soit! s'il
faut quelque jour quitter la France, je la quitterai, je suivrai Love
au bout du monde, si M. Butler veut aller vivre au bout du monde.
Ma mère en souffrira beaucoup, je le sais aussi maintenant; mais elle
souflVirait davantage de me voir à toute heure seul et désespéré de-
vant elle. Le sort en est jeté, que voulez-vous? Je ne pouvais pas
me flatter de trouver pour moi tout seul en ce monde le bonheur
sans nuage et le soleil sans ombre. Faites que j'obtienne le cœur et
la main de cette généreuse fille. Si elle m'aime, je serai encore à en-
vier, car je l'aime, moi, entendez-vous? Ignorante ou docte, faible
ou forte, ouvrière en dentelle ou en géométrie, elle est le type qui
me plaît et me domine; elle est la femme qui me fait rêver à toute
heure, sans laquelle ma tête s'égare et mon âme me quitte. Plus
d'objections, mon cher ami! agissez... ou plutôt non, n'agissez pas!
donnez-lui le temps de voir combien je l'aime et à quel point elle
peut compter sur moi. Laissez dire les envieux, laissez-moi conduire
ma barque moi-même. Tenez, allez-vous-en! j'ai peur que mon
empressement ne lui paraisse brutal. Est-ce qu'elle peut penser à
autre chose qu'à son père d'ici à huit ou dix jours?
— Permettez, permettez! reprit M. Louandie; je ne tiens pas tant
à conclure ce mariage qu'à mériter la confiance de M. Butler et
celle de votre mère, qui tous deux m'ont chargé de ce qu'ils ont
de plus cher au monde après leurs enfans, à savoir leur honneur,
leur dignité respective. Je veux bien m'en aller, mais à la condition
que vous vous en irez avec moi, car votre présence, trop fréquente
et trop prolongée ici, compromet M"'' Butler et vous-même, vos pa-
rens et les siens par conséquent, et moi-même par-dessus le marché.
— Vous avez raison, répondis-je, partons ! J'ai fait mon devoir
en venant m' informer de la santé du malade. J'écrirai à miss Love
pour lui dire que j'attends ses ordres, et je ne reviendrai que quand
elle m'y aura autorisé.
— Enfin vous parlez d'or, dit le bon Louandre en se levant;
partons !
X.
Mais il éjait écrit que les choses se passeraient autrement. M. But-
ler s'était endormi; on avait prévenu miss Love de mon arrivée:
elle s'était fait remplacer par son frère auprès du convalescent; elle
venait à nous, elle saluait M. Louandre, qui avait déjà pris congé
d'elle une demi-heure auparavant; elle me tendait la main avec un
affectueux et radieux sourire.
JEAN DE LA ROCHE. 25
— Il va de mieux en mieux, me dit-elle, parlant toujours de l'ob-
jet de son unique préoccupation, et, s'asseyant entre nous deux,
elle causa avec ce charmant naturel et cette généreuse expansion
qui ne l'abandonnaient plus quand j'étais auprès d'elle. M. Louan-
dre fut frappé de cette confiance animée qu'il ne lui avait jamais
vu manifester si ouvertement, et, prenant tout à coup confiance
lui-même dans ma cause, jugeant comme moi que j'étais aimé, il
plaida pour mon bonheur.
M. Louandre était un homme positif, d'un esprit ordinaire, mais
d'une si grande honnêteté de cœur que rien n'était blessant dans
sa bouche. Il parla, cette fois surtout, avec une rare élévation, un
remarquable bon sens, et je vis que Love l'écoutait avec une défé-
rence presque respectueuse. Je l'aurais souhaitée plus attendrie par
l'amour que convaincue par le raisonnement; mais elle écoutait sans
interrompre, elle donnait des signes d'adhésion, et j'attendais une
réponse favorable et décisive.
Elle se recueillit un moment avant de répondre; enfin elle répon-
dit : — Je suis une enfant, et pourtant mon père a en moi une con-
fiance entière. Il m'a remis le soin de choisir moi-même mon mari.
D'abord cette idée-là m'a effrayée. A présent j'en ai pris mon parti,
surtout depuis que je connais M. de La Roche et que je me suis as-
surée que son cœur est bon et que ses idées sont nobles. C'est donc
lui que je choisis dès à présent, à l'exclusion de tout autre, puis-
qu'il aime mon père et que mon père l'aime aussi; mais je fais une
réserve, c'est qu'il m'attendra six mois. Ce n'est pas avant six mois
que je peux consentir à me marier.
— Six mois, c'est trop long! s'écria M. Louandre. Il passe trop
d'eau sous le pont pendant six mois : j'entends par là les intrigues,
les indiscrétions, les mensonges, les jalousies du dehors. Vous ne
savez pas, chère enfant, toutes les mouches avides et venimeuses
qui bourdonnent autour des fruits mûrs. Or un mariage arrêté est
un fruit mûr qu'il faut cueillir avant qu'il ne tombe. Disons trois
mois, et même moins, s'il est possible.
— Eh bien ! reprit-elle, ne disons rien que ceci : mon père a be-
soin de moi pour finir un ouvrage qui le passionne; je suis son se-
crétaire, et personne ne peut me remplacer...
— Parce que vous êtes aussi savante que lui ! Nous savons cela,
s'écria M. Louandre un peu à l'étourdie.
— Où prenez-vous cela? répondit Love en jetant un regard in-
quiet sur les papiers du bureau et en rougissant beaucoup, avec
une physionomie contrariée. Je ne sais qu'écrire sous sa dictée;
mais il a une telle habitude de s'adresser à moi que d'ici à long-
temps il ne pourra rien faire avec un autre.
26 REVUE DES DEUX MONDES.
— Bah! bah ! n*a-t-il pas l'illustre Junius, qui en sait long aussi,
à ce qu'il paraît?
— L'illustre Junius, répondit Love en souriant, sait beaucoup
trop de choses ; il veut discuter avec mon père et lui imposer ses
vues transcendantes. Mon père est modeste et doux, il cède; mais
il s'en repent ensuite, car M.. Black a des idées étroites, et le travail
est à recommencer. Et puis cela jette mon père dans des incerti-
tudes qui lui font mal. C'est un libre esprit, un génie hardi et ingé-
nieux à qui l'on doit laisser ses défauts et ses qualités. Mon atten-
tion passive est tout ce qu'il lui faut.' Hope serait tout aussi attentif
et dévoué que moi; mais il travaille assez pour son compte, et sa
santé délicate ne résisterait pas à un surcroît d'application. Souf-
frez donc que j'appartienne à mon père, exclusivement jusqu'à ce
que l'ouvrage soit fini. Il y a fort peu de chose à faire, et si mon
père était bien portant, je serais libre dans peu de semaines; mais
pouvons-nous fixer le jour où il sera capable de reprendre ses oc-
cupations? Ne devons-nous pas souhaiter, pour notre tranquillité
future, qu'il les reprenne le plus tard possible? Je vous avertis,
moi, que je ferai tous mes efforts pour qu'il ait une convalescence
tranquille et paresseuse, et je suis sûre, ajouta-t-elle en se tour-
nant vers moi avec candeur, qujd vous m'y aiderez de tout votre
pouvoir.
Je ne pouvais résister à l'aimable ascendant de Love, et rien ne
me semblait difficile quand elle invoquait la délicatesse de mon
affection. Je lui rendis grâces de sa confiance en moi, et j'acceptai
l'arrangement qu'elle proposait, à savoir que nous nous marierions
aussitôt que l'ouvrage serait sous presse.
— Diable! Est-ce un in-folio? demanda M. Louandre.
— Non, non, répondit Love, ce n'est qu'une mince brochure.
J'allai saluer M. Butler à son réveil. Il me tendit ses bras affai-
blis et me serra sur son cœur. — Vous avez été un ange pour moi,
me dit-il. Vous avez consolé et soutenu mes pauvres enfans, effrayés
et navrés de ma souffrance. Je vous bénis comme un père bénit son
fils.
J'étais profondément attendri et heureux, mais j'eus tout à coup
un sentiment d'épouvante en voyant Ilope, dont je cherchais les re-
gards, me tourner le dos avec affectation et sortir de la chambre.
Love en parut frappée, et elle le suivit en me disant : « Restez là
jusqu'à ce que je revienne. » Elle revint bientôt, mais très pâle, et
quand elle put me parler sans témoins : — Je ne sais ce qu'il a, cet
enfant, me dit-elle; il me boude et refuse de s'expliquer. Je ne l'ai
jamais vu ainsi : je crains qu'il ne soit malade, bien qu'il dise ne
souffrir de rien.
"* JEAx\ DE LA ROCHE. 27
— Il ne vous a pas parlé de moi?
— Non ! Que s'est-il donc passé entre vous?
— Rien, sinon qu'il me témoigne de la froideur, et que je crois
deviner en lui de l'aversion. C'est à vous de tâcher de savoir ce en
quoi j'ai pu lui déplaire, afin que je m'en corrige ou m'en abstienne.
Je sens bien que vous l'aimez ardemment, et qu'il faut que je sois
aimé de lui! N'est-ce pas, il le faut?
— Oui, certes, il le faut absolument! Revenez bientôt, je l'aurai
confessé, et je vous dirai tout.
Je partis avec M. Louandre.
— Je ne suis pas si tranquille que vous, me dit le notaire à plu-
sieurs reprises, en cheminant à mes côtés.
Hélas! je n'étais pas tranquille du tout.
Le lendemain, je reçus la lettre suivante :
« Ne revenez ni demain ni après-demain. Il faut auparavant que
j'aie raison des idées de ce cher et cruel enfant. Imaginez-vous qu'il
n'a rien contre vous; il vous estime et vous aimerait peut-être, si
vous ne songiez pas à m'épouser. \oilà ce qu'il dit, et il n'écoute
rien de ce que je lui réponds. Il est absorbé, pâle, sans appétit, et,
je le crains, sans sommeil. Enfin il est jaloux de moi, voilà ce que
je suis obligée de constater. Il ne veut pas que je me marie. Ne vous
inquiétez pas trop de cela; il est si jeune, et d'ailleurs si bon et si
raisonnable! Laissez passer quelques jours. Quand il sera bien por-
tant, je le persuaderai, j'en réponds : il m'a toujours cédé après un
peu de résistance, et ce n'est pas à dix ou onze ans que l'on a une
volonté inébranlable. Mon père s'est levé aujourd'hui. Déjà il pense
à travailler. Je l'en empêche. Présentez mes tendres respects à ma-
dame votre mère, et plaignez-moi un peu du chagrin que je vous
cause. « Love Butler. »
Je passai une journée terrible. Les plus sinistres pressentimens
m'assiégeaient : il me semblait que je ne devais plus revoir Love,
que tout était fini entre nous.
Peu à peu je me calmai, sa lettre était si bonne, si confiante! Je
la montrai à ma mère, qui me rassura. — Une personne si juste et
si loyale, me dit-elle, ne cédera pas à l'injustice d'un enfant, et
l'injustice d'un enfant est un caprice qui passe. Faites ce qu'elle
vous dit : n'allez chez elle ni demain ni après-demain; le jour sui-
vant, nous irons ensemble. M. Butler n'ayant pu me rendre votre
visite, sa maladie m'autorise à lui faire la mienne.
— Non, lui répondis-je, c'est bien assez que vous soyez compro-
mise en ma personne. Je crains cet enfant, qui n'est pas un enfant
comme les autres.
28 REVUE DES DEUX MONDES.
— C'est possible, mais sa sœur vous aime; elle ne craint pas de
se compromettre en vous écrivant. Je vois dans cette infraction aux
convenances Télan d'une belle âme. C'est à nous de lutter avec elle
contre les obstacles de son intérieur, et de lui bien dire que nous
ne doutons pas d'elle. Nous irons la voir, vous dis-je, nous irons
dans deux ou trois jours.
Ma mère pensait engager encore plus la parole de Love par cette
démarche; mais les événemens la lui interdirent. Le médecin de
M. Butler arriva au moment où nous nous disposions à partir pour
Bellevue. Il venait de la part de M. Butler et de sa fille nous dire
que Hope avait une fièvre nerveuse assez inquiétante, et il était
chargé de nous en apprendre confidentiellement la cause. L'enfant,
voyant que sa sœur allait se marier, était tombé dans une sorte de
désespoir. Cela était fort injuste, fort blâmable à coup sûr, le père
comptait l'en reprendre, la sœur espérait pouvoir passer outre;
mais avant tout il fallait guérir le petit malade, lui éviter tout sujet
de chagrin, paraître céder à sa fantaisie. Donc je ne devais point
songer à retourner à Bellevue avant huit jours. Jusque-là, le méde-
cin promettait de m'envoyer fréquemment un bulletin de sa santé.
— Vous voyez! dis-je à ma mère quand il fut parti. Tout est
perdu! Cet enfant mourra si elle lui résiste, et comme elle l'adore,
elle lui sacrifiera tout.
Ma mère, avec ses habitudes d'esprit, son caractère morne et
son âme désolée pour son propre compte, avait fait jusque-là de
grands efforts poiH* me paraître tranquille et pour me soutenir. Elle
était au bout de son initiative. Elle baissa la tête, et je vis rouler des
larmes dans ses yeux fixes.
Je sentis alors pour la première fois sa peine passer dans mon
cœur et se fondre avec la mienne. N'ayant pas assez connu mon
père pour le pleurer, je n'avais jamais bien compris les larmes inta-
rissables de ma mère. L'amour m'était toujours apparu comme une
passion que l'âge doit éteindre; mais depuis que j'avais senti la
tendresse s'éveiller en moi, depuis que j'avais savouré auprès de Love
la douceur des relations intimes, le charme de la confiance mutuelle,
et caressé le rêve de l'amitié sainte unie aux ardeurs de la jeunesse,
je pouvais comprendre la jeunesse brisée de ma mère, le vide de son
cœur et l'horreur de la froide solitude où elle se consumait.
— Pardonnez-moi d'aggraver et de raviver vos peines, lui dis-je
en me mettant à ses genoux. Vous vouliez me donner du courage,
et je refusais d'en avoir. Eh bien! c'était lâche. J'en aurai, je vous
le promets. J'aurai même de l'espérance. Rien n'est perdu, et les
craintes dont je vous afflige ne méritaient peut-être pas que je vous
en aie entretenu. Attendons!
JEAN DE LA ROCHE. 29
J'affectai dès lors une confiance et une patience que je n'avais
pas. J'ignore si ma mère s'y trompa. Elle joua peut-être le même
rôle que moi en me cachant ses anxiétés et ses désespérances.
XI.
Je comptais les heures du jour et de la nuit avec une impatience
découragée. J'allais à la chasse et je ne voyais pas seulement lever
le gibier.| J'inventais des buts de promenade où je ne me rendais
pas, des affaires dont je n'avais nul souci. Je ne pouvais rester en
place. Je fuyais mes amis et. mes connaissances. Leurs questions me
mettaient au supplice. Pourtant tout le monde savait déjà la vérité.
Love n'en avait pas fait mystère. Loyale et brave, elle avait dit aux
personnes qui venaient s'informer de l'état de son père et de son
frère, et qui lui laissaient voir leur curiosité sur mon compte, qu'elle
m'avait donné sa parole, mais qu'elle ne savait plus quand elle
pourrait la tenir. Et elle racontait ingénument l'opposition bizarre
et maladive de Hope à tout projet de ce genre. Elle parlait de moi
avec une vive reconnaissance, une grande sympathie, une fran-
chise qui paralysait la raillerie et confondait la malveillance. Elle
avait mille fois raison, et rien ne lui semblait plus facile que de dire
ce qu'elle pensait, puisque la vérité était la chose la plus honnête
et la plus|droite qu'elle eût pu inventer.
Tout cela m'était rapporté par M. Louandre et par M. Rogers, le
médecin anglais que la famille Butler avait mandé de Paris, et qui
m'avait pris en amitié. Il m'écrivait de temps en temps, mais il me
rassurait sur les sentimens de ma fiancée sans me rassurer sur la
santé de son frère, et M. Louandre me disait au contraire que la
maladie de l'enfant était légère, tandis que la faiblesse de sa sœur
pour lui était une chose grave.
Je ne savais donc plus que penser. Love ne m'écrivait plus. Deux
semaines s'étaient écoulées sans que l'on pût couper les accès de
fièvre de Hope, et sans qu'il eût été possible de rien tenter pour le
faire revenir de sa fantaisie. M. Louandre résumait ainsi la situa-
tion : — Certes elle vous aime, même beaucoup. Elle est charmante
quand elle parle de vous; mais elle dit trop tranquillement tout le
bien qu'elle en pense. Yotre nom ne la fait pas rougir. Elle a une
manière de vous aimer qui fera votre bonheur, si vous l'épousez, mais
qui ne vaincra pas les obstacles à votre mariage, s'il s'en présente
de sérieux. Ne l'aimez donc pas si follement; apaisez-vous!
— Ah! taisez-vous, lui répondais-je avec amertume; je ne pense
que trop comme vous ! Elle aime trop sa famille pour aimer un nou-
veau-venu. Elle est adorable, mais elle n'a pas d'amour pour moi.
30 REVUE DES DEUX MONDES.
Et moi je le vois de reste, mais je l'adore! Ne me dites plus rien
d'elle. Laissez-moi attendre et souffrir.
Devant ma mère, j'affectais la confiance et la gaieté. Seul, j'étais
en proie aux furies. J'accusais Love, j'essayais de me détacher d'elle,
et, chose horrible à penser, il y avait des momens où je me surpre-
nais à désirer la mort de son frère; mais ce monstrueux souhait ne
me soulageait pas. Je sentais bien que, si je devenais la cause de
cette mort. Love ne pourrait jamais se décider à me revoir.
Au bout de cette mortelle quinzaine, j'appris par un indifférent
que le jeune Butler était mieux, et qu'on l'avait vu se promener en
voiture du côté de la Chaise-Dieu. N'y tenant plus et me sentant
devenir fou, je partis à tout hasard pour Bellevue.
— Peut-être s'est-on trompé, me disais-je. Si Hope était guéri, ne
me l'eùt-on pas fait savoir? S'il ne l'est pas, s'il garde encore le
lit, je pourrai au moins dire à Love quelques mots dans une autre
pièce. D'ailleurs je verrai M. Butler; il est réellement guéri, lui, il
s'expliquera. Si je ne peux parler ni à l'un ni à l'autre, j'aperce-
vrai peut-être ma fiancée. Je connais maintenant la maison; je saurai
me glisser dans tous les coins. Et quand même je resterais dehors,
quand même je ne verrais que la lumière des croisées, il me semble
que cela me rendrait un peu de calme pour attendre, ou de force
pour accepter mon destin.
Au point où nous en étions, ma visite ne pouvait plus compro-
mettre personne. J'avais bu résolument la petite honte de mon
amour contrarié et de mon avenir remis en question. Je ne sacrifiais
plus rien à la vanité. Quant à Love, elle avait conquis par sa fran-
chise l'estime et le respect de tous les honnêtes gens. Je n'avais
donc à ménager que la fantaisie et la maladie d'un enfant : cela ne
me semblait pas bien difficile.
Gomme j'étais à moitié chemin déjà, M. Black me revint en mé-
moire. Le pauvre garçon m'avait toujours déplu; je me mis à le
prendre en horreur, je ne sais trop pourquoi, si ce n'est parce que
j'avais l'esprit malade. Je m'imaginai qu'il excitait Hope contre
moi, que j'avais surpris des regards malveillans à la dérobée, des
sourires de dédain en ma présence, enfin que je devais me méfier
de lui et m'introduire à Bellevue sans qu'il me vît.
Il n'était que trois heures de l'après-midi. Je me trouvais à une
lieue d'Allègre, où j'avais l'habitude de faire reposer mon cheval,
quand je suivais cette route pour gagner la Chaise-Dieu. Je résolus
de m'arreter trois ou quatre heures là où j'étais pour attendre la
nuit, et, prenant à droite un petit chemin de traverse, j'atteignis le
hameau de Bouffaleure, où je mis mon cheval chez un paysan. De
là, pour tuer le temps, je me rendis à pied au cratère de Bar, situé
JEAN DE LA ROCHE. 31
à peu de distance, et que je n'avais jamais eu la curiosité de gravir.
L'antique volcan s'élève isolé sur un vaste plateau très nu et
assez triste. Il est là comme une borne plantée à la limite de 1* an-
cien Yélay et de l'ancienne Auvergne. Du sommet de ce cône tron-
qué, la vue est admirable et s'étend jusqu'aux Cévennes. Une vaste
forêt de hêtres couronne la montagne et descend sur ses flancs, qui
se déchirent vers la base. Le cratère est une vaste coupe de ver-
dure, parfaitement ronde et couverte d'un gazon tourbeux où crois-
sent de pâles bouleaux clair-semés. Il y avait là jadis un lac qui,
selon quelques antiquaires, était déjà tari au temps de l'occupation
romaine, et qui, selon d'autres, a pu servir de théâtre à leurs nau-
machies. La tradition du pays est plus étrange. Les habitans du
Forez se seraient plaints des orages que le lac de Bar attirait et dé-
versait sur leurs terres. Ils seraient venus à main armée le dessé-
cher avec du vif-argent.
Je me laissai tomber sur l'herbe vers le milieu du lac tari. Les
bouleaux interceptaient fort peu la vue, et mon regard embrassait
l'épaisse et magnifique ceinture de hêtres qui entoure le rebord du
cirque avec une régularité que ne surpasseraient guère les soins de
l'homme. De là, on pourrait se croire dans le bassin d'une plaine, si
l'on ne consultait l'aspect du ciel, qui, au lieu de fuir à l'horizon
par une dégradation de tons et de formes, révèle, par l'intensité uni-
forme du bleu et par le dessin inachevé des nuages, le peu d'espace
que la plate-forme boisée occupe.
Le lieu est d'une tristesse mortelle, et je m'y sentis tout à coup
saisi par le dégoût de la vie qu'inspirent certains aspects solennels
et sauvages de la nature, peut-être aussi l'oppression de ce ciel
étroit qui écrase les cimes enfermées par des rebords, et qui. sem-
ble mesuré à l'espace d'une tombe. Je mis ma tête dans mes mains,
et je donnai cours aux sanglots que j'étouffais depuis si longtemps.
Je m'éveillai comme en sursaut en m' entendant appeler par mon
nom... La voix de Love dans cette morne solitude, d'un accès sinon
difficile, du moins pénible, et où je m'étais dit avec une sorte de sé-
curité douloureuse : Là du moins les oiseaux du ciel verront seuls
ma faiblesse et mes pleurs!... Cela était si invraisemblable que je
n'y crus pas d'abord. C'était Love pourtant. Elle accourait vers moi,
marchant comme un sylphe sur le gazon mou et ployant du cratère.
Elle était animée par la* marche et par l'inquiétude ; mais quand
elle se fut arrêtée un instant pour respirer en me serrant les mains,
elle redevint pâle, et je vis qu'elle aussi avait beaucoup veillé et
beaucoup souffert.
— Ne me dites rien ici, répondit-elle à mes questions inquiètes;
venez dans le bois. Je veux vous parler sans qu'on le sache. Mon
3'2 REVUE DES DEUX MONDES.
père et mon frère sont en voiture au bas de la montagne, du côté
d'Allègre. Ni l'un ni l'autre n'auraient la force de monter jusqu'ici.
Moi, je vous ai aperçu, traversant une petite clairière. Gomment je
vous ai reconnu de si loin, quand personne autre ne pouvait seule-
ment vous apercevoir, c'est ce que je ne peux pas vous expliquer; ce-
pendant j'étais sûre de vous avoir reconnu. Je n'en ai rien dit; mais,
comme mon père m'engageait à grimper au cratère avec M. Black,
j'ai accepté. Je me suis arrangée pour perdre mon compagnon dès
l'entrée du bois. Ce n'a pas été difficile. J'ai coupé en droite ligne,
à pic, sous les arbres; M. Black est. trop asthmatique pour en faire
autant. Je lui ai crié de suivre le sentier, et le sentier aboutit là-bas,
à droite. Je le sais, je suis déjà venue ici deux fois. C'est pourquoi
je vous emmène à l'opposé. Mon père m'a donné deux heures, pen-
dant qu'il reste assis avec Hope sur le bord du ruisseau. J'ai gagné
une demi- heure en montant tout droit; je gagnerai un quart
d'heure en descendant de même, et M. Black deviendra ce qu'il
pourra.
En parlant ainsi, elle m'entraînait vers le fourré, où nous arri-
vâmes en peu d'instans. Le lac n'a guère qu'un demi-quart de lieue
de diamètre. Aussitôt qu'on a franchi la couronne boisée du cra-
tère, le terrain se précipite, et l'immense horizon se découvre à tra-
vers les arbres.
Love s'assit auprès de moi sur la mousse, au milieu des genêts
en fleurs. De là nous apercevions, comme deux points noirs,
M. Butler et son fils au bord du ruisseau. La voiture et les domes-
tiques étaient à l'ombre un peu plus loin. Love, s'étant assurée
que nous étions bien cachés, même dans le cas où Junius Black
aurait l'esprit de venir de notre côté, me regarda enfin, et, voyant
ma figure altérée, elle perdit la résolution qui l'avait soutenue jus-
que-là.
— Mon Dieu! s'écria-t-elle, comme vous avez du chagrin! Ah!
si vous m'aimez tant que cela, et si vous manquez de courage, que
vais-je donc devenir, moi?
— Si je vous aime tant que cela!... Vous avez donc pensé que
je vous aimais peu et tranquillement?
— Peu, non! Je ne vous aimerais pas si je ne me croyais pas
beaucoup aimée; mais, tant que le devoir ne nous enchaîne pas
l'un à l'autre, nous ne pouvons pas sacrifier celui qui nous enchaîne
à notre famille. Pourriez-vous hésiter entre votre mère et moi?
— Il me semble que je n'ai pas hésité quand je vous ai donné
ma parole de me séparer d'elle pour vous suivre, s'il le fallait, à
mille lieues de ce pays.
— C'est vrai, répondit miss Love en pâlissant, vous m'avez pro-
JEAN DE LA ROCHE. 33
mis et juré plus que je ne demandais, car je comptais bien et je
compte toujours que nous resterons en France. J'ai pensé que vous
étiez très enthousiaste, très vif en paroles, et qu'au besoin vous
reculeriez devant un pareil sacrifice.
— Vous vous êtes trompée, je ne reculerais pas.
— Eh bien! c'est peut-être mal de m'aimer à ce point-là; mais
vous n'êtes pas dans la même situation que moi. Votre mère, vous
me l'avez dit, désirait notre mariage, et l'idée de votre bonheur lui
eût fait tout accepter. C'est la consolation des cœurs généreux que
de savoir s'oublier pour ceux qu'on aime. Chez nous, ce n'est pas
la même chose. J'ai affaire à un père qui ne saurait pas vivre sans
moi, à un frère...
— C'est de lui qu'il faut me parler; voyons! Votre père n'exigera
rien de moi qui ne soit accepté d'avance; mais l'enfant, le terrible
enfant! C'en est donc fait! il est guéri, il est heureux... Je le vois
là-bas qui joue avec son chien, et j'entends, je crois entendre son
rire, qui monte jusqu'ici. C'est vous. Love, qui avez fait encore ce
miracle, et cette fois le remède que vous avez mis sur la plaie ^ ce
n'est pas m.a soumission, c'est votre abandon et ma mort.
Love ne répondit rien. Elle regardait fixement du côté de son
frère, et de grosses larmes coulaient sur ses joues.
— Vous m'effrayez! lui dis-je. Est-ce que cette apparence de
santé est trompeuse? Est-ce qu'il est condamné?
— Non, non! répondit-elle; il est sauvé, parce que je lui ai fait
un mensonge. Je lui ai dit que je renonçais à vous, que je ne vou-
lais jamais me marier... 11 l'a bien fallu! M. Rogers ne vous a-t-il
pas dit que le pauvre enfant n'avait pas d'autre mal que sa jalousie,
mais que ce mal était eftVayant, que sa raison en était menacée, et
qu'il était impossible à cet âge-là de persévérer avec tant de force et
d'obstination dans un chagrin quelconque, sans faire craindre que
le désordre ne soit déjà dans les facultés de l'âme? Tenez, j'étais,
il y a un mois, la plus heureuse créature de la terre, et maintenant
je suis la plus inquiète, la plus désolée. Ne viendrez -vous point à
mon secours?
— Comment, m'écriai-je, c'est vous qui m'invoquez quand je
succombe, et qui me demandez mon aide pour m'anéanlir? Que
voulez-vous donc que je fasse pour vous rendre ce bonheur que
mon funeste amour vous a enlevé? S'il faut me tuer, me voilà prêt;
mais s'il faut vivre sans vous revoir, n'y comptez pas.
— Je ne veux pas, répondit-elle, que vous consentiez à vivre
toujours sans me voir : je ne vous parle que d'une séparation de
quelques mois, de quelques semaines peut-être; donnez -moi le
temps de guérir et de convaincre mon frère. Quant à vous tuer,
TOME XXIV. 3
3A REVUE DES DEUX MONDES.
songez à votre mère et à moi, et ne dites jamais de pareilles choses;
ce sont là de mauvaises paroles et de mauvaises idées. Youdriez-
vous me laisser la honte et le repentir d'avoir aimé un lâche?
— Le suicide n'est pas une chose si lâche que vous croyez ; ce
qui est lâche, c'est de le présenter comme une menace. Je ne vous
en parlerai plus, soyez tranquille; mais vous, que parlez-vous de
m' aimer? Si vous m'aimiez, ne trouveriez-vous pas des forces su-
prêmes, des moyens de persuasion exceptionnels, prodigieux au
besoin, pour détruire l'antipathie et la résistance d'un enfant? Une
mère est plus qu'un frère, mille fois .plus sous tous les rapports :
eh bien! moi, je vous affirme, je vous jure que si la mienne s'op-
posait à notre mariage, je viendrais à bout de l'y faire consentir et
de la rendre heureuse quand même, après qu'elle aurait cédé; je
sais que vous auriez la volonté et le pouvoir de vous faire aimer
d'elle. Pensez-vous donc que je n'aurais pas le même pouvoir et la
même volonté vis-à-vis de Hope? Doutez-vous de mon cœur et des
forces de mon dévouement? Oui, vous en doutez, puisqu'au lieu
de p' appeler auprès de lui pour le soigner, le servir, le fléchir et
le convaincre, vous m' éloignez, vous me défendez de paraître de-
vant ses yeux, et vous entretenez ainsi cette tyrannie de malade
qui pèsera, si vous n'y prenez garde, sur tout le reste de votre vie,
et probablement sur le bonheur de votre père !
Ce dernier mot frappa Love plus que tout le reste. — Ce que vous
dites est vrai, répondit-elle, pleurant toujours avec une douceur
navrante. Mon père soulfre déjà de cette tyrannie, car il vous aime :
il voyait notre mariage avec confiance, et je prévois le temps où la
lutte pourra s'établir entre son fils et lui; mais, hélas! ajouta-t-elle
plus bas en retombant dans ce découragem»ent qui m'etlrayait, ne
sera-ce pas bien assez pour moi d'avoir à les mettre d'accord, sans
qu'une autre lutte s'établisse au sein de la famille? Ah! tenez, cette
position est horrible, et quand je pense que la raison ou la vie de
ce malheureux enfant doit peut-être y succomber!... Vous parliez
de votre mère, et cela m'a rappelé la mienne. Savez-vous que c'est
elle que j'aime encore et que je ménage dans son fils? Si vous sa-
viez comme il lui ressemble, et comme elle l'aimait! Elle l'aimait
plus que moi. Je voyais bien sa préférence, et, loin d'en être ja-
louse, je donnais tous mes instans et toute ma vie à ce cher enfant.
Que voulez-vous? C'est une habitude prise dès un âge que je ne
saurais vous dire, car je ne me rappelle pas le moment ou j'ai com-
mencé à m'oublier pour llope. J'ai été bercée avec ces mots : « 11 est
né après toi, c'est pour que tu le serves. ïu sais marcher et parler,
c'est pour que tu le devines et que tu le portes. » Et quand ma mère
s'est sentie mourir, elle m'a parlé, à moi enfant de dix ans, comme
JEAN DE LA ROCHE. 35
si j'eusse été une mère de famille. Elle m'a dit : « Tu vois que ton
père aime la science, c'est beau et respectable. Vénère la science
par amour pour lui, et apprends tout ce qu'il voudra que tu saches,
quand même cela ne devrait jamais servir qu'à lui être agréable.
Tu es forte et tu as de la mémoire. Hope est encore mieux doué
que toi; mais il est délicat et pas assez gai pour son âge. Prends
garde que ton père n'oublie cela, et qu'il ne se fie trop à des facul-
tés précoces. Sois toujours là, et fais en sorte que mon fils travaille
assez pour contenter le cœur de son père et développer ses propres
aptitudes, mais pas assez pour que sa santé en souffre. Ne le perds
jamais de vue, et quand tu le verras trop lire ou trop rêver, prends-
le dans tes bras, emporte-le au grand air, secoue-le, force-le à
jouer. Il faudra trouver moyen de faire tout cela sans négliger tes
propres études. Ainsi tu n'auras pas un instant de reste dans ta vie
pour songer à d'autres plaisirs que ceux du devoir accompli. Je sais
que je te demande ce qu'on appelle l'impossible, ma pauvre Love;
mais il n'y a rien d'impossible quand on aime, et je sais que s'il
faut faire des prodiges, tu en feras. » Que vouliez-vous que je ré-
pondisse à ma mère quand elle était là, sur son lit d'agonie, pâle
et comme diaphane, serrant mes petites mains d'enfant dans ses
pauvres mains convulsives, et couvrant mon front de larmes déjà
froides comme la mort? Ah! je n'oublierai jamais cela, c'est impos-
sible! Mon ami, ayez pitié de moi. Montrez-moi du courage, afin
que j'en aie aussi. Soyez pour moi ce que j'ai été pour ma mère, et
je crois, oui, je sens que je vous aimerai comme je l'aimais, ou
plutôt, non! parlez-moi comme elle me parlait, commandez-moi
de me sacrifier à mon devoir; c'est encore comme cela que je vous
comprendrai et vous aimerai le mieux.
En parlant ainsi. Love se jetait dans mes bras avec l'innocence
d'un être que les passions terrestres ne peuvent pas atteindre, et
moi qui l'aimais en imagination d'un amour sauvage et terrible,
quand je la sentais ainsi, abandonnée et chaste, sur ma poitrine,
je ne songeais seulement plus à ce que mes désirs avaient mis de
rage dans mon sang. Je la regardais avec tendresse, mais avec au-
tant de respect que si elle eût été ma sœur. Je baisais doucement
ses cheveux, je n'aurais pas osé les soulever pour baiser son front
nu, et son pauvre cœur qui palpitait comme celui d'un oiseau
blessé, je le sentais près du mien sans me souvenir d'une autre
union que celle de nos âmes.
La douceur de Love devait me vaincre, et elle me vainquit. En-
core une fois je cédai. Je promis d'attendre sans me désespérer la
guérison de Hope, dût-elle tarder à être radicale. Tarder combien
de temps? Hélas! je n'osai fixer un terme, dans la crainte de le voir
86 REVDE DES DEUX MONDES.
dépassé et de ne pouvoir m*y soumettre. Love cherchait à me don-
ner de l'espérance, mais elle n'en avait pas assez elle-même pour
régler quoi que ce soit dans notre avenir. Elle promettait sans effort
et sans hésitation de m'aimer, et même de m'écrire, de me tenir au
courant^ et, quoique tout cela me parût bien calme auprès de ce
que j'allais souffrir et subir pour l'amour d'elle, je me sentais en-
core si heureux de cette affection suave et sainte, que je n'eusse
pas changé mon sort contre celui d'aucun autre homme sur la terre.
Je la tenais encore embrassée, quand j'entendis un bruit de feuilles
et de branches froissées à deux pas de nous. Je me levai brusque-
ment, et Love me suivit. Junius Black passa tout près de moi sans
me voir, et il acheva le tour du cratère sans paraître songer à miss
Love.
— Soyez tranquille, me dit-elle; il n'a qu'une idée, c'est de ra-
masser des cristaux d'amphibole pour la collection.
Elle regarda sa montre; elle n'avait plus qu'un quart d'heure
pour redescendre la montagne sans causer d'inquiétude à ceux qui
l'attendaient. Elle s'arracha de mes bras, en me défendant de la
suivre pour l'aider. Il y avait plusieurs endroits découverts à fran-
chir. Elle s'élança comme un chevreuil à travers les genêts, et je
suivis des yeux, pendant quelques minutes, sa course rapide, que
trahissait le mouvement des flexibles rameaux chargés de fleurs
d'or; puis elle s'enfonça de nouveau sous les hêtres, et je restai seul
avec mon amour et ma tristesse.
Je ne la vis pas atteindre le lieu où l'attendait M. Butler. J'avais
cherché un endroit favorable pour la regarder d'un peu moins loin
sans me montrer; mais je m'égarai dans des sentiers tracés au ha-
sard par les troupeaux, et il se passa un temps assez long avant que
j'en pusse sortir. Quand je me crus dans un bon endroit, je recon-
nus que j'avais fait presque le tour de la montagne, et que la voi-
ture de M. Butler s'était éloignée en me tournant le dos, emportant
avec rapidité ceux qui tenaient ma vie dans leurs mains bienfai-
santes ou cruelles.
Je retournai chez moi un peu moins accablé, n'ayant plus qu'une
idée fixe, celle de recevoir une lettre de Love. La lettre arriva le
lendemain. C'était comme mon arrêt de mort.
u Mon Dieu! que nous sommes donc malheureux! disait-elle.
Hier, au moment où M. Black a passé près de nous dans le bois,
vous vous êtes levé, et moi aussi. J'ai oublié une minute, une se-
conde peut-être, que d*en bas on pouvait nous voir. Ilope nous a
vus; il vous a reconnu. Il est tombé sans connaissance, comme fou-
droyé, dans les bras de mon père, qui ne savait rien, qui n'a rien
deviné; mais moi, en arrivant auprès d'eux, en faisant revenir le
JEAN DE LA ROCHE. 37
pauvret à lui-même, en le caressant, en le questionnant, j'ai arra-
ché ce mot terrible, prononcé à mon oreille : « Tu m'as trompé! »
Nous l'avons conduit à Allègre, où il s'est reposé et calmé, et en-
suite ici, où il a assez bien supporté un nouvel accès de fièvre, mais
à quel prix! Mon ami, j'ai juré que vous ne reviendriez plus ici,
qu'il ne vous re verrait jamais, que je ne le quitterais plus d'un pas.
Hélas! hélas! que de chagrin pour vous, et comme j'en souffre!
Soyez courageux, vous me l'avez promis, et moi, je conserve l'espé-
rance. Hope guéri retrouvera son bon cœur, sa raison et sa docilité;
il arrivera à comprendre que je vous aime, et il me dégagera de ma
promesse. Ayons confiance en Dieu. Plaignez-moi, et ne m'accusez
pas! «Love Butler. »
XII.
Les jours et les semaines se traînèrent encore. Je ne vivais plus
que des lettres de Love; j'en avais une soif qu'elles ne pouvaient
assouvir, car c'était un peu toujours la même lettre, bonne, sincère
et soumise au devoir. Je lui écrivais aussi à l'insu des siens, mais
bien rarement, car M. Louandre était le seul qui pût lui remettre
mes lettres, et encore n'était-ce pas sans peine, disait-il. Hope avait
toujours les yeux sur lui, et il n'entendait rien au métier que je
lui faisais faire. J'ai su plus tard que, par un scrupule bien légi-
time, il n'avait pas remis une seule de ces lettres, car il me les ren-
dit un jour en disant : « Si je vous avais refusé de m'en charger,
vous en eussiez chargé quelque autre qui eût fait la sottise de les
remettre. Love était bien assez à plaindre, sans que je vinsse lui
monter la tête avec l'exubérance de votre passion. »
Je m'étonnais donc de ne pas recevoir de réponse à mes lettres,
celles que Love m'écrivait se bornant à résumer en termes toujours
clairs et affectueux l'inamovible situation. Plus le temps marchait,
plus ces lettres devenaient rares, courtes et dubitatives. Je savais
que Hope était sur pied, qu'il montait à cheval avec sa sœur, que
la fièvre ne revenait qu'à de longs intervalles, et qu'il avait repris
ses études. Plusieurs fois, la nuit, je m'étais introduit dans le parc
de Bellevue, et j'avais rôdé autour de la maison; mais je faisais vai-
nement un appel désespéré à ces heureux hasards qui fourmillent
dans les romans, et qui amènent si à propos une insomnie de l'hé-
roïne ou un stratagème ingénieux de l'amant pour se faire entendre
et deviner. Jamais je ne vis de lumière aux croisées. Les jalousies
et les rideaux étaient strictement fermés, comme dans toute maison
aux habitudes régulières et prudentes. Jamais je n'osai lancer un
grain de sable ou imiter le cri d'un oiseau. Livrer ma bien-aimée
38 REVUE DES DEUX MONDES.
aux commentaires des laquais me soulevait le cœur de dégoût. Ce
sont précisément ces êtres-là qui se trouvent toujours éveillés et
prompts à se mettre aux aguets, quand l'amour se croit enveloppé
dans les ténèbres.
Je racontais à Love, dans ces lettres qu'elle ne recevait pas, mes
démarches et mes tourmens. Je la suppliais de me donner un ren-
dez-vous en présence de son père. Il me semblait que si elle l'eût
voulu, Hope eût pu l'ignorer. Elle répondait parfois, sans le savoir,
à mes prières, car elle avait songé à cela d'elle-même; elle me le
disait, et elle ajoutait que cela était impossible, que M. Butler s'af-
fectait beaucoup de la voir triste, et la suppliait de m' oublier. Elle
s'efforçait donc devant lui de ne pas paraître penser à moi, et elle
ne voulait pas se démentir en lui demandant de protéger nos mal-
heureuses amours.
Un matin, j'appris par ma mère que les médecins, mécontens de
la langueur obstinée de H(y)e Butler, avaient conseillé l'air natal,
que l'enfant avait saisi ce conseil avec passion, et n'avait pas donné
de trêve à son père et à sa sœur que l'on n'eût fait les paquets et
chargé les voitures. Au moment où ma mère m'annonçait ce départ,
la famille Butler devait être arrivée à Londres.
Je tombai sans connaissance et je demeurai quelques jours comme
anéanti; mais, les forces de la jeunesse et de ma constitution ayant
repris le dessus, je recommençai à mener la vie désolée que je me-
nais depuis deux mois, allant et venant sans but comme une âme
en peine, et me sentant consumer par une fièvre sans intermittence
que j'aurais voulu enflammer davantage pour qu'elle m'emportât.
Ma mère voyait bien que je me laissais dépérir, et, malgré son air
résigné, elle s'alarmait sérieusement. Elle m'engageait à me dis-
traire et à faire des visites dans nos environs; mais je ne voulais
plus sortir du ravin de La Roche. A toute heure, à tout instant, j'at-
tendais avec opiniâtreté, et pourtant sans espoir, une lettre de Love.
C'en était fait, elle ne m'écrivait plus.
Un jour M. Louandre, qui, grâce aux dernières circonstances,
était devenu notre ami le plus intime, me prit en particulier dans
la chambre d'honneur. — Je ne suis pas content de vous, me dit-il :
vous vous tuez; vous en avez le droit quant à vous, et c'est votre
affaire, mais vous n'avez pas le droit de tuer votre mère; donc vous
êtes forcé de ne pas user du droit que vous avez sur vous-même.
Sortez si vous pouvez de ce dilemme. Voyons, que prétendez-vous
devenir? La situation telle qu'elle est ne peut se prolonger, à moins
que vous ne soyez un mauvais fils. Vous allez me dire pour la ving-
tième fois que vous attendez l'avenir, et que vous ne voulez pas
perdre la dernière lueur d'espérance. Eh bien ! comme cette lueur
JEAN DE LA ROCHE. 39
d'espérance, au lieu de vous soutenir, vous paralyse, il faut que
vous sachiez la vérité, et je prends sur moi de vous la dire. Tout
est fini entre miss Butler et vous. Votre mère lui a écrit pour l'en-
gager à se prononcer et à ne pas vous laisser dans une expectative
funeste à votre santé, à votre caractère, à votre dignité. C'est
M. Butler qui a répondu, et j'ai là sa lettre.
J'étais si malheureux que je reçus ce dernier coup sans paraître
le sentir. Je pris la réponse de M. Butler et j'essayai de la lire; mais
elle était en caractères tellement hiéroglyphiques que je ne saisis-
sais que des commencemens de phrases ou des mots sans suite. Je
n'ai jamais souffert comme je souffris en essayant de déchiffrer
cette écriture impossible. J'étais comme dans un de ces rêves où
l'on voit trouble au physique et au moral, où l'on se sent étouffé
et emprisonné par un nuage qui vous suit et vous presse, en quel-
que endroit que l'on se mette pour s'en délivrer. Ma sentence était
sous mes yeux, mais c'était comme un mystère impénétrable dont
je ne pouvais saisir ni les causes ni les motifs. Je rendis la lettre à
M. Louandre en lui disant : — Je ne peux pas lire; mais qu'im-
porte? Je suis condamné sans appel, n'est-ce pas?
— Je ne m'étonne pas, reprit-il, que vous ne puissiez venir à
bout de déchiffrer ce grimoire à première vue. J'y ai mis trois jours,
et enfm je le sais par cœur. Le voici mot à mot : « Madame la com-
tesse, j'ai hâte de répondre à la lettre excellente et pleine de sagesse
que vous nous avez fait l'honneur de nous écrire. La santé de mon
fils se rétablit de jour en jour; mais dès que je fais la moindre ten-
tative pour le ramener aux sentimens que lui dicteraient la raison
et l'amour fraternel , de nouvelles crises se déclarent. Le pauvre
enfant accepte tout et jure de se soumettre; mais le mal physique
est tellement lié chez lui à cette malheureuse jalousie, qu'il paie
cruellement ses efforts pour la combattre. La situation où nous
étions en quittant la France n'est donc .que bien faiblement modi-
fiée et menace de se prolonger indéfiniment. C'est pourquoi, navré
comme vous, madame, de la douleur de votre cher et bien-aimé
fils, mais jaloux de mériter par ma franchise la confiance dont vous
daignez honorer ma fille et moi, je viens, en son nom et au mien,
rendre à monsieur votre fils et à vous la parole qu'il nous avait
donnée. »
Il y avait ensuite une page entière de regrets , de témoignages
d'estime et de bons conseils pour moi; mais je n'entendais plus, je
crois même que je n'avais rien entendu du commencement, et que
la phrase qui consommait la rupture était la seule qui m'eût frappé.
J'étais comme hébété. Je me souviens que je regardais les peintures
du panneau boisé placé vis-à-vis de moi, suivant de l'œil avec une
40 REVUE DES DEUX MONDES.
attention puérile les sujets imités de Callot, comme si je les eusse
vus pour la première fois. Il y avait surtout un signor Pantalon
qui, vêtu d'une simarre noire sur des chausses rouges, le corps plié
en avant et le bras étendu comme pour une démonstration péremp-
toire, s'empara de mon hallucination. Je crus voir, à la place de
son profil barbu, la tête et le profil de Junius Black, et ce que me
lisait M. Louandre, je m'imaginai l'entendre sortir de la bouche du
personnage de la muraille. Ce fut au point que, la lecture finie, je
me retournai vers le notaire avec étônnement, et lui fis une ques-
tion qui l'étonna tout autant lui-même.
— Que me dites-vous là? s'écria-t-il en me secouant le bras.
Est-ce que vous rêvez? M. Black n'a en effet aucun droit, aucune
envie, je pense, de se mêler de vos affaires. Ce n'est pas une lettre
de Black que je viens de vous lire, c'est une lettre de M. Butler en
personne; voyez la signature.
Je ne fis pas la moindre objection, et je demandai seulement ce
que ma mère exigeait de moi. Sauf à consentir à de nouveaux pro-
jets de mariage, j'étais résigné à tout ce qu'il lui plairait de m'or-
donner.
— Votre mère, répondit M. Louandre, comprend fort bien que
vous ne puissiez songer au mariage d'ici à un certain temps. Elle
veut qu'à tout prix vous preniez de la distraction. Que voulez-vous
faire? Si vous manquez d'argent, nous vous en trouverons. Voulez-
vous retourner à Paris? Je sais bien, par mon fils qui s'y est trouvé
en même temps que vous et qui est un garçon rangé, lui, qu'il y a
là pour vous des remèdes dangereux; mais si vous en avez abusé
une fois, ce n'est pas une raison pour recommencer, et votre mère,
qui m'a paru tout savoir sur ce chapitre, aime encore mieux vous
voir faire des folies que de vous laisser tomber en consomption.
Partez donc, prenez trois maîtresses, s'ij vous les faut, et revenez
bientôt, comme vous êtes déjà revenu, raisonnable et disposé à
prendre la vie comme tout le monde ^est forcé de la prendre.
— Non, répondis-je, je n'irai pas à Paris, et je ne prendrai pas
une seule maîtresse. A l'heure qu'il est, le plaisir que l'on trouve
avec les femmes sans cœur, et que l'on pourrait appeler la mimi-
que de l'amour, me conduirait à l'exaspération. Paris est trop près
de Londres; je ne pourrais pas m'empêcher d'aller à Londres. Je
resterai ici, ou du moins j'essaierai d'y rester et de prendre mon
parti. Rassurez ma mère ; je soignerai ma santé; je prendrai tout
le quinquina qu'il lui plaira de me doser, et pourvu que je me porte
bien et que j'agisse comme un homme qui a son bon sens, qu'im-
porte le reste?
J'espérais tenir ma parole, mais je ne la tins qu'à demi. Je soignai
JEAN DE LA ROCHE. hi
ma santé, qui se rétablit à peu près. Je gardai un silence absolu
sur moi-même, et je parus avoir l'esprit présent et la tête saine.
Cependant je ne me consolais pas, et par momens je me sentais de-
venir fou. Je me cachais dans les grottes voisines du château, et là,
dans l'ombre, assis sur une grosse roche brute qui occupait le cen-
tre de la crypte principale et qui avait peut-être servi de trépied à
quelque pythonisse gauloise, j'évoquais le fantôme de Love, et je
me mourais d'amour en cherchant à le fixer et à le saisir.
L'hiver fut horrible. Bien que l'abri du ravin nous adoucit la ri-
gueur du climat environnant, on gelait dans les appartemens mal
clos du manoir, et, quoique très habitué à tout supporter, je sen-
tais le mal-être extérieur réagir sur mon âme. Je faisais de grandes
courses sur la neige qui couvrait les plateaux. Ln jour, je gravis
avec des peines inouies le cratère de Bar pour revoir les buissons où
j'avais embrassé Love pour la dernière fois. Coupé en deux par la
bise, je sentais mes larmes geler dans mes yeux et ma pensée se
glacer dans mon cerveau.
Enfin je reconnus que cette passion devenait une monomanie, et
que je n'avais pas en moi les forces suffisantes pour m'y soustraire.
Ma conscience me disait pourtant que j'avais fait mon possible, et
ma mère, qui le voyait bien, me rendait justice. Nous nous trom-
pions, elle et moi, en ce que nous ignorions le remède. Il eût fallu
travailler, et je travaillais assez assidûment; mais mon éducation
première ne m'avait pas appris à travailler avec fruit, et ma mère
ne savait pas plus que moi quelle intime relation existe entre la
lumière qui se fait dans l'esprit et le rassérénement qui peut s'opé-
rer dans le cœur. Mes études me semblaient arides : je les pour-
suivais comme une tâche volontaire, comme un certain nombre
d'heures arrachées de vive force, chaque jour, à l'obsession de mon
chagrin; mais je ne les aimais pas, ces études sans lien et sans but.
Elles me donnaient les accablemens de la fatigue sans me verser
les douceurs du repos.
Et pourtant j'avais entendu Love vanter les bienfaits du travail
et dire devant moi, en parlant de son père, que toutes les peines de
l'âme cédaient devant une conquête de la science. Je lui en voulais
d'être si croyante à cette sorte de religion où on l'avait élevée. J'en-
viais le sort de M. Butler, qui était capable de tout supporter et de
tout oublier pour une heure de recueillement ou de contemplation.
Mes résumés intérieurs ne m'apportaient pas cette joie tranquille
et profonde que je lui avais vu savourer en disséquant un insecte
ou en interrogeant les veines d'une roche. J'apprenais cependant
beaucoup de choses techniques, et, guidé par une sorte d'instinct
dont je ne voulais pas me faire l'aveu à moi-même, je me rendais
42 • REVUE DES DEUX MONDES.
capable de ne plus mériter les sourires de pitié de Junius Black et
de devenir utile à M. Butler. Malheureusement je ne voyais pas
Dieu comme il le voyait, lui, à travers les merveilles et les suprê-
mes révélations de la nature. J'en étais à ce degré d'instruction où
l'on n'est encore occupé qu'à battre en brèche les croyances du
passé, et où la constatation des faits naturels vous conduit à des
conclusions matérialistes d'une froideur désespérante.
Il faut croire que, malgré mon abattement, je conservais un reste
d'espoir, car un jour, en apprenant de M. Louandre qu'il était ques-
tion de mettre Bellevue en vente et de faire transporter en Angle-
terre les riches collections de M. Butler, je reçus un grand choc
dans tout mon être, et m'imaginai que je le recevais pour la pre-
mière fois. Je pris alors mon parti de changer radicalement les con-
ditions d'une existence que je ne pouvais plus supporter. Ma mère
elle-même m'en suppliait, et on me trouva les fonds nécessaires
pour un voyage de quelques mois; mais au moment où l'animation
des préparatifs m'avait rendu une sorte d'énergie, ma pauvre mère
tomba dangereusement malade. Dès lors tout projet fut abandonné,
car le mieux qui pût arriver à ma mère, c'était de rester infirme.
Je la soignai avec un dévouement et une assiduité qui ne me coû-
tèrent aucun effort. Je ne me sentais plus jeune, et il me semblait
que l'inquiétude et la douleur étaient fatalement mon état normal.
En voyant souffrir cette pauvre mère, je compris combien je l'ai-
mais, et l'amertume qui m'était restée contre miss Love se dis-
sipa devant la révélation de mon propre cœur.
Ma mère ne m'avait pas toujours compris, et jamais elle n'avait
voulu se faire connaître à moi; mais elle m'avait toujours chéri sans
partage en ce monde. Je n'avais dans son cœur pour rival que le
souvenir de mon père. Ses derniers momens furent comme parta-
gés entre la joie de l'aller retrouver et le chagrin de me quitter.
Après avoir langui trois mois dans cette chambre dlionneur d'où
elle n'avait plus la force de sortir, elle s'éteignit dans mes bras, et
je restai seul au monde. Alors je sentis une sorte de joie amère et
farouche de n'avoir plus rien à aimer et à ménager. Je partis brus-
quement sans faire d'adieux à personne, et j'écrivis de Marseille à
M. Louandre pour le prier d'affermer ma terre à quelque prix que
ce fût. Je croyais fermement ne vouloir plus remettre les pieds dans
un pays où j'avais tant souffert.
George Sand.
^^î/i troisième partie au prochain n".)
L'ASTRONOMIE
AUX ÉTATS-UNIS
L'OBSERVATOIRE DE CAMBRIDGE ET WILLIAM BOND.*
L'astronomie tient la primauté parmi les sciences : tous les écri-
vains qui ont essayé de présenter une classification philosophique
de nos diverses connaissances lui ont accordé sans réserve cette
suprématie que le sentiment populaire a depuis longtemps consa-
crée. Tandis que les autres sciences ont pour théâtre étroit la terre
et ne s'occupent que des corps inorganiques ou organisés qui s'y
rencontrent, l'astronomie étudie la planète dans ses rapports avec
le reste de l'univers, elle nous fait pénétrer à la fois dans l'infmi
de l'espace et dans l'infmi du temps. Notre globe n'est pour l'as-
tronomie qu'une chétive unité dans le nombre illimité des corps
célestes; nous jetant hors des bornes de l'univers visible, elle
nous permet de découvrir des mondes nouveaux par-delà ceux qui
illuminent le firmament. Si la raison pure conçoit spontanément
l'infmi, l'astronomie est l'unique science qui puisse nous fournir
des impressions capables de traduire cette grande et presque ef-
frayante pensée. Aussi est-elle la science favorite des philosophes,
qui ne se lassent point de lui emprunter des comparaisons, des ar-
gumens et des images. Par le côté pratique, elle se mêle à tous les
détails de notre vie, puisqu'elle nous apprend à mesurer l'étoffe
dont toutes nos actions sont faites, le temps. Qui nous fournit les
(1) Annals of the Ohservatory of Harvard Collège, Boston,
44 REVUE DES DEUX MONDES.
notions à l'aide desquelles nous nous orientons? Le soleil et le
monde étoile. Imaginez un instant que nous n'ayons ni nord, ni
sud, ni orient, ni occident : comment la navigation sera-t-elle pos-
sible, partant le commerce, les voyages, tout ce que l'homme gagne
en changeant simplement de place sur notre globe?
L'astronomie est de plus le centre et comme l'âme de tout mou-
vement scientifique; c'est elle qui a suscité les plus grands pro-
grès de la physique, qui a présidé de tout temps au développe-
ment des mathématiques. Les observatoires sont ainsi les véritables
temples de la science : dans ces retraites silencieuses et fermées au
vulgaire se poursuit la nuit comme le jour l'éternelle étude de la
nature sidérale; des générations d'observateurs patiens s'y trans-
mettent d'âge en âge les nombres énigmatiques avec lesquels ils
écrivent l'histoire du monde. Si grand est mon respect pour ces
hautes recherches, que je n'ai jamais passé sans émotion le seuil
écarté d'une de ces demeures. Les spectacles étranges qu'on y con-
temple, ces pâles lueurs qui se dissolvent en étoiles sous le gros-
sissement des télescopes, le disque lunaire froid et désolé, Saturne
et son mystérieux anneau, la solennelle précision des mouvemens
célestes, le battement régulier des pendules qui comptent non plus
l'heure de nos plaisirs et de nos peines, mais la marche des mondes,
tout y excite fortement l'imagination et la transporte vers les plus
hautes pensées. La place que tient l'astronomie parmi les objets
de notre vénération est si élevée, que les astronomes nous parais-
sent d'habitude plus grands que les autres savans. Combien de
*noms, même parmi les plus illustres, ne fait point pâlir celui de
Galilée ou de Newton? De telles gloires ont en partage quelque
chose de l'immobilité et de l'éternité des phénomènes sur lesquels
ces grands génies se sont exercés. Pendant la ferveur de la jeu-
nesse, celui qui étudie les sciences se figure volontiers l'astronome
comme un sage, vivant loin des hommes, absorbé dans la contem-
plation des phénomènes célestes, sans autre passion que la recher-
che des vérités éternelles, inaccessible à la haine, à la rancune, à
l'envie, qui remplissent de leur venin les âmes vulgaires. Si de
tristes exemples sont propres à détruire une semblable illusion et
nous offrent le plus éclatant divorce « d'un grand talent et d'un
Deau caractère, » nous trouvons pourtant dans l'histoire scientifique
quelques figures harmonieuses qui réalisent l'idéal que je viens de
tracer.
L'une des plus pures est assurément celle de M. William Bond. Ce
savant américain, dont le nom n'est en Europe connu que des astro-
nomes, est l'objet parmi ses compatriotes d'une estime universelle
et bien méritée. Raconter les principaux travaux de ce patient et
l'observatoire de CAMBRIDGE. A 5
modeste observateur, ce sera retracer les débuts de la science astro-
nomique aux États-Unis et assister à ses premiers triomphes. Du jour
où s'est élevé l'observatoire de Cambridge, près de Boston, dans cette
université de Harvard qui est le centre intellectuel de la Nouvelle-An-
gleterie, le mouvement scientifique a pris aux États-Unis une allure
nouvelle et plus indépendante. Ces établissemens astronomiques
sont aujourd'hui indispensables à toute nation qui se dit civilisée
ou aspire à ce titre; la Russie, toujours jalouse d'imiter en tout
point les nations occidentales, a élevé à Poulkova un véritable mo-
nument, dont la splendeur et la perfection dépassent tout ce que
l'on connaissait en ce genre. Les États-Unis ne pouvaient rester
longtemps en arrière, et la munificence des individus devait y tenir
lieu de la munificence royale, qui en Europe a de tout temps doté les
observatoires. Où la géodésie, cette sœur cadette de l'astronomie,
pourrait-elle trouver un théâtre plus vaste que le nouveau conti-
nent, qui se découpe en états chaque année plus nombreux? De
quelle importance les observations nautiques ne sont-elles pas pour
une nation dont le commerce s'agrandit sans cesse, et qui porte le
pavillon étoile dans toutes les mers! Mais ces besoins ne furent pas
toujours sentis aussi vivement qu'aujourd'hui, et pendant long-
temps d'ailleurs les colonies anglaises de l'Amérique, même après
qu'elles eurent conquis leur indépendance, continuèrent à rester
sur ce point dépendantes de l'ancienne métropole. Dans le siècle
dernier, nous n'avons à enregistrer que bien peu d'observations
astronomiques faites sur le nouveau continent. En 1761, M. Win-
throp, professeur à l'université de Cambridge, allait à Terre-Neuve
pour observer le transit de Vénus sur le soleil. En 1780, le profes-
seur Williams, appartenant à la même université, observait une
éclipse de soleil à Penobscot. Pendant longtemps, la guerre et les
agitations qui l'accompagnent interrompirent le cours des études
scientifiques : il est des momens où un peuple doit tout oublier
pour ne songer qu'à son indépendance, où il devient nécessaire
qu'il sacrifie le présent à l'avenir, qu'il sache renoncer aux arts,
aux lettres, à la science, aux satisfactions les plus élevées de l'es-
prit, pour ne point perdre des droits auxquels toute vie intellec-
tuelle et morale ne saurait longtemps survivre.
Le calme revenu, les esprits purent se tourner vers de nouveaux
objets : à cette période appartient le nom du docteur Bowditch, qui
traduisit et commenta les ouvrages de notre célèbre Laplace, et
contribua ainsi à répandre aux États-Unis le goût de l'astronomie;
mais les premières découvertes astronomiques faites sur le conti-
nent américain furent dues à William Bond. Né en 1789 dans l'état
du Maine, à Portland, il fut élevé dans les écoles publiques de Bos-
/i6 . REVUE DES DEUX MONDES.
ton; la pauvreté de ses parens ne lui permit pas d'y rester long-
temps, et il dut, fort jeune encore, entrer comme apprenti dans
l'atelier de son père, qui exerçait l'état d'horloger et réglait habi-
tuellement les chronomètres des vaisseaux du port. La vocation du
jeune Bond pour l'astronomie se marqua de très bonne heure, car
à cette époque il imaginait déjà des appareils pour prendre des
mesures dans le ciel, afm de contrôler la marche des chronomètres.
Il notait le passage des astres au méridien , en les observant par
une ouverture qu'il avait pratiquée dans le mur de sa maison. 11
n'avait alors pas tout à fait dix-sept ans; une éclipse totale de so-
leil, qui eut lieu en 1806 aux États-Unis, attira plus vivement encore
son attention vers les phénomènes célestes; en 1811, il découvrit
le premier en Amérique la fameuse comète qui est restée si célèbre,
et publia à ce sujet quelques observations qui furent consignées
dans les mémoires de l'académie américaine avec des remarques
de M. Farrar, alors professeur à Cambridge. Le docteur Bowditch
donna des encouragemens au jeune astronome et lui fit confier en
1815, par Harvard Collège^ une mission importante en Europe. Bond
fut chargé d'inspecter les observatoires anglais de Greenv^ich, de
Richmond et de Slough, et de faire un rapport sur la construction
de ces établissemens, sur les instrumens, sur les perfectionnemens
les plus récens de l'astronomie d'observation. Il s'acquitta conscien-
cieusement de cette tâche, et à son retour construisit un modèle de
dôme mobile pour une lunette équatoriale. Il établit ensuite, sur
l'échelle la plus modeste, un petit observatoire où il commença
d'étudier les occultations et les éclipses.
Quand le gouvernement des États-Unis envoya dans les mers du
sud l'expédition du commodore Wilkes, il confia à M. Bond le soin
de faire des observations pareilles à celles que les officiers de l'es-
cadre étaient chargés de recueillir pendant leur voyage : ces obser-
vations devaient embrasser la météorologie, le magnétisme, les cul-
minations lunaires, les éclipses des satellites de Jupiter. M. Bond
n'avait alors que son petit observatoire à Dorchester; le vénérable
Josiah Quincy, président de l'université de Cambridge, lui proposa
d'y transporter ses instrumens, et mit à sa disposition ce que l'uni-
versité possédait elle-même. M. Quincy songeait déjà à fonder un
véritable observatoire et à doter sa patrie d'une institution qui lui
faisait défaut. Il accompagna sa proposition des olfres les plus géné-
reuses, s' engageant à fournir à M. Bond une maison, et s'inscrivant
en tête d'une souscription dont il destinai^ le produit à l'érection
d'un observatoire véritable. La modestie de M. Bond recula devant
la position officielle qui lui était offerte. Qu'avait-il été jusque-là?
Un simple artisan, voué par goût à l'astronomie. Ses habitudes
l'observatoire de CAMBRIDGE. A?
étaient si simples, il redoutait si vivement la responsabilité et se
défiait tellement de ses forces, qu'il refusa longtemps la proposition
de M. Quincy. On parvint pourtant à vaincre ses scrupules, et il
transporta ses instrumens à Cambridge; sur la maison qu'on lui
donna fut élevé un dôme mobile. En 1837, l'observatoire était ter-
miné; on y installa une lunette des transits, un télescope réflecteur
de cinq pieds, deux télescopes à réfraction de A6 pouces, une ai-
guille d'inclinaison magnétique de notre constructeur français Gam-
bey et trois magnétomètres de Lloyd, destinés à la mesure des élé-
mens variables du magnétisme terrestre. Ces derniers instrumens
sortaient des ateliers où l'on avait construit tous ceux qui servent
aux observatioi^ faites dans le grand réseau magnétique anglais,
qui comprend Greenwich en Angleterre, Toronto au Canada, l'île
Sainte-Hélène, l'observatoire du Cap de Bonne-Espérance, ceux de
Bombay, de Madras, de Singapour et de Hobart-Town dans l'île de
Van-Diémen.
L'élan donné à la science astronomique et à la météorologie dès
l'arrivée à Cambridge de M. Bond eut les plus heureux résultats.
En 1825, M. John Quincy Adams, étant président de la république,
avait demandé au congrès d'établir un observatoire national, et com-
parait avec regret la situation des États-Unis sous ce rapport à celle
de l'Europe, où l'on ne comptait pas moins de cent trente observa-
toires, tandis que l'Amérique n'en avait aucun. La proposition du
président ne trouva aucun écho; mais après l'installation de M. Bond
à Cambridge, le congrès, convaincu, quoique un peu tard, de l'uti-
lité de la science astronomique, décréta en 18Â2 l'établissement
d'un observatoire national à Washington. Malgré l'importance de
cet observatoire, Cambridg? est demeuré et restera sans doute en-
core longtemps le véritable centre des études astronomiques aux
États-Unis,
Le premier observatoire de M. Bond, établi dans une maison par-
ticulière, était tout à fait insuffisant; il ne possédait ni instrument
parallactique ni micromètre de précision. En 18Zi3, une magnifique
comète excita vivement la curiosité des habitans de la Nouvelle-
Angleterre, et les astronomes de Cambridge ne purent l'observer
qu'avec des instrumens insuflfisans. Le public intelligent de Boston
reconnut la nécessité de faire quelques sacrifices pour donner à l'ob-
servatoire de l'université les grands instrumens désormais néces-
saires aux études astronomiques. Une souscription destinée à l'achat
d'un grand télescope eut bientôt couvert la somme de 100,000 fr. Il
fut décidé qu'on achèterait un télescope à réflexion, monté comme
ceux de Poulkova et de Dorpat, et l'exécution en fut confiée à
MM. Merz et Malher, de Munich, les habiles successeurs de Fratinho-
48 REVUE DES DEUX MONDES.
fer. Un nouvel observatoire fut établi au sommet d'une légère colline
qui domine tout le pays voisin, et on y transporta avec les anciens
înstrumens le nouveau télescope, dont la perfection fut bientôt mise
à l'épreuve. M. Bond s'en servit en premier lieu pour étudier les né-
buleuses d'Andromède et d'Orion, qui ont été en quelque sorte les
derniers retranchemens de l'ancienne théorie des nébuleuses. On
avait admis qu'il existe dans l'espace une matière diffuse, nébu-
leuse, qui se condense progressivement en soleils et en planètes;
mais d'année en année on vit un pliis grand nombre des nébuleuses
célestes se diviser dans le champ des télescopes, ou, comme on dit
dans la langue astronomique , se résoudre en étoiles distinctes et
séparées. On ne put pendant longtemps reconnaître de points isolés
dans les nébuleuses d'Orion et d'Andromède. Quand lord Rosse lui-
même dirigea son télescope monstre, dont le miroir a jusqu'à six
pieds de diamètre, sur Orion, il n'y aperçut d'abord rien : ce n'est
que plus tard qu'il vit dans le trapèze et aussi dans le reste de la
nébuleuse une masse d'étoiles, et constata tous les signes de la ré-
solution. Ce que l'instrument sans pareil de lord Rosse avait permis
d'apercevoir fut confirmé par M. Bond : non-seulement il distingua
les étoiles de la partie qu'on nomme le trapèze, mais il vit toute la
nébulosité voisine du trapèze se décomposer en un amas stellaire.
L'admirable télescope de Cambridge fut ensuite appliqué à l'étude
détaillée de la planète Saturne : M. Bond recueillit sur ce singulier
corps céleste des observations d'une importance capitale, qui sont
réunies dans un volume des annales de l'observatoire astronomique
de Harvard Collège. On sait que l'anneau de Saturne fut aperçu
pour la première fois par Galilée : si les anciens en avaient connu
l'existence, on peut présumer que ce -phénomène sans pareil eût
exercé vivement leur imagination et fourni de gracieux symboles
à leur mythologie. Galilée n'aperçut pas l'anneau avec netteté, il
ne vit que les extrémités de ce qu'on appelle les deux anses, et les
prit pour deux petites étoiles voisines de la planète. « Ce sont, écri-
vait-il dans son langage coloré, deux serviteurs qui aident le vieux
Saturne à faire son chemin et restent toujours à ses côtés. » Depuis
ce moment, Saturne n'a pas cessé de mettre à la torture l'esprit des
astronomes. Galilée lui-même, voyant disparaître les deux anses,
sans doute à cause du mouvement de l'anneau qui se dérobait gra-
duellement en présentant une section de plus en plus mince, cessa
par dépit de s'en occuper. Le même phénomène révéla au contraire
à Huyghens, en 1659, le secret de Saturne. Huyghens comprit qu'on
ne pouvait s'expliquer la disparition des anses qu'en supposant Sa-
turne enveloppé d'un anneau lumineux, sorte d'équateur extérieur
qui se présente à l'observateur terrestre comme une ellipse très
l'observatoire de CAMBRIDGE. Ii9
aplatie, en lui offrant tantôt un côté de sa surface, tantôt l'autre
côté. Peu à peu on pénétra dans les détails de ce qu'on pourrait
appeler le monde saturnien, comme on a souvent dit, en parlant de
Jupiter et de ses satellites, tnundus Jovialis. Un prêtre d'Avignon,
Gallet, découvrit en 168/i que Saturne n'est pas placé exactement
au centre de l'anneau, mais que celui-ci est légèrement excentrique.
L'anneau que Huyghens croyait simple se dédoubla devant Domi-
nique Cassini en 1675, et plus tard William Herschel décrivit avec
soin les deux anneaux, librement suspendus et séparés par un es-
pace obscur. Nous en connaissons aujourd'hui parfaitement les di-
mensions : la distance de la planète à l'anneau lumineux intérieur
est de 9,30Zi lieues; les deux anneaux forment une espèce de cein-
ture double lumineuse qui n'a que 100 lieues environ d'épaisseur,
bien que la largeur totale atteigne jusqu'à 11,918 lieues. Le 11 no-
vembre 1850, M. George Bond, le fils et le collaborateur de M. Wil-
liam Bond, découvrit entre l'anneau intérieur et le corps de la pla-
nète un troisième anneau beaucoup plus sombre que les deux autres
et pareil à une espèce de voile lumineux. Une ligne noire sépare cette
bande sombre du deuxième anneau. Plusieurs observateurs ont
aperçu des lignes noires et des divisions sur les anses des anneaux
lumineux : les nombreux dessins qui accompagnent le beau mémoire
de M. G. Bond en montrent fréquemment; ainsi nous y voyons parfois
jusqu'à trois lignes noires bien définies sur l'anneau lumineux ex-
térieur, et souvent on voit un très grand nombre de subdivisions
très rapprochées marquées sur la partie intérieure du deuxième an-
neau lumineux.
De quelle façon peut-on concevoir que cette grande ceinture iso-
lée, suspendue autour de Saturne, puisse se tenir en équilibre?
Pour faire comprendre les difficultés qui enveloppent cette ques-
tion, je ne puis mieux faire que d'emprunter à l'un des maîtres de
l'astronomie moderne le passage suivant : « Pourquoi une clé de
voûte, dit M. Arago, n'obéit-elle point à l'action de la pesanteur
terrestre qui la sollicite à tomber? C'est que, par sa forme, elle
ne pourrait se détacher de la voûte qu'en écartant les deux vous-
soirs voisins avec lesquels elle est en contact. Sa tendance à tomber
vers le centre de la terre se transforme donc en deux pressions
exercées à droite et à gauche sur les deux voussoirs voisins; mais
sur une voûte qui ferait, à une certaine hauteur, le tour entier
de la terre, chaque voussoir pouvant être considéré comme clé
de voûte, l'ensemble de l'édifice resterait donc intact, toutes les
pressions dont nous avons parlé s'équilibrant entre elles récipro-
quement. Ainsi l'existence momentanée d'une voûte formant une
couronne équatoriale autour de la terre, et sans appui ou pied-droit,
TOME XXIV. 4
60 REVUE DES DEUX MONDES.
n'aurait rien qui ne fût conforme aux principes élémentaires de la
mécanique. Il faut seulement remarquer que si l'on voulait que cette
voûte restât en équilibre, il faudrait que toutes ses parties fussent
également attirées par la terre, ce qui constituerait évidemment un
état d'équilibre instable, lequel pourrait être dérangé par mille cir-
constances, par le passage accidentel d'une comète, ou même par
l'action régulière de la lune. Ces causes perturbatrices précipite-
raient ce pont sur la terre. Ces raisonnemens hypothétiques peu-
vent être appliqués, en point de fait, à l'anneau qui existe autour
de Saturne. » Laplace, en examinant à quelles conditions cet an-
neau pouvait rester en équilibre stable, a montré qu'il fallait le
douer d'un mouvement de rotation assez accéléré pour que la force
centrifuge pût contre-balancer dans les diverses parties de l'anneau
les effets de l'attraction exercée par le globe saturnien. Il a prouvé,
en appliquant à ce difficile sujet la rare pénétration dont il était
doué, qu'on peut très bien rendre compte ainsi des légères inéga-
lités de forme de l'anneau saturnien, inégalités qui se révèlent par
certains phénomènes lumineux qui deviennent surtout sensibles
quand l'anneau est aperçu sur sa tranche. « Ces inégalités, écri-
vait-il à ce sujet, sont indiquées par les apparitions et les dispa-
ritions de l'anneau de Saturne, dans lesquelles les deux bras de
l'anneau ont présenté des phénomènes dilTérens. » Il considère les
anneaux dont Saturne est environné comme des solides irrégulière-
ment circulaires qui peuvent être regardés comme autant de satel-
lites annulaires se mouvant autour de la planète à des distances et
avec des vitesses inégales. Cette ingénieuse hypothèse s'accorderait
bien avec les observations qui nous montrent des lignes noires divi-
sant les anses des deux anneaux lumineux, si ces lignes avaient un
caractère de permanence semblable à celle de la bande noire que
Herschel aperçut le premier dans la ceinture lumineuse de Saturne ;
mais il ne paraît pas en être ainsi, et l'on ne peut en réalité consi-
dérer l'anneau comme composé d'une succession de ceintures sépa-
rées les uûes des autres. D'ailleurs une rangée d'anneaux concen-
triques se trouverait dans un équilibre bien précaire à cause des
attractions mutuelles de ces anneaux.
On écarte une grande partie des difficultés que nous venons de
signaler en admettant, contrairement à Laplace, comme l'a fait
M. G. Bond, que l'anneau de Saturne est fluide, ou du moins n'a
qu'une cohérence extrêmement faible. « En effet, écrit M. G. Bond,
s'il n'y a pas une cohérence considérable entre les particules, les
bords extérieurs et intérieurs de l'anneau n'ont plus nécessairement
la môme vitesse de rotation. On peut supposer qu'il y ait un flux
continuel des particules intérieures vers l'extérieur, de telle façon
l'observatoire de CAMBRIDGE. 51
que la force centrifuge s'équilibre partout avec les autres forces.
Si, à son état normal, l'anneau n'a qu'une division, comme on le
voit communément, il peut arriver que, dans des circonstances par-
ticulières, la préservation de l'équilibre exige une séparation dans
certaines régions soit de l'anneau intérieur, soit de l'anneau exté-
rieur. Que ces séparations demeurent visibles pendant quelque temps
et disparaissent ensuite, même quand on observe avec les meilleurs
télescopes, c'est une circonstance qu'on peut expliquer en supposant
que les causes perturbatrices ont cessé leur action, et que les par-
ties un moment séparées se sont de nouveau rejointes. »
Le professeur Pierce, de l'université de Cambridge, a poussé plus
loin encore l'analyse des conditions d'équilibre de l'anneau satur-
nien : il a montré que la conservation de l'anneau est intimement
liée à l'existence des satellites qui circulent autour de Saturne, et
que sans eux il se briserait et tomberait sur la planète. Le nombre
de ces lunes ou satellites s'élève aujourd'hui jusqu'à huit. L'un de
ces satellites, H«ypérion, a été découvert en même temps, au mois -de
septembre 18ii8, par M. Bond à Cambridge, et par M. Lassell à Li-
verpool. Les huit lunes ne sont pas une des moindres merveilles du
monde saturnien. Quelques-unes opèrent leur révolution autour de
la planète avec une extrême vitesse : Mimas, la plus rapprochée,
n'emploie que vingt-deux heures et demie pour faire un tour entier.
Qu'on imagine notre lune passant par toutes ses phases dans l'es-
pace d'un seul jour!
L'étude de notre système planétaire, qu'on pourrait croire com-
plète, s'enrichit encore sans cesse. Les observations de MM. Bond
sur Saturne tiennent une place très honorable parmi les travaux
destinés à nous faire connaître en détail le système des corps cé-
lestes dans lequel notre terre a sa place; mais l'addition la plus
importante faite, à notre époque, à ce système a été, comme on le
sait, la découverte de la planète Neptune, due à M. Leverrier; si
grande est la perfection des instrumens modernes, qu'on a déjà
réussi à découvrir les satellites de cette planète lointaine, qui met
plus de cent soixante quatre ans à tourner autour du soleiL M. Las-
sell, de Liverpool, reconnut le premier en 1847, au mois d'août, un
satellite de Neptune, et cette découverte fut confirmée à la fois, au
mois de septembre de la même année, et par M. Struve, le directeur
de l'observatoire de Poulkova, et par M. Bond à Cambridge.
J'arrive maintenant à un nouvel ordre de travaux. Un des objets
qui attira le plus vivement l'attention de l'astronome américain fut
l'emploi de l'électricité pour enregistrer les observations astronomi-
ques. On sait qu'un des élémens de la position respective des astres
s'évalue en notant les heures exactes auxquelles ils viennent suc-
52 REVUE DES DEUX MONDES.
cessivement passer dans le plan méridien, c'est-à-dire dans le plan
qui de l'observateur s'étend jusqu'à l'axe immobile autour duquel
nous voyons les corps célestes accomplir leur révolution en vingt-
quatre heures. Quand une étoile vient passer au centre de la lunette
avec laquelle on l'observe, on note l'instant fugitif de son passage.
Pour cela, on peut employer diverses méthodes. Voici en quoi con-
siste la plus ordinaire : pendant que l'astronome a l'œil à la lunette,
un aide observe le chronomètre; au moment précis où le premier
voit l'étoile devant le fil (1), il articule un son, et le second note
aussitôt le temps. 11 y a un léger intervalle inévitable entre les im-
pressions des deux observateurs, et l'on peut d'autant moins en
tenir compte qu'il est évidemment variable, non-seulement entre
des personnes différentes , mais encore avec les mêmes personnes,
à des momens divers. Les perceptions ne sont pas toujours égale-
ment rapides; la voix et le regard ne suivent l'impulsion de la vo-
lonté qu'avec une complaisance incertaine et très changeante.
L'observateur peut aussi compter lui-même les battemens du pen-
dule et estimer la fraction de seconde écoulée au moment précis du
passage, ou bien la distance de l'astre au point de croisement des
fils d'abord d'un côté, puis de l'autre, quand deux battemens suc-
cessifs se font entendre; mais ces résultats varient de même tou-
jours d'un observateur à l'autre. A Cambridge, on a employé long-
temps un chronomètre à demi-seconde, mis préalablement d'accord
avec le pendule astronomique. On n'avait ainsi à estimer qu'une
fraction de demi-seconde; mais l'observation était entachée ordinai-
rement d'une erreur qui tenait à la différence de marche du chro-
nomètre portatif et du pendule.
La méthode électro-magnétique laisse bien loin derrière elle en
précision toutes celles qu'on vient d'énumérer, et les perfectionne-
mens qui en ont rendu l'emploi très facile sont dus presque entière-
ment à William Bond. Au moment où il aperçoit l'étoile, l'astronome,
dans cette méthode, n'a qu'à presser légèrement un petit bouton,
et une marque est instantanément laissée sur un papier qui se dé-
roule avec une vitesse constante, et sur lequel se trouvent tracées
d'avance des divisions correspondantes aux heures, aux minutes et
aux secondes; de cette façon, chaque astre au moment de son pas-
sage s'inscrit en quelque sorte mécaniquement à la place horaire
qu'il occupe dans l'immense cadran des cieux, et l'on peut dresser
(1) On comprend que, les lunettes astronomiques ayant un certain diamètre, la ligne
idéale qui joint l'œil de l'observateur aux étoiles doive occuper une position invariable
dans le tube de la lunette : c'est ce qu'on obtient en plaçant au foyer de la lunette des
fils croisés d'une extrême finesse; l'instant précis de l'observation est alors celui où
rétoile vient passer devant le point de croisement des fils.
l'observatoire de CAMBRIDGE. 53
des tableaux du ciel par zones, bien supérieurs à tous les anciens
catalogues.
Très préoccupé de faire profiter l'astronomie des progrès récens
de la physique , William Bond avait aussi organisé un système
d'observations télégraphiques pour déterminer avec exactitude la
longitude des divers points de l'Amérique. Il ayait prêté beaucoup
d'attention aux applications de la photographie à l'astronomie.
M. George Bond, son fils, continue à s'en occuper activement, et il
a pu appliquer avec succès les procédés photographiques à l'étude
des phénomènes astronomiques les plus délicats, notamment à l'ob-
servation des mouvemens des étoiles doubles.
Après une carrière si dignement remplie, M. William Bond est
mort au commencement de l'année 1859. Son fils, qui si longtemps
fut son fidèle collaborateur, est son successeur naturel, et son nom
est un sûr garant que l'activité des travaux astronomiques ne se
ralentira pas à Cambridge. Le dernier mémoire publié par M. George
Bond est des plus remarquables; il est relatif à la comète de Do-
nati, qui à la fin de l'année dernière a fait son apparition dans
le ciel au milieu de la curiosité universelle. Les observations re-
cueillies par M. G. Bond en Amérique viennent à propos s'ajouter
à celles qui ont été rassemblées en Europe sur cette magnifique co-
mète, et peuvent fournir un nouvel aliment aux discussions pleines
d'intérêt qu'ont soulevées dans nos académies les corps errans, qui
diffèrent par tant de caractères des corps planétaires dont se com-
pose le cortège du soleil.
Le 2 juin 1858, l'astronome italien Donati découvrit le premier
la comète qui, suivant l'usage, a gardé son nom : elle se montra
à lui comme une très petite nébulosité faiblement éclairée. Peu à
peu la comète présenta une condensation de lumière sensible, et
on vit par degrés se définir le noyau. Ce centre de condensation
ou point brillant manque quelquefois dans les comètes; pourtant
les télescopes puissans réussissent presque toujours à le décou-
vrir. Dans la comète de Donati, le noyau atteignit rapidement un
éclat extraordinaire, et sous c.e rapport cette comète ne sera sans
doute de longtemps surpassée par aucune autre. Autour du noyau
d'une comète s'étend une nébulosité que les anciens nommaient
la chevelure, et qui va se fondre dans la traînée lumineuse de
la queue. La chevelure est en quelque sorte l'atmosphère comé-
taire du noyau : les dimensions en varient pendant le mouvement
du corps errant, et surtout pendant la période où il se rappro-
che le plus du soleil; elle est le siège des phénomènes les plus
étranges et les moins expliqués. Le plus remarquable est la for-
mation d'enveloppes distinctes qui se montrent autour du noyau
5A REVUE DES DEUX MONDES.
central, et qui, prenant leur origine à la surface du noyau, s'en
détachent, s'en éloignent de plus en plus, pour être suivies par de
nouvelles enveloppes semblables. Qu'on imagine un œuf d'où sor-
tiraient constamment des coques nouvelles, capables de se gonfler,
de s*agrandir, et Ton aura quelque idée d'un semblable phéno-
mène : on peut aussi le comparer, pour s'en rendre bien compte,
aux ondes circulaires qui se forment dans une eau primitivement
tranquille autour d'un point où on laisse tomber une pierre. Quel-
quefois l'on voit des effluves ou aigrettes de matière nébuleuse
brillante partir du noyau, et" venir se joindre aux enveloppes en
divisant ainsi les espaces annulaires alternativement plus brillans
et plus obscurs en compartimens réguliers. Il n'y a plus alors seu-
lement un détachement général de la matière cométaire, qui quitte
le noyau central, comme les brouillards, après avoir longtemps
rampé dans nos vallées et sur le flanc de nos montagnes, s'élèvent
graduellement pour former des nuages ; mais il s'opère une sorte
d'éruption locale, qui a peut-être une analogie très lointaine avec
les éruptions de nos volcans et lance à une grande distance d'im-
menses volumes de la substance cométaire. Les effluves et les en-
veloppes lumineuses naissent toujours sur la face du noyau qui se
présente au soleil, et du côté opposé à la queue. La matière des
enveloppes nébuleuses ne s'éloigne pas d'ailleurs indéfiniment du
noyau; mais, repoussée en quelque sorte par le soleil, elle va se
perdre dans la queue, qui s'agrandit ainsi continuellement à mesure
que le noyau diminue.
Comparons encore un instant, comme tout à l'heure, les enve-
loppes concentriques dont le noyau est entouré à une série d'ondes
qui se propagent dans une eau dormante, à partir d'un point d'agi-
tation central; dès que des ondes semblables viennent toucher au
rivage, on sait qu'elles se réfléchissent, et que, revenant sur elles-
mêmes, elles continuent à se mouvoir en de nouveaux sens, dans
des directions et avec des formes qui dépendent de la configuration
même de l'obstacle contre lequel elles sont venues se briser. Les
enveloppes cométaires viennent aussi s'arrêter en quelque sorte
contre un obstacle invisible; sous l'influence d'une force inconnue,
qui sans doute a son origine dans le soleil, elles sont défléchies du
côté opposé à l'astre central ; à mesure qu'elles sont ainsi défor-
mées, elles s'étendent de plus en plus, et vont se perdre dans la
queue. Cet appendice singulier des comètes a été lui-même l'objet
de nombreux commentaires : on s'est souvent demandé s'il était
plein ou creux, s'il était formé d'une substance assez atténuée pour
qu'à travers les immenses espaces qu'il embrasse nous puissions
cependant apercevoir des étoiles de faible grandeur, ou si ce phé-
l'observatoire de CAMBRIDGE. 55
nomène de transparence devait trouver son explication la plus na-
turelle dans l'hypothèse que la matière cométaire ne formerait
qu'une sorte d'immense cornet. Ce qui donne quelque valeur à cette
dernière opinion, c'est que les queues, arrivées à un très grand
développement, ne sont pas également lumineuses sur toute leur
étendue; les deux bords y sont plus brillans que la partie médiane,
qui quelquefois est tout à fait obscure. Ce phénomène peut s'expli-
quer si l'on ne voit dans la queue de l'astre qu'un cône d'une cer-
taine épaisseur, car l'on conçoit bien que dans ce cas les rayons
lumineux, en traversant la région qui à nos yeux forme les bords,
rencontrent plus de particules cométaires que ceux qui percent la
queue de part en part dans la région médiane, de la même façon
que, dans notre atmosphère terrestre, un faisceau lumineux venant
de l'horizon rencontre plus de molécules aériennes que celui qui
descend du zénith.
Il a fallu rappeler toutes ces notions générales pour faciliter l'in-
telligence des observations curieuses présentées par M. Bond sur la
comète de Donati ; on va voir de quelle façon elles corroborent ou
contrarient les idées théoriques qui généralement sont acceptées dans
le monde savant relativement aux phénomènes cométaires. « La
grande comète de Donati, écrit M. G. Bond, tient le premier rang
parmi toutes les autres par les changemens multipliés et infiniment
curieux qui s'y sont produits, et principalement par les exemples
complets qu'elle a fournis relativement à l'origine, à la construction
et à la dispersion finale d'une succession d'enveloppes. Ces phéno-
mènes se lient intimement au mode de formation de la queue, ali-
mentée par la substance qui est en contact immédiat avec le noyau.
L'astronome voit de nuit en nuit l'œuvre d'évolution s'accomplir avec
une étonnante rapidité, et il surprend des résultats qui contredisent-
en apparence les lois les mieux établies de la matière, les lois de la
gravitation et de l'inertie. » a II est bien établi, ajoute-t-il un peu
plus loin, du moins en tant que nos moyens actuels d'observation
nous permettent d'en juger, que les noyaux seuls des comètes se
meuvent en obéissant à la force attractive du soleil et des planètes.
Cette propriété, qui a été reconnue constamment et uniformément,
n'est pas la moins singulière particularité de la constitution comé-
taire. D'immenses volumes de matière, provenant apparemment de
la substance même du noyau, vont composer la nébulosité envelop-
pante et la queue; mais dès le moment où ils ont quitté le corps cen-
tral, le mouvement en devient parfaitement inexplicable, à moins
qu'on ne suppose qu'ils sont sous l'influence de lois et de forces qui
modifient grandement les effets de la gravitation. »
L'observation des enveloppes lumineuses séparées qui environnent
56 REVUE DES DEUX MONDES.
le noyau des comètes a été faite dès 1811 par Olbers et Herschel le
père. Dans la comète de Donati, ce phénomène s'est reproduit sur
une remarquable échelle, bien que la nébulosité du noyau fût beau-
coup moins étendue que celle de la comète de 1811, et que par con-
séquent la région où s'engendre les enveloppes fût beaucoup plus
restreinte. M. Ghacornac, attaché à l'Observatoire de Paris, y ob-
serva la comète avec la grande lunette équatoriale de MM. Secrétan
et Eichens, et décrivit ces enveloppes avec beaucoup de précision;
il en vit se développer successivement jusqu'à huit. Les descriptions
de M. Bond sur le même sujet présentent le plus vif intérêt. « Le soir
du 20 septembre 1858, la queue se bifurqua nettement à partir de
son origine, et montra deux faisceaux inégaux formant les deux
côtés et divisés par un espace noir derrière le noyau... Entre le
noyau et le soleil s'interposa une figure obscure en forme de crois-
sant, où la lumière était inégalement distribuée et avait une appa-
rence étrangement confuse et chaotique.» La formation du croissant
obscur était comme le signal de la séparation d'une enveloppe qui,
en se détachant du noyau lumineux, laissait entre elle et lui un
espace plus foncé. Le 23 septembre, voici quels changemens s'é-
taient opérés : « Le noyau a diminué de grandeur et n'a plus que
1,300 milles de diamètre. La lumière en est extrêmement intense.
Autour du noyau est une enveloppe brillante, à 6,/iOO milles de
distance, limitée par une bande noire. La limite d'une seconde et
moins brillante enveloppe s'éloigne à 12,800 milles du noyau, et
se termine par une arche foncée semblable, au dehors de laquelle
est une atmosphère de nébulosité faible et diffuse, qui va en se
fondant rapidement. Les contours de toutes ces enveloppes peu-
vent être suivis sur un arc de 220 degrés ou davantage, mais s'é-
tendent beaucoup plus loin du côté brillant delà queue... Le 25,
le noyau se présenta sous un nouvel aspect, et dans la période qui
précède le dégagement d'une nouvelle enveloppe. Ceci est peut-
être le premier cas où l'on a vu une enveloppe en embryon à la
surface du noyau, où l'on a pu en suivre les diverses phases de dé-
veloppement. L'histoire d'une telle enveloppe a une valeur parti-
culière, parce qu'elle nous ouvre un jour sur les mystérieuses actions
par lesquelles la queue émane du noyau, sous l'influence stimulante
de la chaleur et de la lumière solaire, ou peut-être de quelque éma-
nation inconnue provenant de la même source, \oici quelles étaient
les gradations lumineuses reconnaissables aux environs du'noyau :
Taxe-de la queue était formé par une ligne étroite, bien dessinée,
noire, allant jusqu'au corps central lui-même. Puis dans l'ordre
de rapprochement du soleil venait le noyau, à la veille, pour-
rions-nous dire, d'une éruption. Dans les conditions d'observation
l'observatoire de CAMBRIDGE. 57
les plus avantageuses, on voyait deux petits jets de matière lumi-
neuse en sortir de chaque côté, sans doute pour fournir de la sub-
stance à la queue, en train de s'étendre très rapidement. En dehors
du noyau et de la nébulosité qui en apparence y était attachée,
était un espace comparativement obscur, auquel succédaient deux
enveloppes brillantes avec des bandes noires intermédiaires, et enfm
à l'extrémité s'étendait un voile fm de matière diffuse qui atteignait
une distance de 70,000 milles. En comptant l'axe noir et le fond
noir du ciel, nous apercevions neuf changemens de lumière et
d'ombre d'intensité différente. » L'observateur nous fait assister ici
en quelque sorte à la génération des enveloppes; nous les voyons
s'éloigner les unes après les autres du noyau, comme feraient de
grands nuages détachés de la surface de nos mers, qui s'élèveraient
par couches étagées dans l'atmosphère terrestre : les jets latéraux
de lumière ou aigrettes brillantes nous donnent des preuves d'émis-
sion ou d'éruption de matière cométaire plus locale. Ces descrip-
tions ont un très grand mérite de précision, mais M. Bond les a
pourtant, et avec grande raison, accompagnées d'excellens dessins.
Ces images sont extrêmement précieuses et sont les meilleurs docu-
mens que l'astronomie puisse réunir pour l'histoire de ces astres
errans, dont la connaissance est encore si imparfaite.
On s'est aussi occupé assidûment en Europe de recueillir des des-
sins de la comète de Donati; M. Bulard notamment en a présenté de
très remarquables à l'Académie des Sciences. En offrant une série de
ces dessins, il faisait l'observation suivante : « Un phénomène bien
digne d'attention, c'est l'espèce de phase (1) que le noyau a présen-
tée à l'époque même où la partie médiane de la queue commençait
à s'obscurcir. On sait que le noyau d'une comète n'est pas un corps
solide comme la lune ou les planètes, qui offrent des phases lors-
qu'elles présentent obliquement à l'observateur leur face illuminée
par le soleil. La phase que j'ai constatée sur la comète de Donati ne
saurait donc s'expliquer par de simples relations de position. »
La question qui vient d'être abordée a une grande importance,
car elle se rattache à l'état physique du noyau des comètes. Ces
centres de condensation sont lumineux; mais le sont-ils par eux-
mêmes ou ne le paraissent- ils, comme la lune et les planètes, que
par la réflexion de la lumière solaire? Si les noyaux étaient opaques
et empruntaient leur éclat éphémère à l'astre central, ils devraient
(1) Quand un corps sphérique opaque reçoit sur une de ses faces la lumière solaire,
l'autre moitié de ce corps reste dans l'ombre. De la terre, la partie éclairée nous appa-
raît sous la forme d'un croissant qui s'enfle ou diminue graduellement pendant que le
corps parcourt son orbite. La lune nous offre un exemple bien familier de ce phéno-
mène dans ce qu'on nomme ses phases.
58 • REVUE DES DEUX MONDES.
présenter du côté où ils n'en reçoivent pas les rayons une ombre
qui, aperçue par un observateur terrestre, dessinerait un croissant
obscur sur le côté opposé au soleil. L'épaisseur relative du crois-
sant obscur devrait d'ailleurs se modifier légèrement à mesure que
les positions relatives de la lune et de la comète changeraient par
rapport au soleil, de même que nous voyons notre satellite entrer
dans ses diverses phases pendant qu'il opère sa révolution men-
suelle. Mercure, Vénus et Mars nous offrent aussi des phases : on a
cru à plusieurs reprises en reconnaître sur des noyaux de comètes.
M. Gacciatore à Palerme a donné les dessins de prétendues phases
de la comète de 1819; mais Arago, en discutant ses observations,
a montré que la forme des ombres indiquées par Gacciatore ne peut
guère être mise en harmonie avec la marche même de la comète, et
il était disposé à ne voir dans ces taches noires que des irrégulari-
tés accidentelles. Arago parvint plus tard à démontrer, par des ob-
servations plus décisives, mais d'une nature toute différente, que la
lumière des comètes est, au moins en partie, empruntée : il montra
en effet que cette lumière jouit des propriétés qui caractérisent la
lumière réfléchie et polarisée, comme disent les physiciens, par
l'acte de la réflexion; mais cette curieuse découverte n'a enlevé au-
cune importance aux observations faites en vue de reconnaître dans
les comètes l'existence de phases véritables. M. Bond en mentionne
quelques-unes; il écrivait dans son observation du 30 septembre
1858 : « Le noyau est tronqué et en forme de demi -lune. L'axe
foncé, qui à l'origine est presque noir et a même largeur que le
noyau, complète l'analogie avec une phase et une ombre» Il y a des
objections à cette explication, quoiqu'au premier abord elle soit très
plausible. Ghaque nouvelle enveloppe, à mesure qu'elle émerge du
noyau, a une forme de croissant qui rappelle le phénomène des
phases, bien qu'elle soit certainement partout traversée par la lu-
mière solaire; une ti;ès petite enveloppe, qui resterait encore adhé-
rente au noyau, pourrait ainsi expliquer la forme particulière de ce
dernier. L'axe noir tient une trop grande place dans la queue pour
qu'on puisse admettre avec quelque probabilité qu'il est causé par
rinterposition sur le trajet de la lumière d'un corps aussi petit que le
noyau. Il est d'ailleurs courbé, ce qui ne pourrait se produire d'une
manière sensible dans une ombre. Peut-être deux phénomènes sont
ici superposés : une comparative diminution de nébulosité dans les
parties centrales de la queue et une ombre véritable, perceptible
seulement à une petite distance, près de la tête de la comète, où
en tout cas il faut admettre une concentration de matière nébuleuse
suffisante pour qu'une ombre puisse y marquer son contour, si réel-
lement elle existe. » La question des phases cométaires est donc en-
l'observatoire de CAMBRIDGE. 59
tourée encore d'une grande obscurité, et il faut attendre de nouvelles
observations pour décider de la nature physique des noyaux de con-
densation.
La comète de Donati a présenté un autre phénomène extrême-
ment curieux, et qui paraît avoir échappé tout à fait aux astro-
nomes européens : c'est la formation de queues supplémentaires.
Aux États-Unis au contraire, ce phénomène a été observé non-seule-
ment à Cambridge, mais encore à Albany, dans l'état de New-York,
où se trouve l'un des observatoires américains. Parmi les excellentes
observations de M. Bond, voici celles qui se rapportent à ce curieux
mode de subdivision des queues dans les comètes : « Le 27 sep-
tembre, on vit un appendice nouveau sous forme d'un long et étroit
rayon partant du côté convexe de la queue; cet appendice ne
suivait point la courbure de la queue proprement dite, mais se pro-
jetait presque en ligne droite du côté opposé au soleil. Cette appa-
rence, coïncidant avec le détachement d'une nouvelle enveloppe,
suggère l'idée que ces deux phénomènes sont de façon ou d'autre
en connexion mutuelle... En supposant que la matière qui forme
cet appendice se soit échappée dans sa nouvelle direction le 25 du
mois, sa vitesse doit avoir atteint huit ou dix millions de milles par
jour. D'autres comètes ont montré des rayons semblables. Celle de
ISli'è en a lancé à une distance beaucoup plus grande. Celle qui
apparut en 17M en avait, dit-on, jusqu'à six, disposés comme un
éventail. » On aperçut encore le long rayon étroit et en ligne droite
le 2 octobre; deux jours après, au lieu d'un, on en voyait deux,
qui avaient chacun plus de cinquante millions de milles de longueur
et n'étaient que très faiblement courbés. Le 6 du même mois, u l'un
des rayons supplémentaires atteignait encore cette distance et dé-
passait un peu la queue principale, toujours dans la direction du
soleil. D'autres rayons moins parfaitement développés pouvaient
être discernés près d'un point où la courbure de la queue principale
changeait assez sensiblement. Le 8 octobre, cinq ou six bandes
transversales pouvaient être distinguées dans la queue; elles avaient
un demi-degré de largeur, des contours nets et bien définis, et res-
semblaient parfaitement aux rayons des aurores boréales, sauf l'im-
mobilité, c'est-à-dire l'absence de mouvement sensible à l'œil; elles
divergeaient d'un point placé entre le soleil et le noyau... La queue
atteignit ses plus grandes dimensions apparentes le 10, et remplis-
sait un arc de 60 degrés, correspondant à cinquante et un millions
de milles, ou un peu plus de la moitié de la distance du globe ter-
restre au soleil. A la distance de 20 ou 30 degrés du noyau, la dis-
tribution de la lumière de la queue en bandes parallèles ou légè-
rement divergentes, alternant avec des espaces foncés, était très
(50 REVUE DES DEUX MONDES.
fortement marquée. Ces bandes avaient 5 degrés de large, 20 ou
30 minutes d'épaisseur, et pouvaient avec vérité se comparer ou
bien aux rayons qui interrompent souvent la continuité de l'arche
d'une aurore boréale, ou à une collection de cinq ou six queues de
petites comètes, débris d'une comète plus grande. Quelle qu'en ait
été la vraie nature, l'impression faite sur les yeux suggérait cette
comparaison. Ces bandes furent visibles pendant deux soirées, mais
elles disparurent bientôt à cause de la lumière lunaire. » 11 est peu
d'observations plus curieuses à citer parmi celles dont les phéno-
mènes célestes ont été récemment l'objet. Pour faire bien com-
prendre la dernière de ces observations à ceux qui n'ont point vu
les dessins de M. Bond, je comparerais volontiers, comme on l'a
fait quelquefois, la comète à un grand sabre turc; on verrait alors
sur la partie la plus recourbée et la plus large de la lame une série
de lignes pareilles à des damasquinures très régulières. Une des
pensées que suggère l'aspect de ces bandes alternativement foncées
et brillantes dans la queue, c'est qu'un tel phénomène n'est pas fa-
cilement compatible avec une hypothèse dont j'ai déjà dit un mot,
et qui est généralement admise. Si cette hypothèse était fondée, les
queues des comètes ne seraient que d'immenses cornets creux.
L'examen de ces bandes, dont la direction n'est point la même que
celle de la queue, autorise à croire que ces grandes traînées de ma-
tière cométaire ne participent qu'à demi au mouvement général de
translation qui entraîne la comète, et peut-être finissent-elles par
s'en détacher entièrement pour flotter au hasard dans les espaces
interplanétaires. Si les queues laissaient ainsi derrière elles une
partie de la matière qui les compose, la masse des comètes devrait
sans cesse aller en diminuant. Je mentionne en passant ces conjec-
tures, parce qu'on a quelquefois voulu voir -dans les corps qui s'en-
flamment en tombant dans notre atmosphère des débris ou résidus
de comète. 11 faut toujours accueillir avec faveur les conceptions qui
tendent à unir par des liens nouveaux les phénomènes variés dont
l'univers est le théâtre; mais la critique, tout en les enregistrant
avec soin, ne doit point en dissimuler la valeur précaire tant qu'elles
ne s'appuient point sur des preuves positives.
M. Bond, en fournissant au monde savant ces belles observations
sur la comète de Donati, n'a pas cherché à formuler une théorie
nouvelle et à embrasser tant de singulières apparences dans une
explication synthétique. On peut donc encore répéter aujourd'hui
ce qu'écrivait sir John Ilerschel dans son Astronomie : « C'est sur-
tout au point de vue physique que les comètes stimulent le plus
vivement notre curiosité. 11 y a, sans aucun doute, dans les phéno-
mènes de la formation de leurs queues, quelque profond secret.
l'observatoire de CAMBRIDGE. 61
quelque mystère de la nature. Peut-être est-il permis d'espérer
que r observation future, aidée de toutes les ressources des spécu-
lations ^rationnelles et des progrès des sciences physiques (de celles
surtout qui traitent des impondérables), ne tardera pas à nous
mettre en état de pénétrer ce mystère, et de décider si c'est réelle-
ment de la matière, dans le sens ordinaire du mot, qui est ainsi
projetée des têtes des comètes avec une vélocité si extravagante, et
qui, si elle n'est pas ainsi lancée, est au moins dirigée par le soleil
comme d'un point de départ pour les forces qui sont mises en jeu.
La question de la matérialité de ces queues se pose surtout forte-
ment devant notre esprit, quand nous considérons le fait de l'aire
énorme qu'elles décrivent autour du soleil, au périhélie (1), comme
une barre rigide, en dépit des lois de la gravitation, et pour tout
dire, en dépit des lois universellement reçues de la mécanique,
s' étendant, comme en 1680 et 18Zi3, depuis les régions les plus
voisines du soleil jusqu'à l'orbite de la terre, et décrivant ainsi
sans se rompre, en moins de deux heures, un angle de 180 degrés.
11 semble impossible d'imaginer que ce soit un seul et même objet
matériel qui puisse être ainsi brandi dans l'espace. S'il était permis
de penser à quelque chose de semblable à une ombre négative^ à
quelque impression momentanée faite sur l'éther lumineux derrière
la comète, une telle conception satisferait assez bien à l'impression
que ces phénomènes produisent irrésistiblement sur notre esprit;
mais cette modification de l'éther, si extraordinaire qu'on veuille
l'imaginer, ne rendra jamais compte des innombrables détails de
toute nature qui, dans la marche des comètes, viennent tous se
heurter irrésistiblement aux notions fondamentales de la méca-
nique. »
Les difficultés dont la théorie des comètes est entourée apparu-
rent bien clairement dans la discussion qui s'éleva sur ce point,
l'an dernier, à l'Académie des Sciences de Paris, entre M. Lever-
rier et M. Faye. Ce dernier présenta d'ingénieuses considérations
sur les phénomènes cométaires. Le point de départ de cet inté-
ressant débat était une communication du célèbre astronome de
Berlin, M. Encke, relativement à la comète, à très courte pé-
riode, qui porte son nom, et qu'on appelle aussi souvent la co-
mète des douze cents jours, parce qu'elle met ce temps à tourner
autour du soleil. Dès 1819, le savant astronome avait constaté
que la période diminue d'année en année, et avait expliqué cette
accélération par l'hypothèse d'un fluide ou milieu résistant répandu
dans les espaces interplanétaires. Le temps de la révolution depuis
. (1) On nomme ainsi le point de l'orbite le plus rapproché du soleil.
62 REVUE DES DEUX MONDES.
la fin du siècle dernier jusqu'à Tépoque actuelle a subi une dimi-
nution qui n*est pas de moins de deux jours. Cette découverte de
l'accélération d'une comète a été par M. Faye appelée à bon droit
une des plus belles de ce siècle. Essaierai-je d'expliquer pourquoi
la révolution complète d'un astre autour du soleil devrait s'opérer
de plus en plus vite, si l'astre, au lieu de flotter dans un vide ab-
solu, avait, comme un vaisseau qui fend les ondes, à vaincre une
résistance? Un obstacle permanent tendant sans cesse à diminuer la
vitesse, l'attraction du soleil central aurait un eflet de plus en plus
prépondérant, puisqu'elle est la seule force qui, en se combinant
avec la vitesse acquise, maintient les corps célestes dang les orbites
qu'ils parcourent. Que ceux-ci rencontrent dans l'espace une conti-
nuelle résistance, et leur marche subira la même altération qu'elle
éprouverait si, le vide interplanétaire étant parfait, la force attrac-
tive de l'astre central allait en grandissant de plus en plus. Mais
qui ne sent instinctivement, sans qu'il soit besoin de le démontrer,
que, dans ce cas, tous les corps qui forment le cortège du soleil se
mettraient à opérer autour de lui des révolutions de plus en plus
rapides? Sur notre terre, les années, au lieu d'être d'une longueur
invariable, se raccourciraient graduellement, et les saisons s'y suc-
céderaient à de moindres intervalles.
Pour bien comprendre l'hypothèse de M. Encke, il faut savoir qu'il
suppose que le fluide résistant est d'autant plus condensé qu'il est
plus rapproché de l'astre central du système ou du soleil; c'est
pour cela que les effets d'accélération ne se constatent que sur les
corps qui, comme la comète d' Encke, en sont bien rapprochés.
M. Faye a contesté l'existence d'un tel milieu résistant, en em-
ployant, il est vrai, des argumens dont M. Leverrier, son contra-
dicteur inattendu, n'a pas eu beaucoup de peine à démontrer l'in-
suffisance. En étudiant les phénomènes que présente la comète de
Donati , en voyant la queue se développer avec une vitesse de huit
lieues par seconde à contre-sens de la pesanteur, M. Faye a pensé que
la radiation solaire pouvait elle-même exçrcer des effets de répulsion
mécanique sur des matières d'une densité très atténuée; il a présenté
cette hypothèse nouvelle à la place de celle que M. Encke avait for-
mulée. Toutes les apparences compliquées des comètes, la division
des queues, les rayons supplémentaires, etc., s'expliquent, si l'on
admet certaines relations entre la radiation solaire et les matières
qui en subissent l'influence. Quel que soit le mérite d'une semblable
hypothèse, dont le germe se trouve déjà dans les travaux de Ke-
pler, de Gregory et de Laplace, la plupart des savans imiteront sans
doute la réserve avec laquelle M. Encke a cru devoir l'accueillir.
« Dans l'état actuel de nos connaissances, la discussion sur ce point,
l'observatoire de CAMBRIDGE. 6S
écrivait-il à l'Académie des Sciences, me paraît encore trop indé-
terminée, et, à ce que je crains, elle sera infructueuse. » Si sur ce
point, comme sur tant d'autres, nous sommes encore réduits à con-
fesser notre ignorance, ce n'est qu'un motif de plus pour accueillir
avec empressement des travaux semblables à ceux de M. Bond, qui,
par leur précision, leur netteté consciencieuse, sont si propres à
fournir des bases sûres aux investigations de la science spéculative.
Ce que nous pouvons pourtant, dès aujourd'hui, conclure avec cer-
titude de l'ensemble des observations astronomiques, c'est que la
gravitation universelle n'est qu'une des forces qui président dans
l'univers aux mouvemens de ces corps, en nombre infini, qui le par-
courent en tout sens. Des forces d'une autre nature s'y révèlent à
nous. Nous savons déjà que le soleil est un immense aimant, qui
règle les forces magnétiques des planètes et des satellites. Si la
chaleur solaire n'exerce aucune action sensible sur les mouvemens
de ces corps, en est-il de même pour les astres chevelus qui par-
courent notre système sur des orbites très allongées, et viennent de
temps à autre, en s'incendiant auprès du soleil, nous donner un
spectacle qui de tout temps a fortement frappé l'imagination des
peuples? Singulière destinée que celle de ces coi^s errans qui tan-
tôt viennent se dissoudre auprès de l'ardent foyer solaire, à des
températures dont rien autour de nous ne peul^ nous donner une
idée même approximative, tantôt vont perdre tout reste, de chaleur
dans les profondeurs glacées du vide interplanétaire! La chaleur, le
magnétisme, les mêmes forces que nous voyons agir sur la terre,
régnent dans l'univers entier, et le domaine de l'astronomie, qui
jadis ne semblait dépendre de celui de la physique ordinaire que
parles phénomènes optiques, s'y rattache aujourd'hui par une foule
d'autres points.
Dans l'énumération de tous les travaux que l'on doit déjà aux
astronomes de Cambridge, j'ai nécessairement laissé de côté tout
ce qui n'est qu'observation ordinaire : je ne me suis arrêté qu'aux
découvertes, aux perfectionnemens dans les méthodes, aux obser-
vations d'une importance capitale. Si l'on met cet ensemble de ré-
sultats, dont les uns enrichissent l'astronomie théorique, les autres
l'astronomie pratique, en regard de ceux que nos observatoires eu-
ropéens les plus éminens ont fournis pendant la même période, on
sera forcé d'avouer que l'observatoire de Cambridge n'a rien à per-
dre à cette comparaison. J'en ai dit assez pour montrer quelle place
éminente les travaux de MM. Bond ont value à l'observatoire de
l'université de Harvard. Après eux, les astronomes les plus connus
aux États-Unis sont M. Mitchell, le directeur de l'observatoire de
Cincinnati, et une femme dont le nom est presque identique, miss
Michell, qui descend du célèbre Benjamin Franklin, et qui tout ré-
64 BEVUE DES DEUX MONDES.
cemment installait à son petit observatoire de Nantucket un télescope
que ses amis lui ont acheté par souscription. L'astronomie mathéma-
tique a pour principal représentant M. Pierce, professeur à Harvard,
dont nous avons déjà eu l'occasion de parler à propos des obser-
vations de M. Bond sur l'anneau de Saturne. Ce professeur est aussi
connu dans le monde savant par ses calculs relatifs à la planète dé-
couverte par M. Leverrier; il vient de publier la première partie d'un
très grand ouvrage intitulé Mécanique physique et céleste^ qui doit
être une véritable encyclopédie astronomique, et où malheureuse-
ment des idées théologiques d'un caractère discutable se mêlent
trop souvent aux calculs et aux raisonnemens les plus rigoureux :
confusion trop commune aux États-Unis, où l'esprit de secte est si
ardent qu'il envahit jusqu'au domaine de la science, que notre pru-
dence a placé en dehors des contestations des partis religieux.
Si les études astronomiques aux États-Unis ont pour centre prin-
cipal Cambridge, la météorologie est surtout cultivée à l'observa-
toire national de Washington, qui se trouve placé sous la direction
du célèbre lieutenant Maury (1), Enfin les études géodésiques ont une
connexion trop directe avec l'astronomie pour qu'il ne soit pas né-
cessaire de rappeier, en terminant cette étude , les grands travaux
du corps hydrographique des États-Unis. Pour arriver à dresser
une carte complète des côtes américaines, on a commencé par faire
une triangulation primaire; ce premier travail a nécessité la mesure
de plusieurs bases, et cette opération délicate a été accomplie avec
des instrumens d'une extrême perfection. Il a fallu ensuite multi-
plier les observations astronomiques et magnétiques pour déter-
miner avec une grande exactitude la longitude et la latitude des
sommets des triangles primaires et y observer les variations des
élémens magnétiques. Le réseau fondamental une fois déterminé,
on commence une triangulation secondaire à plus petits compar-
timens, et l'on fait exactement le lever topographique des côtes.
Enfin les observations hydrographiques proprement dites faites à
la mer, dans les ports, aux embouchures des rivières, complètent
ce grand ensemble de travaux auxquels nous devons les premières
cartes précises de la région littorale des États-Unis, et serviront de
base à la géographie du continent entier.
Les côtes de l'Union, à cause de leur immense étendue, ont été
divisées en sections (neuf sur l' Océan-Atlantique, deux sur l'Océan-
Pacifique): les études se font simultanément et indépendamment
dans chacune d'elles, et le raccordement fournit un contrôle défini-
tif pour l'exactitude des opérations. Les lignes télégraphiques sont
fréquemment employées pour déterminer les différences de longi-
(1) Voyez, BUT les travaux du lieutenant Maury, la Revue du 1" et du 15 mars 1858.
l'observatoire de CAMBRIDGE. 65
tude, et ces observations sont devenues Fobjet d'intéressantes études
sur la vitesse des courans électriques. On s'est aussi occupé de dé-
terminer avec une grande exactitude les différences de longitude
par rapport à l'Angleterre, et c'est M.William Bond qui a été chargé
pendant longtemps de présider à un système régulier d'observations
chronométriques faites à l'aide des steamei^s qui traversent régu-
lièrement l'Atlantique entre les États-Unis et l'Angleterre. On conçoit
sans peine de quelle importance est la détermination des longitudes
relatives des observatoires situés dans des contrées différentes : les
observations faites dans l'un de ces établissemens ne peuvent servir
aux autres, si cette détermination n'est pas obtenue avec une exac-
titude parfaite. Dès que cet élément est fixé au contraire, Greenwich,
Cambridge, Paris, ne sont plus en quelque sorte qu'un seul et même
observatoire.
L'initiative du pouvoir fédéral d'une part, de l'autre celle des
corporations académiques et des individus ont donc donné une im-
pulsion marquée aux études astronomiques dans l'Union américaine.
Les Etats-Unis ont ce grand avantage de pouvoir profiter de tout ce
que la longue expérience des astronomes européens leur a enseigné;
on peut y créer de toutes pièces des observatoires parfaits, placés
dans les meilleures conditions d'installation, en évitant des fautes
qui ont créé beaucoup d'embarras dans quelques-uns des anciens
observatoires de l'Europe. Dès le début, les astronomes y sont armés
de ces merveilleux instrumens que fournit l'industrie moderne, et
sans lesquels le progrès scientifique est devenu impossible. Que ne
peut-on pas obtenir avec les lunettes équatoriales, les lunettes mé-
ridiennes, les cercles muraux, les chronomètres, sortis des ateliers
des grands constructeurs français, anglais et allemands! Les in-
strumens météorologiques ne leur cèdent pas en précision; mais
en Amérique comme en Europe, sans chercher à en déprécier l'im-
portance, on ne peut s'empêcher de. craindre par instans que les
observations relatives à la météorologie ne prennent trop le pas sur
les observations astronomiques mêmes. Cette tendance est d'autant
plus à redouter aux États-Unis que les belles études du lieutenant
Maury y ont mis la météorologie en très grand honneur, et que le
public, qui dote les observatoires, est plus disposé à en attendre
des travaux dont il peut apprécier le côté pratique que des obser-
vations dont la nature lui échappe, et qui doivent s'accumuler quel-
quefois pendant des siècles avant que l'analyse en fasse jaillir une
découverte. Les astronomes de Cambridge n'ont jamais négligé
l'astronomie pratique : ils ont rendu les plus grands services à l'ex-
pédition hydrographique des États-Unis, ils n'ont même. pas dé-
daigné de régler les chronomètres des paquebots à vapeur; mais
TOME XXIV. 5
66 REVUE DES DEUX MONDES.
Tastronomie théorique a toujours été leur étude principale, et quel-
ques découvertes, quelques créations utiles, ont déjà signalé le mou-
vement scientifique dont ils ont été les initiateurs. C'est grâce à ces
découvertes qu'on voit s'élever aujourd'hui l'un après l'autre des
observatoires dans les différens états de l'Union.
Pour apprécier à leur juste valeur les travaux des astronomes de
Cambridge, il faut d'ailleurs se rappeler que la science astrono-
mique n'enregistre plus aussi souvent aujourd'hui de ces grandes
découvertes dont le retentissement est général, et dont les auteurs
sont portés, comme par un coup de fortune, au faîte de la gloire et
de la popularité. Le temps est déjà bien loin où les savans, armés
des premières lunettes d'approche, n'avaient en quelque sorte qu'à
promener leurs regards dans le ciel inexploré pour y faire une riche
moisson de découvertes, où le monde, agrandi pour l'homme, lui
découvrait chaque jour quelque nouveau secret, où le génie de
Kepler et de Newton s'élevait aux lois éternelles qui président aux
mouvemens célestes et en assurent la perpétuité. Une heure vint
pourtant où l'astronomie de précision constata des perturbations
dans l'harmonie générale des cieux. En analysant avec une ri-
gueur nouvelle la marche des corps emportés dans notre tour-
billon solaire, on reconnut qu'ils s'écartent insensiblement des
chemins que les lois de Kepler et de Newton leur avaient tracés.
Les mondes semblaient menacés d'une ruine inévitable, quand, pé-
nétrant le secret de ces perturbations par un effort de génie qui
fera vivre son nom dans les siècles les plus reculés, Laplace montra
que ces écarts, loin de compromettre la stabilité de l'univers, l'as-
surent à jamais, et ne sont en quelque sorte que les balancemens
éternels des mondes autour de l'équilibre qu'ils poursuivent éter-
nellement.
Ces grands principes une fois posés et confirmés par la décou-
verte de la planète Neptune, on peut dire qu'il ne reste à faire dans
notre système solaire que des découvertes de détail. Une petite pla-
nète appartenant au nombreux cortège de celles qui circulent entre
Mars et Jupiter, un satellite attaché à l'une des grandes planètes,
quelques particularités sur la constitution de ces corps, voilà tout ce
que le travail le plus patient, la vigilance la plus attentive peuvent
découvrir dans cette région du soleil, qui est en quelque sorte le
domaine familier de l'astronomie, et nous avons vu que les décou-
vertes faites dans le monde saturnien par MM. Bond tiennent une
place éminente dans cet ordre de recherches. Les astres errans qui
traversent notre système fournissent heureusement aux hommes de
la science des sujets d'études nouvelles, et sur ce point les obser-
vations de M. G. Bond sont extrêmement précieuses. En étudiant ces
l'observatoire de CAMBRIDGE. 67
corps singuliers, l'astronome s'engage sur le théâtre le plus inex-
ploré des phénomènes cosmiques : il ne pèse plus seulement des
masses, il ne mesure plus seulement des distances; il assiste, si l'on
me permet ce mot, à l'embryogénie de la matière, à ses métamor-
phoses les plus curieuses; il la voit se condenser sous la forme d'un
noyau plus ou moins opaque, ou se dilater avec une vélocité inouie;
il réunit ainsi les documens qui doivent servir un jour de base à la
cosmogonie scientifique.
Les services que les premiers astronomes américains ont ren-
dus à la science ne sont pas, comme on le voit, sans importance.
Nous applaudissons pour notre part d'autant plus vivement à leurs
efforts, que l'on a souvent représenté la démocratie, et particulière-
ment la démocratie américaine, comme ennemie de l'intelligence,
des lettres, des sciences, des beaux-arts. La plupart des grands
noms qui illustrent et honorent l'esprit humain se présentent à nous,
il est vrai, sous quelque grand patronage et dans le cortège d'un
prince; mais combien est-il de ces hommes privilégiés dont le génie
indépendant n'a rien dû à personne? L'estime et l'admiration d'une
société libre sont des encouragemens aussi puissans pour le talent
et le génie que des complimens tombés d'une bouche souveraine, et
on pourrait difficilement trouver un pays où les réputations scien-
tifiques et littéraires soient tenues en aussi grand honneur que dans
la république américaine. A défaut d'une aristocratie de naissance,
il se constitue forcément une aristocratie de l'esprit, d'autant plus
puissante qu'elle est toute personnelle, d'autant plus respectée
qu'elle ne prétend à d'autre privilège que celui de contribuer pour
la part la plus large à améliorer la condition des hommes. Ce res-
pect de la pensée, ces sympathies qui entourent aux États-Unis les
savans, les poètes, les historiens, doivent rassurer ceux qui re-
doutent que l'activité inouie de cette grande société démocratique
et le déchaînement des intérêts matériels ne laissent, place dans les
âmes qu'à l'amour de la richesse, à la poursuite de plaisirs sans
grâce et sans poésie, au goût de l'ostentation, au mépris du malheur
et de la faiblesse. Si quelque chose peut prémunir les Américains
contre ces ridicules et ces vices , c'est un salutaire respect pour les
œuvres désintéressées de l'intelligence, c'est un continuel effort pour
ennoblir et purifier par l'éducation les sentimens qui forment en quel-
que sorte l'atmosphère morale des nations.
Auguste Laugel.
DE LA RENAISSANCE
ETUDES RELIGIEUSES
EN FRANCE
Le livre de Job, traduit de l'hébreu; étude sur l'âge et le caractère du poème,
par M. E. Renaa, de l'Institut; Paris 1839.
A mesure que le xix' siècle descend la pente des années, les traits
par lesquels il se distingue des siècles précédens semblent se pré-
ciser et prendre pour l'observateur attentif des contours plus fa-
ciles à déterminer. 11 ne faut pas trop s'étonner de ce qu'ayant dé-
passé déjà le milieu de ce siècle, nous n'osions encore lui assigner
un caractère propre qu'avec beaucoup d'hésitation. Ne devra-t-on
pas d'ailleurs, selon toute vraisemblance, indiquer quelque jour
l'hésitation même comme une de ses dispositions fondamentales :
hésitation sous une foule de rapports, hésitation en religion, en phi-
losophie, en politique, en morale, en littérature, partout, excepté
en industrie? Sur ce dernier terrain, le siècle marche avec une dé-
cision vraiment imposante, bien que, môme dans ce domaine, l'hé-
sitation reparaisse dès qu'on veut passer aux théories générales. De
cette peine que nous semblons éprouver à nous prononcer, à prendre
un parti, à marcher en avant vers un but clairement défini, vient
cette série de compromis et de demi-mesures qui constitue jusqu'à
présent l'histoire de notre siècle dans ses progrès souvent avortés
DES ÉTUDES RELIGIEUSES EN FRANCE. 69
et dans ses réactions à peine avouées. Le langage lui-même n'a-t-il
pas subi l'empreinte de cette disposition générale? Est-ce unique-
ment le mauvais goût, l'oubli des grands modèles ou l'impuissance
de les imiter qui ôte si souvent à nos productions littéraires cet
admirable cachet de précision et de sécurité qui était, à un degré
si remarquable, l'apanage de nos écrivains d'autrefois? L'absence
de cette précieuse qualité ne tient-elle pas en grande partie à ce
que, faute d'une conviction bien arrêtée, on s'étudie à multiplier
sous sa plume ces nuances et ces clairs-obscurs qui permettent à
l'écrivain moderne d'espérer que, s'il se trompe, il ne se trompe
pas tout à fait? On dirait que toutes les fois que nous affirmons,
nous nous y prenons de manière que la négation puisse rentrer par
une porte de derrière dans notre affirmation même. Pour ne pas
être injuste envers notre siècle, il faut ajouter que l'expérience de
la vie rend naturellement les hommes prudens et circonspects, et
qu'au XIX* siècle nous sommes vieux d'expériences de tout genre,
qui sont loin d'avoir toujours été heureuses.
Mais il est une raison plus puissante encore qui explique cet état
présent des esprits, et qui nous fait un devoir de ne parler qu'avec
circonspection de ce que notre siècle est en réalité, de ce qu'il fait
et de ce qu'il vaut : c'est qu'en 1859 nous sommes encore au com-
mencement de la période morale qui s'appellera dans l'histoire le
xix* siècle. INous oublions souvent,. sous l'influence d'une illusion
facile à comprendre, que l'histoire réelle n'est pas du tout soumise
à notre calendrier. Il n'y a qu'un parallélisme inexact entre notre
division abstraite de l'histoire par siècles et la division qui résulte
des choses elles-mêmes en dehors de leur date. Le xvi* siècle, par
exemple, ne finit pas le 31 décembre 1599; il se prolonge pendant
toute la durée du règne de Henri lY. Le couteau de Ravaillac, en
empêchant ce prince de prévenir la guerre de trente ans, fait même
qu'en réalité le xvii* siècle ne commence qu'avec le traité de West-
phalie. Alors seulement on peut être certain que, des deux grandes
puissances religieuses qui se sont disputé l'Europe au xvi* siècle,
aucune n'est encore capable d'absorber l'autre, et que l'obligation
de vivre côte à côte est devenue inévitable. Si l'on adopte ce point
de vue, lexvii* siècle français sera aussi court que brillant; il finit
avant le roi qui lui doit sa gloire : il nous semble qu'il finit le 2 dé-
cembre 1688, le jour où Jacques II aborde en France, victime de
la lutte qu'il a engagée contre les libertés de l'Angleterre, et ve-
nant chercher un refuge à l'ombre d'un trône qui fut pour lui un
funeste idéal. A cette date, les grandes œuvres littéraires et phi-
losophiques du siècle sont terminées pour la plupart. 11 n'a plus
grand'chose à apprendre au monde, et pour la première fois l'Eu-
70 REVUE DES DEUX MONDES.
rope assiste au spectacle nouveau d'une révolution victorieuse éle-
vant sur le trône une dynastie qui n'a d'autre mandat que de main-
tenir les libertés nationales. Si l'on se rend compte de l'importance
illimitée qu'a eue pour toute l'Europe la révolution anglaise de
1688, si l'on se rappelle que le xviii* siècle français, tout original
et fécond qu'il ait été, plonge cependant par ses racines dans la
société anglaise qui sortit de cette révolution, on ne trouvera rien
d'arbitraire dans la date indiquée. Au fond, le xviii* siècle est révo-
lutionnaire dès son aurore, et il conserve jusqu'à la fin son carac-
tère originel. Nous le faisons commencer à bon droit avec le mo-
ment où l'esprit moderne, jusque-là confiné en Hollande, triomphe,
à la face du monde, chez le peuple le mieux préparé par son passé
à l'incarner dans ses institutions.
Par la même raison qui nous fait dire que le xvii* siècle fut très
court, nous dirons que le xviii* fut très long. La révolution fran-
çaise, qui est son point culminant, n'arrive qu'à la fin, et ce serait
une grande erreur de croire qu'elle se termine avec l'empire. A
part l'aflermissement irrévocable de certaines réformes civiles et
égalitaires qui lui doivent leur consécration définitive sur le sol
national, on ne peut pas admettre que Napoléon ait clos la révolu-
tion. En 1815, on dirait au contraire qu'un doigt mystérieux a rayé
de l'histoire tout ce qui s'est passé entre 92 et l'invasion. L'antago-
nisme des deux tendances qui se partagent le pays est identique de
tous points à celui qui le divisait le jour de l'ouverture des états-géné-
raux. Le tiers -état recommence contre la noblesse et le clergé une
lutte acharnée, dans laquelle le trône n'est toléré par lui qu'à la con-
dition d'être son allié. Il y a de part et d'autre quelques expériences
de plus, il y a la peur de certains excès, et encore ne s'en dou-
terait-on pas toujours; il y a enfin dans le monde quelques nou-
veau-venus encore isolés et certains pressentimens d'une autre phi-
losophie, d'une autre littérature, d'une autre poésie. Surtout ce qui
est nouveau, c'est que le spiritualisme ressuscite, au moins à l'état
de tendance, marquant son réveil principalement dans la littérature
par cet amour de l'infini que le xviii* siècle connut si peu. Ce sont
néanmoins les germes à peine éclos de plantes futures cachées sous
les grands végétaux qui couvrent encore le sol. En réalité, de 1815
à 1830, c'est le xviii* siècle qui combat le xvu*; c'est l'esprit de Vol-
taire, de Montesquieu, de Rousseau, continuant de poursuivre l'esprit
de Bossuet et de Louis XIV. 1830 est la victoire du xviii" siècle sur
le xvii*, victoire pleine de ménagemens de la part du vainqueur. En
cela se montre le fruit d'une expérience douloureusement achetée.
On songe moins à extirper le xvii* siècle politique et religieux qu'à
faciliter la transition qui lui permettra de passer insensiblement
DES ÉTUDES RELIGIEUSES EN FRANCE. • 71
dans les formes nouvelles. On compte, pour en arriver là, sur le
jeu régulier d'institutions libérales modérées, et il est de fait que,
pendant la carrière de dix-huit ans qu'a parcourue la monarchie de
1830, le XIX* siècle a commencé à se former et à vivre pour lui-
même. Naturellement il résulte de la situation donnée que cette
formation lente et graduelle ne présente pas à l'observateur de date
précise qui puisse servir positivement de limite historique. Il est
certain que si le régime inauguré en 1830 eût continué de préva-
loir, le développement particulier du xix* siècle se fût opéré de cette
manière insensible qui ressemble à la croissance d'un corps vivant.
Sans que nous ayons de jugement à émettre sur l'avantage ou le
désavantage qui en est résulté, 18/i8 est venu, non pas donner son
point de départ au xix* siècle, qui était déjà en voie de formation,
mais modifier profondément les conditions de son développement.
En remettant en question beaucoup de choses que l'on croyait ac-
quises, la révolution de février et ses conséquences, qu'il était
facile de prévoir, nous ramènent en quelque sorte à un second com-
mencement du XIX* siècle.
A mesure que nous nous sommes rapprochés du moment actuel,
nous avons de plus en plus resserré nos observations dans les limites
de la France : non pas que notre thèse soit fausse si nous sortons
de ce pays; mais il faudrait, pour l'appliquer à l'Europe entière,
l'élargir et la modifier, et chez nous elle s'appuie sur des faits plus
frappans. Nous sommes donc en France au commencement du
XIX* siècle, bien que le cadran de l'histoire marque 1859, et il se-
rait désirable que cette manière de comprendre la situation fût celle
aussi de la jeunesse actuelle, à qui les découragemens de la généra-
tion précédente finiraient peut-être par persuader que l'inaction
passive est la sagesse, l'espérance joyeuse la folie. Nos pères nous
avaient beaucoup promis, ils nous ont peu laissé. Ne les accusons
pas : peut-être ne pouvaient-ils pas faire davantage, peut-être leurs
tristesses viennent-elles de ce qu'ils avaient placé leur idéal trop
haut pour leurs forces et les nôtres. Sachons -leur gré de ce qu'ils
ont voulu faire, et pour nous, regardons en avant. Nous avons à
poursuivre leur œuvre commencée en profitant de leurs expériences.
Et puis il est des terres nouvelles à l'horizon lointain, il est des
cordes inconnues sur la lyre de l'humanité qui n'ont pas encore été
touchées parmi nous, si ce n'est peut-être par quelques virtuoses
solitaires, et dont les premières vibrations produisent des sons d'une
aîmpleur et d'une beauté ravissantes. Que ceux qui ont des oreilles
pour entendre entendent !
72 REVUE DES DEUX MONDES.
L
Parmi les phénomènes qui contribuent à donner au xix* siècle
français cette physionomie distincte qui en fait à beaucoup d'égards
un siècle de renaissance, il faut citer en première ligne le réveil
des études religieuses. J'emploie à dessein le mot d'études. 11 ne s'a-
git pas ici en effet d'un de ces mouvemens si fréquens dans l'his-
toire des religions, produits passagers d'un retour aveugle vers le
passé ou d'un accès fiévreux de réforme, qui n'ont souvent d'autre
raison d'être que le mécontentement du présent. Ne reposant au
fond que sur la négation, quelque dogmatiques qu'elles soient d'or-
dinaire, ces réactions ne sauraient prétendre à une durée bien lon-
gue. Elles disparaissent ou se transforment dès que l'humeur particu-
lière ou le tour d'esprit qui leur avait donné naissance s'est évanoui
lui-même ou modifié. Des études au contraire supposent que l'on
prend au sérieux l'objet dont on s'occupe, et à tant de preuves dou-
teuses de ce retour religieux dont le catholicisme est si fier, nous
préférons ce simple fait que des livres tels que ceux de MM. Quinet,
de Rémusat, Renan, aient pu trouver faveur en France. Un tel phé-
nomène eût semblé d'une médiocre importance au xviii* siècle. Le
vice de la philosophie dominante alors fut de méconnaître que la
religion a droit de cité dans l'âme. « Dis-moi si tu adores et ce que
tu adores, et je te dirai qui tu es, » voilà la vérité. Ce retour aux
études religieuses marque donc un intérêt nouveau pour la religion,
car on n'étudie vraiment que ce qui intéresse. Ce n'est pas cepen-
dant la résurrection pure et simple d'un passé religieux quelcon-
que. La religion en soi est indépendante des formes historiques
dont elle s'est tour à tour revêtue et dépouillée. Elle est essentiel-
lement le lien par lequel l'homme se sent en rapport avec l'infini.
Elle est le pont qui unit le monde du fini, du contingent, du relatif,
sur lequel nos pieds reposent, à ce monde supérieur de l'éternel et
de l'absolu au bord duquel nous sommes, dont nous respirons par
momens certaines émanations mystérieuses, et dont l'existence s'im-
pose à nous aussi irrésistiblement que sa consistance se dérobe à
nos définitions, au point qu'il est possible d'adorer l'inconnu, qu'on
ne sait pas encore comment nommer. Or le xviii" siècle a cru et
passionnément cru au fini, au monde actuel, à l'humanité visible.
Il a eu aussi son généreux idéal; il a rêvé le bonheur parfait de
rhomme dans les conditions de Texistence terrestre; il n'a reculé
devant rien, pas même devant le crime, pour le lui procurer. Mal-
heureusement il n*a pas senti le soufUe de l'invisible. De toutes les
directions possibles de Tàme, le mysticisme est celle qu'il a le
DES ÉTUDES RELIGIEUSES EN FRANCE. 73
moins comprise. Excepté chez Rousseau, qui à cet égard est en
pleine réaction contre les tendances purement négatives de son
temps, le xviii* siècle a enveloppé dans le même dédain religion,
Évangile, judaïsme, catholicisme, protestantisme, mythologie, et
mis le tout au rebut sous le nom de superstition. L'homme le plus
religieux, s'il est éclairé, doit reconnaître la grandeur, la légitimité
relative, les bienfaits réels du xviii^ siècle; mais il ne peut s'em-
pêcher de voir dans cette incapacité religieuse la cause première
de ses erreurs et surtout de son impuissance.
Est-ce un caprice du goût, le simple désir de faire revenir une
mode ancienne de l'esprit qui dirige de nouveau les recherches de
la science indépendante vers les religions et les choses religieuses?
Le caprice n'a jamais produit des études sérieuses. Il y a toute ^me
philosophie en germe dans ce mouvement de la science contempo-
raine, ou, si l'on veut, il est le résultat d'une philosophie en voie
de transformation. C'est ce que nous voudrions faire bien com-
prendre, en avertissant d'avance qu'ici surtout on expose, on con-
state bien plus qu'on ne cherche à démontrer.
Il est un fait placé aujourd'hui au-dessus de toute discussion :
c'est que, depuis la révocation de l'édit de Nantes, l'esprit français
a été dans les études religieuses d'une grande stérilité. La France a
semblé s'en consoler fort gaiement; mais l'observateur attentif voit,
dans cette espèce de sécheresse épicurienne et bourgeoise dont par
momens nous sommes tentés d'être fiers, une des causes qui ont le
plus contribué à faire perdre à la France dans le reste de l'Europe
une partie de son influence et de sa considération. Cet amoindrisse-
ment du rôle religieux de la France est d'autant plus fâcheux qu'a-
vant le fatal événement qui l'a amené, notre pays marchait dans
cette branche de connaissances à la tête des nations chrétiennes. L'é-
mulation, engendrée par la rivalité de deux églises sur le sol natio-
nal, provoquait constamment les recherches et alimentait l'érudition
religieuse de la classe instruite. Sans doute les études souffraient de
leur origine, et, poursuivies surtout dans un intérêt de polémique,
elles dégénéraient trop souvent en plaidoyers où l'amour pur de la
vérité n'était pas toujours le fil directeur de la pensée. Pourtant l'es-
prit critique se formait peu à peu au sein des deux églises. Richard
Simon chez les catholiques, les deux Gappelle et Rlondel chez les
protestans, ouvraient la lice; Bayle enfin professait à Sedan. Il est
à croire que si les choses eussent suivi leur cours naturel, le sceptre
de la critique à la fois religieuse et indépendante eût été au moins
partagé entre la France et l'Allemagne. Malheureusement la France
se désaccoutuma de penser sur les choses religieuses. Les hommes
les plus pieux furent les premiers à s'en défendre, les autres en
74 REVUE DES DEUX MONDES.
conclurent que les choses religieuses n'étaient pas du domaine de la
pensée scientifique. De là date dans les esprits et dans la pratique
cette séparation tranchée entre le naturel et le surnaturel, le pro-
fane et le sacré, les vérités rationnelles et les vérités révélées, sépa-
ration qui était auparavant peu sensible dans l'application, et dont
le rôle depuis lors a été si grand dans notre littérature et notre po-
litique. De là cette manière encore aujourd'hui si répandue de con-
sidérer une religion quelconque comme un enseignement qui s'im-
pose au nom de l'autorité surnaturelle, et se trouve par son principe
î'adversaire-né de la libre recherche. Cet antagonisme, une fois ac-
cepté des deux côtés comme l'état normal et naturel des choses, eut
pour résultat, d'abord une lutte passionnée entre les deux grandes
puissances, puis, et conformément au système qui triompha en poli-
tique, une indifférence polie et souvent affectée qui cachait tout le
contraire d'une réconciliation. 11 n'y a pas encore longtemps que la
philosophie dominante parmi nous se retranchait systématiquement
dans cette position, si commode pour un moment, si insoutenable à
la longue, pour refuser de répondre aux questions les plus impor-
tantes que l'esprit humain se puisse poser. En cela, l'éclectisme,
pour lequel on est souvent bien ingrat aujourd'hui, est un véritable
enfant de ce xviri* siècle qu'il a tant combattu.
Quelque désireux que nous soyons de penser que l'Europe nous
écoute et nous admire toujours, il faut bien nous l'avouer : les peu-
ples qui marchent avec nous vers l'avenir et dans les mains desquels
se trouvent, comme dans les nôtres, la direction de l'histoire, l'Al-
lemagne du nord, l'Angleterre, la jeune Amérique, sont avides de
connaissances religieuses, et ce n'est pas chez nous qu'elles vont les
chercher. Qu'on parcoure une liste récente de publications alle-
mandes ou anglaises, et l'on verra que les œuvres religieuses ou
théologiques l'emportent toujours en nombre et en importance sur
les autres, sans que celles-ci se trouvent pour cela dans une con-
dition désavantageuse, si nous les comparons aux livres analogues
qui se publient chez nous. Si l'on continue de nous lire à l'étran-
ger, nous devons ce privilège à de vieilles habitudes, à notre langue,
toujours aimée malgré tout le mal qu'on en dit, à nos grands clas-
siques et au mérite exceptionnel de quelques œuvres contemporai-
nes. Puis nous sommes très amusans. Nous fournissons aux lecteurs
du monde entier des récréations inépuisables. On serait même encore
bien plus avide, dans les familles allemandes et anglaises, de nos
romans et de nos pièces de théâtre, si le sens moral y était toujours à
la hauteur de l'esprit. Mais, encore une fois, cette influence de notre
littérature s'arrête à la surface. Les hommes graves, les hommes
qui donnent autour d'eux le ton et la direction de la pensée, ne
DES ÉTUDES RELIGIEUSES EN FRANCE. 75
nous lisent presque pas, et la littérature française d'aujourd'hui, re-
cherchée à titre de délassement, est rarement prise au sérieux. Qu'il
y ait de l'injustice et des préventions mal fondées dans cette in-
différence à l'égard de nos travaux scientifiques, je suis loin de le
contester; mais le fait est là, et il n'en faut pas chercher la cause ail-
leurs que dans le silence gardé par l'esprit français sur les questions
les plus débattues et les plus étudiées du monde civilisé. Ce ne sont
pas seulement les théologiens de profession qui ont pris l'habitude
de se passer de nous, c'est aussi cette foule de penseurs et d'hommes
éclairés qui éprouvent le besoin d'avoir des opinions religieuses,
sans être théologiens, à peu près comme nous avons tous notre hy-
giène sans que nous regardions comme nécessaire d'avoir pour cela
notre diplôme d'études médicales. On ne saurait' croire combien de
fois cette peur affectée de toucher du bout du doigt à une question
religieuse, quand on parle d'histoire, de sciences naturelles, de
physiologie, de philosophie même, on ne saurait croire, dis-je,
combien cette réserve, qui paraissait à nos savans le comble de la
sagesse pratique, qui leur semblait dictée par le bon goût, les con-
venances, la méthode scientifique, a provoqué le dédain ou l'im-
patience de nos lecteurs étrangers. Que de fois nos théories histo-
riques en ont souffert! que de fois l'absence de ce génie critique
provenant d'études prolongées sur les peuples et les sociétés dis-
parues, et réclamant ce tact particulier qu'on a si justement appelé
le sens de l'antiquité, a fait du tort à nos appréciations! Qu'on ne
se récrie pas sur l'importance exagérée que j'attribuerais à une la-
cune qui, à première vue, doit paraître fort peu sensible dans les
œuvres purement littéraires x)u scientifiques telles que nous les en-
tendons : il n'est pas du tout nécessaire d'aborder directement les
questions religieuses pour qu'elle se fasse sentir. Il serait souvent
très difficile de noter les livres, d'indiquer les études, les recher-
ches, les théories physiques ou littéraires qui en souffrent. C'est
un certain tour d'esprit, une tendance vers les choses infinies, vers
l'absolu, qui fait défaut, et dont l'absence est ressentie souvent
sans que l'on s'en rende compte. Il faut bien qu'il en soit ainsi,
car il y a eu évidemment pendant une période assez longue un man-
que d'affinité entre notre esprit scientifique et celui des nations
étrangères, et par suite une impuissance marquée de notre part à
imprimer notre cachet, comme nous le faisions au siècle dernier,
sur la pensée scientifique du monde contemporain. Qu'on le dé-
plore ou qu'on s'en réjouisse, le fait est que dans le domaine des
sciences c'est l'esprit allemand qui est l'envahisseur chez tous les
peuples civilisés, et nous sommes parmi les envahis.
N'avons-nous donc que des regrets et des plaintes à faire enten-
76 REVUE DES DEUX MONDES.
dre? Non certes, et c*est en cela précisément que consiste l'impor-
tance du retour de l'esprit français vers les études religieuses. II
dépend de nous en effet de reconquérir par cette voie un ascendant
que nous avons perdu. Il suffit pour cela qu'un certain nombre des
écrivains français les plus distingués continuent de consacrer à l'é-
tude des religions et des faits qui s'y rattachent leurs méditations et
leurs recherches, et que, par leur intermédiaire, le public éclairé,
mieux informé de ce que sont en elles-mêmes les choses religieuses,
abjure enfin ce malheureux point de vue du xviii' siècle, dépassé
ailleurs depuis longtemps. Que l'on se rassure : il ne s'agit nulle-
ment de revenir à celuijdu xvii% qui ne l'est pas moins. Il s'agit
de revenir à la saine tradition de l'Europe moderne et chrétienne,
également éloignée et de la sauvage intolérance du moyen âge et
de l'indifférence peu raisonnée des temps qu'on appelle chez nous
civilisés.
Déjà la littérature contemporaine de la France a été enrichie de
travaux d'un mérite supérieur dans cet ordre de recherches. Les
œuvres philosophiques et religieuses de M. Edgar Quinet ouvrirent
une voie de recherches restée jusque-là inféconde. Ce ne sont ni les
applaudissemens ni le succès littéraire qui leur ont manqué lors-
qu'elles ont paru. Pourtant il est douteux qu'on les ait encore esti-
mées généralement à leur vraie valeur. La poésie du style, l'éléva-
tion généreuse de la pensée, le libéralisme ardent de l'écrivain, ont
plus fait pour lui concilier les chaudes sympathies de la jeunesse
que les mérites plus cachés résultant d'une érudition puisée aux
meilleures sources, élaborée par un esprit d'élite. Combien de points
de vue et d'aperçus qui semblent tout nouveaux à notre public d'au-
jourd'hui sont déjà pressentis et même développés dans le Génie des
Religions et les autres œuvres de l'éminent écrivain! Ceux qui sui-
vent d'un œil attentif la marche des idées religieuses dans la France
contemporaine doivent certainement décerner à M. Quinet l'honneur
d'avoir plus contribué qu'aucun autre à imprimer une direction nou-
velle à l'esprit français en matière d'études religieuses (1). Déjà les
travaux de nos orientalistes ont conquis une réputation méritée et fa-
(1) Qu'on veuille bien se rappeler que nous parlons toujours ^.'études. Ayant M. Quinet,
il est certainement des œuvres remarquables à plus d'un titre, par exemple l'ouvrage
de Benjamin Constant sur la lieligion, livre peu lu aujourd'hui et dont l'influence n'a
pas été très sensible. On prépare une réimpression des œuvres religieuses de Samuel
Vincent, de Nîmes, l'ancien adversaire de Lamennais, et dont les vues profondes seront
mieux appréciées aujourd'hui qu'il y a trente ans, où on ne le comprenait guère. Le
Génie du Christianisme a été le signal de la réaction littéraire contre le xviii" siècle,
en ce qu'il a réveillé le sens de l'infini et le goût des. beautés religieuses ; mais sans
contredit cet immense succès n'était possible que dans une société où la connaissance
des religions était peu répandue.
DES ÉTUDES RELIGIEUSES EN FRANCE. 77
cilitéles abords de la science. En ce moment, les œuvres de MM. Gui-
gniaut, Maury, Michel Nicolas, Munk, Golani, Renan, continuent avec
un grand bonheur l'édifice commencé. Évidemment, pour les ques-
tions religieuses, le temps du silence respectueux est passé. Les ou-
vrages philosophiques de ces dernières années se distinguent sur-
tout des ouvrages antérieurs par la large part qui est faite à l'élément
religieux de l'âme humaine. On a vu des recueils périodiques, des
feuilles quotidiennes même, s'ouvrir de plus en plus à des travaux
inspirés par le même intérêt. Qu'il me soit permis de citer quelques
noms encore, MM. Montégut, E. Laboulaye, le regrettable M. Ri-
gault. Le recueil où j'écris n'a pas été sans contribuer pour une
grande part à ce renouvellement de la science religieuse nationale.
Les travaux de M. de Rémusat, entre autres, sont une des meil-
leures preuves de ce mouvement fécond, et la sympathique atten-
tion qu'ils ont éveillée en dehors des frontières pourrait démontrer
aux plus incrédules que les écrivains français savent se faire écouter
de tous, et môme mieux que d'autres, quand ils parlent des choses
religieuses en connaissance de cause, avec l'indépendance et la lar-
geur d'un esprit vraiment philosophique.
Tout en reconnaissant ce qui nous a manqué pendant longtemps,
il semble donc opportun d'indiquer ce que nous sommes aujour-
d'hui en voie d'acquérir. J'ai bien des fois entendu dire de l'autre
côté du Rhin : « Si la France savait et si l'Allemagne pouvait! » En
fait, nous avons été trop longtemps détournés des études reli-
gieuses; nous ne pouvons reconquérir le terrain perdu qu'à force
de labeurs et à la condition de subir une espèce de torture intellec-
tuelle sous la discipline d'écrivains étrangers qui ne parlent pas
notre langue et pensent encore bien moins nos idées. Néanmoins,
lorsqu'une fois il a pu acquérir l'érudition, l'aptitude critique, l'es-
thétique religieuse, si l'on peut ainsi nommer le talent particulier
d'apprécier les choses religieuses de la manière et selon la mesure
qui leur conviennent, l'esprit français est le mieux préparé du monde
pour en tirer des résultats solides et surtout pour leur donner cette
forme attrayante qui est seule capable d'initier aux mystères de ce
monde supérieur ceux qui n'en ont pas hit leur étude spéciale.
Moins idéaliste que l'esprit allemand, moins positif que l'esprit an-
glais, amoureux de la mesure, mais aussi de la beauté, ne pouvant
consentir à séparer la science de l'art, l'esprit français sera le con-
quérant du monde toutes les fois que le fond vaudra la forme, que
le travail aura précédé l'art. Le moment actuel est d'autant plus
favorable que l'Allemagne, encore très active, si nous la comparons
à nous, passe par une période relative d'inaction, si nous la com-
parons à elle-même. Quant au monde anglais, il ne fait, à vrai dire,
78 ' BEVUE DES DEUX MONDES.
que commencer l'étude indépendante des choses religieuses, et il
le fait presque uniquement sous la direction de Tesprit allemand.
Il y a donc opportunité sans nul doute à rechercher de plus près
quelles causes ont retenu l'esprit français si longtemps éloigné du
domaine des études religieuses, et quelles idées nouvelles il apporte
en rentrant dans ce monde qui lui est trop longtemps resté presque
étranger. Après s'être arrêtée sur ce tableau général, notre attention
pourra se porter avec plus de fruit sur une des œuvres récentes
qui nous paraissent le mieux caractériser la nouvelle critique reli-
gieuse.
II.
J*ai dit que notre stérilité en fait de science religieuse tenait à ce
point de vue, datant de la fm du xvii' siècle, qui établit une bar-
rière infranchissable entre le sacré et le profane , le surnaturel et
le naturel, le divin et l'humain, la foi et la science. De là résultait
en effet, pour les amis de la libre pensée, ou l'inimitié, ou l'indif-
férence en face de tout ce qui se présentait avec les couleurs du
surnaturel. Le déisme, qui fut la religion philosophique du xviii" siè-
cle, s'en accommodait fort bien, et, soit que les adversaires de la
religion traditionnelle niassent toute révélation en reléguant l'Être
suprême fort loin par-delà les nuages, soit que les apologistes du
christianisme s'imaginassent qu'ils avaient rempli leur tâche en dé-
montrant qu'une révélation était nécessaire à l'homme, et que des
miracles suffisamment attestés prouvaient que le christianisme seul
était cette révélation nécessaire, tout le monde était d'accord sur un
principe important : c'est que les choses divines sont le contraire des
choses humaines, que le miracle, ou l'interruption brusque et irra-
tionnelle de l'ordre universel, est le caractère essentiel de toute reli-
gion révélée, le signe auquel on doit reconnaître un acte vraiment
divin. Des deux côtés en effet, Dieu et le monde étaient deux êtres
séparés l'un de l'autre, opposés l'un à l'autre, et sans rapport intime
en temps ordinaire. Toute manifestation de Dieu dans le monde était
donc une rupture, une négation, momentanée de l'ordre du monde.
Ce n'était pas la règle, c'était l'exception qui révélait Dieu. Par un
singulier mélange d'idées, on n'en parlait pas moins de l'infinité,
de la toute-puissance, de l'immensité de Dieu, et chez les plus
pieux la Providence, abstraction vaguement définie, tenait la place
de ces légions d'anges et d'esprits bienheureux qui, dans les siècles
de foi naïve, servaient à la communication incessante, et partant
naturelle, entre le Créateur et la création. En réalité, le siècle de la
philosophie avait accentué le surnaturel bien plus fortement que
DES ÉTUDES RELIGIEUSES EN FRANCE. 79
les siècles antérieurs. Le surnaturel perd son cachet spécial pour
ceux qui se croient toujours et partout sous son empire. Le miracle
exige, pour être compris comme miracle, que l'on connaisse bien
ce qui n'est pas miraculeux. Devant le flambeau des sciences natu-
relles, il semblait donc que Dieu se retirât dans un lointain tou-
jours plus inaccessible. Toute loi nouvelle constatée, tout fait mer-
veilleux expliqué paraissait une conquête de l'homme sur le domaine
divin, et ainsi la contradiction posée d'avance entre la foi et la
science s'aggravait tous les jours des progrès de celle-ci.
On aperçoit tout d'abord qu'une telle conception des rapports de
Dieu et du monde excluait la possibilité de toute recherche sérieu-
sement scientifique appliquée aux religions. En revanche, dès que
le monde et Dieu ne sont plus, comme le déisme se les représentait,
opposés l'un à l'autre et se limitant mutuellement, du moment qu'ils
sont dans un état de pénétration mutuelle et en quelque sorte de pa-
rallélisme continu, le problème religieux change de face. Et voilà
précisément le point de vue prédominant de la pensée moderne. La
révolution opérée dans les esprits se manifeste clairement dans ce
fait, qu'aujourd'hui l'écueil de la pensée religieuse est le pan-
théisme, et non plus le déisme comme autrefois. Le monde, tel qu'il
nous apparaît dans ses deux grandes divisions de la matière et de
l'esprit, se développe parallèlement à la pensée absolue, dont il est
l'épanouissement dans l'espace et dans le temps. 11 est cette pensée
exprimée, rendue sensible; il est la parole, ou, pour parler plus
précisément, la vibration de la parole infmie. Yoilà la pensée phi-
losophique dont on retrouve les traces dans toutes les sciences, et
vers laquelle le xviii*' siècle marchait sans le savoir. Quel est le but
de toute science? Déterminer les lois qui régissent les phénomènes.
Le xviii^ siècle avait cru pouvoir se passer de Dieu, comme d'une
hypothèse inutile, en substituant à son action immédiate, telle que
la comprenaient les siècles de foi enfantine, celle de la loi abstraite.
Croyans et incrédules étaient d'accord pour distinguer radicalement
la loi naturelle de l'action de Dieu sur le monde. Ils ne voyaient
pas qu'une loi quelconque, se révélant constamment et infaillible-
ment dans un certain genre de phénomènes, pliant à son autorité
tout ce qui rentre dans sa sphère d'action, cause intérieure, im-
médiate, positive, des choses qu'elle détermine, est tout autre
chose qu'une abstraction. En réalité, c'est elle qui existe la pre-
mière, puisque les choses déterminées n'existent que par elle. C'est
elle qui est positive, puisque les choses que nous constatons dans
le monde et en nous-mêmes lui doivent la forme sans laquelle nous
ne pourrions ni les sentir, ni nous les représenter. Or, si la loi
est quelque chose, et non pas seulement une abstraction de notre
80 REVUE DES DEUX MONDES.
intelligence, il faut ou revenir au polythéisme, et admettre autant
de divinités que de lois naturelles, ou les considérer comme le dé-
ploiement de la pensée divine dans le temps et dans l'espace. Si
donc nous laissons un moment de côté le monde moral, où la liberté
humaine exigerait des limitations, il résulte de cette manière de con-
cevoir les rapports du monde avec Dieu que tout ce qui est naturel
est aussi divin. Tout n'est pas Dieu, mais Dieu est en tout, parce
que tout est en Dieu. Il est, il parle dans la pierre qui tombe, obéis-
sant aux loiâ de la gravitation, dans le nuage du soir qui s'élève au-
dessus du lac, dans l'éclair qui brille et le tonnerre qui gronde, dans
l'éclosion de la graine qui meurt pour revivre et dans le cristal qui
se forme aux parois de la grotte inconnue, dans la marche des
mondes se croisant dans les profondeurs des cieux et dans le co-
quillage fossile, débris d'une époque de la création. 11 est, il se mon-
tre dans cette ascension continue des choses, qui tendent à s'élever
de la matière brute et chaotique, à travers une série divisible à l' in-
fini de progrès et d'efforts, jusqu'à l'organisme le plua compliqué,
jusqu'au monde de l'esprit. Quelle indescriptible poésie résulte de
cette conception des choses ! Comme elle ennoblit les phénomènes les
plus vulgaires! Que vient-on nous parler de science irréligieuse ou
indifférente? Est-ce que la vraie science peut être autre chose que
religieuse? Ce n'est pas seulement en dehors et au-dessus des choses
qu'il faut chercher Dieu, c'est bien plutôt en dedans et au-dessous.
Les naturalistes, les physiciens, les astronomes, les physiologistes,
tous ceux en un mot qui cherchent les lois du monde visible inter-
prètent la pensée divine; ils sont les théologiens de la nature.
Mais aussi, et par la môme raison, l'historien, le moraliste, le
théologien, le philosophe, le jurisconsulte, le politique, quiconque
étudie les choses de l'esprit avec le désir d'en trouver les lois et
d'en systématiser les phénomènes fait l'histoire naturelle de l'es-
prit humain. Il n'y a ainsi entre les sciences dites morales et poli-
tiques et les autres sciences que la différence de l'objet. La mé-
thode, le but, la pensée qui préside au point de départ et celle qui
plane sur le point d'arrivée sont ou doivent être les mêmes. Cher-
cher la loi exprimée par une série quelconque de phénomènes phy-
siques ou moraux, c'est chercher Dieu, car c'est chercher ce qui
est vrai toujours et partout, c'est désirer l'éternel, c'est tendre vers
l'absolu. C'est ainsi que l'on peut concevoir une encyclopédie des
connaissances humaines, non pas à l'état de juxtaposition abrupte
et sans lien nécessaire, mais comme un organisme logique, i)aral-
lèle aux divers degrés de l'être et s' élevant avec la succession des
phénomènes qui tombent sous nos moyens de perception physique
et intellectuelle.
DES ÉTUDES RELIGIEUSES EN FRANCE. 81
Un tel point de vue peut-il s'appliquer à l'étude des religions? Nous
le croyons sincèrement, et c'est ce qui nous fait désirer plus vive-
ment encore une intervention sérieuse de l'esprit français dans un
si riche domaine. Il importe, trop d'ailleurs de démontrer comment
de telles idées s'appliquent aux études religieuses pour qu'on n'entre
pas à ce sujet dans quelques développemens.
La religion est chose de l'esprit. Les religions, c'est-à-dire les
formes variées qui ont tour à tour ou conjointement servi d'expres-
sion au sentiment religieux, doivent être rangées par conséquent
dans la catégorie des phénomènes de l'esprit, et elles réclament une
étude à part au même titre que les faits politiques, les législations,
les littératures, les philosophies. Un coup d'œil même superficiel
suffit pour montrer que l'arbitraire n'a pas plus de place dans ce
genre de phénomènes que dans les autres. Le xviii*' siècle, qui attri-
buait les religions à l'astuce des prêtres, ou du moins à l'habileté
des gouvernans, oubliait de s'enquérir de l'origine des prêtres et
de rechercher sur quelle religion préexistante les habiles politiques
des temps primitifs avaient pu spéculer pour en venir à leurs fins.
C'était une étrange pétition de principes, qui tenait, comme beau-
coup d'autres erreurs du temps, à l'idée qu'une* foi religieuse peut
s'implanter du dehors sans être produite par un développement
intérieur et antérieur. C'était l'erreur fondamentale du Contrat so-
cial, reportée du domaine civil dans le domaine moral. Jamais il
n'a été possible affaire une religion; c'est la religion qui se fait.
L'homme est religieux, comme il est intelligent, comme il est mo-
ral, comme il est sociable, non parce qu'on l'a fait religieux, mais
parce qu'il l'est devenu, parce qu'il l'est en lui-même. Aussi loin
que l'humanité remonte dans ses souvenirs, elle a conscience d'a-
voir toujours regardé vers l'absolu comme vers l'aimant mystérieux
dont elle subit, dont elle recherche l'attraction, lors même qu'elle
en a peur.
Oui, l'homme, en s'éveillant sur la terre, a senti naître en lui, du
fond le plus caché de son être, une disposition merveilleuse, celle de
s'émouvoir et de se prosterner devant ce qui lui révélait la vie in-
finie dont la sienne dépend. Aux jours de la première ignorance, il
adorait la montagne, la mer, la forêt, tout ce qui lui représentait
l'absolu. Plus tard, dominé par un pressentiment obscur de la pré-
sence de la Divinité dans tout l'univers, il choisissait le premier
objet venu pour en faire son fétiche. Souvent il adorait une force,
selon nous, brutale et stupide, mais qui pour lui était prodigieuse-
ment intelligente, la force animale dans ses manifestations les plus
terribles. C'est dans les religions que l'homme est à la fois et au
même instant ridicule et sublime, plus bas que la brute et plus
TOME XXIV. C
82 REVUE DES DEUX MONDES.
grand que le monde. Insensiblement son point de vue s'éleva. Le
jour vint que, ne trouvant plus la montagne, la mer, l'animal, assez
supérieurs à lui pour réveiller dans son âme le sens de l'infini, il
détourna vers le ciel son encens et ses prières. Cent mythologies
sont fondées sur le mariage du ciel et de la terre. Plus tard,
l'homme a clierché, sans la trouver encore, l'unité de la nature, et
pendant que le Chinois ne concevait rien au-delà du ciel bleu, pre-
mier producteur et moteur de l'univers, l'Aryen voyait dans la lu-
mière l'essence incréée qu'il faut bénir de toute son âme et aimer
de tout son cœur. Là où une race active et spirituelle s'est trouvée
en présence d'une nature sereine, de proportions modérées, préci-
sément adaptée à ses besoins et à ses goûts, l'homme s'est senti le
maître, et, sans se séparer encore de cette nature bien-aimée, il est
arrivé pourtant à des divinités complètement humaines. L'Hellène
s'est adoré lui-même, tel qu'il se rêvait, puissant, beau, sans dou-
leur, sans soucis. Cependant, au milieu de ces races qui rayonnent
des hauts plateaux de l'Asie centrale, s'en trouve une qui, du plus
loin qu'elle se connaît, a conscience d'avoir vaincu, dépassé la na-
ture et adoré un Fort invisible qui la dominait elle-même dans sa
toute-puissance. Le monothéisme surgit au milieu des paganismes
comme une colonne granitique au sein d'une épaisse forêt. La dis-
tinction radicale de Dieu et du monde devient ainsi le dogme et la
vie d'un peuple de plus en plus unique à mesure que l'histoire se
déroule. Au bout de quelques siècles, le monothéisme aspire à la
souveraineté; il prétend se substituer à tout le reste, et il ne pour-
rait faire autrement sans se renier lui-même, car le seul vrai Dieu
doit régner partout. Et pourtant il n'y serait pas parvenu, réduit à
sa seule force. De leur côté, les races polythéistes ne pouvaient pas
se contenter d'un Dieu trop éloigné d'elles après avoir vécu si long-
temps dans l'idée contraire. Le monothéisme ne put compter sur
la victoire qu'à partir du jour où un homme unique, sorti de ce
peuple unique dont nous parlions tout à l'heure, sentit dans son
cœur pur que notre Père, qui est aux cieux, était aussi en lui, et
devait être en nous tous. La Grèce, qui d'abord ne comprit rien à
pareille chose, finit par abandonner ses Apollons et ses Jupiters
pour se prosterner devant l'homme-Dieu, et toutes les divinités qui
remplissaient le Panthéon durent tomber de leur piédestal, vaincues
par le seul Dieu dont l'image manquât parmi elles. Son sanctuaire
était le seul où les soldats romains n'eussent pas trouvé de statue à
rapporter en triomphe. Voilà pourquoi leur victoire sur les Juifs n'em-
pêcha pas Jehovah d'être plus fort que les césars. Le génie d'Israël
était invincible, parce qu'il était insaisissable, et au fond les pro-
phètes et les psalmistes avaient bien raison de proclamer la supério-
DES ÉTUDES RELIGIEUSES EN FRANCE. 8S
rite du Dieu de Jacob sur tous les autres. L'homme peut se croire
plus grand et plus fort que le monde, mais non pas que l'Esprit in-
fini qui le pénètre et le domine absolument.
Mais comment donner en quelques pages une esquisse de ce
monde si curieux, si plein de vie, de variété, de pittoresque et de
sérieux, de grandeurs et de bizarreries, de poésie et de subtilité
raffinée, de boue et d'or, qui s'appelle les religions? Ce qu'il importe
de constater, en s' appuyant de quelques travaux récens, c'est que
nulle part l'esprit humain n'est plus intéressant à étudier que dans
son développement religieux. Nulle part la pensée n'est plus forte-
ment attirée par l'espoir de découvrir la symétrie interne qui com-
mande et organise le chaos apparent. Et ici en effet, dans les détails
comme dans l'ensemble, l'esprit est partout, l'arbitraire nulle part.
Tout a un sens, tout a sa raison d'être, tout se rattache d'une ma-
nière ou d'une autre à un état déterminé de l'âme que nous devons
nous efforcer de ressentir en nous-mêmes, si nous voulons faire de
l'histoire. Les cérémonies les plus grotesques en apparence des
anciens cultes acquièrent une signification inattendue quand on en
sonde l'origine psychologique, et depuis la forme la plus élevée du
sacrifice, ce centre de toute religion positive, depuis le sacrifice su-
prême, qui consiste à immoler son égoïsme et sa sensualité, à don-
ner, quand il le faut, sa propre vie pour faire ce qu'ordonne la con-
science, jusqu'à la grossière offrande que présente à son informe
idole le sauvage de l'Amérique du Nord, il n'est pas une manifesta-
tion de la vie religieuse qui ne soit une révélation de l'esprit obéis-
sant aux tendances supérieures qui le sollicitent.
Les religions sont par conséquent et au même titre que toutes les
autres choses de l'esprit (c'est encore un fait établi par la critique
nouvelle) l'objet d'une science qui, pour réaliser sa mission, n'a pas
à prendre parti d'avance pour ou contre les phénomènes qu'elle
étudie, mais simplement à les constater, à les classer, à en déter-
miner les lois. C'est ici que se révèle la haute importance du point
de vue philosophique que nous avons signalé. Une science réelle des
religions était impossible tant que l'on se plaçait d'avance sur le ter-
rain d'une religion exclusive, en dehors de laquelle on ne voyait
qu'absurdités et mensonges. Elle ne l'était pas moins quand on pré-
tendait la créer avec une arrière-pensée d'hostilité contre les religions
en général. Voilà pourquoi les pères de l'église et les historiens de
l'école classique comprennent si mal l'antiquité païenne, et pourquoi
la science contemporaine ne peut plus que sourire devant les sys-
tèmes où le XVIII* siècle se complut trop longtemps, et dont V Ori-
gine de tous les Cultes de Dupuis est un des spécimens les plus popu-
laires. Désormais on peut parler de la science des religions aussi
S!l REVUE DES DEUX MONDES.
bien que'de la religion de la science; il y a quelque chose de religieux
à chercher le vrai pour l'amour du vrai dans les religions comme dans
tout le reste. L'historien et l'observateur ne partent pas de l'état
de neutralité absolue qu'on a souvent exigé d'eux. L'homme ne peut
ni ne doit être absolument neutre. Il doit toujours vouloir le vrai et
le bien : ne pas les vouloir, c'est déjà se décider en sens contraire.
Mais quand on sait d'avance qu'il s'agit de trouver par l'étude et
l'observation la révélation de la pensée divine dans ce genre de phé-
nomènes comme dans tous les autres, on se défend scrupuleuse-
ment de faire intervenir la moindre politique dans ses recherches.
Les erreurs, toujours possibles, n'affligent plus du moment qu'elles
sont consciencieuses. Lorsqu'on les découvre, on se relève par l'in-
tention droite et religieuse qui leur préexistait. L'essentiel, aux yeux
de la conscience, n'est pas tant de connaître Dieu que de le cher-
cher, et chercher Dieu, c'est en un sens l'avoir déjà trouvé, car c'est
obéir à la voix intérieure et sacrée qui nous pousse toujours en avant
à la conquête de la vérité.
Ainsi, au dualisme superficiel qui mettait à part une seule religion
et reléguait tout le reste dans le domaine des ténèbres, ou qui oppo-
sait l'un à l'autre, comme le jour à la nuit, le monde de la raison
et celui des religions, se substitue l'idée du développement, et par
suite d'une subordination mutuelle des religions l'une à l'autre plu-
tôt que d'une opposition radicale. Sans doute chaque degré nouveau
d'un développement spirituel nie le degré antérieur; mais il plonge
en lui par ses racines, il le suppose, il n'existe que par lui. Le mo-
nothéisme n'acquiert sa valeur et la conscience de lui-même qu'en
se dégageant du polythéisme environnant; les dieux humains de la
Grèce sont à la fois la négation et la plus haute expression des divi-
nités purement physiques des premiers Pélasges. Abolir en ce sens,*
c*est accomplir. L'humanité apparaît dans son histoire comme un
homme qui a dû passer par toutes les phases de l'enfance, de l'ado-
lescence, de la première jeunesse, qui touche à peine à sa maturité.
L'homme fait aurait honte de lui-même, s'il reprenait les jouets de
son enfance, s'il recommençait à balbutier, et cependant il sait bien
que c'est en jouant, en balbutiant, que son esprit a développé ses
forces naissantes. Quel charme ont pour nous les souvenirs d'en-
fance! Eh bien! qu'il s'agisse de l'espèce ou de l'individu, ce charme
a sa raison d'être et sa légitimité. Chaque chose a son temps et son
lieu, et le seul blâme que l'on soit en droit d'émettre dans l'histoire
des religions tombe sur les amis obstinés du passé, qui ont voulu
arrêter le vaisseau lorsque le souflle d'en haut gonflait ses voiles, et
que l'ordre était déjà donné pour le grand départ.
L'opposition du surnaturel et du naturel, qui était à la base des
DES ÉTUDES RELIGIEUSES EN FRANCE. 85
notions religieuses du siècle dernier, n'a en définitive pas de sens. Si
l'ordre normal et régulier des choses est une révélation de Dieu, il
est indifférent pour l'homme religieux que les phénomènes de la re-
ligion soient ou non rattachés à une action directe et immédiate de
Dieu. Les deux conceptions se recouvrent et se supposent : l'une est
plus scientifique, l'autre plus populaire ; l'une a sa place dans le livre
et dans l'intelligence, l'autre dans le cœur pieux et la prière; mais il
serait tout simplement absurde de nier l'une par l'autre.
Par exemple, la philosophie incrédule du siècle dernier eût regardé
comme une grande victoire, l'apologie croyante eût regardé comme
une assertion dangereuse la thèse, aujourd'hui démontrée, que le
monothéisme ne fut pas exclusivement l*apanage du peuple d'Israël
dans l'antiquité, et que, sans qu'il puisse être question pour eux de
révélations miraculeuses, plusieurs autres peuples sémitiques y sont
arrivés en vertu du développement spontané d'une tendance particu-
lière à cette race. L'histoire religieuse de nos jours constate le fait,
l'exprime comme je viens de le dire et en conclut tranquillement
que cette race, dont l'exemplaire le plus parfait est le peuple d'Is-
raël, portait en elle-même la religion universelle de l'avenir. Il est
donc vrai qu'Abraham est le père de la foi, que Jehovah est le vrai
Dieu, l'esprit absolu que l'humanité doit un jour adorer.
Autrefois l'apologie forgeait des armes qu'elle croyait irrésistibles
en opposant les rapides conquêtes du christianisme dans le monde
grec et romain aux obstacles de tout genre qu'il avait à vaincre.
C'était dans l'espoir de démontrer que le miracle seul pouvait être
cause d'une religion dont la victoire était miraculeuse. La philoso-
phie anti-chrétienne cherchait à ébranler l'argumentation, faisait
de Julien un grand génie, et de Constantin le véritable fondateur
de l'église. Une étude plus impartiale a montré que le christianisme
répondait trop bien à l'état des esprits, tels que les avaient faits la
conquête romaine, l'anéantissement des nationalités, la philosophie
du passé, les tristesses du présent, pour qu'il ne les attirât pas par
la seule force de sa morale et de ses doctrines, et il faut en con-
clure que, dans le développement de l'humanité, le Christ est venu
à son heure. C'est précisément ce qui montre le mieux la légitimité
de son entreprise dans l'histoire. Cela ne signifie pas sans doute
qu'en religion tout soit également divin. Ce qui est divin, c'est le
développement lui-même et sa loi intérieure. Le contraire du divin,
ce que l'on pourrait appeler l'humain et le terrestre, ce sont les ob-
stacles que l'homme, sous sa responsabilité, oppose au développe-
ment normal et libre de^ la pensée rehgieuse, ce sont les paresses
intéressées qui le retardent, ce sont les défaillances de l'esprit qui
perd le sens religieux, et n'éprouve plus pour les choses religieuses
que de l'indifférence ou du mépris.
86 REVUE DES DEUX MONDES.
Il en faut dire autant, dans les études historiques, des nombreux
récits qui rentrent dans la catégorie des récits miraculeux. Il est
dorénavant impossible de se passionner pour ou contre eux. On ne
peut plus dire que le contraire des lois de la nature soit la preuve
de la présence et de l'action de Dieu. L'intérêt apologétique ou
anti-religieux que l'on attachait auparavant à les maintenir ou à les
nier a disparu. Un fait merveilleux est raconté. Est-il réel? est-il
fictif? est-il légendaire? est-il un fait ordinaire transformé en fait
exceptionnel par des yeux ou des mémoires enthousiastes? La ré-
ponse à toutes ces questions est du ressort de la critique histo-
rique. En tout cas, ce récit est un irrécusable témoin de la situation
d'esprit dans laquelle se trouvaient ceux qui l'ont propagé et ceux
qui l'ont admis. Quelque système d'explication qu'on adopte, ce qui
est certain, c'est que Dieu se cherche et se trouve partout ailleurs
que dans l'interruption brusque et arbitraire de sa volonté perma-
nente. Les lois sont désormais d'autant plus divines qu'elles sont
plus immuables. Il est permis d'espérer que les amis et les adver-
saires des religions traditionnelles finiront par le comprendre, et ne
se combattront plus pour un fantôme sans réalité.
Ce serait s'écarter beaucoup trop du cadre de cette étude que
d'indiquer les puissantes raisons que peuvent alléguer les amis
du christianisme moderne pour démontrer combien cette manière
de concevoir les choses religieuses est profondément chrétienne,
combien elle est conforme à la pensée originale qui a présidé à l'ap-
parition du christianisme dans l'histoire. Ce serait pourtant le seul
moyen d'obvier à plus d'une objection qui ne manquera pas de
s'élever contre une telle idée dans le camp religieux et dans le camp
philosophique. Il est à présumer qu'aux uns tout ce qui vient d'être
dit paraîtra confiner à l'incrédulité la plus radicale, que les autres
y verront une tentative mal justifiée de repeindre les édifices gothi-
ques avec des couleurs empruntées à une philosophie toute récente.
Telle est d'ailleurs une des conditions les plus ordinaires du pro-
grès de la pensée dans les choses spirituelles. Toujours le point de
vue supérieur qui s'élève du sein de l'antagonisme précédent est
accusé d'impiété par les uns, de superstition par les autres.
III.
S'il est parmi nos écrivains d'aujourd'hui un vaillant précurseur
delà renaissance que nous appelons de tous nos vœux, un homme
qui, par sa libre et pénétrante érudition, par ses facultés d'artiste,
par l'indépendance ordinaire de ses jugemens, soit capable d'élever
le niveau de nos connaissances religieuses, et de venger la science
française des dédains injustes dont elle était depuis trop longtemps
DES ÉTUDES RELIGIEUSES EN FRANCE. 87
l'objet à l'étranger, c'est certainement M. E. Renan. Mieux que per-
sonne, il a prouvé que l'esprit français, bien loin d'être inconciliable
avec les études critiques et théologiques, dans le sens supérieur de
ce dernier mot, est doué au contraire d'une merveilleuse aptitude
pour les poursuivre et en populariser les résultats, pourvu qu'il
veuille sérieusement s'en donner la peine. La condition indispen-
sable de la réussite est, nous l'avons dit, le lahor improbiis^ et sur
les sujets religieux nous sommes devenus paresseux; mais comme
on est récompensé de ses peines lorsqu' ayant franchi les prélimi-
naires et les redoutables épreuves de l'initiation aux mystères de
l'antiquité religieuse, on se trouve en présence du Dieu dont on
cherchait la face, et cela, non plus dans les ténèbres d'une crypte
souterraine, mais en pleine lumière et sous l'inspiration directe de
sa parole révélatrice! M. E. Renan a légitimé parmi nous la renais-
sance de la critique religieuse, qui naquit au xvii** siècle sur le sol
français, et dont les fondemens à peine jetés furent si tôt aban-
donnés. La souplesse du toucher, la sûreté du coup d'œil, ces qua-
lités qui font l'artiste en critique et qui sont si nécessaires à une
science qui est aussi un art, ces qualités qui se développent par
l'exercice, mais qu'à parler rigoureusement on n'acquiert pas, il
les possède à un degré supérieur. J'ai vu chez nos voisins d'outre-
Rhin de vieux critiques endurcis au métier, qui toute leur vie avaient
cultivé la science pour la science, qui avaient consacré à l'éruditibn
leurs jours et leurs nuits, avec cette persévérance de bénédictin que
rien n'effraie, je les ai vus lire et relire avec un enthousiasme juvé-
nile V Histoire comparée des langues sémitiques , les Etudes d'Histoire
religieuse j le traité sur Y Origine du langage, et surtout le Livre de
Job, sur lequel nous désirons appeler particulièrement l'attention.
Au milieu de la réaction piétiste qui naguère encore menaçait d'étouf-
fer en Allemagne la précieuse indépendance que trois siècles de ré-
form.ation semblaient avoir garantie pour jamais, c'était pour eux
une joie sans pareille d'entendre cette voix jeune et ferme qui, dans
ce beau langage français si admiré dans leur jeunesse, reprenait le
chant interrompu des mélodies antiques, et mariait dans une suave
harmonie les accens de la poésie à ceux de l'histoire.
Deux mots ont été employés pour exprimer la direction de M. Re-
nan : critique et rationalisme. Sans les accepter d'une manière ab-
solue, il est un côté par lequel l'homme vraiment religieux doit en
saluer l'avènement avec joie. Et d'abord, en ce qui concerne la cri-
tique, c'est sans contredit l'absence de cette qualité qui s'est le plus
opposée parmi nous aux progrès des sciences historiques, principa-
lement en matière religieuse. La critique des monumens littéraires
et religieux de l'antiquité est l'instrument nécessaire de la science
88 REVUE DES DEUX MONDES.
religieuse, et il n'y a pas très longtemps qu'on le manie avec une
certaine habileté. Les démentis catégoriques infligés par la critique
à une foule de traditions reçues de confiance jusqu'à ces derniers
temps révoltent d'ordinaire les esprits qui n'y sont pas préparés.
On n'aime pas à penser qu'on a été si longtemps sous l'empire d'une
illusion. L'influence littéraire du xvii' siècle, qui aima passionné-
ment l'antiquité, mais ne connut guère que la Grèce et Rome, et en-
core ne les comprit qu'à la condition de s'y retrouver lui-même et
de les transformer à son image, est tout ce qu'on peut imaginer de
plus contraire à la juste appréciation qui assure les résultats cri-
tiques. Ceux-ci en effet supposent que les méthodes, la manière de
sentir et d'agir de l'antiquité différaient profondément des nôtres.
Les personnes placées à ce point de vue arriéré s'imaginent que
la beauté, la valeur religieuse des livres antiques sont intéressées
à ce qu'on ne relève dans le texte aucune incorrection, dans la cos-
mologie aucune contradiction avec l'astronomie et la géologie des
modernes. 11 est encore des esprits fort distingués par le savoir et le
talent qui disent tout haut que si V Iliade et l'Odyssée n'ont pas été
' intégralement composées par un homme dont on ne connaît guère
que le nom, elles perdent à leurs yeux la plus grande partie de leur
beauté poétique; que si le Pentateuque n'est pas sorti de la main
de Moïse, dont il raconte la mort, il a perdu sa valeur religieuse.
Est-ce donc que la valeur et la beauté des choses tiennent au titre
qui les désigne? Quel que soit le travail de la critique moderne sur
les deux poèmes immortels d'Homère, pourra- t-elle jamais faire qu'ils
ne soient pas d'une beauté classique à l'abri de toute attaque (1)?
Nous dirons la même chose du Pentateuque, des Évangiles, de tous
les livres de la Bible. Rien de plus faux que d'attribuer à la critique
le pouvoir de « déchirer, comme l'on dit, l'une après l'autre toutes
les pages du recueil inspiré. » Les pages de la Bible ne se laissent
pas déchirer comme cela. Le contenu divin persiste à travers toutes
les hypothèses sur la rédaction et la formation du texte, car il en
est indépendant, et quand même toute la Bible serait anonyme, elle
serait toujours le livre religieux par excellence de l'humanité. Sans
doute la critique, ainsi que toutes les sciences, si nous exceptons les
mathématiques, a ses aberrations et ses extravagances. Les aber-
rations passent, servent d'exemple, quelquefois d'amusement, et la
science marche. Il faut savoir regarder les choses de haut et de
l«in, puis laisser au temps et à l'opinion, — deux choses qui vont
vite aujourd'hui, — le soin de concilier dans les esprits ce qui est
(Ij Je ne puis me défendre de citer ici le judicieux et concluant travail publié sur les
poèmes homériques par M. A. Pictet, dans la Bibliothèque universelle de Genève, dé-
cembre 1855.
DES ÉTUDES RELIGIEUSES EN FRANCE. 89
déjà concilié en soi-même. C'est encore une autre profonde parole,
bien souvent oubliée par les admirateurs aussi bien que par les dé-
tracteurs de celui qui l'a prononcée, que « le vrai scribe est sem-
blable au père de famille qui tire de son trésor les choses nouvelles
et les choses vieilles. »
Cherchons maintenant à saisir la nouvelle critique religieuse dans
l'application même de ses procédés ; le Livre de Job nous offre une
occasion favorable à cet examen. Il serait difficile de désigner dans
l'Ancien Testament un livre mieux fait pour répandre dans le pu-
blic éclairé le goût des connaissances religieuses que le Livre de
Job, ce curieux poème, légué à l'humanité par un Sémite inconnu,
séparé de nous par quelque chose comme deux mille six cents ans.
C'est un livre canonique, ce qui lui assure d'avance l'intérêt parti-
culier de tous ceux qui voient dans la Bible la source et la règle de
leur foi. C'est un livre hébreu et des beaux temps de la littérature
hébraïque : le philologue et l'historien doivent donc en tenir grand
compte comme d'un témoin authentique de la langue et de la pen-
sée d'Israël. En même temps il s'élève au-dessus du judaïsme pro-
prement dit; il est l'organe de la race dite sémitique plutôt que celui
d'une fraction déterminée de cette race : il faut par conséquent le
ranger parmi les preuves irrécusables sur lesquelles s'appuie l'ethno-
logie comparée pour affirmer que la race sémitique fut, non tout
entière, mais dans sa tendance originelle et dans ses rameaux les
plus purs de tout alliage, une race virtuellement monothéiste, et
qu'elle constitue par cela même l'arbre vivant sur lequel doit un
jour mûrir le fruit de la reUgion universelle. C'est surtout un livre
de transition, et ce caractère très marqué doit spécialement lui con-
cilier l'intérêt de l'historien : il signale un moment de transforma-
tion profonde dans les idées religieuses et morales de la race d'où
il est sorti. Il est en rupture ouverte avec des croyances auparavant
générales dans cette race et consacrées dans mainte partie anté-
rieure de la Bible, en même temps qu'il contient les germes d'où
surgiront plus tard de nouveaux développemens de la conscience
religieuse. A ce titre, il tient une place très importante dans l'his-
toire de la formation du dogme hébraïque ; il milite par sa seule
existence contre l'idée fausse que la Bible soit un tout homogène
et systématisé, présentant d'un bout à l'autre une seule et même
doctrine. Au lettré, il offre un des plus brillans spécimens de cette
poésie sémitique, à la fois lyrique et sententieuse, riche en couleurs
et puritaine de formes, qui exhale pour nous un parfum si prononcé
et si bon à respirer de vigueur et de simplicité antiques. Enfin il
traite de la douleur, ce problème de tous les jours, et pour que le
Livre de Job cessât d'être un des monumens les plus recherchés de
90 REVUE DES DEUX MONDES.
la haute antiquité, il faudrait que la souffrance disparût de la terre.
C'est assez dire qu'il compte parmi les livres éternels.
L'auteur'est complètement inconnu, et ceux qui craignent que la
valeur des livres antiques ne dépende de l'authenticité que la tra-
dition leur assigne peuvent se convaincre que des livres tenus pour
anonymes par tout le monde n'y perdent absolument rien de leur
mérite intrinsèque. Quel malheur si, par exemple, la tradition avait
consacré l'inacceptable hypothèse qui a désigné Moïse comme l'au-
teur possible de ce beau livre ! On aurait cru le respect de la Bible
intéressé au maintien de cette assertion. On eût accusé les critiques
révoltas par l'absurdité d'une pareille thèse de a déchirer » sans ver-
gogne les plus belles pages de l'Ancien Testament. Heureusement
nous sommes d'avance émancipés de la servitude, nous pouvons
prêter l'oreille à cette voix sonore, au timbre plein d'ampleur et
de puissance qui vient nous trouver du fond du vieil Orient, sans
qu'il soit nécessaire de savoir auparavant le nom du chantre inspiré.
Nous pouvons surtout écouter le critique qui nous introduit sous
cette tente hospitalière, et, sans nous arrêter au livre lui-même,
parler des procédés nouveaux d'interprétation et de critique qui
lui sont aujourd'hui appliqués. C'est Tintroduction plutôt que la
traduction même qui va nous occuper (1).
L'étude sur l'âge et le caractère du livre de Job, qui précède la
traduction de M. Renan, réclame une attention toute particulière.
Après avoir mûrement pesé les indices qui peuvent fixer le juge-
ment de la critique sur la date approximative de ce beau poème,
il s'est décidé pour l'opinion qui compte aujourd'hui dans la science
le plus grand nombpe de partisans, et qui fait dater ce livre du
VIII* siècle avant notre ère, lorsque durait encore l'école, philoso-
phique presqu'autant que religieuse, donila. sagesse gnomique de Sa-
lomon paraît avoir été le point de départ. Ainsi s'expliqueraient cer-
tains passages d'Isaïe, lequel florissait vers 750, qui présentent une
grande analogie avec quelques fragmens du Livre de Job ^ et surtout
plusieurs versets de Jérémie (2), qui sont évidemment l'écho affaibli
(1) Quant à la traduction, un mot toutefois. Le traducteur s'était posé deux condi-
tions : « être aussi littéral que possible, être français. » Pour remplir la seconde de ces
conditions, il avait à lutter contre de grandes difficultés, qu'il a heureusement sur-
montées. La version de M. Renan est du français le plus pur, et pourtant c'est bien
l'esprit du vieux sémitisme qui parle notre langue académique. La mélodie du désert a
été transposée en vue de nos habitudes musicales, et ce n'en est pas moins lo chant un
peu monotone, mais grave et fort, toujours plus beau à mesure qu'on l'écoute, produi-
sant des effets grandioses avec les moyens les plus simples, le chant de la douleur
imméritée qui s'él(>ve du sein de la nature silencieuse et vient apporter ses notes déchi-
rantes aux pieds du Créateur.
(2) Jérémie, xx, 14 et suiv.
DES ÉTUDES RELIGIEUSES EN FRANCE. 91
des plaintes du patriarche arabe. Le style et l'esprit du poème s'op-
posent, d'autre part, de la manière la plus absolue à ce qu'on re-
cule la date de la composition au-delà de cette époque.
Parmi les idées qui font leur apparition dans le Livre de Joh^
il faut compter avant tout celle du génie du mal, Satan. C'est la
première fois que ce mot apparaît dans la littérature biblique. Pen-
dant des siècles, les tribus monothéistes ignorèrent l'existence et
le nom' de Satan, bien qu'elles semblent avoir toujours crû que
parmi les esprits qui environnaient le trône du Très-Haut, il y en
avait qu'on pouvait considérer comme des exécuteurs de la jus-
tice divine. C'est encore un germe que le Livre de Job sème pour
l'avenir. Certes il faut laisser le temps de grandir à ce jeune Satan
qui est encore ici à la fleur de l'âge. Il y a loin d'un être céleste,
encore mêlé parmi les fils de Dieu , ayant ses entrées en cour di-
vine, conversant familièrement avec Jehovah, il y a loin du Satan
de Job au Satan des temps ultérieurs, résidant au fin fond des en-
fers, chef des anges déchus, révolté contre Dieu depuis la créa-
tion, et passant son éternité à faire le mal. Il faut que le Satan de
Job grandisse encore deux ou trois siècles. Alors il trouvera dans
un certain Ahriman, son frère aîné, un allié et un modèle dont il
ne profitera que trop. Avec le mauvais orgueil du mal, il reculera
l'origine de sa méchanceté jusqu'aux premiers jours du* monde, et
il aura le talent de persuader que c'était lui qui, sous la peau du
serpent du paradis, tentait notre mère commune. Lui aussi sera
dieu, dieu d'enfer et du mal. Les déserts, les lieux souterrains, —
les animaux équivoques qui semblent engendrés par les ténèbres,
le hibou, la chauve -souris, la taupe, le crapaud; — ^.ces maladies
effrayantes et dont l'antiquité ne savait pas découvrir la cause, le
mutisme, l'épilepsie, la folie; — les tentations qui viennent on ne
sait d'où, qui paralysent les volontés les plus fermes, ternissent les
âmes les plus pures, se jouent des résolutions les mieux prises, ces
mauvaises pensées, ces impures convoitises qui montent au cer-
veau, qui donnent le vertige aux plus robustes, — voilà quelles se-
ront ses demeures, voilà ses favoris et ses œuvres. Dans les pre-
miers siècles de l'église et pendant presque tout le moyen-âge, on
croit à Satan au moins autant qu'à Dieu. Les anciennes divinités
locales détrônées par le christianisme se transforment presque par-
tout en suppôts de la majesté infernale. Le baptême est avant tout
considéré comme un exorcisme. La rédemption elle-même, ce dogme
fondamental du christianisme, n'est guère comprise que comme un
combat du Christ contre Satan, à qui l'homme appartenait de droit
depuis la première faute, et encore n'est-on pas bien sûr que ce soit
à force ouverte, et non par ruse, que le Christ a vaincu. Ce qui
92 BEVUE DES DEUX MONDES.
prouve la place énorme que tenait Satan dans les imaginations du
moyen-âge, c'est que les contes les plus populaires et les plus goû-
tés sont ceux qui le représentent bafoué ou berné par des hommes
qui ont été plus malicieux encore que lui. On n'aime à traiter comme
cela que les gens dont on a très peur, et vraiment Satanas, qui avait
latinisé son nom sémitique, fut alors le roi de ce monde. Pourtant,
au XII' siècle, sa royauté absolue subit un premier échec. On substi-
tua à cette idée de la rédemption que nous venons d'esquisser une
théorie beaucoup plus savante qui enseignait que l'œuvre de notre
salut s'était accomplie tout entière entre .le Christ et Dieu le père,
dont il fallait satisfaire la justice, et, grâce à la théologie d'An-
selme, il fut interdit au diable de prétendre à nous posséder de
jure. Puis on étudia un peu mieux la nature et l'histoire. On s'aper-
çut peu à peu qu'on avait considéré souvent comme diabolique ce
qui n'était que la manifestation de lois constantes rentrant dans
Tordre divin des choses. Que dis-je? on dut se convaincre qu'on
avait pris maintes fois pour les traces de Satan ce qu'on aurait dû
bénir comme les marques de la Providence, \inrent ensuite les
grandes découvertes géographiques et astronomiques. Il fut désor-
mais impossible de croire au ciel fermé, à l'enfer situé aux anti-
podes, à un Dieu localisé. Si Dieu pénètre l'univers entier de sa pré-
sence et de sa volonté, quelle place reste-t-il pour Satan?... Et
c'est ainsi que s'en alla tout doucement l'édifice dont l'ombre sinistre
épouvanta tour à tour Perses, Sémites et chrétiens. Ainsi perdit sa
couronne ce roi redouté, qui n'apparut jamais qu'à ceux qui croyaient
en lui. Une triste aventure marqua l'un de ses derniers voyages sur la
terre. Passant un jour, — il y a de ceci un peu plus de trois siècles, —
devant un vieux donjon d'Allemagne, il s'avisa d'entrer dans une
chambre où un jeune moine travaillait diligemment à la traduction
de la Bible. Avec sa sagacité éprouvée, le vieux Satan jugea sur-le-
champ que cette entreprise était préjudiciable aux intérêts de sa
politique, et il s'efforça d'en détourner le moine par ses grimaces;
mais celui-ci, sans se déconcerter, lui lança son encrier à la figure.
Satan poussa un grand cri et disparut. Depuis lors il ne s'est plus
montré que rarement, à la dérobée, cachant sous son manteau la
tache indélébile. Luther a donc trouvé le bon moyen, le véritable
exorcisme. Contre Satan, l'encre a bien plus fait que l'eau bénite.
M. Renan a consacré quelques pages bien éloquentes de son in-
troduction à reprendre pour le compte de la raison moderne le pro-
blème éternel agité dans le livre de Job : « Pourquoi la douleur?
D'où vient le contraste entre ce qui doit être et ce qui est? Pour-
quoi ces contradictions de la destinée? » 11 faut bien l'avouer avec
le traducteur, sur tout cela nous ne sommes guère plus avancés que
DES ÉTUDES RELIGIEUSES EN FRANCE. 93
le philosophe du désert. Ce n'est pas que le trésor de la pensée reli-
gieuse ne se soit enrichi depuis lors de plus d'une perle précieuse.
Il est certain que de nos jours, sans sortir du domaine strictement
religieux, un homme frappé comme Job envisagerait tout autrement
ses malheurs. L'idée de l'épreuve et du résultat [salutaire de la
souffrance, celle de l'éducation de l'àme par^la douleur, ont pris
une extension et une clarté que Job et ses amis ne soupçonnent pas
encore. Nous avons surtout cette espérance d'un monde meilleur
où vont se réunir les lignes qui divergent ici-bas, soleil mystérieux
dont nous n'entrevoyons que l'aurore, mais que rien ne peut plus
voiler à l'âme depuis qu'elle a été élevée à cette|hauteur morale où
l'immortalité est l'évidence. Sur ce point encore, nous avons besoin
d'ajouter quelques réflexions.
Certes ce n'est pas sans surprise que, dans un grand poème re-
ligieux consacré à la douleur, nous ne découvrons pas une seule
trace de l'espérance d'une vie à venir, où toute larme doit être es-
suyée et toute noble aspiration satisfaite. Un moment, un seul, la
pensée de Job, sous le fouet de la douleur et de l'indignation, at-
teint presque à cette hauteur. Il affirme, avec une énergie saisis-
sante, ({ qu'enfin son vengeur apparaîtra sur la terre, » et que,
«privé de sa chair, il verra Dieu. » Cependant ce passage, où
l'on a vu plus tard bien autre chose que ce qui y est, n'est qu'un
éclair dans la nuit. Évidemment l'auteur lui-même n'a pas eu con-
science des contrées immenses sur lesquelles il projetait une lueur
passagère, car la discussion retombe tout le long du poème dans
les horizons bornés du sémitisme antique. A dire vrai, la foi en une
vie future, consciente et personnelle, n'a pris naissance qu'assez
tard au sein du peuple d'Israël, et nullement sous la forme philo-
sophique que nous nous sommes habitués à lui donner. C'est à la
famille et à la tribu que le Sémite des anciens temps attribuait l'im-
mortalité. Plus tard ce fut à la nation. Aucun peuple n'a poussé aussi
loin que le peuple d'Israël cette foi en sa survivance au-delà de tous
les tombeaux. Ce peuple-là n'a jamais cru qu'il mourrait. Il se sentait
en possession d'une idée qui ne permet pas de mourir à ceux qui
la portent, et il a affirmé sa résurrection avec la plus indomptable
opiniâtreté à la face de tous ses destructeurs. L'espérance d'un Mes-
sie, sur laquelle le livre de Job se tait encore de la manière la plus
absolue, a été provoquée précisément par ce contraste entre l'idée
et le fait, contraste créé par la singulière destinée d'un peuple qui
rêvait l'empire du monde et devait être consécutivement le jouet de
toutes les grandes puissances. Il fallait que le peuple survécût et
réalisât la destinée à laquelle il se sentait appelé; voilà le sentiment
qui anima toutes les prophéties consolatrices. Le royaume de Dieu
94 REVUE DES DEUX MONDES.
devait s'établir sur la terre entière, et les fils de Jacob en être les
seigneurs spirituels et temporels. Depuis surtout que leur existence
nationale leur parut liée à celle d'une royauté dont le règne glorieux
de David, encore embelli par le prestige de l'éloignement, était de-
venu le type populaire, les Israélites conclurent du royaume de Dieu
qui devait s'établir au roi divin qui devait venir et reprendre l'œuvre
à peine ébauchée de David et de Salomon. 11 est évident que l'éner-
gie et le caractère absorbant de cette foi dans la destinée du peuple
retardèrent plus qu'ils n'avancèrent la croyance en l'immortalité des
individus. Ce fut seulement lorsque le sentiment de la vie et des
droits de l'individu eut emprunté aux malheurs nationaux une con-
sistance auparavant inconnue, après qu'une douloureuse expérience
eut montré que l'individu devait encore vivre et bien vivre lors même
que la nation n'était plus, ce fut seulement après la captivité baby-
lonienne que la croyance en une autre vie prit corps dans la religion
d'Israël. Naturellement une telle croyance ne fut pas le fruit de
raisonnemens abstraits qui auraient été et ont toujours été inca-
pables de la fonder. Née d'un sentiment vivace et parfaitement lé-
gitime, elle se greffa d'elle-même sur les autres croyances qui dès
les plus anciens temps avaient cherché à définir l'état d'outre-
tombe. Pendant que le corps retournait à la terre d'où il avait été
tiré, l'âme se rendait dans un lieu souterrain où s'accumulait suc-
cessivement l'humanité défunte, et y dormait d'un sommeil égal
pour tous, méchans et bons, mais qui pourtant, il faut le remar-
quer, n'était pas l'anéantissement et laissait toujours subsister la
possibilité du réveil.
Plus tard, le peuple juif, parvenu à la notion distincte de l'indi-
vidualilé, sentit que l'établissement du règne messianique ne pou-
vait pas favoriser uniquement une seule génération des descendans
de Jacob, que la promesse antique avait été faite à Abraham et à
toute sa postérité, et qu'il y aurait contradiction à combler de bé-
nédictions les derniers arrivés, à l'exclusion de leurs aînés, qui
avaient enduré les douleurs du long enfantement. La croyance de-
vint donc générale que, lors des temps messianiques, les âmes quit-
teraient leurs demeures souterraines et reprendraient leurs corps
d'autrefois pour participer aux triomphes de la race élue. La vie
éternelle, la rémunération, le jugement divin qui devait récompen-
ser les bons et frapper de peines terribles les ennemis anciens et
nouveaux d'Israël et même les membres indignes du peuple, se
rattachèrent sur-le-champ à la foi en la résurrection, et ce fut
sous cette forme toute naïve, tout enfantine, que la vie future fut
comprise à l'époque où le christianisme apparut.
Le christianisme n'opposa pas une théorie nouvelle à T ancienne :
DES ÉTUDES RELIGIEUSES EN FRANCE. 9&
rien qui ressemble moins à ce que nous appelons une philosophie
que la doctrine chrétienne primitive. Il déposa, pour employer une
expression biblique, dans les vieilles outres un vin nouveau qui ne
pouvait manquer de les faire éclater tôt ou tard. Ce fut le vin géné-
reux du spiritualisme et de la pureté morale, qui tendait naturelle-
ment à expulser tout ce qui était charnel et égoïste dans l'ancienne
conception. Le christianisme en soi ignore la mort; comme le Dieu
qu'il prêche, il veut que l'homme agisse toujours. Plus d'un ensei-
gnement de son fondateur implique la continuité sans interrup-
tion de l'existence personnelle après la mort. Cependant, comme
il ne fit jamais de cette question un texte de controverse directe,
comme les formes de sa pensée ne dépassaient pas en général celles
de la doctrine populaire, l'église commença par adopter la tradition
delà synagogue. D'ailleurs l'attente, longtemps entretenue, du très
prochain retour du Christ ressuscité et de la rénovation immédiate
et radicale de toute chose empêcha même la pensée des premiers
chrétiens de s'arrêter sur ce côté de la question. Ils se croyaient
tous à la veille du jugement dernier. Qu'importaient quelques jours
de sommeil? Ce fut seulement quand ces quelques jours furent de-
venus des années que l'on arriva généralement à penser qu'immé-
diatement après la mort chaque individu recueillait ce qu'il avait
semé. Encore la dogmatique traditionnelle continua-t-elle de main-
tenir l'idée d'un jugement universel et d'une résurrection générale
à la fin des temps, sans s'apercevoir qu'il y avait là un mélange de
deux conceptions originairement différentes.
Quoi qu'il en soit, il ressort de l'histoire du dogme de la vie
future que, sous toutes ses formes, depuis la plus grossière jus-
qu'à la plus spirituelle, il plonge par ses racines dans le sentiment
que la destinée de l'homme n'est pas accomplie pendant la vie pré-
sente, et que les tendances fondamentales de son être supposent une
prolongation indéfinie de son existence personnelle. L'homme se
sent fait pour une autre vie, comme la graine qui germe sous terre,
si elle avait conscience d'elle-même, se sentirait faite pour percer
le sol qui la recouvre et s'épanouir en plein air. Ce n'est pas une
démonstration que cette manière de se représenter la destinée, c'est
une intuition à laquelle l'homme arrive dès qu'il atteint un cer-
tain point de son développement religieux et moral. Voilà pourquoi
le raisonnement sert à très peu de chose pour la fonder et la main-
tenir. L'évidence de l'immortalité n'existe que pour l'homm^e ca-
pable de sentir que, par son âme, il tend à l'infini, de se dire qu'é-
tant personnellement l'objet de l'amour éternel, sa vie personnelle
est entée sur celle de Dieu. C'est donc une vérité de l'ordre moral
qui ne peut être certaine que proportionnellement au degré de
96 REVUE DES DEUX MONDES.
développement moral de celui qui l'examine. Cette persuasion a,
si j'ose m'exprimer ainsi, ses hauts et ses bas dans l'existence ao-
tuelle, et dépend le plus souvent de la disposition du cœur. L'en-
traînement fatal qui a souvent conduit de nobles âmes à la nier
provient de ce qu'elles ont demandé au raisonnement des certi-
tudes qu'il ne peut pas donner. Voilà pourquoi le véritable révé-
lateur est le génie religieux et moral. Chacun de^nous est doué
dans sa conscience d'un organe que l'on pourrait comparer au té-
lescope avec lequel nos regards plongent dans l'immensité des
cieux. Combien peu savent mettre l'instrument au point^ et ne
voient que brouillards là où de plus forts contemplent le ciel étin-
celant! Il est un heureux mot dans la préface de M. Renan : il parle
de vérités « qui n'ont leur prix que quand elles sont le fruit d'un
cœur pur. » Mais aussi il en résulte que nous pouvons, que nous
devons même emprunter les yeux de ceux dont la vue est plus per-
çante que la nôtre, parce que leur œil intérieur est plus sain, pour
profiter de ce qu'ils voient dans ces régions mystérieuses où nous
n'apercevons que des formes indécises. Rappelons- nous le beau
tableau d'Ary Schelfer sur Dante et Béatrix. Il symbolise admira-
blement l'idée vraie de la révélation. Illuminé par les rayons éma-
nant de l'idéal, Dante contemple Béatrix, qui voit Dieu.
On a élevé diverses objections contre la croyance à l'immortalité
de l'âme. Ne nous embarrassons pas des présomptueuses négations
du matérialisme. Incapable d'expliquer réellement la vie organique
et même, si l'on y réfléchit, le moindre changement chimique, de
quel droit dicterait-il des lois à la vie spirituelle? 11 est un ordre
d'objections plus respectables. Il est, par exemple, un point de
vue stoïque, auquel on ne saurait refuser une grandeur réelle, qui
prétend que l'homme doit faire son devoir, quoi qu'il arrive, sans
se préoccuper de l'avenir, pour apporter son grain de sable à l'édi-
fice du bien universel : ouvrier intelligent et moral, mais qui n'a
pas plus de droit à durer, une fois sa tâche remplie, que le polype
qui a contribué à former un continent. De quel droit l'homme va-
t-il anticiper sur les desseins de la puissance créatrice, parce que,
selon sa faible intelligence, les choses d'ici -bas ne lui conviennent
pas et qu'il désirerait un monde meilleur? N'est-ce pas prendre
pour une réalité l'objet incertain de vœux purement égoïstes? —
Cela signifie seulement qu'il peut y avoir une manière grossière
de saisir l'espérance de l'immortalité, comme il y a des manières
grossières de comprendre la vie présente. Plus d'une fois, je
ravoue, les argumens mis en avant pour étayer cette espérance
ont été entachés de défauts graves; mais la preuve que l'égoïsme
n*est pas la racine dernière de cette espérance, c'est que chacun
DES ÉTUDES RELIGIEUSES EN FRANCE. 97
de nous peut en faire abstraction pour lui-même sans qu'elle lui
paraisse moins nécessaire pour les autres. Oui, je puis, moi, indigne
et chétif membre de la famille humaine, je puis croire un instant
ma personnalité trop indifférente à l'ordre général de l'univers
pour stipuler que ma destinée doit dépasser mon existence actuelle,
et pourtant affirmer encore qu'il n'en peut pas être de même pour
beaucoup d'autres. Peut-être Job n'a-t-il plus rien à espérer depuis
que sa fortune lui a été rendue au triple (1); mais que quatre clous
suffisent pour anéantir le juste persécuté dont l'esprit vivait en Dieu,
voilà ce qui est impossible à croire. Quand même je n'aurais rien à
en espérer pour moi-même, je réclamerais encore à grands cris de
la sagesse éternelle une autre manière de gouverner le monde. Et
il m'importerait peu à ce point de vue que l'œuvre du crucifié se
multipliât féconde et bienfaisante après lui. Plus j'en jouirais moi-
même, plus je verrais avec indignation la pierre de son sépulcre.
Non; la preuve que la vie personnelle se prolonge au-delà de la
tombe, c'est que nous voyons commencer une foule de choses, insé-
parables de la personne, qui doivent ge terminer ailleurs, à moins
que la raison souveraine, qui nous apparaît si parfaite, si fidèle à
elle-même dans toutes les choses visibles, ne devienne une fantaisie
capricieuse dès qu'on arrive aux choses de l'esprit.
Je ne me dissimule pas que j'aborde ici un terrain sur lequel l'ou-
vrage que j'ai pris pour type d'une œuvre de critique religieuse
renouvelée ne s'avance qu'avec une circonspection extrême. La fm
de l'introduction souffre à mon avis du silence gardé sur l'immor-
talité individuelle et consciente. Pourtant je ne crois point que
M. Renan ait dit ici son dernier mot. Il y a dans ses autres écrits et
même dans l'introduction dont nous parlons plus d'un passage qui
nous autoriserait, ce me semble, à lui reprocher d'être incomplet
plutôt que d'être négatif. Au surplus, nous avons quitté comme lui
le domaine proprement dit de la critique pour entrer dans celui de
l'enseignement direct, et pour en revenir au problème qui fait l'in-
térêt proprement dit du Livrtde Job, il faut reconnaître avec M. Re-
nan que si la douleur est devenue plus facile à supporter dans beau-
coup de cas, elle n'est pas encore expliquée. « Le peu qui se révèle
à l'homme du plan de l'univers se réduit à quelques courbes et à
quelques nervures, dont o»ne voit pas bien la loi fondamentale et
qui vont se réunir à la hauteur de l'infini. » Ceci est parfaitement
(l) Et sÇs chers enfans perdus, ont-ils été réellement remplacés par leurs successeurs?
dirait le sentiment moderne. Dans la facilité même avec laquelle l'auteur du poème
accepte cette compensation que Dieu accorde à son héros, nous trouvons une preuve
nouvelle du peu d'importance que l'ancien Sémite attachait à l'individu dès que la fa-
mille ou la tribu n'était plus intéressée à sa conservation.
TOME XXIV. 7
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juste et admirablement dit, et nous pouvons l'opposer à ceux qui,
sous prétexte que nous ignorons beaucoup, veulent que nous ne sa-
chions rien, comme à ceux qui croient que nous savons tout, parce
que nous connaissons un. peu. Seulement n'oublions. pas, que c'est,
belle et grande chose que de pouvoir affirmer la réunion dans l'in-
fini des lignes les plus divergentes. Constatons aussi les pas nou-
veaux que deux mille ans ont permis à l'humanité de faire dans son
voyage le long de l'éternité. Nous avons depuis lors doublé plus
d'un cap. Que sera la terre promise? Nous n'en savons rien encore,
mais il y a des vigies qui ont^cléjji crié : (\ Terre à l'horizon! »
La solution proposée par l'auteur inconnu du Lhre de Job est
donc aussi vraie aujourd'hui que de son temps. Se soumettre à la
puissance insondable et souverainement sage qui a disposé les choses
dans Fordre où nous les voyons, voilà le devoir. N'accuser que notre
ignorance, quand il nous semble que le chaos et l'arbitrajire pren-
nent^ dans, notre destinée la place de la raison suprême ^q^i pénètre
tout le reste* voilà la sagesse. Dans quelque position que l'on se
trouve maintenir sa confiance et son énergie, se demander quelle
est l'obligation morale correspondant à la situation donnée, et l'ac-
complir courageusement, sans s'abandonner aux craintes lâches et
aux lamentations puériles, voilà la vertu.
Ce qui est certain pourtant, c'est que nous voyons l'adversité et
la souffrance en générai avec d'autres yeux que Job et ses amis. Si
nous ne pouvons encore la soumettre à notre raison de manière à la
comprendre et à l'approuver dans toutes ses manifestations, nous
sommes tout près de sentir qu'elle fait partie de l'harmonie univer-
selle comme élément nécessaire du perfectionnement des êtres mo-
raux. 11 suffit, pour comprendre ceci, de réfléchir quelques instans
à ce que serait le monde sans la douleur. Le soleil du monde moral
ne s'estril pas levé 3ur la terre le jour où pour la première fois un
être huinain a senti que quelque chose le mordait au cœur, quoique
ses sens fussent flattés? S'imagine-tTon la vertu toujours heureuse,
toujours facile et douce? Quel renversement d'idées et de mots! Ou
bien voudrait-on que du ^ioins la soufl'rance ne fût le partage que
des coupables, et que la vieille théorie sémitique fût la vérité? Autre
déraison : il faudrait alors acquiescer à la momie professée par Sa-
tan daq^ iç Z^Ve de jQby et se condamner à ne plus distinguer la
vertu de. la spéculation. Ne découronnons pas l'humanité, n'esti-
mons pas à vil prix les plus belles perles de son diadème. Assuré-
ment la nature .fist bieft belle, et l'on se plonge avec ravissement
dans ses abîmea/de poésie, de grandeur et de grâce. Assurément
l'art et la science, ces deux muses, ces deux divines sœurs, ont le
droit d'exiger notre amour et de nous faire tomber à genoux devant
DES ÉTUDES REtlGIETISÉS EN FRANCE. " ' 99
leur ineffable beauté. Et pourtant il est quelque chose de plus beau
encore que la nature, de plus beau que l'art, de plus beau que la
science, c'est l'homme plus fort que la douleur et affirmant sa supé-
riorité sur le sort. Ce qui est beau de la beauté suprême, c'est la
résignation courageuse et l'espérance indestructible, c'est le devoir
accompli malgré les révoltes de la chair, au prix du bras qu'on se
coupe et de l'œil qu'on s'arrache, c'est l'homme calomnié, mé-
connu, qui conserve sa joie en marchant vers le but que sa con-
science lui montre. Sans la douleur, sans l'adversité imméritée,
inique, irrationnelle, nous serions privés. de l'élite de l'humanité;
la terre aurait perdu son sel. Sans la douleur, nous n'aurions ni
martyrs, ni vrais poètes. Sans la douleur, nous n'aurions pas le
Christ. En vérité, nous pouvons désormais abandonner la question
aux disputes de la métaphysique : tout ce que nous savons, c'est
que sans la douleur le monde serait privé de ce qui fait sa beauté
la plus haute.
Nous croyons avoir montré le vrai caractère de la renaissance
religieuse qui se continue en France après avoir commencé en Alle-
magne et eh Angleterre. On dirait que le xix* siècle est appelé à
reproduire les traits les plus caractéristiques de cette époque de
préparation qui ouvrit la barrière de l'histoire moderne. Le xv* siè-
cle, comme le nôtre, fut un siècle de transformation politique et
sociale. Ce fut aussi un siècle d'inventions changeant la face du
monde et préparant le règne de l'esprit par l'asservissement de la
matière. Nous avons la vapeur, il eut l'imprimerie; nous avons la
télégraphie électrique, il eut la boussole; nous avons les chemins
de fer, il eut les postes. Nous avons découvert et colonisé l'Austra-
lie, nous démolissons les vieilles murailles en Chine et au Japon; il
découvrit et colonisa les Indes et l'Amérique. Nous avons retrouvé
le sanscrit et les vieilles langues de l'Asie; il retrouva le grec et
l'hébreu. Et ce qui achève la ressemblance, c'est qu'alors comme
aujourd'hui des voix nouvelles se faisaient entendre au septentrion
et au midi, à l'orient et à l'occident, qui prophétisaient les temps
nouveaux. Le souffle de l'Esprit agitait les âmes, et l'on se mettait
à étudier avec une curiosité ardente les monumens des âges inspi-
rés, on en savourait les beautés toujours jeunes dans leur vénérable
vieillesse , on avait en quelque sorte un sens nouveau pour com-
prendre l'antiquité, et l'on y puisait de l'énergie pour le présent,
de la confiance pour l'avenir. Au fond du cœur de tous était le sen-
timent qui faisait dire à Ulrich de Hutten, contemplant tout joyeux
le beau printemps du xvi* siècle : « Les études fleurissent, les esprits
se réveillent, c'est un plaisir de vivre! »
Albert Réville.
LA
GÉOGRAPHIE ZOOLOGIQUE
DES RECHERCHES FAITES SDR LA DISTRIBUTION ET LES MIGRATIONS
DES ESPÈCES ANIMALES.
I. A. Wagner, De la Distribution des Mammifères {Mémoires de l'Académie de Bavière, 1844.) —
II. Dana, De la Distribution des Mollusques et des Crustacés, dans V American Jownal of
Sciences and Arts. — lll. Ed. Forbes, On the Connexion between the distribution of the existing
Fauna and Flora of the British Isles with the geological changes, London i846. — IV. A.
Gaudry, Coniemporanéité de l'espèce humaine et de diverses espèces animales aujourd'hui éteintes,
Paris 1859. — V. Boucher dePerthes, Antiquités antédiluviennes, Amiens 1859. —VI. Commvr
nications de M. Lartet à la Société géologique de France et à l'Académie des Sciences, 1858-1859.
— VII. Ad. Fictet, les Origines indo-européennes. Essai de Paléontologie linguistique, Paris 1859.
L'étude des migrations des peuples est certainement l'une des
branches les plus curieuses et les plus difficiles de l'ethnologie. La
solution des problèmes qu'elle soulève réclame l'intervention des
sciences les plus diverses et le rapprochement des données en ap-
parence les plus hétérogènes. Si, pour se retrouver dans le vaste
labyrinthe que tracent sur la carte du globe les routes suivies par
les diverses races humaines, il est indispensable de réunir un pa-
reil faisceau de lumières, quels eff'orts ne sont pas nécessaires pour
recomposer l'ensemble des migrations des animaux! L'homme parle,
écrit, se souvient, son histoire la plus lointaine a toujours pour base
quelques traditions ou quelques monumens; mais les animaux sont
muets, ils ne laissent de leur passage d'autres traces que leurs os-
semens ou leur enveloppe : ils n'élèvent aucun monument durable
qui puisse attester leur présence, et le naturaliste en est réduit à
LA GÉOGRAPHIE ZOOLOGIQUE. 101
scruter l'empreinte de leurs pas et à recueillir jusqu'à leurs excré-
mens. Cependant cette histoire des changemens qui se sont opérés
dans l'habitat des espèces animales, des révolutions par lesquelles
a passé la carte zoologique , des conquêtes de certaines espèces et
du démembrement de l'empire de certaines autres, se rattache aux
questions fondamentales de l'histoire du globe, aux phénomènes les
plus intéressans de la géologie. Quoique l'on n'ait, pour découvrir
les migrations anciennes des différentes classes d'êtres organisés,
que des élémens incomplets et dispersés , il est toutefois possible ,
par l'étude des fossiles et une comparaison attentive entre l'ordre
présent et les ordres passés, de tracer les linéamens généraux de ce
qu'on appelle la géographie des animaux. En suivant les change-
mens qui se sont opérés à différentes époques dans la distribution
des espèces animales, on arrive à saisir quelques-unes des lois qui
président à la répartition des êtres. L'étude de l'état présent est
naturellement la plus facile et la plus complète. Depuis trente ans
environ, les faunes locales ont été décrites avec tant de soin, qu'il
est aisé de tracer la carie des régions fréquentées par chacune des
espèces connues. Quant à déterminer la distribution des espèces aux
âges qui ont précédé la période actuelle, c'est une œuvre nécessai-
rement subordonnée aux progrès de la paléontologie. On possède
cependant certaines données importantes qui serviront de jalons
dans la voie à parcourir, et d'où l'on peut dès aujourd'hui tirer des
conséquences du plus grand intérêt. Nous allons donc essayer de
faire connaître séparément les résultats principaux de la géographie
zoologique et ceux de la paléontologie, envisagée au point de vue
de la répartition des espèces détruites ou déplacées, et le» rappro-
chement de ces résultats respectifs nous montrera ce que la science
connaît jusqu'à présent de l'histoire des migrations.
I.
Les animaux ne sont pas répandus au hasard sur le globe; la pré-
sence de chaque espèce dans un endroit déterminé dépend d'un en-
semble de conditions intimement liées à l'organisation et au genre
de vie de l'animal. Tous les êtres sont dans une dépendance marquée
de la nature au sein de laquelle ils prennent naissance et se dévelop-
pent, et cette dépendance est d'autant plus grande que l'animal a
des besoins plus nombreux à satisfaire, que son organisme est plus
susceptible d'être influencé parle milieu ambiant. De là une répar-
tition très inégale des espèces; celles qui trouvent aisément les con-
ditions suffisantes à leur conservation sont beaucoup plus répandues
que les animaux dont l'habitat et l'alimentation exigent des con-
102 REVUE DES DEUX MONDES.
ditions spéciales. On ne doit donc pas s'étonner si, en traçant sur la
carte les lignes qui servent de frontières au domaine de chaque es-
pèce, on obseiTe d'énormes inégalités et d'apparentes anomalies.
Tandis que certains animaux sont répandus sur le tiers ou la moitié
du globe, il en est d'autres qui demeurent confinés sur une superficie
qui n'excède pas trois ou quatre mille lieues carrées. Toutefois ces
empires assignés à chaque espèce ou à chaque genre n'ont pas une
ciixonscription aussi nettement tracée que nos états européens. L'a-
nimal est de sa nature un être errant; il est d'autant plus nomade
que la contrée où il cherche sa nourriture s'épuise plus vite. Il par-
court parfois de vastes espaces, et s'il est doué d'une grande puis-
sance de locomotion, il pousse souvent des reconnaissances au-delà
de ses frontières naturelles. Il vit comme les peuples nomades, cher-
chant sans cesse un nouvel abri, revenant à celui qui convient à ses
habitudes, se déplaçant suivant les saisons et se laissant entraîner à
la poursuite des êtres dont il fait sa nourriture. De là des migrations
qui prennent chez certaines espèces le caractère de voyages pério-
diques et lointains, caries soins de la reproduction conduisent les
animaux, et surtout les oiseaux et les poissons, dans les régions les
plus favorables à la ponte et à l'éclosion de leurs œufs. Ce sont ces
déplacemens à grande distance qui ont plus particulièrement reçu le
nom de migrations, et que tout le monde a observés chez les hiron-
delles, les canards sauvages, les maquereaux et les harengs. En réa-
lité, presque tous les animaux, et plus particulièrement les oiseaux
et les poissons, émigrent suivant les saisons, soit en troupe, soit iso-
lément. Tandis que le plus grand nombre va chercher à des distances
variables une nourriture qui lui fait défaut dans le canton qu'il aban-
donne et un emplacement convenable pour l'éducation de sa progé-
niture, quelques individus demeurent sédentaires, et n'ont pas besoin
de gagner des régions lointaines pour échapper à la disette et au froid.
La domesticité ou la quasi-domesticité, en assurant à l'animal l'abri
et la nourriture, lui enlève ses habitudes errantes et l'attache dans
les pays où l'homme vient à son aide. Le voisinage des villes ou des
lieux habités attire certaines espèces et les fixe ; la concentration des
animaux domestiques leur procure des ressources qu'ils seraient
obligés de quêter çà et là dans des contrées sauvages. Plusieurs, après
avoir abandonné un pays , y reviennent tout à coup , parce que les
causes qui les avaient fait émigrer ont disparu. Le célèbre naturaliste
suédois Nilsson a signalé dans sa patrie l'apparition en 1825 de la
chauve-souris, vespertilio rtortula, que n'avaient rencontrée ni Linné
ni aucun des explorateurs de la Suède, et la réparation de la cathé-
drale de Lund, en mettant plus tard au jour dans les murs de cette
église les ossemens d'un grand nombre des mêmes vespertilions.
LA GÉOGRAPHIE ZOOLOGIQUE. 103
vint démontrer que sept cents ans auparavant, ces animaux étaient
fort nombreux dans le sud de la péninsule Scandinave. La motacilla
alba disparut de même en Suède pendant trente ans environ.
Ainsi la carte zoologique est nécessairement variable, et l'on ne
saurait indiquer que par des à-peu-près l'étendue relative assignée
à chaque espèce. Toutefois les déplacemens de l'animal ne peuvent,
sauf quelques exceptions, dépasser certaines limites extrêmes,
au-delà desquelles il y a pour lui impossibilité de vivre et de se
propager. On arrive à formuler pour chaque genre et pour chaque
espèce de véritables lois de distribution qui fournissent à la géogra-
phie zoologique des principes certains. L'animal a été créé pour
vivre et se reproduire; quelque vaste que soit la région qu'il habite,
il se fixera dans les seuls endroits qui renferment la nourriture dont
il a besoin et lui fournissent le genre d'abri ou de support pour le-
quel il a été organisé; Un naturaliste hollandais auquel on doit de
précieuses observations de géographie zoologique, H. Schlegel, a
remarqué qu'à Sumatra l'orang-outang et le semnopithèque nasique
se retrouvent toujours dans des circonscriptions de même nature et
ne hantent jamais, même à peu de distance, des cantons qui ne leur
conviendraient qu'imparfaitement. Sur les montagnes, à des hau-
teurs différentes , on observe souvent des animaux différens, parce
que les zones d'élévation constituent autant de régions. physiques
distinctes. Chaque espèce a donc un point du globe qui est comme
son berceau et d'où elle rayonne en différens sens, jusqu'aux points
où les conditions qui lui sont indispensables cessent de se manifes-
ter. Cependant elle n'atteint pas toujours ces limites : des obstacles
dus au relief et à la disposition du sol peuvent en effet s'opposer à
sa propagation, ou bien sa faculté de locomotion n'est pas assez
énergique pour lui permettre de si lointaines migrations. C'est ainsi
que les animaux de la pente occidentale des Cordillères n€ se retrou-
vent généralement pas sur le versant oriental, les cimes des Andes
formant une barrière que ces animaux ne sauraient franchir. On ne
rencontre dans les nombreuses îles de l'Océan -Pacifique presque
aucun serpent, quoique le grand archipel indien appartienne aux
régions de la terre qui en sont le plus peuplées; ces reptiles n'ont
pu traverser les bras de mer qui séparent la Polynésie de la Malaisie.
Ce n'est que dans des cas exceptionnels, lorsqu'elles sont poussées
par la faim, entraînées par un instinct commun à tous les individus,
qu'on voit tout à coup des espèces envahir des contrées qui leur
étaient étrangères. C'est ainsi que des nuées d'insectes ailés, et même
non ailés, s'abattent quelquefois sur un pays séparé de la région qu'ils
habitaient par de puissantes barrières. Les sauterelles ont de la sorte
traversé par myriades le canal de Mozambique pour fondre sur Ma-
iOA REVUE DES DEUX MONDES.
dagascar. D'autres bandes ont franchi la Méditerranée et pénétré de
Barbarie en Italie. De véritables bancs de chenilles ont tenté de pas-
ser des rivières; des papillons se sont montrés par milliers sur cer-
taines côtes, après avoir franchi la mer. Cependant ces cas sont rares
et peuvent être considérés comme des perturbations dans les grandes
lois de la distribution zoologique. D'ordinaire les animaux se dépla-
cent moins soudainement; ils avancent ou reculent selon les change-
mens atmosphériques ; ils règlent dans chaque contrée leur habitat
sur la nature des lieux et le climat. Voilà pourquoi une espèce qui,
dans les régions boréales, fréquente les plaines, se* retrouve dans les
montagnes des contrées plus méridionales. Ainsi le beau papillon
appelé Parnassius Apollo vit en Suède dans les lieux plats et sur la
pente des collines, et dans les Alpes, les Pyrénées, l'Himalaya, il
se tient à de grandes hauteurs, car il y retrouve la température des
plaines de la Suède. Un autre insecte, le carahus aiiratus, qui vol-
tige dans nos plaines, ne se rencontre en Italie que sur les plus
hautes montagnes.
L'aire qu'occupe chaque espèce dépendant surtout des conditions
climatologiques auxquelles sont liés les moyens d'alimentation et
de propagation, elle s'agrandira ou se rétrécira suivant les change-
mens de la température et ceux de la végétation, suivant l'aspect
nouveau que prendront les lieux. De nouvelles cultures chasseront
tel animal d'un pays et y appelleront tel autre. Le dessèchement
des étangs ou l'altération des eaux en troublera la population ich-
thyologique. L'arrivée ou le départ de certaines espèces détermi-
nera l'apparition ou la disparition des espèces carnassières qui en
font leur proie. Depuis qu'on a multiplié dans le bassin de Paris les
plantations de pins, on y trouve la lamia œdilis^ insecte du nord de
l'Europe, qui était auparavant tout à fait étranger à nos pays. Au-
dubon, le grand ornithologiste américain, a remarqué que l'exten-
sion des cultures et toutes les révolutions qu'elle entraîne dans le
Nouveau-Monde avaient modifié les migrations de certains oiseaux,
les avaient rendues plus fréquentes et plus lointaines; les oies, les
canards, les pélicans, vont chercher aujourd'hui dans le nord des
localités où ils puissent élever leurs petits, quand auparavant ils
restaient dans des régions moins septentrionales que l'homme n'a-
vait point encore rendues inhabitables pour eux. De tout cela ré-
sultent des migrations qui s'opèrent sans cesse sous nos yeux, des
déplacemens progressifs qui tendent à une distribution sinon nou-
velle, au moins notablement distincte de celle des siècles derniers.
L'aire d'un animal est d'autant plus étendue sur le glol)e, que
son alimentation est moips exclusive, son organisation plus flexible
et plus propre à se modifier selon les climats, ses habitudes moins
LA. GÉOGRAPHIE ZOOLOGIQUE. 105
particulières et moins étroitement liées à telle nature de terrain,
à telle disposition des lieux. De ces animaux dont l'organisation est
souple et l'alimentation presque omnivore, il est difficile de déter-
miner la véritable patrie ; le cosmopolitisme est tellement dans leur
nature, qu'on ne saurait dire quelle est la contrée la plus propre à
leur développement. La difficulté disparaît pour les espèces dont
l'aire est très bornée, dont le rayonnement s'est arrêté à de faibles
distances. Leurs régions originelles sont nettement tracées, et ils
sont fort propres à caractériser les différentes zones zoologiques.
Ainsi tandis que le faucon pèlerin promène son vol hardi au-dessus
de toutes les terres, que les dauphins et les marsouins folâtrent à
la surface de toutes les mers, que le papillon appelé vanessa cardui
se retrouve à la fois dans l'Europe méridionale, la Barbarie, le Chili
et l'Australie, le condor et le lama ne quittent pas les hauteurs des
Andes, l'ornithorhynque, le plus bizarre peut-être de tous les ani-
maux, reste confiné en Australie; un grand nombre d'espèces dans
la classe des reptiles ont des aires extrêmement circonscrites, et ce
sont peut-être ces animaux qui se prêtent le mieux à la détermina-
tion des provinces zoologiques.
Les espèces marines étant soumises à moins d'influences que les
animaux terrestres, en raison du milieu qu'elles habitent, leur dis-
tribution est naturellement plus simple; elle ne présente, guère ces
anomalies qui dérangent si souvent sur la carte la régularité d'une
faune. Séjournant presque toujours dans les eaux, les cétacés, les
reptiles marins, les poissons, les mollusques, les zoophytes échap-
pent à l'action hygrométrique de l'air, aux mille modifications du
climat. Quoique encore variable, la température est cependant plus
uniforme au sein des mers ; les animaux marins ne sont pas obligés
de se cantonner dans de petits espaces, au risque de mourir de froid,
de chaud ou de faim. L'Océan est comme une grande plaine liquide,
il a toute l'uniformité de la steppe ou du désert; aussi la tempéra-
ture générale de la zone à laquelle une mer appartient, la nature du
fond, voilà à peu près les seules causes qui règlent la distribution
des animaux marins. Les coquilles et les poissons changent d'aspect
suivant les latitudes et les profondeurs ; 'les espèces qui fréquentent
les côtes basses et les bancs sous-marins diffèrent des animaux qu'on
pêche dans la haute mer, à la même profondeur; la froidure des
eaux suffit à elle seule pour expliquer la diversité des faunes mari-
times en apparence placées dans les mêmes conditions. La côte oc-
cidentale de l'Amérique n'a pas d'affinité zoologique avec les îles
de la mer Pacifique, parce que la température des eaux y est tout
à fait différente.
Les courans venus des tropiques réchauffent dans certaines di-
106 REVUE DES DEUX MONDES.
rections F Océan, et tendent ainsi à déranger la relation naturelle
qui existe entre les frontières de chaque espèce et les degrés de la-
titude. Depuis que M. le lieutenant Maury, par ses beaux travaux
sur les courans (1), est parvenu à dresser une carte complète des
fleuves et des rivières qui se forment au sein même des mers, on a
saisi une liaison étroite entre le mode de répartition de ces courans
et la distribution des mollusques et des crustacés. Un habile natu-
raliste américain, M. Dana, a mis ces faits en évidence dans un tra-
vail curieux. MM. Ed. Forbes et Lôven ont démontré, par une étude
attentive de la distribution des poissons et des mollusques, que plus
facilement une espèce peut vivre à des profondeurs différentes sur
le même littoral, plus aussi elle se propage sur de grandes éten-
dues en surface. Ainsi certaines espèces de poissons dont Faire
est considérable peuvent, en s' élevant ou en s' abaissant au sein des
eaux, choisir sous chaque latitude la localité qui leur convient;
d'autres au contraire ne sortent pas d'une région assez limitée. Que
la nature des eaux, après avoir changé dans l'étendue de toute une
mer, redevienne ce qu'elle était à une distance de quelques milliers
de lieues, les formes animales reparaîtront à peu près les mêmes;
la similitude de conditions semble amener le retour des mêmes
types. Le navigateur James Ross a observé dans les profondeurs
des mers antarctiques plusieurs des espèces qui caractérisent la
faune arctique. On trouve dans la mer de Chine et du Japon les
mêmes espèces de requin qui fréquentent les côtes de l'Australie.
Toutefois on doit reconnaître, avec le célèbre naturaliste J. Richard-
son, que les poissons doués d'une grande puissance de locomotion
se transportent parfois assez loin de leur région propre ; les espèces
tropicales remontent aisément vers le nord , et la présence des ar-
chipels contribue beaucoup à leur propagation. Si les côtes oppo-
sées de l'Afrique et de l'Amérique offrent une population ichthyolo-
gique très différente, c'est qu'elles sont séparées par une mer
profonde et étendue, sans chaîne d'îles transversales.
La vie animale est singulièrement développée au sein des eaux.
A toutes les profondeurs, il y a des êtres animés ; mais à mesure que
l'on s'enfonce, le nombre des espèces et des individus diminue.
Ed. Forbes, qu'une mort prématurée a enlevé à la géographie zoo-
logique, distinguait dans les mers, jusqu'à une profondeur de deux
cent trente brasses, huit régions, ayant chacune sa faune propre.
Dans la Méditerranée, quand la ligne de sonde atteint trois cents
brasses, toute vie animale a disparu. L'appareil de Brooke, qui est
ilne sonde perfectionnée, a permis de ramener de plus grandes pro-
(t) Voyez, dans U livraison du !•' mars 1858, l'étude de M. E. du Hailly.
LA GÉOGRAPHIE ZOOLOGIQUE. 107
fondeurs une immense quantité de coquillages microscopiques ; mais
ces coquillages paraissent avoir été détachés par le mouvement des
eaux du sol qui fait le fond de l'Océan, et dans les couches duquel
ils étaient déposés. Au reste, les limites des zones zoologiques ne
sont pas plus nettement tracées dans les mers que sur les conti-
nens, et une espèce subsiste encore à une certaine profondeur, que
déjà l'on voit apparaître l'espèce de la région limitrophe.
Ce qui achève de rapprocher les lois de la distribution de la vie
dans les eaux et sur les terres, c'est que la profondeur des mers, de
même que la hauteur des montagnes, reproduit en quelque sorte
l'échelle des latitudes. Une montagne offre à ses différentes stations
des fleurs analogues à celles qui se présentent successivement aux
regards si l'on voyage de l'équateur aux pôles; de même, plus on
s'enfonce dans l'Océan, plus on trouve une faune semblable à celle
des mers polaires. Ce qui démontre bien que, malgré l'espace libre
ouvert par l'Océan aux espèces qu'il renferme, les conditions de
température, de profondeur et la nature du fond créent pour celles-
ci des frontières aussi infranchissables que nos montagnes, c'est
qu'il est des familles entières d'animaux marins qui ne se sont ja-
mais avancées hors des mers où elles sont cantonnées. Quoique les
hydrophis ou serpens de mer, qu'il ne faut pas confondre avec le
fabuleux animal de ce nom, infestent les mers des Indes, de la Chine
et de la Polynésie, ils ne dépassent jamais la côte de Malabar.
On n'a point encore complètement établi la carte des lieïix fré-
quentés par chaque espèce terrestre; mais les lignes principales
ont été tirées. On a reconnu l'existence de grandes frontières qui
peuvent servir pour les divisions générales. Les aras,- perroquets
aux joues dégarnies de plumes, s'éloignent peu de l'équateur et
dépassent à peine au sud le 17^ degré. En Â.sie, le chameau com-
mence à se montrer là où l'éléphant disparaît, et ce dernier animal
ne se rencontre pas à l'état sauvage dans l'Indo-Ghine, au nord du
21® degré 21 minutes de latitude. En Asie, le singe a pouir limite
extrême le 35' degré latitude nord. Un magot [inuus speciosus) se
rencontre encore aux îles Sikokf et Kiu-siu dans l'archipel du Japon •
Ces quadrumanes suivent en général dans leur distribution celle de
la famille des palmiers, et s'ils remontent à une latitude aussi
boréale dans le Japon, c'est que ces grands monocotylédones y
viennent toucher aux conifères. Dans l'Amérique australe, les singes
ont disparu dès le 29« degré latitude sud.
En thèse générale, la chaleur est favorable au développement de
la vie animale. Gomme dans les contrées tropicales ou subtropicales
la flore est en général plus riche, les animaux herbivoi'es ou frugi-
vores trouvent une nourriture plus facile et plus variée; l'accroisse-
108 BEVUE DES DEUX MONDES.
ment de ces espèces fournit en retour aux animaux carnassiers une
proie plus abondante. L'élévation de la température est d'ailleurs
liée à une certaine force de création dont nous ne saurions définir la
loi. Aussi est-ce dans les pays très chauds que nous rencontrons les
crocodiles et les grandes tortues, les plus beaux représentans de
l'espèce féline, les plus monstrueux des pachydermes, et les singes,
ceux des animaux qui se rapprochent le plus de l'homme; les
chauves-souris ou chéiroptères, inconnues aux régions polaires, sont
représentées dans l'archipel indien par une famille particulière, les
galéopithèques, que ses fortes dimensions et son organisation rap-
prochent des makis ou singes à museau de renard; l'autruche et le
condor, oiseaux monstrueux, appartiennent aux régions voisines des
tropiques; les plus gros des coléoptères, le scarabée Goliath^ le copris
Midasy le bucéphale géant, habitent également les régions chaudes,
et un autre insecte gigantesque, Vénoplocère épineux, est propre
aux Indes-Orientales. Une espèce dont les dimensions ne sont pas
moins étonnantes, le mormolyce phyllode, appartient en propre à
l'île de Java.
Plus on avance de l'équateur aux pôles, moins il y a de différences
entre les faunes de chaque région de la même zone, en sorte qu'au
voisinage du cercle arctique on ne trouve plus qu'une faune com-
mune à toutes ces régions glacées, au-delà desquelles la vie s'arrête
complètement. Cependant ces lois générales ont leurs exceptions;
certains genres rencontrent dans les pays froids des conditions plus
propres à leur développement, et c'est là qu'on les voit représentés
par les espèces les plus fortes et les plus monstrueuses. Tout le
monde connaît le gigantesque ours blanc; citons aussi l'ours de la
Russie, dont le jardin zoologique de Londres possède un si énorme
spécimen dans son prince Menchikof, La chouette laponne et la
chouette harfang nous fournissent dans les contrées arctiques les
plus beaux représentans de la tribu de ces oiseaux de nuit. Dans
les contrées où le ciel est presque toujours brumeux, les chouettes
épervières tiennent la place de nos grands oiseaux de proie. Il est
à noter que ce sont généralement les animaux qui fréquentent les
rivages ou vivent au milieu des mers qui présentent dans les cli-
mats froids les plus beaux types. Sur les continens et dans les îles,
c'est entre les tropiques que la vie éclate avec le plus d'énergie;
dans l'Océan, l'inverse a lieu, et nombre de genres présentent des
espèces d'autant plus fortes et d'autant mieux organisées que la la-
titude est plus élevée, pourvu qu'on s'arrête au point au-delà duquel
aucun animal ne peut plus vivre. Les phoques, les morses, les ba-
leines, habitent surtout les mers polaires. M. Dana a remarqué que
les crustacés marins des zones froides appartiennent généralement
LA GÉOGRAPHIE ZOOLOGIQUE. 109
à une organisation plus élevée que ceux des mers tropicales. Les
espèces dont le type offre sous la zone arctique un organisme supé-
rieur s'abâtardissent à mesure que l'on se rapproche des tropiques.
Dans les mers glaciales, là où les eaux ont une transparence par-
faite, on rencontre souvent des espaces de 20 à 30 milles marins
carrés et d'une profondeur de plus de 500 mètres, où les animal-
cules fourmillent à ce point que Scoresby estime qu'il ne faudrait
pas moins de 5,000 ans à 20,000 personnes pour compter ceux que
renferment seulement 2''"°™-, 50 d'eau. Ainsi donc vers les pôles tan-
dis que la vie abandonne les continens, elle n'en devient que plus
luxuriante au sein des mers. D'une température plus chaude et plus
uniforme que les terres, les eaux marines présentent aux animaux
des conditions plus favorables de développement.
Quand on considère l'ensemble des types dont se compose le règne
animal, on reconnaît qu'ils peuvent se répartir à peu près en deux
classes, les types tropicaux et les types subpolaires. La zone tor-
ride et la zone tempérée froide s'offrent donc comme les pôles de la
faune du globe, et les caractères qu'elles entraînent prédominent
tour à tour dans chaque pays, selon sa température spéciale. Il ne
faut pas croire cependant que les genres et les espèces se conservent
toujours avec une pureté de traits qui permette de reconnaître leur
origine subpolaire ou tropicale. Les animaux des régions intermé-
diaires présentent aussi leurs caractères propres, et plusieurs espèces
îie se rencontrent même que dans telle ou telle région moyenne. Cela
tient à ce que les types s'abâtardissent et s'altèrent, quand ils s'é-
loignent des lieux pour lesquels ils paraissent avoir été créés. Les
genres tropicaux dégénèrent lorsqu'ils s'avancent vers le nord ou
vers le pôle austral; les genres propres aux contrées boréales ou
australes dégénèrent à leur tour quand ils se rapprochent des tro-
piques. Et ce fait, sur lequel nous voudrions appeler l'attention,
permet souvent de reconnaître à laquelle des deux régions opposées
on doit rapporter la naissance de certains animaux. Si, comme tout
le fait supposer, l'espèce humaine est une dans son organisation,
on doit conclure de son abâtardissement dans les régions équato-
riales et polaires qu'elle a pris naissance dans une contrée tempérée,
d'où elle s'est répandue suivant deux directions opposées. L'homme
appartiendrait dans ce cas à la catégorie des types subpolaires, à la
différence des singes, qu'il faut incontestablement classer parmi les
types tropicaux.
Les variations que subissent les types zoologiques en s' éloignant du
lieu de leur origine déterminent l'apparition d'espèces intermédiaires
qui se modifient incessamment d'après les conditions spéciales où
elles se développent. Aussi des contrées voisines n'offrent-elles ja-
110 REVUE DES DEUX MONDES.
mais des faunes radicalement tranchées, et l'on passe en réalité
par degrés insensibles d'une faune à une autre. Des genres, des es-
pèces identiques se retrouvent sur de vastes continens et n'offrent
d'une région à l'autre que des différences qui ont tout le caractère
de variétés locales dues à des influences particulières. Par exemple
le cha^cal du Gap (ç«m« mesqmelas) ^st remplacé dans les parties
septentrionales de l'Afrique par une variété à teinte claire n'ayant
pas de noir sur le dos {canis variegatus)-^ le daman et le zprille du
Cap nç diffèrent de ceux du noijd de- l'Afrique que par des teintes
plus prononcées; la genette du Cap, qui habite aussi l'Espagne, est
remplacée au Sénégal et en Abyssinie par une variété à teinte plus
pâle. Au lieu de l'ichneumon d'Egypte, on trouve à la pointe australe
de l'Afrique une variété locale à pelage plus foncé. Chaque contrée a
aussi en Afrique sa variété propre d'antilope. Notre corbeau est
remplacé aux îles Féroë par une variété à teinte mêlée de tlanc. On
pourrait multiplier indéfiniment de tels exemples.
Les régions de la terre présentent des différences plus tranchées
quand on se déplace par latitude que lorsqu'on marche en longitude;
il en résulte un effet corrélatif dans la variation des espèces. Si l'on
passe au-delà de l'équateur, on ne trouve pas toujours sous les zo-
nes australes les mêmes genres, et, à plus forte raison, les mêmes
espèces que sous les zones boréales correspondantes, bien que l' en-
semble des caractères zoologiques apparaisse le même. Les analo-
gies d^s genres et des espèces ^ont beaucoup plus frappantes quand
on procède par l(]ngitudes isothermales. Ce ne sont plus seulement
des geipr^s yoisins pi|^ identiques que. l'on rencontre, mais des es-
pèces souvent absolument semblables. ,...,, :.„ (
Les, variations des ca,ractères spécifiques sont à la fois ^i multiples
et si diverses, dans leur étendi^e,, qu'il est parfois, dipTicile 4e décider
si l'on,^ devant. les yeux des espèces nouvelles ou ^e sin^ples varié-
tés locales. Aussi les naturalistes sont-ils Iqinjde s'entendre sur le
nombre ,^es espèces, e|t tandis qu^ les uns n'en reconnaissent qu'un
petit iiôpbre, d'où ifs, font dériver ui)e foule fie variétés, les autres
créent incessamment (le, novivelles espèces, et subdivisent les races
animales à l'infini, dette incertitude ajoute ai^x difficultés de la géo-
graphie zpologique et entrave la solution de bien des questions d'ori-
gine indispén^bles à décider, si l'on ve^t avoi^' une i^éje exacte du
mode de distribution des créaturep^ l^lus on multiplie les espèces,
plus on est entraîné à admettre de nouveaux centres de création, et
moins on accorde à l'action modificatrice du climat et des lieux, dont
rinfluence est cependant incontestable.
LA GÉOGRAPHIE ZÔOLOGÎQUE. 111
IL
Rien ne s'opposerait à ce qu'on admît un grand nombre de cen-
tres de création, si la faune du globe avait toujours été ce qu'elle est
aujourd'hui, et si l'on pouvait croire que tous les animaux ont ap-
paru à la même époque; mais la paléontologie nous enseigne le con-
traire. Elle nous apprend non-seulement qu'il y a des espèces per-
dues et éteintes depuis des siècles, depuis des milliers d'années,
mais que de plus la distribution des genres et des espèces qui se
rencontrent actuellement a été différente aux âges antérieurs. Aban-
donnant l'idée que les animaux ont été détruits à la suite de ca-
taclysmes immenses et de convulsions subites pour être remplacés
par d'autres, les géologistes ont été amenés à reconnaître que, du-
rant de longues périodes, d-es changemens se sont graduellement
opérés dans la répartition des continens et des mers et la constitu-
tion des climats locaux. Les animaux d'une époque, qui avaient
échappé aux causes lentes de destruction de l'époque précédente,
ont continué d'exister comme par le passé, mais se sont différem-
ment distribués. Sans doute, à mesure qu'on s'est approché de la
période actuelle, les mouvemens du sol se sont adoucis et simplifiés;
des changemens profonds n'en ont pas moins eu lieu. De là une suc-
cession non interrompue de migrations et de déplacemens qui ont
abouti à l'ordre contemporain, lequel est loin d'être permanent.
Pour nous rendre compte de la distribution actuelle des espèces
animales, il faut donc remonter aux âges antérieurs, et en particu-
lier aux périodes quaternaire et tertiaire, qui ont immédiatement
précédé la nôtre. Il est vrai que, dans le, cours de chaque nouvelle
période, de nouveaux types "ont apparu, d'autres sont nés des mo-
difications profondes éprouvées par des types déjà existans. Des ani-
maux inconnus aux âges primitifs sont venus se joindre à ceux que
les révolutions progressives du sol forçaient à se déplacer. La pé-
riode quaternaire, . appelée aussi, mais improprement, diluvienne,
a laissé en divers points de Ja surface terrestre de nombreux dépôts
qui attestent son existence et sa durée. Jadis ces dépôts étaient étu-
diés en bloc, et l'on ne savait pas y distinguer des âges différens.
Aujourd'hui on divise généralement la période quaternaire en deux
grandes phases, ou, comme disent les géologistes, deux étages. Un
ingénieur des mines qui s'est plus particulièrement livré à l'étude
de ces terrains, M. Scipion Gras, compte même en France trois
étages. M. d'Archiac, auquel on doit une intéressante histoire des
progrès de la géologie, reconnaît pendant l'époque quaternaire cinq
112 REVUE DES DEUX MONDES.
périodes, dont trois paraissent avoir été de longue durée. Quoi qu*il
en soit de ces divisions, encore assez incertaines, on peut afîirmer
que la période quaternaire embrasse des changemens qui ont eu une
grande généralité. Des exhaussemens se sont produits lentement dans
le niveau des mers et ont été suivis de retrait. Les oscillations de ni-
veau de l'Océan et des terres ont amené des révolutions atmosphé-
riques. A l'ancienne température torride et assez uniforme du globe
succédèrent des alternatives de froid et de chaud. D'immenses gla-
ciers prirent naissance et poussèrent devant eux des blocs erratiques.
La fusion des glaces détermina de vastes inondations; des glaçons
monstrueux balancèrent au loin sur les eaux les rochers qui s'é-
taient détachés. De grandes rivières se creusèrent un lit et char-
rièrent des alluvions qui finirent par les combler. Comment, en
présence de pareils phénomènes, l'état zoologique de la terre au-
rait-il été permanent? La configuration des continens ne présentait
pas les apparences qu'on observe depuis l'époque historique. En
Europe, par exemple, rien n'était semblable à ce qui existe au-
jourd'hui. L'Angleterre faisait corps avec l'Irlande, et était unie à
l'Allemagne par de vastes plaines; le bras de mer de la Manche ne
s'était point encore ouvert un passage. Le détroit s'est formé par
des dépressions successives, à mesure que des mouvemens inverses
faisaient diminuer la Mer du Nord, qui s'étendait dans le principe
jusque vers les Alpes et l'Oural, et couvrait même une partie des
îles britanniques. D'un autre côté, la Sicile fut sans doute jointe à
l'Afrique pendant une partie de cette période. Une semblable con-
figuration a naturellement déterminé une distribution des animaux
fort différente de celle que nous avons sous les yeux. La paléonto-
logie constate actuellement que, durant l'époque quaternaire, il
s* est développé des milliers de générations successives de mammi-
fères de diverses sortes; il existait une faune de mollusques ter-
restres et de mollusques d'eau douce, dont les espèces les plus fra-
giles se sont perpétuées jusqu'cà nos jours à peu près dans les mêmes
distributions géographiques. Sur cinquante-sept espèces qui ap-
paraissent dans les plus anciens dépôts quaternaires, cinquante-
quatre sont encore vivantes. Ainsi, durant la période qui a précédé
la nôtre, l'Europe changea plusieurs fois de population animale, et
tout donne à penser que ces changemens correspondent à ceux qui
se sont opérés dans le relief et dans les rapports relatifs des con-
tinens et des mers.
On doit à M. Lartet de curieuses recherches sur les migrations
qu'ont dû jadis accomplir les mammifères de l'Europe. Ce savant a
constaté l'existence de deux faunes très distinctes durant l'époque
quaternaire. Dans l'une viennent se ranger l'éléphant d'Afrique, le
LA GÉOGRAPHIE ZOOLOGIQUE. 113
rhinocéros bicorne du Gap, deux espèces d'hippopotame, le lion, la
panthère, le serval, l'hyène rayée et l'hyène du Gap, la genette, le
porc-épic, le sanglier, l'antilope. Ges animaux habitaient nos ré-
gions; mais les changemens qui s'y opérèrent graduellement les
firent émigrer presque tous en Afrique, où on les retrouve aujour-
d'hui. Toutefois quelques-unes de ces espèces tropicales restèrent
dans les parties méridionales de leur ancienne patrie : le magot,
singe qui habite encore les environs de Gibraltar, la genette et la
mangouste d'Espagne, ont été comme les traînards de cette grande
armée qui envahit jusqu'au sud de l'Afrique. Il est probable que le
porc-épio, le sanglier, le loir, le mouton et la chèvre sont aussi des
débris de la vieille faune européenne. Gette migration s'est effectuée
dans le sens du méridien, et la distance entre les points extrêmes de
l'habitat ancien de certaines espèces et de leur habitat nouveau n'est
pas moindre de 80 degrés en latitude.
La seconde division établie par M. Lartet nous représente la faune
qui succéda à la population tropicale de l'Europe; c'est elle qui nous
a fourni la plus grande partie de nos mammifères actuels. La tem-
pérature de nos régions s'était alors singulièrement abaissée; aussi
les animaux qui, durant la période précédente, peuplaient la Sibérie
s'avancèrent-ils jusqu'au centre de l'Europe, se déplaçant en longi-
tude sur un espace de 70 degrés. Tandis que la France, l'Espagne,
l'Italie, l'Allemagne et l'Angleterre commençaient à perdre les
énormes proboscidiens, ou pachydermes à trompe, qui y habitaient
depuis l'âge tertiaire, un éléphant propre aux climats septentrio-
naux, Velephas prùnigem'usy gagnait peu à peu notre pays, où l'on
retrouve ses restes dans les dépôts diluviens. Depuis longtemps
avaient disparu d'autres proboscidiens que l'on ne rencontre plus
après la période dite miocène, ou celle plus récente qu'on nomme
pliocène : je veux parler du dinothérium et des mastodontes, qui
comptent plusieurs espèces. Avec l'éléphant de Sibérie vivaient un
autre pachyderme des mêmes climats, le rhinocéros tichorhinus, et
plusieurs espèces boréales, le bœuf musqué, le renne, le glouton, le
lemming. Ges animaux, après avoir pénétré jusqu'au cœur de l'Eu-
rope, ont regagné les hautes latitudes, quand la température a com-
mencé à s'adoucir; mais les grandes espèces semblent n'avoir pu
échapper, par ce mouvement rétrograde, à la destruction dont les
menaçait l'élévation graduelle de la température; ils périrent, et
leurs seuls ossemens nous attestent leur antique existence. De ce
nombre ont été Yelephas prîmigenius, le rhinocéros tichorhimis^ le
cerf géant {ce.rvus giganteus), le bœuf de l'époque quaternaire {bos
prùnigemus), l'ours des cavernes [ursus spelœus).
Toutefois, bien que séparées par des caractères tranchés, ces deux
TOME XXIV. 8
114 . AEVUfi DES DEtTX MONDES.
populations de l'Europe, rune tropicale, l'autre subarctique, ont dû
se trouver pendant quelque temps dans des contrées limitrophes. La
partie du monde que noUS habitons était soumise à des températures
extrêmes qui permettaient a dés individu^ de faunes fort diverses de
vivre les uns près des autres. On rencontre souvent dans les dépôts
qpiatei-naires les restés d'animaux des tropiques associés à ceux d'a-
nimaux propres aux pays du nord. Le dépôt fluviatile de Grays en
Angleterre a fourni des débris d'un hippopotame et d'un singe ma-
caque qui Ont dû exister sur les bords de la Tamise, à une époque
où un refroidissement intense de l'hémisphère boréal avait déjà
contraint les coquilles marines arctiques de s'avancer jusque dans
lés mers de l'Europe centrale. Plus tard, après la première phase
glaciaire, le bœuf musqué, le lemming, le renne, espèces redeve-
nues exclusivement subarctiques, ont pu se trouver dans le centre
de l'Europe avec l'éléphant et le rhinocéros d'Afrique. Peut-être
aussi, à raison des conditions où ils étaient placés, ces animaux su-
bissaient-Ils dans leur pelage et leur appareil cutané des modifica-
tions qui les rendaient propres à supporter des variations considé-
rables de température. Il existe une telle harmonie entre le climat
et l'organisation des êtres animés, qu'en vertu d'une action incon-
nue l'individu acclimaté finit par acquérir des -caractères et un in-
stinct appropriés à sa nouvelle patrie. L'animal change de robe avec
les saisons. Transporté dans des climats froids, le bœuf apprend à
gratter la neige pour y découvrir l'herbe nécessaire à sa nourriture.
Les chauves-souris venues des contrées chaudes échappent par l'hi-
bémation à la rigueur des hivers sous la zone tempérée. Sans doute,
il ne faut pas que ces changemens soient trop brusques, ou que
les conditions nouvelles deviennent trop différentes de celles que
l'animal rencontrait sôus un autre ciel; mais entre certaines limites
son organisation et ses habitudes sont susceptibles de se modeler
sur le pays et le climat.
On voit donc que notre faune européenne actuelle est un mélange
des faunes antérieures, et le contre-coup des déplacemens qui se
sont opérés. De nouveaux déplacemens se préparent, car les choses
se passent encore à peu' près dé nos jours comme elles se sont pas-
sées il y a des myriades d'années. Des espèces se sont éteintes ou
ottt âbandonrté leur ancien habitat presque sous nos yeux. Le dodo^
cet oiseau bizafre des îles Mascareignés, n'existe plus depuis quel-
ques siècles V Y unis y qui errait encore dans les forêts dé la Germanie
au temps de César, a disparu à mesure que ces forêts se sont éclair-
cîes; l'élan, décrit par les anciens, n'habite plus l'Europe moyenne;
on chercherait vainement le castor en France et en Angleterre, dont
il fréquentait jadis les cours d'eau; le lynx est presque inconnu dans
LA GÉOGRAPHIE ZOOLOGIQUE. 115
les Alpes et a complètement quitté les Pyrénées, où on le chassait
au XV* siècle; la panthère, qui ravageait l' Asie-Mineure à l'époque
des Romains, a fui bien loin ; le lion, si redouté des anciens peuples
de l'Assyrie, n'appartient plus au bassin de l'Euphrate. C'est l'homme
qui a été la principale cause de la disparition de ces animaux ; il a
détruit les uns, il a contraint les autres à s'éloigner; il détmira en-
core bien des espèces sauvages, car l'homme civilisé anéantit ce
qu'il ne peut s'assimiler; il en agit avec les bêtes fauves comme
avec les races barbares, qu'il extermine quand il ne parvient pas à
les soumettre à son genre de vie.
Puisqu'il en est ainsi, on peut supposer que diverses espèces
éteintes ont jadis vécu avec la nôtre, et l'on ne doit pas s'étonner
si l'on rencontre les ossemens de l'homme ou les ouvrages de ses
mains associés à des fossiles de mammifères qui n'existent plus. Les
mastodontes, dont une espèce, le mastodonte de l'Ohio, habitait
l'Amérique à la période quaternaire, avec deux espèces d'éléphant,
ont pu être contemporains des premières tribus qui peuplèrent le
Nouveau-Monde. Ces animaux étaient singulièrement nombreux,
car à Big-Bone-Lick , dans le Kentucky, on a découvert les restes
d'une centaine de mastodontes et d'une vingtaine de mammouths
{elephas primigenius americanus) unis à d'autres fossiles, ceux du
mégalonyx, du cerf, du cheval et du bison. Si l'on en croit les tra-
ditions des Indiens Shawnis,. ces gigantesques pachydermes fré^
queutaient jadis leurs forêts, et ils ont été anéantis par la colère
céleste. De même en Sibérie, V elephas primigenius et le rhinocéros
tichorhinus ont pu vivre en même temps que l'homme. Le bubale
de Sibérie, qui ne se trouve plus qu'à l'état fossile, rappelle beau-
coup le bubale cafre, qui vit encore au Cap ; il est presque le même
que le buhalus moschatus ou bœuf musqué qu'on a rencontré vivant
dans des contrées fort boréales, l'île Melville et l'île Baring. Telle
est l'opinion de M. Owen, l'un des plus éminens représentans en
Angleterre de la science fondée par Cuvier.
Des découvertes toutes récentes viennent apporter à ces conjec-
tures un commencement de preuve. Aux environs d'Amiens et d'Ab-
beville, on a trouvé dans le terrain quaternaire des haches en silex,
taillées évidemment par l'homme. M. Boucher de Perthes avait déjà
plusieurs fois signalé l'existence de silex travaillés dans ce que l'on
appelait le diluvium-^ ces vestiges de l'industrie humaine se trouvent
associés à des débris à' elephas primigenius , de rhinocéros ticho-
rhinus, de hos priscus et d'hippopotame. La réalité de ces gisemens
de silex ne saurait plus être contestée. Plusieurs des géologistes
de l'Angleterre, notamment M. Joseph Prestwich, M. Falconer, sir
Charles Lyell, se sont rendus en Picardie pour vérifier le fait, et ils
416 REVUE DES DEUX MONDES.
ont donné une éclatante confirmation à ce que M. Boucher de Perthes
soutient depuis plus de douze années. Auparavant l'Institut avait
nommé une commission pour examiner les objets que le savant abbe-
villois a recueillis dans le diluvium et visiter les carrières d'x\bbe-
ville et du faubourg de Saint- Acheul à Amiens. Malheureusement
cette commission se contenta de jeter les yeux sur les haches, elle ne
fit pas creuser le sol. Ce que l'Institut avait négligé, un jeune natu-
raliste à qui l'on doit déjà d'excellens travaux, M. Albert Gaudry,
Fa récemment exécuté. Pénétrant dans les carrières de Saint- Acheul,
que surmonte une petite colline et qui sont à 33 mètres au-dessus
du niveau de la Somme, il put facilement s'assurer, par la position
normale des couches, que la main des hommes n'avait pas remanié
le sol en ces lieux. Le terrain fut creusé par ses ordres sur 7 mètres
de longueur. On abattit d'abord les bancs de limon et de conglomé-
rat bruns, superposés au terrain dans lequel il s'agissait de fouiller.
Ces bancs n'ont pas moins de 2 mètres de hauteur, et comme la terre
à briques dont ces couches sont recouvertes présente une épaisseur
de plus de 1 mètre, c'est de fait à une distance de plus de 3 mètres
au-dessous du sol que M. Gaudry commença son exploration. On n'a-
vait trouvé dans les couches supérieures ni haches, ni silex taillés :
premier point à noter et qui est conforme aux observations anté-
rieures; mais quand on attaqua l'assise de diluvium blanc, épaisse
de 3 mètres , et qui repose sur la craie , les haches apparurent ;
M. Gaudry les recueillit lui-même dans un banc d'une nature cail-
louteuse, à un mètre au-dessous du niveau où commence la couche
qui les renferme , et dans ce même banc se présentèrent sous la pio-
che des ouvriers les ossemens fossiles du bos priscus, espèce beau-
coup plus grande que nos bœufs actuels. Dans un autre endroit du
voisinage, à Saint-Roch, les haches furent trouvées associées aux
ossemens de l'éléphant et du rhinocéros primitifs, dont il a été ques-
tion tout à l'heure. En Angleterre, à Hoxne (SufTolk), on vient de
sonder des terrains de même formation que ceux des environs d'A-
miens et d'Abbeville : les mêmes ossemens fossiles, les mêmes silex
taillés s'y sont trouvés renfermés.
Ainsi les doutes qu'élevaient la plupart des géologistes sur l'exac-
titude des observations du naturaliste abbevillois sont enfin levés.
L'homme a laissé la preuve de son existence à une époque dont l'an-
tiquité ne saurait encore être calculée, mais qui dépasse toutes les
prévisions et contredit même les inductions historiques. Ces haches
n'ont pu être transportées de loin, car leurs tranchans sont à peine
émoussés; elles dénotent un état bien primitif de la société humaine,
un âge où notre espèce ignorait l'emploi des métaux. L'homme a
donc habité l'Europe en même temps que les énormes pachydermes
LA GÉOGRAPHIE ZOOLOGIQUE. 117
et les grands ruminans qui ont disparu à la suite des dernières- révo-
lutions du globe.
Ces découvertes doivent attirer une attention sérieuse sur les idées
émises, il y a plusieurs années, par le savant M. Nilsson. Le natura-
liste suédois a tiré de l'examen des dépôts quaternaires de la pres-
qu'île Scandinave des inductions curieuses sur la condition des in-
digènes qui l'ont jadis habitée. Les observations des géologistes ont
démontré qu'il s'opère dans le nord de la presqu'île un mouvement
graduel d'élévation, correspondant à un abaissement dans la partie
méridionale. La mer a donc vraisemblablement gagné peu à peu sur
la Gothie, et il faut en conclure qu'originairement le sud de la Suède
était réuni au Danemark, et par conséquent à l'Allemagne, tandis
que la partie septentrionale demeurait encore sous les eaux. C'est à
Tépoque où la Scanie tenait au continent, qu'elle a dû recevoir les
grands animaux herbivores dont les tourbières de cette province ren-
ferment les ossemens ; à leur suite vinrent sans doute les carnassiers
qui les poursuivaient. L'homme a dû exister à cette époque, puis-
qu'on a déterré près de Lund le squelette d'un bos priscus, portant
l'empreinte bien reconnaissable d'une flèche dont il avait été atteint.
Dans une autre tourbière de la Scanie, sous un monceau de cailloux
contenant des restes de très anciens et de très grossiers engins de
pêche et de chasse, le squelette d'un ours des cavernes a été ren-
contré. Les flèches et les hameçons étaient faits d'os et de pierre,
tout semblables, quant à l'apparence, à ceux qu'on a retirés des an-
tiques tumulus de la Scandinavie , construits en pierres brutes non
taillées et presque constamment orientés au sud. M. Nilsson en
conclut que ces tumulus renferment les ossemens des premiers ha-
bitans de la Scandinavie, et en effet la forme des crânes déterrés
sous ces amas de pierres brutes annonce une race fort différente de
la race gothique. Ces crânes sont remarquablement courts; ils pré-
sentent beaucoup de largeur et d'aplatissement à l'occiput; les os
pariétaux sont proéminens; en un mot, on y retrouve les caractères
ostéologiques des Lapons et des Samoyèdes.
L'existence de l'homme peut remonter aux époques géologiques
qui précédèrent la nôtre, comme l'a montré M. Littré dans une cu-
rieuse étude publiée ici même (1). En présence des faits observés par
M. Nilsson, on peut se demander si la Suède ne comptait pas déjà
des habitans, il y a bien des milliers d'années, si les ossemens hu-
mains découverts au Brésil par M. Lund, mêlés à des fossiles de di-
verses espèces perdues, ne datent pas d'une époque antérieure à
tous les temps dont parle l'histoire. Quoi qu'il en soit, l'homme des
(1) Voyez la livraison du l^*" mars 1858.
118 REVUE DES DEUX MONDES.
âges primitifs doit avoir suivi dans leurs migrations les animaux qui
peuplaient l'Europe avant l'ordre actuel, et c'est peut-être lui qui
en a hâté la destruction. Ses flèches de silex, ses casse -tête, ses
haches faites de pierre dure, ont donné la mort aux bêtes feuVes
qui inquiétaient sa' demeure, et dont la chair lui fournissait une
abondante nouiTiture.. Dans les tourbières de l'Irlande, où l'on dé-
couvre souvent les restes de l'élan primitif ou cerf gigantesque, es-
pèce actuellement éteinte, la côte d'un de ces ruminans a offert la
trace d'une perforation due certainement à quelque instrument
pointu. L'animal avait été frappé pendant sa vie, car on a remarqué
au point atteint une effusion de calus ou de substance osseuse nou-
velle, ce qui n'a pu résulter que d'un séjour prolongé dans la bles-
sure de l'arme meurtrière.
Dans les habitations sur pilotis dont les vestiges ont été signalés
en un grand nombre de lacs de la Suisse, et qui remontent incon-
testablement aune très haute antiquité, puisqu'il ne s'y rencontre
que des armes en silex et des fragmens de poterie grossière, des os
d'animaux sont épars au milieu de charbons et d'objets calcinés; ce
sont vraisemblablement les restes des reipas faits par les sauvages
fixés dans ces demeures lacustres. Or on y voit figurer les vertèbres
du cerf gigantesque de l'époque quaternaire, qui a disparu de la
•Suisse comme de l'Irlande, et qui, dans l'un et l'autre pays, a dû se
trouver ainsi contemporain de l'homme. — La nature du terrain et
non l'espèce des animaux doit au reste nous faire juger de l'anti-
quité de ces vestiges, puisque nous avons vu plus haut que bien des
espèces s'étaient éteintes depuis l'époque historique. A Golchester,
en 1849, on a découvert, au milieu de ruineâ romaines, les cornes
et le crâne du bos longifrom, qui, bien qu'aujout'd'hui inconnu, a
dû vivre en Angleterre au commencement de notre ère. - - '
L'extinction d'une espèce animale n'est pas un fait qu'on= doive
nécessairement reporter aux premiers âges du monde, et nous
sommes peut-être trop enclins à reculer dans les lointaines périodes
des événemens que nous n'avons simplement pas vus. Si l'homme a
pu être l'une des causes de l'extinction de grandes espèces dont
les terrains quaternaires consei*vent les fossiles, il n'a d'ailleurs pas
été la seule. H existe pour les animaux tant d'agens de destruc-
tion! Les différentes espèces se font entre elles une guerre pi^é^qùe
aussi acharnée que nous la leur faisons nous-mêmes; elle^ se dé-
vorent les unes les autres, et toute une espèce a pu devenir la proie
des carnassiers qui la poursuivaient. Le rat noir aborigène de l'An-
gleterre a' presque totalement disparu feous la dent durât gris du
Hanovre, que portèrent au-delà de la Manche les vaisseaux de Guil-
laume in. Certains animaux sont d'une férocité telle qu'ils répan-
LA GÉOGRAPHIE ZOOLOGIQUE. 119
dent en -peu de temps la désolation dans la région qu41s habitent.
Tel est le lynx, maintenant chassé de nos montagnes et qu'e nous
ne voyons plus qu'à travers les barreaux d'une cage contre laquelle
il exécute des sauts; furieux. M. F. de Castelnau estimait dernière-
ment que-dans la seule petite île de Singapour, les tigres faisaient
par an, ,en moyenne, sept cents victimes. Qu'on juge de ce que ces
carnassiers ont dû détruire d'animaux herbivores, quand leur es-
pèce était partout multipliée. Et les espèces herbivores se livrent
elles-mêmes des luttes terribles qui font beaucoup de victimes; le
rhinocéros est l'ennemi juré des éléphans, et les girafes, en appa-
rence si douces, s'attaquent souvent à i coups de corne avec tant de
violence que l'un des adversaires succombe fréquemment.
Ces. combats, où les animaux se disputaient peut-être aussi une
proie ou un pâturage , ont pu graduellement réduire le nombre des
individus, et il a suffi ensuite d'une disette ou d'un grand froid pour
amener l'extinction définitive de la race. C'est ainsi qu'on voit^les
tamanoirs périr dès que les fourmis viennent à manquer, el; des
troupes entières d'oiseaux voyageurs tomber sans vie, épuisés par
la fatigue et la faim. Vinrent aussi les courans impétueux qui se for-
maient pendant la période quaternaire : l'animal étak asphyxié par
l'immersion prolongée dans la vase que charriaient ces torrehs.
C'est de la sorte que paraissent avoir péri les éléphans et les autres
grands mammifères dont les ossemens se rencontrent en abondance
dans les îles, aujourd'hui presque inhabitables, de LachoW^tde la
Nouvelle-Sibérie. Quelques-uns des squelettes d' éléphans qu'on a
déterrés sur le littoral de la Mer-Glaciale étaient encore debout. Un
savant Allemand, M. Brandt, a cru reconnaître, d'après l'état des
vaisseaux sanguins de la tête du. rhinocéros tichorhinus de Vilui,
que l'animal avait dû périr par une asphyxie due à l'immersion.
Ainsi ces grands pachydermes, qui ;broutâient les branches des ar-
bres dont était jadis couverte la Sibérie, comme l'indiquent les
restes de nourriture incrustés dans les cavités de leurs dents, ont
subsisté sous un climat boréal jusqu'à ce que l'invasion des eaux et
du froid ait fini par les faire disparaître. Longtemps sans doute le
long poil dont ils étaient couverts, et que l'on distingue encore sur
leur peau, conservée par la glace, les défendit contre la rigueur
croissante du climat; maisi il vintune époque où les conditions
d'existence leur manquèrent absolument, et c'est alors que leur
extinction fut complète. .11 en a été sans doute de même pour bien
d'autres animaux. L'abaissement extrême de température tue les
larves des coléoptères réfugiées dans le sein de la terre ou des végé-
taux; il engourdit graduellement les reptiles et peut amener leur
mort.
120 REVUE DES DEUX MONDES.
Il n'est donc pas besoin d'avoir recours à de grands cataclysmes,
à des déchiremens violons et inattendus pour expliquer la destruc-
tion des animaux qui ont précédé notro époque. Une première race
d'hommes a-t-elle aussi disparu avec eux? Nous l'ignorons; mais si
le fait a eu lieu, c'est qu'impuissant à lutter contre une nature en-
core marâtre, l'homme a fmi par succomber dans la lutte qu'il lui
fallait soutenir tous les jours pour subsister et se reproduire.
III.
Une fois une espèce détruite, une fois un certain type anéanti dans
une contrée, il ne semble pas que cette espèce, que ce type y puisse
renaître, quand bien même les conditions se prêteraient au plus
haut degré à son existence et à son développement. Il faut que l'es-
pèce qui a disparu y soit ramenée de quelque point du globe où
elle a persisté. Les faits contemporains nous démontrent la réalité
de cette loi, et, si l'on se reporte au début de la période actuelle^
on reconnaît qu'il a dû en être de même dès l'origine. M. Lund a
découvert dans leS cavernes calcaires situées près du Rio-das-
Velhas, au Brésil, des ossemens de cheval associés à ceux d'espèces
éteintes ou qu'on rencontre encore en d'autres points de l'Amé-
rique méridionale. Le cheval avait donc jadis habité le Nouveau-
Monde, mais il en avait disparu. En vain les grandes plaines de la
Plata semblaient faites pour produire ce solipède, le cheval n'y repa-
rut pas tant que les Portugais ne l'y eurent point introduit; mais
alors il se propagea avec une incroyable rapidité, tant la contrée lui
ofTrait de conditions favorables. La même chose est arrivée pour le
bœufet pour la chèvre. Un phénomène d'un ordre identique s'observe
tous les jours pour les plantes. Telle espèce végétale, une fois ap-
portée dans une contrée, s'y répand avec tant de rapidité, qu'elle
y prend tout à fait le caractère d'une plante indigène.
L'aire occupée par les animaux subit donc des variations dues au
retour possible d'une espèce dans des contrées où elle avait été dé-
truite; elle s'étend, mais elle peut aussi se rétrécir. Si les condi-
tions nécessaires à l'existence d'une espèce, à la perpétuation d'un
type, disparaissent peu à peu de la surface du globe, le domaine
de cette espèce se circonscrit de plus en plus, et elle arrive bientôt
à ne plus occuper qu'un point restreint sur le globe. Il s'ensuit que
les types que nous ne rencontrons aujourd'hui que dans des régions
particulières, au lieu de nous apparaître comme des créations toutes
locales, doivent être pris pour les restes d'une faune en voie de dis-
parition. On sait qu'aux anciennes périodes géologiques, et notam-
ment à celle du lias, étage qui sert de base à la formation jurassique.
LA GÉOGRAPHIE ZOOLOGIQUE. 121
les sauriens marins étaient fort nombreux; actuellement il n'existe
plus qu'un seul lézard marin, c'est Y amhlyrhinchus cristatus^ fort
commun dans les îles de l'archipel des Galapagos, et qui atteint
quelquefois la longueur de 1"" 22.
Vamblyrhi fichus cristatus est donc le reste dégénéré de la faune
erpétologique des anciens âges. Trouvant encore dans la mer du sud
près d'un archipel les conditions qui étaient, des milliers d'années
auparavant, largement répandues sur le globe, il s'y est conservé.
Le lama, cantonné aujourd'hui dans les Andes, a laissé ses ossemens
fossiles dans les grottes du Brésil, où il a jadis habité. Le crocodile,
le paresseux, l'hippopotame, le rhinocéros semblent être de même
les derniers représentans de la faune des époques antérieures.
Parmi les oiseaux, on en peut dire autant du condor et de l'étrange
famille des casoars particulière à l'Océanie occidentale et appar-
tenant à un ensemble de types qui se maintiennent encore dans
cette partie du monde. H aptéryx, cet oiseau bizarre, sans ailes ni
queue,' qui ressemble à un hérisson et qui cherche sa nourriture la
nuit, paraît à notre époque un animal isolé dans la création ; mais
l'étude des ossemens fossiles de la INouvelle-Zélande, qu'habite
l'aptéryx, nous montre qu'il faisait partie d'une catégorie de gros
oiseaux primitivement fort répandue dans la Polynésie. Le dmomi's,
ou 7noa des Kanaks, a laissé dans des marais quelques débris de sa
dépouille, et rien ne s'oppose à ce qu'on admette avec les insu-
laires que cet oiseau monstrueux vivait encore dans l'île à une
date peu éloignée (1).
L'autruche, oiseau non moins singulier que les struthions de la
Nouvelle-Zélande, qui semble un intermédiaire entre les quadru-
pèdes et les volatiles, et ne se rencontre sous d'eux formes différentes
que dans l'Afrique et l'Amérique méridionale, peut être regardée
comme un des derniers descendans d'une famille de grands oiseaux
marcheurs habitant nos régions à l'époque tertiaire, ainsi que l'a
démontré la présence du tibia du gastornis parisiensis aux environs
de Paris. Celui-ci était, d'après les observations de M. Ovven, un
oiseau plus lourd que l'autruche. L'espèce en a disparu depuis la
période miocène; mais Y outarde, de plus en plus rare dans notre
France, est le représentant abâtardi de cette bizarre création orni- ■
thologique.
Là où nous remarquons que les mêmes types ont persisté de-
puis des époques très éloignées, que les espèces n'ont subi que
des modifications peu profondes, on doit admettre que les con-
ditions biologiques ont à peine changé. M. Lund a trouvé dans
les cavernes du Brésil, mêlés aux fossiles d'espèces éteintes, les
(1) Ses ossemens ont été découverts près d'ossemens humains.
122 KEVUÉ DES DEUX MONDES.
restes de didelphes, d'édentés, de tapirs, de chauves-souris, fort
analogues à ceux qui habitent aujourd'hui cette partie de l'Amé-
rique. La prédominance des marsupiaux caractérise la faune pa-
léozoïque de l'Australie comme sa faune actuelle; seulement cette
classe d'animaux à poche, qui embrasse des genres correspondant
aux différentes divisions des mammifères, comptait un plus grand
nombre de types et des espèces beaucoup plus grandes. Là encore
s'est manifestée une sorte de dégénérescence. Les faunes spéciales
qui apparaissaient à quelques naturalistes comme des créations com-
parativement récentes sont au contraire les preuves d'une antique
distribution des animaux, les derniers représentans de types qui
tendent à s'effacer. De même on reconnaît par l'étude des coquilles
fossiles que des^ mollusques aotuellemeai^ assez ..races étadent fpilt
communs aux âges antérieurs.
L'origine de la distribution présente des animaux et des plantes (1)
doit ainsi être cherchée dans les distributions antérieures. De même
qu'une société se compose de familles plus ou moins ancielines et
de patries diverses, la faune d'une contrée embrasse des espèces
très différentes d'âge et de point de départ. Les unes, bien que fort
répandues, n'ont apparu que récemment : ce sont les anoblis de
fraîche date; les autres, confijnées dans quelque coin du globe,
remontent à une haute antiquité : elles rappellent ces nobles de
vieille souche dont les ancêtres ont rempli le pays de leur nom, et qui
vivent maintenant retirés dans leurs manoirs. Il faudrait donc, pour
avoir une idée exacte des causes qui ont présidé à. la répartition
actuelle des espèces animales^ être en état de tracer pour chaque
époque la carte de notre terre, il faudrait que le bel atlas historique
de Spruner pût remonter aux âges primordiaux ; alors on s'expli-
querait bien des anomalies, l'on aurait la raison des singuliers
mélanges que nous offrent aujourd'hui certaines faunes locales.
Mais que de recherches sont nécessaires ! Il faudra compter pour
ainsi dire toutes les espèces présentes et passées, déterminer nette-
ment la distinction entre les un^s et les autres. L'acclimatation, la
propagation des animaux domestiques, qui remontent à des temps
déjà fort anciens, apportent des perturbations de plus en plus
graadesdans la faune naturelle. Les premières émigrations biï-^
maines qui passèrent d'Asie en Europe introduisirent dans cette der-
nière région certains mammifères^ certains oiseaux qu'on avait déjà
domestiqués» et jusqu'à des insectes comme l'abeille, des parasites
comme la puce et le pou. C'est ce qui ressort de l'étude des mots
par lesquels ces animaux de nature diverse i sont désignés chez lés
(1) Voyez à ce sujet l'excellent ouvrage de M. Alph. de Caiidollc, Géographie bota^
nique raisonnée (Paris 1855), et l'article publié \yj.v M. Ch. Martins dans la Revue du
1* octobre 1856.
LA GÉOGRAPHIE ZOOLOGIQUE. 123
peuples indo-européens. M. Ad. Pictet, qui porte un nom cher à la
paléontologie, a substitué à l'observation des fossiles celle des radi-
caux sanscrits. Dans son ouvrage sur les Origines indo-européennes^
il a réussi à retrouver le berceau des espèces domestiques, en pre-
nant pour guide l'étymologie; mais, comparées à celles qui avaient
émigré plus anciennement et qui émigreront dans l'avenir, ces es-
pèces venues de l'Asie ne s'offrent qu'en petit nombre, et la philo-
logie comparée des autres familles de langues fournirait peut-être
de nouvelles lumières sur le problème auquel M. Ad. Pictet a tenté
d'appliquer un si ingénieux moyen de solution.
Jadis ce furent surtout des causes physiques qui déterminèrent les
révolutions par lesquelles les espèces furent contraintes dé chercher
une nouvelle patrie. De nos jours, c'est l'homme qui est le principal
agent de transport et de destruction des animaux. Il s'est substitué
en cela à la nature, et il refait peu à peu la demeure au sein de la-
quelle il a pris naissance. Un ordre particulier de phénomènes sortira
de cette action incessante de l'humanité sur le sol et la création ; dans
les âges futurs, au lieu du jeu fatal et irrésistible des forces cosmi-
ques, on verra agir l'intelligence qui transforme, modifie et combine,
qui fait servir les principes immuables des choses à la production
d'effets nouveaux. Il semble que les premières époques géologiques
n'aient été qu'un long prélude du drame qui est commencé seule-
ment depuis quelques siècles, qu'une œuvre préparatoire dont
l'objet était de permettre à l'humanité d'asseoir son empire. Maître
de la terre, l'homme, ce roi des animaux, tend maintenant à
effacer les vestiges de l'état primitif où était le globe à son appa-
rition; il en change la faune et la flore; il fait naître artificielle-
ment des variétés qu'il perpétue par la culture ou l'éducation; il
détruit tout ce qui est spontané et primitif; il veut pour ainsi dire
que rien ne pousse que par ses mains, que rien ne vive hors de sa
dépendance. Fier de sa destinée et comme honteux de son origine,
il anéantit cette nature sauvage et effrayante, mais grandiose et
énergique, au milieu de laquelle il fut jeté, frêle et misérable créa-
ture; il lave les dernières taches qu'il garde encore du limon dont
Dieu l'a pétri!
Ainsi rien n'est immuable dans l'univers. Il n'y a de permanent
que les lois qui le régissent. Des effets toujours nouveaux résultent
de leur action continue. Si la paléontologie nous montre que, des
créatures nouvelles ont graduellement remplacé celles qui avaient
disparu, la géographie zoologique nous apprend que la distribution
des espèces animales, qui a tant de fois changé, sera soumise en-
core à bien des vicissitudes.
x\lfred Maury.
SCENES
DE
LA VIE JUIVE EN ALSACE
LES FETES ISRAEUTES DE PRINTEMPS ET D'AUTOMNE
La vie juive en Alsace, qui perd chaque jour de son originalité
dans les villes, a conservé dans un milieu plus humble, dans quel-
ques communautés villageoises surtout, sa forte empreinte tradi-
tionnelle. Il est par exemple entre les Vosges et le Rhin tels villages
Israélites où la vieille Judée se maintient depuis des siècles avec
toutes ses superstitions, toutes ses coutumes naïves, et aussi avec
toute sa majesté patriarcale. C'est dans deux de ces villages, on
s'en souvient peut-être (1), qu'un rapide séjour m*avait permis
d'observer quelques traits de la vie simple et calme des familles
juives de l'Alsace. Mon passage à Bolwiller et à Wintzenheim m'a-
vait pourtant laissé un regret. J'y avais assisté sans doute à des
fêtes domestiques pleines d'originalité; mais c'est dans les fêtes re-
ligieuses principalement que l'antique civilisation hébraïque reprend
tout son ascendant et revit en quelque sorte avec sa poétique gran-
deur. Une occasion me fut offerte heureusement, il y a une année à
peine, de retourner en Alsace à trois époques des plus solennelles
pour tout bon Israélite. De cordiales invitations me ramenèrent dans
le Haut -Rhin d'abord au temps des fêtes de Paeçach (Paque), puis
pendant la célébration du rosch haschonnah (nouvel an) et du kip-
(i) Voyei la Revue du 15 juillet 1857.
SCÈNES DE LA VIE JUIVE EN ALSACE.. 125
pour (jour des expiations), enfin au moment de la gracieuse solen-
nité qu'on appelle les cabanes. J'allais donc vivre en plein Israël
pendant les deux plus riantes fêtes de l'année, Pâque et les cabanes y
aussi bien que pendant les jours sombres et redoutés du rosch has-
chonnah et du kippour. J'allais pour quelque temps rentrer dans ce
monde inconnu à la majorité des lecteurs profanes, et vers lequel
m'attiraient mes plus anciens souvenirs d'enfance. Les scènes aux-
quelles j'assistai ne trompèrent pas mon attente : j'y reconnus la
civilisation austère et forte, fruit de l'exil et du moyen âge, qu'une
première excursion dans l'Alsace juive m'avait déjà fait entrevoir,
et qu'il faut se hâter de décrire, car les conditions mêmes des so-
ciétés modernes la condamnent à disparaître.
I.
Ma première visite devait être pour le village de Bolwiller et pour
l'excellente famille au sein de laquelle j'avais déjà trouvé un accueil
hospitalier, celle du père^Salomon, brave et digne vieillard qu'en-
tourait avec une compagne fidèle toute une couvée jeune et floris-
sante, deux jolies filles au beau type oriental et trois garçons au
corps robuste, à la mine éveillée. C'était sous le paisible toit du
père Salomon que j'allais passer les fêtes de la pâque juive en 1858.
Le ih du mois de nissan (29 mars), je prenais donc le chemin de
fer de Strasbourg à Bâle, qui devait me conduire à Bolwiller, où
j'étais attendu vers deux heures de l'après-midi. L'œil fixé sur les-
riantes plaines à travers lesquelles m'entraînait la locomotive, je
recueillais mes souvenirs sur ces mille coutumes invariables depuis
les temps les plus reculés de l'histoire juive, et qui donnent un ca-
ractère d'originalité si profonde à la pâque des Hébreux : antique
et curieuse fête, instituée pour rappeler la sortie d'Egypte et la
miraculeuse délivrance d'Israël, quand, fuyant en toute hâte, les
Hébreux emportèrent avec eux la pâte destinée au pain avant même
qu'elle fût levée. De là le nom de fête des azymes et l'usage de
manger pendant la pâque du pain sans levain. Je me rappelais en
même temps avec quelle exactitude minutieuse les Israélites alsa-
ciens, exagérant sans doute la pensée du législateur hébreu (1), se
préoccupent d'enlever le levain de leurs maisons deux semaines
avant Pâque. Pendant quinze jours, quel mouvement, quelle acti-
(1) Formulée ainsi dans VExode (c. xii, v. 15, 18) : ((Vous mangerez pendant sept
jours du pain sans levain, et les premiers jours vous ôterez le levain de vos maisoiB.
Au premier mois, le quatorzième jour du mois au soir, vous mangerez des pains sans
levain jusqu'au vingt et unième jour du mois au soir. Il ne se trouvera pas de levain
dans vos maisons pendant sept jours. »
f
1^6 REVUE DES DEUX MONDES.
vite dans la population féminine de chaque logis! Depuis le matin
jusqu'au soir, ce ne sont que lessives et nettoyages. Casseroles et
marmites sont rougies au feu. L'eau bouillante purifie les vases en
or et en argent qui serviront pendant la fête. Une fois la semaine
commencée , les relations de famille sont si rigoureusement suspen-
dues, que le Messie lui-môme, arrivant dans un village juif de l'Al-
sace, courrait grand risque de trouver partout porte close. Mais le
grand jour approche enfin ! Dès la veille, quelle métamorphose dans
l'intérieur! Admirez ces glorieux chapelets d'oignons et d'échalotes
qui s'étalent sur les panses rebondies des fours, ces brillantes as-
siettes d'étain rangées par douzaines sur les planches, et qui ne ser-
viront que pendant la pâque seulement. Voici la salle à manger,
qui est aussi la salle de réception. Tout y respire un air de fête, et
il y règne une élégance rustique irréprochable. Les cadres des gra-
vures, et notamment celui du mizrach (1), sont resplendissans; des
rideaux de calicot blanc parent toutes les fenêtres. Le plancher fraî-
chement lavé est recouvert de sable jaune et rouge. De tous côtés
s'exhale la douce odeur des premières viojettes de l'année. L'indis-
pensable lampe à sept becs se balance tout près du fauteuil-trône
nommé lahne dans le patois du pays, et où s'étagent les coussins
à paillettes qui serviront de couchette au maître de la maison pen-
dant les deux premières nuits de Pâque. Dans ce milieu, empreint
de l'indéfinissable charme des traditions, comment ne pas évoquer
de joyeuses scènes de famille? comment ne pas penser surtout à la
plus caractéristique des cérémonies qui précèdent la pâque, à cette
cuisson du matsès ou pain sans levain, qui est une si importante oc-
cupation des ménagères juives de nos campagnes (2)? Je revoyais
l'immense table qu'on dresse dès six heures du matin près de la cui-
sine où flambe depuis la veille dans un four béant un immense feu
de javelles. J'entendais les rires des robustes filles qui pétrissent la
sainte pâte dans des bassins de cuivre bien reluisans, les lazzis des
travailleurs qui la roulent, la piquent et la mettent au four. C'est
bercé en quelque sorte par ces visions du passé que j'arrivai dans
le village où elles allaient se transformer pour moi en réalités du
présent.
(4) Mizrach signifie orient. On encadre le papier où est tracé ce mot. C'est du côté
du mizrach qu'on se tourne pour faire la prière, Jérusalem étant du côté de l'orient.
(2j Dans les villes, la cuisson du matsès est devenue une entreprise comme une autre.
A l'approche de Pâque, il se forme, sous la direction de quelques habiles, des boulan-
geries d'azymes. Des hommes payés par les chefs de l'entreprise se présentent de mai-
son en maison quelques jours avant la fôte. Ils prennent note du nombre de livres de
matsès dont chaque ménage aura besoin pendant huit jours; les familles n'ont point à
se préoccuper de la cuisson du matsès, et elles reçoivent à l'époque indiquée leur rar
tion d'azymes dans des paniers blancs.
SCÈNES DE LA VIE JUIVE EN ALSACE. 127
Dans la rue, que je traversai rapidement, je remarquai un pre-
mier signe de la fête. Des enfans parcouraient le village, un panier
rempli de bouteilles au bras : c'étaient les enfans des riches balba-
tbn (bourgeois) qui allaient porter, de la part de leurs parens, du
vin du meilleur cru au rabbin, d^uiirçdLViNXQ^ talmudistes (1), au mi-
nistre officiant, à l'instituteur, msçhamess (bedeau), etc. Ne faut-il
pas en effet que tout le monde célèbre dignement et gaiement 1^
pâque? Cependant le père Salomqn m'avait aperçu; il.Vjenait à ma
rencontre. Nous échangeâmes le salut classique : Salem alechcni
(que la paix soit avec vous) ! — Alechem scilem (que la paix soit
également avec vous)! Je fus bientôt entouré de, toute la famille.
La femme de mon hôte, la bonne lédélé, ses filles et ses fils m'ac-
cueillirent avec leur cordialité habituelle. Quelques mots suffirent
pour me mettre au fait des petits changemens qui s'étaient accon^-
plis depuis mon premier séjour à Bolvviller dans ce tranquille. inté-
rieur. Le père Salomon s'était retiré des affaires. L'aîné de ses fils
lui avait succédé et se trouvait maintenant à la tête du petit négoce
paternel; c'était Schémelé qui faisait les achats et les ventes, trai-
tait avec les chalands, et, à ce qu'il parait, contentait tout le monde.
Gentil et preste, il était, me dit sa mère, aimé et estimé de tpus à
Bolwiller comme ^ dans les villages voisins. Aussi, quoique âgé de
vingt- trois ans seulement, était-il devenu depuis quelque, temps le
point de mire de plus d'une famille, et déjà plus d'un schadschen
(agent matrimonial) s'était adressé au père Salomon.
L'avouerai-je cependant? le principal objet de ma préoccupation,
ce n'était point la destinée de ces braves gens : j'étais venu pour
assister à la célébration de la pâque :selon les vieux rites. Aussi ne
fut-ce pas sans émotion que j'entendis retentir les trois coups du
schuleklopfer (2), qui interrompaient notre conversation pour nous
appeler à la prière. Nous nous rendîmes tous à la synagogue, splen-
didement illuminée, et l'office terminé, chaque famille regagna gaie-
ment son foyer : le moment était venu de procède]:* au séder^ c'est-
à-dire à la cérémonie la plus carac,téris]tique de la fête, et qui mérite
à ce titre d'être fidèlement décrite.
La salle à manger de mon hôte était éclairée par la lampe à sept
becs. La table était dressée comme si l'on allait dîner. Elle était
Cduverte d'une nappe blanche. Il y avait des assiettes, mais pas de
(1) Les ialmudistes sont de modestes érudits qui ont fait une étude particulière du
Talmud, et conquis ainsi le droit d'exercer toute sorte de pieuses industries. Certaines
familles aisées par exemple les chargent moyeniiarit salaire de la récitation de certaines
prières, de l'éducation religieuse des enfans, etc.
(2) Frappeur à la synagogue. C'est d'ordinaire le schamess (bedeau) qui convoque
les fidèles à l'office en frappant aux portes avec un marteau de bois.
128 REVUE DES DEUX MONDES.
couverts; sur chaque assiette, un petit livre en texte hébreu et
illustré de gravures tirées de l'histoire du séjour d'Israël en Egypte
et de sa sortie d'Egypte : c'était la Ilaggada, ou recueil des chants
et des prières relatifs au cérémonial de la soirée. Le père Salomon
commença par s'installer carrément dans le fauteuil -trône qui lui
était réservé. On me fit asseoir tout près de lui : c'était la place
d'honneur; — d'un côté de la table carrée, la mère et ses filles; vis-
à-vis, les fils de la maison, habillés de neuf comme tout le monde,
et, comme tout le monde aussi, la tête couverte, conformément à
l'usage, qui est inflexible à cet endroit. Au bout de la table, je re-
marquai un homme à la figure anguleuse, coiffé d'un chapeau
quelque peu bossue, portant une redingote râpée, mais parfaite-
ment propre, et un madras jaune autour du cou pour cravate:
Salomon m'apprit que c'était l'hôte familier des jours de fête, le
pauvre Lazare, moitié mendiant, moitié marchand, car, dans les
foires, il vendait des livres de prières hébreux pour le compte des
imprimeries hébraïques de Redelheim et de Soultzbach. A côté du
pauvre se tenait la grosse servante Hana, haute en couleur, les
cheveux largement enduits de pommade à la rose et un tartan de
circonstance sur le dos.
Au milieu de la table se dressait une -sorte de plat en argent où
étaient placés trois grands azymes, séparés l'un de l'autre par une
serviette. Au-dessus de ces trois azymes, sur des sortes de soucoupes
en argent, s'étalait une véritable exposition des choses les plus bi-
zarres en apparence et les plus opposées : ici de la laitue, là une mar-
melade fabriquée avec de la cannelle, des pommes et des amandes;
plus loin, un gobelet plein de vinaigre; plus loin encore, du cer-
feuil, un œuf dur, un morceau de raifort; enfin, tout à côté, un os
recouvert d'un peu de chair. Tout cela pourtant avait sa signifi-
cation et sa raison d'être. C'étaient autant de naïfs emblèmes. La
marmelade figurait l'argile, la chaux et la brique que travaillaient
les Israéhtes esclaves sous les pharaons. Ce vinaigre, cet œuf dur,
ce raifort, ce cerfeuil, symbolisaient l'amertume et les misères de la
servitude. Cet os enfin, recouvert d'un peu de chair, représentait
l'agneau pascal. Chaque convive avait devant soi une coupe en ar-
gent; celle du maître de la maison était en or. Sur une étagère voi-
sine de la table étaient groupées des carafes pleines de vin blaftc
des meilleurs crus du pays, presque exclusivement ùu kitterlé et
du rangué, le kitterlé, le rangué, ces cécubes et ces falernes du
Haut-Rhin! Selon la tradition, il y avait aussi plusieurs bouteilles
de vin rouge. Ce soir-là, le vin rouge doit rappeler la cruauté des
pharaons, qui se baignaient, dit-on, dans le sang des enfans hé-
breux.
SCÈNES DE LA VIE JUIVE EN ALSACE. 129
Cependant le père Salomon avait entamé la prière de bénédiction
qui ouvre la fête et la cérémonie. Les coupes avaient été remplies
jusqu'au bord. La prière faite, le fils aîné de la maison, Schémelé,
se leva, prit une aiguière sur une table voisine et versa de l'eau sur
les mains du chef de la famille; puis, sur un signal donné par notre
hôte, tous les convives se levèrent à demi. Wous avançâmes tous
la main vers le plat qui contenait les azymes, et à haute voix,
nous dîmes ces mots placés en tête de la Haggada : a Yoici le pain
de la misère que nos pères ont mangé en Egypte. Quiconque a faim,
qu'il vienne manger avec nous! Quiconque est nécessiteux, qu'il
vienne faire la pâque! » La présence du mendiant Lazare à table
mettait d'une manière touchante l'application en regard du précepte.
La récitation continua. Selon l'usage, un des fils de la maison, le
plus jeune, prenant la parole, demanda à son père, toujours en
hébreu, et en lisant le passage dans la Haggada. ouverte devant
lui : «Pourquoi toute cette cérémonie? » Et le père répondit, les
yeux fixés aussi sur le texte de la Haggada : « INous avons été es-
claves en Egypte, et l'Éternel notre Dieu nous en a fait sortir avec
une main puissante et un bras étendu. » Chacun récita aussitôt d'a-
près la Bible l'histoire détaillée de la merveilleuse sortie d'Egypte
avec tous les miracles opérés par Dieu en faveur de son peuple et
tous les bienfaits dont il le gratifia. Puis on goûta aux divers objets
symboliques placés dans les soucoupes et exposés sur le plat. De-
vant le maître de la maison, et à côté de sa coupe, se dressait une
autre coupe, d'une dimension beaucoup plus considérable. Salomon
la remplit de son meilleur vin. A qui donc était destinée cette coupe?
C'était la coupe d'Élie le prophète, Élie, ce bon génie d'Israël, hôte
invisible il est vrai, mais toujours et partout présent aux grandes
cérémonies.
Le premier acte du séder était alors terminé. Le second, c'est-à-
dire le repas, commença. Ici mon rôle d'observateur se bornait à
remarquer l'abandon cordial qui régnait dans cette réunion d<e fa-
mille et la familiarité toute patriarcale avec laquelle intervenait dans
la causerie le mendiant Lazare, mis à l'aise par d'amicales questions
du père Salomon. Il y avait bien longtemps déjà que Lazare venait
chaque année, aux grandes fêtes, s'asseoir à cette table ! Ces filles, ces
jeunes gens, il les avait connus enfans, et si, en répondant à mon
hôte ou en le questionnant à son tour, il plaçait devant son nom
la formule de herr (nwnsieur), en revanche il n'appelait les filles et
les fils de Salomon que par leur petit nom. Ce petit vieillard, per-
sonnification saisissante de la Judée nomade, cumulait, je l'ai dit,
avec le métier de schnorrer (mendiant) celui de marchand de livres
hébreux. En cette double qualité, il parcourait pendant l'année en-
TOME XXIV. 9
130 . REVUE DES DEUX MONDES.
tière toutes les villes, tous les bourgs et tous les hameaux de la
Haute et Basse-Alsace. Aussi connaissait-il son monde juif à trente
lieues à la ronde. C'était un gazetier ambulant, une chronique vi-
vante que ce brave Lazare. Salomon, à chaque fête, se plaisait,
pendant le repas, à le faire jaser, et Lazare, qui n'était pas fâché
de payer à sa façon et avec sa monnaie l'hospitahté qu'on lui ac-
cordait, versait à pleines mains toutes les nouvelles qu'il avait pu
recueillir dans les intervalles de sa vie tant soit peu vagabonde.
— Eh bien ! Lazare, lui dit brusquement le père Salomon, voulant
entrer en conversation avec le mendiant, comment vous traite ce
ionto fdouv de fête)?
— Sur mon âme, monsieur Salomon, on se trouve mieux ici que
sur la grand' route. Toute l'année durant, je mène une rude vie;
mais quand arrive le lOiitof, j'oublie mes misères et je les noie toutes
dans ce bon vin, que je connais de longue date et qui me connaît.
Et il vida sa coupe, que Schémelé, à l'instant même, remplit de
nouveau.
— Et les petites affaires ? continua Salomon .
— Ne m'en parlez pas! Vous dirai-je que tout ce qui sort des
imprimeries de Redelheim et de Soultzbach ne se vend quasiment
plus? Autrefois, à l'approche de Pâque, je vendais des haggadas en
masse. Aux environs du rosch haschonnah (nouvel an) et du kip-
pour (jour des expiations), je ne pouvais suffire, dans les foires, à
toutes les demandes pour les recueils des prières de ces grandes
fêtes. La fabrique, dont j'avais la confiance, me les passait à un prix
fixe modéré, et ce que je pouvais en tirer en plus était pour moi;
mais depuis quelque temps il leur est venu en idée à Paris de tra-
duire en français Bible, Rituel, Haggada et prières pour les grandes
fêtes de l'année, tout enfin : c'est une abomination. Est-ce que Dieu
peut et veut être prié dans une langue autre que la langue de nos
ancêtres de la Palestine? C'est dans la grande j5o/<f/ (Babel) qu'on
imprime ces belles choses. On envoie ces abominables traductions
dans tous nos villages, où des messieurs comme le gros Getsch vont
les colporter. Et dire, monsieur Salomon, que la plupart de ceux
qui les achètent ne comprennent pas plus le français que vous et
moi! Mais que voulez-vous? C'est la mode à présent, à ce qu'il pa-
raît. Aussi vrai, voyez-vous, que nous avons un Dieu unique, créa-
teur du monde, aussi vrai que c'est aujourd'hui le premier soir de
Paeçach (Pâque) dans tout Israël, tout cela ne peut nous amener
que des malheurs. Qui est-ce qui a perdu lérouscholaïm (Jérusa-
lem)? Les impies et les novateurs, n'est-ce pas? Laissez faire; les
impies et les novateurs de Paris nous empêcheront d'y retourner et
de la relever; c'est moi qui vous le dis...
SCÈNES DE LA VIE JUIVE EN ALSACE. 131
Le vieux mendiant allait commencer une sorte de prédication ou
plutôt de lamentation religieuse. Le p^ère Salomon l'interrompit
pour lui demander les nouvelles du pays, et Lazare s'exécuta de
bonne grâce. Ces nouvelles étaient, comme on le pense, assez insi-
gnifiantes pour la plupart. Petites médisances sur les ministres
officians des villages voisins, sur les administrateurs de telle ou telle
communauté, sur des fiancés dont quelque inadvertance avait fait
avorter le mariage, voilà ce que nous débita Lazare avec une verve
joviale qui rachetait la pauvreté du fond. Je remarquai pourtant
qu'à propos de je ne sais quelle balourdise qui avait valu à un gar-
çon de Dornach d'être renvoyé par sa belle , il adressa une allu-
sion assez directe au fils aîné du père Salomon. — Ce n'est pas
vous, Schémelé, dit-il en lui lançant un regard significatif, qui
tireriez un pareil houe (commettriez une pareille bévue). Yotre
langue à vous est bien pendue, et sans vous flatter, vous avez ce
qu'il faut pour plaire aux belles de nos villages. Aussi, sur mon âme,
j'en connais plus d'une... Laissez faire Éphraïm Schwab. — Et re-
gardant malicieusement tous les assistans: — J'ai un petit oiseau,
ajouta-t-il, qui me dit bien des choses! Du reste, c'est un beau brin
de fille que la petite Débora... Et le vieux Nadel est fort à son aise...
Certainement de toutes les familles de Hegenheim...
— Assez bavardé comme cela! interrompit ici le maître de la
maison d'un ton moitié sérieux, moitié plaisant. Si on se laissait
aller à toutes vos histoires, on pourrait oublier d'achever le séder.
Tout le monde avait repris son attitude première. On replaça sur
la table le plat contenant les trois malsès enveloppés dans des ser-
viettes ainsi que les différens objets symboliques. Fidèle à un antique
usage, le père Salomon retira d'entre les coussins de son fauteuil,
et recouvert d'une serviette, un demi-azyme qu'il y avait placé
pendant la cérémonie. Cet azyme rompu en deux doit figurer le
passage de la Mer-Rouge. Il en donna un morceau à chacun des
convives. On récita ensuite la prière qu'on a l'habitude de dire à la
fm de chaque repas, puis commença le troisième et dernier acte du
séder.
— Schémelé, dit le père au fils aîné, tu peux maintenant ouvrir
la porte.
Le jeune homme quitta sa place, ouvrit largement la porte de la
salle à manger donnant sur le corridor, et aussitôt il s'écarta comme
pour laisser passer un important personnage. Le silence pendant ce
temps était profond. Quelques instans après, la porte fut refermée.
Quelqu'un était certainement entré, mais invisible. C'était le pro-
phète Élie. Il allait maintenant tremper ses lèvres dans la coupe qui
lui était exclusivement destinée et sanctifier la maison par sa pré-
132 REVUE DES DEUX MONDES.
sence. Élie, se multipliant à rinfini, entrait à pareille heure dans
toute maisonnsraélite où se célébrait le sêder. 11 était là comme le
délégué de Dieu. Les coupes vidées après la prière de la bénédiction
se remplirent en même temps pour la quatrième fois. On chanta en-
suite quelques-uns des plus beaux psaumes de David (1) avec des
inflexions traditionnelles. On célébra encore la sortie miraculeuse
de l'Egypte avec tous les événemens qui l'ont précédée, accompa-
gnée et suivie. Dans ce pieux concert, chacun rivalisait de zèle,
d'entrain et de voix. Lazare avec sa basse formidable dominait tout.
Les femmes, qui chez les Israélites né doivent jamais chanter en
public, mêlent ce soir Jeurs voix aux saints cantiques. La grande
Hana, libre de son service, ses grosses mains rouges sur les han-
ches, debout derrière sa maîtresse, était plongée dans une sainte
admiration. Les chants se prolongèrent, les libations devinrent de
plus en plus copieuses. Ainsi le veut l'usage. A neuf heures, les
femmes se retirèrent, les hommes restèrent à leur poste. Ce soir-
là, on ne fait point avant de se livrer au repos la prière habituelle;
on est convaincu que cette nuit et la nuit suivante sont des nuits
privilégiées pendant lesquelles Dieu veille, comme jadis en Egypte,
sur toutes les maisons d'Israël. Peu à peu, sous l'influence toujours
croissante du rangué et du kitterlé, et avec les dernières récita-
tions d'usage, les yeux des convives restés à table s'allumèrent,
les voix traînèrent, les têtes s'appesantirent. L'heure du sommeil,
l'heure de la séparation était venue, et je me dis en regagnant ma
chambre que la maison du père Salomon avait cette nuit-là grand
besoin de la protection divine, car le digne homme et ses hôtes me
semblaient des gardiens fort mal préparés à exercer quelque sur-
veillance.
La cérémonie du séder se répéta absolument identique le lende-
main soir, à la même heure, c'est-à-dire aussitôt qu'il fit nuit close.
Ce jour-là et le lendemain (30 et 31 mars ou 15 et 16 du mois
de nissan), il y a grande fête. On va au temple de bonne heure.
Hommes et femmes étaient avec complaisance leurs habits et leurs
robes, tout frais terminés. C'est plaisir de voir ces braves gens par-
courir les rues du village, raides et empesés. On dîne à midi, et
l'après-dînée est consacrée aux visites qu'on fait ou qu'on reçoit.
Salomon, vu son rôle important dans la communauté, était de ceux
qui attendaient les visites. Dans ce cas, en Alsace, on reçoit son
monde à table, où le chef de la famille et tous les siens demeurent
assis jusqu'à l'heure des vêpres. Le dessert reste sur la table et se
renouvelle durant toute l'après-dînée, à mesure que les visiteurs le
(1) Psaumes 115, 116,118,150.
SCÈNES DE LA YIE JUIVE EN ALSACE. 133
consomment. Dès qu'il entre quelqu'un, on Taccueille par ce salut
hospitalier : Baruch-haba (béni soit celui qui vient là) ! On lui fait
prendre place à table, et immédiatement la servante pose devant
lui un verre rempli du meilleur vin du pays. Vers les deux heures et
demie, la salle où nous nous tenions était presque comble. Le bruit
des conversations était assourdissant. Il y avait là lékel, le frère de
mon hôte, avec de nombreux parens, le voisin Samuel, le ministre
officiant, l'instituteur communal et le schamess de Bolwiller. Quels
étaient les objets de cette conversation bruyante et confuse? Il se-
rait difficile de le préciser. Le fait est qu'autour de moi on parlait
un peu de tout. Il était question à la fois de politique, de chemins
de fer, de synagogues récemment construites ou à construire, d'é-
lections consistoriales, de nominations de parnassim (administra-
teurs des communautés juives), de la foire à bestiaux de Lure et de
Saint-Dié. Enfin le coucou placé dans un coin cria quatre heures,
et l'assemblée se sépara pour aller à la prière de minka (après-
midi).
La fête de Pâque, comme celle des cabanes j dure huit jours; mais
sur ces huit jours, quatre seulement sont des jours de grande fête.
Les jours intermédiaires, au nombre de quatre, sont des demi-fêtes
seulement, appelées halhamoed. Ces demi-fêtes ont un caractère par-
ticulier. Pendant le halhamoed, les hommes laissent là les grosses
affaires et n'expédient que le courant. Les femmes, en demi-toilette,
ne travaillent pas, mais se font visite, ou se promènent soit aux
abords du village, soit dans les villages voisins. C'est aussi pendant
les jours de halhamoed que les galans vont voir leurs belles, et que
se font d'ordinaire les fiançailles en Israël.
Le premier de ces jours de demi-fête, le père Salomon m'avait
emmené sur un char-à-bancs, attelé de son petit cheval gris, dans
un bourg des environs, à Dornach, chez un de ses parens. Vers le
soir, nous revenions à Bolwiller. Le père Salomon faisait trotter le
petit gris tout en fumant avec délices du tabac dit violette dans sa
pipe des ionto fiioiir de fête). Le bonhomme avait grande envie de
me faire ses confidences sur l'établissement qu'il rêvait pour son fils
Schémelé. Comme je lui annonçais mon projet d'accepter une invi-
tation pour la fête des cabanes, que je devais passer chez le petit
Aron, un marchand de montres de Hegenheim : — Ah! s'écria-t-il,
vous irez passer les cabanes chez mon ami Aron,... à Hegenheim!
— Puis il reprit avec un sourire mystérieux , et en appuyant sur
chaque mot : — Eh bien! il n'est pas impossible que nous nous
retrouvions à Hegenheim, et cela... pendant le halhamoed des
cabanes. . .
^-Eh quoi! père Salomon, repris-je frappé d'une idée soudaine,
134 REVUE DES DEUX MONDES.
Lazare le mendiant aurait-il dit vrai avant-hier soir au séder^ et son
petit oiseau T aurait-il bien informé?
— Est-ce que j'ai des secrets pour vous? répondit gravement le
père Salomon, et ici le vieillard mit son cheval au pas, porta sa
main dans la large poche de sa redingote, en tira un immense por-
tefeuille, l'ouvrit, y prit une grosse lettre, la déplia lentement tout
en continuant d'aspirer bruyamment de sa pipe des bouffées de ta-
bac; puis me remettant la lettre : — Lisez, dit-il. — Cette importante
missive, écrite en magnifiques caractères hébraïco-allemands, était
adressée au père Salomon par le sçhadschen (négociateur en maria-
ges) Éphraïm Schwab (1). Elle donnait les meilleurs renseignemens
sur la famille Nadel de Hegenheim, avec laquelle mon hôte projetait
de contracter alliance. Quel parti pouvait mieux convenir au jeune
Schémelé que la fille unique du riche Nadel, la belle Debora, « aux
grands yeux d'épervier, au teint de rose et de lis, » pour parler
comme Éphraïm Schwab? « Votre Schémelé, disait en finissant le
sçhadschen j pourra pendant le halhamoed des cabanes faire un
tour à Hegenheim. Il descendra chez votre ami, le petit Aron, pour
éviter ainsi qu'on ne jase. Je me rendrai de mon côté à Hegenheim
à la même époque; vous me fixerez le jour. J'accompagnerai Sché-
melé chez les Nadel. Si vous le voulez, j'écrirai dans ce sens, et ce
sera chose entendue. Quant au scJiadschoness (honoraires de l'agent
matrimonial), nous tomberons d'accord. J'ai fait dans ma vie bien
des mariages, et je ne me suis jamais brouillé avec personne; Dieu
merci! on connaît Éphraïm Schwab. »
— Et qu'avez-vous décidé? demandai-je au père Salomon en lui
remettant sa lettre.
— Je trouve le parti sortable. Je n'ai pris des informations qu'au-
près de mon ami Aron, qui me dit d'aller de confiance. Donc mon
Schémelé ira où vous savez le premier jour de halhamoed des ca-
banes. Vous serez là à la même époque, et si l'affaire se conclut,
vous serez des nôtres
A sept heures, nous étions de retour au logis. Trois jours après,
la semaine de Pâque était terminée, et le père Salomon, sa femme,
Schémelé, me reconduisaient jusqu'cà la gare de Bolwiller. En atten-
dant le roschhaschonnah et X^kippour,'] dWdXs retourner pour quelque
temps dans la grande Babel, comme disait le mendiant Lazare. En
me serrant la main, le père Salomon me recommanda une grande
prudence pendant le voyage, car nous étions en temps à* orner. Ce
mot me remit encore en mémoire une de nos vieilles superstitions
(i) Les mariages entre Israélites ne se concluent guère sans l'intervention de cet agent
spécial, qui prélève des honoraires sur chaque négociation menée à bien, et trouvait
autrefois dans rexercice de sa profession une mine de revenus assez abondans.
SCÈNES DE LA VIE JUIVE EN ALSACE. 135
israélites. De même que j'avais fait le premier trajet en évoquant
les souvenirs de la pâque, j'eus, pendant le retour, l'esprit con-
stamment occupé des souvenirs de Vomer. Qu'est-ce donc que Vo-
mer? demandera- t-on. C'est le temps qui s'écoule de Pâque à la
Pentecôte; mais, pour faire comprendre l'espèce de terreur mysté-
rieuse qui plane sur cette période, il faut entrer dans quelques ex-
plications. — La Pentecôte des Juifs est la fête de l'anniversaire de
la promulgation du décalogue ou de la révélation , événement ac-
compli, comme on sait, sept semaines après la sortie des Israélites
de l'Egypte. Voilà pourquoi la Pentecôte est encore appelée Sche-
houoth du mot hébreu signifiant semaines. Jadis, à Jérusalem, dans
Fintervalle de Pâque à la Pentecôte, c'est-à-dire pendant cinquante
jours, on faisait au temple, tous les jours, l'offrande d'une mesure
{orner) d'orge. Aujourd'hui on ne fait plus d'offrande; mais en re-
vanche , et pendant tout le temps compris entre Paeçach et Sche-
bouothj tous les fidèles, au village, chaque soir, après la prière et
à la nuit close, comptent les jours. On marque de la sorte l'impa-
tience où l'on est d'arriver à la fête commémorative de la révélation.
Vomer, pour les Israélites de la campagne, est une époque redou-
table, où il se passe mille choses extraordinaires. Durant Y orner ^
tout enfant d'Israël est particulièrement exposé à la puissance et au
caprice des esprits malfaisans. Pendant Y orner ^ l'influence des mau-
vais génies se fait sentir de tous les côtés; il y a dans l'air alors
quelque chose de dangereux, de fatal. Il faut donc se tenir sur ses
gardes et ne tenter en aucune sorte les schédim (démons); autre-
ment ils vous joueraient maints mauvais tours. Pendant Yomer^ il
faut veiller à tout, aux choses en apparence les plus banales, les
plus insignifiantes. Écoutez plutôt les minutieuses recommandations
des ménagères juives à cette époque de l'année. — Enfans, ne sif-
flez pas le soir pendant Yomer, car votre bouche se déformerait;
ne sortez pas en manches de chemise, autrement vous rentreriez
avec des bras estropiés; ne lancez pas de pierres dans les airs, elles
se retourneraient contre vous ; gardez-vous de lâcher la détente d'une
arme à feu, le coup vous blesserait vous-mêmes. Hommes de tous
les âges, en omer ne montez ni à cheval, ni en voiture, ni sur une
barque; le cheval s'emporterait, les roues de la voiture, fût-elle
neuve, pourraient casser, et la barque ne manquerait pas de cha-
virer. Ayez surtout l'œil sur vos bêtes, car c'est à cette époque
principalement que les machschévess (sorcières) s'introduisent dans
vos écuries, montent en croupe sur vos vaches et sur vos chèvres,
les frappent de maladies, les étendent à terre et corrompent leur
lait. En pareil cas, pour vous le dire en passant, il faut tâcher de
mettre la main sur celle que l'on suspecte, puis l'enfermer dans une
136 REVUE DES DEUX MOXDES.
chambre où l'on aura eu la précaution de placer dans un baquet le
lait qu'elle aura corrompu; fouettez ensuite ce lait avec une ba-
guette de noisetier, en prononçant trois fois le nom de rÉternel.
Pendant que vous fouetterez ainsi le lait, vous entendrez des cris
et des lamentations ; ce sera la sorcière qui gémira de la sorte, car
c'est sur elle que retombent tous les coups de la baguette avec la-
quelle on fouette le lait. Or vous ne vous arrêterez que lorsque des
flammes bleues viendront danser à la surface du lait : en ce cas
seulement, le charme sera rompu; mai^ il vaut mieux encore ne pas
laisser le temps aux sorcières d'accomplir leurs maléfices. Donc, si
pendant V orner , à la tombée de la nuit, quelque mendiante vient
demander à une famille un peu de braise pour allumer son mai-
gre foyer, qu'on se garde bien de lui donner ce qu'elle demande,
et qu'on ne la laisse jamais partir sans l'avoir tirée trois fois par
un pan de sa jupe; puis aussitôt, sans perdre de temps, qu'on jette
de larges poignées de sel dans la flamme de l'âtre. Cette mendiante
est peut-être une sorcière, car les machschévess saisissent tous les
prétextes pour entrer dans les maisons et prennent tous les dégui-
semens.
Tels sont les dangers de Vomer. On s'expliquera maintenant les
sages recommandations de mon hôte de Bolwiller. Ai-je besoin de
dire que je m'y conformai à la lettre? Aussi j'arrivai à Paris sans
que la machine eût sauté, sans que les roues du wagon fussent sor-
ties des rails, et, comme je m'étais gardé de mettre le nez ou le
bras à la portière, je n'avais reçu ni blessure ni contusion. Voilà
ce que l'on gagne à ne pas tenter les schédimï
IL
On a pu voir quel est le caractère particulier de la pâque juive.
C'est une fête de famille autant qu'une fête religieuse. Une des
principales cérémonies de la pâque, le séder^ a le foyer pour théâtre.
Les préparatifs mêmes de la solennité entraînent mille soins do-
mestiques. Tout autre est la physionomie des journées de prière qui
ouvrent en septembre ou octobre l'année juive sous le nom de rosch
haschonnah (commencement de l'an) et dekippour (expiation). Veut-
on voir Israël au temple, veut-on savoir ce qu'il y a de grandeur
austère dans les exercices religieux que ramènent chaque année à
cette époque d'invariables traditions : c'est encore dans un de ces
curieux villajges israélites de l'Alsace qu'il faut se placer. Qu'on nous
suive par exemple au sein de l'honnête et pieuse population de Wint-
zenheim. C'est là que nous assistâmes à toutes les scènes caractéris-
tiques de ce temps de pénitence, et que nous passâmes même la mys-
SCÈNES DE LA VIE JUIVE EN ALSACE. 137
térieuse semaine de selichoth (1), qui précède le rosch haschonnahj
et qui est marquée, assurent les vrais croyans, par une interven-
tion toute particulière des puissances surnaturelles dans les choses
humaines.
Quiconque arriverait à Wintzenheim à trois heures du matin pen-
dant le selichoth trouverait déjà la population debout et se rendant
à la synagogue, docile à l'appel du schamess (bedeau), qui vient
de traverser le village silencieux en frappant trois coups secs avec
son marteau de bois, tantôt sur un volet, tantôt sur une porte co-
chère. Les prières durent jusqu'à l'aube. Qui peut dire à quelles re-
doutables rencontres s'exposent dans leur ronde nocturne le scha-
mess et le hazan (ministre officiant) forcé de se rendre chaque nuit
à la maison de Dieu? Le selichoth est l'époque des apparitions, des
revenans. Que de fois le schamess n'entend-il pas des voix sépul-
crales se mêler au bruit du vent qui agite les saules pleure'urs du
cimetière! que de fois le hazan ne voit-il pas des langues de feu
éclairer devant lui les ténèbres, ou des fantômes effrayans lui bar-
rer le passage! Tout Wintzenheim s'entretient encore dans les veil-
lées de l'apparition nocturne qui vint à pareille époque épouvanter,
il y a quelque trente ans, le grand-rabbin Hirsch, de sainte et vé-
nérable mémoire. Le rabbin demeurait tout près de la synagogue.
Dans la maison du rabbin, et sous sa garde en quelque sorte, se
trouvait le réservoir d'eau servant, selon le rit, aux ablutions des
femmes. C'était la nuit. Le rabbin, sa Guémara (2) devant lui, était
profondément absorbé dans le saint livre. Au dehors, tout était calme
et silencieux. Soudain le rabbin entend du côté de la cour et sous
sa fenêtre une voix lamentable. 11 ouvre la fenêtre, et voit un fan-
tôme blanc qui tend vers lui des mains suppliantes, a Que veux-tu?
demanda le rabbin. — Je suis, répondit le fantôme, la femme de
Faïssel Gaïsmar, et c'est hier qu'ils m'ont enterrée. Malade pendant
six semaines, je n'ai pu le mois dernier me baigner dans le mikva
(réservoir); je suis donc obligée de revenir. Rabbi, soyez assez bon
pour me donner les clés du mikva. » Le rabbin, sans tarder davan-
tage, jette à la suppliante le lourd trousseau de clés. Quelques in-
stans après, il entendit le clapotement des eaux; il distinguait très
clairement le moment où la suppliante s'y plongeait et en sortait,
secouant chaque fois ses cheveux imprégnés de l'humide élément.
Puis le silence se rétablit. Le rabbin continua d'étudier sa Guémara,
et vers les deux heures il s'endormit sur le volume sacré. A trois
(1) Mot hébreu signifiant indulgence^ à cause des prières que l'on fait chaque matin
pour invoquer l'indulgence de Dieu.
(2) Commentaire du code des lois traditionnelles {Mischna)^ et formant avec ce code
le Talmud proprement dit.
138 REVUE DES DEUX MONDES.
heures, il fut réveillé par le marteau de bois du schamess, qui
rappelait ainsi aux prières de selichoth. En sortant, il vit les clés du
mikva suspendues comme d'habitude à sa porte.
Mais la dernière nuit du selichoth est passée. Alors commencent
toute une série de fêtes d'un caractère profondément austère, et on
me permettra de les décrire sans quitter la synagogue plutôt que
d'insister sur les incidens assez ordinaires de mon séjour au sein
d'une des familles les plus rigoristes de Wintzenheim. Le matin
du rosch haschonnah est venu, et nous voilà dans le modeste temple
du village. L'assistance est nombreuse et recueillie. Au milieu d'un
profond silence, le ministre officiant ouvre les portes de l'arche
sainte, et il en tire la thora (rouleau sacré de la loi). Après avoir fait
entendre le chant accoutumé de glorification, il porte le rouleau
sacré sur l'estrade placée au milieu de la synagogue, et déroule la
Uiora. Le peuple écoute, et le chantre, sur une antique et mélanco-
lique mélopée, se met à réciter, dans le texte hébreu, l'histoire de
la vocation d'Abraham et du sacrifice d'Isaac, qui eut lieu à pareil
jour. Israël rappelle à Dieu que par ce sacrifice il conclut avec lui
une éternelle alliance, et c'est cet impérissable souvenir qui l' en-
courage à implorer de lui grâce et secours.
La lecture terminée, le talmudiste qui doit faire retentir le scho-
phar (1), le pieux rebb (2) Koschel, qui remplit ces fonctions à
Wintzenheim depuis quarante ans, s'avance gravement sur l'estrade
où l'attend le rabbin. Tous les deux s'enveloppent la tête du voile
de soie en usage dans les prières, et qu'on nomme taleth. Après une
courte prière, rebb Koschel tire le schophar de son étui de toile
blanche. « Sois loué. Seigneur notre Dieu! dit-il. Sois loué, roi de
l'univers qui nous as sanctifiés par tes commandemens et qui nous
as ordonné de sonner du schophar! » Ces mots annoncent que la
trompette sacrée va retentir, et tous les regards se baissent aussi-
tôt, car nul ne doit voir celui qui sonne du schophar. Rebb Koschel
porte à sa bouche la corne de bélier, attendant les ordres du rabbin.
— Téqidô (son de trompette) ! crie celui-ci, et un son tout métalli-
que répond à cet ordre. — Schevorim (brisemens), et il sort du scho-
phar comme une plainte entrecoupée, — teroua (retentissement),
et le son tremble et se précipite. Chacun de ces ordres est exécuté
(1) Trompette courbe, longue d'un pied et demi, faite expressément de la corne d'un
bélier, en mémoire du bélier immolé à la place d'Isaac. Les Israélites se servaient du
schophar dans toutes leurs cérémonies religieuses et militaires. C'est au son du scho-
phar que s'écroulèrent les murailles de Jéricho , c'est encore au son du schophar que
Dieu, après la consommation des siècles, doit rappeler les fidèles du fond de leurs tom-
beaux et les ramener à Jérusalem.
(2) Corruption de rabbi.
SCÈNES DE LA VIE JUIVE EN ALSACE, 139
plusieurs fois jusqu'à ce que vingt-neuf sons soient sortis du scho-
phnr. Quand le dernier son a retenti, on reporte en chantant le rou-
leau sacré dans l'arche sainte. Un nouveau service commence. Le
chantre, tantôt seul, tantôt accompagné de la voix de tous les as-
sistans, rappelle l'origine et le but de u cette sainte journée de
convocation. » Aujourd'hui donc l'univers entier comparait devant
Dieu; aujourd'hui îl sera décidé a qui sera heureux, qui ne le sera
point, qui aura la guerre, qui aura la paix. » Dieu sera bon et clé-
ment pour son peuple en souvenir des patriarches, en souvenir de
lui-même et de tout ce qu'il a fait pour son peuple depuis sa sortie
d'Egypte jusqu'à son arrivée dans la terre de Ghanaan ! Et à un mo-
ment donné on se prosterne la face contre terre pour implorer la
clémence du Très-Haut. Viennent ensuite le triple Sancius et YHo-
sannah traditionnel dit \ll Kedoiischa (sanctification), précédés d'un
admirable et célèbre morceau composé, dit-on , et improvisé par le
martyr rabbi Amnon de Mayence (1) :
« Je proclame la grande sainteté de ce jour, jour redoutable, terrible,
solennel. Ton autorité, Seigneur, s'affermira en ce jour; c'est que tu es juge
et en même temps accusateur et témoin. Tu prends acte de nos actions, tu
les enregistres et tu y apposes ton sceau. Tu te souviens de toutes nos ac-
tions, et quand la grande trompette du jugement retentit, les anges eux-
mêmes frémissent d'une indicible terreur, car devant ta pureté suprême
eux-mêmes ne seront pas trouvés innocens. L'univers entier passe sous ton
regard, comme les troupeaux sous les regards du berger. Au jour du rosch
haschonnah tu décides et au jour du kippour tu arrêtes irrévocablement
les destinées d'un chacun ; mais la pénitence, la prière et la charité effacent
l'arrêt fatal. Ta colère est lente à s'allumer et prompte à s'adoucir. Tu ne
(!) Le rabbi Amnon vivait dans le xi« siècle à Mayence. Il est le héros d'une des plus
touchantes légendes du martyrologe juif, si riche en douloureuses histoires du même
genre. Le savant Amnon était reçu à la cour du prince-électeur de Mayence, qui le
tenait en grande estime. Cette faveur lui devint funeste, car le prince lui oflfrii un jour
de le nommer son premier conseiller à la condition qu'il abjurerait sa religion. Après
avoir résisté pendant plusieurs mois aux instances les plus pressante.;, Amnon finit par
demander trois jours pour réfléchir; mais aussitôt il se reprocha cette faiblesse, et, les
trois jours passés, amené de force après de nouveaux refus devant le prince : « J'ai
demandé, lui dit Amnon, un délai de trois jours; c'est comme si j'avais renié mon
Dieu. Je demande qu'on m'arrache la langue qui a proféré ces imprudentes paroles.
Ainsi j'aurai moi-même prononcé mon jugement. » Le prince n'accepta point ce juge-
ment; là langue avait bien parlé, mais les pieds qui avaient refusé de marcher à son
ordre devaient être coupés, et par un raffinement de cruauté le prince voulut qu'Amnon
perdît aussi les bras. Cet affreux supplice laissa le rabbi presque mourant. Quelques
jours après, à la fête du rosch haschonnah, il se fit porter à la synagogue dans sa bière,
ayant à côié de lui ses membres mutilés. Il arrêta le ministre au moment où il allait
réciter le Sanctus, improvisa l'éloquente prière qu'on répète encore aujourd'hui dans
tous les temples Israélites, puis disparut, enlevé au ciel, où Dieu le fit asseoir parmi les
justes.
140 REVUE DES DEUX MONDES.
veux pas la mort de ta créature ; tu connais la force de ses passions, et tu
sais que l'homme est fait de chair et de sang. L'homme périssable, dont
Torigine est poussière, ressemble à un vase fragile, à l'herbe desséchée, à
une fleur flétrie, à l'ombre fugitive, au nuage qui disparaît, au vent qui
souffle; il se dissipe comme la poussière et s'évanouit comme un songe.
Mais toi, roi de l'univers, tu es tout-puissant et éternel. Tes années sont
innombrables, la durée de tes jours est infinie; le mystère de ton nom est
impénétrable. Ton nofn est digne de toi, et toi tu es digne de ton nom.
Agis donc en faveur de ton nom, et glorifie-le d'accord avec ceux qui le glo-
rifient. »
Le rosch haschoniiah dure deux jours. Pendant les deux jours, ce
sont les mêmes prières, les mêmes cérémonies. Chaque après-midi
aussi, sur les deux heures, les jeunes gens du village se réunissent
de nouveau à la synagogue pour y réciter en commun et à haute
voix les plus beaux psaumes de David. 11 est des années où cet acte
de piété s'exerce avec un redoublement de ferveur : c'est lorsque le
matin même le schophar^ malgré l'habileté du pieux sonneur, n'a
pas rendu tous les sons avec la netteté et la clarté accoutumées,
car c'est là un mauvais augure pour l'année qui va s'ouvrir, et
alors, quelque ferventes que soient les prières qu'on adresse à Dieu
dans l'après-midi du même jour, on ne parvient pas toujours à dé-
tourner le sinistre présage : c'était en 1807; le pieux rebb Auscher
sonnait alors le schopliar à Wintzenheim. Le rabbin en vain avait
dit à haute et intelligible voix, comme à l'ordinaire : Tcquiô, sche-
voriniy teroiuil Rebb Auscher, de toute la vigueur de ses pou-
mons, soufflait dans la corne de bélier; il n'en sortait que des sons
faux, tronqués, étranges. L'après-midi, la A:6'/i//« (communauté)
tout entière priait le ciel de détourner le présage. Le ciel souvent
dans ses décrets est incompréhensible. Six mois après, en expiation
sans doute de quelques péchés inconnus, les deux tiers de la com-
munauté étaient emportés par une épidémie dont Wintzenheim con-
serve encore le lamentable souvenir.
Après avoir assisté à la célébration du rosch Jiasclionnah ^ je ne
pouvais songer à quitter Wintzenheim avant la solennité du kippour^
que dix jours seulement séparent des cérémonies du nouvel an.
Dans l'ancienne Judée, quand Israël était une nation, le kippour
était célébré à Jérusalem avec une solennité sans égale. Le grand-
prêtre, devant le peuple réuni sur le parvis du temple, immolait
d'abord les victimes ordinaires, puis on lui amenait les deux boucs
expiatoires. L'un était destiné à Jehovah, et avec son sang on arro-
sait les autels du temple; l'autre, dont le nom est resté proverbial,
était le bouc émissaire» Le grand-prêtre lui imposait les mains;
puis, confessant les péchés d'Israël, il le chargeait symboliquement
SCÈNES DE LA VIE JUIVE EN ALSACE. 141
des iniquités de tous et l'envoyait au désert. Le grand-prêtre ren-
trait ensuite dans le saint des saints et implorait le pardon de Dieu
pour le peuple agenouillé dans l'enceinte du temple. Tel était l'an-
cien kippour. La cérémonie qui garde ce nom dans l'Israël moderne
n'a rien perdu de sa majesté primitive; ce jour est resté pour les
populations juives austère, religieux, solennel entre tous (1). Dans
cet humble village de Wintzenheim, il n'étais pas de maison où
l'on ne s'y préparât pieusement. Les villageois que leurs affaires
retenaient d'ordinaire dans les montagnes ou dans la vallée voisine
de Munster étaient revenus pour unir leurs prières à celles de leur
famille. Étrange spectacle que celui de cette influence persistante
des vieilles traditions sur une race que l'on croit vouée exclusive-
ment au culte des intérêts matériels!
Dès la veille du kippour a lieu dans chaque ménage la cérémonie
de la kapora. Une table sans nappe ni tapis est dressée au milieu
de la pièce principale du logis. Sur cette table est un rituel, ou-
vert à un certain passage marqué d'avance. Des coqs et des poules
gisent garrottés sur le plancher. Le chef de la famille s'avance, il
déhe les pattes d'un des coqs, le prend à la main, et lit dans le
rituel la prière qui a trait à la cérémonie. Arrivé à un certain en-
droit de la prière, il soulève le coq, lui fait décrire trois cercles
autour de sa tête et répète à haute voix : « Sois mon rachat pour
ce qui doit venir sur moi. Ce coq pour racheter mes péchés va s'en
aller à la mort. » Tous les assistans en font autant à tour de rôle.
Les poules sont réservées aux femmes, les coqs représentent la
rançon des hommes. Une fois la kapora terminée (et on a pu y
reconnaître un souvenir manifeste du bouc émissaire de l'ancienne
Jérusalem), on envoie coqs et poules chez le ministre officiant, qui
seul a qualité pour les tuer selon le rit, c'est-à-dire en leur coupant
la trachée-artère.
On lit dans le Bcutéronome : « Si le méchant a mérité d'être
battu, le juge le fera jeter par terre et battre devant soi par un cer-
tain nombre de coups, selon l'exigence de son crime. 11 le fera donc
battre de quarante coups. » La veille du kippour^ cette prescrip-
tion d\i Bcutéronome reçoit une application symbolique. Les hommes
seuls, sans habits de fête, se rendent à la synagogue vers une heure
de l'après-midi. Après avoir récité une prière, les assistans se pla-
cent deux à deux ; l'un se couche par terre, l'autre, debout et tenant
à la main une lanière de cuir, l'en frappe légèrement. A chaque
coup de lanière qu'il reçoit, l'homme couché se frappe la poi-
(1) Même à Paris, cette fête est célébrée avec un recueillement particulier. Une
famille juive qui occupe une des plus hautes positions financières de l'Europe est con-
nue par son zèle à pratiquer dans toute leur austérité les exercices du kippour.
142 REVUE DES DEUX MONDES.
trine (1). Après que chaque couple a exécuté ainsi la sentence bi-
blique, on se retire pour revenir le soir. La synagogue est alors ma-
gnifiquement illuminée. Les hommes ont apporté la tunique de lin
qui leur servira de linceul , et que tout bon Israélite prépare long-
temps à l'avance. Ils revêtent à l'office cette tunique, leur futur habit
de mort, et cachent leur tête sous les plis du saint taleth (2). Ainsi
feront-ils le lendemain durant tout le jour. Pendant trois heures,
les prières se succèdent, le chantre et les fidèles se répondent à
haute voix. La nuit est complètement close quand on se sépare.
Un mot encore sur cette nuit, veille du kippour^ nuit mysté-
rieuse entre toutes, où souvent l'on a vu s'accomplir d'étranges
événemens. C'est durant cette nuit, longtemps après que les fidèles
sont rentrés dans leurs demeures, que les morts viennent à leur
tour processionnellement à la synagogue. Revêtus de leurs linceuls,
les défunts habitans de la communauté adressent leurs prières au
dieu d'Israël. A un moment donné, vers minuit ordinairement, et
sans qu'on les entende ni remuer ni marcher, ils s'avancent, à la
lueur de la lampe perpétuelle, vers le tabernacle. Ils l'ouvrent, en
retirent un rouleau de la thora, et le portent sur l'estrade sacrée.
Alors l'un d'entre eux se met à lire dans la thora les différens pa-
ragraphes du chapitre que le lendemain même, jour de kippouVy
le hazan de la communauté lira aux fidèles. Avant la lecture de
chaque paragraphe, le hazan des morts prononce le nom d'un des
membres actuels de la communauté. Et malheur à celui des vivans
dont le nom aura été prononcé cette nuit dans l'assemblée funèbre!
Les habitans de Fegersheim racontent encore que la veille du kip-
pour de l'année 1780, rebb Salmé Bauinblatt, sonneur de schophar
dans ce village, revenait de chez sa fille, récemment accouchée et
malade; il s'était attardé. Or pour regagner sa maison il lui fallut
passer devant la synagogue. Il était près de minuit au moment où
il tourna l'angle de l'édifice sacré. Soudain il entendit très distinc-
tement ces mots: Salmé Baioiihlaltl II frissonna, puis il ajouta avec
calme : « Déjà? » — « Sorlé, dit-il à sa femme quand il fut de retour
chez lui, il est inutile que demain soir, après le kippour, tu serres
mon kittel (linceul), car avant qu'il soit peu j'en aurai besoin. »
L'incrédule Sorlé se mit à rire. « Ris tant que tu voudras, répliqua
son mari, je sais ce que je dis. » Hélas! le rire de la pauvre femme
se changea bien vite en pleurs, car trois jours après cet entretien
on porta Salmé Baumblatt au cimetière de Fegersheim.
Mais le jour vient mettre un terme à cette fête des morts, et ra-
(1) On frappe ordinairement trente-neuf coups : c'est le cliiffre fixé aujourd'hui par
les rabbins.
(2) Sorte de voile dont on se couvre pendant la prière.
SCÈNES DE LA VIE JUIVE EN ALSACE. 1/13
mène les vivans au temple, qu'ils ne quitteront guère qu'après le
coucher du soleil. Ce jour est celui du kippour proprement dit. Tout
le monde est déchaussé. Quelques fidèles poussent la dévotion jus-
qu'à ne pas s'asseoir pendant toute la durée de ce long office. Quatre
fois le peuple se confesse et se prosterne. Chacune de ces confes-
sions, que Dieu seul reçoit, est précédée de prières composées par
des docteurs de la synagogue, et dont quelques-unes sont vraiment
d'une rare éloquence, celle par exemple qui sert d'introduction à la
grande confession du matin, et dont l'auteur est rabbi Samtob, fils
d'Adontiat (1).
«Maître de l'univers! quand je vois que la vigueur et l'éclat de ma jeu-
nesse sont évanouis, que tous mes membres ne sont plus qu'une ombre, et
que je suis teint et infecté de crimes..., je désespère de trouver la guérison
de mes rébellions et d'avoir la force de faire pénitence, car les jours sont
courts, et l'ouvrage est immense... Combien le rachat de mes péchés est
cher! Gomment pourrais-je m'en laver, moi qui suis pauvre et misérable?
Cette réflexion me fait courber la tête comme un jonc, me fait verser des
larmes de sang et éparpille mes entrailles, comme lorsqu'on sème du cumin
et de la nielle. Il est vrai que mes sentimens, en m'encourageant, me disent :
Implore le pardon, car il y a du tenips encore ; et quoique le juge soit ter-
rible et sévère, ne désespère point des çiiséricordes, puisque le soleil est en-
core dans les hauteurs et qu'il ne se presse point de finir sa carrière, jus-
qu'à ce que tu aies trouvé de la place pour tes cris et une porte ouverte
pour tes prières... »
Non moins belle est la prière qui précède la grande confession de
l'après-midi. Elle est l'œuvre du rabbin Isaac, fils d'Israël (2). Qu'elle
répond bien au repentir et à la contrition de toute cette assemblée!
« Maître de l'univers! quand j'ai fait réflexion, à l'heure de la prière de
l'après-midi, à l'énormité de mes crimes, j'ai tremblé de peur, j'ai été saisi
d'étonnement en m'apercevant que le Tout-Puissant va se lever pour me ju-
ger. Que lui dirai-je quand il me demandera raison de mes actions ? Que ré-
pondra cette chétive poussière de terre devant celui qui réside dans les
lieux les plus élevés? J'ai désiré d'avoir un bon avocat pour me défendre, je
l'ai cherché soigneusement dans moi-même, et je ne l'ai point trouvé. J'ai
appelé ma tête, mon front et mon visage, afin qu'ils implorassent le Sei-
gneur pour moi. La tête m'a répondu : Comment pourra lever la tête celui
dont la vie n'a été que mépris et orgueil ? Le visage m'a fait réponse :
Comment attirera la bienveillance de son maître cet homme qui est si ef-
fronté ? Et le front m'a dit : Comment, ô malheureux mortel, veux-tu te
rendre innocent quand tes crimes sont encore gravés dans ton cœur, et que
tu as un front d'airain ? »
Entre la prière de minha (après-midi) et celle de la nehila (clô-
(1) Rabbin de l'école espagnole, qui florissait à Léon dans la première moitié du
xiv« siècle.
(2) Il vivait à Tolède vers la fin du xiii« siècle.
là A REVUE DES DEUX MONDES.
ture) se place une antique et touchante cérémonie. C'est la béné-
diction donnée au peuple par les descendans de la famille d'Ahron.
A peu de chose près, cette cérémonie se pratique comme elle se
pratiquait autrefois, à pareil jour, dans le temple de Jérusalem.
Dans chaque communauté juive, il est des familles qui ont conservé
le nom de Cohen ou Colianim (1) comme descendans d'Ahron, d'au-
tres celui de Lévi, comme descendans de la tribu du même nom. Les
lévites, on le sait, étaient les serviteurs de la famille sacerdotale.
Donc en ce jour de kippour, vers trois heures et demie, les Lévi
présens dans l'assemblée s'avancèrent du côté de l'arche sainte.
L'un deux tenait d'une main une aiguière pleine d'eau, de l'autre
un bassin. Ensuite, et du même côté, s'avancèrent les Cohanim de la
communauté. Chacun des Lévi versa alternativement de l'eau sur
les deux mains de chacun des Cohanim. Ainsi jadis les lévites ser-
vaient les prêtres et les aidaient dans leurs pieuses fonctions. Les
Lévi retournèrent à leur place. Les Cohanim^ ainsi purifiés, montè-
rent lentement les degrés qui conduisent k l'arche sainte. Tout à
coup le ministre officiant appela les Cohanim. Alors ceux-ci, après
s'être couvert la tête du taleth, se tournèrent du côté du peuple,
qui baissa les yeux. Il n'est pas plus permis de regarder en ce mo-
ment les Cohanim qu'il n'est permis, le jour du rosch haschonnah,
de regarder l'homme qui sonne du schophar, car alors l'esprit di-
vin plane sur la tête du sonneur de schophar, comme maintenant il
rayonne sur le front des Ahronides. Ceux-ci, écartant les doigts de
chaque main de façon qu'il y en eût trois d'un côté et deux de l'autre,
les étendirent vers les fidèles, et en chœur, sur un air traditionnel,
prononcèrent la bénédiction, qui est celle-là même que Dieu dicta à
Moïse (2) pour être enseignée aux Ahronides. C'était la même béné-
diction que donnaient jadis les prêtres au peuple alors que le temple
était debout : a Que l'Eternel te bénisse et te prenne sous sa garde!
Que l'Éternel fasse luire sa face sur toi et te fasse grâce ! Que l'Éternel
tourne sa face sur toi et te donne la paix ! »
Le kippour se termine par la récitation d'une touchante prière,
celle de la nehila, prière finale, comme l'indique le mot hébreu. A ce
moment, les premières ombres de la nuit envahissent déjà le temple.
Alors, comme dernier acte de cette grande journée, le ministre offi-
ciant, au milieu du silence universel, proclame l'antique dogme de
l'unité de Dieu, qui est comme la devise d'Israël : « Écoute, Israël, le
Seigneur est notre Dieu, le Seigneur est un (3). » Et le peuple répète
ce verset avec un accent d'enthousiaste conviction. Le sehopliar re-
(1) Cohen en hébreu signifie pontife.
(2) î^ ombres, ch. vi, v. 24, 25, 26.
(3) Ce sont ces paroles qu'on fait répéter aux agonisans. La grande tragédienne Racbel
jnourut en les récitant.
SCÈNES DE LA VIE JUIVE EN ALSACE. 1/15
tentit aussitôt, annonçant la clôture de l'imposante cérémonie, et
chacun s'éloigne en silence.
III.
L'automne est la saison où les fêtes religieuses se multiplient pour
Israël. Septembre était revenu avec ses matinées fraîches et bru-
meuses, avec ses soirées déjà longues, et je n'avais pas quitté l'Al-
sace. C'est à Hegenheim, village situé sur la frontière suisse, à une
lieue seulement de Bâle, que je voulais observer l'une des fêtes qui
m'avaient laissé depuis l'enfance les plus gracieux souvenirs, la
fête des tabernacles ou des cabanes. Hegenheim est habité de temps
immémorial par une nombreuse population juive, composée de mar-
chands de bétail, de colporteurs, d'horlogers, dont les affaires se
font en Suisse et avec la Suisse. C'est un brave horloger, le petit
Aron, ami du père Salomon, qui m'avait offert l'hospitalité, et la
veille de la fête (22 septembre) j'arrivai chez lui, fidèle à ma pro-
messe.
Pour les Israélites de la Palestine, la fête des tabernacles était
une fête à la fois pastorale et historique : elle marquait la fm de
toutes les récoltes, la rentrée de tous les fruits des arbres et de la
vigne-. Aussi, comme symbole sans doute de la récolte, la loi or-
donnait-elle de porter au temple, le premier jour de la fête, un
faisceau composé de plusieurs plantes. Comme fête historique, les
tabernacles devaient rappeler la vie nomade des Israélites dans le
désert, et en commémoration de cet événement on devait chaque
année demeurer à cette époque, pendant sept jours, sous des tentes.
De là le nom de fête des tabernacles ou des cabanes.
Tout cela dans nos campagnes est rigoureusement observé. Trois
jours avant la fête, partout au village, quel mouvement et quelle
activité! Hommes, jeunes gens, enfans, tous travaillent à la soucca
ou cabane. Dans chaque cour, au coin de chaque rue, sur toutes les
petites places , on dresse de rustiques abris pour soi et pour sa fa-
mille. Quatre poteaux solides, profondément plantés dans le sol, for-
ment comme les fondemens de ces huttes en plein air. Entre chaque
poteau s'échelonnent des perches formant comme les murs de la ca-
bane. Ce mur, à l'extérieur, est recouvert de feuillage et de mousse;
à l'intérieur, pour se garantir contre l'air, de larges tentures blan-
ches sont suspendues de tous côtés et viennent flotter jusqu'à terre.
Le plafond est formé d'un treillis de bois sur lequel on dispose dans
tous les sens des branches de sapin coupées dans les forêts voisines,
et dont les paysans d'alentour, qui connaissent à merveille leur
calendrier juif, viennent, depuis plusieurs jours, chaque matin,
TOME XXIV. 10
1A6 REVUE DES DEUX MONDES.
approvisionner les marchés des hameaux. L'ornementation du pla-
fond de la hutte repose sur des traditions invariables. Des chaînes
de papier bleu et jaune sont suspendues en guise de draperies à
côté de branches d'églantiers avec leurs baies rouges, qui se déta-
chent agréablement sur la verdure. On fixe au treillis tous les
fruits de la saison, poires, pommes, raisins, noix. Enfin, non loin
de la porte, se balance majestueusement, — indispensable, mais
infaillible préservatif contre toute influence malfaisante, — un glo-
rieux oignon rouge piqué, en guise d'ornement, de plumes de coq.
Aucun esprit malin, quelque malin qu'il fût, de mémoire d'Israélite
en Alsace, n'a pu, soit le jour, soit la nuit, pénétrer dans une
soucca pourvue du précieux tubercule. Au centre du plafond, à la
même distance du treillis que les autres ornemens, un triangle en
baguettes dorées figure la forme classique du bouclier de David
{mogan Doved), et dans ce triangle passe l'allonge dentelée qui
soutient la lampe à sept becs. Quelquefois la pluie survient; mais
on a pourvu à tput, et des battans de porte sont tout prêts pour
servir de toit au frêle édifice. Alors même on se serre plus joyeu-
sement dans la tente improvisée que le sapin parfume de son odeur
pénétrante, et c'est un plaisir que d'écouter le soir la pluie tom-
ber sur les verts feuillages, parure et abri de la soticca, tandis
que la lampe répand sa clarté vacillante sur une table servie avec
l'abondance alsacienne.
C'est chez mon hôte d'Hegenheim, on s'en souvient aussi, que le
fils du père Salomon, le beau Schémelé, était attendu comme moi
pour l'époque des cabanes^ et on sait que la fête religieuse n'était
pas le seul motif de ce voyage. Il s'agissait de donner suite à une
négociation de mariage commencée par le schadschen Éphraïm
Schwab. Schémelé et Débora, la fille du riche Nadel, allaient se
voir pour la première fois, et, s'ils s'aimaient, je pouvais compter
sur le curieux spectacle d'une cérémonie des fiançailles accomplie
selon l'étiquette traditionnelle des Israélites de l'Alsace.
La solennité religieuse que ramènent chaque année les taber-
nacles a dans la synagogue le caractère rustique qu'on retrouve
dans les joyeuses réunions de famille au milieu des soucca. On se
rend à la synagogue dès le matin. Les fidèles portent dans la main
gauche un petit panier ou une boîte dorée contenant un cédrat,
dans la main droite une longue branche de palmier (loulef) à la-
quelle est attaché un bouquet de myrte. Tout cela doit rappeler le
côté pastoral de la fête. 11 y a dans la cérémonie un moment carac-
téristique, celui où, répondant par un hosannah solennel au chantre
•qui proclame la bonté divine, toute l'assistance fait le tour de la
synagogue en agitant les branches de palmier qui s'entre-choquent
SCÈNES DE LA VIE JUIVE EN ALSACE. 1A7
avec bruit, et répandent je ne sais quel sauvage parfum qui fait
penser à l'Orient.
L'après-midi du premier jour de fête, nous fîmes, selon l'usage^
nos visites. Aron me conduisit tout d'abord à la soucca du père
Nadel, qui était vraiment une soucca modèle. Sur chaque paroi était
inscrit en caractères hébraïques formés avec des fleurs blanches et
roses ce verset de la Bible relatif à la fête : « Vous demeurerez sept
jours sous des cabanes. » A l'intérieur de la tente, le père Nadel
trônait majestueusement entre sa femme et sa fille. Dès que nous
entrâmes : — Messieurs, asseyez-vous, s'écria-t-il. Nous avons ici de
la place pour tout le monde. Débora, des verres, des biscuits, du vin
pour ces messieurs! — Je ^egardai la jeune fille, qui nous servait
avec une gracieuse et avenante prestesse. Éphraïm Schwab avait
raison : c'était un beau brin de fille que Débora. Quels yeux, quel
teint éblouissant, mais surtout quels cheveux ! C'était la chevelure
juive dans sa luxuriante beauté. Malgré les dents d'un peigne énorme
qui la mordaient fortement, cette chevelure menaçait à chaque in~
stant de s'en échapper et de se dérouler.
— Fradel, dit le père Salomon à sa femme en me désignant,
c'est le monsieur dont je t'ai parlé, c'est un ami de la famille Sa-
lomon.
Débora rougit légèrement.
— A votre santé! messieurs. C'est aujourd'hui ioniof{ïète). Goû-
tez-moi de ce vin rouge. Ce n'est pas encore de mon meilleur. Pas
vrai, Fradel? pas vrai, Débora? J'ai un certain vin de paille avec
lequel vous ferez connaissance...
— Après-demain peut-être, acheva malicieusement Aron.
— Hé! hé! fit Nadel d'un air important.
— Tais-toi donc, interrompit la maîtresse de la maison; est-ce
qu'on peut savoir? On a vu...
— Allons donc! reprit Aron; après-demain, c'est moi qui vous
le dis, nous casserons la tasse.
Débora souriait maintenant.
La conversation fut soudain interrompue par l'arrivée d'un flot
de visiteurs endimanchés. Nous cédâmes la place aux nouveau-
venus pour continuer notre tournée selon la coutume du iontof.
Le premier jour de halamoëd (demi-fête) était arrrivé. C'est ce
jour-là même que mon ami Schémelé était attendu chez Aron. La.
journée était belle. Un bon soleil d'automne brillait à l'horizon. Le
village était animé. Des voitures arrivaient et partaient chargées de
monde. C'étaient, comme on dit dans le pays, des gens de halamoëd
allant les uns faire des parties dans des villages voisins, d'autres
venant visiter Hegenheim. Des groupes désœuvrés se promenaient.
148 REVUE DES DEUX MONDES.
OU s'asseyaient sur les poutres, dans la rue, pour deviser à leur
aise. Il était une heure à peu près. Nous venions de prendre le repas
de midi dans la cabane d'Aron. De loin, un bruit de voiture se fit
entendre, et nous aperçûmes bientôt un char-à-bancs jaune attelé
d'un petit cheval gris. La voiture s'arrêta devant la maison d'Aron,
et le jeune homme qui la conduisait n'avait pas encore eu le temps
d'en descendre, que les fils de mon hôte s'étaient élancés à sa ren-
contre. Le nouvel arrivant n'était autre que le fils de mon vieil ami
Salomon, l'élégant Schémelé. Par une singulière coïncidence, à peine
le jeune homme était-il entré dans la maison en fête et avait-il ré-
pondu aux cordiales félicitations de ses hôtes, qu'un autre per-
sonnage, également attendu à Hegenheim, se présenta. C'était im
homme d'environ soixante -cinq ans. Il était coiffé d'une casquette
de loutre, vêtu d'une redingote verte, portait culottes courtes et
bottes à revers jaunes. Il était tout poudreux. — Eh bien! s'é-
cria-t-il dès qu'il vit Schémelé, qui s'époussetait encore, vous ne
m'avez pas devancé de beaucoup! — Le digne négociateur en
mariages, Éphraïm Schwab, avait, lui aussi, été exact au rendez-
vous.
Quelques heures après, une visite faite aux Nadel mettait en pré-
sence Débora et Schémelé. Le rés.ultat de cette rencontre, on le
devine. Une dépêche adressée au père Salomon le soir même lui an-
nonça qu'on l'attendait pour la cérémonie des fiançailles, fixée au
surlendemain. Je me gardai bien de quitter Hegenheim avant d'avoir
assisté à cette cérémonie, qui fut célébrée avec cette scrupuleuse
fidélité aux traditions qu'on retrouve dans tous les villages israé-
lites de l'Alsace.
Dès le matin, la grande Dina, le premier cordon-bleu de Hegen-
heim, avait pris possession de la cuisine des Nadel. Les cris des
oies et des poules dont on allait faire un vrai massacre se mêlaient
au tintement du mortier de cuivre, où l'on pilait force sucre et can-
nelle pour la pâtisserie. Des fumets délicieux s'exhalaient aux alen-
tours de la maison, et, en sortant de la synagogue, les passans di-
saient : — Ça sent le knasmal (repas des fiançailles).
Dès six heures, la plus belle salle de la maison recevait les prin-
cipaux invités. Ln tapis de perse recouvrait une table ronde placée
au milieu de la pièce. Nadel, sa femme, le père Salomon et la bonne
lédelé, Aron et tous les siens étaient réunis. Schémelé et Débora,
assis. l'un près de l'autre, s'entretenaient presque à voix basse, se
regardaient souvent avec une satisfaction réciproque sans rien dire,
puis causaient encore. Éphraïm Schwab, allant et venant, présentait
a tout Je monde sa large tabatière. Bientôt arriva un flot de voisins et
d'amis, suivi des- personnages olïiciels dont la présence en pareil
SCÈNES DE LA VIE JUIVE EN ALSACE. 1 49
moment est de rigueur; c'était le rabbin, le ministre officiant, le
sduimess (bedeau) et l'instituteur.
Il ne manquait plus qu'une seule personne. Elle ne se fit pas at-
tendre. Un homme entra, non sans avoir baisé la mezouza (1) fixée
à la porte. Cet homme, dont le chapeau était planté sur la nuque de
manière à former avec le reste du corps un magnifique angle ob-
tus, cet homme portait une longue redingote grise, un grand gilet à
fleurs et un pantalon fort court, laissant voir des bas bleus rayés.
Un très mince collier de barbe blanche lui encadrait la figure depuis
les tempes, conformément à l'interprétation casuistique de cet ar-
ticle du code mosaïque : « Ne rasez pas autour les extrémités de vos
cheveux, ne détruisez pas l'extrémité de la barbe (2). » Le nouveau-
venu s'avança vers les maîtres de la maison d'abord, puis vers la
famille Salomon. Il salua celui-ci du salem alechem d'usage, et
d'un signe de tête seulement les personnes présentes, qui étaient
toutes de la localité. Il s'assit ensuite devant la table ronde placée
au milieu de la pièce, et où se trouvait à côté d'une écritoire une main
de papier. Qu'était-ce que cet homme? C'était rebb Wolf ; mais ex-
pliquons-nous mieux. Rebb Wolf, comme l'indique la particule rebh
placée devant son nom, est un bachelier en talmud comme il y en a
tant dans nos villages. Son industrie, j'en ai dit quelques mots déjà,
la voici. Tous les matins, dès dix heures, il va dire sa schier (prière
de bénédiction) dans un assez grand nombre de maisons aisées. Il
a ses abonnés. 11 dit aussi des prières dans les maisons mortuaires
pour le repos des défunts. Il prépare les enfans à leur initiation re-
ligieuse. Il compose en hébreu les inscriptions qu'on place sur les
monumens funéraires. C'est lui qui sait avec art, et conformément
aux règles du din (usage), lier les branches de myrte et de saule au
bas du loulef qu on agite à la fête des cabanes. Y a-t-il au village
quelque malade que les médecins ont condamné : rebb Wolf, aux
frais de la famille, se rend, à pied, dans le grand-duché de Hesse-
Darmstadt, à Michelstadt, où réside rabbi Saekel le cabaliste. Le
vénérable rabbi lui donne alors des talismans de toute sorte. Rebb
Wolf les apporte aux malades. Les talismans manquent rarement
leur effet. Enfin l'universel rebb Wolf se charge aussi de rédiger,
le jour des fiançaillles, l'acte de mariage dans la forme voulue. Dans
cet acte sont énoncés le chiffre de la dot, les cadeaux que Ton compte
se faire réciproquement, et le temps qui séparera les fiançailles du
mariage, et qui en général est fixé à un an.
(1) Étui en fer-blanc fixé au poteau des portes. Il renferme, écrite sur parcliemin,
l'oraison la plus importante pour les Israélites et commençant par ces mots sacramen-
tels : Écoute, Israël, l'Éternel notre Dieu est un.
(2) Lévit., XIX, V. 27. ^
150 REVUE DES DEUX MONDES.
, Après avoir écrit longtemps au milieu d'un silence solennel, rebb
Wolf se leva et lut à haute voix le contenu des tênoîm (acte de
mariage). Le mariage devait avoir lieu dans six mois. Rebb Wolf,
à qui on avait parlé d'un si court délai, avait résisté d'abord; mais
Schémelé, par l'organe de son père, avait tant insisté sur cette
clause que rebb Wolf dut passer condamnation.
On arriva ensuite à l'acte symbolique des fiançailles. Rebb Wolf
tira de l'immense poche de son gilet un morceau de craie. Avec
cette craie, il traça un rond au milieu de la salle. Sur ce rond, il
fit placer toutes les personnes présentes. Schémelé était en face de
Débora. Rebb Wolf, placé au centre du cercle, présenta à tous les
témoins de cette scène un pan de sa redingote que chacun toucha
à tour de rôle. Il se dirigea ensuite vers la commode, prit une tasse
qui était posée là tout exprès, se replaça au milieu de l'assistance
toujours rangée en cercle, éleva le bras sans doute pour augmenter
la force d'impulsion, laissa tomber la tasse qui se brisa en mille
morceaux et cria à haute voix ; Masel tofï Tout le monde répéta en
chœur : Masel tofî Et chacun ramassa pour l'emporter un débris
de la tasse. Les fiançailles étaient consommées. Ce cercle tracé avec
de la craie veut dire que le fiancé et la fiancée ne doivent plus dé-
sormais dévier de la ligne où ils sont entrés. Le pan d'habit tou-
ché par tous les assistans est, en vertu du droit talmudique, un
signe d'assentiment dans toute espèce de transaction possible. La
tasse brisée, comme la bouteille que l'on casse le jour du mariage,
est une sorte de mémento mori en action : il n'y a pas de joie sans
deuil. Enfin le mot inascl tof est une formule hébraïque de félicita-
tion signifiant à peu près : « Que tout soit pour le mieux î »
Peu d'instans après la cérémonie, le père Nadel et le père Salo-
mon firent entrer Éphraïm dans une pièce voisine. A travers la porte,
on entendit retentir un son métallique. Selon la coutume, on réglait
immédiatement les honoraires du schadschen (agent matrimonial).
Conformément au tarif en usage, Éphraïm Schwab reçut h pour 100
de la dot. Il rentra rayonnant.
Alors commença le repas des fiançailles, qui se prolongea gaie-
ment au milieu d'éloges unanimes donnés au talent culinaire de la
grande Dina. Le dessert m'offrit de nouveau l'occasion d'observer
quelques-uns de ces vieux usages dont le culte ne périt pas en Is-
raël. C'est à ce moment du repas que s'échangent les cadeaux de
fiançailles. Salomon remit une boîte à son fils, qui l'offrit à sa fian-
cée : la boîte contenait une broche et une boucle à ceinture en or.
Nadel à son tour tira de sa poche un étui en peau de chagrin et le
remit à Schémelé : l'étui renfermait une magnifique pipe en écume
de mer, avec garniture, couvercle et chaînette en argent. Puis on
SCÈNES DE LA VIE JUIVE EN AISACE. 151
introduisit le hazan, ou chantre de la synagogue, avec ses deux
aides, ténor et basse, chargés de l'accompagner (1). Le chantre en-
tonna un hymne de bénédictions en l'honneur du couple futur. Ce
fut le signal d'un petit concert où l'instituteur, M. Baer, joua bien-
tôt le principal rôle. On le pria de faire entendre quelques-unes des
anciennes chansons populaires de l'Alsace juive. Sans trop se faire
prier, M. Baer commença un de ces chants dont la mélodie plaintive
et grave est si caractéristique. Ce fut d'abord l'histoire de la créa-
tion, suivie de celle du péché de nos premiers pères. « Quand Dieu
créa le monde, tout était nuit et ténèbres; pas de soleil, pas de lune,
pas d'étoiles. » Et un peu plus loin : u Le rusé serpent se glissa au-
près d'Eve, et, en termes mystérieux : Yous êtes tous deux, Adam
et toi, bien à plaindre, puisque ce fruit (la pomme) vous est dé-
fendu! La pomme, je vous le dis, possède une vertu suprême : qui-
conque en goûte sera doué d'une force divine. Croyez-moi, mangez-
en. » Vint ensuite la chanson dite kalé-lied (chant de la fiancée) et
où l'on retrace ses devoirs à la future épouse. Sous les humbles de-
hors de cette poésie, qui, comme tout le reste, n'est que de la prose
allemande rimée, se cache une morale profonde. Je n'ai jamais pu
entendre sans émotion l'air tendre et triste qui accompagne ces
paroles :
« Oyez, mes bonnes gens, comment doivent se pratiquer les choses en Is-
raël. Jeune fille, toute sage que tu as été, tu peux avoir commis bien des er-
reurs. Aussi, en te rendant sous la /lowpe (dais nuptial), dois-tu te lamenter,
pleurer et demander pardon à ton père et à ta mère. Fais Taumône en tout
temps, car Dieu est Tami des nécessiteux. Un pauvre vient-il à frapper à ta
porte, ouvre -lui et soulage sa misère. Dieu t'en récompensera : tu seras
riche et heureuse, et tu enfanteras sans douleur. »
Le dernier de ces chants populaires de l'Alsace Israélite que nous
fit entendre l'instituteur était le célèbre chant de Moïse le Pro-
phète,
« Qui donc, dans Tunivers entier, peut être comparé à Moschè (Moïse)?
L'Eternel s'est entretenu avec lui devant sa tente, et Moschè le vit dans toute
sa gloire... Le moment de mourir était venu; mais Moschè demanda à ac-
compagner son peuple dans la terre promise. Dieu n'y consentit pas. Et Mos-
chè se mit à pleurer du fond de son cœur. Dieu, appelant alors le malech
hamovess (ange de la mort) : « Va, lui dit-il, descends sur la terre et cherche-
moi l'âme de Moschè, fils d'Amram. » Et le malech hamovess s'élança du haut
(4) Ces trois personnages forment l'orchestre vocal de la synagogue. Le hazan est un
fonctionnaire assez important et bien rétribué. Les aides chanteurs n'ont que de mai-
gres émolumens , mais ils peuvent exercer diverses industries , et on les voit souvent
faire concurrence au barbier ou à l'instituteur de l'endroit.
152 REVUE DES DEUX MONDES.
des cieiix; sur son glaive brillaient trois gouttes amères. Cependant il ne
put entamer le corps du prophète. Alors Dieu lui-même lui ferma les yeux.
Quatre anges, la face voilée, l'emportèrent ensuite dans son cercueil à tra-
vers les airs. Dieu seul l'ensevelit, après avoir purifié son corps dans la
flamme. Et personne en Israël n'a su- le lieu de la sépulture du prophète. »
Sous l'influence de cette poésie quelque peu austère, une sorte
de recueillement qui tournait presque à la tristesse s'était emparé
de l'assemblée. Heureusement il ne manque jamais en pareille oc-
currence et dans une réunion alsacienne de loustics habiles à dérider
les fronts les plus sombres. Un joyeux compère se trouva qui ex-
cellait à imiter les cris de tous les animaux. On l'entendit tour à
tour hennir comme un cheval, miauler comme un chat, aboyer
comme un chien, chanter comme un coq. Il n'en fallut pas davan-
tage pour égayer les convives, et le repas s'acheva, comme il avait
commencé, au milieu de la plus franche hilarité.
J'avais donc pu observer dans ses traits caractéristiques un des
épisodes en quelque sorte ordinaires de la solennité des cabanes.
C'est en effet au milieu de ces jours de repos et de douce gaieté que
se nouent le plus facilement entre Israélites ces premiers liens, pré-
ludes gracieux du mariage, qu'on nomme les fiançailles. La céré-
monie traditionnelle que je viens de décrire s'encadre avec une sin-
gulière harmonie dans le spectacle animé que présentent alors nos
villages, transformés en camps rustiques, où circule, avec l'odeur
enivrante des pins, comme un souffle de jeunesse et de vie prin ta-
nière. Ce que j'ai montré de l'intérieur des familles Salomon et Nadel
fait assez présager ce qu'est aujourd'hui, ce que sera dans l'avenir
l'existence de Schémelé et de Débora, partagée entre le travail et
les paisibles joies domestiques, animée çà et là par les fêtes reli-
gieuses, qui sont en quelque sorte autant de périodiques événemens
pour les villages israélites. C'est le souvenir de ces fêtes si impo-
santes dans leur originalité naïve que j'emportai surtout en quit-
tant Hegenheim, et j'avoue que je ne m'en éloignai pas sans regret.
Je pensais en regagnant Paris aux beaux vers qui ouvrent le Divan
de Goethe, et je me disais qu'il est doux quelquefois, au milieu de
notre vie inquiète et agitée, d'aller saluer la terre des patriarches
et respirer en pleine Europe l'air pur du vieil Orient.
Daniel Stauben.
DE
L'ALIMENTATION PUBLIQUE
LE CACAO ET LE CHOCOLAT.
I.
Chacun connaît l'aliment agréable et salubre dont le cacao forme
la base. On se doute assez peu cependant des conditions difficiles
qui entourent dans nos colonies la production du cacao. Comme le
café (1), comme le thé, le chocolat figure parmi ces boissons salu-
taires dont l'usage ne peut se répandre qu'au grand profit d'une
des industries les plus intéressantes de nos colonies, l'industrie des
sucres. On remplit donc une tâche utile en essayant de répandre
quelques lumières sur les procédés de culture applicables au ca-
caoyer, sur 'les causes qui. gênent soit la production, soit la con-
sommation du cacao. Il est peu de cultures qui aient traversé plus
de vicissitudes et qui rencontrent encore plus d'obstacles. Aux co-
lonies les influences atmosphériques, dans la métropole des concur-
rences, disons mieux , des falsifications audacieuses placent sous le
coup d'une regrettable défaveur une industrie dont, au double point
de vue de l'hygiène et de l'économie publiques, on ne peut que sou-
haiter les progrès. Gomment une telle situation pourrait-elle cesser?
Indiquer les causes qui l'ont amenée, les raisons qui la maintien-
nent, ce sera, nous l'espérons, faciliter la réponse à cette question.
L'origine de la culture du cacao se perd dans la nuit des temps,
on peut le dire sans exagération, car à l'époque de la conquête du
(1) Voyez sur le café la livraison du 15 septembre 1859.
154 REVUE DES DEUX MONDES.
Nouveau.- Monde les Espagnols trouvèrent l'usage du chocolat ré-
pandu parmi les populations quils allaient combattre; ils recon-
nurent, non sans surprise, que le cacao formait la base principale
de la nourriture des indigènes, dont l'embonpoint, le teint floris-
sant, annonçaient une vigoureuse santé. Pendant longtemps, ils
s'abstinrent de transmettre en Europe des notions dont ils voulaient
tirer profit à l'exclusion des autres peuples (1). Ce fut seulement en
i6A9 que l'on put commencer des essais de culture de l'arbre pré-
cieux dans l'île de Sainte-Croix, aux Antilles, la plus méridionale
des îles vierges, appartenant aujourd'hui aux Danois, qui l'avaient
acquise des Français. Vers 1655 , les Caraïbes découvrirent un pied
de cacaoyer dans les forêts de la Martinique. On est donc fondé à
placer le cacaoyer parmi les arbres indigènes des Antilles (2). Quel-
ques années plus tard, en 1684, un israélite nommé Benjamin Da-
costa fit, à la Martinique même, le premier essai d'une plantatix)n
régulière de cacaoyers. Dès lors l'usage du chocolat se propagea ra-
pidement en France, et la production du cacao assura une pré-
cieuse ressource aux colons trop peu favorisés de la fortune pour
entreprendre la culture des cannes et l'extraction dispendieuse du
sucre. D'ailleurs les terres humides de certaines vallées où les
transports sont difficiles conviennent peu à ces dernières exploita-
tions, tandis qu'elles se prêtent aisément à la récolte du cacao.
La Martinique, devenue ainsi l'un des premiers centres de la pro-
duction du cacao, fut bien tristement initiée aux désastres si fré-
quens contre lesquels les colons adonnés à cette culture ne sauraient
trop soigneusement s'abriter. La période florissante commencée dans
cette île en 1684 fut brusquement interrompue au bout de trente-
trois ans, en 1727. Un violent orage, une déjilorable inondation,
ruinèrent les plantations d'arbres à cacao, ou, pour employer l'ex-
pression du pays, les cacaoyères martiniquaines. A cette époque, la
culture du cafier venait d'être introduite dans la colonie; des plan-
tations de l'arbrisseau africain remplacèrent les cacaoyères boule-
versées. On s'appliqua cependant à relever l'industiie des produc-
(i) On considérait dans l'empiro de Montezuma, la culture des cacaoyers comme la
principale richesse du pays. Suivant Herrcra, c'était au milieu de grandes solennités
que les Mexicains se préparaient aux ensemencemens, aux plantations et aux premiera
soins des arrosages. Les Espagnols ne tardèrent pas longtemps d'ailleurs à négliger
cette admirable culture, comme toutes les autres, pour se livrer à la recherche dea-
métaux précieux.
(2) C'est l'opinion du savant auteur de la Flore des Antilles, M. Tussac. Il y a néanmoins
dans la Guyane des forets entières de cacaoyers dont les fruits servent de nourriture
aux singes. Cet arbre vient également sans culture à Caycnne; il croit spontanément
aussi dans le Nicaragua et le Guatemala, dans les régloris de l'Amérique méridionale^
le long de la rivière des Amazones, sur la c6te de Caracas, à Saint-Domingue, etc.
DE l'aLIMENTATIOxN PUBLIQUE. 155
teurs de cacao, et on y réussit sans trop de peine. Une sage mesure»
qui sans doute n'aurait pas moins d'opportunité aujourd'hui et qui
aurait de plus larges conséquences, vint ranimer la culture des ca-
caoyers, encouragée par l'édit royal qui réduisait à 10 centimes par
livre les droits d'entrée sur les produits de cette culture dans les co-
lonies françaises. Dès l'année 1775, la Martinique exploitait 1,400,000
pieds de cacaoyers et pouvait suffire à la consommation de la France
en réunissant ses produits à ceux de l'île de Saint-Domingue, dont
les vallées chaudes et humides offi-aient un terrain des plus favora-
bles à la production du cacao (1). Les plantations de Saint-Domingue
furent malheureusement à leur tour dévastées par un terrible oura-
gan qui anéantit pour longtemps la production du cacao dans cette
île.
Une culture soumise à de telles vicissitudes devait peu à peu
lasser la patience des planteurs ; c'est ce qui arriva, et les cacaoyers
furent négligés pour les cannes à sucre, moins assujetties aux in-
fluences désastreuses des ouragans. Les cannes envahirent ainsi aux
Antilles la plus grande partie des terres cultivables, de celles même
où des abris naturels auraient favorisé le développement des ca-
caoyers. On peut dire que généralement dans ces îles les terrains
encore consacrés à la culture de l'arbre à cacao sont ceux qui ne
pourraient économiquement produire des cannes à sucre. Ajoutons
que les soins insuffisans apportés à la récolte, à la préparation comme
à la conservation et à l'expédition des produits, expliquent en grande
partie la défaveur qui s'attache dans les transactions commerciales
aux cacaos des îles (2).
Y a-t-il quelques moyens de rendre à la culture du cacao dans
nos colonies son ancienne prospérité? Des exemples pris dans les
possessions étrangères permettent d'aborder une telle recherche
avec confiance. Il est à remarquer avant tout que le champ de
cette culture peut facilement s'étendre. Deux de nos colonies, la
Guadeloupe et la Guyane, sont appelées à prendre une part avanta-
geuse aux progrès de la production du cacao. Autrefois désignée
(1) On sait que le traité de Ryswyk avait partagé entre les Français et les Espagnols
cette grande île, découverte par Colomb le 6 décembre 1492. L'émulation féconde qui
n'avait pas tardé à se développer entre les deux populations avait été l'une des causes
de la prospérité, aujourd'hui si compromise, de Saint-Domingue.
(2) Les mêmes circonstances ont amené, partout ailleurs que dans nos colonies, de
semblables résultats, c'est-à-dire des cultures alternativement prospères, puis abandon-
nées, reprises encore, négligées ensuite. Nous citerons seulement les colonies de la
-Jamaïque et de Sainte-Lucie. La Dominique, entrecoupée d'un grand nombre de cours
■d'eau, est une dès Antilles où la production du cacao rencontre encore les plus favo-
rables conditions de succès. A la Trinité aussi, les Anglais comptent des plantations
florissantes établies après l'année désastreuse de 1727, où la rigoureuse persistance
des vents du nord fit périr le plus grand nombre des cacaoyers.
156 REVUE DES DEUX MONDES.
SOUS le nom de France équinoxiale, puis nommée Eldorado par les
Espagnols, qui avaient espéré y découvrir un riche lac aurifère, la
Guyane est couverte de forêts dont le défrichement offrirait un ter-
rain fertile, propice à la végétation des cacaoyers. Déjà quelques
produits remarquables de cette provenance autorisent à croire au
succès probable de cette culture. Des succès du même genre, réa-
lisés sur le sol également fertile de la Guyane hollandaise, sont de
nature à confirmer notre supposition.
En tout cas et de toutes parts, les planteurs qui voudront con-
courir à développer, à perfectionner cette utile production agricole,
exclusivement réservée aux contrées intertropicales, doivent tourner
leurs regards vers les florissantes cultures de Caracas et de Guate-
mala (1). Dans ces riches exploitations, l'abondance, la valeur com-
merciale et la qualité supérieure des produits doivent fixer l'attention
sur les moyens d'imiter, autant que le permettraient les circon-
stances locales, 4es pratiques qui ont amené d'aussi remarquables
résultats. Et s'il n'était permis d'atteindre à la qualité de ces crus
privilégiés, ne pourrait-on du moins essayer de réunir des conditions
semblables à celles que l'on rencontre dans la province brésilienne
de Maragnan, couverte de plantations dont les produits, plus rap-
prochés de ceux de nos colonies, les dépassent cependant en qua-
lité et sont justement appréciés sur tous les marchés de l'Europe?
Quelles sont donc les bonnes conditions que nos producteurs de
cacao doivent s'attacher à réunir? 11 importe d'abord de bien con-
naître la plante, puis de recueillir les données de l'expérience sur
les soins qu'elle réclame. C'est ce que l'on néglige assez générale-
ment, et l'ignorance, l'incurie, exercent sur cette branche de la
production coloniale une influence trop fâcheuse pour qu'on n'es-
saie pas d'y porter remède par quelques indications indispensables.
Les botanistes ne reconnaissent qu'une seule espèce de cacaoyer
qui soit bonne à cultiver (2). L'illustre fondateur des classifications
actuelles, Linné, l'a désignée sous le nom de theohroma cacao, com-
posé des mots 0£oç (Dieu) et ppâ)(xa (nourriture), le produit que l'on
(1) En voyant la position exceptionnellement heureuse où se trouve cette production
dans la république de Venezuela, qui suffît à peine aux débouchés extérieurs et livre
ses cacaos à des cours deux et quatre fois plus élevés que toutes les autres exploitations,
on comprend difficilement le but de la mesure qui dans cette contrée prohibe l'intro-
duction des cacaos étrangers, de ceux-là mêmes qui, moins dispendieux, améliorent par
leur arôme spécial la qualité trop douce du produit isolé de Caracas.
(2) Parmi les «autres espèces comprises dans une même tribu botanique, on distingue
le theobroma guyanense^ originaire de la Guyane; le theobroma cariba^ des Indes-Oc-
cidentales ; le theobroma bicolor^ de l'Amérique du Sud. Un voyageur français, M. Gou-
dot, a remarqué dans la Nouvelle-Grenade une espèce très productive désignée à Muro
sous le nom de montaraz^ dont les graines amères sont renommées dans le pays pour
leur propriété fébrifuge.
DE l'alimentation PUBLIQUE. 157
en tire étant digne par sa délicieuse saveur d'être servi sur la table
des dieux. Le theohroma cacao est un arbre de grandeur moyenne,
pouvant atteindre, suivant la richesse du sol et la température
des climats, une hauteur de 5 à 10 mètres. Sa tige droite (1) se
termine en une cime formée de rameaux grêles allongés, recou-
verts d'une écorce jaunâtre, portant des feuilles alternes ovales,
pointues, vertes et lisses à l'époque de leur entier développement,
tandis que les feuilles naissantes à l'extrémité des ramifications of-
frent une jolie teinte rosée qui contraste agréablement avec le vert
intense et luisant du feuillage plus ancien sur le même arbre. Ses
fleurs offrent, à l'extrémité de grêles pédoncules disposés en petites
touffes, un calice rose à cinq divisions et une corolle jaune à cinq
pétales, marqués d'une taêhe purpurine vers la base. Elles se déve-
loppent sur les grosses branches et la tige, qui parfois en est garnie
jusqu'à terre (2). Entre ces fleurs si petites et le fruit volumineux
qui leur succède durant toute l'année, il existe une disproportion
singulière (3).
Le fruit dans cette espèce cultivée ressemble à un petit concombre
ovoïde de couleur verte d'abord, puis jaune et tacheté de rouge
écarlate ou violacé vers l'époque de sa maturité, terminé en pointe
émoussée, long de 15 à 22 centimètres, à côtes épaisses, au nombre
de dix d'abord, divisé dans l'intérieur en cinq loges contenant cha-
cune huit ou dix ovules. Les cloisons membraneuses disparaissent
par degrés , laissant enfin une seule loge ou grande cavité remplie
de graines superposées, au nombre de vingt-cinq ou quarante,
aplaties par leur mutuelle pression. La forme et la grosseur de ces
graines rappellent les dimensions des fèves, bien qu'elles soient un
peu plus arrondies. Les graines de l'arbre à cacao contiennent l'a-
mande aromatique alimentaire; elles sont recouvertes- d'un dur
tégument ou enveloppe crustacée mince et ligneuse, facile à éli-
miner, entourées d'une pulpe légèrement sucrée, aigrelette, source
de pertes, de difficultés et de mécomptes durant la récolte et la
préparation. Souvent en effet les nègres cueillent ces fruits unique-
ment en vue de se rafraîchir avec le jus de la pulpe, et rejettent les
graines non encore mûres à point. Toujours d'ailleurs les faciles
altérations spontanées de cette pulpe exigent de grands soins pour
en régler l'inévitable fermentation, fatale parfois, lorsqu'on lui laisse
parcourir ses phases ou seulement trop s'avancer. -
(1) Cette tige à écorce brune est formée d'un bois poreux, lég«r, blanchâtre, abon-
dant en sève par toutes les saisons, à moins que l'arbre ne soit sur son déclin.
(2) Les fleurs naissantes sur le tronc se montrent aux points marquant les aisselles
des feuilles spontanément détachées de l'arbre.
(3) Le diamètre d'un bouton au moment où la fleur s'épanouit n'excède guère 4 milli-
mètres, tandis que le petit diamètre du fruit atteint 12 centimètres en moyenne.
158 RETUE DES DEUX MONDES.
Tel est Tarbre qu'on cultive uniquement sous le nom de cacaoyer,
sans qu'on ait pu encore décider si le choix d'autres espèces ou
variétés ne pourrait exercer une utile influence sur la qualité des
produits. C'est encore là une question que la science peut aider à
résoudre ; mais avant tout il faut examiner les procédés de culture
appliqués particulièrement au theobroma cacao.
On ne peut établir des plantations productives de cacaoyers que
sous certains climats exactement défmis par Humboldt et Bonpland
dans leur Physique générale et géographique des plantes. M. Bous-
singault rappelle, comme eux, que cet arbre exige une terre riche,
humide et profonde, de la chaleur et de l'ombrage; aussi toutes les
plantations importantes qu'il a parcourues offrent-elles une physio-
nomie commune : toujours on les trouve dans les régions les plus
chaudes, soit à peu de distance de la mer, soit auprès des torrens,
soit enfin longeant les bords des grands fleuves. La culture du ca-
cao cesse d'être profitable dans les localités qui ne sont pas douées
d'une température moyenne de 24 degrés. C'est en vain que l'on a
tenté, parfois à grands frais, d'établir une cacaoyère sur un défri-
chement, même de terrain fertile, lorsque la température du climat
ne pouvait en général dépasser 22 degrés 8 dixièmes. Les arbres
cependant en quelques années y développaient une belle végéta-
tion, donnaient des fleurs et des fruits, mais ceux-ci ne mûrissaient
pas. Tous les cultivateurs expérimentés dans les régions tropicales
savent bien que l'on doit établir la culture du cacao sur des terrains
vierges fertiles, enrichis par la chute des feuilles durant une longue
suite d'années, tels que l'on en rencontre après le défrichement des
forêts, surtout lorsque la superficie, en pente légère, est susceptible
de recevoir des irrigations convenablement dirigées, qui entretien-
nent l'humidité ambiante dans l'air et dans le sol.
Lorsque l'on a reconnu dans la localité choisie les conditions de
sol et de climat favorables, que l'on a effectué le défrichement,
brûlé les racines, les branchages, parfois même les arbres abattus,
et dispersé les cendres sur le sol, afin d'y ajouter les élémens mi-
néraux de la nourriture végétale qu'elles contiennent, la plus impor-
tante préoccupation est de se pourvoir d'abris convenables contre
les ardeurs du soleil et propres aussi à briser le souffle des vents
impétueux. Quelquefois on peut à cet effet ménager, en défrichant,
un certain nombre d'arbres feuillus; mais il est rare que Ton ren-
contre de tels abris naturels. A défaut d'arbres feuillus, on a recours
à des essences forestières d'une rapide croissance. Aux environs de
Caracas, on forme des ombrages avec le bucare [erythrina um-
brosa)\ pour composer ou compléter l'abri, souvent on environne le
lieu de la plantation d'un triple ou quadruple rang de bananiers, et
DE l'alimentation PUBLIQUE. 150
l'on en distribue d'autres rangées à des intervalles plus ou moins
rapprochés dans la plantation même. C'est surtout trois mois avant
la maturité des fruits du cacaoyer que l'on garnit le terrain de ba-
naniers; deux mois plus tard, toujours dans les mêmes vues, on
intercale entre les rangs de bananiers des rangées de manioc. Ces
plantations auxiliaires ne constituent pas d'ailleurs des frais en pure
perte, elles fournissent plusieurs sortes d'utiles ressources alimen-'
taires (1).
Lorsque le terrain est aplani , labouré profondément , le planteur
marque en quinconce les emplacemens où doivent être déposées les
graines de cacao, à l'aide de cordeaux et de piquets, à des distances
régulières de trois ou cinq mètres, un peu plus grandes dans les terres
très fertiles. Cette symétrie de la plantation offre un aspect agréable
et facilite la surveillance du maître. Au temps de la maturité, elle
est très favorable à la cueillée complète des fruits. On doit semer
les graines parfaitement mûres et immédiatement après la récolte
ou l'extraction des capsules, car elles ne conservent que très peu
de temps leur qualité germinative. Trois graines sont placées à
huit centimètres de profondeur autour de chaque piquet. C'est ainsi
que l'on procède en beaucoup de contrées, notamment dans la pro-
vince de Guayaquil, l'une des plus productives, bien que le cacao
n'y soit pas d'une excellente qualité.
Dans les cultures du Venezuela, et parfois aux Antilles, afin d'évi-
ter, dans certaines terres où pullulent les insectes et les rats, les
ravages qu'exercent ces animaux nuisibles, on élève le plant en pé—
pinière dans un sol très fertile et bien ameubli : on amoncelle à cet
effet de petites buttes en terre de vingt-cinq centimètres de hau-
teur, dans chacune desquelles on dépose. deux ou trois graines vers
l'époque où l'arrivée des pluies peut être prévue; sinon, il faudrait
arroser tous les matins. On recouvre d'ailleurs les graines avec quel-
(1) Le bananier, dit Adanson, est la plante la plus utile de toutes celles que l'on cul-
tive dans les Indes. A peine les bananes ont-elles été cueillies et la tige abattue, que le
plus élevé des rejetons s'élance à son tour et ne tarde pas à fructifier. Les bananes
vertes sont féculentes, et, soumises à la cuisson, remplacent le riz ou le pain ; les fruits
mûrs sont doux et plus ou moins sucrés. Certaines espèces fournissent de longues et
larges feuilles qui servent de nappes et de serviettes; d'autres donnent des fibres textiles,
luisantes, employées à confectionner divers tissus solides ou légers. Quant à la plu»
utile des deux espèces de manioc, juca amara, par son abondante et savoureuse fécule,
elle nourrit, sous les diverses formes de cassave, de tapioka, de cabiou, les populations-
des pays tropicaux, après toutefois que l'on a éliminé par les lavages ou une torréfac-
tion légère le violent poison que recèlent les racines tuberculeuses. Ce poison volatil^
dans lequel MM. Boutron et Henry ont reconnu l'acide prussique, donne au suc frais
du manioc amer l'énergique propriété vénéneuse bien connue des nègres. Ceux-ci , au
temps de l'esclavage, choisissaient ce poison pour se soustraire, en se donnant la
mort, à des châtimens rigoureux.
160 REVUE DES DEUX MONDES.
ques feuilles de bananiers. Au bout de deux ans, dans ces conditions
favorables, le plant s'élève à plus d'un mètre; c'est alors qu'on
l'écime en coupant les deux branches supérieures pour le trans-
planter en place fixe.
Les semis en pépinière , dans la vallée supérieure du Rio-Magda-
lena, sont abrités par des espèces de toitures en feuilles de palmier,
et il suffit d'arroser une fois par semaine cette toiture pour assurer
aux semis l'humidité convenable dans cette localité. La transplan-
tation s'effectue au bout de six mois. Dans son voyage aux Antilles,
M. Tussac signale une méthode de culture en pépinière, déjà remar-
quée par Jussieu, qui assure mieux encore le succès de la transplan-
tation : elle consiste à enfoncer dans le sol ameubli de petits paniers
de liane pleins de terre, dans chacun desquels sont déposées deux
ou trois graines. Lorsque les plantes ont acquis une hauteur de 25
ou 30 centimètres, on les met en place avec le petit panier, qui se
détruit spontanément et ne peut nuire aux racines.
L'arbre commence à fleurir vers deux ans et demi ou trois ans.
On doit supprimer alors les premières fleurs, afin d'obtenir des fruits
plus gros, plus abondans et plus productifs vers la quatrième ou la
cinquième année, lorsque la température moyenne s'élève à 27 de-
grés et que l'humidité est suffisante. Dans les contrées où les con-
ditions sont moins favorables, la fructification abondante n'a lieu
qu'au bout de six ou sept ans. Pendant la croissance des cacaoyers,
les soins principaux consistent à biner le sol autour de chaque pied,
afin de favoriser l'accès de l'air vers les racines, tout en retranchant
les radicelles à la base de la tige; on élague vers les extrémités les
branches trop développées, on soutient en faisceaux par des liga-
tures celles qui se recourbent vers le sol.
Quatre mois à peu près s'écoulent depuis l'apparition des fleurs
jusqu'à la maturité des fruits; celle-ci s'annonce, soit par la faible
résistance qu'ils opposent lorsqu'on essaie de les détacher de l'arbre,
soit par la nuance fauve ou rouge violacé qui succède à la teinte
verte de leur superficie. A l'intérieur, la chair est d'un blanc très
légèrement jaunâtre, les graines sont blanches; elles prennent à
l'air, et en se desséchant, une coloration rousse ou brune. Bien qu'il
ne soit pas rare de voir, surtout dans les plantations en plein rap-
port, sur le même arbre, des fleurs et des fruits mûrs que l'on peut
cueillir tous les jours, on ne fait généralement que deux grandes ré-
coltes chaque année, aux mois de juin et de décembre. C'est à l'âge
de dix ou douze ans que les cacaoyers produisent le plus, et ils peu-
vent donner durant trente ou quarante années d'abondantes récoltes,
représentant, suivant les localités, les terrains et les expositions, de
700 grammes à 1 et même jusqu'à 2 kilog. de graines sèches par
DE l'alimentation PUBLIQUE. 161
pied, ce qui fait par hectare, suivant l'espacement' des arbres, de
AOO à 800 kilogrammes provenant de 800 à 1,800 kilog. de graines
récoltées fraîches.
Pour les fruits à portée de la main, la cueillée se fait directe-
ment; pour les fruits hors de portée, on coupe le pédoncule à l'aide
d'une serpette courte au bout d'une gaule; il faut se hâter d'ouvrir
les capsules et d'en extraire les graines (au moyen d'un gros cou-
teau de bois arrondi), afin d'en prévenir la germination. Une fois
extraites de la capsule, les graines, enveloppées de leur arille pul-
peuse, sont classées suivant la qualité. On met à part celles qui ont
subi des altérations ou ne sont pas venues à maturité suffisante. On
étend ces graines au soleil afin d'en commencer la dessiccation, et
tous les soirs on les met en tas à l'abri. Dès lors commence une fer-
mentation active dans les jus sucrés de la pulpe; la température
s'élève et pourrait occasionner des altérations fort préjudiciables, si
l'on ne se hâtait de les prévenir en étendant les tas en une couche
de faible épaisseur. Parfois aussi les pluies surviennent, qui s'oppo-
sent à l'achèvement en temps utile de la dessiccation : dès lors plu-
sieurs altérations spontanées sont à craindre : les fermentations
acides et putrides , ou bien des végétations cryptogamiques , des
moisissures qui se développent, remplaçant en partie les principes
de l'arôme agréable par des productions à odeur fétide.
Il y aurait sans aucun doute de grandes améliorations à introduire
dans cette phase de la récolte et de la préparation des graines : on
y parviendrait sans peiné en appliquant dans ces contrées les sys-
tèmes efficaces de dessiccation par des ventilateurs ou étuves à cou-
rans d'air usités en Europe. Dans les exploitations des Antilles que
M. Tussac a visitées, on met en pratique un procédé susceptible de
mieux régulariser la fermentation et d'activer ensuite la dessicca-
tion : les graines fraîches sont entassées dans de grands canots en
bois, puis recouvertes avec des feuilles de bananier et de balisier,
assujetties par des planches et comprimées sous le poids des pierres
dont on les charge. L'air, n'ayant pas un libre accès dans la masse,
ne peut aussi puissamment activer la fermentation ni favoriser le dé-
veloppement des moisissures. Au bout de quatre ou cinq jours, du-
rant lesquels on les remue chaque matin, les graines ont acquis une
teinte rousse; on les étend alors sur un glacis en couche mince au
soleil, et deux ou trois fois par jour on les remue à la pelle pour re-
nouveler les surfaces et faciliter l'évaporation; mais on est encore
obligé d'abriter ces graines sous des hangars pendant la nuit et
lorsque la pluie survient (1).
(1) On a d'ailleurs fort à redouter l'avidité des rats, très friands de ces amandes si
TOME XXIV. 11
162 REVUE DES DEUX MONDES.
On devrait essayer en tout cas une méthode très simple employée
avec succès dans les exploitations du Venezuela, d'où nous viennent,
sous la dénomination de cacao terré de Caracas, les meilleurs pro-
duits connus. Dans les cacaoyères justement renommées de Gara-
cas, voici comment on procède : dès que les fruits sont récoltés, on
les ouvre afin d'en extraire les graines entourées de leur pulpe;
celles-ci sont immédiatement enfouies .sous terre durant plusieurs
jours. L'absence de renouvellement de l'air atmosphérique concourt
avec la régularité plus grande de la température , sous l'influence
de la masse de terre environnante, à prévenir le développement
des végétations cryptogamiques , et à modérer la fermentation au
degré convenable, c'est-à-dire de façon à hâter la désagrégation
et l'évaporation des sucs. Il faut toutefois saisir le moment opportun
pour retirer les graines de la fosse et les étendre sur des nattes ou
des claies à l'air libre ou sous des hangars. Ici encore il y aurait
tout avantage à rendre la dessiccation plus rapide et plus complète
à l'aide d'un étuvage méthodique et d'une ventilation suffisante. On
reconnaît que le cacao est assez sec lorsque l'arille qui enveloppe
ses graines est devenue friable entre les doigts, et que, mis en tas,
il ne s'échauffe plus spontanément ou ne subit plus de fermentation
sensible. Il est rare néanmoins (si l'on excepte Caracas) que dans
ces exploitations on pousse au degré utile la dessiccation, soit que
Ton manque de moyens efficaces et rapides, soit que l'on craigne
de trop amoindrir le poids du produit, et cependant l'espérance à
laquelle on s'abandonne dans ce dernier cas est presque toujours
trompeuse. Ce qui reste d'humidité dans la masse occasionne ulté-
rieurement plusieurs altérations, notamment les attaques des larves
d'insectes qui rongent l'amande, une nouvelle fermentation, enfin les
moisissures, si fréquemment observées, qui déprécient le cacao bien
au-delà de la valeur fictive représentée par un poids plus grand de
quelques centièmes.
Voilà cependant les travaux de culture terminés, et nous admet-
tons qu'ils aient réussi. Le produit obtenu par le planteur entre
dans le mouvement commercial, dans la consommation puJDlique;
il indique à l'observateur, sous cette nouvelle forme, un ordre de
recherches également nouveau.
*
nutritives. De petits chiens griffons anglais, spécialement dressés, peuvent avec succès
faire la chasse aux rats, avec succès non pas toujours pour eux, car les nègres leur dis-
putent leur proie; souvent ils s'en emparent et mangent avec délices ces petits rongeurs,
nouvel exemple de l'adage sic vos non vobis. Tel est même le goût des nègres pour cette
alimentation, qu'un propriétaire des Antilles prétendit un jour vendre plus cher son ha-
bitation en raison des chasses de ce genre, très abondantes chez lui, et qui pouvaient,
disait-il, nourrir presque tout son personnel.
DE l'alimentation PUBLIQUE. 163
IL
Le cacao, considéré comme objet de commerce, n'a pas été à Fa-
bri des vicissitudes qui ont frappé tant de fois les planteurs livrés
aux simples travaux de culture. On a dit déjà que les Espagnols
avaient négligé ce produit pour se consacrer de préférence à l'ex-
ploitation des métaux précieux dans une contrée dont ils s'étaient
rendus maîtres. Plus tard, lorsque d'autres nations, mieux avisées,
s'emparèrent de cette nouvelle branche de commerce maritime,
l'Espagne jalouse prohiba l'exportation pour tout autre point que la
métropole : vaine mesure qui n'arrêta que momentanément l'essor
de ce commerce. Bientôt la plus grande partie des cacaos caraques,
détournés de leur destination légale, furent entreposés duns la capi-
tale de la Hollande, et les Espagnols, dans les premières années du
xviii^ siècle, ne virent plus arriver un seul chargement direct de
Caracas; ils furent contraints d'acheter à des prix exorbitans les
produits de leurs propres colonies. Ce fut alors, en 1718, que Phi-
lippe Y octroya le droit exclusif du commerce avec Caracas et Cu-
mana à la compagnie dite de Guipuscoa et des Caraques^ sous la
condition d'anéantir les exportations frauduleuses. Cette compagnie,
exploitant avec intelligence et beaucoup d'activité son privilège, ra-
mena les choses vers leur état normal, et la culture du cacaoyer
fit ainsi de nouveaux progrès dans le Venezuela.
On sait comment cette culture, introduite en 1780 dans les co-
lonies françaises, y fut entravée par des droits exagérés, puis en-
couragée de nouveau grâce à des mesures plus libérales. Le com-
merce national et étranger traversa les mêmes fluctuations jusqu'au
moment où les avantages mieux appréciés de l'introduction du cho-
colat dans le régime alimentaire amenèrent un développement re-
marquable de la consommation, en dépit des droits considérables
que supporte encore la matière première de cette utile industrie, et
malgré certaines falsifications qu'il serait aisé de faire disparaître.
En jetant un coup d'oeil sur les importations durant trois périodes
décennales, nous pourrons aisément constater les progrès du com-
merce, de la fabrication et de la consommation générale. Pendant
la première période, de 1827 à 1836, le commerce général de la
France avec ses colonies et les nations étrangères avait importé chez
nous 1,998,703 kilos de cacaos de diverses origines; les importa-
tions semblables se sont élevées, année moyenne, de 1837 à 1846,
à 2,606,353 kilos; l'augmentation était de près de 50 pour 100, Pen-
dant la période suivante, de 1847 à 1856, l'accroissement ne fut pas
16/i REVUE DES DEUX MONDES.
moins considérable, car les importations, année moyenne, dm'ant
cet intervalle de temps, s'élevèrent à 3,587,425 kilos. La produc-
tion dans nos colonies, bien que graduellement croissante, no-
tamment à la Martinique, a fourni un peu moins que la dixième par-
tie des quantités introduites en France durant la dernière période.
Quant au commerce spécial, représentant la consommation chez
nous durant les mêmes périodes, la progression a été plus rapide
encore : elle s'est élevée, année moyenne, de 809,00/i à 1,602,647,
puis à 2,835,641 kilos. La fabrication du chocolat, représentant
moitié au-delà de ces quantités, a suivi la même progression as-
cendante, équivalant, dans une année de la dernière période, à
4,253,441 kilos. En ce moment même, on peut dire que le com-
merce et la consommation du cacao, ainsi que la fabrication du cho-
colat, suivent leur marche ascendante, car la moyenne des quan-
tités importées durant les deux années 1857 et 1858 se sont élevées à
5,555,210 kilos, dépassant de plus de moitié les importations de
la précédente période décennale. Quant à la consommation, elle n'a
pas été moins progressive, puisque, durant ces deux années, elle
a en moyenne atteint 3,623,966 kilos, supérieure aussi de près de
50 pour 100 à la consommation de la période décennale précédente.
Et cependant les droits à l'entrée dépassent la moitié de la va-
leur du produit imposé. Une réduction notable de ces droits aurait
encore, sans aucun doute, des résultats utiles à plus d'un point de
vue, en développant la production dans nos colonies, ainsi que le
commerce international et intérieur, en accroissant la consomma-
tion (1), en améliorant la qualité d'un aliment agréable, doué de
propriétés éminemment nutritives, mais que la population la plus
nombreuse, forcée de consommer des chocolats à bas prix, ne con-
naît guère encore.
Mais avant de suivre le cacao transformé en chocolat dans la con-
sommation publique, il faut indiquer les principales espèces com-
merciales, les quahtés particulières, la composition naturelle qui les
distinguent.
Les produits des provenances diverses peuvent être ainsi classés
suivant l'ordre de la qualité : en première ligne, le cacao caraque,
(1) On peut juger de cette influence par les causes mômes qui ont dé']h produit de
semblables eflfets : de 1816 à i83i, le tarif variait de 80 à 115 et 120 francs, suivant les
lieux de provenance. La loi de 1830, en abaissant de 50 pour 100 ces droits, doubla en
moyenne la consommation pendant les dix années suivantes. Il ne faut pas oublier
d^uilleurs que rabaissement des tarifs sur ce point amènerait au profit du trésor une
double compensation dans les progrès plus rapides de la consommation du cacao et
dans raccroissement simultané de la consommation du sucre, chaque quintal métrique
de cacao brut nécessitant l'emploi de 75 kilogrammes de sucre au moins pour la fabri-
cation du chocolat.
DE l'alimentation PUBLIQUE. 165
OU de Caracas, de Soconusco, Porto-Gabello, Maracaïbo et Magda-
lana; 2° celui de la Trinité et d'Occana; 3° de Maragnan et de Para,
importé du Brésil en quantités plus grandes que tous les autres;
h° de Guayaquil, Surinam, Demerari, Berbice et Sinnamari; 5° de
Saint-Domingue, de la Martinique et de la Guadeloupe, désigné
généralement sous le nom de cacao des ilesj 6° de Cayenne, de
Bahia et de Bourbon.
Bien que les soins donnés à la culture , à la récolte , à la conser-
vation et au transport du produit puissent exercer la plus grande
influence sur les qualités obtenues de diverses provenances, cer-
tains caractères remarquables semblent dépendre de plusieurs au-
tres causes, comprenant peut-être la variété de la plante, l'exposi-
tion, le sol, le climat, et qu'il serait très intéressant et profitable
sans doute d'étudier. C'est ainsi qu'entre tous, le produit de la
province de Caracas se distingue par sa belle apparence, par ses
graines plus volumineuses et arrondies, la coloration moins brune
ou plus rougeâtre de son enveloppe et de son amande après le
broyage, enfin l'arôme plus suave et l'amertume moindre des cho-
colats dans lesquels il entre en plus grande proportion. Un carac-
tère chimique ressort en outre des expériences auxquelles on peut
le soumettre. Mis en contact avec l'alcool (esprit-de-vin), il donne
des solutions de couleur jaunâtre légère, tandis que, traités de la
même manière, les cacaos de la Trinité, d'Haïti, de Maragnan et
de la Guyane française produisent des liquides de couleur violette
de plus en plus foncée, contenant des quantités graduellement plus
grandes de substances dissoutes.
Malgré ses qualités supérieures, le cacao caraque n'est employé
seul qu'exceptionnellement. La raison n'en est pas seulement dans
le cours élevé de ce produit, mais dans la pratique adoptée de le
mélanger avec des proportions plus ou moins fortes des autres es-
pèces commerciales, pour satisfaire au goût des consommateurs,
qui trouvent dans ces mélanges une saveur plus prononcée et un
arôme suivant eux plus agréable. En maintes occasions, on recon-
naît d'ailleurs que le mélange des arômes est préféré par le plus
grand nombre. A l'exposition universelle qui eut lieu à Paris en
1855, on a remarqué que les cacaos les plus estimés, ceux de Ca-
racas et de Porto-Gabello, ne figuraient point parmi les productions
étrangères. Les propriétaires des grandes exploitations de ce genre
dans la république de Venezuela, satisfaits sans doute de la renom-
mée de leurs produits et ne supposant pas qu'ils dussent rencontrer
de rivaux, s'étaient spontanément mis hors de concours. En effet,
les cacaos envoyés à l'exposition universelle par la République-
Dominicaine et celle de Costa-Rica ont seuls fixé l'attention du jury
166 KEYUE DES DEUX MONDES.
et témoigné des efforts heureux des propriétaires pour améliorer
les produits de leurs cultures (1).
On ne saurait faire comprendre les propriétés alimentaires du
chocolat, dissiper certains préjugés à l'égard de ce produit, sans in-
diquer, sommairement du moins, la composition naturelle des
amandes du cacao. Ces amandes renferment les principales espèces
de substances organiques, — azotées, grasses, féculentes, aroma-
tiques, — et de matières minérales qui peuvent concourir utilement
à la nourriture des hommes (2). Le rôle que chacune de ces diffé-
rentes espèces de substances doit jouer dans notre alimentation ne
saurait aujourd'hui laisser prise au moindre doute. On sait que les
substances organiques azotées sont indispensables dans nos rations
alimentaires, car elles seules peuvent servir directement à la répa-
ration des pertes qu'éprouvent les tissus des adultes et au dévelop-
pement de ces tissus pendant la croissance. Les matières grasses
subviennent soit aux sécrétions dans les tissus adipeux, soit, par
leur combustion humide dans nos organes, à la production de la
chaleur qui entretient la vie. — Les substances amylacées et sucrées
concourent indirectement à former les sécrétions adipeuses, et di-
rectement, par leur combustion lente, à la production de la chaleur.
— Les matières minérales , notamment les phosphates et carbonates
calcaires, sont indispensables à l'entretien de la charpente osseuse,
qui sans cesse se renouvelle lentement chez les adultes, et qui se
développe plus ou moins vite chez les enfans jusqu'au terme de la
croissance.
Ces notions positives de la science contemporaine ne se sont ré-
pandues qu'assez tard parmi nous : on peut s'en assurer, du moins
(1) Le jury de cette exposition fit remarquer que les droits d'entrée sur le cacao en
graines étant de 44 fr. les 100 kilog., les amandes simplement broyées dans les colonies
françaises supportaient un droit d'entrée en France égal à 165 fr., et qui dépassait la
valeur de ce produit au poiéit de départ. Il émettait le vœu que dans l'inténH de l'in-
dustrie coloniale et de l'alimentation réparatrice et salubre des classes peu aisées, ces
droits pussent être réduits à l'entrée dans la métropole.
(2) Voici la composition moyenne des amandes du cacao de bonne qualité, composition
peu variable, si ce n'est dans la nature et les faibles proportions des substances aroma-
tiques et amères.
100 parties en poids de ces amandes non torréfiées contiennent :
Substance grasse (beurre de cacao) 52
Albumine, fibrine et une autre matière azotée 20
Caféine 4
Fécule amylacée ( amidon )..... 10
Matières colorantes, amères, aromatiques (non déterminées),
substances minérales 4
Eau hygroscopique 10
lôiT
DE l'alimentation PUBLIQUE. i67
en ce qui concerne le chocolat, car on trouve le passage suivant
dans un ouvrage dû au concours de quelques savans justement cé-
lèbres (1); il est bon de montrer quel était sur ce point l'état de la
science à cette époque. « Nous ne craignons pas, disaient les au-
teurs de l'ouvrage en question, d'affirmer que le chocolat nourrit à
la manière des fécules amylacées. » Or on sait parfaitement aujour-
d'hui que les fécules amylacées n'offrent jamais qu'une alimentation
insuffisante, que jamais elles ne peuvent s'assimiler à nos tissus,
que la confiance qu'on a pu leur accorder, en leur supposant quel-
que aptitude à remplir ce rôle, ne pouvait être que trompeuse, et
souvent même a présenté de véritables dangers.
Quant aux propriétés nutritives du cacao et des préparations qui
en dérivent, elles sont tout autres, plus complètes et bien réelles.
En voyant l'amande du cacao offrir dans sa composition intime deux
fois autant de substance azotée que la farine du froment, vingt-cinq
fois plus de substance grasse, une quantité notable d'amidon, une
saveur et un arôme très agréables, qui provoquent l'appétit, on est
tout disposé à. croire que ce produit végétal est doué d'un éminent
pouvoir nutritif; l'expérience directe dans une large mesure prouve
chaque jour qu'il en est réellement ainsi (2), Qui ne sait en effet que
le cacao dégagé de ses enveloppes à l'aide d'une torréfaction légère
suffisante pour développer son arôme, puis mélangé intimement avec
un poids de sucre égal au sien, constitue la substance bien connue
et de mieux en mieux appréciée sous le nom de chocolat? Qui ne
sait encore que ce produit est un aliment substantiel en toutes-
circonstances, capable d'apaiser la faim et de soutenir les forces
durant les voyages et les fatigans exercices de la chasse , aliment
(1) Le Dictionnaire classique ^Histoire naturelle, volume publié en 1822.
(2) Dans la préparation du chocolat, certaines précautions ont assez d'importance et
sont parfois assez négligées pour qu'il convienne de les indiquer ici. La torréfaction des
graines, ménagée avec un grand soin, doit être assez brusque cependant pour dessécher
et rendre friables les enveloppes sans trop fortement atteindre l'amande , qui n'en doit
subir qu'une modification très légère. On les concasse, puis on les sépare des enveloppes;
les amandes sont alors mélangées avec leur poids de sucre blanc exempt de saveur et
d'odeur désagréable. Le broyage du mélange de sucre et de cacao mondé doit être com-
plété très finement à l'aide d'appareils mécaniques dont on favorise l'action par une élé-
vation de température qui fait fondre la matière grasse. Dans cette opération, un fait
remarquable, longtemps mis en doute, a été constaté définitivement : c'est l'influence
des surfaces en fonte en contact avec la pâte de chocolat, qui communique au produit
alimentaire une teinte brune foncée et une saveur atramentaire désagréable. Dès lors les
fabricans les plus habiles se sont décidés à remplacer toutes ces pièces en fonte par des
pièces en granit ou en porphyre. Les autres opérations consistent dans un moulage mé-
canique à chaud dans de petites caisses en fer-blanc imprimant sur les tablettes les
divisions en doses de 24 à 32 au kilog., la marque et le nom du fabricant. Un local
assez vaste, ventilé sous le sol, est destiné à refroidir et consolider promptement le
chocolat, maintenu jusque-là pâteux par la chaleur.
168 REVUE DES DEUX STONDES.
complet et même trop substantiel parfois pour certaines organisa-
tions débiles? Longtemps avant que la préparation du chocolat fût
arrivée au degré de perfection que l'on connaît aujourd'hui, on
avait en diverses occasions vanté, célébré même les qualités agréa-
bles et les propriétés nutritives si généralement appréciées aujour-
d'hui de cette substance alimentaire. Dans une cantate en vers
harmonieux, la Ciccolata (1), Métastase invite à faire usage de ce
breuvage délicieux ; il en décrit avec enthousiasme la préparation
et les merveilleuses qualités.
A PHILIS.
« Tu arrives de la campagne bien à point, dès le matin. Assieds- toi, jeune
Philis, prends cette tasse remplie d'une écumante liqueur et bois. Quoi ! tu
la repousses et te refuses à mon invitation?
« Je comprends : tu ne connais d'autre boisson que Tonde du clair ruis-
seau et le doux jus de la grappe! Ah! que tu es simple!
« Ce que je t'offre est tout autre chose que l'eau de la fontaine ou le jus
de la blonde vendange.
« Écoute-moi : je veux te révéler tout le mérite de cette substance, et
puis, si tu ne la trouves pas de ton goût, tu la dédaigneras si tu veux.
« Ne me crois pas, jeune bergère; n'écoute que la vérité, ne cède qu'a-
près en avoir goûté (2). »
III.
. Ce ne sont pas seulement les orages, les vents impétueux dans
les lieux de production, les soins minutieux, mais en général peu
dispendieux et faciles, dans la culture, la récolte, la préparation,
l'emmagasinage et les transports, qui s'opposent aux progrès de la
production et de la consommation du cacao. En effet, ces difficultés
ne sont pas insurmontables, et l'intérêt mieux compris des cultiva-
teurs dans les régions favorables devra les décider à user de tous
les moyens connus pour les vaincre. En dehors des causes déjà in-
diquées, trois obstacles principaux s'opposent aujourd'hui à l'ex-
tension de la consommation des produits du cacao; ces obstacles
résident dans certaines habitudes commerciales qui exercent leur
(1) On trouve cette cantate de quatro-vingt-quatorze vers dans l'ouvrage de Vin-
cenzo Gorrado intitulé la Manovra délia Ciccolata.
(2)
Fille, giungi oportuna
Délia campagna, or sul niattin t'assiedi,
E prendi questa di liquor spumante,
Ricolma tazza, e bevi. E chc! Ritrorsa
Sdegni Tinvito, e la ricusi? Intendo: etc.
DE l'alimentation PUBLIQUE. 169
lâcheuse influence surtout parce qu'on les connaît peu. Il sera donc
utile de les signaler ici, d'autant plus que d'heureux exemples de
pratiques contraires ont déjà éclairé la population à ce sujet.
Jusqu'à ces derniers temps, le prix du chocolat destiné à la con-
sommation la plus générale était trop élevé, ou sa qualité laissait
tellement à désirer, que les produits livrés à bas prix étaient plus
propres à repousser les consommateurs qu'à populariser l'usage de
ce précieux aliment. Deux causes en dehors des cours de la matière
première et des droits d'entrée qui en élèvent la valeur vénale contri-
buaient surtout à ces fâcheux résultats. En vue d'intéresser la foule
des vendeurs détaillans à prôner le produit alimentaire et à persua-
der les acheteurs, les fabricans offrirent à ces nombreux intermé-
diaires des remises si considérables, qu'elles s'élevèrent souvent au
quart et au tiers de la valeur du produit. En tenant compte du bé-
néfice légitime, parfois aussi un peu exagéré, que retire le fabricant,
il était facile de reconnaître que le produit ne pouvait arriver dans
les mains du consommateur qu'à un prix plus que double de sa va-
leur réelle, et dès lors la vente en était ralentie. Depuis plusieurs
années, quelques fabricans habiles et consciencieux, éclairés d'ail-
leurs sur leurs véritables intérêts, ont réduit à de justes limites
les remises aux intermédiaires; afin de s'affranchir des conséquences
de leur mécontentement, ils ont livré directement eux-mêmes leurs
produits, préparés dans les meilleures conditions économiques, aux
consommateurs, qui par degrés ont enfin pu reconnaître une amé-
lioration notable dans la qualité du produit coïncidant avec l'abais-
sement du prix. Dès lors les débouchés se sont étendus, de même
que l'on a vu la consommation du sucre s'accroître lorsque plu-
sieurs des principaux raffineurs de Paris, réduisant les remises aux
marchands intermédiaires, ont fixé les cours en livrant eux-mêmes
directement aux consommateurs des quantités peu considérables.
Une des nécessités de cette industrie, mais en même temps une
des meilleures garanties de ses progrès durables, c'est aujourd'hui
de réunir à la fabrication du chocolat le commerce de la vente au
détail, de s'entourer ainsi d'une clientèle confiante à juste titre, et
enfin de réaliser ces avantages importans sans anéantir le com-
merce des intermédiaires. Les fabricans dont nous parlons, en même
temps qu'ils accordaient à ceux-ci une remise convenable, ont donné
une utile garantie aux acheteurs en caractérisant leurs produits par
une marque de fabrique; ils ont assumé ainsi la responsabilité de
leurs œuvres, tout en profitant de la réputation graduellement ac-
quise à leurs établissemens par ces pratiques loyales. Grâce à cette
méthode nouvelle, ils ont commencé à s'affranchir des frais énormes
que supportent, en les faisant supporter aussi aux consomma-
170 REVDE DES DEUX MONDES.
teurs (1), les industriels trop disposés à spéculer sur les résultats
d'une grande publicité.
11 y a de meilleurs résultats encore à obtenir en ne cherchant le
succès que dans un mode de fabrication plus économique. Toutes les
opérations qui se faisaient manuellement autrefois s'accomplissent
beaucoup ipieux et plus régulièrement aujourd'hui à l'aide de ma-
chines construites presque toutes par des ingénieurs français. On
remarque chez un habile fabricant de Paris (2) le système le plus
complet en ce genre, comprenant des torréfacteurs, des mélangeurs
et broyeurs mécaniques. Une machine de son invention pèse spon-
tanément la pâte, élimine l'air et moule le chocolat; une autre ma-
chine, également destinée à éviter le contact de la main des hommes,
accomplit le dernier travail en l'accélérant beaucoup : elle enveloppe
à la minute de vingt à trente tablettes, représentant de deux à trois
mille chaque jour (3).
Il faut en convenir cependant, le plus redoutable obstacle à la pro-
pagation rapide de la substance alimentaire dans son état normal
existe encore avec les inconvéniens graves, avec les dangers même,
qui l'accompagnent. Cet obstacle réside dans la déplorable pratique
de préparer des chocolats dépom'vus de tout cachet d'origine, livrés
à si bas prix, qu'il serait impossible de les composer avec les ma-
tières premières pures et de bonne qualité sans que le prix coûtant
fût plus élevé que le cours de la vente. Si d'ailleurs il est reconnu
que l'on retire de ces produits des bénéfices irréguliers et considé-
rables, il sera évident que toutes les falsifications dont on s'est si
souvent ému à juste titre doivent se rencontrer dans ces produits
d'origine toujours incertaine. On parviendrait facilement à faire ces-
(1) n est triste d'avoir à mentionner un tel fait, de voir des frais d'annonces se combi-
ner avec les prix d'une denrée éminemment utile. Si par exemple, ces frais d'annonces
«'élevant dans une année à 100,000 fr., la somme doit ôtre répartie sur des produits
rendus en somme de 500,000 fr. à 1 million chaque année, on comprend que dans ces cir-
constances le prix de vente doit de toute nécessité être augmenté de 10 à 20 pour 100
au-delà de la valeur réelle.
(2) La plus haute récompense accordée dans l'exposition internationale à cette indus-
trie en 1855 fut décernée à ce fabricant, M. Devinck.
(3) Cette nouvelle macliine a été inventée par un ouvrier, bon observateur, M. Armand
Daupley, contre-maître aujourd'hui chez M. Devinck. Tout récemment cet intelligent
contre-maître cherchait un moyen à sa portée de prévenir les inconvéniens notables,
parfois môme les explosions dangereuses, que peuvent occasionner les sédimens des eaux
plus ou moins séléniteuses et calcaires dans les chaudières destinées à produire la
vapeur; il y parvint en mettant dans ces générateurs une quantité minime des résidus
sans valeur, désignés sous le nom de déchets , que l'on rejetait naguère. Ces résidus
broyés s'interposent entre les particules de sulfate et de carbonate de chaux à mesure
que l'évaporation les précipite : dès lors, ne pouvant se réunir en dures incrustations,
ils cessent d'offrir les dangers que l'on en redoutait.
DE l'alimentation PUBLIQUE. l7l
ser ce fâcheux état de choses, soit en prohibant la vente des pro-
duits de ce genre dépourvus de la garantie que donnent les marques
de fabrique, soit en éclairant l'opinion publique et lui montrant
que l'intérêt bien entendu des consommateurs leur commande de
s'abstenir d'acheter les produits offerts à bon marché lorsqu'ils ne
portent pas cette garantie,
A côté de ces tristes tentatives, la fabrication des chocolats peut
citer quelques essais utiles. On trouve dans le commerce deux va-
riétés de chocolat destinées aux voyageurs , et dont la préparation
était jusqu'ici demeurée un mystère, même pour les marchands qui
les débitent. L'analyse de ces produits ne laisse aucun doute sur
les moyens mis en usage pour les obtenir. — L'une de ces variétés
se présente sous la forme d'une poudre fine inaltérable^ au dire de
l'inventeur, M. Aubenas, car la température parfois très élevée de
l'atmosphère en certaines contrées ne peut agglomérer cette poudre,
ni faire exsuder la substance grasse qu'elle contient. Or l'analyse
signale directement la cause de ces propriétés , utiles en pareil cas ,
en prouvant que la proportion du beurre de cacao a été réduite d'un
tiers environ (sans doute par une simple expression entre des pla-
ques chaudes). C'est donc à cette élimination facile que sont dues
les propriétés spéciales maintenant la forme pulvérulente, et qui
permettent de préparer à la minute durant les voyages une tasse
de chocolat en délayant la poudre alimentaire avec de l'eau bouil-
lante graduellement ajoutée. — La seconde variété, désignée sous
le nom de chocolat malléable, affecte une forme cylindrique. Le
chocolat, enveloppé d'une feuille d'étain, conserve une ductilité ou
consistance molle qui permet de l'entamer sans difficulté et d'en
consommer immédiatement les quantités voulues. Lorsque l'on en
coupe une tranche, on y remarque des marbrures brunes, blanches
et verdâtres dues à la couleur naturelle du chocolat, des amandes
mondées et des pistaches interposées dans la masse. Le chocolat
doit, comme l'indique l'analyse, la prolongation de son état mal-
léable à la présence de l'eau ajoutée dans la proportion de 6 cen-
tièmes, ce qui donne au total, et en tenant compte de la dose
ordinaire de sucre dans ce produit, 18 centièmes environ d'un sirop
hygro^copique retenant l'eau concurremment avec l'enveloppe en
étain, qui de son côté s'oppose à l'évaporation. Ces deux modestes
inventions ont leur utifité, leur importance même, dans les circon-
stances, devenues presque ordinaires de nos jours, où des voyages
nombreux sont entrepris en toutes saisons et par toutes les voies
de terre et de mer.
Il faut se demander encore jusqu'à quelle limite le prix du cho-
colat de bonne qualité peut descendre, en supposant une fabrication
loyale exempte de frais abusifs. En nous fondant sur des données
172 RETUE DES DEUX MONDES.
certaines, il nous sera facile d'établir ce prix normal par un calcul
bien simple, qui repose d'ailleurs sur le cours actuel des matières
premières, et sur la dépense moyenne dans une fabrication journa-
lière de 500 à 1,000 ou 1,500 kilos. Pour obtenir dans ces condi-
tions 2 kilos de chocolat, on emploie :
Cacao de Para, Maragnan ou Trinité, 1 kilog. coûtant 2 fr. 20 c. brut,
revenant après le mondage, qui enlève 25 pour 100, à 2 fr. 75 c.
• Les frais de torréfaction , broyage, moulage, refroidissement, repré-
sentent, avec les frais généraux de loyers, intérêts, éclairage, personnel
à la vente, etc 0 40
Sucre raffiné en pains, 1 kilog. coûtant 1 55
Enveloppes en étain et papier .... 0 10
Dépense totale pour 2 kilog 4 fr. 80 c.
Le prix coûtant d'un kilogramme est donc de 2 fr. 40 c.
Le prix de vente aux marchands ou en gros étant fixé à 2 70
Le bénéfice net du fabricant est de 0 fr. 30 c.
Bénéfice égal à celui du marchand qui vend en détail 3 fr. le kilo ou 1 fr. 50 c.
la livre de 500 grammes.
Il est donc de toute évidence que sans en acheter plus d*une livre
à la fois, on peut se procurer du chocolat de très bonne qualité,
très agréable et très salubre, au prix de 1 franc 50 centimes les
500 grammes, représentant 16 tasses, ce qui fait revenir la tasse
à 10 cent., en y comprenant une minime dépense de préparation.
Cet aliment de choix serait donc déjà à la portée de tous les con-
sommateurs, et le goût s'en généraliserait bientôt, si partout on le
livrait sans addition de faux frais et sans mélanges nuisibles. On
pourrait même le livrer à un prix inférieur en y employant les cacaos
sans triage; l'arôme, il est vrai, serait alors un peu moins doux. Il
serait possible même d'aller plusloin dans cette voie du bon marché,
sans mélanges illicites, en faisant usage du cacao des îles; mais alors
l'arôme, moins délicat encore, ne serait plus du goût de tout le monde :
les qualités nutritives et salubres n'en seraient pas moins complètes
cependant. D'un autre côté, on peut désirer obtenir des produits
doués d'arômes variés, plus agréables à certains consommateurs; on
y parvient sans peine en associant aux cacaos du Brésil 10, 15 ou
20 pour 100 de cacao caraque soigneusement trié. Cette matière pre-
mière coûtant 3 fr. 60 c. et revenant à h fr. 20 cent, après la torré-
faction et le mondage, le prix du chocolat s'élèverait à 3 fr. 60 cent.,
3 fr. 80 cent., h fr. le kilo, ou 1 fr. 80 cent., 1 fr. 90 cent, et 2 fr.
la livre. Si enfin on tenait à y faire ajouter l'arôme de la vanille,
les prix s'élèveraient encore de 50 cent, à 1 fr. ; mais ces chocolats
de fantaisie comptent pour bien peu de chose dans la consommation
générale.
DE l'alimentation PUBLIQUE. 173
La préparation du chocolat est loin d'être uniforme dans tous les
pays. En Espagne, on a conservé l'habitude ancienne d'y mettre une
faible dose de sucre, de torréfier peu, de broyer grossièrement le
mélange, souvent d'aromatiser fortement la pâte; dans quelques
variétés de choix, où les meilleurs produits de la vallée de Caracas
dominent, le chocolat espagnol est vraiment digne de son antique re-
nommée. En Italie, la torréfaction est poussée plus loin, parfois jus-
qu'à développer une saveur amère. On broie finement la pâte sans y
ajouter beaucoup de suicre ; on aromatise avec une telle dose de can-
nelle réduite en poudre, que l'odeur de cette écorce domine l'arôme
du cacao. En Allemagne, la torréfaction légère est précédée d'un
décorticage à l'eau bouillante, le cacao mondé est réduit en une
poudre fine que l'on mél^ge avec le sucre, de telle sorte qu'il suf-
fit de délayer ce mélange avec de l'eau bouillante pour préparer le
chocolat. En Angleterre, c'est aussi à l'état pulvérulent que les fabri-
cans et marchands livrent le cacao, seul ou mélangé avec des doses
variables de sucre; mais cette habitude, encore assez générale, ces-
sera sans doute lorsque la population aura pu comparer les choco-
lats préparés à Londres suivant les méthodes françaises, garantis
par les noms imprimés sur les tablettes, avec des produits irrégu-
liers, difficiles à conserver, et sujets aux mélanges en dépit des as-
surances formelles des enseignes et prospectus portant tous : pur
genuine cacao.
Nous venons d'indiquer les conditions, assez difficiles en général,
que rencontre sur les lieux de production comme sur les marchés
de la métropole une des plus utiles substances alimentaires que nous
devions à la découverte du Nouveau-Monde. Ce produit, dont le
public connaît trop peu encore l'origine et la fabrication, semble ap-
pelé heureusement à reprendre dans l'alimentation publique le rang
qui lui appartient par ses propriétés éminemment nutritives et répa-
ratrices, sa saveur et son arôme agréable. Si de nombreux obstacles
s'opposent encore à la propagation de ce précieux aliment parmi les
classes les plus nombreuses de la population, on entrevoit des
moyens efficaces de vaincre ces derniers obstacles. Lorsque le cho-
colat, dégagé de toute altération, pourra fournir un aliment écono-
mique aux familles peu favorisées de la fortune, il contribuera, pour
une large part; à servir les intérêts de la santé publique aussi bien
que ceux de l'industrie coloniale. La nature même des procédés aux-
quels il faudra recourir pour arriver à un tel but est très digne de
l'attention des savans, car ces procédés manifesteront leur salutaire
influence par deux résultats également désirables : la loyauté des
méthodes industrielles et la sûreté des transactions commerciales.
PaYEN, de l'Institut.
UN ROMAN
D'AMOUR PURITAIN
Tfie Ministères Wooing, by H. Beecher Stowe; 1 vol. in-8o, London, Sampson Low et C».
Un début trop heureux a ses dangers en même temps que ses
douceurs. La séduction du succès est si forte, qu'un auteur qui
vient de réussir appréhende de tenter une voie nouvelle. Quand il
a devant lui une route toute tracée où il est certain de marcher
d'un pas ferme et bien assuré, pourquoi s'aventurerait-il sur un
terrain inconnu? Il croit avoir devant lui une mine inépuisable, et il
ne s'aperçoit point que son esprit est invinciblement ramené dans
le cercle de ses conceptions premières. Comme un peintre qui reco-
pierait sans cesse le même tableau , en changeant les ajustemens et
les accessoires, il reprend un à un les mêmes personnages, il éta-
blit laborieusement des nuances dont il mesure l'importance à la
peine qu'elles lui ont coûtée, et il s'imagine avoir tracé des carac-
tères nouveaux, lorsqu'il nous a donné le décalque à demi effacé de
figures déjà connues. C'est ainsi que nous avons vu des romanciers,
d'ailleurs hommes d'esprit et d'imagination, nous raconter infati-
gablement, en vingt volumes différens et semblables tout à la fois,
les exploits du même capitaine Fracasse, les ruses des mêmes sau-
vages, les fourberies des mêmes courtisanes.
On a pu craindre cet écueil pour M"" Beecher Stowe. Dred n'é-
tait à beaucoup d'égards qu'une contre-épreuve de V Oncle Tom (1).
(1) Voyez sur V Oncle Tom et sur Dred la Revue du !«' octobre 1852 et du 1" no-
vembre 1856.
UN ROMAN d'amour PURITAIN. 175
L'auteur disait sans doute qu'après avoir peint dans son premier
ouvrage les souffrances des esclaves, il avait voulu, dans le se-
cond, montrer les dangers que l'esclavage crée aux maîtres; mais,
pour être traitée à deux points de vue différens, la thèse n'en était
pas moins identique dans les deux romans, et les personnages s'y
ressemblaient aussi bien que les raisonnemens. M""^ Stowe allait-elle
persévérer dans cette voie et condamner ses lecteurs aux nègres à
perpétuité? Le public eût protesté; il a beau épouser chaudement
une noble et sainte cause, il ne se croit point tenu de s'ennuyer.
On pouvait d'un autre côté se, demander si le talent de M™^ Stowe
était susceptible d'une transformation. Fallait-il considérer l'auteur
de V Oncle Tom et de Bred comme un écrivain d'imagination ou
comme un polémiste énergique et passionné? A voir cette accumu-
lation de personnages qui disparaissent après avoir rempli chacun
quelques pages, cet entassement d'épisodes sans lien et presque
sans rapport entre eux, ces interminables conversations où l'auteur
se donne la réplique à lui-même , pouvait-on appeler ces deux ou-
vrages des romans? N'était-ce pas tout au plus des pamphlets en
action? N'était-ce pas une conviction, ardente jusqu'au fanatisme,
qui avait tracé les scènes navrantes de l'Oncle Tom et dicté les brû-
lantes invectives de Bred? Otez de ces deux livres la généreuse co-
lère qui anime l'auteur et qui se trahit à chaque pas, et l'inspiration
en disparaît. M*"^ Stowe pouvait-elle se passer d'une thèse à dé-
fendre, et lorsqu'elle aurait à esquisser de simples héros de roman,
qui ne seraient plus pour elle des argumens personnifiés, trouve-
rait-elle encore ces touches vigoureuses et ces couleurs passionnées
qui ont ému et ravi le monde lettré?
Quelques-unes des ligures tracées par M™® Stowe, et à peu près
inutiles à son argumentation, la jeune Evangéline dans V Oncle Tom^
le nègre ïobie dans Bred^ étaient des chefs-d'œuvre de fine obser-
vation. Moins ces créations charmantes concouraient à la démonstra-
tion que poursuivait l'auteur, et mieux elles témoignaient en faveur
de la fécondité de son imagination, en faveur des ressources d'un
talent délicat et souple, qui savait passer du pathétique le plus
émouvant à la plus spirituelle et à la plus franche gaieté. Le doute
restait pourtant légitime, et l'on attendait avec curiosité le prochain
ouvrage de M"* Stowe. Cet ouvrage vient de paraître; c'est encore
un roman, mais un roman d'amour.
M"'® Stowe a rompu, sinon tout à fait avec les nègres, au moins
avec les thèses abolitionistes et la polémique contemporaine. Elle
assure qu'elle a voulu mettre en scène les mœurs et les croyances
de la Nouvelle- Angleterre à la fm du xviii® siècle. On pourra se
demander si elle est bien réellement remontée à soixante ans en ar-
rière; mais le doute n'est pas permis sur le caractère de son œuvre.
176 REVUE DES DEUX MONDES.
Elle prend soin de nous avertir elle-même, car à peine a-t-elle mis
en présence ses principaux personnages qu'elle s'écrie :
« Je vois d'ici des hommes graves commencer à secouer la tête, et de vé-
nérables et sages esprits se prendre à soupçonner que cette histoire pourrait
bien n'être, après tout, qu'une histoire d'amour.
« Je vous assure, très révérend ministre, et vous, très discrète dame,
qu'en effet elle ne sera point autre chose. Si vous voulez bien me suivre,
vous découvrirez que la flamme du roman brûle aussi vive sous les bancs
de glace du froid rigorisme puritain, que si le docteur Hopkins avait été un
habitué de l'Opéra au lieu de se consacrer à la prédication métaphysique,
et que si Mary s'était nourrie de la poésie de Byron au lieu de repaître son
esprit du traité d'Edwards sur les affections. »
C'est donc de propos délibéré que M"* Stowe s'est mise à écrire une
histoire d'amour, malgré le dédain des gens graves pour ce genre
d'ouvrage. Un parti-pris suppose toujours une arrière-pensée. Aussi
ne croyez pas qu'après avoir exercé par ses deux premiers romans
une action politique incontestable, M™^ Stowe ait obéi à un pur ca-
price, au désir de se distraire et de délasser son esprit. Ce livre,
d'apparence frivole, est le développement d'une thèse de morale, et
malheureusement d'une thèse de théologie. Cette dernière fera pro~
bablement le succès du livre en Angleterre, mais elle lui nuira sin-
gulièrement près des lecteurs français. Tenons-nous-en, pour le
moment, à la thèse de morale. Elle est assez explicitement indiquée
dans un chapitre, ou plutôt dans une digression ingénieuse intitulée :
Quelques mots sur le roman] mais elle ressort de tout l'ouvrage. On
ne saurait mieux le résumer qu'en l'appelant la réhabilitation du ro-
manesque dans la vie humaine. Nous apportons tous en ce monde
un élément divin, presque impersonnel, qui est le côté le plus élevé
et le moins durable de notre nature. C'est lui qui nous rend capa-
bles d' affection désintéressée, de dévouement, de sacrifice, d'amour;
c'est lui qui peut maîtriser en nous les passions et les appétits gros-
siers. La sagesse humaine, uniquement préoccupée des choses de la
terre, qualifie de romanesque cet élément divin et s'efforce de l'ex-
tirper de notre âme, sans se douter qu'elle tarit du même coup la
source des sentimens généreux, des grandes inspirations, des jouis-
sances dignes d'un noble cœur, et nous rend le vrai bonheur impos-
sible. 11 ne faut donc point être trop sévère pour les entraîneniens
d'un jeune esprit; il faut surtout craindre de ramener trop violem-
ment et trop complètement les âmes vers les soins terrestres. Au
fond, cette thèse que la moindre exagération rendrait singulièrement
dangereuse, que l'auteur environne de mille précautions de langage,
est une critique réservée, prudente, à mots couverts, mais assez
vive pourtant, du rigorisme mêlé d'hy])ocrisie de la Nouvelle-Angle-
terre, et surtout des tendances matérialistes de la société américaine.
UN ROMAN d'amour PURITAIN. 177
L'amour, tel que le conçoit M""* Stowe, est le développement le
plus complet et le plus pur que puisse prendre l'élément romanesque
de notre cœur : voilà pourquoi elle a écrit une histoire d'amour. Elle
met en présence, comme rivaux, un ministre qui est un modèle de
foi et de vertu, et ce que nos pères auraient appelé un libertin^ c'est-
à-dire un homme de foi médiocre et sans aucune dévotion, et c'est à
celui-ci qu'elle donne l'avantage. Il est vrai qu'elle a soin de le con-
vertir préalablement; mais elle n'en laisse pas moins la vertu sans
récompense, et c'est une grande audace en face d'un public de pu-
ritains. Que nous sommes loin des romans d'Elisabeth Wetherell et
de toute l'école méthodiste !
Après avoir exposé la thèse de l'auteur, il est temps de faire con-
naître ses personnages, nous allions dire ses argumens. Commen-
çons par la veuve Scudder, la mère de l'héroïne, la femme sérieuse
et positive, type de la matrone américaine.
« La veuve Scudder était une de ces femmes qui sont reines dans leur petit
cercle. Personne n'était plus souvent cité, personne n'était l'objet de plus de
déférence, personne ne jouissait d'une autorité moins contestée. Elle n'était
pas riche, une petite ferme et un modeste chalet à un étage composaient
toute sa fortune ; mais elle était une de ces femmes enviées que les gens de
la Nouvelle-Angleterre appellent une femme de ressource, don précieux qui,
aux yeux de cette race avisée, est bien au-dessus de la beauté, de la richesse,
de l'instruction, ou de toute autre qualité mondaine. Ressource est le mot
yankee pour savoir-faire, et le défaut opposé, c'est ne pas savoir se retour-
ner. Pour les Yankees, avoir du savoir-faire est la plus grande des vertus
chez un homme ou une femme, comme ne pas savoir se retourner est le
plus grand des défauts. Rien n'est impossible à la femme de ressource. Elle
saura nettoyer les planchers, laver et tordre le linge, pétrir le pain, brasser
la bière, et cependant ses mains demeureront petites et blanches: elle
n'aura point de revenu appréciable, cependant elle sera toujours bien mise;
elle n'aura point de servante avec une laiterie à conduire, des gens de jour-
née à nourrir, un pensionnaire ou deux à soigner, des quantités inouies de
conserves et de confitures à faire, pourtant vous la verrez régulièrement,
tous les après-midi, assise à la fenêtre de son salon, à demi cachée par les
lilas, calme, paisible, occupée à monter un bonnet de mousseline ou lisant
le dernier livre paru. La femme de ressource n'est jamais pressée, et elle
n'est jamais en retard. Elle a toujours le temps d'aller au secours de la
pauvre M"'= Smith, dont les confitures ne veulent pas prendre, ou d'ensei-
gner à M™® Jones comment elle donne à ses cornichons une si belle couleur
verte, et il lui restera le loisir de veiller la pauvre vieille M™^ Simpkins,
prise d'une attaque de rhumatisme.
« C'est à cette classe de femmes qu'appartenait la veuve Scudder. Unique
enfant d'un armateur de Newport, elle avait été une grande et belle jeune
fille aux yeux noirs, avec des sourcils en arc, un pied cambré comme celui
d'une Espagnole, une petite main à qui rien ne fut jamais impossible, une
TOME XXIV, 12
178 REVUE DES DEUX MONDES.
parole prompte, un esprit vif et en même temps positif. Elle pouvait atteler
une voiture ou conduire un bateau à la rame; elle aurait sellé et monté
tous les chevaux du voisinage; elle taillait à merveille tous les ajustemens
imaginables, elle savait faire la pâtisserie, les confitures et les liqueurs dès
son plus jeune âge, avec le succès le plus précoce, et tout cela sans le
moindre préjudice à un certain air de qualité qui était inséparable de sa gra-
cieuse personne.
« Elle avait été une excellente femme : son industrie et son économie
avaient seules rendu possible Tacquisition de la petite ferme et du cottage.
Devenue veuve, elle s'absorba dans la religion, à la façon de la Nouvelle-
Angleterre, où la dévotion se nourrit de doctrines et non de cérémonies.
A mesure qu'elle vieillit, l'énergie de son caractère, sa vigueur et son juge-
ment sain la firent regarder comme une mère dans Israël. Le ministre lo-
geait chez elle, et elle était toujours la première consultée sur tout ce qui
était relatif à la prospérité de l'église. Aucune femme n'affrontait plus coura-
geusement un long sermon, et n'apportait une adhésion plus résolue à une
doctrine difficile. »
Un jour cependant , le cœur de cette femme si énergique et si
positive avait parlé, et, à la surprise générale, elle avait choisi pour
époux le plus modeste, le plus timide et le plus pauvre de tous ses
soupirans. Des fruits de cette union, il ne lui reste plus qu'une belle
jeune fille de dix-sept ans, au teint pâle, aux cheveux châtains, et,
dans le caractère comme dans les traits délicats de cette enfant,
elle retrouve l'image de l'homme dont la mémoire lui est chère.
Sérieuse et grave, attachée à tous ses devoirs, fermement croyante,
élevée dans les doctrines les plus rigoureuses, la jeune Mary porte
en elle un cœur prêt à parler, et dont les aspirations aimantes sont
en secrète révolte contre la rigidité de ses principes.
« Notre pauvre petite héroïne n'était point une de ces demoiselles que
forment nos pensionnats d'aujourd'hui, et que nous voj^ons, en négligé de
soie chatoyante, au milieu d'une agréable profusion de bijoux, de rubans,
de colifichets, de dentelles et d'adorateurs, discourir à perte de vue. Quoi-
que sa mère valût un monde à elle seule pour l'énergie et la ressource, et
qu'elle eût dépensé sur cet unique objet de ses affections, en vigueur, en
soins et en bons enseignemens, de quoi suffire à seize en fans, le résultat n'é-
tait pas de nature à être fort apprécié de nos jours. Mary n'aurait su ni val-
ser, ni polker, ni jargonner en français, ni chanter des romances italiennes.
En revanche, elle savait filer sur le grand et le petit rouet, et les armoires
étaient pleines de serviettes, de nappes, de draps et de taies d'oreiller qui
attestaient l'habileté de ses petits doigts. Elle avait façonné plusieurs cane-
vas d'une si rare beauté, qu'on les avait encadrés; ils étaient suspendus dans
les différentes pièces de la maison, étalant aux yeux une infinie variété de
dessins à l'aiguille admirablement exécutés. Mary excellait à coudre et à
broder, à tailler et à ajuster les vêtemens avec une adresse calme et tran-
quille qui surprenait son énergique mère : celle-ci ne pouvait comprcQ/lrc
qu'on pût faire tant de choses avec si peu de bruit. Bref, pour tous les soins
UN ROMAN d'amour PURITAIN. 179
du ménage, c'était une vraie fée, dont le savoir semblait infaillible et inné ;
et soit qu'elle lavât ou repassât le linge, qu'elle fît un petit pain au beurre
ou préparât une compote, sa douce beauté semblait revêtir de poésie toute
la prose de la vie.
« Il y avait cependant chez Mary quelque chose qui la distinguait des au-
tres jeunes filles de son âge. Elle tenait de son père un caractère méditatif
et réfléchi, prédisposé à l'exaltation morale et religieuse. Née en Italie, sous
l'influence dissolvante d'un ciel splendide et plein de visions, à l'ombre des
cathédrales, où les saints et les anges vous sourient dans un nimbe de nuages
du haut de chaque arceau, elle aurait pu, comme sainte Catherine de Sienne,
voir des apparitions bienheureuses peupler les nuées et une colombe aux
plumes argentées descendre sur elle pendant ses prières; mais elle s'était
développée dans l'atmosphère claire, nette et froide de la Nouvelle-Angle-
terre, elle avait été nourrie de sa théologie abstraite et positive : ses dispo-
sitions religieuses prirent un autre tour. Au lieu de se prosterner dans des
extases mystiques au pied des autels, elle avait lu et médité des traités sur
la volonté, elle avait écouté avec une ardente attention son guide spirituel,
le vénéré docteur Hopkins, lui développer les théories du grand Edwards sur
la nature de la véritable vertu (1). En vraie femme, elle avait saisi la subtile
poésie de ces sublimics abstractions qui traitaient de l'inconnu et de l'infini,
qui lui parlaient de l'univers, de son grand architecte, de l'humanité et des
anges comme d'objets d'une contemplation intime et quotidienne. Son maî-
tre, l'esprit le plus grand et le cœur le plus simple qui fut jamais, s'étonnait
souvent de l'aisance avec laquelle cette belle jeune fille parcourait ces hautes
régions de l'abstraction, devinant quelquefois par la netteté singulière d'un
esprit privilégié les conclusions auxquelles il était arrivé par une longue et
laborieuse suite de raisonnemens. Parfois, quand elle tournait vers lui sa
figure enfantine et sérieuse pour lui faire une réponse ou lui adresser une
question, le digne homme tressaillait, comme si un ange venait de lui ap-
paraître. Sans s'en rendre compte, il semblait souvent la suivre, comme
Dante suivait des yeux Béatrice remontant les cercles des sphères célestes.
« Il était aisé pour Mary de croire à la nécessité du renoncement à soi-
même, car elle était née avec une vocation pour le martyre. Aussi, quand
on lui parlait de souffrir des peines éternelles pour la gloire de Dieu et le
bien de l'humanité en général, elle embrassait cette idée avec une sorte de
joie sublime, telle que certaines natures la ressentent en face d'un grand
sacrifice. Mais quand elle voyait autour d'elle les bonnes et vivantes figures
de ses parens, de ses amis, de ses voisins, et qu'on lui montrait les gens
qu'elle aimait comme placés entre des destinées effroyablement différentes,
elle sentait les murs de sa foi se resserrer sur elle comme une cage de fer.
Elle s'étonnait que le soleil pût briller d'une si vive clarté, les fleurs se re-
vêtir de si splendides couleurs, tant de parfums embaumer l'air, les petits
enfans jouer, la jeunesse aimer et espérer, et tant d'influences séductrices
se réunir pour dérober aux victimes la pensée que leur premier pas pou-
vait les précipiter dans les horreurs d'un abîme sans fin. L'élan de la jeunesse
et de l'espérance était glacé en elle par le.grave chagrin qui pesait continuel-
(1) Jonathan Edwards, théologien célèbre de la Nouvelle-Angleterre, auteur de deux
traités sur la volonté et sur les affections.
180 REVUE DES DEUX MONDES.
lement sur son cœur. C'était seulement au milieu de ses prières et dans Tac-
complissement de quelque acte d'amour ou de charité, ou dans la contem-
plation de ce beau jour du millenium, dont son guide spirituel se plaisait à
l'entretenir, qu'elle avait la force de se réjouir et de se sentir heureuse. »
Si Mary tient la première place dans les affections de la veuve
Scudder, la seconde appartient incontestablement au ministre de la
paroisse, au docteur Hopkins, que la matrone a l'honneur d'avoir
pour pensionnaire. Le docteur est un grand homme sec et maigre,
qui déjà touche à la maturité; il n'est pas beau, mais quand on lui
a posé sa perruque bien droite et qu'on a défait les faux plis de sa
robe noire, il a l'air imposant; par momens, le feu de la foi ou de la
charité vient illuminer sa figure et transformer tous ses traits. C'est
sous cet aspect que mistress Scudder le voit toujours. Disciple du
grand Edwards, il est l'apôtre du renoncement absolu et de la pré-
destination, et avec une logique inexorable il pousse jusqu'à leurs
conséquences les plus effrayantes les rigoureuses doctrines du cal-
vinisme sur la grâce. C'est du reste un véritable homme de bien, qui
ne transige pas plus avec ses devoirs qu'avec ses principes, et quel-
que désireux qu'il soit de publier son Système de Théologie ^ il n'hé-
site point à malmener les paroissiens dont la souscription lui est le
plus nécessaire, s'ils viennent à broncher dans le chemin de la foi.
Uniquement partagé entre l'étude et ses fonctions, il mène une vie
d'anachorète, et il semble que toutes les choses de la terre lui soient
étrangères. Erreur profonde : la théologie ne remplit pas seule son
âme, et ce n'est point en vain qu'il a une élève aussi attentive, aussi
intelligente et aussi jolie que Mary Scudder.
« A l'ombre du toit de mistress Scudder, et sous l'aile prévoyante de cette
infaillible ménagère, le docteur^se trouvait dans la situation la plus chère à
tout homme studieux et méditatif; il n'avait plus à se préoccuper en rien
de la vie extérieure : tout semblait venir se placer sous sa main, juste au
moment où il en avait besoin, sans qu'il sût ni pourquoi ni comment. Aussi
n'était-il nulle part plus heureux que dans son cabinet de travail. Là il
allait et venait, il lisait et méditait à son gré, et menait la vie la plus intel-
lectuelle et la plus idéale qu'homme puisse souhaiter.
« Était-il possible que l'amour entrât dans le cabinet d'un révérend doc-
teur, et qu'il pénétrât dans un cœur vide et dépouillé de tous ces lambeaux
de poésie et de roman qui lui fournissent d'ordinaire les matériaux de ses
sortilèges? Oui vraiment; mais l'amour vint si discrètement et si pieuse-
ment, d'un pas si sage et si prudent, que le bon docteur ne leva jamais le'
nez pour voir qui entrait. La seule chose qu'il sût, le pauvre homme, c'est
qu'il respirait un air d'une étrange et subtile douceur. De quel paradis cet
air émanait-il? Le docteur n'interrompit jamais ses études pour se le de-
mander. Il était comme un grand orme noueux, avec sa parure de rameaux
et de brindilles, qui dresse sa tête nue et glacée jusqu'au bleu métallique
d'un ciel d'hiver, oublieux de ses feuilles, patient dans son dépouillement.
UN ROMAN d'amour PURITAIN. 181
calme et satisfait de sa force toute nue et de la précision rigoureuse de ses
contours. Mais avril vient, un mouvement, une excitation se produisent à
l'intérieur du géant; les bourgeons commencent à murmurer dans leur
prison, la sève s'élance et promène de branche en branche la chaleur et la
vie, et, sans que le vieil orme en sache rien, une nouvelle création se pré-
pare. De même, depuis que l'excellent homme vivait sous le toit de mistress
Scudder, et avait la charmante Mary pour disciple, une vie plus riche sem-
blait avoir coloré ses pensées ; son esprit semblait trouver dans le travail
des jouissances qu'il n'avait jamais ressenties auparavant.
« L'amour chez un grand esprit a quelque chose d'effrayant à son début,
parce qu'il a souvent pour effet de mettre en jeu une portion non encore
développée d'un être puissant. Aux yeux des indifférens, la femme peut ne
pas valoir l'impression qu'elle produit; mais l'homme ne saurait l'oublier,
parce qu'avec son apparition il s'est opéré en lui un changement qui Ta
transformé pour toujours. Ainsi arrivait-il à notre ami. C'était une femme
qui devait faire naître en lui cette conscience de lui-même que la musique,
la peinture, la poésie éveillent chez les esprits plus également développés :
c'était la silencieuse aspiration de cette présence créatrice qui était en train
de renouveler tout son être, sans qu'il s'en doutât seulement.
«Il ne s'était jamais demandé, ce cœur d'or, si Mary était belle ou non;
il n'avait pas conscience de l'avoir jamais regardée ; encore moins savait-il
comment il se faisait que les vérités de sa théologie prenaient dans cette
petite bouche une merveilleuse beauté qu'il ne leur avait point connue.
Quand elle était assise à son côté, mettant silencieusement au net pour l'im-
pression quelqu'un de ses manuscrits embrouillés, il ne devinait pas pour-
quoi tout son cabinet de travail était rempli d'un parfum divin, comme si, ,
semblable à sainte Dorothée, Mary eût porté invisibles dans son sein toutes
les roses du paradis. Il enregistrait honnêtement dans son journal quelle
merveilleuse netteté d'esprit le Seigneur lui avait donnée ce jour-là, et com-
bien il lui avait semblé s'élever au-dessus de la terre dans ses entretiens avec
le ciel : il ne lui arrivait pas une seule fois de songer à l'ange qui avait ap-
porté cette bénédiction à son travail.
« Le dimanche, quand il voyait la bonne mistress Jones s'endormir à son
sermon, et la tête du diacre Twitchell osciller à gauche et à droite, et mis-
tress Twitchell distribuer des gâteaux à ses enfans pour les tenir éveillés,
il portait ses regards sur le premier banc, où un visage jeune et sérieux,
animé par l'affection et brillant d'intelligence, suivait toutes ses paroles, et
il se sentait transporté et encouragé. Le dimanche matin, quand Mary sor-
tait de sa petite chambre, en robe blanche, son psautier et son livre
d'hymnes à la main, ses grands yeux encore émus de la prière à peine ter-
minée, il songeait à cette belle et mystique fiancée, l'épouse de l'Agneau,
dont l'union avec le divin Rédempteur au jour du millenium était le sujet
fréquent et favori de ses méditations ; il ne s'apercevait pas que cette fian-
cée céleste, dans ses beaux ajustemens d'une éblouissante blancheur, et voi-
lée d'humilité et de douceur, revêtait dans son esprit les traits terrestres
qu'il avait sous les yeux. Non, il n'y avait jamais songé; seulement, quand
Mary avait passé près de lui, cette mystique vision lui paraissait plus ra-
dieuse et plus facile à comprendre. »
182 REVUE DES DEUX MONDES.
Un charme inconnu et invincible s'emparait donc peu à peu de
l'âme du bon docteur, et il devenait, sans s'en douter, la victime
d'un mystérieux enchantement.
« Tout en préparant le beurre et la crème, et en pétrissant une galette
pour le déjeuner du docteur, Mary chantait quelques fragmens de vieux
psaumes. Le bon docteur, qui était absorbé par ses dévotions du matin, se
prit à écouter cette voix qu'il entendait de temps en temps, et à rêver des
anges et du millenium. La fenêtre de son cabinet était ouverte, et c'est avec
la senteur des lilas, et mêlées au bêlement des moutons et à tous les bruits
du jour qui s'éveille, que lui arrivaient, douces et solennelles, les notes ar-
gentines de ce chant un peu mélancolique, comme celui d'une âme qui as-
pire au repos. Le docteur était intérieurement charmé de l'entendre chan-
ter, et quand elle s'arrêtait, il levait brusquement les yeux de dessus sa
Bible, comme s'il lui manquait quelque chose. Qu'était-ce? Il n'en savait
rien, car il se doutait à peine que cette petite voix fût agréable à entendre ;
il ne croyait pas l'avoir écoutée. Cependant il était sous le charme, il se sen-
tait si plein d'aise et de gratitude , qu'il s'écriait avec ferveur : « Le livre
s'est ouvert pour moi aux passages les-plus agréables, et ma part d'héritage
est bonne. »
« Ainsi allait le monde, plein de joie et de satisfaction pour lui, parce
que la voix et la présence d'où dépendait cette vie intime qu'il ne se soup-
çonnait pas étaient invariablement près de lui, et formaient une part si ré-
gulière et si certaine de son existence journalière, qu'il n'avait pas même la
peine d'exprimer un désir. »
Les progrès de cette innocente et naïve affection ne pouvaient
échapper à l'œil pénétrant de mistress Scudder; mais la matrone
n'y voyait aucun sujet d'alarme. Aucun homme ne lui paraissait
digne de l'ange qu'elle avait dans sa maison; le docteur seul ne
porterait point atteinte au nimbe de sainteté qui entourait Mary,
seul il l'affermirait dans les sentiers de la vertu et la conduirait sû-
rement au bonheur éternel. N'était-il pas le plus grand esprit, le
plus noble cœur qu'elle connût? Gomme toutes les mères qui ont
fait un mariage d'inclination, elle était fermement résolue à dicter
le choix de sa fille. Le docteur était le gendre selon son cœur, et
quand elle dérobait aux soins du ménage quelques minutes de rê-
verie, elle voyait déjà en esprit la maison où elle comptait installer
le jeune couple, les rideaux dont elle garnirait leurs fenêtres, et le
gigantesque gâteau de Savoie qu'elle ferait pour le repas de noce
d'après une recette complètement inédite. Malheureusement pour
les projets de l'excellente femme, elle avait compté sans cet être in-
supportable et malfaisant, la ressource des romanciers et le fléau de
toutes les sages résolutions, un cousin. Mary a un cousin, le pire de
tous les cousins. Quelle honte que ce James Marvyn pour une fa-
mille bien ordonnée et toute confite en dévotion!
UN ROMAN d'amour PURITAIN. 183
« Tous les rejetons de la famille Marvyn avaient appartenu à cette 'classe
de babies réguliers et d'humeur facile qui dorment jusqu'à ce qu'on juge
convenable de les lever, qui, éveillés, tètent placidement leur pouce et fixent
leurs grands yeux ronds sur le plafond, tant qu'il ne convient pas aux parens
qu'ils fassent autre chose. Un peu plus grands, ils avaient été des enfans
sages et bien appris, qu'on pouvait habiller dès le matin du dimanche et
asseoir comme autant de poupées sur des chaises, où ils attendaient paisi-
blement que la cloche annonçât l'heure d'aller à l'église. Grâce à ces petits
modèles de tranquillité, de régularité et de sagesse, mistress Marvyn avait
été proclamée une femme supérieure dans l'art d'élever les enfans.
« James était destiné à mettre en déroute l'expérience et tous les talens
de sa mère. Il pleurait la nuit, il voulait être levé dès le matin; il ne vou-
lait sucer ni son pouce ni l'éponge imbibée de lait sucré avec laquelle les
commères essayaient de l'apaiser. Il livrait des combats vigoureux avec ses
jambes grassouillettes, renversait toutes les traditions en fait d'éducation,
et régnait despotiquement sur la domesticité vaincue. Dès qu'il put marcher
seul, on était certain d'apercevoir ses beaux yeux noirs et les grosses bou-
cles de sa chevelure dans tous les endroits interdits, et de lui voir faire tout
ce qui était défendu. Tantôt pendu à la robe de sa mère, il l'aidait à saler
le beurre en ajoutant pour sa part un petit contingent de tabac ou de sucre;
tantôt, après un de ces intervalles de silence si gros de menaces pour qui a
l'expérience des enfans, il apparaissait avec les débris de la boîte à l'indigo,
le visage sillonné de plaques bleues et plus semblable à un gnome qu'au
fils d'une respectable mère de famille. Il n'y avait point de cruche à la por-
tée de ses petits pieds et de ses mains infatigables dont l'étourdi ne se ren-
versât tout le contenu sur la tête, sans en devenir plus raisonnable. Aussi sa
mère disait-elle qu'elle remerciait le ciel tous les soirs quand elle le met-
tait au lit tout endormi : James avait encore passé une journée sans se tuer
et sans tuer personne!
« Devenu grand, il n'en valait guère mieux. Il n'avait point de goût pour
l'étude, il bâillait sur les livres ; il sculptait des ancres quand il aurait dû
apprendre ses conjugaisons. Personne ne pouvait deviner comment il avait
appris à lire, car il semblait ne jamais rester en place assez longtemps pour
apprendre quoi que ce soit. Cependant il savait lire, et il en profita pour
dévorer toute sorte de récits de voyages par terre et par mer, et les vies
des guerriers et des amiraux. En dépit de son père, de sa mère, de ses
frères, il semblait avoir le talent le plus extraordinaire pour faire de mau-
vaises connaissances. Il était toujours le bienvenu près de tous les Tom, les
Jack, les Jim, les Ben et les Dick, qui flânaient sur les quais de Newport. Il
étonnait son père par sa connaissance minutieuse de tous les bricks, schoo-
ners et goélettes qui étaient dans le port, et ses notions biographiques sur
les Tom, les Dick et les Harry qui en formaient l'équipage. Un jour il ne
rentra point, et une lettre apportée par un mousse apprit qu'il s'était em-
barqué à bord de VAriel.
«Au bout d'un an, il revint à la maison, plus calme et plus homme, et
si beau avec son teint brûlé par le soleil , avec ses yeux noirs si vifs et ses
cheveux bouclés, que la moitié des fillettes du pays en perdirent leur cœur
le premier dimanche qu'on le vit à l'église. Il était tendre comme une femme
184 REVUE DES DEUX MONDES.
avec sa mère, et il la suivait des yeux comme un amant partout où elle allait.
Il fit à son père les excuses convenables, tout en annonçant sa ferme réso-
lution de s'en tenir à la profession qu'il avait choisie, et il distribua à tous
les membres de la famille les présens qu'il avait rapportés pour eux des
pays lointains. »
On devine de quel œil une mère pieuse, une femme régulière et
méthodique comme mistress Scudder, voit cet étourdi, ce rebelle à
l'autorité paternelle, ce caractère volontaire et indiscipliné. Aussi
n'a-t-elle rien épargné pour prémunir sa fille contre les dangers
d'une liaison inévitable, mais périlleuse. Hélas! le remède n'est-il
pas pire que le mal? « Nous savons tous ce qui arrive quand on aver-
tit constamment les jeunes filles de ne point penser à un homme.
Mary, la plus consciencieuse et la plus obéissante petite personne
qui fût au monde, résolut de bien veiller sur elle-même. Elle ne
penserait jamais à James, excepté, bien entendu, dans ses prières;
mais comme elle priait constamment, il lui était malaisé de l'ouMier,
Tout ce qu'on lui répétait de l'insouciance de James, de sa légèreté,
de son dédain des opinions orthodoxes, de ses façons hardies et sin-
gulières de s'exprimer, ne faisait que graver son nom plus profon-
dément dans son cœur, car James n'était-il pas en danger de son
àme? Pouvait-elle voir cette loyale et joyeuse figure, entendre ce
rire si franc, et penser qu'une chute du haut d'un mât ou une tem-
pête pouvait... Ah! de quelles images affreuses la foi remplissait sa
pensée! Pouvait-elle croire tout cela et oublier ce pauvre James? »
Peu à peu l'amour grandit dans ce jeune cœur, l'amour tel que le
comprend et le définit M'"* Stowe, l'amour qui n'est que la pour-
suite de l'idéal dans autrui. « Ce que Mary aimait si passionnément,
ee qui venait se placer entre elle et Dieu dans chacune de ses priè-
res, ce n'était pas le marin jeune, gai, entreprenant, prompt à la
colère, imprudent en paroles, généreux de cœur, mais mondain
dans ses projets et ses désirs : c'était l'idéal qu'elle se créait d'un
homme noble et grand, tel qu'il pouvait être un jour, à ce qu'elle
pensait. 11 lui apparaissait glorifié, devenu un modèle de la force
qui dompte la matière, de l'autorité qui commande aux hommes et
aux circonstances, du courage qui dédaigne la crainte, de l'honneur
qui ne saurait mentir, de la constance qui ne connaît aucune défail-
lance, de la tendresse qui protège le faible, de la loyauté religieuse
qui dépose aux pieds de son souverain Seigneur et Rédempteur le
trésor d'une virilité parfaite. Tel était l'homme qu'elle aimait; c'est
de ce royal manteau de toutes les perfections qu'elle revêtait l'in-
dividu nommé James Marvyn, et tout ce qu elle voyait, tout ce
qu'elle savait lui manquer, elle le demandait à Dieu pour lui avec
la ferveur d'une femme croyante. »
Mistress Scudder n'a point encore lu dans le cœur de sa fille. Ce-
UN ROMAN d'amour PURITAIN. 185
pendant l'instinct maternel l'avertit du danger. Elle élève chaque jour
une barrière nouvelle entre Mary et le jeune étourdi. Écoutons James
s'en plaindre. En vrai marin, il conquiert l'entrevue qu'on a voulu
lui interdire : il pénètre dans la chambre de Mary par la fenêtre du
jardin, prend un baiser comme à-compte, et exhale ensuite tout son
ressentiment. La tante Katy l'a tenu à distance depuis qu'il est re-
venu, et qu'a-t-il fait pour cela? Depuis qu'il est entré au port, n'a-
t-il pas été à tous les offices , à toutes les explications , à tous les
sermons, aussi régulièrement qu'un livre de psaumes? Et pourtant
jamais il n'a pu échanger un mot avec Mary; il n'a pas même eu la
chance de lui donner le bras. C'en est trop ! Quel est le motif de
cette persécution? Que peut-on dire contre lui? N'est-il pas toujours
venu voir sa cousine depuis l'époque où elle était haute comme, la
main? N'est-ce pas lui qui la conduisait à l'école dans son traîneau?
N'allait-il pas la chercher à la classe de chant? N'avait-il pas tou-
jours été libre d'aller et de venir dans la maison, comme s'il eût été
le frère de Mary? Et maintenant la tante Katy est là, raide et guin-
dée, et elle ne bouge pas de la chambre une minute, tant qu'elle l'y
voit, comme si elle redoutait de sa part un mauvais coup. « En vé-
rité, s'écrie encore une fois le pauvre James, c'est par trop fort! »
Mais James a tort de se plaindre : Mary le lui démontre pertinem-
ment. Ne mérite-t-il pas toute la sévérité qu'on déploie à son égard?
N'est-ce pas très mal à lui d'aller à l'office uniquement pour la voir,
et non pour entendre le docteur Hopkins, qui fait de si excellens
sermons? Encore si le méchant entêté voulait se convertir, et se
convertir pour -l'amour de Dieu, non pour l'amour d'elle, ce qui
n'est qu'un péché de plus! Bref, Mary le gronde, Mary le prêche,
Mary le prie, Mary lui donne sa Bible : la pauvre enfant lui donnerait
son cœur, si la chose n'était déjà faite. Mistress Scudder apprend
bientôt de la bouche même de sa fille la visite de James; quelques
questions adroitement faites lui révèlent que le mal qu'elle a voulu
prévenir est accompli, que cet amour qu'elle voulait empêcher de
naître consume à son insu l'enfant qu'elle croyait en avoir pré-
servée. Elle ouvre les yeux à Mary, elle fait ressortir l'indignité de
cette affection si mal placée ; elle recommande la prière et le tra-
vail, et elle croit avoir écarté le danger. La visite de James était une
visite d'adieu; il part pour trois années, et que de choses peuvent
se passer en trois ans! que de changemens s'accomplissent en moins
de temps dans une tête déjeune fille! Les absens ont tort, Mary
oubliera, et les projets que James a failli faire échouer pourront
encore s'accomplir. Erreur commune à bien des gens sages! Quand
un cœur bien épris a-t-il oublié, surtoul dans un roman?
« L'excellente enfant s'était souvenue des paroles sur lesquelles sa mère
186 BEVUE DES DEUX MONDES.
l'avait quittée : « Applique ton esprit à tes devoirs! » Elle avait commencé la
journée par une fervente prière pour que cet'te grâce lui fût accordée; mais
tout en parlant à Dieu, le fil doré de sa prière se mêlait et s'entrelaçait avec
une autre suite d'idées, et sa vie passait dans une autre âme à mesure qu'elle
demandait que la grâce divine s'étendît sur lui, le défendît de la tentation
et le conduisît au ciel, et cette seconde prière prit tant d'avance sur l'autre
qu'avant que Mary s'en doutât, la pauvre fille s'était complètement oubliée
elle-même, et ne sentait, ne pensait, ne vivait plus que dans autrui.
« Quand elle jeta les yeux sur le verger, dont les suaves senteurs mon-
taient vers sa fenêtre, et qu'elle prêta l'oreille aux premiers gazouillemens
des oiseaux, elle fit une découverte qui a étonné bien des cœurs avant elle :
c'est que tout ce qui faisait le charme de la vie pour elle s'était brusque-
ment évanoui. Elle ne s'était pas aperçue que depuis un mois, c'est-à-dire
depuis le retour de James, elle avait vécu dans un monde d'ençhantemens,
que Newport, ses rochers, sa plage, les plantes marines jetées par les flots
sur le sable, les deuf milles qui séparaient le chalet de la Maison-Blanche,
les mûriers et les jujubiers de son jardin, — tout enfin avait eu un éclat et un
charme soudainement disparus. Il n'y avait pas eu pendant les quatre der-
nières semaines une seule heure qui n'eût quelque intérêt mystérieux : il
était à la Maison-Blanche ; peut-être allait-il passer, peut-être allait-il entrer.
Même à l'église, quand elle se levait pour chanter et qu'elle croyait ne son-
ger qu'à Dieu, n'avait-elle pas toujours eu conscience de cette voix de ténor
qui vibrait derrière elle, et, tout en n'osant pas tourner la tête de ce côté,
ne sentait-elle pas qu'il était là, qu'il entendait chaque parole du sermon et
de la prière ? Le soin vigilant que sa mère avait pris d'empêcher tout entre-
tien particulier n'avait servi qu'à augmenter sa préoccupation en jetant sur
ses pensées le voile de la contrainte et du mystère. Des regards silencieux,
des mouvemens involontaires, les choses qu'on indique et qu'on n'exprime
pas, tel est l'aliment le plus séduisant et le plus dangereux de la pensée
chez une nature délicate et prompte à l'émotion. Si les choses étaient dites
tout haut, elles pourraient l'être inconsidérément, elles pourraient blesser
par leur liberté où troubler par leur imprudence ; mais ce qui n'est dit que
par les yeux arrive à l'âme par le secours de l'imagination , qui revêt tout
d'une idéale beauté. »
James a du reste des alliés bien résolus à ne pas le laisser ou-
blier. C'est d'abord sa mère, Ellen Marvyn, qui ne tarit pas en
éloges sur son fils, devenu si bon, si tendre, si attentif, si instruit,
si laborieux. C'est la couturière miss Prissy, gazette ambulante du
village, toujours prête à raconter les traits! de générosité de James
et la façon libérale dont il règle ses comptes. C'est surtout la né-
gresse qui l'a élevé, la bonne Candace, dont l'infatigable indulgence
couvrait d'un voile protecteur ses peccadilles enfantines, qui le
bourrait de confitures et de gâteaux les jours où il était condiynné
au pain sec, et qui maintenant le défend à outrance contre tous.
Quoique disciple du docteur llopkins, Candace croit médiocrement
au péché originel, parce que, si elle avait mordu à la pomme, elle
UN ROMAN d'amour PURITAIN. 187
s'en souviendrait comme de toutes ses autres fautes, et qu'elle n'a
aucun souvenir de ce genre; mais elle croit à massa Jimes^ à sa
beauté et à sa bonté, à ses vertus, à sa foi, à son mariage avec Mary
et à sa rédemption, à son bonheur dans ce monde et dans l'autre.
Pour lui, Gandace sacrifierait tout, non-seulement le docteur qu'elle
révère, mais même son mari Gaton, ce petit être enrhumé dont elle
ne peut se passer.
« Gandace était une négresse, grande, vigoureuse, corpulente, lourde, qui
s'avançait avec la majesté d'un navire entrant à pleines voiles dans le port.
Le lustre brillant de sa peau noire et l'éclat de ses dents blanches indiquaient
la plénitude d'une vigueur physique qui n'avait jamais connu un jour de
maladie. Son turban de soie rouge et jaune rehaussait encore les nuances
tropicales de son teint. Gaton au contraire était un nègre petit et maigre, à
la voix douce, affligé d'un petit rhume chronique, bon et fidèle serviteur,
mais qui, aux côtés de sa moitié, ressemblait à un plant de pommes de terre
ombragé par un pommier. Gandace avait pour lui une tendresse véhé-
mente et pleine de protection. Elle considérait un mari comme une chose
dont il fallait prendre soin, un enfant gâté, privé de raison et quelquefois gê-
nant, qu'il fallait tenir en belle humeur, soigner, nourrir, habiller et mettre
dans son chemin; un être qui était toujours en train de perdre ses boutons,
de gagner des rhumes, de mettre tous les jours son plus bel habit et d'ar-
borer subrepticement dans la semaine son chapeau des dimanches. Gepen-
dant elle daignait parfois exprimer l'opinion qu'après tout un mari était
une bénédiction, et qu'elle ne saurait que faire sans Gaton. A vrai dire, il
satisfaisait pour elle ce qui est le plus grand besoin de la femme, il était
l'occupation de sa vie. Elle blâmait très énergiquement la conduite d'une
de ses amies, nommée Jenny, qui, après avoir obtenu sa liberté, avait tra-
vaillé plusieurs années pour acheter celle de son mari, mais qui était deve-
nue si dégoûtée de son acquisition, qu'elle déclarait ne plus vouloir acheter
de nègre. — Jenny ne sait pas ce qu'elle dit. Supposons qu'il tousse et la
réveille la nuit, et qu'il en prenne quelquefois un peu plus qu'il n'en peut
porter: cela ne vaut-il pas mieux que de n'avoir pas de mari? On ne saurait
pas pourquoi l'on est au monde, si l'on n'avait pas un vieil homme à soi-
gner. Les hommes sont naturellementjidiots sur bien des choses, mais ils
valent encore mieux que rien.
« Et Gandace, après cette remarque obligeante, prenait d'une main et por-
tait comme une plume un immense cuvier dans lequel le pauvre Gaton se
serait noyé. »
Le meilleur avocat de James, c'est encore le cœur de Mary : ce
cœur résiste à tout, aux belles et grandes qualités du docteur, à
son dévouement, même aux persécutions dont le saint homme est
devenu l'objet.
« Ah ! si l'on pouvait supprimer cette influence mystérieuse et infatigable
qui fait de ce marin étourdi, errant et peu dévot, une partie intime de son
être; si le fil de sa vie n'était point enlacé à sa propre existence, et sans
188 REVUE DES DEUX MONDES.
cette vieille habitude de sentir pour lui, de penser pour lui, de prier pour
lui, d'espérer et de craindre pour lui, qui est, hélas ! le fléau de notre sexe,
sans ce fatal quelque chose que ni le jugement, ni la volonté, ni la raison,
ni le sens commun ne réussissent à étouffer, peut-être Mary aurait-elle fini
par aimer le docteur. »
Le docteur ne gagne point de terrain, et mistress Scudder, cette
mère clairvoyante, se fait à ce sujet d'étranges illusions.
« Quelquefois mistress Scudder songeait avec un serrement de cœur aux
regards et à l'accent de|Mary le soir où elles avaient parlé de James; elle
avait un sinistre pressentiment qu'il y avait au fond de ce jeune cœur un
sentiment que rien ne pourrait en arracher, et pourtant Mary paraissait
d'une humeur si égale et si calme, son corps délicat se développait et s'ar-
rondissait avec tant de charme, elle chantait si gaiement en travaillant, et
par-dessus tout elle était si complètement muette sur le compte de James,
que sa mère espérait.
« Ah! ce silence! N'écoutez pas les (^loges que distribue une femme pour
savoir où est son cœur, ne demandez pas de qui elle parle avec enthou-
siasme ; mais s'il est un homme qu'elle ait bien connu et dont le nom ne
sorte jamais de ses lèvres, si elle semble éviter instinctivement toute oc-
casion de le prononcer, si, quand on en parle, elle arrête tout à coup et
change la conversation, prenez garde, il y a quelque chose dans son cœur.
De même, quand vous traversez un épais gazon, si un oiseau fuit avec osten-
tation devant vous, soyez sûr que son nid n'est pas là, qu'il Ta laissé bien
loin, sous quelque touffe de fougère, et qu'il s'est glissé silencieusement à
travers l'herbe pour jouer devant vous sa naïve comédie.
« Le petit nid de la pauvre Mary était le long de la plage, où la mer jetait
ses plantes aux mille couleurs comme des lambeaux de la parure des né-
réides. L'Océan était devenu pour elle comme un ami avec son invariable
monotonie. Elle allait souvent s'asseoir sur quelque roche contre laquelle se
brisaient les flots; elle écoutait leurs mugissemens, elle suivait de l'œil les
colonnes d'écume que rougissaient les derniers rayons du jour, et par-des-
sus la plaine azurée elle découvrait une voile à peine grande comme les
ailes d'une mouette. Il lui semblait parfois qu'une porte, s'ouvrait devant
elle, par laquelle elle pénétrait dans l'éternité, dans quelque abîme si large
et si profond que la pensée ne pouvait le sonder. Elle cessait alors d'être
une jeune fille dans un corps mortel : c'était un esprit infini prosterné
aux pieds de la beauté et de l'amour infinis. »
Tout concourt donc à alimenter cet amour qui tient trop de place
dans le cœur de Mary pour pouvoir en être banni. Les moindres dé-
tails de la vie domestique viennent à chaique instant raviver ce sou-
venir que mistress Scudder voudrait écarter. Cette passion est si
pure et si désintéressée, qu'elle se confond aisément avec les aspi-
rations mystiques qui remplissent l'àme de la jeune fille, et quand
Mary croit s'occuper de Dieu seul, elle est tout entière à son amour.
.Cependant les événemens se déclarent en faveur du docteur. Un
UN ROMAN d'amour PURITAIN. 189
jour, miss Prissy vient chercher mistress Scudder et l'emmène en
toute hâte à la Maison-Blanche, où Ellen Marvyn est en proie au
désespoir. Mary devine la triste vérité : James est mort. En effet,
un matelot vient d'arriver à Newport; il faisait partie de l'équipage
de la Mousson; le navire a été brisé parla tempête, lui seul a été
sauvé par un miracle qu'il ne s'explique pas. Cette nouvelle est un
coup de foudre pour toute la famille; Ellen Marvyn en fait une
longue maladie; Mary en est anéantie. La pauvre enfant cherche un
refuge dans la prière, puis peu à peu un calme apparent se rétablit
dans son cœur. Elle redouble d'attentions et de petits soins pour sa
mère, pour le docteur, pour tous ceux qui l'entourent; elle multi-
plie les actes de charité ; elle devient de plus en plus une sainte sur
la terre. Pourtant cette égalité d'âme est quelquefois troublée. Tan-
tôt, en ouvrant un livre, elle y trouve une marque mise par James
ou quelques lignes de lui; tantôt un des petits présens qu'il lui a
faits s'olfre inopinément à sa vue au fond d'un tiroir. La blessure
saigne immédiatement, et pour retrouver le repos il faut à la pauvre
fdle un acte de dévouement ou un sacrifice à accomplir. Ceux qui
reçoivent ses bienfaits et qui la voient calme et souriante, avec une
larme pourtant dans les yeux, ne se doutent guère des sanglots
qu'elle vient d'étouffer.
Une année et demie s'écoule : une pâleur persistante et un lent
amaigrissement sont les seules traces que la douleur ait laissées
chez Mary. Mistress Scudder, qui a suivi attentivement toutes les
luttes de ce cœur blessé, s'est reposée sur l'action du temps et de la
foi chrétienne pour fermer la plaie. Quand elle croit sa fdle complè-
tement résignée, elle commence à lui parler de la nécessité de s'as-
surer un appui dans ce monde. Mary se révolte d'abord à l'idée
d'un mariage, mais mistress Scudder insiste sur les avantages d'une
union qui sera une sécurité pour sa vieillesse , qui ajoutera à son
bonheur, et qui récompensera le dévouement du plus fidèle ami,
du meilleur des hommes. Mary n'hésite plus : puisque ce mariage
doit rendre heureux les deux êtres qu'elle ailèctionne et qu'elle
vénère le plus au monde, qu'il s'accomplisse. Ce consentement ob-
tenu, mistress Scudder presse les apprêts du mariage. Les voisins
sont instruits de la grande nouvelle; le docteur est si bon, il jouit
d'une telle estime, que tout le monde applaudit à son bonheur. Gan-
dace elle-même, en essuyant une larme, reconnaît que c'est main-
tenant le seul époux digne de Mary.
Les jeunes filles du pays sont venues, suivant l'usage, décorer le
couvre-pied de la mariée; miss Prissy a terminé la robe de noce, et
le mariage a lieu dans trois jours. Mais, si de toute éternité les as-
tres décrivent incessamment le même cours, une loi plus immuable
encore que celle qui régit les corps célestes veut qu'un amant aimé
190 REVUE DES DEUX MONDES.
soit incombustible, invulnérable et insubmersible. James reparaît
donc tout à coup. Pourquoi n'a-t-il point donné de ses nouvelles?
Pourquoi est-il allé en Chine au lieu de revenir en Amérique? Pour-
quoi du moins n'a-t-il pas écrit? Demandez-le à l'auteur. Enfm le
voici de retour, et il revendique hautement ses droits. Une discus-
sion en règle s'engage alors entre tous les personnages, les argu-
mens pour et contre s'échangent de part et d'autre comme dans un
débat théologique. Les argumens de pur sentiment sont les pre-
miers mis hors de cause; le devoir seul doit décider. — Si vous
épousez le docteur, dit-on à Mary, la présence de James serait un
danger pour vous et pour lui. Il faut donc qu'il s'expatrie à jamais.
Avez-vous le droit d'imposer au pauvre garçon et à sa famille un
pareil sacrifice? — Mary est ébranlée, mais elle a une réponse victo-
rieuse : — Si James était revenu huit jours plus tard, il aurait trouvé
le mariage accompli. J'ai donné ma parole, je suis engagée irrévoca-
blement, et je dois me considérer xomme déjà mariée. — Elle fait
donc le sacrifice complet; elle décfire à sa mère ravie qu'elle tien-
dra sa promesse. Elle ne veut même pas que la question soit sou-
mise au docteur, de peur que celui-ci, par générosité, ne renonce à
des droits dont elle-même reconnaît l'inviolabilité. Le pauvre James
est-il irrévocablement condamné?
Un romancier n'aurait pas manqué de sceller son arrêt. Si Mary
épouse le docteur, le triomphe du devoir sur l'amour, de l'élément
religieux sur l'élément romanesque, est complet. Et quelle bonne
fortune pour un écrivain que d'avoir à montrer Mary rassemblant
ses forces pour aller, calme et tranquille, à l'autel, accomplissant
jusqu'au bout la tâche qu'elle s'est imposée, puis, quand elle n'est
plus soutenue par l'exaltation du sacrifice, s' affaissant peu à peu!
Elle aurait renoncé à lutter contre une plaie inguérissable ; le dépé-
rissement l'aurait prise, et nous l'aurions vue s'acheminer lente-
ment vers la tombe, martyre du devoir et de la piété filiale. Que
de larmes un pareil dévouement aurait arrachées aux âmes sensi-
bles ! Une femme ne pouvait avoir le courage de sacrifier délibéré-
ment une si charmante héroïne. Avez-vous pu croire d'ailleurs que
Candace laisserait consommer le malheur de James? Elle s'empare
de la couturière, elle l'exalte par ses reproches et ses exhortations;
miss Prissy prend son courage à deux mains, entre dans la chambre
du docteur, et, à mots entrecoupés, le met au courant de ce qui ar-
rive. Le docteur passe la nuit en prières, et le lendemain matin il
convoque mistress Scudder, Mary et James dans son cabinet.
a Le docteur était assis à sa table, et sa grande Bible favorite était ouverte
devant lui. Il se leva, et leur fit à tous un accueil à la fois affectueux et
grave. Il y eut une pause de quelques minutes, pendant laquelle il tint sa
tête entre ses mains.— Vous savez tous, dit-il en se tournant vers Mary, qui
UN ROMAN d'amour PURITAIN. 191
était assise tout à côté de lui, le lien cher et étroit que j'ai songé à contracter
avec cette amie. Je n'aurais pas été digne de serrer ces nœuds, si je n'avais
senti dans mon cœur le véritable amour d'un époux tel que nous le montre
le Nouveau-Testament, d'un époux « qui aime sa femme comme le Christ a
aimé son église, lui qui a donné sa vie pour elle. » En cas de danger pour
cette chère âme, je me savais prêt à me sacrifier pour elle; autrement je
n'aurais jamais été digne de l'honneur qu'elle m'a fait. Je tiens que, quand
il y a une croix ou un fardeau à porter par l'un des époux, l'homme, qui
est fait à l'image de Dieu quant à la force et au pouvoir de souffrir, doit le
placer sur ses épaules et non sur les épaules de celle qui est plus faible que
lui, car s'il est fort, ce n'est pas pour tyranniser celle qui est faible, mais
au contraire pour porter son fardeau comme le Christ a fait pour son église.
J'ai découvert, ajouta-t-il en jetant un regard plein de bonté sur Mary,
qu'il y a une croix et un fardeau pénible qui doivent peser sur cette chère
enfant ou sur moi, sans qu'il y ait eu faute de notre part, mais par la
sainte volonté de Dieu : que ce fardeau tombe sur moi ! Mary, ma chère
enfant, reprit-il, je serai pour toi comme un père ; mais je ne contraindrai
point ton cœur.
« A ce moment, Mary, par un mouvement soudain et irrésistible, lui jeta
ses bras autour du cou, l'embrassa, et, s'appuyant en sanglotant sur son
épaule : — Non, non, dit-elle, je vous épouserai comme je l'ai promis.
« — Le pourrez-vous, si je ne le veux pas, chère enfant? répondit-il avec
un bon sourire. Approche, jeune homme, dit-il à James d'un ton d'autorité.
Je te donne cette jeune fille pour femme. Et détachant de son épaule la
main de Mary, il poussa doucement la jeune fille dans les bras de James, qui,
accablé d'émotion, la serra silencieusement contre son sein.
« — Allons, mes enfans, reprit le docteur, voilà qui est fait. Que Dieu
vous bénisse! Jeune homme, emmène-la, elle sera plus calme tout à l'heure.
« Avant de sortir, James saisit la main du docteur en lui disant : — Voilà
qui parle plus haut à mon cœur que tous les sermons ; je ne l'oublierai ja-
mais. Que Dieu vous bénisse !
« Le docteur les regarda quitter lentement l'appartement, et les conduisit
jusqu'à la porte qu'il referma, et ainsi finirent les fiançailles du docteur. »
Le docteur a le beau rôle, et cependant tout le monde est satis-
fait. Le roman aurait dû en rester là. Le docteur était sacrifié, mais
il était trop juste qu'il eût sa part de souffrance, comme Mary avait
eu la sienne : on se serait représenté l'homme de Dieu luttant long-
temps contre son propre cœur avant de retrouver le calme et la sé-
rénité du passé; s'il disparaissait de la scène, c'était avec la palme
du martyre. M"** Stowe, avec un raffinement de cruauté féminine, a
voulu dépouiller le bon docteur de son auréole : dans deux cha-
pitres supplémentaires, qui sont un excès de barbarie et qui sont
une faute de goût, puisqu'ils détruisent l'équilibre moral entre les
personnages > elle nous montre le docteur officiant lui-même aux
noces de son rival avec la plus parfaite tranquillité, puis bientôt
marié à son tour, et enfin père d'une nombreuse lignée. Le moyen
192 REVUE DES DEUX MONDES.
de le plaindre maintenant, de s'intéresser à lui et de croire à la
réalité de son sacrifice? Quelle femme aura désormais un mot à dire
en sa faveur? Un homme qui perd ce qu'il aime, et qui se console,
et qui se marie! Il n'y a qu'un théologien capable de cette incon-
venance. Haro sur le docteur!
On retrouve à chaque page du nouveau livre de M"^ Stowe ce
talent d'observation fine et délicate qui avait frappé dans V Oncle
Tomj il y a des chapitres qui sont des chefs-d'œuvre d'analyse
psychologique. Tout le roman découle du reste d'une théorie
nouvelle sur l'amour. Suivant M"'*" Stowe, la source de l'amour,
c'est le besoin d'idéal qui est en nous. C'est cet idéal que nous
poursuivons dans autrui; il attire la partie romanesque, c'est-
à-dire élevée, de notre âme, comme l'aimant attire le fer (la com-
paraison est de fauteur), et si nous aimons, c'est parce que nous
croyons le trouver dans l'objet de notre amour. C'est ainsi que mis-
tress Scudder a aimé son mari, que sa fille aime James, que le doc-
teur aime Mary, qu'enfin Virginie de Frontignac aime Aron Burr. Ce
dernier personnage, que nous n'avons point encore eu l'occasion
de nommer, est purement épisodique. Quand nous l'avons vu appa-
raître, nous avons cru que l'auteur voulait établir un contraste entre
l'amour pur et l'amour profane, entre fexaltation mystique qui
élève si fort au-dessus de la terre ges principaux personnages et une
passion toute charnelle. Il n'en était rien. Virginie, l'épouse sur le
point de manquer à ses devoirs, aime exactement de la même façon
que Mary. Écoutez plutôt ses confidences :
« Je ne sais comment cela s'est fait, mais il avait pris toute ma vie avant
que je m'en doutasse. Il se disait mon ami, mon frère ; il m'offrit de m'ap-
prendre l'anglais, il lut avec moi, et peu à peu il régla toute mon existence.
Moi si hautaine et si fière, moi qui m'enorgueillissais de mon indépendance,
j'étais entièrement sous sa loi, tout en essayant de le cacher. Je ne savais
plus où j'étais, car il n'était jamais question que de notre amitié ; il parlait
des natures sympathiques qui sont faites les unes pour les autres, et je trou-
vais cela très beau ; il me semblait vivre dans un monde nouveau. Je m'i-
maginais voir en lui un Byron, un Sully, un Montmorency, tout ce qui est
grand, et noble, et bon. Cet amour était une religion. Je serais morte pour
lui; je songeais quelquefois combien je serais heureuse de donner ma vie
pour la sienne. Je ne me reconnaissais plus; je m'étonnais de sentir et de
penser ainsi, et je ne pouvais m'imaginer que cela pût êtr^ mal. Comment
l'aurais-je cru, puisque cela me rendait plus religieuse, et que tout dans le
monde me semblait devenir sacré?
« Tout cela s'est évanoui comme un grand et beau rêve. Mary, cet homme
ne m'a jamais aimée, il ne peut aimer, il ne sait pas ce que c'est que l'a-
mour, il ne peut même se l'imaginer, puisqu'il n'a jamais rien senti de pa-
reil. Ces hommes-là ne peuvent nous comprendre, nous autres femn es ; nous
sommes aussi au-dessus d'eux que le ciel est au-dessus de la terre. Il est
UN ROMAN d'amour PURITAIN. 193
vrai que mon cœur était complètement en son pouvoir; mais pourquoi?
Parce que je l'adorais comme un être divin, incapable d'une action désho-
norante, incapable d'égoïsme, incapable même d'une pensée qui n'eût pas
été" parfaitement noble et héroïque. S'il avait été réellement ce que je le
croyais, j'eusse été fière d'être une pauvre petite fleur destinée à perdre
tout son parfum pour lui donner une heure de plaisir. J'aurais offert toute
ma vie à Dieu pour cette âme glorieuse... Et pendant ce temps qu'étais-je
pour lui? Un jouet, un passe-temps, un instrument pour ses projets ambi-
tieux. Oh! il ne me connaît pas; un noble sang coule dans mes veines, nous
sommes d'une grande race, nous pouvons tout donner, mais il faut que ce
soit pour un Dieu !»
Nous ne voulons pas juger la théorie de M™* Stowe : pour notre
part, nous n'inclinons à raffiner sur rien, pas plus sur l'amour que sur
la religion. M™* de Sévigné demandait aux mystiques de son temps
de lui épaissir un peu la religion, de peur qu'elle ne s'envolât toute :
nous demanderions volontiers à M"* Stowe de nous matérialiser un
peu l'amour, au moins pour notre sexe. Il est sans doute très flat-
teur d'être le représentant de l'idéal, mais c'est un rôle que per-
sonne ne peut prétendre à jouer longtemps. Quelle torture pour un
pauvre homme que la continuelle appréhension de voir son indi-
gnité éclater et les yeux de sa belle s'ouvrir sur ses imperfections!
Qui sait d'ailleurs quelles formes l'idéal pourrait revêtir dans une
imagination moins bien réglée que celle de Mary Scudder?
Les amours de Virginie de Frontignac et d'Aron Burr ont failli
nous gâter le livre de M"* Stowe. On ne saurait imaginer d'épisode
plus malencontreux ni d'échec plus complet. En mettant en scène
le Lovelace américain. M™* Stowe s'est crue dispensée de tous frais
d'invention. Il ne suffit pas de baptiser un personnage d'un nom
historique pour le rendre séduisant et lui donner la vie. Ici le con-
quérant irrésistible n'est qu'un pédant et un niais, qui se laisse écon-
duire comme un sot par une fille de dix-huit ans. Quant à la mar-
quise qu'il veut perdre, cet échantillon du faubourg Saint-Germain
a les grâces, l'esprit et le langage d'une chambrière.
Nous donnerions une idée très incomplète de la Fiancée du Mi-
nistre si nous n'ajoutions quelques mots de la thèse de théologie
que l'auteur a mêlée à toute la fable de son livre. Ceux qui ont lu
attentivement les ouvrages précédens de M"'* Stowe ont pu voir que
les principes que l'écrivain invoque en faveur des nègres, et d'après
lesquels il fait agir ses personnages de prédilection, peuvent se
ramener à ceux-ci : l'égalité absolue de tous les hommes quant à
leurs droits et à leur destinée future, le devoir de la bienveillance
universelle, enfin la réconciliation future de tous les êtres créés. Ces
principes sont ceux de la secte des universalistes, dont le dogme
lOME XXJV. 13
19A REVUE DES DEUX MONDES.
fondamental est que Dieu pourra bien infliger une expiation aux pé-
cheurs, mais que cette expiation ne saurait être étemelle et infi-
nie, et que tous les hommes finiront par être sauvés. C'est cette doc-
trine que M™" Stowe a entrepris de développer, et qu'elle oppose à
la croyance puritaine sur la prédestination et le petit nombre des
élus. Elle s'élève contre les rigueurs de la théorie calviniste dans
quelques pages d'une éloquence émue, qui semblent un écho de
Ghanning, et elle a formulé ses objections dans une scène d'une sin-
gulière hardiesse, si l'on songe au public pour lequel l'auteur écrit.
La nouvelle de la mort de James est arrivée à la Maison-Blanche,
et la conviction que James est un réprouvé ajoute à la douleur de la
famille. Personne n'a de doute à ce sujet, ni le vieux Marvyn, ni
mistress Scudder, ni Mary, ni le docteur. Seule, Ellen Marvyn reste
muette : plusieurs jours se sont passés depuis la fatale nouveHe, et
cette mère si tendre n'a pas prononcé une parole, n'a pas versé une
larme. Mary vient enfin voir sa tante, et le cœur d' Ellen Marvyn dé-
borde.
« Mistress Marvyn entraîna Mary dans sa chambre. Elle semblait prise de
frénésie, elle ferma et verrouilla la porte, attira Mary aux pieds de son lit,
et, lui jetant les bras autour du cou, elle appuya sur son épaule un front
brûlant. Elle pressa sa petite main sur ses yeux, puis tout à coup, écartant
sa nièce, elle la regarda en face comme quelqu'un résolu à dire un secret
longtemps étouffé. Ses yeux si doux lançaient des éclairs de désespoir et
d'égarement comme ceux d'un cerf aux abois qui, avant de mourir, se re-
tourne contre la meute.
« — Mary, dit-elle, je ne puis me retenir; ne faites pas attention à ce que
je dis; mais il faut que je parle ou que je meure I Mary, je ne peux pas, je
ne veux pas me résigner, cela est trop dur, trop injuste, trop cruel, je le
dirai jusqu'à mon dernier jour. Pour moi, il n'y a ni bonté, ni justice, ni
merci en quoi que ce soit; la vie me semble la malédiction la plus affreuse
qu'on puisse infliger à un être sans défense. Qu'avons-nous donc fait pour
qu'on nous l'impose? Pourquoi nous a-t-on appris à aimer et à espérer? pour-
quoi nos cœurs sont-ils si pleins de tendresse, si toutes les lois de la nature
concourent à nous écraser et ne suspendent jamais notre agonie? pourquoi
souffrons-nous tant dans cette vie, qu'il vaudrait mieux pour nous n'être
point nés?
« Songez donc, Mary, à la brièveté de la vie. Songez à l'effrayante durée
de l'éternité; songez que toute la puissance et toute la science de Dieu s'em-
ploient à faire souffrir ceux qui ne sont pas élus, que tout le genre humain,
sauf une imperceptible fraction, a été soumis à cette loi et la subit encore.
Le nombre des élus est si faible, que nous pouvons presque les compter pour
rien. Que de nobles esprits, que de cœurs chauds et généreux, que de belles
natures font naufrage et sont rejetées par milliers, par dizaines de milliers!
Ciomme nous nous aimons les uns les autres, comme nos cœurs se con-
fondent, comme nous serions plus qu'heureux de mourir les uns pour les
autres! Et tout cela finit... Oh! Dieu, comment cela finit-il? Mary, ce n'est
UN ROMAN d'amour PURITAIN. 195
pas ma douleur à moi seule. Quel droit ai-je de me plaindre? Mon fils vaut-il
plus que celui d'une autre mère? Des milliers de milliers que leurs mères
aimaient comme j'ai aimé le mien ont aussi été perdus. 0 funeste journée
de mes noces, pourquoi se réjouissait-on autour de moi? Les fiancées de-
vraient prendre des habits de deuil, et les cloches ne devraient sonner que
des glas. Toute famille nouvelle repose sur cet abîme de douleur, et à peine
une âme échappe-t-elle sur mille !
« Pâle, éperdue, glacée de terreur, Mary demeurait muette comme un
voyageur qui au milieu des ténèbres et de la tempête voit à la soudaine lueur
d'un éclair un abîme s'ouvrir sous ses pas. Elle était confondue d'étonne-
ment et d*'angoisse. Les paroles redoutables de sa tante glaçaient son âme :
il lui semblait qu'un coin de fer s'introduisait entre sa vie et la vie de sa
vie, entre elle et son Dieu; elle appuyait instinctivement les mains sur sa
poitrine comme pour y retenir une image chérie, et elle s'écriait d'une voix
suppliante : Mon Dieu! mon Dieu! où êtes-vous?
« Mistress Marvyn allait et venait dans la chambre les joues empourprées,
les yeux pleins d'un feu étrange et se parlant à elle-même sans regarder sa
nièce, absorbée dans ses pensées de flamme.
« Le docteur Hopkins dit que tout est pour le mieux et ne saurait être
autrement, que Dieu Ta voulu en vue du plus grand bien final, que non-
seulement il Fa voulu, mais qu'il a pris toutes les mesures pour que cela
fût inévitable; qu'il crée les vases de colère et les prépare pour la destruc-
tion, et qu'il a une connaissance infinie qui lui permet de le faire sans porter
atteinte à la liberté de ses créatures. Tant pis... Quel usage d'une science
infinie! Que dirait-on si les hommes en agissaient ainsi, si un père prenait
tous les moyens d'assurer la perte de son pauvre petit enfant sans violer sa
liberté? Tant pis, je le répète. On dit : Dieu le fait pour montrer dans toute
l'éternité par ces exemples terribles la nature mauvaise du péché et ses
conséquences! C'est à cela qu'a servi jusqu'ici la plus grande partie du
genre humain, et cela est bien, parce qu'il en peut sortir un surcroît de
bonheur infini. Non, cela n'est pas juste. Il n'est pas de félicité pour la ma-
jorité des hommes qui justifie la dépravation calculée de quelques-uns. Le
bonheur et la misère ne sauraient être répartis ainsi. Je ne croirai jamais
que cela soit juste, non, jamais. On dit que la condition de notre salut, c'est
d'aimer Dieu, de l'aimer plus que nous-mêmes, plus que nos plus chères
affections. Gela est impossible, cela est contraire aux lois de mon être. Je
ne puis aimer Dieu, je ne puis le louer; je suis perdue, perdue, perdue, et
le comble de mon malheur, c'est de ne pouvoir racheter mes proches. Je
souffrirais volontiers et pour toujours si du moins je pouvais le sauver, lui.
Mais, ô éternité, malédiction inexorable, point de fin, point de rivage, point
d'espérance! »
Cette scène a fait scandale aux États-Unis. Aussi M™* Stow^e, dans
sa préface, met-elle son livre sous la protection du public anglais,
qui a été si bienveillant pour elle. Nous avons laissé aux dames le
soin de juger la théorie de M"** Stowe sur l'amour; nous renverrons
aux théologiens sa théorie sur la destinée future. Nous nous en
tiendrons à l'avis de Gandace, quand elle a pris sa maîtresse sur ses
496 REVUE DES DEUX MONDES.
genoux, et que, la berçant comme un enfant, elle lui dit qu'il ne
faut pas se rompre la tête à creuser certaines questions, qu'il est
des choses auxquelles nous n'entendons guère, et qu'il faut croire
que Dieu, qui est bon, n'a point mis à notre existence des condi-
tions qui en feraient un fléau au lieu d'un bienfait.
Ce personnage d'Ellen Marvyn est bien moderne, si moderne
même, qu'il a éveillé dans notre esprit un invincible soupçon. Cette
femme, sortie d'une famille lettrée et presque sacerdotale, dont le
père, dont le mari, dont les enfans s'occupent de science ou de théo-
logie; qui elle-même est possédée du désir insatiable de s'instruire,
qui, du fond d'un village, aspire à contempler tous les chefs-d'œu-
vre de l'art européen qu'elle ne connaît que par les livres, et se de-
mande sans cesse ce que peuvent être un miserere de Mozart, un
tableau de Léonard de Vinci, une œuvre de Bramante ou de Mi-
chel-Ange, cette femme n'a-t-elle pas quelque ressemblance avec
M™* Stowe elle-même, fdle, femme et sœur de professeurs et de
docteurs en théologie? Ce qui fait l'agrément des Souvenirs que
M°*' Stowe a publiés à son retour d'Europe, n'est- ee pas précisé-
ment le ravissement naïf, la joie presque enfantine, qu'elle a
éprouvés à la vue des merveilles de l'art du vieux monde? Quoi
qu'il en soit de ces conjectures, le voyage de l'auteur de VOncle
Tom a été profitable à son talent; l'influence de l'Europe, qui appa-
raît visiblement à plus d'une page de son livre, a détendu la rai-
deur dialectique de son style et adouci l'âpreté un peu tranchante
de ses opinions. Faut-il rapporter à la même cause la bienveillance
dont l'auteur fait preuve envers le catholicisme, et qui se trahit par
quelques railleries à l'adresse du fanatisme et de l'intolérance des
puritains?
Publiée par chapitres dans un recueil hebdomadaire des États-
Unis, la Fiancée du Ministre a tous les défauts que ce mode de
composition entraîne d'ordinaire. En face d'un chapitre isolé, un
auteur perd aisément de vue l'ensemble de son œuvre; il se laisse
entraîner à grossir démesurément des détails secondaires, à exagérer
la part des personnages accessoires, et il détruit souvent lui-même
les proportions de son livre. Si le roman de M"" Stowe doit être
traduit en français, l'écrivain qui entreprendra cette tâche ne devra
pas craindre d'émonder bien des épisodes inutiles, bien des dis-
cussions oiseuses, dussent les thèses de l'auteur en soufl'rir. Quel-
ques vigoureux coups de serpe dégageraient de ces broussailles
théologiques une des plus pures, une des plus charmantes histoires
d'amour qu'on puisse lire.
CucHEVAL- Clarion Y.
LES
RÉFORMES SOCIALES
EN ANGLETERRE
II.
LE PAUPÉRISME ET L'ASSISTANCE. ^
A ffistory of the English poor lavb , etc., by sir George Nicholls; 2 vol. London 4854. —
II. The popular History of England, etc., by Charles Knight; 4 toi. London 1838. —
III. Statistical Abstract for the united Kingdom from 1843 to 1857.
Le paupérisme et les crimes ont diminué en Angleterre depuis
un an. — Tel est le fait considérable que la reine Victoria con-
statait au mois de février 1859 en ouvrant la session du parlement.
Certes partout ailleurs, à la veille d'une guerre qui n'allait à rien
moins qu'à modifier les conditions de l'équilibre européen, le sou-
verain, s'adressant aux représentans de la nation, eût commencé
l'exposé de la situation par quelques détails sur le caractère des
relations étrangères et le rôle éventuel du pays. En Angleterre,
la diminution de la misère a été regardée comme le fait essentiel
de la dernière année, et non sans raison. Qu'une révolution arme
le souverain contre les communes et renverse la dynastie, l'ordre
social n'en est point ébranlé, et tout au contraire cette terrible
secousse profite aux institutions politiques et à tous les élémens
(1) Voyez la première de ces études dans la Revue du 1" septembre 1858.
198 REVUE DES DEUX MONDES.
de la richesse et de la puissance nationales. Que la Grande-Bretagne
vienne à perdre ^es colonies d'Amérique, l'épée d'un commis de
comptoir, transformé subitement en un habile capitaine, soumet le
Bengale à la domination d'une compagnie anglaise, et prélude à
la conquête de tous les empires de l'Inde. Qu'un nouvel empire
d'Occident ferme ses ports aux produits de la Grande-Bretagne, ses
trésors stipendient les armées de tous les rois, et les efforts d'une
coalition dont elle est l'âme finissent par renverser le géant qui
menaçait son existence. L'Angleterre a de merveilleuses ressources
pour réparer ses échecs militaires et politiques; elle n'en a pas
trouvé jusqu'à présent, je ne dirai pas pour guérir une plaie sociale
qui sera toujours plus ou moins pelle de tous les peuples, mais pour
sortir d'une situation qui multiplie le nombre des indigens dans
une proportion sans exemple.
L'importance du résultat annoncé par la reine justifie donc la
place qu'il tient dans son discours, et cette diminution du paupé-
risme, si elle était réelle et progressive, en démontrant l'efficacité
des systèmes économiques particuliers à l'Angleterre, contribuerait
puissamment à la solution d'un problème dont l'étude incessante
sera peut-être l'honneur de notre siècle. Malheureusement une si
belle espérance ne soutient guère un examen sérieux. On sait
qu'en Angleterre, indépendamment des pauvres secourus par l'as-
sistance officielle, il en existe un très grand nombre à la charge
de la charité privée. On sait aussi que tous les efforts des admi-
nistrations locales et du conseil central tendent à faire passer dans
la seconde catégorie les indigens de la première. A peine la reine
a-t-elle proclamé la diminution du paupérisme, que le comte de
Shaftesbury, présidant le 2 mai 1859 la dix-septième assemblée
annuelle de l'école et du refuge de Field-Lane, déclare l'urgente
nécessité d'une nouvelle ragged-school pour deux cents enfans et
de nouveaux asiles de nuit. iS^'est-ce point là un fâcheux commen-
taire du discours royal?
On est allé jusqu'à voir dans la situation intérieure de l'Angle-
terre le germe d'une révolution sociale plus radicale et plus sub-
versive qu etoutes les révolutions politiques. L'abîme de misère au-
dessus duquel s'élève l'échafaudage de l'industrie anglaise paraît
effrayant à quiconque visite les grandes villes du royaume- uni;
mais qu'on ne s'exagère pas ici les périls : le caractère national a
plus d'une fois surmonté de pareilles épreuves, et avant de nous
occuper des mesures qui pourront apporter un nouveau soulage-
ment à tant de maux, il convient de faire connaître celles qui ont
sauvé le pays au moment où il allait s'engloutir dans le gouffre du
paupérisme. L'histoire de cette réforme et de la loi qu'elle a mo-
lES RÉFORMES SOCIALES EN ANGLETERRE. 199
difiée dans son application plutôt que dans son principe a été éciite
par un des hommes qui ont le plus contribué à ce grand résultat.
En présentant une analyse de l'ouvrage de sir George INicholls, nous
essaierons de compléter cette étude par des appréciations générales
et par des détails empruntés à Y Histoire populaire de M. Charles
Knight, qui obtient aujourd'hui en Angleterre un légitime succès.
Les amendemens successifs d'une mauvaise loi renferment tant
d'enseignemens que, si la connaissance en eût été répandue en
France quand les questions économiques s'y sont agitées en I8Z18,
on eût immédiatement reconnu aux résultats d'une expérience sé-
culaire les vices radicaux de doctrines prétendues nouvelles. Puis-
que l'égalité des salaires, le droit au travail et le droit à l'assistance
ont encore des partisans en France et ailleurs, il serait bon que les
esprits sincères qui conserveraient encore quelques illusions à l'en-
droit de ces théories consentissent à en méditer les conséquences,
telles qu'elles ressortent à chaque page de l'histoire de la loi des
pauvres en Angleterre.
I.
Il y avait sans doute des pauvres parmi les Anglo-Saxons, mais
ils formaient la classe la moins nombreuse de la nation. Les deux
tiers de la population se composaient d'esclaves descendant en
partie des Kymris ou Bretons dépossédés paj- la conquête ; le reste
comprenait les grands et les petits propriétaires , les eorls et les
ceorls, descendans des nobles et des roturiers qui se partageaient
la possession des domaines. Les roturiers, désignés aussi sous le
nom de churls^ avaient dans l'assemblée nationale un représentant
qu'on appelait le roi des paysans. On conçoit que, dans une société
ainsi organisée, il y eût peu de place pour cet état de détresse qui,
dans les sociétés modernes, porte tant de malheureux au vol, au
vagabondage et à la mendicité. La loi, dans son terrible laconisme,
n'épargnait personne au-dessus de douze pence volés et de douze
ans d'âge. La conquête normande dépouilla une grande partie des
propriétaires saxons et soumit l'Angleterre aux obligations les plus
rigoureuses du système féodal. Elle supprima la classe des cliens,
augmenta dans une grande proportion celle des esclaves, et donna
naissance à une catégorie d'individus numériquement importante,
bien qu'elle ne figure pas sur le fameux Domesday hook conservé
dans la salle du chapitre de Westminster : ce fut celle des outlaivs,
ou gens hors la loi, qui, réfugiés dans les forêts et les montagnes,
protestèrent par le brigandage contre la domination étrangère. Les
outlaws de l'Angleterre conquise furent pendant près de deux siècles
200 REVUE DES DEUX MONDES.
ce qu'étaient récemment encore les klephtes de la Grèce asservie.
L'histoire de l'Angleterre, à partir de cette époque, nous montre
le brigandage et la mendicité faisant d'incessans progrès. De 1307
à 1327, sous le règne d'Edouard II, les guerres étrangères, les luttes
intestines, et surtout la famine, qui obligea la noblesse à éman-
ciper une grande partie des gens qu'elle ne pouvait plus nourrir,
augmentèrent encore le nombre des mendians et des malfaiteurs.
Aussi la législation du paupérisme eut-elle pendant longtemps un
caractère exclusivement répressif. Le mal s'aggrava encore vers
la fm du règne du vainqueur de Crécy, dont les mains affaiblies par
l'âge ne tenaient plus avec la même fermeté les rênes du gouverne-
ment, et c'est au milieu des plus afïligeans désordres que monta sur
le trône le jeune Richard II. Les révoltes des serfs, ces terribles
convulsions de la féodalité chancelante, fournirent de nouvelles oc-
casions aux crimes du brigandage, malgré la rigueur avec laquelle
les insurgés eux-mêmes les punissaient. En 1378, le roi nomma
dans chaque comté des commissions pour arrêter les malfaiteurs
sans autre forme de procès et les tenir en prison jusqu'à l'arrivée
des juges; mais les Anglais, mus par un sentiment qui a toujours
prédominé chez eux, aimèrent mieux assurer l'impunité des assas-
sins et des voleurs que de compromettre la liberté des honnêtes
gens. A la prière des communes, cette loi fut rapportée, les indivi-
dus arrêtés par les commissaires furent élargis, et le crime marcha
tête haute à la faveur de Yhabeas corpus. Pourtant, après l'insur-
rection dirigée par Wat Tyler, quand les barons et les chevaliers
eurent massacré à Londres, sur la place de Smithfields, les cent
mille ribauds sans chausse conduits par un couvreur en tuiles,
comme les chevaliers gascons revenant de la bataille de Poitiers
avaient taillé en pièces quarante mille Jacques sur la place de Meaux,
le roi se sentit plus fort et les communes se montrèrent moins ja-
louses des droits mdividuels garantis par la grande charte. Le sta-
tut de "Winchester fut remis en vigueur, et plein pouvoir donné aux
juges et aux shérifs pour arrêter les vagabonds.
Ces mesures se trouvant insuffisantes, en 1388 on en adopta une
autre dont la disposition principale n'est pas encore abolie de nos
jours, et qui, depuis quatre cent soixante-dix ans, au milieu de tous
les progrès de la liberté, retient les prolétaires anglais attachés à la
glèbe, non pas seigneuriale, mais paroissiale. Par cet acte, il fut
interdit à tout serviteur ou journalier, homme ou femme, de quitter
le lieu de sa résidence à l'expiration de son bail. Tout contrevenant
dut être mis au stock (1) et retenu en prison jusqu'à ce qu'il eût
(1) Espèce de pilori où le patient est assis et pris par une Jambe.
LES RÉFORMES SOCIALES EN ANGLETERRE, 201
trouvé une caution pour retourner à son service ou dans son pays.
Les mendians impotens furent internés dans les cités et villes où les
trouva la promulgation de l'acte. Dans le cas où ces localités ne
pouvaient les nourrir, ils eurent à se rendre sur d'autres points de
la centurie, du canton ou du district, ou bien dans leur ville natale
pour y passer toute leur vie. Toutefois aucune disposition ne pour-
vut à leur subsistance : l'Angleterre était alors couverte d'établis-
semens créés pour venir en aide aux nécessiteux; il existait par-
tout des hôpitaux fondés à l'honneur de Dieu et de sa glorieuse
mère, pour recevoir- les malades, les lépreux, les aliénés, les femmes
indigentes et leurs enfans, et pour assister tous les malheureux. La
religion n'exigeait pas seulement du baron mourant l'émancipation
de ses esclaves, elle en obtenait aussi le legs d'une partie de ses
biens aux pauvres. Malheureusement l'esclave ne pouvait être im-
médiatement transformé en travailleur libre sans devenir une cause
d'embarras et un élément de désordre, parce que le servage tendait
à abaisser les salaires de l'ouvrier indépendant aussi bien qu'à
rendre la demande de travail incertaine, à quelque prix que ce fût.
Dans cette période de transition, l'ouvrier était nécessairement
exposé aux privations de toute sorte par la maladie, le manque
d'ouvrage et les conséquences morales de l'oisiveté. Le pouvoir civil
eut donc à prendre des mesures pour restreindre l'encouragement
qu'une charité sans discernement et sans bornés donnait à la paresse
et au vagabondage : ce fut l'objet d'un nouveau statut promulgué
dans la même année 1388. Pendant le xv* siècle, dans un temps où
la lutte des deux roses aurait dû multiplier le nombre des malfai-
teurs, il y eut plus de sécurité pour les biens et pour les personnes
qu'aux deux époques qui précédèrent et suivirent ces sanglans dé-
bats. Cette guerre détruisit la moitié de l'ancienne noblesse; elle
fondit ce qu'il en restait avec la gentry et même avec la bour-
geoisie d'origine anglo-saxonne, et elle amena les races diverses
à l'état d'amalgame complet que présente aujourd'hui la société
anglaise. En même temps elle appela la masse du peuple à la jouis-
sance des avantages résultant de l'abolition de la servitude.
Cependant les immenses privilèges de l'église, joints à la posses-
sion de près d'un tiers des revenus du royaume, avaient peuplé les
divers ordres du clergé d'une foule d'hommes étrangers à la voca-
tion religieuse. Tantôt les prélats s'entendaient avec les lords pour
détourner à leur profit les fonds des hôpitaux, tantôt les monas-
tères se recrutaient de misérables qui dissipaient dans la débauche,
les ressources léguées à la prière, à la bienfaisance et au renonce-
ment personnel. Ailleurs de prétendus clercs commettaient impu-
nément des vols et des meurtres à la faveur du bénéfice qui exemp-
202 BEYUE DES DEUX MONDES.
tait de la juridiction temporelle quiconque pouvait justifier de son
titre clérical, c'est-à-dire était en état de lire un verset des saintes
Écritures. On les remettait alors entre les mains de l'ordinaire,
d'où ils sortaient presque toujours après un châtiment dérisoire.
Un autre abus non moins énorme était celui du sanctuaire. Le droit
d'asile, dont jouissaient les églises au moyen âge, était sans doute
une compensation nécessaire aux violences et aux dangers de toute
sorte qui menaçaient le faible et l'innocent, et nulle part il ne se
trouvait plus justifié que dans un pays où toutes les calamités de
la conquête s'ajoutaient aux rigueurs d'une législation draconienne;
mais cette protection avait dégénéré en une impunité intolérable.
Le malfaiteur réfugié dans un de ces édifices en sortait souvent
pour aller rôder dans la ville, et quand il rentrait dans l'asile, il
ne pouvait en être tiré, de quelque nouveau crime qu'il se fût rendu
coupable. Toute église assurait à chacun ce refuge pendant qua-
rante jours, et si le voleur ou le meurtrier n'en pouvait sortir sans
danger pendant ce délai, il déclarait vouloir quitter l'Angleterre.
Alors il était conduit au port voisin, un crucifix à la main, et s'il y
trouvait un vaisseau, on le laissait partir avec un «Dieu vous as-
siste! » S'il n'y avait là aucun navire pour le recevoir, il entrait
dans la mer jusqu'au cou et demandait trois fois le passage. Cette
formalité se renouvelait jusqu'à ce qu'il se présentât un bâtiment,
et alors le coupable s'y embarquait en sûreté.
On voit combien les vices et les crimes trouvaient d'encourage-
ment dans toutes ces sauvegardes. Henri YII, dès qu'il eut étouffé
les rébellions des premières années de son règne, rendit la répres-
sion du vagabondage plus rigoureuse, tout en prenant, dans l'inté-
rêt de la. misère inoffensive, des mesures qui témoignaient d'une
préoccupation toute nouvelle de la part du pouvoir civil. Il abrogea
pour les vagabonds la peine de l'emprisonnement, comme trop dis-
pendieuse, mais il maintint, pendant trois jours et trois nuits, celle
du stock au pain et à l'eau, en interdisant, sous peine d'amende, de
donner aux patiens à boire ou à manger tant que se prolongeait ce
châtiment, dont les malades et les mères de famille pouvaient seuls
être dispensés. En même temps il exempta les pauvres de tous frais
de justice, et il leur fit donner d'office des conseils et des avocats
pour les défendre contre les applications arbitraires du septième
statut de Richard IL Enfin il obtint du pape d'abord une bulle qui
donnait à l'autorité civile le droit d'éloigner du sanctuaire les mal-
faiteurs récidivistes, et plus tard une admonition à certains établis-
semens monastiques.
La lutte de la civilisation anglaise contre le paupérisme prit avec
Henri VHI un caractère plus marqué d'acharnement. La législation
LES RÉFORMES SOCIALES EN ANGLETERRE. 203
du paupérisme n'avait jusqu'alors châtié l'indigence qu'à l'état de
vagabondage, supposé toujours criminel; Henri YIII ne s'en tint
pas à cette rigueur : il punit comme un crime la pauvreté, la sainte
pauvreté, le lien qui unit les hommes par la charité et la recon-
naissance, la source des plus douces jouissances et de la plus char-
mante vertu. Le statut prescrivit la recherche et l'immatriculation
de tous les pauvres âgés ou infirmes, à qui dut être délivrée une.
autorisation de mendier dans une certaine circonscription, d'où ils
ne pouvaient sortir sous peine de deux jours et deux nuits de stock
au pain et à l'eau; le fouet jusqu'au sang fut réservé aux mendians
valides et aux étudians des universités d'Oxford et de Cambridge
mendiant sans autorisation. Enfin un dernier article punissait d'une
amende, avec emprisonnement au bon plaisir du roi, l'aumône ou
l'asile donné à un mendiant non autorisé. Cet acte était d'une ini-
quité d'autant plus cruelle, qu'à cette époque l'homme le plus la-
borieux se trouvait souvent dans l'impossibilité d'obtenir du travail.
Il parut pourtant, cinq ans après, en 1536, un statut plus atroce
encore, et l'on sait positivement par une lettre de Thomas Dorset,
€uré de Sainte-Marguerite, qu'il était l'œuvre de Henri YÏII lui-
même, qui vint en personne le présenter aux communes. Ce bill
rendit les vagabonds passibles de la peine du fouet et de la section
du cartilage de l'oreille droite. En cas de récidive, il les condam-
nait à la peine de mort.
Cependant le roi, qui se disposait à supprimer les établissemens'
monastiques, avait senti la nécessité de suppléer par des insti.u-
tions civiles à la charité des maisons religieuses. Ce même acte de
1536 prescrivit donc aux autorités urbaines et paroissiales l'assis-
tance des pauvres invalides au moyen d'aumônes volontaires, de
manière qu'aucun d'eux ne fût forcé d'aller mendier hors de sa pa-
roisse. Il décréta en outre l'emploi continuel des vagabonds et men-
dians valides, de manière à ce qu'ils pussent toujours gagner leur
vie, sous peine pour chaque localité d'une amende de 20 shillings
par mois tant que la loi n'aurait pas été mise à exécution. Tout en
recommandant aux maires et aux marguilliers des quêtes hebdoma-
daires pour recueillir les aumônes, le statut déclarait expressément
que cette contribution n'était pas obligatoire, et que personne n*y
devait être contraint que par sa propre charité. Le roi, qui compre-
nait et voulait éviter, bien vainement, comme on le verra, les con-
séquences du droit à l'assistance, eut aussi le mérite d'une mesure
qui n'a cessé, sous aucun de ses successeurs, de se pratiquer en
faveur des enfans vagabonds. Ces jeunes vagabonds durent être ar-
rêtés, habillés et mis en apprentissage chez des fermiers et d'au-
tres chefs d'industrie aux frais de la caisse de charité de chaque
204 REVUE DES DEUX MONDES.
ville ou paroisse. Par un autre statut de 1536, toutes les maisons
religieuses d'un revenu annuel de moins de 200 livres furent sup-
primées, leurs biens donnés au roi, et leurs membres envoyés dans
les divers grands monastères du royaume, où grâce à Dieu, disait le
rapport des commissaires chargés de la visite de ces établissemens,
la religion est bien et dûment observée. Nonobstant ce témoignage,
en 1539, un statut supprima tous les monastères, sous le prétexte
mensonger que les supérieurs avaient sans contrainte, et de leur
propre volonté, depuis le h février 1536, assigné leurs possessions
au roi, et renoncé à tous les titres qu'ils y pouvaient avoir. Par la
suppression des établissemens monastiques et du célibat religieux,
150,000 existences furent rendues à la vie mondaine. Ainsi d'un seul
coup Henri VIII multipliait les sources de la population et tarissait
celles de la charité. Ce statut ne put suppléer à la distribution quo-
tidienne de ces revenus des couvens , de- ces biens légués aux pau-
vres et confisqués au profit de la couronne et de ses favoris. Les
indigens prirent de force ce que l'aumône ne leur donnait plus,
et le fondateur de l'église anglicane fit périr par la potence
70,000 de ses sujets, ce qui ferait 2,000 par an, sur une population
de 4,500,000 âmes, si les exécutions s'étaient également réparties
dans toute la durée du règne ; mais le plus grand nombre de ces
supplices eut lieu dans les quatorze années qui suivirent la sup-
pression des monastères. Le pauvre, il ne faut pas s'en étonner,
rendit le mal pour le mal, et, s' attaquant également aux propriétés
et aux personnes, fit à la civilisation une guerre acharnée. Les
mieux inspirés allèrent demander à la France, à l'Allemagne, à
l'Afrique et même aux Indes les moyens d'existence que leur pa-
trie leur refusait. Ce fut le commencement d'un mouvement d'é-
migration toujours croissant sous l'influence de la même cause,
l'indigence, et parvenu de nos jours à des proportions extraor-
dinaires.
Les progrès de l'agriculture, de Tindustrie et du commerce de-
vaient offrir aux travailleurs des ressources nouvelles ; mais en même
temps les circonstances s'opposaient à ce que les artisans nomades
et vivant au jour le jour d'un travail incertain devinssent des ou-
vriers habiles et capables de soutenir la concurrence. Le système ex-
clusif suivant lequel les artisans des villes s'étaient groupés en cas-
tes, les conditions rigoureuses de l'apprentissage et des guildes
interdisaient au vagabond tout emploi dans ces corporations indus-
trielles. Les travaux de la campagne ne lui étaient pas plus acces-
sibles. Approchait-il du seuil d'une ferme, la porte était fermée à
double barre, et on lâchait le chien de garde. Le fermier avait ses
gens à lui de père en fils; son étang nourrissait des anguilles et
LES RÉFORMES SOCIALES EN ANGLETERRE. 205
son jardin des abeilles; ses terres lui fournissaient son houblon, et
il brassait lui-même sa bière. Alimens, vêtemens, constructions,
éclairage, cordages, ferrures, tout ce dont il avait besoin se con-
fectionnait chez lui, et nulle tâche n'y était réservée aux prolétaires
errans. Il fallut bien cependant que les législateurs reconnussent
la nécessité de pourvoir à la subsistance de cette multitude qui ne
voulait ou ne pouvait pas vivre de travail, et qui, malgré tous les
supplices, aimait toujours mieux mendier ou voler que de mourir
de faim. Un statut de 1551-52 institua deux collecteurs dans cha-
que paroisse, au choix annuel des maires, des curés et des mar-
guilliers, pour recueillir et distribuer des aumônes. Cet acte, sans
rendre encore l'assistance légalement obligatoire, tendait cepen-
dant à l'assurer par une sorte de contrainte morale. Quand tm
habitant refusait obstinément l'aumône, le curé et les marguil-
liers devaient l'y exhorter avec douceur, et s'il persistait dans son
refus, l'évêque l'envoyait chercher pour le ramener par la persua-
sion au devoir de la charité. Les exhortations pastorales se trou-
vèrent néanmoins impuissantes. Que faire? On ne pouvait forcer au
travail les mendians valides qu'à la condition de secourir ceux qui
étaient devenus incapables de travailler et ceux qui ne trouvaient
plas d'ouvrage. L'abandon des malheureux pouvait susciter de nou-
velles rébellions, et on n'avait plus de chevalerie à leur opposer.
Fallait-il multiplier les stocks et les gibets? On avait reconnu l'inef-
ficacité de ce régime de terreur, qui dépeuplait le royaume sans
diminuer le nombre des malfaiteurs et des mendians. Sous la pres-
sion d'une urgente nécessité, on inscrivit enfin dans la loi le droit à
l'assistance. Quand après les exhortations successives des marguil-
liers, du pasteur et de l'évêque, un contribuable opiniâtre refusait
l'aumône hebdomadaire proportionnée à ses ressources personnelles,
l'évêque dut le contraindre, sous peine d'une amende de 10 livres,
à comparaître aux prochaines assises pour y être exhorté par les
juges à l'accomplissement de la loi. Les voies de la persuasion se
trouvaient-elles encore insuffisantes, les juges avaient à fixer la
somme, et si le récalcitrant persistait dans son refus, il devait être
écroué jusqu'à parfait paiement de la taxe et des arrérages. On n'en
venait à la contrainte par corps qu'après de longues formalités;
mais la législature sanctionnait pour la première fois un principe
qui n'a depuis jamais été effacé du code anglais, le droit légal du
pauvre sur une part de la fortune de quiconque jouit d'un certain
revenu. On va voir ce qu'il en coûta à l'Angleterre pour mettre ce
principe en pratique et avec quelles restrictions elle a dû l'appli-
quer pour ne pas en périr.
Un gouvernement qui imposait aux citoyens l'obligation d'entre-
206 REVUE DES DEUX MONDES.
tenir les indigens devait avoir le droit de forcer les pauvres valides
à gagner leur vie par le travail. Du moment que l'oisiveté était tou-
jours condamnée à un travail forcé, il ne fallait pas qu'elle pût ja-
mais être involontaire, et on devait par conséquent assurer de l'ou-
vrage à tous les hommes de bonne volonté. La législation fut donc
amenée forcément par la logique de l'erreur à consacrer le droit au
travail, comme elle avait consacré le droit à l'assistance. Pour pré-
venir les chômages, une provision de laine, de chanvre, de lin, de
fer ou autre matière dut être achetée au moyen d'une taxe sur cha-
que habitant. Les pauvres qui gâtaient ou refusaient de mettre en
œuvre ces matériaux durent être enfermés dans des maisons de cor-
rection que chaque comté, dans un délai de deux ans, eut à con-
struire et à pourvoir d'outils, de matières premières et de stocks.
C'étaient ces établissemens qui, dans l'œuvre de l'assistance publi-
que, étaient destinés à remplacer les couvens et les monastères.
Toutes ces mesures supposaient un mécanisme administratif beau-
coup mieux organisé que ne l'était celui de l'Angleterre à cette épo-
que. Elles restèrent sans application, et le paupérisme suivit une
progression croissante, malgré les mutilations infligées aux vogues
et la peine de mort édictée en 1562 contre les individus qui allaient
grossir les bandes de gypsies. Enfin en 1 597 parut le célèbre statut
de la quarante-troisième année du règne d'Elisabeth, qui coordon-
nait toutes les dispositions précédentes, et qui, malgré de continuels
amendemens, forme encore aujourd'hui en Angleterre la base de la
loi des pauvres. Tous ceux qu'on arrêtait en état de contravention, y
compris les musiciens et comédiens ambulans, les colporteurs, les
saltimbanques, etc., étaient, en vertu de ce statut, fouettés jusqu'au
sang et renvoyés dans leurs paroisses. Les récidivistes étaient fouet-
tés encore de la même manière, mis en prison, puis déportés aux
lieux indiqués par le conseil privé. Ceux qui rentraient dans le
royaume étaient mis à mort. Le même acte interdisait à tout capi-
taine de navire d'amener en Angleterre aucun pauvre irlandais,
écossais ou habitant de l'île de Man, sous peine d'une amende de
20 shillings. Mise en apprentissage des enfans indigens, occupation
lucrative de tout individu manquant d'ouvrage, achat d'une provi-
sion de matières premières pour faire travailler les pauvres, assis-
tance aux vieillards, aux infirmes et à tous les nécessiteux incapa-
bles de travailler, telles étaient les principales prescriptions de cet
acte, considéré encore aujourd'hui comme le palladium de l'état so-
cial, bien que les conséquences du statut de 1597 aient amené le
pays à deux doigts de sa ruine.
11 fallut plus de trente ans pour que ce mode d'assistance fût
pratiqué dans un certain nombre de localités, et plus de deux siè-
LES RÉFORMES SOCIALES EN ANGLETERRE. 207
des pour que l'application en devînt générale. On pensa qu'en af-
fectant des établissemens à l'assistance aussi bien qu'à la répression
de la mendicité, on centraliserait le service de manière à le rendre
plus prompt et plus facile. On prescrivit en conséquence la construc-
tion dans chaque paroisse d'une maison de travail [ivorkhouse) pour
les pauvres, ou plutôt d'un établissement qui fût à la fois la maison
de correction prescrite par le trente-neuvième statut d'Elisabeth, un
hôpital pour les indigens et un refuge offrant de l'ouvrage aux bras
inoccupés. Le nombre des mendians ne cessa pas de s'accroître,
car en général ces lois nouvelles ne s'appliquaient pas, et on ne
peut guère s'en étonner. Le personnel de cette administration gra-
tuite, qui avait à recouvrer une taxe fort lourde, n'était pas seule-
ment chargé de l'assiette de l'impôt et de la répartition des au-
mônes; il devenait encore tuteur des enfans indigens, patron des
artisans sans ouvrage, marchand, fabricant, spéculateur; il devait
tenir boutique ouverte pour la vente de toute sorte d'objets. La
plupart des habitans ne pouvaient remplir de pareilles obligations
sans des sacrifices auxquels peu d'entre eux se résignaient. Il fallut
donc les y contraindre, et après avoir édicté des châtimens contre
le vagabondage, décréter une autre pénalité contre les magistrats
qui ne le punissaient pas. Cette tâche ne répugna point au carac-
tère de Charles I". Le malheureux prince ne négligea rien pour
apprendre à la nation l'art de se gouverner elle-même et pour la
former despotiquement au régime de la liberté. En 1630, il choisit
parmi les lords de son conseil privé des commissaires chargés de
réprimer la négligence des juges de paix et des autres officiers, et
d'assurer par tout le pays une application sérieuse de la loi des
pauvres. Par suite des instructions émanées de cette commission,
une moitié de la population devait administrer les affaires de l'autre,
et depuis le mendiant jusqu'au chef de l'état, la société présentait
une hiérarchie dont les divers degrés se reliaient, à défaut de la
charité privée formellement interdite, par la surveillance, la déla-
tion et -le châtiment. Ces dispositions ne furent point suffisantes
pour assurer la bonne exécution de la loi des pauvres; mais elles
familiarisèrent les Anglais avec l'assiette, le recouvrement et l'em-
ploi des taxes. Quand les communes prirent la résolution de ne pas
laisser verser à l'échiquier les subsides militaires accordés au roi, et
de nommer des commissaires pour surveiller l'emploi de ces fonds,
elles appliquèrent pour la première fois aux intérêts de l'état ce que
•les commissaires royaux leur avaient appris à exercer dans l'intérêt
des paroisses.
En même temps que la pratique de ces détails d'administration
locale favorisait dans le parlement l'esprit d'opposition, ell§ armait
208 REVUE DES DEUX MONDES.
aussi la société contre des désordres qui auraient pu suivre et fausser
la révolution politique. Les pouvoirs donnés dans chaque comté et
dans chaque paroisse au shérif, aux juges de paix et aux autres offi-
ciers chargés du service de l'assistance et de la répression du vaga-
bondage, contribuèrent puissamment à paralyser le parti des nive-
leurs et à prévenir des soulèvemens tels que ceux de Wat Tyler et
de Jack Cade. C'est un des traits les plus remarquables de la révo-
lution anglaise qu'au milieu de la lutte sanglante engagée entre le
roi et le parlement, sauf les confiscations, qui mirent beaucoup de
domaines entre, les mains de la classe moyenne, aucune atteinte
personnelle ne fut portée au droit de propriété. Nul esprit de charité
cependant n'animait cette classe, qui élevait sa condition sans songer
à améliorer celle des pauvres, devenus ses auxiliaires, et désignés
sous le nom de têtes rondes, La bourgeoisie fondait son indépendance
sociale et sa puissance politique ; mais le grand but du covenanty dit
Hume, était de supprimer en Angleterre, comme on l'avait déjà sup-
primé en Ecosse, l'usage du surplis, de l'étole et du bonnet carré.
Le protecteur n'eut guère le temps de s'occuper des mendians.
La première mesure prise à leur égard par le parlement d* Charles II
fut le statut de 1(362, connu sous le nom de loi de domicile, et
qui pèse encore sur la condition des classes ouvrières de l'Angle-
terre. On attribuait l'inexécution de la loi des pauvres à leur ac-
croissement continu et à la facilité qu'ils avaient de se transpor-
ter d'une paroisse à une autre, choisissant celles où ils trouvaient
les meilleures provisions, les communs les plus vastes pour bâtir
des cottages et le plus de bois à brûler et à détruire' pour toute
sorte d'usages. En outre, Londres était encombré de vagabonds et
décimé par la peste, dont les gîtes de ces malheureux étaient les
foyers permanens. Les représentans de la capitale au parlement ré-
solurent de la délivrer de ce fléau par un acte législatif, et, pour
obtenir le concours de leurs collègues en faveur du statut qu'ils leur
proposaient, ils y insérèrent une clause dans l'intérêt des proprié-
taires des comtés. Par cette loi nouvelle, les paroisses furent auto-
risées à renvoyer tout individu étranger à leur population domici-
liée, dès qu'il paraissait pouvoir leur devenir onéreux. C'était faire
revivre le statut de 13A8 au détriment de la pauvreté laborieuse,
pour qui l'assistance légale était bien loin, comme on l'a vu, de
remplacer la charité des monastères. Il faut remarquer du reste
que cette loi de domicile était comme un corollaire obligé du droit
au travail, et qu'ici comme toujours un abus en engendrait un autre.
La nation anglaise (et certes ce n'est pas un des moindres exemples
de sa patience à élaborer ses lois) lutta pendant deux siècles contre
les conséquences d'une mesure détestable, née d'une loi pire encore,
LES RÉFORMES SOCIALES EN ANGLETERRE. 209
et épuisa, sans les abolir ni l'une ni l'autre, tous les amendemens
que purent lui suggérer de graves et continuelles souffrances. Dès
1691, il fallut réviser la loi de domicile. Pour que les secours des-
tinés aux indigens infirmes ne pussent être donnés aux paresseux,
en vertu d'un statut de 1696 tous les assistés durent être marqués
sur la manche droite de la lettre P, sous peine de la flagellation et
de vingt et un jours de travaux forcés. Une amende de 20 shil-
lings, dont la moitié pour le dénonciateur et l'autre pour les pau-
vres, fut édictée contre tout officier paroissial qui donnerait un se-
cours à un individu ne portant pas cette livrée de la misère. Ces
mesures restèrent en vigueur jusqu'en 1810.
Enfin l'année 1697 vit s'accomplir un premier et réel progrès,
bien que les résultats en aient été incomplets : les diverses paroisses
de la cité de Bristol formèrent, en vertu d'un acte du parlement,
un syndicat pour l'entretien d'un ivorkhouse commun, dont la di-
rection fut confiée à un corps spécial. L'idée de ces associations
{unions)^ appliquée aujourd'hui dans toute l'Angleterre, avait été
pour la première fois émise sous le règne de Charles II par un
homme d'un grand sens, le juge Haie, qui avait en même temps
recommandé l'éducation professionnelle des enfans indigens. Ce
qu'il y avait de défectueux dans ce projet, c'est que, conformément
aux préjugée de l'époque, le juge Haie voulait faire du ivorkhouse
un atelier d'industrie et une source de profit pour les paroisses. Ce
fut le contraire qui arriva par la suite; mais dans les premières
années l'expérience n'eut que de bons résultats : elle diminua le
vagabondage, le chiffre de la taxe des pauvres et les frais de ces
procès qui absorbaient une large part des fonds destinés à l'assis-
tance. Aussi le succès de Bristol donna- t-il bientôt lieu à des bills
semblables en faveur de Worcester, de HuU, d'Exeter, de Plymouth,
de Warwick et d'autres cités. Pendant tout le règne de la reine
Anne, on s'occupa de l'amélioration de ces établissemens , où le
travail était toujours considéré comme une source de profit pour
les paroisses associées, malgré les préjudices qui pouvaient atteindre
l'industrie extérieure et les ouvriers libres. Daniel Defoë signala en
1704 l'injustice et les inconvéniens de cette concurrence, qui tendait
évidemment à augmenter le paupérisme. Au lieu de tenir compte
de ses sages avis, on promulgua une nouvelle loi qui condamnait
les vagabonds à la flagellation pendant trois jours consécutifs, puis
aux travaux forcés dans la maison de correction, et en cas d'évasion
à la peine de mort. Ce fut un des derniers statuts de la bonne
reine Anne, qui mourut le 1" aoûtl71/i, emportant des regrets
universels, auxquels toutefois les vagabonds et les r^^w^^ prirent
probablement peu de part.
TOME XXIV. 14
510 REVUE DES DEUX MONDES.
IL
<( Les peines édictées contre le vagabondage, dit le docteur Burn
dans une Histoire des Lois des Pauvres^ publiée en 1764, avaient
été, jusqu'à la fin du règne de la reine Anne, dignes des sauvages
de l'Amérique. » Le gouvernement de la maison de Hanovre se si-
gnala par un adoucissement de cette pénalité : elle fut remplacée
par des châtimens moins inhumains, bien qu'empreints encore d'une
certaine cruauté, car si l'on déportait les vogues incorrigibles au
lieu de les mettre à mort, on fouettait encore sur la place publique
les femmes vagabondes. L'Angleterre jouissait alors d'une prospé-
rité qu'elle n'avait jamais connue. A la fm de la guerre de sept ans,
en 1762, elle avait ajouté à ses possessions Minorque, les deux
Canadas, le Cap-Breton, la Louisiane, la Nouvelle -Ecosse et la
Floride. Cinq ans auparavant, elle avait conquis le Bengale. A l'in-
térieur, la liberté industrielle succédait au régime des corporations,
les salaires s'élevaient, la fortune publique se ressentait des progrès
de l'agriculture et du commerce. Cependant le paupérisme prenait
toujours un accroissement proportionnel à la population. Un statut
de George 111 confia à cinq nobles et gentlemen de chaque paroisse
la surveillance des enfans nés dans le ivorkhouse et élevés à la cam-
pagne; la société de marine fut fondée en 1770, pour mettre au ser-
vice de la flotte les orphelins arrachés aux vices et à la misère de la
capitale. Enfin le baron Maseres, d'une famille française apparem-
ment, et qui connaissait sans doute la société de secours mutuels
de Sainte-Anne, existant à Paris depuis l'an 1694, présenta un pro-
jet de tontine paroissiale qui devait dédommager les travailleurs des
avantages dont les privait l'abolition des guildes industrielles. C'est
l'idée principale de ce plan (adopté par les communes, mais re-
poussé par la chambre des lords en 1772) qui fut réalisée en 1817
par la création des sociétés de secours muluels, si nombreuses à
présent, et par l'institution des caisses d'épargne. Les calculs du
baron Maseres servent même encore aujourd'hui de base aux assu-
rances sur la vie.
Cependant les huit années de la guerre d'Amérique, en augmen-
tant encore la taxe des pauvres, la portèrent en 178/i à plus de
2 millions de livres, somme cinq ou six fois plus considérable que
Je total de toutes les autres taxes de paroisse et de comté. Indépen-
damment du produit de cet impôt, les indigens recevaient des dons
volontaires dont les pasteurs et les marguilliers furent tenus de pré-
senter des états, et dont le montant en rentes et en revenus fonciers
s'élevait en 1790 à plus d'un million de livres sterling, sans compter
LES BÉFORMES SOCIALES EN ANGLETERRE. 211
plus de 300,000 livres affectées à l'éducation des enfans, ce qui fai-
sait 1 million et demi de livres, qui, ajoutées au chiffre de la taxe
légale, complétaient une somme de plus de 92 millions de francs ab-
sorbée annuellement par les œuvres de l'assistance officielle et de la
charité privée. Le mal exigeait des mesures radicales; on en adopta
quelques-unes qui le portèrent à son comble. Un membre des com-
munes, M. Gilbert, persuada à la chambre que si les syndicats ne pro-
,duisaient pas tout le bien espéré, la faute en était aux vices de leurs
règlemens et à la négligence des inspecteurs. En conséquence, il fit
passer, dans le courant de l'année 1782, un bill qui enlevait la di-
rection des syndicats aux autorités paroissiales pour en charger la
magistrature, et qui donnait en tout temps le droit aux ouvriers sans
travail d'en exiger en dehors du ivorkhouse. Cet établissement ne
devait être ouvert qu'aux infirmes et aux orphelins. Quant aux tra-
vailleurs valides qui ne pourraient pas trouver d'ouvrage, l'adminis-
trateur était tenu de leur procurer une occupation appropriée à leur
sexe , à leur force et à leur capacité dans leur paroisse même ou
dans un lieu voisin, de les loger, de les entretenir convenablement
jusqu'à ce que cet emploi leur fût procuré, de recevoir pour eux
leur salaire et de l'affecter à leur entretien, enfin de suppléer à l'in-
suffisance de leurs profits, ou bien de leur en remettre l'excédant
au bout d'un mois. En cas de refus du travail ou du secours de-
mandé, le juge de paix devait, après enquête, soit faire donner au
plaignant une assistance hebdomadaire, soit enjoindre à l'adminis-
trateur, sous peine d'une amende de 5 livres sterling, de l'envoyer
au ivorkhouse ou de lui procurer de l'emploi.
Un revirement bien complet s'était donc opéré dans l'esprit pu-
blic, et il y avait loin de ces dispositions à la pénalité sanguinaire
de la première moitié du xviii*' siècle; mais on a peine à s'expli-
quer, tout en faisant la part des entraînemens réactionnaires , l'a-
doption de pareilles mesures par les représentans d'une nation
éclairée. Obliger les administrateurs à trouver toujours de l'ouvrage
dans la paroisse ou aux environs, c'était supposer que ces localités
n'en pussent jamais manquer. Dans ce cas, pourquoi ne pas laisser
à l'ouvrier le soin d'en trouver lui-même? Et d'un autre côté pour-
quoi se serait-il donné la peine d'en chercher, quand un autre était
forcé d'en trouver pour lui? En outre, l'ouvrier travaillait comme
un serf, non comme un homme libre et responsable, qui sait que
son salaire et sa réputation dépendent de la manière dont il emploie
sa journée. Il était difficile d'imaginer un plus sûr moyen d'abaisser
les caractères, de détruire dans les classes ouvrières le sentiment
de la valeur personnelle, et d'y empêcher absolument tout pro-
grès. En 1796, sous l'impression des craintes inspirées aux classes
212 BEVUE DES DEUX MONDES.
riches par la révolution française, on imposa à toutes les paroisses
de l'Angleterre et du pays de Galles des obligations non moins pré-
judiciables aux véritables intérêts des ouvriers et des maîtres. Un
statut de George III assura le bénéfice de l'assistance à tous les ar-
tisans tombés malades dans leur domicile, ou qui, venant à man-
quer d'ouvrage, ne voudraient cependant point entrer SbUivorkhouse,
Dès lors, l'entretien de quiconque se déclarait sans moyens d'exis-
tence devint une pratique générale et la source d'abus toujours
croissans.
Dès 1788, un bill présenté par sir William Young dans l'intérêt
des paysans sans ouvrage pendant l'hiver autorisait les vestrys^ ou
assemblées paroissiales, à lever des taxes exceptionnelles pour cette
saison et à envoyer les journaliers chez les paroissiens, les deux
tiers des salaires devant être payés par le maître et l'autre tiers par
la caisse des pauvres. Les travailleurs allaient ainsi de ferme en
ferme par groupes où l'on comptait jusqu'à quarante individus. S'ils
n'étaient pas employés, ils recevaient de la paroisse un salaire pour
ne rien faire. C'était ce qu'on appelait le système des ouvriers rou-
teurs [ roundsmen ) . Si cet usage avait pu prévaloir avant la promul-
gation du statut de George III, il devait naturellement se généra-
liser après la sanction illimitée donnée par cet acte à l'assistance
éventuelle des ouvriers indigens. Les vestrys des paroisses rurales
se montraient bien disposées en faveur d'une pratique dont elles
recueillaient les avantages immédiats et dont les conséquences les
touchaient fort peu, car les fermiers, dont se composait la majorité
de ces assemblées, avaient ainsi leur besogne faite à peu de frais,
une partie étant payée par le boutiquier, le commerçant, l'artisan,
le curé, en un mot par toute la communauté.
Gomme si l'on avait craint qu'il manquât quelque chose à la
démoralisation des artisans des villes, on voulut, en renouvelant des
lois tombées en désuétude, charger la magistrature de fixer les sa-
laires. Pitt s'y opposa, parce que sa sollicitude pour les classes
pauvres y voyait plutôt un moyen d'armer les chefs d'industrie
contre les coalitions d'ouvriers qu'un remède à la disproportion
entre le prix de la main-d'œuvre et celui des denrées alimentaires.
« Le commerce, l'industrie et l'échange, disait- il, prendront tou-
jours leur niveau, et des règlemens ne pourraient que les entraver
dans leur cours naturel. » D'un autre côté, le grand ministre le
sentait bien, les bons effets qu'on pouvait attendre des conventions
librement débattues entre la demande et l'offrcî du travail étaient en
partie neutralisés par cette loi de domicile qui empêchait l'artisan
d'aller chercher les localités les plus favorables à son aptitude. Pitt
demanda, sans pouvoir l'obtenir, l'abolition de ce reste de servitude
LES RÉFORMES SOCIALES EN ANGLETERRE. 213
et la libre circulation du travail. Il voulait aussi la centralisation
du service de^l'assistance publique et la présentation annuelle au
parlement d'un budget des pauvres qui permit à la législature d'a-
voir toujours l'œil ouvert sur leurs intérêts. En ces diverses matières,
l'éminent homme d'état devançait l'opinion générale et professait
des principes dont il ne lui fut pas donné de voir l'application. Non
content de demander l'abolition de la loi de domicile, Pitt voulait
encore pour les ouvriers des allocations à titre de supplément de
salaire, des avances de fonds pour les mettre à même d'acheter de
la terre, du bétail, une part d'intérêt dans un commerce; il récla-
mait enfm des secours pour les petits propriétaires. On peut sup-
poser qu'en faisant de pareilles motions Pitt en espérait bien le
rejet, comptant que sa populaf-ité en recueillerait tout le bénéfice.
Quoi qu'il en soit, le bill de 130 articles contenant ces diverses
propositions échoua sous les sarcasmes de Jérémie Bentham, qui,
dans un pamphlet publié en 1797 contre les nouvelles taxes, les ex-
temionsy réclamées par le ministre, les appelait assez plaisamment
l'article de l'incapacité, le denier de la vache et l'assistance de l'o-
pulence.
Les abus déjà existans suffisaient d'ailleurs pour rendre plus lourd
l'impôt du paupérisme, et durant l'exercice 1802-3 il ne s'élevait
pas à moins de 106 millions de francs. Il avait plus que doublé en
dix-sept ans. Les décrets de Berlin et de Milan, qui établirent le
système continental, portèrent au commerce et par suite aux classes
•ouvrières un coup terrible dont le gouvernement s'efforça d'atténuer
les effets en empêchant l' intercourse des pays maritimes avec la
France et avec les territoires soumis à sa domination. Cette tenta-
tive fut plus funeste qu'avantageuse, car elle amena entre la Grande-
Bretagne et les États-Unis d'Amérique une guerre également désas-
treuse pour les deux pays, et qui, commencée en juin 1812, ne fut
terminée qu'en 181Zi par le traité de Gand. En Europe, les événe-
mens de 1803 à 1815 entraînaient en outre d'énormes dépenses,
surtout pendant les dernières années de la lutte, où l'Angleterre eut
à stipendier les armées du continent. Le montant annuel des im-
pôts, qui avait été de 35 millions de livres sterling au temps de la
paix d'Amiens, en 1802, était en 1815 de 72 millions de livres
(1,805,000,000 de francs). Une autre ressource de 6 milliards de
francs en capital provenait d'un emprunt et des bons de l'échiquier
émis dans l'intervalle de 1802 à 1816. Dans ce même laps de temps,
l'ensemble des dépenses annuelles excéda 2 milliards 1/2 de francs,
et le 1" février 1817 la dette nationale s'élevait à près de 19 mil-
liards.
Malgré cette absorption de capital , les forces productives du
214 REVUE DES DEUX MONDES.
pays ne se déployèrent pas moins avec une telle énergie, que, de
1805 à 1809, les exportations s'élevèrent de 31 millions de livres
sterling à plus de AO millions, et en dépit du système continental
elles atteignirent en 1814 le chiffre de 53 millions 1/2 de livres
(1,300,000,000 de francs). Néanmoins pendant cette période la
guerre et les mauvaises récoltes avaient souvent porté les blés à plus
du double de leur prix ordinaire, et les salaires n'avaient pas suivi
la même progression. Il en était résulté pour les ouvriers, dont le
nombre allait toujours croissant, les privations les plus pénibles,
malgré l'augmentation de paie reçue à titre de secours proportion-
nels au nombre de leurs enfans. A ce sujet, lord Castlereagh dé-
clara, en 1817, que des 20 ou 21 shillings par livre payés pour la
taxe des pauvres, 15 étaient affectés aux salaires des travailleurs, se-
lon l'habitude presque générale des vestrys. Après de longues dis-
cussions, M. Gurwen demanda la formation d'un comité pour cher-
cher, sinon un remède radical, au moins quelques palliatifs. Les
moyens qu'il proposa furent un income-tax de 10 pour 100, un
impôt sur les terres de 12 1/2 pour 100 et un impôt hebdomadaire
de 2 1/2 pour 100 sur les salaires des ouvriers. En faisant contribuer
les travailleurs à l'assistance, M. Gurwen espérait relever leur moral,
simplifier les questions de domicile et mettre un terme aux procès
continuels qui, nés de ces questions, absorbaient une large part des
fonds destinés aux pauvres. Lord Castlereagh, organe du gouver-
nement dans la chambre des communes, consentit à la formation
d'un comité, tout en exprimant de grands doutes sur la possibilité
de réaliser les vœux de M. Gurwen. Sans rien changer à la loi exis-
tante, le ministre voulait que la condition de l'assistance fût le tra-
vail accompli par l'homme valide, et il poussait, disait-il, le prin-
cipe si loin, qu'il emploierait l'ouvrier pauvre un jour à creuser
des trous et le lendemain à les combler plutôt que de le laisser
sans rien faire. Notre gouvernement de 1848 ne croyait sans doute
pas avoir été précédé par un homme de la sainte - alliance dans le
système des ateliers nationaux.
Après quatre mois de délibérations et d'enquêtes, le comité pré-
senta son rapport à la chambre le 14 juillet 1817. Par une con-
tradiction étrange et qui s'explique comme l'empirisme dans les
situations désespérées, après avoir posé les vraies bases des rapports
du capital et du travail, le comité n'en conseilla pas moins l'éta-
blissement de fermes paroissiales pour occuper les ouvriers sans
emploi. Deux actes plus sages résultèrent immédiatement de son
initiative. Le bill de la veslry paroissiale [ihe pnrish vcstry act) et
celui de la veslry élue [the sélect veslry acl) furent présentés par le
président du comité, afin de mettre les affaires de la paroisse entre
LES RÉFORMES SOCIALES EN ANGLETERRE. 215
les mains des contribuables intelligens, et de proportionner les in-
fluences personnelles à la somme des taxes payées.
On atteignit ainsi l'année 1824, où l'on s'occupa de nouveau de
réprimer la criminalité du paupérisme, en spécifiant trois classes
d'individus : les personnes tombées à la charge du public par suite
de leur paresse et de leurs désordres, les vogues et vagabonds, les
rognes incorrigibles. La première catégorie fut punie d'un mois de
prison avec travail forcé, la seconde de trois mois de la même peine,
la troisième de douze mois et du fouet, à la discrétion des juges de
paix.
Jusqu'au règne de George IV, les aliénés indigens étaient restés
exposés aux traitemens les plus cruels. Peut-être la longue démence
du dernier roi inspira-t-elle enfin à son fils quelque intérêt pour les
êtres saisis de ce mal afl'reux au sein de la misère. Un statut de
1828 autorisa les juges de paix à faire construire un asile d'aliénés,
soit pour un seul comté, soit pour plusieurs comtés voisins, au
moyen de souscriptions volontaires, de taxes ou d'emprunts. Il fut
en outre enjoint à ces magistrats d'assurer dans tous les cas aux
malheureux atteints d'aliénation mentale l'entrée et le traitement
d'un hôpital public ou de quelque maison autorisée à recevoir cette
espèce de malades.
La législation n'avait pas encore tenu compte des recommanda-
tions du comité de 1817 relativement aux fermes paroissiales. Par
un acte de 1831, l'étendue des terres que les paroisses pouvaient
acheter ou louer pour occuper les ouvriers sans ouvrage fut portée
de 20 acres à 50. Un autre statut de la même année autorisa les
marguilliers et les inspecteurs à détacher, avec le consentement de
la trésorerie, 50 acres des terres appartenant à la couronne pour les
affecter au soulagement de la misère. On admettait encore que les
individus qui ne pouvaient pas ou qui déclaraient ne pas pouvoir
se procurer du travail devaient être employés d'une manière quel-
conque au compte de la communauté. Le principe qui imposait aux
fonctionnaires paroissiaux le devoir de trouver de l'emploi pour tout
le monde, principe qui résultait du statut de la cinquante-neuvième
année du règne de George III, avait maintenu jusqu'alors ses per-
nicieux effets. On chercha un autre expédient dans le renvoi des
pauvres nés à Guernesey, à Jersey, en Ecosse et en Irlande ; mais
il y avait trop d' indigens bretons de naissance pour que cette vio-
lence allégeât suffisamment le fardeau des taxes. En 183Zi, la popu-
lation était de lZi,372,000 âmes, et les fonds de l'assistance, indé-
pendamment des taxes de comtés et de paroisses, s'élevaient à plus
de 6 millions de livres sterling, ce qui faisait par personne 8 shil-
lings 9 pence 1/2. Ils avaient quintuplé depuis 1760, tandis que la
216 REVUE DES DEUX MONDES.
population n'avait que doublé. Le cercle du paupérisme s'était élargi
au point de comprendre l'ensemble de la classe ouvrière, qui sem-
blait avoir perdu toute prévoyance et tout scrupule de dignité.
Deux jeunes gens se mariaient- ils, leur premier soin était de
s'adresser aux inspecteurs pour être pourvus d'une maison, d'un
lit et d'un petit mobilier. Un enfant naissait-il, nouvelle demande
pour les frais de layette et de sage-femme. Yenait-il à mourir,
c'était à la paroisse de faire les frais de son inhumation. Au con-
traire vivait-il enfin, à la paroisse incombaient les dépenses de son
éducation et de son entretien. Pour la jeunesse et pour la vieillesse,
dans la maladie et la bonne santé, aux jours d'abondance et aux
temps de disette, la paroisse était regardée comme une ressource
inépuisable, et chacun s'attribuait le droit d'en tirer de quoi satis-
faire à tous ses besoins, alors même qu'ils résultaient de la paresse
et du vice. Dans beaucoup de localités, la taxe des pauvres ne per-
mettait plus aux tenanciers de payer leur fermage; mais les jour-
naliers ne la trouvaient pas encore suffisante,. et, voyant dans tout
contribuable un adversaire toujours prêt à leur contester leur dû,
ils attendaient avec impatience l'occasion de se venger de cette
classe ennemie. Une sourde haine partageait le pays en deux camps,
et vers la fin de 1830, dans les comtés agricoles du sud, les hos-
tilités avaient déjà commencé par des incendies. Dès lors plus de
repos pour les fermiers, qui jour et nuit, l'œil ouvert sur les indi-
gens et les vagabonds, faisaient d'inutiles patrouilles autour des
granges et des meules, vouées à une inévitable destruction. Les
troupes harassées marchaient toujours précédées d'une colonne, de
feu ou de fumée. Une dénonciation suivie de conviction était payée
12,500 francs, et cette récompense s'accordait souvent à l'insti-
gateur du crime, tandis que ses aveugles instrumens en empor-
taient le secret dans la fosse des suppliciés.
Tels étaient les tristes effets qu'on avait obtenus en substituant à
la charité le droit au travail et à l'assistance. Les prévisions un peu
tardives du comité de 1817 s'accomplissaient. Dans tout autre pays,
on aurait mis les comtés en état de siège, nommé des cours mar-
tiales et des commissions executives; en Angleterre, on procéda à
une enquête, et cette enquête dura deux ans. Le 18 mars 4833, les
commissaires de Tenquête présentèrent au gouvernement un volume
contenant les détails de la situation dont nous venons d'exposer
l'aspect général, et à laquelle faisaient exception deux communes
seulement, celles de Bingham et de Southvvell. On avait cru voir
partout ailleurs la cause des progrès de la misère dans l'insuffisance
des secours; là au contraire on la vit dans les exagérations de l'as-
sistance. L'auteur de l'histoire qui nous fournit ces renseignemens,
LES RÉFORMES SOCIALES EN ANGLETERRE. 217
sir George Nicholls, nommé en 1821 inspecteur des pauvres à South-
well, après avoir fait partager ses vues de réforme à son collègue
et aux deux marguilliers , réduisit d'abord les secours à la somme
réclamée par les besoins incontestables. Il s'occupa ensuite de la
réorganisation du workhouse, où les sexes furent séparés, les indi-
vidus classés par catégories, enfin le régime alimentaire ramené à
des conditions telles que, meilleur encore que dans la plupart des
familles ouvrières, il cessa pourtant d'être une compensation at-
trayante de la perte de la liberté, et qu'ainsi l'offre de l'admission
dans l'établissement devint entre les mains des inspecteurs la pierre
de touche de la détresse réelle. La somme affectée à l'emploi des ou-
vriers valides fut diminuée, et on les fît encore travailler pendant
deux ans; mais, passé ce délai, la paroisse ne procura plus d'ou-
vrage, et le ivorkhonse fut offert à tous ceux qui déclarèrent ne
pouvoir en trouver. Jusqu'alors, la plupart des cottages avaient été
dispensés de la taxe des pauvres, regardée comme une contribution
obligatoire des riches en faveur de ceux qui ne l'étaient pas. On en
fit une charge commune, et les assistés eux-mêmes eurent doréna-
vant à payer cet impôt, devenu celui, non pas d'une classe au pro-
fit d'une autre, mais de tous, pour subvenir aux besoins de chacun.
De là pour les administrateurs l'obligation d'une sévère économie
dans l'intérêt des pauvres eux-mêmes. Cette mesure, outre ses
avantages financiers, eut encore pour effet de rendre aux ouvriers
un sentiment de dignité depuis longtemps perdu; ils trouvèrent
une satisfaction d'amour-propre à justifier, par les récépissés du
collecteur, de leur part contributive au bienfait de la communauté.
Enfin une école fut ouverte dans un bâtiment contigu au ivorkhouse^
et les enfans indigens y reçurent l'enseignement primaire ainsi que
leur nourriture quotidienne. Les dépenses du paupérisme n'en fu-
rent pas moins réduites de 410 livres sterling à 133.
Cette réforme, accomplie par des moyens simples et directs, se
recommandait trop évidemment aux commissaires de l'enquête,
pour qu'ils n'en fissent pas la base de leurs motions, et ils propo-
sèrent en conséquence de rendre obligatoire pour l'Angleterre l'ap-
plication des mesures qui avaient amélioré la situation de la paroisse
de Southwell. Tout en reconnaissant l'impossibilité d'un système
uniforme et la convenance d'une organisation appropriée partout
aux circonstances locales, les commissaires signalèrent, au milieu
de nouvelles dispositions à établir, la nécessité urgente d'une direc-
tion unique et centralisée.
Le 17 avril 183 A, un bill conforme aux vues du comité et revêtu
de la sanction ministérielle fut lu dans la chambre des communes
et voté le 1*' juillet suivant.. Le 21 juillet de la même année, un in-
218 REVUE DES DEUX MONDES.
fatigable champion des intérêts du peuple et de l'indépendance hu-
maine, lord Brougham, remplissant alors les fonctions de lord-
chancelier, prêta l'appui de son éloquence à la seconde lecture du
bill. Après une longue discussion, le duc de Wellington en détermina
le succès par l'ascendant de son caractère et de sa haute raison;
mais, tout en maintenant au conseil directeur ses pouvoirs extra-
ordinaires, il jugea nécessaire de le soumettre à la surveillance du
ministère et du parlement. Le 8 août, le bill ainsi amendé fut lu
pour la troisième fois, et le lA du même mois, après une confé-
rence entre les deux chambres, il fut revêtu de la sanction royale.
Peu de réformes avaient occupé si pleinement l'attention du pays
que ce statut de la quatrième et de la cinquième année du règne
de Guillaume ÏV pour V amendement et pour une meilleure admi-
nistration des lois des pauvres en Angleterre et dans le pays de
Galles. Cet acte présente le double caractère d'une loi organique
et d'un règlement d'administration publique; il est fondé sur ce
principe que la société ne doit laisser aucun de ses membres périr
faute des choses nécessaires à la vie, mais qu'en même temps qui-
conque vit aux dépens de la communauté doit se contenter du mode
d'assistance jugé le plus compatible avec l'intérêt public. L'acte
donna à la couronne le droit de nommer trois commissaires de la
loi des pauvres; leurs fonctions devaient durer cinq années, et ils
ne pouvaient être membres du parlement. Chargés de faire et de
promulguer tous les règlemens des ivorkhouses et toutes les règles
concernant les diverses applications de la loi, les commissaires ont
le droit de former tous les syndicats de paroisse qu'ils jugent né-
cessaires. Deux juges de paix peuvent prescrire des secours à domi-
cile, pourvu que l'un d'eux certifie l'incapacité de travail. L'admi-
nistration des syndicats et celle des ivorkhouses séparés est confiée
à des conseils électifs, dont les juges de paix domiciliés dans le
comté sont membres de droit. Les commissaires règlent comme ils
Tentendent, par mesure générale, l'assistance à donner aux pauvres
valides ; mais ils ne peuvent statuer sur aucun cas particulier. Enfin
leurs règles et ordres peuvent être annulés par la cour du banc du
roi.
Tel est en substance le statut, qui, combiné avec celui de la
quarante-troisième année du règne d'Elisabeth, régit aujourd'hui,
sauf quelques nouveaux amendemens, le service de l'assistance lé-
gale. Immédiatement après la promulgation de l'acte, le conseil
central des commissaires fut nommé et se mit à l'œuvre. Quelques
émeutes accueillirent d'abord l'application du nouveau système et
surtout de la règle qui prescrit de donner la moitié des secours en
nature; mais l'ordre fut promptement rétabli. Le mode d'admission
LES BÉFOBMES SOCIALES EN ANGLETERRE. 219
«t la séparation des sexes dans le ivorkhouse rencontrèrent une op-
position plus sérieuse. De nombreux organes de l'opinion déclarè-
rent cruel et anti-chrétien de séparer ceux que le ciel avait unis;
mais le conseil central se crut obligé de maintenir cette mesure
pour rendre moins fréquente la résidence permanente dans la mai-
son de refuge, et pour ne pas laisser le pays retomber sous les
charges qui l'avaient accablé. En 183Zi, les frais de l'assistance
montaient à plus de 6 millions de livres sterling; en 1839, ils étaient
réduits à !x millions 1/2. Partout les ouvriers qui prétendaient ne
pas pouvoir trouver d'occupation parvinrent à s'en procurer, quand
ils se virent placés dans l'alternative du travail indépendant ou da
celui du ivorkhouse^ partout aussi le complément des salaires au
moyen de prélèvemens sur la taxe des pauvres fut supprimé. Par
5on existence seule, la commission donnait la paix et la sécurité
aux administrations locales, car la responsabilité de tout ce qu'il y
avait d'impopulaire dans la gestion de ces dernières retombait sur le
conseil supérieur, et toutes les rancunes se concentraient ainsi sur
un pouvoir trop haut placé pour en être affecté. On peut dire que ce
pouvoir conserva l'ordre public au milieu de circonstances qui me-
naçaient le pays d'une révolution sociale.
Quand, au bout de cinq ans, la couronne renouvela les membres
de la commission, elle ne les nomma plus que pour un an ; mais leur
autorité ne fut pas seulement restreinte , elle se trouva enti avée par
la brièveté de leur mandat et par les complications d'événemens
qui se succédèrent de 1838 à 1843, telles que les crises commercia-
les, le renchérissement des denrées et le rapide accroissement de la
population, augmentée d'un million et demi d'âmes. Dans cet inter-
valle, les frais de l'assistance remontèrent de li millions de livres'
sterling à plus de 5 millions. Toutefois la situation des contribua-
bles n'empirait pas réellement, parce que cette augmentation des
charges publiques coïncidait avec un accroissement plus grand en-
core des valeurs imposées. On avait cru trouver une garantie contre
les influences publiques ou locales dans la condition qui interdi-
sait aux commissaires l'entrée du parlement; mais, comme cette
exclusion éloignait la commission du seul terrain où elle pût se
défendre avec succès, le gouvernement jugea nécessaire de l'as-
similer sous ce rapport au conseil des Indes, au conseil du com-
merce, et à ceux des principaux départemens. Ce fut l'objet d'un
bill de 1847. Le nombre des membres ne fut plus limité, et le lord
président du conseil, le lord du sceau privé, le secrétaire d'état de
l'intérieur durent en faire partie. De plus, la commission, nommée,
comme la première fois, pour cinq ans, eut la faculté de s'adjoindre
deux secrétaires, dont l'un put, comme le président, appartenir au
220 REVUE DES DEUX MONDES.
parlement; il lui fut aussi loisible de nommer des inspecteurs pour
la seconder dans l'exécution de tous ses actes, visiter les work-
housesy examiner les comptes et procéder à des enquêtes de toute
nature.
Grâce à de nouvelles mesures , le vagabondage ne tarda pas à
entrer dans une période de décroissance; le chiffre des taxes, qui
en 1848 avait atteint le maximum de 6 millions de livres sterling,
commença aussi à diminuer, et en 1850 il n'était plus que de
5,375,000 livres. Nul doute que les restrictions apportées à l'assis-
tance n'aient opposé une digue salutaire à ce paupérisme menaçant
pour l'existence de la société anglaise. Ce serait toutefois tomber
dans une étrange erreur que d'attribuer cette amélioration soudaine
à des réformes dans l'administration de la loi des pauvres. Le véri-
table résultat de l'acte d'amendement de 183Zi et des mesures sub-
séquentes a été l'interdiction des secours publics aux gens en état
de s'en passer; mais un mode d'assistance plus ou moins intelligent
n'impliquait les moyens ni de maintenir les salaires à un taux ré-
munérateur, ni de mettre le prix du pain à la portée de tout le
monde. On a attribué ce temps d'arrêt dans la progression de la
misère à une autre cause. On a écrit ici même, dans une étude d'une
haute portée (1), que le régime intérieur de l'Angleterre avait été
évidemment amélioré depuis l'adoption du libre-échange par l'ac-
croissement de la production industrielle et par l'abaissement du
prix des objets de première nécessité. jN os études personnelles nous
conduisent à une appréciation un peu différente de la réforme de sir
Robert Peel, ou plutôt de M. Richard Cobden, réforme nécessaire
sans doute, mais bien plus recommandable, selon nous, par lemal
qu'elle a prévenu que par le bien qu'elle a fait. Elle a écarté le pé-
ril imminent d'une disette et d'une révolution, favorisé la produc-
tion agricole et l'industrie manufacturière, accumulé de nouvelles,
richesses entre les mains des propriétaires, des capitalistes et des
spéculateurs; mais elle n'a ni diminué le prix du blé (les mercu-
riales officielles en font foi), ni augmenté le prix des salaires dans
ces classes d'ouvriers à qui précisément l'on est redevable de la pro-
duction de tant d'objets à bon marché. Pour obtenir ce bon marché,
qui enrichit le fabricant par la quantité de la vente, il faut réduire
autant que possible le prix de revient, et par conséquent le salaire.
Yoilà pourquoi il y a tant d'ouvriers en Angleterre qui ne gagnent
pas leur vie. La réforme commerciale n'a point amélioré cet état de
choses, et tous les jours elle tend peut-être à l'empirer par les exi-
gences de la concurrence étrangère et intérieure, à moins que l'in-
(1) Voyez, dans la Revue du 1" avril 1859, la Philosophie de l'Économie politique.
LES RÉFORMES SOCIALES EX ANGLETERRE. 221
dustrie ne se décide à adopter un minimum de salaires , ce à quoi
elle ne paraît nullement disposée. Il faudrait des grèves pour l'ame-
ner à cet acte de justice et d'humanité; mais les grèves ne sont faites
que par les artisans convenablement rémunérés, les ouvriers du bâ-
timent, dont les moins rétribués reçoivent li francs par jour. Quant
aux pauvres ouvrières qui gagnent 10 ou 12 sous par un travail
de seize heures, et qui par conséquent ne peuvent trouver dans la
mutualité des armes contre une exploitation inhumaine, elles meu-
rent de faim ou dans la prostitution. La réforme commerciale ne
pouvait pas précisément diminuer le paupérisme, et si, comme nous
l'avons dit au début de cette étude, les charges de ce service sem-
blent parfois s'alléger d'une année à l'autre, cette amélioration
apparente ne peut s'obtenir qu'au prix d'une interprétation con-
traire au droit réel des pauvres, tel que l'a constitué le statut de
la quarante-troisième année du règne d'Elisabeth, toujours main-
tenu comme loi fondamentale, mais violé toutes les fois que les
circonstances l'exigent. Cette condescendance à la loi de la néces-
sité n'est pas un fait rare et latent dont n'auraient à souffrir que peu
d'individus. Dans les années de disette ou de crise commerciale,
c'est par milliers qu'on repousse des workhouses des ouvriers mou-
rant de faim, et qui retombent à la charge de la charité privée. En
ce qui concerne l'inexécution des lois, il y a comme un compromis
tacite entre le gouvernement et le peuple, qui semblent s'accorder
réciproquement toute la latitude commandée par la force des choses,
et cette grande élasticité dans les rapports du pouvoir et des gou-
vernés n'est peut-être pas une des causes les moins notables de la
stabilité des institutions politiques de l'Angleterre.
Ce qui a surtout préservé ce pays d'une révolution sociale, c'est
le développement extraordinaire qu'a pris l'émigration depuis l'an-
née 1846. L'esprit d'entreprise et d'aventure, excité par la décou-
verte récente des mines aurifères dans les colonies australiennes, a
entraîné au-delà de l'Océan les enfans de la métropole à qui leur
travail ne procurait qu'une existence plus ou moins précaire. Ce
mouvement, qui n'a point cessé jusqu'à présent, s'effectue en partie
au moyen d'arrangemens pris par des commissaires spéciaux pour
le transport gratuit d'une certaine classe d'ouvriers indigens, en
partie indépendamment de toute assistance officielle, de sorte que
dans l'intervalle de 1846 à 1859 près de trois millions d'individus
ont quitté le royaume -uni. Toutefois ce prodigieux écoulement
d'une partie de la population, sans autre équivalent dans l'histoire
que les migrations des barbares, n'a pas diminué la misère en An-
gleterre, parce que le plus grand nombre des émigrans sont des
Irlandais, et qu'en Angleterre l'excédant des naissances sur les dé-
cès dépasse tous les ans le chiffre de l'émigration. Ainsi en 1852,
222 REVUE DES DEUX MONDES.
l'année où les émigrans ont été le plus nombreux, la population
de l'Angleterre et du pays de Galles augmentait de 216,233 âmes
par l'excédant des naissances sur les décès, tandis que l'émigration
ne lui enlevait que l/i3,767 habitans.
III.
Quels ont été les résultats définitifs de la réforme de la loi des
pauvres? En 1857, 20 paroisses isolées et 585 syndicats, compre-
nant 13,96/i paroisses, étaient soumis au régime institué par l'acte
d'amendement du lit août 183/i; 15 paroisses isolées et 21 syndi-
cats, comprenant 320 paroisses, avaient des toorkhouses régis par
divers actes locaux; 2 paroisses isolées et 12 syndicats, comprenant
200 paroisses, s'étaient obstinément maintenus sous la règle de
l'acte Gilbert; enfin 89 paroisses ne reconnaissaient encore d'autre
loi que le statut d'Elisabeth. Ces 14,610 paroisses de l'Angleterre et
du pays de Galles contenaient une population de 17,927,609 âmes,
sur laquelle la taxe des pauvres levait 211,024,750 francs, soit
8 shillings 5 pence 1/4 par personne, ce qui est à peu près la cote
personnelle de l'année 1803, mais ce qui dépasse de beaucoup celle
de 1853, évaluée à 5 shillings 6 pence. Sur cette somme, il n'était
affecté à l'assistance que 147,460,900 francs, et le reste couvrait les
autres dépenses des comtés et des bourgs, car, par suite de cette
promiscuité particulière à l'administration anglaise, des fonds des-
tinés à des usages différons sont versés dans une même caisse,
comme des attributions de nature diverse sont dévolues au même
fonctionnaire. Un chanoine de Bristol est, par exemple, aujourd'hui
chargé des examens pour l'admission à l'école d'artillerie, et l'on
voit souvent le produit des taxes d'église {church rates) dépensé pour
la destruction des moineaux et des renards (1). De ces 147 millions
de francs, l'intérêt des emprunts en absorbait plus de 5, et les trai-
temens des employés plus de 21. Les pauvres n'en recevaient que
121, dont 27 dans l'intérieur des workhonses et 94 en secours à do-
micile. A ces sommes il faut ajouter 8 millions de francs pour la
dépense des asiles d'aliénés et 5 millions pour l'assistance médicale,
qui, joints à la somme donnée plus haut, portent à plus de 160 mil-
lions de francs les frais de l'assistance légale en 1857. Les assistés
étaient au nombre de 843,806, dont 123,382 habitant les work-
houses et 720,424 secourus à domicile. En 1858, ces chiffres se
sont élevés à 908,186 : ce n'est guère que la dix-huitième partie
de la population, et si tous les indigens y étaient compris, la situa-
(1) Voyez le compte-rendu de la séance des communes du 8 Juin 1858. {Church rates
abolition bill.)
LES REFORMES SOCIALES EN ANGLETERRE.
223
tien de l'Angleterre, sous le rapport du paupérisme, pourrait être
considérée comme une des meilleures de l'Europe. Malheureuse-
ment il reste à tenir compte des pauvres secourus par la charité
privée, et dont le nombre est incalculable.
Avant de nous occuper de cette dernière catégorie, il faut exa-
miner le régime intérieur des ivorkhouses et l'influence actuelle du
mode d'assistance accordé par chacun de ces établissemens à un
nombre d'individus qui varie, suivant les saisons, de AOO à 1,000
dans les comtés et de 500 à 2,000 dans la capitale. A première vue,
rien que de très convenable. De vastes bâtimens, ordinairement
entourés de jardins, la séparation des âges et des sexes, de grands
dortoirs surveillés pendant la nuit, des ateliers de professions di-
verses, des salles d'étude et des cours de récréation, le chauffage,
l'aération, la propreté de tous les'appartemens, enfin la qualité des
vètemens et de la nourriture, tout semble assurer aux habitans de
ces demeures un bien-être dont la plupart n'ont jamais joui avant
d'y entrer. L'entretien de chacun d'eux ne revient pourtant qu'à^
h shillings par semaine, non compris les émolumens des employés,
les réparations et le prix des médicamens. Le personnel préposé au
service se compose en général de huit individus, le directeur, la ma-
trone sa femme, le maître et la maîtresse d'école, les maîtres cor-
donnier et tailleur, le jardinier et le portier. En outre, un clergyman
et un médecin sont attachés à la maison sans y avoir leur domicile.
"Voilà ce qu'un touriste peut noter sur son carnet, après avoir inscrit
sur le registre qu'on lui présente ordinairement le témoignage de sa
satisfaction.
Cependant la bonne impression qui résulte d'une première visite
ne laisse pas d'être modifiée par un examen plus minutieux, et c'est
aux publi cistes anglais eux-mêmes que nous emprunterons nos ob-
jections. D'abord il est constaté que les pauvres trouvent le régime
des workhouses beaucoup moins comfortable que celui des prisons.
A cet égard hommes et femmes avouent hautement leur préférence,
sans tenir compte de la dégradation attachée à l'emprisonnement (1).
(1) On peut juger de la différence qui existe sous ce rapport entre les deux espèces
d'établissemens par l'inégalité des traitemens de leurs employés.
Prison pour 900 détenus.
liv. st.
Gouverneur 600
Matrone 425
Chapelain (avec logement) 250
Chapelain assistant (sans logement). 180
Médecin 220
Portier 70
45 employés payés.
Workhouse pour 5 ou 600 pauvres.
liv. st..
Directeur 80
Matrone 50
Chapelain (sans logement) 100
Médecin 78
Chef d'atelier 25
Portier 25
Pas d'autres employés.
224 REVUE DES DEUX MONDES.
Non -seulement les pauvres se font incarcérer pour passer l'hiver
chaudement et pour être bien nourris; mais, admis au ivorkhouse,
ils y commettent dans la même intention des infractions à la disci-
pline, qu'on a le tort de punir parla détention dans une maison cor-
rectionnelle.
Il est une autre cause pour laquelle la population des prisons se
recrute dans les workhouses, c'est la mauvaise éducation de l'en-
fance dans ces derniers établissemens. On y élève, dans de bons
principes sans doute, les orphelins et les enfans trouvés jusqu'à l'âge
de quatorze ans, et on les y garde même plus longtemps, jusqu'à ce
qu'on leur procure de l'emploi chez un maître ouvrier; mais à ces
pupilles viennent se mêler les enfans vicieux admis tous les jours
dans la maison avec leurs familles vagabondes. La séparation abso-
lue de ces deux classes d'élèves, devrait être obligatoire, malgré le
surcroît de dépenses qui en résulterait. La preuve des imperfections
du système actuel, c'est que, sans compter le contingent qu'il four-
nit à la population criminelle, la plupart, et les pires des habitans
adultes des workhouses^ sont des gens qui, ayant passé leur enfance
dans ces asiles, semblent n'avoir rien de commun avec les autres
membres de la société. Étrangers aux sentimens de famille, ils ne
connaissent que le ivorkhouse et la prison, le gouverneur, le direc-
teur et le geôlier. Ajoutons que leur instruction professionnelle, non
moins imparfaite que leur éducation morale, jette sur la place une
foule de mauvais ouvriers dont la concurrence abaisse à la fois le
taux des salaires et la qualité des produits.
Il y a aussi une espèce de caverne qu'on ne montre guère aux
étrangers, et dont l'aspect n'est pas un des moins afïligeans de la
maison : c'est le quartier éventuel [casual ivard). Dans toutes les
grandes villes anglaises, la nuit, surtout en hiver, surprend dans la
rue une foule de gens mourant de froid et de faim, sans un farthing
pour acheter un morceau de pain, sans une pierre où reposer leur
tête. Il faut donc des refuges ouverts à toute heure au premier venu.
La plupart sont des lieux où l'on ne songerait pas à mettre un chien
de quelque prix; beaucoup n'ont pas de lumière, aucun n'a de feu,
et quelques-uns exhalent une odeur intolérable même pour des
hôtes dont les sens sont loin d'être délicats. Les pauvres créatures
qui dorment là sur une planche sont réveillées à six heures pour
aller dans la cour, où Ton casse des pierres, et, bien qu'épuisé de
besoin, chacun doit travailler jusqu'à neuf heures. Alors on leur
donne un pain de cinq livres et on les met dehors. Ceux qu'on sait
ou qu'on soupçonne être déjà venus récemment ont à remplir leur
tâche de travail comme les autres, mais toute nourriture leur est
refusée. « Donner une pierre à qui demanderait du pain , dit à ce
LES RÉFORMES SOCIALES EN ANGLETERRE. 225
sujet un publiciste anglais, c'est ce que notre divin médiateur citait
comme une des plus incroyables cruautés, et c'est ce qui se fait de
notre temps dans ce pays. » Et, le croirait-on? cet asile n'est même
pas ouvert à tous ceux qui le réclament! Bien des infortunés, en ar-
rivant au seuil du ivorkhousey apprennent, par un écriteau fixé à la
porte, que le quartier ne peut plus recevoir personne [the casiial
ivard l's full). Il résulte d'un rapport présenté à la chambre des
communes que, dans le cours de l'exercice finissant à l'Assomption
de 1857, 66,009 admissions au logement nocturne ont été accor-
dées par quinze des principaux workhouses de Londres, sur un
nombre beaucoup plus grand de demandes.
On vient de voir ce que tant d'amendemens de la loi, tant d'ef-
forts pour en améliorer la pratique, laissent encore subsister d'abus
dans le régime des ivorkhouses, et l'on ne doit pas s'étonner que les
juges les plus compétens en Angleterre le déclarent indigne d'une
nation chrétienne. Si, dans les villes, à défaut de maisons de cha-
rité [ahn shouses) telles qu'on en fondait autrefois, le ivorkhouse est
nécessaire pour recueillir les pauvres, parce qu'ils n'ont ni feu ni
lieu, dans les campagnes du moins on pourrait aisément laisser les
vieillards achever leur existence dans leurs foyers. Un shilling par
semaine, ajouté par la charité privée aux 2 shillings 6 pence de la
paroisse, suffirait pour les entretenir au sein de leur famille. Quant
aux autres habitans du ivorkhouse^ tout le monde le sent bien, ce
sont surtout les consolations et la douce influence des femmes qui
manquent à ces malheureux. L'Angleterre voudrait avoir aussi ses
sœurs de charité, sous un autre nom sans doute, et sans les vœux,
qui rappelleraient trop une institution papiste. L'Allemagne lui offre
un utile exemple. Il existe depuis quelque temps à Kaiserswerth,
près de Dusseldorf, un établissement où M"* Florence Nightingale a
fait son éducation hospitalière , et sur lequel elle a donné tous les
détails désirables. Il renferme à présent cent soixante diaconesses,
toutes vouées aux soins des malades, des aliénés, des femmes re-
penties, ainsi qu'à l'éducation des enfans. Il faut souhaiter qu'un
asile semblable s'établisse en Angleterre, où les élémens de pareilles
institutions se trouvent en si grand nombre ; car, par suite des émi-
grations, la population féminine dépasse de 500,000 le nombre des
individus de l'autre sexe, et, dans la plupart des métiers qu'elle
exerce, l'insuffisance des salaires la condamne aux privations les
plus dures ou aux plus déplorables désordres. Le haut clergé parait
opposer une invincible répugnance à l'idée d'une institution qui re-
lèverait une partie de l'édifice renversé par la réforme du xvi* siècle.
Il s'alarme déjà de l'existence de deux ou trois pauvres couvens de
la secte puseyiste. Qui peut calculer les conséquences de l'abjura-
TOME XXIV. 15
226 REVUE DES DEUX MONDES.
tion de plusieurs milliers de femmes exerçant sur les classes les
plus nombreuses l'irrésistible influence de la charité? On assure
pourtant que l'évêque d'Exeter a donné son approbation au projet
d'une communauté protestante de femmes vouées à des œuvres
pieuses et charitables. On parle même d'un noviciat et de vœux
prononcés pour cinq ans. Ce serait là une véritable réforme de la
réforme; mais voici un résultat positivement acquis à la cause du
progrès. Le 29 septembre 1859, les nouveaux bâtimens de la mai-
son de miséricorde ouverte dans la paroisse de Ditchingham (comté
de Surtblk) aux femmes repenties de toute l'Angleterre ont été inau-
gurés par une cérémonie religieuse. Le recteur, en exposant l'objet
e^ la discipline de l'établissement, a fait connaître que le service
intérieur en était confié à des sœurs qui désiraient vivre et mourir
dans cet asile, bien qu'elles ne s'y fussent point engagées par des
vœux perpétuels.
La philanthropie anglaise est inépuisable, quoique souvent mal
dirigée, et les besoins du paupérisme en Angleterre paraissent in-
calculables, comme les chances de l'industrie et du commerce,
sources de la richesse des uns et causes de la misère des au-
tres. On essaierait en vain d'évaluer numériquement cette popula-
tion, plus habituée à l'intempérance qu'à l'épargne, et jetée subi-
tement par les crises industrielles d'jiin état d'aisance relative dans
le plus absolu dénûment. Aux neuf cent mille indigens assistés par
les paroisses, il faut ajouter ces innombrables habitans des rooke-
ries visités par les missionnaires de Londres, les pauvres honteux,
ceux qui aiment mieux mourir de faim avec leur femme et leurs
enfans que de s'en>séparer pour entrer au workhouse^ ceux qui^ pré-
fèrent une détresse momentanée à l'irréparable indigence où les
plongerait la vente de leur mobilier et de leurs instrumens de tra-
vail, rendue nécessaire j)ar leur admission dans cet établissement,
les journaliers des campagnes dans les temps de neige, les ouvriers
des villes trop peu rémunérés et ceux que les chômages laissent
sans pain. Il existe à la vérité vingt-sept mille sociétés de secours
mutuels officiellement reconnues, sans compter un grand nombre
d'autres qui ne le sont pas; mais les artisans les moins payés et les
habitués des palais du gin n'en font point partie.
Nul autre pays que je sache ne s'impose autant de sacrifices en
faveur de l'indigence; malheureusement cette bienfaisance manque
souvent son but,| faute d'une direction éclairée, faute d'unité d'ac-
tion. Des associations trop multiples peut-être, et qui seraient plus
puissantes en se réunissant, se sont formées dans toutes les par-
ties de l'Angleterre. Les unes fournissent du charbon pendant l'hi-
ver, les autres établissent des banques pour les petites épargnes ;
LES RÉFORMES SOCIALES EN ANGLETERRE. 227
d'autres, et en grand nombre, ont pour but spécial l'éducation des
orphelins; d'autres, l'assistance des mères, des veuves, des étran-
gers, etc.; quelques-unes, sous le nom de reformatories^ se con-
sacrent à la régénération des femmes déchues et des criminels sortis
de prison. Beaucoup, il est vrai, tombent découragées par l'inutilité
de leurs efforts ; mais ces tentatives renouvelées sans cesse témoi-
gnent, malgré leur insuffisance, de la puissante vitalité d'une so-
ciété affectée de plaies si profondes. .
Les nouveaux asiles de nuit, dont la fondation vient d'être pro-
posée aux syndicats métropolitains par le conseil de la loi des
pauvres, seraient établis à l'instar du refuge de Playhouse-Yard ,
fondé à Londres depuis trente-huit ans au moyen de souscriptions
volontaires. En 1857, l'année même où 69,009 admissions étaient
accordées dans les ivorkhouses de la capitale, l'asile de Playhouse-
Yard en accordait 53,311, moyennant une dépense de 1,139 livres
sterling. Il s'ouvre toute la nuit à tout venant et sans aucune con-
dition; mais l'assistance, pour être limitée aux besoins réels, n'y
consiste qu'en une demi-livre de pain le soir, une demi-livre le
lendemain matin, et pour coucher un matelas dans une chambre
chauffée. Cependant, dans tous les cas d'inanition et d'épuisement,
le médecin prescrit les alimens et les soins convenables, et nombre
de malheureux, dit le rapport officiel que je consulte, sont ainsi
arrachés à une mort imminente. Un autre refuge semblable, mais
qui n'offre qu'un coucher de bois au lieu d'un matelas, est celui de
Field-Lane, également soutenu par des souscriptions volontaires.
La charité se pratique plus libéralement dans l'asile du Nord-Ouest,
récemment reconstruit en mémoire de son fondateur, lord Dudley
Coutt's Stuart, et aussi dans celui de Leicester- Square, auquel
donnent accès des billets accordés par les souscripteurs, et valables
les uns pour un seul individu, les autres pour toute une famille.
Tous les jours, à trois heures, dans ce dernier refuge, il se fait une
distribution de vivres que les pauvres peuvent emporter chez eux
ou bien manger dans la cuisine de l'établissement. Ce repas se
compose de pain et de soupe dont chaque famille reçoit quatre
pintes, et quand tous les individus pourvus de billets ont été ser-
vis, le reste se partage aux plus affamés de ceux qui, toujours en
grand nombre, se présentent sans carte. Cet asile, le seul des éta-
blissemens privés de Londres qui distribue gratuitement des vivres
toute l'année, a livré en 1856 180,ZiAl repas; il a donc nourri
h^k personnes par jour. Son assistance ne se borne pas d'ailleurs à
l'aumône alimentaire; il héberge un grand nombre de gens sans
place jusqu'à ce qu'ils en aient trouvé une, soit par leurs propres
démarches, soit par celles des employés de la maison ; souvent même
228 REVUE DES DEUX MONDES.
il les habille ou leur prête de l'argent pour racheter leurs effets en
gage. Placée à bon droit sous le haut patronage du duc de Cam-
bridge, cette œuvre excellente compte au nombre de ses principaux
soutiens les membres les plus honorables de la noblesse, parmi les-
quels je me plais à citer le comte de Shaftesbury, toujours à la tête
des associations les plus bienfaisantes, quand il n'en est pas lui-
même le fondateur. Ce dernier genre d'assistance, du nombre de
ceux que Paris pourrait avec avantage emprunter à l'Angleterre, ou
même à quelques hospices de France, et notamment à celui de Pro-
vins, se pratique depuis 18A6, sous le patronage de l'évêque de
Londres, dans la maison de charité de Rose-Street. Les personnes
tombées dans la détresse et à la recherche d'un emploi y sont ad-
mises sur la recommandation des souscripteurs, ou bien du clergé
paroissial. L'institution a rendu à une existence honorable 2,Zil/i
individus appartenant à toutes les classes de la société, car je
ti'ouve parmi ses protégés en 1856 des professeurs, des artistes, la
femme d'un médecin, la fille d'un clergyman et celle d'un baronet
écossais.
Il nous reste à signaler deux grandes lacunes dans le système de
l'assistance anglaise. Nombre de localités importantes manquent de
salles d'asile, et je ne crois pas qu'il existe plus d'une seule crè-
che dans toute l'Angleterre. Un monstrueux gaspillage deja vie
humaine résulte de la nécessité où se trouvent les ouvrières de lais-
ser seuls leurs enfans chez elles. Pour les tenir en repos, elles leur
font prendre chaque matin une drogue soporifique , dont les effets
plus ou moins lents sont une des causes principales de la mortalité
parmi les classes pauvres. Il est un rapprochement qui, mieux que
ces détails, ferait apercevoir l'importance numérique de la popu-
lation indigente en Angleterre : c'est la comparaison de la statis-
tique des hôpitaux et des dispensaires de Londres avec celle des
établissemens de même nature existant à Paris. D'après le compte-
rendu de l'assistance publique à Paris pour l'exercice 1858, les hô-
pitaux, ainsi que les services temporaires de la vieillesse, ont traité
dans le courant de ladite année 91,007 malades. Les hospices et les
maisons de retraite ont entretenu 12,19/i vieillards, infirmes et
aliénés. L'année précédente, le nombre des jnalades traités à domi-
cile a été de 32,105. On peut évaluer à Zi,000 le nombre des néces-
siteux non inscrits aux bureaux de bienfaisance et traités à domicile
par les six dispensaires de la Société philanthropique, ce qui porte
le total des malades indigens au chiffre de 139,30(5.
Londres possède 12 hôpitaux pour les maladies et accidens ordi-
naires, contenant 3,380 lits; pendant l'année 1852, ces établisse-
mens ont reçu 30,280 malades et en ont traité 335,676 à domicile;
LES RÉFORMES SOCIALES EN ANGLETERRE. 229
— il compte AS hôpitaux destinés chacun à une seule espèce de ma-
ladie. Indépendamment de deux asiles d'aliénés contenant 2,000 hts,
les 46 autres maisons spéciales peuvent recevoir 2,065 malades à la
fois, et en 1852 elles en ont traité 15,011 à l'intérieur et 78,952 à
domicile. Il y a encore 34 dispensaires, dont les médecins, sans
compter ceux de 5 institutions homœopathiques, ont traité dans la
même année 164,621 indigens; — enfin 126 maisons de charité ren-
ferment 2,390 vieillards. Le nombre des malades assistés à cette
époque était de 518,369, sans compter les 67,000 habitans des ivork-
houses, et par conséquent le chiffre total des indigens et nécessi-
teux s'élevait à 585,369.
S'il existe une différence dans la salubrité des deux capitales,
elle est en faveur de Londres malgré les émanations pestilentielles
de la Tamise, et la population de cette ville n'étant guère que deux
fois et demie aussi nombreuse que celle de Paris, la même propor-
tion devrait se retrouver dans le nombre des malades indigens, s'il
y avait parité dans l'état du paupérisme des deux pays ou du moins
des deux métropoles. D'après les chiffres que nous venons de rele-
ver, le paupérisme de Paris serait à celui de Londres comme 1 est
à 4,34; mais la différence est plus forte encore, attendu qu'à Paris
le chiffre des indigens inscrits aux bureaux de bienfaisance n'étant
que de 80,501, il en résulte que 58,805 personnes reçoivent l'as-
sistance médicale sans être obligées de recourir habituellement à la
charité publique ou privée, tandis qu'à Londres au contraire il s'en
faut que tous les malades pauvres puissent être traités à domicile
ou à l'hôpital, et en voici la raison : l'assistance de la pauvreté,
laissée chez nous à la charge de la bienfaisance volontaire, est chez
nos voisins l'objet d'un impôt obligatoire et d'un des rares services
centralisés. Au rebours, l'assistance médicale, assurée en France par
des legs de terres et de capitaux, et confiée à l'administration pu-
blique, ne se fonde en Angleterre, excepté dans cinq ou six établis-
semens, que sur des souscriptions volontaires annuelles, dont l'em-
ploi échappe à peu près à tout contrôle sérieux. Il en résulte que
ces nombreux hôpitaux, entretenus tous à grands frais au moyen de
ressources incertaines et précaires, languissent dans les temps ordi-
naires, et dans les jours de crise financière ferment leur porte à la
moitié de ceux qui s'y présentent. M. Léon Fauchera constaté par
exemple qu'en huit ans 2,700 cas de maladies vénériennes, résultats
de la prostitution, avaient ouvert les portes de trois hôpitaux de Lon-
dres à des jeunes filles âgées de onze à quatorze ans, et qu'aux mêmes
asiles un plus grand nombre avaient été refusées faute de place. Autre
difficulté : on n'est admis dans ces maisons que par l'intermédiaire
d'un des souscripteurs. Combien d'étrangers, combien même de mal-
230 REVUE DES DEUX MONDES.
heureux Anglais, ne connaissant personne dans cette immense Baby-
lone, meurent faute de soins ! Je crois donc rester au-dessous de la
vérité en supposant le nombre des indigens de Londres cinq fois plus
considérable que celui des pauvres de Paris. Dans les campagnes,
la différence est beaucoup moindre ; mais dans les districts manu-
facturiers elle reprend à peu près la même proportion.
En France, le célibat religieux et le célibat militaire modèrent le
mouvement de la population ; nos ouvriers ont ainsi moins à souffrir
de cette concurrence de la main-d'œuvre qui réduit les salaires à
un taux insuffisant. En second lieu , nos institutions de bienfaisance
religieuses et laïques, tout en ménageant chez les nécessiteux le
sentiment de la dignité personnelle, nous dispensent de l'obligation
de cette assistance légale qui fait des pauvres, parce qu'elle habitue
le travailleur à compter sur d'autres ressources que celles de son
énergie. Il faut aussi tenir compte de la division de la propriété ter-
ritoriale, qui permet à un si grand nombre de paysans de posséder
une habitation, un lopin de terre et une ou deux têtes de bétail, non
pas grâce à cette aumône publique que conseillait Pitt, mais par droit
d'héritage ou d'acquisition. Puis l'agriculture, dont vit la plus grande
partie de nos populations, est exposée à moins de crises et de chô-
mages que l'industrie, unique ressource de la plupart des prolétaires
d'outre-Manche. Enfin, et pour ne pas tout énumérer ici, il y a dans
nos classes ouvrières moins d'intempérance et moins de besoins.
Nous avons donc, pour plusieurs raisons, beaucoup moins d' indigens
que la Grande-Bretagne , et surtout moins de ces dénûmens absolus
qui jettent la nuit dans les rues tant d'individus sans pain et sans
gîte. Rien ne ressemble chez nous au casual ward ni à ses hôtes
habituels, rien de comparable à ces affreux taudis des grandes villes
anglaises, où tant de créatures humaines, sans distinction d'âge ni
de sexe, s'entassent dans la même chambre et sur le même grabat.
La statistique de la prostitution est également en France loin d'at-
teindre-les chiffres qu'elle présente en Angleterre. Il s'en faut néan-
moins que notre situation ne puisse être améliorée, et quand la
France le voudra, elle réduira de plus de moitié le nombre de ses
pauvres, sans recourir à de profondes combinaisons ni à de coûteux'
sacrifices; il lui suffira de mettre en pratique l'idée la plus simple.
Cette idée, la voici : rattacher l'action des sociétés de bienfaisance
à celle des sociétés de secours mutuels , en consacrant une partie
des fonds des premières à l'introduction des indigens dans les se-
condes.
L'homme qui peut satisfaire à ses besoins par son travail n'est
pas indigent. Quelles sont, dans notre état social, les principales
causes de l'indigence? Ce sont la maladie, qui force l'ouvrier à con-
LES RÉFORMES SOQALES EN ANGLETERRE. 231
tracter des dettes dont il ne peut jamais se libérer, et la vieillesse,
qui ne lui permet plus de gagner sa vie. Si tous les travailleurs ap-
partenaient aux sociétés qui leur assurent des secours quand ils sont
malades et une pension quand l'âge a brisé leurs forces, ils ne se-
raient exposés à la misère que par suite de circonstances exception-
nelles, car l'intérêt composé des dépôts élèverait les secours en
temps de maladie et même pendant les chômages, comme on le voit
aujourd'hui dans beaucoup.de sociétés anglaises, à un chiffre équi-
valant au salaire, ou du moins suffisant pour faire vivre la famille.
Le prolétariat, dernier vestige de la servitude, cesserait. La classe
ouvrière existerait par elle-même; elle aurait une condition indé-
pendante, plus indépendante que celle du fonctionnaire, dont l'exis-
tence, dépendant d'une protection précaire, est souvent à la merci
d'une intrigue.
La loi du 20 juillet 1850 favorise la création des sociétés de se-
cours mutuels, garanties d'ordre et de stabilité; mais par cela niême
que leurs progrès importent au gouvernement, l'initiative de celui-
ci pourrait devenir suspecte et fmir par jeter du discrédit sur ces
institutions. Qui donc doit se charger du soin de les accroître et de
les multiplier? Les institutions charitables. 11 faut que les sociétés de
bienfaisance et les sociétés de secours mutuels se concertent pour
démontrer à l'ouvrier la nécessité de l'association et pour lui en faci-
liter l'accès. La propagande doit se faire surtout par les associés
eux-mêmes, intéressés à augmenter le fonds social et les dividendes.
Quand chacun sera en état de comparer les ressources et la sécurité
des pères de famille, membres de la société de secours mutuels, avec
les privations des opiniâtres, restés dans l'isolement, le nombre de
ces derniers diminuera tous les jours, et l'association deviendra pour
les adultes une pratique aussi générale que l'est aujourd'hui pour
les enfans la fréquentation de l'école primaire. Dans les centres de
population trop peu importans pour assurer à l'association des résul-
tats satisfaisans , il faudra imiter le procédé anglais et former des
syndicats de communes. Si cet humble avis paraît donner jour à
quelque application utile, qu'on se mette à l'œuvre, et dans quel-
ques années nous pourrons dire avec plus de certitude qu'on ne le
disait il y a peu de mois chez nos voisins : « Le paupérisme a di-
minué. ))
L. Davésiés de Pontes.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
31 octobre 1859.
Difficilement alarmés, nous ne sommes point alarmistes. Nous prions donc
qu'on ne veuille pas outrer, au-delà de notre pensée et de nos intentions, la
gravité des réflexions que nous inspire Tétat des affaires européennes. Il nous
est impossible de nous défendre d'une anxiété sérieuse, quand nous considé-
rons l'ensemble des questions extérieures qui préoccupent depuis quelque
temps le public, et qui, dans ces derniers jours, ont semblé se multiplier
et s'accumuler avec une intensité exceptionnelle. Chacune de ces questions
entraîne sans doute après soi des difficultés particulières. Lorsque cepen-
dant on les examine isolément, on demeure convaincu qu'il n'en est point
dont les difficultés ne puissent être, avec de la bonne volonté et d'intel-
ligens efforts, pacifiquement surmontées. Dans la condition compliquée des
sociétés modernes, rien de plus naturel que de voir s'élever successivement
ou à la fois des questions embarrassantes; c'est le courant des affaires hu-
maines qui les apporte, et c'est l'honneur des peuples sains et des gouver-
nemens policés d'en venir à bout, en éliminant le jeu brutal et stérile ou
funeste de la force. Ainsi nous pourrions attendre sans une inquiétude ex-
traordinaire l'arrangement des affaires italiennes, si embrouillées qu'elles de-
meurent, même après la signature du traité de Zurich; nous ne songerions
pas à nous émouvoir de l'ennui que peut donner à quelques hommes d'état
anglais l'expédition de l'Espagne contre le Maroc ; nous accorderions notre
sympathie aux tribulations de la compagnie du percement de l'isthme de
Suez, sans nous effrayer des conséquences ; nous aurions l'œil ouvert sur ce
malade qu'on appelle l'empire ottoman , sans méconnaître qu'une si lente
agonie peut durer longtemps encore; nous trouverions l'Angleterre moins
disposée que nous à porter un grand coup contre le Céleste-Empire, que
nous n'en prendrions pas d'ombrage; nous laisserions sans curiosité indis-
crète l'empereur de Russie et le prince-régent de Prusse s'entretenir à Bres-
lau, et nous assisterions aux agitations et aux disputes intdstines de l'Alle-
magne autour de la réforme fédérale avec la patience qu'il convient d'appor-
REVUE. — CHRONIQUE. 233
ter au spectacle des débats intérieurs de la confédération germanique. Notre
souci, et nous avons bien le droit de dire qu'il est celui de toutes les classes
éclairées et industrieuses en France, en Angleterre et sur le continent,
vient de plus haut : il vient du caractère précaire des diverses situations en
Europe, qui peut à Timproviste communiquer une gravité extrême aux ques-
tions agitées, et changer soudainement en conflits violens des divergences
d'opinions et des antagonismes d'intérêts; il vient de l'altération qu'a su-
bie et qu'éprouve chaque jour encore l'ensemble de nos relations avec l'An-
gleterre; il vient surtout chez nous d'une tendance de l'opinion, qui, privée
des discussions, des accidens, des distractions de la vie politique intérieure,
prend un intérêt excessif et maladif aux questions étrangères, et, soit par
des excitations aveugles, soit par des craintes irréfléchies, est portée à am-
plifier, à passionner, à envenimer les questions de cet ordre. Nous ne serons
pas démentis par ceux qui ont étudié avec sympathie les qualités et les dé-
fauts de notre nation , si nous disons que pour un peuple qui est si prompt
à s'émouvoir aux idées de grandeur et de gloire militaire, qui est si heu-
reux du sentiment de sa puissance , qui porte dans la guerre si peu de cal-
cul et tant de désintéressement, c'est une diète périlleuse que d'avoir pour
pâture politique exclusive les questions extérieures. Nous sommes entrés
depuis un an dans une phase dont l'élément dominant et absorbant est la
politique étrangère', et l'esprit public, qui, pour conserver son équilibre,
aurait besoin au contraire de se développer dans le cercle de la politique
intérieure, semble, par ses entraînemens ou ses appréhensions, s'y engager
chaque jour davantage. Voilà le péril général qui plane sur les affaires qui
se déroulent aujourd'hui, et ajoute une gravité singulière aux difficultés qui
leur sont propres; voilà Tinfluence vague et menaçante que nous ne pouvons
perdre de vue en examinant ces difficultés Tune après l'autre.
Commençons par les affaires d'Italie. Le premier acte de la paix de Zurich,
le traité particulier entre la France et l'Autriche, est signé. La maladie et
la mort du comte Colloredo ont retardé la signature de l'acte final, mais
nous possédons, dans l'analyse qui a été publiée de la première convention,
les dispositions essentielles de la paix, celles qui déterminent les questions
les plus importantes. Nous ne nous arrêterons qu'à celles-là, c'est-à-dire
aux articles relatifs aux états du saint-père, aux duchés et à la confédéra-
tion italienne. Gomme nous l'avions pensé dès la paix de Villafranca, le con-
cours de l'Autriche aux efforts que nous faisions pour obtenir l'amélioration
du gouvernement pontifical devait être le principal prix des conditions fa-
vorables accordées à l'empereur François-Joseph. Cet article, où deux puis-
sances stipulent en principe la nécessité des réformes dans un état qui
n'est point partie au traité, ne plaira pas sans doute à ces défenseurs du
saint-siége qui regardent comme une atteinte portée à sa souveraineté les
conseils semblables qui lui ont été donnés à tant de reprises par les grands
gouvernemens de l'Europe. Il est fâcheux, nous le voulons bien, que le
saint-père n'ait point empêché l'insertion d'une clause semblable en la de-
vançant et en prenant lui-même l'initiative des mesures qu'il a mieux aimé
se laisser demander; il est également regrettable que les réformes pontifi-
cales, que Ton s'attend à voir bientôt promulguées, arrivent si tard, peut-
être même trop tard, pour les populations qui se sont détachées des états
234 REVUE DES DEUX MONDES.
de l'église, pour les Romagnes. La clause relative aux duchés était la plus
importante, car Téventualité de la réunion d'un congrès et de l'arrangement
des affaires d'Italie sous la sanction collective de l'Europe dépendait de la
façon dont elle serait rédigée. La formule des préliminaires de Villafranca :
« le grand-duc de Toscane et le duc de Modène rentrent dans leurs états en
donnant une amnistie générale, w résolvait la question par une affirmation
qui ne laissait plus place à la liberté d'appréciation et d'action des puis-
sances qui auraient été appelées à régler en congrès les affaires d'Italie.
Cette stipulation, il faut le reconnaître, a subi dans le traité de Zurich une
modification importante. Le libre arbitre des puissances qui seront convo-
quées au congrès est sauvegardé. En effet, le traité reconnaît aux puissances
qui ont pris part à la formation des états de l'Italie, et qui en ont garanti
l'existence, le droit de changer les limites territoriales de ceux de ces états
qui n'ont pas participé à la dernière guerre, puisqu'il déclare que de pareils
changemens ne pourraient avoir lieu sans leur assentiment. Quant aux archi-
ducs, le fait de leur restauration n'est plus affirmé; seulement une réserve
en faveur des droits de ces princes et du duc de Parme est exprimée, ré-
serve qui ne lie, et encore d'un simple lien moral, que les parties contrac-
tantes, et qui n'engage en aucune façon les autres puissances à la recon-
naissance des droits des princes déchus. On peut faire la même observation
au sujet de l'article qui concerne la confédération. Les deux empereurs
s'engagent à favoriser de tout leur pouvoir la formation de cette confédéra-
tion, dont l'objet sera de maintenir l'indépendance et l'intégrité de l'Italie,
d'assurer le développement de ses intérêts moraux et matériels, et de veiller
à la défense intérieure et extérieure de la péninsule au moyen d'une armée
fédérale; mais les autres puissances demeurent libres de prêter ou de refuser
leur concours à cette combinaison. Les états de l'Italie surtout conservent
leur pleine liberté d'action, soit vis-à-vis du principe, soit vis-à-vis des res-
sorts particuliers du système qu'il s'agit d'établir, puisque c'est à leurs re-
présentans qu'est laissée la rédaction du pacte fédéral. Ainsi il y a un éloge
que nous ne refuserons pas à ce que nous connaissons du traité de Zurich.
Sauf à l'endroit du pape, dont on rappelle les promesses de réformes, ré-
formes pour l'exécution desquelles on stipule le concert des influences fran-
çaise et autrichienne, ce traité n'empiète pas sur les droits des tiers, et
laisse suffisamment ouvertes les questions qui doivent en effet rester ou-
vertes, pour que les autres états puissent participer avec dignité à une dé-
libération générale sur les affaires d'Italie. La réunion d'un congrès peut
dépendre de questions qui ne sont pas même indiquées dans le traité de
Zurich ; mais il n'y a rien dans ce traité qui rende la réunion d'un congrès
impossible.
Un grand moyen de solution est donc ménagé pour les difficultés italiennes;
mais ce moyen n'est pas la solution elle-même. Le plan de la solution qu'il
s'agit d'adopter, les expédiens pratiques qui pourraient rendre ce plan réa-
lisable, demeurent en question. Voilà maintenant le problème. Deux docu-
mens d'une inégale importance viennent à l'instant même d'éclairer l'une
des solutions qui peuvent être mises en avant : nous voulons parler d'une
brochure publiée par un écrivain autrichien, le* chevalier Louis Debrauz,
sous ce titre : La Paix de Villafranca et les Conférences de Zurich, et de
REVUE. — CHRONIQUE. 235
la lettre que l'empereur vient d'adresser au roi de Piémont. Nous ne met-
tons pas assurément ces deux documens sur la même ligne ; mais malgré la
gravité et la prééminence de la lettre impériale, il n'est pas inutile de jeter
d'abord un coup d'oeil sur la brochure autrichienne. Seulement, avant d'ex-
primer une opinion sur le plan qui paraît être convenu entre les gouverné-
mens de France et d'Autriche, nous croyons devoir rappeler, pour nos amis
autant que pour ceux qui ne partagent point nos opinions, les sentimens
que nous apportons dans les débats dont l'Italie est le théâtre.
Nous épousons décidément, dans la question italienne, la cause que re-
présentent le Piémont et les gouvernemens provisoires que le vœu des popu-
lations a placés à la tête de l'Italie centrale, la cause de l'émancipation na-
tionale et libérale de la péninsule. Il y a bientôt un an, lorsque la guerre se
préparait, nous avons sans doute regretté que les libéraux italiens, sur la
foi d'une alliance qui, pour être celle de la France, n'en était pas moins à
leur égard une alliance étrangère, se laissassent aller aux tentations d'une
guerre qui n'était provoquée par aucun événement européen, par aucun
acte nouveau de la politique autrichienne. Nous déplorions l'enthousiasme
belliqueux qui s'était emparé des libéraux italiens. Sans parler des périls
dont ce parti-pris violent menaçait l'Europe entière, nous redoutions d'a-
vance les mécomptes auxquels ils exposaient leur propre cause. Vainement
nous disaient-ils avant et après le l*** janvier, avant et après l'allocution
de l'empereur à l'ambassadeur d'Autriche : « Entre l'Autriche et nous , la
lutte est de droit toujours ouverte, et au point de vue pratique nous est-il
permis de dédaigner et de perdre l'occasion unique qui s'offre à nous? » Un
tel argument, présenté au nom d'un peuple qui a son indépendance à re-
conquérir, était sans doute embarrassant; mais nous leur représentions
avec tristesse que l'opinion publique en France n'était persuadée ni de la
justice, ni de l'opportunité de cette guerre préméditée. Le cœur de la
France serait certainement avec son drapeau et avec ses armées tant que
ses soldats seraient engagés; mais les vicissitudes de la guerre pouvaient
changer les calculs et les dispositions de son gouvernement , et des inté-
rêts supérieurs, peut-être contraires aux intérêts italiens, pouvaient faire
dévier les conséquences de la guerre des vues qui en auraient été l'ob-
jet primitif. Les chefs du libéralisme italien ne se méprirent point sur la
sympathie sincère qui inspirait ces regrets et ces prévisions des libéraux
français dont nous étions l'écho. La guerre, en éclatant, nous fournit à nous-
mêmes l'occasion de prouver notre sincérité, car, une fois la carrière des
événemens irrévocablement ouverte, nous ne fîmes point le sacrifice de nos
opinions essentielles à un stérile dépit, nous ne subordonnâmes point les
principes et les intérêts généraux de notre cause à la vanité des récrimina-
tions personnelles. La cause nationale et libérale de l'Italie étant livrée au
sort des armes, nous souhaitâmes son triomphe par la guerre d'aussi bon
cœur que nous avions encouragé son avancement par la paix. Malgré tous
ses inconvéniens, la guerre avait du moins l'avantage de faire table rase des
anciens contrats qui déterminaient les délimitations de l'Italie et des léga-
lités tyranniques qui opprimaient ses populations : nous prîmes acte avec
joie de cet avantage. La guerre rendait tout possible pour l'avenir; nous
n'eûmes plus d'autre vœu que de voir assuré l'avenir indépendant et libéral
236 REVUE DES DEUX MONDES.
de ritalie. La conduite des populations de l'Italie supérieure et de Tltalie
centrale pendant la guerre et depuis la paix de Villafranca, Tattihide des
hommes énergiques et modérés qui ont dirigé les états affranchis du joug
autrichien ont confirmé d'une façon inespérée la sympathie et la confiance
que nous inspirait le libéralisme italien. Devant le spectacle de ce qui se
passe depuis quatre mois dans l'Italie centrale, il est devenu évident, non-
seulement pour nous, mais pour tous, que la cause générale du libéra-
lisme européen est engagée dans la question posée à Modène, à Florence et
à Bologne. Les succès de l'Italie centrale seront nos succès, ses échecs
seront nos échecs, ses revers seront nos revers. Nous ne pouvons perdre
de vue, dans l'examen des solutions que l'on s'apprête à produire pour les
affaires d'Italie, ni la solidarité de nos principes, ni la responsabilité que
notre paj-s a encourue cette année en prenant, par l'organe de son gouver-
nement, dans la politique italienne, une initiative si résolue, qu'elle accep-
tait d'avance la chance de la guerre.
Animés de tels sentimens, c'est avec stupeur, nous l'avouons, que nous
avons lu la brochure autrichienne. La publication de cet écrit est une sin-
gulière maladresse, car elle met à nu avec trop de sans-façon les avantages
que la politique autrichienne espère tirer de la paix de Zurich. Il est im-
possible cependant de considérer l'auteur comme un enfant perdu qui com-
promet ses chefs sans leur aveu, car il est majiifeste que ses informations
lui viennent de bonne source. Il imprime les déclarations faites^sans témoin
par l'empereur François-Joseph à l'empereur Napoléon dans la salle à man-
ger de la petite maison de Villafranca; il sait, ce qui s'est passé dans les con-
férences de Zurich, non-seulement les questions qui ont été posées, mais
dans quel ordre et par quelle pente d'argumens on est arrivé aux arrange-
raens conclus; il connaît les ressorts pratiques par lesquels on compte réa-
liser la partie la plus difficile de ces arrangemens; il n'ignore point la beso-
gne qui a été préparée à Biarritz pour le congrès futur. En vérité, un homme
en apparence aussi bien renseigné que AL le chevalier Debrauz n'est pas
pour faire rire. Nous passons sur la scène de Villafranca, sur la générosité
dont a fait preuve l'empereur François-Joseph, qui avait encore en réserve
deux cent cinquante mille hommes de ses troupes les mieux aguerries, en
nous accordant la paix : c'est la première partie de la brochure; mais
nous nous arrêterons à la seconde , qui raconte les travaux de la confé-
rence de Zurich, et trace, au point de vue autrichien, l'esquisse de l'arran-
gement nouveau de l'Italie. Le point le plus important de l'arrangement
suivant M. le chevalier Debrauz , et il n'a pas tort, est la restauration des
princes dans l'Italie centrale. Si cette stipulation, dit-il , n'était pas exécu-
tée, il n'y aurait pas à signer à Zurich d'autre traité que celui qui a été
conclu entre la France et l'Autriche. « Supprimez-la par simple hypothèse,
et vous êtes aussitôt forcé de biffer du programme le projet de confédé-
ration italienne, auquel sont intimement liées les stipulations relatives à
l'amnistie générale et aux réformes que les empereurs auront à demander
au saint-père. Il ne reste plus rien de la convention de Villafranca, sinon la
délimitation à fixer entre l'Autriche et le Piémont, qui pourrait demeurer
à l'état de question ouverte, sans provoquer de nouveau la guerre entre
l'Autriche et la France. L'empereur François-Joseph pourrait dire : « J'ai
REVUE. — CHRONIQUE. 237
abandonné la Lombardie, je ne cherche pas à la reprendre les armes à la
main ; seulement, au lieu de faire de la possession de cette province par le
Piémont une question de droit, je tiens à ce qu'elle reste une question de
fait. »
La question de la restauration des princes, qui aurait dû être abordée la
première, fut, suivant l'historien de la conférence, ajournée à cause des
progrès de la révolution dans l'Italie centrale , et en attendant l'effet des
démarches entreprises par le cabinet des Tuileries pour aplanir les obstacles
qui s'opposaient à la rentrée des archiducs dans leurs états, on aborda les
questions qui pouvaient être réglées immédiatement, telles que la délimi-
tation des frontières, la restitution des captures, la fixation de la dette
lombarde, la navigation du Pô. Ces points établis, on revint à l'affaire des ,
restaurations. M. Debrauz ne voit naturellement, dans ce qui s'est accompli
en Toscane depuis la paix de Villafranca, que la conséquence d'une pression
exercée par la Sardaigne. Après avoir épuisé l'argumentation par laquelle
les diplomates autrichiens s'efforcent de démontrer que la domination exer-
cée directement ou indirectement par l'Autriche en Italie n'est pas une do-
mination étrangère, après avoir énuméré tous les titres diplomatiques sur
lesquels sont fondés les droits des princes ciiens de l'Autriche, après avoir
rappelé que l'éventualité d'une intervention armée a été écartée à Villa-
franca, l'empereur François-Joseph ayant dit qu'il ne s'agissait pas de com-
biner l'action des forces étrangères pour réaliser la rentrée des archiducs,
mais de sauvegarder leurs droits et de poser un principe, M. Debrauz arrive
à la réserve exprimée par le traité de Zurich et en détermine ainsi le sens :
« Confirmer les droits des archiducs par un traité solennel, ce n'est pas seu-
lement déclarer à la face de l'Europe que les hautes parties contractantes
ne favoriseront pas l'annexion, mais aussi qu'elles se dépouillent de la fa-
culté de lui jamais reconnaître la force du fait accompli. » Quant au pape,
M. Debrauz annonce qu'il est prêt à exécuter immédiatement toutes les pro-
messes du motu proprio de Gaëte, et même d'aller bien au-delà, si les deux
grandes puissances catholiques lui donnent des garanties que les concessions
nouvelles ne deviendront pas, comme en 18Zi8, une arme aux mains de la ré-
volution. Il assure que les deux cours de Vienne et des Tuileries exposeront
au prochain congrès les mesures qu'elles auraient concertées pour garantir
la tranquillité et l'intégrité des états de l'église, sans porter atteinte à la
souveraine indépendance du pape. On proclamerait, suivant lui, la neutra-
lité des états de l'église, et l'on en confierait la garde aux puissances qui
sont en communion avec le saint-père. La nouvelle organisation de la- Véné-
tie, telle qu'elle a été stipulée à Villafranca, détermine, selon l'auteur de
la brochure, le caractère qu'aura la confédération projetée pour l'Italie. Il
a été dit que les rapports de l'Autriche à l'égard de la confédération ita-
lienne seront conformes à ceux qui existent, en vertu de l'acte fédéral ger-
manique, entre le royaume des Pays-Bas et le grand-duché de Luxembourg.
L'acte final de Vienne porte que le Luxembourg est attribué au roi des
Paj^s-Bas en toute propriété et souveraineté , qu'il formera un des çtats de
la confédération, et que le roi des Pays-Bas entrera « dans le système de
cette confédération, comme grand-duc de Luxembourg, avec toutes les pré-
rogatives et privilèges dont jouiront les autres princes allemands. :> Or la
238 REVUE DES DEUX MONDES.
confédération germanique est un système d'états souverains liés ensemble
par un pacte que Ton peut considérer comme un traité d'alliance entre des
états égaux. La Vénétie appartiendra donc à ce titre à l'empereur François-
Joseph : il en sera souverain avec toutes les conséquences légales qu'en-
traîne la souveraineté. La confédération italienne, formée par conséquent
de souverainetés distinctes, ne pourra être établie que par un traité fédéral
conclu entre les représentans légaux de ces souverainetés. De là , outre la
présence au futur congrès des divers é ats italiens dont le sort sera débattu,
la nécessité d'une conférence spéciale dans laquelle les représentans {légaux
sans doute) de ces états délibéreront et arrêteront en commun le pacte fé-
déral qui fera loi pour tous. Au congrès de sanctionner les principes géné-
. raux qui devront présider à la reconstitution de l'Italie, à la conférence de
régler la loi commune à la confédération italienne. Le mandat du futur con-
grès serait, suivant M. Debrauz, d'après le programme qui aurait été con-
certé à Biarritz, sous les auspices de l'empereur, entre M. le comte Wa-
lewski, le prince de Metternich et lord Gowley : 1" de prendre acte du
traité définitif de paix signé à Zurich , 2° d'adhérer aux changemens terri-
toriaux qui y sont stipulés, 3° d'examiner les moyens les plus propres à as-
surer la pacification de l'Italie. Le congrès se réunirait à Bruxelles dans le
mois de décembre. Il se composerait des huit puissances qui ont signé l'acte
final de Vienne, et par conséquent l'Espagne, la Suède et le Portugal y se-
raient représentés. L'auteur de la brochure assure que la marche en sera
accélérée grâce à l'entente déjà établie sur les principales questions entre
la France et l'Autriche, et ne met pas en doute que les propositions de ces
puissances ne soient appuyées par la Prusse, la Russie et l'Espagne. Parmi
ces combinaisons, qui se présenteraient comme convenues entre la France
et l'Autriche, il en est une qu'il nous fait connaître. Cette combinaison est à
ses yeux d'une importance capitale. A ce titre, il a placé cette révélation à
la fin de son exposé, comme une pièce de haut goût. La voici : le duc de
Parme échangerait une partie de son duché contre le duché de Modène ; mais
ce déplacement s'accomplirait dans les limites du droit strict. Le duc de Mo-
dène n'a pas d'enfans, il céderait ses droits, « sans aucune espèce d'indem-
nité, » à sa nièce, l'archiduchesse Marie-Thérèse, qui n'a que dix ans, et qui
serait fiancée au jeune duc de Parme. Parme et Plaisance passeraient à la
Sardaigne ainsi que les districts sur lesquels elle possède des droits éven-
tuels de réversion. On trouverait aussi dans cette combinaison à donner
quelque accroissement à la Toscane. « La part, dit en finissant le chevalier
Debrauz, que l'Autriche et la France font au roi Victor-Emmanuel est trop
belle encore pour que le Piémont ne renonce pas, et pour toujours, à des
projets d'annexion inadmissibles. La combinaison que nous venons d'exposer
est donc considérée à bon droit comme la clé de voûte de la prochaine pa-
cification de l'Italie. »
Nous avons eu trop souvent occasion, depuis trois mois, d'opposer à la
plupart des idées et des combinaisons que nous venons d'analyser nos ob-
jections raisonnées, pour avoir besoin de recommencer une discussion nou-
velle. La satisfaction seule que de telles vues et de tels projets inspirent à
une plume autrichienne serait un motif pour nous de persévérer dans nos
convictions antérieures. Le roman que M. Debrauz appelle la pacification de
REVUE. CHRONIQUE. 239
ritalie ne sera point malheureusement la paix de l'Italie. Supposons en effet
que ce roman se réalise, La Sardaigne borne ses annexions actuelles à la
Lombardie, à Plaisance et à Parme; les princes sont miraculeusement res-
taurés ; les Romagnols se sont contentés des réformes si tardivement oc-
troyées par le souverain pontife; les volontaires des généraux Fanti et Ga-
ribaldi se sont docilement laissé licencier; la société puissante que M. La
Farina vient de réorganiser est dissoute ; une confédération, dont font partie
l'empereur d'Autriche^ le grand-duc de Toscane, prince de sa famille, le roi
de Naples, son beau-frère, le duc de Parme, allié à lui par un mariage, le
pape et la Sardaigne, est établie et entre en fonctions. Nous le demandons :
qu'y a-t-il eu de fait? Un nouveau cadre, soit; mais aucun des élémens qui
ont jusqu'à présent été en guerre en Italie a-t-il été éteint ou même écarté?
Le principe de la nationalité a-t-il été satisfait? Non, puisque l'Autriche de-
meure, aux termes mêmes de l'assimilation que l'on a posée entre elle et le
royaume des Pays-Bas par rapport au Luxembourg, pleinement propriétaire
et souveraine de la Vénétie. Et l'initiative de la vie nationale, la direction
de ce mouvement auquel aspire tout peuple qui veut vivre, où seront-elles,
et qui se les disputera? Quoi! une confédération naturelle et fille du temps,
l'Allemagne, s'agite sans cesse pour trouver ou repousser une hégémonie,
et vous croyez qu'une confédération improvisée aj^rès une longue série
d'oppressions et de souffrances, après une lutte passionnée et sanglante,
s'endormira dans la contemplation d'un cadre artificiel que repoussent ses
membres les plus éclairés et les plus énergiques! Dans ces luttes pour l'hé-
gémonie qui passionnent les vieilles fédérations, vous croyez qu'un peuple
méridional, que l'ardente Italie apportera le flegme et la patience des races
allemandes! Et le principe libéral, le principe des institutions représenta-
tives, qu'en ferez-vous? Si Naples, si le pape, si l'Autriche à Venise, si le
grand-duc de Toscane octroient des institutions représentatives réelles et
sincères, ne donnerez-vous pas en fait au Piémont cette hégémonie qui est
le véritable sens du mouvement annexioniste qui vous offusque et vous of-
fense? Si au contraire les états gouvernés par les princes de la maison
d'Autriche ou dominés habituellement par l'influence autrichienne ne jouis-
sent pas d'un sincère régime représentatif, alors le parlement de Turin
demeurera ce qu'il était avant la guerre, le véritable parlement de l'Italie
entière, et vous retombez dans la même, difficulté. Pour que la paix, suivant
l'Autriche, se puisse rétablir en Italie, nous ne voyons qu'une condition.
Le dénoûment logique du roman du chevalier Debrauz, c'est que la Sar-
daigne rebrousse au-delà de 18/i8, aux temps antérieurs au statut, et que
le premier ministre du roi Victor-Emmanuel soit M. délia Margharita.
Nous ne rentrerons pas non plus dans la discussion des affaires italiennes
à propos de la lettre écrite le 20 octobre par l'empereur au roi de Sardai-
gne. Cette lettre est assurément un acte très grave; mais la publicité qui
a été donnée à ce document est, elle aussi, un fait dont la gravité n'échappe
à personne. Au fond, on pourrait dire de cette lettre qu'elle est un ulti-
matum amical; mais comment se fait-il qu'elle ait été divulguée? Le Pié-
mont aurait-il, sans bonnes raisons, décliné les conseils qui lui étaient
adressés? L'empereur aurait-il été obligé de prendre le public à témoin de
la sagesse d'exhortations qui n'auraient pas été écoutées? Serait-ce plutôt
2/iO REVUE DES DEUX MONDES.
le roi de Sardaigne qui aurait voulu montrer à ses amis d'Italie le poids
des considérations qui l'empêchent d'accéder à leurs vœux? Nous aime-
rions mieux que cette supposition fût la vraie. Nous ne parlerons pas, quant
à nous, des dissentimens théoriques qui nous séparent de certains points
de la lettre impériale. Nous aimons mieux signaler d'abord le sentiment
louable qui a porté l'empereur à l'écrire, et qui en inspire le début. Nous
avons eu plusieurs fois à louer l'empereur du contraste qui distingue ce
qu'il a dit ou écrit lui-même sur la paix de Villafranca des déclamations
que cette paix a inspirées à de maladroits adulateurs. Le ton de l'empereur
a toujours été franchement modeste; il l'est encore aujourd'hui : « Il ne
s'agit pas maintenant, dit-il, de savoir si j'ai bien, ou mal fait de conclure la
paix à Villafranca; » puis, mettant de côté, avec une simplicité remarquable,
toute apologie stérile du passé, l'empereur ne songe qu'à conjurer les diffi-
cultés du présent, en demandant au roi de Sardaigne de l'aider à tirer le
meilleur parti possible du traité. Nous avons plaisir à insister sur l'applica-
tion sincère à conjurer les périls de la situation de l'Italie qui anime la
lettre impériale. Sans entrer dans l'examen du programme des solutions
présentées par l'empereur, lesquelles devront donner lieu, au sein du con-
grès, à des délibérations approfondies, et que nous aurons nous-mêmes
pendant longtemps en^re le loisir de discuter, nous relèverons la bonne
nouvelle que nous apprend l'empereur à propos du centre directeur de la
confédération projetée. La diète qui siégerait à Rome serait formée « de re-
présentans nommés par les souverains sur une liste proposée par les cham-
bres, afin que l'influence des familles régnantes, suspectes de partialité pour
l'Autriche, fût balancée par l'élément sorti de l'élection. » Ainsi il y aurait
des chambres à Rome, à Naples, en Vénétie. C'est là ce que nous appelons une
bonne nouvelle. Mais si nous n'abordons pas le fond même de la lettre impé-
riale, nous ne craindrons pas de présenter un court plaidoyer en faveur du
roi de Sardaigne : nous oserons réclamer pour lui la patience de l'empereur.
En admettant en effet que le roi de Sardaigne doive et puisse adopter
dans toutes ses parties le programme impérial, nous ferons remarquer que
de nombreuses difficultés attachées à sa position particulière l'empêchent
sans doute de donner à ce programme une adhésion immédiate et absolue.
L'empereur lui-même reconnaît avec raison que les complications de la paix
sont souvent plus multipliées que celles de la guerre. 11 est permis d'entre-
voir même dans sa lettre que la conciliation d'intérêts qu'il pense avoir ac-
complie par son programme n'a point été l'œuvre d'un jour. L'acquiesce-
ment de l'Autriche à tous les détails de la solution impériale a dû coûter
une longue négociation , et la longueur même de cette négociation n'a pas
peu contribué à maintenir l'état d'incertitude où le roi de Sardaigne et les
Italiens sont restés jusqu'à ce jour. Cependant les promptes et décisives ré-
solutions sont bien plus faciles à l'empereur d'Autriche qu'au roi de Sardai-
gne. L'empereur François-Joseph est un souverain absolu; le roi de Sardaigne
est un souverain constitutionnel. La dictature qu'il possède depuis la guerre
n'est que temporaire, et ses plus grands ennemis ne lui ont jamais fait l'in-
jure de supposer qu'il voulût la rendre perpétuelle. Ses ministres auront à
répondre devant les chambres de l'usage qu'ils auront fait de cette dictature.
Il a donc à compter avec des inîluences et un conlrôle qui sont ignorés du
REVUE. — CHRONIQUE. 241
pouvoir absolu. Ce n'est pas fbut : dans le mouvement italien à la tête du-
quel il s'est mis avec tant de résolution depuis 1856, le roi Victor-Emmanuel
a eu, dans ses états et au dehors du Piémont, des auxiliaires avec lesquels il
doit compter, et qui ne se laissent pas congédier d'un geste de la main. Certes,
vis-à-vis de l'empereur, cette apologie du roi de Sardaigne est superflue.
Dans son voyage à Plombières, M. de Gavour ne s'était pas sans doute pro-
posé d'entretenir uniquement l'empereur de la flore des Alpes : l'homme
d'état piémontais n'a point dû cacher à son hôte auguste les moyens d'ac-
tion qu'il préparait, sur lesquels il s'appuyait, et l'empereur est mieux
renseigné que personne à cet égard. Le public ignore peut-être que parmi
ces moyens d'action figurait cette association dont on annonçait l'autre jour
la réorganisation, et qui avait à sa tête M. La Farina et le général Garibaldi.
Cette association, avant l'explosion de la guerre, correspondait avec quatre-
vingt-quatorze comités établis dans les diverses parties de l'Italie... Bien
qu'elle fût ce que l'on appelle un instrument révolutionnaire , cette asso-
ciation a rendu le service de supplanter le mazzinisme, et de discipliner
autour d'un drapeau monarchique et derrière des hommes politiques éner-
giques, mais sensés, les passions du patriotisme italien, égarées jusque-là
dans des conspirations désespérées. Cette association n'était point groupée
autour de l'idée ledérative; elle était franchement unitaire. C'est elle qui
enrôlait ces volontaires de l'indépendance qui venaient s'organiser en Pié-
mont, tandis que la diplomatie européenne travaillait, comme aujourd'hui,
à la réunion d'un congrès. Cet enrôlement de volontaires venus de toutes
les parties de l'Italie était aussi un moyen révolutionnaire : ce fut sur le
désarmement de ces corps francs, refusé par le Piémont avec notre assen-
timent, que l'Autriche posa son ultimatum de guerre. Or ces volontaires
toscans, romagnols, modénais, n'étaient point des fédéralistes, et venaient
ouvertement combattre pour l'unité de l'Italie. Est-il besoin de rappeler ce
qui s'est passé depuis la paix? est-il nécessaire de parler de ces popula-
tions, de ces classes éclairées, de cette élite sociale, intellectuelle et indus-
trielle de l'Italie centrale, qui, par des manifestations aussi' résolues que
régulières, s'est compromise vis-à-vis des familles souveraines qu'il s'agit
aujourd'hui de restaurer? Si nous revenons sur des faits si connus, c'est sim-
.plement pour montrer que de même qu'il n'est point seul responsable de ce
qui est arrivé, le roi Victor-Emmanuel n'a pas seul le pouvoir de refaire
en Italie des situations si profondément troublées. Nous ne savons si sa
conversion personnelle aux idées que l'on veut faire prévaloir demande du
temps : en tout cas, il lui en faut beaucoup, et l'on doit certes lui en ac-
corder pour obtenir la conversion des autres et concilier ce qu'il nous doit
avec ses devoirs de roi constitutionnel et de chef de ces patriotes qui ont
formé jusqu'à ce jour le parti de l'indépendance et de la liberté italienne.
Le temps, l'autorité pacifique d'une délibération européenne, la valeur sé-
rieuse des combinaisons qui sont recommandées aux Italiens, surtout si les
décisions du congrès prouvent qu'elles sont vraiment praticables, voilà,
suivant nous, des influences suffisantes sur lesquelles nous devons compter
les uns et les" autres pour obtenir la pacification de l'Italie et pour modérer
notre découragement ou nos impatiences.
TOME XXIV. 16
242 REVUE DES DEUX MONDES.
La lettre de Tempereur produira, nous nous y attendons , une sensation
très vive en Italie, car le courant des esprits était fort éloigné des idées ex-
primées dans ce document. On croyait à Turin, il y a peu de jours, que le
gouvernement sarde allait apporter dans la direction des affaires italiennes
une certaine énergie. Un grand nombre de libéraux reprochait au ministre
piémontais sa timidité. Une réunion de députés avait eu lieu à Turin pour
prêter au cabinet ce qu'on appelait un appui moral. Cette réunion, compo-
sée de cinquante membres, avait voté à l'unanimité plusieurs résolutions.
Elle avait invité le gouvernement à accepter le vœu d'annexion des duchés
et des légations, en le priant d'agir sans délai et d'avoir confiance dans les
manifestations des populations. Elle avait également pressé le gouvernement
de soutenir de toutes ses forces devant le congrès le principe de non-inter-
vention. L'on croyait qu'excité par ces démonstrations officieuses, le gou-
vernement allait prendre des mesures décisives dans le sens annexioniste.
Peut-être la publication de la lettre de l'empereur a-t-elle eu pour objet de
prévenir quelque témérité de ce genre : à tout événement, elle justifiera du
moins auprès des impatiens la circonspection à laquelle est tenu le ministère
piémontais. Le voyage du général Garibaldi à Turin montre bien la gravité
de la situation dans laquelle est arrivée la lettre impériale. Dans son voyage
de Bologne à Turin, le général a publiquement montré des dispositions sin-
gulièrement belliqueuses, qui auront dû se refroidir devant les conseils arri-
vés de Paris. Au surplus, le ministère piémontais venait tout récemment
d'accomplir un acte qui avait été applaudi par tous les partisans des fusions
italiennes comme traçant avec sagesse la vraie politique qui pourrait conci-
lier les originalités diverses de l'Italie avec l'unité nationale largement or-
ganisée : nous voulons parler du décret qui a transféré à Milan la cour de
cassation, et qui a provoqué la démission du ministre de la justice, M. Mi-
glietti. On voyait là une pensée habile et prudente qui, tout en concentrant
l'unité politique à Turin, voulait partager en quelque sorte entre les grandes
cités italiennes les diverses prééminences auxquelles elles sont propres.
C'est la bonne politique, disaient les annexionistes , car les diverses agré-
gations italiennes ne sont point ambitieuses d'autonomie politique, elles ne
sont attachées qu'aux institutions municipales, et en évitant les excès de la
centralisation administrative, en donnant satisfaction aux traditions muni-
cipales du pays, le Piémont pouvait à la fois faire fleurir les grandes villes
et assurer l'unité italienne. Faut-il ne voir là pour le moment que l'inter-
ruption d'un beau rêve? Nous aurions voulu examiner à ce propos un écrit
remarquable que M. Albert Blanc vient de publier à Chambéry contre les
partisans de l'annexion à la France qui s'étaient révélés en Savoie. M. Al-
bert Blanc plaide une cause gagnée. Les utiles conseils qu'il adresse aux Sa-
voisiens et au gouvernement piémontais pour amener ceux-là à entrer plus
résolument dans la vie politique et libérale du Piémont, et pour exciter ce-
lui-ci à donner une attention plus appliquée aux intérêts de la province qui
fut le berceau de la maison de Savoie, n'en subsistent pas moins, et pourront
porter de bons fruits. Nous n'eussions pas été aussi accommodans que M. Blanc
sur la question de la frontière des Alpes, si la Sardaigne eût dû former un
grand royaume de 12 millions d'âmes; mais après la lettre de l'empereur,
il serait superflu de discuter ce point avec M. Blanc.
REVUE. — CHRONIQUE. 2/1 3
L'expédition de l'Espagne contre le Maroc est un fait accompli, ou tout au
moins décidé et en voie de s'accomplir. Les armemens poursuivis depuis
quelque temps à Algésiras ne permettaient plus de douter que le gouverna-
ment de la reine Isabelle n'eût le dessein arrêté d'aller relever le prestige
du nom espagnol sur les côtes d'Afrique. Le cabinet de Madrid, la main déjà
sur l'épée, a fait une dernière démarche en adressant à l'empereur du Ma-
roc un ultimatum par lequel il réclamait de larges satisfactions pour le
passé et d'efficaces garanties pour l'avenir. Les conditions dictées avant la
guerre par le gouvernement de Madrid ont-elles paru trop rigoureuses au
souverain barbaresque? La diplomatie espagnole, assez faiblement repré-
sentée à Tanger, a-t-elle manqué d'autorité et d'habileté, ou plutôt tenait-on
essentiellement à faire accepter des conditions dont il aurait peut-être fallu
plus tard réclamer l'exécution par les armes? Toujours est-il que l'empereur
du Maroc a r^ondu d'une manière évasive. La rupture a éclaté par le rappel
du consul espagnol à Tanger, et la guerre a été immédiatement déclarée.
Le. jour où cette déclaration a été portée aux certes réunies depuis un mois,
elle a été reçue avec un indicible enthousiasme. Tous les partis se sont con-
fondus, — du moins en apparence, — et ont offert leur appui au gouverne-
ment. La presse elle-même a fait ses offres de concours. La fibre espagnole
s'est ébranlée à ce seul mot : « Le Dieu des batailles décidera ! » C'est le pré-
sident du conseil lui-même, le général O'Donnell, qui doit prendre le com-
mandement de l'armée destinée à opérer en Afrique, et composée, dit-on,
de quarante mille hommes. C'est donc une guerre sérieuse qui commence,
qui a commencé, pouvons-nous dire, puisque le blocus vient d'être mis
devant les ports du Maroc, et en outre c'est une guerre de défense, de sû-
reté, si l'on peut ainsi parler, puisque le général O'Donnell a décliné dans
les chambres toute pensée de conquête.
Cette expédition du Maroc serait évidemment une moins grosse affaire, si
elle n'était qu'une simple querelle entre l'Espagne et un souverain barbare,
si elle ne mettait en jeu d'autres intérêts qui relèvent presque au rang d'une
question européenne. De quelque façon qu'on envisage les choses, on ne
peut assurément refuser à l'Angleterre le droit de se préoccuper de ce qui
se passe à cette entrée de la Méditerranée qu'elle domine du haut d'un ro-
cher. L'Angleterre possède Gibraltar. L'apparition en force d'une autre puis-
sance sur la rive opposée du détroit peut jusqu'à un certain point diminuer
l'importance de sa forteresse, troubler sa sécurité dominatrice, gêner ses
mouvemens. Joignez à ceci la coïncidence fortuite ou non en ce moment
de l'expédition espagnole avec les opérations poursuivies par notre armée
dans l'ouest de nos possessions africaines. Voilà bien de quoi expliquer ces
méfiances et ces inquiétudes de la presse anglaise , dont les commentaires
grondeurs vont souvent fort au-delà du Maroc. Et cependant il n'est pas
moins vrai que, sous peine d'une aliénation d'indépendance, les intérêts, la
sécurité, l'honneur de l'Espagne ne peuvent être subordonnés aux calculs
de la politique anglaise. Les possessions de la France en Afrique, celles qui
restent encore à l'Espagne sur la côte, et on pourrait ajouter le commerce
de tous les pays, ne peuvent rester exposés aux pirateries barbaresques
parce que l'Angleterre possède Gibraltar. Même quand l'Espagne serait con-
duite à occuper temporairement quelques points de la côte du Maroc ou à
V^Il REVUE DES DEUX MONDES.
chercher sa sûreté dans quelque extension de territoire, que pourrait ob-
jecter rAnglet«rre? Elle ne pourrait invoquer que son intérêt, et son intérêt
serait ici opposé à la sécurité des mers. C'est ce qui explique l'attitude à
la fois méfiante et expectante de l'Angleterre, qui, sans pouvoir mettre en
interdit le droit de l'Espagne, ne peut cependant être absolument contente,
et c'est ce qui donne aussi un certain caractère de hardiesse à la résolution
du cabinet de Madrid , qui n'est point assurément sans avoir reçu de pres-
sans conseils de modération. Il s'ensuit que cette affaire du Maroc, qui n'est
rien, si elle reste une simple correction infligée à des barbares, peut aussi
devenir une affaire européenne selon le degré de garanties que l'Espagne
se croira en droit de réclamer comme prix de la guerre.
Tous les partis, disions-nous, se sont groupés à Madrid autour du gouver-
nement et se sont confondus dans un même élan d'enthousiasme. C'est du
moins l'apparence, c'est le mouvement spontané de la première heure. Nous
ne jurerions pas cependant qu'il n'y ait aucune dissonance dans ce merveil-
leux accord, et que cette unanimité soit aussi réelle et aussi profonde qu'elle
le paraît. La vérité est que par plus d'un côté cette expédition, du Maroc
touche à la situation intérieure de l'Espagne, et il n'est point impossible que
le général O'Donnell n'ait puisé dans cette situation même le conseil d'une
résolution hardie. En d'autres termes, il aurait agi en vrai et habile soldat qui
tente une diversion. L'état politique de l'Espagne est bien simple tout en
paraissant fort compliqué. Le général O'Donnell est au pouvoir depuis plus
d'un an, et on sait quelle est sa politique ; il gouverne en faisant abstraction
de tous les anciens partis, en s'appuyant sur une majorité qui est un composé
de toutes les opinions d'autrefois. C'est sa force, et c'est aussi sa faiblesse,
car s'il n'a point été victorieusement attaqué jusqu'ici, il n'a eu d'un autre
côté qu'un appui précaire qui pourrait lui manquer subitement par une
simple dislocation d'une majorité un peu factice. Il était obligé, comme on
dit vulgairement, de faire quelque chose, surtout en présence d'une session
nouvelle, et l'expédition du Maroc a été un heureux à-propos. Le général
O'Donnell était sûr de réussir au premier moment. Le vieux sang espagnol
s'est réchauffé pour la guerre contre les Maures. Puis la réflexion est ve-
nue : l'enthousiasme belliqueux n'a pas cessé; mais ceux qui ne sont pas
tout à fait les amis du général O'Donnell ont commencé à se demander si la
guerre n'était pas un expédient heureux pour affermir par une diversion
patriotique une situation qui a ses embarras politiques et financiers. C'est
ce qui est arrivé notamment lorsque le ministre des finances, M. Salaverria,
a porté aux chambres, il y a peu de jours, des projets qui ne sont pas, il faut
le dire, la plus belle partie du programme du gouvernement de Madrid.
Les projets financiers de M. Salaverria sont de deux sortes : les uns ont
un caractère de permanence, et ont pour objet d'équilibrer le budget de
1860 par une création de ressources fixes, les autres ont un caractère pure-
ment transitoire, et sont destinés à subvenir aux frais de l'expédition du
Maroc : ce sont les finances de la guerre. Les moyens imaginés par M. Sala-
verria pour combler le déficit du budget normal de 1860 sont un impôt sur
la transmission de toute propriété mobilière au-dessus de 300 réaux (75 fr.),
une modification des tarifs actuels de l'impôt de consommation, une réforme
des droits de timbre, une augmentation de la dette flottante, dont le maxi-
^ REVUE. CHRONIQUE. 245
îiium, qui est aujourd'hui de 6/1O millions de réaux, pourra être élevé à
7ZiO millions. Les mesures extraordinaires destinées à subvenir aux dépenses
de la guerre sont une augmentation de la cote foncière jusqu'au taux de
12 pour 100, une augmentation de 10 pour 100 sur l'impôt industriel et'
commercial, sur les droits de consommation, sur les droits hypothécaires,
le rétablissement de l'ancien décompte sur les appointemens des employés.
Enfin le gouvernement serait autorisé à étendre, selon les besoins publics,
les crédits afifectés par le budget extraordinaire de 1860 au matériel de la
guerre et de la marine. Ces projets ont donné quelque peu à réfléchir. On
s'est demandé tout d'abord comment l'établissement définitif de l'équilibre
dans le budget normal pouvait se lier à un fait transitoire tel que la guerre.
Tout n'a pas semblé d'ailleurs également heureux dans les combinaisons de
M. Salaverria. Le projet d'impôt sur la transmission de la propriété mobi-
lière a paru un médiocre emprunt fait à l'ancienne alcabala. Le choix des
matières imposables et la nature des réformes proposées inspirent plus d'un
doute. De tout ceci il résulte, ce nous semble, que l'Espagne n'est pas en-
core assez riche pour payer sa gloire, puisque, dès le premier jour, elle est
obligée de forcer tous les ressorts de son système économique. Elle serait
donc conduite naturellement à chercher dans la guerre des compensations
politiques ; mais alors que deviennent les déclarations de désintéressement
faites par le général O'Donnell? Si le gouvernement espagnol se borne à
châtier les pirates, il prépare une déception au pays; s'il va plus loin, il
élève peut-être une question européenne. Ainsi, vue à distance, cette expé-
dition du Maroc est assurément une très juste et très légitime revendication
devant laquelle le cabinet de Madrid ne pouvait reculer ; vue de plus près,
elle a ses embarras et ses difficultés intimes, et sous cette unanimité créée
par l'esprit de patriotisme, elle laisse deviner "des dissonances persistantes
entre les partis. Le général O'Donnell est après tout homme de ressources,
et rien ne dit qu'il ne saura pas exécuter avec une prudente habileté ce
qu'il a conçu avec hardiesse et résolution.
Nous ne pensons pas qu'une nation comme l'Espagne, dont le 3 pour 100
vaut à peine /i2, puisse fonder une Algérie dans le Maroc , car une Algérie,
nous en savons quelque chose, coûte pendant longtemps 100 millions par
an, et nous croyons que, retenue par ce frein financier, l'Espagne ne four-
nira pas à l'Angleterre le prétexte de lui chercher chicane. Nous ne vou-
lons pas non plus considérer comme un péril politique les accidens qui
sont survenus à la compagnie du percement de l'isthme de Suez. Parmi ses
malheurs, il en est que cette compagnie a peut-être mérités. Certes son'
président, M. de Lesseps, a montré de rares qualités comme agitateur et
comme promoteur d'entreprises. Il faudrait aller en Angleterre et observer
les hommes qui s'y passionnent pour une idée et finissent par la faire réussir
pour trouver le type de ces apôtres d'un nouveau genre que M. de Lesseps
réalise au milieu de nous. Il n'a eu qu'un tort, c'est d'organiser sa compa-
gnie financière avant d'être parfaitement en règle sur la concession même
. à Constantinople. Les conséquences de cette erreur ne doivent pas, suivant
nous, aller jusqu'à provoquer une lutte d'influence entre la France et l'An-
gleterre. Ce serait un curieux début pour une entreprise qui s'élève aux pro-
portions d'une œuvre humanitaire que de brouiller les deux grandes nations
246 REVUE DES DEUX MONDES.
occidentales, et, pour une affaire industrielle, que de déclarer la guerre au
peuple qui doit être son principal client. Cette extrémité nous sera sans
doute épargnée. La compagnie de Suez s'armera de patience, et demandera
le firman qui lui est nécessaire à Gonstantinople ; le gouvernement français
la protégera de ses négociations. Lord John Russell, M. Gladstone et M. Mil-
ner Gibson, qui, en dignes libéraux, ont défendu autrefois le percement de
l'isthme contre les préventions de lord Palmerston, fléchiront le premier
ministre anglais. L'Angleterre elle-même entendra, il faut l'espérer, les avis
éloquens de lord Brougham, qui, jouant le rôle du bon ange, vient de la
mettre en garde contre les tentations du monopole. Nous le souhaitons du
moins aussi vivement que nous voudrions voir la France mettre à profit les
exhortations du noble vétéran parlementaire, lorsqu'il nous conseille de re-
pousser le laurier de la guerre que nous présente l'éternel tentateur de notre
race. e. forcade.
REVUE MUSICALE.
Le Pardon de Ploërmel de Meyerbeer a reparu au théâtre de l'Opéra-Co-
mique Je 15 octobre, après une suspension volontaire de plusieurs mois.
Nous n'avons point à revenir sur une œuvre que nous avons longuement ap-
préciée ici, et dont le succès est désormais un fait consacré. A Londres
comme à Paris, on a rendu grandement justice à la nouvelle production
d'un maître dont on peut ne pas approuver toutes les tendances, mais qui
possède incontestablement la première qualité qu'on exige au théâtre, le
don d'intéresser et d'émouvoir la foule assemblée. Nous faisons toujours nos
réserves sur l'ouverture, que nous trouvons trop longue, trop compliquée
d'incidens minutieux, manquant de clarté et d'unité d'effet; d'autres mor-
ceaux, tels que le trio qui termine le second acte, pourraient être l'objet de
quelques observations semblables. Ce qui est certain et ce que nous nous
plaisons à redire, c'est que le Pardon de Ploërmel est l'ouvrage le plus facile
et le plus mélodique qu'ait produit l'auteur illustre de Robert et des Hugue-
nots. L'exécution, à l'Opéra-Comique, est encore meilleure qu'elle ne l'était
dans l'origine. M. Faure surtout chante et joue d'une manière remarquable
le rôle difficile et fatigant d'Hoël, et, quant à M""* Cabel, sa voix n'a rien
perdu de la trempe solide qui la caractérise. Tout va donc pour le mieux,
et Meyerbeer fera bien de retourner maintenant sur le grand théâtre de ses
succès.
Le Théâtre-Italien continue à dérouler les œuvres de son répertoire, et à
produire le nouveau personnel qu'il tient en réserve. Un ténor inconnu jus-
qu'ici, M. Moriui, dont le véritable nom est beaucoup moins euphonique, a
débuté le 12 octobre dans il Giuramento, de Mercadante. La voix de M. Mo-
rini est agréable, quoique peu forte et dépourvue de flexibilité. L'émotion
inséparable d'un début n'a pas empêché M. Morini d'être accueilli avec bien-
veillance par le public, qui lui a su gré de sa bonne volonté et de ses qua-
lités naturelles. M. Morini, qui est très bon musicien, peut être fort utile â
Tadministration du Théâtre-Italien. Tout récemment on a repris aussi Rigo-
letto pour une nouvelle cantatrice, M"" Dottini, qui s'est essayée dans le
REVUE. — CHRONIQUE. 247
rôle de Gilda. M"^ Dottini est Française, sa voix et sa jolie figure Tindiquent
assez. Nous laisserons W^^ Dottini se produire avec tous ses avantages avant
de porter sur elle un jugement qui aujourd'hui ne pourrait être que sévère.
M. Graziani, qui abordait pour la première fois le rôle important de Rigo-
letto, si bien rendu par M. Corsi l'année dernière, a eu de beaux élans
comme toujours, et s'est fait vivement applaudir dans la stretta du beau
duo du second acte ;
Si vendetta,
Tremenda vendetta.
C'est M. Gardoni qui a chanté avec bien des hasards le rôle du prince, où
M. Mario déployait une tournure si cavalière et parfois de si beaux accens.
Puisque nous venons de nommer M. Mario, il nous faut bien dire un mot
de la scène pénible qui vient de se passer au théâtre ^italien de Madrid.
Gomme presque tous les virtuoses célèbres qui, pendant de longues années,
ont joui de la faveur du public, M"^ Grisi n'a pas eu le bon esprit de s'arrê-
ter à temps dans une carrière où la jeunesse et la beauté font pardonner
tant de défauts à une femme. Riche, entourée d'une célébrité européenne
peut-être exagérée, M™^ Grisi n'a pas voulu comprendre les avertissemens
significatifs que nous lui avons donnés ici bien souvent. Elle a persisté à
vouloir paraître 'sur un théâtre encore tout rempli de sa gloire et des sou-
venirs de sa splendide beauté, qui plaidaient en sa faveur, mais qui ne suf-
fisaient pas cependant pour pallier les défaillances d'un organe aujourd'hui
éteint. M. Mario, tout dévoué aux intérêts d'une cantatrice superbe dont
les conseils n'ont pas été inutiles à sa propre renommée, a eu l'incroyable
imprévoyance de conduire M™^ Grisi dans une ville qui ne l'avait pas en-
tendue à cette époque où elle n'avait qu'à se montrer pour exciter l'admi-
ration de tous. Aux noms de M°"^ Grisi et de M. Mario, apposés sur l'af-
fiche, le public de Madrid, qui est très passionné pour la musique et les
chanteurs italiens, est accouru en foule. M""* Grisi a débuté dans la Norma,
l'un des beaux rôles qu'elle a créés à Paris, et qui ont fait sa réputation. Le
public de Madrid, en voyant et en entendant M™* Grisi pour la première
fois, a été d'abord fort surpris, et il n'a pas tardé à manifester son profond
mécontentement. La prima donna, étonnée à son tour de l'accueil qu'on lui
faisait, n'aurait pu s'empêcher de révéler le dépit qu'elle en éprouvait, ce
qui aurait redoublé la mauvaise disposition du public. Alors M™** Grisi
éprouva une secousse si violente, qu'il fallut la transporter tout en larmes
dans sa loge et suspendre la représentation, qui n'a pu s'achever. A la
deuxième représentation, la scène fut encore plus accidentée, et M"*® Grisi
et M. Mario durent se retirer définitivement.
Cet incident, qui vient de se passer tout récemment au théâtre italien de
Madrid, ^ été diversement apprécié. On s'est généralement fort apitoyé sur
le sort de la célèbre cantatrice qui, pendant si longtemps, a fait les délices
de Paris et de Londres. Nous sommes loin assurément d'approuver la rigueur
avec laquelle le public espagnol a cru devoir manifester son désappointement
en voyant devant lui une cantatrice qui n'est plus que l'ombre de la belle
créature que nous avons tant admirée, et nous voudrions voir disparaître
ces usages barbares qui existent encore dans les principales villes de France
248 REVUE DES DEUX MONDES.
et de la Belgique, où Ton ne rougit pas d'infliger aux artistes dramatiques les
plus honorables des jugemens tumultueux indignes de nos mœurs douces
et équitables. Il n'y a pas de plus grande punition pour un artiste, comme
pour les rois, que le silence. Toutefois n'y a-t-il pas lieu de faire quelques
réflexions sur la trop grande importance qu'on accorde de nos jours aux
interprètes de l'art, aux virtuoses de toute nature, qu'on acclame et qu'on
enivre de folles louanges? Gustave Planche, dont le vigoureux esprit, la haute
et ferme critique allaient au-devant de la vérité sans s'inquiéter jamais des
vanités et des intérêts qu'il pouvait froisser, a écrit ici, sur l'infatuation des
comédiens, des pages remarquables, qui n'ont rien perdu de leur à-propos.
Et pourquoi n'oserais-je pas dire toute ma pensée? Le convoi et les funérailles
de M'^^ Rachel, les ovations ridicules dont elle a été l'objet pendant sa vie,
la vente de son mobilier, où l'on se disputait à prix d'or les moindres baga-
telles qui lui avaient appartenu, sont une de ces scandaleuses apothéoses de
notre temps qui blessent le plus le sens moral, le goût et la raison. Que fe-
rez-vous donc pour le génie créateur, pour un Corneille ou un Molière, pour
un Beethoven ou un Rossini, si vous prodiguez à des comédiennes, à des
ballerines et à des cantatrices, aussi merveilleuses que vous le voudrez, de
pareils témoignages d'admiration publique? D'où je conclus que la leçon que
vient de recevoir M™^ Grisi à Madrid est bonne à méditer.
Le Théâtre-Italien ne se repose pas, car il vient de reprendre le 29 oc-
tobre la Semiramide de Rossini, avec un nouvel artiste pour chanter le rôle
si important d'Assur. M. Merly est un Français qui a passé plusieurs années
à l'Opéra, et qui vient d'Italie, où il a appris à diriger une fort belle voix de
basse, très souple et très mordante. D'un physique avantageux, comédien
suffisant, M. Merly chante avec feu et semble ne redouter aucune difficulté
de vocalisation. Il pousse l'audace jusqu'au sol des ténors, et ce n'est peut-
être pas ce que le virtuose fait de mieux que d'abuser ainsi de la partie éle-
vée de son organe, qui vibre plus qu'on ne le voudrait. Toutefois M. Merly
a été remarquable dans l'introduction de cet opéra colossal, et il a chanté
avec un vrai talent d'artiste et de comédien la scène et l'air des tombeaux
au second acte. M"'' Penco, qui manque un peu d'ampleur et de puissance
pour le personnage de Sémiramis, a eu d'heureux momens, et elle aurait
chanté le duo fameux du second acte avec Arsace, — Eh ben ? a te,ferisci, —
presque dans la perfection, si elle n'avait outre-passé la liberté que doit se
permettre une artiste qui interprète la pensée d'un maître comme Rossini.
L'Alboni lui donnait pourtant un exemple qui eût été bon à suivre, en chan-
tant la partie d' Arsace avec autant de charmé que d'exactitude. Le duo n'en
a pas moins produit un grand effet, et la représentation a été l'une des plus
intéressantes de la saison. Un seul homme a gâté, autant qu'il a dépendu de
lui, le plaisir de cette belle exécution d'un admirable chef-d'œuvre, c'est le
chef d'orchestre. 11 n'était question dans le foyer, après la chute du rideau
au premier acte, que de ce personnage bizarre qui se démène comme un
possédé, .qui précipite.et altère tous les mouvemens, et qui s'imagine, à tort,
qu'il porte toute l'exécution musicale du Théâtre-Italien sur ses épaules. Pas
tant de zèle, monsieur Bonnetti, pas tant de zèle, car l'orchestre que vous
dirigez si mal entendrait à demi-mot, si vous aviez de bonnes intentions à
lui communiquer.
. REVUE. — CHRONIQUE. 249
La mort vient d'enlever en Allemagne un compositenr célèbre, Louis
Spohr, qui s'est éteint à Gassel le 22 octobre, âgé de soixante-seize ans. Né
le 5 avril 1783 dans une petite ville du duché de Brunswick, Saesen, Spohr
montra dès Tâge le plus tendre de grandes dispositions pour la musique. Il
devint promptement un habile virtuose sur le violon, fit des voj^ages en
Russie, dans TAllemagne du sud, surtout à Vienne, où il s'acquit la réputa-
tion d'un violoniste de premier ordre et d'un compositeur distingué. Tour à
tour maître de chapelle du duc de Brunswick, du duc de Saxe-Gotha, chef
d'orchestre du théâtre an der, Wien à Vienne, où il a composé son opéra
de Faust, qui a longtemps occupé la scène allemande, Spohr fut nommé
maître de chapelle à la cour électorale de Hesse-Gassel, où il est resté jus-
qu'à sa mort. Après avoir fait un voyage en Italie, Spohr vint à Paris en
1819 et se fit entendre en public et dans plusieurs séances de quatuors sans
y produire, comme violoniste, une très vive sensatioQ. Il fut plus heureux
à Londres, où les journaux anglais lui firent un accueil très brillant. Spohr
a composé beaucoup de musique instrumentale, de musique religieuse,
et des opéras dont le plus célèbre, regardé comme son chef-d'œuvre, est
Jessonda. Chef d'une école de violon qui a produit de nombreux artistes et
dont il a exposé les principes dans un ouvrage spécial, Violinschule, qui a
paru à Vienne en 1831, Spohr est un compositeur essentiellement allemand
par le caractère de ses idées mélodiques, la complication de sa forme, le co-
loris de son instrumentation, et par son harmonie travaillée, toujours rem-
plie de modulations ardues. Spohr, qui ne fut pas un homme de génie, se
rattache au grand mouvement de l'école allemande qui a produit Beetho-
ven, Weber, Mendelssohn, et en dernier lieu Robert Schumann. Si Weber
n'était pas venu, Spohr aurait occupé le premier rang peut-être sur la scène
lyrique de son pays. p. scudo.
ESSAIS ET NOTICES.
l'anniversaire séculaire
DE LA NAISSANCE DE SCHILLER.
L'Allemagne s'apprête à fêter dignement l'anniversaire séculaire de la
naissance d'un de ses grands poètes. Le 10 novembre 1759, dans une petite
ville de la vallée du Neckar, naissait, de parens pauvres et humbles, un en-
fant destiné à devenir l'un des rois de l'art germanique; le 10 novembre 1859,
toutes les villes allemandes, célébrant ce souvenir, vont se disputer l'hon-
neur de glorifier l'illustre enfant de Marbach, l'auteur des Brigands et de
Guillaume Tell. Gettfe fête de Schiller n'est pas une fête improvisée ; voilà
longtemps que l'Allemagne s'y prépare. Le 28 août 18/i9, au milieu des émo-
tions d'une année tumultueuse, et sous la menace d'une guerre civile, elle
avait célébré avec enthousiasme l'anniversaire séculaire de la naissance de
Goethe; on devait les mêmes honneurs à son glorieux émule, et l'enthou-
siasme est plus grand encore, s'il est possible, que celui qui passionna, il y
wm
250 REVUE DES DEUX MONDES.
a dix ans, toutes les contrées allemandes. Du Rhin à la Vistule et de la Bal-
tique aux Alpes, il n'est pas une ville, petite ou grande, qui n'ait déjà son
programme de réjouissances publiques. Dans les villages même, où tant de
strophes du poète sont encore populaires, bien des hommages l'attendent,
qui ne seront pas les moins touchans. D'un bout de l'Allemagne à l'autre,
on peut le dire, cette journée du 10 novembre appartiendra tout entière au
généreux chantre de l'idéal et de la liberté.
^ Cette joie, cette ferveur, ce culte des grands poètes, ces millions d'hommes
séparés par tant d'intérêts contraires, qui s'unissent dans un même senti-
ment d'amour et de vénération pour les héros de la vie morale, c'est là un
symptôme précieux en toute époque, plus particulièrement précieux au
temps où nous vivons, et que l'historien ne doit pas laisser dans l'ombre.
L'histoire littéraire d'ailleurs, autant que l'histoire des idées morales, en
conservera le souvenir. Parmi les apprêts de cette belle fête nationale,
parmi les présens et les hommages qui arrivent de toutes mains, il faut
citer une série d'ouvrages consacrés à Schiller. Le savant éditeur de Les-
sing, M. Wendelin de Maltzahn, publie avec un soin religieux l'édition sé-
culaire {Sxcularausgabe) des œuvres complètes du noble poète. Sous ce
titre : la Vie et les Œuvres de Schiller, un écrivain consciencieux, M. Emile
Palleske, met au jour deux volumes remplis d'appréciations excellentes et
de renseignemens de toute sorte. M. Julien Schmidt, l'énergique défenseur
des grandes traditions de son pays, vient de faire paraître un sérieux travail
intitulé Schiller et ses Contemporains, offrande pour le 10 novembre 1859.
Citons encore l'ouvrage de M. Jean Scherr, Schiller et son Temps, écrit de
fête (ainsi s'exprime l'auteur), écrit de fête pour Vanniversaire séculaire de
la naissance du poète {Fine Festschrift zur Sxcularfeier seiner Geburt).
« Après une longue et scrupuleuse préparation de mon travail, dit M. Scherr,
voyant s'approcher l'anniversaire séculaire de la naissance de Schiller, je
fis remarquer à mon éditeur que c'était le moment le plus convenable pour
la publication de mon livre. Il accueillit cette pensée avec feu, et voulut
que cette nouvelle biographie du poète devînt en même temps un écrit de
réjouissance {Jubelschrift), un livre dont la forme extérieure fût aussi un
hommage, et un hommage digne de l'immortel génie auquel l'Allemagne et
l'humanité tout entière doivent une reconnaissance qu'elles n'acquitteront
jamais. » La principale édition de Schiller et son Temps est en effet un ou-
vrage magnifique qui fait grand honneur à l'éditeur, M. Otto Wigand, et
aux artistes qui lui ont prêté leur concours. Nous ne signalons ici que les
publications les plus importantes ; si nous voulions indiquer toutes les
offrandes que la littérature et les arts ont consacrées au grand poète, nous
aurions à dresser un catalogue. Ici, c'est une série de portraits qui nous
font connaître la famille et les amis de Schiller, son père, sa mère, sa sœur
Nanette, le confident de toutes ses pensées, Koerner, et sa protectrice, la
duchesse Amélie; là, c'est une Galerie de Schiller où deux artistes d'un
rare talent, M. Frédéric Pecht et M. Arthur de Ramberg, ont essayé de don-
ner une physionomie réelle aux idéales créations de son théâtre. N'oublions
pas une curiosité des plus précieuses, un portrait de Schiller âgé de vingt
et un ans, portrait composé, selon toute vraisemblance, en 1780, par P.-K.
Hetsch, camarade du poète à Vacadémie de Charles et plus tard directeur
REVUE. — CHRONIQUE. 251
du musée de Stuttgart. Ce portrait, caché dans une galerie particulière, est
popularisé aujourd'hui grâce au burin de M. Dertiger, et les admirateurs
du poète aimeront à retrouver dans cette physionomie énergique et rêveuse
le Schiller de la vingtième année, le révolutionnaii-e idéal qui préparait ses
Brigands dans le cloître militaire du duc de Wurtemberg.
Heureux les poètes qui savent se faire aimer ainsi de leur peuple! Heu-
reux les peuples qui savent aimer ainsi leurs poètes! L'Allemagne donne ici
un noble exemple, et déjà ce concert d'admiration et de reconnaissance a
trouvé des échos par-delà ses frontières. A Londres, l'éclatant interprète de
l'esprit germanique, le biographe de Goethe, de Schiller, de Novalis, M. Tho-
mas Carlyle, s'est chargé d'organiser la solennité du 10 novembre. Les Alle-
mands qui habitent Paris ont voulu s'associer aussi à leurs frères du pays
natal, et ils convient les Français à cette fête de l'intelligence. Non loin de
l'emplacement où eut lieu, il y a quatre ans, Texposition universelle des
beaux-arts, la poésie et la musique célébreront le mâle génie qui se glori-
fiait d'être citoyen du monde. M. Louis Pfau sera le poétique interprète des
sentimens de ses compatriotes ; un musicien qui appartient à la France au-
tant qu'à l'Allemagne, l'illustre auteur des Huguenots, a considéré comme
un devoir de prêter à cette fête ses splendides harmonies. Les lettres ont
apporté aussi leur tribut : on sait combien certaines poésies de Schiller,
par exemple l'Idéal et les Artistes, offrent de difficultés à un traducteur
français; plus d'un écrivain a reculé devant ces mystérieux arcanes. Or, il
y a quelques mois, M. Muller, professeur de langue allemande au lycée de
Montpellier, donnait une traduction complète des œuvres lyriques du poète,
■et dans cette copie aussi élégante que fidèle, toutes les difficultés du texte
étaient courageusement attaquées; M. Muller n'était-il pas soutenu dans son
entreprise par le désir d'honorer l'anniversaire que va célébrer l'Allemagne?
Cette traduction n'est-elle pas une Festgabe, une Jubelschrift, comme disent
M. Jean Scherr et M. Julien Schmidt? Une véritable offrande pour le 10 no-
vembre 1859, c'est le travail que va publier un membre éminent de l'Acadé-
mie des Inscriptions et Belles-Lettres. Le jour même de l'anniversaire tant
fêté, le 10 novembre prochain, la librairie Hachette mettra en vente les
premiers volumes des œuvres complètes de Schiller traduites par M. Adolphe
Régnier. Nous avons sous les yeux la biographie que le savant traducteur a
placée en tête de son édition, et nous pouvons affirmer que M. Julien Schmidt,
M. Jean Scherr, M. Emile Palleske n'ont pas tracé avec plus de soin et d'a-
mour la physionomie de leur grand poète national.
Voilà, ce me semble, un épisode littéraire qui méritait de ne point passer
inaperçu. Ces voix qui se répondent des deux côtés du Rhin forment une
harmonie agréable à nos oreilles. Puisse-t-elle , cette harmonie, être un
heureux présage! Si nous en croyons les rares journaux allemands auxquels
il est permis de pénétrer en France, nos voisins voudraient donner un ca-
ractère politique à cette manifestation toute littéraire et morale. Le parti
qui poursuit avec ardeur la réforme de la diète essaierait, assure-t-on, d'u-
tiliser au profit de ses désirs l'enthousiasme unanime qu'inspire le nom du
poète. îious souhaitons à l'Allemagne de ne pas amoindrir par des préoccu-
pations intéressées la grandeur du mouvement que nous venons de décrire.
Que la fête de Schiller soit une occasion toute naturelle de réveiller au fond
252 REVUE DES DEUX MONDES.
des âmes le sentiment de l'indépendance nationale et le culte de la liberté,
ce n'est pas nous assurément qui blâmerons cette conduite; serait-il aussi
sage d'en faire un instrument de guerre contre la France 2 Schiller a été à
la fois le poète de la patrie et le poète du genre humain; en ne fêtant que
le premier, prenez garde de dénaturer cette grande figure. Son inspiration^
si profondément allemande, est aussi profondément cosmopolite. La meil-
leure façon d'honorer le peintre du marquis de Posa, c'est de maintenir
au-dessus des hasards de la politique les principes éternels du juste, et de
propager comme lui le sentiment de la vie individuelle, le respect de l'indé-
pendance des nations, le culte de la diversité dans l'unité, c'est-à-dire, sous
toutes ses formes, l'amour de la liberté véritable. Défiez-vous de ces vanités
nationales, de ces prétentions exclusives qui compromettent les meilleures
causes. Le poète de Don Carlos et de Guillaume Tell, abaissant les bar-
rières des états, prêchait la virile union des cœurs de bonne volonté; c'est
pour cela que l'Angleterre et la France répondent cordialement aujourd'hui
à toutes les voix allemandes qui glorifient le nom de Schiller.
SA1^T-RENÉ TAILLANDIER.
UN HISTORIEN RELIGIEUX A CAMBRIDGE.*
Depuis les jours où la théologie effrayée recourait contre les premiers
savans à l'argument du bûcher, depuis ceux même où, avec un reste de
frayeur, elle se décidait à étudier, elle aussi, pour répondre et trouver un
côté faible à ses adversaires, la position de la foi vis-à-vis de la science a
beaucoup changé. Maintenant les croyans étudient sans peur, du moins dans
l'église protestante, et ils ne s'en tiennent même plus à l'hu-mble rôle de
défendeur; ce seraient eux plutôt pour le moment qui prendraient l'offen-
sive. La nouveauté des découvertes accomplies par l'érudition historique et
rimperfection inévitable de ces premières connaissances avaient, il faut
l'avouer, étrangement exalté les savans: faute d'un examen suffisant, ils don-
naient à leurs documens une certitude et une portée qu'ils étaient loin de
pouvoir justifier, et la csitique surtout, ce qu'on nomme ainsi depuis quel-
que temps, s'était prise, avec une bien naïve vanité, pour rincarnation
même de la raison et de la vérité. Cependant toutes les conclusions hâtives
qui s'étaient bâties sur des données mal analysées, toutes les aflirmatioris
trop entières qui s'étaient présentées comme des jugemens tandis qu'en
réalité elles n'étaient que des préjugés, n'ont pas eu besoin de se dresser
longtemps au soleil pour que l'esprit de contradiction qui s'était exercé
contre la foi s'exerçât aussi contre elles, et fît de larges brèches à leurs fon-
dations : à son tour, c'est la critique qui a été convaincue de crédulité, et
cela en grande partie par les travaux des théologiens. De bonne foi, on ne
peut que s'applaudir de ce débat. L'histoire des peuples anciens n'est qu'un
thème de belles spéculations, spéculations fécondes sans doute, spécula-
(1) Christ and other Masters {Christ et d'autres Maîtres)^ enquête historique sur
quelques-uns des parallélismcs et des contrastes principaux qui existent entre *e chris-
tianisme et les systèmes religieux de l'ancien monde, par Charles Hardwick; Cam-
bridge, Macmillan and C*, 1839.
BEYUE. — CHRONIQUE. 253
lions admirables pour nous suggérer de nouveaux points de vue et pour
nous fortifier dans notre tâche d'iiommes, si nous savons comprendre que
notre tâchje est d'être des étudians et de concevoir liumblement des pré-
somptions à regard de la vérité. Si au contraire nous nous regardons comme
des maîtres appelés à décider, et si c'est pour en tirer des oracles que nous
fouillons le passé mystérieux, l'histoire est pire que le plus faux des ro-
mans; elle ne sert qu'à nous empêcher d'atteindre la seule connaissance
un peu certaine qui soit à notre portée, la connaissance de notre propre être.
Depuis quelques années, les religions de l'antiquité ont tout particulière-
ment attiré l'attention des théologiens protestans, et c'est d'un théologien
encore, de M. Hardwick, avocat chrétien à l'université de Cambridge, que
nous vient une nouvelle étude sur cet important sujet. Autant que nous
pouvons en juger, l'auteur n'a pas de théorie personnelle à émettre sur l'o-
rigine et la filiation des mythologies, et il ne se donne pas comme ayant ou-
vert lui-même des sources nouvelles. Le but qu'il s'est tracé est d'examiner
tour à tour les principales religions païennes (y compris celles de l'Amérique
et de l'Océanie), et de discuter isolément les derniers résultats où la science
est arrivée sur chacune d'elles, afin de fixer exactement les rapports que
chacune d'elles présente avec le christianisme. M. Hardwick est un esprit ju-
dicieux plutôt que spéculatif; comme sa race, il a l'amour de la précision,
et il est moins porté à généraliser pour son propre compte qu'à contrôler
de près chacune des petites assertions qui sont impliquées dans un grand
système. Qu'il ait une prédisposition qui influe forcément sur ses jugemens,
cela va sans dire; mais ceux même qui croient ne chercher que la vérité
et ne conclure que d'après les faits ont aussi la leur : s'ils n'étaient pas mus
à l'avance par un désir, ils ne pourraient pas même examiner, ni à plus forte
raison se former une opinion.
A l'égard de l'Egypte, M. Hardwick rencontre naturellement sur sa route
la théorie de M. Bunsen. C'est une théorie très enivrante certainement pour
l'imagination, mais qui nous demande par trop d'oublier ce que l'expérience
nous enseigne tous les jours. M. Bunsen ne se contente pas de prolonger le
passé de l'Egypte jusque dans la nuit des premiers temps, il lui donne en
quelque sorte des annales authentiques qui remontent bien au-delà des âges
les plus lointains dont aucune légende ait prétendu garder un nébuleux sou-
venir. Ainsi que Babylone, rem arque- t-il, l'empire des pharaons n'avait con-
servé aucune tradition d'un déluge, et son idiome, tel que la science nous
l'a révélé en le débarrassant 'de ses bandelettes, est un mélange frappant de
formes sémitiques quant à sa grammaire, et d'élémens iraniens (indo-ger-
maniques) quant à son vocabulaire. En ajoutant à ces témoignages celui des
monumens, M. Bunsen croit pouvoir établir que l'Egypte est restée en de-
hors du cataclysme qui a anéanti le gros de la race sémitique, et que la lan-
gue égyptienne est un dépôt antédiluvien du chamitisme.
A propos des livres sacrés de la Perse, M. Hardwick a encore occasion de
rectifier plus d'une assertion excessive. Quoique le Zend-Avesta renferme
sans contredit des fragmens ou des traditions d'une haute antiquité, on est
bien moins certain maintenant d'y retrouver une expression pure de l'an-
tique religion des Perses. Les dernières recherches ont conduit à penser que
les traités dont il se compose ne pouvaient remonter, du moins dans leur
I
254 REVUE DES DEUX MONDES.
forme actuelle, au-delà de la restauration sassanienne, -c'est-à-dire du
iii^ siècle de l'ère chrétienne. Gela seul ne permet plus d'être aussi affir-
matif à l'égard de l'influence que la doctrine de Zoroastre a pu exercer sur
les Hébreux durant leur captivité. La théologie de VAvesta a certainement
des coïncidences frappantes avec le judaïsme des derniers temps, et surtout
avec le christianisme; mais ces coïncidences, observe M. Hardvvick, peuvent
résulter, ou d'une tradition primitive commune aux deux peuples, ou d'uQ
emprunt fait par les Juifs à la religion de la Perse, ou enfin d'une infiltra-
tion des idées juives dans la doctrine de Zoroastre. Or, si le Zend-Avesta n'a
été rédigé qu'au m' siècle de notre ère, nous sommes au moins forcés
d'être très prudens dans nos hypothèses, car au m* siècle toutes les an-
ciennes religions semblaient avides de perdre leur individualité, et de se
confondre les unes avec les autres. Comme l'a dit M. Muller, « c'était un
temps d'incubation mystique où l'Inde et l'Egypte, Babylone et la Grèce
étaient comme de vieilles femmes accroupies en cercle et commérant à
l'envi, avec leur bouche sans dents et leur cervelle affaiblie, sur les rêves
et les joies de leur jeunesse, sans pouvoir se rappeler une seule pensée ou
un seul sentiment avec la vivacité qui autrefois lui donnait vie ; c'était un
moment de délire religieux et métaphysique où toute chose devenait toute
chose, où Maya et Sophia, Mithra et le Ghrist, Virias et Isaïe, Bélus, Zarvan
et Saturne, étaient comme pétris et confondus dans un système hétérogène
de creuse spéculation. »
11 reste encore d'ailleurs plus d'une question fort embarrassante au point
de vue de l'ancienne théologie, et la manière dont M. Hardwick aborde ces
difficultés est tout à fait caractéristique. Il admet sans hésiter, par exemple,
que sur le sort de l'homme après la mort l'Ancien-Testament était beaucoup
moins explicite que la religion de l'Egypte, et même, ajouterait-il, que la
croyance des tribus les plus sauvages. Ge qu'il s'applique plutôt à montrer,
c'est que les notions naturelles d'immortalité , comme on les rencontre à
peu près partout, sont loin de constituer une supériorité morale. Elles se
sont alliées, on le sait, au fétichisme le plus grossier comme au culte dé-
gradant des puissances malfaisantes, et la seconde vie qu'elles promettent à
l'homme n'a rien de spirituel : ce n'est qu'un prolongement d'existence ter-
restre. Les esprits des ancêtres sont censés errer autour de leur tombeau;*
on croit qu'ils restent en communication avec leur corps, et qu'ils se nour-#
rissent plus ou moins des offrandes apportées par leurs descendans. Même
en Egypte, où existait la croyance plus morale en un jugement après la
mort, l'âme qui était sortie acquittée de l'épreuve, qui avait ainsi échappé
à la nécessité de passer dans des corps d'animaux, n'avait pas devant elle
une destinée plus brillante que celle dont les naturels de l'Océanie et de
l'Amérique font le partage des morts. Son ciel était le soleil resplendissant,
auquel peut-être on attribuait une certaine personnalité, mais qui n'était
pas moins identifié avec le foyer de la lumière physique. Que les Juifs aient
été exempts de ces erreurs naturelles, c'est là déjà, aux yeux de M. Hard-
wick, un trait assez remarquable chez eux. La croyance en une vie future
n'a de véritable valeur que lorsqu'elle s'appuie sur une haute conception de
la Divinité, sur l'idée d'un Dieu infiniment saint, infiniment juste et fidèle à
sa parole. Si les Juifs n'ont pas reçu les certitudes consolantes qui ont été
REVUE. — CHRONIQUE. 255
accordées à l'humanité depuis la rédemption, c'est que sans doute il entrait
dans les desseins de Dieu de ne pas manifester sa miséricorde avant que sa
souveraineté eût été pleinement reconnue. L'idée de la bonté paternelle,
qui est prête à pardonner à l'homme malgré son indignité, ne saurait être
salutaire que pour celui qui sent déjà qu'il est indigne et qu'il a besoin
d'être pardonné, en d'autres termes qui a déjà conscience de tout ce qu'il
devrait être et qu'il n'est pas. Tout au contraire, elle ne peut qu'avilir celui
qui ne s'est pas encore fait un idéal assez haut du devoir, et qui ne se trouve
pas bien misérable en regard des exigences de sa conscience ; elle ne peut
que l'exposer à rabaisser sa morale au niveau de ses propres faiblesses.
Ainsi s'expliquent pour M. Hardvvick les ombres que l'Ancien-Testament lais-
sait planer sur la vie future. Le principal but de la loi donnée aux Hébreux
était de développer chez eux le sentiment de l'imperfection humaine et de
la perfection divine, de les amener à reconnaître comment la créature était
incapable de se rendre irréprochable devant la sainteté suprême. D'ailleurs
les Hébreux étaient encore trop dominés par leurs sens , et la perspective
toute spirituelle de la rémunération au-delà de la tombe ne les aurait pas
suffisamment touchés. Pour les convaincre que Dieu était le maître souve-
rain et l'immuable justice, dont les commandemens ne pouvaient être violés
impunément, il fallait une rémunération palpable et immédiate, il fallait
que dès ce monde chaque transgression de leur part fît retomber sur eux
son châtiment incontestable.
Toute cette apologétique de M. Hardwick se rattache évidemment à des
vues sur le judaïsme qui sont de date récente, et que la théologie a dues en
partie aux attaques de la critique. Nous faisons allusion aux mêmes idées que
M. de Pressensé exposait dernièrement en France, et qui tendent à présenter
la révélation, non plus comme un acte violent d'autorité imposant d'un seul
coup toute la vérité, et la vérité absolue, mais plutôt comme une manifes-
tation progressive et toujours proportionnée à l'état de l'homme, comme
une assistance éducatrice qui veut le concours de la raison, qui lui enseigne
seulement ce qu'il peut entendre, en l'aidant à devenir capable d'entendre
davantage. — Gomme je le disais, cela est tout à fait caractéristique : la
théologie moderne est honnête ; au lieu de chercher à contester les faits
établis par la science, elle a trouvé moyen d'y répondre en se faisant une
nouvelle conception de sa propre foi, en la comprenant d'une manière qui
permet d'admettre ces faits et de les concilier avec l'idée essentielle de la
déchéance, de la rédemption, de l'intervention surnaturelle. En définitive,
la lutte engagée entre le christianisme et la science a convaincu une fois
de plus la raison de ne pas avoir le don de prophétie, car, contrairement à
toutes les prévisions des deux combattans, il se trouve qu'ils ne se sont pas
fait grand mal l'un à l'autre. La critique croyait mettre la foi à bout de rai-
sons, et il est très vrai qu'elle lui a enlevé plusieurs de ses anciennes rai-
sons ; mais la foi s'en est fait d'autres encore meilleures, et en réalité le
combat n'a abouti qu'à la rendre plus intelligente et plus profonde dans sa
doctrine. Il y a certes là un phénomène fort curieux, et il nous semble ren-
fermer une vérité qui mérite d'être relevée. Comme on le sait, si quelque
chose peut rappeler la fécondité infinie de la nature, c'est bien la merveil-
256 REVUE DES DEUX MONDES.
leuse imagination avec laquelle Thomme le plus lent d'esprit, quand on
heurte une de ses volontés, est sur-le-champ en état d'inventer des multi-
tudes d'argumens pour la justifier, et d'en inventer sans fin de nouveaux à
mesure que Ton détruit ceux qu'il met en avant. Cela seul est la preuve
que nos sentimens ne sont pas déterminés par les considérations que nous
regardons nous-mêmes comme les motifs qui nous y déterminent. Les con-
sidérations sont trouvées après coup; le sentiment est un fait intérieur pro-
duit par des mobiles intérieurs, par des lois et des nécessités inhérentes
à notre propre nature. Sans doute il faut en dire autant de la foi. En mon-
trant qu'elle avait le même privilège d'être inépuisable en ressources pour
se légitimer devant l'intelligence, elle a montré qu'elle aussi était un sen-
timent né des instincts mêmes de notre être, elle a fait voir que les argu-
mens et les motifs de croire avec lesquels elle peut se défendre ne sont pas
sa véritable cause, et qu'à l'avenir comme par le passé elle et la science
n'ont pas beaucoup à craindre l'une de l'autre, parce que de fait elles habi-
tent deux mondes entre lesquels les communications sont plus apparentes
que réelles.
Une telle découverte, — et plus ou moins sciemment elle a été faite par
nombre d'esprits, — est de nature à rendre et a déjà rendu de grands ser-
vices aux deux adversaires. En réfutant leurs prétentions mal fondées , elle
ne peut que les mettre à même de mieux sentir ce qu'ils sont vraiment. La
foi, qui a peut-être le plus vite profité de la leçon, ne songe plus mainte-
nant à écrire des traités de théologie naturelle et à démontrer le christia-
nisme par l'astronomie ou la physique; elle comprend mieux que sa prin-
cipale force ne réside pas dans les preuves historiques ou les autres preuves
extérieures, qui sont tout au plus une raison de la juger admissible, mais bien
dans la valeur intrinsèque que possèdent ses doctrines pour répondre à des
besoins humains de tous les temps ; elle sait qu'au lieu d'être une conclusion
démontrable, elle est une croyance qui s'impose d'elle-même ou ne peut être
imposée, une croyance qui est évidente sans raisonnement pour certaines
dispositions morales, qui est irrésistiblement convaincante pour toutes les
âmes où prédominent ces dispositions, et qui, en dépit de tout raisonnement,
reste inadmissible et impossible pour ceux dont le cœur est autrement in-
cliné. D'un autre côté, la science a pu s'apercevoir que ses documens et ses
argumens n'ont aucune prise sur les mobiles qui ont seuls puissance d'en-
gendrer des croyances, et que le monde moral n'est point son domaine à
elle : elle raisonne d'après les données qu'elle a pu recueillir sur les faits
extérieurs, elle ne saurait légitimement en tirer que des conclusions sur ce
qui a dû se passer dans le monde visible. Autant la foi s'égare quand, au
nom de ses convictions, elle veut régenter les opinions de la science, au-
tant celle-ci se méprend lorsqu'elle se permet des prétentions métaphysi-
ques, comme s'il lui était donné de créer ou de détruire des croyances,
d'empêcher, en d'autres termes, que notre nature morale n'obéisse à ses
propres lois. j. milsand.
V. DE Mars.
JEAN DE LA ROCHE
TROISIÈME PARTIE. 1
XIII.
Je voyageai pendant cinq ans, c'est-à-dire que je passai, suivant
mes convenances ou mes sympathies, plusieurs mois ou plusieurs
semaines dans chaque contrée que je voulais connaître. Je fis deux
fois le tour du monde, et je peux dire que rien ne m'est tout à fait
étranger sous le ciel. .
J'errais plutôt que je ne voyageais, n'ayant pas tant pour but de
m' instruire que de m' oublier; mais je m'instruisais pourtant malgré
moi, et malgré moi aussi je me souvenais de moi-même. Il faut
croire que j'ai une certaine force d'individualité, car bien souvent,
au moment où je me croyais transformé en un autre homme, en un
serviteur passif et indifférent d'une résolution prise par f homme
d'autrefois, je me retrouvai tout à coup tel que je m'étais quitté,
c'est-à-dire âpre au bonheur, et irrité contre le sort qui m'avait
trahi.
Chose étrange ! ces retours vers le passé, ces impatiences contre
le présent devinrent plus vifs à mesure que j'avançais dans la vie.
Au commencement, la nouveauté des objets, la satisfaction des ca-
prices, une sorte de parti-pris contre mon pauvre cœur froissé, me
soutinrent à travers les fatigues et les dangers sans nombre de mes
voyages. C'est au moment où je devais m'y croire habitué que je
sentis ce qui me manquait pour épouser l'isolement de la vie no-
(1) Voyez les livraisons du 15 octobre et du 1" novembre.
TOME XXIV. — 15 NOVEMBRE 1859. 17
258 REVUE DES DEUX MONDES.
made. L'émotion du péril cessa de me charmer le jour où je m'avouai
que je n'aimais pas la gloire, et que mes velléités de science m'a-
vaient été fatalement inspirées , à mon propre insu , et en dépit de
moi-même, par le désir d'entrer la tête haute dans la famille Butler.
En perdant cette espérance et en sentant mourir mon cœur, j'avais
continué à cultiver mon intelligence pour ne pas périr tout entier;
mais le cœur n'était qu'engourdi par la violence du coup qu'il avait
supporté. Il se réveillait sans cesse, plus impérieux, plus indigné,
quand j'avais assouvi les passions, je devrais plutôt dire les besoins
de la jeunesse. Je courais comme un insensé après les femmes har-
dies, en me disant, en cherchant à me faire croire que celles-là seu-
lement étaient des femmes, et que la chasteté des autres couvrait
d'un voile poétique le néant glacé de leur âme; mais le dégoût s'em-
parait de mon ivresse en moins de temps qu'il ne m'en avait fallu
pour m'y jeter. Je revoyais toujours alors le spectre de la fille pure
et pieuse, de la jeune mère de famille pour qui l'amour n'est que
le but de la maternité sainte, et qui place le bonheur au-dessus du
plaisir. Le fantôme de Y amie se levait devant moi, passait en me
jetant un regard de pitié, et s'envolait dès que j'étendais les bras
vers lui, comme pour me faire comprendre qu'il était trop tard, et
que je n'étais plus digne de le fixer à mes côtés.
J'en étais digne pourtant, puisque mon âme ne s'usait pas, même
dans l'abus de sa liberté, puisque je me sentais toujours ému jus-
qu'aux larmes quand, assis sur une grève lointaine, à trois ou quatre
mille lieues de ma patrie, sous un ciel de feu ou au pied des glaces
éternelles, je me retraçais, avec une exactitude de mémoire impla-
cable, les moindres paroles et les moindres gestes de l'enfant que
j'avais tenue dans mes bras, elle confiante et moi sans trouble, sur
la mousse de la petite montagne de Bar. Mon bonheur avait été si
fragile et mon roman si court cependant! D'où vient donc qu'après
ces années d'énergie terrible qui vous bronzent ou vous éteignent à
la suite des grands voyages, je me sentais encore si accessible aux
tendresses du passé et aux délices du souvenir?
J'étais toujours celui qui avait été aimé, qui pouvait l'être en-
core, puisqu'il retenait en lui la puissance d'aimer passionnément
après avoir tout fait pour la perdre ! J'avais vingt-sept ans, et je vi-
rais avec cette blessure, qui saignait de temps en temps d'elle-même,
et que de temps en temps aussi je rouvrais de mes propres mains,
pour ne pas la laisser guérir. Par une bizarrerie que comprendront
ceux qui ont aimé ainsi, plus ma souffrance s'éloignait dans le passé,
plus elle me redevenait présente, et si j'étais fier de quelque chose
au monde, c'était d'y avoir survécu sans l'avoir oubliée. C'est par
là seulement que je me sentais vraiment fort, supérieur en quelque
JEAN DE LA ROCHE. 259
chose à ces hommes d'mie grande énergie physique et morale que
je rencontrais sur mon chemin, disséminés par le monde : les uns,
des Anglais surtout, gravissant les plus hautes cimes ou traversant
les plus affreux déserts, rien que pour éprouver leur activité et con-
stater la pul-ssance de leur résolution ; les autres, des savans ou des
artistes, poursuivant une tâche intellectuelle et travaillant pour le
progrès du genre humain. Moi je n'avais eu qu'un problème à résou-
dre, celui de vivre sans lâcheté après avoir reçu un coup mortel, et
ce n'avait pas été peu de chose. Plus d'un à ma place eût donné son
âme à Satan, c'est-à-dire à la haine des hommes, au mépris des
plus saintes lois du cœur. Je n'étais devenu ni méchant, ni injuste,
ni envieux, ni cruel. Affligé d'un caractère un peu méfiant et hau-
tain, je m'étais adouci et contenu sans m' avachir et sans m' annuler.
Enfin ma bonne conscience m'avait rendu le sommeil et l'appétit.
Les grandes misères et les sérieuses aventures m'avaient même
donné une sorte de gaieté extérieure et de sociabilité sympathique,
comme il arrive toujours quand un instant de bien-être et de repos
chèrement acheté vous fait sentir le prix de tout ce que l'opulence
et la sécurité méconnaissent. Je n'étais pas heureux, mais je savais
en quoi consiste le vrai bonheur, et je pouvais dire, la main sur ma
poitrine, que si je ne l'avais pas trouvé, ce n'était pas ma faute. '
Yoilà pourquoi, silencieux sur mon propre compte, mais non sa-
tisfait, détestant toujours ma destinée , mais sans amertume contre
celle des autres, je me lassai de la vie errante à l'époque où elle
devient une passion pour ceux qui en ont traversé les premières
épreuves. J'en vins à me dire que je pouvais, sans oublier Love, ce
qui ne me paraissait pas admissible , apporter encore une intimité
supportable et un loyal attachement dans le mariage. J'en vins à
rêver une famille, des enfans à élever, des amis à retrouver, et mon
rocher d'Auvergne, qui me semblait si petit à travers de si grands
espaces à franchir, m' apparut comme un phare qui me rappelait
obstinément. J'avais accompli ma tâche, j'avais subi mon martyre,
et s'il m'était interdit de vivre sous l'étoile du bonheur, du moins
j'avais le droit de revenir pleurer tout bas dans mon berceau.
J'arrivai en France au printemps, et ce n'est pas un rêve que de
croire à l'air natal. Malgré la rigueur relative de la région où je
rentrais en venant des tropiques, je respirai à pleins poumons, avec
délices, le froid humide des plateaux qui servent de base à nos mon-
tagnes. Les grands tapis de renoncules jaunes et de narcisses blancs
à cœur d'or qui jonchent les hauteurs étaient noyés dans la brume,
et je ne pus saluer que par rares éclaircies les dentelures de mes
horizons.
Je n'avais reçu aucune lettre de France, et je n'avais pas donné
260 REVUE DES DEUX MONDES.
de mes nouvelles depuis si longtemps que Ton devait me croire
mort; je me faisais un plaisir triste d'apparaître comme un spectre
à ceux qui m'avaient un peu aimé. Mais avant de songer à mes an-
ciens amis et à mes parens, je voulais revoir seul le tombeau de ma
mère, sa maison bizarre et sa chambre d'honneur, où elle avait passé
les trois quarts de sa vie à recevoir les visiteurs d'un air grave, tout
en faisant du tricot, sans lever les yeux sur personne, ou à rêver
seule avec moi, les pieds fixés sur le carreau mal joint, les mains
étendues sur les bras usés de son maigre fauteuil; je voulais revoir
ce jardin sur le sommet du rocher qu'elle s'était décidée à rendre
praticable pour que j'y pusse courir en liberté dans mon enfance sans
être arrêté à chaque pas par un précipice, et ces grottes où j'avais
caché tant de pleurs, et ces cascatelles dont le doux bruit avait bercé
tant de rêves, enfm tout ce monde de mon passé qui avait tenu dans
le creux d'une petite roche enfouie et perdue le long d'un ravin
caché lui-même sous la verdure.
J'arrivai à pied, un matin des derniers jours de mai, sans avoir
été reconnu de personne sur ma route à travers le Yelay. Étais-je
donc bien changé ou complètement oublié? Il y avait de l'un et de
l'autre.
Après avoir marché une partie de la nuit, j'entrai, au jour nais-
sant, dans le ravin de La Roche. La rivière était très grosse et très
bruyante; mais du chemin on ne la voyait plus, tant les branches
avaient poussé sur ses rives. Le chemin lui-même était devenu
comme un rempart de défense, tant il était hérissé et couronné de
ronces, dont j'eus à soulever les rameaux épineux pour pénétrer jus-
qu'à l'escalier. La porte était neuve et close, une lourde et laide
porte de ferme, en bois neuf, à la place de la belle porte en vieux
chêne à ferrures savamment historiées, dont les débris gisaient sur
les marches brisées du perron. Cette merveille avait fait son temps.
M. Butler n'est jamais revenu dans le pays, pensai-je, car il eut
acheté ces fers travaillés de la renaissance qu'il convoitait jadis, et
que personne aujourd'hui ne paraît s'être soucié de ramasser.
Au moment de sonner, je me rappelai qu'en quittant la France
j'avais écrit à M. Louandre d'aiïermer la terre. J'avais fait la ré-
serve du château, que je ne voulais pas savoir envahi par des indif-
férens; mais Dieu sait ce qui avait pu arriver depuis trois ans que
je n'avais donné signe de vie. Un frisson me passa dans tout le corps.
Je tremblai de trouver des inconnus installés dans le sanctuaire de
mes souvenirs, et jusque dans le lit où ma mère était morte. Le
faible bruit de mes pas n'avait éveillé personne. Seulement un petit
chien qui me sentait là, derrière la porte, aboyait d'une voix per-
çante. Ce chien aussi était pour moi un étranger, et c'est en étranger
JEAN DE LA ROCHE. 261
qu'il me traitait lui-même en appelant ses maîtres pour me chasser.
Je n'eus pas le courage de vouloir entrer avant de savoir par qui
le château était habité. Je revins sur mes pas. Je me glissai dans
l'écurie, espérant y trouver quelque domestique; mais il n'y avait
là que deux bêtes : un mulet pour le service de la ferme ou du
moulin, et un vieux cheval décharné que je ne reconnus pas; il
me reconnut, lui, car il se mit à hennir et à s'agiter en tournant
vers moi ses yeux éteints. C'était mon bon cheval d'autrefois, celui
qui m'avait porté si rapidement à Bellevue, et qui depuis avait tant
marché au hasard dans nos chemins étroits et dans nos vastes plaines
pour promener mes ennuis et mes anxiétés.
Je le caressai en l'appelant par son nom. Il me reconnaissait par
le sens mystérieux accordé aux animaux, car il était devenu aveugle.
Il mangeait peu, car il était maigre à faire pitié; mais on ne l'avait
pas mis au mouhn. Son poil touffu et rude ne portait aucune trace
de travail. On l'avait donc gardé et nourri tant bien que mal par res-
pect ou par amour pour ma mémoire. Je pris confiance, et je retour-
nai a la porte de la maison, que je trouvai grande ouverte. L'unique
gardienne du vieux manoir était sortie pendant que j'étais dans
l'écurie, sortie pour quelques instans avec son chien, et je pus péné-
trer seul dans la cuisine, où tout annonçait l'existence d'une servante
économe et solitaire. Je regardai un vieux métier à dentelle, monté
en corne transparente, avec des images de saints en ornemens. Je le
reconnus. C'était le métier de la vieille Catherine, la servante de ma
mère. J'avais étudié mes lettres, en apprenant à lire, sur les devises
de ces images. Catherine était donc toujours là, travaillant avec le
même instrument. Il n'y avait de nouveau dans la maison que le
petit chien.
Toutes les portes de l'intérieur étaient fermées; mais je savais
dans quel tiroir du vieux bahut Catherine mettait ses clés quand
nous sortions ensemble. Celles des appartemens déserts devaient s'y
trouver aussi. Je les y trouvai en effet, et j'entrai dans la salle à
manger, dans le salon, dans la chambre d'honneur. Tout était pro-
pre autant que possible, tout était rangé comme autrefois. Il y avait
sur une pelote, au chevet du lit, des épingles à tête de verre que
ma mère y avait mises. Son fauteuil n'avait pas quitté le coin de la
cheminée. Une grande lettre bordée de noir était fichée dans le cadre
de la glace. C'était une invitation à l'enterrement de la pauvre dé-
funte; cette lettre qui s'était trouvée de reste, et qui ne portait au-
cune adresse, me remettait sous les yeux la date et l'heure de la
mort. Je fis le tour des parois. Les peintures n'avaient rien perdu de
leur éclat désagréable. Le Pantalon avait l'air de me saluer, et la
sirène de me présenter son miroir.
262 REVUE DES DEUX MONDES.
XIY.
Mille émotions poignantes et douces hâtaient le cours de mes
idées et les battemens de mon cœur. J'étais venu là pour être seul
avec ma mère, et j'étais avec elle en effet; mais ce mystérieux tête-
à-tête se passait, comme autrefois, à parler de moi seul, car jamais
elle ne m'avait dit un mot sur elle-même, et quand elle sortait de
ses préoccupations intérieures, c'était uniquement pour s'inquiéter
de mon avenir.
Mon avenir! où était-il maintenant? Je n'avais qu'une consola-
tion de le voir détruit à jamais, c'est qu'au moins personne ne s'en
tourmentait plus : consolation affreuse, et qui ressemble à un sui-
cide accompli avec la précaution de faire disparaître son propre
cadavre dans quelque gouffre sans fond. Et pourtant je n'avais pas
la tranquillité du désespoir. Il me semblait, à sentir si vivace et
si chaud le souvenir de ma mère, qu'elle n'était pas morte, ou
que ce que nous appelons la mort n'est qu'une apparence trom-
peuse, une disparition de la forme, et rien de plus. Son cœur, sa
pensée, tout ce qui était l'essence d'elle-même et le mobile de sa
vie, n'étaient-ils pas là près de moi, autour de moi et aussi en moi-
même, comme l'air que l'on respire? Ne me parlait-elle pas encore
de sa voix douce et sans inflexions? Ne me disait-elle pas, comme
autrefois : — Mon fils, vous n'êtes pas heureux; il faut travailler à
votre bonheur?
C'était là l'unique devoir qu'elle m'eût jamais tracé, le seul effort
qu'elle m'eût demandé de faire pour elle, et je n'avais pu la satis-
faire! Le mal que je m'étais fait, à moi, le ressentait-elle encore
dans une autre vie? Cette idée m'affecta profondément. Elle ne
m'était pas venue durant mes voyages, et dans cette maison, dans
cette chambre, elle prenait une importance extraordinaire; elle me
pressait comme un reproche, elle m'accablait comme un remords.
C'est alors seulement que les larmes me vinrent, et que, dans un
de ces paroxysmes d'attendrissement où l'on s'exalte, je parlai inté-
rieurement à ma mère, comme si elle eût pu désormais m'entendre
sans le secours de la parole. J'étais là pour ainsi dire avec elle cœur
à cœur, et elle pouvait lire dans le mien avec le sien propre. Je lui
promis, je lui jurai de chercher le bonheur, dussé-je encore une
fois souffrir tout ce que j'avais déjà souffert.
Mais quel serait-il, ce bonheur? Je ne pouvais le concevoir que
dans l'amour. Je n'étais pas ambitieux : mon premier, mon unique
amour avait tué en moi toute velléité de ce genre. Le moment ve-
nait pourtant où je pouvais me faire un nom quelconque en publiant
JEAN DE LA ROCIIi;. 263
mes souvenirs de voyage. Je savais écrire aussi bien que cent au-
tres, et l'homme qui a beaucoup vu peut prétendre à se faire lire.
Eh bien! je ne trouvais aucune satisfaction dans l'idée de sortir de
mon orgueilleuse obscurité. Je sentais que ma véritable vie, c'était
mon amour, et non pas mes voyages. Je ne voulais pas raconter ma
vie intérieure. L'autre ne m'intéressait pas assez moi-même pour que
j'eusse le courage de la présenter avec le soin et le talent nécessaires.
Je n'ambitionnais pas non plus la fortune. Autant que je savais
et daignais calculer, je pensais que les emprunts contractés pour
voyager ne compromettaient pas très sérieusement mon capital, et
la moitié de ce capital m'eût encore suffi pour vivre avec la frugalité
dont j'avais l'habitude. Seulement je ne devais pas songer à élever
une famille dans les conditions de la vie dite honorable^ que ma
mère avait soutenue pour moi avec d'incessans et d'impuissans ef-
forts. Je songeai sérieusement à épouser quelque pauvre fdle habi-
tuée à la misère, et qui pourrait regarder ma pauvreté comme un
luxe relatif ; quant à mes enfans, je pourrais les élever moi-même,
couper en eux dans la racine toute fierté nobiliaire, et les pourvoir
d'un état qui, brisant toute tradition d'oisiveté privilégiée, ferait
d'eux les hommes de leur temps, c'est-à-dire les égaux et les pa-
reils de tout le monde.
J'étais perdu dans mes pensées, quand la vieille Catherine, sur-
prise de trouver les clés aux portes des appartemens , entra avec
son maudit chien, qui s'étranglait de peur et de colère en me sen-
tant là. La bonne femme fit comme lui, elle s'enfuit en criant et en
menaçant. Elle me prenait pour un voleur.
Il me fallut courir après elle et me nommer cent fois, et lui jurer
que j'étais le pauvre Jean de La Roche, pour qu'elle n'ameutât pas
les gens de la ferme et pour qu'elle consentît à me croire. D'abord
mon costume demi-marin, demi-touriste, et ma barbe épaisse et
noire me rendaient affreux à ses yeux. Et puis je n'étais plus le frêle
jeune homme aux mains fines, au cou blanc et aux cheveux bien
coupés qu'elle avait dans la mémoire. J'étais un homme cuivré par
le hàle et endurci à toutes les fatigues. Ma poitrine s'était élargie,
et ma voix même avait pris un autre timbre et un autre volume.
Enfin, quand elle m'eut retrouvé à travers tout ce changement
qui la désespérait, elle se calma, pleura de joie, et consentit à ré-
pondre à mes questions.
Je commençai par celles dont j'aurais pu faire d'avance la ré-
ponse. Les plus vieux ou les plus infirmes de mes parens étaient
morts, et^ comme je m'informais, par respect pour l'âge et le nom,
d'un mien grand-oncle fort pauvre et fort égoïste que j'avais peu
connu, la bonne femme me regarda avec stupeur.
264 REVUE DES DEUX MONDES.
— Comment! s'écria-t-elle, monsieur ne sait donc pas?...
— Je ne sais rien : que veux-tu que je sache? J'arrive, et je n'a
encore vu personne.
— En ce cas, monsieur ne sait pas qu'il est riche?
— Riche, qui?... Mon oncle Gaston?...
— M. le chanoine Gaston de La Roche est mort dans la dernière
misère, comme il avait toujours vécu; mais monsieur le comte est
riche, vu que ce grand-oncle si malheureux avait mis ses revenus
de côté. Il avait amassé, ramassé, tondu sur les œufs, que sais-je?
placé les intérêts et les intérêts des intérêts, si bien qu'il a laissé
en espèces enfo^iies plus de cinq cent mille francs, dont monsieur
le comte hérite. Eh bien! ça ne vous fait pas plus de plaisir que ça?
Si la pauvre madame vivait, ça lui en ferait tant pour vous!
— Ah! tu as raison, Catherine! l'âme de ma mère s'en réjouit
peut-être; alors je suis content, très content. Mais parle-moi de mon
meilleur ami au pays, parle -moi de M. Louandre. J'ai peur d'ap-
prendre aussi sa mort, car tu ne me racontes jusqu'à présent que
des enterremens.
— M. Louandre se porte bien, Dieu merci! Et tenez! c'est son
jour, vous le verrez tantôt. Il vient ici régulièrement tous les 28 du
mois pour arrêter les comptes du régisseur, aviser aux réparations
des bàtimens, et voir enfin si tout est en ordre. Il a grand soin de
vos affaires, allez! Seulement il a du chagrin parce qu'il commence
à vous croire mort, comme je le croyais presque aussi, moi! Et tous
vos cousins pensaient de même. Ils s'impatientent fort de ne rien
savoir de vous, et il y en a bien quelques-uns qui ne seront pas trop
contens de vous revoir, car il ne fait pas trop mauvais maintenant
d'hériter de vous. Il y a surtout M. de Bressac...
— Ne me dis pas cela, Catherine, ne me nomme pas les gens qui
comptaient voir arriver un de ces matins mon acte de décès. J'aime
autant ne pas savoir! Tu dis que M. Louandre va venir?
— Oui certes, et je vais préparer son déjeuner et le vôtre. Si vous
voulez que je continue à causer avec vous, il faut venir avec moi
dans la cuisine, comme vous faisiez quand vous étiez un enfant, et
que, tout en plumant mes volailles, je vous racontais la légende des
jayans (i) cévenoles ou celle de la pucelle du Puy-en-Vélay.
Je suivis Catherine et je l'aidai même à faire le déjeuner. Elle
était émerveillée de voir que je me rappelais la place de tous ses
petits ustensiles, comme j'étais émerveillé moi-même de voir qu'elle
n'eût pas varié d'une ligne dans ses habitudes d'ordre. Elle me mit
au courant de tout ce qui concernait mon ancien entourage; mais
(1) Géans.
JEAN DE LA ROCHE. 265
(jiiand, faisant un grand effort sur moi-même, je lui demandai à
qui appartenait maintenant la terre de Bellevue, elle me répondit
qu'elle n'en savait rien, que c'était trop loin, qu'elle ne s'occupait
pas des gens qui vivaient à huit ou dix lieues de La Roche, et qui
d'ailleurs ne l'intéressaient pas.
Ces réponses évasives m'inquiétèrent. — Au moins, lui dis-je, tu
sais si la famille Butler a reparu dans le pays,... si...
— Ils sont tous vivans, je sais cela, répondit-elle, mais je ne sais
pas autre chose. •
Catherine avait vu mon désespoir, et elle en avait connu la cause.
Elle haïssait Love Butler et son frère, auteurs de tous mes maux, di-
sait-elle. Je n'étais pas surpris de voir que, comme au temps passé,
elle n'aimât pas à me parler d'eux; mais j'allai plus loin dans mes
suppositions : Love devait être mariée. Je n'osai pas le demander.
J'avais peur de l'apprendre, et pourtant je m'étais dit mille fois pour
une que je devais la retrouver mariée, si je la retrouvais jamais.
M. Louandre arriva. Je défendis à Catherine d'avertir qui que ce
fût de mon retour, et j'allai m' asseoir dans la salle à manger, dont
je tins les jalousies presque fermées. Quelques instans après, j'en-
tendis Catherine dire au notaire , conformément à mes ordres : —
Oui, oui, entrez! vous déjeunerez ensemble. C'est un étranger, un
voyageur qui vous apporte des nouvelles de M. le comte.
— Ah! enfin! De bonnes nouvelles? s'écria M. Louandre en ve-
nant à moi. Parlez vite, monsieur. Il n'est pas mort?
— T^on, monsieur, il vit et il se porte bien.
Le son de ma voix fit tressaillir le notaire. Il le reconnaissait, et
pourtant, comme ce n'était plus absolument le même, comme j'a-
vais tout à fait perdu un certain accent du terroir qui ne se perd
jamais tant qu'on y réside, il resta perplexe et me regarda avant de
me faire une seconde question; mais ma figure lui causa les mêmes
doutes, et quand j'eus répondu que Jean de La Roche songeait en
effet à revenir, il alla ouvrir la persienne et me contempla avec at-
tention. Il lui fallut bien une minute pour être sûr de son fait. Puis
tout à coup il se jeta dans mes bras avec la confiance d'un cœur
fidèle, et, comme Catherine, il pleura; mais il ne fût pas d'accord
avec elle sur le changement que j'avais subi. J'étais, selon lui, beau-
coup mieux qu'autrefois.
— Ah çà, me dit-il quand nous fûmes seuls, vous savez que vous
êtes riche, et même plus riche qu'à l'époque où vous avez hérité,
car depuis trois ans que vous avez reçu la nouvelle...
— Je ne l'ai pas reçue.
— Ah bien! je m'en doutais!... J'ai écrit partout où vous n'é-
tiez pas! C'est toujours comme ça. Eh bieil depuis trois ans, j'ai
266 REVUE DES DEUX MONDES.
continué pour vous le métier d'usurier que faisait votre oncle. Quand
je dis usurier, c'est une hyperbole, car je respecte la loi; seulement
je place et replace les intérêts, si bien que vous voilà maître de jeter
tout par les fenêtres, si bon vous semble ; cela ne me regarde plus.
Mais j'espère que vous nous ramenez une jolie créole, et que bien-
tôt nous verrons apparaître ici un ou deux beaux poupons qui vous
auront mis du plomb dans la tête.
— Vous vous trompez, monsieur Louandre! Je n'ai ni femme ni
enfans : je n'ai pas seulement essayé de me marier!
— Gomment? vrai? sur l'honneur?
— Sur l'honneur! Vous a-t-on dit le contraire?
— On l'a si bien dit que je le croyais. C'est votre cousfln Louis
de Bressac qui l'a annoncé partout, et même...
— Achevez, mon ami; Love elle-même l'a cru. Louis de Bressac
l'aimait aussi, lui! Il l'a trompée pour l'épouser...
— Love? Qui vous parle de Love?
— Moi, je vous en parle.
— Diable! vous y pensez donc toujours?
— J'y pense quelquefois. Vous voyez que cela se peut faire sans
que j'en meure. Ne me parlez donc pas comme vous parliez à l'en-
fant déraisonnable d'il y a cinq ans. Dites -moi tout de suite la vé-
rité : Love est mariée !
— La vérité, c'est bien simple. Love n'est pas mariée et ne se
mariera jamais. Ne pensez plus à elle.
— Et pourquoi ne se mariera- t-elle jamais? Que lui est-il donc
arrivé? Son frère...
— Son frère se porte comme vous et moi, le père aussi, Black
aussi, et il n'est rien arrivé du tout; mais pourquoi diable me ques-
tionnez-vous avec des yeux sortant de la tête? L'aimez-vous encore,
voyons? Depuis le temps, n'avez -vous pas songé à quelque autre?
Et à présent que vous voilà riche...
— Parlez-moi d'elle , mon ami ; je vous dis que je veux tout sa-
voir. Je vous parlerai de moi après.
— Eh bien ! puisque vous le voulez , je vous dirai tout ce que je
sais et tout ce que je pense. Écoutez-moi bien, s'il vous plaît, mon-
sieur Jean de La Roche !
XV.
« 11 y a cinq ans, Love était une charmante petite fille qui vous
aimait tranquillement. C'est sa manière d'aimer, vous le savez. Eh
bien! Love est une grande aimable fdle, toujours tranquille quand
il ne s'agit pas des siens, et qui, poar son bonheur et pour le vôtre,
JEAN DE LA ROCHE. 267
VOUS a parfaitement oublié. Que cela ne vous étonne ni ne vous
offense. Ce n'est point une personne passionnée comme vous, et ce
n'est pas sa faute. Elle a été élevée comme ça, pour les autres, avec
défense de jamais songer à elle-même. Yous le savez aussi... Eh
bien! il y a des grâces d'état : où la chèvre est attachée, elle broute.
Love Butler, après avoir peut-être un peu souffert de votre chagrin
et s'en être convenablement préoccupée pendan«t deux ans, a appris
avec une satisfaction évidente que vous étiez marié. Il y a même eu
des détails là-dessus. Votre femme était une créole ravissante, pas
du tout riche, un mariage d'amour enfin! Messire de Bressac votre
cousin, qui faisait sa cour à Love, comme vous l'avez fort bien de-
viné, et qui avait recueilli ou inventé la nouvelle, s'est cru vain-
queur sur toute la ligne, et il se hâtait, en attendant mieux, de ra-
conter à qui voulait l'entendre que M"^ Butler remerciait Dieu de
se voir enfin délivrée des extravagances dont vous pouviez la mena-
cer encore, lorsqu'un beau matin il a roesé vilainement son cheval et
tué son chien de chasse sous le prétexte que la pauvre bête avait eu
l'intention de forcer l'arrêt. On s'est demandé la cause de cette in-
juste colère, et on se l'est expliquée par le menu, en voyant qu'il
ne remettait plus les pieds à Bellevue. Il avait reçu son congé comme
tous ceux qui s'y étaient exposés avant lui et tous ceux qui s'y sont
exposés depuis.
« La vérité est que Love a versé une petite larme en apprenant
votre mariage. J'étais présent, et je peux vous dire ce qui s'est
passé. Le Bressac faisait la figure d'un homme fort dépité de cette
larme, et moi je pris les mains de la brave fille en lui demandant
si elle vous regrettait, et si elle avait compté que vous ne vous
marieriez point. — Non, me répondit- elle avec la franchise que
vous lui connaissez; je ne regrette pas un mariage qui ne pouvait
se faire sans nous amener de grands malheurs, ou sans nous jeter
dans des inquiétudes continuelles. Je n'ai jamais compté que M. de
La Roche ne m'oublierait pas : c'eût été là, de ma part, un sentiment
odieux et dont vous me savez incapable. Yous me voyez émue et non
pas étonnée ou affligée de ce que j'apprends.
« — Alors, insinua spirituellement M. de Bressac, mademoiselle
pleure de joie?
a — Eh bien! qui sait? peut-être! répondit Love avec beaucoup
de simplicité et de noblesse d'intention. Yous me dites qu'il est
heureux, qu'il a une femme charmante: j'en remercie Dieu, et j'ai
assez d'amitié pour votre cousin pour pleurer de chagrin ou de joie
selon qu'il lui arrivera du bien ou du mal.
« Yoiià tout, elle n'a pas dit un mot de plus ou de moins, et votre
cousin n'est qu'un menteur, comme le sont tous les fats; mais ce
268 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'il n'a pas vu et ce que je n'invente pas, moi, c'est qu'à partir de
ce moment-là miss Love, que j'avais surprise quelquefois rêveuse et
presque mélancolique, est redevenue gaie comme elle l'était avant
de vous connaître, plus gaie même, plus vivante, plus active, et
d'une sérénité admirable. C'est qu'elle a pris son parti de rester
fille, et qu'elle a vu là le seul genre de vie qui pût lui permettre de
se consacrer exclusivement aux siens. Elle s'est expliquée avec moi
là-dessus bien des fois depuis trois ans, et tout dernièrement encore
elle me disait : — Ne me parlez plus de mariage. Je ne veux plus
que vous me nommiez seulement les gens. Je suis très heureuse, et
à présent je sais qu'il serait trop tard pour essayer de changer les
conditions de mon bonheur. Je suis devenue de plus en plus néces-
saire à mon père, et même je vous avouerai que je me suis prise
d'amour aussi pour ces études qui autrefois n'étaient pour moi qu'un
devoir. Je ne me sens donc plus propre à vivre dans le monde. La
sécurité, la possession du temps sont une nécessité de notre intérieur
et de nos travaux.
« Voilà ce qu'elle dit et ce qu'elle pense, car elle est devenue
presque aussi savante que son père, et je la soupçonne fort d'écrire
sous son nom. Elle est toujours aussi modeste et cache même son
savoir; mais ce n'est point par coquetterie, par crainte d'eflarou-
cher les amoureux , puisqu'elle n'en veut pas entendre parler :
c'est tout bonnement pour ne pas donner trop d'émulation au jeune
frère, lequel est porté à la jalousie en toutes choses, et qui ne per-
mettrait pas à sa sœur d'aller plus vite que lui, s'il savait qu'en effet
elle l'a beaucoup devancé. On ménage toujours la santé de ce garçon,
qui ne sera jamais un Méléagre, encore moins un Hercule, mais qui
vivotera dans les livres, et qui s'y ruinera comme son père, dès qu'il
sera libre de le faire.
« A ce propos, je dois vous dire qu'il va bien, le papa Butler, et
qu'il eût vendu Bellevue à grand'perte, si je n'eusse pris en main
les intérêts des enfans. Heureusement Bellevue reste franc d'hypo-
thèques, et le digne homme ne se décidera jamais à transporter et à
déranger des collections aussi bien étiquetées que celles qui rem-
plissent son manoir. H m'a donc laissé libre de faire porter le bud-
get de ses pertes sur d'autres valeurs. Celle-là, je la consente pour
Love, jusqu'au jour où M. Butler n'ayant plus rien à lui, elle se rui-
nera pour lui faire plaisir. A cela je ne peux rien, et je me résigne
d'avance. Je sais que nous reculons peut-être pour mieux sauter;
mais quelquefois en reculant on sauve tout. M. Butler peut mourir
à temps : ce serait bien dommage, il est impossible de ne pas aimer
cet homme-là; mais si sa fille doit le pleurer, je serais content qu'il
lui restât au moins de quoi vivre. .. i ^ .
JEAN DE LA ROCHE. 269
(( Voilà les faits dans toute leur netteté, et tout ce que je vous dis
là doit vous prouver que Love ne veut plus et ne voudra jamais
aliéner une liberté que, sous tous les rapports, dans le passé comme
dans l'avenir, elle a consacrée et sacrifiée à sa famille. Telle qu'elle
est, avec la froideur de son organisation, qui pour moi est évidente,
avec sa faiblesse de caractère, qui ne l'est pas moins, son engoue-
ment pour la science, qui lui fait oublier de plaire et d'aimer et qui
par conséquent lui retire son sexe , enfin avec ses imperfections et
ses défauts (car, pour une femme, ce sont là des défauts essentiels
peut-être), je ne vous cache pas que j'aime Love comme si elle était
ma fille, car elle a toutes les qualités du plus brave garçon de la
terre et toutes les vertus d'une sœur de charité. C'est pourquoi non-
seulement je ne vous conseille pas de la voir et de redevenir amou-
reux d'elle, mais encore je m'y oppose, entendez-vous? persuadé
que je suis du chagrin que vous lui feriez , en pure perte pour
vous-même. »
Ayant ainsi parlé avec rondeur et fermeté, M. Louandre attendit
ma réponse. Je n'en fis aucune. Il me fallait bien accepter les faits
accomplis, et d'ailleurs ce que j'entendais me rendait si tranquille
et si froid, que je ne sentais en moi aucun regret, aucune douleur
à exprimer.
— Je vois, repl'it M. Louandre, que tout cela vous donne à réflé-
chir.
— Gomment pouvez-vous croire, lui dis-je, que j'aie besoin de
réfléchir après cinq ans de victoires remportées sur moi-même?
— Aussi n'est-ce pas pour vous que je m'inquiète. Je n'en suis
plus à croire que vous devez mourir de chagrin ou en devenir fou;,
je vois bien que vous êtes un homme solide, bien trempé au moral
comme au physique.
— De quoi vous inquiétez-vous alors?
— Mais de rien î Seulement, s'il y avait à s'inquiéter pour quel-
qu'un, ce serait pour miss Love, que votre retour et vos visites
pourraient replonger dans les inquiétudes d'autrefois. Dieu sait si
son frère vous reverrait sans retomber dans sa monomanie, et si,
croyant cette jeune fille libre de vous écouter, vous ne recommen-
ceriez pas à l'aflliger de vos peines! Vous auriez grand tort, voyez-
vous, et c'est vous alors qu'il faudrait accuser de monomanie, car
Love n'est plus jolie, ou du moins elle a perdu toutes ses grâces
d'enfant. Elle n'a qu'un avenir précaire et des idées, aujourd'hui
arrêtées, qui sont tout à fait celles d'une bonne vieille fille chéris-
sant ses habitudes et redoutant toute intervention étrangère dans
ses afiaires domestiques.
— Enfin, repris-je en souriant, je vois que vous craignez de me
270 REYUE DES DEUX MONDES.
retrouver aussi jeune que quand je suis parti. Vous me faites bien
de l'honneur, et je vous en remercie; mais je suis forcé, pour vous
détromper, de vous dire que je suis revenu ici avec l'idée de me
marier sans amour, et que je compte sur vous pour me trouver un
établissement qui comportera toutes les conditions de la saine et
positive amitié.
— A la bonne heure ! s'écria M. Louandre. Vous voilà dans le
vrai, et je vous réponds qu'avec l'héritage de votre grand-oncle,
vous êtes à même de faire un excellent choix. J'y songerai, et nous
parlerons de cela. Je n'ai qu'un regret au milieu de ma joie de vous
revoir, c'est que vous ne soyez pas arrivé quinze jours plus tard.
— Pourquoi cela?
— Affaire d'intérêt pour vous. Û se présente une magnifique oc-
casion de placer votre capital. La terre de...
Ici M. Louandre entra dans des détails que j'écoutai avec l'atten-
tion d'un homme positif, bien que la chose me fût très indifférente
au fond; mais mon digne ami mettait tant de zèle à vouloir m' enri-
chir, que je lui eusse fait beaucoup de peine en ne le secondant pas
de toute mon adhésion. — Ce serait une affaire faite dans quinze
jours, ajouta-t-il, si vous n'étiez pas là; mais, dès qu'on vous verra
au pays, les exigences, très modestes aujourd'hui, faute de concur-
rens, deviendront exorbitantes. On voudra vous faire payer la con-
venance, car on devinera parfaitem'ent que je traite pour vous, tan-
dis que, si on vous croyait en Chine, on n'y songerait pas. Voyons!
si vous vous en alliez un peu? N'aviez-vous pas l'intention de revoir
Paris, ou comptiez-vous vous arrêter et résider ici tout de suite?
— Je comptais aller à Paris pour me remettre au courant des
choses de ce monde. J'irai dès demain, si vous voulez.
— Eh bien!... allez-y! vous m'obligerez, vrai! Je ti^ns essentiel-
lement à ne vous rendre la gouverne de vos biens qu'après les avoir
mis sur le meilleur pied possible. Croyez-vous pouvoir cacher votre
retour? Qui avez-vous vu déjà?
— Catherine, et voilà tout.
— Oh ! celle-là, on peut compter sur sa discrétion l Et personne
ne vous a reconnu en route?
— Personne; je n'ai parlé à qui que ce soit.
— Et vous êtes venu du Puy?...
— A pied, sans un seul domestique. Le mien est encore à Mar-
seille dans sa famille.
— Et vous vous en iriez bien de même jusqu'à une dizaine de
lieues d'ici, sans vous faire connaître?
— Parfaitement, et d'autant plus que je n'ai ici ni domestique ni
monture.
JEAN DE LA ROCHE. 271
— Eh bien! vous ramènerez de Paris tout ce qu'il vous faudra.
Partez demain, et ne sortez pas aujourd'hui de la maison. Il n'y a
pas de danger que personne y entre, puisqu'elle est censée fermée
et inhabitée. De cette manière-là, je réponds du succès de mon
idée, et par ce temps de placement incertain et difficile, je vous as-
sure un beau revenu et une complète sécurité , partant un mariage
magnifique... Je ne sais pas encore avec qui, mais nous trouverons,
gardez-vous d'en douter... Revenez vers le 15 juin, voilà tout ce que
je vous demande.
Quand je me retrouvai seul dans cette maison déserte et sombre,
je sentis l'horreur de la solitude peser sur moi beaucoup plus que
dans les premiers momens d'émotion. J'avais perdu une dernière
fois et sans appel le rêve de l'amour. Ma résolution de chercher le
bonheur dans le repos semblait maintenant m' être prescrite par les
circonstances. J'étais riche, j'avais des devoirs envers moi-même,
et cela me faisait une peur véritable. Je devais compte de mon ai-
sance et de mon crédit à une famille fondée par moi. Il ne m'était
plus permis de rester garçon, sous peine de vieillir dans l'égoïsme
et d'attirer sur moi la déconsidération qui s'attache aux misan-
thropes sans excuse. Ainsi mon bien-être me créait des obligations
et me retirait ma liberté. Je me trouvai si triste de cela, que j'eus
envie de repartir tout de suite pour l'Océanie.
Je m'interdis, et même sans trop d'efforts, de penser à miss But-
ler. J'éprouvais une sorte d'amère satisfaction à me dire que tout
était brisé sans retour de ce côté-là, et que je ne m'étais pas trompé,
lorsque, dans mes heures de désespoir, je l'avais accusée de froi-
deur et d'ingratitude.
X\I.
J'étais si accablé d'ennui au bout de deux heures d'isolement et
d'inaction dans un lieu rempli de souvenirs amers, que je résolus
de n'y rentrer qu'avec une compagne de mon choix, et j'avais tel-
lement hâte de me soustraire à la mélancolie noire qui semblait
suinter sur moi des murs de mon château, que je pris le parti de
dormir quelques heures et de me sauver vers minuit, aussitôt que
la lune serait levée.
Je me jetai tout habillé sur le lit de la chambre d'honneur. C'est
là que, dans mon enfance, ma mère me faisait faire la sieste au-
près de son prie-Dieu quand nous étions seuls. Je me souvenais de
l'avoir vue agenouillée à mon réveil comme je l'y avais laissée en
m'endormant, aflàissée plutôt que prosternée, pleurant ou rêvant
dans l'attitude de la prière, et me donnant, à son insu, le navrant
272 REVUE DES DEUX MONDES.
et dangereux spectacle d'une douleur sans réaction et d'un ingué-
rissable amour.
Je fis un rêve d'une effrayante réalité. Je vis ma mère debout au-
près de mon lit, écartant les rideaux d'une main impérieuse et jetant
Lo\ e dans mes bras, Love en pleurs qui me suppliait de l'épargner,
et que j'étouffais de mes embrassemens sans m' apercevoir qu'elle
était morte. Quand je m'imaginai n'avoir plus dans les bras qu'un
cadavre, je poussai des cris qui me réveillèrent ; mais je restai en
proie à un tel sentiment d'horreur que je me levai pour fuir les
visions de cette terrible chambre. Je courus à la fenêtre. La lune
se levait. Il faisait froid, le torrent grondait, et le petit chien de
Catherine hurlait d'une façon lamentable, comme s'il eût vu passer
les spectres qui venaient de me visiter.
Je pris mon sac de voyage et je partis. Je marchai toute la nuit
sans rencontrer une âme, et le soleil levant me trouva dans les bois
qui entourent la Chaise-Dieu.
C'est une antique abbaye fortifiée, célèbre dans l'histoire locale
par ses richesses, son importance et ses luttes contre les seigneurs
pillards de la contrée. Les bâtimens imposans et vastes, flanqués de
hautes tours carrées encore munies de herses, se relient, par plu-
sieurs cours immenses, à l'église abbatiale, une merveille de l'art
ogival, aujourd'hui consacrée au culte de la paroisse, mais encore
garnie d'une partie de son riche et curieux mobilier, les stalles du
chapitre adorablement sculptées, et les antiques tapisseries d'un prix
et d'une rareté inestimables qui revêtent toute la partie supérieure
du chœur.
Au pied de ce noble et puissant édifice, le village semble age-
nouiller ses humbles maisonnettes, et autour de ce village, autre-
fois habité par les ouvriers et les serviteurs de l'abbaye, s'étendent
à perte de vue, sur les ondulations de la montagne immense, d'im-
menses bois de pins d'une tristesse solennelle et majestueuse.
Je revis avec un serrement de cœur étrange ces grands bois dé-
serts que j'avais traversés tant de fois pour aller à Bellevue. Ils
avaient grandi et épaissi durant mon absence, mais ils s'ouvraient
toujours aux fraîches et gracieuses clairières tapissées d'herbes fines,
aux jolis chemins de sable qui se précipitent vers de mystérieux ruis-
seaux, ou qui gravissent des élévations douces d'où l'on découvre
au loin les vallées profondes de l'Auvergne et du Vélay, avec leurs
horizons tourmentés, inondés de lumière.
Ne voulant pas me montrer aux habitans de la Chaise-Dieu, je
m'éloignai de la vue du clocher et continuai ma route vers l'orient.
Je comptais gagner une diligence du côté d'Issoire. La nuit avait été
glaciale; le climat de cette région élevée est un des plus rigoureux
JEAN DE LA ROCHE. 273
de la France. L'été n'y dure guère plus de deux mois, et le printemps
est horrible. Le terrain sablonneux qui se resserre à la pluie rend ce-
pendant les communications faciles quand les neiges sont fondues.
Aussi je marchais vite pour me réchauffer, et j'espérais être bientôt
arrivé à une maison de paysans dont j'avais souvenance pour y
avoir quelquefois mangé à la chasse. Je mourais de faim, et j'avais
grand besoin de sommeil.
Mais une portion de forêt récemment coupée et absolument im-
praticable me força de chercher un détour. Je marchai encore une
demi-heure et fus contraint de m' arrêter, épuisé de lassitude. Je
m'étais complètement perdu. J'entendis la cloche d'un troupeau de
vaches et me dirigeai de ce côté. L'enfant qui les gardait eut une
telle peur de ma barbe qu'il s'enfuit en laissant son petit sac de
toile où je trouvai du pain et une sébile de bois. Je m'emparai du
pain en mettant une pièce de cinq francs à la place. Les vaches se
laissèrent traire dans la sébij3, et, après avoir satisfait ma faim et
ma soif, je cherchai un coin découvert pour m' étendre au soleil, car
j'étais beaucoup plus pressé de dormir que de savoir où j'étais.
Je dormis profondément et délicieusement. Quand je m'éveillai, le
sac du vacher et le troupeau de vaches avaient disparu. L'enfant,
en revenant les chercher, ne m'avait peut-être pas aperçu. Je comp-
tais bien retrouver mon chemin sans le secours de personne, et je
me remis en route tout en me disant que j'étais devenu un sauvage,
puisque je reposais si bien à ciel ouvert sur la dure, tandis que les
gros lits de plume et les épais rideaux de nos habitations auver-
gnates me donnaient le cauchemar.
Je m'engageai dans des sentiers que je jugeais devoir me ra-
mener vers la Chaise-Dieu, mais où je m'égarai de plus en plus.
Impossible de rencontrer une clairière, et, au bout d'une heure de
marche sous l'ombrage des pins, je me trouvai sous celui des sa-
pins de montagne, arbres très différens, aussi frais et aussi plan-
tureux que les pins sont ternes, sombres et décharnés. Gomme j'a-
vais toujours monté pour chercher un point de vue quelconque,
je ne m'étonnai pas de me trouver dans la région où croissent ces
beaux arbres amis des nuages et des vents humides, et, comme le
point de vue ne se faisait pas, je pensai être dans la direction de
Saint-Germain-l'Hermite. Je me mis donc à redescendre, mais je
rencontrai les bouleaux, et dès lors il n'y avait plus pour moi de
doute possible. Je marchais droit sur la route d'Ariane, c'est-à-dire
sur Bellevue.
En effet, dix minutes plus tard, j'apercevais sous mes pieds la
rampe tortueuse qui suit les ressa'uts de la montagne, et s'enfonce
dans les chaudes vallées de l'Auvergne avec une rapidité audacieuse
TOllE XXIV. 18
27/1 REVUE DES DEUX MONDES.
et des bonds d'une grâce infinie. — Eh bien! non, ce ne sera pas
ma destinée, pensai-je avec dépit. Je descendrai jusqu'à cette route,
et je prendrai à gauche. A présent je sais où je suis. Il ne sera pas
dit que j'irai où je ne veux pas aller.
Arrivé sur la route, je sentis la rapide transition de l'atmosphère,
et je m'assis, baigné de sueur, au bord d'une petite source qui per-
çait le rocher taillé à pic. Je reconnaissais la source, et l'endroit, et
le site, et jusqu'aux pierres du chemin. Pourtant, dans la crainte
d'être trompé encore par quelque hallucination, je m'informai au-
près d'un charretier qui passait. — Vous êtes bien sur la route
d'Ariane, me dit-il, et à un quart d'heure d'ici, en marchant devant
vous, vous trouverez le château de Bellevue; mais si c'est là que
vous allez, je vous avertis qu'il n'y a personne. Du moins les maîtres
sont tous partis ce matin pour Issoire. — Je me dis aussitôt que si la
famille Butler était du côté d' Issoire, je devais m'en aller par le côté
d'Ariane pour m' enlever toute chance et toute misérable velléité de
la rencontrer. Je marchai donc sur Bellevue , résigné à passer le
long du parc, et même devant la porte.
Le parc de Bellevue est un des plus beaux jardins naturels que
j'aie jamais vus. C'est l'œuvre de la nature bien plus que celle de
l'homme, et pourtant c'est M. Butler ou plutôt c'est Love qui l'avait
créé, en ce sens qu'elle avait choisi, dans les propriétés qui avoisi-
nent le château, le site le plus romantique, pour l'approprier aux
besoins de la promenade. Ainsi que je l'ai dit déjà, la clôture était
une limite bien plutôt qu'une défense, et nulle part l'œil n'était ar-
rêté ou attristé par la vue d'un mur. Ce vaste enclos se composait
du revers de deux collines boisées, qui venaient se toucher à leur
base pour s'éloigner ensuite plus ou moins, de place en place, former
d'étroits sanctuaires de verdure d' une adorable fraîcheur, et se souder
au fond en un mur de rochers d'où tombait un mince ruisseau d'ar-
gent. Dans ce rocher, on avait pratiqué une voûte et une arcade
fermée d'une grille tout à côté de la cascatelle; mais on avait si bien
masqué cette sortie avec des plantes et des arbustes, qu'il fallait la
connaître pour savoir qu'on pouvait s'échapper par là de cette es-
pèce de bout du monde^ c'est le nom qu'on donne en Auvergne, dans
la Creuse, et, je crois, un peu partout, à ces impasses de monta-
gnes. Tout le vallon du parc, véritable collier de salles de verdure,
doucement incliné vers l'habitation, se terminait brusquement par
une étroite brisure au pied du monticule, que dominaient les par-
terres et les bâtimens. Là encore le ruisseau faisait un saut gracieux
et s'en allait dans le désert. Un sentier taillé dans la roche le sui-
vait à travers les bois; mais le parc s'arrêtait réellement à la cas-
cade, comme il avait commencé à la cascade située un quart de
JEAN DE LA ROCHE. 275
lieue plus haut, et ces limites, tracées par la nature, en faisaient
un paysage complet et enchanté que d'un coup d'oeil on pouvait
embrasser des fenêtres de la maison.
J'entrai dans ce paysage en enjambant le fossé et en écartant les
branches de la haie. Je faisais là une chose qu'aucun des rares ha-
bitans de la montagne ne se fût permise, car il est à remarquer que
nulle part la propriété n'est aussi scrupuleusement respectée que
dans les localités ouvertes à tout venant. Dans la splendide Lima-
gne, le terrain est trop précieux pour qu'on en perde un pouce; il
n'y a donc là ni haies ni barrières, et la richesse immaculée des ré-
coltes annonce la scrupuleuse probité des propriétaires mitoyens.
Situé à la limite de cette admirable et fatigante Limagne, trop ou-
verte au soleil en été et trop écrasée de corniches de neige en hiver,
Bellevue était une oasis, une tente de verdure et de fleurs entre les
grands espaces cultivés et les âpres rochers de micaschiste qui for-
ment une barrière entre la Haute-Loire et le Puy-de-Dôme. Le re-
venu des terres ou plutôt des roches adjacentes ne consistait qu'en
bois, et ces bois magnifiques étant respectés comme l'ornement in-
dispensable du site, le revenu était nul; mais en revanche M. Butler
possédait une notable étendue de terres dans la plaine et de nom-
breux troupeaux sur les collines.
Je me sentais si détaché de mes anciens projets, que je contem-
plai le Love*s-Park en amateur et en artiste pour la première fois.
Je comparais cette charmante situation avec les grands sites que
j'avais vus ailleurs, et je m'étonnais, après avoir fait le tour du
monde, de retrouver dans ce petit coin de la France une poésie et
même une sorte de majest^ sauvage, dont aucun souvenir, aucune
comparaison ne pouvait diminuer le charme. C'est ce qu'éprouve-
ront tous ceux qui seront restés un peu naïfs, et qui n'auront pas
perdu le goût du simple et du vrai après avoir assisté au spectacle
enivrant des grandes scènes invraisemblables de la nature. Je m'é-
tais attendu cependant à retrouver petite et mesquine cette mon-
tagne d'Auvergne que mon enfance avait sentie si vaste et si im-
posante, et je la retrouvais étroite et resserrée, mais profonde et
mystérieuse comme une idée fixe, comme un rêve dont on ne voit
jamais le bout, comme l'amour que j'avais porté si longtemps en-
fermé dans le secret de mon âme.
Et puis chaque site un peu remarquable a sa physionomie, qui
défend la comparaison comme une exigence impie ou puérile. Les
collines de Bellevue étaient petites, mais elles s'étageaient hardi-
ment les unes au-dessus des autres, et, des grands sapins qui vi-
vaient dans le froid, il fallait une heure pour descendre, par de
bizarres sinuosités, jusqu'aux noyers, qui, exotiques délicats, s'épa-
276 REVUE DES DEUX MONDES.
nouissaient le long du ruisseau. Les croupes de ces collines, qui
plongeaient dans le parc, étaient revêtues d'un manteau de feuil-
lage varié, où le pâle bouleau frissonnait comme un nuage à côté
du hêtre élégant et du sapin ferme et grandiose. C'était comme un
tapis nuancé où l'œil ne s'arrêtait sur aucun contraste et nageait
dans une suave harmonie de couleurs et de formes. Et je ne sais
pourquoi cette grâce, cette harmonie, ce vague délicieux de la na-
ture me représentaient Love dans sa première fleur de jeunesse,
d'innocence et de touchante séduction; mais, en levant les yeux
plus haut, je voyais la triple enceinte des monts se hérisser de ro-
ches orgueilleuses qui perçaient à travers les forêts, et je me disais:
C'est ainsi qu'en elle la grâce et les parfums couvraient un cœur de
pierre inaccessible.
xvn.
Il faut croire que ce fatal amour était en moi comme la source
même de mon existence, car, en dépit de tous les avertissemens de
M. Louandre et de toutes mes déceptions, je le sentis se raviver avec
une énergie foudroyante. En vain j'amoncelais contre lui les raison-
nemens et les preuves, en vain je me disais que Love avait du per-
dre l'attrait de sa personne; je me retrouvais là aussi ému, aussi
ardent que si toutes les choses du passé dataient de la veille. Je re-
voyais l'endroit où son père m'avait envoyé lui parler le jour de
notre première entrevue, et le cœur me battait comme si j'allais la
voir paraître au fond du vallon, montée sur son poney noir, et la
plume de son chapeau au vent. Et puis je m'arrêtais sous un massif
de sapins. C'est ici qu'elle était assise tandis que son frère cueillait de
la mousse sur les arbres; c'est là qu'elle folâtrait avec lui comme un
jeune chat, et qu'elle oubliait un livre latin qu'elle savait déjà lire,
hélas î mélange bizarre d'enfance pétulante et de précoce maturité!
C'est là-bas qu'un autre jour je la surpris lançant des barques de
papier sur le courant du ruisseau pour amuser ce frère ingrat et
despote qui lui a défendu d'aimer!
Tout à coup, en me reportant aux détails que M. Louandre m'a-
vait donnés la veille, je fus pris d'une grande tristesse. Je me repré-
sentai l'avenir de cette pauvre Love, la fortune de son père et la
sienne dissipées rapidement, Bellevue mis en vente en dépit des
efforts du fidèle notaire, et la famille exilée de ce paradis terrestre
où, depuis cinq ans, elle vivait heureuse au milieu des richesses in-
tellectuelles péniblement amassées et conservées avec amour. Il y
avait déjà dans le parc un certain air d'abandon qui sentait la gêne
et qui n'était pas dans le caractère et dans les habitudes de Love.
JEAN DE LA ROCHE. 277
Qui sait si quelque jour, bientôt peut-être, elle ne serait pas forcée
de travailler pour vivre? Que ferait-elle alors? Où irait-elle? 11 lui
faudrait probablement se séparer de ces parens trop aimés et trop
caressés dans leur capacité improductive, et aller remplir quelque
obscure fonction d'institutrice pour gagner péniblement le pain de
l'année.
Tout cela pouvait et devait arriver, et alors elle regretterait amè-
rement de n'avoir pas pris un soutien de famille, un ami aussi dé-
voué, mais plus ferme et plus clairvoyant qu'elle-même. Et moi qui
avais autorisé et encouragé M. Louandre à me chercher et à me dé-
signer une compagne, j'allais donc devenir pour jamais étranger à
cette famille qui eût dû être la mienne ! Elle marchait à sa perte, et
moi j'étais riche, j'étais devenu instruit, je pouvais la sauver, et je
m'occupais de mon mariage! Je n'avais plus qu'à dire : « Tant pis
pour ceux qui n'ont pas voulu de moi! »
Cette idée me parut monstrueuse. « Non, m'écriai-je en moi-
même, cela ne sera pas ! Je ne me marierai pas. Je veux rester libre
de sauver ma pauvre Love le jour où l'amitié fraternelle et l'amour
fdial qui me l'ont enlevée lui commanderont enfm de revenir à moi.
Gela peut tarder trois ou quatre ans encore : eh bien! n'y en a-t-il
pas cinq que j'attends, et les années de ma vie où Love n'est pas
comptent-elles désormais devant moi? »
Je chassais de mon mieux ces résolutions romanesques et folles,
mais mon cœur s'y obstinait, et jusqu'au soir j'errai dans le parc
sans penser à chercher un gîte quelconque. Je ne me sentais plus
vivre que par ma fièvre, et je ne voulais pas sortir de Bellevue sans
avoir ressaisi ma volonté dans cette lutte de volontés contradic-
toires. L'amour l'emporta. J'allai droit à la ferme de Bellevue. On
ne m'y reconnut pas, bien que je ne prisse aucun soin de me dissi-
muler. J'y passai la nuit, et le lendemain, après m' être informé de
ce que je voulais savoir, je partis dans la direction d'Issoire.
La famille Butler s'était mise en route pour une tournée botanique
ou géologique, comme elle en faisait tous les ans, soit au printemps,
soit à l'automne. Je m'étais fait dire son itinéraire; j'étais résolu à
le suivre. Je voulais revoir Love sans qu'elle me vît. Il me fallait
absolument savoir si je l'aimais encore, et dans le cas contraire,
c'est-à-dire si sa présence ne m'inspirait plus rien, j'avais tout à
gagner à me débarrasser une fois pour toutes de l'obsession de son
souvenir.
J'arrivai à ïssoire, où les Butler avaient passé la nuit. Ils étaient
repartis le matin même, mais sans qu'on sût où ils s'arrêteraient
sur la route des monts Dore par Saint-Nectaire. Ils voyageaient à
petites journées dans leur voiture, avec leurs chevaux, leur cocher
278 BEVUE DES DEUX MONDES.
et un domestique. Ils allaient fort lentement, comme on peut aller
dans un pays où l'on ne compte pas par lieues, mais par heures de
marche. Ils s'arrêtaient dix fois par étape pour examiner, disait-on,
les cailloux ou les mouches du pays. Je pris une nuit de repos à
Issoire, et le lendemain je partis pour Saint-Nectaire.
J'étais toujours à pied, guignant tous les passans. J'avisai un col-
porteur qui se reposait sous un arbre, dans un endroit désert. Je
me souvenais que ces gens vendaient quelquefois des vêtemens tout
faits aux gens du peuple. Celui-ci n'en avait pas, mais il me dési-
gna un hameau voisin où un de ses confrères était en train d'en pro-
poser aux habitans. Je m'y rendis aussitôt. Je trouvai l'homme, et
j'achetai un pantalon de velours de coton et une blouse de toile
bleue. Un peu plus loin, je me procurai une grosse chemise. Mon
chapeau de paille était convenablement usé et déformé. Je remis
dans mon sac de voyage les vêtemens du touriste; je me chaussai,
jambes nues, dans de gros souliers de paysan. Je coupai ma barbe
avec des ciseaux, de manière à lui laisser l'aspect d'une barbe de huit
jours. Je pris seulement sur moi les papiers nécessaires et l'argent
dont M. Louandre m'avait muni. Je cachai le sac dans un mouchoir
à carreaux noué aux quatre coins, et je sortis du bois où j'avais fait
ma toilette et où je m'étais à dessein roulé sur la terre, frotté aux
arbres et déchiré aux épines, dans un état de transformation très
satisfaisant. Dès lors je m'avançai hardiment sur la route, et je pris
mon repas dans un cabaret, à Ghampeix, après quoi je franchis d'un
pied léger la sauvage gorge granitique qui serpente avec la Couze en
se dirigeant vers Saint-Nectaire.
J'avais déjà fait cette roUte plusieurs fois, et je la savais peu pra-
ticable aux voitures; mais j'eus une inspiration qui me guida. Je
me souvins qu'il y avait là, après les granités, une curiosité natu-
relle peu connue et qui n'étonne nullement les habitans de cette
âpre région volcanique, mais qui avait pu tenter M. Butler, s'il ne
l'avait pas encore vue : c'est une scorie de quelque cent pieds de
haut, dressée au bord du torrent, et si mince, si poreuse, d'aspect
si f»agile, qu'elle semble prête à tomber en poussière. Elle est pour-
tant là depuis des siècles dont l'homme ne sait pas le chiffre, et
quand on touche les fines aspérités de ce géant de charbon et de
cendres, on s'aperçoit qu'il a une résistance et une dureté presque
métalliques.
Ces sortes de scories gigantesques sont ce que les géologues ap-
pellent des dykes. Ils sont nombreux dans le Vélay et dans cette
partie de l'Auvergne. Ce sont de véritables monumens de la puis-
sance des matières volcaniques vomies à l'état liquide à l'époque
des grandes déjections de la croûte terrestre. Le travail des eaux
JEAN DE LA ROCHE. 279
courantes a entraîné les autres matières environnantes qui n'avaient
pas la même compacité, et le dyke, soit cône, soit tour, soit masse
carrée ou anguleuse, est resté debout, gagnant en profondeur de
siècle en siècle, à mesure que l'érosion dépouillait sa base. C'est ce
qui fait dire avec raison aux paj^sans de ces localités que les grosses
pierres poussent toujours. On ne sait pas ce qu'il faudrait de siècles
encore pour mettre à découvert les racines incommensurables de
ces étranges édifices, déjà si imposans et encore si intacts, des con-
vulsions de l'ancien monde.
Je me souvenais d'avoir remarqué celui-ci et d'en avoir parlé au-
trefois à M. Butler. Qui sait si, pour la première fois, il ne venait
pas l'examiner? J'avais vanté à Love le site sauvage où il se trouve,
la légère arche du pont rustique qui le touche, les flots impétueux
et limpides du torrent qui le ronge, et sur les bcrds duquel se
dressent d'autres dykes moins élevés, mais de la même forme et
de la même apparence fragile, avec des cheminées volcaniques tor-
dues en spirale, de gros bouillonnemens noirs et luisans comme du
fer liquéfié et figé dans la fournaise, des bouches béantes s' ouvrant
de tous côtés dans le roc, et une couleur tantôt noire comme la
houille, tantôt rouge semée de points blancs, comme une braise en-
core ardente où f on croirait voir voltiger la cendre, si le toucher
ne vous prouvait pas qu'elle est adhérente et vitrifiée.
L'idée que je devais trouver Love au pied de ce dyke s'empara
tellement de moi que je dévorai le chemin pour f atteindre. Je re-
gardais la trace des roues sur la pouzzolane, et au milieu des larges
raies molles laissées par les petits chariots du pays, je voyais dis-
tinctement des coupures plus étroites et plus profondes qui ne pou-
vaient être que les empreintes d'une berline également chargée.
Enfin, au-dessus des arÎ3res épais qui laissent à peine apercevoir le
beau torrent de la Couze, et au-dessus des maisonnettes du village
de la Yerdière semées sur les inégalités du sol, j'aperçus la tête
rougeâtre du dyke semblable à un gigantesque tronc d'arbre que la
foudre aurait frappé et déchiqueté; mais il n'y avait pas là de voi-
lure arrêtée, et les traces se perdaient dans le sable noir battu par
les piétons et les animaux.
Je n'osais plus faire de questions dans la crainte d'inspirer de la
méfiance aux habitans et d'être signalé par eux à l'attention de la
famille Butler, si elle venait à se trouver dans les environs. Je che-
minais avec mon petit paquet passé dans un bâton, voulant avoir
Fair d'un paysan en tournée d'affaires et non d'un voyageur quel-
conque en situation de flânerie suspecte. Je descendis au bord de
l'eau comme pour me rafraîchir, et je regardai furtivement sous les
mystérieux ombrages où la rivière se précipite tout entière d'un
280 REVUE DES DEUX MONDES.
seul bond puissant vers la base du dyke. Il n'y avait là que des la-
veuses à quelque distance du saut. Je fis sans affectation le tour du
dyke; je vis enfin la trace encore fraîche d'un petit soulier de
femme, et tout aussitôt, dans les herbes, un mouchoir brodé au
coin du chiffre L. B.
Je m'emparai avec un trouble inconcevable de cette relique, et
je repartis aussitôt. Love était venue là il n'y avait peut-être pas un
quart d'heure. Je m'élançai sur la route, et au détour d'un angle
de rochers je vis une voiture élégante et comfortable , traînée par
deux beaux chevaux, avec deux domestiques sur le siège. L'équi-
page remontait au pas le cours du torrent. Je le suivis en me tenant
à distance convenable. Puis la voiture s'arrêta. Love mit pied à terre
avec Hope, et je les suivis d'un peu plus près, éperdu, le cœur en
larmes et la tête en feu, mais veillant sur moi-même comme un In-
dien à la poursuite de sa proie.
Love avait grandi presque d'une demi- tête ; mais, comme elle avait
pris un peu d'embonpoint, l'ensemble de sa stature avait toujours
la même élégance et la même harmonie de proportions. Elle portait
toujours ses cheveux courts, frisés naturellement, soit qu'elle vou-
lût par là mettre à profit le temps que les femmes sont forcées de
sacrifier à l'entretien et à l'arrangement de leur longue chevelure,
soit qu'elle sût que cette coiffure excentrique lui allait mieux que
toute autre. On pouvait le penser, car, bien qu'elle fût tout à fait
dépourvue de coquetterie, elle était toujours mise avec goût, et la
plus austère simplicité ne l'empêchait pas de savoir d'instinct ce qui
était à la convenance de sa taille, de son teint et du type de sa phy-
sionomie.
Sa démarche était toujours aussi résolue , ses mouvemens aussi
souples et sa grâce naturelle aussi enivrante. Il me tardait de revoir
sa figure. Elle se retourna enfin et se pencha à plusieurs reprises de
mon côté pour ramasser des anémones blanches dont elle remplit
son chapeau. Comme elle ne faisait aucune attention à moi, je la vis
d'assez près pour tout observer. Ah! comme M. Louandre m'avait
menti! Elle était dix fois plus belle que je ne me la rappelais.
XYIII.
Hélas! elle était gaie, elle était jeune, fraîche, radfeuse, insou-
ciante. Sa belle voix claire et son franc rire résonnaient toujours
comme une fanfare de* triomphe sur les ruines de mon âme et de ma
vie. Forte et agile, elle traversait la route en un clin d'œil, allant
dix fois d'une berge à l'autre pour faire son bouquet sans se laisser
distancer par la voiture. Elle n'avait ni châle ni manteau, et rece-
JEAN DE LA ROCHE. 281
vait bravement une fraîche ondée dont elle songea pourtant à pré-
server son frère, car elle envoya le domestique qui les accompa-
gnait à pied chercher dans la voiture un vêtement pour lui. Je vis
alors la tête de M. Butler se pencher à la portière. Jeune encore,
M. Butler n'avait presque pas vieilli; seulement ses cheveux gris
étaient devenus tout blancs, et rendaient plus vif encore l'éclat de
sa figure rose et ronde, type de douceur et de sérénité.
Quant à Hope, il était loin de l'étiolement que m'avait fait pres-
sentir M. Louandre, et qui eût pu le justifier de mes malheurs. Il
était à peu près de la même taille que sa sœur, élégant et bien fait
comme elle, d'une jolie figure distinguée, à l'expression plutôt polie
que douce, car il y avait un éclair d'obstination et de fierté dans son
œil bleu. Il était habillé à la mode anglaise, qui condamne aux petites
vestes rondes et aux grands cols rabattus des garçons de dix-huit à
vingt ans. Hope en avait quinze, et ce costume enfantin n'était pas
encore ridicule chez lui, sa carnation étant très délicate et ses extré-
mités d'une finesse remarquable. J'observai aussi les valets. C'étaient
deux figures nouvelles. Cette circonstance acheva de me rassurer.
Le frère et la sœur marchèrent environ dix minutes devant. moi,
et prirent bientôt de l'avance sur la voiture, qui montait une côte
rapide. J'entendis Love dire au domestique à pied : « Restez près
des chevaux; si le cocher s'endormait,... c'est si dangereux! » En
effet, le chemin était fort peu plus large que la voiture, le roc mon-
tant à pic d'un côté, de l'autre tombant de même en précipice. In-
stinctivement je me plaçai entre les chevaux et l'abîme, et je vis
Love se retourner plusieurs fois : il semblait que ma présence la
rassurât; mais bientôt je m'élançai vers elle. Un taureau, à la tête
d'un troupeau de vaches, venait à sa rencontre et s'arrêtait en tra-
vers du chemin, l'œil en feu, poussant ce mugissement rauque et
comme étouffé qui indique d'une façon particulière la jalousie et la
méfiance. Le troupeau était sans gardien, et Love avançait toujours,
ne faisant aucune attention à la menace de son chef. Hope, armé
d'une petite canne, semblait disposé à le provoquer plutôt qu'à re-
culer devant lui.
Je doublai le pas. Je savais que ces taureaux, élevés* en liberté et
très doux avec leurs pasteurs, sont quinteux et s'irritent contre cer-
tains vêtemens ou certaines figures nouvelles. Hope, courageux et
déjà homme par l'instinct de la protection, se plaça entre sa sœur
et l'ennemi, leva sa petite canne, et fit mine de frapper; mais, l'ani-
mal faisant tête, le jeune homme se jeta de côté et le toucha sur le
flanc. Dès lors sa sœur était en grand danger. Le taureau bondit
vers Love, qui se trouvait en face de lui. Elle eut pei*r, car elle fit
un grand cri et recula jusqu'au précipice. Par bonheur j'avais eu
282 PiEVUE DES DEUX MONDES.
le temps d'arriver et d'arracher la petite canne des mains de Hope.
J'en frappai le taureau sur le nez. Je savais que, dans notre pays,
on se rend maître de ces animaux avec une chiquenaude sur les na-
rines. Le taureau s'arrêta stupéfait, et, comme je le menaçais de
recommencer, il tourna le dos et s'enfuit. Restait l'équipage à pré-
server de sa rancune. Le domestique à pied se réfugia bravement
derrière la voiture, et le cocher, ne pouvant prendre du large, ras-
sembla ses chevaux pour les empêcher de s'effrayer. Je suivis le
taureau, et je le forçai encore, sans aucun danger pour moi-même,
à passer sans attaquer personne. Je vis alors une sorte de débat
s'élever entre le frère et la sœur. Hope, mécontent sans doute de
ma brusquerie, ne voulait pas que l'on me remerciât, et Love insis-
tait pour que le domestique m'amenât vers elle. Je craignis d'être
reconnu, et, passant à ce dernier la canne de son jeune maître,
je courus après le taureau, qui s'en allait très vite et qui pouvait
être censé m' appartenir. Dès que je pus trouver un éboulement au
précipice, j'y poussai l'animal en y descendant avec lui, puis je me
cachai dans les détours de la montagne, laissant le domestique en-
voyé à ma recherche m' appeler à son aise.
Quand je vis que l'on renonçait à me trouver, je remontai sur
la route, et je laissai la voiture me devancer beaucoup. J'arrivai à
Saint-Nectaire une heure après la famille Butler, et, entendant dire
aux habitans que les Anglais avaient été voir les grottes à source
incrustante, je continuai mon chemin pour aller me reposer dans
une maisonnette de paysan hors du village. Bientôt après, suivant le
chemin doux et uni qui passe à travers une double rangée de bour-
souflures volcaniques, sorte de via Appia bordée de petits cratères
qu'à leur revêtement de gazon et à leurs croûtes de laves, on pren-
drait pour d'antiques tumulus couronnés de constructions mysté-
rieuses, je m'arrêtai à l'entrée du val de Diane, en face du château
de Murol, ruine magnifique plantée sur un dykc formidable, au
pied d'un pic qui, de temps immémorial, porte le nom significatif
de Tartaret,
Puisque mes voyageurs avaient fait halte au dyke de la Verdière,
ils ne pouvaient manquer de gravir celui de Murol. Je les vis arri-
ver, et je les devançai encore pour aller me cacher dans les ruines.
Je les trouvai envahies par un troupeau de chèvres qui broutaient
les feuillages abondans dont elles sont revêtues. On les avait mises
là depuis peu, car elles s'en donnaient à cœur joie, grimpant jus-
que sur les fenêtres et dans les grands âtres de cheminées béantes
le long des murs aux étages effondrés. Il m'était bien facile de me
dissimuler dans ce labyrinthe colossal, une des plus hautaines for-
teresses de la féodalité. Vue du dehors, c'est une masse prisma-
JEAN DE LA ROCHE. 283
tique qui se soude au rocher par une base homogène, c'est-à-dire
hérissée de blocs bruts que des mains de géans semblent avoir jetés
au hasard dans la maçonnerie. Tout le reste est bâti en laves tail-
lées, et ce qui reste des voûtes est en scories légères et solides. Ces
belles ruines de l'Auvergne et du Yélay sont des plus imposantes
qa'û y ait au monde. Sombres et rougeâtres comme le dyke dont
leurs matériaux sont sortis, elles ne font qu'un avec ces redoutables
supports, et cette unité de couleur, jointe quelquefois à une simili-
tude de formes, leur donne l'aspect d'une dimension invraisem-
blable. Jetées dans des paysages grandioses que hérissent en mille
endroits des accidens analogues, et que dominent des montagnes
élevées, elles y tiennent une place qui étonne la vue et y dessinent
des silhouettes terribles que rendent plus frappantes les teintes
fraîches et vaporeuses des herbages et des bosquets environnans.
A l'intérieur, le château de Murol est d'une étendue et d'une
complication fantastiques. Ce ne sont que passages hardis franchis-
sant des brèches de rocher à donner le vertige, petites et grandes
salles, les unes gisant en partie sur les herbes des préaux, les autres
s' élevant dans les airs sans escaliers qui s'y rattachent; tourelles et
poternes échelonnées en zigzag jusque sur la déclivité du monti-
cule qui porte le dyke; portes richement ffeuronnées d'armoiries et
à moitié ensevelies dans les décombres ; logis élégans de la renais-
sance cachés, avec leurs petites cours mystérieuses, dans les vastes
flancs de l'édifice féodal, et tout cela brisé, disloqué, mais luxuriant
de plantes sauvages aux arômes pénétrans, et dominant un pays qui-
trouve encore moyen d'être adorable de végétation, tout en restant
bizarre de formes et âpre de caractère.
C'est là que je vis Love assise près d'une fenêtre vide de ses croi-
sillons, et d'où l'on découvrait tout l'ensemble de la vallée. J'étais
immobile, très près d'elle, dans un massif de sureaux qui remplis-
sait la moitié de la salle. Love était seule. Son père était resté en
dehors pour examiner la nature des laves. Hope courait de chambre
en chambre, au rez-de-chaussée, avec le domestique. Elle avait
grimpé comme une chèvre pour être seule apparemment, et elle était
perdue dans la contemplation du ciel chargé de nuées sombres aux
contours étincelans, dont les accidens durs et bizarres semblaient
vouloir répéter ceux du pays étrange où nous nous trouvions. Je re-
gardai ce qu'elle regardait. Il y avait comme une harmonie terrible
entre ce ciel orageux et lourd, cette contrée de volcans éteints et
mon âme anéantie, sur laquelle passaient encore des flammes mena-
çantes. Je regardais cette femme tranquille, enveloppée d'un reflet
de pourpre, voilée au moral comme la statue d'Isis, ravie ou acca-
blée par la solitude. Qui pouvait pénétrer dans sa pensée? Cinq ans
28à REVUE DES DEUX MONDES.
avaient passé sur cette petite tête frisée sans y dérouler un cheveu,
sans y faire entrer probablement un regret ou une inquiétude à pro-
pos de moi. Et moi j'étais là, dévoré comme aux premiers jours de
ma passion î J'avais couru sur toutes les mers et par tous les chemins
du monde sans pouvoir rien oublier, tandis qu'elle s'était chaque soir
endormie dans son lit virginal, autour duquel jamais elle n'avait vu
errer mon spectre, ou entendu planer le sanglot de mon désespoir.
Je fus pris d'une sorte d'indignation qui tournait à la haine. Un
moment je crus que je ne résisterais pas au désir brutal de la sur-
prendre, d'étouffer ses cris... Mais tout à coup je vis sur cette figure
de marbre un point brillant que du revers de la main elle fit dispa-
raître à la hâte : c'était une larme. D'autres larmes suivirent la
première, car elle chercha son mouchoir, qu'elle avait perdu, et
elle ouvrit une petite sacoche de maroquin qu'elle portait à sa cein-
ture, y prit un autre mouchoir, essuya ses yeux, et les épongea
même avec soin comme pour faire disparaître toute trace de cha-
grin sur son visage condamné au sourire de la sécurité. Puis elle
se leva et disparut.
Mon Dieu! à quoi, à qui avait-elle donc songé? A son père ou à
son frère menacés dans leur bonheur et dans leur fortune? A coup
sûr ce n'était pas mon souvenir qui l'attendrissait. Elle me croyait
heureux, guéri ou mort. Je pris, à la fenêtre brisée, la place qu'elle
venait de quitter. Un éclair de jalousie me traversa le cœur. Peut-
être aimait-elle quelqu'un, à qui, pas plus qu'à moi, elle ne croyait
pouvoir appartenir, et cet infortuné, dont j'étais réduit à envier le
sort, était peut-être là, caché comme moi quelque part, mais visible
pour elle seule et appelé à quelque douloureux rendez-vous de muets
et lointains adieux !
Il n'y avait personne. Le tonnerre commençait à gronder. Les ber-
gers s'étaient mis partout à l'abri. Le pic de Diane, revêtu d'herbe
fine et jeté au creux du vallon, dessinait sur le fond du tableau des
contours veloutés qui semblaient frissonner au vent d'orage. Je ra-
massai une fleur d'ancolie que Love avait froissée machinalement
dans ses mains en rêvant, et qui était restée là. J'y cherchai pué-
rilement la trace de ses larmes. Oh! si j'avais pu en recueillir une,
une seule de ces larmes mystérieuses! Il me semblait que je lui au-
rais arraché le secret de l'âme impénétrable où elle s'était formée,
car les lamies viennent de l'âme, puisque la volonté ne peut les
contenir sans que l'âme consente à changer de préoccupation.
Quand, après le départ de la famille, je me fus bien assuré, en
épiant la physionomie enjouée du père et les allures tranquilles du
fils, que ni l'un ni l'autre ne pouvait donner d'inquiétude immé-
diate à miss Love, quand j'eus exploré du regard tous les environs
JEAN DE LA ROCHE. 285
et que toute jalousie se fut dissipée, je me pris à boire l'espérance
dans cette larme que j'avais surprise. Et pourquoi cette âme tendre
n'aurait-elle pas des aspirations vers l'amour, des regrets pour le
passé? Elle n'était pas assez ardente pour se briser dans la douleur,
mais elle avait ses momens de langueur et d'ennui, et si ma pas-
sion voulait se contenter d'un sentiment doux et un peu tiède, je
pouvais encore émouvoir cette belle statue et recevoir le bienfait
caressant et infécond de sa pitié !
Je fus épouvanté de ce qui se passait en moi. Ravagé par cinq
années de tortures, j'aspirais à recommencer ma vie en la repre-
nant à la page où je l'avais laissée.
XIX.
Cette larme décida de mon sort, et je m'attachai, sans autre ré-
flexion, aux pas de la famille Butler. Je la suivis de loin au village
du Mont-Dore, où l'on m'avait dit qu'elle comptait passer au moins
huit jours. J'y arrivai à neuf heures du soir par une pluie dilu-
vienne, et j'allai prendre gîte chez un tailleur de pierres qui avait
sa petite maison couverte en grosses lames de basalte à quelque
distance du bourg. Je me rappelais cet homme, qui m'avait autre-
fois servi ^e guide, et qui m'avait plu par son intelligence prompte
et résolue. C'était une bonne nature, enjouée, confiante, brave, un
de ces Auvergnats de la montagne qui aiment bien l'argent, mais
qui, selon leur expression, connaissent le monde ^ et qui, comptant
sur la générosité du voyageur, ne cherchent pas, comme ceux des
villages, à l'exploiter et à le tromper. — François, lui dis-je en en-
trant chez lui, vous ne me connaissez plus, mais je suis un ancien
ami; j'ai eu à me louer de vous dans d'autres temps, et vous-même,
vous n'avez pas eu lieu d'être mécontent de moi. Je suis déguisé,
et voici ma bourse que je vous confie, ne voulant pas en être em-
barrassé dans mes courses. Vous ne perdrez pas votre temps avec
mol, si vous voulez me garder le secret, me traiter devant tout le
monde comme un de vos anciens amis qui passe par chez vous et
qui vous rend visite. Faites que cela soit possible, et que personne
dans le pays ne prenne ombrage de moi. Je sais que ce n'est pas
aisé, car les guides sont jaloux les uns des autres, et je veux être
guide pendant une semaine, sans avoir de querelles qui me force-
raient à me faire connaître. Autrefois vous aviez coutume de dire,
quand nous montions ensemble dans les mauvais endroits : On peut
tout ce qu'on veut.
— Pour le coup, répondit François, sans retrouver votre nom et
sans bien me remettre votre figure, je vous reconnais : c'est avec
286 REVUE DES DEUX MONDES.
VOUS que j'ai descendu par le plus court ^ aux gorges d'Enfer, un
jour qu'il pleuvait des pierres du haut des puys. Il y a bien de ça
huit ou dix ans peut-être?
— Peut-être bien, lui dis-je, ne voulant pas l'aider à retrouver
mon nom. Voyons, ce que je vous demande, l' acceptez-vous?
— Oui, parce que ce ne peut pas être pour faire quelque chose
de mal. Ça ne peut être ni pour tuer un homme ni pour enlever
une femme mariée, n'est-ce pas?
— Sur ce qu'il y a de plus sacré au monde, je vous jure que je
ne veux rien faire qui soit bien ou mal. Je veux regarder à mon
aise et entendre causer une demoiselle avec qui je me marierai
peut-être un jour, et qui ne me connaît pas.
— Tiens! s'écria François, j'ai déjà vu ici une histoire comme
ça! Eh bien! cela se peut! Avec de l'argent, tout s'arrange, et quant
à la discrétion , vous pouvez compter sur celle de tous mes cama-
rades comme sur la mienne. Laissez-moi faire, et reposez-vous.
Séchez-vous, mangez, dormez; la maison est à votre service.
En un clin d'oeil, la femme de François fut debout, le feu ral-
lumé, la soupe faite et le fromage servi. Ces bonnes gens voulaient
me donner leur lit et aller coucher sur le foin de leur grenier. Je
trouvai le foin beaucoup plus à mon gré, et même, ayant découvert
un tas de balles d'avoine dans un coin, j'y fis étendre un drap
blanc, et je m'y enfonçai comme un sybarite dans des feuilles de
roses. Dès le lendemain, on m'avait cousu une paillasse et acheté
une couverture neuve. Mon logement était au-dessus de l'étable à
vaches et n'avait jamais servi qu'à l'engrangement des petites ré-
coltes de mon hôte. Le chat faisait si bonne garde que les souris ne
m'incommodèrent pas, et que, dans une cabane d'Auvergne, je pus
ne pas souflrir de la malpropreté, bien que, rompu à toute sorte de
misères, et à de bien pires que celle-là, je me fusse d'avance rési-
gné à tout.
Il s'agissait pour François de se faire agréer pour guide à la fa-
mille Butler, qui ne le connaissait pas. Bien qu'elle fut venue plu-
sieurs fois au Mont-Dore; le hasard avait voulu qu'elle n'eût jamais
eu affaire à lui, et elle ne manquerait pas de redemander ses an-
ciens guides. Il fallait donc décider ceux-ci à nous laisser briguer
la préférence, et empêcher tous les autres de faire un mauvais parti
à ma nouvelle figure. Ce que François mit en œuvre de prévoyance,
de diplomatie et d'imagination, je ne m'en occupai nullement, si ce
n'est pour payer sans discussion la condescendance et la discrétion
de nos compétiteurs.
Le surlendemain de mon arrivée, tout était arrangé avec d'au-
tant plus de promptitude que le service des guides, porteurs de
JEAN DE LA ROCHE. ^7
chaises et loueurs de chevaux, n'était pas encore réorganisé. La
saison des bains , qui est aussi celle des touristes , ne commence au
plus tôt qu'au 15 juin, quand le temps est beau : nous n'étions
qu'au 1", et le temps était affreux. Durant les dix mois de l'année
où les pauvres montagnards de cette région ne vivent pas de la dé-
pense des étrangers, ils exercent une industrie ou une profession
quelconque. Aussi chacun était-il encore à son travail, les uns à la
scierie de planches de sapin, les autres aux réparations des chemins
et sentiers emportés chaque hiver par la fonte des neiges, d'autres
encore au commerce des fromages, à la cueillette du lichen sur le
Puy-du-Gapucin, ou à l'extraction des pierres d'alun de la carrière
du Sancy. François eut donc peu de jaloux à écarter, bien que les
Butler, étant absolument les seuls étrangers débarqués dans le vil-
lage, devinssent nécessairement le point de mire des prétentions
rivales.
Mon plan improvisé réussissait donc comme réussissent presque
toujours les entreprises que l'on ne discute pas. François critiqua
seulement mon costume, qui lui parut beaucoup trop neuf pour être
porté dans la semaine. Il me prêta une casquette bordée de loutre
et une camisole de laine rayée avec un gilet de velours sans man-
ches. Il me fit ôter mes bretelles et les remplaça par une ceinture
rouge roulée en corde. Il retailla lui-même ma barbe et mes cheveux
à sa guise. J'étais bien pour le moins aussi hâlé que lui, et il fut
obligé de me déclarer irréprochable. Cette nouvelle toilette me don-
nait l'avantage de n'être pas reconnu aisément pour l'homme qui
avait repoussé le taureau sur la route de Saint-Nectaire. Aussi, quand
je parus devant la famille Butler, ni elle ni ses gens ne songèrent à
me remarquer.
Il avait plu toute la veille, les chemins bas étaient inondés, et l'on
avait demandé des chevaux; mais quand on eut gagné le pied de la
montagne, on les renvoya : M. Butler aimait mieux marcher, et ses
enfans voulaient faire comme lui. On avait pris trois guides : le beau-
père de François, qui escortait M. Butler; François, qui suivait Love,
et moi, qui avais choisi Hope, n'osant encore me placer si près de
sa sœur. Chacun de nous portait une sacoche destinée aux plantes
et aux minéraux, un marteau pour les briser, une bêche de botaniste,
des vivres pour la collation , plus les manteaux imperméables, les
chaussures de rechange, et divers autres ustensiles ou vêtemens de
promenade.
Je n'avais pas eu besoin des leçons de François pour comprendre
en quoi consistait le devoir d'un guide nîodèle. Marcher toujours
devant, en regardant tous les trois pas si l'on doit ralentir ou accé-
lérer son train, choisir le meilleur du terrain, écarter les pierres
288 REVUE DES DEUX MONDES.
avec le bout du pied sans les faire rouler sur ceux qui vous suivent,
se retourner et offrir la main dans les endroits difficiles, et, si le voya-
geur dédaigne votre aide, s'arc-bouter dans les passages dange-
reux, de manière à le recevoir ou à le retenir, s'il tombe ou chancelle :
tout cela m'eut semblé fort doux et facile, s'il se fût agi de Love;
mais j'eus besoin de veiller beaucoup sur moi pour ne pas oublier
souvent son orgueilleux frère, lequel affectait de me réduire à l'état
de cheval de bât, et me remerciait de la main avec une sorte
d'impatience dédaigneuse, quand je lui présentais le bras ou l'é-
paule. Cependant ce garçon, agile et hardi, n'était pas robuste, et
il manquait absolument de prévoyance et de coup d'oeil. Deux ou
trois fois je le préservai en dépit de lui-même, et, comme il pré-
tendait vouloir toujours prendre les devans, Love s'approcha de
moi, et me dit tout bas : « Mon ami, ne le quittez pas, je vous prie;
il n'est pas prudent. Arrangez-vous seulement de manière à ce qu'il
ne s'aperçoive pas trop que vous le surveillez bien. »
Ce n'était pas une tâche aisée, et de plus je la trouvais déplaisante.
Il me semblait aussi que ma figure déplaisait au jeune homme, bien
qu'il ne songeât en aucune façon à la reconnaître. Peut-être même
se trouvait-elle entièrement effacée de son souvenir. Quant à Love,
elle ne m'avait pas regardé du tout, et je savais que M. Butler avait
fort peu la mémoire des physionomies humaines : il n'avait que
celle des noms et des choses.
Love avait, en me parlant, la douceur polie que je me rappelais
lui avoir toujours vue avec les inférieurs, mais aussi cette nuance
d'autorité que l'on est en droit d'avoir avec un guide bien payé.
Elle avait dit: «Mon ami, je vous prie, n comme elle eût dit:
(( Brave homme, faites ce que je vais vous ordonner. » J'affectais
un air simple et des allures rustiques auxquelles il ne m'était pas
difficile de donner le caractère indigène le plus fidèle. Je retrouvais
aussi sans effort l'accent des montagnes de l'Auvergne, qui n'est
pas le charabia de convention qu'on nous prête à Paris, mais une
sorte de gasconnage orné parfois du grasseyement provençal. Quant
au patois proprement dit, je n'en avais pas oublié une locution, et
je le parlais avec les autres guides de façon à satisfaire l'oreille la
plus méfiante.
Les monts Dore, bien que plus élevés et plus escarpés que les
monts Dôme, ne sont pas d'un accès très difficile en été, même pom*
les femmes; mais la saison que M. Butler avait choisie pour son ex-
cursion les rendait assçz périlleux à explorer. Presque partout les
sentiers avaient disparu, et les tourbes épaisses des hautes prairies,
détrempées par l'humidité, se détachaient par énormes lambeaux
qui menaçaient de nous engloutir. Le pied ne trouvait pas toujours
JEAN DE LA ROCHE. 289
sur le sol la résistance nécessaire pour se fixer, et par endroits il fal-
lait escalader des éboulemens de roches et d'arbres dont notre poids
hâtait la chute. Quand le terrain n'était pas trop rapide, c'était un
jeu, même pour M. Butler, qui était resté excellent piéton, et qui se
piquait à bon droit d'avoir le pied géologue^ mais par momens, sur
des revers presque verticaux, je ne voyais pas sans trembler fadroite
et courageuse Love se risquer sur ces masses croulantes.
C'est cependant la seule époque de l'année où Ton puisse jouir du
caractère agreste et touchant de ce beau sanctuaire de montagnes.
Aussitôt que les J3aigneurs arrivent, tous ces sentiers, raffermis et
déblayés à la hâte, se couvrent de caravanes bruyantes ; le village
retentit du son des pianos et des violons, les prairies s'émaillent
d'os de poulets et de bouteilles cassées; le bruit des tirs au pistolet
effarouche les aigles, chaque pic un peu accessible devient une guin-
guette où la fashion daigne s'asseoir pour parler turf ou spectacle, et
l'austère solitude perd irrévocablement, pour les amans de la nature,
ses profondes harmonies et sa noblesse immaculée.
Nous n'avions rien de pareil à redouter au milieu des orages que
nous traversions, et j'entendais dire à Love qu'elle aimait beaucoup
mieux ces chemins impraticables et ces promenades pénibles, assai- ^■
sonnées d'un peu de danger, que les sentiers fraîchement retaillés *
à la bêche ou battus par les oisifs. — J'aime aussi le printemps plus
que l'automne ici, disait-elle à son père. Les profanations de l'été
y laissent trop de traces que l'hiver seul peut laver et faire oublier.
Dans ce moment-ci, le pays n'est pas à tout le monde; il est à ses
maîtres naturels, aux pasteurs, aux troupeaux, aux bûcherons et à
nous, qui avons le courage de le posséder à nos risques et périls.
Aussi je me figure qu'il nous accueille en amis, et que rien de fâ-
cheux ne nous y peut arriver. Ces herbes mouillées sentent bon;
ces fleurs, toutes remplies des diamans de la pluie, sont quatre fois
plus grandes et plus belles que celles de l'été. Ces grandes vaches,
bien lavées, reluisent au soleil comme dans un beau tableau hollan-
dais. Et le soleil? Ne trouvez-vous pas que, lui aussi, est plus ar-
dent et plus souriant à travers ces gros nuages noirs qui ont l'air de
jouer avec lui?
Love avait raison. Cette nature, toute baignée à chaque instant,
était d'une suavité adorable. Les torrens, pauvres en été, avaient
une voix puissante et des ondes fortes. Le jeu des nuages changeait
à chaque instant faspect des tableaux fantastiques, et quand la
pluie tombait, les noirs rideaux de sapins, aperçus à travers un voile,
semblaient reculer du double, et le paysage prenait la vastitude des
grandes scènes de montagnes.
TOME XXIV. 19
290 REVUE DES DEUX MONDES.
XX.
Comme mes voyageurs (c'est ainsi que je pouvais les appeler, de
ce ton de propriétaire qui est particulier aux guides) connaissaient
le pays, ils n'étaient pas pressés de refaire les promenades classi-
ques, et ils allaient en naturalistes, étudiant les détails, cherchant
à explorer des parties qui ne leur étaient pas familières et qui n'é-
taient guère explorables. Cependant, quand nous fûmes arrivés sur
les hauts plateaux, tout danger cessa, et je pus abandonner mon
jeune maître à lui-même.
Ces plateaux, souvent soutenus par des colonnades de basalte
comme celles de mon vallon natal de La Roche, sont beaucoup plus
élevés et plus poétiques. Ce sont les véritables sanc.tuaires de la vie
pastorale. Le gazon inculte qui revêt ces régions fraîches s'accu-
mule en croûtes profondes, sur lesquelles chaque printemps fait
fleurir un herbage nouveau. Les troupeaux vivent là quatre mois de
l'année en plein air. Leurs gardiens s'installent dans des chalets
qu'on appelle burons (et burots), parce qu'on y fait le beurre. On
marche sans danger, mais non sans fatigue, dans ces pâturages gras
et mous, sous lesquels chuchotent au printemps des ruisselets per-
dus dans la tourbe. Là où règne cette herbe luxuriante et semée de
fleurs, mais dont le sous-sol n'est qu'un amas de détritus inféconds,
il ne pousse pas un arbre, pas un arbuste. Ces énormes étendues
sans abri, mais largement ondulées, quelquefois jetées en pente
douce jusqu'au sommet des grandes montagnes, d'autres fois enfer-
mées, comme des cirques irréguliers, dans une chaîne de cimes
nues, ont un caractère particulier de mélancolie rêveuse. La pré-
sence des troupeaux note rien à leur grand air de solitude, et le
bruit monotone de la lente mastication des ruminans semble faire
partie du silence qui les enveloppe.
Love se jeta sur l'herbe auprès d'une troupe de vaches qui vin-
rent flairer ses vêtemens et lécher ses mains pour avoir du sel. Ces
belles bêtes étaient fort douces; mais je vis Love de si près entourée
par leurs cornes, qu'il me fut permis de m'approcher d'elle pour la
débarrasser au besoin de trop de familiarité. Je me tins cependant
de manière à éviter son attention, redoutant toujours le premier re-
gard qu'elle attacherait sur moi, et voulant éprouver d'abord l'effet
de ma voix. Me sentant là, elle m'adressa plusieurs questions sur
les habitudes de la prairie, les mœurs des chalets, et même elle me
demanda si j'avais été gardeur de troupeaux dans mon enfance. Je
n'hésitai pas à répondi-e oui, et comme je pouvais parler ex professa
de ces choses qui diffèrent pourtant de celles de ma localité, mais
que j'avais eu le loisir d'étudier là en d'autres temps, mes réponses
parurent naturelles. Ma voix ne disait, plus rien au cœur de Love.
JEAN DE LA ROCHE. 291
Elle causa avec moi comme avec un étranger, avec un paysan quel-
conque. En ce moment, le soleil frappait très fort sur elle, et je
voyais la sueur perler sur son front; j'ouvris un grand parapluie
dont j'étais muni, et je le tins sur sa tête. Elle ne prenait jamais
aucune de ces précautions pour elle-même ; mais elle pensa que je
voulais gagner ma journée en conscience, et elle me laissa faire. Je
lui demandai si elle avait soif, et, sans trop attendre la réponse, je
courus traire une chèvre dans ma tasse de cuir. Elle prit en sou-
riant ce que je lui offrais, et après avoir bu, elle m'envoya auprès de
son père et de son frère pour leur proposer de goûter cet excellent
lait. Me trouvait-elle importun, comme le sont certains guides trop
attentionnés? Dans tous les cas, elle ne parut pas vouloir me le faire
sentir, car lorsque je revins auprès d'elle. Love me parla encore pour
me demander si j'avais femme et enfans. Je lui répondis à tout
hasard que j'avais une belle grande femme presque aussi blanche
qu'elle, trois fdles et deux garçons. Je commençais à m' amuser de
ma douloureuse situation, et j'étais préparé à tous les mensonges.
— En ce cas, me dit-elle, vous aimez beaucoup votre femme,
une femme qui est belle et qui vous élève de beaux enfans?
— Sans doute je l'aime beaucoup, répondis-je; mais elle a un
défaut, c'est qu'elle est indifférente.
— Gomment, indifférente? Elle ne vous aime pas autant que vous
Taimez? Est-ce là ce que vous voulez dire?
— C'est bien là ce que je veux dire. J'ai une femme comme il y
en a peu, voyez-vous! une femme qui ne pense qu'à son travail et
à ses enfans. Elle aime aussi ses père et mère, ses frères et sœurs;
mais quant au mari, c'est par-dessus le marché.
— Vous avez l'air d'être jaloux d'elle; peut-être que cela vous
rend injuste?
— Je serais bien jaloux comme un diable, si elle m'en donnait
sujet; mais je sais qu'elle est sage, et d'ailleurs, voyez-vous, aimer
un autre homme que moi, ça lui donnerait trop de peine. Il y en a
comme ça qui ne peuvent pas loger deux sortes d'amitié à la fois.
— Je ne vous comprends pas bien, reprit Love en cherchant à
me regarder. — Mais je me méfiais, et, assis en pente à deux pas
au-dessous d'elle, je ne relevais pas la tête pour lui parler. — Vous
pensez donc, ajouta-t-elle, que l'amitié est peu de chose en mé-
nage? — Et comme si je fusse devenu tout à coup pour elle un sujet
d'étude, elle me demanda quelle si grande différence je pouvais
faire entre V amitié que m'accordait ma femme et celle que je sem-
blais exiger. Elle s'exposait à d'étranges réponses de la part d'un
rustre ; mais ou sa candeur ne les lui laissait pas prévoir, ou mon
ton sérieux la rassurait.
J'avais beaucoup à faire pour m' expliquer, sans sortir de mon
292 REVUE DES DEUX MOxVDES.
personnage naïf et sans trahir le besoin que j'avais de lui arracher
quelque réflexion sur sa manière de sentir un sujet si déhcat. — 11
y a bien des sortes d'amitié, lui répondis-je. 11 y en a une tran-
quille comme celle de ce petit ruisseau qui coule là tout endormi
sous vos pieds, et il y en a une autre qui mène grand train, comme
la cascade que vous entendez d'ici. Je ne suis pas assez savant pour
vous dire d'où vient la différence; mais elle y est, n'est-ce pas? Je
sais bien que je me tourmente de tout ce qui peut tourmenter ma
femme, et que si je la perdais, ce ne seraient pas mes enfans qui
me la remplaceraient, tandis qu'elle, rien de ce qui peut m' arriver
à moi tout seul ne la tourmente, et si je mourais, pourvu que les
petits se portent bien et ne manquent pas de pain, elle conserve-
rait sa bonne mine, et ne penserait pas plus à moi que si elle ne
m'avait jamais connu.
— Je crois, répondit Love attentive, que vous vous trompez, et
qu'une femme ne peut pas être aussi indifférente pour un bon mari.
Je pense que vous vous tourmentez vous-même dans la crainte d'être
trop content de votre sort, et cela m'étonne. Est-ce que vous n'ai-
mez pas le travail, qu'il vous reste du temps pour vous creuser
ainsi la tête?
Nous fûmes interrompus par Hope, qui lui dit en anglais : — Eh
bien ! que faites- vous donc là en conversation sérieuse avec ce guide?
— Sérieuse? répondit Love en riant. Eh bien! c'est la vérité, je
parle philosophie et sentiment avec lui. Il est très singulier, cet
homme, trop intelligent peut-être pour un paysan, et pas assez
pour savoir être heureux. Et elle ajouta en latin : Heureux V homme
des champs j s'il comiaissait son bonheur! Puis elle lui demanda en
anglais s'il n'avait pas les pieds mouillés, et, se levant, elle reprit
avec lui sa promenade autour de la prairie.
Je les suivais et j'écoutais avidement tout ce qu'ils pouvaient se
dire. J'entendais désormais parfaitement leur langue, et comme je
ne leur inspirais aucune méfiance, je pouvais et je m'imaginais de-
voir surprendre entre eux, à un moment donné, le mot de mon passé
et celui de mon avenir; mais je n'appris rien. Ils ne parlèrent que
de botanique, et à ce propos ils mentionnèrent un certain classe-
ment, absurde selon Hope, ingénieux selon Love, que prétendait ten-
ter M. Junius Black. J'avais oublié ce personnage, et son nom me
frappa désagréablement, surtout parce que Love le défendait contre
les dédains scientifiques de son frère. Ils en parlèrent comme de leur
commensal accoutumé, mais sans que je pusse savoir où il était en
ce moment et pourquoi il ne se trouvait pas avec eux. Je n'avais pas
pensé à m'enquérir de lui à Bellevue. Peut-être y était- il resté, fixé
aux précieuses collections comme un papillon à son épingle.
Pendant huit jours entiers, je suivis ainsi la famille Butler en pro-
JEAN DE LA ROCHE. 293
menade, toujours chargé comme un mulet et toujours attaché aux
pas du jeune homme. J'échangeais pourtant chaque jour quelques
mots avec Love, qui me plaisantait sur ce qu'elle appelait mon hu-
meur noire. Quand elle parlait de moi dans sa langue avec son frère,
elle disait que mes raisonnemens et mon amour conjugal l'intéres-
saient; mais elle prétendait avoir une préférence pour François,
dont l'humeur insouciante et les lazzis rustiques la tenaient en gaité.
Hope ne me parlait jamais que pour me donner des ordres, ou pom-
me prier d'un ton poli et bref de ne pas le toucher. M. Butler était
toujours la douceur et la bonté même. Il ne paraissait pas me distin-
guer des autres guides, et il nous parlait à tous trois du même ton
paternel et bienveillant.
Au bout de ces huit jours, durant lesquels, de neuf heures du
matin à sept heures du soir, je ne perdais pas de vue un mouve-
ment de Love, je fus bien convaincu qu'eHe n'avait pas eu une pen-
sée pour moi, puisqu'elle ne s'avisa pas une seule fois de remarquer
ou de faire remarquer ma ressemblance avec le malheureux qu'elle
avait connu. Je la vis toujours absorbée par l'étude de la nature, par
le soin de montrer à son père tout ce qu'elle pouvait trouver d'inté-
ressant, ou de le consulter pour le distraire de trop de rêverie. Quant
à son frère, elle me sembla ne plus s'en occuper avec inquiétude.
Elle avait pris toute confiance dans ma manière de l'escorter.
Un jour enfin, elle m'accorda tout à fait son attention, et elle dit
en anglais à son père que si je n'étais pas le plus divertissant des
trois guides auvergnats, j'étais à coup sûr le plus empressé, le plus
solide et le plus consciencieux. — C'est bien, répondit M. Butler, il
faudra lui donner à l'insu des autres un surcroit de récompense, à
ce brave garçon-là î
— Oui certes, je m'en charge, reprit Love. Je veux lui acheter
une belle robe pour sa femme, dont il est amoureux fou après cinq
ans de mariage. Savez-vous que c'est beau d'être si fidèle, et qu'il y
a dans ce paysan-là quelque chose de plus que dans les autres 1
— Eh bien! répliqua M. Butler, dites-lui de nous conduire de-
main dans sa maison, Yous serez bien aise de la voir, sa femme, et
peut-être saurez-vous leur dire à tous deux quelque bonne parole,
vous qui avez toujours de si bonnes idées dans le cœur!
•Love s'adressa alors à moi en français, et me demanda de quel
coté je demeurais. J'étais un peu las de feindre. J'échangeai un re-
gard avec François, et il répondit pour moi que, je ne demeurais
pas dans le pays même. Et puis, averti par un second coup d'œil, il
rompit la glace, ainsi que nous étions convenus de le faire à la pre-
mière occasion. — Mon cousin Jacques, dit- il en me désignant,
demeure du côté du Vélay, dans un endroit que vous ne connaissez
peut-être pas, et qui s'appelle La Roche.
29â REVUE DES DEUX MONDES.
— La Roche-sur-Bois? demanda Love avec une certaine vivacité.
— Oui, répondis-je. Est-ce que vous êtes de par là? Peut-être que
vous avez entendu parler du propriétaire des bois où je travaille
quelquefois, quand je ne viens pas chercher de l'ouvrage par ici,
M. Jean de La Roche? Connaissez- vous ça?
— Oui, répondit brièvement Love en attachant sur moi le premier
regard que j'eusse encore pu surprendre ou obtenir d'elle.
Et elle resta interdite, comme Si pour la première fois elle s'avisait
de la ressemblance.
— Eh bien! qu'est-ce que vous avez, ma chère? lui dit en anglais
M. Butler en me regardant aussi.
— Vous ne trouvez pas, répondit Love, que cet homme a les
mêmes yeux et le même front,... et aussi quelque chose du sourire
triste de notre pauvre Jean?
Elle se détourna vite; niais je sentis sa voix émue, et ses paroles
entrèrent dans mes entrailles comme une flèche.
— Je crois que vous avez raison, répondit M. Butler. J'y avais déjà
pensé vaguement, et à présent je ne trouve rien là d'extraordinaire.
— Pourquoi? reprit Love avec animation.
— Parce que... mon Dieu, ma chère, vous n'êtes plus un enfant,
et on peut vous dire cela. Le père de notre pauvre ami était jeune
et un peu trop... comment vous dirair-je?... un peu trop jeune pour
sa femme, qui était modeste en ses manières et contenue dans sa
jalousie. 11 courait un peu les environs, et l'on dit que beaucoup de
villageois de ses domaines ont un air de famille... Voilà du moins
ce qui se voit dans plusieurs localités seigneuriales, et ce que
M. Louandre m'a raconté en me disant qu'avant et même depuis la
mort de son mari, la pauvre comtesse de La Roche avait vécu dans
les larmes d'une jalousie muette et inconsolée. Et c'est pourquoi,
chère Love, autant vaut rester fille, comme vous l'avez résolu, que
de se jeter dans le hasard des passions.
— Oui, reprit Love en s' asseyant au bord d'un beau réser\^oir
d'eau de roche, où bondissaient des truites brillantes comme des
diamans; je vois, par l'exemple de ce paysan jaloux de sa femme,
que la passion peut troubler même le mariage, et par ce que vous
m'apprenez des chagrins de la pauvre comtesse, je vois aussi que le
veuvage et la solitude ne guérissent pas de ces déchiremens-là. •
Elle prononça ces mots avec une tristesse qui me frappa. J'étais
fort ému de la révélation que M. Butler venait de me faire des causes
de l'étrange abattement où j'avais vu ma pauvre mère vivre et mou-
rir, et en même temps je croyais voir percer un regret dans les ré-
flexions de Love sur le veuvage du cœur. Nous étions auprès d'une
scierie de planches, au penchant d'une verte montagne boisée. Ces
usines rustiques sont très pittoresques dans les monts Dore. Celle-ci
JEAN DE LA. ROCHE. 295
était dans un site d'une rare poésie, et la famille y faisait halte pour
prendre sur l'herbe sa collation portative de chaque jour. INous étions
chargés de trouver à cet effet de l'eau de source et une belle vue, ce
qui n'était pas difficile, et nous servions nos voyageurs avec zèle;
mais aussitôt que tout était à leur portée, ils nous faisaient asseoir
tous trois assez près d'eux, et Love nous passait avec beaucoup de
soin et de propreté la desserte, qui était copieuse.
xVu moment où Love et son père s'entretenaient comme je viens
de le rapporter, François lui improvisait un siège et une table avec
des bouts de planches. Je feignis de tro.uver qu'il ne s*y prenait pas
bien, et je m'approchai d'elle pour voir l'expression de son visage;,
mais elle se détourna vivement, et il me sembla que, comme au
château de Murol, elle faisait un grand effort sur elle-même pour <
retenir une larme furtive. Quelques instans après, elle me regarda
en prenant de mes mains la petite corbeille qui lui servait d'assiette
pour déjeuner, et elle dit à son père en anglais : — Alors ce serait
là un frère de Jean? — Et, sans attendre la réponse, elle me de-
manda si j'avais connu le jeune comte de La Roche.
— Gomment donc ne le connaîtrais-je pas, répondis-je, puisque
je demeure à une lieue de chez lui? Mais il y a longtemps qu'il est
parti pour les pays étrangers.
— ■ Où il s'est marié?... reprit-elle vivement,
— Quant à cela, répliquai-je résolument, on l'a dit, comme on a
dit aussi qu'il était mort; mais il paraît que l'un n'est pas plus vrai
que l'autre.
— Gomment? s'écria-t-elle; qu'en savez-vous? Vous n*en pouvez
rien savoir. Est-ce qu'il a donné de ses nouvelles dernièrement?
— La vieille gouvernante du château, qui est ma tante, en a
reçu il n'y a pas plus de huit jours, et elle m'a dit : On nous a fait
des mensonges, notre maître n'a pas seulement pensé à se marier.
— Mon père, s'écria Love en anglais et en se levant, entendez-
vous? On nous a trompés! 11 vit, et peut-être pense-t-il toujours à
nous !
— Eh bien! ma fille,* dit M. Butler un peu troublé, s'il vit, grâces
en soient rendues à Dieu; mais, s'il n'est pas marié,... qu'en voulez-
vous conclure?
— Rien,... répondit Love froidement après une courte hésitation,
et, s' adressant à moi, elle m'ordonna d'aller chercher son frère.
J'eus en ce moment un accès de rage et de haine contre elle. Je
me dirigeai vers Hope, qui s'oubliait à causer avec les scieurs; je lui
dis fort sèchement qu'on l'attendait, et je m'enfonçai dans la forêt,
comme pour ne plus jamais revoir cette fille sans amour et sans pi-
tié, qui n'avait rien à conclure de ce qu'elle venait d'apprendre.
Mais François courut après moi; le brave homme savait tout mon
296 REVUE DES DEUX MONDES.
roman, que par le menu il m'avait bien fallu lui confier. — Où
allez-vous? me dit- il. Venez donc! elle parle de vous! elle veut
vous demander si M. Jean doit revenir bientôt de ses voyages. Elle
me Ta demandé, à moi ; mais, ne sachant pas ce que vous voulez
qu'on dise là-dessus, j'ai répondu que je n'en savais rien. J'ai dit
pourtant que je le connaissais, ce pauvre M. de La Roche, que je
m'étais souvent promené avec lui, et que j'avais entendu dire qu'il
avait eu depuis des peines d'amour pour une demoiselle trop fière
qui ne l'aimait pas. Enfin j'ai parlé, je crois, comme il fallait parler.
— Et qu'a-t-elle dit de cela, elle?
— Elle m'a demandé si je savais ou si vous saviez le nom de cette
demoiselle; à quoi j'ai dit non, et elle a paru tranquille.
— Eh bien! puisqu'elle est tranquille, laissons-la dans sa tran-
quillité! Ne répondez plus à aucune question, ne songez plus à me
servir. Je m'en vais, je retourne chez vous, et demain je pars.
— Non pas, non pas! s'écria François en me retenant; elle parle
très vivement de vous avec son frère. Je ne comprends pas ce qu'ils
se disent, mais j'entends votre nom à tout moment. Ils ont l'air de
se disputer. Il faut au moins que vous sachiez ce qu'ils pensent de
vous. Revenez, revenez vite, car, si vous partiez comme ça fâché,
elle pourrait bien se douter que c'est vous qui étiez là, et le père
pourrait bien à son tour se fâcher contre moi. Souvenez-vous que
vous m'avez juré que dans toute affaire je ne serais pas compromis,
et que ça me ferait grand tort dans mon état de guide, si on savait
que je me suis mêlé d'histoires d'amour.
François avait raison, et d'ailleurs ma fierté se révoltait à l'idée
que l'on pouvait me deviner après m' avoir dédaigné si. ouvertement.
Je revins après avoir cueilli des fruits de myrtile, que M. Butler
aimait beaucoup, et il me remercia en disant : Cet excellent garçon
pense à tout! Vraiment, on voudrait l'avoir à son service! Jacques,
quand vous voudrez travailler chez moi, je ne demeure pas très loin
de votre endroit, vous n'avez qu'à venir; vous serez bien reçu!
— Oui, oui! ajouta Love; qu'il vienne, et qu'il amène sa femme!
J'ai grande envie de la connaître.
Je m'imaginai qu'en disant cela, elle avait une intention mali-
cieuse et qu'elle m'avait reconnu, car il y avait sur ses lèvres je ne
sais quel mystérieux sourire qui me fit trembler de la tête aux pieds.
Je regardai Hope : il ne prenait pas garde à moi, et il avait l'air de
bouder sa sœur, qui, peu d'instans après, lui fit des caresses, et
réussit à l'égayer sans paraître songer à me questionner sur le re-
tour prochain ou possible de Jean de La Roche.
George Sand.
( La quatrième partie au prochain n». )
LA
FRANCE ET L'ANGLETERRE
A MADAGASCAR
LA REINE RANAVALO ET LA SOCIETE MALGACHE.
Three Visits to Madagascar durîng the years 1853, i854, i856, etc., by William Ellis, London
1858. — II. Madagascar possession française depuis 1642, par M. Barbier du Bocage, 1858. —
III. Rapport sur la colonisation de Madagascar, par M. Bonnavoy de Préraot, 4836.
La grande île de la mer des Indes, dépendance naturelle du conti-
nent africain, se montre, comme lui, opiniâtrement rebelle à l'inva-
sion étrangère. Aux persévérans efforts de l'Europe, elle oppose la
longue ligne de ses sombres forêts, les deltas marécageux de ses
fleuves, l'inimitié ou la circonspection de ses habitans. L'Angleterre,
partout ailleurs si heureuse, y a vu presque entièrement échouer
jusqu'ici les plus habiles tentatives de sa politique. La France y a
planté son drapeau au temps où, avec Richelieu et Golbert, elle était
colonisatrice; aujourd'hui même, elle y conserve des droits que,
tous les cinquante ans, elle renouvelle : c'est ainsi qu'en 1840 notre
artillerie a tonné sur ses rivages pour saluer dans une nouvelle prise
de possession le nom et les couleurs delà France. Vaine formalité!
Madagascar s'appartient à elle-même. Les Antilles, les îles de
rOcéanie, Java, Bornéo, les archipels situés sous l'équateur ont vu
leurs rivages occupés, leurs chaînes intérieures pénétrées par la
Hollande, l'Espagne, la France, l'Angleterre, tandis que Madagascar,
298 REVUE DES DEUX MONDES.
exclusive et fermée, défie la conquête européenne ; ses habitans, et
faut-il les en blâmer? ont réussi à écarter les envahisseurs. En cela
même consiste l'originalité du spectacle que nous présente la grande
île : ailleurs nous avons entendu les bruits de la civilisation débor-
dant comme une marée montante, nous avons vu le malheureux sau-
vage se débattre entre le fusil du squatter et la Bible du missionnaire,
presque autant épouvanté des austérités prêchées par celui-ci que
des coups portés par celui-là. Ici au contraire nous sommes en pré-
sence d'une société grossière, peu cultivée, parfois cruelle, mais
originale, personnelle, n'ayant presque rien emprunté à l'Europe,
pleine de méfiance à son égard. Si le sang coule, c'est entre Hovas
et Sakalaves, sans que les blancs aient été mis en tiers dans la que-
relle, et il est presque aussi difficile de pénétrer dans Atanarive, la
capitale de la reine Ranavalo, que d'arriver jusqu'à Yédo ou à
Pékin.
Visiter Atanarive était le but que se proposait le révérend William
Ellis, et pour l'atteindre il a fallu, de 1853 à 1856, que le persévé-
rant voyageur s'y reprît à trois fois. Ce missionnaire, qui a long-
temps évangélisé la Polynésie, y a laissé, et particulièrement aux
Sandwich, de vifs et bons souvenirs. Était-ce seulement le soin d'in-
térêts religieux et commerciaux qui cette fois le guidaient et lui fai-
saient rechercher avec tant d'insistance son admission à la cour hova?
Il semble permis d'en douter; mais, alors même que le missionnaire
voyageur n'aurait pas cru devoir mettre le public dans la confidence
complète des négociations qui pouvaient lui être confiées, sa relation
telle qu'il nous l'a donnée n'en est pas moins très intéressante : elle
nous transporte au cœur de l'île, oflrantàla fois un spectacle curieux
et un nouveau sujet d'étude sur des races assez différentes de celles
que nous avons vues jusqu'ici; elle nous permet de nous arrêter en-
core au grand problème de l'avenir et de la destinée des peuples
sauvages; enfin elle nous fournit, au milieu des détails de la narra-
tion, d'utiles élémens pour rechercher quelle part d'influence peut
être réservée sur cette terre hostile à la France et à l'Angleterre.
I.
M. William Ellis quitta l'Angleterre en avril 1853. Au cap de
Bonne-Espérance, il s'adjoignit un compagnon de voyage, M. Camé-
ron, missionnaire comme lui, auquel un long séjour dans l'île avait
rendu la langue malgache familière, et tous deux débarquèrent, au
mois de juin suivant, à Port-Louis, capitale de Maurice. Voici quel
était à ce moment l'état de Madagascar. Vers 1816, le chef hova
Radama avait réussi à dominer la plupart des tribus indépendantes
LA FRANCE ET L ANGLETERRE A MADAGASCAR. 299
qui Sve partageaient l'île; puis il avait conclu avec l'Angleterre un
traité par lequel il abolissait la traite, et admettait les missionnaires
à la condition qu'on lui servirait une subvention annuelle en armes
et en munitions. L'Angleterre exerçait ainsi un véritable protectorat
et semblait près d'hériter de l'ancienne influence française; mais de
grands changemens n'avaient pas tardé à survenir : Radama était
mort en 1828, et c'était une de ses onze femmes, la reine Ranavalo,
qui s'était saisie du pouvoir à la suite d'une révolution de palais.
Cette espèce de Catherine II malgache avait déployé une énergie re-
marquable, comprimant les insurrections, étendant les conquêtes de
son prédécesseur, fermant son île. En 1835, elle chassa les mission-
naires anglicans et persécuta les chrétiens; en 1843, elle expulsa
tous les étrangers qui ne voulurent pas se reconnaître sujets mal-
gaches. La France et l'Angleterre crurent devoir intervenir : on sait
quelle fut la triste issue de l'expédition de Tamatave. A partir de ce
moment, la reine adopta un système d'isolement complet, au grand
détriment du commerce de Bourbon et de Maurice, qui s'approvi-
sionnait à JMadagascar de riz et de bétail. Tel était l'état des choses
en 1853, lorsque les deux missionnaires tentèrent de pénétrer jus-
qu'à la résidence royale. Ils se proposaient d'obtenir la remise en
vigueur des traités de commerce, de demander l'ouverture d'un
port et de régler quelques intérêts religieux. Ils étaient encore char-
gés, a-t-on dit, de prémunir la reine contre les craintes d'une agres-
sion française ; mais la relation du révérend Ellis ne permet pas de
juger de l'exactitude de cette assertion. Ils prirent passage sur un
des petits bâtimens de 60 à 80 tonneaux qui font le service de l'ar-
chipel africain, et après une assez rude traversée, car la mer con-
serve jusqu'à la hauteur du canal de Mozambique les grosses lames
du cap des Tempêtes, ils se trouvèrent en vue de Tamatave.
La ville, entourée de falaises et de montagnes, est bâtie dans une
dépression du terrain. Ses maisons de bois et de chaume se détachent
du fond sombre et triste des hauteurs voisines au milieu de bou-
quets verdoyans de cocotiers, de pandanus et d'autres arbres d'es-
sence tropicale. Non loin d'une vaste i)âtisse qui sert de douane et
au pied du fort qui protège le mouillage étaient dressées treize lon-
gues perches, à l'extrémité desquelles se balançaient des crânes
humains; c'était un souvenir du débarquement an glo- français de
18/i5.
A peine le petit bâtiment avait-il franchi la ligne de récifs qui pro-
tège la rade contre la haute mer et pris place au mouillage, qu'un
canot se détacha de la côte; il était monté par quelques hommes
vêtus de grandes tuniques blanches maintenues à la ceinture par
une écharpe. Le lamha^ sorte de manteau indigène, retombait en
SOO REVUE DES DEUX MONDES.
plis amples sur leurs épaules ; ils ne portaient ni bas ni souliers, et
étaient coiffés de chapeaux en jonc tressé aux larges rebords. Un
officier, suivi de son secrétaire, monta sur le pont; c'était le maître
du port. Il s'enquit du nom du bâtiment, du chiffre de son équipage
et de l'objet de sa visite. Ce Malgache s'exprimait en anglais; il
avait fait partie d'une ambassade envoyée en Europe en 1837, et se
trouvait avoir visité la France et l'Angleterre. Il se mit à causer fa-
milièrement, demandant des nouvelles de la politique et des théâtres;
il prévint les visiteurs qu'il n'y avait pas grand espoir que la reine
se départît de ses mesures rigoureuses tant qu'on ne lui paierait pas
une indemnité pour l'attaque de 18Zi5, et il insista sur l'injustice
qu'il y avait de la part de nations étrangères à assaillir un peuple
parce qu'il prétendait faire prévaloir ses lois sur son territoire. Quant
à une adresse que les négocians de Maurice avaient rédigée pour la
reine Ranavalo, il ne pouvait pas s'en charger, cela regardait un offi-
cier spécial. En effet, cet officier, prévenu de l'incident, se présenta
à bord, donna de l'adresse un reçu en langue malgache, et avertit
que, pour l'envoyer à Atanarive et recevoir la réponse, c'était une
affaire de quinze à seize jours ; le gouverneur de la ville pouvait seul
décider s'il convenait, dans l'intervalle, d'autoriser les communica-
tions du schooner avec la côte. Le lendemain, un pavillon blanc hissé
sur la douane fit connaître que cette autorisation était accordée, et
nos missionnaires purent débarquer.
A terre, ils furent traités fort amicalement. Leur ami, le maître du
port, les conduisit à sa demeure, grande et solide construction indi-
gène longue de cinquante pieds, haute de vingt à trente, entourée
d'un vaste enclos consacré à diverses cultures, au milieu desquelles
se dressent des étables et des huttes d'esclaves. La façade, sur la-
quelle s'ouvrent une porte et une série de fenêtres symétriques, est
entourée d'un banc et ombragée par un large verandah. Les parois,
faites de planches bien jointes, sont tapissées intérieurement par une
sorte de tissu tressé avec une plante ; darft un coin se trouvait un
bois de lit à pieds recouvert de nattes, dans les autres des ustensiles
de cuisine, des sacs de riz, des armes indigènes et européennes; au
centre une table assez bien façonnée, sur laquelle étaient disposés
des rafraîchissemens ; enfin çà et là des sièges faits de nattes en
forme de divans carrés. Plusieurs femmes étaient occupées dans di-
verses parties de cette vaste pièce; elles disparurent à l'entrée des
visiteurs. On s'assit, et la conversation venait de s'engager, lors-
qu' entra un nouveau personnage suivi de son cortège. C'était un
homme grand et fort de cinquante à soixante ans, dont la physiono-
mie rappelait entièrement le type des insulaires de la mer du Sud.
Il était vêtu d'une belle tunique en forme de chemise à collet et à
LA FRANCE ET l' ANGLETERRE A MADAGASCAR. 301
poignets rabattus, recouverte d'un large lamha de soie composé de
bandes écarlate, rouge œillet et jaune, avec des franges également
diversifiées. Il n'avait pas de chaussures, et portait une casquette
bleue avec une visière à filet d'argent et à lacet d'or. Deux de ses
gens étaient armés, l'un d'un grand sabre de cavalerie, l'autre d'une
lame étroite et courte. Ce personnage était Rainibehevitra , ce qui
veut dire le père des grandes pensées j chef-juge de Tamatave, dou-
zième honneur et le second en dignité dans la ville. Il tendit ami-
calement la main aux étrangers, excusa le gouverneur de n'avoir pu
venir en personne, s'assit et prit part à la conversation, tandis que
ses gens se groupaient respectueusement à l'écart, à l'exception ce-
pendant de l'un d'entre eux que les devoirs de sa charge retenaient
auprès du maître, et qui remplissait un assez singulier office. On
s'était remis à parler chemins de fer, marine à vapeur, télégraphie
électrique, car l'esprit de ces insulaires est fort curieux et beaucoup
plus ouvert que nous ne sommes portés à le croire, quand, sur un
signe presque imperceptible du père des grandes pensées ^ le ser-
viteur allongea avec dextérité un petit bambou long d'un pied, large
d'un pouce, bien poli et orné d'anneaux, après en avoir préalable-
ment détaché un couvercle retenu à l'une des extrémités par des fds
de soie. Le chef-juge prit le cylindre, versa dans la paume de sa
main une petite quantité d'une poudre jaunâtre, et, par un geste ra-
pide, la fit passer sur sa langue sans toucher ses lèvres. C'était un
mélange de tabac, de sel et de cendres d'herbes, qui est en grande
faveur auprès des gens de toutes conditions. On ne fume pas à Mada-
gascar, mais il n'y a pas un dignitaire qui n'ait dans son cortège un
serviteur chargé de lui présenter ce mélange, et les pauvres gens,
les plus misérablement vêtus , portent suspendu sur leur poitrine le
précieux bambou.
Nos missionnaires furent autorisés à descendre chaque jour à terre,
à la condition de retourner le soir à bord, et ils profitèrent de la per-
mission pour visiter en détail Tamatave, dont, outre leurs amis indi-
gènes, deux Français fixés en cet endroit, MM. Provint et de Lastelle,
se plurent à leur faire les honneurs. La ville, qui compte environ
trois mille âmes, a un aspect assez chétif; les demeures, à l'excep-
tion de celles des dignitaires et de quelques résidens étrangers, sont
généralement misérables. La plupart des habitans appartiennent,
ainsi que ceux de ce littoral, à la tribu betsimasaraka, race robuste
et laborieuse, qui fournit en grand nombre des artisans et des labou-
reurs. Ils sont dominés par les Hovas, qui, débordant des montagnes
de l'intérieur vers le commencement de ce siècle, se sont répandus
en conquérans sur les rivages. Ceux-ci déploient beaucoup d'activité,
d'énergie, et exercent une autorité despotique. Ils ne répugnent pas
302 REVUE DES DEUX MONDES.
au commerce, et se plaignaient de ce que le riz et le bétail étaient
tombés à vil prix par suite de l'interruption des relations extérieures.
Les Américains avaient hérité du ct)mmerce anglais et français; mais
le chiQVe de leurs affaires était insuffisant, parce que les États-Unis
fournissent en abondance les mêmes produits que l'île.
Toute la population de cette côte , vainqueurs et vaincus , semble
intelligente et industrieuse; il n'est pas rare de voir des indigènes
parlant l'anglais ou le français ; la plupart aiment à s'entretenir de
l'Europe et de l'Amérique; quelques-uns déplorent l'expulsion des
missionnaires , la fermeture des écoles et la proscription du chris-
tianisme, que Ranavalo a essayé d'étouffer dans le sang, ce qui n'em-
pêche cependant pas son fils, le prince royal, Rakotond-Radama, de
témoigner un grand penchant pour cette religion. Les découvertes
modernes, les notions scientifiques, ne sont pas sans attrait pour ces
hommes encore primitifs, et un des amis indigènes de M. Ellis ren-
dit à l'histoire naturelle un service signalé en aidant le voyageur à
se procurer un échantillon de V ouvirandra fenestralis ^ autrement
appelée plante à treillis et feuille à dentelle.
Cette plante , qui est particulière à Madagascar, où elle ne croît
qu'en certains lieux, n'était guère connue encore que par des des-
sins. M. Ellis, qui est un amateur passionné d'histoire naturelle,
avait inscrit ce desideratum sur son programme, et comptait bien
rapporter au moins comme bénéfice de son expédition quelque spé-
cimen du rare végétal. A peine eut-il mis le pied sur le sol malgache
qu'il s'enquit de la plante, présentant aux indigènes un dessin qu'il
avait copié sur les planches jointes à la relation de l'amiral Dupetit-
Thouars; mais les uns ne l'avaient jamais vue, les autres préten-
daient qu elle croît dans des lieux inaccessibles. Enfin un des hôtes
du missionnaire mit à sa disposition un indigène qui, après quelques
jours de recherches, vint annoncer qu'il avait trouvé Y ouvirandra
sur un petit cours d'eau, mais que les crocodiles étaient en ce lieu
si abondans qu'il y aurait grand danger à l'aller quérir. Ce ne pou-
vait pas être là un obstacle sérieux, et peu après M. Ellis avait en sa
possession le plant tant désiré. C'est une racine aquatique large de
deux doigts , enfermée dans un petit sac brunâtre , et dont la sub-
stance blanche et charnue peut donner, rôtie, un bon aliment. Elle
projette dans toutes les directions, à fleur d'eau, ses feuilles gra-
cieuses et légères, longues de neuf à dix pouces, découpées comme
une dentelle et passant, selon le degré de leur croissance, par toutes
les nuances, depuis le jaune pâle jusqu'au vert foncé. Sur l'eau,
Y ouvirandra forme un cercle de deux à trois pieds de diamètre,
fermé par des feuilles d'un vert olive, tout rempli de feuilles diverses
de grandeur et d'éclat, et d'où s'échappent des tiges flexibles termi-
LA FRANCE ET L ANGLETERRE A MADAGASCAR. 303
nées par une fleur double. Le voyageur eut la joie de transporter sa
plante saine et sauve à Maurice, de l'y conserver vivante, et c'est à
la persévérance de ses soins que sont dus les beaux pieds d'ouviran-
dra que nous avons pu admirer dans Begent's-Park et Crystal-Pa-
lace.
Au bout de quinze jours, la réponse de la reine arriva : sa majesté
demandait comme indemnité pour l'affaire de Tamatave 15,000 dol-
lars. A ce prix, elle consentait au renouvellement des relations de
commerce. Ce premier point fut seul obtenu; la reine n'avait répondu
sur le reste que d'une façon évasive, sans ôter cependant aux Euro-
péens toute espérance de pouvoir par la suite pénétrer dans l'inté-
rieur. En attendant le moment favorable à cette nouvelle expédition,
le petit bâtiment remit à la voile, passa sous le cône massif de Bour-
bon, et ne tarda pas à voir se dessiner dans le lointain les riantes
vallées, les montagnes verdoyantes, «les blanches villas qui enve-
loppent Port-Louis. Notre ancienne colonie allait, durant plusieurs
mois, retenir le missionnaire, et nous nous arrêterons avec lui dans
cette île, qui, au milieu de l'activité que lui ont imprimée ses nou-
veaux maîtres, conserve bien des traits encore de sa physionomie
française.
IL
La capitale de l'ancienne Ile-de-France s'élève sur les bords d'une
baie enfermée de trois côtés par des montagnes que domine le Pouce,
piton haut de 2,800 pieds. Son port vaste et sûr est protégé par une
citadelle placée au sommet d'un cap escarpé. L'aspect des quais,
des constructions, de l'hôtel du gouvernement, vus de la mer, est
imposant. A droite et à gauche s'étendent comme deux villes dis-
tinctes le camp des coolies et celui des créoles ; les premiers sont
des Indiens amenés de la côte de Malabar, les autres des hommes
de couleur de toute nuance venus d'x\frique et de Madagascar, es-
claves affranchis et fils d'esclaves. Le quartier àQ^ coolies est signalé
au loin par une espèce de coupole et de minaret, et les huttes des
créoles s'échelonnent en amphithéâtre au milieu de la verdure. On
ne compte pas moins de dix mille Indiens à Port-Louis, et ce n'est,
à ce qu'il paraît, que la huitième partie de ce que l'île entière en
contient. Ces hommes sont industrieux, durs au travail, mais ils
vivent à part sans se laisser pénétrer par les habitudes étrangères;
les ministres anglicans n'obtiennent au milieu d'eux aucun succès, et
c'est en vain qu'on a voulu plier leurs enfans à l'éducation anglaise.
La population de Port-Louis, qui ne s'élève pas à moins de soixante
304 REVUE DES DEUX MONDES.
mille âmes, est une des plus bigarrées du monde entier. Les quais,
les grands magasins, les quartiers populeux présentent dès l'aube
un spectacle tout particulier de variété et d'animation. Là se mêlent
et se pressent Arabes, Persans, Bengalis, Chinois, marchands de
Mascate et de Bombay, de Tranquebar, de Pondichéry, de Madras,
dç Calcutta, de Canton, de Singapore, acheteurs et vendeurs anglais
et français, miliciens anglais, policemen vêtus comme ceux de Lon-
dres, à l'exception d'une coifl'e blanche qui protège leur tête contre
les ardeurs du soleil, agens de la police indienne en turbans, en
robes blanches serrées par des ceintures bleues. Des colporteurs
arabes et indiens, des créoles noirs et jaunes portant sur leur tête
de grandes corbeilles, des Chinois avec leurs marchandises, fruits,
légumes et gibier, suspendues à une longue perche et se balançant
en équilibre sur leurs épaules, sollicitent les acheteurs par des cris
où toutes les intonations, t£>us les vocabulaires sont représentés,
mais où cependant le français domine, car les créoles en ont retenu
l'usage et l'ont transmis à beaucoup de nouveau -venus. C'est ainsi
que sur les boutiques, où ils débitent toute sorte de menues mar-
chandises, la plupart d'entre eux ont placé des enseignes françaises,
qui à la vérité ne sont pas toujours d'un style irréprochable, et où
le mot petit, affectionné des noirs, revient fréquemment : Au Petit
Fashionable, au Petit Cosmopolite. Au-dessus de la porte d'un mar-
chand de tabac, on lit au Petit Elégance -, un ferblantier, dont la
boutique n'a pas six pieds carrés, a écrit à la fois sur la porte et sur
la fenêtre au Petit Espoir^-, un marchand de confections, au Temple
des Douces] d'autres, à Bon Diable, à Pauvre Diable-, un mercier,
à la Grâce de Dieu, et un parfumeur à la sainte Famille, Les noms
des domestiques de couleur ne sont pas non plus sans une certaine
originalité : ils s'appellent Aristide, Amédée, Adonis, Polydore, et
les femmes Cécile ou Uranie. Paul et Virginie sont aussi des noms
très répandus, car la touchante fiction de Bernardin de Saint-Pierre
est devenue à l'Ile-de-France une vivante réalité. Dans le nord de
l'île, au-delà du piton de la Découverte et du quartier des Pample-
mousses, où est aujourd'hui planté un jardin qui est peut-être le plus
riche et le plus beau du monde entier, dans lequel les arbustes et
les fleurs de l'Afrique, de la Chine, de l'Inde, de l'archipel asiati-
que, de l'Australie, de l'Amérique du Sud, viennent également bien
et charment à la fois le regard, une longue allée de palmiers et de
lataniers mène au rivage où la tradition veut que Virginie soit reve-
nue mourir. Au large se montrent l'île d'Ambre et la passe du Saint-
Géran. Une anse du rivage s'appelle la baie des Tombes, parce que
c'est là, dit-on, que les deux amans furent ensevelis, et dans un pe-
tit jardin, sur le bord d'un ruisseau, sous un groupe de bambous
LA FRANCE ET l' ANGLETERRE A MADAGASCAR. 305
que le vent balance, deux larges pierres sépulcrales surmontées
d'urnes funéraires sont appelées les tombes de Paul et de Virginie.
Plus d'un étranger va faire ce pèlerinage; par malheur, ce qui dé-
poétise un peu ces souvenirs, c'est que quand le visiteur, l'esprit
plein d'émotion et de recueillement, se présente pour rendre hom-
mage à l'une des plus touchantes créations de l'imagination hu-
maine, un gardien, allongeant la main, demande : Sir^ six pence if
yoîi pleasel
Un des endroits les plus intéressans où le visiteur puisse s'arrê-
ter à Port-Louis est le cimetière situé sur un terrain bas, en dehors
de la ville, près de l'entrée méridionale du port; il se prolonge jus-
qu'au bord de la mer par une longue avenue de filao, sorte de cyprès
élancé et maigre dont les feuilles produisent, au moindre souffle de
vent, un bruit triste et monotone. Là, des hommes de tous les pays,
de toutes les conditions, de toutes les couleurs sont venus prendre
leur sépulture, et au milieu des monumens de tous genres, en gé-
néral bien entretenus et surmontés de vases d'où débordent les
fleurs, et surtout l'amarante, on peut çà et là, sur quelques pierres
à demi usées par le temps, lire une épitaphe et uri nom qui rappel-
lent la France.
C'est aussi l'architecture française qui prévaut dans la ville pour
les habitations de la classe aisée; les maisons, protégées par des ve-
randahs ou des ouvrages en treillis, sont de pierre colorée en jaune
et forment des rues bien alignées, arrosées par des courans d'eau
fraîche et ombragées par des arbres des plus rares essences tropi-
cales. De loin en loin s'ouvrent quelques jardins où la passion des
habitans de l'Ile-de-France pour les fleurs se manifeste par d'admi-
rables produits. Non loin du lieu de débarquement se tient le mar-
ché, véritable bazar où sont accumulés lés produits du monde en-
tier. Il occupe deux larges carrés recouverts et coupés chacun par
une grande rue. Dans l'un sont accumulés les fruits, les végétaux,
les oiseaux les plus variés et les plus riches de la création , tous
les légumes, ceux de France, de l'Inde et du Chili. Les marchands
sont généralement des coolies ^ on les voit accroupis à terre ou per-
chés sur des tabourets, les jambes croisées. Dans le même marché
se vendent encore les ouvrages de cuivre, de vannerie, les meu-
bles, la coutellerie, la mercerie, l'orfèvrerie, la parfumerie. En face,
dans l'autre marché, on trouve le pain, le poisson, les crustacés, la
viande; les bouchers sont Indiens, à l'exception des marchands de
chair de porc, qui sont Chinois. Ce bazar, surtout le matin, est en-
combré d'acheteurs. Un autre spectacle, également curieux par sa
diversité, est celui que donne la société d'agriculture des arts et
sciences de Maurice dans son exposition annuelle, qui se tient ordi-
TOitE *X1V. * 20
306 EEVUE DES DEUX MONDES.
nairement à la fin de l'hiver, en septembre. On y voit tous les pro-
duits, .depuis les machines anglaises jusqu'aux ouvrages délicats en
fibres et en feuilles de cocotier qui sortent des mains des Japonais,
des Gochinchinois et des insulaires de l'Océanie; mais le principal
objet du commerce de Maurice, celui qui en fait la richesse, c'est le
sucre : cette petite île n'en exporte pas moins de 220 millions de
livres par an; c'est la cargaison de trois cents bâtimens de 500 ton-
neaux.
Les quartiers malabar, chinois et créole ont une physionomie tout
à fait dilTérente de la ville principale. Les maisons et les boutiques
y sont généralement de bois ; les vastes magasins y sont remplacés
par des échoppes où se vendent au détail toute sorte de marchan-
dises. Les coolies sont en possession d'un grand nombre d'indus-
tries; cependant les Chinois commencent à leur faire concurrence,
et ils ont pris déjà le monopole de l'ébénisterie. Le marchand chi-
nois est bien plus actif, bien plus empressé que le marchand mala-
bar : celui-ci se tient indolemment assis, les jambes croisées, au
milieu de sa boutique; autour de lui, les marchandises s'amon-
cellent en pyramides, et pour servir ses chalands, la plupart du
temps il n'a qu'à saisir, sans se lever, les objets à portée de sa main.
Il n'est pas absolument rare de voir un de ces indolens vendeurs
répondre à la demande d'un article : « Là-haut, dans cette pile;
mais il fait trop chaud pour l'y aller prendre. » Les tailleurs et les
cordonniers coolies travaillent accroupis et se servent de leurs or-
teils pour tenir l'étoffe ou le cuir avec une étonnante dextérité.
Tous les hommes de cette race travaillent assis ou couchés; il n'y
a pas jusqu'aux scieurs de pierre qui ne fassent leur besogne accrou-
pis, et il semble que les membres longs et flexibles de ces Indiens,
si différens des membres musculeux des créoles, aient sans cesse
besoin d'être repliés. Toutes les fois que les marchandises d'une
boutique ne craignent pas l'air, on est certain de voir le Malabar
s'installer à sa porte au milieu de ses paquets. De même beaucoup
d'autres s'ent vont par les rues exercer des industries nomades : le
barbier, muni de son rasoir, de ses ciseaux et d'un petit miroir, s'éta-
blit à l'ombre d'un mur ou sous une natte, si le soleil est vertical, et
rase ou coupe au milieu du cercle de ses cliens.
Sur les quais, dans les gares, aux portes des magasins, on retrouve
encore les coolies et les Chinois en concurrence; ils débarquent et
rangent les marchandises. Les premiers, qui ne vont guère que par
bandes, font entendre en travaillant un chant bas et monotone ; les
autres, plus robustes, n'interrompent jamais leur travail, même sous
le plus ardent soleil; ils vont et viennent sans bruit, n'échangeant
que de loin en loin entre eux un cri rauque et guttural.
LA FRANCE ET l' ANGLETERRE A MADAGASCAR. 307
Les grandes entreprises, les sucreries, les plantations sont entre
les mains des Anglais, de quelques Français et d'un petit nombre de
créoles. Parmi ceux-ci, il en est de fort intelligens, qui, sur cette
terre active et libre, sous la protection des lois et sans avoir beau-
coup à souffrir des préjugés de race, ont déployé en toute sécurité
leur intelligence, leur énergie, et amassé quelquefois de grandes
fortunes. De ce nombre était l'un des hôtes de M. Ellis, qui n'em-
ployait pas moins de trois cent soixante cultivateurs, et cet homme
de couleur déployait le plus grand zèle pour répandre au milieu
de ses ouvriers et de ses nombreux serviteurs coolies et créoles la
moralité et les sentimens religieux. Tous ces riches planteurs et
négocians ont aux environs de Port-Louis , à Roche-Bois , à Nou-
velle-Découverte, à Peter-Botte-Mountain, des villas et des cottages
délicieux avec des cascades, des jardins, des points de vue de toute
beauté, et semés sur le penchant des pitons volcaniques, au milieu
de la plus luxuriante végétation.
C'est dans un tel séjour et avec les nombreux amis qu'il s'y était
créés que le révérend Ellis attendait le moment de faire une nou-
velle tentative pour pénétrer dans Madagascar. Les négocians de
Maurice avaient promptement souscrit les 15,000 dollars réclamés
par Ranavalo, et l'un d'entre eux était parti avec M. Caméron pour
remettre cette indemnité à la reine. Les envoyés revinrent porteurs
d'une lettre de Rainikietaka, treizième honneur, officier du palais,
qui faisait savoir que la compensation offerte pour l'offense commise
par William Kelly et Romain-Desfossés, avec trois vaisseaux , était
acceptée, à la condition que l'administration de Maurice reconnaî-
trait que son argent ne lui conférait aucun droit ni sur la terre, ni
sur le royaume de Madagascar. Les Européens étaient prévenus qu'il
leur était interdit de prendre possession d'aucune place, d'aucun
port dans les limites de l'île, et d'acheter des produits dont l'ex-
portation était défendue. Les droits sur les objets importés et ex-
portés étaient fixés à 10 pour 100. A ces conditions, la réouverture
du commerce était accordée, et la reine consentait à ne pas rétablir
la traite et la vente extérieure des esclaves, supprimées par Radama.
La lettre contenait en outre ce passage ; <( ... Un certain Européen
français a pris possession d'un lieu à Ibaly, où il a élevé une mai-
son, un magasin, et dont il a fait un port pour les vaisseaux. Nos
officiers supérieurs ont été envoyés pour l'expulser et le renvoyer
par mer. Nous ne le tuerons pas, mais sa propriété sera confisquée
parce qu'il a pris possession d'un port, et nous ne promettons de
l'épargner que si lui-même ne tue aucun soldat, car alors ceux-ci
pourront le faire périr. Nous avons voulu vous prévenir de ce fait
pour que vous n'ayez pas à dire : Pourquoi, quand le commerce
308 REVUE DES DEUX MONDES.
vient d'être rouvert, détruisent- ils encore des propriétés d'Euro-
péens? »
Peu de temps après, en signe d'une entière bonne intelligence,
l'autorisation vint de faire enlever et d'enterrer les ossemens anglais
et français qui blanchissaient devant Tamatave. Ce furent les Fran-
çais de Sainte-Marie, prévenus les premiers, qui eurent le mérite
d'enlever ce hideux trophée et de rendre à nos compatriotes les
honneurs tardifs de la sépulture. Voyant les circonstances si favo-
rables, M. Ellis fit les préparatifs de son second voyage, et envoya
en mai 185Zi une lettre aux autorités d'Atanarive pour les informer
de l'intention dans laquelle il était de se rendre à Tamatave et de-
mander l'autorisation de visiter la capitale. Sur ces entrefaites, une
grande calamité s'était abattue sur Maurice : deux bâtimens trans-
portant de l'Inde des coolies avaient apporté avec eux le choléra.
Favorisé par de brusques changemens de température, il fit un nom-
bre de victimes considérable; souvent le chiffre en dépassait cent
par jour. Le tiers de la population avait quitté Port-Louis; tous les
véhicules avaient été mis en réquisition par la municipalité pour le
transport des cadavres; les magasins, les boutiques, à l'exception
de celles des droguistes et des pharmaciens, étaient fermées; les
journaux paraissaient imprimés seulement sur une page qui tout
entière était consacrée à donner les noms des principales victimes
et à indiquer des remèdes; les églises chrétiennes ne cessaient d'im-
plorer la miséricorde divine, et l'on voyait en longues processions
les Indiens et les Chinois porter de l'encens et des offrandes à leurs
idoles. Un fait très remarquable, c'est que le fléau épargna presque
complètement ces Asiatiques. Cependant ils étaient nombreux, en-
tassés, dans de mauvaises conditions de propreté et d'hygiène. Les
créoles comme les Européens tombèrent par centaines.
Ce fut au commencement de juin, dans un moment où le fléau
semblait vouloir sévir avec moins de rigueur, que le missionnaire
quitta de nouveau Maurice pour Madagascar.
III.
Quand le bâtiment qui portait le voyageur arriva en vue de Ta-
matave, un employé monta à bord, s'enquit de l'état sanitaire de
l'équipage, et signifia que jusqu'à nouvel ordre il fallait rester en
quarantaine. Au bout de huit jours, lorsqu'il fut bien constaté qu'au-
cun symptôme de choléra n'existait à bord, les communications avec
la terre furent autorisées, et le missionnaire eut la permission, que la
première fois il n'avait pas obtenue, de débarquer son bagage, après
LA FRANCE ET l' ANGLETERRE A MADAGASCAR. 309
cependant une visite préalable de la douane. Un Français, M. Pro-
vint, mit à la disposition de M. Ellis une jolie maison indigène, avec
son grand toit triangulaire , son verandah soutenu par des colonnes
de bois, ses fenêtres symétriques, et ses cloisons faites de plan-
ches bien ajustées. Cette habitation s'ouvrait sur une sorte de place
qui présentait dès le matin un spectacle de grande animation. De
jeunes filles esclaves, à la physionomie agréable et vive, les che-
veux tressés en petites nattes ou relevés en épais bandeaux, vêtues
de chemises blanches et de jupes de couleur, venaient, portant des
bambous longs de sept à huit pieds, chercher de l'eau à un puits
protégé par une margelle de bois. Elles puisaient le liquide avec
de larges cornes de bœuf, et repartaient avec leurs singuliers vases
en équilibre sur chaque épaule.
Le missionnaire fat traité avec une extrême bienveillance. Ses
anciennes connaissances se rappelaient à son souvenir par des pré-
sens de gibier et de volaille ; chacun témoignait du plaisir de le re-
voir, et, peu de jours après son débarquement, il fat convié avec
les autres résidens étrangers à un grand repas donné à l'occasion
de l'une des principales fêtes de Madagascar, le renouvellement de
l'année, qui est fixé dans l'île au solstice de juin., Dès le 2â, tous les
travaux cessèrent; les chefs et les officiers de Tamatave, en grand
costume, chacun accompagné de sa suite, se faisaient porter en
palanquin chez le gouverneur pour lui rendre leurs devoirs. Le peu-
ple avait revêtu ses habits de grande fête ; les hommes en lamhas
blancs, les femmes en jupes de couleur, leurs cheveux noirs tressés
en quantité de boucles et de nœuds , ce qui donne à leur physiono-
mie quelque chose d'un peu raide, s'en allaient par groupes de fa-
mille visiter leur parens et leurs amis, comme on fait en Europe.
Vers le soir, toute la population se mit à se baigner, puis des mil-
liers de torches de sapin s'allumèrent dans toutes les directions, à
un signal donné, disait-on, de la capitale. Le souverain allume le
premier feu, de proche en proche chacun l'imite, et une illumina-
tion immense couvre l'île entière. Le lendemain, on échangeait des
présens. M. Ellis ne fut pas oublié; il eut pour sa part quantité de
volailles et un quartier de bœuf entier, avec la peau et les poils, qui
lui était porté de la part des autorités. Enfin, quelques jours après,
eut lieu le repas qui devait terminer les fêtes. Les résidens étran-
gers et les fonctionnaires les plus élevés, vingt convives en tout,
hommes et femmes, car celles-ci ne sont pas séquestrées, avaient
été invités à la table du gouverneur ; mais comme celui-ci continuait
d'être malade, le chef-juge, père des grandes pensées^ avec lequel
nous avons fait précédemment connaissance , fut appelé à remplir à
sa place les fonctions de maréchal ou président du festin. A cinq
310 BEVUE DES DEUX MONDES.
heures et demie, les convives commencèrent à se présenter dans
leurs palanquins au lieu désigné ; une double file de soldats, une pièce
d'étolFe blanche suspendue aux reins, une écharpe de même couleur
sur leurs épaules nues, armés les uns de fusils, les autres d'épées,
i^ndaient les honneurs militaires; le chef-juge, à l'entrée de la
salle, recevait les convives, et une musique de fifres et de tambours
jouait les airs nationaux de Madagascar. Les dignitaires et les offi-
ciers étaient en costumes militaires, on ne saurait dire en uniformes,
car la plus grande diversité régnait dans leurs vêtemens, dont cer-
taines parties semblaient empruntées aux milices américaines, aux
gardes nationales françaises, aux soldats anglais. L'écarlate préva-
lait, et les épaulettes d'or ainsi que les plumes au chapeau sem-
blaient de rigueur. Tous, ils eussent été beaucoup mieux recouverts
de larges pièces d'étoffe et de lambas. De même les femmes por-
taient avec une gêne visible quelques oripeaux, débris attardés des
modes européennes. Le repas aussi était une imitation européenne;
une seule trace d'originalité consistait dans le service du jaka.
Une grande table était dressée avec nappe, assiettes, couverts, et
le nom des convives inscrit sur un morceau de papier à la place de
Chacun d'eux. Le missionnaire eut l'honneur de s'asseoir auprès de
la maîtresse de la maison, en face de deux officiers, dont l'un parlait
l'anglais et l'autre le français assez intelligiblement. On servit un po-
tage, des viandes, des volailles, comme on eût pu le faire à Bourbon
ou à Maurice. Seulement le milieu de la table était occupé par un
grand plat dans lequel était disposé le jaka. On appelle ainsi un
morceau de bœuf conservé depuis la fête précédente, c'est-à-dire
depuis un an, et coupé en petits morceaux. Manger ensemble le
jaka, c'est faire alliance et amitié pour l'année entière. Ce bœuf,
raccorni et desséché, avait un aspect noirâtre. Dès que chacun eut
pris place , le président du festin se leva , prononça un speech en
l'honneur de la souveraine, saisit délicatement avec deux doigts un
morceau du mets national, et fit circuler le plat. Chacun l'imita, et
on se mit à manger en silence et avec recueillement. Ensuite le re-
pas suivit son cours avec beaucoup d'animation et de vivacité. Il
touchait à sa fm, lorsqu' entrèrent deux esclaves qui s'assirent aux
pieds de la maîtresse de la maison et se mirent à préparer le café.
Puis on passa dans une pièce voisine, tapissée de papier français re-
présentant les victoires de Napoléon; un nouveau speech fut pro-
noncé au nom de la reine, après quoi on but des liqueurs à sa santé
dans des verres à patte. Le concert de tambours et de clarinettes
recommença. Enfin, vers les neuf heures, chacun remonta dans son
palanquin.
En retour de tant de bons procédés, le missionnaire laissait sa
LA FRANCE ET l' ANGLETERRE A MADAGASCAR. 311
porte ouverte : aussi du matin au soir sa maison ne désemplissait
pas de visiteurs. On y parlait l'anglais, le français, le malgache;
beaucoup s'exerçaient à lire, à écrire; les volumes et les journaux
illustrés avaient le plus grand succès : c'était à qui contemplerait,
dans les numéros de Y Illustrât ed London Neivs, la reine Victoria,
lord Palmerston ou les funérailles du duc de Wellington. On sollici-
tait aussi de l'Européen des consultations médicales, car la petite
caisse de médicameus dont il était muni lui donnait un air de grand
docteur, et il fallait qu'il soignât des fièvres, des maux de tête, et
que de temps à autre il arrachât une dent. En échange, on lui en-
seignait la vertu des herbes médicinales contre les piqûres des
mille-pieds, des scorpions et des autres bêtes venimeuses qui abon-
dent à Madagascar. Ce qui mit le comble à la popularité du mis-
sionnaire, ce :fut l'heureux emploi qu'il fit de son appareil photo-
graphique. Quand cette machine étrange avait passé par les mains
de la douane, elle avait excité une extrême curiosité; ce fut bien
autre chose lorsque, fappareil installé par un beau jour, un des as-
sistans fut invité à se placer en face. C'était un homme qui portait
un signe sur la joue. L'expérience achevée, chacun se précipita pour
contempler le résultat : l'image était venue à merveille. Quand on
vit cette figure si ressemblante, avec son signe particulier, ce fut un
cri unanime de joie et d'admiration. Tous voulaient avoir de même
leur ressemblance prise par le soleil : les femmes couraient chercher
leur peigne et de petits miroirs pour s'ajuster, les hommes tiraient
des coffres leurs plus somptueux lambas écarlates ou jaunes ; seule-
ment ils se montrèrent quelque peu désappointés quand le mission-
naire leur fit savoir qu'il n'avait pas le moyen de reproduire ces
riches couleurs. Beaucoup demandaient qu'on les représentât avec
leur maison; mais ce n'était pas une opération facile, parce qu'au
moment où fappareil était ajusté, il y avait toujours quelque indis-
cret qui se jetait au-devant pour figurer dans le tableau. D'ailleurs
avait son portrait qui voulait, à la seule condition de permettre au
missionnaire de s'en réserver une épreuve, et c'est ainsi que celui-ci
a composé une collection ethnologique d'un grand prix, où figurent
les types des familles diverses et mélangées qui peuplent Madagas-
car. On y retrouve le noir aux cheveux laineux, qui évidemment a
abordé file par le canal de Mozambique; flndien, qui doit y être
descendu par les Maldives et les groupes d'îlots et de rochers qui
s'échelonnent jusqu'au cap d'Ambre, et le Polynésien, apporté de
bien plus loin encore par le Pacifique et la mer des Indes. Le Hova
s'y distingue par un angle facial ouvert, un front développé, ses
cheveux lisses, ses traits assez bien proportionnés et son teint sou-
vent clair. Ces hommes rappellent les Peulhs ou Fellatahs, que les
312 REVUE DES DEUX MONDES.
voyageurs Barth et Baïkie nous ont montrés subjuguant l'Afrique
intérieure de Timbuktu, sur le Niger, à Yola, dans l'Adamawa. Le
rapprochement des langues indique qu'il existe entre les Hovas et
les Polynésiens des rapports de famille ; les mêmes mots servent à
désigner le cocotier, le pandanus, qui croissent également sur les
rivages de Taïti et sur ceux de Madagascar, ainsi que nombre d'au-
tres objets. Toutefois la structure des phrases et la composition des
verbes sont bien plus savantes et plus compliquées dans la langue
malgache. Les Sakalaves, habitans de la côte occidentale, semblent
appartenir aux races noires de l'Afrique; cependant ils rappellent
par certaines de leurs habitudes, empruntées peut-être à d'autres
familles d'émigrés, les populations asiatiques de Geylan et de l'Inde;
les Betsimasarakas paraissent être le produit d'un mélange noir et
malais ; enfin toutes les nuances et toutes les dégradations entre ces
divers types peuvent être observées chez les nombreuses tribus que
la conquête hova a récemment groupées sous une même dénomi-
nation.
Le marché de Tamatave, où se trouvaient rassemblés des produits
de l'île entière, présentait aussi un spectacle fort intéressant et pro-
pre à faire connaître l'état actuel de l'industrie dans la société mal-
gache. Ce marché se tient journellement sur une grande place; il
est abondamment fourni de céréales, surtout de riz et de manioc;
les produits étrangers y sont représentés par des cotonnades blan-
ches et imprimées, et ceux de l'industrie indigène par des instru-
mens aratoires, des armes, des lambas^ des tissus faits de la feuille
d'une espèce de palmier appelé rofia^ qui constituent presque uni-
quement le costume des classes laborieuses, par des chapeaux de
jonc tressé, des nattes, des corbeilles, et par ce mélange de tabac, de
cendres et de sel si estimé de toute la population. Tous ces articles
étaient répandus sur le sol ou disposés sur de petites plates-formes
de terre et de sable soutenues par des omoplates de bœufs. Des
huttes entières étaient remplies de barils d'un arak fait avec du jus
de canne fermenté; plusieurs robinets coulaient sans discontinuer,
et il était facile de voir, à la tenue de beaucoup d'indigènes, que les
lois de tempérance imposées autrefois par Badama étaient tombées
en désuétude. Des animaux vivans, dont plusieurs sont d'une grande
rareté, ne formaient pas la partie la moins intéressante de cette
exposition malgache; dans le nombre se trouvaient des lemurs,
animal qui semble, ainsi que l'aye-aye, être particulier à Mada-
gascar. La tête allongée du lemur rappelle celle du renard; il a les
oreilles courtes et velues, le corps blanc et noir couvert d'un pelage
laineux et abondant, une longue queue toulfue, les membres de der-
rière plus forts que ceux de devant. Son agilité égale celle du singe.
LA FRANCE ET l' ANGLETERRE A MADAGASCAR. 313
On l'apprivoise assez facilement. Il n'en est pas de même de l'aye-
aye : c'est un animal extrêmement rare, à la mine éveillée, avec une
tête ronde et de larges oreilles, le corps couvert d'un poil raide, la
queue touffue, et rappelant aussi le singe par plusieurs de ses habi-
tudes. M. Ellis eut le regret de ne pouvoir joindre un de ces animaux
à la riche collection qu'il a emportée de l'île.
Parmi les produits de l'industrie indigène, la vannerie, les nattes
et les outils de fer méritent surtout l'attention. L'intérieur de l'île
est tellement riche en minerai, qu'il y a une région appelée d'un
nom qui signifie la montagne de fer, Ambohimiangavo. Les procé-
dés employés pour travailler ce métal ont fait des progrès, grâce
à quelques Européens; ils seraient encore susceptibles de beau-
coup d'améliorations; cependant ils fournissent des ouvrages d'un
travail assez délicat.
Le marché au bétail, qui venait d'être rouvert, présentait une
physionomie particulière; on y voit figurer seulement des bœufs
buffalos, avec une bosse entre les épaules. Les indigènes, qui esti-
ment par-dessus tout cette espèce, n'ont jamais voulu permettre
l'introduction de celles du Gap; entre eux, le commerce du bétail n'a
aucune activité, et il doit tout son intérêt à l'exportation. Les bâti-
mens qui viennent prendre un chargement fixent le nombre de tètes
qu'ils demandent, et dont le prix est tarifé à 15 dollars chacune par
l'administration, ce qui semble un taux bien élevé pour. Madagascar.
Ordinairement c'est cent ou cent cinquante animaux; on en amène
en plus une vingtaine, pour que les acheteurs puissent éliminer les
sujets les moins avantageux; puis le troupeau est conduit sur le
rÎFvage. L'embarquement est la grande affaire; il s'effectue assez
promptement, avec un système de câbles des plus compliqués. A
bord, quand la traversée dépasse vingt jours, il est rare qu'on ne
perde pas un certain nombre d'animaux; aussi y aurait-il grand
profit pour les bâtimens qui font ce commerce à employer la vapeur,
car Bourbon et Maurice dépendent entièrement de la grande île
sous le rapport du bétail. Sur les divers marchés, les paiemens se
font en dollars, moitié et quart de dollars. Des changeurs sont char-
gés de couper et de peser ces pièces de monnaie.
Cependant la lettre adressée par M. Ellis à la cour d'Atanarive
avant son départ de Maurice était restée sans réponse ; le voyageur
renouvela sa demande : on lui fit savoir qu'il fallait qu'elle fût signée
en même temps de M. Gaméron. Vainement objecta-t-il que son com-
pagnon avait été appelé au Gap et n'avait pu le suivre cette fois. En-
fin, comme il insistait, on lui opposa la crainte du choléra. En effet,
le fléau sévissait en ce moment à Maurice avec une nouvelle fureur,
et les précautions les plus minutieuses étaient prises à Madagascar
314 REVUE DES DEUX MONDES.
contre son invasion. Tous les articles importés étaient exposés qua-
rante jours durant à l'air et au soleil; les dollars acceptés en échange
du bétail devaient être enterrés pendant un même espace de temps,
et tous les bàtimens, de quelque provenance qu'ils fussent, étaient
astreints à une quarantaine complète. M. Ellis dut donc cette fois
encore renoncer à l'espérance de parvenir jusqu'à la capitale; du
moins, pour ne pas borner sa visite à Tamatave, il résolut de faire
le long du littoral une excursion à Foule-Pointe.
Ce voyage s'accomplit par le bord de la mer, à l'ombre de ces
immenses forêts qui forment à l'île entière comme une ceinture de
défense; la puissante végétation des tropiques s'y étale dans toute
sa splendeur : des lianes inextricables, des parasites gigantesques,
d'énormes fougères s'y enlacent et s'y mêlent aux épaisses et som-
bres chevelures des pandanus, aux légères couronnes des cocotiers,
aux amples et vigoureuses palmes de l'arbre du voyageur. Celui-ci
[urama speciosa) sert, comme le baobab , de réceptacle à l'eau des
pluies et la conserve dans les lieux les plus arides ; mais ce n'est pas
son tronc lisse et compacte, ce sont les tiges flexibles de chacune de
ses feuilles qui retiennent, comme autant de tuyaux, le précieux
liquide ; il suflit d'une incision légère pour en faire couler une eau
claire et toujours fraîche. A ces puissans feuillages, aux lianes qui
montent , retombent et serpentent , se suspendent les fleurs les plus
éclatantes et les plus variées. C'est un spectacle d'une beauté sans
égale, mais en présence duquel on respire la mort. Quand les nom-
breuses rivières qui descendent de la chaîne des montagnes inté-
rieures, gonflées par les pluies et refoulées par les sables de leurs
barres, se répandent en marécages le long de la côte, les détritus (te
cette luxuriante végétation exhalent des miasmes mortels, même
pour les indigènes ; ceux-ci ne connaissent aucun remède contre la
terrible fièvre des bords de la mer, et c'est ce fléau, plus encore que
le génie hostile de Ranavalo , qui protège l'indépendance de Mada-
gascar. Ses pernicieuses influences ne se font plus sentir à environ
huit lieues du rivage, l'air devient alors parfaitement sain et pur;
mais, comme le littoral seul peut servir de point de départ aux éta-
blissemens des Européens, l'obstacle subsistera dans toute sa force
jusqu'à ce qu'il soit possible d'assainir par des travaux de canalisa-
tion et de grands abatis d'arbres des portions de la côte.
Peu d'animaux fréquentent ces forêts : on y voit surtout des oi-
seaux aux brillans plumages, des lézards jaunes, bruns, rayés, vert
émeraude, et des serpens pour lesquels les indigènes ressentent une
terreur superstitieuse. Ils ne les tuent pas. M. Provint raconta à son
hôte qu'un jour à son réveil, après avoir dormi en plein air, comme
il relevait sa natte, il vit avec horreur qu'un serpent long de six
LA FRAISCE ET l' ANGLETERRE A MADAGASCAR. 315
pieds et gros comme le bras s'était contourné dessous en spirale,
faisant pendant la nuit office de matelas. Il appela ses serviteurs,
mais ceux-ci, au lieu de tuer le reptile, se contentèrent de le frap-
per légèrement avec une baguette, en lui disant : a Ya-t'en, ser-
pent, va loin d'ici. » Ces grosses espèces ne sont pas venimeuses et
ne s'attaquent guère qu'aux petits quadrupèdes. Les crocodiles, dont
les rivières, les lacs et les moindres cours d'eau fourmillent, parta-
gent les bénéfices de la crainte superstitieuse que les reptiles inspi-
rent; souvent leur longueur dépasse quinze pieds; ils peuvent guet-
ter leur proie en toute sécurité. Les indigènes les invoquent comme
des êtres surnaturels, et les conjurent à l'aide de talismans; ils
semblent même en avoir fait leur animal national, car une mâchoire
de crocodile figurée en or est le principal ornement de la couronne
hova.
M. Ellis, étendu dans un palanquin suspendu par deux longues
perches que soutenaient quatre porteurs, suivi d'une demi-douzaine
de serviteurs chargés de son appareil photographique, de sa boîte à
thé, de son sac de voyage, des ustensiles de cuisine, cheminait len-
tement sous les gigantesques ombrages de la forêt, à travers des
sentiers à peine tracés, s' arrêtant pour reproduire par un rayon de
soleil l'inextricable fouillis des fougères, des grands arbres, des ra-
cines et des fleurs enlacés. De loin en loin, dans une éclaircie, on
entrevoyait quelque village au bord de la mer, dont les flots venaient
expirer au pied de la forêt. Après quelques jours de ce trajet, le
voyageur déboucha sur un plateau d'où la vue s'étend au loin et
domine de vastes espaces de la forêt et de la mer. Au bas du pla-
teau, sur le rivage, s'étend Foule-Pointe; naguère c'était un des
ports ouverts par Radama au commerce européen-, et ce point,
comme tant d'autres sur cette côte, depuis la baie d'Antongil jus-
qu'au Fort-Dauphin, a retenti du nom de la France. C'est Là qu'à la
fin du XVIII* siècle l'aventurier Benyovsky, prisonnier des Russes,
voyageur en Chine, chef d'une expédition française, vint se présen-
ter aux populations comme le descendant d'un de leurs chefs indi-
gènes, et réussit à régner douze ans sur les tribus de Mahavelona.
Des guerres intestines, les misères de la traite ont depuis désolé ce
rivage, et ce fut en vain que M. Ellis chercha à évoquer dans la mé-
moire de ses habitans actuels le souvenir de l'aventurier polonais.
A Foule-Pointe, comme à Tamatave, le missionnaire reçut le meil-
leur accueil. Il poursuivit quelque peu encore son excursion, com-
plétant sa moisson de plantes et de fleurs ; puis il reprit le chemin
de Tamatave, d'où il gagna Maurice et le Cap. C'était seulement
dans une troisième visite qu'il allait pouvoir pénétrer jusqu'à la ca-
pitale des Hovas, but de ses persévérans efforts.
316 REVUE DES DEUX MONDES.
IV.
Ce fut à Londres, où il s'était rendu après son séjour au Cap, que
M. Ellis reçut la permission, tant de fois sollicitée, de visiter Atanarive.
Pour mettre à profit sans retard la bonne volonté de la despotique
souveraine, il s'embarqua en mars 1856 sur un steamer de la com-
pagnie orientale. Cette fois, au lieu de doubler le Cap, il suivit ce
qu'on appelle la route de terre [overland), c'est-à-dire la Méditerra-
née, l'isthme de Suez, et se rembarqua sur la Mer-Rouge. Vingt-
deux jours après il était à Ceylan. De là, retraversant la mer des
Indes, il gagna Maurice, et au mois de juillet il revit Tamatave.
La réouverture de ce port lui avait donné une physionomie plus
animée que précédemment, et le commerce avait accru le bien-être
des habitans, comme il était facile de s'en apercevoir au costume et
à la tenue générale. Dans l'intervalle de deux années, des quantités
énormes de riz et plus de quatre mille bœufs avaient été exportés
dans les seuls ports de Maurice. Cependant cette prospérité venait
de subir un fâcheux ralentissement à la suite du bruit qui s'était
répandu d'une expédition concertée par la France et l'Angleterre
contre Madagascar, et peut-être le désir de se rapprocher de l'An-
gleterre n'était-il pas étranger à la détermination, prise enfin par la
défiante Ranavalo, d'entrouvrir les portes de sa capitale. On remit au
missionnaire une lettre du prince royal dans laquelle celui-ci lui adres-
sait ses complimens et se promettait un grand plaisir de sa visite;
puis le secrétaire du gouvernement de la reine fit donner à M. Ellis
un laisser-passer jusqu'à la capitale, accompagné d'un permis de
séjour d'un mois. De son côté, le missionnaire était chargé d'un
message d'amitié de son gouvernement et de divers présens, parmi
lesquels figurait un télégraphe électrique, qu'il s'était exercé, pen-
dant deux mois de son séjour à Londres, à manier, afin de faire con-
naître à ses amis de Madagascar, qui l'en avaient souvent sollicité,
cette merveilleuse invention. En passant par les mains de la douane
de Tamatave, l'appareil excita au plus haut point l'intérêt et la cu-
riosité. Le gouverneur s'empressa de prier M. Ellis de vouloir bien
faire fonctionner devant lui le télégraphe, et il se rendit, accompa-
gné des principaux de la ville à la demeure de M. Provint, où l'ap-
pareil avait été transporté, parce que la foule ne cessait d'encom-
brer la maison du missionnaire. Le rapport du fil avec les batteries,
les propriétés de la pile, le jeu des aiguilles, excitaient l'admiration;
mais l'enthousiasme fut à son comble lorsque, l'instrument dressé,
M. Ellis se mit à converser avec le gouverneur à la distance de
I
LA FRANCE ET l' ANGLETERRE A MADAGASCAR. 317
50 mètres, et en faisant comprendre qu'il ne faudrait pas plus de
temps pour causer d'un bout de l'île à l'autre.
C'était sous l'influence de telles impressions que le voyageur fai-
sait ses préparatifs de départ avec la certitude d'être partout le bien-
venu. Il allait quitter Tamatave, lorsque des officiers arrivèrent de
la capitale, chargés par Ranavalo de rendre les plus grands hon-
neurs funèbres à M. de Lastelle, notre compatriote, qui venait de
mourir. Il y avait vingt-sept ans que ce Français, alors capitaine de
la marine marchande de Saint-Malo, s'était fixé à Madagascar, où il
avait remplacé un autre de nos compatriotes, M. Arnoux, dans la
direction d'une sucrerie établie sur la côte, à Mahéla. Au milieu des
vicissitudes du règne de Ranavalo et des persécutions imposées aux
étrangers, M. de Lastelle avait dû à son activité et à ses services de
se concilier la faveur de la terrible souveraine ; il avait entrepris, de
concert avec elle, d'introduire en grand la culture de la canne, et
les frais d'établissement, qui s'étaient élevés à plus de 10 millions,
avaient été compensés par de sérieux profits. En 1838, on l'avait vu
venir échanger à Marseille une cargaison des produits de l'île contre
des articles de notre commerce, et il avait entrepris de faire cultiver
dans ses plantations nos fruits et nos céréales. Ce Français, qui avait
rendu de vrais services à Madagascar et à notre commerce, venait
de mourir subitement à la suite d'une trop forte ingestion de chlo-
roforme. La faveur de la reine prétendait le suivre au-delà du tom-
beau, et des ordres avaient été donnés pour qu'on lui rendît les
honneurs dus aux premiers sujets malgaches. En conséquence, la
veuve du défunt, fille de l'un des anciens chefs héréditaires des Bet-
simasarakas, accompagnée de tous ses parens en habits unis et gros-
siers, signe de leur deuil, — les fonctionnaires de Tamatave et les
délégués de la reine, ceux-là revêtus de leurs lambas^ ceux-ci en
uniformes bleus, avec épaulettes et galons d'or, se rassemblèrent
dans la maison du chef-juge, rendez-vous habituel pour les grandes
cérémonies. Plusieurs éloges funèbres furent prononcés; dans celui
de l'orateur envoyé par la reine, on remarquait cette apostrophe,
suggérée par les mérites et la haute valeur du défunt : <( La souve-
raine aurait donné 2,000 dollars; que dis-je? 3,000 dollars; que
dis-je? 5,000 dollars, pour racheter la vie de ce bon serviteur! »
Ensuite des coups de canon et de fusil furent tirés, puis on égorgea
six bœufs, on défonça des tonneaux d'arak, et la cérémonie se ter-
mina par une orgie du bas peuple et des esclaves, tandis qu'un grand
dîner réunissait les résidens anglais, français, allemands, au nom-
bre d'une douzaine, aux fonctionnaires de Tamatave et aux officiers
royaux. *
La cérémonie funèbre achevée, M. Ellis se mit en route, escorté
318 REVUE DES DEUX MONDES.
de plusieurs grands personnages de Tamatave et des provinces voi-
sines qui se rendaient, comme lui, à la capitale. Madagascar n'a pas
encore d'autres routes que celles qu'y ont tracées les sabots des
bœufs et les pieds nus des indigènes. Ceux-ci n'emploient ni chariots
ni bêtes de somme; les bagages étaient donc portés à dos d'hommes,
renfermés dans des caisses recouvertes de longues feuilles de pan-
danus liées avec les tiges flexibles d'une espèce de vigne vierge, ce
qui leur constitue une enveloppe imperméable, même dans les fortes
pluies. Parmi ces caisses, il y en avait une qui était l'objet d'égards
particuliers, que l'on ne touchait qu'avec le plus grand respect, et
sur laquelle s'asseoir eût été un sacrilège; c'était celle dans laquelle
le voyageur avait déclaré que les présens destinés à la reine étaient
contenus. Une longue file d'esclaves et de serviteurs à gages, les uns
avec leurs fardeaux sur les épaules, les autres les portant suspendus
à de longs bambous, cheminait lentement, et au milieu de cette ca-
ravane s'avançaient dans leurs palanquins les seigneurs hovas et le
missionnaire. C'était l'administration qui avait fourni à celui-ci son
palanquin, et à cette occasion il avait eu un exemple du système de
réquisitions mis en usage par le gouvernement. La grande toile de
rofia destinée à protéger son véhicule contre la pluie et le soleil
avait été oubliée ; aussitôt, sur un ordre du gouverneur, deux ma-
trones, suivies de vingt trois jeunes fdles, se présentèrent, et en un
moment l'ouvrage fut confectionné,
A neuf milles au sud de Tamatave, le voyageur passa l'Hivondro,
large rivière infestée de crocodiles, qui coule à travers des rives
plates et boisées ; il marchait parallèlement à la mer, et le paysage
changeait souvent d'aspect, offrant le spectacle successif de forêts,
de lagunes, de plaines de sable, de fougères et de hautes bruyères.
La caravane franchit en toute hâte une région désolée : c'était une
forêt morte tout entière, et cependant encore debout; les arbres sans
feuilles et sans écorce, revêtus d'une teinte blanchâtre, entremê-
laient leurs rameaux desséchés; seules des orchidées et quelques
fougères, rampant sur les troncs et le long des branches, donnaient
signe de vie, et des marais stagnans exhalaient leurs miasmes im-
purs ,dans cette atmosphère de fièvre et de mort. La côte entière est
insalubre ; cependant de distance en distance apparaissaient quel-
ques villages dont les habitans, qui subsistent de pêche et d'un peu
de culture, ne paraissent pas souffrir de ce climat, aussi pernicieux
aux indigènes de l'intérieur qu'aux Européens. C'est là que crois-
sent, au milieu des mangroves, des palmistes et des magnolias, le
strychnos et le tangène, dont les principes vénéneux ont joué un
grand rôl^ dans le système judiciaire de Madagascar : les accusés
buvaient le suc du tangène, et les questions de culpabilité étaient
'ÉL^
LA FRANCE ET l' ANGLETERRE A MADAGASCAR. 31^
tranchées par cette espèce de jugement de Dieu. Cet usage tend à
disparaître, et les applications en sont devenues beaucoup plus rares
depuis Radama.
A l'embouchure de l'Iharoka, seize de ces canots taillés dans une
souche d'arbre qui servent à la navigation des nombreuses rivières
de ^ladagascar reçurent les bagages et les voyageurs. Ceux-ci, lais-
sant le bord de la mer pour remonter le fleuve pendant quelques
milles, se dirigèrent à l'ouest, droit sur Atanarive. A mesure qu'on
s'éloigne de la côte, l'air s'assainit; les villages se pressent davan-
tage, et leurs habitans, plus industrieux, semblent jouir de plus de
bien-être. Le terrain s'élève graduellement, formant des lignes suc-
cessives de hauteurs couronnées d'arbres et de vallées tapissées
d'une luxuriante verdure. Çà et là, de larges blocs de quartz gisent
sur le sol. Quelques rivières coupaient la route; on les passait en
canot, et des troncs d'arbres' jetés sur les ravins et sur les torrens
servaient de ponts. Souvent près des villages, sur des hauteurs d'où
l'œil embrasse d'immenses horizons, on voyait se dresser des mon-
ticules de terre enfermés entre quatre murs de pierre hauts de cinq
ou six pieds, et surmontés d'une petite construction en pierre; ce
sont deâ sépultures hovas. Les Malgaches en général professent un
grand culte pour les morts et pour les ancêtres; d'ailleurs ils n'ont
pas de système religieux bien arrêté : des superstitions, quelques
idées incertaines de transmigration, voilà tout ce que leur ont ap-
porté leurs ancêtres venus de la Polynésie et de l'Inde, ce qui paraît
rejeter vers des temps très reculés les migrations qui, de ce côté, ont
contribué à peupler Madagascar. Un même mot vague sert à désigner
la Divinité, les phénomènes surnaturels et tout ce qui passe l'intel-
ligence, le mot zanohary, plus d'un indigène le prononça en contem-
plant les merveilles de la photographie et du télégraphe électrique.
En l'absence de divinités bien définies, les chefs ont revendiqué
pour eux-mêmes les hommages de la piété publique, prétendant
tenir de leurs aïeux un caractère sacré. Ce fait explique la violence
des persécutions qui ont frappé le christianisme ; on reprochait à la
fois à ses adhérons de trahir l'autorité royale et de renier leurs an-
cêtres : « Que ces étrangers, disaient les Malgaches rebelles à la re-
ligion chrétienne, en parlant des missionnaires, gardent leur ancêtre
le seigneur Jésus, et qu'ils nous laissent adorer les nôtres. » Aux
Arabes, qui ont sillonné Madagascar aussi bien que l'Afrique entière,
les indigènes ont emprunté quelques pratiques, par exemple la cir-
concision , sans s'arrêter à aucun des principes fondamentaux de
l'islamisme.
A mesure qu'on approchait de la capitale, les indices de la con-
quête et de la puissance des Hovas étaient plus apparens. Les vil-
820 REVUE DES DEUX MONDES.
lages de cette population belliqueuse et dominatrice étaient perchés
sur des hauteurs et entourés de fortifications comme nos manoirs
féodaux du moyen âge. Dans les champs, la culture semblait plus
généralement abandonnée aux esclaves. L'esclavage, très répandu
dans l'île, n'a pas semblé à M. EUis aussi oppressif qu'on pourrait le
croire : c'est une espèce de domesticité qui n'a, dit le missionnaire,
rien de comparable aux horreurs de l'esclavage dans les Indes occi-
dentales; toutefois il n'est pas rare de voir un malheureux allant à
sa besogne avec un collier de fer au cou ou une espèce de carcan,
en punition de quelque faute. Le prix d'un esclave mâle est de 70 à
100 dollars, et celui d'une femme moitié moindre. On a parlé de
cruautés excessives exercées à la côte ouest par les Hovas sur les
Sakalaves ; la relation du révérend Ellis ne nous met pas à même
d'apprécier le degré d'exactitude de ces faits.
Après vingt jours de marche et un parcours de trois cents milles,
les voyageurs parvinrent à un village assis sur le rebord d'une
chaîne de granit et appelé de sa situation Amhalomanga, le Rocher
bleu. Ils étaient aux portes d'Atanarive. Trois cavaliers vinrent les
prendre pour les introduire dans la capitale, et bientôt la cité des
mille villages se déroula sous leurs yeux. Atanarive s'étend sur un
plateau ovale long d'une demi-lieue qui domine la contrée environ-
nante et s'élève, à sept mille pieds au-dessus du niveau de la mer.
Vers le centre, sur une éminence appelé Tampomhohitra, ce qui si-
gnifie la Couronne de la cité, se dresse le palais, construction la
plus importante et la plus vaste de la ville. Il a soixante pieds d'élé-
vation, et son toit aigu, sur lequel s'ouvrent trois étages de fenêtres,
est surmonté d'un emblème représentant en bois doré un oiseau de
proie, espèce de vautour appelé vozomahery^ littéralement l'oiseau
du pouvoir. Un verandah coupé en deux par un balcon enveloppe
ses murs. A côté de la résidence royale s'élève une construction ana-
logue, mais de moindres proportions : c'est la demeure du prince
royal, et des deux côtés, sur la crête de la hauteur, s'alignent les
maisons des autres membres de la famille royale et des principaux
officiers du gouvernement. Plus bas s'étendent, sans beaucoup de
régularité, les habitations particulières avec leurs toits aigus de
chaume et de gazon. L'aspect uniforme de toutes ces maisons, la
couleur sombre de leurs murs de bois et la nudité du plateau sur
lequel elles sont assises composent un ensemble sévère qui contraste
tristement avec la riche végétation des vallées environnantes. Le
feuillage de quelques figuiers épars dans les enclos et l'angle aigu
qui termine la toiture du palais rompent seuls la monotonie de la
masse de rochers de granit et de maisons de bois qui de loin signa-
lent Atanarive.
LA FRANCE ET L ANGLETERRE A MADAGASCAR. 321
Parvenu aux premières maisons éparses au bas du plateau, le
voyageur escalada une espèce de rue large, mais inégale et rabo-
teuse, taillée souvent dans le roc vif, et atteignit une porte de pierre
qui donne sur une des places de la ville, et en dehors de laquelle
étaient postés une douzaine de soldats qui présentèrent les armes
aux officiers royaux. On lui fit l'honneur de le conduire jusqu'au
Tampombohitra, cette acropole oii se dressent, autour du palais, les
habitations des grands personnages, et, après avoir traversé un dé-
dale de rues et de ruelles dont les habitans se pressaient sur son
passage avec une curiosité bienveillante, M. Ellis s'arrêta devant un
enclos assez spacieux enfermant trois jolies maisons de deux étages;
alors un des officiers le prit par la main, l'introduisit dans l'inté-
rieur et lui fit savoir que c'était la résidence qui lui était assignée
par le bon vouloir de la reine. L'étage inférieur, qui devait particu-
lièrement servir à l'habitation du missionnaire anglais, se composait
de deux pièces d'inégale grandeur, recouvertes l'une et l'autre de
nattes épaisses. Le lit, dressé sur quatre pieds et chargé de nattes,
était, comme les fenêtres, protégé par des rideaux de mousseline
blanche; quatre chaises, un fauteuil, une table recouverte d'un ta-
pis et munie de verres et d'un pot à eau, un miroir suspendu à la
muraille, complétaient l'ameublement. Grâce à la sollicitude de
l'hospitalité malgache, M. Ellis eût certainement pu se croire dans
la chambre d'un petit hôtel garni européen. L'étage supérieur était
réservé à ses gens, et des deux autres maisons enfermées dans l'en-
clos, l'une était destinée à ses bagages, l'autre était occupée par
une famille hova indigène qui lui fit offrir l'entière disposition du
local, ce qu'il ne fut pas nécessaire d'accepter.
Le lendemain, quatre officiers, couverts de riches lambas, vinrent,
de la part de la reine, visiter le voyageur, lui apporter un présent de
bœuf et de volailles, s'informer de la santé de la reine Victoria, du
prince époux, de l'état de l'Europe et de la prospérité de l'Angle-
terre; puis, vers le soir, ce fut le prince royal lui-même, Rakotond-
Radama, qui se fit annoncer. Ce personnage, auquel les circonstances
paraissent réserver un rôle décisif dans les destinées de Madagascar,
est né en 1830. C'est un homme de petite stature, aux manières ou-
vertes et franches, le front légèrement en arrière, les cheveux d'un
noir de jais, frisant à leur extrémité , le nez aquilin, la lèvre supé- '
rieure surmontée d'une moustache, la lèvre inférieure un peu épaisse.
Si la photographie rapportée par M. Ellis est bien exacte, nous ne
saurions trouver à la physionomie du prince autant d'intelligence
que le veut le missionnaire ; il est vrai que son air de gêne et de
gaucherie résulte peut-être du col droit et du costume ridicule de
général européen dont il est affublé.
TOME XXIY. 21
322 REVUE DES DEUX MONDES.
La conversation s'engagea en anglais et roula sur T excellence des
lois anglaises, l'alliance de la France et de l'Angleterre, la paix qui
venait de terminer la guerre de Russie, le christianisme protestant
et le catholicisme. Le prince se fit expliquer le sens du mot protec-
tion appliqué par de grandes nations de l'Europe à certains états; il
s'enquit avec inquiétude des projets que l'on prêtait alors à la France
contre Madagascar, témoigna au missionnaire beaucoup de bienveil-
lance personnelle, et déploya dans l'entretien plus de vivacité qu'on
ne pouvait s'y attendre d'après le calme de ses manières. Le lende-
main, ce fut le prince Ramonja, cousin du prince royal et troisième
personnage de Madagascar, qui se présenta chez l'Européen; l'en-
tretien roula sur les mêmes sujets, et fut également amical. Les
visites de bienvenue se succédèrent ainsi durant plusieurs jours, et
amenèrent les uns après les autres des dignitaires de tous grades.
 Madagascar, les fonctionnaires civils sont classés, de même qu'en
Russie, à l'imitation des officiers militaires, et répondent à des caté-
gories définies ; c'est ce que l'on appelle premier, second, dixième,
treizième honneur. Les présens abondaient aussi de la part de Ra-
kotond, de sa femme, la princesse Rabodo, nièce de la reine et de
Ramonja; puis le prince royal fit dire à son hôte qu'il voulait lui
faire lui-même les honneurs de la contrée environnante, et qu'il
mettait à sa disposition un cheval et un palanquin. Un matin donc
M. Ellis se rendit au lieu assigné, dans un des faubourgs où se tenait
un marché assez semblable à celui que nous avons vu à Tamatave.
La population, très considérable, se pressait pour voir le prince et
l'étranger. Des soldats, avec leurs canons montés sur des affûts de
bois, formaient la haie, et des officiers portaient une épée d'argent
à large poignée que chacun saluait en passant : c'est le Tsitialinga,
ce qui veut dire haine des mensonges^ un des emblèmes du pouvoir
auquel on attribue la propriété de révéler les crimes et de faire con-
naître les coupables. Quand la terrible épée a accusé un homme et
qu'on l'a plantée dans sa porte, le malheureux est mis hors la loi, et
nul n'oserait lui donner asile.
Le cortège visita plusieurs résidences royales situées dans les en-
virons de la ville, et notamment le palais d'Isoaierana, qui a été bâti
pour Radama par un Français, M. Legros. C'est une belle construc-
tion, dans le style du pays, mais en bois d'ébène et d'érable, avec de
magnifiques lambris, des attiques, un plancher en mosaïque, un
double verandah et de riches ornemens à la toiture. Autour de la
capitale, il y a des routes assez bien entretenues, et on traverse les
rivières sur des ponts de construction grossière, mais solide, faits
de roches massives, et dont les arches sont inégales. On rentra dans
Atanarive par l'Ambohipotsi, qui en est la roche Tarpéienne : c'est
LA FRANCE ET l' ANGLETERRE A MADAGASCAR. 323
un plateau nu de granit, élevé de trois à quatre cents pieds au-
dessus du sentier qui contourne la ville, et d'où les criminels sont
précipités.
Quelques jours après, le prince proposa de renouveler cette ex-
cursion ; sa femme, la princesse Rabodo, devait être de la partie, et
il résolut cette fois de se montrer dans toute la magnificence de sa
pompe royale. Vers midi, un officier vint prendre l'Européen pour le
conduire au palais. En route, il le prévint que, comme c'était sa pre-
mière entrevue officielle avec des membres de la famille royale, il
convenait de leur présenter le hasina: c'est une offrande, habituel-
lement d'un dollar, sans laquelle on n'approche pas les souverains.
L'avenue conduisant à la porte du palais était encombrée de cu-
rieux ; deux officiers de rang supérieur, puis le prince et la princesse
en palanquin découvert, vinrent à la rencontre de M. Ellis, qui off"rit
à celle-ci le hasina^ puis prit sa place dans la procession, et on se mit
en marche. Le but de la promenade était une maison de plaisance
de feu Radama, appelée Mahazoarivo.
Le cortège ne tenait pas moins d'un mille et demi. Il s'ouvrait par
une douzaine d'officiers montés sur des chevaux assez mal entrete-
nus, mais vifs et vigoureux ; ensuite venaient quatorze palanquins,
ornés de draperies de diverses couleurs, portant de hauts dignitaires
et escortés des deux côtés par des cavaliers ; puis une troupe de dix-
neuf musiciens, cinq clarinettes, cinq fifres, un basson, quatre cornes
de buffalos, un petit tambour, un triangle, précédaient les palan-
quins du prince et de la princesse, auprès desquels marchaient plu-
sieurs officiers, l'épée nue. Le prince était vêtu d'une espèce de
cotte blanche ornée d'une plaque d'argent, et un large ruban de soie
rouge et verte, terminé par une frange d'or, s'étalait sur sa poitrine,
La princesse portait un vêtement bleu , de mode européenne , garni
de velours violet, avec deux rangées de boutons d'or, un bonnet de
satin œillet, orné de fleurs artificielles, un voile et une écharpe de
dentelle. Son palanquin était ombragé d'une draperie écarlate, bordé
de galons et de franges d'or, et à ses côtés marchaient un officier
muni d'une large ombrelle de soie oeillet surmontée d'une boule
d'or et une douzaine de femmes esclaves drapées dans des lambas
de coton bleu et blanc. Dans le palanquin suivant s'avançait une fille
du prince Ramonja, jeune personne de seize ans adoptée par la prin-
cesse Rabodo, qui est fort affligée de n'avoir pas jusqu'ici d'enfans.
Trois derniers palanquins portaient des serviteurs et des femmes du
palais; enfin venait la foule en habit de fête. Les officiers et leurs
femmes étaient couverts de joyaux et de chaînes d'or auxquelles
étaient suspendues ces petites boîtes à tabac dont il a été question à
Tamatave. La plupart d'entre eux avaient eu le bon esprit de ne pas
32/i REVUE DES DEUX MONDES.
revêtir leurs uniformes, et portaient le costume national : pantalons
écarlates et lamha blanc, bordé de cinq larges bandes de couleur.
Le cortège fit halte à quelque cent mètres du palais, au balcon du-
quel apparaissaient, sous un grand voile ècarlate, quelques figures.
C'était la reine, entourée des gens du palais, qui daignait se mon-
trer : elle fut accueillie par l'air national de Madagascar, que M. Ellis
ne trouva pas désagréable. Ensuite on franchit les portes de la ville,
et la longue procession se dirigea à travers la campagne. A son ap-
proche, les habitans des villages sortaient de leurs demeures, ap-
portant les uns du riz, les autres du manioc, des fruits, des légumes,
qu'ils déposaient aux pieds du prince, et que ses officiers ramas-
saient. C'est une offrande en nature qu'il est d'usage de présenter
aux souverains sur leur passage. Enfin on atteignit Mahazoarivo. En
passant sous la porte, chacun se découvrit. Cette habitation est un
joli cottage bâti au bord d'une pièce d'eau, et entouré de bana-
niers et d'allées de vignes qui produisent, dit-on, de bons raisins. Le
prince donna la main à la princesse pour descendre de son palan-
quin, mit le pied sur le seuil, et, -se tournant, invita la compagnie à
entrer. Des rafraîchissemens, consistant en confitures, biscuits,
fruits, avec des plats, des couteaux et des fourchettes d'argent,
étaient disposés sur une table autour de laquelle on s'assit. La prin-
cesse Rabodo est une belle femme , à peu près de la taille de son
mari, et de quelques années plus âgée que lui. Ses traits sont régu-
liers, un peu lourds; sa physionomie respire une grande bienveil-
lance. Elle tenait son mouchoir à la main, comme une Parisienne
dans son salon. Le missionnaire prit place à côté d'elle, et elle se
plut à l'entretenir avec beaucoup d'affabilité de la reine Victoria, du
prince Albert, de leurs enfans. Elle apprit avec intérêt le mariage
projeté entre la princesse royale et l'héritier de Prusse. Elle de-
manda si la reine dansait dans son palais, et si M. Ellis lui-même
avait l'habitude de danser. De son côté, le prince s'informa de la
dernière guerre, de la quantité de troupes qui avaient été engagées,
du nombre, des morts; il s'enquit des chances de durée que pouvait
avoir la paix; puis la musique entonna le God save the Queen, le
Rule Uritannia et le Grenadier s Mardi. La collation achevée, on se
leva pour faire un tour de promenade dans le jardin. Le prince ac-
compagnait la princesse, le secrétaire de la reine donna le bras à la
fille du prince Ramonja, et M. Ellis offrit le sien à une des ladies de
la reine, belle femme richement vêtue. La fête se termina par des
danses; on causa encore de la France, de l'Italie, de l'Allemagne;
puis le prince reconduisit avec beaucoup de courtoisie la princesse
à son palanquin, et remonta dans le sien.
Ces visites royales et ces fêtes n'étaient que le prélude de l'entrevue
LA FRANCE ET l' ANGLETERRE A MADAGASCAR. 3*25
dont le voyageur allait être honoré par la reine. Quand celle-ci jugea
qu'elle était restée aussi longtemps invisible que le comportait sa
dignité, elle fit prévenir officieusement M. EUis, par un de ses amis
hovas, de se préparer, dans la journée du 5 septembre, à paraître
devant elle, de revêtir par conséquent son costume de cérémonie,
et de se munir d'un souverain et d'un dollar. M. Ellis mit son habit
noir; mais l'ami chargé de servir d'intermédiaire ne le trouva pas
assez bien vêtu. Vainement le missionnaire objecta que c'était en
Europe le costume de cérémonie, l'autre demanda à voir sa garde-
robe, et y découvrant une belle robe de chambre vert et pourpre,
il le força à s'en revêtir. Quelques instans après arriva le billet sui-
vant : « Sir, veuillez suivre le porteur de ce mot; vous allez avoir
une audience de sa majesté. » Le missionnaire, drapé dans sa robe
somptueuse, monta en palanquin, mit pied à terre au premier poste
des gardes de la reine, d'où un officier se détacha pour l'annoncer;
puis il pénétra par une porte cintrée dans une large cour, bordée
de trois côtés par une ligne de soldats, et dans laquelle la reine, en-
vironnée des membres de sa famille et de ses officiers, se tenait as-
sise au premier étage de son palais, sous le balcon de son verandah.
A la vue de la souveraine, le missionnaire et ses guides, s' arrêtant,
fléchirent le genou et prononcèrent le salut d'usage : Tsara, tsarciy
tompokol ce qui veut dire : c'est bien, c'est bien, souveraine! Se
tournant vers l'orient, ils firent ensuite une génuflexion devant le
tombeau de Radama , petit édifice carré , en pierre , construit dans
un coin de la cour, puis ils se dirigèrent vers les places qui leur
étaient assignées.
Il y avait alors à Atanarive trois résidens français : M. Laborde,
qui y continue les traditions de M. de Lastelle ; son fils, jeune homme
de vingt ans, qui, après avoir été faire ses études en Fraifce, est venu
retrouver son père à Madagascar, et un prêtre catholique, M. Fenez-
Hervier, qui a obtenu de la reine l'autorisation de séjourner dans la
capitale. M. Laborde et le prêtre avaient été invités à assister à la
présentation, et ils se tenaient, le premier couvert d'un riche cos-
tume arabe , le second en vêtement de soie brodée , près de la place
assignée au missionnaire anglais. Celui-ci était en outre entouré d'in-
terprètes qui, après quelques avis préalables relatifs à l'étiquette, lui
dirent qu'il avait la parole et rengagèrent à parler haut. M. Ellis re-
mercia la reine de lui avoir fait F honneur de l'admettre en sa pré-
sence, et, après rechange des premiers complimens, demanda la
permission de lui transmettre son hasina-, en même temps il remit le
souverain dont il s'était muni à un officier. La reine daigna remer-
cier par un léger signe de tête. Ensuite le missionnaire, reprenant
son discours, rappela la vieille amitié de George IV et du roi Ra-
326 REVUE DEvS DEUX MO.NDES.
dama, et aflTirma que l'Angleterre n'avait jamais changé dans ses
sentimens d'affection pour Madagascar, que le ministre de sa ma-
jesté Victoria, lord Clarendon, l'avait chargé de dire à la reine qu'il
ne cessait d'entretenir à son égard des intentions amicales et de por-
ter un vif intérêt à la prospérité de son règne.
Un murmure approbateur de l'assemblée accueillit ces paroles,
traduites par un interprète. La reine, se tournant vers son fils Rako-
tond et son neveu, le prince Rambosoalama, les entretint avec beau-
coup d'animation, puis elle adressa la parole à un homme de grande
taille, à tête grise, qui remplissait auprès d'elle les fonctions d'ora-
teur, car l'étiquette exige qu'elle n'adresse directement la parole
qu'à certains personnages. Celui-ci fit savoir que la reine accueillait
ces témoignages d'amitié avec bienveillance, ne regardait comme
ennemie aucune des nations d'outre-mer, et désirait rester en paix
avec la France et l'Angleterre. Après l'échange de ces protestations
amicales, le ministre principal prévint le visiteur qu'il était temps
de se retirer. M. Ellis s'inclina devant la reine, puis devant le tom-
beau de Radama, et repartit au bruit des airs nationaux, accompagné
des officiers qui l'avaient amené.
Durant cette entrevue, placé dans la cour, vis-à-vis du palais, au
premier étage duquel la reine se tenait sur son balcon, M. Ellis eut
tout le loisir d'examiner la fameuse Ranavalo-Mangika. C'était alors
une femme de soixante-huit ans , vigoureuse , au visage énergique ,
le front bien fait, les traits réguliers, rien de désagréable dans la
physionomie, avec un grand air de commandement. Elle était placée
sous un dais écarlate et portait une couronne faite de bandes d'or,
ornée d'une dent de crocodile , et avait autour du cou une dentelle
d'or. Son vêtement, d'une grande simplicité, consistait dans le
lamha national en satin blanc. Quatre-vingts ou cent personnes
l'environnaient; mais son fils, les princes et son orateur avaient seuls
le privilège de lui adresser la parole.
Le lendemain, M. Ellis fut invité à un dîner donné au nom de la
reine par un de ses ministres, mais auquel sa majesté n'assistait pas.
Le service en argenterie et en porcelaines fabriquées dans le pays,
à l'imitation de celles de France et d'Angleterre, était très complet;
quantité de mets européens, de confitures, de pâtisseries, y figu-
raient, et l'on porta des toasts à la reine et à tous les souverains
i'Europe. Un combat de taureaux devait avoir lieu ensuite dans une
des cours du palais; le missionnaire refusa d'y assister. Quelques
jours après eut lieu la remise des présens. M. Ellis fut prévenu de
ne pas parler du télégraphe électrique , la reine ayant déjà déclaré
à un de ses résidens français ne pas vouloir faire usage de cette in-
vention. Le reste fut favorablement reçu; c'étaient des étoffes, des
LA FRANCE ET L ANGLETERRE A MADAGASCAR. ^^ o27
bijoux, divers produits de l'industrie anglaise, et les portraits dans
des cadres dorés de la reine Victoria et du prince Albert. En retour,
le voyageur reçut des bœufs et plusieurs riches lamhas de soie.
Plusieurs fêtes lui furent encore données, et il eut l'honneur d'as-
sister en présence de la reine à des danses sakalaves et européennes.
Toutefois, malgré la faveur avec laquelle il était traité, ce fut en
vain qu'il témoigna le désir de prolonger .son séjour, pour ne pas
regagner la contrée basse dans la saison des fièvres, après les pluies
d'août et de septembre. La préoccupation constante de la cour
d'Atanarive en ce moment était, malgré les assurances contraires
données par le missionnaire, la crainte d'une attaque de la part de
la France et de l'Angleterre. Il était question de cette éventualité
dans tous les entretiens des membres de la famille royale, et la
princesse Rabodo disait un jour à cette occasion : a Nous ne sommes
pas des rebelles ou des usurpateurs, nous sommes les descendans
des anciens possesseurs de cette terre ; pourquoi ne nous laisserait-
on pas en paix? »
Conformément aux ordres de la reine, le voyageur dut donc quit-
ter Atanarive, et ce fut au grand regret des nombreux amis qu'il
s'était faits par son empressement à soigner de son mieux les ma-
lades, à mettre à leur disposition sa petite pharmacie et à manœu-
vrer son appareil photographique. Plusieurs d'entre eux l'accom-
pagnèrent à une assez grande distance, et le prince lui-même
voulut le conduire jusqu'au bas du plateau d'Atanarive. Ce fut le
26 septembre que M. Ellis quitta cette ville, où il avait trouvé une
population aisée, intelligente, beaucoup plus policée qu'on ne le
croit en Europe et que lui-même ne l'avait pensé d'abord. Dans son
chemin vers Tamatave, il rencontra plusieurs étrangers qui se ren-
daient à la capitale : un commerçant français, M. Soumagne ; un
autre de nos compatriotes, médecin à Bourbon, mandé pour la cour,
et qu'accompagnaient comme aide et comme pharmacien M. l'abbé
Jouan, supérieur du collège des jésuites de Bourbon, et M. Tabbé
Weber. Notre voyageur s'empressa de franchir la région des maré-
cages et des fièvres ; un petit bâtiment qui se trouvait à Tamatave
l'emmena à Maurice, et au mois de mars 1857 il revit l'Angleterre.
Y.
M. Ellis vient de nous montrer sous un aspect nouveau ces Mal-
gaches, que de précédens voyageurs dépeignaient uniquement
comme des sauvages cruels et farouches; il ne s'est pas borné à
jeter un regard furtif le long des côtes, jugeant, ainsi que tant d'au-
328 REVUE DES DEUX MONDES.
très l'ont fait, tout un peuple d'après quelques individus dégradés
par le contact extérieur et abrutis par l'ivresse : il nous a transpor-
tés au centre même de l'île, dans une société encore inculte et même
quelquefois grossière, mais organisée, disciplinable, douée d'intelli-
gence et de curiosité. Quel sort prochain est réservé aux hommes
qui la composent? Dans le débordement des peuples de l'Europe,
au milieu du vaste travail de colonisation et de conquêtes qui s'ac-
complit de nos jours depuis le centre de l'Afrique jusqu'aux plus
lointains archipels de l'Océanie, réussiront-ils à préserver leur île
de notre invasion, à échapper au contact mortel qui tue en ce mo-
ment les races de l'Australie, qui fait disparaître avec une si éton-
nante rapidité les beaux sauvages des Sandwich et de la Nouvelle-
Zélande? Les généraux qu'invoquait Radama, Hazo et Tazo^ forêt
et fièvre, la politique sagement méfiante de Ranavalo, sauront-ils
prévaloir contre les ardeurs de la convoitise européenne? Telles sont
les questions qui se présentent naturellement à l'esprit au sortir
d'Atanarive, et ce n'est pas un spectacle dépourvu d'émotions que
ce dernier duel du sauvage qui demande à vivre contre l'homme ci-
vilisé revendiquant le sol et ses produits au nom de la supériorité de
son industrie et de son intelligence. Madagascar semble menacée à
la fois de deux côtés : par la France et par l'x^ngleterre. La France
se prévaut de droits antérieurs à ceux de toutes les autres nations,
et notre pavillon, installé tout autour de l'île, à Bourbon, à Sainte-
Marie, à Mayotte, à Nossi-Bé, paraît attendre le moment de s'y
planter de nouveau, car le nom de la grande île africaine a eu le
privilège de survivre chez nous au naufrage de notre prospérité co-
loniale et d'y rester populaire. On demande donc que nous instal-
lions sur ce territoire, grand comme la France, une large colonisa-
tion pour faire concurrence à l'Inde anglaisé : la latitude est la même
des deux côtés de l'équateur. On trouve en abondance sur cette
terre féconde la soie, le coton, le fer, et on peut y cultiver tous les
riches produits des tropiques. Enfin on propose d'envoyer sur ces
rivages, non plus le rebut de nos populations, mais des colons actifs,
industrieux et bien préparés. Tout cela est fort judicieux, mais on
semble oublier que pour coloniser il faut des bras, et il est probable
que, parmi les plus chaleureux approbateurs d'un tel système, on
n'en trouverait guère qui fussent disposés à réunir un capital de
quelque valeur, comme le font aujourd'hui tous les émigrans sérieux
de l'Australie et de la Nouvelle-Zélande, et à transporter leur acti-
vité, leurs intérêts, leurs afiections sur un sol lointain. La France a
perdu depuis près d'un siècle ses habitudes colonisatrices, et ne
semble aucunement disposée à les reprendre; c'est un fait que l'on
peut envisager avec tristesse, mais il n'est que trop constaté par le
I
LA FRANCE ET l' ANGLETERRE A MADAGASCAR. 329
petit nombre d'émigrans français qui ont consenti à s'établir en
Algérie, aux portes de la métropole. Aussi trouvera-t-on chez nous
beaucoup d'écrivains empressés à signaler les avantages de la colo-
nisation de Madagascar, à prêcher l'extermination des Hovas et l'af-
franchissement des Sakalaves, à discuter, même sans trop connaître
le chemin , les étapes qui doivent, par une série de marches victo-
rieuses, nous mener dans Atanarive, mais peu d'hommes disposés à
suivre cette impulsion.
L'Angleterre est beaucoup moins bruyante, et cependant plus î%-
doutable. Ce qu'elle veut à Madagascar, la relation du révérend Ellis
nous l'indique suffisamment, c'e^t acquérir de l'influence sur l'esprit
du souverain et s'en rendre maître, exercer une action analogue à
celle des Américains aux îles Sandwich, en un mot établir l'ordre de
choses que traduit ce mot protectorat, dont le prince royal cherchait
à se faire expliquer le sens. Si les intérêts du commerce de l'Angle-
terre étaient le seul point à envisager dans cette question, on pour-
rait faire des vœux pour la réussite de cette politique ; mais il faut
aussi voir de quel profit elle serait à la race indigène. On lui portera
le christianisme, des lois plus judicieuses, nos modernes inventions,
et Atanarive, initiée, comme Honolulu, aux avantages d'un régime
libéral, aura ses journaux et ses assemblées délibérantes. Par mal-
heur, l'exemple des Sandwich démontre qu'au milieu de ces inno-
vations le sauvage dépérit au lieu de s'élever à notre niveau, et la
raison en est fort simple : il y a dans la vie des nations aussi bien
que dans celle des hommes des périodes de transition qu'on ne peut
supprimer, et, pas plus qu'un individu, un peuple ne saurait passer
subitement de l'état d'enfance à celui de virilité; les institutions li-
bérales sont donc prématurées pour le sauvage, qui n'en est encore
qu'aux rudimens de la vie sociale. Les étrangers lui apporteront les
comphcations de leurs querelles et de leurs intrigues. Sous prétexte
de l'instruire et de le protéger, ils en feront l'instrument de leurs
intérêts et de leurs passions. Ce n'est jamais à son profit que nos
inventions, transportées chez lui, fonctionnent, et, quelles que soient
son intelligence et sa bonne volonté, il est jeté sans armes, en face
des nations de l'Europe et de l'Amérique, dans les bruyantes mêlées
du commerce et de l'industrie.
Telles sont les circonstances qui ont fatalement frappé de mort les
indigènes de l'Océanie. Là même, comme par dérision de la justice,
des traités ont consacré la spoliation. Les settlers et les squatters
sont venus, des actes de vente à la main, chasser, comme des bêtes
malfaisantes, de la terre qu'ils tenaient en héritage de leurs ancê-
tres, ceux des sauvages qui avaient pu survivre aux maladies, à
l'abus des liqueurs, au brusque changement d'existence et de mi-
330 REVUE DES DEUX MONDES.
lieu. Quel profond sentiment de haine et de révolte impuissante
contre Tinjustice doit s'emparer de ces pauvres hommes, traqués,
détruits au nom de ce qu'ils entendent nommer la civilisation! C'est
alors que le christianisme pourrait leur être utile pour leur ensei-
gner la résignation, le pardon des injures, et pour leur apprendre à
mourir. Quant à leur enseigner plus, nous avons déjà dit qu'il ne le
peut pas, à cause même de l'élévation de son caractère : les minis-
tres de l'Évangile ne sauraient donner à leurs disciples les moyens
de lutter avec les trafiquans anglais ou américains. Cette éducation
est de celles qui résultent du développement graduel et normal des
besoins et des facultés, et il n'est au pouvoir d'aucune force humaine
de- la conférer brusquement. Le christianisme en peut devenir le
complément moral, il n'en saurait être la base et le principal élé-
ment.
Au milieu de circonstances si défavorables à des races entières et
quand des milliers d'êtres humains s'éteignent sans postérité chaque
jour, ce n'est pas sans intérêt que l'on voit une de ces familles, plus
prudente et mieux favorisée, opposer quelque résistance à nos terribles
invasions. La société malgache a d'ailleurs plus d'un titre à notre
compassion et même à nos sympathies : non-seulement elle est in-
telligente et curieuse, mais de plus elle a eu le bonheur d'échapper
à l'islamisme; la polygamie, bien que tolérée en principe, n'y a pas
prévalu; elle n'a pas de harems, et se montre sur tous les points bien
supérieure au Ouâday, au Baghirmi, au Bornou, à toutes les sociétés
que nous avons vues dans le Soudan. Les femmes y sont traitées
avec des égards que l'on ne s'attendrait pas à trouver sur la terre
malgache ; les attentions du prince royal pour sa femme, son respect
pour sa mère, la tolérance même avec laquelle la farouche Ranavalo
laissait son fils témoigner ses prédilections pour le christianisme,
sont autant de traits remarquables qui indiquent des instincts de
dignité et d'élévation. L'imitation de l'Europe n'est pas tombée non
plus dans une grossière parodie, et il y a là une société encore en-
fantine, mais non pervertie, chez laquelle le temps, si on le laisse
faire, pourra accomplir son œuvre aussi bien qu'il l'a fait ailleurs.
Un jour, dans un de ses entretiens avec le prince royal, M. Ellis lui
disait que l'Angleterre fut jadis moins civilisée que ne Test aujour-
d'hui Madagascar, et que c'était graduellement, dans une longue
série de siècles et à travers de laborieuses vicissitudes qu'elle était
montée au rang qu'elle occupe aujourd'hui. Le missionnaire avait
raison : il y eut un temps, qui n'est pas bien éloigné, où cette Europe
si fière de sa civilisation était inculte et grossière. Il suffit de se re-
porter à douze siècles en arrière dans notre propre histoire, au temps
où les Germains se partageaient les lambeaux de l'empire, et abais-
LA FRANCE ET l' ANGLETERRE A MADAGASCAR. 331
saient la civilisation de Rome au niveau de leur barbarie. Ces hommes
cependant sont nos ancêtres, et c'est le temps qui les a graduelle-
ment relevés. De tels exemples devraient nous rendre plus indul-
gens et plus patiens à l'égard des pauvres sauvages, surtout quand
ils témoignent à la fois de l'intelligence et de la bonne volonté.
Ranavalo est la femme des circonstances; elle a eu, comme par
intuition, le sentiment de la politique qui convient à Madagascar.
Radama avait plus d'aménité, plus de penchant vers l'Europe; c'est
lui qui a aboli la traite : il a imposé des lois de tempérance, et il
accueillait avec une grande faveur les inspirations du dehors; mais
là même était le danger : il allait se jeter sans défiance dans les
bras de maîtres qui font payer chèrement leurs leçons. Le futur
héritier, Rako tond -Radama, si, d'après M. Ellis, nous avons bien
saisi les traits de son caractère, peut inspirer les mêmes craintes.
Et que l'on ne pense pas qu'en excluant les étrangers, Ranavalo
puisse fermer son île à de salutaires influences de développement
intellectuel et d'amélioration sociale. La civilisation, ainsi comprise,
se répand avec une force irrésistible, et va par un courant régulier,
comme le gulf stream, chauller les plus lointains rivages ; mais il
faudrait qu'elle y pût pénétrer graduellement, et en se mettant pour
ainsi dire à la température de l'atmosphère environnante. Ranavalo
ne le voulût-elle pas, ses procédés, ses avantages s'infdtrent lente-
ment autour d'elle, et à ce travail la France prend une part utile
et retrouve son rôle civilisateur mieux que si elle envoyait ses vais-
seaux de guerre. Elle n'agit pas collectivement, mais quelques-uns
de ses enfans travaillent pour elle : c'est ainsi que le jour où M. de
Lastelle entrait dans Marseille avec une cargaison amenée de Ta-
matave et remportait nos produits jusque dans Atanarive, il faisait
plus pour les relations de la France et de l'île africaine qu'une ex-
pédition militaire. Sans doute les marchands et les aventuriers, qui
jettent des regards de convoitise partout oii il y a une terre à con-
quérir et de l'argent à gagner, trouveront ce procédé lent et peu
profitable ; ils lui préféreraient la conquête expéditive, qui, après la
Tasmanie, dépeuple la Nouvelle-Zélande ; mais ils ont assez abusé,
pour leurs satisfactions égoïstes, des mots progrès et civilisation,
nous avons mieux en ce moment à envisager que les intérêts de leur
trafic : il s'agit du salut de la race humaine qui possède Madagascar.
Alfred Jacobs.
LA
SEINE MARITIME
I.
LE HAVRE.
RÉGIME HYDRAULIQUE DE L'EMBOUCHURE DE LA SEIISE.
Omnia in mensarâ et numéro et pondère
disposuisti. (Sap., xi, 21.)
Lorsqu' après une longue persistance des vents d'est les vents
d'aval (1) commencent à prendre le dessus dans la Manche, leurs
premières bouffées sont saluées sur les eaux de cette mer par un
long frémissement de joie, et comme les abeilles qui, chargées du
butin de la journée, volent de tous les points de l'horizon vers la
ruche où le repos les attend , les équipages qui luttent péniblement
au large ou se morfondent dans les abris du canal tendent Jeurs
voiles et .cinglent vers l'embouchure de la Seine. D'abord épars sur
la vaste étendue de la mer, les navires se groupent à mesure qu'ils
se rapprochent du but commun. L'atterrage leur est au loin signalé
par le brusque affaissement des falaises du pays de Caux. Les es-
carpes éclatantes de blancheur que les érosions de l'Océan ont tail-
lées de la vallée de la Somme à celle de la Seine dans le ])lateau
crayeux expirent au cap de La Hève, et le talus de leurs éboule-
(1) Ce sont, dans le langage des marins, ceux qui soufiQent de la pleine mer vers la
terre.
LA SEINE MARITIME. 333
mens se couvre à In goii ville d'arbres touffus et de somptueuses ha-
bitations : la plaine humide de Leure s'étend au pied du revers mé-
ridional du plateau, et la mobilité de ses rivages reproduit sous
nos yeux les phénomènes maritimes qui en ont déterminé la forma-
tion. En tète de cette alluvion récente, Le Havre appelle dans ses
bassins hospitaliers toutes les marines du globe, et l'on sent dans
rélégance grandiose de ses aspects le faubourg et le port de Paris.
La Seine ouvre sa large bouche entre les hautes falaises de Gaux et
les collines verdoyantes du pays d'Auge. Celles-ci se prolongent
jusqu'à la pointe de Beuzeval, au pied de laquelle s'épanchent les
eaux dormeuses de la Dives. Une ligne de 24 kilomètres de lon-
gueur, obliquement tirée de la pointe de Beuzeval au cap de La
Hève, est aux yeux des marins la limite de la Seine maritime : quand
ils l'ont franchie en venant du large, ils se croient en rivière, et
tout avancée en mer qu'est cette démarcation, elle n'est point aussi
arbitraire qu'on pourrait le supposer : elle est tracée sur le talus des
sables que l'embouchure de la Seine reçoit de la mer et de l'inté-
rieur des terres, et n'est franchissable aux grands navires que par
les hautes mers de vive-eau. L'indication de cette circonstance suf-
fit pour faire sentir que si cette accumulation de sables s'exhaus-
sait sensiblement. Le Havre, n'admettant plus que des bâtimens
d'un faible tirant d'eau, tomberait au rang des ports secondaires.
Des travaux imprudens pourraient conduire à ce fatal résultat;
mais avant de chercher dans l'étude du régime hydraulique de
l'embouchure de la Seine quelques lumières sur l'étendue de ce
danger et les moyens de le conjurer, il convient de voir ce qu'est
devenue, par ses avantages propres et par les relations dont elle
est le foyer, une plage qui n'était, à l'avènement de François I",
qu'un ^marais infect et inhabité.
Ge prince, qui représentait si bien les défauts de sa nation, monta
sur le trône à l'âge de vingt-un ans, le 1" janvier 1515. Vainqueur à
Marignan le 13 septembre suivant, il prenait possession du Milanais
av^ l'aveugle fantaisie de le garder. Il est informé, au sein de son
triomphe, que l'appui généreux qu'il a promis à l'enfance du roi
d'Ecosse, Jacques Y, rallume les ressentimens de Henri YIII, qu'en
Espagne l'alliance de Ferdinand le Gatholique devient de plus en
plus équivoque, qu'en un mot, tandis qu'il couve l'Italie, la France
est menacée sur ses côtes septentrionales et sur les Pyrénées (1). Il
repasse à la hâte les Alpes au travers des neiges de février, et re-
connaît à son arrivée à Paris que, si le danger n'est pas tout à fait
(1) Mémoires de messire Martin Du Bellay, contenant le discours de plusieurs choses
advenues au royaulme de France depuis l'an \^\'i jusqu'au trespas du roy François /«'.
In-folio, Paris 1582.
334 REVUE DES DEUX MONDES.
aussi pressant qu'il l'a cru, le temps est venu de se mettre en garde
contre la vieille jalousie de Henri VIII et l'ambition naissante du
successeur de Ferdinand. D'un autre côté, de vagues et séduisans
horizons venaient de s'ouvrir au-delà des mers. Dix-huit ans s'é-
taient à peine écoulés depuis la découverte de l'Amérique et du cap
de Bonne-Espérance; les Dieppois, dans leurs courses cachées,
avaient devancé ce mouvement; les Honfleurois, comme on le verra
plus tard, l'avaient suivi. Les regards émus de l'Europe étaient tous
tendus vers les mystérieux lointains de l'Océan, et quand ses sujets
ne rêvaient qu'expéditions et fortunes aventureuses, comment un
souverain, plein lui-même de jeunesse et d'ardeur, aurait-il résisté
à l'entraînement universel? N'avait-il pas d'ailleurs à- mettre les
côtes de Normandie à l'abri des entreprises de l'Espagne et de l'An-
gleterre? A ces besoins nouveaux il fallait de nouveaux organes;
les menaces et les espérances de l'avenir commandaient également
de remplacer l'établissement maritime d'Harfleur, dont la ruine
était imminente. François I" ne fut pas lent à se décider.
Le grand-amiral de France Bonnivet, dont cette dignité n'avait
pas fait un marin, mais qui partageait les ardeurs et exécutait par-
fois avec bonheur les plus hasardeuses conceptions de son royal
amiy fut chargé de chercher dans la baie de la Seine l'emplacement
du port de guerre et de commerce qu'il s'agissait de créer. Guidé
par son instinct militaire, il visita d'abord l'atterrage d'Étretat, plus
immédiatement exposé que celui d'Harfleur à l'invasion du galet,
puis, faute de mieux, l'embouchure de la Touque; mais pendant
qu'il recueillait des données hydrographiques médiocrement satis-
faisantes pour le roi, un phénomène que ne lui avait sans doute
fait prévoir aucun calcul des effets du .concours des attractions de
la lune et du soleil vint le tirer d'embarras. Le banc de galets qui
s'enracine au pied du cap de La Hève se recourbait à ce moment
sans discontinuité jusqu'auprès d'Harfleur, et enveloppait dans un
bourrelet élevé les vastes lagunes de la plaine de Leure. Une de ces
marées formidables qui viennent assaillir de siècle en siècle les tôtes
de la Manche surmonta le bourrelet, et remplit la cuvette naturelle
qu'il formait. Quand la mer eut baissé, l'énorme masse d'eau qu'elle
avait laissée derrière elle, crevant la retenue de galets, se précipita
furieuse, et creusa sur son passage une ravine gigantesque. Depuis
ce jour, les marées n'ont pas cessé de monter et de descendre dans
cette ouverture, qui est devenue le chenal du Havre. Ce bienfait
du ciel mettait un terme à toutes les incertitudes sur le choix d'un
emplacement, et pour doter la France du port qui lui manquait sur
ces côtes, il ne restait qu'à mettre la main aux travaux d'art qui
devaient compléter l'œuvre de la nature.
LA SEINE MARITIME. 335
On a prétendu, sous prétexte de pêches faites dès le xiv^ siècle
dans ces eaux, contester à François P'^ la gloire de la fondation du
Havre. Personne ne s'est jamais enquis si les arsenaux et les palais
par lesquels Pierre le Grand. commença Pétersbourg n'auraient pas
été devancés sur les bords de la Neva par quelques huttes sauvages.
Il n'importe pas davantage d'éclaircir si, avant 1516, de pauvres
pêcheurs traînaient ou non une existence ignorée sur la lisière des
lagunes que le travail de trois siècles a ensevelies sous les docks
florissans du Havre. Une ville maritime n'a de fondateur que celui
qui, mettant à découvert les germes latens d'une grandeur à venir,
les féconde par la puissance de ses conceptions et par le concours
des populations qu'il attire. C'est ce que fit ici François I", et s'il
était possible, en présence des actes de son règne et des termes
précis des édits de huit de ses successeurs (J), de nommer un autre
fondateur, il faudrait dire quel établissement pouvait subsister sur
une plage qui n'avait pas une goutte d'eau douce pour abreuver
ses habitans. Or, quand on voulut réunir des ouvriers pour les tra-
vaux du port, il fallut commencer par amener à leur portée l'eau
des sources de Yitendal, près Sainte-Adresse. Cette opération fut
commencée en 1517 et terminée en 1518, comme le constate une
quittance de 3,000 livres donnée pour cet objet, le 31 décembre
1518, par le vice-amiral Duchillon (i2), et cette preuve, qui ressort
de l'état physique des lieux, peut balancer le dire quelquefois ha-
sardé d'un chroniqueur.
Parmi ces actes souverains, il suffît de citer les édits du 8 octobre
1517 et du 6 septembre 1521. Dans le premier, le roi accorde à la
nouvelle ville, qu'il nomme la Françoise-de-Grâcej de nombreux pri-
vilèges; il y appelle la population, et déclare ses habitans exempts
de contributions pour dix ans. Par le second, signé sur les lieux
mêmes, il déclare que le vice-amiral Duchillon a bien mérité dans
r exécution des projets de Bonnivet, et que, par l'effet de ses tra-
vaux, le port est en état de recevoir tous les navires, même les pkis
forts. Toujours amoureux du grand et du merveilleux, le roi vou-
lut faire porter au loin la renommée de son port par un bâtiment
magnifique, a Ce bon seigneur, dit Martin Du Bellay dans une autre
occasion, ne pouvoit faire les choses petites. » Il imagina de faire con-
struire dans la fosse de Leure, à laquelle on arrivait par le nouveau
chenal, la Grande-Françoise, de vingt-cinq pieds de tirant d'eau.
(1) Henri II, Reims, juillet 1547; François II, Blois, novembre 1549; Charles IX,
Paris, juillet 1566; Henri III, Paris, mai 1575; Henri IV, Paris, avril 1594; Louis XIII,
Paris, 20 décembre 1612; Louis XIV, Paris, octobre 1643; Louis XV, Versailles, jan-
vier 1718.
(2) La pièce originale est aux Archives de France, k, 81, n" 32.
336 REVUE DES DEUX MONDES.
L'histoire n'a pas dédaigné d'enregistrer l'apparition de ce Levia-
than du xvi' siècle : le grand mât avait quatre hunes, et la coque
contenait une forge, un moulin à vent, et, entre autres choses non
moins indispensables, un jeu de paume. Quand la ?iauf dut prendre
la mer, elle ne put pas dépasser le m'ôle de la grande tour, fut à
grand'peine ramenée au fond du port, y fut renversée sur le flanc
par un coup de vent, et ne se releva plus. Les débris servirent à la
construction de nombreuses maisons de bois dont s'enrichit le quar-
tier de La Barre. La Grande-Françoise était destinée à marcher
contre les Turcs avec les Anglais, auxquels nous liait pour cette en-
treprise le traité de Boulogne de 1532, et Henri VIII, jaloux des
dimensions du navire de son voisin, prétendit en avoir un au moins
égal; mais la copie ne fut pas plus heureuse que le modèle. Le
Havre fut dès lors le port d'armement de la France sur l'Océan, et
les constructions navales s'y multiplièrent : il fut en 15/i5 le point
de ralliement de la grande flotte qui fit, sous le commandement de
l'amiral d'Annebaut, une descente malheureuse en Angleterre. Le
roi, venu pour assister au départ de l'expédition, donna une grande
fête à bord du vaisseau-amiral, le Philipj^fe, de cent canons, sorti
des chantiers voisins; mais un incendie s'y déclara pendant la fête,
et le vaisseau fut perdu. François I" lui-même préparait un rival à
son établissement militaire de la Seine, lorsqu'il consommait la
réunion de la Bretagne à la France; l'arsenal du Havre n'était pas
fait pour soutenir la concurrence de celui de Brest, et du jour où
le cardinal de Richelieu eut apprécié tous les avantages de cette
dernière position, les armemens du Havre allèrent en déclinant. Ce
ne fut point un mal; l'émigration de la marine militaire facilitait le
développement de la marine marchande, et le port devait plus ga-
gner à l'un qu'il ne perdait à l'autre. Le déménagement fut toutelois
lent à s'accomplir, et le dernier vaisseau de ligne lancé au Havre
fut le Fendant, de soixante-dix canons, en 1701. Un souvenir dou-
loureux est attaché au nom de ce bâtiment : il fut envoyé à Dun-
kerque pour être monté par Jean Bart, et ce grand marin prit, en
complétant l'armement, la fluxion de poitrine dont il mourut. Des
navires de guerre de moindre échantillon ont depuis été construits
au Havre; mais les restes de l'établissement militaire furent trans-
férés à Brest à l'issue de la guerre de sept ans.
La population du Havre eut, dès ses premiers jours, à compter
avec un ennemi terrible, l'insalubrité. La plaine de Leure, dont la
ville occupe l'extrémité occidentale, a enviton 1,800 hectares, et si
l'on s'en rapporte aux plans de l'époque, elle devait, au xvi' siècle,
peu différer en étendue de celle d'aujourd'hui. Réceptacle dcssuin-
temens des falaises qui la dominent, enveloppée dans un bourrelet
LA SEINE MARITIME. 337
de galets, souvent inondée par les marées de vive eau, toujours hu-
mide et spongieuse, elle infectait le voisinage des miasmes exhalés
de son sein. Sous le règne de François P% le nombre des épidé-
mies se comptait au Havre par celui des années. Henri II fit paver
la ville en 15Zi8, et le foyer d'infection fut de la sorte éloigné du
seuil des habitations; mais un grand mal persistait : c'était l'insuf-
fisance des eaux potables. Les sources amenées trente ans aupara-
vant par François I" n'avaient point augmenté avec le progrès de
la population; loin de là, les conduites s'étaient détériorées. M. de
La Mailleraye, commandant de la ville, les fit réparer en 1553, et
tira tout le parti possible des faibles ressources locales; on ne tarda
point à voir combien elles étaient indispensables. L'amiral de Coli-
gny avait pris en 1561 possession du gouvernement du Havre, dont
il était titulaire depuis huit ans. L'année suivante, les protestans
s'emparèrent de la place et la livrèrent aux Anglais, qui l'occupè-
rent avec une forte garnison. Le maréchal de Gossé-Brissac, chargé
de la reprendre, fit couper, au mois de juillet 1563, toutes les con-
duites d'eau, et les Anglais perdirent en quinze jours la moitié de
leur monde par les maladies. Que ne dut pas souflrir la population
civile! Profitant de cette leçon, l'amiral de Yillars fit faire en 1581
des citernes sous tous les édifices publics. Enfin, en 1669, le frère
Constance, capucin, qui était le Paramelle de son temps, fut en-
voyé au Havre par Golbert, et la population actuelle jouit, sans
grand souvenir de lui, des sources dont il fit la découverte.
La rareté de l'eau douce et les exhalaisons de la plaine de Leure
n'étaient pas les seules causes de l'insalubrité du Havre. En cette
même année 1669, une affreuse épidémie avait ravagé la ville de
Rouen, et de larges mesures d'assainissement avaient été prises pour
en prévenir le retour. Deux ans après, des maux semblables réclamè-
rent au Havre des remèdes analogues. M. de La Galissonnière, inten-
dant de la province, prescrivit un nettoiement général de la ville,
et voulut s'assurer par lui-même de la manière dont il s'exécutait.
Surpris de la propreté inaccoutumée des rues principales, il se diri-
gea vers les quartiers pauvres, et il ne s'expliqua l'énorme accumula-
tion sur le rempart d'objets repoussans qui blessait son odorat qu'en
apprenant que la pièce appelée par les Anglais ihe best room in the
house était au Havre un luxe tout à fait exceptionnel. Ge luxe étant
à ses yeux une nécessité, il prétendit l'imposer à toutes les maisons;
mais cette innovation causa un tel soulèvement, qu'il fut contraint
d'y renoncer. Gonflant alors dans l'efficacité des dérivatifs, il fit
établir des latrines publiques d'une élégance particulière aux lieux
que désignaient pour cet usage les prédilections de la population.
Yain espoir! l'entêtement à repousser les innovations de M. de La
TOME XXIV. 22
338 REVUE DES DEUX MONDES.
Galissonnière devint une affaire de parti; on se piquait de s'arrêter
sur le seuil de ses établissemens, quand il aurait fallu y entrer, et
les échevins, les taxant de fantaisies dont la ville n'avait que faire,
se débattirent longtemps pour en mettre la dépense au compte du
roi. Dans sa correspondance avec Golbert, l'intendant se plaint
amèrement de cette contumace des esprits du Havre ^ et ses plus
grands ennuis ne lui venaient pas des valets et menues gens aux-
quels, à défaut d'amendes, un guichetier à cent livres de gages
appliquait, sur la partie pécheresse apparemment, les corrections
ordonnées par la police : les délinquans se trouvaient dans toutes
les classes de la société; les échevins étaient toujours de leur parti,
et il fut même question, en présence du refus de l'autorité munici-
pale, d'organiser ad hoc un contrôle supérieur. Enfin, poussé à bout,
M. de La Galissonnière écrivait à Colbert : « En vérité, mon avis se-
roit que sa majesté écrivît elle-même à M. de La Yaissière d'y tenir
fortement la main (à la propreté du rempart, bien entendu)... » Et
comme s'il s'attendait à ce que le parlement s'en mêlât : « Je finis,
dit-il, en observant qu'il sera plus sûr d'autoriser le règlement pro-
posé par un arrêt du conseil, et même qu'en cas d'opposition, sa
majesté s'en réserve la connoissance, quand ce ne seroit que pour
un ou deux ans. » Ces luttes sur un sujet qui intéresse au plus haut
degré la santé publique donnent une idée de ce qu'était parmi nous
la police municipale aux plus beaux jours du règne de Louis XIV,
et les curieux qui prennent aujourd'hui la peine de faire le tour
des remparts du Havre ou de ce qui les remplace peuvent s'assurer
que, malgré les révolutions, le respect des anciennes mœurs n'est
point encore perdu dans la ville.
L'assainissement a récemment fait des progrès importans dans
l'intérieur du Havre, et, pour ne citer que les plus visibles, le pa-
vage du cours Napoléon et de quelques-unes des humbles rues ha-
bitées par les ouvriers a notablement rétréci le domaine des fièvres
paludéennes. L'abondance des eaux potables et le comblement des
marécages adjacens n'en demeurent pas moins les conditions fon-
damentales d'une parfaite salubrité. Yauban a jalonné la voie qui
doit conduire à ce double résultat, lorsqu'il a tracé le canal par le-
quel il entendait amener d'Harfleur au Havre les belles eaux de la
Lézarde. Aujourd'hui que Le Havre compte 65,000 habitans et pro-
met de doubler de population, ce n'est plus dans les fossés de la
place, mais au-dessus du niveau de ses rues, qu'il faut faire arri-
ver ces eaux. La profusion d'eau salubre n'importe guère moins à
la vigueur et à la santé de populations adonnées à des travaux de
force que la solidité de l'alimentation, et l'Angleterre semble jus-
qu'à présent avoir seule le secret de la puissance que verse cette
LA SEINE MARITIME. 339
séve dans les veines des villes manufacturières. La Lézarde, avec
tout ce qu'elle peut donner, ne suffira peut-être pas toujours à tous
les besoins qu'elle devrait desservir. Quant au canal, pour fournir
la couche de terre sous laquelle doit être ensevelie la cuvette pes-
tilentielle de Leure et réunir aux bassins du Havre les eaux d'Har-
fleur renaissant, il lui faudra la largeur et la profondeur nécessaires
à l'admission des grands navires. A cette condition, la tendance des
familles d'ouvriers du Havre à se porter vers l'est ne sera plus re-
foulée par les atteintes des fièvres de marais, et les bords du canal
seront rapidement envahis par l'industrie. La plaine désolée de
Leure semble faite pour donner place aux innombrables usines qu'a-
limente la navigation; cette conquête vaut bien un effort. La ville
maritime ne sera complète que lorsque la ville industrielle lui sera
juxtaposée, et l'intérêt de la nation tout entière profitera de leur
concours. Tout le territoire gagne à la puissance du Havre, et peut-
être n'a-t-elle nulle part de plus intimes associés que sur les bords
du Rhône et du Rhin.
Quand le commerce et l'industrie sont invités par un concours
de circonstances éminemment fécondes à se fixer dans une posi-
tion déterminée, ils tiennent pour non avenus les difficultés et les
dangers accessoires, et marchent vers leur but sans s'arrêter aux
aspérités de la route. Dans ces luttes contre la nature et les hommes,
la foule suit la fortune des triomphateurs, elle aperçoit à peine
ceux qui tombent. Si quelqu'un s'occupe un moment d'eux, c'est
pour donner ou prendre leur place sans plus de souci des menaces
de l'avenir que des avertissemens du passé. Les destinées du Ha-
vre ne se sont pas autrement accomplies depuis trois siècles. L'in-
salubrité a fait un nombre incalculal3le de victimes; elle a empoi-
sonné les existences, elle les a abrégées : elle n'a pas empêché les
rangs de se reformer toujours, et ceux qui s'enrichissaient sur la
plage occidentale, battue et assainie par les flots et les vents, s'in-
formaient à peine si l'on mourait à l'extrémité opposée. Quels avan-
tages décisifs ont donc inspiré tant de persévérance et de résigna-
tion, et pourquoi Dieppe ou Fécamp, bien plus anciens que Le Ha-
vre, n'ont-ils pas pris sa place, ou du moins grandi comme lui?
La plus efficace des causes de la prééminence du Havre n'est pas,
comme on serait tenté de le croire, le contact du cours de la Seine
et la facilité de pénétrer par eau dans l'intérieur des terres. Pen-
dant bien des siècles, le nœud entre la navigation maritime et la
navigation fluviale s'est formé sous les murs de Rouen, et les na-
vires ont passé devant le cap de La Ilève et la plage de Leure sans
entrevoir aucun motif d'y faire échelle. Ces temps étaient, il est
vrai, à demi barbares; mais depuis que Le Havre élargit ses bas-
3/10 REVUE DES DEUX MONDES.
sins, r aliment que la mer apporte à la navigation intérieure ou re-
çoit d'elle a peu changé de point de chargement, et les relations par
eau avec la haute Seine sont à Rouen infiniment plus multipliées
qu'au Havre. Depuis que les chemins de fer tendent à détrôner la
navigation fluviale elle-même et lui enlèvent le transport de toutes
les marchandises de quelque prix, Dieppe, plus rapproché de Rouen
et de Paris que Le Havre, semblerait devoir lutter à armes égales.
Cependant, loin de paraître compromise, la prééminence du Havre
se montre mieux affermie et plus en progrès que jamais. C'est qu'en
effet elle repose sur une base qui n'est pas moins immuable que les
allures des marées. La durée de la hauteur d'eau nécessaire aux
mouvemens d'entrée et de sortie dans les ports est à l'embouchure
de la Seine très supérieure à ce qu'elle est dans nos autres ports de
la Manche, et cette circonstance confère au Havre un avantage que
rien ne saurait balancer. Ceci exige une explication.
Nous sommes à l'heure de la molle-eau : la mer, descendue à son
niveau le plus bas,, laisse à découvert de longues grèves dont elle
doit bientôt reprendre possession. Au bout de quelques minutes d'im-
mobilité, un frémissement imperceptible annonce que la marée entre
de l'Atlantique dans la Manche. Rientôt des ondulations puissantes
élèvent rapidement le niveau des eaux du canal. Cette énergique pro-
pulsion marche parallèlement à Téquateur, et le flot court du cap
de Rarfleur au cap d'Antifer. Au sud de la ligne qu'il trace s'ouvre
la baie de la Seine (1) : couverte par la presqu'île du Cotentin, elle
ne reçoit point le vif mouvement de translation qui vient de l'Océan,
et tant que les eaux de la Manche proprement dites s'élèvent, elles
dominent celles de la baie; mais cet exhaussement ne peut pas avoir
lieu sans qu'à l'instant même les eaux qui le produisent ne s'épan-
chent sur le plan inférieur qui leur est adjacent, et n'en entraînent
la masse fluide dans leur mouvement. C'est ainsi qu'à peine cessent-
elles d'être soutenues par la côte de Cherbourg, elles se précipitent
avec violence dans le vide qu'elles trouvent sur le revers oriental
du cap de Rarfleur; elles forment le redoutable raz de ce nom, et
deviennent la tête d'un courant qui va côtoyer tout le rivage du
Calvados. Cependant, à mesure que le flot marche vers l'est, il laisse
couler ses eaux sur la pente latérale qui les sollicite, et quand il
atteint au cap d'Antifer la côte de Caux, il se divise en deux bran-
ches ; celle du nord, obéissant à l'impulsion générale, suit la rive
oblique qui la conduit vers Dieppe; celle du sud descend vers Le
Havre. Dans ce mouvement, résultant de l'opposition des forces de
(1) La baie de la Seine a, du cap de Barfleur au cap d'Antifer, 104 kilomètres d'ou-
verture, de cette ligne à la côte du Calvados 45 kilomètres de profondeur, et 200 kilo-
mètres de développement de cotes. Voyez, sur cette baie, la Revue du 15 avril 1854.
LA SEINE MARITIME. 3Ûl
l'attraction lunaire et de la pesanteur terrestre, la surface de la
baie de la Seine forme un plan incliné dont l'arête supérieure se
confond avec la ligne que décrit le flot de Barfleur au cap d'Antifer,
et dont l'arête inférieure s'appuie sur la côte de Basse-JNormandie.
Il existe une preuve directe de cette inclinaison dans la différence
du niveau de la haute mer au nord et au sud du cap d'Antifer : dans
les marées des syzygies, la mer pleine est à Dieppe de huit déci-
mètres plus élevée qu'au Havre. Lorsque, après avoir obéi aux at-
tractions de la lune et du soleil, les eaux de la Manche sont aban-
données à leur propre poids, elles se retirent par un mouvement
inverse de celui par lequel elles se sont élevées, et la dénivellation
s'opère d'abord au nord du parallèle de Barfleur. Elle ne se fait
sentir au fond de la baie de la Seine que lorsque les eaux qui l'ont
remplie sont rappelées par un creusement du large suffisamment
prononcé : la mer reste donc haute sur la côte méridionale jusqu'à
ce que le plan incliné formé par le flot se soit renversé. Ce seul fait
suffirait pour allonger sensiblement à l'embouchure de la Seine et
sur la côte du Calvados la durée de la haute mer. L'effet en est for-
tifié dans l'est de la baie par le courant que nous avons vu partir
du cap de Barfleur. Tandis que le courant direct qui se bifurque
au cap d'i\.ntifer entre dans la Seine en doublant la pointe du Havre,
celui qui vient de Barfleur suit dans le contour de la baie une
route plus longue, et il se présente à l'entrée de la Seine au mo-
ment où l'autre va rétrograder; il le soutient ainsi, et retarde encore .
l'heure de la retraite de la mer.
Ces phénomènes, observés par M.Beautemps-Beaupré et par les
ingénieurs chargés sous ses ordres de l'hydrographie de la baie de
la Seine, ont fourni, il y a vingt-sept ans, une explication bien au-
trement plausible que celles, visiblement erronées, qu'on donnait
jusqu'alors de la durée du plein de la mer dans ces parages. Les
esprits difficiles n'étaient cependant qu'à demi satisfaits, et ne trou-
vaient pas que la puissance des causes assignées fût au niveau de
la grandeur des effets produits. Ces esprits étaient dans le vrai : il
restait à découvrir une loi importante de la marche des marées, et,
faute de la connaître, on comprenait mal les résultats remarqués
dans la Manche. On avait cru, jusqu'aux belles observations de
M. Chazallon, que la mer n'avait qu'une sorte d'oscillation, celle
qui s'accomplit dans le demi-jour lunaire. Il n'en est point ainsi.
Outre la grande ondulation qui met un demi -jour à monter du
niveau le plus bas au plus élevé et à redescendre à son point de
départ, il y a des ondulations secondaires d'un quart, d'un hui-
tième de jour et de fractions moindres, qui, à la différence près de
l'amplitude et de la durée, se comportent comme la première. Les
3Zi2 REVUE DES DEUX MONDES.
moiivemens d'ascension et de retraite de ces diverses ondes ne se
coordonnent pas partout de la même manière. Sur tels rivages, ils
sont en coïncidence; les hauteurs des différentes oncles se super-
posent, et l'étalé a d'autant moins de durée qu'elle arrive et s'é-
coule plus rapidement. Sur tels autres rivages, les maxima des
ondes se contrarient; une onde de quart de jour par exemple des-
cend tandis que l'onde de demi-jour monte, ou monte quand l'autre
descend; la résultante de ces mouvemens contraires est un affais-
sement du maximum de la marée; elle s'élève moins, mais s'étale
davantage, et reste plus longtemps dans les plans horizontaux voi-
sins du niveau supérieur. Les principales ondes, dont l'ensemble
constitue le régime de la marée, arrivent et s'écoulent séparément
vers l'embouchure de la Seine, et la combinaison de cette circon-
stance avec les interférences des courans de flot qui viennent des
caps d'Antifer et de Barfleur a pour résultat la lenteur salutaire
avec laquelle la haute mer franchit dans cette région les degrés
rapprochés de l'étalé. Pour résumer ces complications en un fait
unique, si l'on considère à Dieppe et au Havre la tranche supé-
rieure de la marée sur une épaisseur de 20 centimètres, la mer
mettra à Dieppe 73 minutes à gagner et à perdre cette hauteur, et
151 au Havre : une marée du Havre en vaut donc deux de Dieppe,
et c'est surtout en pareilles circonstances que le temps est de l'ar-
gent.
Une plage pestilentielle dépourvue d'eau potable, mais située sur
le point de nos côtes de la Manche où le régime des marées est le
plus favorable à la navigation, a été la base de la fortune du Havre.
A part les exigences politiques et militaires qui furent le motif de
cette création, le port a commencé par n'être qu'un port de pêche;
mais à mesure que le territoire situé en arrière s'est enrichi et
percé, il a fourni des acheteurs et des vendeurs. D'abord timide-
ment placé à côté de la pêche, le trafic a grandi lorsqu'elle demeu-
rait stationnaire. Ce qui était le principal est devenu l'accessoire,
et a fini, quand des entreprises plus lucratives ont accaparé les bras
et l'espace, par émigrer presque entièrement dans des lieux où les
moyens d'existence étaient à sa portée. L'histoire du commerce du
Havre ne serait guère plus celle de la marine proprement dite que
celle du développement progressif des communications intérieures
qui se ramifient au sein du beau pays qu'il dessert. Il ne paraît pas
que les deux foires franches dont François I" dota en 1530 sa ville
de prédilection aient été fort achalandées dans leurs premières an-
nées. Sous les règnes suivans. Le Havre fut un des points du terri-
toire les plus agités par les guerres de religion, et le commerce
pouvait diflicilement s'étendre dans ces temps de trouble. Henri lY
LA SEINE MARITIME . 3/|3
s'occupa plus de la marine de la Méditerranée que de celle de
rOcéan, et Rouen suffisait de son temps à des échanges dont la
Seine était le seul véhicule. Enfin le cardinal de Richelieu, nommé
surintendant de la navigation en 1626, se donna deux ans après,
dans des intérêts évidemment plus politiques que commerciaux, le
gouvernement supérieur du Havre. La vive impulsion qu'il imprima
aux travaux hydrauliques et aux constructions navales changea
l'aspect du pays, et le commerce profita de tout ce qui fut fait pour
la guerre : le cardinal savait d'ailleurs que la force militaire s'ali-
mente des produits de la paix. Le fruit des travaux de ce grand
homme d'état se perdit, ou peu s'en faut, pendant la minorité de
Louis XIY : le port ne fut pas même entretenu. Lorsqu'on 166Zi le
chevalier de Glerville fit, par ordre de Golbert, l'inspection de la
côte, bien des maux étaient déjà réparés; cependant le chenal était,
par suite de la ruine des écluses de chasse, en si mauvais état, que
les navires de /|00 tonneaux n'entraient qu'aux syzygies. Le port
possédait quinze navires pour la pêche de la morue, seule grande
navigation qu'il fît alors, trente barques pour le cabotage avec
Rouen et quatre-vingt-douze bateaux de pêche. Le commerce inter-
national était tout entier aux mains des marines étrangères, et
Dieppe en décadence l'emportait sur Le Havre en progrès. La place
jouissait néanmoins d'une activité principalement due, suivant le
chevalier de Glerville, au crédit qui permettait aux négocians de tirer
de Rouen et de Paris autast de fonds qu'ils voulaient à l'intérêt de
25 pour 100. Getté usure, que nous trouverions effrayante, était
avec raison acceptée comme un bienfait, elle n'empêchait pas le pays
de grandir; la population se trouvait à l'étroit dans les fortifications,
et Golbert calculait les accroissemens qu'elle devrait à l'élargisse-
ment de l'enceinte et au creusement des bassins, qui furent plus
tard l'ouvrage de Vauban. L'année suivante, fut créée la compa-
gnie des Indes, qui fit du Havre le siège d'un de ses établissemens.
En 1698, deux compagnies se formèrent au Havre pour commercer,
l'une avec le Maroc, l'autre avec le Sénégal, et, ce qui prouve com-
bien peu de choses sont nouvelles sous le soleil, le luxe de leur
installation et le chiffre de leurs dépenses les firent bientôt tomber.
A la suite de ces vicissitudes, la population civile du Havre était
en 1723 de 12,280 habitans, et la population militaire, maritime
ou passagère, de 3,087 (1). Sous Louis XY, le commerce du Havre
(1) Ce résultat est celui d'un dénombrement par quartiers, rues, maisons et familles,
fait pour la perception de l'impôt par ordre du contrôleur-général des finances, et si
le résumé suffit à l'examen des faits généraux, les détails auraient pour l'histoire locale
un assez vif intérêt. Le manuscrit forme un volume in-4o; il est à la Bibliothèque im-
périale.
SAA REVUE DES DEUX MONDES.
fit de remarquables progrès, et sous Louis XVI les relations avec
l'Inde se multiplièrent beaucoup. Il est superflu de rappeler que la
guerre maritime, qui, durant la révolution et l'empire, fut une
calamité pour les ports, n'épargna pas Le Havre. Sa population
n'égalait pas en ISÎ/i celle de 17*23; c'est à partir de cette époque
qu'il a pris un essor dont le terme est probablement encore bien
éloigné.
A la paix générale, tout était à créer pour le commerce, maté-
riel, personnel naval, et jusqu'aux relations. Cependant en 1825 on
était arrivé à un mouvement international d'entrée et de sortie de
1,380 bàtimens et de 256,2/12 tonneaux. Ce même mouvement a
été en 1858 de A, 770 bàtimens et de l,/i3Zi,617 tonneaux, et ce
n'est point l'année la plus prospère de la série. Si c'était ici la
place de la reproduction des états de navigation, l'analyse des
chiffres annuels qui conduisent du premier terme au dernier ferait
voir que chaque progrès des communications, depuis les chemins
vicinaux jusqu'aux chemins de fer, est la cause et le signal d'un
accroissement d'activité de la navigation. Les progrès de la navi-
gation fluviale ont les premiers réagi sur le mouvement du port.
Ces patiens et modestes labeurs n'exercent pas seuls leur influence
sur l'activité féconde dont les états de tonnage sont l'expression.
La récolte bonne ou mauvaise, et mille autres faits économiques
difficiles à définir, affectent gravement la condition des établisse-
mens maritimes. Parfois aussi il ressort des registres de naviga-
tion des leçons de sagesse dont le public profite rarement. Ainsi-
le mouvement total du port du Havre, cabotage compris, était en
iSliQ de l,/i96,39Zi tonneaux, en 18/i7 de l,67/i,921 tonneaux, et
cette progression promettait de se maintenir. La révolution de 18/i8-
éclate, et il tombe en 1849 à 1,111,081 tonneaux. Les deux exer-
cices les plus élevés de la série ont été de 2,108,713 tonneaux en
1856, de 2, j 58,429 tonneaux en 1857. Les inquiétudes qui tra-
vaillent l'Europe ne sont pas encore assez justifiées pour qu'on
puisse distinguer les causes qui ont réduit le mouvement de 1858
à 1,700,538 tonneaux.
Les progrès, la stagnation ou la décadence du commerce, l'af-
fluence ou la rareté des navires qui prennent l'embouchure de la
Seine pour but ou pour point de départ, ont imprimé en caractères
saillans leurs traces sur la plage du Havre, et le langage du dessin
est presque le seul qui puisse rendre la série de transformations
qu'a subies l'atterrage depuis 1516. Ceux qui tiendraient à con-
naître ces vicissitudes ne trouveront nulle part à satisfaire aussi
largement leur curiosité que dans V Histoire du port du Havre, pu-
bliée en 1837 par M. Frissard, inspecteur général des ponts et
LA SEINE MARITIME. 345
chaussées, dont la mémoire est restée si honorée dans le pays. II
a reproduit dans son ouvrage les plans de la Françoise-de-Grâce
de 1530, du Havre sous Henri II et sous Charles IX, de l'établisse-
ment maritime tel qu'il sortit en 1630 des mains du cardinal de Ri-
chelieu, et tel qu'il était en 1728 après l'exécution des projets de
Vauban. Les remaniemens ont été si nombreux que Duchillon lui-
même,, s'il revenait au monde, ne se reconnaîtrait que dans la
grande tour dont il fit descendre les fondations à une profondeur
égale à sa hauteur hors de terre, et dans le quartier situé à l'ouest
du bassin du Roi, qui a conservé sa distribution primitive. Sur le
reste de la surface, il n'est pas d'emplacement qui n'ait été succes-
sivement occupé par des constructions civiles, des fortifications,
des quais, des bassins, des écluses, et l'on chercherait vainement
dans la ville un seul mètre carré de terrain qui soit au même ni-
veau qu'au temps des Valois. A ne considérer que le point de dé-
part et l'état actuel, quand la Grande- Françoise vint échouer à la
sortie du port, l'extrémité en était marquée par la tour de Fran-
çois I", et le port consistait en une longue fosse comprenant l'a-
vant-port actuel, se prolongeant dans la direction de la Floride et
communiquant avec une autre fosse qui est devenue le bassin du
Roi. On ne découvrait à l'est qu'une vaste et profonde lagune. Au-
jourd'hui, une jetée, enracinée au pied de la tour de François I",
porte à AlO mètres de distance la protection qu'elle offre aux na-
vires entrans, et les dirige vers un avant-port de neuf hectares de
surface. Sur l'avant-port s'ouvrent des écluses qui donnent entrée
dans six bassins à flot garnis de quais (1). L'établissement du Havre
offre au commerce une surface de kl hectares hh ares pour le sta-
tionnement des navires, et un développement de 5,110 mètres de
quais en maçonnerie pour le mouvement des marchandises. Ce bel
ensemble, — et c'est un grand malheur dans un temps où le com-
merce est partout préoccupé de la nécessité d'un accroissement con-
sidérable de l'échantillon des navires de long cours, — ce bel ensem-
ble n'a pas en profondeur les mêmes avantages qu'en superficie. Le
Havre ne reçoit pas les gros navires à toute marée. La profondeur de
(1) Les dimensions de ces bassins en donneront une idée plus exacte que de longues
descriptions :
Superficie. Longueur des quais.
Bassin du Roi 1 hect. 10 ares. 395 mètres.
— de la Barre 5 — 00 — 1,140 —
— du Commerce 5 _ 00 — 1,210 —
— de Vauban 7 _ 67 — 1,580 —
— de la Floride 2 — 29 — 235 —
— de Leure. 21 — 32 — 550 —
346 BEVUE DES DEUX MONDES.
l'eau au seuil des écluses d'entrée varie entre Zi^ZiO et 7 mètres (1).
Néanmoins, en choisissant bien leur moment et pour l'heure et pour
le vent, les bâtimens de 5 mètres de tirant d'eau entreraient à toute
force dans le port trois cent vingt jours dans l'année. Ils se gardent
d'avoir cette hardiesse. Hors de la présence de l'ennemi, il n'y a
de praticable, pour ne pas dire de permis en marine, que les choses
faciles; aussi attend-on en rade les marées des syzygies pour péné-
trer dans le port, et les pertes de temps qui résultent de cet état
de choses sont pour le commerce une source permanente de dom-
mages. Ce mal n'est pas sans remède : de nombreuses et savantes
études sont déjà faites, des mesures importantes sont prises pour
l'atténuer. L'ouverture d'une seconde entrée serait l'amélioration la
moins lente et la moins coûteuse à réaliser : elle préviendrait l'en-
combrement des bâtimens dans le chenal à l'arrivée et au départ, et
produirait les mêmes effets qu'un prolongement de deux heures
dans la durée de la hauteur d'eau nécessaire aux mouvemens du
port. Aucun bâtiment ne serait plus exposé à perdre une marée de
vive-eau, et condamné à en attendre le retour pendant une demi-
lunaison. La nécessité de cette seconde entrée n'est contestée par
personne; mais on n'a pas encore pu s'accorder sur la place à lui
donner, et il faut convenir que peu de problèmes de navigation sont
plus hérissés de difficultés que celui-ci. Il y aurait beaucoup moins
d'inconvénient à retarder la solution qu'à la donner mauvaise, et
le proverbe hollandais : « qui fait bien fait vite, » pourrait trouver
ici son application.
La rade du Havre se divise en deux parties. La petite rade, rap-
prochée de la terre et de médiocre profondeur, sert aux bâtimens
de cabotage. Ce que les étrangers appellent par courtoisie pour nous
la grande rade n'est pas autre chose qu'un mouillage en pleine mer
dont le fond est excellent, mais où les navires sont en butte à toute
la violence des vents et des lames; ils y jouissent de l'avantage
d'être en appareillage facile quand le temps menace de devenir trop
mauvais, et le grand mérite de cette station en pareil cas, c'est qu'il
est toujours aisé de la quitter. L'établissement de digues qui couvrent
ce mouillage n'importe pas moins à la défense de l'embouchure de
la Seine contre des entreprises ennemies qu'à la sûreté des navires
du commerce. Dès longtemps projetés, les travaux sont aujour-
(1) Cette hauteur, au moment de l'étalé de haute mer, est :
En vire-eau extraordinaire 7"
En vive-eau ordinaire C "ÎO
En morte-eau ordinaire 5
En morte-eau extraordinaire ^ ^*0
LA SEINE MARITIME. 3ii7
d'hui commencés. Toutes les marines du globe sont intéressées à
la réalisation de cette grande entreprise; elles y verront des motifs
nouveaux de se diriger vers nos côtes, et l'avenir bénira les mains
qui l'auront terminée.
L'administration des douanes, dont les instructives publications
gagnent chaque année en intérêt et en précision, a donné récem-
ment le détail du mouvement des marchandises dans nos onze prin-
cipaux ports. Il est superflu de dire que l'estime qu'elle leur accorde
a pour mesure la quotité des droits qu'elle perçoit sur chacun. Le
Havre figure en première ligne dans cette série de tableaux. Dans le
courant de l'année 1858, ce port a reçu pour 430 millions de mar-
chandises étrangères; il a exporté pour 652 millions de marchan-
dises étrangères ou françaises. Les tonnages correspondans à ces
mouvemens sont en raison inverse des valeurs : l'importation est de
6,111,000 quintaux, et l'exportation de 2,3Zi2,000. Si dans la masse
on prend à part les consommations et les provenances françaises, on
voit que nous avons reçu des marchandises pesant 4,578,000 quin-
taux et valant 338,717,000 francs, et que nous en avons exporté
1,203,000 quintaux valant 384,100,000 francs. Ainsi la valeur du
quintal métrique importé est de 74 francs, et celle du quintal mé-
trique exporté de 319 francs. Ces résultats ne sont peut-être pas
très satisfaisans au point de vue des intérêts maritimes; mais ils
mettent en relief le rôle que joue le port du Havre dans l'économie
industrielle du pays. Sauf le sucre, le tabac et les vins, il ne reçoit
guère que des matières premières et n'exporte guère aussi que des
produits manufacturés (1). Soit par ce qu'il importe, soit par ce
qu'il exporte, le port du Havre dessert les besoins des villes les plus
opulentes et des campagnes les plus reculées. H alimente les fila-
tures de l'Alsace; il expédie sur les côtes des deux Océans les fruits,
du travail des montagnards du Lyonnais; il féconde les sueurs des
vignerons de la Bourgogne et de la Champagne. 11 n'est pas per-
mis d'oublier ici les échanges de marchandises entre étrangers qui
s'opèrent dans ses entrepôts : ils ont roulé l'année dernière sur une
valeur de 360 millions, dont le double transport à l'arrivée et au
départ a enrichi la navigation ou le transit. L'entrepôt du Havre,
qui facilite ces échanges en les affranchissant des droits et des for-
malités de douane, contient habituellement de 60 à 80 millions de
marchandises. Ce n'est point un médiocre avantage pour un pays
que l'accroissement d'achalandage que les transactions entre étran-
(1) En tête des premières figurent des cotons en laine pour 132,482,000 fr., des métaux
bruts pour 50,971,000 fr., et 179,000 tonnes de houille; en tête des secondes, des tissus
de soie pour 123,210,000 fr., et des tissus de laine, de coton et de lin pour 88,207,000 fr.
Les vins entrent pour 16,094,000 fr. dans les exportations.
348 BEVUE DES DEUX MONDES.
gers apportent à ses marchés, et l'hospitalité qu'il donne ne lui est
pas moins profitable qu'à ceux qui la reçoivent.
• En résumé, le port du Havre, en raison du travail et du luxe
qu'il alimente, fait aujourd'hui le tiers de notre commerce mari-
time. La perception des droits de douane s'y est élevée en 1857
à 43,856,000 fr., en 1858 à 41,676,000 fr. 11 fournit le cinquième
du produit de cette branche du revenu dans la France entière (1),
et ces chiffres témoignent surabondamment que les fonds consa-
crés au développement de l'établissement maritime qui donne de
pareils résultats ne sont pas les plus mal employés de ceux dont
dispose l'état.
Il semble que lorsqu'une nation possède un établissement de la
valeur de celui du Havre, elle devrait, avant même de chercher
à l'étendre, veiller avec la sollicitude la plus inquiète à sa conser-
vation, et écarter avec une inflexible résolution tout ce qui pour-
rait la compromettre ou la menacer. Ce n'est point ainsi que se pas-
sent toujours les choses parmi nous. Un projet d'endiguement, dont
l'exécution est déjà beaucoup trop avancée, tend à substituer à la
baie allongée qui forme de Quillebeuf au Havre l'embouchure de la
Seine, un chenal dont les dimensions seraient réglées sur les con-
venances de la navigation des ports d'amont et sur les avantages
agricoles de la création d'une étendue de 15 à 20,000 hectares de
terres excellentes. La perspective de pareils succès est faite pour
exciter une glorieuse ambition. Des autorités infiniment respecta-
bles affirment, avec une conviction dans laquelle il est impossible
de découvrir la moindre trace de complaisance, que ces succès se-
ront obtenus sans qu'il en résulte aucun détriment pour l'atterrage
du Havre; mais d'autres voix, non moins accréditées, non moins
indépendantes, affirment au contraire que 1^ conséquence inévita-
ble de la continuation des travaux entrepris sera l'exhaussement
rapide des dépôts formés à l'embouchure de la Seine, et qui en in-
terdisent pendant vingt heures par jour l'accès aux grands navires.
Les villes de Rouen et du Havre sont sur cette grave question d'avis
diamétralement opposé; mais les entraînemens des intérêts locaux
ne permettent d'admettre qu'avec une extrême circonspection les
(1) Les perceptions de toute nature opérées par le service des douanes ont rendu
en 1858 :
Droits d'entrée 1 84,052,609 fr. ]
— de sortie 3,790,821 191,643,382 fr.
— de navigation 3,793,952 )
Droits et produits accessoires 2,076,276
Taxe des sels 27,829,558
221,549,216 fr.
LA SEINE MARITIME. SA 9
témoignages de l'une ou de l'autre origine. Au milieu de ce conflit
d'opinions, il en est une qu'on n'a peut-être pas assez interrogée :
c'est l'opinion de la mer elle-même. En d'autres termes, il y a un
certain nombre de faits hydrauliques dont on n'a point assez tenu
compte, et qu'il convient de rappeler ici, au risque d'aborder un
terrain un peu spécial. Ces faits serviront à jeter quelque lumière
dans le débat.
Le domaine des marées se divise à Quillebeuf en deux parties,
dont chacune est le théâtre de phénomènes hydrauliques distincts.
En amont, les eaux sont contenues dans un canal de largeur mo-
dérée, à bords naturellement fixes ou susceptibles de le devenir, et
où la prédominance des eaux douces sur les eaux salées avance ou
recule suivant l'élévation des crues de la Seine et la force des os-
cillations de l'Océan. Dans ce trajet, les hautes collines dont la
verdure embellit et ferme l'horizon laissent à peine soupçonner au
voyageur le voisinage de la mer. A Quillebeuf, l'aspect change : la
Seine débouche au fond d'un golfe où, suivant l'heure de la marée,
elle disparaît dans les eaux salées, ou s'épanche en maigres filets
au travers de vastes grèves. Lorsque, du haut des coteaux d'Ingou-
ville ou du cap vénéré de Notre-Dame-de-Grâce, le regard suit dans
ce golfe intérieur la décroissance des eaux, l'esprit ne peut se dé-
fendre d'une vague inquiétude. D'abord imperceptibles, de chauves
îlots se montrent successivement, à peine signalés au sein de la
plaine liquide par des vols d'oiseaux de mer qui se hâtent d'en
prendre possession; ils s'élargissent lentement, puis se joignent, et
finissent par former un long désert jaunâtre, où la mer ne laisse
pour témoignages de son empire que des navires ou des bateaux
pêcheurs échoués de place en place. Faut-il voir dans cette retraite
des eaux, dans cette apparition des terres, une image fugitive d'un
travail delà nature qui, commencé depuis des milliers d'années,
se poursuit sous nos yeux et continuera pendant d'autres milliers
d'années? Faut-il prévoir l'époque où ce bassin sera comblé par
les dépôts qui s'y forment? Sans porter si loin sa pensée, il est
impossible de méconnaître que les variations de fond et les accu-
mulations d'atterrissemens dont l'embouchure de la Seine est le
théâtre posent devant nous les problèmes les plus redoutables pour
la navigation.
Ce golfe intérieur, qui depuis cent cinquante ans a été le sujet de
tant de savantes observations, n'a pas toujours été rigoureusement
mesuré, et les erreurs répandues à ce sujet contribueraient à donner
de fausses notions sur les conséquences des phénomènes qui s'y
manifestent. Des travaux récens ont fait raison de ces erreurs, et en
nombres ronds la distance de Quillebeuf au Havre est de 30 kilo-
350 REVUE DES DEUX MONDES.
mètres; la moindre largeur du golfe est, de la pointe de La Roque
à celle de Tancarville, de A, 400 mètres, et la plus grande, du
Havre à Yillerville, de 9,100 mètres. La superficie submersible
comprise entre la méridienne de Quillebeuf et celle du Havre est de
25,000 hectares.
Tant que le canal de la Seine conserve l'aspect d'une rivière, les
eaux chassent devant elles les matières qu'elles charrient, et main-
tiennent par leur force propre la liberté et l'unité du lit. Il en est
autrement quand les flots s'épandent et s'amortissent dans un bassin
où, malgré des agitations intermittentes, il n'existe plus de pente
générale; leurs dépôts et leurs caprices apportent alors d'intermi-
nables modifications au relief du fond. Il fut un temps, il n'est pas
permis d'en douter, où l'emplacement des bancs qui obstruent l'at-
terrage de la Seine était recouvert d'une puissante couche d'eau, où
les marées descendaient à leur plan le plus bas sans jamais laisser
poindre les afïleuremens de longues grèves, telles que celles qui re-
montent aujourd'hui jusqu'à Quillebeuf. La succession des siècles a
changé cet état de choses, et l'activité de la navigation n'est venue
animer ce bassin qu'à une époque où la profondeur des eaux lui était
déjà bien moins favorable; mais, sans remonter au-delà des temps
historiques, on voit les établissemens maritimes qui n'ont pas,
comme celui de Rouen , le rétrécissement du fleuve et des chasses
énergiques d'eaux douces pour se maintenir, descendre vers la mer
à mesure que les atterrissemens. atteignent leurs abords ou leurs
bassins. Ceux de l'antiquité étaient à Lillebonne, ceux du moyen
âge à Harfleur; les nôtres sont au Havre, et qui sait si ceux de la
postérité y resteront?
Le sol du bas de la vallée du Bolbec est empreint de témoignages
naturels de la grandeur passée de Juliobona (Lillebonne), qui valent
ceux des historiens et des monumens construits par les hommes. La
petite ville d'aujourd'hui a jadis été la capitale des Caletes (1), un
des peuples de la Gaule dont la soumission coûta le plus à César (2).
Après l'avoir détruite pour la prendre, il la rebâtit plus forte et plus
belle et lui donna son nom (3). Aujourd'hui perdue au fond d'une
obscure vallée, séparée de la Seine par une traversée de h kilo-
mètres de prés marécageux, à quels avantages de position a-t-elle
pu devoir son antique prépondérance? — Le niveau et l'humidité
spongieuse de ces terrains en constatent la récente formation, et tant
que la place qu'ils occupent a fait partie du domaine de la mer, le
(1) KatÀérai wv ttoXi; I&uXioêo'va. Strabon, 1. ii, c. 8.
(2) De Bello Gallico, 1. viii, o. 7. — Orose, 1. vi.
(3) « Ipsum namque castrum Caletus antc vocabatur, quod déstructura et in majori
elegantià reparatum ex suo nomine Juliobona vocare placuit. »
LA SEINE MARITIME. 351
pays des Calètes, dont nous avons fait le pays de Gaux, n'avait pas
de meilleure station maritime que celle de la ville de Jules-César.
Abritée des vents d'ouest et des coups de mer par la pointe de Tan-
carville, flanquée des collines du Val-Yarin et du Mesnil, elle offrait
aux navires un calme qui favorisait malheureusement aussi les atter-
rissemens. Le port s'allongeait perpendiculairement au cours actuel
du Bolbec en un bassin de 50 hectares, dont le contour est nettement
tracé au bas du terrain solide sur lequel la ville est bâtie. Gisement
avancé dans l'intérieur des terres, sûreté de la rade, commodité du
port, rien ne manquait à la ville des Galètes de ce qui fait les bonnes
stations maritimes, rien que des garanties d'avenir, et les flottes ro-
maines destinées à agir sur les côtes de la Manche ne pouvaient avoir
de point d'appui ni de refuge plus sûr. César, dit Strabon, avant d'en-
treprendre ses expéditions contre la Grande-Bretagne, avait établi
une station navale dans l'embouchure de la Seine. Les marchandises
étaient transportées par terre de la Saône à la Seine, puis dans le
pays des Lexoves et des Calètes, et là on les embarquait sur l'Océan.
L'accumulation des alluvions sous lesquelles est enseveli l'établis-
sement maritime de Lillebonne s'est accomplie en silence au mi-
lieu des ténèbres du moyen âge, et quand le port fut défmitivement
abandonné par la navigation, Harfleur, situé à 26 kilomètres plus
bas, recueillit naturellement cet héritage; il devint le foyer de toutes
les opérations militaires et maritimes de l'embouchure de la Seine.
Dès le temps des Romains, cet atterrage était une sorte de succursale
et d'avant- rade de Juliobona; une voie romaine, dont les tronçons se
retrouvent sur la côte et ont conservé le nom de Chaussée-de-César,
les unissait l'une à l'autre. L'histoire d'Harfleur, depuis l'an 512,
où le roi Arthus l'enleva à Lucius, qui représentait à cette extrémité
de la Gaule la puissance romaine défaillante, jusqu'à l'an iZiA9, où
Dunois en chassa les Anglais, est presque toute l'histoire navale de
notre pays. Le port était aussi vaste, aussi sûr que bien placé. Au-
cune place n'a été disputée avec tant d'acharnement entre la France
et l'Angleterre, et c'était avec raison; le maître d'Harfleur l'était de
l'embouchure de la Seine. Un jour vint enfin (1521) où, François P'^
oi'donnant des armemens à Harfleur, on lui répondit que le temps en
était passé, et que l'envasement de l'atterrage n'en permettait plus
l'accès qu'à des barques. On prit le parti de descendre encore vers
la mer; Harfleur fut abandonné comme l'avait été Lillebonne, et ce
fut le tour du Havre.
Les effets dont voilà l'esquisse décolorée passent inaperçus dans
une vie d'homme; ils laissent des marques profondes dans celle
d'une nation. Les causes qui les ont produits n'ont pas cessé d'être
agissantes; la source des atterrissemens n'est pas tarie; ils n'ont
352 REVUE DES DEUX MONDES.
fait que changer un peu de direction : l'histoire de l'avenir doit res-
sembler à celle du passé, et les reflets de l'une éclairent l'autre.
Deux faits généraux dominent tous les faits spéciaux dont la réu-
nion constitue le régime hydraulique de l'atterrage de la Seine. Ce
sont, d'une part, la nature des terrains que corrodent le fleuve ou
les courans marins qui se forment à. l'embouchure, — de l'autre, les
allures des marées qui roulent, dispersent et déposent les débris de
ces rivages tantôt dans les profondeurs de l'Océan, tantôt sous nos
yeux et jusqu'à l'entrée de nos ports. Les eaux sont ici le dissol-
vant des terrains anciens et les distributrices des terrains nouveaux
qui naissent de leurs débris; mais les résultats de l'action des eaux
varient suivant la résistance des bords auxquels elles s'attaquent.
Il faut donc, pour comprendre les phénomènes particuliers dont
nous avons à considérer les conséquences avantageuses ou nuisi-
bles, commencer par se faire une idée exacte et des forces vives
que la nature met ici en jeu, et des masses inertes saisies dans le
conflit des élémens, et dont, a dit Ronsard,
La matière demeure et la forme se perd.
Si les eaux qui convergent de l'intérieur des terres ou du large
vers l'embouchure de la Seine roulaient sur des basaltes ou des por-
phyres, elles ne feraient guère qu'en polir la surface, et le peu de
débris qu'elles arracheraient à ces roches n'altérerait pas sensible-
ment la profondeur du récipient où elles les déposeraient; mais la
formation soumise à leur action n'est pas de celles qui résistent le
mieux aux corrosions du temps et des eaux. Considérée dans la tota-
lité de l'étendue des départemens de l'Eure et de la Seine-Inférieure,
et dans la partie orientale du département du Calvados, cette forma-
tion consiste en une couche calcaire très puissante, superposée à
une argile compacte d'une profondeur inconnue, et surmontée d'une
couche arable où l'argile domine. C'est le même terrain dont les
blanches escarpes ont valu, sur le rivage opposé, le nom d'Albion
à l'Angleterre. Composé de déjections et de débris d'animaux aqua-
tiques, ce calcaire est le résultat d'accumulations sous-marines dont,
à défaut de notre science incertaine, l'imagination a peine k se faire
l'idée. Elle s'effraie en se demandant combien de temps la vie s'est
agitée dans ces masses incommensurables, et comment elle s'est
éteinte après les avoir élaborées. La silice à l'état gélatineux était ré-
pandue en abondance dans la formation calcaire, et elle s'en est iso-
lée en s' agglomérant par une véritable cémentation en rognons qui
affectent les formes les plus diverses. Le plus souvent, ces rognons
sont confusément empâtés dans la craie , comme si tous les maté-
^ LA SEINE MARITIME. 353
riaux de la couche avaient été pétris et malaxés. Dans les hautes
falaises du pays de Gaux, ils sont articulés dans leur gangue en
assises régulières, et s'interposent entre des lits marneux d'une par-
faite régularité. D'autres fois, comme si le calcaire avait dû se mon-
trer dans ce vaste ensemble sous toutes les formes qui lui sont pro-
pres, depuis les marnes jusqu'aux marbres, la silice n'a fait qu'en
consolider la structure, et cette union intime a produit de vastes
bancs de pierre de taille. La formation tout entière s'est émergée
par un soulèvement horizontal, ou peu s'en faut, et très probable-
ment simultané. A considérer le bord de la mer, on remarque dans le
plan inférieur de la couche calcaire une légère inclinaison du sud-
ouest au nord-est. Ce plan est un peu au-dessous du niveau de la
mer dans le nord des falaises du pays de Gaux. Sous le cap de La
Hève, près du Havre, la basse mer met la base argileuse à décou-
vert, et l'escarpement calcaire, se dressant dans toute sa hauteur,
montre ses assises aussi nettes que dans une coupe géométrique. En
passant sur la rive gauche de la Seine, on voit presque partout l'ar-
gile au-dessus du niveau de la haute mer, et si l'on marche jusqu'à
l'extrémité des falaises de Beuzeval, l'argile brune s'élève à 105 mè-
tres au-dessus du niveau de la mer. Le soulèvement a pris ici les
allures du bord d'une cuvette; le calcaire a disparu comme si l'ar-
gile, en se relevant, l'avait fait glisser sur sa pente et jeté en proie
aux attaques des flots.
En pénétrant dans l'intérieur des terres, l'œil est frappé de la régu-
larité du plateau qui, du bord de la mer, s'élève par une rampe insen-
sible aux sources des cours d'eau qui le traversent : aucune saillie
n'en dérange l'uniformité, et les rares ondulations qui se montrent
à la surface sont évidemment l'œuvre des eaux qui l'ont entamée
dans le tumulte de leur retraite. Les parties montueuses, qui sont
ailleurs l'effet des soulèvemens du terrain, sont ici formées par un
creusement. Ghaque ruisseau, chaque rivière s'est ouvert dans le
plateau un sillon étroit, et a mis à nu la stratification de terrain
qu'on observe dans les escarpes des falaises. Quand la vallée atteint
une certaine profondeur, elle montre dans la coupe du plateau l'ar-
gile à la base, le calcaire au-dessus, et la couche arable à l'étage
supérieur. Ainsi, sur la côte et dans l'intérieur, la nature et la dis-
position du terrain sont presque partout identiques; il suit de là
que, fluviatile ou maritime, l'origine des atterrissemens qui s'ar-
rêtent dans l'embouchure de la Seine ne change rien aux élémens
dont ils se composent, et que si la prédominance de l'un ou l'autre
de ces élémens doit varier, cela importe assez peu. Quant au lit
d'argile sur lequel repose la couche calcaire, la seule notion exacte
qu'on possède sur l'épaisseur de ce lit vient du creusement du puits
TOME XXIV. 23
354 REVUE DES DEUX MONDES,
artésien du Havre : la sonde est descendue, sans le traverser, à
208 mètres de profondeur.
La constitution physique et la friabilité des terrains exposés à
l'action des eaux expliquent la profondeur des érosions qu'ils ont
subies. Voyons maintenant comment les eaux ont agi sur ces masses.
Ruisseau, torrent, rivière ou fleuve, tout cours d'eau transporte
les débris des terrains qui l'alimentent au lac ou à la mer où vient
expirer sa vitesse : les hauteurs s'abaissent, les bas-fonds s'élèvent,
et persistant comme la puissance silencieuse de la pesanteur, ce tra-
vail de nivellement avance avec le temps et ne recule pas davan-
tage. Le bassin hydraulique dont les dépouilles descendent la Seine
comprend la totalité des territoires de sept départemens et des por-
tions plus ou moins considérables de dix autres; l'étendue en est de
7,553,000 hectares, et toutes les fois qu'une inondation s'épand,
qu'un orage éclate sur ce vaste espace, des matières terreuses s'a-
cheminent vers le réservoir commun. Si, comme le Rhône, le Nil et
le Pô, la Seine se jetait dans une mer à niveau constant, ses dépôts-
ne seraient pas moins apparens que ceux de ces fleuves; elle for-
merait aussi son Delta, et l'on mesurerait chaque année au-dessous
de Quillebeuf l'extension prise par ses alluvions; mais il n'en est
pas ainsi. Tandis que les eaux amorties des autres fleuves abandon-
nent les terres dont elles sont chargées à leur embouchure, les cou-
rans de marée s'emparent des eaux de la Seine; le flot les refoule
violemment dans leur lit, le jusant les entraîne au large, et elles
entrent, au contact de la mer, dans une période de nouvelles vicis-
situdes. Les sables se fixent presque immédiatement; mais les ma-
tières plus ténues restent en suspension dans l'eau comme les va-
peurs aqueuses dans l'air, se dissipent et s'afl'aissent de même. Les
marins de l'entrée de la Seine ne se trompent pas sur l'origine des
nuages vaseux qui se forment à la suite des crues des eaux douces;
ils les reconnaissent à leurs teintes argileuses. Les crétines ^ c'est
ainsi qu'ils les appellent, se tiennent longtemps dans les tranches
supérieures des eaux salées; quand les vents d'est soufllent, elles
sont poussées fort loin au large et y sont quelque temps promenées
au gré des vents et des marées; parfois aussi elles sont ramenées à
l'embouchure du fleuve. Les alternatives des hautes et des basses
mers, de la violence ou de la mollesse des vents et des courans,
dispersent ou rassemblent ces matières vaseuses; mais, toujours
sollicitées par leur propre poids, elles descendent au fond dès qu'un
peu de calme le permet. Une part, et c'est heureusement la plus
forte, se perd dans les abîmes de l'Océan; une autre se dépose dans
le golfe intérieur de la Seine : mille influences indéfinissables accé-
LA SEINE 3IARITIME. "855
lèrent ou ralentissent les dépôts, les rapprochent ou les éloignent
des places où leur présence doit rétrécir le domaine de la naviga-
tion; si lentes que soient ces alternatives, elles ne sont jamais dans
le cours des siècles qu'un instant imperceptible, et l'œuvre de la
nature n'en avance pas moins. Depuis le jour où la Seine a com-
mencé de couler, chaque heure, chaque minute verse dans son em-
bouchure un contingent faible ou fort de remblai, et la perpétuité
de ce tribut la comblerait à elle seule à la longue. Les lois de la
nature sont immuables, et l'on ne peut pas plus arrêter ces atter-
rissemens qu'empêcher la Seine de couler; mais on peut en dériver
une partie, et l'on a déjà de la sorte enrichi l'agriculture par des
travaux exécutés pour l'amélioration de la navigation. M. Doyat et
M. Beaulieu, qui se sont succédé dans la direction des travaux d'en-
diguement de la basse Seine, ont constaté que les digues établies
depuis 1846 en amont de Quillebeuf ont procuré la conquête de
1,A06 hectares, au travers desquels divaguaient les eaux qu'ils ont
disciplinées. Ces procédés, appliqués avec réserve, peuvent produire
un grand bien. Employés sans discernement, ils conduiraient à des
malheurs dont il n'est donné à personne de calculer l'étendue.
Les atterrissemens qui descendent avec les eaux douces ne sont
malheureusement pas les seuls dont il y ait à s'inquiéter, et ceux
que déterminent les ve^its du large et les marées concourent, dans
une proportion bien plus menaçante, à l'exhaussement du fond de
l'atterrage. Les explications données plus haut sur les allures des
marées devant Le Havre ont fait pressentir l'influence qu'elles doi-
vent exercer sur les dépôts terreux de l'entrée de la Seine, et, puis-
que nous étudions l'action des courans marins sur les rivages qu'ils
corrodent ici, il importe de remarquer que sur toute la côte la mar-
che du flot est beaucoup plus rapide que celle du jusant. D'après
les Instructions nautiques publiées par le dépôt de la marine, la
durée moyenne du courant de flot est devant Le Havre de cinq
heures dix minutes, et celle du courant de jusant de sept heures
quinze minutes, ce qui établit entre les vitesses le rapport de 100 à
71 ; mais, soit concours des ondes de la mer montante, soit circon-
stances locales encore imparfaitement connues, la difîerence des vi-
tesses semble être, sur divers points de la côte, fort supérieure à
celle qui vient d'être indiquée, et l'on entend les pêcheurs, dont les
préjugés même sont rarement tout à fait hors du chemin de la vé-
rité, prétendre que la vitesse du flot est souvent triple de celle du
jusant. H n'est pas indispensable d'avoir la mesure exacte de ces
difl'érences pour juger que la marche des matières charriées par les
courans doit en être gravement affectée. Si la durée du flot était
égale à celle du jusant, les forces d'entraînement de ces deux cou-
356 REVUE DES DEUX MONDES.
rans se neutraliseraient, et les sables que l'un apporte seraient
remportés par l'autre; mais du moment qu« la marée monte dans
l'embouchure de la Seine beaucoup plus vivement qu'elle n'en des-
cend, elle doit y jeter, dans son ascension^ plus de matières ter-
reuses qu'elle n'en entraîne dans sa retraite. Il n'est pas possible de
distinguer, dans les alluvions marines qui affluent vers l'embou-
chure du fleuve, celles qui proviennent de la percussion des lames
de fond; mais on aperçoit plus clairement celles que fournissent, par
la rive droite, les falaises du pays de Caux, et, par la rive gauche,
les côtes septentrionales de la Basse-Normandie. Une fois entrées
dans la Seine, ces alluvionsy sont malaxées par les courans opposés
qui les saisissent alternativement : elles sont souvent transportées
d'un bord à l'autre; cependant, malgré l'intimité des mélanges qui
résultent d'une telle confusion, elles veulent être considérées sépa-
rément dans leurs origines.
Il y a onze ans déjà, on essayait dans la Revue (1) de remonter aux
sources du courant de galets qui obstrue au nord du cap d'Antifer les
atterrages de Fécamp, de Saint-Valery en Caux, de Dieppe, du Tré-
port et de l'embouchure de la Somme. « La roche crayeuse, disait-
on, dont les falaises montrent la coupe, se compose de couches ho-
rizontales d'un à deux mètres d'épaisseur, séparées entre elles par
des couches de cailloux siliceux. Les fibres de la pierre sont verti-
cales; leur cohésion dans ce sens est très faible, et elle est encore
diminuée par l'interposition des couches de silex. De cette double
disposition résulte la tendance du terrain à se fendre en prismes ver-
ticaux. Deux fois par jour, la marée vient battre le pied des falaises;
chaque flot qui les heurte emporte quelque parcelle de la roche po-
reuse qui les constitue, et quand les hautes mers des syzygies se
ruent contre elles par les tempêtes de l'ouest au nord, des lames
furieuses les sapent à coups pressés; elles déchaussent l'escarpe, la
minent; bientôt celle-ci surplombe, se détache et s'écroule. On croi-
rait que le talus formé sur ces débris va défendre le pied de la nou-
velle muraille; mais, avec sa nature friable, la marne résiste mal à
l'action des flots : elle s'imbibe, se brise, se délaie en molécules im-
palpables, et la falaise mise à nu est de nouveau attaquée à vif. Les
pluies et les gelées aident la mer dans cette œuvre de destruction.
Des fentes plus ou moins profondes s'entr'ouvrent dans la partie su-
périeure du terrain; les eaux pluviales s'y infiltrent, et soit qu'elles
s'y congèlent, soit qu'elles ramollissent et dissolvent les tranches
de marne sur lesquelles elles pèsent, l'effet produit est le même,
et l'action sourde des eaux intérieures aboutit tout aussi bien que
(1) Voyez l'étude sur les Falaises de Normandie, livraison du 15 juin 4848.
LA SEINE MARITIME. 357
les attaques retentissantes de la mer à d'immenses éboulemens. »
Tel est le spectacle de destruction qu'offre d'Ault au Havre une
ligne de IZiO kilomètres de falaises. Le cap d'Antifer étant le point
de partage des deux courans entre lesquels se divise le flot, celui
qu'attire à soi l'embouchure de la Seine ne côtoie les falaises et n'en
recueille les débris que sur une étendue de 23 kilomètres; il s'en
saisit et passe devant Le Havre avec ses eaux chargées des teintes
laiteuses de la marne délayée et son éternelle traînée de galets. Ces
deux élémens se séparent dans leur marche en raison de la diffé-
rence des pesanteurs et des volumes; l'un est tenu en suspension,
l'autre roule sur le fond de la mer. A chaque marée, les galets
avancent avec le flot et rétrogradent, mais à une moindre distance,
avec le jusant; le cri plaintif de ces froissemens sous-marins perce
au milieu du bruit des lames qui se brisent sur le rivage et du mu-
gissement lointain de l'Océan. Pressés par le courant contre la côte,
ils arrivent dans la Seine en masse serrée, sans s'égarer et sans
perdre dans les oscillations de leur marche au-delà de ce que leur
enlève le frottement. Les sables siliceux de cette origine suivent la
route des galets ; seulement ils peuvent être poussés plus loin, et ils
se fixent probablement en grande quantité sur les bancs qui s'a-
vancent de l'embouchure vers le large. Les marnes délayées sont
tenues en suspension par le moindre mouvement des eaux, et ne se
déposent que dans de très rares momens de calme. Le lit de la
Seine retient tout ce qui est silice, laisse échapper la plus grande
partie de ce qui est calcaire, et c'est pour cela sans doute que, dans
les dépôts qui s'y forment, le rapport entre les deux élémenè con-
stitutifs des falaises est si différent de ce qu'il est à son origine.
Sans cette circonstance modératrice de l'accumulation des alluvions,
l'atterrage serait depuis longtemps comblé.
S'il n'est pas possible d'atteindre une exactitude satisfaisante
dans l'évaluation des dépôts qui se forment à l'embouchure de la
Seine, il existe, sur le reculement des falaises du pays de Gaux de-
puis les temps historiques, quelques documens sur lesquels on peut
fonder des calculs d'une probabilité acceptable. Nous savons par
exemple qu'au xi* siècle une église, placée sous l'invocation de
Sainte-Adresse, s'élevait au lieu même où gît maintenant, à 2,000
mèties du rivage, le banc de l'Éclat, qui sert de limite extérieure à
la petite rade du Havre. La rade elle-même s'est creusée à 8 mètres
au-dessous du niveau de la basse mer dans les terres dont l'église
occupait l'extrémité. Les érosions n'ont pas suivi sur ce point une
marche régulière : elles ont dû commencer par d'immenses disloca-
tions. La petite rade n'a pu s'approfondir, comme elle l'a fait, que
par l'amoindrissement local de la résistance de l'argile brune à
3^8 REVUE DES DEUX MONDES.
laquelle est superposé le calcaire. Si des cavités se sont ainsi for-
mées à la base des falaises, les éboulemens ont dû se succéder ra-
pidement, et les débris ont du être emportés d'autant plus vite que,
quand le cap de La Hève était beaucoup plus saillant et l'embou-
chure de la Seine beaucoup plus profonde qu'aujourd'hui, le cap
donnait plus de prise aux attaques des flots. La plaine de Leure
n'est pas autre chose que le principal dépôt des débris des falaises
' qui s'élevaient sur l'emplacement de la petite rade. Les galets livrés
aux flots par ce terrain se sont rangés sur la limite du courant qui
les entraînait en un long bourrelet qui, s'enracinant au pied du cap,
s'est allongé à chaque progrès des destructions qui l'alimentaient;
il poussait devant soi dans l'embouchure de la Seine la pointe mo-
bile du Hoc. Derrière cette digue naturelle régnait un calme favo-
rable à la paisible accumulation des matières ténues qui ont formé
le sol intérieur de la plaine. La perte de l'atterrage d'Harfleur a été
la conséquence de la formation de la plaine de Leure : large et pro-
fond tant qu'il a été curé et rafraîchi par les courans directs qui
lavaient auparavant le pied des falaises de Graville, cet atterrage a
dû se combler aussitôt qu'ils se sont déplacés sous la pression des
empiétemens de la pointe du Hoc; la profondeur ne pouvait pas se
maintenir longtemps dans une anse où s'arrêtaient à chaque marée
des eaux chargées de sable et de limon.
Les éboulemens des falaises ont naturellement diminué à mesure
que leurs dentelures s'émoussaient. Maintenant que la côte est ran-
gée sur un alignement uniforme, il n'y a plus de raison pour que
les falaises qui avoisinent Le Havre se dégradent plus rapidement
que celles qui s'en éloignent. Les ingénieurs des ponts et chaussées
ont constaté que de 1800 à 1847 celles de La Hève ont reculé de
lli mètres, ou en moyenne de 30 centimètres par an. Ces observa-
tions concordent avec celles que Lamblardie appliquait en 1789,
dans son remarquable Mémoire sur les Côtes de la Ilaiite-Noi^juin-
die, à la ligne entière des falaises, et il en existe une confirmation
presque mathématique dans le compte qui se tient aujourd'hui des
quantités de galets qui arrivent devant le chenal du Havre. Soi-
gneusement recueillies pour le lestage des navires, ces matières for-
ment annuellement un cube de 12,000 mètres. Or les falaises tri-
butaires de l'embouchure de la Seine sont plus élevées que celles
qui gisent au nord du cap d'Antifer; elles atteignent une hauteur
moyenne d'environ 100 mètres. Sur une longueur de 23 kilomètres
30 centimètres de leur épaisseur, elles laisseraient tomber chaque
année à la mer une masse de (>90,000 mètres cubes, et comme le
galet entre pour un trente-troisième dans leur structure, sa part
serait de 21,000 mètres. L'emploi de 12,000 mètres au lestage peut
LA SEINE MARITIME. 359
paraître la justification de cette évaluation, puisqu'il y faudrait
ajouter la quantité qui passe hors de la portée des ramasseurs et
celle que le frottement réduit en sable dans le trajet.
Dans cette recherche des causes de l'encombrement de l'embou-
chure de la Seine, les découvertes pénibles se multiplient à chaque
pas. Le contingent des falaises de Gaux dans les atterrissemens est
fort supérieur à celui de la haute Seine, et il est peu de chose au-
près de celui des côtes et du talus sous-marin de la Basse-Normandie.
On le devine à la simple inspection des deux côtes qui convergent
vers Le Havre; on est convaincu dès qu'on porte son attention sur
les points d'arrivée de leurs dépouilles.
Le courant de flot qui va du cap de Barfleur à l'entrée de la Seine
a huit fois la longueur de celui qui descend du cap d'Antifer. Il a
peu de prise sur les roches granitiques qu'il côtoie en amont de La
Hougue; les débris qu'il recueille en commençant sa course sont
surtout des sables marins et des coquilles brisées, et il les laisse dans
la baie des Yays et sur les bancs de La Hougue et du Cardonnet.
Après les Yays, il corrode, de Moisy à Arromanches, le pied des fa-
laises marneuses dont les dépouilles ont déjà transformé en herbages
les anciennes baies de la Seule, de l'Orne et de la Dives; il échancre
ensuite le long de la plaine de Gaen la terrasse sous-marine dont
l'élévation réduit la profondeur des ports de cette côte, et que ré-
parent sans cesse les sables de fond poussés par les vents du nord.
Il arrive, devant la pointe de Beuzeval, chargé des terres friables
qu'il a enlevées depuis les Yays, et de l'entrée de l'embouchure de
la Seine jusqu'à Honfleur, on assiste partout au travail d'aligne-
ment de la côte, auquel concourent la terre en abandonnant ses
parties saillantes, la mer en en transportant la poussière vers l'est.
Trouville est le lieu le mieux choisi pour ce genre d'observations.
On n'aperçoit nulle part si bien la vivacité du flot, la mollesse rela-
tive du jusant, et les effets de la différence de ces deux forces. Le
premier témoignage de l'afîluence des matériaux arrachés aux côtes
du Calvados qui frappe les yeux est le marais et la dune de Déau-
ville, qui embrassent, entre la rive gauche de la Touques et le pied
du mont Ganisy, une surface de 2^0 hectares. Une division de la
flotte avec laquelle le bâtard de Normandie allait conquérir l'An-
gleterre stationnait en J066 dans l'anse dont ces terrains ont pris
la place. Sans doute la côte d'où se sont détachés ces débris n'était
pas à cette époque dans l'état où nous la voyons aujourd'hui : les
dentelures n'en étaient pas émoussées, et la mer avait plus de prise
sur leurs aspérités; mais les alluvions trouvent plus loin des plages
qui les alimentent. Le mouvement de translation des sables continue
de l'ouest à l'est, et la plage de Trouville en offre à cette heure
360 REVUE DES DEUX MONDES.
même une preuve palpable. Depuis 1846, une estacade, sous la pro-
tection de laquelle se sont formés un chenal et un port excellens,
s'allonge à Tembouchure de la Teuques; elle a arrêté la marche des
sables qui obstruaient le lit de la rivière. Dans ces douze années, la
plage de la rive gauche de la Touques s'est exhaussée de plusieurs
mètres; la retenue de sable s'est allongée de jour en jour : la queue
en est actuellement à deux kilomètres de l' estacade, et les nouvelles
dunes qui s'élèvent sur cette base sont déjà gazonnées sur une éten-
due d'une vingtaine d'hectares. Par une conséquence naturelle, la
plage des baigneurs s'est abaissée sur la rive droite d'environ deux
mètres : elle est restée soumise à l'action du courant qui la cor-
rode, et les sables qui devraient remplacer ceux qu'elle perd sont
restés de l'autre côté de la rivière.
Pour compléter, sans sortir des limites de l'embouchure de la
Seine, l'exploration des sources des dépôts qui s'y fixent, il suffît
presque de quelques promenades sur les sommets et au pied des
falaises comprises entre la pointe de Beuzeval et Honfleur. Dédai-
gnât-on les observations auxquelles se prêtent les coupes à vif de
terrain et les marques des sapes pratiquées par la mer, on sera
bien dédommagé d'un peu de fatigue par la magnificence du spec-
tacle qu'on aura sous les yeux : d'un côté, les herbages touffus où
le coursier normand hennit au milieu des bœufs à l'engrais qui ru-
minent, les sommets couronnés de grands bois, les guérets om-
bragés de pommiers, les habitations champêtres tapissées d'espa-
liers; de l'autre, une mer où des essaims de bateaux pêcheurs sont
traversés par les lourds navires qui apportent à la France les tributs
des tropiques et des mers polaires; dans le lointain , pour cadre à
ce tableau, Le Havre avec sa forêt de mâts et les falaises du pays de
Caux; dans le fond, le lit de la Seine se dérobant dans la brume ou
resplendissant sous les feux du soleil.
Les falaises qui se montrent à l'ouest de Trouville sont les extré-
mités des branches du rameau montueux dont l'arête sépare le
bassin de la Touques de celui de la Dives. Toutes sont évidemment
les racines d'anciens caps que les courans du littoral ont rongés,
dont les débris ont comblé les anses intermédiaires, et malheureu-
sement la côte, en perdant son relief, ne s'est point soustraite aux
érosions. Les sommets des falaises de Bénerville sont bouleversés
sur une zone de 150 mètres de large; le terrain a coulé sur sa base,
et les inégalités confuses de sa superficie sont les traces d'une ré-
cente dislocation : ses fissures profondes se remplissent des eaux des
pluies, et de nouveaux glissemens se préparent, d'autant plus cer-
tains que la mer a balayé le pied des talus qui pouvaient les arrêter.
A Auberville, où les falaises ont 120 mètres de hauteur, les ébou-
LA SEINE MARITIME é §61
lemens sont gigantesques, et il faut renoncer à décrire ce chaos,
Eniin, sur la face oblique de la pointe de Beuzeval, qui domine
l'embouchure de la Dives, la coupe de l'argile brune est presque
\erticale, et si les débris du dernier éboulement n'étaient pas cou-
verts de gazon, on les croirait tombés de la veille. En suivant le
pied de ces mêmes falaises, on assiste pour ainsi dire, tant les mar-
ques des mouvemens du terrain sont significatives et quelquefois
fraîches, à la démolition que poursuit la mer. Ici les bancs de ro-
chers qui servaient de fondement aux anciens caps s'avancent au
loin sur l'estran; là des blocs erratiques, tombés de sommets écrou-
lés depuis de longs siècles, se sont maintenus par leur masse, leur
dureté, la cuirasse visqueuse de plantes marines et de coquillages
dont les ont revêtus les flots; tout près enfin de la falaise, des blocs
détachés la veille, peut-être dans l'heure qui vient de finir, annon-
cent que l'escarpe déchaussée sera bientôt attirée dans l'abîme et
déblayée à son tour.
De Trouville à Honfleur, la ligne des falaises est à peine inter-
rompue; seulement, vers Penne-de-Pie, elle est en retraite sur l'ali-
gnement de la côte, et des alluvions étroites se sont amassées au-
dessous. Sur presque tout cet espace, on reconnaît, à deux degrés
qui marquent la chute du plateau, qu'un grand abaissement s'est
produit dans des temps reculés sur la large bande de terrain qui
forme la côte actuelle. Les traces de cet événement ne sont nulle
part si visibles qu'à la célèbre faille d'Hennequeville, si souvent vi-
sitée par les géologues. La face extérieure du terrain, s' affaissant
comme s'il s'était fait au-dessous un grand vide, a mis à nu, sur
une hauteur verticale d'une centaine de mètres, la formation inté-
rieure du plateau. Ces mouvemens n'ont pu s'opérer sans produire
dans le rivage une dislocation qui le dispose aux éboulemens; au-
cune partie des falaises n'a probablement plus reculé et plus con-
tribué à l'encombrement du golfe que celle-ci. Sur les sommets des
falaises, de longues crevasses parallèles à l'abîme annoncent de tous
côtés des masses qui commencent à céder, et les eaux qui suintent à
basse mer de leur pied lubrifient intérieurement un sol déjà ébranlé.
L'histoire locale n'enregistre point les avalanches de terre et de ro-
ches du rivage que nous venons de parcourir; mais ses témoignages
sont superflus après ceux que porte le terrain lui-même. Elle a été
plus soigneuse à l'égard des aftaissemens survenus près d'Honfleur,
à la côte de Grâce, dès longtemps consacrée par les prières adres-
sées au ciel pour les marins absens et les pieux hommages des ma-
rins échappés aux tempêtes. En 1538, un tremblement de terre
entama profondément le cap, et la moitié de la chapelle de Notre-
Dame fut entraînée. En 1015, ce désastre se reproduisit. Le 28 oc-
tobre 1757 eut lieu un nouvel affaissement de terrain. Enfin, dans
362 REVUE DES DEUX MONDES.
la nuit du 26 janvier 1772, un éboulement, dont Tingénieur du port
observait les avant-coureurs depuis trois ans, s'étendit sur quatre
kilomètres à l'ouest d' Ronfleur, et la tranche de terrain détaché avait
une quinzaine de mètres d'épaisseur. Est-il présumable que, quand
la terre tremblait à la côte de Grâce, le voisinage demeurait intact?
L'exploration des trois sources principales des atterrissemens qui
rétrécissent de siècle en siècle dans le golfe intérieur de la Seine le
domaine de la navigation ne nous a point appris quelle part il re-
tient de ces débris. A la juger sur les enquêtes dont les travaux d'en-
diguement projetés en aval de Quillebeuf ont été l'objet, cette part
serait peu de chose; elle se réduirait à peu près aux matières sili-
ceuses et autres qui, retenues par leur pesanteur spécifique ou leur
volume, roulent sur le fond; les matières vaseuses qui sont en sus-
pension dans les flots ne paraîtraient dans la baie que pour en sortir
avec le jusant, et une fois portées au large, elles en reviendraient
rarement. Cette appréciation serait exacte, si les mouvemens qui
s'opèrent dans les grands chenaux du golfe étaient les seuls dont il
fallût tenir compte; mais la propriété de tenir en suspension des
sables ou des vases croît, diminue, se perd avec la vitesse et l'agi-
tation des eaux, et rien n'est plus inégal que leurs allures, quand
elles sont répandues sur une surface de 25,000 hectares. Tandis que
des courans puissans entament leurs bords et le fond sur lequel ils
roulent, ils alimentent des nappes latérales dans lesquelles une por-
tion de leurs eaux s'endort et dépose le fardeau qu'elle leur avait
emprunté. De César à François ï", les courans de la basse Seine
avaient autant de vivacité qu'aujourd'hui; cela n'a pas empêché les
atterrages de Lillebonne et d'Harfleur de se combler, et le chenal
navigable peut passer au bout des jetées d' Ronfleur sans que l'in-
térieur du port cesse de s'envaser.
Les conséquences de faits aussi saillans sont faciles à tirer, et la
première qui se présente à l'esprit est que l'étendue des surfaces
livrées au calme est, dans ce golfe, la véritable régulatrice de la quo-
tité des dépôts. Si l'on enferme de Quillebeuf à Ronfleur le chenal
entre deux digues, à la sortie desquelles il se dirigera sur Le Havre,
les eaux qui le suivront n'y laisseront aucune trace, elles y opére-
ront un curage continuel; mais celles qui s'épancheront par des
ouvertures latérales, ou pénétreront directement en arrière des di-
gues, y trouveront à chaque marée plusieurs heures de repos; un
immense volume de vase, qui retourne actuellement à la mer, sera
ainsi fixé, et le vide où circulent aujourd'hui des eaux courantes
se comblera à vue d'œil. Une seule expérience directe sur la puis-
sance d'envasement des eaux du golfe a été faite, dans des cir-
constances analogues, de 18/i7 à 1850, et les résultats en ont été
constatés authentiquement. R s'agissait de donner la mesure des
L\ SEINE MARITIME. 363
services rendus à la navigation par l'établissement, entre Villequier
et Quillebeuf, des digues qui, en resserrant le lit de la Seine, ont
obligé les eaux à le creuser. Des ordres furent donnés à cet effet
par M. Doyat, inspecteur-général des ponts-et-chaussées , dont le
nom restera attaché au bienfait de ces travaux. « J'invitai (dit-il
dans son rapport du li décembre 1850) M. l'ingénieur Beaulieu à
faire lever entre Villequier et Quillebeuf des profds qui, rapprochés
de ceux qui avaient été faits avant les travaux, permissent de cal-
culer le cube enlevé du chenal et celui déposé derrière les digues»
Il résulte des calculs faits par cet ingénieur :
« 1° Que le cube des alluvions déposées est entre Ville-
quier et La Vaquerie 12,35Z|,008"'
« Entre La Vaquerie et Quillebeuf 13,527,886
« Total ,....,... 25,881,89Zi'^
{( 2*^ Que le cube enlevé dans le chenal est, entre Ville-]
quier et La Vaquerie 5,^2,300°» \ 7,940,M6
« Entre La Vaquerie et Quillebeuf. . . • 2,Zi9/i,lZi6 )
« En sorte qu'en admettant que les 7,9/iO,Zi/i6 n^ètres de
sables enlevés du chenal soient allés se loger derrière les
digues, il y a eu en outre un apport d'alluvions de. . . . 17,9^1,4^8"
venues de l'amont et de l'aval. »
Cet énorme atterrissement s'est déposé en quatre années sur une
surface de 1,408 hectares, et, quelles que soient les circonstances
particulières dans lesquelles il s'est formé, l'application de la puis-
sance dont il est l'œuvre aux 15,000 hectares que lui livreraient
les projets qu'on exécute aurait des conséquences faciles à prévoir.
Après un endiguement complet, il resterait tout au plus à calculer le
terme fixe du comblement de toute la partie du golfe qui ne serait pas
occupée par le chenal. Pour affirmer que le golfe entier, ou peu s'en
faut, peut être impunément soustrait aux oscillations des marées, il
faudrait beaucoup de hardiesse. Au retour de ses campagnes hydro-
graphiques à l'embouchure et dans la baie de la Seine, M. Beau-
temps-Beaupré n'était point de cet avis. Ses confrères de l'Académie
des Sciences, ses camarades et ses amis l'ont alors entendu pro-
tester, avec l'autorité de sa longue expérience, de ses observations
récentes et d'une justesse d'esprit qui rappelait souvent celle de
Vauban, contre des projets de barrages dont les effets auraient
beaucoup ressemblé à ceux des digues gigantesques dont il est au-
jourd'hui question. Il croyait que si l'Elbe, la Seine, la Loire, la
Garonne, le Tage, arrivent à la mer par des golfes étroits donnant
un vaste champ au jeu des marées, c'est une disposition qui a sa
raison d'être, qu'on ne saurait la changer sans imprudence, que
tout au moins les oscillations des masses d'eau qui remplissent ces
364 REVUE DES DEUX MONDES.
réservoirs et s*en échappent alternativement ne sont point inutiles
au maintien des atterrages, qu'enfin le mieux dont on se flatte con-
duit parfois à la perte du bien dont on jouit.
Quand le golfe sera comblé, quand ce grand atelier de trituration
n'existera plus, les masses énonnes de débris que les marées amè-
nent des falaises de Caux et des côtes du Calvados à la rencontre
des alluvions de la Seine s'arrêteront inévitablement à l'entrée du
fleuve; les bancs déjà formés en avant du Havre, et dont les tra-
vaux récens des hydrographes de la marine ont constaté le progrès,
s'exhausseront, et avec ses abords obstrués. Le Havre, que rien ne
peut remplacer sur les bords de la Manche, deviendra un établisse-
ment de l'ordre d'Honfleur ou de Trouville. Ce résultat peut paraître
douteux, quand on se borne à considérer l'intérieur de l'embou-
chure de la Seine; mais il devient clair comme une équation, lorsque,
sortant de la baie, on remonte à la source des alluvions menaçantes
auxquelles notre imprudence prépare une place. 11 est heureusement
encore temps de s'arrêter. Les endiguemens ont maintenant assuré
l'amélioration de l'atterrage de Rouen : les poursuivre, ce serait
assurer la perte de celui du Havre.
La génération qui conduit aujourd'hui les afl'aires de la France
aura-t-elle accompli sa tâche et donné aux générations qui la sui-
vront autant qu'elle a reçu de celles qui l'ont précédée, lorsqu'elle
se sera abstenue de rendre inaccessible du côté du large un port
dans l'intérieur duquel s'exécutent aujourd'hui même de magnifiques
travaux? Non sans doute, si elle peut faire davantage; or l'étude
d'un petit nombre de circonstances naturelles et du parti qu'en ont
tiré en dehors du Havre de pauvres pêcheurs permet d'espérer qu'il
est possible, sinon de tarir la source des alluvions, dont le cours
naturel amènerait la destruction de notre établissement maritime,
du moins d'en suspendre indéfiniment les eflets. Pour donner à ce
sujet des indications suffisantes, il faut considérer séparément les
deux côtés de l'entrée de la Seine.
Les bases manquent pour la détermination de la part des 648,000
mètres cubes de marne annuellement arrachés aux falaises de Caux
qui se fixe dans l'embouchure de la Seine : la marche des courans
chargés de ces dépouilles, les circonstances qui favorisent ou con-
trarient les dépôts sont sujettes à trop de variations pour être sai-
sissables; mais une chose est hors de doute, c'est l'immense préju-
dice que cause au golfe intérieur de la Seine et au port du Havre
l'alimentation de ce courant vaseux.
Ces considérations frappaient, une trentaine d'années après la
fondation du Havre, l'esprit curieux et entreprenant d'Henri H. Le
courant de galets, probablement plus nourri alors qu'il ne l'est au-
jourd'hui, venait obstruer le chenal et former un poulier en avant :
LA SEINE MARITIME. 365
pour en arrêter les invasions, le roi ordonna rétablissement de longs
épis enracinés à la côte de Sainte-Adresse , et tant que les récipiens
formés par ces constructions furent ouverts, l'entrée du port fut in-
tacte; mais ils se comblèrent, et dès lors le galet, doublant les mu-
soirs des épis, reprit sa route accoutumée. Ce résultat était facile à
prévoir; il s'agissait d'un fleuve à tarir, et non d'un lac à épuiser. Si
les connaissances hydrographiques et les observations sur la consti-
tution de la côte avaient été plus avancées, il aurait suffi d'un peu
de réflexion pour apercevoir qu'on n'arrêterait le courant des galets
qu'en s' attaquant aux sources qui l'alimentent, c'est-à-dire en met-
tant, à partir du cap d'Antifer, les falaises de Gaux en état de dé-
fense contre les entreprises de l'Océan. Le développement de ces
falaises étant de 23 kilomètres, elles livrent en moyenne aux cou-
rans qui en corrodent le pied 30,000 mètres cubes de leurs débris,
dont 913 de galets, par kilomètre et par an. S'il n'y avait pas à tenir
compte du frai par lequel une partie du galet est réduite en sable,
le premier kilomètre, à partir du cap d'Antifer, en livrerait au sui-
vant 913 mètres, le second 1,826, le troisième 2,739, et ainsi de
suite jusqu'au dernier, qui en livrerait 21,000 à l'embouchure de
la Seine. Il est donc certain qu'en préservant une partie quelconque
de ce rivage, ou, ce qui revient au même, en la fixant, on réduirait
d'une quantité proportionnelle à sa longueur le contingent des fa-
laises dans l'exhaussement du golfe de la Seine. Et si l'on assurait
ce bienfait à toute la ligne qui s'étend du cap d'Antifer au cap de
La Hève, Le Havre ne recevrait plus d'atterrissemens par le nord.
Que la côte de Graville, que tapissent du Havre à Harfleur tant
de verdoyans abris, ait jadis été une falaise exactement semblable
à celles que dévorent sur l'autre revers du cap de La Hève les at-
taques de l'Océan, c'est ce dont l'aspect des lieux ne permet pas
de douter. Un jour est venu où, s' avançant vers l'est, le bourrelet
de galets dont s'enveloppait le pied du cap de La Hève a détourné
le courant qui rongeait la falaise de Graville, et n'a laissé dans le lit
d'où il le chassait que des eaux stagnantes. De ce jour, les éboule-
mens de la falaise se sont accumulés sur place et se sont allongés
en talus jusqu'à l'état de parfaite stabilité. Il en serait de même de
tous les points des falaises de Gaux où des bancs de galets s'inter-
poseraient entre elles et les coups de la mer. Des bancs faits pour
servir de modèle à ceux qui rempliraient cet office sur la côte entière
se sont d'eux-mêmes établis partout où il s'est trouvé un vide entre
deux points d'appui : les débouchés de toutes les vallées, grandes
ou petites, en offrent des exemples, et les plages les plus connues
sont celles où l'on apprend le mieux comment se forment et se
maintiennent ces bancs.
Vues de la mer, ces plages ont l'aspect de coupures pratiquées
366 REVUE DES DEUX MONDES.
dans la falaise. Celle d'Étretat a 360 mètres d'ouverture, celle de
Fécamp /|60, celle de Dieppe 1,/Î70, celle du Tréport 1,380. De tels
rentrans latéraux ont oQert aux courans de marée des vides où les
eaux amorties ont déposé le galet dont elles étaient chargées. Obéis-
sant alternativement à l'impulsion du flot et à celle du jusant, la
traînée de galets s'est en même temps enracinée aux deux côtés de
chaque coupure, et les deux jetées naturelles, marchant à la ren-
contre l'une de l'autre, se sont promptement réunies; elles se sont
fortifiées par l'affluence de nouveaux matériaux jusqu'au jour où cet
élargissement les a exposées aux érosions des courans. La mer alors
les a remaniées et leur a donné peu à peu le talus de plus grande
stabilité; elle les a même élevées fort au-dessus de son propre ni-
veau : lorsque des vents violens la fouettent contre le rivage, elle
cingle avec son embrun et son écume le galet hors de sa portée, et la
répétition de ce jeu produit à la longue de formidables accumula-
tions. Les digues ainsi façonnées par la mer affectent uniformément
dans le plan horizontal la forme d'une chaînette (1) faiblement ten-
due , et dans le profil de leur talus extérieur une courbe plus com-
pliquée, dont il suffit ici de dire qu'elle a sept de base pour un de
hauteur. Des populations nombreuses s'endorment, en arrière de ces
remparts naturels, dans une sécurité d'autant plus profonde que la
puissance aveugle dont ils sont l'ouvrage les consolide par les as-
sauts qu'elle leur livre.
Il suit de là que des épis enracinés au pied des falaises à des dis-
tances convenables les uns des autres donneraient lieu à la forma-
tion de digues concaves semblables à celles d'Étretat et de plusieurs
autres coupures beaucoup moindres. La mer arracherait elle-même
de leur lit de carrière les matériaux destinés à ces digues; elle les
transporterait à leur nouvelle place et les y rangerait dans l'ordre
de plus grande stabilité. La seule part de l'homme dans ce travail
serait le premier établissement des épis et l'entretien des musoirs
qui formeraient les points saillans et les appuis du feston des chai-
nettes. Les falaises en avant desquelles serait assis ce rempart se-
raient aussi bien défendues que celles de Graville, et les mêmes ef-
fets s'y produiraient : les éboulernens continueraient jusqu'à ce que
les talus du terrain fussent en équilibre, et des pentes boisées se
substitueraient aux escarpes blanchâtres dont la sauvage grandeur
(1) La chaînette est la courbe que décrit une chaîne suspendue par ses extrémités à
deux points horizontalement placés. En décrivant ces digues naturelles, il est permis do
faire abstraction des chenaux dont elles sont percées pour la navigation à Fécamp, à
Saint-Valery-en-Caux , à Dieppe et au Tréport. Ces chenaux sont des ouvrages d'art
dont le galet reprendrait promptement possession , si les soins pris pour l'un expulser
étaient suspendus. A Étretat, où l'on n'a point établi de chenal , les eaux intérieures
filtrent en dessous du banc de galctSr
LA SEINE MARITBIE. 367
«ignale au loin la côte. Les navigateurs qui s'approchent ou s'éloi-
gnent du Havre y perdraient un effet pittoresque d'une rare ma-
jesté, mais l'affranchissement de l'embouchure de la Seine mérite
bien qu'on y fasse quelques sacrifices.
Les travaux dont l'objet est le plus simple et le résultat le plus
sûr ne sont pas ceux dont l'étude coûte le moins de soins, et l'on en
fera l'expérience quand il s'agira de tarir, dans la dégradation des
falaises de Gaux, une des principales sources de l'encombrement de
la Seine. Le choix de l'emplacement des épis, la détermination de
leurs dimensions et de celles des intervalles à laisser entre eux, la
graduation de l'exécution des travaux sur les quantités de galet
fournies par la côte, l'ordre de priorité à fixer, les difficultés très
réelles de l'établissement d'ateliers entre la mer et le pied de pré-
cipices souvent infranchissables, miile autres questions qui ne nais-
sent qu'à l'aspect des lieux ou à l'apparition de dangers impossibles
à prévoir exigeront une force d'âme et une puissance d'observation
peu communes. La nouveauté du sujet, la grandeur de la lutte, la
perspective des résultats, sont faits pour animer des esprits élevés;
armés des ressources actuelles de l'art de l'ingénieur, ils ne ren-
contreront pas d'obstacles insurmontables.
Ce qu'on sait du régime de la dégradation des falaises montre
combien il reste à faire pour le connaître à fond. Osons cependant
signaler, comme une preuve de l'aptitude du galet à former jus-
qu'aux musoirs des épis, les constructions que de pauvres pêcheurs
font pour l'exercice de leur métier sur l'estran des falaises; elles
rendent peu, coûtent moins encore, et, quoique submergées à chaque
marée, elles résistent longtemps aux coups de la mer. La chaux hy-
draulique est partout sur place et prête à marier sa résistance à celle
du galet. En second lieu, la falaise dont la fixation serait la plus né-
cessaire est incontestablement celle qui, au cap de La Hève, sert de
base à deux phares [dont l'abîme béant se rapproche tous les jours.
Cette falaise est aussi celle où les travaux seraient les plus sûrs et
les plus faciles : l'affluence des galets, plus forte que partout ail-
leurs, le voisinage du Havre, la disponibilité des hommes et du
matériel nécessaires à la formation d'ateliers puissans, ne permet-
tent pas de doutes sur le succès assuré à l'entreprise. Ce succès ob-
tenu serait un acheminement vers l'exécution de conceptions plus
hardies, et, restât-il isolé, un grand bien n'en serait pas moins ac-
quis. La fixation des falaises aura cet avantage, que chaque tron-
çon de la ligne entière mis en état de défense atténuera un danger
et donnera une garantie d'avenir à la navigation.
Si la côte du Calvados apporte aux atterrissemens de l'embou-
chure de la Seine un contingent beaucoup plus considérable que
celui de^ falaises de Caux, il importe davantage de la mettre en état
368 REVUE DES DEUX MONDES.
(le défense; mais s'il fallait arrêter le mal partout où le germe en
existe, l'entreprise dépasserait les forces humaines. Elle n'aurait
rien d'excessif, si l'on se bornait aux 27 kilomètres compris entre
la pointe de Beuzeval et Honfleur. Donnant sur l'intérieur même du
golfe, y jetant directement ses débris, ce rivage n'est probablement
pas celui qui, par rapport à sa longueur, fournit le moins de ma-
tériaux à l'encombrement : les envasemens du port d' Honfleur et de
l'anse de Fiquelleur, sur lesquels se dirigent les courans qiri le cô-
toient, confirment cette présomption. Ici ce ne sont plus des galets,
mais des sables qu'il s'agit de fixer; les uns et les autres sont des
fluides imparfaits dont la stabilité, soumise aux mêmes lois, se cal-
cule sur les mêmes formules, et l'expérience faite à l'estacade de
Trouville contient un enseignement complet sur l'efficacité des épis
pour former des talus de sable artificiels, et pour éloigner les cou-
rans d'un rivage qu'ils dégradent. Les roches qui se montrent de dis-
tance en distance au-dessous des falaises s'offrent pour la fonda-
tion des épis dont les blocs détachés adjacens seraient les matériaux,
et la manière la plus sûre d'entretenir ces constructions économiques
serait d'y semer des moules et des plantes marines. Les sables accu-
mulés dans les intervalles des épis défendraient le pied des falaises,
et les éboulemens, conservant désormais leurs talus, n'iraient plus
alimenter les envasemens. De simples pêcheurs ont pris à Yillerville,
l'un des points de cette côte les plus essentiels à préserver, l'initia-
tive de ce moyen de forcer la mer à s'imposer elle-même des bar-
rières. Avertis par les mouvemens de l'humble falaise sur laquelle
reposent leurs deriieures, ils en ont armé le pied d'épis faits avec
des pieux et des planches, et le galet qui se loge dans les inter-
valles forme déjà un glacis rassurant pour l'avenir. L'efficacité
qu'ont auprès du Havre de semblables travaux, pour la conservation
de la plaine de Leure suffirait pour les recommander, et moins ils
ont coûté sur la rive opposée, plus la puissance du principe est évi-
dente.
La pointe de Beuzeval, où s'arrête notre course d'aujourd'hui,
est un observatoire élevé de 105 mètres au-dessus de la mer, qu'il
ne faut pas quitter sans profiter d'un spectacle instructif. A nos
pieds est l'embouchure de la Dives; à trois lieues à droite, celle de
la Touques, et à trois lieues à gauche, celle de l'Orne. A l'étalé,
toute la côte est unie ; mais à mesure que la mer baisse, nous voyons
se découvrir et s'étendre trois promontoires formés par les sables
que dégorgent ces trois rivières, et nous reconnaissons l'action sous-
marine que ces sables exercent sur les courans du littoral. Hs se ran-
gent entre ces promontoires, suivant la courbe que prennent les ga-
lets dans les coupures des falaises dé Caux, et il est surtout curieux
d'observer comment les dunes qui se sont amoncelées entre l'Orne
LA SEINE MARITIME. 369
et la Dives ont fait à la vallée d'Auge un rempart qui se fortifie à
mesure que ses deux épaulemens se prolongent. Ces promontoires
sont autant d'épis qui ne diffèrent que par les dimensions de ceux
avec lesquels il faudrait arrêter la démolition des falaises, et la na-
ture fait ici en grand ce que l'art devrait faire ailleurs en petit;
elle enseigne les proportions et les effets des travaux qu'elle conseille,,
et montre parla stabilité même de'ces travaux qu'on ne s'égare point
en acceptant les formules qu'elle donne.
Les débris des falaises ne seraient pas tout ce que le système des
épis enlèverait à l'encombrement de l'embouchure de la Seine : tous
les sables du large qui se logeraient dans ces abris ou que retien-
draient les dunes seraient enlevés au courant qui se dirige vers
Honfleur, et si l'on augmentait en les boisant le volume des dunes
qu'il côtoie, elles retiendraient les masses de sable que leur nudité
permet aux vents de leur enlever et de rejeter à la mer.
Nous nous abusons beaucoup, ou il existe des moyens sûrs de
conjurer les effets de la marche fatale des matières terreuses qui se
détachent des côtes de la Basse-Normandie pour aller détériorer le
plus précieux atterrage que nous possédions sur l'Océan. Si l'indi-
cation de ces moyens ne ressortait pas du régime hydraulique de
la baie, il faudrait s'en défier ou plutôt leur refuser jusqu'à l'hon-
neur d'un examen; mais s'il s'agit simplement de s'approprier les
procédés par lesquels la mer répare elle-même les brèches qu'elle
a faites, l'élévation du but et la certitude de l'atteindre doivent en-
courager les études.
On vient de voir ce que vaut Le Havre comme établissement
commercial, et quels graves intérêts s'y trouvent aujourd'hui mena-
cés. Rappeler ici les événemens militaires dont Le Havre a été le
théâtre, les attaques dont il a été l'objet, les moyens employés pour
les repousser, ce serait aborder un nouvel ordre de faits qui doivent
être considérés à part. Les ports secondaires ouverts sur la basse
Seine ont eu leur part des vicissitudes militaires du Havre, et dans
une arène si limitée et si homogène, les moindres accidens de
guerre exercent sur le voisinage une réaction souvent plus impor-
tante dans ses conséquences que dans son origine. D'un autre côté,
les portées de la nouvelle artillerie établissent entre les défenses de
lieux que l'ancienne tenait pour trop éloignés une sohdarité dont
nos devanciers ne pouvaient pas avoir le pressentiment. Il convient
de ne pas exposer séparément des choses entre lesquelles existe
une étroite connexion, et nous entrerons dans l'ordre des faits
militaires quand nous aurons achevé l'exploration du pourtour de
l'embouchure de la Seine.
J.-J. Baude.
TOME XXIY. 24
VICISSITUDES
PROGRÈS DE LA MÉDECINE
Dictionnaire de médecine de P. -H. Nysten, onzième édition,
revue et corrigée par M. E. LUlré et le Dr Ch. Robin; I toI. gr. in-8o, 1858.
Un empirique se vantait de posséder un secret merveilleux pour
la guérison des fièvres. On l'admet, non sans difiiculté, à consulter
avec de graves docteurs, et le doyen de la consultation lui demande :
« Qu'est-ce que la fièvre? — C'est une maladie que je ne sais pas
définir, mais que je guéris, et vous, qui peut-être la pouvez définir,
ne la guérissez point. » Cet empirique était un Anglais, le chevalier
Talbot, compatriote et contemporain de Digby, l'inventeur de la
poudre de sympathie; son remède infaillible, c'était le quinquina.
Ge médicament précieux venait d'être introduit en Europe, où il fut
d'abord considéré comme le spécifique de toutes les fièvres, car les
hommes, selon la judicieuse remarque de Broussais, soupirent tou-
jours après les spécifiques, et voilà pourquoi les charlatans ont tant
de succès.
L'histoire du chevalier Talbot, qui pourrait bien n'être qu'une
fable inventée à plaisir, nous a été conservée par Werlhof, auteur
d'un recueil d'observations sur les fièvres. Ce médecin cite avec com-
plaisance la réponse de l'empirique anglais, et son livre n'est pour
ainsi dire qu'une thèse en faveur de l'empirisme. En cela, Werl-
hof a été logique; il représente très bien cette classe considérable de
médecins qui font profession de ne s'attacher qu'aux faits, qui en
toutes choses ne considèrent que l'expérience. Esprit pratique et
VICISSITUDES ET PROGRES DE LA MEDECINE. 371
borné, — même chose souvent, — il n'en avait pas moins de gran-
des prétentions; il s'étudie à toutes les pages à montrer qu'il n'est
étranger ni aux doctrines ni aux théories médicales, pour lesquelles
il professe d'ailleurs un dédain superbe. L'expérience étant tout pour
lui, il déclare n'appartenir à aucune secte; il n'est d'aucun parti et
en tire vanité ; il se croit pourtant obligé de faire sa profession de
foi, et dans sa haute indifférence il ne trouve rien de mieux, pour
exprimer son opinion impartiale sur les systèmes, soit de philoso-
phie, soit de médecine, que la phrase connue de Grotius : « Aucune
secte ne possède la vérité tout entière ; mais chacune possède une
parcelle de vérité. »
Yoilà ce qu'on peut appeler un des partis de la médecine, le parti
des éclectiques, qui brouillent tout en prétendant tout concilier.
Les empiriques purs se montrent infiniment plus logiques. Par em-
piriques, nous entendons les praticiens instruits qui s'appliquent
plus particulièrement à l'étude stricte des faits, et prennent l'ob-
servation pour guide principal. Désespérant de trouver le vrai dans
les systèmes qu'ils ont bien ou mal étudiés, ils renoncent à tout
système, et ne suivent que la nature, faisant bon marché des livres
et des théories, et puisant toute leur instruction médicale au che-
vet du malade. Il se peut qu'ils croient de bonne foi n'avoir point de
système; au fond, ils sont réellement systématiques, puisque c'est
par raisonnement et de parti -pris qu'ils deviennent empiriques.
Cette médecine du bon sens, comme on l'appelle quelquefois, compte
parmi ses nombreux adeptes des hommes distingués par l'intelli-
gence et le savoir. Moins rigides que les empiriques de l'antiquité,
ils savent accorder quelque attention aux connaissances dont ils pré-
tendent ne pouvoir retirer aucun secours immédiat pour le résultat
pratique qu'ils poursuivent. Beaucoup d'entre eux, effrayés sans
doute de la contradiction apparente ou réelle des doctrines, des
fictions et des hypothèses dont les systèmes abondent, se sont re-
tranchés prudemment, derrière les faits d'observation et d'expé-
rience, dans un empirisme méthodique ou raisonné, qui n'est, en
définitive, qu'un subterfuge commode pour échapper soit au pyr-
rhonisme, soit à l'éclectisme médical (1).
Une question se présente cependant, et nous paraît mériter une
sérieuse étude. L'histoire de la médecine doit-elle inévitablement
conduire à un tel résultat? L'empirisme de la méthode ou du ha-
sard est-il en pareille matière au bout de l'appréciation historique
des systèmes, des théories et des doctrines? L'examen de cette
(1) Voyez Lettres philosophiques et historiques sur la Médecine au dix-neuvième siècle y
par le D' P.-V. Renouard, auteur d'une Histoire de la Médecine depuis son origine
jusqu'au dix-neuvième siècle.
372 REVUE DES DEUX MONDES.
question est indispensable pour la parfaite intelligence de l'état pré-
sent et de la direction des études médicales. MM. Littré et Robin,
dont l'importante publication répand tant de lumière sur les ten-
dances de la médecine, l'ont compris à merveille, et ils ont fait, dans
l'édition nouvelle qu'ils nous donnent du Diclionnaire de Nysten,
une grande place à l'histoire. C'est par l'histoire aussi que nous es-
saierons d'éclairer les caractères et les directions de la médecine
contemporaine, nous appliquant à montrer comment les controverses
du passé pourraient servir à l'instruction du présent.
I.
Tous les hommes souhaitent d'être heureux, et il n'est point de
bonheur parfait sans la santé, ce qui a fait dire au poète que la su-
prême félicité, c'est d'avoir un esprit sage dans un corps sain. Dé là
l'importance de la médecine et son incontestable utilité. Soit qu'elle
se borne à donner des conseils salutaires pour l'entretien de l'état
normal, soit qu'elle s'efforce de le rétablir parles ressources dont
elle dispose contre les causes diverses qui peuvent l'altérer, son
intervention est toujours secourable et bienfaisante. L'efficacité de
cette intervention est à la vérité accordée par les uns, contestée ou
niée par les autres. En cela, la médecine et la politique, qui inté-
ressent de si près les individus et les sociétés (la liberté étant la
santé de l'âme), diffèrent notablement. Si l'on est obligé de subir
trop souvent la tyrannie des systèmes politiques, il en est tout au-
trement des systèmes de médecine. En médecine, la non-interven-
tion du principe d'autorité a laissé de tout temps le champ libre aux
discussions et aux attaques. Au demeurant, cet esprit d'hostilité
6t de censure, malgré toutes les formes données à ses attaques,
a trouvé plus à reprendre dans la profession que dans l'art lui-
même, bien que ce dernier n'ait pas toujours trouvé plus de grâce
que l'artiste. Dès l'antiquité, les critiques se produisent, tantôt
fines et railleuses, tantôt amères et brutales. Heraclite haïssait les
médecins : il répétait volontiers qu'ils seraient les plus sots d'entre
les hommes, si les grammairiens n'étaient là pour leur disputer la
première place. Ce philosophe morose avait pourtant un système
de médecine à son usage et certaines pratiques qui découlaient de
ses théories sur la nature : il en usa si bien qu'il en mourut. Empé-
docle, jaloux du médecin Acron, qu'illustraient ses écrits et une
longue expérience acquise dans ses voyages, se donnait pour un
envoyé du ciel chargé d'exterminer les maladies et autaes fléaux
destructeurs; il allait de ville en ville, traîné sur un char brillant,
revêtu d'habits magnifiques, recevant comme un dieu les adorations
VICTSSITUDES ET PROGRES DE LA MEDECINE. 373
et les sacrifices. On sait comment il mourut, victime de sa vanité
ou de sa curiosité scientifique. Platon non plus ne ménage guère les
médecins : il se moque volontiers de leur impuissance; mais ce
même Platon, qui s'est tant égayé aux dépens d'Esculape et de ses
successeurs, avait aussi un système de médecine à lui, qu'il avait
pris un peu partout, selon sa constante habitude. Que conclure de
ces exemples? Rien autre chose, si ce n'est que, dès l'origine, il
y avait rivalité entre les philosophes et les médecins, et que les
premiers étaient jaloux des seconds. Bordeu s'en est souvenu au
xviii* siècle; racontant qu'Hippocrate fut mandé auprès de Démo-
crite, que l'on croyait fou, il observe finement que, dans cette cir-
constance, ce fut la médecine qui jugea la philosophie, et il ajoute
que les philosophes auraient tort de l'oublier.
Chez les Grecs, on se bornait aux épigrammes : il en était tout
autrement chez les Romains. Les médecins arrivèrent à Rome assez
tard, ils eurent bien de la peine à s'y introduire, et l'on ne tarda
guère à les poursuivre et à les chasser. On connaît la haine du vieux
Caton, qui, abusant de l'autorité paternelle, interdit les médecins
à son fils. Le rude censeur faisait pourtant de la médecine à sa ma-
nière; il avait des secrets infaillibles et des panacées efficaces. Sa
méthode était fort simple, et, maître absolu dans sa maison, il trai-
tait indistinctement bêtes et gens, sans trop de discernement, il est
vrai, mais avec beaucoup d'économie. C'est à Pline que nous de-
vons ces particularités, et l'on sait que Pline n'est pas favorable
aux médecins. Dans les épigrammes de Martial, pour ne rien dire
des autres poètes latins et de certaines inscriptions bien connues,
les médecins sont assez maltraités. Il faut convenir du reste que les
satires, même sanglantes, n'étaient souvent que trop fondées et très
légitimes. Lorsque la médecine grecque envahit Rome, la profession
était libre, et longtemps après elle l'était encore; elle se trouvait
aux mains d'ignorans aventuriers. La réforme, introduite bien tard,
ne fut jamais radicale, même sous la puissante influence exercée
par les archiatres (médecins des princes), dont l'office et les attri-
butions ne sont connus que très imparfaitement. Aux vieux abus
s'en ajoutèrent de nouveaux. La profession, qui exige une entière
indépendance, une grande dignité de caractère et toutes les qualités
de l'homme libre, était aux mains des esclaves ou des aflranchis
des grandes maisons, avilie et dégradée par ces âmes vénales, in-
strumens dociles et trop souvent complices de la corruption, de la
débauche, de l'immoralité ou du crime. La décadence avait tout en-
vahi, et rien ne put échapper à l'universel abaissement.
Après les Barbares, la confusion est grande; le lien est rompu en
apparence, et les données manquent pour dire précisément quels
374 REVUE DES DEUX MONDES.
furent le rôle et la condition de l'art médical dans les premiers siè-
cles du moyen âge. On doit aux Arabes une sorte de renaissance,
mais ce fut avec les premières universités que l'exercice de la méde-
cine prit une direction déterminée et le caractère propre qu'il garde
encore aujourd'hui malgré d'inévitables modifications. Une fois l'art
reconstitué pour ainsi dire, les vrais médecins reparurent, et à côté
d'eux leurs adversaires, beaucoup plus redoutables que ceux de
l'antiquité. Ces derniers, on l'a vu, n'en voulaient qu'à la profes-
sion, et n'attaquaient guère que les hommes qui Fexerçaient sans
avoir donné des preuves préalables de capacité ou de savoir. Chez
les modernes, l'art lui-même fut mis en question. Ce n'est pas ici
le moment d'énumérer les motifs ou les prétextes de ces attaques :
ils sont nombreux, et il suffira d'en signaler quelques-uns.
Avant le moyen âge, la profession médicale était déjà en pleine
décadence ; en traversant cette longue période, elle déchut de plus
en plus; les traditions de la médecine grecque se perdirent et in-
sensiblement s'effacèrent; l'exercice de l'art devint le privilège des
clercs et des moines, fort ignorans pour la plupart, ou bien encore
il fut usurpé impudemment par des gens sans aveu, qui trafiquaient
de leur incapacité : de là tant de pratiques superstitieuses, tant de
procédés absurdes, le surnaturel à la place de l'expérience et le
merveilleux au lieu du bon sens. C'était le temps des miracles et
des prodiges, le temps où les sorciers rivalisaient avec les saints.
Cependant la peste et la lèpre ravageaient les populations, mais les
ressources contre ces fléaux destructeurs étaient nulles ou miséra-
bles. Une preuve entre mille de l'état infime et précaire où était des-
cendu l'exercice de l'art, c'est l'importance réelle et l'influence très
légitime qu'acquirent les Juifs : on les haïssait, on ne leur épargnait
ni les persécutions ni les avanies; mais on les recherchait pour leurs
connaissances médicales, acquises dans le commerce des Arabes et
dans leurs voyages en Orient, d'où ils rapportaient des médicamens
et des drogues. Ils eurent aussi leur part, une part considérable,
dans le travail de longue préparation qui aboutit à la renaissance,
et leur place est marquée dans l'histoire de la médecine.
La renaissance réveilla l'esprit de libre examen. On revint à l'an-
tiquité, et cet ancien monde fut comme un monde nouveau où les
explorateurs faisaient tous les jours des découvertes. Les esprits
profitèrent si bien de cette révélation, qu'ils se lassèrent d'admirer
et conçurent l'idée d'aller plus loin que leurs maîtres : non pas tous
cependant, car l'antiquité trouva des admirateurs exclusifs et des
défenseui's fanatiques; mais que pouvaient-ils contre l'instinct de
réforme qui était partout, dans la religion aussi bien que dans la
science? Les hérétiques et les protestans n'étaient pas uniquement
VICISSITUDES ET PROGRÈS DE LA MÉDECINE. 375
dans l'église. Une lutte générale commença contre l'orthodoxie :
Aristote et Galien furent traités comme le pape, et dès lors com-
mença la querelle des anciens et des modernes, querelle si longue,
presque interminable, et dont la fm marque définitivement le com-
mencement d'une phase nouvelle pour la science et pour la civilisa-
tion. Les médecins s'étaient lancés dans la dispute et s'y étaient
distingués par leur ardeur. Chez quelques-uns, elle fut excessive, et
ceux qui avaient pris d'office la défense de l'antiquité oublièrent
parfois la logique pour s'appuyer sur la force et le principe d'auto-
rité, dont l'impuissance est manifeste, surtout dans les choses scien-
tifiques. Les modernes devaient l'emporter; mais le triomphe coûta
cher, et l'art lui-même fut souvent compromis par les contradic-
tions et les querelles scandaleuses qui faillirent amener le discrédit
complet de la profession.
Gomment la médecine traversa- 1- elle cette pénible crise? Elle finit
assurément par se retrouver plus forte, mais au prix de luttes in-
cessantes. A combien d'ennemis en effet n'avait-elle pas affaire! Les *
charlatans d'abord. Cette engeance est immortelle : le monde pour-
rait manquer aux charlatans, non les charlatans au monde. De bonne
heure ils se glissèrent dans la médecine, qui leur oOrait un vaste
champ d'exploitation et tant de facilités pour l'exercice de leur in-
dustrie; ils s'y trouvèrent bien, s'y mirent à l'aise, prenant et gar-
dant les bonnes places. Avec le droit de propriété, ils usurpèrent
celui de succession, et, bien loin d'aliéner ce patrimoine, ils le
transmirent fidèlement par héritage, sans que nul pût s'y opposer,
car ils ne sortaient point de la légalité. Certes ils ont fait et conti-
nuent de faire beaucoup de mal, surtout à l'art qui les enrichit et
qu'ils déshonorent. C'est par eux que les adversaires des médecins
ont pénétré jusqu'à la médecine, ou l'ont du moins tenté, se vantant
d'avoir trouvé son côté faible. Les prétentions dévergondées de ces
médicastres, leur ton magistral, leurs grands airs ridicules, leur
ignorance d'autant plus méprisable qu'elle prenait le masque du
savoir, et par-dessus tout les résultats obtenus, contraires à leurs
promesses et à l'espérance de leurs dupes, tout cela remua la bile
ou excita la verve des satiriques. A vrai dire, le charlatanisme a peu
souffert de ces aveugles attaques, particulièrement dirigées contre
l'art et la profession médicale.
De Montaigne à Rousseau, pour ne remonter ni descendre au-
delà, c'est un concert d'invectives et une suite de déclamations dont
le bruit dure encore, bien que notablement affaibli. Ces variations
infinies sur le même thème n'intéressent que l'érudition; on peut
donc les négliger sans inconvénient, d'autant qu'elles sont toutes
résumées par les deux philosophes, le sceptique et le déclamateur.
376 REVUE DES DEUX MONDES.
Montaigne et Rousseau ne se ressemblaient guère : tempérament,
esprit, caractère, condition, sans compter la distance des temps,
tout chez eux différait; un seul point les rapprochait : ils étaient
l'un et l'autre atteints de maladie, toujours dans un état valétu-
dinaire, dont il semble qu'un philosophe devrait s'accommoder avec
résignation. Il n'en fut rien cependant, et ni Montaigne ni Rousseau
ne purent s'habituer à leurs souffrances ou les endurer doucement,.
comme Lucien ou le pauvre Scarron, qui se moquaient de leurs pro-
pres maux et s'en consolaient en plaisantant. Là est tout le secret
d'une animadversion passionnée contre l'art médical et ses adeptes.
Montaigne souffrait de la gravelle : il en a assez parlé dans ses
Essais, ce u livre de bonne foy, » comme il dit, qui a tant servi au
contentement de sa vanité et à la satisfaction de son amour-propre.
Un homme du métier n'aurait pu décrire plus minutieusement les
symptômes de cette affection : il en étudie patiemment les causes et
les effets, en énumère les inconvéniens, en calcule même les suites
et les avantages, oui, les avantages, car ce sceptique, si indifférent
en apparence à toutes choses, et qui ne l'est véritablement que pour
ce qui ne le touche pas de près, ce sceptique tire doublement parti
de sa maladie : premièrement, pour médire des médecins et de la
médecine, en second lieu, pour faire montre de son courage, de sa
patience inaltérable, de la résistance qu'il opposait à la douleur,
imitant en cela les vieux stoïciens. En même temps il ne laisse pas
d'aventurer quelques idées sur la nature du mal, de disserter sur
les remèdes, de faire de la théorie, et de prodiguer des conseils
pour la pratique. Ce philosophe malade oublie son rôle, sort de ses
attributions, et raisonne en médecin, mais autrement à coup sûr
qu'un médecin ne raisonnerait, fût-il malade. On sent que Montai-
gne, qui avait couru toutes les eaux de l'Europe pour guérir sa gra-
velle, n'a pas voulu perdre le fruit des observations qu'il a consi-
gnées bien ou mal dans son journal de voyage, et l'on s'aperçoit
bien vite qu'il avait profité quelque peu dans les consultations de
médecine où il avait été admis en Italie. Dissertant sur toutes choses
et à propos de tout, il trouva bon de dérober aux médecius leur
robe et leur bonnet, et, dans ce costume, il se plut à s'escrimer
contre la faculté; mais la faculté est sans rancune, et c'est un mé-
decin ingénieux et savant qui s'occupe aujourd'hui, avec une per-
sévérance bien rare, de recueillir pieusement tout ce qui concerne
la vie et les écrits du philosophe périgourdin : œuvre méritoire et
désintéressée qui ferait envie à M"* de Gournay.
Rousseau, non plus que Montaigne, n'a ménagé l'art médicaL
Il était malade aussi, et ce ne fut pas de la tête seulement. Il vint
au monde avec un de ces vices de conformation que l'homme ap-
VICISSITUDES ET PROGRÈS DE LA MEDECINE,. 377
porte quelquefois à sa naissance, et qu'il garde toute la vie : ces in-
firmités de nature, si l'on peut ainsi parler, deviennent une incom-
modité permanente, dont l'influence peut à la longue agir, et très
efficacement, sur le caractère, peut-être aussi sur les idées qu'éla-
bore le cerveau. Cette thèse a été soutenue par un célèbre chirur-
gien de notre temps, esprit ingénieux et original qui recherchait le
paradoxe et s'y complaisait. Le docteur Lallemand, procédant à sa
manière, a prétendu sonder le caractère et le génie de Rousseau,
comme aurait pu le faire un anatomiste devenu philosophe, par la
considération des organes malades. Sans doute il faut tenir grand
compte de l'état de l'organisation, qui était vicieuse chez Jean-Jac-
ques; mais il y avait en lui d'autres vices de nature et d'éducation
qui aident à expliquer la conduite et les facultés de cet homme ex-
traordinaire et incomplet. Son infirmité naturelle s'aggrava par suite
d'uïie vie errante et tourmentée, par ses imprudences et surtout son
entêtement. Rousseau, qui voulait la médecine sans le médecin, se
traitait à sa fantaisie; dans ses courses vagabondes, il avait appris
un peu de tout, on le voit bien dans ses écrits, et la connaissance
que la passion de la botanique lui avait donnée de quelques simples
lui semblait suffisante pour tous les cas. Il était de ceux qui s'ima-
ginent que toutes les ressources de l'art sont dans le tempérament
€t dans l'hygiène, et il faisait selon le vœu de Tibère, qui voulait
qu'à trente ans on se passât de médecin, chose possible, si à partir
de cet âge on devait compter sans la maladie. Rousseau, ne pou-
vant se délivrer de ses souffrances, s'en vengea par des déciama-
tions. Il s'emportait contre les médecins, et prétendait régenter la
médecine. A ce sujet, on trouve dans ses Confessions un fait inté-
ressant. Il raconte qu'un enfant d'une de ces grandes maisons qu'il
fréquentait malgré sa fière misanthropie tomba malade; les conseils
qu'il donna ne furent pas suivis, et l'enfant mourut d'inanition, tué
par son médecin. Ce médecin était Bordeu, qui savait pourtant son
métier et l'exerçait avec gloire, sans avoir eu la bonne fortune de
plaire toujours aux philosophes non- plus qu'aux chimistes; mais ici
nous rencontrons un nouvel ordre de faits, les luttes qu'a dû soute-
nir la médecine contre les prétentions des autres sciences, de la chi-
mie surtout.
L'adversaire le plus ardent de Bordeu était Rouelle, si célèbre au
xviii^ siècle par ses connaissances étendues et par l'habileté de ses
démonstrations. Rouelle était pharmacien et grand partisan des dro-
gues : pour lui, le corps était une cornue ou un creuset, et il croyait
de bonne foi qu'on pouvait opérer sur lui par les réactifs et obtenir
des combinaisons prévues et des résultats certains. Aussi ne par-
donna-t-il pas à Bordeu d'avoir traité son frère malade et de l'avoir
378 REVUE DES DEUX MONDES.
guéri, non d'après ces théories chimiques, mais en suivant Texpé-
rience et la saine médecine. Il se vengeait du mépris que l'on avait
fait de ses principes par une saillie singulière. Pendant plusieurs
années, il ne cessa de répéter aux nombreux auditeurs qui fréquen-
taient son laboratoire : « Ce Bordeu, messieurs, est un pauvre mé-
decin; il a tué mon frère, que voilà! » Le trait est plaisant; mais
sous la plaisanterie la réflexion découvre un sens profond qui n'a
pas échappé à l'esprit pénétrant de Bordeu, et qui est comme une
révélation précieuse pour l'historien de la médecine. Le mot de ce
manipulateur enthousiaste d'ingrédiens et de drogues traduit ad-
mirablement et avec une grande naïveté les hautes prétentions de la
chimie. Cette science utile était alors en pleine prospérité; de nou-
velles découvertes venaient tous les jours l'enrichir; elle gagnait
constamment en étendue et en puissance, ses progrès étaient visi-
bles, rapides, et bientôt, avant la fm du siècle, elle allait recevoir
une constitution définitive et des lois admirables. La conscience de
ses forces et cette marche ascendante lui donnèrent des idées déme-
surément ambitieuses, et elle en conçut des projets chimériques.
Pour les réaliser, elle n'avait point attendu que vînt Lavoisier, qui
devait être son législateur. Qu'on suive un moment son histoire : de
très bonne heure elle avait voulu être maîtresse; à peine dégagée
de l'alchimie, elle prétendit comme celle-ci, tant elle se ressentait de
son origine, posséder le secret du grand œuvre, la pierre philoso-
phale, la panacée universelle. Il suffit de rappeler, avec les subtili-
tés des Arabes, les folies de l'école de Paracelse, de Sylvius, et la
grande vogue des iatrochimistes. Les vrais médecins frémirent. Ef-
frayé du tour que prenaient les choses et de ces allures de domina-
tion tyrannique, Stahl protesta contre ces menaces et ces tentatives
d'envahissement, et, poussant la réaction à l'excès, il voulut mettre
la chimie hors du domaine de la médecine. On ne peut se défendre
d'un étonnement mêlé d'admiration quand on considère que celui
qui avait conçu cette audacieuse réforme était le plus grand chimiste
de son temps. Il est vrai de dire aussi qu'il n'était pas moins grand
médecin; cet efl^ort héroïque le prouve surabondamment, et ce sera
l'éternelle gloire de Stahl, qui s'ôst trompé avec ses contemporains,
mais non comme eux, d'avoir défendu la médecine contre les em-
piétemens des sciences auxiliaires et préparatoires, dont eUe se sert
utilement sans doute, mais auxquelles elle ne saurait se soumettre
en esclave.
Il n'a pas fallu moins de trois siècles pour réduire à néant ces pré-
tentions folles. Aux premières lueurs de la renaissance apparaît la
chimiatrie, qui veut expliquer tous les phénomènes de l'économie ani-
male, saine ou malade, par les principes d'une chimie grossière, et
VICISSITUDES ET PROGRES DE LA MÉDECINE. 379
qui, ne voyant dans ces phénomènes que fermentation, distillation,
effervescence des humeurs, opère en conséquence dans ce laboratoire
vivant. Plus tard, après les grandes découvertes de Galilée et de
Newton, c'est la mécanique qui intervient avec ses forces et ses ré-
sultantes, ses machines et ses leviers ; après Harvey, qui démontre
la circulation du sang, c'est l'hydraulique, et tour à tour la secte
des iatrochimistes ou chimiatres, celle des iatromécaniciens, celle
des iatromathématiciens , soumettent les lois des phénomènes de
l'économie aux calculs mathématiques. Ces sectes, diverses en ap-
parence, ont un fonds commun et plusieurs traits de ressemblance.
Elles représentent toutes et constituent réellement le vrai matéria-
lisme, tel qu'il le faut entendre en physiologie et en médecine, qui con-
siste à importer dans une science complexe les principes ou les idées
générales d'une science plus simple ou moins compliquée. Faire
intervenir dans l'explication des fonctions normales ou troublées de
l'économie vivante les lois de la mécanique, de la physique et de la
chimie, qui interviennent en effet, mais n'expliquent rien, c'était
méconnaître l'existence dans les élémens anatomiques et les tissus
végétaux et animaux de propriétés élémentaires, différentes de celles
des corps bruts, et dont l'étude appartient à la biologie, science des
corps organisés et vivans et des lois de l'organisation, radicalement
distincte par conséquent des sciences qui ont pour sujet le monde
inorganique. Il est donc vrai de dire que les médecins qui don-
nèrent dans ces erremens furent matérialistes au sens rigoureux du
mot, de même qu'on put nommer spiritualistes ceux qui, mécon-
naissant aussi la constitution intime de l'organisme, et partant les
propriétés irréductibles, inhérentes à la matière organisée, firent in-
tervenir, pour expliquer certains phénomènes des entités ontologi-
ques, des causes hypothétiques, des principes indépendans de la
matière, bien qu'agissant en elle dans l'état normal ou pathologi-
que, — êtres de raison connus successivement sous les noms d'âme,
archée^ esprits animaux, force on principe vital.
Il nous a suffi de signaler les traits principaux qui distinguent
et séparent nettement matérialistes et spiritualistes. La vérité n'é-
tait d'aucun côté; mais ceux-ci, il faut le reconnaître, l'entrevirent
et s'en approchèrent davantage. S'ils ne surent pas se soustraire aux
influences métaphysiques et religieuses, — et il n'était pas facile d'y
échapper alors, — ils firent du moins des efforts constans et éner-
giques pour arracher la médecine aux vues ambitieuses de ceux qui
menaçaient son indépendance, et voulaient l'asservir sous prétexte
de l'émanciper. C'est à cause de cette énergique attitude que l'école
de l'animisme, et le vitalisme qui en émane, méritent une belle place
dans l'histoire moderne de la science. Stahl a produit Barthez et Bor-
580 REVUE DES DEUX MONDES.
deu, et Bordeu a produit Bichat, qui a donné à la médecine une base
solide, et désormais inébranlable, en fondant la biologie. A tout pren-
dre, le beau rôle est écku aux spiritualistes, qui ont rendu à l'art mé-
dical, et à la science qui lui sert de base, des services plus réels que
les matérialistes. Au point de vue purement scientifique, ceux-ci en
effet n'ont presque rien laissé de durable, tandis que les autres ont
contribué très efficacement à sauvegarder les lois propres de l'orga-
nisme, en les expliquant d'une façon vicieuse, il est vrai, comme
celle de leurs adversaires, mais à coup sûr moins compromettante.
Des deux côtés, il y avait erreur de logique et vice de méthode : non
que la science positive condamne absolument les hypothèses, comme
moyen d'investigation scientifique; mais elle n'admet que celles
qui peuvent être vérifiées. En conséquence, elle désavoue ceux qui
empruntent les abstractions des physiciens et des chimistes, et veu-
lent expliquer les phénomènes de l'organisme vivant par le calo-
rique ou l'électricité, ou par quelque autre fluide impondérable,
comme serait par exemple le prétendu fluide nerveux; elle désavoue
de même ceux qui s'obstinent, en dépit de l'évidence et des pro-
grès amenés par le temps, à importer dans l'étude de l'économie
animale, à l'état normal ou pathologique, les visions de la théologie
ou de la métaphysique, en y ajoutant parfois la prétention singu-
lière de concilier la physiologie avec les dogmes religieux et les
doctrines de la philosophie spiritualiste. Aujourd'hui les deux partis,
représentés par deux écoles célèbres, sont encore en présence, mais
combien affaiblis! Le terrain manque sous leurs pieds. Vaincus l'un
et l'autre, et vaincus sans retour, ils s'éteignent peu à peu, lais-
sant dans l'histoire le souvenir ineffaçable de leurs luttes ardentes
et prolongées, qui durèrent trois siècles et plus, de la fin du moyen
âge jusqu'à la révolution française, et au-delà.
Deux sectes de médecins dont nous avons déjà parlé, les empiri-
ques et les sceptiques, s'étaient, soit calcul, soit indillérence, tenus
en dehors de ce long conflit. Les empiriques étaient généralement
des esprits sains, qui s'attachaient à l'expérience, s'appliquaient à
suivre la tradition et à la maintenir, en se préoccupant avant tout
des choses utiles à la pratique. Cette école, célèbre dès l'antiquité
par sa rivaUté avec les dogmatiques, négligeait tout ce qu elle con-
sidérait comme des spéculations oiseuses, se bornant à bien obser-
ver, à suivre attentivement la production et la marche des phéno-
mènes, notant avec un soin scrupuleux les effets des remèdes, et
consignant avec une grande exactitude le fruit de ses observations.
Chez les modernes, cette école a eu d'illustres représentans. A leur
tête est Sydenham. Ceux qui ne connaissent pas à fond les écrits
excellens de ce grand médecin seront peut-être bien aises de savoir
VICISSITUDES ET PROGRÈS DE LA MÉDECINE. 381
ce qu'il pensait de son art, et de connaître là-dessus ses idées et sa
manière de voir. C'est lui-même qui va nous le dire dans un pas-
sage de ses œuvres où il s'est peint au naturel, u Le temps que d'au-
tres consacrent à l'étude des livres, je le donne tout entier, dit-il,
à la méditation ; c'est mon habitude, et je m'inquiète moins de l'ac-
cord qu'il peut y avoir entre mes assertions et celles d' autrui que
de savoir si les choses que j'avance sont ou non conformes à la vé-
rité. Je suis ainsi fait, et telle est ma nature. » Cette confidence, pré-
cieuse à recueillir, est adressée à un confrère célèbre qu'il félicite, en
termes chaleureux, d'avoir, malgré la variété et l'étendue de ses
connaissances, préféré « à la poursuite des vaines spéculations l'étude
des difficultés inhérentes à la pratique : choses diverses, ajoute-
t-il, et qui ne diffèrent pas moins entre elles que les graves occupa-
tions de la sagesse et les jeux frivoles de l'enfance, choses contraires
aussi, et qui d'ordinaire semblent s'exclure. » Tout Sydenham est
dans ces quelques lignes, qui révèlent admirablement les habitudes
et les tendances de son esprit. Sydenham d'ailleurs était aussi in-
struit que peut l'être un médecin qui voit beaucoup de malades;
mais il pensait, non sans raison, surtout dans le temps où il vivait,
que l'étude approfondie des systèmes qui se partageaient alors la
médecine était peu utile à la pratique, et un homme occupé comme
il l'était devait considérer comme perdu le temps donné aux dis-
putes de l'école. Un trait de sa vie sert de commentaire à ce pas-
sage, et l'explique parfaitement. Un médecin, doué de plus d'ima-
gination que de bon sens, demandait un jour à Sydenham par l'étude
de quels auteurs il devait se préparer à l'exercice de l'art. «Mon
ami, répondit l'illustre praticien, lisez Don QuichoUe^ » mot incisif
et profond dont le sens véritable est que l'étude des livres ne sau-
rait remplacer l'observation ni l'expérience, sans lesquelles il n'y a
point d'art médical ni de vrai médecin. C'est à ces deux sources in-
tarissables et incorruptibles qu'a puisé sans cesse l'école dont Sy-
denham est le chef, et qui a donné à la médecine ce nombre infini
de sages et modestes praticiens dont l'esprit sensé s'est contenté
et se contente encore de copier, d'imiter et de suivre la tradition
des grands maîtres. Bordeu, à qui rien n'échappait, appelle ces mé-
decins populaires ou cliniques , il les considère comme des esprits
imitateurs et copistes^ « qui sont peut-être les plus sages et les meil-
leurs pour la pratique journalière de la médecine, » mais qui ris-
queraient, suivant lui, de tomber dans le pyrrhonisme, s'ils s'aven-
turaient hors de leur sphère et voulaient aller plus haut qu'ils ne
sauraient atteindre. La remarque est juste, comme l'histoire le dé-
montre.
C'est par les demi-savans que le scepticisme se glissa dans la mé-
decine. 11 importe de s'entendre sur le sens véritable que ce mot
382 REVUE DES DEUX MONDES.
doit recevoir ici. En philosophie, il s'applique très bien à ceux qui,
s* aventurant sans timidité à la recherche des causes, des entités
hypothétiques, de l'absolu que poursuit la métaphysique, arrivent
finalement au doute et s'abstiennent : cette incertitude péniblement
acquise se conçoit. En médecine , il en est autrement : les phéno-
mènes diffèrent et par conséquent la méthode, c'est-à-dire la ma-
nière de les voir, de les apprécier, de les expliquer en les coordon-
nant, de telle sorte que la qualification de sceptiques ne convient
ici qu'à des esprits étroits et prétentieux, qui s'arrêtent à la surface,
saisissent incomplètement les choses, perdent de vue le lien qui les
unit, se perdent eux-mêmes dans des difficultés pour eux insur-
montables, et nient hardiment ce qui leur échappe, affirmant dans
cette négation absolue leur incapacité et leur insuffisance. On a dit
qu'un médecin vraiment pyrrhonien ne s'était jamais vu, et on l'a
dit pour avoir confondu les empiriques, qui se soucient peu du
dogme, avec les pyrrhoniens, qui s'en moquent sans le connaître.
Cabanis n'était pas de cet avis, et, dans le dessein si difficile de
convaincre cette sorte d'esprits, il a composé des ouvrages excel-
lons. Les médecins qui ne croient point à la médecine exercent leur
art dans des conditions qui ne sont ni logiques ni honnêtes. En
médecine comme en morale, des principes sont nécessaires, et les
principes ne peuvent venir que des doctrines.
Plus bas encore dans l'échelle des systèmes, nous trouvons les
éclectiques. Il n'est ici question que des médecins qui, venus à la
suite de certains métaphysiciens, ont prétendu faire un système
achevé en prenant dans tous les systèmes ce qu'ils ont de bon. En
théorie, la prétention est absurde et la pétition de principe mani-
feste. Pour reconnaître ce qui est bon, il faut le pouvoir discerner;
une théorie est donc nécessaire, et si l'on n'a point de système de
doctrines, comment pourra-t-on juger les autres systèmes et les
apprécier en connaissance de cause? C'est donc à bon droit que les
éclectiques sont relégués au dernier rang. Leur apparition a cepen-
dant un sens dans l'histoire; elle annonce la fin des systèmes. Dans
l'ordre scientifique, de même que dans l'ordre social, qui dit fin veut
dire transition, phase nouvelle, commencement d'une autre ère. La
médecine, après avoir subi des vicissitudes nombreuses et diverses,
traverse présentement une période de transition ; elle est en voie
d'organisation, dans un état provisoire et indécis dont le terme est
inconnu, mais qui se manifestera certainement. Dire ce qu'est la
médecine contemporaine n'est pas chose facile : au lieu de cher-
cher à la caractériser, entreprise ardue et peut-être vaine, il est
plus simple de se demander où elle va. S'il est malaisé de déter-
miner sa direction précise, on peut du moins observer ses tendances.
VICISSITUDES ET PROGRÈS DE LA MEDECINE. 38 â
IL
Il est assez ordinaire de confondre l'agitation avec le progrès,
c'est-à-dire les secousses violentes résultant de Tabus des forces
avec les mouvemens continus et réglés dirigés vers un but. Des pre-
mières, l'effet est passager, quel qu'il soit d'ailleurs; des autres,
il est durable et utile. L'action permanente est toujours efficace,
lente, mais sûre. Il peut être convenable de rappeler ces vérités
trop oubliées aux impatiens qui perdent courage faute de bien voir
ce qui se passe autour d'eux.
La question de milieu est essentielle en toutes choses : tout le
reste en dépend, donc c'est par là qu'il faut commencer. La médecine
contemporaine vit et se meut dans une atmosphère tranquille. Plus
de polémiques ardentes et implacables, plus de dissensions scanda-
leuses, plus rien^n un mot qui révèle une vie exubérante. L'activité
intérieure ne se manifeste plus au dehors par l'éclat des œuvres, ni
par la nouveauté des doctrines, ni par les idées hardies qui ébran-
lent les opinions et entraînent irrésistiblement les esprits. Les séduc-
tions d'hier ne seraient plus possibles aujourd'hui : l'enthousiasme
est mort, et l'indifférence a tout envahi. Le fond de tous les ensei-
gnemens est le même : une observation exacte, dont la rigueur
étroite semble exclure toute élévation et tenir les idées à l'écart;
des faits notés avec soin et consciencieusement recueillis, puis des
faits encore, et rien que cela; des matériaux immenses amassés
lentement, avec une patience infinie; des détails minutieux , d'une
précision merveilleuse, et une application des sens aux phénomènes
si parfaite que les impressions perçues ne laissent rien à faire à l'es-
prit. L'habileté manuelle tient lieu de sagacité, et l'art de voir, de
toucher et d'entendre supplée à l'association des idées et aux com-
binaisons de l'intelligence. Tout cela s'appelle la médecine exacte
et se combine aisément avec la statistique et le calcul des probabi-
lités. Pour acquérir ces connaissances précises, la bonne volonté et
l'exercice suffisent. Bacon n'a-t-il pas dit que la méthode expéri-
mentale, destinée à mettre du ploml3 à l'esprit, devait un jour nive-
ler les intelligences? Ce jour est venu; l'honnête médiocrité prédite
par lui étend au loin son domaine. La médecine exacte est aussi la
médecine facile, accessible à tous : la vocation n'y fait rien. Des
procédés ingénieux usurpent le titre de méthode : peu d'artistes,
mais beaucoup d'habiles manœuvres. Toute la médecine consiste en
observations, voilà leur symbole. Observer est beaucoup sans doute,
mais il faut examiner d'abord, il faut ensuite méditer, réagir sur
les phénomènes perçus, faire en un mot acte de raison et d'intelli-
gence. Percussion, auscultation, mensuration, appréciation par le
36A REVUE DES DEUX MONDES.
poids et par le volume, tout cela procure d'incontestables avantages;
mais en définitive ces moyens d'investigation secondaires ne peuvent
que poursuivre les symptômes, les circonscrire, s'il est possible,
les discerner, s'il y a lieu, rendre le diagnostic plus précis et plus
net. Là se bornent les services qu'on peut retirer de tels moyens
pour la connaissance des maladies; encore faut-il en user avec dis-
cernement, et ne point céder à la tentation de faire des tours de
force. L'art d'établir avec précision et rigueur le diagnostic d'une
affection pathologique est le côté brillant de la médecine clinique;
il séduit la foule des médecins et les entraîne bien souvent à des
excès d'exploration qui rappellent les subtilités des recherches sur
le pouls, tant reprochées dans l'antiquité à Galien et à Archigène,
et chez les modernes à l'Espagnol Solano de Luque, et à Bordeu,
qui l'a suivi. Baglivi avait prévu les conséquences qu'entraînent ces
excès. Quoiqu'il fût grand partisan des idées de Bacon, qu'il s'ef-
forçait d'appliquer en homme supérieur, il s'affligeait, non sans
raison, du mauvais emploi des ressources accessoires et des moyens
auxiliaires. « De tout cela, dit-il, notre art reçoit aide et lumière;
mais l'art lui-même ne consiste pas en cela; his omnibus ars nostra
illustratur^ non efficiiur (1). » Certes le diagnostic est un grand point,
et plus il est précis, mieux il vaut; mais ce qui vaut mieux encore,
c'est la connaissance des causes et de la nature des maladies, non
de l'essence intime qui nous échappe et qu'il faut abandonner aux
chercheurs de chimères. Étiologie et thérapeutique sont deux termes
dont l'ensemble constitue la vraie et grande médecine : le diagnostic
n'est qu'un terme intermédiaire, quoique dans les traités élémen-
taires destinés à l'instruction il ait la première place, à tel point
qu'on peut dire de la plupart de ces traités qu'ils n'enseignent que
le diagnostic. Avec de pareils guides, l'art devient métier et l'instruc-
tion apprentissage. Tels sont les livres, tels aussi les commentaires
qui les expliquent, c'est-à-dire les leçons et les exemples.
On pourrait croire que le tableau est chargé, il n'est que ressem-
blant. Les ouvrages réputés classiques n'offrent rien de plus; ils
sortent tous du même moule. Ce sont des manuels gros de choses
et vides d'idées, faits pour la mémoire. La vie est absente de ces
énormes livres. Le nombre est infini des traités de pathologie géné-
rale où il n'y a point d'idées générales, des traités de philosophie
médicale où il n'y a point de philosophie. Des définitions arides,
des classifications incomplètes, vicieuses ou arbitraires, des disser-
tations inutiles, voilà ce qu'on y trouve. Les ouvrages de médecine
publiés de nos jours ont de commun avec la plupart des produc-
tions de la littérature contemporaine l'absence d'idées, qui multi-
(1) Prax. medic.^ lib. i, c. 1, S 10.
VICISSITUDES ET PROGRES DE LA MEDECINE. 385
plie singulièrement le nombre des écrivains; mais toute la médecine
n*est pas heureusement renfermée dans renseignement officiel ni
dans l'enceinte des académies : le mouvement est ailleurs. La mé-
thode vicieuse et étroite, qui règne dans les écoles ne peut séduire
que les esprits vulgaires , préoccupés avant tout des résultats pra-
tiques, et incapables de comprendre la nécessité d'avoir un en-
semble de doctrines qui permette de contrôler les observations
nouvelles par une vérification exacte , de coordonner les faits d'ex-
périence en les subordonnant les uns aux autres, et de donner ainsi
à l'art un caractère scientifique. Une réaction commence à s'opérer
contre la routine scolastique; elle s'achèvera par la force même des
choses, on est en droit de l'espérer.
C'est au début de la carrière surtout, et d'une carrière longue et
pénible, qu'il est utile et nécessaire de recevoir une direction; dès
lors la route s'aplanit. Ceux-là sentent tout le prix du bienfait dont
l'éducation laborieuse s'est faite à travers mille obstacles. Les es-
prits difficiles ou curieux aspirent à la clarté, à l'ordre, à l'unité
dans un ensemble qu'ils devinent, qu'ils ne peuvent embrasser,
faute de connaître les rapports des élémens de composition et les
lois de leur enchaînement. Tel est le besoin qu'on éprouve lorsque,
poursuivant la vérité réelle, on s'élève au-dessiB des résultats con-
crets et purement pratiques, lorsqu'on s'abstient avec dédain des
subtilités oiseuses d'une spéculation illusoire. Comme le poète,
comme l'artiste, le savant cherche aussi l'idéal, c'est-à-dire la
plénitude d'une conception vraie, lumineuse , capable de satisfaire
l'intelligence et de la charmer. Cet idéal est dans la réalité, c'est la
science qui le poursuit et qui l'atteint, la science , fille du temps et
des efforts de l'esprit, compagne de la cî\ilisation, providence de
l'humanité, intelligence éternelle, active et bienfaisante, qui dirige,
organise et prévoit. Ni les promesses de la théologie, ni les visions
de la métaphysique ne sont comparables aux résultats merveilleux
que la science produit sans miracles, car ce qu'elle donne, elle le
prend dans le monde sensible, elle le tire des choses réelles. Geof-
froy Saint-Hilaire avait deviné ses conquêtes, et s'écriait comme
un prophète : « Restons les historiens de ce qui est. »
Cette pensée du grand naturaliste résume admirablement l'esprit
d'un ouvrage considérable destiné à faire un grand bien par sa va-
leur et son opportunité, et qu'il ne faut point juger par le titre,
comme ces volumes estimables que la critique abandonne à la bi-
bliographie. Le dictionnaire de médecine qui porte le nom de Nys-
ten, entièrement refondu et remanié par MM. Littré et Robin, n'est
pas une pure compilation, ni un simple glossaire, ni une suite de
définitions par ordre alphabétique. En associant leurs efforts, les
TOME xxrv, 25
386 REVUE DES DEUX MONDES.
deux collaborateurs ont songé à faire autre chose qu'un travail de ré-
vision, travail où la patience et l'exactitude suffisent: ils ont tendu
plus haut. On trouve dans leur œuvre ce qui manque dans les
traités didactiques et trop souvent aussi dans les démonstrations
et les leçons orales, à savoir des règles pour la direction de l'es-
prit, des principes solides, des doctrines conformes à la réalité
des choses et aux dogmes d'une saine philosophie, enfin un sys-
tème scientifique, sans lequel on ne saurait avoir la conception du
monde, ce qui constitue la science même, ni embrasser l'ensemble
du savoir humain, les élémens qui le composent et leur enchaîne-
ment. On vient de montrer la tendance actuelle de la médecine, qui
se renferme dans l'étroite observation des faits. Le Dictionnaire
de MiM. Littré et Robin est une tentative pour provoquer dans les
études médicales un mouvement plus élevé et plus fécond. Examiner
les principes qui ont dirigé les auteurs, ce sera indiquer peut-être la
voie où la médecine moderne est appelée à marcher.
C'est par la conception philosophique que le Dictionnaire de mé-
decine se distingue surtout, c'est à elle qu'il doit l'unité de son en-
semble. Disciples tous deux de la philosophie positive, MM. Littré et
Robin ont appliqué partout cette philosophie en l'expliquant selon
les circonstances. Concevoir les choses telles qu'elles sont, par les
moyens de connaître qui sont en nous, suivre les phénomènes et les
rapporter aux lois invariables qui les régissent, s'abstenir de recher-
cher l'essence intime des objets et de poursuivre l'absolu, tels sont
les principes fondamentaux de cette philosophie. Le relatif est son
domaine, et elle abandonne à la métaphysique et à la théologie les
causes premières et les causes finales, les questions de fin et d'ori-
gine, inaccessibles à l'intelligence et désormais intempestives. Dans
l'ordre des connaissances humaines, elle établit deux classes et di-
vise les sciences en abstraites et concrètes : la science abstraite em-
brasse les théories générales, la science concrète s'occupe d'un objet
particulier. Cette distinction est capitale; elle permet d'établir une
hiérarchie entre les sciences abstraites en commençant par les plus
simples et les plus générales et en passant successivement à celles
qui sont moins générales, et plus complexes. La mathématique, l'as-
tronomie, la physique, la chimie, la biologie et l'histoire ou sociolo-
gie forment le cercle complet des sciences abstraites : elles se déve-
loppent successivement et ne peuvent se passer les unes des autres,
hormis la première, à cause de son extrême simplicité. Dans cet en-
semble rentrent tous les élémens du savoir humain, les spéculations
sur les nombres, les grandeurs et les mouvemens, les phénomènes
inorganiques, ceux du monde organisé et des sociétés. C'est toute la
philosophie, si ce mot, d'un usage commun et d'une application
VICISSITUDES ET PROGRÈS DE LA MEDECINE. 387
vicieuse, doit signifier un système de notions générales qui em-
brasse toutes choses. Dans cette vaste conception, tout est compris,
tous les procédés qui servent à reconnaître le vrai y ont leur emploi.
Connaître la valeur et l'usage de chacune de ces méthodes, savoir
en quoi elles se ressemblent, en quoi elles diffèrent, et comprendre
en quelle relation elles sont les unes avec les autres, c'est posséder
le mécanisme des facultés de l'esprit et les choses auxquelles s'appli-
quent ces facultés, c'est-à-dire la science tout entière. Or le médecin
doit la posséder, puisqu'il est obligé de parcourir tout le cercle des
connaissances. La pratique, sans la théorie dont elle dépend, et
qu'elle sert, ne saurait avoir un côté vraiment scientifique; le mé-
decin sans la théorie n'est qu'un empirique, et où la théorie fait
défaut, l'expérience elle-même perd toute sa valeur : elle devient
routine. Aussi l'éducation médicale doit-elle être essentiellement
philosophique, c'est-à-dire conforme aux progrès accomplis par les
sciences et fondée sur les généralités qui constituent les principes
de la philosophie, ou mieux la philosophie même, si l'on entend par
philosophie non pas les spéculations subtiles de la métaphysique,
mais la conception du monde réel et de ses lois, conception qui ré-
sulte de l'ensemble de toutes les sciences concrètes et abstraites et
de la connaissance de leurs rapports. C'est par là que l'esprit phi-
losophique doit pénétrer dans la médecine, et le médecin sera vé-
ritablement philosophe dès qu'il aura senti l'importance de ces
hautes études et mesuré la pyramide de la base au sommet, après
avoir parcouru tous les degrés de l'échelle, car il y a une série
scientifique comme il y aune série animale, et c'est la gloire des
modernes d'avoir poursuivi, puis démontré l'enchaînement et le
lien de toutes les connaissances, en faisant voir comment elles pro-
cèdent les unes des autres, et se produisent successivement pour
s'élever au même but, qui est la science générale, résultant de
toutes les sciences. Ainsi se trouve formé le cycle qu'avaient rêvé
les philosophes naturalistes de l'ancienne Grèce, alors que la science
ou la philosophie, comme ils disaient, était, suivant la comparai-
son d'Aristote, semblable à l'enfant qui balbutie enépelant les pre-
miers élémens d'une langue. Ces grands esprits, venus trop tôt
pour la satisfaction de leurs désirs, voulaient une encyclopédie;
ils devançaient par la pensée cette œuvre lente qui a coûté à l'es-
prit humain plus de vingt-trois siècles de labeur et de pénibles ef-
forts. Nous possédons aujourd'hui ce que les siècles nous ont donné,
et nous avons beaucoup plus que les linéamens de l'ensemble. L'in-
ventaire des connaissances est fait, la classification des résultats
obtenus est une encyclopédie raisonnée, méthodique, qui renferme
tous les élémens du savoir humain, c'est-à-dire tout ce que doit
connaître le philosophe vraiment digne de ce nom, et par consé-
S88 REVUE DES DEUX 3I0NDES.
quent le médecin, car la philosophie se compose de tous ces élé-
mens, et la médecine embrasse toutes les sciences, puisqu'elle se
sert de toutes et ne saurait se passer de leur concours.
A ceux qui seraient tentés de croire qu'il y a là exagération ou
parti-pris de subordonner la médecine à un système de philosophie,
il suffira de faire remarquer que la pratique même de la médecine
dépend de certaines connaissances ou sciences concrètes, dites avec
raison sciences médicales; telles sont la pathologie, l'histoire natu-
relle, la physique et la chimie appliquées, l'hygiène, l'anatomie et
la physiologie. Or il suffit d'avoir quelques notions sur la hiérarchie
scientifique pour ne pas ignorer que toutes ces connaissances ou
sciences concrètes se rattachent diversement aux connaissances gé-
nérales ou sciences abstraites, et il n'en saurait être autrement,
puisque la connaissance de l'homme, obligatoire pour le médecin,
embrasse non-seulement l'homme même, mais encore tout ce qui
l'intéresse et par conséquent tout ce qui est hors de lui : donc tous
les phénomènes, tous les actes, tous les faits accessibles à l'intelli-
gence sont du ressort de la médecine, et partant les lois qui prési-
dent à leur production. Hippocrate avait donc raison de dire que
la connaissance parfaite de la nature humaine ne peut venir que de
la médecine, étudiée, ainsi qu'elle doit l'être, dans ses rapports
avec les autres sciences, et cette vue du génie a été confirmée par
le temps. La science des sociétés, qui est le couronnement de toutes
les autres, est elle-même en relation intime avec la médecine. Ce
n'est pas ici le moment de mettre cette relation en évidence; con-
tentons-nous de rappeler que les profonds aperçus d'Hippocrate,
dans son livre des airs, des eaux et des lieux, sur les rapports qui
existent entre les conditions extérieures et le caractère des peuples,
ont été repris par Aristote dans sa Politique, et fécondés plus tard
par le génie de Montesquieu. Et voilà comment des six sciences qui
dans leur ensemble constituent la philosophie ou science générale,
il n'en est pas une seule qui n'intéresse la médecine.
Des six sciences abstraites, la cinquième par ordre hiérarchique
intéresse particulièrement le médecin : c'est la biologie ou science
des corps organisés. Le but de cette science est d'arriver à connaître
par les lois des phénomènes que ces corps manifestent les lois de
leur organisation, et réciproquement. Les êtres organisés peuvent
être considérés à un double point de vue, statique et dynamique,
selon qu'ils sont aptes à agir ou qu'ils agissent. L'anatomie, la bio-
taxie, ou classification scientifique des êtres organisés, et la science
des milieux étudient le premier état, c'est-à-dire l'organisation des
êtres, les lois de leur arrangement , en groupes naturels d'après la
conformation des organes, et leurs relations avec les choses exté-
rieures. La considération de l'état dynamique appartient à la phy-
VICISSITUDES ET PROGBÈS DE LA MEDECINE. 389
siologie, dont l'objet est la connaissance des lois qui président aux
actes des êtres vivans , et à la science qui étudie les influences
réciproques du milieu sur l'être organisé, étude importante par
laquelle la biologie se rattache immédiatement à l'histoire. Chez les
anciens, Fanatomie et la physiologie restèrent dans un état d'imper-
fection notable, malgré les tentatives des premiers médecins et des
philosophes naturalistes. Toutefois, dès ce temps-là, le traité d'Hip-
pocrate sur les airs^ les eaux et les lieux est une admirable étude
de l'influence des milieux sur l'homme. Aristote, venu après Hippo-
crate, agrandit considérablement le domaine des connaissances bio-
logiques par ses généralités fécondes et ses travaux d'anatomie com-
parative ; on lui doit la distinction bien nette de la vie végétative et
de la vie animale, et des considérations profondes et lumineuses sur
les rapports qui existent entre les parties des animaux. Les anato-
mistes d'Alexandrie, chercheurs pénétrans et minutieux, ajoutèrent
des particularités précieuses à la somme des connaissances : ils dé-
couvrirent les nerfs, découverte capitale pour l'intelligence des êtres
organisés. Galien, commentateur et encyclopédiste, résuma tout le
savoir des anciens en médecine, anatomie et physiologie. Son beau
traité deVusage ou de Vutilité des parties est un monument élevé
entre l'antiquité et le moyen âge. Inférieur à l'antiquité en beaucoup
de points, le moyen âge l'emporte sur elle par la culture de l'alchi-
mie, d'où devait sortir la chimie, sans laquelle la biologie ne serait
point. On connaît les grands travaux de la renaissance, les impor-
tantes découvertes qui suivirent, et les prétentions folles de la phy-
sique et de la chimie, qui faillirent absorber la médecine. Enfin, après
trois siècles d'efforts impuissans, Bichat, renouvelant avec succès les
tentatives de Glisson, de Baglivi, de Haller, de Bordeu et de Hunter,
arracha la biologie à son état précaire, et la fonda sur la connais-
sance des propriétés spéciales et irréductibles inhérentes aux tissus.
Dès lors la matière brute ou inorganique fut nettement distinguée de
la matière organisée et vivante, laquelle, outre les propriétés phy-
siques et chimiques, a des propriétés inhérentes, dont la manifes-
tation constitue la vie, celle-ci n'étant, comme on l'a cru longtemps
et comme quelques-uns continuent de le croire, ni un principe ni un
résultat, mais une simple manifestation des propriétés spéciales de
la matière organisée. La propriété fondamentale, c'est la nutrition,
sans laquelle il n'y a point de vie, c'est-à-dire point d'activité de
l'organisation, cette activité ne pouvant se produire que dans un en-
semble favorable de conditions extérieures. La vie ne peut donc se
concevoir indépendamment de la substance organisée qui en est le
siège : il n'y a point de vie sans organisation; mais il n'y a pas né-
cessairement vie partout où il y a organisation. La nutrition est la
propriété la plus générale des tissus : elle est le fondement de la vie
390 REVUE DES DEyX MONDES.
organique. L'absorption, la sécrétion, le développement, la repro-
duction, autant de propriétés du même ordre qui se rattachent à la
nutrition et en dépendent. La contractilité et l'innervation sont des
propriétés de la vie animale ou de relation. Toutes ces propriétés se
trouvent réunies chez les animaux supérieurs, chez l'homme par
exemple, qui est à la tête de la série, de sorte que l'on a trois degrés
de la vie : végétalité, animalité, humanité, qui résument et embras-
sent le monde organique. Ce n'est pas ici le lieu de s'arrêter aux
considérations élevées de l'anatomie générale, ni aux distinctions
qu'elle établit entre les parties simples ou élémentaires (principes
immédiats, élémens anatomiques), les tissus, les humeurs, les sys-
tèmes et les appareils, que l'on peut étudier en allant du plus simple
au plus composé, ou en allant au contraire du plus composé au plus
simple, ce qui est le cas ordinaire dans l'étude de l'organisation ani-
male. L'essentiel est de savoir que la vie est inséparable des organes
qui en sont le siège, et qu'elle suppose l'idée d'un milieu avec lequel
les organes sont en relation.
Les actes d'ordre organique ou actes vitaux qui s'accomplissent
dans des conditions normales constituent l'état de santé; mais si
des influences diverses, internes ou externes, amènent des troubles,
l'état devient anormal, et c'est la maladie. La médecine étudie ces
deux états et se divise conséquemment en deux parties: l'hygiène,
qui surveille la santé et prescrit les moyens de l'entretenir, et la
thérapeutique, qui applique les agens propres à vaincre la maladie,
c'est-à-dire capables de ramener l'ordre dans l'économie troublée.
L'hygiène a pour point de départ la science des milieux, elle traite
de l'influence réciproque des organes sur les choses extérieures;
la pathologie, qui aboutit à la thérapeutique, s'occupe des désor-
dres survenus, soit dans la disposition matérielle des parties, soit
dans les phénomènes de l'économie vivante. Toute la médecine
s'appuie de la sorte sur la connaissance des modifications que peut
subir l'être organisé, car toute maladie est modification, de même
que toute thérapeutique, toute l'efficacité de la médecine dépend
du judicieux emploi des moyens capables de modifier l'être vivant.
La maladie n'est donc pas une abstraction, c'est une réalité : elle
a un siège quelconque, puisqu'elle n'est autre chose qu'une alté-
ration des propriétés normales dans les parties vivantes. Cette vé-
rité, qui est la base de la philosophie médicale, a triomphé, grâce
à Broussais. Ce grand homme, continuateur de l'œuvre de Bichat,
accomplit la réforme définitive, et du jour où il démontra qu'il n'y
a point de maladies essentielles, le fantôme qu'il poursuivait sous
le nom d'ontologie disparut sans retour. Ce n'est pas sans raison
que ce réformateur hardi appela la médecine physiologique. En dé-
finitive, la pathologie étudie les mêmes actes que la physiologie.
TICISSITUDES ET PROGRES DE LA MEDECINE. 391
mais dans des conditions particulières qui les modifient d'une cer-
taine façon, de sorte que la physiologie est normale ou pathologique,
suivant qu'elle étudie les actes produits par des parties saines ou
par des parties altérées. On voit à présent comment la médecine se
rattache à la biologie.
Les maladies ne sont autre chose que des fonctions troublées, et
la pathologie est véritablement physiologique. Il résulte de là que
la médecine a dû suivre les destinées de la biologie, et c'est en effet
ce qui est arrivé. Dans l'antiquité, on voit Galien, mettant à profit
toutes les découvertes de l'anatomie et les notions accumulées de-
puis Hippocrate, faire un système de pathologie, et, dans son traité
des Lieux affectés ^ résumer tout ce qu'on savait alors de la rela-
tion qui existe entre la maladie et l'organe malade. Il est juste de
remarquer qu'avant Galien les méthodistes s'étaient préoccupés du
siège des maladies, et avaient deviné toute l'importance de cette idée.
Un curieux parallèle, où Sextus Empiricus, philosophe pyrrhonien,
met en présence les méthodistes et les sceptiques, prouve que dans
l'antiqiiité il y eut une école médicale qui, sans tomber dans les er-
remens des seconds, reconnut admirablement qu'il fallait renoncer
à l'absolu et se tenir au relatif. Aussi ne faut-il pas s'étonner de voir
Asclépiade, qui prépara cette école, dont le fondateur est Thémison
de Laodicée, déclarer que la nature, entité abstraite, dont l'école
d'Hippocrate avait proclamé l'autocratie, n'est pas seulement secou-
rable, mais nuisible : non solum prodest nalura sed etiam nocetj
dit-il dans Gœlius Aurélianus. Cette opinion, très avancée pour le
temps, explique très bien ce qu' Asclépiade avait coutume de répéter,
à savoir que la médecine hippocratique était une méditation sur la
mort, mot dur, mais qui ne manque point de justesse, car où la
nature opère souverainement, l'art peut se dispenser d'intervenir,
son intervention étant dès lors secondaire. Le fait est que la nature,
synonyme ici d'économie, n'est en soi ni bonne ni mauvaise, et que
son influence supposée est illusoire. Accorder à la prétendue nature
médicatrice sagesse et prévoyance, c'est tomber dans un vice de
logique. Cette providence de l'économie animale, inventée par les
médecins spiritualistes, a favorisé les illusions de la médecine expec-
tante et préparé la voie à la méthode thérapeutique de Samuel Hah-
nemann. C'est en effet dans la patrie de Stahl que l'homœopathie a
pris naissance.
Le moyen âge ne changea point l'état de la biologie, faute de
nouvelles connaissances anatomiques et physiologiques. En revan-
che, la thérapeutique et la matière médicale reçurent des accrois-
semens notables, en raison des découvertes géographiques et des
travaux de l'alchimie. De cette époque date le règne de la polyphar-
macie, qui est l'usage immodéré et la multiplicité des remèdes, et
392 REVUE DES DEUX MONDES.
contre lequel réagirent les médecins naturistes, attachés aux tradi-
tions hippocratiques. Avec la renaissance, tout le savoir de l'anti-
quité, conservé dans les livres, reparut, et fut bientôt dépassé. Ce
fut une période orageuse pour la médecine, livrée aux théories am-
bitieuses des iatro-mathématiciens et des iatro-chimistes. Cependant
l'anatomie normale faisait chaque jour de nouvelles découvertes. La
pathologie ne pouvait manquer d'avoir à son tour une anatomie,
comme la physiologie avait la sienne. En effet, l'anatomie patholo-
gique, préparée lentement par des observateurs patiens, prit con-
sistance avec Bonnet, avec Barrère, et se révéla enfin, telle qu'elle
devait être, dans le bel ouvrage de Morgagni sur les causes et le
siège des maladies. Ce titre seul était un manifeste, et contenait
toute une révolution. Appeler l'attention des médecins sur les lé-
sions des organes, c'était ébranler la croyance traditionnelle suivant
laquelle la maladie était généralement considérée comme quelque
chose d'indépendant, d'existant en soi. Ce fut la gloire de Brous-
sais de résoudre le problème posé par Morgagni : sa solution est dé-
finitive, et il est démontré maintenant que la maladie n'est autre
chose qu'une altération, une perturbation survenue dans les tissus,
dans les propriétés ou dans les fonctions de l'organisme, de sorte
que Broussais a fait pour la pathologie ce qu'a fait Bichat pour la
biologie, et ce que Gall a tenté de faire pour la physiologie céré-
brale, laquelle est aussi une partie intégrante de la biologie.
Ici une réflexion se présente. A la doctrine fondamentale établie
par Broussais, on oppose sans cesse les travaux de l'anatomie pa-
thologique, travaux consciencieux et méritoires, dont l'utilité n'est
pas contestable, mais dont l'insuffisance est aujourd'hui manifeste.
Laënnec, observateur exact et pénétrant, est le véritable chef de
cette école, et le seul peut-être des adversaires de Broussais qui
mérite une considération sérieuse à cause de sa bonne foi scientifi-
que et de la fermeté de ses convictions : l'art médical doit beaucoup
à sa méthode d'exploration pour le diagnostic des maladies. Laën-
nec croyait avec Meckel qu'il suffit d'appliquer à la médecine, non
pas la physiologie, mais l'anatomie seulement, persuadé que, pour
étudier et bien connaître les lésions des organes, il importe surtout
de s'attacher à l'examen des formes. En conséquence, son école se
proclame, à l'exemple du chef, purement anatomique, et elle s'ef-
force de décrire exactement par des dissections fines et minutieuses
les produits anormaux ou morbides, sans se préoccuper de la com-
position anatomique élémentaire, à laquelle la forme est nécessai-
rement subordonnée, et de laquelle dépendent tous les caractères ob-
servés dans les lésions de chaque organe, c'est-à-dire les altérations
mêmes de la substance organisée, en volume, couleur et consistance.
De la sorte, cette école fait abstraction de deux choses capitales :
VICISSITUDES ET PROGRÈS DE LA MÉDECINE. 393
la substance qui s'altère, et le lieu où se produit l'altération : dou-
ble condition sans laquelle on ne saurait acquérir la connaissance
objective de la lésion que l'on décrit. Partant de là, les disciples de
Laënnec croient trouver dans l'anatomie pathologique, considérée
par eux comme étant indépendante de l'anatomie normale, une
méthode et une classification des maladies fondées sur les lésions
organiques, qu'ils décrivent avec un soin minutieux, mais qu'ils ne
connaissent point en réalité, qu'ils sont incapables d'expliquer, en
procédant comme ils font. En effet, les lésions des organes ou de
leurs tissus n'étant que des modifications morbides de ces organes
ou de ces tissus à l'état normal, il suit de là qu'il faut de toute
nécessité rattacher la lésion d'une partie quelconque de l'organisme
à l'état normal de la partie correspondante dans ses divers âges.
L'anatomie pathologique ne saurait en réalité être regardée comme
un monde à part, elle n'est point indépendante de l'anatomie nor-
male; elle est au contraire naturellement subordonnée à celle-ci,
elle lui emprunte ses subdivisions et sa méthode, et il n'en saurait
être autrement, puisqu'elle n'a pas pour unique office d'étudier les
changemens de forme, -en suivant la méthode purement descriptive,
mais encore et surtout d'observer les altérations de structure par
excès, diminution ou aberration. Par conséquent il n'est pas logique
d'en faire le fondement de la médecine. Il est aisé de comprendre
maintenant pourquoi les idées mises en avant par les disciples de
l'école anatomique ont trouvé accueil et faveur auprès des médecms
dits organiciens, du nom de la théorie qu'ils professent, et suiva:U
laquelle toute maladie se rattache à la lésion matérielle d'un organe :
théorie très simple sans doute, mais radicalement impuissante, quoi
qu'on veuille dire, parce que les moyens ordinaires d'investigation
qui sont à l'usage de ces médecins ne vont point jusqu'à constater les
altérations de quantité ou de nature des parties constituantes des
organes, c'est-à-dire des principes immédiats et des élémens ana-
tomiques. En résumé, organiciens et anatomistes peuvent se donner
la main, car les uns et les autres suivent la même voie et s'arrêtent
au même point, subissant, bien qu'à leur insu, l'influence de l'école
médicale que nous appellerons descriptive, dont le vrai chef est
Pinel, lequel a exagéré dans l'application qu'il en a faite le conseil
de Sydenham. Ce grand praticien souhaitait que le médecin s'atta-
chât à ce qu'il appelait Vldstoire naturelle des maladies, conseil
excellent en lui-même, quoiqu'il émane de Bacon, mais qui, mal
interprété ou pris trop à la lettre, a favorisé les tendances naturelles
de certains esprits positifs et observateurs, bien que disposés aussi
à se contenter de voir la superficie, sans aller jusqu'au fond des
choses. Ainsi ont fait et continuent de faire organiciens et anato-
mistes : ils se sont fourvoyés dans un chemin sans issue : on com-
394 REVUE DES DEUX MONDES.
prend aujourd'hui leur impuissance et l'inanité de leurs efforts, et
l'on revient à la marche logique, dont les promoteurs sont Hunter,
Bichat et Broussais.
Puisque la médecine physiologique a eu raison de ces adversaires
sérieux, elle n'a pas à s'inquiéter des sectaires qui la provoquent
sur le terrain de la thérapeutique : nous voulons parler des parti-
sans de l'homœopathie, dont il suffira de rappeler ici les prétentions
et les promesses. En bonne médecine, on procède au traitement
d'une affection pathologique d'après l'axiome d'Hippocrate : « Les
contraires sont guéris par leurs contraires; » ce qui revient à dire
que l'état anormal, qui est la maladie, doit être modifié par des
agens capables de ramener la santé, en produisant des effets^con-
traires et de tout point opposés à ceux de la cause morbifique : de
là le terme à' allopathie, qui sert à désigner cette méthode thérapeu-
tique. L'homœopathie procède tout autrement : une maladie étant
donnée, elle s'efforce de produire par les médicamens une maladie
semblable à celle qui existe déjà. On a de la sorte deux maladies au
lieu d'une : la maladie spontanée que l'on veut guérir, et la maladie
artificielle, provoquée en vue de la guérison. Voilà, en peu de mots,
comment procèdent en thérapeutique les partisans de la méthode
homœopathique, et voici comment ils raisonnent. Deux maladies
semblables ne peuvent exister dans le même organe : en provoquant
une maladie artificielle, on détruit la maladie spontanée, et celle-ci
étant détruite, on fait disparaître à volonté la maladie artificielle,
en suspendant en temps utile le médicament qui l'a provoquée. 11
faut convenir que cette méthode ingénieuse simplifie singulièrement
la thérapeutique par les ressources certaines et infinies qu'elle pré-
tend puiser dans la matière médicale. La grande difficulté dans la
pratique consiste à trouver des agens capables de produire l'effet
désiré, difficulté considérable surtout quand on veut appliquer des
médicamens doués de la propriété de produire des symptômes sem-
blables à ceux qu'on cherche à faire disparaître ; mais cette difficulté
a été prévue. Tout le traitement se réduisant à combattre les symp-
tômes du mal en leur substituant les symptômes du remède, et le mal
étant produit par une cause purement abstraite, des doses minimes
et infiniment petites ont toujours assez d'énergie pour provoquer
sur la partie souffrante des symptômes un peu plus intenses que
ceux de la maladie. De là les dilutions, et les globules, et les frac-
tions infinitésimales, et ces élégantes pharmacies qui font tant de
bruit et qui tiennent si peu de place. 11 n'y a dans tout cela qu'hy-
pothèse et fiction pure. 11 n'est point démontré par l'expérience
qu'un médicament produise des symptômes semblables à ceux qui
résultent de la lésion d'un organe : elle n'est pas démontrée non
plus, cette analogie qu'on prétend exister entre l'action d'un médi-
VICISSITUDES ET PROGRES DE LA MEDECINE. 395
cament administré en santé ou en maladie et les symptômes divers
de' telle ou telle affection pathologique. Le changement déterminé
parla maladie dans nos organes n'est donc point inaccessible ni in-
visible, comme on le prétend en homœopathie, puisqu'il demeure
établi que la cause des symptômes morbides perceptibles est un dé-
rangement survenu dans la matière des tissus ou des humeurs, soit
par les influences extérieures,, soit par le jeu même des parties lésées.
Quant aux doses infinitésimales des médicamens, l'effet en est illu-
soire : elles n'ont point d'antre action dynamique sur le corps sain ou
malade que celle jqu'on leur suppose gratuitement. Dans cette mé-
thode thérapeutique, tout se réduit en définitive à laisser les phéno-
mènes de la maladie suivre leur cours naturel vers une fm heureuse
ou malheureuse. Ce qu'on peut dire de plus favorable sur ceux qui
appliquent cette méthode, c'est qu'ils observent à la lettre la seconde
moitié du précepte hippocratique : « être utile, et ne pas nuire. »
Encore n'est-il pas rigoureusement exact d'affirmer que ceux-là ne
nuisent point dont l'intervention n'est qu'apparente, puisqu'ils lais-
sent agir en réalité ce qu'on appelle à tort la bonne nature. Or la
nature, qui n'est autre chose que l'économie vivante, n'est en soi ni
bonne ni mauvaise, et ce n'est point elle qui est responsable, mais
le médecin chargé de la diriger, de la régler, de la corriger dans ses
écarts, de la modifier à propos, en la surveillant sans cesse. Les
médecins attachés à la méthode préconisée par Samuel Hahnemann
négligent les causes internes des maladies; ils ne se préoccupent
point des changemens ni des modifications qu'est susceptible de
subir la substance organisée, ils affectent même de n'accorder au-
cune attention à la constitution de cette substance et à ses propriétés
inhérentes.
Voilà ce qu'on appelle l'homœopathie. Ce n'est pas un système,
c'est à peine une méthode, ou, pour mieux dire, c'est une combi-
naison d'hypothèses empruntées à divers systèmes, une tentative
d'innovation où se fait encore sentir l'influence de la métaphysique
et du spiritualisme mystique, car le merveilleux y joue son rôle, et
une part très large y a été faite au surnaturel, à l'invisible, au mys-
tère, à tout ce qui peut séduire les esprits faibles ou non éclairés.
L'enseignement qu'on doit retirer de tout ceci, c'est qu'en méde-
cine il faut se garder de négliger ce qui est essentiel et fondamen-
tal pour courir après les chimères. Ce sont les hypothèses gratuites
qui séduisent l'imagination et ne sauraient captiver que des esprits
superficiels, peu préoccupés de chercher un contre-poids aux sub-
tilités de la spéculation dans la connaissance positive des choses
réelles, c'est-à-dire dans les notions objectives sur la constitution
de l'économie vivante, à l'état normal ou pathologique. C'est par là
seulement que l'art médical a été fondé sur une base solide.
396 REVUE DES DEUX MONDES.
Il reste maintenant à décrire les maladies et à les classer confor-
mément à la notion fondamentale : le temps accomplira cette œuvre;
mais dès à présent la médecine est en possession d'une doctrine, et
renonce naturellement aux systèmes divers qui l'ont tour à tour
agitée, et dont l'étude appartient à l'histoire de l'art. Nous disons
de l'art, et c'est à dessein que nous empruntons ce terme à Hippo-
crate. Ce grand médecin avait compris que la médecine n'est point
une science; elle ne peut l'être, et n'en prendra jamais le carac-
tère. Ce que poursuit la médecine, ce n'est pas une vérité scienti-
fique, mais un résultat pratique, qui est double : conservation de
la santé, guérison des maladies.
L'importance scientifique de l'histoire des divers systèmes en
médecine est incontestable : on peut en juger par ce rapide coup
d'oeil, et d'ailleurs nulle époque n'est peut-être mieux disposée que
la nôtre à contempler la médecine dans son passé. Les écoles
n'existent plus que de nom, et la tradition va tous les jours s' affai-
blissant. Les vieilles doctrines ont encore des représentans, et ne
manquent point de défenseurs; mais chaque génération qui s'en va
emporte avec elle une bonne partie des idées surannées, et chaque
génération qui vient s'initie aux idées nouvelles. Que sont devenues
les théories médicales de l'antiquité? Elles appartiennent à l'histoire
et à la critique, après avoir disparu sans retour. Où sont aujour-
d'hui la plupart des systèmes de médecine qui ont agité les écoles
modernes? où sont les solidistes et les humoristes, les galénistes et
les hippocratiques, les naturistes, les animistes, les organiciens in-
trépides et les partisans si divers du vitalisme? où sont les sectes et
les partis, les dissidens et les orthodoxes? Dans cette grande mêlée
de la médecine contemporaine, il y a en somme plus de confusion
que d'anarchie. Sous le calme apparent est la vie, et ces élémens
de vitalité sont des élémens d'organisation. Laissons les empiriques
s'attacher aux faits, à l'observation et à l'expérience : les décou-
vertes se font aussi par eux; à défaut d'œuvres magistrales, les
mémoires et les monographies abondent, et les spécialistes même
apportent leur contingent à ce labeur de préparation. On comprend
enfin que l'éclectisme médical est une vision et un leurre. Quant au
pyrrhonisme, il n'est aucun médecin sensé qui ose se vanter d'en
faire profession , et l'on serait mal venu de notre temps à prêcher
le scepticisme à l'exemple de Sextus, de Corneille Agrippa, de San-
chez et de Martin Martinez. C'est que la médecine est désormais
en possession d'une doctrine, et qu'elle repose sur une science cer-
taine; par conséquent une philosophie médicale est possible. Chaque
jour, les idées deviennent plus précises et plus nettes sur les pro-
priétés des tissus et sur leur vitalité propre; chaque jour ajoute à
ce que l'on sait déjà des variations qu'éprouve cette vitalité sous
ViCISSITUEi'ES ET PROGRES DE LA MÉDECINE. 397
r influence des modificateurs de toute sorte. Nous savons que les
maladies sont des modifications, des altérations de la substance,
qu'elles ne sont point essentielles, qu'elles ont un siège, et qu'il est
indispensable de connaître la relation qui existe entre les symp-
tômes et l'état des organes, pour ramener l'ordre et la santé en
usant à propos des modifications convenables, car si les organes
sont modifiés de manière à produire la maladie, il les faut modifier
de manière à rétablir la santé, et c'est là toute la médecine. En effet
on connaît la nature d'une maladie si l'on peut déterminer — quels
sont les organes qui souffrent, — comment ils sont devenus souf-
frans, — ce qu'il faut faire pour qu'ils cessent de souffrir. C'est
Broussais qui a dit cela dans son Examen des doctrines médicales
et des systèmes de nosologie. Rien n'est plus vrai, et c'est pour nous
un devoir de rendre justice à ce grand homme, qu'on ne lit guère
aujourd'hui, quoiqu'on trouve dans ses livres trois choses qui man-
quent dans les meilleurs de notre époque : le génie, les convictions
et le style.
Broussais, réformateur indépendant, a repris l'œuvre de Bichat
et a consommé l'émancipation de la médecine moderne. Il n'a point
eu de successeurs; mais son influence est toujours présente, et c'est
en vain qu'on voudrait méconnaître les services qu'il a rendus.
Qu'importent quelques erreurs, si la vérité est au fond de sa doc-
trine, si la médecine est en effet physiologique, comme il avait rai-
son de le prétendre? Broussais nous a délivrés de l'ontologie, comme
il disait, c'est-à-dire de la métaphysique creuse des anciennes écoles;
il a démontré sans réplique l'absolue nécessité où est l'art médical de
s'appuyer sur la science de l'organisation. Il avait compris des pre-
miers, et mieux que personne, que la grande réforme de Bichat était
le point de départ d'une ère nouvelle et marquait la fm des théories
systématiques qui avaient jusque-là soutenu et agité la médecine.
€'est à cause de cela qu'il tenta une appréciation de tous les sys-
tèmes, et, quel que soit le jugement que l'on porte sur son Examen^
on ne peut contester qu'il n'ait donné une forte impulsion à la criti-
que médicale, et que son initiative hardie ne soit d'un bon exemple.
Cet exemple n'a guère été suivi. Ce n'est pas seulement le passé qui
fait défaut dans l'enseignement médical, mais encore ce qu'il y a de
plus essentiel dans le présent. La science de l'organisation, qui fait
la gloire et la force de la médecine moderne, n'est pas représentée
dans les écoles ou ne l'est qu'imparfaitement; en elle cependant ré-
sident toutes les conditions essentielles de progrès pour l'art mé-
dical. Les nouveaux éditeurs du Dictionnaire de médecine ont eu
raison de protester contre cette incurie fâcheuse ou plutôt contre ce
dédain calculé et coupable, en consignant avec discernement et
clarté le résultat des plus récentes recherches sur l'organisation des
398 BEVUE DES DEUX MONDES.
tissus, sans négliger les notions historiques. Ils l'ont fait avec l'au-
torité qui s'attache à leur nom. On sait assez que l'érudition et la
critique médicales sont redevables à M. Littré de la faveur dont
elles jouissent de notre temps, et l'on n'ignore pas que la science
de l'organisation doit infiniment aux travaux patiens et ingénieux
du docteur Robin.
Que conclure de cette histoire des systèmes et surtout de la si-
tuation où se trouve aujourd'hui la médecine? C'est que plus la mé-
decine interrogera son passé, mieux aussi elle sera informée sur le
caractère de sa mission et les vraies limites de son domaine. Aussi
serait-il fort à souhaiter que les facultés de médecine, dans l'intérêt
de leur propre gloire et pour l'avancement de l'art, eussent deux
chaires qui leur manquent, l'une d'anatomie générale, l'autre d'his-
toire de la médecine. La première est la base de l'enseignement mé-
dical, la seconde en est le complément nécessaire. De la sorte les
écoles acquerraient un caractère scientifique et littéraire, et les es-
prits cesseraient d'être uniquement dirigés vers la pratique qui les
absorbe et les rapetisse. Ce double enseignement, introduit dans les
trois facultés supérieures de Paris, de Montpellier et de Strasbourg,
aurait, entre autres avantages, celui de donner une plus grande im-
portance à chacun de ces corps enseignans, dont l'autorité, il faut le
reconnaître, va tous les jours s' affaiblissant. En outre, les rivalités
mesquines que la tradition perpétue entre les écoles médicales, et qui
n'ont plus de raison d'être que dans le passé, disparaîtraient pour
faire place à une émulation féconde, si la réforme de l'enseignement
amenait partout l'uniformité des doctrines. Les disputes entre vita-
listes et organiciens offrent désormais peu d'intérêt et surtout peu
d'utilité. La médecine, telle que l'a faite la science moderne, n'ac-
cepte pour défenseurs ni spiritualistes ni matérialistes : elle échappe
aux hypothèses de la métaphysique aussi bien qu'à celles de la
physique et de la chimie. C'est sur la connaissance des élémens
qui constituent l'ensemble de l'économie vivante que reposent les
plus solides fondemens de ra.rt de guérir, et il est fort à regretter
que cette idée n'ait pas encore pénétré dans les écoles ni dans les
académies. Si la science de l'organisation était officiellement ensei-
gnée dans les facultés de médecine, elle aurait pour premier résul-
tat de faire disparaître des abus qui n'amènent que trop souvent
des scandales. Ni la médecine, ni la chirurgie n'accepteraient le
défi des charlatans, et les inventeurs de spécifiques ne seraient plus
admis sans réflexion à instituer des expériences dangereuses pour
les malades et compromettantes pour les médecins qui les autori-
sent. Quand il sera scientifiquement démontré dans les écoles qu'il
faut des agens particuliers pour agir sur des lésions particulières,
il ne sera plus permis d'attendre d'un seul spécifique une action
VICISSITUDES ET PROGRES DE LA MEDECINE. 399
efficace sur toute sorte de maux. Prenons un exemple : le mot
cancer représente pour tout le monde une aflection meurtrière et
généralement réputée incurable. Or ce mot n'est qu'un terme gé-
nérique, indistinctement appliqué, et par suite improprement, à
des altérations diverses de la substance organisée. S'il demeure
établi qu'aux altérations de diverse nature il faut appliquer des
remèdes de diverse nature, il est absurde en bonne logique mé-
dicale d'admettre et même de supposer qu'un remède unique, effi-
cace dans des cas bien déterminés, puisse convenir également à
des affections différentes, bien que comprises sous le même nom. 11
y a Là une question de relation directe, ou plutôt de corrélation
nécessaire entre l'agent et l'acte, question de causalité, parfaite-
ment négligée dans les écoles, et pourtant capitale en physiologie
et en tliérapeutique, non moins importante pour l'intelligence des
actes et des phénomènes de l'économie vivante à l'état normal
que pour la parfaite connaissance de la production des maladies et
de l'action des remèdes. Qu'est-ce en effet que la pathologie géné-
rale sans la science de l'organisation? Or la pathologie générale,
c'est la chaire philosophique par excellence, celle qui enseigne l'en-
semble des doctrines qui constituent la philosophie médicale, et
c'est précisément à cause de ses attributions qu'elle doit s'appuyer
de toute nécessité sur la science mère qui sert de base à toute la
médecine, et qu'elle doit s'aider aussi des notions historiques et de
l'expérience du passé. Placée ainsi entre l'anatomie générale et
l'histoire de la médecine, et acquérant dès lors un caractère à la
fois plus scientifique et plus critique, elle sort de l'isolement fâcheux
où elle est aujourd'hui, et son importance, qui est grande, s'accroît
encore, se fortifie de l'aide de ses deux auxiliaires. On ne saurait
bien comprendre en effet ce qu'il y a de plus élevé dans la méde-
cine, si l'on ne l'embrasse tout entière, suivant le conseil d'Hippo-
crate, c'est-à-dire si l'on ne connaît à fond les derniers résultats
obtenus par la science et si l'on ne sait pas en même temps com-
ment on a pu, après une élaboration continue, arriver péniblement
au terme actuel. Ce n'est pas tout : il y a des maladies qui ne nous
sont connues que par l'expérience des anciens, et quand il n'y au-
rait que ce motif d'étudier le passé et de le bien connaître, il devrait
être suffisant pour nous démontrer l'importance et l'utilité de l'his-
toire médicale. Aussi faut-il savoir beaucoup de gré aux deux au-
teurs du Bictionnalre de médecine d'avoir fait la part de la patho-
logie historique. C'est un complément précieux qui ajoute encore
à la valeur d'une encyclopédie médicale, remarquable surtout par
ses tendances et par l'unité des doctrines.
Des principes et l'unité, voilà ce qui manque à la médecine, telle
qu'on l'enseigne aujourd'hui dans les écoles. Il est fâcheux pour
AOO REVUE DES DEUX MONDES.
Fart, non moins que pour la profession, qu'il en soit ainsi, car l'art
perd tous les jours le caractère scientifique qu'il devrait acquérir,
et faute de ce caractère, qui fait sa force, la profession n'a plus le
prestige qu'elle devrait avoir. L'empirisme fait des progrès inces-
sans et rapides; Il nombre des empiriques se multiplie de plus en
plus. Malgré ses accroissemens considérables et ses précieuses con-
quêtes, la médecine ne parvient donc pas à convertir les incrédulss
qui mettent en doute l'efficacité de ses moyens. Quant aux méde-
cins, uniquement occupés de la pratique, comme d'un métier qui
les fait vivre, ils s'inquiètent fort peu des questions de doctrine;
n'ayant plus conscience de leur valeur scientifique, ils voient lear
importance décroître pour avoir oublié le rôle qui leur convient. Ge
qui est aujourd'hui trop évident, c'est que l'éducation philosopti-
que qu'ils reçoivent est imparfaite ou vicieuse : on aborde l'étude
de la médecine sans préparation sérieuse, et la culture littéraire
est insuffisante aussi bien que la culture scientifique. Ge qu'il y a
de plus fâcheux, c'est que l'enseignement médical, tel qu'il est éta-
bli, ne remédie point à ces vices d'éducation, qu'il serait possi-
ble d'atténuer, en attendant des réformes radicales et urgentes, si
les facultés de médecine étaient véritablement des écoles, c'est-à-
dire si dans chacune d'elles ceux qui reçoivent les leçons des maî-
tres trouvaient ce qui manque également partout : des règles pour
la direction de l'esprit, des principes scientifiques, des doctrines
fondées sur ces principes, avec une théorie fondée sur ces doc-
trines. De tout cela naît l'unité, c'est-à-dire la plénitude d'une con-
ception vraie, capable de satisfaire l'esprit, de le convaincre, de
l'affermir et de donner à ceux qui exercent la médecine, aussi bien
qu'à ceux qui l'enseignent, les convictions qui manquent à tous, et
sans lesquelles il n'y a point de force. On ne fait ici qu'exprimer les
regrets de quelques amis sincères de la médecine : quant à leurs
vœux, un enseignement complet de la philosophie médicale pour-
rait y répondre; mais comment l'obtenir tant qu'on n'enseignera
point, à côté de la pathologie générale, la science de l'organisation
et l'histoire de la médecine? L'expérience du passé contrôlée par la
critique, tel est le vrai fondement de la médecine moderne.
Si le lecteur nous a suivi jusqu'au point où nous voulions le con-
duire, — c'est-à-dire l'époque actuelle, — il doit comprendre main-
tenant que la véritable critique médicale était incompatible avec
l'existence simultanée de tant de systèmes divers. La biologie n'exis-
tait point il y a soixante ans; depuis qu'elle existe, la médecine a
trouvé un fondement solide, une base inébranlable, une philosophie
propre, dont le principe est celui-ci : la maladie n'est qu'une alté-
ration des propriétés normales des parties vivantes. Avec ce prin-
cipe, la marche de l'art est tracée, et prévue la direction qu'il doit
VICISSITUDES ET PROGRES DE LA .MEDECINE. 401
suivre, de même qu'est devenu possible ce qui ne l'était point, sa-
voir le jugement du passé par le présent, c'est-à-dire la critique
médicale ou la philosophie médicale appliquée à l'histoire. Ce terme
suprême a été atteint par l'application rationnelle et expérimentale
de la physiologie à la pathologie. C'est le dernier système auquel
la médecine puisse arriver, et depuis que ce système a pris consis-
tance, tous les autres sont tombés en désuétude, n'ayant plus de
raison d'être dans le présent. Aussi n'y a-t-il plus aujourd'hui di-
versité de partis ni de sectes, et parmi tant de médecins en renom,
on ne saurait citer un chef d'école.
Que conclure de tout cela, sinon que le moment est venu de relire
attentivement les annales de l'art pour les élever jusqu'à la majesté
de l'histoire? Notre siècle est propice aux travaux de cette nature,
où l'esprit philosophique et critique trouve son emploi. D'ailleurs
nous ne sommes pas uniquement entraînés de ce côté par un instinct
de curiosité et de libre examen. Tout en avançant d'un pas rapide
et précipité, nous reportons volontiers nos regards en arrière, et en
mesurant l'espace parcouru et l'horizon sans limites, nous compre-
nons que l'avenir même est en partie dans le passé; de fait, la tra-
dition peut éclairer et affermir notre marche. La science moderne
est sœur de la science antique, et celle-ci contenait en germe tous
les fruits qu'a produits celle-là. Il ne faut pas chercher ailleurs le
charme qui s'attache aux études historiques. Nous nous sentons en-
traînés vers les hommes des anciens temps, parce que nous venons
d'eux; nous leur devons ce que nous sommes : d'autres mains que
les nôtres ont planté cet arbre de la civilisation que nos soins entre-
tiennent, et il est juste que, nous abritant à son ombre, nous don-
nions un souvenir à ceux qui l'ont vu naître et qui l'ont cultivé
dans ses jeunes années. C'est ainsi que le cœur intervient pour sa
part dans les choses de l'esprit. D'ailleurs une fierté bien légitime
se mêle à ce sentiment de gratitude. L'héritage transmis a reçu de
nous de notables accroissemens. On ne sait pas encore, ou plutôt on
oublie tout ce que l'humanité doit à la médecine et ce que les mé-
decins de tous les temps ont fait pour le bien commun. Les ser-
vices rendus par l'art médical sont une des plus belles pages de
l'histoire. Aux épidémies meurtrières qui ravageaient jadis les po-
pulations, aux maladies dites pestilentielles qui se succédaient sans
relâche et sévissaient avec furie, aux préjugés fanatiques, à l'igno-
rance superstitieuse qui condamnait à la torture ou au feu, à la po-
tence ou à l'infamie, de prétendus sorciers, des possédés, des éner-
gumènes, de pauvres malheureux dont la raison était aliénée, à tous
les fléaux en un mot qui atteignent le corps et i'intelUgence, une ci-
vilisation plus humaine a mis un terme; mais si le mal a été amoin-
TOME XXIV. 2Ô
a02 REVUE DES DEUX MOxXDES.
dri, si les souffrances ont été allégées, si l'humanité a été succes-
sivement soulagée, régénérée, améliorée, préparée à une condition
meilleure, on le doit surtout à la médecine, dont l'intervention est
permanente et secourable. Des fléaux destructeurs ont été par elle
anéantis; des maux hideux et terribles ont été conjurés, domptés
ou détruits par de puissans spécifiques : le mercure, le quinquina,
l'opium, l'inoculation d'abord, puis la vaccine, puis l'éther et le
chloroforme, qui endorment la douleur, et tant d'autres bienfaits
anciens et récens répondent éloquemment aux ignorans et aux dé-
clamateurs. L'hygiène est désormais entrée dans la civilisation, et
l'hygiène, partie constituante de la médecine, est effectivement un
élément vital et civilisateur, un complément de la morale. La dé-
mence a trouvé des asiles et des soins éclairés, et les aliénés, que
l'on considérait autrefois comme des êtres dangereux et malfaisans,
ont été arrachés à un traitement irrationnel, pour ne plus être un
objet de dérision. Dans les cas graves et épineux, où la vie de
l'homme est en jeu ou tout au moins sa liberté, la justice s'éclaire
à propos- des conseils de l'art salutaire, de sorte que la médecine
intervient partout, à chaque instant, efficacement pour le bien de
tous. Son intervention est donc utile, et partant nécessaire. A toutes
ces preuves ajoutons un fait sans réplique. Depuis la révolution,
les tables de mortalité en font foi, la durée moyenne de la vie s'est
augmentée de huit ans et plus, et cependant depuis la révolution
le nombre des médecins s'est accru en proportion de la population,
qui est plus considérable. Or il est reconnu que les améliorations
introduites, d'où provient cette augmentation dans la durée moyenne
de la vie, l'ont été surtout par les médecins. Sans nous laisser aller
aux exagérations paradoxales de quelques rêveurs, qui promettent
à l'homme une longévité impossible, nous croyons fermement que
la médecine peut et doit rendre encore d'immenses services à l'hu-
manité, d'autant que par le caractère de plus en plus scientifique,
de plus en plus positif, qu'elle prend tous les jours, elle ne peut
manquer de devenir encore plus active et plus efficace. Que les mé-
decins se préoccupent donc de la science de l'organisation et de la
vie, fondement de la médecine; qu'ils méditent sur le passé de l'art;
qu'ils songent aux destinées qui l'attendent, et qu'ils se préparent
ainsi au rôle qui leur appartient dans la société. Leur mission sera
véritablement remplie.
J,-M. GUARDIA.
LES DEUX KEAN
CINQUANTE m DE LA VIE DRAMATIQUE EN ANGLETERRE.
The Life and Theatncal Times of Charles Kean, F. S. A. including a Sumraary of tlie Englislt
Stage for the last fifty years, etc., by John William Cole; iu two vols. London, Richard
Bentley, 1859.
I.
L'Irlandais Grattan, — non l'orateur, mais le romancier, — ra-
conte dans ses Souvenirs comment, pauvre sous-lieutenant en gar-
nison à Waterford, en Irlande, il entra certain soir dans le misérable
théâtre de cette ville. L'affiche promettait le Hamlel de Shakspeare
avec tous ses personnages. Ces derniers mots signifiaient que le héros
de la pièce, le prince de Danemark en personne, ne serait pas sup-
primé cette fois, comme il l'était trop souvent, non faute d'un acteur
en état de le représenter, mais sous le prétexte assez original que
ce rôle est (( parasite )> et ne sert à rien dans la pièce. Grattan et un
de ses camarades prirent donc place dans une loge; mais le spectacle
les intéressa fort peu jusqu'au moment où Hamlet et Laertes se mi-
rent en garde. Nos deux militaires furent alors tout yeux sinon tout
oreilles. Laertes était un beau garçon de cinq pieds six pouces, et
qui, rehaussé par d'énormes talons, semblait, en face de son anta-
goniste, un véritable géant. Celui-ci, petit, maigre, pâle, nerveux,
agile, bien qu'il maniât son épée d'une mam experte, et que son jeu
serré annonçât la grande habitude des salles d'armes, commit ce-
pendant une ou deux erreurs dont s'égaya un peu haut le compa-
l^0^ REVUE DES DEUX MONDES.
gnon de Grattan. « Le petit Hamlet, dit celui-ci, jeta sur nous un
regard irrité, tout en continuant de parer les coups de son adver-
saire. Ses poses étaient nobles, sa fierté ne. manquait pas de grâce.
Il laissa s'épuiser son adversaire en efforts impétueux et maladroits,
puis tout d'un coup, le poussant à fond et sans lui laisser une se-
conde de répit, il le cribla de bottes en maître consommé, habitué
aux feintes les plus habiles... Au sortir de là, fort surpris comme
on peut le croire, nous interrogeâmes la vieille femme, hélas! trop
inoccupée, qui avait mission de recevoir l'argent à la porte du
théâtre : — Connaissez-vous, lui demandai-je, l'acteur qui jouait
Hamlet? — Ah! M. Kean?.. Sans doute, sans doute... C'est le meil-
leur de nos arlequins. Il compose des pantomimes charmantes et
chante à ravir... »
Ce n'étaient point là, tant s'en faut, tous les mérites de cet arle-
quin exceptionnel. Après avoir déclamé Richard III ou Macbeth^ il
exécutait (parfois sur la corde) une danse bouffe. Entre deux chan-
sons populaires, il donnait une leçon d'escrime ou de boxe, ou d'é-
quitation, vrai factotum dramatique, maître en toute espèce de
fancyy en tout genre de sport. Tous ces métiers, toutes ces indus-
tries, l'avaient laissé, le laissaient encore pauvre diable. Marié dès
l'âge de vingt ans à une femme plus âgée que lui, que le hasard lui
avait fait rencontrer sur les planches de quelque théâtre de pro-
vince, il avait vainement essayé d'en faire une comédienne de quel-
que valej/it. Mary Chambers n'avait aucune vocation pour la profes-
sion que la misère lui avait fait embrasser. Elle ne comprenait rien
au théâtre , rien non plus au talent de son mari : excellente femme
du reste et mère dévouée; mais elle ne contribuait en rien aux
charges du ménage, et l'homme qui devait un jour devenir le pre-
mier comédien de l'Angleterre, ne gagnait, à grand'peine pour lui,
sa femme et ses deux enfans, que 25 shillings, ou environ 30 francs
chaque semaine.
On n'est d'accord ni sur l'époque fixe de sa naissance, ni sur sa
mystérieuse origine. Les uns le font naître le 17 mars 1787, les
autres en novembre 1790. En disant qu'il épousa Mary Chambers
en juillet 1808, « à l'âge de vingt ans, » le biographe actuel de son
fds, — sans doute bien informé, — s'écarte de l'une et de l'autre
\ ersion, mais se rapproche de la première plus que de la seconde.
Le doute qu il laisse planer sur la généalogie de Kean n'est pas moins
singulier, vu les rapports intimes qu'il déclare avoir entretenus avec
les principaux membres cfeJa famille. Ceux de nos lecteurs qui con-
naissent la belle histoire IrAngleterre de lord Macaulay se souvien-
nent sans doute du rôle important et assez noble qu'il y fait jouer à
l'un des principaux chefs de l'aristocratie whig, George Savile, mar-
LES DEUX KEAN. â05
quis de Halifax. De lui viendraient les deux Kean, s'il fallait, comme
le premier, accepter sur parole l'assertion d'une femme qui le reven-
diqua pour fils, et dont, en cette qualité, il soutint la vieillesse misé-
rable (1). Une autre tradition, qui n'est pas plus improbable que
la première, attribue à l'un des derniers ducs de Newcastle la nais-
sance du grand tragédien, fruit de ses relations passagères avec une
actrice en sous-ordre, miss Tidswell. Membre du comité de Drury-
Lane et questionné à brûle -pourpoint sur ce sujet délicat par un
de ses nobles collègues (l'honorable Douglas Kinnaird), le duc se
tira d'affaire par une réponse évasive et polie : « Voilà, dit-il, la
première fois que j'entends parler de ceci; mais je serais très fier
d'avoir donné le jour à un homme aussi remarquable. )>
Ce n'était peut-être pas exactement là ce qu'eût répliqué sa grâce
quelques années plus tôt, si on eût voulu, de façon ou d'autre,
l'affilier à un misérable cabotin qui traînait de ville en ville une fa-
mille en haillons. Cinq années entières, à partir de 1808, une mi-
sère laborieuse resta le lot d'Edmund Kean. Howard, l'aîné de ses
deux fils et le plus aimé, traversa une bien courte existence sous l'in-
fluence funeste de ce vagabondage sans trêve qui semblait lui pro-
mettre un si rude avenir. Né à Swansea en 1809, il mourut à Dor-
chester en 1813. Le deuil de cet enfant était encore dans le cœur de
son père, — nous le verrons bientôt, — lorsque brilla devant ses
yeux le premier sourire de la fortune. Il avait rencontré à Harrow
le docteur Drury, qui, démêlant et devinant à quelques scintille-
mens épars la valeur de ce diamant encore brut, le recommanda
au directeur du théâtre qui, singulier hasard, porte le même nom
que ce dilettante bien avéré (2). Un misérable engagement lui fût
ainsi accordé; mais le chiffre du salaire stipulé lui importait assez
peu. « Qu'ils me mettent une fois devant la rampe du vieux Drury ^
disait-il, et je leur montrerai ce que je vaux. »
Le (( vieux Drury » n'était point alors, tant s'en faut, en veine de
prospérité. Les bons comédiens, les actrices charmantes ne luv man-
quaient pas cependant. Il avait Elliston, l'élégant successeur de
Garrick; il avait Bannister, le matelot comique par excellence, Wal-
lack, que nous avons vu disputer à Macready les suffrages parisiens;
(1) Le marquis de Halifax laissa un fils naturel, Henry Carey, qui a sa place dans les
annales du théâtre anglais comme auteur de quelques drames très populaires et de vers
libres que bien des gens savent encore par cœur. Henry Carey, qui se suicida en 1743,
laissa, lui aussi, un fils, George Savile Carey, dont la fille, Anna Carey, est justement la
personne à qui nous venons de faire allusion. Si elle n'inventa point, dans des vues
intéressées, l'histoire à laquelle, par orgueil peut-être, Kean voulut ajouter foi, il était
donc l'arrière-petit-fils du marquis de Halifax.
(2) Drury-Lane. Nous ne savons si le hasard seul a produit cette remarquable coïn-
cidence entre le nom du protecteur de Kean et celui de ce théâtre.
406 BEVUE DES DEUX MONDES.
il avait miss Diincan (depuis mistress Davison), réputée la première
dans les grands rôles de la haute comédie (1). Miss Kelly, miss
Mellon (dep'uis duchesse de Saint-Albans), faisaient partie de cette
excellente phalange; mais elle était mal dirigée, bien que le comité
de patronage fût présidé par l'éloquent Whitbread, et qu'il comptât
lord Byron parmi ses membres. Aussi les dettes étaient-elles énormes
et la faillite imminente au moment où le sort, devenu plus clément,
lui envoyait le vaillant champion destiné à balancer l'ascendant du
théâtre rival, Covent-Garden , où les Kemble, avec Charles Young^
et miss O'Neill (2), avaient peu à peu conquis une prééminence in-
contestée.
Le 26 janvier 181 A, — date mémorable dans les annales drama-
tiques de la Grande-Bretagne, — quelques semaines après être en-
tré à Londres dans une charrette de roulier, faute d'un véhicule plus
économique, Edmund Kean obtint enfin cette épreuve suprême qu'il
appelait depuis des années avec tant de confiance et d'ardeur. Le
récit que Grattan a donné de cette mémorable soirée est plein d'a-
nimation, de détails saisissans. On y voit le jeune acteur traversant
les rues désertes et glacées, portant sous son bras un petit paquet de
bardes, le costume de Shylock dans le Merchant ofVenice. Il arrive-
La salle est déserte. Le souffleur, qu'il rencontre dans les coulisses,
le salue de ces mots ironiques : Domus modeste! ce qui, dans le jar-
gon du lieu, signifie : « Nous n'avons personne! » Puis la toile se lève
pour quelques douzaines de spectateurs éparpillés sur les banquettes
du parterre ou perdus dans l'obscurité des loges. Tout est triste,
inanimé, lamentable, décourageant. Les acteurs mécontens débitent
machinalement leurs tirades écourtées. Ainsi commence le drame,
ainsi s'engage la lutte. Le docteur Drury, le bienveillant protecteur,
était là, paraît-il, le cœur battant, la gorge serrée, partageant les
angoisses qu'il devait supposer à ce pauvre hère chargé de famille,
dont l'existence tout entière venait ainsi se jouer à pair ou non sur
cette plate-forme hasardeuse. « Je pouvais à peine respirer au mo-
ment où vous entrâtes en scène, disait-il à Kean le lendemain ; mais
à peine (iûez-vous, placé , la main sur le pommeau de votre canne, je
vis que tout allait bien. »
La première partie du rôle qu'il jouait ce soir-là convenait mer-
veilleusement au génie de Kean. Dès que Shylock, l'usurier sans
entrailles, est en face du généreux et loyal Antonio, une haine
(i) Elle avait succédé à miss Farren, devenue comtesse de Derby, et rivalisé avec mis-
tress Jordan, dont les tragiques infortunes sont si connues. Les Mémoires de cette
derni«>re existent, écrits par Boaden, et dans le cimetière de Saint-Cloud, à l'ombre
d'un acacia, sa tombe se voit encore, dilapidée par le temps.
(2) Mariée, en 1820, à sir William VVrixon Beecher.
LES DEUX KEAN. A 07
sourde, implacable, fermente en lui. Les mépris qu'il a subis en
silence, la rancune qui s'est amassée en son cœur, ses souvenirs
saignans, son âpre soif de vengeance, s'expriment d'abord en sour-
dine, en a parie contenus, mais terribles; puis, certain qu'on a
besoin de lui, s' enhardissant peu à peu, redressant par degrés son
humble attitude, il laisse déborder sur ses lèvres le trop-plein de sa
bile amère; c'est alors que vient cette apostrophe, où Kean enleva
du premier coup son misérable auditoire :
« Signor Antonio, ce n'est pas une fois, mais mille, que, dans les groupes
du Rialto, vous avez pris à partie et ma richesse et mes façons de spéculer.
.rai courbé Tépaule patiemment sous ces railleries ; souffrir n'est-il pas le
lot de toute notre race? Vous m'appeliez mécréant, loup-cervier, coupe-
gorge, et crachiez avec mépris sur ma casaque de Juif, le tout parce que je
me sers à mon gré de ce qui est mien. A merveille I Maintenant vous avez,
paraît-il, besoin de mon aide. Allons, très bien! Vous venez vers moi : Shy-
lock, j'ai affaire de vos écus, me dites-vous. Oui, vous dites ainsi; vous d6nt
la salive a souillé ma barbe, vous qui m'avez repoussé du pied comme le
chien étranger que vous écartiez de votre seuil, vous implorez mes écus!
Que vous répondrai-je? Ne devrais-je pas vous demander à mon tour : Un
chien a-t-il de l'argent? Un vil roquet peut-il prêter trois mille ducats? Ou
bien faut-il m'incliner, et, plié en deux, avec l'humble accent du serf docile,
retenant mon souffle, parlant à peine d'une voix craintive, dirai-je ce qui
suit : Mon beau seigneur, vous avez, mercredi passé, craché sur ma per-
sonne; tel autre jour, vous m'avez toisé dédaigneusement; en mainte autre
occasion, traité de chien,, et, pour tant de courtoisies, mes écus sont bien
à votre service?»
Les quatre derniers vers de cette virulente apostrophe :
Fair sir, you spet on me wednesday last,
You spurn'd me such a day; another time
You call'd me dog , and for thèse courtesies
ni lend you thus much monies !
furent ce soir-là rendus comme jamais ils ne l'avaient été. Kean
rompait en visière avec la tradition. Avant lui, Garrick, Kemble et
leurs émules faisaient de Shylock un vieillard rapace, un Harpagon
à cheveux blancs, chez qui prédominait l'avidité, l'inextinguible
soif d'amasser. Le jeune acteur lui ôtait quelques vingt ans, et lui
donnait pour divinité non plus Mammon, mais la Vengeance. C'est
bien la pensée de Shakspeare. A la vue d'Antonio, la première pen-
sée de Shylock n'est pas : « Quel gros intérêt lui arracherai-je? )i
mais bien : « Toi, chrétien, le Juif te hait ! »
I hâte him, for he is a Cliristian.
A08 BEVUE DES DEUX MONDES.
Haine réciproque, dette payée, car Antonio hait, lui aussi, la nation
sainte ;
He hâtes our sacred nation.
Une fois en possession de son auditoire, et lorsque les applaudis-
semens de ce public à moitié prix qui vient , vers le milieu de la
représentation, garnir le parterre des théâtres anglais, l'eurent com-
plètement échauffé, Kean, ainsi qu'il l'avait pressenti, franchit d'un
bond tout l'intervalle qui le séparait, hier encore, de ses plus altiers
confrères. Dès ce soir-là, quelques-uns d'entre eux eurent la bonne
foi de le reconnaître, Bannister entre autres. — Après tout, ce n'est
qu'un arlequin, lui disait un de leurs camarades en se rengorgeant.
— C'est pour cela sans doute qu'il nous saute par-dessus la tête, ré-
pliqua l'honnête Jack. Le directeur de Drury-Lane, M. Arnold, était
probablement du même avis, car le soir même il fit appeler Kean
dans son cabinet, et lui dit avec toute la majesté voulue : — Vous
avez, monsieur, dépassé nos espérances. On rejouera la pièce mer-
credi prochain. — Kean, à vrai dire, n'avait pas besoin de ce froid
témoignage. Il se sentait dès lors maître de sa destinée, et lorsqu'il
rentra, le cœur allégé, dans l'humble taudis où sa femme l'atten-
dait, tremblante d'anxiété : — Mary, lui dit-il, vous roulerez car-
rosse, et Charles fera ses classes à Eton. — Puis tout à coup une
triste réminiscence vint se placer comme un nuage entre lui et cet
avenir radieux. Son second fds, qu'il venait d'enlever dans ses bras
et qu'il couvrait de baisers frénétiques, lui rappela celui que, peu
de mois auparavant, il avait perdu. — Ah! si notre Hov^ard vivait
encore!... Mais il est mieux où il est, — ajouta-t-il par une sorte
de pressentiment paternel.
La vie du premier des Kean a été racontée par un des poètes les
plus élégans de cette génération où brillèrent à la fois Byron, Moore,
Walter Scott et Campbell. C'est dans le livre de Proctor (Barry
Cornvvall) qu'il faut aller chercher le détail de cette existence bi-
zarre, commencée dans la misère la plus abjecte, brusquement
livrée aux excès du luxe le plus insolent, et qui retombait rapide-
ment, quand le ciel y mit un terme, à son point de départ, à son
fumier d'origine. Après le début éclatant, et dès le lendemain, vin-
rent les haines acharnées. Peu s'en fallut que les directeurs, effa-
rouchés du tumulte hostile que soulevaient les innovations hardies
de l'arlequin tragique, ne rompissent tout aussitôt avec un acolyte
si compromettant. Après lui avoir vu créer successivement, — c'est
à dessein que nous nous servons du mot créer, — les rôles de Ri-
chard III, d'Hamlet, d'Othello, de lago (ces deux derniers, il aimait
à les jouer tour à tour), ils eussent peut-être commis l'immense fo-
LES DEUX KEAN. ^ A09
lie de le congédier, sans l'intervention de lord Byron en personne.
En les voyant se décourager, parce que la reprise de Hamlet et de
Richard III ^ malgré la curiosité qu'inspirait leur nouvelle recrue,
n'avait pas fait salle comble : — Prenez -y garde, leur dit- il, et
n'écartez pas un atout. Vous avez mis la main, sans vous en douter,
sur un génie exceptionnel. Tout génie qu'il est, si vous ne le soute-
nez pas à ses débuts, si vous ne forcez pas la foule à le venir appré-
cier, il succombera comme d'autres. Ne l'immolez pas à la routine.
Il a de quoi justifier tout le charlatanisme que vous dépenserez pour
le mettre en relief. Je vous propose de faire en corps une démarche
ofiicielle auprès des principaux journalistes, pour leur demander de
venir entendre Kean et de le juger avec l'attention qu'il mérite. —
Cette insinuation, venue de si haut, ne pouvait être dédaignée. La
presse fut mise en demeure de se prononcer. Elle applaudit comme
avait applaudi le public restreint des premiers jours. La vogue sui-
vit, elle fut immense. Le 16 juillet de l'année I8IZ1, c'est-à-dire
moins de six mois après l'entrée de Kean à Drury-Lane, les soixante-
huit soirées où il avait paru donnaient pour produit, en recettes
brutes, 3Zi,6/i2 livres sterling (866,000 francs), soit en moyenne
509 livres sterling (12,725 francs). Les recettes antérieures, calcu-
lées de même, n'allaient pas à la moitié de cette dernière somme :
elles étaient de 212 livres (5,240 francs) par soirée. Qu'on nous
excuse de descendre à ces détails de chiffres; personne n'ignore
quelle importance ils ont dans le récit d'une carrière dramatique,
et avec quelle anxiété les plus fiers interprètes de la muse tragique
consultent le registre des recettes, comme le plus sûr thermomètre
de l'enthousiasme public et le plus exact étalon de leur renommée.
Garrick était souvent atteint d'une affection particulière que ses ca-
marades appelaient, dans un langage assez expressif, la fièvre du
contrôle [box-hook fever)^ et s'il faut s'en rapporter aux indiscré-
tions du foyer des artistes, la grande tragédienne que la France a ré-
cemment perdue ne fut pas toujours à l'abri de cette maladie pro-
fessionnelle.
(( Avouons que M. Kean est terriblement sérieux! » disait John
Kemble, parlant en 1815 du redoutable compétiteur qui venait de
lui être suscité. C'était ce sérieux, cette conviction profonde qui
faisaient effectivement la principale force du nouveau-venu. Il n'i-
mitait personne, si ce n'est peut-être, de temps en temps, un acteur
à peine connu chez nous, George Frederick Cooke, apparu comme
un météore en 1800, et que le désordre de sa vie chassa, dix ans
plus tard, de la scène anglaise. Entre son rôle et lui, nulle tradition
ne venait donc se placer. Il le prenait pour ainsi dire corps à corps,
et, de gré ou de force, se l'assimilait. Du suffrage des gens de goût,
A 10 REVUE DES DEUX MONDES.
des applaudissemens gantés, de la sanction aristocratique, personne
moins que lui n'avait cure, « Eh! lui demandait un soir sa femme,
beaucoup plus entichée de noblesse, quelle mine faisait lord Essex?
— Au diable lord Essex!... s'écria Kean; je vous répète que j'ai en-
levé le parterre (1)... » Pour John Kemble, dans un jour d'inspiration
malheureuse, il voulut entrer en lutte avec son jeune rival, et com-
mit sa grande réputation dans l'arène où celui-ci semblait le défier.
Le vieil athlète, dont un asthme gênait le débit, forcément solennel
et semé de pauses nombreuses, se trouva tout à coup devant un
public métamorphosé, fait à d'autres allures et tant soit peu mépri-
sant.'Aussi n'insista-t-il guère, et après quelques représentations
infructueuses du drame que son rival venait de rajeunir avec tant
de succès, il se déclara vaincu. Sa retraite suivit d'assez près cette
épreuve, qu'il eût pu aisément s'épargner (2).
Pendant trois ou quatre ans et jusqu'en 1817, Kean fut complè-
tement absorbé dans 1^ laborieux enfantement de cette gloire qu'il
avait conquise de haute lutte, mais qu'il fallait asseoir sur des bases
durables. Elle lui était chaque jour contestée, et nous en trouvions
naguère une preuve irrécusable dans YEdinburgh Revieiv (1818),
où il est dit, en termes passablement outrageux, que « comparer
Kean à Garrick équivaut, comme lourde bévue [vile hlunder), à
mettre Fuseli en parallèle avec le Gorrège. » Mais, si la critique
écossaise le prenait de si haut, le public de Londres n'en était pas
moins fasciné; les Kemble n'en étaient pas moins vaincus; Drury-
Lane, enrichi, n'en prenait pas moins sa revanche sur Govent-Gar-
den, où Macready venait à peine d'entrer (3), et où ses débuts res-
tèrent comme étouffés jusqu'en 1820. Tout en savourant la joie que
lui donnaient de si éclatans triomphes, Kean demeurait à peu près
régulier dans ses habitudes. Tout au plus, çà et là, quelques déran-
gémens passagers, tout au plus quelqu'une de ces cavalcades noc-
(1) Ici l'énergie de l'idiome anglais déconcerte la traduction : « Well, wliat did lord
Essex think of it?... — Damn lord Essex!... the pit rose at me. » C'était après la pre-
mière apparition de Kean dans le rôle de sir Giles Overreach {A New Way to pay Old
Debts, de Massinger). Plusieurs dames s'étaient trouvées mal à la dernière scène de
cette comédie-drame, et on avait emporté du théâtre lord BjTon lui-même, saisi d'un
accès nei*veux.
(2) « Kemble, disait Byron, est le plus surnaturel des acteurs que j'aie pu entendre,
Cooke est le plus naturel^ Kean est entre les deux. Mistress Siddons les dépasse tous. »
De bons critiques ont appliqué à Kemble ce que le cardinal de Retz disait du marquis
de Montrose : a C'est le seul homme de mon temps qui m'ait rappelé les héros de Plu-
tarque. »
(3) Macready parut pour la première fois à Covent-Garden le 26 septembre 1816, dan»
le rôle d'Oreste {the Distressed Mother), faible imitation de notre Andromaque , par Am-
brose Philipps. Son talent ne fut tout à fait reconnu qu'en 1820, lorsqu'il eut créé k
rôle de Yirginius, dans la tragédie de Sheridan Knowles.
LES DEUX KEAN. Ali
turnes, où, monté sur son cheval Shylock, il parcourait au galop les
rues de Londres et les routes extra-murales à la grande stupéfac-
tion des gardes-barrières réveillés en sursaut, qui voyaient passer
comme l'éclair ce promeneur fantastique. C'est vers la fm de cette
première période, c'est-à-dire en 1818, qu'au retour d'une excur-
sion sur le continent il traversa Paris, et vit pour la première fois
jouer Talma. Mistress Kean était avec son mari. Le premier acte
^ Andromaque la désappointa complètement. Le calme et la dignité
du tragédien français ne lui disaient rien. Kean au contraire écou-
tait avec un recueillement profond, et quand elle lui fit part de sa
déception : « Vous n'y entendez rien, lui répliqua- t-il brusque-
ment... Vous ne savez ce que vous dites... Jamais vous n'avez vu
rien de pareil à cet homme... John Kemble et moi, mis au bout l'un
de l'autre, nous ne lui arriverions pas à la ceinture... Pas moyen
d'en approcher... » La pièce continuait cependant, et mistress Kean,
dans son apathie entêtée, recevait de temps en temps quelque re-
buffade conjugale. Les éloges de son mari, exaspéré par la contra-
diction, devenaient de plus en plus emphatiques. Arriva le quatrième
acte et la terrible proposition d'Hermione.
k
... Si vous me vengez, vengez-moi dans une heure ;
Tous vos retardemens sont pour moi des refus ;
Courez au temple : il faut immoler... — Qui? — Pyrrhus.
Pyrrhus!... répétait Talma, et quelques-uns de nos lecteurs se
souviennent peut-être du saisissement, de la consternation, de l'es-
pèce de transe et de frisson qui passaient dans sa voix à ce mot :
Pyrrhus!... si désastreusement suivi du mot : madame! Cette ex-
clamation arracha enfin à mistress Kean un véritable cri d'enthou-
siasme. Son mari au contraire baissa les yeux dès ce moment, et
n'articula plus une syllabe; mais, comme ils se retiraient ensemble,
la pièce achevée, et en réponse aux éloges de mistress Kean, qui
déclarait naïvement « n'avoir jamais rien vu de comparable à Talma
En vérité ! répliqua le tragédien anglais, piqué au vif. . . Eh bien !
je vous ferai assister à quelque chose de mieux... Laissez-moi leur
jouer la scène de folie... » Dès le lendemain matin effectivement, il
écrivait aux directeurs de Drury-Lane pour leur demander de mon-
ter immédiatement, et sans même attendre son retour, la traduc-
tion anglaise de VAndromaque. Son désir fut satisfait, mais ses
espérances furent trompées. Le rôle d'Oreste fut pour lui un échec
à peu près complet. On peut en accuser, si l'on veut, le froid tra-
ducteur; Ambrose Philipps ne réclamera point.
Nous avons cherché, — non dans le livre de M. Cole, infiniment dis-
412 REVUE DES DEUX MONDES.
cret sur ce chapitre, mais dans les Souvenirs de Grattan, beaucoup
plus explicites, — comment peuvent s'expliquer les débordemens
étranges auxquels s'abandonna Edmund Kean lorsque, l'opulence lui
montant au cerveau comme une trop puissante liqueur, il étonna
Londres de ses caprices incroyables, de ses goûts étranges, de ses
aberrations inattendues. L'écrivain irlandais les explique par l'eni-
vrement d'une intelligence bornée, les tendances maniaques d'un
homme fier de l'étonnement qu'il inspire, et qui veut à tout prix le
perpétuer. Le monde n'est plus pour lui qu'un vaste parterre, et sa
vie un rôle sans trêve. Dans ses moindres actions, il cherche l'effet.
Il faut qu'on l'applaudisse, ou sinon qu'on le siffle, pour tout ce qu'il
fait, pour tout ce qu'il dit. L'imprévu le tente toujours, bon ou mau-
vais, sublime ou ridicule. Au milieu de prodigalités insensées, Kean
aimait à placer, comme contraste, un trait ou deux de ladrerie sor-
dide. Il jetait, sans sourciller, une poignée de hank -notes dans le
feutre gras de quelque saltimbanque aviné, et il lui arriva de rem-
bourser, avec une ironique formule de politesse, deux guinées qui,
dans le temps, l'avaient peut-être empêché de mourir de faim, lui,
sa femme et son fils. Il traitait avec une exquise insolence les grands
personnages qui voulaient le connaître, et à qui mistress Kean,
beaucoup moins revêche, ouvrait à deux battans ses salons. A ces
right honourables^ à ces grâces^ à ces lordships et ladyships qui le
harcelaient d'invitations, il répondait les trois quarts du temps par
d'altiers refus. Leurs salons étaient, à ses yeux, des ménageries où
il ne voulait pas être exhibé. Jusque-là, rien de mieux, ou du moins
rien que de très concevable; mais, par malheur, aux nobles pairs
et pairesses, à l'élite du beau monde, il préférait les loups, c'est-
à-dire une abominable confrérie d'ivrognes immondes, de joueurs
suspects, de boxeurs crapuleux, d'escrocs anonymes, une vile bo-
hème, — comme on dit maintenant, — dont les bacchanales avaient
pour temple une taverne de bas étage, le Coal-Hole, le trou au
charbon. C'était là qu'il fallait aller chercher, après minuit, Othello
ressuscité, Hamlet sorti de sa fosse; c'était là que l'escortaient vo-
lontiers les héros du pugilat, avec lesquels il frayait de pair à com-
pagnon, les Mendoza, les Gurtis, les Black-Richmond. Avec eux, on
peut s'en douter, s'y glissa quelquefois lord Byron, le rival de Léan-
dre et l'élève de Tom Cribb; mais le poète traversa d'un vol assez
rapide ces ténèbres infectes, et alla se retremper presque aussitôt sur
les cimes blanches des Alpes : Kean au contraire s'enfonça de plus
en plus dans cette vie souterraine, où de continuelles orgies absor-
baient ses heures et minaient ses forces. Au milieu de tant de folies
absurdes , nous en notons une qui a un certain cachet de poésie ,
le voyage dé Kean au Canada, et l'excursion hardie qu'il fit dans les
LES DEUX KEAN. AÏS
forêts neigeuses de cette colonie, alors encore déserte, en compagnie
d'une troupe de chasseurs à demi sauvages : non que la fantaisie
nous vienne , comme à Grattan , de comparer ceci à la campagne
d'Egypte, ou même à celle que Byron tenta pour l'indépendance des
Hellènes, — Dieu nous préserve de si hasardeux parallèles ! — mais
enfin il y a là, dans des proportions restreintes, on ne sait quelle
héroïque velléité. Et si réellement, comme on l'affirme, le tragédien
anglais prit sur les trappeurs indiens le même ascendant que Napo-
léon sur les mameluks, et Byron sur les Souliotes, tout en rédui-
sant les choses à leur juste valeur, on n'en est pas moins disposé
à lui tenir compte de cet incident comme d'une circonstance plus ou
moins atténuante.
Ses nombreux délits contre la morale vulgaire et le bon sens de
tous les jours réclameraient de bien autres compensations. Peu à
peu, sans provocation aucune, il avait chassé de sa maison, ouverte
à toute sorte d'hôtes scandaleux, la compagne dévouée de sa misère
primitive, la mère du seul enfant que le ciel lui eût laissé. Ses
énormes profits, — ils montaient parfois, dans une année, à plus de
10,000 livres sterling, — fondaient en ses mains fiévreuses comme
dans le creuset de l'alchimiste. D'immenses écuries, un mobilier
somptueux, des bateaux de joute, des pavillons chinois, des paris,
des lettres de change, des traites signées, sans en avoir conscience,
dans le cours de quelqu'une de ces orgies où ses chers u loups » sa-
vaient habilement l'engager, telles étaient les voies ouvertes dans
ce navire toujours près de sombrer. Le public, amusé d'abord par le
récit de tant d'excentricités énormes, avait fini, dans les derniers
temps, par s'en lasser. Il ne lui plaisait plus de voir sur ses jambes
avinées chanceler Richard III, d'entendre bégayer le roi Lear en go-
guette, ou d'apprendre au milieu de la tragédie que le héros, ivre-
mort, venait d'être rapporté chez lui. La célèbre cabriole par la-
quelle r ex- Arlequin se permit un jour d'interrompre un des passages
les plus pathétiques de Shakspeare n'avait plus chance de trouver
grâce devant le parterre fatigué, ni surtout devant les directeurs de
Drury-Lane, qui voyaient l'avenir de leur théâtre sérieusement en
péril. Ce théâtre était passé, en 1827, entre les mains d'un spécula-
teur américain, Stephen Price, qui n'entendait pas subir plus long-
temps les incartades fantasques et parfois brutales de ce génie en
décadence. Ils se brouillèrent enfin, et Charles Kemble se hâta de
mettre l'occasion à profit en enrôlant aussitôt Edmund Kean dans la
troupe de Govent-Garden.
Peu de jours après cet événement, dont tout Londres s'entrete-
nait encore, on vit les murs se couvrir d'affiches ou le directeur de
Drury-Lane, — de Drury-Lane, notons bien ceci, — annonçait les
hih REVUE DES DEUX MONDES.
prochains débuts à son théâtre de... M. Kean. Ce phénomène pres-
que inexplicable, qui mit en émoi, pour vingt-quatre heures, tous
les curieux de la capitale, n'était rien moins qu'un joli tour d'esca-
motage pour lequel Barnum a dû regretter d'avoir été devancé par
son ingénieux compatriote. Pour faire comprendre comment il avait
pu se produire, remontons à cette soirée triomphale où Kean, ve-
nant d'inaugurer les splendeurs de sa carrière dramatique, prenait
son second fils Charles dans le berceau où dormait cet enfant (1), et
disait à sa femme : « Soyez tranquille, Mary, . . . vous aurez voiture,
et Charles fera ses classes à Eton. » Cette double prédiction s'était
de tout point réalisée. Mistress Kean avait longé les pelouses de Hyde-
Park dans des équipages aussi brillans que ceux des plus riches
dames des trois royaumes. Charles Kean, préparé à ses études uni-
versitaires par les meilleurs professeurs qu'on eût pu lui procurer,
était effectivement entré à Eton au mois de juin 1824. Il y était en
qualité ô!oppida?i, et l'allocation annuelle que lui avait consentie
son père montait à 300 liv. sterl. Bien d'autres enfans à sa place,
entourés comme l'était celui-ci de camarades supérieurs à lui par
la naissance, eussent été tentés de compenser à force de prodigali-
tés ce désavantage social. L'argent qu'il eût voulu dépenser ainsi,
même à l'insu de ses parens, n'aurait pas été difficile à trouver.
Quels fournisseurs eussent refusé crédit au fils de Kean? quels prê-
teurs n'eussent été alléchés par la perspective d'un héritage évalué
d'avance, par les moins prévenus, à 50,000 liv. sterl. au bas mot?
Mais Charles Kean, heureusement pour lui, était un garçon d'hu-
meur douce et de penchans modérés. Il poursuivait ses études avec
zèle et persévérance, remarqué pour ses vers latins, et aussi, hâtons-
nous de le dire, pour son adresse nautique. En sa qualité d'habile
et vigoureux rameur, il avait été promu par ses camarades au grade
de capitaine en second dans cette marine universitaire qu'on ap-
pelle les long-boats. Le célèbre maître d'armes Angelo avait aussi
fait de lui un tireur excellent. En même temps que lui, dans ce col-
lège éminemment aristocratique d'Eton, grandissaient en foule des
hommes promis aux plus hautes distinctions sociales : les lords Eglin-
ton, Canning, Walpole, le duc de Nevvcastle (l'héritier de celui dont
nous parlions tout à l'heure), le marquis de Waterford, MM. Glad-
stone, Somerset, Cowper, Savile, Wentvvorth, Middleton, Watts-
Russell, etc. L'avenir ne semblait lui offrir que voies largement
ouvertes, protections assurées, privilèges de toute sorte. Sa mère le
destinait à l'église, son père à la marine, lui-même penchait pour
la carrière des armes ; mais, quel que fût son choix définitif, personne
(1) Né le 18 janvier 1811, et par conséquent âgé de trois ans.
LES DEUX KEAX. A15
ne pouvait lui prédire que des succès. Un beau matin, ce rêve doré
se dissipa, et la foudre sillonna ce ciel où pas un nuage n'avait en-
core paru. Le jeune étudiant apprit tout à coup par une lettre de sa
mère, qui le rappelait instamment auprès d'elle, ce dont il se dou-
tait vaguement depuis seulement quelques semaines : c'est qu'Ed-
mund Kean était ruiné, sa popularité détruite, sa santé compromise,
et que, sans plus de délai, sans achever ses cours, lui, le fils du co-
médien insolvable, il allait être appelé à la vie pratique, au travail
lucratif, à se suffire enfin, et à ne plus compter que sur lui-même.
A Londres, où il se rendit aussitôt, sa situation lui fut encore plus
complètement révélée. On avait arrangé son avenir. En membre du
parlement, M. Calcraft, protecteur resté fidèle, offrait de lui procu-
rer un brevet de cadet dans les troupes de la compagnie des Indes.
Edmund Kean avait accepté avec empressement pour son fils cette
chance de salut. Il lui enjoignait de se préparer à quitter l'Angle-
terre sans retard. D'un autre côté, mistress Kean, séparée de son
mari depuis deux ou trois ans déjà, et qui à bon droit, ce nous
semble, comptait fort peu sur sa protection, demandait à son fils de
ne pas mettre entre elle et lui l'infranchissable Océan. Usée par les
chagrins de son âge mûr autant que par la misère de sa jeunesse,
beauté flétrie, cœur malade, victime d'infirmités précoces, à peu
près incurables, qui la clouaient habituellement dans son lit, qu'al-
lait-elle devenir?... Il y avait là un appel irrésistible. Et que faire
cependant?... N'écoutant que son intérêt, Charles Kean n'eût point
hésité. La route où on le poussait mène quelquefois à la gloire, sou-
vent à la fortune. Gloire et fortune à part, elle le laissait dans la
sphère où son éducation l'avait conduit, et lui assurait tout le béné-
fice moral des relations qu'il y avait formées; mais de tous les de-
voirs, le plus sacré ne devait pas le trouver sourd à sa voix. Il prit
donc immédiatement son parti, et sollicita de son père une entrevue
qui lui fut tout aussitôt accordée. Edmund Kean, le millionnaire
d'hier, vivait maintenant dans un humble hôtel meublé (1). Il y
vivait au jour le jour, gagnant encore d'assez fortes sommes chaque
fois qu'il était en état de remonter sur la scène, mais sous le coup
d'infirmités toujours croissantes, qui d'un jour à l'autre pouvaient
le priver de cette unique et suprême ressource. Il se déclarait prêt à
défrayer son fils des dépenses indispensables à son équipement mi-
litaire, après quoi il ne fallait plus rien attendre de lui; ce sacrifice
serait véritablement le dernier. Charles, à son tour, protesta qu'il
acceptait, et de grand cœur, avec toutes les conséquences qui pou-
Ci) Les Hummums, près de Covent-Garden. Une singulière tradition, une histoire de
spectre se rattache au nom de ce très ancien établissement.
Al 6 REVUE DES DEUX MONDES.
vaient en résulter et toutes les conditions qu'on y mettait, la loin-
taine et périlleuse carrière qu'on offrait à sa jeune ambition; mais
il voulait, avant de s'embarquer, qu'une pension à peu près suffi-
sante fût garantie j — et non simplement promise, — a sa malheu-
reuse mère. Quand il eut acquis la certitude que son père était dé-
sormais hors d'état de lui donner sur ce point satisfaction complète,
il lui déclara respectueusement, mais avec une fermeté inébranlable,
qu'il ne quitterait pas l'Angleterre aussi longtemps que vivrait mis-
tress Kean. Le grand tragédien, devant cette résistance inattendue,
s'emporta aux plus véhémentes imprécations. Une colère folle animait
son regard et faisait vibrer sa voix. Jamais Drury-Lane ne l'avait vu
plus terrible. Et ses emportemens redoublèrent encore quand à cette
question : «De quoi vivrez-vous, si je vous abandonne? » son fils
eût répondu froidement qu'il monterait sur les planches et y cher-
cherait fortune. Un sourire de pitié à ces mots crispa les lèvres de
l'orgueilleux acteur; mais quand il put croire que son fils parlait
sérieusement, et que le nom de Kean, ce nom si retentissant, si haut
placé, pouvait déchoir et s'avilir, traîné sur des scènes inférieures
par un enfant sans vocation et sans talent, il paraît que sa fureur
ne connut plus de bornes. Les invectives les plus méprisantes, l'in-
sulte et l'outrage les plus amers coulèrent comme un torrent sur la
tête de ce fils dévoué qui demandait pour sa mère le pain de chaque
jour, et en échange donnait sa vie. Inébranlable dans son respect
comme dans sa résistance, le jeune Kean sortit sans avoir répliqué
un seul mot, mais sans avoir rien rabattu de ses nobles exigences.
Il sortit, et pour un temps n'eut plus aucun rapport avec son père.
Ceci se passait au mois de février 1827. Au mois de juillet, l'é-
tudiant d'Eton, revenu provisoirement à l'école, apprenait que ses
comptes étaient réglés, que son allocation annuelle lui était retirée,
et que les portes du collège par conséquent ne s'ouvriraient plus
devant lui. Brusque déclassement, chute soudaine, dont il pouvait
déjà comprendre les conséquences ! Quelques jours en effet avant
la fin de l'année scolaire, un de ses plus anciens camarades de
classe, un jeune lord qui jusqu'alors le traitait avec tous les dehors
de la cordialité la plus sincère, le voyant fort abattu, s'était informé
des causes de cette tristesse incompréhensible. Charles saisit avec
empressement cette occasion de verser dans un cœur ami le trop-
plein des peines qui depuis plusieurs mois obsédaient le sien. Il
lui raconta, sous le sceau du secret, et sa déplorable situation et
les résolutions extrêmes auxquelles il se voyait poussé. Le jeune
patricien l'avait écouté du plus beau sang-froid. — Le parti que
vous prenez, lui dit-il ensuite, vous fait à mes yeux le plus grand
honneur... Toutefois n'oubliez point que, si vous donnez suite à
LES DEUX KEAN. 417
votre projet, de cette heure -là, nous devrons vous et moi rester
absolument étrangers l'un à l'autre. Jamais je n'ai adressé la parole
à un comédien, et jamais un comédien ne comptera au noml3re de
mes connaissances. — Ainsi parlait ce fier rejeton aristocratique, ou-
bliant que le sang des comédiennes s'est mainte et mainte fois mêlé
très légalement à celui des plus anciennes familles de la pairie an-
glaise, sans compter les faiblesses bien connues de certaines grandes
dames pour certains comédiens, et la part indirecte que ceux-ci ont
pu avoir à la composition actuelle de la chambre haute. Lord ^^
se montra d'ailleurs fidèle à cette déclaration de principes. Amené
par le hasard dans un hôtel où était descendu son ancien condis-
ciple, dès qu'il sut que Charles Kean et lui allaient dormir sous le
même toit, il plia bagage et quitta cette demeure souillée. Qui
n'admirerait avec nous cette magnanime rigidité? Qui ne s'in-
clinerait devant des préjugés si logiques, une pudeur si austère, un
si noble sacrifice de ses sentimens à F esprit de caste?
Cependant, et dût-il y perdre les poignées de main de tous ses
nobles camarades, il fallait que le jeune étudiant parvînt à vivre et à
faire vivre cette mère infirme à laquelle tout un avenir venait d'être
vaillamment immolé. Edmund Kean, n'écoutant que son ressenti-
ment aveugle, venait de lui retirer, à elle aussi, la misérable annuité
qu'il lui payait depuis leur séparation. Ni la mère ni le fils n'avaient la
moindre ressource. Que fût devenu ce dernier si, comme tant d'au-
tres Etoniafis, il eût imprudemment anticipé sur le riche avenir que
chacun s'accordait à lui prédire? Mais il n'avait pas de dettes. C'était
le plus clair de sa fortune. Tandis qu'il s'étudiait en vain à cher-
cher une issue à l'espèce d'impasse où l'acculait sa courageuse dé-
termination, désormais irrévocable, puisque la cadetship était refu-
sée, survint entre son père et le directeur de Drury-Lane cette
rupture dont nous avons parlé. A peine était-elle consommée et le
grand nom de Kean acquis à Covent-Garden, que M. Price, en quête
de ressources nouvelles, inventa de substituer le fils au père. Les
quatre lettres magiques dont ses affiches étaient veuves, il les re-
trouvait ainsi du jour au lendemain. Quant au talent dramatique
du jeune débutant, on l'affirmerait d'abord, on le cultiverait en-
suite, le cas échéant. L'Américain apparut donc devant Charles à
la fois comme un démon tentateur et comme un ange sauveur des-
cendant du ciel en droite ligne. Il lui offrait à signer un engage-
ment de trois années à 10 liv. st. (250 fr.) par semaine. La seconde
année, en cas de succès, ce salaire hebdomadaire devait être porté
à 11 livres, et ^ 12 la troisième, toujours en cas de succès. Il n'y
avait pas à reculer, la situation étant donnée. Charles cependant,
obéissant à un dernier scrupule, stipula le droit de solliciter par
TOME XMV. 27
A18 REVUE DES DEUX MONDES.
écrit le consentement de son père à cette transaction qui, sans
doute violant des répugnances formellement exprimées, empiétait
quelque peu sur des droits évidemment légitimes. Price trouva la
chose tout à fait naturelle, et se chargea de faire parvenir la res-
pectueuse missive de ce fds innocent. Aucune réponse n'arrivant
dans le délai voulu, on traduisit selon le proverbe, par un acquies-
cement implicite, le silence dans lequel se renfermait Edmund Kean.
Charles ne soupçonna que bien plus tard une vérité déjà pressentie
par ceux de nos lecteurs qui se piquent le moins de pénétration et
de perspicacité. L'honnête directeur avait purement et simplement
escamoté, supprimé la lettre qui menaçait de faire échouer sa mer-
veilleuse combinaison. Ce n'est point là, il faut hien l'avouer, le
plus blâmable de tous les expédiens auxquels Frère Jonathan se soit
vu conduit par la morale du Go-ahcadl Et pourtant cette espièglerie
passait un peu la mesure, la mesure d'Europe, la seule que nous
pensions pouvoir employer, alors même qu'une fm heureuse semble
avoir justifié des moyens difficiles à qualifier poliment.
Ce fut ainsi, sans préparation, sans réflexion, sans vocation spé-
ciale et sous le coup d'une absolue nécessité, qu'un pauvre jeune
homme, disons mieux, un pauvre enfant (1), fut soudainement ap-
pelé à une épreuve faite pour effrayer les plus experts et les plus
téméraires. Il parut à Drury-Lane, dès le premier soir de la saison
dramatique, dans la célèbre tragédie classique que Home, le poète
écossais, a placée sous le patronage du grand nom de Douglas. On
avait tout exprès choisi pour lui le rôle d'un adolescent, le jeune
Norval, propre à mettre en relief sa grâce imberbe et à lui gagner
d'avance, par là même, l'indulgence des juges les plus sévères. Les
détails de cette soirée (1" octobre 1827) ont quelque chose de poi-
gnant, et tout à la fois provoquent je ne sais quelle gaieté perverse.
Cet écolier candide, nécessairement gauche, intimidé, sans conte-
nance et sans voix, arrivait devant un parterre éminemment prédis-
posé en sa faveur, mais aussi maladroit dans sa bienveillance que
le débutant pouvait l'être dans son débit et dans ses gestes. A par-
tir de la première scène, de vigoureux applaudissemens saluèrent
toutes les entrées, adressés au jeune inconnu que l'on attendait
avec impatience; or les applaudisseurs ignoraient qu'il ne paraissait
point au premier acte, et s'aperçurent après coup seulement que
leurs bravos prématurés pleuvaient, sans rime ni raison, sur des
comédiens vieillis sous le harnais. La même méprise se reprodui-
sit au second acte, quand les vassaux de lord Randolph firent leur
entrée, amenant, chargé de chaînes, le déloyal serviteur du noble
(1) Il n'eut ses dix-sept ans accomplis que trois mois après son début sur la scène.
LES DEUX KEAN. &19
chieftain. On prit ce malheureux prisonnier pour le héros de la soi-
rée^ et il fut accueilli, lui aussi, par un infernal tapage de hourras,
un vrai tonnerre d'enthousiasme, tel qu'un parterre anglais peut
seul le produire. La bévue était à peine constatée, et le désordre
durait encore quand le jeune Norval, le vrai cette fois, se montra,
tout ému, tout tremblant, pouvant à peine articuler les premiers
vers de son rôle. Remis peu à peu, écouté avec sympathie, soutenu
par des bravos que personne ne songeait à lui ménager, il arriva
sans encombre à la fin de sa tâche, et fut charitablement rappelé
à grands cris par ce public paternel qui l'applaudissait, comme le
marquis Mascarille, « devant que les chandelles fussent allumées.»
Mais s'il put un instant croire à son succès, sa désillusion n'en
fut que plus rude lorsque le lendemain sa mère et lui se jetèrent
sur les journaux où ils devaient trouver le compte-rendu de cette
bruyante représentation. « Son avenir et celui de sa mère, leur pain
de chaque jour, le toit qui couvrait encore leur tête, l'espérance
qui les soutenait, tout était dans la balanee, tout dépendait de l'ar-
rêt que la presse, juge suprême, allait porter... » — Ainsi parle, et
sans la moindre exagération, le biographe de Charles Kean; puis il
ajoute, en deux mots : « La condamnation était prononcée à l'una-
nimité (1). »
N'omettons pas ici un détail intime et qui parle au cœur. A la fin
de la première répétition habillée, le jeune tragédien, fier de son
beau costume, brûlait de s'aller montrer à sa mère. M. Price, qui
finit par deviner ce désir enfantin, y donna aussitôt son consente-
ment. Charles cependant ne bougeait pas de la salle, qu'il parcou-
rait avec une inquiétude évidente. En le questionnant de plus près,
le directeur, étonné de cette conduite, apprit non sans peine que
son jeune pensionnaire n'avait pas sur lui de quoi payer le fiacre
indispensable à la petite escapade qu'il préméditait. Cet aveu fait à
voix basse, et non sans rougir, mit fin, comme on pense, aux em-
barras de la situation. Price paya la voiture, et le « jeune Norval »
s'alla jeter dans les bras de sa mère.
(1) Voyez au surplus, dans le livre même de M. Cole, une lettre curieuse adressée à
Edmund Kean par un de ses amis, témoin oculaire des débuts de son fils : « La voix de
Charles est celle d'un enfant, sa tournure est celle d'un jeune homme de dix-huit ans
habitué à la bonne compagnie... Ses gestes sont mieux qu'on ne devrait l'attendre d'un
novice : il ne manque pas de grâce dans certains momens. Il copie de son mieux vos
poses. Les deux passages qui lui ont valu le plus d'applaudissemens sont ceux où il a le
mieux imité votre son de voix et votre style ; mais sa sortie au quatrième acte sur ces
mots :
Then, let yon false Glenalvon beware of me !
frisait les dernières limites du grotesque, » etc.
Zi20 REVUE DES DEUX MONDES.
Quant à son père, il ne le revit plus qu'un an plus tard. Le grand
Xean, abreuvé de dégoûts, tombé de chute en chute jusque sur
les planches du théâtre Gobourg (maintenant théâtre Victoria), et là,
pour comble d'injure, mis au-dessous d'un obscur tragédien, vraie
notabilité de faubourg, le grand Kean, disons-nous,. s'était retiré
pour quelques semaines dans l'île de Bute (Ecosse), où il avait fait
construire, à grands frais, un pauvre cottage, sa dernière folie.
Charles, engagé à Glasgow pour quelques représentations et se trou-
vant ainsi rapproché de son père, lui fit demander par un tiers s'il
ne consentirait pas à le voir. L'orgueil implacable, l'inflexible ri-
gueur allaient mal au tragédien sifflé, au chef de famille coupable
de tant de fautes. Kean le comprit, et l'entrevue accordée se ter-
mina par une réconciliation si ^complète que le père s'offrit à jouer
avec son fils, sur le théâtre de Glasgow, au bénéfice de ce dernier.
La pièce choisie pour cette occasion solennelle fut le Brutus de Ho-
ward Payne , qui laissait les deux acteurs dans leurs rôles naturels
et prêtait une vérité de plus à l' illusion scénique. Il y a dans cette
tragédie une scène éminemment pathétique où Brutus, dompté par ses
émotions, se penche vers son fils et lui demande un baiser suprême.
A ces mots : Emhrace thy ivretched father î . . . prononcés avec tout
l'abattement, toutes les angoisses de l'agonie mentale, l'émotion fut
unanime, les pleurs coulaient de toutes parts, et l'effet produit s'at-
testa par de longues salves d'applaudissemens; mais l'acteur qui
venait de faire ainsi vibrer toutes les âmes n'avait rien perdu de
son San g- froid, et Brutus, la tête appuyée sur l'épaule de Titus, lui
disait tranquillement à voix basse : « — Chariot, mon ami, le tour
a bien réussi (1). » A Dublin et à Cork, l'année suivante (1829) Ed-
mund et Charles Kean jouèrent encore ensemble. Enfin, beaucoup
plus tard, alors que le « grand Kean » n'était plus que l'ombre de
lui-même, tandis que son fils, patiemment laborieux, s'établissait
peu à peu au rang qu'il n'avait pu atteindre de prime abord, le
fameux imprésario Laporte imagina de les réunir dans sa troupe de
Covent-Garden. Ils se retrouvèrent là pour un jour, un seul, qui
n'eut pas de lendemain (25 mars 1833). Edmund Kean jouait Othello;
le rôle de lago était tenu par son fils et celui de Desdemona par
miss Ellen Tree, destinée à devenir plus tard sa belle-fille. Ce fut
une soirée funèbre. Kean, déjà moribond, pouvait à peine, malgré
l'eau-de-vie qu'on lui versait dans les entractes, se soutenir sur ses
jambes vacillantes. Avant le troisième acte (où Othello s'agenouille,
comme on sait, en présence de son perfide lieutenant), il pria son
fils de ne pas le perdre de vue et de le relever, si ses forces ve-
(i) « Charley, we are doing the trick. »»
LES DEUX KEAN. A21
liaient à le trahir tout à fait. Cependant il n'en fut rien. Les adieux
si connus (1)
..... O now, for ever
Farewell the tranquil mind! Farewell contenta...
furent dits avec tout le pathétique qu'il savait leur donner; mais
après cette tirade , au moment où le More de Venise , menaçant
et terrible, marche sur lago, comme le lion qu'un serpent vient
de piquer,
Villain, be sure to prove my love a whore,...
Kean à demi évanoui tomba dans les bras de son fils; tout au plus
eut-il encore la force d'articuler quelques plaintes confuses : — Je
me meurs... parlez pour moi... Puis il perdit absolument connais-
sance. C'en était fait du tragédien : l'homme ne mourut que quelques
semaines plus tard, le 15 mai, après un rétablissement factice. Ce
délai lui permit cependant de se réconcilier avec sa femme, qu'il
appela, par un humble billet, à son lit de mort. « Oubliez, pardon-
nez, )) lui écrivait-il. Elle oublia, elle pardonna.
Kean mourait insolvable, ruiné d'esprit et de corps tout autant
que de fortune. Les créanciers accoururent et se partagèrent ses
dépouilles. Le mobilier du cottage de l'île de Bute fut vendu. On
mit aux enchères les dons des souverains, les gages précieux de
l'admiration publique, que dans sa détresse l'éminent artiste avait
encore conservés. Une tabatière et deux épées, hommage de lord
Byron, comptent parmi les épaves de ce naufrage désastreux. Le
magnifique vase d'argent (2), sculpté d'après le fameux War-
ivick- Vase^ que la troupe et le comité de Drury-Lane, se cotisant,
avaient offert en 1816 à l'homme dont le magique talent venait de
sauver ce théâtre, passa, lui aussi, sous le marteau de Yauctio-
neer. Le sort final de cette relique n'est pas médiocrement cu-
rieux. Un an après que Charles Kean, bien à regret, l'eut laissé
passer en des mains étrangères, il la retrouva étalée au vitrail
d'un doreur du Strand. Entrant aussitôt chez ce marchand, il se
nomma, lui expliqua l'intérêt tout personnel qui s'attachait pour
lui à la possession de ce riche mémorial ^ et lui manifesta le désir
de le racheter aussitôt que ses ressources pécuniaires le mettraient
à même de remplir ce pieux devoir. Le soir du même jour, le vase
précieux était enlevé par un voleur habile, et la forte récompense
promise par le propriétaire à quiconque le lui rapporterait n'en a
(1) Acte III, scène m.
(2) Il avait coûté 300 livres sterling ou 7,500 francs.
422 REVUE DES DEUX MONDES.
jamais amené la découverte. Il est donc très probable que, comme
tant d'autres objets d'art, trop reconnaissables pour être impuné-
ment exposés en vente par leurs possesseurs illégitimes, celui-ci
avait été tout aussitôt mis au creuset, et qu'il est rentré à l'état de
lingot dans la circulation métallique.
II.
On a déjà pu entrevoir, ce nous semble, dans quelles conditions
défavorables Charles Kean abordait la carrière tragique. L'échec de
son début avait été d'autant plus complet que ce début même avait
plus vivement sollicité l'attention. Sans ce nom fatal dont il avait
à soutenir le poids écrasant, il aurait pu descendre aux rangs mo-
destes où un. lent et studieux apprentissage se fait sans trop de
périls; mais il s'appelait Kean, et la médiocrité, même provisoire,
semblait lui être interdite. Une seule saison le découragea, et dès
le printemps de 1828 il alla chercher en province, en Irlande tout
d'abord, et chez ses compatriotes au cœur chaud, aux préventions
facilement bienveillantes, les encouragemens qui lui faisaient dé-
faut à Londres. Il trouva là des auditeurs d'une familiarité toute pa-
ternelle, qui traitaient « Gharley » en véritable enfant gâté, l'inter-
pellaient en scène, lui demandaient çà et là quelque speech qu'ils
interrompaient eux-mêmes par d'opportuns bravi si le novice ora-
teur s'empêtrait dans ses périodes incomplètes. C'étaient bien les
mêmes spectateurs qui priaient mistress Siddons, la tragédienne
sublime, de leur chanter l'air populaire de Garry Owen^ et criaient
sans façon à John Kemble de « parler plus haut. » Remble, dont les
poumons facilement essoufflés ne se prêtaient nullement à des pro-
digalités de voix, s'avança majestueusement sur le devant de la
scène, et regardant de haut ses hardis interrupteurs : — Gentlemen y
leur cria-t-il, je ne saurais parler plus haut; mais si vous vouliez
bien ne point parler du tout, vous ne perdriez pas un mot de ce que
je dis. « EUiston , quand il dirigeait le Surrey-Theatre, avait, lui
aussi, conjuré à force d'audace le mécontentement de son parterre.
On sifflait une mauvaise pièce, représentée pour la première fois.
Éveillé parce bruit irritant, le directeur s'élança de son cabinet sur
le théâtre : — Mesdames et messieurs, dit-il avec l'exquise politesse
dont les rôles de jeune premier lui donnaient l'habitude, vous me
paraissez sous le coup de la plus déplorable erreur. Je puis vous
certifier, et peut-être accorderez-vous quelque valeur à mon suf-
frage, que la pièce dont vous semblez mécontens est un ouvrage
des plus distingués. Vous en jugerez de môme quand vous l'aurez
LES DEUX KEAN. 42S
vue deux ou trois fois. 11 est digne d'un auditoire anglais de laisser
franc jeu et partie égale à son antagoniste. J'ai donc l'honneur de-
vous annoncer que jusqu'à nouvel ordre la pièce que vous venez
de siffler sera représentée ici tous les jours de la semaine. » Le
public du théâtre Surrey reçut en silence cette étrange admoni-
tion , dominé par la hardiesse tout à fait imprévue du comédien ,
fort aimé d'ailleurs, qui avait cru pouvoir se la permettre. Ainsi
fit le public du théâtre Cobourg, lorsqu'Edmund Kean, exaspéré
par les applaudissemens, ironiques pour lui, que l'on prodiguait à
l'infime Gobham, voulut affronter la rude populace à laquelle son
génie était livré. L'œil allumé par la colère et peut-être aussi par
l'ivresse, sombre, silencieux, impassible, Othello vient se placer
devant cette foule hurlante : — Eh bien! que voulez-vous? leur
demande-t-il sans préambule. Le silence se fait un instant parmi
les spectateurs stupéfaits : — Vous, vous 1 reprennent bientôt cent
voix moqueuses. — Moi?... me voici, continue après une pause le
More farouche, drapé dans son burnous. On se tait une fois encore
sous ce regard étincelant qui semblait darder la mort. Alors, à loisir,
savourant, syllabe après syllabe, l'injure qu'il va lancer: — J'ai'
joué, dit-il, sur toutes les scènes du royaume uni de la Grande-
Bretagne et de l'Irlande; j'ai joué dans tous les principaux théâtres
des Etats-Unis d'Amérique; mais jamais, non, jamais de ma vie je
n'ai joué pour un ramassis de brutes comme celui que je vois en ce
moment à mes pieds. — Ceci dit , il ramène fièrement son manteau
sur ses épaules et quitte la scène à loisir. Les gens du théâtre, com-
plètement pétrifiés par cet excès d'audace, crurent un moment que
l'ouragan populaire allait les balayer tous, et que du frêle édifice il
ne resterait pas pierre sur pierre. Il n'en fut rien. La témérité gros-
sière de Kean, tout comme l'insolente ironie d'Elliston, resta com-
plètement impunie.
Revenons à Charles Kean. Jamais il ne souleva de pareilles tem-
pêtes. Courtois, bien élevé, habilement modeste, il gravissait par
des sentiers plus lents, mais plus sûrs, les sommets d'où son père
allait être précipité. Londres l'avait repoussé; il s'adressait à la pro-
vince, flattée de ses empressemens et moins cruelle en ses exigences.
Puis, de temps en temps (en 1828, 1829), il revenait à son point
de départ, essayant, tâtant l'opinion, si l'on peut ainsi parler. Elle
lui restait rebelle, et les sévérités de la critique renvoyaient bien
vite dans les comtés ce candidat doucement obstiné dont la capitale
semblait décidément ne vouloir à aucun prix. Lui-même, d'un autre
côté, ne voulait y rentrer d'une manière permanente que lorsqu'il
serait assuré d'y garder un rang honorable. Cette détermination
bien arrêtée l'empêcha d'accepter les offres du directeur de Hay-
A24 REVUE DES DEUX MONDES.
Market (1), qui, a la fin de 1829, voulait l'enrôler. L'épreuve cette
fois risquait d'être décisive, et le bon sens précoce du jeune tragé-
dien lui disait qu'il n'était pas temps encore de la risquer. Engagé
pour le théâtre anglais de La Haye par un aventurier sans res-
sources, qui un beau jour faussa compagnie à sa troupe, il se dé-
cida finalement, dans les premiers mois de 1830, à tenter fortune
en Amérique. C'était une heureuse inspiration. Gomme de nos jours,
mieux que de nos jours peut-être, les citizem des États-Unis appré-
ciaient, à titre de flatterie délicate, l'arrivée parmi eux des artistes
célèbres dans le vieux monde. Le nom de Kean avait pour eux tout
son prestige. Ils lui accordaient, outre le souvenir reconnaissant des
deux visites qu'il leur avait faites, ce u respect des choses loin-
taines, » déjà connu et défini par le poète latin. Charles, si maltraité
par les journaux de Londres, si lestement protégé par les badauds
enthousiastes de la bonne ville de Dublin, fut pris tout à fait au sé-
rieux lorsqu'il parut à New- York (septembre 1830), dans le rôle
épineux de Richard III. Pour la première fois, après trois années
de vains efforts, il pouvait croire en lui-même, et, tout en mesurant
de l'œil la route encore longue dont il marquait ainsi la première
étape, s'assurer qu'il pouvait y marcher sans crainte. Il contractait
ainsi envers la « terre lointaine, )> où il trouvait comme une patrie
nouvelle, plus libérale et meilleure que la première, une dette qu'il
n'a jamais reniée.
Après deux ans et demi de séjour aux États-Unis (c'est-à-dire
dans les premiers mois de 1833), Charles Kean revint à Londres.
INous avons raconté les tristes incidens qui suivirent ce retour. Pen-
dant l'année 1834, il reprit ses habitudes errantes, appelé qu'il était
de tous côtés par les directeurs de province, et, chemin faisant,
trouva mainte et mainte occasion de grossir la clientèle aristocra-
tique dont l'appui n'a pas été le moindre élément de sa fortune.
La duchesse de Saint-Albans (miss Mellon), qui, jeune comme lui,
avait laborieusement lutté, elle aussi, et chez qui un subit change-
ment de fortune n'avait détruit aucune des qualités sympathiques
auxquelles sans nulle doute elle le devait, fut une de ses premières
patronnes. A Dublin, le marquis de Normanby, alors vice-roi d'Ir-
lande, et lord Morpeth (depuis comte de Carlisle), qui aidait lord
Normanby à remplir cette haute mission politique, admirent à leur
table l'ancien élève d'Eton, devenu un artiste recommandable, en
même temps qu'il était resté parfait geiUleman, Lord Plunkett, l'ex-
chancelier, manquait rarement de se montrer au théâtre lorsque son
jeune protégé devait y jouer. 11 en était de même à Edimbourg, où
(1) M. Morris.
LES DEUX KEAN. A25
les professeurs de l'université avaient adopté Charles Kean; la ma-
gistrature, les lords of session, — comme s'intitulent les juges d'E-
cosse, — rivalisèrent bientôt avec eux, et ce n'étaient point des
suffrages à dédaigner que ceux de ces aristarques du hench et des
collèges, dont quelques-uns s'appelaient Jeffrey, Gockburn, Robert-
son, Maitland (1). Remarquons-le bien, le patronage qu'ils accor-
daient ainsi n'était pas, comme on le pourrait croire, affaire de
mode, affectation pédante, question de vanité ou de bel air : nulle-
ment. Ces hommes sérieux montaient dans leurs loges comme dans
leurs chaires ou sur leurs fauteuils de magistrats. Ils scrutaient, ils*
analysaient avec soin leurs impressions, et le lendemain, entre
deux leçons, entre deux procès, il leur arriva souvent d'écrire au
jeune Kean en quoi ils l'approuvaient ou le blâmaient (2). Cette sim-
plicité, cette condescendance, ce goût des choses d'art, semblent
tout à fait naturels à Edimbourg. En serait-il de même à Paris?
ïhémis ne s'y montre peut-être pas au fond beaucoup plus sérieuse ^
mais elle y est d'une gravité bien autrement formaliste.
Quatre nouvelles années d'efforts soutenus avaient conquis au fils
de Kean une renommée provinciale qu'il espérait bien faire sanc-
tionner un jour par les juges les plus sévères de la métropole. Pa-
tient, il l'était; prudent, il l'était aussi; mais il ne perdait pas de
vue cet objectif (j^ç^ des tentatives répétées et une infatigable persé-
vérance devaient, en fin de compte, lui faire atteindre. Avec l'ac-
croissement continu de ses gains, qui déjà lui fournissaient un ample
revenu, ses prétentions, qu'on avait regardées dans le temps comme
fort au-delà de son mérite (3), devenaient toutes naturelles. C'est
ainsi que les envisageait Macready, qui, venant à prendre en 1837
la direction de Covent-Garden, se mettait, dans une lettre parfaite-
(1) Connu depuis sous son titre de lord Dundrennan.
(2) Voyez, parmi une demi-douzaine de lettres pareilles, citées dans l'ouvrage que
nous analysons, celles de lord Jeflrey (le critique célèbre) et de M. Maconochie (lord
Meadowbank), un des premiers légistes d'Ecosse. The Life and Times of Charles Kean,
tome I", pages -l'I^ à 230.
(3) En 1833, après cette représentation à^ Othello que nous avons racontée, Charles
Kean, qui venait de créer à Covent-Garden un rôle important dans the Wife, de Sheridan
Knovvles, reçut de M. Bunn, alors directeur de Drury-Lane, dès propositions d'engage-
ment. On lui offrait 15 liv. sterl. (375 fr.) par semaine. « Non, répondit tranquillement
le jeune acteur, je ne remettrai plus le pied sur un théâtre de Londres que lorsque je
raudrai cinquante livres sterling (1,250 fr.) par représentation. — En ce cas, lui répondit
avec un sourire significatif l'envoyé de M. Bunn, vous nous dites adieu pour bien long-
temps. » Mais cinq ans n'étaient pas écoulés, lorsque ce même personnage, resté cais-
sier de Drury-Lane, vit signer par M. Bunn le traité en vertu duquel lui-même, l'ex-né-
gociateur, devait payer de ses propres mains, à Charles Kean, par chaque soirée où il
remplirait un rôle, cette môme rétribution, envisagée jadis comme chimérique. Il est
vrai que, durant ces cinq années, Charles Kean avait réalisé dans les comtés plus de
20,000 liv. sterl. (500,000 fr.).
i26 BEVUE DES DEUX MONDES.
ment courtoise et habile, à la discrétion de Charles Kean, appelé à
fixer lui-même les conditions pécuniaires de son engagement; mais
avec son tact habituel, sa juste appréciation de lui-même et des au-
tres, le jeune tragédien n'eut garde d'accepter cette offre si sédui-
sante de prime abord. Il ne voulait déjà plus d'une position subor-
donnée dans des rangs où il risquait d'être confondu, et connaissait
tous les avantages de l'isolement, qui aide si puissamment au relief.
Au lieu de suivre Macready dans l'espèce de temple où ce dernier
devait rester le grand-prêtre, il préféra élever hardiment autel con-
tre autel. Telle est du moins l'interprétation qui semble la plus na-
turelle de son engagement à Drury-Lane. 11 devait y donner vingt
représentations à 50 livres sterling chacune. La première eut lieu le
8 janvier 1838. Charles Kean jouait le rôle d'Hamlet, ce rôle « phi-
losophique, )) le triomphe de John Kemble. Il livrait là une grande
bataille. Il la gagna très positivement. Les critiques les mieux ac-
crédités, — entre autres M. Nugent, du Times, — se hâtèrent de
l'attester, et de revenir loyalement sur les âpres censures dont ils
avaient salué, à ses infortunés débuts, le tragédien enfin maître de
son art. Et la preuve qu'ils ne mettaient à se désavouer ainsi aucune
complaisance, aucune faiblesse, c'est que Charles Kean, après les
vingt représentations stipulées, dut en donner vingt-trois autres.
Est-ce à dire qu'il dût prendre au pied de la lettre l'enthousiasme
de ses amis, de ses protecteurs, de ces lords et ladies qui, de tous
les points de l'Angleterre, lui écrivaient pour saluer son avènement?
Avait-il conquis , comme son père, une de ces renommées sur les-
quelles le temps ne peut rien? Lui-même sans doute ne le croit
pas à cette heure, si jamais à cet égard il a pu se faire illusion.
Dans ces éloges mêmes qui lui étaient prodigués, si on les relit avec
attention, la réserve se fait jour : on la voit transparaître derrière
les formules d'une sincère bienveillance, d'une franche et loyale
approbation. « Oui, semblent lui dire ces pages amies, oui, vous
comprenez, vous sentez, vous rendez même à certains égards les
chefs-d'œuvre que vous êtes chargé d'interpréter; oui, votre diction
est élégante, vos traditions sont bonnes, vous savez le métier; vous
êtes irréprochable dans votre tenue, vos attitudes, votre débit. Peut-
être nous donnez-vous un Hamlet trop larmoyeur et pas assez mé-
ditatif; peut-être, à force de pauses, et de pauses trop prolongées,
diminuez -vous les effets que vous voulez rendre plus saisissans.
N'importe. Vous êtes un comédien suffisamment habile, instruit,
passionné... Ceci dit, nous n'irons pas au-delà... »
Les critiques dont nous traduisons les jugemens rendus à propos
de cette première rencontre avaient grandement raison de parler
ainsi, puisque aujourd'hui encore, après vingt et un ans écoulés,
pendant lesquels le fils de Kean n'a jamais quitté l'arène, l'arrêt
LES DEUX KEAN. /i27
ancien est valide encore. C'est qu'il est dans tous les arts, et dans
l'art dramatique en particulier, une certaine ligne, barrière invi-
sible, démarcation insaisissable, en-deçà de laquelle le travail, la
persévérance, d'heureux dons sagement équilibrés, une discipline
régulière, une constante préoccupation, conduisent inévitablement
jusqu'à l'extrême limite ce que nous nous permettrons d'appeler
(( l'homme moyen. » Par-delà vous ne trouvez que l'homme supé-
rieur, celui que tourmente la fièvre ambitieuse, celui qiie stimule
l'aiguillon mystérieux, celui que dévore la soif inextinguible. Entre
celui-ci et celui-là, l'homme de talent et l'homme de génie, il ar-
rive souvent qu'il se fait une confusion passagère. Les foules elles-
mêmes, les foules surtout, s'y trompent. L'opinion publique, espé-
rons-le du moins, ne s'y trompe pas. Dans ces salles immenses où
circule un enthousiasme épidémique, où les applaudissemens nais-
sent des applaudissemens, où les bravos enfantent les bravos, vous
entendez parfois, dissonance étrange, un léger murmure, une sourde
protestation. Prêtez soigneusement l'oreille à ce bruit. C'est quel-
quefois l'envie qui gronde; souvent c'est la vérité *qui parle. Le bio-^
graphe de M. Charles Kean ne paraît pas soupçonner qu'il en puisse
être ainsi. Il est de trop bonne foi pour ne pas convenir que les
plus grands succès de son héros ont été mêlés de quelque résis-
tance, et que, dans ses plus éclatans triomphes, la voix railleuse
de l'esclave romain a désagréablement chatouillé l'oreille de César;
mais il attribue ceci à l'existence, — durant dix années et plus! —
d'une clique hostile et acharnée. Il s'étonne naïvement qu'elle ait
pu subsister si longtemps, et si longtemps suffire aux frais de la
guerre. Nous estimons, nous, que jamais cette clique n'a existé. Il
nous est plus aisé de concevoir, dans chaque salle pleine , un cer-
tain nombre de gens d'esprit qu'impatientent les admirations à trop
bon compte, les suffrages donnés sur parole, bref l'allure éternel-
lement la même du sermmi pecua d'Horace, devenu, grâce à Rabe-
lais, le troupeau du bon Panurge.
Les vingt et un ans de la carrière dramatique de Charles Kean
compris entre 1838 et 1859, M. Cole leur consacre plus de cinq
cents pages. Nous n'avons pas autant de lignes à leur service, et
nous prendrons la liberté d'esquisser rapidement ce qu'un autre a
peint et surpeint avec tant de zèle. Une fois Charles Kean bien éta-
bli à Londres, en pleine possession d'une fortune très honorable-
ment gagnée, marié après longues réflexions à l'une des plus aima-
bles femmes et des plus charmantes actrices qu'il lui eût été donné
d'avoir pour camarades (1), sa destinée, qui suit paisiblement une
(1) Miss Ellen Tree, aujourd'hui mistress Charles Kean (sœur de la cantatrice Maria
Tree, mariée en 1825 à M. Bradshaw, membre des communes), débuta de fort bonne
heure au théâtre d'Edimbourg. De là elle passa d'abord à Bath, puis à Londres, où
A 2 8 REVUE DES DEUX MONDES.
voie de progrès continu, cesse d'inspirer un très vif intérêt. Pour qu'il
en fût autrement, il faudrait que sa prospérité fût moins constante,
que son mérite fût plus contesté, que des rivaux heureux vinssent le
menacer dans la possession des grands rôles devenus son domaine.
Rien de tout cela n'arriva. Sa fortune dramatique, lentement assise, a
toute la solidité de ces travaux auxquels le temps n'a point manqué.
A force de le louer, la presse anglaise en a pris l'habitude, et son
approbation routinière, invétérée, toujours attendue, toujours exacte
à l'échéance, établit à la longue un invincible préjugé. Heureux
homme, heureux comédien! Mais en somme tant de félicité n'a rien
d'amusant. Et tout au plus, dans le compendieux exposé qu'on nous
en donne, notons-nous çà et là quelques particularités piquantes
des mœurs dramatiques anglaises, entre autres le vif désir qu'é-
prouve Charles Kean, lorsqu'il se suppose à l'apogée de sa gloire,
d'obtenir de quelque auteur célèbre un rôle écrit pour lui, et dont
il aura, du moins pendant quelques années, le monopole exclusif.
De là une lettre adressée à sir Edward Lytton Bulwer (13 novembre
1838), où, après s'être étendu sur «l'honneur espéré, la liberté
grande, etc., )> Charles Kean hasarde en termes d'une rare délica-
tesse l'insinuation que voici : (( . . . Bien que des considérations pé-
cuniaires ne puissent compter pour rien dans la détermination que
vous aurez à prendre, je crois devoir ajouter, pour traiter cette
affaire à tous ses points de vue, que je me mets, avec une carte
blanche j à votre disposition. J'espère ne pas manquer à la délica-
tesse en m' exprimant ainsi, etc. )> A quoi sir Edward répond incon-
tinent (lA novembre même année) a qu'il se sent obligé, flatté, re-
connaissant, mais que pour le présent de lourds engagemens et
d'autres circonstances fastidieuses à détailler ne lui permettent pas
d'accepter l'honneur, etc. » Toujours patient, toujours persévérant,
Charles Kean laisse s'écouler deux années, et en 1840 il reprend sa
négociation, cette fois avec un ancien camarade, Sheridan Knowles,
acteur médiocre, écrivain dramatique de second ordre, mais doué
de qualités précieuses. Aussi le ton de la correspondance change-
Drury-Lane vit ses premiers débuts. C'est là qu'elle créa le rôle de the Youthful Queen
(la Reine de seize ans), dans lequel son succès fut très remarquable. En 1829, elle passa
dans la troupe de Covent-Garden. Un an auparavant, elle avait pour la première fois
joué à côté de Charles Kean. Leur inclination réciproque data, paraît-il, d'un voyage à
Hambourg (1833), où ils furent engagés en môme temps. Les deux futures belles-
mères, à cette époque, entravèrent le mariage projeté, qui parut à jamais rompiV; mais
en 1842 nos deux camarades, qui s'étaient enrichis séparément, mirent définitivement
en commun et leurs fortunes et leurs destinées. Ces neuf années d'attente et de con-
stance ne méritaient-elles pas une mentioif spéciale? Et ce mariage n'est-il pas d'accord
avec le demeurant de la longue carrière fournie par Charles Kean? Il n'y avait du reste
qu'une voix sur les grâces, le talent et les qualités essentielles de la compagne qu'il
s'est donnée.
LES DEUX KEAN. A 29
t-il du tout au tout. « Mon cher Knowles,... vous trouverez ci-
jointes quelques lignes auxquelles je compte bien que vous ne
refuserez pas d'apposer votre signature, et qui, je l'espère, vous
satisferont... » Ces quelques lignes étaient un petit engagement ré-
ciproque qui assurait à Sheridan Knowles, pour une pièce originale
en cinq actes, à la convenance de Charles Kean, et que ce dernier
seul aurait pendant trois années le droit de représenter, un premier
paiement fixe de 600 liv. sterl. (15,000 fr.); puis, dès la troisième
représentation, une prime supplémentaire de 50 livres, une autre de
même somme due à partir de la sixième représentation, ainsi de
suite pour la neuvième, la quinzième, la vingtième, la vingt-cin-
quième, la trentième et la quarantième, le total se montant alors à
1,000 livres sterling (25,000 fr.). Les bénéfices de l'impression de
la pièce, autorisée après six représentations, restaient à l'auteur.
Eh bien! le croira- t-on? toute cette munificence fut étalée en pure
perte. Sheridan Knowles, un honnête homme fort original et très
désintéressé, quoique fort peu riche, refusa de mettre ainsi sa muse
aux gages d'une vanité personnelle; mais Charles Kean n'en eut pas
pour cela le démenti. En iSlib , il partait pour l'Amérique, empor-
tant avec lui en manuscrit la pièce intitulée tke Wifes Secret^ qu'il
avait achetée avant même qu'elle ne fût écrite, et qu'il paya 400 li-
vres sterling (10,000 fr.) à un écrivain beaucoup moins célèbre que
Bulwer et Knowles (1). Cette petite spéculation ne fut point mal-
heureuse. Le Secret de la Femme réussit en Amérique, et réussit
encore à Haymarket, lorsque Charles Kean l'y eut réimporté. La
reine à cette occasion honora de sa présence un théâtre secondaire
où nous croyons qu'on la voit assez rarement, et peut-être faut-il
faire dater de là les relations de l'habile tragédien avec les gentils-
hommes de la chambre, relations qui lui valurent en 1848 les hon-
neurs gratuits et le titre imposant de maître des menus plaisirs
{master of revels). Après quelques années de faveur, il les paya
plus tard de certains petits déboires que l'inconstance des cours
n'épargne pas toujours à l'humble dévouement, au zèle empressé
des amuseurs officiels ; mais sur ces détails douloureux le biographe
glisse d'une plume discrète et légère (2). Pourquoi ne l' imiterions-
nous pas?
(1) M. G. Lovell, auteur du roman intitulé the Trustée et de quelques drames bien
accueillis, the Merchant of Bruges, Love's Sacrifice, etc.
(2) The Life and Times ofCh. Kean, t. II, cli. xi, p. 232 et suiv., où l'on verra comme
quoi un simple spéculateur, M. Mitchell, demeura chargé d'organiser les fêtes drama-
tiques données à l'occasion du mariage de la princesse royale d'Angleterre avec le prince
Frédéric-Guillaume, héritier présomptif de la couronne de Prusse (janvier 1858). Àlas
poor Yorickl Pauvre master of revels! Il faut ajouter, pour être juste, qu'il refusa très
430 REVUE DES DEUX MONDES.
Nous avons d'ailleurs à examiner, avant de clore cette étude, les
services que le fils de Kean a rendus ou voulu rendre k Fart dra-
matique non plus comme tragédien , mais comme directeur d'une
entreprise importante. Ce fut en 1850 qu'associé à son camarade
Keeley, il prit à bail, pour deux années, le Théâtre de la Princesse
dans Oxford- Street. La grande exhibition se préparait, et tout an-
nonçait pour l'année 1851 une prospérité théâtrale extraordinaire.
Nous avions cru comprendre jusqu'à présent que ces prévisions
dorées avaient été déçues, du moins en partie. On nous affirme au-
jourd'hui le contraire, et il paraît que les dix-neuf théâtres qui,
cette année-là, fonctionnèrent à Londres n'étaient pas assez vastes
pour la foule étrangère qui s'y précipitait chaque soir. Quant aux
Londoners^ ils se tinrent à l'écart, rassasiés depuis longtemps des
vieilleries qu'on servait aux nouveau-venus. Quoi qu'il en soit de
ces assertions, — nous n'avons pas mission de les contrôler, — le
Théâtre de la Princesse, plus ou moins prospère en 1851, passa,
l'année suivante, sous la direction unique et absolue de Charles
Kean. C'est à partir de ce moment qu'il est permis de scruter cette
gestion délicate, dont l'ouvrage de M. Cole semble être le compte-
rendu quasi officiel.
Or voici, tout compte fait, ce que nous y trouvons : pendant sept
années consécutives, bon nombre de ces traductions déguisées
[adaptations] qui transforment nos vaudevilles et même nos opéras-
comiques (1) en farces anglaises, quelques comédies indigènes très
clair-semées et très médiocres, pas mal de mélodrames traduits
purement et simplement du français (2), le nombre régulièrement
voulu de ces sottes féeries qui sont, depuis un temps immémorial,
l'infirmité périodique de la scène anglaise, et enfin, — nous touchons
au point essentiel, — ces revivais, ces résurrections presque an-
nuelles de quelque œuvre ancienne (tragédie ou comédie) qu'on ex-
hume à l'aide de frais immenses, qu'on dérouille dans un bain d'or,
et qu'on semble ne pouvoir faire belle qu'en la faisant énormément
riche. Notre biographe, — et c'est son droit, — ne tarit pas dans son
admiration pour ces somptueux revivais. Or quand il loue son héros
d'avoir (dans les Merry wives of Windsor, par exemple) supprimé
les ridicules interpolations lyriques qui défiguraient le texte de
Shâkspeare, nous abondons aisément en son sens; mais lorsqu'il
noblement de participer aux plaisira dont on lui enlevait la direction, et par conséquent
aux bénéfices considérables que réalisa, dit-on, M. Mitchell en cette mémorable occur-
rence. Nous les avons entendu évaluer à 10 ou 42,000 liv. st. (de 250 à 300,000 fr.).
(i) Marco Spada, la Rose de Péronne, etc.
(2; Les Frères corses^ Pauline, te Courrier de Lyon (Lesurques) sont ceux qui ont fait
do l'autre côté de l'eau la plus brillante fortune.
LES DEUX KEAN. A31
s'extasie sur les décors splendides du Sardanapale de Byron (repris
ou ravivé en 1853), lorsqu'il évoque l'esprit de Byron (à l'aide
d'une table tournante) pour lui montrer le banquet assyrien, exé-
cuté par le metteur en scène de Princesses Théâtre « d'après les dé-
couvertes récentes de M. Layard à Ninive, » quand il consacre des
pages entières à décrire soit les pompes de l'entrée de Bolingbroke
à Londres {Richard II), soit le banquet somptueux de Wolsey
[Henry VIII), soit les trente-six jeunes filles — toutes d'une beauté
splendide ! — qui , en costume de guerre , dansaient la pyrrhique
dans la fête syracusaine du Winter's Tale^ nous avouons que son
ravissement ne nous gagne point. Quant aux fly leaves de Charles
Kean, elles nous ont fait passer quelques bons momens auxquels
nous voudrions associer nos lecteurs.
La mode récente de la fly leaf (feuille volante) consiste en ceci.
Au play-hilly ou programme ordinaire de la pièce, est joint un carré
de papier sur lequel le directeur a fait imprimer les explications,
les commentaires qu'il croit propres à édifier le public et à prévetiir
entre eux tout malentendu. C'est, en d'autres termes, une façon de
régisseur, tirée à quelques milliers d'exemplaires, et qui, sur papier
vélin, vient énumérer au parterre, capable de n'y prendre pas
garde, les efforts qu'on a faits pour l'instruire tout en l'amusant.
Qu'on nous permette, cette explication donnée, d'extraire quelques
fragmens de ces documens vraiment originaux.
Il s'agit d'expliquer les costumes'à carreaux attribués aux Écos-
sais du temps de Macbeth.
« Il paraît certain, dit Ivi fly leaf, que les tribus celtiques portèrent, dès
les temps les plus reculés , des lainages et des draps rayés de couleurs di-
verses. Diodore de Sicile et Pline mentionnent cette particularité dans la
description qu'ils font du costume des Gaulois belges. Strabon, Pline et
Xiphilin attestent que les vêtemens de Boadicée, reine des Icènes, était à
damier,- de couleurs très diverses, y compris la pourpre, le rouge clair et
foncé, le violet et le bleu. Il y a tout lieu de penser que les armes offensives
et défensives du temps de Macbeth étaient richement ouvrées. Harold Har-
drada, roi de Norvège, est décrit par Snorre, dans le récit de la bataille
livrée en Fan 1066 de l'ère chrétienne à Harold II, roi d'Angleterre, comme
portant une tunique bleue et un casque ou heaume magnifique... »
Suit la description détaillée des cottes de mailles que portaient
les guerriers norvégiens, notamment le vaillant Thorlef, un des
jeunes héros de YEyrbiggia Saga. Sur l'antique Assyrie, la fly leaf
n'est pas moins bien renseignée que sur la mythologie norse ou
Scandinave. Le British Muséum lui a livré ses trésors. Elle raconte
la montagne de Nimroud, et n'appelle plus Sardanapale que «le
A 32 BEVUE DES DEUX MONDES.
fils d'Esliaraddon, » lequel Esharaddon était lui-même le fds de
Sennacherib. Quand il s'agit de temps plus modernes, la fly leiif
nous accable sous le poids de sa formidable érudition. Faut-il, par
exemple, justifier de l'exactitude des costumes dans Richard III?
Rien de plus simple, comme on va voir. <( Les autorités consultées
sont : les Anciennes Armures, de Meyrick; les Anciens Costumes de
la Grande-Bretagne, du col. Smith; l'ouvrage inédit de Planché
sur le costume de Richard III', les Vetemens et Habits du peuple
d'Angleterre, par Strutt; Y Encyclopédie archéologique de Fosbroke,
le Momisticon cmglicanum de Dugdale, les Effigies tnonumentalcs
de Stothard, les Chroniques de Froissart, etc. » Arrêtons-nous : une
feuille volante peut seule se passer la fantaisie d'un aussi lourd ba-
gage. Franchement, et la main sur le cœur, peut-on la prendre au
sérieux? Et comment allier cette gravité pédante, ce charlatanisme
anglo-allemand avec la frivolité des résultats qu'on lui demande?
Quoi ! vous vous enterrez, dites- vous, dans la poussière des pina-
co^èques, et cela pour arriver à faire défiler devant nous un cortège
digne du mardi-gras ! Vous allez demander à Diodore de Sicile un
morceau de tartan pour habiller le thane de Gawdor et ses sauvages
henchmenl II vous faut compulser Froissart et Dugdale, qui pis esty
avant de nous présenter Richard III dans une tenue suffisamment
archéologique ! C'est là véritablement de la haute comédie. C'est le
ridicule abus d'une chose excellente. Il faut, certes il importe que.
dans certaine mesure, certaines convenances de paysage, d'archi-
tecture et de costume soient religieusement observées. Macbeth ne
serait plus toléré dans l'habit rouge à galons qu'il portait sous la
reine Anne , et nous n'aimerions pas à voir lago vêtu du poui'point
noir de Tartuffe; mais lorsqu'une vraisemblance approximative laisse
à l'illusion carrière libre, la tâche du décorateur, celle du costumier
est à peu de chose près terminée. Tout soin poussé au-delà devient,
à notre avis, surérogatoire , et risque de dénaturer l'effet qu'on a
voulu produire. Multipliez les décors, compliquez la mise en scène»
dessinez des groupes pittoresques , disciplinez et faites évoluer en
tout sens 'des figurans de plus en plus nombreux, ce n'est pas le
poète, ce n'est pas le spectateur intelligent qui vous en saura gré :
c'est la plèbe, dont il faut amuser l'œil , car on ne peut éveiller son
intelligence. Et les cent représentations de quelque vieux chef-d'œu-
vre abandonné (1) que l'on obtient ainsi à grands risques et à grands
frais ne sont ni un triomphe pour le génie qui, sans tous ces acces-
(Ij Et si ce n'étaient que des chefs-d'œuvre! Mais le Pizarre de Slieridan, repris en
vue des magnificences péruviennes , mais le \Vi nier' s Taie giïcotg, siniplo prétexte de
décorations syracusaines, et qui semble, d'après la fly lenf, n'avoir d'autre objet que de
montrer le temple de Minerve, tel qu'il était trojs cent trente ans avant Jésus-Christ ! ...
LES DEUX KEAN. ZlSS
soirée , l'avait imposé à l'admiration des hommes, ni un profit réel
pour la masse des spectateurs qui ne seraient point venus écouter
ce chef-d'œuvre, et viennent le regarder. John Kemble, le premier,
a ouvert cette voie des revivais^ Macready s'y est jeté après lui;
Charles Kean y a suivi ses deux devanciers. Eh bien! on serait tenté
de les désavouer, au nom même de ce Shakspeare, leur idole, qu'ils
ne sont pas encore parvenus à faire accepter dans son intégrité pri-
mitive. Or c'était là le premier hommage à lui rendre.
Il nous en coûte d'insister ainsi en terminant sur les tendances ma-
térialistes des tragédiens -directeurs de l'Angleterre. Leurs inten-
tions sont droites sans doute, et c'est à peine si nous les soupçonnons
d'aimer à poser, eux et leurs femmes, devant un public ébloui, ma-
gnifiquement encadrés dans des. splendeurs d'opéra. Leurs efforts
ont un côté généreux, car il leur est arrivé de perdre quelques cen-
taines de mille francs au jeu des revivais ^ et de tous ces effort^,
en somme, il a pu sortir quelque bien. C'est ce qu'ont pensé du
moins et les membres de la Société des Antiquaires, qui, en 1857
(19 novembre), se sont donné pour collègue le directeur du. Prin-
cess's Théâtre y et ses anciens camarades d'Eton, qui, au mois de juillet
dernier, réunis sous la présidence du comte de Carlisle, ouvraient
une souscription pour lui offrir un témoignage de la reconnaissance
publique. Deux ducs, un marquis, huit comtes, trois vicomtes, qua-
tre ou cinq lords non titrés et une foule d'autres notabilités aris-
tocratiques composaient le comité, dont le premier avis au public
fut commenté par toute la presse dans les termes les plus flatteurs.
En quelques jours, la souscription était couverte et le banquet d'of-
frande était organisé. Le président néanmoins avait dû se faire rem-
placer, car, à la suite du changement de ministère , il venait d'être
envoyé en Irlande comme vice-roi. Nous ne décrirons pas la fête,
nous ne répéterons pas les toasts ; nous préférons de beaucoup rap-
peler un mot de l'acteur Sheridan (1) qui nous paraît fidèlement
résumer ce qu'il y a de mieux à dire sur M. Charles Kean, tragédien
et directeur émérite.
C'était en 175/i, à Dubhn, après l'émeute du Smock-Alley Théâtre
{Mahomct-riot^ c'est le nom qu'elle a gardé). Appelé comme té-
moin devant la justice, Sheridan eut occasion de se désigner lui-
même sous le titre de gentleman. Ce mot, on le sait, désigne l'homme
de bonne compagnie plutôt que l'homme de naissance noble. Un
des avocats, se levant alors et l'interrompant : « J'ai quelquefois
entendu parler, dit-il, d'un ge?itleman-i^oëte, d'un gentleman-^ein-
tre, d'un ge?itleman-3Lrchïtecie, mais je n'avais pas encore vu de
(1) Ne pas le confondre avec son frère cadet, le célèbre Richard Brinsley.
TOME x\iv. 28
A3â REVUE DES DEUX MONDES.
comédien gentleman. — Permettez-moi de penser, répliqua Sheridan
parfaitement calme sous l'insulte, que maintenant vous en voyez un. )>
Charles Kean peut revendiquer, lui aussi, ce beau titre de gentle-
man. Dans la mauvaise fortune, il a déployé une véritable énergie;
dans la médiocre, une modestie de bon goût et de bon sens; dans
la prospérité, un esprit de vraie courtoisie, beaucoup de droiture
et de libéralité. Gomme acteur, il a été studieux, consciencieux, in-
telligent, zélé. Gomme directeur, il a fait montre à la fois de tac-
tique habile et de loyauté généreuse. Son administration paraît
avoir eu d'heureux résultats, et l'initiative qu'il a prise (1858)
pour la fondation du collège dramatique (lieu d'asile destiné aux
invalides de la scène) en perpétuera le souvenir d'une manière tou-
chante. Voilà un des côtés de la médaille. L'autre a été suffisamment
indiqué. Nous avons aussi voulu marquer, en passant, ce qui, dans
les tendances modernes de l'art dramatique en Angleterre, nous pa-
raît le conduire par des chemins semés de fleurs, c'est-à-dire à tra-
vers des magnificences de plus en plus ruineuses, vers une déca-
dence imminente. Ce dernier point demanderait une étude à part.
En attendant qu'une occasion se présente d'y revenir, nous nous
bornerons, en terminant, à une simple question. Du moment où la
mise en scène, empiétant peu à peu hors de son légitime domaine,
au lieu d'être un accessoire, devient le principal objet de la curio-
sité publique, pourquoi la consacrer aux chefs-d'œuvre anciens qui
naturellement peuvent s'en passer, et non pas aux travaux dégéné-
rés du temps présent, qui s'en accommoderaient à merveille? Ne se-
rait-il pas plus utile, par exemple, di illustrer ainsi un drame nouveau
de M. Browning, de M. Taylor, de M. Westland-Marston , ou de tout
autre, que de jeter l'or à pleines mains sur le pourpoint d'Henri VIII,
la tunique de Sardanapale ou le bouclier de Pizarre? Et si l'on nous
répond, en vrai style anglais, que l'ancien chef-d'œuvre fait ses
frais, tandis que la pièce nouvelle ne les fait pas, nous voudrons
nous rendre compte de ce phénomène ; nous demanderons, puisque
la mise en scène est impuissante ici, pourquoi là elle est nécessaire.
Enfin si, à bout de raisons, les directeurs que nous pressons ainsi
de questions se bornent à nous ouvrir leurs ledgers, c'est-à-dire leur
grand-livre de comptabilité, nous resterons muet devant l'éloquence
des chiffres, mais alors c'est le public que nous prendrons à partie.
Le public, nous devinons sa réponse. Il dira, comme Pollion pen-
dant les guerres civiles, pour excuser d'avance sa résignation à
l'issue qu'elles pouvaient avoir ; « Je serai la proie du vainqueur. )>
Que lui importe, à lui, comment on l'amuse? Eh bien! dût-il nous
trouver exigeant, nous lui dirons que, dans son intérêt même, il a
tort d'être si éclectique. Prenons pour texte la carrière de ces deux
LES DEUX KEAN. A 35
tragédiens, le père et le fils. Quel en est le sens général? Le premier
a réussi par l'interprétation simple, le second par la mise en scène.
Il suffisait à Edmund Kean de tréteaux quelconques dans la première
grange venue ; Charles Kean a besoin de toiles artistement peintes,
de trucs sa vans, de torrens d'harmonie, de flots de gaz. Lequel des
deux est le plus osant et le plus fort? Lequel des deux s'adresse à
ce qu'il y a de vraiment ailé, de vraiment divin chez le spectateur
qu'il attire? Et d'ailleurs notez ceci : on applaudit l'un, — le pre-
mier, — avec fureur; l'autre, en fm de compte, par l'entremise de
son biographe, qui est aussi son ami, se plaint de (( la froideur du
public. » Son raisonnement est curieux. Les acteurs sont moins bons
parce que les bravos sont plus rares, nous dit-il avec une parfaite
conviction. Applaudissez plus souvent, nous serons meilleurs. Étrange
prétention à côté de ce luxe matériel, éblouissant, étourdissant,
sous lequel ils étouffent la poésie ! Ne voient-ils donc pas que leurs
costumes, si riches, si curieusement vrais, si singuliers, si amusans,
prennent déjà une partie de l'attention, et que leurs tirades en pâ-
tissent? Ne comprennent-ils pas qu'après un déploiement de cor-
tèges bariolés, de banquets magnifiques, de ballets voluptueux, les
sens émoussés ne perçoivent plus ni les intonations de leur voix, ni
l'expression de leurs regards, ni les délicatesses de leur jeu? Est-il
donc si malaisé de se rendre compte d'un effet si simple? Pourquoi
dans l'église sombre ne laisse-t-on pas pénétrer à flots les rayons cé-
lestes? Pour que l'autel resplendisse étincelant de flambeaux. Avec
quoi se fait la lumière sur une toile de Rembrandt? A grands ren-
forts de tons mats et sourds, parmi lesquels le point voulu se détache
brusquement et scintille à l'œil. L'imagination, cet œil intérieur, a
besoin, comme la vision purement physique, d'être éveillée, alléchée
par ces contrastes habiles. Sollicitée en sens divers, sans ménage-
ment, avec une sorte de violence brutale , elle se disperse , se lasse
et s'endort. Où manque le recueillement, la réflexion, on ne peut
compter sur cet effort passionné par lequel l'intelligence vulgaire
s'élève au niveau de la compréhension poétique. Tout ceci est élé-
mentaire; mais ce qui l'est aussi, c'est qu'on n'est pas à volonté un
grand tragédien, et qu'on est au contraire, quand on le veut, —
avec de belles et bonnes guinées , — un metteur en scène magni-
fique. Reste à choisir entre ces deux formes du capital, — le génie
et les écus. Hélas! la question est jugée depuis longtemps : on n'a
jamais recours à la seconde que lorsque la première fait défaut.
E.-D. FORGUES.
LES
FORCES PRODUCTIVES
DE LA LOMBARDIE
La Proprietà fondiaria e le Popolazione agricole in Lombardia, di Stefano Jacini, Milano 4857.
— II. Agriculture du royaume lombardo-vénitien, par Jean Burger. — III. De la Condition des
travailleurs agricoles dam la province de Mantoue, par le comle Jean Arrivabene. — IV. Die
Vertheilung des d'undeigenthums, von Dr Adolph Lelte, Berlin 1858.
ï.
A là suite de récens et mémorables événemens, la Lombardie se
trouve définitivement incorporée au Piémont. A défaut d'un surcroît
de force stratégique, cette belle contrée apporte au nouveau royaume
de la Haute-Italie un précieux contingent de ressources matérielles.
La population, la richesse, les produits de la Lombardie vont jouer
dans la vie économique du Piémont un rôle qu'il importe d'appré-
cier. De son côté , le Piémont peut exercer sur la Lombardie une
utile influence, garantie par la façon même dont il a su fonder et
pratiquer la liberté. On peut donc, sans sortir des formes d'une étude
économique, rechercher jusqu'à quel point la condition sociale des
populations lombardes les a préparées à jouir du régime représen-
tatif qui leur est donné.
Parmi les forces productives de la Lombardie, c'est l'agriculture
qui apparaît au premier rang, et qui appellera surtout notre atten-
tion. La raison en est simple : elle est à peu près l'unique source
de la richesse de ce pays. La grande industrie manufacturière et les
grandes entreprises commerciales lui sont, à vrai dire, inconnues.
FORCES PRODUCTIVES DE LA LOMBARDIE. 437
Une telle situation s'explique par l'histoire même de la Lombardie.
Au temps glorieux où ses communes étaient libres, elles fabriquaient
des armes et des étoffes de soie et de laine renommées par toute
l'Europe. Malgré les guerres extérieures et les troubles civils, l'in-
dustrie enrichissait tous les citoyens; elle disparut avec la liberté.
Le sort de la Lombardie fut semblable à celui des provinces fla-
mandes : le joug de l'Espagne y arrêta toute activité commerciale
et industrielle. Les fiers et indolens hidalgos enseignèrent à la no-
blesse lombarde le mépris des utiles occupations et des fructueuses
entreprises qui au moyen âge avaient assuré l'opulence des grandes
familles et la prospérité de l'état. Des règlemens absurdes et une
fiscalité tracassière découragèrent les métiers. Les fidéicommis et
la main-morte s'étendirent rapidement, et les ouvriers, chassés des
ateliers par la misère, allèrent mendier à la porte des couvens un
pain que ne leur procurait plus le travail. Les populations des villes
se laissèrent gagner par la paresse et l'inertie. L'agriculture seule
ne fut pas négligée, mais elle souffrit nécessairement de la ruine de
l'industrie. Les suites funestes de la domination espagnole se font
encore sentir aujourd'hui. Ainsi que le remarque un économiste qui
connaît parfaitement son pays, la Lombardie n'est pas tout à fait
désespagnoUsée [dispagnoUzzata). Ici comme en Amérique, en Hol-
lande, en Belgique, en Franche-Comté, la morgue et l'intolérance
castillanes ont laissé les plus tristes souvenirs. La Lombardie, moins
heureuse que d'autres dépendances de l'Espagne, n'a échappé à son
joug que pour tomber sous celui de l'Autriche, et jusqu'à ce jour
elle n'a point vu se ranimer ses antiques foyers de production.
Maintenant un avenir plus brillant semble s'ouvrir devant l'in-
dustrie lombarde. Cependant il faut remarquer qu'il lui manque un
des principaux élémens de succès du travail moderne, le combus-
tible : la houille lui fait défaut, et le bois est trop cher pour qu'on
puisse l'employer avantageusement à faire marcher les machines à
vapeur. Il existe, il est vrai, de grandes tourbières qui ne sont que
peu ou point exploitées. La tourbe peut, en bien des cas, remplacer
le bois et le ^ charbon , mais malgré les nombreux essais faits en
Hollande et en Suisse, on n'a pas encore complètement réussi à l'uti-
liser pour chauffer les chaudières des machines. A défaut de com-
bustible, les fabriques pourraient employer comme moteur la force
des chutes d'eau qui abondent dans la partie haute du pays. La
Suisse offre sous ce rapport de bons exemples à suivre, et il faut
croire que quelques années de paix et de liberté permettront aux
populations lombardes d'en profiter.
La Lombardie ne produit plus aujourd'hui ces belles étoffes de
soie si recherchées jadis. Elle exporte une grande partie de la soie
li'èS REVUE DES DEUX MONDES.
qu'elle recueille, sans la transformer en tissus, et elle ne songe
guère à lutter avec Lyon. C'est pourtant de ce côté qu'elle doit
tourner ses efforts. La fabrication des tissus de soie est certaine-
ment pour elle une industrie naturelle, puisqu'elle produit la ma-
tière première en abondance et d'une excellente qualité. Elle ne peut
pas espérer, il est vrai , égaler de si tôt l'élégante exécution des
belles soieries lyonnaises; mais, sans atteindre à ce degré de per-
fection, elle peut accomplir de grands progrès, et grâce à l'acti-
vité du commerce génois, se conquérir une place importante sur
les marchés transatlantiques.
Depuis quelques années, la fabrication du fer s'est développée
dans les montagnes de la Valteline et dans les provinces de Bergame
et de Brescia. Cette industrie, fixée déjà au moyen âge dans ces
cantons élevés, utilise les forces hydrauliques, mais elle ne se sert
])Ou.Y traiter le minerai que de charbon de bois. Elle produit par an
en moyenne à peu près 11 millions de kilogrammes de fonte, qui,
après les différentes manipulations qu'elle subit dans le pays, ac-
quiert une valeur portée à 11 millions de lire (1). Dans le Yalca-
monica seul, on comptait en 1857 sept hauts-fourneaux et cent trois
forges. Le développement de cette production, qui fournissait jadis
le fer des bonnes armes de Milan , est surtout entravé par la rareté
du combustible, à laquelle on ne peut remédier qu'en reboisant les
hauteurs.
Il serait superflu de mentionner ici quelques autres industries
d'une importance toute locale et très secondaire. Arrivons à la véri-
table source de la prospérité du pays, son agriculture si renommée,
et qui mérite en effet une étude détaillée. Ce n'est que depuis ces
dernières années qu'on accorde aux travaux agricoles en Europe
l'attention qu'ils réclament. Pendant quelque temps, l'économie po-
litique se préoccupait trop exclusivement peut-être de la produc-
tion industrielle et commerciale; aujourd'hui, sans tomber dans
l'exagération des physiocrates, on en revient à reconnaître, avec
l'école économique française du xv!!!** siècle, l'importance prédomi-
nante de la production agricole, et l'on s'efforce de déterminer les
causes de ses progrès ou de sa décadence. Ces études multipliées
sur l'état de l'agriculture dans les divers pays offrent une utilité in-
contestable. Jusqu'à présent, ne connaissant ni leurs propres forces
productives ni celles de leurs voisins, les peu})les s'épouvantaient
souvent de dangers chimériques, ou s'endormaient dans une trom-
peuse confiance. La connaissance plus exacte des faits dissipera ces
ténèbres et ces incertitudes. Quand les résultats des travaux récens
(1) La lire autrichienne est le tiers du florin et vaut au pair 80,0 centimes.
FORCES PRODUCTIVES DE LA LOMBARDIE. 439
seront suffisamment contrôlés et généralement connus, il sera pos-
sible de formuler des lois plus conformes aux prescriptions de la
justice et plus favorables à la production de la richesse. Ces en-
quêtes, faites avec soin tant à l'intérieur qu'au dehors, permet-
tront à chaque nation de se rendre un compte précis de ce qu'elle
peut espérer et de ce qu'elle doit craindre; elles révéleront les
causes des progrès accomplis, elles montreront l'effet des règlemens
en vigueur, elles feront connaître quelle est la répartition de la
terre et de ses produits qui est le mieux en harmonie avec les droits
de tous et la plus utile au bien-être général.
L'agriculture lombarde a été l'objet en Italie de beaucoup d'ou-
vr'ages estimables; mais s'ils jetaient d'utiles lumières sur certaines
branches de la production rurale, ils étaient en général trop incom-
plets pour permettre d'embrasser le sujet dans son ensemble. Quel-
ques livres récens sont venus combler cette lacune, et parmi ceux-ci
on doit citer en première ligne celui de l'agronome allemand Burger
et le volume publié par M. Stefano Jacini en 1857. Ce mémoire,
couronné par l'académie de Milan, et accueilli avec faveur par le
public, fait connaître dans tous ses détails les conditions économi-
ques d'un pays intéressant à étudier en tout temps, mais qui l'est
plus encore au moment où il va faire partie d'un nouvel état. Dans
son excellent travail, M. Jacini n'a négligé aucune des questions que
son sujet embrassait; il en a traité même quelques-unes très déli-
cates avec tous les ménagemens que lui imposait le régime auquel
son pays était soumis il y a quelques mois encore, mais aussi avec
un patriotisme sincère et éclairé, d'autant plus touchant qu'il est
plus contenu. C'est aux informations très sûres qu'il fournit que
l'économiste doit s'arrêter avec le plus de confiance.
Pour bien comprendre ce que vaut l'agriculture lombarde, il faut
d'abord jeter un coup d'œil sur le pays. Les 21,Zil7,000 hectares
que comprend la Lombardie proprement dite s'étendent, comme on
sait, entre les Alpes rhétiennes au nord, le Pô au sud, le Tessin à
l'ouest et le Mincio à l'est. Ces 21,/il9 kilomètres carrés forment
une partie du côté septentrional du bassin du Pô. Le terrain descend
par une déclivité continue, d'abord en étages abrupts, puis en
pentes adoucies, d'une hauteur de treize à quatorze mille pieds,
jusqu'à un niveau peu supérieur à celui de la mer. La moitié du ter-
ritoire s'étend dans la plaine; elle est composée de terres d'alluvion
très fertiles, mais exposées aux inondations. L'autre moitié, dont
les quatre cinquièmes sont occupés par des montagnes et un cin-
quième par des collines, comprend des terres de médiocre qualité,
ou qui exigent des soins continuels pour ne pas être enlevées par les
eaux aux penchans des rochers. La grande différence d'élévation de
AAO REVUE DES DEUX MONDES.
ces terres permet à l'agriculture de réunir les produits les plus divers
dans un espace relativement borné. Le voyageur venant de la Suisse
peut traverser le matin les neiges éternelles et se reposer le soir en
vue d'une végétation qui rappelle les tropiques. Rien n'est compa-
rable à la beauté sereine de ce pays. Laveno, Majolica, Bellagio,
Iseo, Sermione, Toscolano, laissent à jamais leurs noms sonores et
leurs aspects enchanteurs dans le souvenir de quiconque les a vi-
sités. La pureté de l'air, l'onde fraîche des lacs qui reflètent les cimes
dentelées des Alpes, la douceur du climat, ont inspiré, et non sans
raison, les chants de la muse antique et de la poésie moderne. Tout
dans ces ravissans paysages semble disposé pour charmer les sens,
et l'on peut dire sans exagération que la Haute -Lombardie est le
paradis de l'Europe.
Cependant cette heureuse contrée est loin de tout devoir aux fa-
veurs de la nature : c'est des mains de l'homme qu'elle tient en
grande partie sa fertilité. Il a fallu le travail de cent générations
pour élever ces terrasses qui soutiennent la terre aux flancs des
montagnes, pour dessécher ces marais, pour creuser ces canaux,
pour disposer avec un art admirable les conduites d'eau qui, des-
cendant des hautes vallées, contournant les collines, s'entre-croisant
et passant les unes au-dessus des autres à différens niveaux, vont
porter au loin dans les campagnes une fécondité merveilleuse. Sans
les endiguemens qui contiennent les rivières, une partie de la plaine
serait un vaste marécage ; sans les irrigations, une autre partie se-
rait brûlée par le soleil dévorant de l'été. 11 n'est pas même permis
au Lombard de jouir en paix des travaux de ses ancêtres; il doit sans
relâche se défendre contre les inondations du Pô et de ses aflluens
avec autant de sollicitude que le Hollandais en met à se préserver
des atteintes de l'Océan.
Le climat de la Lombardie est très doux : la température moyenne
est de 13 degrés centigrades; mais les récoltes soufi'rent souvent
des gelées tardives du printemps, produites par le voisinage des Al-
pes, et de grêles formidables, dont on attribue la fréquence désas-
treuse au déboisement des hauteurs. La grande inégalité d'altitude
des différentes terres cultivées les soumet à des climats très variés.
C'est ainsi que dans la Valteline, où l'on récolte encore du blé à la
hauteur énorme de 1,400 mètres, la moisson se fait à la même époque
qu'aux environs de Stockholm et de Drontheim. Si l'on excepte la
péninsule Scandinave, l'Europe ne compte aucune région où il pleuve
autant qu'en Lombardie, mais la pluie tombe toute à la fois. En au-
tomne, il pleut à torrens pendant des semaines et même pendant
des mois. En été, on a des sécheresses prolongées qui nuiraient gra-
vement à la culture, si les eaux des glaciers des Alpes, retenues
FORCES PRODUCTIVES DE LA LOMBARDIE. A Al
dans les réservoirs profonds des lacs Majeur, de Corne, d'Iseo et de
Garde, ne suppléaient, par les irrigations qu'elles permettent, aux
eaux que refuse un ciel trop constamment serein. Contrairement à
ce qui se produit en France et dans l'Europe centrale, le vent d'est
amène les pluies, parce qu'il vient de l'Adriatique, et le vent d'ouest
la sécheresse, parce que les colonnes d'air, en franchissant les Alpes,
s'y refroidissent, et y laissent tomber sous forme de neige toute l'hu-^
midité qu'elles contiennent.
Indépendamment de la douceur du climat et des bienfaits que lui
procure un système d'irrigations abondantes, l'agriculture en Lom-
bardie est surtout favorisée par le grand nombre des voies de com-
munication. Le territoire est sillonné de 26,947,635 mètres de routes
excellentes, dont la plus grande partie est faite et entretenue par les
communes. Dans les vingt dernières années, celles-ci ont dépensé
pour cet objet plus de 32 millions de francs; mais en compensation
des avantages dont elle jouit, la propriété foncière supporte d'é-
normes impôts : en 185Zi, ils s'élevaient à 29,205, 76/i lire^ ce qui
correspondait à 3A pour 100 du revenu; en 1855, ils ont monté à
^6 pour 100, et depuis lors, sans compter les emprunts récens, ils
ont été augmentés chaque année, ainsi que les autres taxes, dont le
total, impôt foncier compris, n'était pas inférieur à 80 millions de
lire. Cette lourde charge, frappant une propriété très divisée, ar-
rête la formation du capital, entrave les améliorations, et atteint
même d'une manière sensible le bien-être du pays. L'effet en était
tel que les fabricans autrichiens se plaignaient un peu naïvement
de ce que la Lombardie épuisée leur achetait moins d'étoffes. Il
était pourtant naturel que si les Lombards devaient payer plus de
taxes pour subvenir aux frais de l'occupation de leur pays, ils ne
pouvaient acheter autant de vêtemens pour se couvrir.
Les principaux produits de l'agriculture lombarde sont les cé-
réales, la soie, le vin, le lin et le fromage. Le froment est d'excel-
lente qualité, mais les récoltes n'en sont point aussi abondantes
qu'elles pourraient l'être, si les cultivateurs tenaient plus de bétail
et fumaient mieux leurs terres. La culture du seigle est peu répan-
due, et elle perd chaque jour du terrain. Elle occupe les parties les
moins fertiles du pays, notamment la Géra d'Adda, qui est comprise
entre les rivières Serio et Adda, et la plaine de Gallarata, qui autre-
fois formait au nord de Milan une vaste bruyère depuis le Tessin
jusqu'au-delà de Monza. Le parc de la résidence royale de Monza
donne une idée de la stérilité de ce sol léger et maigre, où il faut
l'opiniâtreté et la frugalité des petits cultivateurs lombards pour
obtenir même du seigle. L'orge et l'avoine sont relativement peu
cultivées en Lombardie. Comme on laboure généralement avec des
iiA2 REVUE DES DEUX MONDES.
bœufs, le nombre des chevaux n'est pas très considérable, et, sauf
les chevaux de luxe, ils sont presque exclusivement nourris de foin
et d'herbe. La culture dont le succès a le plus d'influence sur le bien-
être du peuple est le maïs ou blé de Turquie. Le maïs constitue la
principale nourriture du pays, et les paysans italiens ont plus d'une
raison pour y attacher une grande importance. En effet, sur une
égale surface, il donne un produit deux fois plus grand que le blé :
de trente à quarante hectolitres par hectare , au lieu de quinze à
vingt. Le grain est plus facilement que celui du froment réduit en
une farine qu'il n'est pas nécessaire de faire cuire au four et de
transformer en pain. La ménagère peut, sans grand raffinement cu-
linaire , préparer à volonté cette nourrissante bouillie , la polenta ,
dont l'abondance est aux yeux du peuple le comble du bonheur (1).
Cette utile céréale, en même temps qu'elle nourrit l'homme de son
grain, nourrit le bétail de ses feuilles : quand elle a fleuri, on coupe
la partie supérieure de la tige et on la distribue aux vaches^ qui la
mangent volontiers, et à qui elle donne un très bon lait.
La culture qui frappe le plus le voyageur est celle du riz, parce
qu'elle fait penser aux latitudes tropicales. La Lombardie est la
seule contrée de l'Europe où cette plante des pays chauds occupe
une grande étendue de terrain et où elle donne des produits consi-
dérables. Le riz, originaire de l'Inde, n'était point cultivé en Italie
pendant le moyen âge. On affirme que c'est un noble Milanais au
service de Venise, Théodore Trivulzi, qui, vers 1522, essaya le pre-
mier de planter du riz dans une propriété à moitié inondée qu'il
possédait près de Vérone. Son essai réussit, il trouva des imitateurs,
et des marais qui, avant cette innovation, n'avaient aucune valeur
en acquirent une très grande. Ce nouveau genre de culture se ré-
pandit partout le long du Pô, et aujourd'hui la Lombardie seule
produit, année commune, un demi-million d'hectolitres de ce grain
précieux dont la valeur est portée à 18 millions de francs (2). Ce
qui permet la culture du riz pour ainsi dire au pied des Alpes et en
vue des neiges éternelles, c'est la grande chaleur de l'été en Lom-
bardie et l'admirable système d'irrigations que ce pays possède.
Cette plante des marais du Gange ne croît que dans une eau peu
profonde et chauffée par les rayons du soleil à une température de
(i) Au moment où je quittais Venise, le gondolier qui m'avait conduit, voulant me
remercier de la buona mano que je lui avais donnée, me souhaitait une longue vie,
e sempre polenta.
(2) Le produit total des céréales s'élève annuellement pour les neuf provinces lom-
bardes à 6,562,689 hectolitres, d'une valeur de 127,590,548 lire d'après la moyeiine des
dix années de 1842 à 1851. Le produit se répartit comme suit : froment 1,910,017 hcct.,
seigle 403,906 hect., orge 45,512 hect., avoine 283,897 hect., mais 3,109,022 hect.,
riz 480,720 hect., sarrasin, millet, etc., 328,305 hectolitres.
FORCES PRODUCTIVES DE LA LOMBARDIE. A A3
20 OU 25 degrés Réaumur. Aussi faut-il disposer avec beaucoup de
soin le terrain où l'on veut établir des rizières, de telle sorte que la
surface en soit parfaitement nivelée, et que les eaux, en la recou-
vrant partout également, aient un écoulement lent et régulier. On
distingue les rizières en risaje a vicenda et en risaje stahili. Les
premières entrent dans l'assolement et alternent avec le maïs, le
trèfle et l'ivraie d'Italie [lolium perenne) ; ce sont celles qui don-
nent le produit le plus considérable. Les secondes occupent le sol
d'une manière permanente; elles rendent moins : aussi ne leur con-
sacre-t-on en général que les terrains impropres à d'autres genres
de culture. Le riz, semé dans l'eau au commencement d'avril et
constamment recouvert d'une couche d'eau de deux ou trois pouces
de profondeur, sarclé avec soin, mis à sec vers la Saint-Jean et
préservé ainsi contre les ravages des insectes aquatiques, croît avec
vigueur; il est récolté au commencement de septembre. Les gerbes
sont transportées sur de vastes aires préparées à cet effet et sou-
mises au piétinement des chevaux, qui détache le grain. Ce pro-
cédé très primitif donne un aspect animé aux campagnes et trans-
porte l'imagination aux premiers jours de l'agriculture; un manège
et une machine à battre feraient peut-être aussi bien la besogne,
mais ceux qui aiment le pittoresque n'applaudiraient certainement
point au changement.
En fait de céréales, malgré la densité extrême de la population,
les provinces lombardes peuvent amplement se suffire, elles en ex-
portent même dans les années ordinaires une quantité assez consi-
dérable, surtout dans le Tyrol. Des études statistiques faites avec
le plus grand soin prouvent que la production annuelle suffirait à la
consommation de treize mois et demi. On y récolte aussi beaucoup
de vin, année moyenne, 1,500,000 hectolitres; mais il est partout
de qualité médiocre, âpre en hiver, aigre en été. Cette mauvaise
qualité du vin provient du peu de soin qu'on met à cultiver la vigne.
Les pampres grimpant aux ormeaux et suspendus d'arbre en arbre
en riches guirlandes font un charmant effet dans les descriptions
des poètes :
Ubi jam valicUs amplexae stirpibus ulmos.
Elles en font encore un assez gracieux, quoique uniforme, dans le
paysage; mais le résultat est détestable dans le pressoir. En géné-
ral, le paysan italien choisit les espèces qui produisent le plus de
fruits, sans s'inquiéter beaucoup du goût du vin que ceux-ci don-
neront. Il plante dans ses champs des lignes d'arbres, maintenus
par un élagage fréquent à une médiocre hauteur, des peupliers, des
mûriers, surtout des érables à petite feuille, de cent à deux cents
A4 A REVUE DES DEUX MONDES.
par hectare ; au pied de ces arbres , il place de cinq à six pieds de
vigne qu'il conduit jusqu'au sommet de leur tuteur, d'où il mène les
flexibles sarmens à la rencontre de ceux qui s'élancent des arbres
les plus voisins. Quoique très ombragé, le raisin mûrit parfaitement,
il est même délicieux au goût; mais il n'a pas ce principe liquoreux
qu'acquièrent les grappes mûries près de terre, sur des ceps tenus
bas, taillés avec soin et surveillés avec intelligence. Si la vigne est
mal cultivée, le vin n'est pas mieux fait. Aussi a-t-on grand'peine
à le conserver bon d'une vendange à l'autre (1).
Un des principaux produits de la Lombardie vient de ses vaches
à lait, nourries dans les pâturages arrosés par l'eau des aflluens du
Pô. C'est là qu'on fabrique en grand l'excellent fromage connu par-
tout en Europe sous le nom de parmesan, et qui porte ce nom parce
que c'est aux environs de Parme qu'on a commencé à le faire. Le
produit des laiteries lombardes atteint une valeur presque deux
ibis aussi considérable que celle du froment : elle monte à plus de
80 millions. Le parmesan deviendra, ainsi que la soie, un article
très important pour le commerce génois.
Les produits que nous avons indiqués suffiraient pour expliquer
la prospérité du pays ; mais celui dont la Lombardie est fière à juste
titre, celui auquel chacun s'intéresse, depuis le patricien des villes
jusqu'à l'humble ouvrier des champs, c'est la soie. La production
de la soie a plus que doublé depuis le commencement de ce siècle,
et elle augmente encore chaque jour. Le nombre des mûriers est
vraiment incalculable, et avec les autres arbres qui servent de sup-
port aux vignes, ils donnent à toute la contrée, vue d'une certaine
hauteur, l'aspect d'une immense forêt. Le semis et la culture des
jeunes plants de mûriers forment seuls une industrie dont on peut
apprécier l'importance en visitant les magnifiques pépinières qu'on
trouve dans les jardins des environs de Milan. La vente des feuilles
de mûrier est aussi l'objet d'un commerce très actif et très animé.
Quand le ver à soie est jeune, il mange peu, et les feuilles sont à
bon marché; mais à mesure que la vorace et précieuse chenille
grandit, il lui faut une nourriture de plus en plus abondante, et la
valeur des feuilles augmente sans cesse. La grêle a-t-elle ravagé
quelque partie du territoire, le prix s'élève aussitôt dans tous les
environs, et les spéculateurs habiles peuvent réaliser de grands
bénéfices. Il y a des courtiers en feuilles de mûrier qui mettent
(1; En Lombardie, on ne trouve guère de vin vieux; il est ordinairement bu dans
l'année même où il a été récolté, et déjà vers la fin de l'été il commence à s'aigrir. Le
vin se partage par moitié entre le propriétaire et le métayer; mais comme tout le marc
est pour ce dernier, il y verse de l'eau, fait fermenter ce mélange et obtient du petit
vin {yino picolo) qui lui sert de boisson habituelle.
FORCES PRODUCTIVES DE LA LOMBARDIE. /iA5
racheteur en relation avec le vendeur; viennent ensuite les periti^
qui estiment le poids des feuilles sur l'arbre; on débat le prix, puis, le
marché conclu, l'acquéreur les cueille lui-même, et ainsi la produc-
tion de la soie répand partout l'animation et la vie. Quand arrive le
moment de former le fil avec les brins menus du cocon, on ren-
contre de tous côtés près des maisons des métayers, à l'ombre de la
vigne, des jeunes fdles habillées avec goût, chantant et causant
entre elles, tout en dévidant hors des bassines remplies d'eau chaude
le fil d'or qui produit l'aisance dans les campagnes et le luxe dans
les villes. Représentez -vous d'une part ce tableau charmant : sur
les beaux coteaux de la Brianza ou de Yarese , le ciel bleu et le gai
soleil éclairant de leurs rayons à travers la treille les bavardes con-
tadines, qui filent la soie brillante comme la lumière du midi et
destinée aux riches. Figurez-vous de l'autre une filature de Man-
chester où, au milieu de l'air assombri par la fumée du charbon et
au rugissement de la vapeur, l'ouvrier silencieux, relancé par la
machine, file le terne coton produit par des esclaves et destiné aux
pauvres. Quel contraste! L'industrie, qui pour l'Anglais est un rude
asservissement et presque un martyre , est pour l' Italien un joyeux
délassement et presque une fête. C'est au moyen de la soie, dont
une grande partie est exportée , que la Lombardie paie ses achats
à l'étranger, et qu'elle fait pencher la balance des échanges en sa
faveur. On estime que la soie produite annuellement vaut plus de
100 millions de lire.
Quand on veut calculer la valeur totale de la production agricole
d'un pays, on ne peut prétendre à obtenir que des résultats ap-
proximatifs. La statistique n'est encore nulle part assez avancée
pour nous donner des chiffres exacts, et il fallait en espérer en Au-
triche moins qu'ailleurs. D'après les évaluations publiées à Vienne
par le ministère du commerce (1), la valeur des produits de l'agri-
culture lombarde se serait élevée en 1850 à 360,630,000 lire;
mais M. Jacini, d'après des relevés faits avec le plus grand soin, et
sévèrement contrôlés, estime que ce chiffre est beaucoup trop bas,
et qu'il faut le porter au moins à 450 millions, somme considérable,
surtout quand on songe qu'elle est le produit d'un milhon d'hec-
tares soumis à la culture (2).
(1) Dans les Mittheilungen aus dem Gebiete der Statistik.
(2) D'après M. Jacini , la valeur totale des immeubles en Lombardie s'élèverait à
2,42i,000,000 de lire, la dette hypothécaire à 010,000,000 de lire, la rente des immeu-
bles à 133,000,000 de lire, laquelle déduction faite de l'impôt et de l'intérêt de la dette
hypothécaire tombe à 58,000,000 de lire, dont 18,000,000 de lire pour les maisons et
40,000,000 pour les terres. On compte 304,841 maisons, ce qui fait à peu près 2 fa-
milles par maison et 5 personnes 1/2 par famille.
AA6 REVUE DES DEUX MONDES.
Les sources de prospérité de la Lombardie, dont nous avons indi-
qué rapidement les principales, ne pourront manquer de se déve-
lopper par suite de la réunion avec la Sardaigne. Cette union est un
fait préparé et amené par la nature même des choses, car les pro-
vinces lombardes sont en réalité la continuation de la partie orien-
tale du Piémont. Tout est semblable, mœurs, besoins, habitudes,
traditions, croyances, systèmes de culture, contrats agraires, orga-
nisation sociale, nature du terrain, production du sol, etc. La li-
berté apportée aux Lombards réveillera en eux l'esprit d'initiative
individuelle et l'esprit d'association, qui déjà produisent d'heureux
résultats en Sardaigne, et qui semblent incompatibles avec le des-
potisme. Les dispositions libérales du nouveau tarif sarde et les com-
munications, chaque année plus fréquentes, plus suivies, que Gênes
entretient avec les pays d'outre-mer et avec les ports de l'Europe,
permettront à la Lombardie d'exporter au loin ses riches produits
et de se procurer avantageusement les machines, les draps, le co-
ton, les denrées coloniales, etc., qu'elle tire de l'étranger. Le mou-
vement des capitaux, l'activité générale qui se manifestent toujours
chez les peuples affranchis et rassurés sur un avenir dont ils sont les
maîtres désormais, ne tarderont point à étendre les industries na-
turelles dont la Lombardie produit les matières premières, ou même
à en faire naître d'autres. Que manquait-il à cette belle contrée pour
être l'une des plus favorisées de la terre et la plus prospère de l'Eu-
rope? Une seule chose, la liberté.' Tout fait espérer, maintenant
qu'elle en jouit, qu'elle saura en user de façon à développer ses res-
sources matérielles en même temps que ses forces morales et intel-
lectuelles.
IL
Pour se faire une idée exacte des ressources d*un pays, il ne suffît
pas d'énumérer ses produits et d'en indiquer la valeur, il faut en
outre montrer dans quelles conditions la production s'opère. C'est
la seule manière de se rendre compte des sources réelles de pros-
périté qu'il possède, et des progrès qu'il peut encore accomplir. Ce
n'est qu'en voyant comment le travail se fait dans le présent, qu'on
apprécie ce que dans l'avenir il peut créer de richesses en tirant
parti des avantages donnés par la nature. Il est donc nécessaire,
après le rapide coup d'œil qu'on vient de jeter sur les produits du
sol lombard, d'examiner de plus près les procédés suivis par l'agri-
culture. On nous permettra d'entrer ici dans quelques détails, qu'on
pourra trouver un peu minutieux , mais qui sont indispensables, si
FORCES PRODUCTIVES DE LA LOMBARDIE. AA7
ron veut connaître la situation exacte du pays et la condition de ses
habitans.
Sous le rapport agricole, la Lombardie se divise en trois régions
distinctes qu'il faut étudier à part : la région des montagnes, la ré-
gion des collines et des hautes plaines, enfin la région des basses
plaines. Dans la première dominent la propriété et la culture parcel-
laires; dans la seconde, la petite propriété et la petite culture; dans
la troisième, la grande propriété et la grande culture.
La région des montagnes occupe presque la moitié de la surface de
la Lombardie. Elle comprend toute la province de Sondrio, la plus
grande partie de la province de Gôme et de Bergame, et les deux cin-
quièmes de celle de Brescia. Toute la contrée est couverte de chaînes
de montagnes qui, partant de la grande chaîne des Alpes rhétiennes,
s'abaissent peu à peu vers le sud, et ouvrent entre leurs hauteurs
des vallées plus ou moins propres à la culture. Les principales de
ces vallées sont celles de Ghiavenna, qui débouche sur le lac de
Gôme à Riva, et qui à Golico rejoint celle de la Yalteline ; la vnllc
Bremhana, au fond de laquelle coule le Brembo, la valle Seriana,
arrosée par le Serio, et la valle Camonica^ qui aboutit au lac d'Iseo.
Dans les parties supérieures de ces vallées, on ne rencontre que
des pâturages et quelques céréales; mais dans les parties inférieures
protégées contre le vent du nord, on admire déjà la végétation mé-
ridionale dans toute sa richesse.
Dans cette région, la subdivision de la propriété est extrême, et
elle continue encore. Ainsi dans la Yalteline, durant ces douze der-
nières années, le morcellement a augmenté de 21 l/A pour 100,
tandis que la population ne s'est accrue que de 7 8/9 pour 100. Dans
le val Gamonica et dans la province de Sondrio, on compte une pro-
priété par 2 habitans. Gomme il y avait en 1850 52,146 parcelles et
seulement 28,392 hectares cultivés, chaque parcelle, en moyenne,
n'était que de 54 ares.' Dans les montagnes, chacun à peu près est
propriétaire, et c'est ici que se vérifie à la lettre le mot d'Arthur
Young : « Donnez à un individu la possession assurée d'un rocher
aride, il le transformera en jardin. )) Yéritablement l'homme fait le
sol. Aux flancs de la montagne, il construit des terrasses avec des
blocs de pierre, puis la hotte sur le dos il y transporte de la terre
pour y planter un mûrier ou une vigne, pour y récolter un peu de
blé ou de maïs. Gelui qui après avoir payé la main-d'œuvre vou-
drait louer le sol ainsi formé ne retirerait pas 1/2 pour 100 de son
argent. Le morcellement de la propriété, quelque grand qu'il soit,
n'oppose d'ailleurs aucun obstacle à la culture, d'abord parce que
les champs sont naturellement divisés en très petites parties par les
accidens du terrain, ensuite parce que le sol est entièrement cultivé
A48 REVUE DES DEUX MONDES.
avec la bêche ou la houe, et partagé en petits compartimens affectés
à quelque produit spécial, à la culture potagère par exemple.
La superficie du sol arable étant très bornée et le nombre de ceux
qui veulent en avoir une part étant très grand, la terre se vend à
un prix bien supérieur à sa valeur réelle. Il n'est pas rare de voir
payer des parcelles sur le pied de 10,000 ou 12,000 francs l'hec-
tare. Dans la Valteline, d'après les tableaux officiels, la valeur
moyenne de l'hectare serait de 1,875 lire; mais ce chiffre paraît
de beaucoup trop faible. La propriété foncière ne rapporte guère,
dans les montagnes, au-delà de 1 à 1 l/*2 pour 100 au plus du prix
d'acquisition. L'homme qui est sûr de joindre à la jouissance de la
rente les profits du travail et l'intérêt de ses épargnes, qu'il place
sans cesse en améliorations successives, peut donner un prix de-
vant lequel recule l'acquéreur qui devrait se contenter de la rente
seule. Certains biens-fonds acquis, soit depuis longtemps, soit par
héritage, et ceux qui ne peuvent être avantageusement exploités
par le propriétaire, sont loués à des conditions très diverses. Les
prairies et les parcelles cultivées se louent pour une somme fixe en
argent. Quand l'occupation comprend quelques hectares, elle est
donnée à mi-fruit; mais les propriétaires depuis un certain temps ré-
clament du métayer plus de la moitié de la récolte de la soie, ou bien
ils exigent pour un certain poids de feuilles de mûrier un poids dé-
terminé de cocons, ce qui met tout le risque à la charge du cultiva-
teur. Les contrats agraires deviennent ainsi de plus en plus lourds
pour les locataires. Les baux héréditaires {contratti di livello) sont
fréquens dans cette région, surtout dans la Valteline : ils obligent
le tenancier à une prestation en nature, fixée à l'origine soit en vin,
soit en céréales, soit en foin, d'après ce que la terre produisait à
l'époque où le contrat est intervenu, et dans certaines éventualités
ils entraînent quelques redevances extraordinaires (laude??iii). Ces
baux ont l'inconvénient de forcer le locataire à cultiver toujours les
mêmes produits et d'empêcher par suite, jusqu'à un certain point,
les progrès de Tagriculture; en revanche, ils donnent au locataire
une sécurité qu'il sait apprécier.
Presque toutes les communes possèdent sur les hauteurs de vastes
pâturages couverts de neige l'hiver, mais qui, l'été, peuvent nour-
rir un assez grand nombre de moutons et de bêtes à cornes; une
partie de ces pâturages est réservée à l'usage des habitans de la
commune; ils y font paître leur bétail, qu'ils entretiennent à l'étable
pendant le temps des neiges avec le foin recueilli soigneusement
sur leurs petites propriétés. La partie non réservée est louée aux
pastoriy qui possèdent des moutons, et aux ?naiidria/ii , appelés
aussi inalghesi et hergaminiy qui possèdent des vaches et des bœufs.
FORCES PRODUCTIVES DE LA LOMBARDIE. A49
Ces bergers et ces pasteurs forment une classe à part. L'été, ils vivent
isolés avec leurs troupeaux sur les hauts pâturages; l'hiver, ils des-
cendent jusque dans la plaine, où ils font accord avec les fermiers
pour nourrir leur bétail. Les bergers sont mal vus et presque trai-
tés comme des voleurs, parce que leurs moutons font beaucoup de
tort aux récoltes du pays qu'ils parcourent; aussi leur nombre dimi-
nue-t-il sans cesse, et beaucoup de communes les repoussent inexo-
rablement de leur territoire. Les mandriani^ malgré leurs mœurs
rudes et leur extérieur inculte, n'en ont pas moins une certaine ai-
sance. Leur troupeau seul représente déjà un capital assez consi-
dérable; il en est même qui possèdent une centaine de mille francs.
La race bovine , généralement peu soignée , est de qualité très mé-
diocre. Les fermiers de la plaine irriguée, qui n'élèvent point de
jeunes bêtes, refusent d'acheter celles du haut pays et s'adressent
de préférence à la Suisse. Les foires de la Yalteline n'ont d'impor-
tance que par le bétail qui vient d'au-delà des Alpes.
La Haute-Lombardie le cède en outre aux cantons sous un autre
rapport. Tandis qu'en Suisse de puissantes forêts d'arbres résineux
couvrent les montagnes jusqu'aux limites extrêmes qu'elles peu-
vent atteindre , en Lombardie les hauteurs sont généralement nues
et déboisées. Les communes italiennes, moins prévoyantes que les
communes helvétiques, n'ont pas su préserver ces bois magnifiques
qui leur fournissaient jadis à profusion du combustible et des maté-
riaux de construction, et qui, bienfait plus grand encore, retenaient
la terre végétale sur les pentes, empêchaient les ravages des torrens,
et diminuaient la violence des orages et la durée des sécheresses. Il
est un fait curieux à noter, c'est combien tout le bassin de la Médi-
terranée a souffert du déboisemeat. La Syrie, toute l'Asie-Mineure,
la Grèce, les îles de l'Archipel, la Sicile, l'île de Sardaigne, la ré-
gion des Apennins, la France méridionale, tout le nord de l'Afrique,
l'Espagne, avaient dans l'antiquité beaucoup plus de terres fer-
tiles et un nombre plus considérable d'habitans que de nos jours.
Les vieilles religions de l'Orient sanctifiaient l'acte de planter un
arbre, et plaçaient volontiers leurs autels sur des montagnes cou-
vertes d'épais ombrages. Il semble que la race germanique ait hé-
rité de ses ancêtres aryens cet amour des arbres. La sylviculture est
une des sciences favorites de l'Allemagne. En Angleterre, les beaux
arbres sont l'objet d'un respect pieux et presque d'un culte. En
Amérique, on vient de faire une loi spéciale pour protéger les ma-
gnifiques ivellingtonia de la Californie , ces géans du règne végétal
qui ont quatre cents pieds de hauteur et de quatre à cinq mille
ans d'âge. Malheureusement ce respect des forêts semble inconnu
dans le midi. Sur les 400,000 hectares de la province de Sondrio, il
ÏOME XXIV. 29
A50 REVUE DES DEUX MONDES.
n'y en a que 56,000 qui soient couverts de grands arbres; plus de
50,000 hectares à peine revêtus de maigres broussailles et de vastes
espaces complètement dénudés sont les tristes témoins des ravages
déjà accomplis. 11 en est de même dans toutes les régions des mon-
tagnes lombardes. Pour arrêter les progrès du déboisement et dans
l'espoir de favoriser des plantations nouvelles, le gouvernement a
ordonné aux communes de vendre la plus grande partie de leurs
biens-fonds. Cette mesure a rencontré une vive résistance chez les
habitans, et il est douteux qu'elle ait le résultat avantageux qu'on en
espère; il est même à craindre qu'elle ne porte atteinte aux condi-
tions économiques qui garantissent maintenant la population des
montagnes contre la misère.
Jadis chez les Germains et chez les anciens peuples italiques,
comme nous le voyons encore maintenant dans les villages russes,
la propriété privée ne s'étendait qu'aux meubles. La terre apparte-
nait à la tribu ou à la commune ; pour les pâturages et les bois, la
jouissance était en commun ; pour les terres mises en culture, cha-
que famille en avait une part qu'elle détenait pendant un temps
plus ou moins long qui a varié chez chaque peuple. Ces antiques
coutumes, propres, semble-t-il, à toute la race indo-germanique,
ne se sont maintenues que dans l'Europe orientale; mais dans les
montagnes, où les traditions du passé se conservent longtemps,
r ancien fonds communal est toujours resté très étendu. Sur les
400,000 hectares de la province de Sondrio, récemment encore
il n'y avait que 23,500 hectares qui fussent tombés dans le domaine
privé. Les propriétés communales étaient, il est vrai, très mal ad-
ministrées, sans doute par suite de l'ignorance et de l'imprévoyance
générales, car en Suisse il en est tout autrement; mais du moins
le patrimoine commun qui permettait au plus pauvre de nourrir
une vache et de se procurer un peu de bois avait eu cette utilité
très réelle d'éloigner le paupérisme.
Les communes, qui, sous la pression de l'autorité centrale, ont
fini par céder une partie de leurs biens, ont eu recours à divers
modes d'aliénation : les unes ont vendu aux enchères, les autres
ont distribué des parts égales entre tous les habitans, d'autres ont
appliqué le contrat de livello^ d'autres encore ont réparti les biens
entre chaque famille moyennant une très légère redevance, et à la
condition qu'à certaines époques ils fassent retour à la commune,
qui alors les distribue de nouveau. Ce dernier moyen, appliqué avec
intelligence et justice, nous paraîtrait le meilleur : d'une part, il
favoriserait la production comme la propriété privée; de l'autre,
comme patrimoine commun, il empêcherait la misère de devenir un
fait habituel et héréditaire.
FORCES PRODUCTIVES DE LA LOMBARDIE. AÔi
L'habitant des montagnes lombardes est laborieux, brave etprobe.
Il a le sentiment de la dignité humaine, car il est propriétaire ; il se
sent indépendant, car il dort sous son propre toit; il est économe
et sobre : des châtaignes, quelques légumes, du pain très grossier,
de la polenta de sarrasin ou de maïs, parfois un peu de lard, telle
est sa nourriture. Les maisons, construites en briques et en pierres,
sont beaucoup moins pittoresques et moins commodes que les cha-
lets suisses; les villages sont plus sales, les femmes moins bien
mises, l'instruction moins répandue, le travail moins industrieux et
moins prévoyant, l'aisance moins grande que dans les cantons. Jus-
qu'à ce jour, il manquait aux Lombards un ressort puissant, la
liberté, dont leurs voisins jouissent depuis des siècles.
Maintenant descendons un peu plus bas : nous voici dans la région
des collines et des hautes plaines. Cette région s'étend depuis le
Lac-Majeur jusqu'au lac de Garde. C'est un très beau pays, mais
qui, sauf quelques endroits, comme les environs de Yarese et la rî-
viera di Salo, présente un aspect très uniforme. Partout les champs
sont plantés de mûriers qui, tous d'égale forme et d'égale grandeur,
arrêtent la vue sans la charmer, ainsi que le font les ombrages et les
troncs majestueux des grandes forêts. La terre est divisée entre
un nombre infini de petites exploitations de 10, 6, 3 ou 2 hectares,
dont quelques-unes sont cultivées avec des bœufs, mais la plupart
à la bêche. La propriété est également dans un* très grand nombre
de mains : on compte une propriété par sept habitans. Les patri-
moines ont généralement une étendue qui varie de h k hO hectares;
ceux qui dépassent 100 hectares sont de rares exceptions. Les toutes
petites parcelles ne sont point non plus trop fréquentes. La terre se
loue 6, 8, 10, et même jusqu'à 14 et 16 lire, et se vend de 200 à
500 lire la, pertica milanaise (6 ares 5Zi centiares). Le prix moyen
de location de l'hectare doit donc être de 100 à 110 francs, et celui
de vente de 3,200 à 3,500 francs. Le revenu des biens-fonds ne
dépasse pas 3 pour 100 de la valeur vénale. La terre est en très
grande partie exploitée par de petits propriétaires qui habitent les
bourgades et les gros villages, et qui louent leurs biens à des mé-
tayers, de sorte que ceux qui vivent de la rente et ceux qui vivent
de la culture forment deux classes séparées.
Le principal produit du sol est le mûrier, dont les feuilles nour-
rissent les vers à soie. Sous ces mûriers croissent le froment et le
maïs, auxquels l'ombre de ces arbres ne paraît pas nuire. U ombra
del gelso è V ombra d'oro (ombre de mûrier est ombre d'or), dit le
paysan milanais. On cultive aussi la vigne, mais le vin est considéré
comme un produit accessoire. A cette terre médiocrement fertile,
qui porte déjà le mûrier et la vigne, le cultivateur parvient donc,
par une sorte de miracle agronomique, à faire produire encore sans
A 52 REVUE DES DEUX MONDES.
relâche des récoltes de grains. Les deux tiers ou les trois cinquièmes
de l'exploitation sont emblavés en froment ou en seigle, suivant la
qualité du fonds, le reste en maïs, sauf quelques parties réservées
à un peu de lin, de chanvre, de pommes de terre, de sarrasin, et à
quelques légumes. Le sol est ainsi sans cesse occupé par des plantes
épuisantes. Dans les champs de froment, on sème du trèfle, on le
fait pâturer par le bétail, puis on l'enfouit à l'automne, et il sert
d'engrais pour la récolte qui suit. Après le maïs, on sème du lupin,
qu'on enfouit également. La seconde année, la terre qui a donné du
maïs doit porter du froment, ainsi que la moitié de celle qui a déjà
produit du blé; l'autre moitié est réservée au maïs. Quant au bétail,
il va de soi qu'il ne peut être très nombreux dans chacune de ces
petites métairies. On le nourrit l'hiver avec la paille du froment mêlé
de jeune trèfle, l'été avec la seconde pousse du trèfle, et avec toute
l'herbe qu'on peut couper le long des chemins et des fossés. Quand
on à un filet d'eau pour irriguer un petit pré, on peut entretenir
une vache de plus, et par suite mieux fumer la terre. Ce système
de culture a lieu de surprendre : il est incroyable qu'il n'épuise
point le sol rapidement et complètement. Deux choses rendent pos-
sible cette succession non interrompue de céréales : le soin qu'on
met à recueillir les engrais et les admirables façons que le cultiva-
teur donne à la terre avec la bêche. En Lombardie, comme dans le
pays de Waes en Flandre, c'est au moyen des engrais et de la bêche
que la petite culture parvient à nourrir sur un terrain maigre la po-
pulation la plus dense de l'Europe, et à payer une rente aussi élevée
que celle des meilleures terres. Le sol est profondément défoncé :
chaque motte est retournée, brisée et fertilisée par l'eau, qu'elle
absorbe plus facilement, et par l'air, qui pénètre à travers toutes ses
particules. Se Varatro ha il vomero di ferro, la vanga ha la punta
d'oro^ dit le proverbe ; si la charrue a un soc de fer, la bêche a une
pointe d'or. A vrai dire, dans cette région, la culture est du jardinage.
Le contrat de location généralement en usage est le métayage,
avec des conditions plus ou moins favorables pour le cultivateur.
Du côté de Bergame, le propriétaire se réserve la moitié de tous les
produits {mezzeria). Du côté de Brescia, il en obtient souvent le
tiers [terzeria). Du côté de Milan et de Gôme, il prend la moitié de&
cocons et du raisin , mais il stipule une prestation fixe en céréales
qui varie de 2,73 à 3,20 hectolitres à l'hectare suivant la fertilité
de la terre. Autrefois le métayage à mi-fruit était général dans cette
région. Des habitudes patriarcales unissaient les paysans aux pro-
priétaires et aussi les paysans entre eux. Quatre ou cinq familles s'as-
sociaient pour exploiter une ferme en commun ; elles vivaient sous
le même toit; elles reconnaissaient aux champs l'autorité d'un chef,
le reggitorcj qui dirigeait les travaux, et autour du foyer celle d'une
FORCES PRODUCTIVES DE LA LOMBARDIE. A 5 3
matrone, la massara, qui réglait les détails du ménage; les travaux
étaient partagés suivant le goût ou les aptitudes de chacun. Cette
forme d'association présentait un avantage aux cultivateurs, à qui
elle permettait d'exploiter une grande ferme avec le bénéfice cer-
tain de la division du travail, et un autre avantage aux proprié-
taires, à qui elle donnait une meilleure garantie pour sa participa-
tion dans les produits. Le reggitore avait intérêt à être honnête
dans ses rapports avec le maître , afin que ses associés le fussent
aussi avec lui. En outre, la petite société, ayant un capital plus con-
sidérable que celui d'une seule famille, offrait plus de sécurité à la
jouissance du propriétaire. Malheureusement ces associations re-
marquables, et en fait aussi favorables à la bonne culture qu'aux
bonnes mœurs, tendent à disparaître; elles disparaissent en partie
sous l'influence d'un certain esprit d'indépendance qui se manifeste
chez les associés, en partie aussi par suite de l'hostilité des proprié-
taires, qui ne peuvent pas imposer à l'association, disposant d'un
assez grand capital, les conditions plus dures qu'ils font accepter
aux familles isolées, plus pauvres et se faisant concurrence.
Les contrats ordinaires commencent à la Saint-Martin, et finis-
sent au bout de l'an; mais la tacite reconduction leur donnait jadis
une durée pour ainsi dire illimitée, les conditions fixées par la cou-
tume restant toujours les mêmes. Le métayer est attaché à son ex-
ploitation, dont il se considère comme le co-propriétaire. Il paie une
somme annuelle qui varie de 20 à ZiO lire pour la maison, et il sup-
porte la moitié des impôts; mais le produit du bétail est pour lui seul.
Dans les pays où les prestations en grains sont en usage, les cul-
tivateurs se divisent en massari et en pigionanti. Les premiers for-
ment des associations de trois à quatre familles pour cultiver une
quinzaine d'hectares au moyen de bœufs; les seconds vivent seuls
avec leur ménage, et n'ont que leurs bêches. Dans toute la région
des collines et des hautes plaines, comme dans les montagnes, on
ne rencontre que très peu de journaliers. Les familles isolées ou
associées suffisent à faire tous les travaux qu'exigent les exploita-
tions. Les femmes ne sont guère employées aux gros travaux de la
culture; elles s'occupent de leur modeste étable, des soins du mé-
nage et de la préparation de la soie. Les conditions de plus en plus
dures des contrats d'amodiation réduisent à peu près les classes
agricoles au strict nécessaire, mais les maisons sont en général htien
aérées et bien tenues, parce que l'élève du ver à soie exige de la
propreté. En résumé, la plupart des cultivateurs non-propriétaires
mènent, comme partout, une vie de privations ; mais, sauf dans les
mauvaises années, l'extrême misère est exceptionnelle; elle ne se
rencontre que dans quelques districts d'un sol rebelle, à l'ouest de
Milan et dans la province de Brescia.
hbh REVUE DES DEUX MONDES.
La troisième région agricole, celle des plaines basses, est le pays
de la terre fertile et des grandes propriétés. Situées le long du Pô,
ces plaines sont en grande partie irriguées par les rivières qui, des-
cendant des hauteurs, se jettent dans le fleuve principal. 427,200 hec-
tares sont fertilisés ainsi par les eaux du Tessin, de l'Adda, du
Brembo, du Serio, de l'Oglio, du Clisio et du Mincio, distribuées au
loin par un immense réseau de canaux grands et petits, ouvrage des
anciens et des municipalités du moyen âge. Les lois et les usages
qui règlent la distribution des eaux forment un code complet, par-
faitement conçu, et qui a eu pour eifet de développer singulièrement
l'esprit d'association. Les terres arrosées acquièrent sous l'influence
du soleil une fécondité prodigieuse, et elles sont surtout occupées
par des prairies et des rizières. Les prairies ordinaires, qui ne sont
irriguées que pendant l'été, donnent trois ou quatre coupes d'excel-
lent foin et un abondant regain. Les marcite^ qui sont irriguées même
l'hiver, donnent de cinq à six coupes; celles qui sont fécondées par
les eaux de la Yettabia, provenant en partie des égouts de Milan, se
fauchent jusqu'à huit et neuf fois par an. Ces inarcite se louent de
300 à 600 lire l'hectare. La graminée qui fait le fond de ces mer-
veilleuses prairies est le ray grass.
Les rizières donnent aussi un produit considérable, qui, dans une
bonne année et dans une bonne terre, peut s'élever à 110 hecto-
litres par hectare de riz non mondé, ou à une quarantaine d'hecto-
litres de riz mondé, représentant une valeur en argent d'à peu près
1,200 francs. Pour avoir la moyenne, il faudrait réduire ce résultat
d'un tiers, et il est à noter aussi que les frais de cette culture sont
très grands. Partout où il y a des rizières et des prairies irriguées,
les terres labourées sont d'une importance secondaire; elles n'occu-
pent guère qu'un tiers et parfois un cinquième de la superficie des
exploitations. Les prairies artificielles prennent une grande place
dans les rotations ordinaires. Sur un assolement de six ou sept an-
nées, les plantes fourragères occupent le sol pendant trois ou quatre
ans. On sème le trèfle ordinaire avec le froment; on le fait pâturer
à l'automne, et on le fauche l'an d'après (1).
Les autres produits de la région des basses plaines sont en pre-
mière ligne le maïs, puis le froment, le seigle, l'avoine, le colza, le
millet. On estime le rendement du froment de 16 à 17 hectolitres,
et celui du maïs de 30 à A2 hectolitres à l'hectare (2). Dans le Lo-
(1) On le remplace parfois par le trèfle blanc {trifolium repens, ladino en italien) et
avec avantage, parce que cette légumineuse, étant tout à fait indigène et vivace, permet
de maintenir les prairies temporaires plus longtemps qu'avec le trèfle ordinaire.
(2) D'après les calculs faits avec le plus de soin, le produit moyen du froment en ces
dernières années est pour l'Angleterre de 24 hectolitres, pour la Belgique de 22, pour
la Saxe de 18 à 19 hectolitres, pour la France de 10 à 12 hectolitres l'hectare.
FORCES PRODUCTIVES DE LA LOMBARDIE. A 5 5
digiano et surtout à l'est de l'Adda, on cultive aussi le lin, qui se
vend sur pied de /iOO à 500 fr. par hectare , ce qui est peu , car en
France, dans le département du INord, et en Belgique, dans la
Flandre, ce produit, sur une même étendue de terrain, vaut de
800 à 1,100 francs. En Lombardie, après le lin, on obtient encore
en récolte dérobée du millet ou du maïs quarentin. On rencontre
aussi le mûrier et la vigne dans cette région, surtout dans les pro-
vinces de Crémone et de Mantoue ; ils y croissent avec une admirable
vigueur, et on y fait d'assez bon vin. Cette partie de la contrée, où
domine une terre profonde et compacte, et où les irrigations sont
rares, produit en abondance des céréales et du chanvre. La rotation
quadriennale y est fort en usage : froment avec trèfle pour la pre-
mière année; pour la seconde, trois coupes de trèfle; pour la troi-
sième, lin avec millet ou maïs quarentin en récolte dérobée; pour la
quatrième, maïs. Quoique l'agricidture ait fait des progrès depuis
quelque temps dans cette partie du pays, elle y est cependant encore
plus arriérée que dans aucune des autres provinces. Au contraire,
dans le Bas-Milanais et dans les provinces de Pavie et de Lodi, elle
ne paraît plus guère susceptible de grands perfectionnemens; la
terre, couverte de riz et de gras herbages, donne tout ce qu'elle
peut donner.
Dans toute la région des basses plaines, on ne trouve que de
grandes cultures, et par suite de grands propriétaires, car on ren-
contre parfois la petite culture combinée avec la grande propriété,
mais on n'a jamais vu jusqu'à ce jour la grande culture se déve-
lopper avec la petite propriété. L'extension des exploitations varie
de 100 à 300 hectares, les bâtimens sont vastes, bien construits, et
contiennent une maison commode pour le fermier, de grandes éta-
bles et d'énormes granges et fénils; mais les habitations des ou-
vriers sont en général de misérables chaumières, mal entretenues
et malsaines à cause de l'eau des rizières, qui souvent les entoure
de tous côtés. Le pays est entrecoupé de canaux et de fossés au
bord desquels croissent des saules, des peupliers, des chênes, qui
fournissent du bois de chauffage et de construction. Les fermes sont
garnies de grands troupeaux de 80 à 100 vaches, ordinairement ma-
gnifiques, achetées en Suisse, et nourries avec les excellens herbages
des prés et des marcite. Le lait de ces vaches est destiné à faire le
formaggio di grancij ou fromage du Parmesan, que nous avons déjà
cité parmi les produits importans du pays. Pour faire une forma de
fromage par jour, ce qui est le mode le plus avantageux, il faut le
lait de 80 vaches; aussi les fermiers dont les troupeaux sont trop
peu nombreux sont-ils obligés de s'associer et de mettre leur lait
en commun, ou bien de le vendre à un fabricant de fromage.
Les fermes sont généralement louées pour une somme fixée en
A 56 REVUE DES DEUX MONDES.
argent. Quant aux prestations 'en nature et au métayage, on ne les
rencontre que dans la partie de la contrée où le système de culture
se rapproche de celui du haut pays. Il est rare que les propriétaires,
si l'on excepte ceux du Mantouan, fassent eux-mêmes valoir leurs
biens (1). Les baux sont ordinairement de neuf ou douze ans. Les
prix de location varient de 8 à lA lire la pertica; les prix de vente,
de 200 à 350 lire. Les placemens en biens-fonds, qui dans la mon-
tagne donnent de 1 à 2 pour 100, sur les collines 3 pour 100, pro-
duisent dans la plaine 4 pour 100. Plus la terre est divisée, plus
elle se vend cher, parce qu'il y a plus de petites bourses que de
grandes. A l'ouest de l'Adda, l'irrigation ne permet d'obtenir ni
plusieurs récoltes différentes dans le même champ, ni les grands
troupeaux nécessaires pour la confection du fromage ; à l'est, la na-
ture compacte du terrain exige de forts attelages de bœufs pour
labourer. Toutes ces diverses circonstances empêchent la propriété
de se diviser. Si l'on fractionnait une de ces grandes fermes, il fau-
drait aussitôt construire de vastes bâtimens dont on ne retirerait
aucun intérêt, car on ne louerait pas les terres à un prix plus élevé.
Les fermiers de la Basse-Lombardie forment une classe très aisée.
Il leur faut d'abord un capital considérable en bétail; en second
lieu , par cela même , le nombre des concurrens qui demandent à
louer étant restreint, ils ne subissent pas au même degré que le pe-
tit cultivateur les exigences du propriétaire , et ils conservent ainsi
pour eux une partie de la rente. Un fait significatif le prouve : quoi-
que le sol soit beaucoup plus fertile dans la plaine que sur les colli-
nes, le revenu de la terre touché par le propriétaire est pourtant le
même. Ces grands fermiers lombards vivent simplement, mais ils
jouissent d'un large bien-être. Ils ne sont point sans instruction, et
souvent ils envoient un de leurs fils à l'université pour y faire des
études d'avocat ou d'ingénieur (2). Au-dessous des fermiers, on
rencontre les ouvriers agricoles, correspondant aux petits métayers
du haut pays. Ces ouvriers reçoivent différens noms suivant leurs
occupations, qui les placent plus ou moins haut dans la hiérarchie
rurale. Il y a d'abord les famigli, qui soignent les vaches et qui re-
çoivent, outre la nourriture, un salaire fixe d'environ 180 lire par
an ; puis viennent les cavalcanti et les bifolchi, qui dirigent les che-
vaux et les bœufs : leur salaire varie de 60 à 80 lire par an , avec
la jouissance d'un petit jardin. Les plus malheureux sont les fal-
(l)On voit, dans le rapport de la chambre de commerce de Pavie pour 1852, que dans
cette province 200,000 pertiche ( de 6 ares 54 cent. ) étaient cultivées par les proprié-
taires, 100,000 par des métayers, et le reste, soit plus de 850,000 pertiche^ par des loca-
taires, dont le nombre entre grands et petits s'élevait à 30,000.
(2) On trouvera quelques détails sur cette existence des fermiers lombards dans le
récit de M"« la princesse de Belgiojoso, Rachei, Revue du 15 mai et du 1" juin 1859.
FORCES PRODUCTIVES DE LA LOMBARDIE. 457
ciaiori, qui fauchent à la tâche les prairies, divisées en comparti-
mens d'une étendue déterminée : outre la nourriture, qui est misé-
rable, la tâche d'un jour ne leur rapporte que 50 centimes en
moyenne, et ils doivent payer à peu près de 25 à 26 francs de
loyer annuel pour la chaumière qu'ils habitent. Souvent ils tra-
vaillent une partie de la nuit et arrivent ainsi, moyennant un
labeur excessif accompli pendant les grandes chaleurs, à faire
double tâche.
Quand les ouvriers de ces différentes catégories ont femme et
enfans, le fermier leur concède le diritto di zappa, c'est-à-dire le
droit de cultiver pour leur compte une petite partie du fonds moyen-
nant une prestation en nature toujours très élevée. Le travail effec-
tué sur cette parcelle, en grande partie par la femme et par les
enfans, diminue la pauvreté de la famille , quand les conditions de
la concession ne sont pas trop dures, et quand on peut élever des
vers à soie. M. le comte Arrivabene, qui a étudié avec soin le sys-
tème de rétribution des travailleurs agricoles dans la Basse- Lom-
bardie, signale avec raison comme une pratique des plus sages
cette participation qu'on accorde aux ouvriers de l'agriculture dans
les produits; c'est un excellent moyen de les exciter à bien remplir
leur tâche et de développer parmi eux le sentiment de la responsa-
bilité. Il est seulement à regretter que l'association qui existe entre
les fermiers et leurs employés soit trop restreinte et souvent aussi
trop à l'avantage des premiers. L'ouvrier le mieux payé, le seul
qui jouisse d'une certaine aisance, c'est celui qui fait le fromage, le
casaro. Son salaire varie de 2 fr. à 2 fr. 70 c. Gomme leur art e^t
un secret, les casari forment une caste à part, qui a le sentiment
de son importance et qui dicte ses conditions aux fermiers. Le sotto
casaro a les deux tiers de la rétribution de son maître. Pour s'af-
franchir des exigences des casari , quelques fermiers vendent leur
foin aux mandriani qui descendent des hauteurs pour faire hiver-
ner leurs troupeaux dans la plaine, et d'autres vendent le lait à des
casari établis en qualité de fabricans de fromage. Gomme la popu-
lation fixe est trop peu nombreuse pour faire face à certains tra-
vaux qui doivent être promptement terminés, les grands fermiers
ont recours à des ouvriers étrangers qui viennent des bourgades ou
des montagnes. Le salaire de ces ouvriers varie de 90 ç. à 1 fr.
50 c. par jour avec la nourriture, et de 1 fr. 05 c. à 1 fr. 70 c. sans
la nourriture. En somme, quoique la terre de la plaine soit beau-
coup plus fertile que celle des hauteurs, on ne peut pas dire que la
condition de ceux qui la cultivent soit meilleure ; seulement , grâce
à cette fertilité plus grande, deux classes de personnes peuvent
vivre affranchies du travail manuel dans la plaine, tandis que dans
la montagne une seule jouit de cet avantage.
458 REVUE DES DEUX MONDES.
On connaît maintenant les forces productives du pays lombard et
les différences qui naissent, dahs le régime du travail agricole, de la
diversité même des régions où il s'exerce, enfin le caractère des po-
pulations appelées à en vivre. Il ne sera pas inutile de soumettre ces
faits sûrement établis au contrôle de la science économique, si Ton
veut discerner ce que la Lombardie doit faire pour améliorer sa con-
dition actuelle en profitant de l'indépendance qui lui est rendue.
III.
• II est trois points qui en Lombardie méritent surtout de fixer l'at-
tention de l'économiste : — d'abord les effets bons ou mauvais de
la petite culture et de la petite propriété, ensuite les résultats avan-
tageux et désavantageux du métayage, enfin l'influence de la con-
dition des classes agricoles sur la pratique de la liberté. Examinons
d'abord la première question.
Nous avons trouvé la petite culture exercée dans la région des mon-
tagnes par les propriétaires, dans la région des collines par des mé-
tayers, et dans la plaine la grande culture pratiquée par des fermiers :
quel est donc l'effet de ces différentes circonstances sur la production
de la richesse, sur l'accroissement de la population, enfin sur le bien-
être des travailleurs agricoles? Toutes choses égales d'ailleurs, on
peut prévoir, semble-t-il, que le zèle et l'activité seront au plus haut
degré chez le petit propriétaire, car tout le produit du travail agricole
lui appartient; qu'ils seront moindres chez le métayer, qui ne touche
que la moitié du produit obtenu par ses soins; enfin qu'ils seront
moindres encore dans le système de la grande culture entreprise par
un fermier, parce qu'alors le travail est exécuté non par le fermier
lui-même, qui a un intérêt direct dans le succès de l'entreprise,
mais par des ouvriers dont le salaire est fixe, et qui n'ont aucune
part dans le produit. Il est vrai que si dans ce dernier cas le travail
est moins intense, le riche fermier peut compenser ce désavantage
par l'emploi d'un plus grand capital, comme cela se voit souvent en
Angleterre; mais il n'en est pas ainsi dans les autres pays, et notam-
ment en Lombardie. Dans cette dernière contrée, non-seulement le
travail du petit propriétaire et du petit métayer, intéressés au suc-
cès de l'exploitation, est plus productif, mais même dans les pays de
petite propriété et de petite culture le capital employé à féconder la
terre est plus considérable, à superficie égale. Le travail y est plus
productif, avons-nous dit : qui en douterait? Dans les montagnes,
la sécurité de l'avenir que donne la propriété et la certitude de jouir
de tout le produit peuvent seules faire cultiver des terres qu'aucun
fermier ne voudrait reprendre. Quant à la région des collines, elle
est, ainsi qu'on l'a vu, beaucoup moins fertile que celle des basses
FORCES PRODUCTIVES DE LA LOMBARDIE. kbd
plaines, et elle ne jouit pas du bienfait immense de l'irrigation.
Pourtant, malgré ces désavantages, la région des montagnes et des
collines nourrit dans une aisance égale un plus grand nombre d'ha-
bitans que la région des plaines, et la rente de la terre est la même.
La moyenne de celle-ci est à peu près partout de 100 à 110 fr. l'hec-
tare, et quant à la densité de la population relativement à la super-
ficie cultivée, elle est plus grande dans les provinces où domine la
petite culture que dans celles où domine la grande (1). Le genre de
vie des cultivateurs est partout aussi à peu près semblable; c'est
même dans la plaine qu'on rencontre le plus de misère. Si donc nous
trouvons sur le sol peu fertile des hauteurs le loyer de la terre aussi
élevé et un nombre d'habitans relativement plus considérable, ne
vivant pas plus mal que dans les plaines fécondes du Pô, on peut
en conclure que le travail est plus productif dans la petite culture,
même combinée avec le métayage, qu'il ne l'est dans la grande cul-
ture combinée avec le fermage. Il est vrai que dans le premier cas
la rente se divise entre un grand nombre de propriétaires qui la dé-
pensent modestement dans les bourgades, tandis que dans le second
elle enrichit quelques maisons opulentes qui la dépensent avec éclat
dans les grandes villes.
Nous avons remarqué encore que le capital agricole de la petite
culture était supérieur à celui de la grande culture. En effet, dans
un pays où, comme en Lombardie, le fermier n'a pas de capital
roulant destiné à l'achat d'engrais commerciaux et industriels ou
de machines coûteuses, la valeur de V inslrumentum fundi peut s'es-
timer à peu près par la valeur du bétail de toute sorte qui garnit
les exploitations. Or, si nous comparons sous ce rapport les diffé-
rentes provinces, nous trouverons que Sondrio comme Bergame et
Brescia, pays de petite culture, l'emportent notablement sur Lodi,
Pavie, Milan, Crémone, et Mantoue, pays de grande culture (2).
Dans les montagnes, le cultivateur, il est vrai, a la jouissance d'assez
(1) Si on cherche combien chaque province compte d'habitans par hectare cultivé,
on arrive au résultat suivant. Pour les provinces où domine la petite culture : Côme
4,4 hab. par hect., Sondrio 3,6 hab. par hect., Bergame 2,5 hab.*par hect., Brescia 1,9
hab. par hect. — Pour les provinces où domine la grande culture : Milan 4,2 hab. par
hect., Lodi 2,3 hab. par hect., Pavie 2 hab. par hect.. Crémone 1,8 hab. par hect., Man-
toue 1,3 hab. par hect. A superficie cultivée égale, les premières de ces provinces nour-
rissent donc plus d'habitans que les secondes, et encore faut-il remarquer que dans
celles-ci est située Milan, ville très peuplée où se dépense une assez notable partie des
revenus du pays, parce que l'administration centrale et beaucoup de grandes familles
y sont fixées. M. Wolowski a parfaitement montré dans la Revue même (l^"" août 1857)
que, malgré le morcellement , ou plutôt grâce à lui , la valeur foncière avait doublé en
France de 1821 à 1851.
(2) Pour les difi'érentes provinces, voici le résultat que nous obtenons. Par chaque hec-
tare cultivé, la valeur du bétail est de 237 lire dans. la province de Sondrio, de 196 1.
dans celle de Côme, de 161 1. dans celle de Lodi, de 157 1. dans celle de Pavie, de 140 1.
A60 REVUE DES DEUX MONDES.
vastes étendues de terres incultes; mais cet avantage est compensé,
et bien au-delà, par l'immense produit en fourrages des terres irri-
guées de la plaine. Ce résultat de la comparaison des chiffres don-
nés par les statistiques lombardes ne doit pas nous surprendre : il
est conforme aux faits observés dans la plupart des autres pays (1).
Si quelques économistes ont adressé à la petite culture le re-
proche, démenti par l'observation, d'être peu favorable à la multi-
plication du bétail, on a aussi reproché à la petite propriété de se
surcharger de dettes hypothécaires; or il se trouve qu'en Lombar-
die, c'est dans la province où la propriété est le plus subdivisée
qu'elle est le moins hypothéquée. Ainsi, tandis que la dette hypo-
thécaire de toutes les provinces s'élève à 24,79 pour 100 de la va-
leur des biens-fonds, dans la province de Sondrio elle ne s'élève
qu'à 1,50 pour 100 (2). En résumé, si les provinces où domine la
petite culture produisent un revenu aussi élevé, si elles nourrissent
aussi bien un nombre plus grand d'hommes, si elles possèdent au-
tant de bétail, et si le sol y est moins hypothéqué, on peut en con-
clure qu'en Lombardie du moins, la petite culture et la petite pro-
priété sont favorables à la production agricole et à la formation du
capital rural.
Voyons maintenant l'influence que ces deux formes distinctes de
culture exercent sur la population. Le sol lombard, comme on sait, est
très morcelé ; or ce morcellement a-t-il eu pour conséquence, ainsi
que l'ont prédit certains économistes anglais, de multiplier le nombre
des habitans bien plus rapidement que les moyens de subsistance,
et d'engendrer par suite le paupérisme? C'est précisément le con-
traire qui arrive. En 1818, la Lombardie comptait 2,167,782 âmes,
dans celle de Milan, de 138 1. dans celle de Bergame, de 126 1. dans celle de Brescia,
de 110 1. dans celle de Crémone, et de 94 1. dans celle de Mantoue.
(1) En Prusse par exemple, où l'on rencontre la très grande propriété dans les provinces
de l'est et la très petite propriété dans celles de l'ouest, il se trouve que la première
nourrit infiniment moins de bétail que la seconde. En Saxe, pays assez peu étendu et
où la propriété est très divisée, la statistique officielle a constaté que sur les petites
propriétés en dessous d'un acker (65 ares à peu près), on trouve, en réduisant tout le
cheptel en têtes de bêtes à cornes, 5,613 têtes par 1,000 ackers, et 110 têtes sur la même
superficie dans les propriétés dépassant 1,000 ackers. (D"" Engel, Zeitschrift des statis-
tischen Bureau' s des KœnigL sœchsischen Ministeriums des Innern, n" 1, Februar 1857.)
(2) Il en est partout ainsi en Europe : la petite propriété dans le même pays est moins
endettée que la grande propriété, et les pays de grande propriété le sont plus que les
pays de petite propriété. En Angleterre la dette hypothécaire s'élève à 50 pour 100 de
la valeur du sol, en France à 10 pour 100 seulement, suivant MM. Passy et Wolowski.
En Prusse, sur les bords du Rhin, on retrouve à peu près la même proportion qu'en
France ; dans les provinces orientales , la proportion constatée en Angleterre est même
dépassée. Voyez, pour ce dernier point, Kommiss.-Bericht der 2 Kammer vom 8 Mai
1851, cité par le président D' Adolphe Lctte dans son excellent opuscule Die Verthei"
lung des Grundeigcnthunis, Berlin 1858.
FORCES PRODUCTIVES DE LA LOMBARDIE. 461
et en 185Zi 2,835,219. Il y a donc une augmentation annuelle de
0,9 pour 100, tandis qu'en Autriche et en Russie elle est de plus
de 1 pour 100; en Prusse, de 1816 à 18A9, de l,Zi6 pour 100; en
Angleterre, de 1,11 pour 100. Or, dans tous ces pays, la grande
propriété domine. En France, pays de petite propriété, elle n'a été
que de 0,6 pour 100 pendant la première moitié du siècle. Si les
calculs de M. Jacini sont exacts, depuis 1802 jusqu'en 185Zi la pro-
duction agricole aurait doublé de valeur, tandis que la population
ne s'est pas accrue de plus de 40 pour 100. Les faits sont donc ve-
nus démentir encore ici la formule mathématique de Malthus. L'ac-
croissement des moyens de subsistance a été beaucoup plus rapide
que l'augmentation du nombre des habitans. Il en a été de même
en France, en Angleterre, en Allemagne, et même en Amérique, où
la population double tous les vingt-deux ans, mais où la production
de la richesse croît encore plus vite.
Si maintenant nous examinons la condition des classes agricoles,
nous devons constater qu'en somme elle est meilleure sous le ré-
gime de la petite propriété et de la petite culture par métayers.
Partout, en Lombardie comme dans le reste de l'Europe, l'existence
de ceux qui de leurs mains exécutent les travaux des champs est
rude : des vêtemens très simples, une nourriture assez grossière et
uniquement végétale, presque jamais de vin ni de viande, un lit
pour les époux, mais de la paille pour les enfans. Gomme l'a remar-
qué Turgot, (( en tout genre de travail, il doit arriver et il arrive que
le salaire de l'ouvrier se borne à ce qui lui est nécessaire pour se
procurer sa subsistance. )> Les petits propriétaires des montagnes,
les métayers des collines et les salariés de la plaine peuvent être
tous également considérés comme des ouvriers agricoles, et leur ma-
nière de vivre est à peu près semblable. Le petit propriétaire toute-
fois est mieux logé dans sa propre maison, qu'il entretient lui-même,
que le salarié de la plaine, qui habite de misérables masures déla-
brées qu'il est trop pauvre pour entretenir à ses frais, et que ni le
propriétaire ni le fermier n'ont intérêt à réparer. Comme la division
du travail, sous le régime de la grande culture, l'astreint à un labeur
uniforme, son intelligence sommeille; il se contente d'obéir à son
maître, et ne s'ingénie pas, comme son frère des hauteurs, à obtenir
de chaque pouce de terre le plus grand produit possible. N'ayant
pas à chaque instant besoin de prendre une résolution importante,
de prévoir l'avenir, d'acheter et de vendre, la conscience de sa res-
ponsabilité est peu développée, et l'initiative individuelle est faible^
Tandis que le petit propriétaire et le métayer aiment la terre comme
leur enfant, l'ouvrier de la plaine n'éprouve pour elle aucun attache-
ment. Malgré le proverbe : Tre S. Martini fanno un incendio (trois
Saint-Martin valent un incendie), il abandonne une exploitation pour
A62 REVUE DES DEUX MONDES.
une autre sans nul regret. Ayant l'esprit moins ouvert, il est plus
superstitieux, et en général il est aussi moins instruit. Comme il vit
dans une dépendance continuelle de ceux qui l'emploient, le senti-
ment de la liberté et de la dignité humaine est étouffé. La pré-
voyance étant peu éveillée chez lui, il se marie vite et il se réjouit
d'avoir beaucoup d'enfans qu'il ne devra pas chercher à placer, et
qui seront salariés comme lui. Sans les ravages de la fièvre palu-
déenne, la population tendrait probablement à s'accroître ici dans
une proportion inquiétante. Les liens de famille sont aussi plus relâ-
chés dans la plaine que sur les hauteurs, et généralement la socia-
bilité est moins grande. Les cas de maraudages et de vols ruraux,
qui s'étaient beaucoup multipliés dans les dernières années de la
domination autrichienne, sont encore très rares dans les montagnes,
et ils deviennent plus fréquens à mesure qu'on descend vers la ré-
gion de la grande culture. Ainsi, par un singulier et fâcheux con-
traste, plus la terre est fertile, moins la condition de ceux qui la
cultivent est favorable, et c'est aux environs de Milan, dans les dis-
tricts où l'on trouve le sol le plus productif de l'Europe, les marcite,
que se rencontrent les travailleurs agricoles les plus misérables de
la Lombardie. Des faits observés dans ce pays, il résulte donc ma-
nifestement que la culture exercée par des hommes intéressés et
responsables est plus favorable au bien-être et surtout à la moralité
et à l'instruction du peuple que la culture exécutée par des salariés.
Il faut aborder enfin une seconde question, non moins controver-
sée que la précédente : quels sont, au moins pour la Lombardie, les
avantages et les inconvéniens du métaya<?e, qui a été attaqué par
les uns, défendu par les autres, et parfois tour à tour attaqué et
défendu par les mêmes écrivains? Le métayage, la colonia piirlia-
ria, que les peuples de l'Europe méridionale semblent avoir iiérité
des Romains, ne s'est jamais étendu dans le nord, et en France ce
contrat ne dépasse guère la Loire. Le fait peut s'expliquer, soit par
l'influence plus grande qu'exercent les traditions latines dans le
midi, soit par une disposition particulière aux peuples méridionaux,
qui ne peuvent être amenés à travailler activement que par l'espoir
de participer au produit. Quand le travail exige des soins assidus
et vigilans, alors il paraît même qu'il est absolument nécessaire
d'y intéresser les travailleurs, du moins en Italie. C'est pour cette
raison que dans les provinces lombardes, où la terre est cultivée par
des salariés, le système du partage des produits est appliqué à l'é-
lève des vers à soie. La coutume du métayage en Lombardie s'ex-
plique donc, en partie du moins, par le genre de culture dominant,
et, comme nous l'avons montré, la petite culture, même par mé-
tayers, donne des résultats plus favorables que la grande culture
par des fermiers employant des salariés. Il est vrai que des petits
FORCES PRODUCTIVES DE LA LOMBARDIE. A 63
fermiers payant un loyer fixe seraient encore plus intéressés au suc-
cès de l'exploitation, puisque, déduction faite du fermage, ils au-
raient tout le produit, tandis que le métayer n'en a que la moitié;
mais cet avantage serait plus que balancé par le défaut de sécurité.
Dans les pays où le propriétaire est forcé de fournir au cultivateur
le capital d'exploitation, et principalement le cheptel, le capital
ainsi confié à un tiers peut être compromis ou exposé à une dimi-
nution insensible, mais constante. En Lombardie, cet inconvénient
n'existe pas : le propriétaire ne livre que la terre, les bâtimens et
les plantations; l'occupant fournit le travail, qui est l'élément prin-
cipal, et même le capital. Le bétail lui appartient en propre : il
a donc tout intérêt à le bien soigner et à le multiplier. Les autres
inconvéniens que présente le métayage sont également moindres en
Lombardie qu'ailleurs (1). Il empêche jusqu'à un certain point les
améliorations coûteuses, car ni le p-ropriétaire ni le métayer n'ont
un intérêt suffisant pour les faire, vu que chacuQ d'entre eux ne
toucherait que la moitié du produit obtenu au moyen des dépenses
faites par un seul ; mais la culture en Lombardie est déjà arrivée d'ail-
leurs à un si haut degré de perfection, et telle est la nature de ses
productions, qu'elle ne semble point réclamer ces grands travaux
d'amélioration nécessaires en d'autres pays.
La facilité qu'a le métayer de soustraire une partie du produit
qui revient au propriétaire expose, il est vrai, la moralité du pre-
mier à d'assez dangereuses tentations, et exige de la part du second
une surveillance plus ou moins fastidieuse; mais aussi, en intéres-
sant le propriétaire au succès de la culture, le métayage le retient
près de sa propriété : il l'empêche de dépenser la rente loin du sol
qui l'a produite, et il s'oppose de la sorte à l'extension du fléau de
Y absentéisme. Il présente un autre avantage, qui l'emporte, à vrai
dire, sur tous les inconvéniens réunis de ce mode d'exploitation. Au
lieu de soumettre la répartition des produits aux luttes d'une con-
currence souvent désastreuse, le métayage la soumet à l'empire plus
stable de la coutume. Il en résulte que si le produit total augmente,
si les denrées du cultivateur se vendent plus cher, sa part s'accroît
et à la longue son sort peut s'améliorer. Il jouit ainsi d'une partie
de la rente, et s'il est vrai, comme le montrent les économistes,
que le progrès des sociétés tend de plus en plus à élever la rente,
il est certain que le métayer participera de ce bénéfice du travail
(1) Un de CCS inconvéniens est grave cependant, c'est la fâcheuse inégalité qui existe
dans la condition des métayers. En effet, comme le métayage ne laisse à ceux-ci que la
moitié du produit, quelle que soit la fertilité du sol, il en résulte que les uns, sur une
terre féconde, vivent bien et travaillent peu, tandis que les autres, sur un sol ingrat,
travaillent beaucoup et vivent mal. Cette inégalité n'est ni favorable à la production ni
conforme à la justice.
A64 REVUE DES DEUX MONDES.
social. Ceci explique comment les petits métayers toscans dont s'est
occupé M. de Sismondi vivent mieux sur un bien de 2 ou 3 hectares
que des fermiers qui exploitent une superficie vingt et trente fois
plus grande dans les pays où dominent exclusivement les baux à
ferme. On comprend aussi pourquoi la plupart de ceux qui ont vu
pratiquer le inétayage en Italie en ont parlé avec faveur et même
avec enthousiasme. Le système du bail à ferme assure sans doute
au fermier la jouissance entière du produit, déduction faite de sa
redevance; mais il a l'inconvénient très grave de faire tourner au
détriment de celui-ci, lors du renouvellement du bail, toutes les
améliorations qu'il aura pu faire. Si, par un labour plus profond,
par un meilleur écoulement des eaux, par l'emploi d'amendemens
coûteux, ou par suite de toute autre cause, la terre est devenue
plus féconde ou est plus recherchée, le fermier devra payer un fer-
mage plus élevé : loin de jouir du profit de la plus-value, résultat
de son travail, c'est lui désormais qui en paiera l'intérêt. Arthur
Young a pu dire à ce propos avec une grande exagération, mais avec
un vif sentiment d'équité : « Donnez à un individu un jardin avec
un bail de neuf ans , et il en fera un désert. » Il y a beaucoup de
terres qui, avec des baux de neuf ans, sont parfaitement cultivées;
mais il n'en est pas moins vrai que les fermages vont en augmen-
tant sans cesse, et que cette augmentation croissante pourrait avoir
pour effet de diminuer un jour chez les locataires le goût du travail
et le désir d'améliorer le sol qu'ils occupent.
Malheureusement en Lombardie le métayage s'est déjà écarté et
tend chaque jour à s'éloigner davantage des conditions primitives
du contrat, qui fixait, d'après la coutume locale et traditionnelle,
la part du cultivateur. Depuis longtemps déjà, du côté de Gôme et
de Milan, au partage par moitié, qui ne s'applique plus qu'aux pro-
duits des plantations, aux raisins et aux cocons, on a ajouté la clause
de la prestation annuelle d'une quantité déterminée de grains. Cette
prestation ne se réglant plus d'après les usages locaux, mais d'a-
près les exigences des propriétaires et les offres des locataires, il
s'ensuit que le métayage perd son caractère de fixité, et tombe sous
la loi d'accroissement qui règle le fermage. Cette clause, qui a pour
résultat de faire jouir les propriétaires seuls de toute la rente, tend
de plus en plus à passer dans les habitudes. Là même où elle n'a
pas encore été adoptée, l'antique contrat a subi d'autres modifica-
tions non moins regrettables. La cherté des denrées et surtout de
la soie dans ces derniers temps ayant notablement augmenté les
profits des métayers, les propriétaires ont profité de cette circon-
stance pour introduire des stipulations nouvelles. Tantôt ils pren-
nent une part plus grande que la moitié dans la récolte des cocons,,
tantôt ils se réservent une portion des feuilles du mûrier qu'ils ven-
FORCES PRODUCTIVES DE LA LOMBARDIE. -465
dent à leur bénéfice, tantôt ils prélèvent d'abord un dixième sur le
produit total, puis partagent le reste. Ces stipulations et bien d'au-
tres du même genre ont toutes le même but et le même résultat :
elles ont pour but d'assurer au propriétaire tout le bénéfice de
l'augmentation croissante de la rente; elles ont pour résultat d'en-
lever au métayer la sécurité que lui assurait le contrat primitif. Il
s'ensuit que désormais le métayage est sujet au même inconvénient
que le bail à ferme, sans offrir les mêmes compensations. Si donc
il paraît démontré que le métayage est préférable au fermage , au
moins pour le cultivateur, il faut bien avouer aussi que ces con-
trats mixtes sont inférieurs au fermage sous tous les rapports. Ils
n'assurent pas mieux que le fermage le sort du métayer pour l'a-
venir, et ils l'empêchent de jouir seul, au moins pendant la durée
du bail, des fruits de son activité et de son intelligence.
Deux circonstances aggravent encore les mauvais effets de ces
contrats mixtes : c'est d'abord l'emploi d'intermédiaires qui louent,
moyennant une somme fixe, le droit de percevoir les prestations de
tous les métayers résidant sur un domaine ; en second lieu , les lo-
cations aux enchères publiques. Les établissemens religieux, les
administrations de bienfaisance et les grands propriétaires désirent
naturellement se débarrasser des soins très compliqués de la rentrée
de leurs redevances : ils s'adressent donc à des agens qui remplis-
sent la même fonction que les anciens traitans. Ensuite, ne pouvant
évaluer avec précision leurs redevances et voulant néanmoins ob-
tenir le plus grand revenu possible, ils mettent la récolte en adju-
dication. Les traitans, poussés par les enchères à donner le plus
haut prix, sont forcés à leur tour, afin de ne pas perdre, d'arracher
aux métayers une part toujours plus forte du produit, et ils s'ingé-
nient à trouver des clauses qui soient de nature à grossir la recette.
Si les cultivateurs acceptent ces clauses (et souvent ils y sont obli-
gés), on les voit s'introduire peu à peu dans les usages; elles sont
assez promptement adoptées par les petits propriétaires, puisqu'elles
augmentent leur revenu , et bientôt elles deviennent a de style »
dans la rédaction des nouveaux contrats. La formule de Turgot
s'applique alors avec une rigueur un peu trop mathématique-: il
n'est même pas toujours certain que les cultivateurs aient le néces-
saire.
Dans la plaine, où dominent les baux à ferme, les locations aux
enchères ont des conséquences moins fâcheuses. Gomme il y faut
un capital considérable pour entretenir une exploitation, les concur-
rens sont moins nombreux, et comme ils ne sont pas forcés de con-
clure sous peine de perdre leur gagne-pain, ils se gardent d'offrir
un prix qui ne leur assurerait pas un bénéfice suffisant. 11 y a aussi
TOME XXIV, 30
466 REVUE DES DEUX MONDES.
quelques grandes familles qui imposent à ceux avec qui elles trai-
tent la condition de ne pas pressurer outre mesure leurs tenanciers.
Malheureusement, il ne faut point se le dissimuler, il se prépare
dans les contrats agraires un changement radical qui modifiera les
anciens rapports dans un sens évidemment désavantageux pour ceux
qui cultivent le sol. Le métayage réglé par la tradition et la cou-
tume fait place à des clauses plus onéreuses, et les associations
patriarcales disparaissent. Il se fait peu à peu une révolution qui, sou-
mettant ce pays aux lois générales qui règlent la répartition des pro-
duits agricoles dans le nord du continent, préparera peut-être pour
l'avenir des progrès nouveaux, mais qui, dans le présent, enlèvera
certainement aux relations rurales leur caractère traditionnel, et aux
cultivateurs leur sécurité, cette compensation si équitable d'une vie
de privations et de labeur.
Il est un troisième point, plus délicat que les deux précédens,
dont il conviendi'ait cependant de dire ici quelques mots : c'est l'in-
fluence que la condition des classes rurales en Lombardie peut exer-
cer sur la pratique d'un régime représentatif et libre. Il est incon-
testable que la forme du gouvernement dépend en grande partie de
la manière dont le sol est réparti entre les différentes classes de la
société. Si des cultivateurs ignorans sont attachés à la glèbe, l'état
sera gouverné despotiquement, et il n'y aura point de liberté.
Si, par l'empire des lois ou de la coutume, la terre reste entre les
-mains d'un petit nombre de familles, la liberté pourra existera la
condition que les lumières se répandent; mais le gouvernement sera
plus ou moins aristocratique. Si au contraire le territoire est par-
tagé entre un très grand nombre de petits propriétaires, il arrivera
qu'ils voudront prendre part au gouvernement du pays, et l'état de-
viendra démocratique. Alors, pour que les citoyens interviennent
utilement dans la gestion des affaires publiques, il faudra qu'ils
^aient un certain degré d'instruction acquise ou de bon sens naturel.
Si l'on réunissait à un pays où les conditions sociales ont rendu pos-
sible la pratique de la liberté un territoire où ces conditions seraient
très différentes, on aurait beau étendre aux deux populations les
mêmes institutions et les mêmes droits : il serait à craindre qu'au
lieu de fonder un état fort et libre, on ne produisît qu'anarchie et
impuissance. Heureusement il n'en sera pas ainsi dans le cas de
l'annexion de la Lombardie à la Sardaigne, car on rencontre dans le
premier de ces deux* pays, peut-être plus encore que dans le
-second, les principales conditions qui préparent les citoyens à in-
tervenir utilement dans le gouvernement : la diffusion des lumières,
l'aisance, le bon sens naturel; c'est un point que quelques faits
-sufliront à prouver.
FORCES PRODUCTIVES DE LA LOMBARDIE. A6T
En Lombardie, où la propriété est très divisée, les fidéicommis
sont rares, et l'égalité de partage entre les enfans, combinée avec
les progrès rapides du tiers-état, fait passer la possession de la terre
entre les mains d'une classe moyenne très nombreuse. Quelques fa-
milles aristocratiques conservent encore de vastes patrimoines, mais
les trois mille propriétaires nobles ne possèdent tous ensemble qu'un
quinzième du sol. Les traces du régime de la féodalité et du moyen
âge ont presque entièrement disparu. Il n'y a plus que quelc[ues
biens, situés dans les montagnes, qui soient soumis à des dîmes; il
en est d'autres, beaucoup plus nombreux, qui sont assujettis au
contralto di livello, espèce d'emphythéose perpétuelle dont l'origine
remonte au temps des Romains, mais qui ne réveille aucune idée
de servitude ou de dépendance humiliante, et qu'on retrouve éga-
lement encore dans les îles anglaises de la Manche.
La statistique nous donne 437,723 propriétés pour 1850, ce qui,
d'après le calcul de M. Jacini, ferait 350,000 propriétaires (1)*
Comme la population s'élevait, au 31 août 185/i, à 2,835,219 âmes,
il y aurait un propriétaire par huit habitans et par 3 l/li hectares^
de superficie cultivée ou par 6 1/5 hectares de surface totale. Cer-
tains économistes anglais, et ceux qui les écoutent, diront peut-être
que cette grande subdivision du territoire le réduira en poussière,
qu'elle fera du pays, suivant leur expression, une garenne de pau-
vres, et qu'il le préparera à un inévitable asservissement. Ce sont
de vaines déclamations et des craintes chimériques, suffisamment
démenties par l'exemple de la Suisse, où l'on trouve à la fois beau-
coup de liberté et de richesse et un sol très morcelé. D'ailleurs le
morcellement en Lombardie est contenu dans des limites convena-
bles, et il s'étend moins rapidement que la population ne croît. De
1838 à 1850, la population s'est élevée de 2,A71,63A à 2,723,815,
et le nombre des propriétés de 385,826 à 437,723. Le premier chif-
fre a augmenté dans ces douze années de 10,20 pour 100, le second
de 11,5/i pour 100. La subdivision des patrimoines ne se fait donc
que lentement, et en général elle n'a lieu que lorsqu'elle ne peut
nuire aux exigences de la culture. Dans les provinces de Milan, de
Lodi et de Crémone, la population augmente plus vite que la pro-
priété ne se subdivise. Dans la province de Pavie, elle tend même à
se concentrer relativement dans un petit nombre de mains.
(1) Ce chiffre me paraît un peu exagéré. M. Jacini se contente de réduire de 1/5» le
chiffre des propriétés pour obtenir celui des propriétaires; mais dans la Valteline, par
exemple, je trouve pour 20,138 familles 52,146 propriétés, ce qui ferait, d'après le
compte de M. Jacini, deux propriétaires par famille, résultat difficile à admettre. Ea
France, s r 36,309,3^4 habitans en 1855, on comptait 7,846,000 propriétaires sur une
surface totale de 52,780,703 hectares, soit un propriétaire par 6,72 hectares et par 4,7 ha-
bitans. Le nombre des propriétaires est donc plus grand en France qu'en Lombardie
proportionnellement à la population, et à peu près le même en proportion de la surface;.
468 BEVUE DES DEUX MONDES.
Un pays où presque tous les citoyens sont à la fois propriétaires
et plus ou moins éclairés, comme les états de la Nouvelle-Angleterre,
peut supporter sans péril un degré de liberté qui ailleurs dégéné-
rerait peut-être en anarchie. Certes, sous ce rapport, la Lombardie
n'est pas aussi avancée que la Pensylvanie ou le Massachusetts,
mais elle possède une institution très remarquable qui peut, elle
aussi, produire des résultats excellens. C'est une sorte de gouverne-
ment démocratique au sein des communes qui rappelle à la fois les
temps primitifs, où tous les membres de la tribu participaient à l'exer-
cice de la souveraineté, et les lois américaines, qui soumettent la déci-
sion de certaines questions importantes au vote de tous les citoyens.
Dans les provinces lombardes, toute propriété foncière, quelque
minime qu'elle soit, confère le droit de participer directement à
l'administration des affaires communales. En vertu d'une organisa-
tion qui date de 1755 et qui a été confirmée en 1816, et même en
1851, tous les propriétaires de la commune, grands et petits, se
réunissent deux fois par an, — c'est le convocato, — pour voter le bud-
get communal, régler les dépenses, arrêter les travaux publics, choi-
sir les maîtres d'école, le médecin, et trois membres qui, sous le nom
de deputazione triennale ^ constituent le pouvoir exécutif. Sur les
1,587 communes qui s'administrent par convocato générale, 522,
ayant plus de 300 propriétaires, sont forcées, pour éviter les assem-
blées trop nombreuses, de renoncer au gouvernement direct. Dans
ces dernières communes, les propriétaires nomment 30 conseillers
qui les représentent et qui remplissent les fonctions du convocato.
Ces petites démocraties de propriétaires, dans lesquelles le posses-
seur du moindre lopin de terre a autant à dire que le seigneur du
plus vaste domaine, doivent avoir préparé le peuple lombard, même
sous un régime peu libéral, à l'exercice du self-government. Point
de base plus solide que les libertés communales pour fonder le ré-
gime représentatif. Quand les citoyens s'intéressent aux affaires de
la commune, quand ils aiment à les discuter, quand ils peuvent en
décider d'une manière indépendante, la vie politique se développe,
et avec elle l'aptitude à intervenir utilement dans le gouvernement
de la chose publique. Puisque, même sous la domination de l'Au-
triche, les populations lombardes ont conservé l'heureuse habitude
de prendre part à la gestion de leurs affaires, au moins dans la limite
de la compétence du convocato , il est à croire qu'elles sauront mettre
en pratique, au profit et à l'honneur de la patrie commune, les in-
stitutions libérales que le Piémont leur apporte. Ce qui peut confir-
mer cet espoir, c'est qu'en Lombardie le nombre des personnes éclai-
rées est assez considérable. Les hautes classes y ont les connaissances
communes aujourd'hui à toute l'Europe civilisée. En outre, il y a une
bourgeoisie nombreuse, tant dans les villes que dans les campagnes.
FORCES PRODUCTIVES DE LA LOMBARDIE. A69
qui possède un degré d'instruction bien suffisant pour la pratique
de la vie politique. Le peuple lui-même est beaucoup plus avancé
que ne pourrait le faire supposer la mauvaise réputation que le triste
régime des états romains et napolitains a value à l'Italie sous ce rap-
port (1).
Le plus sérieux danger qui puisse menacer le nouveau régime,
c'est l'hostilité qu'il rencontrera peut-être chez le clergé, dont l'in-
fluence est très grande sur les habitans des campagnes, lesquels
forment la grande majorité de la population. En effet, quoique la
Lombardie ait 13 cités importantes et 115 bourgs plus ou moins con-
sidérables, la population qui les habite est cependant inférieure à
celle qui occupe les 4,981 communes rurales dans la proportion de
6 à 10, et si l'on tenait compte de tous ceux qui, quoique n'habitant
pas les champs, concourent à les mettre en valeur, on constaterait
que les classes agricoles forment les deux tiers de la population to-
tale. Or, le clergé s' étant montré partout peu sympathique aux liber-
tés modernes, très mal vues par le Vatican, il est à craindre que son
influence sur cette nombreuse population rurale n'amène quelques
difficultés, à moins que le sentiment de la nationalité, si puissant au
cœur de tous les Italiens, ne soit plus fort que les inspirations de
Rome. Ce qui pourrait aussi contre-balancer les menées hostiles du
clergé, ce serait l'action naturelle que les propriétaires, tous très
favorables à un régime libéral, pourraient exercer sur leurs loca-
taires, sur les métayers, sur tous ceux qui se rattachent à l'intérêt
agricole. Malheureusement, parmi les personnes riches de l'aristo-
cratie ou de la bourgeoisie, il en est peu qui goûtent les charmes du
séjour à la campagne. Une vie isolée, loin des distractions qu'offrent
les sociétés des villes ou des bourgades, paraîtrait à l'homme des
classes aisées un long exil. En Espagne, en Sicile, dans le royaume
de Naples et même dans le midi de la France, on ne rencontre guère
ces manoirs, cachés dans les ombrages d'un vaste parc, qui embel-
(1) Quand on compare la Lombardie au reste de l'Italie et même aux autres pays du
midi de l'Europe, on peut dire que l'enseignement élémentaire y est assez répandu.
D'après les chiffres publiés par M. Giuseppe Sacchi dans les Annale di Statistica, on
trouvait en 1850, fréquentant les écoles primaires, 137,455 garçons et 119,000 filles, en
tout 256,455 enfans, ce qui fait à peu près un écolier par 10 habitans. Ce chiffre, tout
insuffisant qu'il soit, est plus favorable que celui fourni par la France, où en 1850 on
ne comptait que 3,335,639 écoliers, soit 1 écolier par 11 habitans. Dans les états libres
de l'Union américaine , la proportion est de 1 écolier sur 4,9 habitans. En Lombardie,
les petits propriétaires et môme les métayers envoient assez volontiers leurs enfans à
l'école pendant l'hiver; malheureusement l'été ils les gardent auprès d'eux pour faire
face à divers travaux assez minutieux exigés par l'élève des vers à soie, et il en résulte
que beaucoup d'enfans, fréquentant l'école irrégulièrement, n'apprennent rien, et qu'ils
oublient bientôt le peu qu'ils ont appris. ,
A 70 REVUE DES DEUX MONDES.
lissent les campagnes anglaises. Tous les peuples qui ont conseiTé
la langue des Romains ont plus ou moins hérité aussi de leur préfé-
rence pour la vie urbaine. Le type du gentleman former est inconnu
en Lombardie. Les grands seigneurs italiens n'ont pas encore orga-
nisé de caitle show, pour y disputer, à l'exemple du prince Albert,
les premiers prix des bœufs, des moutons et des porcs gras.
Tout en regrettant cette tendance à Vabsentéisme, trop marquée
chez les grands propriétaires lombards, on aurait tort de les déclarer
indignes du beau pays qu'ils occupent. Les qualités physiques et mo-
rales qui rendent les peuples libres et prospères sont communes à
tous les Lombards : ils sont en général grands et durs à la fatigue,
soldats robustes et bons travailleurs. Leur esprit n'a point la vivacité
et la mobilité qui distinguent les races méridionales ; il a plutôt quel-
que chose du sens calme, du jugement froid des hommes du Nord.
Les Lombards tiennent des uns et des autres, de même qu'on trouve
dans leur pays les climats de deux zones. Leur origine explique chez
eux la réunion de ces traits divers; leur sang semble s'être formé
en proportions à peu près égales de celui des races brunes et de ce-
lui des races blondes qui ont successivement peuplé l'Europe. En
effet, ils ont eu à la fois des ancêtres à cheveux bruns : les Ligures,
de même origine que les Ibères, qui occupaient primitivement l'Es-
pagne et le midi de la France ; les Étrusques, de souche asiatique
et probablement sémitique, et les Romains; puis des ancêtres à
cheveux blonds : les Gaulois, les Hérules et les Alains d'Odoacre, les
Goths de Théodoric, et enfin les Lombards, petite tribu germanique
qui eut l'honneur de donner son nom aux populations mêlées des
bords du Pô, comme les Fraies donnaient le leur aux populations
des bords de la Seine et de la Loire. Le sang germain est encore
reconnaissable, car on rencontre à chaque pas dans les campagnes
lombardes ces chevelures blondes et ces carnations blanches qui
rappellent l'homme du Nord; mais le mélange de ces races diverses
ne s'est pas opéré partout avec la même régularité. Les circonstances
locales et les accidens de la conquête ont fait qu'ici l'une domine, et
ailleurs une autre. Ainsi on peut facilement discerner en Lombardie
trois groupes diiïérens, qui se distinguent par certaines nuances de
dialecte et par certains traits particuliers. L'habitant des plaines qui
longent le Pô est plus grand, plus calme dans ses mouvemens, plus
grave en toutes ses manières ; son langage se rapproche de celui de
l'Italie centrale. L'habitant des provinces de Milan et de Gôme est
plus vif, plus changeant, plus entreprenant, et l'emploi fréquent des
diphthongues ferait volontiers admettre chez lui une certaine pré-
dominance de l'élément celtique. L'habitant du Bergamasque et de
Brescia est d'un tempérament plus sanguin, d'un naturel plus vio-
FORCES PRODUCTIVES DE LA LOMBARDIE. 1x71
lent, et la rudesse qui le caractérise se reflète jusque dans sa phy-
sionomie et son langage. Malgré ces nuances, qui parfois se mar-
quent jusque dans la conduite politique des différentes provinces,
tous les Lombards ont en commun des traits de caractère dominans :
la persistance au travail, une imagination vive, mais réglée par un
esprit pratique, et, qualité essentielle chez un peuple destiné à se
gouverner lui-même, beaucoup de bon sens.
En présence des données aujourd'hui acquises, et qu'on vient de
résumer ici , sur les forces productives dont disposent les popula-
tions lombardes, il est superflu d'insister sur l'importance que l'an-
nexion de la Lombardie aura pour le Piémont, et sur les avantages
que les deux pays pourront en retirer malgré l'inconvénient poli-
tique et militaire que laisse subsister une frontière à peu près ou-
verte. Un territoire de 21,000 kilomètres carrés, d'une fertilité ex-
traordinaire ; les produits les plus variés et les plus précieux ; des
subsistances suffisantes non-seulement pour nourrir une population
de près de trois millions d'hommes, la plus dense de l'Europe, mais
encore pour faire l'objet d'une exportation considérable; des indus-
tries agricoles florissantes, sources d'immenses richesses; un sol
d'une valeur plus élevée que dans tout autre pays du monde; des
procédés de culture très perfectionnés : tel est en substance le con-
tingent des forces matérielles que la Lombardie apporte au nouveau
royaume de la Haute-Italie. Quant au concours moral, il ne sera
pas moindre; l'aisance très générale, la propriété très divisée, l'in-
struction répandue, le caractère ferme et l'esprit sage des Lom-
bards, leur habitude de gérer eux-mêmes leurs affaires au sein des
communes, toutes les circonstances favorables que nous avons indi-
quées donnent lieu de croire qu'ils sauront marcher dignement à
côté des Piémontais dans la voie que ceux-ci ont ouverte à l'Italie.
Une belle mission est réservée aux peuples du nouvel état qui se
constitue au-delà des Alpes. En développant les ressources que la
nature a mises à leur disposition, en usant avec sagesse et fermeté
des droits qui sont le fruit de la civilisation, il faut qu'ils servent de
modèle aux autres populations de la péninsule, qui, en ayant les
mêmes avantages naturels, n'ont pas encore ceux qu'assurent de
bonnes institutions. Se gouverner prudemment et travailler avec
énergie, unir l'activité industrielle à la pratique des vertus civiques,
en un mot montrer une fois de plus que rien ne favorise mieux la
production de la richesse que la justice et la liberté, c'est là une
noble tâche, et la Lombardie saura la remplir.
Emile de Laveleye.
PORTRAITS POÉTIQUES
ALFRED TENNYSON.
Idylls 0/ the King, by Alfred Tennyson, i vol. in-12, London, Edward Moxon, <859.
La réalité des choses nous échappe, dit le philosophe moderne
élevé à l'école de Kant; nous n'atteignons que des phénomènes et
des apparences, et encore ne sommes-nous jamais bien sûrs de sur-
prendre la vraie figure de ces apparences qui ne sont peut-être d'ail-
leurs que le reflet de nos pensées. Les choses extérieures se confor-
ment avec docilité aux exigences nécessaires de notre existence et de
notre esprit ; nous les voyons sous la forme exigée par notre œil, nous
les voyons telles que nous devons les voir pour que notre existence
soit possible, et c'est tout. Loin de nous donc ce monde de fantômes
qui nous leurrent et nous trompent, et qui ne sont après tout que les
figures de nos propres désirs! C'est nous-mêmes qui créons ces êtres
auxquels nous donnons notre amour, notre admiration, notre con-
fiance, que nous implorons à genoux, vers lesquels nous tendons
des mains suppliantes, et pour lesquels nous sommes prêts à sacri-
fier notre existence. Restons stoïquement fidèles à notre moi, qui
est pour nous la mesure de toute chose, et sachons bien qu'en de-
hors de nous tout est vain!
Ainsi raisonne le moderne stoïcien , dont le suprême effort a été
pour ainsi dire de perdre courage et d'abdiquer toute croyance en
la certitude. Sa science est vraiment une science amère, qui semble
ne laisser à l'âme aucune espérance, et cependant même de ses
PORTRAITS POÉTIQUES. 473
conclusions attristées il est possible encore de tirer plus d'une con-
solation. L'adolescent s'en effraie; il ne voit qu'en tremblant se dé-
rouler devant lui cette mer trompeuse de la vie, dont toutes les va-
gues sont perfides , dont les rivages sont inconnus ; il se désespère
en songeant qu'il n'y a pas pour lui de port de salut, et qu'il devra
vivre sans connaître la vérité , vers laquelle il aspire de toutes les
forces de son être. Plus tard, il pourra trouver une consolation dans
ce qui faisait d'abord son désespoir. (( Qu'importe, se dira-t-il, que
ce monde soit un monde d'apparences et de phénomènes, puisque
ces apparences sont charmantes et que ces phénomènes sont admi-
rables? Je suis content de vivre avec des ombres si aimables et de
contempler tant d'images gracieuses. Avec quelle aimante pitié ce
monde toujours mouvant sait me consoler de cette vérité que je
ne puis connaître ! Gomme ses apparitions apprennent à oublier !
Comme ses images savent bercer et endormir ! Quoi ! je dédaigne-
rais ce monde parce qu'il est peuplé, me dis-tu, des ombres de ma
propre pensée! Mais bénie soit plutôt la bienfaisante nature qui,
docile et flexible, consent à prendre les formes que désire ma pen-
sée, qui m' apparaît mélancolique lorsque je suis sombre, et rayon-
nante quand je suis gai! Et quelle infinie variété, quelle inépuisable
fécondité! Il n'y a pas deux printemps qui se ressemblent, et jamais
le même sourire n'apparaît deux fois sur le même visage. Plus illi-
mité que l'empire des rêves est ce royaume des apparences exté-
rieures. Vivrais-je des milliers d'années, la nature trouverait pour
dissiper mes ennuis et amuser ma curiosité des aspects toujours
nouveaux, des formes toujours différentes, des combinaisons tou-
jours charmantes. Et comme si ce n'était assez pour satisfaire mes
exigences, les hommes se sont unis à la nature et ont créé un autre
monde de beauté et de lumière qui s'appelle le monde de l'art et
de la poésie, tout aussi inépuisable et fécond que le premier, aussi
réel et moins perfide. Ne dis donc pas, ô philosophe morose, que
ce monde est trompeur, puisqu'il offre tant de consolations. Ne dis
donc pas que ces apparences sont mensongères , puisque le plaisir
qu'elles donnent est assez vif pour dominer les plus poignantes an-
goisses de mes doutes. Non, ne médis pas de ce monde enchanté,
plein de visions et de sortilèges qui ne se dissiperont pas autour de
toi comme les fantasmagories puériles d'un charlatan, mais qui, se
renouvelant sans cesse, t'entoureront jusqu'au tombeau. Va donc,
et sans plus de souci laisse ton esprit flotter avec les nuages et ton
cœur nager sur la mer de la vie. Si ce monde est une illusion, cette
illusion vaut une réalité, puisqu'elle ne se dissipera point tant que
tes yeux seront ouverts. »
Je ne voudrais pas que le lecteur puisse penser que j'ai voulu lui
A7A REVUE DES DEUX MONDES.
donner le perfide conseil d'abandonner la vérité pour la beauté, et
de se consoler des devoirs ingrats de la vie par un poétique épicu-
risme. Je ne suis point responsable, je le déclare, des paroles que je
viens de prononcer; je n'ai fait que traduire en prose vulgaire les
chants de sirène qui bourdonnent aux oreilles et les suggestions
tentatrices qui font battre le cœur lorsqu'on s'abandonne à la dan-
gereuse lecture des poètes. Oui, tous, plus ou moins, conseillent au
lecteur la maxime des poètes antiques : carpe diem. Ils ne donnent
pas sans doute ce conseil avec la brutalité des anciens, désireux avant
tout d'économiser le temps et de remplir les heures, fût-ce aux dé-
pens de l'âme; mais ils ont mille manières ingénieuses et délicates
de l'insinuer : ils font flotter devant nos yeux mille formes chan-
geantes, qui semblent n'apparaître un instant que pour nous donner
le désir de les revoir encore ; ils nous bercent de rêves qui font re-
gretter le réveil, qui font souhaiter de nous anéantir encore dans
le doux sommeil. Ils doublent le prestige du plaisir, idéalisent la
volupté, la rendent morale comme une vertu, et transforment en
volupté la cruelle souffrance. Oh! quelle dangereuse enchanteresse
que la poésie, et que ses enchantemens peuvent être terribles sur
les âmes d'élite, ouvertes à toutes les délicates impressions! Viviane
n'eut pas sur Merlin une puissance comparable à l'action que cer-
tains poètes exercent sur les âmes qu'ils ont séduites. Quels doux
et dangereux tyrans, pour ceux qui se sont une fois laissé sou-
mettre, qu'un Byron, un Shelley, un Keats! Et ce qu'il y a de pis,
c'est que l'âme ensorcelée bénit son esclavage^ et que, n'en pouvant
vivre, elle aime à en mourir.
Voilà les paroles que je n'ai cessé d'entendre murmurer à mes
oreilles comme par des voix invisibles, tant qu'a duré l'enchante-
ment où m'a plongé pendant quelques jours la lecture répétée des
poèmes d'Alfred Tennyson, et je les place comme une introduction
naturelle en tête des pages où je voudrais résumer les impressions
que m'a laissées ce poète charmant, maître dans l'art du bien dire.
Comme avec lui on oublie volontiers les platitudes et les turpitudes
de la vie réelle! Ce n'est pas lui qui vous fera jamais songer qu'il y
a au monde des menteurs et des imbéciles. Il vous transporte dans
un pays où toutes choses vivent dans une harmonie paisible et dans
une entente fraternelle, où le ver ne pique la rose que pour lui don-
ner un attrait nouveau, où la couleuvre ne déroule ses anneaux que
pour faire valoir la transparence de l'eau dans laquelle se baigne
son corps souple et mince. Vous lisez, vous lisez... jusqu'à ce que
vos yeux éblouis se ferment, que vos oreilles refusent d'entendre,
que la lassitude de la beauté vous plonge dans ce sommeil des man-
geurs de lotus que le poète a si bien chanté.
PORTBAITS POÉTIQUES. 475
Je voudrais esquisser la physionomie poétique d'Alfred Tennyson
en m' efforçant de faire comprendre la beauté intime de ses œuvres.
En vérité, la tâche est embarrassante. Ces œuvres sont si délicates,
si fragiles ou si aériennes, qu'on hésite à les toucher, et que même
on retient son soufïle pour les contempler. Autant vaudrait essayer
de saisir la bulle de savon irisée pour en montrer les couleurs , ou
essayer de faire comprendre par de sèches paroles l'incomparable
fraîcheur d'une fleur des haies un quart d'heure après qu'elle a été
cueillie. Il est toujours difficile d'expliquer le charme d'un poète
étranger ; mais la difficulté est double avec un talent comme celui
s de M. Tennyson. Chez lui, les nuances prennent la place des cou-
leurs, et les réalités de la vie, bien vite oubliées, ne sont qu'un
prétexte à rêveries. Lui-même a exprimé cette difficulté particulière
dans une de ces ravissantes petites pièces qu'on prendrait pour des
diamans, tant elles brillent , et qui au toucher se dissolvent comme
une goutte d'eau. Dans cette petite pièce, en même temps qu'il ex-
prime la difficulté qu'on éprouve nécessairement à le comprendre,
il donne pour ainsi dire aux profanes le conseil de ne pas pénétrer
dans son domaine.
« Ne tourmente pas l'âme du poète avec tes ineptes saillies de bel esprit ;
ne tourmente pas Tâme du poète, car tu ne peux plonger jusqu'au fond. Il
faut qu'elle soit toujours claire et brillante, comme une rivière à réclat
cristallin qui coule sans jamais s'arrêter, brillante comme la lumière, trans-
parente comme le vent.
« Sophiste au sombre front, n'approche pas, car le domaine du poète est
terre sainte. N'approchez pas, creux sourire et glaciale raillerie; pour vous
éloigner, je jetterai de l'eau bénite sur les fleurs odorantes des lauriers qui
entourent ce domaine. Les fleurs se faneraient sous vos cruelles railleries.
Votre œil porte la mort, et le froid que souffle votre haleine gèlerait les
plantes délicates. De la place où vous êtes, vous ne pouvez entendre le ra-
mage de l'oiseau qui chante dans les bosquets intérieurs. Au milieu du jardin,
le joyeux oiseau chante, et ce chant s'éteindrait, si vous entriez. Au milieu du
jardin bondit une fontaine étincelante comme la nappe de lumière que forme
l'éclair, elle bondit toujours brillante et avec un sourd et mélodieux ton-
nerre. Jour et nuit, elle coule du sommet de la montagne empourprée qui
s'élève là-bas à l'horizon ; elle tombe d'une pelouse unie et ombragée, et la
montagne la tient du ciel lui-même, et cette fontaine chante un chant d'é-
ternel amour. Cependant, quoique sa voix soit bien sonore et bien claire,
vous ne pouvez pas l'entendre, vos oreilles sont si dures! Donc restez où
vous êtes ; vous êtes souillés de péchés, et la fontaine rentrerait en terre, si
vous entriez dans le jardin. »
Voilà des menaces terribles pour nous profanes qui nous propo-
sons de pénétrer dans ce domaine magique. Si les œuvres du poète
sont délicates et fragiles, sa physionomie est très difficile à saisir et
Zi76 REVUE DES DEUX MONDES.
à fixer. Cette physionomie n'est pourtant pas très mobile, ni très ex-
pressive; mais son charme consiste dans des traits d'une finesse in-
comparable, que les instrumens grossiers à l'usage de la critique
ne peuvent rendre convenablement. La critique, aussi sympathique
qu'elle soit, éprouve toujours une certaine difficulté à tenir compte
à un auteur des détails et des nuances : elle aime à juger d'une
œuvre par l'ensemble, et d'une physionomie par les traits princi-
paux. Dirai-je toute ma pensée? Eh bien! une certaine critique res-
semble trop souvent à ces modernes inventions, — le daguerréotype
et la photographie, — destinées, dit-on, à remplacer la peinture,
mais qui jusqu'à présent n'ont réussi qu'à reproduire les formes
sèches de la réalité, et n'ont pu parvenir à saisir la yie qui anime
\:es formes. Le daguerréotype reproduit volontiers les défauts d'un
visage, et les grossit démesurément, même lorsqu'ils sont presque
imperceptibles ; en revanche il omet toutes les beautés insaisissables,
toutes les grâces fugitives. Combien donc la difficulté sera grande
pour le critique lorsqu'il lui faudra braquer son appareil photogra-
phique devant une physionomie composée, comme celle de M. Ten-
nyson, de contrastes, de détails, de nuances. L'oeil a une expression
à la fois sérieuse et douce, la lèvre est sèche, et cependant un peu
voluptueuse; une teinte de tristesse est répandue sur les joues amai-
gries, et cependant les coins de la bouche forment à certains momens
deux petites fossettes, symboles gracieux d'un enjouement qui se
dissimule. Le brouillard qui s'étend sur le front indique un penchant
invincible à la rêverie, et le regard lumineux et franc dénote une
aptitude remarquable à saisir les formes de la réalité. J'ai beaucoup
réfléchi à la meilleure manière de présenter au lecteur un portrait
à peu près ressemblant de cette physionomie compliquée que l'omis-
sion d'un seul détail fugitif rendrait méconnaissable, et je me suis
arrêté à la pensée de tirer plusieurs épreuves successives dans l'es-
pérance que ces divers portraits, se corrigeant et se complétant
les uns par les autres, permettraient au lecteur de se former une
idée de ce poète unique dans la littérature contemporaine. Prenez
donc les paragraphes successifs de cette étude comme des épreuves
d'un portrait qu'il faut désespérer d'attraper en une seule fois.
Dernièrement, en parlant de la Légende des Siècles, je disais que
l'imagination de M. Hugo était une magicienne, et n'appartenait
pas à cette famille des fées et des génies qui compte dans ses rangs
les imaginations des très grands poètes. L'imagination de M. Ten-
nyson habite, elle, au contraire, les merveilleux royaumes; mais
elle ne fait pas partie cependant des familles aériennes qui la com-
posent. M. Tennyson n'est pas un génie, c'est un protégé des fées.
11 habite leurs palais en qualité de page et d'écuyer. Pendant son
PORTRAITS POÉTIQUES. /i77
long séjour à cette cour charmante, il en a appris le langage, qu'il
parle très correctement, très purement , quoique avec un accent un
peu bizarre. Il a pris les mœurs et les manières des êtres délicats,
au milieu desquels il vit ; il en a la grâce exquise et le goût dédai-
gneux. Gomme Titania et Oberon, il se nourrit de cuisses d'abeille,
couche sur des matelas de toile d'araignée, et, pour écrire ses poè-
mes, s'éclaire à la lampe du ver luisant. Il échenille les rosiers
dans le jardin des fées, arrose les pelouses verdoyantes que foule le
peuple aux petits pieds, protège les fleurs contre la piqûre des in-
sectes. Avec quel zèle et quelle adresse il remplit ces soins charmans,
et quelle sympathie pour toutes les jolies choses qui lui sont confiées 1
Dans l'intérieur du palais, il est admis à écouter les conversations
des fées et même à y prendre part ; elles aiment et admirent ses
discours ingénieux et ses réponses subtiles, et maintes fois il est ar-
rivé à plus d'une de dire : « C'est vraiment dommage, il méritait
d'être de la famille. )> Il n'est pas admis à faire partie des grands
concerts qui se donnent à la cour, mais comme il est dans son genre
excellent musicien et très habile sur certains instrumens, il est sou-
vent prié, pendant les loisirs de la matinée par exemple, ou aux
heures douteuses du crépuscule, d'exécuter quelques sérénades de
sa façon, ce dont il se tire à merveille. Il est essentiellement à cette
cour à la fois le compositeur en titre et l'exécutant de la musique
légère, des romances et des ballades. Il n'a à son service aucun des
grands instrumens qui expriment les suprêmes passions de l'âme;
mais tous les instrumens qui font vibrer les nerfs et donnent un
plaisir maladif lui appartiennent : par exemple l'harmonica aux vi-
brations plaintives, la guitare aux mélodies saccadées, et surtout
une certaine petite trompette de son invention, qu'il a perfectionnée
tout récemment , une trompette qui a des sons de hautbois , qui ne
vaudrait rien pour sonner une charge ou une fanfare de triomphe,
mais qui est admirable pour exprimer certains grands désirs et cer-
taines nobles rêveries. Cet instrument serait, je le crois, fort im-
puissant à exprimer l'héroïsme en action; mais il est inimitable pour
exprimer l'héroïsme qui se rê^^e^ les sentimens de l'âme qui soupire
après la grandeur. Une fois, entre autres, il a exécuté au moyen
de cet instrument une mélodie mémorable sur la mort d'Arthur,
chant à la fois plein de tristesse et d'espérance, qui est comme un
adieu aux héros disparus et un salut aux héros qui ne sont pas en-
core. Parfois, dans ces compositions musicales, il entretient les fées
des sentimens qui agitent le cœur des vulgaires mortels parmi les-
quels il a pris naissance, mais il a soin de les dépouiller de leur gros-
sièreté, de les traduire en langage élégant, d'en extraire l'âme pour
ainsi dire, et d'en rejeter le corps. Ainsi un jour (c'était après 18/i8)
iS78 REVUE DES DEUX MONDES.
il eut la pensée d'amuser ses protectrices avec les bizarres projets
qui tourmentaient alors les cerveaux de l'humanité des deux sexes :
entre toutes ces utopies , il choisit la plus séduisante, celle qui se
prêtait le plus facilement à une conversation galante, la question des
droits de la femme; mais jamais il ne put se résoudre à exprimer
cette bizarrerie dans le langage des simples mortels, il en fit un
rêve, un vrai conte à amuser des fées. Ainsi retenez bien ce pre-
mier caractère essentiel : il n'appartient pas à la grande famille,
mais il vit dans son intimité et sous sa protection ; il est page dans
le royaume des fées.
Ce n'est pas un page espiègle, enjoué, bruyant, tourmenté par les
esprits animaux; il n'a rien de ce que les Anglais appellent si bien
huoyancy'y c'est un page sérieux, studieux, ingénieux, un peu mé-
lancolique et volontiers sentimental. Il n'a pas d'ardeurs de sang,
pas d'appétits charnels; son tempérament est lymphatique et sur-
tout nerveux; il s'abandonne aisément à l'émotion, et pourtant il
est froid. Oui, une certaine froideur élégante, qui marque toutes ses
compositions, est peut-être le caractère le moins fugitif de son ta-
lent. Prenez par exemple ses descriptions de la nature, et cherchez à
quelle époque de l'année elles se rapportent de préférence. Le prin-
temps avec ses mollesses et ses sourires n'est point sa saison préfé-
rée, encore moins l'été avec ses richesses et ses ardeurs. Tous ses
paysages se rapportent essentiellement à cette époque de l'année où
la nature, amaigrie, déjà souffrante, se présente à nous avec une
physionomie noblement résignée : l'automne et les premières se-
maines de l'hiver. L'automne est l'époque où la nature apparaît
avec une beauté presque immatérielle, une beauté de l'âme et de
l'esprit, qui laisse bien loin derrière elle les voluptueuses efllores-
cences du printemps et les riches formes de l'été. A ce moment de
l'année, la nature est, comme on dit aujourd'hui, tout à fait distin-
guée', rien n'égale ses teintes rosées, ses brumes dorées, les cou-
leurs délicates de ses couchers de soleil et la transparence de son
atmosphère. L'automne est vraiment la seule saison à laquelle on
puisse rapporter les paysages de Tennyson. Ils sont froids et élé-
gans; tous les objets y étincellent comme les glaçons au bout des
branches, ou comme les fleurs de givre aux fenêtres sous les pre-
miers soleils d'hiver. Et ce ne sont pas seulement ses descriptions
de la nature qui portent ce caractère de froideur brillante :
Bright as light, and clear as wind !
Tous les milieux dans lesquels il a placé les scènes de ses poèmes,
que ce soit un paysage, un palais ou un temple, sont illuminés de
la même clarté glacée. Il semble qu'on se promène dans une grotte
PORTRAITS POÉTIQUES. 47»
du Nord, aux voûtes transparentes, tout inondée d'une lumière
blanche, comme les stalactites de glace qui lui servent de colonnes
et de lustres. Le lecteur qui se promène au milieu de cette na-
ture lumineuse et sans chaleur sent son cœiir s'animer d'une émo-
tion sans objet; on dirait des souvenirs endormis, troublés dans
leur sommeil profond, qui s'agitent, se retournent, et dont les
rêves, montant comme des vapeurs, viennent se fondre au bord des
paupières en larmes mélancoliques :
Tears, idle tears, I know not what they mean,
Tears from the depth of some divine despair
Rise in the heart, and gather to the eyes,
In looking on the happy autumn fields,
And thinking of the days that are no more.
Cette froideur exquise pénètre tous les poèmes d'Alfred Tenny-
son. Ne croyez pas cependant que l'émotion lui manque, et qu'il
ignore l'art de la communiquer à ses lecteurs? Non, mais cette émo-
tion même a une certaine froideur. Il a la sensibilité d'un homme
impressionnable qui passe dans la vie plutôt en contemplateur cu-
rieux qu'en acteur passionné. Les grands secrets de la passion lui
sont inconnus, et il semble qu'il lui est interdit de les pénétrer. En
vérité, il me semble avoir lui-même très délicatement exprimé la
nature et l'histoire de son talent dans un de ses plus jolis poèmes :
la Dame de Shalotl» Une île radieuse s'élève au milieu de la rivière
qui conduit à Camelot, la ville royale, séjour du roi Arthur et des
chevaliers de la Table-Ronde, et dans cette île habite une fée sou-
mise à un enchantement qu'elle ne peut rompre. Jour et nuit, il lui
faut tisser dans la solitude et le silence une toile magique pleine de
gaies couleurs et ornée de scènes variées. Charmante est la tâche,
mais triste est le cœur de celle qui l'accomplit. Où donc prend-elle
ces couleurs si gaies et les sujets de ces scènes qu'elle fixe sur sa
toile? Un miroir magique est suspendu au-dessus de sa tète, et dans
ce miroir se reflètent les images du monde mouvant, auquel elle ne
doit pas se mêler. Tous ceux qui passent sur le grand chemin qui
conduit à Camelot laissent leur image sur ce miroir; c'est un abbé
sur sa mule, c'est une troupe de gaies demoiselles, une bande de
pages aux longues chevelures, deux amans qui passent lentement,
penchés l'un vers l'autre, un baptême, un enterrement. Elle re-
garde sans relâche, et se sent malade à force de regarder. 0ht
comme elle abandonnerait de bon cœur sa navette et son aiguiUe
merveilleuse pour se mêler à la foule des vivans ! Si elle pouvait
seulement détourner la tête et suivre autrement que dans le miroir
magique les scènes qui se déroulent sous ses yeux ! Mais non, cette
480 REVUE DES DEUX MONDES.
consolation même lui est refusée. Cependant un jour passe sur son
cheval, brillant et joyeux, paré comme pour un tournoi que prési-
derait la reine Genièvre, le beau chevalier à la renommée immor-
telle, sir Lancelot du Lac. L'image se réfléchit dans le miroir, et
cette fois la dame de Shalott ne peut y tenir, elle se lève et tourne
ses regards vers Camelot; mais soudain la toile magique s'évanouit,
et le miroir se brise. Tout est fini, et la malédiction est sur moi, dit
la dame de Shalott. Alors elle se dirige vers la rivière, détache un
bateau sous un saule, inscrit son nom sur la proue, et se laisse
aller au courant qui l'emporte vers Camelot, séjour du chevalier,
objet de son rêve. Toute la nuit le bateau flotta, et au matin il vint
échouer au pied des tours de la ville. Grand fut l'étonnement des
bons citadins lorsqu'ils trouvèrent un cadavre en robe blanche, et
que l'inscription de la proue leur eut appris que ce cadavre était celui
de la dame de Shalott, dont ils avaient si souvent parlé. On s'entre-
tint à la cour de ce merveilleux événement pendant toute une journée,
et le bon Lancelot murmura une prière hâtive, sans se douter qu'il
était la cause de la mort de la dame de Shalott. C'est vraiment dom-
mage, dit-il tout rêveur :
But Lancelot mused a little space;
He said : he lias a lovely face ;
God in his mercy lend her grâce,
The lady of Shalott.
Telle est, il me semble, la fidèle histoire du talent poétique de
M. Tennyson. Comme la dame de Shalott, il possède un miroir ma-
gique dans lequel toutes les réalités de la vie reflètent leurs images.
Il peint les surfaces colorées, les apparences et les formes sans cesse
renouvelées que lui renvoie le miroir, et il les peint toutes également
bien; mais il semble qu'il lui soit défendu de détourner la tête, de
se mêler au monde des vivans, et de partager ses joies et ses dou-
leurs. Être à la fois si près et si loin de la réalité et de la vie, quel sup-
plice ! La réalité est à sa porte, et il doit se contenter de son image ;
la vie s'agite à deux pas de lui, et il ne peut jouir que de ses reflets.
Souvent, en lisant ses œuvres, nous éprouvons comme un sentiment
de lassitude, et nous sommes comme rassasiés de beaux spectacles;
c*est un sentiment qu'il a dû lui-même éprouver plus d'une fois.
Les dieux sont impitoyables pour ceux auxquels ils accordent leurs
dons; une sentence prononcée d'en haut pour sa gloire semble in-
terdire à notre poète de partager les sentimens de la bruyante hu-
manité, sous peine de perdre le don de peindre les spectacles qu'elle
présente. Peut-être, s'il détournait la tête, le miroir magique se bri-
serait-il, la toile magique s'évanouirait-elle. Hélas! en se plaçant à
PORTRAITS POÉTIQUES. A8'l
un point de vue plus élevé, l'histoire de la dame de Shalott n'est-
elle pas celle de tous les poètes et de tous les artistes, sur lesquels
pèse un enchantement fatal V Le monde semble leur avoir été donné
en apparence pour réjouir leurs yeux; mais il leur a été donné en
réalité pour accomplir une tâche dure et charmante dont ils ne doi-
vent pas se détourner. A d'autres appartiennent toutes les réalités
de ce monde, à eux ses ombres et ses reflets. La vie est faite pour
qu'ils la contemplent et non pour qu'ils la partagent, pour qu'ils
l'admirent et non pour qu'ils l'aiment. Ils doivent vivre au milieu
de la réalité, et cependant séparés d'elle, pareils à ces curieux qui
contemplent du dehors à travers les vitres le spectacle d'une fête
qu'on ne célèbre point pour eux. Plus d'une fois sans doute ils vou-
dront s'écrier comme la fée : « Je suis fatiguée des ombres ! » Mais
qu'ils surmontent leur fatigue sous peine de châtimens terribles!
Prends garde que le miroir magique ne se brise, ô poète qui veux
détourner la tête ! Reste assis, reste assis, si tu ne veux pas avoir
pour dernière ressource de te confier aux vagues qui te porteront
vers les royaumes inconnus du malheur et de la mort.
Les sentimens passionnés, sombres, poignans ou orageux de l'âme
n'ont donc pas d'écho dans les poèmes dé Tennyson. Gomme il n'y
a pas de règle sans exception, je signalerai une pièce très ardente
intitulée Falima, qui dans l'origine a dû, si je ne m'abuse, porter
un nom moins oriental, et qui a sans doute été composée après quel-
que lecture émue des poètes anciens, ainsi qu'un autre poème inti-
tulé OEnone, lequel contient des accens très réellement passionnés.
Ce sont là de très rares exceptions. Les sentimens qu'il exprime de
préférence ont de la vivacité, de la mobilité; ils n'ont pas de sub-
stance, pas de corps. Ils brillent comme une flamme pure qui éclaire
sans échauffer. Jamais poète n'a été moins enivré par les fumées de
la matière et de la chair; il entretient avec toutes les choses et tous
les êtres des relations d'intimité cordiale; il a un sourire pour toute
joie et une parole de pitié pour toute souffrance, mais jamais son
cœur ne se livre, et jamais sa nature ne cède. Le dévouement, le
transport, le ravissement, sont des vertus qu'ignore son âme élé-
gante. Le sentiment qu'il a chanté avec le plus de profondeur et de
complaisance est le sentiment subtil et froid par excellence , le sen-
timent de l'amitié. Et encore n'a-t-il pas chanté l'amitié présente,
active, vivante; non, il a chanté l'amitié idéalisée par le souvenir,
passée à l'état de pur esprit et d'ombre heureuse dans les champs
élyséens. Cependant, comme il est habile à exprimer les émotions
de ce sentiment sans orage, comme sa fine imagination sait dé-
couvrir les liens subtils de l'affinité qui enchaîne les âmes, avec
quel noble recueillement il s'entretient de la chère mémoire de ce-
TOME XXIV. 31
A82 BEVUE DES DEUX MONDES.
lui qui n'est plus! Oh î la cliarniante offrande déposée sur une tombe
amie que ce long poème intitulé In Mcmoriam, qu'on pourrait aussi
bien intituler les canzoni de la mort! Le souvenir d'un ami mort a
été pour Alfred Tennyson ce que fut l'image de Laure pour Pétrar-
que : il lui a suffi pour animer toute une longue série de petits
poèmes. Le grand charme d' M Memoriam, c'est son accent de par-
faite sincérité. Pas de grands effets poétiques, aucune recherche
d'imagination, pas la moindre préoccupation du public; l'auteur a
exprimé sa plainte jour par jour, jusqu'à l'entier épuisement de la
première douleur, sans se préoccuper de savoir s'il serait mono-
tone. Il a laissé couler ses larmes jusqu'à ce que la source fût tarie
et que la mémoire du mort eût reçu dans son âme une sépulture
digne de lui. Ce n'est pas au public que s'adresse ce poème, c'est
véritablement au mort lui-même. C'est une vraie conversation avec
une âme invisible, pleine d'assurances de sympathie, de promesses
loyales, de reproches, de questions curieuses, interrompues çà et
là par un temps de silence , comme pour entendre une réponse qui
ne vient pas. Le mort à la mémoire duquel est dédié ce poème s'ap-
pelait, lorsqu'il était sur la terre, Arthur Henry Hallam, et semble
avoir été digne de cette offrande. Tous ceux qui l'ont connu ont
rendu de lui un témoignage plein d'admiration et de regret. Il fut
appelé par les dieux à l'âge de vingt- deux ans. Heureux jeune
homme î sa mémoire est restée pure et charmante ; il est mort avant
d'avoir connu les insultes des lâches, les poisons du mensonge et de
la calomnie, les iniquités de l'envie, et les crimes de ce vice plus
infâme que tous les autres ensemble, la déloyauté, le péché impar-
donnable que rien ne peut effacer, et qui marque les âmes qui s'en
sont rendues coupables des signes auxquels on reconnaît la popu-
lace. In Memoriam !
Lorsque la passion réelle, avec ses ardeurs et ses colères, se
montre dans M. Tennyson, ce n'est jamais que par surprise et à
r improviste. Elle brille soudain comme un éclair, et un éclair qui
n'est jamais suivi d'orage. Une fois cependant il a voulu essayer de
consacrer tout un long poème à l'expression des passions amou-
reuses, et cette tentative, qui porte le nom de Maud^ a été de l'avis
général un échec. Maud est une bizarrerie qui nous laisse assez
froids, qui intéresse notre curiosité beaucoup plus qu'elle n'excite
notre émotion. Cela est très fin, surtout très ingénieux; mais l'au-
teur a fait un poème psychologique plutôt qu'un poème dramatique.
Nous sommes curieux de suivre les progrès de la passion dans une
âme de fou, nous ne pouvons sympathiser avec elle. Son héros est
un monomane d'une espèce rare, créature d'élite dans le monde de
l'hallucination, mais qui, malgré toutes ses délicatesses, est séparé
PORTRAITS POÉTIQUES. A83
du monde des vivans. Nous suivons ses discours et ses actes avec
l'intérêt que nous prendrions à suivre une conversation roulant sur
les paroles et les actes d'un personnage illustre frappé de démence,
sur les aberrations d'une intelligence destinée par la nature à de
grandes choses, et qui n'a pu accomplir son œuvre. Gela une fois
dit, j'avoue que je ne puis me ranger à l'avis des sévères critiques
qui se sont réunis pour déclarer à la presque unanimité que ce
poème était inférieur aux autres œuvres de Tennyson. Non, ce n'est
pas, à mon avis, une œuvre inférieure; c'est une œuvre d'un autre
ordre que les précédens poèmes de l'auteur, et c'est là peut-être la
cause qui a rendu la critique si sévère. Elle n'a été si sévère que
parce qu'elle a été déroutée. Il y a sans doute trop de tirades de cir-
constance, je n'en disconviens pas, et le souvenir de la guerre de
Grimée a beaucoup trop préoccupé peut-être le poète lauréat; mais
avec quel feu, quelle vivacité et surtout quelle vérité sont décrits les
mouvemens de cette âme de fou! Gomme on sent que l'équilibre des
facultés est rompu à jamais et ne pourra être rétabli! Tout entière à
sa passion du moment, elle l'épuisé, s'y absorbe. Lorsqu'il exprime
son amour, la nature n'a pas assez de beautés pour entourer la
bien-aimée ; il ne trouve pas dans la création assez de myrtes et de
roses. Il prendrait l'arc-en-ciel pour en faire une écharpe, et tire-
rait, selon le mot de Goethe, le soleil et les étoiles en guise de feu
d'artifice. Et comme ces images enchanteresses s'évanouissent dès
que l'incendie de la violence s'allume dans le sang! Toute la frénésie
qu'il portait dans l'amour, il la porte dans la colère, et il n'est plus
entouré que d'images diaboliques. Quels cris, quels blasphèmes, et
comme le monde lui apparaît sous un sombre aspect!
And the vitriol madness flushes up in the rufïian's head
Till the filthy by lane rings ,to the yell of the trampled wife,
While chai m and alum and plaster are sold to the poor for bread,
And the spirit of murder works in the very means of life.
When a Mammonite mother kills lier babe for a burial fee
And Timour Mammon grins on a pile of children's bones
Maud est d'ailleurs, qu'on partage ou non notre avis, une excep-
tion dans l'œuvre de M. Tennyson, car le poète n'aime pas les émo-
tions violentes, et il ne se départ jamais d'une certaine sérénité.
G' est un esprit plein de dandysme; il n'a que des visions élégantes,
et ses rêveries, aussi simplement qu'elles soient vêtues, trahissent
toujours, soit par l'harmonie de leurs draperies, soit par quelque
ornement particulier, qu'elles sont les fdles d'un esprit qui aime et
connaît tous les luxes de l'intelligence. Ges visions et ces rêveries
portent généralement des noms de femmes : Glaribel, Lilian, Isa-
belle, Éléonore, Madeleine, Mariana, Adeline; mais ce ne sont pas
484 REVUE DES DEUX MONDES.
des femmes, et avec la meilleure volonté du monde vous ne pour-
riez parvenir à vous représenter leur caractère, ni même leurs
visages. Ce sont des êtres immatériels qui sont tout sourire, ou
toute mélancolie, ou tout caprice. Glaribel est une ombre, Lilian un
éclat de rire, Mariana un regard mélancolique, Isabelle une atti-
tude. On ne distingue rien que deux yeux qui percent une cheve-
lure en désordre et vous regardent avec une tristesse qui vous gagne
le cœur, ou un sourire inexorable qui vous tourmente et vous agace,
si bien que vous sentez l'envie de dire à ce regard si triste : « Souris,
je t'en conjure! » et à ce sourire : « Pleure, je t'en prie! » Tennyson
ne peint dans les femmes que les détails insaisissables et aussitôt
disparus qu'aperçus, le reflet de la lumière dans l'oeil, la morbi-
desse que l'ombre jette sur le ton des joues, la beauté que la tristesse
donne au regard, la coquetterie d'une tête légèrement inclinée, la
grandeur de certaines attitudes. Il a essayé de surprendre et de
fixer ce qu'il y a au monde de plus fugitif, la grâce en mouvement.
Il ne sait point peindre la chair ni exprimer la beauté plastique;
mais de tous les poètes modernes, il est celui qui a le mieux connu
les féeries du visage humain, les sylphes qui regardent par la fe-
nêtre de l'œil, les lutins qui se logent dans les flots d'une cheve-
lure, les esprits qui nagent dans l'incarnat des joues. Cette aptitude
à peindre la grâce mobile est une des originalités de M. Tennyson,
et pour moi la première de toutes. Cependant il faut peut-être
rapporter en partie ce mérite aux modèles qui ont posé sous ses
yeux. Tennyson n'a peint que la beauté anglaise, la moins clas-
sique et la plus romantique de toutes, celle où jouent le plus grand
rôle ces détails fugitifs que j'appelle les féeries du visage.
Il y a souvent de la grandeur morale dans ses conceptions, une
grandeur morale un peu étrange; il y a dés accens héroïques, les
accens d'un héroïsriie adolescent plutôt que mâle. Signalons trois
petits chefs-d'œuvre, la Mort d' Arthur ^ Godiva, Ulysse, tous trois
portant le même caractère d'héroïsme juvénile et candide. La Mort
d'Arthur n'offre aucun des tragiques tableaux de la défaite et du
trépas; le héros meurt sans amertume et emporte au tombeau cette
noble confiance dans la nature humaine qui l'a guidé pendant sa
vie, et que le triomphe de ses ennemis n'a pu détruire. Sa mort
n'est pas un déclin, c'est une aube qui se lève rayonnante sur les
générations qui entrent dans la vie. Il faut que les prophéties s'ac-
complissent; la chevalerie de la Table-Ronde doit disparaître, mais
la chevalerie durera toujours. 11 y eut des hommes braves avant
Arthur, il y en aura encore après lui, et le bras mystérieux qui sortit
naguère du lac pour lui donner sa vaillante épée se dressera encore
bien des fois jusqu'à la fin du monde pour passer cette épée à d'au-
PORTRAITS POÉTIQUES. 485
très héros. Godiva est l'histoire de cette bonne comtesse de Coventry
qui consentit, pour alléger le peuple d'une taxe pesante, à chevau-
cher nue dans les rues de la ville, sacrifiant ainsi noblement ce que
la femme a de plus cher, la pudeur; elle accomplit ce sacrifice
avec une bonne grâce parfaite, sans lutte ni résistance, sans penser
un instant que le ridicule puisse l'atteindre, et que son dévouement
puisse être récompensé par les quolibets des ingrats. Ulysse est
peut-être le poème le plus parfait qui soit sorti de la plume de
M. Tennyson. C'est une aspiration vers l'héroïsme dans une âme en-
chaînée par la vieillesse. De même que la mort et la défaite n'ont
pu ébranler dans Arthur sa confiance en la nature humaine, l'âge
n'a pu modérer l'ardeur aventureuse d'Ulysse. On dirait que l'ex-
périence ne lui a rien appris, et qu'après tant d'aventures péril-
leuses, il n'a nul besoin d'un repos si chèrement acheté. Vieillard,
il a la hardiesse et l'élan d'une âme jeune ignorante du péril; il ne
se contente pas, à la façon des vieillards, de regretter les jours qui
ne sont plus, il aspire à les continuer. Il appelle autour de lui ses
vieux matelots, écloppés et invalides échappés aux courroux des
flots et aux écueils des côtes, a Mes matelots, âmes qui avez lutté,
soufï'ert, pensé avec moi, qui prîtes toujours avec une humeur en-
jouée et de bonne grâce le temps comme il venait, orage ou rayon
de soleil, et qui à la fortune opposâtes toujours de libres cœurs et
de libres esprits, — vous et moi nous sommes vieux. Cependant la
vieillesse possède encore son honneur, et peut encore trouver une
tâche à remplir. La mort termine tout ; mais avant la fin quelque
chose peut être encore fait, quelque œuvre de noble marque qui ne
soit pas indigne d'hommes qui ont lutté avec les dieux. Les lumières
commencent à briller du haut des rochers, la longue journée s'ef-
face, la lune monte lentement, le gouffre aux voix innombrables
rugit. Venez, mes amis, il n'est pas trop tard pour trouver un nou-
veau monde, car j'ai le dessein de naviguer au-delà des mers où le
soleil se couche, de parcourir les mers où se baignent les étoiles
de l'occident, avant de mourir. Peut-être les abîmes nous englouti-
ront-ils, peut-être aborderons-nous aux îles heureuses et y ver-
rons-nous le grand Achille, que nous connûmes autrefois? Quoique
beaucoup nous ait été enlevé, il nous reste encore beaucoup. Nous
n'avons plus ces forces qui dans le vieux temps remuèrent le ciel
et la terre; mais nous sommes ce que nous sommes, une bande de
cœurs héroïques animés des mêmes ardeurs, affaiblis sans doute
par le temps et la destinée, mais forts par la volonté de lutter, de
chercher, de trouver et de ne pas céder. » Je n'ai pas besoin de
faire remarquer qu'Ulysse n'est ici qu'un symbole; ce n'est point
Ulysse qui parle, c'est un héros moderne, un héros des jours ré-
A86 REVUE DES DEUX MONDES.
cens, qui remplace par l'énergie de l'âme cette plénitude de vi-
gueur et cet harmonieux équilibre de forces qui caractérisent le
héros antique. C'est l'homme du xix* siècle condamné à naviguer
toujours à travers vents et marées, à voyager by hrighl or foui
weather^ et à lutter, sans perdre courage, jusqu'à ce que ses forces
l'abandonnent, et qu'il tombe brisé sur le champ de bataille de la
vie.
Tennyson a composé un autre poème dont le sujet, également
lire d'Homère, a une signification terriblement moderne aussi. Les
iMophages sont en quelque sorte le revers de la médaille dont
Ulysse est l'effigie. Les naufragés, ballottés par la tempête et fouet-
tés par les pluies de l'orage, ont enfin abordé dans l'île où le lotus
croît au bord des eaux. Qu'ils sont las et fatigués! et comme ils
aspirent au repos! Ils mangent l'herbe magique, et elle leur donne
plus que le sommeil. Le Léthé semble couler sur leur âme, les pul-
sations de leur cœur s'arrêtent, le souvenir ne leur apporte plus
ni joies ni douleurs. Patrie, enfans, amis, foyers autrefois chéris,
figures familières, tout leur est devenu indifférent. Ils célèbrent
dans des chants d'une éloquence admirable le morne bonheur des
cœurs éteints, la douceur qu'on trouve à ne pas aimer, le charme
du repos stérile, la beauté de 'la nuit sans étoiles et l'horreur du
jour lumineux. (( Haïssable est le ciel au bleu profond, pavillon de
la mer au bleu sombre. La mort est la fin de la vie. Ah ! pourquoi
la vie ne serait -elle qu'un long travail? Laissons tout souci : le
temps marche rapidement, et avant peu nos lèvres seront muettes.
Laissons tout souci; qu'est-ce qui reste et qui dure? Toutes les
choses nous sont enlevées et deviennent des lambeaux, des haillons
de l'effrayant passé. Laissons tout souci. Quel plaisir pouvons-nous
trouver à lutter contre le mal ? Quelle satisfaction à fendre toujours
la vague qui monte toujours? Toutes les choses ont leur repos, et
marchent en silence vers la mort; elles mûrissent, tombent et meu-
rent. Donnez-nous le long repos ou la mort, la noire mort ou le loi-
sir plein de rêves... Assurément, assurément, le sommeil est plus
doux que le travail , le rivage plus doux que les labeurs en plein
océan. Matelots, frères, reposons-nous, nous ne naviguerons jamais
plus. » Malgré la perfection classique du langage et la musique du
rhythme, il est facile de distinguer dans ce poème les lamentations
discordantes des âmes modernes affaiblies par l'exès du travail,
brisées de soucis, et cherchant dans les puissans narcotiques et les
herbes magiques la rêverie, l'insouciance et la paix.
T^s Lotophages et Ulysse sont les deux pièces où M. Tennyson a
le plus fortement exprimé les tourmens et les douleurs de son épo-
que. La mention de ces deux poèmes nous conduit naturellement à
, PORTRAITS POETIQUES. 487
nous demander quel est le degré de sympathie de M. Tennyson.
pour son époque. Cette sympathie existe, mais elle ^st, je le crois,
plus fine que forte, plus délicate que profonde. L'âme du poète
est enchaînée à celle de ses semblables par mille liens, mais ce sont
des liens subtils comme ceux dont les Lilliputiens garrottèrent Gul-
liver. Il a des entraînemens de curieux, de lettré, d'artiste; il aime
et déteste sans doute beaucoup de choses, mais surtout, je le crains,
celles qu'il est assez indifférent d'aimer ou de détester. Il aime les
parcs modernes et les bizarreries architecturales des modernes ré-
sidences seigneuriales de l'Angleterre, où les débris du gothique se
mêlent au style grec dans un contraste si inattendu; il aime les
paysages anglais et les bruits de la vie et du travail humain, pourvu
toutefois qu'ils ne soient point retentissans et qu'ils ne troublent pas
ses rêveries. Il passe à travers toutes les réalités de la vie moderne,
qu'il écréme pour ainsi dire avec un art exquis, mais dont il néglige
les côtés douloureux et profonds. Cette sympathie, tout ingénieuse,
un peu rusée, se montre avec toute sa grâce dans le poème qu'il a inti-
tulé la Princesse. Dans ce poème, il s'est proposé de dramatiser la
question, si souvent soulevée, des droits de la femme et de l'égalité
des sexes. Avec cette question, il a composé une causerie rhythmée
qui est une des lectures poétiques les plus délicieuses qu'on puisse
faire. Cette lourde, pédantesque et grave question est devenue lé-
gère comme une ombre. Si la féerie ravissante de Shakspeare s'in-
titule à juste titre songe d'une nuit d'été, la Princesse pourrait s'in-
tituler le rêve d'une après-midi d'été. C'est charmant, fin et délicat
au possible, amusant comme une mascarade élégante ; mais de pas-
sion, de sympathie ou d'antipathie décidée, d'enthousiasme ou de
violence sarcastique, point. C'est plaisir que de voir avec quel tact
et quel bon goût parfait il a fait triompher la nature sur l'utopie,
comme il lui a suffi d'une rougeur, d'un appel à voix basse, d'une
excuse flatteuse, pour démolir tout le système sophistique qu'il
avait mis en action. L'utopie s'évanouit comme un nuage stérile de-
vant une réalité qui n'a rien de farouche et de brutal, mais qui est
au contraire plus séduisante que le plus aimable des rêves. Tji
Princesse est un poème délicieux, qui donnera à ceux qui le liront
la véritable mesure de la sympathie de M. Tennyson, et qui leur
marquera l'extrême limite qu'elle ne consent jamais à dépasser.
Cette sympathie n'a pas de chaleur, elle est aussi loin que possible
de la charité chrétienne; elle est essentiellement littéraire, intellec-
tuelle. M. Tennyson sympathise plutôt avec les pensées des hommes
qu'avec leurs passions, et quand il est ardent et impétueux, ce qui
lui arrive rarement, on peut être sur que c'est pour célébrer plutôt
un triomphe intellectuel qu'un triomphe moral : témoin l'admirable
t
A 88 REVUE DES DEUX MONDES.
chant de Locksley Hall^ qui en termes si véhémens célèbre et pro-
phétise les conquêtes de la science moderne.
Son œil se tourne de préférence vers la beauté. L'amour de toutes
les belles formes, quelles qu'elles soient, voilà le sentiment qui
donne à ses poèmes l'unité qu'ils n'auraient pas sans lui, car M. Ten-
nyson a inauguré dans la poésie anglaise le règne de la fantaisie.
Ses inspirations ne coulent pas d'une source intérieure, d'une de ces
sources inépuisables qui ne tarissent qu'avec la vie, comme chez
Byron, Shelley ou Wordsworth. Non, elles sont des enfans du ca-
price et de l'imagination vagabonde. Il n'a pas, si je puis m'expri-
mer ainsi, de vue d'ensemble sur la nature; il s'arrête de préférence
aux détails, qu'il sait utiliser avec une adresse pratique et un sa-
voir-faire quasi mondain qui font honneur à son esprit industrieux.
J'emploie très à dessein cette épithète de mondain, qui pourra sem-
bler sévère à quelques personnes. M. Tennyson n'a pour la nature au-
cun de ces respects religieux et désintéressés qu'elle inspire aux très
grands poètes; mais il sait employer tous les détails qu'elle lui pré-
sente. Il n'en néglige et n'en laisse perdre aucun. Il glane en homme
ingénieusement économe la matière de ses métaphores et de ses ima-
ges. Il interrompt volontiers une rêverie au bord d'un ruisseau pour
remarquer le saut brusque d'une truite hors de l'eau, et détourne ses
yeux de la contemplation d'un paysage pour suivre un rat qui trotte
le long d'un mur. Un autre poète aurait maudit peut-être ces puérils
incidens, qui venaient si mal à propos troubler le cours de ses rêve-
ries. Il n'en est pas ainsi avec M. Tennyson : il sait que sa mémoire,
qui est très fidèle, lui représentera ces images lorsqu'il en aura be-
soin. Tranchons le mot brutalement, même au risque de déplaire aux
admirateurs de M. Tennyson, qui, séduits comme nous le sommes
nous-même par la beauté et la musique de ses poèmes, lui prê-
tent sans marchander les qualités dont il ne se soucie guère et les
profondeurs qu'il n'a pas : l'âme poétique de M. Tennyson, c'est le
dilettantisme, et sa muse, c'est la fantaisie. Beaucoup de lecteurs
s*y trompent, parce que ce dilettantisme est singulièrement dédai-
gneux, élégant, parce que cette fantaisie n'est point frivole et ne
court pas à tout objet. Si le ton était moins noble et la mélodie
moins pure, le fait que nous signalons apparaîtrait clairement a tous
les yeux ; mais le poète se sauve des erreurs du dilettantisme et des
excès de la fantaisie par une perpétuelle élévation de langage et
une élégance de formes qui touchent de très près à la noblesse.
Quel que soit l'objet qu'il distingue, il l'embellit, le purifie, et le
rend digne d'amour.
Ce qu'on ne peut assez louer dans le poète, c'est le travail con-
stant qu'il accomplit sur lui-même, les soins qu'il prend de sa re-
m
PORTRAITS POÉTIQUES, 489
nommée et de son talent, les efforts qu'il tente pour agrandir son
domaine et augmenter sa gloire, l'art qu'il déploie pour ne point se
répéter. Il ne se repose pas sur ses lauriers académiques, et il semble
penser que la destinée du poète est d'épuiser la moisson de beauté
que Dieu a mise en lui, pour en faire largesse à la foule; comme
son Ulysse, il croit que la vie est faite
To strive, to seek, to find and not yield.
Il a donc fait une tentative toute nouvelle, et a essayé son talent
dans un nouveau genre poétique, le récit lyrique. Gomme Victor
Hugo, M. Tennyson nous donne aujourd'hui ses petites épopées.
Il a choisi les légendes de la Table-Ronde pour sujets de ses der-
niers poèmes. Si jamais sujets furent en rapport parfait avec l'ima-
gination du poète, à coup sûr ce sont ces légendes délicieuses où
l'héroïsme revêt des formes si délicates, et où la passion s'exprime
avec de si respectueuses réticences. Ces légendes lui étaient d' ail-
leurs depuis longtemps familières, et plus d'une fois il avait pris,
sinon comme thème, au moins comme prétexte de ses fantaisies, le
roi Arthur, sir Lancelot du Lac et sir Galahad. Aujourd'hui il prend
ces légendes non plus comme prétexte, mais comme sujet même et
substance de ses chants. Toutefois, même dans ces poèmes, plus
amples que ses anciennes compositions, il est resté fidèle à son gé-
nie, et il a révélé plutôt un genre nouveau qu'un poète nouveau.
Quelle âme poétique et rêveuse n'a pas été frappée des contrastes
si délicatement nuancés qui distinguent les légendes de la Table-
Ronde? Elles s'élèvent jusqu'aux sommets les plus éthérés de la
sainteté et de la perfection religieuse, et descendent jusqu'à ces ré-
gions douteuses où la tendresse des sentimens confine à l'immora-
lité; le dévouement aux lois de Dieu s'y mêle fort singulièrement à
l'amour de la créature. Qui n'a pas cherché à trouver l'unité qui
réunit ces contrastes? Ces légendes ne sont point une représentation
de la vie humaine extérieure, elles sont une représentation de la vi^
intérieure de l'âme et de ses aventures spirituelles. La conquête duW
Saint-Graal, symbole de sainteté et signe de l'union conclue entre
l'homme et Dieu, est l'objet des poursuites de tous les chevaliers;
ils partent tous pour aller contempler le vase sacré, legs fait à la
terre par le plus pieux des hommes, et cependant la plupart restent
en chemin. Ils sont arrêtés sur leur route par quantité d'aventures
qu'ils ne cherchaient point, et ils sont forcés d'interrompre leur
pèlerinage; peuvent-ils se laisser accuser de félonie, de trahison, et
se rendre coupables d'une prudence qui plus tard leur serait repro-
chée peut-être comme une trahison? C'est une victime qu'il faut
h90 REVUE DES DEUX MONDES.
délivrer, un affreux géant qu'il faut combattre, une dame dont la
reconnaissance sera plus mortelle que le glaive de dix ennemis.
Combien en est-il qui arriveront, et parmi ceux qui atteindront leur
but, combien dont la renommée n'était pas plus pure au départ qu'à
l'arrivée? Le brave Parceval lui-même, le plus candide des cheva-
liers, n'échappera pas à ces pièges de la destinée. Lorsqu'ils seront
revenus à la cour d'Arthur, de nouveaux dangers les attendent, car
cette cour chevaleresque, présidée par un roi sans tache, modèle de
toutes les vertus, semble le lieu de rendez-vous de toutes les tenta-
tions subtiles. Le palais est aspergé d'eau bénite, mais le diable rôde
tout autour. Soyez brave comme Lancelot, vous serez désarmé par
les regards de la reine Genièvre ; loyal comme Tristan , et la reine
Yseult vous apprendra la trahison. Toutes ces âmes si pures, si can-
dides, si courageuses, mises en contact les unes avec les autres,
perdent une à une leurs vertus ; elles descendent au mal sans s'en
apercevoir, tant elles roulent avec lenteur sur une douce pente.
Quelles fines et délicates moralités se dégagent de ces vieilles lé-
gendes! Connaissez-vous une plus aimable satire des dangers de
la sociabilité et un plus aimable aveu de l'impuissance de l'âme à
atteindre la perfection sur la terre? Rêvez, rêvez la conquête du
Saint-Graal, et un jour que l'air sera trop amolli, vous jetterez
avec complaisance vos regards sur la terre; jurez d'être des mo-
dèles de fidélité et de constance, et un jour vous sentirez le mur de
glace s'élever dans votre âme; jurez d'être des modèles de dévoue-
ment, et un jour vous sentirez le ver de l'égoïsme piquer votre
cœur. Ah! vous vous glorifiez dans votre sagesse! Prenez garde que
la fée Viviane n'ait prise sur vous par quelque endroit. Yoilà les
aventures qui vous arriveront, à vous qui vous appelez Arthur et
Merlin , Lancelot et Parceval , Tristan et Galahad !
11 m'est souvent arrivé de plaindre le sort du roi Arthur. Quelle
destinée lamentable que celle de ce roi sans reproches! Toutes les
déceptions lui étaient réservées. Ame éprise d'honneur et de no-
blesse, il voulut fonder dans la chevalerie de la Table-Ronde une
institution qui se rapprochât aussi près que possible de l'idéal, et
un instant il put croire qu'il avait réussi; mais la fragile nature
humaine le trahit. Ses chevaliers tombèrent dans le péché. Élégante
fut leur faute et sincères furent les torrens de larmes que leur ar-
racha le repentir ; mais la confiance du roi en son idéal en reçut une
atteinte mortelle. Quelle tristesse ne dut-il pas ressentir par exemple
le jour où éclata le scandale de Tristan et d'Yseult? Pour se con-
soler de ses déceptions, il n'avait pas même la ressource du bon-
heur conjugal; la reine Genièvre n'avait-elle pas la première donné
l'exemple du péché? Toutes ses grandes qualités, sa noblesse, son
PORTRAITS POÉTIQUES. 491
courage, son amour chevaleresque, avaient été impuissantes à lui
conquérir même le cœur de sa femme. Enfin, dernière misère, la
trahison se glisse dans son palais, et c'est un membre de sa famille,
Mordred, qui livre le royaume aux païens! M. Tennyson a plaint
comme nous la destinée mélancolique du roi Arthur, et ce sentiment
de pitié remplit la dernière des quatre idylles, intitulée Genièvre.
Sir Mordred, le neveu d'Arthur, <( la bête subtile et rampante,
couchée bassement les yeux fixés sur le trône, prête à bondir, n'at-
tendant qu'une occasion heureuse, » poussé par un de ces vils mou-
vemens familiers à sa nature, se permit un jour d'espionner la reine
Genièvre, et fut surpris dans cette occupation par Lancelot, qui,
avant d'avoir eu le temps de le reconnaître, lui infligea le châti-
ment dû à sa couardise. Le chevalier s'excusa galamment dès qu'il
reconnut le neveu du roi; mais il était trop tard. La haine était en-
trée dans le cœur de Mordred, et la crainte dans le cœur de la reine.
Le traître continua d'épier les amans jusqu'à ce qu'il eût la preuve
manifeste de leur péché, et alors éclata le dénoûment sinistre. Lan-
celot fut forcé de fuir, poursuivi par Arthur. La reine repentante se
retira au couvent d'Almesbury. Le poète nous la représente pleu-
rant dans la solitude, n'ayant à ses côtés qu'une jeune novice dont
le babillage enfantin fourmille de cruautés innocentes. L'enfant
veut consoler la dame affligée dont elle ne sait pas le nom, et cha-
cune de ses paroles est une blessure nouvelle : (( Oh ! je vous en
prie, noble dame, ne pleurez pas davantage; laissez-vous consoler
par mes paroles, les paroles d'une si petite créature qui ne sait rien,
rien qu'obéir... Pesez vos chagrins contre ceux de notre seigneur et
maître le roi; ils vous paraîtront plus légers par la comparaison...
Ah î douce dame, les chagrins du roi doivent être trois fois au moins
aussi grands qu'aucun des nôtres. Pour moi, je remercie le ciel de
ce que je ne suis pas née parmi les grands, car, lorsque par hasard
il m' arrive un chagrin, je pleure mes larmes en silence, et tout est
dit; personne ne le sait, et mes larmes m'ont fait du bien. Mais
quand bien même les chagrins des petits seraient aussi considéra-
bles que ceux des grands, les grands ont encore ce chagrin ajouté à
tous les autres, que, si vif que soit leur désir du silence, ils ne peu-
vent pleurer derrière un voile. » Chacune de ces paroles rouvre une
blessure et devient un châtiment de la faute commise, tant qu'à la
fin la reine éclate et que l'enfant s'enfuit effrayée. A peine la no-
vice aT-t-elle disparu, qu'un nouveau châtiment se présente sous la
forme même du roi Arthur; cette fois ce ne sont plus des reproches
indirects, mais des accusations solennelles qui tombent sur la con-
science de la coupable Genièvre, étendue pâle et sans souffle aux
pieds du roi.
492 REVUE DES DEUX MONDES.
« Est-ce bien toi qui es prosternée si bas, toi l'enfant d'un homme que
j'honorais, heureux puisqu'il est mort avant ta honte ? Il est bien qu'aucun
enfant ne soit né de toi. Les enfans nés de toi sont le glaive et le feu, la.
rouge dévastation et la violation des lois, la trahison des parens et les hordes
impies des païens pullulant sur les rivages de la Mer du Nord! Ces païens,
pendant que Lancelot, mon bras droit, le plus puissant de mes chevaliers,
m'est resté fidèle, je les ai anéantis sur cette terre du Christ dans douze
grandes batailles sanglantes. Et sais-tu maintenant d'où je viens? De com-
battre contre lui. Et lui, qui n'a pas craint de me blesser de la manière la plus
déloyale, a trouvé encore en son âme assez de courtoisie pour ne pas lever
la main sur le roi qui l'avait fait chevalier. Mais bien des chevaliers ont été
tués; beaucoup d'autres, tous ses parens et ses alliés, se sont réunis à ses
côtés et ont tenu pour lui contre moi ; beaucoup d'autres encore, oublieux
de l'honneur et du serment juré, se sont réunis autour de Mordred lorsque
celui-ci leva l'étendard de la révolte, et il n'en reste plus qu'un petit nombre
autour de moi. De ce petit nombre d'hommes fidèles qui m'aiment encore
et pour lesquels je vis , j'en laisserai une partie pour te protéger dans les
heures sinistres qui approchent, et empêcher qu'on ne touche à un seul
cheveu de ta tête humiliée. Je sais, si les anciennes prophéties ne sont pas
trompeuses, que je marche à la rencontre de ma destinée. Tu n'as pas fait
ma vie si douce, que moi, le roi, j'aie grand souci de vivre, car tu as détruit
Fœuvre qui fut l'objet de mon existence! Pleure avec moi dans cette der-
nière entrevue, pleure, ne fût-ce que pour le bien de ton âme, le péché que
tu as commis! Lorsque les Romains nous quittèrent, que leur loi relâcha sa
prise sur nous et que les grands chemins furent remplis de rapines, ici et là
sans doute plus d'un acte de courage redressa plus d'un tort et plus d'une
injustice; mais je fus le premier de tous les rois à réunir en faisceau, au-
tour de moi leur chef, les chevaliers errans de ce royaume et des royaumes
voisins, dans ce bel ordre de la Table-Ronde, compagnie glorieuse, fleur de
l'humanité, pour servir de modèle au monde et inaugurer noblement une
nouvelle époque. Je leur fis poser leurs mains sur les miennes et jurer de
respecter le roi comme s'il était leur conscience, et leur conscience comme
leur roi, de détruire les païens et d'exalter le Christ, de rechercher partout
les torts à redresser, de ne pas proférer de calomnie et de ne pas prêter
l'oreille à la calomnie, de laisser doucement couler leur existence dans la
plus pure chasteté, d'aimer seulement une vierge, de s'attacher à elle, et
de l'adorer pendant des années pleines de nobles actions jusqu'à ce qu'ils
l'eussent conquise ; car en vérité je ne connais pas sous le ciel de maître
plus subtil que la passion virginale, non-seulement pour abattre ce qu'il y a
de vil en l'homme, mais pour lui enseigner les grandes pensées, les aimables
paroles de courtoisie, le désir de la renommée, l'amour de la vérité et tout
ce qui fait un homme. Tout cela prospéra jusqu'au moment où je t'épousai,
me disant en pensée : « Elle sera ma compagne, celle qui comprendra mes
desseins et se réjouira de mes joies. » Puis vint ton honteux péché avec Lan-
celot, et puis le péché de Tristram et d'Yseult; puis d'autres, suivant la trace
de ces deux-là, mes plus puissans chevaliers, et tirant un honteux exemple
de belles renommées, péchèrent aussi, jusqu'à ce qu'enfin j'aie obtenu le
PORTRAITS POÉTIQUES. /lÔ3
contraire abhorré de tout ce que mon cœur avait désiré obtenir. Et tout
cela par toi! si bien que maintenant je n'ai guère souci de perdre cette exis-
tence que je protège contre le mal et le crime comme étant le grand don de
Dieu! Pense combien il serait dur pour Arthur, s'il devait vivre, de siéger
encore dans sa salle solitaire, de ne pas voir autour de lui le nombre habi-
tuel de ses chevaliers, de ne plus entendre, comme autrefois dans les jours
heureux, avant ton péché, parler de nobles actions, car quel est celui parmi
ceux qui restent d'entre nous qui pourrait parler de cœurs purs sans qu'il
lui semblât apercevoir ton image? »
Ainsi finit la chevalerie de la Table-Ronde. Il ne reste plus au roi
Arthur qu'à mourir, et la dernière ressource de Genièvre, c'est la pé-
nitence et la prière. L'idéal d'Arthur s'est flétri comme une fleur
délicate exposée aux vents glacés. C'est dans cet étiolement mélan-
colique de l'idéal rêvé que consiste tout l'intérêt moral et drama-
tique de Genièvre^ et en un sens aussi c'est en cela que consiste le
principal intérêt des quatre poèmes qu'il a plu à M. Tennyson de
baptiser du nom di' Idylles du Roi, Il est triste de contempler le dé-
périssement inévitable des plus nobles projets et de voir toutes ces
belles aspirations, qui semblaient pareilles aux plus légères va-
peurs, tomber à terre comme un brouillard trop lourd pour s'élever.
Arthur, le type de la loyauté, est trahi; Merlin, le type de la sa-
gesse, sera ensorcelé par une fée artificieuse. Elaine, la fille blanche
comme un lis, ouvrira ses bras pour embrasser son idéal, représenté
sous la forme très visible de Lancelot, et, comme Ixion, elle étrein-
dra un nuage. Si l'idéal n'avait encore à lutter que contre les rébel-
lions de la brutale réalité, la partie serait égale, et le monde pour-
rait contempler ce que les Anglais appellent a fair play; mais non,
l'âme se tourmente elle-même : à chaque instant, le soupçon, comme
un ver secret, piquera votre confiance, et des doutes pareils à des
fumées légères terniront votre amour, si bien que la possession
même de votre idéal vous paraîtra une chimère, et que réalisé, il
sera pour ainsi dire comme s'il n'était pas. C'est l'histoire du che-
valier Géraint, qui crut faussement à l'infidélité de la belle Enide, et
s'aperçut de son erreur assez à temps pour réparer ses torts. L'aima-
t-il dans la suite comme il l'avait aimée dans le passé? Les chro-
niqueurs et le poète l'affirment, et pourtant le fait est contestable.
Sa confiance par ce doute malheureux avait perdu sa fleur ; il avait
acquis par sa propre faute la preuve de la fragilité de son idéal.
Viviane a laissé parmi les hommes une mauvaise réputation que
je crois méritée, et que confirme M. Tennyson. Quelques-uns, pour
l'excuser, ont prétendu que Viviane n'avait usé que du droit de lé-
gitime défense, et que si elle avait retenu Merlin en captivité, c'est
qu'elle-même redoutait sa puissance et ses enchantemens. Elle au-
49A REVUE DES DEUX MONDES.
rait été criminelle pour ne pas être victime. D'autres prétendent
qu'elle n'agit ainsi que par amour de la science et pour connaître
les secrets du savant. Toutes ces suppositions nous paraissent pué-
riles, et ont paru telles à M. Alfred Tennyson. Ce qui est bien plus-
probable, c'est que Viviane fit lâchement étalage de sa faiblesse
pour apitoyer sa victime, et prétexta l'amour de la science pour
être plus à portée de disposer ses pièges, de tendre ses filets. C'est
la supposition à laquelle s'est arrêté M. Tennyson. Il a dépouillé
Viviane de son prestige de fée et en a fait une femme simplement
artificieuse, qui aime le mal pour la renommée qu'il donne, qui
agit non par caprice, mais avec un dessein déterminé, dont toutes
les caresses sont un calcul, et toutes les paroles un piège. « Viviane
cherchait sans cesse à jeter le charme sur le grand enchanteur de
l'époque, s' imaginant que sa gloire serait grande en proportion de
la grandeur qu'elle éteindrait. » Le poème de Viviane, qui n'est
qu'une longue conversation, comme le poème de Genièvre n'est
qu'une longue plainte, met en lumière ce fait très ancien, mais
toujours nouveau : c'est qu'aux âmes honnêtes la discrétion, le si-
lence et la réserve ne servent de rien, et que le mal a des méthodes
fort discrètes aussi et fort silencieuses de les entamer. Connaissez-
vous quelque chose de plus discret que l'intrigue, quelque chose
de plus silencieux que la calomnie? Ce sont là des méthodes fami-
lières à Viviane, et il faut voir avec quelle adresse elle s'en sert.
Une seule fois elle se trahit, lorsque le vieux Merlin , qui flaire un
danger, sans soupçonner précisément de quelle nature il peut être,
émet des doutes sur la sincérité de ses paroles, et lui rappelle à
mots couverts les bruits qui circulaient sur elle à la cour d'Arthur.
Mais qu'elle est éloquente, et qu'il faut de courage à Merlin pour
lui résister pendant qu'elle parle, « un bras jeté autour de son cou
et collée contre lui comme une couleuvre, laissant tomber comme
une feuille sa main gauche sur son épaule puissante, et de sa main
droite faisant un peigne de perles pour séparer les flots de sa barbe,
que la jeunesse, en s'enfuyant, avait laissée couleur de cendre! »
« Hélas! quel cœur ont les hommes! Ils ne montent jamais aussi haut que
monte la femme par son abnégation, et quant à la renommée, quoique vous
méprisiez ma chanson, écoutez encore quelques vers. C'est la dame qui
parle ; elle dit :
« Mon nom, autrefois mien, maintenant tien, est devenu plus étroitement
mien, car pour la renommée, si elle pouvait être mienne, elle serait tienne,
et quant à la honte, sMl était possible qu'elle fût tienne, elle serait mienne.
Ainsi donc confie-toi en moi absolument ou pas du tout. »
« Ne parle-t-elle pas bien? Cette chanson est comme le beau collier de la
reine qui se cassa en tombant, et dont les perles s'égrenèrent. Quelques-unes
PORTRAITS POÉTIQUES. A95
furent perdues, quelques-unes volées, d'autres gardées comme reliques; mais
jamais plus les deux mêmes perles sœurs ne s'embrassèrent dans la corde
de soie sur son cou blanc. Il en est de même de cette chanson. Elle vit dis-
persée dans bien des mémoires, et ciiaque poète la chante différemment.
Cependant il y a un vers admirable, la perle des perles : « L'homme rêve
la renommée, tandis que la femme veille dans la pensée de l'amour. » C'est
bien vrai ; fût-il des plus vulgaires, l'amour sculpte et creuse une portion du
solide présent, ronge et emploie la vie, insouciant de tout le reste; mais la
renommée, la renommée qui suit la mort, n'est rien pour nous. Et qu'est-ce
que la renommée, si ce n'est une demi-diffamation échangée contre l'obscu-
rité? Vous-même, vous savez bien que l'envie vous nomme fils du diable, et
que parce que vous semblez le maître de tout art, les hommes voudraient
aire de vous le maître de tout vice. »
C'est ajuste raison que M. Tennyson a intitulé ses poèmes Idylles
du Roi. Ce sont en effet des idylles chevaleresques, des bucoliques
héroïques, des chants alternés, entrecoupés çà et là d'une descrip-
tion, complétés par un récit ingénieux, dans lequel l'auteur s'est
étudié soigneusement à imiter la naïveté enfantine des anciens poè-
tes. Cette poésie coule avec une lenteur paresseuse, comme un large
fleuve qui ne déborderait jamais sur ses rives; tous les objets y lais-
sent leurs images et leurs couleurs sans que les ondes y perdent
rien de leur transparence. Une tranquillité parfaite règne dans l'âme
du poète, dont le ton est toujours égal et soutenu; pas un accent
brusque et inattendu : les paroles s'appellent les unes les autres,
sans effort, comme dans le discours familier. Dans ces poèmes,
M. Alfred Tennyson a révélé un style nouveau, qu'on peut appeler
le lyrisme familier, et qui est bien le langage vulgaire que l'ima-
gination aime à prêter aux chevaliers de la Table-Ronde. Les héros
de M. Tennyson s'expriment simplement, mais soyez sûr que le
mot qu'ils choisissent pour exprimer telle ou telle nuance de leur
pensée est toujours le mot exquis. On ne peut réellement pas dire
qu'ils s'expriment poétiquement, tant la simplicité de leurs paroles
est grande : ils parlent un langage intermédiaire entre la prose et
la poésie, qu'on pourrait appeler la prose des âmes élégantes et
-chevaleresques. Ces poèmes, plus irréprochables que les chevaliers
dont ils expriment les sentimens, résistent absolument à l'analyse,
et échappent à toute critique. Le caractère de leur beauté est une
douceur discrète qui ne se dément jamais, et ne laisse place à aucun
commentaire. Ceci une fois dit, je déclare que je préfère de beau-
coup les anciennes œuvres de M. Tennyson à ces nouveaux poèmes,
qui me semblent beaucoup trop semblables à l'irréprochable Gran-
disson. Je ne crois pas que l'art de bien dire puisse aller plus loin,
et qu-'il soit possible de trouver une plus parfaite union entre Tex-
A96 REVUE DES DEUX MONDES.
pression et la pensée; mais ces poèmes n'expriment réellement au-
cun sentiment profond. M. Tennyson a négligé volontairement tous
les grands côtés de son sujet. Il a pris dans les légendes de la Table-
Ronde toutes ces nuances exquises de l'amour, du désir, de la ten-
tation, qui ont trouvé dans ces vieilles fables poétiques une expres-
sion unique, et qui ont une affinité naturelle avec son talent; il a
négligé le caractère religieux et même le caractère vraiment che-
valeresque de l'histoire du roi Arthur et de ses compagnons. Nous
n'insisterons pas davantage sur ces poèmes : les toucher, c'est les
démolir; la base en est fragile, la structure légère. Nous l'avons dit
déjà, Genièvre est une longue plainte, Elaine une rêverie d'impos-
sible amour, Viviane une conversation subtile, Enide l'expression
d'un soupçon d'amour et d'un tourment jaloux. Ce sont des œuvres
qu'il faut se contenter de contempler, et qui implorent de la critique
cette discrétion respectueuse que le poète recommande dans la pe-
tite pièce que nous avons citée au commencement de cette étude.
Je n'ose me flatter d'avoir reproduit dans cette esquisse toutes les
finesses de cette physionomie compliquée. Je me suis borné à dé-
crire ses traits principaux, ceux qu'on peut apercevoir sans un trop
grand usage du microscope et des verres grossissans. Dans la litté-
rature anglaise contemporaine, on trouverait des poètes plus pro-
fonds, plus passionnés, plus vibrans de toutes les émotions de leur
époque; on n'en trouverait pas d'aussi parfait ni d'aussi élégant.
C'est dans toute la force de l'expression une heureuse et harmo-
nieuse intelligence. J'ai bu avec complaisance à la fontaine souriante
de cette poésie : l'eau qui en découle est fraîche; mais je ne sais
pourquoi il me semble que l'eau du Léthé doit avoir un goût pareil
au sien. Je ne voudrais pas faire tous les jours de pareilles lectures,
de crainte de perdre le véritable sentiment de la vie. Il y a là trop
de charme, trop de douceur enivrante, trop d'invitations à la rêverie
et au bienfaisant sommeil. Oui, poète, il est doux d'oublier; cepen-
dant cela n'est pas salutaire.
Emile Montégut.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
14 novembre 1859.
Le nœud des affaires européennes se serre de jour en jour, et nous avons
à coup sûr le droit d'espérer que le moment approche où il sera délié ou
tranché. L'anxiété nerveuse qu'entretient la situation politique actuelle est
trop irritante pour qu'on puisse songer à en faire longtemps encore le ré-
gime normal de l'Europe. Nous répéterons notre profession de foi : nous
repoussons les alarmes vaines, et nous avons trop le sentiment des vraies
difficultés qui nous assiègent pour vouloir les aggraver de gaieté de cœur
par des peintures exagérées. Bien loin de chercher à augmenter les embar-
ras que l'état de l'Europe suscite au gouvernement de notre pays comme
aux autres gouvernemens, nous pensons au contraire l'aider à conjurer ces
embarras en exprimant franchement la perplexité impatiente qu'ils nous
inspirent. Dans la complication des affaires humaines, il arrive toujours en
effet une heure où l'enchevêtrement des détails crée une telle confusion
de sentimens et d'idées que, pour dominer et conduire une situation, il faut
sortir de la poussière des faits, s'élever au-dessus d'eux, et chercher dans
quelque intérêt général, dans quelque principe supérieur, la clarté et la
force nécessaires pour franchir les fossés et les broussailles qui barrent le
chemin à la politique terre à terre. Nous sommes dans une de ces heures
critiques où, pour trouver et assurer leur route, les peuples et les gouverne-
mens demandent de la lumière et de l'air. Et en le disant que faisons-nous,
si ce n'est de hâter le moment où doivent se prendre les résolutions déci-
sives et éclatantes qui peuvent rendre l'équilibre à la raison publique et la
sécurité aux intérêts déconcertés?
Nous sommes sûrs en tout cas de n'être point dupes d'une bizarrerie de
notre tempérament. Nous ne sommes pas les seuls à ressentir un pareil
malaise ; pour le prouver, nous n'aurions pas besoin d'invoquer des témoi-
gnages français, lors même que l'on pourrait regarder la presse parmi nous
comme un interprète exact et complet des sentimens publics. Nous ne cher-
cherons pas non plus les symptômes de ce malaise dans les publications de
TOME XXIV. 32
Zl98 REVUE DES DEUX MONDES.
la presse européenne, où ils jaillissent chaque jour avec tant d'abondance.
Nos témoins sont les gouvernemens eux-mêmes. Le membre du cabinet
anglais qui l'autre jour prenait la parole au nom de ses collègues à Man-
sion-House, au dîner du lord-maire, sir George G. Lewis, signalait à ses
compatriotes l'anxiété que l'état des affaires étrangères devait leur causer.
Le ministre des affaires étrangères de Prusse, M. de Schleinitz, dans la
circulaire qu'il vient d'écrire sur l'entrevue du prince régent et de l'empe-
reur Alexandre à Breslau, parle de « la situation si grave des affaires euro-
péennes. » Le ministre prussien, préoccupé des moyens qui peuvent faire
disparaître « ce qu'il y a d'anormal et de profondément regrettable dans la
situation de l'Europe, » indique comme un des plus efficaces parmi ces
moyens la cordiale entente qui s'est rétablie entre le prince de Prusse et
l'empereur de Russie. 11 y a donc, ce sont les gouvernemens eux-mêmes qui
le disent, des choses graves, anormales, profondément regrettables, dans
la situation de l'Europe, et des motifs sérieux à l'anxiété générale. Il n'est
pas nécessaire d'être dans le secret des cabinets pour discerner une partie
au moins de ces choses, dont la gravité varie suivant la position du pays au
point de vue duquel on les considère. En France par exemple, les difficultés
qu'il faut résoudre ne sont point de celles que l'entente de la Russie et de la
Prusse doive et puisse conjurer. La plus sérieuse à nos yeux n'est point
même la pacification et la reconstitution de l'Italie; c'est l'état et la ten-
dance de nos relations avec l'Angleterre. Sur ce point, nous ne serons pas
démentis : nous allons depuis quelque temps si visiblement à la dérive à
l'endroit de l'alliance anglaise, que la question anglaise est devenue la pré-
occupation ou le souci de tout le monde. G'est l'intérêt qui pour nous do-
mine, à l'heure qu'il est, tous les autres; c'est l'inconnu qu'il faut dégager
le plus promptement possible. Quelle est la position que la France doit et
va prendre vis-à-vis de l'Angleterre? G'est à cette question que la France et
son gouvernement devraient se hâter de faire, avec une résolution raison-
née, une réponse claire et catégorique.
La France et l'Angleterre ne peuvent avoir l'une vis-à-vis de l'autre que
l'une de ces trois positions : l'antagonisme déclaré , le système de réci-
proque bon vouloir que Ton appelle l'entente cordiale, ou bien un état in-
termédiaire entre l'antagonisme et l'alliance intime, dans lequel les deux
puissances, sous les apparences générales de l'alliance, renoncent au con-
cert préalable, à l'action commune, et se réservent l'entière liberté de leurs
allures. Nous ne parlerons pas des deux premières positions : l'une, l'anta-
gonisme, est précisément l'extrémité que veulent prévenir les esprits éclai-
rés et les honnêtes gens des deux pays; l'autre, l'entente cordiale, est le
système qui, après avoir été si utile à notre politique et même aux intérêts
du capital et du travail parmi nous pendant la guerre de Grimée, a malheu-
reusement périclité depuis. La troisième position, la politique d'indépen-
dance et d'isolement vis-à-vis de l'Angleterre, est celle qui semble prévaloir
aujourd'hui, ou, si l'on veut, vers laquelle nous tendons. Nous n'avons garde
de dire que cette attitude ne puisse être inspirée à la France, dans certaines
circonstances, par ses intérêts et son honneur. Nous ne prétendons pas
qu'une telle politique ne puisse être pratiquée avec succès et avec pru-
dence par notre pays dans les conditions générales d'une alliance ordinaire
REVUE. — CHRONIQUE. 49^
et sans compromettre la paix. Une telle exagération est loin de notre pensée.
Seulement cette politique est plus facile ou plus périlleuse suivant les con-
ditions qui régissent la vie intérieure de la France. Il dépend en effet de
la nature de ces conditions de restreindre ou de multiplier les points de
contact et par conséquent les occasions de conflit entre les deux pays, et
cela malgré les intentions ou les desseins des gouvernemens de la France.
Pour qu'un gouvernement pût être en effet maître de ses desseins au point
de se croire à l'abri des entràînemens de l'opinion, il faudrait que le peu-
pie dirigé par lui n'eût pas de vie collective et s'absorbât exclusivement
dans les soins et les affaires des existences individuelles. Un tel phénomène
n'existe pas, et il ne faut pas surtout s'attendre à voir jamais la France
en donner au monde le miraculeux spectacle. Un grand peuple comme
le nôtre possède les facultés et a le besoin d'une grande vie collective. Or
que sont les élémens de cette vie collective par laquelle chaque citoyen
d'un grand pays sort de l'étroite sphère de ses intérêts particuliers pour
s'élever à la conception des idées et des intérêts qui composent l'existence
nationale, et participer à l'action commune par laquelle cette existence se
manifeste ?
La vie collective ou, pour employer le mot propre, la vie publique d'un
peuple, c'est l'imagination, la raison, l'esprit de spéculation, l'ambition de
ce peuple appliqués à toutes ses affaires générales. Il ne saurait donc être
indifférent, pour la sécurité de la politique extérieure d'un pays tel que
la France, que les alimens et les moyens d'action de la vie publique inté-
rieure lui soient largement ou étroitement mesurés. Si la vie publique in-
térieure est large, ce pays y trouvera dans des questions importantes, qui
touchent au progrès matériel, intellectuel et moral de ses citoyens, un
emploi vaste et incessant de son activité, et ne se laissera pas détourner de
ses vrais intérêts par d'oiseuses et périlleuses questions étrangères. Si au
contraire la vie intérieure est bornée et stérile, si elle laisse dans l'oisiveté
les facultés politiques de la nation, si elle n'a pas de quoi occuper l'intelli-
gence des classes éclairées et l'imagination des masses, le peuple portera sur
les questions extérieures toute l'activité de son esprit. Tout contact et tout
froissement d'intérêt avec une nation étrangère se grossiront dans son imagi-
nation, s'envenimeront des vieux préjugés qu'une discussion élevée ne pourra
plus neutraliser; toute difficulté extérieure deviendra un péril pour la paix,
un embarras grave pour le gouvernement. C'est à dessein que nous présen-
tons sous une forme abstraite les inconvéniens d'une trop sévère restriction
imposée à notre politique intérieure : il sera plus difficile ainsi de donner
le change sur la sincérité patriotique de nos intentions ; mais n'est-ce point
là l'histoire de ce qui se passe depuis quelque temps sous nos yeux dans
les dispositions de l'esprit public à l'égard de l'Angleterre? Nous aimons
à croire que le gouvernement déplore comme nous les excitations qu'une
presse ignorante et grossière répand journellement dans l'opinion contre
l'Angleterre : nous ne lui demanderons certes point d'exercer contre ces
dangereux écarts de la presse l'action préventive ou répressive; les jour-
naux anglais eux-mêmes nous ont donné à cet égard une leçon de géné-
rosité et de bon goût en exprimant le regret que l'on eût frappé d'un aver-
tissement les vivacités de M. de Montalembert contre la politique anglaise
500 REVUE DES DEUX MONDES.
dans les affaires d'Italie. Les avertissemens ne suffiraient pas et n'épargne-
raient point au gouvernement les embarras de cette polémique regret-
table, car enfin il n'est pas de gouvernement, si fort et si bien doué qu'il
soit, qui puisse prétendre à être le seul orateur et le seul publiciste d'un
grand pays. Nous voudrions du moins, quant à nous, que ces réflexions et
l'expérience présente accrussent, même autour et au sein du gouvernement,
le nombre, qui grossit heureusement chaque jour, des esprits qui pensent
que c'est par une diversion au dedans qu'il faut au moins balancer les diffi-
cultés extérieures actuelles, et qu'une extension de notre vie publique in-
térieure serait aujourd'hui la meilleure défense contre des entraînemens
belliqueux et la garantie là plus solide de la conservation de la paix.
C'est surtout dans les affaires d'Italie que nous verrions avec douleur se
produire l'antagonisme de la France et de l'Angleterre. L'opinion libérale
en France a toujours professé à l'égard de l'Italie le principe que soutient
en ce moment la presse anglaise. Ce principe simple, empreint d'une véri-
table prudence et d'une manifeste justice, est la sauvegarde des peuples
faibles et des nations poussées aux révolutions par les fautes de leurs gou-
vernemens : c'est le principe de non-intervention. Si, dans leurs rapports
avec les petits états et avec les peuples mal gouvernés, les grandes puis-
sances méconnaissent ce principe, elles se condamnent à de pénibles con-
tradictions et à d'inextricables embarras. Les malheurs de l'Italie avant
la dernière guerre étaient la conséquence de la violation du principe de
non-intervention érigée en système par l'Autriche. La conséquence logique
de la guerre entreprise par la France pour la délivrance de l'Italie devait
être le triomphe du principe de non-intervention. Nous persistons à espé-
rer, malgré les apparences contraires, qu'il est possible de prévenir l'a-
vortement de notre entreprise, car les déclarations réitérées de l'empe-
reur nous autorisent à croire qu'aucun rôle ne sera laissé à l'action d'une
force étrangère dans la reconstitution de l'Italie. La confusion de la situa-
tion vient d'une part des engagemens pris à Villafranca en faveur de la
restauration des archiducs, et de l'autre de la politique annexioniste de
l'Italie centrale. Les engagemens de Villafranca, pour ce qui concerne la
France, n'ont jamais impliqué à nos j^eux les conséquences qu'en ont voulu
tirer les Autrichiens : l'empereur a bien pu promettre qu'il emploierait son
influence auprès des populations italiennes pour obtenir d'elles la restau-
ration pacifique des princes déchus, il a pu même, si l'on veut, s'engager à
ne pas reconnaître en Toscane tout gouvernement qui ne serait pas celui
du grand-duc; mais il n'a pas pu stipuler pour des tiers qui n'étaient point
eux-mêmes partie au traité, il n'a pu stipuler pour les populations de l'Italie
centrale comme il aurait eu le droit de le faire pour des contrées conquises
par la France. C'était beaucoup sans doute que de donner à la restauration
projetée des archiducs le poids de l'influencQ morale de la France; mais
-cette influence morale devant seule être employée, toute intervention maté-
rielle étant écartée, l'empereur reconnaissait implicitement le droit des po-
pulations de l'Italie centrale à disposer librement d'elles-mêmes. La stricte
limite que la France a marquée à son action étant définie, il faut définir
aussi la limite posée par la légalité européenne, que la France a le droit de
revendiquer, au libre arbitre des populations italiennes. Il est reconnu par
REVUE. — CHRONIQUE. 501
TEurope qu'aucun changement ne peut s'accomplir légalement dans la dis-
tribution territoriale du continent sans le consentement et la sanction des
puissances qui ont fixé cette distribution. Les vœux des populations italiennes
sont donc légitimes et ne peuvent être refoulés par la force étrangère tant
que ces populations se bornent à repousser tel ou tel prétendant et à se gou-
verner elles-mêmes comme elles Tentendent. Leurs prétentions n'auraient
plus le même caractère, elles empiéteraient sur les droits collectifs de l'Eu-
rope, si, en s'unissant de fait à un autre état, elles changeaient, avant l'assen-
timent de l'Europe, l'état territorial existant. Ainsi, conformément au prin-
cipe de non -intervention, les populations italiennes peuvent refuser, sans
avoir à redouter la pression d'une force extérieure, les princes qu'on veut
leur rendre, et conformément au droit européen elles n'ont pas le pouvoir de
s'annexer à la Sardaigne sans l'aveu de l'Europe. Entre ces limites, n'y a-t-il
pas un espace assez large pour que la France et l'Angleterre puissent arriver
sans se heurter à combiner une politique vraiment favorable à l'indépen-
dance de l'Italie, une politique de transition sans doute, qui ne sera pas en-
core l'unité demandée par les Italiens, mais qui sera un acheminement visible
vers cette unité, et n'en rendra peut-être que plus sûre la réalisation dans
l'avenir? Pourquoi, par exemple, les provinces révolutionnées de l'Italie cen-
trale ne s'agrégeraient -elles pas sous un même gouvernement, et pour-
quoi l'Europe, puisqu'elle s'interdit l'intervention matérielle, n'admettrait-
elle pas, sous l'empire du fait accompli, la réunion en un seul état de la
Toscane, de Modène, de Parme et des Romagnes?
Nous le savons, bien qu'elles s'approchent autant que possible de la réa-
lité, les vues que nous exprimons ici sont du domaine de la théorie, et
les théories sont bien faibles en face d'un état révolutionnaire, c'est-à-dire
d'une situation où le libre arbitre des hommes est fatalement violenté par
la force des choses. Le malheur de la question italienne, c'est d'avoir été
engagée sous ce prestige d'une théorie que les événemens ont à chaque in-
stant démentie et déjouée. L'intérêt pratique en Italie n'est point en ce mo-
ment de dresser des plans de restauration, de formation d'.états ou de con-
fédération, mais de contenir et de sauver la révolution par le maintien de
l'ordre. C'est cette nécessité d'organiser promptement Tordre dans l'Italie
centrale qui avait porté les chefs de la révolution italienne à se placer sous
la régence du prince de Carignan. Cette combinaison, comme l'ont démontré
dans leurs rapports aux assemblées MM. Ricasoli et Farini, avait le double
avantage de donner une satisfaction au mouvement italien, et de le contenir
en même temps dans les garanties de la forme monarchique. Cette combi-
naison doit être considérée comme avortée, puisque le gouvernement fran-
çais y voit un empiétement sur les droits du prochain congrès, et la repousse
à ce titre. Il est vrai que l'établissement de la régence du prince de Carignan
eût ressemblé de fort près à l'accomplissement de l'annexion; mais il est
certain qu'en prenant le gouvernement temporaire de l'Italie centrale, le
prince de Carignan eût ramené ce pays dans la voie régulière, et l'eût pro-
tégé contre les désordres révolutionnaires. Avant que le roi de Sardaigne
n'eût reçu les derniers conseils du gouvernement français, on nous écrivait
de Turin que le prince de Carignan accepterait la régence, et allait pu-
blier une proclamation où, avant tout, les droits du congrès seraient ex-
50Ê REVUE DES DEUX MONDES.
pressément réservés. Le régent devait en même temps remercier Tltalie
centrale de ce vote nouveau, par lequel elle confirmait ses vœux antérieurs
en faveur de l'annexion. M. Massimo d'Azeglio, nous disait-on, était même
parti pour Florence, afin d'y préparer la réception du prince. On ajoutait,
mais nous laissons à notre correspondant la responsabilité de cette infor-
mation, que le roi de Sardaigne avait répondu à la lettre de l'empereur
Napoléon, et que sa réponse, plus conforme aux vœux de l'Italie qu'aux con-
seils de la lettre impériale, serait probablement publiée par le Times. On
nous écrivait encore que le roi de Sardaigne avait recommandé la prudence
au général Garibaldi, mais que celui-ci, en assurant le roi de son dévouement,
lui avait franchement déclaré qu'il tiendrait jusqu'au bout ses engagemens
envers la cause italienne. Le roi et le général s'étaient du reste quittés dans
les meilleurs termes. Quel changement le refus de la régence* apportera-t-il
dans ces dispositions? Entre un refus catégorique ou une acceptation posi-
tive, la subtilité italienne est-elle parvenue, comme on l'assure, à trouver
un terme moyen, qui, sans blesser la France, permettrait au Piémont de
maintenir au profit de l'ordre son influence sur le mouvement de l'Italie
centrale ? Ou bien ne faut-il plus compter désormais, pour la bonne conduite
de la révolution , que sur l'ascendant qu'a pris sur elle ce chef populaire,
Garibaldi, dont la figure grandit chaque jour, et qui vient d'éveiller un en-
thousiasme si caractéristique dans la vieille, mais toujours chaude tête de
cet énergique tory qui se nomme lord Ellenborough ? Nous posons ces ques-
tions avec tristesse, mais non sans espérance.
Ce sera beaucoup si l'on peut gagner le congrès sans trouble et sans explo-
sion en Italie. Sans doute, lorsque le congrès sera réuni, le caractère impo-
sant de cette solennelle délibération européenne ouverte sur leurs destinées
modérera et contiendra les impatiences des Italiens. Nous avons déjà remar-
qué, à propos des stipulations du traité, que la paix de Zurich laissait ou-
vert à la liberté d'action des grandes puissances un champ assez large pour
que la réunion d'un congrès sur les affaires d'Italie fût possible. La circu-
laire de M. le comte Walevvski, qui commente le traité avec beaucoup de
lucidité, a aussi le mérite d'en présenter les conclusions avec une modéra-
tion qui ménage habilement l'amour-propre des puissances appelées désor-
mais à participer à l'arrangement de difficultés qui ont éclaté malgré elles
et sans elles. Malheureusement il ne suffit pas que le traité de Zurich ait
rendu un congrès possible et même nécessaire pour que le congrès se réu-
nisse, et surtout pour qu'il se réunisse promptement. Comme on l'a observé
justement, la mission ordinaire des congrès est de sanctionner des faits ac-
complis, ou de formuler des arrangemens déjà convenus d'avance : un con-
grès n'est pas le premier acte d'une négociation, il en est le dénoûment. Or
ici les faits ne sont point accomplis, ou du moins on ne voit pas qu'on puisse
encore leur reconnaître officiellement ce caractère. Entre les prétentions
autrichiennes, les engagemens français et les principes anglais, il y a de tels
désaccords qu'une longue négociation est nécessaire pour arrêter les résul-
tats qui devront être consacrés en congrès. D'un côté donc, nous ne serons
pas surpris si la lenteur des négociations préliminaires retarde la convo-
cation du congrès, et de l'autre, nous ne pouvons nous dissimuler que, dans
les circonstances présentes, chaque jour de retard est un péril nouveau pour
REVUE. — CHRONIQUE. 503
rexpérience qui se poursuit en Italie comme pour la tranquillité de l'Europe.
Ce sont surtout les répugnances que le congrès rencontre dans l'opinion
anglaise que nous voudrions voir surmontées. Nous ne serions pas surpris
que l'Autriche ne fût guère pressée de soumettre les affaires italiennes à
une délibération européenne; elle peut compter sur le bénéfice du temps,
et verrait sans douleur et sans effroi l'Italie en proie aux menées mazzi-
niennes. L'Angleterre, qui porte à l'Italie un intérêt sincère, ne peut pas
exposer froidement la cause de la liberté italienne à de telles aventures :
c'est pourtant ce qu'elle ferait, si la réunion du congrès était ajournée par
sa faute. Le ministère anglais, nous le reconnaissons, a devant lui de graves
difficultés. L'opinion anglaise est arrivée à un rare degré d'unanimité sur la
question italienne, et l'on peut dire que les sentimens exprimés par lord
Ellenborough dans sa lettre à lord Brougham sont ceux de tous ses compa-
triotes. Le Times disait récemment que les plus illustres chefs parlemen-
taires, lord John Russell, M. Gladstone, M. Disraeli, ne réuniraient pas 20 voix
dans la chambre des communes, s'ils osaient proposer la restauration du
grand-duc à Florence. Le ministre des affaires étrangères, lord John Russell,
est un des plus anciens amis de la cause italienne, et il jouerait en quelque
sorte l'honneur de sa carrière, s'il entrait dans un congrès sans être sûr d'a-
vance d'y faire adopter les conditions essentielles et permanentes de l'indé-
pendance de la péninsule. Le parti tory, prévoyant les écueils d'un congrès,
s'est dès le principe montré hostile à cette combinaison. Or le cabinet actuel
n'est soutenu dans la chambre des communes que par une majorité effective
de sept voix. Il peut, au moindre faux pas, tomber devant ses adversaires.
Ceux-ci ne sont point, il est vrai, pressés de prendre le pouvoir: mais la pa-
tience même qu'ils affectent est un signe du sentiment qu'ils ont de leur
puissance. La grande démonstration conservatrice qui a eu lieu à Lîver-
pool il y a quinze jours est un curieux symptôme de la confiance qui anim^
en ce moment le parti tory. Six cents conservateurs de la grande métro-
pole commerciale de l'Angleterre ont voulu rendre un hommage public à
lord Derby et aux principaux membres du dernier cabinet. Sur ce théâtre,
que Ganning choisit autrefois pour y prononcer le manifeste le plus reten-
tissant de sa politique, lord Derby et M. Disraeli ont déployé avec éclat les
couleurs de leur parti. Ils ont fait l'histoire du nouveau parti conservateur.
Lord Derby a rappelé que c'était sur le conseil même du duc de Wellington
qu'après la grande scission de sir Robert Peel il avait rallié autour de lui les
élémens dispersés de la phalange conservatrice, et M. Disraeli a pu compa-
rer avec un légitime orgueil ce qu'était ce parti dans la chambre des com-
munes, lorsqu'il en prit la conduite il y a dix ans, avec ce qu'il est devenu
aujourd'hui. Il ne leur a pas été difficile de faire sentir où résidait leur
force : lord Derby a montré que les conservateurs, à peu près égaux par le
nombre aux autres fractions réunies de la chambre des communes, avaient
sur elles l'avantage d'être un parti uni, compacte et discipliné. M. Disraeli
est allé plus loin : il s'est vanté, non sans raison, d'avoir enlevé à ses adver-
saires le monopole du libéralisme. L'un et l'autre, ils ont parlé avec réserve
de la politique étrangère; ils ont exprimé leur confiance dans le maintien de
la paix, en dépit de l'incertitude des situations et des paniques de l'opinion.
Ils n'ont été précis que sur deux points : lord Derby a conseillé encore au
504 REVUE DES DEUX MO]XDES.
gouvernement de ne pas s'empêtrer dans les difficultés et les responsabilités
d'un congrès, et dans le cas où de sérieux dangers extérieurs menaceraient
l'Angleterre, il a promis au cabinet actuel l'appui de son parti. M. Disraeli a
été surtout explicite à cet égard, et ses paroles méritent d'être citées. « Je
ne suis point de ceux, a-t-il dit, qui viennent répandre sur le marché des
clameurs ambiguës. Ce n'a jamais été ma coutume. J'ai toujours été le dé-
fenseur d'une politique pacifique, j'ai toujours été d'avis que nous ne devions
pas scruter la conduite de nos alliés avec un esprit soupçonneux et litigieux,
que nous devions au contraire toujours donner à leurs actes une interpré-
tation loyale et même généreuse; mais je fermerais les yeux aux signes
du temps, je serais insensible aux sentimens que j'entends universellement
exprimer, je les traiterais avec une négligence hautaine, si je méconnais-
sais l'anxiété de ce grand peuple. Je ne prétends pas connaître les secrets
d'état; mais, à l'honneur de notre constitution et de la chambre où je
suis fier de siéger, je dirai que s'il est un gouvernement étranger qui croie
qu'à la faveur de nos dissensions politiques il pourra poursuivre des plans
ambitieux et agressifs, ce gouvernement se trompe sur le génie de la consti-
tution anglaise et du peuple anglais. S'il compte sur nos dissensions et sur
les nobles rivalités de notre vie publique pour le succès de ses desseins, le
résultat tournera à sa confusion. On verra, si jamais l'indépendance de ce
pays ou l'empire de notre reine était menacé , on verra que la souveraine
de ce royaume règne sur un peuple dévoué et un parlement uni. » Deux
jours après cette solennité politique , M. Disraeli prononçait à Manchester
un discours plus remarquable encore. Il était accompagné de plusieurs
membres de l'aristocratie, et pourtant l'apparence de cette réunion était
plus modeste, quoiqu'un intérêt vraiment social en fût l'objet. Il s'agissait
de distribuer des prix à une assemblée de plusieurs centaines d'ouvriers
fui, après le travail de la manufacture, viennent suivre les classes du soir
des mecJianics' InstUutes. M. Disraeli a adressé à tous ces intéressans travail-
leurs une de ces allocutions cordiales, sensées, généreuses, qui relèvent les
classes populaires, qui les encouragent et les soutiennent dans leurs virils
efforts, qui leur apprennent et les aident à monter dans l'échelle sociale.
Le marquis de Ghandos et lord Stanley escortaient M. Disraeli , enfant de
ses œuvres, qui donnait à ces ouvriers un parlant exemple des succès que
peuvent obtenir la persévérance, l'application et la volonté dans une société
aristocratique. Nos ignorans déclamateurs qui cherchent à exciter de détes-
tables préjugés et de grossières passions contre le prétendu égoïsme de
l'aristocratie anglaise pourraient-ils nous citer beaucoup de réunions sem-
blables dans les sociétés qui, comme la nôtre, se targuent tant de leur dé-
mocratie ?
L'Allemagne a, ces jours derniers, donné à l'Europe un spectacle unique et
digne d'intérêt à divers points de vue : nous voulons parler des fêtes du
centième anniversaire de la naissance de Schiller. Ce qui frappe dans cette
admirable manifestation nationale, c'est l'unanime élan avec lequel elle a
été préparée, organisée et célébrée dans toutes les parties de l'Allemagne.
Un trait non moins singulier de ce prodigieux enthousiasme, c'est qu'un
poète en soit l'objet. Dans cette époque intermédiaire du xix* siècle si mal
disposée pour la poésie, dans ce temps de chemins de fer, de hauts-four-
-ft^
REVUE. — CHRONIQUE. 505
neaux et de crédits mobiliers, dans Tannée même où l'Europe, ébranlée par
un coup de tonnerre imprévu, n'a oublié un instant ses préoccupations in-
dustrielles que pour se hâter, inquiète, déconcertée, frémissante, de fourbir
ses armes, qui eût dit que quarante millions d'hommes se réuniraient le
même jour dans la même pensée et le même acte, et que cette pensée se-
rait la glorification d'une mémoire poétique, que cet acte serait la célébra-
tion d'un jubilé littéraire? Car il ne s'agit point ici d'une simple fête de let-
trés, d'une solennité académique : l'âme d'un peuple entier est touchée et
se répand dans ces rassemblemens et ces processions aux flambeaux qui
remplissent du bruit et de l'éclat de leurs patriotiques émotions les cités
germaniques. Ah! il serait doux de croire qu'il existe au moins un peuple
en Europe qui dans toutes ses classes professe le culte de la gloire hon-
nête, pure, intellectuelle, vraiment humaine, qui s'attache aux triomphes
de la pensée, du cœur et de l'art. Il y a en vérité assez longtemps que les
misérables multitudes vouent une stupide idolâtrie aux représentans de la
force et resserrent elles-mêmes le joug qui les dégrade en divinisant leurs
tyrans. Souverains, ministres, généraux, subissant cette fois, bon gré, mal
gré, l'empire de l'opinion unanime, viennent de se joindre à la glorification
du poète : étrange grimace, car jamais prince, empereur ou général, jamais
homme de carnage, de duplicité et d'oppression n'a reçu en Allemagne un
hommage semblable à celui qui vient d'être décerné au pauvre, à l'honnête,
au brave Schiller! Certes, si un poète a mérité d'accomplir un tel miracle
par la puissance du souvenir et de mettre un jour dans le cœur de sa patrie
tant de joie, de reconnaissance et d'orgueil, c'est bien Schiller : c'est cette
âme stoïque et ardente qui n'a jamais trafiqué de l'inspiration, qui n'a ja-
mais consenti à laisser dégrader l'art en un lâche et vil épicurisme, qui a
toujours cru et a prouvé tant de fois que les plus beaux accens de la parole
humaine sont ceux que lui communique la passion de la justice et de la
liberté. Même hors d'Allemagne, on peut comprendre que Schiller ait été^
l'objet de ce grand acte de dévotion populaire. Il existe encore en France,
qu'on veuille bien le croire, une génération qui n'a point renié les nobles
traditions que rappelle de l'autre côté du Rhin l'évocation du nom de Schil-
ler. Schiller a été un de ces grands contemporains de la révolution française
parmi lesquels notre réveil libéral répandit tour à tour tant d'espérances,
d'angoisses et de cruelles déceptions. Ces grands hommes étaient fils de
notre révolution, car ils l'aimèrent, ils furent fiers d'elle, ils souffrirent en
elle et pour elle, et maudirent avec les meilleurs d'entre nous ceux qui la
souillèrent et la pervertirent. Schiller, dans cette grande patrie des aspi-
rations et des espérances libérales qui recrute parmi tous les peuples l'élite
des esprits et des âmes, fut un des nôtres, et nous aussi nous avons le droit
de nous associer aux témoignages prodigués par son pays à sa mémoire.
Mais ne nous faisons pas d'illusion : ce n'est point au grand poète que s'a-
dresse exclusivement la manifestation que l'Allemagne vient d'accomplir. Le
génie et les vertus de Schiller l'ont désigné à la reconnaissance enthousiaste
de ses concitoyens, mais ils n'ont point été la cause unique des manifesta-
tions actuelles. L'anniversaire de la naissance de Schiller a été une occasion
pour l'Allemagne de retrouver et d'exprimer, ne fût-ce que pour un moment
fugitif, son unité morale. Les souvenirs ni les noms de politique et de guerre
506 REVUE DES DEUX MONDES.
ne fournissent à TAllemagne des occasions semblables : au lieu de lui parler
d'unité, ils ne lui rappellent que les divisions qui ont entravé dans la confé-
dération le développement d'une vie nationale. C'est le privilège et l'honneur
de la philosophie, de la science et surtout de la poésie allemandes, d'avoir ap-
pris, pour ainsi dire, aux peuplades germaniques qu'elles sont une nation, et
qu'à ce titre elles peuvent et elles doivent entrer dans les compétitions in-
tellectuelles et politiques de la société européenne avec la mission, l'initia-
tive, le rang et la puissance d'un gr^nd peuple. La fête célébrée en l'hon-
neur de Schiller prouve que la révélation qui lui a été apportée par ses
philosophes et ses poètes est vivante au cœur de l'Allemagne , et Schiller
n'eût pas compté comme la moindre des gloires auxquelles il aspirait la
puissance de ralliement qui vient d'être reconnue à son nom. Les politiques
ne voient que le côté le plus vulgaire des choses, lorsqu'ils disent que
Schiller n'est qu'un prétexte à des manifestations tumultueuses. Ils assurent
que la démocratie pénètre et mène l'agitation qui s'est faite à l'occasion
de ce jubilé. Les gouvernemens le savent, ajoutent-ils; c'est volontairement
qu'ils ferment les yeux et les oreilles. Le prétexte est trop national et trop
plausible pour qu'il fût prudent de mettre obstacle à ces démonstrations,
tant qu'elles ne dégénéraient point en désordres publics. On se console par
la pensée que ces fêtes sont une soupape de sûreté par laquelle s'échappe
le sentiment populaire, et l'on se résigne à ce qu'on ne pourrait empêcher
sans imprudence et sans péril. Nous croyons en effet, quant à nous, que les
sentimens politiques ont eu grande part dans cette fête nationale ; mais si la
démocratie allemande a seule le droit de répondre à ces aspirations patrio-
tiques, si les gloires les plus pures et les plus populaires lui appartiennent
si bien qu'elle peut, en les évoquant, faire battre tous les cœurs à l'unisson
et contraindre les cabinets et la politique officielle à dissimuler leurs dé-
fiances et leur mauvais vouloir, à capituler prudemm»ent devant le sentiment
national, il faut convenir que l'événement du jubilé de Schiller est d'un
bon augure pour elle, et il faut constater qu'elle vient d'obtenir un succès
qui doit retentir dans les progrès libéraux de l'Allemagne. Tout au moins
y a-t-il là une compensation aux mécomptes qui ont jusqu'à présent paralysé
les efforts de l'association récemment formée pour la révision de la constitu-
tion fédérale.
Cette association, qui avait paru se mettre à l'œuvre de si grand cœur,
n'a rien produit encore. Quelles sont les causes de cette immobilité, sinon
de cette retraite des meneurs du mouvement réformiste? 11 ne faut point
les chercher dans le refus que les autorités de Francfort ont opposé à la de-
mande des chefs de l'association allemande, qui voulaient établir dans cette
ville libre le siège de leur propagande. L'organisation de l'association en a
été tout au plus retardée, puisqu'elle a trouvé un asile dans les états du duc
Ernest de Saxe-Co bourg. C'est dans les difficultés pratiques de son entreprise
que l'association a rencontré les obstacles qui l'ont arrêtée. Parmi ces diffi-
cultés, la plus grande est de définir avec précision l'étendue et la portée de
la réforme. Il n'a pas été possible aux promoteurs de s'entendre sur ce point.
Les programmes de Hanovre et d'Eisenach indiquaient dans l'hégémonie de
la Prusse les garanties d'unité d'action poursuivies dans la réforme du pacte
fédéral. Cette tendance en tout temps aurait soulevé des objections énergi-
REVUE. — CHRONIQUE. 507
qiies dans rAllemagne méridionale, où, sans parler des intérêts si contraires
des petits souverains, les populations sont séparées de la Prusse par les
mœurs, par la religion, par les répugnances que leur inspire ce qu'elles ap-
pellent la morgue prussienne. Toutefois, dans les circonstances actuelles,
un sentiment plus vif encore aliénait à la Prusse TAllemagne méridionale. Il
nous est pénible de le «lire, ce sentiment est lui-même engendré par l'esprit
d'hostilité que notre guerre d'Italie a réveillé contre la France au sein des
populations germaniques. Il faut avoir le courage de se l'avouer : notre der-
nière guerre ne nous a point fait d'amis. Quelques esprits, aussi frivoles que
vains, peuvent se consoler de cet inconvénient en se répétant à eux-mêmes
que nous sommes redevenus la grande nation, que nous sommes la première
puissance du monde, et que l'idée seule de l'irrésistible impétuosité de nos
soldats fait trembler l'Europe. Ce sont là d'étranges politiques, et qui en-
tendent singulièrement les intérêts et l'honneur de leur pays. Pour nous,
qui sommes loin de regarder la peur et les sentimens haineux qu'elle in-
spire comme un moyen d'étendre l'influence d'un grand peuple; pour nous,
qui souhaitons à notre pays l'influence qui s'acquiert par le spectacle d'in-
stitutions qui relèvent la dignité humaine, par l'initiative bienfaisante de la
pensée, par le prestige des lettres, par l'ensemble et l'impulsion des progrès
politiques et sociaux, nous gémissons de voir se rallumer des animosités na-
tionales qui 'nous ont été autrefois si funestes à nous-mêmes. Voilà ce qui
s'est malheureusement passé cette année à notre égard en Allemagne, tous
les témoignages en font foi. Nous n'en signalerons ici qu'un indice, c'est le
discrédit dans lequel la presse française, à très peu d'exceptions près, est
tombée au-delà du Rhin, dans des contrées où elle était autrefois accueillie
avec un empressement si sympathique. Pour revenir à la question qui nous
occupe, nous sommes forcés de reconnaître que l'on reproche à la Prusse,
dans l'Allemagne méridionale, la politique d'abstention et de lenteur qu'elle
a suivie dans la dernière guerre d'Italie : la passion et le préjugé populaires
ne lui pardonnent pas de n'avoir point pris parti contre nous, et lui font un
crime de la sagesse de cette temporisation qui nous a préservés des terribles
calamités d'une guerre européenne. Les auteurs des programmes de Hanovre
et d'Eisenach avaient espéré surmonter les dissentimens de l'Allemagne mé-
ridionale en convoquant une réunion nouvelle, en se donnant cette fois ren-
dez-vous à Francfort. Là, sur la lisière des deux AUemagnes, on pensait
qu'il serait plus facile de s'entendre avec les réformistes du sud sur la ré-
daction d'un programme nouveau. Cet espoir a été à peu près déçu. L'Al-
lemagne du sud envoya beaucoup moins de représentans à la réunion que
l'Allemagne du nord. Les représentans du nord auraient voulu conserver les
programmes de Hanovre et d'Eisenach ; ceux du sud repoussaient l'hégémo-
nie prussienne, qui, à les entendre, devait frapper de stérilité leur propa-
gande. Pour prévenir une scission qui aurait fait avorter l'association, l'on
fut obligé de s'arrêter à un moyen terme : l'on a adopté un programme qui
ne précise ni la portée du mouvement de réforme, ni les moyens pratiques
que l'on compte mettre en œuvre. Un comité permanent a été institué, dont
les attributions et l'action ont également été laissées dans le vague. Cette
transaction, en effaçant les traits les plus prononcés du mouvement réfor-
508 REVUE DES DEUX MONDES.
niiste, en a^ restreint la marche et Ténergie; l'association, obligée de garder
une attitude expectante, ne fait plus guère parler d'elle.
La question de réforme est cependant posée : elle est posée dans les es-
prits, car ceux même qui répugneraient le plus à une refonte radicale du
pacte fédéral se sentent mal à l'aise dans les institutions actuelles; elle est
posée dans les faits, car plusieurs états secondaires, ont présenté à la diète
un projet de réforme partielle concernant l'organisation militaire de la con-
fédération. On souhaite une réforme, personne n'en conteste la nécessité;
mais personne, que nous sachions, n'en indique avec netteté les moyens pra-
tiques. Tout le monde sent que l'Allemagne pour son honneur, d'autres di-
sent pour sa sécurité comme nation, a besoin de se mouvoir avec plus de
promptitude et d'unité dans sa politique extérieure et dans son action mili-
taire. La loi actuelle de la confédération a été trop souvent mise à l'épreuve
pour que l'on puisse soutenir qu'elle répond suffisamment à ce besoin na-
tional. Mais comment concilier les intérêts compliqués et contraires qui
s'agitent dans le lien si relâché de la confédération germanique? Pour que
la réforme fût eflicace et sérieuse, il faudrait que chacun des petits états fît
le sacrifice d'une partie de ses droits de souveraineté. Des maisons princières
ne font jamais spontanément de tels sacrifices, car elles craignent, de con-
cession en concession, d'être entraînées à une abdication totale. De là cette
obstination égoïste des petites cours allemandes à défendre l'intégrité ac-
tuelle de leurs droits souverains, de là encore cette politique d'autonomie
à outrance entée sur une fureur de conservation que les Allemands dési-
gnent du nom de particularisme. Cette politique, dans ses exagérations,
n'est pas seulement funeste aux intérêts généraux de l'Allemagne, elle est
contraire aux intérêts des populations. Plusieurs des petits états sont très
mal gouvernés ; tous sont gouvernés trop chèrement à cause de la multipli-
cité des listes civiles, qui imposent à l'Allemagne des frais généraux de gou-
vernement hors de proportion avec les ressources des peuples et les services
administratifs réellement rendus. Les populations qui gémissent sous des gou-
vernemens impopulaires fournissent ses recrues au parti unitaire et invo-
quent l'hégémonie prussienne. Dans les états tolérablement gouvernés, les
souverains font vibrer habilement au profit du particularisme ces cordes
sensibles qui, par la diversité des religions, des mœurs, des traditions in-
tellectuelles, attachent les populations aux agglomérats dont elles ont fait
partie depuis des siècles. En somme pourtant, le penchant comme l'intérêt
populaire inclinent décidément vers cette simplification de la machine fédé-
rale, regardée par les cours comme une abomination et un danger révolu-
tionnaire; mais Je particularisme des petits états trouve un appui contre
cette loi de progrès, qu'il essaie de calomnier, en la dénonçant sous le nom
de révolution, dans les vicissitudes de l'antagonisme des deux grandes puis-
sances allemandes, la Prusse et l'Autriche. La légalité étroite qui régit la
confédération a donc toujours pour elle la prépondérance des intérêts et des
forces qu'elle a créés et qu'elle abrite. Il semble que, pour que cette légalité
pût être réformée par les voies légales, il faudrait des miracles de sagesse
et d'abnégation chez les princes, de patience et de docilité chez les peuples.
A défaut de miracles, on ne peut compter que sur la préparation progrès-
REVUE. — CHRONIQUE. 509
sive des esprits, secondée un jour ou l'autre par l'imprévu et la force des
événemens.
Nous notons, parmi les faits préparatoires, la proposition présentée à la
diète par quelques états secondaires, et tendant à la révision de l'organi-
sation militaire de la confédération. Cette proposition est une niche que les
petites cours ont voulu faire à la Prusse. C'est la Prusse, disent-elles, non
sans raison, qui encourage sous main l'agitation réformiste, tout en désap-
prouvant officiellement les tendances du mouvement qui seraient dirigées
contre les droits des princes confédérés ; c'est la Prusse qui pour couvrir la
faiblesse et l'irrésolution de sa politique pendant la guerre d'Italie, objec-
tait les vices de l'organisation militaire de la confédération. La jeune Prusse,
la Prusse libérale, qui pousse aux réformes, n'en propose pas; elle signale les
vices de la machine fédérale, sans indiquer aucun remède. Les états secon-
daires ont cru faire un habile coup de partie en mettant un terme à ces am-
biguïtés de la politique prussienne. « En gardant la conviction que les insti-
tutions fédérales suffisent à toutes les crises, pourvu qu'elles soient exécutées
avec sincérité et bonne foi, » les petites cours ont proposé à la diète de faire
examiner les réformes dont la constitution militaire serait susceptible, se
montrant en même temps disposées à accueillir avec empressement toute
proposition de réforme des institutions fédérales qui, bien entendu, ne vio-
lerait pas les bases légales de la constitution existante. Dans la pensée des
états secondaires, c'était une mise en demeure signifiée à la Prusse. La
proposition a été renvoyée au comité militaire, qui a présenté son rapport
dans la dernière séance. Il n'est pas douteux que la révision ne soit votée à
l'unanimité; reste à savoir quelles en seront les conséquences pratiques. En
attendant, une nouvelle proposition de réforme a été présentée par le gou-
vernement de Bade. Il s'agit cette fois d'établir un tribunal fédéral. L'opi-
nion réclame depuis longtemps en Allemagne l'institution d'un tribunal supé-
rieur, qui serait appelé à connaître non-seulement des questions litigieuses
qui s'élèvent entre les états de la confédération, mais encore des plaintes
que peuvent avoir à formuler les corporations constitutionnelles et même
les simples citoyens contre les actes arbitraires de leurs gouvernemens. Un
projet avait été élaboré dans ce sens lors des conférences de Dresde en
1851 ; il n'en avait plus été question depuis cette époque. On comprend l'im-
portance qu'aurait la proposition badoise , si elle répondait aux vœux tout
entiers de l'opinion. On dit qu'elle n'a point cette étendue, et qu'elle res-
treint l'autorité du tribunal projeté aux simples litiges entre états. Nous at-
tendons, pour en apprécier la portée, la publication officielle de la proposi-
tion badoise.
L'antagonisme de la Prusse et de l'Autriche vient au surplus de se réveiller
sur une question qui a passionné l'Allemagne il y a neuf ans; est-ce de cette
nouvelle lutte que sortiront les événemens qui peuvent seuls seconder une
sérieuse réforme fédérale ? Le champ de bataille est le même que celui qui
porta autrefois malheur à la politique prussienne : c'est la Hesse électorale.
On se souvient des tristes aventures de ce pays, à qui sa constitution fut
enlevée parce que ses représentans refusaient de sanctionner la dilapidation
avérée -de ses finances, que son prince livrait au despotisme d'un ministre
aventurier, M. Hassenpflug, lequel avait été forcé, par une condamnation
510 REVUE DES DEUX MONDES.
correctionnelle, de quitter le service prussien. La Prusse avait en 1850 pris
parti pour les Hessois contre leur scandaleux gouvernement, dont l'Autriche
avait épousé la triste cause. Le conflit allait arriver jusqu'au choc militaire
des deux grandes puissances allemandes, lorsque la Prusse, battant en re-
traite, fut obligée, sous la pression de la Russie, de céder aux exigences de
l'altier ministre autrichien, le prince Félix Schwarzenberg. La Prusse veut-
elle effacer aujourd'hui la disgrâce d'OUmiitz? Certes les chances sont en ce
moment pour elle. Ce n'est plus le vacillant Frédéric-Guillaume qui est à
la tête du gouvernement; c'est le prince régent, dont la fierté fut si affectée
par les humiliations de 1850. Le cabinet actuel de Berlin, bien qu'il n'ait
point fait encore ses preuves de résolution et d'énergie, n'a pas hérité sans,
doute de la pliante humilité de M. de Manteuffel.
L'entrevue intime de Breslau est la contre-partie des sévères admoni-
tions que l'empereur Nicolas lançait à la Prusse en 1850. La Prusse peut
donc prendre sa revanche du douloureux échec que lui a valu, il y a dix
ans, la Hesse électorale. Voici que la question renaît aujourd'hui : c'est
toujours la constitution hessoise de 1831 qui est l'objet du litige. Après 011-
mùtz, le procès fut fait à cette constitution, qui de 1831 à 18Zi9 avait paisi-
blement fonctionné, sans que, dans cette longue période de réaction, la
diète y eût rien trouvé à redire. Enfin le 27 mars 1852 la diète décida que
cette constitution était dans ses dispositions essentielles en contradiction
avec la loi fédérale et devait être abolie. L'électeur de Hesse fut invité à oc-
troyer une constitution nouvelle, et, après s'être concerté avec des chambres
élues en vertu d'une loi électorale également octroyée, à soumettre la con-
stitution à la sanction définitive de la diète. Voilà sept ans que la constitu-
tion de 1852 est l'objet d'interminables débats entre le gouvernement et les
chambres de la Hesse électorale sans que l'électeur et son parlement se
puissent mettre d'accord sur plusieurs points importans. L'affaire a donc été
soumise de nouveau à la diète fédérale et renvoyée par celle-ci à l'examen
d'une commission qui vient de formuler des propositions qu'elle croit de
nature à concilier les prétentions rivales. Or, avant le vote de la diète, la
Prusse a adressé aux divers gouvernemens fédéraux un mémoire dans lequel
elle prouve que la constitution de 1831 n'avait pu être abolie par le vote de
la diète du 27 mars 1852, que ce vote l'avait seulement suspendue, et que,
puisque le gouvernement et les chambres de la Hesse électorale n'ont pu
s'entendre sur une constitution nouvelle, il ne reste d'autre solution que de
revenir à l'ancienne. La conclusion de la Prusse est donc que la constitution
soit remise en vigueur, et qu'on laisse au gouvernement et aux chambres de
Hesse le soin de supprimer les dispositions qui seraient contraires au droit
fédéral. A la publicité donnée au mémoire prussien, l'Autriche vient de ré-
pondre en publiant un mémoire sur la même question qu'elle avait adressé,
vers la fin du mois dernier, à ses confédérés. Sur le point de droit, le cabinet
de Vienne ne partage pas l'opinion de la Prusse : il soutient que la marche
proposée par celle-ci serait contraire et à l'autorité de la diète germanique
et aux vrais intérêts de la Hesse électorale, et que c'est dans la constitution
de 1852 qu'il faut chercher les élémens d'un arrangement. Voilà quelle af-
faire agite en ce moment l'Allemagne, divise la diète, et met aux prises la
Prusse et l'Autriche: L'on n'ira point assurément aux mêmes extrémités
REVUE. CHRONIQUE. 511
qu'en 1850, et nous espérons que cette fois FAutriche aura le dessous. Ces
longues chicanes par lesquelles l'Autriche a soutenu depuis si longtemps le
mauvais gouvernement de Hesse, cette page de l'histoire contemporaine de
la confédération germanique et du rôle qu'y joue la cour de Vienne soute-
nant un prince violateur de la constitution de son pays contre de paisibles
et honnêtes populations qui n'invoquent que le respect de la loi, n'est-ce
point là une leçon instructive au moment où l'on veut gratifier l'Italie
d'une hypothétique organisation fédérative, dans laquelle les princes autri-
chiens devraient payer leur restauration de constitutions octroyées ?
Quant à la cour de Berlin, à laquelle on reproche, souvent avec trop de
raison, ses incertitudes et ses hésitations contradictoires, elle rencontre ici
une occasion unique 'de faire acte de consistance et de vigueur, et de prou-
ver au libéralisme allemand, qui peut seul lui donner la force et l'ascendant
auxquels elle aspire, qu'elle ne faillira plus désormais à la défense de la
liberté et de la justice. Malheureusement ces hésitations contradictoires sont
la maladie chronique du gouvernement prussien. 11 vient de le laisser voir
encore, à propos des fêtes de Schiller, dans les ordres et les contre-ordres
donnés tour à tour par la police de Berlin. Nous n'insisterons pas sur ces
maladresses : elles ont été réparées par la façon dont le prince régent s'est
uni à la fête nationale. Nous ne relèverons qu'une anecdote qui peint d'une
façon comique les petitesses qui se mêlent aux luttes politiques en Allema-
gne, qui illustre les irrésolutions prussiennes, et qui montre que la rivalité
et la jalousie des deux grandes puissances allemandes se poursuivent même
dans les choses les plus mesquines. On sait que la garnison de Francfort est
composée de troupes prussiennes et de troupes autrichiennes. Le comité
qui organisait dans cette ville la fête séculaire de Schiller avait prié le com-
mandant prussien de mettre à sa disposition les chevaux de l'artillerie pour
la procession qui devait être le plus brillant épisode de la fête. Le comman-
dant prit, dit-on, les ordres du ministère de la guerre à Berlin, lequel ré-
pondit par un refus. Le comité s'adressa alors au commandant autrichien,
et celui-ci s'empressa de prêter ses chevaux. A peine en fut-on informé à
Berlin, que l'on craignit de voir la Prusse battue en popularité par l'Autri-
che, et qu'un ordre péremptoire enjoignit au commandant prussien de
mettre tous ses chevaux à la disposition du comité. L'âme de Schiller n'aura
pas aperçu ces misères du monde officiel, glorieusement couvertes par le
cordial enthousiasme du peuple allemand. Si nous y prenons garde nous-
mêmes, c'est pour supplier le gouvernement prussien d'en finir avec ces
hésitations maladroites et ridicules, et de se guérir une bonne fois de cette
danse de Saint-Guy qui contracte et fait trop souvent grimacer sa politique»
car cette infirmité ne nuit pas à lui seul : elle fait tort aux intérêts et aux
principes dont la Prusse est appelée à être en Allemagne l'avocat persévé-
rant, et au besoin le ferme soldat.
Nous finissons cette longue excursion en Allemagne. En revenant à la
France, nous éprouvons le besoin de compléter les pensées que nous ex-
primions en commençant ces pages. Nous montrions dans la politique exté-
rieure les fâcheux effets du resserrement que la vie publique a depuis huit
ans éprouvé parmi nous. Les circonstances et les institutions ont pu contri-
buer à la léthargie que nous déplorons; mais nous croyons qu'il faut aussi
512 REVUE DES DEUX MONDES.
en accuser les hommes, non pas ceux qui font profession de craindre et de
haïr la liberté, mais ceux qui, en ayant connu les nobles émotions et en ayant
senti la bienfaisante influence, se sont laissé vaincre et décourager par les
événemens. Il y a parmi ceux-là des hommes éprouvés qui ont dû à la liberté
l'honneur de leur nom et l'autorité de leur talent sur leurs contemporains,
puissance précieuse qu'il leur a plu de laisser inactive ; il y a aussi des
hommes jeunes qui n'ont pas trouvé en eux assez de chaleur et assez de foi
pour tenter des efl'orts qui leur paraissaient devoir demeurer stériles. Les
uns et les autres ont semblé croire que le fait pouvait longtemps dominer
l'idée, que la chose pouvait vaincre l'esprit. Leur excuse apparente était le
rétrécissement prodigieux du cercle où s'était autrefois exercée l'activité
publique ; mais en dehors et au-dessus des contingences de la politique cou-
rante, la vaste et haute sphère des idées générales, des principes sociaux,
de la philosophie politique et de l'histoire animée, ne demeurait-elle pas
ouverte? Puis la cause de la liberté était malheureuse. N'est-ce pas le plus
merveilleux des stimulans pour les âmes chaleureuses et pour les talens
qui sentent leur sève de servir une noble cause dans ses revers et de re-
conquérir pied à pied avec elle et pour elle le terrain perdu? Nous avons
donc tous, sauf un petit nombre, été coupables du marasme intellectuel et
moral qui a envahi la France. Parmi cette élite qu'il faut excepter figure
en première ligne l'auteur des Souvenirs et Réflexions politiques d'un Jour-
naliste, M. Saint-Marc Girardin. L'illustre journaliste, puisqu'il se pare fiè-
rement de ce titre, qui dans quelques bouches grossières est presque devenu
une injure, n'a jamais désespéré du succès de notre cause et n'a jamais
cessé d'y travailler. On admire justement l'esprit de M. Saint-Marc Girar-
din; mais ce que nous admirons plus que son esprit, c'est son bon sens;
plus que son bon sens, c'est sa constance dans les opinions libérales de sa
jeunesse. Nous ne pouvons songer ici à apprécier un livre qui demanderait
une étude spéciale, et qui restera comme une des pages les plus brillantes et
les plus instructives de l'histoire des idées politiques de notre époque. Il nous
suffira, pour en indiquer l'intérêt, de dire que M. Saint-Marc Girardin y a
réuni les plus importantes discussions qu'il a soutenues dans le Journal des
Débats, en joignant aux anciens articles qu'il a reproduits un commentaire
où ses jugemens d'autrefois sont contrôlés par l'expérience présente. On
pressent les jeux de lumière qui sortent de ces fines et sagaces confronta-
tions du présent avec un passé tout à la fois si rapproché et si éloigné de
nous. M. Saint-Marc Girardin peut ainsi éclairer les erreurs et les défauts
des deux époques et dégager de cette étude de nobles et sûres leçons
pour l'avenir. Là est la portée utile et féconde de son livre. Au lieu de dé-
courager et de restreindre son libéralisme, l'expérience l'a élargi. C'est
ainsi que M. Saint-Marc Girardin rejoint les tendances de la nouvelle école
libérale française qui veut oublier les divisions factices de partis qui n'ont
plus de sens pour les générations contemporaines, et s'asseoir sur l'immense
base de notre démocratie, qui ne sera une démocratie véritable que le jour
où l'édifice de ses institutions sera enfin couronné par la liberté.
E. FORCADE.
V. DE Mars.
M" RÉCAMIER
Souvenirs et Correspondance tirés des papiers de Mme Récamier, 2 vol. iii-S", Ï859.
Ce livre est un monument de piété filiale. La piété filiale n'est
pas rare, ni prompte, quand la mort lui enlèVe l'objet de son culte,
à se dissiper dans l'oubli, ce honteux remède aux souffrances du
cœur. C'est l'un des sentimens qui sont le fait de notre destinée,
non de notre choix, et auxquels Dieu semble avoir voulu attacher le
beau caractère de la durée, comme pour nous rappeler sans cesse
que nos propres œuvres restent flottantes, et qu'aux siennes seules
il appartient de ne pas changer. La piété fdiale qui a voulu faire
revivre pour le public M""^ Récamier a quelque chose de particulier
et d'original : elle est un sentiment à la fois naturel et libre, venu en
même temps de la destinée et de la volonté humaine. M™* Récamier
n'avait et ne devait point avoir d'enfans. « Après avoir pris les eaux
d'Aix et en revenant en Touraine rejoindre M""* de Staël, elle s'étairt
arrêtée deux ou trois jours en Bugey pour y visiter une des sœurs
de son mari qui habitait ordinairement Belley, petite ville très voi-
sine de la frontière de Savoie. Ce fut là que, séduite par la physio-
nomie d'une petite fille de sa belle-sœur. M™* Récamier eut l'idée
d'emmener et d'adopter cette enfant. La proposition qu'elle en fit
aux parens fut d'abord acceptée avec reconnaissance; puis, au mo-
ment du départ, le sacrifice sembla trop cruel à la jeune mère, et
ce projet ne se réalisa pas. Quelques mois plus tard. M™*' Cyvoct
ayant succombé, à vingt-neuf ans, à une maladie de poitrine, M. Ré-
TOME XXIV. — 1" DÉCEMBRE 1859. 33
514 REVUE DES DEUX MONDES.
camier renouvela, au nom de sa femme, la proposition de se char-
ger de sa petite-nièce, et l'enfant, alors âgée de cinq ans, fut envoyée
à Paris au mois d'août 4811. » C'est cette enfant. M"* Cyvoct, au-
jourd'hui M*"" Lenormant, qui publie les Souvenirs de M°" Récamier.
La tante a été une mère, une mère qui avait choisi sa fille. La fille,
après trente-huit ans de vie commune et dix ans de mort, porte à
sa mère adoptive une tendresse au moins filiale, autant d'admiration
que de tendresse, et un ardent désir d'attirer encore aujourd'hui à
l'objet de son culte, de la part de tout le monde, tous les hommages
de cœur et d'esprit qu'elle lui offre tous les jours.
Il est presque également beau d'inspirer et d'éprouver un senti-
ment si passionnément tendre et fidèle. Fût-il seul, ce fait suffirait
pour donner au livre qui le retrace un caractère rare et un vif inté-
rêt; mais un autre fait plus singulier s'y rencontre à chaque page.
Cette admiration passionnée, cette affection constante, ce goût insa-
tiable pour sa société, sa conversation, son amitié, M™* Récamier les
a inspirés non-seulement à sa fille adoptive, à ses relations intimes,
mais à tous ceux qui l'ont approchée et connue, aux femmes comme
aux hommes, aux étrangers comme aux Français, aux princes et aux
bourgeois, aux saints et aux mondains, aux philosophes et aux ar-
tistes, aux adversaires comme aux partisans des idées et des causes
qui avaient sa préférence , bien plus, à ses rivales dans les affaires
de cœur presque autanliqu'à ceux-là mêmes dont elle leur enlevait
la possession.
Je veux rappeler et réunir autour de cette idole ses principaux et
très divers adorateurs. Ce cortège peut seul donner une juste idée
de son charme et de son empire.
M™* Récamier entra dans le monde à une époque triste et impure,
sous le régime du directoire, c'est-à-dire des conventionnels après
le règne et la chute de la convention, républicains sans foi, révolu-
tionnaires décriés, lassés et corrompus, mais point éclairés ni rési-
gnés, exclusivement préoccupés de leur propre sort, se sentant
mourir et prêts à tout faire pour vivre encore quelques jours, des
crimes ou des bassesses, la guerre ou la paix, ardens à s'enrichir et
à se divertir, avides, prodigues et licencieux, et se figurant qu'avec
Téchafaud de moins, un laisser-aller cynique et des fêtes interrom-
pues au besoin par des violences, ils détourneraient la France re-
naissante de leur demander compte de leurs hontes et de ses des-
tinées. Les désordres et les périls de la révolution avaient mis la
famille de M™* Récamier en rapport avec quelques-uns des hommes
importans de ce régime : Rarrère venait chez ses parens, elle allait
quelquefois aux fêtes de Rarras. Sa nièce prend avec raison grand
soin de dire (( qu'elle resta tout à fait étrangère au monde du direc-
I
MADAME RÉCAMIER. 515
toire, surtout aux femmes qui en étaient les héroïnes. » Pour une
nature élevée, fine et honnête comme la sienne, c'était bien assez
que les nécessités du temps lui en fissent entrevoir les hommes.
Heureusement pour elle, d'autres hommes entraient alors en scène,
d'autres groupes se reformaient au sein de la France encore indi-
gnement gouvernée, mais qui du moins n'était plus odieusement
égorgée. Bonaparte et son entourage, famille et compagnons de
guerre, montaient au pouvoir sous la bannière de l'ordre. Les pro-
scrits de toute classe et de toute date, nobles et bourgeois, prêtres et
laïques, émigrés et constitutionnels de 1789, rentraient peu à peu
dans leur patrie et dans leur situation. C'est au milieu d'une société
empressée de redevenir régulière, tranquille et décente que M'"*' Ré-
camier, à peine âgée de vingt ans et déjà célèbre pour sa beauté,
allait vivre et briller.
C'est avec le héros et le maître de ce monde nouveau que, dans
le récit de sa nièce, on la rencontre d'abord. « Le 10 décembre
1797, le directoire donna une fête triomphale en l'honneur et pour
la réception du vainqueur de l'Italie. Cette solennité eut lieu dans
la grande cour du palais du Luxembourg : au fond de cette cour,
un autel et une statue de la liberté; au pied de ce symbole, les cinq
directeurs revêtus de costumes romains; les ministres, les ambas-
sadeurs, les fonctionnaires de toute espèce rangés sur des sièges
en amphithéâtre; derrière eux, des banquettes réservées aux per-
sonnes invitées. Les fenêtres de toute la façade de l'édifice étaient
garnies de monde; la foule remplissait la cour, le jardin et toutes les
rues aboutissant au Luxembourg. M™® Récamier prit place avec sa
mère sur les banquettes réservées. Elle n'avait jamais vu le général
Bonaparte; mais elle partageait alors l'enthousiasme universel, et elle
se sentait vivement émue par le prestige de cette jeune renommée. Il
parut; il était encore fort maigre à cette époque, et sa tête avait un
caractère de grandeur et de fermeté extrêmement saisissant. Il était
entouré de généraux et d'aides-de-camp. A un discours de M. de
Talleyrand, ministre des affaires étrangères, il répondit quelques
brèves, simples et nerveuses paroles, qui furent accueiUies par de
vives acclamations. De la place où elle était assise, M"'^ Récamier
ne pouvait distinguer les traits de Bonaparte : une curiosité bien
naturelle lui faisait désirer de les voir. Profitant d'un moment où
Barras répondait longuement au général, elle se leva pour le regar-
der. A ce mouvement, qui mettait en évidence toute sa personne, les
yeux de la foule se tournèrent vers elle, et un long murmure d'ad-
miration la salua. Cette rumeur n'échappa point à Bonaparte; il
tourna brusquement la tête vers le point où se portait l'attention
publique, pour savoir quel objet pouvait distraire de sa présence
516 REVUE DES DEUX MONDES.
cette foule dont il était le héros : il aperçut une jeune femme vêtue
de blanc, et lui lança un regard dont elle ne put soutenir la dureté;
elle se rassit au plus vite. »
Elle n'était pas destinée à ne subir, de la part des Bonaparte et
de Napoléon lui-même, que des mouvemens brusques et des re-
gards durs. Lucien Bonaparte était ministre de l'intérieur; spirituel,
hardi, libertin, déclamateur, « tout en lui visait à l'effet; il y avait de
la recherche et point de goût dans sa mise, de l'emphase dans son
langage et de l'importance dans toute sa personne. » La beauté de
M"* Récamier le charma; elle s'appelait Juliette : il imagina qu'il la
séduirait plus aisément en empruntant à Shakspeare son person-
nage le plus passionné; il se fit Roméo, et lui écrivit :
LETTRES DE ROMÉO A JULIETTE,
par l'auteur de la Ttibu indienne.
« Encore des lettres d'amour!!! Depuis celles de Saint-Preux et d'Héloïse,
combien en a-t-il paru!... Combien de peintres ont voulu copier ce chef-
d'œuvre inimitable!... C'est la Vénus de Médicis que mille artistes ont es-
saj'é vainement d'égaler.
« Ces lettres ne sont point le fruit d'un long travail, et je ne les dédie
point à l'immortalité. Ce n'est point à l'éloquence et au génie qu'elles doi-
vent le jour, mais à la passion la plus vraie; ce n'est point pour le public
qu'elles sont écrites, mais pour une femme chérie... Elles décèlent mon
cœur; c'est une glace fidèle où j'aime à me revoir sans cesse; j'écris comme
je sens, et je suis heureux en écrivant. Puissent ces lettres intéresser celle
pour qui j'écris!!! Puisse-t-elle m'entendre!!! Puisse-t-elle se reconnaître
avec plaisir dans le portrait de Juliette, et penser à Roméo avec ce trouble
délicieux qui annonce l'aurore de la sensibilité!!! »
M"* Récamier ne voulut ni se reconnaître ni se troubler ; elle ren-
dit à Lucien Bonaparte ses lettres devant du monde, et en louant
tout haut son talent, petite flatterie qu'il ne méritait pas. Lucien re-
nonça à Roméo et écrivit à M"* Récamier en son vrai nom, aussi peu
naturel, aussi ridicule sous sa figure propre que sous le masque. Il
ne réussit pas davantage. M"*" Récamier montra ces lettres à son
mari, en lui proposant de fermer à Lucien sa porte; mais M. Réca-
mier, tout en remerciant sa femme de sa confiance et de sa vertu,
l'engagea à ne pas rompre ouvertement avec le frère du général
Bonaparte, « ce qui pourrait compromettre gravement et peut-être
ruiner sa maison de banque. » Et elle continua en même temps à
voir et à repousser son emphatique amoureux.
L'hiver suivant, en 1800, le ministre de l'intérieur donna à son
frère, le premier consul, un bal et un concert. M"' Récamier y fut
invitée. « Arrivée depuis quelques momens et assise à l'angle de la
MADAME RÉGAMIER. 517
cheminée du salon, elle aperçut devant cette même cheminée un
homme dont les traits étaient un peu dans la demi-teinte, et qu'elle
prit pour Joseph Bonaparte, qu'elle rencontrait assez fréquemment
chez M"^ de Staël : elle lui fit un signe de tête amical ; le salut fut
rendu avec un extrême empressement, mais avec une nuance de
surprise. A l'instant. M"'* Récamier eut conscience de sa méprise et
reconnut le premier consul. Elle s'étonna de lui trouver un air de
douceur fort différent de l'expression qu'elle lui avait vue à la séance
du Luxembourg. Napoléon adressa quelques mots' à Fouché, qui
était auprès de lui, et comme son regard restait attaché sur M™^ Ré-
camier, il était clair qu'il parlait d'elle. Peu après, Fouché vint se
placer derrière le fauteuil qu'elle occupait, et lui dit à demi-voix :
(( Le premier consul vous trouve charmante. »
(( On annonça que le dîner était servi. Napoléon se leva et passa
seul, et le premier, sans offrir son bras à aucune femme. On se mit
à table : la mère du premier consul se plaça à sa droite; de l'autre
côté, à sa gauche, une place restait vide. M"* Récamier, à qui la
sœur de Napoléon, M™^ Bacciocchi, avait adressé, en passant dans la
salle à manger, quelques mots qu'elle n'avait pas entendus, s'était
placée du même côté de la table que le premier consul, mais à plu-
sieurs places de distance. Napoléon se tourna avec humeur vers les
personnes encore debout, et dit brusquement à Garât, en lui mon-
trant la place vide auprès de lui : a Eh bien! Garât, mettez-vous
là. » Le dîner fut très court. Napoléon se leva de table et quitta la
salle; la plupart des convives le suivirent. Dans ce mouvement, il
s'approcha de M™^ Récamier et lui demanda si elle n'avait pas eu
froid pendant le dîner; puis il ajouta : — Pourquoi ne vous êtes-
vous pas placée auprès de moi? — Je n'aurais pas osé. — C'était
votre place. — C'est précisément ce que je vous disais avant le
dîner, lui dit M"* Bacciocchi. »
Plus d'une grande fortune féminine a commencé dans les cours à
moins de frais; mais il n'était ni dans la volonté, ni dans la destinée
de M™** Récamier d'accepter celle qui s'offrait ainsi à elle, pas plus
les brusques avances de Napoléon que la passion déclamatoire de
Lucien. Elle avait dès lors, à vingt- trois ans, une singulière indé-
pendance d'esprit et de cœur, et mettait son plaisir à sentir tous les
mérites et à accueillir tous les hommages, sans s'inquiéter de savoir
s'ils lui attireraient la faveur ou la mauvaise humeur des puissances
du jour. Elle avait d'intimes amis parmi les adversaires déclarés de
Napoléon, et leur était hautement fidèle ; elle assistait au procès du
général Moreau, relevait son voile pour le chercher des yeux sur les
bancs des accusés, et lui rendait avec empressement le salut recon-
naissant qu'elle recevait de lui. Autour même de Napoléon, parnai
^18 REVUE DES DEUX MONDES.
ses plus illustres généraux, elle comptait de nombreux adorateurs,
les uns dévoués à leur maître, comme le duc d'Abrantès, les autres'
frondeurs et opposans, comme le général Bernadotte. Celui-ci avait,
en 1802, rendu à M"** Récamier un grand service, en s' employant
de très bonne grâce à faire sortir de prison son père, M. Bernard,
gravement compromis dans des correspondances royalistes ; elle lui
en témoigna vivement sa reconnaissance, et, sans devenir auprès
d'elle aussi pressant que Lucien Bonaparte, Bernadotte lui écrivait
en 1806, presque avec la même emphase sentimentale : « Quand
l'amitié, la tendresse et la sensibilité enflamment une âme aimante,
tout ce qu'elle exprime est profondément senti. Je n'ai pas cessé de
vous adresser mes vœux et mes souhaits, et quoique né pour vous
aimer toujours, je n'ai pas dû hasarder de vous fatiguer de mes let-
tres. Adieu. Si vous pensez encore à moi, songez que vous êtes ma
principale idée, et que rien n'égale les tendres et doux sentimens
que je vous ai voués. »
Napoléon, qui avait de petites passions à côté des grandes, n'igno-
rait aucun de ces incidens semés dans la vie d'une femme qui avait
attiré un moment ses regards, et en témoignait tout son déplaisir :
« Qu'allait faire là M""* Récamier? » dit-il en apprenant qu'elle avait
assisté à une séance du procès de Moreau. Et quand le renversement
de la fortune de M. Récamier valut à sa femme les témoignages
d'une sympathie générale, Napoléon, interrompant le duc d'Abran-
tès, qui lui en parlait avec émotion, lui dit d'un ton d'humeur : « On
ne rendrait pas tant d'hommages à la veuve d'un maréchal de
France mort sur le champ de bataille. » Pourtant le premier consul
était devenu empereur; il formait sa cour : il y voulait tous les
genres d'éclat, la beauté comme les grands noms, les gloires de
salon comme celles des camps. Fouché, alors ministre de la police,
se chargea d'y attirer M™" Récamier; il avait la confiance ironique
des vieux corrompus qui n'imaginent pas que personne leur soit
impossible à corrompre. Il entama d'abord sa négociation avec ré-
serve, essayant de faire en sorte que M"*' Récamier demandât elle-
même une place à la cour. Elle évita de comprendre et de répondre.
Fouché fit un pas de plus; il avait probablement pensé plus d'une
fois et dit peut-être à ses aflidés que le plus sûr moyen de faire
M™* Récamier dame du palais, c'était d'en faire aussi la maîtresse
de l'empereur, à qui cela plairait, et qui se déferait d'elle ensuite
quand il voudrait. Les femmes ne savent pas à quel point la pensée
et le langage de la plupart des hommes sont cyniques lorsqu'entre
eux ils parlent d'elles, et le feu monterait au visage des moins déli-
cates si elles entendaient quelques-unes de ces conversations. Avec
une hypocrisie transparente, Fouché tenta la bonté en même temps
MADAME RÉCAMIER. 519
que la vanité pour séduire la vertu. « Napoléon, dit-il à M™^ Réca-
mier, n'a pas encore rencontré de femme digne de lui, et nul ne sait
ce que serait son amour, s'il s'attachait à une personne pure; assu-
rément il lui laisserait prendre sur son âme une grande puissance
qui serait toute bienfaisante. » M"'** Récamijer résistait toujours, ca-
chant sous des paroles de défiance modeste son inquiétude et son
dégoût. Fouché s'impatienta, et, sans doute de l'aveu du maître, il
lui dit un jour : « Vous ne m'opposerez plus de refus; ce n'est plus
moi, c'est l'empereur lui-même qui vous propose une place de dame
du palais, et j'ai l'ordre de vous l'offrir en son nom. » Forcée de
s'expliquer, M""** Récamier, qui avait consulté son mari et reçu de
lui pleine liberté de suivre ses propres sentimens, répondit par un
refus positif. Fouché changea de visage, et, passant de l'impatience
à la colère, <( il éclata en reproches contre les amis de M""^ Réca-
mier, surtout contre Matthieu de Montmorency, qu'il accusait d'a-
voir contribué à préparer cet outrage à l'empereur. Il fit un morceau
contre la caste nobiliaire, pour laquelle, ajouta-t-il, V empereur
avait une indulgence fatale, et il quitta Clichy pour n'y plus re-
venir. »
La haine du vieux jacobin ne se trompait pas : en même temps
qu'elle vivait et brillait dans le monde de la révolution et de l'em-
pire, M"^ Récamier avait contracté d'intimes relations dans l'ancienne
société française, déjà rétablie à son rang mondain, quoiqu'à peine
sortie de la proscription, et là aussi elle était entourée d'adorateurs.
C'était au descendant de la plus illustre maison de la vieille monar-
chie qu'elle racontait les menées du proconsul révolutionnaire de
Lyon pour la faire dame du palais du nouvel empereur. Trois géné-
rations de Montmorency, Matthieu, vicomte de Montmorency, Adrien,
duc de Laval, et Henri de Montmorency, son fils, offraient à M"'® Ré-
camier leurs fervens hommages, a Ils n'en mouraient pas tous, disait
le duc de Laval, mais tous étaient frappés. » Aucun ne fut frappé
aussi profondément que Matthieu de Montmorency : cœur tendre,
noble caractère, esprit médiocre, libéral ardent en 1789, chrétien
et royaliste repentant en 1800, mais fidèle dans ses amitiés, quelles
que fussent les révolutions de ses idées, ce vertueux grand seigneur
s'éprit pour M™* Récamier d'une passion pieuse et ombrageuse, qui fut
pour lui, pendant vingt-six ans, une préoccupation sérieuse et char-
mante , bien que quelquefois un tourment , et pour elle un doux et
salutaire appui. Il l'aimait en amant, la respectait en frère, et veillait
sur elle en directeur tendre et inquiet. Plus spirituel et plus frivole,
le duc de Laval, homme du monde élégant et distrait, diplomate
intelligent et digne, causeur agréable, fertile en mots heureux et
imprévus, garda toute sa vie à M"*^ Récamier, malgré bien des em-
&20 REVUE DES DEUX MONDES.
barras de situation, cette sincère amitié qui peut, entre honnêtes
gens, succéder à un sentiment plus tendre. Le fils du duc de Laval,
Henri de Montmorency, mourut jeune, et ne put que laisser entre-
voir à M°** Récamier, et à peine entrevoir lui-même, le sentiment
qu'elle lui inspirait. La possession de ces nobles cœurs ouvrit avec
éclat à M™** Récamier les portes du monde aristocratique, et elle y
entra comme il convenait à sa fierté ftaturelle, par droit de con-
quête, non par faveur.
Un autre homme, bien différent de ceux-là, mais en grand crédit
ail commencement de ce siècle, parmi les adversaires passionnés
que la révolution s'était faits par ses folies et ses crimes, un philo-
sophe converti, M. de La Harpe, prit aussi place dans la cour nais-
sante de M""* Récamier, et apporta son tribut à cette jeune renom-
mée. Je ne pense pas qu'il ait jamais été amoureux d'elle : il était
déjà vieux et fort embarrassé d'un mariage ridicule qu'on lui avait fait
faire^ et qu'au bout de trois semaines il fut obligé de laisser rompre;
mais il lui témoignait en toute occasion une admiration respectueuse
et tendre. Lorsqu'il faisait à l'Athénée son cours de littérature, une
place était réservée pour elle auprès de sa chaire ; il allait souvent
la voir à Glichy, faisait pour elle des vers et chez elle des lectures,
et lui écrivait avec la galanterie d'un vieux lettré de bonne compa-
gnie : (( Je vous aime comme on aime un ange, et j'espère qu'il n'y
a pas de danger. »
Précisément à la même époque, pendant que M'"'' Récamier dé-
ployait ainsi, dans le palais impérial et dans les salons de f ancien
régime, sur les Bonaparte et sur les Montmorency, son charmant et
libre empire, une circonstance et uae rencontre fortuites la mirent
en rapport avec une personne qui devait occuper dans sa vie, non
pas la première, mais une des premières places, et lui faire un peu
partager les épreuves d'une orageuse destinée. M. Récamier était en
marché pour acheter à M. Necker, dont il était le banquier, f hôtel
n° 7, rue de la Ghaussée-d'Antin, et M""^ de Staël, alors à Paris, sui-
vait, pour son père, cette petite négociation. M"^ Récamier a raconté
elle-même, avec un naturel qui ne manque pas de couleur, F inci-
dent qui en fut, pour elle, f important résultat. « Un jour, dit-elle,
et ce jour fait époque dans ma vie, M. Récamier arriva à Ciichy
avec une dame qu'il ne nomma pas, et qu'il laissa seule avec moi
dans le salon, pour aller rejoindre quelques personnes qui étaient
dans le parc. Cette dame venait pour parler de la vente et de l'achat
d'une maison : sa toilette était étrange; elle portait une robe du
matin et un petit chapeau paré, orné de fleurs. Je la pris pour une
étrangère. Je fus frappé de la beauté de ses yeux et de son regard;
je ne pouvais me rendre compte de ce que j'éprouvais, mais il est
MADAME RÉCAMIER. 521
certain que je songeais plus à la reconnaître et pour ainsi dire à la
deviner qu'à lui faire les premières phrases d'usage, lorsqu'elle me
dit, avec une grâce vive et pénétrante, qu'elle était ravie de me
connaître, que M. Necker, son père A ces mots, je reconnus
M"'*' de Staël! Je n'entendis pas le reste de sa phrase, je rougis, mon
trouble fut extrême. Je venais de lire ses Lettres sur Rousseau-, je
m'étais passionnée pour cette lecture. J'exprimai ce que j'éprouvais
plus encore par mes regards que par mes paroles; elle m'intimidait
et m'attirait à la fois. On sentait tout de suite en elle une personne
parfaitement naturelle dans une nature supérieure. De son côté, elle
fixait sur moi ses grands yeux, mais avec une curiosité pleine de
bienveillance, et elle m'adressa sur ma figure des complimens qui
eussent paru exagérés et trop directs, s'ils n'avaient pas semblé lui
échapper, ce qui donnait à ses louanges une séduction irrésistible.
Mon trouble ne me nuisit point; elle le comprit et m'exprima le
désir de me voir beaucoup à son retour à Paris, car elle partait pour
Goppet. Ce ne fut alors qu'une apparition dans ma vie, mais l'im-
pression fut vive. Je ne pensais plus qu'à M"^ de Staël, tant j'avais
ressenti l'action de cette nature si ardente et si forte. )>
Je ne sais si M""^ de Staël aussi a décrit quelque part son impres-
sion à sa première rencontre avec M"''' Récamier; mais, à coup sûr,
elle aussi fut vivement frappée. Il suffit, pour en demeurer con-
vaincu, de lire quelques-unes des lettres qu'elle lui écrivit dans le
cours de leur longue intimité, et que JVF'^ Lenormant a insérées dans
ces deux volumes. C'est une effusion continue d'admiration et de
tendresse passionnée, et une confiance pleine d'abandon dans la
sympathie, l'affection, la fidélité de l'amie avec qui elle passe tour
à tour de la contemplation à l'épanchement. Ces deux personnes se
séduisaient et se fascinaient mutuellement, l'une par sa beauté et le
charme pénétrant de son commerce, l'autre par la puissance de son
âme et de son esprit, qui se répandait comme un torrent autour
d'elle, et par la franchise impétueuse et généreuse qu'elle portait
dans toutes ses relations, quel qu'en fût le caractère. Jamais peut-
être deux femmes, toutes deux célèbres, n'ont été aussi sincèrement
unies, et n'ont joui aussi vivement, dans l'intimité comme sous les
yeux du monde, de leur très diverse célébrité.
En se liant avec M"'* de Staël , M-^' Récamier entra dans un troi-
sième monde, fort différent des deux où elle avait déjà tant de succès
et d'amis. Là se groupaient des hommes d'un esprit rare, politiques
lettrés , libéraux de mœurs et de goûts aristocratiques , les uns dé-
bris vivans, les autres héritiers fidèles de 1789, tous décidés, mal-
gré leurs tristesses et leurs mécomptes , à maintenir les principes
généreux de cette grande époque et à ne pas désespérer de ses
b22 REVUE DES DEUX MONDES.
résultats, et presque tous adversaires déclarés ou observateurs mé-
fians du régime impérial. Là aussi M""* Récamier eut grande fa-
veur et fit de brillantes conquêtes, quelques-unes plus brillantes
que solides, comme il arrive de beaucoup de conquêtes, et destinées
même à perdre un jour leur apparent éclat. Ce fut là qu'elle connut
Benjamin Constant, ce sophiste sceptique, moqueur et corrompu,
qui devait avoir le triste sort de prouver lui-même , à la fm de sa
vie, qu'il ne méritait pas les amitiés et les succès qu'il avait long-
temps obtenus.
Ce n'est pas une des moindres singularités du caractère et de la
vie de M"* Récamier que, dans toutes ces sociétés et ces opinions si
diverses où elle avait tant de chauds et persévérans amis, elle ait
eu aussi beaucoup de vraies et fidèles amies. Malgré les vicissitudes
des situations, les animosités politiques, les rivalités d' amour-pro-
pre,, même les jalousies de ménage, elle avait auprès des femmes
presque autant d'attrait et de succès qu'auprès des hommes. Dans le
monde napoléonien, la reine de Naples et la reine Hortense lui té-
moignaient une amitié pleine de coquetterie. Arrivait-elle à Naples
en 1813, pendant la fortune du roi Joachim : aussitôt un page de la
reine Caroline venait lui apporter les félicitations des deux souve-
rains, leur vif désir de la voir bientôt, et une magnifique corl^eille
de fruits et de fleurs, « attention particulière de M"'^ Murât, qui se
plaisait à deviner les goûts des personnes qu'elle aimait, et mettait
un soin empressé à les satisfaire. )> Venaient les cent jours et le bou-
leversement des rois et des peuples : au premier bruit de l'événe-
ment, la reine de Naples écrivait à M™* Récamier : « Si quelques cij*-
constances que je ne désire certainement pas, mais qui peuvent
peut-être arriver, vous engageaient à voyager, venez ici, mon ai-
mable Juliette ; vous y trouverez dans tous les temps une amie sin-
cère et bien affectionnée. )> Le monde changeait de nouveau de face.
La reine Caroline, à son tour détrônée et proscrite, vivait solitaire-
ment à Trieste; M™* Récamier, voyageant de nouveau en Italie, lui
écrivit de Naples même qu'elle ne voulait pas rentrer en France«ans
aller la voir. « En voyant la date de votre lettre, lui répondit aus-
sitôt la reine déchue, j'ai frémi. Depuis dix ans, un pareil notn ne
m'était pas parvenu, et j'évitais de me le rappeler, non par indiffé-
rence, mais par crainte de compromettre des personnes qui m'ont
montré du dévouement, et qui me sont, chères. Jugez donc de ma
joie lorsque j'ai reconnu l'écriture de mon aimable Juliette. C'était
le jour de ma fête, à mon réveil, que votre lettre m'est parvenue, et
certes aucun bouquet ne pouvait être reçu avec plus de plaisir que
les expressions de votre bonne amitié. Vous avez donc pensé à moi! »
Avec moins d'abandon et de vivacité, la reine Hortense, dans sa
MADAME RÉCAMIER. 523
htaute fortune, témoignait à M""' Récamier les mêmes sentimens, et
recevait d'elle, dans la mauvaise, les mêmes marques d^ fidèle sym-
pathie. A l'autre pôle du monde politique, parmi les belles dames
de l'ancienne aristocratie française, M°'* Récamier ne rencontrait pas
moins d'empressement et de faveur. La comtesse de Boigne devenait
pour elle une intime et constante amie. Sans intimité, et dans une
relation passagère, la duchesse de Luynes et la duchesse de Ghe-
yreuse, sa belle-fille, -se livraient au charme de son commerce. La
dernière, cette fière personne qui, après s'être tristement résignée
à être dame du palais impérial, s'en était vengée et consolée en ré-
pondant à l'empereur Napoléon, qui voulait l'attacher au service de
la reine d'Espagne, Marie-Louise, détrônée et détenue à Fontaine-
bleau : « Je peux bien être prisonnière, mais je ne serai jamais geô-
lière, )) la duchesse de Ghevreuse, exilée à Lyon et presque mou-
rante, écrivait à M™" Récamier : <( Je regrette bien de n'avoir pas
été un peu de vos amies à Paris; j'aurais pu alors vous être ici de
quelque ressource. Véritablement, je vous dirais, comme saint Au-
gustin au bon Dieu : « Gharmante beauté, je vous ai vue trop tôt
sans vous connaître, et je vous ai connue trop tard. » Excusez ce
petit transport qui me donne assez l'air d'un de vos correspondans,
et dites-vous que nous vous aimons beaucoup toutes deux. )> Enfin
des étrangères, des femmes célèbres pour leur propre compte dans
le monde européen, M"* de Kriidner et M*"^ Svetchine, cédaient
comme d'autres, même malgré des préventions défavorables, à l'at-
trait de M""^ Récamier, et le lui exprimaient de façons très diverses,
mais également significatives. M™* de Kriidner, désirant et crai-
gnant tour à tour de l'attirer dans les réunions de prières et de con-
férences mystiques qu'elle consacrait à la conversion des assistans,
surtout à celfe de l'empereur Alexandre, lui faisait écrire par Benja-
min Gonstant : a Je m'acquitte avec un peu d'embarras d'une com-
mission que M™'' de Kriidner vient de me donner. Elle vous supplie
de venir la moins belle que vous pourrez. Elle dit que vous éblouis-
sez tout le monde, et que par là toutes les âmes sont troublées et
toutes les attentions impossibles. Vous ne pouvez pas déposer votre
charme, mais ne le rehaussez pas.» Plus sérieuse, quoique sous
une forme souvent subtile et peu naturelle, M"'*' Svetchine, après
ses premières relations avec M™* Récamier, lui écrivait de Naples :
((Notre rapprochement, nos impressions si rapides, ma joie, ma
peine,' tout cela me paraît comme un rêve; je sais seulement que
je voudrais avoir toujours rêvé.- Je me suis sentie liée avant de son-
ger à m'en défendre; j'ai cédé à ce charme pénétrant, indéfinissa-
ble, qui vous assujettit même ceux dont vous ne vous souciez pas.
Si nous nous étions trompées toutes deux, je serais sans consolation,
524 REVUE DES DEUX MONDES.
et ma raison ne serait pas sans reproche; mais qu'importe d'avoir
été prudent quand on est bien malheureux? Vous me manquez
comme si nous avions passé beaucoup de temps ensemble , comme
s-i nous avions beaucoup de souvenirs communs. Comment s'appau-
vrit-on à ce point de ce qu'on ne possédait pas hier? Ce serait inex-
plicable, s'il n'y avait pas un peu d'éternité dans certains sentimens.
On dirait que les âmes, en se touchant, se dérobent à toutes les con-
ditions de notre pauvre existence , et que , plus libres et plus heu-
reuses, elles obéissent déjà aux lois d'un monde meilleur. »
L'empressement et la sympathie des visiteurs étrangers pour
M""^ Récamier ne se manifestaient pas toujours avec tant d'émotion
et de gravité. «Dans l'hiver de 1807 à 1808, le grand -duc hérédi-
taire de Mecklembourg-Strélitz,irère de la reine de Prusse , vint à
Paris. Ce fut à un bal de l'Opéra qu'il rencontra pour la première
fois M"*' Récamier, qu'il avait une vive curiosité de connaître : après
avoir causé avec elle toute une soirée , il lui demanda la permission
de la voir chez elle ; mais, avertie de la défaveur que valait la fré-
quentation de son salon aux étrangers, princes souverains ou autres,
qui venaient à Paris pour faire leur cour au vainqueur de l'Europe,
elle lui répondit que, profondément honorée du désir qu'il voulait
bien lui exprimer, elle croyait devoir s'y refuser, et elle lui donna
les motifs de ce refus; il insista et écrivit pour obtenir la faveur
d'être admis. Touchée et flattée de cette insistance, M"'^ Récamier
lui indiqua un rendez-vous un soir où sa porte n'était ouverte qu'à
ses plus intimes amis. Le prince arrive à l'heure indiquée, laisse sa
voiture dans la rue à quelque distance de la maison, et voyant la
porte de l'avenue ouverte, s'y glisse sans rien dire au concierge, et
avec l'espérance de n'en être pas aperçu; mais le portier avait vu un
homme s'introduire dans l'avenue et marcher rapidement vers la
maison. «Hé, monsieur, lui crie-t-il, où allez-vous? Qui demandez-
vous? que cherchez-vous? )> Le grand-duc, au lieu de répondre, se
met à courir, et confirme ainsi le concierge dans la pensée qu'il a
affaire à un malfaiteur. Le prince et le vigilant gardien arrivent en
même temps dans l'antichambre qui précédait le salon au rez-de-
chaussée habité par M""^ Récamier; elle entend un bruit de voix et
des menaces ; elle veut savoir la cause de ce trouble, et trouve le
grand-duc de Mecklembourg pris au collet par ce serviteur trop
fidèle, aux mains duquel il se débattait. Elle renvoya le portier à
sa loge et reçut le prince avec beaucoup de reconnaissance' et de
gaieté. »
Plus prudent et plus adroit que le grand-duc de Mecklembourg,
M. de Metternich alla chez M""^ Récamier sans braver ni empereur ni
concierge. Il l'avait aussi rencontrée aux bals de l'Opéra, alors fort à
MADAME RÉCAMIER. 525
la mode, et il lui demanda la permission de la voir chez elle; mais,
soigneux de ménager les susceptibilités impériales, il n'y alla que le
matin, aux heures moins observées, où il n'y devait trouver que peu
de monde et de plus indifférens visiteurs.
Un plus grand seigneur que M. de Metternich, un neveu du grand
Frédéric, le prince Auguste de Prusse, frère du roi Frédéric-Guil-
laume III, alors régnant à Berlin, alla, pour M°"^ Récamier, beaucoup
plus loin que les plus compromettantes visites. Fait prisonnier en
1806, au combat de Saalfeld, quelques jours avant la bataille d'Iéna,
il avait accepté à Goppet l'hospitalité que lui avait offerte M°'^ de
Staël. Il y devint éperdument amoureux de M""^ Récamier, au point
de la presser avec passion de l'épouser, en rompant par le divorce
son mariage avec M. Récamier. Touchée, flattée, peut-être un peu
émue, M""^ Récamier hésita,^ promit, écrivit même à M. Récamier,
qui, en se montrant prêt à consentir si elle insistait, lui fit d'hon-
nêtes, sensées et affectueuses représentations. M""^ Récamier prit la
bonne résolution ; mais elle eut le tort de laisser le prince Auguste
dans une incertitude qu'elle-même ne ressentait plus : il lui en coû-
tait évidemment beaucoup, moins de renoncer à la brillante situation
qui lui était offerte que de mettre fin au triomphe prolongé que lui
valait cette passion quasi royale, naïve et exaltée comme le premier
amour d'un jeune étudiant. Quatre ans après seulement, elle ôta au
prince Auguste toute espérance : il lui demanda de la revoir encore
une fois ; elle y consentit, et lui donna rendez-vous à Schaffhouse,
dans l'automne de 1811. Il y vint et ne l'y trouva pas. « Des circon-
stances plus fortes que la volonté humaine ne permirent point, disent
les Souvenirs j que l'entrevue projetée se réalisât; l'exil frappa
M""^ Récamier à son arrivée à Goppet. » J'ai peine à comprendre
comment un exil prononcé en France empêchait une course rapide
en Suisse, de Goppet à Schaffhouse, et j'incline à penser que M™^ Ré-
camier, un peu embarrassée de l'entrevue, saisit, avec une insou-
ciance un peu dure, un prétexte pour s'y soustraire. Quoi qu'il en
soit, le prince Auguste ressentit vivement ce mécompte ; il écrivit à
M™^ Réca;nier : « Je ne puis concevoir que, ne pouvant ou ne vou-
lant pas me revoir, vous n'ayez pas même daigné m' avertir et m'é-
pargner la peine de faire inutilement une course de trois cents
lieues, » et à M""^ de Staël : « J'espère que ce trait me guérira du
fol amour que je nourris depuis quatre ans. » Il n'en guérit point,
et plus de trente ans après, trois mois avant sa mort, il écrivait en-
core à M*"^ Récamier : « L'anneau que vous m'avez donné me suivra
dans la tombe. » Singulier exemple d'une égale persévérance dans
la coquetterie et dans la passion !
Je laisse là les princes pour les artistes. Le premier des sculpteurs
526 REVUE DES DEUX MONDES.
contemporains, Ganova, a fait un buste charmant de M"'' Récamier.
Elle ne le lui avait point demandé : pendant son premier séjour à
Rome en 1813, elle avait beaucoup vu Ganova, et lui avait témoi-
gné, avec toute la séduction qu'elle y savait mettre, toute son ad-
miration et pour les ouvrages de l'artiste quand elle visitait son
atelier, et pour lui-même, lorsque établie à Albano, dans la maison
qu'occupait Ganova, elle s'était faite à la fois son hôte et sa ména-
gère, recevant de lui l'hospitalité du toit, et lui donnant à son tour,
ainsi qu'à son inséparable frère, l'abbé Ganova, celle des repas. Le
grand artiste, qui avait l'esprit fm, enjoué, ouvert, avec des ma-
nières simples, et presque aussi sensible à l'agrément de la conver-
sation qu'à l'attrait de la beauté, fut charmé de ces avances faites
avec tant de grâce, et qui le flattaient dans le culte de son art, en
animant, sans la troubler, la paix de ^a vie. Il se plaisait à voir
M"** Récamier parer son atelier, à la regarder, à causer avec elle, à
s'entendre louer par elle, et il prit pour elle une très tendre amitié.
Elle le quitta vers la fm de 1813 pour aller passer l'hiver à INaples.
Quand elle revint à Rome, Ganova et son frère l'abbé l'engagèrent à
venir voir, dans son atelier, ses nouveaux ouvrages; elle s'y rendit
avec empressement; elle regardait, elle admirait, elle louait; Ganova
et son frère semblaient distraits et touchés de quelque préoccupa-
tion mystérieuse. On entra dans le cabinet particulier de l'artiste,
on s'assit; Ganova, avec un mouvement de satisfaction impatiente,
tira un rideau vert qui fermait le fond de la pièce, et deux bustes
de femme modelés en terre apparurent, l'un coiffé en cheveux,
l'autre la tête à demi couverte d'un voile : l'un et l'autre reprodui-
saient les traits de M™** Récamier. « Voyez si j'ai pensé à vous [mira
se ho pensalo a lei), » lui dit Ganova avec une effusion joyeuse et
s' attendant à un juste retour de surprise reconnaissante. L'artiste
connaissait mieux les secrets de la beauté que ceux du cœur et de
l'esprit d'une femme. M"^ Récamier, qui se savait très belle et s'é-
tait, à coup sûr, beaucoup regardée elle-même , ne se trouvait pas
une beauté régulière, purement grecque, et faite pour conserver
sous le marbre tous ses avantages. Gette personne si soigneuse de
plaire, si touchée des hommages et si gracieuse pour ceux qui les
lui rendaient, n'eut pas en ce moment assez d'empire sur elle-même
pour dissimuler à Ganova l'impression peu agréable qu'elle recevait
de ce buste, œuvre d'une tendre mémoire. L'amour7propre de la
femme n'était pas content, celui de l'artiste fut blessé ; on ne parla
plus du buste, et plus tard M"'® Récamier, qui voulait sans doute
réparer sa faute, en ayant demandé à Ganova des nouvelles, « il ne
vous avait pas plu, lui répondit-il, j'en ai fait une Béatrice. » Ge
fut en effet sous le nom de la Béatrice de Dante que M"* Récamier
MADAME RÉCAMIER. 527
reparut en marbre ; mais après la mort de Ganova, son frère l'abbé
envoya ce marbre à M'"^ Récamier, avec ces vers de Dante :
Sovra candido vel , cinta d' oliva,
Donna m'apparve (1).
et cette inscription en italien : « Portrait de Juliette Récamier, mo-
delé de mémoire par Ganova en 1813, et ensuite exécuté en marbre,
sous le nom de Béatrice. »
J'ai parcouru, sans m' arrêter, bien s'en faut, devant tous, la ga-
lerie des adorateurs de M™^ Récamier, et je n'ai pas encore nommé
les deux hommes qui, avec le duc Matthieu de Montmorency, ont
tenu, très inégalement, la plus grande place dans sa vie^ et qui lui
ont donné, l'un toute la sienne avec un désintéressement admirable,
l'autre tout ce qu'à la fm d'une carrière bien plus brillaote pourtant
que traversée, il ne livrait pas à l'égoïsme amer, à l'humeur cha-
grine et à l'orgueil mécontent, M. Ballanche et M. de Ghateaubriand.
Dans l'histoire des amitiés humaines, je n'en connais guère de
plus belle, ni qui honore plus l'une et l'autre personne, que celle de
M"*^ Récamier et de M. Ballanche. Aucun attrait, aucun motif tant soit
peu mondain ne recommandait le modeste imprimeur de Lyon, je
ne dis pas à l'affection, mais seulement à l'attention de la belle dame
de Paris. M. Ballanche était laid, de petite condition, inconnu, habi-
tuellement silencieux et gauche, au point d'en être quelquefois em-
barrassant; tous ses mérites étaient cachés sous une enveloppe dis-
gracieuse ou étrange, et ne se révélaient que dans ses écrits ou
dans la complète intimité. M""^ Récamier les démêla promptement;
elle sentit qu'il y avait là un esprit élevé, une belle âme et une iné-
puisable puissance de dévouement aussi pur que tendre. Presque
dès le premier jour où elle fit connaissance avec lui, elle traita
M. Ballanche avec cette distinction intelligente et sympathique qui
attire les plus sauvages et rassure les plus timides. Aussi, dès le
même jour, M. Ballanche fut pris et possédé. « Il m' arrive assez
souvent, lui écrivait-il, de me trouver tout étonné des bontés que
vous avez pour moi ; je n'avais point lieu de m'y attendre, parce
que je sais combien je suis silencieux, maussade et triste. Il faut
qu'avec votre tact infini vous ayez bien compris tout le bien que
vous pouviez me faire. Vous qui êtes l'indulgence et la pitié en per-
sonne, vous avez vu en moi une sorte d'exilé, et vous avez compati
à cet exil du bonheur. Permettez-moi à votre égard les sentiniens
d'un frère pour sa sœur. J'aspire après l'instant où je pourrai vous
offrir, avec ce sentiment fraternel, l'hommage du peu que je puis.
Mon dévouement sera entier et sans réserve. Je voudrais votre bon-
heur aux dépens du mien. Il y a justice à cela, car vous valez mieux
(1) « Sous un voile blanc, couronnée d'une branche d'olivier, une femme m'apparut. »
528 REVl>E DES DEUX MONDES.
que moi. » Ce n'étaient point là des phrases de première et passa-
gère émotion. M. Ballanche tint parole; pendant trente-cinq ans,
son dévouement à M""* Récamier fut, comme il l'avait dit, entier et
sans réserve. Il n'exigeait rien, ne se plaignait de rien, entrait dans
tous les sentimens de M""^ Récamier, la conseillait au besoin avec
une complète franchise, mais sans l'anxiété dévote de Matthieu de
Montmorency, car il ne pensait nullement à la convertir ; elle était
déjà pour lui une créature céleste, un ange, l'idéal qu'il passait sa
vie à contempler, à admirer et à aimer, comme Dante contemplait,
admirait et aimait Béatrice en traversant le paradis. « Ma destinée
à moi tout entière, lui écrivait-il, consiste peut-être à faire qu'il
reste quelque trace, sur cette terre, de votre noble existence. Vous
savez bien que vous êtes mon étoile. Si vous veniez à entrer dans
votre tombeau de marbre blanc, il faudrait bien vite me faire creuser
une fosse où je ne tarderais pas d'entrer à mon tour. Que ferais-je
sur la terre?... n On ne peut assister sans quelque surprise à cet
amour si dégagé de toute prétention, de tout désir, de toute jalou-
sie, et dont pourtant il est impossible de méconnaître la puissante
vérité. Et ce qui fait à M"^ Récamier peut-être encore plus d'hon-
neur que d'avoir inspiré un tel sentiment, c'est qu'en l'acceptant
tout entier elle n'en abusait pas, et le payait d'un retour très inégal
sans doute, mais sérieux et sincère. Elle témoignait à M. Ballanche
une amitié et une confiance qui, dans ce cercle de brillans adora-
teurs, lui faisaient, à lui, une situation douce. Elle prenait grand
soin de son modeste amour-propre, de sa dignité, de ses intérêts,
de ses succès; elle contribua beaucoup à le faire entrer, en 1842, à
l'Académie Française, et lorsqu'en 1847, il fut atteint d'une pleu-
résie mortelle, M""^ Récamier, qui venait de subir l'opération de la
cataracte et avait besoin du plus profond repos, renonça à toute pré-
caution, vint s'installer au chevet de son ami mourant, ne le quitta
plus tant qu'il respirait encore, « et perdit dans les larmes, dit sa
nièce, toute chance de recouvrer la vue. »
Quel contraste entre cette relation si sereine et les exigences,
les inégalités, les ennuis, les sécheresses et les adorations alterna-
tives qu'imposait à M"® Récamier l'amour de M. de Chateaubriand!
La lecture des Souvenirs que publie M*"® Lenormant à peine ache-
vée, je viens de relire le volume qu'a consacré à M"" Récamier,
et à ses rapports avec elle, dans les Mémoires d' Outre-Tombe ,
M. de Chateaubriand lui-même. Les femmes ont cela d'admirable
que lorsqu'elles rencontrent, dans un homme qui s'occupe d'elles,
de grandes qualités, de grands talens, l'éclat du mérite et de la
renommée, elles supportent tous les défauts, toutes les prétentions,
je dirais presque toutes les tyrannies, et pardonnent tout à la supé-
riorité et à la passion. Ce qui est grand et beau les touche et les
MADAME RÉCAMIER. 529
saisit bien plus que ce qui est mauvais et pesant ne les rebute ou
ne les effraie, et quelles que soient les épreuves qu'elles subissent,
elles ont des trésors de tendresse, de générosité et de patience pour
qui les aime et les glorifie en les aimant. M. de Chateaubriand ne
s'est pas présenté, à coup sûr, dans les Mémoires d' Outre-Tombe^
sous les traits les moins favorables; il a employé toutes les ressources
de son talent à se grandir en se peignant, et lors même qu'il raconte
ses erreurs, ses fautes, ses égoïstes tristesses, ses humeurs, les
mauvais côtés de son caractère et de son âme , on sent fumer dans
ses paroles l'encens que brûle en son propre honneur un insatiable
orgueil. Pourtant il ne réussit point à se faire tant admirer qu'on lui
pardonne tout; l'impression qui reste de lui, après la lecture de
ses Mémoires^ dans les esprits clairvoyans et libres lui est très-
contraire, et pour me servir des expressions les plus douces, nulle
sympathie ne s'unit et une juste improbation se mêle à l'admira-
tion qu'inspirent l'élévation de sa nature et l'éclatante originalité
de son talent. 11 en est autrement après la lecture des Souvenirs
de madame Récamier : non que le Chateaubriand des Mémoires
d'Outre-Tombe, l'égoïste exigeant, vaniteux, fantasque, ennuyé,
amer jusqu'à la haine, ne s'y retrouve souvent, surtout à certaines
époques de leurs relations, pendant l'ambassade de M. de Chateau-
briand à Londres, le congrès de Vérone et son ministère des affaires
étrangères ; mais un autre homme, meilleur et plus aimable, y ap-
paraît, un homme capable de tendresse, de respect, de constance ,
même de modestie et de dévouement dans l'affection souveraine
qui remplit sa vie et envers la personne dont il ne saurait se pas-
ser. A mesure qu'on avance dans les Souvenirs, la figure de M. de
Chateaubriand se rassérène et s'épure ; naturellement grande et
noble , elle devient plus douce et plus affectueuse ; les petites pas-
sions s'éloignent, un sentiment vrai se déploie. En 18ZiO, il écrit
d'une main tremblante à M"** Récamier : « Vous êtes partie, je ne
sais plus que faire. Paris est le désert, moins sa beauté. Où vous
manquez, tout manque, résolution et projets. Le vieux chat ne peut
plus jeter sa griffe, qui se retire. Je rentre en moi; mon écriture
diminue; mes idées s'effacent; il ne m'en reste plus qu'une, c'est
vous. Mes sentimens ne sont pas diminués comme mon écriture; ils
sont plus fermes que ma main. Où avez-vous pris que je me plai-
gnais de votre silence? Je n'ai pas dit un mot de cela. Je suis le plus
soumis, le plus dompté de tous ceux qui vous aiment. » Il est impos-
sible de ne pas être touché de ce qui vibre encore dans le cœur
de cet illustre vieillard , et de ne pas lui rendre la justice que bien
des mauvais démons en sont sortis.
C'est que M"'^ Récamier avait en général avec ses amis et eut
TOME XXIV. *' 34
530 REVUE DES DEUX MONDES.
surtout avec M. de Chateaubriand le beau don de développer ce
qu'il y avait en eux de meilleur et de plus satisfaisant pour eux-
mêmes comme pour leurs relations avec les hommes, leurs instincts
élevés, leurs bons désirs, leurs sentimens généreux et équitables.
Elle excellait à toucher sans bruit les cordes nobles et douces de
l'âme, à panser les blessures du cœur ou de l' amour-propre, à
distraire les tristesses en remplissant et animant doucement la vie.
«Peut-être parviendrez-vous , lui écrivait M. Ballanche, à faire
trouver en moi des choses qui y sont enfouies. J'en suis certain,
s'il y a quelque chef-d'œuvre de caché dans le secret de mon âme,
c'est vous seule qui pouvez faire qu'il se réalise. Votre présence si
pleine de charme, les doux reflets de votre âme seront pour moi une
inspiration puissante. Vous êtes une poésie tout entière ; vous êtes
la poésie même. » Plus tard, et en lui parlant de M. de Chateau-
briand, il lui disait : a La tristesse dont il est obsédé ne m'étonne
point ; la chose à laquelle il avait consacré sa vie publique est ac-
complie. Il se survit, et rien n'est plus triste que de se survivre;
pour ne pas se survivre, il faut s'appuyer sur le sentiment moral.
Votre douce compassion sera son meilleur asile. J'espère que vous
le convertirez au sentiment moral ; vous lui ferez comprendre que
les plus belles facultés, la plus éclatante renommée ne sont que de
la poussière, si elles ne reçoivent la fécondité du sentiment moral. »
M. de Chateaubriand a dépeint lui-même le bien que lui faisait
M""^ Récamier et l'état presque tranquille et doux auquel elle l'avait
amené. Après avoir, dans ses Mémoires^ décrit l'Abbaye-aux-Bois,
le couvent tout entier, la chambre que W"" Récamier y occupait, la
société choisie qui s'y réunissait, il ajoute : « Agité au dehors par les
occupations politiques ou dégoûté par l'ingratitude des cours, la
placidité du cœur m'attendait au fond de cette retraite, comme le
frais des bois au sortir d'une plaine brûlante. Je retrouvais le calme
auprès d'une femme dont la sérénité s'étendait autour d'elle sans
que cette sérénité eût rien de trop égal, car elle passait au travers
d'affections profondes. Le malheur de mes amis a souvent penché
sur moi, et je ne me suis jamais dérobé au fardeau sacré ; le moment
de la rémunération est arrivé ; un attachement sérieux daigne m'ai-
der à supporter ce que leur multitude ajoute de pesanteur à des
jours mauvais. En approchant de ma fm, il me semble que tout ce
qui m'a été cher m'a été cher dans M"^ Récamier, et qu'elle était la
source cachée de mes affections. Mes souvenirs de divers âges, ceux
de mes songes comme ceux de mes réalités, se sont pétris, mêlés,
confondus, pour faire un composé de charmes et de douces souf-
frances dont elle est devenue la forme visible. Elle règle mes sen-
timens, de même que l'autorité du ciel a mis le bonheur, l'ordre et
la paix dans mes devoirs. » ^
MADAME RÉCAMIER. 531
Qui expliquera ce charmant et salutaire empire ? Par quels mé-
rites ou par quel art une femme a-t-elle pu acquérir et garder
toute sa vie tant d'amis, des amis si divers et plusieurs si éclatans,
très inégalement aimés d'elle, et tous contens ou résignés à se
contenter de la part qu'elle leur faisait, vivant tous en paix autour
d'elle, comme un petit peuple de croyans fidèles^ heureux d'adorer
ensemble leur commune idole ?
Quelle serait à cette question, si elle lui était posée avec pleine
connaissance des faits et des personnes, la réponse de La Rochefou-
cauld, de ce moraliste pénétrant et sec, si habile à démêler les
mauvais secrets de l'âme humaine, et à chercher dans ce qui se
cache le mobile de ce qui se montre et l'explication de ce qui se voit?
La Rochefoucauld verrait, je crois, dans M""^ Récamier, une grande,
spirituelle, aimable et très habile coquette, une coquette à la fois
conquérante et prudente, insatiable dans sa soif d'hommages et
d'adorateurs, consommée dans l'art de mesurer, de distribuer et
d'approprier convenablement ses grâces et ses amitiés, et mettant
sa vanité à garder les titres de ses conquêtes aussi bien qu'à les
acquérir; bien plus aimée qu'elle n'aimait; puissante sur tous ceux
qui l'aimaient parce qu'elle ne se donnait à aucun, et les conservant
tous parce que nul ne pouvait ^e vanter de la posséder : vraie reine
de salon, dans sa petite chambre de l'Abbaye-aux-Bois comme dans
son hôtel de la Chaussée-d'Antin; reine charmante, mais bien plus
reine que femme; sans mari, sans enfans, sans amant; isolée au
milieu d'admirateurs passionnés, d'amis fidèles et de serviteurs dé-
voués ; trop aimable avec tous pour être avec tous également sin-
cère; lasse peut-être quelquefois des soins que lui coûtait son em-
pire, mais probablement contente, à tout prendre, de son sort, car
il était en harmonie avec sa nature, et telle qu'elle-même l'avait fait.
Je ne pense pas que ce soit là de M"^ Récamier une explication
suffisante ni satisfaisante : qu'elle fût coquette et habile, et d'un
cœur plus ambitieux de triomphe et d'adoration que passionné,
cela est clair ; mais des vérités partielles ne sont pas la vérité, et
des traits ne font pas un portrait. Les grandes, belles, spirituelles,
aimables et froides coquettes ne sont pas très rares; mais ni leur
beauté, ni leur agrément, ni leur habileté ne leur valent la situa-
tion et la destinée de M""^ Récamier. Je n'ai point été de son in-
timité ni même de sa cour; je la vis pour la première fois en 1807
chez M"^ de Staël, au château d'Ouchy, près de Lausanne; elle était
alors dans tout son éclat et au moment de l'un de ses plus brillans
triomphes; le prince Auguste de Prusse l'assiégeait de ses instances
passionnées. Je la trouvai très belle, plus encore parce que tout le
monde le disait que par ma propre impression : il y avait, à mon
goût, dans sa beauté plus de charme que de grandeur, et pas assez
532 REVUE DES DEUX MONDES.
de feu pour tant d'éclat. Plus de trente ans se sont écoulés sans que
j'aie eu avec elle aucune relation; je ne l'ai même, durant ce temps,
que rarement rencontrée. Je l'ai revue après 18/i0, vieille alors,
mais conservant, avec une convenance parfaite pour son âge, une
grâce digne et séduisante qui réveillait les souvenirs de sa jeunesse
et de ses succès : mon amitié pour M. et M"^ Lenormant me rap-
procha d'elle; j'allai quelquefois chez elle; elle me reçut avec bonté;
des rapports pleins de bienveillance et de goût mutuel s'établirent
entre elle et ma mère. Je l'ai assez vue, elle-même et ses entours,
pour la bien connaître; je n'ai point vécu sous son charme; je ne
garde d'elle qu'un souvenir de spectateur; je pense à elle et je parle
d'elle sans aucune gêne ni aucun parti-pris.
Ce qui me frappe surtout en elle, c'est l'unité de son caractère et
de sa vie : elle a traversé des temps très divers, dans des situations
et entourée de relations aussi très diverses; elle n'en a point con-
tracté les incohérences, ni accepté les luttes, ni subi les vicissitudes.
Soiis le directoire, sous l'empire, sous la restauration, sous la mo-
narchie de 1830, à Paris, à Lyon, à Rome, à Naples, à l'Abbaye-
aux-Bois et à la Ghaussée-d'Antin, avec ses amis bonapartistes, légi-
timistes ou libéraux, riche ou ruinée, errante dans l'exil ou retirée
dans un couvent, elle est restée constamment la même, gardant, en
dépit des influences et des exigences extérieures, ses sentimens, ses
idées, ses goûts, ses habitudes personnelles. On peut dire que tel
de ces régimes lui convenait mieux ou lui était plus sympathique
que les autres; elle n'a appartenu à aucun; elle ne s'est laissé mar-
quer d'aucune empreinte ni soumettre à aucun joug; elle a été tou-
jours et partout, et avec tout le monde, M™^ Récamier, rien de
moins, rien de plus et rien autre. 11 y a bien de la dignité, et aussi
bien de la force cachée sous une douce apparence, dans cette indé-
pendance et cette permanence de la personne morale, quels que
soient l'air qu'elle respire, les circonstances qui l'entourent et les
spectacles auxquels elle assiste.
C'est grâce à ce mérite général que M™" Récamier a possédé un
mérite particulier, rare en tout temps et précieux surtout de nos
jours et pour elle ; elle est restée modérée et équitable au milieu des
passions politiques les plus vives; ses plus intimes amis, ses plus
fervens adorateurs ont été, la plupart du moins, des hommes poli-
tiques, souvent adversaires, quelquefois ennemis; elle les compre-
nait tous et leur faisait justice à tous, non par des complaisances
alternatives et trompeuses, mais par une impartialité sereine et
douce, en tenant leur affection pour elle et son amitié pour eux en
dehors de leurs querelles, fermement et ouvertement résolue à ne
se brouiller avec aucun d'eux, quelles que fussent entre eux leurs
brouilleries. «Votre situation, lui écrivait le duc de Laval au mo-
MADAME RÉCAMIER. 533
ment de la rivalité diplomatique entre Matthieu de Montmorency et
M. de Chateaubriand, est sans doute une des plus complexes, des
plus bizarres et des plus difficiles que je connaisse; mais je suis sûr
que vous vous tirez d'affaire avec un naturel admirable, que vous
portez toutes les confidences, que tout le monde est content, et que
personne n'est trahi. »
Le duc de Laval avait raison ; M*"^ Récamier ne trahissait et ne
mécontentait personne. C'est qu'elle portait, dans les situations les
plus complexes et avec les amis les plus contraires , une généreuse
disposition , la plus sympathique et la plus pacifique de toutes ; en
demeurant étrangère à tous les partis , à tous les systèmes , à tous
les débats spécialement politiques , elle avait un goût très vif pour
tout ce qui était élevé, beau ou bon, brillant ou attachant; elle
le sentait, le démêlait à travers toutes les opinions, sous tous les
drapeaux, s'en saisissait comme d'un trait d'union entre elle et la
personne qu'elle remarquait à ce titre, et le trait d'union devenait
un lien que rien ne pouvait rompre. Jamais femme n'a été plus
sensible.au mérite personnel, quel qu'en fût le genre, ne lui a té-
moigné plus de sympathie et ne lui est demeurée plus fidèle, malgré
les embarras des situations ou même les désagrémens des appa-
rences. C'est par là qu'au milieu d'amis et d'habitudes aristocrati-
ques, M""^ Récamier était vraiment et pratiquement libérale; elle
avait, pour M. Rallanche ou M. Ampère, les mêmes soins que pour
le duc de Laval ou le duc de Noailles. Et ce n'était pas simplement
de sa part un raffinement de coquetterie ou une habileté de salon ;
elle prenait le même plaisir à jouir de leurs mérites ou de leurs agré-
mens très divers, et leur portait à tous une sincère amitié.
Elle était libérale aussi par un autre sentiment , qui marquait en
elle autant de dignité que de bon sens. Cette personne, si recherchée
et si entourée du monde aristocratique , français et européen , n'ou-
blia jamais qu'elle était née bourgeoise, et resta toujours fidèle aux
amis , aux convenances et à la cause de sa condition native , aussi
fidèle à M""^ Dolphin, sa belle-sœur, et à M. Paul David, neveu de
son mari, qu'à M"^ de Staël ou à M. de Montmorency. Ni dans les
deux volumes que publie sa nièce, ni dans mes propres souvenirs à
son sujet, je n'entrevois en elle aucune trace d'enivrement vaniteux
et frivole. Tentée un moment d'entrer dans une famille royale et de
devenir princesse, elle s'arrêta, par scrupule et bon goût pour elle-
même autant que par devoir envers son vieux et paternel mari.
Après la mort de M"* de Chateaubriand, M. de Chateaubriand, qui
avait alors soixante dix-neuf ans, lui demanda avec instances de
l'épouser pour vivre auprès de lui et porter son nom ; elle s'y refusa :
« A quoi bon? lui dit-elle; à nos âges, quelle convenance peut s' op-
poser aux soins que je vous rends? Si la solitude vous est une tris-
53A REVUE DES DEUX MONDES.
tesse, je suis toute prête à m' établir dans la même maison que vous.
Si nous étions plus jeunes, je n'hésiterais pas : j'accepterais avec
joie le droit de vous consacrer ma vie ; ce droit , les années et la
cécité me l'ont donné; ne changeons rien à une affection parfaite. »
Je ne sais si M. de Chateaubriand trouva parfaite une affection qui
ne partageait pas le tendre vœu qu'il exprimait, le pied déjà posé
sur les marches de son tombeau ; mais pour elle-même et dans l'in-
térêt de sa singulière histoire, M™^ Récamier eut raison de garder le
nom qu'elle avait porté toute sa vie, et dont elle avait fait seule la
célébrité.
Tant d'empressement à plaire, tant d'agrémens de tout genre pour
plaire, tant de charme affectueux et de tendres soins pour ceux à qui
elle avait plu, et tant de retenue et d'indépendance en même temps
avec ceux qui lui plaisaient le plus , tant de sympathie et si peu
d'entraînement, c'est surtout à ce rare mélange que M""^ Récamier
a dû ses universels et inépuisables succès. C'était une nature pleine
à la fois d'attrait et de mesure, de douceur harmonieuse, de fine
prudence et de fermeté cachée, prompte à se laisser charmer par
le mérite, le talent, la distinction, le nom, la gloire, jamais domi-
née, même par ce qui la charmait, et donnant à ses amis un grand
sentiment de confiance en elle et dans son affection, en leur laissant
toujours à désirer et à attendre quelque chose de plus que ce qu'elle
leur donnait. Jamais peut-être existence de femme n'a été plus ha-
bilement gouvernée à travers les difficultés des relations intimes
et les écueils du monde, ni plus exempte de mécomptes à coté des
succès, ni plus brillante sans grande aventure ni grand bruit.
Cette existence a-t-elle été aussi heureuse que brillante? Il paraît
qu'arrivée près du terme. M™* Récamier elle-même ne le pensait
pas, car elle disait souvent à sa nièce combien, dans sa vie en appa-
rence si animée et si douce, il y avait eu de vide et d'effort, et que
jamais, à une femme pour qui elle aurait de l'amitié, elle n'en sou-
haiterait une pareille. Elle avait raison. Il a manqué à M™* Récamier
les deux choses qui peuvent seules remplir le cœur et la vie ; il lui
a manqué le bonheur ordinaire et le bonheur suprême, le sort com-
mun des femmes et le privilège, quelquefois chèrement acheté, de
quelques-unes, les joies de la famille et les transports de la passion.
En faut-il chercher la cause dans les accidens de sa destinée ou
dans le fond même de sa nature? Eût-elle été capable de goûter,
sans autre désir, le bonheur simple d'une femme et d'une mère, ou
de s'absorber dans un sentiment plus ardent et plus exclusif que
celui qu'elle éprouvait pour M. de Chateaubriand, certainement
rhomme qu'elle a le plus aimé? La plupart des lecteurs de ses Sou-
venirs inclineront à dire que non et à croire que M"* Récamier a été
tout ce que par nature elle pouvait être. Je serais tenté d'en penser
MADAME RÉCAMIER. 535
autrement : il y a, pour les créatures humaines vraiment supérieures,
plus d'une destinée possible, et elles portent en elles bien des puis-
sances qu'une vie humaine, toujours si étroite, n'éveille et ne déve-
"loppe point. Je soupçonne que la nature de M™^ Récamier était moins
superficielle que ne l'a été sa vie, qu'elle eût pu éprouver des senti-
mens plus forts que ceux qu'elle a connus, et faire d'elle-même un
plus sérieux emploi que ne l'ont exigé ses mondains triomphes; mais
ce seraient là, sur cette rare personne, des conjectures, et il ne s'agit
ici que de. ses Souvenirs,
J'ai dit que le livre où ils sont retracés était un monument de
piété filiale. C'est aussi un monument des mœurs sociales de ces
temps et de ces régimes si divers qu'a traversés M"^ Récamier. La
société révolutionnaire sortant de la révolution, la société de l'an-
cien régime rentrant en France, la société impériale s' élevant, bril-
lant et tombant, la société en province sous le despotisme impérial,
les étrangers attirés à Paris de tous les coins de l'Europe par la po-
litique, la curiosité ou le plaisir, les Français répandus dans toute
l'Europe par la guerre, la conquête ou l'exil, Paris, Rome, INaples,
Goppet, Lyon, la Suisse, l'Allemagne, les personnages les plus célè-
bres de tous ces lieux et de toutes ces époques apparaissent, se suc-
cèdent dans cet ouvrage, et viennent s'y peindre eux-mêmes par
leurs conversations, leurs lettres et les événemens considérables ou
les incidens familiers de leur vie. On s'étonne quelquefois de n'aper-
cevoir, de toutes ces grandes figures, que le côté, quelquefois petit,
par lequel elles se rattachent à M""^ Récamier; on ne voit pas tou-
jours sans un peu de surprise tant de publicité donnée à tant d'in-
timité, et l'auteur, passionnément préoccupé des intérêts ou des
sentimens de cette personne chérie, n'a pas toujours assez pensé à
ceux des personnes étrangères auxquelles il touchait en passant. Je
retrancherais volontiers çà et là quelques citations et quelques pas-
sages. Je trouve, à propos de certains événemens, de leurs causes,
de leurs conséquences et de leur action, une politique toute de
sentiment personnel ou de salon, qui ne s'accorde guère, je pense,
avec les récits et les appréciations de la grande et sérieuse histoire;
mais je n'ai nul goût à relever quelques fautes ou à quereller quel-
ques détails dans un ouvrage remarquable par l'esprit généreux
qui l'anime et attachant par le pieux sentiment qui l'a dicté. Tels
qu'ils sont, les Souvenirs de M""* Récamier sont un livre rempli,
pour les contemporains, d'un intérêt presque personnel et fait pour
exciter vivement la curiosité historique et morale des générations qui
ont envie de connaître les personnages qu'elles n'ont pas vus et les
temps dont elles ne sont pas.
GUIZOT.
JEAN DE LA ROCHE
QUATRIÈME PARTIE. ^
XXI.
Une heure après, nous redescendions vers un vallon du fond du-
quel s'élève une colline verte, jadis couronnée par une forteresse.
C'est la Roche-Yendeix, un cône dans une coupe profonde, comme
le Puy-de-Diane auprès de Murols. L'antique forteresse de Vendeix a
aussi une histoire, mais tout vestige a disparu. Love voulut monter
jusqu'à l'emplacement couvert d'arbustes pour se faire une idée de
la situation stratégique, et elle y monta en dépit d'une averse assez
serrée. Je pouvais l'y suivre, car M. Butler et son fils, un peu fati-
gués tous deux, s'étaient mis à l'abri sous un hangar en paille au-
près d'une maisonnette du hameau et n'avaient aucun besoin de
moi; mais j'étais dans un de mes accès d'aversion et de ressenti-
ment, et je n'aspirais qu'à voir la fin de cette odieuse journée. Je
regardais donc avec une indifférence dédaigneuse miss Love, enve-
loppée de son léger manteau de caoutchouc, la tête couverte du ca-
puchon, gravir légèrement le cône, plus ressemblante de loin à un
petit capucin qu'à une belle fille, et je m'efforçais de la trouver dis-
gracieuse et ridicule, lorsque mon nom, prononcé par Hope, me ren-
dit attentif à l'entretien du jeune homme avec son père. J'étais à
l'abri près d'eux, contre une charrette où je m'appuyai dans l'atti-
tude d'un homme qui dort, et je ne perdis pas un mot de leur con-
versation en anglais.
(1) Voyez les livraisons du 15 octobre, du 1" et du 15 novembre.
JEAN DE LA ROCHE. 537
— Je vous jure, disait Hope, qu'elle regrette de ne s'être pas ma-
riée, et que ce Jean de La Roche lui a laissé des souvenirs.
— Moi, reprit le père, je vous jure que vous vous exagérez les
souvenirs et les regrets qu'elle peut avoir.
— Eh bien! admettons que j'exagère. Il n'en est pas moins vrai
qu'elle n'est pas sans souvenirs et sans regrets, et que par consé-
quent elle n'est pas heureuse et qu'elle s'en prend à moi, quoiqu'elle
ne l'avoue pas. Je vois bien que, toutes les fois que le hasard ra-
mène ce souvenir-là, elle me regarde avec des yeux tristes, et qu'elle
s'ennuie avec nous, comme le jour où nous avons été voir les ruines
de Murols. Souvenez- vous... Nous avions parlé de M. de La Roche à
propos du dyke de la Verdière... Je l'ai plaisantée à cause du sou-
venir étonnant qu'elle avait gardé des descriptions de M. Jean, et
elle a boudé, elle qui ne boude jamais; vous-même, vous en avez
fait la remarque.
M. Butler garda quelques instans le silence , et reprit la parole
avec une sorte de solennité que je ne lui connaissais pas.
— Mon fils, dit-il, parlez-vous très sérieusement ou à la légère?
— Je parle très sérieusement.
— Vous êtes bien persuadé que votre sœur a des regrets?
— J'en suis persuadé.
— Eh bien! répliqua le père après une nouvelle pause, je vous
dirai comme je disais tantôt à votre sœur : Qu'en voulez-vous con-
clure?
— Que vous a-t-elle répondu?
— Elle m'a répondu : Rien.
— Mais elle a pleuré, s'écria le jeune homme; convenez, mon
père, qu'elle a pleuré. Je m'en suis aperçu, moi, quand je suis re-
venu auprès de vous pour déjeuner, et comme ce n'est pas la pre-
mière fois qu'il lui arrive de pleurer en se cachant de moi, j'ai eu du
chagrin et même du dépit. Vous me l'avez reproché, et j'avoue que
j'ai eu tort. Je vous en demande pardon... Mais avouez aussi qu'il
est bien triste de ne pas voir heureuse une personne que l'on aime
tant!...
M. Butler prit encore quelques instans pour répondre. Il parais-
sait faire un grand effort sur lui-même pour rentrer dans la notion
du monde social et dans les préoccupations domestiques; mais il
sortit vainqueur de cette lutte entre sa justice naturelle et son apa-
thie contemplative, car il parla à son fils avec une sévérité dont je
ne l'aurais jamais cru capable.
— Hope, lui dit-il, je n'ai pas l'habitude des reproches ni le goût des
réprimandes; vous savez qu'il peut se passer des mois et des années
sans que je me départe d'un système de tolérance et de mansuétude
538 • REVUE DES DEUX MONDES.
que j'ai cru bon jusqu'à ce jour. Eh bien! ce jour où nous voici
amène pour moi une découverte, un nouveau point de vue sur ces
choses du cœur que vous ne me paraissez pas suffisamment com-
prendre. Yoici pourtant l'âge venu pour vous de ne plus abuser du
droit que l'on accorde aux enfans d'émettre des volontés dont ils ne
sentent pas la portée et dont ils ne prévoient pas les conséquences.
Vous avez été jaloux de mon affection et de celle de votre sœur au
point de nous menacer de mourir, si nous admettions un nouveau-
venu dans la famille...
— Menacer! s'écria Hope; moi! j'ai menacé de mourir... Pardon,
mon père, mais je ne mérite pas ce que vous me dites là. Tout en-
fant que j'étais, je n'aurais jamais dit une si mauvaise parole, et si
j'ai été malade d'inquiétude et de chagrin, croyez-vous donc que ce
soit ma faute?
— Non, ce n'était pas votre faute, et vous n'avez pas menacé vo-
lontairement. Votre force morale ne pouvait pas encore réagir contre
un mauvais sentiment. Vous étiez trop jeune, et votre santé était
trop réellement compromise ; mais aujourd'hui, mon cher Hope, vous
vous portez bien et vous avez l'âge de raison. Persistez- vous à inter-
dire à votre sœur le mariage et le bonheur d'être mère?
— Je vois bien, mon père, qu'il y a quelque nouveau projet, et
que l'on n'a pas appris sans joie que M. de La Roche n'était ni mort
ni marié.
— Eh bien ! si Love a ressenti cette joie, et si elle se souvient d'a-
voir aimé ce jeune homme!...
— Aimé un inconnu ! un homme qu elle a vu huit ou dix fois !
Croyez-vous cela possible ?
— Oui, je le crois possible, et j'admets que cela soit. Concluez,
Hope; j'exige que vous vous prononciez aujourd'hui.
Hope ne répondit pas, et, dans un mouvement de colère et de
douleur, il déchira son gant, qu'il tourmentait dans ses mains, et en
jeta les deux morceaux par terre.
Cette manifestation irrita M. Butler, qui se leva le visage animé,
la voix émue, et, avec cette expansion soudaine 'et irrésistible des
gens qui évitent longtemps les émotions pour les retrouver plus
vives et plus impérieuses quand il n'y a plus moyen de reculer :
— Hope! s'écria-t-il, je vois que vous êtes décidément un enfant
gâté et un cœur égoïste. Votre sœur s'est sacrifiée à nous deux; moi,
je l'ai compris et je me le reproche. Vous, pour n'avoir pas à vous
le reprocher, vous affectez de ne pas le comprendre. Eh bien! je
vous déclare que vous sentirez aujourd'hui, pour la première fois de
votre vie, le blâme et l'autorité de votre père. J'interrogerai ma fille,
et je vous jure que si elle aime quelqu'un, ce quelqu'un-là prendra
JEAN DE LA ROCHE. 539
place à côté de vous dans mon cœur et dans ma famille. Dites-vous
bien à vous-même que cela doit être et sera, et si votre santé doit
souffrir du dépit que cela vous cause, sachez que j'aime mieux vous
voir mort qu'ingrat et lâche.
Ayant ainsi parlé, M. Butler retomba comme étouffé sur le tas de
paille qui lui avait servi de siège. Hope était toujours assis par terre
sur des copeaux. Il resta immobile, paie, et le sourcil contracté;
puis, après un silence que le père ne voulait pas rompre le premier,
le jeune homme se leva comme pour sortir du hangar.
— Vous n'avez rien à répondre? lui dit M. Butler avec effort.
— Non, répondit l'orgueilleux enfant d'un faux air de soumis-
sion : puisque vous avez exprimé votre volonté, je n'ai rien à dire.
— Et rien à me promettre ?
— J'ai à obéir, vous l'avez dit.
— Obéirez-vous du moins avec le cœur? car la soumission passive
que vous affectez ressemble à une protestation !
— Mon cœur n'a rien à voir là-dedans, que je sache, puisque
c'est à lui précisément que vous imposez silence. Permettez-moi de
réfléchir sur ce que ma conscience peut avoir à me prescrire.
Et il disparut, laissant son père anéanti.
Dès qu'il se vit seul, M. Butler, qui avait complètement oublié ma
présence, fondit en larmes. Je ne pus supporter le spectacle de cette
douleur, et je m'approchai de lui, résolu à lui tout avouer, à lui de-
mander pardon des peines que je lui causais et à lui dire adieu pour
toujours; mais dès qu'il me vit, il me prit les mains avec l'expansion
d'un père en proie à l'inquiétude. — Mon brave Jacques, me dit-il,
suivez mon fils. Nous nous sommes querellés, et je crains Je ne
sais pas ce que je crains! Suivez-le, vous dis-je, et s'il vous renvoie,
ayez l'air de le quitter, mais ne le perdez pas de vue. Allez, mon
ami, allez vite! Mais, ajouta-t-il en me rappelant, si vous lui par-
lez, ne lui dites pas que je suis inquiet. Vous avez des enfans, vous
savez qu'il faut avoir quelquefois l'air de ne pas les aimer quand ils
ont tort !
J'obéis. Je suivis Hope à distance. Je le vis s'enfoncer dans le bois
et se jeter à plat ventre dans les herbes, la tête dans ses mains, et
agité de mouvemens convulsifs ; mais cette crise , que je surveillais
attentivement, dura peu ; il se releva, marcha au hasard, faisant
des gestes, et arrachant des poignées de feuillage qu'il semait folle-
ment autour de lui. Au bout de quelque cent pas, il se calma, s'as-
sit, parut rêver plutôt que réfléchir profondément, et, se retournant
tout d'un coup pour revenir sur ses traces, il m'aperçut à peu de
distance de lui. ,
— Jacques, me" dit-il d'une voix brève, venez ici, je vous prie, et
5A0 REVUE DES DEUX MONDES.
dites-moi quelque chose que je veux savoir. Est-il vrai que M. Jean
de La Roche soit vivant? Est- il revenu dans son château par ha-
sard? En êtes-vous sûr? L'avez- vous vu?
— Je n'ai pas dit cela, répondis-je sans songer davantage à co-
pier l'air et l'accent montagnards; j'ai dit qu'il était vivant.
— Et qu'il n'était pas marié? reprit le jeune homme, trop préoc-
cupé pour remarquer mon changement de ton.
— Et qu'il n'était pas marié.
— Et où est -il maintenant? Les gens de sa maison doivent le
savoir?
— Sa vieille gouvernante le sait.
— Alors, si je vous remettais une lettre pour lui, vous iriez la lui
porter tout de suite, et elle la lui ferait parvenir?
— Elle l'aura plus vite si vous la mettez à la poste.
— Y a-t-il un bureau de poste à ce hameau qu'on voit d'ici?
— J'ai remarqué sur la route, beaucoup plus près, une boîte aux
lettres.
— Eh bien! attendez, je veux écrire à l'instant même, et vous
jetterez la lettre à la boite sans que personne vous voie. Donnez-moi
le nécessaire à écrire qui est dans ma sacoche.
Je fouillai dans la sacoche, que j'avais sur le dos, et j'y trouvai ce
qu'il demandait. Il écrivit rapidement et d'inspiration, puis il ca-
cheta, et me demanda le nom de la gouvernante, après quoi il me
remit le paquet. Je feignis de m' éloigner, mais je me cachai à trois
pas de là et j'ouvris la lettre qui était à mon adresse sous le cou-
vert de Catherine. Elle contenait ce peu de lignes :
(( Mon cher comte , je viens de recevoir de vos nouvelles pour la
première fois depuis trois ans, et je suis si heureux d'apprendre
que vous êtes encore de ce monde que je veux vous le dire tout de
suite. Ne soyez pas étonné de recevoir une lettre de moi, que vous
avez peut-être oublié; mais je ne suis plus un enfant, j'ai quinze
ans, et je me rappelle les bontés que vous aviez pour moi, ainsi que
l'intérêt que vous preniez à ma santé. Elle est excellente maintenant,
et ne donne plus d'inquiétude à mes chers parens, qui me chargent
de les rappeler à vos meilleurs souvenirs. Tous trois nous avons le
sincère désir de vous revoir, et j'espère que vous ne tarderez pas à
revenir en France.
« HoPE Butler. »
Je remarquai la prudence et la clarté de cette lettre, qui devait
me rendre l'espérance sans compromettre personne. Dans le cas où
j'aurais cessé d'aspirer à la main de Love, on pouvait mettre les
avances que je recevais sur le compte de la simplicité d'un adoles-
JEAN DE LA ROCHE. 5A1
cent, et dans tous les cas la lettre pouvait être égarée ou montrée
sans être comprise par les indifférens.
Cette généreuse et soudaine résolution me donna pourtant à ré-
fléchir. Je craignais, de la part de Hope, que ce ne fût une répara-
tion désespérée de ses fautes , suivie de quelque funeste parti-pris.
Je retournai près de lui pour lui dire que j'avais fait sa commis-
sion sans être vu, et que, d'après l'heure, je pensais que son père
devait songer à se remettre en route. Je le trouvai calme et presque
souriant. Son orgueil était satisfait. Il se leva sans rien dire, et re-
vint au hangar autour duquel M. Butler errait en consultant de l'œil
tous les sentiers; mais le pauvre père s'arma d'un flegme britannique
en voyant reparaître l'enfant de ses entrailles. Hope alla droit à lui
et lui tendit la main. Ils échangèrent cette étreinte de l'air de deux
gentlemen qui se réconcilient après une affaire d'honneur, et il n'y
eut pas un mot prononcé ; seulement le fils disait assez, par sa phy-
sionomie fière et franche, qu'il avait tout accepté, et le père ap-
prouvait, sans descendre à remercier, tandis qu'au fond de ses yeux
humides il y avait une secrète et ardente bénédiction.
Un instant je me crus le plus heureux des hommes. L'obstacle
semblait aplani. Hope était au demeurant un noble esprit et un brave
cœur d'enfant. Gâté par trop de tendresse ou de condescendance, il
fallait que son naturel fût excellent pour s'être conservé capable
d'un si grand effort après une si courte lutte contre lui-même et
une si longue habitude de se croire tout permis. M. Butler, en dépit
de son besoin d'atermoiemens et de sa répugnance à exister dans
le monde des faits moraux, était au besoin assez vif dans ses déci-
sions, et s'il n'était pas capable de lutter avec suite, du moins il
savait trouver dans son Cœur et dans sa raison des argumens assez
forts pour convaincre à un moment donné. D'ailleurs cette autorité
si rarement invoquée ne devait-elle pas paraître plus imposante
qu^d elle faisait explosion? J'eusse donc pu voir l'avenir possible
et même riant, si Love m'eût aimé; mais elle m'aimait si peu, ou
avec tant de philosophie et d'empire sur elle-même! Sans doute elle
m'avait bien peu pleuré, puisqu'une larme d'elle était si remarquée
et avait paru un cas si grave à son père inquiet et à son frère jaloux!
Et moi, que de torrens de pleurs j'avais versés pour elle! Elle était
bonne fille, et ses yeux s'humectaient un peu à mon souvenir; elle
parlait de moi avec un certain intérêt, et elle n'avait pas été fâchée
d'apprendre que je n'étais pas mort dans quelque désert affreux ou
par quelque tempête sinistre : n'avait-elle point dit cependant à
M. Louandre que, toute réflexion faite, elle se trouvait plus heureuse
dans sa liberté, et que la vie n'était pas assez longue pour s'oc-
cuper de sciences naturelles et d'amour conjugal?
I
542 REVUE DES DEUX MONDES.
Je la vis redescendre la Roche-Yendeix aussi légère qu'un oiseau.
Elle avait ôté son vilain capuchon, elle avait retrouvé l'élégance et
les souplesses inouies de sa démarche, et quand elle allait revenir
près de nous, ses yeux seraient aussi purs et son sourire aussi franc
que si elle n'eût rien appris sur mon compte. Devais-je poursuivre
ma folle entreprise? Ne Tavais-je pas accomplie d'ailleurs? Ne sa-
vais-je pas ce que j'avais voulu savoir, qu'elle était toujours belle,
que je l'aimais toujours, que je n'en guérirais jamais, et qu'elle n'a-
vait pas plus changé de cœur que de figure, c'est-à-dire que je
pouvais compter avec elle sur une amitié douce et loyale, mais
jamais sur une passion comme celle dont j'étais dévoré?
Je repassais mes amertumes dans mon âme inassouvie, tandis
qu'elle approchait du fond du vallon, et que du haut du chemin je
suivais tous ses mouvemens. Tout à coup je la vis glisser sur l'herbe
fme et mouillée du cône volcanique, se relever et s'arrêter, puis
s'asseoir comme incapable de faire un pas de plus. François, qui ne
l'avait pas quittée, mais qu'elle avait devancé, était déjà auprès
d'elle. Hope et M. Butler, qui la regardaient aussi venir, s'élancè-
rent pour la rejoindre; mais j'étais arrivé avant eux par des bonds
fantastiques, au risque de me casser les deux jambes.
— Ce n'est rien, ce n'est rien, nous criait-elle en agitant son
mouchoir et en s'elTorçant de rire. Elle ne s'était pas moins donné
une entorse et souffrait horriblement, car, en voulant se forcer à
marcher, elle devint pâle comme la mort et faillit s'évanouir. Je la
pris dans mes bras sans consulter personne, et je la portai au ruis-
seau, où son père lui fit mettre le pied dans l'eau froide et courante.
Il s'occupa ensuite avec Hope de déchirer les mouchoirs pour faire
des ligatures, et quand ce pauvre petit pied enflé fut pansé convena-
blement, je repris la blessée dans mes bras et je la portai à la voi-
ture. C'était un étroit char-à-bancs du pays qui conduisait quelque-
fois nos voyageurs une partie de la journée par les petits chemins
tracés dans les bois, et qui venait les retrouver ou les attendre à un
point convenu quand ils avaient parcouru une certaine distance à
vol d'oiseau. Un second char-à-bancs encore plus rustique était loué
pour les guides, afin qu'ils pussent suivre la famille et se reposer
en même temps qu'elle dans les courses de ce genre que la dispo-
sition des rares chemins praticables rendait quelquefois possibles.
Ce jour-là nous fûmes assaillis par un orage effroyable. Long-
temps escortés par un grand vautour roux dont les cris lamentables
semblaient appeler la tempête, nous reçûmes toutes les cataractes
du ciel sans être mouillés, vu que les bons Butler, dont la voiture
était couverte, nous forcèrent de prendre leurs surtouts imperméa-
bles. François, qui fut appelé à cet effet, m'apporta le manteau de
JEAN DE LA ROCHE. 545
Love en me disant de sa part que, puisque j'avais eu si chaud pour
la porter en remontant le vallon de la Roche -Yendeix, elle voulait
me préserver d'un refroidissement.
Nous avions d' excellons petits chevaux bretons qui nous firent
rapidement courir le long des rampes de la curieuse vallée de
Saint-Sorgues, toute hérissée de cônes volcaniques, plus élevés et
plus anciens que ceu.x de la route de Saint-Nectaire. Jamais je ne
vis le pays si beau qu'au début de cet orage, quand la pluie com-
mença à étendre successivement ses rideaux transparens sur les di-
vers plans du paysage avant que le soleil rouge et menaçant eût fini
de s'éteindre dans les nuées; mais ce spectacle magique dura peu.
L'averse devint si lourde et si épaisse qu'on ne respirait plus. La
fpudre même ne pouvait l'éclairer, et nous courions dans un demi-
jour fauve et bizarre, oppressés par l'électricité répandue dans l'air,
assourdis par le tonnerre et emportés par nos intrépides poneys
comme des pierres qui roulent sans savoir où elles vont.
Pour moi, enveloppé du manteau de Love et tout ému encore de
l'avoir sentie elle-même contre mon cœur, d'où j'essayais en vain
de chasser son culte, je m'assoupissais dans une rêverie fiévreuse
et sensuelle, ne me rendant plus compte de rien, et remettant au*
lendemain la douleur et la fatigue de réfléchir.
xxn.
Quand nous fûmes de retour à l'hôtel, je la pris encore dans mes
bras pour la porter à sa chambre. Quoique mince de corsage et
très élancée de formes, elle était relativement lourde, comme les
corps dont les muscles exercés ont acquis le développement néces-
saire à l'énergie physique. Il n'y avait rien d'étiolé dans cette fine
nature, et si l'élégance de sa silhouette la faisait quelquefois pa-
raître diaphane, on était surpris, en la soulevant, de sentir la soli-
dité, on pourrait dire l'intensité de sa vie.
J'avais donc fait un effort surhumain pour remonter avec ce cher
fardeau le versant rapide et assez élevé du vallon de la Roche-
Yendeix. Je ne m'en étais pas aperçu; mais quand je montai l'esca-
lier de l'hôtel, je sentis qu'en dépit du repos que j'avais pris en
voiture, les forces me manquaient tout à coup pour ce dernier petit
effort. Je fus obligé, pour ne pas tomber avec elle, de l'asseoir un
instant sur mon genou à la dernière marche. Elle ne s'y attendait
pas, et, croyant que je la laissais choir, elle jeta instinctivement
ses bras autour de mon cou, et sa joue effleura la mienne. J'étais
barbu, poudreux, affreux. Je reculai vivement mon visage, en lui
disant de ne rien craindre. Je la repris sur mes deux bras, et je la
bhll REVUE DES DEUX MONDES.
portai dans sa chambre. Hope courait déjà le village pour chercher
le médecin, et les domestiques se hâtaient de préparer un bain de
pieds camphré, par l'ordre de M. Butler.
Celui-ci était donc seul auprès de nous, lorsque j'éprouvai la
plus étrange surprise de ma vie. Par une inexplicable inspiration
de cœur, au moment où je déposais miss Love sur le sofa de sa
chambre, et où j'avais encore la figure penchée vers elle, elle me
prit la tête dans ses deux mains , et appliqua un gros baiser franc
et sonnant sur ma joue, en riant comme une foHe.
Je restai pétrifié d'étonnement, et M. Butler tomba dans une es-
pèce d'extase assez plaisante, comme si, à l'aspect d'une dérogation
aux lois de la physique, il se fût méfié d'une erreur de ses sens.
— Eh bien! dit Love riant toujours, ça l'étonné beaucoup que je
l'embrasse, et vous aussi, cher père? Mais réfléchissez tous les deux.
Que puis-je faire pour remercier ce pauvre homme , qui succombe
sous la fatigue de me porter, c'est-à-dire de m' avoir portée là-bas,
où il risquait de tomber mort en arrivant? Quand nous lui aurons
donné beaucoup d'argent pour sa femme et ses enfans, serons-nous
quittes envers lui? Eh bien! moi, je pensais à cela tout à l'heure,
et je me disais : Quand on s'oblige ainsi les uns les autres, on re-
devient réellement ce que le bon Dieu nous a faits, c'est-à-dire
frères et sœurs , et je veux traiter Jacques comme mon frère, au
moins pendant une seconde. Je lui dirai le mot qui résume toute
amitié et toute parenté, et ce mot sans paroles, c'est un baiser.
Comprenez-vous, Jacques? et me blâmez-vous, mon père?
— Vous avez raison, ma fdle chérie, répondit M. Butler; votre
âme est différente de celle des autres ! Allez, mon cher Jacques, et
à revoir î Vous pourrez dire à votre femme que vous avez été béni
par une sainte, car, voyez-vous, cette fille a vingt et un ans, et, sauf
mon fils et moi, elle n'avait jamais embrassé aucun homme. Elle
n'a pas voulu se marier, afin de rester la mère de son frère. Voua
avez donc reçu son premier baiser, et c'est celui de la charité chré-
tienne.
— Que cela vous porte bonheur, bonne demoiselle! dis-je à Love;
puissiez-vous vous raviser et trouver un bon mari plus beau que moi,
que vous embrasserez avec moins de charité et plus de plaisir!
— Il a de l'esprit, dit en anglais Love à M. Butler, pendant que,
pour les écouter, je me débarrassais lentement des objets contenus
dans la sacoche de Hope.
— Et puis, répondit M. Butler en souriant, il ressemble à quel-
qu'un qua nous connaissons 1
Hope arriva avec le médecin des bains , qui constata une simple
entorse, prescrivit le repos pour quelques jours, et permit tout au
JEAN DE LA ROCHE. 54 5
plus les promenades en fauteuil après quarante-huit heures d'im-
mobilité absolue.
Mêlé aux domestiques dans le corridor, j'entendis que j'étais
condamné à passer quarante-huit heures sans revoir Love, à moins
que je ne vinsse à boutade trouver un prétexte pour rester dans
l'hôtel, et j'y cherchais déjà avec François une occupation de scieur
de bûches ou de commissionnaire, quand M. Butler prit le rôle de
la providence de mes amours. Il me rappela pour me charger de
lui rapporter le lendemain une certaine plante qu'il avait trouvée
défleurie sur la montagne Charbonnière^ et que je lui avais dit avoir
vue ailleurs.
Je fus inquiet toute la nuit, non pas tant de l'accident arrivé à
Love que de celui qui pouvait se produire dans la santé de son
frère. Il avait fait un grand effort sur lui-même après une petite
crise nerveuse dont j'avais été témoin. La chute de sa sœur avait
fait diversion à ses pensées, mais quand le pauvre enfant se retrou-
verait vis-à-vis de lui-même, ne serait-il pas repris, comme autre-
fois, d'un de ces bizarres accès de fièvre qui avaient fait craindre
pour sa vie ou pour sa raison ?
Je me relevai à minuit, et j'allai, dans les ténèbres, errer autour
de l'hôtel, écoutant les moindres bruits, et m'attendant toujours à
surprendre quelque mouvement insolite dans le serv^ice.
Tout fut tranquille : à la pointe du jour, une fenêtre s'ouvrit, et
je reconnus le jeune garçon aspirant l'air frais de la première aube,
il me vit et m'appela à voix basse. — Est-ce que vous allez déjà
chercher cette plante? me dit-il.
— Oui, monsieur; c'est de ce côté-ci de la vallée.
— Eh bien ! attendez-moi. Je veux aller avec vous.
Quelques instans après, il sortit sans bruit de l'hôtel, et nous
sortîmes ensemble du village. Hope était un peu pâle, mais sa
figure était sereine, et il me traitait avec plus d'aménité que de
coutume.
— Vous ne me donnez donc rien à porter? lui dis-je.
— Non, répondit-il, je n'ai besoin de rien. Je veux marcher ce
matin pour marcher, voilà tout.
— Vous vous éveillez fièrement de bonne heure, on peut dire.
— Pas ordinairement; mais j'ai fort peu dormi cette nuit.
— Vous n'êtes pas malade au moins?
— Non, pas du tout. C'est l'effet de l'orage d'hier, pas autre
chose.
— Et la demoiselle? vous ne savez pas si elle a dormi?
— Je suis entré plusieurs fois dans sa chambre sans la réveiller.
Elle dormait bien.
TOME XXIV. 35
5A6 BEVUE DES DEUX MONDES.
La conversation tomba, quelque effort que je fisse pour la re-
nouer. Nous gravîmes le ravin de la grande cascade, ascension assez
pénible et même dangereuse pour les maladroits. Gomme de cou-
tume, Hope ne voulait pas être aidé; mais en deux ou trois endroits
je le soutins malgré lui. Quand nous fûmes à la chute d'eau, je
cherchai la plante, qui était rare à cause de la saison, et la trou-
vai pourtant assez vite. — Est-ce bien celle-là ?.dis-je à Hope en
feignant d'hésiter à la reconnaître.
— C'est bien celle-là, répondit-il; vous avez bonne mémoire,
Jacques, et vous êtes un excellent garçon, car vous avez porté ma
sœur hier avec un courage et un soin dont j'avais besoin de vous
remercier.
— Enfin, repris-je, je serais le meilleur des guides, si je n'avais
pas l'entêtement de vouloir aider ceux qui n'aiment pas qu'on les
touche? N'est-ce pas, monsieur, que c'est comme je dis?
— Eh bien! mon ami, répondit-il en souriant, c'est la vérité.
Votre seul défaut est d'être trop prudent.
— Eh ! monsieur, si François avait été à son poste hier, votre
sœur ne serait pas pour quarante-huit heures à s'ennuyer dans son
lit! Et pourtant elle marche très adroitement, la demoiselle.
— C'est vrai; mais on peut se casser la jambe sans sortir de sa
chambre.
— C'est encore vrai; mais il n'y a pourtant pas tant de chances
pour ça que dans l'endroit où nous sommes. Voyez ! si vous vous
oubliez un peu, vous allez faire un saut de quatre-vingts ou cent
pieds.
— Ça m'est égal, Jacques; je ne tiens pas tant à ma vie qu'à ma
liberté, et si vous voulez faire un marché avec moi, je vous donne-
rai, pour me laisser tranquille une fois pour toutes, autant qu'on
vous donne pour me surveiller. Cela vous va-t-il?
— Non, monsieur, ça ne me va pas.
— Comment, vous refusez? Savez-vous ce que vous refusez?
— Je refuserais mille francs par heure. Un guide est un guide,
monsieur. Il a son honneur comme un autre homme ; ce qui lui est
commandé par des parens, il doit le faire.
— Ainsi vous avez ce point d'honneur dans votre état, et s'il me
passait par la tête de descendre en courant ce que nous venons de
monter, vous m'en empêcheriez?
— Oui, monsieur, et de force, répondis-je avec une décision qui
l'étonna.
Hope Butler était Anglais jusqu'au fond des os. L'idée du devoir
avait beaucoup d'ascendant sur lui. Dès ce moment, il changea de
manières avec moi, et, abjurant toute morgue, il me traita avec la
JEAN DE LA ROCHE. 5A7
même familiarité cosmopolite que son père. — Allons, vous avez là
une obstination estimable, dit-il, et je cède. Seulement touchez-moi
légèrement, je suis maigre et douillet malgré moi.
— Un bon guide, répliquai-je, doit avoir des mains de fer dou-
blées de coton. Votre sœur vous a-t-elle dit que je lui eusse fait du
mal?
— Ma sœur se loue beaucoup de vous, et elle m'a même dit
qu'elle vous avait embrassé pour vous remercier. Cela a dû vous
étonner, Jacques; mais il faut que vous sachiez que c'est une cou-
tume dans notre pays, quand une femme se laisse porter par un
homme, fût-elle reine et fût-il simple matelot.
— Je ne savais pas ça, répondis-je en riant du mensonge ingé-
nieux de Hope : votre sœur me l'avait expliqué autrement; mais
soyez tranquille, je n'en suis pas plus fier.
Hope, tout à fait rassuré, se prit alors d'une confiance extra-
ordinaire en mon bon sens et en ma discrétion. — Jacques, me
dit-il après avoir un peu réfléchi aux questions qu'il voulait m'a-
dresser, vous avez connu particulièrement ce jeune comte de La
Roche à qui j'ai écrit hier?
— Oui, monsieur.
— Il était aimé dans son entourage?
— Oui, monsieur, il n'était pas méchant ni avare.
— Cela, je le sais. On m'a toujours dit du bien de lui... Et on a
dit aussi qu'il avait eu de gralids chagrins.
— Oui, à cause d'une demoiselle qui n'a pas voulu de lui. Tout
le pays a su ça.
— Et le nom de cette demoiselle?
— Si je comprends un peu ce que je vois et ce que j'entends,
j'ai dans l'idée que c'est la demoiselle votre sœur.
— Pourquoi avez-vous cette idée?
— Parce que j'ai su dans le temps, du moins on disait ça, que la
demoiselle était Anglaise, et qu'elle avait un petit frère qui ne vou-
lait pas la laisser marier.
— Et vous en concluez que ce petit frère, c'est moi?
— Oui, monsieur, à moins que la chose ne vous fâche. Vous sen-
tez que ça m'est égal, à moi, ces affaires-là!
— La chose me chagrine, Jacques; mais, comme c'est la vérité,
elle ne me fâche pas. Je sais que j'ai eu tort. Que feriez-vous à ma
place pour réparer une pareille faute?
— J'écrirais Une lettre au jeune homme pour le faire revenir;
mais c'est peut-être pourquoi vous avez écrit hier, et vous avez
bien fait.
— Et croyez- vous que le jeune homme reviendra?
548 REVUE DES DEUX MONDES.
— Ah ! qui peut savoir? S'il croyait que votre sœur se souvient de
lui! mais votre sœur doit bien l'avoir oublié?
— Je l'ignore. Avant de le lui demander sérieusement, il me fau-
drait savoir ce que pense ce M. de La Roche, et, s'il revient, je le
saurai.
— Prenez garde de le faire revenir pour rien. Si votre sœur ne
veut point de lui, il est capable d'en devenir fou, comme il l'a
déjà été.
— Il a été fou? Je ne le savais pas!
— C'est une manière de dire; mais pendant que vous étiez ma-
lade, à ce qu'il paraît, dans ce temps-là, lui, il se cassait la tête
contre les arbres. Il était si triste et si défait que ça fendait le cœur
de le voir. Enfin vous pouvez vous vanter d'avoir quasiment tué un
homme !
— Eh bien ! voilà ce que je ne comprends pas ! s'écria Hope très
agité. On peut aimer une mère, une sœur à ce point-là; mais une
fille que l'on connaît à peine,... de quel droit vouloir l'enlever à sa
famille quand on est un nouveau-venu dans sa vie, un étranger pour
elle?
— Attendez peut-être un an ou deux seulement, mon jeune mon-
sieur, et vous comprendrez que c'est comme ça, et pas autrement,
l'amour!
Hope mit son visage dans ses mains, et s'absorba dans le rêve de
rinconnu.
XXIII.
J'avais interrogé une corde qui devait rester muette. Hope n'était
pas destiné à connaître les passions, et il est à remarquer que les
êtres trop aimés dès leur enfance ont rarement par la suite l'initia-
tive et la puissance morale des grandes afléctions. Ce jeune homme
aimait sa sœur avec une sorte de jalousie passionnée, il est vrai;
mais c'est pour le besoin qu'il avait d'elle, de sa société assidue, de
ses soins délicats et de ses incessantes prévenances. Il y avait un
immense égoïsme dans ce cœur de frère. J'eus assez d'adresse pour
en sonder tous les replis, sans me départir de mon air de bonhomie
insouciante, et en lui posant des problèmes naïfs. Il ne s'aperçut pas
que je le confessais en ayant l'air de le consulter. Je trouvai en lui
un grand fonds de personnalité, un continuel premier mouvement
qui lui faisait tout rapporter à lui-même, et de vagues désirs de jeu-
nesse combattus par la méfiance envers les femmes. Il les considé-
rait comme des êtres frivoles et dépravés. Son orgueilleuse austérité
dominait déjà la révolte des sens, et il était facile de voir que, con-
JEAN DE LA ROCHE. 5à^
sidérant Love comme une exception, il souffrait de l'idée qu'elle
pût descendre aux soins de la famille comme une femme ordinaire.
Pourtant, quand je lui fis observer que cette grande intelligence ne
dédaignait pas de le servir et de le soigner, ce qui était sans doute
fort heureux pour lui, il ne sut que répondre et se mordit les lèvres.
Heureusement pour cette jeune âme, incomplètement épanouie
dans la trop douce atmosphère de la gâterie^ il y avait en elle, ainsi
que je l'avais déjà remarqué la veille, un très noble développement
de l'idée du devoir. L'enfant, à défaut des gracieuses sensibilités de
l'adolescence, avait des principes au-dessus de son âge, et quand il
avait réfléchi, pour peu que l'on essayât d'éclairer son jugement, il
revenait à sa logique tout anglaise, qui était de respecter la liberté
des autres pour faire respecter la sienne propre.
Tout en l'amenant à faire devant moi, espèce de borne intelli-
gente dont il ne se défiait plus, son examen de conscience, je com-
parais intérieurement son adolescence avec la mienne. Émancipé,
comme lui, de toute contrainte par une mère absorbée dans ses lar-
mes secrètes autant que M. Butler l'était dans ses chères études, il
m'avait manqué, comme à lui, de sentir l'autorité identifiée avec la
tendresse; mais, comme la tendresse de ma mère n'était pas dé-
monstrative, je n'avais pas senti comme lui à toute heure combien
j'étais aimé, et j'avais éprouvé le besoin impérieux de l'être ardem-
ment par un cœur plus vivant et plus jeune. Gela m'avait peut-être
rendu aussi injuste et aussi exigeant envers Love que l'avait été
Hope par suite de besoins contraires. Il avait toujours eu sa ten-
dresse; il n'avait pas voulu la partager, parce qu'il n'en concevait'
aucune autre. Tous deux, nous la voulions tout entière, et la pauvre
Love, ne sachant à qui se donner, ne s'était donnée à personne; vic-
time de deux égoïsmes, elle était peut-être devenue égoïste à son
tour, en demandant au repos de l'âme et à la sécurité de l'indépen-
dance un bonheur que nous n'avionis pas su lui créer.
En résumé, je jugeai Hope parfaitement sain d'esprit et de corps,
comme il l'était en effet, et je vis que les seules dispositions inquié-
tantes à mon égard étaient désormais celles de Love.
Il y avait des momens où je m'imaginais qu'elle m'avait parfai-
tement reconnu dès le premier jour, et que le baiser de la veille
n'était pas l'excentricité d'un cœur charitable ou l'aberration d'Une
idéale chasteté. Un indifférent eût peut-être préféré ces dernières
interprétations pour la gloire de son étrange et angélique carac-
tère; mais moi, amoureux fou, j'eusse préféré l'emportement spon-
tané de l'amour.
Je redevenais humble et accablé en régardant mes mains brunies,
déjà dures et gercées par l'absence de soins, mon affreux déguise-
S50 REVUE DES DEUX MONDES.
ment, ma laideur relative et volontaire. Et tout à coup je me sur-
prenais ivre de joie, en me persuadant qu elle pouvait m'aimer
encore tel que je me montrais à elle.
Quand je rapportai la plante à M. Butler, il était encore de bonne
heure, et sa fille n'était pas éveillée. Nous ne devions pas faire de
promenade. On voulait tenir compagnie à la pauvre recluse. On
donnait campo aux guides. Je pensai qu'un peu d'importunité pour
me rendre utile ou agréable quand même me laisserait un grand
caractère de vraisemblance, et, cherchant un moyen de me faire
rouvrir la porte de l'appartement, j'imaginai de mettre en tête des
domestiques anglais de M. Butler une promenade pour leur propre
compte. M. Butler ne les emmenait jamais avec lui, et, comme ils
étaient préposés à la garde des chevaux et des effets, ils sortaient
peu et se gorgeaient de thé et de rhum pour tuer le temps. Fran-
çois, après avoir excité leurs esprits flegmatiques, alla trouver
M. Butler pour lui remontrer que ces pauvres garçons avaient bien
envie de courir un peu, gt que l'occasion était bonne, puisque, for-
cés nous-mêmes de ne pas sortir ce jour-là, nous pouvions, lui et
moi, nous charger du soin des chevaux, et même du seiTice des
personnes, si toutefois nous n'étions pas trop désagréables à nos
voyageurs. L'excellent Butler accepta d'emblée avec les bonnes pa-
roles qu'il aimait à dire, et qu'il disait sans banalité de bienveil-
lance. Les deux valets prirent la clé des champs. Le beau-père de
François se chargea de les mener bien loin, François fut installé à
l'écurie, et moi dans l'antichambre de l'appartement des Butler,
avec la douce injonction de ne pas m' endormir assez profondément
pour ne pas entendre la sonnette.
Toutes choses arrangées ainsi, M. Butler et son fils descendirent
pour déjeuner, et Love resta sous ma garde.' Il est vrai qu'une
femme de la maison se tenait dans sa chambre pour l'aider à sa toi-
lette. Quand cette toilette fut terminée, la servante ouvrit toutes les
portes de l'appartement, et je vis Love, en peignoir blanc et en jupe
rose, étendue sur une chaise longue, avec une table à côté d'elle,
et sur cette table des livres, des plantes, des cailloux, des albums
et des boîtes à insectes. Elle rangeait et choisissait des échantillons
de laves , et je l'entendis les briser et les équarrir avec le marteau
du minéralogiste. Cette tranquillité d'occupations et le bruit sec de
ce marteau d'acier dans ses petites mains adroites et fortes me por-
tèrent sur les nerfs.
— Va, lui disais-je en moi-même, passionne-toi pour des pierres,
cela est bien dans ta nature, et tu pourrais frapper ainsi sur ton
cœur sans crainte de l'entamer!
L'impatience devint si vive que je me levai, et parlant à la ser-
JEAN DE LA ROCHE. 551
vante à travers le petit salon qui me séparait de la chambre de
Love : — Marguerite, lui criai-je, vous ne devriez pas laisser la de-
moiselle se fatiguer comme ça. Apportez -moi donc ces cailloux,
c'est mon affaire de les casser !
— C'est donc Jacques qui est là? dit Love à la servante. Par quel
hasard? Que veut-il? — Et, sans attendre la réponse, elle m'appela.
— Venez, mon bon Jacques, cria-t-elle, venez me dire bonjour. —
Et quand je fus près d'elle, m'informant de son état : — Je vais
très bien, grâce à vous, reprit- elle. N'ayant point fait un pas, je
n'ai pas empiré le mal, et j'espère que ce sera bientôt fini. Et vous?
cela vous fait un jour ou deux de repos que vous ne devez pas re-
gretter : vous devez en avoir besoin. Nous sommes de terribles mar-
cheurs, n'est -il pas vrai? et encore plus désagréables quand nous
nous cassons les jambes !
Puis, comme je répondais selon les convenances de mon rôle, elle
me regarda attentivement. J'avais eu le courage de laisser ma barbe
longue, mes ongles noirs et mon sordide gilet de velours avec les
manches de laine tricotée et la ceinture en corde. Je crus qu'elle
tâchait de retrouver l'homme élégant et soigné d'autrefois sous cette
carapace ; mais le résultat de cet examen fut d'une prosaïque bonté.
— Je vois, dit-elle^ qu'en tout temps vous portez des vêtemens
chauds. C'est bien vu dans un climat si capricieux; mais cela doit
vous coûter assez cher. Je veux vous donner deux beaux gilets de fla-
nelle rouge que j'ai là et dont mon père n'a pas besoin. Il en a plus
qu'il ne lui en faut pour le voyage. Marguerite, fouillez, je vous prie,
dans cette malle; vous trouverez cela tout au fond. — Et quand elle
eut les camisoles dans les mains, comme je refusais de les prendre :
— Vous ne pouvez pas dire non, reprit-elle; c'est moi qui les ai
cousues moi-même, parce que mon père est très délicat et trouve
que personne ne lui fait comme moi des coutures douces et plates.
Voyez, ajouta-t-elle avec une importance enfantine, et comme si elle
eût parlé à un enfant, c'est très joli, ces coutures brodées en soie
blanche sur la laine rouge. Si vos camarades se moquent de vous,
vous leur direz que c'est la mode.
Mais tout en babillant avec moi d'un ton de bonne maîtresse, elle
reprit son marteau et ses laves. Je les lui ôtai des mains sans façon,
à son grand étonnement. — Demoiselle, lui dis-je, il ne faut pas
frapper ainsi; ça vous répond dans votre pied malade. Laissez-moi
faire. Est-ce qu'un bon guide ne sait pas échantillonner pour les
amateurs et les savans ?
-^ Si vous savez, à la bonne heure ! mais prenez bien garde de
briser les petits morceaux de feldspath qui sont pris dans le basalte.
— Faites excuse, demoiselle, ça n'est pas du feldspath, répon-
552 BEVUE DES DEUX MONDES.
dis-je en ouvrant l'échantillon avec le marteau, ce sont des cristaux
de péridot. Voyez !
— Tiens! vous avez raison. Vous savez donc un peu de minéra-
logie?
— Sans doute ! quand on conduit des gens qui savent, on fijîit
par apprendre. — Et je me mis à parler minéralogie avec elle en es-
tropiant à dessein quelques noms, mais ne me défendant pas de la
coquetterie de lui montrer mon savoir.
Elle m'en fit compliment, surtout quand je relevai quelques er-
reurs de sa part; mais tout à coup je m'avisai que ces erreurs étaient
trop grosses pour n'être pas volontaires, et je me demandai si elle
ne me faisait pas subir un examen à moi, Jean de La Roche, pour
s'assurer des progrès que j'avais pu faire. Pour changer d'objet, j'allai
lui chercher dans l'antichambre un gros bouquet de ménianthe que
j'avais ramassé à son intention dans ma promenade du matin.
Elle fit une exclamation de joie et de surprise en voyant en grosse
gerbe cette ravissante petite fleur, rare au pays , abondante seule-
ment dans une certaine prairie baignée à point d'eau courante au-
près du village. — Vraiment, vous avez du goût d'avoir songé à
cueillir ça! s'écria-t-elle, et vous me faites là un vrai cadeau. J'aime
tant les fleurs vivantes !
Elle se fit donner un vase rempli d'eau et y mit toute la gerbe,
qu'elle voulut garder auprès d'elle sur la table pour la contempler
à tout instant. Cet amour naïf de la nature me frappait en elle. La
science n'avait rien desséché dans son âme ouverte à toute beauté,
rien appauvri dans son œil d'artiste, aussi prompt à embrasser l'en-
semble harmonieux des grandes choses que patient à poursuivre
l'intérêt des détails microscopiques.
— Vous pouvez, lui dis-je, garder cette fleur aussi fraîche dans
l'eau qu'elle l'est dans la prairie, pendant huit jours au moins. 11 est
vrai que dans huit jours vous ne serez peut-être plus ici!
— J'espère bien que nous y serons encore, répliqua- t-elle. Je m'y
trouve si heureuse ! Je prie pour que les orages ne finissent pas, et
qu'il n'arrive pas de voyageurs.
— Dame! si vous ne voulez pas qu'il en arrive,... on pourrait
effondrer le chemin et faire verser les chaises de poste!
— Vraiment, Jacques ? vous assassineriez un peu sur les chemins
pour me faire plaisir?
— Elle me reconnaît, m'écriai-je en moi-même, car voilà que je
lui parle d'amour, et. Dieu me pardonne, elle se permet enfin d'être
un peu coquette! — Mais tout aussitôt mon illusion tomba, car elle
ajouta d'un ton moqueur : — Mon brave homme, c'est pousser trop
loin le dévouement du guide modèle.
JEAN DE LA ROCHE. ' 555
Et comme son père et son frère entraient dans sa chambre, elle
lem' dit gaiement en anglais : — Vous voyez, je cause avec Jacques-
Décidément il n'est pas assez paysan pour moi, et il a l'esprit faussé-
J'ai mal placé mes affections!
XXIV.
Je me retirai furieux dans l'antichambre, et on renvoya la ser-
vante. M. Butler et son fds s'installèrent dans la chambre de Love,
et pendant deux ou trois heures ils travaillèrent ensemble avec une
désespérante tranquillité. J'étais sur des charbons ardens, et j'es-
sayais en vain de lire à la dérobée les journaux du matin, que j'allai
sans bruit prendre dans le salon qui nous séparait; mais j'étais en
quelque sorte identifié avec mon personnage, et je ne savais plus
lire. Que m'importait d'ailleurs ce monde des faits européens au-
quel j'avais cru devoir m' intéresser vivement après des années de
lointaine absence? La république venait d'être proclamée, je le sa-
vais et ne le comprenais pas, n'ayant suivi qu'à bâtons rompus, et
longtemps après coup, la marche des événemens et la transition des
idées. Il n'y avait pour moi qu'un intérêt au monde, celui de savoir
si j'étais aimé ou méprisé par cette femme. Mes pareils devaient se
désespérer, se croire sous le couteau de la guillotine. Je ne parta-
geais pas leurs terreurs. Il m'eût suffi des réflexions que j'entendais
sortir de la bouche de M. Butler, parlant liberté et tolérance avec
ses enfans, pour augurer que les faits accomplis n'entraînaient pas
la perte des biens et des personnes ; mais il en eût été autrement
que je n'eusse pris aucun souci de ma fortune et de ma vie. Le
monde n'existait pas pour moi si Love ne m'aimait pas, et comme
le plus souvent j'étais désespéré sous ce rapport, j'eusse regardé
une sentence de bannissement comme une chose indifférente, et
peut-être une sentence de mort copime un bienfait.
A chaque instant, je me levais pour fuir le leurre de cet amour
impossible. — Que fais-je ici? me disais-je; à quoi bon cette co-
médie que je joue, et dont elle est peut-être moins dupe que moi-
même? Me voilà, ayant tout accepté d'elle et pour elle, des chagrins
sans remède, l'exil et jusqu'à la servitude, tout cela pour m'en-
tendre dire que je ne peux pas être pris au sérieux, même sous
l'habit d'un paysan !
Le médecin vint faire sa visite, après quoi M. Butler me rappela*
— Jacques, me dit-il, il est permis à ma fille de sortir demain en
fauteuil. Il faut vous charger, mon ami, de trouver quatre porteurs
pour demain.
554 * REVUE DES DEUX MONDES.
— Il n'en faut que trois, répondis-je, je serai le quatrième.
— Allons donc! est-ce que vous savez porter? me demanda Love
avec un étonnement qui me fit l'effet d'une ironie atroce.
— Je croyais savoir! lui répondis-je d'un ton de reproche.
— Vous savez porter les blessés sur vos bras, je ne peux pas en
douter sans ingratitude; mais porter en promenade, c'est autre
chose, ce n'est pas l'affaire d'un quart d'heure, et c'est trop fati-
gant.
— Eh bien ! je chercherai un homme plus fort, plus adroit et plus
dévoué, répondis-je avec amertume.
— Vous voyez comme il est susceptible ! dit Love à son frère et
à son père; on ne peut pas lui parler comme à un autre guide.
— Il a de r amour-propre, c'est son droit, répondit Hope toujours
en anglais. C'est un guide excellent et un très honnête homme, je
vous en réponds.
— .Vraiment? je croyais que vous ne pouviez pas le souffrir, ce-
lui-là?
— Pardon! j'ai changé de sentiment. Il me convient tout à fait.
— Eh bien! qu'il porte ou ne porte pas, il viendra avec nous,
dit M. Butler, et il me donna ses ordres pour le lendemain, en me
laissant le soin de tout faire pour le mieux. — Allez tout de suite,
ajouta-t-il. Vous reviendrez ici. Si nous avons besoin de quelque
chose, nous appellerons Marguerite.
Je fis vite la commission. Quand je revins, je trouvai M. Butler
seul avec sa fille, fort préoccupé, me regardant fixement et me ré-
pondant tout à contre-sens. Je fus saisi d'une grande frayeur. Sans
doute on avait interrogé Marguerite sur mon compte, et comme
j'avais négligé "de la mettre dans mes intérêts, elle avait dû dire
qu'elle ne m'avait jamais vu au Mont-Dore, ou qu'il y avait si long-
temps qu'elle ne s'en souvenait plus; mais mon malaise fut dissipé
par le prompt retour du sans-façon paternel de M. Butler.
— Nous n'avons pas encore fixé le but de la promenade et l'heure
du départ, me dit-il. Asseyez-vous par là, Jacques, dans le salon;
ma fille vient de me dire que vous étiez minéralogiste. Si je l'avais
su plus tôt, cela m'eût fait plaisir, car elle dit que vous en savez plus
long que les guides ordinaires, et votre modestie, chose encore plus
rare chez vos confrères, m'a empêché de vous apprécier. Je vous
demande maintenant de mettre vos connaissances à notre serv^ice.
Voici ce que je veux faire. Un de mes amis m'a demandé une petite
collection des roches de l'Auvergne, et je veux lui envoyer cela en
Angleterre. Nous avons là toute la minéralogie des monts Dore.
Ayez l'obligeance de tailler les spécimens de manière à ce qu'ils
tiennent dans les compartimens de cette boîte. Ma fille pense que
JEAN DE LA ROCHE. 555
VOUS pourrez bien les classer par époques géologiques. D'ailleurs,
si vous êtes embarrassé, nous sommes là pour vous aider.
J'obéis, et, en sortant de la chambre, je regardai Love attentive-
ment. Il me sembla qu'elle avait pleuré. Dans tous les cas, elle
avait eu avec son père une explication, car elle était fort animée, et,
tout en cassant et rangeant mes minéraux, je les entendis reprendre
un entretien assez suivi; mais le bruit que j'étais forcé de faire et le
soin qu'ils avaient de parler à voix basse m'empêchèrent de rien
saisir. Pourquoi ne parlaient-ils pas tout haut devant moi comme
à l'ordinaire? devinaient-ils que je les comprenais? Il est vrai que
Hope, travaillant dans sa chambre, n'était séparé d'eux que par une
cloison, et ce pouvait être à cause de lui qu'ils prenaient cette pré-
caution. Je n'en étais pas moins fort inquiet. Cette conférence, en
-quelque sorte secrète, n'était-elle pas le résultat nécessaire de celle
qui avait eu lieu la veille à la Roche-Yendeix entre M. Butler et
son fils? M. Butler n'avait-il pas déclaré qu'il interrogerait sa fille,
et que, si elle avait persisté dans son affection pour Jean de La
Roche, il s'efforcerait de renouer ce mariage, devenu possible par
les nouvelles que j'avais données?
J'avais donc amené l'explosion de ma destinée en faisant savoir à
Love et à son père que je n'étais ni mort ni marié, et je ne devais
pas m' étonner que dès lors la leur fût remise en question. J'assis-
tais à l'élaboration de ma sentence. Hope, jaloux de sa sœur, avait
affirmé qu'elle me regrettait: il pouvait s'être trompé, comme se
trompent toujours ceux qui sont jaloux par besoin de l'être; mais
M. Butler voulait savoir à quoi s'en tenir, et Love subissait un in-
terrogatoire, tendre sans doute, mais décisif. Je croyais pouvoir en
être certain , aux intonations à la fois solennelles et dubitatives de
la voix de M. Butler, lorsqu'elle s'élevait un peu; cependant Love
répondait si bas que je ne pouvais rien deviner, en dépit des in-
tervalles que je ménageais dans l'exercice de mon marteau.
Au bout d'une demi-heure de ce supplice,' je vis M. Butler se le-
ver, embrasser sa fille et passer dans la chambre de Hope, proba-
blement pour lui rendre compte de ce qu'il venait d'apprendre. Je
restais seul avec Love. Je n'y pus tenir. Décidé à savoir mon sort,
j'entrai dans sa chambre; mais son sourire de bienveillance pro-
tectrice me troubla. Si elle jouait un rôle, elle le jouait bien. —
Que voulez- vous, Jacques? me dit-elle du ton dont elle aurait dit
aux vaches de la montagne : Je n'ai pas de sel à vous donner, mes
pauvres bêtes!
Je la consultai sur le classement des minéraux dans la boîte, et,
comme je lui présentais à tout hasard un échantillon, elle le re-
garda avec la loupe. — Voilà un admirable morceau, me dit-elle*
556 REVUE DES DEUX MONDES.
»
Avez-vous remarqué , Jacques , comme il y a de petits fragmens qui
représentent une grande roche avec ses arêtes, ses cavernes et ses
cristallisations? Oiii, oui, vous devez avoir remarqué cela, vous qui
avez l'œil à ces choses.
— Il est tout simple que je l'aie remarqué, lui répondis-je en me
remettant avec un dépit secret au diapason de sa tranquillité d'es-
' prit; j'ai fait souvent l'état de casseur de pierres sur les chemins, et
il faudrait être aveugle pour ne pas connaître des yeux ce que l'on
manie du matin au soir; mais une chose m'étonne, c'est qu'une de-
moiselle comme vous s'en occupe tant et sache plutôt ce qu'il y a
dans le cœur d'un rocher que ce qu'il peut y avoir dans celui d'un
homme.
— Pourquoi dites-vous cela? me demanda- t-elle en me regar-
dant avec surprise, mais sans inquiétude ni dédain. Est-ce parce
que je n'ai pas compris votre chagrin à propos de l'indifférence pré-
tendue de votre femme? .
— Oui, justement, demoiselle, c'est à cause de ça!
— Eh bien ! je vous répondrai, car vous avez de l'esprit, et vous
me comprendrez. De même que cette petite pierre renferme tous
les élémens dont se compose la grande roche dont elle est sortie,
de même le cœur d'un homme ou d'une femme est un échantillon
de tout le genre humain. Dans les pierres, il y a un fonds commun
composé de quelques substances premières, qui se combinent à
rinfmi pour former ces différens minéraux auxquels on a donné
trop de noms et dont on a fait trop de divisions, encore assez mal éta-
blies. On a fait un peu de même pour expliquer le cœur humain. On
a embrouillé les choses au point que les gens qui s'aiment, comme
votre femme et vous par exemple, ne se comprennent plus, et s'ima-
ginent être deux personnes différentes ayant un secret impénétrable
l'une pour l'autre. L'une s'étonne d'être aimée froidement, l'autre
de ne pas être devinée dans ce que son amour a de pur et de fidèle :
toutes deux se méconnaissent. Or ce qui vous arrive arrive à bien
d'autres. Je sais des gens qui cherchent à se deviner, et qui se don-
nent un mal étonnant pour n'en pas venir à bout. C'est parce que,
savans ou simples, nous en cherchons trop long dans le livre du bon
Dieu. Si nous nous disions bien que nous sommes tous sortis de la
même pâte comme les pierres du sein de la terre, nous reconnaî-
trions que la différence des combinaisons est dans tout, et qu'elle
est bonne, que c'est elle qui prouve justement que tout ne fait qu'un,
- et que cent ou cent mille manières de s'aimer et de s'entendre
montrent qu'il y a une grande et seule loi, qui est de s'entendre et
de s'aimer. C'est par l'étude des pierres, des plantes, et de tout ce
qui est dans la nature, que je me suis fait cette tranquillité-là, mon
JEAN DE LA ROCHE. 557
brave homme, et si j'étais à votre place, si j'avais une grande pas-
sion dans le cœur, je tâcherais de me contenter d'une amitié tendre
et forte comme celle que votre femme a probablement pour vous.
Le discours à la fois élevé et naïf de Love me laissa muet quel-
ques instans. Était-ce une prédication chrétienne donnée charita-
blement, en temps de république socialiste, à un prolétaire raison-
neur? Cela me paraissait d'autant plus probable qu'à cette époque on
vit pendant un moment, fort court à la vérité, mais fort intéressant,
une apparence d'entente cordiale extraordinaire entre le peuple, la
bourgeoisie et même la noblesse. Feinte ou sincère, cette entente
sembla devoir modifier essentiellement les mœurs. Les cœurs géné-
reux et romanesques purent y croire ; pour tous ceux qui ne se je-
tèrent pas dans les luttes de parti et dans les questions de per-
sonnes , il y eut comme une ère nouvelle dans les relations , et les
philosophes calmes et observateurs de la trempe de M. Butler et de
sa fille durent en faire un sujet d'études et y prendre un intérêt de
curiosité. Chez ceux-là, il y avait une réelle bienveillance et le dé-
sir beaucoup plus que la crainte de l'égalité. On faisait, pour ainsi
dire, connaissance avec le peuple affranchi, car c'était un peuple
nouveau, et qui ne se connaissait pas encore lui-même. Le peuple
aussi interrogeait naïvement ses maîtres de la veille ; on cherchait
à se pénétrer mutuellement avec un reste de méfiance mêlé à un
besoin d'abandon. Tel était du moins l'état de nos pi^vinces à cette
époque pour les personnes de bonne foi et de bonne volonté. Je ne
parle pas des autres.
XXY.
Il n'y avait donc pas, dans l'intérêt que Love m'accordait, une trop
grande invraisemblance, et cependant j'y sentais une allusion si di-
recte à notre situation mutuelle que je restais tremblant et éperdu,
prêt à jeter le masque, prêt à le remettre, et ne sachant que ré-
soudre.
— Vous direz tout ce que vous voudrez, repris-je; mais dans les
différences il y a du meilleur et du pire, du calcaire grossier qui
n'est ni beau ni bon, et que vous ne regardez seulement pas, et du
beau granité rempli de petits grenats et de cristaux fins qui bril-
lent. Vous examinez ça curieusement, et vous êtes contente d'y
trouver tant de choses qui font qu'une pierre dure est une bonne
pierre, et qu'une pierre molle est une pierre si l'on veut. Eh bien! je
vous dis, moi, que c'est la même chose pour les humains. Il y a des
cœurs tout en diamant où le soleil se joue. quand on l'y fait entrer,
et il y en a d'autres tout en poussière grise où il fait toujours nuit.
558 REVUE DES DEUX MONDES.
— G* est-à-dire, reprit Love en souriant avec une apparence de
moquerie, que votre cœur est une pierre précieuse, et celui de la
femme que vous aimez un peu de fange durcie? Eh bien! je com-
mence à croire que vous ne l'aimez pas du tout, et que vous ne
pensez qu'à vous estimer et à vous admirer vous-même. Peut-être
que cette pauvre femme devine, au fond de votre grand amour pour
elle, une espèce de mépris qui provient de votre orgueil. Vous vous
êtes dit : « Ma manière d'aimer est la seule bonne, et cette femme-
là qui aime autrement n'a pas de cœur. » Dès lors, moi, je me de-
mande comment vous osez vous vanter d'aimer si fort et si bien la
femme dont vous faites si peu de cas.
La leçon était nette. Je l'emportai pour la commenter dans mon
cœur, car M. Butler venait de rentrer et recommençait à parler bas
avec sa fille. Je retournai à mes cailloux, mais je ne pus continuer
le moindre travail. J'étais hors de moi et comme épouvanté de l'idée
que Love avait mise sous mes yeux. Était-ce donc moi que j'aimais
en elle? Avais-je caressé ma blessure au point de l'adorer et de me
faire un mérite et une gloire de ma faiblesse et de ma souffrance?
N'y avait-il pas en moi une sorte de rage, peut-être une sorte de
haine contre cette femme devenue insensible à force de s'exercer à
dompter la douleur? Je la sentais plus forte que moi, et j'en étais
comme offensé et indigné. Peut-être même n'étais-je aussi acharné
à sa poursuite que par besoin de me venger d'elle en lui faisant
souffrir un jour tout ce que j'avais souffert. Qui sait si, du moment
où je me sentirais ardemment aimé, je ne me trouverais pas tout à
coup désillusionné et lassé par l'excès et la durée de la lutte?
Tout cela était à craindre, car c'est là la marche ordinaire des
passions, et j'étais profondément humilié de penser que, depuis cinq
ans, j'étais peut-être ma propre dupe en me croyant embrasé d'un
sentiment sublime, tandis que je n'étais que dévoré par un sauvage
besoin de vengeance et de domination. J'attendais avec impatience
le retour des domestiques de M. Butler. Aussitôt qu'ils reparurent,
je m'enfuis au fond de la montagne, en proie au sombre problème
qui m'agitait. Love avait mis le doigt sur la plaie, et si mon âme
malade n'était pas perdue, du moins elle était menacée sérieuse-
ment, car j'essayais en vain de me calmer. J'étais en colère contre
elle, et je brisais les arbustes qui me tombaient sous la main en me
figurant briser mon idole avec un amer soulagement.
Comme j'errais au hasard depuis deux heures, je me trouvai à
rimproviste sur la route de Glermont, et je vis venir à ma rencontre
un personnage déhanché, tout habillé de gris et monté sur un che-
val de louage que suivait une espèce de guide. Je m'arrêtai court
en reconnaissant J uni us Black.
JEAN DE LA ROCHE. 559
— Mon ami, s'écria-t-il en m* apercevant, approchez, approchez,
je vous prie, et dites-moi dans quel hôtel du Mont-Dore est descen-
due la famille Butler, . . . une famille anglaise qui doit être ici depuis
huit jours?
Je nommai l'hôtel sans daigner prendre la peine de changer mon
accent. Si quelqu'un était incapable de me reconnaître, ce devait
être M. Black.
Mais il se trouva que la chose la plus inattendue était précisé-
ment celle qui m'attendait. M. Black avait une mémoire fabuleuse
et le sens de l'observation des lignes et des physionomies.' 11 me
remercia de mon renseignement en levant son chapeau et en me
disant : — Mille pardons, monsieur le comte; je ne vous savais- pas
de retour en France, et je ne vous reconnaissais pas à première vue.
J'étais las de dissimuler, et j'étais d'ailleurs dans un paroxysme
de totale désespérance. Je lui demandai de ses nouvelles, et lui té-
moignai combien j'étais surpris de sa pénétration.
— Mon Dieu ! me dit-il en mettant pied à terre , il y a comme
cela en ce moment des personnes de votre caste qui se déguisent
pour échapper à des dangers politiques imaginaires. Vous n'êtes
pas, je pense, d'un caractère pusillanime; mais, venant de loin,
vous avez peut-être cru trouver ici tout à feu et à sang.
— Non, monsieur, répondis-je, je n'ai pas cru cela, et je ne
crains aucune chose en ce monde. Je me suis déguisé ainsi pour re-
voir miss Butler sans qu'elle me reconnût.
— Miss Butler? Pourquoi cela? grand Dieu! N'êtes-vous pas marié?
— Je n'ai jamais été marié, et je l'aime toujours, puisque je me
suis fait paysan pour me mettre à son service.
— Oh ! la singulière idée! s'écria M. Black en jetant la bride de
son cheval à son guide et en descendant avec moi la profonde
rampe qui s'abaisse sur la vallée. C'est romanesque cela, très-ro-
manesque! Pas marié! je m'en doutais. Je n'y croyais pas, à votre
mariage... Mais mademoiselle a fait comme moi, elle vous a reconnu
tout de suite, n'est-il pas vrai?
— Si elle m'a reconnu, depuis huit jours que je suis auprès,
d'elle en qualité de guide, elle n'en a encore rien fait paraître, et
je vous avertis, monsieur, que si vous me trahissez, vous me déso-
bligerez particulièrement.
— Étrange, étrange, en vérité! C'est un roman!... Mais je n'en-
tends rien à ces choses-là, moi, et je ne crois pas devoir m'y prê-
ter, d'autant plus que mademoiselle doit savoir à quoi s'en tenir.
Il est vrai que vous êtes changé, très-change, et très-bien déguisé,
j'en conviens : on jurerait d'un montagnard; mais enfin vous êtes
vous, et non pas un autre.' M. Butler aussi doit...
560 REVUE DES DEUX MONDES.
— Si M. Butler sait qui je suis, il n'y a pas longtemps, je vous
en réponds. Quoi qu'il en soit, je vous demande le secret.
— Et moi, je ne vous promets rien. Je n'ai pas de raisons pour
préférer votre satisfaction à la dignité de la famille.
— Et en outre vous avez pour moi une antipathie dont j'aurais dû
redouter la clairvoyance.
— Vous vous trompez, monsieur, j'ai toujours fait grand cas de
vous, et, sachant que vous avez voyagé, je suis certain que vous
avez appris beaucoup de choses intéressantes. Miss Butler s'ennuie
quelquefois, et son père serait heureux de la voir mariée. Vous se-
riez pour eux et pour nous tous une grande ressource. Oui, en vé-
rité, vous pourriez continuer l'éducation du jeune homme, car cela
dérange bien sa sœur de ses propres travaux, et mpi, cela me dis-
trait quelquefois des soins que je dois à la collection. Bref, je serais
content que ce mariage pût se renouer, puisque miss Love y avait
consenti autrefois, et que depuis elle a toujours refusé d'en con-
tracter un autre. . . Mais que sais-je maintenant de ses intentions? Ceci
ne doit pas vous fâcher, vous voyez que je ne mets pas en doute la
pureté des vôtres.
— Je vous en remercie ; mais vous ne devez pas me trahir, mon-
sieur Black, je vais vous le prouver. Miss Butler n'a pas pour moi le
sentiment auquel j'ai eu la folie d'aspirer. Je suis venu pour m'en
convaincre, et je m'en vais. Jusque-là, n'ajoutez pas à mon chagrin
l'humiliation d'être raillé. Voyons; si, comme je le crois mainte-
nant, vous êtes un excellent garçon, quel profit et quel plaisir trou-
verez-vous à cela ?
— Aucun... Mais laissez -moi réfléchir; diable! laissez-moi ré-
fléchir ! Cela me paraît bien grave î Si mademoiselle découvre la
vérité, que pensera-t-elle de ma complicité dans une pareille aven-
ture ?
— Et qui vous forcera de dire que vous m'avez reconnu avant
elle?
— La vérité, monsieur, la vérité. Je ne sais pas mentir, moi,
Junius Black; je n'ai jamais menti !
— Alors vous blâmez ce déguisement comme un mensonge?
— Un peu, oui, je l'avoue. Seulement je me dis : c'est l'amour, et
je ne sais pas ce que l'amour ferait de moi, s'il s'emparait de ma
cervelle. Cela n'est jamais arrivé, et j'espère bien que cela n'arrivera
jamais; mais enfin je sais que l'amour fait faire des choses étranges,
et c'est parce que je ne le connais pas que je ne puis juger de la dose
de libre arbitre qu'il nous laisse. Quoi qu'il en soit, je ne vous pro-
mets rien, entendez-vous?
— Eh bienî faites ce que vous voudrez. Je pars. Adieu, monsieur
JEAN DE LA ROCHE. 561
Black. Dites à miss Butler que j'ai souffert tout ce qu'un homme
peut souffrir,... ou plutôt ne lui dites rien. Elle n'entendra plus
jamais parler de moi. Adieu!
M. Black, qui était réellement un homme sensible et naïf sous
sa froide enveloppe, m'arrêta en me prenant par le bras avec une
touchante gaucherie.
— Non, mon cher ami, non! s'écria-t-il ingénument, vous ne
vous en irez pas comme ça, quand je sais, moi, ou quand je me
persuade du moins que mademoiselle... Ma foi, je lâche le mot, j'ai
toujours cru m'apercevoir que miss Love ne se consolait pas de votre
absence, et si vous partez encore. Dieu sait si elle ne négligera pas
la science, si elle ne deviendra pas triste, malade ! Enfin, monsieur,
vous ne partirez pas, et fallût-il vous promettre... tenez! je ferai
tout ce que vous voudrez, et s'il vous faut ma parole, je vous la
donne.
Ce bon mouvement de Junius fondit mon pauvre cœur froissé et
trop longtemps solitaire. Je ne pus retenir mes larmes, et toute
force m'abandonna.
J'attendrissais M. Black, mais je le dérangeais beaucoup, car il
avait grande envie de regarder le pays autour de lui, et, tout en
provoquant mes épanchemens, il m'interrompait pour me parler géo-
logie. Enfin, voulant avoir raison de ma douleur et de mon décou-
ragement, il s'assit près de moi sur le bord du chemin, et me fit les
questions les plus candides sur le sentiment qui me dominait à ce
point, et dont il ne se faisait aucune idée juste. Quand il crut me
comprendre : — Écoutez, me dit- il, je vois ce que c'est, vous l'a-
vez aimée lorsqu'elle était encore une enfant. Vous qui étiez un jeune
homme fait, ayant déjà usé et peut-être un peu abusé de la vie,
v^us exigiez que cette jeune fille si pure et si simple eût pour vous
une passion effrénée, car il eût fallu cela pour la décider à risquer la
vie de son frère, et c'eût été là une mauvaise passion, peu excusable
dans un âge si tendre et avec l'éducation saine qu'elle avait reçue.
Voilà ce que vous vouliez d'elle, j'en suis certain, et je me souviens
de l'avoir compris le jour où je vous vis ensemble au cratère de Bar,
tout en ayant l'air d'être aveugle... Mais il ne s'agit pas de cela.
Suivez mon raisonnement. — Vous avez été trop exigeant et trop im-
patient, mon cher ami! Si, au lieu de vous brûler le sang et de vous
épuiser l'esprit à désirer une solution alors impossible, vous eussiez
su l'attendre; si vous eussiez pris confiance en clle^ en Dieu, en
vous-même, tout ce qui vous est arrivé aurait pu ne pas être. Vous
ne seriez pas parti, vous eussiez espéré un an, deux ans peut-être;
à l'heure qu'il est, vous seriez marié depuis trois ans avec elle, car
il y a tout ce temps-là que le cher Hope est hors de danger. Songez
TOME XXIV. 3G
562 REVUE DES DEUX MONDES.
donc que votre départ était comme une rupture dont vous preniez
l'initiative...
— Pardon! mon cher monsieur, m'écriai-je : les choses ne se
sont point passées ainsi. C'est elle qui m'a rendu ma parole.
— Et pourquoi diable l'avez-vous reprise? Ne savez-vous pas que
si on vous l'a rendue, c'est parce que votre mère avait provoqué
cette décision pénible? N'avait-elle pas écrit à M. Butler pour le
mettre au pied du mur, en lui disant que vous dépérissiez, et qu'il
vaudrait beaucoup mieux pour vous n'avoir plus aucun espoir?...
M. Butler me montra la lettre, et je fus d'avis qu'il fallait agir selon
le désir de votre mère, puisqu'à cette époque Hope était fort malade,
et qu'il n'était pas possible d'assigner un terme à sa maladie.
— On a beaucoup exagéré la maladie de Hope !
— Dites, monsieur, qu'on l'a beaucoup dissimulée! C'était une
maladie nerveuse, et je vous dirai tout bas que, par momens, on a
craint l'épilepsie. Or vous savez que l'on cache avec soin ce mal,
qui peut réagir sur l'imagination de ceux qui entourent le malade,
sur les jeunes sujets particulièrement. Aussi n'a-t-on jamais pro-
noncé ce mot-là devant miss Love. Grâce au ciel, toute inquiétude
est dissipée; mais sachez bien que, pendant que vous nous accusiez,
nous n'étions pas sur des roses.
— Pourquoi m' avoir caché alors ce que vous m'avouez mainte-
nant? Si au moins Love eût pris le soin d'adoucir mon désespoir par
sa pitié; mais elle m'écrivait : SoumeUons-nouSy comme si c'eût été la
chose la plus simple et la plus aisée !
— Love a ignoré votre désespoir. Elle a su que vous aviez du cha-
grin, mais nous lui avons caché avec soin l'excès de votre passion :
n'était-elle pas assez à plaindre sans cela?
— Love n'a rien ignoré : je lui écrivais!
— Love n'a pas reçu vos lettres. M. Louandre les remettait à son
père, qui les lui rendait sans les lire.
— Alors je vois qu'en effet elle a été moins cruelle pour moi que
je ne le pensais. Peut-être n'ai-je le droit de lui adresser aucun re-
proche; il n'en est pas moins vrai qu'elle m'a oublié, et que der-
nièrement encore elle se félicitait d'avoir conservé sa liberté : on
me l'a dit!
— Et on ne vous a peut-être pas trompé. Eh bien ! quand cela,
serait? De quel droit exigiez-vous une douleur incurable quand vous
quittiez la partie? Et qu'est-ce donc que votre amour, mon cher
monsieur, si vous n'avez pas l'humilité de vous dire que miss Love
était une personne au-dessus de tous et de vous-même? Si, par
votre force morale et par la culture de votre intelligence, vous êtes
devenu digne d'elle, n'est-il pas de votre devoir de chercher à vous
JEAN DE LA ROCHE. 56S
faire apprécier et chérir? Que diable! je ne suis amoureux d'aucune
femme, moi, Dieu merci! mais si j'aspirais à une femme comme elle,
je serais plus modeste que vous; je ne lui ferais pas un crime d'avoir
passé cinq ans sans idolâtrer mes perfections. Je me dirais qu'appa-
remment j'en avais fort peu, ou que je n'ai pas su m'y prendre pour
les faire goûter, et je ne serais pas effrayé de passer encore cinq
ans à ses pieds dans l'espoir d'un bonheur -que je tâcherais de mieux
mériter.
Junius parlait avec tant d'animation qu'il me passa par la tête
qu'il était amoureux de Love; mais à coup sûr il ne s'en doutait pas
lui-même, car il continua à me retenir et à me prêcher jusqu'à ce
qu'il me vît convaincu, résigné et repentant. Il avait mille fois rai-
son, l'excellent jeune homme! Avec son bon sens pratique et sa rec-
titude de jugement, il me montrait la route que j'eusse dû suivre,
et qu'il était temps de suivre encore. Sa réprimande se trouvait
d'accord avec le reproche d'orgueil que Love m'avait adressé deux
heures auparavant, et avec les remords qui m'avaient obsédé et
rendu furieux contre moi-même et contre elle en même temps.
XXVL
Quand j'eus conduit Junius jusqu'à la porte de l'hôtel, et après
qu'il m'eut renouvelé sa promesse, je retournai dans la montagne.
Je ne voulais et je ne pouvais donner aucun repos à mon corps avant
d'avoir reconquis celui de l'âme. Les paroles de M. Black avaient
essentiellement modifié mon émotion; mais j'étais accablé par sa
raison plutôt que convaincu par ma conscience. Certes il était en-
tré beaucoup d'orgueil dans mon amour, mais aussi l'on me de-
mandait trop d'humilité, et je ne pouvais accepter l'état d'infério-
rité morale où l'on voulait me reléguer. Pour me punir de m' être
cru trop grand en amour, on voulait me faire trop petit, et on sem-
blait me prescrire de demander pardon pour avoir trop souffert et
trop aimé !
Pourtant quelque chose de plus fort que ma révolte intérieure
me criait que Love valait mieux que moi. Elle avait souffert sans se
plaindre; elle avait sauvé son frère, et moi, j'avais laissé mourir
ma mère ! . . . Peut-être même avais-je hâté sa mort par mon impuis-
sance à cacher mon désespoir. Ce remords m'avait souvent tenaillé
le cœur, et, pour m'y soustraire, j'accusais Love d'avoir causé le
mal en causant ma faute ; mais cela était injuste, puisque Love ne
m'avait jamais trahi, et la faute retombait sur moi seul.
Alors je ré tombais moi-même dans le découragement. Pouvait-
elle m' aimer coupable et lâche ? Si elle m'acceptait pour époux, ne
56A REVUE DES DEUX MONDES.
serait-ce pas par une tendresse pleine de pitié comme celle qu'elle
vouait à son frère? M'était-il permis de prétendre à une passion
que je n'étais pas digne d'inspirer? Et moi, pouvais-je accepter
une pitié qui achèverait de m'avilir?
• L'abattement fut tout le calme que je pus obtenir de ma passion.
Je dormis de fatigue, et je fus réveillé à deux heures du matin par
François, qui me demandait si, tout de bon, je voulais porter le
fauteuil, vu qu'il était temps de se mettre en route. Les Butler
voulaient voir le lever du soleil sur le Sancy.
— Pourquoi ne porterais-je pas le fauteuil aussi bien que les
autres? lui répondis-je.
— Parce qu'il faut savoir. Diable! ce n'est pas un jeu, et, tout
bon piéton que vous êtes, vous ne savez pas ce que c'est que d'être
attelé à un brancard pour monter ou descendre à pic, sauter les tor-
rens de pierre en pierre , traverser la neige aux endroits pratica-
bles, et cela avec tant d'ensemble que le camarade ne tombe pas
sur un faux mouvement de vous ; songez aussi au voyageur. Si vous
tombez tout simplement, le fauteuil tombera sur ses quatre pieds,
et il n'y aura pas grand mal; mais si vous roulez sans avoir pu dé-
faire la bricole, adieu tout le monde. Pensez-y, monsieur, ne nous
faites pas un malheur! Songez que la demoiselle va nous confier
sa vie !
— C'est pour cela que je veux la porter, François. Je ne serais
pas fâché d'avoir une fois sa vie dans mes mains. Partons!
Une heure après, nous étions en route. Love, assise commodé-
ment, avec un petit marchepied suspendu, traversait rapidement la
verte et profonde vallée, blanchie par les vapeurs du matin. Il fai-
sait très froid. Le terrain montait doucement. Les porteurs avaient
peu de peine. Comme nous étions quatre, c'est-à-dire deux de re-
change, je laissai partir les deux premiers en avant. Je ne voulais
pas attirer encore l'attention de Love, et je suivais avec mon cama-
rade de relais. Je désirais parler avec M. Black, qui venait à l' ar-
rière-garde, ainsi que M. Butler, Hope, François et son beau-père.
Les porteurs, marchant une sorte de pas gymnastique, ne souffraient
personne devant eux.
Junius vint de lui-même se placer à mes côtés, à une distance
convenable des Butler. Comme mon camarade était près de nous, je
parlai anglais, ce qui fit un grand plaisir à M. Black. — Vraiment!
vous avez appris notre langue, si vite et si bien? Mademoiselle en
sera charmée ; mais sachez, mon cher ami, que miss Butler ne se
doute de rien, qu'elle ne vous a pas reconnu, et quelle ne m'a, en
aucune façon, laissé libre de lui parler de vous. J'ai essayé d'amener
adroitement la conversation sur votre compte. J'ai demandé si on
JEAN DE LA ROCHE. 565
avait quelque nouvelle de vous. C'est M. Butler qui m'a répondu :
(( Oui, il paraît qu'il se porte bien, et qu'il n'est pas marié, comme
on le prétendait... » Mais miss Love a rompu le discours après avoir
fait l'observation que le renseignement venait d'un certain Jacques
qui ne savait peut-être pas ce qu'il disait. Peu d'instans plus tard,
on s'est séparé, chacun voulant se coucher de bonne heure pour
être debout avant l'aube. Ce matin, je n'ai eu que le temps de la
saluer, si bien que j'ignore ce qu'elle répondra à mes insinuations.
L'adresse de Junius me fit trembler. Je le suppliai de ne pas dire
un mot de moi. Ce qu'il me rapportait ne m'apprenait rien. Bien
qu'il se crût en possession de la confiance de Love, il était fort pro-
bable qu'elle ne la lui accorderait pas en cette circonstance.
Que se passait-il donc dans l'esprit de cette étrange fille? Lorsque
les hommes qui la portaient eurent fourni leur première haleine,
ils s'arrêtèrent pour m' appeler; mais comme j'allais soulever les
bâtons. Love, sans me regarder, et s' adressant à mon camarade,
lui dit qu'elle voulait attendre son père. — Ce n'est pas que je
souffre ni que je sois lasse, dit-elle à M. Butler quand il nous eut
rejoints; je ne connaîtrais pas de plus agréable manière de voyager,
si je pouvais oublier la fatigue que je cause à ces hommes. Je pense
aussi à la vôtre, cher père; nous allons trop vite, et quoique vous
ne soyez pas forcé de nous suivre, vous nous suivez de près, sans
vous en apercevoir. Je vous prie donc de prendre de l'avance sur
nous. Je sais qu'on ne peut pas monter en chaise jusqu'au sommet
du Sancy, c'est trop rapide. Je resterai au pied du cône, et, comme
il y fait froid, j'aime autant arriver la dernière pour vous y attendre
moins longtemps.
M. Butler objecta qu'elle allait rester seule avec les guides, Hope
désirant voir le lever du soleil sur le sommet du Sancy, et M. Black
ayant franchement renoncé à marcher vite et à monter haut à
cause de son asthme.
— Eh bien! je ne vois aucun inconvénient, répondit Love, à ce
que vous me laissiez avec les guides. Ne suis-je pas en sûreté au
milieu de ces braves gens? D'ailleurs...
Ici Love se retourna comme pour dire que je n'étais pas loin; mais
j'étais plus près d'elle qu'elle ne croyait, et en me voyant elle n'a-
cheva pas sa phrase. Je crus voir errer sur ses lèvres un sourire sin-
gulier. M. Butler, s' adressant alors à moi, me recommanda d'em-
pêcher que sa fille fît un seul pas, et même il parla bas à François
pour lui dire de ne pas nous quitter, vu qu'il ne savait pas si j'étais
un porteur bien expérimenté. Puis il s'éloigna avec Hope, et Love
nous ordonna d'attendre encore M. Black, dont elle parut vouloir
s'occuper avec beaucoup de sollicitude.
566 REVUE DES DEUX MONDES.
Quand il fut près d'elle, elle lui reprocha de n'avoir pas pris un
cheval, et elle ajouta qu'elle se reprochait à elle-même de n'y avoir
pas songé pour lui. — J'aurais dû me rappeler, lui dit-elle, que Vous
ne vous souvenez de rien quand il s'agit de vous seul, et je crains
réellement que cette course ne vous rende malade... — Ke pourrait-
on pas, dit-elle à François, avoir par ici un cheval pour M. Black?
François, qui n'était jamais embarrassé de rien, ne demanda
qu'un quart d'heure pour en amener un du buron le plus voisin, et
il partit comme un trait. — Attendons-le ici, reprit Love en s' adres-
sant à M. Black. Quand je vous verrai à cheval, je repartirai.
L'intérêt qu'elle témoignait à cet ami déjà ancien de sa famille
eût dû me paraître fort naturel. Je n'ignorais plus que Junius Black
méritait par sa candeur et sa bonté l'estime et l'affection de ceux
qui le connaissaient; mais tout m'était sujet de jalousie et de dé-
plaisir, et après tout je ne savais rien! Love, un moment aupara-
vant, semblait me reconnaître et invoquer ma protection de préfé-
rence à celle de tout autre. A présent, elle semblait avoir déjà oublié
que j'étais là, et vouloir se placer sous la protection exclusive de Ju-
nius Black. Elle parlait anglais avec lui; peut-être ignorait-elle en-
core que je pouvais l'entendre. J'avais passé par tant d'incertitudes
et de suppositions gratuites depuis huit jours, que je n'avais plus
aucune confiance dans ma pénétration ni dans mon propre jugement.
Je r écoutais, avec une avidité inquiète, échanger des réflexions sur
le faciès géologique environnant avec le pauvre savant, à la figure
froide et inoff'ensive, que si longtemps j'avais pris pour un détrac-
teur machiavélique, et j'avais l'esprit si malade que je m'attendais
presque à découvrir une préférence pour lui dans le cœur de miss
Butler.
On avait placé le fauteuil de Love auprès d'un rocher où Junius,
déjà très fatigué d'avoir fait à pied un tiers du chemin, s'était assis
pour se reposer et pour se trouver de niveau avec elle.
Soit qu'il eût résolu, malgré ma récente prière, de' lui parler de
moi, soit que ma figure soucieuse le décidât à risquer, sans me con-
sulter, une explication décisive sur mon compte, il rompit la glace
tout à coup, de la manière la plus maladroite. — A propos de roche,
dit-il en ramassant une pierre à ses pieds, savez-vous que M. de La
Roche est de retour dans son château?
— Bah! vous croyez cela? répondit Love sans émotion; on a fait
tant d'histoires sur son compte que je ne crois plus à rien.
— Vous croyez au moins, reprit Black sans faire attention à mes
signes, qu'il est décidément bien vivant et nullement marié?
— Je le sais, répondit Love; mais quant à son retour, je n'y crois
pas.
JEAN DE LA ROCHE. 567
— Pourquoi cela?
— Parce que je ne pense pas qu'il m'aime assez pour revenir
dans .un pays qu'il n'aimait plus du tout.
— Que dites-vous là? Pourquoi ce doute, mademoiselle?
— S'il m'eût aimée, il n'eût pas douté de moi, et il serait revenu
plus tôt.
— C'est ce que je lui ai dit, repartit ingénument M. Black: mais
il assure que...
— Ah çà! vous l'avez donc vu? s'écria Love en faisant le mouve-
ment involontaire, mais aussitôt comprimé, de me regarder.
— Oui, je l'ai vu,... répondit Junius avec embarras. Je l'ai vu,...
à'Glermont, je crois.
— Vous croyez? reprit Love en riant : vous n'en êtes pas sûr?
N'importe, mon cher monsieur Black; vous l'avez vu, je le crois,
puisque vous le dites, car vous ne savez pas mentir. Eh bien! vous
a-t-il parlé de moi? Que vous a-t-il dit de moi?
Je faisais des yeux si terribles au pauvre Junius qu'il perdit con-
tenance et bégaya au lieu de répondre.
— Tenez, reprit Love, je le sais, ce qu'il vous a dit; il me semble
que je l'ai entendu, et que je peux vous le redire mot pour mot. Il
dit que je n'ai pas de cœur, q^ue je ne suis pas capable d'aimer, que
je suis trop à mes parens et à mes études pour être digne de le
comprendre et capable de le rendre heureux. JN'est-ce pas cela?
Et comme Junius, de plus en plus interdit et troublé, ne trouvait
rien à alléguer pour ma défense, elle ajouta : — Si vous le revoyez
à Glermont ou ailleurs, dites-lui, mon cher monsieur Black, que je
l'ai aimé plus longtemps et mieux qu'il ne le méritait, puisqu'il
n'avait pas confiance en moi, ou qu'il l'a perdue avant de vouloir se
soumettre à l'épreuve du temps. Que sais-je à présent des autres
amours qui ont rempli sa vie durant tant d'années? J'aimais un
jeu»e homélie sans grand avoir et sans grande expérience, aussi na>f
que moi à bien des égards, capable de comprendre par momens mes
devoirs personnels et de partager un jour mon humble bonheur.
A présent Jean de La Roche est riche, instruit; il doit connaître le
monde, et la vie facile, et les amours que je ne comprends pas, et
les femmes à belles paroles et à grandes passions, auprès desquelles
je ne lui paraîtrais plus qu'une vieille fille desséchée par les veilles
et adonnée à des études rebutantes chez une personne de mon sexe.
— Mais ne croyez donc pas cela! s'écria enfin Junius avoc feu. Il
dédaignera d'autant moins une femme savante qu'il est savant lui-
même. Ce sont les ignorans qui ont peur de la supériorité d'une
femme, ce sont les imbéciles qui demandent une compagne bornée,
ce sont les sots qui veulent jouer le rôle de pacha et jeter le mou-
568 REVUE DES DEUX MONDES.
choir à des odalisques dégradées. Un homme de cœur et d'esprit
veut vivre avec son égale, la respecter comme sa mère ou comme
sa sœur, en même temps que la chérir comme sa femme. Il veut
être fier d'elle, et il me semble, à moi, que si j'avais des enfans d'une
idiote, je mç ferais reproche de les avoir mis au monde, tant je
craindrais qu'ils ne fussent idiots!
La langue du bon Junius s'était déliée sous l'empire d'une hon-
nête conviction. Love l'écoutait attentivement. — Vous avez raison,
reprit-elle, cela devrait être ainsi; mais cela n'est pas ainsi, mon
cher monsieur Black. Il y a et il y aura longtemps encore un pré-
jugé contre les femmes qui ont reçu de l'instruction et à qui l'on a
a appris à raisonner leur devoir. Moi, si j'étais homme, il me semble
bien que j'aurais plus de confiance en celle qui saurait pourquoi il
faut aimer le vrai, le beau et le bien, qu'en celle qui suit machina-
lement et aveuglément les chemins battus où on l'a poussée sans
lui rien dire de sage et de fort pour l'y faire marcher droit; mais je
me trompe probablement, et vous vous trompez vous-même, parce
que vous vivez sans passions. Les préjugés sont plus puissans que
la raison; on veut que la femme aimée soit une esclave par f esprit
et par le cœur, on tient même plus à cela qu'à sa fidélité et à sa
vertu, car je sais des hommes qui ont l'.air de vouloir être trompés,
tant ils le sont, mais qui se déclarent satisfaits par l'apparente sou-
mission morale et intellectuelle dont on les berne.
— Ajoutez à cela, continua Love avec vivacité, que l' homme très
passionné est porté plus que tout autre au despotisme de l'âme, et
qu'il aime à s'exagérer, pour s'en effrayer et s'en offenser, la capa-
cité d'une femme tant soit peu cultivée. Il ne lui accorde plus ni
candeur,^ ni modestie; il s'imagine qu'elle est vaine. 11 ne se dit
pas, ce qui est pourtant une vérité banale, que l'on n'est jamais
supérieur en tous points, quelque sage que Ton soit, à une personne
raisonnable ordinaire. Je ne parle pas des exceptions, à qui la nature
et l'éducation ont tout refusé, mais je suppose une comparaison
entre M. de La Roche et moi, par exemple! Eh bien! je me dis qu'à
certains égards j'en sais peut-être plus que lui, sans avoir le droit
d'en être fière, puisque je suis sûre qu'à d'autres égards il en sait
certainement plus que moi. Je n'ai jamais compris la rivalité entre
les gens qui peuvent s'estimer et se comprendre. Si celui-ci a plus
d'ardeur dans la pensée et de nerf dans la volonté, celui-là a plus
de prudence dans le caractère ou de charme dans la douceur des
relations. Des êtres tout semblables les uns aux autres feraient un
monde mort et une société inféconde, et les affections les plus vives
sont celles qui compensent leurs contrastes par des équivalens.
C'est un lieu commun de dire que les extrêmes se touchent, que
JEAN DE LA ROCHE. 569
les opposés se recherchent dans le monde du sentiment. Voilà sans
doute pourquoi nous nous aimions, lui et moi!... Mais il n'a pas
compris cela, lui! Il a protesté contre cette bonne loi de l'instinct; il
a lu des romans où les hommes tuent des femmes qui mentent, et il a
éprouvé le besoin de me croire menteuse afin de tuer notre amour.
Cette conduitQ-là, voyez- vous, n'est pas trop bonne, monsieur
Black. Si je l'excuse, si je pardonne à ce jeune homme de n'avoir
pas tenu compte du chagrin que devaient me causer son désespoir,
et son départ, et sa longue absence, c'est parce que je me souviens
de l'avoir beaucoup aimé, et que je sens en moi comme une fai-
blesse de ma volonté quand ma tête veut trop faire taire mon cœur,
qui a si longtemps plaidé pour lui. Je crois d'ailleurs que je ferai
bien de m'en tenir au regret du bonheur que nous avions rêvé, sans
aller jusqu'au regret de nos amours, tels qu'il les entendait. Si nous
devons nous revoir, je ne lui refuserai pas mon amitié et mon dé-
vouement au besoin, et je crois qu'il ne m'en demandera pas da-
vantage; mais s'il lui passait par la tête, après un si long abandon,
de vouloir revenir au passé , je lui dirais : Non, mon cher Jean^ ce
n'est plus possible, car si nous devons nous aimer encore, tout est
à recommencer entre nous. Nous n'avons plus de sacrifices à nous
faire, puisque votre pauvre mère n'est plus, et que mon cher frère
se porte bien : il s'agirait maintenant de nous aimer sans effroi et
sans orage, comme on peut s'aimer quand il n'y a plus d'obstacles.
€'est bien plus difficile, et peut-être que pour vous les obstacles
sont le stimulant nécessaire à la passion. Enfin je ne vous connais
plus, moi, et nous avons à refaire connaissance, comme si nous
entrions dans une autre vie. Voyez si, telle que je suis, je vous
plais encore , et permettez-moi de vous étudier pour savoir si je
peux reprendre en vous la confiance que j'ai eue autrefois. Voilà ce
que Jean se dirait aussi à lui-même, s'il était un homme sérieux,
et ce qu'il se dit peut-être en ce moment, car il est possible qu'il
se sente, comme moi, enchaîné par le respect et la mém'oire du
passé et qu'il éprouve le besoin de m' étudier et de me juger avec
ce qu'il a pu acquérir d'expérience et d'exigences légitimes. Jean
fera donc bien dé m' examiner de son mieux et même de m' espionner
au besoin , avant de se permettre de venir réclamer ma parole , et
quant à moi, ce ne sera pas avant d'avoir soumis son amour à une
longue épreuve que je lui rendrai le mien. Voilà, monsieur Black ,
ce que vous pouvez lui dire, si vous le rencontrez encore et s'il vous
interroge.
Love donna toutes ces raisons , non pas sous forme de discours
comme je les résume, mais à travers un dialogue assez animé et qui
dura plus d'un quart d'heure. Junius défendait ma cause avec une
570 REVUE DES DEUX 3I0XDES.
généreuse obstination. Il prétendait que l'épreuve avait été assez
longue et l'expiation de mon impatience assez complète, et que si
je me présentais tout d'un coup avec le désir et l'intention de re-
nouer le mariage, on ne devait pas me demander de nouvelles
preuves de fidélité et m'imposer de nouvelles souffrances. Love
se montra un peu ironique et un peu cruelle. J'avais désormais la
conviction qu elle parlait ainsi à dessein que j'en fisse mon profit,
elle avait l'air de me défier et de me rebuter même avec un certain
orgueil froissé qui n'était peut-être pas ce qu'il eût fallu pour fer-
mer ma blessure. Plus elle avait raison contre moi, plus je sentais
de dépit contre elle. Elle me semblait vouloir triompher de mon
humiliation et devenir coquette au moment où je lui reprochais
d'être trop austère et trop raisonneuse, comme pour me punir de
mon injustice.
Le cheval arriva, et Black se hissa dessus avec sa gaucherie ordi-
naire; mais l'animal se trouva un peu vif, et François dut le tenir
par la bride , ce qui eût retardé notre marche et l'eût rendue im-
possible, si nous n'eussions pris le parti de laisser le savant en ar-
rière avec le guide. Mon camarade, le porteur qui n'avait encore
rien fait, se plaça dans le brancard en avant, moi derrière Love,
et nous partîmes, laissant les deux autres à distance égale entre le
cavalier et nous.
Love ne détourna pas la tête en se sentant soulevée par moi , on
eût juré qu'elle ne me savait pas là, et qu'elle avait oublié que je
pusse y être.
XXVII.
Le porteur de devant était une espèce d'Hercule , un vrai type
d'Auvergnat de la montagne, énorme de tête, court d'encolure,
large d'épaules, grêle ou plutôt serré de la ceinture aux pieds,
comme les taureaux de race. Sa chevelure, frisée en touffe sur le
front, complétait la ressemblance ; mais la douceur de son regard et
la candeur de son sourire étaient d'un enfant. Il s'appelait Lecler-
gue. François me l'avait choisi en se disant que si je manquais
d'adresse ou de force, cet athlète rustique sauverait tout et ne se
fâcherait de rien.
Nous allions presqu'aussi vite que des chevaux qui trottent, c'est
la manière de porter dans le pays. Love ne parut se souvenir de moi
qu'au moment de traverser la Dordogne. Le torrent était très gros,
et les roches brutes que nous franchissions par des bonds d'ensem-
ble bien combinés étaient en partie sous l'eau. Elle se retourna
JEAN DE LA ROCHE. 571
alors , et comme si elle eût été surprise de me voir, elle sourit et
me dit bonjour d'un petit mouvement de tête.
— Avez-vous peur, demoiselle? lui dis-je tout en sautant.
— J'ai peur pour vous, répondit-elle d'un ton de reproche, et
quand nous fûmes sur l'autre rive, elle ajouta : C'est assez, j'es-
père, et vous allez appeler un remplaçant.
— C'est-à-dire, repris-je, que vous ne vous fiez point à moi?
Elle ne répondit pas , mais comme elle était tournée un peu de
profd, je vis encore ce mystérieux sourire, demi-railleur, demi-mé-
lancolique , qui parfois la faisait ressembler à la Joconde de Vinci,
quoique sa beauté appartint à un type plus régidier et plus fran-
chement sympathique.
J'encourageai Leclergue en patois. Quoique bien payé par M. But-
ler, il l'était encore plus par moi, et il ne se ménageait pas. Au bout
d'une demi-heure de marche, nous avions rejoint Hope, M. Butler
et leurs guides ; mais , comme nous étions lancés sur la pente as-
cendante des premiers échelons de la montagne , nous ne nous ar-
rêtâmes pas, et bientôt nous laissâmes tout le monde derrière nous.
Nous marchions toujours plus vite à mesure que la montée devenait
plus rapide, comme font les chevaux courageux quand ils sont char-
gés, l'animal comprenant tout aussi bien que l'homme que l'ardeur
de la volonté allège seule la fatigue.
Il n'y avait plus trace de sentier. Nous gravissions des touffes de
gazon toutes rondes, jetées par les pluies en escaliers capricieux et
trompeurs sur des talus de gravier. Les pieds des animaux avaient
achevé de dégrader le flanc de la montagne. J'éprouvai là une fatigue
qui tenait du vertige, mais ce ne fut qu'aux premiers momens. Je
fus bientôt pris de cette fièvre qui décuple les forces, et je portai
Love sans respirer jusqu'à la source de la Dordogne, qui commence
à sourdre au jour au milieu d'une vaste nappe de neige immaculée.
Nous avions beaucoup devancé le reste de la caravane. Nous po-
sâmes le fauteuil pour l'attendre , et Leclergue se jeta de son long
par terre avec le sans-façon permis dans la circonstance et avec un
peu d'affectation aussi, pour montrer que la peine valait bien le
salaire.
Quant à moi , je restai debout à distance. Love , qui ne pouvait
faire un pas, m'appela, et, me voyant couvert de sueur sous la bise
glacée, elle m'ordonna de prendre son manteau, que je refusai obs-
tinément. — Vous êtes un entêté! me dit-elle alors avec une véritable
colère maternelle, vous avez voulu porter, ce n'est pas votre état,
et vous n'en pouvez plus! Vous en serez malade, vous en mourrez
peut-être 1
Et des larmes coulèrent sur ses joues pâlies par le froid, qui
572 BEVUE DES DEUX MONDES.
tout à coup se couvrirent d'une vive rougeur, comme si son amour
se fût trahi en dépit d'elle-même. Son émotion me rendit presque
fou. Je faillis me jeter à ses pieds, mais la présence de Leclergue
me retint. Que signifiaient donc toute cette raison , toute cette pru-
dence et toute cette méfiance dont elle venait de rédiger pour ainsi
dire le programme cruel en parlant de moi à M. Black en ma pré-
sence, et avec le soin de ne m'en pas laisser perdre une parole?
Immobile devant elle , je regardais sa nuque blanche inondée de
boucles noires, et je devinais, aux moindres ondulations de sa tête
penchée en avant, les larmes qu'elle ne pouvait plus retenir. J'étais
dqnc aimé , aimé éperdument peut-être , et elle ne voulait pas me
le laisser deviner! Pourquoi ce jeu terrible pour tous deux? Était-ce
fierté à cause de ma fortune refaite et de la sienne compromise?
Non! Love était comme son père, elle ne savait jamais rien des
choses d'argent, ou si elle les savait, elle n'y pensait pas, elle n'y
pouvait pas penser. C'était donc autre chose : du dépit peut-être,
un dépit réel et profond de m' avoir vu renoncer à elle dans un temps
où elle ne renonçait pas à mOi? — Ah! si cela pouvait être! me di-
sais-je. Si elle avait eu contre moi l'amertume que j'ai eue contre
elle! Si elle avait souffert autant que moi,... c'est-à-dire si elle
m'aimait comme je l'aime !
Tout se résumait dans cette pensée. J'étais ivre de joie, et la peur
me retenait encore. J'allais lui parler à cœur ouvert, et, au moindre
mouvement qu'elle faisait, je tremblais de rencontrer son regard
déjà séché et son malicieux sourire recomposé sur sa figure impé-
nétrable.
Elle rompit le silence, sans se retourner.
— Est-ce que vous croyez , me dit-elle en me montrant la cime
du Sancy, que mon père et mon frère arriveront à temps pour voir
de là-haut le soleil sortir de l'horizon?
— Je ne le crois pas, répondis-je; mais vous, ne souhaitez- vous
point le voir?
— Je sais, répondit-elle, que c'est une des plus belles choses du
monde, mais comme cela ne se peut pas...
— Mais si cela se pouvait?
— Je vous dis, reprit-elle d'un ton ferme, que cela ne se peut
pas, et que je n'y songe pas.
Je m'approchai de Leclergue, qui dormait déjà. — Camarade, lui
dis-je à l'oreille en le réveillant, veux-tu gagner cinq cents francs
tout de suite?
— Avec plaisir, monsieur !
— Eh bien! relève-toi et emportons la demoiselle jusqu'à la croix
du puy.
JEAN DE LA ROCHE. 575
— Diable! dit-il, porter là-haut une personne? ça ne s'est jamais
fait. Est-ce possible?
— C'est possible, puisqu'on y a porté une croix et des pierres.
Veux-tu mille francs?
— .Non, je suis un honnête homme : cinqjcents francs, c'est bien
payé; mais si j'en crève, vous aurez soin de mon vieux père. Je n'ai
que lui à nourrir.
— Je te jure d'avoir soin de lui. Yeux- tu?
— Mais vous? vous ne pourrez pas!
— Est-ce que je vais mal? Est-ce que je te fatigue?
— Non! vous allez mieux que pas un. Allons! en route. Vous
passerez devant?
— Non, je veux faire le plus difficile. Attends! je t'avertis que
la demoiselle dira non. Elle aura peut-être peur. Ça ne fait rien.
Tu avanceras tout de même. C'est moi qui commande.
— C'est bien, mais ce n'est pas le tout de commander, il faut
rendre l'homme capable d'obéir. Avez-vous quelque chose à me
faire boire?
— Oui. Voilà de l' eau-de-vie pour toi, lui dis-je, en lui tendant
une gourde.
— Où me conduisez-vous? s'écria Love en nous voyant repasser
le brancard dans nos bricoles de cuir.
— A deux pas plus loin, lui répondis-je; il fait trop froid ici
pour nous qui avons chaud. C'est le camarade qui veut sortir de
ce corridor de neige.
Elle nous demanda plusieurs fois s'il n'était pas temps de s'ar-
rêter; mais nous allions toujours, en lui disant que nous arrivions.
Quand, après les neiges, elle se vit au pied du cône, elle s'écria
qu'elle ne voulait pas aller plus loin; mais nous étions déjà lancés,
et, comme elle faisait mine de se lever pour arrêter Leclergue :
— Miss Love, lui dis-je avec autorité, il est trop tard; si vous faites
un mouvement, vous nous faites tomber, et nous sommes perdus
tous les trois !
Elle se tint immobile , les mains crispées sur les bras du fauteuil
et retenant sa respiration.
Si l'effort fut grand, Leclergue seul s'en aperçut, et encore avait-il
le moins de peine, puisqu'il enlevait sans être chargé de retenir.
Quant à moi, je ne m'aperçus de rien; je n'étais plus dans les
conditions régulières de la vie, et je crois que si le cône eût été du
double plus haut, je l'eusse escaladé sans effort; je jouais le tout
pour le tout, il m'était absolument indifférent de mourir là, si je ne
devais pas être aimé. Pourtant, lorsque j'arrivai, je tombai sur mes
genoux en déposant le fauteuil sur le bord de la plate-forme. Le-
57A REVUE DES DEUX MONDES.
clergue, sans s'inquiéter de personne, défit sa bricole, et, en homme
qui connaît tous les dangers de sa profession, descendit en courant
le revers du cône, puis se jeta dans un buisson pour ne pas rester
exposé sans manteau à l'air vif et saisissant qui fouettait la cime
nue.
J'étais donc seul avec Love, mais sans m'en rendre compte, car
je perdis un instant la notion de moi-même, je fermai les yeux
comme si j'allais m'endormir, et, les rouvrant aussitôt, je regardai
avec étonnement autour de moi, comme si j'avais dormi une heure.
J'avais tout oublié et je contemplais, pour ainsi dire en rêve, les
abîmes perdus sous mes pieds et l'immensité des brumes déployées
autour de moi. Le soleil se levait splendide et balayait les vapeurs
étendues sur la terre comme un lac sans limites. A travers ce voile
grisâtre , les terrains diaprés et les horizons roses commençaient à
apparaître comme la vision du mirage. C'était sublime et presque
insensé d'apparence; mais où donc était Love dans tout cela?
Je regardais stupidement le fauteuil vide posé devant moi. Que
faisait là ce meuble d'auberge, en toile rouge et jaune, planté fière-
ment à côté de la borne trigonométrique qui marque la cime la plus
élevée de la France centrale, au pied de la croix de bois brisée par
la foudre, qui tient là sa haute cour et célèbre ses grandes orgies
les jours de tempête? Ce fauteuil me faisait l'effet d'une aberration
du pauvre Granville dans ses derniers jours de fantaisie délirante.
Tout à coup, je me rappelai Love, et je fis un grand cri où s'exhala
toute mon âme. Elle était donc tombée dans le précipice? Que pou-
vait-elle être devenue?
Je sentis alors quelque chose de frais sur mon front, c'était sa
main. Elle était à genoux près de moi, elle m'enveloppait de ses
vêtemens, elle m'entourait de ses bras.
— Jean de La Roche, me dit-elle, tu as donc voulu mourir ici?
Eh bien! mourons ensemble, car je jure que j'ai assez souffert, et
que je ne redescendrai pas sans toi cette montagne.
— Je ne mourrai pas, je ne peux pas mourir si tu m'aimes!
m*écriai-je en me relevant. Je la forçai de se rasseoir sur le fauteuil,
et, prosterné à ses pieds, j'appris de sa bouche qu'elle m'avait re-
connu dès le premier jour. — Comment ne t'aurais-je pas reconnu,
me dit-elle, puisque je t'avais toujours aimé?... Mais, mon Dieu!
qu'est-ce que je vous dis là? moi qui m'étais promis de vous étu-
dier et de vous faire attendre!
— Méchante! m*écriai-je, pourquoi ces froides résolutions et
cette prudence hypocrite quand tu me voyais là perdu de chagrin
et d'amour, prêt à renoncer à toi et à en mourir peut-être !
— Renoncer à moi I reprit-elle avec une sorte de colère tendre ;
JEAN DE LA ROCHE. 5/5
voilà ce que je ne peu:^ pas vous pardonner d'avoir fait et de songer
à faire encore quand le doute vous revient. Tenez, Jean, vous ne
m'aimez guère !
— Et vous, vous ne m'aimez pas du tout, si vous ne sentez pas
que je vous adore ! 4»
— Que la volonté de Dieu soit faite! répondit-elle en se jetant'
dans mes bras; je sens bien que notre amour vient de lui, puis-
qu'il est plus fort que toute ma raison , tout mon ressentiment et
toute ma peur. Aimez-moi en despote, si vous voulez; soyez injuste,
aveugle, jaloux : me voilà vaincue, mon cher mari, et je vois bien
que tout ce qu'on peut dire contre la passion ne sert de rien, quand
la passion commande.
XXVIII.
J'étais toujours aux pieds de Love, derrière le petit monument
trigonométrique, lorque des voix, qui se firent entendre au-dessous
de nous, nous signalèrent l'approche du reste de la caravane.
M. Butler et son fils, assez inquiets de notre audacieuse ascension
qu'ils avaient vue de loin, doublaient le pas pour nous rejoindre et
commençaient à gravir le cône. Love m'apprit à la hâte que son père
avait été informé par elle, la veille seulement, de mon identité avec
ce Jean de La Roche, dont il remarquait déjà, et de plus en plus,
la ressemblance sur mon visage. Quant à Hope, il ne se rappelait
réellement pas assez mes traits pour avoir le moindre soupçon, et
Love me supplia de lui donner quelques jours encore pour le prépa-
rer à cette surprise. — Ne faites semblant de rien, me dit-elle, et
partez demain pour Bellevue; c'est là que nous nous rejoindrons
pi'esque en même temps. Je me charge d'informer mon père de mes
résolutions, qu'il approuve d'avance, je le sais, à tel point qu'en ^
vous donnant ma main et mon âme, c'est à lui presque autant qu'à
vous que je cède.
En effet, deux jours après, j'étais à Bellevue sous ma figure nor-
male, et la famille Butler y arrivait peu d'heures après moi. La
première personne qui me sauta au cou fut le cher Hope. — Yous
vous êtes moqué de moi, me dit-il, mais je vous le pardonne, à la
condition qu'une autre plaisanterie que l'on m'a faite en voyage res-
tera ce qu'elle est, une plaisanterie horrible et détestable!
— Sachez, me dit M. Butler en riant et en m' embrassant, que
nous avons appris à cet enfant le motif de votre déguisement. N'é-
tait-ce pas en effet une manière adroite de vous introduire auprès
de nous pour plaider la cause et faire agréer les offres de votre
aimable cousin de Bressac?
576 REVUE DES DEUX MONDES.
— Et Love jouait cette comédie avec un sérieux irritant, reprit
le jeune homme. J'ai failli croire qu'elle voulait me donner pour
beau-frère l'homme qui m'est le plus antipathique, et j'ai été assez
simple pour plaider votre cause et pour dire que ma sœur n'était
pas libre d'épouser un Sitre homme que vous.
— Vous avez été plus loin, dit Love en souriant. Vous avez affirmé
que je devais épouser M. de La Roche. Est-ce encore votre opinion?
— Oui, répliqua le jeune homme avec chaleur. Il faut que cela
soit pour que je redevienne heureux, car j'ai cessé de l'être le jour
où je vous ai vue pleurer.
— En ce cas, me voici pour dresser le contrat! dit M. Louandre,
qui venait d'arriver, et qui nous écoutait depuis un instant sans se
montrer.
Le soir, après que nous eûmes dîné en famille et causé longtemps
avec expansion. Love me dit à demi-voix : — Décidément, mon ami,
je vous aime mieux quand vous parlez en bon français, sans accent,
et quand, n'ayant plus l'obligation de faire le paysan montagnard,
vous montrez votre cœur et votre esprit tels qu'ils sont. Je ne dirai
pas que je vous retrouve, mais qu'en ce moment je vous découvre;
car il y a une chose que vous ne savez pas, monsieur Jean! c'est
que y.ous n'êtes plus l'homme d'autrefois. Vous avez tellement ga-
gné de toutes façons, que, si vous fussiez venu me trouver au Mont-
Dore tel que vous voici, je ne vous aurais pas fait souffrir pendant
huit jours les déplaisirs de l'incertkude.
J'étais bien heureux et bien attendri, et pourtant j'eus encore une
crise pénible en retournant à La Roche. J'éprouvais une sorte d'ef-
froi au moment de réaliser le rêve de ma vie, comme si j'eusse craint
de trouver le rêve au-dessous de mes longues ambitions, ou de me
trouver moi-même indigne du bonheur rêvé. Je me demandais si la
supériorité de ma femme ne viendrait pas à m'humilier, et si cette
amère jalousie, dont je sentais en moi l'instinct fatal, ne se tourne-
rait pas contre son propre mérite à l'état d'envie misérable et d'or-
gueil froissé.
Quand je rentrai dans mon triste manoir, Catherine me trouva
triste aussi, et je passai la nuit à me tourmenter, à m'accuser, à me
défendre, à me chercher des torts dans le passé, dans l'avenir, dans
le présent même, afin d'avoir à m'en disculper en accusant ma des-
tinée et en frémissant d'être entraîné par elle vers un monde in-
connu de joies suprêmes ou de tortures odieuses.
Cette crise fut la dernière, et si je la rapporte dans ce récit fidèle
de mes amours, c'est pour compléter l'étude de mon propre cœur et
Vaveu des misères du cœur humain en général. La grande résolu-
tion du contrat conjugal est affaire d'enthousiasme, acte de foi par
JEAN DE LA ROCHE. 577
conséquent dans la première jeunesse. A vingt ans, j'eusse fait sans
épouvante le serment de l'éternel amour; à trente ans, je sentais la
grandeur de l'engagement que j'allais prendre, et, chose étrange,
ma constance si bien éprouvée ne me donnait que plus de méfiance
de moi-même.
Quand je revis ma fiancée le lendemain, je trouvai de l'altération
sur son visage, comme si elle eût ressenti les mêmes anxiétés que
moi. Interrogée sur son abattement, elle me raconta avec une ad-
mirable candeur tout ce que j'aurais pu lui raconter moi-même, à
savoir qu'elle n'avait pas dormi, qu'elle avait creusé la vision de
notre avenir, et que ma figure lui était apparue trouble et inquiète ,
enfin qu'elle avait pleuré sans savoir pourquoi, en se disant malgré
elle ces mots cruels : (( Si nous allions ne pas pouvoir nous aimer
dans le bonheur! »
Je frissonnai de la tête aux pieds en entendant Love constater
ainsi exactement la simultanéité de nos impressions, et à mon tour
je me confessai à elle.
— Eh bien ! répondit-elle après m'avoir écouté avec attention,
tout cela est maladif, je le vois maintenant. Nous avons douté l'un
de l'autre au moment où nous devions le plus compter l'un sur
l'autre. Nous sommes peut-être un peu trop âgés et un peu trop
intelligens tous les deux pour ne pas nous rendre compte des*dan-
gers de la passion. Je crois que ces dangers sont réels. Nous serons
encore plus d'une fois tentés, vou^ de me trouver trop calme et trop
forte, moi de vous trouver emporté et injuste. De là pourront naître
des reproches, des ^nertumes, des soupçons, des souffrances graves,
si nous ne sommes pas résolus d'avance à combattre intérieure-
ment notre imagination avec toute l'énergie dont nous sommes ca-
pables. Oui, vraiment, je crois à présent qu'il faut entrer dans la
vie à deux, dans l'amour complet, armés de pied en cap contre les
suggestions du diable, qui guette toutes les existences heureuses
pour les détruire, et toutes les fêtes du cœur pour jeter son poison
au fond de la coupe.
— Qu'est-ce donc, selon vous, que le diable? lui dis-je. Croyez-
vous à la fatalité comme les Orientaux?
— Je crois à la fatalité, répondit-elle, mais non pas à la fatalité
souveraine. Je crois qu'elle est toujours là, prête à nous entraîner,
mais que notre bonheur et notre devoir en ce monde consistent
dans la mesure de nos forces pour tuer ce démon sauvage qui n'est
autre chose que l'excès des désirs et des aspirations de notre âme
aux prises avec l'impossible. Yoilà toute ma philosophie. Elle n'est
ni longue ni embrouillée. Résister et combattre, voilà tout; résister
à l'orgueil et combattre les exigences qu'il suggère.
TOME xxrv. 37
578 REVUE DES DEUX MONDES.
— Le pourrons-nous, ô ma belle guerrière!
— Oui, mon cher Otello, nous le pourrons, parce que nous avons
cultivé notre esprit, notre raison, notre volonté par conséquent,
et qu'au lieu de les négliger, nous allons nous aider l'un l'autre à
les cultiver toujours davantage. Tout ce que nous donnerons de
lucidité à notre intelligence nous sera rendu en confiance, en ado-
ration réciproque par notre cœur assaini et renouvelé... Tenez!
avouons-nous une bonne fois que depuis cinq ans nous avons du
dépit l'un contre l'autre, et que, si ce mauvais sentiment a donné de
l'excitation à notre amour, il lui a ôté de sa candeur et de sa sain-
teté. Ce que nous avons éprouvé tous les deux la nuit dernière ,
cette espèce d'hallucination douloureuse, c'est la* voix du remords
qui parlait en nous, et peut-être aussi l'avertissement de la Provi-
dence, qui nous disait à chacun : « Ne tremble pas, mais veille !
Voilà le malheur dans la passion. Contemple ce tableau effrayant,
et souviens-toi que la passion est une chose sublime qu'il faut pré-
server, défendre, épurer sans cesse. C'est l'œuvre de toute la vie,
c'est le mariage. Tu n'es sans doute pas assez fort pour répondre,
en ce jour de trouble, de la force de ta vie entière ; mais crois à la
force qu'on acquiert en la demandant à la raison , à la vérité, à la
force même, c'est-à-dire à Dieu. »
— ^Ma bien-aimée, lui répondis-je, vous êtes dans le vrai, je vous
comprends enfin, et je m'explique votre énergie, votre patience et
votre sérénité dans le sacrifice. Vous n'êtes pas une femme savante,
vous êtes une âme véritablement religieuse, véritablement éclairée
d'en haut. Eh bien! je sens que nous pouvons nous aider mutuelle-
ment, et que nos volontés, réunies et dirigées vers un but com-
mun, peuvent arriver au miracle de l'amour inébranlable et du bon-
heur sans orages. C'est dans cette union de deux âmes sœurs que
Dieu a caché le secret d'une telle victoire sur le démon.
Cet entretien laissa en nous des traces si profondes que, depuis
dix ans, nous sommes heureux, ma sainte femme et moi, sans
qu'aucune de nos appréhensions se soit réalisée, sans que nous
ayons eu de grands efforts à faire pour les éloigner, et sans que la
satiété se soit annoncée par le plus léger symptôme de refroidisse-
ment ou d'ennui.
Si ce bonheur est un peu mon ouvrage, je dois dire qu'il est
beaucoup plus celui de M°" de La Roche. Plus ferme à son poste et
plus attentive que moi, elle sait prévoir avec une admirable déli-
catesse les occasions ou les prétextes que Y ennemi pourrait prendre
-pour s'insinuer dans notre sanctuaire. Cet ennemi, ce démon, elle
le définit très bien en disant que c'est une fausse vue de l'idéal, un
JEAN DE LA ROCHE. 579
mirage de l'orgueil, une idolâtrie de soi-même, suscitée et surex-^
citée par l'amour qu'on inspire, et dont on arrive à n'être jamais sa-
tisfait, si l'on oublie que l'amour vient de Dieu et qu'on n'y a droit
qu'en raison des mérites que l'on acquiert. Cette loi bestiale, ima-
ginée par l'humanité primitive et sauvage , qui ordonne à la femme
de servir et d'adorer son maître, quelque indigne et ingrat qu'il
puisse être, fut écartée de notre pacte conjugal comme une impiété
heureusement irréalisable de nos jours , et inapplicable à des êtres
doués de conscience et de réflexion. J'eus le bonheur de comprendre
et de ne jamais oublier que Love était une créature d'élite dont je
devais vouloir être digne, sous peine de me mépriser moi-même, et
ce noble travail de ma volonté devint bientôt une douce et chère
habitude dont l'ardente reconnaissance de ma bien-aimée me paie
largement à toutes les heures de ma vie.
Nous avons traversé ensemble des jours mauvais, partagé des
douleurs poignantes. Nous avons perdu des enfans adorés; nous
avons craint une seconde fois de perdre notre adorable père et ami,
M. Butler; nous avons fermé les yeux du pauvre Black, victime pré-
maturée d'un travail trop assidu et trop minutieux. Mais il n'est pas
de douleurs, d'inquiétudes et de regrets que nous ne puissions sup-
porter ensemble, et nous nous aimons trop l'un l'autre pour ne pas
aimer la vie, quelque éprouvée qu'elle puisse être. Nous avons re-
porté sur les enfans qui nous restent l'amour que nous portions à
ceux que nous avons tant pleures, et nous avons la confiance de pro-
longer, par nos soins, la vie précieuse de leur grand -père, comme
nous avons la conscience d'avoir adouci, par notre affection dévouée,
l'agonie philosophique et résignée de son digne ami Junius.
Hope a été moins courageux que nous dans nos chagrins domes-
tiques, et même la mort de M. Black, bien qu'il eût l'habitude de
contredire le pauvre collectionneur et de dédaigner ses idées, lui a
été sensible à un point que nul ne pouvait prévoir. Notre fille aînée
a heureusement pris sur lui un empire extraordinaire. Cette enfant
semble résumer toutes ses affections, et lui enseigner, sans qu'il y
songe, les tendresses et les dévouemens de la paternité.
George Sand.
LA
DIPLOMATIE ANGLAISE
LES AFFAIRES DE CHINE
Correspondeiice relative to the Earl of Elgin's spécial missions to China and
Japon, < 857-4 859. — Parliamentary Papers.
Les affaires de Chine, que l'on croyait terminées par les traités
conclus à Tien-tsin, sont entrées dans une phase nouvelle. Les re-
présentans que la France et l'Angleterre ont envoyés à Pékin pour
l'échange des ratifications ont été reçus à coups de canon; les pa-
villons alliés ont essuyé à l'embouchure du Pei-ho un grave échec :
au lieu d'une paix définitive, sur laquelle on fondait de grandes
espérances pour l'avenir du commerce européen en Chine, c'est la
guerre qui recommence. Il n'est pas besoin de faire ressortir les
embarras d'une pareille lutte, engagée si loin contre un ennemi
que nous n'avons plus malheureusement le droit de dédaigner. Il
faut s'attendre à de nombreuses difficultés, à de lourdes dépenses,
à des sacrifices de toute nature, avant que l'injure du Pei-ho soit
vengée, et que les rapports avec le gouvernement chinois se trou-
vent rétablis dans les conditions de dignité et de sécurité que la
diplomatie espérait avoir obtenues en 1858.
Cette question chinoise, qui a si longtemps passé pour un inci-
dent excentrique, atteint donc aujourd'hui les proportions d'un
événement considérable. Il ne s'agit plus de la traiter légèrement,
AFFAIRES DE CHINE. 581
SOUS la forme d'impressions de voyage et comme l'accessoire des
récits plus ou moins comiques dont les mœurs étranges de la Chine
ont de tout temps fourni l'inépuisable matière. Après avoir mis en
mouvement les ambassades et les escadres de l'Angleterre , de la
France, de la Russie et des États-Unis, la question chinoise a pro-
duit un grand nombre de rapports et de dépêches diplomatiques;
ele a figuré avec éclat dans les discussions du parlement anglais,
elle remplit enfin tout un blue-book. C'est dans ce document offi-
ciel, comprenant de 1857 à 1859 la correspondance de lord Elgin,
qu'on peut l'étudier de la manière la plus complète et la plus sûre.
Les difficultés ou, pour mieux dire, les extrêmes délicatesses des
rapports à entretenir avec la Chine et son gouvernement s'y trou-
vent clairement indiquées; les obstacles contre lesquels l'escadre
anglaise s'est récemment heurtée devant le Pei-ho y sont prévus et
annoncés dans les dépêches des mandarins. Il est donc nécessaire,
pour bien comprendre la situation actuelle, de reprendre l'histori-
que de l'expédition à la fois diplomatique et militaire de 1857. Nous
avons déjà commencé ce travail d'après la relation du correspon-
dant du Times (1); nous avons assisté avec M. Wingrove Cooke aux
débuts de la campagne et au siège de Canton. Nous pouvons main-
tenant, à l'aide des dépêches de lord Elgin, poursuivre et compléter
ce récit.
En France, quelques pages ont déjà été détachées du blue-book
consacré aux affaires de Chine, et, selon l'usage, on a choisi celles
qui devaient, à travers une traduction triviale et peu exacte, égayer
le lecteur plutôt que l'éclairer. Cette publication a produit en An-
gleterre une impression toute différente. Depuis quelques années,
les Anglais ont cessé de ne voir dans les hommes et les choses du
Céleste-Empire que des motifs de narrations grotesques. Un pays
qui fait avec eux d'immenses affaires, qui leur vend le thé et la
soie, qui subventionne en quelque sorte, par ses achats d'opium et
de tissus, le budget de l'Inde ainsi que les manufactures de la mé-
tropole, un tel pays leur semble très sérieux. Restaient quelques
vieilles plaisanteries stéréotypées à l'adresse des soldats et des ca-
nons chinois ; depuis le combat du Pei-ho, elles ont perdu tout leur
sel. Les Anglais ont lu la correspondance de lord Elgin avec la
pensée d'y découvrir, par les discussions dont elle rend compte et
dans les documens chinois qu'elle reproduit, les sentimens et les
idées qui inspirent le gouvernement du Céleste-Empire dans la di-
rection de sa politique étrangère. A la veille d'entreprendre une
(1) Un Historiographe de la presse anglaise clans la dernière guerre de Chine, livraison
du 15 juin 1859.
582 BEVUE DES DEUX MONDES.
nouvelle guerre pour arriver enfin à la conclusion d'une paix plus
solide, ils ont examiné avec soin ce qu'il serait utile de réclamer et
possible d'obtenir sûrement. Cet examen a été plus favorable au
gouvernement chinois qu'on ne le supposait au premier abord. La
nécessité d'une campagne de guerre n'a pas été un seul moment
en question : ni la Grande-Bretagne ni la France ne sauraîent de-
meurer sous le coup de l'échec du Pei-ho, et leur prestige doit être
rétabli à tout prix sur les côtes de Chine ; mais, ce point admis, on
' a reconnu que, dans le verdict à prononcer sur l'ensemble de ce
grand procès international, on pouvait équitablement accorder aux
Chinois le bénéfice des circonstances atténuantes. C'est ce que nous
devons examiner à notre tour en feuilletant les pièces des récentes
négociations. Lors même qu'un intérêt pratique et immédiat ne nous-
commanderait pas de porter notre attention sur cette correspon-
dance, nous y serions engagés par un légitime sentiment de curio-
sité, car lord Elgin a eu soin d'annexer à ses communications non-
seulement les notes qu'il a reçues des mandarins chargés de traiter
avec lui, mais encore un certain nombre de documens qui ont été
"découverts dans les archives de Canton, et qui révèlent en partie
les opinions et les résolutions secrètes du cabinet de Pékin au sujet
des étrangers. Nous pouvons donc voir à l'œuvre les diplomates
chinois, les entendre à la fois sur le théâtre des conférences et dans
les coulisses, recueillir leurs conversations familières en même
temps que leurs déclarations officielles, et nous former une idée à
peu près juste de leur habileté et de leur sincérité. Il y a là pour
les négociations ultérieures plus d'un enseignement utile, et pour le
récit de la dernière campagne une série d'incidens et d'épisodes où
l'on retrouve souvent l'amusante originalité du caractère chinois.
I.
D'après les instructions de lord Clarendon, ministre des affaires
étrangères, le premier soin de lord Elgin, dès son arrivée en Chine,
devait être de se porter vers le golfe de Petchili, et d'ouvrir sans
délai des négociations directes avec le cabinet de Pékin, afin d'ob-
tenir le redressement des griefs accumulés à Canton et de fixer les
conditions jugées nécessaires pour la sécurité du commerce. L'am-
bassadeur anglais ne se conforma'point à ces instructions. D'accord
avec l'amiral sir Michael Seymour, il pensa qu'il valait mieux ne
considérer, au début, la querelle de Canton que comme un incident
particulier, purement local, n'engageant pas l'ensemble des rela-
tions avec le gouvernement chinois. Porter un ultimatum à Pékin,
c'eût été, en cas de refus, provoquer immédiatement la guerre gé-
AFFAIRES DE CHINE. 583
nérale, ajourner les opérations contre Canton, où il était essentiel
de frapper les premiers coups, et compromettre lés intérêts com-
merciaux, que les instructions ministérielles recommandaient in-
stamment de ménager. D'ailleurs l'ambassadeur français, le baron
Gros, n'était pas encore arrivé dans les mers de Chine; puis sur-
vinrent les événemens de l'Inde, qui détournèrent une partie des
forces destinées à l'expédition. Rien n'était prêt pour une campagne
dans le golfe du Petchili. Il fallait donc attendre.
La situation était en vérité plus que singulière. Au midi, la ri-
vière de Canton était bloquée; l'escadre anglaise canonnait et brû-
lait des centaines de jonques. C'était la guerre pleinement décla-
rée. Au nord, à Amoy, à Ning-po, à Shang-haï, Anglais et Chinois
se livraient tranquillement au commerce, et échangeaient leurs
marchandises. Quand on a la prétention d'apprendre aux Chinois
le droit des gens, au moins faut- il l'appliquer soi-même. Or il
semble que, dans la circonstance, l'Angleterre aurait dû commen-
cer par amener les pavillons de ses consuls, en invitant ses natio-
naux à quitter le territoire ennemi ; puis elle eût exposé ses griefs,
signifié ses conditions au gouvernement chinois, et cessé tous rap-
ports jusqu'à ce qu'elle eût obtenu satisfaction par la diplomatie
ou par les armes. Yoilà le droit des gens; mais ce n'était point le
compte du commerce, qui trouvait plus avantageux de garder ses
magasins ouverts sur les points où il ne se voyait pas inquiété. Nous
n'avons pas à critiquer cette logique. On avouera cependant qu'en
acceptant une anomalie aussi étrange, parce qu'elle était à leur
profit, les belligérans européens s'interdisaient, dès l'origine, le
droit d'imposer au Céleste-Empire l'adoption complète de leur code
international et de leurs coutumes diplomatiques. Faciles et tolé-
rans sur ce point, les Chinois pouvaient avoir sur d'autres questions
leurs idées particulières, leurs préjugés nationaux, qu'il était peu
équitable de censurer et de combattre de front par le seul motif
qu'ils blessaient nos habitudes occidentales et nos intérêts. Cette
distinction est très importante ; la suite montrera qu'elle n'a pas été
suffisamment observée lors de la négociation des traités.
Du reste, la difficulté de connaître en Chine le véritable état des
choses était telle que les résidons européens ne s'accordaient même
pas sur le degré de responsabilité qui devait peser sur le cabinet
de Pékin quant à la rupture des bonnes relations à Canton. Les uns
prétendaient que le gouvernement n'était point au courant de ce
qui se passait au sud de l'empire, et que tout le mal venait du ca-
ractère hautain et querelleur du vice-roi. Les autres au contraire,
ne pouvaient s'imaginer que ce mandarin eût spontanément adopté
une politique aussi compromettante; ils ne le considéraient que
584 REVUE DES DEUX MONDES.
comme l'instrument docile de la volonté impériale et du parti qui,
à Pékin, s'est prononcé de tout temps contre les étrangers, i^lacé
entre ces deux avis, lord Elgin pensa que les instructions très posi-
tives de la cour dirigeaient la conduite de Yeh, mais que, par un
procédé assez familier aux Chinois, on se réservait de désavouer et
de disgracier le mandarin, s'il n'était pas de force à maintenir sa
position contre les barbares. Cette opinion se trouva justifiée, après
la prise de Canton, par les documens confidentiels saisis dans les
archives et par la dégradation du vice-roi. Lord Elgin avait d'ail-
leurs sous les yeux, dès le mois de novembre 1857, la traduction
d'un rapport qui avait été adressé par Yeh à l'empereur, et inséré
dans la Gazette de Pékin, Par ce rapport, le mandarin s'excusait de
n'avoir pu encore procéder dans la province de Canton à l'inspec-
tion annuelle des troupes. 11 alléguait que les régimens avaient dû
quitter leurs garnisons habituelles pour défendre la ville et occuper
divers points menacés par les Anglais. Il ajournait donc à des temps
plus calmes les revues et les manœuvres, et annonçait que, selon
les prescriptions impériales, il ne manquerait pas de dégrader ou
de destituer les officiers dont les troupes seraient mal exercées et
impropres au service.
Le rapport cité par lord Elgin dans sa correspondance mérite at-
tention, non-seulement parce qu'il fait connaître les préparatifs de
résistance organisés par le vice-roi, mais encore parce qu'il jette quel-
ques lumières sur f administration intérieure de l'empire. On voit, par
exemple, que chaque année l'empereur délègue un mandarin du
grade le plus élevé pour inspecter les troupes dans les provinces, et
que cette mission, conférée par décret spécial, est absolument iden-
tique à celle que remplissent en France les généraux inspecteurs.
Pour les afl'aires militaires comme pour les affaires civiles, f immense
territoire de la Chine est placé sous le régime de la centralisation la
plus absolue. Chaque fonctionnaire est responsable, et il ne s'agit pas
ici de cette responsabilité légitime, naturelle, qui peut, dans certains
cas, être couverte par l'imprévu ou parla force majeure; c'est une
responsabilité presque sauvage, fatalement condamnée à réussir
dans l'exécution de tous les ordres transmis. L'officier sera dégradé
si ses troupes se battent mal ; le vice-roi sera dégradé s'il n'a pas
raison des Anglais. Il n'y a point d'excuse pour les revers ni de tem-
pérament dans la peine. Loin d'honorer le courage malheureux, la
volonté impériale écrase les vaincus; la disgrâce, quelquefois le
supplice est au bout du moindre échec: politique impitoyable, qui
s'explique pourtant, sans se justifier, par les conditions mômes du
gouvernement chinois. Pour contenir sous la même loi trois cents
millions de sujets, pour administrer tant de provinces plus grandes
AFFAIRES DE CHINE. 585
que des royaumes, il faut que l'empereur et ses ministres soient as-
surés d'une obéissance passive, et qu'ils comptent sur l'exécution
immédiate de l'ordre une fois donné : les observations, les objec-
tions, les conseils même sont mal accueillis et taxés de révolte.
Mais alors qu'arrive-t-il? C'est que les fonctionnaires, moins peut-
être par adulation que par crainte , envoient dans les momens cri-
tiques des rapports incomplets ou inexacts, dissimulent les petites
difficultés, amoindrissent ou dénaturent les difficultés sérieuses, se
décernent des triomphes diplomatiques et militaires imaginés pour
l'entière satisfaction de leur cour, enfin saturent leurs dépêches de
toutes les exagérations, de tous les mensonges que peut contenir un
récit officiel. Telle est la conséquence de cet excès de responsabi-
lité qui accable les mandarins, et l'on est ainsi amené à comprendre
l'origine de la plupart des conflits qui depuis vingt ans ont éclaté
entre le Céleste-Empire et les gouvernemens européens. La politique
traditionnelle de Pékin commande, sinon d'exclure complètement
les étrangers, du moins de les tenir à distance. Les mandarins s'y
conforment le mieux qu'ils peuvent, et quand ils se voient débordés,
ils n'ont garde de dénoncer leur faiblesse. Trompé par leurs rap-
ports et conservant ses illusions, le cabinet impérial s'obstine dans
le vieux système ; il repousse toute idée de concession aux exigences
étrangères, et il ordonne la lutte. Les affaires s'agitent donc dans
une sorte de cercle vicieux où s'accumulent les malentendus et les
embarras. C'est ce qui s'est passé à Canton. Le vice -roi se faisait
fort de dominer les barbares; en présence des disgrâces infligées à
ses prédécesseurs, cette prétention était de sa part une tactique
d'intérêt personnel. Il avait rendu compte à Pékin des derniers évé-
nemens, mais en les réduisant à des proportions assez modestes. La
cour lui répondit qu'il devait repousser les Anglais, et il essaya
d'obéir aux ordres que ses propres rapports avaient inspirés.
Il était nécessaire d'insister sur ces détails intérieurs d'adminis-
tration chinoise pour expliquer comment le cabinet de Pékin pou-
vait à la rigueur, sans manquer de logique, laisser les ports du nord
ouverts au commerce pendant que la lutte s'envenimait à Canton
entre les ambassadeurs étrangers et le vice-roi. A ses yeux, les inci-
dens de Canton, dont il ne lui était guère permis d'apprécier à dis-
tance les proportions exactes, paraissaient absolument semblables
aux démêlés qui, à diverses époques, s'étaient produits dans cette
ville et avaient eu des dénoûmens pacifiques. D'après les forfante-
ries de Yeh, qui, dans l'une de ses dépêches, représentait lord Elgin
comme un échappé du Bengale, sauvé miraculeusement par les
Français, puis se morfondant et poussant de longs soupirs sur la
plage de Hong-kong, l'empereur devait supposer que l'affaire de
586 REVUE DES DEUX MONDES.
Canton ne tarderait pas à s'arranger, et qu'il ne serait plus impor-
tuné d'un si infime détail. La prise de Canton n'eut pas même le
pouvoir de l'arracher à ses incroyables illusions.
Lorsque les alliés, se furent rendus maîtres de la ville (28 dé-
cembre 1857), les ambassadeurs songèrent à entamer les négocia-
tions et à se mettre directement en communication avec le cabinet
de Pékin. C'est ici que commence réellement la campagne diploma-
tique. Lord Elgin et le baron Gros résolurent d'adresser au premier
ministre une note développée , pour indiquer le but de leur mis-
sion et proposer les principales clauses des traités qu'ils désiraient
conclure. Ces clauses intéressant non-seulement l'Angleterre et la
France, mais encore les autres nations qui entretiennent des rap-
ports avec la Chine, ils jugèrent qu'il serait à la fois convenable et
utile de faire appel au concours des représentans de la Russie et des
États-Unis, qui venaient d'arriver, munis comme eux de pleins pou-
voirs. La correspondance échangée pendant le cours des négocia-
tions entre lord Elgin et les diplomates russe et américain expose
sous son vrai jour la politique adoptée par les cabinets de Saint-
Pétersbourg et de Washington, politique qui, à première vue, avait
semblé assez équivoque. On se figurait volontiers que la Russie
triomphait secrètement des embarras de la France et de l'Angle-
terre, qu'elle appuyait le gouvernement chinois dans sa résistance,
et que son représentant, le comte Poutiatine, n'était venu là que
pour observer et gêner à l'occasion les manœuvres des alliés. Quant
aux Américains, on jugeait qu'ils étaient avant tout désireux de
profiter de la circonstance pour accaparer les bénéfices du commerce
au lieu et place de leurs rivaux les Anglais ; on les voyait comme à
l'affût d'une bonne spéculation, et la présence de leur ministre,
M. Reed, paraissait annoncer qu'ils entendaient bien, si les alliés ob-
tenaient un traité, se présenter à leur suite, et recueillir à peu de frais
les avantages de la campagne. Or ces suppositions étaient peu exac-
tes. Sans aller jusqu'cà déclarer la guerre à la Chine, la Russie et les
États-Unis avaient, comme la France et l'Angleterre, certains comptes
à régler avec cet étrange pays, et leurs vœux, inspirés par le senti-
ment de leur intérêt, étaient acquis très sincèrement à la cause des
puissances alliées. Après avoir sollicité de Kiahkta, sur la frontière
dé Sibérie, son admission à Pékin et attendu vainement une réponse,
le comte Poutiatine avait traversé toute l'Asie du nord et s'était pré-
senté par mer à l'embouchure du Pei-ho. Là, il avait pu, non sans
difficulté, expédier une nouvelle demande à Pékin ; mais, comme
on avait assigné un délai de quinze jours pour la réponse et que les
mandarins ne voulaient pas lui permettre de s'établir à terre, il
était allé gîter à Shang-haï. Lors de son retour au Pei-ho, il apprit
AFFAIRES DE CHINE. 587
que l'on refusait de le recevoir dans la capitale, et que, dans tous
les cas, la cérémonie du ko-tou était exigée des ambassadeurs étrsni-
gers admis à la cour. Que l'on juge si, après une pareille odyssée,
le diplomate russe avait lieu d'être bien satisfait des Chinois! Le
ministre américain s'était tenu plus tranquille, mais il n'en pensait
pas moins sur l'ensemble des relations avec le Céleste-Empire, et
notamment sur la ville de Canton, où, peu d'années auparavant, un
Commodore s'était vu obligé d'envoyer pour son propre compte quel-
• ques bordées de sa frégate. L'un et l'autre accueillirent donc avec
empressement l'ouverture qui leur était faite par les ambassadeurs
pour concerter leurs efforts et agir en commun par la voie diplo-
matique, et ils déclarèrent que leurs instructions les engageaient à
seconder les démarches des représentans de la Grande-Bretagne et
de la France, en ne s' arrêtant que devant le cas de guerre. Yoilà la
vérité sur l'attitude des États-Unis et de la Russie.
Il fut ainsi convenu que les représentans des quatre puissances
transmettraient simultanément leurs propositions au gouvernement
impérial, sous l'adresse du premier ministre et par l'entremise du
gouverneur-général des deux Kiangs et du gouverneur de Kiang-
sou, province dans laquelle est située Shang-haï. Comme il n'y avait
plus de vice-roi à Canton, ce mode de communication paraissait le
plus facile. M. Oliphant, secrétaire de lord Elgin, et M. de Contades,
secrétaire de l'ambassade française, furent chargés de porter les dé-
pêches, dont la remise eut lieu à Sou-tchou, le 26 mars 1858, entre
les mains du gouverneur, qui accueillit très poliment les envoyés eu-
ropéens, et promit d'expédier sans délai à Pékin les notes des plé-
nipotentiaires. Nous avons sous les yeux le texte de la note de lord
Elgin, en date du il février. Ce document marquant le premier pas
des négociations engagées, il importe de le résumer et même d'en
reproduire quelques extraits, qui feront connaître à la fois le sens
et la forme des propositions présentées par l'ambassadeur anglais.
Après avoir rappelé les incidens survenus à Canton, les justes
demandes de l'Angleterre et de la France, la correspondance échan-
gée avec le vice-roi, les réponses dilatoires et évasives de ce haut
fonctionnaire, lord Elgin annonçait au principal ministre de l'em-
pereur que les alliés, se bornant à l'occupation militaire de Canton,
s'abstiendraient pour le moment de reprendre les hostilités, et que
les deux ambassadeurs allaient se rendre à Shang-haï, où ils seraient
disposés à traiter avec un représentant dûment accrédité par l'em-
pereur de Chine pour le règlement amiable de toutes les questions
en litige. Puis, sans entrer dans les détails, il signalait les divers
points qui lui paraissaient pouvoir former la base de sérieuses né-
gociations : la révision des tarifs de douane et l'examen des droits
588 BEVUE DES DEUX MONDES.
de transit perçus à l'intérieur de l'empire, l'admission du commerce
étranger dans un plus grand nombre de ports et dans les princi-
paux fleuves, la répression de la piraterie et l'établissement sur les
côtes d'une police eflicace, à laquelle le gouvernement anglais of-
frait de prêter son concours. Lord Elgin ne disait pas un mot du
trafic de l'opium, mais il mentionnait deux questions très impor-
tantes, à savoir l'admission des ministres étrangers à la cour de
Pékin et le traitement des chrétiens.
« Il est probable, disait-il, que si Pékin, le siège du gouvernement impé-
rial, avait été accessible aux ministres étrangers, selon l'usage qui prévaut
parmi les grandes nations de FOccident, les calamités qui ont récemment
affligé Canton auraient été conjurées... Dans quelques parties de l'empire,
les chrétiens sont soumis à un régime qui est contraire et aux intérêts de
la civilisation et aux doctrines professées par les plus grands philosophes de
la Chine. Cependant les chrétiens ne désirent que la faculté de vivre en
paix et d'accomplir leurs devoirs envers Dieu et envers les hommes. Pour-
quoi dès lors seraient-ils persécutés? Si donc un délégué de l'empereur se
présente à Shang-haï avant la fin de mars, muni de pleins pouvoirs non-
seulement pour indemniser les sujets anglais des pertes qu'ils ont éprou-
vées et le gouvernement de la Grande-Bretagne des frais d'une guerre qu'il
s'est vu obligé d'entreprendre, mais encore pour traiter sur les points indi-
qués plus haut, le soussigné l'accueillera avec les intentions les plus conci-
liantes et avec le sincère désir de s'entendre sur les combinaisons qui pour-
ront rendre inutile tout nouveau recours à la force des armes, rétablir la
bonne harmonie entre les grandes nations de l'Occident et la Chine, enfin
permettre aux troupes alliées de se retirer de Canton. Si au contraire, à la
date fixée, il ne se présente à Shang-haï aucun plénipotentiaire, ou si l'en-
voyé de l'empereur n'a que des pouvoirs insuflisans, ou encore si, muni des
pouvoirs nécessaires, il refuse d'accéder à des propositions raisonnables,
le soussigné se réserve expressément le droit de prendre, sans autre avis,
ni délai, ni déclaration de guerre, telles mesures qu'il lui paraîtra conve-
nable d'adopter pour obtenir satisfaction au nom de son gouvernement. »
C'-était un ulthnatum-^ mais les termes de cette note ouvraient en
même temps' une large porte à la conciliation. La note du baron
Gros devait être à peu près identique , tout en faisant sans doute
une part plus grande à la question religieuse, qui intéressait par-
ticulièrement la France. Sauf les conclusions comminatoires, les
notes adressées au premier ministre par le comte Poutiatine et par
M. Reed renfermaient les mêmes demandes. Dans le courant de
mars 1858, lord Elgin et le baron Gros étaient à Shang-haï, atten-
dant la réponse.
Cette réponse, datée du 21 mars, fut adressée, non par le pre-
mier ministre, mais collectivement par le gouverneur-général des
deux Kiangs et par le gouverneur du Kiang-sou, qui, on l'a vu plus
AFFAIRES DE CHINE. 589
haut, avaient servi d'intermédiaires pour l'envoi à Pékin des notes
remises par MM. Oliphant et de Gontades. Voici le texte de la dé-
pêche que ces deux mandarins écrivirent à lord Elgin :
« Nous nous sommes empressés de transmettre à Pékin, sous pli cacheté,
la communication que votre excellence nous a envoyée pour le secrétaire
d'état Yu-ching. Nous venons de recevoir du secrétaire d'état une dépêche
ainsi conçue :
« J'ai lu la lettre que vous m'avez adressée et me suis mis au courant de
toute l'affaire. Dans la neuvième lune de l'avant-dernière année (octobre
1856), les Anglais ont tiré le canon sur la ville de Canton; ils ont bombardé
et incendié les édifices publics et les maisons particulières, attaqué et esca-
ladé les forts. La bourgeoisie et le peuple de la ville et des faubourgs ont
entouré le palais de Yeh, en suppliant le vice-roi de faire une enquête et de
prendre des mesures de sûreté. Gela est connu de tous les étrangers. L'en-
lèvement d'un ministre et l'occupation d'un de nos chefs-lieux de province
sont des faits sans exemple dans l'histoire du passé! Sa majesté l'empereur
est magnanime et plein de prudence. Il a daigné, par décret, dégrader Yeh
du poste de gouverneur-général des deux Kwangs à cause de sa mauvaise
administration, et envoyer à Canton son excellence Houang, en qualité de
commissaire impérial, pour examiner l'état des choses et décider impartia-
lement. Il faut donc que le ministre anglais se rende à Canton pour y sou-
mettre ses propositions. Nul commissaire impérial ne peut traiter d'affaires
à Shang-haï. — Comme les règlemens du Céleste-Empire tracent à chaque
fonctionnaire ses limites d'attributions, et que les serviteurs du gouverne-
ment chinois doivent se conformer religieusement au principe qui leur in-
terdit tous rapports avec les étrangers, il ne serait pas convenable que je
répondisse en personne au ministre anglais. Veuillez donc lui faire part de
tout ce que je viens de vous dire, et par ce moyen sa note ne demeurera
pas sans réponse. »
« Nous remarquons qu'à la date où votre excellence écrivait de Canton,*
elle ignorait encore que sa majesté l'empereur avait envoyé un autre com-
missaire impérial en la personne de Houang, le nouveau gouverneur-géné-
ral, pour se livrer à une enquête et pour prendre une décision sur l'en-
semble des affaires. Nous nous empressons donc de vous informer que
Houang est déjà en route pour Canton, afin que, d'après cet avis, vous puis-
siez suivre la marche qui est indiquée, et qui doit certainement aboutir à
une solution amiable de toutes les difllicultés. »
On risquerait de se tromper, si l'on voyait dans cette dépêche, si
singulière qu'elle paraisse, un parti-pris d'impertinence. Il est tout
à fait exact que, selon les idées chinoises, les communications avec
les étrangers doivent passer par l'intermédiaire du vice-roi de Can-
ton, qui est expressément investi à cet effet du titre de commissaire
impérial. Du reste, comme on l'avait prévu, Yeh était dégradé
(( pour sa mauvaise administration ; )> un autre commissaire était
envoyé à Canton, plutôt comme un juge de paix chargé d'entendre
590 BEVUE DES DEUX MONDES.
les plaintes des étrangers que comme un négociateur ayant mis-
sion de traiter d'égal à égal avec un ambassadeur; enfin l'empereur
était si magnanime, qu'il continuait à tolérer la présence des Eu-
ropéens dans les ports, et que le bombardement de Canton n'avait
retenti ni à Shang-haï, ni à Ning-po, où les mandarins se compor-
taient à l'égard des consuls comme si l'on était en pleine paix! Com-
ment expliquer cette série de contradictions ou de naïvetés? Pour
mener aussi légèrement une affaire aussi grave, le cabinet de Pékin
ignorait -il ou feignait- il d'ignorer le véritable caractère des évé-
nemens de Canton? Tout indique que sa méprise était sincère.
En laissant à l'ancien gouverneur Pi-kwei l'administration de la
ville, les alliés avaient épargné jusqu'à un certain point au gouver-
nement chinois les apparences de la défaite, et Pi-kwei ne se van-
tait certainement pas aux yeux de son souverain de la situation qu'il
avait acceptée des vainqueurs; aussi, après avoir reçu l'investiture
des ambassadeurs anglais et français, ce même Pi-kwei était-il dé-
signé par l'empereur pour remplir les fonctions de gouverneur-
général jusqu'à l'arrivée du successeur de Yeh. On croyait donc à
Pékin que la ville de Canton, quelque peu détériorée par les canons
européens et occupée momentanément par une poignée de soldats bar-
bares, n'avait point cessé de demeurer sous l'autorité impériale, et
on supposait que l'humeur turbulente des étrangers devrait s'estimer
plus que satisfaite par l'éclatante disgrâce d'un vice-roi. En résumé,
la vérité n'était point connue à Pékin; le cabinet impérial désirait
que la querelle de Canton demeurât une affaire toute locale et fût ré-
glée à Canton même. Voulant à tout prix éloigner du nord de l'em-
pire, et particulièrement du voisinage de la capitale, les ministres
étrangers, il accordait une concession qui, pour être dissimulée sous
des formes par trop superbes, n'en était pas moins très importante,
le désaveu et la déchéance de Yeh ; il se figurait que les choses ne
seraient point poussées plus loin. Le premier ministre se trompait
évidemment, mais il ne songeait pas à commettre envers lord Elgin
le grave délit d'impertinence. D'un autre côté, l'ambassadeur an-
glais ne pouvait accepter une pareille réponse, qui s'accordait si*
peu avec les conditions de son ultimatum. Il la renvoya aux man-
darins qui la lui avaient adressée , et il écrivit au premier ministre
que son refus de correspondre directement avec lui, sous prétexte
d'usages chinois, constituait une violation du traité de Nankin. Il
annonçait en môme temps qu'il allait se mettre en route pour le
nord, où il serait mieux à portée d'entrer en communication avec
les hauts fonctionnaires de la capitale. Approuvée et partagée non-
seulement par l'ambassadeur français, mais encore par les ministres
de Russie et des États-Unis, qui probablement avaient reçu des ré-
AFFAIRES DE' CHINE. 591
ponses aussi évasives, cette résolution fut sans délai mise à exécu-
tion, et au commencement d'avril 1858 les représentans des quatre
puissances partirent de Shang-haï pour se rendre dans le golfe du
Petchili, où ils comptaient, appuyés par la présence des escadres,
reprendre les négociations.
II.
Pendant que la diplomatie se transporte à toute vapeur vers le
golfe du Petchili et affronte les parages les plus tourmentés de la
mer de Chine, nous pouvons à loisir examiner les documens politi-
ques et commerciaux que lord Elgin avait recueillis au début de sa
mission, et qui pouvaient lui fournir d'utiles indications pour la dis-
cussion d'un nouveau traité. L'ambassadeur anglais s'était adressé
aux consuls, aux chambres de commerce, aux chefs des grandes
maisons établies dans les ports chinois, et de toutes parts on lui
avait transmis avec empressement les détails les plus complets sur
les diverses branches du négoce. C'était là en effet une occasion
unique pour préparer le développement du trafic, déjà immense,
que la Grande-Bretagne et l'Inde entretiennent avec la Chine. Sans
refuser à l'Angleterre le mérite de préoccupations d'un autre ordre,
sans contester la sincérité de son zèle pour la civilisation et pour la
foi chrétienne, on peut dire qu'elle n'a jamais voulu, et avec raison,
intervenir dans les affaires du Céleste-Empire qu'en vue de l'intérêt
commercial, et qu'elle ne se soucierait nullement d'aller combattre
si loin pour le triomphe d'une idée. Il s'agissait donc principale-
ment pour lord Elgin d'obtenir des conditions plus favorables au
commerce étranger, et d'agrandir la brèche que le traité de Nan-
kin (1842) avait pratiquée dans la vieille muraille de Chine. Aussi
fut-il littéralement assailli par une avalanche de rapports commer-
ciaux et de mémoires statistiques que l'on trouvera en grande par-
tie reproduits dans le blue-book.
En 1842, l'ensemble des transactions britanniques en Chine, y
compris les échanges entre ce pays et l'Inde, représentait une va-
leur de 200 millions de francs. Ce chiffre, s' élevant graduellement,
a atteint pendant ces dernières années 500 millions. Le progrès est
donc très sensible; cependant il n'a point répondu aux espérances
que l'on avait conçues lors de la conclusion du traité de Nankin. Si
le trafic illicite de l'opium s'est développé au profit de l'Inde, si les
exportations du thé et des soies de la Chine pour l'Angleterre se
sont accrues dans une forte proportion, les envois de la métropole
en produits fabriqués, en tissus, n'ont pas obtenu le développement
que l'on prévoyait. De là un grave mécompte industriel et même
592 REVUE DES DEUX MONDES.
politique, car les entreprises et les guerres de la Grande-Bretagne
en Asie ne sont autre chose qu'une incessante conquête de marchés
nouveaux pour les manufactures. Il était difficile d'accuser le tarif
chinois, qui, avec ses taxes de 5 pour 100 environ, est à coup sûr
Tun des plus hospitaliers du monde. On s'en prit alors à la mau-
vaise foi des mandarins, à leurs exactions, aux taxes de transit irré-
gulièrement perçues à l'intérieur de l'empire sur les marchandises
anglaises, aux coalitions des négocians indigènes, etc. Les docu-
mens recueillis par lord Elgin permettent de contrôler ces alléga-
tions, et jettent une vive lumière sur les destinées du commerce
européen en Chine.
Au-dessus des difficultés accessoires et des entraves réglementai-
res, qui exercent assurément leur influence, il y a un fait général qui
domine la condition du marché : c'est que le Céleste-Empire est lui-
même une immense manufacture, meiTeilleusement organisée pour
la production, possédant à la fois la matière première et une main-
d'œuvre inépuisable, et compensant en partie par le bas prix du sa-
laire ainsi que par le vaillant travail des ouvriers les avantages que
l'industrie européenne doit à l'emploi des machines. Les fabricans
anglais ont donc à lutter contre une concurrence très sérieuse, no-
tamment pour la vente des tissus, et ces ardens partisans du free
irade ne sauraient reprocher à leurs rivaux un résultat tout à fait
conforme à la loi économique. Quant à la mauvaise foi et aux exac-
tions des mandarins, l'argument est très contestable. L'un des con-
suls anglais déclare, dans un mémoire adressé à lord Elgin, que,
sauf à Canton, où la situation a toujours été exceptionnelle, les
fonctionnaires chinois ont exactement observé les clauses des trai-
tés, et même qu'ils ont accordé aux Européens certaines facilités qui
n'avaient pas été expressément stipulées. Quelques mandarins ont
favorisé la contrebande et fermé les yeux sur les transports d'o-
pium; mais ce ne sont pas apparemment les contrebandiers ni les
marchands d'opium qui ont à se plaindre de ces actes de concus-
sion, qu'ils récompensent et dont ils profitent aux dépens du gou-
vernement chinois. La perception de droits de transit à F intérieur
de l'empire, contrairement aux engagemens pris lors de la rédaction
du tarif, donnerait lieu à des réclamations plus légitimes. Il paraît
à peu près établi que ces taxes existent, bien que les consuls an-
glais n'aient jamais pu jusqu'ici en préciser le taux ni même dé-
couvrir les douanes où s'effectue la perception; mais, sur ce point
encore, les Chinois ont une excuse puisée dans les habitudes de
leur organisation financière. Les produits des douanes maritimes
étant versés dans le trésor impérial, le gouvernement de Pékin peut
à son gré décréter ou supprimer les taxes, et pai** conséquent tenir
AFFAIRES DE CHINE. "593
envers le commerce étranger, dans les ports, les engagemens que
lui imposent les traités. Il n'en est plus de même pour les douanes
intérieures. Chaque province a son budget spécial, qui doit à la fois
suffire à ses dépenses ordinaires, et laisser à la disposition du gou-
vernement central une somme plus ou moins considérable pour les
dépenses générales de l'empire. Les gouverneurs de provinces éta-
blissent donc les impôts qui sont jugés nécessaires, ils les augmen-
tent ou les diminuent suivant les circonstances, ils règlent les tarifs
de douane et de transit sur les frontières de leurs territoires, de
telle sorte que l'administration siégeant à Pékin pourrait même igno-
rer la source des revenus sur lesquels on lui envoie la redevance
annuelle. Exiger que dans un empire aussi vaste le pouvoir central
entre dans tous les détails de dépenses et de recettes, qu'il se pré-
occupe des taxes perçues à la frontière de chaque province, ce serait
en vérité demander l'impossible. 11 est probable du reste que ces
droits de transit s'appliquent aux marchandises chinoises comme
aux marchandises étrangères, ce qui atténuerait beaucoup la gra-
vité du reproche adressé à l'administration de l'empire. Enfin les
négocians anglais se plaignent de la coalition des négocians indi-
gènes, qui, favorisés par le système de restrictions, et se trouvant
seuls maîtres du marché intérieur, dicteraient la loi aux Européens,
feraient à volonté la hausse ou la baisse, et arriveraient ainsi à res-
susciter sous une autre forme les abus que l'on avait voulu suppri-
mer en abolissant, par le traité de 18/i2, la corporation des hanistes.
Sans être poussée aussi loin que l'ont prétendu les négocians an-
glais, la reconstitution d'une sorte de commerce privilégié dans les'
ports est la conséquence même du régime particulier auquel demeu-
rent soumises les transactions avec la Chine. Dès que la faculté
d'effectuer les échanges est limitée à quelques ports seulement, les
négocians indigènes établis dans ces ports jouissent, à l'égard du
commerce européen, sinon d'un monopole absolu, du moins de l'a-
vantage très réel que leur donnent la connaissance exacte des be-
soins intérieurs et leur position d'intermédiaires obligés, et il en sera
ainsi, dans une mesure plus ou moins îorte, tant que le Céleste-
Empire ne sera pas complètement ouvert aux transactions directes
avec les autres nations.
Tel est, en peu de mots, le résultat de l'enquête commerciale or-
donnée par lord Elgin. Les accusations portées contre la mauvaise
foi des Chinois tombent en grande partie devant le simple exposé
des faits. Rien n'indique que systématiquement, de parti-pris, le
cabinet de Pékin ait songé à annuler par des actes d'administration
intérieure relTet des concessions accordées en 18Zi2. Tout porte à
croire d'ailleurs qu'il se soucie fort peu soit du progrès, soit du ra-
TOME XXIV. 38
594 REVUE DES DEUX MONDES.
lentissement du commerce étranger, car, en présence des énormes
chiffres de production et de consommation que les statisticiens pour-
raient accumuler au sujet de la Chine, les quantités de marchan-
dises importées ou exportées sont tout à fait insignifiantes. Les
caisses de thé et les balles de soie expédiées en Europe et en Amé-
rique ne forment qu'une portion infiniment petite de Ta production
totale; l'introduction des tissus anglais n'influe en rien sur la con-
dition des manufactures indigènes, et il ne paraît pas que le gou-
vernement de l'empire chinois ait à se débattre contre les exigences
d'un parti prohibitioniste ou protectioniste. C'est une tradition po-
litique qui règle son attitude vis-à-vis des étrangers: l'intérêt com-
mercial n'a aucune importance à ses yeux; mais ce qui n'est rien
pour lui est tout ou presque tout pour les puissances étrangères
qui frappent aux portes de la Chine, et lord Elgin trouvait dans l'en-
quête l'indication des points sur lesquels il devait particulièrement
insister auprès du cabinet de Pékin dans l'intérêt des échanges.
Réduction des droits de douane et de transit, et surtout ouverture
de nouveaux ports, avec la faculté pour les étrangers de visiter les
grands marchés échelonnés sur le cours du fleuve Yang-tse-kiang,
voilà le programme qui lui était tracé. Si, conformément à l'invita-
tion qu'il avait reçue, il était retourné à Canton pour y traiter avec
le commissaire impérial nommé à la place de Yeh, il eût obtenu
probablement, et sans trop de difficulté, la révision des tarifs et
l'admission des Européens dans quelques ports; mais le droit de cir-
culer en Chine et de remonter le Yang-tse-kiang eût été obstiné-
ment refusé, car cette question, si simple en apparence, se compUque
de détails qui intéressent les principes mêmes du gouvernement et
la police de l'empire. La population étrangère qui va chercher for-
tune dans l'extrême Orient ne se compose pas uniquement de né-
gocians paisibles qui, occupés des soins de leur négoce, ne songent
qu'à acheter à bon marché et à vendre très cher, en obéissant d'ail-
leurs aux lois établies et aux prescriptions de leurs consuls; il y a
là aussi des aventuriers qui^n'ont ni patrie ni consuls, et qui, du
jour où ils auraient le champ libre, s'abattraient à l'intérieur du
pays sous prétexte de commerce, troubleraient les habitudes des
Chinois, feraient perdre la tête aux mandarins, et ne tarderaient
pas à provoquer de graves désordres. Lord Elgin comprenait donc
qu'il rencontrerait de nombreuses objections contre un changement
aussi considérable, qu'il devrait, en retour des concessions deman-
dées, offrir des garanties, et que, pour élargir le cercle des relations
entre étrangers et Chinois, il fallait en même temps, à titre de sécu-
rité mutuelle, étendre et régulariser les rapports diplomatiques.
C'était à Pékin désormais, dans la capitale de l'empire, et non plus
AFFAIRES DE CHINE. 595
à Canton, au milieu d'une population turbulente et plusieurs fois
bombardée, qu'il convenait de porter l'appréciation calme et souve-
raine des difficultés internationales. L'admission des ministres étran-
gers à la cour de Pékin semblait être la conséquence nécessaire de
la nouvelle politique. Aussi lord Elgin voulait-il l'obtenir à tout prix.
Examinons pourtant si les documens confidentiels trouvés dans les
archives du vice-roi de Canton n'étaient point de nature à modifier
ses premières impressions. Nous voici arrivés à la partie la plus cu-
rieuse et la plus instructive du hlue-hook. C'est un récit d'histoire
chinoise, écrit par les Chinois.
En 185 A, sir John Bowring, gouverneur de Hong-kong, et M. Mac-
Lane , ministre des États-Unis , se rendirent dans le golfe du Pet-
chili pour demander la révision des traités. L'insurrection chinoise
étant alors à son apogée, ils crurent que le cabinet de Pékin se mon-
trerait plus conciliant. Ils avaient du reste un motif très plausible
pour tenter une démarche directe. Des difficultés s'étaient élevées à
Shang-haï au sujet de la perception des droits de douane; les re-
présentations des consuls n'avaient pas été écoutées; le vice-roi de
Canton, Yeh, avait manifesté du mauvais vouloir. Sir John Bowring
et M. Mac-Lane jugèrent donc qu'à l'occasion de ce grief, peu im-
portant au fond, ils pourraient, avec quelque chance de succès, re-
prendre l'ensemble de la question chinoise, et proposer de concert
une série de conditions nouvelles, parmi lesquelles figuraient en
première ligne l'admission des ambassadeurs étrangers à la cour de
Pékin et l'ouverture des ports du Yang-tse-kiang. La plupart des dé-
pêches secrètes échangées par les mandarins à propos de ce voyage
des deux ministres au Petchili sont tombées entre les mains des
vainqueurs de Canton, et ont été traduites par l'interprète anglais,
M. Wade. Lord Elgin a donc pu connaître parfaitement le terrain
sur lequel il allait s'engager.
La première pièce de cette curieuse correspondance est un rap-
port adressé à l'empereur par Iliang, gouverneur-général des deux
Kiangs, qui rend compte, à la date du 24 juin, de ses efforts pour
détourner M. Mac-Lane de se rendre à Tien-tsin. Iliang a fait ob-
server au ministre américain qu'indépendamment de l'interdiction
inscrite dans les traités, Tien-tsin est devenu inabordable, attendu
que la population y a élevé d'immenses fortifications pour se dé-
fendre contre les rebelles, et qu'il y a là cent mille volontaires par-
faitement disciplinés qui ne manqueraient pas de repousser violem-
ment les étrangers (1). Il a ensuite discuté de point en point et
(l) Ce mensonge, qui, à ce qu'il paraît, fut trouvé fort adroit en 1854, a été répété
cinq ans plus tard lors de la malheureuse affaire de Takou. C'était, au dire des Chi-
nois, pour repousser les rebelles que les habitans de la côte avaient élevé les forts qui
firent feu sur l'escadre de l'amiral Hope.
596 REVUE DES DEUX MONDES.
réfuté victorieusement les allégations de son adversaire, et lui a
enjoint de retourner à Canton et d'y attendre la décision de Yeh,
seul compétent pour examiner les demandes des barbares. C'est un
moyen, ajoute Iliang, de gagner du temps et de tenir ces impor-
tuns à distance. Il conseille en même temps d'accorder la légère
faveur qui est sollicitée pour l'application du tarif des douanes à
Shang-haï; de cette manière, les étrangers n'auront plus de pré-
texte pour reproduire leurs ridicules prétentions. L'empereur, par
un décret spécial, approuve fort la conduite d' Iliang, et la compare
avec avantage à l'indigne attitude d'un autre mandarin qui pré-
cédemment avait montré quelque penchant à accepter le concours
des étrangers pour chasser les rebelles de Shang-haï. Pas de con-
cession! tel est le mot d'ordre. Mais voici que, le 20 août, Iliang
se voit obligé d'annoncer à son souverain que non -seulement le
ministre des États-Unis, mais encore le ministre anglais, se plai-
gnant des procédés impolis du vice-roi de Canton, ont manifesté
l'intention d'aller à Tien-tsin. « Ce n'est peut-être de la part de ces
étrangers qu'une ruse pour nous contraindre d'accueillir leurs de-
mandes. Je leur ai ordonné, avec une affectueuse insistance, de ne
point partir, et leurs navires sont encore à l'ancre. Cependant je ne
puis être sûr de ce qu'ils feront, le caractère des barbares est si
mobile et si inconséquent!... » En effet, las de ne rien obtenir, les
deux ministres se décidèrent à se rendre à Tien-tsin, et le 15 oc-
tobre 1854 ils arrivèrent à l'embouchure du Pei-ho.
Là, nous nous trouvons en présence de nouveaux personnages.
En mandarin civil et un général annoncent à l'empereur l'arrivée des
étrangers et font le récit de leurs entrevues avec les interprètes des
deux légations, MM. Parker et Medhurst. A les en croire, « ils ont
vigoureusement tenu tête aux demandes impertinentes qui leur ont
été soumises. Pénétrer dans le Yang-tse-kiang, ce serait violer les
conventions adoptées de part et d'autre; envoyer des ambassadeurs
à Pékin! à quoi bon? pour discuter de simples intérêts de com-
merce qui peuvent être examinés de plus près dans les ports où les
étrangers sont admis? » Et d'ailleurs « l'enceinte impériale de la
dynastie céleste est un lieu sacré que ne doit point profaner la pré-
sence des barbares! » Cependant, tout en se targuant d'une invin-
cible fermeté, tout en se vantant d'avoir renvoyé avec une verte se-
monce des dépêches conçues en termes irrespectueux et repoussé
avec indignation un cadeau de vingt-six bouteilles de vin barbare,
les deux mandarins paraissent ne pas être tout à fait à leur aise, et
ils glissent dans chaque rapport, le plus souvent en post-srripfwn,
quelques conseils de modération et de clémence. Ces étrangers, di-
sent-ils, sont évidemment des gens détestables, mais il serait peut-
être bien de ne pas les pousser à bout. Si l'empereur daignait en-
AFFAIRES DE CHINE. 597
voyer un haut dignitaire pour conférer avec les ministres , et si on
leur accordait deux ou trois faveurs d'une importance minime, on
les éloignerait sans doute, et l'on n'entendrait plus parler d'eux. —
D'après ce modeste avis, l'empereur charge le dignitaire Tsoung-lun
d'aller à Tien-tsin pour en finir, ce qui, au rapport des mandarins,
cause aux barbares une joie inexprimable. Précisément le vent du
nord souffle depuis plusieurs jours, il va bientôt geler, et ces étrangers
ont une telle horreur du froid qu'ils seront enchantés de retourner
vers le sud, surtout si on leur promet d'y examiner quelques-unes de
leurs propositions. Tsoung-lun arrive, prend la direction des pour-
parlers, tient une conférence avec MM. Mac-Lane et Bowring, et adresse
à sa cour des rapports absolument identiques, et pour le fond et pour
la forme, à ceux des mandarins. « Ce sont des impertinens! écrit-il;
quelques-unes de leurs propositions sont réellement injurieuses.
Cependant, si on ne leur faisait pas une seule concession, ils s'en
iraient mécontens et très aigris; ils n'oseraient certainement pas se
porter à des actes de violence, mais il faut penser que la révolte du
sud n'est pas encore apaisée, et qu'il vaut mieux ne pas compliquer
les affaires. Du reste, il est bon de se préparer à toute éventualité
et de s'armer secrètement. Les barbares craignent les forts et insul-
tent les faibles; c'est leur caractère. » Après avoir exprimé cet avis,
Tsoung-lun sollicite les instructions de l'empereur en lui envoyant
toutes les pièces du débat, y compris les notes remises par les mi-
nistres.
Quelques jours après, un décret impérial, approuvant pleinement
les propositions du mandarin, parvient à Tien-tsin. « Les demandes
des barbares, lisons-nous dans ce document, sont insultantes et im-
pertinentes à l'excès, on doit les repousser comme inconvenantes,
article par article. Tout a été réglé par les traités. Le Yang-tse-
kiang ne peut être ouvert. Ils veulent avoir la faculté de résider à
Pékin et d'entreposer des marchandises à Tien-tsin! C'est le comble
de la folie : la capitale est une ville sainte!... Ils disent qu'à Shang-
haï leur commerce a souffert par suite du voisinage des rebelles, et
ils demandent une remise des droits de douane. Étrangers et sujets
sont égaux devant notre justice, et nous éprouvons un sentiment
particulier de bienveillance pour les gens qui viennent de loin. Nous
serons disposé à faire la remise des droits, mais il faut que cette
affaire soit examinée dans les provinces par les autorités compé-
tentes, dont les rapports éclaireront notre décision. De même pour
le tarif du thé à Canton , de même pour les querelles particulières
qui se sont élevées dans quelques ports entre barbares et Chinois.
Que Tsoung-lun et ses collègues donnent aux ministres étrangers
ces diverses explications, comme si elles venaient de leur seule ini-
598 REVUE DES DEUX MONDES.
tiative; qu'ils leur commandent de retourner à Canton. Si les mi-
nistres réclament contre la désignation de cette ville, on peut les
autoriser à se mettre en rapport à Shang-haï avec le gouverneur-
général ïliang. En tout cas, qu'ils se gardent bien de reparaître' à
Tien-tsin. On les y a cette fois accueillis par considération pour les
fatigues qu'ils ont endurées sur mer; mais, s'ils y reviennent, on
n'aura point pour eux les mêmes égards... » Ce décret est reçu avec
les marques de la plus vive émotion par les mandarins, qui, dans
leur rapport du 10 novembre, remercient l'empereur de sa clé-
mence, l'informent qu'ils ont obéi à ses instructions, et que MM. Mac-
Lane et Bowring sont enfin partis. Tsoung-lun croit pouvoir affirmer
à son souverain qu'au fond ces barbares tenaient par-dessus tout
aux intérêts de leur commerce à Canton, à Shang-haï, dans le Yang-
tse-Kiang, et que leurs autres demandes, telles que la résidence à
Pékin, etc., n'étaient point sérieuses. Ils doivent donc être très sa-
tisfaits des promesses d'enquête qui leur ont été données. Cepen-
dant ces barbares sont si inconséquens, qu'il parait nécessaire de
prendre des précautions contre leurs projets insidieux, et d'exer-
cer sur leurs manœuvres une grande vigilance.
A cette visite des ministres de l'Angleterre et des États-Unis se
rattache un incident qui nous intéresse plus directement. Le secré-
taire de la légation française, M. Klecszkowski, avait accompagné à
Tien-tsin MM. Mac-Lane et Bowring. « Lors de notre entrevue, écrit
le ponctuel Tsoung-lun, nous avons vu tout à coup apparaître un
autre barbare qui nous a présenté sa carte de visite. C'était Klecsz-
kowski, envoyé français. Il comprenait le chinois, et le parlait cou-
ramment. On a fixé un jour pour lui donner audience... Ces barbares
sont si perfides que nous n'étions pas bien sûrs que celui-ci fût réel-
lement un Français; il n'était peut-être qu'un compère déguisé dans
quelque intention perverse... » Le mandarin ajoute que M. Klecsz-
kowski avait présenté une dépêche adressée aux ministres de Pékin,
mais qu'on la lui avait renvoyée en l'invitant à s'expliquer verbale-
ment sur l'objet de sa visite; qu'enfin il réclamait par écrit la mise
en liberté d'un Français arrêté dans la province du Chen-si; copie
de sa lettre était placée sous les yeux de l'empereur. — Il s'agissait
sans doute de la mise en liberté d'un de nos missionnaires. Nous
aurions voulu pouvoir à cette occasion connaître exactement ce que
l'empereur et les mandarins pensent de la religion chrétienne; mal-
heureusement cette partie de la correspondance chinoise ne four-
nit à cet égard aucune explication. Dans un autre document saisi à
Canton se trouvent quelques lignes sur les sectateurs de Jésus. Un
mandarin admis à l'audience de l'empereur rend compte des ques-
tions qui lui ont été faites par son auguste interlocuteur. Interrogé
AFFAIRES DE CHINE. 599
sur les chrétiens, il a répondu que (( cette secte ne recrute guère
d'adhérens que dans le bas peuple, et ne compte dans son sein
aucun lettré; ses livres parlent d'un Jésus qui a été cloué sur une
croix; ils exhortent à la vertu et aux bonnes œuvres. En temps or-
dinaire, les chrétiens ne sont pas dangereux ; mais, comme il y a
entre eux une grande unité de doctrine, il se pourrait, aux époques
de trouble, qu'un chef intelligent sorti de leurs rangs entraînât le
peuple et mît le trouble dans le pays. C'est ainsi que l'on a arrêté
dans la province du Ghen-si plusieurs individus qui professaient la
doctrine du Seigneur du ciel, et que l'on soupçonnait de connivence
avec les révoltés. » Ce lambeau de conversation suffit pour montrer
que les persécutions dirigées en Chine contre les religions étran-
gères sont inspirées, non par un sentiment de fanatisme, mais par
un intérêt de police.
Dès que MM. Mac-Lane et Bowring furent partis de Tien-tsin, le
conseil de l'empire s'empressa d'adresser aux gouverneurs du litto-
ral une circulaire confidentielle pour les tenir au courant de la situa-
tion, et pour les engager à examiner impartialement, sans faiblesse,
les mesures de détail sur lesquelles le mandarin Tsoung-lun avait
promis une décision. « Les barbares, disait cette circulaire, ne son-
gent qu'à une chose : gagner de l'argent. Tout ce qu'ils veulent en
courant ainsi de côté et d'autre, c'est d'augmenter leur commerce
et de voir diminuer les droits de douane. En leur faisant quelques
petites concessions, on leur fermera la bouche. » Du reste, les gou-
verneurs recevaient l'ordre de bien veiller, de tenir l'empereur in-
formé de toutes les manœuvres des étrangers, et d'avoir l'œil sur
M. Klecszkowski. Ainsi se termine la correspondance chinoise sur
la tentative de 185/i.
Mais les mandarins n'étaient pas au bout de leurs peines. En fé-
vrier 1856, le gouverneur de Shang-haï eut encore la triste mission
d'annoncer que les ministres d'Angleterre et des États-Unis devaient
se représenter prochainement pour solliciter la révision des traités.
La chancellerie de Pékin se remit sans délai à l'œuvre et adressa,
le 24 mars, au vice-roi de Canton Yeh des instructions dont il con-
vient de citer au moins un extrait, parce qu'elles indiquent claire-
ment le sens que le gouvernement chinois attachait aux traités con-
clus de 18/i2 à ISlili, et qu'elles expliquent l'attitude politique du
vice-roi envers les Européens jusqu'à la rupture définitive des rap-
ports à Canton.
« Les traités qui ont ouvert les cinq ports contiennent une clause qui pré-
voit le cas où ils pourraient être révisés ; mais par cette clause nous avons
seulement voulu dire que si l'expérience révélait des abus, des difficultés
d'exécution, nous ne verrions pas d'objection à admettre quelques légers
600 REVUE DES DEUX MONDES.
changemens. Nous n'avons jamais entendu que Ton dût modifier en quoi que
ce fût les conditions fondamentales. Les demandes que ces barbares ont ap-
portées il y a deux ans à Shang-haï et à Tien-tsin étaient tellement inadmis-
sibles que nous les avons repoussées avec dédain. Les ministres étrangers
eux-mêmes, convaincus de leur déraison, n'ont point cherché à prolonger
le débat. Les voici maintenant qui vont à Shang-haï sous le prétexte que les
façons d'agir du gouverneur de Canton ne leur paraissent plus tolérables;
mais les autorités de Shang-haï ne sont à aucun titre compétentes pour s'oc-
cuper de ces affaires : elles ne peuvent rien accorder, et leur refus aura pour
résultat de pousser les barbares vers Tien-tsin, ce qui serait une violation
plus grande encore du droit et des convenances. Il faut donc que Yeb
prenne connaissance de tous les détails de cet incident et qu'il retienne les
barbares. Si les changemens que ceux-ci désirent ne portent que sur des
points peu essentiels, il pourra les examiner avec eux, puis nous en référer
pour que ces changemens soient adoptés. Si on reproduit les extravagantes
demandes présentées déjà il y a deux ans, il devra parler net, tout repous-
ser et rompre les négociations. C'est à lui qu'il appartient de faire évanouir
ces projets de voyage vers le nord; il procédera adroitement, par un égal
mélange de bienveillance et de menace. Qu'il ne se montre pas complète-
ment inaccessible, de crainte que son refus de les recevoir ne fournisse aux
barbares un prétexte de plainte. D'un autre côté, les autorités de Shang-haï
répéteront aux consuls que toutes les affaires concernant les cinq ports
sont en dehors de leur juridiction, et regardent exclusivement le commis-
saire impérial résidant à Canton... Elles -s'efforceront, par quelques paroles
gracieuses, de persuader aux chefs barbares qu'ils doivent prendre la route
de Canton, et couperont court à toute autre difficulté. Cela est très impor-
tant. »
Les documens chinois qui viennent d'être analysés ou reproduits
auront paru sans doute assez burlesques, mais ils sont en même temps
fort instructifs. Ils montrent que les faits et gestes des Européens sont
régulièrement portés à la connaissance du gouvernement central,
que l'empereur en est informé et s'en occupe, car plus d'une fois
son auguste pinceau a daigné surcharger d'annotations à l'encre
rouge les dépêches des mandarins. Or on se figurait généralement
que l'empereur, enfermé dans la triple muraille de son palais, de-
meurait étranger à la politique des barbares, et que les traités con-
clus de 18/i2 à iSlili n'avaient môme jamais été placés sous ses
yeux (1) : erreur grossière qui a pu, dans certaines circonstances,
entraîner à de fausses démarches les diplomates européens. Il est
vrai que si le cabinet de Pékin est instruit des principaux événemens
qui se passent dans les ports, il ne peut guère les apprécier exacte-
ment d'après les comptes rendus que lui adressent les mandarins. Il
(1) Voir ce que nous avons dit à ce sujet dans VAn)iuaire des Deux Mondes de 1857-58,
page 804, en expliquant comment les textes originaux des traiti^s ont pu ôtre trouvés dans^
les archives de Canton, lors de la prise de la ville.
AFFAIRES DE CHINE. , 601
est perpétuellement trompé, mystifié, et pour lui comme pour nous
c'est un grand malheur. L'ignorance vraiment incroyable des Chi-
nois sur tout ce qui se rattache aux nations étrangères, le respect
des préjugés traditionnels, la crainte des disgrâces, empêchent les
autorités provinciales de dire la vérité et de transmettre au gouver-
nement les fâcheuses nouvelles : d'où il résulte qu'à Pékin on con-
tinue à regarder les Européens comme une race inférieure en civi-
lisation, turbulente, astucieuse, avide, qu'il faut tenir à distance.
Du reste, l'empereur n'ordonne pas de malmener systématiquement
ces barbares ni de leur manquer de foi, il a même pour eux des
sentimens d'indulgence et des expressions paternelles; quand il
prescrit de rejeter leurs demandes, il invoque lui-même les traités,
-en désirant qu'on les observe strictement , mais sans concession
nouvelle. Il recommande à ses mandarins d'employer, selon les cir-
constances, la douceur aussi bien que la menace. Il est convaincu
qu'il est ainsi le plus clément, le plus hospitalier des souverains,
et quand il se fâche, c'est qu'il ne comprend pas comment une pe^
tite poignée de marchands s'en vient à tout propos l'importuner de
réclamations impertinentes ou futiles. On aperçoit cependant que,
sans se l'avouer, il a un vague sentiment du danger qui peut un
jour ou l'autre troubler sa quiétude. Quand des navires européens
sont mouillés dans le golfe du Petchili, il tient à les éloigner au plus
vite et à se débarrasser d'un voisinage désagréable. Voilà l'impres-
sion que nous produisons à Pékin, et certes ce ne sont pas les rap-
ports des mandarins qui peuvent la modifier.
Sir John Bowring et M. Mac-Lane ont dû passer quelques bons
momens quand ils ont lu, dans les rapports confidentiels d'Iliang, de
Tsoung-lun et consorts, le récit de leur excursion à Tien-tsin en
185Zi. Il n'est pas besoin de dire qu'ils n'ont eu à subir ni les leçons
de convenances, ni les injonctions hautaines, ni les rebuffades de
ees fiers mandarins. Ils ont trouvé au contraire des Chinois fort po-
lis, les saluant très civilement à mains jointes, leur offrant du thé
et des gâteaux sucrés, protestant de leur amitié pour les Européens,
puis discutant chaque proposition avec calme et promettant pour
quelques points de donner satisfaction, enfin, quand il s'est agi du
Yang-tse-kiang et de Pékin, levant les yeux au ciel, déclarant que
c'était impossible, que jamais ils n'oseraient en parler à l'empereur,
qu'ils risqueraient leur tête, et suppliant qu'on s'en tînt là. Comme
les deux ministres n'avaient ni l'intention ni les moyens de pousser
plus loin les choses, ils sont partis. "Voilà probablement la scène
très simple qui s'est passée à Tien-tsin. On a vu la parodie qu'ont
su en tirer, pour les besoins de leur cause et pour le salut de leurs
boutons rouges, les diplomates chinois, et il ne faut pas trop s'en
602 BEVUE DES DEUX MONDES.
étonner; lorsqu'ils signaient ces rapports, où leurs éloquentes dé-
clamations contre l'impertinence des barbares se terminaient en
définitive par des propositions conciliantes, ils devaient se rappeler
l'histoire de Ky-ing.
Ky-ing a été de 1842 à iSlili le grand négociateur de la Chine;
c'est lui qui a conclu les traités avec l'Angleterre, avec les États-
Unis, avec la France. Les ministres étrangers ont vanté son habileté,
sa finesse, ses façons aimables et courtoises. Ky-ing était devenu
aux yeux de l'Europe un personnage considérable; son nom symbo-
lisait une politique nouvelle , bienveillante pour les étrangers, tolé-
rante, libérale; il représentait une sorte de jeune Chine. Dans son
pays même, Ky-ing occupait une situation prépondérante, ses amis
étaient tout-puissans à la cour, et l'empereur Tao-kwang lui savait
gré d'avoir rendu le calme à sa vieillesse en arrêtant l'invasion des
barbares. Au début du nouveau règne, on apprit que l'ancien com-
missaire impérial était tombé en disgrâce; puis l'Europe, n'entendant
plus parler de lui, l'oublia. En 1854, il méditait sans doute dans quel-
que emploi subalterne sur la grandeur et la décadence des manda-
rins, au moment même où les favoris Iliang et Tsoung-lun étaient à
leur tour chargés de tenir tête aux ministres étrangers. Quel était donc
son crime? Il avait pactisé avec les Européens. Nous le verrons tout à
l'heure reparaître en scène dans un rôle assez misérable et pour la der-
nière fois. Les Européens, dont il avait naguère si chaudement plaidé
la cause, se détourneront de lui presque avec dégoût, et son nom,
jusque-là respecté, sera livré au mépris et à l'injure. Un malheu-
reux rapport signé de lui a été trouvé dans une liasse des archives
de Canton, et sur cette seule pièce on l'a condamné. S'il ne s'agis-
sait que de la gloire de Ky-ing, l'incident n'aurait pour nous aucun
intérêt; mais précisément ce rapport et l'impression qu'il a produite
donnent la mesure des graves erreurs d'appréciation qui ont cours
sur les affaires de Chine, et indiquent fidèlement l'attitude qui est
imposée même aux plus puissans mandarins dans leurs relations avec
la cour.
Le rapport de Ky-ing, traduit dans les journaux d'après la ver-
sion anglaise de M. Wade, a circulé dans toute l'Europe. 11 exprime
l'opinion du commissaire impérial sur les procédés qu'il faut em-
ployer envers les étrangers quand on traite avec eux; il donne aussi
quelques explications au sujet des habitudes européennes et de di-
vers incidens qui se rattachent aux ambassades de la France et des
États-Unis. A la première lecture, on est surpris des doctrines
quelque peu cyniques du mandarin, et l'on s'indigne de voir un
homme tel que lui parler de nous en termes mépiisans, nous quali-
fier de barbares ignorans et grossiers, et répéter les banaUtés inju-
AFFAIRES DE CHINE. 603
rieuses qui nous sont d'ordinaire prodiguées dans les documens du
Céleste-Empire ; on ne lui pardonne pas ou de nous connaître si mal
ou de nous représenter comme des gens qu'il est tout à fait permis
de tromper et de bafouer, sans que la chose tire à conséquence.
En examinant de plus près ce curieux rapport et en cherchant à se
rendre compte des circonstances dans lesquelles il a pu être adressé
à l'empereur, on arrive à le comprendre tout autrement. C'était
en 1850. Le parti hostile aux étrangers se relevait à Pékin; Ky-ing
sentait baisser son crédit. On l'accusait sans doute d'avoir trahi la
cause de l'empire céleste en traitant avec l'étranger; on accumulait
contre lui mille griefs. Il avait dîné avec les barbares, il avait posé
le pied sur leurs navires, rendu visite à leurs femmes, reçu leurs
cadeaux! Il avait toléré que la correspondance officielle avec les
ambassadeurs fût écrite dans les termes d'une monstrueuse égalité!
Autant de crimes contre les lois et les usages de la Chine, autant de
sacrilèges!... C'est à cela que répond indirectement le rapport de
Ky-ing. Que l'on relise attentivement chaque paragi'aphe, et l'on
trouvera qu'il s'accorde avec cette hypothèse. Les barbares aiment
les grands dîners; Ky-ing a dû, dans l'intérêt de sa mission, se
conformer à leurs coutumes. S'il est allé à bord des navires, c'était
par pur hasard. Les barbares font grand cas de leurs femmes, et ils
pensent honorer leurs hôtes en les leur présentant. Lorsque Ky-ing
s'est trouvé en face de M""* Parker et de M™*' de Lagrené, il a été
vraiment confondu! Il a eu bien soin de déclarer qu'il ne pouvait
recevoir de présens; on s'est borné à lui offrir quelques bagatelles
qu'il n'a réellement pas pu refuser. Sur la demande des ambassa-
deurs, il leur a donné son insignifiant portrait! Quant au cérémo-
nial, ces barbares aiment à s'affubler de titres pompeux auxquels
ils|n'ont aucun droit; si l'on voulait rabattre leurs puériles préten-
tions et les soumettre au régime des peuples tributaires, ce seraient
des altercations sans fin. Ils n'entendent rien aux convenances, et
ils sont aussi entêtés qu'ignoransî On n'a donc pas insisté sur ces
petites questions d'étiquette : c'était le moyen d'obtenir gain de
cause dans les débats sérieux, etc. — Voilà ce rapport, qui a toutes
les apparences d'une apologie, d'un plaidoyer de Ky-ing. Compro-
mis par ses relations avec nous, le mandarin s'empresse de nous
renier, et, pour faire taire ses accusateurs, il enfle la voix contre
les barbares. Il ne peut se défendre qu'en nous injuriant, et bien
qu'il nous drape à la façon chinoise, nous ne saurions équitablement
lui garder rancune. Il faut le plaindre d'en être réduit à ces expé-
diens pour se justifier; il faut surtout plaindre l'empereur qui est
condamné à recevoir chaque jour de ses mandarins, qu'ils s'appel-
lent Ky-ing, Yeh, Tsoung-lun ou Iliang, de pareils rapports. Quel
gouvernement !
604 BEVUE DES DEUX MONDES.
Il ne devait pas être indifterent à lord Elgin de connaître les
pièces de ce dossier au moment même où il se rapprochait de Pékin.
Il savait ainsi à quelles gens il aurait affaire, comment les Chinois
apprécient les Européens et pratiquent la diplomatie; d'après le récit
des négociations de Tien-tsin en 185/i, il pouvait pressentir l'effet
que produiraient la plupart de ses propositions. Les archives de
Canton lui avaient livré plusieurs scènes de l'incroyable comédie
qui se joue très sérieusement à propos de l'Europe entre les man-
darins et la cour. Il voyait clair dans cet imbroglio, où l'empereur
de Chine apparaît comme une dupe auguste servie par la plus res-
pectueuse et la plus complète mystification qui ait jamais été orga-
nisée autour d'un trône. Enfin il lui était facile de discerner, à tra-
vers ces bouffonneries, certaines idées, certains préjugés aussi solides
que des principes, sur lesquels il devait s'attendre à rencontrer des
obstacles presque invincibles et une résistance désespérée. Nous
pouvons maintenant, après avoir fait comme lui cette curieuse étude»
le rejoindre dans le golfe du Petchili.
III.
Les plénipotentiaires d'Angleterre, de France, de Russie et des
États-Unis arrivèrent le 20 avril 1858 à l'embouchure du fleuve
Pei-ho. Dès le 24, lord Elgin fit transmettre au premier ministre, à
Pékin, une dépêche dans laquelle, rappelant la communication qu'il
lui avait déjà adressée de Shang-haï à la date du» 11 février, il ré-
clamait l'envoi dans le délai de six jours d'un haut fonctionnaire dû-
ment accrédité par l'empereur pour conclure un traité. Le 28 avril,
on apporta une réponse de Taou, gouverneur- général du Petchili,
annonçant qu'il venait d'être désigné conjointement avec deux au-
tres mandarins pour suivre les négociations ; mais dans cette pièce
le nom de la reine d'Angleterre- n'était point écrit sur la même ligne
que celui de l'empereur de Chine. Lord Elgin la renvoya donc, et
le 30 il recevait une seconde édition de la lettre, édition très cor-
recte cette fois et augmentée d'un post-scriplum qui rejetait sur le
copiste l'inconvenance qui avait été relevée.
L'ambassadeur anglais voulut alors savoir si Taou et ses collè-
gues avaient bien les pouvoirs diplomatiques nécessaires pour si-
gner un traité, et il demanda une explication immédiate. Ce préli-
minaire donna lieu à une correspondance qui se prolongea jusqu'au
10 mai sans que l'on pût se mettre d'accord. Une rupture complète
était déjà imminente, lorsque le 17 le comte Poutiatine annonça
que, d'après une lettre qu'il venait de recevoir de Taou, l'empereur
refusait formellement d'admettre à Pékin des ambassadeurs étran-
gers. Cet avis officieux leva toute incertitude. Le 20, lord Elgin si-
AFFAIRES DE Cni>E. 605
gnifia aux mandarins son intention de se rapprocher de la capitale,
et les somma de livrer aux alliés les forts de Takou, qui commandent
l'entrée du Pei-ho. Ces positions furent occupées le même jour
après un combat de deux heures, et le 29 mai lord Elgin, le baron
Gros, ainsi que M. Reed et le comte Poutiatine, avaient remonté le
fleuve jusqu'à Tien-tsin. Il n'est pas inutile de faire remarquer que
la sommation de livrer les forts avait été communiquée aux minis-
tres de Russie et des États-Unis, qui avaient donné leur approba-
tion pleine et entière à l'attaque projetée, et qui profitèrent immé-
diatement de la brèche ouverte par les canons des alliés.
Le 23, après la prise des forts, Taou s'était empressé d'écrire à
lord Elgin une lettre assez amicale. Il attribuait les hostilités à un
malentendu, en ajoutant qu'il partait pour Pékin en toute hâte,
afin de prendre les ordres de l'empereur, et que les navires anglais
ne devaient pas aller plus avant. Quand les ambassadeurs furent à
Tien-tsin, nouvelle dépêche de Taou, communiquant un décret im-
périal du 29 mai, par lequel Kouei-liang, principal secrétaire d'état,
et Houa-shana, président des affaires civiles, étaient invités à se
rendre à Tien-tsin pour s'entendre avec les étrangers. Ces deux di-
gnitaires arrivèrent le 2 juin, et suivant l'usage ils envoyèrent aux
ambassadeurs leurs cartes de visite, qui indiquaient tous leurs titres,
et entre autres ceux de « plénipotentiaires investis de toute l'auto-
rité nécessaire pour agir suivant les circonstances. » Une première
entrevue eut lieu le 4 pour l'échange des pouvoirs : lord Elgin éleva
encore quelques objections sur les termes du décret qui accréditait
les mandarins; il trouva la rédaction ambiguë, dit qu'il avait à ré-
fléchir avant de commencer la négociation , et rompit brusquement
la conférence, au grand désespoir des Chinois, qui firent tout au
monde pour le retenir. Une discussion par écrit s'engagea bientôt
après sur un autre détail : les mandarins n'étaient point munis du
sceau impérial, et lord Elgiji exigeait que, suivant les usages diplo-
matiques, ils fussent munis de cet instrument. Ces escarmouches
durèrent plusieurs jours, le ministre anglais prenant, dès le début,
un ton d'autorité contre lequel ses adversaires épuisaient vainement
leurs bonnes et mauvaises raisons. Lord Elgin se défiait -il réelle-
ment de la sincérité des Chinois, et jugeait-il indispensable d'assu-
rer dans les moindres détails la régularité des opérations? Ou bien
était-ce par tactique qu'il montrait tout d'abord une extrême rai-
deur, afin de convaincre les mandarins qu'il ne se contenterait pas
de vaines paroles, à l'exemple de ses trop faciles devanciers? Cha-
.cun de ces deux motifs eut probablement sa part d'influence sur
l'attitude de l'ambassadeur. Kouei-liang et Houa-shana protestè-
rent de nouveau de l'étendue suffisante de leurs pouvoirs; ils répé-
606 . REVUE DES DEUX MOîy)ES.
tèrent que, d'après la coutume de leur pays, la mission temporaire
dont ils étaient chargés ne comportait point la possession du sceau
impérial. Lord Elgin admit enfin les pouvoirs ainsi expliqués; mais
il insista pour le sceau, et le sceau fut envoyé de Pékin. Il faut dire,
pour la justification des mandarins, qu'ils ne possèdent dans leur
langue aucun terme qui rende exactement le sens attaché à la qua-
lité de plénipotentiaire, et les interprètes reconnaissent que l'on dut
imaginer une combinaison de mots, c'est-à-dire forger une expres-
sion, pour donner satisfaction aux exigences de la diplomatie an-
glaise. La délégation de pleins pouvoirs entre les mains d'un sujet
ne s'accorde pas avec le caractère divin de la souveraineté dans le
Céleste-Empire. — En outre, disaient les mandarins, à quoi bon
ces pleins pouvoirs, alors qu'il nous est facile, en quelques heures,
de solliciter et de recevoir les instructions précises de l'empereur?
Pour vous, Européens, la situation est bien différente : vous êtes ici
à dix mille lieues de vos souverains. — Les Chinois avaient donc
besoin de faire violence à leurs principes de gouvernement, à leur
langue, et presque au bon sens, pour se plier aux règles de notre
diplomatie.
Sur ces entrefaites arriva à Tien-tsin le vieux Ky-ing. Il demanda
une entrevue à lord Elgin par une lettre dans laquelle, sans autre
titre que celui de vice-président honoraire d'un tribunal, il se disait
chargé par l'empereur de s'occuper des affaires concernant les étran-
gers. Kouei-liang et son collègue avaient paru si tristement embour-
bés dès leurs premiers pas, que la cour de Pékin avait, en déses-
poir de cause, songé au malheureux Ky-ing, qui autrefois s'en était
si bien tiré avec les barbares, et elle l'envoyait, fraîchement décoré
d'un titre quelconque, au secours des commissaires impériaux. Lord
Elgin pria ses deux interprètes, MM. Wade et Lay, de rendre visite
au nouveau-venu, et de lui faire entendre poliment qu'on ne pou-
vait s'entretenir de négociations qu'avec les fonctionnaires expres-
sément accrédités. Cette visite, racontée par les interprètes, fut co-
mique et touchante. Ky-ing était logé dans une pauvre maison du
faubourg de Tien-tsin. Il se précipita au-devant de ses visiteurs, les
accabla de politesses, et voulut à toute force reconnaître M. Lay,
qu'il voyait pour la première fois. — Nous sommes d'anciens amis,
s' écriait-il; nous nous sommes rencontrés à Nankin en J8A2. —
M. Lay lui répondit que c'était son père, et non pas lui, qui se trou-
vait à Nankin. — C'est incroyable comme vous lui ressemblez! —
Et, prenant à témoin un de ses domestiques : Voyez, n'est-ce pas
tout le portrait de son père? Eh bien ! je suis l'ami des deux généra-
tions ! — Et après cette première effusion il entraîna les intei-prètes
dans l'intérieur de l'appartement. Quand ils furent seuls, il se mit
AFFAIRES DE CHINE. 607
à fondre en larmes , puis il raconta en détail ses infortunes, les ac-
cusations de trahison et de concussion portées contre lui , sa dis-
grâce, son emprisonnement, tout cela à cause de sa bienveillance
pour les étrangers. — Et maintenant, ajouta-t-il, on m'envoie ici
parce qu'on suppose que je pourrai arranger les affaires. Si je ne
réussis pas, il y va de ma tête. L'empereur me l'a dit. 11 faut abso-
lument que je voie lord Elgin. — Il rappela ensuite les bons rap-
ports qu'il avait toujours eus avec les Anglais. — Vous êtes une
grande nation, une excellente nation, je n'ai pas craint de le décla-
rer à l'empereur. On vous a indignement traités. Le bon droit est
pour vous. Récemment, pour cette affaire du sceau, vous^vezeu
raison d'insister, mille fois raison! — Enfin, quand on en vint à tou-
chei: quelques mots des négociations pendantes, et que les inter-
prètes lui demandèrent son avis, il ne trouva qu'une solution : —
Allez-vous-en de Tien-tsin, vous et vos navires. Dès que vous aurez
franchi la barre du fleuve, tout s'arrangera à merveille, je vous en
réponds. — Quel triste rôle jouait là ce vieillard de soixante-douze
ans, faisant la cour aux deux Anglais, les comblant de politesses et
de flatteries, les suppliant presque à genoux de l'écouter, de le
croire, de lui sauver la vie! Pour M. Wade, qui avait traduit le fa-
meux rapport sur l'art d'amadouer les barbares, la scène était pro-
bablement plus comique qu'émouvante : c'était la morale politique
chinoise en action, représentée par un acteur émérite; mais pour
Ky-ing (le déno Ciment l'a prouvé) il s'agissait bien d'un drame qui
devait, à quelques jours de là, se terminer par une condamnation à
mort et par un suicide. 11 en était au quatrième acte, où le person-
navge, avant de tomber, se relève pour livrer au destin un dernier
et brillant combat. Le 11 juin, Ky-ing, que son titre de vice-prési-
dent honoraire n'aVait pu introduire auprès de lord Elgin, reçut les
pouvoirs de commissaire impérial, et se trouva dès lors régulière-
ment accrédité. Le 25 juin, il s'étranglait.
Cependant, même avant l'adjonction de Ky-ing, qui n'exerça
qu'une influence très secondaire sur les négociations et dont nous
• ne parlerons plus, il y avait eu entre les commissaires impériaux et
les ministres étrangers un commencement de discussion sur les ar-
ticles des projets de traités. Le 6 juin, M. Lay, l'interprète de lord
Elgin, avait eu une première conférence, d'abord avec Kouei-liang
et Houa-shana, puis avec leurs secrétaires, pour préciser le sens des
conditions posées dans la dépêche du 11 février, sur laquelle le ca-
binet de Pékin et ses plénipotentiaires avaient eu tout le temps de
méditer. Ces conditions, parfaitement claires, furent successive-
ment commentées par M. Lay, qui, arrivé à la clause de l'admission
d'un ministre anglais dans la capitale, signala ce point comme étant
608 BEVUE DES DEUX MONDES.
le plus essentiel et le plus utile pour les deux nations. Il énuméra
à ce sujet les griefs de l'Angleterre, s'étendit sur les événemens de
Canton et sur l'insolence du vice-roi Yeh, raconta la prise de la ville
par les forces alliées, qui, en ce moment encore, y tenaient gar-
nison. Les Chinois parurent tout ébahis d'entendre ce que M. Lay
leur disait de la situation de Canton; ils déclarèrent (et certaine-
ment ils ne mentaient pas) que le gouverneur Pi-kwei n'avait pas
ainsi exposé l'état des choses. Ils promirent que le gouvernement
enverrait de nouvelles instructions pour régler les rapports entre
les autorités chinoises et les consuls, de façon à empêcher à l'ave-
nir toute complication; mais^ quant à la résidence d'un ministre à
Pékin, ils se prononcèrent très formellement pour la négative. Ja-
mais l'empereur n'y consentirait; il aimerait mieux la guerre. ]\fcLay
ne se montra nullement effrayé de cette éventualité, et il pour-
suivit son thème, en invoquant les nombreux argumens que l'on
connaît, a Si la Chine était bien inspirée, ajoula-t-il, elle se ferait
de la Grande-Bretagne une amie, et dans ce cas elle n'aurait rien
à craindre d'autres puissances. La Grande-Bretagne est la plus in-
fluente des nations intéressées dans les affaires du Céleste-Empire. »
\oilà de l'anglais tout pur. M. Lay était certes fort mal inspiré en
parlant au nom de l'Angleterre un pareil langage, alors que la
France était là : c'était pour le moins une inconvenance; mais il ne
s'attendait sans doute pas à l'indiscrétion maladroite d'un futur
blue-book. Les Chinois semblèrent assez touchés de ce raisonne-
ment, dont ils n'avaient point à apprécier la délicatesse, et l'un
d'eux, nommé Pieou, qui prenait le plus souvent la parole, s'absenta
un moment pour aller en conférer avec Kouei-liang. A son retour,
il insista sur l'excellente idée de M. Lay, et demanda si dans le cas
où l'on admettrait à Pékin un ministre anglais, il faudrait aussi rece-
voir des ministres de France, de Russie et des États-Unis. L'inter-
prète ne put s'empêcher de lui répondre que les ministres des autres
nations devraient être également admis à la cour, et il voulut bien
démontrer que cette combinaison serait la meilleure. « Cependant,
reprit le diplomate Pieou, pensez-y, la chose en vaut la peine; nous
tiendrons ainsi les autres puissances en échec. Encore une idée! Il
serait bien que, sauf dans les grandes cérémonies, le ministre an-
glais et sa suite qui habiteraient Pékin s'habillassent en chinois. De
cette façon, le peuple n'y verrait plus rien d'alarmant. » M. Lay
avoue, dans son rapport à lord El gin, qu'il eut toutes les peines du
monde à ne pas éclater de rire en écoutant Pieou développer sa
mer\^eilleuse invention; mais la séance durait depuis près de cinq
heures, et il put ajourner la discussion de ce moyen.
Le lendemain 7 juin, M. Lay eut une entrevue avec Kouei-liang.
-^
AFFAIRES DE CHINE. 609
C'était toujours cette maudite question de Pékin qui revenait sur le
tapis. Le commissaire impérial la traita plus sérieusement que ne
l'avait fait son secrétaire. Il pria, supplia l'interprète d'employer
son influence pour le retrait d'une clause fatale pour la Chine.
uYous-même, lui dit-il, vous qui connaissez notre pays, je vous
prends pour juge : n'est-ce point là une condition énorme, qui
nous causerait d'immenses embarras? » Et M. Lay ne put s'empê-
cher d'en convenir jusqu'à un certain point. Kouei-liang, croyant
voir faiblir son adversaire, invoqua ses soixante-quatorze ans, se
déclara perdu, dégradé, s'il consentait à une pareille proposition,
sollicita instamment une transaction quelconque, ou tout au moins
un ajournement. Quant aux autres articles, il dit les avoir examinés,
et s'engagea à remettre le lendemain un mémorandum contenant
ses observations.
Le mémorandum fut exactement communiqué le 9 à M. Lay, qui
fut assez surpris d'y voir des solutions plus ou moins négatives en
regard de presque toutes les clauses indiquées dans la dépêche du
11 février. Il semblait pourtant que, sauf l'admission à Pékin, l'ou-
verture du Yang-tse-kiang et l'indemnité de guerre, ces clauses
avaient été presque acceptées dans les précédentes entrevues. Tout
était donc à recommencer. Sous la pression des argumens anglais,
Kouei-liang admit les cinq points suivans : l'emploi de la langue an-
glaise dans la correspondance officielle, la tolérance à accorder au
christianisme , le concours des Anglais pour la répression de la pi-
raterie, la révision des tarifs et règlemens de douane, l'ouverture du
Yang-tse-kiang et la faculté de circulation dans les provinces avec
passeport, et il s'engagea à écrire à lord Elgin une dépêche dans
laquelle ces points seraient formellement concédés. Cette dépêche,
qui devait être transmise le jour même , n'était pas encore prête le
10 au soir. M. Lay, qui avait passé plus de sept heures à l'attendre,
finit par s'impatienter; il déclara aux commissaires impériaux qu'il
ne se laisserait pas plus longtemps berner par eux, qu'il prenait ces
retards pour un refus, qu'il allait sur l'heure en rendre compte à
son ambassadeur, que les Anglais marcheraient sur Pékin, etc., et
il partit furieux. Il n'en fallut pas davantage pour que, dès le 11,
lord Elgin reçût la dépêche des commissaires, qui accordaient et
les cinq points et le reste, même la présence d'un ministre dans la
capitale, même l'envoi d'un ambassadeur chinois en Angleterre, le
tout suivi d'un ])etït post-scriptum annonçant une grande hâte d'en
finir et exprimant l'espérance que, sitôt le traité conclu, les navires
de guerre s'éloigneraient de Tien-tsin. Lord Elgin répondit qu'il
était tout prêt à signer, et l'on fixa un jour, le 14 juin, pour la ré-
daction définitive des articles du traité.
TOME XXIV. 39
610 REVUE DES DEUX MONDES.
Pendant que se passai^t ces divers incidens entre l'ambassade
anglaise et les commissaires impériaux, ceux-ci avaient à suivre les
mêmes négociations avec l'ambassade française et à négocier égale-
ment avec les ministres de Russie et des États-Unis. La Chine était
donc seule contre quatre ! Se figure-t-on ces malheureux Chinois
faisant tête à la fois à un Anglais, à un Français, à un Russe, à un
Américain, tout meurtris des assauts que leur livraient les uns et
les autres, étouffés dans les étreintes de ces prétendus amis, dont
les mains étaient encore noires de poudre , et s' épuisant en' luttes
impuissantes pour couvrir la route de Pékin ! Ce n'est pas tout. Der-
rière eux était un empereur qu'il fallait, sous peine de disgrâce,
rassurer par de faux rapports, et un tribunal prêt à les condamner
comme traîtres ou malhabiles, s'ils succombaient. Les ministres de
Russie et des États-Unis furent les premiers à dégager la situation.
Ils obtinrent leurs traités, pendant que lord Elgin et le baron Gros
discutaient encore; mais leur rôle pacifique et leurs instructions
leur avaient permis d'être moins raides, et ils n'insistaient pas sur
la clause de l'admission des ministres à Pékin. Le 15, le comte Pou-
tiatine annonçait à lord Elgin la signature de son traité par une dé-
pêche très courtoise, où l'on remarque le passage suivant :
« C'est à votre excellence de décider maintenant du sort futur du gou-
vernement actuel, et il dépendra d'elle de mettre le frein indispensable au
flot qui pourrait autrement inonder la Chine nouvellement ouverte et causer
bien des désordres. Des concessions trop grandes qu'on exigerait d'un gou-
vernement si fortement ébranlé ne feraient que précipiter sa chute, laquelle
n'amènerait que de nouvelles et bien plus graves difficultés. C'est le repos
qui est nécessaire à la Chine et qui sera également profitable pour le com-
merce comme pour les intérêts généraux des autres états, qui certes ne
désirent rien tant que de voir le gouvernement chinois arriver à la convic-
tion que les conceseions qu'il fait maintenant sont avant tout utiles pour
lui-même. »
Le comte Poutiatine avait été informé par les Chinois des rudes
épreuves que leur imposait le négociateur de l'Angleterre, et quand
il parlait vaguement des concessions trop grandes qu'il serait im-
prudent et peu généreux d'exiger d'un gouvernement faible, il avait
en vue cette clause de Pékin, dont lord Elgin persistait à faire la
condition sine quâ non du futur traité. Sans doute il avait été prié
par les commissaires impériaux, qui se raccrochaient à toutes les
branches, d'intervenir officieusement dans ce périlleux débat; peut-
être aussi, jugeant de près l'état des choses, pensait-il réellement
qu'en effet l'ambassadeur anglais allait trop loin, et que les rela-
tions européennes avec le Céleste-Empire seraient compromises plu--
tôt que servies par des stipulations trop dures. A ce point de vue,
AFFAIRES DE CHINE. 611
ce' n'était pas seulement dans l'intérêt de la Chine, c'était encore
au profit de la Russie qu'il faisait appel à l'esprit de modération du
plénipotentiaire britannique. Lord Elgin déclara, dans sa réponse,
qu'il partageait complètement les opinions du comte Poutiatine,
qu'il ne voulait que le bien des Chinois, et qu'en réclamant la fa-
culté d'établir dans la capitale une représentation diplomatique, la
France et l'Angleterre comptaient épargner à la Chine de nouveaux
malheurs. Il était donc résolu à aller jusqu'au bout.
Quelques jours s'écoulèrent sans incident. Les commissaires im-
périaux attendaient de Pékin des instructions. Le 21 juin, ils écri-
virent à lord Elgin qu'ils venaient de recevoir un décret impérial à
l'effet de remettre en délibération plusieurs points qui soulevaient
de graves objections. Après de gi:andes protestations d'amitié et de
sincérité, ils insistaient particulièrement pour la révision de deux
articles : l'admission des ministres dans la capitale et l'ouverture
du Yang-tse-kiang aux navires étrangers. Le rédacteur des instruc-
tions avait probablement retrouvé dans son dossier le rapport où les
mandarins avaient fait connaître que les barbares ont horreur du
froid, et il s'empara avec empressement de cet argument nouveau
pour le communiquer à Kouei-liang. On disait donc à lord Elgin
que le nord de la Chine est un pays glacial, très humide, fort mal-
sain, et que les étrangers ne pourraient jamais s'y acclimater. Il va-
lait donc mieux que le gouvernement anglais ajournât à une autre
occasion, si cela devenait nécessaire, l'envoi d'un ambassadeur à
Pékin, et que lord Elgin ne s'exposât point aux fatigues de ce voyage.
Quant à l'entrée des navires anglais dans le Yang-tse-kiang, ce se-
rait une clause très préjudiciable pour le commerce chinois. Les
Anglais faisant eux-mêmes leurs achats et leurs ventes, le trafic
intermédiaire se trouverait anéanti, et le peuple ne pourrait plus
vivre; de là un mécontentement universel dont les conséquences
seraient funestes. « Croyez-nous, écrivaient les commissaires, nous
ne cherchons pas à plaisir les délais ni les réponses évasives. Nous
voulons nous entendre avec vous, et nous craignons que dans l'ave-
nir les conditions auxquelles vous attachez tant d'importance ne
vous soient plus nuisibles qu'avantageuses. Et puis ne devons-nous
pas prendre en considération le sentiment populaire ? »
Ce n'était pas là ce qu'attendait lord Elgin. Il croyait que, dès le
11 juin, tout était convenu, et qu'il ne restait plus qu'à rédiger en
forme les articles du traité. Pour la seconde fois, il voyait se rompre
entre les mains des Chinois le fil des négociations; il recevait des
dépêches contraires aux promesses verbales, il apercevait des symp-
tômes plus ou moins marqués de rétractations et de faux-fuyans.
Impatient et mécontent, il voulut mettre un terme à ce perpétuel
612 REVUE DES DEUX MONDES.
va-et-vient de concessions et d'objections, et il riposta aux commis-
saires par une note très sèche, où il fixait d'autorité au 24 juin la
signature du traité.
Le traité ne fut signé que le 26, après deux longues conférences
dans lesquelles Kouei-liang et Houa-shana essayèrent encore de
disputer le terrain pied à pied à M. Bruce, secrétaire de fambas-
sade. Ils obtinrent par grâce quelques légers changemens de rédac-
tion, et signèrent enfin de leurs mains tremblantes l'acte fatal. Le
30, ils annonçaient que l'empereur avait pris connaissance du traité;
mais lord Elgin déclara ne vouloir partir qu'avec l'assurance for-
melle de l'acceptation impériale. Il lui fut donné satisfaction le
h juillet par l'envoi du décret qui approuvait les traités conclus
avec les quatre puissances , et le 6, après avoir fait aux commis-
saires sa visite d'adieu dans le temple de l'Esprit-des-Yents, l'am-
bassadeur anglais s'éloignait de Tien-tsin.
On se souvient que la première conférence de M. Lay avec Kouei-
liang avait eu lieu le 6 juin. Cinq jours après, la besogne était ter-
minée, car le traité, signé le 26, contenait toutes les clauses quf
avaient été imposées et subies dès le 11. On peut donc dire que lord
Elgin avait. mené les commissaires tambour battant, leur laissant à
peine le temps de réfléchir et de respirer, repoussant durement et sè-
chement leurs observations, présentées toujours de la manière la plus
convenable et la plus respectueuse, traitant ces mandarins de haut en
bas, et manifestant presque à chaque minute une défiance qui, entre
plénipotentiaires de pays européens, eût à bon droit été considérée
comme injurieuse. Et l'on s'étonne que les Chinois, formalistes à
l'excès, ne voient en nous que des gens déraisonnables, violens,
impolis, des barbares! S'il s'était agi simplement d'une réparation
pécuniaire ou morale, d'une indemnité ou d'une excuse à exiger
pour l'un de ces griefs qui, selon notre droit des gens, donnent à la
partie lésée le droit de réclamer une satisfaction immédiate, l'atti-
tude hautaine de l'ambassadeur anglais, les sommations à bref dé-
lai, la menace, l'action, tout eût été légitime; mais là il s'agissait
de bien autre chose, et lord Elgin en fait l'aveu. En transmettant à
Londres le texte du traité de Tien-tsin , il écrit que les concessions
obtenues ou plutôt imposées par la force et arrachées à la crainte
« ne sont rien moins, aux yeux du gouvernement chinois, qu'une
véritable révolution, et qu'elles impliquent l'abandon partiel des
principes les plus sacrés sur lesquels repose la politique tradition-
nelle de l'empire. » Était-ce donc trop de cinq jours, de vingt jours
même, pour accomplir une telle révolution?
Aussi tout n'est pas encore fini. Après les négociations de Tien-
tsin, nous avons celles de Shang-haï, et ce ne sont pas les moins
AFFAIRES DE CHINE. 613
importantes. Il avait été convenu que les plénipotentiaires anglais et
chinois se rencontreraient de nouveau à Shang-haï pour y régler les
questions de douane. Lord Elgin, revenant du Japon, où il était allé
conclure un traité, se trouvait à Shang-haï le 2 septembre 1858. Les
commissaires chinois n'étaient point encore arrivés; en outre, les
affaires allaient assez mal à Canton, où les alliés se plaignaient des
mesures prises par le nouveau gouverneur - général Houang. On
avait appris que les Chinois s'occupaient activement de relever les
forts de Takou. Il circulait déjà quelques bruits vagues sur les mau-
vaises dispositions du cabinet de Pékin pour l'exécution du traité.
Ce concours d'incidens et de rumeurs était, il faut le reconnaître,
assez inquiétant. Lord Elgin écrivit aux commissaires impériaux et
au gouverneur de la province plusieurs dépêches où son impatience
et son mécontentement s'exprimaient en termes durs et menaçans.
Il exigea et obtint la destitution de Houang ainsi que la publication
d'une proclamation générale annonçant la signature du traité de
paix; il écrivit une note pour protester contre l'emploi du mot har-
hares appliqué aux étrangers dans un décret récemment rendu à
Pékin (et en même temps, *dans une dépêche à lord Malmesbury,
alors ministre des affaires étrangères, il doutait beaucoup que la
langue chinoise eût un autre mot pour désigner au peuple les étran-
gers). Bref, il ne négligeait aucune occasion de morigéner les com-
missaires; il s'acharnait après eux; il s'emparait du moindre fait
pour leur écrire une leçon sur le respect dû aux traités. S'il se fût
permis un pareil langage envers le ministre du plus petit prince
d'Allemagne, on lui eût renvoyé ses dépêches. Les représentans de
l'empereur de Chine, arrivés le h octobre à Shang-haï, burent le
calice jusqu'à la lie. Ils se rendirent à tout ce qui leur était de-
mandé, s'excusèrent du mieux qu'ils purent, et se montrèrent très
concilians pour le règlement des affaires commerciales. Puis, le
22 octobre , ils adressèrent à lord Elgin la dépêche suivante :
« L'objet d'un traité est de maintenir la paix entre deux nations par un
mutuel échange de bons procédés, de telle sorte que l'une des parties ne
soit pas avantagée au détriment de l'autre : à cette condition, la bonne har-
monie est durable.
« Lorsque nous avons conclu à Tien-tsin un traité avec votre excellence,
des navires de guerre anglais étaient mouillés dans le port; nous étions sous
la pression de la force et en proie aux plus vives alarmes. Il fallait signer
le traité sur l'heure, sans le moindre délai. Il n'y avait pas à délibérer; nous
n'avions qu'à accepter les conditions qui nous étaient imposées. Dans le
nombre, il s'en trouvait quelques-unes qui causaient à la Chine un tort réel,
et que le gouvernement de votre excellence aurait pu abandonner sans in-
convénient; mais, pressés comme nous l'étions alors, nous n'avons point eu
l'occasion favorable pour nous en expliquer franchement.
614 REVUE DES DEUX MONDES.
« A notre retour dans la capitale, l'empereur nous a ordonné de venir à
Shang-liaï pour nous entendre avec vous et discuter mûrement une question
qui intéresse les deux pays.
« Votre excellence est convaincue de notre désir sincère d'assurer le main-
tien des relations amicales. Nos sentimens de droiture nous commandent de
vous exposer en toute vérité ce qui nous froisse le plus. — L'article 3 du
traité porte que « l'ambassadeur ou autre dignitaire représentant sa majesté
la reine d'Angleterre peut résider d'une manière permanente dans la capitale
ou s'y rendre pour une visite temporaire, au choix du gouvernement anglais.»
L'emploi de l'expression ou, qui implique évidemment l'absence de décision,
atteste la prudence et la haute sagesse de votre excellence, qui n'aurait
jamais songé à prendre à l'égard de qui que ce fût une décision arbitraire
et précipitée. — Ce point établi, nous devons vous dire que la population de
la capitale se compose surtout d'hommes de la bannière, qui, n'étant jamais
sortis des murs, n'ont aucune idée des sentimens ni des habitudes des autres
régions. De même, les affaires que les fonctionnaires de tous grades ont à
traiter dans la capitale sont exclusivement métropolitaines. Ces fonction-
naires ne savent rien des questions provinciales. Or les mœurs et les dis-
positions du peuple de Pékin diffèrent essentiellement de celles du sud et
de l'est. Si donc des étrangers y résident, il arrivera certainement que leur
présence et leurs mouvemens exciteront une vive surprise et créeront des
malentendus; le moindre incident donnera lieu à des querelles, et ce serait
pour nous un grand dommage de voir, pour des motifs très futiles, s'élever
entre nous de sérieuses discussions. Il faut songer que la Chine est en ce
moment dans un grave état de crise, et si, comme il y aurait tout lieu de le
craindre, la population était excitée et trompée au sujet de cette clause,
nous nous trouverions en face de nouveaux élémens de troubles. L'on ne
saurait évidemment réduire la Chine à de telles extrémités! — Puisque dé-
sormais une paix perpétuelle a été convenue entre la Chine et la nation que
représente votre excellence, nous devons nous efforcer en commun de mé-
nager les intérêts de l'un et de l'autre pays...
« Chacun des articles du traité vous confère des avantages considérables,
et l'empressement avec lequel sa majesté l'empereur a donné son assenti-
ment atteste un extrême désir de bienveillance. Parmi ces articles, il en est
un, concernant la résidence à Pékin , qui est très pénible pour la Chine , et
comme il s'agit d'un privilège qui n'a été accordé ni aux Français, ni aux
Américains, et qui n'est concédé qu'à votre pays, nous venons prier votre
excellence d'examiner avec nous un mode de transaction qui permette de
ne point exécuter cette clause. Si vous accueillez notre ouverture, l'empe-
reur déléguera l'un des principaux secrétaires d'état ou un ministre pour
résider dans les provinces, au lieu qu'il plaira au représentant de votre gou-
vernement de choisir pour résidence habituelle.. Lorsque Nankin sera repris
sur les rebelles, votre ambassadeur pourra, s'il le désire, faire choix de cette
ville. Les différentes dispositions du traité doivent être fidèlement et à
toujours observées; en cas de violation de l'une d'elles, votre ambassadeur
irait s'établir à titre permanent dans la capitale... »
Ainsi, comme on l'avait prévu, les commissaires impériaux ve-
AFFAIRES DE CHINE. 615
naient tenter à la dernière heure un suprême effort. Pour avoir un
prétexte, ils avaient découvert dans le traité un mot, une pauvre
conjonction dont le sens leur paraissait douteux, et sur cette base
fragile, ils cherchaient à relever le débat. Lord Elgin leur répondit
le 25 octobre en déclarant de la manière la plus absolue qu'il ne
lui était plus permis de modifier les conditions du traité signé à
Tien-tsin ; il répéta que le gouvernement anglais demeurait maître
d'avoir ou de n'avoir pas une ambassade permanente dans la capi-
tale; il s'attacha à démontrer que cette clause était fort avantageuse
pour la Chine, et il ne trouva, pour repousser l'offre de transaction,
que cette phrase peu courtoise, par laquelle se terminait sa note di-
plomatique : « Le soussigné estime qu'il ne serait pas au pouvoir de
leurs excellences de lui proposer, pour garantie de la bonne foi du
gouvernement impérial et du maintien de la paix, aucune condition
qiii fût équivalente à la résidence permanente d'un ministre anglais
à Pékin. »
Les commissaires chinois revinrent encore à la charge par une se-
conde dépêche le 28 octobre. Acceptant comme définitive l'interpré-
tation anglaise, ils s'appuyèrent, non plus sur une chicane de texte,
mais sur les sentimens d'intérêt et de bienveillance que lord Elgin
manifestait envers la Chine, pour le supplier d'obtenir de sa souve-
raine que l'exercice du droit de résidence permanente fût au moins
suspendu. Écoutons-les plaider pour la dernière fois la cause de leur
gouvernement et de leur pays :
« La justice et la droiture de votre excellence, ses intentions bienveil-
lantes et amicales nous inspirent l'entière conviction qu'en exigeant la ré-
sidence de l'ambassadeur anglais à Pékin, vous n'avez nullement songé à
porter préjudice à la Chine. Cependant nous répétons que la résidence per-
manente de ministres étrangers dans la capitale aurait pour la Chine des
conséquences tellement désastreuses que lès expressions nous manquent pour
les qualifier. En résumé, dans l'état de trouble et de crise où se trouve au-
jourd'hui plongé notre paj'S, l'exécution de cette clause aurait pour résultat,
nous le craignons, de faire perdre au gouvernement le respect du peuple,
résultat dont nous ne pensons pas qu'il soit nécessaire de signaler avec plus
de détails l'extrême gravité. Nous insistons donc de nouveau, et par note
spéciale, sur ce sujet... Votre souveraine ne voudrait pas, en se montrant
trop exigeante sur un point qui nous lèse si durement, augmenter nos em-
barras, et la Chine lui serait très reconnaissante de sa modération.
«Nous sommes animés de la plus entière bonne. foi, et, s'il existe un
moyen quelconque par lequel nous puissions, selon vous, marquer particu-
lièrement notre sincérité, nous prions votre excellence de vouloir bien nous
l'indiquer franchement : il n'est point de transaction équitable à laquelle
nous ne soyons prêts à souscrire. Nous avons le ferme espoir que nous de-
meurerons toujours de part et d'autre animés des mêmes sentimens, et que
616 BEVUE DES DEUX MONDES.
nos deux pays verront se resserrer de plus en plus, à leur profit mutuel, les
liens d'amitié qui les unissent. »
On s'étonnera peut-être du contraste que présentent ces dé-
pêches avec les rapports dont les archives de Canton nous ont livré
les copies. Ces mandarins, qui savent au besoin raisonner si juste
et s'exprimer si dignement, sont- ils donc de la même race que
ces misérables fonctionnaires qui, dans leur correspondance avec
la cour de Pékin, nous paraissent si grotesques et si plats? Il est
permis de poser cette question. Ce sont pourtant bien les mêmes
personnages, qui, selon les circonstances, selon les interlocuteurs,
varient et leurs pensées et leur style. Lorsqu'ils s'adressent à l'em-
pereur, la crainte de déplaire, la perspective de la disgrâce et l'exr
trême peine qu'ils se donnent pour inventer des explications, des
excuses et des mensonges, les rendent parfois complètement stu-
pides. Quand ils parlent à lord Elgin , et surtout quand la conver-
sation s'engage à quelque distance de Pékin et hors de la portée
d'une escadre anglaise, il semble qu'ils se retrouvent; ce sont des
lettrés, ce sont des hommes. Déjà, lors des négociations de 18/i/i,
les ambassadeurs de France et des États-Unis avaient lu, non sans
étonnement, de remarquables dépêches de Ky-ing, et ils s'étaient
convaincus qu'il ne faut pas juger les Chinois sur quelques pièces
ridicules qui sont d'ordinaire livrées à la risée des Européens avec
une forte addition de couleur locale. Lord Elgin ne fut pas moins
surpris lorsqu'il reçut les deux notes des commissaires impériaux.
Il y avait dans ces notes un tel accent de sincérité et, à travers
cette résignation au fait accompli, le désespoir d'une conviction si
profonde, il y avait dans l'appel adressé à sa générosité un élan si
irrésistible, qu'à la fm il se sentit émtf. En présence de ces prières,
de ces supplications persistantes pour la révision d'une clause,
d'une seule clause du traité, il se prit à croire qu'il s'était peut-être
lui-même aventuré trop loin; il se rappela les conseils d'abord sus-
pects du comte Poutiatine; il examina avec plus de calme les résultats
éventuels de la condition qu'il avait si durement imposée, et ces ré-
flexions tardives lui inspirèrent un bon mouvement. Supprimer pu-
rement et simplement un article du traité et renoncer après coup
au droit de résidence à Pékin, cela lui était impossible; mais il
annonça aux commissaires impériaux qu'il serait tenu compte de
leurs ardens désirs; il leur écrivit, et dans cette dépêche il quitta
le ton rogue et hautain auquel il les avait jusque-là trop habitués.
« Si l'ambassadeur qui doit venir l'année prochaine échanger les
ratifications est convenablement accueilli dans votre capitale, et si
Pensemble du traité de Tien-tsin est strictement exécuté, j'intercé-
derai auprès de mon gouvernement pour que le ministre anglais
AFFAIRES DE CHINE. 617
accrédité en Chine 'reçoive l'ordre d'établir sa résidence habituelle
et permanente ailleurs qu'à Pékin, où il se rendrait seulement à
certaines époques périodiques ou toutes les fois qu'une affaire im-
portante l'y appellerait. » C'était la seule transaction que, dans la
position qu'il avait prise et après le traité signé, lord Elgin pût ac-
corder aux commissaires, et il n'hésita plus à la proposer.
Nous n'avons pas les dépêches par lesquelles Rouei-liang et Houa-
shana firent connaître à Pékin leur demi-succès. On les retrouvera
peut-être un jour, et ce seront probablement des pièces curieuses.
Les dignes mandarins, tournés vers leur soleil, n'auront pas man-
qué de s'épanouir dans la joie de leur triomphe, le premier, le seul
qu'ils eussent remporté dans cette laborieuse campagne : ils auront
envoyé au céleste empereur un magnifique bulletin; mais si nous
n'entendons pas les fanfares de la victoire, nous avons sous les yeux
le rapport de l'ambassadeur anglais sur sa généreuse retraite. Au
point où en étaient les choses, il fallait que lord Elgin se justifiât. Le
traité de Tien-tsin était déjà connu à Londres et en Europe : il avait
obtenu d'unanimes suffrages. On vantait l'habileté du négociateur,
on analysait complaisamment chaque article , et en particulier celui
qui stipulait la création d'un poste diplomatique à la cour de l'em-
pereur de Chine. C'était là une clause décisive, inespérée, d'où de-
vait sortir dans un avenir prochain l'alliance des deux civilisations
et des deux races! Comment annoncer et expliquer le mouvement
de recul qui venait d'être opéré à Shang-haï? Ne risquait-on pas de
refroidir brusquement tout cet enthousiasme? Aussi, dans la dépêche
qu'il écrivit à lord Malmesbury le 5 novembre 1858, lord Elgin jugea
nécessaire d'exposer longuement les graves motifs qui avaient inspiré
sa conduite. « Il est certain, disait-il, que les Chinois éprouvent une
répugnance presque invincible contre la présence permanente d'am-
bassadeurs étrangers à Pékin. Cette innovation blesse leurs prin-
cipes politiques, leurs habitudes, leurs mœurs; elle les alarme au
plus haut degré, et il faut prendre garde de placer l'empereur dans
l'alternative, ou, de tenter une résistance désespérée, ou de subir
passivement une condition qu'il considère, à tort ou à raison, comme
la plus fatale qui puisse être imposée à l'empire. Il y avait à crain-
dre qu'après la signature du traité de Tien-tsin, les commissaires
impériaux ne fussent dégradés : cette crainte ne s'est pas réalisée;
mais si, après leurs dernières démarches auprès de moi, ils s'en
étaient retournés à Pékin sans y rapporter la moindre concession,
leur disgrâce eût été inévitable, et alors que fût-il advenu de l'exé-
cution du traité? Il â donc été sage de céder dans une certaine me-
sure. Du reste, le texte du traité est maintenu, notre droit demeure
intact, et nous serons fondés à en user, si cela est nécessaire. La
618 REVUE DES DEUX MONDES.
condition qui indispose tant les Chinois n'est expressément inscrite
que dans le traité anglais; les autres pays n'ont à s'en prévaloir
qu'aux termes de la clause générale par laquelle ils se sont réservé
le traitement de la nation la plus favorisée. S'ils établissaient des
ambassades à Pékin, nous agirions immédiatement de même. En re-
tour du bon vouloir que je leur ai montré, les commissaires m'ont
accordé avec empressement l'autorisation de remonter le Yang-tse-
kiang, bien que je n'en aie pas strictement le droit, les ratifications
n'étant pas échangées, et je compte beaucoup sur l'effet moral de
cette course dans les eaux intérieures de la Chine (1), etc. »
Telles étaient les considérations développées par lord Elgin pour
justifier sa conduite. N'oublions pas un dernier argument, dont on
reconnaîtra la provenance toute chinoise. On se souvient de la tendre
sollicitude que les commissaires impériaux manifestaient pour la
santé des Européens qui seraient condamnés à vivre à Pékin. Un
climat si froid ! un air si malsain ! Ces raisons avaient été prises pour
ce qu'elles valaient. Voici maintenant que lord Elgin s'en empare. Il
dit à son tour que les hivers à Pékin sont très rudes; d'après M. de
Humboldt, le thermomètre baisse à AO degrés (Fahrenheit) au-des-
sous de zéro, le fleuve Pei-ho est gelé, le golfe du Petchili est ina-
bordable. Décidément le séjour de Pékin aurait peu d'agrémens pour
un ambassadeur et sa famille! Les mandarins, à bout de raisons,
n'avaient pas mieux dit. Nous ne ferons pas au noble lord l'injure
de comparer les dépêches qu'il écrit à son ministre avec celles qu'un
mandarin écrit à l'empereur de Chine; mais voyez la tyrannie des si-
tuations! Ce n'est pas seulement à lord Malmesbury, c'est en même
temps à un potentat non moins redoutable, plus exigeant et quel-
quefois aussi aveugle que celui qui trône à Pékin, c'est à l'opinion
publique que l'ambassadeur adresse son rapport. Il comprend que
son dernier acte pourra être mal apprécié et sévèrement critiqué; il
cherche partout des argumens, jusque dans les astres, et il accumule
les preuves. — Lord Elgin ne se trompait pas ; approuvée par le
gouvernement anglais, la concession de Shang-haï causa d'abord
dans le pays un vif désappointement, et ceux-là seuls qui ont lu
la correspondance récemment publiée ont pu se rwidre compte des
sentimens et des motifs qui ont déterminé ce dernier acte.
(1) Lord Elgin fit en effet ce voyage pendant les mois de novembre et de décembre.
Il remonta, avec cinq navires de guerre, le cours du Yang-tse-kiang jusqu'à Han-tcheou,
à COO milles de la mer, bien au-delà de Nankin. Il a consacré une intéressante dépêche
au récit de cette excursion (pages 440 et suiv. du blue-book).
AFFAIRES DE CHINE. 619
IV.
Nous venons de présenter, d'après les documens officiels, l'histo-
rique des négociations qui ont abouti au traité de Tien-tsin. Il n'y
a eu de difficulté vraiment sérieuse que pour arracher aux commis-
saires impériaux le droit d'entretenir une ambassade permanente à
Pékin. La plupart des autres points (et dans le nombre il en est de
fort importans) paraissent avoir été concédés sans trop de résis-
tance; mais, sur cette question unique, les Chinois ont lutté jus-
qu'au dernier moment, et leurs suppliantes protestations râlaient
encore pour ainsi dire après la signature du traité. Les instructions
que l'ambassadeur anglais avait reçues de son gouvernement ne lui
commandaient pas, en termes absolument impératifs, d'obtenir l'en-
trée dans la capitale ; cependant tout le monde regardait alors cette
condition comme indispensable : on comptait qu'elle serait le prix
de négociations confiées à des ambassadeurs extraordinaires, et,
comme lord Elgin l'a répété maintes fois dans sa correspondance,
c'était aussi bien dans l'ijîtérêt du Céleste-Empire qu'au profit de
l'Europe qu'on souhaitait l'établissement de rapports diplomatiques
directs avec la cour de Pékin. On s'explique donc l'ardente obstina-
tion avec laquelle lord Elgin se montrait, dès son arrivée en Chine,
résolu à exiger cette clause, qui devait être à ses yeux, comme aux
yeux du public européen, le triomphe et l'honneur de sa mission;
mais à Tien-tsin on venait de lui remettre entre les mains de nou-
veaux documens qui pouvaient, à ce qu'il semble, jeter au moins
quelques doutes dans son esprit. Les ridicules dépêches de manda-
rins qui avaient été trouvées dans les archives de Canton indiquaient
nettement le caractère de la concession que l'on se proposait de de-
mander aux Chinois. Lord Elgii) savait maintenant, à n'en plus dou-
ter, qu'une immense question de principe, qu'un germe de révolu-
tion était renfermé dans cette formalité internationale, qui, selon nos
idées, nous paraît si simple. Il lisait dans les dépêches de Canton que
les mandarins, en 185Zi, avaient reculé d'épouvante devant une pa-
reille proposition, qu'ils avaient osé à peine en parler à l'empereur,
que la capitale, séjour du souverain céleste, est pour les Chinois un
sol sacré, inviolable. Ce n'est pas tout : il avait auprès de lui des
Anglais, connaissant depuis longtemps la Chine, qui n'approuvaient
pas entièrement ses vues sur Pékin. Le consul de Shang-haï se ha-
sardait à dire, dans l'un de ses rapports, que l'établissement d'une
ambassade permanente à Pékin serait une affaire pleine de difficulté
dans le présent, plus dangereuse encore pour l'avenir. Il demandait
au moins que, pour commencer, pour battre le terrain, ou, comme
620 REVUE DES DEUX MONDES.
nous dirions plus vulgairement, pour essuyer les plâtres de la nou-
velle ambassade, on se bornât à envoyer un modeste chargé d'af-
faires, qui serait à la fois moins compromis et moins compromettant,
parce qu'il exciterait peut-être moins d'alarmes, et que son humble
grade exigerait moins d'égards et de considération personnelle. Bref,
il est évident que le consul de Shang-haï n'était point pour l'am-
bassade à Pékin, et s'il prend quelques détours, s'il cherche un
expédient, c'est qu'il ne veut pas combattre de front l'opinion connue
d'un lord, et que l'on trouve ailleurs qu'en Chine des subordonnés
qui ne se soucient pas de rompre trop directement en visière à leurs
supérieurs. N'avons-nous pas encore l'aveu implicite de l'interprète,
M. Lay, qui, répondant à unejpressante interpellation de Kouei-liang,
ne pouvait s'empêcher de reconnaître que le commissaire impérial
disait à peu près vrai lorsqu'il déclarait la proposition fatale pour
la Chine? En présence de ces documens, de ces indices multipliés,
devant tout ce qu'il savait, voyait et entendait à Tien-tsin, comment
lord Elgin n'a-t-il pas eu la pensée de s'arrêter à temps? Le mi-
nistre russe et le ministre des États-Unis n'avaient point insisté pour
cette clause, et leurs traités avaient été immédiatement signés. On
n'a point publié le texte du traité français; mais il résulte des dé-
clarations de Kouei-liang et de lord Elgin qu'il n'y a point dans cet
acte de stipulation spéciale pour la résidence permanente d'un am-
bassadeur à Pékin. Pourquoi donc lord Elgin était-il seul à s'obs-
tiner contre la résistance des commissaires impériaux? pourquoi
assumait-il seul, au nom de l'Angleterre, une responsabilité dont
ses collègues de France, de Russie et des États-Unis, ne croyaient
point devoir se charger? L'ambassadeur anglais a été accusé de fai-
blesse à cause de ses concessions de Shang-haï : il conviendrait plu-
tôt de lui adresser le reproche contraire, à cause de ses exigences
de Tien-tsin.
Il devait lui en coûter, cela est vrai, de renoncer à une partie es-
sentielle de son programme, de détruire des espérances et de dis-
siper des illusions qu'il avait fait naître, de paraître reculer devant
des Chinois; mais quoi ! les bonnes raisons manquaient-elles pour
justifier un peu plus de modération et de générosité vis-à-vis de ces
mandarins à genoux? Ne pouvait-on pas dire : — L'Europe désire
l'extension et la sécurité de son commerce avec la Chine? Déjà, de-
puis 18/i2, elle a plus que doublé le chiffre de ses anciennes trans-
actions. Il a sulTi pour cela de l'ouverture de quelques ports où les
affaires se traitent facilement et beaucoup mieux que dans l'incor-
rigible ville de Canton; on y fait môme très commodément la con-
trebande, ce qui n'est pas indifférent à un certain nombre de né-
gocians qui déclament, comme de raison, contre la déloyauté des
AFFAIRES DE CHINE. 621
Chinois et contre la violation des traités. Les mandarins y sont assez
tolérans pour laisser circuler les Européens bien au-delà des étroites
limites tracées par les conventions, témoins M. Milne^ M. Fortune,
et bien d'autres. On n'a même plus besoin de se déguiser en Chi-
nois. Les relations très curieuses de ces voyageurs attestent que la
population n'est pas mal disposée envers nous, et donnent à espérer
que peu à peu, par la force de l'habitude et du voisinage, elle nous
accueillera sans que les mandarins se gardent bien d'y rien voir, et
surtout d'en rien dire. Il y a eu quelques avanies, des rixes, des
meurtres même; ce sont des malheurs à peu près inévitables, que
n'empêchera aucun traité, et il faudrait savoir si, dans certains cas,
la conduite indiscrète et brutarle des Européens, notamment des An-
glais, qui ont appris dans l'Inde la façon non pas de se concilier, mais
de malmener et de battre les Asiatiques, n'aurait point provoqué
ces déplorables incidens. Que faut-il donc pour améliorer notre si-
tuation en Chine? Exiger l'ouverture de nouveaux ports sur la côte
et sur le cours du Yang-tse-kiang, et déterminer avec précision les
conditions de tarif. Avec cette extension des rapports directs, nous
doublerons encore en dix ans nos transactions actuelles. S'il sur-
vient dans l'un des ports une difficulté, immédiatement quelques
navires de guerre apparaîtront, et tout s'arrangera vite. Les stea-
mers peuvent remonter le Yang-tse-kiang jusqu'à plus de 600 milles
de l'embouchure; une croisière établie sur le fleuve tiendra tout en
respect. Certes il eût été très désirable d'avoir une ambassade à Pé-
kin; mais décidément les Chinois n'en veulent pas. L'empereur se
figure, à tort ou à raison, qu'en accédant à une pareille demande il
perdrait son prestige, et mettrait son pays en révolution. On pouvait
croire d'abord que ce n'étaient là que de mauvais prétextes; aujour-
d'hui la lecture des archives confidentielles de Canton ne laisse plus
de doute sur les convictions du gouvernement impérial à cet égard.
On parviendrait cependant à arracher cette concession : à de cer-
tains momens, les diplomates chinois se voilent la face et signent
tout. Mais après? Si nos ambassadeurs étaient mal traités à Pékin,
ou s'il éclatait une rupture entre nous et le gouvernement central
(éventualités qui, dans fétat des esprits, seraient très probables), il
nous faudrait faire la guerre, une guerre lointaine, coûteuse, exi-
geant beaucoup d'argent et beaucoup d'hommes. Il vaut mieux, à
ce qu'il semble, ne pas nous exposer à de tels embarras, et suivre
simplement la voie modeste, mais plus sûre, qu'ont tracée en J 8Zi2
sir Henry Pottinger, en i%!ih MM. de Lagrené et Cushing, qui, eux
aussi, auraient bien voulu résoudre le problème de feutrée à Pékin.
11 suffit de convaincre les Chinois que, si nous éprouvons sur un
point quelconque du littoral ou sur les rives du Yang-tse-kiang,
622 REVUE DES DEUX MONDES.
c'est-à-dire partout où ils sont abordables, la moindre avanie, ils
recevront sur place une bonne correction; cela sera facile et n'inter-
rompra pas le commerce. N'avons-nous pas vu déjà les Chinois nous
vendre à Shang-haï leur thé et leurs soies pendant que les boulets
pleuvaient sur Canton? En poussant l'empereur à bout pour l'affaire
de Pékin, nous nous lançons dans l'inconnu, et nous risquons tout.
— Voilà ce que l'on pouvait dire, pièces en main, pour rayer du pro-
jet de traité cette fameuse clause , et voilà malheureusement aussi
ce que les derniers événemens se sont chargés de démontrer.
Mais, s' écriera- t-on, que deviennent au milieu de ces argumens
prosaïques les intérêts de la civilisation et du christianisme? Pour
le christianisme, la réponse sera courte : on calomnie les mission-
naires en laissant croire qu'ils appellent la force à l'aide de leurs
courageuses prédications; leurs chefs les plus sages n'ont jamais
demandé d'autres soldats que les soldats de la foi, et ils préfèrent
s'en remettre- aux desseins de Dieu plutôt qu'à l'arbitrage des
hommes pour étendre, en Chine comme ailleurs, le champ de leurs
pacifiques conquêtes. Quant à la civilisation, on en est venu à abu-
ser singulièrement de ce grand mot, et, que l'on y prenne garde,
cet abus peut mener loin. Si notre siècle se montre très habile à
inventer les engins de guerre, les canons rayés, les carabines por-
tant à des milliers de mètres, il ne faudrait pas que, dans son em-
pressement à essayer ces précieux instrumens de destruction, il se
laissât fausser le jugement sur l'emploi légitime qu'on en peut faire.
Les armes ont quelquefois porté la civilisation dans les terres sau-
vages, mais cet exemple ne saurait être applicable au Céleste-Em-
pire. On a déjà bombardé une partie de la côte de Chine, et cela
n'a point avancé beaucoup la grande cause de notre civilisation. Les .
idées européennes ne pénétreront dans ce pays que par la paix, par
le commerce, par le contact journalier et graduellement établi sur
un plus grand nombre de points. Ce moyen paraîtra trop lent aux
esprits impatiens qui, depuis quelques années, depuis quelques
mois surtout, prêchent la croisade armée contre l'extrême Orient,
et demandent presque chaque jour, quasi-oflîciellement, la tête de
la Chine. Il est pourtant le plus sûr, et il est le seul qui convienne
aux véritables intérêts de l'Europe. Nous avons pu, par quelques
ouvertures, plonger nos regards dans l'intérieur de ce vaste em-
pire, et qu'y avons-nous vu? Un gouvernement imbu des préjugés
les plus tenaces, une administration aussi corrompue qu'elle est let-
trée, des mandarins tremblans au moindre signe du maître, une
population laborieuse et intelligente, mais irréligieuse et peu mo-
rale, une insurrection formidable qui depuis dix ans a envahi les
plus belles provinces, en un mot un tableau complet de décrépitude
AFFAIRES DE CHINE. 623
et de décadence. L'empire ne subsiste plus que par un reste de tra-
dition. Quel avantage l'Europe trouverait-elle à précipiter la chute
de ce vieil édifice en le sapant par la révolution et par la guerre?
Ses comptoirs déjà prospères, ses églises naissantes, ses consulats
demeureraient écrasés sous les débris. Et, que l'on veuille y réflé-
chir, combien de temps, d'embarras, de sacrifices de toute nature
ne coûterait pas l'immense entreprise d'une lutte en règle engagée
au nom de la civilisation européenne contre la civilisation orien-
tale ! Il faut donc laisser aux choses leur cours naturel , et garder,
en l'améliorant par degrés, la position acquise, sans prétendre im-
poser toutes les règles de notre droit international, toutes nos idées
et tous nos grands mots à un gouvernement qui, dans sa conviction
sincère, risquerait le suicide en les subissant.
Ces réflexions sembleront peut-être tardives au moment où la
France et l'Angleterre combinent à grands frais une expédition con-
tre la Chine. Il eût été difficile de les exprimer plus tôt, la publica-
tion des documens qui les ont inspirées étant toute récente; elles ne
se trouvent pas d'ailleurs en contradiction avec la politique pré-
sente des deux gouvernemens alliés. Une escadre anglaise et une
frégate française ont été repoussées de l'embouchure du Pei-ho. Nous
devons venger notre pavillon et les quelques vaillans matelots qui
sont tombés au pied des forts de Takou, comme si la nation entière
avait été insultée et frappée. Ce n'est là qu'un sentiment très simple,
un instinct de l'honneur, tel que l'éprouve toute âme européenne,
et pourtant les Chinois auront l3ien de la peine à nous comprendre.
Nous allons donc au Pei-ho, nous y apparaîtrons avec des forces
relativement imposantes; les drapeaux de la France et de l'Angle-
terre flotteront sur les forts chinois , ils reverront Tien-tsin , peut-
être voudra- t-on les porter plus loin!... Mais cette guerre aboutira
à de nouveaux traités, et alors il ne sera pas inutile de se souvenir,
dans l'enivrement de la victoire et eti face de mandarins éperdus,
que, même en Chine, le droit de la force a ses limites, que le vain-
queur est tenu d'avoir égard à la situation du vaincu, que la saine
politique, d'accord avec l'honneur, conseille de ne point porter le
coup mortel à l'ennemi qui demande grâce, enfin que l'on ne gagne
rien à imposer à un gouvernement, quel qu'il soit, des conditions
de paix qui le provoquent à une nouvelle guerre. C'est la conclu-
sion que l'on peut tirer de la correspondance diplomatique de lord
Elgin.
C. Lavollée.
m
LA
NOUVELLE-GRENADE
PAYSAGES DE LA NATURE TROPICALE.
LES COTES NEO-GRENADINES.
11 y a quatre ans à peine, en 1855, un projet d'exploitation agri-
cole m'amenait dans la Nouvelle- Grenade. J'en revins sans avoir
réalisé ce que je regardais avant le départ comme le principal objet
du voyage, heureux cependant d'avoir visité cette admirable con-
trée. En revoyant la France, il me sembla que les souvenirs d'un
séjour de deux années dans Tune des régions les moins connues de
l'Amérique pourraient apporter quelques informations utiles au mi-
lieu du mouvement d'émigration qui n'a pas cessé, depuis près d'un
demi-siècle, d'agiter les populations européennes.
D'autres spectacles que ceux de la nature vierge, si magnifiques
qu'ils soient, m'étaient d'ailleurs restés dans la mémoire. J'avais
pu admirer une terre jeune encore, et puissamment fécondée par
les caresses brûlantes du soleil. J'avais pu voir l'antique chaos à
l'oeuvre dans les marécages où pullule sourdement toute une vie
inférieure. A travers d'immenses forêts qui recouvrent d'une ombre
éternelle des territoires grands comme nos royaumes d'Europe,
j'avai.s pénétré jusqu'à ces hautes sierras qui se dressent comme
d'énormes citadelles dont les créneaux sont les glaces mêmes du
LA NOUVELLE-GRENADE. - . 625
pôle. Quelque chose cependant m'avait frappé plus- que la nature,
c'est la vue d'un peuple qui se forme. Trop clair-semée sur une
vaste étendue de pays, composée de races qui ne sont point encore
parfaitement fusionnées, la population néo-grenadine n'a pu jus-
qu'à ce jour se disposer que par groupes épars, embryons d'impor-
tantes cités futures; dans ces groupes, on peut néanmoins recon-
naître déjà de précieux élémens qui se dégageront, sans trop de
peine, il faut l'espérer, d'une fermentation passagère. Si les nations
ressemblent toujours à la nature qui les nourrit, que ne devons-
nous pas espérer de la Nouvelle-Grenade,' ce pays où se rapprochent
les deux Océans, où se trouvent superposés tous les climats, où
croissent tous les produits, où s'unissent dans une même race in-
telligente et fière le nègre de l'Afrique, le rouge de l'Amérique,
l'homme blanc de l'Europe! Sans nous dissimuler ce qu'il y a encore
d'imparfait, de confus dans cette société naissante, il faut savoir
discerner ce qui s'oftre en même temp's de fécond et de durable.
Telle est l'impression sous laquelle je recueille des souvenirs qui
conduiront d'abord le lecteur sur les côtes de la république grena-
dine, puis dans une des régions montagneuses où se cacbent les
germes de sa prospérité future.
Roulé dans une voile et le front caressé par le vent léger qui ef-
fleurait la mer, j'attendais, sur le gaillard d'avant du steanier Phi-
ladelphia^ que les premières lueurs de l'aube éclairassent les mon-
tagnes de Portobello. Depuis quelques heures déjà, mes yeux étaient
fixés à travers l'obscurité sur l'horizon noir, çà et là constellé; en-
fin les étoiles s'éteignirent l'une après l'autre, le vague scintille-
ment de la voie lactée s'eifaça, et le reflet de l'aurore se déploya du
côté de l'occident comme une vaste tente blanche au-dessus des
montagnes. La masse des sierras était encore plongée dans l'ombre,
mais graduellement la lumière descendit le long des versans et co-
lora d'une teinte d'azur les cimes les plus lointaines, montrant sur
les escarpemens plus rapprochés les forêts étalées comme un splen-
dide manteau de verdure, et mêlant quelques lueurs roses à la cou-
che des brouillards qui reposaient au-dessus du rivage entre la
mer et le pied des collines. Bientôt ce voile de vapeurs se déchira,
dispersa ses lambeaux au hasard autour des récifs et sur la surface
des flots, et nous pûmes voir la vaste baie d'Aspinwall ou Navy-Bay
mollement épanouie entre les deux promontoires verdoyans de Gha-
gres et de Limon. En même temps, les rayons du soleil levant glis-
sèrent obliquement sur les vagues, et, ne frappant que leurs crêtes,
TOME XXIV. 40
626 REVUE DES DEUX MONDES.
changèrent en une longue ligne d'or la blanche écume qui bordait
les quais d'Aspinvvall.
Vue de la mer, la ville présente l'aspect de toutes les cités amé-
ricaines, construites à la hâte dans l'espace de quelques années. Les
maisons, de hauteur inégale, sont éparses sur une plage basse eft
marécageuse, et du côté de l'ouest seulement se rapprochent assez
l'une de l'autre pour former des rues. Dans les terrains non occupé»
par les constructions , de grands arbres ébranchés sont encore de-
bout, semblables à d'énormes potences. Au-delà de l'étroite clai-
rière qui environne la cité se pressent, innombrables et toulTus, les
arbres de la forêt. Un grand bateau à vapeur, cinq ou six goélettes
à l'ancre, se balancent sur les flots à côté d'embarcations échouées
qui élèvent au-dessus de l'eau leurs mâts vermoulus et tout incruS'-
tés de coquillages; près du quai, un vieux navire, à la coque moi-
sie, attend un ras de marée pour couler à fond et contribuer à l'ob-
struction du port; les jetées et les plates-formes sont encombrées de
houille, de bûches et de barils épars. Des v^^agons -poussés à bras
d'homme bu traînés par des mulets vont et viennent incessamment
entre les navires et la station du chemin de fer de Panama, coquette
et gracieuse maison , ombragée par des palmiers au tronc tordu, et
déployant sur le fond vert de la forêt sa façade éblouissante de blan-
cheur. Une muraille, quelques arbres, un rayon de soleil, il n'en
faut pas davantage sous le ciel éclatant des tropiques pour compo-
ser un tableau merveilleux.
A peiae débarqués, les trois cents passagers du Philadclphia
furent assaillis par une foule d'hommes de toute race et de tout
pays, nègres de la Jamaïque , de Saint-Domingue ou de Curaçao,
Chinois, Américains, Irlandais, parlant ou jargonnant chacun dans sa
langue ou dans son patois, depuis le français ou l'anglais le plus pur
jusqu'au papamiento (1) le plus corrompu. Harcelés par cette avide
multitude, emportés presque de vive force, les voyageurs furent tu-
multueusement séparés et entraînés comme autant de proies vers
leg innombrables hôtels , auberges ou coupe - gorge qui composent
la cité d'Aspinwall. C'est à grand'peine si je pus échapper à la foule
en me glissant derrière les monceaux de houille et les piles de bois
qui encombraient les quais ; cependant un nègre de Saint-Domingue
me découvrit : m'accostant avec un salut en trois langues, il s'im-
posa comme mon guide, et de toute la matinée je ne pus me dé-
barrasser de cet importun défenseur.
Aspinwall jouit dans l'Amérique entière d'une si mauvaise répu-
(1) Le papamiento est un mélange de mots espagnols, hollandais, français, anglais et
caraïbes, qui sert de langue franque dans les Antilles hollandaises et sur les côtes de la
Colombie.
LA NOUVELLE-GRENADE. 627
tation sous le rapport de la salubrité, que je m'attendais à voir dans
cette ville comme un grand cimetière où se promèneraient des
ombres d'hommes tremblant leurs fièvres; mais il n'en est pas ainsi.
Les nègres qui forment la majorité de la population d'Aspinwall ont
un air de santé et de contentement qui réjouit le cœur; ils se trou-
vent là dans un pays semblable à celui d'où sont venus leurs pères,
et, comme les plantes tropicales, ils végètent luxurieusement dans
cette terre grasse et marécageuse réchauffée par un soleil de feu.
Quant aux blancs et aux Chinois, ceux qui ont pu résister à la ter-
rible fièvre semblent soutenus ou même guéris par cette ardente
avidité qui seule a pu leur permettre d'aller planter leur industrie
dans le royaume même de la mort. Un feu sombre brille dans leur
regard presque féroce, et éclaire leurs visages jaunes et amaigris.
Leurs mouvemens saccadés et nerveux montrent qu'ils ne vivent
pas de la vie naturelle de l'homme, et qu'ils ont sacrifié au gain
tout sentiment de bonheur tranquille. Le père qui amène ses en-
fans dans cette ville en tue l'un ou l'autre aussi sûrement que s'il
leur plongeait un couteau dans le cœur; mais il n'hésite pas, et,
bravant pour lui et pour les siens l'insalubrité de ce terrible climat,
il s'en va, calme et résolu, attendre à Aspinwall les oiseaux de pas-
sage que ses risques mêmes lui donnent le droit de dépouiller. Il
peut mourir à la peine; qu'importe? S'il a été soutenu par la sombre
énergie du gain, il peut se retirer quelques années après à New- York
ou à Saint-Louis, veuf ou privé de ses enfans, mais puissamment
riche. Partout ici on retrouve le culte effronté de l'or. Le plus grand
édifice de la ville est l'hôpital. Un malade peut s'y faire transporter
moyennant 100 francs d'entrée et 25 francs par jour; sinon, qu'il se
fasse déposer à la porte et qu'il meure!
La grande rue d'Aspinwall présente un aspect étrange : des pa-
villons et des banderoles flottent devant toutes les maisons comme
dans une rue de Pékin ; des blancs, des nègres, des Chinois crient,
gesticulent et se battent; des enfans tout nus se roulent dans la
poussière et dans la boue; des cochons, des chiens et jusqu'à des
moutons dévorent côte à côte d'innombrables ordures que les vau-
tours, perchés sur le bord des toits, contemplent d'un œil avide;
des singes attachés hurlent, des perroquets et des perruches pous-
sent leurs cris stridens : c'est une étrange cohue, dans laquelle on
ne s'engage qu'avec une sorte de frayeur. Les Indiens seuls man-
quent dans cette Babel. Effarouchés par les envahisseurs de leur
pays, ils osent à peine rôder timidement autour de cette ville, qui
s'est élevée comme par enchantement au milieu de leurs marécages.
Le drapeau tricolore de la Nouvelle-Grenade flotte sur une maison
d'Aspinwall; mais l'autorité grenadine, loin de gouverner, doit se
628 REVUE DES DEUX MONDES.
féliciter d'être simplement tolérée. La compagnie du chemin de fer
est reine par ses agens sur le versant atlantique de l'isthme, et ses
décisions, qu'elles soient ou non ratifiées par le jefe polilico d'As-
pinwall ou par le congrès de Bogota, ont réellement force de loi. Ce
sont des Américains sans peur qui ont osé mettre le pied sur cet îlot
malsain de Manzanillo, qui, dans la vase fumante de miasmes où la
mort germe avec les plantes, ont enfoncé les pilotis où devait s'as-
seoir la ville, qui ont appelé de tous les points de la terre les
hommes avides en leur criant : « Faites comme nous, risquez votre
vie pour la richesse! » Et maintenant ils se sentent le droit de gou-
verner cette ville, qui est leur création. Ils lui ont donné le nom
d'un des plus forts actionnaires de la compagnie, le négociant 1^s-
pinwall, et les protestations solennelles de la république grenadine
ne réussiront pas à imposer le nom officiel de Colon. Les agens de la
compagnie américaine sont donc seuls responsables de la salubrité
de la ville : s'ils s'occupaient un peu de l'assainir, sa population de
quatre ou cinq mille habitans doublerait, triplerait dans l'espace de
quelques années; mais au lieu de songer à dessécher les marais, ils
en ont formé d'artificiels. Pour construire un bel entrepôt en lave
noire, les ingénieurs ont choisi une ligne de récifs à quelque dis-
tance du rivage, et l'étendue d'eau qu'ils ont ainsi séparée de la
baie est devenue un marais infect, rempli de débris putréfiés et
couvert d'un limon sous lequel veille perfidement la terrible ficvre
de Chagres.
Le chemin de fer à une seule voie qui réunit Aspinwall à Panama
n'a que 72 kilomètres deJongueur, et traverse l'isthme presque en
ligne droite. Il a coûté 500,000 francs par kilomètre, somme énorme,
comparée aux frais d'établissement des autres chemins de fer de
l'Amérique; cependant les travaux d'art n'ont rien de gigantesque.
Il a fallu réunir l'île de Manzanillo au continent par un pont fondé
sur pilotis, traverser plusieurs marécages, élever de forts remblais
aux approches des rivières Galun et Chagres, et creuser quelques
tranchées, surtout au point culminant du chemin de fer, élevé seu-
lement de 16 mètres au-dessus du niveau de l'Océan; mais depuis
longtemps les ingénieurs ont appris à vaincre ces difficultés. Le
grand obstacle à la construction de cette ligne ferrée fut la ter-
rible mortalité qui sévissait parmi les ouvriers. La promesse d'une
paie très élevée n'en exerçait pas moins une séduction irrésistible à
laquelle des milliers d'hommes de toute couleur et de toute race se
laissèrent entraîner, et ils commencèrent hardiment, les pieds dans
la vase brûlante et fétide des marécages, à scier les troncs des palé-
tuviers, à enfoncer des pilotis dans la i)oue, à charrier du sable
et des cailloux dans l'eau corrompue. Combien de malheureux,
LA NOUVELLE-GRENADE. &29
harcelés par les insectes malfaisans, aspirant à chaque souffle les
miasmes perfides qui reposent sur la surface des eaux, étourdis par
le soleil impitoyable qui leur brûlait le sang dans les veines, se sont
péniblement traînés sur la terre ferme , et se sont couchés pour ne
plus se relever! Il est passé en proverbe en Amérique que le chemin
de fer de Panama a coûté une vie d'homme par traverse posée sur
la voie. Ce fait est très improbable, car il supposerait la mort de
plus de soixante-dix mille ouvriers ; mais il est certain que la com-
pagnie n'a jamais jugé à propos de publier le nombre de ceux qui
sont morts à son service. Les Irlandais, dont le sang si riche court
en d'innombrables filets sous une peau fine, plus exposés que d'au-
tres à cause de l'exubérance de leur vitalité, furent presque tous
exterminés par la maladie , si bien que les agens de la compagnie
renoncèrent à faire venir de New-York ou de la Nouvelle-Orléans
d'autres terrassiers irlandais. Les nègres des Antilles eux-mêmes
souffrirent beaucoup des atteintes du climat, et, peu soucieux d'aug-
menter leurs économies, se retirèrent en foule, pour jouir à la Pro-
vidence, à la Jamaïque, à Saint-Thomas, des douceurs du far niente.
Quant aux Chinois, qui, sur la foi de promesses magnifiques, avaient
quitté leur pays pour aller s'enrichir de piastres américaines au-delà
du Grand-Pacifique, on les vit par centaines mourir de fatigue et de
désespoir. Nombre d'entre eux se donnèrent la mort pour éviter les
souffrances de la maladie qui commençait à leur tordre les mem-
bres. On raconte qu'au plus fort de l'épidémie, une multitude de
ces pauvres expatriés alla s'-asseoir à la chute du jour sur les sables
de la baie de Panama, qu'avaient abandonnés depuis quelques heures
les flots de la marée. Silencieux, terribles, regardant à l'occident le
soleil qui se couchait au-dessus de leur patrie si lointaine, ils atten-
dirent ainsi que le flot remontât. Bientôt en effet les vagues revin-
rent tourbillonner sur les sables de la plage, et les malheureux se
laissèrent engloutir sans pousser un cri de détresse.
La voie ferrée de l'isthme est loin de rendre au commerce et à
l'humanité les services qu'on pourrait en attendre. La faute en est
certainement au monopole et au taux exorbitant des prix exigés par
la compagnie, qui fait payer aux voyageurs la somme de 125 francs
pour un simple trajet de 72 kilomètres, et taxe proportionnellement
les marchandises de toute espèce. Aussi le chemin de fer ne trans-
porte-t-il de mer à mer que soixante-dix voyageurs par jour en
moyenne, ou vingt-cinq mille par an, c'est-à-dire beaucoup moins
dans une année que notre réseau de l'ouest en un jour. Il est bon
d'ajouter que le mouvement des voyageurs et des métaux précieux
est la seule source des revenus de la compagnie , car les marchan-
dises encombrantes suivent encore la voie du cap Horn, et font ainsi
630 REVUE DES DEUX MONDES.
un immense détour de 9,600 kilomètres. Jusqu'à ce jour, la com-
pagnie de l'isthme n'a eu qu'une seule concurrence à redouter, celle
des bateaux à vapeur du lac de Nicaragua, et même, grâce aux pira-
teries de Walker, grâce aussi à certaines intrigues qui ne sont pas
encore parfaitement dévoilées, cette concurrence a complètement
cessé pendant quelques années. Tôt ou tard néanmoins, les voies
ferrées interocéaniques de Téhuantepec, de Honduras, de Gosta-
Rica, seront achevées, et il se peut aussi que la Nouvelle-Grenade,
justement irritée de ce que la compagnie de Panama ne lui paie
pas l'intérêt annuel convenu, permette à une compagnie rivale de
construire un autre chemin de fer entre les deux mers. Il est évi-
dent que cet isthme allongé, qui se ploie si gracieusement entre les
deux Amériques sur une longueur de 2,200 kilomètres, et sépare
de son étroite bande de verdure les immenses nappes bleues des
deux grands Océans du monde, ne doit pas rester une solitude ef-
frayante où çà et là germent des embryons de ville. Un jour, les
peuples de la terre s'y donneront rendez-vous, des Gonstantinoples
et des Alexandries se bâtiront à l'embouchure de ses fleuves, ses
marécages se transformeront en champs fertiles, et le volcan Mo-
motombo recevra mieux les agriculteurs que les missionnaires qui
jadis allaient lui porter les eaux du baptême (1).
Je désirais aller jusqu'à Panama* pour voir l'isthme dans toute sa
largeur, et contempler les eaux de l'Océan -Pacifique; mais j'aurais
dû attendre pendant un jour et une nuit le départ d'un train, et
j'avoue que ce séjour dans un hôtel construit sur le bord d'un ma-
récage me souriait fort peu. D'ailleurs j'avais hâte d'arriver au pied
de la Sierra-Nevada, but principal de mon voyage, et je dis adieu à
mes compagnons de traversée (2). Le bateau à vapeur anglais qui
fait le service régulier des côtes de la Nouvelle-Grenade ne devant
passer que dans une douzaine de jours, je m'empressai d'aller au
port, afin de m'enquérir d'une goélette en partance pour Cartha-
gène. J'aperçus fort heureusement une petite coquille de noix qui
levait l'ancre; je n'eus que le temps d'envoyer chercher mes malles,
de me jeter dans un esquif, de grimper à bord de la goélette, qui
déjà commençait à louvoyer en face d'Aspinwall ; je descendis dans
(1) Voyez, dans la Légende des Siècles de M. Victor Hugo, la pièce de vers qui a pour
titre les Raisons du Momotombo.
(2) Réunis le lendemain (17 août 1855) aux neuf .cents passagers du steamer de
New- York Vlllinois, ces voyageurs se doutaient peu qu'ils auraient à soutenir un siège
en règle contre les habitans de Panama, et que dix-sept d'entre eux seraient tuc's par le
couteau. Un Américain ayant volé une pastèque tira un coup de revolver sur le Pana-
mena qui voulait la lui reprendre. Ce fut le signal du combat. Les Américains vaincus
furent obligés de battre en retraite, et ne furent sauvés que erâce à l'intervention de la
police et de la force année.
LA NOUVELLE-GRENADE. 631
la cale pour déposer mes effets entre deux sacs de cacao, et quand
je remontai l'échelle périlleuse, nous étions au milieu de la baie.
Le Narcisse était une petite embarcation délabrée du port de
24 tonneaux, et si mal aménagée que le seul espace libre où l'on
pût se promener n'avait pas plus de deux mètres de long. De mo-
ment en moment, la crête des vagues nous cachait l'horizon, et l'on
eût dit que dans le lointain la ville jaillissait du sein de la mer et s'y
abîmait tour à tour. A chaque nouvelle lame, notre mât de beaupré
plongeait en partie, et l'eau venait ruisseler jusqu'à l'arrière. L'es-
pace resté sec était bien petit; il fallait cependant s'en contenter,
et je m'y installai de mon mieux, les pieds plantés en arc-boutant
contre le -rebord de l'ouverture de la cale, le dos appuyé sur le bor-
dage, un bras passé autour d'une corde; j'essayai de faire corps
pour ainsi dire avec l'embarcation, et de ne pas remuer plus qu'une
poutre amarrée sur le pont. Mes yeux ne pouvaient se détacher des
vagues écumeuses, au milieu desquelles se jouaient des méduses
transparentes et des requins fendant la surface de l'eau de leur
nageoire dorsale, triangulaire et tranchante comme un couteau de
guillotine.
L'équipage du Narcisse se composait de quatre hommes : le pro-
priétaire, le capitaine, le matelot et le mousse. Le premier était un
nègre herculéen, à la figure puissante et placide; couché sur le pont,
il regardait avec une satisfaction profonde la voile de son navire en-
flée par le vent, les sacs de cacao empilés dans sa cale, et même
l'humble passager étendu à ses côtés; il jouissait voluptueusement
du privilège de posséder; rarement daignait-il s'occuper de la ma-
nœuvre et prêter main-forte, lorsqu'il s'agissait de héler sur une
corde ou de virer de bord. Du reste, il était d'une douceur ineffable,
et désirait voir tous ses compagnons aussi heureux que lui-même ;
si le capitaine n'eût pas commandé, si le matelot et le mousse se
fussent croisé les bras, il se serait laissé paisiblement dériver sur un
récif sans que la satisfaction peinte sur son visage en eût été trou-
blée. Vrai type du nègre des Antilles, il se disait cosmopolite, et flot-
tait de vague en vague, de terre en terre, comme un alcyon ; il par-
lait également mal toutes les langues, tous les patois des peuples
établis autour de la mer des Caraïbes, et répondait indifféremment
aux noms de don Jorge, de John et de Jean-Jacques. Le capitaine,
jeune, beau, actif, mais bavard, impatient, colère, ne cachait guère-
le mépris qu'il avait pour son placide armateur; cependant il avait
le bon sens de ne pas le brusquer. Fils d'un Français marié à Car-
thagène, Jose-Maria Mouton tenait sans doute de son père ses traits,
ses manières et sa vivacité ; mais il avait pris les habitudes et les
superstitions du pays, et ne savait plus un mot de la langue de ses
632 REVUE DES DEUX MONDES.
ancêtres; ses yeux me suivaient avec une curiosité importune. Il pro-
nonçait chaque parole avec l'accent du défi, et ne s'adoucissait un
peu qu'en s' adressant au matelot. Celui-ci, toujours silencieux, de-
vinant d'avance tous les désirs du capitaine, travaillant sans relâche
aux voiles, aux cordages, aux chaînes, me semblait un être indéfinis-
sable. Non-seulement il ne parlait guère, mais il ne regardait pas, et
marchait sans bruit, glissant comme une ombre de l'avant à l'arrière
de la goélette. A quelle race appartenait-il? Était-il nègre, Espagnol
ou métis? Sa peaa noire pouvait avoir été tannée par les pluies, les
orages, les brouillards, les coups de soleil ; ce qui avait terni son
œil, c'était peut-être le spectacle de ces milliers de flots qui se
poursuivent sans fm à la surface des mers. J'eusse été médiocrement
étonné d'apprendre qu'il était ce Hollandais volant qui depuis des
siècles erre sur l'océan, et parfois, quand la tempête se prépare,
agite devant les navires ses grands bras chargés de brouillards.
Quant au mousse, c'était simplement un gamin sale et paresseux
comme un serpent : il dormait toujours, et le capitaine ne pouvait
guère le réveiller qu'à coups de pied.
Don Jorge, dont les repas étaient nombreux et abondans, occu-
pait le reste de ses loisirs à suivre du regard les lignes et les hame-
çons qu'il avait attachés aux flancs du navire, et qui bondissaient
dans le sillage écumeux. Pendant la première journée, sa pèche fut
particulièrement fructueuse : il retira de l'eau force poissons dont
j'ai oublié les noms barbares, empruntés à une sorte de patois his-
pano-indien ; puis il parvint à hisser à bord une dorade, et enfin un
jeune requin, long d'environ 2 mètres. Pour prendre ces animaux,
les matelots taillent un morceau de toile blanche en forme de pois-
son volant et l'attachent à un hameçon qu'ils jettent dans le sillage;
ils se mettent ensuite à siffler comme sifflent les bouviers quand ils
mènent leur bétail à l'abreuvoir. L'honnête poisson, séduit par cet
appel, se jette sur le morceau de toile blanche, avale l'hameçon,...
et ceux qui n'ont pas eu honte de tromper un requin le hissent à
bord, l'assomment, le dépècent, puis, savourant d'avance leur festin,
font joyeusement rôtir les filets et les côtelettes. On assure que les
naufragés de la Méduse aimèrent mieux s'entre-dévorer que de man-
ger du requin; cependant j'osai m' attabler avec l'équipage et satis-
faire mon appétit sur la chair du pauvre animal. Je la trouvai bonne;
mais, tout en la savourant, je ne pouvais me défendre d'un certain
remords. « De quoi me plaindrai-je, me disais-je, si ses amis le
vengent? » Ainsi va le monde.
Le soir venu, le capitaine, qui de la journée n'avait guère adressé
la parole à don Jorge, se rapprocha de lui, et, rendu confiant par la
douce et mystérieuse influence de la nuit, condescendit à entrer en
LA NOUVELLE-GRENADE. 633
conversation. D'abord il parla d'affaires, puis de voyages, puis de
fantômes, et bientôt nous l'entendîmes raconter une légende dû
temps de l'inquisition pleine de détails horribles. C'était l'histoire
d'une âme chargée de crimes oscillant sur la bouche de l'enfer, en
la boca del infierno^ et disputée par les anges et les démons. A la
fin, ceux-ci l'emportaient, et l'âme désespérée plongeait dans les
flammes grondantes de l'abîme. C'était la millième fois peut-être
que le capitaine récitait cette légende; mais ses paroles*, qu'il n'avait
pas besoin de chercher, se déroulaient en phrases d'autant plus pré-
cises et sonores, et il déployait une certaine éloquence sauvage dans
la peinture des tourmens infernaux. Don Jorge, heureux de ce récit,
qui stimulait sa digestion, jouissait visiblement de sa propre peur,
tandis que le mousse, appuyé sur ses deux coudes et couché à plat
ventre sur le pont, fixait ses yeux ardens sur le capitaine et sentait
son âme lui échapper d'effroi. Quant au matelot, toujours solitaire,
il se tenait debout à l'avant du Narcisse ^ et sa haute stature, à demi
entrevue à travers les agrès, se dessinait, comme un noir fantôme,
sur la mer phosphorescente.
Une forte pluie mit fin à notre séance, et capitaine, armateur,
mousse, passager, nous nous hâtâmes de descendre dans la cale
€t de nous jeter sur les sacs de cacao qui devaient nous servir de
lits. Mes compagnons, accoutumés à ce genre de couche, s'endor-
mirent bientôt profondément; mais il me fut impossible de les imi-
ter. Les gousses de cacao, dures comme de petits galets, m'entraient
dans la chair; d'affreux cancrelats, les plus gros que j'aie vus de ma
vie, me mordillaient les bras et les jambes et se promenaient sur
ma figure; l'air renfermé de la cale, et surtout l'odeur pénétrante
du cacao, me suflbquaient. A chaque instant, je gravissais l'échelle
pour aspirer une bouffée d'air pur à l'ouverture de la cale; mais la
pluie incessante me forçait à redescendre dans l'antre malsain où
mes compagnons faisaient des rêves d'or. Yers le matin seulement,
vaincu par la fatigue, je m'endormis d'un sommeil fiévreux et agité.
Quand je me réveillai, le Narcisse doublait un des promontoires
boisés qui gardent l'entrée de Portobello, l'ancienne Porte-d'Or des
Espagnols, où les galions venaient charger les trésors du Pérou. La
pluie avait cessé ; une légère vapeur flottait encore sur les monts,
des fusées d'écume blanche jaillissaient sur les contours du ri-
vage. Certes la mer et les montagnes, éclairées par le soleil le-
vant, offraient un spectacle admirable; mais je les voyais à peine:
je ne pouvais détacher mes regards des grandes forêts tropicales,
qui m' apparaissaient pour la première fois dans toute leur magnifi-
cence. J'ignorais même si réellement j'avais des forêts devant moi,
car je n'en distinguais pas les arbres, et pendant longtemps je crus
634 REVUE DES DEUX MONDES.
être devant un gigantesque rocher couvert de mousse et de fougère.
Dans la zone torride, l'arbre n'existe pour ainsi dire pas. Il a perdu
son individualité dans la vie de l'ensemble, il est une simple mo-
lécule dans la grande masse de végétation dont il fait partie. Un
chêne de France étalant ses vastes rameaux à l'écorce rugueuse,
plongeant ses énormes racines dans le sol lézardé, jonchant la terre
d'innombrables feuilles sèches, semble toujours indépendant et
libre, même quand il est environné d'autres chênes comme lui;
mais les plus beaux arbres d'une forêt vierge de l'Amérique du Sud
n'apparaissent pas isolés. Tordus les uns autour des autres, noués
dans tous les sens par des cordages de lianes, à demi cachés par Içs
plantes parasites qui les étreignent et qui boivent leur sève, ils sem-
blent ne pas avoir d'existence propre. Les influences des climats
sont les mêmes pour les peuples et pour la végétation : c'est dans
les zones tempérées surtout qu'on voit l'individu jaillir de la tribu,
l'arbre s'isoler de la forêt.
Peu à peu nous approchions de l'étroit goulet du port, et la scène
devenait de plus en plus splendide. Deux collines portant chacune
les ruines d'un vieux bastion se dressent vis-à-vis l'une de l'autre;
à la base de ces hauteurs, des cocotiers s'inclinent vers la surface de
la mer ; des oiseaux pêcheurs se tiennent graves et immobiles sur les
rochers épars. Du sommet jusqu'au pied des collines, ce n'est qu'un
tumulte, un océan de feuillage; sous cette masse qui se penche et
se redresse au vent, c'est à peine si l'on peut se figurer le sol qui la
supporte; on pourrait croire que la forêt tout entière a sa racine
dans la mer et flotte sur les eaux comme une énorme plante pyrami-
dale, haute de deux cents mètres. Toutes les branches sont reliées
les unes aux autres, et le moindre frémissement se propage de
feuille en feuille à travers l'immensité verdoyante. Cependant les
collines sont très escarpées^ et pour rattacher les arbres l'un à l'au-
tre, de grandes masses de branches, de lianes et de fleurs s'abattent
de cime en cime, semblables aux nappes d'une cataracte. C'est un
Niagara de verdure.
Enfin le Narcisse jeta l'ancre presque à l'ombre de la mystérieuse
forêt, le canot fut descendu, et le matelot, prenant silencieusement
les deux rames, nous fit signe d'y sauter. Nous allions faire une
courte halte à terre. Mon émotion, déjà si forte, augmenta encore
quand l'esquif se fut arrêté sur le sable, et que j'eus bondi de
pierre en pierre jusque sur la' plage, toute bariolée de coquilles
jaunes et rouges. En quelques secondes, j'atteignis l'embouchure
d'un petit ruisseau qui descendait en cascatelles des profon-
deurs de la forêt, et, remontant ce chemin frayé par les eaux,
je m'enfonçai dans la trouée obscure qui se prolongeait devant
^ LA NOUVELLE-GRENADE. 635
moi. Il est impossible de ne pas ressentir une étrange commo-
tion physique quand on laisse derrière soi l'atmosphère chaude et
lumineuse pour pénétrer sous l'ombre moite, humide, solennelle
d'une forêt vierge. A quelques pas de la mer, je pouvais me croire
à cent lieues dans l'intérieur du continent : partout un fouillis
inextricable de branches , partout de mystérieuses profondeurs
où l'œil osait à peine s'aventurer; autour de moi, des rochers
dont les parois disparaissaient sous des feuilles entrelacées ; sur
ma tête, un dôme de verdure à travers lequel pénétrait un vague
demi-jour répercuté de branche en branche. Quelle différence entre
ces forêts tropicales et nos forêts calmes et symétriques, nos bois-
taillis surtout, où chaque arbre, meurtri par la cognée, est noué
comme un infirme et tord dans l'angoisse ses bras grêles et disgra-
cieux ! Dans les pays aimés du soleil, les arbres géans que la terre
nourrit roulent sous leur écorce une sève bien autrement impé-
tueuse, et l'on dirait que d'eux-mêmes le sol, l'eau et le roc se dissol-
vent pour entrer plus rapidement dans le circuit de la vie végétale.
Les cimes sont plus hautes et plus touffues, la couleur des feuilles
et des fleurs est plus variée, les parfums sont plus acres et plus vio-
lons, le mystère de la forêt est plus redoutable, et ce n'est pas le
repos, c'est l'effroi qu'on respire sous ces ténébreux ombrages.
J'avançais avec précaution, d'un pas religieux et presque trem-
blant. Des lézards, d'autres reptiles entrevus sur le bord du ruis-
seau disparaissaient dans le fourré avec un grand bruissement de
feuilles; devant moi s'épaississait l'ombre : je m'arrêtais donc et
m'assis sur le bord d'un rocher dans lequel l'eau avait creusé une
vasque toujours remplie d'écume et de murmures. En me retour-
nant, je voyais, à l'extrémité de la trouée obscure par laquelle j'a-
vais pénétré dans la forêt, le fond d'une petite anse où des flots
bleus aux franges argentées venaient mourir sur le sable éblouis-
sant de blancheur. Je restai de longues heures sur ce rocher pen-
dant que don Jorge faisait sa sieste à l'ombre d'un caracoli (1) qui
étendait ses grandes branches au-dessus de la plage.
Ma seconde visite fut pour la ville de Portobello, où le capitaine
Mouton, revêtu de ses habits de fête, voulait, disait -il, acheter
quelques sacs de cacao ; en réalité , il allait tout simplement conter
fleurette à une sehorila. Quant à moi, je me hâtai de parcourir les
rues de Portobello pour y découvrir les traces de la splendeur d'au-
trefois. Malheureusement ces traces se réduisent à bien peu de
chose : de misérables huttes couvertes de roseaux ou de feuilles de
palmier remplacent les vastes constructions des Espagnols; çà et là
(1) Anacardium caracoli^ arbre magnifique ayant le port de nos châtaigniers.
636 BEVUE DES DEUX MO^'DES. .
s'élèvent quelques pans de murailles habitées par les serpens et les
lézards ; les arbres ont introduit leurs racines dans les bastions de la
.forteresse qui dominait la ville, et bientôt il n'en restera plus pierre
sur pierre. La population, composée de nègres et de métis au nom-
bre d'environ huit ou neuf cents, est affreuse de haillons et de sa-
leté et promène orgueilleusement son indolence le long de la plage.
Les femmes seules travaillent; elles pilent le maïs ou rôtissent les
bananes pour les repas de lem's seigneurs et maîtres, remplissent les
sacs de gousses de cacao, portent sur leurs têtes de lourdes cruches
pleines d'eau puisée à une fontaine éloignée. Au lieu de la flottille
de galions qui s'assemblait autrefois dans le port, protégée par le
canon des forteresses, trois ou quatre goélettes appartenant à un
négociant de la Jamaïque , le juif Abraham , se balancent pares-
seusement §ur leurs ancres, non loin de petits entrepôts appar-
tenant au même propriétaire. Tous les quinze jours, le bateau à
vapeur anglais qui fait le service de Saint -Thomas à Aspinwall
entre dans le port, non pour y prendre ou y déposer des passagers,
mais uniquement pour y renouveler sa provision d'eau. Avant la
construction du chemin de fer de l'isthme, un premier tracé dési-
gnait Portobello pour point de départ de la ligne ferrée. Le com-
merce y aurait trouvé l'avantage inappréciable d'un excellent port,
et les ingénieurs n'auraient eu qu'à suivre l'ancienne route des
Espagnols, aujourd'hui simple sentier obstrué par les hautes herbes.
Toutefois l'insalubrité de Portobello, plus effrayante encore que celle
d' Aspinwall, modifia les plans de la compagnie. En effet, à l'est
de la ville s'étendent de vastes marécages où l'eau douce et l'eau
salée apportent avec le flux et le reflux des plantes en décompo-
sition; des forêts de palétuviers croissent dans le sol mouvant à
quelques pas des huttes, et les collines qui se dressent à l'entrée
du port empêchent les vents alizés de renouveler l'air corrompu
qui pèse sur la ville. Des nuages se forment continuellement au-
dessus de ce bassin fermé, que ne visitent pas les brises, et retom-
bent en pluies journalières. On peut dire que le bassin de Porto-
bello est un cratère toujours fumant de vapeurs et de miasmes.
Le capitaine n'eut terminé qu'à la chute du crépuscule l'emplette
importante de trois sacs de cacao, et les étoiles brillaient déjà dans
le ciel quand notre canot vint toucher les flancs de la goélette. Me
berçant de l'espoir d'un agréable sommeil, qui pourrait compenser
l'insomnie de la nuit précédente, je me hâtai de m'envelopper dans
une voile étendue sur le pont. A peine avais-je fermé les yeux
qu'une forte averse m'obligea à chercher un refuge dans la cale.
Dès que le nuage qui nous avait donné cette ondée eut disparu, je
sortis de nouveau de mon antre pour me tapir dans un pli de la voile»
LA NOUVELLE-GRENADE. 637
mais un autre nuage vint bientôt se fondre en eau sur ma tête. Je
reconnus qu'il fallait se résigner cette fois encore aux tourmens
d'une insomnie. Je passai la nuit entière, tantôt chassé du pont par
des averses successives et forcé de descendre dans la cale aux odeurs
repoussantes , tantôt remontant sur le pont humide de pluie et sai-
sissant au vol pour ainsi dire quelques instans d'un sommeil fugitif.
Les voix étranges qui sortaient des forêts voisines, surtout les aboie-
mens d'une grenouille, qui à elle seule faisait plus de bruit qu'un
chien de ferme, contribuèrent singulièrement à me rendre le repos
difficile.
Dès le point du jour, le capitaine fit lever l'ancre et larguer les
voiles du Narcisse. Celui-ci, très mauvais marcheur, ne se hâta
guère de sortir du goulet, d'autant plus que les vents alizés, qui
soufflent toujours du nord-est au sud-ouest, repoussent, dans le
port les embarcations qui veulent le quitter. Nous restâmes à lou-
voyer pendant toute la matinée, renvoyés par le vent d'un promon-
toire à l'autre. Pour continuer directement notre route, il fallait
doubler le rocher de Salmedina, appelé aussi Farallon-Sucio, que
nous voyions se dresser à l'est au milieu des vagues bondissantes,
semblable à une tour massive. environnée de noirs récifs, qui appa-
raissaient et disparaissaient tour à tour comme des monstres ma-
rins. Après nous en être éloignés de près d'un mille, toujours
une nouvelle bordée nous ramenait près de cette tour formidable.
Une fois le vent s'engouffra dans les voiles au moment où le capi-
taine venait de prononcer les mots sacramentels : Para ci virarl
Vaya con Bios! Et la goélette, se dirigeant rapidement "et en droite
ligne vers Salmedina, fendit les ondes déjà blanchissantes qui se
redressaient à la base de l'écueil. Le capitaine, le matelot, le mousse
et moi-même nous nous efforcions inutilement, appuyés contre la
vergue, de vaincre la résistance de la voile, tandis que don Jorge,
toujours placide et souriant, laissait errer ses regards sur les agrès
de sa goélette, qui marchait vers une perte inévitable. Un énergique
juron du capitaine le fit lever en sursaut : dès qu'il nous eut aidés
de son épaule d'athlète, la vergue céda, et le Narcisse, rasant les
rochers par une grande courbe, dirigea sa bordée vers la pleine
mer.
A midi, nous avions enfin doublé le redoutable promontoire, et
nous suivions à deux ou trois milles de distance la côte qui pro-
longe d'une extrémité à l'autre de l'horizon ses immenses forêts, où
ne se montre pas une seule clairière. Les montagnes, dont la chaîne
uniforme et peu élevée se développe de l'ouest à l'est, semblaient
beaucoup plus hautes qu'elles ne le sont en réalité, sans doute à
cause du voile de chaudes vapeurs qui frissonnait sur leurs flancs
638 REVUE DES DEUX MONDES.
et en grandissait outre mesure les proportions. Nous voyions appa-
raître, puis disparaître l'une après l'autre, les pointes que ces mon-
tagnes projettent dans la mer, Punta Pescador, Punta Escondida,
Punta Escribanos, toutes semblables par leurs forêts touffues et
leurs ceintures de mangliers. La mer était calme, la brise enflait à
peine les voiles de notre goélette, et celle-ci Sendait péniblement
les flots dont l'écume légère allait se perdre en tourbillonnant de
chaque côté du sillage. Nous continuâmes ainsi notre course mari-
time toute la journée, et la nuit nous surprit avant que nous
eussions dépassé le cap San-Blas.
Le lendemain matin, nous étions au milieu de l'archipel des
Muletas, dont les îles « plus nombreuses que les jours de l'année »
parsèment la mer sur une grande étendue. J'en ai compté moi-
même plus de soixante dans un horizon extrêmement restreint par
la brume, et à mesure que nous avancions, nous en voyions d'autres
jaillir du sein des eaux tranquilles comme celles d'un lac. Toutes ces
îles basses sont couvertes de cocotiers, dont les semences leur ont
été apportées par les vagues depuis que les Espagnols ont introduit
cet arbre sur le continent d'Amérique. Quelques îlots sont tellement
petits que leurs cinq ou six cocotiers les font ressembler à de grands
éventails verts déployés au-dessus de l'eau transparente. D'autres,
au contraire , occupent une assez grande superficie, et des huttes
d'Indiens se groupent çà et là à l'ombre de leurs bosquets. Toutes
sont presque uniformément rondes ou ovales. L'aéronaute qui le pre-
mier contemplera cet archipel du haut de son navire ailé ne pourra
s'empêcher de comparer les Muletas à de gigantesques feuilles de
nénufar étalées sur la surface à peine ridée d'un marécage.
Quand notre goélette passait à côté d'un village, un canot creusé
dans un tronc d'arbre se détachait de la rive et se dirigeait vers
nous, portant trois ou quatre Indiens. A mesure que les rameurs se
rapprochaient de nous, ils multipliaient leurs gestes de salutation,
élevaient en l'air leurs avirons pour témoigner de leurs intentions
pacifiques; puis, après avoir amarré leur canot au bordage de la
goélette, ils sautaient sur le pont, riaient pour nous égayer et nous
bien disposer en leur faveur, et nous offraient d'une voix caressante
leurs sacs de cacao, leurs bananes, ou de charmantes petites per-
ruches vertes qui, nichées dans une calebasse, se becquetaient et se
mordillaient le plus gentiment du monde. Ces Indiens sont de petite
taille, forts, trapus, gras; ils ont les joues rebondies, les pommettes
saillantes, les cheveux noirs et lustrés, les yeux perçans, souvent
entourés de bourrelets de graisse, le teint couleur de brique, mais
plus blanc que celui de la plupart des Indiens du continent. Jusqu'à
un âge très avancé, ils ont toujours l'air d'enfans espiègles, et la
LA NOUVELLE-GRENADE. 039
joie de vivre brille dans leur regard. En voyant leurs îles charmantes
éparses sur la mer, leurs huttes tapies sous des bouquets de coco-
tiers, on se demande presque s'il faut désirer que bientôt des Amé-
ricains ou des Anglais, pionniers du commerce, viennent exploiter
ces forêts de palmiers pour en concasser les noix, les réduire en
koprah (1), en exprimer l'huile. L'empire de Mammon, déjà si vaste,
doit-il s'augmenter de ces îles fortunées, afm d'amonceler plus de
marchandises sur les quais de Liverpool et d'emplir encore davan-
tage le coffre-fort d'un armateur de New-York en donnant à ces
Indiens, au lieu de leur bonheur tranquille, les joies sauvages pui-
sées dans le gin ou dans le brandy?
J'aurais bien voulu suivre les Indiens des Muletas et me faire,
au moins pour quelques heures, citoyen de leur république ; mais
don Jorge, toujours occupé de sa pêche, refusa, prétendant que
l'embarcation doit être en marche pour que les poissons se lais-
sent séduire par l'appât bondissant dans le sillage. Il ne me resta
donc qu'à contempler tristement ces îles à mesure qu'elles dispa-
raissaient l'une après l'autre. Enfin nous glissâmes lentement à côté
de la dernière; longtemps nous vîmes ses palmiers s'élever au-des-
sus de l'eau, semblables à une volée d'oiseaux gigantesques, puis
ils s'évanouirent peu à peu, et nous nous trouvâmes en pleine mer
des Caraïbes.
La traversée de l'archipel des Muletas à Garthagène dura huit
jours, c'est-à-dire que notre goélette, beaucoup moins rapide qu'une
tortue de mer, avança d'environ un mille par heure. Cependant
nous avions le courant et souvent les brises en notre faveur ; mais
le Narcisse était si lourd de forme, si disloqué dans toutes ses mem-
brures, qu'il marchait à peine plu5 vite qu'une épave poussée parles
flots. Dans ses voyages de retour, il mettait parfois plus de trois
semaines pour atteindre Aspinwall, car il avait alors à vaincre la
résistance du remous formé dans le golfe d'Urabâ par le grand cou-
rant équatorial dont les eaux viennent frapper contre les côtes de
rx\mérique centrale, et rejaillissent à droite et à gauche en lon-
geant les rivages. Dans toute autre mer, exposée à de brusques
changemens de vent et à de violentes rafales, le Narcisse n'eût pu
entreprendre un seul voyage sans courir le risque de sombrer ; heu-
reusement, dans le golfe d'Urabâ et sur toutes les côtes de la Nou-
velle-Grenade, il n'y a jamais de tempêtes. Les ouragans, dont le
passage est parfois si désastreux dans les petites et les grandes An-
tilles, prennent toujours naissance à l'entrée de la mer des Caraïbes,
au-dessus du grand courant équatorial, et, développant leur immense
(1) Morceaux de noix pilées et débarrassées de leur enveloppe.
6ZlO REVUE DES DEUX MONDES.
tourbillon qui s'élargit sans cesse, vont mourir aux États-Unis ou
sur les bancs de Terre-Neuve, après avoir labouré les flots, fracassé
les navires, broyé les villages* et les forêts; mais dans leur course
terrible ils n'effleurent jamais les mers heureuses de la république
grenadine. Là toutes les vagues, ébranlées de proche en proche par
les tempêtes des autres climats, se déroulent avec la régularité des
ondulations que la chute d'une pierre produit dans un lac. Énormes
et se prolongeant parallèlement d'un horizon à l'autre, elles sont
poussées d'un souffle toujours égal par le vent alizé, et soulèvent
silencieusement les navires sans se briser en écume. Au fond des
longues vallées qui les séparent, des poissons ailés, semblables à
des oiseaux dans les sillons d'un champ, bondissent par milliers,
traversent d'un seul élan la crête des vagues, et vont retomber au-
delà dans l'eau transparente.
Le septième jour, le Narcisse atteignit l'archipel de San-Bernardo.
dont les îles, presque toutes basses et boisées comme les Muletas,
parsèment la mer au nord du golfe de Morosquillo. La goélette se
fraya péniblement une voie à travers ce dédale d'îles qui projettent
dans les détroits des bancs de sable dangereux, et après avoir pen-
dant toute une journée longé la côte de la Nouvelle-Grenade, vint
jeter l'ancre dans une petite anse de l'île Baru, non loin de Boca-
Chica, l'entrée de la rade de Carthagène. Le capitaine ne comptait
pas assez sur son habileté pour essayer de guider sa goélette rétive
entre les écueils de la passe, et pour ma part j'étais enchanté d'at-
tendre jusqu'au lendemain pour bien voir les ruines de cet autre
Sébastopol, si formidable du temps de la puissance espagnole. J'en-
trais en quelque sorte dans une autre région de la Nouvelle-Gre-
nade. Des questions du présent soulevées par l'activité américaine
et la création de débouchés nouveaux, j'étais amené aux souvenirs
du passé et à l'étude des mœurs d'une ville en décadence.
IL
Au lever du soleil, le Narcisse entrait, vent arrière, dans le chenal
de Boca-Chica (Bouche-Étroite), large à peine de quelques brasses,
et cependant assez profond pour admettre les plus forts navires de
guerre. De chaque côté, on distingue les rochers aigus qui se dres-
sent au fond de l'eau blanchissante; à mesure qu'on avance, la cein-
ture de récifs se resserre autour du chenal tortueux, des brisans se
montrent dans toutes les directions, et on ne peut s'empêcher de
frémir en rasant de si près les écueils. A quelques mètres de dis-
tance, sur la gauche, au pied d'un promontoire de l'île de Tierra-
Bomba, s'élèvent les murailles blanches d'un fort aujourd'hui cou-
LA NOUVELLE-GRENADE. 6Zli
vert d'arbustes et de ronces; à droite, sur un îlot de rochers
jaunâtres environné de récifs, une citadelle minée par les vagues
déploie au-dessus des brisans la longue ligne de ses bastions aux
embrasures vides; dans le lointain, à l'extrémité de l'île Baru, cou-
verte de mangliers, apparaissent les ruines d'un autre fort égale-
ment vaste. Telle était la première ligne de fortifications qui proté-
geait l'entrée du port de Carthagène ; au dernier siècle, elle fut forcée
par l'amiral Yernon, à qui, mieux défendue, elle pouvait opposer
une insurmontable résistance. Il est vrai que cet amiral échoua de-
vant la seconde ligne des forts , et que sept mille Anglais payèrent
de leur vie son audacieuse tentative.
Après avoir louvoyé pendant quelques minutes, nous entrâmes
dans la rade de Carthagène , dont les eaux tranquilles ont une su-
perficie de 18 milles carrés. Complètement abritée du côté de la
mer : au sud par l'île de Baru, à l'ouest par l'île de Tierra-Bomba,
des récifs et des bancs de sable, au nord par l'archipel sur lequel
est construite la ville de Carthagène, cette rade se développe en un
magnifique demi-cercle pénétrant au loin dans l'intérieur des terres.
Elle pourrait contenir des flottes; je n'y vis jue de misérables ca-
nots. Sur les collines, où j'espérais distinguer quelques traces du
travail de l'homme, je n'aperçus que des fourrés interrompus çà et
là par des clairières au sol rouge et infertile; deux ou trois vil-
lages d'Indiens groupaient en désordre sur le bord de l'eau leurs
toits recouverts de feuilles. Enfin le Narcisse doubla la pointe orien-
tale de Tierra-Bomba, sur laquelle sont construites les cabanes de
Loro, village habité seulement par de pauvres lépreux, et devant
nos yeux apparut tout à coup la vieille cité qui jadis se nommait
avec orgueil la reme des Indes.
Magnifiquement assise sur des îles qui regardent d'un côté la
haute mer et de l'autre l'ensemble des lagunes intérieures qui
forment le port, entourée d'une ceinture de cocotiers, Carthagène
semble s'endormir, — hélas! et ne s'endort que trop , — à l'ombre
de la Popa, colline abrupte qui la domine à l'est. Deux grandes
églises dont les nefs et les clochers dépassent de beaucoup le reste
de la ville se regardent l'une l'autre comme des lions couchés, et
la longue ligne des remparts s'étend à perte de vue autour du port
et sur les rivages de la mer. De près, la scène change : les plantes
grimpantes tapissent les murailles, où se promènent de rares fac-
tionnaires; de grandes pierres tombées des créneaux forment des
récifs sur lesquels la vague vient se briser; quelques débris d'em-
barcations pourrissent sur la plage du port, où flottent de rares
goélettes. A travers les fenêtres des hauts édifices dont le toit s'est
effondré, on aperçoit les nuages ou le bleu du ciel. L'ensemble de
W)ME XXIV. 41
6A*2 REVUE DES DEUX MONDES.
cette ville à demi ruinée excite à la fois Tadmiration et la tristesse,
et l'on ne peut se défendre d'une émotion profonde en contemplant
ces grands témoignages d'une vie éteinte.
Le matelot laissa tomber l'ancre du Narcisse, et je descendis dans
le canot avec le capitaine. Quant à don Jorge, il ne s'était pas même
levé pour regarder la ville, et, après m'avoir fait un signe de tète en
guise d'adieu^ il se retourna sur le flanc, afin de continuer une sieste
commencée. Quelques coups de rame suffirent pour nous amener
aux degrés de pierre scellés dans la muraille du quai, et je fus bientôt
dans la ville, où l'on pénètre par une sorte de poterne ménagée
dans l'épaisseur du rempart. La première scène dont je fus le té-
moin en mettant le pied sur le pavé de Garthagène redoubla la tris-
tesse que m'avait inspirée la vue des édifices ruinés. Sur une place
entourée de maisons noires à hautes arcades, deux hommes aux
cheveux lisses, à l'œil ardent, au teint de couleur indécise, s'étaient
saisis par les lambeaux flottans de leurs ruanas (1), dégainaient en
vociférant leurs terribles machctes (2), et tâchaient de se pourfendre.
Tout autour s'agitait confusément une foule sale et avinée : les uns
hurlaient en fureur : Matalol matalol (tue-le! tue-le!); les autres
faisaient dévier les coups de machete en retenant les bras des com-
battans. Pendant (juelques minutes, je vis passer en se débattant ce
tourbillon d'hommes au-dessus duquel les lames luisantes des sa-
bres s'élevaient et s'abaissaient tour à tour. A la fin, on parvint à
séparer les deux lutteurs, et, suivis de leurs partisans, ils allèrent
chacun de son côté dans quelque tienda (3), où ils se vouèrent l'un
l'autre, la bouteille en main, à tous les démons de l'enfer. La foule
des spectateurs assemblés sous les arcades se dispersa aussitôt. Je
demandai la cause du tumulte : Es la fiestal (c'est la fête!) me ré-
pondit-on avec un haussement d'épaules.
Quand une ville est en décadence, on dirait que les habitans eux-
mêmes participent au dépérissement des choses. Tout vieillit à la
fois, hommes et édifices; les météores et les maladies travaillent de
concert à leur œuvre. Dans les rues sonores, que termine au loin la
masse sombre des remparts et que bordent des couvens lézardés,
de hautes églises aux murailles oblique?, je voyais passer des boi-
teux, des borgnes, des lépreut, des infirmes de toute espèce; jamais
je n'avais vu tant d'écloppés à la fois. Je cherchais la noble Gartha-
gène des Indes, et je ne trouvais qu'une cour des miracles. Je pen-
sais involontairement à ces ports où pendant les heures de marée
(1) Vêtement analogue au poncho mexicain : c'est une couverture percée d'un trou
au milieu pour y passer la tête.
(2) Sabre recourbé.
(3) Boutique, taverne, débit de vin e^ d'eau-de-vie.
. LA NOUVELLE-GRENADE. 6Zl3
bondissent les vagues, entrent les navires à voiles déployées, circu-
lent incessamment les barques portant des matelots joyeux : tout y
est alors animation et vie; mais vienne la basse mer, il n'y restera
plus que des vases fétides où grouillent des vers à la recherche
d'affreux débris. Il y a deux cents ans, Garthagène possédait en
grande partie le commerce des Philippines et du Pérou ; elle mo-
nopolisait celui de l'Amérique centrale et de la Nouvelle-Grenade.
Alors tout grand port commercial devait être en même temps un
port de guerre, surtout dans une mer comme celle des Garaïbes,
dont chaque vague portait un pirate. De tous les points de la côte
d'où l'on pouvait exporter en Europe les produits du bassin du
Magdalena, un seul , Garthagène, était facile à défendre, et pour
cette raison, le gouvernement espagnol l'avait choisi, et lui avait
donné le monopole des échanges sur une longueur de 3,000 kilo-
mètres de rivages. Depuis, les choses ont changé, les colonies espa-
gnoles se sont détachées de la mère patrie, des ports libres se sont
ouverts au commerce du monde sur toutes les côtes de la mer des
Caraïbes et du golfe du Mexique, la paix est devenue l'état normal
des nations, et il a été permis d'échanger des marchandises ailleurs
que sous la gueule des canons. Aussi la prospérité factice de Gar-
thagène, qui reposait sur le monopole, s'évanouit avec la liberté; la
population, de plus en plus misérable, diminua des deux tiers, et
maintenant elle n'atteint pas même au chiffre de dix mille âmes.
Récemment, le congrès grenadin , dans le louable désir de faire re-
vivre le commerce de la cité déchue, a passé une loi exemptant des
droits de douane tous les navires qui importent des marchandises à
Garthagène. Le gouvernement a donc rétabli le monopole sous une
forme déguisée , car dans tous les autres ports de la république les
droits s'élèvent en moyenne à 25 pour 100. Les défenseurs de la loi
soutenaient qu'il fallait donner cette récompense à la fille aînée de
la liberté, à la ville qui la première avait secoué le joug de l'Espa-
gne; mais, au nom de la liberté, n'eût-il pas été plus juste de main-
tenir tous les ports dans le droit commun, et d'y abaisser unifor-
mément les tarifs d'importation? Ge n'est pas sur le privilège que
Garthagène pourra jamais fonder une prospérité stable.
Gependant il est certain que l'antique reine des Indes se relèvera
de ses ruines, car sa position géographique est admirable. Assise
sur le bord d'une mer sans orages, elle est située entre les deltas du
Rio-Magdalena et du Rio-Atrato , et tôt oti tard servira nécessaire-
ment d'intermédiaire commercial entre les bassins de ces deux puis-
sans fleuves; elle n'est séparée d'Aspinwall et des autres ports de
l'isthme que par la largeur du golfe d'Urabà, et peut communiquer
avec ces divers points plus rapidement que toutes les autres villes
I
6/i4 REVUE DES DEUX MONDES. •
de la république; sa rade est l'une des plus belles du monde entier,
et l'on pourrait très facilement y creuser des bassins à flot et des
bassins de carénage, nécessaires aujourd'hui dans tous les grands
ports de commerce. L'entrée de Boca-Chica est trop étroite peut-
être; mais pourquoi ne pas nettoyer Boca-Gfande, large bras de
mer, qui sépare de l'île Tierra- Bomba la pointe sablonneuse du
port de Garthagène? Avant 1760, époque à laquelle le gouverne-
ment espagnol, en guerre avec les Anglais, fit obstruer ce détroit de
"pierres et de sable , il offrait un chenal assez profond pour les plus
grands navires. Qu'on le creuse de nouveau afm d'épargner aux
embarcations le détour et les dangers de l'entrée par Boca-Chica,
et Garthagène n'aura sujet d'envier aucun port du monde. Bien
plus, un ancien bras du Rio-Magdalëna , se détachant de ce fleuve
près de la ville de Galamar, à 150 kilomètres en amont de l'embou-
chure, allait jadis chercher une voie plus courte vers la mer, et se
déversait au village de Pasacaballos dans la rade même de Gartha-
gène. Plusieurs compagnies, dont une anglo- américaine, se sont
formées l'une après l'autre pour élargir et approfondir ce canal ou
dijue, en partie oblitéré. Déjà de petits bateaux à vapeur ont péné-
tré par cette voie dans le Rio-Magdalena; faute d'argent, l'entreprise
n'a pas encore été menée à bonne fin, mais elle ne peut manquer
de l'être prochainement, et bientôt l'artère centrale de la république
grenadine sera en communication constante par la vapeur avec le
meilleur port des côtes. C'est aux ressources de ce genre offertes
par la nature que des citoyens énergiques doivent faire appel pour
relever leur ville et lui donner de nouveau le rang de capitale.
La cathédrale est le principal édifice de Garthagène, mais elle
n'offre que des restes de sa splendeur passée. Les autres édifices,
couvens , hôpitaux , églises , sont extrêmement vastes et occupent
en étendue une grande partie de la ville; mais ils s'écroulent, et,
comme toutes les ruines, ils gagnent à être vus à distance. Aussi me
hâtai-je de monter sur les remparts, d'où je pouvais en même temps
contempler la mer et voir la cité sous son aspect le plus pitto-
resque. Les murs, peu élevés et larges de plusieurs mètres, offrent
tout autour de la ville une belle promenade pavée de longues dalles
de pierre. Ils sont encore solides comme autrefois, et la mer, qui
en ronge lentement la base, en a détaché à peine quelques blocs ;
mais les canons qui passaient leurs gueules à travers les embra-
sures ont disparu. Le gouvernement de la Nouvelle-Grenade, trop
faible aujourd'hui pour défendre sérieusement ses ports de mer, a
pris le parti de vendre les poudres et les canons de Garthagène pour
une somme ronde de 120,000 ])iastres, et il a fait couper en mor-
ceaux les affûts, pour les distribuer aux pauvres comme bois de
LA ÎNOUVELLE-GRENADE. 6^5
chauffage. N'y a-t-il pas dans cette mesure de quoi lui mériter les
sympathies des partisans de la paix universelle ?
Il était nuit quand je me retrouvai sur la grande place de Cartha-
gène. Le palais de la gobernacion était brillamment illuminé; des
musiciens, montés sur une estrade, soufflaient du cor, du trom-
bone, du fifre, raclaient du violon, de la contre-basse, avec un en-
train féroce ; la place entière était transformée en une vaste salle
de danse et de jeu. Des hommes et des femmes , étroitement en-
lacés, se mouvaient en une immense ronde, entraînés par cette
danse, si répandue dans l'Amérique espagnole, qui consiste à glis-
ser imperceptiblement sur le sol en agitant les hanches. On ne voit
pas le mouvement des pieds, mais seulement la torsion fébrile des
corps noués l'un à l'autre; on dirait que la terre elle-même tourne
sous les groupes convulsifs, tant ils avancent silencieusement, em-
portés par une force invisible. J'éprouvais une espèce de terreur
en voyant lentement passer sous les lumières tremblotantes atta-
chées aux piliers ces corps haletans et renversés en arrière, ces
figures noires, jaunes ou bariolées, toutes secouant sur leurs fronts
des cheveux en désordre, toutes illuminées d'un regard étincelant
et fixe : c'était une danse démoniaque, un sabbat infernal. De lon-
gues rangées de tables de jeu couvertes de cartes souillées par un
long usage dans les tavernes s'étendaient autour de la place; elles
étaient incessamment assiégées par des hommes, des femmes et
des enfans, qui venaient y perdre à l'envi leurs cuartillos et leurs
pesetas. Un tumulte effroyable s'élevait à chaque coup malheureux,
des menaces terribles se croisaient: cependant je ne vis nulle part
reluire l'acier des machetes. L'air était suffocant et chargé de chau-
des émanations. Pouvant à peine respirer, je me dégageai de la
foule et m'enfuis sur les remparts solitaires, où je pus enfin jouir
d'un silence solennel, à peine troublé par la lente respiration de la
mer.
J'avais eu d'abord l'intention de rester plusieurs jours à Gartha-
gène, pour avoir le temps de visiter le village indien de Turbaco et
le célèbre volcan de boue décrit par Humboldt. En outre, mon hôte
et mon hôtesse. Allemands qui parlaient toutes les langues, me don-
naient mille bonnes raisons pour prolonger mon séjour à la Fonda
de Calamar, Cependant j'entendis parler d'une excellente goélette
en partance pour Savanilla, d'où je comptais me diriger par les
cours d'eau intérieurs et les forêts vers la Sierra-Nevada, but de
mon voyage. Je résolus donc de saisir cette occasion, qui peut-être
ne se fût pas retrouvée de longtemps. Au point du jour, je sautai
dans une barque et je fis ramer vigoureusement vers le Sirio, dont
la carène élégante se balançait au milieu du port. Le marché fut
646 BEVUE DES DEUX MONDES.
bientôt conclu; le pilote, qui s'attardait sur le rivage, obéit à Fin-
jonction du porte-voix; il aborda à son tour, l'ancre fut levée, les
voiles déferlèrent, et la goélette tourna le cap vers Boca-Ghica. En
moins d'une heure, le Sirio était dans la passe; le pilote, debout à
la barre, donnait ses ordres d'une voix brève; les matelots, prêts
à lui obéir, se suspendaient aux cordages; à chaque bordée, le taille-
lames effleurait presque les rochers, mais sous l'impulsion du gou-
vernail et des voiles il se retournait brusquement et se dirigeait en
sens inverse. Enfin la goélette dépassa la chaîne de récifs, elle mit
en panne, et deux matelots, abaissant le canot sur les vagues dan-
santes, ramenèrent le pilote au rivage.
Le Sirio, construit à Curaçao, avait une marche supérieure et
fendait admirablement la mer. En quelques minutes, nous eûmes
laissé derrière nous les falaises escarpées de Tierra- Bomba et
recueil redouté de Salmedina; puis, longeant la langue de terre
sablonneuse qui défend à l'ouest le port de Carthagène, nous re-
vîmes bientôt la ville royale se dressant comme sur un piédestal
au-dessus de la longue ligne de ses remparts; ensuite elle s'éloigna
peu à peu et disparut enfin derrière le haut promontoire de Punta-
Canoa. Au-delà de ce cap se montrèrent vaguement les îles de la
Venta et d'Arepa, puis se dressa la péninsule abrupte de Galera-
Zàmba. Après l'avoir doublée, il ne restait plus au Sirio qu'à se
diriger en droite ligne vers l'entrée du port de Savanilla.
Cette rapidité de locomotion, la belle tenue de sa goélette mirent
le capitaine Janssen en bonne humeur, et plus d'une fois il fit cir-
culer parmi ses matelots la bouteille de chicha (1). El sehor Janssen,
cosmopolite réunissant dans ses veines le sang de toutes les races
qui se sont établies dans les Antilles, était un homme bien différent
de don Jorge. Comme lui, il respectait les matelots et les traitait en
égaux; mais il ne se contentjait pas de jouir de la vie telle que la lui
présentait le destin : il travaillait constamment et ne se donnait pas
un instant de répit. Bien qu'il fût sur une côte souvent visitée par
lui, il ne cessait de consulter sa boussole, de suivre la route sur les
cartes marines, de noter ses observations. Quand je le questionnais,
il me répondait d'une voix précise et sûre. A voir son front droit, ses
sourcils froncés, sa bouche résolue, je ne pouvais douter qu'il n'eût
autant d'énergie et plus d'intelligence que ses ancêtres, les écu-
meurs de la mer des Antilles.
A côté du sehor Janssen, un jeune homme, cruellement torturé
par le mal de mer, semblait agoniser. Je m'assis près du chevet sur
lequel il avait appuyé sa tête, et je lui donnai quelques soins. Comme
(1) Eau-de-vie fabriquée avec du jus de canne fermenté.
LA NOUVELLE-GRENADE. 6/i7
je l'interrogeais sur le but de son voyage : Soy el capitan (je suis
le capitaine), dit-il en m' interrompant d'une voix faible. — Com-
ment! celui qui consulte la boussole maintenant n'est-il pas le ca-
pitaine? — Si y pero io soy el capitan de papel (je suis le capitaine
de papier). — Et il me montra un certificat timbré et paraphé qui
lui donnait en effet le titre de patron. Je ne sais par quelle fiction
légale il était ainsi obligé de s'emprisonner à bord d'une goélette
où, depuis plusieurs années, il souffrait constamment le martyre, et
où son titre officiel ne lui donnait pas même le droit de faire larguer
une corde. Le pauvre captif était certainement à plaindre. De temps
en temps il tournait mélancoliquement les yeux vers deux ouistitis
• qui montaient et descendaient dans les agrès; mais les gambades
les plus lisibles des deux singes ne réussissaient pas à dérider son
visage souffreteux et amaigri. Seulement, pendant les repas, il sou-
riait du bout des lèvres en voyant les petits animaux sautiller au-
tour des plats, s'emparer des tasses de café brûlant, s'en coiffer
pour absorber plus tôt le liquide, puis se rouler en poussant des
gémissemens lamentables.
Après huit heures de traversée, nous arrivions en face de la vaste
embouchure de la Boca-Ceniza (Bouche-Gendre) (1), bras principal
du Rio-Magdalena , obstruée par des bas-fonds et de nombreuses
îles basses où croissent des mangliera. Le capitaine se mit à la
barre; dirigeant vers la pointe de l'une de ces îles sa goélette, qu'il
fit rapidement louvoyer entre des bancs de sa,ble, il l'introduisit
dans un chenal dont l'eau verdâtre et chargée de débris végétaux
permettait cependant de voir le fond à 3 ou Zi mètres au-dessous
de la surface. Devant nous, entre une île de palétuviers et les
escarpemens rougeâtres de la côte , s'étendait une grande lagune
où reposaient plusieurs navires à l'ancre : c'était le port de Sava-
nilla. Sachant que ce port est celui qui expédie à l'étranger pres-
que tous les produits de l'agriculture et de l'industrie grenadines,
je cherchais des yeux la ville et ses édifices; mais je ne voyais
qu'une maison blanche nouvellement constrtiite pour le service de
la douane, et non encore habitée. Enfin on me fit remarquer au
bord de l'eau une longue rangée de- huttes couvertes de feuilles
de palmier, et se confondant de loin avec le sol rougeâtre sur le-
quel elles étaient bâties : c'était le village florissant dont le port
a hérité du commerce de Garthagène des Indes. N'étant pas en-
core habitué à toute espèce de gîte, je frémis en voyant ces huttes
misérables. Il s'agissait de reconnaître de loin, parmi ces chétives
habitations, celle où je pourrais me faire donner de gré ou de
(1) Ainsi nommée à cause de ses atterrissemens de sable fin.
6Zi8 REVUE DES DEUX MONDES.
force r hospitalité la plus convenable. Mon choix tomba sur une
hutte plus grande que les autres, et dont le toit de feuilles s'ap-
puyait extérieurement sur les pieux d'une vérandah. Elle apparte-
nait, me dit-on, arn senor Hasselbrinck, consul de Prusse, le seul
résident étranger de Savanilla. A peine débarqué sur l'une des pe-
tites jetées en bois construites devant le village, j'indiquai la mai-
son du consul au nègre qui se chargea de mes effets, et je le suivis
sans m' arrêter devant le poste des douaniers, qui sans doute som-
meillaient dans leurs hamacs. Sur la plage se promenait un beau
vieillard, qu'à ses traits tudesques je reconnus aussitôt pour le con-
sul. Je me dirigeai sans embarras vers sa maison, où j'entrai réso-
lument, et je reçus bientôt au seuil même de sa porte le propriétaire
ébahi, que je suppliai dans sa langue maternelle de vouloir bien ex-
cuser mon audace. Ces quelques mots allemands suffirent pour déri-
der l'excellent homme, qui, méprenant les deux mains à la fois, me
souhaita cordialement la bien-venue : Mi casa es a la disposicion
de Vmd. Pendant toute la soirée, il m'accabla de prévenances, me
donna gracieusement tous les renseignemens que je lui demandais,
me fit en retour de nombreuses questions sur l'Europe, qu'il avait
quittée depuis l'an de grâce 1829. Quand vint l'heure du repos, il
fit établir nos deux plians à côté l'un de l'autre, afin de pouvoir pro-
longer la conversation. Le lendemain matin, il s'occupa lui-même
de me procurer une embarcation pour Barranquilla, et je partis avec
une lettre d'introduction pour son fils, agent de la compagnie an-
glaise des bateaux à vapeur du Rio-Magdalena.
Le village de Savanilla ne doit son existence qu'au voisinage de
l'embouchure principale du fleuve, avec laquelle son port commu-
nique par les marécages du delta. La barre n'ayant guère plus d'un
mètre de profondeur, toutes les denrées des provinces riveraines, le
tabac, l'écorce de quinquina, le café, doivent être déposées en amont
de l'embouchure dans les magasins de Barranquilla, et de là être
péniblement transportées par d'étroits canaux jusqu'au port de Sa-
vanilla, où on les recharge à bord de navires calant moins de (i mètres
d'eau. Quand la république néo-grenadine, devenue plus riche et
plus entreprenante, s'occupera de l'amélioration de ce port, elle
aura de très grands travaux à faire exécuter, car les sables d'une
bouche du Magdalena, appelée Boca-Culebra ou Bouche-Serpent,
s'accumulent à l'entrée, et, sous l'impulsion des vents alizés et des
vagues, avancent continuellement du côté de l'ouest. En attendant,
il serait relativement facile de construire un chemin de fer entre
Barranquilla et son port, ou, mieux encore, d'utiliser les bouches
marécageuses du fleuve en y creusant un canal assez profond pour
permettre aux plus grands bateaux à vapeur du Haut-Magdalena
LA NOUVELLE-GRENADE. 6^9
d'aller accoster les navires jusque dans la rade; mais il est probable
que les négocians de Barranquilla retarderont longtemps l'exécution
de ces projets, qui les priveraient des bénéfices réalisés sur le trans-
bordement des marchandises.
L'embarcation que m'avait procurée el senor Hasselbrinck était
un grand bongo, espèce de chaland aux membrures mal équarries
et ponté depuis la proue jusqu'à un mètre de l'arrièfe. Quatre sam-
bos {i) athlétiques et demi-nus, deux de chaque côté, se tenant
debout sur le pont et tournant le dos à l'avant, appuyaient leurs
épaules gauches couvertes de callosités sur de longues perches dont
le bout reposait au fond de l'eau. Dès que le signal du départ fut
donné par un claquement de main, ils pesèrent de tout leur poids
sur les perches, et, poussant en mesure les cris de Jésus! Jésus!
s'élancèrent au pas gymnastique de l'avant à l'arrière du bongo,
puis ils revinrent lentement vers la proue, répétant toujours Jésus!
Jésus! et prirent un nouvel élan. Poussé par ces quatre épaules
vigoureuses, le lourd bongo fendit rapidement l'eau verdâtre du
port, et en peu d'instans nous vîmes disparaître les huttes de Sava-
nilla et la jetée où se tenait mon hôte, m' envoyant des saints.
Nous voguâmes ainsi pendant plus d'une heure sur une baie d'eau
salée aux bords ombragés par de petits mangliers, qui de loin l'es-
semblaient à nos saules d'Europe. Après avoir dépassé de miséra-
bles cabanes, appelées Playoa-Grande, le bongo ^ cessant de longer
le rivage de la baie, fit un détour soudain vers le nord, et le pay-
sage changea brusquement d'aspect. Nous étions sur l'eau jaunâtre
des marais, à l'entrée du Cano-Hondo (2). Des roseaux gigantes-
ques dardaient autour de nous leurs tiges pressées, se terminant
en ombelles, en aigrettes, en panaches; presque partout la surface
de l'eau était cachée par de larges feuilles de toute forme et de
toute couleur, disparaissant elles-mêmes sous les fleurs qui ve-
naient s'épanouir au-dessus d'elles; plusieurs couches de végétation
s'entassaient l'une sur l'autre, et dans le sillage étroit laissé der-
rière le bongo, l'eau, obstruée par de longues herbes flottantes,
apparaissait toute saturée de germes. Des oiseaux pêcheurs s'abat-
taient par bandes au milieu des roseaux, et dans le lointain s'arron-
dissait un vaste horizon de grands arbres. C'est là, dans ce maré-
cage sur lequel pesait une chaude et fétide atmosphère, que les°
sambos firentha Ite pour le déjeuner. Ils tirèrent d'une besace quel-
(1) Les sambos sont issus de nègres et de mulâtres; mais dans la Nouvelle-Gre-
nade on applique indistinctement ce nom à tous les hommes de peine noirs ou de
couleur.
(2) Les canos, en tout semblables aux bayous de la Louisiane , sont les canaux d'eau
dormante qui font communiquer les bras d'un fleuve avec la mer.
650 BEVUE DES DEUX MONDES.
ques yuccas (1) cuites sous la cendre, des restes de poisson, une
bouteille de chicha, et, faisant passer la calebasse à la ronde, ils
m'invitèrent généreusement à partager leur frugal repas. Ensuite
l'un de mes amphitryons retourna du bout de sa perche des pois-
sons morts qui surnageaient en grand nombre dans le sillage, et,
rejetant avec dédain ceux dont la tête était déjà zébrée de lignes
jaunes, il hissa les autres au moyen d'un petit crochet, et les mit
soigneusement en réserve pour le dîner commun.
Le festin achevé, les samhos s'appuyèrent de nouveau sur leurs
perches, et, recommençant leur cantilène, réussirent à frayer une
voie au bongo à travers les roseaux et les plantes aquatiques de
toute espèce qui obstruaient l'entrée du Cano-Hondo. Ce canal, s'é-
tendant en droite ligne sous la forêt comme une large avenue , est
profond de plus de six mètres, et les perches des sambos pouvaient
à peine en atteindre la vase; heureusement l'eau, soulevée par un
dernier effort de la marée, était animée d'un léger courant et pous-
sait le bongo devant elle. Les grands arbres rejoignaient leurs cimes
touffues au-dessus de nos têtes ; de longues lianes vertes , suspen-
dues aux branches, trempaient dans l'eau du courant et se balan-
çaient mollement au gré de chaque remous ; des roseaux, des feuil-
lages et des fleurs , arrêtés par les racines des arbres sur les bords
du carw, oscillaient lentement comme des îles fleuries. Les vautours,
perchés sur les troncs pourris , nous regardaient passer, fixant sur
nous un œil dédaigneux. A l'avant du bongo , les quatre athlètes
dessinaient leurs formes musculeuses sur le vert sombre de la forêt.
Parfois un rayon de soleil descendu de la voûte recouvrait les eaux,
les lianes et les troncs d'arbres de son éblouissante lumière.
Après le Gano-Hondo, notre bongo traversa des marécages dont
l'eau est tellement chargée de débris végétaux, qu'en certains en-
droits elle est devenue une vase fluide où le bateau creuse un pro-
fond sillon en soulevant des bouffées d'une odeur pestilentielle;
puis vinrent d'autres cahos aux bords fangeux, où seuls les croco-
diles et les tortues peuvent se hasarder sans crainte, où l'homme
laissé sans secours, ne voyant autour de lui que l'eau, la fange et
les reptiles, serait immédiatement frappé de désespoir. Cette nature
inhospitalière me faisait frémir, et je désirais avec impatience res-
pirer un air moins chargé de miasmes funestes, apercevoir une
motte de terre sur laquelle je pourrais mettre le pied en sûreté.
Enfin nous rencontrâmes un étroit canal creusé de main d'homme
dans un terrain élevé de quelques pouces au-dessus de la ligne des
inondations : il me sembla que l'air devenait plus pur, et je me
(1) Yucca, racine du manioc , jatropha manihot.
LA NOUVELLE-GRENADE. 651
sentis guéri de la fièvre qui avait perfidement commencé à se glisser
dans mon sang.
11 fallut cependant renoncer à poursuivre ma route dans le hongo
qui me portait. Un incident fort imprévu vint me forcer de recourir
à un autre moyen de locomotion. A l'un de ses nombreux détours,
le nouveau canal où nous étions entrés se trouva complètement
obstrué par une énorme chaudière, envoyée de Liverpool pour un
des bateaux à vapeur en construction à Barranquilla. Le bon go
qu'elle remplissait de sa niasse était bien et dûment échoué; pour
le dégager, il fallait attendre du renfort ou même une crue du Mag-
dalena. J'eus bientôt pris mon parti. Pendant que mes compagnons
s'installaient sur le rivage pour y manger le reste des poissons si
étrangement péchés dans la matinée, je sautai dans un tronc d'arbre
creusé appartenant à un petit Indien qui était venu offrir des vivres
à l'équipage de la chaudière, et je lui dis de ramer vigoureusement
vers le fleuve. Celui-ci était beaucolip plus rapproché que je ne
l'espérais, et en moins d'une demi-heure le petit bâtiment où j'a-
vais pris passage se trouvait lancé sur le vaste sein du Magdalena.
Dans l'Amérique méridionale, le Magdalena ne le cède en impor-
tance qu'au fleuve des Amazones, à fOrénoque et à la Plata; mais
je ne voyais pas là ce puissant cours d'eau tout entier : je n'avais
sous les yeux que l'un de ses bras, le Rio-Geniza, dont les eaux se
déversent dans la mer à quelques kilomètres plus à f ouest. Ce bras
est presque aussi large que le Mississipi : comme lui, il est bordé
de grands arbres au sombre feuillage : seulement on n'aperçoit sur
ses rives, çà et là encore, que quelques huttes entourées de pal-
miers et de bananiers. L'eau, frissonnante sous le vent et coupée
de vagues courtes et rapides , semble moins profonde que celle du
grand fleuve de l'Amérique du Nord; mais elle est également char-
gée d'alluvions, et l'on ne peut y distinguer les crocodiles que lors-
que ces monstres laissent flotter à la surface leur énorme tête à
dents de scie. Je vis plusieurs de ces animaux plonger en toute hâte
quand s'approchait notre esquif, incliné sous sa voile et fendant
gaillardement les flots. Dans le caiio qui mène à Barranquilla, les
crocodiles se montrèrent bien plus nombreux encore : le cadavre
déjà putréfié de l'un de ces gigantesques reptiles tournoyait au mi-
lieu d'un remous entre des troncs d'arbres échoués, dont chacun
portait son vautour au long cou avidement tendu. Dans le port
même de Barranquilla, j'aperçus des baigneurs s' enfuyant de côté
et d'autre pour éviter le voisinage incommode d'un terrible visiteur
attiré par leurs ébats.
A mesure que nous approchions de Barranquilla, mon attention
changeait de but, et bientôt je n'eus plus de regards que pour la
652 REVUE DES DEUX MONDES.
ville, dont les longues rangées de maisons blanches apparaissaient
au-dessus des berges argileuses. De petits bassins à flot creusés sur
la rive du carw et remplis de bongos, de lanchas, de ca?ioas;Âes
chantiers de construction couverts de toits en feuilles de palmier,
des entrepôts où des Indiens et des noirs entassaient des denrées de
toute espèce, des jetées auxquelles étaient amarrés des bateaux à
vapeur, des carènes en fer battues sans relâche par le marteau de
centaines d'ouvriers : tout annonçait une ville commerçante sem-
blable à celles de l'Europe et des États-Unis. Sur le quai de la
grande place où je débarquai, même animation que dans le port :
des matelots allant incessamment des bongos aux magasins pour y
déposer les barils et les boucauts, des femmes portant sur leur tête
des corbeilles de bananes ou d'autres fruits, des marchands installés
devant de petites tables et criant leurs denrées. Au milieu de la foule
affairée circulaient des gamins à demi nus apostrophant les étran-
gers par des jurons anglais prononcés avec uùe remarquable per-
fection.
Barranquilla, située sur la rive gauche de l'une des nombreuses
ramifications du Rio-Magdalena , ne date que d'hier pour ainsi
dire ; mais ses progrès ne peuvent être comparés qu'à ceux d'une
ville des États-Unis, tant ils ont été rapides. On n'y voit de tous les
côtés que des échafaudages, des briques et du mortier. Déjà le
nombre de ses habitans, si l'on tient compte en même temps de la
population flottante, est plus considérable que celui de Carthagène;
en outre, l'ancienne ville de Soledad, qui s'élève à quelques kilo-
mètres en amont sur le bord du fleuve, peut être considérée comme
un simple faubourg de Barranquilla, car les habitans vivent uni-
quement des industries diverses que leur procure le voisinage de
la grande ville naissante. De tous les côtés, celle-ci projette dans la
campagne ses rues tirées au cordeau et coupées à angles droits ; il
faut cependant ajouter que la plupart de ces rues sont bordées de
huttes et de jardins où se groupent le cocotier et \B,papaiju (1), sem-
blable à une herbe gigantesque. Les maisons en pierre et à péri-
style s'élèvent toutes dans le voisinage du port et autour de la grande
place. Quant à la plaine environnante, elle n'aftre rien de pitto-
resque : le sol d'argile rouge, mêlée de veines de sable, en est peu
fertile, si ce n'est dans les dépressions marécageuses.
L'importance de Barranquilla est due presque tout entière aux
commerçons étrangers, anglais, américains, allemands, hollandais,
qui s'y sont établis dans les dernières années : ils en ont fait le prin-
cipal centre des échanges avec l'intérieur et le marché le plus con-
(1) Carica papaya.
LA NOUVELLE-GRENADE. 653
sidérable de la Nouvelle-Grenade ; les indigènes, moins poussés par
l'aiguillon de la fortune et non encore initiés aux secrets de la spé-
culation, ont été pour très peu de chose dans les progrès de cet
emporium du Magdalena. Lors de mon passage, il y avait dix ba-
teaux à vapeur à flot ou en construction sur le fleuve : cinq anglais,
trois américains, un allemand, et un seul appartenant à une com-
pagnie anglo-grenadine. Dans le grand hôtel de Barranquilla, on ne
voit guère que des étrangers venus de tous les points du globe
et conversant en anglais, cette langue franque de l'univers. M™^ Hu-
ghes, notre hôtesse, tenait sa maison sur un pied tout européen;
mais elle avait le bon goût de nous faire dîner dans un paiio, sous
des arbres couverts de fleurs parfumées autour desquelles les oi-
seaux-mouches voletaient avec un joyeux susurrement. Le soir,
elle faisait installer presque tous les plians sous les arcades qui
environnent le jardin, et ceux d'entre nous qui se réveillaient pen-
dant la nuit avaient le plaisir de voir les rayons de la lune ou le
vague scintillement de la voie lactée à travers le feuillage tremblant.
IIL
D'Aspinwall à Savanilla, j'avais pu observer, sous des aspects
bien divers, la physionomie des côtes néo-grenadines : ici des ports
animés par le commerce et par l'action envahissante de la race an-
glo-saxonne; là d'antiques cités en ruines ou de mornes solitudes.
A partir de Barranquilla, les canaux devaient me conduire vers la
Sierra-Nevada par une route où la nature vierge allait presque
seule s'oflrir à moi. Restait à trouver quelque bongo en partance
pour Pueblo-Yiejo, village situé au pied de la Sierra-Nevada de
Sainte-Marthe. Le seul patron qui se déclara prêt à faire le voyage
était un homme de mauvaise mine, et j'étais presque décidé à at-
tendre le bongo de la poste qui devait partir dans trois jours, lors-
qu'en levant les yeux au-dessus de l'horizon j'aperçus une ligne
bleue faiblement tracée dans l'espace : c'étaient les cimes de cette
Sierra-Nevada vers laquelle je voyageais depuis si longtemps et que
j'avais choisie pour ma patrie future. Je n'hésitai plus un instant;
je fis porter mes effets sur le bonguito qu'on m'ofli'ait; le patron
appela ses deux rameurs et détacha la corde qui retenait le petit
bâtiment au rivage.
Après avoir péniblement navigué à travers les roseaux de petits
cahos, nous arrivâmes, en amont du delta, sur le fleuve, large de
plusieurs kilomètres, et semblable à une mer projetant de grands
détroits entre les îles boisées. Une heure de traversée nous condui-
65A REVUE DES DEUX MONDES.
sit vers un endroit de la rive ombragé par des manguiers, où mes
rameurs fatigués avaient hâte de faire une sieste. Je consentis pour
mon malheur à m'arréter, et déjà je m'oubliais à contempler le char-
mant paysage, quand de cruelles démangeaisons m'avertirent de la
présence des carrapatos ou agarrapatasj petits insectes verts et rou-
ges, ainsi nommés parce qu'ils se cramponnent [agarrar) à la peau
avec leurs pattes armées de tarières. Il m'était impossible de rester
plus longtemps à l'ombre de ces manguiers perfides, et j'allai se-
couer mes compagnons, qui se réveillèrent en grommelant et prirent
leurs rames de très-mauvaise grâce. Ils partirent cependant, et le
mouvement, la brise fraîche qui passait sur le fleuve, le plaisir de
voir se. dérouler le paysage, calmèrent un peu l'état d'irritation où
m'avaient plongé les morsures des agarrapatas. Après avoir suivi
quelque temps une des rives du fleuve, hérissée déracines et de
troncs d'arbres entremêlés , le hongiiito pénétra tout à coup dans
un petit canal dont l'entrée était obstruée par des buissons sur les-
quels reposaient d'énormes iguanas enflant et désenflant leur cou.
Ce canal, connu sous le nom de Gano-Glarino, a été creusé de main
d'homme à travers une levée d'alluvions, et réunit le Magdalena
aux immenses marécages que parcourait l'ancienne embouchure de
ce fleuve ; il est à peine large comme un de ces fossés qui, dans
certaines parties de la France, séparent deux propriétés. Deux em-
barcations ne peuvent s'y croiser, et quand elles s'y rencontrent, il
faut que l'une d'elles retourne en arrière jusqu'au fleuve ou jusqu'à
la première lagune de l'intérieur. Ce petit désagrément nous arriva :
nous avions pénétré dans le canal depuis un quart d'heure déjà, lors-
qu'une autre barque nous força de rebrousser chemin et de revenir
à l'entrée même du Cano-Clarino.
Yers midi, les rameurs amarrèrent le hongiiito pour faire une
nouvelle sieste. L'endroit qu'ils choisirent pour aller s'étendre était
aussi peu agréable que possible : c'était un bois de mancenilliers
que traversaient, dans toutes les directions, des sentiers formés par
les bestiaux d'un rancho voisin. Les mancenilliers au maigre feuil-
lage laissaient passer les rayons de soleil dans toute leur force; mais
ils arrêtaient la brise, et l'on ne pouvait respirer au pied de ces
grands arbres qu'un air étoufl'ant auquel les marécages des environs
mêlaient une odeur fétide. Des nuages de moustiques s'élevaient
en bourdonnant autour des troncs; nulle part il ne croissait un brin
d'herbe, et le sol, tout zébré de lumière, était parsemé de fruits
pourris ou écrasés. C'est là que s'endormirent paisiblement mes
compagnons, tandis que je rôdais rà et là, non pour éviter le som-
meil fatal qui, d'après les récits poétiques, descend des feuilles du
mancenillier, mais pour chercher un peu de répit aux piqûres des
LA NOUVELLE-GRENADE. 655
moustiques. De temps en temps je ramassais quelques-uns de ces
fruits verts dont le parfum est si délicieux , et qui pourtant donnent
la mort à celui qui s'en nourrit : image trop fidèle de la perfide
et enchanteresse nature des tropiques.
Après avoir longtemps erré dans le bois, je revins près des trois
dormeurs, qui ronflaient à Fenvi, et j'étudiai tout à l'aise leurs
figures. Je dois avouer que ces hommes me causaient une certaine
frayeur, et je n'attendais pas sans appréhension la nuit que j'aurais
à passer dans leur compagnie, au milieu d'une lagune déserte où
les cris d'un homme assassiné n'auraient trouvé d'autre écho que
les hurlemens des singes aluates. Le patron de la barque était un
vieux noir à la figure ridée, aux petits yeux ironiques, à la bouche
contractée par un rire faux; il m'avait semblé pendant toute la ma-
tinée qu'il me regardait de l'air triomphant d'un oiseau de proie qui
tient un roitelet dans ses serres. Des deux rameurs, le plus âgé avait
la figure d'un gris bleu, couleur indiquant un mélange confus de
diverses races; son front, ses joues étaient rayés de longues cica-
trices bordées de blanc, produites sans doute par des coups de 7na-
chcte reçus dans quelque rixe. Pendant qu'il ramait, ses yeux
féroces s'étaient souvent fixés sur moi, une fois même je l'avais sur-
pris examinant la serrure de ma malle et en secouant le cadenas.
Le troisième, jeune Indien à la taille courte et ramassée, aux jarrets
musculeux, au teint rouge, à la figure joufflue, me paraissait moins
redoutable que les autres; il avait même- dans le regard une cer-
taine expression de douceur : aussi pris-je la résolution d'en faire
mon ami, pour qu'il pût au besoin me défendre contre mes deux
autres compagnons. Dès que la sieste fut terminée et que les trois
rameurs, après s'être suffisamment étiré les bras, se furent assis
dans le bongulto^ j'engageai conversation avec l'Indien. Il parut très
flatté de mes égards pour lui, et dix minutes ne s'étaient pas écou-
lées qu'il me racontait son histoire, et m'avouait naïvement avoir
fait deux années de travaux forcés à Garthagène pour cause de vol
avec effraction. Cette révélation inattendue était peu faite pour me
rassurer, mais je n'eus qu'à jeter un regard sur le patron et l'autre
rameur pour me convaincre qu'en pareille compagn'e je n'avais pas
le droit de me montrer difficile. Je continuai donc à converser avec
mon nouvel ami, lui donnant sur la France et l'Angleterre des ren-
seignemens qu'il écouta bouche béante et aVec une respectueuse
admiration. Enfin je lui fis part de mes plans. Je lui dis que j'allais
me livrer à l'agriculture dans quelque vallée de la Sierra-Nevada,
aux environs de Sainte-Marthe. « Soy prdtico de la sierra^ je con-
nais bien la montagne, et je vous conduirai partout! s'écria-t-il avec
joie. Quand vous passerez à Bonda, demandez Zamba Simonguama,
656 REVUE DES DEUX MONDES.
et VOUS verrez si les Indiens ne savent pas donner l'hospitalité comme
les Espagnols! » Je n'avais plus rien à craindre : devenu l'hôte de
Zamba, je pouvais être sûr qu'au besoin il me défendrait jusqu'à
la mort.
Aux dernières lueurs du crépuscule, le tonguHo jetait l'ancre
dans l'eau noire du lac de Guatro-Horcas , ou Quatre-Fourches ,
ainsi nommé à cause de quatre canos qui viennent y aboutir. Sous
prétexte de faire mes arrangemens pour le sommeil de la nuit, je
disposai mes effets en travers du bateau de manière à avoir les ser-
rures tournées vers moi, puis je dis à l'Indien de venir s'étendre à
mon côté, et je plaçai une lourde rame à la portée de ma main. La
lune et la lumière zodiacale brillaient avec une rare intensité et me
permettai'ent de distinguer les moindres mouvemens de mes com-
pagnons. La brise du soir soufflait avec violence et retenait dans
les roseaux les moustiques, qui volent ordinairement par myriades
sur toutes les étendues d'eau dormante; il ne me fut donc pas diffi-
cile de rester la tête découverte et les yeux fixés vers l'autre extré-
mité du bateau. Les hurlemens des singes aluates me tinrent éveillé
à tous les instans de la nuit, qui d'ailleurs se passa sans encombre.
La nature prenait graduellement un caractère plus grandiose^
grâce à la magnifique végétation qui ombrage les bords des raflos.
Les racines des mangliers, arc-boutées l'une sur l'autre, se rejoignent
à cinq ou six mètres au-dessus de la surface de l'eau et forment
ainsi de gigantesques trépieds sur lesquels se dressent les troncs
lisses comme des mâts de navire. A travers le fouillis de ces innom-
brables racines aériennes des mangliers apparaissent d'autres arbres
croissant dans un sol moins spongieux que celui de la rive. C'est là
cette immense et redoutable forêt qui remplit une grande partie
du bassin du Magdalena, et se prolonge sans interruption, à plus de
cent lieues au sud, jusqu'au pied des hauteurs d'Ocana. Cette forêt
a été traversée dans tous les sens par les conquérans espagnols.
Aussi combien d'entre eux furent dévorés par les crocodiles et les
jaguars! combien noyés dans les marais! combien tués par la fièvre,
plus terrible que les flèches empoisonnées des Indiens Cocinas !
Je me souviens d'une halte que nous fîmes sur la péninsule de
Salamanca, à l'entrée de la Gienega (1) de Sainte -Marthe, lagune
parsemée d'îlots et couvrant une superficie de plus de 800 kilomè-
tres carrés. A l'est se dressent les escarpemens de la Sierra- Ne-
vada comme un formidable rempart appuyé sur d'énormes contre-
forts; de tous les autres côtés s'étendent de vastes forêts croissant
dans un sol d'alluvions apportées par le Rio-Magdalena. La pénin-
(1) Ciencga, marais, de cieno, fange.
LA NOUVELLE-GRENADE. 657
suie de Salamanca, qui sépare la haute mer de la Cienega, ressemble
aux Nehnmgen de la Mer-Baltique et à cette remarquable flèche
d'Arabat, baignée d'un côté par la mer d'Azof, de l'autre par la Mer-
Putride. Gomme toutes les péninsules de même nature, la péninsule'
de Salamanca a été formée à l'entrée du marais par suite du ralen-
tissement des vagues chargées de sable : celui-ci s'est déposé peu à
peu en un cordon littoral ; puis les vents y ont amoncelé des dunes
errantes qui se promènent çà et là, excepté dans les endroits où
elles rencontrent une forêt qui leur oppose la barrière infranchis-
sable de ses troncs. Une seule ouverture fait communiquer à travers
la flèche de Salamanca les eaux saumâtres et chaudes de la Cienega
avec l'eau comparativement plus fraîche de la mer des Antilles.
La plage où nous débarquâmes était ombragée de mancenilliers
et de quelques arbres dont les branches pendantes ressemblaient à
celles de nos saules pleureurs ; plus de cinquante barques étaient
attachées à des racines et se balançaient à côté l'une de l'autre; des
groupes nombreux de pêcheurs étaient épars çà et là autour de
grands feux allumés sur le sable des dunes ; une affreuse odeur de
poisson empestait l'atmosphère. Laissant mes effets à la garde de
mon nouvel ami Zamba, je m'empressai de traverser les groupes, et
montant sur la plus haute dune, j'interrogeai l'horizon pour trouver
aussi rapidement que possible mon chemin vers la mer. Je l'attei-
gnis bientôt en me glissant à travers des fourrés de mangliers noirs
et d'arbustes épineux. La plage sablonneuse s'étendait à perte de
vue en un vaste demi-cercle de l'embouchure de la Cienega à celle
du Rio-Magdalena ; à l'est apparaissaient les promontoires escarpés
de Gaïra et de Sainte-Marthe, dominés par les bleus sommets de la
sierra; devant moi, les vagues, poussées par une forte brise, ve-
naient, hautes et pressées, bondir l'une après l'autre sur le sable.
Fatigué comme je l'étais des lagunes d'eau stagnante, des fanges
nauséabondes, de l'air tiède et immobile des marais, je respirai avec
délices cet air vif, saupoudré de l'écume des vagues.
Quand je revins vers le campement des pêcheurs, je ne réussis
pas, comme la première fois, à échapper aux questions, et, malgré
moi, je dus m'asseoir sur le sable à côté de plusieurs métis qui fai-
saient sécher des poissons à la fumée d'un feu de bois vert. Mon
ami Zamba avait évidemment chanté mes louanges, car mes inter-
locuteurs ne manquèrent pas d'entamer tous les sujets dont je m'é-
tais entretenu avec l'Indien; il me fallut donc discourir pendant
plusieurs heures, parler de Madrid, de Paris et de Londres, causer
industrie, sciences et arts. Ces avides questionneurs m'écoutaient
avec joie, et moi-même, heureux de trouver des auditeurs si béné-
voles, j'oubliai l'odeur limoneuse des poissons et la fumée suffocante
TOME XXIV. 42
■658 BEVUE DES DEUX MONDES.
pour me donner tout entier au plaisir de leur apprendre bien des
choses qu'ils ignoraient. Le plus jeune des pécheurs, celui qui m'é-
coutait avec le plus d'intérêt, avait, je ne sais où, entendu parler
d'Athènes. Il m'interrompait souvent. « On dit qu il y a de bien
beaux temples à Athènes! On sculpte de belles statues à Athènes!
L'université d'Athènes est la plus célèbre du monde entier, n'est-ce
pas? Aucune langue n'est aussi belle que le latin d'Athènes? » Chose
étrange que cet écho lointain de la Grèce sur les dunes de l'Atlan-
tide! La gloire de Phidias et de Périclès a mis deux mille ans à
franchir les mers, et maintenant des pêcheurs américains s'en en-
tretiennent, comme si cette gloire était encore la plus rayonnante de
l'ancien monde !
Je ne quittai mes nouveaux amis qu'à la nuit tombante. La voile
fut hissée sur le mât pliant du bonguito, et peu de minutes suffi-
rent pour nous faire perdre de vue les arbres de la rive. Je pris les
mêmes précautions que la nuit précédente, et je restai les yeux bra-
qués sur ceux qui m'inspiraient une si grande méfiance. Je ne cessai
un instant de voir distinctement le patron tenant le gouvernail et
le métis assis à côté de la voile; cependant mon état de veille n'ex-
cluait pas un certain sommeil, et tous les objets qui passaient sous
mes yeux grandement ouverts m' apparaissaient comme autant de
chimères entrevues dans un rêve. Les vagues noires que notre
bonguito fendait avec bruit prenaient des formes fantastiques et
comme des traits grimaçans; les herbes flottantes au milieu des-
quelles nous passions me semblaient de grandes îles couvertes d'ar-
bres touffus et volant sur la surface des eaux avec la vitesse des
hippogriffes. Tout à coup je vis ou plutôt je devinai que nous nous
arrêtions sur la rive à l'embouchure d'une vallée; le métis descen-
dit du bonguito, et le petit esquif recommença sa course désordon-
née. Aussitôt je m'endormis d'un sommeil profond. Quand je me
réveillai, il était matin, le métis avait en réalité disparu, et le ba-
teau jetait l'ancre dans un petit port à côté d'autres embarcations.
Sur la plage, je voyais les cabanes du village de Pueblo-Viejo. C'était
jour de marché : des noirs et des Indiens allaient et venaient de-
vant les huttes, offrant leurs poissons en hurlant à tue-tête.
Après avoir renouvelé à Zamba Simonguama la promesse d'aller
le visiter à Bonda, je sortis du bateau et je courus m'enquérir dans
le village des moyens d'arriver à Sainte-Marthe. Pour m'y rendre
par mer, j'aurais dû attendre plusieurs jours le départ d'un grand
bongo; je préférai louer un mulet pour porter mes bagages et aller
moi-même à pied. La distance de Pueblo-Viejo à Sainte-Marthe est
de 40 kilomètres environ : il n'y avait pas là de quoi m'eflVayer, et,
dès que j'eus trouvé un mulet, je me mis résolument en route, ac-
LA NOUVELLE-GRENADE. 65^
compagne d'un jeune guide indien nommé Pablo Fonseca. En moins
d'un quart d'heure, nous avions contourné une forêt de grands
arbres, et nous arrivions en vue de Pueblo-Nuevo de la Gienega.
Cette ville, qu'on appelle communément La Gienega tout court, est
située dans une plaine unie comme la surface d'un lac, au pied des
montagnes de la sierra, vertes à la base, bleues au sommet, et cou-
pées de vallées ombreuses. Du côté de la mer, le sol est presque nu
et n'a d'autre végétation que des salsoles et des salicornes; mais
tout autour des maisons s'épanouissent des arbres toufl'us qui font à
la ville comme un nid de -verdure, et du milieu desquels jaillissent
les hampes des cocotiers. A l'intérieur, La Gienega ne dément pas ce
qu'elle promet vue à distance : les rues, larges et droites, sont assez
animées; les maisons blanchies à la chaux sont presque toutes cou-
vertes en tuiles; à travers les portes entrouvertes des jardins, o»
aperçoit des arbustes en fleur. De tous les côtés s'élèvent de nou-
velles constructions, témoignages des progrès matériels de La Gie-
nega. Sa population, forte de six mille âmes, dépasse aujourd'hui
celle de Sainte-Marthe, la capitale de l'état souverain de Magda-
lena; cependant La Gienega ne compte au nombre de ses habitans
ni hommes de race blanche, ni négocians étrangers, comme Sainte-
Marthe et Barranquilla : elle est peuplée d'Indiens et de métis, qui
ne doivent leur prospérité qu'à eux-mêmes. Sur les hauts plateaux
de l'intérieur de la Nouvelle-Grenade, l'antagonisme des races pro-
duisit la révolte des communeros vers la fm du siècle dernier, et fina-
lement amena la guerre de l'indépendance et l'expulsion des Espa-
gnols; depuis cette époque, les descendans des Muyscas (1), ayant
reconquis leur nationalité et formant de beaucoup la plus grande par-
tie des habitans de la Nouvelle-Grenade, ont à peu près absorbé les
blancs, et maintenant ils sont confondus avec eux en un seul peuple.
Sur les bords de l'Atlantique, il n'en est pas ainsi : la haine subsiste en-
core entre les deux races, et, comme deux pôles chargés d'électricité
contraire, Sainte-Marthe et La Gienega se sont élevées face à face.
La première a l'avantage immense d'avoir un vaste port et de com-
mercer directement avec tous les pays du monde; moins favorisée,
La Gienega ne peut faire qu'un petit trafic de cabotage dans sa lagune
et le long des rivages, mais elle a sur Sainte-Marthe le privilège
d'être habitée par des Indiens faits au climat et ne redoutant pas le
travail comme la plupart des blancs du littoral. Aussi les résultats
de la lutte entre les deux. villes sont-ils complètement en faveur
des Gienegueros. Dans les vallées de la sierra, sur les rives de tous
(1) Lors de l'invasion des Espagnols, les Muyscas, qui habitaient le plateau de Cun-
dinamarca, n'étaient guère moins civilisés que les Aztèques. Pour être aussi connus, il
ne leur a manqué qu'un historien.
660 REVUE DES DEUX MONDES.
les cours d'eau, ils cultivent de vastes champs de bananiers, de
manioc, de papayes ; ils parcourent la lagune dans tous les sens sur
leurs bateaux de pêche; ils approvisionnent Sainte-Marthe de lé-
i^umes, de fruits et de poissons; sans eux, sans leur travail, cette
ville, qui s'endort paresseusement au bord de sa belle plage, serait
exterminée par la famine. Dans les derniers temps, la rivalité des
races s'est graduellement transformée en rivalité politique : les Sa-
îTiarios (1), désireux de maintenir l'ancienne suprématie de la race
blanche, sont naturellement conseiTateurs, tandis que les Cienegue-
ros se sont faits démocrates, et lors des élections votent comme un
seul homme en faveur des candidats de ce parti. Pendant les révo-
lutions qui ont agité la république, ils ont plus d'une fois envahi en
armes la ville de Sainte-Marthe, et les habitans de cette ville n'ont
jamais osé se venger que par des brocards.
En sortant de La Gienega, où mon guide, Pablo Fonseca, m'avait
fait rester assez longtemps sous prétexte d'acheter du foin pour son
mulet, nous traversâmes un torrent dont les bords fertiles sont plan-
tés de bananiers, puis nous suivîmes le rivage sur une levée de sable
formée par les vagues, et laissant à droite au milieu des arbres la
sucrerie à vapeur du Génois Andréa, seul habitant étranger de La
Gienega, nous arrivâmes sur le bord du Rio-Torribio, l'un des tor-
rens les plus fougueux du versant occidental de la Sierra-Nevada.
Les ruines d'un pont emporté par une inondation obstruaient encore
le lit : je voulais passer le fleuve à gué en traversant les rapides for-
més par le courant au milieu des pierres; mais Pablo me détourna
vivement de ce dessein, prétendant que de redoutables crocodiles
avaient choisi pour repaires des cavernes creusées par les eaux au
pied même des piles. Le mulet, déjà chargé de mes malles, reçut
encore sur son large dos le poids de nos deux personnes, et nous
porta sans broncher à la berge escarpée de l'autre rive du Torribio.
Au-delà de ce fleuve, le paysage change de nature. Les monta-
gnes se rapprochent de la mer et projettent dans les flots des pro-
montoires abrupts, que le chemin contourne par une succession
interminable de montées et de descentes. On ne voit plus de bana-
niers ni d'autres plantes cultivées, mais seulement des mimosas
(îpineux, des gayacs, arbres dont les troncs au bois dur croissent
généralement dans un sol infertile. Le terrain dénudé laisse partout
voir ses veines de pierre. Parfois le chemin s'engoufl're dans un
barrancOj profonde ravine aux parois rouges et brûlées, où pendant
îa saison des pluies descendent de furieux torrens, mais où l'on
chercherait en vain une goutte d'eau pendant la saison des séche-
(1) HabiUDs de Sainte-Marthe.
LA NOUVELLE-GRENADE. 661
resses. Au milieu de ces rochers qui répercutaient les rayons du
soleil, je ne respirais plus qu'un air embrasé, la sueur descendait
à larges gouttes sur mon visage , la fatigue commençait à alourdir
mes membres. Cette fatigue devint bien plus forte encore, lors-
qu'au sortir d'un profond harranco je me trouvai dans un chemin
sablonneux longeant la mer à quelque distance. Les cactus qui se
dressaient de chaque côté du sentier, comme des rangées de pieux
hauts de dix mètres, étaient trop clair-semés pour donner de l'ombre
et trop épais pour laisser passer la brise marine. Quelques mimosas
guamos couverts de leurs fleurs jaunes répandaient dans l'atmo-
sphère un terrible parfum, qui me donnait le vertige. Le soleil per-
pendiculaire laissait tomber sur moi ses pesans rayons. A chaque
pas, nous enfoncions dans un sable brûlant. « Quand arriverons-
nous donc au village de Gaïra? demandais-je souvent à mon guide.
— Bientôt, tout de suite, » me répondait-il. Et je me figurais qu'au
premier détour du sentier j'apercevrais sans doute une fraîche au-
berge environnée d'arbres touffus et se mirant dans un ruisseau;
mais je ne voyais toujours que les cactus dressés contre le ciel
comme une forêt de lances. Tout à coup Pablo, fatigué comme moi,
sauta sur le mulet, piqua des deux et me laissa tout seul, n'ayant
pour me conduire au village que les traces des sabots de sa mon-
ture.
Comment se termina cette pénible marche, comment j'atteignis à
travers de nouvelles solitudes brûlantes les bords d'un frais ruis-
seau, où de jeunes filles et des enfans venaient remplir leurs cru-
ches, comment je parvins chancelant au seuil d'une cabane où quel-
ques instans de repos et de sommeil me rendirent la vie, c'est
vraiment ce que je ne saurais dire. Il y a des momens où les choses
de la réalité se succèdent comme autant d'étranges et douloureuses
visions. Ce que je me rappelle seulement, c'est qu'une heure après
avoir quitté la cabane où une gracieuse Indienne m'avait accueilli,
j'arrivai à Sainte -Marthe, au pied de cette Sierra-Nevada où la na-
ture tropicale me réservait, à côté de nouvelles fatigues, de nou-
veaux sujets d'admiration.
Elisée Reclus.
DE
L'ALLIANCE ANGLAISE
Pitt avait-il raison de déclarer à la France une guerre qui aurait pir
être immortelle, puisqu'elle ne devait finir qu'à la condition que la-
France y perdît son gouvernement? Fox avait-il tort d'exhorter obsti-
nément son pays à rester neutre dans les querelles du continent <jui
ne touchaient point essentiellement l'Angleterre, à respecter dans la
France en révolution la liberté d'être à son gré une puissance dé-
mocratique ou despotique? Les écrivains soigneux de ranimer parmi
nous les ressentimens et les ombrages qui pourraient, les événe-
mens aidant, amener une rupture entre les deux peuples habitans
des rivages de la Manche, savent-ils bien qu'ils travaillent à résou-
dre la question en faveur de Pitt, et à réhabiliter le génie des coali-
tions? C'est au fond la politique de Fox qui aujourd'hui domine en
Angleterre. Le principe de non-intervention, que notre grand ennemi
Burke dénonçait comme un crime, est en honneur de l'autre côté du
détroit. Des cabinets peu d'accord sur tout le reste y recommandent
à leur pays la neutralité toutes les fois qu'elle est possible. Cette
politique d'abstention, juste et louable quand elle a pour principe le
respect de l'indépendance des nations, irréprochable lorsqu'aucune
nécessité de salut ou d'honneur n'ordonne d'y renoncer, est encore
fortifiée et encouragée, presque jusqu'à l'abandon de certains intérêts
d'orgueil ou de dignité, par les nouvelles doctrines sociales que les
merveilles de quarante ans de civilisation pacifique ont fait naître
dans la patrie de la vapeur et des chemins de fer. Et c'est le mo-
DE l'alliance anglaise. 668
ment que certains esprits, routiniers dans leur haine et plagiaires
-dans leurs soupçons, choisiraient pour sonner un tocsin d'alarme,
comme si les ombres de Ghatham et de son fils se dressaient devant
nos yeux et menaçaient du haut de leur tombeau!
La déclamation joue un rôle en ce monde, et ce qu'on fait de té-
méraire et d'absurde pour l'amour de la rhétorique est considérable,
à en juger par notre histoire. Cependant il est d'abord difficile de
'prendre au sérieux soit les craintes qu'excitent certaines colères, soit
les colères qui provoquent certaines craintes. Tant que nous n'en-
tendrons que des paroles, nous serons fort traiiquilles ; mais à des
paroles il faut en opposer d'autres. Il est bon de dire les choses
comme elles sont aux gens qui les disent comme elles étaient. Les
principes sur lesquels reposent les sociétés modernes, les opinions
les plus fortes et les intérêts les plus puissans en France sont pour
le maintien d'une certaine union entre nous et les Anglais. Rien n'a
sérieusement changé depuis le temps où cette pensée était devenue
la règle de la politique pratique; tout gouvernement qui n'est pas
la légitimité sait bien qu'il n'est reconnu sans restriction, sans ar-
rière-pensée qu'en Angleterre, et que toute autre alliance est une
-combinaison d'un jour. Quiconque connaît notre histoire sait bien que
sans le concours de l'Angleterre aucune ligue ne saurait se former
en Europe qui soit durable, et dont la France ne puisse avoir rai-
son. Quiconque compte pour quelque chose les intérêts de la civili-
sation générale, l'équilibre du monde, l'indépendance des peuples,
sait bien que toutes ces choses ne sont en sûreté que lorsque la
France et l'Angleterre sont d'accord pour les défendre. Ce sont là
des vérités proverbiales, et que nous ne rappellerions pas, si nous
nous adressions au gouvernement seul.
Quand on presse les ennemis de l'alliance que nous avons tou-
jours soutenue, on n'obtient guère qu'ils exposent des calculs ou des
idées. Ils parlent surtout de sentimens publics, tout en se défendant
4e les partager. Ils sont au-dessus, ils s'en font honneur, de ces
misères de rivalité nationale; mais la rivalité existe, disent - ils :
rhistoire en dépose, les deux nations sont rivales. Rivales de quoi?
pourrait-on demander. A cette question, la réponse ne serait pas fa-
cile. Puisqu'on s'appuie sur l'histoire, il faudrait nous dire quel est
le motif de rivalité historique, motif grave, essentiel et digne d'être
^discuté le fer à la main, qui subsiste aujourd'hui.
On nous dispensera de remonter aux guerres féodales. Il est d'u-
sage et il est raisonnable de dater de la paix de \ervins le système
politique de l'Europe. Certes ce n'est pas au grand roi qui mit alors
la France à son rang qu'il faudrait demander des exemples et des
Taisons pour opposer l'Angleterre à la France. De l'alliance des deux
664 REVUE DES DEUX MONDES.
pays il fit le point d'appui de tous ses desseins, et qui voudra re-
chercher, soit dans les entretiens de Sully avec son maître, .soit
dans les confidences que fit Jeannin à Richelieu, les pensées de
Henri IV sur le rôle de la France, croira l'entendre lui-même expo-
ser le plan admirable qu'il léguait à sa race, et dont l'héritage fut
recueilli par Richelieu et Mazarin plus fidèlement que par Louis XIII
et Louis XIV. Les Stuarts ne furent pas beaucoup plus fidèles à la
tradition d'Elisabeth, et ce qui manqua à cette malheureuse dynas-
tie fut, entre tant d'autres choses, une politique nationale. L'esprit
d'absolutisme déclara la guerre dans les deux pays à toutes les ré-
sistances, et il y gagna dans l'un une révolution qui devait aboutir
à la liberté, dans l'autre une monarchie despotique qui devait me-
ner à une révolution.
Mazarin avait réconcilié la France avec Gromwell , et il forçait le
futur Jacques II à faire sous Turenne la guerre aux Espagnols , de-
venus les seuls protecteurs de sa maison; mais quatre ans après
c'était Louis XIV qui stipendiait les Stuarts sur le trône, et on lui
promettait bientôt en échange de convertir l'Angleterre. Cette al-
liance, fondée sur des idées d'intolérance, d'intervention, de con-
quête et d'absolutisme, ne ressemblait guère à l'alliance de Henri IV
et d'Elisabeth. Louis XIV n'est pas certes un roi ordinaire. Son dé-
vouement à ses devoirs tels que les concevait son orgueil, son appli-
cation, sa persévérance, son jugement droit, qui se montre dans
l'exécution plus que dans la conception de ses desseins , en font la
digne personnification d'un grand plutôt que d'un bon gouverne-
ment ; mais son passage sur le trône , glorieux pour sa mémoire , a
été funeste à sa maison. Sa politique étrangère, toujours inspirée par
une personnalité altière, a fait au nom français un mal dont notre
pays a longtenjps souffert et souffrirait encore, s'il n'avait eu depuis
lors d'autres fautes à expier. Le malencontreux complot des deux
hôtes de Versailles et de Saint-James pour détruire de compte à
demi, par force ou par ruse, la religion et la liberté de l'Angleterre,
cette guerre impolitique déclarée à la réformation , cette guerre de
royauté à république dont la Hollande était le champ ou le but,
voilà les fautes qui, avec l'infaillibilité de la réaction après l'action,
amenèrent la représaille implacable de Guillaume III et les calami-
tés de la guerre de la succession. Quoique de bons historiens dé-
fendent encore l'acceptation du testament de Charles II, il serait
difficile de montrer les profits réels qu'a tirés la France du fardeau
de l'alliance espagnole; le mal qu'elle aurait pu craindre de l'aban-
don de l'Espagne à sa décadence naturelle paraît peu de chose,
comparé aux avantages qu'un bon traité de partage pouvait lui as-
surer à jamais. Ce que nous avons gagné de plus net à voir Louis XIV
DE l'alliance anglaise. (505
mettre son petit-fils à Madrid, c'est la contagion de son exemple et
la guerre funeste de 1808.
Après M. de Carné, il serait oiseux de rappeler ce que la régence
du duc d'Orléans a fait pour rétablir une bonne politique de l'exté-
rieur. Les affaires étrangères sont le beau côté de ce gouvernement.
Je ne sais si le gouvernement de Louis XY a un beau côté ; mais il
serait difficile au plus versé dans notre histoire diplomatique de ré-
pondre sans hésiter à cette question : quelle sérieuse et décisive
raison avait la France d'entreprendre les trois guerres du règne de
Louis XV ? Les deux premières du moins ont fait honneur à nos
armes. Cependant, si celle de 1734 nous a valu la possession de la
Lorraine, c'est par le résultat le plus inattendu et par une heureuse
et subite conception qui , si elle vient du cardinal de Fleury, est la
seule qu'il ait eue dans sa longue administration. Quant à la guerre
de 1741, tout ce que nous apprend l'histoire, c'est qu'elle a été com-
mencée pour plaire au comte de Belle -Isle; mais il m'a toujours
été impossible de comprendre quel était le but de la belle campagne
du maréchal de Saxe dans les Pays-Bas, et lorsqu'en signant le
traité d'Aix-la-Chapelle, Louis XY dit ce mot vanté par Yol taire :
<( J'ai fait la paix en roi et non en marchand, » cela ne pouvait signi-
fier que ceci : Je n'ai rien gagné à la guerre, parce que je l'ai faite
pour mon plaisir. Il y a des temps où l'on admire ces sentimens-là.
Yint ensuite la guerre de sept ans; mais il vaut mieux n'en point
parler. Bappelons-nous seulement que ces trois guerres amenèrent
deux ruptures avec la Grande-Bretagne, dont l'une nous laissa le sou-
venir de Fontenoy, et l'autre des souvenirs fort différens. Mettons
qu'ils se compensent; le tout s'est terminé par la plus triste paix de
nos annales, avant celle que nous ont value les revers de l'empire.
C'est peut-être au ressentiment que le traité de Paris avait laissé à
la France qu'il faut attribuer l'adhésion donnée par le cabinet de
Louis XYI à la révolution d'Amérique. C'est du traité de Paris que
date ce fonds de jalousie qui se laisse entrevoir dans toute l'Europe
contre la Grande-Bretagne, et que le ton souvent rude de sa diplo-
matie a imprudemment entretenu. Aussi, lorsque quelques années
plus tard, on commença à soupçonner que les treize colonies de
l'Amérique du Nord pourraient bien lui échapper, une secrète satis-
faction se décela même chez ses alliés, et l'intérêt du monde fut pour
les insurgens. Ainsi le cabinet de Yersailles fut amené à flatter une
opinion plus désintéressée, et qui n'aimait dans le soulèvement des
Etats-Unis que la résistance à l'oppression. Si la cause de la liberté
ne m'était chère avant tout, si je ne croyais que la révolution d'Amé-
rique a pu contribuer à la révolution française, j'hésiterais, malgré
des noms fort imposans pour moi, à approuver le rôle que joua la
666 REVUE DES DEUX MONDES.
France en 1777; il est difficile de lui trouver un intérêt visible et
permanent dans la guerre qu'elle déclara spontanément et sans giief.
L'événement ne fut à la gloire ni de la sagesse, ni même de l'éner-
gie du gouvernement anglais; mais l'Angleterre n'en fut pas maté-
riellement affaiblie, et de part ou d'autre l'orgueil seul souffrit on
triompha. C'est cette lutte de passions que devait renouveler en de
plus grandes proportions la guerre de la révolution française.
On ne dirait pas aisément qui le premier l'a déclarée; il est ceii^a
cependant que Pitt a plus hésité que la république française. Parmi
nos hommes d'état du moment, Brissot passait pour le plus éclairé
sur les questions extérieures. En conseillant à la révolution la guerre,
il avait longtemps compté sur la neutralité, même sur la secrète
sympathie des pays libres ou des gouvernemens éclairés ; mais api-ès
la conquête de la Belgique il écrivait au général Dumouriez : « C'est
ici un combat entre la liberté et la tyrannie, entre la vieille consti-
tution germanique et la nôtre... Pas un Bourbon ne doit rester sur
le trône! Ah! mon cher, qu'est-ce qu'Alberoni et Richelieu, qu'oie
a tant vantés? qu'est-ce que leurs projets mesquins, comparés à ces
soulèvemens du globe, à ces grandes révolutions que nous sommes
appelés à faire? Ne nous occupons plus de ces projets d'alliance avec
la Prusse, avec l'Angleterre : misérables échafaudages! tout doit
disparaître; noviis rcrum nascitur ordo. 11 faut que rien ne nous ar-
rête... Une opinion se répand ici : la république française ne doit
avoir pour bornes que le Rhin. » Et Brissot, peu de mois après, pro-
posait, au nom du comité de défense générale, la guerre contre
l'Angleterre.
On vient de lire le programme de la guerre révolutionnaire. Com-
bien de fois depuis avons-nous \^ écrire le commentaire de ce texteî
Quand un peuple a été une fois bercé des promesses de ces émotions
grandioses que donnent la force et la passion dissimulées par la
gloire, que n'en peut-il pas rester dans son imagination! Les paroles
de Brissot, appelant la nation anglaise à faire justice des conspi-
rateurs qui la gouvernaient, n'étaient pourtant que la conti'e-partie
des conseils qu'avec un tout autre talent Burke donnait à son pays.
Lui aussi, il voulait une guerre qui fût une lutte entre deux prin-
cipes; seulement la politique de non-intervention, cette idée tout
anglaise, que Burke appelait la politique de désertion, luttait dans
l'esprit de Pitt contre ses aversions anti-révolutionnaires. Même lors-
qu'il abandonnait de fait la non-intervention, il n'y voulait pas re-
noncer en principe. Longtemps on n'a vu dans Pitt que le fils de
Chatham, il était Grenville aussi pour le moins autant, et son carac-
tère politique fait penser à la ressemblance de ses traits avec ceux
de sa mère. Ni l'enthousiasme du patriote, ni la colère du consena-
DE l'alliance anglaise. 667
teur, ni la grandeur des vues de l'homme d'état, n'emportaient son
jugement au-delà des nécessités de sa situation. Il fit la guerre,
parce qu'il vit qu'on l'attendait du pouvoir, et son pouvoir, c'était
sa cause. Il fit la guerre, mais avec plus de fierté que d'ardeur, avec
plus de fermeté que d'habileté. Il ne faut pas juger Pitt sur son at-
titude dans le parlement : là, il est tout ce qu'il veut paraître, et
jamais art plus profond, tact plus sûr, instinct plus rapide, jamais
plus de prudence dans la facilité, plus de dignité dans f artifice,
plus de hardiesse dans la mesure, n'ont été au service de forateur
de gouvernement. Malheureusement, lorsqu'il faut agir, imposer au
pays des sacrifices, préparer des forces et des opérations, soulever
le poids de l'Europe armée, la raideur et la circonspection viennent
«nrayer les déterminations de l'homme d'état. Il faut voir dans la
biographie de Pitt que vient de publier lord Macaulay, et qui est
placée au premier rang de ses écrits (1), tout ce que la sagacité et
la justice de la postérité doivent ôter au grand ministre des torts et
^es mérites que lui attribuaient ses contemporains.
Quand on parle de Pitt, on parle de son premier ministère. Il lui
est arrivé ce qui était arrivé à son père : sa dernière administration
a été à peine digne de lui. Du moins n'a-t-il pas eu le temps d'en
racheter la formation par le succès, et il est mort malheureux. Mais
sa première administration elle-même, terminée par cette guerre
de huit ans qui Fa fait tant admirer et maudire, n'a pas entièrement
donné gain de cause à la politique belliqueuse. Rendons grâce à la
Providence : tant que la France a défendu la révolution française, de
Valmy à Marengo , elle a triomphé , et sa puissance était à sa véri-
table apogée quand l'Angleterre fut amenée à la paix, que Pitt avait
désirée plus tôt, et qu'il aurait faite lui-même sans George III.
Or maintenant que reste-t-il des causes de cette guerre? Les pas-
sions qui nous l'ont fait entreprendre nous animent-elles encore, et
quelle provocation les vient réveiller? Elles manqueraient de pré-
texte pour renaître et d'aliment pour vivre. Du côté de l'adversaire,
les passions qui ont soutenu la guerre ont aussi bien disparu que les
principes qui l'ont colorée. Où sont ces préjugés oppressifs auxquels
on prétendait reconnaître les Anglais pour des ennemis du genre
iumain? Qui des conseillers présens ou passés de la reine Victoria
pense un moment à contester à la France, à personne, le droit de se
constituer à sa guise, et dans quel pays est-il plus unanimement
admis que les nations sont libres de se donner, si elles penvent, le
^gouvernement de leur choix? Les causes de la guerre de la révolu^
(1) Cet ouvrage a été- inséré, dans le tome XVII de VEncyclopœdla Britannica, qui a
gaaru cette année à Edimbourg. Quoique beaucoup plus étendu qu'un article biogra-
phique ordinaire, c'est encore un abrégé, mais qui se lit avec un vif intérêt, et qui
^yorte l'empreinte d'un talent supérieur.
668 REVUE DES DEUX MONDES.
tion sont donc loin de nous. Les résultats même en ont montré la
vanité, et, pensant comme nous pensons aujourd'hui, les Anglais et
nous, nous n'avons rien à venger. *
Mais le monde ne s'est pas arrêté le lendemain de la bataille
d'Austerlitz... Il est vrai, et les traités de 1815 ne sont pas la paix
d'Amiens. Il faut s'entendre à demi-mot sur ce tragique sujet, et il
y a des choses qu'une plume française ne peut guère écrire. Ne
nommons aucun événement par son nom; passons seulement en
revue les motifs de la guerre sans égale qui a commencé entre Dun-
kerque et Boulogne et fini au Mont-Saint-Jean. Il serait puéril de
relever les questions territoriales. Personne ne pense, je suppose, à
se quereller pour Malte ou les Iles-Ioniennes , personne à donner le
Hanovre à la Prusse. Le système continental trouverait apparem-
ment peu de partisans prêts à tirer l'épée pour le rétablir, et si les
droits des .neutres sont toujours chose sacrée, ce serait un étrange
moyen de les maintenir que de les remettre en question par la
guerre, quand la paix leur donne chaque jour une consécration de
plus. Quant aux colonies, je ne pense pas qu'on puisse être fort tenté
de reprendre Saint-Domingue, et la valeur des possessions trans-
atlantiques a beaucoup baissé dans l'opinion du monde depuis que
de plus saines idées et de meilleures habitudes se sont établies en
matière de commerce. L'Angleterre a renoncé à ses anciens mono-
poles, et nul ne conseille d'entreprendre une croisade contre les
idées d'économie politique que professe notre gouvernement, pour
en créer de nouveaux par des conquêtes au-delà de l'un ou l'autre
Océan. Si par un sentiment un peu tardif on regrettait notre an-
cienne part de l'Inde, le désintéressement serait grand de convoi-
ter un établissement sur un territoire dont le commerce est libre,
et qui coûte à ses maîtres le prix que chacun sait aujourd'hui. A
parler sérieusement, et pour le dire en passant, toute théorie géné-
rale sur les colonies mise à part, la France, dont la vraie grandeur
est dans la puissante concentration de ses forces, possède sur le lit-
toral-africain la colonie qui lui convient le mieux, vaste empire
qu'elle est loin encore d'avoir mis en valeur tout entier, et qui peut
devenir pour elle ce que sont réellement pour l'Angleterre ses meil-
leures possessions. L'Algérie a les avantages de l'Inde, mais plus
grands, avec quelques-uns de ses inconvéniens, mais moindres;
elle est déjà devenue un élément vital de notre force militaire; elle
peut en devenir un de notre force maritime, et si, comme on le
prétend, il faut à un grand état de vastes terres où se répande le
trop-plein de sa population et de ses ressources, combien la France
n'a-t-elle pas encore d'efforts à déployer avant d*avoir fait de l'Al-
gérie ce qu'il faut qu'elle devienne, une autre France!
Mais j'entends déjà dire que ce n'est pas pour la guenille des in-
DE l'alliance anglaise. 669
térèts matériels que subsiste une rivalité fondée sur les souvenirs
entre la France et l'Angleterre. Je le sais. Emporté par l'acharne-
ment de la lutte, le gouvernement vieil adversaire du principe d'in-
tervention en est venu en 1814 à signifier, de concert avec l'Eu-
rope, à la France l'interdiction d'être gouvernée par la dynastie
qui régnait sur elle : acte d'intervention sans exemple dans les
fastes de l'histoire; mais l'injure, il me semble, est rétractée. Ce
n'est pas l'Angleterre qui a hésité à mettre à néant ce souvenir des
extrémités de la guerre. Les successeurs de Pitt n'ont pas fait mau-
vais accueil à la république; les héritiers de Gastlereagh n'ont pas
tourné le dos à l'empire. Le tombeau s'est depuis longtemps fermé
sur les ministres qui ont fait une prison de Sainte-Hélène, et l'An-
gleterre a dès longtemps cessé de pouvoir être regardée par aucun
des proscrits de J815 comme une terre inhospitalière.
Ainsi donc il ne resterait du passé que des causes morales pour
justifier une rupture entre les Anglais et nous. Des causes morales I
comment les appellerons-nous? Du ressentiment, de l'envie, de la
haine? Appelons-les de leur nom le plus noble, — des passions.
Oui, c'est aux passions seules que feraient appel ceux qui nous don-
neraient ce plus funeste des conseils.
Et ces passions, les trouveraient-ils? On le dit; mais comment le
croire? On a pu les ressentir, on a dû les comprendre, ces passions
trop naturelles, alors que notre sang versé à flots était à peine étan-
ché, alors que, courroucés contre la fortune, nous en croyions le
poète quand il nous disait ;
Sur nos débris, Albion nous défie.
Aujourd'hui franchement sommes -nous sur des débris y et Albion
songe-t-elle à nous défier? Ceux-là seraient bien ingrats envers la
fortune, bien injustes envers la France, qui tenteraient de lui per-
suader qu'elle ait hors de chez elle à se relever de quelque chose,
et qu'il lui reste des réparations à demander. Quiconque a mis le
pied en Angleterre a ressenti les effets de l'estime de nos voisins.
Certes ce n'est pas là qu'on nous croit sur des débris et que la puis-
sance française est mise en doute. La France étonne quelquefois
les Anglais. Ils ne s'expliquent pas bien la variété des points de vue
que notre esprit parcourt en peu de temps ; mais de très bonne
foi ils se disent que nos affaires sont nos affaires, et ne s'avisent pas
même d'en juger. jNe dissimulons rien, s'ils n'admirent pas nos in-
stitutions, ils n'en admirent que plus notre richesse et nos armes,
eux qui conçoivent malaisément la prospérité et le patriotisme sans
la liberté politique. La conséquence est évidente; à notre égard,
l'Angleterre est aussi loin du dédain que de l'envie.
670 REVUE DES DEUX MONDES.
Qu'importe si des artisans de malheur parvenaient à persuader
à la France qu'elle a au-delà du détroit une rivale ou une secrète
ennemie et à retrouver dans les cendres du passé des charbons mal
éteints des inimitiés nationales ? Voyons si raisonnablement la chose
est possible. Du temps que le sentiment anti-britannique était un
sentiment populaire, que disait -on? Tantôt que l'Anglais était un
oligarque j tantôt qu'il était un marchand. Et Dieu sait tout ce que
contenaient ces deux épithètes! Où est maintenant le républicain
ombrageux, le conservateur arriéré du vocabulaire révolutionnaire
qui voit dans la Grande-Bretagne l'aristocratique persécutrice de
la démocratie malheureuse? Plus d'un nom fameux se présente à
la mémoire comme pour attester que les plus redoutés des nova-
teurs n'ont pas à se plaindre qu'il y ait une Angleterre au monde.
Son régime oligarchique est moins dur à la démocratie que le ré-
gime d'égalité d'autres pays. Quant au nom de peuple marchand,
îl ne serait plus compris qu'en bonne part dans une société de-
venue comme la nôtre profondément industrielle, et qui ne fait pas
fi de son rang dans le monde commercial. Qui voudrait en faire
une injure s'entendrait bien vite répondre : « Marchand toi-même. »
Le travail national de chacun des deux pays s'est donné récipro-
quement rendez -vous aux deux expositions générales. De part et
d'autre, on s'est rendu justice, et quarante ans de relations actives
et fructueuses ont amené entre les deux plus riches sociétés du
monde un tel échange de capitaux, de procédés, de produits et de
lumières, que celui-là serait bien habile qui ferait accroire aux deux
commerces anglais et français qu'ils ne sont pas liés à la paix par
une étroite communauté d'intérêts.
Ce sont de grandes forces dans le monde moderne que l'esprit
démocratique et l'esprit mercantile ; peu s'en faut que l'un et l'autre
n'enveloppent toute la masse populaire et toute la classe moyenne,
et l'un et l'autre sont loin des passions qu'on leur suppose.
Que reste-t-il de la classe moyenne quand on en a retranché
tout ce qui vit d'industrie et de commerce? Cette section sociale,
moins nombreuse, mais importante, où vit la tradition du libéralisme
intellectuel. Essayez d'y recruter des ennemis à l'Angleterre ! La
science et la littérature, l'économie politique et la législation, toutes
les études qui ont pour but les progrès moraux et matériels de la
société n'ont, depuis quarante ans, formé que des liens entre deux
peuples qui s' éclairent, l'un l'autre, et tout ce qui pense est pour
l'alliance. Si le seul grief qu'on puisse alléguer contre l'Angleterre
est, comme on pourrait le croire à entendre certaines plaintes,
qu'elle est en pleine possession de la liberté de la presse, on ne peut
raisonnablement espérer que tout ce qui honore l'esprit humain lui
tu fasse un crime.
DE l'alliance anglaise. 671
Enfin ne craignons pas de comprendre dans cette revue des opi-
nions en France celle même du gouvernement. On ne peut nous
supposer la prétention d'être ses confidens ni ses interprètes; mais
c'est un fait notoire que, tandis qu'il s'est attaché à remettre en vi-
gueur au dedans les traditions du premier empire, il les a écartées
de la politique extérieure, et dans cent occasions il a tenu à l'é-
gard de l'Angleterre une conduite et un langage qui démentaient
formellement les exemples du Moniteur universel entre 1800 et
181/i. S'il y a des engagemens politiques au monde, ce sont les dé-
clarations par lesquelles le cabinet français a, depuis dix ans, in-
cessamment témoigné qu'il regardait le concert avec l'Angleterre
comme une des bases de son système. Il faudrait donc des circon-
stances bien nouvelles, des événemens bien décisifs, pour qu'au
mépris de tant d' engagemens, à l' encontre de tant d'intérêts et
d'opinions, on dût changer tout d'un coup d'intentions et d'allures,
et marcher, par la froideur des relations et la contrariété des con-
duites, à un antagonisme précurseur d'une rupture ouverte. Voyons
si rien dans la marche de l'Angleterre prescrit ou seulement auto-
rise une telle révolution.
L'Angleterre ne saurait ignorer que sa situation a souffert en Eu-
rope depuis quelques années. Son rôle et ses succès dans les évé-
nemens qui avaient amené les traités de 1815, la tranquillité et la
prospérité incomparables dont elle a joui depuis cette époque, lui
avaient fait beaucoup d'envieux sur le continent. La fortune con-
stante de son gouvernement était la plus ampère satire de plus d'un
gouvernement européen. Ce double grief, dont elle peut s'enor-
gueillir, la liberté de sa tribune et la liberté de ses journaux, n'é-
taient point de nature à lui ramener la bienveillance des cabinets.
Son langage ordinaire était peu propre à désarmer les inimitiés ja-
louses qu'excitaient sa sécurité et sa grandeur. Il y avait là de l'in-
évitable, et nous ne sommes pas de ceux qui reprocheront au peuple
anglais, en eût-il abusé, sa liberté: mais l'heureuse révolution qui,
vers 1827, s'est opérée et de plus en plus développée dans ses doc-
trines ministérielles a achevé de lui faire perdre la sympathie de
plus d'une cour, et pendant longtemps elle ne s'est entendue qu'avec
la France. La non-intervention, l'indépendance nationale, les droits
des peuples, l'utilité des réformes constitutionnelles, voilà les prin-
cipes qu'avec plus ou moins de fidélité la diplomatie britannique a
communément professés, sans prêter une oreille bien favorable aux
doléances et aux alarmes de plus d'une monarchie en détresse. Tout
cela était à peu près commandé par le cours naturel des choses;
mais, en occupant cette situation à part, en faisant schisme avec
presque tous les signataires des anciennes coalitions, on devait sentir
672 REVUE DES DEUX MOxNDES.
à Londres qu'on s'enlevait presque toute possibilité de renouer avec
eux ; on renonçait à rendre aux rois absolus de certains bons offices,
€t dans cet isolement forcé il devenait sage et même nécessaire de
ménager, de conserver, fût-ce par des sacrifices, le peu d'alliances
qu'on pouvait avoir, et surtout celle avec la France, la plus facile
et la plus durable, celle qui n'exigeait presque aucun abandon des
principes que l'on avait arborés. Enfin il fallait, et c'était là peut-
être la première condition, il fallait continuer d'être heureux en
tout, et conserver avec une habileté vigilante cette active influence
qui partout se fait sentir, et oblige les étrangers, bénévoles ou non,
à une juste déférence. Il ne servirait pas de tant parler de la gran-
deur de l'Angleterre, si, par des malheurs ou des fautes, cette
grandeur venait à perdre quelque chose de son prestige.
Or toutes les conditions de ce programme ont-elles été parfaite-
ment remplies, même entièrement comprises par tous les cabinets
britanniques? N'ont-ils pas trop profité de ce que l'opinion natio-
nale semble chaque jour plus détachée des préoccupations diplo-
matiques, pour négliger les affaires étrangères? Quand on voyage
en Angleterre, on est extrêmement surpris de l'indifférence du pu-
blic pour bien des questions européennes. Certaines réformes inté-
rieures, certaines difficultés de cabinet absorbent toute l'attention
de ce peuple, qu'on se figure possédé de combinaisons ambitieuses.
Une école de gens d'esprit et de talent s'est formée, qui soutient
qu'il y a duperie à se soucier des choses du dehors, et que le pro-
grès actuel des sociétés est de renoncer à ce genre d'influence qui a
la force pour ultima ratio. Je ne dis pas assurément que cette école
domine le gouvernement; mais elle devance, elle représente en
l'exagérant un mouvement utilitaire et pacifique qui se manifeste au
sein de la nation anglaise, et qui, en l'entraînant, l'étourdit sur le
reste. Cette disposition en soi peut avoir quelque chose d'humain,
de philanthropique, de chrétien même : elle tient aussi à un senti-
ment de personnalité dont les nations peuvent être atteintes comme
les individus, et il leur siérait mal de tomber dans le quiétisme
économique. Aussi, comme on n'y tombe pas tout à fait, comme
certains intérêts d'honneur ou de puissance parlent trop haut pour
que des ministres bons citoyens cessent jamais de les entendre, la
revendication subite qu'ils en font après tant de protestations d'in-
différence paraît fantasque et blessante, et elle n'est pas toujours
écoutée, ou elle est repoussée par la doctrine qu'ils ont eux-
mêmes accréditée, à savoir que chacun doit se mêler de ses af-
faires. Ces exceptions inattendues à un système de tolérance générale
et d'activité tout intérieure ne trouvent ainsi ni accueil ni crédit.
On rencontre des esprits prévenus, des habitudes prises, et l'on
DE L* ALLIANCE ANGLAISE. 673
choque inutilement ceux qu'on ne veut pourtant pas aliéner. J'en
citerai un exemple connu, l'affaire du percement de l'isthme de
Suez. Quand le cabinet anglais ou plutôt son chef s'oppose à un
projet réputé favorable au commerce du monde et par conséquent
au commerce anglais plus qu'à tout autre, et cela en vertu d'un
préjugé mal expliqué ou d'un intérêt tellement douteux qu'il n'a
pas été reconnu par lord John Russell et qu'il a été nié par M. Glad-
stone, on peut dire que c'est une faute, et que les considérations,
quelles qu'elles soient, qui pousseraient l'Angleterre à maintenir la
clôture naturelle du nord de la Mer -Rouge sont peu de chose au-
près de l'inconvénient d'afficher une prétention suspecte ou con-
traire à l'intérêt universel, et d'indisposer la France pour la vanité
de paraître mieux écoutée qu'elle au Caire ou à Gonstantinople. Cela
est trop peu d'accord avec le système de neutralité qu'on proclame
daris des affaires plus générales, plus vraiment politiques, où l'on a
semblé ne vouloir exercer aucune influence, ni même avoir un avis.
Enfin les Anglais savent bien que la fortune depuis un temps ne leur
a pas constamment été favorable. Leur organisation militaire a mon-
tré dans la guerre de Crimée des côtés faibles que leur franchise
s'est gardée de couvrir. Eux-mêmes ont plutôt outré que dissimulé le
mal, et les états-majors de l'Orient et du centre de l'Europe n'ont
pas manqué de les prendre au mot. Les assiégés de Sébastopol
n'ont pas négligé cette occasion de se venger et de complimenter
les Français aux dépens de leur allié. Puis la crise de l'Inde est sur-
venue. Peut-être devrait-on moins remarquer la gravité de ces trou-
bles que le succès avec lequel ils ont été réprimés; mais il n'en est
pas moins resté sur les dangers de cet empire lointain, sur la rui-
neuse pesanteur d'une possession immense et précaire, sur la gra-
vité mystérieuse des causes qui peuvent la mettre en péril, une
opinion dans toute l'Europe, et qui n'est pas favorable à l'inviola-
bilité de la puissance britannique en Asie. Voilà encore des raisons
pour que des ministres anglais portent dans les affaires étrangères
une sollicitude prévoyante , une intelligente bienveillance , et son-
gent à se faire des amis. La bonne politique se défend également
d'une froideur dédaigneuse ou d'une activité blessante. L'Angleterre
a le sentiment de sa force, et je ne le crois pas exagéré; mais si
elle n'a pas envie de la déployer, elle doit veiller à l'opinion du
monde et la ménager sans s'y asservir.
Assurément ces observations ne constatent aucun sérieux motif
de plainte de notre pai't, et il n'y a pas là de quoi se brouiller. Les
badauds, gens qui prétendent fort à la finesse, croient que les grands
états ne sont jamais occupés qu'à se tromper les uns les autres; ils
se trompent bien plus souvent les uns sur les autres. L'expérience
TOME XXIV. .43
67A REVUE DES DEUX MONDES.
des affaires diplomatiques vues de près apprend que la mauvaise foi
et le mensonge y tiennent beaucoup moins de place qu'on ne le dit.
On a raison entre cabinets de parler souvent de malentendus. Rien
de plus fréquent de gouvernement à gouvernement, et surtout de
peuple à peuple, que de ne pas se comprendre. Malgré des rapports
continuels, malgré cette correspondance quotidienne de journaux
entre deux nations voisines, ce qu'elles ignorent, ce qu'elles sup-
posent l'une sur le compte de l'autre est extraordinaire, et pour peu
qu'on ait quelque connaissance de l'Angleterre, on est surpris de
tout ce que la France en dit et de ce qu'elle dit de la France. Tenir
aux bons rapports avec la France, rien n'est plus com.mun en Angle-
terre, c'est un sentiment général; comprendre les conditions de ces
bons rapports est plus rare, et par suite de leur originalité même, de
leur caractère profondément national, les Anglais n'ont pas le secret
des étrangers. Les Français, malgré plus de souplesse dans l'esprit,
ne l'ont pas davantage; nous sommes trop pleins de nous-mêmes,
trop convaincus qu'on nous juge comme nous nous jugeons. Surtout
nous voulons trop entendre finesse aux choses, trop deviner d'ar-
rière-pensées, et dans notre crainte d'être dupes, nous compliquons
trop les Anglais, qui sont très simples. Nous nous regarderions
comme des sots de croire ce qu'on nous dit, et quand on n'est pas
de notre avis, nous soupçonnons qu'on nous en veut. Ce n'est qu'en
exploitant ce faible de notre esprit qu'on pourrait réussir à nous in-
spirer contre l'Angleterre de dangereuses préventions. Il faudrait en
effet aigrir les personnes pour amener des occasions de conflit qui
ne sont pas dans les choses. Si jamais une querelle s'élève, l'intérêt
n'y sera pour rien, la vanité aura tout fait.
Sur les plus grandes affaires qui occupent le monde, y a-t-il en
effet opposition forcée d'intérêts ou de système entre les cabinets de
Paris et de Londres? Ces questions sont celles d'Orient et d'Italie.
Avons-nous besoin les uns ou les autres que l'influence russe soit
prépondérante à Constantinople, ou l'influence autrichienne en Ita-
lie? Au fond, chacun pense de même.
Le sort de l'empire ottoman n'est pas probablement aussi près
d'être mis en question qu'on le dit dans quelques journaux ; mais il
suffit qu'on crût à la possibilité d'une crise, pour qu'on dût y son-
ger. Eh bien! dût cette hypothèse se réaliser, on ne peut oublier
que la première fois qu'on a pu la prévoir, la France a fait son
choix, pris son parti et signé de son sang l'engagement de maintenir
Findépendance de l'empire ottoman, ou de n'en laisser disposer qu'à
l'Europe unie. Il ne peut entrer dans l'esprit de personne de rétrac-
ter à soi seul cette parole que disait aux conférences d'Erfurt Napo-
léon à Alexandre dans le moment de leur plus intime union : Con-
DE l'alliance anglaise. 675
stantinople, jamais. Si un jour il y avait lieu de prendre au sujet de
l'Orient un de ces grands partis auxquels les écrivains sont toujours
prêts, et que les hommes d'état ajournent toujours, ce ne seraient
pas deux puissances qui en décideraient, et l'Europe n'oublierait
point que la Grande-Bretagne, par la voix même de lord John Rus-
sell, a refusé le partage que lui offrait la Russie.
Quant à l'Italie, ni l'Angleterre ni la France n'ont apparemment
contre elle de mauvais desseins. Dans les généralités qui la con-
cernent, toutes deux tiennent le même langage; c'est quand il faut
en venir à la pratique que les différends se produisent. L'Angleterre
exige plus pour l'Italie, n'ayant rien fait pour elle; la France de-
mande moins, peut-être parce qu'elle a fait davantage. A moins de
supposer à l'une ou à l'autre un désir secret de tout brouiller, l'An-
gleterre ne peut manquer de comprendre qu'elle ne saurait tout
obtenir, la France, qu'elle n'est pas obligée à ne rien accorder. Tout
peut être terminé par un compromis, si les puissances européennes
se mettent d'accord sur ce point, que l'Italie, confédérée ou non, ne
doit être qu'italienne. Elle le sera, si des Alpes au golfe de Tarente
les traités ne souffrent que des soldats italiens, si les peuples com-
prennent que les questions de constitution sont encore plus impor-
tantes que les questions de dynastie. Malheur aux peuples qui pré-
fèrent un nom propre à une liberté !
Il serait imprudent et ridicule d'indiquer, même vaguement, une
solution de la question italienne. Ce qui nous importe surtout ici,
c'est de rappeler que la différence d'opinion sur ce point entre la
France et l'Angleterre ne contient pas le germe d'une rupture même
éloignée, puisque assurément ni la France ni l'Angleterre ne pren-
draient les armes pour une restauration de plus ou de moins. L'An-
gleterre ne se départira pas de la non-intervention, la France n'aban-
donnera pas l'objet de son intervention : il n'y a point là de conflit,
au contraire ; il y a une question de plus ou de moins, le but est le
même. Ces affaires sont embarrassées et difficiles, mais elles ne sont
pas au-doesus des forces d'un congrès, et pour que la paix du monde
périt dans ses délibérations, il faudrait en vérité le vouloir.
Or qui donc le veut? Qui soupçonne-t-on de le vouloir? Qu'on
nous le dise. Les deux gouvernemens ne pourraient être accusés
d'une telle arrière-pensée que par leurs plus grands ennemis. Com-
ment supposer qu'une guerre qui ne servirait que des passions se-
rait dans les projets d'un gouvernement? Ces crimes du bon plaisir
ne sont pas de notre temps. Quant aux deux nations, elles n'ont ni
l'une ni l'autre à se plaindre de leur bon accord, pour avoir envie de
le voir remplacer par l'antagonisme. Comment sans ce bon accord,
ou plutôt sans cette coopération, l'Angleterre aurait-elle, en 185A,
676 REVUE DES DEUX MONDES.
gouverné la situation que l'ambition de l'empereur Nicolas lui créait
en Orient? Comment, si la France était atteinte au moindre degré
des passions de 1806 , l'Angleterre aurait-elle traversé la violente
épreuve du soulèvement de l'Hindostan? Mais aussi, sans le concert
d'intentions et d'action avec l'Angleterre, la France aurait-elle pu
briser les derniers anneaux de la chaîne appelée sainte-alliance, et
défendre sur les bords de la Mer-Noire l'équilibre européen? Et si
l'Angleterre se ressentait encore des passions du congrès de Vienne,
la France aurait-elle pu librement passer les Alpes et aller avec sé-
curité raviver sur la terre italienne les souvenirs de gloire qu'elle y
avait laissés? C'est à quoi a servi la bonne intelligence entre la France
et l'Angleterre. Ce que produiraient des sentimens contraires entre
les deux pays, il ne convient pas de l'esquisser, même par hypo-
thèse. Un pessimisme que l'esprit de parti, dans ses derniers aveu-
glemens, n'excuserait pas pourrait seul envisager de sang- froid les
conséquences d'un retour quelconque aux pensées qui ont produit
les luttes du blocus continental. 11 n'est pas possible au citoyen le
plus indifférent de songer à de telles extrémités sans frémir. Par
quelque barrière infranchissable qu'il soit séparé de la politique offi-
cielle, il ne peut se tenir pour étranger à ce qu'elle décide et à ce
qu'elle entreprend. Il ne peut renoncer à sa raison et à sa prévoyance
pour s'enfermer dans ses ressentimens. On n' émigré pas plus de sa
pensée que de sa personne, parce qu'on est à jamais hors de la vie
publique, et il n'y a pas deux patries. Quoi qu'on pense de l'orga-
nisation ou de la conduite du pouvoir, que la France soit libre ou
non, la France, en paix ou en guerre, est toujours la France, et
s'isoler de ses périls serait un effort odieux et vain. On ne saurait
donc, si peu que soit apercevable à l'horizon la chance de certaines
calamités, ni se contenir, ni se taire. Lorsque nous étions jeunes,
ceux qui nous avaient précédés dans la vie parlaient souvent des
temps affreux qu'ils avaient vus, et invoquaient, pour nous aver-
tir, les souvenirs de 1793. Les vieillards d'aujourd'hui n'ont pas de
moins tristes souvenirs à retracer. Les passions révolutionnaires sont
redoutables; les passions aveuglément belliqueuses ne le sont pas
moins, et elles amènent des maux aussi grands et moins réparables
que ceux d'une sanglante anarchie. Nous aussi, nous avons vu des
choses qu'il ne faut jamais revoir, et les écrivains qui, par une cer-
taine vanité de polémique, semblent chercher à ranimer des défiances
et des animosités que nous croyons ensevelies à jamais nuisent à ce
qu'ils servent, ignorent ce qu'ils provoquent, et cherchent à faire
rétrograder la France vers des temps de terrible mémoire.
Charles de Résiusat.
LA
DUCHESSE DE CHOISEUL
ET M" DU DEFFAND
Correspondance inédite de Mme Du Deffund, précédée d'une notice par le marquis de Sainte-Aulaire,
2 vol. in-So, 1859.
On ne connaîtra plus bientôt cette vie des temps passés qui ap-
paraît dans le lointain et dont nous sommes séparés , bien plus que
par les ans, par une révolution d'idées et de mœurs. On ne connaîtra
plus le monde d'autrefois; je veux dire que de cette ancienne société
française, la première, la plus élégante, la plus animée, la plus spi-
rituelle et la plus frivole des sociétés, rien ne subsistera plus réel-
lement, pas même les échappés du naufrage qui en ont été parmi
nous les derniers représentans ou les derniers témoins. Ceux qui
dans leur jeunesse ont pu voir M. de Ghoiseul avant sa mort, ceux
qui datent de la lutte des parlemens et du chancelier Maupeou, ou
qui ont pu entendre parler de .Voltaire et de M"* Du Deffand comme
de personnages qui vivaient encore la veille, ceux-là se compteraient
aujourd'hui assurément. Hélas! tout se renouvelle, tout change dans
les habitudes, dans les préoccupations et les usages. L'esprit de
sociabilité s'est métamorphosé tellement qu'il faut un effort d'in-
telligence, presque un don d'intuition, pour recomposer ce passé
d'hier qui s'appelle désormais l'ancien régime. Il y a un penseur
qui a dit que les révolutions étaient la condensation du temps, ce
qui signifie que dans les momens de crise tout s'accélère, et que
678 REVUE DES DEUX MONDES.
la puissance des événemens supplée au nombre des années. Dans
les révolutions en effet, les années sont quelquefois des demi-siècles;
le monde tout entier vit d'une vie plus rapide, si bien qu'après l'ef-
froyable bourrasque le jour vient où il se retrouve debout, ne sa-
chant plus où il en est, séparé du passé par un abîme, se croyant
peut-être exempt de vices parce qu'il n'a plus ceux d'autrefois, et
n'ayant plus dans tous les cas les mêmes lois, les mêmes goûts, les
mêmes mœurs. Telle a ét^ un peu la situation de la société française
vis-à-vis de cette seconde partie du dernier siècle qu'on voit déjà
se précipiter vers le gouffre d'où doit sortir le monde moderne.
Le xviii* siècle finit en 1789. Ce qu'on a vu depuis de l'ancienne
société n'était plus qu'un souvenir, une dernière expression d'un
monde à jamais évanoui, une tradition continuée un peu de temps
encore et presque dépaysée dans un monde nouveau. On n'en verra
plus l'image vivante et parlante. L'esprit de cette époque, ses ma-
nières de vivre, ses élégances, ses corruptions, ses caractères et ses
folies, on ne les retrouvera plus que dans les livres, dans l'histoire,
où se fait le souverain partage du bien et du mal. Là seulement on
peut voir reparaître ce temps, et ce qu'on en peut dire de mieux
peut-être, c'est en définitive ce que M""^ Du Deffand dit de la ma-
réchale de Luxembourg : a Si on pouvait séparer l'ivraie d'avec le
bon grain, on aurait de l'excellent et du détestable; mais ces deux
choses réunies ne sont pas propres à faire du bon pain quotidien.»
Ce xviii^ siècle, qu'une incomparable catastrophe a si terriblement
scellé dans son tombeau, ce siècle est, à vrai dire, un insaisissable
Protée qui fuit sous le regard et offre à la fois une multitude d'as-
pects. Il y a en quelque sorte deux xviii" siècles : l'un tout enivré
de systèmes et de spéculations, audacieux par l'intelligence, fron-
deur au nom de la raison humaine, qui proclame son avènement;
l'autre tout perdu de licence, de dépravation et de vices fastueux,
qui fait bonne chère et semble mettre toutes ses croyances dans un
mot d'un des personnages de l'époque : « Le souper est une des
quatre fins de l'homme; je ne me rappelle plus quelles sont les trois
autres. » Le xviii* siècle cependant n'est tout entier ni dans les dé-
clamations philosophiques, ni dans les petits soupers, pas plus qu'il
n'est dans le décousu de la politique extérieure ou dans l'affaisse-
ment d'une vieille monarchie transformée par degrés en monarchie
asiatique; il est en tout cela si l'on veut, mais il n'y est que partiel-
lement; il est surtout dans le monde, dans cet ensemble social dont
les mémoires et quelques correspondances reproduisent le mouve-
ment et la confusion. La vie mondaine est le vrai cadre du xviii" siè-
cle, car là on voit tout, les principes philosophiques faisant leur
chemin à côté des frivolités licencieuses, les hardiesses de l'opinion
se mêlant aux excès de la monarchie la plus absolue, la main des
LA DUCHESSE DE CHOISEUL. 679
favorites nouant et dénouant les affaires de la politique, en un mot
toute une société qui marche vers sa ruine, en gardant encore ce
dernier vernis, ce dernier prestige, l'esprit.
C'est un coin de ce monde que laisse entrevoir cette Correspon-
dance inédite de M"^ Du Deffand, dont M. le marquis de Sainte-
Aulaire s'est fait le divulgateur, en y ajoutant une intéressante no-
tice, sorte de prologue de cette révélation. Ce qu'était le xviii^ siècle
à un certain moment, entre 1758 et 1780, ces lettres le disent une
fois de plus, en ravivant un instant l'image de cette société, en con-
firmant l'idée qu'on s'était faite de M""^ Du Deffand elle-même, en
précisant les traits de quelques figures moins connues, comme celles
de la duchesse de Ghoiseul et de l'abbé Barthélémy, qui viennent
se grouper autour de l'un des personnages les plus éminens de l'é-
poque, un homme heureux dans son élévation, plus heureux encore
dans sa disgrâce, — ■ le duc de Ghoiseul en un mot, dont le minis-
tère, après avoir duré douze années, finit par un exil éclatant. Ces
lettres n'ont vraiment qu'un héros, M. de Ghoiseul; elles forment
comme l'histoire secrète et la légende mondaine de la chute du
premier ministre de Louis XY et de l'exil de Ghanteloup. De là
l'unité et l'animation de cette correspondance, où chacun met tous
les bruits qu'il recueille, sans oublier ses impressions, ses vivacités et
ses humeurs, tout ce qui dévoile les caractères, tout ce qui peint le
mouvement intime d'une société qui se passionne pour des riens,
faute de s'intéresser aux grandes choses.
Le duc de Ghoiseul fut un moment le roi, le dictateur tout-puis-
sant de ce monde plein de frivolités, et c'est la fortune de cet ha-
bile homme, de petite taille et de figure peu agréable, mais de
haute naissance et de manières supérieures, d'avoir eu tous les
dehors de la grandeur, d'avoir ressemblé à un contemporain de
Louis XIV égaré dans le xviii^ siècle. Pendant douze années, il tint
d'une main ferme et souple les affaires de l'état, animant tout de
son esprit, dirigeant alternativement les relations étrangères, la
guerre ou la marine, gouvernant aisément de dociles collègues, sur-
tout son cousin, le duc de Praslin, qui ne pensait que par lui, et,
après avoir du son élévation à M™^ de Pompadour, se servant à son
tour de la favorite, la dominant et devenant même autre chose pour
elle. M. de Ghoiseul fut un des types les plus complets et les plus
curieux du grand seigneur homme d'état, du gentilhomme politique.
Esprit vif et plein de ressources, causeur brillant, nature déliée et
résolue, fastueux dans sa vie, sachant très bien mêler la hauteur et
la grâce dans ses rapports, il maniait les affaires avec cette aisance
de l'homme qui sait plus par l'expérience du monde que par l'étude
de la politique, et qui ne craint pas les difficultés, parce qu'il croit
que l'habileté vient à bout de tout. Si d'ailleurs M. de Ghoiseul te-
680 REVUE DES DEUX MONDES.
nait par un certain air au xvii* siècle, il était de son temps par les
mœurs. Homme à bonnes fortunes ou ministre, M. de Ghoiseul me-
nait grandement et du même train les affaires et les plaisirs. Enfin,
par son esprit et par sa prodigieuse habileté, par les femmes, que la
séduction de sa puissance entraînait, par les parlemens, dont il re-
levait l'importance et dont il pensait se faire un appui, .par les phi-
losophes, qu'il flattait et qu'il attachait à sa cause, il se créa cette
popularité immense qui fut l'éblouissement des contemporains, qui
le soutint jusque dans ses fautes, survécut à son pouvoir, et ne serait
pourtant qu'une curiosité brillante de l'histoire, si, à travers toutes
les habiletés mondaines, il n'y avait eu les vues et la ferme trempe
d'un politique capable de concevoir la seule pensée patriotique qui
se soit fait jour dans le xviii^ siècle : c'était de fonder l'alliance du
midi par le pacte de famille de 1761 et de préparer la France à re-
trouver sa puissance amoindrie par les dernières guerres.
M. de Ghoiseul avait évidemment quelques-unes des qualités de
l'homme d'état, le coup d'oeil, l'esprit d'initiative, la hardiesse de
conception, et ce qu'on appellerait de nos jours le sentiment de la
grandeur de la France ; il avait en même temps les faiblesses de sa
nature, la légèreté et l'étourderie audacieuse. Son grand art était
d'éblouir et de gagner l'opinion en dissimulant ses fautes mêmes
sous cette brillante aisance qui le faisait appeler par l'impératrice
Catherine de Russie le cocher de VEurope. Ce n'était pas un homme
d'état méthodique, c'était un joueur hardi qui réussit tant que
M™* de Pompadour fut là ; sa fortune eut une chance de moins à la
mort de la marquise en 1764, elle se soutint encore dans l'inter-
règne des amours royales, et elle fut définitivement menacée en
1769 par l'avènement d'une favorite nouvelle qui était cette fois
M"^ Du Barry. Il faut se souvenir de ce qui se passait en politique
dans ces années de 1765 à 1770. L'Europe était fort troublée au
nord. M. de Ghoiseul avait commis une première méprise; il n'avait
pas cru d'abord à la possibilité d'une alliance de l'Autriche et de la
Prusse avec la Russie pour le partage de la Pologne; il ne crut pas
à la durée du règne de Catherine , de cette Sêmiramis du JSord
qu'il raillait impitoyablement. Une fois tiré de l'illusion par l'évi-
dence des faits, il commettait une seconde faute en se jetant à corps
perdu dans toutes les aventures, agitant la Pologne, poussant les
Turcs contre la Russie. Il était trop tard : les moyens étaient im-
puissans. D'un autre côté, M. de Ghoiseul était tout entier à la pen-
sée de refaire les forces de la France pour prendre une revanche de
l'Angleterre. Au dedans, les animositês entre la cour et les parle-
mens se réveillaient, et le procès du duc d'Aiguillon poussait à bout
cette lutte qui conduisait au coup d'état du chancelier Maupeou.
Si M""' de Pompadour eût été là, M. de Ghoiseul eût tenu bon en-
LA DUCHESSE DE CHOISEUL. l 681
core peut-être; il eût fait face au dehors, il eût adouci la guerre
avec les parlemens; mais au lieu d'un appui à la cour, il n'avait que
l'hostilité de la favorite nouvelle, devant qui son orgueil refusait de
plier. Soit par dépit, soit par un mouvement tardif de fierté aristo-
cratique, après avoir vécu si bien avec M"'^ de Pompadour, il ne
voulait pas reconnaître M™** Du Barry, et tout ce qui tenait au pre-
mier ministre entrait en guerre contre la favorite. Les amis de
M"^ Du Barry, le duc d'Aiguillon, le maréchal de Richelieu, appe-
laient cela plaisamment une révolte de la faction Ghoiseul contre la
prérogative du roi.
Dès lors la lutte était engagée. M""^ Du Barry, en bonne fille
qu'elle était, n'eût point été éloignée de faire la paix avec ce grand
seign^ir révolté; jusqu'au dernier moment, elle voulut le gagner, et
elle finit par lui faire dire de prendre garde à lui, <( qu'on avait
souvent vu des maîtresses faire renvoyer des ministres, mais qu'on
n'avait jamais vu de ministre obtenir la disgrâce d'une maîtresse. »
M. de Ghoiseul résista; il ne se dissimulait pas qu'il jouait une vive
partie. Un jour rencontrant de bon matin le duc d'Aiguillon à la
porte du roi, il lui dit avec son ironique aisance de gentilhomrne :
« Eh bien! vous me chassez donc! J'espère qu'ils m'enverront à
Ghanteloup. Vous prendrez ma place, quelqu' autre vous chassera à
son tour. Ils vous enverront à Yeretz; nous serons voisins, nous
n'aurons plus d'affaires politiques, nous voisinerons et nous en di-
rons de bonnes ! » Au fond, il se croyait plus nécessaire qu'il ne le
laissait paraître ; il pensait avoir assuré son crédit par le mariage
récent du prince qui devait être Louis XYI avec l'archiduchesse qui
fut Marie-Antoinette. Et puis, avec le sentiment de son importance,
peut-être se disait-il comme ce Guise à qui on le comparait si sin-
gulièrement pour l'ambition : « On n'oserait! » On osa. Le duc d'Ai-
guillon, le chancelier Maupeou, l'abbé Terray, associés à la ven-
geance de M™^ Du Barry, l'emportèrent, et le 24 décembre 1770
M. de Ghoiseul recevait cette lettre du roi : « Mon cousin, le mé-
contentement que me causent vos services me force à vous exiler
à Ghanteloup, où vous vous rendrez dans vingt- quatre heures. Je
vous aurais envoyé beaucoup plus loin, si ce n'était l'estime par-
ticulière que j'ai pour M"^ la duchesse de Ghoiseul, dont la santé
m'est fort intéressante. Prenez garde que votre conduite ne me fasse
prendre un autre parti; sur ce, je prie Dieu, mon cousin, qu'il vous
ait en sa sainte garde. » L'ordre d'exil atteignait aussi le duc de
Praslin, qui dormait quand il le reçut, fit refermer ses rideaux, se
rendormit et ne se réveilla que pour monter en voiture. Le duc de
La Yrillière, lié d'intérêts avec le duc d'Aiguillon, fut chargé de re-
mettre la lettre royale à M. de Ghoiseul, et comme il s'efforçait
d'exprimer à celui-ci son chagrin d'avoir à remplir une telle mis-
682 REVUE DES DEUX MONDES.
sion, le premier ministre, le regardant froidement, lui répondit avec
sa superbe railleuse : « Je suis persuadé, monsieur le duc, de vos
sentimens en cette circonstance. »
Hier placé au faîte du pouvoir, considéré en Europe comme la
brillante personnification de la politique de la France, puissant par
les amitiés, par la confiance ou même par les craintes qu'il inspi-
rait, aujourd'hui brusquement et durement jeté dans l'exil, telle
était la destinée de M. de Ghoiseul. Heureux homme, disais-je, dans
sa disgrâce! Tombant du pouvoir à cette heure, il n'allait plus as-
sister en témoin impuissant au partage de la Pologne, un peu pré-
paré pourtant par son imprévoyance. 11 évitait toutes les responsa-
bilités de la guerre maritime qu'il méditait, en emportant avec lui
le prestige d'une pensée patriotique. Il n'avait plus à prendre un
parti dans la querelle engagée avec le parlement, et il avait l'at-
titude d'un grand seigneur libéral dont on avait précipité la chute
pour faire le coup d'état Maupeou. Enfin, frappé par M™* Du Barry,
il faisait oublier qu'il avait été élevé par M™" de Pompadour, et il
semblait résumer dans sa personne les sentimens de dignité froissée
de l'aristocratie française. Tout était faveur pour lui, même la du-
reté de la forme de ce brutal congé qui venait couronner si singu-
lièrement douze années de services. C'est alors que se dessine au
sein du xviii^ siècle ce contraste, cette lutte curieuse d'une cour di-
minuée dans la considération universelle, et de l'esprit d'opposition
allant chercher dans sa disgrâce un homme dont on oubliait les
fautes pour ne se souvenir que de ses qualités brillantes. L'esprit
de fronde passe au camp de M. de Ghoiseul. Cette Correspondance
inédite de M'"^ Du Deffand reflète justement les impressions laissées
par la chute du duc dans ce monde du xviii" siècle où s'essayaient
bien des idées et des sentimens qui ne demandaient qu'à se faire
jour, et elle raconte d'une façon merveilleuse en même temps ce qu'on
fait, ce qu'on dit, ce qu'on pense à Chanteloup.
L'asile splendide.où se trouvait relégué M. de Choiseul ne fut pas
naturellement, dans un temps comme le xviii* siècle, un centre d'ac-
tion politique; ce fut le lieu de retraite triomphal d'un homme ac-
coutumé à captiver l'opinion. Tandis que le chancelier Maupeou,
libre par la chute de M. de Choiseul, brisait le parlement, tandis
que le duc d'Aiguillon allait prendre la direction des affaires étran-
gères, et que l'étourdissante faveur de M*"' Du Barry triomphait à
Versailles, une autre cour se formait à cinquante liçues de Paris, en
pleine Touraine. L'esprit d'opposition allait où il pouvait, aux princes
disgraciés pour avoir épousé la cause du parlement, au ministre
exilé, et pendant quelques années un voyage à Chanteloup devenait
le pèlerinage obligé de la bonne compagnie de France. Ceux-là
mêmes qui tenaient à la cour furent les premiers à donner le signal
LA DUCHESSE DE CHOISEUL. 683
du mouvement au lendemain du départ de M. de Ghoiseul. On se
faisait un piquant plaisir de demander la permission d'aller à Ghan-
teloiip et de donner de l'ennui aux maîtres du jour, irrités de ces
manifestations. Toutes les demandes ne furent pas accueillies d'a-
bord, puis le roi finit par dire qu'il ne permettait ni ne défendait.
Dans un moment de mauvaise humeur, il écrivit au maréchal de
Beauvau cette lettre singulière : (( Mon cousin, vous êtes bien vif et
tenace dans ce que vous désirez. Je ne suis pas surpris que le beau
sexe ne puisse vous résister longtemps. Moi qui n'en suis pas, je
devrais vous refuser, et je le ferais, si je ne vous avais pas fait par
trop espérer que je vous laisserais aller à Ghanteloup, car j'ai de
bonnes raisons pour cela, et cet empressement d'y aller ne me plaît
pas du tout. Sachez-le. Sur ce, etc. » Le prince de Beauvau partit;
quelque temps après, il perdait son gouvernement du Languedoc.
G' était du reste une grande et seigneuriale existence qu'on me-
nait à Ghanteloup , quand le premier et le plus dur moment fut
passé : existence libre et fastueuse, comme on la mène entre gens
pour qui le luxe de la vie est tout. « Nous faisons bonne chère, écri-
vait, peu après son arrivée, la duchesse de Ghoiseul ; nous passons
des nuits fort tranquilles et toute la matinée à nous parer de perles
et de diamans comme des princesses de roman. » On se levait tard,
on se promenait, et on se retrouvait toujours à table; on jouait le
pharaon et le whist ou le trictrac. Quelquefois aussi on lisait les
mémoires de Saint-Simon, sur lesquels le duc de Ghoiseul avait mis
la main, ou ce qu'on connaissait alors des lettres de M"'^ de Main-
tenon; puis tout s'animait par un mouvement extraordinaire de vi-
siteurs se succédant tous les jours. « Quant à présent, écrit l'abbé
Barthélémy, qui était de la maison , et qui de temps à autre rédi-
geait une page de ce qu'on appelait plaisamment les grandes chro-
niques de Ghanteloup, quant à présent, voici la compagnie : M. et
W de Beauvau, M""^ de Poix, M™'^ de Tessé, M"* de Ghauvelin, qui
part demain, M. le duc d'Ayen, M. d'Estrehan, M. de Schomberg,
M. de Boufïïers, M. de Sarlabons, sans compter M. de Gambrai. On
attend à la fin du mois M. de Bezenval, et le mois prochain d'autres
visites encore » Telle était la fureur du moment, que tout le
monde voulait aller ou être allé à Ghanteloup, et il y eut, je pense,
plus d'une comédie comme celle du voyage de la maréchale de
Luxembourg, qui n'avait jamais passé pour être des amis du mi-
nistre exilé.
Ge furent en apparence de grandes démonstrations. M. de Ghoi-
seul écrivit à la maréchale. M'"* de Luxembourg, en arrivant, por-
tait une belle tabatière avec le médaillon du duc entouré de perles.
On se confondait en galanteries, et tout bas la duchesse de Ghoiseul
écrivait à M"' Du Deffand : « Groyez-vous de bien bonne foi à ces lettres
684 REVUE DES DEUX MONDES.
si empressées pour attirer ici une certaine maréchale? » Et M"'' Du
Deffand écrivait d'un autre côté : « Rien n'est plus comique et plus
singulier que cette visite de M"* de Luxembourg. C'est pour qu'elle
soit placée dans ses fastes. Ce n'est assurément pas l'amitié qui en
est le motif... Elle était l'ennemie des Ghoiseul, et comme il est du
bel air actuellement d'être dans ce que nous appelons aussi V opposi-
tion, elle a employé toute sorte de manèges pour se réconcilier avec
eux... » Ainsi se réalisait dans ce brillant exil ce que disait Horace
Walpole, l'ami de M"'' Du Deffand : « Compiègne est abandonné,
Yillers-Gotterets et Chantilly encombrés ; mais Chanteloup surtout est
à la mode, tout le monde y court, quoique le roi réponde à ceux qui
en demandent l'autorisation : « Je ne le permets ni ne le défends... »
C'est la première fois peut-être que la volonté d'un roi de France
est interprétée contre son inclination. Après avoir annihilé le par-
lement, ruiné le crédit, il se voit bravé par ses plus immédiats ser-
viteurs. M""* de Beauvau et deux ou trois autres femmes de cour
défient ce tsar des Gaules... »
Chanteloup eut donc bien des hôtes divers, les hôtes de passage
et d'apparat comme M™" de Luxembourg, ceux qui cédaient à un
mouvement sincère et ceux qui suivaient le souffle capricieux de la
mode, sans compter les Anglais comme lady Churchill, qui voulait
voir Chanteloup parce que les papiers d'Angleterre en parlaient
sans cesse. Il y avait aussi les hôtes habitués et fixes, la duchesse
de Grammont, qui avait suivi son frère, l'abbé Barthélémy, Gatti,
le médecin florentin, ce type de la vivacité italienne. M""' Du Def-
fand, qui ne parut qu'une fois à Chanteloup, mais qui y était tou-
jours en esprit. Et en fm de compte les plus curieux de tous ces
personnages disparus du xviii' siècle, ce sont ceux qui font revivre
tous les autres, et qui se peignent eux-mêmes dans ces lettres au-
jourd'hui tirées de l'oubli : M""' Du Deffand recueillant tous les bruits
de Paris et leur donnant le tour piquant d'une libre et vive conver-
sation, l'abbé Barthélémy écrivant la chronique familière de Chan-
teloup, la duchesse de Choiseul elle-même allant de l'un à l'autre,
parlant de tout, animant tout du feu de son aimable et supérieure
nature.
Qui ne sait que M"' Du Deffand est une des figures les plus ex-
pressives et les plus singulières du dernier siècle? Elle s'est révé-
lée dans sa correspondance avec Horace Walpole et avec le pré-
sident Hénault. Quand elle écrivait ces lettres à la duchesse de
Choiseul et à l'abbé Barthélémy, elle avait déjà dépassé soixante-
dix ans, elle était revenue de la vie, si l'on me passe ce mot, et cette
vie, elle l'avait menée galamment, grandement, comme on la menait
à cette époque, portant partout sa vivacité, son inconstance et cette
hardiesse d'esprit qui ne s'étonnait de rien. Née d'une famille noble
LA DUCHESSE DE CHOISEUL. 685
du Bourbonnais, de la famille de Yichy-Ghamprond , elle avait été
mariée au marquis Du Deffand, qui ne lui convenait guère, avec
qui elle vécut peu de temps, et qu'elle eut un jour la fantaisie de
reprendre pour le quitter encore. Elle avait été, dit-on, la maîtresse
du régent et de bien d'autres, et elle avait fmi dans ses aventures
par nouer avec le président Hénault une liaison à demi conjugale
formée par le goût, prolongée par l'habitude. Avec l'âge, elle ne
s'était pas trop rangée, elle s'était un peu fixée, et c'est vers ces
années où la jeunesse s'enfuyait déjà, où avec la fuite de la jeu-
nesse allait la surprendre un bien autre malheur, la perte de la
vue; c'est alors qu'elle avait songé à faire un établissement dans
le couvent de Saint-Joseph, qui avait vu autrefois les dévotes et peu
fructueuses retraites de M"** de Montespan, et qui est aujourd'hui
le ministère de la guerre. C'était l'Abbaye-aux-Bois du temps. Là,
dans ces bureaux mêmes où travaillent maintenant les commis d'une
administration, s'ouvrait un des salons les plus marquans du der-
nier siècle. M"* Du Deffand réunissait ses amis, Formont, Pont de
Veyle, d'Alembert, Montesquieu quelquefois, toujours le président
Hénault, et avec ceux-ci la plus haute compagnie, tous les étrangers
de quelque célébrité qui passaient à Paris.
Dans cette société du xviii^ siècle, il y a plus d'une nuance.
M™* Du Deffand se distingue de toutes les autres femmes du temps
qui ont eu comme elle un salon, ou qui se sont peintes dans leurs
lettres et dans leurs mémoires. Par son esprit et par ses manières
comme par sa naissance, elle date encore de l'autre siècle, — elle
était née en 1697. Elle se rattache de plus près à l'ancienne aristo-
cratie, au monde de la maréchale de Luxembourg, de la maréchale
de Mirepoix ou des Ghoiseul. Elle aime les gens de lettres et les
beaux-esprits, elle jes attire, mais sans se donner absolument à ce
goût nouveau, — en femme du monde qui s'intéresse à tout, en épi-
curienne piquante. Elle dit volontiers : « J'aime les lettres, j'honore
ceux qui les professent, mais je ne veux de société avec eux que
dans leurs livres, et je ne les trouve bons à voir qu'en portrait. »
C'est le mot de la grande dame. Un des plus ingénieux portraits
où elle puisse revivre est celui que Walpole trace d'elle dans une
lettre au poète Gray en 1766. «... Cette madame Du Deffand, qui a
été jadis pendant peu de temps maîtresse du régent, aujourd'hui
vieille et aveugle, a gardé toute sa vivacité, son esprit, sa mémoire,
ses passions et ses agrémens. Elle va à l'opéra, à la comédie, aux
soupers, à Versailles, reçoit chez elle deux fois par semaine, se fait
lire tout ce qu'il y a de nouveau, fait de jolies chansons, des épi-
grammes charmantes, et se rappelle toutes celles qui ont été faites
depuis quatre-vingts ans. Elle est en correspondance avec Voltaire,
pour qui elle dicte les lettres les plus piquantes ; elle le contredit,
686 REVUE DES DEUX MONDES.
n'a aucune dévotion, ni pour lui, ni pour personne, et reste aussi
indépendante du clergé que des philosophes. Dans les discussions
où elle s'engage aisément, elle est très ardente, et cependant pres-
que jamais dans le faux; son jugement sur chaque sujet est droit,
et elle se trompe sur chaque point de conduite, car elle est tout
amour et tout aversion, passionnée pour ses amis jusqu'à l'enthou-
siasme, s'inquiétant toujours qu'on l'aime, qu'on s'occupe d'elle, et
violente ennemie, mais franche. Privée de tout autre amusement
que la conversation, la solitude lui est insupportable, ce qui la met
à la merci des premiers venus qui mangent ses soupers, la haïssent
parce qu'elle a cent fois plus d'esprit qu'eux, ou se moquent d'elle
parce qu'elle n'est pas riche... » Ainsi la peint Horace Walpole en
l'opposant à M"*" Geoffrin, cette autre gouvernante plus bourgeoise,
plus grave et plus grondeuse du monde et des lettres.
On a cru longtemps que cette brillante femme n'était qu'un cœur
léger et sec à l'abri de toute émotion sérieuse, un esprit dangereu-
sement clairvoyant et d'une malignité implacable pour ses ennemis
et pour ses amis. On ne se souvenait peut-être que de ses galante-
ries ou du portrait incisif et violent qu'elle a laissé de M"*" Du Ghâ-
telet : «Représentez-vous une femme grande et sèche...» C'est bien,
il est vrai, une nature formée dans l'atmosphère du xviii^ siècle,
légère, inconstante, dénuée de scrupules, n'ayant à peu près aucune
notion des choses élevées de ce monde, et n'ayant d'autre mobile
que le plaisir. De quoi la voyez-vous toujours occupée? Elle pro-
digue son activité à savoir comment elle passera son temps, qui elle
réunira le soir, de quelle façon elle arrangera ses soupers. Sa grande
affaire est le choix de sa compagnie et la poursuite de la distraction.
Du sein de ces frivolités cependant se dégage je ne sais quelle
amertume et comme l'impression douloureuse du vide d'une telle
existence. Dans les révélations que M""^ Du Deiïand a laissées d'elle-
même, on voit apparaître une femme qui, à travers les futiles dissi-
pations, a l'inquiétude d'une nature morale inassouvie et parfois de
surprenantes curiosités de l'inconnu. « Ce que je voudrais savoir,
dit-elle, c'est ce que personne ne peut m'apprendre, ni vous ni qui
que ce soit sur la terre... » Ses jours sont remplis, ils ne sont pas
occupés; elle dissipe sa vie sans en jouir; on le lui dit, elle se le dit
à elle-même sous toutes les formes, et elle ne peut se guérir du
dégoût; elle a ce que la duchesse de Choiseul a plus tard appelé, en
la caractérisant, « la profondeur du sentiment dans l'ennui. » —
(( La vie m'ennuie, écrit-elle à tout instant; rien ne réveille mon
âme, ni conversation, ni lecture... Je m'ennuie du besoin que j'ai
de la société et des soins qu'il faut se donner pour s'en procurer...»
Ce n'est pas une maladie née chez elle uniquement de l'âge et d'une
cruelle infirmité; elle est inhérente à cette organisation à la fois fri-
LA DUCHESSE DE CHOISEUL. 687
vole et ardente, émoussée en quelque sorte par l'abus de l'esprit et
de la vie mondaine, et tourmentée d'un besoin secret d'aimer et
d'être aimée. Un jour que M""^ Du Deffand, cherchant à tromper son
inquiétude, s'était mis dans la tête de faire une réforme sous la di-
rection de son confesseur, le père Boursaùlt, et qu'elle poussait la
ferveur de sa dévotion jusqu'à renoncer aux spectacles et aller à la
grand' messe de sa paroisse, elle ajoutait plaisamment qu'elle ne ferait
pas a au rouge et au président (Hénault) l'honneur de les quitter. «
C'est que pour elle le président n'est rien, c'est une habitude. Il y
a un autre instinct intime et profond qui n'est point satisfait.
Cette femme singulière porte au sein du xvin^ siècle « la priva-
tion du sentiment avec la douleur de ne pouvoir s'en passer, »
comme on le lui dit. Sous l'apparence d'une légèreté que rien ne *
peut fixer, elle a un besoin réel de s'attacher, et elle a même quel-
quefois des mots charmans. «Vous scwez que vous m'aimez, vous
ne le sentez pas, » dit-elle à plus d'une reprise. De cet instinct inas-
souvi et toujours actif naissent les deux attachemens les plus sérieux
de M""^ Du Deffand, — l'un pour Horace Walpole et l'autre pour la
duchesse de Ghoiseul. Elle était âgée déjà lorsque lui apparut cet
Anglais brillant, sceptique et d'un esprit original, avec lequel elle
noua ce commerce singulier qui dura jusqu'à sa mort, qui ne pou-
vait être de l'amour entre une femme de soixante- dix ans et un
homme de cinquante ans, mais qui réveillait et fixait tout ce qu'elle
avait de facultés d'affection inoccupées. Elle y met vraiment tout
le feu d'une passion tardive, et lorsque Walpole, qui craint le ridi-
cule d'une telle liaison, la rudoie un peu et la refroidit de son scep-
ticisme, elle souffre cruellement; elle écrit à la duchesse de Ghoi-
seul : « Que vous êtes heureuse d'aimer et d'être aimée! Je ne veux
ppint vous ouvrir mon âme, elle est trop remplie d'amertume et de
tristesse... Au fond, il n'y a que malheur pour ceux qui, étant nés
sensibles, ne rencontrent que de l'indifférence; mais je ne m'expli-
querai pas davantage. » M""^ Du Deffand aime autrement sans doute
la duchesse de Ghoiseul; elle ne l'aime pas avec moins de vivacité,
surtout au moment ou la disgrâce et l'exil amènent une séparation.
Alors elle est tout entière de pensée à Ghanteloup, elle est en quel-
que sorte le lien entre Paris et la cour du ministre disgracié. M"'^ Du
Deffand avait eu une grand' mère, Marie Bouthilier de Ghavigny,
mariée en secondes noces à un Ghoiseul. De là un des badinages de
cette correspondance, où le titre de grand'maman passe à la nou-
velle duchesse, qui n'appelle à son tour M"^ Du Deffand que sa j»^-
tite- fille. Et la petite-fille donne vraiment du travail par cette acti-
vité d'affection qui fait confidence de tout, des soupers, des petits
vers graveleux, des bruits de salon, des émotions de cour, tout cela
enveloppé d'esprit et mêlé d'élans de tendresse. M""" Du Deffand s'é-
688 REVUE DES DEUX MONDES.
tait déjà révélée ainsi dans sa correspondance avec Horace Walpole;
elle se dévoile plus complètement et peut-être plus simplement
dans ces lettres nouvelles, avec cet instinct ardent qui cherche tou-
jours un objet, et qui, même après l'avoir trouvé, s'inquiète, se dé-
fie, se tourmente, jusqu'au moment où cette étrange femme meurt
ayant auprès d'elle son secrétaire Wiart en larmes, et lui disant
avec une sorte d'étonnement : « Vous m'aimiez donc? )>
Il y a un autre personnage de ce drame épistolaire qui n'est pas
moins curieux et qui apparaît avec quelques traits nouveaux, c'est
l'abbé Barthélémy, celui qu'on appelle familièrement le grand abbé
pour sa haute taille. Il n'est point encore vers ce temps l'auteur du
Voyage du Jeune Anacharsis^ qui n'a paru que bien plus tard, à la
veille de la révolution. L'abbé Barthélémy était venu de la Provence,
où il était né en 1716, et il était arrivé à Paris avec une recomman-
dation pour le garde du cabinet des médailles, M. de Boze, qui l'a-
vait admis à ses dîners, l'avait associé à ses travaux d'antiquaire,
et auquel il avait fmi par succéder. Son attachement à la maison de
Choiseul lui donna le relief mondain. Le duc de INivernais, qui n'y
va pas de main légère, le représente avec une figure antique, dont
r image est faite pour être placée entre celles de Platon et d'Aris-
tote, avec une physionomie mélange de douceur, de simplicité, de
bonhomie et de grandeur. M""^ Du Deffand, dans une saillie de ma-
lignité, dit à son tour de lui, lorsqu'il est déjà tout entier aux Choi-
seul : « Je vous ai dit que je vous parlerais de l'abbé; je pense qu'il
est Provençal, un peu jaloux, un peu valet, et peut-être un peu
amoureux. » L'abbé Barthélémy n'était ni ce que disait M""' Du Def-
fand, ni ce que laisserait croire le portrait du duc de Nivernais;
c'était un homme de savoir, de goût, de modération et d'enjoue-
ment. Le duc de Choiseul, à l'époque de son ambassade de Rome,
l'avait attiré chez lui, et dès lors sa destinée était fixée ; il restait
désormais attaché surtout à la duchesse^ de Choiseul, qu'il suivait
dans toutes ses fortunes, dans l'éclat du ministère de son mari,
comme à Chanteloup, comme dans sa retraite et ses épreuves après
la mort du duc. Ce n'est point un de ces abbés frivoles qui font par-
tie des grandes maisons et se promènent dans le xviii' siècle; c'est
un ami dévoué et fidèle. Le sentiment qui retint toujours l'abbé
Barthélémy auprès de la duchesse de Choiseul a été l'objet de plus
d'un commentaire indiscret. Yu de près, c'est un attachement de
tous les instans qui ne va pas au-delà d'une amitié profonde et dé-
licatement sentie. L'abbé Barthélémy vivait de cette intimité dont
on n'a vu jusqu'ici que les dehors, et dont la douceur était pour lui
le prix de plus d'un sacrifice intérieur. Un jour, interrogé de trop
près par M'"* Du Deffand, qui en était venue à le mieux connaître et
à l'aimer, parce qu'il aimait la duchesse de Choiseul, il se laisse
LA DUCHESSE DE CHOISEUL.
aller à une sorte de confession de savant ému dans une lettre du
18 février 1771, après l'exil :
« Je suis très touché, dit-il, de la curiosité que vous m'avez témoignée,
elle ne vient que de l'intérêt que vous avez pour moi, et cet intérêt sera
satisfait de ma réponse, car si vous mettiez à part les préventions favorables
que vous m'accordez, vous verriez que je suis fort heureux d'être si bien
traité. Au fond, je ne suis pas aimable; aussi n'étais-je pas fait pour vivre
dans le monde. Des circonstances que je n'ai pas cherchées m'ont arraché
de mon cabinet, où j'avais vécu longtemps connu d'un petit nombre d'amis,
infiniment heureux parce que j'avais la passion du travail, et que des succès
assez flatteurs dans mon genre m'en promettaient de plus grands encore. Le
hasard m'a fait connaître le grand-papa et la grand' maman; le sentiment que
je leur ai voué m'a dévoyé de ma carrière. Vous savez à quel point je suis
pénétré de leurs bontés ; mais vous ne savez pas qu'en leur sacrifiant mon
temps, mon obscurité, mon repos, et surtout la réputation que je pouvais
avoir dans mon métier, je leur ai fait les plus grands sacrifices dont j'étais
capable. Ils me reviennent quelquefois dans l'esprit, et alors je souffre cruel-
lement; mais comme d'un autre côté la cause en est belle, j'écarte comme
je peux ces idées, et je me laisse entraîner par ma destinée. Je vous prie de
brûler ma lettre ; j'ai été conduit à vous ouvrir mon cœur par les marques
d'amitié et de bonté dont vos lettres sont remplies. Ne cherchez pas à me
consoler, assurément je ne suis pas à plaindre. Je connais si bien le prix de
ce que je possède que je donnerais ma vie pour ne pas le perdre... »
Attaché dans la disgrâce comme dans la prospérité, aimé de la
duchesse de Ghoiseul, qui ne peut se passer de son grand abhé^ et
qui l'appelle son chancelier d'esprit^ regrettant quelquefois l'étude,
puis oubliant tout auprès d'une amie pleine de délicatesses ingé-
nieuses, recherché et goûté de toute cette grande compagnie, badin
et enjoué, quoique d'esprit un peu tendu dans la plaisanterie, amu-
sant M""^ Du Deffand par ses relations de Ghanteloup, ainsi apparaît
l'abbé Barthélémy. Son vrai caractère s'efface dans les rayons un
peu ternes de la gloire à' Anacharsis j il revit dans ces lettres et
prend sa place dans le monde brillant de Ghanteloup.
Mais des diverses figures qui se détachent en quelque façon des
pages de cette correspondance , la plus sympathique par la grâce
comme par la nouveauté originale, c'est la duchesse de Ghoiseul,
qu'on n'entrevoyait qu'à demi jusqu'ici. Elle se révèle comme une
apparition , sensée , piquante , hardie , ayant de plus la pratique des-
vertus, dont bien d'autres n'avaient que la spéculation, comme le lui
disait spirituellement M""^ Du Delfand. La duchesse de Ghoiseul n'é-
tait point par la naissance d'une grande et vieille maison ; elle venait
d'un grand-père, Grozat, petit commis d'abord, qui, après s'être
enrichi dans des aventures de mer et de finances, avait acheté en
TOME XXIV, 44
690 REVUE DES DEUX MONDES.
. Bretagne la seigneurie du Chatel , berceau du fameux Tanneguy, et
dont les fils avaient trouvé des alliances dans la première noblesse.
La duchesse de Ghoiseul était née d'un de ces fils, le marquis Cro-
zat du Chatel, devenu lieutenant-général, et elle avait porté en dot
à celui qui devait' être le premier ministre de Louis XV une fortune
considérable, une grâce modeste, un bon sens précoce et un esprit
plein de charme. « Ma dernière et je crois ma plus forte passion,
écrit Horace Walpole en 1766, est la duchesse de Ghoiseul. Son
visage est joli, sa personne est un petit modèle. Gaie, modeste, pleine
d'attentions, douée de la plus heureuse propriété d'expressions et
d'une très grande promptitude de raison et de jugement, vous la
prendriez pour la reine d'une allégorie. » — « Oh! c'est la plus gen^
tille, la plus aimable, la plus honnête petite créature qui soit jamais
sortie d'un œuf enchanté, poursuit ailleurs Walpole, si correcte dans
ses expressions et dans ses pensées! d'un caractère si attentif et si
bon! Tout le monde l'aime... » La vraie et unique passion de cette
jeune femme, passion rare en ce siècle, était le duc de Ghoiseul.
Tout disparaissait à ses yeux dans le culte dont elle environnait ce
brillant époux, et ce sentiment exalté, elle l'exprime naïvement.
« Avouez, ma chère petite-fille, écrit-elle à M""^ Du Deffand, que
c'est un excellent homme que ce grand-papa -^ mais ce n'est pas tout
d'être le meilleur des hommes, je vous assure que c'est le plus grand
que le siècle ait produit. On s'apprivoise avec sa bonhomie, et on ne
• remarque pas les talens supérieurs et les qualités sublimes qui sont
auprès et que la modestie couvre. On les reconnaîtra quand il n'y
sera plus, et il sera bien plus grand dans l'histoire qu'il ne nous le
paraît, parce qu'on n'y verra pas ses faiblesses relevées du public
son contemporain, parce qu'il est jaloux du bonheur de ceux qui en
profitent : faiblesses qui sont le fruit d'un caractère facile, d'un cœur
trop sensible, d'une âme franche et tout à découvert; faiblesses dont
les inconvéniens ne portent sur aucune chose essentielle et ne peu-
vent le dégrader dans l'histoire, où le souvenir ne s'en conservera
même pas... » M. de Ghoiseul était encore ministre à ce moment, en
1770; déjà il commençait à chanceler, et il semble que cette jeune
femme, ambitieuse de gloire pour son mari, défie quelque ennemi
. invisible.
C'est un des traits de cette âme délicate et ferme de se trouver
sans effort au niveau des épreuves d'une disgrâce, de même que la
veille encore elle portait avec une gracieuse noblesse le poids des
honneurs. L'exil de Ghanteloup, en atteignant la duchesse de Ghoi-
seul dans son culte, ne fait que mettre en relief les qualités rares de
cette nature, une fierté instinctive, une singulière hardiesse de cœur
et une merveilleuse finesse de conduite. Au fond, cette curieuse per-
LA DUCHESSE DE CHOISEUL. 691
sonne est peut-être la seule à ressentir une sorte de joie secrète et
étrange d'un événement qui lui donne le plaisir de pouvoir s'indi-
gner, et qui lui rend l'illusion d'une intimité avec son mari dans la
retraite. C'est surtout dans l'organisation de cette vie nouvelle de
Chanteloup que M™' de Ghoiseul se montre femme du monde supé-
rieure. Il y avait plus d'une difficulté intime. La duchesse de Gram-
mont suivait son frère dans son exil après avoir été associée à l'éclat
de son pouvoir. Or entre les deux belles -sœurs l'antipathie était
profonde, et il faut voir avec quelle dextérité mêlée de dignité na-
turelle la duchesse de Choiseul dénoue ces embarras d'intérieur.
« J'ai eu , écrit-elle dès le là février 1771 à M""» Du Deffand, j'ai eu avec
M"^ de Grammont, le jour de son arrivée, en présence de M. de Choiseul,
une conversation qui doit assurer ma tranquillité. J'y ai mis beaucoup de
politesse, d'honnêteté pour M"" de Grammont, de tendresse et de soumission
pour mon mari, de franchise et peut-être même de dignité pour moi. J'ai
déclaré que je voulais être la maîtresse dans ma terre et dans ma maison,
que chacun le serait chez soi pour tout ce qui lui serait propre, que je
n'exigeais l'amitié de personne , que je m'engageais à faire de mon mieux
pour contenter tout le monde et que tout le monde se trouvât bien chez moi,
mais que je ne m'engageais ni à l'amitié ni à l'estime de tout le monde; qu'à
l'égard de l'estime, j'en avais pour elle, M™^ de Grammont; qu'à l'égard de
l'amitié, je ne lui en promettais ni ne lui en demandais, mais que nous de-
vions bien vivre ensemble pour le bonheur de son frère, qui nous rassem^
blait ici, que si elle se conduisait bien avec moi, je lui répondais qu'elle
en serait contente, que si elle se conduisait mal, j'espérais qu'elle en serait
contente encore... On a voulu entrer en justification sur le passé, j'ai brisé
court en disant qu'il ne fallait pas rappeler des choses qui ne pouvaient que re-
nouveler l'aigreur, que, puisque nous ne nous engagions point à nous aimer,
nous en avions assez dit pour savoir à quoi nous en tenir sur notre conduite
future. On a été très content de cette conversation. Depuis, tout va bien;
pas la moindre humeur, beaucoup de liberté. Je sais même qu'on est en-
chanté de moi, et moi je suis fort contente de tout le monde... »
Cela dit et cela fait, la duchesse de Choiseul se multiplie ; elle est
la reine de Chanteloup, mettant la plus ingénieuse activité à orner
cet exil, conduisant avec un tact infmi ce monde souvent plein de
dissonances qui se renouvelle sans cesse autour d'elle, heureuse et
affectant encore plus de l'être, intrépide dans la disgrâce. Intrépide!
elle l'est en effet, elle prend avec une aisance qui tient à son carac-
tère une attitude de dignité charmante, aussi éloignée de la morgue
que de la bassesse. Elle sent sa position, et elle la défend avec une
supérieure délicatesse de fierté. Un jour, M"^ Du Deffand s'avise de
rapporter à la duchesse d'Aiguillon, mère du nouveau ministre des
affaires étrangères, quelques mots agréables écrits à son sujet par la
duchesse de Choiseul ; celle-ci se révolte aussitôt à la seule pensée
d'avoir paru vouloir plaire à la duchesse d'Aiguillon, et elle met
692 REVUE DES DEUX MONDES.
M"* Du Deffand dans le plus singulier embarras en la forçant à reti-
rer cette politesse inopportune, a Quand son fils était dans une si-
tuation plus fâcheuse que la disgrâce, écrit-elle, et mon mari dans
une position plus flatteuse que la faveur, je devais faire connaître à
M™' d'Aiguillon toute mon estime pour elle, pour adoucir l'aigreur
et rapprocher l'éloignement que la différence de nos situations de-
vait mettre entre nous. Aujourd'hui, tout est changé : son fds a la
puissance, il ne reste plus à mon mari que l'honneur, et ce serait
une bassesse insigne à moi de chercher à plaire à M™* d'Aiguillon.
J'aurais l'air de quémander sa bienveillance, sa protection; Dieu
m'en garde! Je n'ai plus besoin de plaire à personne, puisque per-
sonne n'a plus besoin de moi... » Et si M"'® Du Deffand ne comprend
pas cette susceptibilité, la duchesse de Ghoiseul ajoute : « J'en ap-
pelle à M. de Walpole; si vous ne m'entendez pas, un Anglais doit
m' entendre. » M"* de Ghoiseul a l'à-propos et la justesse dans la
bonne grâce comme dans la dignité, dans la conduite comme dans
les paroles.
Cette femme si heureusement douée, qui est si peu de son temps
par les mœurs, qui reste vertueuse au milieu de toutes les licences,
n'est point cependant à l'abri des influences de son époque. Si elle
n'est de son siècle par la vie, elle lui appartient par le mouvement
de ses idées, par la manière d'entendre les choses morales, et, si je
l'ose dire, par la nature même de cette vertu qui semble dénuée
d'une certaine élévation idéale. On l'a remarqué, le nom de Dieu
est à peine prononcé une fois dans ces lettres, et encore avec assez
de légèreté. M"** de Ghoiseul est une femme de mœurs régulières et
en même temps elle cite les passages les plus vifs de livres obscènes.
Il y a parfois dans cette Correspondance une assez grande liberté de
propos, et jusque dans un épisode de cette vie de Ghanteloup n'a-
perçoit-on pas cet esprit du xviii* siècle, ce matérialisme qui en-
vahit les relations morales et se mêle au sentiment? La duchesse de
Ghoiseul s'attache un petit musicien qui joue du clavecin et qu'elle
aime à la folie. Get enfant de onze ans, — véritable enfant du siècle,
— s'éprend tout simplement de la noble dame de Ghanteloup , et
lorsque celle-ci veut interdire des caresses de jour en jour plus
pressantes, le petit Louis tombe dans une tristesse noire : il ne
mange plus, rien ne peut le distraire. Il va conter ses peines au
grand ahbé, devenu le singulier confident de ses amours. Le salon
finit par intervenir et condamne M*"' de Ghoiseul à recevoir les ca-
resses du petit musicien. G' est M. de Ghoiseul en personne qui si-
gnifie la sentence. « G' est véritablement de l'amour que le petit
Louis a pour vous, écrit M*"" Du Deffand à la duchesse de Ghoiseul,
et je crois que si vous étiez dans le cas de prendre une passion, il
en serait l'objet... » Et la dame (Je Ghanteloup dit à son tour en ra-
LA DUCHESSE DE CHOISEUL. 693
contant l'histoire à M"" Du Deffand : « L'expression vraie de la na-
ture est si rare qu'il est impossible de résister à l'impression qu'elle
fait peut-être autant par surprise que par le fond même des choses.
Mes yeux sont encore gros, rouges; les larmes m'offusquent en vous
faisant ce récit; mon cœur est serré. Je ne sais comment je pourrai
cacher tout cela dans le salon. Cet enfant m'a amolli le cœur...Yous
dites que cet enfant a une véritable passion pour moi et que j'en
ai un peu pour lui. La marquise de Fleury va plus au fait : elle dit
qu'elle répond de moi jusqu'à Louis... » Laissez s'écouler quelques
années, le petit Louis sera Chérubin, M™* de Ghoiseul s'appellera la
comtesse Almaviva, et une des scènes les plus curieuses de la plus
révolutionnaire des comédies aura eu pour héroïne, à Ghanteloup,
la plus vertueuse femme du temps.
Supérieure à son époque par l'intégrité de ses mœurs, subissant
déjà l'influence universelle dans quelques-uns de ses instincts, la
duchesse de Ghoiseul est bien plus encore de son siècle par les
idées qu'elle exprime dans quelques-unes de ses lettres sur la poli-
tique. Ge n'est pas évidemment, qu'on me passe ce mot, une femme
d'état; elle n'en a ni les ridicules ni les prétentions. Sa politique, je
pense bien, est uniquement M. de Ghoiseul; mais dans les momens
où elle se laisse aller au spectacle des choses contemporaines, elle
a de ces saillies qui décèlent le travail des esprits et la fermentation
qui allait en croissant. Gette gracieuse femme a un instinct libéral
qui tient à cette fierté native, à ce sentiment de dignité individuelle
qu'on voit percer dans ce mot sur Walpole : « Un Anglais doit m'en-
tendra! » Ge qu'elle hait avant tout, c'est le pouvoir absolu, et en
jetant un regard sur la France, elle a de curieuses hardiesses dans
une lettre à M'"*' Du Deffand du 12 mai 1771 :
« Je ne suis point étonnée que vous vous ennuyiez de tout ce qui se passe,
de tout ce qu'on en dit, de tout ce qu'on en écrit. Je voudrais bien, comme
vous, qu'on trouvât le moyen d'égayer la matière; mais je crois ce moyen
fort difficile à trouver. Il est permis de rire quand on vous chatouille, il est
difficile de rire quand on vous écorche. M. le chancelier coupe la tête à
notre constitution. Dans nos guerres civiles, il a pu arriver quelques acci-
dens particuliers plus barbares pour ceux qui les éprouvaient; mais c'étaient
des commotions passagères qui ne pouvaient entraîner que la ruine de l'un
ou l'autre parti, sans bouleverser les lois fondamentales de l'état. Que les
protestans eussent triomphé du temps de la ligue, nos tribunaux, nos ma-
gistrats, les droits respectifs de chaque citoyen seraient restés les mêmes.
Que les Guises eussent réussi dans leur détestable projet, la France eût été
gouvernée par une nouvelle maison; mais le gouvernement eût subsisté tel
qu'il a été en passant de la première race à la seconde et de la seconde à la
troisième. Philosophiquement parlant, il est indifférent à une nation d'être
gouvernée par tel ou tel individu. Cet individu n'est jamais qu'un représen-
tant, à moins qu'il ne soit un conquérant ou un législateur, c'est-à-dire un
694 REVUE DES DEUX MONDES.
fléau ou une divinité. Ce ne sont que les lois qui gouvernent réellement,
parce que ce sont elles qui réunissent toutes les forces et tous les intérêts.
Le plus coupable de tous les projets est celui de les détruire; le plus atroce
des crimes est l'exécution de ce projet. Dans les guerres civiles, chacun
étant en action pour son compte, l'activité de l'âme ne lui permet pas de se
replier sur elle-même et de s'abandonner à la tristesse. Aujourd'hui l'efifet
de la suppression des lois doit être l'engourdissement total; nous n'avons
rien à faire, nous ne pouvons que nous affliger! Je ne vous conseille pas de
vous adresser à moi quand vous craindrez les vapeurs, et que vous voudrez
vous faire faire de la gaieté. »
On voit jusqu'où pouvait aller, il y a un siècle, une femme du
monde, — la femme d'un ministre disgracié, il est vrai, — parlant
de politique entre une nouvelle de Versailles et un récit des aven-
tures de Ghanteloup. Lorsque la révolution suédoise de 1772 écla-
tait, et que le roi Gustave III faisait un coup d'état pour rétablir en
ce temps le principe d'autorité et rielever la royauté de la tutelle du
sénat en rendant, assurait-il, la liberté au peuple, le comte de Schef-
fer, ami et ministre du roi, écrivit à M. de Greutz, ambassadeur de
Suède à Paris, une lettre où il exaltait son prince et l'acte restaura-
teur qu'il venait d'accomplir. La duchesse de Choiseul ne se laissait
pas éblouir et tromper par les mots, et elle écrivait : u Je n'entends
guère cette liberté que le roi de Suède a rendue à sa nation en se ré-
servant à lui le droit de tout proposer, de tout faire, de tout empê-
cher! N'avez-vous pas ri de cette phrase du comte de Scheffer, qui
dit que le peuple ne se plaint que de ce que le roi n'ait pas gardé le
pouvoir absolu? Pauvre peuple ! comme on le fait parler partout, et
comme on l'interprète ! Quelle plate lettre! quel faux et froid enthou-
siasme! quelle basse adulation ! Oh ! oui, je crois bien que le comte de
Greutz est enchanté parce qu'il se croit bien aise; mais je voudrais
demander à tous ceux qui aiment tant le pouvoir absolu s'ils ont pa-
role d'y avoir part, comme ils l'ont à la liberté publique, et s'ils ont
sûreté de garder celle que le hasard leur y donnerait? » Telle se
montre cette curieuse personne, avec son esprit, sa grâce, sa nature
sensée et juste, ses fiertés délicates et ses hardiesses, entre M™* Du
Deffand et l'abbé Barthélémy, dont les lettres forment avec celles de
la duchesse de Ghoiseul elle-même une sorte de drame animé, à tra-
vers lequel on aperçoit le xviii* siècle à une de ses heures les plus
décisives.
Et ces trois personnages, qui* tiennent pour ainsi dire le dé de la
conversation écrite entre Paris et Ghanteloup, qui se peignent eux-
mêmes, qui échangent mille traits d'observation sur les hommes et
les choses de leur temps, de quoi sont-ils incessamment occupés?
C'est M. de Ghoiseul, je l'ai dit, qui est le héros de cette corres-
pondance. M. de Ghoiseul ne paraît pas, il ne parle pas, il écrit à
LA DUCHESSE DE CHOISEUL. 095
peine quelque billet bien insignifiant; mais il est partout dans ces
pages, où se reflètent les émotions de la chute du ministre, les in-
quiétudes ou les plaisirs de ce fastueux exil. En général on distingue
dans ces lettres, dès les premiers momens, le désir d'attirer l'opi-
nion, d'entretenir l'intérêt autour de M. de Choiseul, la peur de
l'oubli, d'un trop prompt oubli, et une certaine inquiétude de nou-
velles rigueurs. — « Je crains tout, cher Abner, et n'ai point d'autre
crainte, » dit plaisamment l'abbé Barthélémy. M""* Du Deffand sur-
tout s'effraie souvent de l'affluence des visiteurs à Ghanteloup; elle
suit avec anxiété le mouvement des choses à Paris et à Versailles, et
elle redoute quelque vengeance plus complète de la favorite et des
maîtres du jour, exaspérés par ces démonstrations qui ont tout l'air
d'une bravade. C'est la duchesse de Choiseul qui a le courage du
lion, selon le mot du grand abbé, et qui soutient cette situation avec
une gracifeuse fierté. « Que voulez-vous donc que l'on nous fasse en-
core? Le roi ne frappe pas à deux fois. C'est une des raisons pour
lesquelles cet exil est heureux, et il l'est à tous égards. Les scélérats
qui ont eu le crédit de l'obtenir pouvaient peut-être dans le moment
faire pis. Je me trouve bien heureuse d'en être quitte à si bon mar-
ché, et croyez qu'à présent ils ont trop à faire entre eux pour pen-
ser encore à nous longtemps. La terreur a gagné nos amis au point
qu'il y en a qui craignent que l'intérêt public même n'aigrisse contre
nous. Je crois bien qu'il aigrira; mais en même temps, si on voulait
nous faire plus de mal, ce serait lui qui retiendrait. Qu'on le laisse
donc aller cet intérêt, il est trop flatteur pour nous en priver. Qu'on
le perpétue, s'il est possible; il assure la gloire de mon mari, il le
récompense de douze ans de travaux et d'ennuis, il le paie de tous
ses services; nous pouvions l'acheter encore à plus haut prix, et
nous ne l'aurions pas cru trop payer par le bonheur immense et
d'un genre nouveau dont il fait jouir... »
Quant à M. de Choiseul lui-même, que fait-il? Il se laisse aller
volontiers à toutes les ovations qui vont le chercher dans son exil.
Il se fait ou il a l'air de se faire avec la meilleure grâce du monde
gentilhomme campagnard. Il bâtit des fermes et défriche des terres,
il achète des troupeaux. Puis quoi encore? 11 fait de la tapisserie.
(( N'allez pas dire que le grand-papa soit malade, écrit la duchesse
de Choiseul; on croirait qu'il a la maladie des ministres, et on ne
peut en être plus éloigné qu'il ne l'est. Ne pensez pas qu'il soit ici
sans occupation : il s'est fait dresser dans le salon un métier de ta-
pisserie, auquel il travaillait, je ne puis dire avec la plus grande
adresse, mais du moins avec la plus grande ardeur, quand la petite
maladie est venue interrompre le cours de ses travaux. Malgré cet
excès de zèle, je doute cependant qu'il devienne jamais aussi grand
696 ^ REVUE DES DEUX MONDES.
tapissier qu'il était bon ministre... » Et c'est ainsi que ces brillans
acteurs de la scène publique, quand ils abdiquent d'eux-mêmes ou
quand ils sont emportés par un orage, se mettent à faire des horlo-
ges, à cultiver leurs fleurs ou à faire de la tapisserie; ils ont un air
de superbe indifférence et en même temps ils veulent qu'on s'oc-
cupe d'eux; ils ne peuvent souffrir qu'on dise qu'ils sont malades,
et ils conservent toujours quelque vague espoir de retour. Ils aiment
surtout à entendre répéter, comme le fait si souvent M™* Du Def-
fand, que tout va mal, que le monde ne peut marcher ainsi. « Tout
ceci ne saurait subsister; dans deux ans, on croira avoir fait un mau-
vais rêve... Les choses sont au point que le remède, tel qu'il puisse
être, ne sera jamais pire que le mal... » Le remède, où était-il?
Qui le prévoyait alors, si hardi qu'il fût dans ses pressentimens de
l'avenir? Et parmi tous ces hôtes attirés à Ghanteloup par la mode,
la curiosité, l'attachement ou le calcul, n'y avait-il pas plus d'une
tête déjà désignée de loin au bourreau par un doigt invisible?
La disgrâce de M. de Ghoiseul, cette disgrâce si savamment ad-
ministrée, ne finit qu'en 1774, à la mort du roi, qui fut saluée à
Ghanteloup comme à Paris par des chansons et de petits vers fort
libres. L'ancien ministre fit sa rentrée à la cour, et il fut peu après
du sacre de Louis XYI. Dès lors le prestige de l'exil s'évanouit. Un
moment on put croire, dans le monde de M. de Ghoiseul, et lui-
même il crut sans doute à la possibilité d'un retour triomphal au
pouvoir; il s'y attendait visiblement. G'était lui qui avait négocié
autrefois le mariage de la reine Marie-Antoinette, mais c'était lui
aussi qui, dans l'enivrement de la puissance, ava^it dit à l'ancien dau-
phin ce mot sanglant dont son fils, le nouveau roi, se souvenait in-
volontairement peut-être : <( Je pourrai avoir le malheur d'être vo-
tre sujet, je ne serai jamais votre serviteur. » Puis le ministre de
Louis XV, avec ses goûts mondains et sa prodigalité fastueuse, ne
pouvait être l'homme de Louis XVI, qui .disait : « Tout ce qui est
Ghoiseul est mangeur. » Enfin quatre années s'étaient passées, tout
avait changé. L'illusion cependant persiste assez longtemps, on le
voit, dans le monde de M. de Ghoiseul. Deux ans encore après la
mort de Louis XV, en 1776, M"*" Du Deffand écrit : « Le renvoi de
Turgot me plaît extrêmement. Tout me paraît en bon train; mais
assurément nous n'en resterons pas là... Bien des gens croient que
M. de Glugny n'acceptera pas. Je trouve que cette décoration pré-
sente en annonce une autre, et la rend nécessaire... » Ge n'est qu'une
illusion obstinée, et à mesure que le temps passe, on distingue, il
me semble, dans les lettres nouvelles iin certain sentiment d'attente
trompée, une sorte d'étonnement de voir fuir tout à la fois les pi-
quans avantages de l'exil et l'espoir du ministère. On était plus
LA DUCHESSE DE CHOISEUL. 697
près de M. Necker que de M. de Choiseul, qui ne fut jamais ministre
de Louis XVI, et après tout il était encore favorisé par sa fortune. Il
avait été heureux dans sa carrière et dans sa disgrâce opportune ;
il était heureux de ne plus reprendre le pouvoir dans des circon-
stances qui s'aggravaient chaque jour; il était heureux enfin de mou-
rir bientôt après, en 1785 : il échappait aux tragiques épreuves qui
allaient venir, et il restait le ministre brillant que l'exil avait fait
populaire. De ces autres personnes qu'on voit autour de lui et qui
ravivent aujourd'hui son image d'une manière imprévue. M™" Du
Defland l'avait précédé dans la tombe; elle était morte en 1780.
L'abbé Barthélémy mourut en 1795 ; la duchesse de Choiseul ne s'é-
teignit qu'en 1801, et vécut assez pour trouver bien douces les tra-
casseries qu'elle avait essuyées et les colères qu'elle avait ressenties.
Toutes ces choses sont passées et bien d'autres encore. Au temps
de sa disgrâce, M. de Choiseid avait eu l'idée d'élever un monu-
ment en forme de pagode ou d'obélisque, destiné à immortaliser ce
moment de sa vie et à consacrer sa reconnaissance pour tant de
témoignages d'intérêt qu'il avait reçus. Les noms de tous ceux qui
l'avaient visité pendant l'exil étaient inscrits sur des tables de
marbre. Des magnificences de Ghanteloup il ne restait, il y a peu
d'années, que cette pagode, une sorte de haute tour ruinée et d'un
aspect étrange au milieu de la forêt d'Amboise. Cette haute tour
solitaire et bizarre, frivolité fastueuse et détériorée qui domine en-
core les cimes chaque année reverdies des arbres de la forêt, n'est-
elle pas un peu l'image de ce passé du dernier siècle, qu'on voit au
loin se dessiner au-dessus des générations qui se succèdent animées
d'une vie nouvelle? Il ne faut pas trop s'attarder dans ce xviii^ siècle;
on est toujours tenté de dire de cette société ce que M"^ Du Deffand
dit de cette duchesse de Chaulnes, galante jusqu'au bout, qui pré-
tendait qu'une duchesse avait toujours trente ans pour un bour-
geois : (( Dénué de sentiment et de passion, son esprit est une flamme
sans feu et sans chaleur , mais qui ne laisse pas de répandre une
grande lumière. » Ce qu'on peut ajouter de mieux, c'est que de tant
de héros frivoles il y en eut qui à l'heure de l'épreuve montrèrent
une âme fière. La sœur de M. de Choiseul, la duchesse de Grammont
elle-même, sut être héroïque devant le bourreau. Dieu, qui refusa à
cette société la sagesse de la vie, lui accorda du moins la suprême
fortune de se relever par le malheur, souvent par l'héroïsme de la
mort, et par cette attitude de victime avec laquelle elle est entrée
dans l'histoire. •
Charles de Mazade.
AU COIN DU FEU
SOUVENIRS ET PORTRAITS.
I. — LE JARDIN DE LA GRAHD'TANTE.
Sur la margelle grise
Du perron, un cytise
Semait ses fleurs au vent;
A la saison nouvelle,
Une mère hirondelle
Gazouillait sous l'auvent.
Au bas, croissait plein d'ombre
Un fouillis frais et sombre
D'arbres verts ou fruitiers :
Fleurs s' unissant aux feuilles,
Yignes et chèvrefeuilles,
Lilas et framboisiers.
Là, venait la grand' tante,
Droite encore et riante
Malgré quatre-vingts ans;
Elle passait alerte ;
Sous la charmille verte
Brillaient ses cheveux blancs.
Elle avait en mémoire
Mainte charmante histoire.
— Les souvenirs joyeux,
Disait-elle sans cesse,
Héî c'est notre jeunesse,
A nous autres, bons vieux.
AU COIN DU FEU. 699
Elle aimait à voir luire
Partout un clair sourire,
Sur les fleurs, sur les fronts.
Pour elle, c'était fête
Quand sa calme retraite
S'emplissait de chansons.
Quand vint sa dernière heure,
Mai para la demeure
Du faite jusqu'au seuil;
Tous les lilas s'ouvrirent,
Et leurs grappes couvrirent
Le drap de son cercueil.
Perché près de la porte,
Le pinson à la morte
Modula son adieu,
Et de chants escortée,
La chère regrettée
Monta gaîment vers Dieu.
Au vieux logis fidèle.
Dans ce jardin plein d'elle.
Moi, j'ai grandi, vécu;
Rêves, amour, étude.
Dans cette solitude
Tout mon cœur a tenu.
Là, mes rimes sont nées ;
Là, je les ai glanées
A l'ombre des fourrés.
Dans les fleurs du parterre.
Sous la mousse et le lierre
Des murs gris délabrés.
Je t'apporte, ô grand' tante,
Ma gerbe verdissante,
Et comme le pinson.
Sur le seuil de la porte,
Je viens dire à la morte
Ma meilleure chanson.
II. — MAReUEBITE.
J'avais, quand je la vis, mes dix-huit ans à peine,
Nous nous réunissions un soir chaque semaine
Chez un des grands parens, et là, tous les jeudis,
Fillettes de seize ans, écoliers étourdis,
700 REVUE DES DEUX MONDES.
Nous nous donnions le bal avec la comédie.
Jusqu'au matin, la valse avec sa mélodie
Nous emportait, joyeux danseurs, loin du regard
Des taAtes qu'un boston retenait à l'écart;
Les portraits des aïeux, du haut des boiseries.
Seuls, écoutaient d'un air pensif nos causeries.
— Elle était bien jolie, alors qu'un soir d'été
Sa mère l'amena : — teint frais et velouté.
L'air enjoué, des yeux de violette éclose.
De bruns cheveux crêpés, et sous sa robe rose
Une poitrine émue et se gonflant souvent.
Elle avait dix-sept ans et sortait du couvent;
A voir son fin regard, ses lèvres de cerise.
Sa coiffure piquante et sa grâce, on l'eût prise
Pour une des beautés du siècle du régent.
Elle parla. J'entends encor sa voix d'argent.
Et je crois voir encor sur sa bouche entr'ouverte.
Gomme un oiseau posé sur une branche verte.
Son sourire mutin passer et voltiger.
Toujours plus enchanteur et toujours plus léger.
Je restais ébloui. Tout à coup la musique
Fit aux valseurs épars un appel énergique;
Vers elle j'accourus, le cœur tremblant d'émoi.
Mais, hélas ! deux danseurs accouraient avec moi.
Elle nous regarda d'un air plein de malice;
Comme un bouton de rose au sortir du calice.
Sa bouche souriante alors s'épanouit,
. Et, nous ensorcelant d'un regard, elle dit :
— Je ne sais qu'un moyen de finir la bataille,
Il vous faudra tirer à la plus courte paille.
Nous battîmes des mains; d'un doigt prompt et coquet
Mutilant sans pitié les fleurs de son bouquet.
Elle arracha gaîment trois rameaux de pervenche
Qu'elle tint à demi cachés dans sa main blanche :
— Çà, que chacun, fit-elle, en tire un à son tour!
Les brins pris, ô bonheur! je tenais le plus court...
Je sentis dans ma main plier sa taille frêle,
Et la valse au doux vol nous ravit sur son aile.
L'orchestre soupirait un vieil air allemand
Dont le rhythme naïf nous berçait mollement;
Son cœur battait, ses yçux brillaient, sa main captive
Sur la mienne déjà s'appuyait moins craintive.
La valse était finie, et nous valsions toujours...
0 première jeunesse! ô premières amours!
AU COIN DU FEU. 701
11. — INTERIEUR.
Le salon est paisible. Au fond, la cheminée
Flambe, par un feu clair et vif illuminée.
Au dehors le vent siffle, et la pluie aux carreaux
Ruisselle avec un bruit pareil à des sanglots.
Sous son abat-jour vert, la lampe qui scintille
Baigne de sa clarté la table de famille;
Un vase plein de fleurs de F arrière-saison
Exhale un parfum vague et doux comme le son
D'un vieil air que fredonne une voix affaiblie.
Le père écrit. La mère, active et recueillie,
Couvre un grand canevas de dessins bigarrés.
Et l'on voit sous ses doigts s'élargir par degrés
Le tissu nuancé de laine rouge et noire.
Assise au piano, sur les touches d'ivoire
La jeune fille essaie un thème préféré.
Puis se retourne et rit. Son profil éclairé
Par un pâle rayon est fier et sympathique.
Et si pur qu'on croirait voir un camée antique.
Elle a vingt ans. Le feu de l'art luit dans ses yeux.
Et son front resplendit, et ses cheveux soyeux
Tombent en bandeaux bruns jusque sur ses épaules.
Comme un vent frais qui court dans les branches des sauleâ,
Ses doigts, sur l'instrument tout à l'heure muet,
Modulent lentement un air de menuet.
Un doux air de Don Juan^ rêveuse mélodie.
Pleine de passion et de mélancolie...
Et tandis qu'elle fait soupirer le clavier,
Le père pour la voir laisse plume et papier,
Et la mère, au milieu d'une fleur ébauchée.
Quitte l'aiguille et reste immobile et penchée.
Et s' entre-regardant, émus, émerveillés.
Ils contemplent tous deux avec des yeux mouillés
La perle de l'écrin, l'orgueil de la famille,
La vie et la gaîté de la maison, — leur fille.
IV. — BLAHCHE.
Nous habitions Marly, le plus gai des villages,
Plein de grands souvenirs et de frais paysages.
Son père, le meilleur vigneron du pays,
Près de notre maison possédait un logis.
702 REVUE DES DEUX MONDES.
Je vois encor la cour et les pavés humides,
Et les deux espaliers taillés en pyramides.
Les toits étaient bien noirs et les murs étaient vieux,
Mais Blanche éclairait tout d'un rayon de ses yeux,
Ses yeux bleus si vivans qu'on eût dit des paroles!
Son visage était pâle, au bord de ses épaules
De bruns cheveux bouclés tombaient. — Dès le matin.
Elle venait me prendre, et vite au grand jardin I
Oh! les bons jeux d'enfans, les folles équipées!...
Nous faisions des palais avec des fleurs coupées
Et des brins de pêcher, qu'à notre désespoir
Nous retrouvions fanés dans le sable le soir.
Souvent nous cheminions le long des plates-bandes,
Pensifs et jalousant les abeilles gourmandes
Qui butinaient sans peur autour des chasselas,
Beaux grains ambrés, trop hauts pour nos tout petits bras;
Mais septembre amenait vendange et vendangeuses;
Il fallait voir alors nos mines tapageuses,
Lorsqu'on nous voiturait sur les chariots tremblans,
Entre deux lourds paniers de raisins noirs et blancs...
Au sortir de la messe, un matin de dimanche.
Ma mère dit : — Allons, fais tes adieux à Blanche;
Tu ne la verras plus; nous quittons le logis,
Et nous nous en allons dans un autre pays.
J'avais le cœur bien gros; mais faire un long voyage,
Voir un autre pays, c'était conime un mirage,
Comme un conte de fée,... et je me consolai.
Bientôt l'appartement fut vide et démeublé.
A l'heure des adieux, dans la demeure vide,
Je vis Blanche en un coin regardant, l'œil humide,
Les apprêts du départ. — Ah ! fit-elle en pleurant.
Tu t'en vas!... Je lui pris la main, et la serrant :
— Non, non, ne pleure pas! lui dis-je, sois tranquille,
Lorsque je serai grand, je quitterai la ville;
Je viendrai travailler avec vos vignerons.
Nous louerons une vigne, et nous nous marierons.
Seize ans s'étaient passés, quand un matin d'automne
Je revis les coteaux où Marly s'échelonne.
La brise déchira les voiles du brouillard,
Et le pays natal parut à mon regard.
Les oiseaux des vergers chantaient ma bienvenue,
Quand, le cœur palpitant, je gravis la grand' rue
AU COIN DU FEU. 705
Ainsi qu'un amoureux au premier rendez-vous.
Je marchais, m'enivrant de ce charme si doux
De revoir les objets et de tout reconnaître,
Là ce vieux pan de mur, ici cette fenêtre.
Les souvenirs vibraient en moi-même, et leur voix
Semblait le son lointain d'un cor au fond des bois.
A mes yeux, tout à coup la demeure de Blanche
Montra ses murs noircis et son pignon qui penche.
Je frappai doucement. Pour l'ami revenu,
La grand'porte s'ouvrit avec un bruit connu.
— Entrez! dit une voix. Et dans la cour humide,
Dont les toits encadraient un coin d'azur limpide,
Je vis le vigneron taillant des échalas.
— Bonjour, monsieur!... Mais non, je ne me trompe pas.
C'est lui! s'écria-t-il; Blanche, Blanche, viens vite,
Viens voir un revenant qui nous fait sa visite ! . . .
Sur le seuil éclairé par un rayon vermeil,
Blanche apparut soudain, rieuse, en plein soleil,
Blanche, belle à souhait. La féconde jeunesse
De son enfance avait tenu chaque promesse.
Le frais bouton d'avril s'était épanoui.
Et de sa floraison l'œil était ébloui.
Ses cheveux noirs ondes et roulés en torsade,
Ses yeux bleus, son teint mat, ses lèvres de grenade.
Son cou blanc et son sein gonflé de purs trésors.
Tous ces charmes formaient de si parfaits accords.
Que je bénis tout bas Dieu, qui créa les roses
Et qui mit dans un corps tant d'admirables choses.
Après les questions et les étonnemens ,
Et tous les souvenirs de nos bonheurs d'enfans.
Elle me conduisit dans sa petite chambre,
Qu'emplissait de clartés le soleil de septembre.
Et me fit raconter mes rêves, mes projets.
Alors, comme, à mon tour, moi je l'interrogeais :
— Oh! dit-elle, pour moi, la vie est radieuse.
Tous mes vœux sont comblés, et je suis trop heureuse!...
Puis, plus bas, rougissant et me serrant la main :
— J'aime un brave garçon que j'épouse demain.
III.
Le lendemain matin, la blanche mariée,
Par le gai carillon des cloches saluée.
Arriva dans l'église au bras de son époux,
Un robuste jeune homme, à l'air pensif et doux.
704 REVUE DES DEUX MONDES.
Des jasmins odorans brillaient sons ses longs voiles,
Et dans ses cheveux noirs on eût dit des étoiles.
Sereine et recueillie, elle s'agenouilla;
Au travers des vitraux le soleil scintilla.
L'orgue vibra, l'encens, ainsi qu'une auréole.
Monta dans l'air avec la divine parole.
Les prières, portant à Dieu leurs urnes d'or.
Bourdonnaient sur la nef et prenaient leur essor.
Jeunesse, hymen, amour, riches sources de vie,
Tout le bourg célébrait votre fête bénie !
Un festin, apprêté sous l'abri du pressoir.
Unit les conviés à l'approche du soir.
Et quand vint le moment où le vin vieux abonde.
Où pommes et raisins circulent à la ronde.
Chacun, levant son verre et trinquant de son mieux.
Pour les époux porta son toast et fit ses vœux.
— Que puis-je souhaiter pour rendre encor plus douce
La route où vous marchez sur les fleurs et la mousse ? —
Dis-je à Blanche. Un sourire éclaira son œil bleu.
Elle resta muette et réfléchit un peu.
Puis un clair vermillon, pudeur de violette,
Passa sur son front pur : — Tout ce que je souhaite
Encor, murmura- t-elle, eh bien!... c'est un enfant.
Un garçon rose et frais, bien fort et bien méchant!
Dès l'aube, au lendemain, je quittai le village
Et je fis mes apprêts pour un lointain voyage.
Elle, pendant ce temps, dans un cercle d'amour
Vivait, chantait, rêvait, plus belle chaque jour.
Et toujours de l'enfant dans son rêve occupée.
Elle préparait tout pour la chère poupée :
Les mignons souliers blancs, les langes, le berceau.
Quand avril dans les champs fleuronne, ainsi l'oiseau
Vole par les sentiers, et s'agite, et ramasse
Le fin duvet du nid dont il marqua la place.
— Il s'appellera Paul, disait-elle, je veux
Qu'il ait de grands yeux bruns, avec de blonds cheveux.
L'an d'après, j'accourus au village, un dimanche,
Et j'ouvris la grand'porte, et je demandai Blanche...
Mais le père vint seul ; Blanche, le mois d'avant.
Était morte en mettant au monde son enfant.
"^^ ANDRÉ TlIEURIET.
LES
CONSOLATIONS RELIGIEUSES
D'UNE AME PROTESTANTE
[. Les Ilorizom prochaim, h vol. — IT. Les Horizons célestes, i vol., 1859.
Il n'y a rien ici-bas qui soit supérieur au sentiment religieux,
quelle que soit la doctrine qui l'inspire, large ou mesquine, étroite ou
profonde, et quel que soit le cœur qu'il remplit, audacieux ou timide,
humble ou orgueilleux. Ce sentiment a des vertus de toute sorte;
cependant sa plus surprenante qualité, ce n'est pas d'être la con-
solation la plus efficace qu'on puisse rencontrer sur cette terre, ni
l'agent moral le plus actif dans le labeur de la vie, mais d'être la
seule source inépuisable d'intelligence et de sympathie qui puisse
s'ouvrir en nous. Dès qu'une âme est sincèrement pénétrée de reli-
gion, elle est apte à tout comprendre comme à tout souffrir, elle est
égale aux plus grancjes choses aussi bien que digne des plus grandes
douleurs. Rien ne lui reste étranger de ce qui est vraiment humain:
sans s'abaisser, elle sait découvrir le mérite caché des œuvres les
plus humbles; sans se guinder, elle sait se mettre au niveau des plus
élevées. Elle sait tout comprendre, parce qu'elle sait tout aimer, et
en tout lieu elle est chez elle, parce qu'en tout lieu elle se sent la
sœur des âmes qui l'entourent. C'est un lieu-commun mille fois ré-
pété et mille fois combattu, que la' vraie religion est naturellement
tolérante, mais un lieu- commun dont personne n'a essayé de mon-
trer la profondeur. Bon nombre de croyans nient ce lieu-commun,
TOME XXIV. 45
706 REVUE DES DEUX MONDES.
parce qu'ils Font vU trop souvent employé par les sceptiques et les
malveillans; aussi est- il devenu dans notre siècle l'axiome favori
des indifférons, qui l'emploient à toute occasion pour se dispenser
de prendre parti dans les luttes de la pensée. 11 n'exprime trop sou-
vent, par malheur, qu'insouciance, légèreté intellectuelle, incurie
morale. Et cependant comme il est vrai et profond! Oui, la vraie
religion est naturellement tolérante, parce qu'elle place l'âme dans
une disposition catholique, c'est-à-dire universelle, paiçe quelle
la rend apte à tout comprendre et à tout aimer. Elle fait tomber les
bandeaux qui recouvraient les yeux de l'intelligence; elle supprime
les barrières qui séparaient les écoles, détruit les inimitiés qui di-
visaient les différentes races d'hommes. Il lui est impossible de
haïr, car la haine est inconnue à qui peut tout comprendre.
Mais autant le sentiment religieux est admirable, autant l'es-
prit de secte me semble misérable et médiocre. Je ne veux pas es-
sayer de dissimuler que, de tous les êtres humains auxquels je dois
donner le nom de frères, le sectaire m'est le plus antipathique,
celui qui m' apparaît sous les plus sombres couleurs et dans la
lumière la plus offensante pour ma vue. C'est mon semblable, je
le sais, mais certainement c'est mon prochain aussi peu que pos-
sible. Je me défie instinctivement du sectaire, et je suis toujours
disposé à lui attribuer les projets les plus noirs. Comment ne pas
se défier d'un homme qui ne sait et ne veut comprendre que lui-
même, et dont par conséquent l'âme est entachée de l'égoïsme le
plus enraciné qui se puisse imaginer? Autant l'homme religieux
sait aimer, autant le sectaire sait haïr. Sa foi n'est que violence.
Vos opinions lui apparaissent comme des injures adressées à son
credOj et votre individu comme un ennemi personnel. 11 est plus
entêté que Balaam, plus opiniâtre que les Juifs charnels, toujours
rétifs sous la verge vengeresse de Jéhovah. On ne peut lui en
vouloir si sa main semble toujours prête à saisir un poignard, sa
bouche toujours prête à s'ouvrir pour proférer une malédiction, ou
quelque chose de pis, car sa pauvre ceiTolle débile ne peut suppor-
ter le poids de sa doctrine, qui est trop fort pour elle. Ce fardeau
moral l'opprime, l'écrase, l'irrite, et le pousse à chaque instant vers
toutes les extrémités. Le sectaire est fort dangereux, mais il est en-
core plus ennuyeux. A quelque église ou à quelque école qu'il ap-
partienne, il n'a que certaines phrases à son service. Quand une fois
il vous a dit que Luther fut un moine révolté par orgueil, que le
protestantisme est la source de tous les désordres politiques, ou
que l'église romaine est la Babylone décrite dans l'Apocalypse, il a
tout dit, et il ne faut pas lui en demander davantage, sous peine de
l'entendre se répéter. 11 y a un autre type de sectaire moins téné-
breux, mais aussi désagréable et tout aussi dangereux que le précé-
CONSOLATIONS RlELIGIEUSES d'uNE AME. 707
dent, c'est le convertisseur. Celui-là est dangereux à son insu, sans
songer à mal et sans aucune intention de nuire. L'étrqitesse de l'esprit
conduit naturellement à la témérité des jugemens. Il s'étonne d'a-
bord, et puis se cabre devant toute pensée qui lui est inconnue, car
après l'utopiste il n'y a pas d'homme moins accessible à la vérité que
le sectaire. Tout ce qu'il ne comprend pas lui paraît hostile, et il flé-
trit de l'épithète d'immorales les opinions auxquelles il n'a jamais
songé. Gomme il ne peut se figurer qu'on puisse penser autiement
que lui, il manque de discrétion et de ce respect spirituel que l'âme
doit à l'àme. Grâce à ces heureuses dispositions, il ne comprend pas
que les hommes puissent avoir une autre vie morale que la sienne,
une autre manière de sentir, d'autres vues sur la nature et le monde.
Tous ses semblables se partagent pour lui en deux catégories : les
ennemis, qui sont la grande majorité faite pour l'éternelle damna-
tion, et les pécheurs, qui, n'étant qu'égarés, seraient bons à conver-
tir, et qui composent pour lui, sinon le peuple des élus, aa moins
le peuple des éligibles. G' est pour ces derniers qu'il réserve sa cha-
rité, à laquelle serait souvent préférable la haine des autres hommes.
11 insiste, insiste sans se décourager, au risque d'être importun; il
est onctueux, il est menaçant, il est tendre, et toujours indiscret.
Il brûle du plus beau zèle pour votre salut spirituel, et c'est pour-
quoi il n'hésitera jamais à vous faire souffrir un peu et même beau-
coup dans votre vie temporelle. Pour vous rendre digne d'entrer
dans le royaume des cieux, il commencera par vous couronner d'é-
pines de ses propres mains, car il n'y a qu'un pas de l'indiscrétion
à la persécution , et rien ne conduit à la méchanceté comme l'ab-
sence de tact. Pesez bien vos paroles en sa présence, car Dieu sait
l'étrange tournure qu'elles prendront lorsqu'elles auront été inter-
prétées par sa triste intelligence ! Et surtout jamais une plaisanterie,
car il s'en ira par la ville racontant que vous êtes possédé, et que
Satan s'exprime par votre bouche. 0 amis inconnus, puisse Dieu
détourner de votre sentier la rencontre de tels êtres! Et vous, en-
nemis connus, je souhaite pour toute vengeance que vous ayez un
jour à vous débattre entre un utopiste et un sectaire. Ge jour-là,
vous me direz si la vie vous paraît douce.
Je regrette vivement que ce portrait déplaisant se trouve placé
comme préface en tête des pages où je voudrais exprimer ma sym-
pathie pour un talent féminin qui est aussi plein de charité que
d'ardeur, et je demande bien pardon de cette quasi-impolitesse à
l'auteur des Horizons prochains j mais l'auteur comprendra assu-
rément que certaines choses doivent être dites, qu'on les dit comme
on peut, quand on peut, et que toutes les occasions sont bonnes.
Qui n'a remarqué d'ailleurs mille fois que les livres produisent sur
nous justement l'impression contraire à celle* que se proposait l'au-
708 REYDE DES DEUX MONDES.
teur, et qu'ils nous jettent dans des rêveries tout à fait différentes
de celles qu'ils voulaient nous inspirer? C'est ainsi, — encore une
fois pardon, madame, — qu'en lisant ces petits livres où se révèlent
une âme si chrétienne et un cœur si vaillant, j'ai pensé invincible-
ment, — l'imagination aime les contrastes, — à VOnuphre de La
Bruyère. Vous connaissez Onuphre, un tartufe diminué, un hypo-
crite à l'état d'essai, une larve de cuistre encore enveloppée dans sa
chrysalide, mais qui, le diable aidant, en sortira papillon sinistre,
fulgore porte-éteignoir.
Laissons ce triste personnage et passons. Je né demande qu'à ou-
blier tout ce qui précède, et je ne veux en rien î-etenir. Mon inten-
tion n'est pas de faire la guerre aux sectaires, parmi lesquels il est
tant de vertus solides et d'opiniâtres convictions, et je ne voudrais
pas qu'aucun de ceux qui méritent le respect de tous pût se mé-
prendre sur la valeur de mes paroles. Ils ne s'y tromperont pas, je
l'espère, et ils en comprendront aisément le sens véritable. Tou-
tefois, même à ceux-là dont j'honore le caractère et dont j'ad-
mire le talent, même à ceux venus de points si divers, sortis de
rangs si opposés, qui, par leur sympathie avouée ou secrète, nous
imposent le doux fardeau d'une étej*nelle reconnaissance, je dois
cette confession, que l'esprit de secte est de toutes les choses du
monde de l'intelligence celle qui est le plus antipathique à ma na-
ture. L'esprit de secte me semble conduire aux mêmes résultats
moraux que le scepticisme à outrance. Quoiqu'il soit fort de ses
doctrines bien arrêtées, qu'il se glorifie de son credo inébi'anlable,
auquel rien ne peut être changé, il est cependant un esprit de né-
gation et d'exclusion. Il glace la charité, paralyse la sympathie,
resserre l'intelligence, même chez les meilleurs et les plus élo-
quens. Il peut bien inspirer le dévouement à une cause déterminée,
à des intérêts de second ordre, mais non le dévouement à une cause
supérieure et à des intérêts généraux. Il aime à placer la petite
patrie au-dessus de la grande, à faire tenir toute l'humanité dans
quelque étroite chapelle, et ce qu'il y a de pis, c'est que la puissance
d'action de l'esprit de secte, loin d'augmenter par ce resserrement
de toutes les facultés et cette exclusion violente de toutes les opi-
nions opposées à la sienne, en est au contraire diminuée. Le sec-
taire, quelque éminent que soit son mérite, ne convertit jamais que
ses propres coreligionnaires. L'éloquent M. Spurgeon, pour prendre
un exemple contemporain, pourra bien traîner après lui des foules
innombrables, mais il est probable que les curieux et les amateurs
de l'éloquence composeront toujours la i)lus grande partie de ces
foules, et qu'il ne convertira jamais à ses doctrines de prédestina-
tion que les fidèles qui y croient déjà. Dès qu'un homme a perdu sa
liberté, disaient les anciens, il a perdu la moitié tie sa valeur. Il
CONSOLATIONS RELIGIEUSES d'uNE AME. 709
en est de même de l'âme : dès qu'une doctrine l'a mise aux fers,
dès qu'elle lui impose un langage de secte, elle lui a fait perdre la
puissance de toucher les autres âmes. Le sectaire n'est jamais dés-
intéressé, et dans les choses spirituelles comme dans les choses
temporelles le désintéressement est la vertu suprême qui enlève
tous les cœurs et abat les résistances opiniâtres des volontés.
Si nous avions trouvé dans les écrits récens de M"'^ de Gasparin^
— nous ne croyons commettre aucune indiscrétion en la nommant, —
une empreinte trop marquée de l'esprit de secte^ quelles que soient
nos sympathies pour cette noble forme du christianisme qui porte le
nom de protestantisme, nous nous serions dispensé d'en entretenir
le public. Pour dire toute la vérité, nous avons craint de la rencon-
trer, et nous avons hésité longtemps avant d'ouvrir ces livres. Nous
redoutions des doctrines absolues, une ardeur trop exclusive, une
sympathie plus genevoise qu'humaine. Nous étions plongé dans la
plus injuste des erreurs (1). Le protestantisme se retrouve dans ces
livres ; mais il y est semblable à ces marques légères si bien nom-
mées grains de beauté, qui ne servent en effet qu'à mieux faire
ressortir les charmes d'un beau visage, et qui en sont quelquefois
l'attrait original. Rien qui fasse un instant penser qu'il y a parmi les
hommes des opinions irréconciliables, des dissidences et des haines,
rien qui vous donne envie de mesurer l'intervalle qui sépare l'église
réformée de l'église de Rome. Dieu et la nature remplissent seuls ces
livres écrits dans la solitude et la paix. Je cherche l'emblème qui
leur convient et qui pourrait leur servir de frontispice, et je n'en
trouve qu'un seul : une Rible ouverte sous un chêne, sur un banc de
mousse, et dont les vents du soir tournent les feuillets. Regardez
bien l'endroit où le saint livre est entr'ouvert; il y a fort à parier
que vous ne tomberez pas sur les pages qui racontent comment
furent massacrés ceux qui prononçaient incorrectement le fameux
mot shibbolethy ou quelle vengeance les enfans de Lévi tirèrent de
leurs ennemis, ou comment les prophètes appelèrent la justice de
Dieu sur les rois impies d'Israël. Non, le livre est probablement ou-
vert à l'endroit où est raconté quelle fut la tendresse de Ruth pour
Noémi, et comment cette tendresse fut récompensée par Rooz, quelle
fut la patience de Job, ou mieux encore quelles consolations le
Christ prodigua à la Samaritaine. M™* de Gasparin, comme tous ses
coreligionnaires, lit la Bible, qu'elle regarde comme la parole même
de l'Eternel; mais avec une pieuse hardiesse qui sied bien à une
âme féminine, elle se donne le droit de choisir parmi les promesses
(1) C'est par un article charmant de M. Laboulaye, publié dans le Journal des Débats
d'avril 1859, que cette erreur a été dissipée. Nous avons été plusieurs mois encore
avant de comprendre le sens profond de cet article attristé, qui commence par le sonnet
«l« Wordsworth : la Rêverie de la pauvre Suzanne.
710 REVUE DES DEUX MONDES.
de Dieu : elle s'attache de préférence à celles qui parlent de man-
suétude, de clémence, de pardon, et elle feint de ne pas entendre
celles qui parlent de justice, de rémunération stricte et implacable,
de vengeances poursuivies jusqu'à la dixième génération. Jamais
puritaine n'a plus pensé au salut et moins pensé à la damnation.
M"* de Gasparin n'a pas peur de Dieu, et c'est là une des originali-
tés de son zèle religieux. La crainte de Dieu n'est pas une vaine mé-
taphore dans le calvinisme ; cette expression enveloppe un dogme,
et un dogme terrible. La manière d'aimer Dieu de l'ancien puritain
était réellement la terreur; il se sentait courbé sous cette main invi-
sible qui pouvait, au gré des décrets mystérieux de sa justice, le
sauver ou le briser sans qu'il eût le droit de proférer une plainte.
Il n'en est pas ainsi avec l'auteur des Horizons prochains. Il con-
•temple la vie d'un œil serein, lève vers le ciel un regard assuré,
quoique plein de prières, et sur sa physionomie à la fois sévère et
souriante on lit distinctement ces consolantes paroles : a N'ayez pas
peur de Dieu. »
(c II n'y a rien ici pour les utilitaires, rien pour ceux qu'on ap-
pelle réalistes, rien pour les amans du drame, rien pour les fins
connaisseurs, rien, je crois en vérité, que pour moi et mes pareils,
songeurs, vivant de peu, qu'un gros poème épouvante, et qu'une
corolle entrouverte, qu'un bourdon en fête, qu'une agreste sil-
houette jettent en des rêves infinis. » Nous n'acceptons qu'avec ré-
serve ce jugement modeste de l'auteur sur ses propres écrits. M"* de
Gasparin se trompe, et les fins connaisseurs, c'est-à-dire ceux qui
savent distinguer la vraie littérature de la fausse, et qui préfèrent
avant toutes autres les œuvres qui, à un degré quelconque, portent
la marque de la naïveté^ la liront avec intérêt et plaisir. Tous les
artifices de l'arrangeur habile, toutes les ruses de la rhétorique sa-
vante, ne valent pas, pour le vrai connaisseur en littérature, un peu
de naïveté. Dès que cette qualité se montre dans une œuvre, on
pardonne aisément à l'auteur ses défauts, ses incohérences, ses dé-
faillances. C'est ce qui nous est arrivé avec M*"" de Gasparin. Ses
livres nous ont donné en quelque sorte un spectacle curieux et atta-
chant que bien des livres mieux ordonnés, mieux composés, estimés
à un prix supérieur, ne nous ont pas donné, et ne pouvaient pas
nous donner : le spectacle d'une âme en mouvement. Quoique mys-
tique et prompte à la prière, cette âme n'est cependant pas médita-
tive, ni même recueillie; active, zélée, pieusement orageuse, elle
invente, à mesure qu'elle parle, ses expressions, ses pensées et ses
sentimens. Sa religion est moins une doctrine qu'un instinct; elle
lui obéit comme l'oiseau obéit à l'instinct du chant, et la fourmi à
l'instinct du travail. Elle a la vaillance des petits êtres ailés qu'une
goutte d'eau semblerait pouvoir noyer, et qui s'agitent infatigables
CONSOLATIONS RELIGIEUSES d'uNE AME. 711
jusqu'aux lueurs avancées du soir, bien après le crépuscule, et tant
qu'il reste un rayon de lumière. Elle remue sous la pensée de Dieu
comme les insectes dans la lumière, avec une reconnaissante allé-
gresse. Volontiers rêveuse, sa rêverie est mobile, pratique en quel-
que sorte, nullement contemplative : elle cherche dans la nature
non de stériles extases, mais des baumes médicinaux. Abeille pro-
testante, — toutes les belles âmes protestantes tiennent un peu de
l'abeille, — elle butine, sur toutes les fleurs où elle se pose, le miel
de la consolation... A une pareille âme, toujours en mouvement
et jamais en repos, certaines qualités littéraires doivent nécessai-
rement manquer, et en vérité nous sommes loin de le regretter,
car ces qualités, après tout, lui sont aussi inutiles que la connais-
sance des mathématiques à un honnête ouvrier, ou la beauté à une
sœur de charité. M°'^ de Gasparin n'est donc pas artiste, ni même
poète dans le sens qu'on attache généralement à ces mots. Ses con-
ceptions ne sont ni fortes ni dramatiques; la déduction de ses idées
n'est ni ferme ni logique. Elle laisse la description usurper la place
de l'action et l'homme disparaître sous le paysage. Elle rêve, s'at-
tarde, et soudain précipite son récit, comme si elle avait hâte d'en
finir. M™* de Gasparin est cependant artiste à sa manière, artiste
non dans la composition, mais dans l'expression. Elle a ces bon-
heurs de langage, ces rencontres de mots h©iu*eux des natures
prime-sautières et naïves; elle trouve spontanément, pour rendre
ses joies, ses extases, ses souffrances, des expressions vives, fortes,
qui sont comme des créations instantanées de l'âme. Montaigne, ce
grand inventeur de mots vivans, n'aurait pas désavoué cette pa-
role : « Les idées, ce train de guerre qui remue en nous, )> Le pré-
dicateur le plus éloquent ne dédaignerait pas cette belle épithète
que l'auteur apphque à l'action de l'Esprit saint : « L'action royale
de l'Esprit saint. » Ceux qui ont lu la Bible autrement qu'avec des
yeux de critique et d'historien, ceux qui ont cherché dans ses pages
des consolations et le ravivcment de leur foi défaillante , compren-
dront seuls, je le crains, mais comprendront certainement la gran-
deur réelle de cette ligne : « Un seul livre peut nous révéler les se-
crets de Dieu. // a des mystères^ il a des silences ^ il ne ment pas, »
L'auteur a par milliers de telles expressions.
Les sentimens exprimés dans ses livres sont presque toujours
profonds et portent la marque indélébile de la foi protestante. On
ne saurait rien de l'auteur, qu'à la seule rencontre de ces sentimens,
on devinerait quelle est sa demeure dans la cité éternelle. On y re-
connaît une âme impitoyable pour elle-même, habituée à porter
sur elle-même un regard inexorable, qui connaît ses moindres re-
plis, qui sait lutter en silence, souffrir solitaire, qui est à elle-même
son confesseur et son médecin. Avec cette pudeur effarouchée qui
%
712 REVUE DES DEUX MONDES.
repousse les sympathies trop directes et les condamne comme un
tendre espionnage , elle a souffert seule et cicatrisé seule ses bles-
sures. Aussi connaît-elle les secrets les plus douloureux de la vie,
et peut-elle dire avec vérité : « J'ai aimé, j'aime; j'ai souffert, je
souffrirai. Bien des objets de ma tendresse ont passé derrière le
voile. J'ai vu descendre autour de moi cette nuit peuplée de fan-
tômes qui s'abat sur l'âme en deuil. Les remords trop tard venus,
les appels désolés dans un inexorable silence, les détresses, les
doutes, la révolte elle-même et eet abattement pire que la ihort^ fat
tout savouré. » Ce sont là des confessions que peuvent seules faire
les âmes fières qui n'ont eu qu'elles pour appui et n'ont cherché
d'appui qu'en elles, et que ne peuvent faire ces âmes heureuses
dans leur faiblesse, auxquelles tout tronc est bon comme le lierre
pour vivre et grandir ! Aussi ces aveux sont-ils parfois navrans et
remplis d'une amertume qui nous gagne le cœur. Écoutez. Je prends
au hasard entre tant d'autres une de ces pages douloureuses où les
misères de notre nature sont étalées non avec la complaisance de
l'analyste mondain, mais avec la sévérité attristée d'une âme reli-
gieuse indignée contre elle-même, indignée de ne pouvoir souffrir
encore plus qu'elle ne souffre, de ne pouvoir aimer encore plus qu'elle
n'aime. « Nous sommes plus vivaces que l'hydre aux cent têtes;
coupez, coupez, allattez ici, abattez là, jonchez le sol de nos mem-
bres, ne laissez qu'un tronçon sanglant; il se tordra, puis il séchera
ses plaies, puis il se glissera en quelque frais sentier, sous les
feuilles, parmi l'herbe; il trouvera quelque retraite ombreuse, et il
vivra. Yoilà le pire état, s'avouer à soi-même qu'on peut être mu-
tilé et vivre, que telle séparation peut s'opérer et la blessure se
fermer, que la foudre peut éclater et le ciel redevenir serein, que,
le cœur arraché, on marchera pourtant, on marchera sans y trou-
ver trop de peine; qu'à défaut de la vie toute pénétrée d*amour, on
se créera une petite existence tranquille, où dominera l'intelHgence,
la matière, selon l'individu, et qu'il viendra un jour où de bonne foi
l'on confessera qu'après l'orage on se porte mieux qu'avant, que
seul à voyager on va plus à l'aise, un jour où l'égoïsme, l'horrible
égoïsme s'assiéra vainqueur sur les ruines de tout un passé. Là est
la suprême infortune : se retrouver au bout, seul, vis-à-vis de soi,
et s'avouer qu'on est à soi-même son univers! Là prend le dégoût
mortel y là le souverain mépris, » Qu'en pensez-vous? Ce n'est point
là le ton d'une âme vulgaire. Cette même note résonne infatiga-
blement dans les deux petits volumes; elle est comme la basse fon-
damentale de la musique plaintive qui les remplit. C'est un des
sentimens les plus profonds, les plus poétiques de l'âme ^ et que
connaissent seuls les privilégiés de la souffrance; ceux-là, loin de
»e croire payés d'ingratitude,- ne croient jamais assez donner; ils se
CONSOLATIONS RELIGIEUSES d'uNE AME. 713
reprochent, non de trop aimer, mais de ne pas aimer davantage;
ils s'indignent de guérir, et se méprisent en proportion de la santé
qui leur est revenue.
Les descriptions de la nature font un parfait et aimable contraste
avec ces sentimens douloureux : dans l'âme, tout est deuil; au de-
hors, tout est fête. Les paysages sont la partie tout à fait excellente
de ces livres ; ils ne servent pas seulement de cadre aux simples
histoires que raconte l'auteur, ils ne lui servent pas seulement de
temple et de sanctuaire, ils remplissent encore en quelque sorte le
rôle du chœur antique; ils encouragent, ils exhortent, ils consolent
et amusent. Ce ne sont point des paysages multicolores, ils ont la
teinte uniforme des lieux où écrit l'auteur, des montagnes et des bois.
Le vert y domine sur toutes les autres couleurs. Quels que soient
les objets que décrit M™'' de Gasparin, ses descriptions laissent tou-
jours dans l'imagination du lecteur l'idée de cette noble couleur.
Ceux qui connaissent les mystérieux rapports qui existent entre les
choses matérielles et les choses intellectuelles, ceux qui comprennent
le langage magique que parlent les choses d'ici-bas ne s'en étonne-
ront pas, et ici je demande la permission 'de glisser une opinion qui
pourra paraître à plusieurs une opinion de fantaisie, en demandant
pardon d'avance pour sa bizarrerie. Le vert est essentiellement la
couleur protestante, comme le bleu est la couleur catholique (1). Le
vert est le symbole à la fois austère et charmant de l'indomptable
espérance et du bonheur sérieux , comme le bleu est la couleur de
la candeur confiante et du bonheur instinctif. Ce n'est que tard dans
la vie, sur le soir de la jeunesse, que nous sentons la consolante
beauté de la couleur verte. L'adolescent ne la comprend pas, et son
regard se porte de préférence vers les loir^tains horizons bleus pour
y découvrir les étoiles d'or; «mais plus tard, quand les brou^lards
et les brumes commencent à fermer les horizons, que les lointains
deviennent pâles, alors les yeux fatigués, endoloris d'avoir trop
cherché la lumière, aiment à se reposer sur cette belle couleur,
grave et souriante, qui, dans son langage expressif, vous cor^seille
l'égalité d'âme, la sérénité et l'espérance. La poésie qu'elle ex-
prime n'a pas de splendeurs infinies, mais elle n'a pas non plus de
résignation trop humble.. Ce n'est pas la couleur des hôtes célestes
ni celle de ces êtres qui sont tout près du ciel, mais celle des pèle-
rins de la terre déjà éprouvés par la vie.
(1) Le vert n'est pas la seule couleur du protestantisme , ni le bleu la seule couleur
du catholicisme. Ce sont là les couleurs de leurs belles vertus ; mais leurs vices aussi
ont leurs couleurs symboliques. Le protestantisme a le gris, symbole de pédantisme,
d'ennui, de froideur gliciale, et le cath.Ji. isme a le woîV, emblème d'hypocrisie, de
violence sourde et sinistre, de méchanceté gratuite.
714 REVUE DES DEUX MOÎ^^DES.
Les titres des deux livres sont très bien trouvés, et expriment
excellemment la pensée de l'auteur : les Horizons prochains^ les
Horizons célestes. Les horizons prochains! vous savez, c'est tout ce
qui trompe, tout ce qui fuit et échappe, les espérances brisées, les
coups de vent soudains, la maladie, la mort. Pour peu que vous
ayez vécu à la campagne, vous l'avez éprouvée mille fois, cette dé-
ception des horizons prochains. Là-bas, devant vous, tout près de
vous, quel charmant paysage s'étend sur cette extrême ligne bleue
que votre regard ne peut dépasser! C'est sans doute un pays fée-
rique; tout y est étincelant de pourpre et d'or. Une longue traînée
de lumière transfigure tous les objets. Les arbres ont des formes
sveltes qui font songer aux palmiers d'Orient, les nuages semblent
toucher le sol; c'est sans doute le point où la terre se réunit au
ciel. Et ces êtres mystérieux qui passent, quel but les agite, et quel
voyage mystique sont-ils en train d'accomplir? Vous marchez, vous
marchez; mais, hélas! l'horizon recule devant vous. Cette région
enchantée, c'est le vieux guéret stérile bien connu, c'est la vieille
bruyère solitaire où si souvent vous avez rêvé; l'arbre d'Orient n'est
qu'un châtaignier vulgaire, et vos voyageurs mystérieux se révèlent
sous les formes très prosaïques de trois ou quatre individus à mine
suspecte. Les Horizons célestes au contraire, c'est tout ce qui reste
et qui dure, les promesses éternelles, les permanentes espérances,
les assurances certaines. Deux pensées remplissent ce dernier livre,
la pensée de la mort et la pensée de la vie future. L'homme traîne sa
vie d'espérance en espérance : vaincus, blessés, nous marchons encore
et refusons de nous croire brisés; mais la mort met irréparablement
fm à cette série de déceptions que nous aimons à nommer du beau
nom d'espérances. Le sage stoïcien voit dans la mort un bienfait,
puisgu'elle est la fin de tous les maux; mais l'humanité, qui n*est
composée ni de sages, ni de stoïciens, la regarde comme la suprême
malédiction qui pèse sur, elle. La mort assombrit chaque jour la
pensée des vivans; cependant la première heure d'étonnement et
d'ell^'oi passée, le cœur se sent rempli d'une force invincible et se
prend à espérer même contre la destruction, même contre le néant.
Est-il possible que nous ne retrouvions jamais les chers êtres que
nous avons aimés? Est-il possible que notre douleur soit payée d'in-
gratitude, que les lois implacables d'un otdre aveugle et tout-puis-
sant récompensent par l'oubli nos vaines souffrances? Est-il possible
que, tandis que nous sentons en nous notre douleur- vivante, l'objet
qui la cause ne soit que néant? Non, l'âme proteste. Sa force lui est
un témoignage de son immortalité; elle ne se sent lasse ni d'aimer,
ni de souffrir; pourquoi donc accepterait-elle cette récompense du
néant qu elle ne sollicite pas? Que le corps fatigué accepte, s'il le
CONSOLATIONS RELIGIEUSES d'uNE AME. ' 715
veut le repos, de la tombe; quant à l'âme, elle refuse de le partager.
L'éternité lui appartient, puisqu'elle se sent des forces éternelles.
Ce n'est pas M"'* de Gasparin qui acceptera jamais cette morne con-
solation de l'éternel néant. Non-seulement elle veut vivre encore
après le tombeau, mais vivre en quelque sorte comme elle a vécu.
Ce n'est pas elle qui se plaindra d'avoir soiilfert et aimé; volontiers
elle demande d'aimer et de souffrir encore pendant toute l'éternité.
Elle veut retrouver dans l'azur du paradis les êtres qu'elle a chéris
et perdus, et elle veut mettre tout son bonheur à les chérir pour
toujours, sans avoir jamais plus la crainte de les perdre. Rien n'est
plus charmant ni plus hardi que sa théorie féminine sur les joies
célestes et le paradis qu'elle espère. A la bonne heure! elle regarde
en face le paradis de Dante, et elle l'appelle sans hésiter le paradis
qui fait peur. Elle déclare audacieusement qu'elle ne veut à aucun
prix du morne bonheur qu'il promet et de la monotone béatitude
des « cohortes bienheureuses tournant en orbes immenses dans ce
carrousel à remplir les cieux, lancé par la main qui jeta les mondes
dans l'éther, tout rayonnant d'étoiles qu'il entraîne en sa rotation
effrénée. » Elle frémit à la pensée que, pour récompense, elle pour-
rait entrer comme parcelle infinitésimale dans l'agglomération des
âmes qui forment les figures symboliques : l'échelle, la croix, l'ai-
gle. (( Les mieux partagés figurent les yeux de l'oiseau impérial,
prunelles scintillantes où Trajan jette ses rayons à côté de Constan-
tin le Grand et d'Ezéchias. Dans la sphère transcendante, les âmes
immobiles, rangées, j'allais dire piquées sur les gradins de l'am-
phithéâtre, siègent noyées dans la lumière. Au centre. Dieu, trois
cercles de dimension égale : le Père, le Fils, le Saint-Esprit! Les
bienheureux plongent à jamais leurs regards dans ce triple an-
neau, d'un éclat à éteindre le soleil. L'éternel hozannah remplit
l'immensité de son accord invariable. C'est l'empyrée. Que sentez-
vous? Moi^ je sens de V épouvante. . . )> Les splendeurs aveuglantes de
Xeterna margherila du poète italien ne semblent donc pas à l'auteur
une rémunération désirable des douleurs et des combats de l'exis-
tence. Elle se contente, et le déclare à cœur ouvert, de récompenses
moins royales et moins pompeuses; elle veut de plus humbles conso-
lations. Pour elle, le type du bonheur suprême, c'est Jésus ressus-
cité. Vous vous rappelez ces scènes du Nouveau Testament où le
Sauveur, sorti du tombeau, mène une vie aussi familière que durant
sa vie terrestre. Il retrouve et reconnaît les vieilles figures amies,
les disciples dévoués; illes appelle par leur nom, et à ceux qui dou-
tent il fait poser les doigts sur ses plaies encore ouvertes. Les saints
personnages mènent l'ancienne existence et parcourent les chemins
tant de fois battus. Les palmiers murmurent encore sur la tête du
716 REVUE DES DEUX MONDES.
Sauveur, comme autrefois auprès du puits de la Samaritaine, et
pour laisser glisser sa barque, le lac aplanit encore une fois ses
ondes. Voilà pour M™' de Gasparin l'exemplaire du bonheur enviable,
voilà le vrai paradis! Se chercher, se retrouver, s'aimer encore! Il
serait doux de converser avec les pèlerins d'Emmaiis, doux de re-
mercier Joseph d'Arimathie, doux de vivre, comme autrefois, avec
Marthe, Marie et Lazare ! Mais si, au sortir de la grande tribulation,
nous devons, pour tout bonheur, nous plonger dans la mer australe
d'une béatitude où l'on perd forme, figure, souvenir, conscience,
l'auteur le déclare presque, il préférerait l'anéantissement, ou, pis
encore, l'éternel regret de la terre. « Mieux vaut regretter toujours
que d'être ainsi consolé. »
Ainsi, vous le voyez, cette âme protestante n'est rien moins qu'en-
chaînée par les liens d'une formule, et les terreurs superstitieuses
lui sont aussi inconnues que les routines pédantesqjies. Elle est no-
vatrice en plus d'un sens et bat en brèche plus d'un funeste préjugé
religieux, et plus d'un dogme contestable et cruel. Elle proteste
hardiment contre le paradis qui fait peur^ elle combat avec une
vaillance infatigable cette frayeur qui est le fléau du calvinisme, la
mauvaise crainte de Dieu. Elle s'est plu à montrer dans les person-
nages qu'elle met en scène les ravages de cette maladie morale sur
les âmes humbles et ignorantes. La pensée de Dieu pèse sur ces in-
telligences naïves comme un cauchemar, et les oppresse comme un
remords. Rien ne les rassure, ni leurs actes irréprochables, ni leur
conduite sans tache; elles pleurent et ne sont pas consolées; elles
expient leurs fautes et ne sont pas rassurées. Ici que l'auteur nous
permette de la remercier de la sincérité avec laquelle elle a mis le
doigt sur le plus grand défaut du protestantisme : l'absence de sé-
curité pour l'âme meurtrie et tourmentée lorsque cette âme est en
même temps ignorante et simple. C'est un beau spectacle que celui
d'une âme protestante, habituée à la lumière intellectuelle, luttant
seule contre l'adversité, l'erreur ou le danger : un spectacle à ravir
Dieu et à le rendre jaloux de son ouvrage. Mais les pauvres intel-
ligences qui ne sont pas habiles à l'analyse et que le recueillement
accable, comme il leur arrive parfois de souffrir! Comme elles cher-
chent autour d'elles des consolations! Il arrive bien souvent à M™' de
Gasparin d'avouer qu'elle a été appelée en consultation spirituelle.
Je n'insiste pas. Après tout, le salut est une affaire individuelle, et
sans doute ceux qui redoutent Dieu ont quelque raison de craindre
qu'il prononce sur eux le vœ victis. D'ailleurs ces âmes condamnées
ou prédestinées, — pardon du mot, mais nous ne savons guère sur le
mystère de notre existence que ce que nous a appris sous une forme
ou sous une autre la vieille doctrine de l'irrévocable destinée, — ne
CONSOLATIONS RELIGIEUSES d'uNE AME. 717
seront jamais dépourvues de consolations tant qu'elles auront au-
tour d'elles des coreligionnaires comme l'auteur Aq^ Horizons pro-
chains.
Mais chut! n'effleurons pas, même de la manière la plus discrète,
les doctrines et les dogmes. «Venez avec moi, nous dit M""* de Gas-
parin, venez sans crainte, je ne suis pas un théologien. » Ses livres
ne sont point des livres de doctrine , ce sont des livres de pur sen-
timent. Acceptons-les donc tels qu'elle nous les donne, pour des
consolations spirituelles, et n'y cherchons pas autre chose que des
consolations. Ne les lisez point, vous qui ne pouvez être distraits
que par les joies mondaines et les plaisirs bruyans; il n'y a rien là
pour vous, vous n'en sentiriez pas le charme, vous ne sauriez pas
découvrir ce qu'ils ont de beauté littéraire. Je vous vois d'ici, tour-
nant les feuillets d'un œil distrait, et disant impoliment, avec un
bâillement peut-être : « Que nous veut cette prêcheuse? » accueillant
avec un sourire d'incrédulité ceux qui vous affirmeront qu'il y a
dans tels de ces chapitres, le Paradis qui fait peur^ par exemple,
ou Jésus ressuscité^ plus de véritable imagination que dans le plat
roman nouveau que tout le monde veut lire. Mais vous les lirez,
vous qui, selon l'expression de l'auteur, aimez les joies modestes et
les humbles bonheurs ; vous y trouverez un miroir bien net et bien
uni dans lequel il vous plaira de voir se réfléchir votre image. Je
vous le recommande aussi , à vous , âmes orageuses , qui êtes reve-
nues des longs voyages, et qui cherchez un peu d'ombre et de paix;
il vous donnera, ne fût-ce qu'un instant, et entre deux tempêtes,
le souci des choses éternelles. Vous en serez pacifiées pour quelques
heures, et vous remercierez l'auteur non du plaisir littéraire qu'elle
vous aura donné, elle n'y songe guère, mais du baume bienfaisant
qu'elle aura versé sur vos plaies.
Pour moi, je dirai tout hardiment : j'ai éprouvé un sentiment de
véritable satisfaction en lisant ces deux petits livres consolateurs,
écrits par une plume protestante. Je suis charmé de voir qu'ils ont
été inspirés par la doctrine religieuse qui est réputée par le vulgaire
comme la plus renfrognée, la plus pédantesque, la plus austère, celle
qui verse les consolations religieuses avec le plus de sécheresse et
d'avarice. Je sais depuis longtemps que ce sont là des calomnies, et je
suis tout heureux de rencontrer une preuve qui confirme mes sym-
pathies. Noble église, qui au milieu de la décadence universelle
comptez encore tant d'âmes loyales et vaillantes, courage! D'une
manière ou d'une autre, un grand avenir vous est réservé. Parlons
par paraboles, et de manière à n'être pas compris des profanes,
mais à être entendu seulement des deux parties intéressées. Bien
souvent, en lisant les écrits du protestantisme moderne, il est re-
718 REVUE DES DEUX MONDES.
venu à mon souvenir une certaine scène du Nouveau Testament
pleine de prophéties obscures et de divins pressentimens. La scène
se passe après la résurrection de Jésus, pendant les quarante jours
qu'il consentit à séjourner encore parmi ses disciples pour leur
donner ses dernières instructions. Un jour il s'arrêta pensif devant
Pierre, et il lui dit : « Pierre, m'aimes-tu? — Seigneur, répondit
Pierre, vous savez bien que je vous aime. » Mais le Sauveur,' pré-
occupé d'une pensée prophétique, arrêta sur lui ce regard limpide
qui avait si souvent déconcerté les scribes et les pharisiens. Ayons
l'audace d'interpréter le langage de ce regard. Il disait : Pierre,
je te connais, tu as été bien souvent l'objet de mes soucis. Pierre,
tu as le dévouement sans bornes, mais aussi la lâche défaillance
charnelle de l'homme du peuple. La nature et la grâce sont tout
chez toi. Tu n'es mené que par l'instinct, et tu as besoin pour te
soutenir de la puissante main de mon père. Tu te sauves de la vio-
lence par l'humilité, et de l'humilité par la ruse. Dans le jardin des
Oliviers, tu as coupé par amour pour moi l'oreille de Malchus, et
cependant le lendemain tu me renias et tu dis à la populace ameutée
contre moi : « Non, je ne connais pas cet homme. » Aujourd'hui tu
dis que tu m'aimes, et demain quelqu'un que tu ne connais pas en-
core te surprendra faisant la pâque avec les mondains hébraïsans.
Pierre, en expiation de tes fautes, tu te feras crucifier la tête en
bas, car aucun dévouement ne te coûte ; mais il t'arrivera de persé-
cuter l'innocent et de verser le sang du juste. Toi qui es sorti de la
pauvreté , tu renieras tes frères et tu pactiseras volontiers avec les
heureux et les riches. Le pharisaïsme t'envahira; tu jugeras les
âmes sur des preuves controuvées, et tu diras comme les persécu-
teurs de la synagogue : « Les œuvres sont tout, car elles sont visi-
bles, et qu'est-ce que la foi sans les œuvres? » Par trois fois le
Sauveur adressa à Pierre la même demande : « M'aimes-tu? » et
trois fois Pierre répondit : « Seigneur, vous savez que je vous
aime. — Va donc, et pais mes brebis, répondit Jésus; mais un autre
viendra qui ceindra le glaive et te poussera là où tu ne voudras pas
aller, » l'apôtre de la parole vivante et de la justification par la foi!
Emile Montégut.
REVUE MUSICALE
VOBPHEE DE GLUCK.
Nous avons aujourd'hui une bonne nouvelle à donner aux lecteurs de la
Revue. Paris a pu entendre enfin un chef-d'œuvre de Gluck, non pas sur le
grand théâtre de l'Opéra, pour lequel Gluck l'avait approprié en 177Zi, ni
sur le Théâtre-Ital.en, où l'on donne d'indignes pastiches d'un beau génie,
qui dédaigne de protester contre un si criant abus qu'on fait de son nom.
C'est au Théâtre - Lyrique qu'Orphée a été repris le 18 novembre, devant
une assemblée curieuse qui représentait le peuple le plus oublieux et le
plus routinier de la terre. Hâtons-nous de dire que la tentative a complète-
ment réussi, et que les oreilles progressives de l'an de grâce 1859 ont bien
voulu reconnaître que le monde ne s'est pas fait en un jour, et que malgré
notre science universelle, malgré nos chemins de fer et le télégraphe élec-
trique, nous en sommes encore à ignorer comment viennent les roses et
les fleurs de l'esprit humain.
Qui ne sait que Gluck, avant de venir en France tenter, non pas une révo-
lution, comme on Ta dit, mais une transformation du drame lyrique tel que
Lulli et Rameau l'avaient créé, était déjà célèbre en Italie, où il avait com-
posé une vingtaine d'opéras? Né le 2 juillet 171/i, à Weidenwang, village du
Haut-Palatinat, près des frontières de la Bohême, d'un père très pauvre, qui
était garde-chasse d'un prince de Lobkowitz, Christophe Gluck apprit les
élémens des lettres et de l'art musical dans les écoles publiques de la petite
ville de Kommetau. Jeune encore, il fut conduit à Prague, la capitale de la
Bohême, ville intéressante et riche en institutions de toute nature, où la
musique était enseignée aux enfans et aux adultes. Gluck se perfectionna
dans l'étude du violon et du violoncelle, apprit à chanter, et fut obligé pour
vivre de chanter lui-même dans les églises, de courir le pays en donnant
des concerts sur le violoncelle en pauvre virtuose de campagne. Le désir
d'agrandir ses connaissances et de pénétrer les secrets d'un art pour lequel
il se sentait une vocation irrésistible conduisit Gluck à Vienne, où il trouva
720 REVUE DES DEUX MONDES.
un noble protecteur dans le comte Melzi, seigneur milanais, qui Taccueillit
dans son palais. Le comte Melzi, qui avait connu Gluck chez le prince de
Lobkowitz, s'intéressa au jeune Tedesco, le nomma son maître de chapelle et
le conduisit à Milan, où il fit la connaissance de San-Martini, qui lui donna
des conseils. C'est à Milan que Gluck a composé son premier opéra, ^rta-
serse, poème de Métastase, en 17/il. Il avait alors vingt-sept ans. Grâce à la
protection du comte Melzi, aux bons conseils de San-Martini, qui était de-
venu son ami, l'opéra de Gluck eut un plein succès. Ainsi donc Gluck, comme
Haydn et Mozart, doit aux maîtres et au goût de l'Italie ce premier rayon de
lumière qui a fait résonner son génie pathétique. Gela est bon à dire par ce
temps de nationalités jalouses, où il semble que chaque peuple ne doive sa
civilisation qu'à ses propres efforts. L'Allemagne surtout ne devrait pas ou-
blier ce qu'elle doit aux deux grandes nations latines : l'Italie et la France.
Après le succès ô.\lrtaserse, Gluck parcourut les principales villes d'Ita-
lie, composant à Venise, à Crémone, à Turin, etc., des opéras qui répandi-
rent son nom dans toute l'Europe. En 17Zi5, il fut mandé à Londres pour
écrire un ouvrage, la Caduta dei Giganti, qui n'eut que cinq représen-
tations. Gluck quitta promptement l'Angleterre, peu content de Faccueil
qu'il y avait reçu et du jugemept sévère qu'avait porté sur ses ouvrages son
illustre compatriote Haendel, traversa Paris, où il eut occasion d'entendre
les opéras de Rameau, alors dans tout son éclat, et s'en retourna à Vienne,
où il faisait son séjour habituel. Gluck reprit bientôt le chemin de l'Italie,
se rendit à Rome, à Parme et dans d'autres villes, où il écrivit des opéras
plus ou moins heureux, parmi lesquels il faut citer surtout Teiemacco,et
revint à Vienne, vers 1755, avec l'intention de modifier son style et de
changer les proportions de Topera italien. C'est pendant la période de 1762
à 1770 que Gluck a composé pour le théâtre italien de Vienne Orfeo, Alceste
et Paride ed Elena, qui marquent un si grand changement dans sa ma-
nière. Cette première modification, dont il a consigné les principes dans
l'épître dédicatoire &' Alceste au duc de Toscane, et dans celle de Paride ed
Elena au duc de Bragance, amena Gluck à venir essayer en France la ré-
forme qu'il avait opérée dans l'opéra italien. IphLjénie en Aulide, Orphée,
Alceste, Armide, Iphigénie en Tauride, Écho et Aa rcis.se, sont les opéras
qu'il a donnés successivement à l'Académie de musiijue, et qui ont soulevé
à Paris et en Europe une si bruyante polémique. Fixé à Vienne, où il re-
tournait incessamment, Gluck y est mort le 15 novembre 1787, l'année
même où Mozart enfantait Don Juan. Trois mois après la mort de Mozart,
arrivée le 5 décembre 1791, Dieu appelait à la vie, dans la petite ville de
Pesaro, un génie merveilleux bien digne de faire partie du petit nombre
des élus.
Lorsque Gluck composa la partition d'Orfeo en 1762, il avait cinquante-
huit ans. Son nom était alors illustre, sesœuvres fort admirées dans toute
l'Europe. J'insiste sur ce fait, parce que la manie de notre temps est de
croire aux génies inconnus et de forger des fables au profit des médiocrités
vaniUiuses et des vocations avortées. Comme tous les hommes supérieurs,
Gluck a d'abord suivi, sans système, le goût de son époque et écrit des opé-
ras pour satisfaire le public dont il voulait capt(;r les suffrages. Devenu cé-
lèbre malgré les obstacles qu'il eut à surmonter et malgré la toute-puis-
REVUE MUSICALE. 72.1
sance des virtuoses qui avaient transformé Vopéra en un concert, selon
l'heureuse expression de l'abbé Arnaud, Gluck conçut le projet de couron-
ner sa vie par une réforme du drame lyrique. Pour accomplir cette réforme,
qui était désirée depuis longtemps par tous les bons esprits de l'Italie, té-
moin le charmant opuscule de Benedetto Marcello, — // Teatro alla moda,
— où ce grand et profond musicien se moque avec tant de grâce des extra-
vagances qui remplissaient le théâtre italien, Gluck avait besoin d'un poète
de talent qui partageât ses idées. Il trouva le colltiborateur qu'il cherchait
dans Raniero Calzabigi, de Livourne, qui était connu pour une belle édition
qu'il avait donnée des œuvres de Métastase. Calzabigi fut au génie de Gluck
ce que Lorenzo da Ponte a été au génie de Mozart, un habile interprète de
son instinct créateur, j'oserais presque dire, avec Platon, l'accoucheur de
sa musique, plus antique que moderne. Calzabigi écrivit donc, sous la dictée
de Gluck, les poèmes d'Or/eo, d'Alceste, de Paride ed Elena, ainsi que les
deux remarquables épîtres où le compositeur expose les principes de la ré-
forme qu'il a voulu accomplir. Les trois opéras italiens que nous venons de
nommer marquent la seconde période de la carrière de Gluck, celle où il a
pleine confiance de sa force et des tendances de son génie, éminemment
dramatique. C'est alors, à l'âge de soixante ans, que Gluck forme le projet
de composer des ouvrages lyriques pour une nation que son goût et ses tra-
ditions rendaient plus apte à apprécier ses efforts. Iphigénie en Aulidè, qui
paraît à l'Opéra le 19 avril 177/i, Orphée, Alceste, Armide, et Lhigénie en
Taurîde, représentée le 18 mai 1779, excitent l'enthousiasme de la France,
et donnent lieu à une polémique ardente d'où il s'est dégagé de solides
vérités.
La querelle des gluckistes et des piccînistes n'a pas été, comme on l'a dit,
une querelle d'Allemands , une vaine dispute de littérateurs et de sophistes
qui sont venus s'interposer entre deux grands musiciens, en opposant les
qualités de l'un aux défauts de l'autre. Au fond de ce débat, où ont figuré
d'excellens esprits, il s'agit moins de savoir si Gluck est supérieur à Piccini,
son rival, que de décider qui l'emportera de deux tendances extrêmes de la
nature humaine, de deux manifestations exclusives de l'art. La querelle dure
encore, et il y aura des piccinistes et des gluckistes tant qu'il existera sur
la terre des hommes du midi et des hommes du nord, des spiritualistes et
des sensualistes absolus, méconnaissant la moitié de la vérité. Gluck et Pic-
cini appartenaient aux deux grands peuples qui ont pour ainsi dire créé la
musique moderne; mais leur rivalité s'est produite en France, dont le goût
suprême et la raison tempérée de grâce exercent, sur les œuvres du génie,
ce rôle de modérateur qu'on lui voit jouer incessamment dans l'histoire de
la civilisation occidentale. On pourrait dire de l'esprit de la France ce que
Voltaire a dit de Dieu : « S'il n'existait pas, il faudrait l'inventer, » pour
concilier en un tout harmonieux l'exubérance d'individualité et de facultés
créatrices qui distinguent les autres peuples de l'Europe.
Le système de Gluck, qui, comme tous les systèmes formulés par de
grands artistes, n'était guère que l'exaltation de ses propres qualités, dé sa
manière de voir et de sentir, consistait à vouloir la subordination de l'art
musical à la vérité dramatique , à mettre au-dessus de la phrase mélodique
TOME XXIV. 46
722 BEVUE DES DEUX MONDES.
Texpression de la parole, véhicule de Taccent de rame. A vrai dire, les Ita-
liens, qui ont créé l'opéra, n'ont jamais prétendu le contraire, et depuis
Monteverde, qui, à la fin du xvi^ siècle, fut aussi un réformateur hardi, jus-
qu'à Jomelli et à Cimarosa, on a poursuivi au-delà des Alpes le même but
que se sont proposé l'école française et l'école allemande, les seules, avec
l'école italienne, qui existent au monde, car il est impossible de supposer
que des maîtres tels que Pergolèse, Jomelli, Sacchini, Cimarosa, Paisiello,
aient prétendu que la musique d'une fable dramatique ne devait pas ré-
pondre au caractère des personnages, ni à la nature des passions qui les
animent. Seulement la sensualité expansive du public italien, son goût ex-
clusif pour la musique vocale et l'apparition, pendant le xviii' siècle, d'une
succession des plus admirables chanteurs qui aient existé, ont fait prompte-
ment dévier Vopera séria en une sorte de cantate contenant une ou deux
situations contrastées, qui suffisaient pour mettre en évidence la bravoure
d'un virtuose comme Gafarelli ou la Gabrielli. Les compositeurs étaient
soumis aux caprices de ces êtres étranges et maladifs qu'une affreuse indus-
trie avait jetés dans la carrière dramatique, où ils régnaient en maîtres.
Les poèmes d^ opéra séria d'Apostolo Zeno et ceux de Métastase, qui est venu
après, ne contiennent qu'un très petit nombre de personnages et quelques
situations touchantes, sans profondeur et sans grands développemens. C'est
dans la comédie lyrique, dans Vopera buffa^ que l'Italie, qui n'a jamais pu
avoir de tragédie avant Alfieri, est restée inimitable et supérieure à toutes
les nations.
En venant en France en 177/i, Gluck trouvait un public parfaitement dis-
posé à seconder ses vues, et un grand spectacle lyrique qui répondait aux
besoins de son génie. La tragédie lyrique, telle que Lulli et Quinault l'avaient
créée dans le siècle de Louis XIV, c'était une fable noble, intéressante, où
la musique n'était admise que pour rehausser l'éclat et l'expression de la
parole, et produire cette déclamation pompeuse qui ne difi"érait de la tra-
gédie de Corneille et de Racine que par une sonorité plus accentuée. Une
symphonie d'introduction, quelques airs de danse, de petits chœurs, des
machines et des ballets, voilà les différens élémens dont se composent les
opéras de Lulli, de Celasse et de leurs successeurs. Rameau ne change rien au
cadre de la tragédie lyrique créée par Lulli, qui en avait emprunté l'idée
aux Italiens; il n'y ajoute qu'un plus grand développement de l'élément mu-
sical, des chœurs plus nourris, une instrumentation plus colorée, des formes
mélodiques moins sèches et moins timorées. Eh bien ! c'est ce même sys-
tème de tragédie lyrique que Gluck s'approprie, qu'il enrichit et qu'il ranime
du souffle de son génie. Entre les opéras de Lulli, de Rameau et les chefs-
d'œuvre de Gluck, il n'y a de différence que le génie du compositeur et
l'état où se trouve la langue musicale. Qu'on examine de près la partition
de VArmide de Lulli et qu'on la compare à celle de Gluck , on sera étonné
de la ressemblance des procédés et de certains morceaux, tels que l'air de
Renaud, — plus j'observe ces lieux, — dont celui de Gluck reproduit le des-
sin, mais avec un coloris et un développement musical que Lulli ne pou-
vait pas connaître. 11 n'y a pas jusqu'à ce ton de fière suffisance que se per-
mettait Gluck qui ne se trouve aussi dans Lulli, qui dit à Louis XIV, en lui
dédiant son opéra d'Armide: « De toutes les tragédies que j'ai mises en mu-
REYUE MUSICALE . 723
sique, voici celle dont le public a témoigné être le plus satisfait. C'est ua
spectacle où Ton court en foule, et jusqu'ici on n'en a pas vu qui aient reçu
plus crapplaudissemens. »
Les successeurs et les disciples de Gluck, Sacchini, Salieri, Méliul et sur-
tout Spontini, sont restés fidèles à la même donnée dramatique, et Ton
pourrait affirmer avec assurance que, depuis Lulli jusqu'à Meyerbeer, le
grand opéra français n'a subi d'autre changement que celui que lui ont im-
primé le génie particulier de chaque maître, les mœurs du temps et les
immenses progrès de la langue et de la poésie musicales. C'est le goût de la
France qui persiste et reste fidèle à sa tradition en soumettant à sa disci-
pline éclairée les grands artistes créateurs qui viennent lui demander la
sanction de leur gloire. Ce n'est donc pas le système de Gluck qui a triomphé
dans la lutte mémorable que nous venons de raconter, c'est son génie qui a
été plus fort que celui de son rival Piccini , qui était pourtant un musicien
de grand mérite ; mais aucun des opéras de l'auteur de Roland, d'Jtys et
deDidon ne pourrait, je crois, supporter l'épreuve victorieuse que vient de
subir V Orphée de Gluck.
C'est au théâtre italien de Vienne , en présence de Marie-Thérèse et de
toute sa cour, que l'opéra d'Or/eo fut représenté pour la première fois le
5 octobre 1762. Le rôle d'Orfeo fut écrit pour Guadagni, un castrat qui pos-
sédait une belle voix de mezzo-soprano , l'un des plus admirables chan-
teurs de la seconde moitié du xviii" siècle, et qui n'a été égalé que par Pac-
chiarotti. La signora Marianna Bianchi était chargée du rôle d'Eurydice, et
une demoiselle Lucia Clavaran de celui de l'Amour. Le succès fut immense,
et lorsque, deux ans après, en 176/i, Or/eo fut chanté à Parme par les mêmes
virtuoses, toute l'Italie le proclama un chef-d'œuvre. Arrivé à Paris, Gluck,
après le succès d'Iphigénie en Julide, arrangea la partition italienne d'Or-
phée, y ajouta de nouveaux morceaux, et la fit représenter à l'Académie de
musique le 2 août 177/i. Transposé pour la voix de ténor, le rôle d'Orphée
fut chanté par Legros, celui d'Eurydice par la célèbre Sophie Arnould, et
l'Amour par Rosalie Levasseur. Le succès d'Orphée ne fut pas moins éclatant
à Paris qu'à Vienne, et s'est maintenu au théâtre jusqu'en 1830. Dans l'ar-
rangement du Théâtre-Lyrique , auquel a présidé M. Berlioz , on a combiné
la partition italienne avec quelques variantes empruntées à la partition fran-
çaise, entre autres l'air de bravoure qui termine le premier acte de la tra-
duction de Molines :
L'espoir renaît dans mon âme ,
morceau qui a singulièrement vieilli, à ce point qu'on ne peut croire qu'il
ait pu être exécuté par un artiste français de cette époque.
Qui donc a besoin qu'on lui explique le sujet d'Orphée? Quel est l'esprit
un peu cultivé qui n'a pas lu, pour son bonheur, l'admirable épisode du
quatrième chant des Géorgiques, et qui n'ait retenu dans sa mémoire de
jeune homme, comme un parfum d'amour et de poésie :
Te, dulcis conjux, te solo in littore secum,
Te, veniente die, te decedente, canebat.
11 faut être un bien hardi musicien pour s'attaquer à un poète comme Vir-
724 REVUE DES DEUX MONDES.
gile, et pour faire chanter devant un public de philosophes le divin fils
d'Apollon, dieu de la poésie et de la musique, qui ne formaient qu'un tout
indissoluble dans les doctrines de l'antiquité. Plus tard, la musique s'est
émancipée et a voulu marcher toute seule, même dans le drame lyrique, et
c'est contre ce divorce que s'est élevé le génie de Gluck.
Le poème de Calzabigi, que le traducteur français a suivi exactement, est
divisé en trois actes. Au premier acte, Orphée pleure la mort toute récente
d'Eurydice, dont le corps repose dans un tombeau rustique, autour duquel
se sont groupés des nymphes et des pasteurs qui partagent la douleur du
demi-dieu. L'Amour survient, qui, au nom de Jupiter, touché de ses larmes,
lui permet de pénétrer dans le ténébreux séjour et d'en ramener Eurydice,
mais à la condition qu'Orphée saura résister aux prières de la femme aimée,
et qu'il ne se retournera pas pour contempler ses traits avant d'avoir fran-
chi les portes du jour. Le second acte présente la scène des enfers et Or-
phée domptant les démons aux sons de sa lyre. Au troisième acte, on voit
les champs élyséens et les ombres heureuses, parmi lesquelles se trouve Eu-
rydice, qu'Orphée reconnaît, et qu'il entraîne avec lui hors de ce séjour
d'éternelle sérénité. Orphée ne peut résister aux prières d'Eurydice, il se
retourne pour la voir, et elle expire à ses pieds. L'Amour alors intervient
une seconde fois, et, content de la fidélité d'un époux si rare, il lui rend
sa compagne. C'est sur une pareille donnée, d'une simplicité antique et
d'une métaphysique si profonde, que Gluck a écrit un chef-d'œuvre de pas-
sion et qu'il a osé lutter avec un poète comme Virgile, dont il égale parfois
la religieuse tendresse et le sentiment exquis.
Après une ouverture médiocre, qu'on a eu le bon esprit de supprimer au
Théâtre-Lyrique, on entend un chœur de nymphes et de pasteurs :
Oh ! dans ce bois tranquille et sombre,
d'une simplicité adorable, et dont la tonalité, en ut mineur, exhale une
douce tristesse qui rappelle le tableau du Poussin, les Bergers d'Ârcadie,
avec l'épitaphe aur un tombeau rustique : Et in Arcadia ego. Par-dessus ce
chœur, qui murmure ses douces plaintes, Orphée jette le cri : Eurydice,...
Eurydice!... d'un pathétique sublime. A ce chœur, qui se répète deux fois,
succède la fameuse romance :
Objet de mon amour,
• Je te demande au jour,
Avant l'aurore,
qui contient la traduction des vers des Géorgiques que nous avons cités plus
haut, et que Gluck a revêtus d'une mélodie touchante, précédée et suivie
de récitatifs admirables. Deux petits airs chantés par l'Amour, dont le se-
cond, à trois-huit, nous paraît préférable au premier, précèdent le grand
air d'Orphée, en ut majeur, suivi de l'air de bravoure qui termine le pre-
mier acte :
L'espoir renaît dans mon àme,
qui n'a d'autre mérite que de faire ressortir la grande et large vocalisation
de M"* Viardot.
REVUE MUSICALE. 725
La scène des enfers, au second acte, est quelque chose d'unique dans
l'histoire de la musique dramatique. Jamais compositeur n'a produit, avec
des moyens aussi simples, un plus grand effet. Ce n'est pas la hideuse et
sanglante terreur de l'enfer des chrétiens que Gluck a voulu nous peindre,
mais le triste séjour privé de lumière où habitent la mort, le travail, le
sommeil et les mauvaises joies du cœur...
Pallentesque habitant morbi, tristisque senectus
Et metus, et malesuada famés, ac turpis egestas...
Un chœur de démons placés à l'entrée de l'Érèbe s'étonne de voir un vivant
pénétrer dans un pareil séjour :
Quel est l'audacieux
Qui dans ces sombres lieux
Ose porter ses pas?
Ce chœur à quatre parties, presque toujours écrit à l'unisson et d'une sau-
vage beauté, est suivi de mouvemens d'orchestre qui accompagnent la pan-
tomime des démons. Cette introduction forme un contraste saisissant avec
l'air que chante Orphée pour attendrir ces gardiens impitoyables du Tar-
tare :
Laissez-vous fléchir par mes pleurs,
Spectres, larves, ombres terribles !
Ce chant admirable est brusquement interrompu par un non terrible que
profèrent les démons, et dont l'effet puissant a inspiré à Rousseau quelques
pages de haute critique dignes d'une si belle conception. Une seconde
strophe du chœur amène un nouvel air que chante Orphée :
Ah ! la flamme qui me dévore
Est cent fois plus cruelle encore,
plainte douloureuse qui touche les démons, qui finissent par s'écrier :
Quels chants doux et touchans!
Quels accords ravissans...
Il est vainqueur.
Ainsi se termine cette scène incomparable, qui vous pénètre l'âme d'une
douce terreur.
Le troisième acte, d'une couleur entièrement opposée à celui que nous
venons de décrire, présente le tableau des champs élyséens, où les âmes
heureuses se promènent silencieusement par groupes d'élection, formés
sans doute par la conformité des souvenirs emportés de la terre. J'avoue
à ma honte que de tous les paradis qu'on nous a fabriqués depuis Homère
et Virgile, c'est encore celui du paganisme qui me sourit le plus. Une sym-
phonie adorable, dont il est impossible de rendre par la parole le murmure
caressant, circule à travers les retraites ombreuses et enchante l'imagina-
tion. Orphée y pénètre à pas lents et exprime son ravissement par quelques
726 REVUE DES DEUX MONDES.
mots entrecoupés : Quel ciel pur!... quelle harmonie dit-inef... Une âme heu-
reuse se détache alors d'un groupe et vient au-devant de lui en lui disant :
Cet asile aimable et tranquille
Par le bonheur est habité.
C'est un petit air que Ton a pris à la partie d'Eurydice pour le donner à une
jeune et belle personne, M"" Moreau , qui s'y est fait applaudir. A cet air
charmant succède un chœur d'une simplicité et d'une expression si vrai-
ment antiques, qu'on ne suppose pas que les Muses puissent chanter autre-
ment :
Vians dans ce séjour paisible.
Après d'admirables récitatifs chantés par Orphée vient la scène et le duo
entre Orphée et Eurydice, suivi de l'air si connu et si universellement ad-
miré :
J'ai perdu mon Eurydice ,
et le tout se termine par un charmant chœur tiré d'Écho et Narcisse :
Le dieu de Paphos et de Gnide.
Tels sont les détails et les beautés de cette œuvre unique que nous a fait
entendre le Théâtre-Lyrique, le seul théâtre musical de Paris qui mérite
qu'on se dérange. L'entreprise était hardie de faire représenter sur une
scène moderne un ouvrage d'une simplicité sublime, où il n'y a que trois
personnages mythologiques possédant une voix de même nature. Cette en-
treprise a été couronnée d'un plein succès, grâce à la beauté de la mise en
scène, aux chœurs, à l'orchestre et aux décors, qui sont fort soignés.
M"* Sax ne se tire pas trop mal du rôle d'Eurydice. M"^ Moreau a été ap-
préciée dans le petit air qu'elle a chanté avec goût, tandis que M"« Marimon
laisse à désirer dans le personnage de l'Amour. Sa voix, d'un timbre mat et
pâteux, ne ressort pas assez et lui donne l'accent d'un chérubin. J'aime
mieux celui de l'Amour tel que Gluck l'a fait parler. Après la musique de
Gluck, c'est à M'"*' Viardot que revient le plus grand honneur de cette res-
titution d'un beau chef-d'œuvre âgé de quatre-vingt-sept ans. Il fallait à la
fois une cantatrice éminente dans le style fleuri de la musique moderne,
une intelligence vive et familiarisée avec les vieux modèles, une comédienne
à la hauteur d'une conception idéale, pour rendre et pour chanter le rôle
d'Orphée. M™* Viardot, qui n'est pas sans défauts, dont la voix a perdu de-
puis longtemps une partie de son charme et de sa sonorité, artiste supé-
rieure dont nous avons toujours reconnu le mérite, bien que nous ayons dû
lui reprocher quelquefois un manque de grâce et de naturel. M"* Viardot a
dépassé nos espérances dans cette nouvelle création. Tour à tour simple,
touchante, pathétique et impétueuse, comme dans l'air de bravoure qui ter-
mine le premier acte, et qui serait insupportable sans une exécution aussi
parfaite, M""* Viardot a su allier les styles les plus opposés et fondre dans
un tout savamment combiné la manière large et spianata de l'ancienne
école italienne, dont Guadagni fut un modèle, avec un certain emporte-
ment qui caractérisait la déclamation lyrique des Saint- Hubert! et des
REVUE MUSICALE. 727
Branchu à rAcadémie de musique. Elle dit le fameux air du second acte,
-^ laissez-vous fléchir par mes pleurs, — avec un mélange d'attendrisse-
ment et de fierté qui en appelle au destin, qui étonne le public, sans qu'il
se rende bien compte de la justesse des nuances, et elle chante l'air final
avec une telle gradation d'émotion, qu'elle en forme un drame intérieur
dont chaque couplet est la manifestation nouvelle du même sentiment. C'est
une composition de caractère digne du modèle que la grande artiste avait à
rendre.
Aussi la foule se porte-t-elle au Théâtre-Lyrique. Orphée, nous l'espérons,
aura le retentissement des J\oces de Figaro, car il n'y a pas une personne
de goût qui puisse se dispenser d'aller entendre un pareil chef-d'œuvre si
dignement interprété. Un de mes amis, en sortant de la première représen-
tation de l'opéra de Gluck, écrivait à une femme d'une haute distinction
égarée dans un pays lointain, qui touche presque à la contrée barbare où ce
pauvre Orphée a été méchamment mis à mort : — Hâtez-vous de revenir à
Paris, quittez tout, père, mère et grands parens, pour venir entendre chan-
ter à M"'^ Viardot :
J'ai perdu mon Eurydice ,
Rien n'égale mon malheur.
Cet air incomparable, je l'ai entendu chanter trois fois dans ma vie de ma-
nière à me laisser une impression qui ne s'est point effacée. La première
fois, ce fut par Garât, chanteur inimitable, en qui s'était incarné pour ainsi
dire le génie de Gluck. Il était vieux, cassé, sans voix, d'un extérieur ridi-
cule et le nez barbouillé de tabac ; mais j'ai encore au fond de l'âme l'ac-
cent qu'il mit dans cette phrase incidente : — Sort cruel, quelle rigueur! —
en s'accompagnant avec quatre doigts crochus sur une pauvre épinette aux
sons criards. Mon ancien camarade Duprez disait le même air, à l'école
de Choron, avec ce grand style qui a fait sa renommée, et qu'il possédait
déjà à l'âge de quinze ans. Notre illustre maître Choron ne manquait pas de
pleurer en s'écriant, comme un enfant: C'est diablement beau! La. troi-
sième fois enfin, ce fut M™* Pasta qui chanta dans la langue et le Iftyle de
Guadagni :
Che farô senza Euridice?
, Dove andrô senza il mio bene?
Le talent de M"»' Tiardot a réveillé en moi ces beaux souvenirs.
La réapparition d'un opéra de Gluck sur un théâtre de Paris est un évé-
nement qui aura sa signification historique. Il est bon que dans un temps
de travail hâtif et de fiévreuse impatience comme le nôtre, on soit bien con-
vaincu que le beau est impérissable, et que rien né se peut, dans les arts,
sans la grâce du génie. Dans un récent article du Journal des Débats,
M. Berlioz a relevé avec justesse dans la partition d'Orphée quelques pas-
sages entachés d'irrégularité. De pareilles fautes, et de plus grandes encore,
se remarquent dans toutes les œuvres de ce grand homme, ce qui n'a pas
empêché son génie de crever la nue, mais ce qui explique pourtant le mot
un peu dur de Haendel sur Gluck : // ne sait pas plus de contre-point que mon
728 REVUE DES DEUX MONDES.
cuisinier. Assurément Gluck n'était pas un savant musicien comme on l'en-
tend dans les écoles, ce fut un grand peintre des passions. 11 n'y a eu qu'un
seul exemple dans le monde d'un musicien universel chantant sur tous les
modes, dont le savoir égalait le génie, et qui a été aussi créateur dans la
science de la forme que dans l'ordre des idées : c'est Mozart. Voilà pour-
quoi Gluck a rencontré dans son pays un grand nombre d'adversaires, sur-
tout à Berlin, où dominaient l'école et l'influence de Bach. Kirnberger, un
savant théoricien au service de la princesse Amélie, sœur du grand Frédé-
ric, et plus tard Forkel, écrivain éminent et un des historiens de la musique,
ont combattu par d'assez pauvres raisons la renommée de Gluck. La prin-
cesse Amélie a osé dire du chantre d'Orphée ce que M™* de Sévigné s'est
permis sur le génie de Racine : Il passera comme le café! Le café est resté,
et Gluck charme encore tous ceux qui sont dignes de le comprendre. En
France, Gluck a eu de chauds et d'habiles partisans, parmi lesquels nous
citerons surtout l'abbé Arnaud et Rousseau. L'abbé Arnaud, qui était un
homme érudit pour un écrivain du xviii* siècle, savait le grec et la mu-
sique, et parlait pertinemment d'un art qui est encore aujourd'hui le sujet
de tant de divagations. Il a apprécié l'œuvre de Gluck en poète et en philo-
sophe, et n'a pas peu contribué, par sa polémique chaleureuse et éclairée,
à raffermir le public dans l'admiration du grand réformateur. Rousseau, qui
n'est intervenu qu'incidemment dans la lutte des piccinistes et des gluc-
kistes, a dit sur le système déclamatoire de Gluck, dont il admirait le génie
pathétique, comme il a admiré plus tard Grétry, ce Molière de l'opéra-co-
mique, les meilleures raisons qu'on pût émettre pour en combattre l'excès.
« J'oserai dire, écrit Rousseau (1), que le plaisir de l'oreille doit quelquefois
l'emporter sur la vérité de l'expression, car la musique ne saurait aller au
cœur que par le charme de la mélodie, et s'il n'était question que de rendre
l'accent de la passion, l'art de la déclamation suffirait seul, et la musique,
devenue inutile, serait plutôt importune qu'agréable. Voilà l'un des écueils
que le compositeur, trop plein de son expression, doit éviter soigneuse-
ment. Il y a dans tous les bons opéras, et surtout dans ceux de M. Gluck,
mille monceaux qui font couler des larmes par la musique, et qui ne donne-
raient qu'une émotion médiocre ou nulle, dépourvus de son secours, quel-
que bien déclamés qu'ils pussent être. » Rousseau a mis le doigt sur le vrai
nœud de la question, et Gluck lui-même ne pouvait pas être d'un autre
avis. L'histoire du drame lyrique, depuis Lulli jusqu'à Rossini et Meyerbeer,
prouve surabondamment qu'il s'agit toujours de la même question de vérité
logique et de sentiment, et que sur un thème donné par l'esprit et le goût
suprême de la France, chaque maître vient ajouter les variations de sa
propre nature, celles de son temps et des progrès incontestables de l'art
musical.
Dans le groupe assez restreint des grands compositeurs dramatiques, Gluck
occupe une place tout à fait à part. Physionomie sévère et cœur ardent,
philosophe et peintre des passions, musicien d'instinct plus que de savoir,
Gluck s'est épris de ce bel idéal de la poésie antique unie à la musique qui
(i) Observations sur VÀlceste de M. Gluck.
REVUE MUSICALE. 729
a occupé tous les érudits et les beaux esprits de la renaissance , et dont les
tentatives de restauration ont amené la naissance de ce merle blanc qu'on
appelle Vopéra. Ce sont les Italiens qui ont couvé et mis au monde ce bel
oiseau qui les a bien étonnés, et dont le ramage a fini par leur faire oublier
le but qu'ils s'étaient proposé d'abord. Gluck , qui ne riait pas, quoiqu'il ait
fait des opéras-comiques, et des opéras-comiques français, indigné d'un si
grand oubli de ce qu'il croyait être la vérité, voulut remonter à l'origine
de ce grand spectacle de la Grèce où Eschyle, Sophocle et Euripide faisaient
parler sur le théâtre d'Athènes les dieux et les hommes aux sons d'une mu-
sique sur la nature de laquelle on discute encore. Qu'était-ce en effet que
la musique de ce peuple si bien doué qui, dans tous les arts de l'esprit,
nous a laissé des monumens d'une perfection désespérante, et quelle part
avait-elle dans ces tragédies antiques où l'épopée des temps primitifs,
l'hymne religieuse et patriotique se mêlaient à la peinture des grandes pas-
sions plus que des caractères (1) ? On n'en sait véritablement rien ; mais
c'est en cherchant à expliquer cette énigme et en voulant recomposer ce
mélange indéfini de poésie, de déclamation et de musique, que l'esprit mo-
derne a créé l'opéra, dont les premiers essais, tels que VO?]feo de Monte-
verde, renferment déjà le germe de ce drame complexe, de ce récitatif en-
veloppé de musique, de cette mélopée antique enfin dont Gluck a été si
heureusement préoccupé. Génie tendre et vigoureux, imagination plus an-
tique que moderne, Gluck n'a presque traité que des sujets empruntés à la
fable et à l'histoire de la Grèce, Télémaque, Orphée, Alceste, Paris et Hé-
lène, les deux Iphigénie, Écho et Narcisse. Armide est le seul grand ouvrage
de Gluck qui appartienne à la poésie moderne, et c'est aussi l'opéra le plus
musical et le plus varié de tons et d'incidens qu'ait écrit ce compositeur
sublime. S'il existe une œuvre dramatique qui puisse nous donner un pres-
sentiment de ce que pouvait être la tragédie grecque, ce sont les opéras de
Gluck tels qu'Orphée, Alceste et les deux Iphigénie. Gluck est le vrai tra-
ducteur de Sophocle, d'Euripide et de Virgile, comme Beethoven et Men-
delssohn l'ont été de la poésie de Shakspeare, et Weber de la partie fantas-
tique du génie de Goethe et de la poésie allemande. Dans le style de ce
grand peintre du cœur humain, il y a quelque chose de la vigueur héroïque
et de la tension parfois extrême du style de Corneille, mais tempéré, adouci
par une grâce et une mélancolie toutes virgiliennes, par ce calme philoso-
phique et cette couleur religieuse du paganisme qui caractérisent l'œuvre
du Poussin : trois fiers et sobres génies bien dignes de représenter l'idéal
de l'art de la France.
0 vous qui aimez ce qui touche et élève l'âme, l'art qui épure les mœurs
par le mirage de la beauté qui survit à la sensation, allez au Théâtre-Ly-
rique entendre chanter Orphée aux dieux infernaux ;
Laissex-vçus fléchir par mes pleurs!
P. SCUDO.
(1) Sur la question de savoir si les Grecs ont connu l'harmonie simultanée des sons^
M. Fétis a publié un mémoire plein d'érudition dont les conclusions nous paraissent
irréfutables.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
30 novembre 1859.
Bien que, par un temps pacifique, les événemens ne puissent faire beau-
coup de chemin en une quinzaine de jours, si peu que les choses se soient
déplacées dans un si court intervalle, c'est assez pour que les perspectives
du paysage politique se modifient aux yeux de Tobservateur. Les objets que
Ton a devant soi sont les mêmes, mais ils ne présentent plus les mêmes
lignes, ils changent de plan, ils forn\ent des groupes différens; une autre
distribution de lumière et d'ombre les met en saillie ou les éteint. C'est une
de ces variations d'aspect que nous avons à constater, en comparant le point
de vue d'aujourd'hui à celui des premières semaines du mois. Aujourd'hui
comme il y a quinze jours, nous avons devant nous les mêmes questions :
rétat de l'Italie centrale, nos rapports avec l'Angleterre, le travail intérieur
de l'Allemagne, le congrès; pourtant ce n'est plus le même tableau. Au com-
mencement du mois, la question qui venait sur le premier plan et saisissait
l'attention était la question anglaise : en étions-nous avec FAngleterre à la
veille d'un refroidissement sérieux? Un moment, la question de l'Italie cen-
trale a tout dominé : l'Italie pourrai1>elle vivre jusqu'au congrès en ayant la
vertu et le bonheur de maintenir l'ordre dans la situation révolutionnaire
que lui ont faite les événemens de cette année ? L'horizon était tout noirci
de ces doutes. Aujourd'hui «es diflficultés, éclaircies par quelques change-
mens de dispositions, reculent et cèdent le devant de la toile à un fait qu'il
faut bien accueillir comme un événement heureux, puisque tant de vœux
l'ont appelé et que l'accomplissement en a été si longtemps et si impatiem-
ment attendu. La convocation du congrès, voilà l'intérêt du jour. Décidé-
ment les lettres par lesquelles la France et l'Autriche invitent les autres
puissances à délibérer avec elles sur les affaires d'Italie viennent de partir.
Comme l'on doit se croire sûr des réponses que recevra cette invitation, la
réunion du congrès s'offre à nous, non plus comme un problème, mais
comme une certitude. Sur le fait du moins de la réunion des puissances,
REVUE. — CHRONIQUE. 731
plus de doute et d'anxiété, et par cela même un jour nouveau et plus favo- *
rable se répand sur l'ensemble et le fond des choses. Pour la première fois
depuis longtemps, et pour un moment du moins, Ton respire, car pour la
première fois depuis longtemps l'on est enfin en présence d'un fait arrêté,
positif, palpable. Sans doute la réunion des puissances n'aura pas lieu le
15 décembre, ainsi qu'on l'avait d'abord espéré : il faudra attendre quelque
temps encore; mais l'année 1860 aura infailliblement le congrès pour ses
étrennes. Profitons de cette éclaircie, qui permet aux intérêts et aux esprits
de reprendre haleine, pour examiner les difficultés qui passent momentané-
ment au second plan, et dont la diplomatie européenne est désormais char-
gée de nous tirer sains et saufs.
Nous ne nous trompions point lorsque nous écrivions, il y a quinze jours:
« Quelle est la position que la France doit et va prendre vis-à-vis de l'An-
gleterre ? C'est à cette question que la France et son gouvernement devraient
se hâter de faire une réponse claire et catégorique. » JNous ne nous trom-
pions pas non plus en ajoutant : ci Nous aimons à croire que le gouvernement
déplore, comme nous, les excitations qu'une presse ignorante et grossière
répand journellement dans l'opinion contre l'Angleterre. » Cette nécessité
d'une explication nette et décisive sur la direction de notre politique était
ressentie partout. Le plus puissant organe de l'opinion anglaise, le Times,
l'établissait de son côté presque en même temps que nous, et, puisant dans
la législation qui régit la presse en France un argument qu'il nous est dou-
loureux de voir invoqué par l'étranger, il ne craignait point de demander à
notre gouvernement s'il acceptait la responsabilité des polémiques de nos
journaux contre l'Angleterre. Heureusement le gouvernement français avait
vu le mal avant même qu'il ne lui eût été si énergiquement dénoncé, et il
s'était préoccupé de le faire cesser plusieurs jours avant que cette inter-
pellation directe lui eût été adressée, car la circulaire de M. le ministre de
l'intérieur, destinée à y mettre un terme, porte la date du 12 novembre. Le
seul succès du Times, qui le premier a eu connaissance de cette circulaire,
a donc été d'en hâter la publication, ce dont personne ne lui saura mauvais
gré. Quant à nous, si nous avions bien jugé la nécessité de la situation, nous
avions eu aussi la bonne fortune de ne point nous méprendre sur la véritable
pensée du gouvernement. La circulaire du ministre de l'intérieur a fait con-
naître cette pensée. Le ministre y décrit le danger que nous signalions : les
journaux ont apporté une exagération regrettable dans leurs appréciations
sur l'Angleterre. L'inconvénient de ces polémiques est d'inquiéter les inté-
rêts, d'exciter l'opinion, d'attiser les défiances et les hostilités de la presse
anglaise, et quand elles sont engagées par de* journaux qui défendent habi-
tuellement la politique impériale, de fournir à l'étranger le prétexte d'en
faire remonter la responsabilité jusqu'au gouvernement. En défendant le
droit et les intentions de la France, la presse doit ménager les susceptibi-
lités d'une grande nation, et éviter de compromettre les intérêts de nos al-
liances et le maintien de la paix. Les préfets doivent transmettre ces avis
aux journaux sur lesquels ils peuvent agir, et signaler au ministre les jour-
naux d'opposition qui se mettraient trop ouvertement en désaccord avec la
pensée du gouvernement sur ce point. Il y a deux choses dans cette circu-
732 REVUE DES DEUX MONDES.
laire : un mode d'action employé vis-à-vis des journaux , et une déclaration
de sentimens en faveur de l'alliance anglaise. Nos opinions connues sur la
liberté de la presse nous dispensent de dire ici que ce mode d'action nous
paraît contestable, au double point de vue des intérêts du gouvernement et
des intérêts des journaux; mais nous applaudissons sans réserve aux senti-
mens manifestés par le ministre de l'intérieur en faveur du maintien des
bons rapports entre la France et l'Angleterre. La répudiation par le gouver-
nement des absurdes et périlleuses déclamations de la presse officieuse
contre la politique anglaise ne pouvait être plus opportune, et déjà l'on en
voit l'heureux effet dans le ton singulièrement radouci de la presse anglaise
à notre égard.
Mais un quos ego gouvernemental ne suffit point pour résoudre la question
de nos relations avec l'Angleterre. Le maintien des bonnes relations dépend
surtout de la conduite politique que la France voudra tenir en Europe, et le
meilleur moyen d'assurer cette conduite dans les voies pacifiques, c'est de
vouloir bien comprendre le caractère qui a distingué la politique anglaise
dans les dernières quarante-cinq années. 11 y a pour l'Angleterre deux poli-
tiques possibles que nous allons essayer de définir, et le point critique de la
situation actuelle, c'est qu'en ce moment, si nous persistons davantage dans
la méprise où nous nous sommes engagés depuis les trop fameuses adresses
des colonels, nous pousserions de nos propres mains l'Angleterre vers la po-
litique qui serait la plus funeste à nos intérêts.
Malheureusement des deux politiques qui sont ouvertes à l'Angleterre, la
plus connue et même, à vrai dire, la seule connue en France, c'est la poli-
tique hardie, opiniâtre, belliqueuse et envahissante du passé, qui se person-
nifie dans les figures de Chatham et de Pitt. C'est la politique qui mêlait ac-
tivement l'Angleterre dans les luttes du continent, qui lui inspirait dans ces
luttes une rivalité acharnée contre nous, qui en faisait l'âme et le plus éner-
gique bras des coalitions formées contre la France. Lorsque l'Angleterre
pratiquait cette politique de haine et de guerre, elle gardait exclusivement
pour elle-même les principes de ses libres institutions, et ne subissait point
d'influence morale qui l'obligeât à consulter les intérêts généraux de la liberté
dans le choix de ses amis et de ses ennemis au dehors. Dans ce temps-là,
elle ne connaissait point ces scrupules qui honorent les peuples comme les
individus et qui les détournent de certaines alliances qui serviraient peut-
être leurs intérêts, mais qui desserviraient leurs principes. Dans ce temps-
là, l'Angleterre se souciait bien plus en Europe du concours des souve-
rains que de l'amitié des peuples. Dans ce temps-là, elle regardait la Russie
comme son alliée traditionnelle en dépit du partage de la Pologne ; elle
comptait sur l'Autriche comme sur son armée du continent, sans s'inquiéter
si l'Autriche opprimait la Hongrie ou l'Italie; elle allait même jusqu'à cour-
tiser l'amitié du pape, si elle pouvait recruter dans la cour de Rome un
ennemi de plus contre la France. Les hommes d'état anglais à cette époque
ne voyaient dans la politique européenne qu'un duel de puissance entre la
France et l'Angleterre; toute considération cédait pour eux aux nécessités
de la lutte. Ils sacrifiaient l'intérêt du bon gouvernement des états euro-
péens à l'intérêt des souverains qui leur prêtaient les forces de ces états; ils
REVUE. — CHRONIQUE. 733
sacrifiaient la bonne administration des propres finances de l'Angleterre à
la nécessité de soudoyer nos ennemis ; ils sacrifiaient le progrès social et
politique de leur propre peuple à la volonté d'abaisser la France. Voilà une
politique anglaise que notre histoire même ne nous a que trop appris à
connaître, voilà la politique qui a marqué dans notre histoire les deux dates
fatales de 1763 et de 1815. Par une aberration qui fait à la fois rire et pleu-
rer, voilà pourtant la politique que des Français qui se croient patriotes, et
qui même prétendent être les seuls patriotes, célèbrent comme la seule
grande politique anglaise ? A les entendre, l'Angleterre n'a fait que déchoir
depuis qu'elle a cessé de la pratiquer! Ils la raillent ou la plaignent de n'a-
voir plus à sa tête des Ghatham, des Pitt, ou même des Castlereagh ! Voyons
donc quelle a été la politique de la décadence anglaise, la politique qui a
tant mérité notre mépris ou notre pitié !
La politique qui a généralement prévalu en Angleterre depuis 1815 jus-
qu'à ce jour a été, chose extraordinaire, peu connue et nullement comprise
sur le continent. Les développemens de cette politique se sont pourtant
étendus sur un assez long espace de temps pour qu'il fût facile d'en saisir
et d'en apprécier les grands caractères. Nous ne craindrons pas de le dire :
considérée dans son ensemble, c'est la politique la plus sensée et la plus
juste qui ait encore été pratiquée par aucun peuple européen, c'est la vraie
politique de la paix d'un peuple libre. A partir de 1815 en effet, les Anglais
ont poursuivi trois desseins : réformer leurs institutions, régler leurs finan-
ces, et travailler à l'avancement matériel et moral du peuple. Nous n'insis-
terons pas sur les réformes politiques; ce sont les plus connues. Et certes
les peuples du continent qui, dans ces quarante-cinq années, ont traversé
tant de révolutions pour revenir presque toujours sur leurs pas, ne sau-
raient parler avec dédain de l'habileté et du bonheur avec lesquels, échap-
pant aux révolutions par les réformes, l'Angleterre a pu assurer ses progrès
politiques intérieurs. La politique financière de l'Angleterre n'a été ni moins
habile ni moins heureuse; elle a eu un double caractère, économique et so-
cial. Efifrayée des prodigalités financières de la grande politique de Pitt, qui
lui avait légué une dette de plus de 20 milliards, elle se prit d'une horreur
sensée pour ce système de subvention des armées étrangères que Pitt avait
employé avec tant d'exagération. La paix venue, l'opinion anglaise prit en
quelque sorte vis-à-vis d'elle-même la résolution de ne plus tomber dans ces
ruineuses exagérations, et comme ces charges qui pesaient tant sur l'Angle-
terre étaient la conséquence du rôle qu'on lui avait fait jouer dans les affaires
du continent, l'opinion anglaise, repoussant la cause avec l'efi'et, se prononça
avec vigueur contre tout système de politique étrangère qui tendrait à en-
traîner de nouveau la Grande-Bretagne dans les complications politiques et
les • guerres du continent. Ce sentiment s'étendit bientôt des classes com-
merçantes aux masses aussi bien qu'à l'aristocratie, finit par dominer les
hommes d'état de tous les partis, et devint celui de la nation tout entière,
comme on l'a bien vu au commencement de cette année, lorsque cette sou-
daine guerre d'Italie est venue mettre aux prises les affections politiques et
les intérêts du peuple anglais.
Au point de vue financier, le premier effet de cette politique a été celui-
73A BEVUE DES DEUX MONDES.
ci : la dette anglaise a cessé de s'accroître ; au contraire elle a été réduite.
En 1818, l'Angleterre avait à payer llxl millions d'intérêts pour un capital
emprunté de 21 milliards de francs; en 1858, elle ne payait plus que 720 mil-
lions pour un capital emprunté de 20 milliards. Ce fait est d'autant plus re-
marquable que dans la même période le capital de la dette s'est élevé chez
nous de 3 milliards 3ZiO millions à 7 milliards 800 millions, et le service des
intérêts annuels de 165 millions à plus de 390. C'était beaucoup de ne pas
augmenter la dette, de la restreindre même; mais les Anglais ne se sont pas
contentés de cet avantage négatif. Ils se sont, avec une persévérance systé-
matique, appliqués à réduire leurs dépenses, et en cela ils donnaient un
nouveau gage au monde de la sincérité de leurs intentions pacifiques, puis-
qu'ils ne réalisaient d'importantes économies qu'aux dépens de leur établis-
sement naval et militaire. Ce n'est pas tout encore : en même temps qu'ils
réduisaient leurs dépenses, ils entreprenaient sur leur budget des recettes,
sur le système de taxation qui alimentait leurs revenus, les expériences les
plus habiles et les plus fécondes , dont les résultats sont devenus un ensei-
gnement pour tous les peuples. Le succès de leurs premiers essais en ce
genre devint le point de départ non-seulement d'une réforme commerciale
conforme aux principes économiques, mais d'un travail social qui seoonda
puissamment l'avancement matériel et moral des classes populaires. Dans
cette voie, les hommes d'état anglais apportèrent aux questions qui inté-
ressent le bien-être du peuple une sollicitude hautement avouée, qui était
une disposition assurément nouvelle et originale chez un gouvernement.
Par les réformes douanières, ils affranchissaient de toute entrave le travail
anglais, et lui permettaient de déployer toute sa force, de jouir de tous ses
fruits, car ils assuraient au peuple la nourriture et le vêtement, en cessant
d'aggraver les prix naturels des choses de taxes qui n'étaient qu'un tribut
indirectement payé par la nation à des classes privilégiées et à des indus-
triels protégés. Ils ne se contentèrent pas d'assurer ainsi la subsistance
matérielle de l'ouvrier, ils supprimèrent les taxes imposées sur le papier
et les journaux, qui renchérissaient artificiellement sa nourriture intellec-
tuelle. A l'inverse des gouvernemens despotiques du continent, au lieu d'é-
toufi'er la presse, ils en assurèrent la diffusion et l'influence au sein des
masses. Ainsi répugnance chaque jour grandissante à se mêler aux affaires
du continent, application constante à améliorer les finances, à effacer les
taxes qui pèsent sur les masses, à travailler au bien-être du peuple, à pré-
parer par la libre culture intellectuelle son avènement progressif aux droits
politiques, et à développer la liberté dans toutes les sphères de l'activité
humaine, tels ont été les traits généraux de la politi(iue anglaise depuis
1815, politique, répétons-le, qui, à mesure qu'elle se précisait davantage et
s'emparait de l'esprit public, tendait essentiellement à subordonner les
questions étrangères aux questions intérieures.
Quel était l'effet de cette politique sur la situation extérieure de l'Angle-
terre et sur les états continentaux ? Insensiblement et à plusieurs égards,
elle a modifié la situation de l'Angleterre vis-à-vis des cours et des peuples.
Elle a sans doute affaibli le crédit de l'Angleterre auprès des cours, et elle
a laissé le champ libre aux peuples qui ont eu la volonté et le courage de
KEVUE. — CHRONIQUE. 735
faire valoir leurs droits à rencontre de leurs gouvernemens. L'esprit paci-
fique et l'esprit libéral grandissaient dans le royaume-uni en se donnant la
main. Dès que les arrangemens de 1815 furent accomplis, l'Angleterre se
détacha de cette conspiration dirigée bien plus encore contre la liberté que
contre la France, et qui s'appelait la sainte alliance. Les libres discussions
de sa presse et de son parlement ne laissèrent point dormir ces souverains
despotiques occupés à traquer toutes les aspirations nationales et libérales
des peuples en les flétrissant du nom d'esprit révolutionnaire. Les cours des-
potiques se plaignirent d'abord doucement des embarras que leur causaient
les libertés parlementaires anglaises, et s'efforcèrent poliment, en exprimant
leurs doléances aux ministres anglais, de séparer le cabinet britannique de
la responsabilité qu'elles imputaient à la chambre des communes. Un jour
par exemple, M. de Metternich, le spirituel dogmatiste de l'absolutisme,
adressa des plaintes de ce genre à M. Wellesley, qui fut depuis lord Cowley,
le père de l'ambassadeur actuel d'Angleterre à Paris. M. Ganning fit à cette
critique une réponse qui dut apprendre au chancelier autrichien que l'An-
gleterre était déjà bien loin, de 1815. « 11 paraît, écrivit Ganning à M. Wel-
lesley, que, suivant le prince de Metternich, si nous ne changeons pas nos
façons, les états du continent n'auront plus qu'à se mettre en garde contre
le mal que font nos discours dans le parlement... Pour que notre influence
au dehors se conserve, il faut qu'elle se retrempe constamment aux sources
de notre force au dedans, et les sources de cette force sont dans la sym-
pathie qui règne entre le peuple et le gouvernement, dans l'union du sen-
timent public avec les conseils publics, dans la confiance réciproque et la
coopération de la chambre des communes et de la couronne. Si le prince de
Metternich s'est figuré que la chambre des communes est une simple en-
trave à la liberté d'action des conseillers de la couronne, que tout en ayant
à tempérer les préjugés de cette chambre et à calmer sa mauvaise humeur,
le gouvernement en fait demeure indépendant de son impulsion, en un mot
que notre tâche est de la conduire et non de la consulter, — il se trompe.
La chambre des communes fait essentiellement partie de l'autorité nationale
aussi bien que des conseils nationaux, et malheur au ministre qui entre-
prendrait de conduire les affaires de ce pays en concertant uniquement sa
politique étrangère avec une grande alliance, et croirait pouvoir réaliser
les vues de cette alliance en jetant un peu de poudre aux yeux à la chambre
des communes! Et cependant voilà la conduite que le prince de Metternich
paraît croire possible! C'est un point, permettez-moi de vous le dire, mon
cher Wellesley, où, d'après votre propre rapport, vous ne lui avez pas suf-
fisamment exposé son erreur. »
Si, au lieu de s'adresser au ministre d'un gouvernement despotique, ce
digne et fier langage eût été entendu par les peuples, ils n'eussent pu y
voir, remarquons-le en passant, que l'expression éclatante de la sécurité
<}ue le gouvernement parlementaire donne aux rapports internationaux.
Dans cette forme de gouvernement en effet, toute entreprise, pour être
résolue, a besoin de l'accord préalable du pouvoir exécutif et du conseil
national; elle exige en quelque sorte un contrat publiquement débattu et
arrêté entre les deux parties, mettant ainsi les tiers à l'abri des surprises ;
736 REVUE DES DEUX MONDES.
mais TAutriclie s'inquiétait bien alors de la sécurité générale qui résul-
terait des maximes de Ganning, si elles étaient universellement pratiquées !
M. de Metternich ne pouvait plus douter que l'Angleterre ne fît défaut au
concert contre -révolutionnaire des cours du ISord, et il ressentit seule-
ment le coup que portait à la cause absolutiste ce qu'il appelait sans doute
la défection du cabinet anglais. L'on vit bientôt, à partir de 1830, ce que
les peuples devaient gagner, ce que les cours despotiques allaient perdre
à la nouvelle attitude de l'Angleterre. La France fit sa noble révolution
de 1830, et n'eut point à la défendre contre une coalition européenne,
parce que l'Angleterre, devenue libérale, applaudissait au triomphe de la
liberté en France, qui déterminait la victoire de la réforme parlementaire
de l'autre côté de la Manche, et qu'il n'y a point de coalition possible
contre la France, si l'Angleterre n'y prend part. A l'abri de l'alliance de
la France et de l'Angleterre, la Belgique put reconquérir sa nationalité et
se donner des institutions libres; l'Espagne et le Portugal purent échap-
per au despotisme et au fanatisme. La nouvelle politique anglaise mettait
fin à Tère des coalitions contre-révolutionnaires : c'était un immense avan-
tage pour les peuples, s'ils avaient su en profiter, et si, par des révolu-
tions intempestives ou mal conduites, ils ne s'étaient pas livrés eux-mêmes
aux réactions qui ont effacé les mouvemens de 18Zi8 ; mais, malgré ces mal-
heureuses vicissitudes, dont nous ne pouvons accuser que nous-mêmes, la
France a recueilli deux avantages signalés de la nouvelle politique anglaise.
Grâce à l'alliance de l'Angleterre, elle a pu se tirer glorieusement du mau-
vais pas de la question des lieux-saints, et renvoyer à la Russie l'échec que
l'empereur Nicolas avait voulu nous infliger; grâce à la neutralité anglaise,
nous avons pu entreprendre et mener à fin, contre le gré de l'Europe, la
guerre d'Italie. Les peuples, et la France notamment, ont donc tiré grand
profit de la nouvelle politique anglaise. Quant à l'Angleterre elle-même, elle
a recueilli sans doute de cette politique les avantages essentiels qu'elle lui
demandait : elle a pu remanier ses institutions intérieures sans déchirement
révolutionnaire, elle a vu sa population doubler presque en un demi siècle,
elle a fait des accumulations colossales de capitaux; elle a multiplié ses
colonisations; elle a travaillé à élever ses classes ouvrières au bien-être, au
sentiment de la dignité humaine, à l'exercice efficace des droits politiques.
L'un de ses hommes d'état les plus illustres, sir Robert Peel, a pu placer son
œuvre de réforme sociale sous l'invocation d'un des plus glorieux précur-
seurs de notre révolution et se vanter d'avoir accompli une pensée de Tur-
got. Mais en remplissant cette tâche sensée, logique, féconde d'un peuple
libre, l'Angleterre a payé le bien qu'elle se faisait elle-même en négligeant
ses défenses. Elle a diminué ces établissemens dispendieux qui sont bien
plutôt les instrumens accidentels de la force des peuples que la raison per-
manente de leur puissance. Elle s'est doublement désarmée : désarmée au
point de vue des alliances en encourant la défaveur des cours par les sym-
pathies qu'elle a témoignées aux peuples, désarmée au point de vue militaire
en subordonnant au respect de la liberté humaine le recrutement de son ar-
mée et de sa (lotte, en effaçant de sa législation tout ce qui ressemble aux
conscriptions et aux inscriptions en vigueur sur le continent.
REVUE. — CHRONIQUE. 737
Devant ce contraste des deux systèmes politiques qui ont été ceux de
l'Angleterre, l'un qui dominait avant 1815, l'autre qui a prévalu depuis,
nous n'avons pas à nous demander seulement celui qui est préférable au
point de vue des intérêts français; nous avons à décider nous-mêmes quel
est celui que l'Angleterre devra définitivement suivre ou abandonner. En-
tre les deux, c'est nous en quelque sorte qui avons à choisir. Ce sont là
les véritables termes de la question politique qui nous est posée en ce mo-
ment. Déjà l'Angleterre, inquiète sur sa sécurité, à tort sans doute (mais
entre grandes nations il n'est pas permis de discuter les raisons d'un souci
semblable), s'arme à sa façon, c'est-à-dire en faisant appel au sentiment pu-
blic et à la coopération volontaire des citoyens. Tout en regrettant qu'une
telle préoccupation se soit emparée du peuple anglais, nous ne croyons
rien avoir à y redire, et nous souhaitons au contraire que l'Angleterre ait
assez construit de vaisseaux blindés et de rams, ait assez fortifié ses côtes
et ses arsenaux, ait organisé assez de compagnies de riflemen ou d'artilleurs
volontaires pour se croire en sûreté chez elle, et avoir le sentiment qu'elle
n'existe pas, comme disent ses journaux, on sufferance, par tolérance. Moins
alarmée, elle sera moins vétilleuse, plus clairvoyante et plus juste. Pourtant,
avec la connaissance que nous avons du tempérament politique du peuple
anglais, nous ne nous dissimulons pas qu'il lui sera difllcile de supporter
longtemps dans l'inaction les dépenses d'un armement extraordinaire. Les
Anglais n'ont aucun goût pour les dépenses qui consument le capital impro-
ductivement. Ils n'ont pas l'indifférence des nations despotiquement gou-
vernées du continent pour le gaspillage des deniers publics. Ils n'oublient
jamais que le capital est du travail accumulé ; ils savent que le capital dé-
voré en armemens militaires, c'est du travail détruit et qui s'en va en fumée.
Si ce capital est le produit de l'impôt, ils calculent le fardeau qui est. sté-
rilement infligé aux classes laborieuses ; s'il provient de l'emprunt et aug-
mente la dette publique, ils s'inquiètent du travail qui sera aussi stérilement
et à perpétuité imposé aux générations futures pour en servir l'intérêt. In-
dustriels et commerçans, la tranquillité du présent ne leur suffit pas : ils ont
besoin d'une longue confiance pour se livrer aux opérations de l'esprit d'en-
treprise. L'Angleterre armée ne sera plus alarmée, mais elle aura hâte d'en
finir avec un état de choses qui lui semblerait incertain et précaire. C'est alors
qu'elle nous paraîtrait dangereuse, si, par une folle imprudence, on la pro-
voquait à revenir au système des Ghatham et des Pitt. Certes nous avons
intérêt à ne pas oublier que la politique anglaise ne se pique point de logi-
que, et qu'il lui serait moins difficile qu'on ne pense de rétrograder par un
brusque saut vers cette tradition qu'elle a rompue depuis 1815, vers ce
temps où, réformes intérieures, finances, principes libéraux, elle faisait tout
céder aux intérêts de sa politique extérieure et de la guerre à outrance. Si
esseulée qu'elle paraisse aujourd'hui dans le système des alliances euro-
péennes, nous ne nous fierions pas plus à la durée de son isolement qu'à la
constance de ces sympathies de nos rivaux naturels du continent que nous
croyons avoir conquises, chez les Piusses à l'Aima et à Sébastopol, chez les
Autrichiens à Magenta et à Solferino.
Kous prévoyons donc des épreuves délicates pour notre politique étran-
TOME \MV. 47
738 REVUE DES DEUX MONDES.
gère, mais nous espérons qu'elles seront adroitement et heureusement tra-
versées. Plusieurs circonstances nous rassurent en effet. D'abord , si Ton
en juge par la circulaire du ministre de Tintérieur, il est évident que notre
gouvernement a fait son choix entre les deux systèmes où il est possible
de maintenir ou de pousser la politique anglaise, et qu'il n'est pas disposé
à signaler à l'Angleterre Tère des Ghatham et des Pitt comme l'époque de
sa grandeur. L'expédition concertée contre la Chine est aussi un bon symp-
tôme. L'on attribuait récemment à notre gouvernement une pensée qui, si
elle se réalisait, contribuerait puissamment à rétablir la confiance normale
entre les deux pays. Nous voulons parler des modifications qui devaient être
prochainement apportées dans nos tarifs de douane, et qui auraient pour
effet d'affranchir de droits les matières premières employées par nos indus-
tries, et de réduire les droits sur les denrées nécessaires à l'alimentation du
peuple. De pareilles mesures ne seraient pas seulement utiles à notre com-
merce et aux classes populaires, elles seraient l'inauguration d'une véritable
politique de paix, dont les tendances deviendraient manifestes au dehors.
Enfin, quant à nous, persistant dans les idées que nous émettions dernière-
ment, nous verrions la plus efficace des garanties de la paix dans le réveil
d'une vie politique intérieure qui intéresserait et associerait la France au
développement libéral de ses institutions, et la détournerait ainsi des pré-
occupations stériles et périlleuses de la politique étrangère.
Nous ne serons malheureusement pas délivrés des questions étrangères
avant que le congrès annoncé ait terminé son œuvre, et avant l'arrange-
ment final des affaires d'Italie. Que la tâche du congrès soit difficile et que
le travail de cette assemblée soit destiné à rencontrer bien des complica-
tions et à subir bien des lenteurs, personne ne le contestera. Nous n'aurons
pas la témérité de devancer l'avenir, et d'émettre à ce sujet d'oiseuses prévi-
sions. Nous nous contenterons, pour le moment, d'indiquer les dispositions
dans lesquelles la nouvelle de la réunion du congrès va trouver l'Italie. L'on
peut considérer les incidens qui ont suivi la proposition de la régence au
prince de Garignan comme la crise finale de l'Italie centrale avant la réu-
nion du congrès. Cette crise, à laquelle n'ont pas manqué les incidens im-
prévus et les contradictions logiques, s'est heureusement terminée par une
sorte de compromis. Quel que soit le jugement que l'on porte sur les griefs
des diverses provinces de l'Italie centrale , sur le rôle que chacune d'elles
joue dans les événemens actuels et sur le caractère du mouvement annexio-
niste, il est impossible de méconnaître que les dictateurs, en appelant les
assemblées à conférer la régence au prince de Carignan, obéissaient à une
pensée d'ordre et de conservation. L'on en a eu la preuve par la retraite
de Garibaldi et par la publicité donnée depuis aux desseins que nourris-
sait ce hardi partisan. Le statu quo pesait en effet à Garibaldi, et il voulait
faire dans les états pontificaux, et même dans le royaume de Naples, une
pointe qui eût remis tout en feu, et qui eût enlevé à l'Italie révolutionnée
ce mérite de la conserfation de l'ordre, dont le congrès, il faut Tespérer,
lui tiendra compte. Pour maintenir la paix, il fallait modérer les impatiences
du parti extrême, et pour obtenir la patience des exaltés, il fallait donner
une satisfaction à leurs espérances en faisant un pas nouveau dans le sens
REVUE. CHRONIQUE. 739
de l'union. Les situations révolutionnaires imposent de tels compromis, et
Ton est bien heureux lorsqu'avec ces ménagemens l'on peut les sauver des
excès. La régence du prince de Garignan était la transaction indiquée par
les circonstances. Depuis longtemps déjà, un de nos amis de Toscane,
M. Matteucci, qui avait eu occasion à Turin de faire sur ce point au prince
de Garignan des ouvertures dont le prince lui a témoigné sa reconnais-
sance par une lettre récente, avait indiqué ici même cette régence comme
la meilleure des solutions provisoires pour l'Italie centrale. Les dictateurs
s'étaient arrêtés à ce projet dès les premiers jours du mois d'octobre, et
la surprise qu'ils ont montrée et que l'on a éprouvée à Turin lorsqu'à paru
la note du Moniteur qui désapprouvait la régence du prince serait un fait
singulier, s'il ne fallait y voir autre chose que l'effet du premier échec subi
par l'optimisme systématique des Italiens depuis plusieurs mois. Quoi qu'il
en soit, cette note produisit à Turin une vive émotion, si elle ne mit pas en
désarroi les conseillers du roi Victor-Emmanuel. On sait que plusieurs chefs
iœportans du libéralisme piémontais furent appelés à un conseil où il fut
décidé que la vice-régence de M. Boncompagni serait substituée à la ré-
gence du prince de Garignan. M. Ratazzi, en annonçant cette résolution au
roi, ne lui cacha point, dit-on, que le ministère était prêt à se retirer, si
la vice-régence de M. Boncompagni n'était pas adoptée. Le roi ne pouvait
évidemment pas accepter la dissolution de son ministère. Qui aurait -il pu
appeler? M. d'Azeglio, avec cette chevaleresque franchise qui le distingue,
a épousé le mouvement actuel sans garder ces diplomatiques ménagemens
qui rendent, comme on dit, un homme possible. Malheureusement les cir-
constances qui ont déterminé M. de Gavour à sortir du pouvoir ne sem-
blent pas lui permettre encore d'y rentrer. Fallait-il essayer d'un cabinet
Revel-Menabrea? Mais c'était rentrer dans une politique exclusivement pié-
montaise, abandonner à lui-même le mouvement italien, c'est-à-dire exposer
l'Italie à de grands désordres : à un tel parti la droiture du roi Victor-Em-
manuel répugnait invinciblement. La retraite sur la vice-régence de M. Bon-
compagni était donc l'extrême concession que le Piémont pouvait faire. On
l'a facilement compris à Paris, comme nous l'avons vu par une seconde note
du Moniteur; il a été plus difficile de convaincre l'Autriche , et c'est au
temps que l'on a dû employer à surmonter ses objections qu'il faut attribuer
le retard qu'a subi l'expédition des lettres pour le congrès. Ce n'est pas le
seul inconvénient qu'ait eu cet incident. La régence une fois reconnue
impossible, il semble que la vice-régence de M. Boncompagni, désigné par
le prince de Garignan, devait satisfaire les Italiens, qui se sont récemment
montrés si habiles à prêter aux actes politiques la signification qui leur
plaît. Get expédient donnait encore beau jeu à cette subtilité d'interpréta-
tion que nous signalions en eux il y a quelques jours. Nous n'avons eu pour-
tant que des gloses françaises, assez comiques par leurs variations, sur la
question de savoir s'il fallait attacher le même sens qu'à la régence du
prince de Garignan à la vice-régence de M. Boncompagni, désigné par le
prince. M. Minghetti pour les Romagnes, M. Peruzzi pour la Toscane, s'é-
taient montrés assez accomraodans sur cette demi-solution; mais M. Rica-
soli à Florence a voulu cette fois mettre les points sur les i. Il faut dire,
740 REVUE DES DEUX MONDES.
pour la défense du dictateur de Florence, quMl a révélé depuis plusieurs
mois des qualités qui ne lui permettent guère de devenir le simple subor-
donné de M. Boncompagni. Le baron Ricasoli, avec sa vigueur féodale, est
comme un homme du xvi^ siècle transplanté dans notre civilisation : il est
un des caractères les plus saillans qu'ait produits la révolution italienne;
mais enfin ses répugnances ont cédé comme celles de l'Autriche, et grâce
aux concessions qu'il a su faire, qui ont dû lui coûter beaucoup en effet,
le danger d'une dissidence éclatant entre la Toscane et le reste de l'Italie
centrale, entre Florence et Turin, est aujourd'hui conjuré. Parmi les con-
cessions personnelles qui ont empêché la crise d'avoir de redoutables con-
séquences, il faut compter aussi en première ligne la retraite du général
Garibaldi. La démission du général, garantie d'ordre dans le présent, sert
aussi pour l'avenir la cause de l'Italie, car elle laisse entrevoir les extré-
mités que l'on affronterait, si, en négligeant leurs vœux, on exposait les
Italiens aux tentations du désespoir.
Le congrès trouvera sans doute le parlement piémontais rassemblé, et les
vœux de l'Italie auront là un organe public et retentissant. Du reste, les dis-
positions de l'Italie centrale demeurent inébranlablement contraires aux
restaurations. Les témoignages d'observateurs très modérés, et très peu
enclins aux illusions et aux partis extrêmes, nous dépeignent l'antipathie
contre le grand-duc comme ayant pris en Toscane un caractère plus dé-
terminé et plus général. Toutes les classes se prononcent contre l'ancien
ordre de choses. On ne pardonne pas à la maison de Lorraine d'avoir retiré
la constitution, d'avoir appelé les Autrichiens en 18Zi9, lorsque le pays lui-
même avait accompli spontanément la restauration, d'avoir ruiné les finances
pour payer l'armée étrangère, aboli la loi léopoldine pour faire un con-
cordat avec Rome, supprimé la loi municipale, ruiné l'université de Pise et
laissé systématiquement péricliter les institutions d'instruction publique
par lesquelles la Toscane avait exercé si longtemps une éclatante influence
sur la culture intellectuelle de l'Italie. La force du gouvernement actuel est
très grande, et nous n'avons pas de peine à le croire. C'est en effet un gou-
vernement national, composé d'honnêtes gens et d'administrateurs éclai-
rés, qui représente une grande réparation faite au patriotisme de la Toscane.
Aussi nous assure-t-on que ce n'est point la situation de ce pays qui doit
alarmer les amis de l'Italie, que le provisoire n'est point dangereux pour
lui, et qu'il vivra parfaitement et tant qu'on voudra sous son régime actuel.
Il n'est peut-être pas permis d'avoir la même confiance pour les Romagnes;
il sera pourtant difficile au congrès de surmonter la résolution que témoi-
gnent les Romagnols contre une restauration pontificale. Le gouvernement
des Romagnes vient de publier une note circulaire à ses agens à l'étranger
'qui est un plaidoyer, suivant nous irréfutable, en faveur de l'indépendance
de cette province. Il ne sera permis à personne de voir dans cet écrit un
factum révolutionnaire. Par l'élévation de la pensée, la force de l'argu-
mentation, l'abondance et le caractère des preuves, la dignité du ton et la
fermeté modérée du langage, c'est un véritable papier d'état et un des plus
remarquables qu'il nous ait été donné de lire depuis longtemps. Devant une
réunion de véritables hommes d'état, devant cette assemblée de (jentlemen
REVUE. — CHRONIQUE. 7/il
qui, comme disait le Times, doit former le congrès, il est impossible que Ton
croie pouvoir se défaire avec un simple froncement de sourcil d'un exposé
qui porte en soi une teJle autorité de justice et de raison. La note de M. Pe-
poli arrêtera sans doute sérieusement le congrès.
Si l'on s'en tient à ce qui s'est passé dans la diète, les affaires de la con-
fédération germanique n'ont pas fait depuis quinze jours de progrès visible.
Les propositions de réforme partielle du pacte fédéral qui avaient été pré-
sentées à la diète par divers états secondaires ont été renvoj'ées à des com-
missions spéciales, qui n'apporteront vraisemblablement pas dans leurs tra-
vaux une précipitation insolite. L'affaire de la Hesse-ÉIectorale se tend de
jour en jour, si l'on en juge par les votes de la chambre hessoise, par les
communications du gouvernement électoral à la diète et par le départ de
Berlin et de Cassel des agens respectifs de la Hesse et de la Prusse; mais
dans la phase actuelle, le gro» événement est la réunion à Wurtzbourg des
représentans des états secondaires. Sous l'inspiration du spirituel et actif
ministre de Saxe, M. de Beust, et du représentant plus rêveur et plus diffus
■de Bavière à la diète, M. de Pfordten, les états secondaires essaient encore
une fois de constituer un groupe intermédiaire entre les deux grandes puis-
sances allemandes. L'agrégation des états secondaires, si elle parvenait à
s'organiser, serait un organe assez respectable de l'Allemagne, car elle re-
présente plus de 18 millions d'Allemands, c'est-à-dire une vraie population
germanique, plus nombreuse que la population prussienne et surtout bien
plus considérable que les sujets allemands de l'Autriche; mais les efforts de
M. de Beust seront-ils plus heureux aujourd'hui qu'ils ne l'ont été dans le
passé? Sans vouloir décourager sa persévérance, nous nous permettrons
d'en douter. Ordinairement les petits états commencent leur levée de bou-
cliers contre l'une des deux grandes puissances et avec le concours de l'au-
tre. Pendant la guerre d'Orient, c'est contre l'Autriche que M. de Beust
menait les petits états, et la Prusse venait à la rescousse. Aujourd'hui l'on
en veut à la Prusse, et l'on s'inspire ou l'on s'appuie de l'Autriche. Ordi-
nairement aussi il arrive qu'après que les petits états se sont bien démenés,
les deux grandes puissances s'entendent par-dessus leur tête, et arrangent
à leur guise les affaires fédérales. Les questions purement fédérales occupent
sans doute le petit congrès de "Wurtzbourg ; mais nous ne serions pas sur-
pris que l'éventualité du grand congrès européen ne tînt une plus grande
place encore dans les desseins des meneurs des petits états allemands. Leur
ambition constante a été de participer directement eux-mêmes, par un re-
présentant spécial de la confédération, aux délibérations des grandes puis-
sances européennes. L'Autriche et la Prusse, disent-ils, ont des intérêts pro-
pres trop distincts pour représenter l'Allemagne dans les conseils de l'Europe,
et la confédération germanique est un corps politique trop considérable pour
qu'il soit possible de lui refuser sa place dans les conseils européens. Ce
n'est pas nous qui donnerons tort à cette argumentation des états secon-
daires de l'Allemagne; mais nous craignons fort qu'ils ne réussissent guère
à forcer l'entrée du congrès de 1860, et qu'ils ne soient en train de faire,
suivant leur habitude, beaucoup de bruit pour rien.
L'Espagne est définitivement engagée dans sa guerre d'Afrique. Tandis
^:-
7A2 REVUE DES DEUX MONDES.
que notre brillante et courte campagne finit, et que le corps expédition-
naire français est déjà rentré sur notre territoire, après avoir infligé une
vigoureuse correction aux tribus indisciplinées du Maroc, l'armée espagnole
paraît sur la côte africaine. Les débarquemens de troupes se succèdent.
Le général O'Donnell est parti de Madrid, il y a quelques jours, pour aller
prendre lui-même le commandement de Fexpédition, et tout est en mouve-
ment dans le midi de l'Espagne. Les hostilités ont même déjà commencé, et
ces premiers combats, comme on devait le penser, ont été tout à l'honneur
des armes espagnoles. D'un autre côté, les cortès viennent d'être suspen-
dues à Madrid après avoir voté le budget au pas de course. Et puisqu'il s'agit
de guerre, on pourrait dire que le président du conseil, avant de partir, n'a
point négligé d'assurer ses positions en créant cinq grands commandemens
militaires qu'il a confiés à des généraux sur lesquels il peut compter. Voilà
donc le gouvernement espagnol libre de toute entrave parlementaire, ras-
suré sur la paix intérieure, et uniquement occupé de la guerre d'Afrique.
Mais que va-t-il faire dans le Maroc? C'est peut-être la question qui s'élève
aujourd'hui plus que jamais après la publication des dépêches récemment
échangées entre le cabinet de Madrid et le gouvernement anglais. L'armée
espagnole obtiendra des succès sans nul doute ; elle battra les Marocains,
elle ira camper dans leurs villes et occupera leurs ports. Tout ce qui est
militaire, nou3 voulons le mettre hors de contestation ; c'est le caractère
politique de la guerre qui vient de s'obscurcir d'un nuage. Au moment pré-
sent, si nous ne nous trompons, le plus grand embarras n'est pas pour le
général 0"Donnell, chargé de faire une campagne avec de vaillans soldats;
il est bien plutôt pour le cabinet qu'il a laissé à Madrid aux prises avec ce
désenchantement d'opinion qui s'est produit aussitôt qu'on a connu les inci-
dens diplomatiques qui ont précédé la guerre. Pour tout dire, la diplomatie
espagnole a été moins heureuse que ne le seront indubitablement les soldats
•campés aujourd'hui devant Geuta.
A considérer les intérêts de l'Angleterre et sa position à Gibraltar, à voir
l'animation des journaux de Londres dans ces derniers temps, on ne pouvait
douter que l'expédition préparée par le cabinet de Madrid contre le Maroc
ne fût pour le gouvernement anglais l'objet d'une vive et pressante sollici-
tude. On peut voir aujourd'hui par les pièces mêmes de cette négociation,
qui a été comme le prologue de la guerre, ce qu'il a fallu pour désarmer
l'Angleterre, à quel prix elle a laissé s'accomplir l'expédition espagnole.
L'Angleterre, on ne saurait le nier, va droit au but, elle fait ses conditions
d'une façon qui pourrait paraître impérieuse. Une déclaration de désinté-
ressement ne lui suffit pas : elle demande au gouvernement espagnol l'enga-
gement écrit de ne poursuivre aucune conquête dans le Maroc, de n'occuper
aucun port d'une manière permanente, de se retirer de toutes les positions
conquises aussitôt après la ratification d'un traité de paix, et il est expres-
sément stipulé que c'est immédiatement après la ratification de la paix, non
après l'exécution des conditions. Ce n'est point vraiment dans son intérêt
que l'Angleterre, maîtresse de Gibraltar, tient tant à ce que l'Espagne n'oc-
cupe aucun point de la côte d'Afrique dans le détroit; c'est afin que la puis-
sance espagnole ne puisse gêner la liberté de la navigation î Le cabinet de
REVUE. — CHRONIQUE. 7^3
Madrid s'est résigné à prendre les engagemens qu'on lui demandait, et il les
a pris par écrit, comme on le lui demandait; il s'est obligé d'avance à n'oc-
cuper aucune position qui pourrait, dit-il, « assurer à l'Espagne une supé-
riorité périlleuse pour la navigation ; » il s'est interdit toute conquête, tout
agrandissement, et il a réservé sa liberté pour le reste, de sorte que tout
considéré, à moins que, comme on l'a laissé croire un instant à Madrid, il
n'y ait d'autres documens qui neutralisent jusqu'à un certain point la portée
de ces engagemens et réservent d'une façon plus explicite la liberté d'action
du gouvernement de la reine Isabelle, l'Espagne se trouverait engagée dans
une entreprise dont elle ne pourrait attendre qu'un prix problématique. En
tirant son épée, elle se serait lié les mains!
S'agit-il simplement d'infliger un châtiment aux Maures, d'obtenir des ré-
parations ou des indemnités? Tout cela, le plénipotentiaire de l'empereur
du Maroc l'accordait avant la guerre, et même il consentait en principe à
une extension de territoire nécessaire à la sûreté de la place de Geuta. L'Es-
pagne, il est vrai, restait sans garanties contre de nouvelles insultes, par la
raison bien simple que l'empereur du Maroc n'est pas maître chez lui ; mais
comment cet empereur battu pourra-t-il offrir des garanties plus sérieuses?
Et dans tous les cas n'y a-t-il pas une singulière disproportion entre l'objet,
de l'expédition réduit à ces termes et l'immense déploiement de forces qu'on
voit en ce moment au-delà des Pyrénées? C'est là ce que l'opinion s'est dit
instinctivement, et l'opinion, qui avait pris feu au premier bruit de la guerre
contre les Maures, a été subitement déçue par la divulgation des incidens
diplomatiques de l'expédition. Le sentiment national, si puissant et si fier
en Espagne, s'est trouvé blessé de la hauteur avec laquelle l'Angleterre a
fait ses conditions et de la résignation avec laquelle le cabinet de Madrid
s'est laissé dicter des engagemens si péremptoires. Ces dépêches ont fait
souffrir l'esprit patriotique autant que la guerre l'avait exalté. Voilà la vé-
rité. La situation n'en est pas plus facile pour le général O'Donnell, qui ne
pourra peut-être effacer ces impressions que par de grands succès mili-
taires et par l'imprévu, qui a sa place dans toute guerre. Il n'y a plus au-
jourd'hui qu'à attendre les événémens et à voir ce qui peut sortir de cette
lutte, limitée d'avance dans ses effets par la diplomatie. e. forcade.
ESSAIS ET NOTICES.
LES MASQUES ET BOUFFONS DE LA COMÉDIE ITALIENNE.^
Qui ne connaît ces tableaux et ces estampes du siècle dernier où la nature
et les personnages sont représentés dans un état de convention qui fait d'a-
(1) 2 beaux volumes grand in-S»; texte et dessins par Maurice Sand, gravures par
A. Manceau, chez Michel Lévy.
7/xll REVUE DES DEUX MONDES.
bord sourire, qui fait ensuite rêver, groupes charmans que Watteau excel-
lait à peindre? C'est un idéal maniéré sans doute, mais enfin c'est un idéal
dont l'harmonie est visible et le charme certain. Dans ce pays enchanteur
peuplé de gentilshommes, de baladins et d'héroïnes galantes, Regnard a placé
la scène de ses Folies amoureuses, Lesage son château de Lirias, tous les
poètes de l'époque leur retraite désirée jusqu'au jour où Jean-Jacques est
venu bâtir sur ces ruines d'opéra sa maison blanche à volets verts. L'Italie
a presque seule inspiré ces poses et ces costumes. De belles dames poudrées
et fardées traînent leurs manteaux de velours et leurs robes de satin sur les
marches d'un escalier de marbre rose. Les unes, au bras de leurs amans,
cherchent les allées ombreuses; d'autres écoutent le récit fait en beau style
de quelque aventure ou le sonnet déclamé par un cavalier vêtu d'un pour-
point couleur céladon. Partout c'est un babil capricieux et pétulant où se
croisent les joyeuses médisances et les impertinentes déclarations. Égaré
par Crispin, Pantalon cherche en le maudissant son libertin de fils Orazio :
il est derrière cette charmille, qui joue de la flûte aux pieds de Silvia. La
liberté la plus aimable règne dans cette heureuse région, où les arbres bizar-
rement taillés ne laissent pénétrer qu'un air tiède et une douce lumière.
Sur le devant, Pulcinella gambade en ricanant, tandis que Pierrot, raide
et les bras collés au corps, ouvre sa grande bouche étonnée ; Mezzetin, tout
en raclant sa guitare, poursuit les yeux au ciel quelque songe intérieur.
Arlequin présente avec un salut ironique sa batte de bois au vieux capitan
Spezzafer, qui s'appuie tristement sur l'épaule de son petit-fils Scaramouche,
devenu marquis... en Espagne. Puis, vers les derniers plans, tout un monde
de masques, de femmes et de bouffons circule, se mêle et s'évanouit dans
une brume rosée...
C'est ce monde chimérique que M. Maurice Sand vient aujourd'hui nous^
raconter avec la plume et le crayon. L'an dernier, à pareille époque, il or-
nait de dessins originaux et gracieux une poétique narration des Légendes
rustiques du Berri. En faisant succéder aujourd'hui les types de la comédie
italienne aux Lavandières de nuit et au Meneu de Loups, le jeune artiste
agrandit simplement le cercle de ses études et demeure en réalité sur le
même terrain. Critiques bouffonnes du présent, souvenirs touchans ou ter-
ribles du passé, ces formes diverses de ce que M"* Sand nomme Vàfabulo-
sité traduisent également les espérances ou les craintes de l'imagination
populaire. Un monde fantastique peuple à la fois cette littérature orale et
cette littérature improvisée; mais celle-ci, plus libre et moins émue, est
l'expression hardie des sens, l'organe naturel d'une foule toujours prête à
se passionner pour des masques grotesques qui débordent de verve, d'inso-
lence et de raillerie. La Commedia dell' arte. tel est le nom sans équivalent
dans notre langue de ce genre d'improvisation appliquée à l'art dramatique,
est certainement l'expression la plus intéressante et la plus fidèle du génie
de la race italienne. Pour réunir ses personnages, elle a mis à contribution,
en leur empruntant leur patois et leurs habitudes particulières, tous les
groupes de la péninsule. Enfin elle est parvenue à représenter sous la forme
la plus vive et la plus saisissante, en même temps que les instincts les plus
naïfs de la créature humaine, toutes les variétés du caractère national. On
REVUE. — CHRONIQUE. 745
ne saurait donc refuser à ses masques et bouffons, malgré leur impuissance
à s'élever jusqu'à la comédie véritable, l'honneur d'une histoire spéciale.
Cette histoire, que l'on a pu lire en partie dans la Revue (1), est complé-
tée en .beaucoup d'endroits par les recherches de M. Maurice Sand. On pour-
rait peut-être désirer que les curieux détails dont ce livre abonde fussent
unis par une méthode plus rigoureuse et fécondés par quelques considéra-
tions générales. Toutefois, si M. Maurice Sand laisse au lecteur le soin de
tirer lui-même ses conclusions, il ne néglige aucun des petits faits qui peu-
vent l'éclairer. Il nous donne d'abord au moyen de l'analyse une idée très
nette de la comédie de l'art. Les essais de représentation en ce genre dont
il a été le témoin, et qu'il raconte spirituellement, lui fournissent d'instruc-
tives et amusantes observations de mise en scène. C'est un fait acquis à la
critique moderne que la nécessité, pour toute forme de l'art qui tend à se
renouveler ou à se connaître elle-même, de remonter d'abord à ses sources.
Ces types du théâtre italien, qui sont dus plutôt aux sentimens et aux pas-
sions d'un peuple qu'aux conquêtes rationnelles de son intelligence, M. Mau-
rice Sand les prend à leur naissance et les suit patiemment jusqu'à nos jours
dans les inévitables transformations qu'ils doivent aux années et aux événe-
mens politiques. Il n'oublie pas de les accompagner dans leurs excursions
transalpines. La France, on le sait, se les appropria presque tous, et leur
imprima le cachet de ses mœurs et de ses traditions. Au xviii® siècle, elle
fit, en la modifiant, de la commedia delV arte un genre nouveau de son
théâtre, se souvenant avec raison que Molière lui avait quelquefois repris
son bien. C'est de cette influence réciproque que résulte pour nous le prin-
cipal intérêt des figures dramatiques de l'Italie.
Les masques et bouffons qui composent l'ensemble de la comédie italienne
-sont en très grand nombre : chaque bourg, chaque patois a son représentant.
M. Maurice Sand a eu l'heureuse idée de les classifier pour ainsi dire scien-
tifiquement, en ramenant chaque variété à l'espèce, chaque espèce au genre.
Un rapide examen de ces principales figures dans leurs détails les plus ca-
ractéristiques ne peut manquer d'offrir quelque intérêt. — Arlequin, le pre-
mier et le plus populaire, le Panniculus des Atellanes reconnaissable à la
batte et au chapeau, est l'un des deux zani (2) bergamasques, dont l'autre
porte le nom de Brighella. Celui-ci, personnage flagorneur et mielleux, est
la souche de tous les valets fourbes et intrigans. Sa lignée française est
nombreuse : Scapin, Sbrigani, Mascarille, Frontin, Labranche et Figaro le
reconnaissent pour père. Il a volontiers la plaisanterie féroce : « J'ai vécu,
dit-il, dans le théâtre de Gherardi (3) six ans avec ma première femme
(1) Voyez les études de MM. Ferrari, Ch. Magnin et Frédéric Mercey.
(2) Sanniones, bouffons.
(3) La troupe italienne appelée à Paris en 1645 par Mazarin commença à donner des
pièces françaises le 22 janvier 1682; elle occupait alors, après la réunion des théâtres
français, la salle de l'hôtel de Bourgogne. Évariste Gherardi, qui en devint le directeur,
lui fit représenter un grand nombre de ses ouvrages. La plupart, qui offrent une
alliance curieuse de l'esprit français et de la bouffonnerie italienne, sont réunis sous ce
titre: Le Théâtre-Italien, ou le Rectceil de toutes les Comédies et Scènes françoises
jouées par les comédiens italiens du roy pendant tout le temps qu'ils ont été au service.
7/16 REVUE DES DEUX MONDES.
sans avoir le plus petit démêlé. Une fois seulement, après avoir pris du
tabac, je voulais éternuer : elle me fit manquer mon coup. De dépit, je
pris un chandelier et lui cassai la tête. Elle mourut un quart d'heure après.
Voilà le seul différend que nous ayons eu ensemble. » Arlequin est moins
méchant; il a même commencé par être un niais, un sot dont on se mo-
quait, un balordo affatto; son costume bariolé témoignait de sa misère.
Plus tard, il a laissé à Pierrot son héritage de horions et de balourdises et
s'est rappelé quMl était le petit-fils de Mercure. Il est devenu fin, spirituel
et diseur de bons mots; il est l'amant de cœur de Golombine. Cependant
toute gloire se perd : en Italie, il est relégué parmi les marionnettes; en
France, ce n'est plus qu'un mime de tradition.
Venise, où vécurent et brillèrent les poètes Galmo et Baffo, Gritti et Lam-
berti, Goldoni et Gozzi ; Venise, le foyer le plus littéraire de la commedia
deW arte, revendique comme sien le type le plus fécond en incidens co-
miques, le type de la dupe par excellence. Pantalon. Pantalon est l'anneau
du milieu de cette longue chaîne de Gérontes qui commence au Pappus des
Atellanes, se continue par le Philocléon d'Aristophane, le Déménète de
Plante et se termine par les Pasquale, Cassandre, Pandolphe, Orgon, Gorgi-
bus. Harpagon, Sganarelle. La destinée de ce vieillard asthmatique, ladre,
crédule et libertin, est d'être incessamment raillé, incessamment trompé.
Ses filles sont coquettes, ses fils le volent, ses valets le dupent, les soubrettes
le bernent. Est-il né à Bisceglia : les Napolitains, que son patois réjouit fort,
lui font porter une perruque rousse ornée d'une queue en salsifis et l'ap-
pellent Cucuzziello (cornichon). On connaît le Cassandre français avec sa
trogne rubiconde barbouillée de tabac et ses petits yeux enfoncés dans de
gros sourcils. Voici comment l'un de ces vieillards insensés traduit parfois
son naïf patriotisme. Regardant avec Arlequin des vaisseaux qui entrent
dans le port : « Que disent les gens qui montent cplui-ci ? demande-t-il. —
Ils disent : Yes, yes. — Ce sont des amis. Et cet autre? — Ils disent : Oui,
oui. — Ce sont aussi des amis. Et ce troisième ? — Ceux-là disent : la, ia.
— la! ia! Ce sont des porcs I » — Le favori du public romain est aujour-
d'hui Gassandrino, petit vieillard élégant et propret, aimable et fin, avec
le cœur crédule des vieux garçons. Se marie-t-il à quelque Babet, le titre
qu'il prend alors à Sganarelle n'a plus rien d'imaginaire.
Mais quels sont ces gens qui viennent de Naples et s'avancent « d'un pas
mustaphique, c'est-à-dire cheminant superbement les mains sur les costés,
comme pots à anses, dédaignant moustachiquement tout ce qu'ils rencon-
trent (1)? » A ce pourpoint rouge et jaune, à ce manteau barbelé, à ce cha-
peau de feutre roux surmonté d'une plume de coq rouge, à ce nez d'aigle, à
cette rapière, à ces vastes bottes enfin, reconnaissez Spavento, Matamoros
et Fracasse, braves à trois poils, qui reçurent dans un endroit où il faisait
fprt chaud cette furieuse blessure vous savez où. Ils ont pour aïeul le général
Bombomachides, petit-fils de Neptune. Ils mangent quelquefois comme Gar-
gantua et sont plus souvent rossés comme Pierrot; mais ils sont magnanimes
et pratiquent volontiers l'oubli des injures. « Ils m'ont bien battu, mais je
(1) Œuvres de Tabarin.
BEVUE. — CHRONIQUE. 7/17
leur en ai dît ! » Ils finissent ordinairement par prendre du service sur les
galères du roi. Falstaff est leur cousin, et Marco-Pepe, de Rome, qui em-
bourse dix-neuf coups de nerf de bœuf sur vingt, marche dignement sur
leurs traces. Les Romains prétendent seulement que Marco-Pepe est un Na-
politain naturalisé.
Au-dessus, et bien au-dessus de ces principaux types qui représentent
dans une mesure plutôt comique qu'exagérée les sottises et les malices de
la bête humaine, se dresse cette figure vraiment extraordinaire, vraiment
monstrueuse, de Polichinelle. C'est d'ailleurs le plus ancien et le plus noble.
11 est né, dit-on, à Atella, entre Naples et Capoue; mais son origine est
plus haute, et son galbe grotesque se retrouve dessiné sur certains débris
de la vieille Babylone et de l'antique Egypte. Était-il l'incarnation typique
des élémens impurs adorés par les croyances païennes, ou bien représen-
tait-il déjà la négation ironique des idéales destinées promises à l'homme?
C'est aux souvenirs osques qu'il doit surtout ses habitudes brutales, et aux
orgies de Caprée, dont il fut le témoin, ses cruautés lascives. Comme Mar-
doche, il a fait ses classes de bonne heure, et acquis de la vie une rude
expérience; son enfance a été malheureuse : sa nourrice l'ayant laissé tom-
ber sur le dos, puis sur le ventre, il en est résulté ces deux bosses qui ne
l'empêchent pas de réussir auprès des femmes, car il sait être avec elles in-
solent et caustique. Tout jeune, il avait cette voix de poulet qui lui a fait
donner son nom [pidlus gallinaceus, pulclno, pulcinella), et que la pra-
tique lui a conservée. -Ce qui distingue Pulcinella, c'est son froid égoïsme et
sa férocité goguenarde. Il est pourtant bonhomme, et il est parfois de belle
humeur : c'est qu'il vient d'administrer à la morale une volée de coups de
langue, au commissaire une volée de coups de bâton. A qui croit-il hors de
lui-même? Il fut un temps où il croyait au diable; mais depuis qu'il l'a
rossé et que Punch a tué Old-Nick, il est tombé flans un effrayant scepti-
cisme et un profond découragement. Les enfans profitent de cet intervalle
pour l'embrasser. « 0 Polichinelle, disait Charles Nodier, toi dont la tête
de bois renferme essentiellement dans sa masse compacte et inorganique
tout le savoir et tout le bon sens des temps modernes ! »
Les figures secondaires de la comédie improvisée sont innombrables; il en
est quelques-unes que leur présence habituelle a rendues nécessaires et
typiques, celles d'abord qui représentent la loi, la force, la justice, la mo-
rale... et l'hygiène. Les apothicaires et les médecins de Molière sont présens
à la mémoire de tous; le plus renommé en Italie, c'est le docteur bolonais
Grazian Baloardo. On voit d'ici le notaire avec sa perruque à huit mar-
teaux, sa robe noire, son nez bourgeonné, ses énormes lunettes, sa canne
d'une main, son portefeuille de l'autre, plume à l'oreille. Alfred de Musset a
fixé en deux lignes cette figure égrillarde et gourmande dans maître Capsuce-
falo, le notaire de la charmante comédie de Bettine. Tout cela se complète
du procureur, du commissaire et du sbire. Une création napolitaine, Tar-
taglia, résume tour à tour ces différons types. George Sand, dans un de ses
derniers romans, Daniella, a tracé de Tartaglia comme caractère italien de
réalité moderne un très curieux portrait.
On a vu les pères et les valets, voici les enfans et les servantes. Ici les liber-
VAS REVUE DES DEUX MONDES.
tés de l'improvisation sont nécessairement contenues en de certaines limites,
et la part de Toriginalité est moins grande. Les amoureux ne se font remar-
quer que par une nullité profonde. Complètement conduits par leurs valets,
on pressent qu'ils auront plus tard le sort de leurs pères. Ce ne sont pour le
moment que héros de galanteries, pâture d'usuriers, mannequins pavoises
de rubans, bourrés de madrigaux et ruisselant d'eaux de senteur. Il n'en
faut point tant d'ailleurs pour toucher Clarice et soumettre Lucrèce : « Que
vous êtes jolie! — Vous êtes bien obligeant. — Oh! point, je dis la vérité.
-^ Vous êtes bien joli aussi, vous! —Tant mieux! Où demeurez-vous? Je
vous irai voir. » Lelio prête-t-il directement le flanc au ridicule : il devient
alors le beau Leandre, ignorant, maladroit, poltron, recevant à l'endroit
voulu les coups de pied destinés à Pierrot. Colombine, à laquelle il daigne
parfois descendre, fait fi de sa noblesse et lui préfère Arlequin. — Naturel-
lement les filles sont plus intéressantes. 11 faut si peu de chose pour compo-
ser un caractère de femme à la scène ! Avec quelques nuances seulement
d'Isabelle et de Silvia, Molière fait Agnès et Henriette. — Les soubrettes enfin
sont vraies maîtresses de Mascarille et vraies filles de Brighella : paysannes
malicieuses ou confidentes rusées, elles trompent pères, maîtres, tuteurs,
maris, amans, pour le moindre bijou, que dis-je? pour le seul plaisir de
tromper.
Enfin il ne faut pas oublier ce monde si curieux de comparses et de bouf-
fons qui s'agite au dernier plan , et que Callot a si bien reproduit dans ses
Petits Danseurs. U. Maurice Sand a rassemblé sur ce sujet de nombreux
et intéressans détails. On sait que le véritable titre de ce recueil de Callot
est i Balli di Sfessania (danses fescenniennes). Fescennia, petite ville de la
Gaule Cisalpine, dont les ruines se voient encore à un quart de lieue de Ga-
lesa, peut disputer aux traditions grecques et osques, aux influences napo-
litaines, l'honneur d'avoir répandu dans le nord -de l'Italie la commedia delV
arte. Toujours est-il qu'elle donna naissance à une spécialité de bouffons que
les Romains appelaient mimi septentrionis, qu'elle inventa un genre de vers
satiriques, de nature primitive et d'expression grossière, dont Horace a dit:
Fescennina per hune inventa licentia morem
Versibus alternis opprobria rustica fudit.
Les acteurs fescenniens dansaient presque nus en s'accompagnant de casta-
gnettes; ils font suite directe aux acrobates grecs, aux funambules latins et
aux phallophores de Sicyone. Qui n'a feuilleté les dessins de Callot? Qui ne
se rappelle ces créatures longues et osseuses, vêtues d'habits collans, ces
mimes barbus enveloppés dans de larges pantalons, portant longue plume
au chapeau et sabre de bois? Qui ne se souvient de Pasquariello et de Cuco-
rongna, de TrastuUo baisant la pantoufle de Lucia, de Franca-Trippa et de
Fritellino, qui dansent en s'accompagnant l'un de son sabre de bois, l'autre
d'une mandoline?
Telle apparaît au premier coup d'œil Timmense variété de personnages^
qui peuplent la comédie improvisée. M. Maurice Sand les a tous soigneuse-
ment décrits, en cherchant la raison de leurs mille nuances dans les cir-
constances locales et aussi dans le jeu varié des bouffons célèbres qui ont
REVUE. CHRONIQUE. 7ll9
tour à tour rempli ces rôles. Un fait digne de remarque, c'est le peu d'im-
portance du faiseur de libretti à côté du type dramatique et du comédien.
Toute la part de l'auteur consistait dans un canevas léger que l'acteur dé-
veloppait à son gré et sans efforts. Il lui suffisait de se laisser aller à l'in-
spiration du moment, assuré qu'il était, en obéissant à ses seuls instincts,
de satisfaire un public qui, au lieu de juger, ne demandait qu'à partager la
sensation. Aussi la supériorité de la commedia delV arte sur la comédie noble
et soutenue réside-t-elle plutôt dans l'interprétation que dans la conception.
Il n'eût pas fallu à l'Italie moins qu'un Molière pour composer la comédie
de caractères avec la comédie improvisée. Quelques-uns tentèrent cette dif-
ficile transformation. Au premier rang, M. Maurice Sand place Angelo Beolco,
éMRuzzante (bouffon), qui naquit à Padoue au commencement du xvr siècle.
Ruzzante fut-il supérieur à Gozzi comme inspiration humoristique, à Goldoni
comme fine observation et facilité heureuse? Il est permis d'en douter. Quoi
qu'il en soit, il faut tenir compte à Ruzzante d'avoir voulu, avec une intelli-
gence de l'art que ne soupçonnèrent pas ses contemporains, donner à l'Italie
un thçâtre écrit véritablement national. Acteur et auteur, comme Shaks-
peare et Molière, il fut le premier, avec Calmo et Molino, qui rédigea ces
improvisations que les autres poètes oubliaient quand ils avaient quitté la
scène. On sait que les artistes et les jeunes gens nobles se faisaient un hon-
neur de monter sur les planches et d'y interpréter la commedia deW arte.
Hoffmann, dans un de ses meilleurs contes, nous a montré Salvator Rosa
jouant, avec quelle verve! le rôle de sîgnor Formica au théâtre romain de
Nicolo Musso, et il l'a entouré de véritables types scéniques, tels que messer
Pasquale Capuzzi, le docteur Splendiano Accoramboni, et l'infortuné nain
Pitichinaccio. Si Ruzzante n'atteignit pas complètement la comédie de ca-
ractères, il opposa du moins la comédie réelle à la comédie de convention.
Presque tous ses personnages restèrent au théâtre comme des figures typi-
ques, entre autres Truffaldin.
Enfin en 1528 Ruzzante composa sa première comédie en prose, où chaque
rôle était écrit dans un dialecte différent. Il y avait là sans doute un grand
progrès pour l'étude de mœurs et l'observation de la nature, mais n'était-ce
point aussi enlever à la commedia dell' arte le caractère général qui eût pu
tôt ou tard la transformer? Ruzzante voulait cette séparation complète, car
il dit lui-même : « Personne ne veut plus parler sa langue, on veut contre-
faire les Florentins ; c'est comme si moi, qui suis de Padoue, je voulais écrire
en allemand ou en français. » Ce ne fut du reste que dans les dernières an-
nées de sa vie, — il mourut à quarante ans, — que Ruzzante eut l'idée d'é-
crire et de mettre en ordre la plupart de ses pièces. Tempérament mélanco-
lique et railleur, délicat observateur des nuances, patriote éloquent, Angelo
Beolco est lui-même un caractère curieux et sympathique. Des éclairs de
tristesse et de vraie passion viennent illuminer sa gaieté bouffonne. L'obser-
vation directe qu'il faisait de la nature lui a inspiré quelques scènes d'une
vérité et d'une beauté saisissantes. Avec lui, le cœur humain apparaît pour
la première fois dans les types de la commedia dell' arte. On peut en juger
par le dialogue suivant, où l'analyse morale tient la première place. Messer
Andronico a enlevé au paysan Bilora sa femme Dina. Bilora, qui aime sa
750 REVUE DES DEUX MONDES
femme et la regrette, vient la trouver et lui tient simplement ce langage :
« Viens-t'en avec moi, sœur de ma foi, et je te tiendrai encore pour bonne
et chère, comme tu Tétais auparavant. — Bonsoir, me voici, puisque tu m'as
demandée. Gomment te portes-tu? Tu te portes bien? — Moi? bien, et toi?
— Avec l'aide du ciel. Je ne me trouve cependant pas trop bien, si tu veux
que je te dise la vérité. Je suis assommée de ce vieillard! 11 est à moitié
malade, il tousse toute la nuit à m'empêcher de dormir. A toute heure, il
vient et revient me chercher pour me tourmenter, me prendre dans ses
bras et m'embrasser. — Eh bien ! dis-moi, ne veux-tu pas retourner dans ta
maison, ou veux-tu rester ici avec ce vieux, dis? — Moi, je voudrais bien
revenir, mais lui ne le veut pas. Il ne veut pas non plus que tu viennes ici.
Si tu savais les attentions qu'il a pour moi, les caresses qu'il me fait! Par la
fièvre! il me veut joliment du bien, et j'ai grandement du bon temps avec
lui. — Mais qu'importe qu'il ne veuille pas, si tu veux, toi? Je vois bien le
manège : tu ne le veux pas non plus, et tu me contes quelque mensonge.
Eh! dis? — Que te dirai-je? Je voudrais et je ne voudrais pas {vorràe e si
no vorj'àe ) . »
Cette scène de Ruzzante rend d'une manière bien pénétrante d'une part
l'égoïste coquetterie innée aux plus misérables filles d'Eve, de l'autre cette
douleur naïve et hébétée, ce regret, ce dévouement, ce pardon tacite où se
condensent évidemment dans leur état embryonnaire tous les sentimens de
l'homme. Si une pareille douleur fait avec la dignité et la morale des com-
promis dont la conscience ne peut plus rougir, comme la pente vers le
meurtre devient facile! Le drame se complète par un monologue où les in-
décisions et les désespoirs de la créature qui n'a que des instincts sont ex-
primés dans leur véritable langage. Bilora attend messer Andronico devant
sa maison. Le tuera-t-il? ne le tuera-t-il pas? Écoutons-le. « Ce vieux a ruiné
ma vie. Il vaudrait mieux qu'il fût mort et mis en terre. Si j'en croyais ma
rage, je l'y aiderais bien. J'y pense! quand il sortira de chez lui, je lui dirai
son fait, et le malmènerai si bien qu'il en tombera tout de suite par terre,
et alors, moi de taper dessus, en long, en travers, à lui faire sortir les tripes
et la vie. Oui, mais il criera de peur, si je fais ainsi... Il vaut mieux procéder
comme les soldats espagnols, il n'aura pas le temps de dire huit paroles.
Tirons un peu mon coutelas de sa gaîne ; voyons si la lame en est luisante.
Par le cancre! elle ne l'est guère, il n'en aura pas trop peur; mais moi,
Bilora, je saurai bien lui dire des injures épouvantables. Vieux maudit!
puisses- tu venir vite! Je te veux d'abord enlever la peau des reins, et je te
mène et je t'en donne tant et tant que je t'aurai bientôt tué! Je lui pren-
drai ses vétemens, je les emporterai, et pour n'avoir pas à craindre les dé-
positions, je les vendrai, ainsi que mon manteau, pour acheter un cheval et
m'en aller bien loin. Je me ferai soldat, je vivrai dans les camps, parce que
maintenant j'ai horreur de ma maison. Je la cède à qui la veut. Ah! que je
voudrais qu'il sortît! Chut! le voici!... le voilà sorti ! Le moment est bon,
pourvu qu'il ne vienne personne. Il vient! Ahl maintenant il ne m'échappera
plus! »
En dehors des souvenirs de la représentation, la commedia deW arte n'a
cependant laissé dans la littérature italienne aucun de ces monumens du-
REVUE. — CHRONIQUE. 751
rables que fonde ordinairement en tout pays l'expression spontanée du génie
national. Les types même les plus populaires finissent par être délaissés.
Arlequin, Brighella et le docteur ne se démènent plus guère qu'au milieu
des fantoccmi. Trois types nouveaux ou renouvelés, mais sans grande ori-
ginalité, occupent aujourd'hui l'Italie : Stenterello à Florence, Meneghino
à Milan, Gianduja à Turin. Les bouffons créés en France à l'imitation ita-
lienne du XVI' au xviii^ siècle ne se retrouvent plus que dans les déguise-
mens de carnaval. Ce n'est pas d'ailleurs sans raison que ces types se mo-
difient et s'amoindrissent. A mesure que se répand le souffle de la liberté,
que la civilisation fait des progrès, que les individus apprennent à se con-
naître et les peuples à se gouverner, la part laissée aux instincts diminue
chaque jour. Or les types de la comédie improvisée personnifiaient surtout
les divers instincts soit naïfs, soit artificiels de la nature humaine. Un iné-
vitable défaut de caractère individuel les transformait peu à peu en abstrac-
tions incolores. Pour en sauver la monotonie, il ne fallait rien moins que les
ressources satiriques du génie italien, que sa particulière intelligence de la
bouffonnerie, qui trouvait dans l'improvisation un moyen d'éviter la censure
et de braver la persécution politique ou religieuse. Enfin, malgré ce qu'elle
a de charmant, de curieux et d'humoristique, malgré ce qu'elle prête à la
connaissance des habitudes intimes de tout un peuple, on peut se demander
si la commedia delV arte n'a pas^xercé sur les destinées de la littérature
dramatique en Italie une influence regrettable, si la faveur exclusive dont
elle jouissait auprès du public n'a pas singulièrement contrarié le dévelop-
pement de la comédie de mœurs et de caractère. Ses masques sont-ils donc
autre chose que des figures conventionnelles qui, en désignant constamment
sous le même costume le même vice ou le même ridicule, n'éprouvent à le
généraliser aucune difficulté? La comédie de l'art fait bon marché de l'har-
monie, de la vraisemblance et de la progression de l'intérêt dramatique,
pour s'attacher uniquement à l'imprévu. Les procédés qu'elle emploie se
dérobent à l'étude pour ne relever que de la fantaisie. De plus, condamnée
à se renfermer dans les étroites limites de la bouffonnerie, elle se refuse
toute excursion dans le domaine des sentimens véritablement élevés, véri-
tablement moraux. Voltaire en avait fait la judicieuse remarque. « Goldoni,
dit-il à propos de la fameuse apostrophe du Menteur, n'a pu imiter dans son
Bitgiardo cette belle scène de Corneille, parce que Pantalon Bisognosi, mar-
chand vénitien, le père de son menteur, ne peut avoir l'autorité et le nom
d'un gentilhomme. Pantalon dit simplement à son fils qu'il faut qu'un mar-
chand ait de la bonne foi. »
On attribue volontiers à l'influence de la comédie de l'art quelques-uns
des chefs-d'œuvre de Molière; mais Molière a su simplement faire valoir
cette forme dramatique et se l'approprier. Attachait-il d'ailleurs une sou-
veraine importance à ces imbroglios destinés aux divertissemens de la cour?
Il les écrivait rapidement, et la main du maître ne pouvait faire moins que
d'y laisser son empreinte. On connaît la réponse railleuse de ce grand gé-
nie à quelque esprit intelligent qui s'inquiétait sans doute de ces imitations
italiennes : « J'ai vu le public quitter le Misanthrojje pour Scaramouche, j'ai
chargé Scapin de le ramener. » Il n'est donc pas vrai de dire, et le vieillard
752 BEVUE DES DEUX MONDES.
qui applaudit le premier aux Précieuses ridicules le savait bien , que sans la
commedia deW arte Molière n'eût pas créé la véritable comédie française.
Elle n'est pas dans l'Amour médecin ou le Mariage forcé, la véritable co-
médie française : elle est dans Tartufe, elle est dans le Menteur, elle est
dans l'étude des caractères, et non pas dans l'adroite mise en scène de si-
tuations comiques ou dans le défilé interminable des caricatures réalistes.
On serait presque tenté de voir un retour direct à la commedia delV arte dans
cette latitude laissée aujourd'hui à l'acteur de suivre l'inspiration du mo-
ment, dans ces mouvemens mécaniques et prévus de marionnettes agaçantes
qui n'ont ni caractère ni personnalité. Cette fâcheuse tendance est malheu-
reusement trop visible, et n'a-t-elle pas pour origine l'erreur ou l'orgueil
de llécrivain, trop disposé à nous présenter le premier ridicule grossi par
un acteur vulgaire comme une faculté générale et typique?
Toutefois, si l'on détourne les yeux de ces tourmens stériles de l'improvi-
sation moderne, il faut rendre dans le passé pleine et entière justice à la
comédie de l'art. Reflet capricieux de la plus mobile fantaisie, elle était
composée d'élémens si subtils , qu'ils pouvaient difficilement se grouper et
prendre corps dans une œuvre. Avec ces qualités fugitives, avec les attraits
si fragiles de l'imprévu, elle a gouverné pendant des siècles cette race ar-
dente,
Ce peuple ami de la gaîté,
Qui donnerait gloire et beauté
Pour une orange,
cette nation amoureuse des contemplations extérieures, qu'attiraient d'un
autre côté les formes les plus pures et les plus sévères expressions du beau
plastique. Mais la meilleure part de gloire de la commedia delV arte, son
droit le plus certain à revendiquer dans le domaine de la pensée une place
supérieure, c'est l'influence qu'elle a exercée sur certaines imaginations.
Illuminez un peu son obscur théâtre, et aussitôt vous verrez se grouper au-
tour d'elle tous les esprits inquiets, toutes les âmes mécontentes de la réa-
lité, ces poètes, ces musiciens, ces peintres, qui ne peuvent saisir leur idéal
que dans le rêve et l'hallucination. C'est elle qui leur ouvre les portes des
régions fantastiques où ils s'égarent; c'est elle qui leur montre, agissant et
parlant, ces êtres bizarres dont ils soupçonnent les monstruosités morales
et les difformités physiques. Callot, Charles Gozzi, Hoffmann, ces débauchés
de la fantaisie, venaient chercher là l'enveloppe matérielle de leurs créa-
tions, et leur pensée, comme un papillon aux mille couleurs, s'échappait
féconde et vive de ces chrysalides indécises de la bouffonnerie italienne,
dont il faut encore une fois remercier M. Maurice Sand d'avoir établi la
classification et raconté l'histoire avec la verve du peintre soutenue par la
curiosité de rérudit. eugène latave.
V. DE Mars.
L'ANGLETERRE
ET
LA VIE ANGLAISE
VTI.
LE SEL DANS LE ROYAUME-UNI.
LES SALINES DU GHESHIRE ET LES DSINES DE SHEFFIELD.
On se sert du sel dans tous les pays civilisés ; mais nulle part
sur le continent l'usage de ce produit minéralogique n'est aussi
répandu que dans la Grande-Bretagne. Cette riche nation doit à ses
mines et à ses fontaines de sel une branche de commerce importante.
Certaines provinces anglaises vivent deux fois de la terre : non con-
tentes de recueillir les moissons et les fruits qui croissent à la surface,
elles ont mis le sous-sol à contribution pour y trouver un condi-
ment qui rehausse la saveur des substances alimentaires.
Le sel doit être considéré à trois points de vue : la formation des
terrains dans lesquels il se rencontre, les travaux d'extraction, puis
les applications de ce minéral à l'économie domestique, aux arts,
à l'industrie, à l'agriculture. L'histoire naturelle du sel nous ramè-
nera sur le terrain de la géologie (1). Comment en effet séparer
(1) Voyez la livraison du 15 septembre 1857, et les autres études de cette série dans
les livraisons du 15 février, 15 juin et 15 novembre 1858, du 1" mars et du l^' sep-
tembre 1859.
TOME XXIV. — 15 DÉCEMBRE 1859. 48
754 REVUE DES DEUX MONDES.
cette substance des puissantes roches qui l'enveloppent dans la
nature? 11 nous faudra aussi changer plusieurs fois le champ de
nos observations ; les roches salifères veulent être étudiées dans les
environs de Ghester, les mines et les sources de sel à Northwich,
l'application du sel à l'industrie sur tous les points du territoire
britannique, mais principalement à Shel%eld. Il est intéressant de
voir r influence qu'un produit minéralogique si vulgaire a exercée
sur les mœurs et la prospérité d'une grande nation.
I.
Un voyage en chemin de fer est une agréable leçon de géologie
mise à la portée de tout le monde. Pour profiter de cette étude, il
suffit d'examiner la couleur et la contexture des roches que le
railway coupe et met à découvert sur les deux côtés de la route
qui se relèvent en talus. Je venais de Manchester qiiand, au sortir
d'un tunnel, je me trouvai pris pour la première fois entre deux
masses de grès rouge qui se dressaient comme deux murailles à
pic et qui bornaient à droite et à gauche l'horizon du chemin en-
caissé. La même roche, plus ou moins dénudée par les remblais, me
suivit, avec des intervalles, jusqu'à la station de Ghester, où je
m'arrêtai. En Angleterre, les couches souterraines de sel reposent
sur cette série de roches auxquelles on a donné le nom de upper
new red sandstone (1). Le nouveau grès rouge forme un département
géologique d'une étendue considérable; il occupe tout le Gheshire,
une grande partie du Lancashire , quelques portions du Shropshire,
du Warvvickshire, et d'autres comtés. A peu d'exceptions près, tous
les champs de charbon de terre, coal-fields^ comme disent les Anglais,
bordent les limites de cette formation. Le nouveau grès rouge n'est
pas seulement un terrain, c'est presque une ère de la nature. Par
l'âge de ces roches, par les traits extérieurs que les événemens du
globe y ont gravés, par les animaux éteints qui s'y rencontrent, on
se fait sans peine une idée de ce qu'était l'Angleterre à l'époque où
furent déposés ces vastes magasins de sel dans lesquels l'homme
puise aujourd'hui à pleines mains un élément d'industrie et de pros-
périté.
La vie avait déjà changé plusieurs fois de caractère à la surface
de ce qu'on nomme aujourd'hui la Grande-Bretagne. Des débris de
mondes éteints surgissaient du fond d'un abîme d'eau et marquaient
(1) Pour le distinguer du vieux grès rouge, old red sandstone, qui appartient à une
autre formation beaucoup plus ancienne. On donne aussi au nouveau grès rouge le nom
de terrain triasique, parce qu'il se compose de trois membres (trias) dont l'un, — le
mvschelkalk, — manque à la Grande-Bretagne.
l'Angleterre et la vie anglaise. 755
les premières terres qui, réunies entre elles par des formations
successives, devaient constituer plus tard une île importante. Le
sombre groupe des montagnes cambriennes et siluriennes ébau-
chaient dans cette nuit des âges la région du Shropshire et du pays
de Galles. Le vieux grès rouge, dans lequel s'intercalaient des
masses de marbre et de calcaire ardoisier, jetait les membres cyclo-
péens des provinces connues maintenant sous le nom de Devonshire,
de Gornouailles et de Herefordshire ; mêlé à des roches de gneiss
et de granit, il soulevait en Ecosse la chaîne du Great-Grampian.
Les montagnes de calcaire magnésien, ancien lit d'un océan qui
avait vu naître et mourir la flore carbonifère, construisaient l'assise
gigantesque du Derbyshire et d'une partie de l'Irlande. Quelques
faibles bandes de roches perméennes dessinaient les comtés futurs
de Nottingham et d'York. Quoique la physionomie de l'Angleterre,
depuis la fm de l'époque dite primaire, ait été altérée, changée,
bouleversée par des accessions de roches nouvelles, par des mou-
vemens de la mer et surtout par l'action du temps, on peut jusqu'à
un certain point se représenter à distance les principaux traits de
ce chaos océanique. Cependant la nature allait faire un pas en avant.
Entre le nouveau grès rouge et l'âge perméen, auquel les trias suc-
cèdent dans la série des faits géologiques, se creuse un fossé de sé-
paration plus marqué qu'entre les mondes appartenant à la division
primaire. Nous sommes ici sur la lisière d'un changement de sys-
tème. Les races premières-nées ont disparu et sont remplacées, en
partie du moins, par une création nouvelle qui se continuera d'é-
poque en époque durant toute la formation dite secondaire. Avec
l'ère perméenne finit une longue et grande période, l'antiquité;
avec le terrain triasique commence le moyen âge des êtres éteints.
S'il était permis de comparer l'étude des roches à celle des monu-
mens , le nouveau grès rouge marquerait quelque chose comme le
passage de l'architecture romane à l'architecture gothique.
Avant d'être un terrain , le nouveau grès rouge était une mer, ce
n'était pourtant déjà plus un de ces océans profonds et farouches
comme ceux au fond desquels avaient reposé les roches siluriennes
et dévoniennes. On a pu s'en assurer par la nature des mollusques
univalves découverts à l'état fossile dans les roches de cette époque,
et qui indiquent que la mer s'avançait alors en s' abaissant vers
des côtes. Il y avait des plages : sur le sable mou et humide,
d'étranges reptiles ont passé. Les empreintes de pied ont de tout
temps joué un grand rôle dans les enquêtes judiciaires, les aven-
tures de voyage et les romans : on se souvient de Zadig et de Robin-
son Crusoé, Si la vue de tels vestiges marqués sur le sable est bien
faite pour étonner le voyageur dans les contrées désertes , le géo-
756 REVUE DES DEUX MONDES.
logue, qui voyage lui aussi dans les uiornes régions du passé, a
certes le droit de s'arrêter avec un intérêt et une curiosité profonde
devant ces traces mystérieuses. Gravées dans la roche, elles lui
montrent que dans ce temps-là, c'est-à-dire à une époque dont il
ne reste aucune autre histoire écrite, la terre était habitée. Les em-
preintes fossiles de pattes ne se trouvent limitées à aucune forma-
tion; mais c'est surtout dans le nouveau grès rouge qu'on les ren-
contre. Dans les carrières du Cheshire, on a découvert quelques
tablettes de roche sur lesquelles étaient incrustés des pas de tortue
avec des gouttes de pluie gravées en creux. Les géologues se sont
demandé si cette pluie était tombée avant ou après le passage de
l'animal. La réponse à cette question était déposée sur la pierre. La
pluie est tombée après , car les petits creux se trouvent imprimés
sur les vestiges de pas comme sur le reste de la surface, quoique
plus légèrement. Près de Shrewsbury, dans le Shropshire , on a mis
à nu les empreintes d'une autre sorte de reptile, un lézard qui pré-
sente des caractères remarquables et auquel a été donné le nom de
rynchosaurus. Autant qu'on peut en juger par quelques fragmens de
l'animal, il paraît avoir eu une bouche désarmée de dents, une tête
qui ressemblait à celle d'un oiseau, et qui était renfermée dans une
gaîne osseuse. Mais parmi les habitans de cet ancien monde il en est
un qui a surtout exercé la science et les conjectures des géologues.
Tout ce qu'on retrouvait de cet être perdu, c'étaient, dans les
carrières situées près de Lymm ( Cheshire ) ou à Stor^ton Hill , non
loin de Birkenhead, des empreintes d'une forme étrange, comme si
l'homme avait voulu prendre possession de ces âges reculés en les
marquant de sa main. Ce membre gauche, difforme, rudimentaire,
n'était point d'ailleurs une main, c'était un pied. Quelqu'un avait
passé là; mais quel était ce promeneur mystérieux? Ce fut long-
temps une énigme pour les naturalistes. On nomma à tout hasard
cet animal au pied de sphinx le cheirotherium. Sur les mêmes ta-
blettes de pierre, on retrouvait des rides gravées par la mer sur
une ancienne grève. Les avis des savans se partagèrent : les uns rap-
portèrent l'animal qui avait si bien caché ses ossemens à la famille
des kanguroos; d'autres crurent que c'était un crocodile; d'autres
enfin le déclarèrent un batracien. Pendant que les docteurs déli-
béraient, des dents furent découvertes au sein de la même for-
mation, dans le Warwickshire. Ces dents étaient d'une structure
curieuse ; en les coupant, on trouvait des bandes irrégulières et on-
doyantes qui s'entremêlaient les unes dans les autres comme les
allées d'un labyrinthe. L'animal auquel ces dents fossiles avaient
appartenu fut nommé en conséquence le labyrinthodon. Enfin quel-
ques os se montrèrent, toujours dans la même série de roches, et en
l'angleterhe et la vie anglaise. 757
rassemblant les faits, le professeur Owen établit que le lahyrinthodon
et le cheirothcrium étaient un seul et même animal. Il respirait l'air
libre et appartenait à la famille des crapauds ou des grenouilles;
mais c'était, si on le compare aux batraciens modernes, une créature
gigantesque. La fable de la grenouille voulant se faire aussi grosse
que le bœuf n'est un mythe que relativement à l'état présent de la
nature. De nombreuses tortues, le rynchosaurus , le lahyrinthodon,
tels étaient, avec d'autres animaux sans doute dont les débris n'ont
pas encore été retrouvés, les étranges habitans que cette ancienne
Mer-Rouge vit errer sur ses rivages, dans un temps où l'homme
n'existait point et où sa place était occupée à la surface de la terre
par des reptiles.
Ce qui était une mer est devenu par la suite des temps un amas
de roches. Pour expliquer cette métamorphose des océans en terres
fermes, les géologues ont imaginé toute sorte de forces violentes et
merveilleuses à l'aide desquelles le lit primitif des eaux aurait été
soulevé. Aujourd'hui tout porte à croire que les causes naturelles
qui altèrent encore sous nos yeux les traits physiques du globe ont
suffi à produire ces grandes transformations. Les rivières détruisent
continuellement les montagnes où elles ont pris leur source , elles
usent les terres qu'elles arrosent, et voiturent tous ces matériaux
dans la mer. Les marées emplissent les bras de l'Océan, des cou-
ràns en sens contraire creusent à un endroit donné le lit des vagues,
tandis qu'ils portent sur d'autres points d'énormes accumulations de
sable. Un voyageur raconte avoir vu, dans les Highlands et dans
certaines îles de l'Ecosse, les mers qui baignent les côtes de l'ouest
obscurcies par une multitude de petites spirales vivantes. C'était une
boue d'animaux à peine visibles. Ces grains de sable brillans et orga-
nisés étaient des ouvriers occupés à construire des terres. Leur tâche
est de courte durée : ils naissent le lundi matin pour mourir le ven-
dredi soir; mais leur nombre est si considérable, que ce voyageur
les compare aux cheveux de tous les hommes , de toutes les femmes
et de tous les enfans qui ont vu le jour depuis le commencement du
monde. Ces architectes renaissent d'ailleurs de génération en géné-
ration, et leur œuvre se continue. De telles actions naturelles suppo-
sent sans doute le concours du temps ; mais tout démontre aussi que
les roches , filles des anciennes mers , ont été durcies avec la pous-
sière des siècles. L'épaisseur de toute la série du nouveau grès rouge
est évaluée en Angleterre à dix-huit cents pieds : si Ton songe aux
grains de sable enfouis dans cette masse, si l'on admet qu'une telle
stratification est l'ouvrage des causes naturelles, on s'épouvante en
quelque sorte de l'antiquité d'une roche à laquelle le langage hu-
main a donné le nom de nouvelle par opposition à un autre dépôt
758 REVUE DES DEUX MONDES.
encore plus ancien. Quoique le nouveau grès rouge ne soit point
particulièrement une formation montagneuse , il communique çà et
là au paysage des traits vifs et accentués. Linceul d'une ancienne
mer, ce terrain a été troublé à son tour par la tempête des événe-
mens géologiques. Cette tourmente des roches qu'on peut suivre
de colline en colline, comme les mouvemens d'un océan qui se sou-
lève, jette sur les vertes plaines du Ghesliire un caractère de gran-
deur et de beauté sérieuses. De temps en temps, ces collines, recou-
vertes de bruyères, se déchirent, et laissent entrevoir dans leur flanc
mis à jour des ocres rouges sur lesquelles semble avoir coulé le sang
des Titans.
Cette fortnation n'est point la seule dans le monde où le sel se
rencontre à l'état solide et comme tout préparé par les mains de la
nature. Il existe dans d'autres contrées de la terre des plaines re-
couvertes de sel qui s'étendent à perte de vue; il existe même des
montagnes de ce minéral qui s'élèvent jusqu'à dix mille pieds au-
dessus du niveau actuel de la mer. On trouve aussi dans les autres
pays ce condiment enfoui à diverses profondeurs dans les différentes
couches de la formation secondaire. En Angleterre toutefois, c'est
seulement dans le nouveau grès rouge que se montrent les roches de
sel. Une telle circonstance donne au terrain dont il s'agit une grande
valeur économique. C'est une raison de plus pour nous demander d'où
viennent ces richesses minérales, et comment elles se sont formées.
L'origine de ces immenses dépôts souterrains est aussi ténébreuse
que se montre importante la source du commerce auquel donne main-
tenant lieu en Angleterre l'exploitation des mines de sel. Quelques
naturalistes ont attribué les masses de sel gemme, rock sait, qu'on
rencontre dans le nouveau grès rouge à d'anciens lacs évaporés sous
l'action du soleil ou à d'anciennes mers depuis longtemps éva-
nouies. Une opinion plus vraisemblable est que ces champs de sel
ont été déposés dans des lagunes qui communiquaient avec l'Océan,
tel qu'il existait alors. Cette origine s'appuie du moins sur des faits
naturels qui se continuent de nos jours à la surface du globe ter-
restre. Il y a dans l'Amérique du Sud des flaques d'eau salée qui
ne sont, d'après le récit des voyageurs, ni terre ni mer, c'est-à-dire
que l'Océan les recouvre durant une partie de l'année et les aban-
donne durant l'autre partie à la chaleur desséchante du soleil. Il se
passe alors dans ces lagunes ce qui a lieu dans les salines artifi-
cielles, — larges et plates étendues de terre ou de sable, entou-
rées de digues comme les polders de la Hollande, et dans lesquelles, à
certains temps de l'année, la main de l'homme introduit la mer. Le
soleil boit l'eau, et le sel se précipite en cristaux sur le lit desséché
de ces réservoirs. Il a fallu sans doute des siècles .et des siècles pour
L'ANGLETERRE ET LA VIE ANGLAISE. ^ÔO^
entasser couche par couche en vertu d'un tel mécanisme les énormes
roches de sel ensevelies maintenant dans les profondeurs de la terre.
La masse du nouveau grès rouge, les reptiles éteints qui ont gravé
l'empreinte de leurs pas sur les sables aujourd'hui durcis et pétri-
fiés, les changemens survenus dans la distribution des terres et des
mers, tout proclame en effet l'antiquité de ces roches et la durée
de l'âge triasique. Si long que semble cet âge, il n'a été lui-même
qu'un épisode dan^ l'histoire du globe terrestre, et les mers d'alors,
changées en sel comme la femme de Loth, pour avoir regardé der-
rière elles dans le passé, ont été remplacées par le mouvement de
la création à la surface de la Grande-Bretagne.
A l'histoire ancienne de la nature il nous faut opposer les traits du
paysage vivant, les prairies tondues par le bétail, les champs mois-
sonnés par la faux, les rivières chargées de voiles, les hameaux, les
villes. Sur ce nouveau théâtre de faits, nous rencontrerons l'homme
et les ouvrages de l'homme. Le terrain triasique n'est pas seule-
ment intéressant au point de vue de la géologie et du commerce ; il
fournit aux arts, surtout à l'architecture, des matériaux qui ont une
valeur. J'ai visité dans le Gheshire des carrières de grès rouge que
l'on exploite depuis des siècles. Gette pierre est d'ailleurs facile à ex-
traire. Un ou deux ouvriers dessinent dans la roche à l'aide du pic
la figure à peu près parallélipipède du bloc qu'on se propose de dé-
tacher. Quand la forme de la pierre est ainsi dégagée, on rompt à
l'aide d'un levier, sur lequel appuient deux hommes, la base du
bloc, qui adhère encore à la roche-mère. Ges masses obéissent en-
suite à la main, soulevées qu'elles sont du fond de la mine par de
puissantes grues qui les déposent sur une plate-forme. Les ouvriers
qui travaillent dans ces carrières gagnent 3 shillings par jour. Ges
roches de grès rouge sont excessivement abondantes et se ren-
contrent quelquefois à fleur de terre. J'ai vu sur le chemin de Ghes-
ter à Northwich un village dont les rues sont pavées au moyen de ce
dallage naturel. La roche sert d'assise et de fondement aux maisons
de brique; des marches d'escalier ont même été taillées çà et là dans
r épaisseur de la couche exposée à l'air. Le nouveau grès rouge a
contribué pour une large part, dans certains districts de l'Angle-
terre, aux édifices du moyen âge, — les églises et les châteaux. Un
des plus beaux types de cette roche appliquée à l'architecture est
la cathédrale de Hereford; mais je choisirai de préférence, entre les
villes qui doivent leur existence et leurs monumens au nouveau grès
rouge, l'antique cité de Ghester.
Ghester ne ressemble à aucune autre ville de l'Angleterre, et je n'ai
rien vu de pareil sur le continent. Son histoire est très ancienne. Les
Romains lui avaient donné le nom de Deva, sans doute parce qu'elle
760 REVUE DES DEUX MONDES.
est située sur la rivière Dee, en latin Bca. La forme actuelle de la
ville, la division de ses rues en quatre quartiers, tout cela est pour
ainsi dire une empreinte romaine. Avant d'être une cité, Chester
était un camp, et cette station militaire, occupée jadis par les maî-
tres du monde, a donné ses principaux traits à la ville qui l'a rem-
placée. On a trouvé différentes traces du séjour des Romains, des
autels avec des inscriptions grecques et latines, des mosaïques, des
médailles, des figures de porc en plomb, monumens cufieux de
l'industrie métallurgique, alors dans l'enfance, mais à laquelle la
Grande-Bretagne doit aujourd'hui une partie de ses richesses. Cette
ville est un musée : l'ère celtique, la période normande, le moyen
âge, la réforme religieuse et la renaissance ont gravé des souvenirs
dans ce vieux grès rouge où des animaux éteints avaient déjà imprimé
les vestiges de leur passage (1). Avec ses édifices de pierre molle et
friable qui s'émiettent au vent, avec ses vieilles maisons qui pen-
chent, avec ses chroniques d'un autre âge, Chester parle à chaque
pas au voyageur de la fragilité des choses humaines et des ravages
du temps; mais il parle de tout cela en philosophe. Ce langage des
pierres n'a rien de triste ni de désespéré; il porte au contraire dans
les cœurs les plus troublés un sentiment de paix et de douce mélan-
colie. Il y a tant de repos dans ces rues que n'agite point le bour-
donnement des affaires, tant de quiétude grave dans les anciens mo-
numens, tant de calme et d'affabilité heureuse sur les visages! La
toilette des femmes, quoique élégante, a elle-même un caractère
tranquille. Ce sont des robes d'été aux couleurs fraîches et joyeuses,
mais discrètes. Chester est la métropole d'un district où fleurit l'a-
griculture. Les deux parties de la ville qui méritent surtout d'arrêter
l'attention d'un étranger sont les remparts, City Wall, et les Roivs.
Les remparts de Chester constituent le seul modèle parfait qui
existe en Angleterre de cet ancien ordre de fortifications. C'est un mur
élevé, assez large pour que deux personnes s'y promènent de front,
et qui entoure toute la ville. Bâti durant le moyen âge, ce mur re-
pose sur les fondemens d'un ancien mur construit par les Romains.
On peut encore voir, au moins dans un endroit, la base déchaussée
de cette cpnstruction romaine, qui a servi de racine à des ouvrages
plus modernes. Ainsi enfermée dans un corset de grès rouge, la ville
ne peut ni s'étendre ni s'agrandir. Les remparts de Chester forment
une promenade agréable et peut-être unique dans le monde. Ces for-
tifications, taillées dans la roche et qui ont été élevées pour détruire
la vie de l'homme, servent aujourd'hui à la prolonger, car les oonva-
(l) A Chester, il suffit presque 3e creuser pour retrouver des restes d'architecture.
J'ai vu trois cryptes de diflférens styles qui servent d'arrière-boutique ou do cellier à des
négocians de la ville.
L'ANGLETERRE ET LA VIE ANGLAISE. 761
lescens, les vieillards, les femmes délicates y viennent respirer l'air
pm' et jouir de la fraîchem* du paysage. Je montai dans Eastgate-
Slrect un escalier qui me conduisit à un pont et de là sur les rem-
parts de la ville. 11 était curieux de plonger du regard dans l'inté-
rieur des maisons qui se serrent au pied du vieux mur, dans les
cours, les jardins pleins d'herbe et de verdure, où de fragiles
plantes grimpantes jetaient leurs tiges délicates et leurs fleurs sur des
maçonneries usées par l'âge; mais il faut s'avancer un peu pour que
la vue se développe et s'agrandisse. Ici l'œil suit au loin les méandres
de la rivière Dee, qui se rend à son embouchure ; là se creuse le lit
profond et encaissé d'un canal coupé à vif dans la roche solide de
grès rouge; ailleurs rien n'est plus beau que l'océan de vallées et de
prairies qui environnent Ghester, si ce n'est le sauvage orgueil des
montagnes du pays de Galles, qui se dessinent à distance. Ges mon-
tagnes, debout dans leur majesté tranquille, dévoilent un autre sys-
tème, ou, pour mieux dire, un autre âge de la nature que la roche
avec laquelle le mur de Ghester a été bâti. Les sombres masses d'ar-
doise semblent mépriser le grès rouge comme un parvenu, car la
noblesse des roches est, ainsi que celle des hommes, dans l'antiquité
de leur origine. Vues des remparts de Ghester, les montagnes des
Wales se confondent avec la ligne extrême du ciel, et en vérité on
les prendrait elles-mêmes pour des nuages durcis en pierre. Gette
assimilation semblera peut-être injurieuse pour des monumens de
la nature qui représentent volontiers la force et la stabilité ; mais au
point de vue de la géologie, les montagnes ne sont point à l'abri
des vicissitudes, elles passent avec les âges d'une forme à une autre
forme. Le vent chasse le nuage qui change, le temps pousse et al-
tère la montagne.
Sur ces mômes remparts de la ville, je rencontrai un homme d'une
cinquantaine d'années qui contemplait d'un œil réfléchi les solen-
nités de la nature et du passé. G' était un ancien clerc de la paroisse
qui avait été contraint de résigner ses fonctions à cause d'une ma-
ladie qui lui avait affaibli la vue.' Il ne faisait point profession d'an-
tiquaire, et pourtant il était aisé de reconnaître à son langage un
admirateur sincère et assidu des vénérables reliques de l'histoire.
Pour lui, il n'y avait que Ghester au monde, et j'avoue que dans le
moment je partageais son illusion. Quoique pauvre et mal vêtu, il
était optimiste : à la vue des anciens monumens qui rappelaient de
distance en distance les souvenirs de la féodalité, les sanglantes
guerres de religion et les temps d'ignorance , il s'extasiait sur le
bonheur qu'il y a de vivre dans un siècle éclairé. Je n'aime point
les ciceronij mais celui-ci n'était point un homme du métier, a Je
suis, me dit-il, un enfant de la ville. Autrefois je passais mes loi-
762 REVUE DES DEUX MONDES.
sirs à compulser de vieilles histoires de Cliester; aujourd'hui j'ai
de mauvais yeux , et cette promenade est mon livre. J'y retrouve
écrits en caractères visibles les heureux changemens que le temps a
introduits dans les institutions humaines. Cette vieille tour que vous
voyez là-bas est le IVate?^ Tower, une ancienne forteresse élevée pour
repousser les ennemis maritimes, car à cette époque-là un bras de la
rivière se répandait sous cette partie des murs, et les vaisseaux pou-
vaient voguer jusqu'au pied de la tour. Aujourd'hui il n'y a plus d'en-
nemis et il n'y a plus d'eau. Dieu merci, notre siècle n'a plus besoin
de ces ouvrages militaires qui retracent à la pensée des scènes de
carnage. Cette autre tour carrée, à laquelle on a donné le nom de
Bonwaldesthornes Tower, et qui se dresse couleur de sang sous
son manteau de lierre, est maintenant le muséum d'une institution
ouvrière, Mechanics Institution. Le contraste entre la destination
meurtrière de cet édifice et l'usage qu'on en fait dans les temps mo-
dernes oppose victorieusement les mœurs douces et pratiques de
notre âge au sombre génie du xiii® siècle. Yoici encore la tour du
Phénix, Phœnix Tower : c'est du haut de cette ruine que le roi
Charles I" vit, le lîx septembre lGZi5, la défaite de son armée, bat-
tue par les troupes du parlement dans les plaines de Bowton Moore.
Je ne suis qu'un pauvre homme, et j'ai de la peine à gagner ma vie;
mais quand je regarde avec un cœur léger le joyeux paysage qui nous
entoure, et quand je songe aux pénibles impressions qui devaient
assombrir aux yeux du monarque les mêmes beautés de la nature,
je remercie le ciel de ne point m' avoir fait naître roi dans ces
temps douloureux. Dire que tant de calme succède maintenant à
tant de ravages ! Les élémens destructeurs ont eux-mêmes abandonné
la place aux arts utiles et aux divertissemens de l'homme. Cette
belle prairie qui ondoie à perte de vue, et où paissent bravement
dans l'herbe des vaches et des bœufs, se nomme le Roodeye. Autre-
fois c'était une mer; c'est à présent une arène pour les exercices
gymnastiques, les parties de cricket (1) et les courses de chevaux.
« Il faut pourtant être juste, continua le vieil antiquaire; il
faut reconnaître que si les environs de la ville ont beaucoup gagné
au point de vue de l'agriculture, la ville elle-même a perdu sous
le rapport du commerce. Il y eut un temps où Chester était un
port florissant; mais, hélas! les rivières changent, et par suite
des inconstances de la Dee la navigation s'est éloignée. Liverpool
a recueilli cette riche moisson. La Dee s'en console, comme vous
voyez, en gardant sa ceinture de charmans cottages et de villas,
ses vieux ponts romantiques, sa fraîche et ombreuse promenade
(1) Sorte de jeu de balle ou de paume très répandu en Angleterre.
L'ANGLETERRE ET LA VIE ANGLAISE. 763
des graves (bosquets), ses bateaux de plaisir, pleasure bouts, et
surtout ses moulins, qui remontent à une haute antiquité. Elle a
d'ailleurs eu l'honneur d'être célébrée par les poètes Drayton,
Brovvne, Spenser et Mil ton, qui lui ont donné les épithètes de
divine, d'enchanteresse, ivizard.
(( Je savais bien qu'il devait m' arriver aujourd'hui quelque chose
d'heureux, car ma femme a jeté derrière moi, au moment où je
sortais, un vieux soulier (1). Vous ne sauriez croire en effet le plai-
sir que j'éprouve à parler de l'histoire de Ghester avec quelqu'un
qui s'y intéresse. Étant une très ancienne cité, ma ville natale a
beaucoup retenu des coutumes et des traditions du passé ; elle est
riche en chroniques. Dans l'endroit où nous sommes maintenant
(Neivgate), il y avait anciennement une vieille poterne connue sous
le nom de Wolf's gâte ou de Pcpper gâte (la porte du loup ou du
poivre). Au xvi^ siècle, le maire de Ghester avait une fille qui jouait
à la balle dans Pepper-Street avec d'autres jeunes filles. Un jour elle
fut enlevée par son amant, et le père, trop tard avisé, fit fermer la
porte de la ville par laquelle l'évasion avait eu lieu. De là un pro-
verbe qui n'existait qu'à Ghester : a Quand la fille est enlevée, fer-
mez la poterne. »
« Autrefois les habitans de Ghester se distinguaient par un goût
très vif pour les représentations dramatiques. On peut même dire
que notre ville a été le berceau du théâtre anglais (2). Une autre
source d'amusemens qui attirait beaucoup d'étrangers était la foire.
La coutume voulait que durant cette foire on suspendît un gant à
l'hôtel de ville, et plus tard au toit de l'église Saint-Pierre. Pour
comprendre la signification de cet emblème, il faut savoir que Ghes-
{V\ La coutume de jeter un soulier à une personne pour lui porter bonlieur est com-
mune à toute l'Angleterre, mais elle se conserve surtout à Ghester et dans les comtés du
nord. Un marchand de bestiaux qui allait à Norwich pour acheter un billet de loterie
avait recommandé à sa femme de lui jeter son soulier gauche. Au moment où il sortait
de chez lui , il se retourna pour voir si sa femme accomplissait le charme, et reçut le
soulier en plein visage. Il partit l'œil noir, mais le cœur rempli de confiance. Quelques
jours après, il gagna un lot de 600 livres sterling. Est-il besoin de dire qu'il attribua
toute sa vie cette bonne fortune à la force du talisman?
(2) Dès le commencement du xiv« siècle, un moine de Ghester, Randal Higden, mit
en scène des personnages tirés de l'Écriture sainte. Ges pièces de théâtre se jouaient une
fois par an, le lundi, le mardi et le jeudi de la Pentecôte; aussi les appelait-on Whitsun
plays. Le théâtre avait un caractère primitif et vraiment thespien : c'était un chariot à
quatre roues, qu'on promenait dans la ville. Il s'arrêtait d'abord devant la porte de l'ab-
baye pour le plaisir des moines, ensuite à High-Cross devant le maire et les aldermen,
enfin il stationnait do rue en rue jusqu'à ce que la représentation fût terminée. De tels
spectacles, moitié sacrés, moitié profanes, empreints surtout d'un caractère burlesque,
attiraient de tous les environs une foule immense. Ces grossiers essais de l'art drama-
tique eurent du moins l'honneur de vivre pendant près de deux cent cinquante ans, —
de 13?8 à 157i. L'autorité les supprima.
76/4 REVUE DES DEUX MONDES.
ter était célèbre depuis des siècles pour ses manufactures de gants,
et que dans ce temps-là le commerce n'était point libre. Le droit
d'exercer n'importe quel trafic était un privilège réservé seulement
aux bourgeois qui étaient nés dans l'enceinte de la ville. Durant la
foire, au contraire, tout le monde pouvait s'établir marchand, et le
gant suspendu était le signal qui proclamait cette liberté temporaire
du commerce. L'usage durait depuis des siècles, lorsque le reform-
bi'll, cet ennemi juste et acharné des antiques monopoles, étendit en
1832 les mêmes droits durant toute l'année aussi bien aux étran-
gers qu'aux enfans de Ghester. Les autorités de la ville n'en conti-
nuèrent pas moins pendant quelque temps d'arborer l'ancienne ban-
nière, — le gant, — hors du mur d'enceinte. J'ai vu moi-même cette
cérémonie publique, réminiscence d'un autre âge, et c'est seulement
depuis une vingtaine d'années que la coutume a été abolie. »
Avant de me quitter, ce promeneur enthousiaste me recommanda
surtout de visiter les Bows. C'est en effet une des curiosités de Ghes-
ter, et rien de tout à fait semblable ne se rencontre dans les autres
villes du monde. Ghaque côté de la rue a deux rangées de bouti-
ques, l'une au rez-de-chaussée, l'autre au premier étage: celles
d'en bas sont naturellement de plain-pied avec la rue; à celles d'en
haut on communique par des galeries supérieures. Ges galeries,
auxquelles on monte par des escaliers de pierre placés de distance
en distance, sont ce qu'on appelle les Boivs. Le toit des boutiques
du rez-de-chaussée constitue la plate-forme sur laquelle on marche,
et qui règne de maison en maison sur toute la longueur de la rue.
D'un côté, le plafond de la galerie se trouve soutenu par des piliers
en bois plus ou moins sculptés, et de l'autre côté il s'appuie sur la
devanture des magasins. Ges magasins du premier étage se louent
plus cher que les boutiques auxquelles on les voit superposés; ils
sont aussi d'un style plus riche et plus orné. Les Boivs se trouvent
recouverts par les étages supérieurs de chaque maison. Ges espèces
de cloîtres rendent ainsi plus d'un service : grâce à eux, les habitans
peuvent aller d'un bout à l'autre de la rue sans s'exposer à la pluie
ni à la boue. Ges rues abritées et suspendues conviennent à l'étran-
ger oisif; il peut se promener, s'arrêter çà et là aux vitres des bou-
tiques, ou, les coudes appuyés à la balustrade de bois, observer ce
qui se passe sur la voie publique. Pour l'artiste, de tels passages,
empreints d'un caractère à la fois élégant et cénobitique, ont le
charme de la nouveauté.
A l'extérieur, ce premier étage, ouvert sur la rue, et le long du-
quel cheminent les passans, donne à l'architecture des maisons un
air étrange; à l'intérieur, les vieilles arcades, où se répand une lu-
mière discrète, ne manquent pas non plus de physionomie. Ge qui
l' ANGLETERRE ET LA VIE ANGLAISE. 765
relève encore le style général des Roivs, ce sont les très anciennes
maisons de bois qui s'y encadrent. Il y a en elîet des rues qui ont
beaucoup moins souffert les unes que les autres des travaux de ré-
paration (1). Là se dessine, sous les galeries calmes et mystérieuses,
la physionomie d'un autre âge. L'origine des Roivs a beaucoup exercé
la science des antiquaires. Selon les uns, c'étaient des moyens de
défense dans un temps où la ville de Ghester se. voyait sans cesse
exposée aux invasions soudaines des Welches, surtout aux charges
de cavalerie. D'autres insinuent, par manière d'épigramme sans
doute, que ces galeries ont été construites pour protéger les femmes
sensibles contre la rencontre des bêtes à cornes. L'opinion de Pen-
nant est que le prototype de cette forme d'architecture remonte aux
vestibules ou aux portiques romains (2). Quoi qu'il en soit d'une
origine si obscure, il est certain que la ville de Ghester est celle qui
a le mieux compris le climat de l'Angleterre. On s'étonne après cela
d'y trouver des marchands de parapluies.
Quoique la plupart des maisons soient construites en briques ou
en bois, c'est surtout à Ghester qu'on peut étudier les rapports de
la géologie avec l'architecture des villes. Tous les anciens édifices y
sont bâtis en nouveau grès rouge. On admire surtout la cathédrale
et l'église Saint-Jean {John s Chiirch), qui présente quelques restes
d'architecture normande. Il est d'ailleurs curieux de voir comment
l'art s'est assorti au caractère de la pierre. Le grès rouge étant une
matière tendre qui s'égrène sous la main du temps, les architectes
ne se sont guère attachés aux détails ni aux ornemens; ils ont plu-
tôt fait de la peinture que de la sculpture. C'est en effet par la masse,
par la couleur, par les effets d'ombres et de lumières, que ces con-
structions du moyen âge revêtent un caractère auguste. Rien n'est
plus majestueux en vérité que la tour de la cathédrale vue à dis-
tance, et qui, même sous un ciel nuageux, semble nager dans un
perpétuel coucher de soleil. L'âge donne à cette pierre, colorée par
un oxyde de fer, un aspect ruineux qui ne lui messied pas. Vous
(1) Dans Watergate-Street, on remarque une vieille maison décorée de sculptures dont
le sujet est tiré de l'Histoire sainte. Dans la même rue, une autre habitation porte la
date de 1539. La tradition veut que dans un temps où la ville de Ghester était désolée
par la peste, cette maison se soit trouvée seule ou presque seule épargnée par le fléau.
On y lit ces mots qui se rapportent à l'événement : « Gadts Providence is mine inhe-
ritance. La Providence de Dieu est mon héritage. » Il est d'ailleurs curieux de voir ce
que deviennent avec le temps les anciennes résidences seigneuriales. Dans le vieux
palais de la famille des Stanley, divisé aujourd'hui en trois maisons, je trouvai une
pauvre femme dont le mari infirme et enveloppé d'une couverture se chauffait triste-
ment au coin du feu.
(2) Pennant était un antiquaire remarquable qui a écrit un excellent livre sur les an-
tiquités de Ghester et du pays de Galles, Tour in Wales.
766 REVUE DES DEUX MONDES.
trouvez à Chester de vieux débris de chapelles, de tours, de don-
jons, qui n'ont plus guère conservé d'autre forme que celle de la
roche, mais qui, enlacés par le lierre grimpant, n'en portent pas
moins dans leur décadence un air fier et monumental. Ces spectres
rouges du passé ajoutent une physionomie intéressante à la ville,
endormie dans le calme d'une heureuse vieillesse.
Il me fallut, non sans peine, me détacher de Chester, car après
avoir étudié le nouveau grès rouge sur les différens théâtres où se
trouve écrite l'histoire de cette roche, l'ordre naturel des faits vou-
lait que je me dirigeasse, à travers la belle forêt royale de Delamier,
vers Northwich, où j'allais rencontrer les sources et les mines de
sel. On extrait le sel de la mer, des sources et des mines. La Grande-
Bretagne a sous la main ces trois magasins d'approvisionnement. La
mer l'environne ainsi qu'elle enveloppe les flancs d'un navire; dans
l'intérieur des terres, les sources d'eau salée jaillissent, et les mines
de sel de roche se creusent sous le sol verdoyant du Cheshire et du
Worcestershire.
II.
Quoique l'Océan ait été, selon toute vraisemblance, le premier
atelier de travail, cette source de richesse saline est aujourd'hui
abandonnée par l'Angleterre. Il n'y a plus que l'Ecosse où l'on con-
tinue de tirer le sel de la mer. Les manufactures écossaises où l'on
élabore ce produit se trouvent situées au bord du rivage, dans des
endroits plus ou moins pittoresques. Ce sont des bâtimens longs et
bas qui se divisent en deux parties : l'une, appelée fire-house, est
destinée à servir d'abri aux ouvriers et à recevoir le combustible;
l'autre, connue sous le nom de boiling-house, contient la chaudière
dans laquelle a lieu l'évaporation et aussi la fournaise qui fait bouillir
cette chaudière. Dans les pays chauds, on emploie les rayons du so-
leil à dégager l'eau du sel. C'est la méthode pratiquée en France,
en Espagne et en Portugal. A Ruthwell, sur les côtes du Solway
Firth, on faisait jadis le sel par le même procédé; les gens de l'en-
droit allaient ramasser pendant l'été sur le rivage une croûte saline
mêlée de terre qu'ils purifiaient ensuite dans des réservoirs. Aujour-
d'hui il a été reconnu que le soleil, selon le langage des hommes de
l'art, ne travaillait pas assez bien dans ces contrées froides, et qu'il
fallait le remplacer par le feu. La chaudière joue en conséquence
dans toute l'Ecosse le rôle que remplissent dans le midi de l'Europe
les sables chauffés par une lumière plus généreuse. Les fabriques
calédoniennes forment une branche d'industrie assez fructueuse;
L'ANGLETERRE ET LA VIE ANGLAISE. 767
on obtient d'une chaudière contenant 1,300 gallons d'eau de mer
quinze ou seize boisseaux de sel en vingt-quatre heures.
Ces travaux, salt-ivorks, sont très anciens ; en 1128, ils furent con-
cédés sous forme de donations aux abbayes. Plus tard, les Français
qui étaient à la cour de la reine Anne perfectionnèrent, dit-on, les
salines écossaises, et obtinrent en conséquence, pour la couronne
d'Angleterre, un privilège exclusif qui dura jusqu'au règne de
Charles II. Un fait curieux est que, jusqu'en 1776, les ouvriers en
sel ainsi que les hommes employés dans les mines de charbon de
terre étaient esclaves. Il parait même qu'ils aimaient leur servitude.
Quand par hasard on obtenait pour eux du parlement un acte d'é-
mancipation, ils se révoltaient contre cette liberté. C'était, disaient-
ils, une ruse de la part des maîtres, qui voulaient ainsi s'affranchir
d'un léger tribut consacré par l'usage. La coutume était en effet
que quand l'esclave prenait femme, le maître lui fît un cadeau. Au-
jourd'hui les sauniers écossais forment une libre et rude population,
presque aussi noire que celle des mineurs. Je ne m'arrêterai d'ail-
leurs point à des travaux qui, en face des sources et des mines an-
glaises de sel, ont conservé peu d'importance.
Ces sources salées et ces mines de sel se rencontrent isolées les
unes des autres sur différens points du Cheshire et du Worcester-
shire; mais c'est seulement à Northwich qu'elles se montrent réu-
nies. Cette petite ville, entourée d'un paysage bien anglais, qui dé-
couvre par instans des perspectives charmantes, s'élève sur les bords
du Weaver, une assez jolie rivière qui coule sur un lit de marne,
et qui tout près de là court se marier avec le Dane. Il y a deux
églises, dont l'une, perchée sur une élévation de terrain et bâtie en
grès rouge, salue de loin le voyageur en lui montrant le ciel du
bout de sa flèche. La ville par elle-même n'a rien de remarquable;
la seule chose qui me frappa en arrivant, c'est l'état ruineux des
habitations. Dans l'hôtel de VAnge, où je descendis, — et qui est,
je crois, le seul hôtel dé la ville, — l'escalier chancelait comme un
homme ivre, et les murs de ma chambre, à moitié disjoints, sem-
blaient, selon l'expression d'un écrivain anglais, vivre en mauvaise
intelligence avec le plancher. L'hôtelier m'avertit pourtant d'un
air très sérieux que c'était une des maisons les plus solides de
Northwich. Je fus bientôt forcé de partager son opinion, car, en me
promenant dans certaines rues, j'avisai des toits qui ne posaient
plus sur les logis, des murs de brique fendus, déchirés, des fenêtres
déjetées qui prenaient les formes les plus bizarres, des tuyaux de
cheminée qui laissaient sortir à mi-chemin la fumée par de larges
crevasses. J'entrai par curiosité dans un public -house situé beau-
coup plus bas que le niveau de la rue, et dont les lignes d'architec-
768 REVUE DES DEUX MONDES.
ture présentaient la plus grande confusion. L'hôtesse, une vieille
femme qui servait de la bière, m'apprit que depuis quelques années
la maison s'enfonçait peu à peu : autrefois on descendait dans la
cour par' trois marches; à présent on y monte. « Notre demeure
tombera, ajouta-t-elle d'un air calme; Dieu veuille que mon fils ne
s'y trouve pas dans ce moment-là, car pour moi je tomberai sans
doute avant elle! » Les habitans de Northwich ont l'insouciance du
marin qui traverse la mer sur un bâtiment délabré. Non-seulement
les ouvrages de maçonnerie perdent chaque jour leur équilibre sur
ce sol miné, mais encore il s'est fait de mémoire d'homme des chan-
gemens remarquables dans le niveau des terrains et de la rivière.
On m'a montré des vallées qui autrefois étaient presque des collines.
Le lit du Weaver lui-même s'est abaissé : il y a quelques années, c'est
à peine si un bateau pouvait frayer son chemin dans un des coudes
de la rivière; aujourd'hui, dans le même endroit, un vaisseau de
guerre pourrait manœuvrer par les grandes eaux, tant la profondeur
est considérable. La cause dé ces changemens est facile à pénétrer :
la ville et les environs reposent sur un sol que traversent à l'inté-
rieur des sources abondantes; ces cours d'eau souterrains, formés
par les pluies, se salent aux dépens des masses solides de sel sur
lesquelles ils coulent. 11 en résulte qu'ils usent la roche et que la
croûte de terre superficielle s'affaisse avec les maisons, les champs
et les rivières. On ne s'étonnera plus alors de rencontrer à chaque
pas les signes précurseurs d'une grande ruine. C'est le sel qui a fait
Northwich; c'est, je le crains, le sel qui la détruira. La ville se
trouve en effet menacée avec le temps par les progrès d'un lent et
silencieux tremblement de terre.
Si les sources de sel [salt-springs) ravagent le sous-sol, elles
donnent naissance d'un autre côté à une branche de commerce flo-
rissante. Cette richesse naturelle se montre d'ailleurs très limitée;
les sources d'eau salée n'existent guère que dans deux comtés de
r Angleterre; elles manquent entièrement à l'Ecosse et à l'Irlande.
A Northwich, on les rencontre presque en sortant de la ville. Au
sein d'un paysage découvert semé de prairies, d'arbres et de mai-
sons isolées, autour desquelles paissent des chevaux et des vaches,
s'élèvent de distance en distance des bâtimens d'une mine sombre,
d'une couleur noire, surmontés par un ou deux tuyaux de brique
d'où la fumée s'échappe en jetant un nuage sur la verdure. Dans
ces bâtimens travaille une pompe à vapeur surveillée par un contre-
maître; elle va chercher l'eau à trente ou quarante mètres au-des-
sous de la surface de la terre. Cette eau est fortement imprégnée de
sel. Je pus m'en assurer moi-même, car un seau de brinc (sau-
mure) m'ayant été offert, j'en bus dans le creux de ma main et la
L'ANGLETERRE ET LA VIE ANGLAISE. 769
trouvai beaucoup plus amère que l'eau de l'Océan. Cette amertume
fait le mérite des sources anglaises , lesquelles sont deux fois plus
riches en sel que les sources de la France. On dit à Northwich que
les étrangers qui visitent ces travaux {salt-ivorks) se passent à la
ronde une grimace en goûtant à la fortune de la localité. Cette eau
coule souterrainement sur une roche de sel qui a vingt-quatre ou
trente pieds d'épaisseur; sous cette roche repose une couche de
pierre, et sous la pierre une autre roche de sel. Une fois pompée,
l'eau se rend par des conduits dans un réservoir. C'est un long
voyage : elle traverse en effet des champs, des prairies, des flaques
d'eau douce où nagent et barbotent des canards. Ces tuyaux, pla-
cés à une certaine hauteur du sol, ne sont que des troncs d'arbre
creusés et ajustés les uns aux autres. Le réservoir ou la citerne
(cislern) est une immense construction en bois sur laquelle on peut
monter par une échelle et où s'étend entre ciel et terre un lac pai-
sible d'eau salée. Cette eau est ensuite ramenée dans les bâtimens
de la fabrique au fur et à mesure des besoins : là, après avoir bouilli
un jour et une nuit dans la chaudière [hoiling-pan), elle se dépouille
par l'évaporation de la matière saline, qui est recueillie et séchée.
Quelques sources du Cheshire donnent jusqu'à 22 et même dans cer-
tains cas 25 pour 100 de sel. Le personnel de ces établissemens est
peu nombreux : il suffit de deux hommes pour desservir la chaudière;
l'un veille le jour et l'autre la nuit. Ils gagnent chacun 5 shillings.
Les sources de sel du Cheshire ont été exploitées sur une grande
échelle depuis le règne de Charles II. Ce qui étonne le plus le voya-
geur, c'est de trouver à l'intérieur du pays, dans un comté tout
agricole, comme une apparition de la mer et des travaux qu'on ne
s'attendrait à rencontrer que sur les côtes. Cette eau amère qui jail-
lit et serpente de tous côtés, laissant filtrer le sel qui sue et se cris-
tallise au soleil entre les jointures des conduits, cette odeur marine
des fabriques, ces maisons démantelées qui s'inclinent vers la
terre comme des navires battus par le vent, tout cela produit
un contraste étrange avec les cultures, les moutons qui broutent
dans la plaine et les joyeux tableaux de la vie champêtre. L'image
de l'océan se présente encore plus vive, si l'on songe que les sources
du Cheshire doivent leur richesse minérale à d'anciennes mers pé-
trifiées en roches de sel. Le voyageur ne se sent plus alors séparé
des vagues orageuses par des étendues de terre, mais seulement,
selon l'expression d'Addison, par le rivage du temps.
Les sources de sel sont d'un grand produit (1), mais les mines
(1) On fabrique tous les ans dans la seule ville de Northwich plus de 45,000 tonnes
de sel.
TOME XXIV, ' 49
770 REVUE DES DEUX MONDES.
[salt-7nines) présentent à l'étranger un ordre de faits et de travaux
encore plus intéressant. Une vague tradition veut que les mines de
sel aient été, ainsi que les sources saumâtres, exploitées autrefois
par les Romains. Ce qui est plus positif, c'est que les roches de sel
furent découvertes, sinon retrouvées, à enviroA un mille de North-
wich, en 1670, par des mineurs anglais qui cherchaient du charbon
de terre. Avant cette époque, la provision saline de la Grande-Bre-
tagne était surtout fournie par les sources de Droitwich, dans le
Worcestershire. L'ouverture des mines du Cheshire, — car le pré-
cieux minéral fut successivement rencontré tout autour de ISorthwich,
à Wilton, à Marston, à Wincham, à Sevinington, à Nantwich, — ac-
crut dans une proportion considérable le commerce intérieur et ex-
térieur. Aujourd'hui la nature du sous-sol est connue, et l'Anglais,
dans un sage sentiment de prévoyance, a mesuré la profondeur de
ces trésors enfouis par les révolutions terrestres. ANorthvyich, une
première roche de sel gemme se trouve séparée d'une seconde
roche de sel plus profonde par un lit d'argile dure et pierreuse. Ces
deux masses salines, à peu près libres de matière terreuse, attei-
gnent le volume extraordinaire de quatre-vingt-dix à cent pieds
d'épaisseur. On peut déjà se faire une idée de la richesse de cette
formation; mais pour surprendre le secret de la race bretonne, qui
renouvelle sans cesse ses forces et ses moyens d'approvisionnement
par le contact industrieux avec l'intérieur de la terre, il faut des-
cendre dans les mines de sel.
Je fus conduit par un sentier sur la lisière d*un champ où venait
de s'abattre une bande noire de choucas. C'est sous ce champ que
s'étendait la mine. De hauts tuyaux de cheminées et des bâtimens
d'une construction grossière indiquaient l'entrée de la fosse. Sous
un hangar recouvert en tuiles , et où gisaient pêle-mêle des débris
énormes de roches de sel, s'ouvrait le puits, ou, comme dit la
métaphore anglaise, l'œil de la mine, au bord duquel je rencontrai
un homme qui me demanda si je voulais descendre. Sur ma réponse
affirmative, un vaste tonneau de trois ou quatre pieds de circon-
férence , qui était suspendu en l'air par une forte chaîne, s'abaissa.
Je montai sur la plate-forme , et je me plongeai dans le tonneau,
qui me couvrait presque jusqu'au cou. Comme nous étions trois,
on nous avertit de nous serrer les uns contre les autres, attendu
que la bouche était étroite, doublée de fer jusqu aune certaine pro-
fondeur, et que nous courions risque de nous frotter durement contre
les parois circulaires du puits. Le tonneau, soulevé par la chaîne, se
balança un instant au-dessus de l'ouverture de la fosse, puis s'en-
fonça rapidement dans la nuit croissante. Déjà tout était silencieux;
OQ n'entendait plus que les gouttes d'eau salée filtrant à travers la
L'ANGLETERRE ET LA VIE ANGLAISE. 771
roche, et qui suintaient le long des murs. Quoique la profondeur du
puits ne fût que de trois cent trente pieds et que la descente ne durât
que quelques minutes, ce voyage suspendu nous semblait long et
monotone. Il est assez naturel en pareil cas de lever les yeux vers
l'embouchure du puits pour y chercher la lumière, dont le cercle
se rétrécit de moment en moment. Vers le milieu de la fosse , cette
lumière paraissait comme une lune; quand le tonneau toucha le
fond, ce n'était plus qu'une étoile.
Nous fûmes reçus par un homme d'une cinquantaine d'années, à
cheveux gris, à figure vénérable, qui travaillait dans la mine depuis
l'âge de douze ans. Il nous distribua des chandelles longues et
minces; lui-même avait à la main un chandelier de mineur, c'est-
à-dire une boule d'argile molle qui permet de fixer la lumière contre
les saillies de la roche, et qui prend aisément toutes les formes. Ces
flambeaux ne servaient qu'à rendre plus visibles les ténèbres, qui,
au premier abord surtout, paraissent couvrir le souterrain comme
un voile noir. Les mines de sel n'ont pourtant rien de la solennelle
horreur qui règne à l'intérieur des mines de charbon de terre; on
n'y sent point tomber sur sa tête ces gouttes d'eau terreuse qui fil-
trent de la voûte humide et surbaissée , ainsi que les larmes de la
nuit. Un air salé, mais sec, une douce et uniforme température, pé-
nètrent au contraire ces lieux sombres; le plafond de la mine, sup-
porté par des murs latéraux ou par des piliers taillés dans la roche
de sel, est d'une élévation considérable. Pour le reste, les travaux
et les systèmes d'excavation sont à peu près les mêmes que dans les
houillères : c'est à l'aide de la pioche et du coin, c'est avec le se-
cours de la poudre à canon qlie l'homme s'ouvre un chemin à tra-
vers l'épaisseur des masses solides et cristallisées. A mesure que
vous avancez dans la mine de sel, le spectacle s'élargit et l'espace
intérieur se découvre. Il est difficile alors de ne point admirer cette
architecture simple, mais grandiose, ces espaces vides qui s'éten-
dent dans l'obscurité comme la nef d'une immense église souter-
raine (1), ces murs qui ont la forme, la transparence et la couleur
du sucre candi, ces massifs piliers dont les facettes brillent sous la
réflexion de la lumière que vous portez à la main, et, plus encore
que tout cela, le caractère religieux que répandent le silence et la
nuit sur ces travaux de F industrie humaine. De temps en temps, on
voit à distance une ou plusieurs lumières scintiller sur le fond noir
de la mine : ce sont des ouvriers qui travaillent. Quand elles se
meuvent, ces lumières dessinent vaguement des formes humaines.
(1) Pour compléter l'illusion, dans quelques mines de la Pologne les ouvriers sculp-
tent des statues de saints en sel.
772 REVUE DES DEUX MONDES.
comme celles qu'on se représente dans les caveraes de brigands. De
temps en temps aussi, le silence habituel de ces voûtes est violem-
ment troublé par des explosions qui retentissent avec un bruit de
tonnerre : c'est la poudre qui disloque en éclatant les membres de
la roche. Vous marchez à travers un monceau de ruines; le chemin
inégal est jonché de gigantesques débris de cristaux qui affectent
surtout la couleur jaune ou rougeâtre, quoiqu'il y en ait de blancs
et de diaphanes comme la glace. A la vue de ces blocs arrachés, de
ces richesses minérales qui semblent renaître sous la pioche ou sous
les traînées de poudre à canon , tant la masse est inépuisable, il est
permis de croire à une sage prévoyance de la nature. L'homme aime
à se figurer que c'est pour lui et en vue de ses besoins qu'ont été
engloutis dans le sein de la terre ces immenses magasins de sel,
ouvrages des mers évanouies, qui ont travaillé pour lui et bâti ces
roches à une époque infiniment reculée, où nulle des formes animales
qui vivent maintenant à la surface des îles britanniques n'était en-
core sortie du moule de la création. Si, en faisant leur œuvre, les
élémens d'alors ne pensaient point aux sociétés humaines, quelqu'un
doit y avoir pensé pour eux.
Les mines de sel ont leurs jours de fête. A Noël et à la Pentecôte,
on allume jusqu'à six cents chandelles; je laisse à penser l'effet que
produit alors dans ce palais de cristal souterrain la réflexion de ces
lumières sur tant de surfaces brillantes. Des bandes de musiciens,
jouent des airs appropriés à la circonstance. On goûte, quelquefois
même on danse; les femmes de mineurs remplacent ce jour-là les
divinités un peu grossières dont les anciens aimaient à peupler les
grottes profondes. Durant tout le reste de l'année au contraire, les
mines de sel ont le caractère sérieux qui convient au travail et à la
nuit. Mon guide connaissait ce souterrain aussi bien que sa chambre.
Pour moi, chaque pilier semblait devoir être le dernier, car les rayons
de la lumière que je portais à la main ne s'étendaient point au-delà;
mais il était suivi d'un autre, puis d'un autre, et entre ces points
d'appui se prolongeaient de larges voûtes qui semblaient suspen-
dues sur le vide. Dans les intervalles, le regard se perdait au milieu
d'une obscurité sans fin, où tout avait l'immobilité du sépulcre.
Enfin nous arrivâmes au bout de la mine. Un groupe d'ouvriers tra-
vaillait à extraire des blocs de sel qui s'amoncelaient et s'élevaient
presque jusqu'au plafond. Parmi ces ouvriers, quelques-uns accom-
plissaient une tâche pénible ; la tête pliée sous la voûte comme des
cariatides antiques, ils arrachaient durement dans l'épaisseur du
mur de larges morceaux de cristal ou perçaient la veine qui, rem-
plie avec de la poudre à canon et bourrée, faisait sauter les quar-
tiers de roche. Le personnel et les moyens de transport varient selon
9
L'ANGLETERRE ET LA VIE ANGLAISE. 773
l'importance de la mine. Dans celle que j'étais en train de visiter,
cinquante hommes extraient chaque semaine quinze cents tonnes de
sel brut et reçoivent par jour un salaire de 3 shillings 6 pence;
ce sont les ouvriers qui transportent eux-mêmes les débris tombés
de la roche. Dans d'autres mines, on emploie des chevaux, des po-
neys et des ânes à traîner les blocs de sel sur un petit chemin de
fer. Ces animaux ont été introduits jeunes dans la fosse, ils n'en re-
montent que pour être abattus ; pendant les heures de repos, ils ha-
bitent une écurie taillée dans la roche de sel gemme.
Nous revînmes vers l'entrée de la mine par un autre chemin que
celui que nous avions suivi pour en atteindre l'extrémité. Quoique
le temps qu'on passe dans ces lieux souterrains ne sôit pas très
long, et malgré l'intérêt très réel que présentent des tableaux si
grands de l'industrie humaine," l'âme se sent oppressée par la nuit
comme par un manteau de plomb. Mon guide, lui, n'éprouvait rien
de semblable : il aimait la mine comme une vieille connaissance. Il
était fier de l'admiration qu'exprimaient les visages à la vue de cet
édifice aux rudes cristaux qui semblait bâti par les fées dans l'inté-
rieur de la terre. « Le seul malheur, me dit-il, est que les mines de
sel coûtent beaucoup à creuser, et que la durée en est incertaine.
Elles peuvent être détruites par divers accidens , mais surtout par
les sources qui coulent au-dessus de la voûte et qui l'usent continuel-
lement. Quelquefois ces sources se précipitent dans l'intérieur des
travaux, dissolvent les piliers sur lesquels reposent les diverses par-
ties de l'édifice et entraînent la chute de toute la masse, qui s'écroule,
laissant à la surface du sol de vastes abîmes, comme à la suite d'un
tremblement de terre. Malheur aux ouvriers qui se trouvent alors
de service! Vous avez sans doute vu près d'ici l'endroit où une mine
de sel est tombée, il y a quelques années, ensevelissant avec elle
une machine à vapeur, six chevaux, neuf hommes et quelques mai-
sons. )) L'idée que l'eau coulait au-dessus de nos têtes et que le pla-
fond de la mine pouvait fondre n'avait rien de très rassurant; mais
ce danger imaginaire ajoutait le charme de l'émotion à la sombre
beauté des lieux. Cependant nous avions regagné par une vaste ga-
lerie l'ouverture intérieure de la fosse [shaft), que les ingénieurs
anglais comparent à la trachée-artère; c'est en effet par ce tuyau
que la mine respire. A travers les cercles d'ombre qui s'élevaient en
tourbillonnant vers le ciel, la lumière du jour se remontrait avec la
forme et la blancheur d'un shilling. Notre guide nous fit ses ca-
deaux,— quelques morceaux curieux de sel gemme, — puis il nous
souhaita un bon voyage. Le véhicule qui nous avait portés jusqu'au
fond de la mine nous remonta en silence. Dans ce voyage d'ascen-
sion, nous vîmes peu à peu disparaître les chandelles et les hommes;
774 REVUE DES DEUX MONDES.
puis, après avoir traversé la nuit, nous nous retrouvâmes dans le
hangar au milieu des blocs de sel versés par le tonneau.
Ce minéral est employé dans certains pays pour sculpter des ou-
vrages d'art. Il existe en Espagne, près de Cardona, dans la Cata-
logne, une montagne de sel dont la masse présente une élévation de
quatre à cinq cents pieds. Le sel de Cardona, de différentes cou-
leurs, mais le plus souvent blanc et transparent comme le cristal,
reste longtemps dans l'eau sans se dissoudre : on en fait des vases,
des urnes, des chandeliers. En Angleterre, le sel gemme se montre
beaucoup plus sensible aux influences de l'humidité; aussi se hàte-
t-on de le convertir en objet de commerce. De la bouche de la mine,
on commence par le transporter dans la maison à bouilloire [hoiling-
honse), où il va se purifier et revêtir la blancheur de la neige. Les
boiling-houses sont de grossières constructions, avec une fournaise et
de grands tuyaux de cheminée qui la nuit flamboient dans le ciel
comme des torches. On monte par un escalier en échelle sur une
plate-forme en bois, au milieu de laquelle fume une chaudière ouverte
et peu profonde, ayant à peu près vingt pieds de long sur douze de
large. C'est là-dedans qu'on jette le sel, plus ou moins chargé de
matière terreuse, et tel qu'il est sorti des entrailles de la mine.
Quand il a bouilli dans l'eau durant six ou sept heures,* on le re-
cueille dans des moules {barroivs) qui ont à peu près la forme d'un
pain de sucre. De là on le transporte dans une chambre chaude, où
on le laisse sécher pendant quelques jours. A partir de ce moment,
le sel est fait, il ne reste plus qu'à l'entasser dans le store-housCj
sorte de grange ou de magasin au sein duquel il est curieux de voir
ces montagnes neigeuses, plus ou moins recouvertes d'une légère
croûte de poussière. La blancheur du sel fabriqué contraste en effet
d'une manière piquante avec les murs sombres et enfumés de la
manufacture, les amas de charbon de terre et toute sorte de choses
noires. Au fur et à mesure des demandes, on remue à la pelle et
l'on charge sur des voitures ou des bateaux ce produit de l'indus-
trie. La vue d'un tel ensemble de travaux fait naître plus d'une ré-
flexion sur les soins et les sacrifices qu'exige la préparation des
matières les plus usuelles. Les fournaises du Cheshire ont rugi, les
roues des machines ont tourné, des vies d'ouvriers ont même été
détruites dans plus d'un cas par des accidens divers, avant que
l'homme puisse jouir à table d'une chose aussi vulgaire qu'une pin-
cée de sel.
Au point de vue du commerce des salines, la position de North-
wich est excellente. Presque tout le sel destiné à l'exportation se
fait dans la vallée du Weaver, il est expédié sur cette rivière dans
des barques. Le Weaver communique avec le Mersey, qui se jette
L'ANGLETERRE ET LA VIE ANGLAISE. 775
dans la mer à Liverpool. Parmi les autres mines du Cheshire;, je
dois signaler celles de Wilton et de Nantwich (1). A Wilton, j'ai vi-
sité les plus beaux et les plus gigantesques ouvrages de ce genre
qui existent, je crois, en Angleterre. Figurez-vous un édifice circu-
laire de 108 mètres de circonférence, dont le toit ou la voûte s'ap-
puie sur vingt-cinq piliers d'une dimension énorme. Illuminées aux
chandelles, ces masses de sel solide produisent un effet auguste et
ravissant. Le voyageur stupéfait ne sait ce qu'il doit admirer le plus
ou de ces richesses souterraines de la nature, ou du caractère tita-
nique des constructions. Il ne faut pas non plus oublier Droitwich
(dans le Worcestershire), qui produit le sel le plus blanc qui existe
dans le monde. La ville de Droitwich était connue des Romains.
Elle envoie aujourd'hui par le canal d'immenses quantités de sel
qui, n'étant point secouées par le mouvement de la mer, arrivent à
Londres dans les meille.ures conditions, c'est-à-dire sous forme de
briques de neige au grain fm et scintillant. A Londres* le grand en-
trepôt de cette denrée se trouve dans Cily Boad, où, du haut du
pont qui traverse le canal, vous pouvez voir les ivharfs et les maga-
sins de sel. Il y a d'autres établissemens du même genre dans Wap-
ping et près du marché de Billingsgate. Sur ces différens théâtres
de travaux, on est à même de se faire une idée du lien qui existe
entre la géologie des îles britanniques et la prospérité commerciale
de la nation anglaise. Les sources et les mines inépuisables du
Gheshire et du Worcestershire fournissent du sel à plusieurs états
de l'Europe et de l'Amérique. Les Anglais exportent surtout cette
marchandise dans les Pays-Bas, en Prusse et en Russie. On es-
time à cinq cent mille tonnes la production annuelle du sel en An-
gleterre (2). Le capital qui fonctionne dans les fabriques est, dit-on,
de 1 million de livres sterling, et l'on évalue à dix ou douze mille
au moins le nombre des ouvriers que cette industrie fait vivre.
^L'exploitation des mines de sel nous amène à parler de la vie des
mineurs. Ces derniers forment une corporation très distincte, qu'il
ne faut point confondre avec celle des ouvriers qui travaillent dans
les fosses de charbon de terre. D'abord le séjour dans les mines de
sel est beaucoup moins pénible et beaucoup moins dangereux que
dans les autres ateliers souterrains de la Grande-Bretagne. L'air y
est sec et salubre; on se plaint même de ce qu'il soit trop bon,
car on dit que cet air salé produit l'effet des brises qu'on respire
(1) C'est à Nantwich que la veuve de Milton passa les dernières années de sa vie et
mourut dans un âge avancé en 1726.
(2) Je ne citerai le résultat que d'une seule année. En 1844, 13,476,884 boisseaux de
sel blanc ou à l'état brut ont été exportés; l'Angleterre retint cette même année pour sa
consommation intérieure 12,647,616» boisseaux.
776 REVUE DES DEUX MONDES.
sur le rivage de la mer : il excite la soif et l'appétit. Les mineurs
du Cheshire qui ne commettent point d'excès atteignent la moyenne
ordinaire de la longévité. Par malheur, la tentation est forte : ces
hommes ont, disent-ils eux-mêmes, un diable dans le gosier, et,
comme leurs salaires sont assez élevés pour la campagne, ils exor-
cisent trop souvent l'esprit malin avec un verre d'ale ou de porter.
Dans la voiture qui me conduisit de Northwich au chemin de fer se
trouvait une jeune fille, qui, venue de loin pour embrasser son
frère, ouvrier dans les mines, s'en retournait les larmes aux yeux :
elle n'avait pu voir que les murs de la prison où ce frère, honnête
homme d'ailleurs, s'était fait renfermer à la suite de désordres pro-
voqués par la boisson. Je ne voudrais pas qu'on jugeât par ce fait
isolé les mœurs de tous les mineurs de sel; mais je tiens d'un mi-
nistre protestant de la localité, le révérend M. Waller, que la pré-
voyance et la sobriété sont les vertus les moins pratiquées par ces
hommes, qui sortent altérés de la fosse. Quoique plus civilisés que
les colliers (ouvriers des charbonnages), les mineurs de sel laissent
encore beaucoup à désirer sous le rapport de l'instruction. Ils ont
peu profité jusqu'ici des sources de développement moral ouvertes
à Northwich et dans d'autres villes par la bienfaisance publique. La.
race saxonne a dans les veines une goutte du sang des Titans; rien
ne l'arrête, rien ne l'effraie dans la conquête du monde physique,-
elle porte de superbes défis à la nature, creuse les montagnes, en-
tame les roches et jette à la face du ciel les richesses arrachées du
sein de la terre; mais cette race aux bras forts devient tout à coup
timide dès qu'il s'agit de toucher aux usages reçus. Peut-être faut-il
voir dans cette dernière circonstance une sage économie de la na-
ture, qui a su mettre des freins et des contre-poids à l'audace de
certaines familles humaines. Le groupe des mineurs se distingue
encore plus que les autres branches de la société anglaise par un
attachement tenace aux coutumes et aux traditions du passé. Il est
rare qu'ils prennent l'initiative d'aucune mesure tendant à amélio-
rer leur condition. Leur temps, j'oserais presque dire leurs affec-
tions, se partage entre la mine, à laquelle ils sont de bonne heure
fiancés, et la vie de famille.
Il y a quelques années, on employait beaucoup de femmes dans
les salines du Worcestershire. La nature pénible des travaux, l'état
de demi-nudité qu'ils exigent, sont pourtant tout à fait incompa-
tibles avec certains sentimens de délicatesse. Une réforme introduite
par M. Corbett, entrepreneur de salines, et secondée par le clergé
anglican, a aujourd'hui limité le nombre des femmes occupées dans
les salt'Works. Rien de semblable n'existe dans le Cheshire, où les
femmes se contentent de soigner leur ménage. Des groupes de mai-
L'ANGLETERRE ET LA VIE ANGLAISE. 777
sons, épars au milieu des champs et situés dans le voisinage des
mines ou des sources de sel, abritent une population laborieuse. Ces
cottages de brique ont entre eux un air de famille et annoncent bien
le niveau des conditions sociales. Un jardin cultivé souvent par la
main des femmes, quelques poules et l'ami indispensable de la mai-
son, un brave porc, ajoutent un air d'aisance et de bien-être rural à
l'habitation du mineur. Ces toits si calmes au milieu d'un paysage
tranquille cachent pourtant plus d'une scène douloureuse. Quand le
mari s'attarde, la femme tremble; elle craint que la chaîne du puits
ne se soit brisée, ou qu'un quartier de roche, en se détachant, n'ait
blessé son mari. Ce sont en effet des catastrophes trop communes à
tous les ouvriers mineurs. A la porte d'un cottage, j'avisai une femme
d'une trentaine d'années vêtue d'une simple robe noire en laine et
coiffée d'un bonnet de veuve qui encadrait un profil agréable, mais
amaigri. Une grappe de raisin en bois suspendue au-dessus de la
porte (1) m'apprit que cette veuve tenait un petit débit de bière, et
que je pouvais entrer. M' étant assis, je lui demandai par quel acci-
dent elle avait perdu son mari, a C'est, répondit-elle, une histoire
connue de tous les mineurs du voisinage. Mon mari, — que Dieu
donne le repos à son âme! — travaillait depuis l'enfance dans une
fosse de sel, salt-pit^ dont vous pouvez voir d'ici les bâtimens et les
cheminées. La première fois qu'il me paya ses attentions (2), c'était
dans une fête qui se célébrait le lendemain de INoël au fond de la
mine et où il y avait plus de mille chandelles allumées. J'avais alors
dix-sept ans, et l'on me trouvait jolie; lui avait vingt-deux ans, il était '
fort regardé à la ronde par les jeunes filles. Je crois que notre
amour en naissant rendit jaloux un des esprits qui habitent dans
l'intérieur de la terre. Il faut vous dire en effet que c'est une mine
hantée, a haunted mine. Cette dernière circonstance était bien con-
nue de ma grand' mère. La vérité est qu'à travers la musique j'en-
tendis murmurer à mon oreille des bruits étranges et que mon cœur
battait très fort. Je sortis de la mine avec un grand trouble. Quel-
ques jours après, je promenais vers le soir ma chèvre dans la cam-
pagne, quand je rencontrai William (c'était son nom), qui revenait
des travaux. Il m'aborda, et comme j'étais confuse, je levai les
yeux au ciel, où j'aperçus la nouvelle lune, a William, lui dis-je,
passez-moi bien vite une pièce d'argent, » car je n'en avais pas
dans la poche de mon tablier. Il m'offrit sa bourse de cuir en ajou-
tant qu'elle était mienne, si je voulais l'accepter. « Ce n'est pas cela,
lui répondis-je; mais j'ai besoin de faire un souhait. » Je tournai
(1) C'est l'enseigne des beer-s/iops dans tout le Cheshire.
(2) Locution anglaise.
778 REVUE DES DEUX MONDES.
la pièce d'argent dans ma main et je souhaitai (1)... Je ne sais point
si j'étais rouge dans ce moment, mais il comprit le vœu que j'avais
formé tout bas, car il, me dit : a Gela sera; ma parole vaut bien
celle de la lune. » En effet, six mois après nous étions mariés. Wil-
liam était un bon ouvrier qui ne dépensait point son argent avec les
camarades; aussi notre petite maison prospéra, et notre mariage fut
béni par la naissance de deux enfans. Je n'étais pourtant point sans
inquiétude, car je connaissais bien la méchanceté des esprits. Cha-
que fois qu'il tardait à revenir de son travail, ma tête était per-
due. Un soir (il y a de cela dix-huit mois), j'avais compté inutile-
ment les heures après les heures ; en proie à une agitation extrême,
je courus vers la bouche de la fosse. Je lus tout de suite sur le vi-
sage des hommes qu'il était survenu un accident au fond de la mine.
Ils voulaient me retenir, mais je m'élançai malgré eux dans le ton-
neau. Comme ils virent que j'étais résolue, ils consentirent à lâcher
la chaîne. La mine était silencieuse et noire : les travaux avaient
cessé. Dans tout autre moment, j'aurais eu peur; mais la crainte
d'un danger réel et d'un événement terrible me donna du courage.
Je me dirigeai de pilier en pilier jusqu'au fond de la mine, où bril-
lait un groupe de chandelles. Vous pouvez juger de mon désespoir
quand, au milieu d'un cercle de mineurs, j'aperçus mon mari cou-
ché presque insensible sur des morceaux de sel amoncelés ; un ca-
marade lui soutenait la tête. Les autres ouvriers avaient jeté sur lui
leurs habits pour le couvrir. Il me reconnut et voulut sourire; mais
la pâleur de la mort était sur son visage. On mait envoyé chercher un
médecin qui arriva sur les lieux au bout de quelques minutes. Le doc-
teur l'examina, puis, secouant la tête d'un air qui me glaça le sang
dans les veines, il se fit expliquer la nature de l'accident. « Ce bloc
est tombé sur lui, » dit l'un des ouvriers en montrant une énorme
masse de sel qui gisait à terre. Sur l'ordre du médecin, deux cama-
rades soulevèrent mon pauvre homme avec précaution et retendirent
sur un traîneau qui glissa vers l'ouverture de la fosse. Durant le tra-
jet, je soutenais sa main droite qui était pendante et froide; mais
quand nous arrivâmes au sha/ty il expira. Les mineurs sont bons entre
eux et compatissent au sort des pauvres veuves : ils m'aidèrent à
monter ce petit commerce, et maintenant ils viennent boire dans ma
beer-shop, de préférence à toute autre du voisinage. »
Tels sont les dangereux travaux d'extraction que nécessite le sel.
Pour connaître les applications de ce minéral, c'est dans d'autres
districts industriels ou agricoles que j'avais à me transporter.
(1) Superstition très répandue en Angleterre.
L'ANGLETERRE ET LA VIE ANGLAISE. 779
lïl.
(( Le sel est bon, dit l'Évangile, et si le sel venait à s'évanouir,
avec quoi les hommes assaisonneraient-ils leur nourriture ? » Pour
se faire une idée de la valeur d'un produit naturel, il faut en effet
le supposer absent de la surface du globe. Cette hypothèse n'est
d'ailleurs point dénuée de tout fondement, si l'on se place à un
certain point de vue géographique. 11 existe des contrées où le sel
n'a point été jusqu'ici découvert et où, les relations commerciales
étant extrêmement limitées, les habitans ne peuvent se procurer
que par hasard cet objet de luxe. Je citerai comme exemple l'inté-
rieur de l'Afrique. Là un voyageur européen s'étonne de voir les
enfans sucer avec délices un moixeau de sel gemme comme si c'é-
tait un morceau de sucre. Cette friandise est interdite aux pauvres;
aussi, dans le langage du pays, dire qu'un homme mange du sel avec
ses provisions de table est une manière de déclarer que c'est un
homme riche. Un célèbre voyageur anglais qui a visité ces régions
barbares , Mungo-Park , avoue lui-même avoir beaucoup souffert de
la privation de ce condiment. L'usage prolongé de la nourriture
végétale sans assaisonnement de sel crée, dit-il, un malaise que
les mots de la langue humaine ne peuvent exprimer.
L^ sel n'est point un aliment par lui-même, mais il relève le goût
de presque toutes les autres substances alimentaires. L'usage de ce
condiment est très ancien et se perd dans la nuit des siècles. Un
article de cuisine d'un emploi si journalier devait se mêler aux
mœurs et aux superstitions domestiques. En Ecosse , le plancher
d'une maison neuve ou qui changeait de locataire était toujours
saupoudré de sel; on croyait ainsi introduire la bonne fortune. On
plaçait aussi une assiette remplie de sel sur la poitrine d'un mort,
après lui avoir fait la toilette funéraire. Cette coutume avait pour
objet de conjurer les mauvaises influences. Le sel se rattachait en
outre aux rapports de la vie sociale : le maître l'oifrait à ses servi-
teurs, le chef de la maison le présentait à ses hôtes, comme un gage
de la fidélité qui devait régner entre eux. Il servait même à marquer
la distinction des rangs. Autrefois, en Ecosse, les personnes consi-
dérables dînaient avec leurs subordonnés et leurs domestiques. Le
chef de la maison occupait, ainsi que les membres de sa famille, le
. haut de la table, et le plancher de la salle s'élevait dans cet endroit-
là comme pour leur faire honneur. Les convives les plus distingués
s'asseyaient à côté des maîtres, les autres venaient à la suite; le
rang des personnes allait ainsi déclinant jusqu'au bout de la table,
où se trouvaient les serviteurs. On avait là une image parfaite de la
780 REVUE DES DEUX MONDES.
société d'alors avec la différence des conditions réunies sous l'auto-
rité du paicrfamilias. A. un certain endroit de la table se plaçait
une grande cuve de sel qui servait de ligne de démarcation entre les
supérieurs et les inférieurs. S'asseoir au-dessus du sel était le privi-
lège d'un gentleinan ou d'un homme de bonne famille, tandis que
s'asseoir au-dessous du sel était une expression consacrée qui
indiquait une humble situation dans la société. Il y avait aussi une
dégradation correspondante dans la qualité des liqueurs : un vin
généreux coulait à la tête de la table dans les cornes de taureau ,
puis la boisson devenait plus vulgaire, et finissait à la queue de la
table par 'de la petite bière.
Aujourd'hui le sel, si l'on regarde au bon marché (1) de ce produit,
est plutôt dans la Grande-Bretagne un symbole d'égalité que d'iné-
galité entre les classes. Il nous faut tout d'abord indiquer les causes
qui ont réduit dans ces derniers temps à uft si bas prix la valeur de
cette denrée , en premier lieu la richesse des mines et des sources
de sel en Angleterre, ensuite l'abolition de la taxe. Cette taxe avait
été imposée par Guillaume III. En 1798, elle était de 5 shillings
par boisseau, environ 1 penny par livre de sel; mais elle s'éleva
plus tard (2) jusqu'à 15 shillings par boisseau. L'opinion publique
s'émut, et l'impôt sur le sel fut abrogé en 1823 par la chambre
des communes. Il est curieux de voir avec quelle aisance le parle-
ment anglais supprime tout à coup et sans réserve aucune, des
branches importantes du revenu public, dès que le sentiment géné-
ral se prononce contre de telles contributions. Les conséquences de
la mesure votée en 1823 furent heureuses. L'abolition de la taxe
mit un terme à la contrebande du sel, qui s'exerçait jadis sur une
échelle considérable. Les contrebandiers pratiquaient la fraude
avec une audace extrême, traversant quelquefois les villages le
dimanche en plein jour au moment où tout le monde assistait au
service religieux. Le bruit de leurs lourds chariots roulant sur le
pavé arrivait, dit-on, aux oreilles de la pieuse congrégation, scan-
dalisée, mais immobile et contenue par l'austérité du rite protestant.
Un autre service non moins considérable rendu par le retrait de la
taxe a été de répandre l'usage d'une matière de première nécessité.
Le sel est un produit dont les conséquences s'étendent à tout, au
bien-être domestique, aux arts, à l'industrie, à l'agriculture.
Avant 1823 et même quelques années après l'abolition de l'impôt
du sel, ce commerce était entre les mains de marchands en boutique, .
qui avaient besoin d'obtenir une licence spéciale. Le bon marché de
(l)' U shillings la tonne.
(2) Lors de Ja guerre contre Napoléon.
l'angleterbe et la vie anglaise. 781
cette denrée et la liberté de la \ente ont donné naissance, dans les
trente dernières années, à l'industrie des marchands de sel sur la
voie publique, sait strect-dealers. Ces derniers se promènent dans
les quartiers de Londres et jusque dans la campagne avec une pe-
tite voiture à surface plate, sur laquelle s'étalent des briques de sel
d'une blancheur immaculée. Les plus consciencieux d'entre ces pe-
tits marchands, ceux qui tiennent à conserver pure leur réputation,
achètent leur provision de sel à Moores ivharf Paddington; c'est
le plus cher et le mieux raffiné. Ils le paient à raison de 2 shillings
les cent livres et le revendent en détail à un penny la livre, car
dans le débit le sel ne se mesure plus, il se pèse. On s'établit mar-
chand de sel ambulant avec un très faible capital; ce qui coûte le
plus, c'est le cheval, l'âne ou le poney; aussi plusieurs d'entre eux
s'en passent et tirent bravement leur charrette. L'un de ces mar-
chands que j'avais vu dans un temps à la tête d'un âne et d'une voi-
ture, mais que je rencontrai plus tard sans autre auxiliaire que lui-
même dans les rues de Plumstead, m'expliqua ainsi les motifs de
cette réforme économique : a D'abord, dit -il, l'animal mangeait
trop, sept ou huit pence par jour, et ensuite, comme la route est
pierreuse, il avait trop souvent besoin d'être ferré à neuf. Un jour
que je lui avais acheté une paire de chaussures (1), je m'aperçus
que les miennes étaient en très mauvais état. Je pris alors la résolu-
tion de me passer d'âne et d'avoir aux pieds de meilleurs souliers.
Je paie maintenant au cordonnier ce que je payais au maréchal fer-
rant, et je m'en trouve mieux. » Quoique assez considérable, l'ar-
mée des marchands de sel dans la rue se trouve limitée par la con-
currence des marchands très nombreux qui vendent la même denrée
dans les boutiques. Le sel de table anglais jouit d'une célébrité eu-
ropéenne, et il la mérite par la finesse, la pureté et la nature solide
des briques, lesquelles ressemblent à des pains de sucre d'une forme
l)late et allongée. La consommation en est énorme : on a calculé
qu'en France chaque individu absorbait par année 19 livres 1/2 de
sel en moyenne, tandis que les habitans de la Grande-Bretagne en
usent 22 livres par tête. Un économiste distingué, M. M'Gulloch, at-
tribue à cette circonstance une certaine influence sur l'alimentation
des deux races. C'est, selon lui, la raison pour laquelle un Anglais
mange plus que ses voisins d'outre-Manche (2).
Le sel représente le principe conservateur dans la nature. Il
communique une éternelle jeunesse, selon l'expression d'un poète
(1) La même racine s'emploie en anglais pour désigner un soulier d'homme et le fer
d'un cheval, horse-shoe.
(2) La différence a été évaluée par les statistiques à deux livres et demie de plus par
année pour chaque habitant des îles britanniques.
782 REVUE DES DEUX MONDES.
anglais, aux eaux de certains lacs et surtout aux eaux de la mer,
qui, sans lui, ne seraient plus depuis des milliers de siècles qu'un
foyer de corruption. C'est aussi à titre de condiment que le sel joue
un rôle suprême dans l'alimentation publique. L'usage de cette
substance. à la fois naturelle et artificielle répond chez les peuples
civilisés au sentiment de la prévoyance. Tandis que le sauvage
gorgé de viandes laisse perdre autour de lui le superflu de sa chasse,
quitte à mourir de privation et de besoin quelques jours après,
l'homme des sociétés domine le hasard en conservant ses provisions.
Il n'y a peut-être pas de nation au monde qui soit plus tributaire
du sel que la Grande-Bretagi^ : il est facile de s'en convaincre, si
l'on réfléchit à l'étendue de ses relations maritimes, à ses colonies,
à ses postes militaires, jetés sur des côtes et des rochers stériles
jusqu'aux extrémités du monde habitable. La même substance qui
entre les mains de la nature a servi à confire les mers, to pickle the
Ocean^ sert aujourd'hui, entre les mains de l'homme, à sillonner la
surface de l'abîme. Sans l'usage des viandes salées, on n'aurait jamais
pu entreprendre les voyages de long cours, et certains vaisseaux an-
glais qui naviguent jusqu'à trois et quatre années de suite dans des
mers désertes manqueraient des moyens de ravitailler leurs équi-
pages. Le bon marché et l'abondance de ce condiment ont imprimé
aux pêcheries britanniques un développement qui défie toute riva-
lité. La Hollande elle-même a dû baisser pavillon devant les filets
de l'Angleterre (1). L'agriculture tire de son côté une partie de ses
richesses de l'énorme quantité de viandes salées que la Grande-
Bretagne consomme ou exporte jusqu'aux extrémités du monde.
L'art des saumures est porté dans tout le royaume-uni à un haut
degré de perfection. Il est pourtant vrai de dire que le meilleur sel
pour conserver les viandes et les poissons ne s'extrait point des
sources ni des mines du Cheshire, mais des salines du continent, où
le soleil fait l'oflice de chaudière. Les Anglais importent en vue de
ces préparations alimentaires trois ou quatre cents boisseaux de sel
par an qu'ils tirent des côtes de l'Espagne ou du Portugal. Le sel
d'ailleurs ne s'applique point seulement aux usages de la vie do-
mestique : on se sert de cette substance dans les manufactures pour
composer un grand nombre de produits chimiques et de drogues
médicinales ; il paie un tribut aux arts en entrant dans la préparation
d'une certaine couleur jaune, painler s patent yellow; il concourt à
la fabrication du verre, à la vernissure des poteries, au blanchis-
sage des toiles; on l'emploie aussi à tremper l'acier et à rendre le
(1) Je parle au point de vue du bon marché des produits, non au point de vue de la
-qualité.
l' ANGLETERRE ET LA VIE ANGLAISE. 78^-
fer malléable. Je m'arrêterai à ce dernier ordre de services, et je
choisirai pour théâtre des travaux métallurgiques où figure le sel la
ville de Sheffield.
Sheffield a été nommé par les Anglais la métropole de l'acier.
Quand vous arrivez par le chemin de fer, la ville, qui n'est pour
ainsi dire qu'une immense forge, située à l'embouchure des mines
de charbon de terre, semble se débattre dans un épais nuage de fu-
mée. Les hommes, les maisons, le ciel, tout est noir. Assise au con-
fluent de deux rivières, — le Sheaf, auquel elle doit son nom, et le
Don, qui entre sur le territoire de Sheffield à Wardsend, — cette
sombre cité industrielle reçoit en outre plusieurs cours d'eau qui
descendent des collines avoisinantes. Ces eaux laborieuses rendent
plus d'un genre de service aux manufactures et aux usines; elle&
fournissent surtout par leurs chutes aux roues des machines une
force motrice immense et économique. Je dois dire qu'elles portent
la peine de leur utilité, tant elles sont d'une couleur trouble et
boueuse. 11 a fallu, dans ces derniers temps, amener à grands frais
des sources d'eau potable, et former de vastes réservoirs pour les
usages domestiques des habitans. L'industrie a également dépeuplé
tout autour de Sheffield les rivières et les ruisseaux. Un meunier me
montrait avec tristesse un rapide courant qui faisait tourner la roue
de son moulin, et où il se souvenait d'avoir péché des truites dans
son enfance. Aujourd'hui ces mêmes eaux travaillent trop pour pro-
duire; la vie s'est retirée d'elles au fur et à mesure que l'industrie
y versait des élémens étrangers ou délétères. Il est d'ailleurs cu-
rieux de suivre sur le cours du Sheaf, — lequel mérite encore plus
que le Tibre l'épithète de flavus^ — une double ligne ininterrompue
d'usines et de fabriques de toute sorte, qui se distinguent par des
constructions grandioses et bizarres. Je signalerai entre autres le
Wheel Tower ^ vaste et morne bâtiment dont les cheminées sont des
tours, et qui, situé au tournant d'un pont, affecte le style des an-
ciennes forteresses du moyen âge. Là le rugissement des roues et
des machines ne se tait ni jour ni nuit, là aussi les chroniques de la
vie ouvrière ont eu à enregistrer de sombres drames. Les rivalités
entre les différentes unions ou corps d'état, les jalousies entre les
travailleurs libres et les travailleurs associés ont plus d'une fois
éclaté sous ces voûtes à physionomie sinistre, et ont produit des
crimes afïligeans. La plupart des rues basses de Sheffield ont un
caractère de tristesse, resserrées qu'elles sont entre les maisons
d'ouvriers et le mur d'enceinte ou les tuyaux des usines. On y étouf-
ferait de fumée, et je crois qu'on y mourrait d'ennui, si la nature
n'avait jeté sur tout cela un air de fête en ouvrant de tous côtés des
perspectives souriantes. La ville se trouve entourée par une ceinture
78/i REVUE DES DEUX MOxNDES.
de vertes collines qui s'élèvent en amphithéâtre, et dont les pentes
s'abaissent doucement recouvertes d'arbres, de cultures et de mai-
sons de campagne. Il en résulte que de presque chaque rue les ha-
bitans ou les promeneurs peuvent se consoler par la vue des champs
ou des hauteurs boisées. Il y avait même autrefois des forêts autour
de Sheflield; l'industrie les a détruites; il lui fallait du charbon de
bois, charcoalj pour fondre le fei*. On a observé que ce minerai se
trouvait surtout en abondance dans les endroits couverts, et que la
nature avait enrichi les forêts pour leur propre ruine. Si les envi-
rons de Sheflield ont perdu beaucoup de bois, le sol s'y montre en-
core très riche en minéraux, tels que le fer, la houille et la pierre.
C'est même à cette dernière circonstance qu'il faut rapporter l'ori-
gine des fabriques et le caractère industriel des habitans.
Je ne dirai qu'un mot sur l'histoire de la ville. Sheflield se trou-
vait autrefois dominée par un château qui servait de résidence aux
lords du Hallamshire. Avec le temps, ce château se vit en quelque
sorte bloqué par le développement des manufactures et des usines.
C'était la lutte entre le système féodal et la puissance nouvelle de
l'industrie; l'une devait vaincre l'autre : ce fut l'industrie qui triom-
pha. En 1647, à la suite des guerres entre le parlement et le parti
royaliste, un ordre de la chambre des communes provoqua la démo-
lition de l'ancien château, dont il ne reste plus aujourd'hui que quel-
ques voûtes. La plus grande partie du territoire de Sheflield n'en est
pas moins possédée à cette heure par un descendant des lords du
Hallamshire, le duc de Norfolk. J'ai vu dans la ville un manoir bâti
en brique auquel on donne le nom de Lord's Housej mais sa seigneu-
rie habite surtout pendant l'été le magnifique château d'Arundel.
Gomme c'est un principe de l'aristocratie anglaise de ne jamais se
dessaisir de la terre, le lord actuel concède des parties de ses vastes
domaines pour vingt et un ans, quatre-vingt-dix-neuf années ou même
neuf cents ans, selon la nature de la propriété foncière {estât c). Neuf
cents ans! Le moyen de n'être point frappé par ce sentiment d'éter-
nité qui distingue dans la Grande-Bretagne les famiU^s nobles? On ne
doit pourtant point admettre aveuglément les idées faites qui cou-
rent en France sur les privilèges de l'aristocratie anglaise. Lorsque
j'arrivai dans les îles britanniques, je m'attendais, sur la foi des
livres, à n'y rencontrer que des châteaux et des chaumières, des
seigneurs et des pauvres. Il ne faut point un long séjour dans le
pays pour se convaincre que la force de la nation et le gouverne-
ment des afl'aires publiques résident au contraire dans les mains de
la classe moyenne. C'est surtout à Sheflield qu'on peut se faire une
idée de la puissance créée par l'industrie'. Les propriétaires d'usines
et de grandes fabriques, ces lords de l'acier {steel-lords), rivalisent
L'ANGLETERRE ET LA VIE ANGLAISE. 785
pour le luxe et pour l'influence avec les plus anciennes familles. Il
y a mille riches maisons de campagne pour un château ; cette force
du capital et du travail, à laquelle on peut donner le nom de légion,
limite partout les antiques prérogatives de la naissance. Il est d'ail-
leurs juste de reconnaître que les seigneurs anglais ne reculent
point devant certains sacrifices pour embellir les villes et pour éten-
dre leur popularité. Les ducs de Norfolk ont ouvert au public, dans
cette même cité de Sheffield, un vaste et beau parc, où la verdure
des arbres, l'air pur et le silence, interrompu par le chant des oi-
seaux , contrastent agréablement avec le bruit des marteaux et des
scies, les rues enfumées et les antres noirs des usines. On leur doit,
aussi un marché couvert par une immense arche, ayant ce caractère
de grandeur romaine que les Anglais impriment à leurs ouvrages
d'architecture.
Ce que je cherchais surtout à Shefîield, c'étaient les rap|)orts
entre le sel et le fer. Pour saisir ces rapports, il faut suivre les
transformations du métal depuis le moment où il arrive par le canal
dans la ville jusqu'à l'instant où il sort des usines et des fabriques.
Ce canal, creusé en 1815, aboutit à Hull, et forme une ligne de
communication directe avec la Mer du Nord. Il est si couvert de
bâtimens qu'on ne voit pas même la couleur de l'eau. Toutes les
parties du monde paient leur tribut aux différentes industries de
ShefTield : les éléphans d'Afrique, les buffles de l'Inde, les cerfs de la
Russie et de l'Allemagne fournissent leurs défenses, leurs cornes
ou leurs bois à la coutellerie ; mais les bâtimens apportent surtout
du charbon, des sapins et du fer. Il est curieux de voir toutes ces
richesses brutes, qu'on décharge sur les bords fangeux du canal,
surnommé à bon droit un des ruisseaux de la Baltique. Le fer en
barres vient de la Russie, de la Suède ; mais le plus estimé est celui
de la Norvège. Ou le transporte ensuite des bords du canal dans
l'intérieur des usines. Le type de ces établissemens est une grande
fabrique, connue sous le nom de Sheaf Works , qui s'élève sur le
bord de l'eau, et dont les cheminées basses et coniques flamboient
la nuit comme des yeux de cyclopes. Le travail peut se diviser en
trois temps. Les barres de fei' sont d'abord empilées dans une four-
naise close entre des couches de charbon et soumises à une im-
mense chaleur; on appelle cela faire souffrir le métal. Au bout de
quinze jours de purgatoire, lorsque le fer a absorbé une certaine
portion de carbone, lorsqu'il s'est durci et puriflé dans le feu, on le
retire du four. A partir de cet instant, ce n'est plus du fer, c'est
de l'acier (1). Il s'agit maintenant de le battre ou de le fondre.
VI) On donne à cette première forme de l'acier le nom de blister steel, parce qu'en
sortant de la fournaise il est couvert d'ampoules, hlisters.
TOME XXIV. 50
786 REVUE DES DEUX MONDES.
Pour le battre, on le pose sous un énorme marteau mû par une
force mécanique, et auquel on donne le nom de tili hammer-y
quand il frappe, vous diriez une monstrueuse tête de bélier qui
mâche du fer rouge. Ce marteau de forge travaille à marier plu-
sieurs barres d'acier et à les confondre en une seule barre, qu'on
appelle alors shear stecl (1). Le métal qu'on destine à la fonte subit
une tout autre préparation : on brise les barres en morceaux, et
l'on place ces fragmens dans des creusets d'argile. Il est peu de
spectacles au monde plus émouvans que la vue des hommes ou des
démons maniant avec des pinces, dans l'intérieur d'une salle basse,
véritable cratère de volcan , ces urnes de feu qui versent du feu.
L'acier fondu [casl steel) sort plus pur des moules que l'acier battu
de dessous la tête du marteau. Désormais l'acier est fait, mais on
le conserve pendant trois ou quatre années en cave avant de l'em-
ployer. Ainsi que le vin, il se perfectionne avec l'âge, et devient en-
core meilleur après avoir traversé la mer. 11 sue, disent les hommes
de l'art, et gagne alors en qualité tout ce qu'il perd en pesanteur.
On peut se faire, par cette seule circonstance, une idée des vastes
capitaux qu'exige en Angleterre l'exploitation des usines. Ce sont
moins des fabriques d'ailleurs que des villages, avec des rues
boueuses, des masses de constructions étranges, des huttes de terre
glaise, des cavernes où travaillent l'eau, le vent, le fer, et où des
serpens de feu courent, en se tordant, entre les jambes nues des
forgerons.
L'acier fabriqué à Sheffield passe ensuite par plusieurs mains et
s'applique à divers ouvrages de coutellerie. Il lui reste une éprçuve
importante à subir, celle de la trempe, hnrdcning. L'acier trempé
revêt une dureté particulière : il rompt et ne plie point. Les procé-
dés varient avec les différentes destinations qu'on imprime au mé-
tal. Je ne m'arrêterai qu'à la trempe des scies4»et des limes. Ces
deux articles de commerce tiennent une place considérable dans
l'industrie de l'acier, et la marque de Sheffield les fait accepter dans
tout l'univers. L'excellence de ces produits tient en grande partie
à la manière de les durcir. Quand la lime est sortie des mains du
gra;Veur qui a découpé les dents avec un ciseau, elle passe dans
celles du trompeur, qui la plonge, après l'avoir fait chauffer au feu,
dans une dissolution de sel et d'eau de pluie. Les ouvriers appellent
la trempe le baptême de la lime; elle mord ensuite sur tout, et
rien ne mord sur elle. Le sel est d'une importance extrême dans
cette branche de la métallurgie. Le succès des limes et des scies an-
Ci) SJaar veut dire tondre, parce qu'on se sert surtout de cet acier pour faire des ma-
chines à tondre la laine.
L'ANGLETERRE ET LA VIE ANGLAISE. 787
glaises a suscité dans ces derniers temps quelques concurrences. Il
s'est élevé surtout en Allemagne des manufactures d'acier; mais la
cherté du sel sur le continent oppose un obstacle à leurs efforts ,
tandis que le bon marché de cette substance constitue entre les
mains des fabricans de Sheffield un privilège qui ne s'échappera
point aisément. Ces derniers se plaignent néanmoins de ce que les
Allemands, non contens de contrefaire leurs produits, y impriment
encore la marque des fabriques anglaises. Des limes faites en Alle-
magne et d'une qualité inférieure sont envoyées dans les autres pays
avec les noms et les armes des premières maisons de Sheffield. Un
fabricant de cette ville avait cru déconcerter la fraude en adoptant
sur ses paquets d'envoi une étiquette qui contenait son nom, sa
marque, et ces mots : « Imiter mes produits et ma signature est une
félonie. » Les contrefacteurs copièrent l'étiquette et le reste sans
oublier le mot félonie,
La vie des fabricans et des ouvriers de Sheffield présente quel-
ques traits intéressans. Les lords de l'acier arrivent le matin en voi-
ture ou à cheval dans leurs sombres et tristes ateliers, aux murs dé-
crépits, aux escaliers de bois chancelans et usés, aux voûtes basses,
aux salles humides et fumeuses, où les lois de l'hygiène n'ont pas
toujours été respectées. Ils retournent le soir dans de riches mai-
sons, entourées de jardins (1) et bâties sur la partie de la ville qui
s'élève en colline. Il y en a même qui habitent dans la campagne
d'opulentes villas agréablement situées au revers des coteaux. Le
paysage affecte autour d'eux un air d'élégance et de cérémonie. Des
sentiers recouverts d'asphalte et" secs même en hiver s'égarent au
milieu des champs pour les plaisirs du promeneur. Les vitres des
maisons, faites d'un seul morceau de glace, laissent entrevoir des
ileurs rares, des femmes en fraîches toilettes et toutes les pompes
de la vie de famille. Les idées de ces négocians ne s'étendent guère
au-delà de l'horizon des affaires; il est vrai que ce cercle embrasse
une étendue considérable. L'un d'eux m'expliquait ainsi ses plaisirs :
« Le soir, quand j'ai les pieds sur mon garde-feu, je songe que je
dîne dans la personne de mes couteaux chez les rois et les grands
de la terre, que mes scies et mes limes travaillent dans les deux
mondes, que mes fins ciseaux d'acier découpent entre les doigts de
la beauté les broderies riches et délicates, que mes rasoirs se pro-
(1) Quelques-uns de ces jardins sont tout modernes et n'en ont pas moins pour cela
l'apparence d'une végétation ancienne. Cela tient à la manière de les former. Quand on
bâtit une maison, les ouvriers relèvent le gazon, le roulent comme un tapis et le dépo-
sent dans un coin. Quand la bâtisse est terminée, on étend sur la partie destinée au
jardin ce même gazon dont on ravive lés couleurs avec de l'eau. On plante ensuite de
grands arbres qui, grâce à des soins et à une méthode savante, reprennent racine.
788 REVUE DES DEUX MONDES.
mènent sur les nobles mentons de la jeunesse, que mes canifs tail-
lent les plumes destinées à courir sous les doigts des écrivains célè-
bres et des hommes d'état, que mes agrafes et mes cerceaux d'acier
donnent aux femmes des salons les plus aristocratiques certaines
formes que leur avait refusées la nature (1). Je m'endors là-dessus
plus content, et j'oublie pour une heure les soucis du commerce. »
Les ouvriers en limes constituent de leur côté une association très
puissante. Les plus habiles d'entre eux gagnent jusqu'à 2, 3 et même
A livres par semaine. Pour limiter la concurrence des bras, ils ne
doivent prendre avec eux qu'un 'apprenti, deux au plus, — d'où il
résulte que ce corps d'état est peu nombreux et ne s'accroît guère.
Les membres paient par semaine à la caisse de l'union une somme
proportionnée à leurs salaires. Ce capital, qui s'élève à la somme
énorme de 30,000 livres sterling, est destiné à secourir les ouvriers
malades (2), à défendre les intérêts généraux de la société, trade so-
ciety^ et à rriain tenir les grèves en cas de besoin. On accuse ces tra-
vailleurs d'avoir exercé plus d'une fois sur les maîtres de fabrique
une pression qui peut devenir funeste aux uns et aux autres dans un
temps donné. Le prix élevé de la main-d'œuvre en Angleterre a fait
naître, dit-on, sur le continent des concurrences que de légères con-
cessions de la part des ouvriers de Sheiïield auraient anéanties. La
sagesse voulait qu'on ne sacrifiât pas les intérêts de l'avenir à ceux
du présent. Cette considération a été dédaignée par les ouvriers en
limes et en scies, qui se reposent fièrement sur leur vieille renom-
mée. De ce que les membres de ces corps d'état gagnent beaucoup
d'argent, il ne faudrait pas conclure qu'ils fussent pour cela ni plus
riches ni plus instruits. Il existe à Sheffield des institutions utiles,
des écoles, des bibliothèques (3); mais jusqu'ici les lumières se sont
peu répandues dans la classe lal3orieuse. Les foyers de dissipation et
de désordre abondent d'un autre côté, et tarissent trop souvent le
gain des industries les mieux rétribuées. Je ne parlerai point des
sources de folles dépe'nses qui se retrouvent ailleurs ; mais il existe à
wSheffield un véritable fléau vivant pour les ménages d'ouvriers, c'est
le Scotchman. On nomme ainsi un marchand à la toilette, le plus sou-
(i) La mode des jupons larges et arrondis a fait naître dans l'industrie de- Sheffield
une branche nouvelle : ce n'est pas la moins fructueuse.
(2) Sur une lime, véritable objet d'art exposé en 1851 au Cristal-Palace, on lisait
cette inscription : « Les ouvriers unis de Sheffield qui travaillent en limes, Sheffield
united filesmiths, ont payé à leurs frères sans ouvrage, d'avril 1848 à avril 1849, la
somme de 10,321 livres sterling. L'union fait la force. »
(3) Je nommerai surtout le Mechamc's Institution, d'où les ouvriers peuvent empor-
ter des livres moyennant une faible contribution. Il y a aussi le casino, où le plaisir
s'associe à la science, utile dulci. A côté de la salle de danse et de concert s'ouvrent le
soir un musée d'histoire naturelle et un cabinet d'objets d'art.
l'Angleterre et la vie anglaise. 789
vent d'origine écossaise, qui s'introduit dans l'intérieur des maisons
et déroule son ballot de marchandises pour tenter la coquetterie des
femmes ou l'amour-propre des hommes. Ce Mercure au pied léger
se rencontre dans toutes les partie's de la ville, mais surtout dans les
quartiers où réside la classe ouvrière. Ses visites, sa constance, ses
propos, sont infatigables, ses amorces irrésistibles. Il vend tout à
terme, moyennant un paiement convenu par mois ou par semaine :
ai-je besoin d'ajouter qu'il prélève de gros intérêts pour le crédit? Il
en résulte que, le démon de la toilette aidant, le gain de la semaine
s'évapore trop souvent en bagatelles ruineuses. Je ne voudrais pour--
tant pas qu'on jugeât tous les ouvriers de Sheffield sur ce portrait gé-
néral. Il en est qui à l'adresse des mains joignent les qualités d'ordre
qui conservent les fruits du travail. Ces derniers ont aussi leurs jar-
dins : ce sont des morceaux de terre enclos de murs ou de haies, où
ils se rendent dans l'après-midi du samedi (1) et le dimanche. Ces
jardins, cultivés avec goût et groupés ensemble, forment, vus à dis-
tance, une joyeuse masse de verdure. Tous les ouvriers d'ailleurs ne
demeurent point dans l'intérieur de la ville; j'ai visité un trempeur
de limes qui avait bâti lui-même une petite maison dans un faubourg
sur des terrains concédés pour vingt et un ans. Il avait trouvé sur
place les matériaux nécessaires à la construction de son cottage. Le
grès gris abonde à Sheffield autant que le grès rouge dans les envi-
rons de Chester : il se présente même volontiers à fleur de terre. Cette
excellente pierre lui avait fourni les fondemens et la toiture de sa
maison ; il y a en effet jusque dans la ville plusieurs habitations re-
couvertes d'après un semblable système. Ces toits de grès sont lourds,
mais solides ; ils conviennent surtout dans la saison d'hiver, et je dois
dire qu'il pleut beaucoup à Sheffield. Sa maison étant construite, l'ou-
vrier divisa le terrain qui lui restait en trois parties, le verger, le
potager et le jardin de fleurs. Tout cela était arrangé avec un goût
parfait; il y avait même une cage de verre pour les plantes frileuses
et délicates. Une jeune femme et trois enfans égayaient cet intérieur
modeste, où le travail, la propreté et une certaine aisance répan-
daient le parfum des vertus et du bonheur domestiques. Le lundi
'matin, les ouvriers de Sheffield retournent dans les ateliers, et la
ville présente alors un aspect curieux. Les foyers éteints des fabri-
ques se sont réveillés dans la nuit du dimanche au lundi ; on voit
PEU' un ciel pur monter de distance en distance un nuage de fumée
qui enveloppe le soleil levant et finit par l'obscurcir. Après tout, cette
fumée est vénérable; c'est le signe du travail. Les mille tuyaux qui
(1) L'habitude s'est introduite dernièrement en Angleterre d'accorder aux ouvriers et
aux employés des fabriques ce qu'on appelle a half holyday, un demi-jour de fête on
de congé.
790 REVUE DES DEUX MONDES.
respirent et qui envoient l'un après l'autre dans l'air bleu leur noire
haleine préludent au grand concert des bruits laborieux, au ronlle-
ment des chaudières, au cliquetis des roues, aux cris aigres ou rau-
ques des machines qui font la gloire et la prospérité de Sheffield.
Le sel joue un rôle important dans l'industrie; mais il rend aussi
des services signalés à l'agriculture. Répandu en trop grande quan-
tité sur la terre, il détruit la verdure et ne laisse plus dans les en-
droits où il passe qu'une surface brune et ridée. Cette circonstance
était connue des anciens, et dans dilTérens passages des saintes Ecri-
tures nous trouvons ces mots, semer du sel, employés comme une
métaphore pour figurer la désolation et la stérilité (1). La même
image biblique reparaît de temps en temps dans l'histoire du moyen
âge et dans celle du xvi^ siècle. En 1596, le roi Jacques YI menaça
de raser la ville d'Edimbourg et d'y semer du sel, pour punir la
ville de la conduite séditieuse des habitans. Eh bien! cette même
substance, qui, jetée à pleines mains, tarit et dessèche toute végé-
tation, devient au contraire, quand on l'emploie dans une certaine
mesure, une source de fécondité. L'idée d'appliquer le sel à l'agri-
culture fut émise, il y a plus de deux siècles, par Napier, l'inven-
teur des logarithmes; mais les essais ne datent que de ces derniers
temps, et déjà cet engrais est très recherché en Angleterre. Associé
à la suie, il agit comme un stimulant énergique sur la vie végé-
tale. On a observé qu'il convenait surtout aux terrains sablonneux et
ferrugineux. Il y a quelques années, lord R. Manners s'avisa d'arro-
ser les plantes de son domaine avec une dissolution d'eau, et de sel.
L'essai fut heureux, mais il fallait respecter avec soin une stricte
limite : une once de sel par gallon d'eau fécondait la racine des her-
bes, deux onces la détruisaient.
Ce minéral est encore employé sur une grande échelle pour l'en-
graissement des bestiaux. On calcule qu'un million de tonnes de sel
est distribué tous les ans dans la Grande-Bretagne aux moutons et
aux bêtes à cornes (2). Ce sont surtout les Anglo-Américains qui ont
étendu la pratique de cette méthode. Dans le Haut-Canada, les bes-
tiaux se répandent au milieu des bois et des pâturages vierges, où
ils trouvent une sauvage abondance d'herbe; mais une fois tous les*
(1) Nous avons parlé des plaines de sel qui s'étendent en Afrique et dans le Nouveau-
Monde sur des étendues de terre considérables. L'effet de cette croûte saline est ^'é-
tcindrc toute végétation. Il existe entre Tadmor et l'Idumée une vallée qui se ti'ouvc
dans les mômes conditions de stérilité et pour la môme cause. On suppose que cette cir-
constance a inspiré aux écrivains juifs l'idée d'associer le sel à la vengeance humaine et
divine.
(2) On emploie volontiers à cet usage la croûte poussiéreuse qui recouvre les mon-
ceaux de sel dans les fabriques.
L'ANGLETERRE ET LA VIE ANGLAISE. 791
quinze jours ils retournent de leur propre mouvement dans les fer-
mes pour y recevoir un peu de sel; puis, quand ils l'ont mangé, ils
s'enfoncent de nouveau dans les solitudes. Le sel constitue dans ces
libres contrées le lien entre l'homme et les animaux domestiques :
mieux que la lyre d'Orphée, il rassemble au milieu du désert les
brebis les plus farouches , les grands bœufs aux longues cornes et
les chevaux eux-mêmes, qui accourent de tous côtés et sortent de
la profondeur des savanes à la vue du colon qui leur distribue cette
friandise. Aucune autre substance, — on s'en est assuré, — n'exerce
au même degré que ce talisman une sorte d'attraction et de pouvoir
irrésistible sur les animaux les moins apprivoisés. En 1829, trois
millions et demi de boisseaux de sel furent exportés d'Angleterre
dans les États-Unis d'Amérique et dans les colonies anglaises du
Nouveau-Monde. Une grande partie de cette riche cargaison était
destinée aux bestiaux (1).
On a vu ce que l'Angleterre doit à sa position géographique
et à l'une des richesses minérales de son territoire. Elle n'a qu'à
tremper son doigt dans la mer ou qu'à creuser à une médiocre pro-
fondeur la surface de certains districts pour en extraire le sel, aussi
nécessaire que le pain à la vie des habitans. Cette branche d'indus-
trie donne lieu à un commerce d'exploitation considérable, crée sur
les côtes une pépinière de marins et de pêcheurs et fournit aux arts
utiles un germe de développement qui manque , du moins sur une
échelle aussi étendue, à de grandes nations civilisées. Le sel jouait
dans les religions et les cérémonies antiques un rôle auguste; on
l'offrait à la Divinité dans les sacrifices. Il appartenait à l'économie
politique de transformer le caractère mystique de cette substance-
Il y a aussi quelque chose de religieux et de sacré dans le travail qui
fouille la profondeur des mines, dans l'industrie qui épure et blan-
chit cette manne conservatrice de la nourriture et de la vie animale,
dans le commerce qui échange les élémens du bien-être et qui con-
solide la paix entre les nations. Au moyen âge, le sel était un sym-
bole d'alliance et de fraternité. Aujourd'hui encore, dans quelques
contrées de l'Orient, deux hommes qui ont partagé ensemble ou
échangé ce présent de la nature deviennent inviolables l'un pour
l'autre. Puisse-t-il en être de même entre les sociétés de l'Europe!
• ' Alphonse Esquiros.
(1) Dans le voisinage des lacs salés qui recouvrent certaines parties de l'Afrique et
du Nouveau-Monde, des voyageurs anglais ont observé au milieu des forêts les traces
d'animaux sauvages qui se frayaient un chemin vers ces lacs pour lécher la croûte de
sel déposée sur les bords.
LA FILEUSE
RÉGIT DU BOCAGE.
Pendant les premières années qui suivirent la restauration, la
partie de la Vendée que l'on nomme le Bocage présentait un aspect
à la fois triste et souriant. Partout, dans les bourgs et à travers la
campagne, on apercevait des maisons à moitié écroulées et désertes,
dont les murailles chancelantes, soutenues à peine par des poutres
noircies, tremblaient au vent d'automne. Dans presque toutes les
])aroisses se dressaient les ruines des châteaux brûlés pendant les
guerres de la révolution, tours lézardées servant de retraite aux
chouettes et aux éperviers, donjons chargés de lierre autour des-
quels s'ébattaient durant les beaux jours des volées d'hirondelles
et de martinets. Au milieu de l'eau stagnante des douves remplies de
joncs, on entendait le cri sourd de la jodelle ralliant ses petits. Ce-
pendant à côté de ces muets témoins d'une époque désastreuse s'édi-
fiaient de nouvelles demeures, mieux construites et plus spacieuses
que les anciennes. En face des manoirs féodaux qui ne devaient
plus se relever de leurs ruines, au pied de ces édifices gigantesques
saccagés par les colonnes républicaines, de grandes métairies toutes
neuves montraient à travers les arbres leurs toits de briques roages.
Le pays se repeuplait rapidement sous l'influence d'une paix pro-
fonde : après de si longues et de si terribles tempêtes, chacun croyait
à la durée du calme. Les fils des glorieux descendans de la grande
armée vendéenne, race laborieuse et soumise, rendaient la vie et
RÉCIT DU BOCAGE. 793
l'abondance à ces champs dévastés, à ces sillons arrosés de sang et
de larmes. Dans ces campagnes tranquilles et mystérieuses, on
comptait à peine quelques routes de première classe, et encore au-
cune diligence n'y faisait voler la poussière en été; on n'y rencon-
trait que de nombreuses bandes de bœufs en marche vers Paris et
les charrettes des messagers qui s'en allaient cahotant d'une ornière
dans l'autre. En revanche, le piéton voyait s'ouvrir devant ses pas
' une foule de charmans petits chemins ombreux et solitaires dans
lesquels il faisait bon rêver en se promenant.
Par un de ces sentiers étroits bordés de chênes émondés et ser-
pentant le long des collines, comme on en trouve beaucoup dans
l'arrondissement de Gholet, passaient un soir tumultueusement dix
ou douze bœufs de haute taille. Le paysan qui les conduisait, jeune
homme robuste aux cheveux noirs, au profil sévère, essayait de cal-
mer leur ardeur en sifflant; mais on était aux premiers jours de juin,
et quoique le soleil fût près de se coucher, la mouche piquait encore
les grands bœufs fauves, qui secouaient leurs têtes, mugissaient avec
bruit et se poussaient en désordre. Une pente rapide les ayant fait
arriver à l'extrémité du chemin, les bêtes haletantes se mirent à
entre-choquer leurs cornes en se jouant, tandis que leur maître, tra-
versant le troupeau sans crainte, ouvrait la barrière d'une vaste
prairie baignée dans sa longueur par un ruisseau dont une double
rangée d'aulnes marquait le cours. Les bœufs alors se précipitèrent
dans le pré, et, après s'être désaltérés dans l'eau limpide et fraîche,
ils se mirent à tondre paisiblement l'herbe verte. Le paysan referma
la barrière et s'y tint appuyé pendant cinq minutes, contemplant
avec une calme satisfaction les beaux animaux dociles au joug, vail-
lans au travail, qui faisaient sa richesse et sa joie. Puis, remettant
son aiguillon sur son épaule, il gravit lentement la pente qu'il ve-
nait de descendre, pour regagner la métairie de La Gaudinière que
sa famille tenait à ferme depuis plus d'un siècle. A ce moment-là, et
par un autre chemin tombant à angle droit dans le sentier qu'il fou-
lait lui-même, rentraient les brebis, pas à pas, broutant sur les
haies^uelques tiges d'épine blanche, et flânant le long des buis-
sons. La jeune fille qui les ramenait au bercail suivait à quelque
distance. Sa quenouille au côté, elle chantait un de ces vieux can-
tiques naïfs dont la tradition va se perdant chaque jour. Près d'elle
marchait le gros chien de garde, l'Abri , moucheté de noir et de
blanc, courageuse bête habituée à lutter contre les loups, qui s'élan-
çaient souvent en plein jour du milieu des champs de genêts.
La Pileuse n'allait pas vite; elle s'arrêtait fréquemment pour rou-
ler la laine autour du fuseau et aussi pour se reposer, parce qu'une
chute qu'elle avait faite dans son enfance l'avait rendue boiteuse.
Cette infirmité, dont la pensée la tourmentait jusque dans la soli-
79A REVUE DES DEUX MONDES.
tude des champs, avait imprimé sur sa physionomie une tristesse
mélancolique. Par suite, une extrême douceur était répandue sur
tous ses traits, comme si elle eût voulu se faire pardonner cette im-
perfection de nature à force de soumission et d'obéissance. Pour
être réduite à garder les moutons au fond du Bocage, une jeune fille
ne se résigne pas volontiers à ne pouvoir plaire ! . . . La Fileuse chan-
tait donc, se croyant seule; mais quand elle entendit les pas du
paysan, son jeune maître, elle se tut, se rapprocha de ses brebis et
fit un suprême effort pour rendre à ses deux pieds l'équilibre qui
leur manquait. Elle allait, comme une perdrix craintive et blessée,
non qu'elle eût peur du métayer, mais elle n'était que la servante
de la métairie, une pauvre orpheline élevée par pitié, et le visage
austère du jeune paysan lui inspirait le respect.
— Allons, Marie, dit le métayer quand il se trouva près de la
jeune fille, voilà la nuit qui vient; l'étoile du berger se montre.
Presse- toi de rentrer les bêtes.
— En vérité, Louis, ce n'est pas ma faute si je suis en retard!
répondit celle-ci ; les mouches se sont mises après le troupeau, et
les brebis sautaient par-dessus les haies comme si elles avaient vu
le loup!... Elles m'ont bien fait courir, allez!...
— Je ne te dis point cela pour te faire de la peine, reprit le mé-
tayer; mais tu sais que ma mère n'est pas commode : elle pourrait te
gronder.
— La maîtresse ne m'aime guère, il y a longtemps que je m'en
suis aperçue, dit la Fileuse...
— Les gens du temps passé n'étaient pas tendres pour eux-
mêmes; il n'est donc pas étonnant qu'ils soient parfois un peu sé-
vères à l'égard des autres.
Parlant ainsi, Louis agitait à tour de bras son chapeau à larges
bords pour faire avancer le troupeau. Les brebis effarées trottèrent
d'abord à petits pas en bêlant les unes après les autres. Quand elles
furent en vue de la métairie, elles s'arrêtèrent brusquement, puis,
prenant leur course au galop, elles vinrent se ranger devant la porte
de la bergerie. A ce moment, Louis enjambait la barrière de^'aire
pour rentrer à la maison par le jardin. Marie, qui restait en arrière,
regardait avec une admiration secrète le grand jeune homme, si
leste et si robuste, droit comme un chêne et doux comme un enfant;
mais Jacqueline, la vieille métayère, paraissait sur le seuil de la
porte et promenait autour d'elle un regard mécontent.
— Eh bien! voilà encore les ouailles qui reviennent seules des
champs?... où donc est Marie?
— Elle vient, ma mère, répondit Louis, qui entrait au logis par
la porte de derrière; vous savez bien qu'elle ne peut pas aller vite.
Marie, haletante, fatiguée, arrivait d'un pas inégal. Tandis qu'elle
RÉCIT DU BOCAGE. 795
introduisait dans la bergerie le troupeau vagabond, la métayère
l'apostropha à haute voix : — Marie, Marie ! disait-elle, tu n'as pas
de courage, tu es molle, paresseuse; bien sûr je ne te garderai pas
à mon service.
— Ma mère, interrompit Louis, elle fait de son mieux, la pauvre
fille... Ce n'est pas le courage qui lui manque, c'est la force...
— Vraiment! reprit la mère de Louis, tu vas trouver qu'elle a
raison ! . . . Moi qui suis restée veuve après la guerre, quand tout le
pays était en friche, moi qui vous ai élevés tous, toi et tes trois
frères, je sais peut-être ce que vaut le travail!...
Marie pleurait; humiliée par les reproches de sa maîtresse, elle
continuait sa besogne avec résignation et sans ouvrir la bouche pour
se justifier. Le sentiment de l'obéissance régnait encore dans les fa-
milles du Bocage ; on souffrait sans se plaindre, on ne connaissait pas
plus les disputes verbeuses que les conversations gaies et bruyantes.
Il semblait que le souvenir du passé pesait encore sur les cœurs de
ces hommes et de ces femmes taciturnes et rêveurs. Bientôt les trois
jeunes frères de Louis, qui étaient allés faucher dans les prés, revin-
rent au logis, leurs vestes sous le bras, la faux sur l'épaule. Leurs
gros sabots ronds, fendus et reliés par de petites bandes de fer, ré-
sonnaient sur les cailloux. Ils allèrent tremper dans l'eau de l'abreu-
voir leurs bras nerveux et leurs pieds fatigués, puis, avec la dignité
sérieuse de soldats qui rangent leurs armes sous le vestibule d'un
château, ils posèrent leurs faux tranchantes sous le hangar. Tous les
trois ils secouèrent leurs longs cheveux bruns, comme des lionceaux
qui secouent leur crinière, et ils prirent place sur un banc de bois,
devant la table. Louis vint s'asseoir à côté d'eux; les quatre frères,
au moment où la soupière brûlante fut débarrassée de son couvercle,
soulevèrent leurs chapeaux pour faire le signe de la croix , et les
cuillers d'étain plongèrent alternativement dans l'épais brouet. La
mère de famille, la vieille Jacqueline, mangeait à part, auprès de la
croisée. Sur le bahut, elle avait laissé pour Marie un plat.de lait
caillé dans lequel trempaient des miettes de pain de seigle ; mais la
servante, assise à l'écart, baissait tristement la tête : le chagrin lui
ôtait l'appétit. Le chien de garde, après avoir posé sa tête sur les
genoux de Marie, comprit bientôt qu'il n'avait rien à attendre de
celle dont il partageait d'habitude le frugal repas, et il alla rôder
autour de la grande table, Le souper se poursuivit ainsi au milieu
d'un silence profond et dans une obscurité presque complète. Les
laboureurs du Bocage n'aiment guère à causer, et puis, comme ils
mangent toujours la même chose, ils savent leur repas par cœur, et
n'ont pas besoin pour souper d'allumer la résine.
Quand la soupière fut vide, la mère de famille se retira dans un
coin, derrière son lit, pour y réciter le chapelet. Les trois jeunes
796 REVUE DES DEUX MONDES.
frères allèrent s'agenouiller sur de grosses pierres, hors de la mai-
son ; les instans consacrés à la prière du matin et du soir étant les
seuls de la journée où ces rudes travailleurs étaient leurs chapeaux,
ils se sentaient mal cà l'aise et passaient constamment la main sur
leurs longs cheveux plats. Louis, que ses frères respectaient parce
. qu'il était l'ainé, fit sa ronde dans les étables; puis, s'approchant du
foyer, il souffla sur un tison et alluma un bout de résine qu'il fixa
sur une tige de fer piquée dans la cheminée. Marie était là, immo-
bile, la tête penchée. Elle leva sur le métayer son œil bleu mouillé
de larmes; sa physionomie délicate exprimait la souffrance, et Louis
fut ému de la voir si accablée.
— Pourquoi ne manges-tu pas, Marie? dit-il avec douceur. Tu te
rendras malade, et tu ne pourras plus aller aux champs!...
— La métayère ne veut plus de moi, répliqua tout bas Marie;
elle me renverra!...
. — C'est une parole de mauvaise humeur qui lui a échappé. Prends
courage, ma pauvre fille; tu sais que je te veux du bien, moi.
— Oh! vous avez si bon cœur, Louis!... Pour vous obéir, je vais
tâcher de souper.
Marie avala son assiette de lait caillé lentement et sans appétit.
Comme elle remettait sa cuiller dans le tiroir du bahut, Louis prit
sur le manteau de la cheminée un livre enfumé, imprimé en gros
caractères, et se mit à prier avec toute l'ardeur d'un croyant du
moyen âge. Cet homme aux dehors rudes et incultes avait souvent
des élans d'une piété exaltée. L'énergie de sa robuste nature le por-
tait aux grands dévouemens; mais, dans ce pays pacifié et tran-
quille, au milieu de ce Bocage fermé aux bruits du dehors et éloigné
de tout centre d'action, il cherchait vainement l'emploi de ses forces
surabondantes. Alors, retombant sur lui-même, fatigué de ses pro-
pres pensées, il s'agenouillait et priait. Les passions violentes ne
troublaient point cet honnête paysan, dompté par la foi et par le
travail; mais l'âpre mélancolie des campagnes le jetait parfois dans
une langueur chagrine, et alors son front soucieux ne se déridait
qu'à la vue de ses troupeaux paissant dans la prairie et à la voix de
Marie la Pileuse, qui chantait en ramenant ses ouailles.
IL
Le dimanche suivant, vers dix heures du matin. Louis, resté seul
à la métairie de La Gaudinière, venait de fermer son gros livre de
prières. C'était son tour de garder le logis. La mère de famille, ses
trois jeunes fils et la servante Marie, partis depuis longtemps, arri-
vaient à ce même instant aux premières maisons du village. Les
BÉCIT DU BOCAGE. 797
cloches de l'église sonnaient le dernier coup de la grand' messe, et
ce tintement lointain arrivait aux oreilles du métayer par-dessus les
vieux chênes de la vallée. Celui-ci, les mains jointes, la tête pen-
chée, écoutait avec recueillement ces voix aériennes, tout attristé
de ne pouvoir répondre à leur appel. Il régnait dans la campagne
un silence solennel; les bœufs de travail, étendus dans l'étable, sur
une fraîche litière, ruminaient nonchalamment en prenant leur part
du repos du dimanche. Cependant le chien de garde, qui rôdait au-
tour des bâtimens, fit entendre un aboiement prolongé. Louis leva
la tête et regarda du côté de la porte : une vieille femme , vêtue de
haillons, s'avançait lentement vers la métairie; des mèches de che-
veux blancs flottaient sur son cou noirci par le soleil, et sa main
ridée s'appuyait sur un bâton de houx.
— C'est la vieille Jeanne, dit tout bas le métayer... La pauvre
folle, elle ne connaît plus ni fêtes ni dimanches!... Tais-toi, l'Abri,
tais- toi, mon chien.
L'animal avait cessé d'aboyer; reconnaissant la vieille mendiante,
il la laissa passer avec indifférence et s'alla coucher sur la paille.
Jeanne venait à La Gaudinière de loin en loin, à des intervalles ir-
réguliers. Sans s'annoncer par un bonjour, elle entra dans la maison
d'un air inquiet, se hâta de refermer la porte derrière elle, et s'as-
sit devant le foyer.
— Louis, mon garçon, dit-SUe à demi-voix, as-tu du pain à me
donner?... Depuis hier midi, je n'ai rien mangé...
— Où donc avez-vous passé la nuit, mère Jeanne?
— Dans le taillis là-bas, mon garçon. J'ai des cachettes dans
tout le canton... 11 faut bien avoir des gîtes comme le lièvre pour se
garer des bleus!..,
— Il n'y a plus de bleus, mère Jeanne, répliqua Louis; le drapeau
blanc ne flotte-t-il pas sur tous les clochers?
— Te voilà comme les autres, toi aussi ! reprit la vieille avec co-
lère. Mets le verrou à ta porte et fais le guet à la fenêtre, entends-
tu, si tu veux que je mange tranquille.
Le métayer avait trempé une soupe de pain bis qu'il présenta à
la vieille Jeanne. Celle-ci se mit à manger avidement tout en mar-
mottant quelques imprécations contre les bleus, qu'elle croyait voir
et entendre partout, la nuit comme le jour. Les souffrances prolon-
gées qu'elle avait eues à endurer pendant les guerres de la Vendée
ayant troublé sa raison, elle en était restée à ces jours terribles, et
sa pauvre intelligence, subitement arrêtée, comme une pendule dont
le ressort se brise, lui rendait toujours présens les désastres de l'ar-
mée vendéenne, dont elle avait été témoin. Depuis près de vingt
années, la pauvre folle courait la campagne comme un spectre, ob-
jet de compassion pour ceux de son temps et sujet de risée pour les
798 REVUE DES DEUX MONDES.
enfans, qui s'amusaient à la voir fuir en lui jetant par-dessus les
haies ces mots terribles, dont ils ne comprenaient plus le sens :
« Jeanne, voici les bleus, »
•Lorsqu'elle eut achevé son maigre repas, la vieille renversa sa
tête sur le dos de sa chaise, et s'assoupit sans lâcher le bâton
de houx qu'elle tenait à la main. Le métayer regardait avec pitié
cette pauvre femme , qui , après avoir survécu à tant de misères,
de combats et de poignantes épreuves, en gardait toujours l'in-
délébile empreinte, comme ces chênes, frappés de la foudre, qui
semblent vivre encore, parce qu'ils restent debout. Ému de com-
passion à l'aspect de ce visage sillonné de rides, et dont la vie pa-
raissait s'être retirée, il alla prendre dans un coin du bahut une
bouteille de vieux vin d'Espagne qu'un ancien curé de la paroisse
avait rapporté de l'émigration. Le précieux liquide, versé dans une
petite tasse, frappa les yeux de la vieille lorsqu'elle s'éveilla.
— Qu'est-ce là, mon fils? demanda-t-elle.
— Buvez, mère Jeanne, répondit le métayer; cela vous redon-
nera des forces...
— Des forces, répliqua la vieille, je n'en ai plus, et je n'en veux
plus!... A quoi bon. redevenir alerte et robuste?... Pour fuir tou-
jours?... Autant vaut mourir au coin d'une haie... C'est de l'eau-
de-vie, n'est-ce pas?... On en buvait quelquefois dans la grande
armée; ces messieurs en portaient dans de petites bouteilles pour
se réchauffer après les nuits froides. La seule fois que j'en aie goûté,
c'était au combat de Dol-de-Bretagne, où les Vendéens et les répu-
blicains, à bout de munitions, prenaient des cartouches dans les
mêmes caissons... C'est là que ton pauvre père a été tué, Louis!...
Une balle lui avait percé le cœur; je lui ai fait faire le signe de la
croix avec la main droite, et il n'a plus bougé... Un bel homme que
ton défunt père, grand et fort comme toi!...
Louis essuya une larme que lui arrachait le souvenir de son père;
il aimait à entendre raconter ces batailles que l'on a appelées des
combats de géans. Essayant donc de raviver une lueur de raison
dans l'esprit de la pauvre folle : — Mère Jeanne, reprit-il, vous vous
battiez donc aussi, vous?
— Non, je ne me battais pas, répondit-elle, mais je me jetais
dans la mêlée pour chercher ma pauvre maîtresse, M"* de Bois-
frénais, qui fuyait avec sa petite-fdle entre ses bras.
— Et vous avez pu la rejoindre?
— La rejoindre!... qui cela? Ah! M"" de Boisfrénais,... tu as rai-
son... En vérité, ce que tu as versé là dans la tasse me fait du bien...
Ecoute un secret, mon garçon, un secret que je vais te confier à con-
dition que tu le garderas comme je l'ai gardé moi-même. Marie, la
petite Marie qui mène tes ouailles aux champs...
RÉCIT DU BOCAGE. 799
— Il ne s'agit pas de Marie, interrompit le métayer; vous parliez
du combat de Dol...
— Eh bien! oui, de Dol-de-Bretagne et de la petite Marie. Sa
mère. M"*® de -Boisfrénais, venait de la laisser tomber, la pauvre en-
fant, et ce n'était pas sa faute, puisqu'un coup de baïonnette l'avait
étendue à terre, baignée dans son sang. La petite poussait de grands
cris, qu'on n'entendait guère au milieu des coups de canon et de la
fusillade. Moi, qui n'étais point blessée encore, je pris l'enfant, et
j'emmenai la mère en la traînant comme je pouvais. Nous arrivâmes
ainsi derrière la ville, dans un champ où les chirurgiens pansaient
les blessés. Ils avaient bien de la besogne, va! Là, madame, qui se
sentait mourir, me donna une petite cassette pleine de papiers, un
sac plein de pièces d'or, et me confia sa fille en me disant : u A la
paix, tu la rendras à ses parens, s'il lui en reste... »
— Lui en est-il resté? demanda vivement Louis.
— Ne parle pas si haut, mon garçon! Si les bleus t'entendaient,
ils feraient mourir la petite. A quoi m'aurait servi de la cacher pen-
dant si longtemps?... Tu vois que j'ai bien gardé le secret, n'est-ce
pas? Ah! si la paix était venue, j'aurais été trouver la vieille demoi-
selle qui demeure auprès de Montrevault, M"^ de La Yerdière; c'est
la tante de Marie, la sœur de sa mère...
— Mais la cassette, les papiers, où sont-ilsj
— Hein!.... répliqua Jeanne en fermant les yeux à demi. Tu vois
bien que je veux dormir, Louis...
— Voyons, mère Jeanne, reprit tout doucement le métayer, où
avez-vous caché les papiers?...
— Je ne m'en souviens plus... Quel combat, mon Dieu! le canon,
la mitraille, les coups de fusil , et nous allions au milieu des morts
et des mourans... Et la déroute du Mans, c'était encore pire! C'est
là que j'ai reçu dans la tête un coup de crosse qui a failli me tuer...
Ah ! bien sûr que je n'ai pas pris une seule pièce d'or dans la bourse
de madame, et quand on trouvera la cassette...
— Eh bien! moi, je sais où vous avez caché tout cela, reprit
Louis d'un ton d'assurance; je vous ai vue souvent rôder autour du
chironde la Grand' Prée{i). Voyons, ai-je deviné?
— Quand les bleus seront partis , répondit mystérieusement la
vieille folle, je te mènerai tout droit à ma cachette... C'est dommage
que la petite soit restée boiteuse de la chute qu'elle a faite ce jour-
là.... Après tout, c'est un miracle qu'elle ait traversé une pareille
mêlée sans y rester. Mon pauvre homme à moi fut pris deux jours
après et fusillé dans les genêts... Quand je rentrai au pays avec la
\
(1) Les paysans du Bocage appellent chiron les blocs de grès qui s'élèvent au milieu
des prairies et des champs, comme des pierres druidiques.
800 REVUE DES DEUX MONDES.
petite Marie, on a cru que c'était une orpheline, une fille de paysan
que j'avais ramassée après la déroute du Mans. Et je l'ai laissée ici
pour la mieux cacher... .Les bleus n'ont qu'à la chercher, ils ne re-
connaîtront jamais l'enfant de madame dans cette fille de ferme qui
va derrière les moutons, la quenouille.au côté... File, Marie, file, ma
petite, et ris-toi des bleus... Les ronces ont poussé sur la pierre qui
recouvre notre trésor, ô ma chérie ! ton secret est bien gardé, et je
l'emporterai sous la terre...
Parlant ainsi, la vieille prit la quenouille suspendue auprès de la
cheminée et se mit à filer. . .
— Mère Jeanne , mère Jeanne , dit le métayer, vous filez le di-
manche!... N'entendez-vous pas la cloche de l'église qui tinte?
Voici que la grand'messe va finir...
— La grand'messe!... il n'y en a plus, répliqua la vieille fille;
c'est le tocsin, mon garçon. Les bleus arrivent... Au revoir, je me
sauve bien vite... Tu m'as donné quelque chose à boire qui m'a fait
tourner la tête; voilà une heure que je déraisonne...
— Pauvre femme ! pensa le métayer; elle croit déraisonner quand
elle retrouve son bon sens... Et, appuyé sur le seuil, il regarda la
vieille Jeanne qui fuyait, courbée sur son bâton, ne se souvenant
plus de ce qu'elle avait dit, et se replongeant dans les inquiétudes
et les agitations d'un passé déjà lointain. Sans chercher à la suivre,
même du regard, il remarqua qu'elle prenait le chemin de la
Grand' Prée, où tant de fois il l'avait vue rôder avec mystère. Ce-
pendant le secret qu'il venait de surprendre le jetait dans une vive
agitation. Il se sentait attiré par une curiosité invincible vers le ro-
cher solitaire qui perçait de sa masse grise, couverte de lichens, la
verte surface de la prairie. Sa conscience lui disait que la justice et
l'honneur lui faisaient un devoir de connaître la vérité tout entière.
Si l'humble fileuse, si Marie, la servante de sa mère, était réelle-
ment la fille d'un gentilhomme tué au combat de Dol, pouvait-il la
retenir plus longtemps à son service et la soustraire aux caresses de
sa famille? Non; mais il lui fallait perdre celle que depuis son en-
fance il entourait de la plus touchante affection, celle dont la voix le
consolait dans ses sombres tristesses. Une fois que Marie aurait
quitté La Gaudinière, il n'y aurait plus de joie pour lui. Qu'elle
parte donc, pensait-il avec chagrin, qu'elle parte, si la vieille Jeanne
a dit la vérité!... Il est temps qu'elle soit heureuse; le bonheur qui
l'attend, elle l'a mérité, il lui appartient... Et le visage délicat et
résigné de Marie lui apparaissait déjà revêtu d'une grâce souriante;
il la voyait, fière de son rang et de ses titres, quitter avec dédain
les champs témoins de son abaissement et relever enfin son front
candide, courbé si longtemps par la misère.
Il rêvait ainsi, ému jusqu'aux larmes, honteux de sa faiblesse et
RÉCIT DU BOCAGE. 801
épouvanté de ressentir au fond de son cœur une si. vive tendresse
pour Marie. Dès que sa mère fut de retour de la grand' messe, Louis
descendit résolument vers la Grand' Prée, sans se hâter et avec le
courage d'un homme qui veut remplir un devoir, coûte que coûte;
mais il avait beau se contenir, son cœur battait plus vite que de cou-
tume. Il lui semblait que les rouges-gorges perchés sur les barrières
des champs le regardaient passer d'un air narquois, et que les cor-
beaux croassant dans les airs voulaient, par leurs cris, le détourner
de son projet. Il y a ainsi dans la vie des momens solennels où tout
inquiète; on hésite, et pourtant on va droit à son but, bien que l'on
sente qu'il s'agit de jouer son repos à pile ou face. Arrivé à la bar-
rière de la prairie, le métayer remarqua sur l'herbe l'empreinte des
pas traînans de la vieille folle. Il suivit cette trace, qui le conduisit,
comme il l'avait prévu, au pied du rocher. Les ronces en recou-
vraient la base, et rien ne trahissait aux regards les plus atten-
tifs l'existence d'une ouverture dans laquelle une main humaine pût
s'introduire. Après une minute de réflexion, Louis coupa dans la
haie voisine une longue baguette de coudrier et se mit à sonder le
terrain. Les lézards, troublés dans leur repos, couraient cà et là
sur les lichens, disparaissant au fond des petites fissures et repa-
i-aissant encore, comme s'ils eussent pris plaisir à ces évolutions;
mais la baguette de coudrier ne rencontrait partout que le rocher.
— Fou que je suis d'avoir prêté l'oreille aux contes d'une vieille
folle! — pensa le jeune homme. Dans son dépit, il tourna le dos au
ckirotî, et tous les rêves qui l'agitaient quelques minutes aupara-
vant, rêves de chagrin plus que de joie, s'envolèrent de son esprit,
comme un essaim de moineaux importuns. Il allait donc retourner à
la métairie, remis de ses agitations passagères, heureux et presque
fier d'avoir repris la possession de son calme habituel, quand le
chien de garde, sautant par-dessus la barrière du pré, vint gamba-
der autour de lui. Tout joyeux d'avoir rejoint celui dont il cherchait
les traces, l'animal courut dans l'herbe en aboyant et en décrivant
de grands cercles; puis, passant à côté du chirouj il s'arrêta et s'en-
fonça sous les ronces,
— Cherche là, cherche, l'Abri^ dit le jeune métayer revenant
malgré lui à ses premières investigations, cherche, mon chien !
L'Abri, caché par les épines, grattait avec ses pattes les feuilles et
les branches mortes accumulées au pied du rocher. Louis se glissa
sous les ronces par l'ouverture que son chien y avait pratiquée, et
bientôt une pierre ronde roula sous l'effort de ses deux mains. Dans
le trou que recouvrait cette pierre, il plongea le bras, et il en retira
les deux objets dont la vieille femme avait parlé : un sac rempli de
pièces d'or et une cassette qui renfermait des parchemins. Devenu
TOME XMV. 51
S02 REVUE DES DEUX MONDES.
possesseur de ce double trésor, Louis, le front ruisselant de sueur
et tremblant comme s'il eût commis un larcin, s'éloigna en toute
hâte du bloc de grès. Il fit en sorte de rentrer à la métairie sans
éveiller l'attention de sa mère, qui sommeillait dans le jardin, à
l'ombre d'un pommier. Son premier soin fut de déposer le sac dans
son bahut et d'en retirer la clef, après quoi il glissa le parchemin
dans la poche de sa veste, mit sur sa tête son large chapeau des di-
manches, et partit pour assister aux vêpres.
Bien qu'il fût assez avancé dans la lecture pour déchiffrer cou-
ramment les livres de prières imprimés en gros caractères, le jeune
métayer n'avait point appris à lire dans les papiers, comme on dit
à la campagne. Vainement essayait-il de deviner le contenu de ceux
qu'il déployait d'une main tremblante, tout en marchant vers le
village ; ces lignes mystérieuses, sorties de la plume très fine d'un
tabellion du dernier siècle, ne lui révélaient point les secrets qu'il
cherchait à pénétrer; seulement il y distinguait çà et là les noms
de la famille de Boisfrénais, tracés en lettres majuscules. Heureu-
sement, au bas de la dernière page, il trouva collé un morceau de
papier sur lequel une belle et grosse écriture ronde, quasi moulée,
avait peint ces mots touchans : <( Ayez pitié de ma fille , Marie de
Boisfrénais! Prenez soin de la pauvre orpheline, et Dieu vous ré-
compensera! ))
A force d'épeler ces lignes, Louis arriva bientôt à les lire. Il les
répéta plusieurs fois, et, tombant à genoux au milieu de la route,
il s'écria : — Mon Dieu! combien a dû souffrir celle qui a écrit c*s
lamentables paroles!... Et c'était à un paysan comme moi qu'une
grande dame les adressait au moment de quitter son château, qu'elle
ne devait plus revoir... Que sa volonté s'accomplisse, et que Dieu
soit béni pour avoir laissé près de moi pendant vingt ans cette pau-
vre orpheline !
m.
Louis alla prendre sa place dans le chœur, derrière les chantres,
mais il ne chanta point comme de coutume. Sa physionomie, sé-
rieuse et grave, avait pris une teinte de morne tristesse. Pour la
première fois de sa vie, il souffrait de ce mal indéfinissable que
l'on pourrait nommer l'angoisse du cœur. L'idée de voir partir de
la métairie la jeune fille douce et craintive qui avait grandi à ses
côtés, et que si souvent il avait protégée contre les sévérités de sa
mère, lui causait un insupportable chagrin. Il semblait qu'une main
étrangère allait lui ravir le trésor qu'il gardait avec une afiéction
jalouse. Le jeune homme sortit donc de l'église comme il y était
RÉCIT DU BOCAGE. 803
entré, inquiet et pensif. Le long du chemin qu'il suivait pour re-
tourner chez lui, il aperçut ses frères, qui jouaient aux boules aveC
un groupe d'amis. Tous ces jeunes gars avaient déposé leurs vestes
sur les haies; on entendait le bruit sec des boules écornées qui se
heurtaient violemment et les rires bruyans des joueurs qui les lan-
çaient avec des gestes de discoboles. Les passans s'arrêtaient pour
juger les coups douteux, et les anciens, la veste sous le bras, la
main derrière le dos, traînant leurs houseaux à pas lents, souriaient
à ces simples plaisirs, qui avaient égayé leur jeunesse. Les femmes
et les jeunes filles regardaient aussi la partie du coin de l'œil, et
causaient tout bas des foins , des blés , de tous ces détails de la vie
agricole que Yirgile a chantés, et que dédaignent les habitans des
villes. Puis peu à peu paysans et paysannes se dispersaient par les
petits chemins pour regagner leurs métairies, et l'on voyait circuler
le long des haies, par des sentiers étroits et tortueux, la coiffe
blanche et le grand chapeau rond, qui disparaissaient bientôt der-
rière une touffe d'églantier.
Jamais, depuis qu'il était à la tête de la ferme, Louis ne s'était
mêlé aux joueurs de boules; rarement il s'attardait à converser avec
ses voisins, les coudes sur la barrière d'un champ. Ce jour-là pour-
tant, il se prit à envier les joies et les causeries de tous ceux, vieux
ou jeunes, qu'il laissait derrière lui dans sa marche rapide. — Pour-
quoi suis-je ainsi? pensait-il tristement; pourquoi ne puis-je pren-
dre plaisir à ce qui amuse les autres?... Je croyais avoir un peu de
sagesse et de raison, et je ne puis rien supporter! Le moindre ennui
m'accable!...
Il allait donc droit devant lui, solitaire et chagrin, quand, au pied
d'une croix toute chargée encore des fleurs dont on l'avait décorée
au jour des Rogations, il vit Marie assise, la tête dans ses mains. —
Marie, lui dit-il, que faites-vous là?
— Je me repose, répondit la jeune fille; la route est longue du
village à La Gaudinière, et j'ai là un panier qui me fatigue le bras.
— Donnez-le-moi, Marie. — Le jeune homme prit le panier, et,
tendant la main à la jeune fille : — Allons,. lui dit-il, levez-vous et
marchons.
— Qu'avez-vous donc ce soir, Louis? demanda la jeune fille;
vous me dites vous^ et vous portez mon panier?
Louis ne répondait rien; il jetait des regards attentifs sur celle
qui était depuis si longtemps la servante de sa mère, comme s'il la
voyait pour la première fois. Marie effrayée se mit à marcher en
avant avec quelque effort, comme pour s'enfuir; les talons de ses
sabots en bois d'aulne claquaient sur les pierres du chemin.
— Marie, dit le jeune métayer, attendez un peu; on croirait que
je cours après vous... Pauvre Marie, n'est-ce pas que je ne vous ai
804 REVUE DES DEUX MONDES.
jamais fait de peine? N'est-ce pas qu'à La Gaudinière il y a quel-
(ju'un qui vous a toujours traitée comme une sœur?... Aujourd'hui
je suis bien heureux de marcher à côté de vous, et de vous ramener
comme une petite brebis. Eh bien! pourtant je me sens plus triste
que jamais, et si triste que je ne voudrais pas même être consolé.
Vous n'êtes point comme ça, vous, Marie! Quand il vous arrive un
peu de chagrin, vous pleurez, et tout est dit, après quoi'vous vous
mettez à chanter en filant comme une fauvette. Moi, je ne saurais
chanter, pas même au matin, comme l'alouette; il me semble que
j'ai toujours un poids sur le cœur... En vérité je devrais être ce soir
satisfait et joyeux; si j'étais jaloux de votre bonheur, je m'en vou-
drais, et en conscience j'en aurais bien du remords, car ce serait un
péché... Ah! Marie, vous n'irez plus aux champs, vous ne fderez
plus en menant les ouailles...
— Comment donc ! demanda la jeune fille, troublée par ces pa-
roles étranges dont elle ne pouvait deviner le sens... Est-ce que
votre mère me renvoie de La Gaudinière?... De quel bonheur par-
lez-vous?...
— Ma mère ne comprendrait pas mieux que vous ce que je
veux dire, si elle m'entendait, reprit le métayer. Vous êtes sortie
des bras de la vieille Jeanne pour entrer, pauvre orpheline, dans
notre métairie; vous sortirez demain de La Gaudinière, grande et
noble demoiselle, pour retourner dans le château de vos parens!...
Vous voyez bien qu'il faut que je vous dise vous^ que c'est à moi de
porter votre panier, et si j'ose causer familièrement avec vous ce
soir encore, c'est que je n'ai pas dévoilé tout mon secret...
Marie écoutait silencieusement, toute bouleversée par ces révé-
lations qui la troublaient jusqu'au fond du cœur. Le grand Louis
s'était arrêté tout à coup, suffoqué par ses larmes; ses jambes chan-
celaient; il s'appuya sur une barrière en cachant sa tète entre ses
mains. La jeune fille, effrayée, saisit le panier que Louis avait dé-
posé par terre, et, prenant ses sabots dans ses mains, elle se mit à
courir vers la métairie.
— Marie, lui cria le métayer, mademoiselle Marie, je vous le de-
mande en grâce, ne parlons de rien ce soir; demain je serai plus
maître de moi...
Marie courait toujours; en proie aux sentimens les plus opposés,
elle crut un instant que Louis avait perdu la tête. Malgré elle ce-
pendant s'éveillait dans son esprit l'espoir d'un avenir plus heu-
reux; Louis ne s'était-il pas exprimé avec l'émotion d'un homme
qui dit la vérité? La pauvre fileuse cesserait donc d'être l'humble
servante d'une vieille métayère au sévère langage pour être servie
à son tour î . . . Elle aurait donc sa chambre à elle, propre, élégam-
ment meublée, et le loisir de vaquer à tous les soins de sa toilette !
RÉCIT DU BOCAGE, 805
Et la veille encore elle se fût trouvée heureuse d'être la femme du
jeune métayer ! . . . Cette pensée lui fit monter la rougeur au front,
et elle s'empressa de 1^ rejeter bien loin, comme une pensée d'or-
gueil. — Pauvre Louis, songeait-elle, en m' épousant il se fût abaissé î
Qu'étais-je hier, que suis-je encore aujourd'hui? Si tout cela était
un rêve, si Louis avait ainsi parlé pour m' éprouver... Oh! non, je
ne serai jamais que l'orpheline de La Gaudinière, et demain je re-
tournerai aux champs par ces mêmes sentiers #fue je foule depuis
mon enfance...
Se parlant ainsi à elle-même, Marie arriva devant la métairie de
La Gaudinière. La métayère préparait le souper, et ses trois jeunes
fils, de retour du village, venaient de quitter leurs habits du di-
manche pour vaquer aux travaux du soir. L'un portait de grandes
brassées de foin dans la crèche, l'autre conduisait les troupeaux à
l'abreuvoir, le troisième ramenait au grand trot du pâturage la ju-
ment blonde suivie de son poulain. Ils s'étonnaient tous de l'absence
de leur ahié, qui d'ordinaire rentrait le premier au logis. La mère
de famille, la vieille Jacqueline, jetant un regard sérieux sur le vi-
sage troublé de Marie, lui demanda vivement : — Où donc est
Louis?
— Je l'ai vu qui revenait du bourg derrière moi, répondit la jeune
fille en se détournant pour cacher son émotion ; ... il a pris à travers
les prés...
— Il y a quelque chose là-dessous, murmura la métayère.
— Il n'y a rien du tout, répliqua sèchement Marie.
— Ah! il n'y a rien du tout, reprit la mère de famille en élevant
la voix!... En vérité, Marie, on dirait que tu t'ennuies d'être trop
bien avec nous et que tu voudrais aller ailleurs traîner tes sabots ! . . .
Qui voudrait de toi dans les métairies du canton, de toi, pauvre
infirme?
Les trois jeunes garçons prenaient place à la table. Voyant que
leur mère allait se fâcher pour tout de bon, ils se mirent à manger
silencieusement, baissant la tête et d'un air embarrassé.
— Ah ! continuait la métayère, allant et venant avec impatience,
voilà la jeunesse d'à présent... Tu ne sais donc pas que sans moi tu
serais à courir les chemins, le bissac sur le dos, avec la vieille
Jeanne... Veux-tu me répondre, Marie? Où est Louis?... Pourquoi
n'est-il pas rentré?...
— Il vous le dira lui-même, répliqua Marie en se redressant avec
une certaine fierté. Est-ce à moi de suivre votre fils dans les che-
mins à la tombée du jour!...
— Tiens, Marie, vrai comme j'ai nom Jacqueline Taboureau de
La Gaudinière, je vais prendre une hart de genêt pour te corriger,
reprit la métayère...
806 REVUE DES DEUX MONDES.
Ce qu'elle disait, la mère Jacqueline allait le faire à l'instant, et
Marie se sauvait du côté de la porte quand Louis entra.
— Qu'y a-t-il donc? demanda le jeune homme.
— Il y a que tu as gâté notre servante par tes complaisances, et
elle me 1-épond malhonnêtement. Va manger ta soupe, il est bien
temps, Louis... Tes frères sont rentrés depuis une heure.
— Ma mère, répliqua Louis, embrassez Marie...
— Que dis-tu, i#on fils? C'est à moi de lui demander pardon de
ses insolences?... As- tu perdu la tête?...
— Il ne s'agit point de cela, ma mère, reprit doucement Louis...
Je voulais me taire jusqu'à demain matin; mais je n'y tiens plus,
mon secret m'étouffe, il faut que je parle... Eh bien! Marie, em-
brassez-la, vous! ■ — Puis, s' adressant à ses frères : — Et vous, mes
gars, ôtez vos chapeaux, faites comme moi, et saluez mademoi-
selle...
La mère de famille et ses trois fils se regardaient en silence. Ma-
rie avait jeté ses bras autour du cou de la métayère, et l'embrassait
en versant des larmes.
— Qu'est-ce que cela veut dire? s'écria la mère Jacqueline en
cherchant à se dérober aux caresses de Marie. Je le disais bien, il y
a quelque chose là-dessous.
— Il y a que Marie n'appartient ni à la vieille Jeanne, ni à vous,
ma mère, ni à personne de notre condition... Elle se nomme made-
moiselle de Boisfrénais... Dès demain, nous la reconduirons chez sa
tante, au château de La Verdière... ïu entends, Marie, je voulais te
dire tout cela le long du chemin; mais le cœur m'a manqué, et puis
je ne savais comment m'y prendre...
— Est-ce bien vrai tout cela? demanda la métayère.
— La vieille Jeanne a parlé , et toute folle qu'elle est, elle a dit
la vérité. Les preuves, les voici : tenez, Marie, ces papiers-là vous
appartiennent, attendez un peu. — Ouvrant son bahut, le métayer en
tira le sac de cuir, et il en versa le contenu sur la table. Ceci vous
appartient encore, Marie, ajouta-t-il; cent beaux louis d'or à reffîgie
de Louis XYÏ...
Les trois jeunes gars et leur mère considéraient avec stupéfaction
tles louis d'or et les parchemins. Marie, tout interdite, ne put s'em-
pêcher de se jeter une seconde fois au cou de la métayère. — Ah!
ma pauvre fille, dit celle-ci en l'embrassant sur les deux joues, j'au-
rais bien dû penser que tu étais née demoiselle, car tu n'as jamais
fait une fameuse paysanne. Il y eut un temps, — et Dieu veuille
qH*on n'en revoie jamais de pareils! — où ton père, M. de Boisfré-
nais, venait se cacher ici pour manger un morceau de pain. Un soir
il est parti avec mon défunt mari pour ne plus revenir... Ils sont
morts côte à côte; le malheur avait fait deux amis du noble et du
RÉCIT DU BOCAGE. 807
paysan... Toi, ma fille, tu as été élevée ici avec mes enfans, et voici
que tu vas nous quitter... Pense à nous quelquefois, car l'ingra-
titude est un vilain défaut!... Si je t'ai grondée par hasard, c'est
que tu le méritais, crois-le bien; tu t'en trouveras mieux d'avoir été
menée un peu durement dans ton enfance.
Marie reçut docilement ces rudes conseils qui s'échappaient de la
bouche de la métayère comme les dernières rafales d'un orage à
peine apaisé. Une heure après, un profond silence régnait dans la
campagne, et les loups, sortis des grands genêts, trottaient hardi-
ment à travers le pays, s' arrêtant aux carrefours pour flairer les bre-
bis enfermées dans les bergeries. Tous les habitans de La Gaudinière
étaient couchés, la mère de famille dans le grand lit à colonnes au-
près de la cheminée, Louis dans l'angle opposé de la même cham-
bre, les deux frères cadets dans une vieille couchette blottie sous
un appentis où l'on ramassait l'herbe verte en été et les légumes secs
durant l'hiver. Le plus jeune reposait dans l'étable, sur le foin, au-
près des bœufs. Quant à Marie, elle habitait depuis quinze ans une
vieille pièce délabrée où se trouvaient le pétrin, le rouet, le dévi-
doir, tous les ustensiles du ménage. Pour la première fois de sa vie,
elle se sentit mal à l'aise sur son maigre grabat; l'air lui manquait
dans cette chambre étroite, pleine de poussière, et dont les arai-
gnées recouvraient les poutres d'un triple feston de toiles jaunies.
Toute la nuit, elle songea les yeux ouverts à ce château de La Ver-
dière où l'on devait la conduire le lendemain, et le coucou de la pièce
voisine sonnait trois heures du matin qu'elle n'avait pu dormir en-
core. Louis comptait les heures, lui aussi; l'aube avait à peine blan-
chi l'horizon, qu'il se levait pour aller donner l'avoine à sa jument.
IV.
Tout fut bientôt prêt pour le départ dans la ferme de La Gaudi-
nière. Après avoir donné à ses trois jeunes fils des instructions dé-
taillées sur ce qu'ils auraient à faire pendant son absence, la mère
Jacqueline monta à califourchon sur la haute selle à pommeau de
cuivre. Louis lui remit d'une main l'éperon d'acier qu'elle accrocha
au talon de son pied gauche, et de l'autre une ample devantière en
serge verte qu'elle attacha autour de ses hanches. Marie parut la
dernière; elle avait mis ses habits du dimanche, et l'émotion qu'elle
éprouvait à ce moment solennel colorait ses joues. Les mèches de
ses cheveux blonds s'échappaient de dessous sa coiffe blanche avec
une certaine coquetterie ; son corsage brun était si bien serré au-
tour de sa taille, qu'il ne lui eût pas été possible de marcher long-
temps à pied.
808 REVUE DES DEUX MONDES.
— Allons, Marie, dit le grand Louis en lui présentant une chaise,
asseyez-vous derrière ma mère, et tenez-vous bien à sa devantière,
parce que la jument trotte un peu dur.
Marie se plaça de côté sur la croupe de la jument, tandis que
Louis attachait le sac de cuir aux pièce'S d'or sur le pommeau de la
selle, en manière de bouge tte. Elle ramenait sur ses genoux les plis
de sa grosse jupe rayée, qui laissait à découvert les brides noires
de ses sabots. La mère Jacqueline appuya par trois fois l'éperon
rouillé contre les flancs de la jument, et la bête lymphatique se dé-
cida à partir au petit trot. — Vous aurez bien soin de veiller à tout,
mes gars! dit la mère de famille à ses trois jeunes fds.
— Adieu, René; adieu, Jean; adieu, Mathurin, dit Marie en fai-
sant un signe de tête amical.
Et les trois jeunes hommes, ôtant leurs grands chapeaux, la re-
gardèrent sans rien répondre. N'ayant de leur vie parlé à une dame
ni à une demoiselle, ils demeurèrent la bouche close. Le chien de
garde, plus familier et plus hardi, voulut accompagner la jument;
il gambadait aux pieds de Marie la Pileuse, comme pour lui deman-
der de l'emmener avec elle. Sur un geste que lui fit le grand Louis,
la pauvre bête alla piteusement se recoucher dans l'aire, et les trois
voyageurs se mirent en route. La jument trotta bien cinq minutes,
après quoi le mauvais état des chemins, raviçés par les pluies de
l'hiver et troués d'ornières profondes, l'obligea d'aller au pas. Louis
marchait en avant, avec ses houseaux et ses souliers ferrés, le cuir
de son bâton roulé autour de son poignet. Le soleil levant effleurait
de ses rayons la cime des coteaux ; les gros bœufs fauves, couchés
dans l'humide brouillard qui s'élevait sur les prairies au fond des
vallées, ruminaient nonchalamment. Les coqs chantaient en battant
de l'aile sur les barrières des métairies, et les chiens vigilans fai-
saient retentir les échos de leurs aboiemens prolongés. Tout s'éveil-
lait dans les vertes solitudes du Bocage. L'alouette montait à tire-
d'aile au-dessus des seigles où elle cache son nid ; le râle poussait son
cri strident à travers les genêts, et la perdrix, inquiète de voir l'éper-
vier aux ailes arquées planer au-dessus des guérets, rappelait sous
son aile ses petits effarés. Sous l'épais feuillage des aulnes, penchés
au-dessus des ruisseaux, les ramiers roucoulaient et volaient à
grand bruit, tandis que la tourterelle, secouant la rosée du matin,
s'élevait en planant sur la cime des ormeaux pour retomber lente-
ment auprès de sa couvée. Délicieux mois de l'été, saison pleine de
force, où le soleil triomphant lance sur les campagnes des torrens
de lumière et des rayons brùlans!
Bien qu'élevée au milieu des champs, jamais encore Marie n'avait
ressenti l'influence vivifiante de ces belles matinées de juin. Les
RÉCIT DU EOCAGE. 809
jours d'été n'étaient pour elle que des jours plus longs et plus fati-
gans, lorsqu'elle fdait, à l'ombre des chênes, à demi endormie par
la chaleur; mais une nouvelle vie commençait pour elle : délivrée
d'un travail incessant et monotone, elle s'associait par la pensée
aux joies des oiseaux qui chantaient gaiement en songeant que,
comme eux, elle n'aurait plus rien à faire désormais qu'à se sentir
exister, libre de tout souci. Souvent elle fermait les yeux pour
mieux saisir les riantes idées qui s'éveillaient dans son esprit, et
Louis, qui la croyait prête à s'endormir, lui disait à demi-voix :
— Prenez garde de tomber, Marie, tenez-vous bien 1 Si la jument
allait faire un pas! — Et la vieille métayère, tirant la bride, rani-
mait sa lente monture d'un coup d'éperon.
Ainsi ils cheminaient tous les trois silencieux; que pouvaient-ils
se dire? Pour converser dans les grands momens de la vie, il faut
une habitude de coordonner et d'exprimer ses pensées qui manquait
aux trois voyageurs. De temps à autre, Louis demandait la route à
des paysans qui la lui indiquaient du geste par-dessus les haies, et
reprenaient aussitôt leur travail un moment interrompu. Les col-
lines succédaient aux collines; de loin en loin se montraient les
métairies aux toits rouges entourées de leurs éternels champs de
choux. Pendant cinq grandes heures, ils voyagèrent ainsi; enfin un
manoir d'assez respectable apparence se montra à une demi -lieue
devant eux.
— Louis, dit la métayère, je crois que nous voilà enfm arrivés...
A ces mots, Marie se pencha pour découvrir le château où ses
pères avaient vécu et où allait se passer son existence. Elle ne dis-
tinguait encore qu'un donjon à demi écroulé et une longue allée
d'ormeaux séculaires qui pour la plupart laissaient pendre au ha-
sard leurs branches à demi mortes. On eût dit que les vieux arbres,
menacés par le temps, se serraient autour de l'ancien manoir pour
l'envelopper respectueusement de leur ombre et le soustraire aux
regards des profanes. A la vue de cette habitation d'un aspect si
mélancolique, Marie se troubla. Il lui semblait que les seigneurs de
La Yerdière, morts depuis des siècles, allaient sortir de l'éternel
repos pour la regarder passer dans son costume de paysanne.
— Attendez ici, ma mère, et vous aussi, mademoiselle, dit Louis
en les aidant l'une et l'autre à mettre pied à terre. Je vais aller en
avant et expliquer à la maîtresse du logis les motifs de notre voyage
au château.
La métayère attacha la jument aux branches d'un arbre; tandis
que la bête fatiguée broutait quelques touffes d'herbe verte, Marie,
assise auprès de son ancienne maîtresse, regardait avec distraction
l'eau couler à travers les prés sous les bouquets de saule. Elle se
810 REVUE DES DEUX MONDES.
préparait à répondre aux questions que lui adresserait M"** de La
Verdière, sa tante, et s'inquiétait de la manière dont elle serait
reçue par celle-ci. Si elle l'eût osé, elle se serait mise à faire la ré-
vérence au milieu de l'allée pour s'exercer à saluer. La crainte de
paraître gauche et paysanne la préoccupait; ce n'était pas sans rou-
gir qu'elle se surprenait à faire avec le bras gauche le mouvement
de la fileuse qui redresse sa quenouille. Tandis qu'elle s'agitait ainsi
intérieurement comme la chrysalide qui va devenir papillon, la mé-
tayère tira de sa poche un morceau de pain, et le séparant en deux
parts :
— Marie, dit-elle à la jeune fille, rompons le- pain ensemble une
dernière fois. Quand je t'ai recueillie à La Gaudinière, j'en avais à
peine a^sez pour mes enfans et pour moi; pendant bien des années,
tu ne pouvais rien faire, et je te nourrissais tout de même... Tu es
pourtant bien aise de nous quitter; tu as peut-être honte d'avoir
vécu avec des paysans comme nous ! . . .
Marie embrassa la vieille Jacqueline avec un sentiment profond
de reconnaissance. — Si je pouvais vous rendre ce que vous avez
fait pour moi, répondit-elle vivement; si je pouvais m' acquitter en-
vers vous î
— Grâce à Dieu, répliqua la métayère, nous voilà tirés d'affaire
désormais; mes gars sont grands... Et puis ce qu'on prend sur son
nécessaire, on le donne de si bon cœur qu'on n'en redemande
jamais le prix... Allons, Marie, levons-nous; entendez-vous mon fils
qui nous appelle?
Louis paraissait en effet à l'extrémité de l'allée; il appelait à
grands cris sa mère et la jeune fille en leur faisant signe de venir.
Les deux femmes se levèrent. Marie, tremblante d'émotion, prit
le bras de la métayère; après avoir passé sous l'ombre des grands
arbres et traversé le pont jeté sur les douves, elles arrivèrent de-
vant le perron du château. Une dame âgée, de haute taille, mise
avec distinction et simplicité, s'avança pour les recevoir.
— Bonjour, ma bonne femme, dit-elle à la métayère, bonjour;
eh bien ! vous me ramenez donc ma pauvre nièce, la fille de ma
sœur tant pleuréeî... Venez, petite, que je vous embrasse!...
Marie, rassurée par cet accueil affectueux, s'approcha de M"' de
La Verdière, qui la pressa sur son cœur avec attendrissement.
— Asseyez-vous là tous les trois sur ces fauteuils, continua M"* de
La Verdière en prenant place elle-même sur un siège à roulettes
auprès de la fenêtre; on va vous servir une collation... Marie, ma
petite, ôtez votre coiffe, je vous prie, et secouez un peu ces cheveux
blonds de manière qu'ils flottent librement sur votre cou... C'est
cela; relevez votre tète, mon enfant, ne rougissez pas, regardez-
RÉCIT DU BOCAGE. 811
moi en face, regardez votre tante, et jetez un coup d'œil sur ce por-
trait! C'est celui de votre mère à l'âge que vous avez maintenant,
et en vérité on dirait que c'est le vôtre!...
— En conscience, c'est la même coiffure et le même visage, dit
Louis avec émotion.
— Pauvre sœur! murmura M"* de La Verdière, il me semble que
je la vois encore, jeune, croyant à un heureux avenir!... — Puis,
s' adressant à la métayère : — Votre mari était à la grande armée
sans doute?...
— Oui, madame, il a été tué au combat de Dol avec M. de Bois-
frénais, le père de votre nièce... Il était capitaine de paroisse, ma-
demoiselle...
— Embrassons-nous, ma bonne femme, embrassons-nous; nos
proches ont versé leur sang pour la môme cause, ils ont eu là-haut
la même récompense... Marie, ma chère nièce, remerciez la Provi-
dence d'avoir passé vos jeunes années dans cette honnête famille...
— Dame ! reprit la métayère, elle n'y était guère bien. Je l'ai éle-
vée un peu sévèrement !
— Tant mieux, tant mieux,... répondit M"^ de La Verdière; j'au-
rai moins à faire pour achever son éducation... Et la petite est
obéissante, docile?...
— Elle n'a jamais été rétive, la pauvre enfant. Je lui reprochais
quelquefois de se montrer un peu molle au travail. Que voulez-
vous, mademoiselle? elle n'était point née pour cela; elle le sentait
bien, à ce qu'il paraît...
— Laissez parler la métayère, jeune homme, dit W^*" de La Ver-
dière en s' adressant à Louis, qui cherchait à mettre un terme aux
franches explications de sa mère. — A quel travail occupiez-vous
ma nièce?
— Dame! que voulez-vous, mademoiselle? nous l'occupions aux
petits ouvrages des champs, sans trop la fatiguer à cause de son...
infirmité... Elle filait et menait les ouailles...
— Très bien! Hé, ma nièce, ne rougissez point de ces occupa-
tions pastorales, qui n'ont rien de déshonorant. La reine se plaisait
à traire elle-même ses vaches à Trianon, et toutes ses dames l'imi-
taient. Dans tout le cours de votre vie, vous ne ferez peut-être plus
rien qui vous élève à vos propres yeux autant que d'avoir su gagner
votre pain à la sueur de votre front. Remerciez avec moi ces braves
gens qui ont entouré votre enfance de soins désintéressés et votre
première jeunesse de sages exemples...
— Vous êtes trop bonne, mademoiselle,... balbutia la mère Jac-
queline.
— Pour de bons conseils et de bons exemples, continua Louis, ils
ne lui ont point manqué; nous n'avions que cela à lui donner à La
812 REVUE DES DEUX MONDES.
Gaudinière. Ici ils ne lui feront point défaut non plus, et elle trou-
vera la richesse, le repos, le bien-être... Tenez, mademoiselle, ajouta
le jeune homme en se levant les larmes aux yeux, il aurait mieux
valu tout de même que j'eusse découvert tout cela dix ans plus tôt.
M"^ de La Verdière regarda avec étonnement le visage pâle et
troublé du jeune paysan; puis, se retournant vers Marie, que ces
paroles naïves avaient fait rougir : — Il a raison, ajouta- t-elle sans
paraître comprendre ; on aurait pris à La Gaudinière une fille plus
forte que Marie, mieux propre aux travaux des champs, et qui eût
rendu plus de services. N'est-ce pas cela que vous voulez dire, mon
ami?
Le pauvre Louis, honteux et confus, passa gauchement sa main
sur ses longs cheveux bruns sans oser répondre. Après un moment
de silence, il tira le bras de la vieille Jacqueline, en lui disant tout
bas : — Partons, ma mère; allons-nous-en, tout est fmi. — La mé-
tayère fit une révérence, Louis ôta son chapeau, et ils se retirè-
rent à reculons, en saluant toujours. M"^ de La Verdière reconduisit
Jacqueline et son fils jusqu'à la dernière marche du perron. Debout
à côté de sa tante, Marie les suivit des yeux. Lorsque M"^ de La Ver-
dière fut rentrée au salon, la jeune fille courut à moitié chemin de
la longue allée, et Louis s' étant retourné vers le château : — Adieu,
la métayère ! adieu, Louis ! répéta-t-elle à plusieurs reprises en leur
faisant signe de la main. A ce moment suprême, il lui sembla que
La Gaudinière, assise au soleil sur un coteau, était plus riante que
ce grand manoir caché sous l'épais et sombre feuillage. Elle songea
presqu'avec regret, et non sans mélancolie, à ces champs tranquilles
où s'étaient écoulées ses jeunes années dans l'abnégation et le tra-
vail. Le cœur humain a de ces retours inattendus, de ces attendris-
semens subits qui l'honorent; la réflexion et l'amour-propre les arrê-
tent et les calment toujours trop tôt! A peine rentrée au salon, Marie
se trouva si bien dans un bon fauteuil, les pieds sur un tabouret,
qu'elle ne put s'empêcher de sourire d'aise. Pour la première fois
de sa vie, elle fixait ses regards sur une large glace où sa personne
se reflétait complètement.
— Ma chère enfant, dit M"*' de La Verdière, défiez-vous de cette
glace. Le jour où vous vous y verrez avec les vêtemens qui convien-
nent à votre rang, elle vous dira peut-être que vous êtes jolie ; elle l'a
dit à bien d'autres!... Tenez, avant que je vous installe dans ce châ-
teau, j'ai encore un devoir à remplir. Tirez le cordon de cette son-
nette, s'il vous plaît.
Marie sonna. Un vieux domestique parut le chapeau à la main;
ses cheveux blancs, attachés par un cordon noir, formaient une
queue qui se promenait sur le col de sa veste. — Bastien, lui dit
M*" de La Verdière, sellez votre meilleur cheval, prenez avec vous
RÉCIT DU BOCAGE. 813
ce sac qui contient cent louis d'or et portez-les à la métairie de La
Gaudinière, en coupant au plus court. Vous direz que j'entends
payer avec cette somme les mois de nourrice de ma nièce, capital et
intérêts. Les bons comptes font les bons amis!
Y.
Si la grande glace du salon disait à Marie qu'elle était jolie, elle
ne mentait peut-être pas. Sous ses nouveaux vêtemens, M"* de Bois-
frénais ne manquait ni de grâce ni de noblesse. La chétive fdeuse,
trop longtemps égarée au milieu de robustes paysannes , se retrou-
vait en souriant dans ces bergères fraîches et élégantes qu'un peintre
de l'école de Watteau avait représentées sur les panneaux de la salle
à manger. Devenue châtelaine, Marie se gardait bien de lever trop
haut sa tête blonde. Elle songeait qu'il lui serait plus difficile en-
core de se faire pardonner dans un château, au milieu du monde,
la légère infirmité dont elle rougissait naguère dans la solitude des
champs. Heureuse de n'avoir plus aux pieds ses lourds sabots, elle
s'étudiait à marcher d'un pas plus leste, et accompagnait volontiers
M"* de La Yerdière dans ses promenades du matin et du soir. Il lui
semblait charmant de fouler le sable des allées du potager, d'errer
sur le gazon, à l'ombre des grands arbres, de sentir couler les
heures dans un doux repos. Après le dîner, Marie lisait à haute voix
devant sa tante, qui rectifiait sa prononciation incorrecte et lui en-
seignait à s'exprimer avec une certaine élégance. Elle s'initiait ainsi
aux premiers élémens de l'éducation qui lui manquait. N'ayant ja-
mais eu d'autre maître que le grand Louis de La .Gaudinière, Marie
ne connaissait rien de l'histoire; jamais elle n'avait lu de poésie.,
Les récits du passé et les accens inspirés qui éclatent dans les beaux
vers charmaient son esprit et éveillaient son imagination, tout en lui
causant un certain éblouissement. Au point de vue de l'intelligence,
elle se trouvait dans la position d'un aveugle-né dont les yeux s'ou-
vrent tout à coup à la lumière.
Depuis une quinzaine de jours, M"* de Boisfrénais menait cette
existence tranquille et doucement occupée, remplie d'égards et de
prévenances pour sa tante, qui lui témoignait de son côté la plus
vive affection. Elle oubliait peu à peu le passé; mais M"^ de La Yer-
dière, plus calme et plus sérieuse, parce qu'elle avait plus d'expé-
rience, lui dit un soir : — Mon enfant, votre histoire est un roman,
elle fera du bruit dans la contrée. La véritable héroïne de cette his-
toire, c'est pourtant la pauvre et vieille Jeanne ! Je voudrais la voir,
l'arracher à l'existence vagabonde qu'elle, traîne depuis tant d'an-
nées. Depuis que vous êtes auprès de moi, je la fais chercher vaine-
ment dans toutes les paroisses du voisinage. -11 faut que nous ten-
81A REVUE DES DEUX MONDES.
lions un dernier effort. Demain, Bastien se mettra en campagne avec
les métayers du château, et, à force de battre les champs, ils la
rencontreront peut-être. Tant que nous n'aurons rien fait pour celle
qui a reçu le dernier soupir de votre mère, de ma pauvre sœur,
nous n'aurons pas acquitté la dette de la reconnaissance.
Marie avait toujours eu grand'peur de la vieille folle, qui courait
après elle dans son enfance pour l'embrasser. Souvent elle s'était
cachée derrière les haies pour ne pas être vue, lorsque la pauvre
Jeanne, passant par les chemins, maugréait contre les bleus et le-
vait son bâton d'un air menaçant. Cependant elle n'osa élever la
moindre objection contre les projets de sa tante, et dès le lende-
main matin Bastien accepta la mission dont on le chargeait, en pro-
testant qu'il irait jusqu'au bout du monde, si mademoiselle l'or-
donnait, mais qu'il était assez avisé pour dénicher à lui seul le
gibier en question. Il partit donc : ses grandes bottes, sa culotte
de peau, son chapeau à cornes, sa vieille veste verte à courtes bas-
ques, dont sa queue poudrée blanchissait le col, lui donnaient une
physionomie étrange ; mais les paysans de la contrée , loin de sou-
rire en le voyant passer, le prenaient au sérieux et l'appelaient mon-
sieur Bastien, parce qu'il avait eu un grade dans la cavalerie ven-
déenne. Le vieux serviteur, monté sur un grand cheval de chasse,
s'enfonça par les chemins creux, côtoyant les genêts et les bois, in-
terrogeant les métayers qu'il rencontrait. Cette battue dura plu-
sieurs heures, car il allait toujours, tirant du côté de La Gaudinière,
sans avoir pu recueillir aucun indice de la vieille Jeanne. A foi^e
de regarder autour de lui, Bastien découvrit au pied d'un coteau
escarpé un taillis dans lequel il lui était souvent arrivé de se blottir,
avec bien d'autres, pendant les guerres. Mettant pied à terre, il at-
tacha son cheval au tronc d'un arbre et se glissa sous la ramée. Les
renards et les lapins avaient tracé un labyrinthe de petits sentiers à
travers le bois. Bastien rampa sur les genoux jusqu'au plus épais
du fourré, prêtant une oreille attentive, retenant son haleine et
plongeant ses regards sous le feuillage sombre. Après une demi-
heure de recherches, il lui sembla apercevoir une forme humaine,
ou plutôt un paquet de haillons roulé au milieu d'un amas de fou-
gères. De ce repaire obscur s'élevaient des gémissemens et des san-
glots. C'était la vieille Jeanne qui répétait, en cachant entre ses ge-
noux sa face ridée : — Ils m'ont volé mon trésor, les gredins!... Ils
m'ont volé mon trésor!... Qui donc m'a trahie?... Je n'ai pourtant
.révélé mon secret à personne!...
— Mère Jeanne, dit à demi-voix le vieux serviteur, votre trésor
n'est point volé. Voulez- vous que je vous le rende?... eh bien! ve-
nez avec moi.
— Les bleus! s'écria Jeanne entendant une voix humaine; les
RÉCIT DU BOCAGE. 815
bleus! je suis trahie... Tuez-moi, lâches que vous êtes! tuez-moi, je
n'ai plus la force de fuir. Les loups ne veulent pas me manger parce
que je suis trop vieille, et vous, vous me cherchez pour me faire
mourir...
— La pauvre folle qui. me prend pour un hleuî murmura Bastion
avec humeur. Et s' approchant d'elle : — Eh î bonne femme, puisque
vous avez fait la guerre, vous connaissez la devise : (( Dieu et le roi ! »
J'étais au passage de la Loire, à Savenay, à Dol, à Granville...
— Que dites-vous? reprit la vieille; je n'entends plus rien et je
ne vois rien autour de moi... Que me voulez-vous? Je sens bien que
je vais mourir...
— Impossible d'en rien tirer, se dit le vieux serviteur; impos-
sible de la faire sortir de son gîte... Quand je resterais ici jusqu'à
demain, je n'en serais pas plus avancé. Il faut que je l'emmène au
château dans une charrette, quand même elle me traiterait de bleu
et de républicain. — Résolu à prendre ce parti. Bastion sortit du bois,
monta sur son cheval et courut à la métairie la plus voisine requérir
une charrette, dont il paya le prix immédiatement. Les paysans l'ai-
dèrent à tirer la vieille Jeanne du gite dans lequel elle se tenait blot-
tie comme un renard. La pauvre femme essaya d'abord d'opposer
quelque résistance ; mais, trop faible pour tenir tête aux vigoureux
garçons qui la soulevaient avec précaution sur leurs bras et l'entraî-
naient hors du taillis en écartant les ronces et les branches d'arbres,
elle se laissa déposer sur la charrette, dont le fond était garni de
paille. Les paysans piquèrent les quatre bœufs attelés au véhicule,
et Bastien, pareil au gendarme qui escorte son prisonnier, se tint
auprès de la roue, l'œil fixé sur la vieille, qui gémissait toujours.
Il y avait en ce temps-là plus d'un gentilhomme qui en était ré-
duit à atteler des bœufs à son carrosse pour se tirer des chemins
de traverse dans les départemens de l'ouest. Jeanne la mendiante
voyageait donc en assez respectable équipage. Habitués à guider
leurs bœufs dociles, les paysans, qui connaissaient la vieille folle et
respectaient sa misère, cherchaient à lui éviter de trop rudes se-
cousses. Jeanne finit par s'endormir, et elle sommeillait lorsque
l'attelage parut au bout de la longue avenue conduisant au château
de La Verdière. Au bruit que faisaient les roues en tournant sur
l'essieu, Marie regarda parla fenêtre du salon. Elle aperçut Bastien,
dont le cheval impatient caracolait et piaffait auprès de la lourde
charrette.
— Ma tante! s'écria-t-elle, ma tante, voici votre vieux servi-
teur ! . . .
Comme elle achevait ces paroles, Bastien lâcha la bride à son
cheval, et ôtant son chapeau à cornes, il annonça à M'^^ de La Ver-
dière l'heureux résultat de ses recherches. •
816 ^ REVUE DES DEUX MONDES.
— Très bien î répondit AP'^ de La Yerdière ; faites que l'on ap-
porte un bouillon. Approchez un fauteuil pour que je fasse asseoir
cette pauvre vieille...
On fit descendre Jeanne de la charrette, on la plaça dans le fau-
teuil. La vieille folle semblait anéantie ; elle pleurait, la tète pen-
chée sur sa poitrine. M"* de La Yerdière s'empressa de lui faire ava-
ler quelques cuillerées de bouillon. — Marie, ma chère nièce,
disait-elle en cherchant celle-ci du regard, venez donc m' aider à
faire manger Jeanne. — Marie, surmontant à grand'peine l'effroi
que lui inspirait la vieille folle, prit à son tour la cuiller, et M"^ de
La Yerdière s'assit auprès de la pauvre femme en lui tenant les
mains.
— Jeanne, ma bonne Jeanne , lui demanda-t-elle, comment vous
trouvez- vous? — Parlant ainsi, elle contemplait avec une pitié pro-
fonde cette femme à demi morte, privée de raison, épuisée de fa-
tigue et de misère, et qui mangeait encore avec une certaine avidité,
comme l'animal que soutient jusqu'au bout l'instinct de la conser-
,vation.
— On m'a volé mon trésor, répondit Jeanne à demi-voix ; si c'est
vous qui me l'avez pris, rendez-le-moi!... Il n'y a donc pas de
bleus par-ici, puisqu'on y trouve encore à manger?...
— Jeanne , reprit M"*" de La Yerdière , regardez donc ce portrait
là-haut : reconnaissez-vous cette dame-là?
— Je ne vois rien , reprit la vieille ; laissez-moi donc dormir un
peu, et puis après je me remettrai en route... J'ai peur quand je ne
suis point dans les bois...
— Yous étiez au combat de Dol, ma bonne Jeanne?
— Oui, j'y étais,... et bien d'autres, qui n'en sont pas revenus...
— Et la petite.... vous savez bien?...
— La petite... Ah! mon Dieu, j'ai perdu mon trésor! Pauvre pe-
tite!... Et quand la paix viendra, je ne serai plus de ce monde pour
te dire mon secret... File, ma chérie, fde derrière tes ouailles!... Les
bleus, les bleus l laissez-moi partir.
— Jeanne, continua M"* de La Yerdière, elle ne file plus, la pe-
tite, elle ne mène plus les ouailles!... Les louis d'or, les parche-
mins, tout est trouvé, entendez-vous?...
— Ah! on voudrait me faire parler, mais je ne le veux pas!
Laissez-moi tranquille! dit la vieille en prenant son bâton de houx.
Pourquoi m'a-t-on amenée ici?...
Elle essaya de se lever, mais ses forces l'abandonnèrent, et elle
retomba sur le fauteuil en poussant un gémissement plaintif. — Ma
bonne Jeanne, vous resterez ici avec nous, reprit M"* de La Yer-
dière; nous aurons bien soin de vous dans vos vieux jours. Laissez
là votre bâton; votre main, donnez, que je la baise, cette main qui
RÉCIT DU BOCAGE. 817
a fermé les yeux de ma sœm' chérie et reçu d'elle un dépôt sacré...
La vieille femme leva ses yeux égarés. — Qui donc êtes-vous?...
Où suis-je?.,.
— Vous êtes chez M"' de La Verdière, chez la sœur de M^* de
Boisfrénais... C'est elle qui vous parle... La paix est faite il y a bien
longtemps...
— Ne mentez-vous point?... On m'a pourtant volé ce que j'avais
caché, l'argent et les papiers de madame... Vous dites peut-être
bien la vérité, car vous avez une de ces douces voix d'autrefois que
j'aimais tant à entendre... Je voudrais bien comprendre ce que vous
dites là; mais ma pauvre tête est à l'envers... J'ai tant souffert!...
Je suis folle, ma bonne dame, et j'ai beau faire pour me souvenir et
penser, ça m'échappe comme une fumée... C'est dur, allez, de voir
et d'entendre ce qui n'existe point!...
M"^ de La Verdière prit alors Marie par la main, et, la plaçant
entre les genoux de la vieille, elle lui demanda : — Yoyez-vous
cette jeune fdle?...
La folle regarda, puis rougit, pâlit, et, levant les deux bras : —
Madame, madame de Boisfrénais,... vivante et devant moi!...
— Hélas! ce n'est plus elle, Jeanne, c'est sa fille, répondit dou-
cement Marie.
La vieille porta les mains à son front et versa un torrent de larmes.
— Tu as un son de voix qui fait pleurer... Marche un peu, ma pe-
tite, pas trop loin, je ne pourrais te voir... Ah! oui, c'est toi, ma
chérie, ma petite boiteuse, parée, belle comme ta mère, dans un
château... Les bleus sont donc partis !.. . Ma bonne dame, laissez-moi
mourir ici, je vous en supplie!... Je coucherai dans le foin, avec les
vaches, et je ne tiendrai guère de place... Il faut que je reste auprès
de toi, Marie... Vous disiez que vous vouliez bien me garder, n'est-
ce pas?...
L'épouvante que Marie éprouvait à la vue de la vieille folle avait
disparu pour faire place à la plus tendre pitié. Elle veilla à ce que
la pauvre Jeanne fût transportée dans une des meilleures chambres
du château , et se fit un plaisir de lui prodiguer les soins les plus
attentifs. Quand la vieille et fidèle Jeanne mourut six mois après,
elle lui ferma elle-même les^yeux, comme celle-ci avait de sa main
fermé ceux de sa mère. — Hélas! dit à sa nièce M"* de La Verdière
lorsque la pauvre folle expira, les corps de nos proches, des sei-
gneurs de ce château, mutilés par les balles, insultés par la popu-
lace, ont été abandonnés dans les fossés ; que celui de la fidèle ser-
vante qui ne les quitta qu'après leur dernière heure repose là où ils
devraient être eux-mêmes, dans le cimetière de la famille !
TOME XMV. '■ ■ 52
818 REVUE DES DEUX MONDES.
La présence de Marie redonnait au château de La Verdière la vie
et l'animation, qui, depuis longtemps, lui manquaient. Pareille à
ces visages criblés de cicatrices, qui peuvent se dérider encore, la
façade du viçux manoir, avec ses écussons mutilés et les moulures
à moitié frustes de ses fenêtres, semblait sourire quand le soleil le-
vant r éclairait de ses rayons vermeils. 11 n'y avait plus de ces croi-
sées toujours closes, de ces volets éternellement fermés qui attris-
tent une demeure. La jeune fille allait et venait du haut en bas des
escaliers, regardant les horizons par les balcons et les lucarnes,
comme si elle eût voulu saisir par-dessus les grands chênes qui l'en-
touraient de leur silence les bruits lointains du monde. Ce monde,
dont sa tante. M"' de La Verdière, la tenait prudemment éloignée,
jugeant qu'elle n'était pas encore en état de s'y montrer avec avan-
tage, pénétrait cependant jusqu'au château au temps de la chasse.
L'histoire de Marie ayant fait du bruit dans le canton, on voulait
voir celle qui pendant vingt ans et plus avait vécu aux- champs et
joué au sérieux le rôle de paysanne. Marie avait beau s'appliquer à
parler et à agir, il lui restait encore quelque gaucherie; mais, comme
elle ne manquait ni de tact ni d'esprit, elle comprenait qu'il valait
mieux laisser cette enveloppe agreste tomber peu à peu que de s'en
dépouiller trop vite, au risque de perdre le naturel. On prenait pour
une coquetterie ce reste de rusticité dont le temps effaçait chaque
jour quelque trace. Les hôtes de sa tante, les parens qui venaient
au château à l'automne félicitaient souvent M"" de La Verdière d'a-
voir retrouvé une nièce aussi simple et aussi charmante. La vérité
est que Marie étudiait avec beaucoup de discrétion les manières
de sa tante, qui avait connu le monde dans sa jeunesse, et, quoi-
qu'elle n'eût pas encore lu Florian, elle acceptait sans humeur le
surnom de bergère que lui donnaient quelques vieux gentilshommes
du voisinage.
Son plus grand plaisir était de courir à cheval en compagnie du
vieux Bastien, qui la suivait partout en qualité d'écuyer. Un matin
d'automne, par un de ces jours où il ne. fait ni chaud ni froid, où le
corps en parfait équilibre laisse à l'esprit toute liberté pour rêver et
se souvenir, la fantaisie lui prit de pousser jusqu'à La Gaudinière.
Bien des fois elle avait, envoyé demander des nouvelles de la mère
Jacqueline «t des siens, mais jamais encore elle n'avait osé revoir de
ses yeux cette métairie où sa première jeunesse s'était écoulée entre
quatre jeunes gars à demi sauvages comme elle, comme elle aussi
timides et soumis à la règle austère du devoir. Voulait-elle satis-
RÉCIT DU BOCAGE. 819
faire une simple curiosité, remplir un acte de politesse envers la gé-
néreuse famille qui l'avait recueillie pauvre et délaissée? Elle ne se
le demanda point et partit, vêtue aussi élégamment que si elle eût
rendu visite à quelque châtelaine de la contrée. Quand elle arriva
en vue de La Gaudinière, tous ces champs dont elle savait les noms
se peuplèrent de souvenirs. La bergère qui l'avait remplacée, grosse
et forte fille aux mains rouges, filait au même carrefour où mainte
fois la quenouille s'était échappée de ses mains fatiguées.
— Ma bonne fille, lui dit-elle, vous êtes de La Gaudinière, n'est-
ce pas ?
— ^Oui, répondit la filêuse, j'y suis depuis que l'autre est partie,..
— La mère Jacqueline, la métayère, est en bonne santé, et ses
fils aussi?...
— Dame! les gars sont aux champs. L'aîné laboure avec le plus
jeune, les autres sont à couper des genêts; mais la maîtresse est en-
terrée il y aura huit jours demain...
— Gomment! s'écria M^^^ de Boisfrénais, elle est morte et on ne
m'en a pas prévenue... Bastien, allons en avant ; au revoir, ma bonne
fille...
L'heure du repas était venue. Les quatre frères, assis à la table,
mangeaient, ayant tous sur la tête leurs grands chapeaux voilés de
crêpe. Au bruit que firent les chevaux, l'Abri aboya et courut avec
colère au-devant des cavaliers, puis, reconnaissant la voix de Marie,
il fit éclater sa joie par mille gambades. — A bas, l'Abri! à bas! dit
la jeune fille, j'ai une robe de soie maintenant, mon pauvre chien,
il n'est plus permis de mettre tes pattes sur mes genoux... Bastien,
tenez mon cheval.
M^^^ de Boisfrénais avait mis pied à terre. Elle marcha droit à la
porte de la métairie et entra. L'écuelle de Louis était là fumante à
sa place, mais le métayer avait pris la fuite ; les trois autres gars se
levèrent avec embarras. Le plus jeune eut seul assez de hardiesse
pour apporter une chaise. Ils se tenaient debout, immobiles, regar-
dant la demoiselle à l'élégant costume qui cherchait des yeux le
grand Louis.
— Mes amis, dit M"® de Boisfrénais, votre mère n'est donc plus
de ce monde!... Gomment l'avez vous laissé mourir sans me faire
appeler? J'aurais eu la consolation de l'embrasser encore et de lui
demander pardon des impatiences que je lui ai causées.
Les jeunes gens pleurèrent en entendant ces paroles, et Mathurin,
le dernier d'entre eux, répondit avec une imperturbable franchise :
— Dame! ce n'est pas notre faute, Louis s'est mis en route avec la
jument pour vous aller quérir; mais le cœur lui a manqué à une
lieue du château... Vous savez bien comme il est...
— Oui, oui, dit à demi-voix M"^ de Boisfrénais, je le sais bien ; il
820 REVUE DES DEUX MOjVDES.
s'est enfui en me voyant, n'est-ce pas?... Sa soupe froidirait, il faut
que je parte... Puisque je suis ici un objet d'épouvante, je n'y re-
viendrai plus; adieu, mes amis, donnez-moi une poignée de main,
les gars; nous avons été longtemps frères et sœur... Je ne revien-
drai plus, je vous raffîrme; mais si vous avez besoin de moi, je suis
toute à vous...
Ayant ainsi parlé, elle caressa le chien de garde une dernière fois
et remonta à cheval. Gomme elle tournait l'angle du jardin, elle dis-
tingua par-dessus la haie le chapeau de Louis, qui la regardait pas-
ser à travers les ronces. — Adieu, Louis, adieu, mon grand frère!
lui cria-t-elle d'une voix vibrante, et elle se mit à chanter un de ses
cantiques d'autrefois. Louis, honteux d'avoir été surpris caché dans
sa retraite, se sauva à toutes jambes, comme eût fait la défunte Jeanne
quand les enfans lui criaient : Voilà les bleus!,..
En fuyant la présence de Marie, le métayer n'obéissait pas seule-
ment aux instincts d'une humeur sauvage et chagrine; il voulait à
tout prix déraciner de son cœur le sentiment tyrannique et violent
qui s'y était enraciné presque à son insu. Homme des jours anciens,
pieux et résigné, il souffrait en silence. Quand sa mère le pressait
de se marier, il secouait la tête et ne répondait pas. Le souvenir de
Marie ne le poursuivait pas seulement comme l'image du bonheur
perdu; il l'assaillait comme un remords. 11 ne pouvait ni se pardon-
ner son attachement pour elle, ni lui pardonner, à elle, d'avoir pris
son vol dans une autre région. Le pauvre paysan s'accusait de fai-
blesse, comme s'il eût. été le seul sur la terre à se livrer de ces rudes
combats où l'on a peur de triompher. Le secret qui le tourmentait,
il ne l'eût pour rien au monde confié à ses frères ni à qui que ce fût.
Le soir, quand le crépuscule étendait sur les campagnes ces pre-
mières ténèbres qui portent à Ist tristesse , il croyait entendre une
voix qui le conviait à chercher ailleurs le repos et la solitude abso-
lue. Lorsque sa mère fut morte, le grand Louis tomba dans une mé-
lancolie plus sombre encore. C'était un martyre pour le jeune mé-
tayer de demeurer seul dans ces champs où tout lui rappelait Marie
filant derrière ses ouailles, et où il n'avait plus sa mère à entourer
de respect. Il ne lui restait plus que le travail, distraction suprême
de ceux dont l'esprit est agité; mais pour bien travailler, il faut avoir
la tête libre, le cœur tranquille. Louis n'éprouvait plus aucun plaisir
à labourer, aucune joie à voir les gerbes dorées remplir son aire.
Poursuivi par le besoin de renoncer à tout et de se quitter lui-
même, il s'en allait faisant de longues prières le long des haies, par
les sentiers déserts.
Le soir du jour où sonnait sa trentième année, Louis de La Gaudi-
nière dit donc à ses trois frères : — Mes frères, vous n'avez point
besoin de moi; vous voilà grands, et d'âge à vous établir. Demain,
RÉCIT DU BOCAGE. 821
quand je serai parti, ouvrez mon basset et partagez entre vous tout
ce que vous y trouverez d'effets et d'argent. — Le lendemain, avant
l'aube, il partit à petits pas par la porte du jardin, franchit la haie
qui l'entourait et s'élança à travers champs. Comme il traversait la
grande prairie au chiron^ les bœufs couchés dans l'herbe se levèrent,
croyant qu'il venait les quérir comme de coutume, et marchèrent à
sa rencontre. Le métayer les caressa doucement de la main, les
contempla quelques secondes le cœur gros, les larmes aux yeux,
sans pouvoir se résoudre à quitter ces rudes et dociles compagnons
de ses travaux journaliers. Tout à coup l'alouette chanta, le soleil
montra son disque rouge à travers les aulnes, et le chien de garde,
le vieux l'Abri, apparut dans le lointain flairant l'herbe pour cher-
cher la piste de son maître. Le premier rayon du matin, c'est la
vie, l'espérance, et non l'heure de l'adieu éternel! Le grand Louis,
suffoqué par une émotion qu'il ne pouvait vaincre, chancela comme
un athlète blessé; puis, luttant avec un redoublement d'énergie
contre cette défaillance subite, il se mit alors à courir de toute sa
force ; sautant par-dessus les haies et les fossés, il se sauva tout en
pleurs, la tète en feu. La Gaudinière, avec ses champs et ses prés,
disparut bientôt derrière les collines. Quand il ne vit plus rien de
ce qui lui rappelait tant de chers ou douloureux souvenirs, Louis
recouvra un peu de sérénité. Le chapelet à la main, il chemina d'un
pas assuré, et marcha ainsi durant quatre longues heures. Arri-
vant enfin à la lande de Bégrolle, il découvrit les murs du couvent
des trappistes de Bellefontaine. C'était l'asile vers lequel il se diri-
geait, le lieu où depuis bien des années il était tourmenté du besoin
d'aller s'ensevelir. A lui, pauvre'paysan , il fallait une retraite plus
absolue que celles du Bocage, une solitude sans horizon, une vie
sans sourire. Il secoua ses souliers poudreux sur le seuil du cloître,
et leva le marteau de la porte, qui s'ouvrit pour se refermer sur luL
11 était de ceux qui aiment mieux mourir à eux-mêmes que de vivre
dans une inutile souffrance.
Un an après le jour où Louis de La Gaudinière entrait au couvent
de Bellefontaine, Marie de Boisfrénais épousait un gentilhomme des
environs de Châtillon, dont le père avai,t acquis une certaine illus-
tration dans les guerres de la Vendée. En faisant ce mariage, M"^ de
La Verdière stipula que sa nièce viendrait, avec son mari, habiter
auprès d'elle au moins six mois de l'année. Elle ne pouvait consen-
tir à se séparer tout à fait de celle que la Providence lui avait ren-
due pour consoler ses vieux jours.
Th. Patie. .
LE
CHILI EN 1859
I. — DÉVELOPPEMENT DE LA SOCIÉTÉ CHILIENNE.
Lorsqu'on apprit en Europe, vers la fin de l'année dernière, que
des troubles sérieux venaient d'éclater au Chili, un sentiment de
tristesse se répandit parmi les hommes qui observent d'assez haut
les faits politiques pour en saisir l'ensemble et comprendre la soli-
darité qui existe entre les nations. Depuis plusieurs années, on n'a-
vait reçu du Chili que des nouvelles favorables en ce qui touche le
gouvernement, la sécurité publique, le progrès intellectuel, le com-
merce, les finances, le crédit; on se plaisait à considérer ce pays
comme une république modèle, appelée à donner l'exemple aux
états voisins et à former quelque jour une fédération hispano-amé-
ricaine, sans laquelle les races latines du Nouveau-Monde résiste-
ront difficilement à l'ambition des États-Unis. Cette bonne impres-
sion, il faut le reconnaître, vient de recevoir une atteinte grave. La
crise récente n'a été révél^p à l'Europe que par des lambeaux de
correspondances, des nouvelles succinctes, incohérentes, passant
d'un journal à l'autre sans examen, et ajoutant quelquefois par mal-
veillance une teinte sinistre à ce que les faits ont d'aflligeant par
eux-mêmes. Il est donc bon de rappeler à l'ancien monde qu'entre
toutes les colonies espagnoles émancipées, le Chili conserve une
place à part; on va voir qu'il n'a pas été atteint dans les sources de
sa prospérité, et que la surexcitation politique dont il souffre en ce
moment n'est pas d'un caractère inquiétant pour l'avenir.
LE CHILI EN 1859. 823
On sait ce qu'ont été les anciennes colonies espagnoles. Le com-
merce était monopolisé au profit de la métropole, l'industrie locale
prohibée; on entravait les rapports avec les étrangers autant que
possible. La population indigène était vouée à l'exploitation la plus
rude. Des cadets de famille ou des aventuriers sans consistance ve-
naient d'Europe avec le ferme dessein de s'enrichir lestement par
le travail des mines, le seul qui fût permis. Si par exception quel-
ques familles témoignaient le désir de s'établir dans le pays, elles
obtenaient aisément la concession d'une large étendue de terre et le
droit de s'attacher des travailleurs ipdigènes par une sorte de ser-
vage; mais on leur ^interdisait les fonctions administratives, pour
engourdir jusqu'aux velléités d'indépendance. Le clergé, chargé
exclusivement de l'enseignement, avait pour mot d'ordre d'empê-
cher tout mouvement intellectuel : il était au niveau d'une pareille
tâche. La vigilance et les rigueurs de l'inquisition n'empêchèrent
pourtant pas l'entrée furtive des écrits philosophiques; on accueil-
lit avec avidité les bruits suscités par l'affranchissement des Anglo-
Américains et par la révolution française. Un mystérieux travail se
fit dans les esprits, et dès qu'il y eut des chances de succès, on vit
surgir une population enthousiaste pour demander et conquérir
l'indépendance.
Le système antérieur laissait en présence dans les colonies éman-
cipées, d'une part des multitudes ignorantes, cupides, à demi sau-
vages, aussi indifférentes qu'étrangères aux notions politiques, et
de l'autre des familles qui formaient des aristocraties naturelles par
leur origine et leurs richesses. Gomment constituer de pareilles po-,
pulations? On constata bientôt qu'il était aussi impossible d'impor-
ter des princes européens pour en faire des monarques, comme
l'aurait voulu Saint-Martin, que d'inaugurer des dictatures via-
gères, comme le désirait Bolivar. On improvisa donc des républi-
ques avec des réminiscences du Contrat social et l'exemple du ré-
gime anglo- américain. On oubliait cette seule chose, que pour
constituer des démocraties il faut des peuples. Ce point de départ
explique les désordres dont les républiques latines du Nouveau-
Monde ont donné et donnent encore trop souvent le triste spectacle.
Le Chili n'a pas échappé d'une manière absolue à cette fatalité
d'origine, mais on en a moins souffert qu'ailleurs. La classe besoi-
gneuse y était rare et disséminée ; le clergé avait aisément prise sur
elle. Le patronat des familles de sang -bleu était doux et générale-
ment respecté. Ces familles d'ailleurs étant nombreuses relative-
ment à la population, leur rapprochement instinctif suffisait pour
former un parti conservateur assez fort pour prévenir les grandes
catastrophes. Peut-être y avait-il parmi cette élite de la société chi-
824 REVUE DES DEUX MONDES.
tienne beaucoup de gens qui regrettaient la calme somnolence de
Tancien régime; mais la domination espagnole était évidemment
ruinée ; le parti conservateur se mit en devoir de lui succéder. Dès
les premiers temps de l'indépendance, il eut la bonne pensée de
créer un centre d'instruction supérieure où pussent se former les
citoyens appelés à servir leur pays. Telle fut l'origine de l'Institut
national de Santiago, dont l'influence sur le développement intel-
lectuel et politique du Chili est remarquable.
Lorsque le temps fut venu de donner une constitution régulière
au Chili, — c'était vers 1829, — les théoriciens inconsidérés, pous-
sés en avant par le souffle de l'opinion, eurent l'avantage au sein
du congrès, et y firent prévaloir les principes *de la démocratie ab-
solue. Ce nouveau régime n'était pas en harmonie avec les élémens
dont la nation était composée: l'expérience ne lui fut pas favorable.
Le désordre amena la guerre civile, et comme d'ordinaire le parti
conservateur reprit l'ascendant. Les vainqueurs reçurent vers cette
époque le sobriquet populaire qui leur est resté, pelucones (les per-
ruques), allusion aux tendances rétrogrades dont on les soupçon-
nait. La vérité est que la plupart d'entre eux tenaient en honneur
les traditions, quelquefois même les préjugés de l'ancien monde es-
pagnol. Sans être les adversaires systématiques du progrès, la nou-
veauté leur était suspecte, surtout en ce qui concerne le régime des
terres et cette espèce de patronat féodal qu'ils conservent sur leurs
colons. L'éducation qu'ils avaient reçue les avait rarement mis en
état de discerner par eux-mêmes la part qu'il faut faire aux ten-
dances de l'époque et à la condition spéciale des sociétés sud-amé-
ricaines. Aussi ne formaient-ils pas un de ces partis politiques qui
savent nettement ce qu'ils veulent et marchent par leur propre im-
pulsion vers un but déterminé. Ils ont dès lors pris l'habitude de se
laisser guider et de mettre tout ce qu'ils ont de crédit au service
des chefs en possession de leur confiance.
Cette disposition des pelucones a fait le salut du Chili en les savi-
vant eux-mêmes. Il y avait alors pour les guider des esprits d'une
rare sagacité, de véritables hommes d'état, qui comprirent que le
Chili avait besoin d'une sorte de noviciat républicain, que s'il était
urgent de résister aux excès démagogiques, il fallait aussi, dans l'in-
térêt de la classe supérieure, opposer un obstacle aux abus de sa
prépondérance. Cette pensée politique a inspiré la constitution de
1833, qui, tout en restant républicaine et démocratique, tend à for-
tifier le pouvoir présidentiel comme une garantie de sécurité publique
et comme un organe modérateur en trèfles élémens extrêmes et dis-
parates dont la population chilienne est composée.
On fait honneur de cette constitution à Diego Portalès, quoiqu'il
LE CHILI EN 1859. 825
n'en soit pas le seul auteur, et son nom est resté attaché à la poli-
tique qui en découle. L'illustre citoyen, auquel la reconnaissance
publique a élevé une statue, tomba en 1837 victime d'une sédition
militaire. Lorsqu'on rapporta son corps labouré par les baïonnettes,
il y eut dans le public une commotion d'horreur contre l'esprit de
révolte, les ambitions, le militarisme, fléau des républiques. Ce
sentiment profita à la présidence suivante, celle du général Bulnès.
Ce fut une période d'apaisement et de progrès pacifique, dont le
pays a gardé bon souvenir. Le général avait pour principal ministre
un jeune homme, M. Manuel Montt, précédemment directeur de
l'Institut national, après y avoir rempli avec distinction la chaire de
droit romain.
Malgré le silence des factions, la vie intellectuelle n'était pas sus-
pendue, bien au contraire. M. Montt, qui devait sa célébrité et sa
fortune politique au professorat, restait plein de zèle pour l'instruc-
tion publique. L'Institut national, qu'on avait réorganisé sui: de
larges bases en réunissant aux hommes distingués du pays des pro-
fesseurs appelés d'Europe, devint un foyer d'élaboration pour les
idées progressives. L'esprit chilien est naturellement réfléchi, péné-
trant, plus porté à l'exercice du raisonnement et de la parole qu'aux
sciences d*observation. Les cours de littérature, de législation, de
droit public, d'économie politique, étaient les plus suivis. En com-
pulsant les Anales de la Universidad, publiées mensuellement, je
trouve que les thèses ou lectures publiques que les jeunes auditeurs
ont usage de faire roulent de préférence sur la science sociale,
par exemple l'organisation du pouvoir municipal, les limites du pou-
voir judiciaire, le jury, la nécessité de l'éducation populaire. A cette
école se formait une jeunesse ardente, appelée, comme héritière des
familles principales, à coopérer plus tard à l'administration. Les es-
prits s'imprégnaient ainsi d'idées nobles et justes sans doute, à les
considérer d'une manière abstraite : on oubliait seulement que les
peuples naissans ont besoin de la tutelle du pouvoir, et qu'un cer-
tain apprentissage est nécessaire pour l'exercice des libertés pu-
bliques. La nouvelle de la révolution de 18Zi8, tombant au milieu
de ces élémens, les mit en incandescence. L'époque de la réélection
présidentielle approchait; c'était une occasion pour les jeunes pro-
gressistes d'introduire leur idéal dans lé domaine de la réalité. De
leur côté, les peliicones sentaient plus que jamais le besoin d'une
direction habile et énergique. Ils ne pouvaient mieux choisir que le
premier ministre du général Bulnès. Grâce à leur appui, M. Montt
fut nommé président de la république.
Les élections de 1851 avaient surexcité les passions politiques
au plus haut point. Le progressisme inconsidéré faisait éclore un
S26 REVUE DES DEUX MONDES.
socialisme destructeur. Une insurrection éclata d'une manière for-
midable sur plusieurs points du territoire. Le jeune président osa
confier le commandement de l'armée à son prédécesseur. Le géné-
ral Bulnès, déjà connu par de beaux faits d'armes, abattit bientôt
l'insurrection par un coup décisif; puis, rentrant dans la vie privée,
il donna à l'Amérique du Sud un exemple bien nouveau et dont elle
avait grand besoin, celui d'un chef victorieux abaissant son épée
devant une magistrature civile.
Le pouvoir restait sans contestation aux mains de M. Montt; mais
le fardeau était lourd à porter. Après une révolution avortée, les
vainqueurs sont plus difficiles à discipliner que les vaincus. Parmi
les pelucones, chacun s'honorait de conserver les traditions de Por-
talès, mais chacun aussi les interprétait à sa manière. Pour le plus
grand nombre, c'était tout simplement le pouvoir exécutif mis à la dis-
crétion de la classe prépondérante; pour quelques autres, au nombre
desquels se trouvait sans doute M. Montt, cette espèce de veto attri-
bué au président devait être non-seulement le moyen de préserver
les intérêts légitimes du parti conservateur, mais encore un frein
pour préserver les pelucones de ces penchans rétrogrades qui les
auraient conduits à leur perte. Pour faire diversion aux controverses
irritantes, M. Montt annonça une phase de travaux administratifs,
de progrès efficaces auxquels les citoyens de toute classe devaient
s'intéresser. Son principal auxiliaire dans cette tâche fut son ancien
collègue et successeur dans la direction de l'Institut, M. Antonio
Yaras, homme d'état qui, par son ardeur au milieu des luttes poli-
tiques, a souvent irrité ses adversaires, mais dont aucun Chilien,
*ami ou ennemi, n'a jamais mis en doute les hautes capacités. Nous
allons voir comment a été exécuté le programme de 1851.
La base de tous les travaux administratifs, le premier outil du
progrès, c'est une bonne statistique de la population. A cet égard,
le Chili avait beaucoup à désirer. Les dénombremens antérieurs,
faits sans méthode et sans beaucoup de soin , ne fournissaient que
des indications approximatives. Dès la seconde année de sa prési-
dence, M. Montt se fit allouer par le congrès un crédit de 150,000 fr.
pour exécuter un recensement sur une vaste échelle, avec les pré-
cautions usitées dans les pays éclairés, où l'on tient à l'exactitude
des renseignemens. Un décret du 25 février 1854 fixa le 29 avril
suivant comme le jour où l'opération devait être effectuée simulta-
nément dans toute l'étendue de la république. Les tableaux à rem-
plir devaient indiquer pour chaque individu le sexe, l'âge, l'état
civil, la profession ou industrie, le degré d'instruction, la nationa-
lité des habitans d'origine étrangère, et même les non-valeurs ré-
sultant des incapacités physiques. Cette enquête donna lieu à une
LE CHILI EN 1859. 827
vaste publication de format atlantique, mise au jour l'année der-
nière seulement, dont le mérite est incontestable comme l'utilité :
c'est le plus complet et le meilleur des documens de ce genre pu-
bliés dans l'Amérique du Sud; il y a sans doute plusieurs pays eu-
ropéens qui n'en possèdent pas de semblables.
Le chiffre de population révélé par le cens de 1854 est 1,439,120.
Ce résultat a quelque peu désenchanté les Chiliens, qui se repré-
sentaient leur pays comme beaucoup plus peuplé. On entend dire
parmi eux que les opérations ont été exécutées par un jour de pluie
abondante, une espèce de déluge, qui a contrarié les investigations
des commissaires, et qu'on est resté au-dessous de la réalité. Le
recensement triennal de 1857 a donné le chiffre de 1,558,319. C'est
une augmentation de 8 1/3 pour 100, ce qui est considérable pour
une période de trois années. Les relevés statistiques dressés en 1844
accusaient une population de 1,083,801 habitans seulement. En
prenant pour base ces chiffres, assez incertains malheureusement,
on calcule au Chili que le doublement de la population doit s' effec-
teur en moyenne dans le cours d'une trentaine d'années (1). Il ne
faudrait pas prendre à la lettre cette appréciation : il est dans la
nature des calculs de ce genre d'être incessamment modifiés par des
redressemens d'erreurs ou des éventualités imprévues. Toutefois on
est autorisé à dire en thèse générale que la société chilienne est dans
une phase de croissance rapide, signe incontestable de la prospérité
publique; les faits qu'on y observe ne s'éloignent pas beaucoup des
phénomènes de reproduction observés aux États-Unis.
Une chose remarquable dans l'examen des documens que j'ai
sous les yeux est le grand nombre des enfans comparativement à
celui des adultes depuis la naissance jusqu'à quinze ans. La pro-
portion, qui est de 33 pour 100 dans huit des principaux états de
l'Europe, dépasse 42 pour 100 au Chili. Il est assez naturel que les
premiers âges soient plus largement représentés dans une société
où circule une sève jeune et vivace; mais il ne suffit pas, pour l'ac-
croissement des populations, que la fécondité y soit surexcitée par
les progrès du bien-être matériel; il faut encore que ces petits êtres
venant au monde soient conservés et convenablement développés.
Or, jusqu'en ces derniers temps, la mortalité des enfans au Chili a
dépassé de beaucoup les proportions ordinaires. A quoi attribuer ce
triste résultat dans un pays renommé pour sa salubrité, où les tra-
(1) Suivant les supputations les plus récentes, celles de M. Legoyt, consignées dans
le Dictionnaire de V Économie politique, la période de doublement pour seize des prin-
cipaux états de l'Europe a été en moyenne de 109 ans; ce terme varie entre 49 ans pour
la Grande-Bretagne, y compris l'Irlande, et 185 ans pour la Bavière. La période est de
82 ans pour la Belgique et de 128 ans pour la France.
828 REVUE DES DEUX MONDES.
vailleurs fournissent les plus curieux exemples de force musculaire,
où les centenaires (1) sont relativement plus nombreux que partout
ailleurs? La mortalité anormale du premier âge ne peut être expli-
quée que par l'ignorance et l'incurie au sein des basses classes,
qu'on a si longtemps négligées. Le remède à ce fléau, c'est d'élever
le niveau de la moralité au moyen de l'éducation publique. Une
noble émulation existe à cet égard parmi les hommes d'état du
Chili. On y comprend surtout l'urgence des sacrifices pour l'instruc-
tion primaire, qui protège immédiatement l'enfance en lui offrant
l'école pour asile, et qui prépare pour l'avenir des chefs de famille
plus intelligens, plus accessibles à l'idée du devoir.
On est arrivé jusqu'en 1853 sans avoir aucun renseignement po-
sitif sur l'état de l'instruction populaire. La première enquête a été
dirigée par le ministre d'alors, M. Silvestre Ochagavia, et j'aime à
retrouver dans son rapport l'accent d'une véritable sympathie pour
ces pauvres délaissés qu'il s'agit de soustraire à la servitude et aux
périls de l'ignorance. L'éducation primaire est distribuée au Chili
par des écoles fiscales, municipales, particulières ou conventuelles;
on ne paie que dans les établissemens particuliers, et non pas même
dans tous : l'admission dans les trois autres catégories est gratuite.
Avant 1853, le nombre des écoles de toute espèce était, de 521,
dont 362 pour les garçons, avec 17,553 élèves, et 159 fréquentées
par 5,603 petites filles. Le total des enfans répartis dans les diverses
écoles primaires était donc seulement de 23,156, et le nombre de
ceux qui recevaient l'éducation gratuite dans les classes subven-
tionnées par l'état et les municipalités ne dépassait pas 14,415. Plus
du tiers de ces enfans n'en étaient encore qu'à l'épellation syllabi-
que; les autres lisaient couramment et écrivaient un peu. Environ
7,000 élèves commençaient à s'élever jusqu'aux notions du caté-
chisme, de la grammaire castillane et de l'arithmétique.
Les progrès de l'instruction primaire sous l'administration de
M. Montt sont un des traits qui servent le mieux à la caractériser.
Si les écoles municipales, particulières et conventuelles ont plutôt
perdu que profité depuis sept ans, en revanche les écoles soutenues
par le fisc et surveillées par l'état ont passé du nombre de 165, avec
moins de 9,000 élèves, au chiffre de 454, avec 22, 349 élèves. L'aug-
mentation du nombre des classes pour les filles est particulièrement
remarquable. En somme, les écoles d'espèces diverses consacrées à
l'éducation populaire sont fréquentées en ce moment par 35,000 en-
fans des deux sexes, sans compter quelques salles d'asile dans les-
(1) Le recensement général de 1854 indique nominativement, et après enquête pour
suppléer à Tinsuffisance des actes authentiques, 588 individus de 100 à 134 ans.
LE CHILI EN 1859. 829
quelles on donne un certain commencement d'instruction primaire.
On a installé en outre des écoles régimentaires dans la plupart
des corps de l'armée et des écoles du soir pour les adultes de la
classe civile; celles-ci sont déjà au nombre de 23, et fréquentées
par 991 ouvriers.
En même temps qu'on multipliait les écoles, on faisait des efforts
sérieux pour rehausser le niveau de l'instruction. On a fondé deux
écoles normales pour les instituteurs et institutrices qui se vouent à
l'enseignement du peuple. La première réunit 104 jeunes gens, dont
21, déjà pourvus de leur diplôme, vont exercer leur honorable pro-
fession dans les diverses parties de la république. L'école normale
des femmes, dont l'installation est insuffisante, n'a pas encore donné
ses fruits. Un service d'inspection a été organisé : les visiteurs qui
parcourent actuellement les provinces veillent à l'emploi des meil-
leures méthodes, à la bonne tenue des classes, et transmettent
leurs rapports au ministre. On tâche aussi d'élargir le programme
des études. Dans la plupart des chefs-lieux de département, l'in-
struction primaire comprend le dessin linéaire, la géographie et des
notions sur l'histoire du Ghih. Partout on familiarise les enfans avec
le système métrique décimal français, qui a été récemment adopté,
et qui sera bientôt la seule règle admise dans les transactions. Dans
les écoles où le nombre des élèves dépasse 50, on adjoint au maître
un répétiteur payé par l'état. A partir de l'année dernière, le mi-
nistre de l'instruction publique fait composer et imprimer à ses frais
de petits livres élémentaires destinés à former dans les centres ru-
raux des bibliothèques populaires, qui sont au nombre de 37 déjà.
On envoie aussi de Santiago des livres de classe pour être vendus
à bas prix aux enfans qui ont des ressources de famille, et donnés
aux enfans pauvres.
L'enseignement secondaire est en bonne voie. Indépendamment
d'un grand collège annexé, sous le titre de section préparatoire, à
l'Institut national de Santiago, établissement où la bifurcation des
études paraît être pratiquée comme chez nous, et qui compte près
de 700 élèves, dont les deux tiers sont externes, il y a dans les pro-
vinces 14 lycées ou écoles supérieures subventionnées par l'état, et
50 pensions particulières pour les deux-sexes. En résumé, 3,877 jeu-
nes garçons, y compris 260 séminaristes, et 1,843 jeunes fdles re-
çoivent l'éducation destinée aux familles aisées, et c'est une propor-
tion dépassant de beaucoup les faits existans dans la plupart des
pays européens.
On se préoccupe aussi de l'éducation professionnelle. Il y a à San-
tiago une école pratique des arts et métiers, dotée pour recevoir
cent élèves et dirigée par d'habiles ingénieurs venus d'Europe. Dans
830 REVUE DES DEUX MONDES.
la région minière, à Copiapo, une école des mines, pouiTue d'un
beau laboratoire de chimie, compte déjà une cinquantaine d'élèves
malgré la fièvre révolutionnaire qui a sévi particulièrement dans
cette province. On a construit un édifice convenable, on achète de
meilleurs instrumens pour un observatoire astronomique qui publie
en ce moment, et pour la première fois sans doute dans l'Amérique
du Sud, un recueil d'observations célestes de 1853 à 1855. Un musée
national, consacré particulièrement aux collections d'histoire natu-
relle, s'enrichit par des échanges avec les musées étrangers. Il faut
aussi mentionner comme point de départ un conservatoire de mu-
sique et une école des beaux-arts dont les élèves reçoivent un en-
couragement de 50 francs par mois, lorsqu'ils ont eu trois fois de
suite la première place dans les concours.
Le foyer de cette émulation, le centre lumineux, c'est l'Institut
national. Cet établissement, organisé à peu près comme notre Col-
lège de France, correspond à nos facultés universitaires pour l'en-
seignement supérieur; mais il devient une espèce d'académie libre
par la confraternité intellectuelle qui subsiste entre les hommes
éminens qui y ont professé. Les cours ont été suivis l'année dernière
par 206 jeunes gens de seize à vingt-huit ans, tous externes. Le
cadre de l'enseignement est large et très varié : il y a des classes
pour toutes les divisions de la science des lois, pour le droit naturel
et international, l'économie politique, les sciences mathématiques,
physiques; on élargit en ce moment le cadre des études médicales.
Le gouvernement est très attentif à combler les lacunes de ce pro-
gramme : il y a en ce moment des crédits votés pour de nouvelles
chaires où on enseignera l'agriculture théorique et pratique, l'ex-
ploitation des mines, la confection des ponts et chaussées. On songe
aussi à créer une chaire de haute littérature , comme pour corriger
l'âpreté de l'analyse scientifique, en accoutumant les esprits à la
généralisation des idées. En même temps que les livres, on emprunte
très volontiers à l'Europe des professeurs. L'Institut chilien est pour
ainsi dire le trait d'union qui rattache la jeune république au mou-
vement intellectuel du vieux monde.
Quelques chiil'res empruntés au budget vont marquer plus nette-
ment encore le progrès des dernières années. En 1851, l'état dépen-
sait pour l'instruction publique en général 8/i0,900 francs, dont
63,500 francs seulement pour l'Institut national. Les dépenses cor-
respondantes pour 1859 s'élèvent à 2,882,lii0 francs ; la dotation
de l'Institut est portée à 375,750 francs. La somme consacrée spé-
cialement à l'enseignement du peuple est déjà de 1,503,655 francs,
et un projet de loi soumis au congrès doit avoir pour effet d'aug-
menter largement cette subvention au moyen d'une taxe spéciale.
LE CHILI EN 1859. 831
En somme , le Chili , eu égard à sa population , qui est vingt-deux
fois et demie inférieure à celle de la France, consacre trois fois plus
d'argent que nous à l'instruction publique.
Malheureusement dans les pays vastes, où une population insuf-
fisante est disséminée, les sacrifices qu'on fait pour l'enseignement
ne donnent que des fruits tardifs ; quelles que soient les libéralités
et l'impatience des administrateurs, le bienfait profite à peine aux
enfans isolés dans les campagnes. Le cens de 1854 accusait au
Chili 152,Zi9/i individus des deux sexes sachant lire et écrire, et
194,048 sachant lire seulement. En tenant compte des progrès ac-
complis depuis cette époque, on peut porter à 400,000 le nombre
des individus qui ne sont pas complètement illettrés. Ce n'est en-
core que le quart de la population totale, ou, si l'on veut, le tiers,
déduction faite des enfans au-dessous de sept ans.
Le recensement de la population chilienne présente le classement
des habitans par état et profession, d'une manière générale d'a-
bord, et ensuite dans chaque localité de la république : c'est un
travail des plus curieux, et j'ai regretté bien des fois que la France,
malgré les dépenses qu'elle fait pour la statistique, ne possédât pas
un document analogue. Qui connaîtrait avec précision la manière
dont se groupent les habitans d'un pays, leurs occupations et leurs
ressources habituelles; on s'étonnerait de voir clair dans les réalités
de la politique, de comprendre ces agitations, ces accidens sociaux
qui nous semblent si souvent inexplicables.
La partie active de la population chilienne, c'est-à-dire les indi-
vidus âgés de dix-huit à soixante-cinq ans, et exerçant une profes-
sion quelconque, donne actuellement le nombre de 630,000, dont
400,000 environ du sexe masculin (1). Sous le titre d'agriculteurs
sont compris, au nombre d'environ 115,000, tous ceux qui s'occu-
pent d'une façon permanente de l'exploitation des terres en qualité
de propriétaires, fermiers ou inquilinos (espèce de colons partiaires);
comme auxiliaires pour les travaux rustiques, il y a un groupe de
146,000 individus sous le nom de jf?^o?î<?5^ journaliers, hommes de
peine; la domesticité privée n'occupe pas plus de 30,000 personnes
des deux sexes. Les commerçans proprement dits sont au nombre de
(l) Les étrangers sont compris dans ce chiffre pour 20,000 environ, et plus de la
moitié sont citoyens de la république argentine ; les autres parties de l'Amérique fournis-
sent près de 2,000 individus. Parmi les Européens, les Allemands, appelés à former des
colonies agricoles du côté de l'Araucanie, sont les plus nombreux : on en compte 1,822,
L'Espagne n'est plus représentée dans son ancien domaine que par 915 individus. Il y
a seulement 1,934 Anglais et 1,650 Français. Les premiers sont en grande partie voués
au commerce général et à l'industrie des mines. Outre des commerçans de détail au
nombre d'environ 300 et une quarantaine de professeurs, la France envoie des ouvriers
professionnaux de toute espèce, y compris 38 cuisiniers et 3G modistes.
832 REVUE DES DEUX MONDES.
12,000. On s'étonne que l'industrie vitale du pays, celle des mines,
emploie à peine 20,000 personnes. Les petits métiers qui pourvoient
au besoin de chaque instant, les maçons, charpentiers, forgerons^
muletiers, tailleurs, cordonniers, chapeliers, etc., formeraient bien
un groupe de 50,000 industriels. Dans la partie laborieuse de la po-
pulation féminine, les gros chiffres sont fournis, suivant l'usage, par
les fileuses, lingères, couturières, blanchisseuses. Je trouve, en
nombres ronds, 300 avocats, IhO médecins, 800 artistes musiciens,
un millier de professeurs des deux sexes. Ce qui me frappe surtout,
c'est le très petit nombre des prêtres , des militaires et des fonc-
tionnaires publics, comparativement à la France (1). Quant à la men-
dicité, elle n'est mentionnée sur les cadres que par une sorte de
coquetterie nationale et pour montrer qu'elle n'existe pas.
On peut voir par ce qui précède qu'il n'y a, à proprement parler,
que deux industries au Chili : l'exploitation de la terre cultivable et
celle des mines d'argent et de cuivre. Un autre élément de richesse
a été récemment découvert, la houille , qui paraît exister en abon-
dance et en bonne qualité en plusieurs endroits; mais ce genre d'in-
dustrie ne se développera que quand le combustible sera demandé
en assez grande quantité pour que les capitalistes ne reculent plus
devant les énormes frais d'installation que ces établissemens exigent.
Des documens remontant à une dizaine d'années, et qui ne répondent
déjà plus aux faits actuels, suffisent néanmoins pour donner une
idée de la distribution de la propriété foncière au Chili. Les fonds
de terre soumis au prélèvement de la dîme étaient au nombre de
32,822, et le revenu net imposable déclaré par les propriétaires,
mais très inférieur à la réalité, dépassait 37 millions de francs; les
propriétés bâties dans les villes étaient au nombre d'environ 16,000,
avec un revenu avoué de 25 millions de francs. Les choses se sont
bien améliorées depuis cette époque, et la preuve, c'est l'énorme
augmentation du prix des terres et des loyers d'habitation, surtout
dans la région centrale qui s'étend entre Valparaiso et Santiago, et
quant au revenu actuel des propriétaires, on se rapprocherait pro-
bablement de la vérité en triplant les chiffres mentionnés plus haut.
Les trois provinces du nord (ce sont au Chili celles qui sont
chaudes et arides) sont à peu près incultes : c'est aux mines d'ar-
gent et de cuivre qu'elles doivent leur importance. Les indices géo-
logiques donnent à penser que les veines exploitées ne sont qu'une
parcelle des trésors enfouis, dans ces déserts. Cet inconnu exerce sur
les esprits une incessante fascination; mais le manque absolu d'eau,
(1) Prêtres au Chili, moins de G pour 10,000 habitans; — militaires, 32 pour 10,000
habitans; — fonctionnaires y compris la i)olice, 15 pour 10,000 habitans; — mcndians
hommes et femmes, 1 pour 10,000 habitans.
LE CHILI EN 1859. 833
la rareté des routes praticables, la nécessité de faire venir des vivres
à grands frais des autres provinces, rendent les conditions de l'exis-
tence si difficiles que la population ouvrière ne peut pas se dévelop-
per. C'est cependant sur ce point que les capitalistes ont déployé
le plus d'intelligence et d'énergie productive; ils suivent très atten-
tivement les progrès de la science ou de l'industrie applicables à
leurs spécialités, et on verra plus loin que leurs efforts n'ont pas été
sans succès.
La région agricole présente une superficie évaluée à 12 millions
d'hectares; mais en raison des aspérités de terrains on réduit à 8 mil-
lions d'hectares l'étendue des terres favorables à la culture. On
compterait peut-être dans cette partie centrale 20,000 fonds, mais
de dimensions très inégales. Autour des domaines immenses, patri-
moines des anciennes familles, se trouvent de petits champs exploi-
tés par des propriétaires de fraîche date, avec leurs femmes et leurs
enfans pour auxihaires : c'est la classe moyenne qui surgit, fait nou-
veau et considérable. Un indice pour évaluer le nombre des familles
riches me parait être fourni par celui des mayordomos ou intendans,
qui dépasse 4,000.
L'agriculture chilienne est en voie de transformation, et ses pro-
grès depuis dix ans sont remarquables. Les besoins d'alimens créés
en Californie et en Australie par l'affluence des chercheurs d'or,
gent assez vorace de sa nature, ont été un encouragement puissant;
les productions ordinaires du pays, le blé, le seigle, l'orge, le maïs,
les haricots, et surtout le bétail qu'on élève sur une grande échelle,
ont donné pendant quelque temps des résultats dont les proprié-
taires ont été quelque peu éblouis ; cet écoulement facile et à très
haut prix ne pouvait pas toujours durer, et peut-être n'a-t-on pas
assez prévu le retour inévitable à un état normal. Il est assez re-
marquable que le prix des denrées alimentaires reste fort élevé dans
un pays pour lequel la nature a été très libérale. Les exportations
extraordinaires des dernières années y sont pour quelque chose;
mais la vraie cause du phénomène est la cherté de la main-d'œuvre,
qui résulte de la rareté des bras. L'effectif des travailleurs agricoles
peut être évalué à 400,000, y compris même les enfans qu'on peut
utiliser, et si je compare ce chiffre à l'étendue des terres cultivables,
qui est de 8 millions d'hectares, j'entrevois seulement un travailleur
par 20 hectares. Avec un personnel aussi restreint, il faut que les
propriétaires s'en tiennent à la culture extensive, qui exige peu de
bras et laisse travailler la nature, mais qui rend fort peu. La produc-
tion ainsi limitée suffit à peine à la consommation intérieure et aux
demandes de l'étranger. La rareté relative de la marchandise fait les
hauts prix.
TOME XXIV. 53
83/l REVUE DES DEUX MONDES.
En constatant que le travail manuel est très largement rétribué
au Chili, il est pénible d'ajouter que cela ne profite pas beaucoup aux
classes ouvrières. Sous la domination espagnole, le prolétariat colo-
nial était voué à un abrutissement systématique : les mauvaises ha-
bitudes persistent longtemps au sein des classes incultes; ce n'est
qu'en ces derniers temps qu'on a essayé de réagir vigoureusement
par l'éducation; les résultats ne seront bien sensibles qu'avec des
générations nouvelles. Pour le moment, l'esprit d'ordre et de pré-
voyance, le sentiment de la dignité civique ne se sont encore mani-
festés que faiblement. On dirait même que parmi les peones de la
campagne, les ouvriers des mines et les portefaix des villes, la cer-
titude d'avoir du travail à volonté fait évanouir toute idée d'épargne.
Enclins à la dissipation et au jeu, ils perdent en une soirée le gain
de plusieurs jours. Le ménage reste misérable malgré les forts sa-
laires. La malpropreté de l'ameublement et du costume, f irrégula-
rité dans le régime alimentaire causent cette mortalité de l'enfance,
qui ralentit l'essor de la population.
Pour remédier à T insuffisance des bras, il y a une louable émula-
tion entre le gouvernement et les riches propriétaires. Ceux-ci ont
commencé, depuis quelque temps, à introduire des machines agri-
coles. Le vieil araire du midi de f Europe disparaît peu à peu devant
la charrue anglaise ou nord -américaine. On essaie de semer, de
récolter avec des machines européennes. On voit se condenser au-
dessus des cultures la noire fumée des locomobiles. On a même es-
sayé des défrichemens à la vapeur, et f arrachage des souches d'ar-
bres au moyen de Y cxcavator des États-Unis. Un tel spectacle tient
du prodige pour celui qui sait ce qu'était le Chili il y a dix ans et
ce qu'est encore aujourd'hui le reste de f Amérique du Sud. La rou-
tine incurable des paysans , la rareté des mécaniciens capables de
conduire et de réparer les appareils, surtout l'apprentissage écono-
mique que le cultivateur doit faire pour équilibrer les frais qu'exige
la machine avec les services qu'elle peut rendre, sont de grands
obstacles aux innovations de ce genre : nous en avons fait l'épreuve
en France. Je ne saurais dire si les propriétaires chiliens ont beau-
coup à se louer de leur tentative ; ils y persistent néanmoins avec
un désintéressement qui leur fait honneur, et dont ils seront, je l'es-
père, récompensés un jour.
Le gouvernement, de son côté, a essayé d'établir un courant d'é-
migration étrangère. Le résultat, sans être désavantageux, n'auto-
rise pas de grandes espérances. La colonisation isolée et volontaire
est assez difficile. Dans la région fertile et attrayante de la répu-
blique, celle du centre, l'état n'a pas de terres qu'il puisse offrir
comme appât, et le prix des terrains y est trop élevé pour que le
LE CHILI EN 1859. 835
cultivateur étranger ait la tentation d'en acquérir. Au sud de la ré-
publique , dans une région très boisée dont la température rappelle
le nord de l'Europe ou le far west américain, le gouvernement pos-
sède des terres qu'il donne ou vend à prix minime aux étrangers.
Au moyen d'une agence d'immigration dont le siège est à Ham-
bourg, on introduit chaque année un certain nombre de familles
allemandes. Ainsi se sont formés divers centres de population dont
le plus important, celui de Llanquihue, comprend déjà 2/iZi familles
avec 1,064 têtes. A ne considérer que l'intérêt de ces Européens,
on pourrait dire que ce système réussit; mais on commence à se
demander au Chili s'il est profitable pour le présent et prudent
pour l'avenir de grouper ainsi dans un coin du territoire des colons
qui restent étrangers au pays par la race, la langue, le caractère,
les .mœurs, et qui en raison de leur isolement ne servent pas même
à vulgariser les bonnes méthodes européennes. Ce rude problème
de la colonisation est à l'étude en ce moment.
Des moyens plus indirects et souvent efficaces pour l'encourage-
ment de l'agriculture n'ont pas été négligés. On prépare, depuis
1853, sous les auspices de M. Montt, et on commence à publier en
ce moment un fort bel atlas topographique du Chili. Les plans
relevés par un corps de géomètres sous la direction d'un habile
géologue, M. Pissis, et gravés avec soin à Paris, indiquent la con-
stitution du sol par des teintes diverses, les hauteurs, les commu-
nications, les grands domaines, les principales exploitations rusti-
ques, les lavages d'or, les gisemens d'argent, de cuivre, de fer, les
fourneaux métallurgiques. Deux cartes sont achevées, et avant peu
d'années on possédera des relevés de ce genre pour toutes les pro-
vinces. Il y a aussi des projets pour dresser une statistique agri-
cole; L'agriculture a surtout besoin de communications faciles : à
cet égard, et malgré les aspérités du terrain, on a fait au Chili de-
puis dix ans beaucoup plus que dans aucune autre partie de l'Amé-
rique méridionale. Les routes principales et la plupart des voies
accessoires sont bien entretenues. On en est actuellement aux che-
mins de fer. Sans parler du rail-way de Caldera à Copiapo, créé
pour le service des mines par l'industrie particulière et qui donne
de beaux revenus, on construit en ce moment la voie principale,
celle qui doit relier Yalparaiso à la métropole sur un développe-
ment de 177 kilomètres. C'est la grosse affaire du pays et celle qui
a le plus excité les passions politiques en ces derniers temps, comme
je l'expliquerai plus loin. Une section de 49 kilomètres seulement
de Yalparaiso à Quillota est en exploitation, et cependant la plus
grande partie du capital est absorbé. On s'étonne au Chili de ce
résultat. Nous sommes d'humeur plus accommodante en Europe. Je
836 REVUE DES DEUX MONDES.
serais fort embarrassé de citer une seule grande ligne en France et
en Ar>gleterre qui n'ait pas donné lieu à des mécomptes de ce genre.
Pour en finir, le gouvernement a pris l'affaire en main. Un emprunt
de 35 millions de francs, contracté à Londres à des conditions avan-
tageuses, lui permet d'achever la voie principale, et de jeter une
autre ligne de Santiago à Talca, du nord au sud, sur la crête des
Andes.
On n'a pas négligé le crédit agricole, et c'est au moyen d'un bon
régime hypothécaire qu'on espère le fonder. La loi, élaborée primi-
tivement par M. Varas, est une combinaison ingénieuse des systèmes
éprouvés en Europe. Entre la caisse chilienne et le trésor public, il
n'y a pas solidarité; seulement l'institution est gérée et surveillée
par le gouvernement pour la garantie réciproque des créanciers et
des emprunteurs. La caisse prend hypothèque sur les biens-fonds
dont elle a constaté la valeur, et elle livre en retour, non de l'ar-
gent comme chez nous, mais des lettres de gage que le propriétaire
emprunteur négocie à ses risques et périls. L'intérêt est fixé à
8 pour 100, et on y ajoute 2 pour 100 destinés à l'amortissement
annuel et aux frais de gestion. Les coupures sont de 500 à 5,000 fr.
A la fin de 1858, après trois ans seulement d'existence, les émis-
sions de la caisse hypothécaire s'élevaient à 17,57Zi,500 francs. Les
titres se négociaient dans l'origine au cours de 89, ce qui élevait
l'intérêt à près de 9 pour 100. Du moment où la fièvre politique est
venue compliquer la crise commerciale, les placemens ont flotté
entre 72 et 75, c'est-à-dire au cours d'environ 11 pour 100, taux
élevé, mais dont le commerce ne s'effraie pas dans l'Amérique du
Sud.
La création de la caisse hypothécaire est donc un succès pour le
gouvernement. On voudrait aller plus loin : on parle de faire ga-
rantir par l'état l'intérêt de 8 pour 100 que produisent les lettres
de gage, et d'ouvrir à Londres et à Paris des bureaux pour le pla-
cement des semestres échus; l'intention évidente est d'exercer sur
les capitaux européens une attraction profitable à l'agriculture chi-
lienne. Je ne verrais pas sans inquiétude la réalisation de ce projet.
Il me semble que l'état, qui emprunte aisément à 5 pour 100 sur la
place de Londres, ferait concurrence à son propre crédit en attri-
buant une garantie de 8 pour 100 à des titres qui ont en outre pour
eux le prestige de l'hypothèque; peut-être même ne serait-il point
sans danger pour les propriétaires chiliens de les lancer par l'af-
fluence des capitaux dans des améliorations hâtives et aventureuses.
A mesure qu'un pays se développe et que les relations s'y nmlti-
plient, on y sent de plus en plus le besoin d'une législation simple,
uniforme, méthodique, découlant rationnellement des grands prin-
■^'..
LE CHILI EN 1859. 837
cipes. Le Chili avait conservé de ses anciens maîtres, comme les
autres colonies hispano-américaines, un recueil confus de lois et de
coutumes empruntées au droit romain, aux lois d'Alphonse le Sage,
aux Siete Partidas^ à l'ordonnance de Bilbao, à l'ancienne juris-
prudence coloniale. Le projet de refondre toutes ces lois pour les
approprier aux besoins d'une société régénérée existe depuis long-
temps; l'impulsion décisive en a été donnée par M. Montt. Le pays
ne manquait pas de légistes à la hauteur de cette œuvre. L'un d'eux
surtout était désigné par l'opinion comme par ses antécédens : c'é-
tait M. Andrès Bello, qui possède à un degré éminent la philosophie
et la science du droit, et est justement renommé dans tout le monde
espagnol pour des travaux de grammaire et de philologie qui sont
devenus classiques. Chargé depuis quelques années de la direction
des études universitaires, M. Bello occupait ses loisirs à la prépa-
ration d'un code civil; c'était son œuvre de prédilection et le noble
couronnement de son existence. Ce projet, soumis enfin à la dis-
cussion du congrès par l'initiative du président, a été adopté dans
presque toutes ses parties, et il a force de loi depuis le 1" janvier
1857. Je n'ai pas caractère pour apprécier une pareille œuvre; tout
ce que je puis dire, c'est que des jurisconsultes européens y recon-
naissent une méthode simple et profonde, une heureuse alliance du
droit romain, du droit hispanique et des lois françaises inspirées par
l'esprit de 89. Bientôt le congrès chilien aura encore à discuter un
projet de code pénal élaboré par M. Carvallo, un code de commerce
préparé par M. Gabriel Ocampo, un code de procédure civile que
Kon devra à M. Varas.
Il y aurait à signaler aussi les tendances de l'administration chi-
lienne par rapport au commerce : elles procèdent généralement d'un
sentiment libéral. On a dit avec raison que la législation douanière
en chaque pays est l'expression d'une pensée ou d'un instinct poli-
tique. Si on étudiait à ce point de vue le système douanier du Chili,
on aurait à constater l'impatience de développer la vitalité natio-
nale, de hâter Y illustration du pays, c'est-à-dire, suivant le sens
que donnent les Espagnols au mot que je souligne, l'éducation publi-
que, le rayonnement fécond des lumières. Le législateur a voulu
faciliter l'introduction de tout ce qui peut aider l'instruction géné-
rale et professionnelle , de tout ce qui peut être considéré comme
instrument de travail, et comme il fallait faire la part du trésor
public, ce sont les objets de luxe, les consommations de fantaisie
qui ont été imposés. Les idées de prohibition, sous prétexte de faire
éclore une industrie nationale, ont été sagement écartées. Un traité
avec la république argentine établissant l'exemption absolue et ré-
ciproque de tous droits par terre, l'affranchissement des lettres d'un
838
BEVUE DES DEUX MONDES.
pays à l'autre, la libre concurrence des industries, en un mot une
sorte de fraternité commerciale, semble être un pas fait vers cette
fédération des républiques hispano-américaines qui est le rêve des
esprits distingués parmi les races latines du Nouveau-Monde.
Ces efforts dans toutes les directions n*ont pas été stériles. L'ex-
pansion de la vitalité nationale devient frappante quand on com-
pare, comme je l'ai fait, les deux dernières périodes septennales (1).
De 1851 à 1857, la marine marchande du Chili est passée de cent
trente -deux bâtimens jaugeant 3/i,518 tonneaux à deux cent
soixante - sept bâtimens d'une capacité de 62,659 tonneaux. Le
commerce spécial en 1857 (importations et exportations réunies) a
déterminé un mouvement total de 199,875,590 francs. J'étonnerai
sans doute plusieurs de mes lecteurs en disant que ce résultat, eu
égard aux chiffres respectifs des populations, est à peu près égal au
commerce extérieur des États-Unis pendant cette même année, et a
dépassé de 51 pour 100 le commer'ce étranger du Brésil, de 33 pour
100 celui de la France. On a coutume de considérer la consomma-
tion de certaines denrées exotiques comme la mesure de bien-être.
La consommation du sucre par exemple, qui en cette même année
1857 n'a pas dépassé en France li kilos 733 grammes par tête, s'est
élevée à 7 kilogrammes 1/2 par tête au Chili.
(1) Les chiffres qui suivent vont donner un tableau du progrès agricole, industriel et
commercial accompli au Chili. Je partage les quatorze dernières années, dont les résul-
tats sont connus, en deux périodes septennales, et j'en prends la moyenne, en ramenant
tous les chiffres aux mesures françaises.
^
•
DE 1844 A 1850.
Moyenne
des sept années.
DE 1851 A 1857.
Moyenne
des sept années.
AUGMENTATIONS
pendant
la seconde période.
10 EXPORTATIONS DES PRODUITS AGRICOLES.
Blé hectolitres
112,597
94,314
42,547
14,598
415,467
182,482
6,647
12,213,850
1,081
54,541
45,852
44,850
49,308,490
37,086,140
86,394,630
4,672,484
20,976
16,843
201,107
191,845
133,594
22,861
581,925
205,390
11,613
15,219,325
54,750
71,«816
94,530
192;205
84,752,570
72,861,915
157,614.485
9,158,583
39,766
45,272
78
103
214
56
40
12
74
24
4,964
32
106
328
71
96
82
110
89
!69
pour 400
jParioô . . . (iiiintiux luétricpies
Haricots —
Viandes séchées [chargui)., . . quint, méir.
Laines —
20 EXPORTATION DES PRODDITS MÉTALLIODES.
-
Minerais d'argent. . . , quint, métriq.
Cuivre en barres —
— première fusion {eyex) —
Minerais de cuivre —
30 MOUVEMENT GÉNÉRAI, DU COMMERCE.
Importations francs.
Exportations —
Importations et exportations réu-
nies —
-
40 CONSOMMATION DP.S PRODUITS EXOTIOOES.
Sucre kilogrammes.
Café ~
Thé -
-
LE CHILI EN 1859. 839
Quand une situation financière est bonne, peu de mots suffisent
pour l'expliquer. Avant 1850, les dépenses comme les recettes pu-
bliques ne dépassaient pas de beaucoup 20 millions de francs.
En 1856, où l'on a atteint le maximum des recettes, l'actif s'est
élevé à 32,554,933 francs, et a laissé sur le passif un excédant de
plus de 5 millions. Les trois exercices suivans ont présenté des '
résultats moins favorables. Les exportations de blé et de farine
pour la Californie et l'Australie ont diminué considérablement,
parce que les chercheurs d'or ont commencé à cultiver les terres.
Les mineurs chiliens ont rencontré jdes veines moins heureuses. La
crise financière qui a causé tant de désastres en Europe a réagi
sur le Nouveau-Monde. La gêne occasionnée par ces divers accidens
aigrissant les esprits a été pour beaucoup dans les convulsions
politiques, et comme le mal engendre le mal, la guerre civile, qui a
diminué les recettes, a multiplié les dépenses. Les trois derniers
budgets, y compris celui de cette année dont les résultats ne sont
pas encore connus, se soldent donc en déficit. J'ajouterai que toutes
les branches du commerce et de l'industrie ont subi plus ou moins
ces influences funestes, et que pour se faire une idée exacte de la '
situation actuelle, il faudrait rabattre de 10 à 15 pour 100 en
moyenne sur les résultats économiques que j'ai constatés pour
l'année 1857; mais la crise touche à son terme, et tout porte à
croire qu'on reviendra bientôt à cette calme et solide progression
qui est l'état normal des sociétés bien constituées.
Le déficit actuel disparaît d'ailleurs, si je compare en bloc les
budgets des treize dernières années. De 18Zi6 à 1858 inclusivement,
les recettes ont donné en nombres ronds 330 millions de francs
contre des dépenses montant seulement à 322 millions. Les sources
principales des revenus sont les douanes, qui ne font pas obstacle
aux consommations vitales, un impôt foncier très modéré, le mo-
nopole du tabac, que le trésor songe à abandonner au profit de
l'industrie privée. Le crédit de l'état est excellent parce que la
dette publique est légère et régulièrement amortie. La dette inté-
rieure ne dépasse pas un capital de 17 millions de francs, même en
comptant les engagemens qui viennent d'être pris pour le rachat
du chemin de fer de Yalparaiso. La dette extérieure ancienne est
réduite à 28 millions de francs en capital. Un nouvel emprunt des-
tiné à l'achèvement des deux principaux chemins de fer, et dont le
capital nominal s'élève à 38,870,000 francs, a été contracté l'année
dernière sur la place de Londres à un taux un peu supérieur à celui
qu'a réalisé le dernier emprunt national français. Cette nouvelle
dette ne sera pas une charge pour le publié, puisque les sommes
obtenues seront intégralement employées pour la confection d'un
réseau dont le produit augmentera les recettes du trésor.
8A0 REVUE DES DEUX MONDES.
L'ensemble de ces détails annonce une situation des plus favora-
bles; comment se fait-il donc qu'un pays où les intérêts positifs
sont si amplement satisfaits ait été désolé récemment par la guerre
civile? C'est ce qu'il faut expliquer.
II. — LA CRISE POLITIQUE.
La commotion de 1851 avait déterminé un fractionnement dans
les partis. Les esprits attentifs et modérés, parmi les progressistes
comme parmi les conservateurs, avaient reconnu dans le programme
du nouveau président les bases d'une politique nationale. Le parti
pelucon se trouvait restreint et notablement transformé. Il se rédui-
sait alors à un groupe d'ultra-conservateurs fiers du sang espagnol
qu'ils ont conservé sans mélange, possédant de vastes domaines, de
gros revenus, de nombreuses clientèles, formant par leur union na-
turelle avec le clergé une force imposante, ayant tendance, en un
mot, à reconstituer une aristocratie autant que le permet le milieu
social où ils sont placés. Un des secrets griefs de ceux-ci contre
M. Montt était que dans le choix des fonctionnaires publics il ne
consultait que le mérite, sans s'informer si les prétendans étaient
de sang -bleu ou de sang-rouge.
Il était dans les habitudes des pelucones d'obéir passivement aux
impulsions de leurs chefs politiques. Les hommes éminens qui
avaient fait la force et légitimé l'ancienne domination du parti con-
servateur avaient disparu pour la plupart. Les familles aristocrati-
ques subissaient à leur insu de nouvelles influences. On a vu que
la révolution de 18/i8 avait mis en ébuUition les progressistes chi-
liens. La réaction de 1850 agit en sens contraire sur les pehicones.
Les phrases qu'on faisait à Paris sur le principe d'autorité retentis-
saient agréablement dans les salons aristocratiques du INouveau-
Monde. La cour de Rome, avec son habileté vigilante, saisissait le
jour, l'instant de renouer des négociations avec les pays catholiques,
pour obtenir ces concessions dont le concordat autrichien a réalisé
l'idéal. Des tentatives de ce genre furent faites jusqu'au Chili. Le
clergé chilien avait montré jusqu'alors une sage modération, et son
influence avait été souvent efficace pour le maintien de l'ordre. On
remarqua tout à coup qu'une certaine portion du clergé, celle qui
formait le cercle intime de l'archevêque, mettait en honneur les doc-
trines ultramontaines : cela coïncidait avec l'apparition d'un certain
nombre de jésuites qui revenaient au Chili, sinon comme mf^mbres
d'une société religieuse? puisque leur corporation est encore sous le
coup des anciennes lois qui l'ont supprimée, du moins comme sim-
ples particuliers. Accueillis dans la haute société, ils n'eurent pas de
LE CHILI EN 1859. 8^1
peine à persuader b,ux pelucones qu'il y a solidarité d'intérêts entre
le parti ultramontain et le parti ultra-conservateur.
L'influence mystérieuse dont les pelucones allaient devenir les
instrumens se manifesta dès l'année 1851, avant même que les der-
niers feux de la guerre civile fussent éteints. Une pression très vive
fut exercée sur le nouveau président pour obtenir de lui qu'il confiât
au clergé la direction de l'Institut national. Une scission dès le len-
demain de la victoire n'aurait pas été sans danger. M. Montt céda
avec regret, sans doute. L'année suivante, il était obligé de signer
un décret de destitution contre les employés ecclésiastiques de l'In-
stitut, parce qu'il avait cru découvrir en eux un parti-pris de déna-
turer l'établissement, de comprimer cette émulation intellectuelle
qui distingue le Chili au milieu des républiques hispano-améri-
caines.
Après des tentatives réitérées et souvent malheureuses du parti
rétrograde en faveur du clergé, les chefs de l'ultramontanisme
comprirent qu'ils ne devaient pas compter sur le concours aveugle
du gouvernement. Cette défiance donna lieu à un incident qui est
probablement sans analogue dans les annales parlementaires de
l'Europe. Les auteurs de la constitution chilienne ont voulu que le
sénat, quoique électif, fût formé de manière à opposer, une force
de résistance aux entraînemens de la démagogie : ces puissantes
familles où l'on conserve le culte du passé y sont toujours représen-
tées dans une très large proportion. L'ultramontanisme a donc beau-
coup de prise sur ce corps. Pendant la session de 185A, un projet de
loi, élaboré dans le plus profond mystère, fut introduit au sénat en
vertu de l'initiative attribuée à ses membres, discuté et adopté en
une seule et même séance (1). Or ce projet n'était rien moins que
l'annulation de la loi qui a frappé les jésuites de bannissement, et
le rétablissement de la compagnie de Jésus, en lui accordant, sous
forme de restitution, de grandes propriétés territoriales 1 L'Europe
comprendra difficilement qu'on ait pu tant déclamer et soulever tant
de passions contre la prétendue prédominance du pouvoir exécutif
dans un pays où des lois de cette importance peuvent être adop-
tées par un des grands corps de l'état sans que le pouvoir exécutif
en sache rien.
Il est probabie que le comité jésuitique, en frappant son petit
coup d'état, avait voulu, comme on dit, mettre M. Montt au pied
du mur, et voir s'il oserait se séparer ouvertement du puissant parti
(1) Le sénat ne compte que vingt membres, et la présence de treize d'entre eux lé-
galise les opérations : il suffit donc , en pareil cas , du concert de sept personnes pour
constituer une majorité. A cet égard, le règlement des chambres chiliennes appelle évi-
demment une modification. .
842 REVUE DES DEUX MONDES.
qui le considérait comme sa créature. D'un autre côté, la seule pen-
sée du rétablissement des jésuites avait causé dans la société chi-
lienne autant de mécontentement que de surprise. On comptait sur
le bon sens et la fermeté de M. Montt pour faire avorter cette tenta-
tive. Le gouvernement prit l'attitude de la neutralité et laissa l'affaire
suivre son cours légal. Il advint que le projet, patroné par le sénat,
subit à la chambre des députés un échec retentissant, une de ces
déroutes qui font date dans les souvenirs. A tort ou à raison , on
attribua ce résultat à une mystérieuse intervention du gouverne-
ment, et parmi ceux dont les calculs venaient d'être déçus, il -s'a-
massa contre M. Montt et ses auxiliaires une de ces rancunes qui ne
pardonnent pas.
On touchait à l'époque de l'élection présidentielle. Entre le dépo-
sitaire du pouvoir et les classes qui prétendaient donner l'impulsion,
les causes de mésintelligence étaient déjà nombreuses; mais une
prospérité évidente, un épanouissement général avaient succédé
aux terreurs de 1851 : on était dans une de ces phases trop rares
où les peuples aiment à se laisser vivre doucement. On jugea im-
prudent d'ouvrir carrière à de nouvelles agitations. Toutes les frac-
tions du parti conservateur, y compris les peluconesy se mirent
d'accord pour prolonger de cinq ans la présidence de M. Montt. La
réélection de 1855 se fit presque à l'unanimité. A juger par ce seul
indice de l'état des esprits, il eût été bien difficile de soupçonner
l'existence de ces ressentimens occultes qui devaient bientôt faire
explosion.
Le premier éclat eut lieu dès le mois d'octobre 1856. L'arche-
vêque de Santiago se refusait alors à reconnaître un jugement de la
cour suprême de justice lui intimant l'ordre de suspendre les effets
de certaines censures prononcées par lui contre deux chanoines. Il
faut savoir que la législation chilienne a respecté les règles de l'an-
cien droit canonique, qui autorisait l'appel comme d'abus, c'est-à-
dire le recours du prêtre molesté par son supérieur auprès du pou-
voir civil, et pour un pays essentiellement catholique c'est la preuve
d'un remarquable bon sens que de n'avoir pas accueilli les maximes
nouvelles de l'ultramontanisme, qui, en introduisant l'absolutisme
dans le gouvernement intérieur de l'église, en privant les mem-
bres du clergé inférieur de tout recours contre l'arbitraire, les livre
trop souvent à ces colères muettes qui sont les plus dangereuses. La
cour suprême de justice avait donc rendu un jugement en faveur
des deux chanoines, et, en raison de la résistance hautaine que lui
opposait l'archevêque, elle menaçait de prononcer contre celui-ci
une sentence de bannissement. Le prélat et sa fervente clientèle se
tournèrent alors du côté du gouvernement, sollicitant son interven-
LE CHILI EN 1859. 843
tion en faveur de la religion opprimée. Que pouvait le président en
cette circonstance? Casser de son autorité privée un jugement rendu
conformément aux lois, c'eût été le renversement de tous les prin-
cipes, un véritable coup d'état.
Le clergé, ou, pour mieux dire, la partie militante de ce corps,
comprit qu'elle ne devait plus compter sur la docilité du gouverne-
ment, et elle chercha ailleurs son point d'appui. Sous prétexte de
défendre les immunités ecclésiastiques contre les empiétemens du
pouvoir civil, et comme si l'archevêque, mis en péril, avait besoin
d'être couvert par une sorte d'avant-garde, il se forma à Santiago
une société mystique et politique à la fois sous l'invocation de saint
Thomas de Gantorbéry. Ce nom, qui symbolise la lutte du clergé
contre l'état, indiquait assez l'attitude que le prélat allait prendre.
Que les pelucones se fussent empressés d'adhérer à la ligue sainte,
d'offrir à l'archevêque l'appui de leur crédit, de leur fortune, sur-
tout dans le cas où la menace de bannissement aurait été poussée
jusqu'à l'exécution, cela semble dans l'ordre naturel des choses;
mais ce qui dut causer un légitime étonnement, ce fut de voir les
hommes qui en 1851 avaient combattu l'élection de M. Montt sous
le drapeau du libéralisme radical, des libres penseurs, dont quel-
ques-uns avaient scandalisé la dévote société chilienne par des har-
diesses en matière de religion, sortir tout à coup de leur longue
apathie et apporter chrétiennement à l'archevêque soi-disant op-
primé le tribut de leur coopération.
Un désistement des chanoines plaignans mit fm à ce conflit. Pen-
dant cette crise, le gouvernement avait pu constater que deux de
ses anciens alliés, le peluconismc et le clergé, lui étaient devenus
complètement hostiles, et qu'en même temps des ressentimens mal
éteints couvaient parmi les radicaux. Telle était la situation respec-
tive des partis à l'ouverture de la session législative en juin 1857.
L'initiative parlementaire, dont un abus si étrange avait été fait à
propos du rétablissement des jésuites, devint pour la seconde fois une
arme de guerre tournée contre le pouvoir exécutif. Un certain nombre
de citoyens chiliens, une soixantaine, je crois, étaient encore sous le
coup des sentences de bannissement prononcées à la suite du sou-
lèvement de 1851. Un projet d'amnistie impliquant l'abolition des
peines et des poursuites pour cause politique fut proposé subite-
ment par un sénateur, M. Juan de Dios Gorrea, et ce projet fut dis-
cuté et adopté dans la même journée , à la grande stupéfaction du
public, et surtout du gouvernement. Le piège était tendu avec adresse.
Un gouvernement a toujours mauvaise grâce à repousser un acte de
clémence. Si le président refusait de s'associer au projet du sénat, il
encourait l'impopularité, et des vaincus de 1851 il se faisait des en-
*^i
8^4 REVUE DES DEUX MONDES.
nemis irréconciliables. Il se perdait au contraire en acceptant. Un
gouvernement ne peut pas, sans se déconsidérer, approuver une loi
d'amnistie qui lui est dictée par ses adversaires. S'il la trouve juste
et sans péril, pourquoi n'en a-t-il pas pris l'initiative? S'il la juge
inopportune et qu'il la subisse, il se sent donc bien faible? Ainsi
raisonne le public.
La situation qu'on venait de faire au président était diflicile. 11
savait fort bien que les idées de conciliation et d'apaisement, tom-
bant au milieu d'une société dont les instincts sont chevaleresques
et les aspirations généreuses, y devaient être accueillies avec faveur.
Son devoir à lui était de mesurer froidement la portée d'un acte de
faiblesse qui eût fait passer infailliblement l'influence morale, et
bientôt après le pouvoir effectif, aux mains imprudentes que l'im-
pulsion jésuitique faisait mouvoir. Il puisa dans sa conscience cette
force dont l'homme d'état a besoin pour braver l'impopularité. Il
combattit résolument dans la chambre des députés la motion adop-
tée par les sénateurs.
Il faudrait de trop longs détails pour exposer les péripéties du
débat, pour dire comment le projet, repoussé d'abord par les dépu-
tés, repris avec certaines modifications par les sénateurs, porté de
chambre en chambre, finit par être adopté, grâce aux plus subtiles
ressources de la tactique parlementaire. Vaincu en apparence, le
pouvoir exécutif ne se laissa pas abattre par ce résultat, et, faisant
usage de la prérogative qui lui est attribuée par la constitution, il
présenta des observations sur la loi, et proposa d'en limiter les effets
aux tolérés politiques, c'est-à-dire aux condamnés qui, malgré une
sentence de bannissement, étaient revenus dans le pays et y vi-
vaient paisiblement. Pour justifier cette restriction, le pouvoir allé-
guait que, s'il était convenable de tendre la main à ces tolérés poli-
tiques, au nombre d'une cinquantaine environ, qui avaient été pour
ainsi dire au-devant de l'amnistie en rentrant d'eux-mêmes avec
des sentimens adoucis, il n'y avait aucune raison pour étendre cette
faveur à un très petit nombre d'individus qui , restant volontaire-
ment à l'étranger au lieu de profiter de la tolérance offerte à tous,
montraient par là qu'ils n'étaient pas encore ralliés aux institutions
qu'ils ont combattues : il n'appartenait pas non plus au pouvoir
d'amnistier, avant qu'ils fussent condamnés, certains individus com-
promis dans une tentative de subversion toute récente et placés en-
core sous la main de la justice : c'étaient ceux probablement que
les auteurs 'du projet d'amnistie tenaient le plus à sauvegarder. Le
sénat finit par se rendre à ces raisons, et l'amnistie eut lieu dans
les limites marquées par le pouvoir.
Au milieu de ces tiraillemens , les partis s'étaient groupés et or-
LE CHILI EN 1859. 8â5
ganisés pour une lutte facile à prévoir. Un mouvement d'opinion
très significatif s'opérait au profit du gouvernement. Autour de lui
se ralliait la classe qui est heureusement la majorité dans tous pays,
celle des hommes qui ne sont pas des champions actifs dans les en-
gagemens politiques , et dont le bon sens et l'équité ne sont pas
faussés par des sollicitations personnelles d'intérêt ou de vanité.
Ceux-ci se rendaient compte des difficultés qu'on accumulait autour
de la présidence comme des machines de siège : ils savaient gré à
M. Montt de la résistance qu'il opposait, par prévoyance patrioti-
que, aux prétentions du parti aristocratique et clérical, auquel il
appartenait par son origine, dont il aurait été le favori comblé, s'il
en avait voulu être l'instrument aveugle. Non-seulement les conser-
vateurs progressistes, très nombreux au Chili, se serraient autour
du gouvernement pour former ce qu'on a appelé le parti national j
mais il y avait des scissions dans les partis extérieurs. Plusieurs des
progressistes engagés dans le mouvement de 1851 se rapprochaient
de la présidence, ne parvenant pas à comprendre ce que les libertés
publiques auraient à gagner avec les peluco7ies , partisans-nés des
systèmes rétrogrades, instigateurs des mesures compressives , aux
temps où le pouvoir ne leur était pas contesté.
La lutte parlementaire, envenimée par les commentaires de la
presse, répondit à ce qu'on avait prévu. On appuya dans le sénat
des propositions hasardées, de vrais actes d'hostilité, non plus alors
contre le gouvernement, mais contre la constitution de l'état. L'ar-
ticle /il de la constitution ordonne que tout projet approuvé par
une chambre et soumis à l'autre soit discuté pendant les sessions
de Tannée où il a été présenté. Vers la fin du mois d'août, c'est-
à-dire lorsqu'il ne restait que peu de jours pour l'expiration de
la période législative, la chambre des députés approuva et remit
au sénat le budget des dépenses publiques pour l'année suivante.
A ce moment, les quatre ministres, découragés par une hostilité
systématique, avaient présenté leur démission. Sous le prétexte
qu'il était bon de connaître leurs successeurs, afin d'apprécier à
quel point ils mériteraient la confiance publique, la majorité de la
chambre des sénateurs décida que la question du budget serait sus-
pendue jusqu'à la formation du nouveau cabinet. Vainement on in-
sista auprès du sénat pour qu'il voulût bien rectifier sa résolution.
Les raisons à faire valoir ne manquaient pas. Les ministres, dont la
retraite était annoncée, fonctionnaient encore : pourquoi le congrès
n aurait-il pas profité des quelques séances qui lui restaient pour
accomplir son devoir constitutionnel? La mission du sénat, comme
celle de l'autre chambre, étant d'approuver ou de rejeter les projets
qui lui sont présentés, il excédait son droit en retardant arbitraire-
8A6 REVUE DES DEUX MONDES.
ment la décision, dans l'attente d'une éventualité en dehors de son
domaine. Et d'ailleurs vouloir imposer par ce moyen un ministère
de telle ou telle nuance au président de la république, c'était un
procédé anormal, contraire à la lettre de la constitution. Malgré des
observations aussi justes, la chambre haute persista dans son refus,
et laissa finir la session. Un mois plus tard, un nouveau cabinet
étant constitué, le pouvoir exécutif dut convoquer extraordinaire-
ment le congrès, et ce fut alors seulement que le sénat consentit à
discuter et à approuver le budget.
Un autre incident, un vrai scandale parlementaire, va montrer
jusqu'à quel point le sénat s'était laissé envahir par un esprit dés-
organisateur. La chambre des députés avait fait des modifications
importantes à un projet de réforme électorale approuvé par le sénat.
Le projet amendé ayant été renvoyé à l'examen de la première
chambre, ces modifications furent rejetées. La chambre des députés
crut devoir maintenir sa résolution en l'appuyant par une majorité
comprenant les deux tiers des voix, condition requise pour que l'in-
sistance en pareil cas soit valable. Le projet n'était donc point en-
core passé à l'état de loi, puisque la sanction d'une partie du corps
législatif lui manquait. On vit néanmoins la majorité ultra-conser-
vatrice du sénat, ces mêmes hommes qui avaient professé jusqu'alors
non pas seulement un légitime respect, mais un culte idolâtrique
pour la constitution de 1833, proposer tout à coup la violation de
cette œuvre, donner ainsi l'exemple le plus dangereux au milieu de
la fermentation des esprits, le plus imprudent au point de vue de
leurs propres intérêts. Ce projet, non encore adopté légalement, ils
le présentèrent au président, en insistant pour qu'il le promulguât.
La chambre des députés, comme on devait s'y attendre, protesta
énergiquement contre cette tendance du sénat à envahir tous les
pouvoirs nationaux. Le président, bien entendu, refusa de s'associer
au petit coup d'état des peluconesy et il me semble qu'il a rendu un
vrai service à l'aristocratie sénatoriale, en évitant un précédent qui
plus tard eût été infailliblement retourné contre elle.
L'opposition dans l'ordre parlementaire n'était représentée que
par \ é\QV[iQïii pelucon. Au contraire, dans la presse et dans les cer-
cles politiques, les adversaires du pouvoir appartenaient en majorité
au parti libéral. Il faut connaître la signification historique de ces
mots au Chili (1) pour apprécier tout ce qu'il y a d'imprévu et d'a-
normal dans une pareille confraternité; mais la passion politique
(1) Au Chili, on donne le nom de libéraux aux progressistes exaltés et aventureux qui
ont engagé la lutte révolutionnaire de 1851. Si l'on conservait à ce mot le sens restreint
et modéré que nous lui attribuons en Europe, on pourrait dire qu'au Chili (à part les
adhérens au jésuitisme) tout le monde est libéral.
LE CHILI EN 1859. 8/i7
est un feu subtil et violent, et les fusions qui en résultent donnent
parfois de monstrueux mélanges.
L'approche des élections, qui devaient avoir lieu en mai 1858,
vint donner à la fusion des élémens extrêmes un caractère d'évi-
dence que jusqu'alors on avait eu soin d'éviter par une sorte de
pudeur. Dans la presse, les journaux en sympathie avec le gouver-
nement, et dans les cercles les citoyens qui étaient les interprètes
du bon sens public, prirent à partie les libéraux rétrogrades, en
les interpellant sur leur programme commun, sur l'avenir qu'ils
réservaient au pays. Voulaient-ils la décentralisation administrative?
Oui et non. Youlaient-ils la liberté religieuse? Oui et non. Youlaient-
ils la refonte de la constitution, l'avènement de la pure démocratie,
la suppression des derniers privilèges, enfin tout ce qui peut être
un motif de discussion dans une république? — Toujours des ré-
ponses complexes et évasives. — C'est qu'en effet aucun des deux
groupes n'aurait pu formuler nettement un de ses propres principes
sans révolter ses auxiliaires. Par exemple, des municipalités décen-
tralisées qui donneraient toutes les campagnes aux pelucones^ cela
ne doit pas plus convenir aux libéraux que la liberté des cultes aux
jésuites.
Il fallait pourtant une devise de combat à inscrire sur le drapeau.
A défaut d'idées et de principes sur lesquels l'opposition coalisée ne
parvenait pas à s'entendre, on se contenta d'un simple mot de ral-
liement, et l'on dit : a Ce que nous voulons, c'est la moralité admi-
nistrative. )) Dès cet instant, presque tous les griefs de l'opposition
se réduisirent à un seul : la malversation des fonds publics. Les
partisans du gouvernement furent qualifiés de logreros (usuriers,
monopoleurs), et à défaut de charges positives on vint à parler de
l'emprunt des 7 millions de piastres autorisé antérieurement par les
chambres, pour l'achèvement des chemins de fer, f comme d'un butin
magnifique que le pouvoir et ses partisans devaient se partager.
Tout cela n'empêchait pas le parti national de -battre complète-
ment ses adversaires sur le terrain des élections. Quinze députés
seulement des deux oppositions réunies furent élus. Au sénat, l'é-
preuve fut plus défavorable encore pour les opposans. Cette assem-
blée doit être renouvelée par tiers tous les trois ans, et sept séna-
teurs des plus hostiles au gouvernement étaient arrivés au terme de
leur mandat. Aujourd'hui le gouvernement croit pouvoir compter
sur la plupart des nouveaux élus, de sorte que l'ascendant du parti
national parait définitivement assuré dans les deux chambres. Tout
cela ne se fit pas sans un conflit, sans un déploiement de stratégie
électorale soutenue de part et d'autre avec la plus ardente animo-
sité. Par exemple, la loi exige, pour que l'élection d'un sénateur
848 REVUE DES DEUX MONDES.
soit valide, que les deux tiers au moins des électeurs prennent part
au scrutin : lorsque cette formalité n'est pas remplie, c'est le sénat
lui-même qui tranche la difficulté en choisissant au scrutin secret
entre les deux candidats qui ont obtenu le plus grand nombre de
suffrages. Dans la province de Santiago, les opposans, après s'être
comptés, s'abstiennent de voter afm que l'élection reste nulle : aus-
sitôt les amis du pouvoir imaginent de compléter le nombre des
votans en engageant un électeur malade à envoyer son vote par
écrit. A en juger par la polémique acre et violente que souleva cet
incident, on pouvait présager que la nation marchait à la guerre
civile, parce que déjà elle en était arrivée à cet état de lièvre qui ne
comporte plus la discussion impartiale, la recherche désintéressée
de ce qui est juste et vrai.
La lutte électorale vint offrir au clergé ou plutôt à l'archevêque de
Santiago une occasion de resserrer son intimité avec le parti pelu-
con. Depuis longtemps déjà, il existait à Valparaiso une chapelle pro-
testante que l'autorité avait tolérée pour ne pas heurter l'esprit de
notre époque, et en considération des besoins religieux du grand
nombre d'étrangers établis dans la ville. La constitution chilienne
exclut, il est vrai, l'exercice public de tout culte autre que celui de
l'église catholique; mais comme cette chapelle était en apparence
propriété particulière et n'avait ni cloches, ni autres signes exté-
rieurs qui lui donnassent l'aspect d'un temple, le gouvernement s'é-
tait abstenu de tout acte répressif à son égard, donnant ainsi à la
disposition constitutionnelle l'interprétation la moins rigoureuse pos-
sible. Cependant cette condescendance ouvrait carrière à l'hostilité du
pouvoir spirituel. A l'approche du jour fixé par la loi pour les élec-
tions, l'illustrissime archevêque adressa aux fidèles un mandement
destiné à leur dénoncer la violation de la loi politique, comme celle
de la loi religieuse : on y montrait le ver rongeur (le protestan-
tisme) que les ennemis de l'église tâchaient d'introduire sournoise-
ment dans la société, et l'urgence qu'il y avait pour tous les bons
chrétiens de serrer leurs rangs pour résister au danger qui les me-
naçait. Par une coïncidence remarquable, qui n'était sans doute pas
fortuite, l'édit spirituel, que les curés devaient lire pendant trois di-
manches consécutifs dans les paroisses, était lu pour la troisième fois
le jour même des élections.
La population du Chili, quoiqu'elle se soit bien modifiée depuis la
chute de la domination espagnole, est encore accessible au fana-
tisme : le clergé conserve beaucoup de prise sur elle, et les coups
qu'il frappe au nom de la religion peuvent porter très loin. Déjà une
centaine de personnes appartenant aux classes distinguées s'étiiient
adressées au gouvernement pour lui demander, ce qui leur semblait
LE CHILI EN 1859. 8/i9
tout simple, la démolition du prétendu temple protestant. Si de pa-
reilles idées se produisaient spontanément, même parmi des gens in-
struits, quel effet ne devait-on pas attendre d'une pièce telle que la
lettre pastorale de l'archevêque, tombant dans un jour d'excitation
politique au milieu des masses populaires ! Mais il y eut plus en-
core. Le clergé, poussé à bout en voyant que le parti national, favo-
rable à l'administration, triomphait le premier jour des élections
dans presque toutes les paroisses, fit distribuer au peuple une pro-
clamation de nature à exalter son fanatisme jusqu'au délire, en lui
désignant nominativement le président de la république comme l'en-
nemi de la religion et de Dieu. Cette proclamation fut imprimée
dans l'imprimerie du Conservateur^ qui était soutenue par les pelu-
cones et les ultramontains; c'est une pièce vraiment curieuse, et il
serait dommage que l'Europe n'en eût pas connaissance. La voici :
« Catholiques!
« Le gouvernement qui vous opprime jura, quand il ambitionnait le pouvoir,
quMl protégerait la religion du Crucifié, qui fut le premier à dire : Tous les
hommes sont frères et égaux. Le fils de Dieu trempa ainsi les armes avec les-
quelles les tyrans sont combattus, et prépara Tavénement au pouvoir de ceux
qui étaient opprimés et déshérités. C'est justement pour cela qu'il est abhorré
par Montt et Varas.
« C'est pour Cela que ceux-ci protègent, contrairement à la loi, l'exercice
d'un culte qui n'est pas le nôtre. Aux yeux des catholiques, tous les hommes
sont frères ; nous aimons même mieux ceux qui sont dans l'erreur, parce
qu'ils sont plus dignes de pitié ; mais nous ne protégeons pas la propaga-
tion des mauvaises doctrines, ainsi que le font Montt et Varas, qui ne sont
ni catholiques ni protestans, mais des athées qui nient l'existence de Dieu
à cause de leur haine pour la liberté. S'ils étaient chrétiens, ils ne seraient
pas cruels, sanguinaires et amis du scandale. Jésus-Christ mourut pour les
pauvres qui étaient les opprimés, et ceux-là leur arrachent le fruit de leurs
travaux et leurs droits naturels, civils et politiques.
« Contre les sectaires de la plus mauvaise des doctrines, celle qui refuse
au pauvre même l'espérance de recevoir dans le ciel le prix de ses vertus,
on doit combattre avec abnégation et courage. Il existe différentes manières
de combattre les mauvaises doctrines : nous les combattons en prêchant, le
peuple les combat en travaillant pour rendre positives les garanties offertes
par la constitution.
« En votant pour V opposition, on travaille pour la religion catholique.
« Quelques Prêtres. »
Malgré tout, le résultat des élections fut, ainsi qu'il a déjà été dit,
favorable au parti national. A l'exception de la minorité de la cham-
bre des députés, le congrès présentait un accord qui semblait un gage
d'ordre et de sécurité pour le pays. Cependant jamais, en consultant
TOME XXIV, 54
850 REVUE DES DEUX MONDES.
les souvenirs parlementaires de la république, on n'avait vu pareille
série d'embarras et de difficultés opposés à la tranquille élaboration
des lois, ni un désir plus manifeste, plus obstiné, de brouiller toute
discussion, d'aigrir tout débat. Dès les premiers jours de la session,
on sut à quoi s'en tenir sur la tactique qu'avait adoptée la minorité
opposante. Gela était d'autant plus regrettable que des projets ayant
au suprême degré le caractère de l'utilité publique venaient d'être
soumis à l'examen des chambres : le projet de loi sur l'instruction
primaire, tendant à augmenter le budget des écoles; celui qui doit
réglementer l'établissement des banques; la réforme du système tri-
hulaire^ c'est-à-dire des usages qui règlent le rapport du proprié-
taire foncier et du travailleur agricole ; le régime de la salubrité
publique", pour protéger les classes de la population où la mortalité
sévit largement, et plusieurs autres projets, dus, pour le dire en
passant, à l'initiative du gouvernement et conçus avec une remar-
quable intelligence des intérêts sociaux. Jamais peut-être meilleure
occasion ne s'était présentée pour une coalition de prétendus réfor-
mateurs de montrer au pays, dans une discussion loyale et appro-
fondie, quels étaient leurs plans, leurs idées et la supériorité de
leurs lumières. Cependant ces projets dormaient aux archives pen-
dant que la chambre, enchaînée par ses règlemens, perdait son
temps à écouter les deux discours (1) que chaque membre avait à
prononcer à propos des interpellations, des récriminations et de tous
les incidens politiques incessamment renouvelés.
Pour forcer leurs adversaires à sortir de leur pernicieuse inertie,
le gouvernement se décida à employer un remède qui pouvait de-
venir dangereux : il transporta la discussion sur le terrain de la po-
litique actuelle et ardente, en présentant deux projets de loi, l'un
réformant la loi électorale, et l'autre concernant l'organisation et
les attributions des municipalités. Ces projets ne devaient pas avoir
un meilleur sort que les autres. Les opinions extrêmes, accidentelle-
ment coalisées, n'auraient pu toucher les questions de principes sans
se repousser, et par exemple , bien que la « décentralisation admi-
nistrative )) fût une des formules de l'opposition radicale, la presse
de cette nuance avait à peine osé murmurer ces mots, comme si elle
craignait de contrarier les antécédens et les véritables vues du parti
conservateur.
Sur ces entrefaites, un capitaliste, le plus fort actionnaire et l'un
(1) Suivant le règlement des chambres chiliennes , tout membre doit prendre deux
fois la parole dans chaque discussion non pas toujours pour prononcer deux discours,
mais au moins pour exprimer son avis. Il ne faut voir là qu'un moyen d'éducation par-
lementaire, et c'est la garantie qu'on ne votera pas sans savoir de quoi il s'agit, comme
cela est arrivé quelquefois en Europe.
LE CHILI EN 1859. 851
des directeurs dans la compagnie du chemin de fer entre Santiago
et Yalparaiso, s'adressa au congrès pour offrir la vente de ses ac-
tions au gouvernement. Les erreurs et les maladresses commises
dans la direction de cette entreprise n'étaient un mystère pour per-
sonne; les travaux venaient d'être suspendus après une perte de
plus de 3 millions de francs , engloutis dans des opérations complè-
tement inutiles. Le gouvernement était le principal actionnaire de
cette entreprise (1), mais son intervention dans la gérance de la
société était réduite à une seule voix, les cinq autres voix étant attri-
buées de droit aux souscripteurs qui , ayant pris des actions pour
250,000 francs au moins, seraient choisis par élection dans une as-
semblée générale des actionnaires.
La compagnie du chemin de fer de Yalparaiso, considérée comme
une spéculation particulière, en était arrivée à un état de découra-
gement et d'impuissance qui eût fait avorter cette grande entreprise
d'utilité nationale, si les pouvoirs publics avaient refusé absolument
leur concours. L'incident qui avait éveillé l'attention du congrès à
cet égard conduisit au système d'intervention le plus simple. Les
chambres autorisèrent le pouvoir exécutif à racheter non-seulement
les actions qui lui étaient offertes, mais encore celles qu'il pourrait
rassembler, afin que, les possédant toutes, ou du moins en très
grande partie , il pût prendre la direction des travaux et donner à
l'entreprise une impulsion vraiment utile au pays. Il fut décidé que
l'achat des actions serait fait au pair, car bien qu'elles valussent
alors un peu moins dans le commerce, il ne parut ni digne ni équi-
table que l'état spéculât aux dépens des particuliers qui avaient
engagé leur fortune dans une entreprise utile et honorable pour le
pays, entreprise malheureuse momentanément, mais à laquelle un
bel avenir commercial semble réservé (2).
Telle est l'origine de ce rachat du chemin de fer de Yalparaiso,
qui a fourni le thème principal des diatribes sur le désordre des
finances et la dilapidation du trésor. Le ministère avait appuyé la
décision des chambres, et comme il se trouvait que l'actionnaire qui
avait sollicité la mesure était un des membres dévoués et actifs du
parti national, la presse et les députés de l'opposition eurent beau
jeu pour donner à l'autorisation octroyée le voile d'une faveur spé-
ciale et d'une scandaleuse dissipation des deniers publics. Pour ap-
précier cette accusation à sa juste valeur, il suffit de savoir que l'un
(1) Il avait souscrit 2,000 actions, représentant un apport de 10 millions dp francs
sur un capital de 35 millions.
(2) A la date du 14 mai 1859, quatre-vingt-onze actionnaires seulement, porteurs de
1,376 actions, avaient profité de ce droit de vendre leurs actions au pair : il restait
encore 581 actions à racheter.
852 REVUE DES DEUX MONDES.
des députés le plus enflammé contre le projet, celui qui déploya le
plus d'aigreur dans la discussion, avait envoyé six mois auparavant,
en sa qualité de directeur du chemin de fer, une adresse au gouver-
nement, dans laquelle on lui demandait ce que la loi devait plus
tard octroyer, adresse à laquelle le pouvoir exécutif ne put pas ré-
pondre, parce que c'était une question de la compétence du congrès.
C'est ainsi que finit la session de 1858, perdue pour le pays, et
seulement profitable à ceux qui voulaient amener une crise. Il n'y
eut pas d'expédient qui ne fût mis en œuvre pendant toute cette ses-
sion afin d'exciter les esprits, d'entraver l'administration dans sa
marche, de semer la méfiance dans la république. Tout acte de l'au-
torité était interprété dans le sens le plus ignoble , et comme on dés-
espérait de la mettre en échec légalement au moyen des majorités,
on s'appliquait à retarder les décisions utiles, comme pour suspendre
la vie nationale. La presse, de son côté, s'était engagée dans une
voie pleine de périls pour elle-même, car si la masse du public,
dans les jours de trouble, paraît applaudir à une polémique exces-
sive, il arrive bientôt des jours de calme et de juste appréciation où
ce même public, pour excuser ses propres torts, s'élève à son tour
contre la presse , et professe pour les droits de la publicité un dé-
dain dont les ennemis de la liberté ne manquent pas d'abuser.
I^a presse chilienne prit donc, vers la fin de 1858, un ton de dé-
nigrement et de violence qu'elle n'avait pas eu dans les commotions
intérieures de la république. Bien décidés, et pour cause, à ne for-
muler aucun progi'amme, les journaux du ipàriï pelucon s'en tenaient
à développer dans tous les sens le thème de l'immoralité adminis-
trative ; on abusait jusqu'à la licence du dédain, inopportun peut-
être, avec lequel l'autorité tolérait des articles déclamatoires et gon-
flés d'amertume, des moqueries incisives, des caricatures où l'on
faisait figurer par exemple tous les hommes du pouvoir se partageant
les revenus publics. Tout était mis en jeu pour enlever à l'autorité
l'influence morale qui est son principal moyen d'action dans un état
populaire. Le gouvernement avait en son pouvoir les moyens de ré-
primer ces agressions, car,, en supposant que le jury consulté en
matière de presse ne lui fût pas entièrement favorable, l'action cri-
minelle devant les tribunaux ordinaires, pour faits d'injures et de
calomnies, restait ouverte. Cependant, soit que le président et ses
ministres jugeassent indigne d'eux de discuter leur probité devant
les tribunaux, soit qu'ils pensassent que le débordement même de
la presse deviendrait la justification évidente des mesures qu'il fau-
drait enfin prendre pour sauver l'ordre public, le fait est qu'on s'abs-
tint de poursuites judiciaires.
Pendant ce temps, la fusion, comme on dit au Chili, s'était con-
LE CHILI EN 1859, 858
solidée : les meneurs occultes du mouvement étaient parvenus à
rallier tous les ennemis de la présidence; mais déjà la mésintel-
ligence et l'indiscipline commençaient à se glisser dans l'armée coa-
lisée. La jeune phalange, celle des radicaux, entreprit une propa-
gande réformiste au service de laquelle on mit un nouveau journal :
l'Assemblée Constituante. Dans cette feuille, rédigée par des jeunes
gens éloquens et instruits, mais d'une ardeur qui n'est pas encore
tempérée par l'expérience, toutes les lois, tous les règlemens étaient
jetés pêle-mêle dans le creuset de la théorie pour y être refondus.
La conclusion pratique de ce labeur semblait être celle-ci : que rien
de ce qui avait existé antérieurement n'était plus tolérable, et qu'il
y avait urgence de tout changer.
La décentralisation municipale occupait dans ces élucubrations la
place éminente; c'était le lien avec lequel les réformistes espéraient
attacher les provinces à leur cause. Nous avons vu plus haut que
les municipalités chiliennes sont électives et à peu près indépen-
dantes en tout ce qui concerne les intérêts spéciaux de la localité.
Toutefois l'approbation du président de la république, agissant avec
le concours de son conseil d'état, devient nécessaire dans les cas où
les décisions des municipalités comportent des charges fiscales ou
des restrictions à la liberté individuelle. Cette faculté de révision,
attribuée au président et dont il me semble difficile qu'il abuse, est
au contraire une garantie libérale sagement ménagée aux citoyens
par la constitution. Les biens et les droits ne peuvent pas être enta-
més par la seule autorité des corporations qui, dans certaines pro-
vinces, ne sont pas toujours composées de gens suffisamment éclai-
rés, ce qui permet de supposer qu'on n'y rencontre pas toujours la
droiture ou la circonspection désirable. Dans cet entraînement qui
aveugle les partis, les radicaux passaient outre : leurs travaux, cal-
culés de manière à réveiller l'esprit de provincialisme, n'étaient pas
dirigés sans quelque succès; la vanité locale, l'assentiment instinctif
de ceux qui se sentent appelés à exercer la prépondérance, rece-
vaient avec empressement ces idées qui tendaient à faire disparaître
d'une manière absolue le contrôle du pouvoir central. Le même
esprit se manifestait dans la prétendue réorganisation des pouvoirs
publics. Le congrès devait tout faire, le pouvoir exécutif rien. A force
de réduire l'influence que la charte de 1833 avait voulu assurer
au président, on condamnait celui-ci à la nullité.
Encore plus que le gouvernement, les pehwones et le clergé
voyaient avec défiance les projets des réformistes : le clergé sur-
tout commençait à trembler pour l'article 5 de la constitution, celui
qui interdit tout autre culte que le catholicisme; mais que faire? On
s'était placé sur une pente où il n'était pas facile de se retenir, et
854 REVUE DES DEUX MONDES.
puis le moment n'était pas venu de désavouer les auxiliaires actifs
sur lesquels on comptait pour la guerre contre la présidence.
En y réfléchissant d'ailleurs, on reconnaît que la conduite des
ultra-conservateurs était moins imprudente qu'il ne semble au pre-
mier abord. En supposant que les choses eussent été poussées à l'ex-
trémité et qu'on fut parvenu à renverser le parti qui s'appuie sur la
constitution et prétend conserver la politique nationale de Portalès,
la coalition victorieuse se serait dissoute aussitôt, et on n'aurait pas
tardé à voir les ultra-conservateurs et les progressistes à couteaux
tirés. Pour qui auraient été les chances dans cette nouvelle lutte?
Le parti progressiste est formé par un groupe de personnes, jeunes
pour la plupart, appartenant à la classe instruite, et dont plusieurs
sont les héritiers des familles les plus riches : dans sa composition
actuelle, ce parti est peu nombreux et n'a pas prise sur les grosses
masses de la population. Si pour se fortifier il s'adressait aux pas-
sions de la foule ignorante, il surviendrait des excès dont les uto-
pistes à nature généreuse seraient révoltés les premiers, et le pro-
gressisme se dissoudrait par la défaillance de ses chefs. 11 peut y
avoir des désordres au Chili, mais les élémens d'une révolution po-
pulaire n'y existent pas. La situation du. pelucomsme est bien diffé-
rente : il a de l'argent en abondance; l'autorité morale du clergé
lui prête son prestige ; il possède avec ses vastes domaines la clien-
tèle de ses inquilinos, attachés à lui par une sorte de servage. En cas
de crise extrême, il rallierait autour de lui les honnêtes gens effarou-
chés, en leur faisant appel au nom de l'ordre public et du salut so-
cial. En défmive, le peluconisme resterait le maître du terrain. Ainsi
on a dû raisonner dans les conciliabules où le jésuitisme a la parole.
Les choses en étaient venues à un point d'aigreur et de provoca-
tion où un pays ne peut rester longtemps. Le 12 décembre 1858, on
entra dans la phase de la révolution active. U Assemblée Constituante
avait convoqué les opposans de toute nuance qui se trouvaient à
Santiago à une réunion où devaient être discutées les bases d'une
réforme constitutionnelle. Le gouvernement, comme on a pu le voir,
avait souffert que ses adversaires pratiquassent toute sorte d'hosti-
lités, sans recourir aux moyens extraordinaires que la constitution
accorde, ni même aux ressources ordinaires de la loi; mais enfin,
dans cette convocation d'une assemblée populaire invitée à donner
son adhésion à un plan de réforme constitutionnelle , il vit un acte
désorganisateur de nature à compromettre l'ordre public, et il dé-
fendit la réunion. En cela, il ne faisait que remplir une disposition
en vigueur depuis 1851, qui, tout en reconnaissant le droit de réu-
nion, prohibe cependant les clubs lorsqu'ils prennent le caractère
d'une association politique.
LE CHILI EN 1859. 855
Cet ordre ne fut pas respecté. La réunion ayant eu lieu et plus de
trois cents personnes étant en séance , on répondit avec hauteur à
une sommation faite en termes polis par l'intendant de la province,
qui, avant d'en venir aux mesures de rigueur, voulut faire un der-
nier appel aux sentimens de conciliation. 11 fut donc nécessaire
d'employer la force, et on envoya à cet effet un peloton de soldats
pour disperser la réunion. L'acte séditieux prit alors une teinte plus
prononcée. Le chef de la troupe fut insulté, et quelques libéraux
exaltés commencèrent à pérorer en adressant des excitations aux
soldats. La mesure était comblée; une plus longue tolérance n'eût
été que de la faiblesse : le gouvernement accepta résolument cette
nouvelle situation. Par son ordre, les constituans furent conduits, au
nombre d'environ deux cents, à la caserne de police, au milieu de la
plus complète indifférence de la population ; deux heures après, les
villes de Santiago et de Yalparaiso étaient déclarées en état de siège.
Par suite de ces mesures, il se fit dans la presse et au sein des
factions un silence momentané; mais le public ne s'y trompa point :
chacun resta persuadé que la première escarmouche amènerait des
hostilités sur une large échelle. En effet, dès le 5 janvier 1859,
quelques citoyens de Copiapo, aidés par la garde urbaine (ou,
comme on dirait chez nous, la garde nationale), qui composait la
principale force de la ville, chassèrent les autorités légales en combi-
nant une surprise, et nommèrent intendant et commandant d'armes
un jeune homme appartenant à une des plus honorables et des plus
opulentes familles du pays, M. Pedro Léon Gallo.
Le 15 du même mois, un autre coup de main mettait Talca au
pouvoir des révolutionnaires. Deux localités tout à fait distinctes,
l'une au nord, l'autre au sud, attiraient donc en même temps l'at-
tention du gouvernement. La province de Talca, qui forme l'extré-
mité de la vallée centrale de la république, est séparée des pays du
sud par le grand fleuve Maule, qui ne peut être franchi qu'en très peu
d'endroits. C'est donc une ligne importante, parce qu'elle est d'une
défense facile. L'histoire des guerres civiles du Chili présente d'ail-
leurs les provinces du midi comme celles où se recrutent plus faci-
lement les insurrections. Pourvues de ressources pour la guerre et
peuplées de gens chez qui le voisinage des Indiens entretient les ha-
bitudes belliqueuses, assez disposées d'ailleurs à méconnaître la pré-
pondérance des grandes villes du centre, ces campagnes ont presque
toujours fourni les arm.ées qui des environs de Penco se- sont élan-
cées vers Santiago avec des instincts destructeurs. Ces considéra-
tions faisaient de la prise de Talca un accident grave dont la coïn-
cidence avec d'autres mouvemcns, comme on devait s'y attendre,
mettait l'ordre établi en grand péril.
856 REVUE DES DEUX MONDES.
Avec une ardente activité, les révoltés de Talca avaient construit
des remparts et creusé des fossés. Ils étaient commandés par M. Juan
Ramon Vallejo, homme d'un esprit résolu et énergique, qui, après
avoir obtenu par la contrainte la coopération de plusieurs citoyens
des plus importans en les obligeant à donner leurs noms pour une
espèce de gouvernement provisoire, leur avait imposé en outre,
ainsi qu'à d'autres personnes considérables par leur fortune, des
subventions onéreuses pour les frais de la guerre. Aucun habitant
ne pouvait quitter la ville sans avoir payé une somme dont l'impor-
tance variait arbitrairement suivant la position de ceux qui émi-
graient. La nécessité suprême aux yeux du gouvernement était de
réprimer d'abord cette révolte : ne prêtant que peu d'attention à
celle de Gopiapo pour ne pas trop diviser ses forces, il organisa une
forte expédition sous le commandement du ministre de la guerre, le
général Garcia, et le siège fut mis devant Talca.
Cependant les provinces du sud ne répondaient pas, comme on
avait lieu de le craindre, à l'appel des révolutionnaires. Des bandes
de montagnards sans plan et sans entente, commandées par des
chefs obscurs, et entraînant à leur suite par l'appât du désordre des
vauriens et des malfaiteurs, voilà le seul élément de guerre que l'on
parvenait à remuer. Les forces locales étaient plus que suffisantes
pour disperser ces bandes partout où elles se présentaient; leurs
attaques étaient moins inquiétantes pour l'autorité que pour les pro-
priétaires et les citoyens pacifiques gui ne sympathisaient pas avec
leur cause. Cet état de choses, quoique très regrettable, ne présen-
tait pas les dangers d'une lutte en règle; le général Garcia s'appli-
quait à retarder l'assaut de Talca, dans l'espoir que les insurgés,
ayant conscience de leur isolement, finiraient par céder sans effu-
sion de sang. Ses calculs furent justifiés par le fait. Le 22 février, la
ville fut évacuée, et sa garnison, composée d'environ quinze cents
hommes, se dispersa. On n'avait échangé que quelques coups de
fusil dans cette apparence de siège; mais une des premières vic-
times avait été le promoteur du mouvement, M. Ramon Vallejo, dont
la mort contribua pour beaucoup à décourager les assiégés.
Pendant que ce résultat était atteint, l'insurrection éclatait dans
divers endroits pour être aussitôt vaincue. Le 8 février, un gros
peloton de montagnards, commandé par M. Juan Alemparte, entrait
dans la ville de Concepcion en mettant aux premiers rangs, pour
leur servir de rempart, quelques employés de l'administration qui
avaient été faits prisonniers à Talcahuano. La ville n'était gardée
que par très peu de troupes; mais, au moment où la lutte commen-
çait à prendre un caractère sérieux, un renfort envoyé par l'inten-
dant du Nubie, la province limitrophe, vint seconder les défenseurs
LE CHILI EN 1859. 857
de la constitution et mettre les montagnards dans une complète
déroute. Deux jours £lprès, une autre bande de ces derniers, com-
mandée par M. Domingo Arze, échouait également dans une tenta-
tive contre la ville de Ghillan, capitale de la même province du
Nubie. L'insurrection était décidément malheureuse dans la région
du sud; mais on avait à craindre que les montagnards, après avoir
agi séparément, ne finissent par se réunir en un seul corps, ainsi
qu'il est arrivé un peu plus tard; on jugea prudent d'organiser dans
ces contrées une division assez respectable, dont la composition et
le commandement furent confiés au lieutenant-colonel José Manuel
Pinto. Les soulèvemens partiels dans les provinces centrales n'a-
vaient pas un meilleur résultat. La ville de San-Felipe, chef-lieu de
la province d'Aconcagua, s'étant révoltée le 12 février, il suffit de
peu de jours pour la prendre d'assaut et lui infliger, dans la pre-
mière ardeur du combat, un assez rude châtiment.
Le 28 du même mois, trois cents ouvriers, entraînés par les per-
turbateurs dans une lutte aussi déraisonnable qu'elle était crimi-
nelle, ensanglantèrent les rues de Yalparaiso. Tenus en échec et
dans la rage de l'impuissance, ils succombaient à l'horrible idée de
mettre le feu à la maison de la préfecture, exposant ainsi au danger
d'être dévorée par les flammes la seconde ville de la république,
composée presque totalement de bàtimens construits en bois. Après
deux heures de combat, l'ordre fut rétabli.
A l'impuissance de ces mouvemens, il était facile 'de voir que le
bon sens des peuples répudiait la révolution. Gela ne suffisait pas
encore pour que les révolutionnaires ouvrissent les yeux. JNous avons
laissé M. Pedro Léon Gallo maître de la province d'Atacama, mais
surveillé par les représentans de l'autorité. A considérer l'isole-
ment de cette région , dont la partie habitable est séparée de Co-
quimbo par un vaste désert, le peu de ressources qu'on y trou-
verait pour la guerre, la cherté des vivres, la rareté des routes
praticables et des abris, on pouvait prévoir que l'insurrection du
nord périrait de consomption, si elle restait concentrée dans son
foyer primitif, ou bien qu'en marchant sur Goquimbo, ainsi qu'on
devait s'y attendre, elle irait au-devant d'une déroute. Les forces
du gouvernement furent donc dirigées vers ce dernier point sous le
commandement du lieutenant-colonel Silva Ghaves, et bien que ce
petit corps, composé d'environ douze cents hommes, n'eût pas l'a-
vantage de la supériorité du nombre, il avait pour lui la puissance
de la discipline : les chances favorables paraissaient être de son
côté. En dépit des probabilités, un coup inattendu vint prolonger la
guerre civile et suspendre ce travail de pacification, qui était déjà
très avancé dans les esprits.
858 REVUE DES DEUX MONDES.
Le commandant Silva avait fatigué ses troupes par une marche
rapide pour prévenir l'ennemi, qui n'était déjà plus qu'à trois lieues
de La Serena, chef-lieu de la province de Goquimbo. Les deux armées
se trouvèrent en présence le lli mars dans le défdé de Los-Loros,
et, après une fusillade qui dura près de trois heures, M. Léon Gallo
resta le maître du champ de bataille.
Les troupes du gouvernement, obligées de battre en retraite,
laissaient à découvert la ville de La Serena. Le mouvement du nord,
il est bon de le remarquer ici, avait été fomenté et dirigé par des
jeunes gens de condition distinguée, comme celui qu'ils reconnais-
saient pour leur chef militaire, mais qui, malgré les influences de
tradition et d'entourage, n'étaient engagés par aucun lien avec la
faction ultra -conservatrice. Leur tentative avait donc pris, dès le
début, une teinte révolutionnaire : leur programme impliquait va-
guement une refonte de la constitution. Une fois maîtres de La Se-
rena, leur dissidence avec les pelucones prit un caractère beaucoup
plus tranché; on alla jusqu'à insérer dans les journaux officiels de
l'insurrection des diatribes assez blessantes contre le luxe et l'oisi-
veté du clergé. Les pelucones étaient désorientés; ils ne sympathi-
saient que médiocrement avec l'armée victorieuse à Los Loros, qui
avait été recrutée en grande partie parmi les ouvriers des mines, au
sein même de l'élément démagogique. Aussi, en réservant toutes
leurs ressources pour les provinces du sud, où ils comptaient trou-
ver des auxiliaires à leur convenance, ils évitèrent de mettre leur
argent à la disposition du chef d'Atacama. On a lieu de croire que
celui-ci a contribué largement aux frais de la guerre, et, tout en dé-
plorant le dangereux accès de fièvre politique auquel il a succombé,
on doit reconnaître qu'il s'est montré dévoué à son idée et prodigue
de ses richesses autant qu'il était disposé à l'être de son sang.
Le gouvernement préparait de son côté contre les insurgés du
nord une forte expédition, aux ordres du général Yidaurre-Leal. Les
défenseurs de la constitution et les prétendus constituans se rencon-
trèrent dans la plaine de Penuelos , le 29 avril , au nombre de trois
mille combattans de chaque côté. Les Chiliens sont naturellement
braves, et leur tempérament s'enflamme aisément. Une fois lancés,
ils s'abordent résolument, et la bataille donne lieu à une multitude
d'engagemens corps à corps. Le choc fut donc très sanglant à Penue-
los. Après quatre heures de combat, le général Yidaurre, grâce à
l'habileté de sa manœuvre ainsi qu'à la vigueur des troupes qu'il
commandait, fit subir à ses adversaires une défaite complète. L'ar-
mée insurrectionnelle se débanda après avoir vu une vingtaine de
ses chefs tombés au pouvoir des vainqueurs. Dès ce moment, la pa-
cification du nord lut assurée.
LE CHILI EN 1859. 859
Quelques jours auparavant, le chef de la division du sud, le com-
mandant José-Manuel Pinto, avait porté le dernier coup aux monte-
neros^ c'est-à-dire aux montagnards voisins de l'Araucanie, qui, au
nombre de deux mille hommes sous les ordres de M. Nicolas Tira-
pegui et soutenus par l'argent des pelucones^ tentaient un dernier
engagement dans le champ de Maipo. C'est là, il faut l'avouer, un
épisode bien triste pour le Chili, et peu honorable pour ceux qui en
ont été les instigateurs. Ces inquilinos, attachés à la glèbe, non par
la loi, mais par la coutume, ignorans, aussi indifférens qu'étrangers
aux notions politiques, on les a vus ameutés et lancés par bandes
au nom de la moralité publique et de la religion en péril. Le dé-
chaînement des passions bestiales, les attaques contre les personnes
et les propriétés, la terreur répandue partout, en un mot la guerre
faite à la société en haine du pouvoir qui la représente , voilà les
tristes moyens que certains conservateurs, tant ils étaient aveuglés,
n'ont pas craint d'employer pour recouvrer leur domination com-
promise.
Des vastes haciendas sortaient ces étranges régénérateurs, divi-
sés par troupes sous des chefs obscurs qui étaient le plus souvent
des espèces de contre-maîtres dans les métairies ; ils couraient les
grands chemins, épouvantaient les populations pacifiques, rançon-
naient de préférence ceux qui étaient signalés comme les partisans
du pouvoir présidentiel. Peu s'en est fallu que la contagion du dés-
ordre ne se répandît parmi les Indiens de l'Arauco; déjà même un
certain nombre de ceux-ci vagabondaient à travers les campagnes,
y commettant tous les excès propres aux tribus sauvages.
En résumé, depuis les derniers jours de janvier jusqu'au 29 avril,
il y avait eu, dans les diverses provinces, quatorze combats, sans
compter les luttes personnelles, surprises, coups de main, et autres
incidens meurtriers. Les pertes résultant de ces engagemens, sans
atteindre un chiffre bien élevé, étaient néanmoins cruelles pour une
population peu nombreuse. Les craintes de bouleversement étant
dissipées, on rendit la liberté à presque toutes les personnes déte-
nues en vertu des pouvoirs extraordinaires que le congrès venait
enfin de conférer au gouvernement. On mit en jugement les indivi-
dus ouvertement compromis ; les chefs les plus exaltés de la jeune
opposition furent écartés momentanément du territoire de la républi-
que. L'archevêque de Santiago manifesta le désir de faire un pèle-
rinage à Rome, où il est en ce moment. On pouvait croire à un apai-
sement complet et rapide ; mais de mauvaises passions fermentaient
encore dans l'ombre. A Valparaiso notamment, il existe une corpora-
tion de portefaix pour le service de la marine marchande, composée
d'environ huit cents membres, avec une caisse de secours mutuels
860 REVUE DES DEUX MONDES.
et une organisation qui donne à leur société une certaine consistance.
Comme ces hommes s'étaient engagés dans le mouvement révolu-
tionnaire, le gouvernement avisa aux moyens de briser leur force
collective. Une sombre rancune aigrissait donc ces esprits incultes.
Le 18 septembre, on célébrait par une cérémonie religieuse l'an-
niversaire de l'indépendance chilienne; le général Yidaurre-Leal,
nommé gouverneur de Valparaiso, était dans l'église avec toutes
les autorités de la ville; les gardes nationaux stationnaient sur la
place, avec leurs armes en faisceaux. Tout à coup les portefaix s'é-
lancent sur les fusils pour s'en emparer. La milice citoyenne résiste.
Le tumulte qui s'élève retentit jusque dans l'église. Le gouverneur,
par un mouvement instinctif, s'élance au dehors pour voir ce qui se
passe. Déjà les émeutiers commencent à se disperser, mais au mo-
ment où le général plonge ses regards dans une petite rue débou-
chant sur la place, plusieurs coups de feu sont dirigés contre lui, et
il tombe, n'ayant plus que quelques heures à vivre. La mort comme
la vie du brave et dévoué Yidaurre justifie l'épithète de Leal (loyal)
qu'il avait lui-même ajoutée autrefois à son nom pour protester
contre l'odieuse félonie d'un chef militaire qui portait le même nom
que lui.
L'assassinat du vainqueur de Penuelos a fait une impression pro-
fonde sur tous les partis : il a sans doute porté le dernier coup à
l'esprit de révolte. Il ne paraît pourtant pas que cette horrible ca-
tastrophe ait été le résultat d'une préméditation criminelle. Quatre
ou cinq émeutiers, pris les armes à la main, ont été jugés militai-
rement. Parmi les individus mis en arrestation se trouvent le séna-
teur Ossa et ses deux fils : cette famille opulente et fanatique était
soupçonnée d'exercer sur les ouvriers du port une influence dange-
reuse. Les pouvoirs extraordinaires dont le président avait été in-
vesti par les représentans légaux du pays viennent d'être prorogés
jusqu'au 1" novembre 1860, et le congrès lui-même, convoqué
extraordinairement, va avoir à délibérer sur un projet de loi ten-
dant à rendre les conspirateurs de toutes classes responsables des
pertes et dégâts matériels occasionnés par les tentatives révolution-
naires.
Tels sont les faits connus jusqu'à ce moment : il est à peine be-
soin de les résumer, car ils parlent d'eux-mêmes. En Europe, où
les incidens de la crise seront jugés avec une expérience calme, tout
le monde sentira que l'ordre constitutionnel établi au Chili n'est
pas en péril. On ne voit pas là, comme dans certaines républiques
espagnoles, des soldats aspirant au pouvoir par le droit du sabre,
ni un président cherchant à prolonger illégalement son mandat.
Dans quinze mois, une élection présidentielle appellera la nation à
LE CHILI EN 1859. 861
l'exercice normal de sa souveraineté. Il n'y a pas non plus au Chili
d'antagonisme de classes, puisque toutes les classes se sont si étran-
gement fusionnées dans les rangs révolutionnaires, ni de ces que-
relles économiques si difficiles à apaiser. L'état financier est excel-
lent. La crise commerciale ne peut se prolonger indéfiniment : les
dernières nouvelles annoncent qu'on vient de découvrir encore des
gisemens métalliques d'une grande richesse, ce qui détermine or-
dinairement une reprise d'affaires.
Il est évident en outre que l'alliance des ultra -libéraux et des
ultra-conservateurs n'est pas durable. Il faut réchauffement d'une
extrême colère pour mélanger ainsi des partis extrêmes : ils se sé-
parent à mesure que le temps les refroidit. Considéré isolément ,
chacun de ces partis porte en lui-même des élémens de décomposi-
tion. Si les pelucones ont réellement subi en 1852 des influences ve-
nues d'au-delà des mers, ne seront-ils pas impressionnés en sens
contraire, aujourd'hui que la propagande jésuitique est en échec?
D'un autre côté, quand les jours de réflexion calme seront revenus,
les utopistes et les exaltés comprendront qu'on n'améliore pas un
gouvernement au moyen d'une opposition poussée jusqu'à la guerre
civile, que d'ailleurs le despotisme n'est jamais à craindre de la part
d'un pouvoir qui développe largement l'instruction publique et ne
cherche pas à constituer des monopoles industriels. Plusieurs des
progressistes et des plus intelligens sont actuellement en Europe :
ils feront là de sages réflexions en voyant que sur beaucoup de points
notre vieux monde est encore plus loin que leur pays de l'idéal qu'ils
ont rêvé.
Quant au parti victorieux, il est devenu réellement le parti natio-
nal. La présidence, le congrès, la hiérarchie administrative à tous
ses degrés, n'ont fait qu'un seul corps pour défendre la loi. L'armée
chilienne a donné un exemple de loyauté et de discipUne sans pa-
reil dans l'histoire de l'Amérique espagnole. A l'exception de la garde
urbaine de Copiapo, pas un seul bataillon n'a méconnu les ordres du
président qui ne sera plus bientôt qu'un simple citoyen, et si l'on
peut citer quelques officiers parmi les frondeurs, pas un seul n'a
porté les armes contre l'autorité. De toutes parts on arrive à recon-
naître cette vérité sentie par les sages auteurs de la constitution,
qu'un pouvoir exécutif vigilant et fort est nécessaire au Chili comme
modérateur entre les élémens extrêmes : c'est un progrès, et à ce
point de vue on peut espérer que la dernière convulsion de la jeune
république n'aura été pour elle qu'une fièvre de croissance.
André Cochut.
LA
PEINTURE RELIGIEUSE
EN FRANCE
M. HIPPOLYTE FLANDRIX.
Parmi les talens issus de ce mouvement de réaction que suscitè-
rent, presque au lendemain du succès, les abus de pouvoir et les
entraînemens de l'école romantique, parmi les peintres dont les
débuts remontent à un quart de siècle environ, M. Hippolyte Flan-
drin est celui qui a le mieux tenu ses promesses, le plus exactement
marqué sa place et défini sa foi. Artiste fécond et patient tout
ensemble, facilement inspiré et difficile envers lui-même, il doit la
réputation dont il jouit à la constance de ses efforts , à des études
opiniâtrement poursuivies, autant qu'aux privilèges de sa propre
organisation. Continuateur à bien des égards de son maître sans
pour cela s'en être fait l'imitateur servile , il a su concilier la fidé-
lité scrupuleuse aux enseignemens reçus avec le respect du senti-
ment personnel. M. Flandrin , malgré ses longs succès et l'impor-
tance acquise aujourd'hui à ses travaux et à son nom, est resté,
si l'on veut, l'élève de M. Ingres, en ce sens qu'il accuse son origine
plus ouvertement qu'aucun de ses anciens condisciples ; mais sous
ces dehors d'abnégation on a peu de peine à démêler les caractères
d'un tempérament moral particulier. C'est ainsi que, dans l'ordre de
LA PEINTURE RELIGIEUSE EN FRANCE. 863
la conformité physique, les habitudes intimes et l'expression de la
physionomie diversifient entre les membres d'une même famille
certains traits identiques au premier aspect.
Nous ne prétendons ni exagérer l'indépendance de M. Flandrin,
ni confondre dans une égale admiration les œuvres qu'il a produites
et celles qu'a signées son maître. Il faudrait fermer les yeux à l'évi-
dence pour méconnaître la permanence de l'empire exercé sur le
talent de M. Flandrin par les exemples de M. Ingres; mais il y aurait
autant d'injustice à circonscrire la portée de ce talent dans les limites
d'une habileté seulement transmise et d'une science d'emprunt.
Tout en laissant voir clairement ce qu'il doit aux leçons de Rubens,
Yan-Dyck nous donne aussi la mesure de ses rares aptitudes, ou,
pour choisir des termes de comparaison en meilleur lieu encore,
Jules Romain et Bernardino Luini se montrent créateurs à leur tour
lors même qu'ils continuent le plus fidèlement en apparence la
doctrine de Raphaël ou celle de Léonard. M. Flandrin fait preuve
d'une docilité analogue, de ces mêmes habitudes disciplinées qui
n'ôtent rien à la sincérité des intentions. Gomme Luini par exemple,
il choisit entre les souvenirs de la manière révérée ceux qui s'appro-
prient le mieux à ses inclinations plutôt tendres que fières , et les
formes de style qui expriment surtout la grâce et la sérénité.
Les travaux de M. Hippolyte Flandrin s'isolent d'ailleurs des œu-
vres de M. Ingres, et en général des œuvres contemporaines, par la
signification morale, par l'ordre de sentimens dans lequel ils ont été
conçus. Ces travaux ont un caractère profondément pieux : ils satis-
font exactement aux conditions actuelles de la peinture sacrée. Sans
complicité avec les fantaisies de l'art moderne comme sans parti-
pris plus rétrograde que de raison, sans ostentation archaïque, ils
perpétuent la tradition ancienne en l'interprétant dans le sens des
progrès accomplis et des exigences de notre temps. C'est là le pro-
pre du talent de M. Flandrin quand ce talent s'applique à la repré-
sentation des sujets religieux; c'est cette aptitude à revêtir de for-
mes consacrées des inspirations neuves qui constitue l'originalité
véritable d'un peintre partout ailleurs très-habile, mais d'une habi-
leté quelquefois un peu trop voulue, pourrait-on dire. On sait avec
quelle supériorité M. Flandrin traite le portrait et quelle longue
série de beaux ouvrages il a produite depuis son propre portrait et
celui de M'^^ Oudiiié , exposés l'un et l'autre en ISàO, jusqu'aux
toiles que l'on admirait au salon dernier, jusqu'au portrait de
M. le comte Duchâtel, œuvre plus récente encore. Certes il n'y a
que justice à louer l'extrême pureté de style, la fine intelligence de
la vérité qui distinguent les portraits dus au pinceau de M. Flandrin;
mais ici ce style si sobre est-il toujours exempt d'une secrète ari-
864 BEVUE DES DEUX MONDES.
dite? Cette vérité, si patiemment étudiée et rendue, n'afiecte-t-elle
pas dans de certains cas une simplicité d'expression un peu morne,
ime sorte de placidité pittoresque qui avoisine la langueur? N'eût-il
peint que ses portraits, M. Flandrin serait encore un artiste très
éminent, le plus éminent même, dans ce genre spécial des peintres
contemporains, après M. Ingres; toutefois le rang qu'il conviendrait
de lui assigner, il le mériterait surtout à titre de talent bien informé,
d'observateur savant des règles et de la méthode. Dans le domaine
de la peinture religieuse au contraire, ce talent, qui tout à l'heure
procédait presque exclusivement de la science et du goût, emprunte
en grande partie sa force à l'émotion de la pensée. Sans rien perdre
en correction, sans se départir de ses coutumes discrètes, il acquiert,
même au point de vue de l'exécution, une aisance et une franchise
imprévues; il traduit sincèrement ce qu'il a sincèrement senti. On
devine en un mot devant ces peintures à la gloire de Dieu et de la
foi catholique que celui qui les a faites ne s'est ni imposé un rôle,
ni prescrit une tâche purement pittoresque : mérite rare chez les
peintres de notre école qui ont entrepris de pareils travaux, non-
seulement depuis le commencement du siècle, mais même à d'autres
époques et dans les diverses phases que l'art a traversées.
Il faut le reconnaître en elîet, — et nous rappelions récemment
ce fait à propos des tableaux d'église exposés au salon, — de tous
les genres de peinture qu'a traités l'école française, la peinture reli-
gieuse est celui où elle soutiendrait le plus difficilement la compa-
raison avec les écoles étrangères. Des peintres d'histoire comme
Poussin, Lebrun et David, pour ne citer que ces trois noms, — des
paysagistes comme Claude le Lorrain et Gaspard Dughet, — des
peintres de portrait comme Philippe de Champagne, Rigaud, Tour-
nières et vingt autres, sans compter nos vieux portraitistes ano-
nymes, prédécesseurs ou contemporains de Dumonstier, — enfin les
nombreux peintres de genre qui depuis Watteau jusqu'à Granet ont
frayé ou parcouru une voie que plus d'un encore suit avec honneur
aujourd'hui, — de tels artistes peuvent être à bon droit salués du
titre de maîtres. Au contraire, les plus remarquables entre ceux
qui ont abordé les sujets sacrés n'ont que le rang et l'importance
d'hommes de talent. Les uns, Jouvenet, Mignard ou Doyen par
exemple, se sont montrés praticiens habiles en promenant sur les
murs des églises ou sur la toile leur pinceau tantôt robuste, tantôt
brillant. D'autres, et le grand Poussin lui-même est un de ceux-là,
ont envisagé avant tout dans les scènes bibliques le côté historique
et humain. Interprété, il est vrai, avec une puissance de raison et
une sagacité singulières, le fait est devenu sous leur main l'objet
et la fin du travail, au lieu d'en être seulement le principe et de
LA PEINTURE RELIGIEUSE EN FRANCE. 865
ne se révéler aux yeux que pour inspirer à l'âme le désir et le
pressentiment de l'infini. On dirait que le génie même de l'art fran-
çais, si soigneux de la vraisemblance en toutes choses, si naturelle-
ment exact et méthodique, ne lui permet de s'aventurer dans les
sphères idéales qu'à la condition d'y transporter ses habitudes de
prudence extrême et de spéculation positive. Seul, Eustache Le-
sueur a laissé dans ses compositions religieuses une part principale
à r élément surnaturel, aux élans, à f expression passionnée de la
foi; mais, si glorieuse que soit l'exception, le peintre de la Descente
de Croix et de la Vision de saint Benoit n'en demeure pas moins,
sous certains rapports, comme dépaysé dans notre école, où les
maîtres ont plutôt coutume de persuader l'esprit que de séduire
l'imagination ou d'attendrir le cœur.
Si l'on remonte dans l'histoire de l'art national au-delà du
xv!!*" siècle, on surprendra difficilement chez les peintres du moyen
âge et de la renaissance des aspirations plus mystiques, des inten-
tions moins formellement définies. Sans parler de certains monu-
mens antérieurs au règne de saint Louis, — les fresques de Saint-
Savin, près Poitiers, par exemple, et quelques autres fragmens de
peintures miirales où l'on démêlerait peut-être sous l'imitation du
style byzantin une sorte de tendance à la véracité pittoresque, —
on peut citer comme des spécimens non équivoques de la manière
française les travaux des peintres verriers et des miniaturistes à
partir du xiii^ siècle. N'exagérons rien toutefois. Le xiii' siècle, on
le sait, fut pour l'architecture et la sculpture en France un siècle
béni, une époque toute de création et de progrès. Dans ce grand
mouvement de* l'art auquel nous devons, entre tant d'autres chefs-
d'œuvre, les cathédrales de Reims, d'Amiens, et les figures qui
ornent les portails de la cathédrale de Chartres, le rôle de la pein-
ture est demeuré moins éclatant. Le temps, il est vrai, a effacé sur
les murs des édifices les vastes compositions qu'y avait tracées le
pinceau, et, pour deviner quelque chose de ce que pouvaient être
ces décorations monumentales, il nous faut recourir à des textes
arides, aux indications succinctes .ou incertaines que nous ont lais-
sées de loin en loin les historiens. Là même néanmoins où les docu-
mens ont survécu, là où les termes de comparaison subsistent entre
les œuvres de la peinture et les œuvres de l'architecture et de la
statuaire, celles-ci gardent une supériorité qui atteste que les déve-
loppemens de la peinture au moyen âge ont été en France relative-
ment peu rapides. A Dieu ne plaise par conséquent qu'aux puissans
artistes qui édifiaient ou dont le ciseau enrichissait les églises du
xm* siècle nous assimilions des talens à tous égards plus modestes,
— les enlumineurs des psautiers et les imagiers des verrières ! Ce
TOME XXIV. 55
866 BEVUE DES DEUX MONDES.
que nous voulons dire seulement, c'est que, dès cette époque et dans
cet ordre de travaux, les premiers symptômes se manifestent de ce
goût pour le naturel et pour l'expression exacte qui caractérisera
plus tard la manière française dans la représentation des sujets re-
ligieux comme ailleurs. Ici sans doute la forme est encore bien in-
correcte, l'intention pittoresque trop souvent même incomplète
ou erronée : cette incorrection toutefois n'accuse rien de plus que
l'inexpérience technique, cette insuffisance de l'exécution ne résulte
pas du mysticisme de la pensée. Que l'on examine les vitraux ^ui
décorent les cathédrales de Chartres, du Mans, de Sens et de
Bourges, ou Y histoire légendaire de Joseph représentée sur une
des fenêtres de la cathédrale de Rouen : pourra-t-on constater là,
aussi aisément que dans les œuvres du même genre produites de
l'autre côté du Rhin ou des Alpes, un invariable respect pour cer-
taines formules hiératiques, une volonté traditionnelle d'employer
le symbole comme moyen d'expression principal? N'y reconnaîtra-
t-on pas plutôt le désir d'emprunter autant que possible à la réalité
des inspirations et des modèles ? Nous ne voudrions pas trop insister
sur une question qui intéresse l'archéologie aussi directement au
moins que l'art proprement dit. Il nous sera permis cependant de
faire remarquer dans les monumens que nous avons cités, et dans la
plupart de* ceux qui appartiennent à la même époque, cette coutume
toute naturaliste d'associer aux images des personnages sacrés les
portraits des rois ou des seigneurs contemporains, et jusqu'à des
scènes familières tirées de la vie des artisans. Enfin, suivant Emeric
David, les peintres français n'ont-ils pas essayé les premiers de
figurer le Créateur sous une apparence humaine ? Tentative regret-
table, il faut le dire, puisqu'elle n'aboutit qu'à rapetisser la toute-
puissance divine à notre taille et l'idée de l'infini aux proportions
d'un fait, mais tentative conforme à ce besoin, signalé tout à l'heure,
de revêtir de vraisemblance même ce qui est de soi nécessairement
abstrait.
La peinture sur verre, traitée en France au moyen âge avec une
science du procédé plus sûre que dans les autres pays, n'a donc,
sous le rapport religieux, qu'une signification un peu étroite, ou,
si l'on veut, trop habituellement pittoresque. Même observation, et
peut-être mieux fondée encore, à propos des miniatures, d'ailleurs
si dignes d'étude, qui ornent les livres de chœur et les missels. A
coup sûr, on ne courra pas le risque de se méprendre en admirant
tantôt la fermeté, tantôt la délicatesse de dessin et de coloris, qu'at-
testent tant de précieux morceaux, depuis le Psautier de saint Louis
jusqu'aux Heures d'Anne de Bretagne: inestimable série de petits
chefs-d'œuvre où l'on peut suivre pendant trois siècles les progrès
LA PEINTURE RELIGIEUSE EN FRANCE. 867
accomplis par ces maîtres français dont Dante lui-même avait, dès
le début, proclamé l'excellence dans la pratique de « l'enlumi-
nure. )) Des compositions comme celles qui décorent les manuscrits
conservés dans nos collections publiques, des peintres comme Jean
Fouquet, suffiraient pour honorer l'art national durant la période
antérieure au mouvement de la renaissance, et pour prouver, con-
trairement à l'opinion reçue, que notre école était depuis long-
temps constituée lorsque les artistes italiens appelés par Fran-
çois I" vinrent s'installer à Fontainebleau. Toutefois, s'il n'y a que
justice à louer chez nos anciens miniaturistes un goût sobre jusque
dans la fantaisie, une singulière intelligence du vrai, il ne serait
ni aussi opportun ni aussi juste d'attribuer à leurs talens une portée
religieuse fort grande. Rien de plus agréable sans doute que ces
ingénieux ouvrages, rien de mieux fait pour intéresser le regard et
l'esprit : suit-il de là qu'ils doivent nous toucher plus à fond, et
sans invoquer les grands exemples, sans mesurer la distance qui
sépare des trecentisti florentins et de leurs disciples les miniatu-
ristes français du moyen âge, ne peut-on dire que ceux-ci n'ont
su ou voulu donner aux sujets sacrés qu'un charme de surface et
des dehors strictement expressifs dans le sens de la réalité ?
Vers la fm du xv^ siècle et au commencement du xvi% des entre-
prises plus hardies viennent, sinon activer les progrès de l'art reli-
gieux en France, au moins en élargir le champ, et, dans une certaine
mesure, en modifier les formes. Les murs des églises, sur lesquels
on s'était contenté jusqu'alors de tracer des ornemens, ou tout au
plus d'aligner quelques figures, se couvrent de peintures à fresque
ou de tableaux représentant des scènes compliquées. Le nombre
et l'ordonnance des groupes, la variété des attitudes témoignent,
chez les auteurs des œuvres nouvelles, d'une véritable science de
la composition. Déjà même le talent spécial des artistes français
pour la peinture de paysage s'annonce dans plusieurs de ces pro-
ductions, et les précieux morceaux que possède la cathédrale
d'Amiens sont à cet égard une promesse remarquable des perfec-
tionnemens qui vont suivre. Puis, à l'exemple des autres pays de
l'Europe, la France voit se multiplier dans les églises, et jusque
dans les palais, ces pieuses allégories sur la mort , ces danses ma-
cabres^ dont quelques monumens nous permettent d'apprécier les
intentions religieuses et le style. Une de ces peintures, aujourd'hui
détruite, mais que le pinceau d'un copiste contemporain nous a
transmise dans une suite de gouaches conservées à la Bibliothèque
impériale, ornait, au temps de Louis XII, la cour du château de
Blois ; une autre, non moins importante, se développe sur les murs
de l'église abbatiale de la Chaise-Dieu en Auvergne, et peut être
868 REVUE DES DEUX MONDES.
proposée comme un exemple des tendances et des doctrines de
notre" école durant la période qui clôt le moyen âge. Ici , plus clai-
rement encore que dans les travaux précédens, l'esprit d'arrange-
ment et l'habileté raisonnée prévalent sur l'énergie du sentiment;
l'expression se formule moins austère que jamais. Quelque avertis-
sement sinistre que contienne au fond la scène, une sorte de grâce
recherchée, de délicate harmonie linéaire, donne à cette procession
de victimes une signification bien difierente de la moralité poignante
qui ressort , au Gampo-Santo de Pise, de la terrible fresque peinte
par Orgagna. Dans la fresque française, les figures mêmes qui
représentent la mort ont quelque chose de réguher^ de paisible.
Tantôt adroitement drapées par le peintre pour combler les vides
de la composition, tantôt nues et discrètement décharnées comme
pour faire pressentir le squelette sans en dévoiler la hideur, elles
semblent ne s'emparer de leur proie qu'afin de balancer des lignes
et de former des groupes se déduisant logiquement les uns des au-
tres. Le sujet, si l'on veut, est bien rendu en ce sens qu'aucune
intention malséante, aucun épisode déplacé ne contrarie ouverte-
ment l'impression qu'il s'agissait de produire; mais cette impres-
sion aurait pu être plus profonde, et la leçon morale plus élo-
quente, si, au lieu de s'en tenir aux combinaisons ingénieuses,
l'artiste avait su éprouver et traduire une forte émotion person-
nelle. IS' accusons pas, au surplus, trop sévèrement les défaillances
du sentiment religieux dans les œuvres appartenant à l'époque qui
précède immédiatement la phase dite de la renaissance. Encore
quelques années, et ce sentiment, qui n'était d'abord qu'insuffi-
sant, s'amoindrira jusqu'à l'effacement complet. L'imitation du style
antique compliquée des exemples de l'art italien pourra, dans le
champ de l'imagination pure, amener une révolution heureuse et
susciter de brillans talens. Plus d'un chef-d'œuvre naîtra sous la
main des architectes et des sculpteurs, plus d'un précurseur annon-
cera la venue prochaine de Philibert Delorme et de Jean Goujon ;
mais dans le domaine de la peinture, de la peinture religieuse du
moins, les efforts pour s'assimiler la manière italienne se résou-
dront dès le principe en progrès tout extérieur, et bientôt en faux-
semblant de puissance. De plus en plus infidèle à ses origines, à
ses traditions, à son génie, l'école française arrivera, vers la fin du
XVI' siècle, à ne plus attacher de prix qu'à des contrefaçons stériles,
à des formes fastueusement vides de pensée.
Le Jugement dernier de Jean Gousin au musée du Louvre et les
peintures de Martin Fréminet dans la chapelle du palais de Fontaine-
bleau marquent les deux termes de cette période. Dans le tableau
du maître sénonais, l'imitation encore réservée de la méthode ita-
LA PEINTURE RELIGIEUSE EN FRANCE. ' 869
lienne n'est qu'une sorte de vêtement transparent sous lequel l'art
français laisse assez aisément deviner sa physionomie et ses allures
accoutumées. Bien qu'un peu sacrifiée parfois à la recherche systé-
matique, la sincérité pittoresque ne fait pas défaut, l'indépendance
de la pensée et du style n'est qu'à demi compromise. Si cette image
du Jugement dernier ne réussit pas à pénétrer l'âme du spectateur
de la terreur pieuse que comportait un pareil sujet, par la majesté
de l'ordonnance et la justesse des intentions partielles elle est digne
de l'école française, digne du noble artiste qui manifeste ailleurs
avec tant d'éclat son profond savoir et son goût. Les peintures
décoratives de Fréminet à Fontainebleau pèchent au contraire par
une affectation avouée dans l'expression générale aussi bien que
dans les détails. Ici la préoccupation de la grandeur n'aboutit qu'à
l'emphase, la science dégénère en pédantisme, la soumission aux
exemples florentins en parti-pris d'imitation servile. Nul respect de
la vraisemblance, nul souci même des convenances imposées par le
sujet. Les scènes et les personnages bibliques servent invariable-
ment de prétexte à des attitudes tourmentées, à je ne sais quel
étalage de lignes impétueuses et d'accidens anatomiques, si bien
qu'au sortir de cette manie du grandiose et de ces jactances, la
molle facilité de Simon Youet apparaît presque comme un dédom-
magement et comme un bienfait.
On ne saurait cependant attribuer, tant s'en faut, une grande
force d'expansion religieuse aux tableaux peints par Youet, ni en
général aux œuvres produites par l'école française dans tout le
cours du xvii^ siècle. Les maîtres même les plus éminens de l'é-
poque n'ont sur ce point, on l'a vu, qu'une puissance assez limitée.
Sans doute chez Poussin le cœur est aussi grand que l'esprit; mais
ce cœur, ouvert aux méditations profondes, est plus malaisément
accessible aux inspirations spontanées, aux suggestions du senti-
ment. Examinez les tableaux sur des sujets sacrés qu'a laissés l'aus-
tère contemporain, on dirait presque le frère par le génie de Des-
cartes et de Corneille : vous admirerez partout la vigueur et la fierté
de la pensée, l'incomparable fermeté du style; vous n'y surpren-
drez presque jamais la trace d'une émotion tendre, d'un entraî-
nement involontaire, le souvenir d'une vision surnaturelle. Est-il
jamais arrivé à Poussin par exemple de rêver et de peindre une
figure d'ange, une tête de Christ exprimant quelque chose de plus
que l'inteKigence ou la majesté humaine? Non, le peintre du Ra-
vissement de saint Paul et des Sept sacremens, des Aveugles de
Jéricho et de la Femme adultère, est un moraliste qui spécule sur
les faits et qui nous les explique plus encore qu'un poète qui nous
transporte avec lui dans les régions de l'idéal. Poussin exerce dans
870 • REVUE DES DEUX MONDES.
l'art une autorité sans réplique; il y représente la raison souveraine,
il est de tous les peintres français le plus profondément sagace, le
plus sensé, le plus savant. Comparé aux maîtres de Florence et de
Rome, il manque, si l'on ose ainsi parler, d'initiative, et semble te-
nir pour suffisant, là où d'autres nous dévoilent le beau, de- nous
faire reconnaître et comprendre le vrai.
Au génie analytique de Poussin opposer l'inspiration naïve, le
candide génie de Lesueur, ce serait caractériser par le contraste la
physionomie personnelle de deux grands artistes; ce ne serait pas
résumer en deux types les tendances rivales et les évolutions suc-
cessives de notre école. Si Poussin est l'expression la plus haute des
habitudes d'esprit communes à la majorité des peintres français,
Lesueur, il faut le redire, apparaît dans l'histoire de l'art national
comme un phénomène isolé, comme un maître qui n'a pas eu de
devanciers et qui n'aura pas de successeurs. Après lui en eff'et, où
retrouver parmi les œuvres de la peinture religieuse cette simplicité
touchante, cette pureté de sentiment dont il savait empreindre
jusqu'aux scènes mythologiques, jusqu'aux sujets les moins favo-
rables en apparence au développement de pareilles qualités? Rien
ne se poursuit du progrès commencé, rien ne vient convertir en
tradition cette chaste manière, tandis que les doctrines formulées
par le peintre des Sept sacremens continuent, non sans se modifier
il est vrai, d'inspirer et de régir les entreprises du pinceau jusqu'à
la fin du xvii^ siècle. A travers l'ampleur conventionnelle et la
pompe souvent oiseuse du style, le souvenir et l'imitation de Poussin
demeurent sensibles dans les tableaux appartenant à l'époque de
Louis XIV. La Peste d'Egine peinte par Mignard, la Famille de
Darius et les autres toiles historiques qu'a signées Lebrun prou-
vent assez que les maîtres eux-mêmes tenaient à honneur de se
montrer en quelque façon les disciples d'une méthode acceptée plus
docilement encore par les artistes secondaires. En revanche, là où
il s'agit de traduire non plus l'histoire, mais l'Évangile, l'influence
et les mâles exemples de Poussin ne suffisent pas pour préserver
l'école de l'abus des commentaires, de la recherche et du faux goût.
Les peintres de sujets sacrés ne manquent pas en un certain sens
d'éloquence, mais cette éloquence procède surtout de la rhétorique.
Elle peut, par l'abondance étudiée et le nombre, rappeler la ma-
nière de Fléchier : elle n'a rien de commun à coup sûr ni avec le
langage sévère de Bourdaloue, ni avec la parole émue et persuasive
de Fénelon. Ce serait presque un blasphème que de prononcer en
pareil cas le nom de Bossuet.
On a donc le droit de reprocher à la plupart des peintures reli-
gieuses du XVII* siècle leur caractère déclamatoire. Depuis la cou-
LA PEINTURE RELIGIEUSE EN FRANCE. 871
pôle du Val-de-Grâce jusqu'aux voûtes de la chapelle de Versailles,
depuis le Christ aux Anges de Lebrun jusqu'aux tableaux de Bou-
logne et de Goypel, bien des témoignages subsistent qui nous dispen-
seront d'insister. Contraste singulier toutefois : cette époque par
excellence du luxe et de la faconde pittoresques nous a légué une
toile tout empreinte d'onction et de simplicité, un véritable chef-
d'œuvre d'expression pieuse, — V Ex-voto peint par Philippe de
Champagne en souvenir de la guérison miraculeuse de sa fille :
morceau bien supérieur non-seulement aux productions contempo-
raines, mais même aux autres travaux du peintre, et le seul dans
l'école française qu'il soit permis de rapprocher des tableaux de
Lesueur.
Lesueur pendant tout le cours de sa vie , Philippe de Champagne
à un certain jour de la sienne, tels sont les représentans les plus
purs de la peinture religieuse en France au xvii^ siècle. Dans le
siècle suivant, quels noms citer? quelle œuvre choisir entre tant
d'œuvres fardées qui, même de loin, se ressente des inspirations de
la foi? Où recueilir je ne dirai pas une preuve, mais un indice de
quelque pensée élevée, de quelque intention sérieuse? L'école de
cette époque compte aujourd'hui de nombreux défenseurs : avocats
souvent imprudens qui, à force de se passionner pour la cause qu'ils
soutiennent, oublient même de faire la part des torts de leurs cliens,
et transforment volontiers en actes méritoires des faiblesses tout au
plus excusables. Nous doutons cependant que les plus ardens apolo-
gistes de l'art français au temps de la régence et sous Louis XV
poussent l'indulgence ou le courage jusqu'à en justifier les imper-
tinences là où il se fait l'interprète des livres sacrés. Si, après une
période de dédain excessif, il y avait justice dans une certaine
mesure à réhabiliter de nos jours les pastorales de Watteau et
même à la rigueur les bergeries de Boucher , ce serait commettre
une profanation peut-être, et certainement se donner un ridicule,
que de prendre au sérieux les Apôtres et la Nativité de l'un, ou la
Sainte Famille de l'autre.
Sans répudier au fond ces traditions vicieuses en honneur depuis
le commencement du siècle , la peinture religieuse , vers la fin du
règne de Louis XV et sous le règne de Louis XVI , eut quelquefois
un caractère moins ouvertement futile et des formes moins dépra-
vées. On sait l'extrême habileté de Doyen et les velléités de réforme
qui valurent un moment à Vien la réputation d'un chef d'école. Le
Miracle de la peste des Ardens , peint par le premier pour l'église
Saint-Roch à Paris, la Prédication de saint Denis, peinte par le se-
cond en pendant au tableau de Doyen, sont deux toiles d'autant plus
recommandables qu'elles ressemblent moins aux œuvres contem-
872 REVUE DES DEUX MONDES.
poraines. 11 n y a rien là toutefois qui présage un retour fort sérieux
aux principes mêmes de l'art chrétien. Malgré la sobriété relative
de la manière, la Peste des Ardefis n'est pas exempte encore d'une
certaine ostentation de facilité, d'un certain fracas pittoresque; le
Saint Denis au contraire est d'une expression générale assez fade
à force de simplicité dans l'ordonnance et de timidité dans le style.
Est -il besoin de rappeler le discrédit et bientôt l'anéantissement
absolu où tomba Fart religieux en France au temps de la révolution?
En 1789, Regnault pouvait encore peindre et exposer au salon la
Descente de croix que possède aujourd'hui le musée du Louvre; six
ans plus tard, il se réfugiait dans la peinture des sujets anacréon-
tiques, ou il décorait une scène allégorique de ce titre de circon-
stance : La liberté ou la mort. Quant à David, après avoir dans sa
jeunesse sacrifié aux vieux préjugés en peignant son Saint Boch,
il en était venu, on ne le sait que trop, à ne plus honorer d'autres
saints que les apôtres de la terreur, d'autres martyrs que Michel
Lepelletier et Marat.
Lorsque le xix^ siècle s'ouvrit, l'art chrétien, supprimé quelque
temps en France par mesure de sûreté générale , avait recouvré le
droit de se produire. La peinture et la sculpture pouvaient, sans
compromettre personne, repeupler les églises dévastées par des
mains aussi niaises que sacrilèges. Malheureusement l'attention des
artistes et du public était ailleurs. Si l'esprit d'impiété systématique
n'avait pas survécu au régime terroriste, en matière d'esthétique
le radicalisme païen prêché depuis quelques années n'avait perdu
aucun de ses docteurs ni de ses sectaires. Le culte à outrance de
l'antiquité, le respect obstiné de certaines formules hors desquelles
il n'y avait plus en apparence de chance de salut pour le talent,
tout faisait obstacle à des entreprises où l'imitation de la statuaire
grecque fut devenue un contre-sens, et que personne n'eût cepen-
dant osé tenter en s' aidant d'autres leçons et des souvenirs d'un
autre style. Le plus sûr en pareil cas était de s'abstenir : aussi l'é-
cole que régentait David n' essaya- t-elle même pas d'appliquer à la
peinture religieuse ses théories, pratiquées partout ailleurs avec
une inébranlable constance. En regard des savans ouvrages inspi-
rés au temps du consulat et de l'empire par la mythologie, l'his-
toire ancienne ou les événemens contemporains, on citerait difficile-
ment un tableau de quelque mérite sur un thème sacré. Ce n'est
que plus tard, à partir des premières années de la restauration,
que le goût commence à se reprendre aux scènes de l'Ecriture
sainte. Encore ce mouvement de réaction s'opère -t- il avec une
réserve telle que la différence consiste dans le choix des sujets bien
plutôt que dans le fond des principes et de la méthode. Les meilleurs
LA. PEINTURE RELIGIEUSE EN FRANCE. 873
tableaux appartenant à cette époque, — le Martyre de saint Cyr et
de sainte Juliette^ que M. Heim exposait au salon de 1819, ou le
Lévite d'Ephraîm^ peint par M. Couder en 1817, — ne laissent pas
de se ressentir des habitudes générales de l'école, et se recomman-
dent moins par le caractère pathétique des intentions que par la
noblesse et la fermeté du style. N'importe : une voie relativement
nouvelle venait de s'ouvrir. Il était désormais permis aux peintres
de chercher et de rencontrer le succès ailleurs que dans le champ
de l'histoire profane. Vienne maintenant un talent inspiré ou quelque
vaste entreprise renouvelée des beaux siècles, et la renaissance de
l'art religieux aura achevé de s'accomplir.
Ce maître et cette occasion décisive, on crut d'abord les avoir
trouvés lorsque Gros fut chargé de peindre la coupole du Panthéon,
redevenu l'église de Sainte-Geneviève. On se rappelle le bruyant
succès qui accueillit un travail remarquable à bien des égards, mais
qu'il eût été plus juste d'accepter à titre d'essai de peinture monu-
mentale que de louer comme un spécimen achevé de la peinture reli-
gieuse. En décorant la coupole de Sainte-Geneviève, l'illustre peintre
de la Peste de Jaffa et de la Bataille d'Aboiikir avait prouvé une
fois de plus l'aisance et la verve de son pinceau. Il s'était en outre
€flbrcé, dans une certaine mesure, de modifier sa manière et de
subordonner ses inclinations naturelles aux conditions toutes spé-
ciales de la tâche. Néanmoins Gros n'avait pu ni se transformer si
complètement, ni répudier si bien les traditions de l'école d'où il
était sorti, que l'élément purement héroïque ne prédominât dans son
œuvre sur l'inspiration pieuse. D'autres essais de peinture murale,
signés, il est vrai, de noms moins célèbres, attestaient non moins
clairement la permanence des doctrines académiques , et là même
où l'on prétendait le plus sincèrement s'en affranchir, on ne faisait
qu'en varier quelque peu l'expression matérielle et les formes. Les
procédés de la fresque, abandonnés depuis plus d'un siècle, étaient
remis en honneur et employés non sans habileté dans la décoration
de l'église Saint-Sulpice. Ce fait attestait un progrès sans doute,
mais un progrès qui ne dépassait pas les limites de la pratique et
du perfectionnement extérieur. Un coloris moins lourd, un dessin
moins pénible, une sobriété dans l'effet imposée d'ailleurs par le
moyen lui-même donnaient à quelques-unes de ces peintures une
apparence assez nouvelle. Toiftefois les plus remarquables d'entre
elles différaient peu, quant au fond, des tableaux d'histoire accou-
tumés; elles n'exprimaient encore qu'une sorte de compromis entre
l'esthétique consacrée par David et des aspirations moins strictement
limitées.
Cependant un artiste issu de la même école, mais qu'un long
874 BEVUE DES DEUX MONDES.
séjour en Italie et la vigueur de ses instincts avaient isolé de l'in-
fluence académique, M. Ingres, ne craignait pas, en abordant un
sujet sacré, de demander ouvertement conseil aux maîtres du
XVI' siècle et de représenter la Vierge, l'enfant Jésus et les anges,
sous des formes qui n'étaient plus celles des dieux de la fable et
des génies antiques. Le Vœu de Louis XIII nous apparaît aujour-
d'hui comme une œuvre majestueuse, comme une page de haut
style, digne du sujet et du maître qui l'a traité. Au salon de 182Zi,
ce tableau pouvait sembler une protestation presque téméraire, et
les regards de la foule, habitués depuis longtemps aux contrefaçons
de la statuaire grecque ou romaine, crurent reconnaître d'abord un
acte de bizarrerie et de caprice dans ce qui n'était en réalité qu'un
retour judicieux à l'art de Raphaël. On admira néanmoins la toile de
M. Ingres. Le moment était favorable d'ailleurs à tout mouvement
de réaction. Si dissemblables que fussent la poétique du peintre de
Louis XIII et les doctrines que l'école romantique cherchait alors
à faire prévaloir, les artistes applaudirent sans hésiter au succès
d'un ouvrage qui avait, entre autres mérites, celui de démentir une
méthode surannée et pour ainsi dire d'intimider l'ennemi commun.
A partir de cette époque en effet, F esprit de convention et de rou-
tine perdit le privilège de se produire impunément. Il y eut certes,
dans un autre sens, plus d'une tentative mauvaise, plus d'une injure
au goût, plus d'un défi même à la raison; mais l'opinion a fait jus-
tice aujourd'hui de ces entraînemens révolutionnaires aussi bien
que des abus amenés par le régime précédent. Sans exagérer les
bienfaits du mouvement opéré dans notre école vers la fm de la
restauration, on peut dire que ce mouvement a réussi du moins à
développer en nous le sens critique," à nous donner une notion plus
saine de l'art et de ses conditions variées. Pour ne parler que de la
peinture religieuse, nous avons compris et nous n'oublierons plus
qu'elle a ses lois nécessaires, ses traditions, ses formes propres. Nous
savons que si elle procède avant tout du sentiment, elle résulte aussi
du respect pour les exemples du passé, pour certains types consa-
crés par le génie des maîtres ou par la vénéi-ation des peuples. Le
moyen de peindre une figure de la Vierge sans se souvenir des ma-
dones de Raphaël? Gomment donner aux hôtes du paradis une ap-
parence contraire à ce que le pinceau de Fra Angelico nous a appris
des bienheureux et des anges? Le point difficile en pareil cas est de
se préserver aussi bien de l'imitation servile que de l'indépendance
excessive. Cette juste mesure entre l'expression prévue et l'innova-
tion formelle, entre les caractères traditionnels du style et les révé-
lations de l'instinct, M. Hippolyte Flandrin a su la garder dans ses
ouvrages avec un tact supérieur et une rare sûreté de goût. Ache-
LA PEINTURE RELIGIEUSE EN FRANCE. 875
vons toutefois de résumer les efforts tentés par les prédécesseurs du
peintre et de rappeler comment s'est préparée en France cette ré-
forme de l'art religieux que M. Flandrin poursuit aujourd'hui, et
qu'il représente avec plus d'autorité que personne.
Lorsque M. Ingres opposait, il y a près de quarante ans, aux insuf^
fisantes peintures religieuses de l'époque un tableau où il faisait
revivre les souvenirs de l'art ancien, peut-être n'entendait-il ni en-
courager par là des tentatives plus radicales, ni proposer d'autres
modèles que ceux qu'il avait déjà lui-même préférés. Pour trouver des
sources d'inspiration, le peintre du Vœu de Louis XIII n'avait pas
voulu remonter au-delà du xvi* siècle, c'est-à-dire au-delà du jour
où l'art italien se manifeste dans son développement suprême, dans
la plénitude de ses progrès. D'autres artistes crurent ne pas devoir
s'arrêter à cette limite. La voie venait d'être ouverte aux révisions
et aux recherches ; on s'achemina de l'étude des œuvres apparte-
nant à la seconde renaissance italienne jusqu'aux travaux primitifs,
jusqu'au point de départ de l'art lui-même. Pour la première fois
en France, les maîtres du xiv* siècle furent pieusement consultés.
Les fresques du Gampo-Santo de Pise et du couvent de Saint-Fran-
çois à Assise, que l'on n'avait guère estimées jusqu'alors qu'à titre
de curiosités historiques, devinrent tout à coup les types par excel-
lence du style religieux.
Rien de plus légitime assurément que cette admiration tardive
pour le sentiment robuste et la manière sévère des trecentisti floren-
tins; rien de plus opportun, à un moment de rénovation, que cette
ardeur à étudier l'expression originelle des idées que' l'on prétend
faire prévaloir. De même que Giotto et les siens avaient trouvé
dans l'art byzantin des élémens pour l'art du moyen âge, de même
celui-ci deva-it servir à l'art moderne de principe et d'exemple. Quoi
de plus naturel en effet pour reconstituer de nos jours la peinture
religieuse que d'interroger ceux qui en ont autrefois fixé les règles
et déterminé les premiers progrès? Le danger était seulement qu'en
étudiant avec trop d'abnégation ces maîtres si longtemps méconnus,
on oubliât de distinguer entre leurs qualités et leurs faibleses,
entre les calculs de leur pensée et les fautes involontaires de leur
main. On pouvait en un mot s'exagérer l'infaillibilité des modèles
et la mesure de la docilité imposée aux disciples. Quelques-uns de
ceux-ci ne surent pas ou ne voulurent pas se soumettre à demi.
Entraînés par leur zèle plus loin que de raison, ils ne craignirent pas
d'ériger en système l'imitation absolue des formules pittoresques
employées il y a cinq siècles, sans excepter même certaines erreurs
matérielles dans les proportions et dans la perspective : erreurs par-
donnables là où elles avaient été commises ingénument, mais qui
876 REVUE DES DEUX MONDES.
devenaient inexcusables lorsqu'on les reproduisait de parti-pris.
Bien plus : aux yeux de certains fanatiques de la naïveté, les monu-
mens où ces imperfections sont déjà plus rares perdirent, en raison
de ce progrès même, une partie de leur autorité. Il se rencontra des
réformateurs assez convaincus pour se cantonner, à l'exclusion de
tout le reste, dans le dogme et dans l'époque précise que personnifie
Cimabue; nous en avons connu qui ne marchandaient pas à l'aus-
tère Giotto lui-même le reproche de complaisance excessive pour
les agrémens du style, d'inclination à la manière et de faux goût.
Le moment où l'art byzantin se modifie quelque peu en Italie et,
pour ainsi dire, s'y humanise, voilà, en matière de peinture reli-
gieuse, l'âge d'or qu'il s'agissait de remettre en honneur. La ma-
done de Santa-Maria-Novella, — ce tableau promené dans les rues
de Florence aux acclamations des contemporains de Dante, — tel
était le résumé des devoirs imposés de nos jours encore au pin-
ceau, le terme exact des concessions à la réalité et des moyens
d'expression permis.
Est-il besoin d'insister sur les principes erronés d'une doctrine
qui n'allait pas à moins qu'à réduire la fonction de l'art en Europe
à une sorte de fétichisme, à l'immobilité farouche de l'art égyptien
ou chinois? Ainsi compris, le respect de la tradition, loin de vivi-
fier le présent, ne sert qu'à le frapper d'impuissance. Sous prétexte
de nous apprendre à préférer l'âme au corps, le fond à la forme, la
vérité intime à la beauté extérieure, on n'arriverait au contraire qu'à
chasser de l'art l'âme et la vérité. On ne ferait que substituer les for-
mules d'un mysticisme pédantesque au langage du sentiment, quel-
que chose de la mission scientifique des hiérophantes au rôle plus
simple et plus personnel des artistes. Que ceux-ci, comme on l'a dit
d'ailleurs un peu trop haut et un peu trop souvent, soient investis d'un
sacerdoce, je le veux bien : encore faut-il que ce sacerdoce s'exerce
dans ses justes limites, et qu'après tout ces apôtres du beau n'en dé-
sertent point la cause ou ne la compromettent par leurs sophismes.
Faut-il pour cela regarder comme une provocation inutile, comme un
accident sans conséquence dans l'histoire de notre école, le mouve-
ment qui entraînait les esprits, il y a vingt-cinq ans, vers l'imitation
à outrance du style italien primitif? Nous pensons tout le contraire.
Le temps a fait justice des visées prétentieuses et des exagérations
du début, mais F étude intelligente des modèles a survécu. Ln travail
de rénovation s'est accompli dans la peinture religieuse, dont nous
recueillons dès à présent les fruits, et qui engage, il faut l'espérer,
l'avenir. Au lieu de renier, comme le voulaient d'abord quelques
esprits, les œuvres des quatre derniers siècles, au lieu de se ren-
fermer, à l'exemple des artistes allemands, dans l'érudition pure et
LA PEINTURE RELIGIEUSE EN FRANCE. 877
dans l'archaïsme, les peintres" français ont compris qu'on pouvait
concilier l'invention personnelle avec la tradition, le respect des ori-
gines de l'art avec le souvenir de ses progrès, et l'expression de la
foi avec la correction de la forme. Ce sont ces tendances sagement
éclectiques, c'est ce mélange de stricte orthodoxie et d'équité pitto-
resque qu'attestent les travaux d'Orsel, de MM. Périn, Roger, et de
plusieurs autres artistes qui, depuis 1830, ont eu le double mérite
de restaurer en France la peinture religieuse et de remettre en hon-
neur la peinture monumentale. Le talent de M. Flandrin procède de
principes analogues, mais il se distingue entre tous, il s'isole de
ceux qui l'ont précédé dans la même carrière, par la noblesse sans
contrainte et la grâce sans recherche de ses allures, par une phy-
sionomie à la fois savante et naturelle qui commande le respect aussi
sûrement qu'elle attire la sympathie.
La première composition sur un sujet religieux où se révèlent les
qualités que M. Flandrin allait développer ensuite dans une série
cT ouvrages de plus en plus importans, est le Saint Clair guérissant
les Aveugles^ que possède aujourd'hui la cathédrale de Nantes, et
qui fut exposé au salon de 1837. Ce tableau doit donc être consi-
déré comme le début de l'artiste dans un ordre de travaux auquel
il s'est depuis lors exclusivement consacré, sauf les cas où son ha-
bileté reconnue comme peintre de portrait lui a imposé le devoir de
suppléer en quelque façon M. Ingres, et de maintenir après lui les
belles traditions d'un art où notre école a de tout temps excellé.
Cependant, avant de peindre le Saint Clair ^ M. Flandrin s'était si-
gnalé déjà par quelques essais remarquables, et, contrairement à
la coutume, il n'était encore que nouveau-venu parmi les pension-
naires de l'Académie de France à Rome, qu'il n'avait plus à attendre
un commencement de réputation à Paris. Lorsque, dès la troisième
année de son séjour à la villa Médicis , il envoyait au salon son ta-
bleau de Dante offrant des consolations aux âmes des envieux et
une étude de berger^ ou même lorsqu'il remportait le prix en 1832
à l'École des Reaux-Arts, il y avait quelque temps déjà que ce jeune
talent était pressenti par les artistes et par cette partie du public
que préoccupait l'issue de la lutte engagée dans le domaine des arts
et des lettres vers la fm de la restauration. On savait que M. Flan-
drin était l'élève préféré de M. Ingres, qu'aucun de ses condisciples
n'acceptait plus pieusement et ne mettait plus assidûment en pra-
tique les doctrines du maître. Rien que cette extrême docilité fût
plutôt une garantie actuelle de bonne éducation qu'une promesse
très significative des succès à venir, elle suffisait cependant pour
éveiller l'attention, pour encourager les espérances, même en de-
hors de l'atelier.
878 REVUE DES DEUX MONDES.
Un pareil fait ne saurait se reproduire aujourd'hui. Maintenant
qu'il n'y a plus, à proprement parler, d'école, maintenant que cha-
cun cherche sa route ou son sentier à ses risques et périls, et que
les jeunes peintres ne se soumettent quelque temps à une discipline
de hasard qu'à là condition de réserver au fond leur obéissance et
leur foi, personne ne songe à demander aux débutans d'où ils vien-
nent, ni quelle doctrine les a nourris. Encore moins s'informe-t-on
de ce qui se passe au moment même des études et dans l'atmosphère
où se préparent les talens. Il n'en allait pas ainsi au commencement
du siècle : le titre seul d'élève de David était alors une recomman-
dation dans le monde et presque un brevet de capacité. Quelques
années plus tard, l'atelier de Gros et celui de Guérin héritaient du
prestige attaché à l'école que dirigeait le peintre des Sabines. Enfm
lorsque M. Ingres eut rallié autour de lui des disciples assez dé-
voués pour lui obéir sans réserve, assez intelligens pour compren-
dre et pour pratiquer ses leçons, l'opinion ne tarda pas à s'émouvoir
des succès obtenus à huis clos par les adeptes du nouveau dogme.
L'atelier de M. Ingres représentait vers 1830 une sorte d'église schis-
matique au double point de vue des croyances classiques, comme on
disait alors, et de la foi contraire que le romantisme venait de pro-
clamer. Phidias et Raphaël, les deux saints du lieu, mais Phidias et
Raphaël étudiés en face, et sans les détours de l'esprit académique,
— la nature expliquée par ces maîtres souverains, mais avant tout
hardiment et ingénument sentie, — le dédain des recettes et le culte
des hautes traditions, la haine des réalités vulgaires et la passion
des vérités caractéristiques, — tels étaient les principes de l'ensei-
gnement de M. Ingres : enseignement dangereux aux yeux des apô-
tres de la vieille méthode, parce qu'il tendait à déconsidérer le style
conventionnel en usage, et, ajoutait-on, à installer la bizarrerie sous
prétexte de franchise ; principes aussi opposés pour le moins à l'é-
vangile romantique, qui faisait, comme on sait, assez bon marché
des élégances de la forme pour attribuer une importance principale
à l'élément dramatique et au coloris! La place à part que M. Ingres
avait conquise comme peintre en même temps novateur et défen-
seur des règles, il la gardait comme chef d'école, comme précep-
teur des jeunes artistes, qu'il fallait, à ce moment de crise, dés-
abuser de la routine et préserver des entraînemens. On conçoit dès
lors l'intérêt, ou tout au moins la curiosité, qu'excitaient au dehors
les rapports établis entre le maître et ses élèves; on s'explique le
commencement de notoriété qui récompensait parfois la docilité de
ceux-ci, en attendant que ces symptômes de talent et ces disposi-
tions bienveillantes se convertissent de part et d'autre en témoi-
gnages irrécusables.
LA. PEINTURE RELIGIEUSE EN FRANCE. 879
Pour M. Flandrin, nous l'avons dit, l'intervalle fut court entre
les années consacrées à l'étude et les premiers succès publics. Peu
d'artistes sont entrés aussi rapidement que lui en possession de la
célébrité : il n'en est pas qui, depuis l'époque des débuts, ait plus
obstinément persévéré dans la même voie, et mieux justifié par la
constance de ses efforts la sympathie permanente de la foule. Pour
ne parler que des anciens condisciples de M. Flandrin, quelques-
uns, et des plus favorablement accueillis d'abord, ont même sans
démériter rencontré parfois l'indifférence, sinon les rigueurs de
l'opinion. D'autres, après d'éclatantes promesses ou des gages sé-
rieux de fidélité, ont brusquement renié la foi de leur maître et
compromis ou faussé leur talent en prétendant l'affranchir : témoin
Ziégler, le peintre de Giotto enfant j tableau dont la composition
ingénieuse et la grâce facile permettaient d'espérer des œuvres
moins emphatiques que Y Hémicycle de V église de la Madeleine-^
témoin surtout Théodore Ghassériau, le plus richement doué peut-
être de tous les artistes appartenant à cette génération, mais que
devait bientôt tourmenter le rêve d'une conciliation impossible entre
les souvenirs de l'école d'où il était issu et l'imitation de la manière
de M. Delacroix. M. Flandrin n'a jamais connu ni ces alternatives
de succès et de revers, ni ces agitations, ni même le doute. Con-
vaincu de bonne heure, il ne s'est pas laissé ébranler un seul jour
dans sa croyance. Adopté tout d'abord par le public, il a vu sa ré-
putation grandir à chaque œuvre nouvelle, et les différens partis
qui divisent l'école contemporaine se réunir pour honorer en lui un
talent au-dessus de la discussion. Peut-être ces encouragemens
unanimes ont-ils achevé ce que les premières études et la volonté
personnelle avaient commencé de développer; peut-être convient-il
d'attribuer en partie à l'expérience d'une heureuse fortune ce ca-
ractère de sérénité, de facilité paisible, qui va s' affirmant de plus en
plus dans les travaux successifs de M. Flandrin, et qui, entre autres
qualités, recommande hautement son dernier ouvrage, les peintures
de la nef de Saint-Germain-des-Prés.
La forte discipline à laquelle M. Flandrin fut soumis dans sa jeu-
nesse, plus tard le concours bienveillant que l'opinion ne cessa de
lui prêter, voilà donc, à notre avis, deux faits dont il est juste de
tenir compte lorsqu'on apprécie ce talent, mais qui ne sauraient ni
en diminuer la valeur, ni en expliquer complètement les origines.
Même avant de recevoir les leçons de M. Ingres, le jeune artiste
avait déjà fait preuve, sinon d'habileté véritable, au moins d'instinct
pittoresque et de bon vouloir. Gomme il arrive d'ordinaire chez les
hommes qui doivent consacrer leur vie à la pratique des arts, la vo-
cation se déclara chez lui dès l'enfance, et, ce qui est plus digne de
880 REVUE DES DEUX MONDES.
remarque encore, en obéissant à cette vocation il suivait l'exemple
d'un frère aîné (1), de même qu'il précédait de bien peu dans la car-
rière un autre frère, M. Paul Flandrin, à qui il était réservé de mon-
trer dans la peinture de paysage des qualités analogues à celles
qu'il allait déployer lui-même dans la peinture d'histoire. Ce fut à
Lyon, où il était né en 1809, que M. Hippolyte Flandrin fit son pre-
mier apprentissage, en attendant le moment d'entreprendre à Pa-
ris des études plus sérieuses, et, si l'on veut, ses humanités. Il ne
nous appartient pas de scruter les secrets de cette période cachée
de la vie du peintre, de rechercher quelles épreuves furent impo-
sées à ce jeune courage, quelles luttes trop souvent inséparables
des premières ambitions du talent, quelles amertumes peut-être
payèrent ici la rançon de l'avenir et inquiétèrent au début une exis-
tence calme et bien favorisée depuis lors. Qu'il nous suffise de dire
que, soit nécessité, soit défiance de ses propres forces, celui qui
devait être bientôt un peintre religieux éminent se condamna d'a-
bord à dessiner sur pierre, pour le commerce de sa ville natale,
d'humbles vignettes, de petites scènes appartenant le plus habituel-
lement au genre où excellaient alors Charlet et M. Horace Vernet.
Sans doute, dans les lithographies où M. Flandrin représentait tant
bien que mal tantôt un chasseur à cheval effrayé par V éclat d'un
obus y tantôt V intérieur d'un bureau de souscription^ il est assez dif-
ficile de deviner le sentiment si élevé, la manière si pure qu'il ré-
vélera plus tard en traitant de tout autres sujets. On s'intéresse
toutefois à ces modestes essais, non-seulement parce qu'ils nous
renseignent à titre de documens biographiques, mais aussi parce
qu'ils laissent entrevoir sous les incorrections ou les gaucheries de
l'exécution une certaine naïveté intelligente, quelque chose de cette
inspiration candide qui, s' alliant plus tard à la science, s'enhar-
dira en quelque sorte et s'autorisera de celle-ci pour se manifester
d'autant mieux et mériter pleinement nos sympathies.
C'est le Saint Clair guérissant les aveugles^ exposé en 1837, qui
marque à la fois, on vient de le voir, l'époque des débuts de M. Flan-
drin dans la peinture religieuse et le moment où la réputation du
peintre, déjà préparée par quelques succès, s'étend et se confirme.
Un autre tableau, aujourd'hui à Lisieux, — Jésus-Christ et les petits
enfans, — vint peu après ajouter un titre nouveau et plus sérieux
encore à ceux que M. Flandrin avait su acquérir pendant les années
de son séjour à Rome. Le Saint Clair témoignait d'une rare délica-
tesse de sentiment et de style; mais une sorte d'exiguïté dans l'or-
(1) M. Auguste Flandrin, mort en 1844, après avoir produit quelques tableaux com-
posés avec goût, entre autres Savonarole préchant dans l'église San-Miniato , à Flo-
rence, qui figura au salon de 1840.
LA PEINTURE RELIGIEUSE EN FRANCE. 881
donnance, de timidité dans l'expression, accusaient encore ici la
main d'un disciple et la discrétion exagérée d'un esprit qui, de peur
d'effaroucher ceux à qui il s'adresse, n'ose produire ses opinions
qu'en termes succincts et à demi-voix. Le Christ entouré des enfans
est une scène plus largement composée et traitée avec plus d'am-
pleur. On peut cependant reprocher à quelques parties du tableau,
surtout à la figure principale, une apparence un peu morne, une
physionomie presque effacée à force de restrictions et de prudence.
Ce qui manque aux deux toiles que nous venons de mentionner, ce
n'est assurément ni l'élévation de la pensée, ni la sévérité du goût,
ni au fond l'originalité des intentions : c'est, pour ainsi parler, l'ex-
térieur de cette originalité même, cette pointe d' immodération et
d'enthousiasme qui perce jusque dans les œuvres des maîtres les
plus habitués à se surveiller, et qui donne au style l'accent de la
verve et de la vie.
Quoi qu'il en soit, le parti de la résistance, que personnifiait
M. Ingres, venait de trouver dans M. Flandrin un très utile auxi-
liaire, et le parti du mouvement à outrance un adversaire d'autant
plus dangereux qu'il se gardait avec plus de soin des témérités et
des aventures. Restait à savoir si cette retenue extrême ne dégéné-
rerait pas à la longue en inertie, si cette attitude de disciple ne fini-
rait pas par immobiliser l'action propre du peintre et les progrès de
la cause qu'il avait entrepris de soutenir. Deux ans s'étaient écoulés
à peine que la question était résolue déjà, et que les yeux même les
moins clairvoyans reconnaissaient dans les peintures de la chapelle
de Saint-Jean UEvangéliste, à Saint-Séverin, l'empreinte d'un talent
désormais sûr de soi et d'une inspiration toute personnelle.
Qu'on ne se méprenne pas toutefois sur le sens que nous attachons
à ce dernier mot. Certes, en décorant la chapelle de Saint-Jean^
M. Flandrin ne prétendait pas faire acte d'indépendance absolue. Il
se souvenait, et il avait bien raison de se souvenir, des enseigne-
mens qu'il avait reçus de son maître, des chefs-d'œuvre qu'il con-
sultait naguère en Italie; mais il s'interrogeait aussi lui-même, il
réussissait à tirer de son propre fonds des ressources de composi-
tion nouvelles, à rajeunir, à force de sincérité et de bonne foi, des
sujets consacrés depuis des siècles par le génie des artistes souve-
rains. Dans la représentation de la cène par exemple, même après
Giotto et Léonard, après Raphaël et Andréa del Sarto, il trouvait le
secret d'émouvoir par l'expression pathétique de l'ensemble, par le
caractère imprévu de certains types, en particulier du saint Jean,
l'une des figures les mieux senties et les plus touchantes qu'ait pro-
duites l'art religieux contemporain. En se soumettant aux exigences
de la tradition et aussi aux conditions toutes spéciales qu'imposaient
TOME XXIV. 50
882 REVUE DES DEUX MONDES.
l'âge ou les formes de l'architecture, il évitait avec une égale habi-
leté la contrefaçon archaïque et le désaccord qu'eût créé un style
ouvertement moderne ou bien une imitation trop fidèle de la réa-
lité. Transportées sur la toile, les peintures qui ornent cette cha-
pelle manqueraient sans doute de solidité, de saillie. Le coloris
paraîtrait insuffisant et l'atmosphère où se meuvent les figures con-
ventionnelle, parce qu'un tableau devant être par lui-même un tout,
une image absolue et complète , la stricte vraisemblance des objets
représentés devient ici un moyen nécessaire , une loi formelle de
l'exécution. Là cependant où il s'agit bien moins de faire illusion aux
yeux que de les instruire par le pressentiment de la vérité poétique,
dans un travail de décoration architecturale où la surface plane ré-
servée au pinceau ne saurait simuler la profondeur ou le relief sans
bouleverser l'économie des lignes voisines et les proportions mêmes
de l'édifice, il est opportun, il est utile de traiter le ton et l'effet avec
une extrême sobriété, et de laisser à l'état d'aperçus des faits qu'il
conviendrait d'aborder ailleurs sans détours et de traduire sans ré-
ticences. Dès son premier essai de peinture monumentale, M. Flan-
drin avait su garder cette mesure difficile entre l'expression abstraite
et l'imitation littérale. La chapelle de Saint-Jean, à Saint-Séverin,
n'est pas seulement une œuvre pleine d'onction et d'attendrissement
chrétien, c'est aussi un spécimen remarquable des règles pittores-
ques à suivre en pareil cas, et si depuis vingt a-ne ces règles ont été
mieux respectées, si en général les artistes qui ont eu à s'acquitter
de tâches analogues ont paru en étudier de plus près les condi-
tions, il appartient à M. Flandrin d'avoir l'un des premiers donné
l'exemple et d'avoir contribué autant que personne à déterminer ce
progrès.
Les peintures de Saint-Séverin achevèrent de mettre en faveur un
talent déjà connu et apprécié, mais que le succès n'avait récompensé
jusque-là qu'avec une certaine réserve et sous la forme d'un encoura-
gement conditionnel. En attribuant de nos jours au public le rôle dé-
volu dans les deux derniers siècles à l'Académie royale de peinture,
on pourrait dire que les premiers tableaux de M. Flandrin avaien«t
suffi pour lui mériter le titre à' agréé parmi les artistes d'élite, mais
qu'il lui restait encore à faire ses preuves définitives, à présenter,
suivant le terme consacré, son morceau de réception. Ce gage su-
prême d'habileté était donné maintenant et accepté par tous. A
supposer même que le nouvel élu dût faiblir par la suite ou s'en
tenir à ces travaux de sa jeunesse, il avait assez fait déjà pour pren-
dre place à côté des maîtres et pour honorer son nom.
Les années qui se sont succédé depuis lors nous ont appris que le
talent de M. Flandrin ne pouvait pas plus se compromettre dans
LA PEINTURE RELIGIEUSE EN FRANCE. 883
l'estime que s'accommoder du repos. Sans compter de nombreux
portraits, dont quelques-uns seulement ont été exposés aux divers
salons, les peintures monumentales qui décorent l'église Saint-
Paul à Nîmes, le chœur de Saint-Germain-des-Prés et la frise de
Saint-Vincent-de-Paul à Paris, de telles œuvres prouvent assez la
fécondité de l'artiste, et quels progrès il lui était réservé d'accom-
plir. Nous n'avons pas à revenir sur l'examen détaillé de ces dif-
férens travaux, à relever des mérites signalés ici même, à l'appari-
tion de chaque œuvre nouvelle, par les juges les plus autorisés (1).
Qu'il nous soirt permis seulement de faire remarquer dans l'en-
semble des peintures religieuses de M. Flandrin le développement
continu des qualités qu'annoncent ses premiers ouvrages, d'insister
sur les perfectionnemens de sa manière, plus harmonieuse d'année
en année, plus ample et plus sûrement expressive à mesure que
les occasions se multiplient, ou que le champ livré au pinceau s'é-
largit. Nul faux pas, nul temps d'arrêt dans la marche de ce talent;
point d'hésitation d'aucune sorte, ni de démenti au passé. Les pro-
grès se poursuivent en raison même de la succession des travaux ,
et pour établir avec certitude la chronologie des œuvres de M. Flan-
drin, il suffirait, en pesant la somme de mérite qui les distingue
relativement, d'assigner toujours aux meilleures d'entre elles la
date la plus récente. Ainsi que l'on rapproche les figures de
femmes que M. Flandrin traçait, il y a quatorze ans, dans le chœur
de Saint-Germain-des-Prés des Vierges sages peintes trois ans plus
tard dans le chœur de Saint-Paul de Nîmes, et celles-ci de la pro-
cession des Saillies qui se déroule sur les murs de Saint-Yincent-
de-Paul à Paris : les premières, les trois figures entre autres qui
personnifient les vertus théologales, révèlent déjà une véritable ap-
titude à concilier le charme de l'expression avec la sévérité de la
forme; mais ici l'harmonie de ces deux qualités semble encore résul-
ter un peu trop de l'effort. Quelque chose de laborieux dans le style
vient parfois appesantir la grâce des intentions et comme engourdir
la douceur des physionomies et des gestes. Rien que d'aisé au con-
traire, rien que de tranquille sans froideur et cf élégant sans recher-
che dans le groupe des Vierges sages^ et pourtant cette expression
de chaste élégance, cette poétique sérénité des lignes seront plus
sensibles, plus heureusement rendues encore là où M. Flandrin aura
eu à peindre les saintes femmes, les vierges, les martyres et les
saintes pénitentes. Ajoutons que ces soixante figures de femmes
s' avançant, le long de la frise de Saint-Yincent-de-Paul, dans un
ordre forcément symétrique, laissaient bien moins de ressources à
(1) Voyez la Revue du !«' juillet 1846, du 1" mai 1849 et du 1" décembre 1853.
884 REVUE DES DEUX MONDES.
l'invention que les thèmes précédemment traités. A Saint-Paul de
Nîmes, et même à Saint-Germain-des-Prés, des scènes différentes
occupant chacune un compartiment distinct concouraient à l'unité
de l'ensemble sans danger de monotonie, parce que ces fragmens,
reliés entre eux par l'homogénéité du style, n'en avaient pas moins
leur caractère propre, leur physionomie variée suivant la nature et
le choix des sujets. A Saint-Vincent-de-Paul, point de ces divisions
architecturales ni de ces compositions épisodiques. D'un côté les hé-
roïnes, de l'autre les héros de la foi, représentés, non pas au moment
de l'action, mais dans le calme de la béatitude, — près de cent cin-
quante, personnages marchant, non pas sur plusieurs plans, mais à
la suite les uns des autres et alignés sous le même niveau, — tels
étaient les seuls élémens pittoresques de la. tâche. Les nuances d'un
sentiment unique, les dehors de la ferveur commune appropriés au
caractère personnel, au rôle traditionnel ou historique de chaque
bienheureux, voilà les seuls moyens d'expression dont il fût pos-
sible de disposer. Ces moyens restreints n'en ont pas moins suffi à
M. Flandrin pour diversifier l'ordonnance linéaire de son travail sans
en altérer la majesté, et pour donner à toutes les figures qu'il avait
à peindre une signification morale aussi haute, et peut-être plus pé-
nétrante, que les intentions formulées par lui dans des scènes ou-
vertement pathétiques.
Les peintures de Saint- Yincent-de-Paul mériteraient donc d'être
considérées comme le chef-d'œuvre de l'artiste qui les a signées, si
une entreprise plus récente et plus importante encore, — la décora-
tion de la nef de Saint-Germain-des-Prés, — n'attestait des progrès
nouveaux et, à certains égards, des ressources d'imagination im-
prévues. On se rappelle la distribution des travaux exécutés autre-
fois par M. Flandrin dans le chœur de cette même église. Deux
grandes compositions en regard l'une de l'autre, — Y Entrée à Jéru-
salem et Jésus-Christ portant sa croix y — résument l'histoire de la
passion dans le fait qui en est pour ainsi dire la préface et dans le
sacrifice suprême qui la conclut. Au-dessus de ces deux composi-
tions s'étagent quelques saints personnages, quelques figures allé-
goriques encadrées chacune dans des compartimens d'architecture,
tandis qu'à l'intérieur du chœur les figures des apôtres, uniformé-
ment vêtus de blanc, se dressent au milieu d'ornemens dont le vif
coloris, tempéré toutefois par l'éclat des verrières, soutient et com-
plète l'effet produit par les fonds d'or sur lesquels se dessinent les
sujets principaux. Pour laisser à cette partie du monument un ca-
ractère frappant de prédominance, pour recommander tout d'abord
aux yeux le lieu privilégié où Dieu se livre à l'adoration des fidèles,
il fallait s'imposer comme premier devoir une parcimonie relative,
LA PEINTURE RELIGIEUSE EN FRANCE. 885
et ne pas enrichir les avenues du sanctuaire à l'égal du sanctuaire
lui-même. Le système d'ornementation adopté dans la nef de Saint-
Germain-des-Prés exprime à souhait cette distinction nécessaire.
Les encadremens des sujets, la couleur des fonds, le champ réservé
aux inscriptions ou aux détails d'architecture figurés au pinceau,
tout a une apparence calme, une sobriété dans l'aspect qui contraste
avec la magnificence du chœur, mais qui cependant prépare le re-
gard à des lignes plus variées, à des combinaisons de tons plus
opulentes.
Le vaste travail auquel M. Flandrin a consacré quatre années
déjà, et qu'il n'a pas encore complètement achevé, comprend la
décoration tout entière des murailles qui , des deux côtés de la nef,
se prolongent jusqu'aux bras de la croix, et qui, s' arrondissant
d'abord en arcades, s'élèvent jusqu'aux voûtes de l'édifice. Le som-
met de ces arcades, ouvertes d'une colonne à l'autre, sert de base
à une sorte de frise que le peintre a divisée en vingt grands ta-
bleaux, au-dessus desquels, c'est-à-dire entre les fenêtres qui éclai-
rent l'église, quarante divisions plus étroites encadrent les figures
des prophètes et des justes dont la Bible a immortalisé la gloire.
Est-il besoin d'ajouter que cette longue série de figures satisfait aux
exigences de l'art monumental aussi bien qu'aux conditions de
l'art religieux? M. Flandrin avait déjà fait ailleurs, et à plusieurs
reprises, ses preuves dans ce genre de composition, qui procède
à la fois de la symétrie architecturale et de l'invention pittoresque.
Quoi de plus naturel dès lors que de retrouver dans les Prophètes
et les autres personnages bibliques peints au haut de la frise de
Saint-Germain-des-Prés cette majesté d'attitude, cette fermeté de
dessin qu'on avait admirées déjà dans les Apôtres du chœur de la
même église, ou dans les Martyrs et les Docteurs de Saint-Yincent-
de-Paul? Nulle part cependant le caractère particulier de chaque
type n'avait été défini aussi nettement, ni l'expression morale ac-
cusée sous une apparence aussi neuve. \ eut-on un exemple de cette
élévation de la pensée et du style dans le nouvel ouvrage de
M. Flandrin , un spécimen de composition hautement expressive là
même où les élémens semblaient le plus infimes: nous citerons,
entre autres créations tout à fait originales , la figure nue de Job^
dont la maladie et la misère font grelotter les membres, et dont
une pieuse résignation illumine les traits. Qu'il nous soit permis
seulement de regretter que l'artiste se soit laissé aller à démentir
quelque peu F intention générale de cette belle figure en ceignant
les reins de Job d'un fragment de draperie, précaution d'autant
plus inutile que l'attitude même du corps suffisait pour rassurer les
plus chastes regards. Une nudité complète eût été certainement
886 REVUE DES DEUX MONDES.
plus éloquente, et nous croyons qu'on pouvait sans scrupule sup-
primer ici un détail parasite, que Giotto d'ailleurs et les autres
maîtres du moyen âge ont en pareil cas fort résolument omis.
Les vingt grandes compositions qui, de chaque côté de la nef, se
développent au-dessous des Patriarches et des Prophètes attestent,
dans une suite de tableaux accouplés, la concordance des promesses
de l'Ancien Testament et des faits de l'Évangile. Elles nous repré-
sentent côte à côte, dans un ordre chronologique, un événement
antérieur à la venue du Messie et un épisode de la vie de Jésus-
Christ correspondant à ce souvenir de l'ancienne loi. Ainsi le Péché
d'Ada?n et d'Eve a sa place auprès de la Nativité, de telle sorte
que l'on embrasse d'un même coup d'oeil la scène de la déchéance
humaine et la scène où le fils de Dieu fait homme commence à vivre
dans ce monde qu'il est venu racheter. Ailleurs le Baiser de Judas
en regard de Joseph vendu par ses frères, le Sacrifice d'Abraham
rapproché du Christ en croix, nous émeuvent au spectacle de l'in-
nocence trahie, ou nous rappellent les terribles épreuves, les expia-
tions imposées par la volonté du Tout-Puissant. Partout le sens
d'un sujet est confirmé par le sujet qui l'avoisine, partout une don-
née caractéristique en elle-même emprunte un surcroît de signifi-
cation, une portée morale plus sûre à un autre thème pittoresque
qui en est comme le corollaire et la conclusion logique.
Si maintenant on songe aux innombrables termes de comparai-
son, aux rivalités redoutables que M. Flandrin rencontrait dans le
passé en acceptant une pareille tâche, si l'on se rappelle que, depuis
V An7ionciation et le Buisson ardent, les deux premières scènes de la
série, jusqu'à V Ascension, qui doit la terminer, il n'est pas un de
ces sujets que les plus grands maîtres n'aient traité sous toutes
les formes et en quelque façon épuisé, on s'étonnera avec raison
qu'un sol si longtemps, si complètement exploité, ait pu produire
encore une moisson aussi belle. Je me trompe : l'étonnement serait
de trop ici, car ce terrain éternellement fécond n'est appauvri qu'en
apparence, et il appartient au talent d'en approprier les ressources
à des besoins sans cesse renaissans. On a coutume de dire qu'il
n'y a rien de nouveau sous le soleil; soit, excepté pourtant celui
qui le regarde. Tout dépend, pour l'imprévu du fait, du moment
où il nous est donné de contempler la lumière qui éclaire ce vieux
monde et d'en refléter à notre tour les rayons; dans un autre do-
maine que celui des phénomènes physiques, tout dépend aussi des
clartés qu'entrevoit l'âme de l'artiste à mesure que les siècles se
succèdent, des impressions toujours renouvelées, toujours jeunes,
qu'elle reçoit en face des mêmes objets. Dans les sujets choisis par
M> Flandrin, il n'y a de vieilli que le titre. Rien de moins neuf en
/7^
LA PEINTURE RELfGIEUSE EN FRANCE. 887
un certain sens que l'Adoration des Mages par exemple ou le Pas-
sage de la Mer-Rouge. Et cependant quoi de plus inattendu que
l'ordonnance de ces deux scènes, telles qu'elles nous apparaissent
sur les murs de Saint-Germain-des-Prés? quoi de plus conforme au
texte qu'il s'agissait de traduire et de plus éloigné en même temps
des interprétations banales auxquelles les images de sainteté et
la plupart des tableaux d'église ont habitué nos yeux? Il en est
des élémens que M. Flandrin avait à mettre en œuvre, de ce pro-
gramme dont il a su rajeunir les termes, comme des formes consa-
crées du langage, qui, par la variété des combinaisons, suffisent à
tous les désirs de l'imagination et s'assouplissent à toutes les pen-
sées. Point d'innovations à force ouverte, point de néologismes pit-
toresques ni de témérités systématiques, mais aussi rien qui res-
semble à ces phrases toutes faites, à ce verbiage littéraire, à cette
fausse correction dont un esprit médiocre s'accommode, parce qu'il
y trouve une sorte de laisser-passer pour des idées rebattues , ou
d'excuse pour des idées absentes. M. Flandrin sait trop bien ce qu'il
veut dire, il respecte trop les sujets qu'il traite, pour recourir à ces
artifices vulgaires. Si dans quelques parties du travail qu'il achève
l'expression manque un peu d'énergie, cette insuffisance acciden-
telle est rachetée par l'élévation du sentiment, et là même où le
peintre parait faiblir, là où quelque chose s'efface ou se dérobe dans
les dehors de sa pensée, les intentions gardent au fond leur justesse
accoutumée, et les principes du goût toute leur noblesse.
Serait-il fort à propos d'ailleurs de signaler dès à présent dans
les peintures de la nef de Saint-Germain-des-Prés certaines imper-
fections de détail qui peut-être ne doivent pas subsister? Quand le
moment sera venu pour M. Flandrin de réviser d'un bout à l'autre
la tâche qu'il poursuit aujourd'hui sans se préoccuper des modifi-
èations partielles et des retouches, qui sait s'il ne fera pas lui-
même justice de ces légères erreurs? Qui sait si ces défaillances
actuelles de son pinceau ne se convertiront pas en témoignages
nouveaux de force et d'habileté? La critique n'a pas le droit de ré-
prouver si tôt ce qu'elle n'est pas bien sûre d'avoir à réprouver
encore dans quelques mois. Il lui est permis seulement d'anticiper
un peu sur l'époque où les beautés qu'elle a pu apprécier se révé-
leront à tous les yeux, parce que de tels mérites ne sauraient ni
s'amoindrir ni disparaître, parce que ces beautés résultent irrévo-
cablement de l'ensemble de l'œuvre, de ses origines, de son carac-
tère essentiel. Si nous n'avons pas cru devoir les relever une à une,
nous en avons dit assez pour les faire du moins pressentir. Sans
insister davantage sur l'examen d'un travail qui nous autorisait sur-
tout à défmir les conditions nouvelles de l'art religieux en France,
888 REVUE DES DEUX MONDES.
en rappelant les titres d'un noble pinceau, il est temps de revenir à
des questions plus générales et de résumer en quelques mots le sens
et la pensée de cette étude.
La peinture religieuse, après n'avoir eu longtemps en France
qu'une signification insuffisante ou une importance accessoire, est
entrée dans une phase de progrès qu'il ne faut pas exagérer, mais
qu'il serait aussi malencontreux au moins de méconnaître. S'agit-il
seulement d'un mouvement accidentel dans la marche de notre
école, d'une fantaisie heureuse qu'exploitent aujourd'hui certains
talens, quitte à laisser demain le champ libre à des fantaisies toutes
contraires ? Nous croyons que les efforts poursuivis depuis plusieurs
années auront une portée plus sérieuse , une influence plus dura-
ble ; nous croyons que le développement de l'art religieux dans le
sens des réformes actuelles intéresse trop directement l'avenir pour
qu'on puisse commettre la faute d'interrompre le travail commencé
ou de déconcerter le courage de ceux qui s'y livrent. Seuls ou à
peu près seuls, les travaux récemment exécutés dans nos églises
représentent, bien que sous une forme nouvelle, les vieilles doc-
trines et les traditions spiritualistes de l'art français. La peinture
d'histoire, sauf quelques exceptions illustres ou quelques talens di-
gnes d'estime, ne compte plus que des disciples incertains entre
leurs devoirs et les concessions que leur impose l'abaissement gé-
néral du goût. De là cette préoccupation excessive de l'agrément
qu'accusent trop souvent les tableaux exposés au salon, de là cette
affectation dans le style, tantôt rude jusqu'à la brutalité, tantôt
affublé d'archaïsme ou fluet jusqu'à la minutie; de là enfin les jon-
gleries du pinceau et l'effacement de la pensée, les lourdes contre-
façons du réel en regard des coquetteries d'exécution renouvelées
des époques de décadence. Partout la ruse substituée à l'habileté
véritable, la volonté d'étonner le regard remplaçant le besoin de sa-'
tisfaire l'esprit; partout encore, sous quelque apparence qu'il se
produise, le désir d'acheter à bas prix le succès.
Nous ne prétendons pas dire, tant s'en faut, que toute composi-
tion sur un sujet sacré se trouve nécessairement exempte des défauts
qui suppriment ou qui compromettent aujourd'hui la valeur des
œuvres d'un autre genre. Les témoignages ne manqueraient pas
pour démentir une pareille assertion, et s'il fallait choisir un exem-
ple entre les plus concluans, un travail qui a été jugé ici même
avec une juste sévérité (1), — la Chapelle de lu Vierge peinte par
M. Couture dans l'église Saint -Eustache, — prouverait de reste
(1) Voyez la Peinture murale dans les églises de Paris en 1856, par M. Gustave
Planche, 1" novembre 1856.
LA PEINTURE RELIGIEUSE EN FRANCE. 889
que la prédominance du moyen matériel sur l'expression morale
peut être signalée ailleurs que dans la peinture des scènes pro-
fanes. Ce que nous avons à cœur de constater seulement, ce sont les
faits les plus propres à honorer le présent et à légitimer nos espé-
rances. Or ces faits dont nous nous laissons trop facilement distraire
par les petits événemens de l'art et la petite habileté pittoresque,
ces protestations en bons termes , sinon en termes hautement élo-
quens, contre les tours d'adresse et les artifices de la brosse, — en
un mot les entreprises sérieusement conçues et exécutées sont assez
nombreuses dans nos édifices religieux pour rassurer les esprits^
qu'inquiètent ailleurs l'affaiblissement des principes et l'importance
attribuée à des mérites tout au plus secondaires. Sans parler de
quelques travaux remarquables, même à côté des travaux de M. Flan-
drin , que les années dernières ont vus se produire à Paris , les
vastes fresques de M. Amaury Duval dans l'église de Saint-Germain-
en-Laye, — les compositions non moins importantes dont M. Bézard
a orné la cathédrale d'Agen, — d'autres décorations monumentales
encore attestent que, dans cet ordre d'art du moins, les tentatives
loyales, les louables efforts tendent à se multiplier en France. Puisse
le champ de ces efforts s'élargir de plus en plus, et la peinture
religieuse faire bonne et sévère justice de la peinture de tabagie ou
de boudoir! Le salut de notre école nous semble dépendre aujour-
d'hui des progrès qui se continueront en ce sens. Suit-il de là que
les peintres contemporains ne doivent traiter désormais que des
sujets sacrés et répudier jusqu'aux souvenirs les plus légitimes,
jusqu'aux coutumes les plus invétérées de l'art français?... Nous
sommes trop fiers des chefs-d'œuvre que nous a légués le passé
pour faire aussi bon marché des traditions qui obligent les descen-
dans de Poussin et de tant d'autres savans peintres d'histoire. Il
n'en est pas moins vrai que la peinture d'histoire ne se relèvera de
sa déchéance actuelle que si la régénération de la peinture religieuse
et monumentale se confirme et s'achève.
Que manque- t-il en effet à la plupart des tableaux historiques que
nous voyons se succéder au salon? L'ampleur et l'élévation dans les
intentions morales aussi bien que dans les formes du style. L'exemple
des talens qu'aura fortifiés l'atmosphère salubre du spiritualisme
chrétien viendra rappeler aux peintres et au public les lois fonda-
mentales d'un art pour lequel l'imitation de la réalité ne doit jamais
être que le moyen, l'expression palpable des vérités immatérielles.
Par le temps trop peu idéaUsle qui court, alors que, dans le domaine
de l'esthétique comme ailleurs, fesprit de matérialisme fait plus d'un
coupable ou d'une dupe, la leçon ne saurait de si tôt devenir super-
flue. Elle ne sera pas non p\is inutile au point de vue du goût et
890 BEVUE DES DEUX MONDES.
de la pratique. La peinture murale s'accommode mal des indications
rapides, des hasards de la touche ou du coloris. Ici nul escamotage
possible, pas de sous-entendu ni d'à-peu-près. Telle difficulté adroi-
tement esquivée sur une toile de quelques pieds voudra être abor-
dée en face et formellement résolue sur une vaste muraille ; telle
intention spirituelle dans un tableau voisin du regard s'anéantit ou
devient mesquine à la distance où sont placées les compositions mo-
numentales. De là les conditions de décision et de largeur imposées
à celles-ci, de là aussi la prééminence des travaux à fresque sur les
œuvres sans destination architecturale fixe, sur les tableaux peints
conformément au moyen popularisé par van Eyck.
Il ne faut pas sans doute s'autoriser plus que de raison du mot
dédaigneux de Michel-Ange, qui abandonnait l'emploi des couleurs
à l'huile (( aux femmes et aux paresseux. » On peut dire cependant
que, pour être tout à fait viril, ce mode de peinture a besoin des
exemples de la peinture monumentale, et que là où ces exemples
font défaut, — en Angleterre, en Hollande même, quelque éclatante
exception que fasse le génie de Rembrandt, — les tableaux gardent
en général une signification assez humble et une valeur toute d'a-
grément. Partout au contraire où la fresque a été en usage, la pein-
ture à l'huile, initiée ainsi aux secrets des nobles interprétations et
du grand style, s'est maintenue dans les hautes régions de l'art. Le
pinceau a continué sur la toile les traditions pittoresques définies et
consacrées sur les murs, et, pour ne rappeler qu'un fait entre les
plus connus, on sait quelles leçons a fournies aux maîtres italiens
du XVI* siècle la chapelle peinte par Masaccio dans l'église del Car-
miné, à Florence. A plus forte raison, les tableaux ont-ils dans l'exé-
cution un caractère exprès de certitude et de grandeur, lorsqu'ils
sont l'œuvre d'artistes familiarisés par l'expérience personnelle avec
les lois sévères de la peinture murale. Raphaël lui-même n'a-t-il
pas peint ses plus admirables toiles après l'époque où il avait entre-
pris de décorer les Stanze du palais pontifical? Si le Sposalizio et
la Mise au Tombeau seiTent de préface à la Dispute du Saint-Sacre-
ment et à l'École d'Athènes, — la Madone de saint Sixte, la Vierge
de Foligno, la Vision d'Ézéchiel, apparaissent comme la conclusion
de ces œuvres monumentales, comme l'expression souveraine des
progrès accomplis par Raphaël durant la période de ses travaux au
Vatican. A Florence et à Parme depuis Fra Angelico jusqu'au Gor-
rége, à Padoue depuis Mantegna jusqu'à Titien, à Naples, à Bo-
logne, depuis le Zingaro jusqu'au Dominiquin, quel maître citer qui
n'ait dû à la pratique de la peinture murale une manière plus large
et des ressources d'exécution plus sûres? En France, où les essais
de peinture à fresque proprement dite ont été infiniment plus rares
LA PEINTURE RELIGIEUSE EN FRANCE. 891
qu'en Italie, c'est du moins dans de grands travaux décoratifs que
bon nombre d'artistes ont acquis pour eux-mêmes ou enseigné à
d'autres l'expérience et l'habileté. Les plafonds de Lebrun au châ-
teau de Vaux annoncent et expliquent les Batailles d'Alexandre, où
le maître nous donnera le dernier mot de son savoir et de sa doc-
trine, comme de nos jours encore Y Apothéose d'Homère, et, dans
un ordre d'art différent, la Salle du trôiie peinte par M. Eugène
Delacroix dans le palais du corps législatif, ont instruit ou conseillé
toute une génération de peintres , tous les talens de quelque valeur
' appartenant à la nouvelle école.
A ne considérer la peinture monumentale que comme moyen de
perfectionnement pratique, de stimulant des progrès extérieurs de
l'art, il y aurait donc tout avantage à l'encourager activement au-
jourd'hui. Dira-t-on qu'à l'époque où nous sommes, l'art sacré a
perdu son prestige et son autorité, que le temps est à jamais passé
des croyances naïves, qu'en un mot la foi chrétienne est trop bien
éteinte dans nos cœurs pour qu'on tente une résurrection impos-
sible, et que le pinceau essaie de ranimer des formes irrévocable-
ment muettes? Étrange objection, que ne justifierait même pas.
dans le champ de la fiction pure, l'emploi des vieilles images my-
thologiques, car ces allégories surannées expriment après tout une
poésie toujours vraie, des sentimens éternellement humains! Et
d'ailleurs cette mort de la foi chrétienne est-elle aussi avérée, aussi
absolue qu'on le prétend? L'instinct religieux du moins nous fait-il
défaut à ce point que nous ne sachions plus ni aimer ni comprendre
les entreprises des esprits convaincus? A ne parler que des œuvres
de la peinture, on sait ce que les derniers tableaux de Paul Dela-
roche et de Scheffer ont ajouté à la réputation des deux artistes, et
cependant ces toiles si rapidement populaires représentaient non-
seulement des scènes de l'Écriture sainte, mais, parmi ces scènes
mêmes, des sujets traités déjà nombre de fois. C'est qu'il n'en va
pas des faits et de la morale de l'Évangile comme des légendes de
*Ia Fleur des Saints ou des entraînemens du mysticisme. Aujour-
d'hui les pieuses légendes du moyen âge ne peuvent guère inté-
resser que la curiosité, et si le pinceau entreprend de les repro-
duire, il doit, sous peine d'en dénaturer le caractère, s'imposer des
formes d'expression conventionnelles, une naïveté menteuse, et
s'inspirer surtout de l'archéologie. L'art au contraire, et un art
sincère, est et restera de mise dans la traduction des sujets évan-
géliques, parce que ces sujets correspondent aux invariables besoins
de notre âme aussi bien qu'aux visées successives, aux inclinations
diverses du talent, parce que, sans blesser la tradition chrétienne,
les artistes ont le droit de transformer, de renouveler, d'interpréter
892 REVUE DES DEUX MONDES.
suivant leur sentiment propre des données et des types variés à
l'infini déjà par les maîtres de tous les temps et de tous les pays,
parce qu'enfin, si nous avons cessé d'être crédules, il ne suit pas
de là que nous ne puissions plus être croyans. Nous le sommes, au
moins en face des œuvres qui nous parlent saintement des choses
saintes, puisque ces œuvres réussisse-nt encore à nous toucher.
(( Pour s'émouvoir à de certaines idées, il faut, dit M. Cousin, les
avoir eues en un degré quelconque. » Et, plus loin : « Le christia-
nisme est inépuisable ; il a des ressources infinies, des souplesses
admirables; il y a mille manières d'y arriver et d'y revenir... Ce
qu'il perd d'un côté, il le regagne de l'autre. Et comme c'est lui qui
a produit notre civilisation, il est appelé à la suivre dans toutes ses
vicissitudes... Artistes du xix* siècle, ne désespérez pas de Dieu
et de vous-mêmes. Une philosophie superficielle vous a jetés loin
du christianisme considéré d'une façon étroite; une autre philoso-
phie peut vous en rapprocher en vous le faisant envisager d'un
autre œil (1). »
Qu'oserions-nous ajouter à ces nobles paroles? Abriter nos pro-
pres opinions sous une autorité si haute, c'est en même temps nous
interdire tout développement, tout commentaire désormais superflu.
Qu'il nous suffise d'appeler en témoignage les belles peintures de
M. Flandrin et de les proposer comme le résumé des conditions
actuellement faites à l'art religieux, comme un exemple des progrès
qu'il lui a été donné déjà d'accomplir, et, — puisse l'avenir ne pas
démentir cette espérance! — comme une promesse du retour pro-
chain de notre école à des croyances plus vastes que la dévotion au
fait, à des efforts plus méritoires que la recherche d'une grâce
futile ou l'ostentation de la dextérité.
Henri Delaborde.
(1) Du Vrai, du Beau et du Bien, 10* leçon.
ADAM SMITH
Recherches sur la Nature et les Causes, de la Richesse des nations, par Adam Smith, nouvelle
édition, avec des notes et une table analytique, par M. Joseph Garnier; 3 vol. in-18, 1859.—
II. Tliéorie des Sentimens moraux, par le même, nouvelle édition, avec des notes et une intro-
duction par M. H.Baudrillarl; 2 vol. in-48, Paris, Guillaumin.
I.
Dès que commence la seconde moitié du xviii" siècle, on voit
naître l'économie politique sur presque tous les points de l'Europe
à la fois. En Italie, Yerri et Beccaria jettent les premiers fondemens
de cette nouvelle science, et, ce qui vaut encore mieux, l'adminis-
tration du comte Firmiani en Lombardie, celle du grand-duc Léo-
pold de Toscane, en pratiquent les principes naissans pour le bon-
heur des populations. En Espagne, Gampomanès, que va bientôt
suivre Jovellanos, fait entendre dans le pays classique des mono-
poles, du système prohibitif et des préjugés monétaires, bon nombre
de vérités utiles qui ne l'empêchent pas de devenir président du
conseil de Cas tille. En France, le médecin de Louis XV, le docteur
Quesnay, publie son Tableau économique^ et autour de lui se presse
un groupe d'amis et de disciples, Gournay, d'Argenson, Mirabeau
père, Lemercier de La Rivière, Dupont de Nemours, et enfin le plus
illustre de tous, Turgot. En Angleterre, où, depuis la révolution de
1688, tout ce qui peut contribuer au bon gouvernement des nations
était plus librement étudié qu'ailleurs, une foule de publications se
succèdent sur les questions d'intérêt public, et l'économie politique
arrive à trouver sa forme à peu près définitive dans les travaux d'un
simple professeur écossais, Adam Smith. On s'est beaucoup de-
894 REVUE DES DEUX MONDES.
mandé quelle avait été la part exacte de chacun de ces écrivains
dans l'édifice de la doctrine économique : question insoluble et su-
perflue ! Qui peut compter la multitude des sources qui* contribuent
à former un ruisseau, et la multitude des ruisseaux qui contribuent
à former un fleuve ?
Parmi les trois royaumes réunis sous le sceptre de la Grande-
Bretagne, l'Ecosse est celui que son génie et son histoire préparaient
le plus à devenir le berceau préféré de l'économie politique. Après
avoir fait remarquer que l'Ecosse a commencé par être profondé-
ment religieuse, M. Cousin ajoute, dans son Cours d'histoire de la
Philosophie : « Du sein de ces fortes croyances est sorti un peuple
resté toujours fidèle à la cause de la liberté en religion et en poli-
tique, éclairé et brave, honnête et sensé, à la fois modéré et opiniâ-
tre, qui a joué un rôle particulier dans les révolutions de la Grande-
Bretagne. )) L'Ecosse n'a en effet passé par aucun des excès contraires
que l'Angleterre a dû traverser avant d'arriver au gouvernement
qui fait sa force et sa gloire. Dès 1640, les covenantaires écossais
étaient en pleine insurrection contre le pouvoir absolu; mais ils se
gardèrent bien de prendre part à la tragédie de 1649, et, au lieu de
tremper ses mains dans le sang de Charles I", le parlement écossais
intercéda inutilement en favem* de la royale victime. En revanche,
quand le peuple anglais expiait plus tard, sous Charles II, ses em-
portemens démocratiques par les folies d'un despotisme corrupteur,
d'intrépides Écossais entretinrent par des révoltes non interrompues
l'esprit d'indépendance qui devait triompher en 1688. M. Cousin
termine ce beau portrait historique par ce trait, qui peint parfaite-
ment l'Ecosse de nos jours : « Nulle part la créature humaine n'est
plus éclairée ni plus honnête, et par conséquent plus vraiment heu-
reuse. » Au milieu du xviii* siècle, l'Ecosse possédait à la fois une
réunion d'hommes éminens qui jetaient sur elle un éclat presque
sans égal dans le reste de l'Europe. Trois noms surtout brillaient au
premier rang : David Hume, l'historien de l'Angleterre, le philoso-
phe successeur de Locke; le docteur Robertson, historien de Charles-
Quint, de l'Ecosse elle-même et de l'Amérique, et Adam Smith. Après
eux venaient Ferguson le moraliste, le chimiste Black, le critique
Blair, l'agronome lord Kames, etc.
Le comté de Fife, cette verte péninsule qui s'avance dans la mer,
en face d'Edimbourg, entre l'embouchure du Forth et celle du Tay,
est peut-être la partie la plus riante de la Basse-Écosse. Tous les
rois de la maison de Stuart, depuis Jacques I" jusqu'à Jacques VI,
y avaient leur résidence favorite, dans le manoir champêtre et féo-
dal de Falkland. Pennant, qui le visitait en 1772, en fait une des-
cription enthousiaste. «Ce pays, dit-il, est si populeux, qu'à part
ADAM SMITH. . 895
les environs de Londres, il n'en est pas, dans l'Angleterre propre-
ment dite, qui puisse l'emporter : fertile en sol, abondant en bétail,
riche en houille, en fer, en chaux, en pierre à bâtir, béni dans ses.
manufactures; la propriété admirablement bien divisée; point de
richesse excessive insultant à la misère du peuple , la plupart des
familles jouissant d'une égale et douce médiocrité. Toute la côte de
Crail à Gulross, sur une longueur de liO milles, n'est qu'une chaîne
de villages. » Ce tableau est aujourd'hui encore plus vrai qu'alors.
Quiconque a vu une fois cette côte gracieuse et animée, ces marais
assainis et transformés en prairies, ces milliers de vaches au pâtu-
rage, ces beaux champs de froment, de turneps et d'avoine sous le
pâle ciel du nord, ces fermes où respirent la paix, le travail et la
bonne conscience, ces maisons de plaisance entourées de frais ga-
zons et d'arbres séculaires, cette population si nombreuse et pour-
tant si aisée, ne les oubliera jamais. Un des petits ports de la côte,
Kirkcaldy, où ne s'abritaient guère alors que des barques de pé-
cheurs, a vu naître Adam Smith en 1723. Le père du futur fonda-
teur de l'économie politique y remplissait les fonctions de contrôleur
des douanes.
Après avoir fait ses premières études à l'école de son village, le
jeune Smith alla passer trois ans à l'université de Glasgow, puis
sept ans à celle d'Oxford. Il s'établit ensuite à Edimbourg, où il ou-
vrit un cours de belles-lettres. Le succès de ce cours fut tel qu'il le
fit appeler à la chaire de philosophie morale de l'université de Glas-
gow, que venait d'illustrer Hutcheson. C'est donc l'enseignement
des belles-lettres et de la morale qui a conduit Smith à l'économie
politique. Comment et par quel chemin? Nous ne pouvons mieux
le savoir qu'en le demandant à son premier écrit.
La Théorie des sentimens moraux y ou Essai analytique sur les prin-
cipes desjugemetis que portent les hommes sur les actions des autres et
sur leurs propres actions ^ a paru pour la première fois en 1759, il y
ajuste un siècle; ce livre original a été traduit une première fois
en français, en 1766, sous le titre de Métaphysique de rame, une
seconde fois en 1774 par l'abbé Blavet, bibliothécaire du prince
de Conti, une troisième fois en 1798 par la veuve de Condorcet,
preuves répétées du grand succès qu'il avait obtenu, et qui durait
encore quarante ans après. Adam Smith le préférait, dit-on, à son
grand ouvrage économique, qui a cependant beaucoup plus fait pour
sa gloire. M. Cousin l'a trop bien analysé pour qu'il soit permis de
l'essayer après lui. Disons seulement que le principe de Smith est la
sympathie, c'est-à-dire que nous jugeons des actions bonnes ou mau-
vaises par la sympathie ou l'antipathie qu'elles nous inspirentv Hut-
cheson avait déjà donné pour fondement à la morale la b'enveil-
896 REVUE DES DEUX MONDES.
lance; il n'y a qu'une faible nuance entre les deux systèmes. Suivant
la méthode habituelle de l'école écossaise, Smith commence par l'ob-
servation d'un fait de sentiment, puis il en déduit pendant deux vo-
lumes une foule de conséquences ingénieuses. Le fond des idées est
un peu subtil, le tissu des développemens un peu délié, la distinc-
tion des nuances un peu indécise; mais que de finesse, de grâce et
de bonté communicative ! On se sent comme doucement porté dans
un air calme, au milieu d'une lumière qui n'a rien d'éclatant, mais
qui plaît à l'âme, vers le temple idéal de la sérénité élevé par le
génie des sages de tous les temps.
Adam Smith ramène les diflérens systèmes de philosophie morale
à trois principaux, celui qui fait consister la vertu dans ce qu'il
appelle la convenance ou la propriété des actions, celui qui la fait
consister dans l'utilité personnelle ou \b. prudence^ celui qui la fait
consister dans la bienveillance ou la sympathie. « Ces trois systèmes
renferment, dit- il, toutes les définitions qu'on peut donner de la
vertu, et il n'en est point qu'on ne puisse rapporter à l'un de ceux-
là, quelque éloigné qu'il en soit en apparence. Le système qui fait
consister la vertu dans l'obéissance à la volonté divine peut être
rangé parmi ceux qui la placent dans la prudence, ou parmi ceux
qui la placent dans la propriété des actions. Quand on demande
pourquoi on doit obéir à la volonté divine , on peut répondre de
deux manières à cette question, qui serait absurde et impie, si
elle impliquait le moindre doute sur le devoir d'obéissance. On peut
dire d'abord que nous devons nous soumettre à la volonté de Dieu,
parce qu'il récompensera ou punira éternellement notre obéissance
ou notre désobéissance, ou bien répondre qu'indépendamment de
la considération des peines et des récompenses, il convient qu'une
créature obéisse à son créateur, qu'un être imparfait et borné se
soumette à un être dont la perfection est infinie. On ne peut faire
que l'une ou l'autre de ces deux réponses. Si c'est la première,
la vertu consiste dans la prudence ou dans la poursuite de notre
intérêt; si c'est la seconde, la vertu consiste dans la, propriété ou
la convenance de nos actions , puisque le principe de notre obéis-
sance est la convenance des sentimens de soumission et d'humilité
à l'égard de la perfection divine. »
Adam Smith n'exclut absolument aucun de ces trois systèmes, pas
même le second , mais il donne une préférence marquée au troi-
sième, qui rapproche l'homme de Dieu. « La bienveillance doit être,
dit-il, le seul motif des actes de la Divinité, car il est difficile de
concevoir qu'une autre cause puisse agir sur un être indépendant et
parfait. »
Le système qui fait consister la vertu dans la bienveillance est,
w^-
ADAM SMITH. 09/
d'après lui, un des plus anciens, quoiqu'il ne le soit pas tout à fait
autant que celui d'Épicure : c'était celui de la plupart des philoso-
phes qui, avant comme après le siècle d'Auguste, se nommaient
éclectiques j et qui ont reçu le nom de néo-plaloniciens^ parce qu'ils
prétendaient suivre principalement la doctrine de Platon et de Pytha-
gore. On peut craindre que ce système ne se confonde quelquefois
avec celui de l'amour de soi, en ce sens que l'intérêt personnel peut
devenir le mobile secret de nos sympathies et de nos antipathies.
L'ingénieux moraliste signale le danger, et y échappe par un pro-
cédé de méthode. En examinant le titre de son livre, on voit qu'il
fait passer les jugemens que nous portons sur les actions d' autrui
avant ceux que nous portons sur les nôtres. Pour que la sympathie
soit un juge certain, il faut qu'elle émane d'un spectateur impar-
tial, et nous ne nous jugeons bien nous-mêmes qu'en étendant à nos
propres actions les jugemens que nous portons sur autrui. Cette dis-
tinction peut paraître délicate, elle ne l'est pas plus que beaucoup
d'autres. Smith a voulu se séparer de la doctrine exclusive de l'a-
mour de soi, professée de son temps en France et même en Ecosse ;
voilà le fait important.
Quant au système opposé, il le caractérise avec une bonhomie
un peu malicieuse dans celui de ses chapitres qui a pour titre : Dans
quels cas le sentiment du devoir doit être le seul principe de notre
conduite y et dans quels cas d'autres motifs doivent s'y joindre pour
la diriger? « La religion, y est-il dit, nous fournit de si grands
motifs de pratiquer la vertu, et un frein si puissant pour nous dé-,
tourner dû vice, qu'on a été souvent porté à regarder les principes
religieux comme les seuls principes louables de nos actions. Nous
ne devons pas, dit-on, récompenser par reconnaissance, punir par
ressentiment, protéger la faiblesse de nos enfans, ni soigner la
vieillesse de nos parens, par affection naturelle. Tous nos attache-
mens pour des objets particuliers doivent s'anéantir dans notre
cœur et y être effacés par un sentiment unique, par l'amour de la
Divinité, par le désir de lui être agréable et de diriger notre con-
duite d'après ses lois. Nous ne devons point faire de bien parce qu'on
nous en a fait, être charitables par humanité, aimer notre patrie
pour elle-même, ni être justes et généreux par amour des hommes.
Notre unique but dans l'accomplissement de tous ces devoirs doit
être d'obéir à ce que Dieu nous a commandé. Je n'examinerai point
une telle opinion; je remarquerai seulement qu'on n'aurait pas dû
s'attendre à la voir adoptée par les disciples d'une rehgion dont le
premier précepte est d'aimer Dieu de toute notre âme, mais dont le
second est d'aimer notre prochain comme nous-mêmes. )>
Tel est en effet le fond de la philosophie morale de l'école écos-
TOME XXIV. 57
898 REVUE DES DEUX MONDES.
saise ; c'est cette maxime du christianisme , la seconde sans doute^
mais la plus appropriée à notre faiblesse : Aime ton prochain comme
toi-même. On peut longtemps discuter sur ces questions délicates;
ce qu'on ne peut guère contester, c'est que la théorie d'Hutcheson et
d'Adam Smith ne soit éminemment humaine et ne donne à la vertu
son caractère le plus attrayant. Aucun des principes qui peuvent
porter l'homme au bien ne doit être négligé, et pour être complète,
la philosophie morale doit les embrasser tous, ce qui n'exclut pas,
pour parler comme Adam Smith, le plus ou moins de sympathie
pour l'un ou pour l'autre. La notion du devoir, de l'obligation mo-
rale, est évidemment la notion supérieure et essentielle, puisqu'elle
repose sur le désintéressement absolu; mais elle a quelque chose
d'abstrait et de sévère, qui, pour employer encore le langage du
philosophe écossais, la range beaucoup plus au nombre des senti-
mens respectables que des sentimens aimables. Il en est peu d'ail-
leurs dont les passions humaines puissent faire un plus terrible abus.
L'indifférence pour les conséquences bonnes ou mauvaises de nos
actions, quelque sublime qu'en soit la cause, peut avoir d' épouvan-
tables conséquences, quand on se trompe sur la nature de son de-
voir. C'est au cri de Dieu le veut que se sont accomplies en toute
sûreté de conscience bien des abominations ; le fatalisme musulman
n'a pas d'autre origine. Smith en fait encore à plusieurs reprises,
sans avoir l'air d'y toucher, une critique aussi fine que profonde, soit
qu'il montre comment la philosophie stoïque a abouti dans l'antiquité
à l'apologie du suicide, soit qu'il s'étende avec une complaisance
ironique sur la direction moderne des consciences par les subtilités
de la casuistique. Le penchant instinctif pour tout ce qui fait du bien
à nos semblables , la répulsion pour tout ce qui leur fait du mal ,
le principe de la sympathie en un mot, n'est pas un guide aussi
élevé, mais il est peut-être plus sûr, et dans tous les cas il est plus
doux. Il complète et tempère l'idée du devoir, il la rectifie si elle
s'égare. Il a ce caractère précis et positif qui plaît en toute chose à
l'école écossaise, l'école du bon sens et des sentimens naturels par
excellence. L'excès même, ce qui est rare, a bien peu de danger,
car il n'est pas à coup sûr de fanatisme plus innocent que le fa-
natisme de la bienfaisance.
L'amour de l'humanité, voilà le principe de la philosophie du
xviii* siècle tout entière, ce qui fera toujours la grandeur de ce
temps malgré ses erreurs. // lui sera beaucoup pardonné j parce
quil a beaucoup aimé. Avec un pareil mobile dans les esprits,
on ne saurait s'étonner que le xvm" siècle ait été le berceau
de l'économie politique," et que cette science soit sortie toute
faite de la philosophie écossaise, comme son émanation naturelle.
ADAM SMITH. 899
L'économie politique n'est en effet qu'une application de l'amour
de l'humanité; pendant que la morale de la sympathie nous pousse
à chercher le bien de nos semblables dans l'ordre moral, l'éco-
nomie politique nous apprend à le chercher dans l'ordre matériel,
et le lien entre ces deux ordres d'idées est la théorie de la justice
et du droit, qui participe à la fois de l'un et de l'autre. Le cours
d'Hutcheson comprenait dans ses subdivisions des rudimens d'éco-
nomie politique en même temps que la morale et la politique pro-
prement dite. A son tour, Smith avait conçu le projet d'écrire trois
grands traités qui ne devaient former qu'un faisceau, un traité de
philosophie morale, un traité d'économie politique, un traité de
législation. Le premier et le second existent, mais il n'a pas eu le
temps de finir le troisième, qui devait avoir pour titre Théorie de la
Jurisprudence^ et il a ordonné avant de mourir qu'on en détruisît
les fragmens commencés, perte profondément regrettable, qui aura
sans aucun doute retardé les perfectionnemens des lois écrites dans
le monde entier. Tel est l'accord intime qui, dans ce grand esprit,
unissait toutes les branches des sciences morales et politiques : elles
ont dû se séparer pour que chacune pût se constituer à part, mais
elles ne doivent jamais perdre de vue leur commune origine.
Adam Smith a laissé encore quelques essais philosophiques qui
montrent l'étendue et la variété de ses études, une dissertation sur
V Origine des Langues, une Histoire de V Astronomie, de la Physique
et de la Métaphysique des Anciens, des considérations sur les Arts
d* imitation', mais tout pâlit devant ses Recherches sur la Nature et
les Causes de la Richesse des Nations. Il avait quitté sa chaire en
1763, et après deux voyages en France, où il accompagna le jeune
duc de Buccleugh (1), il s'était enfermé pendant dix ans à Kirk-
caldy, auprès de sa mère, pour composer cet immortel travail. Parmi
les écrits dont il s'est inspiré, il faut placer au premier rang, avec
ceux des économistes français, neuf petits essais publiés en 1752
par son ami et compatriote David Hume sur le commerce, le luxe,
l'intérêt de l'argent, les impôts, le crédit public, la balance du
commerce et la population. La réputation de Hume, soit comme
philosophe, soit comme historien, a nui à ses travaux comme éco-
nomiste; il est certain cependant que ses essais contiennent une
foule d'aperçus aussi justes que nouveaux. On peut citer dans le
nombre la réfutation de cette erreur généralement répandue, que,
(1) Dans 1g premier voyage, Smith et son élève ne firent que passer par Paris pour se
rendre à Toulouse, où ils restèrent plus d'un an. Pourquoi cette préférence pour Tou-
louse? Est-ce à cause du climat? Est-ce à cause de la réputation qu'avait alors dans
toute l'Europe l'administration des états du Languedoc et de la lutte très vive qui venait
de s'engager entre le parlement et le gouverneur pour les libertés de la province?
900 REVUE DES DEUX MONDES.
dans le commerce entre deux nations, le profit de l'une suppose né-
cessairement le dommage de Vautre-^ Hume donne en deux ou trois
pages la démonstration contraire avec une précision et une force
qu'il serait difficile de dépasser. Le bon sens écossais avait deviné
ce que les deux grandes nations commerçantes, la Hollande et l'An-
gleterre, ne savaient pas alors, ce que tant d'autres peuples ont
encore tant de peine à comprendre aujourd'hui. Un autre ami de
Smith, lord Kames, a écrit un livre d'économie rurale, le Gentil-
homme fermier^ qui fait encore autorité. Lord Kames est un des pre-
miers qui aient profondément étudié les meilleures conditions du
bail à ferme; on lui doit l'invention de la clause qui porte son nom,
et qui consiste à faire rembourser au fermier sortant par le pro-
priétaire les améliorations d'un effet permanent introduites dans la
ferme. Ces études spéciales ont certainement contribué pour leur
part au large ensemble que présente la Richesse des Nations.
Peu après cette publication, Smith fut nommé par le gouverne-
ment anglais, en récompense de ses travaux, commissaire du roi
pour les douanes en résidence à Edimbourg ; il a rempli ces fonc-
tions jusqu'à sa mort, arrivée en 1790.
IL
L'année 177(5 marque une grande date pour l'économie politique
et par conséquent pour l'humanité, car elle a vu paraître presque à
la fois les édits de Turgot pour l'affranchissement du travail et le
livre d'Adam Smith. Qui l'emporterait dans un parallèle entre ces
deux illustres contemporains? Turgot est le plus jeune des deux; .il
n'a que trente-neuf ans en 1776, tandis qu'Adam Smith en a qua-
rante-trois, et cependant les actes du premier ont précédé les écrits
du second. Le Français s'est heureusement occupé de métaphy-
sique aussi bien que l'Écossais; il l'a prouvé par l'article Existence
de l'Encyclopédie, où commence à poindre la philosophie spiritua-
liste qui doit succéder à l'école de Gondillac. Détourné de bonne
heure de la science proprement dite par les travaux de l'administra-
tion, il a, tout en donnant ses soins à la malheureuse généralité de
Limoges, dont il était l'intendant, trouvé le temps d'écrire son Mé-
moire sur les prêts d'argent, ses Lettres sur la liberté du commerce
des grains, ses Réflexions sur la formation et la distribution des
richesses, œuvres admirables que tous les travaux ultérieurs n'ont pu
que répéter, et qu'Adam Smith lui-même n'a pas fait oublier. 11 a
fait plus : dans un ministère de moins de deux ans, il a hardiment
entrepris de pratiquer ses principes, et n'y a échoué qu'à demi, puis-
que la semence qu'il a jetée doit fructifier quinze ans plus tard.
ADAM SMITH. 901
Voltaire, qui était un bon juge, a rendu pleinement hommage
à cette courte et lumineuse apparition d'un ministre philosophe.
(( J'appris, écrivait-il à propos de l'édit sur la liberté du commerce
des grains, qu'un ministre d'état venait de publier un édit par le-
quel, malgré les préjugés les plus sacrés, il était permis à tout Pé-
rigourdin de vendre et d'acheter du blé en Auvergne, et tout Cham-
penois pouvait manger du pain avec du blé acheté en Picardie. Je
vis dans mon canton une douzaine de laboureurs, mes frères, qui
lisaient cet édit sous un de ces tilleuls qu'on appelle chez nous des
rosnisy parce que Rosny, duc de Sully, les a plantés. Comment donc 1
disait un vieillard plein de sens, il y a soixante ans que je lis des
édits, ils nous dépouillaient de la liberté naturelle dans un style
inintelligible; en voici un qui nous rend notre liberté, et j'en en-
tends tous les mots sans peine! Voilà chez nous la première fois
qu'un roi a raisonné avec son peuple, l'humanité tenait la plume,
et le roi a signé; cela donne envie de vivre; je ne m'en souciais
guère auparavant, mais surtout que le roi et son ministre vivent ! »
Hélas! ni l'un ni l'autre n'ont vécu, le vœu du laboureur n'a pas
été exaucé. Quand Voltaire apprit la chute de Turgot, il désespéra.
(( Je ne vois, écrivit-il, que la mort devant moi depuis que M. Tur-
got est hors de place. Ce coup de foudre m'est tombé sur la cer-
velle et sur le cœur. » Et aussitôt il adresse au ministre tombé
VEpitre à un homme, un des derniers accens de sa verte vieillesse,
car il avait alors plus de quatre-vingts ans.
Pendant que ces scènes orageuses se passaient en France, du mo-
deste village de Kirkcaldy sortait paisiblement le fruit de dix an-
nées de méditations, et sans descendre dans la même arène, l'œuvre
de Smith allait consommer à jamais la conquête imparfaitement
réalisée par Turgot. Ce grand travail fit d'abord peu de bruit en
France, où s'agitaient bien d'autres passions; mais il fut accueilli
en Angleterre avec admiration. Au moment- où la haine s'acharnait
chez nous sur le nom des économistes, la même doctrine prenait
possession chez nos voisins des esprits éclairés, et pénétrait sans
combats dans l'opinion publique. Telle est trop souvent la diffé-
rence entre les grands hommes des deux pays : ici, on les repousse
et on les brise; là, on les respecte et on les écoute. De là aussi
la différence de destinées entre les deux peuples : l'un qui grandit
sans interruption et presque sans orages, l'autre qui ne peut faire un
pas sans convulsion.
Toute la théorie d'Adam Smith se trouve contenue dans cette
phrase qui fait le début de son livre : u Le travail annuel d'une na-
tion est le fonds qui fournit à sa consommation annuelle toutes les
choses nécessaires et commodes à la vie, et ces choses sont, ou le
902 REVUE DES DEUX MONDES.
produit immédiat de ce travail, ou achetées des autres nations avec
ce produit. » Cette proposition fondamentale, devenue aujourd'hui
à peu près vulgaire, était loin de l'être au moment où elle a paru.
Si tous les écrits qu'elle a inspirés, sans en excepter ceux de Smith,
périssaient dans un grand naufrage et que cette phrase unique sur-
nageât, elle suffirait pour reconstruire de toutes pièces la science
économique, dont elle est l'élément générateur. On avait beaucoup
cherché avant Smith l'origine de la richesse; les uns l'avaient trouvée
dans les métaux précieux, les autres dans la terre, personne n'était
arrivé à cette formule si nette : toute richesse émane du travail,
G* est-à-dire de l'homme. Ce fut une véritable découverte qui dis-
sipa d'un trait de lumière toutes les obscurités. Le travail! voilà
le principe de l'économie politique de Smith, comme la sympathie
est le principe de sa morale, et le moraliste le plus rigide approu-
verait encore plus cette doctrine que la première , car le travail est
une loi, un devoir, une nécessité supérieure, un frein imposé par
Dieu à nos passions et à nos convoitises.
Le premier livre des Recherches traite du travail et de ses pro-
duits, considérés sous deux points de vue principaux, la produc-
tion et la distribution. La première partie commence par le célèbre
chapitre sur la Division du travail, Adam Smith frappe tout d'abord
son plus grand coup ; il saisit fortement les esprits par le spectacle
des merveilles que peut enfanter cette division. Tout le monde con-
naît le curieux exemple des épingles qui est devenu classique, et qui
fut dans son temps une révélation. Depuis lors, la division du tra-
vail a fait d'immenses progrès, et les exemples à citer sont devenus
innombrables.
Cette belle théorie, une de celles qui appartiennent le plus en
propre au philosophe écossais, a trouvé chez nous, au commence-
ment de ce siècle, quelques contradicteurs. On n'a pas nié les effets
de la division du travail sur la production , ce qui eût été impos-
sible, mais on a déploré sa mauvaise influence sur l'intelligence et
la santé des travailleurs. «Qu'est-ce qu'un homme, a-t-on dit, qui
passe sa vie à faire des têtes d'épingle ou des pointes d'aiguille?
Son esprit et son corps ne peuvent que s'atrophier dans cette oc-
cupation mécanique qui n'exige que de l'habitude sans pensée et de
l'assiduité sans effort. » L'observation est vraie à quelques égards,
tout a des inconvéniens dans ce monde; mais s'il faut veiller avec
soin sur les suites funestes que peut avoir accidentellement l'appli-
cation des meilleurs principes, il ne faut pas non plus que quelques
résultats malheureux nous cachent les bons côtés des choses qui font
cent fois plus de bien que de mal. Or telle est la proportion entre les
bons et les mauvais effets de la division du travail, et l'expérience
ADAM SMITH. 903
a fini par le démontrer avec tant de force que les appréhensions
contraires se taisent aujourd'hui. La division du travail conduit di-
rectement, comme Smith l'avait remarqué d'avance, à l'emploi des
machines, l'emploi des machines à la hausse des salaires et au bon
marché des produits , la hausse des salaires combinée avec le bon
marché des produits à l'amélioration matérielle de la condition des
travailleurs, l'amélioration matérielle à la culture de l'intelligence,
la culture de l'intelligence à l'élévation des idées et des sentimens.
Tous les anneaux de cette chaîne ne sont pas si étroitement liés en-
semble qu'ils ne se brisent quelquefois, et ces interruptions doulou-
reuses réclament toute l'attention des raUacheurs^ s'il est permis
d'emprunter cette image et ce mot à la mécanique industrielle; mais
l'ensemble fonctionne admirablement.
De la division du travail dans le même atelier, l'esprit passe na-
turellement à l'application du même principe d'un atelier à l'autre
et même d'un pays à un autre pays. Adam Smith, poursuivant son
analyse, voit la cause première de la division du travail dans le pen-
chant qui porte les hommes à trafiquer entre eux, et il arrive à sa
seconde maxime : La division du travail est bornée par V étendue du
marché. Certes, s'il est un fait incontestable, c'est celui-là. A mesure
que le marché se resserre, dans un village par exemple, nous voyons
un seul homme obligé d'exercer à la fois plusieurs métiers, et par
conséquent de les faire mal; à mesure que le marché s'étend, dans
une capitale comme Londres ou Paris, nous voyons les spécialités se
diviser d'elles-mêmes et chaque branche d'industrie se perfectionner
en se séparant. C'est pourtant ce principe si évident par lui-même
qui a soulevé contre l'économie politique le plus d'emportemens,
car c'est celui qui conduit à la liberté des échanges entre tous les
habitans d'une commune, entre toutes les communes d'une province,
entre toutes les provinces d'un état, entre tous les états de l'univers.
A chaque pas, le marché s'agrandit, et la division du travail s'accroît,
ainsi que le démontrera plus tard J.-B. Say dans sa théorie des
débouchés.
La seconde partie du premier livre, qui traite du mode de distri-
bution des produits, se présente avec moins de netteté que la pre-
mière. La pensée de Smith est d'abord obscure et confuse, et lui-
même le sent, car il s'excuse de n'être pas plus clair; mais peu à
peu les idées se dégagent du voile qui les enveloppe , et l'analyse
savante reparaît. Cette notion qui a tant de peine à se faire jour
n'est rien moins que celle de la, valeur [value), la plus abstraite de
l'économie politique. Smith entre en matière par sa fameuse dis-
tinction entre la valeur en usage et la valeur en échange, acceptée et
développée depuis par la plupart des économistes, notamment par
90/i REVUE DES DEUX MONDES.
Rossi, qui en a fait le sujet de toute la première partie de son cours.
Le prix réel {real price) de chaque chose, c'est le travail qu'il faut
s'imposer pour l'obtenir. Ce que chaque chose vaut réellement pour
celui qui l'a acquise et qui cherche à en disposer, c'est la peine que
cette chose peut lui épargner et qu'elle lui permet d'imposer à d'au-
tres. Ce n'est point avec de l'or ou de l'argent, c'est avec du travail
que toutes les richesses du monde ont été achetées originairement,
et la valeur de ces richesses pour ceux qui en possèdent est précisé-
ment égale à la quantité de travail qu'elles les mettent en état d'ache-
ter ou de commander. Le travail est donc la seule mesure qui puisse
servir dans tous les temps et dans tous les lieux à apprécier la valeur
des choses : il est leur prix réel, l'argent n'est que leur prix nominal.
Pour bien comprendre l'utilité de ces distinctions, il faut se rap-
peler les opinions qui avaient cours au moment où s'écrivait la Ri-
chesse des nations. Peuples et gouvernemens étaient également imbus
de cette idée que la seule richesse était l'or et l'argent; la distinc-
tion entre la valeur en usage et la valeur en échange, entre le prix
réel des choses et le prix nominal, n'avait d'autre but que de leur
montrer le contraire. « Les vraies richesses, répète Smith sous toutes
les formes, sont les produits nécessaires ou commodes à la vie, et
leur véritable valeur vient de l'usage qu'on peut en faire; leur va-
leur d'échange n'en est que l'expression. » Cette théorie de la va-
leur n'est pas tout à fait complète, mais elle suffit pour le but que
se proposait l'auteur. Puis il reproduit de nouveau la même idée
dans la distinction entre le prix naturel et le prix du marché , et
il développe à ce sujet une des plus lumineuses formules de l'éco-
nomie politique, celle de l'offre et de la demande, ou, comme disent
plus énergiquement les Anglais, de la commande et de la fourniture
[command and supply).
Hâtons-nous de sortir de cette métaphysique économique, qui
n'a pas aujourd'hui la même importance qu'à l'origine de la science,
et arrivons à des applications positives. Smith distingue dans le prix
des choses trois parts : celle qui sert à rémunérer le travail propre-
ment dit de l'ouvrier et qu'il appelle salaires du travail [ivages of
labour), celle qui sert à payer le corps des instrumens de travail et
qu'il appelle profits du capital [profits of stock), et enfin, dans la
plupart des marchandises du moins, celle qui sert à payer le loyer
du sol lui-même et qu'il appelle rente de la terre [rent of land).
C'est par ces trois voies que le prix se distribue entre les différens
membres de la société : salaire, profit et rente, voilà les sources
de tout revenu comme de toute valeur échangeable.
En traitant séparément du salaire et du profit, Adam Smith con-
state ce double fait, que dans une société qui s'enrichit, les salaires
ADAM SMITH. 905
vont naturellement en haussant par l'effet d'une demande croissante
de travail, et les profits des capitaux en haïssant^ par suite de la
multiplication et conséquemment de Y offre croissante des capitaux;
on ne peut que recommander la lecture de ce passage à ceux qui
nous représentent chaque jour la hausse artificielle de l'intérêt pour
quelques placemens privilégiés comme un signe de prospérité na-
tionale. Il montre ensuite comment les uns et les autres sont soumis
à des inégalités naturelles par suite du plus ou moins de difficulté du
travail, du plus ou moins de satisfaction morale, du plus ou moins
de risque, etc. Chacune de ces considérations prise à part donne
lieu à d'intéressans développemens, mais elles s'évanouissent toutes
devant la considération suprême qui les termine : Des inégalités cau-
sées dans les salaires et dans les profits par la politique générale de
l'Europe. C'est en effet ici que vient se poser en face des anciens
privilèges ce qu'on peut appeler le principe des principes : la liberté
du travail. « La plus sacrée et la plus inviolable des propriétés, dit
Smith, est celle de son propre travail, parce qu'elle est la source ori-
ginaire de toutes les autres. Le patrimoine du pauvre est dans sa
force et dans l'adresse de ses mains, et l'empêcher d'employer cette
force et cette adresse de la manière qu'il juge la plus convenable,
tant qu'il ne porte de dommage à personne, est une violation mani-
feste de cette propriété primitive. C'est une usurpation criante sur la
liberté légitime, tant de l'ouvrier que de ceux qui seraient disposés
à lui donner du travail, c'est empêcher à la fois l'un de travailler à
ce qu'il juge à propos et l'autre d'employer qui bon lui semble. On
peut bien en toute sûreté s'en fier à la prudence de celui qui oc-
cupe un ouvrier pour juger si cet ouvrier mérite de l'emploi, puis-
qu'il y va assez de son propre intérêt. La sollicitude qu'affecte le
législateur pour prévenir qu'on n'emploie des personnes incapables
est évidemment aussi absurde qu'oppressive. » On reconnaît dans
ce passage non-seulement les principes, mais presque les termes
du célèbre édit de Turgot publié quelques mois avant les Recherches.
(( Dieu, y est-il dit, en donnant à l'homme des besoins, en lui ren-
dant nécessaire la ressource du travail, a fait du droit de travailler
la propriété de tout homme, >/ cette propriété est la première, la
plus sacrée et la plus imprescriptible de toutes, etc. »
Voilà dans toute sa simplicité le mot qui a changé le monde et
qui le transforme encore tous les jours. Devant lui sont tombés les
anciennes corporations, les douanes intérieures, les monopoles par
trop excessifs; devant lui disparaîtront tous les autres obstacles qui
s'opposent encore à l'affranchissement du travail, car il n'a fait que
la moitié de sa tâche , et ce qui lui reste à faire équivaut au moins
à ce qu'il a fait. Devant lui reculent la misère, l'ignorance, le vice et
906 REVUE DES DEUX MONDES.
le crime, car, quoi qu'on en dise, le monde s'améliore dans l'ordre
moral comme dans l'ordre matériel, et les lenteurs, les éclipses, les
retours que subit ce mouvement réparateur, tiennent de près ou
de loin aux atteintes que subit encore le grand moteur des sociétés
modernes, le principe de liberté.
La question délicate de la rente du sol n'a pas été aussi bien
éclaircie par Smith. C'est au contraire à cette partie des Recherches
que remonte la définition de la rente, qui, reprise plus tard et dé-
veloppée par Ricardo, a jeté sur ce sujet une si déplorable confu-
sion. Smith, comme Ricardo et tous les économistes anglais, entend
uniquement par rente le prix payé au propriétaire [landlord) pour
la jouissance de la puissance productive naturellement inhérente au
sol; mais ce n'est pas là tout le sens que l'usage attache au mot
rente. On entend ordinairement par ce mot, et Smith lui-même s'en
sert dans ce sens, toute espèce de rétribution payée au propriétaire
pour la jouissance, soit du sol proprement dit, soit de tous les ca-
pitaux incorporés au sol, comme clôtures, bâtimens, défrichemens,
fumures, amendemens, chemins, etc. Smith a bien eu le sentiment
de cette confusion, il n'a malheureusement pas cru devoir s'y ar-
rêter. L'habile auteur de la Richesse des Nations aurait épargné à
ses successeurs bien des tortures d'esprit et à la science économique
bien des écarts, si, insistant davantage sur cette idée, il avait adopté
des mots différens pour désigner des choses différentes. A vrai dire,
il en faudrait trois. Le mot générique de rente devrait être employé,
suivant l'usage universel, pour désigner l'ensemble de la rétribution
payée au propriétaire ; puis cette notion devrait se diviser en deux :
le prix payé pour l'usage de la faculté productivena turelle au sol et
le prix payé pour l'usage des améliorations incorporées; l'un pour-
rait s'appeler rente naturelle ou gratuite, et l'autre rente acquise ou
capitalisée. La première de ces deux rentes recule avec le temps, et
finit presque toujours par disparaître dans la seconde. En se servant
d'un seul mot pour ces trois significations, on a conduit quelques
esprits ardens à de monstrueuses erreurs, entre autres à la négation
plus ou moins formelle du droit de propriété, ce qui aurait fort épou-
vanté l'honnête philosophe de Kirkcaldy, s'il avait pu s'en douter.
Cette observation n'est pas la seule que suscite cette partie des
Recherches. Le principal défaut de ce puissant ouvrage, ce qui en
rend la lecture difficile pour quiconque n'y apporte pas une atten-
tion opiniâtre, c'est la longueur des digressions. A propos de cette
étude sur la rente de la terre, matière assez ardue par elle-même,
l'auteur se jette tout à coup, sans qu'on puisse saisir la liaison
des idées, au moins au premier abord, dans une dissertation à
perte de vue sur les variations de la valeur de l'argent {silver) de-
ADAM SMITH. 907
puis le XIV* siècle. Cette discussion historique abonde, comme tout
ce qu a écrit Smith, en recherches curieuses et en aperçus profonds,
mais elle est hors de proportion avec l'étendue totale du premier
livre, dont elle forme environ le tiers. Le sujet eût mérité un ou-
vrage à part, car il en est peu de plus obscurs, même aujourd'hui, et
bien qu'il ait pris depuis plusieurs années un intérêt de circonstance
par l'affluence inusitée de l'or qui nous arrive des nouveaux mondes.
Malgré ces défauts d'ordonnance, le premier livre de la Richesse
des nations est le magnifique portique d'un magnifique monument.
L'économie politique est déjà là tout entière; les successeurs de
Smith pourront mettre plus d'ordre et de méthode dans leur expo-
sition, éclaircir quelques points obscurs, démêler quelques confu-
sions, développer des applications de détail : ils ne changeront rien
aux bases qu'il a posées, d'accord avec Turgot.
III.
Le second livre est consacré aux capitaux. Pour exprimer l'idée
que nous attachons au mot capital^ Smith se sert de deux termes,
stock et capital. Stock est un mot de la langue anglaise dont nous
n'avons pas l'équivalent et qui signifie toute espèce d'approvision-
nemens, qu'ils soient destinés à être consommés ou à servir d'in-
strumens de production; le mot capital est réservé pour désigner la
partie du stock qui sert à la production. Ainsi voilà cent hectoiitres
de blé, dont la réunion forme un stock ^ on en retire dix hectolitres
pour la semence, c'est un capital. 11 faut avouer que cette langue est
plus claire et plus précise que la nôtre. Après cette première distinc-
tion entre le fonds de consommation et le fonds de production d'un
pays, Smith en établit une autre non moins importante entre les ca-
pitaux fixes et les capitaux circulans. Que de nations et de particu-
liers ont mal tourné, pour n'avoir pas assez compris ces simples dif-
férences entre le fonds de production et le fonds de consommation,
entre le capital fixe et le capital circulant, et pour avoir trop sa-
crifié l'un à l'autre ! La notion du capital circulant conduit naturel-
lement à la théorie de la circulation [currency). L'argent monnayé
{money) est, d'après l'heureuse expression de Smith, la grande
roue de la circulation , c'est là son véritable rôle. Par lui, les ca-
pitaux peuvent passer rapidement de main en main et multipher
par leur mouvement autant que par leur quantité leur puissance
productive. Quand ce mouvement s'accélère, l'or et l'argent peuvent
être remplacés dans une certaine mesure par le papier : la circu-
lation s'établit alors sur une seconde, roue, qui coûte beaucoup
moins à fabriquer ou à entretenir que l'ancienne; mais comment
908 REVUE DES DEUX MONDES.
et à quelles conditions cette substitution est-elle possible? Ici l'au-
teur expose admirablement la théorie des banques en général et des
banques d'Ecosse en particulier; cette partie des Recherches est à
bon droit une des plus célèbres, ceux qui accusent l'économie po-
litique d'imprudence aventureuse n'ont qu'à la lire pour se dé-
tromper.
Une assez vive polémique s'est élevée parmi les économistes sur
une nouvelle distinction introduite par Smith entre le travail pro-
ductif ei le travail improductif. Il n'y aurait, d'après lui, de tra-
vail productif que celui qui, s' incorporant aux choses, leur donne
une valeur plus grande, comme le travail du cultivateur et de l'ou-
vrier ; tous ceux dont le travail n'ajoute rien à la valeur des objets
matériels, comme les savans, les médecins, les administrateurs, les
militaires, les hommes de loi, seraient des travailleurs improductifs.
La rigueur de ce langage a blessé les disciples les plus respectueux
de l'illustre maître. J.-B. Say a essayé d'y échapper par une nou-
velle classification des produits en matériels et immatériels, et de
nos jours M. Dunoyer a renouvelé la protestation de Say en la pré-
cisant davantage. Adam Smith a été évidemment trop loin dans les
termes; mais il ne paraît pas nécessaire, pour rectifier ce que son
langage a de trop absolu, de changer la signification du mot pro-
duits et de l'étendre à des objets non matériels. Il suffit d'admettre,
ce qui est vrai, que les arts qui agissent sur les personnes peuvent
contribuer à la production tout autant que ceux qui agissent sur les
choses, mais d'une façon différente, en ce sens que si les seconds
seuls font des produits, les premiers peuvent servir à former ou à en-
tretenir des producteurs. La spécialité de la science économique à
l'égard des autres branches des sciences morales et politiques reste
alors entière, et les travaux immatériels ne rentrent dans son do-
maine qu'autant qu'ils se réalisent directement ou indirectement
dans des produits matériels utiles. Quant à la distinction elle-même,
elle est fondamentale comme toutes celles de Smith, et il n'y a vé-
ritablement de travail productif, au point de vue économique, que
celui qui crée de l'utilité.
Ce qui importe ici, ce que voulait l'auteur des Recherches, c'est
bien établir l'existence d'occupations tout à fait improductives, afin
de signaler et d'écarter autant que possible les parasites de tout
ordre qui vivent aux dépens du travail et du capital d' autrui. Le
tort est d'avoir étendu à tout un ordre de fonctions ce qui n'est vrai
que de l'abus. Say lui-même, qui a rectifié en partie cette confu-
sion, l'a partagée et même aggravée en admettant que les produits
immatériels, comme il les appelle, s'évanouissent à mesure qu'ils
se créent et ne font pas partie du capital accumulé de la société.
ADAM SMITH. 909
M. Dunoyer seul a poussé jusqu'au bout l'éclaircissement. Non-seu-
lement le juge, le soldat, le médecin, le prêtre, le savant, contri-
buent à la production matérielle quand ils font bien leur devoir, en
favorisant la sécurité, la propriété, la santé, la moralité, l'habileté
des producteurs proprement dits ; mais les fruits de leur travail ne
s'évanouissent pas à mesure qu'ils se créent, et constituent par leur
accumulation un capital particulier, le capital intellectuel et moral
de la société. Ce capital même, loin d'être le moins utile, exerce sur
la production une influence plus puissante que le capital matériel, et
s'il fallait choisir dans un cataclysme ce qu'on devrait sauver avant
tout pour assurer la prompte renaissance de la production , les dé-
positaires des lumières et des mœurs devraient passer les premiers,
car l'esprit, armé des conquêtes séculaires de la civilisation, aurait
bien plus vite reconquis son action sur la matière que la matière
même la plus riche n'aurait de nouveau dégagé la puissance féconde
de l'esprit. Quand on remonte à l'origine de la production, on re-
trouve l'intelligence humaine; ce fait est sous-entendu par Smith
dans sa théorie du travail, mais il ne l'a peut-être pas suffisamment
exprimé.
Après ces prémisses, il n'a pas de peine à définir clairement ce qui
se passe dans le prêt à intérêt. Les hommes les plus éminens du siè-
cle, Locke et Montesquieu, ayant commis l'erreur de croire que l'aug-
mentation survenue dans la quantité de l'or et de l'argent, par suite
de la découverte des Indes, avait été la cause qui avait fait baisser
en Europe le taux de l'intérêt, Smith démontre que c'est le plus ou
moins d'instrumens de travail et le plus ou moins de produits ob-
tenus avec ces instrumens, non le plus ou moins de monnaie, qui
fait hausser ou baisser l'intérêt. Cette démonstration répond aux
scrupules des casuistes qui repoussaient le prêt à intérêt en se fon-
dant sur ce fait, que l'argent ne produisait rien par lui-même; ce
n'est pas l'argent qui produit, c'est le capital qu'on se procure avec
cet argent. On voit aussi poindre dans ce chapitre la doctrine, qui
sera plus tard développée par Bentham, de la légitimité de tout in-
térêt conventionnel; mais Smith, toujours respectueux pour les lois
écrites, ne l'émet qu'avec une extrême réserve, et on peut affirmer
que, tout en partageant le fond des idées, il n'aurait pas approuvé
le titre paradoxal et choquant de l'ouvrage de Bentham : Défense de
r usure.
Passant aux différentes manières d'employer les capitaux, Smith
en distingue quatre : l'agriculture, les manufactures, le commerce
en gros et le commerce de détail. Chacune de ces quatre méthodes
d'employer un capital lui paraît essentiellement nécessaire tant à
l'extension des autres qu'à la commodité générale de la société;
910 REVUE DES DEUX MO^DES.
mais celle qu'il préfère comme la plus avantageuse, c'est l'agricul-
ture : aucun capital, à quantité égale, ne lui paraît mettre en ac-
tivité plus de travail productif que celui des cultivateurs. Ensuite
vient le ^capital des manufacturiers, puis celui des commerçans à
l'intérieur, tant en gros qu'en détail; le moins productif de tous lui
paraît celui qui sert au commerce avec l'étranger. On s'étonnera
peut-être de cet ordre, mais il est essentiel aux yeux du patriarche
de l'économie politique. Dans le cours naturel des choses, c'est l'a-
griculture qui doit occuper le premier rang parmi les industries hu-
maines, soit par l'abondance de ses produits, soit par les profits
qu'elle procure aux capitaux, et si le contraire arrive trop souvent,
c'est que l'ordre naturel est interverti par une mauvaise organisa-
tion. Enfant d'un pays agricole, Smith manifeste pour l'agriculture
une prédilection marquée; il constate que dans les pays neufs,
comme en Amérique, où rien n'a encore faussé l'ordre naturel, l'a-
griculture crée rapidement d'immenses richesses. C'est là même
doctrine que soutenaient alors les économistes français.
Le défaut général de proportion dans la composition des Bc-
cherches se fait surtout sentir dans le troisième livre, qui n'est tout
entier qu'une digression historique. Fidèle à cette idée première
que si le cours des choses n'était point dérangé parles institutions
humaines, les hommes préféreraient la vie des champs comme la
plus naturelle et la plus productive, et ne s'enfermeraient dans les
villes qu'autant que la campagne ne suffirait plus à leur activité,
Smith se demande comment cet ordre a pu être si généralement
bouleversé dans l'Europe moderne, et il voit la cause de cette ano-
malie dans les événemens qui ont suivi la chute de l'empire romain.
Pour échapper aux déprédations des Barbares et des chefs féodaux
qui leur ont succédé au moyen âge, les populations ont trouvé un
refuge dans les villes; les campagnes sont restées au contraire
exposées à tous les ravages. Ainsi formées et développées par la
force des circonstances , les villes ont réagi sur les campagnes , et
au lieu d'être un effet de la culture, le commerce et les manufac-
tures en sont devenus l'occasion et la cause. En traçant ainsi à
grands traits l'histoire des villes et des campagnes en Europe,
Smith passe rapiçlement en revue les différens modes d'exploitation
du sol, comme le fermage, le métayage, la corvée, le servage. Ce
qui est surtout digne de remarque, c'est son opinion sur le droit
d'aînesse et les substitutions; contrairement aux idées qui ont pré-
valu depuis en Angleterre, il se déclare partisan de l'égalité des
partages, et n'hésite pas à attribuer au droit d'aînesse, aux substi-
tutions, à tout ce qui met obstacle à la division du sol, une mauvaise
influence sur l'agriculture. C'est encore la même idée que soutenaient
ADAM SMITH. 911
en France les économistes, et sans les violences de la révolution
française, qui ont jeté les esprits en Angleterre dans l'excès opposé,
elle aurait probablement pris plus de faveur chez nos voisins.
L'ordre essentiel et naturel des sociétés, comme disait en même
temps chez nous Lemercier de La Rivière, n'avait pas été seulement
interverti par la violence des temps barbares; il avait encore reçu
de fortes atteintes, depuis que l'Europe s'était un peu policée, de la
faveur accordée par les gouvernemens aux manufactures et au com-
merce aux dépens de l'agriculture. Smith consacre son qiiatrième
livre presque tout entier à l'examen détaillé de ce système, connu
sous le nom de système mercantile. A vrai dire, l'ouvrage entier
des Recherches n'a pas d'autre but; le système mercantile résume
en effet toutes les erreurs que venait combattre l'économie politi- .
que. La cause du système mercantile étant l'éternelle confusion de
Y argent et de la richesse, Smith commence par démontrer qu'une
nation peut être pauvre avec beaucoup d'argent et riche avec peu
d'argent; puis il examine les procédés employés pour attirer chez
chaque peuple le plus d'argent possible aux dépens de ses voisins,
et qui consistaient à diminuer par tous les moyens l'importation des
marchandises étrangères pour la consommation extérieure et à favo-
riser l'exportation au dehors des produits de l'industrie nationale :
c'est ce qu'on appelait mettre de son côté la balance du commerce.
Acheter peu, vendre beaucoup, et combler la différence en argent,
voilà l'idéal que recherchaient les gouvernemens comme les parti-
culiers, et pour y arriver ils avaient recours à toute sorte de lois et
de règlemens qui n'ont pas encore tout à fait disparu de la plupart
des législations européennes.
Les argumens de Smith contre cet appareil réglementaire ont été
trop souvent reproduits pour qu'il soit nécessaire de les rappeler. Ce ^,
sage, ordinairement si calme, perd patience quand il parle des ob-
stacles que rencontrait de son temps la liberté du commerce dans
la coalition des intérêts privilégiés. « S'attendre, dit-il, que la li-
berté de commerce puisse être jamais rendue à la Grande-Bretagne,
ce serait une aussi insigne folie que de s'attendre à y voir jamais
réaliser la république d'Utopie ou celle d'Oceana. Non-seulement
les préjugés du public, mais, ce qui est beaucoup plus impossible
à vaincre, un grand nombre d'intérêts privés y opposent un ob-
stacle insurmontable. Il est devenu dangereux d'essayer la plus lé-
gère attaque sur le monopole qu'exercent nos .manufacturiers. Sem-
blables à une mihce toujours sur pied, ils sont devenus redoutables
au gouvernement, et dans plusieurs circonstances ils ont effrayé
jusqu'à la législation. Un membre du parlement qui appuie les pro-
positions tendant à renforcer le monopole est sûr non-seulement
912 REVUE DES DEUX MONDES.
d'acquérir la réputation d'un homme entendu dans les affaires,
mais d'obtenir beaucoup d'influence dans une classe de gens à
qui leurs richesses donnent une grande importance. Si au con-
traire il combat ces propositions, ni la probité la mieux reconnue,
ni le rang le plus éminent, ni les services les plus distingués, ne le
mettront à l'abri des insultes et même des dangers que susci-
tera contre lui la cupidité trompée de ces insolens monopoleurs. »
Ce passage est le seul où Smith se laisse emporter par la colère ;
s'il pouvait renaître aujourd'hui, il verrait que ce qui lui paraissait
impossible en 1776 s'est pleinement réalisé de nos jours dans
son pays. Les intérêts généraux, si longtemps inertes, ont fini par
l'emporter sur les coalitions intraitables qui l'effrayaient jusque
dans sa solitude, et le développement prodigieux de la richesse na-
tionale a couronné sa mémoire plus qu'il n'avait osé lui-même l'es-
pérer.
Il exprime les mêmes doutes au sujet du système colonial, une
des conséquences du système mercantile les plus chères de son
temps à l'orgueil britannique. Après avoir démontré que les mono-
poles sont tout aussi nuisibles au commerce avec les colonies qu'avec
les autres peuples, il ajoute : <( Proposer à la Grande-Bretagne d'a-
bandonner volontairement son autorité sur les colonies et de les
laisser libres de se gouverner comme elles l'entendront, ce serait
proposer une mesure qui n'a jamais été adoptée et ne le sera pro-
bablement jamais par aucune nation du monde. Jamais nation n'a
volontairement abandonné l'empire d'une province, quelque em-
barras qu'elle trouve à la gouverner, quelque faible revenu qu'elle
en retire. Si de tels sacrifices sont bien souvent conformes à ses in-
térêts, ils sont toujours mortifians pour son orgueil, et ce qui est
encore d'une plus grande conséquence, ils sont contraires à l'intérêt
privé de ceux qui gouvernent, et qui se verraient par là privés de
places honorables et lucratives. A peine si le plus visionnaire des
hommes serait capable de proposer une pareille mesure avec la
moindre espérance de la voir adopter. Si cependant elle était adop-
tée, la Grande-Bretagne se trouverait immédiatement. aflranchie de
la charge annuelle de l'entretien des colonies, et elle ferait avec
elles un commerce libre plus avantageux pour la mère-patrie que
le monopole dont elle jouit. » Ces paroles s'écrivaient au moment
même où commençait la lutte de l'Angleterre contre ses colonies sou-
levées de l'Amérique du Nord. L'Angleterre n'a pas voulu compren-
dre le conseil que lui donnait Smith en termes assez clairs; elle
en a été punie par dix années d'une guerre désastreuse qui a failli
compromettre son existence conmie nation. Depuis l'émancipation
des États-Unis, la prédiction sur la supériorité du commerce libre
*
ADAM S3I1T1T. 913
s'est réalisée, et le commerce de la Grande-Bretagne avec ses an-
ciennes colonies a décuplé. De là une tendance marquée en An-
gleterre à suivre désormais de plus en plus les conseils de Smith
et à affranchir progressivement les colonies : encore un succès qui,
pour être moins complet que le premier, n'en a pas moins dépassé
ses espérances.
Après en avoir fini avec le système mercantile, Smith consacre un
chapitre spécial à l'examen de la doctrine des économistes français,
qu'il appelle système agricole par opposition à l'autre. Au fond, les
idées des physiocrates ne différaient des siennes que par une nuance.
Les écrivains français sont en général plus nets, plus fermes, plus
brillans que les écrivains anglais ; mais ils ont les défauts de ces
qualités : ils tombent facilement dans l'exagération systématique.
L'école de Quesnay avaiJ; voulu, comme Adam Smith, combattre
l'école mercantile et y substituer la liberté du travail; elle avait vu,
comme lui, que l'agriculture était la première des industries, et
qu'une fausse notion de la richesse avait pu seule la reléguer au
dernier rang; mais elle ne s'était pas contentée de cet aperçu par-
faitement juste, elle avait été jusqu'à soutenir que le travail agri-
cole était le seul productif , le seul qui ajoutât quelque chose à la
richesse de la société. Adam Smith n'a pas de peine à réfuter cette
exagération : il démontre que les manufactures et le commerce pro-
duisent aussi bien que l'agriculture, quoiqu'à un moindre degré;
mais il y a loin du ton affectueux et même respectueux qu'il porte
dans cette discussion à la vivacité qu'il a mise dans son jugement
sur le système opposé. Il avait beaucoup connu les principaux phy-
siocrates dans son voyage à Paris, il avait profité de leurs conversa-
tions et de leurs écrits, et il a dit lui-même que si Quesnay avait
vécu en 1776, il lui aurait dédié la Richesse des Nations. C'est qu'en
effet la dissidence est secondaire et la conformité essentielle : la dis-
sidence eût été profonde, si les physiocrates avaient demandé en fa-
veur de l'agriculture les privilèges que réclamait l'école mercantile
pour le commerce et les manufactures; mais, convaincus qu'il suffi-
sait de la liberté naturelle pour remettre les choses à leur place, ils
se trouvaient complètement d'accord avec Smith sur le point ca-
pital.
lY.
Après les violences des temps barbares et les prohibitions de l'é-
cole mercantile, il reste encore un moyen pour les gouvernemens de
troubler l'ordre bienfaisant établi par Dieu pour le développement
de la richesse : ce moyen, c'est l'impôt. Payé par tous, l'impôt doit
TOME XXIV. 58
914 REVUE DES DEUX MONDES.
être dépensé au profit de tous; sinon, il devient un instrument puis-
sant de spoliation des faibles par les forts, il détourne les capitaux
des emplois utiles qu'ils rechercheraient d'eux-mêmes, pour les
perdi-e dans les emplois improductifs. 11 ne reste donc plus à Smith,
pour avoir terminé son œuvre, que de déterminer dans quels cas les
dépenses publiques sont légitimes, et dans quels cas elles cessent
de l'être. Le cinquième et dernier livre aborde ce sujet, qui a tou-
jours été la pierre d'achoppement entre les économistes et les gou-
vernemens. Ce livre se divise en trois parties : 1° quelles sont les
dépenses qui doivent être à la charge de l'état? 2° quels sont les
meilleurs systèmes d'impôt pour y subvenir? 3" que faut-il penser
des dettes publiques?
Le philosophe écossais ne reconnaît, à vrai dire, que deux sortes
de dépenses nécessairement confiées à l'état : celles qu'exige la dé-
fense commune, celles qui servent à soutenir la dignité du souve-
rain. Avec un pareil principe, l'état perdrait en France les trois
quarts de ses attributions ; mais il faut se rappeler que Smith écri-
vait en Ecosse, c'est-à-dire dans un pays où les attributions de l'état
sont restées à peu près telles qu'il les a définies. S'il avait vécu^n
France, où d'autres habitudes ont prévalu, il eût probablement,
avec son esprit pratique et circonspect, un peu modifié ses conclu-
sions. Ce qui permet de le croire, c'est qu'il n'exclut pas absolu-
ment l'intervention de l'état dans les dépenses qu'exigent l'admi-
nistration de la justice, le culte, l'instruction, les travaux publics.
(( Ces diverses dépenses intéressant, dit-il à plusieurs reprises, l'a-
vantage commun de la société, il n'y aurait rien de déraisonnable
à les défrayer en tout ou en partie au moyen d'une contribution gé-
nérale. » Mais à coup sûr, en cédant sur quelques détails, il aurait
maintenu son principe, surtout s'il avait pu voir les progrès de cette
centralisation effrénée qui tend de plus en plus à tout absorber chez
nous.
Le chapitre sur l'organisation de la défense commune est tout
entier consacré à démontrer la supériorité des armées permanentes
sur les milices. Toujours imbu de son grand principe de la division
du travail, Adam Smith s'attache à prouver que le métier de soldat,
comme tous les métiers possibles, ne peut être bien fait que par
ceux qui s'y adonnent spécialement. 11 va même jusqu'à chercher
la proportion acceptable entre le nombre des soldats et le chiffre
total de la population, et il accorde le centième. Sur cette base,
la France, qui a 36 millions d'habitans, aurait une armée perma-
nente de 360,000 hommes. On voit que ces idées n'ont rien de
bien radical, et qu'elles peuvent être acceptées sans beaucoup de
difficulté par les militaires eux-mêmes. S'il y a quelque chose à re-
ADAM SMITH. 915
dire, c'est que Smith ne paraît pas assez préoccupé des dangers que
peut avoir un instrument de force aussi puissant qu'une armée ré-
gulière bien organisée. Ces dangers sont au dedans la compression
des libertés les plus légitimes, et au dehors l'entraînement vers
les guerres les plus injustes. Smith voit dans les mœurs et les lu-
mières des sociétés modernes le seul remède possible à ces maux,
et il pourrait avoir raison; mais il eût bien fait d'insister davan-
tage, car le remède n'est pas toujours infaillible.
Il se montre beaucoup plus défiant à propos de l'administration
de la justice. Il veut avant tout l'indépendance absolue du pou-
voir judiciaire, comme constituant la seule garantie de la sécurité
personnelle et de la propriété. « Quand le pouvoir judiciaire, dit-
il, est réuni au pouvoir exécutif, il n'est guère possible que la
justice ne se trouve souvent sacrifiée à ce qu'on appelle vulgai-
rement des considérations politiques. Pour que chaque citoyen se
sente parfaitement assuré dans la possession de ses droits, il ne
suffit pas que le juge ne puisse être déplacé arbitrairement, à la
volonté du pouvoir exécutif; il faut encore que le paiement ré-
gulier de son salaire ne dépende pas de ce pouvoir. » Sa jalouse
susceptibilité va jusqu'à dire qu'une dotation en propriétés ou en
capitaux, dont les corps judiciaires auraient l'administration, vau-
drait mieux pour eux que des traitemens payés par l'état; il regrette
évidemment que le paiement des frais de justice ne puisse pas être
demandé aux plaideurs eux-mêmes, suivant l'ancien usage, sans
s'exposer à de graves abus, et il aurait un penchant marqué pour
les fonctions judiciaires gratuites, comme le sont en Angleterre
celles des juges de paix.
Il admettrait plus volontiers que l'ouverture et l'entretien des
routes fussent défrayés par une contribution générale. Cependant,
comme cette dépense profite plus immédiatement à ceux qui voya-
gent sur ces routes ou y transportent des marchandises, il ne voit
pas d'inconvénient à y subvenir au moyen de droits de barrière ou
de péage, comme en Angleterre et en Hollande. Ce système n'a pas
prévalu en France pour les routes de terre, mais c'est au fond celui
qui l'a emporté pour les chemins de fer et pour les canaux. On peut
encore en signaler des traces dans nos droits de tonnage, de na-
vigation, et dans quelques autres droits spéciaux. Au surplus, Smith
préfère de beaucoup une administration locale pour les chemins à
une administration générale, et il cite à ce sujet l'exemple de la
France. «Dans ce pays, dit-il, où, depuis les progrès du despo-
tisme, l'autorité centrale s'empare de tout, les chemins sont dans
chaque province sous l'autorité de l'intendant, officier nommé et
révoqué par le roi. Il en résulte que les grandes routes de poste.
916 REVUE DES DEUX MONDES.
qui font la communication entre la capitale et les principales villes
du royaume, sont assez bien entretenues; quelques-unes même
peuvent être regardées comme supérieures à la plupart de nos
routes à barrières; mais ce que l'on appelle chemins de traverse^
c'est-à-dire la presque totalité des chemins du pays, sont absolu-
ment négligés et impraticables. Le ministre orgueilleux d'une cour
fastueuse se plaira à faire exécuter un ouvrage magnifique qui sou-
tiendra son crédit à la cour ; mais ordonner beaucoup de ces petits
travaux qui n'attirent pas les regards et qui n'ont de recomman-
dable que leur extrême utilité, c'est une chose trop mesquine et
trop misérable pour fixer l'attention d'un magistrat de cette impor-
tance. » L'institution des routes départementales et la loi de 1836
sur les chemins vicinaux ont répondu en partie à cette critique ; mais
il s'en faut de beaucoup que le mal signalé ait tout à fait disparu, et
plusieurs pays de l'Europe qui n'ont pas subi la même concentration
administrative sont en avance sur nous pour leurs communications.
A ce propos, Smith se jette dans une de ses digressions habituelles
sur les compagnies privilégiées en général, et sur la compagnie des
Indes en particulier. Cette dissertation était d'un intérêt tout an-
glais avant l'établissement en France de grandes compagnies du
même genre pour la banque , les chemins de fer, le crédit mobi-
lier, etc. Avec sa modération ordinaire, il ne se montre pas op-
posé au principe du monopole comme moyen d'encourager à son
début une entreprise coûteuse et incertaine dont le public doit pro-
fiter, et il assimile le privilège accordé en pareil cas à celui des
inventeurs; mais il a soin d'établir en même temps que ce privilège
doit être temporaire et rigoureusement limité à la plus courte durée
possible. On avait suivi ses préceptes dans les concessions de che-
mins de fer faites en France avant 18Zi8, puisqu'on les avait limi-
tées pour la plupart à cinquante années ; on en a doublé depuis la
durée, et on a même admis bien d'autres exceptions aux prescrip-
tions de l'auteur des Recherches.
Ses idées sur l'instruction publique et sur le culte s'éloignent tout
ta fait de nos habitudes. Non -seulement, suivant lui, l'enseigne-
ment ne doit pas être donné par l'état, mais il se montre peu favo-
rable à l'existence d'universités indépendantes et riches, comme celles
d'Oxford et de Cambridge. Tout professeur dont le traitement est as-
suré, quel que soit le nombre de ses élèves, lui paraît naturellement
disposé à remplir son devoir avec négligence. Ceux même qui s'ac-
quittent avec conscience de leurs fonctions n'ont aucun intérêt à en-
seigner des choses vraiment utiles, vraiment appropriées aux besoins
de la société ; ils ne peuvent être avertis par personne, quand ils font
perdre le temps de leurs élèves en études surannées, inutiles ou même
ADAM SMITH. 917
dangereuses. On jugera sans doute que Smith pousse ici un peu loin
l'amour de la concurrence. Il fait cependant une exception pour l'édu-
cation populaire. Le peuple n'ayant pas toujours les moyens de payer
lui-même tous les frais de son instruction, l'état peut lui faciliter l'ac-
quisition des connaissances les plus essentielles, et même au besoin
la lui imposer. Il suffit pour cela d'établir dans chaque paroisse une
petite école où les enfans du peuple soient instruits pour le Salaire
le plus modique, le maître étant en partie, mais non en totalité, ré-
tribué par l'état. On reconnaît ici l'Écossais, car l'Ecosse est le pays
de l'Europe qui a le plus anciennement organisé l'instruction popu-
laire. Quant à nous, si nous nous sommes séparés du philosophe de
Kirkcaldy pour l'enseignement secondaire et supérieur, notre loi de
1833 sur l'instruction primaire se rapproche de ses idées.
Pour le culte, un pays catholique comme le nôtre a nécessaire-
ment peu de rapports avec un pays protestant et presbytérien comme
l'Ecosse. Il faut avouer d'ailleurs que ce sujet n'est guère du do-
maine de l'économie politique. Il n'y a pas de question plus grave
que celle des rapports de l'église et de l'état, et qui ait reçu plus de
solutions diverses suivant les religions et les gouvernemens. David
Hume avait dit ironiquement quelque part qu'une église bien dotée
avait cet avantage, que le clergé s'acquittait de ses fonctions avec
indolence et n'était pas trop animé de l'esprit de prosélytisme; Adam
Smith se plaît à reproduire cette épigramme, dirigée surtout contre
l'église d'Angleterre, ce qui ne l'empêche pas de conclure en faveur
de l'organisation presbytérienne. « L'église la plus opulente du
monde chrétien ne maintient pas mieux, dit-il, l'uniformité de
croyance, la ferveur de dévotion, l'esprit d'ordre et la sévérité des
mœurs dans la masse du peuple, que cette église d'Ecosse, si pau-
vrement dotée. »
On lui a reproché de n'avoir pas dit un mot de la bienfaisance
publique; c'est qu'évidemment, dans son opinion, l'assistance n'est
bien donnée que par la charité privée, ou tout au moins par des
institutions particulières indépendantes. Il jugeait sévèrement la
taxe des pauvres, et il s'en est expliqué nettement dans une autre
partie des Recherches à propos de la règle du domicile {seulement),
car Malthus est loin d'être le premier qui ait signalé les dangers de
la charité légale. Avant Smith lui-même, le vieux Daniel Defoë les
avait nettement indiqués dans un pamphlet vigoureux ayant pour
titre Aumône n'est pas charité [Giving alms no charity). Établie en
Ecosse à peu près vers le même temps qu'en Angleterre, la taxe des
pauvres n'y avait jamais pris la même extension < le bon sens naturel
et l'esprit d'économie de la nation l'avaient maintenue dans des
limites à peu près insignifiantes; le nombre des indigens s'était ré-
918 REVUE DES DEUX MONDES.
duit dans la même proportion. Avec ce modèle devant les yeux, il
était assez naturel de' n'en pas parler comme d'un devoir essentiel
de l'état. En résumé, Smith se montre très sévère, trop sévère peut-
être, en fait de dépenses publiques; mais l'excès contraire a tant
d'attrait, qu'on ne saurait trop l'en blâmer. « Il ne faut point, avait
dit ayant lui Montesquieu, prendre au peuple sur ses besoins réels
pour des besoins de l'état imaginaires. Ces besoins imaginaires sont
ce que demandent les passions et les faiblesses de ceux qui gouver-
nent, le charme d'un projet extraordinaire, l'envie malade d'une
vaine gloire, et une certaine impuissance d'esprit contre les fan-
taisies. »
Ce qui touche aux revenus publics soulève moins de controverses.
Smith y trace de main de maître les conditions qui peuvent rendre
l'impôt plus juste, plus égal, plus facile à percevoir. Quand on
songe à ce qu'était alors partout la constitution des impôts, établis
et perçus au hasard, on s'étonne de ce qu'il a fallu de réflexion et
de perspicacité pour créer de toujes pièces une nouvelle théorie. A
la lumière de ce flambeau, Smith passe en revue les contributions
existantes, soit en Angleterre, soit dans le reste de l'Europe, sans
en excepter les douanes, car s'il les condamne comme moyen de
gêner la liberté du travail, il les accepte comme ressource fiscale.
Cette partie de son livre a vieilli par son succès même, puisque l'as-
siette des impôts a été généralement remaniée d'après ses principes.
Il parle des finances de tous les états en financier consommé. Sa cri-
tique s'exerce particulièrement sur le mode de taxation alors connu
en France sous le nom de taille personnelle ^ et dont il analyse par-
faitement les inconvéniens. La plupart de ses indications, mises en
pratique, ont augmenté partout les revenus publics, tout en dimi-
nuant, du moins en apparence, les charges des contribuables. Tel
est, par exemple, le système des adoucissemens successifs d'impôt
sur les objets de consommation, qui réussit de nos jours si bien en
Angleterre. Nul doute qu'il n'y ait encore beaucoup à tirer de cette
mine, dont on a pourtant beaucoup tiré ; mais on ne sait vraiment si
on doit le désirer. Avec cet art habile de l'impôt, on est parvenu à
faire payer à la France et à l'Angleterre des budgets de 1,800 mil-
lions, et bientôt sans doute de 2 milliards. Il devient de plus en plus
difficile d'administrer utilement de si gros revenus, même pour les
gouvernemens les plus soumis au contrôle vigilant de la liberté po-
litique. Qu'en dirait Smith, lui qui trouvait déjà lourd de son temps
un budget de 250 millions?
Ces observations s'appliquent surtout aux dettes publiques. Le
fondateur de l'économie politique se montre fort peu partisan du sys-
tème tant vanté du crédit public, qui se résout toujours à ses yeux
ADAM SMITH. 919
par un appauvrissement. Un écrivain nommé Pinto ayant avancé,
dans un Traité de la circulation et du crédit ^ que les fonds publics
de l'Angleterre formaient un nouveau capital à ajouter à ses autres
capitaux; Adam Smith le réfute vivement. « Cet auteur, dit-il, ne fait
pas attention que le capital avancé au gouvernement par les créan-
ciers de l'état était une portion du produit annuel qui a été dé-
tournée de faire fonction de capital pour passer dans le revenu , ou
en d'autres termes qui a été enlevée au travail productif pour être
dissipée improductivement. A la vérité, les créanciers ont obtenu, en
retour du capital par eux avancé, une annuité sur les fonds publics
qui en représente au moins la valeur. Cette annuité leur fournit les
moyens d'obtenir des tiers, par vente ou par emprunt, un nouveau
capital égal ou supérieur à celui qu'ils ont avancé au gouverne-
ment; mais ce nouveau capital, il fallait bien qu'il existât aupara-
vant dans le pays, et qu'il y fût employé, comme tous les capitaux,
à entretenir du travail productif. Quand ce capital est venu à pas-
ser entre les mains de ceux qui avaient avancé le leur au gouver-
nement, il pouvait être nouveau pour eux, mais il ne l'était pas
pour le pays. Si l'emprunt n'avait pas eu lieu, il y aurait eu daiu
le pays deux capitaux au lieu d'un. »
Cette réponse n'est complètement juste qu'autant que le montant
de l'emprunt a été réellement consacré à des dépenses improduc-
tives, ce qui n'arrive pas de toute nécessité; mais il n'y a que bien
peu d'exemples qu'un emprunt ait été employé en dépenses utiles
ou nécessaires, comme une guerre défensive ou des travaux publics.
Souvent même les gouvernemens empruntent pour des guerres inu-
tiles ou pour des gaspillages fastueux; dans ce cas, l'observation
est vraie à la lettre, il y a destruction et non formation de capi-
tal. Et d'ailleurs, quand l'emprunt sert à des dépenses utiles, c'est
encore une question de savoir si le capital emprunté n'aurait pas
fructifié davantage entre les mains de l'intérêt privé, et si, érigé en
capital public, il n'a pas empêché la formation d'un plus grand nom-
bre de capitaux particuliers. En fait, on peut affirmer que les neuf
dixièmes au moins des dettes publiques ont eu pour origine des des-
tructions de capital, et l'opinion de Pinto, que Mac-Culloch qualifie
avec raison d'extravagant paradoxe, ne trouverait pas aujourd'hui
un seul partisan un peu éclairé. Ce qui trompe les yeux superfi-
ciels, c'est cette masse de titres qu'on appelle des capitaux^ et qui
en font l'office dans les échanges , mais qui ne sont en réalité que
des hypothèques sur l'ensemble des propriétés nationales, et qui
en diminuent d'autant la valeur.
Quant à cette autre erreur plus répandue que , dans le paiement
de la dette publique, c'est la main droite qui paie à la main gauche.
9â0 REVUE DES DEUX MONDES.
et que la nation n'y perd rien, Adam Smith prend aussi la peine de
la réfuter en quelques mots. « Quand même, dit-il, la totalité de la
dette appartiendrait à des nationaux, ce qui n'arrive pas toujours,
ce ne serait pas moins un mal des plus pernicieux. Le propriétaire
de terre , pour conserver son revenu , est intéressé à tenir son bien
en bon état par toute sorte de réparations et d'améliorations dis-
pendieuses. Une excessive contribution foncière, destinée à payer les
créanciers de l'état, peut retrancher de ce revenu une part telle-
ment forte qu'il ne puisse plus subvenir à ces améliorations. Il en
est de même quand la multiplicité des impôts enlève aux marchands
et aux manufacturiers une partie notable de leur capital. Un créan-
cier de l'état a certainement un intérêt vague et général à la pros-
périté de l'agriculture, des manufactures et du commerce, puisque
c'est ce qui sert à lui payer l'annuité qui lui est due; mais il n'a di-
rectement aucun intérêt à ce que telle portion de terre soit en bonne
valeur ou telle portion de capital avantageusement exploitée. Il ne
connaît aucune portion particulière de terre ou de capital, il n'en
a aucune sous sa direction immédiate, et il n'en est pas une qui ne
puisse être totalement anéantie sans qu'il s'en doute. »
Du reste, Adam Smith ne se dissimule pas ce que ce système a de
commode, dans un pays riche, pour les gouvernemens et pour les ca-
pitalistes, aux dépens du public. « Les gouvernemens, dit Smith, se
montrent très disposés, dans la plupart des occasions, à emprunter
à des conditions extrêmement avantageuses pour les prêteurs. L'en-
gagement que l'état prend envers le créancier primitif est de nature
à pouvoir se transmettre de main en main, et quand le public a con-
fiance dans la justice de l'état, on vend d'ordinaire cet engagement
sur la place à un prix supérieur à celui qui a été payé dans l'origine.
Le capitaliste se fait ainsi un bénéfice en prêtant au gouvernement,
et au lieu de diminuer ses capitaux, c'est pour lui un moyen de les
augmenter. Il regarde donc comme une grâce d'être admis pour une
portion dans la souscription pour un nouvel emprunt. De là un dé-
sir général, dans un état riche, de prêter au gouvernement. De son
côté, le gouvernement d'un tel état est très porté à se reposer sur
cette bonne volonté des sujets de lui prêter leur argent, et il se dis-
pense volontiers du devoir d'épargner. » Ceci explique parfaitement
pourquoi les peuples riches sont ceux qui ont les plus fortes dettes; ils
ne sont pas riches parce qu'ils sont endettés, ils sont endettés parce
qu'ils sont riches. La richesse vient d'ailleurs, elle vient du travail
et de la sécurité; plus elle se produit en abondance, plus on est
tenté d'en abuser. Il ne dépend pas de tous les gouvernemens d'em-
prunter autant que le gouvernement anglais par exemple : ce n'est
pas la bonne volonté qui manque, ce sont les moyens.
ADAM SMITH. 924
Quant à la nation elle-même, dont les intérêts sont sacrifiés dans
cet accord entre les gouvernemens prodigues et les capitalistes cal-
culateurs, elle ne réagit pour se défendre qu'autant que l'esprit pu-
blic y est puissant et éclairé ; sinon, elle ne sent pas tout d'abord
le nouveau fardeau qui vient de lui être imposé et qui n'a pas pour
elfet immédiat d'augmenter les impôts. iVdam Smith s'indigne de
cette torpeur et demande, pour la faire cesser, que les charges ex-
traordinaires soient acquittées par des impôts et non par des em-
prunts. (( Si l'on pourvoyait, dit-il avec raison, aux dépenses de la
guerre avec un revenu levé dans le cours de l'année, les guerres se-
raient plus promptement terminées, et on les entreprendrait avec
moins de légèreté; ces périodes d'appauvrissement, où la possibilité
d'accumuler des capitaux est comme suspendue par l'exagération
des dépenses publiques, deviendraient à la fois plus rares et plus
courtes. » On sait qu'en Angleterre, où le sentiment des questions
fmancières et le respect des intérêts généraux sont plus répandus
qu'ailleurs, on a voulu essayer pendant la dernière guerre du mode
recommandé par Smith ; mais il a fallu revenir à l'emprunt : cette
tentative n'en fait pas moins le plus grand honneur au gouverne-
ment et à la nation.
Le philosophe écossais trace l'historique de la dette anglaise, qui
s'élevait en 1776 à 130 millions de livres sterling ou 3 milliards 250
millions, et il présente avec le plus grand détail l'exposé de tout
un plan pour la racheter. Ce plan peut paraître chimérique, car il
reposait en partie sur des impôts acquittés par les colonies au mo-
ment même où l'Amérique se soulevait pour n'en pas payer. Il n'en
est pas moins vrai que si ce plan ou tout autre avait prévalu, si sur-
tout le gouvernement anglais avait pu s'abstenir de nouveaux em-
prunts, l'Angleterre, si riche qu'elle soit, serait aujourd'hui bien
plus riche, et l'aisance moyenne encore plus répandue dans toutes
les classes de la population. Vingt-cinq milliards de plus ou de
moins dans la fortune d'un peuple, ce n'est pas indifférent. Une
seule fois, en 1786, l'Angleterre s'est crue à la veille de se délivrer
de sa dette : c'est quand Pitt fit adopter par le parlement son fameux
système d'amortissement par la puissance des intérêts composés,
emprunté au docteur Price. Smith vivait encore à cette époque, et
probablement il dut partager les espérances du ministre et de la
nation. La guerre contre la France ayant éclaté peu de temps après,
des dépenses gigantesques devinrent nécessaires, et l'action de l'a-
mortissement disparut sous l'accumulation des nouveaux emprunts;
ce n'est pas la faute du système adopté. Aujourd'hui encore, il faut
rendre cette justice à la nation anglaise, qu'elle n'épargne rien, pas
même V income-tax, pour réduire le plus possible son énorme dette.
922 REVUE DES DEUX MONDES.
Plus que jamais il devient à propos de rappeler en France le ju-
gement d'Adam Smith et de tous les économistes sur les emprunts
publics. INotre dette nationale a doublé depuis dix ans, même sans
parler de la garantie éventuelle accordée par l'état aux obligations
de chemins de fer. La dette antérieure à IHliS se composait
presque tout entière du tiers consolidé en 1798 et des dépenses
causées par les deux invasions; la restauration et la monarchie
de juillet n'y avaient ajouté que des quantités insignifiantes, les
emprunts contractés sous ces deux régimes, depuis la liquidation
de l'empire, ayant été à peu près compensés par l'amortissement
malgré l'indemnité des émigrés, la guerre d'Espagne et de Morée,
la conquête de l'Algérie et l'extension donnée aux travaux .publics.
Ces trente ans de bonne administration financière sont précisément
ce qui a créé chez nous le crédit public, dont on vient de faire un
si large usage ; il est grand temps de revenir sur nos pas. Quand
Louis XIV résolut de se jeter dans la voie ruineuse des emprunts,
Colbert résista de toutes ses forces; la volonté du roi n'en fut pas
moins obéie par les courtisans qui composaient le conseil, et Col-
bert dit en sortant à l'un d'eux : « Croyez-vous que je ne sache pas
aussi bien que vous qu'on peut trouver de l'argent à emprunter?
Mais vous connaissez comme moi l'homme à qui nous avons affaire,
sa passion pour la représentation, pour les grandes entreprises, pour
tous les genres de prodigalités. Yoilà donc la carrière ouverte aux
emprunts, par conséquent à des dépenses illimitées ! Vous en répon-
dez à la nation et à la postérité. » Et la responsabilité dont parlait
prophétiquement Colbert n'est pas légère à porter, car ce sont les
conséquences des profusions et des emprunts de Louis XIV qui ont
fait monter Louis XVI sur l'échafaud.
V.
Voilà les problèmes qui occupaient, il y a cent ans, au fond d'un
pauvre village de pêcheurs, les méditations d'un professeur de phi-
losophie morale. Depuis ce moment, la doctrine du rêveur solitaire
a fait son chemin, et partout où elle a reçu une application même
imparfaite, elle a apporté une prospérité inouie jusqu'alors. Sa terre
natale est naturellement celle qui en a retiré les plus heureux fruits;
le reste du monde s'en pénètre aussi peu à peu. C'est elle qui fait
naître et grandir aux bouts de la terre des nations nouvelles, et
qui pousse comme malgré elles les nations les plus rebelles du
vieux monde. La France est une des plus réfractaires ; mais si elle
refuse d'adopter les principes, elle en a mis beaucoup en pratique
sans s'en douter. Nous nous sommes laissé devancer par presque
AlDAM SMITH. 923
tous les peuples qui nous entourent : la population britannique, qui
n'était au commencement du siècle que la moitié de la nôtre, l'égale
aujourd'hui, en y comprenant les colonies; la Belgique et l'Italie,
l'Allemagne et la Suisse, marchent plus vite que nous ; nous avons
moins de chemins de fer que la plupart de nos voisins (1) ; notre
agriculture est des moins productives, notre navigation n'avance
pas, et cependant nos progrès sont grands et visibles. A quoi les
devons-nous? A ce qui a transpiré dans nos lois et dans nos mœurs
de la doctrine de la liberté du travail, tandis que les préjugés con-
traires nous ont fait et nous font encore beaucoup de mal.
Que seraient aujourd'hui notre agriculture, notre industrie, notre
commerce, sans l'abolition de la plupart des obstacles qui arrê-
taient autrefois la production? On entend dire assez souvent que nos
manufactures doivent tout à ce qu'on appelle le système protecteur;
mais on ne réfléchit pas que ce système n'est plus complet, Dieu
merci : ce qui passe entre les mailles fait illusion sur le reste. Que
seraient nos manufactures de soieries, de cotonnades, de lainages,
s'il n'entrait pas tous les ans en France pour 150 milUons de soies
étrangères, pour 150 millions de cotons étrangers, pour 150 mil-
lions de laines étrangères, et s'il ne sortait pas en même temps
pour 600 millions de nos tissus? Que deviendrions -nous si nous
n'avions pas tous les ans un commerce de 700 millions avec l'Angle-
terre, de 450 millions avec les Etats-Unis, de 350 millions avec la
Belgique, de 250 millions avec l'Allemagne, etc. ? Et ce qui est vrai
du commerce étranger l'est encore plus du commerce intérieur. Où
en serions-nous si, comme le dit Yol taire, il était encore défendu
à tout Périgourdin d'acheter du blé en Auvergne, et à tout Cham-
penois de manger du pain avec du blé acheté en Picardie? si les
houilles de la Flandre étaient protégées contre celles de la Loire, ou
les fers de la Champagne contre ceux du Berry? si les grandes
querelles entre les savetiers et les cordonniers, les fripiers et les
tailleurs, les joailliers et les orfèvres, qui ont tant occupé les parle-
mens, et qui ont failli se renouveler récemment entre les pâtissiers
(4) Voici la longueur des chemins de fer exploités à la fin de 1857 par myriamètre
carré de superficie :
1 Belgique 5 kilomètres.
2 Grande-Bretagne... 4,7 —
3 Allemagne 1,8 —
4 Prusse 1,7 —
5 France 1,4 —
Pour la longueur exploitée proportionnellement à la population, notre infériorité est
encore plus marquée : nous n'occupons que le huitième rang, et nous ne sommes pas en
voie de regagner la difi'érence, car nous n'avons ouvert en 1859 que 350 nouveaux kilo-
mètres, comme dans les plus mauvaises années qui ont suivi la révolution de février.
924 REVUE DES DEUX MONDES.
et les boulangers, duraient encore? Quelque puissante que soit res-
tée l'ancienne manie réglementaire, elle a cédé pour toujours sur
bien des points ; ce n*est pas le privilège, c'est la liberté qui domine
dans notre organisation économique. Yoilà ce qui nous permet de
conserver, sinon tout à fait impunément, du moins sans trop en
souffrir en apparence, pas mal de prohibitions, et même de nous
passer de temps en temps le plaisir coûteux d'une révolution ou de
gaspiller une bonne partie des revenus publics ou privés par une
certaine impuissance d'esprit contre les fantaisies.
Quand on voit combien fructifie le faible capital dont peuvent
disposer nos cultivateurs et nos industriels, et combien une liberté
boiteuse a produit de trésors depuis quarante ans, on se demande
ce que serait la France, si elle avait su se pénétrer davantage des
sages prescriptions de Turgot et d'Adam Smith. Il se peut que, dans
Texposé de leurs doctrines, les économistes français modernes,
comme leurs prédécesseurs du siècle dernier, n'aient pas su garder
assez de mesure. C'est là un péché tout français, dont l'économie
politique n'a pas plus réussi à se défendre que la politique propre-
ment dite. En tout pays, il y a des faits historiques puissans qui
font partie de la constitution nationale et qu'il faut savoir respecter ;
sinon, ils se font respecter eux-mêmes et se défendent contre les
agresseurs en les écrasant. Si les économistes français ont commis
des fautes, on s'en est habilement servi contre eux, et en défini-
tive la France entière a payé les frais du différend. Ce qui jette
l'épouvante dans la plupart des esprits, c'est la croyance à une
sorte d'anarchie universelle qui suivrait l'application des théories
économiques. Injustes et puériles en elles-mêmes, ces terreurs
s'expliquent par quelques déclamations excessives, car en toute
chose le radicalisme porte malheur. Rien n'est plus propre à les
calmer que la lecture d'Adam Smith. Nulle part la doctrine de la
liberté du travail n'est présentée avec plus de netteté, et nulle part
elle n'est accompagnée de plus de ménagemens. Pour le patriarche
de l'économie politique, l'idée de la liberté ne se sépare jamais
de l'idée de l'ordre, ou, pour mieux dire, les deux idées n'en font
qu'une : la liberté n'est que le moyen de dégager l'ordre essentiel
et divin, faussé par les combinaisons humaines. Nul ne se montre
plus patient, plus conservateur des droits acquis, plus ami des tran-
sitions, plus attentif aux moindres faits, plus dégagé de passion et
d'entraînement que les économistes (anglais de son école, et cepen-
dant nul n'a porté plus loin qu'eux, sans aucun danger pour la paix
publique, pour l'état politique et social, et avec des conséquences
infinies pour la prospérité nationale, la pratique successive de ces
principes.
ADAM SMITH. 925
Si nous en croyons d'intolérans moralistes, l'économie politique
a un bien autre défaut : c'est une étude matérialiste et vile, qui ne
songe qu'aux besoins du corps. Il est vrai : il ne s'agit que de don-
ner du pain à ceux qui ont faim, des vètemens à ceux qui ont froid,
de multiplier autant que possible le nombre des créatures de Dieu
qui vivent au soleil, de répandre l'aisance et le bien-être autour de
soi, de rendre son pays riche, heureux et puissant. Et par quels
moyens veut-on y parvenir? Uniquement par la justice et par la
liberté, c'est-à-dire par les lumières et par les mœurs. Yoilà qui
mérite en effet les mépris et les anathèmes! « L'économie politique,
dit-on, c'est la science de la richesse, c'est-à-dire l'art de devenir
riche par tous les moyens. » Ici l'on se méprend ou l'on feint de se
méprendre sur le sens du mot. Il y a deux sortes de richesse : la
vraie, la légitime, celle qui vient du travail et de l'épargne; la fausse
et l'injuste, celle qui vient de la ruse et de la spoliation. La pre-
mière s'acquiert lentement, péniblement, et profite à la société tout
entière : c'est celle que recherche l'économie politique; la seconde
s'obtient aux dépens d' autrui, l'économie politique la condamne et
la poursuit sans pitié. Si la science économique était plus répandue,
plus acceptée, il y aurait certainement moins de pauvres, mais il y
aurait aussi moins de riches; la production doublée n'y suffirait pas.
Le travail, même dans un pays où il jouit pleinement de la liberté,
fait rarement des riches; il crée beaucoup plus de richesses qu'ail-
leurs, mais ces richesses se répartissent plus également, et il en reste
bien peu pour l'oisiveté. Qui a plus attaqué le luxe que l'économie
politique? Qui a mieux démontré l'union intime du luxe et de la
misère? Hélas! il s'agit bien moins d'arriver à la richesse que d'é-
viter la pauvreté, et la parole divine ne cessera pas d'être vraie :
Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front.
Nous avons vu que l'économie politique est née de la morale,
ainsi du moins que l'entend l'école écossaise, et qu'elles ont toutes
deux un principe commun, l'amour de l'humanité. Yeut-on mieux
encore, si mieux il y a? L'idée de la responsabilité personnelle do-
mine la morale, elle domine aussi l'économie politique, c'est une
des causes qui nuisent le plus à son succès. La faiblesse naturelle
de l'homme répugne à cette mâle science qui, dépouillant de ses
voiles le mystère de la richesse, montre partout la rude nécessité
du travail et de l'épargne. Le crédit même, ce mot magique qui
semble créer à volonté des trésors, sort à sa voix des nuages dorés,
et n'a plus pour origine que la stricte fidélité à remplir ses enga-
gemens. Tout précepte économique suppose une vertu, toute con-
quête légitime de bien-être dépend de l'accomplissement d'un de-
voir. Après avoir tout fait pour éviter la souffrance et la pauvreté,
926 REVUE DES DEUX MONDES.
l'économie politique apprend encore à souffrir sans murmurer, en
montrant que tout secours implique un sacrifice, et qu'on ne peut
donner aux uns sans ôter aux autres, ce qui est à coup sûr le plus
dur châtiment que puisse recevoir ici-bas l'imprévoyance humaine.
Cela ne suffit pas, nous dit-on. Eh! qui en doute? L'économie poli-
tique n'est pas la morale, pas plus que la morale n'est la religion
ou la politique, pas plus que la philosophie n'est l'histoire natu-
relle, la littérature ou les beaux-arts. Pour que l'unité primordiale
survive à cette diversité forcée, il suffît que ces différentes voies
concourent au même but, et en effet les populations qui doivent au
travail la plus grande aisance matérielle sont en même temps les
plus morales, les plus libres, les plus religieuses, les plus éclairées,
les plus polies, les plus saines d'âme et de corps. Tout s'enchaîne
dans le bien comme dans le mal.
De même que les vertus privées, les vertus publiques ont plu-
sieurs mobiles; l'intérêt bien entendu, s'il n'est pas le seul, est un
des plus vivaces. Les peuples qui ont le plus perdu le sentiment de
leurs droits conservent le sentiment de leurs intérêts, et tant que ce
dernier le\n[er n'est pas brisé, rien n'est tout à fait perdu. Chacun
peut espérer un moment, dans une société sceptique et désorgani-
sée, fonder ou sauver sa propre fortune sur les ruines des mœurs
publiques; il faut cependant finir par voir quelque jour que, si les
gagnans se comptent par centaines à cette misérable loterie, les
perdans se comptent par millions. On se prend alors à regretter
les garanties méconnues. Il n'y a pas de prospérité durable pour une
nation hors de l'accomplissement viril et sensé des devoirs politi-
ques. Voilà ce que les peuples peuvent oublier dans un moment de
fatigue et de découragement, mais ce que les leçons de l'expérience
ne peuvent manquer de leur rappeler, et, à défaut des nobles ins-
tincts tristement obscurcis, l'aiguillon de la nécessité réveille tôt ou
tard les âmes engourdies. C'est là un des caractères qui distinguent
le plus les sociétés modernes des sociétés antiques ; quelle que soit
toujours la puissance des élémens morbides, la réaction vitale est
aujourd'hui plus forte, et rien d'absolument pareil à l'empire ro-
main ne peut plus se renouveler.
Après tout, la moralité d'une doctrine se juge par ses fruits, par
la conduite publique et privée de ceux qui la professent. Le mobile
spécial des études économiques, c'est l'intérêt, mais l'intérêt d'au-
trui, l'intérêt national et patriotique, l'intérêt du genre humain.
Quelques exagérations de^Bentham, aggravées encore par de mal-
veillans commentaires, ne peuvent donner le change sur le véritable
sens d'une doctrine qui ne prend pour guide l'intérêt privé qu'au-
tant qu'il se confond avec l'intérêt général, et qui le repousse dès
ADAM SMITH. 927
qu'il s'en écarte. Quant à la préoccupation exclusive de l'intérêt
personnel, qui s'en est montré de tout temps plus affranchi que les
économistes? Qui a moins brigué les richesses mal acquises, les faux
honneurs, les monopoles lucratifs, les faciles bénéfices? Qui a plus
ouvertement tenu tête soit aux violences populaires des jours de
révolution, soit aux lâches complaisances des jours de servitude?
Qui a plus provoqué le sourire méprisant des habiles en délaissant
le succès positif pour courir après ce qu'on appelle des chimères,
en sacrifiant sottement son temps, ses peines, sa fortune et quel-
quefois sa vie pcJur le succès de ses convictions? Qui a mieux vécu
et qui est mieux mort, supportant sans pâlir et les épreuves de la
vie et l'épreuve suprême du dernier moment?
En France, l'économie politique commence par Yauban, qui meurt
disgracié par Louis XIY pour avoir osé lui dire la vérité ; Racine et
Fénelon ne sont pas plus heureux : ce sont y dit l'égoïste couronné, de
beaux esprits chimériques ^ et on sait comment il les a traités. Bien-
tôt , au milieu des corruptions du règne de Louis XV, se forme le
club de r entre-sol, où quelques hommes de bien se réunissent pour
s'entretenir de la misère publique et des adoucissemens qu'on peut
y porter; le club de l' entre-sol est fermé, et ceux qui le composent
dispersés comme des rêveurs dangereux qu'il faut surveiller. Le
fondateur de l'école, Quesnay, reste pauvre au milieu de la cour,
quand il aurait pu mieux qu'un autre, par ses fonctions auprès du
roi, obtenir faveurs et pensions ; sa famille le presse de faire son fils
fermier-général. — Non^ répond-il, le bonheur de mes enfans doit
être lié à la prospérité publique , et il aime mieux mettre ce fils à la
tête d'une grande exploitation rurale avec toutes ses chances. Le-
mercier de La Rivière se fait révoquer de ses fonctions d'intendant
de la Martinique pour avoir voulu introduire dans cette colonie la
liberté du commerce, et refuse obstinément, malgré les menaces du
ministre, de faire partie du parlement Maupeou. Turgot brave la
colère des parlemens et de la cour, ne craint même pas de heurter
l'opinion publique, et tombe du pouvoir sans hésitation et sans re-
gret plutôt que de rien céder sur ce qu'il regarde comme le salut
du trône et du pays. La révolution venue, Dupont de Nemours ose
lutter contre Mirabeau pour combattre la funeste création des assi-
gnats; l'abbé Morellet fait entendre à plusieurs reprises le juste cri
des familles contre la confiscation des propriétés ; Lavoisier monte
tranquillement sur l'échafaud, ne regrettant que l'expérience de chi-
mie qu'il laisse imparfaite; Condorcet se livre à ses ennemis après
avoir tracé d'une main ferme les dernières pages de son Esquisse
des Progrés de l'esprit humain (1). De nos jours enfin, J.-B. Say,
(1) Lavoisier et Condorcet Otaicnt tous deux des éconoir.istes de l'école de Quesnay î
928 REVUE DES DEUX MONDES.
exclu du tribunat, se fait filateur pour vivre plutôt que de plier sous
l'inflexible volonté qui gouverne la France, et Rossi tombe assassiné
pour sa glorieuse résistance aux factions.
En Angleterre, oùja société est plus calme et la vertu plus facile,
les économistes n'ont pas à braver les mêmes dangers; mais si le
théâtre est moins agité, l'exemple qu'ils donnent ne commande
pas moins le respect. Il n'y a pas d'existence plus pure, plus
désintéressée, plus dévouée à la science que celle d'Adam Smith.
Malthus, dont le nom soulève tant d'imprécations, était le plus
doux, le plus affectueux, le plus sincère des hommes, un vérita-
ble philosophe chrétien. Quand on sort du domaine de la science
pure pour entrer dans l'application , l'on rencontre des noms
comme ceux de Pitt, d'Huskisson, de Robert Peel : Pitt, qui avait
puisé dans la lecture assidue d'Adam Smith le rare courage qu'il
montra dans sa lutte contre les abus, et dont le comte d'Adhémar,
ambassadeur de France, écrivait en 1785 : M. Pin a osé entrer dans
V examen de tous les gages j de tous les émolwnens^ de tous les pro-
fits illicites j vous jugez bien que c'est un homme perdu j — Huskisson,
qui, malgré l'opposition furieuse des intéressés, a fait lever en 'J82/i
la prohibition des soieries étrangères, et qui n'a pas craint d'atta-
quer en même temps l'acte de navigation et les lois sur les cé-
réales, que défendaient encore de puissans préjugés; — Robert Peel,
qui a mieux aimé rompre avec son parti, changer publiquement
d'opinion et se condamner pour le reste de ses jours à l'isolement,
que retarder d'un seul moment le triomphe d'une idée vraie qu'il
avait longtemps combattue et qui avait fini par le gagner.
Certes voilà des actes de désintéressement s'il en fut, car il n'est
pas un seul de ces hommes qui n'eût personnellement beaucoup
gagné à soutenir l'opinion contraire. En Angleterre au moins, on se
sent soutenu par une partie considérable de l'opinion publique; les
idées économiques font tous les jours des prQgrès, même dans les
rangs populaires, et quand Robert Peel est mort, la nation entière
l'a pleuré. En France, nous n'en sommes malheureusement pas là.
Non-seulement, ce qui est tout simple, les économistes soulèvent les
colères des parasites et des privilégiés, mais ceux môme qui au-
raient le plus d'intérêt à les écouter les détestent. Soit par la faute
du public, qui juge sans entendre, soit par celle des économistes
eux-mêmes, soit plutôt par l'une et l'autre cause à la fois, l'éco-
nomie politique n'a pas pu perdre chez nous le caractère d'une
secte. Il était déjà de mode, au xviii* siècle, d'en rire dans le monde
élégant, et Voltaire, qui devait plus tard rendre si haute justice à
le premier avait préparé les matériaux d'un grand ouvrage sur la Richesse territoriale
de la France; le second a écrit des Lettres sur le Commerce des grains. Malcsherbes
appartenait à la môme école.
ADAM SMIÏH. 929
Turgot, a commencé par les railleries de l'Homnie aux quarante
écus. Aujourd'hui il est peu d'écrivains prétendant à l'élévation mo-
rale qui ne se croient obligés de jeter la pierre en passant à cette
école suspecte. Le peuple même, le peuple qui lui doit tout ce qu'il
a gagné depuis cent ans, et qui lui devra tout ce qu'il gagnera en-
core, la maudit dans son ignorance; il aime mieux ceux qui le flat-
tent et le perdent que ceux qui le servent en l'éclairant; il se sou-
vient de Robespierre et de Babeuf, il ne connaît pas le nom de Turgot,
ou s'il le connaît, il le dédaigne. Que dis-je? Il préfère les maîtres
qui l'accablent; comme disait énergiquement, sous Louis XIY, Tal-
lemant des Réaux , il réserve sa vénération pour ceux qui le man-
gent, et, comme dit de nos jours le poète des Ïambes,
Il aime le tyran qui , dans les champs humides,
Par milliers fait pourrir les os;
Il aime qui lui fait bâtir des pyramides.
Porter des pierres sur le dos.
Si les vérités économiques étaient soumises au suffrage univei'sel,
elles seraient probablement condamnées à une immense majorité.
N'importe, elles n'ont pas péri, elles ne périront pas. Essentielle-
ment pacifiques, elles ne demandent rien au nombre et à la force;
à leur tour, le nombre et la force ne peuvent rien contre elles.
Croit-on que la rotation de la terre autour du soleil ou toute autre
vérité physique qui heurte aussi les apparences et les préjugés
trouvât meilleur accueil? Depuis qu'elle a vu le jour, cette doctrine
si contestée n a cessé de s'étendre, de s'infiltrer peu à peu; même
au plus fort des résistances, elle a fait chaque jour un pas. Plus
iieureuse que sa sœur, la liberté politique, qu'on a vue trop souvent
forcée de reculer devant ses propres écarts, la liberté économique
ne recule jamais. Toute expérience finit par tourner à son profit, et
ceux qui la combattent le plus sur un point sont amenés par la force
des choses à l'invoquer sur un autre. Sans doute il est dur pour ses
défenseurs de ne recueillir le plus souvent que des injures pour
prix de leurs efforts, mais le sentiment du bien qu'ils peuvent faire
les console d'en être si mal récompensés.
LÉONCE DE Lave RG NE.
TOME XXlV, 59
LA
QUESTION DU MAROC
ET
LES INTÉRÊTS EUROPÉEISS EN AFRIQUE.
Docomens commerciaux sur les états barbaresques [Annales dxi Commerce extérieur), 1843-1859.
— IL General Treaty between Her Majesty and the Sultan of Mm-oeco, 4857. — III. Convcnr-
iion and Navigation between Her Majesty and tlie Sultan of Morocco, 1857. — IV. Le Maroc,
par L. Godard, 1839. — V. Souvenirs d'une Mission au Maroc (document inédit), par M. le
Dr Warnier, 1859. — Le Maroc, Relatioyis de la France avec cet empire, par M. Thomassy,
3e édition, 1859, etc.
L'empire du Maroc se trouve engagé dans un de ces conflits qui
l'agitent tous les dix ou quinze ans, et font mettre en doute non-
seulement la possibilité d'une paix soutenue avec cet état barbare,
mais le maintien même de son existence indépendante. Ces deux
problèmes, dont l'un s'applique au présent et l'autre à l'avenir,
sont intimement liés, car du sort final réservé au royaume africain
dépend la marche à suivre en présence des différends de chaque
jour. Si le Maroc doit bientôt s'abîmer dans l'anarchie qui, au dire
de certains observateurs, mine partout l'islamisme, on peut ne pas
trop craindre de précipiter la crise, et raisonner à ce sujet comme,
il y a quelques années, l'empereur Nicolas à l'endroit de la Turquie.
Le Maroc est-il au contraire assez vivace pour s'élever, de progrès
en progrès, à prendre rang et voix dans l'assemblée des peuples
civilisés : la sagesse conseille de réprimer ses torts avec fermeté,
comme la France l'a fait en 18A4, mais en même temps aussi de
LA QUESTION DU MAROC. 931
pousser avec énergie ses princes et ses peuples vers une transfor-
mation nécessaire. Telle est l'opinion de ceux qui ne croient pas les
sociétés musulmanes menacées d'une fm immédiate, et qui, tout en
reconnaissant les vices dont elles sont rongées, à l'exemple d'ailleurs
des sociétés chrétiennes, jugent moins difficile de les améliorer que
de les supprimer.
Des travaux importans ont déjà jeté quelque lumière sur les
chances que l'avenir réserve au Maroc. L'étude de ces éventualités
vient cependant de nouveau s'imposer aux préoccupations de l'Oc-
cident. A ces travaux, dont quelques-uns ont paru ici même (1),
sont venus s'ajouter quelques informations plus récentes, quelques
aperçus plus précis. Entre l'Algérie et le Maroc, l'analogie est ex-
trême : ce que l'une était, il y a trente ans, avant la conquête des
Français, l'autre l'est encore aujourd'hui. Eclairé par ce rappro-
chement, on peut saisir le secret de la force et de la faiblesse du
Maroc dans ses caractères géographiques, dans les élémens de sa
population, dans ses institutions civiles, religieuses et politiques;
on peut constater les torts qui signalent cet empire à la sévérité de
l'Europe, et les sentimens divers des puissances européennes à
l'égard des sociétés barbaresques qu'il représente. Après avoir in-
diqué les chances probables des divers plans de conquêtes, on peut
montrer enfin comment doit se dénouer, plutôt que se trancher, la
question, si l'on profite des débuts d'un nouveau règne pour faire
prévaloir sur les traditions de la politique d'Abd-er-Rahman des
relations internationales plus conformes au droit des gens et aux
intérêts légitimes de l'Europe.
I. — ÉTAT DES CONNAISSANCES SUR LE MAROC. — LA NATURE,
LES POPULATIONS, LE GOUVERNEMENT.
Par une singularité unique en notre temps, upe contrée qui com-
mence à trois ou quatre heures de l'Espagne, qui autour du détroit
de Gibraltar, l'un des points les plus importans et les plus fréquentés
du globe, développe cent lieues de côtes sur la Méditerranée, deux
cents lieues sur l'Océan, qui confine sur toute sa frontière orientale
avec le territoire français de l'Algérie, cette contrée est restée plus
inaccessible qu'aucune autre de l'ancien et du nouveau monde.
Barth a pu parcourir l'intérieur du Soudan, Livingstone explorer
l'Afrique australe, avec plus de facilité qu'ils n'en auraient trouvé
au Maroc. Au-delà du littoral, dont la carte a été exactement levée,
(1) Voyez, notamment dans la Revue du 1" décembre 1840, le Maroc et la Question
d Alger, de M. A. Rey (de Chypre).
932 REVUE DES DEUX MONDES.
commencent les barrières et les hypothèses. Des consuls, il est vrai,
résidant à Tanger ont jeté leurs regards sur la nature et la société
qu'ils découvraient de leurs jardins ou dans leurs chasses; des am-
bassadeurs ont pris au vol, à travers une haie de cavaliers méfians,
quelques traits du paysage et des mœurs; des commerçans ont
franchi à la hâte, avec la permission des pachas, la distance qui
sépare quelques villes maritimes; des prisonniers échappés aux pré-
sides espagnoles ou de téméraires voyageurs ont furtivement re-
cueilli certaines notions économiques; des médecins à qui la peur
de la mort avait ouvert les palais impériaux, des pères de la Merci
voués au rachat des esclaves, ont hasardé quelques observations
étrangères à leur mission : avec toutes ces données incohérentes et
incomplètes, les géographes n'ont pu dresser qu'un tableau bien
vague de l'intérieur de l'empire, et les plus savans confessent à ce
sujet leur ignorance. Mystère bien étrange à une époque où le péril
ni la distance ne protègent nul coin du globe contre l'ardeur des dé-
couvertes ! Tel est néanmoins le trait le plus saillant et le plus ca-
ractéristique de la physionomie du Maroc.
Ainsi l'a voulu le méfiant et égoïste sultan qui a régné quarante
ans dans le Maghreb, et qui est mort il y a quelques mois. Ainsi
l'avaient voulu ses prédécesseurs depuis trois siècles, en souvenir
du mal qu'avaient fait à leurs pères les chrétiens d'Espagne. Pour se
soustraire à l'invasion des idées, ils ont interdit l'accès des per-
sonnes; nul n'a pu pénétrer dans l'intérieur qu'avec leur permis-
sion expresse, et ils ne l'ont accordée que rarement et à bon escient.
Quiconque s'aventurait dans le Maroc sans escorte officielle jouait
sa tête. On remonterait jusqu'au dictateur Francia au Paraguay, on
irait jusqu'en Chine pour trouver un régime pareil; encore la com-
paraison est- elle tout à l'avantage du royaume du Milieu sur le
royaume d'Occident. La Chine est à l'extrémité de l'Asie, le Maroc
est à nos portes. La Chine jouit d'une civilisation, très différente
de la nôtre sans doute, mais qui paraît répondre au caractère de la
nation et se justifier par un système régulier d'administration; le
Maroc ignore toute régularité administrative et toute production
sérieuse. La Chine livre elle-même en aliment à la science euro-
péenne ses bibliothèques et ses gazettes ; le Maroc n'a jamais fourni
sur son compte ni un chiffre ni une note, il n'a jamais publié un livre
ni admis une presse. On peut donc s'étonner que l'Europe tienne tant
à honneur de pénétrer jusqu'à Pékin, et se résigne à n'approcher
ni de Fez ni de Maroc î
Si l'on cherche plus près un autre point de comparaison, l'on
constate qu'entre les divers états qualifiés de barbaresques qui oc-
cupent le plateau atlantique, entouré comme une île d'une ceinture
LA QUESTION DU MAROC. 933
ée mers et de sable, le Maroc est le seul que n'ait entamé aucune
influence du dehors. La régence d'Alger est entrée, par la conquête
française, dans le cercle de la civilisation chrétienne. Dans l'état de
Tunis, le bey Ahmed et son successeur, écoutant les conseils de notre
amitié, ont doté leur royaume d'utiles et importantes réformes; la
régence de Tripoli même s'ouvre à notre influence et subit tant bien
que mal le contre-coup des tentatives de régénération essayées ou
annoncées à Constantinople ; devant nos consuls et nos voyageurs,
ses villes et ses déserts s'ouvrent avec sécurité. Le Maroc seul, fiè-
rement campé dans l'angle nord-ouest du continent africain, irrité
et menaçant comme un lion acculé dans sa retraite, se défend contre
toute fécondation de l'esprit, \ains efforts! les voiles dont le des-
potisme et la crainte s'entourent avec obstination, l'obstination plus
patiente encore de la science les déchire. Tel est le lien des harmo-
nies naturelles que la situation géographique du Maroc, par une lati-
tude et une longitude connues, révèle d'avance la flore et la faune
du pays, bases de sa production agricole et industrielle. Quant aux
populations, l'identité de toutes celles de l'Afrique du nord permet
d'apprécier les indigènes du Maroc, que nous connaissons imparfai-
tement, par ceux de l'Algérie, qui n'ont plus de secrets pour nous;
l'état social des uns nous révèle la condition des autres.
D'après ces diverses informations, on sait que l'empire du Gharb,
le Maghreb ou Maroc, qui embrasse environ 57 millions d'hectares
(la France en a un peu moins de 53 millions), est coupé diagonale-
ment du sud -ouest au nord -est en deux moitiés à peu près égales
par la haute et massive chaîne de l'Atlas, dont la cime la plus éle-
vée, le Miltzin, atteint 3,/i75 mètres, presque le niveau du pic
culminant des Pyrénées. Une seconde chaîne, moins imposante,,
mais plus accidentée peut-être, se développe au nord le long de la
Méditerranée, dans la direction de l'est à l'ouest, sous le nom de
Rif, synonyme du Sahel algérien : on l'appela longtemps le petit
Atlas, désignation rejetée par la critique et maintenant abandonnée.
De cette charpente orographique dérivent deux versans : l'un, le
Tell, exposant au nord -ouest de larges et longues plaines, depuis
Oudjda jusqu'à Mogador, interrompues seulement par quelques
contre-forts et diverses rivières; l'autre, le Sahara, déroulant au sud-
est d'immenses steppes, entrecoupés d'oasis, et se perdant dans les
profondeurs du désert. Dans cette contrée ainsi placée entre le 28^ et
le 36^ degré de latitude, sur la lisière méridionale de la zone tempérée
et au seuil du Sahara, règne une climature favorable à une infinie
variété de productions naturelles et cultivées : au nord, toutes celles
du bassin méditerranéen; au sud, celles de la région subtropicale,
caractérisée par le palmier dattier. Sur les flancs de la chaîne at-
934 REVUE DES DEUX MONDES.
lantique, d'étage en étage, se succède, avec le refroidissement gra-
duel de la température, la série entière des climats européens. Dans
la Kabylie du Jurjura, les botanistes ont reconnu la Normandie ; en
gravissant les flancs du Miltzin, ils trouveront l'Ecosse, la Norvège,
enfin les lichens et les glaces éternelles des régions circompolaires,
Grâce aux cimes neigeuses des montagnes, aux nombreuses rivières
qui en découlent, à l'humidité que renouvellent les courans aériens
rafraîchis par deux mers, le Maroc peut être défini une Algérie sans
sécheresse , ce qui veut dire une des plus fertiles terres et un des
plus délicieux climats du monde.
Sur ce théâtre admirablement doté par la nature sont clair-semées
des populations en qui s'allient de même des caractères fort divers.
Ces races se classent au Maroc, comme en Algérie et en Tunisie,
d'une façon superficielle suivant leur résidence, d'une façon pro-
fonde suivant leur origine. Habitans du Tell ou du Sahara, ils s'ap-
pellent hadarsy citadins, quand ils mènent une vie sédentaire, bé-
douins ^ quand ils promènent leurs tentes à travers les campagnes.
Les hadarsy adonnés à l'industrie, au commerce, à la vie oisive,
se groupent dans les villes. Manquant de chevaux et logés dans des
maisons, ils ne peuvent fuir l'oppression : ils sont les soumis, les
gouvernés; mais aussi leurs facultés intellectuelles sont mieux dé-
veloppées, les plus habiles d'entre eux deviennent les agens, les mi-
nistres même des souverains. Composés des contingens apportés par
l'immigration dans les villes, principalement dans celles du littoral,
pendant une longue suite de siècles, les liadars sont une classe for-
tement mélangée, comme la langue franque dont ils font usage.
Parmi eux dominent les Maures, avec lesquels on les identifie sou-
vent. Dans l'antiquité, les Maures étaient les habitans indigènes,
dont Pline et Strabon constatent la présence aux lieux mêmes où se
trouvent encore les Maures du Rif, qui ont très justement gardé leur
nom primitif; mais à la longue le sens de ce nom s'est altéré comme
la race elle-même, et aujourd'hui la population mauresque se com-
pose d'individus aux origines confuses et multiples, à l'esprit intel-
ligent et délié, au caractère indolent, toujours enclins au mensonge,
parce qu'ils sont toujours en danger d'être exploités. Au Maroc, cet
élément s'est recruté, en proportion notable, parmi les Andaloux
chassés d'Espagne aux xv* et xvi* siècles.
Tout autres sont les Bédouins, les hommes de la campagne. Pas-
teurs, agriculteurs, quelquefois industriels de hameaux ou de vil-
lages, la plupart possèdent des chevaux ou des chameaux, tour à
tour animaux de travail et de combat : épars dans les plaines aux
horizons infinis ou retranchés sur les monts escarpés où les ont re-
foulés des invasions successives, ils sont les insoumis, les hommes
LA QUESTION DU MAROC. v 935
libres. Jaloux de la pureté de leur sang, ils évitent le mélange des
races et vivent en tribus congénères. Chez eux, la filiation, aussi
facile à constater qu'elle est obscure chez les citadins, révèle deux
origines profondément distinctes et comme deux grandes familles
humaines, les Berbères et les Arabes.
La famille berbère, que l'on trouve, aux premières lueurs de
l'histoire, distribuée sur toute l'Afrique du nord, a résisté, dans le
Maroc, aux diverses causes de morcellement qui l'ont frappée ail-
leurs. Dans le refuge inaccessible que lui ont fait les deux grands
massifs de l'Atlas et du Rif, elle n'a subi qu'une division en deux
groupes, les Amazighs et les Chellouhs, qu'on distingue plus aisé-
ment par le dialecte que par leurs caractères physiques ou moraux.
Aux lieux où la vie s'écoule facile et paisible, où l'air et le sang sont
purs , on les reconnaît à leur taille élevée , à la blancheur de leur
teint, à leur barbe rare et souvent blonde, à leur figure ouverte.
Dans les localités où une nature plus sévère, les tentations de la pi-
raterie ou la guerre civile ont développé les instincts de la lutte, le
profil maigre et anguleux, l'œil dur, la rudesse des formes, trahissent
une barbarie de mœurs qui est un accident plutôt que le fond du
caractère. Tels sont les Maures ou Berbères du Rif. Parmi les ou-
vriers marocains qui abondent dans la province d'Oran, beaucoup
étonnent par le contraste de leur douce physionomie avec les por-
traits de cyclopes féroces traditionnellement décrits dans les livres.
La famille arabe représente le troisième élément constituant du
peuple marocain. Amenée de l'orient par deux grandes invasions,
au vii^ et au xi' siècle de l'ère chrétienne, elle a pris à revers, de
l'est à l'ouest, toute l'Afrique du nord, débordant sur les plaines et
contournant le pied des montagnes pendant que les races autoch-
thones se réfugiaient sur les hauteurs. L'histoire l'a personnifiée dans
le conquérant Okba, qui, s' avançant aux bords de l'Océan, poussa
son cheval dans les flots jusqu'au poitrail, prenant Allah à témoin
que la terre seule manquait à son ambition d'apôtre guerrier. L'inon-
dation arabe a déposé ses alluvions les plus pures dans les pays les
moins éloignés de son point de départ; comme un torrent qui s'é-
loigne de sa source, elle s'est affaiblie avec la distance. Dans la Tri-
politide, l'Arabe a tout absorbé; en Tunisie, le Berbère reparaît; en
Algérie, la proportion entre les deux est égale; au Maroc, le Berbère
domine, et l'Arabe lui-même a subi l'influence du milieu ambiant :
il s'est fait à demi berbère par les mœurs d'abord, et souvent par le
sang. Les tribus distribuées le long de la frontière algérienne sont
à peu près les seules qui campent à la façon nomade des tribus
arabes de l'Algérie. Partout ailleurs elles se sont plus ou moins fixées
au sol par le lien de l'habitation ou du travail agricole. Sur les
936 REVUE DES DEUX MONDES.
lignes de contact, le croisement des races y a aidé en même temps
que la fertilité d'un sol qui invitait à des demeures stables. Malgré
cette transformation, le type arabe se reconnaît à la taille bien prise,
au front haut et large, au profil fin et accentué, à la physionomie
grave, à la noblesse de toute la personne, élégamment drapée dans
les plis du burnous.
A ce fonds de population se mêlent deux élémens secondaires
qui ont conquis un rôle important par le nombre et l'utilité : ce
sont les Juifs et les Abids ou esclaves; enfin deux élémens de troi-
sième ordre, qui ne comptent que par l'intelligence : les chrétiens,
au nombre de quatre ou cinq cents, qui font le commerce dans les
villes du littoral, et les renégats, en nombre à peu près égal, épars
un peu par tout le pays, malheureux évadés des présides espagnoles,
qui ont abjuré pour échapper à l'extradition, ou déserteurs de l'ar-
mée d'Afrique qui avaient quelques méfaits à expier. Au rôle à peu
près nul de ces chrétiens fidèles et infidèles, dont les derniecs ont
mis leur savoir fort médiocre en art militaire et en industrie au ser-
vice du Maroc, une simple mention suffit : il en est autrement des
Juifs et des Abids, Le Maroc a été moins dur pour les Juifs que bien
des nations chrétiennes : il a donné asile à cette multitude d'infortu-
nés que proscrivirent en divers temps l'Italie, l'Espagne, le Portugal,
la France même. Les Marocains n'épargnent sans doute aux Juifs
ni les outrages ni le mépris, mais ils les laissent vivre et mourir
suivant la loi de leurs pères. Aucune inquisition ne leur impose
l'apostasie. Humiliés par l'orgueil musulman, les Juifs se relèvent
par l'intelligence : en leurs mains se trouvent presque tout le com-
merce des villes maritimes et la plupart des affaires financières du
gouvernement. L'élite d'entre eux représente, à titre d'agens con-
sulaires, les puissances européennes, et participe aux immunités
de ces fonctions. Aux Juifs, la culture est interdite, ainsi que la pos-
session d'immeubles en dehors du mellah, le ghetto des villes ma-
rocaines. Par un rare et curieux phénomène, qui s'observe aussi en
quelques points de l'Algérie, on trouve dans les montagnes cer-
taines tribus juives intimement mêlées aux Berbères, dont elles por-
tent le costume, parlent la langue, partagent toutes les habitudes
pastorales, agricoles, guerrières même. Une tradition très accrédi-
tée et très probable les rattache aux premières émigrations des en-
fans d'Israël qui, de la Palestine, se répandirent, bien avant l'ère
chrétienne, dans l'Afrique du nord. Seules, ces tribus ont résisté à
l'islamisme, sans que leur fidélité à leur foi les ait privées d'aucun
des privilèges de leur antique établissement, et entre autres de l'es-
time générale, dont elles jouissent au même degré que les familles
berbères.
LA QUESTION DU MAROC. 937
Quant aux Abids^ c'est-à-dire les serviteurs (1), ils sont exacte-
ment l'antipode des Juifs : hommes de guerre, soldats de l'empire,
janissaires ou mamelouks du Maroc. Lorsqu'au xvi* siècle les chérifs
voulurent compléter leur autorité spirituelle par la conquête vio-
lente du pouvoir temporel, à défaut de troupes indigènes d'un dé-
vouement suspect, ils cherchèrent des soldats au Soudan. Ce fut
l'origine des expéditions marocaines sur Tombouctou, colorées d'un
prétexte de propagande musulmane. On saisit des esclaves, on s'en
fit livrer et vendre; mais comme l'esclave, même aux mains des sul-
tans, était une chose, un bien meuble, qui pouvait, sur leurs do-
maines, être capturé comme du bétail, les habiles chérifs firent de
la chose une personne en constituant leurs esclaves hahousj c'est-
à-dire dotation sacrée d'un saint personnage fort révéré dans le
Maghreb, Sidi-el-Bokhari. A l'abri de ce nouveau titre, les nègres
de la couronne devinrent objets de main-morte, inviolables, hors de
commerce, en un mot hommes libres. On leur .imposa toutefois une
condition : on exigea d'eux le service militaire. Telle est l'origine de
la célèbre garde noire du sultan, trait de lumière dont nous pourrions
nous éclairer pour protéger contre les chasses d'hommes et les sa-
crifices humains les noirs voisins de nos colonies et de nos comptoirs
sur la côte occidentale d'Afrique. Pour mieux assurer le recrutement,
on les maria à des négresses, même à des blanches indigènes. Bientôt
leurs privilèges de serviteurs du gouvernement furent enviés par des
Marocains arabes, qui sollicitèrent la faveur d'entrer dans la milice à
titre d'habous. Ainsi se forma une corporation de teinte foncée, con-
nue sous le nom général d'Abids, classe plutôt que race, qui com-
bine, à tous les degrés, les trois types qui la composent, mais où do-
mine le caractère nègre : tête ronde, front fuyant, cheveux crépus,
lèvres épaisses, teint bistré, taille moyenne. Ce sont les seuls sujets
réellement soumis au sultan. Quelques milliers d'entre eux consti-
tuent la garde impériale; d'autres tiennent garnison dans les villes
du littoral et de l'intérieur. Un grand nombre, organisés à la façon
des maghzen et des smala de l'Algérie, sont disséminés sur les che-
mins ou campent au voisinage des tribus les plus suspectes. Cava-
liers, ceux-ci vivent sous la tente à la manière des tribus , et sub-
sistent comme elles de leurs propres cultures. D'autres enfin ne
fournissent des contingens, des goums^ qu'aux époques de levées
extraordinaires. Bien que les Abids pèchent par l'organisation, indi-
(1) Nous empruntons cette expression au D"" Warnier, que vingt-cinq ans de séjour
en Algérie et une mission politique importante, remplie au Maroc, ont mis à la tête des
autorités les plus sûres en toute question algérienne et marocaine. M. Walsin Esterhazy
avait adopté, pour la régence d'Alger, la même division dans son Histoire du Gouver-
nement turc.
938 REVUE DES DEUX MONDES.
viduellement ils sont braves. En 1844, on les a vus se défendre avec
une vigueur remarquable contre nos troupes dans l'île de Mogador,
où beaucoup aimèrent mieux se jeter armés dans les flots que de se
rendre. A Isly, la garde noire seule supporta honorablement le choc
de nos troupes. Inégaux dans une lutte contre une force disciplinée,
ils sont redoutables à l'intérieur, aussi bien contre leur maître que
contre les sujets. Plus d'une fois ils ont fait et défait les empereurs,
qui les ont disséminés dans tout l'empire pour les afïaiblir.
A ces aperçus il est impossible d'ajouter des données certaines sur
l'importance numérique de chaque race. Dans un pays où manque
toute idée d'administration civilisée, où les dénombremens sont in~
connus, sauf pour les Juifs, qui paient un impôt par tête, toute éva-
luation n'est qu'une hypothèse téméraire. Aussi les géographes ba-
lancent-ils entre li millions et 15 millions pour la population de
l'empire, entre 30,000 et 300,000 habitanspour celle de Fez. Nous
proposerons avec quelque confiance, comme base d'appréciation, la
densité de la population algérienne, qui s'est développée dans des
circonstances fort rapprochées de celles du Maroc. En Algérie, des
recensemens très approximatifs portent à 2,500,000 âmes le nombre
actuel des indigènes. Gomme la surface du Tell, qui est le territoire
le plus cultivé et le plus peuplé, est deux fois plus étendue au Maroc,
nous évaluerons la population totale de cet état à 6 millions au plus
en tenant compte de la prédominance de l'élément berbère, plus
serré sur le sol que l'élément arabe. Dans ce chiffre total, les Ber-
bères compteraient pour 2 millions 1/2, moitié Amazighs, moitié
Ghellouhs, les Arabes purs pour j ,200,000, les Maures, les Abids et
les Arabes abidisés pour 1 million chacun, les Juifs pour 300,000.
En mettant sous les armes un sixième de la population mâle, ce
qui est très modéré pour un pays où tout homme est combattant,
le Maroc pourrait lever plus de 500,000 soldats ou cavaliers, tant
bien que mal équipés.
Ces élémens hétérogènes sont réunis en corps de nation par le
pouvoir politique et religieux dont ils subissent tous, à des degrés
divers, l'autorité. Ce pouvoir s'est constitué indépendant au ix* siècle
de notre ère; depuis lors, il a résisté à l'écroulement de cinq ou six
dynasties comme aux agressions des peuples voisins, tant chrétiens
que musuhnans : manifeste témoignage de l'unité naturelle de l'eUi-
pire! Nul souverain au monde n'est aussi absolu que celui du Ma-
roc : ni le sultan de Constantinople , tenu de compter avec un di-
van, avec un corps d'ulémas, avec tous les représentans de l'Europe,
ni le maître du Céleste -Empire, enchaîné par les traditions et les
lois écrites. Au Maroc, l'empereur est tout; il est la loi vivante, il
est maître absolu de la vie et des biens de tous ses sujets; contre
LA QUESTION DU MAROC. 939
ses caprices les plus sanguinaires et les plus fantasques, il n'existe
ni garantie ni recours. Ceux qui admirent le despotisme ont là un
grand sujet d'admiration.
On pressent que ni la garde noire ni la caste entière des servi-
teurs ne suffiraient à maintenir une aussi prodigieuse domination, si
celle-ci ne s'appuyait sur le caractère pontifical du monarque. Il est
le chef spirituel de son peuple en même temps que son maître poli-
tique, et ce premier titre fait sa force la plus solide. Dans les socié-
tés musulmanes, l'accord intime de la loi et de la foi, qui l'une et
l'autre ont leurs racines dans le Koran, est un précieux lien d'unité :
sous l'étendard de la guerre sainte, les antipathies de race et de tri-
bus se fondent en une belliqueuse exaltation. Les sultans du Maroc
ont resserré ce lien en se constituant les pontifes du rite malékite,
l'un des quatre rites orthodoxes de l'islamisme, le plus répandu en
Afrique. La dynastie actuelle des chérifs, plus habile encore ou plus
heureuse, y a joint le prestige dont la vénération populaire entoure
le sang du prophète jusque dans ses plus lointaines générations. Elle
a établi une généalogie qui fait de l'empereur actuel le trente-
septième descendant de Mahomet par sa fille chérie Fatime. Devant
ce concours de titres sacrés s'inclinent respectueusement toutes les
résistances, et le tribut que la fierté berbère ou arabe refuserait au
monarque, elle l'accorde comme un pieux hommage au khalife de
l'Occident, au vicaire de Dieu dans le Maghreb. Son prestige, rayon-
nant jusque sur le Soudan, y a survécu à la chute du pouvoir tempo-
rel, qu'y exercèrent en d'autres temps les ancêtres des chérifs actuels.
Gomme la papauté catholique , la papauté malékite a sa milice
spirituelle dans les ordres religieux, khouan^ sorte de confréries ou
de sociétés secrètes fort répandues dans le monde musulman, plus
enclin peut-être à l'enthousiasme mystique et aux raffmemens de
dévotion que le monde chrétien. Le Maroc possède trois de ces
ordres, dont le plus important, celui de Mouley-Taïeb, fondé par
les chérifs eux-mêmes, compte un nombre infini de frères, parmi
lesquels figure l'empereur régnant. Le cheikh ou grand-maître ré-
side à Ouazzan, entre Tanger et Fez, siège d'une domination morale
avec laquelle les sultans eux-mêmes sont obligés de compter. In-
vesti par les mœurs publiques du pouvoir de prononcer entre les
divers prétendans au parasol impérial et d'intervenir ainsi dans la
guerre civile qui marque chaque changement de règne, le chef de
l'ordre est l'objet des hommages les plus obséquieux de tous les
intéressés. Ce rôle, aussi favorable à la fortune qu'à l'ambition, est
échu en ce moment, par l'héritage du sang et l'adhésion des peu-
ples, à un jeune homme d'une vingtaine d'années, qui ne paraît
pas entièrement étranger aux idées et aux vues de la civilisation.
Les deux autres ordres, les aissoua et les derkaoua^ sont loin d'at-
940 REVUE DES DEUX MONDES.
teindre à la même importance. Les premiers ressemblent plutôt à
des jongleurs et à des charlatans de place publique qu'à des reli-
gieux, et les seconds prêchent un radicalisme trop puritain pour
recruter beaucoup de sectateurs. A côté de ces ordres ou confréries,
une multitude de marabouts, de santons, libres de tout engagement,
reçoivent les dons de la piété populaire, et l'entretiennent par des
pratiques où les étrangers ne voient que fanatisme, superstition et
crédulité, mais que les fidèles qualifient d'édifiantes dévotions.
Mieux encore que ces nombreux et divers témoignages, le pèle-
rinage à La Mecque montre combien est puissant dans les sociétés
musulmanes ce ressort religieux, que ne reconnaissent pas volon-
tiers nos scrupules de chrétiens ou nos dédains de philosophes.
Douze siècles se sont écoulés depuis la mort du prophète, et tous
les ans, dociles à sa parole, cinquante ou cent mille pèlerins, bra-
vant des périls et des fatigues souvent mortelles, viennent retremper
leur foi autour de la Kaaba de la ville sainte î Le Maroc est séparé
de l'Arabie par toute l'épaisseur de l'Afrique, et néanmoins Maroc,
Fez, Méquinez, Tafilet, sont les sources principales qui alimentent la
grande caravane des Maugrebins. Détournée par nos guerres d'Afri-
que de son cours naturel le long de l'Algérie méridionale, la cara-
vane s'est démembrée : un courant s'est jeté sur le littoral, où des
navires anglais ont emporté vers Alexandrie les pèlerins ; un autre
courant s'est enfoncé dans les oasis et les sables du Sahara, pour
aller rejoindre sa route habituelle dans les régences de Tunis et de
Tripoli, et de là gagner l'Egypte. Quoique morcelée, cette grande
caravane subsiste, entretient le pèlerinage, ravive la foi dans son
primitif foyer, et ramène au Maghreb des croyans plus vivement
pénétrés de la puissance de l'islamisme et de la respectueuse obéis-
sance qu'ils doivent à leur père spirituel, le guide de leur conscience,
le suprême sultan de Fez î
Le titre de pontife religieux que lui reconnaissent tous ses peu-
ples est celui auquel le sultan du Maroc attache avec raison le plus
de prix; son amour-propre tient à honneur de traiter d'égal à égal
avec le khalife de f Orient, le sultan de Gonstantinople, comme avec
le grand- chérif de La Mecque. Aussi le comble de son ambition est- il
que, dans ses rapports avec l'Europe, cette égalité soit reconnue
par la diplomatie. Faute d'avoir pénétré et compris ce sentiment,
les ambassadeurs européens ont plus d'une fois échoué dans des
négociations qui auraient réussi par une habile et inoilensive satis-
faction donnée à l'orgueil marocain.
Après la force armée, après la religion, la polygamie est le troi-
sième ressort du gouvernement impérial de Fez. Lorsqu'on parle en
Europe d'un sérail de sept ou huit cents femmes, l'esprit se reporte
aux contes orientaux ou aux légendes bibliques, et ne croit pas un
LA QUESTION DU MAROC. 941
pareil scandale possible de nos jours : il existe pourtant au Maroc;
mais au caprice et au hasard n'est pas abandonné le soin de peu-
pler le harem du monarque; le calcul politique y. préside. La faveur
du maître est un moyen de gouvernement. Une famille puissante
est-elle rebelle, l'empereur, s'il juge inopportun l'emploi des armes
pour la soumettre, invoque l'hymen; il demande au père une de
ses fdles en mariage, et appuie ses propositions de riches cadeaux.
La rébellion, désarmée par la vanité et la cupidité, livre la fdle du
chef, qui va, docile et fière, orner les immenses gynécées de la cour.
Quand elle a donné le jour à un fils du sultan, un divorce régulier
la rend bientôt à ses parens, à qui elle amène un petit chérif, un
héritier du trône. Par ce trafic, le parti de l'empereur s'est grossi
d'un noyau d'adhérens qui spéculent pour leur fortune sur la pa-
renté impériale et la chance de porter un des leurs au commande-
ment suprême. La même tactique, indéfiniment multipliée à l'égard
de toutes les grandes familles, explique cette quantité étonnante
d'épouses et de concubines, et la multitude de fils, de neveux, de
cousins de souche impériale qui obscurcissent de leurs intrigues et
de leurs luttes les annales du Maroc. Des pays entiers, comme le
Tafilet, sont peuplés de rejetons dynastiques qui réclament comme
un dernier privilège de leur rang le droit à l'oisiveté et à la men-
dicité. Et tel est au fond du cœur humain, en Afrique du moins, le
respect instinctif pour toute grandeur, que ces princes fainéans réus-
sissent à se faire nourrir par le peuple !
Les souverains du Maroc sont trop habiles pour négliger la force
que donne l'argent, ce nerf de tout gouvernement barbare ou civi-
lisé. Le Koran y a pourvu, au profit de tous les pouvoirs légitimes,
au moyen de Vachour, la dîme des grains. Les sultans du Maroc y
ajoutent d'autres ressources : les monopoles financiers, les capita-
tions sur les Juifs, les taxes douanières, un droit par chaque tête de
chameau des caravanes, une part sur les marchandises qu'elles rap-
portent de l'Afrique, et dont ils s'assurent une exacte connaissance
en nommant les chefs ou khrcbirs de caravanes. Outre ces sources
à peu près régulières et avouables , la cupidité impériale spécule à
son gré, suivant l'inspiration de chaque jour, sur les confiscations
d'héritages, la spoliation des riches, les amendes arbitraires, les
offrandes obligatoires à chaque fête de religion et de famille, l'al-
tération des monnaies, les fraudes et la violence dans les achats et
les ventes de marchandises. L'exaction prend bien souvent les
formes hypocrites de l'ordre. Qu'un pacha soit dénoncé pour ses
concussions, accusation trop souvent légitime ; le suUan l'oblige à
rendre gorge en recourant, s'il le faut, aux plus affreux supplices.
11 punit ainsi le crime, mais il a soin de s'approprier l'argent, qui
s'entasse dans les sombres et mystérieuses caves, bien gardées par
9A2 REVUE DES DEUX MONDES.
les noirs, de Méqiiinez, de Tafilet, de toutes les résidences impériales.
A quels chiffres peuvent s'élever ces royales économies? Nul ne
le sait; mais l'imagination populaire les suppose énormes, non sans
vraisemblance. Un million d'épargne annuelle, depuis trois cents
ans que régnent les chérifs, ferait un trésor de 300 millions, et c'est
bien peu d'un million de réserve tous les ans pour un état qui pen-
dant des siècles a perçu des tributs chrétiens, qui a su réaliser à un
degré qu'aucune puissance civilisée ne saurait atteindre le gouver-
nement à bon marché, mais pour son propre compte (1). Le ministre
des affaires étrangères perçoit 75 francs par mois, le gouverneur de
Tanger 50 francs, et tout le reste à l'avenant! Aucune dépense n'est
affectée aux travaux publics : il n'y a ni routes, ni ponts, ni ports
entretenus, ni marine sérieuse.
Nous avons montré les conditions de force des souverains du Ma-
roc dans le dévouement des troupes mercenaires, l'influence reli-
gieuse, les alliances de famille, les finances enfin : on a déjà dû en-
trevoir les conditions de leur faiblesse.
« A l'exemple des rois se range le monde, » a dit un ancien poète,
écho d'une éclatante vérité. Dans un pays où règne le despotisme,
tout agent du pouvoir en revendique sa part. Dans un pays où le
gouvernement vit d'extorsions et de rapines, toute la hiérarchie des
(1) D'après les indications les plus récentes, mais très hasardées faute de sources
officielles, voici comment s'établissait le budget du Maroc :
Recettes.
i» Contributions sur les terres et les troupeaux.. 650,000 piastres (de 5 fr. 25 c).
2« Impôts sur les Juifs.... 30,000 — —
3° Droits réunis 950,000 — —
4» Fabrication de la monnaie 50,000 — —
5» Douanes 400,000 — —
6» Vente du tabac 35,000 — —
7» Droit du fisc 150,000 — —
8° Location du domaine impérial 40,000 — —
9° Cadeaux des consuls et des négocians 225,000 — —
Total 2,600,000 piastres. —
Dépenses.
1» Maison impériale, harem, écuries 110,000 piastres. —
2» Entretien des palais et jardins publics 65,000 -^ —
3o Cadeaux à La Mecque, aux chérifs, aux mos-
quées 05,000 — —
4» Traitemens des fonctionnaires 50,000 — —
5» Armée de terre 650,000 — —
6» Marine militaire 30,000 — —
7» Honoraires des consuls en Europe 15,000 — —
8« Courriers 5,000 — —
Total • 990,000 piastres. —
Économie annuelle, 1 million 1/2 de piastres, soit de 7 à 8 millions de francs; en trois
siècles, 2 milliards.
LA QUESTION DU MAROC. 9A3
fonctionnaires, depuis le premier ministre jusqu'au dernier commis
de douane, vole et rançonne les administrés. Un tel système sème la
terreur et récolte la haine. Sous le silence général, l'esprit de rébel-
lion couve toujours, et à la première occasion il éclate. Sans cesse
quelque insurrection de tribu jette l'alarme. L'obéissance, satisfai-
sante au centre, diminue avec la distance €t s'évanouit aux extrémi-
tés. Ainsi les maîtres du Maroc ont vu échapper successivement à
leur joug, au sud de l'Atlas, une partie de la région de Sous, celle de
l'Oued-Noun, l'état de Sidi-Hescham, l'oasis de Touat. Sur la fron-
tière du Maroc et dans les montagnes du Rif , les tribus nomades
ou sédentaires vivent hors de toute loi. Sur tout son pourtour, l'em-
pire se disloque. Encore ne parlons-nous pas de Tombouctou, qui en
fut jadis, comme l'Espagne et les Baléares, comme les royaumes de
Tlemcen et de Bougie, une annexe, due à des conquêtes temporaires,
non une dépendance naturelle.
L'incertitude de la succession impériale constitue un autre ordre
de périls fréquemment renouvelés. Dans le monde musulman, au-
cune loi ne règle la transmission du pouvoir. Doit-on croire à un ou-
bli de Mahomet, ou bien à un calcul de sa politique pour ouvrir au
plus digne le rang suprême? Pendant que les docteurs disputent, les
prétendans luttent. En Turquie, c'est le fils aîné qui succède quand
il lui arrive de survivre à tous les complots de palais ; en Egypte et
en Tunisie, c'est le membre le plus âgé de la famille régnante; au
Maroc, en dehors de ces deux héritiers, la désignation du souverain
mourant assure quelquefois un autre choix. A chaque avènement, les
frères ou cousins du souverain désigné suscitent des partis qui di-
visent l'empire pendant des années entières. Tout leur vient en
aide, le mécontentement des peuples, l'esprit de secte et de révolte
enraciné dans les cœurs, les traditions historiques attachées au sou-
venir de royaumes distincts, enfin et surtout la configuration même
du pays. Les deux vastes versans séparés par la chaîne atlantique,
et au sein de ces versans les massifs montagneux et les bassins des
plaines, constituent naturellement autant de foyers d'insurrection.
Au moyen âge, les états de Fez, de Maroc, de Tafilet ou de Sedgel-
messa furent l'expression féodale de la nature elle-même, et toutes
les fois que faiblit ou chancelle le pouvoir central, ces divisions ten-
dent à renaître spontanément sans que l'ambition des prétendans
dynastiques ait beaucoup à faire pour se les rallier et en tirer parti.
L'unité matérielle s'établirait au moyen de routes qui franchi-
raient les hauts et étroits défilés de l'Atlas, au moyen de ponts jetés
sur les larges et profondes rivières qui coulent à l'ouest de la chaîne.
Rien de cela n'existe dans l'empire et n'est possible avec les ouvriers
trop ignorans du pays, les seuls que les sultans veuillent employer.
L'unité politique s'établirait encore par une hiérarchie administrative
944 REVUE DES DEUX MONDES.
régulière , qui relierait entre eux et avec le pouvoir central tous les
groupes d'intérêts et de races épars a travers les solitudes : la société
monterait de sa forme rudimentaire, la tribu, à un échelon plus
élevé, l'état; mais l'exécution d'un tel plan suppose une énergie
de volonté, privilège de quelques hommes supérieurs, qui manque
aux vulgaires chérifs, réduits à maintenir l'ordre en se transportant
successivement avec leur maghzen à Fez, à Maroc, à Taroudant, à
Tafilet. L'ordre dure autant que leur séjour. L'administration n'est
organisée que pour la perception des impôts par le double canal
des pachas ou gouverneurs et des caïds. Sous tout autre rapport,
la vie collective est nulle, sauf une ombre de police et de justice
dans les villes; elle ne se ranime qu'à l'appel de la guerre sainte.
Malgré ces imperfections et ces vices, l'état social du Maroc repose
sur un fond solide, qu'il serait imprudent de méconnaître. Sous une
organisation politique fort incomplète, l'islamisme, combiné avec les
traditions de race et les nécessités de l'existence, a fortement consti-
tué la famille et la tribu. Le self-government, qui nous apparaît
comme l'idéal des peuples libres, existe dans ces communautés pri-
mitives, et les vivifie de sa sève fortifiante. Peu administrées d'en
haut, elles s'administrent elles-mêmes sous une influence aristocra-
tique dans les tribus arabes, démocratique dans les tribus berbères.
Cheikhs et kadis, conseils municipaux et mosquées, kaïdats même
ont leurs racines dans les mœurs et les traditions. Dans ses for-
mes primitives, la société marocaine subsiste par sa propre vertu,
sans initiative ni tutelle officielle. La vie commune, moins centralisée
dans une tête, circule plus énergique dans chaque organe. Si ce
n'est pas la civilisation, ce n'est pas non plus la barbarie confus^ et
incohérente que nous sommes habitués à dédaigner. Le peuple du
Maghreb a vu depuis deux mille ans s'avancer vers lui, pour l'en-
vahir et le conquérir, les plus fameux d'entre les peuples anciens
et modernes, les Carthaginois et les Romains, les Vandales et les
Byzantins, les Portugais et les Espagnols ; il les a tous rejetés de son
sein, n'admettant au partage du pays que les Arabes, dont il a ac-
cepté la religion. Et l'empire que leur union a fondé, sous les auspices
d'Édris, défie depuis plus de mille ans les efforts des états chrétiens;
il a môme repoussé les Turcs, qui, à l'aide de la communauté de
religion, se sont imposés à tous les états de l'Afrique du nord depuis
le Caire jusqu'à Tlemcen. Avec une telle force il faut compter, et il
serait plus que téméraire de parler d'extermination ou de refoule-
ment, de conversion violente ou de domination facile.
Entre toutes les illusions, une des plus grandes serait l'espoir de
séduire les peuples du Maroc par les bienfaits moraux de la civili-
sation : ils en apprécieraient les bienfaits matériels, non les savantes
combinaisons, auxquelles ils préfèrent leur simple organisation.
LA QUESTION DU MAROC. 9^5
Celles des pratiques administratives qui blessent nos habitudes d'or-
dre les irritent moins, pourvu que les exactions ne dépassent pas une
certaine limite. Quand la tribu a payé l'impôt, même après quelques
coups de fusil, elle est libre, et chacun de ses membres reste maître
de sa conduite. Le pouvoir n'intervient en rien dans leurs affaires.
Pour n'être pas le nôti*e, ce mode d'existence n'est pas dépourvu
de toute raison , et la politique doit le comprendre , sous peine de
s'égarer. Elle commettrait surtout une erreur énorme, si elle assi-
milait l'empire du Maghreb, depuis dix siècles formé d'élémens dont
la diversité n'exclut pas l'accord, avec l'empire turc, où une mino-
rité conquérante tient sous le joug par la force, et par la seule per-
mission de l'Europe, une majorité de vingt peuples conquis, mau-
dissant leur maître et toujours prêts à s'insurger.
II. — RELATIONS DU MAROC AVEC l'eUROPE. — LA POLITIQUE ANGLAISE. —
LES OPÉRATIONS DE LA GUERRE.
Avant- garde de l'islam en Occident, le Maroc a de tout temps
réfléchi, sous un jour particulier, la situation générale du mahomé-
tisme envers le christianisme. Pendant la période d'agression mu-
sulmane contre l'Espagne, du viii® au xiii^ siècle de notre ère, il fut
une place d'armes tournée contre la chrétienté : fantassins, cavaliers,
généraux, navires, armes, il lança toutes ses forces au-delà du dé-
troit. Lorsque, dans les siècles qui suivirent, la défaite de l'islamisme
dans la Péninsule ouvrit l'Afrique elle-même à la réaction chrétienne
triomphante, le Maroc se mit sur la défensive. Entamé d'abord par
le Portugal et l'Espagne, il parvint à refouler entièrement l'un de
ses ennemis, et à cantonner l'autre dans quelques petits postes. Plus
tard, avec l'apaisement des haines religieuses, des relations pacifi-
ques purent s'établir, sur l'initiative de la France et de l'Angleterre,
entre le Maroc et la plupart des puissances continentales. Un point de
rencontre amiable résultait naturellement de l'échange des esclaves
faits de part et d'autre dans des courses maritimes qu'autorisait dès
lors le droit de la guerre, et que ravivèrent, en les transformant en
pirateries, les décrets impitoyables qui bannirent les Maures d'Es-
pagne, en ne leur laissant que la mer pour théâtre de leurs ven-
geances. Des arrangemens commerciaux complétaient les transac-
tions charitables. Dans ces négociations, le Maroc se prévalut si bien
de sa position redoutable le long du détroit, que toutes les nations
chrétiennes durent acheter la sécurité de leur navigation, les unes
au prix d'un tribut en argent, les autres au moyen de régals d'une
grande valeur, fréquemment renouvelés, qui déguisaient mal l'hu-
miliation. 11 fallut le canon de Mogador et d'Isly pour balayer ce
TOME XXIV. GO
9A6 REVUE DES DEUX MONDES.
qui restait de ces servitudes, comme il avait fallu, en 1830, le canon
d'Alger pour les supprimer à l'égard de la Régence.
On devait espérer que cette double leçon, une des plus éclatantes
que de nos jours la civilisation eût infligées à la barbarie, profiterait
à la politique et au commerce de la France autant qu'à sa gloire
militaire et navale. On y comptait lorsque, dans le traité du 10 sep-
tembre ISA 6, qui faisait revivre les conventions antérieures de 1767
et 168/i, les hautes parties contractantes s'engageaient à procéder le
plus promptement possible à la conclusion d'un nouveau traité qui
aurait pour but de consolider et compléter les accords antérieurs
dans l'intérêt des relations politiques et commerciales des deux em-
pires; mais, avant qu'aucune suite fût donnée à cet engagement, le
gouvernement monarchique de la France était renversé. Sous le coup
de plus urgentes nécessités, la république dut se borner à une ré-
pression locale d'un acte de piraterie commis en 1851 par les habi-
tans de Salé. Le nouvel empire aussi était préoccupé d'autres soins,
si bien que, vers la fm de j-856, l'Europe apprit que M. Drummond
Hay, le représentant de la reine Victoria au Maroc, avait conclu avec
le sultan Abd-er-Rahman un traité des plus avantageux. On avait
annoncé que l'Angleterre stipulerait au profit des nations chrétiennes;
la lecture du texte officiel constata qu'elle n'y avait pas songé. La
France se trouvait dès lors devancée, et il ne lui restait, pour se
rapprocher de la situation obtenue par l'habileté de son alliée, qu'à
invoquer la clause de ses propres conventions qui lui assure le trai-
tement de la nation la plus favorisée. Elle avait semé, d'autres
avaient récolté !
Ne semblerait-il pas que le Maroc, rassuré du côté de l'Europe
par ses traités nouveaux et anciens, dût enfin vivre en paix avec tout
le monde? L'empereur Abd-er-Rahman, rappelé à la prudence par
le malheur de ses armes, le souhaitait vivement dans les derniers
temps de sa vie : aussi traçait-il un cercle inviolable autour de lui,
autant pour ne pas se compromettre avec les étrangers que pour se
soustraire à leur odieuse influence. Son fils et successeur Mohammed,
quelque rancune qu'il conserve de la bataille d'Isly, où il comman-
dait en personne les bandes marocaines, suivra probablement la
même ligne de conduite, aussi longtemps du moins que des compé-
titeurs lui disputeront le pouvoir dans le sud de l'empire. Mais les
rois sont solidaires de leurs peuples. Régnant nominalement sur les
territoires sans dominer les sujets et ne pouvant y établir l'ordre, les
sultans du Maroc n'en sont pas moins responsables d'attentats qu'ils
désavouent. Les états offensés poursuivent eux-mêmes leur ven-
geance : les plus modérés, comme la France, s'attaquent aux cou-
pables seulement; d'autres, comme l'Espagne, remontent des sujets
au souverain lui-même. La France avait à se plaindre de la violation
LA QUESTION DU MAROC. 9h7
de ses frontières algériennes par des tribus du Maroc; l'Espagne se
plaint d'attaques quotidiennes contre ses présides. En dehors de
ces deux griefs particuliers, toutes les puissances maritimes, qui ont
souffert de la piraterie des montagnards du Rif , demandent contre
eux justice et protection. Ce sont là autant d'actes d'accusation dont
il convient d'apprécier la portée et de prévoir les conséquences.
La question de la frontière algérienne parait une affaire vidée.
En rapport du général de Martimprey, qui commandait le corps
expéditionnaire, a raconté l'origine et les phases diverses de la ra-
pide campagne qui a fait justice des empiétemens des Marocains.
Depuis Nemours jusqu'au désert, les tribus ont expié leurs attentats;
Beni-Snassen, Mahias, Angades, Beni-Guil, ont demandé Vaman,
payé des contributions de guerre, livré des otages ; la ville marocaine
d'Oudjda, centre de recel pour tous les vols qui se font dix lieues à
la ronde, a racheté à prix d'argent sa complicité; son caïd a été en-
levé et conduit à Toulon. L'armée victorieuse a construit une pyra-
mide monumentale sur le plateau d'Aïn-Taffoural, et célébré sur le
champ de bataille d'Isly même des souvenirs immortels. Les mou-
vemens de notre armée avaient commencé le 21 octobre, et le
11 novembre les troupes repassaient la frontière : en trois semaines
la campagne était menée à bonne fm , en dépit des ravages causés
par un terrible fléau. On n'attendait pas moins de l'expérience con-
sommée des chefs et de la bravoure des soldats ; mais quelles ga-
ranties s'est-on assurées contre le retour de pareilles agressions?
Le public n'en connaît aucune, et a droit jusque-là de réserver une
complète approbation. Ce n'est pas la première fois que ces tribus
pillardes sont châtiées : l'histoire de l'Algérie est remplie des leçons
qu'elles ont reçues. Sans remonter bien loin, en 1852, au bruit de
pareilles insultes faites à notre drapeau, le commandant de la sub-
division de Tlemcen accourut sur le Khis, comme on a fait dernière-
ment. Il brûla aux Beni-Snassen huit villages, tua quatre cents
hommes. Bientôt le caïd du Rif, Abd-el-Sadok, arriva au camp des
Français au nom des Beni-Snassen et de l'empereur, prêt à sous-
crire à toutes les conditions qui lui seraient imposées , comme der-
nièrement le cheikh kabyle El-Hadj Mimoun. Sept ans après, les
ennemis recommençaient leurs attaques contre nos postes , se pré-
cipitaient sur nos escadrons surpris, et promenaient triomphale-
ment dans les rues d'Oudjda les têtes des prisonniers tombés entre
leurs mains. Une expédition était à recommencer, et sur de bien plus
vastes proportions, car elle réunissait vingt mille hommes au moins,
déployés de la mer au désert sur une profondeur de cent lieues, où
les Beni-Snassen avaient recruté des auxiliaires, sans compter leurs
alliés du Rif, que nous n'avons pas atteints. Et pendant cet intervalle
de sept ans une suite non interrompue de brigandages a répandu la
9A8 REVUE DES DEUX MONDES.
terreur tout le long de la frontière. N'est-il pas à craindre que l'ave-
nir ne ressemble au passé jusqu'à l'adoption de mesures définitives
et permanentes de sécurité ? L'établissement de postes nouveaux qui
resserrent la ligne de défense entre sans doute dans les vues du
gouvernement; mais la rectification de la frontière, qui eût été portée
jusqu'à la Moulouïa, limite naturelle et historique entre le Maroc et
l'Algérie, était indiquée par le vœu public et l'opinion de la plupart
des hommes de guerre. On y a renoncé pour cette fois. Si c'est par
respect de la convention du 18 mars iSlili, qui a tracé la ligne
actuelle de séparation, on peut juger ce respect exagéré : l'empereur
du Maroc n'est pas fondé à réclamer le maintien d'une frontière le
long de laquelle il ne peut assurer l'ordre du côté de son propre
territoire. Cette rectification eût peut-être fourni l'occasion de négo-
cier avec l'Espagne la cession des îles Zafarines, situées à l'embou-
chure de la Moulouïa, îlots restés vacans jusqu'en 1847, où le général
Cavaignac, qui avait reçu l'ordre d'en prendre possession, les trouva
occupés depuis une quinzaine de jours par une garnison espagnole.
A l'Espagne, qui n'a ni commerce ni intérêts politiques à la Moulouïa,
ces îlots, où manquent la terre et l'eau, sont inutiles, tandis que
l'excellent mouillage qu'ils forment par leur disposition, et que Suf-
fren signalait il y a un siècle, les rend précieux pour la marine et
pour le commerce de l'Algérie, dont les rivages s'étendent jusque
dans le voisinage, à Nemours.
L'affaire des présides espagnoles est des plus simples. L'Espagne,
successivement refoulée de toutes les positions maritimes qu'elle
avait prises en Afrique dans le cours de ses grandes luttes contre
l'islamisme, a conservé, sur le littoral de la Méditerranée, quatre
places seulement, qui ont reçu le nom et la destination depresidios,
prisons : lieux de captivité pour les condamnés ordinaires, lieux
d'exil pour les condamnés politiques. Ce sont, en allant de l'est à
l'ouest, Melilla, Alhucemas, Penon de Vêlez et Ceuta, l'antique Aby la,
l'une des colonnes d'Hercule. A vrai dire, ces postes ne lui ont jus-
qu'à présent rapporté ni profit ni honneur, et mieux eût valu pour
elle ne pas les garder. Des prisons sont peu propres à exciter la sym-
pathie naturelle qui s'attache à tout établissement européen en pays
barbare, et elles ne donnent pas aux Maures eux-mêmes, dont elles
entretiennent la haine patriotique, comme toute usurpation de terri-
toire par les étrangers, une haute idée de la moralité et de la gran-
deur de la nation. Par une fatalité qui nuit à sa gloire, l'Espagne ne
sema en Afrique, même aux plus beaux jours de sa puissance, aucun
germe de colonisation ou de commerce. Elle sut bâtir des églises
et construire de magnifiques fortifications; elle ne sut point attirer
à elle les tribus indigènes, pas même celles qui, sous le nom de
maghzen, offrent toujours leurs services au plus fort. Animée d'un
LA QUESTION DU MAROC. 9!l9
fanatisme chrétien dont la violence ne le cédait en rien au fana-
tisme musulman, elle arbora l'oriflamme de la croix, elle extermina
les infidèles, elle établit l'inquisition; elle légua moins à l'avenir
que le Portugal lui-même, qui fit servir la ceinture de places fortes
qu'il posséda jadis à l'ouest du Maroc à la pacification régulière
d'une partie du pays, et surtout aux progrès des sciences nautiques.
Pour le Portugal, les mers du Maroc furent le chemin des mers de
Guinée, et conduisirent son pavillon de proche en proche au cap de
Bonne-Espérance et jusque dans l'Inde. Pour l'Espagne, ces mers ne
furent qu'un champ de sanglantes représailles contre la domination
des Maures, domination étrangère, musulmane, et à ce double titre
destinée à succomber en Europe, mais qui s'était néanmoins signalée
par assez de bienfaits pour obtenir de ses vainqueurs un usage mo-
déré de la victoire. Malgré ce caractère stérile de l'occupation espa-
gnole, le droit est pour le cabinet de Madrid quand il réclame le res-
pect de ses postes, et le gouvernement du Maroc est tenu de mettre
fin à des attaques incessantes, ou de laisser les offensés se faire jus-
tice eux-mêmes.
L'Espagne a su agrandir sa cause et rallier les vœux de toutes les
puissances en rattachant à ses projets l'anéantissement de la pira-
terie du Rif, troisième grief de la civilisation contre le Maroc. Le
Rif, on l'a dit, est la chaîne montagneuse qui s'étend à l'enti'ée de
la Méditerranée, depuis le détroit de Gibraltar jusqu'à la frontière
occidentale de l'Algérie, sur une longueur moyenne de 330 kilomè-
tres, une largeur de 50, une altitude évaluée de 900 à 1,000 mètres.
C'est autour du cap Ti^es Forças qu'a établi son quartier-général la
piraterie africaine sous sa dernière forme, le brigandage sans au-
dace et sans péril. Dans la baie orientale, où se trouve Mélilla, elle
n'a pu se développer à cause du petit nombre des criques abritées
des vents du large; mais dans la baie de l'ouest elle est sérieuse-
ment constituée. Au fond du rivage et dans ses replis se tapissent
les barques, les unes échouées sur le sable, d'autres retirées sous
des grottes, la plupart abritées sous des toits de sable et de terre re-
couverts de branches d'arbres. Elles appartiennent aux Riffains, qui,
couchés sur les falaises où s'élèvent leurs cabanes comme des vigies
d'observation, épient au loin l'horizon. A la vue d'un navire de com-
merce arrêté par le calme ou luttant contre le courant, ils se préci-
pitent armés au nombre de vingt-cinq ou trente dans leurs embar-
cations, et s'élancent sur leur proie. Arrivés à portée, ils effraient à
coups de fusil l'équipage, qui le plus souvent s'enfuit dans les ca-
nots; puis, maîtres du navire, les brigands, après s'être partagé la
cargaison, détruisent et brûlent le navire aux cris d'une joie féroce.
Les bâtimens que la tempête jette sur leur côte sont moins encore
épargnés , et, pour les attirer, les pirates ne se font pas faute , en
950 REVUE DES DEUX MONDES.
cas de détresse, d'arborer le drapeau blanc, symbole d'amicale
hospitalité. Malheur à qui s'y fie ! Les marins et passagers qui tom-
bent en leurs mains sont impitoyablement massacrés, à moins que
l'espoir d'une forte rançon ne préserve leur vie. En attendant, ils
subissent le plus dur e-sclavage.
En plein xix* siècle, presque sous le canon de Gibraltar et de
Geuta, à quelques lieues de l'Algérie, de tels excès sont une honte
et un scandale, et l'Europe va châtier au bout du monde des injures
bien moins graves. En 1852, l'Angleterre, lasse de se résigner, char-
gea l'amiral Napier de venger ses nationaux; après quelques prome-
nades à portée des côtes, l'illustre amiral laissa impunis les méfaits
des barbares. En 1856, le prince Adalbert de Prusse se montra plus
hardi; mais sa hardiesse faillit lui coûter la vie, ainsi qu'à ses braves
compagnons. La France a plus osé que l'Angleterre et mieux réussi
que la Prusse. Au mois d'août 185/i, le commandant du Neivton,
M. Hugueteau de Ghaillé, reconnut d'aussi près que possible, pendant
quatre jours de navigation, tout le littoral du Rif. Accueilli d'abord
par des coups de fusil, il en fit immédiatement justice en canonnant
les barques d'où partait l'insulte. Deux jours après, les principaux
chefs, frappés de terreur, venaient humblement implorer le pardon.
Depuis lors, le pavillon de la France a toujours été respecté ; mais
la piraterie a survécu contre les autres nations, et les navires fran-
çais eux-mêmes ont été invités par leurs chefs administratifs à
passer à quinze milles au large.
L'Espagne, plus en butte que personne aux violences quotidiennes
des Maures du Rif, et sur mer et sur terre, a donc résolu d'en tirer
vengeance, et pour elle-même et au nom de l'Europe. Le délai
accordé par l'ultimatum du cabinet espagnol a expiré le 13 octobre
dernier, sans que les satisfactions et les garanties demandées à l'em-
pereur du Maroc aient été accordées. Le président du conseil des
ministres a annoncé la déclaration de guerre aux cor tes, qui l'ont
accueillie avec un enthousiasme partagé par la nation entière. L'op-
position espagnole, mieux inspirée que celle de la France en 1830, a
désarmé devant la grandeur patriotique des desseins, et la Péninsule
présente depuis deux mois l'émouvant spectacle d'un peuple qui
sacrifie ses querelles et ses passions particulières sur l'autel de la
patrie. Des souscriptions en argent et en nature s'efforcent d'élever
les dévouemens à la hauteur des besoins. Gités et corporations, uni-
versités et couvens, noblesse et clergé, toutes les classes et tous
les âges s'unissent dans les mêmes vœux. Que dans ces démonstra-
tions une teinte d'emphase espagnole blesse quelquefois la correc-
tion un peu sévère et railleuse du goût français, on peut l'avouer,
sans que le sourire efface l'approbation. A ces élans de joie il y a
d'ailleurs quelques ombres naissantes : la perspective d'une aggrava-
LA QUESTION DU MAROC. 951
tion d'impôt et la crainte de concessions regrettables à l'Angleterre.
Pour les impôts, il faut bien s'y résoudre, en se consolant par
l'espoir de faire payer les frais de l'expédition au trésor du sultan.
Les dernières grandes guerres ont montré que le bon marché n'entre
pour rien dans les inventions meurtrières qui émerveillent les con-
temporains. Des financiers élevés à l'école française auraient, il est
vrai, préféré un emprunt. Qu'ils patientent, et ils verront venir le
tour de l'emprunt, quand l'impôt aura rendu tout ce qu'il peut
rendre. Il est bon, il est moral que les générations présentes ne
se déchargent pas entièrement sur l'avenir du soin de payer leur
gloire. Les concessions envers l'Angleterre reprochées au cabinet es-
pagnol se rapportent à la correspondance qui a été échangée entre
les ministres des affaires étrangères des deux états, M. Galderon Col-
lantes et lord John Russell. Nous touchons par ce point à un nouvel
aspect de la question marocaine : les prétentions et les droits de
l'Angleterre.
Une seule voix, on le sait, a troublé le concert de félicitations
qui, dans le monde, a accueilli la nouvelle des résolutions de l'Es-
pagne : c'est la voix de la presse anglaise. Il doit pourtant suffire
à la couronne britannique d'avoir conquis, il y a cent cinquante
ans, un rocher escarpé que la nature avait donné à l'Espagne, et
d'en avoir fait une place inexpugnable. Cette occupation, que con-
sacra le traité d'Utrecht, a réparé avec avantage l'abandon de Tan-
ger, que fit le roi Charles II en 168/i, après l'avoir reçu, vingt ans
auparavant, comme dot de son épouse Catherine, infante de Portu-
gal. Du camp fortifié de Gibraltar, l'Angleterre s'est mieux insinuée
dans le Maroc, au nom de l'amitié, que ne l'ont fait le Portugal et
l'Espagne, toujours assaillis et délestés comme envahisseurs du sol
sacré de l'islam. Ses consuls ont hérité des nôtres pour la prépon-
dérance que Richelieu et Louis XIY avaient conquise à la cour de
Fez, et qui fut abandonnée lorsque le régent, en sacrifiant en 1717
le consulat français de Salé aux convenances de George I", livra le
Maroc pour un demi-siècle à l'influence exclusive de son alliée. C'est
alors que le commerce anglais, profitant habilement des succès de sa
diplomatie, triompha facilement de toute concurrence, et fit de Gi-
braltar un entrepôt de ses marchandises et un foyer de contrebande
aussi bien que de trafic régulier. La garnison de la place tire même
de Tanger et de Tétuan ses approvisionnemens de viande fraîche,
de légumes, de fruits. Tant d'avantages avouables justifient la sol-
licitude particulière des Anglais pour tout ce qui se passe sur le ter-
ritoire marocain, mais ne sauraient diminuer les droits des autres
nations à venger leur honneur et à consolider leur position. Qu'ils
veillent au maintien de leur influence politique, à la protection de
leurs intérêts commerciaux, ils seront écoutés avec impartialité;
952 REVUE DES DEUX MONDES.
mais qu'ils prennent garde de paraître trof> obstinément redouter
pour la liberté du détroit les empiétemens de l'Espagne : personne
ne prendrait au sérieux de tels scrupules sur les lèvres des maîtres
de Gibraltar.
L'ultimatum adressé par le cabinet de Madrid au commissaire
marocain des affaires étrangères, Sidi Mohammed-Khetib, se résu-
mait en un petit nombre de conditions. Le pacha ou gouverneur de
la province remettrait lui-même les armes d'Espagne à la place où
elles étaient avant d'être renversées, et les ferait saluer par ses sol-
dats ; les troupes du Maroc infligeraient aux coupables, sous les murs
de Geuta, la peine qu'ils avaient encourue; le gouvernement maro-
cain nommerait deux ingénieurs qui, conjointement avec deux ingé-
nieurs espagnols, détermineraient les points les plus convenables
pour modifier autour de Geuta les limites établies par une conven-
tion antérieure. M. Gollantes a exposé, dans une instruction aux
agens diplomatiques de l'Espagne, quelle suite d'incidens avait em-
pêché ces propositions d'aboutir, et de son côté le ministre maure
a opposé un récit différent, qui rejette tous les torts sur ses adver-
saires, accusés d'avoir voulu à tout prix la guerre. Quoi qu'il en
soit, nous nous étonnons que l'Espagne ait adressé des demandes si
modérées qu'elles peuvent paraître imprévoyantes de l'avenir, et
d'autre part que le représentant de l'empereur, muni de pleins
pouvoirs pour traiter, ait hésité à les accepter. En ajournant une ré-
ponse pour en référer à son maître , il a laissé échoir le délai fatal
et fourni à la déclaration de guerre un prétexte plausible., On sait
que le général O'Donnell, comme ministre de la guerre et comman-
dant en chef de l'expédition, a concentré sur les côtes du Maroc
toutes les forces dont il pouvait disposer : quarante mille hommes
de troupes, une flotte à voiles de plus de trois cents canons, une
quinzaine de bateaux à vapeur pour transports rapides, une flottille
de commerce, des navires auxiliaires frétés dans les ports voisins.
On ne se propose pas ici de raconter ou d'apprécier des opérations
dont le résultat n'appartient pas encore à l'histoire. Il est deux points
qui doivent cependant aujourd'hui préoccuper utilement les publi-
cistes : les leçons fournies par l'expérience sur les conditions d'une
campagne dans le Maroc, les notions qu'on possède sur le territoire
marocain et sur les voies diverses qu'il peut ouvrir à l'attaque.
Sur la Méditerranée, la possession de Geuta donne à l'armée en-
vahissante un précieux avantage que ne possédait pas en 1830
l'armée française en vue de Sidi-Ferruch : une plage de débarque-
ment à l'abri des coups de l'ennemi. G' est par là en effet que les
troupes transportées sur l'escadre de la reine ont promptement at-
teint le rivage. Déjà de sanglans combats ont eu lieu, où la bravoure
a été égale de part et d'autre, et les pertes graves; mais, comme on
LA QUESTION DU MAROC. 953
devait s'y attendre, la discipline l'a emporté sur le nombre et la
fougue. La ligne de fortification nouvelle aussitôt commencée est très
avancée. A s'en tenir à la rectification des limites territoriales sur ce
point, l'entreprise serait trop modeste pour l'immense déploiement
de forces dont on a donné le spectacle, pour l'ambition de l'Espagne
comme pour les vœux de l'Europe. On n'atteindrait pas le sultan,
qui, à cet égard, avait donné plein pouvoir de transaction à son
commissaire et a droit d'alléguer un malentendu. Il ne peut être
frappé que dans ses villes maritimes ou au cœur de l'empire; aussi
le blocus des ports de Tétuan, Tanger et Larache a-t-il suivi immé-
diatement la déclaration de guerre. Le blocus ne fera pas capituler
un ennemi pourvu de vivres abondans fournis par le pays, d'armes
et de munitions achetées de longue main à Gibraltar et en Angle-
terre, et qui peuvent se renouveler par les ports du sud; bientôt des
attaques directes seront nécessaires.
Quatre villes sont désignées aux premiers coups : Tétuan, Tanger,
Rabat-Salé, Mogador. Tétuan, situé à 6 kilomètres de la Méditer-
ranée, avec laquelle il communique par la rivière de Martyn, est
abordable par terre pour l'armée qui occupe Geuta, distant de neuf
lieues seulement : c'est là une facilité particulière à l'Espagne. Sur
la plage, un débarquement a été involontairement préparé par la
canonnade française qui, pour punir une insolence faite au pavillon
du Saint-Louis^ a récemment démoli les ouvrages d'art qui défen-
daient le port. Aux mains de l'ennemi vainqueur, la ville de Tétuan,
peuplée de 30 ou 40,000 âmes, importante par son commerce, par
sa fabrique de fusils, serait une base pour agir sur le Rif, en com-
binant des marches par terre avec les opérations maritimes.
Là commencent les difficultés sérieuses, car, pour exterminisr la
piraterie, il faut atteindre les pirates non-seulement dans leurs bar-
ques, mais dans leurs jardins, leurs vergers, leurs champs, leurs ri-
chesses mobilières et immobilières. Au fond de ces gorges sauvages
qui ravinent le pays en tous sens, sur les abrupts escarpemens qui
en commandent les défilés, derrière les rochers et les bois qui
masquent les embuscades, commencera une lutte d'homme à homme,
où les Kabyles retrouveront, au moins par la connaissance du pays,
l'avantage sur les soldats européens. L'œuvre de l'Espagne eût été
singulièrement facilitée par la marche d'une colonne alliée 'qui serait
venue de la frontière algérienne par la plaine : les Riffains, pris de
revers et placés entre deux feux, auraient été réduits à se rendre
à merci, sous peine d'être exterminés un à un dans leurs retraites
ou jetés à la mer. Cette nouvelle guerre de Kabylie devra, comme
la nôtre en Algérie, se conclure par la construction de forts occupés
en permanence, sous peine de n'ouvrir, comme le navire qui fend
l'onde, qu'un sillon qui se referme sur lui-même. Si l'on ne se croit
954 REVUE DES DEUX MONDES.
ni le droit ni le pouvoir de consolider de cette façon les résultats
de la campagne, beaucoup de sang aura été versé, beaucoup de
gloire recueillie dans les bulletins; mais l'espoir de l'Europe aura
été déçu, et contre la piraterie, prochainement renaissante, quelque
autre nation devra prendre, avec des plans plus décisifs, la cause des
marines civilisées. L'Espagne ne détournerait cette éventualité qu'en
fondant à Ceuta et à Mélilla des établissemens maritimes capables
de faire d'une manière efficace la police du littoral, et en les reliant
par des stations télégraphiques convenablement défendues, qui éten-
draient la communication sous-marine que l'on organise en ce mo-
ment à travers le détroit.
Si la prise de Tétuan ne suffit pas à vaincre la résistance de l'em-
pereur, il faudra ouvrir les attaques par mer contre des villes qui
mènent plus droit à l'une des capitales. Il est fâcheux que la mau-
vaise saison rende dangereux l'accès des côtes nord et ouest du
Maroc, ce qui constitue contre les assaillans la première et la plus
grave des mauvaises chances. Nos annales, aussi bien que celles de
l'Espagne, contiennent sur l'inconvénient des campagnes d'hiver de
nombreux et lugubres enseignemens, trop vite oubliés.
Tanger s'offre au premier abord. Les ménagemens quelquefois
invoqués en sa faveur comme résidence des consuls et centre des
intérêts européens ne prévaudront pas contre les plans d'une puis-
sance belligérante qui doit viser à s'emparer des positions les plus
avantageuses : aussi les habitans de la ville et les auxiliaires kabyles
venus du dehors préparent-ils une défense désespérée avec les for-
midables batteries de canons dont les murs sont armés. L'impor-
tance de la place justifie cette prévoyance. Tanger est le centre des
relations politiques avec l'Europe; elle est à trois heures des rives
espagnoles, à portée de Tarifa, Cadix, Algésiras, où sont accumu-
lées des réserves de tout genre. Dans la direction de Tanger à Fe?,
la chaîne de l'Atlas et celle du Rif se rejoignent par des ramifica-
tions qui coupent en deux la grande plaine centrale du Tell. Au point
d'intersection se trouve la ville d'Ouazzan, nœud stratégique qui
tire sa force autant de sa position que du choix qu'en a fait pour sa
résidence le chef de la confrérie de Mouley-Taïeb. De ce point, on
commande tout le nord de l'empire, de Larache jusqu'à Oudjda, de
Tanger jusqu'à Fez : la ligne de Tanger, Ouazzan, Fez et Méquinez
est donc la ligne gouvernementale et militaire que doit prendre
tout conquérant qui veut pénétrer à l'intérieur, quoique l'accès
d'Ouazzan soit plus difficile du côté de Tanger que parle littoral
de l'Océan.
Entre Tanger et Rabat, Larache, sorte de port militaire en déca-
dence, Méhédia, jadis occupé et fortifié par les Portugais, seraient
de bonnes bases d'opérations, si Rabat n'oifrait les mêmes facilités
LA QUESTION DU MAROC. 955
avec une plus grande proximité de Fez et de Méquinez. Rabat et
Salé, deux villes que l'on peut appeler jumelles, car elles ne sont
séparées que par la rivière de Bouragrag, découvrent ces deux capi-
tales, et en outre assurent ou rompent à leur gré l'unité de l'em-
pire par leur situation dans un étranglement de sol qui est la
communication obligée entre le nord et le sud. Sur ce point, le
contre-fort qui de l'Atlas descend jusqu'au voisinage de la mer, les
nombreuses rivières qui suivent la même pente du sol , ne laissent
de voie de communication facile que par l'emplacement des deux
villes. Indépendantes , elles ferment leurs portes , et empêchent la
circulation entre les royaumes de Fez et de Maroc. Tel fut le secret
de leur puissance dans le long antagonisme des peuples et des
dynasties qui remplit l'histoire du Maghreb; la république de Salé
devint même un nid de corsaires jadis très redoutés des chrétiens,
et dont les fils sont de nos jours encore fort insolens. Pénétré des
avantages de cette position, le prince Almohade Yacoub Almansor,
qui fut au \iv siècle le Gharlemagne du Maghreb, avait voulu faire
de Rabat-Salé la capitale de ses états. Les coups qu'on frappera de
ce côté retentiront au cœur de l'empire, car l'ennemi ne sera qu'à
quelques journées de Méquinez, la cité du trésor impérial, de Fez,
la ville sainte et savante qui réclama toujours le privilège d'ouvrir
ses portes à tout assaillant, sans être tenue à l'honneur périlleux
d'une défense.
Reste enfin Mogador, qui, à titre de port commercial de la ville de
Maroc, la capitale du sud, joue aussi un grand rôle, révélé parla
prompte soumission de l'empereur Abd-er-Rahman après le brillant
fait d'arènes qui illustra, il y a quinze ans, une escadre française et
le prince qui la commandait. Si l'on estime que, pour réduire l'en-
nemi, il suffit de l'atteindre dans ses intérêts commerciaux, nulle
autre part la blessure ne serait plus sensible; mais pour une occu-
pation prolongée et une conquête, même partielle et temporaire,
Rabat et Salé jouent un rôle plus décisif.
Si le sultan s'obstine, une expédition à l'intérieur devient néces-
saire, et la pensée se reporte naturellement à la conquête de l'Al-
gérie par les Français : rapprochement fondé quant aux difficultés,
et qui invite l'Espagne à une grande prudence. Pour s'emparer de
la Régence , les Français ont dû combattre pendant près de vingt
ans un ennemi insaisissable : à certains momens, l'armée a réuni
plus de cent mille hommes; plus d'un milliard y a été englouti.
Pour la conquête du Maroc, certes les sacrifices s'accroîtraient
avec une résistance plus grande. Les indigènes de f Algérie étaient
au plus trois millions avant la guerre et les émigrations, qui
en ont un peu réduit le nombre; au Maroc, ils sont six millions au
moins, et même huit ou neuf d'après la plupart des géographes. Le
956 BEVUE DES DEUX MONDES.
gouvernement de la Régence, turc et étranger d'origine, était odieux
aux Kabyles et aux Arabes, qui l'ont laissé tomber; celui du Maroc,
né des entrailles de la nation, a été élevé et il est soutenu, malgré des
révoltes isolées contre quelques princes, par la foi populaire. Les
Français rencontrèrent, il est vrai, en face d'eux un homme de génie
qui organisa la résistance ; mais les races du Gharb ne pourraient-
elles aussi enfanter, à l'appel de la guerre sainte, un nouvel Abd-
el-Kader? De tous les pays de l'islam, le Maroc est le plus fertile
en marabouts et en saints, et les grands hommes ne sont pas rares
dans son histoire. N'insistons pas néanmoins sur les obstacles que
rencontrerait, selon toute apparence, l'Espagne au Maroc, ni sur
ceux que pourrait lui créer l'état de ses finances si elle entreprenait
en Afrique une guerre de conquête. L'Espagne n'a d'autre souci,
nous le croyons, que d'infliger au Maroc un juste châtiment. Une fois
ce but atteint, la diplomatie, reprenant son œuvre interrompue,
proposerait à son tour des arrangemens qui répondraient à une si-
tuation nouvelle de l'empire marocain vis-à-vis de l'Europe.
III. — RELATIONS NOUVELLES DE l'EL'ROPE AVEC LE MAROC. — LES CONDITIONS DE LA PAIX.
On a vu que la convenance de nouveaux accords avec la France a
été reconnue en ISlili. La convention commerciale avec l'Angleterre
doit être révisée en 1861. Toutes les autres puissances ont intérêt à
améliorer leurs anciens traités. Dans de telles conjonctures, l'avé-
nement d'un nouveau souverain est une occasion favorable, car les
princes musulmans attachent plus d'importance aux engagemens
qu'ils contractent qu'à ceux dont ils héritent, et l'usage s'est établi
de renouveler avec chacun d'eux les conventions signées avec leurs
prédécesseurs. Le traité anglais du 9 décembre 1856 et la conven-
tion commerciale du même jour fournissent les bases essentielles
des arrangemens à conclure. Il suffit d'en préciser ou d'en étendre
quelques clauses.
En première ligne se présente le règlement des rapports consu-
laires. Depuis longtemps déjà, les consuls européens n'ont été admis
à résider que sur la côte, à Salé, Tétuan, Tanger; mais le roi de
France Henri III avait, sur l'invitation même du chérif régnant en
1577, nommé un consul et institué une agence consulaire à Fez.
Les cités commerciales de France et d'Italie y ont entretenu des
représentans à diverses époques; c'est ce passé qui doit revivre.
Aujourd'hui le sultan marocain traite avec l'Europe par l'organe d'un
secrétaire attaché à sa personne, qui communique les ordres du
maître au commissaire des aflaires étrangères résidant tantôt à Tan-
ger, tantôt à Tétuan. Ce dernier seul est en rapport avec les consuls.
On devine les lenteurs, les complications, les malentendus qui en
LA QUESTION DU MAROC. 957
résultent, commissaire et vizir s' appliquant, comme tous les courti-
sans de ce bas monde, à ne faire entendre à leur souverain que le
moins possible de vérités déplaisantes. Les mêmes raisons qui déter-
minent la diplomatie européenne à vouloir pénétrer jusqu'à Pékin
existent à l'égard de Fez, car le système d'isolement est exactement
pareil.
Dans son traité, l'Angleterre s'est fait accorder implicitement cette
faculté, en stipulant que ses consuls pourront résider dans tel port
ou xnlle de l'empire que choisira le gouvernement britannique. Les
traités avec les autres puissances ne permettent que la résidence
dans les ports. Malgré cette autorisation, la nation qui est représen-
tée par des agens à Ghedamès et à Mourzouk, au cœur du Sahara,
s'est abstenue d'envoyer jusqu'à présent des représentans soit à
Fez, soit à Maroc. Dans de nouvelles négociations qui suivraient
les succès de la guerre, l'Angleterre, l'Espagne et la France pour-
raient réclamer et obtiendraient certainement, avec la faculté de
résidence, celle qui lui donne tout son prix, le règlement des affaires
avec les propres ministres du sultan, et au besoin avec le sultan
lui-même, sans qu'il fût nécessaire de recourir comme aujourd'hui,
pour arriver jusqu'à ce dernier, à une ambassade extraordinaire.
• Encore une audience de dix minutes est-elle tout ce que les ambas-
sadeurs ont jamais pu obtenir en pareil cas. En 18/iZi, après l'affaire
de Mogador, Abd-er-Rahman aima mieux se rendre de sa personne
à Rabat qu'autoriser un représentant de la France à se rendre à
Fez. On transigea sur ce point comme sur celui des frais de la
guerre, parce qu'à cette époque le véritable ennemi à réduire était
Abd-el-Kader, dont le déclin immédiat, suivi trois ans après de sa
soumission personnelle, prouva que la modération avait été d'un
excellent calcul; mais la condescendance n'aurait plus aujourd'hui
les mêmes motifs. C'est au cœur de l'empire, à Fez et à Maroc, que la
civilisation doit porter- son action, pour sa propre dignité et pour le
progrès du peuple marocain lui-même. Il conviendrait d'insister en
outre pour que l'empereur se fît représenter lui-même auprès des
cours de Paris, de Londres, de Madrid par des envoyés et des con-
suls à résidence fixe, moyen précieux de régler à l'amiable les inci-
dens et d'initier les barbares à nos idées politiques. Les sultans ont
souvent envoyé en Europe des représentans en mission; Gênes a
eu pendant longtemps le privilège de posséder un véritable consul
marocain, et aujourd'hui Gibraltar sert de résidence à un agent qui
a l'œil et l'oreille sur tous les mouvemens et les bruits de l'Europe
pour les transmettre à Fez. Un pas de plus, et l'on se mettra au ton
de toutes les nations, même de celles qui, comme la Turquie et la
Perse, appartiennent au monde musulman.
Les rapports des consuls avec les pachas et ministres doivent être
958 BEVUE DES DEUX MONDES.
empreints d'une dignité qu'ils n'ont pas toujours eue. Les chaus-
sures à ôter, les présens à offrir, l'intermédiaire obligé d'un inter-
prète juif qui traduit le dialogue à genoux ou à plat ventre, tous ces
symboles d'humiliation, qui ont existé, qui existent peut-être encore
en partie, sont un démenti trop manifeste à l'égalité qui doit régner
entre les états. On y mettrait fm au plus tôt, si l'on confiait les
fonctions consulaires à des agens familiarisés avec la langue et les
mœurs des indigènes, et sachant par quelle vigueur d'attitude on
en obtient respect et justice. Ainsi fait l'Angleterre, qui a rendu en
quelque sorte héréditaires dans la famille Drummond Hay les titres
de chargé d'affaires et de consul-général : aussi recueille- t-elle les
fruits d'une expérience consommée. La France n'a pas suivi cet
exemple; elle a même, en 18A2, toléré que le sultan refusât son
exequatur à M. Pellissier, nommé consul à Mogador; plus tard elle
a consenti à l'éloignement de M. Léon Roches, membre du consulat
de Tanger, sans autre motif réel que la connaissance trop approfon-
die de la langue arabe et des secrets de l'administration qui distin-
guait ces deux fonctionnaires.
La position des agens consulaires dans les villes de second ordre
appelle aussi quelques réformes. Ceux d'entre eux qui appartiennent
au culte Israélite sont cantonnés dans le mollah, qui est le ghetto
des Juifs, et qui existe partout ailleurs qu'à Tanger : les drapeaux
chrétiens se trouvent ainsi arborés dans un quartier voué à l'op-
probre si on les étale au grand jour, ou honteusement cachés si les
titulaires jugent à propos, par scrupule ou par prudence, de ne pas
les montrer. Le traité anglais autorise tout consul britannique à ré-
sider où bon lui semble, et par conséquent à franchir l'enceinte du
mépris : c'est un précédent à suivre. La plupart des agens consu-
laires sont en outre négocians, et à ce titre débiteurs de droits de
douane. L'usage s'est introduit que l'empereur leur accorde, pour
l'acquittement de ces droits, des crédits presque illimités, qui les
mettent sous sa dépendance et contiennent leur zèle en faveur des
intérêts et des personnes qu'ils devraient protéger. Autre abus à ré-
former !
Les droits personnels des nationaux étrangers sont à régler. A
cet égard, le traité anglais laisse peu à désirer. Il stipule au profit
des sujets britanniques la faculté de voyager, de résider où il leur
plaît, de louer des maisons et des magasins, d'acheter des marchan-
dises, de régler tous leurs marchés avec tels agens qui leur con-
viennent. 11 les soustrait à toute contribution forcée, à toute saisie
et confiscation, à toute amende arbitraire. 11 protège en un mot plei-
nement leur fortune et leur personne, fussent-ils chrétiens, juifs ou
mahométans. Sous l'égide de telles libertés, les Anglais peuvent vi-
siter tous les états du sultan; mais le droit d'acquérir des immeubles
LA QUESTION DU MAROC. 959
se réduit à la faculté de construire des édifices pour la durée de
temps jugée nécessaire au remboursement fructueux des capitaux.
En Tunisie, en Turquie, la propriété immobilière est permise aux
étrangers; elle peut l'être au Maroc.
De même pour l'exercice des cultes chrétiens, qui est interdit jus-
qu'à ce jour, car on ne peut admettre comme chose satisfaisante
la célébration à huis clos, et en quelque sorte clandestine, de quel-
ques messes dans la chapelle espagnole de Tanger. En ceci, le
traité anglais, avec la sollicitude particulière à cette nation, a tout
réglé convenablement, jusqu'au droit d'inhumation. On ne refusera
pas aux catholiques une liberté reconnue aux protestans, aux Israé-
lites même, et qu'ils possèdent à Tunis et dans tout l'empire otto-
man. L'ouverture d'écoles chrétiennes et mixtes en sera la consé-
quence. Quant au droit de propagande et de mission à travers le
pays, toujours revendiqué par les âmes exaltées qui aspirent à la
palme du martyre, la prudence oblige de s'en passer. La prédication
par l'exemple des vertus reste toujours permise, et mieux que toute
autre elle fait les conversions sincères.
Sur les intérêts commerciaux, troisième objet à régler, l'initiative
anglaise n'a pas été moins bien inspirée. A l'importation et à l'ex-
portation, les prohibitions sont supprimées, sauf pour les articles
suivans, qui ont trait à la santé et à la sécurité publiques : tabac,
pipes à fumer, opium, poudre à tirer, salpêtre, plomb, armes et
munitions de guerre. Le droit d'importation est fixé à 10 pour 100
ad valorem, proportion qui ferait honneur à nos tarifs. Les droits sur
l'exportation sont encore généralement trop élevés, mais l'avenir les
améliorera par un accroissement d'influence. Les seuls monopoles
que le gouvernement se réserve sont ceux des sangsues, des écorces,
des tabacs et autres herbes à fumer. D'autre part, les taxes de la
navigation sont loin d'être exorbitantes. Que les diverses nations
européennes partagent avec l'Angleterre les profits du nouveau sys-
tème, et le commerce de l'empire prendra des proportions dont
le mouvement actuel, qui roule sur 22 ou 25 millions de francs,
ferait mal apprécier l'importance (1). L'Algérie montre quelle est
à cet égard l'influence vivifiante de la civilisation; moitié moins
étendue et peuplée que son voisin de l'ouest, elle fait aujourd'hui
pour environ 200 millions d'échanges.
Le Maroc peut fournir une grande quantité de matières pre-
mières : laines, cuirs, peaux et autres dépouilles animales, cires,
(1) En 1854, d'après ud rapport du consul belge de Tanger, le commerce total fut
seulement de 16,861,351 francs, mais il monta en 1855 à 30,628,875 francs. Ce docu-
ment estime que ce chiffre est au-dessous de la réalité à cause de la contrebande an-
glaise, dont les importations passent pour excéder d'un quart les importations déclarées.
Gibraltar est le ceiit-e de cette contrebande, qui s'étend jusqu'à l'Algérie et l'Espagne.
960 REVUE DES DEUX MONDES.
huiles, écorces à tanner, bois d'ébénisterie et de marine, plantes
textiles, tinctoriales et médicinales. Il peut vendre des blés, qu'une
absurde prohibition laissait naguère enfouis dans les silos, pendant
que l'Europe inquiète les achetait au bout du monde et à tout prix,
et entre autres objets de consommation les fruits frais, les légumes
secs, les graines de toute sorte, les animaux vivans, les sangsues.
Du fond des déserts, les caravanes apporteront des gommes, des
plumes d'autruche, de l'ivoire, de la poudre d'or. Les montagnes
livreront d'inépuisables filons de minerais de toute sorte, surtout
de fer, de cuivre et de plomb argentifère. L'industrie même, soit
des tentes, soit des villes, offrira des tissus de laine et de soie, des
cuirs préparés avec art, des métaux travaillés avec un goût original
qui s'accommodera parfaitement à notre élégance. A son tour, une
population de six millions d'habitans, industriels et consommateurs,
ouvrira un débouché à tous les produits fabriqués de l'Europe et
de l'Amérique, et aux denrées coloniales de toute provenance, dé-
bouché qui deviendra pour ainsi dire illimité quand on pénétrera
par le Maroc dans l'intérieur de l'Afrique. Aujourd'hui l'Angleterre
prélève les quatre cinquièmes de ce commerce; la seconde part
revient à la France; le reste se partage entre trois ou quatre puis-
sances seulement, l'Espagne, la Sardaigne, les États-Unis. Le Por-
tugal et la Hollande, qui autrefois trafiquaient directement avec le
Maroc, ont été absorbés par Gibraltar. En retour, la Belgique par
son industrieuse activité a conquis une place dans ce mouvement de
transactions qui peut prendre facilement des proportions plus con-
sidérables et laisser le champ libre à tous les peuples et à tous les
commerces.
Entre toutes ses rivales, la France profiterait d'un système libéral
de relations. Mise dernièrement par la prohibition dans l'impossibi-
lité d'exporter du Maroc les laines dont les fabriques du midi tirent
un grand parti, elle a adressé des protestations qui n'ont été accueil-
lies que depuis quelques semaines, après des dommages irréparables.
Une prohibition pareille contre l'exportation des cuirs et des peaux
a subsisté jusqu'à présent, r^ousavons droit au traitement de la nation
la plus favorisée, mais il paraît que nous n'en usons pas. Contrarié
par une suite de mesures vexatoires, notre lot commercial ( impor-
tations et exportations comprises ) roule sur le modeste chiffre de
trois ou quatre millions de francs, et encore les navires, au nombre
d'une centaine, qui fréquentent la côte occidentale du Maroc arrivent-
ils en général sur lest, et font-ils en numéraire leurs achats, tandis
que les Anglais, mieux avisés, favorisés d'ailleurs par une fabrication
moins chère, échangent produits contre produits : double gain.
La possession de l'Algérie et du Sénégal donne au Maroc, situé
entre les deux colonies, une valeur exceptionnelle pour la France. De
LA QUESTION DU MAROC. 961
l'une à l'autre, sous les auspices d'une alliance solide, s'établiraient
des services de navigation qui les relieraient en faisant escale dans les
principaux ports du Maroc. Sur la Méditerranée, ils rencontreraient
Tétuan, avec son active clientèle de quinze mille Israélites; Geuta,
peuplée de trois à quatre mille habitans ; Tanger, qui en compte de
onze à douze mille ; Larache , bâtie sur la rive gauche du Leuccos,
dont l'embouchure forme un assez bon port, ainsi que Méhédia, au
sud; Rabat et Salé, dont nous avons dit les propriétés stratégiques,
et qui sont des centres considérables de production et d'exportation,
peuplés de soixante mille âmes ; Darbeida ou Casablanca, ville jadis
florissante, aujourd'hui en déclin, quoique située dans un pays
très fertile ; Mazagan , qui fait un assez grand commerce de laines
avec la Sardaigne; Safi, bon mouillage ; Mogador, entrepôt commer-
cial de tout le sud; enfin Agadir ou Santa-Cruz, aujourd'hui délais-
sée par ordre des empereurs, dont la faveur s'est portée sur Moga-
dor, mais qui retrouverait son antique prospérité par l'échange des
articles de'commerce avec les produits de la province de Sous; c'est
là qu'avant la découverte de l'Amérique, l'Europe s'approvisionnait
de sucre, cultivé et fabriqué autour de Taroudant. A l'Oued-Noun
finit la puissance réelle des sultans, et l'on aurait à contracter des
alliances nouvelles qui seraient recherchées comme une protection;
les commerçans fonderaient eux-mêmes un comptoir à l'embou-
chure de rOued-Draa, où les caravanes qui parcourent le désert
viendraient porter leurs cargaisons, de préférence au port plus
lointain de Mogador. De là les navires, traversant la zone d'abon-
dantes pêcheries qui s'étend entre f Afrique et les Canaries , se
détourneraient vers ces îles fertiles qui reproduisent, au sein de
l'Océan, la chaîne de TAtlas, dont elles sont le prolongement. En-
suite le courant les porterait sur l'archipel du Cap Yert, d'où ils
atteindraient soit les comptoirs à recréer, sur d'anciens exemples,
à Arguin et Portendyk, soit nos établissemens de "Saint- Louis du
Sénégal et de Corée. Pour protéger ces nouveaux périples d'Han-
non, une station de marine militaire promènerait le pavillon fran-
çais le long de ces parages.
Du côté des frontières de terre, des profits pareils s'offrent à la
France; mais ici, on répugne à le dire, les barbares en fait d'insti-
tutions commerciales ne sont pas les Marocains. Pendant que tous
nos produits s'écoulent librement chez nos voisins, tous les leurs
après avoir été longtemps absolument prohibés, passent sous les
fourches caudines de nos douanes. Nemours, Lalla Maghrnia, Seb-
dou, Tlemcen, sont dotés de bureaux où le tarif est le moindre des
ennuis. Les formalités à remplir par des étrangers, ignorans de notre
langue et de nos habitudes administratives, exigent des interprètes
TOME XXIV. 61
962 REVUE DES DEUX MONDES.
qui rançonnent ces malheureux à des taux crians. Une multitude de
petites charges accessoires aggravent la taxe principale et irritent
le maître de la caravane, qui se promet bien de ne plus s'y laisser
prendre. Pendant des siècles, d'impérieuses nécessités commerciales
conduisirent les marchands d'Oudjda, Teza, Fez, Figuig, Tafdet, à
Tlemcen, que. son admirable position avait faite la capitale d'un
royaume, une capitale peuplée de cent mille âmes. Les convenances
du pèlerinage religieux prolongeaient le courant des voyageurs à
travers toute la régence d'Alger, qui recueillait les bénéfices d'un
transit important de personnes et de marchandises. Quand ces voies
commerciales et religieuses , coupées par la guerre , se rouvrirent
avec la paix, la douane s'empressa d'y mettre ordre, par la prohi-
bition d'abord, puis par des tarifs. Au début, la puissance des ha-
bitudes procura d'assez belles perceptions, et l'on crut à un succès.
D'année en année, les recettes baissèrent; aujourd'hui la douane ne
fait plus ses frais, tant le commerce du Maroc fuit de jour en jour
un pays inhospitalier.
Comment une administration qui ne manque certes pas d'intelli-
gence a-t-elle eu l'idée, fort bizarre ce semble, d'échelonner des
douaniers sur une longue ligne de désert, tant au Maroc que du côté
de la Tunisie et jusqu'au seuil du Sahara? Elle a voulu complaire à
l'industrie française, dont les calicots ne pourraient, disait-on, sou-
tenir la concurrence de l'Angleterre, si celle-ci pouvait arriver im-
punément à nos frontières de terre. En vérité, une industrie mérite-
t-elle des faveurs, lorsque ne lui suffisent pas la protection des frais
de transport à travers cent lieues de pays et les taxes douanières
de Maroc, de Tunis, de Tripoli ? Ou plutôt peut-on bien prendre au
sérieux une telle prétention d'impuissance? Quel que pût être le
dommage, les marchandises d'origine africaine n'y sont pour rien,
et elles devraient circuler librement de leur pays d'origine en Algé-
rie, et par l'Algérie en France. Et quant aux marchandises anglai-
ses, leur concurrence accuse surtout l'état des routes de l'Algérie.
Un réseau de chemins de fer est la vraie protection qu'il faille accor-
der au travail national, comme s'appelle lui-même celui des rouen-
neries, qui n'est pourtant pas le seul digne de ce nom. Ces déplo-
rables barrières ferment à l'Algérie, outre le chemin du Maroc,
celui de toute l'Afrique intérieure. La vraie route vers le Soudan et
Tombouctou, la plus courte, la plus sûre, la plus fréquentée des in-
digènes, est celle qui, remontant le bassin de la Moulouïa, aboutit
à Tafdet, et de là s'engage dans la vallée saharienne de l'Oued-Guir
pour atteindre l'oasis de Touat. De Tafdet à Tombouctou, la route
a été suivie par Caillé. Plus d'une fois, des négocians ont songé
à établir une factorerie à Sebdou, même plus au loin dans le sud ;
LA QUESTION DU MAROC. 963
ils ont toujours reculé devant les rigueurs de la douane française et
l'incertitude de la protection qui serait accordée à leurs entreprises.
Dans une carrière pacifique et fructueuse d'échanges, l'Europe
recueillerait , croyons-nous , des triomphes plus satisfaisans et plus
profitables que dans une guerre de conquête et d'extermination
contre l'empire du Maroc. Par ces voies, la barbarie s'élèverait plus
vite et plus sûrement à la civilisation. Les succès considérables ob-
tenus par la diplomatie anglaise, quoiqu'au seul profit d'un peuple,
prouvent que les barbares eux-mêmes ne résistent pas indéfiniment
aux lumières supérieures, aux conseils bien motivés, à leur propre
intérêt, bien expliqué et bien compris. L'état de Tunis n'était pas
moins arriéré il y a quelques années, et déjà, sur l'instigiation de la
France, il se transforme sensiblement. Le Maroc ne sera pas plus
réfractaire, son histoire autorise à l'espérer. Sous les glorieuses dy-
nasties des Almoravides, des Almohades, des Mérinides, les princes
chrétiens et les républiques de l'Italie étaient liés par des traités
d'amitié et de commerce avec les maîtres du Maghreb, dont la cour
et les villes étaient ouvertes à leurs marchands et à leurs envoyés.
Auprès de ces monarques, des chevaliers chrétiens, fuyant les dis-
cordes civiles, trouvaient un asile honorable. L'orthodoxe Raguse
employait ses navires à transporter les pèlerins à Alexandrie, comme
fait aujourd'hui la protestante Angleterre. Fez était renommé pour
ses écoles, ses bibliothèques, pour l'aménité de ses mœurs, reflet de
l'Andalousie. Les papes eux-mêmes correspondaient amicalement
avec les khalifes de l'Occident, et nommaient librement des évêques
pour diriger les groupes chrétiens répandus dans l'intérieur de l'em-
pire. Fez, Méquinez, Maroc, possédaient des couvons et des églises,
où des religieux célébraient le culte portes ouvertes. Même par un
trait de mœurs que de nos jours encore désavoue la civilisation, on l'a
vu au congrès de Paris en 1856, le commerce particulier se continua
en un certain moment sans trouble entre les sujets des états chré-
tiens et musulmans qui étaient en guerre. L'histoire atteste donc, par
une multitude d'exemples, que, pendant et après l'héroïque duel
des croisades, l'islamisme et le christianisme vivaient en paix en
divers lieux, et particulièrement dans l'Afrique du nord. La brutale
expulsion des Maures d'Espagne, l'avènement de la dynastie reli-
gieuse des chérifs et la piraterie barbaresque rompirent les alliances,
et l'on inclina depuis lors vers l'idée d'une incompatibilité radicale
entre les croyans comme entre les dogmes des deux religions : sen-
timent entretenu de nos jours par la décadence anarchique de la
Turquie, que l'on voit promettre des réformes, les tenter mollement
et ne pas les accomplir.
Le spectacle de l'Algérie, où chrétiens et musulmans vivent en
964 REVUE DES DEUX MONDES.
paix, entremêlés les uns aux autres, a suscité dans notre esprit d'au-
tres convictions. Joseph de Maistre a écrit quelque part que « l'is-
lamisme est une secte chrétienne. » On peut bien admettre avec
lui que la religion de Mahomet est, comme celle de Moïse, une
forme incomplète du christianisme, l'une antérieure, l'autre posté-
rieure à l'Évangile; par cela même, elle ne peut être un amas de
ridicules et dégradantes superstitions. En dehors de toute tentative
téméraire, les concessions à l'esprit moderne qui doivent amener la
transformation progressive du Maroc seront obtenues, à l'heure op-
portune, par le concours de la France, de l'Espagne et de l'Angle-
terre. La France, en ramenant dans leurs campemens des régimens
victorieux qu'elle pouvait diriger sur Fez, vient d'acquérir le droit
d'être écoutée; l'Espagne acquerra ce droit par ses victoires ; l'An-
gleterre exerce depuis longtemps une haute influence. Devant leur
entente , le nouveau sultan du Maroc comprendra que de sa défé-
rence à leurs conseils dépend sa destinée. Il s'inclinera sous l'arrêt
de Dieu : c'était écrit!
Si, contre toute attente raisonnable, l'opiniâtreté du sultan re-
fusait toute réforme à une bienveillante intervention, il faudrait bien
se résoudre à prévoir, dans un avenir plus ou moins prochain, quel-
que révolution que prépareraient la guerre civile et l'anarchie. Les
chérifs auraient fait leur temps, et à leur premier tort, au lieu de
leur pardonner encore, on les remplacerait. Élèverait-on à leur place
une nouvelle dynastie musulmane ? Installerait-on un prince chré-
tien? Ferait-on un appel, avec une héroïque confiance, suivant le
vœu de quelques esprits éminens, à l'émir Abd-el-Kader, qui con-
sume inutilement sa haute intelligence dans ses loisirs de Damas?
Le Maroc serait-il partagé entre les puissances coalisées contre lui ,
ou bien serait-il annexé à l'Algérie? Ces solutions extrêmes, l'esprit
les conçoit ; mais il ne peut que les livrer, sous une forme dubita-
tive, aux méditations des lecteurs. Il nous suffit d'avoir mis en lu-
mière, avec quelques développemens, les transactions moins radi-
cales qui se présentent au premier plan : si jamais ces transactions
paraissent impossibles, il faudra bien alors réclamer, à défaut d'a-
méliorations de détail, un gouvernement nouveau et de toutes pièces,
avec la condition expresse pour lui de se légitimer par la colonisation
du sol, par l'essor de l'industrie et du commerce, et surtout par la
tutelle paternelle des races vaincues et le scrupuleux respect de leur
liberté religieuse.
Jules Duval.
LE THÉÂTRE
LA NOUVELLE LITTERATURE DRAMATIQUE
J'éprouve quelquefois un sentiment de douloureuse satisfaction
en voyant se réaliser à la lettre les prédictions de ces gens impro-
prement appelés pessimistes et misanthropes. J'aime à voir, je l'a-
voue, l'invincible logique des événemens donner raison à ces esprits
qui passent pour moroses, parce qu'ils ne veulent pas se refuser à
l'évidence, même lorsque, comme tant d'autres, ils sont intéressés à
la nier, et qu'on qualifie de mécontens parce qu'ils admettent que
deux et deux font quatre, même alors qu'il serait doux, au gré de
leurs passions, que deux et deux fissent cinq. Oser dire que deux et
deux font quatre, c'est cependant une hardiesse qui n'est pas sans
danger à certaines époques, ainsi que l'histoire s'est chargée de nous
l'apprendre mainte fois. Le danger est surtout grave aux époques
de fronde, à ces époques où les hommes, n'étant plus unis par au-
cun lien de confiance mutuelle, suivent isolément la voie de leur in-
térêt personnel, où la déception engendre forcément l'incrédulité, et
le ressentiment l'injustice. Personne alors n'ose plus se confier à la
nature humaine, et devant l'observation la plus insignifiante ou la
plus innocente, chacun retourne à sa façon le fameux mot de Talley-
rand sur Sémonville. « Quel intérêt peut-il avoir à dire ce qu'il dit? »
est la question muette que tous s'adressent en écoutant les paroles
de leur prochain. Les réflexions les plus simples donnent lieu aux
commentaires les plus fantastiques, lesquels engendrent à leur tour
les perfidies les plus chimériques. Tous, rêvant de trahisons, de ma-
966 REVUE DES DEUX MONDES.
lice ou de vengeance, se mettent sur la défensive contre un prétendu
agresseur, fort innocent de la diplomatie qu'on lui prête, et qui n'a
jamais soupçonné qu'il eût en lui de telles profondeurs machiavé-
liques. Son unique tort est de n'avoir pas compris combien il est
dangereux, à certaines époques, de prétendre que deux et deux font
quatre, et non pas cinq. Cependant, malgré tout, deux et deux font
quatre, — la méchanceté n'y changera rien non plus que l'opti-
misme, les gens contens d'eux-mêmes non plus que les misan-
thropes.
Je ne sais donc pas s'il est encore bien prudent d'oser affirmer que
nous assistons aujourd'hui à l'un des plus tristes momens de notre
histoire littéraire. Cette affirmation, qui, il y a quelques années, au-
rait suffi pour marquer un homme de la qualification d'esprit cha-
grin, n'est désormais cependant pour le plus grand nombre qu'un
lieu-commun vulgaire. Le public commence à être frappé de cette
stérilité toujours croissante et de cette inquiétante impuissance qui
gagne l'un après l'autre les organes de la pensée. Est-il donc déci-
dément vrai que la conscience s'oblitère, que l'imagination s'éteint,
que la force de méditation semble épuisée, que le génie de l'obser-
vation ne sait plus pénétrer les plus fragiles surfaces? L'homme
semble ne plus avoir à son service que des yeux, des mains et des
oreilles, et encore ces mains deviennent-elles de jour en jour plus
malhabiles, ces yeux n'ont-ils plus aucune grande curiosité, et ces
oreilles s'ouvrent-elles de préférence pour écouter les bruits les plus
vulgaires. L'homme a encore des sens; mais comme l'âme a diminué
et ne commande plus en maîtresse, les sens, comme d'honnêtes ou-
vriers qui ne recevraient plus d'ordres, accomplissent tant bien que
mal les difficiles tâches dont l'âme avait seule le plan et le secret.
Ils font ce qu'ils peuvent en vérité, et mettent souvent à faire leur
œuvre une bonne volonté dont on doit leur savoir gré ; ils se rappel-
lent de loin en loin quelques-unes des anciennes instructions de
l'âme, et ils les appliquent quelquefois avec dextérité; mais comme
la plupart du temps ils doivent agir avec le secours de leurs inspi-
rations, ils commettent les plus impardonnables maladresses. S'il est
une leçon morale qu'on puisse tirer de la littérature française con-
temporaine depuis une quinzaine d'années, c'est que les sens peu-
vent bien être d'excellens ouvriers, mais qu'ils ne seront jamais que
de médiocres artistes. Ils ont fini par s'apercevoir de cette vérité;
aussi commencent-ils à renoncer aux grands projets et aux grandes
œuvres, et ont-ils de préférence recours aux sujets qui leur sont fa-
miliers. Le tapage, la confusion, le scandale, sont de leur domaine,
*ei ils en usent sans vergogne. Pour le quart d'heure, certaine litté-
» rature est une vaste arène de commérages, de scandale et de difla-
LA NOUVELLE LITTERATURE DRAMATIQUE. 967
mation. Romanciers et dramaturges mettent en scène sous des noms
transparens non-seulement leurs amis et connaissances, mais les gens
même qu'ils ne connaissent pas, et dont ils ne savent rien, le pre-
mier passant venu, pourvu toutefois qu'il ait un nom, aussi modeste
qu'il soit.
« Que voulez-vous? il faut expier votre talent! » écrivait-on ré-
cemment à un homme de notre connaissance qui se plaignait d'être
victime d'un de ces guets-apens littéraires, d'autant plus lâches qu'ils
sont assurés de l'impunité. Les paroles de cet indulgent et complai-
sant contemplateur des mœurs de notre époque expriment, paraît-il,
plus qu'une opinion personnelle et un conseil de résignation; elles
sont, à ce qu'on assure, l'expression d'une loi nouvelle qui cherche
à s'établir, et en vertu de laquelle toute gloire acquise, toute célé-
brité reconnue devront être expiées par l'injure et la calomnie. Il y
a une foule de gens qui semblent penser que l'outrage est naturelle-
ment dû à quiconque a occupé l'opinion, et qui sont tout désap-
pointés lorsque, au sortir du théâtre ou après la lecture d'un roman,
ils n'ont pas éprouvé les émotions agréables de malignité et d'envie
que donne le scandale. Nous ne plaisantons point. Pour prendre un
exemple tout récent, beaucoup de gens, alléchés par le titre de la
pièce nouvelle de M. Dumas, avaient espéré que le jeune auteur
imiterait le crime de Gham pour les amuser et les faire rire. Désap-
pointés, ils n'ont pu pardonner à l'auteur d'avoir obtenu un succès
sans commettre une indécence. Yoilà les charmantes transformations
qu'une littérature sans frein et sans pudeur est en train de faire su-
bir au sens moral du public! Où cela s'arrêtera-t-il? Gela ne s'arrê-
tera pas. Les jours de Martial sont revenus, avec cette différence
toutefois que Martial se contentait de cinq ou six vers pour enve-
lopper ses turpitudes, tandis que nos modernes diffamateurs ne se
contentent pas à moins de quatre cents pages. Tels sont les progrès
amenés par la civilisation chrétienne et la perfectibilité humaine.
Ainsi prenez-en bravement votre parti : saluez et souriez, si vous
êtes plus ou moins sycophante; taisez-vous et détournez la tête, si
vous êtes un honnête homme. Le scandale ne fait pas seulement le
principal attrait de certaine littérature, il lui rend encore le signalé
service de dissimuler son indigence et de cacher sa nudité. Le scan-
dale, c'est la robe aux couleurs voyantes qui couvre la courtisane
déshonorée ; ce sont les oripeaux ornés de clinquant qui transforment
le bateleur en personnage merveilleux. Si cet horrible attrait n'exis-
tait pas, vous verriez à quel point tout cela est pauvre, mesquin,
voisin de la sottise; vous pourriez mesurer cette indigence littéraire
que tout le monde avoue, et que personne n'ose plus contester.
Prenons garde cependant d'être injuste, et de trop accorder au
9(38 REVUE DES DEUX MONDES.
pessimisme. Si cette décadence littéraire est évidente, elle n'est pas
également complète sur tous les points. La mort n'a pas fait par-
tout les mêmes ravages. Bon nombre d'esprits courageux et élevés
luttent contre l'indifférence croissante ou les mauvaises tendances
de la mode, et refusent de croire qu'ils seront vaincus. Les grandes
causes ont encore leurs avocats, qui se retrouvent aux occasions
, solennelles ; la religion, la philosophie, la justice, les seules choses
qui vaillent la peine d'être aimées, trouvent encore des défenseurs.
La littérature sérieuse maintient donc encore sa supériorité avec un
avantage marqué. En est-il de même de la littérature qui s'adresse
au plus grand nombre, et qu'on appelle la littérature d'imagination?
N'est-ce pas là surtout que la marée montante de la médiocrité
menace de tout submerger? Et ne semble-t-il pas que le mal soit
d'autant plus actif que la forme littéraire à laquelle il s'attaque est
faite pour un plus vaste public? La poésie, qui s'adresse à un moins
grand nombre de lecteurs que le roman ou le drame, n'a plus, en
réalité, qu'uu petit nombre de fidèles et de croyans, mais en re-
vanche elle. compte encore beaucoup de prêtres zélés et surtout
beaucoup de pieux desservans. Le roman, qui est le genre littéraire
le plus en harmonie avec les instincts de notre époque, qui a le
privilège d'intéresser et d'émouvoir tous ceux que la poésie ne
pourrait pas toucher, le roman , qui est la vraie poésie des esprits
prosaïques, est encore cultivé par quelques esprits délicats et même
puissans, comme le grand romancier dont les lecteurs de la Revue
applaudissaient hier encore le succès récent. Mais c'est au théâtre,
c'est dans le drame et la comédie, cet art des foules et des multi-
tudes, cet art qui s'adresse à tous indistinctement, riches ou pau-
vres, ignorans ou lettrés, que la décadence est complète. Là nulle
ti-ace de préoccupation sérieuse, aucun souci de la grandeur morale,
nul rayon de poésie. Là dominent ce qu'on appelle en argot dra-
matique les ficelles et les trucs, là le génie est remplacé avanta-
geusement par je ne sais quel instinct d'habileté matérielle, com-
parable à l'instinct architectural du castor. L'art, lorsqu'il daigne
s'y montrer, s'y élève à la hauteur de la photographie et du da-
guerréotype. Le théâtre, à l'heure présente, c'est véritablement les
colonnes d'Hercule de la décadence littéraire.
Le premier trait qui frappe les regards du curieux, c'est la sin-
gulière ressemblance qu'ont entre elles les nouvelles productions
dramatiques. Toutes répètent le même air, jeune encore et pour-
tant déjà vieux, qui depuis quelques années résonne sur tous les
théâtres de Paris sans exception, depuis le classique Théâtre-Fran-
çais jusqu'au sentimental Gymnase et à la mélodramatique Porte-
Saint-Martin. Si la chanson n'est pas neuve, son succès grandit de
LA NOUVELLE LITTERATURE DRAMATIQUE. 909
jour en jour, et ne semble pas près d'être épuisé. Le coup d'état
téméraire de M. Dumas fils a fait fortune, et, comme il arrive en
France, tous les dramaturges sont venus l'un après l'autre recon-
naître la nouvelle constitution qu'il a inaugurée au théâtre. Son
triomphe a opéré toute une révolution qui s'est étendue beaucoup
plus loin qu'on n'aurait pu le croire d'abord; aucun genre drama-
tique, depuis la comédie jusqu'au vaudeville et même jusqu'à la
farce, n'a échappé à son influence. La comédie sentimentale a con-
gédié ses vieux types de convention et renouvelé son mobilier; le
mélodrame commence à renoncer à son personnel de traîtres à ou-
trance et de scélérats apocryphes. La farce bouffonne elle-même,
renonçant aux fantaisies de son costume baroque,^ se résigne à re-
vêtir les livrées du réalisme (1). Tous les genres étant pour ainsi dire
mêlés et confondus en un seul qui n'a pas encore reçu de nom, et
qui n'en recevra probablement pas de longtemps, il en est résulté
ce fait singulier, qu'il n'y a plus pour ainsi dire qu'un seul théâtre,
comme il n'y a plus qu'un seul genre de production dramatique.
Tous les théâtres, sans exception, jouent la même pièce avec le
même succès, et il n'y a pas une seule pièce qui ne pût sans incon-
vénient aucun être transportée d'une scène sur une autre. Le Duc
Job, de M. Léon Laya, a été très applaudi au Théâtre-Français; mais
nous n'étonnerons sans doute pas l'auteur en lui disant que sa pièce
aurait été reçue sans obstacle au Gymnase, et qu'elle méritait de
tenir sa place dans le répertoire des pièces choisies de ce théâtre. Le
Pâî^e prodigue, qui vient de voir le jour au Gymnase , pouvait fort
bien au contraire venir au monde sur la scène du Théâtre-Français,
maintenant surtout que ce théâtre paraît vouloir renoncer à sa pru-
derie traditionnelle. Quelques détails scabreux n'étaient point faits
pour l'arrêter; quand on se lance dans la voie des innovations, il ne
faut pas s'arrêter à moitié chemin. Si le Théâtre-Français accepte le
réalisme à l'état de vaudeville, j'imagine qu'il ne refuserait pas de
l'accepter à l'état de comédie et de drame. Une autre comédie jouée
quelques semaines avant le Pcre prodigue, — le Petit-Fils de Mas-
carille, révélait dans l'auteur, M. Henri Meilhac, plus de finesse et
de véritable habileté dramatique que n'en possèdent beaucoup d'au-
tres plus renommés, et aurait pu se produire sur n'importe laquelle
(1) Nous avons assisté tout récemment à une longue farce réaliste intitulée les Gens
nerveux, où les auteurs, hommes d'esprit d'ailleurs, ont essayé d'unir les genres les plus
contraires. Cette pièce dépasse les bouffonneries les plus extravagantes, et d'un autre
côté s'aventure témérairement jusqu'aux frontières de la comédie. Quel n'a pas été
notre étonnement lorsque nous avons entendu retentir, sur une scène regardée jusqu'à
présent comme le sanctuaire de la bouffonnerie hyperbolique, des sentences et des
tirades morales, et que nous avons retrouvé dans un des personnages notre ancienne
connaissance Desgenais, le Diogène des Filles de Marbre et des Parisiens !
970 REVUE DES DEUX MONDES.
des scènes de Paris, tout aussi bien qu'au Gymnase. Parmi toutes
les pièces récentes, la seule qui soit peut-être à sa place est le Tes-
tament de César Girodot, œuvre estimable de deux jeunes auteurs
qui ont cherché consciencieusement la bonne comédie, et qui ont
fait tous leurs efforts pour l'atteindre. Et cependant, quoique cette
pièce ait rencontré à l'Odéon son vrai théâtre et son vrai public, je
ne suis pas bien sûr qu'elle n'eût pas été également applaudie au
Vaudeville par le public qui a fait le succès des Faux Bonshommes,
Ainsi voilà un fait bien constaté : il n'y a plus qu'un seul théâtre,
de même qu'il n'y a plus qu'un seul genre de production dramati-
que. Telle était la conséquence que renfermaient les innovations de
M. Dumas et le triomphe du réalisme au théâtre. Nous nous sommes
longuement expliqué naguère, à propos des drames de M. Dumas,
sur les dangers et les inconvéniens de ce système, qui veut trans-
porter au théâtre la réalité brutale sans la modifier ni la transfor-
mer (1), et nous ne nous sentons guère le courage de revenir sur ce
que nous avons dit. Nous fîmes remarquer alors que le romancier
était beaucoup plus à l'aise que le dramaturge pour appliquer ce sys-
tème de transcription scrupuleuse et fidèle qui s'appelle réaUs7ne,
parce que le romancier avait la faculté d'épuiser et en même temps
d'expliquer la réalité, parce qu'il pouvait analyser, tandis que le
dramaturge ^au contraire devait condenser. Sans repousser du reste,
même au théâtre, ce système nouveau, nous refusions d'admettre
qu'il pût s'appliquer également à tous les sujets. Selon nous, l'ar-
tiste et le. poète devaient savoir distinguer quels sujets le repous-
saient et quels sujets l'admettaient; c'était affaire de tact instinctif.
Ainsi M. Dumas l'avait très justement appliqué dans la comédie du
Demi-Monde et très maladroitement dans Diane de Lys et même
dans la Dame aux camélias. Enfin nous refusions de reconnaître en
principe que la réalité extérieure fût autre chose que le signe ma-
tériel de la réalité morale, autre chose que la matière première, la
terre glaise ou le marbre que l'artiste avait le droit de pétrir et de
tailler à son gré. Nos observations subsistent encore, et, pour nous
du moins, l'expérience des deux dernières années ne les a modifiées
en rien.
Je sais bien que le système du réalisme dramatique a un mérite
incontestable, et que je ne me permettrai certainement pas de con-
tester : celui de dispenser l'auteur d'imagination, d'invention et de
pensée. Tout l'art dramatique dans ce système consiste à prendre
des personnages réels et à les disposer en face les uns des autres
pendant un certain nombre de scènes comme les pièces d'un jeu
(1) Kevue des Deux Mondes du !•' février 1858, le Théâtre réaliste, le Fils naturel.
LA NOUVELLE LITTÉRATURE DRAMATIQUE. 971
d'échecs. Vous n'avez qu'à transcrire un épisode de la vie contem-
poraine et à le transporter sur la scène; votre siège est fait. Mal-
heureusement la réalité, violentée quand elle n'est pas violée, se
venge; transportée brutalement sur la scène, elle cesse tout à coup,
sans qu'on puisse dire pourquoi, d'être ce qu'elle était dans la rue.
Dans la rue, on la reconnaissait, elle ne choquait personne; au
théâtre, elle étonne, et on hésite à la reconnaître. La salle entière
n'applaudit jamais à l'unanimité, mais les spectateurs applaudissent
isolément et pour ainsi dire à tour de rôle. Je reste froid devant
telle observation de l'auteur tandis que mon voisin crie bravo, et
lorsqu'à mon tour j'applaudis, je m'aperçois que ce voisin si en-
thousiaste ne comprend plus. Ce qui est pour moi d'une scrupu-
leuse exactitude est au même moment, dans un autre coin de la
salle, déclaré impossible et faux par un second spectateur. Il est
facile de comprendre comment se produit ce bizarre phénomène,
que pourront contempler chaque soir au Gymnase les gens curieux
de le connaître. L'auteur ayant transporté sur la scène le résultat
brutal de ses observations, son cahier de notes, si je puis m' expri-
mer ainsi, chacun y puise comme dans un recueil de sentences.
J'accepte les observations qui par hasard se rapportent à mon ex-
périence personnelle, et je refuse d'accepter les autres, qu'accueille
au contraire avec enthousiasme mon voisin, lequel a vu certains côtés
de la réalité que je ne connais pas. La pièce peut être très réelle d'un
bout à l'autre pour l'auteur; mais pour les spectateurs elle n'est
réelle que par détails et par fragmens. Il y a donc des séries suc-
cessives d'admirateurs pour tel acte, pour telle scène, pour tel per-
sonnage, pour tel mot, et cela grâce à ce système de transcription
littérale qui, s' adressant tout particulièrement à l'expérience per-
sonnelle, ne vous permet pas de comprendre en un clin d'œil les
hommes et les choses que vous n'avez pas rencontrés dans la vie.
Cependant, si l'auteur s'était donné la peine d'interpréter par la
pensée les faits et les personnages qu'il présente, s'il avait bien
voulu mettre son esprit en tiers entre les acteurs et les spectateurs
de son drame, nous n'éprouverions probablement aucun embarras
à comprendre même les situations qui nous semblent le plus sca-
breuses et les personnages qui nous sont le plus inconnus.
Étonnez-vous après cela des jugemens contradictoires qui sont
portés sur telle ou telle pièce nouvelle! Personne n'est d'accord, je
le crois sans peine. Quel est donc l'homme qui a fait en réalité toutes
les expériences de la vie? Aussitôt que nos souvenirs ne nous aident
plus et ne nous font plus crier : u Comme c'est vrai! » nous sommes
tout prêts à crier : « Comme c'est faux I » Voilà le phénomène que
j'ai vu se produire mainte fois dans les dernières années, et notam-
97'2 REVUE DES DEUX MONDES.
ment à la représentation de la pièce nouvelle de M. Alexandre Dumas
fils. Rien n'est curieux à observer comme les séries contradictoires
de sentimens que traverse la foule et les rapides oscillations de sa
pensée. A chaque instant, son attitude change. Le parterre rit aux
éclats pendant que les loges restent froides. En revanche, lorsque
les loges applaudissent, le parterre semble ne pas comprendre. Au
milieu du silence général, un petit rire isolé part, comme si un mot
de l'auteur, énigmatique pour tout le monde, était destiné à frapper
un unique spectateur. On rit, on s'étonne, on pleure, on murmure,
et tout cela dans l'espace du même quart d'heure. Les uns com-
prennent trop, et les autres pas assez. Le spectacle que présente la
salle est vraiment curieux au point de vue psychologique, et vaut
celui qui se donne sur la scène.
Ainsi la grande prétention du dramaturge réaliste ne se trouve en
fm de compte qu'à demi justifiée ; il prétend qu'il veut être vrai
avant tout, et que c'est par amour de la vérité qu'il s'abstient de
toute poésie de langage et de toute idéalisation des caractères ; mais
le spectateur lui répond que la réalité n'est vraie pour lui que lors-
qu'il la rencontre dans sa propre expérience. Une autre conséquence,
plus importante encore peut-être, de cette invasion du réalisme au
théâtre, c'est la transformation que l'art du comédien est en train
de subir. L'art dû comédien consiste essentiellement dans un mé-
lange de liberté inventive et d'obéissance intelligente : il ne doit
pas vouloir se substituer témérairement au poète et inventer après
lui, il ne doit pas se résigner davantage à copier servilement. Le co-
médien n'est pas un créateur ni un imitateur, c'est un interprète. Il
ne peut concevoir le personnage qu'il représente autrement que le
poète qui l'a créé, et cependant comme pour le comprendre il est
forcé de se l'assimiler, il le modifie nécessairement. L'art du comé-
dien est d'autant plus parfait que cette assimilation a été plus com-
plète et plus ingénieuse. Il en est de fart du comédien comme de
fart du graveur : il peut tout oser dans fexécution, pourvu qu'il ne
dénature pas la pensée du maître. Sa part n'est donc pas aussi res-
treinte qu'on pouvait le penser d'abord, mais elle est singulièrement
délicate et difficile, puisqu'il doit respecter les traits principaux
du personnage qu'il représente, et qu'il ne peut inventer que dans
les détails. Une nuance, une différence d'accent suffisent pour mo-
difier un rôle et séparer f interprétation du comédien de celle de ses
prédécesseurs. Mais à quelle condition cet art d'interprète à la fois
libre et soumis, ingénieux et docile, sera-t-il possible? A la condi-
tion que les caractères présentés par le poète seront assez larges
pour se prêter à différentes interprétations, à la condition qu'ils au-
ront en eux ce certain indéfini sans lequel il n'est pas de grand ca-
LA NOUVELLE LITTERATURE DRAMATIQUE. 973
ractère pas plus que de grande œuvre d'art. Si ces caractères sont
traités avec une précision systématique, s'ils sont bornés par toutes
les circonstances misérables de temps, de lieu, de costume, de pro-
fession, s'ils n'ont pas en eux assez de puissance et de vigueur pour
échapper à ces tyrannies qui les emprisonnent, s'ils ne brisent pas
et ne dépassent pas le cadre étroit dans lequel le poète a dû néces-
sairement les enfermer, l'interprétation devient impossible, et l'imi-
tation servile sera la première loi du comédien. Un seul détail omis,
une seule nuance ajoutée suffiront pour rendre faux le caractère que
le comédien est chargé de représenter. Alors ce n'est plus l'acteur
qui s'assimile le rôle, c'est le rôle qui s'assimile l'acteur.
J'engage ceux qui douteraient de cette servitude nouvelle que le
théâtre réaliste impose aux comédiens à aller voir Got dans le Duc
Job et M'"^ Rose Chéri dans le rôle odieux d'Albertine , la courtisane
obligée de toute comédie de M. Dumas fils. Je fais certes le plus
grand cas du talent de Got, qui est presque à lui seul la vie et la
force du Théâtre-Français. Got est un novateur et un révolution-
naire dans son genre; il est ambitieux, et il s'efforce avec succès de
justifier son ambition. Il a transporté à la Comédie-Française un élé-
ment tout nouveau, le sentiment de la réalité. Bien qu'il connaisse
à fond la tradition de son art, ce n'est pas à elle cependant qu'il
demande ses inspirations : il prend ses modèles dans la nature vi-
vante, dans le spectacle de la réalité contemporaine. Il ne compose
pas ses rôles, il les incarne en lui; aussi son jeu possède-t-il une
verve, une vivacité, un entraînement, qu'on ne rencontre au même
degré chez aucun autre acteur contemporain. Il est vraiment incom-
parable dans cette création du duc Jobj on peut dire qu'il a en
quelque sorte épuisé le personnage inventé par l'auteur. Cela dit,
je lui poserai cependant deux questions. Croit -il qu'il avait toute
latitude pour interpréter ce rôle, et qu'il pût le comprendre autre-
ment qu'il ne l'a compris? Non assurément, et j'oserais affirmer que
pendant tout le temps qu'il a mis à l'étudier, il n'a jamais hésité
sur la manière dont il devait rendre tel ou tel détail. Il s'agissait
pour lui avant tout de se couler dans ce rôle comme dans un moule,
d'effacer autant que possible l'interprète et d'approcher autant que
possible de la vérité, car le caractère du personnage mis en scène
par M. Laya est d'une précision impitoyable, qui ne permet aucun
écart d'imagination. Il est limité de toutes parts, enfermé dans les
circonstances de la vie comme un portrait dans son cadre. Ses pa-
roles expriment rigoureusement ce qu'il pense et ce qu'il sent, et
ne fournissent pas matière à commentaires. On ne peut concevoir,
avec la meilleure volonté du monde, qu'il y ait pour un acteur
deux manières d'interpréter ce personnage. Voilà qui rétrécit sin-
97ii REVUE DES DEUX MONDES.
gulièrement le domaine de l'art du comédien, et cependant il y a
pis encore. Ces rôles, si étroits qu'ils ne se prêtent qu'à une inter-
prétation unique, ne supportent forcément qu'un seul interprète et
deviennent la propriété exclusive d'un seul comédien. Got pense-
t-il que quelqu'un de ses camarades puisse se charger après lui du
personnage du duc Job, et surtout puisse le jouer autrement que
lui? Quant à nous, il nous est impossible d'imaginer une seconde
interprétation d'un tel rôle. Nous dirons de M''''' Rose Chéri ce que
nous avons dit de Got. Assurément, s'il est une comédienne ingé-
nieuse, habile à composer ses rôles, inventive dans la nuance et le
détail, c'est M""*" Rose Chéri. Jamais son talent fm et un peu rusé ne
s*est contenté de copier servilement et d'imiter avec docilité : elle
sauvait par son interprétation les caractères les plus insignifians ;
elle savait effacer ce qui était vulgaire , développer ce qui n'était
qu'indiqué. Elle inventait après l'auteur, et se réservait le droit de
modifier et de varier son interprétation. Eh bien! elle a cependant
été contrainte, en acceptant les rôles de M. Dumas fds, d'accepter
du même coup la servitude dramatique que la comédie réaliste im-
pose au comédien. Il n'y avait qu'une manière de jouer les rôles de
Suzanne dans le Demi -Monde et d'Albertine dans Un Père pro-
digue : c'était de ne rien changer à la pensée de l'auteur, de ne
supprimer aucun détail, d'aller jusqu'au bout sans répugnance, en
se conformant à la réalité. On pourrait défier l'habile comédienne
de trouver une seconde interprétation de ces caractères sans les
fausser et les dénaturer. Tels sont les progrès que le drame réaliste
est en train d'opérer dans l'art du comédien!
J'ai longtemps été étonné du contraste frappant que présente la
valeur réelle des pièces qu'on voit jouer aujourd'hui avec le suc-
cès prodigieux qu'elles obtiennent. De toutes les productions litté-
raires de notre époque, ce sont celles qui soulèvent les acclamations
les plus bruyantes et qui cependant sont le plus sûrement dévo-
lues à l'oubli. Le succès de ces pièces est rarement en proportion
avec leur mérite; mais puisque leur vie doit être courte, peut-être
après tout est-ce justice qu'elle soit bonne. On a donné diverses ex-
plications de ces prodigieux succès. La faute, a-t-on dit, en est
au public, qui accepte aujourd'hui tout ce qu'on lui donne, sans
choix ni discernement, et qui permet tout, pourvu qu'on l'amuse.
D'ailleurs succès est-il bien le mot propre pour exprimer certaines
vogues insensées, et ne faudrait-il pas trouver un autre mot? Cette
alfluence de spectateurs constate plutôt un phénomène politique,
social, qu'un phénomène littéraire, et intéresse beaucoup plus l'éco-
nomie politique que la critique sérieuse. Si chaque soir les théâtres
sont remplis de spectateurs qui se contentent de mauvaises pièces,
LA NOUVELLE LITTÉRATURE DRAMATIQUE. 975
cela signifie que le nombre des spectateurs est plus grand qu'autre-
fois, que le goût du théâtre a cru en proportion du goût du luxe
et d'une répartition plus égale dç la richesse générale. Il y a plus
de spectateurs parce qu'il y a plus de gens qui peuvent payer leur
place qu'autrefois, parce que le plaisir, qui n'était jadis qu'une
récompense exceptionnelle du travail, est devenu une habitude de
chaque jouf . Si vous ajoutez que les chemins de fer ont mis les pro-
vinces les plus reculées à quelques heures de la ciapitale, et ver-
sent incessamment des milliers d'oisifs et de curieux sur le pavé de
Paris, vous aurez le secret de la prospérité des théâtres. C'est au
moraliste, non au critique dramatique, de tirer de ces faits telle con-
clusion qu'il lui plaira. Il serait fort injuste de rendre ce public dé-
mocratique, sans cesse renouvelé, responsable de l'abaissement de
l'art dramatique; il n'est point composé de connaisseur. Il ne va
pas au théâtre pour faire acte de juge ou pour éprouver un plaisir
intellectuel. D'ailleurs les scènes qu'il fréquente de préférence ne
sont pas celles qui sont chargées de représenter les intérêts de l'art
sérieux. Il ne fréquente guère le Théâtre-Français ; on ne peut donc
point le rendre responsable de la décadence momentanée de ce
théâtre. Il ne fréquente guère non plus l'Opéra; ce n'est donc pas
lui qui est coupable s'il n'y a plus ni grands chanteurs ni grands
musiciens. Dites donc, si vous voulez, que les productions drama-
tiques nouvelles ont de la vogue, et non pas qu'elles ont du succès.
A toutes ces raisons, il faut en ajouter une dernière, qui, selon
moi, explique beaucoup mieux que l'accroissement du public le
succès des œuvres dramatiques médiocres. Tous ceux qui ont fré-
quenté le théâtre ont pu se convaincre que, pour réussir, il n'est pas
besoin de grandes facultés littéraires. Il suffit de l'illusion de la vie
que crée le théâtre pour enlever le succès. De même que chez l'ora-
teur le geste et l'intonation sauvent le discours, au théâtre le jeu de
l'acteur et le mouvement de la scène sauvent la pièce. Le spectateur
est bien différent du lecteur, personnage défiant, vigilant, soupçon-
neux, qui contrôle ses impressions et maîtrise son jugement; il sort
de lui-même et s'abandonne sans résistance. En quelques minutes,
il est sous le charme; il lui est devenu indifférent qu'on lui dise des
choses communes et vulgaires, pourvu qu'on ne lui dise pas des
choses fausses. Il ne songe pas davantage à réclamer des choses
neuves et imprévues qui arrêteraient son plaisir et déconcerteraient
son jugement. Non, un bon petit dialogue, honnête, sensé, comme
le dialogue de la vie ordinaire, une bonne petite action dramatique,
qui le mène doucement, amicalement à f émotion ou au rire, voilà
ce qu'il demande avant tout. De fhabileté, du bon sens, suffisent
pour atteindre ce résultat. Que la pièce soit bonne ou mauvaise, elle
076 REVUE DES DEUX MONDES.
est assurée du succès, si l'auteur a su éveiller en vous d'une ma-
nière factice la sympathie. La sympathie au théâtre obéit aux mêmes
lois que dans la vie réelle ; pas plus que dans la vie réelle , nous
n'avons besoin, pour qu'elle s'éveille, de beaux discours ou de re-
marquables caractères. Notez bien que je ne parle pas ici du spec-
tateur illettré et ignorant, mais au contraire du spectateur lettré,
du plus récalcitrant à l'émotion. S'il est franc, il vous avouera sans
détour qu'il se contente fort bien au théâtre de qualités négatives,
et qu'on a de grandes chances de l'émouvoir si on ne le choque pas.
Qu'il lise cette même pièce le lendemain du jour où il l'a vue repré-
senter, et il reprendra toute sa sévérité de juge. Il bâillera peut-
être aux passages où il avait ri la veille, et s'étonnera des larmes
qu'il a eu envie de verser. La pièce est médiocre, cependant il a
contribué pour sa part au succès qu'elle a obtenu. Fiez-vous après
cela aux succès dramatiques, et essayez de les expliquer par le mé-
rite intrinsèque des œuvres qui les obtiennent!
En règle générale, et sans aucune exception, toute pièce qui ne
peut pas supporter l'épreuve de la lecture est mauvaise ou médio-
cre. Appliquez cette règle au thâtre contemporain, et dites-moi en-
suite combien de pièces modernes seront épargnées. J'ai voulu sou-
mettre à cette épreuve quelques-unes des pièces récentes; hélas!
tout le parfum s'est évaporé avec l'illusion dramatique, et il ne reste
plus qu'un flacon vide. Le dialogue paraît terne, et n'a plus cet éclat
qu'il empruntait à l'oeil de l'acteur, ni ce mordant qu'il emprun-
tait à sa voix. Le plan est faible, décousu, incohérent, les caractères
ne se soutiennent pas. Allez voir à l'Odéon le Testament de César
Girodot, et je vous promets une agréable et amusante soirée. Vous
rirez de bon cœur, car il y a de la gaieté dans cette pièce, et une
gaieté de bon goût, sans amertume ni cynisme, une gaieté à laquelle
il est doux de s'abandonner. Le dialogue vous en paraîtra vif, et si
vous exprimez vos impressions au sortir du théâtre, il n'est pas im-
possible que vous écriviez que les deux jeunes auteurs ont frisé de
près la bonne comédie. Vous lisez cette pièce le lendemain; tout le
prestige créé par la représentation s'est évanoui : vous n'avez plus
qu'un essai dramatique recommandable beaucoup plus qu'ingénieux,
qui révèle chez les auteurs l'étude des grands modèles et des disposi-
tions heureuses pour le théâtre. Vous vous apercevez que vous avez
éprouvé l'illusion de la gaieté, et vous avez peine à comprendre vos
rires. L'insuflisance de la donnée et la faiblesse de l'action que vous
aviez pardonnées à la représentation vous apparaissent; vous n'avez
plus sous les yeux qu'une succession de scènes reliées les unes aux
autres comme les grains d'un chapelet par le fil le plus mince et le
plus fragile : un amour de deux jeunes premiers. De ces pièces ré-
LA NOUVELLE LITTERATURE DRAMATIQUE. 9^7
centes, celle qui supporte le mieux la lecture est, à mon avis, Un
Petit -Fils de Mascarille, de iM. Henri Meilhac. Il y a beaucoup de
soin, de recherche littéraire, d'inquiétude de l'art sérieux dans cette
piquante comédie. Le titre n'est point trompeur : le héros est bien
un petit-neveu de Mascarille, et les personnages qui l'entourent sont
bien les anciennes dupes et les anciens compagnons de l'illustre
grand-père. On n'a pas assez remarqué, selon moi, le dessein un
peu artificiel, mais très ingénieux, de l'auteur, dessein trop subtil
pour ne pas échapper à la représentation, mais qui se découvre
aisément à la lecture. L'auteur a voulu opérer une sorte de fusion
entre f ancienne comédie et la nouvelle, transporter dans la vie mo-
derne les personnages des vieux comiques de manière à montrer les
modifications que le temps, les accidens politiques, les nouveaux
intérêts, leur ont fait subir. Les personnages sont pour ainsi dire
de deux époques; ils portent un demi-masque, pour indiquer qu'ils
se rattachent à l'ancienne comédie; ils sont vêtus de l'habit hoir
moderne, pour indiquer qu'ils sont pris dans la réalité contempo-
raine. Cette pièce trahit encore une étude attentive, trop attentive
peut-être, du dialogue et du style de Molière, lesquels, pour le dire
en passant, préoccupent beaucoup plus qu'il ne faudrait quelques-
uns de nos jeunes auteurs dramatiques.
J'espère ne pas trop étonner M. Léon Laya en lui disant que sa
pièce ne m'a pas fait éprouver à la lecture le même plaisir qu'à la
représentation. J'ai relu avec la froideur la plus impassible les scènes
qui m'avaient le plus touché. Que voulez-vous? Got n'était plus là.
Que M. Laya ne s'imagine pas que je veuille refuser à sa pièce la
justice qui lui est due. Il y a d'excellentes parties dans le Bue Job^ et
bien des détails heureux qui se détachent comme de brillantes bro-
deries sur un fond un peu terne. La déclaration brusque, spontanée,
imprévue, du jeune duc à sa cousine est d'une aimable invention.
Dans le dialogue entre Achille David, qui veut pousser jusqu'aux
dernières limites de la logique les leçons de conduite pratique qu'il
a reçues, et son père, qui veut l'arrêter sur cette pente, l'auteur a
très habilement développé une idée qui se trouvait en germe dans
une scène des Faux BomhommeSy la querelle de M. Dufouré avec
son estimable rejeton. Cette pièce, dont nous louerons volontiers l'en-
seignement moral et les honnêtes sentimens, est plutôt remarquable
par ce qu'elle indique que par ce qu'elle exprime. L'auteur n'a su
tirer parti ni des situations très nouvelles, ni des personnages qu'il
avait trouvés. Il y a dans cette comédie quantité de germes heureux
qui ne demandaient qu'à s'épanouir. Quel personnage intéressant à
étudier et à mettre en scène que celui d'Achille David, qui, né avec
une nature fine et un cœur aimant, se déprave progressivement au
TOME XXIV. 62
Ô78 BEVUE DES DEUX MONDES.
contact des affaires matérielles ! Le duc Job est le personnage cen-
tral de la pièce, celui autour duquel tous les autres tournent comme
des satellites, et cependant, quoiqu'il l'ait mis en pleine lumière,
l'auteur n'a pas su rendre la poésie et l'intérêt dramatique de ce
type tout moderne que j'appellerai le duc-brigadier, qui s'est révélé
dans ces dernières années, et que notre ami M. Paul de Molènes
a eu le mérite, je crois, de découvrir le premier. C'est un type qui,
après M. Léon Laya, est digne de tenter et de séduire encore un au-
teur dramatique.
Avec ces deux caractères d'Achille David et du duc Job, M. Léon
Laya avait de quoi faire un chef-d'œuvre, et à ce sujet je ferai une
réflexion que je recommande à tous nos auteurs dramatiques. Ils se
plaignent quelquefois de l'uniformité de la société contemporaine,
et vont, criant famine, chercher des types accentués dans le monde
le plus interlope. Que n'ont-ils de meilleurs yeux? Ils voyageraient
moins loin, et .nous montreraient à moins de frais des personnages
plus intéressans que ceux qu'ils ramènent de leurs pérégrinations
souterraines. Que ne pensent-ils plus souvent au monde très varié,
très divers et très dramatique des jeunes gens modernes? La comé-
die et le drame n'ont pas encore su tirer parti des types que leur
offrent les nouvelles générations telles que les ont faites les révo-
lutions au milieu desquelles elles ont été élevées. Jadis le jeune
homme était le personnage sacrifié de la comédie et du drame, un
personnage presque de convention, aussi aimable qu'ennuyeux. Il
était invariablement l'éternel jeune-premier, Yalère ou GUtandre.
Les grands rôles étaient pour Alceste, Géronte ou Orgon. Aujour-
d'hui le jeune homme peut lutter d'intérêt avec les types les plus
dramatiques de la vieille comédie. Get ancien jeune-premier est
doublé généralement d'un autre personnage : c'est le duc Job, le
jeune aristocrate qui ne trouve pas toujours son emploi dans une
société de plus en plus démocratique, engagé volontaire et promu
caporal au choix; c'est Achille David, le jeune homme des riches
classes moyennes, qui, doué d'instincts élevés comprimés par sa
profession, présente chaque jour, à qui sait bien voir, le spectacle
du désenchantement enjoué de Wilhelm Meister, son cousin par les
liens du sang et de la race.
Ce n'est pas M. Dumas fils qui aurait laissé échapper sans en tirer
bon profit les deux types d'Achille David et du duc Job, s'il les
avait rencontrés sur son chemin. Il ne les aurait pas idéalisés ni
agrandis, il n'aurait pas cherché à pénétrer jusque dans leur âme
pour en surprendre la vie morale; mais comme il aurait exprimé
toute leur réalité extérieure! comme toutes les circonstances de leur
vie matérielle auraient été mises en relief! avec quelle fermeté de
trait il aurait décrit les caractères de leur physionomie ! Quoi qu'on
LA NOUVELLE LITTERATURE DRAMATIQUE. 979
doive penser du théâtre réaliste , de ses théories dramatiques dou-
teuses et de sa morale, plus douteuse encore, on ne peut s'empê-
cher de reconnaître que M. Dumas fils en est le roi, le maître et le
vainqueur. 11 est roi d'un territoire très brumeux , plein de maré-
cages et de mares qui demanderaient une loi sur le dessèchement,
orné de broussailles où se cachent des bêtes fauves très méchantes
et des reptiles très venimeux, traversé par des routes qui ne sont
pas réparées tous les jours; mais enfin il est roi, et le pouvoir royal
est toujours agréable à exercer. Son habileté dramatique est désor-
mais incontestable; il vient d'en donner une preuve dans sa nou-
velle comédie. Un Père prodigue^ où il a montré une audace et une
dextérité vraiment incomparables. Il y a dans cette pièce assez de dé-
tails choquans, assez de situations scabreuses, assez de spectacles
repoussans, pour faire tomber vingt comédies sous les sifflets du pu-
blic. Des scandales sont échelonnés comme des bornes milliaires
tout le long de cette pièce, sur laquelle plane un instant une odeur
d'inceste, qu'accompagnent en sourdine, comme une mélodie las-
cive, les souvenirs de l'adultère, et que traversent les héros malpro-
pres de la prostitution parisienne. Un autre aurait versé dix fois
avant d'arriver seulement au milieu de la route; lui, il excelle à
trouver son triomphe là où d'ordinaire on trouve la défaite. C'est
vraiment plaisir de voir avec quelle légèreté il fait rouler son char
dramatique à travers les fondrières et effleure les bornes sans les
accrocher. On écoute, étonné, effaré, en se disant : Qu'allons-nous
entendre encore? mais malgré tout on écoute. L'auteur est choquant,
il n'est jamais absurde. Il peut nous irriter et exciter notre colère,
mais il sait éviter nos moqueries. Tel est l'avantage que donne la
science du cœur humain, à quelque degré qu'on la possède. Prenez
donc Un Père prodigue non pour une bonne comédie , ni même ,
quoi qu'on en ait dit, pour un progrès dans la manière de l'auteur,
mais pour la preuve définitive et convaincante de son habileté dra-
matique. Après sa nouvelle comédie, il peut tout tenter; quand on
est parvenu à faire passer de telles hardiesses, je ne sais trop ce
qu'on ne peut pas oser.
Je crois d'ailleurs que la pensée première de l'auteur, ainsi qu'il
arrive souvent, valait mieux que l'expression qu'il lui a donnée. Il
me semble apercevoir que l'idée première de la pièce s'est gâtée et
comme corrompue dans le cours de l'exécution. Si je ne me trompe,
à l'origine cette idée s'est présentée à l'esprit de M. Dumas sous la
forme de deux personnages : un quinquagénaire écervelé, ayant
conservé jusque dans l'âge mûr les entraînemens généreux et l'im-
prévoyance de la jeunesse, ramené à la sagesse et au bon sens par
un jeune homme de vingt-cinq ans, chez qui le spectacle de ces fo-
lies quasi-séniles a refroidi, bien loin de la stimuler, la fougue de
REVUE DES DEUX MONDES.
l'âge abondant en tempêtes. C'est le renversement des rôles natu-
rels : le fils tuteur et protecteur du père. L'idée était simple, forte,
fertile en situations comiques ou dramatiques au choix de l'auteur.
C'est une de ces idées comme les aimaient les anciens auteurs co-
miques, et comme M. Dumas sait en choisir quelquefois; mais, che-
min faisant, cette idée si simple s'est compliquée, et s'est pour ainsi
dire compromise au contact des préoccupations et des souvenirs de
l'écrivain. On la retrouve cependant dans la pièce, mais il faut sou-
vent l'y chercher, tant elle est profondément enfouie sous la multi-
plicité des incidens. Si le plan de la pièce en effet n'est pas confus,
il est singulièrement enchevêtré et compliqué. Il semble que le
drame ne se continue pas, mais recommence à chaque lever de ri-
deau. La pièce pourrait commencer sans grand inconvénient au
second, au troisième et même au quatrième acte, aussi bien qu'au
premier. Les différentes parties du drame ne sont donc pas liées
bien solidement entre elles; l'action s'interrompt, languit, se ranime.
Je ne lui fais certes pas un crime de ne pas courir, mais vraiment
son allure est par trop inégale.
Il arrive souvent que les plus mauvaises éducations donnent d'heu-
reux résultats, et que les mauvais exemples, loin de provoquer l'imi-
tation, soufflent les meilleurs conseils. Le comte de La Rivonnière
et son fils André en sont la preuve. M. le comte de La Rivonnière, le
caractère le plus finement étudié de la pièce, est un Charles Surface
quinquagénaire. Je ne crois pas que, comme l'aimable étourdi de
Sheridan, il pousse la folie et la prodigalité jusqu'à vendre les por-
traits de ses ancêtres; mais je crois fort que ce respect de sa race est
à peu près le seul enseignement que l'âge lui ait donné. Il a tou-
jours vingt ans, il est sémillant, poli, affable, généreux, et avant
toute chose amoureux en tout lieu et en toute saison. Il baise res-
pectueusement la main des maîtresses de son fils qu'il rencontre
installées sans gêne et sans pudeur dans ses appartenions, reçoit les
confidences amoureuses d'André, se fait, par prudence paternelle,
adresser les lettres des femmes mariées avec lesquelles le sage jeune
homme a entretenu des relations agréa'bles sans doute, mais illégi-
times. Ce chevaleresque père prodigue exerce le plus innocemment
du monde, comme vous le voyez, les plus singuliers offices, et tout
cela par amour paternel. L'économe André n'y prend seulement pas
garde; il n'y a qu'une seule chose qui l'inquiète dans la conduite
de son père, la ruine, car le comte est ruiné, et les quarante mille
livres de rente qu'il croit encore posséder ne sont qu'un don secret
de son fils. « \os affaires sont en mauvais état, mon père, il faut
vous ranger, et pour cela il faut vous marier. » Justement André a
sous la main une cerUiine dame Godefroid que le comte avait aimée
alors qu'elle était jeune et qu'elle n'était.pas Veuve, qui, dès le dé-
LA NOUVELLE LITTERATWIE DRAMATIQUE. 981
but du premier acte, s'offre avec une complaisance acharnée, la-
quelle ne se dément pas pendant toute la pièce et mérite vraiment
sa récompense. Le comte partage l'avis de son fils : il a pensé au
mariage, mais M™* Godefroid n'est pas son fait; son ancien amour
pour elle s'en est allé avec les neiges d'antan, et d'ailleurs il a
porté ses vues sur une jeune personne qui n'a pas même la moitié
des printemps de M™* Godefroid, M"^ Hélène de Blignac. A ce nom,
André baisse la tête. Hélène était la fiancée de son choix. Allons,
encore un sacrifice à ce père terrible î 11 lui a donné la moitié de sa
fortune, il lui abandonnera sa fiancée. Ainsi tous les préparatifs qu'il
avait faits pour son prochain mariage sont peines perdues. C'est inu-
tilement qu'il a consigné à sa porte, avec une dureté vraiment révol-
tante, la dame noire, une femme mariée avec laquelle il a entretenu
un commerce amoureux, qu'il congédie sans plus de façons qu'il n'en
mettrait avec M"^ Albertine, maîtresse d'occasion et de hasard que
nous voyons installée sous son toit en compagnie d'un parasite sor-
dide. Ainsi, sans sortir de ce premier acte, comptez combien de si-
tuations équivoques !
L'événement que faisait redouter le premier acte se dissipe au
second. Le mariage du comte et de M"'' Hélène ne se fera pas. Hé-
lène de Blignac raffole du comte, il est vrai, mais comme beau-père
et non comme mari. Le comte surprend le secret des deux jeunes
gens, et, avec une générosité qui serait facile même à un père
moins prodigue, il met la main d'Hélène dans celle d'André. Il se
consolera avec Albertine, qu'il trouve charmante, et puisqu'il ne
peut épouser la fiancée de son fils, il héritera au moins de ses maî-
tresses, et il en hérite vraiment! Il hérite d' Albertine en réalité, et il
est en effigie l'amant de la dame noire, la femme délaissée, mais
toujours inconsolable, qui vient pleurer aux genoux du comte et qui
l'inonde de lettres passionnées. C'est le comte qui recevra les let-
tres adressées à son fils, de crainte qu'elles ne tombent entre les
mains de M'"'' André de La Rivonnière. Les situations scabreuses,
comme vous voyez, ne font que croître et embellir. Il en pousse
dans cette comédie comme des champignons dans une nuit d'été.
Ajoutons que M"^ Albertine, quoique invisible, remplit cet acte de
sa personne. Pendant qu'elle se promène menant son chien en laisse
sur la plage de Dieppe, deux dandies, fun jeune et d'une corrup-
tion candide, M. de Naton, Fautre revenu des illusions de la jeu-
nesse et d'une corruption érudite, M. de Ligneraye, s'entretiennent
de cette aimable personne. M. de Naton, qui en est amoureux, la
trouve plus belle que la jeunesse et plus pure que la vertu; M. de
Ligneraye, quil'a entretenue autrefois, la trouve plus laide que la
décrépitude et plus souillée que finfamie.
Le troisième acte s'ouvre sur une scène de la lune de miel en plein
•982 REVUE DES DEUX MONDES.
jour. Les deux jeunes époux roucoulent comme savent roucouler les
amoureux de M. Dumas, toujours logiciens, raisonneurs et dispu-
teurs à outrance. Tout à coup une idée bizarre traverse le cerveau
de la jeune femme; elle veut que son mari lui parle de ses amours
passés, et lorsque ses vœux téméraires sont exaucés, elle lui fait une
scène de bouderie. André cherche à la consoler, mais au moment où
il approche ses lèvres de la joue de sa femme, il rencontre la tête de
son père, qui vient de le devancer dans un fort agréable projet. Dé-
cidément ce père prodigue est un personnage par trop indiscret. Il
usurpe auprès de sa bru la place de son fils; c'est lui qui la con-
duit à la promenade, au bal, au concert. Il en fait tant que la ma-
lignité publique va répétant que ce beau-père est encore amoureux
de sa bru, et qu'un soupçon d'inceste vient, comme une vapeur in-
fecte, s'étendre sur son honneur. D'où donc cette calomnie peut-elle
sortir? De chez Albertine peut-être, car c'est le parasite et l'entre-
metteur dévoué de cette créature qui vient le premier apporter au
comte cette nouvelle. Le comte se révolte. Hélas! il est bien tard.
Pourvu que son fils aussi ne se défie pas de lui et n'ait pas mal in-
terprété sa conduite! Pour le mettre à l'épreuve, il feint un voyage
subit. « Pars, » lui répond tranquillement son fils, qui espère que
cette distraction arrêtera pour un temps au moins ses prodigalités
toujours renaissantes. M. de La Rivonnière sort, persuadé que son
fils partage le soupçon général, et pour se venger il commet une
nouvelle sottise : il court chez Albertine.
Au quatrième acte, André s'emploie à arracher son père aux griffes
de cette créature, qui, ayant trouvé, comme le lion, une proie à
dévorer, refuse de la lâcher. Ici se place la scène capitale de l'ou-
vrage. Elle est belle, quoique un peu commune, et qu'elle laisse
dans l'esprit une impression équivoque. André, après avoir épuisé
les prières, a recours, comme dernière ressource, à la dureté. Il
rappelle à son père que ce n'est pas lui qu'il ruine, et que ce n'est
pas sous son toit qu'il abrite M"*' Albertine. Le sentiment de la pa-
ternité outragée se réveille chez le comte : il éclate , pendant que
son fils baisse la tête sous l'humiliation et le repentir. La scène est
dramatique, et cependant elle ne peut nous intéresser à la colère du
comte, car si un père ne doit jamais avoir tort aux yeux de son fils,
il peut avoir tort aux yeux du public, et le comte est plus coupable
qu'il est permis de l'être. A peine André est-il sorti qu'une occasion
se présente au comte de réparer sa faute ; il accepte en son nom un
duel que venait proposer à son fils le mari de la dame noire, qui a
découveit les intrigues de sa coupable moitié. Ce duel, dont le mari
trompé sort blessé et mécontent, amène la réconciliation du père et
du fils. M"** Albertine est congédiée, et le comte épousera M'"* Gode-
froid, qu'il serait cruel de faire attendre plus longtemps.
LA NOUVELLE LITTÉRATURE DRAMATIQUE. 98 S
Voilà la nouvelle comédie de M. Alexandre Dumas très scrupu-
leusement analysée. Avais-je tort de vous dire qu'elle était émaillée
de détails dangereux et de situations scabreuses? L'impression qui
reste de cette pièce est une impression équivoque; on sort de ce
spectacle sans savoir quoi penser, le cerveau fatigué et inquiet. La
pièce est-elle morale? Non sans doute. Immorale? Vous auriez bonne
envie de le dire; cependant un scrupule vous arrête, et vous vous
bornez à dire : Je ne sais pas. M. Dumas semble avoir à son service,
pour juger les actions humaines, une morale particulière, qui
n'est pas celle de tout le monde, et en vertu de laquelle les choses
sont condamnées et amnistiées, non selon qu'elles sont bonnes ou
mauvaises, mais selon qu'elles sont utiles ou nuisibles, — morale
qu'on pourrait appeler l'art de ne pas être dupe. Du reste, ce n'est
pas ses drames seulement qui laissent cette impression équivo-
que et désagréable ; toutes les pièces les plus applaudies du théâtre
contemporain la font plus ou moins éprouver. Cette singularité, qui
étonne d'abord, s'explique facilement quand on songe au système
dramatique mis en vogue par M. Alexandre Dumas et ses confrères..
Tous ne savent pas copier sans doute la réalité avec la même habi-
leté et la même vigueur que lui; mais tous la copient avec la même
indifférence, sans choix, sans réprobation, en s' arrêtant aux faits et
aux types qui se présentent avec le plus de relief sur la surface
sociale. De ce système de transcription indifférente de la réalité, ii
résulte deux conséquences morales forcées. La première, c'est que
les types les plus en dehors, les plus accentués, sont nécessaire-
ment les types malfaisans; de là cette invasion des personnages
du demi-monde dans la comédie contemporaine. Ces personnages
font saillie sur la surface un peu plane de notre société, et leur
originalité, tout extérieure, se laisse facilement saisir sans le se-
cours de l'analyse. La seconde conséquence, c'est que l'auteur,
étant indifférent pour ses personnages, ne prend jamais, comme les
-anciens écrivains dramatiques, parti dans leurs démêlés, et que
c'est vainement qu'on chercherait à découvrir son opinion sur les
hommes et les choses qu'il met en scène. Il copie les phénomènes
de la vie, et semble n'avoir aucune opinion personnelle sur la vie.
Que l'art dramatique participe à l'indifférence générale qui règne
de nos jours, et que les dramaturges n'aient pas plus de préoccu-
pations morales que la majeure partie de leurs contemporains, c'est
un fait sans doute dont il ne faut pas s'étonner. Et cependant cette
indifférence est un fait aussi nouveau sur le théâtre héritier de Mo-
lière et de Corneille que parmi la nation héritière de Descartes et
de Voltaire.
Emile Montégut.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
U décembre 1859.
Si Ton pouvait d'avance juger des résultats du prochain congrès par l'effet
qu'a produit dans les esprits la seule nouvelle des invitations expédiées aux
puissances, il serait permis de concevoir de favorables pressentimens sur la
destinée de cette délibération européenne. L'influence de la nouvelle sur
l'opinion a été excellente. En même temps une impression rassurante se ré-
pandait : quelques faits apparens et des rumeurs très accréditées dissipaient
les craintes qu'avait inspirées récemment l'état de nos rapports avec l'An-
gleterre, et donnaient à croire que, loin de tourner à l'aigreur, les dispo-
sitions des gouvernemens anglais et français inclinaient vers la bienveillance
mutuelle, la bonne entente et l'action concertée. Il ne nous est guère pos-
sible d'établir maintenant la portée de ces faits ou le fondement de ces
bruits. Parmi les faits, nous avons déjà signalé le plus saillant, la circulaire
du ministre de l'intérieur, qui a modéré le zèle anti-anglais de la presse
officieuse ; nous mentionnerons aussi la réponse satisfaisante du chef du
cabinet de l'empereur à la démarche excentrique de quatre négocians de
Liverpool, — braves gens bien dignes sans contredit de figurer parmi les
hommes de bonne volonté à qui la paix a été promise à la naissance du
Christ, mais dont l'acte insolite et un peu ridicule est taxé d'indiscrétion et
presque de félonie par leurs trop sévères compatriotes. Le chapitre des bruits
serait plus curieux peut-être, mais qui oserait, sans en avoir la mission,
répéter publiquement des protestations verbales attribuées à de grands per-
sonnages? Qui oserait surtout garantir la fidélité des échos multipliés et
successifs par lesquels elles arrivent dans le monde politique? Quoi qu'il en
soit, deux aimables vertus, dont, pour notre part, nous subissons volontiers
le charme, la foi et la patience, régnent pour le moment sur l'opinion. L'on
croit et nous croyons à la bonne intelligence entre les gouvernemens de
f rance et d'Angleterre; l'on croit et nous croyons que l'on verra au congrès
les effets de cet accord: muni de cette foi, l'on attend patiemment le con-
grès, sans vouloir scruter d'avance aucun des problèmes qu'il devra résou-
REVUE. — CHRONIQUE. 985
dre, sans vouloir anticiper par aucune conjecture sur les difficultés de sa
tâche. Ce soulagement, ce repos, cette quiétude que nous apportent la cer-
titude de la réunion prochaine du congrès et Tamélioration de nos relations
avec TAngleterre, sont des biens que l'on tient à posséder et à savourer à
loisir, et que l'on ne veut pas laisser entamer, dans le court intervalle qui
nous sépare du concile diplomatique, par des prévisions importunes. Ce
sentiment d'absorption et de concentration confiante dans le présent est si
général qu'il nous semble que les gouvernemens doivent avoir grande peine
à s'y dérober eux-mêmes. Nous ne sommes point dans leurs secrets, mais
nous ne serions pas surpris si, cédant un instant à la lassitude après une
année si remplie et à l'appréhension des tracas de l'avenir, ils hésitaient à
se sonder mutuellement, ils évitaient de soulever, par une négociation pré-
paratoire, les questions qui pourraient les diviser, ils ajournaient à l'épo-
que du congrès les inévitables controverses. A eux aussi cette halte doit
être douce. Par un accord tacite et général, une vraie trêve de Dieu s'est
donc faite sur les affaires d'Italie : respectons-la, et gardons-nous d'agiter
avant l'heure du congrès aucune question italienne.
iXous profiterons de ce court répit pour réfléchir sur l'esprit qui doit ani-
mer l'opinion libérale dans la nouvelle série de discussions et d'événemens
où vont entrer les affaires d'Italie. L'influence de l'opinion sur les délibéra-
tions diplomatiques qui vont s'ouvrir sera grande, il faut s'y attendre et s'y
préparer. Il n'y a que deux sanctions possibles aux décisions d'un congrès,
la force matérielle ou la force morale, l'action militaire ou l'opinion. L'ac--
tion militaire paraît devoir être écartée en principe : sur ce point, les décla-
rations publiques de l'empereur sont d'accord avec les principes affichés
par le ministère anglais. L'autorité du congrès ne pourra donc s'exercer
que par la force morale, c'est-à-dire que les arrêts du congrès n'auront de
puissance que celle qui leur sera prêtée par Topinion, que le congrès, s'il
veut obtenir quelque efficacité pour son œuvre, devra écouter attentive-
ment les inspirations de l'opinion, que l'opinion en un mot sera la vraie
souveraine. La situation parlementaire de l'Angleterre, celle même de l'Ita-
lie, si le gouvernement piémontais a le bon esprit de convoquer prompte-
ment ses chambres, donneront une forme pratique à l'intervention de l'opi-
nion. Le ministère anglais a une si petite majorité dans la chambre des
communes, qu'il sera obligé de compter à tout instant avec cette chambre.
Dans l'état d'excitation où est l'Angleterre, la chambre des communes, re-
flétant le sentiment public, sera vigilante et exigeante. Le ministère anglais
a bi^n compris cette situation, lorsqu'il s'est décidé à n'envoyer au congrès
aucun de ses membres, ni lord Palmerston ni lord John Russell. Les repré-
sentans de l'Angleterre, lord Gowley et lord Wodehouse, diplomates dis-
tingués, mais qui ne sauraient avoir l'initiative qui aurait appartenu au
chef ou à un membre influent du cabinet, seront toujours étroitement liés
à la lettre de leurs instructions. Le ministère lui-même sera tenu de court
par la chambre des communes, laquelle sera surveillée, poussée ou conte-
nue par l'esprit public. Ce sera une situation neuve que celle de ce congrès
délibérant sur la renaissance d'un peuple à l'indépendance et à la liberté
en présence et sous le contrôle d'un parlement qui, depuis les réactions
continentales, est en quelque sorte devenu le parlement du monde. Nous
^86 REVUE DES DEUX MONDES.
croyons que la diplomatie, à laquelle les traditions sont chères, serait fort
embarrassée pour trouver des précédens qui s'y pussent rapporter. Le con-
grès de Paris ne ressemblera pas à ces congrès qui suivirent les événemens
de 1815, aux congrès de Laybach et de Vérone, véritables conspirations du
despotisme contre les droits populaires, où se complotait mystérieusement
ei>tre gouvernemens absolutistes la destruction à main armée, et encore par
Tintervention étrangère, des constitutions qu'avaient voulu se donner les
nations méridionales. Le congrès de Paris, renonçant à l'emploi de la force,
n'a devant lui que deux issues : ou il entrera en compromis avec l'opinion
libérale de l'Europe, ou, s'il refuse de tenir compte de cette opinion, il se
condamnera à une impuissance avérée.
Dans de telles circonstances, il faut que partout en Europe l'opinion libé-
rale comprenne et l'importance du rôle qu'elle est appelée à jouer, et les
devoirs que ce rôle lui impose. Les hommes qui sont dévoués à la cause
libérale doivent en ce moment redoubler de fermeté, d'ardeur et de con-
fiance. Ces hommes sont encore dans notre pays plus nombreux qu'on n'a
l'air de le croire, plus nombreux qu'ils ne semblent le penser eux-mêmes.
Il serait temps qu'ils songeassent à définir nettement leur situation et leur
mission. Avant tout, qu'ils sachent bien et qu'ils apprennent à ceux qui se-
raient tentés de les considérer comme des adversaires qu'ils ne constituent
point un parti, et un parti d'opposition, dans le sens que nous attachions à ce
mot sous le régime parlementaire. Ils représentent des principes, des doc-
trines; ils forment, si l'on veut, une école : ils ne sont point un parti; ils ne
sont pas davantage une opposition. Un parti n'est pas seulement déterminé
par des idées, il est lié par des intérêts et par des questions personnelles :
les intérêts peuvent être élevés'et les questions personnelles respectables,
ce n'en sont pas moins des entraves qui donnent à un parti organisé je ne
sais quel caractère égoïste et exclusif. Une opposition est un parti qui lutte
contre un autre parti investi du gouvernement, et aspire à le remplacer au
pouvoir. Nos institutions actuelles, on nous dispensera de le démontrer, ne
se prêtent point à ces organisations de partis et d'opposition. Qu'on puisse le
regretter à plusieurs égards, c'est une discussion qui nous est peut-être in-
terdite, et dans laquelle d'ailleurs nous ne voulons pas entrer. Que l'organi-
sation des partis et d'une opposition politique présente des avantages publics
et particuliers, c'est un point sur lequel nous ne voulons pas nous pronon-
cer. Il nous suffit, pour le moment, de constater que ces avantages sont
compensés par des inconvéniens, et que, par le fait même qui nous prive
des uns, nous sommes afifranchis des autres. Nous n'avons pas les tentations
et les soucis de l'ambition personnelle, nous n'avons point à nous préoccu-
per des questions de personnes et à nous inspirer des animosités qu'elles en-
gendrent; nous ne sommes pas voués, par la nécessité d'une situation, à la
critique systématique des actes du pouvoir. Rien de ce qui a dans la vie po-
litique un caractère étroit, exclusif, intéressé, ne nous est plus imputable.
Nous n'avons plus à nous attacher qu'aux principes qui sont l'âme même de
notre cause, qui ont été l'inspiration la plus généreuse du xviii* siècle, et
(^ui sont le plus glorieux héritage que notre révolution nous ait légué. En
les défendant, nous perpétuons une des plus vitales traditions françaises,
et nous gardons à l'avenir un dépôt fécond. Ce sont les intérêts mêmes de
REVUE. — CHRONIQUE. 987
ces principes et la force de développement qu'ils contiennent qui nous tra-
cent nos devoirs dans les circonstances actuelles.
Le premier de ces devoirs, soyons-en bien convaincus, est d'achever de
nous dépouiller des petitesses et des tics de l'esprit de parti , qui seraient
pour nous un affaiblissement sans compensation. Ne nous laissons pas aller
à l'insouciance par mauvaise humeur, au dédain par paresse, à l'air de dé-
gagement et d'ironie par découragement. Laissons-nous pénétrer de ce noble
cri du patriotisme désintéressé que poussait naguère ici M. de Rémusat :
« Par quelque barrière infranchissable qu'on soit séparé de la politique offi-
cielle, on ne peut se tenir pour étranger à ce qu'elle décide et à ce qu'elle
entreprend... On n'émigre pas plus de sa pensée que de sa personne, parce
qu'on est à jamais hors de la vie publique. » N'oublions pas que le monde
marche, et qu'il s'y fait sans nous des choses grandes et bonnes, qu'il faut
le prendre où il est, dans l'ordre des faits et des intérêts, si nous voulons le
ramener où nous sommes, dans l'ordre des idées. Le second devoir est de
maintenir la fixité de nos principes; le troisième, de les professer et de le&
appliquer dans toute la largeur qu'ils comportent; le quatrième, de nous
tenir à l'unisson du mouvement libéral qui s'accomplit en Europe. N'étant
point des prétendans au pouvoir, pourquoi nous imposerions-nous gratuite-
ment ces compromis accidentels que la pratique des choses prescrit, dit-on,
aux gouvernemens? Qu'aurions-nous gagné par exemple cette année à subor-
donner nos principes, qui nous commandent de respecter en Italie les vœux
d'un peuple qui veut s'émanciper du joug étranger et se constituer libre-
ment, à une tactique d'opposition systématique? Nous aurions été amenés
à changer trois ou quatre fois d'opinion, sans avoir l'excuse qui couvre au
moins les variations de la politique d'un gouvernement, obligé de modifier
ses desseins par des combinaisons d'intérêts imprévus et par la force des
événemens. Il faut aussi pratiquer nos principes dans toute leur étendue et
les préférer hardiment aux routines surannées qui se présentent à nous
comme des traditions de la politique soi-disant grande du passé. Les affaires
d'Italie nous fournissent encore sur ce point une leçon instructive. L'Italie
centrale veut s'annexer au Piémont, pour former avec cet état un grand
royaume italien. Peut-être a-1ron encore le droit de contester la fermeté et
la sincérité de cette résolution de l'Italie centrale ; mais le jour où cette
question de fait serait tranchée par une manifestation décisive des peuples
italiens, il ne serait pas permis à un Français libéral de s'inscrire contre le
vœu légitime d'un peuple au nom de cette politique de nos anciens rois qui
interdisait la formation d'un royaume puissant sur nos frontières. Là où la
voix des principes est claire et impérieuse, de prétendus intérêts doivent
céder. Nos principes proclament le droit des peuples à choisir et à consti-
tuer leur gouvernement : il y aurait une immoralité révoltante à vouloir les
sacrifier en Italie à un soi-disant intérêt français.
En agissant ainsi, nous commettrions au-delà des Alpes une injustice
analogue à celle que nous reprochons à quelques hommes d'état anglais
à propos du percement de l'isthme de Suez. Ces hommes d'état préten-
dent en effet qu'un intérêt anglais, à coup sûr malentendu, doit l'em-
porter , dans l'affaire de Suez , sur l'intérêt des autres peuples , tel que
ceux-ci le comprennent, et sur un vœu de la civilisation générale. Les
REVUE DES DEUX MONDES.
Kbéraux français ne peuvent pas, sous un prétexte d'intérêt égoïste, don-
ner au monde le scandale d'un pareil désaveu de leurs idées. Ici d'ailleurs
le prétexte même est faux. L'ancienne politique française, qui empêchait
la formation d'états puissans sur nos frontières, était logique, car elle s'ap-
pliquait à une époque où des états semblables n'auraient pu être formés
que par la conquête, et où les monarchies européennes, constituées des-
potiquement, étaient, par cela même, toutes placées sous une menace mu-
tuelle et permanente de guerre. Un état despotique ne pouvant pas donner
à ses voisins de garanties efficaces de paix, les ministres de nos anciens rois
avaient raison de prévenir l'extension des états situés sur nos frontières. La
même politique serait aujourd'hui encore justement applicable au royaume
de l'Italie supérieure, si ce royaume devait être despotiquement gouverné,
car nous serions alors continuellement exposés aux agressions capricieuses
et soudaines du prince qui disposerait seul de ses ressources et de ses forces
militaires. Au contraire, l'Italie, se constituant sous un régime parlemen-
taire, n'est plus pour nous une menace, parce qu'une nation représentée
et appelée à clfbisir elle-même entre la guerre ou la paix ne se prononce
jamais pour une guerre gratuite, parce qu'une nation représentée ne peut
recourir que pour sa propre défense à ces coalitions auxquelles est si fa-
vorable le mystère des cabinets absolutistes, parce qu'enfin une nation re-
présentée fait ses affaires au grand jour, ne décide ses entreprises qu'a-
près de longues discussions publiques, et que de sa part il ne saurait y avoir
pour ses voisins aucun danger de surprise. Ainsi les libéraux français doi-
vent respecter les vœux de l'Italie tels qu'ils seront présentés au congrès. Il
ne nous suffit donc pas de maintenir persévéramment l'identité de nos prin-
cipes; il faut, dans l'application, être résolus à les interpréter aussi large-
ment que possible. Dans cette voie, il y a une influence qui doit nous éclai-
rer et nous guider : c'est le développement des idées libérales dans les autres
pays de l'Europe, c'est la nécessité de demeurer toujours au niveau et à l'u-
nisson des progrès du principe de liberté au dehors. La halte de la France
n'a point en effet suspendu la marche des idées libérales dans le monde.
Nous aurons un jour un grand espace à franchir d'un bond pour rattraper
l'avance que d'autres ont prise sur nous. Nous pourrons attendre patiem-
ment ce jour, et nous rendre le témoignage de n'avoir point manqué à la
fortune et à l'honneur de notre patrie, si jusque-là nous avons maintenu
en nous l'intégrité de nos principes, et si nous en avons nourri la flamme
dans les esprits et dans les caractères.
Parmi nos contemporains étrangers, celui chez lequel on trouve peut-être
la note la plus élevée et la plus sûre de l'esprit libéral est M. John Stuart
Alill. M. Mill peut être considéré comme le penseur politique qui a mis dans
la circulation intellectuelle de son pays le plus d'idées libérales éprouvées.
Personne autant que lui n'a enrichi ce fonds commun où les politiques de
profession, les journalistes, les orateurs, les ministres, tous plus ou moins
condamnés à l'improvisation, puisent les vérités politiques, économiques et
sociales qu'ils vont ensuite vulgariser avec tant de talent, et qui ont fini par
former l'atmosphère morale actuelle de l'Angleterre, malheureusement si
peu connue du continent, comme nous en faisions récemment la remarque.
M. Mill a des facultés philosophiques rares chez ses compatriotes : il a un
REVUE. — CHRONIQUE. 9S9
autre mérite aussi peu commun en Angleterre, c'est une curiosité sympa-
thique des idées, des aspirations et des littératures du continent, et notam-
ment de la France. Peu d'Anglais connaissent la France aussi bien, et ont
pour elle autant de goût. Comme tous les esprits élevés, qui veulent ac-
croître la civilisation de leur patrie en la comparant à des civilisations dif-
férentes, il dédaigne de flatter son pays, et ne craint point de lui signaler
les qualités de ses rivaux, qu'il voudrait lui voir acquérir. S'il a encouru un
reproche parmi ses compatriotes, c'est d'être le censeur un peu morose de
l'Angleterre et le panégyriste un peu complaisant de la France. Les qualités
de M. Mill et ces penchans que nous venons d'indiquer donnent un puissant
intérêt et une autorité particulière à un écrit remarquable qu'il vient de
publier, dans le Frasei^'s iMayazine, sur la politique étrangère de l'Angle-
terre, sous ce titre : «Quelques mots sur le principe de non-intervention,»
afew ff^ords on no-intervention.
M. John Stuart Mill, qui n'est point, nous le répétons, un adulateur de son
pays, s'étonne de la méprise profonde que commettent les écrivains du con-
tinent dans leurs jugemens sur l'Angleterre. « Il y a un pays en Europe,
dit-il avec une éloquente sincérité, égal aux plus grands par l'étendue de
ses possessions, et qui les dépasse tous en richesse comme par la force que
la richesse procure, dont le principe déclaré en matière de politique étran-
gère est de laisser à eux-mêmes les autres peuples. Aucun pays ne redoute
ou n'affecte de craindre de sa part des projets d'agression. Les puissans, de
tout temps, ont eu l'habitude d'usurper sur les faibles et de lutter pour la
domination avec ceux qui sont aussi forts qu'eux. Il n'en est point ainsi de
cette nation. Elle veut garder ce qui lui appartient, elle ne se soumettra à
aucune usurpation; mais, pourvu que les autres nations ne se mêlent pas
de ses affaires, elle ne veut pas se mêler des leurs. L'influence qu'elle peut
exercer sur elles par la persuasion, elle l'emploie plutôt au service des
autres qu'à son profit : elle est médiatrice dans les querelles qui éclatent
entre les états étrangers, elle s'efforce de mettre un terme aux guerres
civiles obstinées, elle réclame la clémence en faveur des vaincus, ou enfin
elle obtient la cessation de quelque crime national ou de quelque scandale
pour l'humanité, tel que la traite des esclaves. Non-seulement cette na-
tion ne cherche pour elle aucun bénéfice aux dépens des autres, elle ne
poursuit aucun avantage sans admettre les autres à le partager. Elle ne
fait point de traités qui stipulent pour elle des profits commerciaux ex-
clusifs. Si les agressions de peuples barbares la contraignent à faire une
guerre heureuse, et si ses victoires lui permettent d'imposer la liberté du
commerce, tout ce qu'elle demande pour elle, elle le demande pour le genre
humain. Les frais de la guerre sont pour elle; les fruits en sont fraternelle-
ment partagés avec l'humanité tout entière. Ses ports et son commerce sont
libres comme l'air et le ciel. Tous ses voisins y peuvent entrer sans payer
de droits, et elle ne s'inquiète pas si , de leur côté, ils gardent tout pour
eux, et persistent à se fermer avec la plus étroite jalousie à ses négocians et
à ses marchandises. — Une nation qui adopte une telle politique est une
nouveauté dans le monde; c'est si bien une nouveauté que la plupart n'en
peuvent croire leurs yeux. Par un de ces faits paradoxaux que nous rencon-
trons souvent dans les affaires humaines, voilà pourtant la nation qui est,
990 REVUE DES DEUX MONDES.
pour sa politique étrangère, dénoncée comme le type de Tégoïsme, comme
une nation qui ne cherche qu'à tromper, à supplanter ses voisins. Un ennemi
vaincu, un rival distancé, pourrait à la rigueur exhaler une telle accusation
dans un moment de mauvaise humeur; mais que cette calomnie soit acceptée
par les indifférons et passe à Tétat de doctrine populaire, il y a bien là de
quoi surprendre même ceux qui ont sondé le plus avant Tabîme des préjugés
humains. Telle est pourtant, au sujet de la politique anglaise, Topinion la
plus répandue sur le continent. » M. Mill ne se contente pas de protester
contre cette colossale méprise, dont naguère nous étions en train de voir les
déplorables conséquences se dérouler parmi nous, et dont par contre-coup
les Anglais subissent l'effet en se livrant à des armemens formidables et en
s'imposant le fardeau de taxes extraordinaires. Avec sa sagacité de philo-
sophe, il en recherche les causes, celles du moins que les Anglais peuvent
s'imputer à eux-mêmes, et dont il est en leur pouvoir d'arrêter l'action mal-
faisante.
La situation paraît critique à M. Mill. « Nous sommes, dit-il, dans un de
ces momens qui ne se présentent qu'une fois dans la vie d'une génération.»
Suivant lui, la conduite et le renom de l'Angleterre peuvent décider d'une
longue série d'événemens et de la direction d'une période historique pour
l'Europe. Dans cette crise, M. Mill presse sévèrement les hommes d'état an-
glais de veiller à leur langage et à leurs actes. C'est, selon lui, par des im-
prudences et des inexactitudes de parole, c'est en déviant par caprice, sur
des points secondaires, de la vraie politique générale de l'Angleterre, que les
hommes d'état anglais compromettent la réputation de l'Angleterre, et four-
nissent matière aux jugemens injustes qui sont portés sur elle au dehors.
Confirmant une observation très fine et très vraie de M. de Rémusat, M. Mill
remarque que sur le continent on fait les Anglais plus habiles et plus pro-
fonds qu'ils ne le sont en réalité. On y recherche dans la conduite de l'An-
gleterre tout ce qui peut prêter aux accusations d'égoïsme. Si l'on n'en
trouve pas la matière dans sa conduite ordinaire, on se rabat sur les excep-
tions, l'on donne à ces exceptions une importance exagérée, et l'on veut y
découvrir les mobiles habituels de la politique anglaise. « On prend au mot,
dit-il, le langage que nous employons sur nous-mêmes, et par lequel nous
nous faisons pires que nous ne sommes. Ce mauvais langage par lequel nous
nous calomnions nous-mêmes a deux causes : d'abord les Anglais répugnent
tant à faire profession de vertus, qu'ils aiment mieux se faire fanfarons de
vices; ensuite les hommes d'état anglais, insoucians à l'excès de l'effet que
leurs paroles peuvent produire à l'étranger, commettent l'erreur grossière
de croire que les objets bas sont les seuls qui soient à la portée de ceux de
leurs concitoyens qui ne font pas partie de l'aristocratie, et qu'il est toujours
utile, sinon nécessaire, de mettre dans leurs discours ces objets en pre-
mière ligne. » Comme exemple de ces erreurs de langage, M. Mill indique
la formule banale sous laquelle les orateurs anglais présentent ordinaire-
ment la doctrine de non-intervention. C'est toujours, dit-il, le môme hon-
teux refrain : « Nous ne sommes pas intervenus, parce que les intérêts an-
glais n'étaient pas engagés. Nous ne devons pas intervenir, parce que les
intérêts anglais ne sont pas en question.» A juger de l'Angleterre par ce lan-
gage, continue-t-il, on en fait un pays dont les hommes les plus distingués
REVUE. — CHRONIQUE. 991
ne rougissent pas d'avouer comme règle de conduite politique une maxime
que personne , à moins d'être tombé au dernier degré de bassesse , ne se
laisserait accuser d'appliquer à sa conduite privée, à savoir que Ton ne doit
pas remuer le doigt pour les autres, à moins d'y trouver son avantage. Qu'ar-
rive-t-il? les autres nations disent à l'Angleterre : « La non-intervention n'est
donc point pour vous une question de principe. Si vous vous abstenez d'in-
tervenir, ce n'est pas que vous pensiez que vous auriez tort d'intervenir. Ce
n'est pas le bien des autres qui vous préoccupe. Vous vous mêleriez de leurs
affaires, si vous pensiez y trouver votre avantage. » Les hommes d'état an-
glais et les politiques de profession ont en cela le tort de trahir par la né-
gligence de la parole leur véritable pensée et la pensée de leur pays. En
réalité, ils ne veulent dire qu'une partie de ce qu'ils semblent dire. Ils
répudient l'intervention comme un système par lequel une nation ne peut
faire du bien à un autre peuple; mais en parlant des intérêts de l'Angle-
terre, ils font une confusion involontaire d'idées : ils entendent donner non
les intérêts, mais la sécurité de l'Angleterre, comme un motif légitime de
guerre. Leur vraie pensée, qui est celle de leur pays, c'est que la guerre
ne serait juste que si la sûreté et les intérêts de la nation étaient mis en
péril par une agression hostile et déloyale. Cependant ces fautes d'expres-
sion, aggravées par l'ignorance du continent, nuisent réellement à la répu-
tation de l'Angleterre. « C'est une opinion accréditée parmi les politiques du
continent, dit justement M. Mill, spécialement parmi ceux qui se croient les
mieux instruits, que l'existence de l'Angleterre dépend de l'acquisition in-
cessante de nouveaux marchés pour notre agriculture, que la chasse aux
marchés est une question de vie ou de mort pour nous, et que nous sommes
toujours prêts à fouler aux pieds tous les devoirs de la morale publique
et internationale plutôt que de nous arrêter dans cette course. Il serait oi-
seux de montrer ce qu'une telle opinion suppose de profonde ignorance
et d'inintelligence des lois qui régissent la production des richesses et de
tous les faits qui établissent la situation commerciale de l'Angleterre ; mais
cette ignorance et cette inintelligence sont malheureusement générales sur
le continent. Est-ce trop exiger de nos politiques de profession que d'expri-
mer le désir qu'ils tiennent quelquefois compte de cet état de choses? A
quoi peut-il servir de nous exprimer comme si nous n'avions pas de scru-
pule à commettre des choses que non-seulement nous ne commettons pas,
mais qu'il ne nous vient pas même à l'esprit de faire? » Parmi les erreurs
d'action sur les questions secondaires que M. Mill reproche aux hommes
d'état anglais, il signale surtout l'affaire de Suez. Il déclare d'abord que
l'Angleterre est entièrement étrangère aux opinions exprimées par lord Pal-
merston au sujet du canal de Suez. La prétendue opposition de l'Angleterre
à cette entreprise se réduit à un caprice du chef du cabinet. Le grand éco-
nomiste n'a pas de peine à démontrer que l'opposition de lord Palmerston
au canal est une déviation aux principes de politique commerciale adoptés
depuis tant d'années par l'Angleterre. L'entreprise, avec les bases finan-
cières sur lesquelles elle s'est constituée, ne sera peut-être pas rémunéra-
trice des capitaux engagés. Cela regarde les actionnaires. Il n'entre pas dans
les attributions du gouvernement britannique d'empêcher des particuliers,
fussent-ils Anglais, de dépenser leur argent dans des spéculations malheu-
992 REVUE DES DEUX MONDES,
reuses. Et combien de fois, ajoute avec raison M. Mill, les premiers promo-
teurs d'une entreprise n'ont-ils pas, au prix de leurs sacrifices, préparé la
voie à ceux qui ont pu, au profit de tous, réaliser les avantages qu'on s'en
promettait! Pourquoi n'en serait-il pas ainsi pour le percement de l'isthme
de Suez, si la tâche était trop grande pour la compagnie qui la première a
voulu tenter cette œuvre audacieuse?
Ces efforts de M. Mill pour ramener les hommes d'état anglais à une con-
sistance plus rigoureuse dans leur langage et dans leur conduite sont
louables assurément, car ils tendent à effacer une des causes principales des
malentendus qui se sont élevés entre les Anglais et nous; ce n'est point là
cependant qu'est la portée la plus sérieuse de son écrit. Le principe de non-
intervention est la force morale que l'Angleterre doit apporter au congrès
de Paris. Toute définition de ce principe a donc en ce moment une impor-
tance particulière; une définition qui vient de M. xMill doit surtout être prise
en sérieuse considération, car on peut être sûr que, comme tout ce qui
émane de cet écrivain, elle ne manquera pas d'inlluer sur l'esprit des hommes
d'état anglais. M. Mill n'est point partisan des guerres faites pour une idée.
Faire la guerre pour une idée, si c'est une guerre agressive et non défensive,
lui paraît aussi répréhensible que de faire la guerre pour acquérir du ter-
ritoire et du butin, car, selon lui, nous n'avons pas plus le droit d'imposer
nos idées aux autres peuples que de les contraindre à subir sous toute autre
forme nos volontés; mais il croit que la guerre peut en certains cas être
permise à un peuple, sans que ce peuple soit attaqué ou menacé, et il juge
qu'il importe aux nations d'être bien fixées sur ces cas particuliers avant
qu'ils na se présentent. M. Mill sépare d'abord, par une distinction décidée,
les principes qui peuvent diriger les nations civilisées dans leurs rapports
avec les peuples barbares et les principes qui doivent diriger dans leurs
relations réciproques les peuples de même civilisation. Dans le premier cas,
dans celui où se trouvent la France en Algérie et l'Angleterre dans l'Inde,
la guerre lui paraît permise, et a même à ses yeux un caractère hautement
civilisateur. La vraie difficulté commence quand on examine les rapports mu-
tuels des nations chrétiennes. Tous les esprits honnêtes proscrivent les
guerres de conquête. On repousse également dans les pays libres toute idée
d'intervention pour soutenir un gouvernement contre son peuple. «Un gou-
vernement, dit M. Mill, qui a besoin d'un secours étranger pour imposer
Tobéissance à ses sujets est un gouvernement qui ne devrait pas exister. »
L'intervention est un acte honnête, légitime, humain, lorsqu'elle a pour
objet de mettre fin à une lutte indécise, et où un parti ne pourrait l'em-
porter qu'au prix de cruautés affreuses et de perturbations prolongées : c'est
ainsi que les puissances européennes se sont interposées avec raison entre
la Grèce et la Turquie, entre la Turquie et l'Egypte, entre la Belgique et
la Hollande. La question délicate pour un pays libre est de savoir s'il peut
venir au secours d'un peuple qui lutte contre son gouvernement pour con-
quérir ou pour conserver de libres institutions, ici deux cas peuvent se pré-
senter : le gouvernement contre lequel le peuple est soulevé est ou indi-
gène ou étranger. Si le gouvernement est indigène, l'intervention en faveur
du peuple n'est pas légitime aux yeux de M. Mill ; dans ce cas, on ne peut
être assuré que Tintervention, même heureuse, tournera i l'avantage du
REVUE. CHRONIQUE. 993
peuple, car comment un peuple qui ne saura pas conquérir la liberté pourra-
t-il la conserver quand le secours étranger sera retiré? Un peuple libre ne
peut raisonnablement et justement prêter à un peuple qui s'efforce d'obte-
nir la liberté que le concours moral de l'opinion, à moins que l'intérêt de
sa propre défense ne soit en jeu. La question est différente, si la tyrannie
contre laquelle une nation s'insurge est étrangère ou soutenue par des ar-
mées étrangères. « Pour devenir un principe légitime de morale, dit M. Mili,
il faut que la non-intervention soit acceptée par tous les gouvernemens. 11
faut que les despotes consentent à être liés par ce principe aussi bien que
les états libres. Sans cela, le principe de non-intervention, proclamé par les
états libres, aboutirait à cette misérable conséquence, que l'injustice vien-
drait en aide à l'injustice, tandis que le droit ne pourrait aller au secours
du droit. L'intervention pour imposer la non-intervention est toujours juste,
toujours morale, sinon toujours prudente. » M. Mill illustre cette conclusion,
qui est en effet la sanction et la sauvegarde du principe de non-intervention,
par l'exemple du dernier soulèvement de Hongrie. Le jour où l'empereur Ni-
colas jeta ce défi à l'Europe occidentale d'intervenir contre les Hongrois au
profit de l'empereur d'Autriche, c'eût été, suivant M. Mill, de la part de l'An-
gleterre et de la France un acte honorable et vertueux de déclarer au tsar que
cela ne serait pas, et que si la Russie allait au secours de la mauvaise cause,
les nations d'Occident iraient au secours de la bonne. « La première nation,
écrit en finissant M. Mill, qui, assez puissante pour rendre sa parole efficace,
aura le courage de dire qu'aucun coup de canon ne sera tiré en Europe par
les soldats d'une puissance contre les sujets révoltés d'une autre, sera l'idole
des amis de la liberté dans toute l'Europe. Cette déclaration seule assurera
l'émancipation presque immédiate de tout peuple qui désirera assez la liberté
pour être capable de la conserver, et la nation qui prononcera cette parole
sera b entôt à la tête d'une alliance de peuples libres assez forte pour défier
tous les despotes confédérés contre elle. Le prix est trop glorieux pour ne
pas tenter tôt ou, tard quelque pays libre : le temps est proche peut-être où
l'Angleterre, si elle ne prend pas ce parti par héroïsme , sera obligée de le
prendre pour sa sûreté. »
Il nous a paru utile de faire connaître cette intervention de M. Mill dans
la polémique internationale et les graves conclusions auxquelles, avec ce
mélange de modération et de vigueur qui sont les traits distinctifs de son
esprit, arrive cet éminent penseur. Nous aurions voulu, si M. Mill n'avait
pas eu à nos yeux des droits antérieurs et supérieurs à l'attention du public
français, dire quelques mots d'un admirable discours qu'un membre des
communes, M. Kinglake, vient de prononcer devant les électeurs de Brid-
gevi^ater sur la situation de l'Angleterre vis-à-vis de l'étranger. Nous avons
retrouvé dans ce discours, qui a produit dans le monde politique anglais
une profonde sensation, des idées parentes de celles que nous avons plu-
sieurs fois émises nous-mêmes sur la vertu essentiellement pacifique des in-
stitutions représentatives, et sur la sécurité réciproque que se donneront
les nations européennes le jour où elles auront toutes assuré les garanties
de leur liberté intérieure. Au surplus, les questions extérieures, quoiqu'elles
y soient envisagées avec plus de calme que dans les derniers temps, conti-
TOME XXIV. 03
•094 REVUE DES DEUX MONDES.
nuent à tenir la première place dans les préoccupations de l'Angleterre. La
question de la réforme électorale est loin de faire contre-poids à Tagitation
des volontaires. M. Bright a Tair de s'en apercevoir, car il a annoncé, dans
la dernière réunion de Tassociation réformiste de Londres, une résolution
qui, venant de lui, paraît modeste : il votera pour le bill que doit présen-
ter lord John Russell, quoique ce bill, dont lord John avait fait connaître
les principales données avant les dernières élections, demeure bien en-deçà
du programme de l'éloquent agitateur.
Résolus à ajourner jusqu'à la réunion du congrès la discussion des ques-
tions italiennes, nous ne dirons rien non plus de la croisade qui se prêche
en ce moment dans la plupart des pays catholiques en faveur de l'intégrité
du pouvoir temporel du pape , et qui nulle part n'est plus bruyante qu'en
Irlande. Nous avons remarqué pourtant, parmi les harangues des meetings
monstres d'Irlande, le curieux discours d'un évêque dont le nom nous
échappe, marqué de contradictions éloquentes qui n'étaient pas faites pour
nous déplaire. Ce prélat, vieil ami d'O'Gonnell, regarde avec raison comme
dégénérés ceux de ses coreligionnaires qui ne savent pas apprécier ces
libertés de la presse et des associations, et ce régime des parlemens libres
dont l'Irlande jouit jusqu'à l'abus. Il se promettait bien, quant à lui, de ren-
verser de leurs sièges aux prochaines élections ceux des membres irlandais
qui ne voteraient pas contre lord Palmerston dans le cas où le noble lord
laisserait démembrer l'état pontifical. Le même évêque racontait pourtant
avec une verve toute pittoresque qu'il était en Italie pendant la dernière
guerre, qu'entendant le canon d'un champ de bataille, il avait fait des vœux
pour le succès de l'armée sarde, et qu'en contemplant les beautés des
lacs de l'Italie supérieure, il s'écriait : « Pourquoi les Autrichiens reste-
raient-ils ici? pourquoi l'Italie n'appartiendrait-elle pas aux Italiens? » On
pourrait s'entendre avec un pareil évêque. Si en effet il n'y avait plus que
des Italiens en Italie, les plus grandes difficultés de la papauté ne seraient-
elles pas conjurées? Le pape n'aurait plus le poids de ces alliances et de
ces interventions étrangères qui ont surtout dépopularisé son gouvernement
temporel, et l'Italie elle-même, la spirituelle et ambitieuse Italie, qui a tant
contribué à la construction de cet édifice de la papauté, signe de sa préé-
minence religieuse, serait bien capable de s'arranger encore avec son pape.
Mais n'anticipons pas sur le congrès. Maintenant que les adhésions des
puissances sont connues, il n'est plus guère permis que de s'enquérir des
noms des plénipotentiaires choisis par elles. La présence du cardinal Anto-
nelli à Paris aurait excité un vif intérêt de curiosité; mais aurons-nous le
cardinal? C'est douteux. Nous ne voulons pas douter du moins que la Sar-
daigne ne soit représentée au congrès par M. de Gavour. Si les objections
qui se sont quelque temps, dit-on, opposées à la désignation de M. de Ga-
vour étaient venues de la Sardaigne, elles auraient été une ingratitude; si
elles étaient venues d'une autre puissance, elles eussent été une faute. Dans
la diplomatie, M. de Gavour est l'homme de l'Italie émancipée, émue, at-
tendant une vie nouvelle, que nous ont faite les événemens de cette année.
Sans M. de Gavour, le congrès n'eût pas été le congrès pour l'Italie, car elle
ne s'y serait pas crue représentée. Or l'on conviendra que s'il est un pays
REVUE. — CHRONIQUE. 995
en Europe pour qui il importe que l'œuvre du congrès soit efficace et son
autorité persuasive, c'est à coup sûr l'Italie.
On n'en a point fini encore avec toutes ces épineuses questions agitées de-
puis si longtemps entre le Danemark et l'Allemagne, et tant que ces questions
ne seront pas résolues, elles seront un sujet perpétuel d'inquiétude et de
crise pour la monarchie danoise, un grief permanent et une raison inces-
sante d'intervention pour la confédération germanique. Le Danemark s'était
pourtant exécuté aussi bien qu'il l'avait pu. On lui avait signalé la consti-
tution commune du 2 octobre 1855 comme portant atteinte aux intérêts et
aux droits des duchés allemands dépendant de la couronne danoise, et il a
suspendu cette constitution pour le Holstein et le Lauenbourg ; la diète de
Francfort lui a fait un devoir de consulter de nouveau les Holsteinois, et il
a convoqué des états provinciaux, en livrant à leur délibération la constitu-
tion même, en les appelant à formuler leurs vœux, à sç prononcer sur l'or-
ganisation constitutionnelle de la monarchie. On ne pouvait aller plus loin.
Il est malheureusement arrivé ce que l'excitation des esprits dans le Hol-
stein devait laisser prévoir. Les états provinciaux des duchés ont formulé un
projet qu'ils ont adressé au roi, et qui est non-seulement incompatible avec
le principe de ce qu'on appelle ïétat d'ensemble, mais encore impraticable,
en même temps qu'il serait contraire à toute équité. Nous ne citerons qu'une
des prétentions holsteinoises. Selon le projet des états provinciaux, aucune
loi générale ne pourrait être adoptée, aucune dépense commune ne pourrait
être autorisée que moyennant accord et consentement de quatre assemblées
provinciales distinctes, séparées et respectivement indépendantes, l'une re-
présentant quarante mille habitans du Lauenbourg, l'autre cinq cent mille du
Holstein, la troisième quatre cent mille du Slesvig, et la quatrième, qui est
celle du Danemark seul, représentant une population de seize cent mille
âmes. On voit que l'inégalité qui en résulterait ne serait pas compensée par
la facilité de ces délibérations indépendantes et rivales qui seraient comme
le liberum veto de la monarchie danoise.
Le cabinet de Copenhague, on le conçoit, n'a pu accepter ce projet, et il
s'ensuit que les duchés se trouvent provisoirement placés entre une consti-
tution suspendue et une constitution nouvelle, sur laquelle on ne peut s'en-
tendre. Cette anomalie n'est peut-être pas près de finir, si l'on en juge par
la vieille date et les mille vicissitudes passées de ce conflit. En attendant, le
gouvernement danois a pris récemment quelques mesures pour régler le
mieux possible ce provisoire. Une patente royale est venue aviser à cette
situation tout exceptionnelle. 11 ne sera rien ordonné, en ce qui touche
Jes duchés, sans que les états provinciaux aient été consultés. Ces états au-
ront en même temps le droit d'adresser des pétitions sur les intérêts com-
muns de la monarchie. La part du Holstein dans les dépenses générales
sera fixée par le roi proportionnellement à la population d'après le dernier
recensement. Ce n'est pas d'ailleurs que le gouvernement du Danemark re-
nonce à rattacher constitutionnellement les deux duchés au reste de la mo-
narchie : il va faire au contraire une tentative nouvelle. On réunirait, sous
la présidence d'un membre du gouvernement, des députés pour le Hol-
stein-Lauenbourg et pour le Danemark-Slesvig en nombre égal, sept pour
chaque partie ; ces députés seraient élus par les états provinciaux holsteinois
•
^96 REVUE DES DEUX MONDES.
et par la représentation législative danoise. Moyennant des concessions ré-
ciproques et une révision de la constitution de 1855, Je gouvernement es-
père arriver à formuler un projet qui, après avoir été soumis à l'examen
des diverses assemblées, finirait par être adopté d'un commun accord, et
resterait définitivement la loi fondamentale de la monarchie. Ces diverses
mesures, le cabinet de Copenhague vient de les notifier à la diète de Franc-
fort* par une communication diplomatique qui précise le point où en est
aujourd'hui ce conflit. Qu'on n'oublie pas la situation singulière où se trouve
le Danemark : une patente royale de 1852, rendue en vertu d'engagemens
pris avec la confédération germanique, lui fait un devoir d'organiser l'en-
semble de la monarchie; d'un autre côté, toute tentative d'organisation
rencontre l'insurmontable répugnance du Holstein. Reste un troisième per-
sonnage, la diète de Francfort, qui prétend être juge de la façon dont le ca-
binet de Copenhague exécute ses engagemens. C'est là le problème qui oc-
cupe depuis sept ans les hommes d'état du Danemark et de l'Allemagne, et
qui n'est peut-être pas beaucoup plus près d'une solution que le premier
f' jour.
Ce n'est là encore que le côté extérieur d'une affaire qui réagit nécessai-
rement sur la situation intérieure du Danemark. Il y a dans ce pays, sans
qu'on se l'avoue peut-être, deux partis politiques distincts. L'un de ces partis
est absolutiste d'inclination, l'autre constitutionnel. Les absolutistes, peu
nombreux en réalité, sont les grands défenseurs du principe de l'unité de
l'état d'ensemble ou Heelstat, même au risque de sacrifier la constitution et
l'indépendance nationale danoise aux exigences de l'Allemagne. Les consti-
tutionnels, qui sont en grande majorité et qui voudraient sauver les insti-
tutions libres, l'indépendance nationale, tendraient plutôt au contraire à
abandonner cette idée d'unité difficile à concilier avec la situation mixte des
duchés ; ils s'en tiendraient volontiers à une sorte d'union composée : — d'une
part, des provinces constitutionnelles indépendantes, le Danemark et le
Slesvig, — de l'autre côté, des provinces allemandes du Holstein-Lauen bourg,
qui tiennent en même temps à la confédération germanique. Ces divisions
se sont fait sentir lorsque s'est réuni, il y a peu de temps, le Rigsraad, cette
assemblée qui est censée être la représentation commune de la monarchie,
et qui ne l'est plus d'une manière aussi complète depuis la patente royale
qui met provisoirement les duchés allemands à l'écart. La minorité s'est ar-
mée de ce fait pour décliner l'autorité et la compétence d'une assemblée
qui, selon la constitution, devrait se composer de quatre-vingts membres, et
qui ne compte plus que soixante représentans après l'exclusion temporaire
du Holstein et du Lauenbourg. Des membres ont protesté et se sont retirés
#' > des séances. Il en est résulté un certain embarras. Le ministère malgré tout
a tenu tête à cette opposition, et il a réussi à rallier une majorité assez
forte. Les difiicultés paraissaient donc surmontées, lorsque le jour même de
la clôture du Rigsraad, le 24 novembre, le ministère donnait subitement sa
démission.
A quoi tenait cette retraite soudaine du cabinet de Copenhague? Aucun
incident extérieur n'était survenu; tout semblait aplani pour le moment
par l'accord du gouvernement et de la majorité législative dans la politique
intérieure. Cette démission n'a pu s'expliquer que par une cause, par la ré-
REVUE. — CHRONIQUE. 997
sistance que rencontrait le ministère dans cette petite cour de favoris qui
s'est formée depuis le mariage morganatique du roi. Le ministère, à ce qu'il
semble, demandait Téloignement de quelques-uns des personnages de cette
cour suspecte ; il n'a pu l'obtenir du roi, et il s'est retiré. Voilà donc un
nouveau cabinet formé à Copenhague le 2 décembre, et dont les principaux
membres sont M. Rotvitt, président du conseil et ministre de la justice; le
baron de Blixen, ministre des affaires étrangères; le général Thestrup, mi-
nistre de la guerre; M. Jessen, ministre de l'intérieur. C'est en somme un
cabinet d'une physionomie vague, sans caractère, ne représentant aucune
idée, aucune politique. MM. Rotvitt et Jessen, l'un bailli, l'autre maire d'une
ville de province, tous les deux chambellans, doivent leur avènement à la
faveur de la cour. Le premier n'a marqué jusqu'ici dans les chambres que
par ses alliances avec le parti démagogique des amis des paysans. M. Jessen
incline plutôt vers l'aristocratie. Le baron de Blixen joint à des formes ex-
térieures agréables un esprit vif et mobile. Haut placé d'abord dans le parti
aristocratique réactionnaire, il a depuis modifié ses opinions, et après avoir
cabale contre la cour, il s'est réconcilié avec elle. On ne connaît point en-
core son expérience et sa capacité politique. Dans son ense'mble, le minis-
tère semble d'autant plus faible qu'il succède à un cabinet qui réunissait de
bien autres conditions de force et d'intelligence. Il reste à savoir quelle
marche adopteront ces nouveaux ministres pour relever le pouvoir dans
l'opinion et faire face aux difficultés de la situation du Danemark.
E. FORCADE.
ESSAIS ET NOTICES.
DU PERSONNEL DE LA MARINE FRANÇAISE
ET DE LA FORMATION DES ÉQUIPAGES.
L'étude sur les Marines de France et d'Angleterre que la Revue a publiée
dans son numéro du 15 septembre dernier nous a valu quelques communi-
cations intéressantes, auxquelles nous ne pouvons mieux répondre qu'en re-
produisant les détails nouveaux qu'elles nous apportent sur ce grave sujet.
En évaluant approximativement à 2,000 le cadre de nos officiers de ma-
rine, nous y avions compris les aspirans, dont le nombre est indéterminé.
On nous fait observer que les aspirans, n'entrant pas dans la formation des
états-majors, doivent être laissés en dehors du cadre, ce qui le réduirait
d'une manière exacte aux chiffres suivans :
33 officiers-généraux, amiraux, vice-amiraux, contre-amiraux.
110 capitaines de vaisseau.
220 capitaines de frégate.
650 lieutenans de vaisseau.
550 enseignes.
Total. 1,563
998 BEVUE DES DEUX MONDES.
Notre personnel d'officiers est donc effectivement de 1,563 contre 5,000 en-
viron, que portent les listes de l'amirauté anglaise. On voit déjà combien cet
écart est grand, et dans quelles conditions d'infériorité il nous laisse ; on s'en
assure mieux en suivant sur nos flottes la répartition de ce corps d'officiers
dans l'hypothèse d'un armement complet.
Il est évident que, pour un service de guerre, il faudrait d'abord armer
tous les bâtimens à vapeur à flot capables : 1" de présenter le flanc à l'en-
nemi, 2° de poursuivre comme croiseurs les bâtimens de commerce. S** de
porter des vivres, des munitions, des troupes, dans nos colonies, ou d'accom-
pagner comme transports une flotte de guerre en vue d'une expédition ou
d'un débarquement, h° de défendre les ports de commerce ou de guerre les
plus importans ou les places dépourvues de batteries et de défenses fixes.
Il faudrait en outre armer en flûtes les quelques vaisseaux à voile qui
nous restent, et dont, sous cette forme, on obtiendrait de bons services,
en les amalgamant dans une flotte de transport, et sauf à les faire remor-
quer quand cela serait nécessaire. Pour les frégates et les grandes cor-
vettes à voile, bâtimens d'une marche supérieure, leur destination est d'a-
vance indiquée : elles iraient dans les mers lointaines, où le ravitaillement
en charbon est impossible, faire un service de croiseurs dont la tradition est
toujours vivante, et infliger au commerce ennemi des dommages auxquels il
ne pourrait échapper. Sur nos 27 frégates à voile, 20 sont dans les meilleures
conditions pour cet emploi, et toutes nos corvettes y sont propres. L'avan-
tage de cette flotte, c'est sa prompte disponibilité ; tout bâtiment à flot peut
être considéré comme un bâtiment armé. Le matériel est dans les magasins, .
et nos croiseurs à voile auraient pris le large avant que l'ennemi eût pu
établir des croisières à vapeur pour leur barrer le chemin. Les bâtimens à
voile inférieurs aux corvettes resteraient en dehors de cet armement.
Dans la flotte à vapeur, il faudrait également faire un choix. Pour les bâ-
timens à roues, il conviendrait de s'arrêter aux corvettes, quoique plusieurs
avisos de première classe fussent bons à un service de transport. Parmi
les bâtimens de flottille, on devrait mettre en ligne de compte les batteries
flottantes, les canonnières et les chaloupes blindées, qui seraient utilement
employées à la défense des côtes et des abords des rivières navigables.
Voici dès lors les trois divisions naturelles d'un armement complet : flotte
de guerre, transports, croiseurs à voile. Il resterait en dehors de ces be-
soins : 1° le vaisseau-école de Brest, pépinière des aspirans ; 2" le vaisseau
de matelots canonniers, où se forment les bons chefs de pièces; 3° l'école
des mousses de Brest, institution qui fournit d'excellens sujets, et où se
recrutent les cadres des officiers mariniers et des sous-officiers; W la flot-
tille qui stationne dans l'intérieur des fleuves du Sénégal, et qu'en cas de
guerre il conviendrait d'accroître plutôt que d'affaiblir.
L'ensemble comporterait la présence de 15 officiers-généraux à la mer,
avec un chef d'état-major et deux aides-de-camp pour chacun. En y ajoutant
le personnel nécessaire au service des ports de guerre, réduit aux termes les
plus stricts, et sans y comprendre les officiers supérieurs qui font partie des
commissions de recette, on a tous les élémens du tableau qui suit, et où les
officiers sont répartis dans les proportions que comporte chaque nature de
service.
REVUE. — CHRONIQUE.
999
Tableau de répartition des officiers de marine français dans l'hypothèse
d'un service de gtierre.
ï ^
îi
il
II
II
•S
OBSERVATIONS.
si
5^
-
■^^
1
Flotte à vapeur de guerre.
(l) Pour des états-majors compo-
sés réglementairement, il aurait
33
33
165
165
33 vaisseaux à hélice.
fallu de plus en capitaines de vais-
7
7
35
7 bàtimens cuirassés —
seau :
16
16
80
16 frégates —
9 pour commander les vaisseaui
5
5
20
5 corvettes —
à voile.
5
5
15
5 avisos de Ir* classe —
11 pour les corvettes de 1er rang.
11
33
H avisos de 2e classe —
1 9 pour les frégates à roues.
9
9
27
9 corvettes rapides à roues.
31
31
31 canonnières et chaloupes cuirassées,
à hélice.
Flotte de transjwrt.
39 capitaines de vaisseau.
Les lieutenans de vaisseau seraient
aussi réglementairement insufflsans;
mais comme beaucoup d'ensei^es
9
29
9
29
27
87
9 vaisseaux à voile (1).
29 transports à hélice.
seraient alors inoccupés, on les sup-
pose embarqués sur les vaisseaux et
corvettes à voile, ainsi que sur les
19
19
57
19 frégates à roues.
Croiseurs à voile.
frégates à roues, en remplacement
d'un pareil nombre de lieutenans d«
vaisseau.
20
20
100
20 frégates.
H
11
44
1 1 corvettes de 1er rang.
État-major des officier s-genéi-aux
en clief ou en sous-ordre
(2) Ne sont pas compris dans 1«
tableau :
10 5 capitaines de vaisseau mem-
bres du conseQ des travaux et de
10
15
20
Chefs d'état-major ou aides-de-camp.
Dans les ports (2).
l'amirauté ;
20 5 capitaines de vaisseau com-
mandans supérieurs de bàtimens à
vapeur dans les cinq ports ;
5
8
20
Direction de port et ateliers dans les
cinq grands ports militaires.
3° 2 capitaines de vaisseau exa-
minateurs au commerce;
3
8
40
Divisions des équipages de la flotte.
40 Les aides-de-camp du ministre;
5
8
15
Majorités, conseils de guerre, observa-
toires.
50 Les capitaines de frégate et
lieutenans de vaisseau attachés aux
3
7
Aides-de-camp des préfets maritimes.
bàtimens en réserve;
1
1
8
Etat-ma^or du vaisseau-école.
Etat-major du vaisseau canonnier et de
6» Les lieutenans de vaisseau, ca-
1
i
8
6
pitaines de port en Algérie et dans
l'école des matelots timoniers.
les principaux ports de commerce.
3
Etat-major de la corvetto des mousses.
Soit approximativement :
1
20
Flottille du Sénégal.
13 capitaines de vaisseau.
2
2
Gouverneurs et commandans particu-
liers de colonies.
Personnel strictement nécessaire pour
l'ensemble des services en temps de
guerre.
Cadre actuel.
4 — de frégate.
16 lieutenans de vaisseau.
Et en récapitulant ces chi&es et
103
210
630
532
ceux de la note précédente :
52 capitaines de vaisseau.
110
220
650
550
4 - de frégate.
Restant disponible.
16 lieutenans de vaisseau.
7
10
20
18
72 total général.
Ce tableau est si concluant qu'il pourrait se passer de commentaires. Nos
armemens une fois au complet, il ne nous resterait comme réserve, pour pa-
rer à des nécessités imprévues, que 10 capitaines de vaisseau, 20 lieutenans
de vaisseau et 18 enseignes. Encore n'a-t-on pas compris dans le tableau,
comme cela est indiqué en marge, les officiers qui remplissent dans les ports
des fonctions très utiles; on s'est tenu, pour le personnel embarqué, au-des-
sous des chiflfres réglementaires, comme il est facile de s'en convaincre par un
simple rapprochement. Rien de plus digne d'attention qu'une situation sem-
blable. Si, ce qu'à Dieu ne plaise, et ce que les hommes sensés doivent éloi-
1000 REVUE DES DEUX MONDES.
gner de tous leurs vœux, une guerre maritime venait à éclater, elle aurait
pour effet le plus immédiat de créer des vides, de grands vides, dans le corps
des officiers. Ces vides, comment les combler? Les marins, on Fa dit souvent,
ne s'improvisent pas ; encore moins improvise-t-on les chefs qui les comman-
dent. 11 n'en sort pas des rangs comme dans l'armée de terre; c'est le pro-
duit de l'étude et du temps unis à la vocation. Avec une sollicitude louable,
le gouvernement s'est récemment appliqué à tirer du matériel existant tout
le parti qu'il était possible d'en tirer. Il a mis à flot les vaisseaux en réserve
sur les chantiers, réparé ceux qui avaient éprouvé quelque avarie; il en a
transformé un certain nombre pour n'être en arrière d'aucun perfectionne-
ment, et en a construit d'autres sur des modèles entièrement nouveaux,
avec des armures de métal qui doivent les rendre impénétrables. La part du
matériel est donc faite, et amplement; en peut-on dire autant du personnel?
On a des bâtimens en état et en quantité suffisante; a-t-on assez d'officiers
pour les monter et les conduire au feu ? Ce sont là pourtant des termes qui
se correspondent et doivent toujours se mettre en équilibre.
L'insuffisance du cadre des officiers est donc manifeste dès aujourd'hui et
dans l'état des choses. On vient de voir ce qui reste de disponible quand on
aura armé ce qui est à flot et susceptible d'être armé. Que sera-ce lorsque
les constructions en projet et distribuées sur un certain nombre d'exercices
arriveront au dernier degré d'achèvement, et que nous aurons, comme l'in-
dique le rapport du ministre de la marine à propos du budget de 1859,
150 bâtimens de guerre à vapeur de divers rangs, bien pourvus, bien instal-
lés, et au niveau des meilleurs modèles? En supposant que les cadres ne
soient pas élargis, où trouvera- t-on le nombre d'officiers .nécessaire pour
monter cette belle flotte? On ne saurait y songer trop tôt, ni y porter un
trop prompt remède. Les cadres ont été fixés à une époque où l'armée de
mer n'avait ni l'activité ni l'importance qu'elle a acquises, et ils sont restés
stationnaires pendant que ceux de l'armée de terre s'accroissaient incessam-
ment. Quelque opinion qu'on se forme des événeraens, un fait reste avéré
pour tout le monde: c'est que le rôle de la marine ne saurait être amoin-
dri. Et si du second rang la marine passait au premier, quel regret n'aurait-
* on pas de n'en avoir pas préparé tous les élémens avec une égale prévoyance \
Une autre considération se joint à celle-là, et, quoique plus spéciale, elle mé-
rite qu'on s'y arrête. L'arme est ingrate pour qui s'y voue, et l'avancement
n'y a lieu que d'une manière peu encourageante. Plus d'une démission est
donnée avant l'heure, plus d'une émigration a lieu vers des services privés.
Si ce n'était l'attachement au métier, très vif chez le marin, ces retraites
volontaires et prématurées seraient bien plus nombreuses. Il y a tel rao-
^ ment de la carrière, par exemple le passage du grade de lieutenant de vais-
seau à celui de capitaine de frégate, où les cadres se resserrent au point
qu'il y a par an à peine un officier de promu sur cent qui pourraient y pré-
tendre. Nécessairement le zèle doit s'en ressentir, et la tiédeur gagner jus-
qu'aux meilleurs quand ils voient, avec les années, leur horizon se limiter et
leurs chances se restreindre. L'élargissement des cadres, en ouvrant aux
ambitions plus de perspectives, donnerait au service plus de ressort, en
môme temps qu'il répondrait au besoin le plus urgent et le mieux démontré.
REVUE. — CHRONIQUE. 1001
Dans quelles proportions cet élargissement des cadres devrait-il avoir
lieu? Là-dessus il n'y a pas de donnée absolue; c'est une affaire d'appré-
ciation. Si l'on voulait prendre pour règle l'effectif de nos voisins, on irait
au-delà d'un effort raisonnable. Les Anglais ont plus de 100 officiers-géné-
raux, nous n'en avons que 33, et sur ce nombre 20 à peine sont disponibles
pour un commandement à la mer. Les Anglais ont 358 capitaines de vais-
seau; nous n'en avons que 110, et ainsi des autres grades. Ce serait folie
que d'essayer de mettre nos cadres au niveau des leurs et d'effacer, à force
d'argent, de telles distances. Une donnée plus admissible serait celle-ci :
prendre pour base de calcul un armement complet sur le pied de guerre et
y affecter le chiffre d'officiers de tout grade que les règlemens comportent,
puis se ménager à terre comme réserve un nombre d'officiers équivalant au
tiers du personnel embarqué. Dans ces termes, l'augmentation n'aurait rien
d'excessif; en retour d'une dépense modérée, on aurait toutes les garanties
d'un bon service, plus de mouvement dans un cadre plus élastique, avec
l'avantage de posséder une réserve pour remplir les vides que les combats
occasionneraient. Quand on songe à ce que serait cette guerre, avec les
moyens de destruction qu'elle mettrait en jeu, cette réserve d'un tiers sur
le total de l'effectif semble plutôt rester en-deçà qu'aller au-delà des besoins
éventuels; seule elle peut empêcher qu'après les premières campagnes, si
brillantes qu'elles soient, nos flottes ne soient réduites à l'impuissance, faute
d'officiers expérimentés.
Après avoir établi quelle serait, dans l'hypothèse d'un armement complet,
la situation du corps des officiers, il convient de voir comment se passe-
raient les choses pour la composition des équipages. Les communications
que nous avons sous les yeux contiennent là-dessus des renseignemens pré-
cis. Voici comment se distribueraient les forces pour les diverses natures
de services qui figurent dans le tableau précédent. On a pris pour chaque
espèce de bâtimens une moyenne dans laquelle on fait entrer la maistrance
et les ouvriers chauffeurs :
Bâtimens à vapeur.
33 vaisseaux
à
870 hommes
28,710 hommes.
It) frégates
à
550
—
8,800
—
7 bâtimens cuirassés
à
600
—
4,200
—
5 corvettes
à
200
—
1,000
—
16 avisos
à
100
—
1,600
—
31 canonnières
à
40
— ....
1,240
—
29 transports
à
150
—
4,350
—
19 frégates à roues
à
140
—
2,660
—
9 vaisseaux-transports
à
300
—
2,700
—
'20 frégates
à
500
—
10,(100
—
11 corvettes
à
300
— ....
3,300
— ■
1 vaisseau canonnier
à
1,000
—
1,000
—
Total
69,560 hommes.
Bâtimens à voile.
L'armement au complet exigerait donc 70,000 hommes en nombres ronds,
et en y ajoutant une réserve de 9 à 10,000 hommes, 80,000, qui suffiraient
aux besoins les plus immédiats. Cet effectif n'a rien que le pays ne puisse
supporter, si l'on a soin de le répartir entre le recrutement et l'inscription
1002 REVUE DES DEUX MONDES. .
maritime. L'inscription maritime, on le sait, comprend les marins des classes,
c'est-à-dire inscrits sur des registres où figure toute la population qui vit
des industries de la mer, matelots au commerce, caboteurs, pêcheurs, y
compris les ouvriers, tels que charpentiers et calfats, dont les travaux se
rattachent au matériel naviguant. Le recrutement comprend une partie mi-
nime du contingent annuel que la loi appelle au service militaire, et qui,
au lieu d'entrer dans l'armée de terre, est affectée à l'armée de mer. Entre
les deux origines, il y a cette différence que pendant que les hommes du
recrutement ne doivent à l'état que le service ordinaire de sept années, les
hommes des classes peuvent y être astreints jusqu'à la cinquantaine, sinon
d'une manière continue, du moins par des appels successifs et des périodes
de trois ans. Ce régime des classes, que les habitudes et la tradition ont
consacré, est, on peut le dire, la clé de voûte de notre établissement mari-
time, et tout onéreux qu'il soit, et quoiqu'il blesse ce sentiment d'égalité
qui exerce chez nous tant d'empire, peut-être serait-il imprudent et dange-
reux d'y renoncer. Tout ce qu'il est permis de faire, c'est d'y apporter des
ménagemens, et ces ménagemens sont de deux sortes : en premier lieu, il.
faut enlever de plus en plus à cette servitude son caractère presque indé-
fini, et en réduire l'effet à des périodes d'embarquement déterminées. On
est entré dans cette voie, et il est rare qu'après deux campagnes de trois
années et deux congédiemens on rappelle à bord des bâtimens de l'état les
marins des classes. Cependant il n'y a là qu'une tolérance; le droit de rap-
pel n'en subsiste pas moins, et l'exercice en est quelquefois abusif. Les com-
missaires de quartier n'y apportent pas toujours le discernement désirable,
et leurs actes ne relèvent pas d'un contrôle sérieux. Aussi les marins de
notre littoral protestent-ils à leur manière : on en voit qui, pour échapper
au service de l'état, restent en pays étranger et s'engagent au commerce
sous des pavillons à leur convenance, d'autres qui changent de profession et
émigrent à Fintérieur, où il est difficile de retrouver leurs traces. Pour con-
tenir ces réfractaires, peut-être faudrait-il à l'institution des bases plus fixes
et des règles moins incertaines ; dans tous les cas, elle a besoin d'être ma-
niée avec douceur : les faits doivent atténuer ce que le droit a de rigoureux.
Telle est la première forme de ménagemens ; la seconde serait plus effi-
cace encore, si elle entrait dans nos mœurs. Ce qui pousse nos marins à
bord des navires étrangers, c'est l'attrait du salaire. Les Américains leur
offrent 80 francs par mois quand l'état ne leur en donne que 2h ou 30 au
plus, en y ajoutant le supplément de gabiers. Comment pourraient-ils hé-
siter? comment pourraient-ils, en comparant ces deux chiffres, envisager
le service de l'état autrement que comme une charge, y prendre goût, s'y
attacher? Si étrangers qu'ils soient au calcul, celui-ci est trop élémentaire
pour qu'ils ne le fassent pas. L'Angleterre et les États-Unis l'ont compris;
leur marine militaire est désormais payée sur le même pied que celle du
commerce ; c'était le seul moyen d'avoir des équipages de choix et fidèles
au pavillon; ces deux états se sont résignés de bonne grâce. Les derniers
engagemens de l'amirauté ont eu lieu à raison de U'à à ZiZi livres sterling par
an, ce qui fait, à une petite fraction près, 1,100 francs. Nos gabiers, nos
fins matelots, comme on les nomme, en sont réduits à 360 francs. 11 est vrai
REVUE. — CHRONIQUE. 1003
qu'aux États-Unis et en Angleterre, où les contrats sont libres, il faut payer
ces services à leur prix réel sous peine d'en manquer, tandis qu'en France on
peut y mettre le prix qu'on veut puisqu'on les impose. L'engagé est à la merci
de l'état; qui l'engage; l'état a fait la loi : fùt-elle plus dure, il faudrait la
subir. De là des répugnances faciles à comprendre, et qu'une augmentation
de salaire, si légère qu'elle fût, diminuerait, si elle ne les détruisait pas.
Un autre allégement pour les hommes des classes serait dans un emploi
plus étendu des hommes du recrutement. Pour que cet élément entrât dans
la composition des équipages, il a fallu triompher de beaucoup de préven-
tions. On n'admettait pas jadis qu'il pût y avoir à bord des vaisseaux autre
chose que des marins de profession. Ces préventions n'existent plus ; les
hommes du recrutement comptent aujourd'hui dans la flotte comme de
bons auxiliaires, et sont destinés à y gagner du terrain. Tirés de l'intérieur,
ils sont en général plus vigoureux et de plus grande taille que les gens des
côtes, et, sinon pour l'adresse, du moins pour ce qui exige de la force muscu-
laire, ils leur sont supérieurs. Leur nombre, qui varie entre 6 ou 7,000 par an,
pourrait dès à présent être doublé, triplé même, non-seulement sans incon-
vénient, mais avec un avantage marqué pour le service. C'est la vapeur qui
a rendu possible, en beaucoup de détails, cette substitution des conscrits aux
inscrits, et on va comprendre comment. Tant que la voile restait l'unique
moteur, tout s'effaçait et devait s'effacer à bord devant ceux qui savaient la
manier, et un homme du recrutement ne pouvait pas y prétendre; les ma-
rins des classes, chargés des manœuvres des hunes, étaient aussi chargés
presque exclusivement de la manœuvre des canons. On y employait de fins
matelots, des hommes à qui la mer était familière. Avec la vapeur, ces fins
matelots, sans perdre de leur prix, sont moins indispensables, et les hommes
du recrutement peuvent les suppléer sur les ponts et dans les batteries. Par
une expérience qui remonte à plusieurs années, il est démontré que les
conscrits du contingent deviennent, après quelques mois passés à bord des
vaisseaux, d'aussi bons canonniers que les marins des classes, dont l'ap-
prentissage n'est ni moins long ni moins sujet à des mécomptes. Or le ca-
nonnage sera de plus en plus l'objet essentiel de l'instruction maritime et
1^ force d'un établissement naval. Il restera aux marins des classes, comme
domaine réservé, les services où la voile se maintient, les croisières, les
transports, les stations et expéditions lointaines: quant à ceux dont la va-
peur s'empare et qu'elle n'abandonnera plus, ils peuvent être indistincte-
ment remplis par les inscrits et les conscrits, par les hommes des classes
et les hommes du contingent. Ces derniers prennent ainsi dans la flotte un
degré d'importance qui en modifiera nécessairement l'organisation; ils y
figurent au poste essentiel, le poste de combat, et au lieu d'y entrer comme
un simple appoint, ils sont en position aujourd'hui de joindre à leurs autres
titres celui du nombre.
En effet les proportions d'amalgame entre les deux élémens dont se com-
posent les équipages sont devenus, aux yeux des personnes compétentes,
susceptibles de modifications. Dans l'époque des débuts, un homme du con-
tingent n'était considéré dans le service de mer que comme une superféta-
tion, presque comme un embarras. Plus tard, on rendit à ces braves gens
lOOà RETUE DES DEUX MONDES.
plus de justice, et on admit que des équipages où les marins des classes en-
treraient pour deux tiers, les recrues de terre pour un tiers, seraient sus-
ceptibles d'un bon service à bord des bâtimens à voile. Avec la vapeur, on
devait faire un pas de plus, et on Ta fait. Il paraît accepté aujourd'hui que
le partage peut s'opérer entre les deux élémens d'une manière à peu près
égale. Ainsi, dans l'hypothèse d'un armement coinplet, semblable à celui
dont nous ayons donné le détail, Zi5,000 hommes seulement seraient de-
mandés à l'inscription maritime ; le reste pourrait être emprunté à la con-
scription. Les avantages de cette combinaison sont faciles à apprécier. En
premier lieu, en ne prenant que Zi5,000 sujets aux registres des classes qui
en portent 90,000, on peut à la fois faire un choix et se ménager une réserve
égale au chiffre des levées : Zi5,000 marins resteraient disponibles pour
remplacer ceux qui seraient tombés devant l'ennemi. Ensuite, en identifiant
de plus en plus aux services de la mer des hommes qui ne sont pas nés dans
la profession, on ouvre au recrutement de nos flottes des ressources à peu
près inépuisables; on supprime une des causes de notre infériorité vis-à-vis
des états qui sont mieux pourvus que nous en marins de commerce.
Ce changement dans les habitudes ne s'est produit et ne s'affermira, on le
devine, qu'à la suite d'efforts persévérans et des combinaisons appropriées.
Ce qui a le plus aidé à cette transformation, ce sont des institutions spé-
ciales créées en vue de services déterminés. L'enseignement des équipages
avait autrefois un caractère général, comme si tous les hommes dussent être
appelés à tout faire, et dans des fonctions distinctes se suppléer presque
indistinctement. Cette variété d'Instruction, près de ses bons côtés, avait un
côté faible et un grave inconvénient : c'est que les services n'arrivaient pas
à leur degré de perfection, faute d'être exclusivement dévolus aux mêmes
hommes. On revient aujourd'hui là-dessus et dans ce sens : on multiplie les
écoles spéciales, où l'instruction est donnée à fond et où les recrues de
l'intérieur trouvent des cadres qui leur sont affectés. La première de ces
écoles, et la plus utile sans contredit, est celle des matelots canonniers; elle
a son siège sur un vaisseau qui est constamment en cours d'exercices, quel-
quefois à l'ancre, le plus souvent à la voile. Cette institution, quoique ré-
cente, a déjà eu de très bons effets. L'école peut former par an de 900 à
1,000 sujets, qui, après huit mois d'instruction, sont répartis sur les vais-
seaux, où ils deviennent d'excellens chefs de pièce, et font à leur tour des
élèves. Un examen précède leur sortie, et, après l'avoir subi, ils reçoivent
un brevet. La moitié au moins de ces canonniers provient du recrutement;
ils sont l'élite de la flotte, et dans aucune autre marine ils n'ont de supé-
rieurs pour r)iabileté, la tenue, le zèle et l'esprit de corps. Lorsqu'il y a
deux ans, le grand-duc Constantin visita nos ports militaires, le vaisseau des
matelots canonniers fut un des détails qui fixa le plus vivement son atten-
tion; il se montra émerveillé de l'ardeur que montraient ces hommes, de la
dextérité avec laquelle ils maniaient les canons, de la justesse et de la
promptitude du tir, de l'ordre qui régnait dans les manœuvres.
A côté de cette école des matelots canonniers, il existe sur le même vais-
seau une petite école de matelots timoniers qui se compose de marins des
classes. Elle n'a que trois ans d'existence et a déjà porté de bons fruits.
REVUE. — CHRONIQUE. 1005
C'est toujours le même principe : prendre en détail chaque service et le
pousser jusqu'où il peut aller. L'école des matelots fusiliers n'a pas d'autre
objet. Sans doute, à bord d'une escadre, tout marin a toujours su se servir
d'un mousquet; mais avant ces derniers temps on s'en fiait plus à l'habileté
individuelle qu'à l'instruction des hommes et à la qualité des armes. C'est
notre armée de terre qui a donné à notre armée de mer l'exemple et le
goût d'un tir de précision. Nulle part ce tir n'était mieux approprié, ni plus
utile que dans des combats où tous les officiers, depuis l'amiral jusqu'à l'en-
seigne, sont à découvert et où les feux qui se croisent du pont et des hunes
peuvent, autant que ceux des batteries, influer sur l'issue d'un engagement.
L'école des matelots fusiliers fournira désormais cette instruction spéciale :
elle reproduit pour les équipages ce qu'a fait l'école de tir de Vincennes
pour les bataillons de chasseurs à pied ; on y apprend à manier les armes
perfectionnées qui frappent des coups sûrs à de grandes distances. Plus ré-
cente que celle des canonniers, cette école n'a pas dit son dernier mot; elle
ne forme que sept cents sujets; elle en pourrait aisément former mille, qui
répandraient promptement dans la flotte de bonnes habitudes de tir. L'un de
ces avantages est de se recruter surtout parmi les hommes du contingent de
terre, qui, plus patiens et plus dociles que les marins, se prêtent plus aisé-
ment aux soins de détail et aux exercices fréquens qu'exigent les nouvelles
armes.
Enfin il est un dernier cadre où les conscrits figurent à peu près exclusi-
vement, c'est celui des ouvriers chauffeurs, travail ingrat, mais recherché à
rai.-on de la solde beaucoup plus forte qui s'y attache. Une des conditions
imposées aux chauffeurs, c'est d'apporter la preuve qu'ils ont été ouvriers
en métaux, et les gens des classes sont très rarement dans ce cas. C'est donc
parmi les hommes déjà accoutumés aux feux des forges que sont choisis les
chauffeurs, et cet élément ne se rencontre que dans la conscription ou les
engagemens volontaires. Ainsi toutes ces institutions spéciales qui viennent
d'être énumérées, école des canonniers, école des fusiliers, cadre des chauf-
feurs, sont autant de débouchés qui se sont ouverts aux hommes du recru-
tement. Ils y figurent à côté des marins des classes à titre égal, si ce n'est
supérieur, et chacune de ces catégories est ainsi appelée à faire valoir les
qualités qui lui sont propres dans des conditions de rivalité profitables au
service de l'état.
Ces institutions spéciales ont un autre avantage, si évident qu'il esta peine
utile d'y insister. En créant dans chaque service un type de perfection pour
ainsi dire, elles élèvent l'instruction des équipages à un niveau que jamais
cette instruction n'avait atteint. On sait quelles ont été, en industrie, la
force et la vertu du principe de la division du travail ; c'est ce principe qui,
appliqué à l'art militaire et naval, y multiplie les corps doués d'aptitudes et
investis d'attributions particulières. Ce système peut avoir ses inconvéniens,
si on en abuse ; appliqué dans une certaine mesure, il apporte, comme on a
pu s'en convaincre, un remarquable supplément de vigueur aux armées qui
les premières en ont fait l'application. Pour la flotte, restée jusqu'ici sous
l'empire d'une instruction trop générale, ce soin des spécialités, si on y per-
siste, donnera à chaque détail plus de valeur et à l'ensemble plus de puis-
sance. Il ne faut pas croire d'ailleurs que l'idée en soit entièrement nouvelle.
1006 REVUE DES DEUX MONDES.
et que de bons esprits n'en aient pas déjà été frappés. Dans l'enquête sur la
marine, ordonnée en 18Zi9 par une loi et poursuivie pendant deux années
sous la ferme et judicieuse présidence de M. Dufaure, des hommes qui font
honneur à leur arme, les amiraux Charner et Hernoux, avaient donné à ces
institutions, alors naissantes ou en projet, Tappui de leur autorité. Les faits
ont confirmé cette opinion, et dans les essais qui chaque jour se succèdent,
on peut voir ce qu'y ont gagné les exercices de la mousqueterie et du ca-
nonnage.
Une conclusion à' tirer de ces faits, c'est que les cadres nouveaux suffisent
à une bonne composition des équipages et répondent à toutes les éventua-
lités. On a, pour les marins des classes, les cadres de gabiers et de timo-
niers, pour les hommes du recrutement, en partage si ce n'est à titre
exclusif, les cadres de canonniers, de fusiliers, de chauffeurs et d'aides-mé-
caniciens. La question du nombre se trouve ainsi écartée; l'inscription n'en
fournit plus le terme unique ; nos flottes puisent dans le réservoir, autrefois
restreint, maintenant illimité, que l'on nomme le recrutement. De son côté,
l'école des mousses de Brest prépare des titulaires pour la maistrance et
forme de bons sous-officiers et officiers mariniers. Dans ces conditions, on a
sous la main les équipages nécessaires pour monter le matériel existant et
les réserves qui doivent en être l'appui; bien ménagées, ces ressources peu-
vent même suffire au matériel en construction et à la flotte de 150 bâtimens
à vapeur de combat qui nous sont annoncés pour 1871. On peut donc, sur ce
point, attendre les événemens, avec la confiance qu'ils ne nous trouveront
pas au dépourvu.
Mais, pour le cadre des^officiers, cette confiance ne saurait être la même;
il y aurait imprévoyance à le laisser ce qu'il est et à fermer les yeux sur
son insuffisance. Il pourvoit péniblement aux services actuels, et on a pu s'en
convaincre à propos des derniers armemens pour la Chine ; il ne se prêterait
pas à des services plus étendus; il est au-dessous de ce qu'on l'a vu dans des
temps où la marine était efl*acée, et au milieu du développement des autres
services militaires il a gardé une décourageante immobilité. Une augmenta-
tion dans ce cadre ne pourrait en aucune façon avoir un caractère agressif;
ce n'est qu'une question d'équilibre entre les équipages et les chefs appelés
à les commander. Pour rétablir cet équilibre, on ne saurait s'y prendre de
trop longue main ; les eff'ets n'en seront pas immédiats, des années s'écou-
leront avant qu'ils soient sensibles. Un mot plein de sens a été dit par le
ministre qui préside le cabinet anglais : c'est qu'en matière de défense
chaque état est juge de la conduite qu'il doit suivre et n'a point à se régler
sur ce qu'on dit et pense ailleurs. Il est à croire qu'il ne réserve pas à sa
nation le bénéfice de ce principe , et que toutes restent maîtresses d'agir
dans la mesure de leurs besoins. Ici le besoin est démontré, et nous n'avons
pas craint de le mettre en évidence. Nous avons donné au maintien de la
paix et à l'alliance qui la garantit des gages si sincères et si multipliés, qu'il
nous est permis de signaler ce vide dans notre établissement maritime sans
qu'on se méprenne sur nos intentions. louis reybaud.
V. DE Mars.
TABLE DES MATIÈRES
YINGT-QUATRIÈME VOLUME.
SECONDE PERIODE. — XXIX^ AN,NEE.
NOVEMBRE — DÉCEMBRE 1859.
Livraison do 1er Novembre.
Jean de la Roche, seconde partie, par M. George SAND &
L'Astronomie aux États-Unis. — L'Observatoire de Cambridge et les travaux
de William Bond , par M. Auguste LAUGEL 43
De la Renaissance des Études religieuses en France, par M. Albert RÉVILLE. 68
Histoire Naturelle. — La Géographie des Animaux, par M. Alfred MAURY,
de l'Institut 100
Scènes de la Vie juive en Alsace. — Les Fêtes Israélites du printemps et de
l'automne, par M. Daniel STAUBEN , 124
De l'Alimentation publique. — Le Cacao et le Chocolat, par M. PAYEN, de
l'Académie des Sciences , 153
Littérature américaine. — Un Roman d'amour puritain ( The Minister's Wooing^
de M-^ Beecher Stowe), par M. C.-CLARIGNY 174
Les Réformes sociales en Angleterre. — II. — Le Paupérisme et l'Assistance
PUBLIQUE, par M. L. DAVÉSIÈS de PONTÉS 197
Chronique de la quinzaine , Histoire Politique et Littéraire 232
Revue Musicale, par M. P. Scudo 246
Essais et Notices 249
Livraison dn 15 Novembre.
Jean de La Roche , troisième partie , par M. George SAND 25T
La France et l'Angleterre a Madagascar. — La Reine Ranavalo et la Société
malgache , par M. Alfred JACOBS 297
La Seine maritime. — I. — Le Havre et le Régime hydraulique de l'embou-
chure DE LA Seine, par M. J.-J. BAUDE , de l'Institut 332.
1008 TABLE DES MATIÈRES.
Vicissitudes et Progrès de l.\ Médecine. — Tendances nolvelles de l'art mé-
dical, par M. J.-M. GUARDIA '. :no
Les Deux Kean, Cinquante ans de la vie dramatique en Angleterre, par
M. E.-D. FORGUES 40J
Les Forces productives de la Lombardie, par M. Emile de LAVELEYE... 43G
PoRTicAiTS poétiques. — Alfred Tennyson , par M. Emile MONTÉGUT.. 472
Chronique de la quinzaine , Histoire Politique et Littéraire .^\J^
Livraison du 1er lȎc<>inbre.
Madame Récamier , par M. GUIZOT 513
Jean de La Roche , dernière partie , par M. George SAND 536
Affaires de Chine. — La Diplomatie anglaise depuis la dernière guerre avec
le Géleste^^Empire , par M. Charles LAVOLLÉE 580
Un Voyage a la Nouvelle-Grenade, paysages de l.\ nature tropicale. — L —
Les Côtes Néo-Grenadines , par M. Elisée RECLUS 024
Des Rapports politiques de la France et de l'Angleterre, par M. Charles
DE RÉMUSAT, de l'Académie Française G63
La Duchesse de Choiseul et la Correspondance inédite de M""* Du Deffand,
par M. Charles de MAZADE 677
Au Coin Du Feu, Souvenirs et Portraits, poésies, par M. André THEURIET. 698
Les Consolations religieuses d'une ame protestante {les Horizons célestes';^
par M. Emile MONTÉGUT 705
Revue Musicale. — Reprise de L'Orphée de Gluck, par M. P. SCUDO 719
Chronique de la quinzaine , Histoire Politique et Littéraire 730
Essais et Notices. — Masques et Bouffons de la Comédie italienne, de
M. Maurice Sand , par M. E. LATAYE 7 43
Livraison du 15 Décembre.
L'Angleterre et la Vie anglaise. — VH. — Le Sel dans le Royaume-Uni. —
Lès Salines du' Cheshire et les Usines de Sheffield, par M. Alpho?jse
ESQUIROS 753
Marie la Fileuse , récit du Bocage , par M. Théodore PAVIE 792
Le Chili en 1859. — La Société chilienne et la Crise politique, par M. André
COCHUT 822
La Peinture religieuse en France. — M. Hippolyte Flandrin, par M. Henri
DELABORDE 862
Adam Smith , par M. Léonce de LAVERGNE 893
La Question du Maroc et les Intérêts européens en Afrique, par M. Jules
DUVAL 930
Le Théâtre et la nouvelle Littérature dramatique {Un Père prodigue, de
M. Alexandre Dumas fils) , par M. Kmile MONTÉGUT 96:)
Chronique de la quinzaine, Histoire Politique et Littéraire 98i
Essais et Noi;/ces. — Du Personnel de la Marine i-tiançaise, par M. Loi is
REYBAUD, de l'Institut '^97
Paris. — Imprimerie de J. CLAYE, rue Saint-Benoll, 7.
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