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Full text of "Pages choisies des auteurs contemporains: Tolstoï"

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Auteurs contemporains 



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Tolstoï 



Avec une Introduction par R. GANDIANI 




Librairie Armand Colin 

103, Boulevard Saint-Michel, PARIS 



1914 

Tous droits réservés 



(jo Édition.) 



• • • ••••,••»• 



• • 



COPVÂÔdÉd 

ORIGINAL TO BE 
RETAINED 

,MAR 2 1 1994 



■A 



V. 



• . • • 






INTRODUCTION 



Le comte Léon Nikolaîéyitch Tolstoï n'est pas seulement 
le plus haut penseur et le plus puissant écrivain de la 
Russie — T- qui a produit cependant maints cerveaux admi- 
rables et dont le nombre et la valeur sont d'autant plus 
dignes de considération que sa littérature en réalité date 
d'un siècle à peine. 

Il compte aussi parmi les souverains maîtres universels 
du roman. On ne saurait guère Tégaler, à ce point de vue, 
qu'à Honoré de Balzac et à George Eliot. Un auteur a 
même pu voir en lui t le plus grand évocateur de la vie 
qui ait peut-être* paru depuis Goethe » *. Du moins il est 
certain que ses récits de guerre confinent à l'épopée. Pour 
ce qui est des tableaux de la paix, on peut citer l'excla- 
mation de Gustave Flaubert, à qui Ivan Tourgueniev tra- 
duisait verbalement 1' c Agonie du comte Bésoukhov >. 

c Mais c'est du Shakespeare, ça, rugissait le géant nor- 
mand, c'est du Shakespeare! > 

Cet homme, qui a remué toutes les questions les plus 
graves et les plus pressantes de notre âge, est encore lui- 
même l'un des problèmes les plus troublants qui aient 
surgi devant ses contemporains. 

1. E.-M. de Vogué, le Roman Russe, C'est surtout aux 
livres de M. de Vogué, ainsi qu'à ceux de MM. Alfred Ram- 
baud et Anatole Leroy-Beaulieu, qu'il faut se reporter si l'on 
veut pénétrer l'âme russe, et par conséquent celle de Tolstoï. 



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Yl iNTRpDUCTION 

• ••,?-••».•«••*• • • * \ 

.',- |Ajirèç,4v^oy îM)lid flôji^ ,<BUvres qui, transposées dans 
toutes* les langues 'dû* globe, lui ont acquis d'emblée une 
gloire incontestée et du plus pur aloi, il s'est jeté dans 
un mysticisme éperdu, dont l'un des dogmes les moins 
terribles à ses yeux, mais les plus exaspérants pour qui- 
conque a savouré ses chefs-d'œuvre, prohibe toute préoc- 
cupation esthétique. Gomme un pareil c état d'âme > est 
à peine concevable en Occident, plus d'un parmi nous se 
laisse volontiers aller à lui demander si sa raison n'a 
pas subi quelque crise. Les plus réservés estiment qu'il 
existe une étrange contradiction entre les deux moitiés de 
la vie psychique de Tolstoï. 

Pourtant, si l'on lit attentivement les œuvres complètes 
du prophète de Toula selon l'ordre de leur date d'appari- 
tion, on sera obligé de conclure à une évolution pleine- 
ment logique, parfaitement norjoale. €eita àme a abouti 
là où elle devait parvenir, là où il fallait de toute évidence 
qu'elle en arrivât, et ses deux aspects successifs, loin 
d'être incompatibles comme ils le semblent d'abord, sont 
en réalité exactement complémentaires. 

Il importe en premier lieu de ne pas oublier que Tolstoï 
incarne en lui toute l'âme russe. Mais comment ne refléte- 
rait-il pas aussi un peu de l'âme collective du monde pré- 
sent ? On ne nait pas seulement sur un certain sol et sous 
un certain ciel, on nait aussi à une certaine époque. Il 
serait donc scabreux de se prononcer sur la crise traver- 
sée par Tolstoï avant d'avoir scruté si chacun de nous 
n'en détient pas en soi les germes plus ou moins stérilisés. 
Il y a un dicton japonais bien su^^estif : — Quand tu 
empoignes un voleur, pr^iids garde d'avoir l'instatit 
d'après à reconnaître en lui ton fils. 

Puis, le comte Tolstoï est né parmi les heureux et les 
puissants, et la première période de sa vie a été banale. 
Il n'a pas été contraint, comme par exemple son rival 
d'un moment, Fédor Dostoïevsky, de peiner pour sa sub- 
sistance quotidienne, et, sur la route droite, large et unie 
où il cheminait, il n'a couru nul péril extraordinaire ni 
fait nulle rencontre émouvante. Sa pensée a pu se résorber 
avec la même continue sécurité .que celle d'un moine 
bouddhiste végétant dans quelque ville tibétaine à sept 
mille pieds au-dessus de la plaine où la multitude grouille 



INTRODUCTION VU 

et gémit. Et cette comparaison n'est pas choisie au petit 
bonheur, nous verrons qu'elle s'impose. 

Or, chaque fois qu'il est donné à une &me religieuse — 
et l'on a pu qualifier l'âme russe de c cloche du temple 
qui sonne toujours les choses divines, alors même qu'on 
raffecte à des usages profanes » — d'atteindre sans acci- 
dent ni contretemps à l'ermitage confusément rêvé et de 
s'y installer, elle ne tarde pas à tomber en proie à un 
mysticisme que rien n'empêche de se développer sous les 
formes les plus imprévues. 



* 



La biographie de Léon Nikolaïévitch Tolstoï tient en 
effet en peu de lignes. 

Il est né le 28 août (vieux style) : 9 septembre 1828, à 
lasnaïa-Poliana, propriété de sa famille dans le gouverne- 
ment de Toula, district de Kravsivna. Cette famille, l'une 
des plus opulentes de la Russie, appartient à la meillieure 
noblesse et s'est alliée à tout ce que l'empire compte 
d'illustre. L'aïeul paternel de Léon Nikolaïévitch, Pierre, 
fut grand maréchal de la cour, puis .ambassadeur à 
Paris auprès de Napoléon I«'. 

Il fit ses études à l'université de Kazan, s'y montrant 
particulièrement assidu aux cours de la faculté des lan- 
gues orientales vivantes. Lorsqu'en 1851 il prit du service 
dans l'artillerie, la connaissance qu'il avait de ces idiomes 
et la séduction qu'exerçait sur lui l'Asie, lui firent choisir 
l'armée du Caucase. 

Il écrivit là sa première œuvre, lei Cosaques, Le héros 
adopte l'existence de ces soldats si peu militaires — 
comme l'auteur en agira plus tard pour celle de ses 
moujiks, — partage leurs chasses et leurs expéditions, 
leurs jeux et leurs fêtes, s'énamoure enfin d'une jeune 
fillé du clan, et n'arrive qu'à cette conclusion : l'àme 
européenne et l'âme orientale ne sauraient se comprendre 
ni se pénétrer, encore moins fusionner. Il est criminel, et 
surtout c'est peine ridiculement perdue, d'attenter à leur 
intégrité respective. Toute âme est parfaite en soi, et Ton 
doit tenir pour sacrés «es plis héréditaires et ses marques 



VI U INTRODUCTION 

climatériques. — N'est-ce pas en vertu de la même théorie 
qu'actuellement Tolstoï, après avoir posé que le Russe est 
imperméable à la civilisation telle que l'entend l'Occident, 
en tire la conclusion qu'il faut se h&ler de le replonger au 
milieu des conditions où il vivait il y a deux siècles? 

Heureusement, on trouve dans ce fragment de roman 
autre chose que le germe d'un pareil raisonnement. On y 
constate, entre autres manifestations premières d'un talent 
appelé à s'élever plus tard si haut, un sentiment intense 
de la nature, des descriptions saisissantes par leur effet 
d'ensemble C6mme par le fini du détail, une misanthropie 
qui ne peut déjà plus passer pour de la mauvaise humeur, 
un pessimisme sur le point de démêler la formule ration- 
nelle du désespoir, enfin, vis-à-vis de l'effort, une méfiance 
bien près de se transmuer en mépris. 

Détaché en Crimée pendant la guerre qui y sévit, il y 
puisa l'inspiration de trois récits : Sébastopol en décembrCy 
— en maiy — en août, que le public accueillit avec faveur. 
Les Cosaques avaient attiré l'attention, la nouvelle œuvre la 
retint. 

Aussitôt la paix conclue, Tolstoï démissionna, et durant 
quelques années il vécut à la cour et dans la haute société 
des deux capitales, s'intéressa à diverses questions admi- 
nistratives, voyagea à l'étranger. 

Enfin il revint à lasnaïa-Poliana, et depuis lors il n'a 
quitté ce domaine que très rarement, et pour très peu de 
temps chaque fois. 

L'unique événement, qui n'offre rien de mystique, dans 
cette seconde portion de son existence, est son élection, eo 
1883, au maréchalat de la noblesse du district de Kravsivna. 
Ce furent du reste les seules fonctions publiques qu'il con- 
sentit jamais à remplir, et encore ne s'y résigna-t-il qu'après 
une longue résistance et sans doute surtout pour se déli- 
vrer des instances dont on l'accablait. 

11 s'est en effet toujours' soigneusement tenu à une 
égale distance en dehors, ou au-dessus, comme on voudra, 
de l'un et de l'autre des deux partis qui divisent la classe 
cultivée de son pays. Tourgueniev a servi ardemment la 
cause du libéralisme, et Dostoïevsky n'était pas le moins 
fougueux des Slavophiles. Plusieurs points de la doctrine 
politique de Tolstoï ne paraissent, en définitive, que 



INTRODUCTION IX 

Textrême exagération des théories émancipatrices les 
plus radicales de FOccideat, et en même temps il n*a fait 
dans beaucoup d*autres que pousser jusqu'à Tintransigeance 
absolue le chauvinisme moscovite d'Aksakov. Mais il enve- 
loppe les deux camps du même ironique dédain. L*âme 
russe a de ces illogismes, — d'autant moins condamnables 
qu'il n'est pas prouvé qu'elle en détienne le monopole. 

L'œuvre littéraire de Tolstoï est relativement peu consi- 
dérable, au point de vue quantité, s'entend. Postérieurement 
aux Cosaques et à Sébdstopol, parurent le livre intitulé : 
Trois morts, triptyque où s'accentuaient surtout les ten- 
dances philosophiques de l'auteur, puis trois productions 
de plus longue haleine : le Roman d'un Propriétaire russe, 
Polikouchka, et le Bonheur de la Famille, où le grand pen- 
seur étreignait pour la première fois le problème de l'al- 
liance de deux âmes et de la coordination de deux exis- 
tences dans le mariage. Un certain nombre de nouvelles, 
comme le Récit du Volontaire, souvenir de la campagne du 
Caucase, et le Récit du Marqueur, virent ensuite le jour. En 
1872 enfin le public put lire Guerre et Paix et en 1877 
Anna Karénine. 

Les contes et fables Pour les Enfants, intenlionncile- 
ment aussi peu littéraires que possible, doivent être rat- 
tachés à l'ensemble des écrits pédagogiques de Tolstoï. De 
même Marchez pendant que vous avez la Lumière^ récit 
du temps des premiers chrétiens, ne peut être compté que 
parmi ses innombrables dissertations philosophiques et 
sociologiques. Ses trois fragments d'autobiographie : 
Enfance, Adolescence, Jeunesse, rédigés de 1851 à 1857, n'in- 
téressent guère que par les documents qu'ils nous fournis- 
sent sur les premières phases de son évolution psychique. 
La représentation à Paris de la Puissance des Ténèbres, son 
unique œuvre dramatique, a été entourée d'un fracas dont 
il serait assez difficile de démêler les causes, et que, en 
tout cas, étant donnée la valeur réelle de la pièce, les meil- 
leurs esprits estimèrent au moins disproportionné. 

Depuis le jour où il s'est trouvé en face de ce sectaire de 
Tver qui lui doit le plus clair de sa célébrité nationale, le 
moujik Soutaïev, une espèce d'innocent à qui, par un joli 
raffinement d'humilité, il se déclare redevable de sa foi — 
comme si cette rencontre n'avait pas été purement la 



X INTRODUCTION 

goutte d*eau qui fait déborder le vase, — il a reDoncé à ce 
qui avait, non seulement valu à lui-même la gloire, chose 
méprisable à ses yeux, mais aussi contribué puissamment 
à élever la littérature de sa patrie jusqu'aux premiers 
rangs, et même à attirer vers cette patrie Tintérét et la 
sympathie. 

Il s*est désormais voué tout entier au fervent apostolat 
pour lequel il s'estime élu. Les périodiques et les librairies 
ont été et sont inondés des productions de toutes dimen- 
sions où il développe sous toutes les formes et sur tous les 
modes ses idées sur la vie et la mort, sur Téglise, la 
science et le libre arbitre, sur l'histoire, le travail et le 
bonheur. 

L'essence de sa doctrine est cependant condensée dans 
En quoi f ai Foi, et dans le Commentaire sur T Évangile. Dans 
Confession, il raconte comment la lumière Ta peu à peu 
conquis. Dans Que faut-il donc faire ? il expose les voies et 
moyens par lesquels chacun de nous lui semble capable de 
réaliser la paix de Tâme dans une société parfaite. Enfin 
dans Quelle est ma Vie? il s'efforce de prouver par la pro- 
duction de son propre exemple que ses théories sont sus- 
ceptibles d'une application immédiate et entière. 

On le sait de reste, le proverbe qui veut que nul ne soit 
prophète en son pays n'est pas vrai sur les bords de la 
Volga. L'histoire du Raskol suffit à le démontrer. Aussi les 
adhérents du communisme mystique de Tolstoï sont-ils là- 
bas plus nombreux de jour en jour. Toutes les personnes 
qui lisent — et en Russie comme aux États-Unis quiconque 
a reçu quelque instruction lit — méditent à perte de... 
conscience sur les moindres feuiUets qui leur apportent la 
parole du Sage de lasnaïa-Poliana et en discutent passionné- 
ment le contenu même le plus vague. Un certain nombre 
d'entre elles vont jusqu'à modeler leur existence sur celle 
du Maître — non sans, naturellement, renchérir à l'envi 
sur les préceptes de celui-ci et partant les fausser, ce dojat 
il se plaint dans son oeuvre la plus récente : Trais Para- 
boles, 

Le public occidental n'a encore éprouvé vis-à-vis de la 
nouvelle doctrine qu'un étonnement et une curiosité tour- 
nant rarement à l'inquiétude. En Italie pourtant, M. Faz- 
zari a pu trouver le» éléments d'une petite colonie 



INTRODUCTM^N XI 

tolstoïenne, qu'il vient de fonder à Squilaccia. II est vrai 
que la patrie de François d'Assise, de Savonarole et de 
Gampanella en a vu bien d'autres. 

Au cours des quinze dernières années, Tolstoï ne s'est 
occupé de littérature qu'à trois ou quatre reprises, sépa- 
rées par de très longs intervalles. C'est ainsi qu'il a publié 
les trois premiers chapitres des Déeembristet, roman où il 
avait dessein d'étudier dans ses causes, ses phases et ses 
effets le mouvement qui tendit un jour à l'instauration en 
Russie d'un gouvernement constitutionnel, et qui fut si ter- 
riblement réprimé en 1825. Tourmenté peut être par le 
remords de n'avoir pas accompli les suprêmes volontés de 
Tourgueniev lui écrivant de son lit d'agonie pour le supplier 
de revenir à la littérature, il donna encore en 1894 Maitre et 
Serviteur. Il est impossible que la première de ces œuvres 
demeure inachevée, et que la seconde ne soit pas suivie de 
plusieurs autres. Quoi qu'il advienne, celle-ci et le peu que 
nous possédons de celle-là sont pleinement dignes de l'an- 
ieur de Guerre et Paix et d'Anna Karénine, 



« 



Les deux productions capitales de Tolstoï, eeUes qui 
ont pris rang désormais dans la bibliothèque des chefs- 
d'œuvre de la pensée et de l'art universels, débordent tous 
les cadres où l'on tente de les circonscrire, de même que 
leur auteur — et n'est-ce pas là la marque sûre à laquelle 
on distingue les maîtres incontestables? — ne relève d'au- 
cune école définie, sinon de celle qu'il a créée, et dont il 
est et demeurera l'unique représentant. 

Il faut bien les qualifier de romans, puisque la trame 
générale en est maintenue par une fiction. Mais celle-ci 
est-elle sujet plus que prétexte, ou inversement, ou encore 
combinaison des deux? Et d'abord, dans quel genre pour- 
rait-on classer ces romans ? N'y trouve-t-on pas à la fois 
et selon d'égales proportions tout ce qui constitue le 
roman d'intrigues, le roman de caractère, le roman de 
mœurs, le roman à thèse, et en outre, dans Guerre et Paix^ 
le roman historique? 

Puis, ne sont-ils pas bourrés de politique et d'économie 



XII INTRODUCTION 

r ^ 

sociale? Et enfin, la philosophie ne les enveloppe-t-elle 
pas d'une atmosphère pressante, et qui s'infiltre en chaque 
page? L'inconnaissable est là, toujours — le plus souvent 
sous les espèces de la mort. Les leaders-personnages, à 
travers toutes péripéties, sont en constante peine des causes 
premières et des suprêmes finalités, et lorsqu'ils n'analy- 
sent pas leur propre agonie ou n'observent pas celle d'au- 
trui, le moindre incident les rappelle à l'obsession de 
l'angoissant problème où échoueront un Jour tous leurs 
désirs, tous leurs espoirs, tous leurs rêves. 

Pour tâcher de déterminer dans la nomenclature litté- 
raire la place d'œuvres si touffues, on ne peut que leur 
appliquer l'heureuse désignation proposée par M. E.-M. 
de Vogué : Guerre et Paix est une polygraphie, et c'est la 
somme de la société russe à l'époque des grandes guerres 
qui inaugurèrent le xix« siècle, comme Anna Karénine est 
la somme de la société russe au lendemain de l'abolition 
du servage et à la veille des grandes réformes poursuivies 
actuellement, c'est-à-dire à l'heure de l'apogée du Slavo- 
philisme. Si l'on veut être complet, il importe d'ajouter 
que la première est dominée par la physiologie de la 
guerre, et la seconde par celle du mariage. 

L'opinion professée par Tolstoï à l'égard du phénomène 
de la destruction de la vie humaine par l'homme même, 
est aussi simple que le sens où il entend l'institution par 
laquelle celle-ci est conservée et perpétuée. 

La guerre est encore plus absurde qu'horrible. Et les 
documents t[u'il accumule pour faire sentir le bien fondé 
de ce point de vue, forment un ensemble infiniment plus 
saisissant que les meilleures argumentations que tel ou 
tel théoricien pur ait jamais élaborées en vue d'aboutir à 
la même conclusion. 

Quant au mariage, il n'y admet pour exclusive base que 
l'amour mutuel des deux contractants, et pour but unique 
la fondation d'une famille. Si toutefois l'un des deux 
époux a été amené par les aberrations du monde actuel à 
nouer des liens où l'amour ne soit pour rien et où la fon- 
dation d'une famille soit reléguée parmi les préoccupations 
secondaires, si même elle n'est considérée comme un 
inévitable inconvénient, qu'il se garde de jamais sacrifier 
le devoir à la passion. 11 va de soi qu'il ne s'agit pas ici 



INTRODUCTION XIII 

seulement du devoir légal, variable d*àge en &ge et d'une 
latitude à Tautre, et d'ailleurs fréquemment en grave 
contradiction avec l'immuable conscience qui veille, 
estime Tolstoï, au cœur de Thomme de tous les siècles 
et de toutes les races. 

Restreint à la société contemporaine, ce précepte n'était 
pas à coup sûr susceptible d'une plus poignante illustra- 
tion que celle qu'il a reçue dans Anna Karénine, par l'op- 
position entre l'alliance de Lévine et de Kitty d'une part, et 
de l'autre le mariage d'argent d'Oblonsky et de DoUy, le 
mariage d*ambition de Karénine et d'Anna, et enfin l'union 
de celle-ci et de Yronsky, union maudite, car Tolstoï tient 
pour monstrueuse, sinon impossible, l'existence de Tamour 
en dehors du mariage. 

L'une des manifestations les plus admirables du talent 
de l'auteur éclate en ceci, que le souci du développement 
de ses thèses ne l'a nulle part induit à forcer le caractère 
d'aucun de ses personnages, ni à altérer les mœurs du 
milieu où ils évoluent. Bien plus, ses postulats ne semblent 
que des conclusions inéluctables mais indifférentes, du 
jeu normal de ces caractères et de ces mœurs. Ses bons- 
hommes, pour emprunter une expression à l'argot des 
ateliers, restent toujours eux-mêmes, c'est-à-dire campés 
d'une façon qui égale la maîtrise d'un La Bruyère. Et 
leur monde, cour, chancelleries, camps, salons, bureaux, 
prétoires, est croqué avec la fidélité d'un Saint-Simon — • 
et d'après nature d'ailleurs, tout comme dans les mémoires 
de celui-ci. 

S'il s'attache de préférence aux représentants de la 
haute société, ce n'est certes pas que son érudition ni sa 
sympathie se trouvent en défaut à l'égard de la vie maté- 
rielle et psychique des humbles. Bien avant d'embrasser 
son actuel genre d'existence, il avait fraternisé avec les 
moujiks, et chaque fois qu'il les produit en scène, il le 
fait avec une exactitude de mise au point, que l'on ne 
rencontre jusqu'à ce jour chez aucun — sans exception 
— des romanciers français qui ont tenté l'étude des popu- 
lations rurales. 

Mais les puissants de la terre lui paraissent, à tort ou à 
raison, ceux de nos congénères dont les passions offrent 
le plus d'intérêt pour le penseur, parce que le champ qui 



XIV INTRODUCTION 

leur est permis est le plus vaste, et que les formes et les 
couleurs qu'elles affectent sont les plus yariées, les plus 
complexes et les plus nuancées. 

Qu^il scrute une âme de cet ordre ou celle d*uu simple, 
c'est toujours avec une pénétration dont l'acuité ne recule 
pas même devant la crainte que, de loin en loin, le lec- 
teur n'éprouve soudain que -c'est en lui-même que Ton 
vient de plonger le scalpeL 

Dans le langage que tiennent les personnages, dans leurs 
attitudes et dans lears gestes, dans leurs actions et dans 
leur extérieur, dans les décors artificiels ou naturels qui 
les conditionnent plus ou moins, c'est la même scrupuleuse 
vérité. La fixation en est généralement achevée par la mise 
en lumière d'un détail, qui devient le motif conducteur, 
parfois cruel, du personnage, ou dégage du décor une im- 
pression ineffaçable. 

Ce sont de telles qualités qui justifient une des défini- 
tions que l'on a données de Tolstoï, à savoir, qu'il y a 
dans cette âme de bouddhiste hindou Fesprit d'un chi- 
miste anglais. 

Ce sont elles aussi qui ont maintes fois valu à leur pos- 
sesseur d'être classé parmi les féaux du réalisme. 

Si l'on désigne par ce mot la recherche constante du 
naturel, il est incontestable que Tolstoï est un réaliste au 
premier chef, et même qu'il a en cela poussé la manière 
• de l'école jusqu'à la perfection. Dès qu'il a eu pris la 
plume, il a délibérément réagi contre le romantisme, et 
la protestation était d'autant plus éclatante, que le sujet 
choisi, le Caucase, venait précisément d'être comme le 
trépied sur lequel avaient vaticiné Pouchkine et surtout 
Lermontov. Bien plus, son désir de traduire ses sensations 
ou celles de ses personnages avec le plus d'exactitude et en 
même temps le plus de simplicité possible est si vif, que 
— pareil en cela aux frères de Concourt — il lui sacrifie 
tout souci de style. Subtilités de rhétorique, grandilo- 
quence, culte de la période bien conduite et bien équilibrée, 
il méprise tout cela. On peut même regretter qu'il se soit 
laissé aller dans ce sens à multiplier les redondances inu- 
tiles, les hardiesses inopportunes, les négligences injusti- 
fiées. 

Mais des écrivains récents nous ont aussi habitués à 



INTRODUCnON XV 

e&ieadre par réalisme — ou par un autre terme d*aiUeurs 
assez impropre — l'impassibilité dans renonciation. A ce 
point de vue encore Tolstoï relève de la secte. Pourtant, 
il y a en lui <]uelque chose qui sent déjà un tantinet le 
fagot, à savoir une certaine ironie narquoise dont tressail- 
lent parfois ses descriptions ou ses récits. £t lorsqu'il est 
sérieux, il tombe en franche hérésie. Pour restreindre aux 
lettres russes la comparaison entre son œuvre et celles 
des réalistes authentiques, il est évident que Gogol, Tour- 
gueniev et Dostoïevsky se sont souvent, eux aJussi, départis 
quelque peu du < marmoréisme > orthodoxe, mais ces 
oublis, chez eux, ne naissaient jamais que sur les incitations 
d'un pessimisme misanthropique, égoïste, et dont la seule 
conclusion logique est tout bonnement Tépicurisme. 

En face du monde tel qu'il est, c'est-à-dire en face du 
mal universel et de l'étemelle iniquité, Tolstoï ne ressent 
ni le découragement de Tourgueniev, ni l'amertume de 
Gogol, ni les farouches rancceurs de Dostoïevsky. Sa dou- 
leur est l'intense répercussion de toutes les souffrances 
humaines qu'il a vues ou conçues, c'est la compassion 
évangélique en son entière pureté, et ses révoltes géné- 
reuses impliquent la nécessité de l'espérance et aussi sa 
possibilité. 

c Impotent, crient à l'homme Gogol, Tourgueniev, Dos- 
toïevsky^ et avec eux bien d'autres pessimistes, ne vois-tu 
pas que tous tes efforts vers le mieux sont condamnés à 
demeura vains? 

— Paresseux, lui dit Tolstoï, ne comprends-tu pas qu'D 
te suffirait d'un peu d'énergie pour arriver enfin à assouvir 
tes aspirations? > 

Le programme officiel du réalisme compte un troisième 
article, qui -affirme que, pour dépeindre fidèlement le genre 
humain, 11 importe d'insister sur ses monstruosités. Une 
pareille façon d'envisager l'étude du naturel est étrangère 
à Tolstoï. S'il est réaliste, ce n'est donc pas le moins du 
monde à la façon dont le public français entend aujour- 
d'hui ceUe qualification. Malheureusement toutes les sur- 
prises qu'il nous ménage ne sont pas aussi agréables. 

Nos écrivains, à la suite de leurs initiateurs antiques, 
nous ont gâtés sous le rapport de la composition. Aussi 
éproavoas-BO^ns une impression pénible chaque fois qu'il 



XVI INTRODUCTION 

nous faat constater, dans une production de i*esprit, 
quelque insuffisance de la méthode ou quelque erreur de 
goût. Or, il semble précisément que les lettres grecques et 
latines et les nôtres soient vouées à conserver le monopole 
de la bonne ordonnance de l'ensemble et du judicieux 
choix des détails, de même que les trois langues corres- 
pondaiites à maintenir leur privilège de clarté. La méthode 
et le goût, déjà rares dans les œuvres les plus géniales que 
puissent alléger les littératures anglaise et allemande, sont 
presque inconnues des auteurs russes. 

L'unité et la continuité de Faction ne se rencontrent 
guère là-bas que dans un livre de Dostoïevsky : Crime et 
Châtiment* Chez Tolstoï on n'en découvre point de trace. 

Anna Karénine roule sur deux actions, celle qui englobe 
Anna, son mari et Yronsky, et celle qui se poursuit entre 
Lévine et Kitty. Toutes deux appellent une égale attention, 
elles sont rattachées Tune à Tautre par des liens qui ne 
sont en somme que des c ficelles ». On a voulu voir dans 
Guerre et Paix un sujet prédominant : la lutte de la Russie 
contre l'étranger. N'y a-t-il pas là excès d'ingéniosité? Eu 
réalité, on peut isoler dans cette œuvre une bonne demi- 
douzaine d'intrigues parallèles. 

Non content d'enchevêtrer à l'inflni ces diverses trames, 
Fauteur s'est encore imaginé de consacrer une place par- 
fois énorme à des digressions qui n'ont pas le moindre 
rapport avec n'importe laquelle des actions développées ni 
avec les thèses plaidées. Ainsi, dans Anna Karénine, telle 
chasse en marais, qu'a-t-elle à faire avec, d'une part, la 
tragédie vécue par Anna, son mari et Vronsky ou Fidylle 
où s'emparadisent Lévine et Kitty, et d'autre part la ques- 
tion du mariage? Et dans Guerre et Paix, en quoi cette 
interminable chasse à courre, et la périlleuse gageure tenue 
par un officier ivre, et la perte de jeu infligée par ce même 
militaire à un de ses camarades, influent-elles, soit sur la 
marche des cinq ou six intrigues, si ce n'est pour les inter- 
rompre, — soit sur la solution du problème de la guerre? 
Elles n'ont même pas l'excuse de nous renseigner sur des 
nuances spéciales aux mœurs de l'époque analysée, car le 
€ petit oncle » ne peut courir le renard qu'exactement de 
la manière qu'on le court aujourd'hui, et Dologhov ne sau- 



INTRODUCTION XVH 

rait slmbiber de spiritueux et tailler une banque autrement 
que le premier officier venu de notre temps. 

Il y a également lieu de remarquer que la plupart des 
acteurs principaux d'une œuvre font double emploi avec 
ceux de l'autre, et non seulement par le rôle dont ils sont 
chargés, mais aussi par les péripéties qu'ils traversent. 
Ainsi le Pierre Bésoutchov, TAndré Boltkonsky, la Natacha, 
le vieux ménage Rostov, la princesse Droubetskoï de 
Guerre et Paix, ont leurs pendants rigoureux, comme leurs 
prolongements, respectivement dans le Constantin Lévine, 
TAlexis Vronsky, la Kitty, le vieux ménage Cherbatsky, la 
comtesse Lydia à'Anna Karénine. Oblonsky n'est que le 
développement d'une moitié de la personnalité du vieux 
Rostov, et Varinka a été créée d'une côte de Marie Bol- 
kronsky. 

Il est vrai que l'auteur a su nous rendre si intime tout le 
petit monde qui s'agite dans le premier des deux livres, 
que l'unique sentiment éprouvé par nous en le reconnais- 
sant dans le second est presque le soulagement de retrouver 
de vieux amis dont on n'avait pas depuis longtemps reçu 
de nouvelles. 

Une autre particularité qui, par contre, choque franche- 
ment, est celle-ci, qu'après avoir ouvert ses deux romans 
par une exposition très habile, et merveilleuse de clarté et 
de logique, Tolstoï n'a pas cradnt de leur infliger à chacun 
la fin la plus fâcheuse qui se puisse imaginer. Lorsque, 
dans Gtierre et Paix, le sang a cessé de couler, que les 
morts sont enterrés et les blessures déjà à demi cicatrisées, 
et que les âmes sœurs qui s'étaient cherchées d'instinct 
plusieurs années durant viennent de se rejoindre, lorsque 
dans Arma Karénine l'héroïne s'est suicidée, il semble 
que l'auteur n'ait plus rien à nous dire. Hélas ! il se croit 
obligé d'accumuler encore des pages et des pages — si 
elles n'étaient qu'inutiles ! mais c'est qu'elles dégagent un 
profond ennui, — pour nous apprendre comment Pierre 
ou Lévine sont parvenus à calmer leur tourment d'absolu. 



Si ces épilogues nuisent incontestablement à l'œuvre en 
85i, ils offrent cependant l'intérêt de nous renseigner sur 

b 



XVIII INTRODUCTION 

les phases par lesquelles Fauteur a passé pour aboutir à 
son actuel état psychique. 

Comme Pierre et comme Lévine, il a très jeune perdu 
toute foi en les dogmes de TÉglise, et considéré les rites et 
la masse qui les observe, non avec mépris, mais avec 
pitié. Comme eux, à travers toutes les circonstances de la 
vie, avidement il a cherché la croyance indéfectible où il 
pût s'établir enfin, quémandant des indications à tous les 
systèmes de métaphysique et des guides jusque dans les 
franc- maçonneries martiniste, swedenborgienae, etc., con- 
sultant la science, et souffrant si cruellement de ne décou- 
vrir nulle part le sentier certain, que durant quelque temps 
il a été, au milieu même d*une existence très active et de 
tout ce qui constitue le bonheur individuel, obsédé de Tidée 
du suicide. 

Il estime qu'à présent la lumière lui est venue. 

Sa doctrine philosophique et morale tient en peu de 
mots. 

Les causes premières et les suprêmes finalités sont abso- 
lument inconnaissables. Le mieux que nous puissions 
faire pour la paix de notre âme à leur endroit consiste 
donc à les supprimer résolument de nos préoccupations. 
Nous venons de ce qui pour notre intelligence doit rester le 
néant, et nous y allons. 

Nous y sommes aussi, car la vie n'a de réalité que par 
rapport à nous. La seule chose qui importe, c'est de tirer 
de cette triste apparence le lîieilleur parti possible, autre- 
ment dit, de nous rendre les uns aux autres l'existence 
aussi tolérable que possiblç. Surtout travaillons, c'est 
l'unique moyen efficace de tuer le temps. Et ne nous tuons 
pas nous-mêmes, car nous risquerions de supprimer une 
existence utile en quelque chose à l'amélioration de celle 
d'autrui. 

, Tolstoï affirme professer dans tout cela le pur christia- 
nisme, dégagé des altérations qu'avec les siècles y ont 
apportées les Églises. 

L'histoire nous a appris qu'il n'est pas très malaisé de 
faire rendre à la doctrine chrétienne, en la pressurant 
bien, d'abord le panthéisme, puis le rationalisme, et enfin 
le quiétisme. Par contre il n'est pas besoin du moindre 
effort pour reconnaître dans les croyances de Tolstoï tout 



INTRODUCTION XIX 

bonnement rorthodoxie bouddhique. D'autant plus que la 
morale de Sakya-Mouni repose, de même que celle de 
l'Evangile, sur Thumilité que doit nous inspirer cette évi- 
dence que nous ne sommes qu'une parcelle de néant, sur 
la compassion que nous devons éprouver pour tout ce qui 
partage avec nous la misérable condition de vivre, et sur 
l'abnégation que nous devons pratiquer à l'égard de nos 
frères en humanité pour que le poids de l'existence leur 
semble un peu moins lourd. 

Ce n'est du reste pas la première fois qu'est signalée la 
parfaite conformité du c tolstoïsme > avec la grande 
théorie hindoue. M. E.-M. de Vogué, notamment, y a beau- 
coup insisté. On peut ajouter que le prophète de Toula 
n'est pas seul en Russie à relever, plus ou moins incon- 
sciemment, du bouddhisme. Tout le mouvement nihiliste 
— c'est le sens philosophique du mot qui est en cause ici, 
et non Tacception détournée à laquelle Tusage a habitué 
rOccident — a sa source dans la doctrine du Nirvana, 

D'autre part, on ne voit en principe guère de différence 
entre les croyances de Tolstoï, telles que nous les avons 
résumées d'après lui-même, et celles où ont abouti tous les 
esprits qui, à l'heure présente, restreignent rigoureusement 
leur confiance à la science positive. Mais ceux-ci, de la 
nécessité de nous atténuer mutuellement l'ennui de vivre, 
déduisent la conclusion logique du progrès, tandis que 
Tolstoï, par une inconséquence qu'il faut renoncer à com- 
prendre, nie la perfectibilité de l'être par l'amélioration des 
conditions de son existence. 

A peine a-t-il établi que le pourquoi de toutes choses 
nous demeurera caché à jamais, il reproche amèrement à 
la science de ne l'avoir pas découvert, et pour la punir il 
la supprime. Après avoir affirmé que tous nos efforts doi- 
vent tendre à l'extrême réduction des servitudes imposées 
parla nature à l'individu et à l'extrême développement 
des rapports entre tous les membres de la collectivité, il 
condamne précisément l'unique instrument que nous y 
puissions employer. 

Platon interdisait sa république aux poètes. Tolstoï la* 
ferme à quiconque pense. Si par là il se sépare du boud- 
dhisme, c'est pour se rapprocher étroitement de l'idée hin- 
doue qui a donné naissance au fakirisme : — Penser fait 



XX INTRODUCTION 

mal, donc retournons à la vie végétative. C*est le même 
sophisme que celui qui conclut la Tentation de saint 
Antoine de Gustave Flaubert. 

La thèse a été depuis longtemps si victorieusement 
réfutée, que Ton peut s'étonner qu'elle ait gardé la force 
de resurgir à nouveau. Quoi qu'il en soit, voici comment 
elle est plaidée dans Confession, dans En quoi fai foi 
dans le Commentaire de V Évangile, dans Que faut-il donc 
faire? dans Quelle est ma vie, et ailleurs parmi cette mul- 
titude des écrits didactiques de Tolstoï qui menace de 
surpasser la masse des productions de Swedenborg. 

Et d'abord la science. 

< Vous dites, par exemple, que l'homme a le droit de ne 
se soumettre qu'aux lois par lui consenties : la science vous 
répondra que les lois ne sont pas l'œuvre de l'homme, mais 
l'expression d'un moment historique. Vous dites que vous 
croyez en Dieu : la science vous répondra que les idées méta- 
physiques varient aveô les phases de l'évolution humaine. 
Vous dites que VIliade est la plus belle des épopées : la science 
vous répondra qu'une épopée est le résumé de la mentalité 
d'une société primitive. La science ne s'inquiétera pas de 
savoir si la liberté est ou non nécessaire- à l'homme, si 
Dieu existe ou non, si Y Iliade est belle ou non. Elle se con- 
tentera de localiser dans l'histoire les sujets que vous 
venez de lui soumettre et la façon dont vous les envisagez. 
Dites-lui que vous souhaitez quelque chose, ou que vous 
y avez foi, ou que vous l'aimez. Elle vous répondra que vos 
vœux, votre culte, vos passions, ne sont que les vœux, le 
culte, les passions, d'un homme de tempérament et d'âge 
donnés, vivant dans un milieu et à une date donnés, et que 
par conséquent le juste, le vrad et le beau sont purement 
relatifs. » 

Et Tolstoï oublie qu'il a posé en principe le néant des 
conceptions humaines, pour taxer d'erreur et d'inutilité ce 
qui précisément démontre ce néant. 

Voyons maintenant comment est dressé le réquisitoire 
contre le progrès. 

c Pourquoi le peuple — c'est-à-dire les neuf dixièmes 
de l'humanité — demeure-t41 indifférent h la civilisation, 
pourquoi même souvent s'y montre-t-il hostile? Parce que 
la plupait des avantages du progrès passent hors de sa 



INTRODUCTION ' XXI 

portée, et que ceux qui Teffleurent lui causent plus de 
mal que de bien. 

€ Les forces de terre et de mer soat de jour en jour 
plus importantes, mieux disciplinées et mieux outillées ; il 
y aura plus de yeuves et d'orphelins la prochaine fois que 
Ton se battra. 

c La propriété s'accroît peu à peu ; — le nombre des> 
propriétaires diminue propottionuellement. 

c Les villes s'agrandissent de plus en plus; — il y a 
moins de travailleurs dans les campagnes. 

< Les voies ferrées vont se multipliant; — les forêt» 
vont se réduisant *. 

< Les salaires sont plus élevés que jadis ; — le coût de 
la vie aussi. 

< Les routes sont de mieux en mieux entretenues, les- 
rues de mieux en mieux éclairées, la sécurité de mieux en 
mieux assurée; — les impôts sont de plus en plus lourds. 

c II y a maintenant des journaux, des tramways, le 
télégraphe, le téléphone, c'est à peine si l'on bat encore 
les femmes et les enfants, et déjà quelques dames ne font 
presque plus de fautes d'orthographe ; — nous ne somme» 
pas meilleurs que nos ancêtres. » 

De ces constatations banales on déduit généralement 
qu'il faut travailler à ce qu'un nombre d'humains de plus 
en plus considérable soit mis à même de participer aux 
bénéfices de la civilisation. 

De quel droit, s'écrie Tolstoï, si un moujik estime que,, 
tout ignorant qu'il est à notre sens, il en sait quand 
même assez pour contenter ses besoins, lui imposons-nou» 
d'apprendre quoi que ce soit ! 

Du reste l'éducation est la grande pervertisseuse. Qui- 
conque instruit son prochain ne cherche en réalité qu'à 
assouvir sur lui Tune des formes du despotisme. Enseigner 
un enfant, c'est vouloir l'asservir à nos idées, le façonner 
à notre image. Et l'enfant, de son côté, pour quels 
motifs apprend-il? Pour éviter d'être puni, ou pour rece- 
voir des récompenses, ou pour surpasser ses condisciples, 
ou pour conquérir ce que l'on appelle une situation. La 

1. Dans les immenses plaines russes les locomotives sont 
chauffées au bois. 



XXn INTRODUCTION 

crainte et la dissimulation, la vanité, la jalousie et renvie, 
les appétits matériels, c*est là tout ce que les pédagogues 
développent en lui. 

L*application sociale d*un tel système est tout indiquée. 

c Sur quel critérium vous fondez- vous, demande le sage 
de lasnaïa-Poliana, pour avancer que le moujik est infé- 
reur au boïar ou au prélat, à rofiicier ou au magistrat, 
au banquier ou au professeur? Si le bârine raille sa gros- 
sièreté, ne trouve-t-il pas en retour parfaitement ridicule 
que le bârine confonde le seigle avec Torge, et une vacbe 
pleine avec une vache laitière? Les Anglais tiennent les 
Hindous pour des sauvages; aux yeux des Hindous les 
Anglais sont de purs barbares. Les Européens sourient en 
parlant des Japonais; les Japonais ont-ils les Européens 
en si grande estime? Les Français trouvent aux Allemands 
Tesprit trop lourd; les Allemands estiment trop léger 
Tesprit des Français. De même les progressistes professent 
que le peuple a tout à faire pour s'élever à un état social 
bien ordonné, et moi j'affirme que c'est lui qui a raison 
contre eux lorsqu'il préfère son inertie, et que moins il 
se souciera de droits civiques, plus il jouira de ses droits 
humains. > 

En un mot, cessons de penser à donner de la force aux 
faibles, pour devenir faibles nous-mêmes. 

Dans la société tolstoîenne nous avons déjà vu qu'il n'y 
aurait plus d'effusion de sang, et que toute éducation 
serait abolie. U va de soi que nul être humain ne saurait 
prétendre à juger son semblable ni encore moins à le 
ch&tier; partant les tribunaux et les prisons auront vécu. 
On abandonnera les villes, on renoncera à tout commerce, 
à toute industrie. La propriété individueUe n'aura plus de 
raison d'être, puisque tout sera à tous. Le partage rempla- 
cera le salaire et l'aumône, et chacun produira de ses 
mains ce dont il pourra avoir besoin. 

Si la suppression du gouvernement, impliquée par chacun 
des articles de ce programme, n*est cependant nulle 
part nettement spécifiée, c'est que la censure est encore 
asseï sévère en Russie. Quant à la dissolution de la 
famille, elle devait manquer également à cette nomencla- 
lure, d'ailleurs classique, car Tolstoï ne va pas jusqu'au 
communisme absolu. La famille^ au contraire, est la base 



INTRODUCTION XXIH 

de la société patriarcale vers laquelle il voudrait nous voir 
régresser. 

î^on content de formuler son rêve, il l'a réalisé pour 
Vui-mème. Avec un large esprit de conciliation, il est vrai. 
il porte Teau, laboure, sème et fauche, soigne son cheval, 
trait ses vaches et tond ses brebis, se tricote des bas, lave 
son linge, confectionne ses bottes. Seulement il n'a pas 
partagé ses terres avec ses paysans, et on le sert encore à 
table en gants blancs et chaussures à semelle de feutre. 

Lorsque dans la conversation un de ses hôtes fait allu- 
sion à Guerre et Paix et à Anna Karénine, Tolstoï entre en 
rouge colère. 

< J'ai écrit ces livres et d'autres, dit-il quelque part, à 
une époque où je m'imaginais que les conteurs comme 
les poètes ont mission de profiter de l'énorme influence 
qu'ils exercent pour enseigner la vérité. Mais je me suis 
vite aperçu que, loin d'être en mesure d'indiquer à autrui 
le chemin de la vérité, je ne savais pas moi-même où le 
trouver. >, 

Tous ceux qui ont lu les deux chefs-d'œuvre de la litté- 
rature russe les considéreront volontiers comme deux 
erreurs, à condition que l'auteur retombe le plus tôt et le 
plus souvent possible dans son péché. L'humanité n'a pas 
soif seulement de vérité. Ses aspirations vers la beauté ne 
sont ni moins ardentes ni moins sacrées. C'est peut-être 
parce que tout ce qui est réellement beau est vrai, et réci- 
proquement. 

R, C. 



i 



PAGES CHOISIES 



DE TOLSTOÏ 



ANNA KARÉNINE 



Un bon garçon. 

II s'agit du frère d'Anna Karénine. Le type est bien connu 
ailleurs qu'à Moscou, mais il doit ici, à son milieu, des nuances 
particulières, et au talent de l'auteur qui le présente, un relief 
saisissant. 

Le journal que recevait le prince Stépane Arkadié- 
vitch Oblonsky, ou plutôt Stiva, comme un peu tout 
le monde rappelait amicalement, était libéral, sans 
être trop avancé pourtant, enfin, de tendances fidèle- 
ment conformes à celles de la majorité du public intel- 
ligent. Stépane Arkadiévitch ne s'intéressait guère à 
la politique, ni à la science, ni aux arts. Il s'en rappor- 
tait, pour toutes ces questions et bien d'autres, aux 
opinions exprimées par son journal. Celles-ci venaient- 
elles à se modifier, c'est-à-dire la majorité du public 
intelligent venait-elle à changer d'avis sur quoi que ce 
soit, Stépane Arkadiévitch s'empressait de suivre le 

PAOS8 CHOISIES DK TOLSTOL i 



2 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

mouvement. Ses opinions le quittaient d'elles-mêmes 
tout naturellement, et leurs remplaçantes se présen- 
taient tout aussi naturellement» sans qu'il eût eu à se 
soucier de les choisir; il les adoptait comme les 
formes successives de ses chapeaux, et de ses redin- 
gotes, parce que durant une certaine période elles 
étaient de mise dans son milieu ; du reste^ un tantinet 
d'activité intellectuelle devenant pour ainsi dire obli- 
gatoire dans ce milieu dès que Ton atteint Tâge mûr, 
les opinions ne lui étaient pas moins nécessaires que 
les chapeaux et les redingotes. 

Si ses tendances étaient libérales en somme plutôt 
que conservatrices, ce n'était pas que les libéraux fus- 
sent à ses yeux plus logiques pour telle ou telle raison; 
c'était purement parce que les opinions de ce parti 
cadraient mieux avec son genre de vie. Les libéraux 
affirmaient que tout allait mal en Russie; comment 
Stépane Arkadiévitch eût-il été d'un avis diffédrent, lui 
qui avait beaucoup plus de passif que d'actif? Les libé- 
raux professaient que le mariage est une institution 
décrépite, ou tout au moins urgente à réformer à plu- 
sieurs points de vue; Stépane Arkadiévitch n'esti- 
mait-il pas n'avoir plus guère d^agrément à attendre 
de son mariage, et celui-ci ne le contraignait-il pas à 
une dissimulation continue, attitude qui répugnait 
fort à sa nature? Les libéraux insinuaient que la reli- 
gion est bonne seulement pour la portion inculte de 
la population; Stépane Arkadiévitch ne con&tatait-il 
pas chaque dimanche que l'office le plus court lui don- 
nait des fourmillements dans les jambes? Et puis, 
pourquoi s'efforcer toujours d'épouvanter les gens, en 
termes menaçants et solennels, au sujet de l'autre 
monde, alors qu'il faisait si bon vivre dans celui-ci? 



ANNA KARëNINE 3 

Sans compter qu'il ne détestait pas une bonne plai- 
santerie, et qu'il prenait plaisir de loin en loin à scan- 
daliser les personnes tranquilles en soutenant que, du 
moment que Ton se glorifiait de ses ancêtres, il ne 
comprenait pas pourquoi Ton s'arrêtait à Rurik sans 
remonter jusqu'à l'aïeul primitif, — eh bien, mais, le 
siAge. 

Les tendances libérales étaient ainsi devenues pour 
lui une habitude ; son journal après le dîner, il l'aimait, 
comme son cigare, pour le léger brouillard qui lui en 
montait au cerveau. 

Grâce à d'heureux dons naturels, il avait fait des 
études passables, mais sa paresse et sa légèreté ne l'en 
avaient pas moins fait sortir de l'école parmi les der- 
niers. Avec une existence dissolue et peu d'années de 
service — et d'un service peu brillant, — il était tout de 
même arrivé à occuper une situation aussi honorable 
que lucrative, la présidence de l'un des tribunaux de 
Moscou. Il la devait à la protection du mari de sa sœur 
Anna, le ministre Alexis Alexandrovitch Karéniûe. 
D'ailleurs, à défaut de celui-ci, quantité d'autres per- 
sonnes, frères et sœurs, beaux-frères et belles-sœurs, 
oncles et tantes, cousins et cousines, auraient remué 
ciel et terre jusqu'à ce qu'ils lui eussent obtenu ce 
poste, ou n'importe quel autre susceptible de pré- 
texter l'annuité de six mille roubles dont il avait 
besoin, et qui était loin pourtant de lui suffire, ses 
affaires n'étant guère brillantes, malgré la fortune 
assez considérable de sa femme. Il comptait dans sa 
parenté de sang ou par alliance et ses relations 
d'amitié la moitié de Moscou et de Pétersbourg. Il 
était né au milieu des puissants de ce monde. Un tiers 
des personnages attachés à la cour et aux grandes. 



4 PAGES CHOISIES DE TOLSTOl 

administcations avaient été des amis de son père et 
Tavaient connu, lui Stiva, au berceau ; le second tiers 
le tutoyait; le troisième était composé de bons amis à 
lui. 11 avait pour alliés, dans la lutte pour Fexistence, 
tous ceux qui dispensent les biens de la terre sous les 
espèces d*emplois et de concessions. Il était des leurs, 
pouvait-on le négliger? Il n'avait donc pas qu la moindre 
peine à se donner pour être casé avantageusement.' 
Son rôle avait consisté simplement à ne pas convoiter 
rimpossible, à ménager les susceptibilités, à désarmer 
les jalousies, à éviter les conflits, et 9a bonté natu- 
relle lui rendait tout cela fort aisé... Il eût été plaisant, 
en vérité, qu'on lui refusât la place et le traitement 
dont il avait besoin!... Qu'exigeait-il de si extraordi- 
naire? il ne demandait que ce qu'avait obtenu ou 
obtenait tout le monde autour de lui, et il se sentait 
aussi capable que quiconque de remplir telle ou telle 
fonction. 

On n'aimait pas seulement Stépane Arkadiévitch à 
cause de son caractère affable et toujours ' égal et de 
sa loyauté incontestable. Il émanait encore de la viva- 
cité de ses yeux, de la fraîcheur de son teint, de l'ai- 
sance de ses manières, enfin de tout son extérieur 
brillant et attirant, une influence physique qui agis- 
sait dès l'abord et définitivement sur quiconque le 
voyait; 

€ Tiens, Stiva! ce cher Oblonskyt > s'écriait-on en 
lui souriant de bon cœur du plus loin qu'on l'apetpe- 
vait. 

Et bien que l'on sût parfaitement que nul bonheur 
spécial ne dût résulter de cette rencontre, on ne s'en 

# 

réjouissait pas moins d'avoir à la renouveler le lende- 
main et le surlendemain. 



j 



ANNA KARÉNINE 5 

En charge depuis trois ans, Stépane Arkadiévitch 
a^ait conquis d^emblée Tamitié et Testime de tous ses 
supérieurs, de tous ses pairs, de tous ses inférieurs, 
et par-dessus le marché de toutes les personnes qui 
avaient eu ou avaient avec lui les rapports impliqués 
par sa situation. Une si rare unanimité avait plusieurs 
causes. D'abord Textréme indulgence qu'il témoignait 
à chacun, et qui était fondée sur la conscience très 
nette de ses propres erreurs. Ensuite un libéralisme 
presque illimité, et qui n'avait pas besoin d'être prôné 
par son journal pour lui couler en quelque sorte dans 
les veines, faire corps avec lui, et le rendre également 
aimable pour les fonctionnaires de tout grade et de 
tout ordre et en général les personnes de toute 'con- 
dition. Enfin et surtout, une sereine indifférence pour 
les choses dont il avait à s'occuper, ce qui lui permet- 
tait de ne jamais se passionner, et par conséquent de 
se tromper aussi rarement que possible. 

Dans le service, nul comme lui ne savait atténuer 
le ton officiel par une simplicité et une bonhomie qui 
rendaient l'expédition des affaires presque agréable à 
ses subordonnés. Ceux-ci, sans excéder les bornes du 

* 

respect, étaient tout à leur aise en lui parlant, et 
c'était avec un sourire de sympathie que les huissiers 
se levaient sur son passage lorsqu'il traversait le ves^ 
tibule pour gagner son cabinet. 

En dehors du service, Slépane Arkadiévitch tutoyait 
I9 plupart de ses conn.aissances — des sexagénaires 
et des adolescents, des acteurs et des ministres, des 
marchands et des généraux, tous ceux enfin avec qui 
il prenait du Champagne, — et avec qui n'en prenait-il 
pas? Dans le nombre des personnes ainsi tutoyées à 
tous les degrés de la hiérarchie sociale, il y en aurait 

t. 



6 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

eu de bien étonnées d'apprendre que grâce à Oblonsky 
elles avaient toutes quelque chose de commun entre 
elles. 



lie Présage. 

Première rencontre des deux principaux héros du roman. 
Le comte Alexis Ryrilovitch Yronsky, capitaine de cavalerie, 
officier d'état-major, riche, hautement apparenté et bien en 
cour, est en congé h Moscou. Il vient à la gare au-devant de sa 
mère, qui arrive de Pétersbourg; Stépane Arkadiévitch, son 
ami, attend sa sœur Anna par le même train. 

€ Le train tardera-t-il encore beaucoup à arriver? 
demanda Vronsky à un employé. 

— Il vient de quitter la dernière station >, répondit 
rhomme. 

Tout s'animait dans la gare. Les employés cou- 
raient affairés de droite et de gauche, les gendarmes 
venaient prendre leur service, les employés supérieurs 
se montraient, et d'un peu partout surgissaient des 
familles autorisées à attendre sur le quai les voyageurs 
qui les intéressaient. Le temps était froid et brumeux. 
Des hommes d'équipe, emmitouflés et encapuchonnés 
de leur touloupe, allaient et venaient parmi les rails 
enchevêtrés. 

Enfin un coup de sifflet retentit, et Ton aperçut 
dans le brouillard comme un monstre énorme qui 
approchait pesamment, tandis que le quai et la gare 
entière semblaient trépider. La locomotive devint dis- 
tincte tout à coup. Un épais panache de vapeur, dont 
le froid alourdissait les volutes, s'échappait rythmi- 
quement de la cheminée, et rythmiquement aussi la 
bielle glissait en avant, puis reculait, puis se détendait 



ANNA KARENINE 7 

de nouveau. Le mécanicien, tout emmailloté dans ses 
peaux de mouton couvertes de givre, salua le chef de 
gare. Le tender passa à son tour, puis la masse sombre 
du fourgon de tête. Un chien hurlait lamentablement 
. dans sa cage. Enfin les wagons avaient à peine com- 
mencé à défiler, qu'ils s'arrêtèrent avec une brève 

■ 

secousse, comme hésitants. 

Le conducteur, à l'allure dégagée, voire avec une 
certaine prétention à l'élégance^ sauta lestement sur le 
quai, et à sa suite descendirent les voyageurs les plus 
pressés ou les plus impatients, à savoir, un officier de 
la garde, à la tenue et à la démarche triomphantes, 
un petit marchand affairé et souriant, et qui portait 
une sacoche en bandoulière, un paysan morose, sa 
besace sur l'épaule. 

Le conducteur, après avoir cherché du regard, dans 
la foule des personnes qui attendaient, aborda Vronsky. 

€ La comtesse Vronsky est dans ce compartiment », 
dit-il en indiquant du geste une portière. 

Au moment de monter dans le wagon, Vronsky dut 
s'efîacer pour en laisser descendre une dame que son 
tact d'homme du monde lui fit reconnaître, au premier 
coup d'œil, pour appartenir à la meilleure société. 
Après un mot d'excuse il allait passer outre lorsque, 
involontairement, il se retourna, pour la regarder de 
nouveau, non pas tant à cause de sa beauté, de sa 
grâce et de son élégance, que parce que l'expression 
de sa physionomie lui avait semblé particulièrement 
douce. 

Au même moment, elle aussi tourna la tête. Ses 
yeux gris, que des cils longs et drus faisaient paraître 
plus foncés qu'ils n'étaient en réalité, lui jetèrent un 
regard bienveillant presque jusqu'à la cordialité. On 



8 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

eût dit qu'elle le reconnaissait. Mais aussitôt après elle 
se mit à scruter la foule, tâchant évidemment d'y 
découvrir quelqu'un dont elle se savait attendu. Si 
rapide qu'eût été le regard, il suffit à trahir à l'atten- 
tion de Vronsky comme un résumé de la vivacité, à 
grand'peine contenue, qui émanait de cette attirante 
physionomie, et qui perçait jusque dans l'ébauche de 
sourire fleurie sur les deux fraîches lèvres. Il sentait 
dans toute cette belle personne un trop-plein de jeu- 
nesse et de gaîté impossible à refréner complètement, 
et la bouche comme le port de tête, la tenue et la 
démarche, traduisaient à leur façon l'éclair voilé des 
yeux. 

Vronsky pénétra dans le compartiment. Sa mère, 
une vieille femme au chignon tout papilloté et aux 
petits yeux noirs clignotants; l'accueillit avec un léger 
sourire de ses lèvres minces. Elle se leva, remit à sa 
femme de chambre un sac de tapisserie qu'elle avait 
lusque-là tenu ferme sur ses genoux, et, tendante son 
fils une main sèche et plissée qu'il baisa respectueu* 
sèment, elle l'embrassa sur le front. 

< Je vois que tu as reçu ma dépêche à temps, et que 
tu vas bien. Dieu soit loué. 

— Avez-vous fait un bon voyage? » fît-il en s'asseyant 
auprès d'elle, mais en prêtant l'oreille à la voix d'une 
femme qui parlait devant la portière, et qui ne pouvait 
appartenir qu'à la dame qu'il venait de croiser. 

c Je ne partage cependant pas votre opinion, disait- 
elle. 

— Vous avez, madame, votre point de vue péters- 
bourgeois, répondait une voix d'homme. 

— Pas le moins du monde mettons tout au plus un 
point de vue féminin. 



ANNA KARÉNINE 9 

— Comme il vous plaira. Et à présent, souffrez que 
je baise votre main. 

— Au revoir, Ivan Pétrovitch. Voyez donc où peut 
être mon frère et envoyez-le-moi. » 

Et la jeune femme rentra dans le compartiment'. 

« Vous n*avez pas encore trouvé le prince Oblonsky î » 
lui demanda la vieille comtesse. 

Vronsky reconnut alors M°»« Karénine. 

€ Votre frère est ici, madame, dit-il en se levant 
précipitamment. Veuillez m'excuser de ne pas vous 
avoir reconnue d*abord. Ap reste, j'ai eu si rarement 
l'honneur de vous rencontrer, que vous ne vous sou- 
venez certainement pas de moi. 

— Oh ! répondit-elle, je ne pouvais pas ne pas vous 
reconnaître ; madame votre mère et moi n'avons guère 
parlé, je crois, que de vous durant tout le voyage. > 

Et son visage s'éclaira d'un gai sourire. 
€ Mais comment se fait-il que mon frère ne vienne 
pas? reprit-elle en se détournant vers le quai. 

— Appelle-le donc, Alexis », dit la vieille comtesse. 
Vronsky ressortit du wagon, et, apercevant Stépane 

Arkadiévitch à quelques pas de là, l'appela. 

M™« Karénine n'attendit pas que son frère l'eût 
abordée. Elle descendit vivement, et d'un geste plein 
tout à la fois de grâce et d'énergie, lui jeta un bras 
autour du cou, attira sa tête vers elle, et lui planta sur 
les joues deux gros baisers. 

Vronsky ne la quittait pas des yeux; il la contem- 
plait^ en souriant inconsciemment. Enfin il se rappela 
que sa mère l'attendait et la rejoignit. 

€ N'est-ce pas qu'elle est charmante? fît celle-ci. Son 
mari l'a placée auprès de moi, et m'en voilà ravie. 
Nous avons bavardé tout le temps. Ah çà, et toi, que 



10 PAGES CHOISIES DE TOLSTO! 

deviens-iu? Il paraît que tu t'es épris sérieusement 
et que c'est réciproque * ? Tant mieux, mon cher, tant 
mieux. 

— Je ne sais, maman, à quoi vous faites allusion, 
répondit-il avec une froideur qui le surprit lui-même. 
Sortons-nous? » 

A ce moment, M°^^ Karénine rentra pour prendre 
congé de sa vieille compagne de voyage. 

c Voilà que vous avez retrouvé votre fils, et que moi 
je tiens enfin mon frère. Aussi bien, j'avais épuisé 
ma provision d'histoires, et si le voyage avait duré 
davantage, je n'aurais pu que rester coite. 

— Avec vous, répliqua la comtesse en lui serrant la 
main, j'aurais fait le tour du monde sans m'ennuyer. 
Vous êtes une de ces aimables femmes avec lesquelles 
il est aussi agréable de causer que de se taire. Quant 
à votre fils, ne vous en inquiétez pas trop ; dites-vous 
qu'il est bien impossible de ne jamais se quitter. » 

]^me Karénine souriait des yeux, tandis qu'elle écou- 
tait immobile. 

c Anna Arkadievna a un petit garçon de huit ans, 
expliqua la comtesse à son fils. Comme c'est la pre- 
mière fois qu'elle s'en sépare pour plus de quelques 
heures, elle se tourmente à son sujet. 

— Oui, nous avons pendant le voyage entier parlé 
de nos fils. Et, ma foi, la comtesse n'a pas plus tari 
sur le compte du sien que moi sur le compte du mien, 
dit M"*o Karénine en regardant Vronsky, qui se sentit 
comme enveloppé d'une suave caresse. 



1. Vronsky avait fait venir sa mère dans le dessein de lui faire 
demander pour lui la main de M^** Cherbastky, autrement dit 
Kitty, que noua verrons plus loin. 



ANNA KARÉNINE il 

— Je vois, riposia*t*il galamment, que ma mère ne 
s'est guère mise en frais pour vous égayer. > 

Elle changea de ton et, s'adressant à la comtesse : 
c La journée d'hier a passé trop rapide pour moi. Au 
revoir» comtesse. 

— Adieu, ma chère. Mais laissez-moi embrasser 
votre joli minois et vous dire, comme une vieille 
femme peut se le permettre, que vous avez tout bon- 
nement fait ma conquête. » 

Si banale que fût la phrase, M°^« Karénine en parut 
touchée. Elle rougit, et s'inclina pour offrir son visage 
à la vieille comtesse. Puis elle tendit la main à V^onsky 
avec ce sourire qui semblait émaner de ses yeux 
autant que de ses lèvres. Il serra cette petite main, et 
en sentir la pression franche et décidée lui sembla un 
bonheur inouï. 

Elle sortit. 

c Charmante », dit encore la comtesse. 

Le fils était certes du même avis. Il suivit des yeux 
la jeune femme tant qu'il put apercevoir sa taille 
svelte. Elle rejoignit son frère, lui prit le bras et se 
mit à lui parler avec animation. Il était évident que ce 
qui l'occupait en ce moment n'avait pas le moindre 
rapport avec lui, Vronsky, et il en fut dépité. 

€ Eh bien, maman, demanda-t-il en se tournant enHn 
vers la comtesse, j'espère que votre santé est tout à 

■ 

fait bonne. 

— Excellente. Nous avons baptisé ton neveu. Je te 
raconterai cela. Ta belle-sœur embellit tous les jours. 
Tu sais que l'empereur ne perd pas une occasion de 
témoigner sa bienveillance à ton frère. 

— Ah! voilà Laurent, s'écria-t-il en apercevant le 
vieux majordome de sa mère. Je crois que nous 



12 PAGES CHOISIES DE TOLSTO! 

pouvons partir à présent, il n'y a presque plus de 
foule. » 

Il lui offrit le bras. Laurent, la femme de chambre 
et un facteur se partageaient les bagages. Comme la 
mère et le ûls prenaient pied sur le quai, plusieurs 
employés, suivis du chef de gare, passèrent devant 
eux, courant vers Tarrière du train. Un accident était 
survenu. 

€ Qu'y at-il? — Où est-ce? — Est-il tombé? Est-il 
écrasé? » criait-on. 

Stépane Arkadiévitch et sa sœur étaient revenus sur 
leurs pas comme tout le monde. Les quatre personnes 
se rangèrent près du wagon pour éviter la cohue, qui 
de tous les points de la gare, convergeait vers l'en- 
droit fatal. Les dames émues se renfermèrent dans un 
compartiment, tandis que ces messieurs allaient s'en- 
quérir. 

Un homme d'équipe avait été surpris par le train 
comme il traversait la voie. A cause du froid, il s'était 
encapuchonné au point qu'il n'avait ni vu ni entendu 
qu'il n'avait plus le temps de passer. La locomotiv.e 
l'avait broyé sur les rails. 

Les dames apprirent ces détails de la bouche de Lau- 
rent avant que leurs deux cavaliers fussent de retour. 

€ Nous avons vu le cadavre, c'était quelque chose 
d'affreux! » balbutia Stépane Arkadiévitch, bouleversé 
et prêt à pleurer. 

Vronsky se taisait. Son mâle visage était sérieux, 
mais absolument calme. 

€ Ah! comtesse, si vous l'aviez vu! poursuivait 
l'autre. Sa femme est là, elle s'est jetée sur le corps de 
son mari avec un cri terrible. Il paraît qu'il était le 
seul soutien d'une nombreuse famille. 



ANNA KARÉNINE 13 

— Ne pourrait-on faire quelque chose? > murmura 
U°^ Karénine, qui était pâle et avait les larmes aux yeux. 

Vronsky la regarda. 

< Je reviens tout de suite », dit-il à sa mère. Et il se 
hâta de nouveau du côté du lieu de Taccident. 

Lorsqu'il revint quelques minutes après, Stépane 
Arkadiévitch entretenait déjà la comtesse d'une can- 
tatrice étonnante qui venait de débuter. 

c Partons maintenant », dit Vronsky, en reprenant 
le bras de sa mère. 

^Die Karénine et son frère marchaient immédiate- 
ment derrière eux. 

Le petit groupe fut rejoint par le chef de gare, qui 
courait après Vronsky. 

€ Monsieur, vous venez de remettre deux cents rou- 
bles au sous-chef. Veuillez indiquer Tusage auquel 
vous les destinez. 

— Hé, c'est pour la veuve, répondit Vronsky en 
fronçant le sourcil. 

— Je vous reconnais là, dit Oblonsky, et, serrant le 
bras de sa sœur, il ajouta à mi-voix : — Très bien, 
n'est-ce pas? Tu vois quel charmant garçon c'est. » 

Puis il reprit plus haut : — « Mes hommages, com- 
tesse. » 

Et il s'arrêta avec sa sœur pour chercher la femme 
de chambre de celle-ci. 

Lorsqu'ils sortirent dans la cour, l'équipage des 
Vronsky partait. 

Tout le monde autour d'eux parlait de l'accident. 

c Quelle mort affreuse ! s'écriait un monsieur en les 
dépassant. Il a été coupé en deux, net. 

— Quelle belle mort I au contraire, observa un autre, 
il n'a pas eu le temps de souffrir. 



14 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

— Gomment se fait-il que Ton prenne si peu de pré- 
cautions? » dit un troisième. 

Comme M"© Karénine s'installait dans la voiture de 
son frère, celui-ci remarqua non sans étonnement que 
ses lèvres tremblaient, et qu'elle avait peine à retenir 
ses larmes. 

t Qu'as-tu, Anna? lui demanda-t-il tendrement. 

— C'est un présage funeste, répondit-elle. 

— Quelle folie ! Te voici, c'est l'essentiel. Tu ne sau- 
rais t'imaginer combien je me réjouis de ta venue. 

— Y a-t-il longtemps que tu connais ce Vronsky? 
demanda-t-elle en regardant par la portière. 

— Je crois bien. Tu sais qu'il va sans doute épouser 
Kitty. 

. — Ah ! fit-elle doucement. A présent, parlons de tes 
affaires; que signifie cette lettre désespérée que tu 
m'as écrite et qui me fait venir? » 

Et elle changea de place brusquement, comme si 
elle eût eu un effort à faire pour se débarrasser d'une 
idée pénible. 



Course d'officiers aii camp de Krasnoïé-Siélo. 

Tous les ans, à la fin des grandes manœuvres, des courses 
ont lieu, en présence de la cour, près du camp de Rrasnoïé- 
Siélo, faubourg de Péterhof. Vronsky court cette année-là, 
monté sur la jument Frou-Frou; son seul concurrent sérieux 
est un nommé Makhotine, monté sur Uétalon Gladiator. 

Des palefreniers emmenaient les chevaux qui venaient 
de prendre part à la deuxième course, et d'autres 
apparaissaient un à un, tenant par la bride les bêtes 
qui allaient figurer dans la prochaine. Celles-ci, pour 
la plupart des pur-sang, étaient soigneusement enve- 



ANNA KARENINE 15 

loppées et encapuchonnées, et cet attirail leur donnait 
un peu Tair d^énormes oiseaux. 

Cord, l'entraîneur, s'approchait avec Frou-Frou. 
Vronsky regarda non sans satisfaction la nerveuse 
sveltesse de sa jument, et avec quelle élasticité et en 
même temps quelle assurance elle posait ses pieds 
l'un après l'autre. Mais il ne put contenir un sentiment 
d'admiration lorsqu'il eut jeté les yeux sur Gladiator, 
que Ton débarrassait de sa couverture à quelques pas 
de là. L'étalon présentait en effet des formes d'une 
robustesse rare, une croupe superbe et des pieds 
sculpturaux. 

Vronsky avait à peine eu le temps de faire rectifier 
un détail du sellage, que Ton appela les dix-sept offi- 
ciers qui devaient courir pour leur signifier leurs 
numéros d'inscription. Il eut le numéro 7. 

c En selle! » cria-t-on dès que la formalité eut été 
accomplie. 

Les jockeys improvisés se montraient tous sérieux, 
presque solennels, et plusieurs d'entre eux étaient 
pâles. Vronsky aborda son cheval. Comme ses cama- 
rades, il se sentait le point de mire de tous les regards, 
et il en éprouvait un malaise qui ralentissait un peu 
ses mouvements. 

Cord n'aurait eu garde de ne pas mettre en un tel 
jour son costume de gala. II était serré dans une 
redingote noire boutonnée jusqu'au cou, engoncé dans 
un col haut et rigide qui rebroussait le coin de ses 
joues, et coiffé d'un haute-forme étincelant. Grave et 
important plus encore qu'à son ordinaire, il était 
debout à la tète du cheval. Frou-Frou tremblait, 
comme prise d'un soudain accès de fièvre, et ses yeux 
pleins de feu regardaient Vronsky de côté. Celui-ci 



16 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

insinua un doigt sous la sangle, ce dont la béte tres- 
saillit, dressant les oreilles, et ce qui fît grimacer à 
FAnglais un sourire dédaigneux : était-il possible de 
concevoir le moindre doute sur un sellage par lui fixé! 

c Montez tout de suite, fît-il du bout des lèvres, cela 
vous calmera. » 

Vronsky jeta un coup d'œil rapide sur ses concur- 
rents, — le dernier, car il savait que d'ici la fin de 
répreuve il ne serait plus à même de voir réellement 
aucun d'entre eux. Deux étaient en selle et se diri- 
geaient déjà vers la ligne de départ. Un autre, un ami 
de Vronsky nommé Goltzen, excellent cavalier, allait 
et venait autour de son étalon bai sans pouvoir par- 
venir à le monter, tant la béte s'agitait affolée. Un 
petit hussard de la garde, en pantalon d'ordonnance, 
poussait un temps de galop, penché sur l'encolure, à 
la mode anglaise. Le prince Kouzlov, droit en selle, 
mais blanc comme un linge, laissait mener par la 
bride sa jument de pur sang. L'amour-propre chez 
celui-là n'avait d'égal que la nervosité. Tout lui causait 
une peur inouïe, et il passait son temps à imaginer 
les plus terribles casse-cou pour tâcher d'arriver à 
dompter cette maladive impressionnabilitéi S'il s'était 
inscrit un des premiers pour cette course, c'était parce 
qu'il savait que chaque obstacle y était si chanceux, 
que l'on avait placé auprès un chirurgien et des bran- 
cardiers. Vronsky lui adressa un sourire d'approbation. 

Mais comment se faisait-il que le rival véritable, 
Makhotine sur Gladiator, ne se montrât pas encore? 

€ Ne vous pressez pas, prononçait Gord. Et surtout 
n'oubliez pas un point capital : devant un obstacle, il 
ne faut ni retenir ni lancer son cheval, — il n'y a qu'à 
le laisser à lui-même. 



ANNA KARÉNINE 47 

— C'est bon, fit Vronsky en prenant les guides qu'il 
lui tendait. 

— Menez la course si vous pouvez, ajouta doctorale- 
ment l'Anglais : sinon, ne vous découragez point, fus- 
siez-vous un moment le dernier.. > 

Vronsky, saisissant un instant favorable, s'élança 
sur l'étrier et se trouva en selle avant que la bête sur- 
prise eût eu le temps de faire le moindre mouvement. 
Tandis qu'il égalisait entre ses doigts les doubles 
guides, Cord lâcha Frou-Frou et s'écarta vivement. La 
jument allonga le cou pour tirer sur les guides, 
s'ébroua, et piétina quelque peu sur place, comme si 
elle se fût demandé de quel pied il valait mieux partir. 
Enfin elle se décida pour le pied gauche, mais elle 
secouait fortement son cavalier et s'ingéniait à le 
tromper, tirant tantôt d'un côté et tantôt de l'autre. 
Tout à coup, elle fît un bond, suivi aussitôt d'un 
second, et, dépitée de se sentir solidement tenue, prit 
un trot désordonné. Vronsky s'efforçait vainement de 
la calmer de la voix et du geste. Cord, très mécontent, 
courait auprès d'elle à si longues enjambées, qu'il se 
laissait à peine distancer. 

On arrivait à la ligne de départ. Vronsky, précédé 
des uns, suivi des autres, entendit derrière lui un 
galop et fut bientôt dépassé par Gladiator. Makhotine 
sourit de ses longues dents jaunes. Vronsky répondit 
par un regard irrité. Était-ce bien loyal d'échauffer 
ainsi son cheval au dernier moment? Et puis cette 
bravade de galoper auprès de lui n'était-elle pas de 
très mauvais goût? Du reste, cet homme lui avait 
toujours été antipathique. 

Le champ de courses avait quatre verstes de tour ; 
les tribunes se trouvaient à l'une des extrémités du 

2. 



18 ' PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

petit diamètre de Tellipse. Il y avait neuf obstacles : 
la rivière, — en face des tribunes une barrière haute 
de deux archines, — un fossé sec, — un fossé plein 
d'eau, — une rampe rapide, — une banquette irlan- 
daise, c'est-à-dire un remblai couvert de fascines et 
derrière lequel se trouvait, invisible, un fossé, — enfin 
trois fossés encore, dont deux pleins d'eau. Le plus 
dangereux était naturellement la banquette irlandaise. 
La course ne commençait pas sur la circonférence, 
mais sur une piste d'accès, longue d'une centaine de 
sagènes, et traversée par le premier obstacle, la rivière, 
que l'on pouvait à volonté sauter ou passer à gué. 

Les cavaliers ne se rangèrent pas sans peine pour 
le signal, trois fois de suite il y eut faux départ. Le 
colonel qui dirigeait la course s'impatientait.^ Enfin, 
au quatrième commandement, tout le peloton s'élança 
d'un seul bond. 

Tous les yeux, toutes les lorgnettes, étaient braqués 
sur les coureurs. 

< Ils sont partis! cria-t-on de tous côtés, les voilà! » 

Et les spectateurs se précipitaient et se bousculaient 
vers les points où ils pensaient devoir être le mieux à 
même de ne rien perdre des péripéties de la course. 

Frou-Frou, trop nerveuse, perdit du terrain au début. 
Mais Vronsky, sans la lancer à fond, put aisément 
distancer deux ou trois chevaux, et bientôt il n'eut 
plus devant lui que Gladiator, qui dépassait Frou-Frou 
de toute sa longueur, et la jolie Diane, qui mena 
d'abord la course, portant Kouzlov déjà à demi mort 
d'émotion. 

Peu à peu Gladiator se rapprocha de Diane, et ce fut 
presque d'un mênje bond que tous deux franchirent la 
rivière. Frou-Frou s'élança derrière eux comme un 



ANNA KARÉNINE 19 

oiseau qui s'envole. Au moment où Vronsky se sentait 
dans les airs, il aperçut sous les pieds de son cheval 
Kouzlov se débattant avec Diane sur le sol. Le mal- 
heureux, lorsqu'il avait vu son cheval retomber sur la 
berge opposée, avait été pris de Tangoisse de lâcher les 
guides, et naturellement les avait, en effet, lâchées; sa 
monture aussitôt s'était abattue sur lui. Ce ne fut que 
plus tard que Vronsky apprit ces détails, car à ce 
moment il ne vit qu'une chose, à savoir que Frou- 
Frou allait reprendre pied sur le corps de Diane et 
par suite le culbuter lui-même sur Kouzlov. Mais 
Frou*Frou, ni plus ni moins qu'un chat, fît, tout en 
achevant son saut, un effort de Téchine et des jambes, 
qui la porta au delà du cheval abattu. 

c Ah! ah! ma belle! > pensa Vronsky. 

Jusque-là il n'avait pas été plus maître de lui 
que de sa monture. La conscience du péril couru et 
les qualités dont Frou-Frou venait de témoigner en 
évitant d'elle-même ce péril, lui rendirent son sang- 
froid. Il prit pleine possession de son cheval, et même 
le retint un peu, dans le dessein de ne sauter la bar- 
rière qu'immédiatement après Makhotine, et de con- 
server pareille distance derrière celui-ci jusqu'à ce 
qu'ils eussent atteint l'espace de deux cents sagènes 
qui séparait le dernier obstacle du but. 

La barrière se dressait juste en face de la tribune 
impériale. Le tsar, la cour, une foule immense étaient 
là, les regardant approcher. Vronsky sentait des mil- 
liers de paires d'yeux braqués sur lui , mais il ne 
voyait que les oreilles de son cheval, la terre qui 
fuyait, et la croupe de Gladiator et ses pieds blancs, 
qui battaient le sol en cadence constamment à la 
même distance de la tête de Frou-Frou. 



20 PAGES CHOISIES DE TQLSTOÎ 

Gladiator prit son élan, agita sa queue écourtéu 
au-dessus de la barrière, et disparut sans avoir heurté 
l'obstacle. 

€ Bravo ! > ctia une voix. 

Au même instant, les planches passèrent comme un 
éclair, Frou-Frou avait sauté. Mais Vronsky entendit 
derrière lui un craquement : sa monture, excitée par 
le bond de Gladiator, avait pris trop tôt son élan, et 
ses fers de derrière venaient de heurter la barrière. 
Elle ne changea cependant point d'allure, et Vronsky 
constata non sans satisfaction que la distance n'avait 
pas diminué entre lui et son rival, puisqu'il retrouvait 
devant lui la croupe de Gladiator et ses rapides pieds 
blancs, qui lui éclaboussaient de boue le visage. 

Frou-Frou avait sans doute fait la même observa- 
tion que son maître, avec déplaisir toutefois, car, 
spontanément, elle accéléra sa vitesse et se rapprocha 
de Gladiator en obliquant vers la corde. Vronsky se 
dit que l'adversaire était trop près de celle-ci pour 
qu'il. fût possible de le distancer de ce côté de la piste. 
Au même moment Frou-Frou changea de pied et prit 
la direction du milieu de la piste. Son épaule, brunie 
par la sueur, parvint à la hauteur de la croupe de 
Gladiator. Vronsky l'excita un peu, et en quelques 
secondes elle dépassa Gladiator et prit la corde devant 
lui. Vronsky avait eu le temps d'entrevoir le visage de 
Makhotine, couvert de boue comme le sien, mais sou- 
riant, lui avait-il semblé ! L'adversaire avait perdu du 
terrain, mais il était là, tout près derrière Vronsky, et 
celui-ci entendait toujours la même allure régulière, 
ni accélérée ni ralentie, et la respiration de l'étalon, 
précipitée, mais point fatiguée. 

Le fossé sec, le fossé plein d'eau, la rampe rapide, 



ANNA KARÉNINE 21 

furent francliis comme en rêve, mais soudain le galop 
et le souffle de Gladiator se rapprochèrent. Vronsky 
força le train de Frou-Frou, et sentit avec plaisir 
qu'elle n'avait nulle peine à accroître sa vitesse. Le 
son des sabots de Gladiator allait s'éloignant. 

Comme il Tavait souhaité, comme le lui avait recom- 
mandé Cord au moment du départ, c'était lui mainte- 
nant qui menait la course. Il était sûr du succès. A sa 
joyeuse émotion se mêlait nn sentiment de profonde 
tendresse pour Frou-Frou. Il aurait voulu se retourner 
«pour voir où en était désormais ce pauvre Makhotine, 
mais il n'osait. Il songea au seul obstacle sérieux, la 
banquette irlandaise. Il allait TaiTronter. Aussi se 
maîtrisa- t-il fortement et prit-il garde de ne point sur- 
mener sa monture. Si, après avoir franchi ce double 
casse-cou, il tenait toujours la tête, son triomphe était 
certain. Lui et Frou-Frou aperçurent l'obstacle en 
même temps, et tous deux eurent un imperceptible 
tressaillement d'hésitation. Les oreilles de la jument 
s'effarèrent. Il levait déjà sa cravache, lorsqu'il se rap- 
pela à temps la première recommandation de Cord. 
Frou-Frou ne savait-elle pas mieux que lui ce qu'elle 
avait à faire 1 La bonne bête prit son élan et, s'aban- 
donnant simplement à la vitesse acquise, retomba 
bien au-delà du fossé; puis, sans effort, sans avoir 
changé de pied, elle reprit sa course cadencée. 

€ Bravo, Vronsky ! » crièrent des voix. 

Ses camarades le guettaient près du dangereux 
obstacle, et il distingua parmi leurs voix celle, si puis- 
sante, de son ami Yavchine. 

c Oh! chère mignonne!» pensait-il, s'adressant men- 
talement à Frou-Frou, tout en prêtant l'oreille à ce 
qui se passait derrière lui. 



1 



22 PAGES CHOISIES DE TOLSTO! 

c Lui aussi a sauté >, se dit-il en entendant se rap 
procher le galop de Gladiator. 

Il franchit encore deux fossés presque sans s'en 
apercevoir. Il n'en restait plus qu'un, et naturellement 
il ne s'en inquiétait guère. Il avait sur son adervsaire 
une avance très difficile à regagner pour celui-ci. 
Pourtant il voulut l'augmenter encore et se mit à 
rouler son cheval. 

La jument s'épuisait. Son encolure et ses épaules 
étaient mouillées d'une sueur qui commençait à perler 
aussi sur son garrot, sa tête et ses oreilles: sa respira- 
tion devenait courte et haletante. Il la savait cepen- 
dant de force à fournir encore les deux cents et quel- 
ques sagènes qui la séparaient du but. Du reste le 
fait que ses pieds à présent effleuraient presque le sol 
lui prouvait qu'elle avait pu accélérer son allure. 

Le fossé disparut. Au même instant, Vronsky sentit 
avec épouvante que le poids de son corps, au lieu de 
suivre l'allure du cheval, avait porté à faux en retom- 
bant en selle après le saut. Comment cela avait-il pu 
se faire? Il ne pouvait le concevoir, et il était déses- 
péré, car le mouvement était aussi inexplicable qu'im- 
pardonnable à un cavalier comme lui. 

Et Gladiator passa devant lui comme un éclair. 

Vronsky touchait la terre d'un pied. La jument 
s'affaissa sur ce pied, et il eut à peine le temps de se 
dégager, qu'elle tomba sur le flanc de tout son poids. 
Elle soufflait péniblement et tendait son cou délicat 
et trempé de sueur, faisant de vains efforts pour se 
relever et se débattant ainsi qu'un grand oiseau 
blessé. Vronsky lui avait brisé les reins. Mais il ne 
comprit pas d'abord le malheur qu'il avait causé. Il ne 
voyait qu'une chose à. ce moment : Gladiator était loin 



ANNA KARÉNINE 23 

déjà, et lui était là devant Frou-Frou abattue, qui ten- 
dait vers lui sa fine tête et le regardait de ses beaux 
yeux. Il tira sur lui la bride. La pauvre bête s'agita, 
s'étaya à demi sur ses jambes de devant, mais, impuis- 
sante à redresser celles de derrière, retomba trem- 
blante sur la piste. Vronsky, blême de fureur, lui 
donna un coup de talon dans le ventre. Elle ne bougea 
pas. Elle jeta à son maîti^e un regard parlant et en- 
fonça son museau dans la boue. 

c Mon Dieu, qu'ai-je fait là! burla-t-il, comprenant 
enfin. Qu'ai-je fait là ! > 

La cloche salua là-bas l'arrivée de Makhotine. 

Vronsky se prit la tête à deux mains. Le désespoir 
d'avoir échoué au dernier obstacle, et à un obstacle si 
insignifiant, et si près du but, l'humiliation d'avoir 
commis une si lourde faute d'équitation, la douleur 
d'avoir tué une b(^te si accomplie à tous les points de 
vue, tout l'accablait à la fois. 

On accourait, le chirurgien et son aidci, les brancar- 
diers, ses camarades, tout le monde. Et se sentir sain 
et sauf, à part une légère foulure de la cheville ! 

Il fallut abattre Frou-Frou séance tenante. Long- 
temps cette course fut pour Vronsky un des souvenirs 
les plus pénibles de son existence. Il vendit son écurie 
de courses et jamais plus ne courut. 

Un peu de la biographie de Tolstoï. 



Le Léyine d*Anna Karénine est le même qae le Bézoukhov 
de Guerre el Paix *, et les deux sont un peu Fauteur en per- 
sonne. Lévine du moins ofTre bien des traits du caractère de 

1. C'est de même que le Vronsky d'i4nna Karénint correspond 
811 Volkhonsky de Guerre et Paix, 



24 PAGES G»>ISIES DE TOLSTO! 

Tolstoï, et quelques-uns de ses faits et gestes ne sont que la 
« mise en littérature » des principes que Tolstoï « met en 
action » dans son existence quotidienne. Les quatre morceaux 
qui suivent, extraits de la première moitié du roman, sont 
caractéristiques à cet égard. L'un nous montre Lévine 
arraché à ses tourments, — Kitty, qui n'a pas encore con- 
science de Tamour qu'elle éprouve pour lui, vient de refuser 
sa main, qu'elle réserve h Vronsky, qui l'a fascinée, — par 
les occupations hivernales de son domaine; dans un autre le 
printemps allège ses peines. Dans le troisième et le quatrième 
nous le voyons tout à la fenaison. 



1 



Le lendemain matin, Lévine quitta Moscou. En 
wagon, il lia conversation avec ses voisins, causa de 
réformes agraires et de voies ferrées. Mais il retrouva 
là le chaos d'opinions diverses qui l'avait tant déses- 
péré dans les salons de la vieille métropole, et quand 
à la tombée de la nuit il approcha de la station qui 
desservait sa propriété, il se sentait une fois de plus 
tout désorienté et découragé, et en fin de compte 
mécontent de lui-même, sans trop savoir pourquoi. 

Mais lorsqu'à la lueur clignotante des lampes de la 
gare il aperçut son cocher borgne, Ignjace, avec le 
collet de son caftan relevé jusqu*au-dessus des oreilles, 
et son traîneau couvert du tapis familier, et ses che- 
vaux qui s'ébrouaient en agitant leur queue soigneuse- 
ment ficelée et secouant les grelots de leur collier ; et 
lorsque Ignace, tout en l'installant, se mit à lui raconter 
les nouvelles, à savoir que Siémen, l'entrepreneur, 
était venu, et que Pava, la plus belle de ses vaches, 
avait vêlé, — alors, il lui sembla que sa tête était déli- 
vrée du chaos qui l'avait troublée naguère, et son 



ANNA KAAÉNINE 25 

méconientement s'évanouit, ainsi que le sentiment 
qu'il avait éprouvé un instant d'être un intrus parmi 
les gens de son temps et de son pays. 

La seule vue d'Ignace et de ses jchevaux l'avait 
comme soulagé. Et une fois qu'il eut endossé le tou- 
loupe que sa vieille bonne, Agathe Mikhaïlovna, lui 
avait fait apporter, et qu'il se fut assis bien enveloppé 
dans son traîneau, ce fut d'un esprit presque libre qu'il 
réfléchit aux occupations les plus urgentes à liquider 
en rentrant. 

Puis, tout en examinant le cheval de volée, son 
ancien cheval de selle, une bête rapide, mais qu'il avait 
un peu surmenée, il songea aux quelques semaines 
qui venaient de s'écouler. Ce passé lui apparaissait 
maintenant sous un jour tout nouveau. Il ne souhaitait 
plus de devenir autre qu'il avait été jusqu'alors ; il 
sentit se formuler en lui simplement le désir de s'amé- 
liorer. Et d'abord, il n'espérerait plus de bonheurs 
extraordinaires, et saurait se contenter des réalités 
présentes. Puis il résisterait ferme aux passions 
comme celle qui le possédait le jour où il fît sa 
demande en mariage. Enfin, il se promit de travailler 
désormais assidûment et sérieusement, et de réduire 
dans la mesure du possible le luxe où il avait vécu 
jusqu'alors, car il était douloureusement frappé du 
contraste inique offert par la misère du peuple en 
regard du superflu dont il joussait, lui Lévine. 

Telles étaient les pensées où il s'absorbait lorsque 
le traîneau s'arrêta devant le perron blanc de neige. 

Une faible lueur veillait à une fenêtre, celle de la 
chambre d'Agathe Mikhallovna. Kousma, le vieux 
majordome, surpris dans son premier sommeil, se pré- 
cipita ébouriffé et pieds nus pour ouvrir la porte. 

3 



26 PAGES CHOISIES DE TOLSTOl 

Laska, la bonne chienne de chasse, surgit, effarée elle 
aussi, renversa presque Kousma sur sou passage^ et, 
se dressant sur ses pattes de derrière, planta celles de 
devant sur la poitrine de son maître. 

c Ah çà, dis donc, toi, Laska! grommelait Kousma 
en se remettant d'aplomb. 

— Comme vous voilà revenu vite, petit père! fit 
Agathe Mikhallovna. 

— C'est que je m*ennuyais à Moscou, Agathe Mi- 
khallovna. 

— On est bien chez autrui ; on est mieux chez soi », 
observa gravement la bonne femme. 

Lévine, entré dans son cabinet, où Ton s'était hâté 
d'allumer des bougies, jeta autour de lui un coup 
d'œil machinal. Lés détails de la pièce favorite s'offri- 
rent l'un après l'autre : les grands bois de cerf, les 
rayons chargés de livres, la glace, le poêle avec ses 
deux bouches de chaleur qui ne tenaient plus qu'à 
peine, — comment se faisait-il qu'il n'eût pas encore 
avisé à leur réparation, depuis le temps qu'il se le 
disait f — le vieux divan où son père avait tant aimé à 
s'étendre, la grande table avec un livre ouvert, un cen- 
drier ébréché, des feuiUes volantes couvertes de son 
écriture... Et il se prît à douter de la possibilité des 
modifications que, chemin faisant, il venait de songer 
à apporter à son existence. Tous ces témoins de son 
passé — un passé ne remontant pas plus loin, du reste, 
qu'une quinzaine de jours — semblaient lui dire : 

c Non, nous ne cesserons pas de t'étre familiers ; tu 
auras beau chercher à te dégager des chaînes mysté- 
rieuses qui nous lient à toi et qui te lient à nous, tune 
changeras pas. Tu demeureras tel que tu as été jusqu'à 
ce jour, torturé de doutes lancinants, jamais satisfait 



ANNA KARÉNINE 27 

de loi-même, t'épuisant en vaines tentatives d'amélio- 
ration et te meurtrissant plus douloureusement à 
chaque rechute, enfin te consumant dans la perpétuelle 
attente d'un bonheur qui ne t'échoira point. » 

Mais aussitôt une autre voix s'éleva dans son âme. 

€ Il est aisé, murmurait-elle, de se dérobera l'obses- 
sion de son cadre, et pour peu qu'on le désire bien, la 
tyrannie du passé abdique graduellement, laissant le 
champ libre k un avenir tel qu'on l'a voulu. > 

Il s'approcha d'un coin où se trouvaient deux haltères 
pesant un poud chacune, et se mit à soulever celles-ci 
méthodiquement. Mais il dut les déposer l'instant 
d'après ; un bruit de pas s'était arrêté devant la porte, 
et l'on frappait. 

C'était l'intendant qui venait faire son rapport. 
Dieu soit loué, tout allait bien, — sauf que le sarrasin 
avait brûlé, et Vasili Fedorovitch annonçait la chose 
avec un certain air de modestie dans le triomphe. Il 
faut savoir que le sarrasin avait été mis dans un séchoir 
récemment construit sur les plans de Lévine, et que 
l'intendant avait hautement désapprouvé les innova- 
tions imaginées là par son maître. Lévine fronça les 
sourcils et commença à gourmander Vasili Fedoro- 
vitch; mais celui-ci lui rappela à propos que Pava 
avait vêlé. 

€ Il . faut que j'aille voir cela, déclara Lévine sans 
toutefois se dérider encore. Kousma, passe-moi mon 
touloupe. Et vous, procurez- vous une lanterne. > 

Le bétail de prix, celui que Lévine- achetait aux 
expositions et qu'il élevait surtout pour la reproduc- 
duction, était installé dans une étable tout proche de 
la maison. Lévine traversa la cour entre les deux rem- 
blais de neige accumulés le long des buissons de lilas, 



28 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

et ouvrit la porte, non sans peine, car les gonds en 
étaient encastrés de glace. La chaude exhalaison du 
fumier Fenveloppa. Les bêtes, vautrées sur une litière 
de paille fraîche, tournaient toutes vers les visiteurs de 
gros yeux écarquillés de surprise; Berkout, le taureau, 
qui avait le mufle percé d*un. anneau, fît mine de se 
lever, puis, se ravisant, se contenta de souffler bruyam- 
ment lorsqu'on passa près de lui. 

La belle Pava, une hollandaise noire mouchetée de 
blanc, flairait son veau, auquel elle formait comme 
un rempart de son corps, presque aussi gros que celui 
d'un hippopotame. Lévine pénétra dans sa stalle, consi- 
déra le nouveau-né, qui était blanc avec des taches 
rouges, et le souleva sur ses longues pattes frêles. 
Pava eut un doux meuglement d'inquiétude, mais on 
la rassura vite en lui rendant son rejeton. Elle soupii*a 
lourdement et se mit à le lécher, tandis qu'il se blottis- 
sait sous les flancs de sa mère en remuant la queue 
comme un chien. 

c Éclaire-moi un peu que je l'examine, dit Lévine au 
vacher. 11 a la robe de son père, et cependant il res- 
semblera à sa mère pour tout le reste. N'est-ce pas, 
Vasili Fedorovitch, que ce sera une jolie bête? 

— Comment serait-il laid avec une mère pareille! » 
s'écria avec enthousiasme l'intendant, radieux de voir 
que soti maître en avait oublié un moment le sarrasin 
brûlé. — c A propos, Constantin Dmitriévitch, Siémen, 
l'entrepreneur, est venu le lendemain de votre départ; 
je pense que l'on pourra s'arranger avec lui. » 

Lévine, ainsi rappelé aux détails de son exploitation, 
qui était aussi considérable que complexe, quitta 
retable pour passer dans le bureau où Siémen l'atten- 
dait. Après avoir donné là de longues explications à 



ANNA KARÉNINE 29 

Tentrepreneur et à Finteadant, il rentra à la maison et 
monta au salon. 

L'habitation de Lévine était bien grande pour un 
célibataire; pourtant il la faisait chauffer en entier 
durant tout l'hiver. Ce soir-là, pour la première fois 
il se rendit compte que c'était au moins excessif. Le 
nouveau genre de vie qu'il avait résolu d'adopter ne 
pouvait s'accommoder d'une telle superfluité. Mais 
cette vieille demeure lui était tout un monde ; son père 
et sa mère y étaient morts après y avoir vécu l'exis- 
tence qu'il tenait pour l'idéal de la perfection, et que 
malgré ses récents projets il rêvait d'y vivre à son tour. 

Ayant perdu sa mère lorsqu'il était encore tout petit, 
il se souvenait à peine d'elle, mais son image lui était 
sacrée, et s'il se mariait un jour, ce ne pourrait être 
qu'avec une femme qui renouvelât trait pour trait cette 
image. Il estimait que l'amour ne saurait exister en 
dehors du mariage, et même la femme qui devait lui 
donner une famille ne tenait dans ses rêves que la 
seconde place après cette famille. Ses idées sur le 
mariage différaient donc singulièrement de celles qu'il 
voyait professées par la plupart de ses amis, pour 
lesquels se marier constituait simplement l'accomplis- 
sement d'une des innombrables formalités imposées 
par la vie en société. Lévine, lui, le considérait comme' 
l'acte capital de l'existence, celui dont dépendait tout 
le bonheur ou tout le malheur de notre passage sui 
terre. Et à présent il fallait y renoncer î 

Il se mit dans son fauteuil et prit un livre, qui se 

trouva être celui de Tyndall sur la chaleur. Agathe 

Mikhallovna lui apporta sa tasse de thé, puis alla 

s'installer près de la fenêtre, non sans avoir prononcé 

son sacramentel : 

3. 



30 PAOES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

' € Permettez que je m'asseye ici, petit père. 

— Y renoncer! poursuivait mentalement Lévine. 
Mais pourrais-je vivre maintenant sans ce rêve ! Avec 
Kitty ou avec une autre, je me marierai, je le sens. » 

Et tout en prêtant Toreille aux bavardages de la 
vieille bonne, il s'abandonnait au songe d'avenir qui le 
hantait, et qui peu à peu se précisait. 

c Oui, j'aurai une famille, il faut que î'aie une 
famille ! > 

Agathe Mikhaïlovna racontait que Prokhor avait 
oublié Dieu ; au lieu de s'acheter un cheval avec l'ar- 
gent que Lévine lui avait donné dans cette intention, 
ne s'était-il pas mis à boire comme le sable 1 Puis, 
comme de juste, il avait. battu sa femme au point 
que la pauvre en avait pensé décéder. 

Lévine s'efforça de s'absorber dans l'exposé que 
Tyndall faisait de ses expériences, mais tout à coup il 
sourit gaiement : 

c Dans deux ans j'aurai deux hollandaises en outre 
de Pava, qui sera encore de ce monde, espérons-le. Il 
y aura ainsi douze filles de Berkout dans mon trou- 
peau ! A la bonne heure ! > 

Et reprenant sa lecture : 

c Soit, mettons que l'électricité et la chaleur ne soient 
qu'une seule et même chose. Cependant... — Et quel 
troupeau! Quand le présent rejeton de Pava sera 
devenu une belle vache blanche et rouge, nous sorti- 
rons, ma femme et moi, sur le perron avec nos invités 
pour voir rentrer le bétail ; et ma femme dira : Kostia * 
et moi avons élevé cette génisse avec autant de solli- 
citude que nous en aurions eu pour un enfant. — 

1. Diminutif de Constantin. 



ANNA KARÉNINE 31 

Comment, fera un invité, cela peut-il vous intéresser, 
vous, madame? — Tout ce qui intéresse mon mari 
m'intéresse également, répondra ma femme. > 

Mais qui serait-elle, sa femme? Pas Kitty, hélas! Et 
se rappelant avec douleur ce qui s*était passé à Moscou, 
quelques jours auparavant, entre la jeune fille et lui, 
il ferma le livre brusquement. 

La bonne Laska, qui n'avait pas encore digéré à 
fond la satisfaction d'avoir retrouvé son maître, était 
allée exécuter dans la cour quelques gambades en 
aboyant de tout cœur. Puis elle était rentrée, s'était 
fait ouvrir la porte du salon, et à présent, toute impré- 
gnée de l'odeur de l'air frais du dehors, elle accourait 
vers Lévine. Elle insinua sa tête entre la main et le 
genou de son maître, et elle le regardait en agitant la 
queue et geignant doucement. 

€ Oui, fit Agathe Mikhaïlovna, tu veux une caresse? 
Il ne lui manque que la parole. Ce n'est qu'un chien, 
eh bien! il a compris que le maître nous est revenu 
triste. 

— Pourquoi triste? 

— Comment ne m'en apercevrais-je pas, petit père? 
On connaît ses maîtres, allez. N'a-t-on pas grandi avec 
eux? Mais voyez-vous, pourvu que la santé soit bonne 
et la conscience pure, le reste ne vaut pas le tourment 
qu'on s'en donne. » 

Lévine la regarda attentivement. Devinerait-elle 
donc à ce point le cours de ses pensées? 

c Si je remplissais une seconde tasse? » fît-elle en 
souriant de toutes ses bonnes rides. 

Et elle sortit pour aller chercher du thé. 

Laska continuait à fourrager du museau dans la 
inain de son maître. Il la caressa. Et aussitôt, ayant 



32 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

reçu son content, elle se coucha en rond à ses pieds. 
Elle installa sa tête sur ses pattes de derrière, entr'ou- 
vrit la gueule, et glissa un bout de langue entre ses 
vieilles dents jaunes, avec un léger claquement des 
babines, puis eut un profond soupir qui traduisait évi- 
demment sa satisfaction que tout fût rentré dans 
Tordre. Enfin elle s'abîma dans un repos plein de béa- 
titude. 

Lévine avait suivi tous ses mouvements. 

c Je n'ai qu'à faire comme elle », pensa-t il. 

II 

Dans les premiers temps qui suivirent son retour de 
Moscou, chaque fois que Lévine se surprenait à tres- 
saillir et à rougir au souvenir du refus que lui avait 
opposé Kitty, il se disait : 

c Eh quoi ! ne me croyais-je pas de même un homme 
perdu lorsqu'à l'Université j'ai échoué à mon examen 
de physique, et plus tard lorsque j'ai réglé tout de 
travers cette aHaire dont ma sœur m'avait chargé! 
Pourtant, à peine quelques mois avaient-ils passé 
là-dessus, et ce n'était plus qu'avec étonnement que 
je me rappelais ces désespoirs si disproportionnés à 
leur objet. Il en ira pareillement de ma souffrance pré- 
sente. > 

Trois mois avaient passé maintenant, et la souffrance 
n'était pas moins aiguë qu'au premier jour. 

Avoir tant rêvé la vie en famille, s'y être estimé si 
bien préparé, et non seulement n'être pas marié, mais 
encore se trouver plus loin quQ jamais du mariage! 
C'était avec une douleur presque physique qu'il sen- 
tait toute la profonde vérité de la grande parole, qu'il 



I 



ANNA KARENINE 33 

n'est pas bon pour Thomme de vivre seul. Et cette dou- 
leur s'augmentait de ce fait qu'il constatait dans son 
entourage Tétonnement qu'il pût prolonger ainsi son 
célibat. Avant son départ pour Moscou, comme il avait 
dit à Nikita, celui de ses vacbers avec lequel il causait 
le plus volontiers : 

t Sais-tu, Nikita, voilà que l'envie me prend de me 
marier? > 

L'autre lui répondit gravement : 

« Il y a longtemps que vous auriez dû le faire, Cons- 
tantin Dmitriévitch. > 

Dès qu'il lui arrivait de porter sa pensée sur quelque 
jeune fille de sa connaissance, il était obligé de 
s'avouer Timpossibilité de remplacer Kitty dans son 
cœur. Et il avait beau se répéter qu'il n'y avait pas 
eu crime de sa part à faire une demande en mariage 
et encore moins à en être repoussé, il rougissait en se 
rappelant cette démarche et ce refus comme il n'eût 
pu le faire que d'un souvenir honteux entre tous. Il y 
avait lèi une blessure qui ne voulait pas se cicatriser. 

Le temps pourtant et la succession des travaux qu'il 
amenait, poursuivaient leur œuvre occulte. Chaque 
semaine emportait son infime parcelle de l'image de 
Kitty, du moins de l'aspect de cette image, dont l'évo- 
cation torturait Lévine. Il vint même un instant où 
celui-ci commença à attendre avec impatience la nou- 
velle du mariage de la jeune fille avec Vronsky : il 
espérait qu'alors il serait immédiatement guéri, comme 
on l'est des lancinements d'un mal de dents dès que la 
molaire endommagée a été arrachée. 

Le printemps arrivaj radieux, cordial, sans traîtrise 
ni fausses promesses, un de ces printemps qui versent 
la même allégresse dans la vie des plantes et des bêtes 



34 PAOES CHOISIES DE TOLSTO! 

que dans rame humaine. Lévinese sentit animé d'une 
ardeur nouvelle. Il se confirma dans âa résolution 
d'anéantir peu à peu en lui tout le passé et de s'orga- 
niser une existence d'une scrupuleuse régularité et en 
même temps d'une indépendance absolue à l'égard des 
gens et des événements, des idées et des sentiments, 
extérieurs à cette existence. 

Les plans qu'il s'était dressés en rentrant de Moscou 
n'avaient pas été tous exécutés, mais il avait bien 
rempli sa solitude au cours de l'hiver. En dehors des 
soins apportés à son exploitation, il avait beaucoup 
lu, puis il avait entrepris un ouvrage sur l'économie* 
rurale. Il avait basé sa théorie sur cette donnée, que 
le tempérament ethnique du travailleur ne constitue 
pas, pour la solution du problème, un élément moins 
considérable que le climat et la nature du sol. 

La seule chose qui lui manquât était la possibilité 
de développer son système devant des personnes 
autres que sa vieille bonne. Mais il en était arrivé à 
raisonner avec celle-ci de toutes les hautes questions 
qui le passionnaient^ et particulièrement de philoso- 
phie, sujet favori d'Agathe Mikhaïlovna. 

Durant les dernières semaines du carême, le temps 
fut clair, mais froid encore. Le soleil déterminait peu 
de dégel dans l'après-midi, et la nuit, la température 
ne s'élevait pas au-dessus de sept degrés *. La croûte 
formée par la congélation de la neige était si dure et 
si unie, qu'on ne voyait nulle part trace de chemin. 

Le jour de Pâques, il neigea un peu. Et puis, tout à 
coup, le lendemain matin, un vent chaud survint, les 
nuages s'amoncelèrent, et pendant trois jours et trois 

1. Au-dessous de zéro, bien entendu. 



ANNA KARENINE 35 

nuits il tomba une pluie tiède, orageuse autant 
qu'averses d'été. Le jeudi, le vent s'apaisa, et sur la 
terre il s'étendit un brouillard dense, comme destiné 
à voiler les mystères qui s'accomplissaient dans la 
nature. La glace craquait de toutes parts, la débâcle 
prenait tous les cours d'eau, d'éphémères torrents rou- 
laient en tous sens leurs eaux troubles et bouillon- 
nantes. Au crépuscule, la brume se déchira sur la col- ' 
line là-bas, les nuées se dissipèrent en lents remous : 
le printemps, le vrai printemps, surgissait triom- 
phant. 

Le lendemain, tandis que par le ciel s'enfuyaient les 
derniers flocons blancs, amincis à mesure de leur vol, 
un soleil étincelant fondit la légère couche de glace 
qui avait jusque-là persisté sur les eaux les moins 
rapides, et dans l'atmosphère attiédie s'élevaient les 
ultimes vapeurs du dégel. Aussitôt l'herbe ancienne 
prit des nuances vertes, et la nouvelle pointa partout, 
telle une multitude de fines aiguilles d'émeraude. Les 
bourgeons des bouleaux, des buissons de groseillers, 
des fourrés d'aubépines, se gonflèrent de sève, et sur 
les branches ainsi parsemées de bulbes rougissants 
des essaima d'abeilles s'abattirent en bourdonnant. 

D'invisibles alouettes entonnaient leur chant de vic- 
toire à la vue de la campagne enhn débarrassée de 
neige, tandis que les vanneau^ se lamentaient au bord 
de leurs marais bouleversées par les eaux torren- 
tielles. Les cigognes et les oies sauvages planaient 
haut dans l'espace en se renvoyant leur cri printa- 
nier. 

Les vaches, dont le pelage montrait encore çà et là 
des plaques rases, meuglaient longuement en quit- 
tant les étabies. Les agneaux sautillaient gauchement 



36 PAGES CHOISIES DE TOLSTO! 

autour des brebis alourdies par leur épaisse toison 
d'hiver. Les enfants couraient pieds nus par les sen- 
tiers humides où demeurait empreinte la trace de 
leurs pas. Les paysannes jasaient allègrement au bord 
de la rivière, où elles s'affairaient déjà à blanchir leur 
linge. De tous côtés retentissaient les coups de hache * 
des paysans occupés à réparer charrues et herses. 
Décidément le printemps était revenu pour tout de 
bon. 



III 



Lévine, l'année précédente, un jour qu'on fauchait, 
s'était emporté contre son intendant — ce dont il 
n'avait lieu que trop souvent du reste, — et pour se 
calmer avait pris la faux d'un paysan et s'était mis au 
dur labeur. Il y avait pris tant de plaisir, qu'il avait 
recommencé à différentes reprises, fauchant à lui seul 
la grande pelouse qui s'étendait devant la maison, et 
se promettant de faucher l'année suivante des jour- 
nées entières avec ses paysans. 

Il se disposa en effet à réaliser son projet dès le 
premier jour de la fenaison. 

Quoiqu'il se fût levé bien plus tôt qu'à son ordinaire, 
lorsqu'il arriva à la prairie, tout le monde était à l'ou- 
vrage. 

La prairie s'étalait au pied de la colline, entre la 
route et la rivière. Sur l'espace déjà fauché, les vête- 
ments de dessus des travailleurs étaient rassemblés en 

1. Le moujik n'a guère d'autre outil que sa hache, dont le 
tranchant lui sert à faire sauter les clous et l'emmanchure à 
les enfoncer. 



ANNA KARÉNINE 37 

petits monticules noirs. Les faucheurs, échelonnés sur 
une longue ligne, marchaient lents et rythmiques sur 
le sol inégal. Il compta quarante-deux hommes et dis- 
tingua dans le nombre des connaissances à lui : le 
vieil Ermil, le dos voûté sous sa chemise blanche, le 
jeune Vasia, qui lui avait précédemment servi de 
cocher. Tite, son professeur de Tannée passée, un 
petit vieillard sec, était là aussi, faisant de larges 
fauchées sans se baisser ni trahir le moindre effort. 

Lévine mit pied à terre, attacha son cheval à un 
arbre au bord de la route, et s'approcha de Tite. 
Celui-ci alla chercher une faux qu'il avait cachée dans 
un buisson, et, la lui présentant en ôtant son bonnet : 

€ Voilà, bârine, c'est un vrai rasoir, elle fauche 
toute seule. » 

Les travailleurs, ayant terminé leur rangée, reve- 
naient sur leurs pas, la faux sur l'épaule, et allaient se 
ranger plus haut, parallèlement à la route et le dos 
tourné à celle-ci, pour entreprendre une nouvelle 
rangée. Ils ruisselaient de sueur, mais leur physio- 
nomie respirait la bonne humeur, et tous saluaient le 
maître en souriant. Personne n'osa ouvrir la bouche 
avant qu'un grand vieillard imberbe, vêtu d'un surcot 
en peau de mouton, lui eût adressé le premier la 
parole. 

c Attention, bârine, s'écria-t-il, quand on se met à^ 
une besogne, il faut la mener jusqu'au bout. > 

Et Lévine entendit quelques rires mal étouffés. 

c Je tâcherai de ne pas me laisser dépasser, répon- 
dit-il en riant. 

^ Eh t eh t attention ! » répéta le vieux. 

Tite lui ayant ménagé une place derrière lui, il lui 
emboîta résolument le pas L'herbe était courte et 

PAGES CHOISIES OB TOLSTQÎ- ^ 



38 PAGES CHOISIES DE TOLSTO! 

dure; Léyiae n*avait pas fauché depuis ua an, et il ne 
pouvait se défendre d'un certain trouble en sentant 
tous les regards fixés sur lui. Bien qu'il maniât Foutil 
vigoureusement, il débuta mal. 

c U tient sa faux trop haut, dit quelqu'un derrière 
lai ; regarde comme cela le force à se courber. 

— Appuie davantage sur le talon, cria un autre. 

— Allons, fit le vieux, ce n'est pas trop mal, il s'y 
fera. Seulement tes fauchées sont trop grandes, tu te 
fatigueras vite. Dans le temps on* nous aurait passés 
aux verges pour de l'ouvrage traité comme ça. » 

A mesure qu'on avançait, l'herbe devenait plus 
douce. Lévine écoutait sans broncher toutes les obser- 
vations qu'on lui adressait, et en faisait son profit. Il 
fît ainsi derrière Tite une centaine de pas. Le moujik 
ne laissait pas paraître le moindre indice de fatigue, 
mais le maître s''épaisait et commençait à se demander 
s'il serait capable d'atteindre seulement au bout de la 
rangée. Il allait prier Tite de s'interrompre un instant, 
lorsque celui-ci fît halte de lui-même, et se baissa pour 
ramasser une poignée d'herbe, avec laquelle il se mit 
à essuyer soigneusement sa faux. Lévine se redressa 
avec un soupir de soulagement et, s'appuyant sur le 
manche de son outil, jeta un regard autour de lui. U 
se rassura en voyant l'homme qui marchait derrière 
lui saisir avec une évidente satisfaction cette occasion 
de souffler un peu. 

Un moment après, Tite i^eprit la besogne, et Lévine 
s'empressa de l'imiter. Il avait beaucoup de peine à 
ne pas se laisser dépasser par le faucheur qui le sui- 
vait, mais, au moment où IHncertitude de ses mouve- 
ments trahissait qu'il était à bout de forces, Tite 
s'arrêta de nouveau et affûta tranquillement sa faux» 



ANNA KARÉNINE 39 

Le plus pénible, à savoir le fait de se mettre bien en 
train, était terminé. Aussi Lévine n^ent-il plus d'autre 
désir, ni d*autre pensée, quand le travail reprit, que 
d'abattre un ouvrage non moins réussi que celui des 
autres, et d'arriver à l'extrémité de la rangée juste en 
même temps qu'eux. Il n'entendait que le sifflement 
des faux devant et derrière lui, ne voyait que Tite 
marchant à un pas de lui, et le demi-cercle décrit par 
sa propre faux sur l'herbe qu'elle couchait net en tran* 
chant au passage les petites tètes de quelques fleurettes 
éparses. 

Soudain il sentit sur les épaules une agréable 
impression d^ fraîcheur, et en même temps remarqua 
que le jour s^tait un peu assombri. Durant un troi- 
sième répit que lui donna Tite, il regarda le ciel. Un 
gros nuage noir était au-dessus d'eux, et il pleuvait. 
Quelques-uns des moujiks étaient allés chercher leurs 
vêtements; les autres restèrent, comme Lévine, tels 
qu'ils étai^it, recevant avec plaisir la fine averse. 

L'ouvrage était fort avancé. Lévine avait perdu toute 
notion du temps et eût été bien embarrassé de dire 
Fheure qu'il était, lorsqu'il vit Tite mettre sa faux sur 
l'épaule et s'en aller vers le vieux, puis les deux 
hommes échanger quelques mots en examinant le 
soleil. 

c Qu^est-ce qu'il y at se demanda-t-il, pourquoi 
s'arrôte-t-on ainsi? » 

Voué corps et âme à la tâche qu'il s'était fixée, il en 
était arrivé à un très doux état d'inconscience, où il 
œuvrait, non seulement avec pleine aisance, mais pour 
ainsi dire automatiquement, ce qui ne nuisait point à 
la qualité de la besogne, puisqu'à ce moment ses fau- 
chées valaient parfaitement celles de son professeur. 



40 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

n ne songeait pas que ses compagnons trayaillaîent 
sans relâche depuis quatre bonnes heures. 
€ Il est temps de manger, b&rine, déclara le vieux. 

— Comment, il est déjà si tard? Eh bien, déjeunons. » 
n rendit sa faux à Tite, et, traversant avec son 

monde la grande étendue d'herbe fauchée que la pluie 
venait de mouiller légèrement, il alla détacher son 
cheval, tandis que les paysans prenaient leurs pains» 
déposés sous leurs vêtements. 

c J'aurais dû prévoir qu'il y aurait de Teau, dit-il au 
vieux; le vent soufflait à la pluie ce matin. Le foin 
sera gâté. 

— Bah! fît l'autre, ce n'est rien, bârine; tu connais 
bien le dicton : qui fauche à la pluie fane au soleil. > 

Lévine rentra chez lui prendre du café et manger 
quelques kalatchis, puis se hâta de regagner la prairie. 

Il prit place, cette fois, sur l'invitation du vieux, 
entre celui-ci et le jeune Mikhaïl, qui s'était marié l'au- 
tomne d'avant et fauchait cette année pour la première 
fois. 

Le vieux marchait à grandes enjambées régulières, 
maniant sa faux, bien affûtée, avec la même aisance 
que s'il eût simplement balancé les bras en se prome- 
nant. Mikhaïl avait attaché ses cheveux avec une cor- 
delette faite d'herbes tressées ; tout son visage peinait 
avec le reste de son corps, mais dès qu'on jetait les 
yeux sur lui, il souriait; il aurait préféré mourir plutôt 
que d'avouer que la tâche lui était rude. 

Lévine trouva le travail moins pénible à la chaleur 
du jour qu'il ne lui avait semblé dans la matinée. La 
sueur qui le baignait, loin de l'incommoder, le rafraî- 
chissait; quant au soleil qui lui dardait ses rayons 
brûlants sur le dos, la tête et les bras nus jusqu''au 



ANNA KARÉNINE 4i 

coude, il ne faisait qu'activer son énergie et doubler 
ses forces. De plus en plus il lui paraissait que la faux 
travaillait toute seule. Il était dans un oubli de tout 
qui lui causait un sentiment de béatitude inouïe. 

Lorsque la rangée fbt achevée, le vieux essuya sa 
faux avec une poignée d*herbe et la lava dans la rivière, 
où il puisa ensuite de Teau qu'il offrit à boire au 
maître. 

< Que dis-tu de mon kvas, bàrine? N'est-ce pas qu'il 
est bon? » 

Et en efiTet Lévine n'avait jamais rien bu de meilleur 
que cette eau tiède où nageaient des brins d'herbe, et 
à laquelle le gobelet de fer du moujik donnait un petit 
goût de rouille. 

Puis on s'en retourna vers la route, sans se presser, 
la faux sur l'épaule. Et Lévine, en s'essuyant le f^ont, 
aspirait avidement l'air tout imprégné de la bonne 
senteur de l'herbe fraîche coupée, et portait ses yeux 
ravis tantôt sur les champs qui bordaient l'autre côté 
de la route, tantôt sur le bois qui couronnait la colline. 

Ce qui l'enchantait le plus dans sa tâche, c'était 
qu'elle pût s*accomplir sans le secoure de la pensée, 
et aussi qu'elle accaparât si complètement l'activité 
du corps entier, que la pensée eût tout loisir de se 
reposer. Cette impression était si vive, que lorsqu'il 
lui fallait s'interrompre pour écarter une motte de 
terre ou arracher une touffe d'oseille sauvage, c'était 
pour lui comme un pénible réveil en sursaut. Le vieux, 
lui, extirpait la touffe en un tour de main, et quant à 
la motte, il appuyait le pied sur un de ses côtés, et de 
l'autre, il la soulevait à petits coups à l'aide de sa 
faux. Rien n'échappait à ses yeux aigus. Tantôt c'était 
quelque baie qu'il mangeait ou offrait au maître, 

4, 



42 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

tantôt tm nid de cailles d*où un oiseau s'envolait effaré, 
ou bien une couleuvre, qu'il piquait de la pointe de sa 
faux comme avec une fourchette, puis jetait au loin, 
non sans les avoir montrés en riant à ses compagnons. 
Pour Lévine au contraire et pour Mikhaïl, il était 
malaisé, une fois qu'ils étaient entraînés, de changer 
de mouvements, et à peu près impossible d'examiner 
le terrain. 

c Tiens, voilà les petits, s'écria tout à coup le vieux; 
on sait ce que cela veut dire. » 

Sans que l'on y prît garde, l'heure du dîner était 
venue. Des enfants accouraient par le haut de la prairie, 
apportant des pains et des cruches de kvas lourdes à 
leurs petits bras. Ils gambadaient tout de même, 
radieux de se voir à demi enfoncés dans les herbes. 
Le vieux, s'abritant les yeux de la main, regarda où 
en était le soleil, puis déclara : 

c II est temps de manger la soupe, bârine. » 

On gagna l'endroit où étaient déposés les vêtements 
et où les enfants attendaient avec les provisions. Les 
uns se groupèrent dans l'ombre portée par les télé- 
gués, les autres sous un bouquet de cytises. Lévine 
n'avait guère envie de les quitter, et comme d'autre 
part il voyait que sa présence ne les gênait plus, il 
s'assit au milieu d'eux. Chacun se lava les mains, puis 
celui-ci entama un pain, pendant que celui-là débou- 
chait une cruche. Les enfants coururent à la rivière, et 
bientôt Ton entendit comme ils riaient et criaient à 
l'envi en se baignant. 

Le vieux s'était installé sur une jonchée d'herbe 
coupée. Il émietta du pain dans son écuelle, le sau- 
poudra de sel, versa du kvas dessus, remua le tout 
avec le manche de sa cuiller, se coupa un chanteau» 



ANNA KARÉNINE 43 

puis se tourna vers rOrient pour murmurer une 
prière. 

c Dis donc, bârine, veux-tu goûter à ma soupe? > 

Lévine ne se fit pas répéter Tinvitation, et dîna de si 
bon cœur avec le vieux, que certamement il ne se 
serait ni mieux régalé, ni plus rassasié, s'il était rentré 
chez lui. Le moujik raconta ses affaires de ménage, et 
le maître y prit autant d'intérêt que s'il avait entendu 
un ministre lui parler d'affaires d'État. A son tour, 
Lévine exposa de ses projets ce qui pouvait intéresser 
son compagnon, et l'autre, bien que sceptique, écouta 
attentivement, puis développa quelques objections très 
justes. Lévine se sentait bien plus proche de cet 
homme simple que de son frère le célèbre écrivain, et 
il souriait à part soi de la mine qu'eût montrée celui- 
ci en le voyant en si grave conversation avec un vieux 
moujik. 

Lorsqu'il eut terminé son repas, le bonhomme fit 
une seconde prière, s'arrangea un oreiller d'herbe, et 
se coucha. Lévine l'imita, et en dépit des mouches qui 
chatouillaient son visage trempé de sueur, il s'en- 
dormit immédiatement. 

Il fut réveillé par le soleil, qui avait tourné les 
cytises. Le vieux affûtait déjà les outils. La portion de 
prairie que l'on avait fauchée depuis l'aube était con- 
sidérable; quelques coins seulement étaient encore 
intacts. Lévine évalua d'un coup d'œil le travail 
accompli par ses quarante-deux compagnons. Il se 
rappela que du temps du servage, il fallait à trente- 
deux hommes deux pleines journées pour venir à bout 
de la même prairie. Puis il observa comme l'aspect du 
terrain avait changé avec le début du déclin du jour. 
Les rangées d'herbe couchée étaient éclairées d'une 



44 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

façon toute nouvelle par les rayons du soleil, obliques 
maintenant. La rivière, qui le matin était cachée par 
les hautes herbes, coulait étincelante comme de Tacier 
entre ses berges découvertes. Au-dessus de la prairie 
aeux éperviers planaient circulairement. 

c Penses-tu que nous aurons le temps de faucher 
aujourd'hui le penchant de la colline? » demanda 
Lévine au vieux. 

11 ne se sentait nullement fatigué et aurait souhaité 
presque que la besogne ne fût pas ausài avancée et 
que le soleil fût moins bas. 

c Si Dieu le permet, je crois que cela pourra se 
faire. 

€ Alors peut-être y aura-t-il un petit verre pour les 
enfants, hein, bârine? 

— Parbleu ! fit Lévine. 

— Hé, vous autres ! on aura la goutte si le penchant 
de la colline est fauché avant la nuit. 

— Ça va, s'écria Tite, on soupera un peu plus tard, 
voilà tout. > 

Et il ouvrit la marche au pas accéléré, suivi de tout 
le monde, l'un fumant sa pipe, l'autre achevant un 
chanteau de pain. 

c Attention ! dit le vieux en les rejoignant, si j'arrive 
le premier, je fauche touti > 

Chacun se remit bravement à l'ouvrage. Le rythme 
était plus précipité qu'il n'avait été jusque-là, mais les 
rangées d'herbe se couchaient aussi nettes et régulières. 
On avait pris le versant dans le sens de la montée. A 
peine les derniers faucheurs avaient-ils achevé, que 
les premiers gravissaient déjà vers le bois. 

Le soleil descendait derrière la futaie lorsqu'on 
atteignit un ravin, seul point demeuré indemne, et où 



ANNA KARÉNINE 45 

Therbe, épaisse, tendre et semée de fleurs des bois, 
venait jusqu'à la ceinture. On tint un court concilia- 
bule sur la question de savoir si Ton prendrait le 
ravin en long ou en large. L'avis de Piotre Ermilitch, 
un grand diable à barbe noire, faucheur renommé à 
cinquante verstes à la ronde, ayant prévalu, on attaqua 
en long, en remontant de la prairie vers les bois, puis 
redescendant, en spirale. 

Le jour baissait; la rosée perlait déjà. Lorsque l'on 
parvenait à la lisière du bois, on apercevait encore le 
globe rougeoyant entre les troncs des bouleaux, mais 
au fond de la tranchée on marchait dans une ombre 
fraîche et vaporeuse. Les paysans, un peu à l'étroit, 
heurtaient parfois leurs faux entre voisins; les usten- 
siles pendus à leur ceinture s'entrechoquaient avec un 
cliquetis rendu plus sonore par la proximité des deux 
versants. Mais, tout en sifflotant ou s'interpellant 
gaiement, ils peinaient ferme, et les hautes rangées 
d'herbe s'abattaient sur une cadence de plus en plus 
pressée. 

Le vieux avait remis son surcot de peau de mouton. 
Il montrait le même entrain et la même aisance de 
mouvements que le matin. Au bord du bois, les cham- 
pignons foisonnaient. Au lieu de les trancher de sa faux 
comme les autres, il se baissait vivement dès qu'il en 
apercevait un, le ramassait, et, le fourrant dans sa 
poche : 

c Encore un petit cadeau pour la vieille >, disait-il 
en souriant. 

L'herbe était très douce, mais ces perpétuelles mon- 
tées et descentes étaient pénibles. Le vieux devait être 
las ni plus ni moins que ses compagnons, car de loin 
en loin un tremblement le prenait tout entier, mais la 



46 PAGES CHOISIES DE TOLSTOl 

faux était quand même légère entre ses mains, et il ne 
cessait de plaisanter, et ne négligeait pas un champi- 
gnon, pas une motte, pas une touffe sur son passage. 
Lévine n'en pouvait plus. A chaque montée il se disait 
que jamais il ne gravirait en maniant une faux cette 
pente difficile à escalader en se promenant les mains 
libres. Il n'en gravissait pas moins, comme les antres, 
et sans perdre une fauchée. 

La tâche terminée, les paysans remirent leurs vête- 
ments , saluèrent le maître, et s'en allèrent presque 
gaillards encore. Lévine se séparait d'eux à regret. Il 
se remit en selle et reprit la direction de la maison. 
Mais à une faible distance de la prairie il ne put s'em- 
pêcher de faire halte et de se retourner pour jeter un 
coup d'œil sur les moujiks. La brume du soir l'em- 
pêcha de les voir. Il ne put que les entendre. Et en 
rentrant au petit pas il écoutait rêveusement s'éloi- 
gner le cliquetis des faux entrechoquées et la rumeur 
de la causerie, des rires et des appels. 



IV 



Lévine s'est rendu dans le domaine de sa sœur, où un diffé- 
rend avait surgi au sujet du partage des meules de foin entre 
la propriétaire et ses paysans. Ce domaine n'est pas trop éloigné 
de celui de Lévine, non plus que de celui du père de Kitty. 

Le partage enfin réglé, Lévine alla s'asseoir au pied 
d'une des meules où l'on avait planté une branche de 
cytise pour marquer qu'elles revenaient à la proprié- 
taire. Et il contempla l'animation qui régnait sur la 
vaste prairie. 

A sa gauche, des femmes s'agitaient autour du foin. 



ANNA KARÉNINE 47 

le soulevant, avec leurs râteaux, en longues* traînées 
ondoyantes, pour le tendre aux hommes, qui le pre- 
naient du bout de leurs fourches et Tamoncelaient 
méthodiquement en meules plus hautes d'instant en 
instant. A droite débouchait une file de bruyantes 
télègues destinées à emporter immédiatement la part 
des paysans. Bientôt il y eut plusieurs charrettes 
autour de chacune des meules de ce côté-là, que Ton 
avait achevées la veille, et les odorants monticules 
allaient s^abaissant, à mesure que le fourrage s'entas- 
sait dans les télègues, derrière les chevaux saupoudrés 
de brindilles. 

c Quel beau temps i dit un vieux moujik en s'instal- 
lant auprès de Lévine. Le foin est sec ni plus ni moins 
que du grain à répandre devant la volaille. Et la 
besogne marche rondement, comme tu vois. 

— C'est la dernière meule? > demanda<t-il à un jeune 
homme qui passait à leur portée, debout sur Tavant 
d'une télègue, et secouant les rênes pour bâter Fatte- 
lage. 

c La dernière, père ! répondit l'autre. 

— C'est ton fils? interrogea Lévine. 

— Mon cadet. 

— Un beau gars! 

— N'est-ce pas, bârine? 

— Et déjà marié? Car je suppose que c'est sa femme 
qui est assise derrière lui dans la télègue. 

— Marié depuis deux ans. > 

Lévine considéra le jeune couple, qui avait fait halte 
près de la dernière meule, déjà entamée. Le mari, 
debout au milieu de la charrette, recevait au bout de 
sa fourche d'énormes brassées de foin qu'il rangeait 
et tassait à mesure; sa femme les lui passait à Taide 



48 PAGES CHOISIES DE TOLSTO! 

d^un râteau qu'elle maniait gaillardement. La télègue 
pleine, il lui jeta de chaque côté une extrémité d'une 
longue corde, en lui faisant une recommandation sur 
la manière de nouer ces deux extrémités par-dessous 
la voiture. La charge solidement cordée, il sauta à 
terre, prit le cheval par la bride, et rejoignit la file des 
voitures qui regagnaient le village. La jeune femme 
alla se mêler au groupe de ses compagnes. 

Animées et joyeuses, vêtues de jupes aux couleurs 
éclatantes, ces femmes s'acheminaient, le râteau sur 
Tépaule, à la suite des télègues. L'une d'elles entonna, 
d'une voix rude mais juste, une chanson un peu sau- 
vage, dont toutes les autres, parmi lesquelles il y avait 
des voix très fraîches, reprirent en chœur le second 
couplet. 

Lévine, couché dans le foin, regardait et écoutait, 
et il lui semblait voir s'avancer un nuage gros d'une 
allégresse turbulente, et qui allait l'envelopper et l'em- 
porter avec les meules et les charrettes. La prairie, 
les champs avoisinants, les bois lointains, tout lui 
paraissait s'animer au rythme très marqué de ce chant 
primitif qu'accompagnaient par instants des cris aigus 
et des sifflements. Il eût voulu prendre sa part de cette 
gaîté, mais il sentait non sans amertume qu'il man- 
quait de pareils moyens d'exprimer la joie de vivre. 

La mélancolie où l'avait plongé cette constatation 
s'exacerba davantage lorsque la foule fut passée et que 
le bruit s'atténua en s'éloignant dans la direction du 
village. Rarement encore il avait eu une impression 
aussi aiguë de l'isolement où se traînait son existence, 
et aussi de sa paresse corporelle et de la sourde hos- 
tilité régnant entre lui et le petit monde. 

Ces hommes avec lesauels il s'était querellé deux 



ANNA EARÉNINE 49 

• 

heures auparavant, que peut-être même il avait gratui- 
tement injuriés — car il était très admissible, après 
tout, qu'ils se fussent trompés dans leur calcul, et 
qu'ils n'eussexit pas eu la moindre arrière-pensée de 
frustrer sa sœur, — voilà qu'à présent ils le saluaient 
gaiement au passage, sans rancune — ou sans remords. 
Le travail avait anéanti tout mauvais sentiment. 

Très souvent, la vie des paysans, qu'il trouvait 
simple et pure, et par conséquent belle, lui avait fait 
envie. Ce jour-là plus que jamais il souhaita d'échanger 
pour elle son existence oisive, toute artificielle, et en 
somme profondément égoïste. 

Tandis que les derniers retardataires, parmi les 
faneurs habitant le voisinage, s'en allaient par petits 
groupes, ceux qui étaient venus de loin s'installaient 
pour la nuit dans la prairie. On prépara le souper, 
puis on le mangea en bavardant, et ensuite on chanta 
et on conta des histoires. Là longue journée de dur 
labeur n'avait laissé dans l'âme de ces êtres frustes que 
du contentement. 

Enfin, vers l'aurore, un grand silence tombac troublé 
seulement, de loin en loin, par l'ébrouement d'un 
cheval dans la prairie ou le coassement d'une gre- 
nouille dans le marais prochain. 

c D'abord, songeait Lévine, je renoncerai à toute 
culture intellectuelle. Ce me sera aisé, et je n'en éprou- 
verai nul regret, puisque c'est par elle que j'ai perdu 
le calme qu'à présent j'ai tant de peine même à con- 
cevoir. Mais comment opérer la transition de ma vie 
actuelle à l'existence toute de simplicité et de pureté 
à laquelle j'aspire? Rien de plus aisé : épouser une 
paysanne, adopter un métier, me débarrasser de ma 
propriété, adbieter un lopin, me faire incorporer dans 

5 



50 PAGES CHOISIES DE TOLSTO! 

un mir... oui, cette soirée et cette nuit auront décidé 
de mon sort. Quelles folies que mes rêves d'antan! » 

Il leva les yeux. De petits nuages rosés voguaient au- 
dessus de sa tôte. On eût dit de frêles coquilles de 
nacre. 

« Comment ces coquilles ont-elles eu le temps de se 
former? Lorsque j'ai regardé le ciel il n*y a qu'un 
instant, je n*y ai vu que deux longues bandes 
blanches... Ainsi se sont modifiées, sans que j'en 
eusse conscience, les idées que j'avais sur l'existence. ^ 

Il quitta la prairie et prit la grand'route dans la 
direction du village. Un vent frais commençait à 
souffler, et tout se revêtait de maussades tons gris, 
destinés sans doute, par le contraste avec l'éblouisse- 
ment qui allait éclater bientôt, à mieux accuser le 
triomphe de la lumière sur les ténèbres. 

Lévine marchait vite, car cette aube le glaçait. Des 
grelots carillonnèrent loin devant lui. 

c Tiens, fit-il, une voiture de poste. > 

Un moment après il vit déboucher du tournant, à 
une quarantaine de pas, un équipage à quatre che- 
vaux qui venait à sa rencontre, cheminant lentement, 
car la chaussée était labourée d'ornières profondes. 

Lévine jeta sur la voiture un regard distrait. Une 
vieille femme y somnolait. A la portière, une jeune 
fille tortillait entre ses doigts le ruban de sa coifiure 
de voyage. Elle considérait, bien au-dessus de la tète 
de Lévine, les lueurs de l'aurore. Au moment où cette 
vision allait disparaître, deux yeux limpides s'arrê- 
tèrent un instant sur lui. 

Lévine sentit son cœur bondir dans sa poitrine. Ces 
yeux étaient uniques au monde, il ne pouvait s'être 
trompé. C'était elle. C'était Kitty, la seule créature 



ANNA KARÉNINE 51 

humaine qui incarnât pour lui la lumière de la vie et 
sa propre raison d*ôtre à lui, Lévine. 

c Elles se rendent de la station du chemin de fer à 
leur propriété. > 

Les résolutions prises tout à l'heure, les agitations 
qui avaient rempli cette nuit, sans sommeil comme 
tant d'autres nuits, et tant de jours, tout s'évanouit du 
coup. Là, dans cette voiture qui s'éloignait, là et nulle 
part ailleurs dans l'univers, était la réponse à l'énigme 
qui l'avait tourmenté si affreusement. 

Kitty avait quitté la portière. Le bruit des roues se 
tut, mais le carillonnement des grelots demeura per- 
ceptible un peu plus longtemps. En entendant tout à 
coup aboyer des chiens dans la môme direction, il 
comprit que la voiture passait à ce moment devant 
l'habitation de sa sœur. 

Et il se trouva de nouveau seul, étranger à tous et à 
tout, seul sur la grand'route maintenant déserte, au 
milieu des prés et des champs encore silencieux. 

Il leva les yeux vers le ciel, espérant y retrouver les 
jolies coquilles nacrées qui lui avaient représenté la 
métamorphose déterminée dans ses idées et ses senti- 
ments par cette nuit de méditation. Rien ne rappelait 
plus ce qu'il cherchait. Là-haut, à des hauteurs incom- 
mensurables, une mystérieuse transmutation s'était 
de nouveau accomplie. Aux coquilles de nacre avait 
succédé une immense jonchée de flocons laiteux, entre 
lesquels l'azur peu à peu s'accentuait, et que baignait 
une lumière de plus en plus intense. Et il sembla à 
Lévine que le ciel lui était plus doux, et qu'il répon- 
dait plus clairement à son regard interrogateur. 



52 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 



Demande en mariage. 

Constantin Dimitriévitch ^ Lévine vient d'être autorisé par 
Catherine ^ Alexandrovna Cherbatsky & aller le lendemain 
matin demander sa main. 

Lévine redoutait comme la mort les quatorze heures 
qui allaient s'écouler avant qu'il atteignît à ce lende* 
main où il devait revoir sa fiancée. Pour éviter la 
solitude, il se hâta de rejoindre son frère. 

c Où vas- tu? lui demanda- t-il. 

— A une séance de commission. 

— Puis-je Raccompagner? 

— Certes», répondit Serge Ivanitch^. Et il ajouta en 
souriant : € Tu es bizarre, aujourd'hui ; que t'arrive-t-il 
donc? 

— Ce qu'il m'arrive? simplement le bonheur. > Et, 
abaissant la glace de la portière : c Tu permets? 
J'étouffe... Tiens, toi aussi, tu aurais dû te marier. > 

Serge Ivanitch éclata de rire. 

c Je te félicite, commença-t-il, car c'est une jeune fille 
charmante, et... 

— Non, tais- toi, je t'en prie », interrompit l'autre en 
prenant son frère par le collet de sa pelisse. 

c Une jeune fille charmante i > Était-il possible de pio- 
faner Kitty par des paroles aussi banales? 

c M'autorises-tu au moins à te dire que je suis bien 
content? » fit Serge Ivanitch, qui riait de bon cœur, 
chose peu ordinaire pour lui. 

1. Entre intimes 11 est d'usage d'abréger DimilHévUch en 
Dmitritch, Ivanovitch en Ivanitch, etc. 

2. Ce prénom est d'ordinaire remplacé par le diminutif fami- 
lier Katia, mais ici c'est Kitly qui est employé. 

3. Ils ne sont frères que de mère. 



ANNA KARÉNINE 53 

c Tu m'en parleras demain. Oui, demain. Mais d'ici 
là pas un mot, vois- tu. Sache seulement que je t'aime 
beaucoup... De quelles affaires ta commission doit-elle 
s'occuper aujourd'hui? > 

La séance s'ouvrit dès leur arrivée. Le secrétaire 
bégaya un procès verbal. Lévine, bien qu'il écoutât 
respectueusement, ne comprit pas un mot; mais il 
lisait sur la physionomie de ce secrétaire que ce ne 
pouvait être qu'un excellent garçon, en tous points 
digne d'estime et de sympathie ; cela se voyait de reste 
rien qu'à ses bredouillements et à la façon dont il se 
troublait à chaque phrase. 

Puis on prononça des discours. Il s'agissait de la 
réduction de certaines dépenses et de la pose de nou- 
velles conduites d'eau. Serge Ivanitch, en une harangue 
^rulente, prit à partie deux de ses collègues, et l'un 
des membres ainsi mis en cause se décida, après un 
moment d'hésitation, à répliquer brièvement, avec une 
exquise amabilité qui ne laissait pas toutefois d'enve- 
lopper une certaine amertume. Enfin Sviajesky trouva 
un beau mouvement oratoire pour ramener la concilia- 
tion. 

Lévine était tout yeux, tout oreilles. Évidemment, 
pensait-il, les réductions de dépenses, les nouvelles 
conduites d'eau, tout cela n'avait rien de sérieux; ce 
n'était pour ces gens aimables que des prétextes à se 
retrouver ensemble périodiquement, et au fond tous 
s'entendaient à souhait. Du reste tous étaient des 
natures exquises, lui Lévine s'en serait porté garant, 
car il lisait dans l'âme de chacun des assistants, et le 
plus léger indice, tel infime détail qui jadis lui aurait 
échappé — il s'étonnait même de cette perspicacité 
soudaine, — lui révélait maintenent jusqu'à leurs pen- 

5. 



$4 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

sées les plus secrètes. En tout cas il était bien clair 
qu'il était lui-même Tunique objet de leur attention; 
ceux qui ne le connaissaient pas étaient les plus 
empressés à lui exprimer par leurs regards leur sym- 
pathie et la part qu'ils prenaient à son bonheur, et en 
somme c'était à lui que chaque orateur s'adressait, 
bien qu'avec une discrétion de bon goût, en parlant 
des réductions de dépenses et des nouvelles conduites 
d'eau. 

c Eh bien, es-tu satisfait? lui demanda Serge Ivanitch 
lorsque la séance fut levée. 

— Ma foi, répartit Lévine, je n'aurais pas cru que 
eela pût m'intéresser à ce point. > 

Sviajesky les ayant abordés et ayant invité Lévine à 
venir prendre le thé chez lui : 

c Avec plaisir », dit Lévine, oubliant aussitôt une 
ancienne antipathie. 

Et il s'informa le plus aimablement possible de la 
santé de ces dames. Et comme la sœur de M"^® Svia- 
jesky n'était pas mariée, il lui vint à l'esprit, par une 
singulière filiation d'idées, que personne qu'elle n'était 
mieux à même de comprendre sa joie. Aussi fut-il ravi 
d'aller l'instruire de la grande nouvelle. 

Chemin faisant, son compagnon le questionna sur 
ses récents voyages. Sviajesky soutenait comme tou- 
jours qu'il était impossible de découvrir aucune 
réforme qui n'eût été déjà pratiquée en Occident et 
depuis longtemps. Mais cette fois Lévine ne se sentit 
point choqué de pareille thèse ; il confessait au con- 
traire à part lui que son interlocuteur était dans le vrai 
sur la plupart des points, et il lui savait gré du tact 
avec lequel il évitait de le prouver trop péremptai- 
rement. 



ANNA KARÉNINE 5S 

Ces dames furent charmantes. Il était clair qu'elles 
savaient tout, et qu'elles s'en réjouissaient sincèrement 
Aussi jugea- t-il superflu de les mettre au courant, d'au- 
tant plus que par discrétion elles évitaient de parler 
de l'événement autrement que par vagues allusions. Il 
pérora trois heures durant, rappelant à tout propos 
c les délices où se fondait désormais son âme », et ne 
remarquant pas que ses hôtes s'ennuyaient énormé- 
ment et tombaient de sommeil. Enfin Sviajesky le 
reconduisit en étouffant un bâillement et cachant mal 
la surprise que lui causaient les façons de son ami ce 
soir. 

Il était deux heures lorsque Lévine rentra à l'hôtel. 
Il s'épouvanta à la pensée de passer dix longues heures 
seul, en proie à son impatience. 

Le garçon de service qui veillait dans le vestibule 
allait se retirer après avoir allumé des bougies. 

c Gomment t'appelles-tu? > demanda Lévine avec 
intérêt. 

L'homme s'appelait léger. Jusque-là Lévine n'avait 
naturellement guère fait attention à lui, mais il 
s'aperçut soudain que légpr avait toute la mine d'un 
^rçpn très intelligent et surtout plein de cœur. 

Il se trouva que l'autre était père de trois gamins et 
d'une fille, leur aînée, qui devait épouser sous peu un 
ouvrier bourrelier du voisinage. Belle occasion pour 
Lévine de communiquer à léger ses idées sur l'amour 
dans le mariage. 

« Vois-tu, lui déclara-t-il, lorsqu'on aime on est for- 
cément heureux, parce que l'on porte le bonheur en 
soi-même. > 

L'homme avait écouté attentivement et de l'air de 
quelqu'un qui comprend tout juste. En tout cas il con- 



56 PAGES CHOISIES DE TOLSTO! 

dut par cette réflexion inattendue, que chaque fois que 
lui, légor, avait servi de bons maîtres, il avait eu beau- 
coup de sympathie pour eux, et qu'actuellement encore 
il n'était pas trop mécontent de son patron, bien que 
ce fût un étranger. 

€ Quel brave garçon! pensa Lévine. Et toi, légor 
aimais-tu ta femme lorsque tu Tas épousée ? 

— Comment ne l'aurais-je pas aimée? > 

Et Lévine remarqua avec plaisir Tempressement que 
légor mettait à lui dévoiler son intimité. 

c Ah! c'est que ma vie a été bien extraordinaire >, 
commença le bonhomme, gagné par Tenthousiasme 
de son interlocuteur comme on subit la contagion du 
bâillement. 

c Dès mon enfance... » 

Mais un coup de sonnette retentit à Fétage supé- 
rieur et légor s*éclipsa. Lévine se retrouvait seul. 

Bien qu'il eût à peine dîné et que chez Sviajesky il 
eût refusé thé et souper, il n'aurait pu manger, et 
après une nuit d'insomnie forcée en chemin de fer, il 
ne songeait pas à dormir. Il ne tenait pas en place. Il 
étouffait, et malgré le froid alla ouvrir un carreau. 
Puis il s'assit sur la table devant la fenêtre. Au-dessus 
des toits blancs de neige se dressait la croix d'un 
bulbe d'église, et dans le ciel pur étincelait la constel- 
lation de la Grande-Ourse. Et Lévine, aspirant avide- 
ment l'air glacial qui pénétrait dans la chambre, 
regardait tantôt la croix et tantôt les étoiles, et se per- 
dait parmi les images du passé et ses rêves d'avenir. 

Vers quatre heures, un pas troubla le silence du 
corridor. Lévine entrebâilla sa porte et reconnut un 
certain Miaskine, joueur forcené qui rentrait da 
cercle. Il cheminait maussade et toussotant. 



ANNA KARÉNINE 57 

c Pauvre diable! » pensa Lévine, dont les yeux se 
remplirent de larmes. 

Il allait l'arrêter au passage pour essayer de le* con- 
, soler, au besoin de le moraliser amicalement, mais il 
se rappela à temps qu'il était en chemise. Il referma la 
porte et retourna s'asseoir sur la table. Et, de nouveau 
baigné dans l'air froid, il reprit sa contemplation de 
la croix nettement profilée sur l'espace et des belles 
étoiles qui montaient vers le zénith. 

Vers sept heures, les frotteurs commencèrent à faire 
du bruit dans les escaliers, et de-ci de-là par la ville des 
cloches tintèrent le premier office. Lévine sentit que 
le froid le pénétrait. Il ferma la fenêtre, fit hâtivement 
sa toilette et sortit. 

Les rues étaient encore à peu près désertes. Comme 
de juste, il courut à l'hôtel des Cherbatsky. Personne 
n'y était réveillé, et la porte cochère était close. Il 
regagna son hôtel et demanda du café. Bien que ce 
fût un autre que légor qui le servît, il voulut entamer 
conversation; mais on sonna et le garçon dut le 
laisser. Il put boire le café, mais il fut incapable d'avaler 
une bouchée de craquelin. II remit sa pelisse et 
retourna devant l'hôtel des Cherbatsky. Quelques 
domestiques avaient fini par se lever, et Lévine eil 
croisa un qui sortait avec un grand panier pour aller 
aux provisions. Il était impossible d'attendre moins 
d'une bonne couple d'heures. 

Léirme avait vécu toute la nuit et tout ce commen- 
cement de matinée dans on complet état d'insensibilité 
physiqne et absolument en dehors des conditions 
nécessaires à l'existence; il n'avait pris ni repos ni 
nourriture, était demeuré plusieurs heures durant 
exposé, pour ainsi dire sans vêtements, à un froid 



58 PAGES CHOISIES DE TOLSTOl 

intense, et cependant il était frais et dispos, et se sen- 
tait en possession de tous ses moyens. Bien plus, il 
lui semblait que, affranchi de toute servitude corpo- 
relle, il avait maintenant le pouvoir de se livrer aux 
actions les plus extraordinaires, comme par exemple 
de s'envoler et planer dans les airs, ou de faire reculer 
les murailles des maisons rien qu'en les poussant de 
l'épaule. 

Consultant sa montre tous les dix pas, il errait par 
les rues en regardant ce qui se passait autour de lui . 
Jamais les manifestations de la vie urbaine ne l'avaient 
intéressé à ce point, et il était stupéfait que chaque 
détour l'amenât à une découverte. Des gamins s'en 
allaient à l'école, et il les observa avec tendresse. Une 
compagnie de pigeons au plumage changeant s'abat- 
tait sur la chaussée, puis regagnait les toits avec un 
froufrou charmant. Une main déposa sur le rebord 
d'une fenêtre des miettes qui fleuraient bon le pain 
chaud. Les pigeons, secouant la fine poussière de 
neige qui saupoudrait leurs ailes et scintillait au soleil 
naissant, se précipitèrent vers la fenêtre. Et Lévine 
était si vivement ému de ce spectacle qu'il en pleurait. 

Il fit un grand détour par la rue des Gazettes et la 
Kislovka et se résigna à rentrer à son hôtel. Il remonta 
dans sa chambre, posa sa montre sur la table, s'assit 
devant. Et il ne quittait guère le cadran des yeux, 
épiant l'instant où l'aiguille approcherait de midi. 

Lorsqu'il sortit enfin, il fut frappé de la mine 
radieuse des isvochtchiks qui s'empressaient à lui 
offrir leurs services. Évidemment, eux aussi étaient au 
courant. En ayant choisi un au hasard, il promit aux 
autres, pour qu'ils n'allassent pas se froisser, qu'il les 
prendrait une autre fois. 



ANNA KARÉNINE 59 

Le cocher était ma foi très bien avec le col blanc de 
sa chemise qui dépassait celui de son caftan. Et puis 
son traîneau était commode, et sûrement plus haut 
que les traîneaux ordinaires; jamais Lévine n'en 
retrouva un pareil. Le cheval faisait de son mieux 
pour aller vite, bien qu'à vrai dire il n'y réussît guère. 
On arriva tout de même devant la porte des Cher- 
batsky. 

Le suisse devait tout savoir, cela se comprenait rien 
qu*à son bon sourire et au ton dont il dit : 

€ Gomme il y a longtemps qu'on ne vous a vu, 
Constantin Dimitriévitch ! > 

Le digne vieillard avait beau s'efforcer de cacher sa 
joie, Lévine ne pouvait s'y tromper. 

€ Est-on levé? 

— Veuillez entrer. > 

Lévine ne savait plus bien ce qu'il faisait. Il remît 
sa pelisse et son bonnet de fourrure, puis voulut les 
reprendre. 

c Ne nous laissez-vous pas cela ici? dit l'autre étonné. 

— C'est juste. • 

Et en passant outre Lévine cherchait s'il n'y avait 
pas, dans les dernières paroles du bonhomme, quelque 
intention délicate. 

« A qui annoncerai-je monsieur? » demanda un 
laquais. 

Ce laquais, quoique nouveau dans la maison, devait 
être aussi au courant de tout, car il se montrait fort 
empressé. 

€ Mais, . répondit Lévine, annoncez-moi à la prin- 
cesse, au prince,... à tout le monde. > 

La première personne qu'il rencontra fut l'institu- 
trice, qui traversait le salon furtivement. Jamais il 



60 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

n'avait remarqué combien cette vieille petite M^^ Linon 
avait la mine agréable^ avec ses ravissantes papillotes. 
Aussi lui adressa-t-il au passage le compliment le 
plus aimable qu'il sut imaginer. Mais voici qu'il , 
entendit un frôlement de robe contre la porte, et un 
frisson lui glissa de la tête aux pieds, tandis que sa 
gorge se contractait. De menus pas légers et prestes 
s'approchèrent, et Lévine retrouva son bonheur, sa 
vie, la meilleure moitié de lui-même. Elle ne marchait 
pas, c'était quelque force occulte qui la portait vers 
lui. Il vit deux yeux limpides, pleins de la même allé- 
gresse où se fondait son cœur à lui, et ils rayonnaient 
de plus en plus près de lui, et il était ébloui de leur 
éclat. Doucement elle lui mit ses deux mains sur les 
épaules. Elle se donnait, toute frémissante. Il la serra 
dans ses bras. 

Elle non plus n*avait pas dormi, et depuis l'aube 
elle l'attendait avec une impatience plus fébrile d'ins- 
tant en instant. Ses parents étaient consentants, et 
leur satisfaction était entière. Elle avait guetté son 
arrivée pour pouvoir être la première à lui annoncer 
leur bonheur. 

c Allons les trouver », dit-elle en lui prenant la 
main. 

Il ne pouvait proférer une parole, autant parce qu'il \ 

craignait d'atténuer l'intensité de sa joie, qu'en raison i 

des sanglots qui l'étouffaient. 

c Est-il vrai? murmura-t-il enfin en lui baisant les i 

doigts. Je n'ose croire encore que tu m'aimes. > 

Elle sourit de ce tutoiement et de la crainte avec 
laquelle il la regardait en l'interrogeant ainsi. i 

c Oui, je t'aime, chuchota-t-elle, confuse. Et je suis 
bien, bien heureuse. » 



ANNA KARÉNINE 61 

Sans lâcher sa main elle entra avec lui dans le 
salon voisin. La princesse, en les voyant, fondit en 
larmes, et tout de suite après éclata d'un bon rire. 
.Puis, se levant soudain, elle accourut au-devant de 
Lévine et, lui saisissant la tête à deux mains, se mit à 
Fembrasser de tout cœur. 

c C*est entendu, disait-elle. Je suis très contente. 
A.imez-vous bien, mes enfants. 

— Vous allez vite en affaires, vous autres, fît le 
prince, qui se roidissait pour demeurer grave, mais 
avait déjà les yeux humides. Je le souhaitais depuis 
longtemps, ajouta-t-il. Au fait, je n'ai jamais pensé 
différemment. Et moi aussi, je suis très... très... heu... 
Ha, que je suis bête ! » 

Et tandis qu'il étreignait énergiquement la main 
de Lévine, de son autre bras il enlaça Kitty. Et il 
Tembrassa et l'embrassa, puis la bénit. 

Et Lévine sentit pour le vieillard comme un élan 
d^affection lorsqu'il vit avec quelle respectueuse ten- 
dresse la jeune fille baisait longuement la grosse 
main de son père. 

La princesse avait regagné son fauteuil. Son mari 
s'assit auprès d'elle, et Kitty demeura debout, tenant 
toujours la main de son père. Tout le monde s'était 
tu. La princesse fut la première à ramener leurs 
pensées aux réalités de l'existence. 

€ A quand la noce? > 

Lévine et Kitty, en entendant cette question, éprou- 
vèrent une impresdon étrange, presque pénible, qui 
cependant se dissipa aussitôt. 

c Et d'abord, à quand les fiançailles? reprit la prin- 
cesse. 

— Il me semble, dit le prince en désignant Lévine, 

6 



62 PAGES CHOISIES DE TOLSTOl 

que c'est au principal intéressé qu'il appartient de 
fixer une date. 

— Mais, répondit le jeune homme, si vous voulez 
mon avis, demain, je pense; aujourd'hui les fiançailles, 
et demain la noce. 

— Allons donc, mon cher, vous perdez la tète. 

— Eh bien,... dans huit jours. 

— Ne dirait-on pas qu'il devient fou! dit la mère 
égayée de bon cœur par une telle impatience. Et le 
trousseau? 

— Un trousseau est-il donc si indispensable? pensa 
Lévine avec effroi. Bah! après tout, ni le trousseau, ni 
les fiançailles, ni le reste, ne sauraient gâter mon bon- 
heur. » 

Il jeta un coup d'œil sur Kitty. L'idée du trousseau 
ne semblait pas la choquer du tout, elle. Allons, il fal- 
lait croire qu'on ne pouvait s'en passer. 

c Ma foi, répondit-il, je vous avoue n'entendre rien à 
tout cela ; c'était simplement mon désir personnel que 
j'exprimais. 

— Nous allons réfléchir. En attendant, nous pouvons 
toujours annoncer le mariage et célébrer les fian- 
çailles. » 

Et la princesse se leva pour sortir. En passant elle 
ne put se retenir d'embrasser son mari. Celui-ci, tout 
ému, la serra dans ses bras, et l'on eût dit deux 
jeunes amoureux, et que c'était de leur propre union 
qu'il s'agissait. 

Quand ils furent sortis, Lévine s'approcha de sa 
fiancée et lui tendit les deux mains, auxquelles elle 
livra les siennes. Il avait enfin repris possession de 
lui-même et pouvait parler. 

Pourtant, bien qu'il eût des quantités de choses à 



ANNA KARÉNINE 63 

dire, il ne sut arriver à rien formuler de ce qu'il vou- 
lait. 

Du reste M"® Linon entra en coup de vent. Elle 
tenait à être la première à féliciter Kitty. Puis toute 
la domesticité défila. Et enfin se succédèrent par 
familles, par bandes, les parents, puis les amis, puis 
les simples connaissances. Et ainsi s'ouvrit pour 
Lévine cette période de fastidieuses amabilités dont la 
société ne vous tient quitte que le lendemain du 
mariage. 

Lévine s'était imaginé de bonne foi que si les préli* 
minaires de son union avec Kitty ne violaient pas en 
tous points les traditions consacrées, sa félicité en 
serait gravement troublée. Or, bien qu'il se livrai scru- 
puleusement à tous les exercices que chaque homme 
de son monde accomplit en pareil cas, et en dépit de 
la tension d'esprit, presque du malaise, où il vivait 
ainsi, il observait, non sans un délicieux étonnement, 
que cette félicité, loin de s'atténuer, s'était accrue 
dans des proportions inouïes. 

c A présent, insinuait M»^ Linon, nous allons avoir 
des bonbons à profusion. » 

Et Lévine se précipitait chez le confiseur. 

€ Si vous m'en croyez, déclarait Sviajesky, c'est 
chez Famine qu'il faut prendre vos bouquets. > 

Et Lévine s'empressait d'aller déyaliser la boutique 
de Famine. 

Son frère lui conseillait de déplacer quelque argent 
pour les cadeaux, par exemple des bijoux. 

€ Ah ! c'est vrai, les bijoux. > 

Et Lévine courait écrémer les vitrines de Fulda. 

Et il était dans l'admiration de constater que chez 
le confiseur, chez Famine, chez Fulda, partout on 



64 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

semblait Tatteiidre, et partout on partageait à renvi 
sa triomphante allégresse. Chose remarquable, il se 
voyait approuvé en tout, et avec une nuance de sym- 
pathie qui ne pouvait lui échapper, par les personnes 
mêmes qui avaient paru jusque-là indifférentes à ce 
qui le concernait. Tout le monde s*accordait avec lui 
pour déclarer qu'il était le plus heureux des hommes 
parce que sa fiancée était tout bonnement la perfec- 
tion même. 

Et Kitty n'éprouvait pas des sentiments différents. 
La comtesse Nordstone s'étant permis une .allusion 
aux espérances plus brillantes qu'elle avait conçues 
pour sa jeune amie, celle-ci se mit si fort en colère,, et 
protesta si vivement de l'impossibilité qu'il y aurait eu 
à découvrir pour elle un parti supérieur en quoi que 
ee soit à Lévine, que la comtesse se hâta de convenir 
que Kitty avait pleinement raison, et que dès lors elle 
ne rencontra plus les fiancés ensemble sans les con- 
templer avec un sourire extatique. 

Mariage. 

L*heure a enfin sonné pour Lévine d*épouser Kitty. — Un 
mariage à Moscou dans la haute société. 

Il y avait, dans l'église éblouissante de lumières, un 
monde fou. Les femmes étaient naturellement en majo- 
rité, et celles qui n'avaient pu s'insinuer dans la nef 
se pressaient dans les tribunes, avides de s'installer 
contre la balustrade de façon à ne rien perdre du 
coup d'œil. 

Au dehors les gendarmes avaient fait ranger en une 
Ole correcte les voitures, une vingtaine au moins. Ua 
officier de police en grand uniforme était de garde 



ANNA KARÉNINE 65 

sons le porche. Chaque équipage à son tour yenait 
déposer des invités, femmes en toilette de gala fort 
occupées à relever leur traîne, hommes se découvrant 
pour franchir le seuil du saint lieu. Les lustres, les 
lampadaires, les cierges allumés devant les Images, 
déversaient des flots de lumière sur Ficonostase rouge 
et or; les hauts et massifs chandeliers d'argent» les 
dorures et les émaux des Images, les encensoirs, les 
broderies des bannières dont le chœur était tendu, 
les arabesques du tapis qui couvrait les marches du 
jubé, la reliure damasquinée des missels, la somptuo- 
sité des vêtements sacerdotaux, tout étincelait. 

La foule élégante massée sur le côté droit de la nef 
chuchotait avec animation, et le murmure de ces 
conversations mondaines troublait étrangement la 
solennité des hautes voûtes. Chaque fois que le por- 
tail s'ouvrait, gémissant un peu sur ses gonds, le 
brouhaha s'apaisait soudain, et toutes les têtes se 
retournaient : les mariés allaient sans doute paraître 
enfin. Mais maintes et maintes fois les battants 
s'étaient ouverts sans que l'espoir de l'assistance fût 
exaucé. On ne voyait entrer qu'un invité retardataire 
qui se hâtait de gagner le groupe de droite, ou 
quelque simple spectatrice assez habile pour tromper 
ou fléchir l'officier de police. 

On ne s'était d'abord guère inquiété du retard, assez 
habituel, des mariés. Puis on s'était retourné de plus 
en plus fréquemment, se demandant déjà quel grave 
contretemps pouvait être survenu. Enfin, parents et 
invités sentirent les gagner un malaise qu'ils avaient 
peine à dissimuler, en dépit de leur mine indiflérente 
de gens absorbés dans leur conversation. L'archiman- 
drite, pour bien manifester qu'on lui faisait perdre un 

6. 



6d PAGES CHOISIES DE TOLSTO! 

temps précieux, toussait de temps en temps si bruyam- 
ment que les vitraux en vibraient. Les chantres trom- 
paient leur ennui en essayant leur voix en sonr- 
dine. A tout instant un diacre ou un bedeau sortaient 
pour voir si le cortège n'arrivait pas. Le prêtre 
lui-même, dans sa soutane lilas ceinturée de brocart, 
vint, par Tune des portes latérales, s'informer auprès 
de Tofficier de police. 

c Cela commence à devenir singulier », prononça une 
dame en consultant longuement sa montre. 

Et comme si c'eût été pour eux un signal, tous les 
invités de se communiquer leur étonnement et aussi 
leur mécontentement. Un garçon d'honneur partit pour 
avoir des nouvelles à tout prix. 

Pendant ce temps-là, Kitty, toute prête avec sa robe 
blanche, son long voile, sa couronne de fleurs 
d^oranger, se morfondait dans le salon de l'hôtel Cher- 
totsky en compagnie de sa sœur M"»» Lvov et de sa 
marraine, attendant vainement que l'on vînt l'avertir 
«de l'arrivée de son fiancé. 

Quant à celui-ci, il n'avait encore mis ni son habit 
ci même son gilet^ et il se promenait rageusement 
dans sa chambre d'hôtel, ouvrant la porte pour 
regarder dans le corridor, puis la refermant, et allani 
l'ouvrir de nouveau dès qu'un bruit de pas semblait 
se rapprocher. La tranquillité de son futur beau-frère, 
qui était là assis à fum^ en souriant, ne contribuait 
pas peu à augmenter son exaspération. 

€ A-t-on jamais vu un homme dans une situation 
plus ridicule! 

— C'est juste, prononçait Stépane Arkadiévitcb, 
mais calme-toi, on va l'af^orter, cette chemise. 

— Et dire, continuait l'autre* qu'avec ces misérables 



ANNA KARÉNINE 67 

gilets ouverts... Mais non, impossible, restait-il en 
considérant son plastron tout froissé. Tu vas voir que,, 
pour comble de malechance, mes malles auront été 
portées à la gare! 

— Eh bien, tu prendras une de mes chemises, voilà 
tout. 

. — C'est par là que j'aurais dû commencer. 

— Patience, mon ami, patience, tout va s'arranger. » 
Lorsque Kousma, le vieux majordome, avait emballé 

et fait porter chez les Cherbatsky tous les effets de 
son maître afin qu'on les expédiât au chemin de fer en 
même temps que les bagages de Kitty, il avait oublié 
de réserver une chemise fraîche. Celle que Lévine 
portait depuis le matin n'était plus mettable pour la 
cérémonie, et comme c'était un dimanche, pas un 
magasin n'était ouvert. On envoya chercher une che- 
mise chez Stépane Arkadiévitch, et il se trouva qu'elle 
était de beaucoup trop large et trop courte pour 
Lévine. Il fallut que Kousma courût chez les Cher- 
batsky ouvrir la malle voulue. Et pendant ce temps-là 
tout le monde pestait chez la fiancée, chez le fiancé, à 
l'église. 

Enfin Kousma arriva rouge et haletant, brandissant 
la maudite chemise. 

c II était temps, balbutia-t-il, on emportait les 
malles. > 

En entrant dans l'église, Stépane Arkadiévitch n'eut 
naturellement rien de plus pressé que de raconter à sa 
femme la cause du retard. L'aventure fut vite sue de 
tous les invités, et durant plusieurs minutes ce ne fut 
dans le côté droit de la nef que chuchotements et 
sourires. 

Pour Lévine, il ne faisait attention à rien ni à per- 



68 PAGES CHOISIES DE TOLSTO! 

sonne; sa fiancée seule existait pour lui, et il la con* 
templait naïvement. Sous son costume de mariée, elle 
était, de Tavis commun, bien moins jolie que d'habi- 
I tude. Lévine, lui, était d'une opinion diamétralement 
opposée. Il admirait sa haute coiffure, son voile blanc. 



ses fleurs, la ruche qui sertissait son cou délicat, sa 
taille si svelte, et elle lui semblait plus belle que 
j jamais. Ce n'était pas que son costume, arrivé de 
Paris Tavant-veille, ni toute sa parure, fussent suscep- 
tibles, aux yeux de Lévine, d'ajouter quoi que ce fût 
à la splendeur de celle qu'il aimait. Ce qui le ravissait, 
c'était l'expression de cette douce physionomie, et la 
sincérité qui émanait de ce regard et de cette bouche, 
en dépit de toute la factice solennité du moment. 

c J'ai presque pensé que tu t'étais enfui, lui dit-elle 
en riant. 

— Ce qui m'est arrivé est. si absurde, que j'en suis 
honteux, répondit-il en détournant la tête pour dissi- 
muler sa confusion. 

— Elle est fameuse ton histoire de chemise, chut- 
chota Serge Ivanitch. 

— Évidemment >, fit Lévine sans comprendre un moi 
de ce qui se disait autour de lui. 

c Kostia, l'heure a sonné pour toi de prendre une 
décision suprême, déclara Stépane Arkadiévitch. Tu 
vas du reste apprécier toute l'importance du problème. 
On me demande si les cierges doivent être neufs ou 
déjà entamés. Je te ferai observer qu'il ne s'agit de 
rien moins que d'une différence de dix roubles. Après 
mûre réflexion, j'ai osé prendre sur moi une résolu- 
tion; l'approuveras-tu? toute la question est là. 
^ — Neufs, neufs, fît Lévine. 

— Parfait, — conclut l'autre en s'inclinant gravement. 



ANNA KARÉNINE 69 

Et en passant il jeta cette réflexion à un ami : — Que 
Thomme est donc peu de chose en pareille situation ! 

— Fais bien attention, Kitty, chuchotait la comtesse 
Nordstone, à être la première à poser le pied sur le 
tapis. 

— Tu n'as pas peur? interrogeait une yieille tante. 

— N'as-tu pas un peu froid? reprenait M"»« Lvov. Tu 
•es pâlotte. Baisse-toi une seconde, i 

Et elle levait ses beaux bras sous le prétexte de 
réparer quelque menu désordre survenu à la coiffure 
de sa sœur. 

Kitty regardait et écoutait chacun d'un air aussi 
absent que celui que montrait Lévine. 

Cependant le clergé avait achevé de s'apprêter, et le 
pope, suivi du diacre, vint se placer devant le pupitre 
posé sur le seuil de l'iconostase. Il adressa quelques 
mots à Lévine, mais celui-ci était incapable de com- 
prendre quoi que ce fût de ce que l'on exigeait de 
lui. 

c Prenez la main de votre fîancée et approchez », 
lui souffla un garçon d'honneur. 

Lévine, loin de mieux saisir, ne s'en eflara que 
davantage. Enfin, au moment où chacun, découragé, 
allait l'abandonner à ses propres inspirations, il 
conçut tout à coup que de sa main droite il devait, 
sans changer de position, prendre la main droite de 
Kitty. Puis, à tout hasard, il se rapprocha du pope. 
Et comme les parents et invités le suivaient, il jugea, 
non sans étonnement, mais aussi avec une certaine 
satisfaction, qu'il avait agi comme il le fallait. Il y 
eut sur tout le c6té droit de l'église un murmrire de 
voix et un long froufrou de robes. Quelqu'un se pencha 
pour arranger la traîne de la mariée. Puis le silence 



70 PAGES CHOISIES DE TOLSTO! 

se fît, et il était si profond que Ton entendait les 
gouttes de cire tomber des cierges. 

Le pope, dont les cheveux bliancs s'échappaient 
d'une petite calotte noire, retira ses mains ridées de 
dessous sa lourde chasuble brodée d'une croix d'or et 
constellée d'argent, et se mit à feuilleter le missel. 
Puis il alluma deux cierges dont la poignée était ornée 
de fleurs, et les remit aux mariés. Ensuite il bénit 
Lévine, effleura de ses doigts la tête inclinée de Kitty, 
et s'éloigna lentement pour prendre un encensoir. 

c Pourvu que ce ne soit pas un rêvel » pensait 
Lévine. 

Il jeta un coup d'oeil sur le profil de sa fiancée et 
remarqua, à un imperceptible tressaillement de ses 
lèvres et de ses cils, qu'elle sentait son regard. Elle ne 
leva pas la tête, mais il comprit, à la légère agitation 
de la ruche qui remontait jusqu'à sa petite oreille 
rose, qu'elle étouffait un soupir, et vit que sa main 
long gantée tremblait légèrement en tenant le cierge. 
Le retard causé par cette saugrenue histoire de che- 
mise, le mécontentement, puis les railleries de l'assis- 
tance, tout s'effaça aussitôt de sa mémoire, et il 
n'éprouva plus qu'une émotion étrange et complexe, 
mais intense. 

L'archimandrite, un bel homme frisé, s'avança dans 
sa scintillante dalmatique de brocart et entonna un 
c Bénissez-nous, Seigneur >, qui retentit solennelle- 
ment sous les hautes voûtes. 

€ Que le Seigneur vous bénisse et maintenant et 
dans tous les siècles des siècles >, psalmodia d'une 
voix fluette mais agréable le vieux pope, qui s'était 
remis à feuilleter le missel. 

Et le répons passa aux chantres, invisibles dans le 
chœur, et il emplit l'éi^lise d'une sonorité large et 



ANNA KARÉNINE 7i 

nourrie qui alla d'abord s*enflant, puis graduellement 
s'éteignit. 

Ensuite on pria pour le repos des âmes des morts et 
pour le salut des âmes des vivants, pour le Saint* 
Synode et pour Tempereur, enfin pour les deux servi- 
teurs de Dieu qui étaient venus demander à Téglise la 
consécration de leur union. 

c Dieu éternel qui réunis par un lien indissoluble 
ceux qui étaient séparés, bénis ton serviteur Constantin 
et ta servante Catherine, répands tes bienfaits sur eux. 

— Âmen, chanta le chœur. 

— Qui réunis par un lien indissoluble ceux qui 
étaient séparés, songeait Lévine. Comme ces paroles 
traduisent bien ce que Ton éprouve en ce moment! 
Leur donne-t-elle le même sens que moi? » 

L'expression du regard de Kitty lui laissa supposer 
que sa fiancée comprenait comme lui la phrase sacra- 
mentelle. Kitty, pourtant, suivait à peine l'office. Elle 
était toute au délicieux ravissement, à la joie de plus 
en plus intense, de voir s'accomplir enfin ce qui, durant 
six semaines, l'avait rendue tour à tour si heureuse, 
et si inquiète. Il lui semblait que dès l'instant où, 
dans sa petite robe brune, elle était allée à Lévine pour 
se donner à lui tacitement tout entière, le passé avait 
été arraché de son âme avec les racines, et qu'elle 
était entrée dans une vie tout autre et jusque-là 
insoupçonnée. Et si troublée qu'elle fût, elle ne consi- 
dérait le moment présent que comme la sanctification 
de cet autre moment, unique et décisif, qui datait de 
six semaines déjà. 

Le pope retira la bague de Kitty et la passa au doigt 
de Lévine, ou plutôt à la première phalange de ce 
doigt, car la bague ne pouvait remonter davantage. 



72 PAGES CHOISIES DE TOLSTOl 

c Je t*unis^ Constantin, serviteur de DieUi à Cathe- 
rine, servante de Dieu. > 

Et le vieillard répéta la formule en passant au doigt 
délicat de Kitty un gros anneau qu'il avait pris au 
doigt de Lévine. 

Les mariés faisaient évidemment de consciencieux 
efforts pour arriver à comprendre ce que Ton atten- 
dait d'eux, néanmoins ils se trompaient à chaque geste. 
Le prêtre les reprenait doucement à mi-voix, Tassis- 
tance souriait et chuchotait, mais eux deux demeu- 
raient sérieux et graves. 

< Dieu qui, dès le commencement du monde, as 
créé rhomme, poursuivait Fofïiciant, et lu| as donné 
la femme pour aide inséparable, bénis ton serviteur 
Constantin et ta servante Catherine, unis les esprits 
de ces époux, et emplis leurs cœurs de foi, de concorde 
et d'amour. > 

Eh entendant ces mots, Lévine sentit sa poitrine se 
gonfler et des larmes irrésistibles monter à ses yeux. 

On vint étendre au milieu de la nef, devant Ticono- 
stase, un grand tapis rose, et le chœur entonna un 
psaume très musical, où ténors et basses alternaient 
de verset en verset. Le pope fit signe aux mariés de 
se placer sur le tapis. Tous deux connaissaient la 
superstition qui veut que celui des époux qui pose le 
premier le pied sur ce carré d'étoffe devienne le véri- 
table chef de la famille. Mais ils n'étaient ni l'un ni 
l'autre dans une disposition d'esprit à se la rappeler, y 

ni même à prêter attention aux remarques malicieuses 
que l'on fît autour d'eux lorsqu'ils prirent place sur le 
fatidique tapis. 

Le second office commença aussitôt. Kitty s'efforçait 
de se maîtriser pour écouter les liturgies et se pénétrer 



ANNA KARÉNINE 73 

de leur sens profond. Mais plus la cérémonie avançait 
et plus son cœur débordait d'une allégresse triom- 
phante, qui la rendait de plus en plus incapable de 
fixer son attention. 

On pria Dieu d'accorder aux époux le don de sagesse 
et une postérité nombreuse; on rappela que la première 
femme avait été tirée d'une côte du premier homme, 
et que l'épouse devait oublier son père et sa mère pour 
ne plus faire qu'un avec l'époux ; on formula enfin des 
vœux pour que le Seigneur bénît son serviteur Cons- 
tantin et sa servante Catherine comme il avait béni 
Isaac et Rébecca, Moïse et Séphora, et qu'il leur permît 
de voir leurs descendants jusqu'à la troisième et à la 
quatrième génération. 

Le pope présenta les couronnes, et Cherbatsky était 
si ému, lui aussi, que ses mains tremblaient en prenant 
la couronne de la mariée, et qu'il ne savait plus qu'en 
faire. 

c Posez-la sur la tète de votre fille, lui chuchotaient 
ses voisins. 

— Mettez-la-moi >, dut dire à son tour Kitty, en sou- 
riant du trouble de son père. 

Lévine détourna un instant la tète vers elle, et la vue 
de cette physionomie radieuse de bonheur le fit tres- 
saillir d'aise. 

Ils écoutèrent en extase la lecture de l'épître et l'es 
pèce de roulade exécutée par l'archimandrite sur les 
dernières syllabes, roulade que guettait le public et 
qu'il apprécia fort. Ce fut avidement qu'ils burent l'eau 
et le vin tièdes dans la coupe commune, et gaiement 
qu'ils suivirent le pope lorsque, prenant leurs mains 
dans les siennes et marchant à reculons devant eux, il 
leur fit lentement faire le tour du pupitre. Et Cher- 

PAGES CHOISIES DE TOLSTOL 7 



74 PAGES CHOISIES DE TOLSTO! 

batsky et le premier garçon d'honneur de Lévifie 
paraissaient tout joyeux aussi en les accompagnant 
pour tenir les couronnes au-dessus de leur tète, ce 
qu'ils ne faisaient du reste qu'en trébuchant presque à 
chaque pas sur la traîne de la mariée. Quant au pope 
et jusqu'à Farchimandrite, Lévîne était persuadé que 
c'était également une évidente satisfaction qu'exprimait 
à ce moment leur physionomie. 

Les couronnes retirées, 2e pope lut encore quelques 
prières, puis adressa au jeune couple un petit discours 
de félicitations très aimables, et en guise de conclusion^ 
il leur dit èlvcc un bon sourire, en les débarrassant des 
cierges : 

c Et maintenant, embrassez votte femme, et vous, 
embrassée votre mari. » 

Lévine embrassa Kitty avec précaution et lui prit le 
bras pour sortir de l'égiise. Il n'avait qu'à moitié cru 
jusqu'ici à la réalité de tout ce qui s'était passé. Mais 
quand leurs regards se rencontrèrent, il sentit que 
désormais ils ne faisaient plus qu'un seul être en 
deux personnes. 

lia Mëre et l'Enfant. 

Anna Karénine, séparée de son mari depuis plusieurs mois, 
ne peut résister à la tentation de venir voir en cachette leur 
enfant, le petit Serge, qu'il a gardé auprès de lui. 

c Dis, Kapitonitch, le tchinovnik au bandeau est-il 
revenu? Papa l'a-t-il enfin reçu? » demandait le petit 
Sei^, rentrant rose et frais de la promenade, au vieux 
suisse qui le débarrassait de son mant^u, 

< Il est re\«enu, et dès que le secrétaire est axrivé. je 
l'ai annoncé, répondit l'homme en souriant. 



ANNA KARÉNINE 75 

— Serge, fit le précepteur, arrêté à la porte des 
appartements privés, vous savez bien qu'on veut qiie 
TOUS vous habituiez à vous défaire vous-même. » 

Mais le garçonnet ne prêtait nulle attention à la voix 
grêle qui l'appelait. Debout devant le grand suisse, il 
Tavait saisi par la ceinture ^ le regardait de tous ses 
yeux. 

c Et papahtia-t-îIaeccMrdécequ'ildemandait?» reprit- 

a. 

L'autre fît un signe affirmatif. 

Ce tchinovnik au visage souffreteux encadré d'un 
bandeau intéressait beaucoup Serge et Kapitonîtch. 
Il était venu plusieurs foi» en vain, et un jour Serge, 
en traversant le vestibule, l'avait entendu se lamenter 
auprès du suisse, le suppliant de le faire recevoir, car 
le rejet de sa requête eût été un arrêt de mort pour lui 
et ses sept enfants. 

c Avait-il Tâtr content quand il est partîf 

— Je crois bien ! il fredonnait et sautillait. 

— Â-t-on apporté quelque chose pour moi? » ques- 
tionna ensuite le garçonnet. — C'était la veille de son 
anniversaire. 

c Oui, monsieur; la comtesse Lydia a envoyé un 
paquet à votre adresse. Kornéï l'a porté chez papa. 

— Comment est-ce grand? comme ça? — et Serge 
écartait les mains aussi largement quHl pouvait. 

— C'est plus petit, mais c'est beau. 

— Un livre? 

— Je ne vous le dirai pas. Entrez vite, Vasilî Lcmi- 
kitch vous a déjà appelé deux fois. 

— Dans une minute, Vasili Loukiteh », dit doucement 
Serge au précepteur qui revenait sur ses pas pour le 
ehercher. 



76 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

Et son sourire était si gracieux, que le sévère jeune 
homme n'eut pas le courage d'insister. 

Serge était radieux ce jour-là, et il tenait à partager 
son contentement avec son bon ami Kapitonitch. Sa 
camarade, la nièce de la comtesse Lydia, lui avait 
appris, durant leur promenade au jardin d'été, un bon- 
heur de famille. Et sa joie venait d'être accrue encore 
par les deux nouvelles de la satisfaction donnée au 
pauvre tchinovnik et de l'arrivée d'un cadeau* 

« Tu sais que papa a été décoré de l'ordre d'Alexandre 
Nevsky? 

— Comment ne le saurais-je pas? Une quantité de 
personnes sont déjà venues le féliciter. 

— Crois-tu qu'il soit content? 

— Comment ne pas être content d'une faveur de 
l'empereur I N'est-ce pas une preuve qu'on en est digne?» 
fit gravement le vieillard tout en dégageant avec pré- 
caution la petite main gantée qui l'avait repris à la 
ceinture. 

Serge devint sérieux, lui aussi, sans trop savoir 
pourquoi, et il continuait à considérer son ami, dont 
le visage lui était familier dans les moindres détails, 
particulièrement le menton, rasé entre les favoris gris, 
et que personne n'avait jamais vu comme lui de bas en 
haut. 

c Et ta fîlle, est-elle venue? Il y a longtemps que je 
ne l'ai vue. > 

La fîlle de Kapitonitch faisait partie d'un corps de 
ballet, 

€ Où trouverait-elle le temps de venir un jour de 
semaine? Ces demoiselles ont leurs classes, elles aussi, 
comme vous les vôtres, monsieur. > 

Rentré dans sa chambre, Serge, au lieu de se 



ANNA KARBNINE 11 

mettre à ses devoirs, développa à son précepteur 
toutes ses suppositions sur le cadeau qu'on avait 
apporté. 

c Ce doit être une locomotive, foraiula-t-il en fin de 
compte. Qu'en pensez-vous? » 

Mais Vasili Loukitch ne pensait qu'à la leçon de 
grammaire, qui devait être préparée avant l'arrivée du 
professeur, attendue pour deux heures. 

c Dites-moi encore, je vous en prie, Vasili Loukitch, 
questionnait l'enfant assis à sa table de travail et 
tenant le livre ouvert à la page voulue, qu'y a4-il au- 
dessus de l'ordre d'Alexandre Nevsky? 

— Il y a celui de Vladimir. 

— Et au-dessus? 

— Celui de Saint-André. 

— Et au-dessus? 

— Je ne crois pas qu'il y en ait d'autres. 

— Comment, vous non plus, vous ne savez pas? > 
Et Serge, le coude sur la table et le menton dans la 

main, se prit à réfléchir. Il songeait que son père allait 
sans doute être décoré encore des ordres de Vladimir 
et de Saint- André, et que par conséquent il serait plus 
indulgent pour la leçon de ce jour. Puis il décida 
qu'une fois grand il ferait tout au monde pour être 
digne de toutes les décorations, y compris celles que 
Ton inventerait d'ici-là au-dessus du Saint-André. A 
peine un nouvel ordre serait-il institué, on serait 
obligé de le lui conférer d'emblée. 

Si bien que lorsque le professeur arriva, Serge ne 
savait pas le premier mot de sa leçon. Le professeur 
fut mécontent, et Serge mortifié. 

Saisissant un moment où le maître cherchait quelle 
interrogation lui poser pour pouvoir dire au père que 

7. 



78 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

la leçon n'avait pas été complètement nulle, Tenfant 
s'écria ; 

c Mikhaïl Ivanitcb, quand est-ce votre fête? 

— Vous feriez mieux de penser au travail. Pour un 
être raisonnable, un jour de fête est un jour comme 
un autre, c'est-à-dire qu'il faut remployer au tra- 
vail. > 

Serge regarda attentivement son professeur, exa- 
mina sa barbe rare, ses lunettes peu à peu descendues 
jusque sur le bout du nez, et se perdit dans des médi- 
tations si profondes et si diverses, qu'il n'entendit 
plus rien du reste de la leçon. 

€ Mikhaïl Ivanitch peut-il croire tout ce qu'il dit là? 
Au ton dont il parle, il n'y paraît guère. Alors pour- 
quoi s'entendent-ils tous pour me rabâcher des choses 
aussi ennuyeuses et si peu utiles? » 

Après la leçon du professeur, celle du père. Serge, 
en attendant cette seconde séance, s'agenouilla sur sa 
chaise et, penché sur la table, se mit à entailler fré- 
nétiquement le bois avec son canif. 

Il pensait à sa mère. Il la cherchait dans toutes ses 
promenades. Il ne croyait pas à la mort en général, et 
encore moins à celle de sa mère, en dépit des affirma- 
tions réitérées de son père et- de la comtesse Lydia. 
Aussi s'attendait-il à reconnaître sa mère dans chaque 
dame grande et brune qu'il apercevait sans enfant. 
Son cœur alors se gonflait, les larmes lui venaient 
aux yeux, et il était sûr que l'une de ces dames-là 
allait s'approcher de lui, lever sa voilette pour lui 
montrer ce visage que tant il chérissait, lui sourire, 
l'embrasser; il sentirait de nouveau sur ses cheveux 
la douce caresse de sa main, il retrouverait le parfum 
familier dont étaient empreints ses vêtements, il di- 



ANNA KARÉNINE 79 

rait... Mais non, il ne dirait rien, car évidemment il 
pleurerait trop fort pour pouvoir parler. 

Du reste, un jour, par hasard, il avait échappé à la 
nourrice que sa mère vivait, et que si son père et la 
comtesse Lydia racontaient le contraire, c'était qu'elle 
était devenue trop méchante pour que Ton pût la voir. 
Sa mère devenue méchante, cela, c'était encore plus 
invraisemblable que tout. Aussi ne l'en attendait-il 
qu'avec plus de confiance, et ne l'en cherchait-il que 
plus avidement. 

€ Voici papa qui vient >, dit Vasili Loukitch. 

Serge lâcha le canif et sauta précipitamment de sa 
chaise. Lorsqu'il eut baisé la main de son père, il 
scruta sa physionomie, et cherchant quelque signe de 
satisfaction au sujet de la décoration reçue le matin : 

c Âs-tu fait une bonne promenade? » demanda Alexis 
Alexandrovitch en s'installant dans un fauteuil, puis 
ouvrant l'Ancien Testament, 

Bien qu'il affirmât fréquemment à Serge que tout 
chrétien devait savoir ce livre par cceur, il avait non 
moins fréquemment besoin de le consulter pour les 
leçons qu'il en tirait, et le bambin n'avait pas laissé 
de s'en apercevoir. 

t Oui, papa, je me suis beaucoup amusé, — répondit 
Serge en s'asseyant de travers et balançant sa chaise, 
deux choses expressément défendues. — J'ai vu Na- 
dinka, et elle m'a dit que vous aviez eu une décoration. 
Cela a dû vous faire plaisir, n'est-ce pas, papa? 

— D'abord, ne te balance pas ainsi et assieds-toi 
droit. Ensuite, sache que nous devons aimer le travail 
pour lui-même, et non pour les récompenses que nous 
en pouvons recevoir. Je voudrais que tu le comprennes 
bien, si tu ne* travailles qu'en vue d'une récompense, 



80 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

le travail t^ semblejra pénible, au lieu que si tu tra- 
vailles pour la satisfaction de travailler, tu trouveras 
la meilleure récompense dans la satisfaction même. » 

Et Alexis Alexandrovitch avait certes le droit de 
parler ainsi, lui qui, ayant eu ce jour-là cent dix-huit 
papiers à apostiller, n'avait eu d'autre soutien, dans 
cette besogne ingrate, que le sentiment du devoir moral. 

Le regard du bambin, joyeusement étincelant ji&s- 
que-là, s'était assombri. Il remarquait que son père 
prenait, pour s'adresser à lui, un ton particulier, évi- 
demment destiné, par-dessus sa tète, à un de ces 
enfants dont sont remplis les livres de classe, et aux- 
quels il sentait bien que ni lui, ni Nadinka, ni aucun 
des garçonnets ou des fillettes qu'il connaissait^ ne 
ressemblaient que très vaguement. 

€ J'espère que tu as comp^ris? 

— Oui, papa >, répondit Serge, faisant, comme d'or- 
dinaire, de son mieux pour jouer le petit rôle où l'on 
tenait h l'incorpora. 

La première partie de la leçon, la récitation de quel- 
ques versets de l'Évangile, ne marcha pas trop mal 
tout d'abord. Mais soudain l'attention de Serge fut 
attirée par un aspect encore inexploré du front de son 
père, qui formait près des tempes un angle presque 
droit, et le dernier verset fut dit en dépit du bon sens» 
Alexis Alexandrovitch conclut qu'il n'avait pas cherché 
à se pénétrer du sens de ce qu'il débitait, et, fronçant 
les sourcils, entra dans des explications, que le bambin 
connaissait du reste pour les avoir entendues déjà un 
nombre respectable de fois. Serge regardait son père 
avec un effroi qui l'empêchait de comprendre. Pourvu 
qu'on n'allât pas exiger, comme on le faisait parfois, 
qu'il répétât les explications! 



ANNA KARÉNINE 81 

Heureusement, on passa immédiatement à la seconde 
partie de la leçon, qui portait sur Fhistoire sainte. 
L'enfant raconta les faits eux-mêmes sans trop d'hési- 
tations ni d'erreurs, mais quand il fallut dire ce qu'ils 
signifiaient, il demeura coi et fut puni. Le moment le 
plus critique fut lorsqu'on lui demanda la liste des 
patriarches antédiluviens. Il ne se ^appelait qu'Enoch ; 
c'était son personnage préféré dans l'histoire sainte, à 
cause de l'ascension de ce patriarche. Et le souvenir 
de cette ascension le plongea dans une série de 
réflexions variées. Si Serge ne pouvait croire à la 
mort de sa mère ni de quiconque de ceux qu'il aimait, 
il n'admettait pas davantage que lui-même eût à périr 
un jour. Cette chose invraisemblable et incompréhen- 
sible de la mort lui avait été affirmée par toutes les 
personnes en qui il avait confiance; la nourrice elle- 
même avouait, bien qu'avec humeur, que tout le monde 
était appelé à trépasser. Mais alors pourquoi Enoch, 
lui, n'était-il pas mort? et pourquoi d'autres que ce 
patriarche ne seraient- ils pas dignes de monter vivants 
au ciel? Les méchants, c'est-à-dire les gens qui n'ins- 
piraient à Serge nulle sympathie, pouvaient mourir 
tout à leur aise, mais pour les bons n'y avait-il pas 
un précédent dans le cas d'Enoch? 

€ Eh bien, ces patriarches? 

— Enoch,... Énos,... ânonnait le gamin en regar- 
dant fixement la chaîne de montre de son père. 

— Tu »s déjà nommé ceux-là deux fois. Et les 
autres?... Voyons!... C'est mal, Serge, très mal. Si tu 
ne t'efforces pas d'apprendre des choses aussi essen- 
tielles pour un chrétien, comment veux-tu t'instruire? 
Ton professeur non plus n'est pas content de toi 
aujourd'hui, je me vois donc forcé de te punir. » 



82 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

I^oin que Serge fût mal doué, s^il n^arrivait pas à 
retenir ce que Ton s'acharnait à lui apprendre, c'était 
qu'il ne le pouvait absolument pas. Il n'ayait que 
neuf ans, mais il sentait bien sa petite âme et savait 
la défendre contre quiconque y prétendait pénétrer 
sans la clef de l'amour. Or lui reprochait de ne rien 
vouloir apprendre, et pKMirtant il avait soif de savoir! 
seulement c'était auprès de Kapitoniteh qu'il s'instrui- 
sait, et de la nourrice, et de Nadinka, et de Yasili 
Loukitch, — et surtout^ autrefois, auprès de maman. 

Il fut privé d'aller chez la comtesse Lydia jouer 
avec sa petite amie. Mais cette fois la punition tourna 
à son profit, Yasili Loukitch, de bonne humeur ce 
jour-là, ayant entrepris de lui enseigner l'art de con- 
struire un moulin à v^it avec du papier et une 
épingle! Toute la soirée il médita sur le moyen de se 
servir des ailes d'un moulin pour voyager dans l'espace 
comme Enoch. 

Lorsqu'il se coucha, la pensée de sa mère lui revint, 
et il fit tout bas une petite prière de sa façon pour que 
maman vînt au moins le voir le lendemain, à Foccasion 
de son anniversaire. 

c Yasili Loukitch, devinez ce que j'ai demandé an 
bon Dieu par-dessus le marché. 

— De mieux travailler, je suppose? 

— Non. 

— De recevoir beaucoup de jouets demain? 

— Penh! vous n'y Mes pas, oh! pas du tout... Si cela 
arrive, je vous le dirai, mais ce sera un secret entre 
nous.... Eh bien, vous ne devinez toujours pas? 

— Non, ma foi, — dit Yasili Loukitch en souriant, ce 
qui ne lui était guère habituel. — En attendant, cou- 
chez-vous, j'éteins la bougie. 



ANNA KARENINE 83 

— Je vois biea mieux ce que j*ai demandé dans ma 
prière, lorsqu'il n'y a plus de lumière », murmura 
Penfaiit. 

Et en effet, dans Tobscnrité, il croyait sentir auprès 
de lui la présence de sa mère, elle le caressait de son- 
regard tendre et elle lui chuchotait un doux bonsoir. 
Puis il vit un moulio, un canif, les lunettes de Mikhaïl 
Ivanitch sur le bt^ut à» âon nez, pensa à Enoch ; enfin 
tout se ^confondit dans sa petite tète, et il s'endor- 
mit. 

Le lendemain matin, avant huit heures, Anna 

descendait de voiture ii la porte de son ancienne 
demeure et sonnait. 

c Va donc voir qui est cette dame », dit Kapitonitch 
à son aide, un groom nouveau dans la maison. 

A peine entrée, elle glissa dans la main du groom 
un billet de trois roubles et ne put que balbutier 
haletante : 

€ Serge,... Serge Alexéïtch. » 

Le groom, non sans avoir du coin de l'ceil vérifié la 
valeur du billet, s'initerposa devant la porte des appar- 
iem^its privés, qu'Anna gagnait rapidement. 

< Qui demandez-vous? » 

Kapitonitch sortit de sa loge en tenue du matin et 
lui fit la même question. 

€ Je viens apporter à Serge Alexéïtch quelque chose 
de la part de ^on parrain, le prince Skaradoumov. 

— Il n'est pas enoore levé, mais je vais prévenir, 
veuillez attendre. » 

Il examinait attentivement la dame voilée, étonné de 
son trouble et cherchant à se rappeler où il avait déjk 
entendu cette voix. En la débarrassant de sa pelisse il 
la reconnut soudain. 



84 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

€ Que Votre Excellence veuille bien entrer >, dit-il en 
s'incliaant profondément. 

Elle essaya de parler. La voix lui manqua. Elle jeta 
au vieillard un regard suppliant et se mit à monter 
l'escalier précipitamment. 

« Le précepteur n'est peut-être pas encore habillé >, 
observait Kapitonitch en faisant pour la rattraper des 
efforts désespérés, ses pantoufles s'accrochant à la 
baguette de chaque marche. 

c A gauche, Excellence », murmura- t-il essoufflé en la 
dépassant sur le palier, c II a changé de chambre. Que 
Votre Excellence daigne attendre une seconde, je vais 
voir d'abord. » 

Anna s'arrêta, palpitante. 

€ Il vient de s'éveiller», dit le suisse, revenu presque 
aussitôt. 

Et elle entendit en effet un bâillement d'enfant, et 
rien qu'au son de ce bâillement elle reconnut son fîls. 

c Laisse-moi entrer! » 

Et elle se précipita dans la chambre. A droite de la 
porte, sur un lit, Serge, son petit corps penché en 
avant, achevait de bâiller en s'étîrant. Puis ses lèvres 
se fermèrent, et, souriant dans un demi-sommeil 
encore, il se laissa retomber sur l'oreiller. 

c Mon Serge », chuchota-t-elle en s'approchant à pas 
de loup. 

Depuis leur séparation, lorsque Anna se représentait 
son fils, c'était toujours tel qu'il avait été à quatre ans, 
l'âge où il avait, selon elle, été le plus gentil. Or, il ne 
ressemblait même plus à ce qu'il était quand elle l'avait 
quitté. Il avait grandi, maigri aussi. 11 portait mainte- 
nant les cheveux courts, ce qui lui avait allongé le 
visage. Mais ce qui n'avait pas changé, c'était son 



A1KNÀ KARÉNINE 85 

front, ses lèvr^^s, son menton, toute cette petite phy- 
sionomie si chère. 

c Mon Serge », répéta- t-elle à l'oreille de Penfant. 

Il se souleya snr le coude, tourna sa tête ébouriffée, 
entr'ouvrit ses paupières encore gonflées de sommeil. 
Pendant quelques secondes il regarda interrogative- 
ment sa mère, il la voyait si souvent en rêve, et il 
était seulement à demi éveillé, il hésitait à croire à la 
réalité tant espérée. Puis tout à coup il s'épanouit en 
un sourire de grande joie et se jeta dans ses bras. 

c Mon cher petit garçon! » balbutiait-elle, étoufifé^ 
de sanglots et le seorrant contre elle de toutes ses 
forces. 

c Maman! » murmurait-41 en se trémoussant câline- 
'jnemt entre tes bras de 6a mère comme pour en mieux 
sentir 1er pression. 

< C'est mon anniversaire; je savais bien que tu vien- 
drais! > 

Elle le iJévorait des yeux, «t en p^leurant à chaudes 
larmes baisait dévotement ces petites jambes qu'elle 
avait peine à reconnaître, tante^Hes s*étaient allongées, 
<»es joues émaciéesun peu, ces cheveux qui bouclaient 
légèrement sur la nuque. 

« ïVïurquoi pleures- tu, maman? » demanda-t-il, tout 
à fait éveillé à «présent. « Pourquoi p!eures-tu? » 

Et lui anassi était prêt de sangloter. 

€ G'«st de joie, mais si tu veux, je ne pleurerai plus. 
Tiens, c'est fini ; i4 y a si longtemps que je ne t'ai vu 1 
Lève-toi. > 

Et die s'assit près du chevet. 

€ Voyons comment tu t'habilles sans moi. 

— Ah ! tu sais, je ne me lave plus à l'eau froide, papa 
Ta défendu. TuQ-aspasvu Vasili Leukitch? Du re5t<e 

8 



86 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

il va venir. Mais où sont donc mes affaires?... Tiens, 
voilà que tu t*es assise dessus ! » 

Et de pouffer de bon cœur. Pour elle, devant cette 
jolie gaîté de son enfant, elle ne put se retenir de sou- 
rire à travers ses larmes. 

c Maman, chère maman! > s*écria-t-il en se jetant de 
nouveau dans ses bras, comme si, en la voyairt sou* 
rire, il eût mieux compris ce qui lui arrivait. 

€ Ote ton chapeau, veux-tu? > 

Et dès qu'elle fut nu-tête il lui sembla qu'elle s'était 
encore davantage rapprochée de lui. 

€ Pensais- tu à moi? M'as-tu cru morte? 

— Jamais ' 

— Vrai, tu ne l'as pas cru? 

— Ah! je savais bien que tu viendrais! » reprit-il> 
et, saisissant la main qui caressait ses cheveux, il en 
appuya la paume sur ses lèvres et se mit à la baiser 
indéfiniment. 

Pendant ce temps, quelqu'un d'embarrassé, c'était 
Vasili Loukitch. Il venait d'apprendre que cette dame 
dont la visite lui avait semblé si extraordinaire à 
pareille heure et de pareille façon n'était autre que la 
mère de Serge. Il ne la connaissait pas personnel* 
lement, n'étant entré dans la maison qu'après qu'elle 
eut abandonné son mari. Devait-il prévenir celui-ci? Il 
réfléchit que le seul parti raisonnable pour lui était de 
remplir son devoir strict en allant faire lever le gar- 
çonnet à l'heure habituelle, sans s'occuper de la pré- 
sence d'une tierce personne, fût-elle la mère. Mais la 
vue des effusions de la mère et de l'enfant, le son de 
leur voix, celles de leurs paroles qu'il entendit en 
ouvrant la porte, le firent changer d'avis. Il hocha la 
tête, soupira, et referma le plus doucement qu'il put* 



ANNA KARÉNINE 87 

• J'attendrai encore dix minutes », se dit-il, tous- 
sant et s'essuyant rapidement les yeux. 

Tous les domestiques n'avaient pas tardé à apprendre 
que Kapitonitch avait osé laisser entrer leur maîtresse, 
et qu'elle était dans la chambre de l'enfant. Ils savaient 
aussi que leur maître avait l'habitude de venir voir 
Serge tous les matins à neuf heures, et chacun s'ingé- 
niait à trouver le moyen d'empêcher les deux époux de 
se rencontrer. Kornél était descendu en hâte à la loge, 
et il adressait au suisse des reproches Véhéments. 
L'autre garda d'abord un silence obstiné, mais quand 
le majordome lui déclara qu'il méritait d'être chassé 
sur l'heure, le vieillard bondit, et lui mettant le poing 
sous le nez : 

€ Ah bah, tu ne l'aurais pas laissée entrer, toi ! Après 
l'avoir servie pendant dix ans et n'avoir entendu d'elle 
que de bonnes paroles, tu lui aurais dit : Ayez l'obli- 
geance de prendre la porte! Ahi tu t'y connais en 
politique, toi! > 

Sur ces entrefaites entra la nourrice. 

c Soyez juge, Marfa Éfimovna, lui dit Kornél. Ce 
soudard n'a-t-il pas laissé entrer Madame de sa propre 
autorité, et tout à l'heure Monsieur, qui s'habille en ce 
moment, va la rencontrer ! 

— Quelle affaire, Jésus, quelle affaire! gémit la 
bonne femme en agitant les bras en l'air. Mon cher 
petit Kornéï Vasilitch, je vous en conjure, arrangez- 
vous pour retarder Monsieur pendant que je cours pré- 
venir Madame et la faire descendre. Quelle affaire!... » 

Quand la nourrice entra, Serge racontait à sa mère 
comment Nadinka et lui étaient tombés à la descente 
d'une c montagne » de glace et avaient exécuté là trois 
culbutes si drôles, mais si drôles ! Anna ne s'inquiétait 



88 PAGES CHOISIES DB TOLSTOÏ 

guère de ce qu'il disait. C'était du son de sa voix 
qu'elle s'imprégnait et de l'expression de sa physio- 
nomie. Elle ne comprenait, ne seBtait qu'une chose, 
qu'il allait falloir le quitter. Elle avait bien entendu les 
pas du précepteur et sa toux discrète, elle entendait à 
présent approcher la vieille bonne, mais elle était 
incapable de bouger comme de parler. 

€ Madame, ma colombe ! murmura la nourrice en lui 
baisant les épaules et les mains. Voilà une grande joie 
envoyée de Dieu à celui que nous fêtons aujourd'hui t 
Vous n'êtes pas changée du tout. 

— Ah, chère niania S je ne savais pas que vous fus- 
siez encore dans la maison, dit Anna, parvenue à se 
maîtriser un peu. 

— Je ne demeure plus ici, je vis maintenant chez 
ma fille, mais je suis venue ce matin souhaiter la fête 
à notre petit Serge, Anna Arkadievna, mon ange ! » 

Et là vieille, foindant en larmes, se remit à baiser la 
main de son ancienne maîtresse. 

Serge, épanoui d'allégresse, tenait d'une main sa 
mère et de l'autre sa nourrice, et trépignait de ses 
petits pieds nus sur le tapis. 

€ Tu sais, maman^ elle vient souvent me voir, et 
chaque fois qu'elle vient... > 

Mais il s'interrompit en voyant le visage de sa mère 
exprimer la frayeur et comme de la honte sur quel- 
ques mots que la nourrice venait de lui chuchoter à 
l'oreille. 

Anna se leva et l'étreignit. 

€ Mon chéri! dit-elle, mon cher petit Koutia! — 
c'était un diminutif qu'elle employait lorsqu'il était 

1. Équivaleat russe de nounou. 



ANNA KARÉNINE 89 

tout petit. — Tu ne m'oublieras pas^ n'est-ce pas?... » 

Elle ne put achever, et le mot adieu ne put franchir 
ses lèvres. Combien de choses ne regretta-t-elle pas 
plus tard de n'avoir pas su lui dire en ce moment 
suprême où elle avait été incapable de rien exprimer, 
de rien se rappeler, do rien trouver! Mais l'enfant 
comprit tout; il sentit que sa mère l'aimait et qu'elle 
était malheureuse. Il avait perçu les derniers mots 
chuchotes par la vieille bonne : € Toujours vers neuf 
heures >, et il savait qu'il s'agissait de son père, et 
devinait confusément qu'il ne fallait pas que celui-ci 
rencontrât sa mère. Ce qu'il ne concevait pas, par 
exemple, c'était cette frayeur et cette honte que mani- 
festait maman. Il aurait voulu la questionner, mais il 
lui voyait tant de peine, qu'il n'osa pas. Il se serra 
contre elle et murmura seulement : 

< Ne t'en va pas encore. Il ne viendra pas avant un 
bon moment. > 

Elle l'éloigna d'elle un instant pour scruter son 
visage. Comprenait-il ce qu'il disait? 

€ Serge, mon petit, aime-le de tout ton cœur. Il est 
meilleur que moi, qui suifi coupable envers lui. Quand 
tu seras grand, tu jugeras. 

— Personne n'est meilleur que toi >, s'écria l'enfant, 
et tout secoué de sanglots désespérés il se crampon- 
nait aux épaules de maman. 

Vasili Loukitch entra, et derrière lui on entendait 
d'autres pas dans le corridor. 

€ Le voici! > fît la nourrice terrifiée en tendant à 
Anna son chapeau. 

Serge se jeta sur son lit avec un gémissement. Anna 
écarta ses mains, dont il s'était couvert le visage, 
Daisa passionnément ses pauvres petites joues inon- 

8. 



90 PAGES CHOISIES DE TOLSTO! 

dées d« larmes^ et sortit précipitamment. Sur le 
seuil elle heurta presque Alexis Alexandrovitch. Il la 
reconnut, s'arrêta et courba la tétev Elle passa outre et 
descendit l'escalier en courant. 

Dans sa hâte, elle avait oublié sur les coussins de la 
voiture les jouets qu'elle avait choisis la veille avec 
une émotion si poignante, et les rapporta à l'hôtel. 



lia cneillette des olianipignoAS. 

■ 

Lévine et Ritty, mariés depuis quelques mois, reçoivent 
pour la première fois à leur campagne; sa sœur Dolly (Daria 
Àlexandrovna) , le mari de celle-ci, Stépane Arkadiévitch, 
avec leurs quatre enfants, dont Gricha (Grigori) est Tainé, la 
vieille princesse Gherbatsky, Serge Ivanitch, enfin Yarinka 
(Yarvara Ândré'ievna), jeune fille qui s'était liée avec Kitty, 
l'année précédente, aux eaux de Soden, sont venus passer 
l'été à Pakrovskoïé. 

Varinka, ce jour-là, semblait plus attrayante que 
jamais à Serge Ivanitch. Tout en marchant à ses côtés, 
il se rappelait ce que sa belle-sœur lui avait dit de son 
caractère, et constatait que lui-même n'avait encore 
rien remarqué en rile qui n'appelât la sympathie. Il 
éprouvait un sentiment singulier, qu'il ne se souve- 
nait avoir connu jusque-là qu'une fois, il y avait bien 
des années, auprès de cette Marfa qu'il pleurait tou-' 
jours. Le plaisir que lui causait la présence de la 
jeune fille seule avec lui, devint même si vif à un certain 
moment, que, tandis qu'il déposait avec précaution 
dans le panier qu'elle portait un champignon énorme 
qu'il venait de découvrir, leurs yeux se rencontrèrent 
en un regard trop expressif à son gré. Il tressaillit, et 
comme il prétendait que son aveu fôt la conclusion, 
non d'un entraînement accidentel, mais d'une suite de 



ANNA KARÉNINE 9i 

solides raisonnements, il domina sok trouble et, d'un 
ton aussi dégagé qu'il put : 

< Puisque je m'aperçois, dit-il, qu'on n'aoeorde pas 
à mes trouvailles ^attention dont elles sont dignes, je 
veux poursuivre mes explorations avec pldne indé- 
pendance. > 

Il s'enfonça sous le couvert, alluma un cigare, et, ne 
s'inquiétant guère des champignons, s'abandonna à 
ses réflexions. 

c Au fait, pensait-U, pourquoi résislerais-je davan- 
tage à ce que j'éprouve? Ce n'est pas de la passion,- 
mais une inclination d'estime et de sympathie, et elle 
est, selon toute apparence, réciproque, et je crois 
qu'elle n'entraverait en rien la voie que j'ai tracée à 
ma vie. Il y a, il est vrai, une objection sérieuse à mon 
mariage avec Varinka comme avec toute antre, et c'est 
la promesse que je me suis faite, en perdant Marfa, de 
demeurer fidèle à son souvenir. » 

Mais il sentait bien que cette objection n'avait de 
valeur à ses propres yeux qu'en ce qu'elle l'avait fixé 
dans une attitude poétique devenue pour le monde 
un des aspects esseatiels de sa personnalité. Nulle 
fomme, nulle jeune fille n'incarnait mieux que Varinka 
l'idéal qu'il s'était toujours formé d'une compagne 
possible. De la jeunesse elle avait le charme sans 
enfantillage; elle avait l'usage du monde sans le 
moindre désir d'y briller; ses croyaoees étaient 
basées sur des convictions réfléchies, et elle s'était 
fait de l'existence une conception élevée. Puis, elle 
n'avait pas de famille et par conséquent n'imposerait 
pas à son mari^ comme Kitty, une parenté innom- 
brable et graduée à l'infini. Enfin, si modeste qu'il fût^ 
il ne pouvait pas n'avoir pas remarqué qu'elle l'aimait. 



92 PAGES CHOISIES DE TOLSTO! 

Il y avait bien la différence d'âge. Mais Varînka 
n'avait-elle pas dit l'autre jour que ce n'est qu'en 
Russie qu'un homme de cinquante ans passe pour un 
vieillard, et qu'en France, on l'estimait dans < la force- 
de l'âge » ? 

€ En ce cas, moi qui n'ai que la quarantaine, je 
serais presque un jeune homme », fit-il en souriant. 

A ce moment il aperçut la taille souple et gracieuse 
de Varinka à peu de pas devant lui. Il jeta son cigare 
et se dirigea résolument vers la jeune fille. 

€ Varvara Andrélevna, je me suis formé dans ma 
jeunesse un idéal de la femme que je souhaiterais pour 
compagne. J'ai vécu sans la rencontrer nulle part, jus- 
qu'au jour où je vous ai vue. Je vous aime et vous 
offre mon nom. > 

Telles étaient du moins les paroles qu'il avait sur 
les lèvres, tandis que, palpitant, il contemplait Varinka 
agenouillée dans l'herbe devant lui. Elle était fort 
affairée à défendre contre Gricha un gros champignon 
qu'elle voulait réserver aux tout petits. 

€ Par ici l criait-elle à ceux-ci de sa jolie voix bien 
timbrée ; il y en a des quantités. > 

Elle ne s'était pas levée à l'approche de Serge Iva- 
nitch, mais tout dans sa physionomie trahissait l'aise 
de le revoir. 

€ Avez- vous trouvé quelque chose de beau? » inter- 
gea-t-elle en tournant enfin vers lui son visage sou- 
riant. 

€ Rien du tout, ma foi. » 

Les enfants étant accourus, elle leur indiqua les 
bons endroits, puis elle se remit sur pieds et rejoignit 
Serge Ivanitch. Ils firent quelques pas sans mot dire. 
Elle était oppressée par l'émotion, car elle se doutait 



ANNA KARÉNINE 93 

bien de ce qu'il était sur le point de prononcer. 
Comme il se taisait toujours, et que ce silence dcTe^ 
nait embarrassant : 

c Si vous n'avez rien trouvé, fît-elle machinalementr 
quoiqu'elle n'eût guère earvie de parler, c'est qu'il y a 
moins de champignons dans l'intérieur des bois que 
sur la lisière. > 

Sans qu'il sût pourquoi, cette [^rase insignifiante 
lui causa une impression désagréable^ Ils s'étaient peu 
à peu éloignés des enfants. L'instant était propice pour 
une explication, et Sef ge Ivanitch^ en voyant le trouble 
et les yeux baissés de la jeune fille, se rendait même 
compte qu'il la blessait en s'obstinant à ne pas pro- 
férer ce qu'évidemment elle attendait et que lui-même^ 
du reste, avait en quelque sorte promis par son atti- 
tude depuis le début de la promenade. Pourtant, au 
lieu- de la phrase qu'il avait préparée, il ne put que 
dire : 

c Quelle différeace y a-t41 entre un cèpe et un mous- 
seron? 

— Il n'y a de différence que dans le pied », répondit- 
elle, et ses lèvres tremblaient un peu. 

L'un dt l'autre sentirent que c'en était fait; les 
mots qui les eussent unis ne seraient pas prononcés. 
La violente émotion qui les avait agités s'apaisa peu à 
peoa 

c Le pîed du mousseron fait penser à une barbe 
noire rasée seulement à moitié, reprit-il, calme à 
présent. 

— Tiens, c'est vrai >, fit-elle avec un sourire encore 
un peu contraint. 

Involontairement ils obliquèrent du côté des enfants, 
Varinka était confuse et froissée, maïs soulagée cepen- 



94 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

dant; Serge Ivanîtch repassait en revue tous ses rai- 
sonnements sur le mariage, et les jugeait maintenant 
faux à Tenvi. 

€ Non, décidément, conclut-il gravement, je ne puis 
être infidèle à la mémoire de Marfa. > 



Le suicide d'Anna Karénine. 

Jamais encore une journée ne s'était écoulée entière 
sans qu'intervînt une réconciliation. Leur querelle 
cette fois ressemblait à une rupture. Pour sortir 
comme Vronsky l'avait fait, malgré le désespoir où il 
l'avait vue, il fallait qu'il la haït, qu'il en aimât une 
autre. Tous les mots cruels qui avaient échappé au 
comte revenaient à la mémoire d'Anna, et son exalta- 
tion les aggravait de grossièretés dont il était cepen- 
dant absolument incapable. 

c Je ne vous retiens pas, lui faisait-elle dire. Du 
reste, je comprends à présent pourquoi vous éludiez 
toujours la question du divorce : vous vouliez vous 
réserver la faculté de rejoindre votre mari un jour ou 
l'autre. Si vous avez besoin d'argent pour le voyage, 
à votre disposition. » 

Et l'instant d'après ellç s'écriait : 

€ Pourtant, hier encore il jurait n'aimer que moi. 
C'est un honnête homme, et il a toujours été sincère 
avec moi. Allons, je me désole sans raison, comme il 
ne m'est arrivé que trop de fois déjà. > 

Elle passa l'après-midi et la soirée dans ces alterna- 
tives de doute et d'espérance. A la fin, lasse d'attendre, 
elle rentra dans sa chambre après avoir recommandé 
à Annouchka de la dire souffrante. 



ANNA KARENINE 95 

t S'il vient quand môme, c'est qu'il m'aime encore. 
Sinon, je sais ce qu'il me restera à faire. » 

Tard dans la soirée, elle entendit le roulement du 
coupé sous la porte cochère, puis le coup de sonnette 
qu'elle connaissait bien, puis la voix du comte et celle 
d*Annouchka, enfin des pas qui s'éloignèrent pour ne 
cesser que dans le cabinet de travail. 

Le sort en était jeté. 

La mort apparut alors à Anna comme l'unique moyen 
désormais de châtier Vronsky, de le dompter, et de 
reconquérir son amour. Le départ de Moscou pour la 
campagne, le divorce à obtenir de Karénine, tout le 
reste lui devenait indifférent ; elle ne voulait plus 
songer qu'au châtiment. 

Elle prit son flacon d'opium et versa dans un verre 
la dose accoutumée, non sans se dire qu'en vidant tout 
le flacon il était si facile d'en finir immédiatement! 

Elle se coucha. De ses yeux grands ouverts elle sui- 
vait sur le plafond l'envahissement de l'ombre pro- 
jetée par le paravent grâce à la bougie qui achevait 
de se consumer. Que peuserait Vronsky lorsqu'elle 
serait morte ? Que de remords n'éprouverait-il pas ? — 
Gomment, se dirait-il, ai-je pu lui parler avec dureté, 
la quitter ainsi sans un mot afTectueux ! 

Soudain l'ombre du paravent bondit, s'allongea 
démesurément, en même temps que toutes les autres 
ombres éparses s'élançaient à sa rencontre, et l'obs- 
curité fut complète. 

c La mort ! > murmura Anna épouvantée. 

Elle fut plusieurs secondes sans parvenir à rassem- 
bler ses idées. Lorsqu'elle se reprit, et constata qu'elle 
n'avait pas cessé de vivre, des sanglots de joie l'étran- 
glaient. 



96 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

t Non, tout plutôt que la mort ! — balbutiait-elle en 
cherchant les allumettes d'une main encore tremblante. 
— Je Taime, lui aussi m'aime, ces mauvais jours vont 
passer. > 

Elle alluma une nouvelle bougie et courut au cabinet 
de travail. 

Vronsky reposait paisible. Longuement elle le con- 
templa. Des larmes silencieuses ruisselaient sur ses 
joues. Elle se garda bien de réveiller. Il lui aurait 
opposé le même regard glacial que le matin, et elle 
sentait qu'alors elle n'eût pas su se retenir de se jus- 
tifier de nouveau et par suite de l'accuser. 

Elle rentra chez elle, but une double dose d'opium, 
et finit par s'endormir d'un sommeil pesant, où elle 
ne perdait point cependant le sentiment de ses souf- 
frances. 

Vers le matin, elle eut un cauchemar affreux, qu'elle 
avait eu déjà une fois, dans le temps, et que le comte 
lui avait raconté avoir eu aussi vers la même époque. 
Elle vit un petit moujik ébouriffé qui se penchait pour 
remuer sur le sol quelque chose de volumineux en 
marmottant des paroles inintelligibles. Et il soulevait 
ce quelque chose et le balançait au-dessus de sa tête 
à elle, sans paraître cependant remarquer sa présence. 

Lorsqu'elle s'éveilla, une sueur froide l'inondait. 
Tout ce qui s'était passé le jour précédent lui revint 
confusément à l'esprit. 

t Après tout, qu'y a-t-il de si désespéré? se dit-elle. 
Une querelle? Ce n'est pas la première. Comme on lui 
a affirmé que j'avais la migraine, il n'a pas vouki me 
déranger, et voilà tout. Du reste, c'est demain que 
nous partons. Je veux le voir sans plus tarder, et le 
prier de hâter ce départ. » 



ANNA KARÉNINE 97 

Aussitôt levée, elle se dirigea vers le cabinet de tra- 
vail. Gomme elle traversait le salon, son attention fut 
machinalement attirée par le bruit d'une voiture qui 
s'arrêtait devant la porte. Elle écarta légèrement un 
rideau et regarda dans la rue. Elle vit un coupé. Une 
jeune fîile en chapeau clair se penchait à la portière 
pour donner un ordre au valet de pied. Celui-ci sonna, 
parlementa sur le seuil, et Anna entendit monter 
quelqu'un, puis descendre précipitamment le pas de 
Vronsky. Il sortit nu-tête • sur le trottoir, s'approcha 
de la portière, sourit en parlant à la jeune fille, prit 
de ses mains un petit paquet L'instant d'après la voi- 
ture était repartie et le comte remontait. 

L'espèce d'engourdissement où Anna était demeurée 
4epuis son réveil, s'était dissipé soudain. 

Son cœur se reprit à saigner plus douloureusement 
encore que la veille. 

c Comment ai-je bien pu m'abaisser jusqu'à rester 
un jour de plus sous ce toit! > 

c La princesse Sarokine et sa fille, fit tranquille- 
«nent Vronsky lorsqu'elle entra chez lui, viennent de 
«l'apporter l'argent et les papiers que ma mère n'avait 
pu me remettre hier. Comment te sens-tu ce matin? » 
ajouta*t-il sans paraître remarquer Texpression tra- 
gique de la physionomie d'Anna. 

Debout au milieu de la pièce, elle le regardait fixe- 
ment tandis qu'il poursuivait la lecture d'une lettre 
comprise dans l'envoi. 

Elle finit par se détourner, et lentement regagna la 
porte. Il eût pu la retenir encore. Il attendit qu'elle 
fût sur le seuil. 

c A propos, dit-il, c'est bien décidément demain que 
nous partons, a'est-ce pas? 

9 



98 PAGES CHOISIES DE TOLSTOl 

■— Voué, mais non pas moi, répondit-elle. 

— Anna, s*écria-t-il en se contenant mal, une vie 
pareille est impossible! 

— Vous, mais non pas moi, répéta-t-elle. 

— Ho 1 c'est intolérable ! 

— Vous vous en repentirez >, prononça-t-elle. 

Et elle disparut. Vronsky fut effrayé du ton dont 
elle venait de parler et pensa d*abord la suivre. Mais 
la menace l'irritait. Il se rassit et murmura en serrant 
les dents : 

c Tous les moyens; je les ai épuisés. Il n'y a plus 
que l'indifférence. Essayons-en. » 

Et il s'habilla pour se rendre chez sa mère, qui avait 
omis une procuration très importante. 

Anna l'entendit quitter son cabinet, puis, un 
moment après, la salle à manger. Dans l'antichambre 
il s'arrêta pour donner des ordres au sujet d'un cheval 
qu'il venait de vendre. Il descendit. Le coupé avança. 
Quelqu'un remonta précipitamment l'escalier. Était-ce 
lui? Anna, étouffée d'angoisse, courut à la fenêtre. Il 
était sur le trottoir. Le valet de chambre lui apporta 
ses gants qu'il avait oubliés. Il dit quelques mots au 
cocher, puis s'installa sans lever les yeux vers la 
fenêtre. Et bientôt la voiture disparut au tournant de 
la rue. 

c C'est fini ! pensa-t-elle. C'est fînil » 

Et elle demeurait comme figée à la fenêtre. Mais 
soudain elle se rappela sa terreur de la nuit précé- 
dente, quand la bougie s'était éteinte, et l'horrible 
cauchemar. Elle eut peur de rester seule, sonna, et 
alla au-devant du domestique. 

c Où le comte s'est-il fait conduire? 

— Aux écuries, et ordre a été donné de prévenir 



ANNA KARÉNINE 99 

Madame que le coupé rentrerait aussitôt pour être à 
sa disposition. 

— Vous allez immédiatement porter un mot aux 
écuries. » 

Fiévreusement elle écrivit : 

c Je suis coupable, mais je t'en supplie, reviens. 
Nous nous expliquerons. J'ai peur de moi-même. > 

Elle cacheta, remit le billet à l'homme, qui partit. 

c Est-il possible que tout soit fini ainsi? Non, il va 
revenir. Mais comment m'expliquera-t-il cette anima- 
tion, et ce sourire, qu'il avait en parlant à la petite 
princesse Sarokine? Bah, je croirai tout ce qu'il dira. 
Autrement, il n'y a plus qu'une issue possible... Et je 
n'en veux pas. > 

Douze minutes s'étaient écoulées depuis le départ 
du domestique chargé du billet. 

c II vient de recevoir mon mot. Dans dix minutes 
il sera ici. Et s'il ne revenait pas? Oh, c'est impos- 
sible! Il ne faut pas qu'il voie que j'ai tant pleuré. Je 
vais me baigner les yeux. Et comment suis-je coiffée? » 

Elle porta les mains à ses cheveux et constata qu'elle 
s'était coiffée sans en avoir conscience. 

f Qui est-ce? » se demanda-t-elle en apercevant dans 
la glace ses traits décomposés et l'éclat singulier de 
ses yeux. < Est-ce donc moi? Deviendrais- je folle? > 

Elle se jeta dans la pièce voisine, où la femnae de 
chambre préparait sa toilette. 

< Annouchka,... fît-elle. 

— Madame veut aller voir Daria Alexandrovna? » dit 
la femme de chambre pour lui suggérer une occu- 
pation. 

c Quinze minutes pour aller, autant pour revenir, 
il va être ici d'un moment à l'autre, pensait Anna en 



100 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

regardant sa montre. Mais comment a-t-i) pu me- 
quitter ainsi? » 

Elle s*approcha de la fenêtre pour guetter la voiture. 
Peut-être avait-elle mal calculé le temps. Elle recom- 
mença à chercher depuis combien de minutes il était 
parti. 

c La pendule du salon est plus exacte que ma 
montre. Je me rendrai mieux compte avec elle. » 

Une voiture s'arrêta devant la porte. Cétait le coupé. 
Elle n*en vit descendre que le domestique. Il lui rap- 
portait le billet. 

c Monsieur le comte était déjà parti pour la gare de 
Nîjni. 

— Que Ton porte en toute hâte cette lettre au comte 
à la campagne de sa mère, et que Ton me rapporte 
aussitôt la réponse. » 

Qu'allait-elle devenir en attendant? 

« Oui, je vais aller chez DoUy. Si je restais ici je 
deviendrais folle. > 

La pensée de voir DoUy lui rappela la manie qu*avait 
le mari de celle-ci de faire jouer le télégraphe à propos 
de tout et de rien. Vite elle envoya une dépêche : c II 
faut absolument que je vous perle, revenez au plus 
tôt. > Puis elle s'habilla. Le chapeau sur la tête, elle 
s'arrêta devant la femme de chambre, dont les petit» 
yeux gris étaient tout humides de compassion. 

c Annouchka, ma bonne Annouchka, quevais-je 
devenir? balbutia-t-elle en se laissant tomber sur un 
feuteuil. 

— Je vous en prie, Anna Arkadievna, ne vous tour- 
mentez pas ainsi. Faites un tour, cela vous changer» 
un peu les idées. 

— Oui, je vais sortir. Si Von apporte une dépêche en 



J 



> « 



J „ • 



ANNA KkRÉNmi ::- ' - rf '\- iOT- 

mon absence, envoie-la chez Daria Alexandrovna. Ou 
plutôt non, ne Tenvoie pas, car je ne serai pas longue 
à rentrer. » 

Elle monta vivement en voiture. 

c II ne faut pas que je pense, se disait-elle en écou* 
tant avec frayeur les battements précipités de son 
cœur. Je ne dois chercher qu'à m*occuper l'esprit de 
choses étrangères. » 

Le temps était clair. Une averse était tombée dans 
la matinée, et les toits, les dalles des trottoirs, le cuir 
des voitures, mal séchés encore, miroitaient au soleil 
de mai. Il était trois heures, le moment le plus animé 
de la journée à Moscou. 

Anna était doucement bercée par le coupé qu'enle- 
vaient deux excellents trotteurs, et le grand air rafraî- 
chissait son front. Tout ce qui s'était passé la veille et 
durant les deux ou trois jours précédents, prenait à 
ses yeux un aspect peu à peu modifié. L'idée de 
mourir l'épouvantait moins, et en môme temps la 
nécessité d'en venir là lui semblait moins inéluctable. 
Le seul sentiment qui lui causât encore une douleur 
aiguë, était la honte de s'être dominée pour coupable 
dans le billet qu'elle venait d'envoyer au comte. Pour- 
quoi s'humilier de la sorte? Ne pouvait-elle donc vivre 
sans lui? En tout cas, pourquoi le lui avouer? 

Elle se mit à lire machinalement les enseignes. 

€ Vente en gros et au détail. — Dentiste. — Oui, je 
vais tout raconter à Dolly. Il me sera dur de confesser 
mes torts, car j'en ai; pourtant je le ferai. Vronsky ne 
lui est pas sympathique, mais elle m'aime, elle ne 
peut que me donner de bons conseils, et je les suivrai. 
J'en ai assez d'être traitée en enfant. — Filipov et ses 
kalatchis; on dit qu'il en envoie jusqu'à Pétersbourg, 

9. 



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.• • 



parce que Feau de Moscou tsX meilleupe pavor levur 
pâte. — Le pvita de Miaiiehiehy >. 

Elle se rappelait avoir passé par là, étant jeune fille^ 
pour aller en pèlerinage à la Lavran de Troïtza. 

« On y allait en voiture, dans ee tempsr^Ui. Que de 
choses que je tenais alors pour des rêves irréalisabie&^ 
ai-je appris à co>iiua!tre pour misérables! Qui eût pu 
prédire rabaissement où je tonnerais?... Il a ék 
triompher en Usant les premiers mots de miOA billet! 

— Moii Dieu, que eette peinture sent mauvais! Po«if- 
quoi éfHTOuve-t-on ce besoin de toujours bâtir et badi- 
geonner? — Robes et manteaux. — Ah î que ne peut- 
on s'arracher du cœur le passé avee ses raeinest 
Penser que c'est tout au plus si Fon peut feindre de 
Toublier! — Dolly va me donner tort Mais au CaiV 
ai^je la prétention d'avoir raison? — De quoi ees 
jeunes filles peuvent-elles causer pour sourire aiiKsit 
D^amour? Si elles savaient combien c'est lameatablet 

— Des enfants. Trois gamins qui jouent aux chevaux.. 
Serge! mon petit Serge! HaS tout perdre pour le 
retrouver, celui-làl — Pourvu qu'Alexis revienne * Peut- 
être aura-t-il manqué le train et le reverrai-je en ren- 
trant à la maison... Pourquoi le revoir? pour m'huiiii-> 
lier de nouveau? — Je vais dire à Dolly : je souffre- 
atrocement, je sais que je l'ai mérité, mais je te coc»- 
jure de me venir en aide! » 

£lle arriva chez la princesse Oblonsky. 
c Y a-t-il quelque visite? demanda-t-elle dans Tanti--' 
chambre. 

— Catherine Alexandrovna Lévine est là. 

— Cette Kifty, se dit-elle^ qu'aimait Alexis, et qu'il 
regrette sans doute de n'avoir pas épousée, tandis 
qu'il maudit le jour où il m'a rencontrée. » 



ANNA KARÉNINE 10$ 

Les deux sœurs, lorsqu'on annonça Anna, confé- 
raient au sujet du nourrisson de Kitty. DoUy vint seule 
au salon. 

ê 

€ Je comptais précisément passer chez toi aujour- 
d'hui, car j'ai reçu une lettre de Stiva *. 

— Il nous a aussi envoyé une dépêche, répondit 
Anna. 

— Il écrit qu'il ne compdpend rien aux formalité» 
qu'exige Alexis Alexandrovitch, maiis qu'il ne partira 
pas sans avoir oi^tenu uœ- réponse, quelle qu'elle soit. 
Il ajoute qu'il a bon espoir. 

— Je n'espère ni ne désire plus rien. Tu as du 
monde? 

— Oui, Kitty est là, répondit Dolly troublée. Et elle 
ajouta précipitamment : Je vais te chercher la lettre. 

— Kitty estime-t-elle done au-dessous de sa dignité 
de me rencontrer? pensait Anna restée seule. Il est 
vrai, il est entendu qu'une homnèfte femme ne saurait 
me voir. J'ai ainsi tout sacrifié à Vronsky. Et com- 
ment m'a-t-il récompensée? Ha! que je hais cet 
homme, que^ le hais!... Quoi dire à Dolly? Je ne hii 
dirai rien, elle ne me comprendraH pas. » 

Dolly rentra avec la lettre. Anna lut ce qui la con- 
cernait 

c Je ne me soiacie jpla% de tout cela, fit-elle en ren> 
dant le papier. 

— Pourquoi? tout n'est pas perdu encore. » 

Et Dolly ne put se retenir d'examiner sa belle-sœur 
avec attesktion. Jamais elle ne lui avait vu une physio> 
nomie semblable. 

1. Stépane Arkadiévitch, à Pétersbourg pour ses aflfaires, en 
avait profité pour tenter une suprême démarche auprès de 
Karénine, afin de ramener & consentir au divorce. 



104 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

« Kitty a-t-elle peur de moi? reprit Anna après un 
moment de silence. 

— Quelle idée ! elle est au contraire enchantée de te 
voir, répondit Dolly très gênée de son mensonge. Du 
reste, la voici. > 

Kitty n'avait pas d'abord voulu paraître. Mais sa 
sœur, en allant chercher la lettre, l'avait si bien objur- 
guée, que la jeune femme, faisant un effort sur elle- 
même, vint au salon. 

c Je suis charmée de vous rencontrer », dit-elle, 
toute rouge, en tendant la main à Anna. 

Ses préventions étaient tombées dès qu^elle s'était 
trouvée en présence de ce beau visage, si sympa- 
thique, si douloureux aussi. 

< Je n'aurais pas été le moins du monde étonnée, 
répondit Anna, si vous aviez refusé de me voir. Je suis 
faite à tout, > 

Elles causèrent de la maladie dont relevait Kitty, 
du bébé de celle-ci, de Lévine, de Stiva, et Anna ne 
tarda pas à prendre congé. 

c Adieu, Dolly, adieu ! » murmura-t-elle sur le seuil 
en embrassant longuement sa belle-sœur. 

< Elle n'a pas changé, observa Kitty lorsque la 
maîtresse de la maison rentra. Elle est toujours aussi 
séduisante. Pourtant il y a en elle quelque chose 
d'étrange qui vous serre le cœur. 

— Le fait est, répondit Dolly toute soucieuse, qu'elle 
ne paraît pas aujourd'hui dans son état normal. J'ai 
vu le moment où elle allait fondre en larmes en 
pleine antichambre. » 



ANNi^ KARÉNINE 105^ 



* 



Sans trop sayoir ce qu'elle faisait, Anna donna au 
cocher l'ordre de rentrer. 

Elle se sentait plus malheureuse que jamais. Cette 
brève entrevue avec Kitty avait réveillé en elle la con- 
science de sa déchéance morale. 

c Elles m'ont toutes deux regardée comme un être 
bizarre et à peine compréhensible. — Que peuvent 
bien se dire ces deux passants qui causent avec tant 
d'animation? Ont-ils la prétention de se communiquer 
exactement ce qu'ils éprouvent chacun de leur c6tét 
Comme s'il était possible de partager avec autrui une 
sensation ou un sentiment quelconques! Ainsi moi 
tout à l'heure, je projetais de me confier à Dolly; j'ai 
mieux fait de me taire, qu'aurait-elle éprouvé, sinon 
une intime satisfaction de me voir expier ce bonheur 
qu'elle m'a tant envié lorsqu'elle nous a rendu visite 
à la campagne? Et Kitty? Celle-là eût été plus contente 
encore, car j'ai bien senti qu'elle me hait et me 
méprise. — Voilà un homme enchanté de sa personne », 
pensa-t-èlle d'un gros monsieur au teint fleuri et à la 
démarche guillerette, qui cheminait sur le trottoir 
dans la direction inverse de celle suivie par le coupé, 
c Tiens) il me salue. Pourtant je ne crois pas le con- 
naître du tout. Il est vrai, y a-t-il un être que je puisse 
me vanter de connaître positivement, alors que je ne 
iû/d connais pas moi-même? On ne connaît que ses 
sensations et ses désirs, ei encore ! » 

c Ces enfants convoitent des glaces qu'ils savent 
cependant pas fameuses », se dit-elle en remarquant 
deux gamins arrêtés en extase devant un marchand 



106 PAGES CHOISIES DE TOLSTOl 

ambulant qui se mouchait dans la fallacieuse serviette 
destinée à essuyer les verres où il débitait de la glace. 
% Nous sommes tous ainsi. Faute de bonbons fins, nous 
nous contentons du premier semblant de friandise 
venu. Kitty s'est résignée à Lévine quand elle a vu 
qu'elle ne pouvait épouser Vronsky. — Foutkine, coif- 
feur. Quel nom! Si je me faisais coiffer par Foutkine? 
J'en parlerai à Alexis, cela le fera rire. ~ Mais non, je 
n'ai plus personne à faire rire. — Ce sont les vêpres 
qu'on doit sonner de la sorte. Voilà un marchand qui 
en profite pour multiplier des signes de croix. Il se 
hâte tellement, qu'il semble avoir peur d'en perdre. 
Pourquoi ces églises, ces signes de croix? Mensonges, 
que tout cela, mensonges ! Que de mal on se donne 
pour dissimuler que nous nous exécrons tous les uns 
les autres! » 

Entraînée par le cours des réflexions que lui suggé- 
raient les manifestations de la vie de rue en rue, elle 
avait un moment presque oublié sa douleur. Mais 
quand la voiture s'arrêta et qu'elle vit le suisse sortir 
à sa rencontre, l'affreuse réalité la ressaisit. 

€ Y a-t-il une réponse? 

— Voici >, répondit l'homme, en lui tendant un télé- 
gramme. 

Elle décacheta et lut : 

c Impossible de rentrer avant dix heures. » 

c Et le messager? 

— Il n'est pas encore de retour. » 

Un besoin de vengeance surgit dans son âme, confus 

d'abord, plus précis bientôt. Elle monta rapidement. 

€ Avant de partir pour toujours, j'irai le trouver où 

qu'il soit, et il faudra qu'il entende de ma bouche quel 

mal il m'a fait et à quel point je le hais. > 



ANNA KARÉNINE 107 

Elle ne réfléchissait pas que la dépêche qu'elle 
venait de lire n'était qu'une réponse à celle qu'elle 
avait envoyée avant de partir pour l'hôtel Oblonsky, 
et que pour le messager, il n'avait pas encore eu le 
temps d'atteindre Vronsky. 

c Et dire qu'en ce moment il est chez sa mère, cau« 
sant tranquillement, gaiement, sans le moindre souci 
des tortures qu'il sait m'infliger! Ho! les murs de 
cette maison m'écrasent d'un poids terrible! Il faut que 
je parte! Vite partir!... Où?... Eh bien, je vais prendre 
le chemin de fer, et je traquerai cet homme jusque 
chez sa mère. Ce sera au moins une humiliation pour 
lui. Voyons l'indicateur... Il y a un train à 8 heures 2. 
J'ai juste le temps d'y arriver. » 

Elle donna l'ordre d'atteler des chevaux frais et 
entassa hâtivement dans un petit sac de voyage les 
objets indispensables à une absence de quelques jours.. 

« Certes, je ne rentrerai pas dans cette maison. 
D'abord je dirai à Vronsky son fait, chez sa mère, ou 
en pleine gare, ou n'importe où cela se trouvera, et^ 
ensuite, je reprendrai un train dans la direction de 
Nijni, pour m'arrèter dans une ville au hasard. » 

Le dîner était servi, mais l'idée seule de manger lui 
soulevait le cœur. Dès que l'on eut attelé, elle s'ins* 
talla dans le coupé. 

c Qu'avez-vous tous à vous agiter ainsi autour de 
moi? dit elle aux domestiques inquiets. Je n'ai pas. 
besoin de toi, ajouta-t-elle au valet de pied qui mon- 
tait sur le siège. 

— Qui prendra le billet? 

— Au fait, comme tu voudras, cela m'est égal. » 
Dès que la voiture roula sur le pavé, il sembla à 

Anna que ses idées s'éclaircissaient de nouveau. 



i08 PAGES CHOISIES DE TOLSTO! 

• 

c A quoi ai-je pensé en dernier lieu, tout à rhenre? 
Ah! oui, à la haine qui anime les hommes les uns 
contre les autres. — Vous imaginez-vous qu'à force 
de plaisir vous parviendrez à vous échapper à vous- 
mêmes? » dit-elle mentalement à une société joyeuse 
qui passait dans un grand break, allant évidemment 
en partie de campagne. < Même toi tu ne réussiras pas, 
continua- t-elle en vo3rant plus loin un homme ivre 
traîné par un agent de police. Nous aussi, Vronsky et 
moi, nous avons essayé du plaisir, et nous sommes 
toujours restés bien au-dessous des jouissances 
suprêmes que nous cherchions. » 

L'éclatante lumière qui maintenant lui révélait la 
vie, éclaira pour la première fois le sens de ses rela- 
tions avec le comte. 

< Que cherchait- il en moi? Les satisfactions de 
Torgueil plus que celles de Tamour. » 

Elle se rappela les tendres inflexions de voix et Tex- 
pression de chien soumis qu'il prenait dans les pre- 
miers temps de leur liaison. 

€ A présent que je lui ai sacrifié tout ce que je pou- 
vais sacrifier, il ne trouve plus en moi rien dont il ait 
À pouvoir triompher, rien qui vaille la recherche d'un 
«uccès. Je lui pèse, et il n'est plus préoccupé que de 
ne pas manquer envers moi d'égards extérieurs, et 
cela aussi est pure vanité. Au fond, il sera soulagé que 
je me sois résolue à le délivrer de ma présence. Tandis 
que mon amour était de jour en jour plus passionné, 
plus égoïste, le sien allait s'éteignant. Comment eus- 
sions-nous pu vivre davantage côte à côte ! » 

Elle changea de eoin daxta le coupé, et son trouble 
était tel, qu'elle remuait les lèvres comme si elle allait 
poursuivre à haute voix. 



ANNA KARÉNINE 409 

^ Si j« pouvais, je m'efforcerais de devenir pour lui 
simplement une amie raisonnable. Mais coimme&t me 
transformer ! Je sais parfaitement qu'il ne me trompe 
pas. Il n'aime pas plus Kitty que la petiste princesse 
Sarokine. Mais pour moi n'est-ce pas tout uq? Si mon 
amour le lasse, s'il n'éprouve plus pour moi ce qiie je 
n'ai pas cessé d'éprouver pour lui, que m'importent 
ses bons procédés ! Je préférerais la haine à cette res- 
pectueuse froideur. 

« Qu'est-ce que ce quartier? Des maisons^ encone 
et toujours des maisons^ pleines de gens très attentifs 
à dissimuler combien ils s'abhorrent les uns les autres. 

« Voyons, que pourrait-il m'arriver d'heureux désor- 
mais? Supposons qu'Alexis Alexandre vitch consente 
au divorce, qu'il me rende Serge, que j'épouse Vron«ky. 
Kitty et les autres m'en mépriseront-elles moins? 
Serge comprendra-t-il comment il peut se faire que 
j'aie deux maris? Ënfîoi Vronaky redeviendra-t-il poor 
moi ce qull était autrefois? Une cérémonie sera-t-elle 
susceptible de rétablir entre nous des rapports qui me 
donnent, je ne dis pas du bonheur, mais simplement 
des sensations qui ne soient pas une torture perpé- 
tuelle? Non, la scission est trop profonde maintenant. 
Je fais son malheur, il fait le mien, et per&onne ni rien 
au monde ne changera cela. — Une mendiante. Elle se 
croit peut-être digne d'une pitié particulière, comme 
si nous n'étions pas tous jetés sur cette terre pour y 
saufFrir les uns par les autres ! — Des bambins qui 
rentrent du collège. Mon petit Serge!... 

— Est-ce pour Obiralovka qu'il faut prendre le 
billet? » demanda le valet de pied. 

Elle eut une certaine peine à comprendre la ques- 
tion^ ne s'étant .pas aperçue qu'on arrivait à la gare. 

PAGES CU0T8IES DE TOLSTOÏ' 10 



110 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

Et lorsqu'elle vit où elle était, elle ne se rappela pas 
immédiatement ce qu'elle y venait faire. 

« Oui, pour Obiralovka », répondit-elle enfin en lui 
tendant sa bourse. 

Elle descendit de voiture et traversa la foule pour 
aller s'asseoir sur un grand divan circulaire au milieu 
de la salle d*attente. Elle repassa en revue les diffé- 
rents partis qu'elle pouvait prendre. Puis elle se 
représenta le moment où elle descendrait à la station, 
réfléchit aux termes du billet qu'elle écrirait à Vronsky 
pour le prévenir et aux paroles qu'elle prononcerait 
en entrant dans le salon de la vieille comtesse. 

« En ce moment sans doute il est dans ce salon, et 
peut-être se plaint-il à sa mère des tristesses de sa vie 
à lui. Car moi aussi j'ai des torts... Si, à force de con- 
cessions mutuelles, il était encore possible de retrouver 
un peu de bonheur!... Mais non! Ha, quelle chose 
atroce d'aimer et de haïr tout à la fois ! > 

Et son pauvre cœur battait à rompre. 

tJn coup de sonnette. Des jeunes gens bruyants et 
vulgaires passèrent devant Anna. Le valet de pied 
s'approcha pour escorter celle-ci jusqu'au wagon. Elle 
prit place au hasard, déposa son petit sac sur le 
coussin de drap gris fané. Le valet de pied souleva son 
chapeau galonné en souriant d'un air assez niais en 
guise d'adieu, et s'en alla. Un employé claqua la por- 
tière. Une dame ridiculement attifée courait le long 
du quai, suivie d'une fillette qui riait avec affecta- 
tion. 

< Cette enfant est déjà prétentieuse », pensa Anna, 
et pour ne voir personne elle alla s'asseoir à l'extré- 
mité opposée du compartiment. 

Un moujik petit et sale, coiffé d'une casquette d'où 



ANNA KARÉNINE 111 

s'échappaient des touffes de cheveux ébouriffés, passa 
à contre-voie, penché vers les rails. 

€ J'ai déjà vu cet homme. » 

Et tout à coup elle se rappela son cauchemar, et 
recula épouvantée vers l'autre portière. Au même 
moment, celle-ci s'ouvrait pour laisser monter un 
monsieur et une dame. Anna se maîtrisa par un effort 
surhumain. Sa voilette cachait l'altération de ses traits. 

Le couple s'installa en face d'elle, examinant curieu- 
sement mais du coin de l'œil les détails de sa toilette* 
Le mari obtint la permission de fumer. Puis il se mit 
à échanger avec sa femme des observations variées, 
usant du français et s'ingéniant à attirer l'attention 
d'Anna et à lier conversation avec elle. 

« Ceux-là aussi se détestent, pensait-elle. D'ailleurs, 
deux êtres aussi laids et aussi idiots pourraient-ils 
aimer? » 

Les appels, les cris, les rires qui succédèrent au 
second coup de sonnette, lui donnèrent envie de se 
boucher les oreilles. De quoi pouvait-on rire? Enfin, 
après un troisième tintement, la locomotive siffla et le 
train s'ébranla. Le monsieur se signa gravement. 

€ Qu'est-ce que cela signifie? » pensa Anna furieuse. 

Et elle détourna ses yeux pour considérer, par-dessus 
le chapeau de la dame, les wagons et les bâtiments 
qui passaient. Peu à peu le mouvement devint plus 
rapide. Les rayons du soleil couchant se glissèrent 
jusque dans le compartiment, et une légère brise 
agita les stores. Anna, oubliant ses voisins, aspira 
avidement l'air frais et reprit le cours de ses réflexions. 

€ A quoi pensais-je? A l'impossibilité absolue d'être 
heureuse désormais. Mais alors, puisque la vérité me 
crève les yeux... » 



a 2 PAGES CHOISIES I>E TOLSTOÏ 

c La raison a été donnée à l'homme pour se débar- 
rasser de ce qui le gêne », prononça sentencieusement 
la dame à la grande admiration de son mari. 

€ Se débarra'sser de ce qui le gêne », répéta menta- 
lement Anna, frappée de la coïncidence qui faisait 
formuler tout haut à cette créature saugrenue la 
réponse qu'elle-même n'osait pas tout bas. 

En descendant de wagon elle suivit la foule un peu 
à distance pour éviter le contact de tous ces gens 
grossiers, et aussi se donner Le temps* de raisonner ce 
qu'elle allait faire. Tout ce qu'elle avait projeté lui 
semblait maintenant d'une exécution extrêmement dif- 
ficultueuse. Poussée, heurtée, curieusement observée, 
elle ne savait où se réfugier. Enfin elle eut l'idée d'ar- 
rêter un employé au passage et de lui demander si le 
cocher du comte Vronskj n'était pats à la station. 

€ Le comte Vronsky? Tout à l'heure on est venu du 
domaine chercher la princesse Sarokine et sa fille. 
Mais peut-être le comte a-t-il envoyé une autre vi^iture. 
Je vais m'informer. » 

Au même moment, Aip&a vit s'avancer l'homme 
qu'elle avait chargé de porter son billet. U lui tendit 
la réponse avec une mine sol^inelle. Évidemment il 
était tout fier d'avoir rempli sa mission. 

Elle brisa fiévreusement le cachet. 

c Je regrette que votre billet ne BEk'ait pas^ joint k 
Moscou. Je rentrerai à dix heures. 

— Je m'y attendais, fît-elle à mi-voix. Tu peux t'en 
retourner à la maison », dit-elle lentemexit et douce- 
ment au domestique. 

Son cœur et sa gorge s'étaient serrés, elle étouffait. 

c Non, pensait-elle, s'adressant à celui qui la tortu- 
rait, je ne te laisserai plus me faire souffrir ainsi i » 



ANNA KARÉNINE 113 

Elle reprit sa marche le long du quai. 

« Où fuir, mon Dieu ! » se dit-elle en se voyant exa- 
minée par des gens que sa toilette et sa beauté intri* 
guaient. 

Le chef de gare lui demanda poliment si elle atten- 
dait un train. II y avait là un petit marchand de 
kvas qui ne la quittait pas des yeux. Des dames avec 
des enfants causaient gaiement avec un monsieur à 
lunettes qu'elles étaient sans doute venues chercher et 
elles se turent et se retournèrent pour la regarder 
passer. Elle hâta le pas. 

Un convoi de marchandises s'avançait à sa rencontre. 
Le quai en était tout vibrant, et Anna un instant eut 
la sensation de se trouver de nouveau dans un train 
en marche. 

Soudain elle se rappela l'homme écrasé dans la 
gare de Moscou le jour où elle avait rencontré Vronsky 
pour la première fois, et elle comprit ce qu'il lui res- 
tait à faire. 

Rapide et légère elle descendit les marches qui, de 
la pompe installée à l'extrémité du quai, menaient à la 
voie, et marcha au-devant du convoi. Elle considéra 
froidement les bielles de la locomotive, puis mesura 
de l'œil la distance entre les dernières roues du tender 
et les premières du fourgon de tète. 

€ C'est là >, se dit-elle en regardant l'ombre projetée 
par le fourgon sur le sable mêlé de charbon qui recou- 
vrait les traverses, « c'est là, au milieu, qu'il sera puni, 
et que je serai délivrée de tout et de moi-même. » 

Elle eut de la peine à dégager son bras des anses 
de son petit sac de voyage, et manqua ainsi le moment 
de se jeter sous le premier wagon. Elle attendit le 
second. Elle éprouvait la même chose qu'autrefois aux 

10. 



114 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

bains froids au moment de plonger, et elle se signa. 
Ge geste familier évoqua en foule confuse les souvenirs 
de jeunesse, puis d*enfance. Les joies fugitives de 1» 
vie miroitèrent un instant devant elle, mais elle ne 
quittait pas des yeux le wagon. Lorsque le milieu 
entre les deux roues apparut, elle laissa tomber som 
petit sac, et, la tête enfoncée dans les épaules et les 
mains en avant, se précipita à genoux sous le wagon. 

Elle eut le temps d'avoir peur. 

« Où suis-je? Pourquoi? > pensa-t-elle, faisant un 
effoyt pour se rejeter en arrière. 

Mais une masse énorme, implacable, la heurta à la 
tête et Tentraîna. 

€ Seigneur, pardonnez-moi ! > balbutia-t-elle, conce- 
vant l'inutilité de la lutte. 

Un petit moujik ébouriffé se pencha du marchepied 
du wagon sur la voie en marmottant dans sa barbe. 

Et la lueur qui pour Tinfortunée avait naguère 
éclairé le livre de la vie avec ses tourments, ses trahi- 
sons et ses douleurs, brilla d'un éclat plus vif, vacilla, 
et s'éteignit à jamais. 



MAITRE ET SERVITEUR 



Tel est le titre d^une nouvelle publiée par Tolstoï tout 
récemment, au début de 1895. Cette œuvre témoigne d'une 
maturité singulièrement puissante, et sa perfection de forme, 
sa psychologie pénétrante, son élévation philosophique, n'ont 
pu que rassurer grandement les admirateurs du maitre> à un 
moment où les plus fervents commençaient à se lasser presque. 

Vassili Andréitch Brekhounov, l'un de bes moujiks enrichis 
qui jouent au fond de la province aux gros brasseurs d'aiTaires, 
est en voyage pour aller acheter un bois. Sur les instances de 
sa femme, il a emmené avec lui Nikita, le seul de ses servi- 
teurs*qui ne fût pas ivre en ce jour de Saint-Nicolas le Thau- 
maturge, fête de la paroisse. La nuit les a pris en chemin, 
puis le chasse-neige. Ils s'égarent jusqu'à se retrouver deux 
fois de suite dans le même village, Grichkîno. A la fin ils se 
décident à se renseigner et prendre quelque repos chez un 
vieil habitant de l'endroit, Tarass. 

Ici se place le premier de nos extraits. On y trouve une 
peinture exquise de maints traits de caractère et moeurs du 
paysan russe, avec des indications suggestives sur le trouble 
apporté dans sa vie par le passage de l'antique état de com- 
munauté familiale aux conditions économiques et sociales qui 
ont prévalu en notre âge. 

Pétrouchka, l'un des petits-fils de Tarass, les accompagne 
jusqu'à un certain tournant de route. Mais à peine les a-t-il 
quittés, qu'ils se perdent de nouveau, tandis que la tourmente 
redouble de furie. Nous avons choisi là un second extrait, qui 
86 passe de tout argument et commentaire, et que nous avons 



116 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

interrompu sur l'exclamation qui constitue le dénouement 
réel de la nouvelle et qui résume sous une forme saisissante 
le sens philosophique et moral de celle-ci. 



1 



Vassili Andréitch suivit le vieillard dans Tisba; 
Nikita avec le traîneau pénétra dans la cour, dont 
Pétrouchka venait de lui ouvrir la porte, et se dirigea 
vers le hangar, où on lui offrait d'abriter son cheval. 
Le sol de ce hangar était couvert, pour plus de cha- 
leur, d'une épaisse couche de paille, aussi la douga *, 
qui du reste était assez haute, heurta-t-elle une poutre 
de la charpente. Aussitôt le coq et les poules, qui per- 
chaient sur la poutre, gloussèrent, indignés qu'on les 
secouât ainsi de leur sommeil. Les moutons, effarés, 
se pressèrent dans le coin le plus reculé. Un jeune 
chien hurla éperdu. 

Nikita adressa à la société quelques mots aimables, 
s'excusant à l'égard des poules et promettant de ne 
plus les déranger, reprochant doucement aux moutons 
leur frayeur peu raisonnable, et s'expliquant avec le 
chien tout en attachant Moukhorty. 

« Voyons, cesse donc, petit niais. Nous ne sommes 
pas des voleurs, et tu te fatigues pour rien. 

— Ça me fait penser aux trois conseillers, dit Pé- 
trouchka. 

— Quels conseillers? demanda Nikita, qui mainte- 
nant secouait la neige dont il était couvert. 

— Mais c'est imprimé dans Paulson, Un voleur rôde 



1. Arc de bois qui relie les brancards en passant par-dessus 
la tête du cheval. 



MAITRE ET SERVITEUR 117 

autour de la maison. Le chien aboie, c'est pour dire 
au maîtrer : « Prends garde. » Le coq chante, c'est pour 
dire : « Lève-toi. » Le chat se débarbouille, c'est pour 
dire : « Un hôte va venir, prépare-toi à le bien rece- 
voir. » 

Pétrouchka était un lettré. Il savait par cœur presque 
toute Ba chrestomathie de Pau^lson, le seul livre qu'il 
connût d'"ailleur&, et il se pl!a»isait, surtout quand il 
avait bu un tant soit peu, comme en ce jour de fête, à 
citer de ce manuel les passages* qu'il jugeait appro- 
priés aux circonstances... 

La famille chez laquelle s'était arrêté Vassili An- 
dréitch était une des plus aisées de l'endroit. Elle 
cultivait cinq lots de terrain et en louait plusieurs 
autres. Elle possédait dix chevaux, trois vaches, deux 
veaux et vingt moutons. Elle était composée, outre 
le père et la mère, de quatre fils mariés, dix petits-fils, 
dont Pétrouchka seul était marié, cinq arriêre-petits- 
fîls dont trois orphelins, et quatre brus veuves avec 
leurs enfants. C'était une des rares familles qui ne 
s'étaient pas encore partagé la terre. 

Deux fifls travaillaient à Moscou comme porteurs 
d'eau, un autre était au service. 11 y avait en ce 
moment à la maison le vieux, la vieille, le fils-maître^ 
un fils venu de Moscou à l'occasion de la fête, et toutes 
les femmes avec tous les enfants. Il s'y trouvait aussi 
le staroste leur voisin. 

La lampe suspendue au milieu de l'isba éclairait 
vivement sur la table les verres à thé, une bouteille de 
vodka et la collation, et tout autour les briques 
rouges des murs et les icônes dans leur coin d'hon- 
neur. 

VassiK Andréitch, débarrassé de sa première pelisse^ 



418 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

s'était assis auprès de la table. Tout en suçant les 
glaçons de ses moustaches, il examinait Tisba et ses 
habitants de ses yeux proéminents d'épervier. A son 
côté se trouvait le vieux, avec son crâne dénudé, sa 
barbe blanche, et sa blouse tissée à la maison; et un 
peu plus loin le fils venu de Moscou, avec une blouse 
d'indienne fine sur ses larges épaules ; puis l'autre fils, 
l'aîné, qui dirigeait la maison, et enfin le staroste, un 
moujik maigre et roux, 

La compagnie, après avoir mangé un morceau 
arrosé de vodka, se préparait à prendre le thé. Le 
samovar chantait déjà par terre près du poêle. Les 
enfants étaient sur celui-ci et sur la soupente *, et une 
femme assise sur le lit de camp* balançait un ber- 
ceau. La vieille maman, dont le visage était sillonné 
en tous sens de petites rides qui plissaient jusqu'à ses 
lèvres, s'empressait auprès de Vassili Andréitch, à qui 
elle présentait un verre de vodka au moment où 
Nikita pénétra de la cour dans l'isba. 

€ Fais-nous honneur, Vassili Andréitch ; tu ne peux 
pas refuser un jour de fête. » 

La vue et l'odeur de la vodka, surtout alors qu'il 
était ainsi transi et las, ne laissèrent pas de troubler 
Nikita. Il fronça les sourcils, secoua la neige de son 
bonnet et de son caftan, et, tournant le dos à la table, 
se signa par trois fois en s'inclinant devant les icônes. 
Ensuite il salua le vieux et l'un après l'autre, tous les 
hommes présents, et collectivement toutes les femmes 
assises sur des bancs auprès du poêle, souhaita à la 



1. Polati, faux plancher qui prolonge jusqu'au mur la plate- 
forme du grand poêle de maçonnerie. 

2. Nary, autre faux plancher, placé au-dessous des polati. 



MAITRE ET SERVITEUR di9 

société une bonne fête etôta son caftan. Tout cela sans 
que ses yeux se fussent une seule fois égarés vers la 
table. 

« Comme te voici couvert de givre, petit oncle I » dit 
le fils aîné en regardant la barbe du bonhomme. 

On offrit à celui-ci de la vodka. Il y eut chez lui une 
seconde d*hésitation douloureuse : il faillit saisir le 
verre. Mais il jeta un coup d*œil à Vassili Andréitch, 
se souvint du serment qu'il s'était fait, du caftan et 
des bottes qu'il avait bus au dernier carnaval, de son 
gamin à qui il avait promis d'acheter un cheval au 
printemps. Il soupira. 

« Merci, je n'en prends pas. » 

Et il s'écarta du côté de la fenêtre. 

€ Pourquoi n'en prends-tu pas? 

— Je n'en prends pas parce que je n'en prends pas, 
répliqua Nikita sans lever les yeux. 

— Ça lui est défendu, fit Vassili Andréitch en mâ- 
chant un craquelin. 

— Du thé, alors, dit la bonne vieille. Tu dois être 
glacé, pauvre. Eh, vous, là, les babas, qu'attendez-vous 
avec votre samovar? 

— Voilà », répondit une jeune femme. 

Et, ayant épousseté de son tablier le samovar qui 
bouillait à flots, elle le souleva non sans effort et vint 
le poser lourdement sur la table. 

Vassili Andréitch se mit à raconter comment ils 
s'étaient égarés au point de se retrouver à deux 
reprises dans ce même village, après bien du chemin 
parcouru. On s'étonnait, on lui expliquait pourquoi il 
s'était perdu et par où il fallait aller. 

€ Ou plutôt, si vous couchiez ici ? proposa la vieille. 
Les babas vous feront un lit, ce ne sera pas long. 



laO PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

— Ce serait le mieux, iimista le vieux, et tous repar- 
tiriez d'aussi bon matin que vous voudriez. 

— Merci, frère, mais je ne puis absolument pas. Que 
Je perde une heure, et -one année ne me suffirait pas 
pour la rattraper. Nous arriverons bien, n'est-ce pas? 
ajouta-il en se tournant vers Nikita. 

— C'est à vous de juger, Vassili Andréitch. Si vous 
•décidez de partir., partons », fit le bonhomme en pre- 
nant le verre de thé qu'on lui tendait. 

c Buvons, et en route! » 

Nikita versa avec précaution du thé Siur la soucoupe 
et se réchauffa les mains à la vapeur. Puis, après 
-avoir cassé avec les dents un petit morceau de suore, 
il salua la compagnie : 

€ A votre santé. » 

Et il huma le liquide brillant. 

« Quelqu'un ne voudrait-il pas, demanda VassiU 
Andréitch, nous conduire jusqu'au tournant de route 
-dont le staroste parlait tout à l'heure? 

— Rien de plus simple, répondit le fils aîné. Pétrou- 
•chka va atteler et vous guidera jusque-là. 

— Attelle donc, frère, je t'en serai bien reconnais- 
sant. 

— Tu plaisantes, ma petite âme, dit la vieille, nous 
«ommes trop heureux de t'obliger. » 

Pétrouchka décrocha son bonnet et sortit. 

La conversation reprit au point où l'avait inter- 
rompue l'arrivée des voyageurs. Le vieux se plaignait 
-devant le staroste que son troisième fils ne lui eût 
rien envcryé pour la fête, non plus qu'à «a vieille, alors 
qu'il avait adressé à sa jeune femme un fichu français. 

c Les enfaats aujourd'hui ne respectent plus leurs 
parents. 



MAITRE ET SERVITEUR 121 

— C'est bien vrai, dit l'autre . Il n'y a plus moyen de 
venir à bout de ses fils» Tous se croient plus malins 
que leur père. Ainsi Démotchkine, qui a cassé un bras 
au sien ; voilà qui est intelligent i » 

Nikita écoutait, examinait les physionomies, et avait 
visiblement envie de caser son mot, mais il était trop 
occupé par son thé et ne pouvait qu'approuver de la 
tête. Il avalait verre sur verre et sentait une agréable 
chaleur pénétrer tout son corps peu à peu. 

On en vint à parler des malheureuses conséquences 
du partage des terres familiales. Et la question était 
brûlante, car ce partage était demandé par le second 
fils, qui se trouvait là et gardait un silence maussade. 
On causa d'abord de la chose d'une manière tout à 
fait impersonnelle, en raison de la présence des étran- 
gers. Mais à la fin le vieux n'y tint plus, et, les larmes 
aux yeux, s'écria que tant qu'il vivrait il ne consenti- 
rait pas au partage; que sa maison, grâce à Dieu, ne 
manquait de rien, et que si l'on partageait, chacun 
n'aurait plus qu'à mendier. 

€ Ce serait comme les Matvéïev, appuya le staroste. 
C'était une vraie maison ; et quand ils se sont séparés, 
personne n'a rien eu. 

— Voilà ce que tu veux, n'est-ce pas? » conclut le 
vieux en se tournant vers son fils. 

Celui-ci ne répondit pas, et le silence commençait à 
devenir embarrassant, lorsque Pétrouchka, qui était 
rentré depuis quelques instants, prononça : 

c Ça me fait penser à certaine fable de Paulson. Le 
père a ordonné à ses enfants de briser un faisceau de 
verges. Ils n'ont pas pu le rompre d'un coup, mais ils 
y arrivent en cassant chaque verge Tune après l'autre... 
C'est attelé, ajouta-t-il. 

11 



422 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

— En ronte donc, dit Vassili Andréitch en se levant. 
Quant au partage, grand-père, ne cède pas. Va plutôt 
chez le juge de paix. 

— Il fait tant de chicanes! geignit le vieux, tant de 
chicanes, c'est le diable! » 

Cependant Nikita venait de vider son verre pour la 
cinquième fois et ne se décidait pas à le retourner. Il 
Tavait couché, au contraire, en travers de sa soucoupe 
espérant qu'on le remplirait de nouveau. Mais le 
samovar était vide. D'ailleurs, Vassili Andréitch endos- 
sait sa pelisse. Il n'y avait plus qu'à partir. Nikita se 
leva à son tour, remit dans le sucrier son morceau de 
sucre rongé de tous côtés, essuya du pan de sa blouse 
la sueur de son front et se dirigea vers son caftan, 
qu'il avait suspendu auprès du poêle pour le faire 
sécher. 

S'en étant revêtu, il poussa un profond soupir, 
remercia ses hôtes, salua à la ronde, et quitta la salle 
chaude et claire pour le vestibule obscur et froid où 
le vent piaulait et où la neige pénétrait par les fentes 
de la porte. Puis il gagna la cour. 



II 



L'endroit où Nikita venait d'arrêter le traîneau était 
un peu garanti du vent par une faible élévation de 
terrain. Par instants l'ouragan se calmait, seulement 
ce n'était pas pour longtemps, et ensuite, comme pour 
rattraper les quelques secondes perdues, il soufflait 
et tourbillonnait avec plus de violence. 

Un de ces coups de vent survint au moment où Vas- 



MAITRE ET SERVITEUR 123 

ftili Andréitch ressortait du traîneau et s'approchait de 
s(Hi domestique pour examiner avec lui la situation et 
y chercher remède. Ils n'eurent que le temps de se 
baisser sous la fureur du chasse-néige. Moukhorty, 
lui aussi, se ramassait sur lui-même, et il serrait les 
oreilles contre Tencolure. 

Quand la bouffée fut passée, Nikita retira ses mou- 
fles, les enfonça dans sa ceinture, soufQa dans ses 
mains, et commença à détacher les rênes de la douga. 

« Que fais-tu là? s'écria l'autre. 

— Dame! que puis-je faire sinon dételer? Je suis à 
bout de forces. 

— Ne pourrions-nous tâcher d'arriver n'importe où ? 

— Nous n'arriverions qu'à fatiguer le cheval inutile- 
ment. Vois dans quel état il est déjà, le pauvre. > 

Moukhorty, en effet, n'en pouvait plus, ses flancs 
fumants de sueur se soulevaient péniblement. 

c II faut passer la nuit ici >, fit Nikita, du même ton 
qu'il eût employé s'ils se fussent trouvés dans une 
bonne auberge. 

c Mais nous allons mourir gelés ! 

— Eh bien, nous mourrons, s'il n'y a pas moyen de 
faire autrement... > 

Sous ses deux pelisses, Vassili Andréitch avait 
chaud, surtout après les efforts qu'il avait faits 
naguère. Pourtant un frisson lui courut tout le long 
du dos lorsqu'il comprit qu'il était inéluctable pour 
eux de demeurer là la nuit entière. Il remonta sous 
la capote et, pour se calmer un peu, tira de sa poche 
des cigarettes et des allumettes. 

Nikita achevait de dételer. Tout en défaisant la 
sous-ventrière, les rênes, la mancellCy la douga, il ne 
cessait d'exhorter le cheval. 



124 PAGES CHOISIES DE TOLSTO! 

« Viens, ma colombe, disait-il en le faisant sortir 
des brancards. Tu vois, je vais Rattacher ici. A pré- 
sent, je vais te débrider. Et puis je vais te mettre un 
peu de paille. Mange, et tu ne seras pas triste. » 

Mais Moukhorty ne semblait pas tranquillisé du 
tout. Il piaffait, se serrait le long du traîneau, tournait 
la croupe contre le vent et frottait sa tête sur la 
manche de Nikita. Il arracha avidement une bouchée 
de la paille qu'on lui présentait, mais aussitôt, réflé^ 
chissant sans doute que ce n'était pas le moment de 
s'occuper de paille, il la laissa tomber. 

« Maintenant nous allons établir un signal, dit 
Nikita en tournant l'avant-train du traîneau contre le 
vent et dressant les deux brancards en l'air. Quand la 
neige nous aura recouverts, il restera toujours bien 
un bout de brancard pour la dépasser, et les bonnes 
gens pourront ainsi nous retrouver. C'est mon père 
qui m'a appris à faire ça. » 

Yassili Andi*éitch frottait allumette sur allumette en 
tenant la boîte à l'abri derrière sa pelisse écartée. 
Mais ses mains tremblaient, et le vent éteignait le 
feu avant qu'il eût eu le temps de le porter à la ciga- 
rette. Enfin une allumette prit. La flamme éclaira un 
instant la fourrure de son col, sa main avec la bague 
d'or passée au médius, la sacoche qui avait glissé par 
devant; la cigarette s'alluma. Il aspira deux exquises 
bouffées, avala la fumée, la fît ressortir par le nez; 
mais avant qu'il eût pu mettre la cigarette à ses lèvres 
une troisième fois, le vent emporta le tabac embrasé. 
Cependant c'avait été assez de ces deux bouffées pour 
le réconforter. 

€ Puisqu'il faut coucher ici, couchons-y! » murmura- 
t-il avec décision. 



MAITRE ET SERVITEUR 125 

Il voulut d'abord rendre le signal plus apparent, et 
par la même occasion se prouver à soi-même qu'il 
avait autant de savoir-faire qu'un Nikita. U prit le 
foulard qu'il avait quitté tout à l'heure et jeté dans le 
traîneau, ôta ses gants, et, se dressant de toute sa 
hauteur, noua solidement l'étofFe au bout d'un des 
]M*ancards. Ce drapeau improvisé flotta aussit6t, 
tantôt déployé et claquant au vent, tantôt collé le long 
de sa hampe. 

c Yôis-tu comme ça fait bien! > s'écria YassiU 
Andréitch, fier de son œuvre. 

Il rentra dans le traîneau. 

c Nous aurions plus chaud l'un et l'autre si tu pou- 
vais venir là auprès de moi, mais il n'y a pas de place 
pour deux. 

— Je trouverai bien où me mettre, répondit Nikita. 
Mais avant tout il faut que je couvre le cheval, la 
pauvre bête est tout en sueur. > 

Il vint prendre sous la capote la pièce de toile à 
sac, la plia en deux, Tétala sur Moukhorty, et posa 
par-dessus, pour la maintenir, la sellette et la pesante 
avaloire. 

Puis il regagna encore le traîneau : 

c Vous vous passerez bien aussi de l'autre toile. El 
donnez-moi en plus un peu de paille. > 

Il passa derrière la capote, fit on trou dans la neige, 
y mit la paille, rabattit son bonnet sur les oreilles, 
arrangea autour de soi son caftan, s'enveloppa de la 
pièce de toile et s'assit sur la paille en s'adossant à 
Tarrière-train du traîneau pour se garantir du vent et 
de la neige. 

Yassili Andréitch hocha la tête en signe de désap- 
probation des agissements de Nikita, aussi ignorant 

11. 



126 PAGES CHOISIES DE TOLSTOl 

et aussi bête, décidément, que tous les autres moujiks, 
et prit ses dispositions pour la nuit. Il égalisa la 
paille, enfonça ses mains dans les manches de sa 
pelisse, et installa sa tête dans le coin du devant, qui 
Fabritait à peu près. 

Il n'avait guère envie de dormir. Il réfléchissait, et 
toujours à la même chose, à Tunique, à ce qui était le 
but, le sens, la joie et l'orgueil de sa vie : l'argent; ce 
qu'il en avait gagné déjà et ce qu'il en pouvait gagner 
encore ; ce que d'autres en gagnaient ou auraient pu 
gagner; les moyens enfin d'en gagner. 

c Le chêne, se disait-il, songeant au bois qu'il allait 
acheter, le chêne ne sera pas seulement débité pour la 
charpenterie, il servira aussi à fabriquer des patins. 
Il y aura, j'imagine, en bois coupé, une trentaine de 
sagènes * par désiatine. Mais le pomiechtchik n'aura 
pas ses dix mille roubles. C'est bien assez de huit 
mille, et encore ne comptera-t-on pas les clairières. Je 
graisserai la patte à l'arpenteur; pour cent à cent 
cinquante roubles il m'attribuera au moins cinq désia- 
tines de plus sous prétexte de clairières. Du reste, 
quand mon pomiechtchik verra que je suis prêt à lui 
remettre séance tenante trois mille roubles de la 
main à la main, il n'hésitera pas à accepter mon 
prix. » 

Et Vassili Ândréitch tâtait machinalement son por- 
tefeuille à travers ses deux, pelisses. 

€ Mais comment donc avons-nous fait pour nous 
écarter de la route? C'est inconcevable. Nous aurions 
dû rencontrer la forêt avec la maison du garde. Il est 



1. La sagène cubique égale une dizaine de stères et la 
désiatine un hectare. 



MAITRE ET SERVITEUR 127 

vrai, on n*entend pas les chiens, ils n'aboient jamais 
quand il le faut. > 

11 rabattit son col et se mit à écouter et regarder. Il 
n'apercevait que la silhouette confuse de Moukhorty, 
avec la toile qui flottait au vent. Il n'entendait que le 
piaulement de la tempête, les claquements du foulard 
contre le brancard, le froissement de la neige contre 
la capote. Il s'enveloppa de nouveau. 

« J'aurais mieux fait de rester à Grichkino chez le 
vieux Tarass. Enfin, nous arriverons bien demain, il 
n'y aura qu'une nuit de perdue. Par un temps pareil, 
les autres ne voyageront pas non plus, et j'aurai tou- 
jours une avance sur eux. > 

Il se rappela que le lendemain, il devait recevoir du 
boucher le prix des moutons qu'il lui avait vendus. 

€ Il a promis de venir lui-même. Il ne me trouvera 
pas chez moi, et ma femme ne saura pas se faire payer. 
Elle est si niaise! Et pas le moindre usage. Ainsi, 
comment a-t-elle reçu l'ispravnik, qui a tenu à me 
rendre visite hier à l'occasion de la fête! 

€ II est vrai, où aurait-elle pu s'éduquer? Pas chez 
ses parents, toujours. Le père, un simple petit villa- 
geois, pas plus : un méchant moulin et une auberge, 
voilà tout ce qu'il avait. Tandis que moi, que n'ai-je 
pas fait en quinze ans! Un magasin d'épicerie et un 
de blé, deux débits de boisson, un moulin, deux 
métairies en fermage, une maison avec une grange en 
fer, énumérait-il en extase. Qui connaît-on aujourd'hui 
dans tout le district? Brekhounov, moi ! 

« Et pourquoi? Parce que je m'applique à mes 
affaires au lieu de me laisser aller, comme tant 
d'autres, à dormir ou m'occuper de sottises. Est-ce 
que je dors, moi! Qu'il vente, qu'il neige, comme à 



128 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

présent^ je suis en route, intrépide. G*est ainsi que Fou 
ne manque pas une affaire... 

c Mais voyez comme ça souffle! Ça va si bien nous 
ensevelir, qu'au matin nous n'en pourrons plus sortir. » 

L'ouragan se déchaînait avec une telle furie, qu'il 
soulevait à demi dans ses tourbillons de neige l'avant- 
train du traîneau. 

< Pourquoi ai-je écouté Nikita! Il fallait continuer; 
nous aurions fini par arriver quelque part, quand ce 
n'eût été qu'à Grichkino une troisième fois. Nous 
aurions couché chez Tarass. > 

Il se redressa sur son séant, tira son étui à ciga- 
rettes, et se tourna contre le fond de la capote pour 
s'abriter. Mais le vent pénétrait dans l'étroit espace et 
éteignait les allumettes l'une après l'autre. Enfin le 
bout de la cigarette s'embrasa, et Vassili Andréitch 
en fut tout joyeux. Bien que sa cigarette fût fumée 
par le vent beaucoup plus que par lui-même, le peu de 
bouffées qu'il en put aspirer lui firent grand plaisir. 

Puis il se blottit de nouveau dans son coin et au 
milieu de ses rêvasseries ne tarda pas à s'assoupir. 

Tout à coup il fut réveillé comme par un choc. 
Ëtait-ce Moukhorty qui avait tiré brusquement de la 
paille hors du traîneau? N'était-ce pas plutôt en luir 
même que quelque chose s'était agité? Toujours est- il 
que son cœur battait, au point qu'il lui sembla que le 
traîneau entier tressautait^ 

Il ouvrit les yeux. Rien n'avait changé, seulement il 
faisait un peu moins sombre. 

€ C'est l'aube », pensa Vassili Andréitch. 

Mais il réfléchit aussitôt que ce pouvait être égale- 
ment le lever de la lune. 

Il regarda le cheval. Moukhorty, la croupe contre le 



MAITRE ET SERVITEUR 129 

vent, tremblait de tout son corps. La toile, couverte 
de neige, s'était relevée d'un côté et Tavaloire avait 
glissé. Puis Vassili Ândréitch se pencha et jeta un 
coup d'œil derrière la capote. Nikita n'avait pas bougé. 
La toile dont il s'était enveloppé, ainsi que ses jambes, 
disparaissaient sous une épaisse couche de neige. 

€ Pourvu que le moujik ne meure pas gelé! Ses 
vêtements ne sont guère chauds. Et puis il est si 
exténué. Avec ça qu'il n'a pas le coffre trop solide... 
Je serais encore responsable de sa mort. > 

Il eut l'idée d'enlever la toile du cheval pour la 
mettre sur Nikita. Mais décidément il faisait trop froid 
pour sortir du traîneau. Et puis Moukhorty en eût 
souffert, et c'était une bête qui avait coûté gros. 

c Pourquoi ai-je écouté ma femme et emmené ce 
bonhomme! > 

Et il se laissa retomber dans le coin du traîneau. 

c Une fois déjà il a passé toute une nuit dans la 
neige, et il n'a rien eu... Il est vrai que Sévastian, lui, 
quand on l'a retiré, était mort, raîde ainsi qu'un quar- 
tier de bœuf gelé... Ah! que n'ai-je couché à Grich- 
kino ! Rien n'aurait pu m'arriver. » 

Et s'enveloppant avec soin de ses deux pelisses de 
manière à ne rien perdre de la chaleur de la fourrure 
et à être dans la mesure du possible protégé de la 
tête aux pieds, il ferma les yeux pour essayer de se 
rendormir. Cependant, loin de retrouver le sommeil, 
il se sentait de plus en plus nerveux. Il recommença 
à supputer les bénéfices de l'affaire entreprise, à réca- 
pituler ce qu'on lui devait de droite et de gauche, à 
s'extasier enfin sur la situation qu'il avait par lui-même 
conquise. Mais toutes ces délicieuses méditations 
étaient sans cesse troublées par une inquiétude qui 



I3Q PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

allait croissant d'instant en instant, et où il s'ingéniait 
à ne voir que le regret de n'avoir pas couché à Grich- 
kino. Il avait beau se tourner et retourner à la recherche 
d'une position plus commode et mieux garantie du 
chasse-neige, il était de moins en moins à Taise. Les 
jambes, immobiles dans les grandes bottes, commen§ 
çaient à lui faire, à force d'engourdissement, un mal 
insupportable. Et puis le vent n'était jamais en peine 
de découvrir par où s'insinuer quand même. 

Un moment il crut entendre un chant de coq aans le 
lointain. Il se dégagea du col de sa pelisse et prêta 
l'oreille, mais il ne perçut plus que le rugissement de 
la tourmente et les coups de fouet des paquets de 
neige qui s'abattaient sur la capote. 

Nikita, lui, demeurait comme figé. Andréitch l'appela 
à deux reprises, sans que le bonhomme tressaillît seu- 
lement. 

€ Parbleu, il dort sans souci de rien... Cette nuit ne 
finira jamais! Le matin doit p>ourtant être proche 
maintenant. Si je regardais l'heure? Non, ma foi, il fait 
trop froid pour que j'ouvre ma pelisse... Cependant, si- 
je savais que nous n'avons plus longtemps à attendre 
l'aube, je serais un peu tranquillisé et nous nous 
mettrions toujours à atteler. » 

Au fond, il savait parfaitement que la nuit n'était pas 
si avancée, et s'il hésitait à regarder l'heure, c'était 
qu'il avait peur de la connaître. Il ne tarda pas néan 
moins à céder à la tentation, et entr'ouvrant sa pelisse 
de dessus et dégrafant celle de dessous juste assez 
pour pouvoir insinuer sa main, il chercha sa montre. 
Ayant non sans peine retiré celle-ci, qui était d'argent 
avec des fleurs d'émail bleu, il se colla contre le fond 
de la capote, choisit des doigts une allumette garnie 



MAITRE ET SERVITEUR 131 

de beaucoup de phosphore, et s'y prit si bien cette fois 
qu'il la fît flamber du premier coup. Il présenta le 
cadran à la lueur, regarda, et n'en crut pas ses yeux... 
Il n'était que minuit dix. 

Un frisson lui passa dans le dos. Refermant sa 
pelisse, il se réinstalla, morne. 

Soudain, à travers le bruissement mono tome du 
chasse-neige, il perçut nettement un son nouveau, un 
son émanant à n'en pas douter de quelque chose qui 
avait vie. Ce son allait augmentant progressivement, 
pour décroître ensuite graduellement aussi. C'était un 
loup, il n'y avait pas à se tromper, et un loup qui hur- 
lait à si petite distance que Ton distinguait chaque 
fois jusqu'à ses changements d'intonation. Moukhorty, 
remuant ses oreilles dressées, n'écoutait pas avec 
moins d'attention que son maître, et lorsque le fauve 
eut terminé sa roulade, le cheval changea de pied et 
s'ébroua comme pour avertir les gens. 

Ce nouveau danger interdisait à Yassili Ândréitch 
tout sommeil, et même lui ôtait toute possibilité de 
calme d'esprit. C'était en vain à présent qu'il s'ef- 
forçait de ramener sa pensée sur ses affaires, sa 
richesse, sa notoriété, son influence, la peur l'en- 
vahissait de plus en plus, et tout était dominé par le 
désespoir de n'être pas resté à Grichkino. 

< Après tout, n'ai-je pas, grâce à Dieu, assez 
d'affaires sans celle de ce bois... Que n'y ai-je pas 
renoncé!... On assure que ce sont surtout les ivrognes 
qui meurent de froid, et justement, à cause de cette 
maudite fête, et tout à l'heure encore chez Tarass, j'ai 
bu plus qu'à l'ordinaire, > 

Il observa son état, et constata qu'il grelottait de 
tout son corps. Était-ce de froid ou de terreur? Il serra 



132 PAGES CHOISIES DE TOLSTO! 

ses vêtements autour de lui, se recroquevilla dans son 
coin. Mais il ne pouvait plus tenir en place. 11 voulait 
descendre du traîneau, agir de quelque façon, pour 
secouer répouvante qui grandissait en lui, et qu*il 
se sentait désormais impuissant à dompter. 

Il tira de nouveau cigarettes et allumettes. Il ne res- 
tait plus que trois de celles-ci, et elles ratèrent Fune 
après Tautre. 

€ Que le diable t'emporte! » grommela-t-il en reje- 
tant sa cigarette. 

11 allait la faire suivre de son porte-allumettes, mais 
il retint son bras déjà prêt à se détendre et remit dans 
sa poche le petit étui d'argent. 

Il sortit de dessous la capote, se secoua les jambes, 
et, tournant le dos au vent, resserra sa ceinture. 

« Pourquoi demeurer ainsi couché à attendre la 
mort? pensa-t-il soudain. Enfourchons le cheval, et au 
large!... Pour Nikita, que lui importe de trépasser! Sa 
vie n'est pas telle qu'il ait lieu de la regretter. Tandis 
que la mienne... » 

11 détacha Moukhorty, lui rejeta les guides sur 
l'échiné, et voulut monter, mais, empêtré dans ses 
longues pelisses, n'y put réussir. 11 renouvela sa ten- 
tative en se soulevant à l'aide du traîneau; la voiture 
vacilla sous son poids, et ce fut encore un élan de 
perdu. Enfin, ayant rapproché le cheval contre l'avant- 
train, il parvint à s'étaler sur le ventre en travers du 
dos de Moukhorty. Il demeura un moment dans cette 
position, puis, se poussant de-ci de-là, arriva à passer 
une jambe de l'autre côté, et s'assit, les pieds dans les 
courroies de l'avaloire en guise d'étriers. La secousse 
imprimée au traîneau avait réveillé Nikita. Il releva la 
tête, et Vassili Andréitch crut l'entendre parler. 



MAITRE ET SERVITEUR 133 

€ Ah bien, si Ton vous écoutait, vous autres rus- 
tres!... Périr comme çà sans rien tenter? Par exemple! > 

Il arrangea sur ses genoux les pans flottants de sa 
pelisse, et lança le cheval dans la direction où il sup- 
posait rencontrer la forêt et la maison du garde. 



* 
* » 



Gomme tous les hommes vivant en pleine nature et 
en proie permanente au besoin, Nikita était d*une 
endurance à peu près illimitée. Les heures, les jours 
même, pouvaient passer sans qu'il s'irritât, s'impa- 
tientât ou s'inquiétât. 

Il avait parfaitement entendu les appels du maître, 
mais il avait jugé inutile de se déranger pour y 
répondre. La pensée qu'il pouvait ou plutôt, selon 
toute probabilité, qu'il devait mourir cette nuit, lui 
était venue au moment même où il prenait ses dispo- 
sitions pour attendre le jour derrière le traîneau. Bien 
qu'il conservât encore la chaleur déterminée par les 
cinq verres de thé bouillant et les pénibles efforts 
multipliés dans la neige depuis le tournant de route 
où les avait quittés Pétrouchka, il savait que cette 
chaleur irait décroissant rapidement. Et il n'aurait 
plus la force de réagir contre le froid par de nou- 
veaux mouvements, car il était exténué autant que 
cheval fourbu le fut jamais. Et puis voilà que celui de 
ses pieds dont la botte était trouée s'était engourdi au 
point qu'il n'en sentait plus le pouce. 

La mort imminente ne lui parut ni trop regrettable, 
ni trop effrayante. Sa vie n'était pas si joyeuse : pure 
servitude qui commençait à lui peser. D'autre part, il 
se disait qu'au-dessus des maîtres terrestres comme 

12 



134 PAGES CHOISIES DE TOLSTO! 

Vassili Andréitch, il y avait le Maître des maîtres qui 
l'avait envoyé ici-bas, et qui saurait compenser pour 
lui les vicissitudes de sa triste existence. 

c Quitter les lieux où Ton a vécu, la vie à laquelle on 
s'est habitué? Bah, il s'agira simplement de s'habituer 
à une nouvelle vie, et ce n'est qu'un instant à passer... 
Les péchés? » 

Il se remémora son ivrognerie d'an tan, ses violences 
tovers sa femme, ses jurons, sa négligence à remplir 
ses devoirs religieux... 

c Certes, j'ai péché beaucoup. Mais en ai-je cherché 
les occasions? » 

Et il s'abandonna aux souvenirs qui l'assaillaient, 
son mariage, son récent refus de prendre de la vodka, 
son petit, l'isba de Tarass, le jour où il avait bu son 
caftan et ses bottes, la conversation de tantôt sur le 
partage, et Moukhorty qui ne devait tout de même pas 
étouffer de chaleur, et Vassili Andréitch, qui en se 
remuant faisait à chaque instant craquer le traîneau. 
A la fia tout se brouilla dans sa tète, et il s'endormit. 

Au moment où le maître, en se hissant sur le cheval, 
ébranla la voiture contre l'arrière-train de laquelle 
était accoté Nikita, celui-ci fut réveillé par un des pa- 
tins qui lui heurta le dos. Il dégagea sa tète, regarda 
et comprit qu'on l'abandonnait. Il cria posr qu'on lui 
laissât la toile dont le cheval n'avait plus besoin, mais 
l'autre, sans se retourner, s'éloigna précipitamment 
dans la blanche poussière. 

Nikita, tirant ses jambes à lui non sans peine, se 
leva. Aussitôt un froid douloureux pénétra tout son 
corps, il réfléchit un instant. Partir à la recherche 
d'une habitation, il n'en avait plus la foi^ce. Se rasseoir 
là derrière la capote n'était plus possible, la neige 



MAITRE ET SERVITEUR 455 

avait déjà comblé la place. Il soupira, et se laissa 
choir dans le traîneau, bien qu'il prévît qu'il ne pour- 
rait s'y réchauffer : av,ec quoi se couvrir, par-dessus 
son mauvais caftan, qui le protégeait si peu, qu'il lui 
semblait n'avoir que sa chemise sur la peau? 

Il s'accroupit tout au fond, grelottant comme feuille 
au vent. Et bientôt il commença à défaillir. 

Mourait-il , ou s'endormait-il seulement? Il ne 
savait, mais il se sentait aussi prêt pour la première 
chiose que pour la seconde. Si Dieu veut qu'il se 
réveille encore vivant dans ce monde pour contintier 
à soigner les chevaux des autres, à porter au moulin 
le blé des autres, à boire et faire vœiii de ne plus boire, 
à abandonner tout son argent à sa femme, à attendre 
de pouvoir acheter un cheval au petit, que Sa volonté 
soit faite. Si Dieu veut qu'il se réveille dans un autre 
monde où tout soit auissi nounreau et joyeux qu'étaient 
nouvelles et joyeuses iei-bas, dans son enfance, les 
tendresses de sa mère et les parties avec les camarades 
à travers bois et prairies, que Sa volonté soit faite. 

Et Nikita perdit conscience. 



* 



Pendant ce temps, Vassili Andréiteh poussait sa 
monture, de la bride et des talons, dans la direction 
où il espérait trouver la forêt et la maison du garde. 
La neige l'aveuglait, et lé vent était si violent, que 
Moukhorty parfc^is- s'arrêtait un instant, comme près 
de renoncer à la lutte. Le cavalier, penché sur Tenc®^ 
lure, avait fort à faire de sans cesse ramener la pelisse 
entre ses jambes et la sellette glaciale. 

Il allait ainsi depuis cinq minutes, tcHjjours tout 



13Ô. PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

droit, croyait-il, sans rien voir que la tête de Mou- 
khorty et le désert blanc, sans rien entendre que le 
mugissement de la tempête autour de lui. 

Tout à coup, quelque chose de noir lui apparut. Son 
cœur battit de joie. Il approcha, persuadé qu'il distin- 
guait déjà la silhouette confuse d'une isba. Mais ce 
n'était qu'une haute touffe d'armoise que le vent 
secouait sur les confins d'un champ. 

A la vue de cette plante torturée par la tourmente, 
Vassili Andréitch tressaillit, sans trop savoir pourquoi, 
et il hâta son cheval, sans remarquer qu'en s'orientant 
de ce côté il avait changé complètement sa direction 
première, et qu'il cheminait maintenant en sens 
opposé. 

De nouveau une ombre s'offrit. Cette fois, ce ne 
pouvait être qu'une habitation. Il s'approcha rapide- 
ment. C'était encore la touffe d'armoise. Ses hautes 
tiges s'agitaient toujours follement dans les tourbil- 
lons de neige, et de nouveau une terreur indéfinissable 
s'empara de Vassili Andréitch. 

Mais...ily avait là des traces de sabots de cheval. 
L'homme se pencha haletant, examina l'empreinte : ce 
n'étaient, à n'en pas douter, que les traces de Mou- 
khorty. 

c Je suis perdu si je continue à tourner ainsi en 
cercle. > 

Pourbrusquerl'affreux sentiment qui le possédait plus 
intimement de minute en minute, il pressa davantage 
sa monture, regardant fixement la poussière blanche, 
où s'allumait de-ci de-là des scintillements aussitôt 
éteints. 

Soudain, un cri terrible, assourdissant, retentit tout 
près de ses oreilles, et tout trembla sous lui. Il étrei- 



MAITRE ET SERVITEUR i37 

gnit des deux bras Tencolure du cheval, mads là aussi 
tout tremblait, là le cri devenait plus effrayant. Il fut 
plusieurs secondes sans pouvoir se ressaisir et sans 
comprendre. — Eh! c'était tout bonnement Moukhorty 
qui hennissait de détresse avec tout ce que sa voix 
pouvait avoir de force. 

c Que le diable remporte, quelle peur il m'a faite l > 

Mais il avait beau avoir démêlé le motif de sa peur, 
il ne la pouvait plus surmonter. 

Il n'était même plus capable de s'apercevoir qu'il 
Avait cessé d'aller à rencontre» du vent pour cheminer 
dans le sens des lanières de neige. Il était morfondu 
de froid. Il ne pensait plus à la forêt ni à la maison du 
garde, et n'aspirait maintenant qu'à retrouver le traî- 
neau. — Oh! ne pas périr solitaire, comme cette 
armoise, au milieu de ce désert de neige ! 

Tout à coup, le cheval glissa et se mit à se débattre 
dans un amoncellement de la blancbe poussière. Vas- 
sili Andréitch sauta vivement de côté, entraînant avec 
soi l'avaloire et la sellette. Moukhorty, dès que son 
maître se fut dégagé, n'eut pas trop de peine à se 
relever. Il fît un bond, hennit, sauta de nouveau, et 
détala, quittant son cavalier e^ plein tas déneige. Vas- 
sili Andréitch voulut le poursuivre,, mais il s'enfonçait 
à chaque pas jusqu'au-dessus du genou, et il lui fallut 
bientôt s'arrêter. 

c Quoi, pensa- t-il, le bois, les magasins, les cabarets, 
les fermes, qu'est-ce que tout cela va devenir? > 

Et l'armoise tordue par le vent se présenta à son 
esprit. Alors une telle épouvante le saisit, qu'il douta 
de la réalité de tout ce qui venait de lui arriver. 

€ N'est-ce pas un cauchemar? > 

Mais non, il ne dormait pas. La neige qui lui cinglaii 

12. 



138 PAGES CHOISIES DE TOLSTO! 

le visage, le désert où il se trouvait perdu, solitaire 
comme l'armoise de tout à Theure, Fimminence d'une 
mort inéluctable et stupide, tout cela n'était que trop 
réel. 

c Sainte Vierge des cieux, saint Nicolas le Thauma- 
turge ! gémit-il en se rappelant l'office de la veille, avec 
les icônes à la face noircie et au nimbe d'or, et les 
cierges qu'il vendait pour placer devant, et qu'un com- 
père lui rapportait bientôt, à peine entamés, pour qu'il 
les revendît à d'autres fidèles. » 

11 se mit à prier saint Nicolas le Thaumaturge, lui 
promit un Te Deum où l'on brûlerait les cierges entiers. 
Mais en même temps il concevait clairement que ces 
icônes, ces cierges, et les offices, et les prêtres, tout 
cela était important et nécessaire là-bas à l'église, mais 
n'avait rien à voir avec la situation désespérée où il se 
débattait en ce moment. 

€ Voyons, ne perdons pas courage. Il faut suivre 
les traces du cheval avant que la neige les ait effa- 
cées. » 

Et il courait, tombait, se relevait, et tombait encore. 
L'empreinte des sabots n'était déjà plus qu'à peine 
perceptible. 

c C'en est fait de moi, je ne pourrai même pas 
suivre les traces de Moukhorty jusqu'au bout! » 

Mais justement, en regardant devant soi, il aperçut 
une ombre. C'était Moukhorty, et auprès de Moukhorty 
le traîneau avec ses brancards dressés. Le cheval, son 
harnachement pendant sur un de ses flancs, avait 
repris sa première place, et il secouait sa tête, que la 
bride, prise par un de ses pieds de devant, tirait vers 
le sol. 



MAITRE ET SERVITEUR 139 



* 



Vassili Andréilch se traîna jusqu^à la voiture, et là, 
s^appuyant des deux mains à la capote, il demeura un 
moment à reprendre haleine et se calmer, Nikita 
n'était plus derrière la capote. Il y avait quelque chose 
de couché à Tintérieur de celle-ci, ce ne pouvait être 
que lui. 

Vassili Andréitch n'avait plus peur de rien à présent, 
sinon de la réapparition des émotions éprouvées en 
face de la touffe d'armoise et surtout lorsqu'il était 
resté seul dans le tas de neige. Pour écarter de soi ces 
atroces tortures, il s'agissait de se remuer coûte que 
coûte et de se préoccuper de quoi que ce soit d'autre 
que sa propre sécurité. 

Le dos au vent, il secoua la neige de son bonnet, 
de ses gants, de sa pelisse, de ses bottes, et, se réen- 
veloppant soigneusement, serra sa ceinture ainsi qu'il 
en avait l'habitude quand il se mettait à une besogne 
quelconque. 

La chose la plus urgente, c'était de dégager le pied 
du cheval, et il s'en acquitta sans tarder. Puis il rat- 
tacha Moukhorty et tourna autour de lui pour rémettre 
en ordre son harnachement. Comme il achevait, il vit 
remuer Nikita. Le moujik, dont la tète était couverte 
de neige, se souleva et s'assit en y employant visible- 
ment tous ses efforts. Il faisait devant son nez des 
gestes étranges, on eût dit qu'il voulait chasser des 
mouches, et il marmottait quelque chose, un appel 
sans doute. 

Vassili Andréitch, sans prendre le temps de re- 
placer la toile sur l'échiné du cheval, s'approcha. 



140 PA6£S CBOiSIES DE TOLSTOÏ 

€ Qu'est-ce que tu as? demanda-t-il. 

— Je me m... m... meurs, balbutia le bonhomme. Tu 
donneras au petit ce que tu me dois... Ou à ma femme... 
N'importe. 

— Eh bien, eh bien, tu as donc si froid? 

— - La mort vient... Pardonne -moi, au nom du 
Christ », gémit Nikita en continuant à faire devant 
son visage le geste de càasser des mouches. 

L'autre resta un instant immobile et silencieux. Puis^ 
avec la même décision qu'il montrait lorsqu'il tapait 
dans la paume de son partenaire après la conclusioa 
d'une affaire, il se redressa^ retroussa les manches de 
sa pelisse, et se mit à enlever des deux mains la neige 
qui enveloppait Nikita. Ensuite il ôta prestement sa 
ceinture, écarta sa pelisse, et, poussant son domes- 
tique au fond de la voiture, il s'étendit sur lui en le 
couvrant^ non seulement de l'ample manteau, mais de 
tout son corps échauffé par le mouvement* Il insinua 
les bords de la fourrure entre le corps du bonhomme 
et le plancher du traîneau, et resta ainsi, la tète 
appuyée contre l'avant-train, et ne prêtant plus uuUe 
attention maintenant ni aux piétinements du cheval, 
ni au mugissement du chasse-neige,, mais tout entier 
tendu à guetter la respiration de son do^nestique.. 
Celui-ci ne bougea pas d'abord. Puis il respira forte- 
ment et remua. 

€ Ah! fît Vassili Andréitch, tu vois bien!... Et toi 
qui parlais de mourir!... Ne te déplace pas, réchauffe- 
toi... Là, à la bonne heure! » 

A son grand étonnement, il n'en put dire davantage. 
Des larmes lui avaient jailli aux yeux, et sa mâchoire 
inférieure s'était mise à trembler. Il ne put qu'ayaier 
la salive de sa gorge contractée. 



MAITRE ET SERVITEUR Ul 

f J'ai eu trop d'émotions, pensa-t-il, et je suis très 
afîaibli. » 

Mais cette faiblesse même, loin de lui être désa- 
gréable, déterminait en lui une impression d'une sua- 
vité toute particulière et qu'il n'avait jamais encore 
éprouvée. 

c Voilà comme je suis, moi », se dit-il, non sans une 
fierté attendrie. 

Il demeura assez longtemps silencieux, essuyant ses 
yeux à la fourrure du collet relevé et ramenant autour 
d'un de ses genoux un pan de la pelisse que le vent 
avait écarté. 

A la fin pourtant il n'y tint plus, il lui fallait s'épan- 
cher. 

« Nikita, fît-il. 

— Je suis bien, j'ai chaud, entendit-il de dessous 
lui. 

— A la bonne heure, frère. Figure-toi, j'ai failli me 
perdre. Nous aurions ainsi péri de froid chacun de 
notre côté. » 

Mais de nouveau son menton trembla, ses yeux se 
remplirent de larmes, et il ne put continuer, 

c Ça ne fait rien, se dit-il, je sais bien ce que je sais 
à présent. » 

A plusieurs reprises, il jeta un coup d'œil au cheval 
et vit que la pauvre bête était toute découverte, la 
toile et l'avaloire traînant dans la neige. Il eût fallu se 
lever pour y remédier, mais Vassili Andréitch ne put 
se résoudre à abandonner Nikita, ne fût-ce que pour 
une seconde, ni à troubler l'état de douce joie où lui- 
même se trouvait depuis peu. 

Son corps était chaud, entre Nikita et la pelisse. Seu- 
lement ses mains, qui retenaient la fourrure de chaque 



142 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

côté du moujik, et ses jambes,, que le vent découvrait 
incessamment, commençaient à se refroidir. Mais il 
n'y prenait point gard«, ne se préoccupant que de son 
domestique. 

< Il faudra bien qu'il se réchauffe tout à fait, à la 
fin! » pensait-il avec l'assurance qui lui était habi- 
tuelle lorsqu'il parlait de ses afSaifes. 

Il ferma les yeux malgré lui. D'abord défilèrent dans 
son imagination les impressions du chasse-zieige, des 
brancards dressés avec le foulard qui claquait au bcMit 
de l'un de ses flancs^ et de Nikita étendu aurdessous 
de lui. Puis ce furent les souvenirs de la fête, sa 
femme, l'ispravnik, le tiroir aux cierges, et de nou- 
veau Nikita. Ensuite la famille de Tarass, les murs 
blancs de sa propre maison, la grange en fer qui y 
attenait. Enfin tout se confondit dans le sommeil 
comme les couleurs de l'arc-en-ciel se perdent en une 
seule lumière blanche. 

Assez tard, des rêves survinrent. Il se voit auprès 
du tiroir aux cierges, et la femme de Tikhon lui en 
d^nande un de cinq kopeks pour la fête. Il veut 
prendre un cierge et le loi donner, mais impossible 
de lever les bras, et même de desserrer les poings. 
Alors il se dit que c'est le moment de tourner autour 
du comptoir. Mais pas moyen de remuer les jambes, 
et ses galoches, neuves d'ailleurs et superbes, sont 
clouées sur le sol, et il ne parvient pas à en retirer ses 
pieds. Tout à coup, le tiroir aux cierges, c'est lin lit 
où Vassili Andréitch se voit étendu à plat ventre. Il 
ne peut se lever, et pourtant il le faut, car Ivan Mat- 
véitch, l'ispravnik, va venir le mettre en demeure 
d'aller soit marchander le bois, soit replacer la toile 
et l'avaloire sur Téchine de Moukhortv. Et il demande 



MAITRE ET SERVITEUR 143 

à sa femme : t Eh bien, est-il arrivé? — Pas encore », 
répond-elle. Il entend une voiture s'arrêter devant le 
perron. Cette fois ce ne peut être que lui... Non, la 
voiture est repartie... « Nikolaievnal Eh bien, tou- 
jours personne? — Personne. » Et il reste sur son lit 
sans pouvoir se lever, et dans l'attente de celui qui 
doit venir, attente anxieuse et douce en même temps. 
Soudain, la joie l'inonde : voici l'attendu, mais ce n'est 
plus Ivan Matvéitch, l'ispravnik, c'est un autre. Et cet 
autre vient et l'appelle, et cet autre est celui-là même 
qui lui ordonne de se coucher sur Nikita. Et Vassili 
Andréitch est radieux que cet autre soit venu le cher- 
cher. 

« J'y vais! » cria-t-il. 

Et ce cri le réveilla. 

Et il se réveilla tout autre qu'il n'était en s'endor- 
mant. Il voulut se lever, mais il ne le put, et ce fut 
pareillement en vain qu'il s'efforça tour à tour de 
déplacer les bras, de remuer les jambes, de tourner la 
tête. Il s'en étonna, et n'en ressentit nul chagrin. Puis 
il comprit que c'était la mort, et ne s'en trouva pas 
non plus autrement peiné. 

Il se rappela que Nikita était sous lui, et que c'était 
lui, Vassili Andréitch, qui avait réchauffé et ranimé 
Nikita. Il prêta l'oreille et entendit la respiration de 
son domestique, et même un faible ronflement. 

€ Il est vivant, se dit-il triomphant, je revis donc en 
lui!... » 

Et il ne vit, n'entendit, ne sentit plus rien de ce 
monde. 



X 



V 



LA GUERRE ET LA PAIX 



Ij*agonie du comte Bésoukhov. 

Le comte Bésoukhov, Tun des hommes les plus riched de 
Moscou et de la Russie, est à l'article de la mort. Nous voyons 
évoluer autour de son agonie tous ceux qui convoitent son 
héritage, à savoir le prince Vasili Kouraguine, un ministre 
accouru de Pétersbourg, trois nièces pauvres que le comte 
avait recueillies chez lui, et Pierre, flls naturel du moribond ; 
celui-ci, à. la vérité, foncièrement honnête et bon, mais sans 
volonté, n'est qu'un instrument entre les mains d'une vieille 
intrigante, la princesse Anna Mikhaïlovna Droubetskoï, qui 
travaille à détourner un peu de l'imminente pluie d'or sur la 
tête de son fils Boris, filleul du comte. 

Une sixième attaque d'apoplexie venait de frapper le 
comte. Les médecins déclarèrent que cette fois tout 
espoir était perdu. On lut au moribond les prières de 
la confession, on le fît communier, et Ton se hâta de 
tout disposoi pour lui administrer rextrême-onction. 

La maison était pleine de Tinquiète agitation ordi- 
naire durant ces instants suprêmes. Les agents de 
diverses entreprises de pompes funèbres, prévenus on 
ne sait comment par on ne sait qui, rôdaient aux envi- 
rons de la porte cochère, ne s'écartant un peu que 

PAGES CHOISIES DE 1 OLSTOi. ;f 1 3 



i46 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

lorsqu'un équipage de maître s'arrêtait pour déposer 
quelque visiteur. 

Le général gouverneur de Moscou, qui jusqu'à cette 
heure avait envoyé plusieurs fois par jour des aides 
de camp prendre des nouvelles du malade, était venu 
en personne dire adieu à l'illustre contemporain de 
Catherine. Les nombreuses personnes qui occupaient 
le grand salon se levèrent quand il passa, sortant de 
la chambre du comte, auprès de qui il était demeuré 
seul une bonne demi-heure. Il salua vaguement de 
droite et de gauche. Le prince Vasili, qui l'accompa- 
gnait, lui adressa quelques mots à voix basse, puis, 
l'ayant reconduit, rentra et se laissa tomber sur une 
chaise en se couvrant les yeux de la main. Chacun 
remarqua qu'il avait beaucoup maigri et pAli depuis 
quelques jours. 

Bientôt il se leva, sortit, et s'engagea dans un long 
corridor qui aboutissait à l'appartement de l'aînée des 
princesses. Il marchait vite, et sa physionomie déce- 
lait une angoisse singulière. 

Le grand salon n'était qu'à demi éclairé. Par instants 
tous les groupes d'assistants chuchotaient à la fois, et 
de loin en loin un silence soudain et complet tombait, 
en même temps que tous les regards se portaient 
curieusement vers le même point. C'était à chaque 
coup que la porte de la chambre du comte s'ouvrait 
pour livrer passage aux personnes qui se rendaient 
auprès de l'agonisant ou qui le quittaient. 

« Voici que le terme fixé par Dieu est arrivé I » pro- 
)nonçait un vieux prêtre, assis à côté d'une dame qui 
J'écoutait avec componction. 

» Est-il encore temps qu'il reçoive l'extrème-onc* 
tion? demanda- t-elle» 



LA GUERRE ET LA PAIX H7 

— L'extrême-onction est un grand sacrement >, fit-il 
en guise de réponse. 

Et il passait doucement la main sur son front chenu 
pour y ramener une des maigres mèches qui grison- 
naient au-dessus de ses oreilles. 

€ Vous êtes sûr que c'était le gouverneur? question- 
nait quelqu'un à l'autre bout de la pièce. Mais il a 
l'air d'un vrai jeune homme ! 

— Et dire, renchérit un autre, qu'il est à la veille de 
ses soixante-dix ans ! 

— Il paraît que le comte n'a plus sa connaissance, 
murmura un troisième.' Si l'on veut l'administrer, il 
faut se hâter. 

— Figurez-vous, commença son voisin, j'ai connu 
quelqu'un qui a reçu l'extrême-onction sept fois, vous 
entendez, sept fois. > 

La cadette des princesses sortit de la chambre de 
son oncle. Elle vint s'asseoir auprès du docteur 
Lorrain, qui s'accoudait à un guéridon, en une pose 
éminemment gracieuse, au-dessous d'un grand por- 
trait en pied de l'impératrice Catherine. 

c II fait bien beau, princesse, dit-il, oui, bien beau. 

— N'est-ce pas? » fit-elle. 

Elle soupira, essuya ses yeux tout rougis, et reprit : 
« Me permettez-vous de lui donner à boire? > 
Il prit la physionomie de quelqu'un qui réfléchit 
profondément, puis : 
€ D'abord, a-t-il pris la potion? 

— Oui. > 

Il consulta longuement son excellent chronomètre 
Bréguet. 

€ Prenez un verre d'eau cuite, prononça-t-il enfin* 
et mettez-y une pincée • — et il se soulignait d'une 



148 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

mimique de ses doigts fluets — de.,, de crème do 
tartre. 

— Je ne connaissais pas encore de cas où Ton ne 
passât dès la troisième attaque, déclarait un autre 
docteur, Allemand celui-là. 

— Il fallait que ce fût un homme d'une robustesse 
rare! » s'écriait, émerveillé, un aide de camp laissé là 
par le gouverneur pour le représenter à la cérémonie 
de Textrème-onction. « A qui va la fortune? demanda- 
t-il plus bas. 

— Je ne sais, mais il se trouvera bien un amateur », 
répondit l'autre avec un gros sourire. 

La porte s'ouvrit. Tout le monde regarda C'était la 
princesse cadette qui rentrait chez le malade avec le 
breuvage permis par Lorrain. 

€ 11 pourrait bien traîner encore jusqu'au matin », 
murmura. TAllemand en se rapprochant de celui-ci. 

Lorrain plissa ses lèvres en un sourire dédaigneux 
et, faisant avec son index un geste négatif : 

c 11 passera au plus tard vers le milieu de la 
nuit. » 

Le prince Vasili avait ouvert la porte de la chambre 
delà princesse aînée. Il faisait presque nuit dans cette 
pièce, éclairée seulement par la petite lampe allumée 
devant les icônes. Un parfum complexe imprégnait 
l'atmosplière. Il y avait une multitude de chinbnniers, 
guéridons, étagères, tabourets. Dans le fond, un haut 
paravent ne cachait qu'à demi la blanche couverture 
du lit. 

Un tout petit chien jappa. 

« Ah ! c'est vous, mon cousin. » 

Catherine Séménovna se leva, non sans rapidement 
passer la main sur ses bandeaux, si immuables et lisses 



LA GUERRE ET LA PAIX 149 

et luisants, qu'ils semblaient fixés sur la tête par une 
couche de vernis. 
€ Vous m'avez fait peur. Qu'y a-t-il? 

— Rien de nouveau. Je suis venu pour parler affaiires 
avec toi, Katia. > 

Et s'instaliant lourdement dans le fauteuil qu'elle 
venait de quitter : 

€ Comme il fait chaud, chez toi! Voyons, assieds-toi 
là et causons. 

— Je suis si lasse, je m'étais réfugiée ici pour tâcher 
de m'assoupir, mais je ne puis pas, dit-elle en se pla- 
çant en face de lui. 

— Eh bien, chère amie? » fit-il en lui prenant la main, 
puis l'abaissant graduellement, selon son habitude. 

Ils échangèrent un regard qui trahissait qu'ils se 
comprenaient de reste. 

La princesse, droite sur sa longue taille sèche, 
tourna lentement vers les icônes ses petits yeux gris, 
à fleur de tête et sans expression, et soupira en 
hochant la tète. Était-ce douleur et résignation? 
N'était-ce pas plutôt aspiration à un repos aussi pro- 
chain que possible? 

Le prince Vasili avait sans doute ses raisons pour 
ne retenir que la seconde version. 

c Ah, moi aussi je n'en puis plus, s'écria-t-il. Je suis 
comme un cheval de poste. Pourtant il faut que nous 
causions sérieusement. » 

■ 

Sa physionomie s'était contractée, et son regard 
exprimait un singulier mélange d'impudence et de 
crainte. Jamais devant témoins il ne se serait laissé 
aller à montrer pareille mine. 

L'autre, de ses mains jaunes et osseuses, retenait 
Bon carlin sur ses genoux, et elle regardait la petite 

^13. 



150 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

bêle attentivement et sans desserrer les lèvres, bien 
dôcid e à ne pas rompre le silence la première, dût-il 
se prolonger toute la nuit. 

c Écoute, commença le prince non sans un pénible 
effort, chère princesse et cousine Catherine Sémé- 
novna, il faut penser à tout dans un pareil moment, et 
je m'inquiète de l'avenir, de votre avenir à toutes trois. 
Tu sais que je vous aime comme mes propres filles. » 

Elle restait impénétrable. Il détourna les yeux et ne 
put se retenir de repousser avec humeur un guéridon 
qui se trouvait à sa portée. 

€ Vous trois et ma femme, reprit-il, vous êtes les 
seules héritières directes. Je ôomprends tout ce que 
ce sujet peut avoir de douloureux pour toi, et crois 
bien que, de mon côté, ce n'est pas sans un affreux 
serrement de cœur que je l'aborde. Mais j'ai dépassé 
la cinquantaine, et la vie, hélas ! m'a enseigné à pré- 
voir... A propos, j'ai dû envoyer chercher Pierre, ton 
oncle l'a exigé en indiquant son portrait. » 

Il avait relevé les yeux sur elle. Elle le considérait, 
impassible, comme si elle eût écouté sans entendre. 

€ Je ne cesse, mon cousin, prononça-t-elle, de prier 
Dieu pour le salut de mon oncle, et de demander que 
la belle âme de celui-ci se détache du monde sans 
souffrance. 

— Oui, oui, évidemment. » 

Et d'un geste colère il ramena à lui le malheureux 
guéridon. 

€ Enfin, voici la chose. Tu n'ignores pas que le 

comte a fait l'hiver dernier un testament par lequel il 

déshérite toi, tes sœurs et ma femme, au profit de 

Pierre? 

' — Penh ! répliqua-t-elle tranquillement, il en a tant 



LA GUERHL ET LA PAIX 151 

fait, de testaments! Et d'ailleurs il ne saurait rien 
léguer à Pierre, puisque celui-ci n'est qu'un fils 
naturel. » 

Le prince Vasili serra contre lui le guéridon à le 
briser. 

€ Et que ferons-nous, je te prie, s'écria-t-il, s'il existe 
une lettre où le comte demande à l'Empereur la légiti- 
mation de ce fils? Étant donnés les services qu'il a 
rendus à la couronne, il est certain que son vœu 
serait exaucé. » 

La princesse eut un sourire qui disait assez qu'elle 
en savait là-dessus plus long que son interlocuteur. 

€ Sache donc, poursuivit celui-ci, que la lettre est 
écrite, et que, bien qu'elle n'ait pas été envoyée, 
l'Empereur en a déjà connaissance. C'est la fable de 
Pétersbourg. Il s'agit de s'assurer qu'elle n'a pas été 
détruite. Si elle se trouve encore parmi les papiers 
du comte, on l'enverra au souverain en même temps 
que le testament. Pierre sera légitimé, et il héritera 
tout. 

— Et nous? fit la princesse avec son énervant sourire 
calme. 

— Mais, ma pauvre Katia, c'est clair comme le jour, 
ni toi, ni tes sœurs, ni ma femme, vous n'aurez un 
kopek... Voyons, le testament a-t-il été détruit? La 
lettre a-t-elle été détruite? Sinon, où sont-ils? car il 
est urgent de s'en emparer, tu dois le comprendre. 

— Cet homme hériter! » s'exclama-t-elle sans pa- 
raître avoir entendu les dernières phrases. « Il ne 
manquerait plus que cela ! Je ne suis qu'une femme, 
c'est-à-dire, selon vous autres hommes, une sotte. 

— Katia, tu es intelligente. Pourquoi feindre de ne 
pas me comprendre? Je te répète que si la lettre arrive 



152 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

à son adresse, Pierre deviendra sans nul doute comte 
BésoukhoY, et par conséquent la fortune entière sera 
pour lui. Toi, tu jouiras tout ton soûl de la consola- 
tion d'avoir été une garde-malade émérite. Voilà ! 

— Et à mon tour je vous répète », scanda-t-elle, 
acharnée sur le premier des deux objets en cause, 
c que peu importe que le testament tombe entre les 
mains de TEmpereur, puisqu'il n'est pas légal. Ah çà, 
me prenez-vous pour une idiote, mon cousin? » 

Et elle triomphait, convaincue d'avoir été spirituelle 
et même mordante. 

€ Ma chère », reprit le prince avec une impatience 
qui confinait au désespoir, c je ne suis pas là pour 
te froisser. J'estime trop quelle bonne et aimable 
parente tu fais. Je ne veux que te parler de tes propres 
intérêts. Je te déclare pour la dixième fois que si la 
lettre se trouve dans les papiers de ton oncle, ni toi ni 
tes sœurs n'hériterez. Et puis si tu n'as pas confiance 
en moi, adresse-toi à qui tu jugeras plus compé- 
tent. J'en ai causé tantôt avec Dmitri Onoufriévitch, 
l'homme d'affaires du comte, et son avis n'est pas 
autre que celui que je viens de t'énoncer. » 

Tout à coup elle comprit. Ses minces lèvres pâlirent. 
Ses yeux conservèrent leur regard terne, mais sa voix 
eut des éclats que le prince Vasili ne lui avait encore 
jamais entendus. 

€ Je ne demande rien, et ne veux rien! » s'écria-t-elle, 
en jetant à terre son carlin et arrangeant les plis de sa 
robe. € C'est adorable ! Voilà quelle gratitude il réser- 
vait pour celles qui lui ont tout sacrifié ! Quel monstre 
que cet homme! Heureusement que je n'ai besoin de 
rien. 

— Mais tu n'es pas seule, tu as des sœurs. 



LA GUERRE ET LA PAIX 153 

— Du reste, poursuivit-elle sans Técouter, je m'en 
doutais depuis longtemps. L'envie, la jalousie, la dupli- 
cité, rintrigue, je ne pouvais m'attendre qu'à cela 
dans cette maison. Et je sais à qui je dois tout cela. 

— Voyons, ma chère, il ne s'agit de rien de sem- 
blable en ce moment. 

— Oui, c'est à votre protégée que je le dois, à cette 
charmante DroubetskoT, à cette créature dont je ne 
voudrais pas pour femme de chambre 1 

— Je t'en prie, ne perdons pas de temps en vaines 
récriminations. 

— Ha ! laissez-moi. Elle s'est faufilée ici l'hiver der- 
nier je ne sais comment, votre protégée, et elle s'est 
mise à raconter au comte sur nous toutes des hor- 
reurs, des abominations que je ne puis même pas 
répéter! C'est de cela, et pas d'autre chose, que le 
pauvre homme est tombé malade! Pendant quinze 
jours il n'a pas voulu nous voir. C'est alors qu'il a 
écrit tous ces sales papiers. 

— Pourquoi ne m'as-tu pas prévenu? Mais il est 
temps encore. Dieu merci. Où est la lettre? 

— Dans le portefeuille cloisonné qu'il garde cons- 
tamment sous son oreiller... Oui, tout vient de cette 
femme! Qu'est-ce qu'elle vient faire ici? Oh, il faudra 
bien qu'un jour ou l'autre je lui dise ses vérités, à 
celle-là! » 

Pendant ce temps, le coupé du pnnce Vasili rame- 
nait le gros Pierre. La princesse Droubetskoï avait jugé 
de son devoir de l'accompagner. Lorsque les roues 
glissèrent sur la paille étendue devant l'hôtel Bésou- 
khov, elle se tourna vers lui, prête à lui débiter les 
phrases de consolation et d'encouragement qu'elle 
avait préparées durant tout le trajet. Quelle ne fut pas 



i54 PAGES CHOISIES DE TOL^TOl 

sa surprise en constatant que, bercé par le mouvement 
de la voiture, il s'était endormi. Elle le réveilla. 

Au moment où il mettait pied à terre, il aperçut 
deux hommes vêtus de noir qui se retiraient vivement 
dans Fombre projetée par le mur. La vue de ces deux 
agents d'entreprises dé pompes funèbres lui rappela 
où il était, et ce qui l'attendait. 

Il suivit la princesse, qui gravissait d'un pas rapide 
mais étouffé l'étroit escalier de service. Pourquoi avait- 
elle choisi cette entrée insolite? Et d'abord pourquoi 
voulait-on le faire approcher du lit d'agonie de ce père 
qui ne lui avait jamais témoigné la moindre sympa- 
thie^ et à l'égard duquel, de son côté, il ne sentait 
rien dans son cœur? Mais, à en juger par l'assurance 
et la hâte de la princesse, il en devait absolument être 
ainsi. Soit. 

A mi-chemin ils rencontrèrent un domestique qui 
descendait quatre à quatre avec un seau d'eau. Il ne 
manifesta pas le moindre étonnement à leur vue et se 
serra contre la muraille pour les laisser passer. 

€ C'est bien de ce côté l'appartement des princesses? 
interrogea Anna Mikhaïlovna. 

— La porte à gauche >, répondit l'homme, et à haute 
voix. 

€ On dirait, pensa Pierre, qu'il estime que désormais 
on peut tout se permettre. Le comte m'a-t-il donc 
demandé? Mais pourquoi me faire passer par l'appar- 
tement des princesses? Je préférerais aller tout droit 
chez moi. > 

Son guide s'était arrêtée pour l'attendre sur le palier. 

€ Mon ami, mon cher ami, murmura-t-elle en lui 
effleurant la main du bout des doigts, croyez que je ne 
souffre pas moins que vous, mais soyez homme. 



LA GUERRE ET LA PAIX 155 

— Est-ce que je ne ferais pas mieux de me retirer? i 
risqua- t-il en la regardant timidement par-dessus ses 
lunettes. 

— Oubliez, soupira-t-elle, les torts qu'il a pu se 
donner envers vous. Songez qu'il est votre père et qu'il 
est à Tagonie. Confîez-vous à moi, qui vous aime 
comme un fils : je veillerai à vos intérêts. 

€ Allons! risqua-t-il; décidément, il en doit être 
ainsi. » 

Et bien qu'il comprît de moins en moins ce que Ton 
voulait de lui, il se laissa emmener. 

La princesse ouvrit une porte, et ils pénétrèrent 
dans une petite pièce qui servait d'antichambre. 
Pierre ne se rappelait pas avoir jamais parcouru cette 
partie de la maison. Un vieux serviteur des princesses 
était là, assis dans un coin, à tricoter des bas. Une 
femme de chambre passait, qui portait une carafe sur 
un plateau. Anna Mikhaîlovna, en lui prodiguant les 
< ma bonne» et les < mon enfant », s'informa auprès 
d'elle de la santé de ces dames, puis lui emboîta le 
pas dans un long corridor dallé. 

La servante entra dans la première chambre à 
gauche, qui était celle de Catherine Séménovna. Elle 
avait par mégarde laissé la porte entre-bâillée. Pierre 
et son guide, en jetant les yeux dans la pièce — le 
premier bien involontairement, — surprirent une con- 
versation animée entre l'aînée des nièces du comte 
et le prince Vasili. En apercevant les deux visiteurs, 
celui-ci sursauta et ne put réprimer une grimace de 
contrariété. Quant à son interlocutrice, elle se préci- 
pita sur la porte pour la fermer avec violence. 

Pierre fut tellement saisi de cet accès de colère, si 
peu compatible avec le maintien habituel de la prin- 



156 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

cesse aînée, et tellement intrigué par l'expression d'in- 
quiétude lisible sur les traits du prince Vasili, qu'il 
s'arrêta court et interrogea du regard son mentor. 

Celui-ci soupira, puis chuchota en souriant : 

< Soyez homme, mon ami, je suis là pour veiller à 
vos intérêts. > 

Et Anna Mikhaîlovna doubla le pas. 

€ Veiller à mes intérêts? méditait Pierre. Que diable 
entend-elle par là? > 

Au bout du corridor, ils traversèrent un salon 
luxueusement décoré, mais d'un ton sévère, et à peine 
éclairé. Pierre se retrouvait en pays de connaissance. 
Il passait par là d'ordinaire pour rentrer chez lui, car 
le grand escalier était tout proche. On avait oublié au 
milieu de la pièce une baignoire dont l'eau dégouttait 
et avait déjà fait une grande tache sur le tapis. Un 
domestique et un sacristain qui portait un encensoir 
entrèrent par le côté qui attenait au grand escalier. 
Anna Mikhaîlovna et Pierre les laissèrent causant avec 
animation et presque à haute voix. Ils passèrent dans 
le jardin d'hiver, qu'éclairaient deux énormes baies à 
l'italienne, puis dans le salon, où trônaient un buste 
en marbre de Catherine et le portrait en pied de la 
même souveraine. 

L'assistance n'avait pas changé depuis le départ du 
général-gouverneur. Les chuchotements s'éteignirent 
et chacun examina avidement le visage pâle et éploré 
d'Anna Mikhaîlovna et le grand et massif Pierre, qui 
la suivait docilement, la tête basse. Elle soutint la 
fixité de tous ces regards avec l'assurance d'une Péters- 
bourgeoise qui sait son monde et aussi s'entend en 
affaires. Elle alla d'un pas ferme au confesseur du 
comte et, s'inclinant légèrement devant lui, demanda 



LA GUERRE ET LA PAIX 137 

avec onction qu'il la bénît. Puis elle en agit de même 
avec l'autre ecclésiastique. 

€ Dieu soit loué, murmura-t-elle, nous arrivons à 
temps. Nous avions peur... C'est le fils du comte. > 

Et se tournant vers Lorrain : 

< Cher docteur, ce jeune homme est le fils du 
malade. Y a-t-il encore quelque espoir? » 

L'autre haussa lentement les épaules en montrant le 
blanc de ses yeux. 

Elle répéta aussitôt cette éloquente mimique, non 
sans l'accentuer toutefois d'un profond soupir. Elle 
demeura ensuite- immobile un bon moment, la main 
sur les yeux. Enfin elle retourna auprès de Pierre. 

c Ayez foi en la miséricorde divine », fit-elle avec une 
tendre exaltation. 

Elle le poussa doucement vers un fauteuil et, lors- 
qu'il y fut assis, elle le quitta pour se diriger sans bruit 
vers la porte de la chambre du comte. Ce fut à peine 
si elle entre-bâilla le vantail pour se glisser et dispa- 
raître. 

Pierre, qui avait pris la résolution de lui obéir en 
tout aveuglément, s'installa dans le fauteuil qu'elle lui 
avait désigné. Il constata avec stupéfaction que toutes 
les personnes présentes lui jetaient, à la dérobéCi en 
chuchotant entre elles, des coups d'œil pleins d'intérêt 
et surtout de curiosité. Il remarqua même que cer- 
taines lui témoignaient un respect presque servile, et 
auquel on ne l'avait guère habitué jusqu'alors. La 
dame inconnue qui s'entretenait avec les deux prêtres 
se leva pour venir lui offrir sa place. L'aide de camp 
ramassa précipitamment un gant que lui, Pierre, 
venait de laisser choir sur le tapis. Les deux méde- 
cins avaient interrompu leur discussion et s'étaient 

14 



158 PAGES CHOISIES DE TOLSTO! 

rangés pour lui livrer passage bien qu*en réalité ils ne 
se trouvassent point sur son chemin. Son premier 
mouvement avait été de prier la dame de ne pas se 
déranger, de se confondre en excuses auprès de Taide 
de camp, et de tourner le dos aux médecins. Mais il 
réfléchit qu*une pareille conduite ne serait sans doute 
pas conforme à ce que Ton attendait de lui durant cette 
nuit mystérieuse, et il prit silencieusement le gant des 
mains de Taide de camp, adressa aux médecins un 
regard qu'il s'efforça de rendre aimable, et s'assit à 
la place de la dame. Et là il posa ses mains sur ses 
genoux, bien en face Tune de l'autre, dans la naïve 
attitude d'une statue égyptienne, en même temps qu'il 
renouvelait vis-à-vis de lui-même l'engagement de 
s'abandonner aux suggestions d'autrui plutôt que de 
risquer de se compromettre par quelque excès d'ini- 
tiative personnelle. 

Peu après, le prince Vasili entra. Il avait revêtu une 
longue redingote, sur laquelle étincelaient trois déco- 
rations, et il marchait la tête haute et d'un pas majes- 
tueux. Ses yeux s'agrandirent lorsqu'il regarda Pierre. 
Il s'approcha de lui, prit sa main, ce qu'il n'avait 
encore jamais fait, et l'abaissa lentement; son tic s'ac- 
cusait étrangement en cet instant : on eût dit que le 
prince cherchait à se rendre compte de la force de 
résistance de cette main. 

€ Courage, mon ami, courage! Il a exprimé le désir 
de vous voir, c'est bien à vous d'être accouru. » 

Il allait le quitter. Pierre crut de son devoir de le 
questionner. 

€ Est-ce que l'état de... > 

Il s'arrêta confus, ne sachant s'il devait dire : c mon 
père > ou < le comte > 



LA GUERRE ET LA PAIX 159 

€ Il a eu une nouvelle attaque tout à l'heure. Cou- 
rage, mon ami. > 

Le prince Vasili échangea quelques mots avec 
Lorrain, puis se dirigea sur la pointe des pieds vers 
la chambre du malade. Pierre vit avec ahurissement 
les trois princesses y pénétrer à sa suite, et bientôt 
après le clergé et toute la domesticité. Il se deman- 
dait ce qu'il devait faire, lorsque Anna Mikhaïlovna, 
pâle mais avec une expression qui montrait assez 
qu'envers et contre tout et tous elle serait ferme dans 
l'accomplissement de son devoir, vint le chercher. Il se 
leva, et remarqua que les médecins, l'aide de camp, la 
dame inconnue, tout le monde enfin l'imitait. 

La vaste pièce où il entra lui était familière. Elle 
était tendue d'étoffes orientales, et une colonnade y 
ménageait une alcôve où l'on apercevait un grand lit 
d'acajou, très élevé, et à demi enveloppé de lourds 
rideaux. On avait allumé une profusion de petites 
lampes, de candélabres et de cierges devant la niche 
vitrée qui renfermait les icônes. Le comte Bésoukhov 
avait été installé en face de celles-ci, dans un fauteuil 
à la Voltaire. On l'avait enfoui des pieds à la ceinture 
dans des couvertures de soie, et l'on avait glissé der- 
rière son dos et sous sa nuque des oreillers d'une 
blancheur éblouissante. Ses longs cheveux gris rejetés 
en crinière et ses rides fortement accusées faisaient 
ressortir la majestueuse noblesse de sa physionomie. 
Ses mains, d'une pâleur de cire, gisaient comme inani- 
mées sur la couverture. On avait placé entre l'index et 
le pouce de la droite un cierge allumé qu'un vieux 
serviteur retenait immobile en s'inclinant un peu 
au-dessus du fauteuil. Le pope et ses deux diacres, 
qui portaient également chacun un cierge, officiaient 



160 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

autour du moribond avec des gestes amples et un^ 
démarche solennelle. Leurs cheveux, qui rejoignaient 
sur les épaules les somptueux vêtements sacerdotaux, 
leur complétaient une physionomie archaïque. 

En arrière du fauteuil et à quelque distance, les 
deux nièces cadettes, leur mouchoir sur les yeux, s'ef- 
façaient, comme dans toute leur existence, derrière 
leur aînée. Celle-ci gardait ses yeux rivés sur les 
saintes images en une impassibilité concentrée; on 
eût dit qu'elle redoutait qu'en se laissant aller à 
détourner son attention, elle ne fût plus maîtresse de 
dissimuler les sentiments qui l'agitaient. La princesse 
Droubetskol était demeurée adossée au chambranle 
de la porte, auprès de la dame inconnue ; on ne lisait 
sur ses traits que la tristesse et une infinie miséri- 
corde. 

Quant au prince Vasili, qui se trouvait en face 
d'Anna Mikhaïlovna, à deux pas de l'agonisant, il 
tenait son cierge de la main gauche et s'appuyait de 
la droite au dossier d'une haute chaise de velours. 
Cette main droite était légèrement crispée, mais chaque 
fois qu'il la portait à son front pour se signer, il levait 
les yeux vers le ciel, ou plutôt vers le plafond, avec 
l'expression d'une piété intense et d'une absolue rési- 
gnation à la volonté divine. 

€ Malheur à qui n'atteint pas à la hauteur de mes 
sentiments! » semblait-il penser. 

Derrière lui étaient groupés Taide de camp, les 
médecins, puis tous les serviteurs, les hommes d'un 
côté, les femmes de l'autre, comme à l'église. On n'en- 
tendait que la psalmodie des officiants alternant avec 
le plain-chant du chœur. Toutes les autres personnes 
observaient un silence complet, troublé seulement, de 



LA GUERRE ET LA PAIX 161 

loin en loin, par une sorte de frissonnement lorsque 
tout le monde se signait en même temps, ou par le 
soupir d'un assistant qui changeait de pose. 

Soudain la princesse Droubetskoï traversa la pièce, 
à pas de loup, mais de la mme assurée de quelqu^un 
qui sait ce qu'elle a à faire, et offrit à Pierre un cierge 
qu'elle venait d'allumer au sien. Il le prit, et il était si 
distrait, qu'il se signa de la main qui le tenait. 

Sofia, celle des jeunes princesses qui avait un grain 
de beauté au menton, ne put à cette vue réprimer 
un fou rire, qu'elle dissimula en demeurant un bon 
moment la face plongée dans son mouchoir. Puis, 
ayant jeté un nouveau regard sur Pierre, elle se sentit 
incapable de conserver davantage son sérieux et se 
retira doucement derrière une colonne. 

La cérémonie n'en était encore qu'à la moitié, 
lorsque tout à coup les voix du clergé se turent. Le 
pope chuchota à l'oreille d'un, de ses diacres, et le 
vieux serviteur qui soutenait le cierge du comte se 
redressa pour se tourner vers les dames. Anna Mikhaî- 
lovna s'avança avec empressement, se pencha vers le 
moribond, et appela Lorrain, du geste et sans le 
regarder. Le docteur qui, jusque-là, appuyé à une 
colonne, témoignait par son attitude respectueuse 
qu'en dépit de sa qualité d'étranger et de la différence 
de religion, il comprenait toute l'importance du sacre- 
ment administré devant lui, s'approcha et, soulevant 
de ses doigts fluets l'une des mains allongées sur la 
couverture, il en consulta le pouls en détournant la 
tête et fixant sur le tapis un regard profondément 
absorbé. Puis il fit un signe et murmura quelques 
mots. On s'agita autour de lui, on humecta les lèvres 
du comte de trois ou quatre gouttes d'un cordial, 

14. 



162 PAGES CHOISIES DE TOLSTOl 

après quoi chacun reprit sa place et la cérémonie con- 
tinua. 

Pendant cette brève interruption, Pierre, qui consi- 
dérait machinalement le prince Vasili, l'avait vu 
quitter sa chaise et rejoindre Taînée des princesses, 
qui se dirigeait vers l'alcôve. Ils s'attardèrent deux 
secondes au chevet du lit, puis sortirent furtivement 
par une petite porte dérobée. L'office n'était pas ter- 
miné, que l'un et l'autre avaient regagné leur place. 
€e manège n'étonna nullement Pierre, qui était con- 
vaincu que tout ce qui se passait devant lui ce soir-là 
-était indispensable et même obligatoire. Il s'ébahit 
seulement de constater qu'un sourire à peine percep- 
tible effleurait les lèvres de la princesse Droubetskoî. 

Lorsque tout fut fini, le prêtre se tourna vers le 
•comte et commença à lui parler sur un ton onctueux. 
Mais le comte était de nouveau inanimé. Les allées 
«t venues se répétèrent autour de lui. On gesticulait, 
on chuchotait, — et le chuchotement d'Anna Mikhaî- 
lovna dominait tous les autres. 

€ Il faut absolument le reporter dans son lit, disait- 
«11e, sinon ce serait impossible. > 

Les médecins, les princesses, les domestiques, 
entourèrent le comte, qui se trouva ainsi caché aux 
yeux de Pierre. Celui-ci devina, aux précautions qu'il 
voyait prendre, qu'on soulevait le malade pour le 
transporter. 

< Empoigne donc ce bras, fit un domestique, je 
n'en puis plus, il va tomber. 

— Vite encore un pour le prendre par-dessous », 
s'écria un autre. 

Et en entendant leur souffle haletant et leurs pas 
précipités, Pierre se dit que le comte devait être bien 



LÀ GUERRE ET LA PAIX 163 

lourd. Ils le frôlèrent en passant, et il put distinguer, 
l'espace d'une seconde, au milieu de toutes les têtes 
inclinées, la puissante poitrine du vieillard, ses épaules 
amaigries, et sa face cireuse, encadrée de la grise cri- 
nière. Cependant l'approche du trépas n'avait pas 
encore défiguré cette tète au front extraordinairement 
large, aux pommettes saillantes, aux lèvres dédai- 
gneuses, au nez énergiquement modelé; c'était bien 
la même qu'il avait vue trois mois auparavant, lorsque 
son père l'avait envoyé à Pétersbourg se chercher une 
carrière. Mais aujourd'hui elle oscillait selon la marche 
inégale des porteurs, et son regard, autrefois si étin- 
celant et pénétrant, demeurait à présent atone et vague. 

Il y eut autour du lit quelques minutes de confu- 
sion, puis toute la domesticité se retira. Anna Mikhaï- 
lovna s'avança alors vers Pierre, et, lui touchant le 
bras du bout des doigts : 

< Venez >, murmura-t-elle, grave. 

Il la suivit vers l'alcôve. Le moribond était à demi 
assis, soutenu par une pile de coussins, en une atti- 
tude d'apparat que l'on avait jugée convenable après 
le sacrement qui venait de lui être administré. Ses 
mains étaient posées à plat sur le taffetas vert de la 
couverture, et il regardait droit devant soi, de ce 
regard sans expression, et perdu dans l'espace et dans 
le temps, qui ne se saurait définir ni même com- 
prendre. 

Pierre s'était arrêté debout au bord du lit, et il ne 
savait que faire. 11 interrogea des yeux son guide, et 
celui-ci, d'un clignement de paupières et d'une légère 
moue des lèvres, lui signifia de prendre l'une des 
mains du comte et d'y appliquer un baiser. Il se 
pencha avec précaution, prenant bien garde de ne 



164 PAGES CHOISIES DE TOLSÏO! 

point toucher la couverture, et ses lèvres effleurèrent 
la main indiquée. Pas un muscle ne tressaillit sur 
cette main, pas un trait ne bougea dans la physio- 
nomie du comte, le regard même resta muet. 

Pierre, de plus en plus embarrassé, jeta un coup 
d'œil désespéré à la princesse. Elle lui montra un fau- 
teuil qu'elle avait poussé au pied de lit. Il s'y assit 
sans la quitter des yeux. Gomme elle baissait la tête 
approbativement, il ne put retenir un soupir de sou- 
lagement. Et il reprit sa pose de statue égyptienne, 
faisant des efforts pour occuper le moins de place 
possible, et se félicitant que le prince Vasili, les trois 
nièces, les médecins, tout le monde enfin, se fussent 
en allés et ne fussent plus témoins de sa gaucherie, 
eux qui, du premier au dernier, semblaient si bien au 
courant de tout ce qu'ils avaient à faire en pareil 
moment. Il considérait fixement les traits de l'agoni- 
sant, et Anna Mikhaîlovna les enveloppait tous deux 
d'un regard ému, où se lisait la conviction de l'impor- 
tance et du pathétique de cette suprême entrevue du 
père et du fils. 

Deux minutes — deux siècles pour Pierre — s'écou- 
lèrent de la sorte. Soudain, la face du comte se con- 
vulga douloureusement, et sa bouche rejetée de côté 
laissa échapper un râle rauque et prolongé. Pierre 
tressaillit et se sentit le cœur serré. La princesse Drou- 
betskoï, sans cesser d'épier les yeux du mourant, 
indiqua interrogativement Pierre, une tasse de tisane, 
le prince Vasilr qui venait de rentrer, la couverture... 
Un vague et fugitif éclair d'impatience passa dans ce 
regard à demi éteint déjà. Le vieux valet de chambre 
qui se tenait immobile au chevet comprit que le comte 
s'ingéniait à attirer son attention. 



# *L^ 



LA GUERRE ET LA PAIX 16S 

€ Il veut qu'on le retourne >, fît-il. 

Pierre s'étant précipité pour Taider, ils réussirent 
à changer le mourant de position. Tout à coup, une 
des mains de celui-ci retomba lourdement en arrière, 
et les visibles efforts qu'il faisait pour la ramener à lui 
demeurèrent vains. Il remarqua sans doute l'effroi qui 
bouleversa les traits de son fîls à la vue du pauvre 
membre paralysé, car il regarda ce bras désobéissant, 
puis Pierre, avec un sourire pâle, bref, à peine sen- 
sible. On eût dit qu'il observait avec une compassion 
ironique le graduel anéantissement de ses forces. Ce 
sourire, si étrange en cet instant, fît mai à Pierre. La 
gorge lui chatouilla, et les larmes lui vinrent aux 
yeux. 

Le mourant, recouché maintenant face au mur, 
poussa un profond soupir. 

c II dort >, murmura Anna Mikhaîlovna aux deux 
nièces cadettes qui revenaient. 

Et elle emmena Pierre. 

Il n'y avait plus dans le grand salon que le prince 
Vasili et l'aînée des princesses, assis l'un auprès de 
l'autre au-dessous du portrait de l'impératrice Cathe- 
rine. Ils causaient à mi-voix mais avec animation. 
Lorsqu'ils virent entrer Pierre et son mentor, ils se 
turent, et le jeune homme ne put éviter de remarquer 
que la princesse faisait le mouvement de rapidement 
cacher quelque chose. 

c Encore cette femme ! > murmura-t-elle en tournant 
le dos à Anna Mikhaîlovna. 

c Catherine Séménovna a fait servir le thé dans le 
petit salon, dit le prince Vasili à celle-ci. Allez prendre 
quelque chose, allez, ma pauvre amie, sinon vous n'y 
pouriez plus tenir. > 



166 PAGES CHOISIES DE TOLSTO! 

Et il serra silencieusement la main de Pierre. 

Lorrain et son confrère étaient installés dans le 
petit salon, devant une table où Ton avait préparé le 
thé et une collation froide. 

€ RiiBn ne vaut cet excellent thé russe pour vous 
restaurer après une nuit blanche», prononçait le Fran- 
çais en humant à petits coups le chaud breuvage dans 
une tasse de vieux chine. 

Tous ceux qui avaient veillé depuis vingt-quatre 
heures auprès du comte se trouvaient rassemblés dans 
cette pièce, dont les murs étaient entièrement couverts 
de glaces, et où étincelaient des consoles dorées et des 
cabinets incrustés de nacre. C'était là le refuge où 
Pierre s'était plu à s'isoler durant les grands bals 
d'antan. Il ne savait pas danser et fuyait la foule 
papillonnante. Dans ce coin, sur ce petit canapé, il 
avait passé de bonnes heures, absorbé dans des médi- . 
tations que troublaient seuls, de loin en loin, le pas- 
sage d'un couple minaudant, ou la venue furtive d'une 
femme affairée à rétablir devant une glace l'ordon- 
nance de sa coiffure ou de sa parure de perles et dia- 
mants. 

A présent, le petit salon n'était éclairé que de deux 
bougies. Sur une table posée au hasard, des tasses et 
des plats en désordre. Plus de toilettes de gala, plus 
de musique dans la salle prochaine. Des groupes 
étranges, formés de personnes de toute condition, 
causaient à mi-voix, et chaque phrase et chaque geste 
trahissaient l'obsession du grave et mystérieux évé- 
nement qui allait se passer dans lalcôve de la grande 
chambre. 

Pierre avait faim, mais il crut plus convenable de 
s'abstenir de manger II s'aperçut tout à coup avec 



LA GUERRE ET LA PAIX 167 

stupeur que son guide Tavait abandonné. 11 le vît se 
glisser dans le salon où étaient restés le prince Vasili 
et Taînée des princesses. Persuadé qu'il ne devait pas 
le quitter d'une semelle, il le suivit. 

Il trouva la princesse Droubetskol aux prises avec 
Catherine Séménovna. 

€ Personne, madame, n'a à m'apprendre ce qu'il 
faut ou ne faut pas faire, disait celle-ci sur un ton 
exaspéré qui rappela à Pierre le moment où naguère 
elle avait claqué sur eux la porte de sa chambre. 

— Chère princesse, insistait l'autre avec douceur, 
mais en lui barrant résolument le chemin de la pièce 
où agonisait le comte, je crains que ce ne soit par 
trop pénible pour votre pauvre oncle. Il a tant besoin 
de calme en pareil instant! Lui parler des intérêts de 
ce monde alors que son âme vient d'être préparée à ... > 

Le prince Vasili, enfoncé dans son fauteuil et les 
jambes croisées, semblait au premier abord ne prêter 
qu'une médiocre attention au différend survenu entre 
les deux femmes, mais toute sa physionomie tressail- 
lait d'émotion contenue. 

< Voyons, ma bonne amie, fît-il enfin, laissez 
faire ma cousine; vous savez combien le comte la 
chérit. 

— Je ne sais pas même ce qu'il y a là dedans, reprit 
Catherine Séménovna en se tournant vers lui et dési- 
gnant le portefeuille cloisonné qu'elle serrait de toutes 
ées forces. Tout ce que je puis affirmer, c'est que le 
véritable testament se trouve dans le bureau du comte. 
Ceci ne contient que des papiers quelconques. » 

Et elle fît un pas de côté pour échapper à son adver- 
saire. Mais celle-ci bondit et lui intercepta de nouveau 
le passage. 



i68 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

« Je le sais aussi bien que vous, chëi'e et bonne 
princesse, répliqua-t-elle, pourtant... » 

Et, empoignant le portefeuille avec une énei^ie qui 
prouvait sa ferme intention de ne plus le lâcher : 

< Pourtant, je vous en conjure, ménagez-le! » 

Une véritable lutte s^engagea. La princesse aînée se 
débattait en silence, mais il était évident que dès qu'elle 
desserrerait ses lèvres, convulsivement pincées, ce serait 
pour lâcher un torrent d'injures. Son ennemie au con- 
traire conservait tout son calme, et, en dépit des efïorts 
qu'elle multipliait, sa voix ne s'était pas départie de 
son ton doucereux. 

€ Pierre, mon ami, approchez, cria la seconde, vous 
ne pouvez être de trop dans ce conseil de famille. 
N'est-ce pas, prince? 

— Eh quoi, mon cousin, vous restez coi? rugit la 
vieille fille, interpellant à son tour le prince Vasili. 
Vous ne dites rien, quand Dieu sait quelles gens vien- 
nent se mêler de nos affaires, sans le moindre respect 
pour le voisinage d'un mourant!... Intrigante! » ajoutâ- 
t-elle, furieuse, en tirant violemment à elle le porte- 
feuille. 

Anna Mikhaîlovna trébucha et fut entraînée en avant, 
mais elle tenait toujours l'objet tant convoité. 

c Oh ! 1 fit le prince Vasili d'un ton de reproche. 

Et se levant : 

c Tout cela est trop pénible, dit-il à Catherine Sémé- 
novna. Lâchez-le. » 

Elle obéit, bien qu'à contre-cœur. 

€ Et vous aussi, reprit-il, s'adressant cette fois à 
Anna Mikhaîlovna, qui s'était natur^Iement gardée 
d'imiter son adversaire. Je prends tout sur moi. C'est 
moi qui vais parler au comte. Ëtes-vous satisfaite? 



LA. GUERRE ET LA PAIX 169 

— Prince, je vous en supplie, après ce grand sacre- 
ment, ne troublez pas son repos. Qu'en pensez-vous? » 
demanda-t-elle finalement à Pierre. 

Celui-ci contemplait avec ahurissement tantôt le 
visage enflammé de Catherine Séménovna, tantôt la 
mine de martyre de son mentor, tantôt le menton 
tremblotant du vieux prince. 

€ S'il surgit des conséquences fâcheuses, répliqua 
sèchement ce dernier, tirant ainsi Pierre d'un gros 
embarras, vous seule en porterez devant Dieu la res- 
ponsabilité. 

— Horrible créature! > s'exclama soudain la prin- 
cesse aînée en se jetantà l'improviste sur Anna Mikhaî- 
lovna et lui arrachant le portefeuille. 

Le prince Vasili courba la tète avec un soupir qui 
pouvait passer pour être inspiré par le découragement. 

Au même moment, la porte qui s'était si souvent 
entre-bâillée et refermée durant cette longue nuit, s'ou- 
vrit avec fracas, et Sofia, pâle, affolée, les mains jointes, 
se précipita au milieu d'eux. 

c A quoi pensez- vous ! balbutia-t-elle, il se meurt, et 
vous nous abandonnez seules auprès de lui. > 

De saisissement, l'aînée laissa échapper le porte- 
feuille. La princesse Droubetskoï se pencha vivement, 
le ramassa, et s'enfuit. 

Catherine Séménovna et le prince Vasili échangèrent 
un regard désespéré, puis la suivirent dans la chambre. 

La première reparut presque aussitôt, les lèvres plus 
pincées que jamais, et tous les traits figés en une 
expression d'une dureté parfaite. A la vue de Pierre, 
elle ne put se contenir davantage. 

< Oui, s'écria-t-elle, jouez bien la comédie. Car tout 
cela était combiné entre elle et vous, i 

i5 



170 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

Maïs tout à coup elle éclata en sanglots et sortit en 
plongeant son visage dans son mouchoir. 

Le prince Vasili rentra à son tour. Il s'affaissa sur le 
canapé auprès de Pierre comme s'il allait se trouver 
mal. Il était livide, ses dents claquaient, et la sueur 
lui perlait au front. 

c Ah! mon ami >, murmura- t-il en étreignant le bras 
du jeune homme. 

Et celui-ci fut frappé de son accent de sincérité : 
c'était chose si nouvelle ! 

€ Nous péchons, nous trompons, et tout cela pour 
aboutir à quoi ?... Voilà que j'ai dépassé la soixantaine... 
Pour aboutir à la mort, oui, à la mort I C'est épouvan- 
table. > 

Et il fondit en larmes. 

Anna Mikhaïlovna survint. Elle marchait à pas lents 
et mesurés. 

€ Pierre ! > fît-elle gravement. 

Il la regarda avec stupeur. Elle le baiça au front. 

' c Mon ami, il n'est plus. > 

Et elle s'essuya les yeux. Toujours sans comprendre, 
il la dévisageait par-dessus ses lunettes. 

€ Venez, je vous reconduirai. Tâchez de pleurer, rien 
ne soulage comme les larmes. > 

Dès qu'elle l'eut emmené dans une pièce voisine, 
obscure et déserte, il éprouva une intime satisfaction 
à ne plus se sentir l'objet d'une curiosité qu'il devinait 
malveillante. Anna Mikhaïlovna le laissa seul quelques 
minutes. Lorsqu'elle revint le chercher, elle le trouva la 
tète penchée sur la poitrine. Il dormait profondément. 

Le lendemain, elle lui dit : 

c Mon ami, nous avons tous fait une grande perte. 
Vous, vous êtes jeune, et vous voici à la tête d'une 



LA GUERRE ET LA PAIX 171 

fortune colossale. Je vous connais assez pour être 
certaine que cela ne vous tournera pas la tête. Seule- 
ment, vous allez avoir bien des devoirs à remplir. > 

Pierre, interloqué, ne soufflait mot. 

€ Un jour, je vous raconterai... Oui, plus tard. Ah! 
si je n'avais pas été là!... Ce pauvre oncle! Penser 
qu'avant-hier encore il me parlait de son filleul, de 
mon Boris. Oui, vous aurez des devoirs à remplir, et 
surtout à exécuter les volontés que votre père a expri- 
mées durant ses derniers jours, i 

L'après-midi, lorsqu'elle rentra chez les Rostov, qui 
l'hébergeaient, elle raconta par le menu la longue nuit 
d'agonie du comte Bésoukhov. 

« Il est mort, ma chère, comme nous ne pouvons 
tous que souhaiter de mourir... Et puis cette suprême 
entrevue du père et du fils, c'était poignant à un point 
que vous ne sauriez imaginer. Je me demande en vain 
lequel des deux s'est montré le plus admirable en cet 
instant solennel, ou du père qui a eu un mot pour 
chacun et a témoigné à son enfant une tendresse si 
profonde, ou du fils, qui, brisé, anéanti par le déses- 
poir, s'efforçait encore de se maîtriser en face de 
son père agonisant. De pareilles scènes élèvent l'âme 
et font du bien. Quels hommes ! i 

Naturellement, la conduite du prince Vasili et de la 
nièce aînée était ensuite exposée en détail, mais bien 
bas, dans le tuyau de l'oreille, et sous le sceau du 
plus grand secret. 



172 PAGES CHOISIES DE TOLSTO! 



Épisodes du combat de Scliœngraben. 

I. — AUX AVANT-POSTES, LA VEILLE 

La ligne des avant-postes français et ta nôtre» 
très distantes aux deux ailes, se rapprochaient vers le 
centre au point que les hommes de Tune des armées 
pouvaient distinguer les traits de ceux de Tautre, et 
même entendre leur voix. De nombreux curieux, c'est- 
à-dire des soldats qui n'avaient rien à faire en cet 
endroit, étaient mêlés aux sentinelles, et examinaient 
cet ennemi encore inconnu pour eux, et dont tout leur 
semblait étrange. Â chaque instant on leur ordonnait 
de s'éloigner, mais ils demeuraient comme cloués sur 
place. Les sentinelles étaient déjà blasées de la vue 
des Français, et elles tuaient le temps de leur faction 
en échangeant des plaisanteries sur ces < païens >. 

«Vois donc i, disait un soldat en désignant un cama- 
rade qui s'était avancé jusque sur la limite conven- 
tionnelle et y avait engagé une conversation animée 
avec un grenadier français, «vois donc comme il parle 
vite leur satanée langue, l'autre n'arrive pas à le rat- 
traper. 

— Qu'en dis-tu, mon vieux Sidérov? demanda le 
voisin. 

— Attends, laisse-moi écouter, répondit l'interpellé, 
qui passait pour connaître à fond le français... Diable, 
comme il y va ! > s'écria-t-il tout à coup en feignant de 
n'avoir pas perdu un mot de ce que prononçait le 
grenadier. 

Le soldat qui s'entretenait avec celui-ci était Dolog- 
hov, venu là en amateur à la suite de son capitaine, 
leur régiment bivouaquant à l'aile gauche. 



LA GUERRE ET LA PAIX 173 

€ Encore; allons, parlez-lui encore, et plus vite i, 
faisait l'officier en se penchant en avant comme s'il 
eût redouté de laisser échapper la moindre des phrases, 
d'ailleurs inintelligibles pour lui, du grenadier, c Plus 
vite! Qu'est-ce qu'il dit? > 

Dologhov, emporté en une chaude discussion, ne lui 
répondit pas. Il était naturellement question de la 
campagne. Le Français, confondant les Autrichien» 
avec les Russes, soutenait que c'était ceux-ci, et non. 
ceux-là, qui avaient été mis en déroute à Vem. Dologhov 
s'ingéniait à lui démontrer que, dès que les Russes 
étaient entrés en ligne, c'étaient les Français qui 
avaient dû reculer. 

c Et si l'on nous laisse faire, conclut-il, nous vous 
chasserons du pays jusqu'au dernier. 

— A moins, riposta l'autre, que nous ne vous emme- 
nions chez nous, vous et vos cosaques. > 

Sur quoi la partie française de l'auditoire éclata de 
rire. 

« Prenez garde, reprit Dologhov, qu'on ne vous fasse 
danser comme Souvarov a su le faire dans le temps. 

— Qu'est-ce qu'il chante? fit un camarade du gre- 
nadier. De l'histoire ancienne, mon petit, ton Souvara. 

— Oui, s'écria un autre, et l'Empereur lui fera bien 
voir, à votre Souvara comme aux autres... 

— Bonaparte? fit Dologhov avec une moue. 

— Il n'y a pas de Bonaparte, interrompit le grena- 
dier, furieux, il y a l'Empereur, entends-tu? 

— Eh ! que le diable l'emporte, votre Empereur ! > 
Et lançant un juron en russe il jeta son fusil sur 

l'épaule et s'en alla. 
€ A ton tour, Sidérov! > dirent les nôtres. 
Sidérov ne se fit pas prier. Il cligna de l'œil, et, se 

15. 



174 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

postant en face des Français, leur lança gravement 
une bordée de syllabes telles que : 
c Kari, mata tafa, safî, monter kaska... i 
Un rire énorme éclata dans son entourage, un rire 
si franc et si irrésistible qu'il se communiqua aux 
Français. Il semblait qu'il n'y eût plus maintenant 
qu'à décharger les fusils en l'air et à retourner chacun 
chez soi. 

Mais les fusils restèrent chargés, les meurtrières des 
murs et des retranchements demeurèrent sinistrement 
béantes, et les canons dételés de leurs avant-trains et 
braqués des deux parts sur l'ennemi ne quittèrent pas 
leur menaçante immobilité. 

II. — LE ROLE DU CHEF 

Parvenu à la batterie établie sur le mamelon, le 
prince Bagration questionna un canonnier roux qui 
se trouvait de garde auprès des caissons. 

€ Quelle batterie? > 

11 avait plutôt l'air de demander : 

€ Aurais-tu peur, par hasard? i 

Du moins le soldat le comprit ainsi, car ce fut d'un 
ton joyeux qu'il répondit : 

€ La batterie du capitaine Touchine, Excellence. 

— Bien >, fît le général. 

Et il passa le long de la ligne des avant-trains. 

Comme il s'approchait d'un canon, celui-ci se 
déchargea avec un fracas assourdissant. Au milieu de 
la fumée les servants s'agitèrent un instant, puis coor- 
donnèrent leurs efforts pour la remettre en place. Après 
quoi l'un d'entre eux, qui était de haute taille et d'une 
puissante carrure, vint se poster, refouloir en main, 



LA GUERRE ET LA PAIX 175 

auprès d'une roue, tandis qu'un autre enfournait une 
nouvelle charge dans la gueule du canon. Touchine, 
un petit homme trapu, accourut, trébucha sur l'affût, 
puis, n'ayant pas remarqué la présence du général, se 
mit à regarder dans le lointain en s'abritant les yeux 
avec la main. 

€ Encore deux lignes et ce sera parfait >, cria-t-il au 
pointeur, d'une voix flûtée à laquelle il s'efforçait de 
donner des inflexions martiales peu en rapport avec 
sa personne. 

€ Là, ça y est... Numéro deux..., feu ! > 

Lorsque le coup fut parti, Bagration appela le capi- 
taine. Celui-ci s'avança, la mine effarée de timidité, et 
portant les trois doigts à la visière si gauchement, 
qu'il semblait plutôt un prêtre qui bénit qu'un mili- 
taire qui salue. 

La batterie était destinée à balayer la plaine, mais 
l'on avait absolument oublié de dire à Touchine dans 
quelle direction et sur quoi il devait tirer. Aussi, après 
avoir pris conseil de son maréchal des logis, chef 
Zakartchenko, qu'il tenait en haute estime, le capitaine 
avait-il décidé qu'il incendierait le village de Schœn- 
graben, autour duquel il voyait fourmiller les masses 
ennemies. 

€ Bien, iSt Bagration i, après avoir écouté son rap- 
port et examiné d'un coup d'œil ce que l'on pouvait 
voir du champ de bataille, c Bien. > 

Du pied du mamelon, là où était engagé le régiment 
de Kiev, montait le crépitement continu de la fusillade, 
A gauche, les bois interceptaient la vue mais assez 
loin sur la droite, par delà les dragons, Bagration 
remarqua soudain une colonne ennemie qui avait déjà 
presque réussi à tourner notre flanc. 11 invita un de 



176 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

ses officiers d'ordonnance à détacher de ce côté deux 
bataillons du 6* chasseurs. 

€ Excellence, hasarda l'officier, je me permettrai de 
vous faire observer que ce sera découvrir la batterie, i 

Le prince le regarda de ses yeux vagues et se tut. 
La réflexion était juste, il n'y avait rien à y répondre. 
A ce moment survint au galop un aide de camp dépê- 
ché par le colonel du régiment qui se battait au bord 
de la rivière. Il apportait la nouvelle que ce corps, 
accablé sous un nombre d'ennemis quatre fois supé- 
rieur, était contraint de se replier sur le régiment de 
Kiev. Bagration hocha la tête en signe d'approbation, 
puis il s'éloigna au pas vers la droite en envoyant aux 
dragons l'ordre d'attaquer. 

Une demi-heure après, l'officier chargé de trans- 
mettre cette injonction revint annoncer que les dra- 
gons avaient déjà mis un bois entre eux et l'ennemi 
pour se soustraire au feu terrible de celui-ci, qui les 
décimait inutilement, et en avaient semé la lisière de 
tirailleurs bien embusqués. 
. c Parfait >, dit le général. 

Et il quitta le mamelon. On entendait une fusillade 
sur la gauche. Il y envoya Gherkov pour qu'il expli- 
quât au colonel qui y commandait qu'il n'avait qu'à se 
replier, et au plus vite, car Taile droite ne pouvait plus 
tenir longtemps. Peu après, Bagration s'étant trans- 
porté à l'aile gauche, apprit du colonel que le régiment, 
attaqué par la cavalerie française, l'avait repoussée, 
toutefois en perdant la moitié de son effectif. Il était 
du reste incapable depuis une demi-heure de se rendre 
compte, non seulement de l'exactitude de cette pro- 
portion de tués et blessés, mais encore, du fait de 
savoir si l'attaque avait été positivement repoussée, 



LA GUERRE ET LA PAIX 171 

OU si au contraire son régiment n'avait pas été enfoncé. 
Les seules choses certaines, c'étaient le grondement 
du feu, les cris inarticulés, les épais tourbillons de 
fumée, et la grêle de boulets, de grenades et de balles 
qui décimaient ses hommes autour de lui. 

Bagration n'en écouta pas son rapport avec moins 
d'attention, et l'approuva d'un signe de tète, comme 
s'il venait d'entendre tout ce qu'il avait désiré et prévu. 

Puis il envoya chercher les deux bataillons du 6« chas- 
seurs. En sorte que Touchine fut oublié en avant du 
front de défense, sans une escouade pour couvrir sa 
batterie. 

L'étonnement du prince André Boikonsky était 
grand, de remarquer qu'en réalité Bagration ne don- 
nait aucun ordre. Il donnait simplement à penser que 
ses intentions personnelles étaient d'accord en tout et 
pour tout avec ce qui n'était que l'effet de la force des 
circonstances, de l'initiative des subordonnés, et des 
caprices du hasard. Pourtant, bien que les événements 
prissent le plus souvent une tournure soit contraire, 
soit étrangère à ses prévisions, le tact parfait de sa 
conduite prêtait à sa présence une valeur considé- 
rable. Rien qu'à l'avoir approché, ceux qui étaient 
venus le trouver avec un visage décomposé, s'en 
retournaient tout rassérénés. OfiSciers et soldats le 
saluaient gaiement, et dès qu'on l'apercevait on riva- 
lisait de sang-froid et d'énergie, 

m. — LES BATAILLONS QUI VONT AU FEU 

Bagration ordonna de cesser le feu et de serrer les 
rangs pour faire place aux deux bataillons qui arri- 
vaient à la rescousse. Â ce moment, on eût dit qu'une 



178 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

main invisible relevait vers la gauche un coin du rideau 
de fumée qui masquait le bas-fond. Tous les regards 
se portèrent machinalement vers la colline opposée 
qui se découvrait ainsi peu à peu. Une colonne enne- 
mie la descendait. Déjà Ton pouvait distinguer les 
bonnets à poils des grenadiers, faire la différence entre 
les soldats et les officiers, voir les plis du drapeau 
s'enrouler frémissants autour de la hampe. 

« Ils marchent vraiment bien », fit une voix dans 
Tétat-major de Bagration. 

La tète de la colonne atteignait déjà le fond du 
vallon, le choc était imminent. 

Les restes du régiment qui avait soutenu la première 
attaque s'étaient reformés rapidement et se portaient 
vers la droite, tandis que, chassant devant eux les 
traînards, les deux bataillons frais s'avançaient d'un 
pas pesant et régulier. 

Sur le flanc gauche, du côté de Bagration, marchait 
le commandant de la première compagnie, un homme 
de belle prestance, au visage clair, à la mine satisfaite. 
11 était évident qu'il n'avait à ce moment d'autre idée 
que de défiler avec désinvolture devant le général en 
chef. Tenant son épée d'une façon bien réglementaire, 
il marchait à petites enjambées élastiques, regardait 
tantôt le prince, et tantôt ses hommes à sa droite et 
derrière lui, et criait en cadence, en balançant son 
torse vigoureux mais souple : 

«Gauche!... gauche!... gauche!... > 

Et la muraille vivante suivait la mesure, chacun des 
hommes qui la composaient semblant, sous le poids 
du fourniment et tout près déjà de l'ennemi, n'avoir 
d'autre pensée que celle-là même qui obsédait l'offi- 
cier et répéter mentalement avec lui : 



LA GUERRE ET LA PAIX 179 

• Gauche!... gauche!... gauche!... i 

Un gros capitaine-major, qui avait perdu le pas en 
contournant un buisson, s'essoufflait à le rattraper. Un 
traînard accourait effaré rejoindre sa section. 

Un boulet vola par-dessus les tètes de Tétat-major 
et s'abattit au milieu delà colonne, dominant un instant 
le € gauche!... gauche!... > de son sifflement étrange. 

c Serrez les rangs ! > s'exclama crânement le com- 
mandant de la compagnie. 

En passant à l'endroit où était tombé le boulet, les 
files s'écartaient un instant. Un vieux sergent che- 
vronné s'attarda auprès des morts, puis regagna sa 
place et remboîta précipitamment le pas, non sans se 
retourner parfois d'un air sombre; mais en dépit de 
son évidente préoccupation il semblait n'avoir point 
cessé une seconde d'accompagner par devers soi le 
mécanique « gauche!... gauche!... > qui allait s'éloi- 
gnant peu à peu. 

€ Vous marchez en braves, mes enfants ! prononça 
Bagration. 

— Prêts à tout, Excellence! i répondit le peloton 
qui passait à ce moment. 

Et l'acclamation fut reprise par le suivant, puis par 
un troisième de la tête à la queue de la colonne. Un 
soldat jeta au général un regard hargneux qui parais- 
sait signifier : c Ne le savons-nous pas aussi bien que 
toi? 1 Un autre ouvrait la bouche toute grande sans 
se retourner, crainte de perdre le pas. 

Lorsqu'on eut fait halte et posé les sacs, Bagration 
parcourut les rangs, puis il descendit de cheval en 
jetant la bride à l'un des cosaques de son escorte et 
s'étira les jambes en frappant violemment le sol du 
pied. 



180 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

La colonne française, officiers en tête, déboucha en 
ce moment de derrière un mamelon. 

< En avant, avec Taide de Dieu! > s*écria le prince 
d'une voix claire et ferme en se retournant à demi vers 
le front de ses troupes. 

« 

Et il s'avança, sur le terrain inégal, du pas incer- 
tain que montre tout cavalier lorsqu'il est à pied. 

L'ennemi n'était plus qu'à une faible distance. On 
distinguait les traits, les buftleteries, les épaulettes 
rouges des hommes de ses premiers rangs. Un vieil 
officier, les jambes guêtrées et les pieds en dehors, 
gravissait la pente avec effort. 

Un coup de feu retentit, puis un autre, puis un troi- 
sième, et un nuage de fumée enveloppa les lignes 
françaises. De notre côté quelques hommes tombèrent» 
notamment l'offîcîer qui s'était donné tant de mal 
pour défiler avec avantage devant son général. 

c Hourra ! > vociféra Bagration. 

Une clameur prolongée lui répondit, et, dépassant 
leurs chefs et se dépassant les uns les autres, les 
chasseurs s'élancèrent comme fous. 

IV. — LA BATTERIE OUBLIÉE. — SOIR DE BATAILLE 

La batterie de Touchine avait été oubliée en avant 
du centre, et les deux bataillons chargés de la couvrir 
avaient passé à l'aile gauche. Le combat tirait déjà à 
sa fin, lorsque Bagration, entendant la canonnade 
continuer sur le mamelon depuis plusieurs heures 
abandonné par le reste des troupes, y envoya coup 
sur coup deux officiers d'ordonnance pour presser 
Touchine de se replier vers le gros de l'armée. Le 
second de ces émissaires se trouva être le prince 



LA GUERRE ET LA PAIX 181 

André Bolkonsky. L'ennemi de son côté, supposant, 
au feu incessant et nourri qui lui venait de là, que la 
masse principale des forces russes y était établie, et 
en môme temps désireux de faire taire ces pièces dont 
les boulets lui causaient un dommage considérable, 
lenta par deux fois de s'emparer du mamelon, mais 
deux fois il fut repoussé par la mitraille que vomis- 
saient les quatre canons. 

Touchine avait commencé par allumer dans Schœn- 
graben un incendie terrible. 

c Vois donc comme ça brûle, s'écriait un servant 
tout radieux. 

— Quelle fumée, disait un autre, quelle fumée! 

— Et comme ils se remuent là dedans ! observait un 
autre. Le fait est que ça doit rudement les démanger! i 

Les quatre pièces étaient braquées sur le village, et 
le résultat de chaque coup suscitait de triomphantes 
exclamations. Les flammes, activées encore par le vent, 
se propageaient en effet avec une étonnante rapidité. 
Les Français durent bientôt quitter la position, et pla- 
cèrent sur sa droite dix pièces destinées à répondre à 
celles de Touchine. L'allégresse des artilleurs et le 
fait que leur attention demeurait fixée sur Schœngraben 
les empêchèrent d'abord de remarquer cette batterie. 
Mais soudain deux projectiles, suivis à peu d'inter- 
valle de plusieurs autres, fondirent au milieu d'eux. 
Un servant eut une jambe emportée, et les deux che- 
vaux s'abattirent. 

L'ardeur des hommes de Touchine n'en souffrit 
point, mais elle changea de caractère. Leur gaîté 
flevint plus nerveuse , en même temps qu'ils s'atta- 
chaient à une plus soigneuse précision et plus de pres- 
tesse dans leurs mouvements. Les deux chevaux furent 

PAQtS CBOISIU DB TOLSTOl- iO 



ia2 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

remplacés par ceux de raffut de réserve, od emporta 
les blessés, et les quatre pièces changèrent leur objectif. 
Le lieutenant avait succombé dès le début de Faction, 
et dix-sept hommes eurent le même sort dans l'espace 
d'une heure. Les quarante sous-officiers et soldats qui 
restaient ne faiblissaient point pourtant. 

 chaque instant le petit capitaine, qui s'agitait 
avec la gaucherie d'un enfant, passait sa pipe à son 
brosseur pour la faire rebourrer. Puis il s'élançait 
entre deux gueules de canon et examinait l'ennemi en 
s'dbtîtant les yeux avec la main. 

c Feè^ mes enfants! > criait-il constamment de sa 
voix aiguë. 

Et lorsqu'il s'agissait de pointer, il se mettait de 
tout cœur avec ses hommes pour déplacer l'affût selon 
l'angle voulu. A travers les épais tourbillons de 
fumée, assourdi et sursautant de minute en minute à 
chaque décharge, il courait d'une pièce à l'autre, la 
pipe aux dents. Et il vérifiait soigneusement le tir 
avant de jeter l'ordre de faire feu, contrôlait la charge, 
allait aux caissons se rendre compte du nombre de 
boulets qui restaient, veillait à la répartition des atte- 
lages encore disponibles. Au milieu du fracas formi- 
dable il ne cessait de vociférer des ordres, mais tous 
se formulaient à propos et étaient exécutables. Sa 
physionomie s'animait de plus en plus, ne se contrac- 
tant que lorsqu'il voyait un homme tomber ; et il ne 
s'impatientait qu'après les brancardiers, toujours trop 
lents à son gré à emporter les cadavres, qui encom- 
braient la manœuvre, et les blessés, dont ces retards 
prolongeaient inutilement les souffrances. Les soldats 
pour la plupart de grands diables qui, comme il 
aiTive souvent dans l'artillerie, dépassaient leur chef 



LA GUERRE ET LA PAIX 183 

de plus de la tète, interrogeaient fréquemment du 
regard ce petit homme avec la mine de gamins 
embarrassés, et dès qu'il avait résolu la difficulté 
soumise, l'expression de son visage se reflétait sur le 
leur. 

Tout entier au continu grondement de tonnerre et à 
la fumée qui Tenvironnaient et à l'activité fébrile qui 
s'imposait à lui puisque la batterie n'avait plus 
d'autre officier, non seulement il n'éprouvait pas la 
moindre crainte, mais il ne lui venait môme pas à 
l'idée qu'il pût être, lui aussi, atteint par un de ces 
projectiles qui décimaient son monde autour de lui. Il 
lui semblait que depuis le moment où il avait fait tirer 
sur l'ennemi le premier coup, il s'était écoulé un con- 
sidérable nombre d'heures, qu'il était là depuis la 
veille au moins, et que le menu carré de terrain occupé 
par sa batterie lui était familier. Et tout en se trouvant 
dans un état qui tenait à la fois du délire et de l'ivresse, 
il ne négligeait pas le moindre détail et avisait à tout 
avec un parfait sang-froid. 

Au milieu de la grêle des boulets ennemis qui s'abat- 
taient, tantôt sur le sol, tantôt sur un homme, ou sui 
une pièce, ou sur un cheval, ou sur un caisson, au 
milieu des allées et venues de ses artilleurs qui se 
hâtaient, le front ruisselant de sueur, il rêvait éveillé, 
s'agitant dans un monde fantastique plein de jouis- 
sances singulières. Les canons français étaient devenus 
pour lui d'énormes pipes dont un fumeur invisible 
se servait pour le narguer en lui lançant des nuages 
de fumée. 

c Bon, fit-il à mi-voix à la vue d'un blanc flocon que 
le vent emportait, le. voilà qui tire encore une bouiTée! 
Attrapons la balle et renvoyons-la-lui. 






184 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

— Vous dites, Votre Noblesse? demanda un servant 
placé côté de lui. 

— Rien, répondit-il. Hardi, toi, petit oncle, avec 
notre Matveïévna ! > 

Il avait ainsi baptisé un gros canon d*ancien modèle, 
qui était le dernier de la rangée. 

Il jeta un coup d'œil sur les Français, qui se trémous- 
saient comme des fourmis autour de leurs pièces, puis 
regarda avec complaisance le grand artilleur roux, bel 
homme à part un rutilant nez d'ivrogne, et qui pour 
lui était le < petit oncle >. Après son conseiller habi- 
tuel, le maréchal des logis chef, il avait une estime 
particulière pour le c petit oncle >, un pointeur émé- 
rite et un bon enfant. 

< Tiens ! se dit-il tout à coup en entendant vers la 
gauche le crépitement de la fusillade monter du val- 
lon, il vient grogner par là, à présent, i 

Et il se croyait à ce point un être gigantesque lan- 
çant les boulets à pleines poignées sur cet ennemi qui 
avait l'audace de venir grogner si près de lui. 

€ Allons, notre Matvéïevna, fais ton devoir! > 

Soudain il entendit au-dessus de sa tête une voix 
inconnue qui criait : 

c Capitaine Touchine! Eh, capitaine! » 

Il se retourna effaré, et vit un aide de camp. 

€ Êtes-vous fou? reprit celui-ci. On vous a deux fois 
déjà dit de vous retirer. 

— Mais... balbutia le petit capitaine en portant 
machinalement les deux doigts à la visière. 

— Le génér... > 

L'aide de camp n'acheva pas. Un boulet, fendant 
l'air tout près de sa tête, l'avait contraint de faire un 
plongeon sur l'encolure de son cheval. Il ouvrait la 



LA GUERRE ET LA I*AïX 16b 

bouche pour recommencer sa phrase, lorsqu'un nou- 
veau projectile l'interrompit net. Il tourna bride et 
s'éloigna au galop, non sans avoir crié : 

€ Retirez-vous ! > 

Les artilleurs éclatèrent'de rire. 

Un second officier d'élat-major survint presque 
aussitôt, porteur du même ordre. C'était le prince 
André. La première chose qui frappa ses regards, fut 
un cheval abattu, dont le pied écrasé laissait échapper 
le sang à flots, et qui hennissait de douleur au milieu 
de ses compagnons encore attelés. Des morts gisaient 
de-ci de-là, et des blessés se cramponnaient aux cais- 
sons. 

Des boulets volaient par-dessus sa tête, lui faisant 
chaque fois courir un frisson le long de l'épine dor- 
sale. Mais la seule pensée qu'il pût avoir peur lui 
rendit immédiatement son courage. Il mit lentement 
pied à terre derrière une pièce et, ayant communiqué 
l'ordre de Bagration, il resta sur le petit plateau, bien 
décidé à faire enlever la batterie et à l'emmener lui- 
même au besoin de sa propre autorité. Il seconda 
donc Touchine du mieux qu'il put, obligé presque à 
chaque pas d'enjamber un cadavre et de se garer 
d'un boulet, car les Français redoublaient le feu depuis 
que celui des Russes avait faibli à mesure qu'on atte- 
lait les pièces. 

c II nous est venu tout à l'heure une autorité, dit en 
riant le « petit oncle > au prince André, mais elle n*a 
pas fait comme Votre Noblesse : elle s'est empressée 
de détaler. > 

Lorsque les quatre pièces encore intactes furent 
prêtes à partir et que les six caissons eurent été dépê- 
chés en avant, on encloua par acquit de conscience 

16. 



186 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

deux canons qui avaient été mis hors de service dès 
le début de l'action. 

c Au revoir, dit le prince André en étreignant vigou- 
reusement la main de Touchine. 

-- Au revoir, mon ami, ma bonne petite âme, s'écria 
l'autre, tandis que, sans^qu'il sût pourquoi, ses yeux 
se remplissaient de larmes. » 



« 



Le vent était tombé. De sombres nuages, confondus 
à l'horizon avec la fumée de la poudre, demeuraient en 
suspens au-dessus du champ de bataille. Schœngraben 
et un autre village sur la gauche flambaient au loin, 
avec de hautes flammes qui rougeoyaient dans le soir 
peu à peu descendu. On n'entendait plus le canon 
qu'à [de rares intervalles, mais derrière Touchine et 
sur sa droite la fusillade crépitait, plus violente à 
chaque pas qui en rapprochait. 

A peine la batterie fut-elle engagée dans le vallon, 
c'est-à-dire hors de la zone du feu ennemi, le petit 
capitaine rencontra une partie de l'état-major, et 
notamment l'aide de camp qui avait précédé le prince 
André, et le lieutenant de hussards Gherkov, qui, 
envoyé deux fois au mamelon dans l'après-midi, s'était 
bien gardé de pousser jusque-là. Tous, s'interrompant 
à l'envi, lui donnaient des ordres contradictoires sur 
la route qu'il devait suivre et l'accablaient de criti- 
ques, voire de reproches. 

Pour lui, ballotté sur son cheval harassé, il gardait 
un morne silence, sentant qu'au premier mot qu'il 
aurait prononcé, la détente de ses nerfs eut trahi son 
émotion. 



LA GUERRE ET LA PAIX 487 

Bien qu'il lui eût été enjoint d'abandonner les blessés, 
il en laissa hisser plusieurs sur les caissons et les 
avant-trains et jusque sur les pièces. Un officier d'in- 
fanterie était couché sur TafTût de la Matvérevna, avec 
une balle dans le ventre. Un cadet de hussards, pâle, 
et soutenant de sa main droite son poignet gauche 
mutilé, se traîna vers Touchine : 

c Capitaine, gémit-il, au nom du ciel, une petite 
place, je ne puis faire un pas de plus. > 

Son ton était si timide et si suppliant, qu'on voyait 
qu'il avait dû formuler la même demande bien des 
fois inutilement. 

c Au nom du ciel, ne me refusez pas ! 

— Placez-le quelque part, fît Touchine. Et puis mets 
une capote sur lui, petit oncle. Où est l'officier d'infan- 
terie? 

— Il vient de mourir, répondit une voix, on l'a 
enlevé. 

— Alors, asseyez-vous sur la Matvéïevna, mon ami, 
asseyez-vous. > 

Le cadet grelottait de fièvre. On l'installa sur la 
pièce, à la place même d'où l'on venait de retirer le 
mort. La capote dont on l'enveloppa était toute san- 
glante, et des gouttes rouges tombèrent sur son pan- 
talon et sur la culasse de la Matvéïevna. 

€ Vous êtes blessé, mon ami? fit Touchine. 

— Seulement contusionné, répliqua bravement le 
jeune homme. 

— Alors, d'où vient ce sang? 

— C'est l'officier d'infanterie. Votre Noblesse >, dit 
le € petit oncle > en essuyant rapidement de sa manche 
la culasse de la Matvéïevna, et il avait parlé du ton 
d'un bon artilleur qui s'excuse d'une tache sur sa pièce. 



188 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

La batterie, pressée par un corps d'infanterie, attei- 
gnit à grand'peine, au sommet du versant opposé, le 
village de Gunthersdorf et y fît halte. La nuit était si 
obscure à présent qu'à dix pas on ne reconnaissait 
plus les uniformes des différentes armes. La fusillade 
avait cessé peu à peu. Soudain elle reprit tout près sur 
la droite, et des éclairs sillonnèrent les ténèbres. 
C'était une dernière tentative de Tennemi. Les nôtres 
y répondirent des maisons du village. Quant aux 
artilleurs, ils ne pouvaient plus avancer; ils occupaient 
toute la grand'rue et attendaient patiemment un ordre 
quelconque. Le feu cessa bientôt, et d'une ruelle 
déboucha une section d'infanterie où l'on bavardait 
bruyamment. 

< Nous les avons chauffés, hein! J'imagine qu'ils ne 
s'y frotteront plus. 

— Es-tu sain et sauf, toi Pétrov? Moi je n'ai pas 
grand'chose. 

— On n'y voit goutte, il fait noir comme dans un 
four... Eh, frères, n'y a-t-il rien à boire? > 

Les Français définitivement repoussés, la batterie 
put reprendre sa marche, débordée sur ses deux 
flancs par un flot confus et bourdonnant d'infanterie. 
On eût dit un sombre fleuve s'écoulant avec un gron- 
dement continu. De loin en loin un cheval s'ébrouait, 
une roue grinçait. Puis c'étaient, dominant le tumulte, 
les plaintes des blessés, des cris aigus qui semblaient 
alors remplir à eux seuls les ténèbres. A un coude que 
formait la route, une certaine agitation se manifesta 
dans les remous de la foule. Bagration, monté sur son 
cheval blanc et accompagné d'une nombreuse suite^ 
venait de passer en jetant quelques mots. 

« Qu'est-ce qu'il a dit? demanda un soldat. 



LA GUËHAE ET LA PAIX 189 

— Où va-t-on ? risqua un autre. 

— Faut-il faire halte? 

— N'a-t-il pas remercié de la bataille? » 

Tandis que ces questions s'entrecroisaient, la masse 
vivante fut tout à coup refoulée dans son élan en 
avant par la résistance de premiers rangs qui venaient 
de s'arrêter. L'ordre avait été donné de bivouaquer 
sur cette chaussée boueuse. 

Touchine, après avoir fait allumer les feux, envoya 
un homme à la recherche d'une ambulance ou d'un 
médecin pour le cadet de hussards et s'assit devant un 
brasier. 

De tous côtés on entendait des pas et des voix, des 
cliquetis d'armes, des piétinements de chevaux, le 
bruit du bois que Ton fendait. Ce n'était plus le fleuve 
grondant, mais une mer houleuse encore et frisson- 
nante après la tempête passée. 

Un troupier s'approcha du feu, s'accroupit sur ses 
talons, et, tendant ses mains pour les réchauffer, 
demanda à Touchine : 

c Vous permettez. Votre Noblesse? J'ai perdu ma 
compagnie. » 

Un officier d'infanterie, qui avait la tête enveloppée 
d'un bandeau, vint prier Touchine de faire ranger les 
canons tout au bord de la route pour que les fourgons 
de son bataillon pussent passer. 

Deux soldats s'invectivaient en se disputant une 

botte. 
€ Je te dis que tu l'as volée ! » criait l'un d'eux, d'une 

voix enrouée. 

Un autre, le cou entortillé de linges sanglants, avisa 
un groupe d'artilleurs et les supplia de lui donner à 
boire. Comme ils refusaient : 



190 PAGES CHOISIES DE TOLSTOl 

« Va-t-il donc falloir crever comme un chien? » 
s'exclama-1-il. 

Touchine lui fît apporter de l'eau. 

Puis accourut un loustic qui venait chercher du feu 
pour sa compagnie. 

c Du feu, sapristi, du feu bien brûlant!... Merci, 
frères, nous vous le rendrons avec usure. > 

Et il disparut dans la nuit avec un tison enflammé. 

Quatre hommes passèrent, portant sur une capote 
quelque chose de lourd. L'un d'eux trébucha. 

€ Bon, grommela-t-il, voilà que ces animaux ont 
laissé traîner du bois sur la route. 

— Puisqu'il est mort, fit un autre, pourquoi nous 
forcer à nous occuper de lui? Valait-il pas mieux... > 

Et ils s'enfoncèrent dans l'ombre avec leur fardeau. 
€ Votre Noblesse, le général vous demande, vint 
dire à Touchine un canonnier. 

— J'y vais, mon ami, j'y vais. » 

Et il s'éloigna en reboutonnant sa tunique. 

Bagration dînait dans une chaumière à quelques 
pas du bivouac de l'artillerie. Il causait avec plusieurs 
officiers qu'il avait invités à partager son repas, 
notamment un vieux petit colonel aux paupières tom- 
bantes, et qui nettoyait à belles dents un os de 
mouton, un général de brigade qui trouvait toutes les 
cinq minutes le moyen de rappeler ses vingt-deux ans 
de service irréprochable, un officier d'état-major qui 
ne semblait préoccupé que de contorsionner sa main 
droite de façon que l'on ne cessât jamais de voir ses 
bagues, Gherkov qui ne parlait guère et jetait à 
chacun des coups d'œil inquiets, et le prince André, 
pâle, les lèvres serrées, et les yeux brillants d'un éclat 
fiévrsux. 



LA GUERRE ET LA PAIX 19i 

Dans un coin de la chambre était déposé un dra- 
peau français. La chaumière voisine servait de loge- 
ment à un colonel français, fait prisonnier par nos 
dragons, et autour duquel nos officiers se pressaient 
curieux. 

Bagration remerciait les chefs de corps et s'infor- 
mait des détails de TafTaire et des pertes subies. Le 
général aux vingt-deux ans de service irréprochable 
lui expliqua comme quoi, dès le début de l'action, il 
s'était précipité sur l'ennemi avec deux bataillons,, 
baïonnette au canon, et l'avait culbuté. 

€ M'étant aperçu. Excellence, que la ligne française 
pliait et qu'il lui venait du renfort, j'ai arrêté mes 
hommes, et, me postant à cheval sur la route, je me 
suis dit : J'ai mis en fuite les premiers, cela suffit 
pour l'instant; quant aux seconds, je vais les recevoir 
avec un bon feu de salve. Et c'est ce que j'ai fait. 
Excellence. > 

U aurait tant voulu avoir agi ainsi, qu'il avait fini 
par croire que les événements s'étaient passés de la 
sorte. 

c C'est à ce moment, Excellence, que j'ai pris part à 
la charge des hussards de Pavlograd, hasarda, d'une 
voix mal assurée, Gherkov, qui de la journée n'avait 
aperçu un hussard et ne savait que par ouï-dire cer- 
taines phases de l'action. Ils ont enfoncé deux carrés, 
Excellence. » 

Quelques-uns des convives commencèrent à sourire,, 
8'attendant à une des plaisanteries habituelles de 
Gherkov. Mais, voyant que rien ne suivait ce mensonge, 
qui, après tout, était à l'honneur de nos troupes, ils 
reprirent une mine sérieuse, 
c Je vous remercie tous, messieurs. Infanterie, cava- 



192 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

lerie, artillerie, toutes les armes se sont comportées 
héroïquement. Seulement, comment se fait-il que l'on 
ait abandonné deux pièces du centre? > 

Et il chercha des yeux quelqu'un par-dessus la tète 
des invités. Il oubliait de s'informer de la batterie du 
flanc gauche, dont les six pièces avaient été plantées 
là dès le commencement de l'affaire. 

c II me semble cependant que je vous avais donné 
l'ordre de faire replier la batterie Touchine, ajouta-t-il 
en s'adressant à l'aide de camp qui avait précédé sur 
le mamelon le prince André. 

— Je ne puis comprendre, répondit l'interpellé. 
J'étais là tout le temps. Vos ordres ont été transmis 
ponctuellement, mais... Il est vrai, conclut-il en bais- 
sant les yeux avec modestie, qu'il faisait chaud, là-bas. 

— Au fait, vous aussi, vous y êtes allé? reprit Bagra- 
tion en se tournant vers le prince André. 

— Il paraît en effet que nous nous sommes manques 
de peu, dit le premier aide de camp avec son sourire 
le plus aimable. 

— Je n'ai pas eu le plaisir de vous rencontrer >, 
riposta le prince André d'un ton cassant. 

Il y eut un moment d'un silence, qui allait devenir 
fort gênant, lorsque Touchine parut sur le seuil. Il se 
glissa timidement derrière toutes ces grosses épau- 
lettes, et il était si impressionné, qu'il trébucha contre 
la hampe du drapeau français, maladresse qui pro- 
voqua des rires étouffés. 

< Comment se fait-il qu'on ait laissé deux canons sur 
la hauteur? < demanda Bagration, fronçant les sour- 
cils plutôt à l'adresse des rieurs et surtout de Gherkov, 
qu'à celle du petit capitaine. 

Ce fut seulement alors, devant ce sévère aréopage, 



LA GUERRE ET LA PAIX 193 

que Touchine se rendit compte de la terrible faute 
qu'il avait commise en abandonnant, lui vivant, deux 
canons. Toutes les violentes émotions qu'il avait tra- 
versées lui avaient fait complètement oublier cet 
incident. 

c Je ne sais pas, Excellence, balbutia-t-il. Je n'avais 
plus assez d'hommes. 

— Vous auriez pu en prendre des deux bataillons 
de chasseurs qui vous couvraient. > 

Touchine aurait pu répondre que les deux bataillons 
avaient passé depuis belle lurette au flanc gauche, 
mais il se tut, craignant de compromettre un chef, et 
demeura les yeux fixés sur son général, dans l'attitude 
d un écolier pris en faute. De son côté son juge, dési- 
reux évidemment de ne se point montrer trop dur, 
cherchait vainement que dire. 

Le prince André regardait en dessous le pauvre 
petit capitaine, et ses doigts se crispaient nerveuse- 
ment. 

€ Excellence, dit-il tout à coup, rompant le silence 
de sa voix tranchante, lorsque je suis arrivé selon vos 
ordres à la batterie du capitaine Touchine, j'y ai 
trouvé les deux tiers des hommes morts, la moitié 
des chevaux abattus, et pas le moindre bataillon pour 
la couvrir. > 

Bagration le regarda attentivement, et Touchine le 
dévorait des yeux. 

« Et si Votre Excellence m'autorise à donner mon 
opinion, c'est surtout à cette batterie, et à l'intrépidité 
du capitaine Touchine et de ses hommes, que nous 
devons le succès de cette journée. » 

Et sans attendre de réponse, il se leva de table. 

Bagration jeta un coup d'œil à Touchine et, ne vou- 



194 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

lant pas laisser percer son incrédulité, inclina la tête 
approbativement. 

< Vous pouvez vous retirer, capitaine. 

— Merci, ma bonne petite âme, merci, dit Tartilleur 
en serrant la main du prince André, qui Pavait suivi. 
Vous m'avez tiré d'un bien mauvais pas. > 

L'autre le regarda avec tristesse et s'éloigna sans 
souffler mot. 



Moscou désertée. 

Le fragment qui suit est d*une allure classique, et même 
* hellénique, bien rare dans la littérature russe. 

Moscou était vide. — Il y avait bien encore des humains 
dans ses murs, mais ils représentaient à peine la cin- 
quantième partie de la population ancienne. La ville 
était comme une ruche désertée et tombant en ruines. 

Dans une ruche abandonnée par la reine, il n'y a plus 
de vie, bien que de l'extérieur elle ressemble parfai- 
ment aux autres. On voit, dans les chauds rayons du 
soleil de midi, des abeilles voleter alertes aux alen- 
tours; le léger édifice, de loin, sent le. miel, et des 
travailleuses continûment en sortent et y rentrent. 
Mais regardez de plus près, et vous verrez que la véri- 
table vie a quitté cette ruche. Non, ce n'est plus exacte- 
ment la même senteur ni tout à fait les mômes volète- 
ments, les mêmes bourdonnements, qui frappent 
l'oreille de l'apiculteur. Celui-ce donne un heurt sur 
la paroi de la ruche malade, et au lieu de la réponse 
immédiate et unanime qu'il attend, au lieu du m«r- 
mure de mille abeilles se dressant menaçantes sur leur 



LA GUERRE ET LA PAIX 195 

arrière-corps avec un battement d'ailes qui rend un son 
presque vocal, il ne perçoit que des bourdonnements 
isolés qui se répercutent sonores dans les divers coins 
de la ruche. La cire n'a plus cet arôme enivrant d'es- 
prit-de-vin, de miel et de venin ; elle sent maintenant 
la moisissure. Et à l'entrée on ne voit plus les faction- 
naires qui veillaient à la sécurité de l'essaim. Fini le 
murmure doux et continu, le frissonnement du labeur; 
on n'entend plus que quelques bruits intermittents. 
Dans la ruche pénètrent, se glissent plutôt, les marau- 
deuses au corps noir, allongé et barbouillé de miel; 
elles ne piquent point, et s'enfuient à l'approche du 
moindre danger. Naguère c'est avec des fardeaux 
qu'entraient les abeilles, maintenant c'est à la sortie 
qu'on leur en voit. 

L'apiculteur ouvre la porte latérale et regarde à 
l'intérieur. Au lieu des rangées d'insectes laborieux se 
tenant les uns les autres par les pieds et constamment 
affairés à modeler la cire, quelques abeilles lourdes, 
comme somnolentes, rampent d'alvéole en alvéole. Et 
au lieu du luisant parquet de cire, bien balayé par les 
ailes des travailleurs, çà et là des fragments de cire, des 
abeilles agonisantes et des cadavres jonchent le sol. 

Alors l'apiculteur ouvre la partie supérieure de la 
ruche et il aperçoit, par là aussi, un labeur tput autre 
que précédemment. Les noires maraudeuses sacca- 
gent tout en présence des habitantes attardées, comme 
vieillies et paralysées. Les bourdons, les mates et les 
papillons se heurtent contre les parois de la ruche. 
Dans une alvéole contenant des enfants morts et du 
miel impur, on entend un bourdonnement saccadé. 
Deux abeilles, par une vieille habitude, déblaient le 
aid et emportent les cadavres. Dans un autre coin. 



196 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

deux vieilles abeilles se querellent', ou se nettoient ou 
se nourrissent Tune l'autre. Et on voit qu'elles ne 
savent pas bien si elles le font hostilement ou pacifique- 
ment. Ailleurs encore, une foule d'insectes s'écrasent 
entre eux, tombent sur une victime quelconque et elles 
l'étranglent, et l'assomment. Et l'abeille expirante, len- 
tement, doucement, comme du duvet, tombe du haut 
de la ruche sur un monceau de cadavres. L'apiculteur 
décolle les deux alvéoles du milieu pour les examiner. 
Des cadavres partout ; cela sent la pourriture. Quelques 
habitantes, les dernières, bougent, se redressent, puis 
se laissent choir sur la main de l'homme sans avoir la 
force de piquer, tandis que les autres tombent 
inertes comme de l'écaillé de poisson. L'apiculteur 
ferme la ruche et attend une heure propice pour 
détruire les parois en les incendiant. 

Et Moscou était vide ainsi lorsque Napoléon, las, 
inquiet, marchait sur les fortifications de la ville mère, 
attendant au moins Tobservation de la simple conve- 
nance, c'est-à-dire une députfttkm. 

Dans les différents coins de Moscou quelques 
humains machinalement se mouvaient d'^accord avec 
les vieilles habitudes et sans prendre garde à ce qu'ils 
faisaient. 

Lorsque Napoléon apprit que Moscou était déserte, 
il fronça les sourcils et se remit à marcher nerveuse- 
ment. 

c Une voiture ! > cria-t-il soudain. Il prit place avec 
son aide de camp dans la calèche et se fît conduire 
dans le faubourg. 

€ Moscou vide! Quel événement imprévu • > mur- 
mura-t-il. 



LA GUERRE ET LA PAIX 197 



lia blessure du prince André. 

Ce morceau est, à juste titre, Tun des plus célèbres de 
l'œuvre entier de Tolstoï, en raison de l'intensité de l'ana- 
lyse psychologique. 

Le régiment du prince André était dans la réserve, 
qui se trouvait postée derrière le régiment Siémié- 
novsky, et complètement inactive sous le feu de Tar- 
tillerie ennemie. A deux heures, le régiment, qui avait 
déjà perdu plus de deux cents hommes, avança sur un 
champ d'avoine foulée ; des milliers d'hommes devaient 
en cet endroit succomber ce jour-là, car dès le milieu 
de la journée, une centaine de batteries françaises y 
concentraient leurs feux. Sans quitter cet endroit ni 
avoir tiré une seule décharge, le régiment perdit le 
tiers de ses hommes. En avant et surtout du côté droit, 
dans une fumée dense, les canons vomissaient l'enfer, 
et de cette fumée mystérieuse et sombre qui s'étalait 
sur une ligne immense, jaillissait, avec un sifflement 
rapide, une grêle de boulets et de grenades. Parfois, 
comme pour laisser un répit , un quart d'heure 
passait sans qu'un seul projectile effleurât un homme, 
puis, dans l'espace d'une minute, les hommes tom- 
baient côte à côte, s'entassant en mourant. On empor- 
tait les blessés en foulant aux pieds les cadavres, pour 
déblayer le champ. 

Et chaque coup maintenant laissait de moins en 
moins de chance à ceux qui survivaient. Le régiment 
était formé en colonne de bataillons sur l'espace de 
trois cents pas. Tous les hommes étaient étreints du 
même sentiment d'effroi; tous les visages étaient 

17. 



198 PAGES CHOISIES DE TOLSTO! 

sombres. Rarement une parole s'échappait dans les 
rangs. Et encore, à peine un mot était-il proféré, qu'il 
était interrompu par le fracas intermittent des gre- 
nades éclatées et le cri : c La civière ! Vite ! > 

La plupart du temps, les hommes étaient accroupis 
par terre selon l'ordre des chefs. L'un, avec de la terre 
glaise sèche émiettée sur la main, astiquait sa baïon- 
nette, un autre arrangeait son ceinturon, un autre 
encore s'installait un coussin avec l'herbe sèche 
du pâturage, ou tressait de petits paniers avec la 
paille des épis mûrs. Lorsque les hommes tombaient 
et que les civières s'approchaient, alors que les masses 
de l'ennemi se voyaient au loin, personne ne parais- 
sait y faire attention. Chacun avait l'air absorbé par 
son occupation. Et quand de l'artillerie ou de la cava- 
lerie passaient sur le front de bandière ou que l'on 
apercevait une manœuvre de notre infanterie, les cri- 
tiques ou les approbations se croisaient de toutes 
parts. C'était surtout à de menus incidents, absolu- 
ment étrangers à la bataille même, que s'attachait 
l'attention de la troupe; presque tout l'intérêt dont 
pouvaient être encore capables ces hommes las et 
découragés se portait sur des détails de service. 
Comme des canons défilaient, une paire de timoniers 
qui dépassa les chevaux de flèche fît sensation. A un 
autre moment, l'attention générale fut captivée par un 
roquet au poil brun, apparu d'on ne sait où, qui trot- 
tinait en avant du régiment. Un boulet passa et le 
roquet, effaré, se jeta de côté. On cria, on pouffa. Le 
temps s'écoulait monotone, sauf des divertissements 
de ce genre, et pourtant ces hommes étaient là sans 
avoir mangé depuis plus de huit heures, sous le feu 
incessant qui apportait la mort au hasard. Après 



LA GUERRE ET LA PAIX 199 

chaque éclat de rire, les physionomies redevenaient 
blêmes et soucieuses. 

Le prince André, cotnme tous les autres hommes du 
régiment, avait la face contractée et les sourcils 
froncés; il se promenait de long en large par le pré 
qui se trouvait à côté du champ d'avoine, les mains 
derrière le dos et le front penché. Il n'avait pas à agir 
ni commander en ce moment. Tout se faisait comme 
automatiquement : les cadavres tirés hors de la 
troupe, les blessés enlevés prestement, les rangs peu 
à peu resserrés. D'abord il avait cru de son devoir de 
stimuler le courage de ses hommes en leur montrant 
l'exemple, et il s'était promené dans leurs rangs; mais 
il acquit bientôt la conviction qu'il n'avait rien à leur 
apprendre ni à leur montrer. Toutes les forces de son 
âme s'étaient, sans qu'il en eût pleine conscience, 
concentrées pour refréner l'effroi* produit par cette 
situation sans issue. Il arpentait le pré, traînant les 
pieds, foulant l'herbe et observant la poussière qui 
recouvrait ses bottes ; parfois il faisait de grands pas, 
comme les enfants, tâchant de tomber dans les sillons 
laissés par les faucheurs, comptant minutieusement 
ses enjambées, calculant combien de fois il aurait dû 
franchir le pré dans toute son étendue, aller et retour, 
pour faire une verste. Puis il cueillait au hasard des 
fleurs d'absinthe sauvage qui poussaient là et les 
froissait dans le creux de sa main pour en humer le 
parfum douceâtre, presque amer, mais pénétrant. Il 
ne pensait à rien. Il écoutait ces bruits qui l'envelop- 
paient, s'efforçant à distinguer le crépitement de la 
fusillade du grondement du canon, regardait les sol- 
dats du premier bataillon et attendait le cri intermit- 
tent : € Encore I Touché ! > Il s'arrêtait rour scruter les 



200 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

rangs, c Non, ils sont manques >, ou bien : c Celle-là 
est tombée juste. > Et de nouveau il marchait, combi- 
nant ses enjambées pour atteindre la limite du champ 
en seize pas. 

Un bourdonnement, puis un coup sourd. A cinq 
pas de lui un boulet rasa la terre puis s'y enfonça. Un 
froid passa entre ses épaules. De nouveau, il regarda 
les rangs. Beaucoup d'hommes sans doute avaient été 
abattus. Une foule s'était rassemblée auprès du 
deuxième bataillon. 

c Monsieur Taide de camp, cria-t-ii, que chacun 
regagne son poste. > 

L'aide de camp, après avoir exécuté Tordre, s'ap- 
procha de son chef. De l'autre côté arrivait à cheval 
un commandant. 

€ Gare! > clama un soldat; et pareille à un oiseau qui 
frôle la surface de l'eau avec un léger froufroutement 
d'ailes, à deux pas du prince André, aux pieds du 
cheval du chef de bataillon, sans grand bruit roula une 
grenade. Le cheval, sans se soucier si son attitude était 
vaillante ou non, se cabra, piaffa, et, risquant de jeter 
bas le commandant, fit un saut, de côté. L'effroi de la 
béte se communiqua aux hommes. 

€ A terre! > cria l'aide de camp, se jetant lui-même 
à plat ventre. Le prince André était toujours debout, 
hésitant, comme absent. Laî grenade fumait en tour- 
noyant entre lui et l'aide de camp couché à plat ventre, 
sur la limite du pré et du champ, en face de la touffe 
d'absinthe. 

€ Serait-ce la mort? » pensa André, en jetant un regard 

anxieux à l'herbe, à l'absinthe, à ce jet de fumée qui 

sortait de cette espèce de toupie noire, t Je ne puis, 

. je ne veux pas mourir, j'aime la vie, l'herbe, la terre 



LA GUERRE ET LA PAIX 20i 

et Fair!... > Ainsi pensait-il, mais en même temps il 
se souvint qu'on le regardait. 

€ Quelle honte, monsieur roffîcier, de... > Il ne put 
terminer sa phrase. Au même moment une explosion 
se fît entendre, comme un craquement de cadre brisé... 
une senteur acre de poudre, et le prince André roula 
de cdté en agitant la main, tomba la tête contre le sol. 
Quelques officiers accoururent. Du côté droit du ventre 
une plaie béait sanglante. Une civière fut apportée. Il 
râlait, respirait lourdement. Les brancardiers le pri- 
rent par les pieds et les bras, mais il eut un affreux 
gémissement et ses porteurs effarés le laissèrent 
retomber. Enfîn, pour la seconde fois il fut hissé sur le 
brancard, et le convoi se mit en marche... 

On apporta le blessé dans la forêt, où stationnaient 
les fourgons et où était installée une ambulance pro- 
visoire. Elle consistait en trois tentes aux panneaux 
relevés, dans une clairière entourée de bouleaux. 
Auprès des voitures, les chevaux mangeaient leur 
avoine, et autour d'eux se pressaient des passereaux 
affairés à becqueter le grain éparpillé. Des corbeaux, 
flairant le sang, voletaient, impatients, croassant dans 
les branches. Autour des tentes, sur un espace très 
étendu, étaient couchés, assis ou debout des hommes 
sanglants, vêtus d'uniformes disparates. Auprès d'eux, 
des ambulanciers s'attardaient, graves et tristes, en 
groupes compacts, bien que les offîciers leur jetassent 
ordre sur ordre. Ils semblaient oublier complètement 
leur service, et, appuyés sur leurs brancards, regar- 
daient machinalement autour d'eux, comme peinant à 
se rendre compte d'un problème compliqué. De l'inté- 
rieur des tentes jaillissaient, vibrants, des cris de colère 
et de détresse. Des infîrmiers sortaient en quête de 



202 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

bandages ou d'eau, et introduisaient Tun après l'autre 
les blessés qui stationnaient au dehors. Et les der- 
niers, en attendant leur tour, râlaient, gémissaient, 
sanglotaient, juraient, demandaient de Teau-de-vie. 
Quelques-uns déliraient. Le prince André, en sa qualité 
de chef de corps, fut porté immédiatement dans une 
tente. On déposa la civière sur le sol et Ton attendit les 
ordres. Il ouvrit les yeux et fut longtemps, longtemps 
sans rien comprendre. Le pré, la touffe d'absinthe, la 
toupie noire qui tournoyait, et son âpre amour de la 
vie lui revinrent enfin à l'esprit. 

€ Qu'importe, murmura-t-il , maintenant ou plus 
lard! Qu'y aura-t-il là? Qu'y avait-il ici? Mais pourquoi 
m'est-il si dur de me séparer de la vie? Oui, pourtant, 
il y avait quelque chose dans cette vie, quelque chose 
que je n'ai pas compris et que je ne comprends point 
encore. > 



lia philosophie du moujik. 

Voici le fragment le plus précieux peut-être de Tœuvre 
entier de Tolstoï, car il jette un jour saisissant sur Tàme 
russe en général, et sur celle de Fauteur en particulier. Le 
moujik soldat que Pierre Bézoukhov, prisonnier des Français 
après la bataille de la Moskova, trouve pour compagnon — et 
pour guide moral, — n'est autre que Tilluminé, ou plutôt 
1' « innocent » de Tver, ce Soutaïev qui a indiqué à Tolstoï 
« la voie du salut ». (Voir l'Introduction.) i 

€ Ne te désoie pas, bârine >, dit à Pierre Bézoukhov 
une voix tendrement traînante, celle de vieilles femmes 
russes. < Ne languis pas, ami ; on souffre une heure et 
on vit un siècle. Ici aussi il y en a des bons et des 
mauvais >, et le paysan se leva, d'un mouvement 
Bouple, pour se diriger vers un coin de la baraque. 



LA GUERRE ET LA PAIX 203 

€ Ah, coquine, te voilà, reprit-il de la même voix 
douce. Elle est revenue, elle a bonne mémoire, la 
polissonne. Mais en voilà assez. » 

Et repoussant le petit chien qui bondissait autour 
de lui, le soldat revint en tenant quelque chose d'en- 
veloppé dans un chiffon. 

€ Tiens ! mange, bârine ! > dit-il avec une respec- 
tueuse familiarité, et il développa le chifTon et en 
sortit quelques pommes de terre cuites dans la cendre. 

Il y avait eu une soupe pour le dîner. Mais les 
pommes de terre, c'était le dessert. Pierre n'avait pas 
mangé de la journée; l'odeur des pommes de terre 
lui parut particulièrement appétissante. Il remercia le 
soldat et commença à manger. < Attends, bârine, je te 
les préparerai. > 

Et, tirant un couteau de sa poche, il l'ouvrit, coupa 
une pomme de terre par le milieu, mit une pincée de 
sel entre les deux moitiés, les rappliqua Tune contre 
l'autre, et tendit la pomme de terre à Pierre. 

€ Elles sont très bonnes ; mange donc. » 

Il semblait à Pierre qu'en effet jamais il n'en avait 
mangé d'aussi bonnes. 

c Moi, peu importe, pensait-il, mais pourquoi ont-ils 
fusillé ces infortunés?... L'un n'avait même pas vingt 
ans. 

— Ah! soupira le petit homme. Que de péchés, que 
de péchés! > 

Puis il questionna : 

c Mais pourquoi donc, bârine, étes-vous resté à 
Moscou? 

— Je ne croyais pas qu'ils viendraient sitôt. Je suis 
resté tout à fait par hasard. 

— Et comment t'a-t-on pris, Sokolik (petit faucon)? 



204 PAGES CHOISIES DE TOLSTO! 

— Je suis allé dans Tincendie, et on m'a pris là, 
croyant que j'étais un des incendiaires. 

— Où il y a jugement, il y a mensonge, conclut le 
soldat. 

— Et toi, est-ce depuis longtemps que tu es prison- 
nier? demanda Pierre à son tour. 

— J'ai été transporté ici dimanche d'un hôpital de 
Moscou. 

— Tu es soldat? 

— Oui, soldat du régiment d'Apchéron. J'ai failli 
passer dans une fièvre; on ne nous avait rien dit. 
Nous avons eu ainsi vingt hommes de couchés. Nous 
n'avions pas pensé que cela pût arriver. 

— Et tu t'ennuies fort ici? fit encore Pierre en 
mâchant la dernière pomme de terre. 

— Oui, je m'ennuie, mon petit faucon. On m'appelle 
Platon ; mon nom de famille est Karataïev, ajouta- t-il 
en guise de présentation. Au service, on m'a surnommé 
Sokolik... Comment ne pas s'ennuyer? Moscou est la 
mère de toutes les villes russes. Comment regarder 
sans s'attrister ce qui se passe? Mais te ver a beau 
ronger le chou, il faut que lui-même périsse à son tour, 
comme disaient les vieux. *^ 

— Comment dis-tu cela? Veux- tu le répéter? fit Pierre 
intéressé. 

— Je dis que ce n'est pas par notre volonté, mais 
par le jugement de Dieu que tout arrive, dit l'autre, 
croyant répéter ce qu'il avait dit. Et toi, bârine, tu as 
des domaines? Une maison? Une ménagère? Et tes 
parents, sont-ils en vie? > 

Bien que Pierre se trouvât dans l'obscurité, il Sentait 
que les lèvres du soldat se plissaient d'un sourire un 
peu contraint mais très doux Dendant qu'il question- 



LA GUERRE ET LA PAIX 20?^ 

nait. Évidemment il avait Tair marri lorsqu'il apprit 
que Pierre n'avait plus ses parents, et particulièrement 
plus de mère. 

c La femme pour le conseil, la belle-mère pour la 
bienvenue, mais nul n'est plus cher que la mère. 

— Eh bien ! bârine, avez-vous au moins des enfants? ^ 

Après la réponse négative de Pierre, Platon reprit : 

c Tu es encore jeune, tu pourras en avoir avec la 
grâce de Dieu. > 

Pierre fît un geste découragé. 

€ Eh, cher homme, riposta le soldat, du sac et de- 
là prison il ne faut jamais se défendre. » 

Il s'assit et toussa comme s'il s'apprêtait à conter 
longuement quelque chose : c Ainsi, mon cher ami,, 
commença-t-il en effet, je vivais encore dans ma maison. 
Le domaine était riche chez nous; beaucoup de terre;, 
les paysans vivaient bien, et notre maison était spa- 
cieuse. Le père lui-même s'occupait de faucher. Nous 
vivions bien, en vrais chrétiens. Mais il arriva... > et ici 
Platon raconta comment il alla un jour dans un bois 
d'autrui, comment il tomba entre les mains du garde, 
comment on l'avait fustigé, jugé, puis enrôlé. 

c Eh bien ! Sokolik, on croyait d'abord à la peine, et 
une joie est sortie. Le frère devait aller au service, mon 
péché le sauva. Et ce frère avait cinq petits enfants, et 
moi je n'avais qu'une femme. J'avais une fille. Dieu me Ta 
prise. Une fois j'allai chez moi en congé. Tous vivaient 
mieux qu'avant. Le grenier était plein de provisions, 
les femmes s'occupaient à l'isba, deux frères étaient 
engagés dans les alentours. Seul Mikhaîlo, le petit, 
était à la maison. Le père dit : Tous les enfants sont 
égaux : n'importe quel doigt tu mords, la douleur 
est la même. Et si Platon n'avait pas été enrôlé, 

IS 



206 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

Mikhaîlo aurait été au service. On ne peut pas éviter 
son sort. Et si nous cherchons à tout juger, ce n'est 
pas bien. Notre bonheur, ami, est comme Teau dans 
un chalumeau : tu tires et cela monte, mais cesse de 
tirer, et il n'y a plus rien. C'est ainsi. > Et Platon se 
rassit sur son grabat. Après quelques instants de 
silence, il se releva : 

€ Allons, tu veux dormir, hein? fit-il, et il commença 
à-se signer en récitant une prière. 

— Seigneur Jésus, sauve-nous! > et il salua la terre. 
Au dehors on entendait des pleu^^s et des cris, et par 
les fissures de la baraque on apercevait quelques feux. 
Mais dans la prison il n'y avait qu'ombre et silence. 
Pierre, longtemps, veilla, les yeux grands ouverts dans 
Tobscurité, écoutant le ronflement sonore de Platon 
qui était couché en face de lui, et il sentait que la 
ï)aix des anciens jours commençait à refleurir dans son 
âme, mais avec une nouvelle ampleur et sur un terrain 
désormais inébranlable. 

Dans cette prison, où Pierre séjourna quatre se- 
maines, il y avait vingt-trois prisonniers, dont trois 
officiers et deux employés. Tous allaient et venaient 
devant Pierre comme dans une brume, mais Platon 
Karataïev resta dans son âme comme une image chère, 
inoubliable, la personnification de tout ce qui est russe, 
simple et bon. 

AusterlitE. 

La charge des chevaliers-gardes, puis la Déroute. 

Au flanc droit, à neuf heures du matin, Bagration 
n'osant pas prendre sur lui, malgré l'insistance de 
Dolgoroukov. la responsabilité de commencer l'affaire, 



LA GUERRE ET LA PAIX 207 

pria celui-ci de demander des ordres au général en 
chef. Il voulait gagner du temps. Il savait que dix 
verstes séparaient un flanc de Tautre, et que si l'en- 
voyé n'était pas tué avant de parvenir auprès du 
général en chef (supposition des plus probables), il ne 
pourrait jamais être de retour avant le soir. 

De ses grands yeux ternes, comme endormis, il ins- 
pecta sa suite. Une naïve figure d'enfant, reflétant 
l'émotion et l'angoisse de l'attente, le frappa. C'était là 
Thomme qu'il lui fallait pour accomplir la mission. 

« Et si je rencontre l'Empereur avant le général en 
chef, que faire, Excellence? demanda Rostov, la main 
au képi. 

— Demander les ordres de Sa Majesté >, fit Dolgo- 
roukov, interrompant Bagration. 

Relevé de faction, Rostov avait pu se reposer quel- 
ques heures avant que le jour vînt, et il s'était 
endormi heureux, hardi, déterminé à tout, et savou- 
rant son bonheur de pouvoir enfin agir ; il était dans 
un de ces moments où tout vous paraît facile, probable, 
possible. Tous ses vœux étaient comblés à présent. Il 
prenait part à une grande bataille ; il était attaché à la 
personne du plus vaillant des généraux ; et enfin voilà 
que celui-ci l'envoyait en mission extraordinaire 
auprès de Koutousov, et peut-être auprès de l'Empe- 
reur lui-même. 

Dans le matin ensoleillé, son bon cheval l'em- 
portait, fougueux, dévorant l'espace, et son âme était 
toute joie et extase. Il longea d'abord la ligne des 
corps de Bagration, immobiles et comme recueillis 
avant t l'affaire >, puis il traversa la route occupée par 
la cavalerie d'Ouvarov. Ici se voyait déjà del'agitation, 
cette espèce de fièvre qui précède le combat; et, ayant 



208 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

dépassé cette cavalerie d'Ouvarov, il perçut nettement 
les sons des feux de peloton et le grondement du 
canon. Et ces bruits devenaient plus intenses à mesure 
qu'il avançait. 

Dans Fair frais, ce n'étaient déjà plus deux ou trois 
coups de feu qui éveillaient les échos, mais une fusil- 
lade continue dont les crépitements, se succédant avec 
rapidité, s'égrenaient en un roulement continu, sur le 
versant des collines, dans la direction de Pratzen. On 
voyait jaillir de petits flocons le long des pentes ; ils se 
pourchassaient l'un l'autre, puis les fumées s'échap- 
pant des armes s'étendaient et se confondaient. Dans 
ces vapeurs, hachées de baïonnettes étincelantes, les 
masses de l'infanterie se mouvaient, suivies des rangs 
pressés de l'artillerie flanquée de ses caissons verts. 

Rostov arrêta son cheval sur un monticule et scruta 
ce qui se passait autour de lui ; pourtant il avait beau 
concentrer toute son attention, il ne pouvait se rendre 
compte de ce qui se déroulait là : dans la fumée dense 
grouillaient des hommes, ils se mouvaient en avant ou 
en arrière, mais pourquoi? dans quel but? Mais ce 
spectacle, pas plus que les coups de feu, n'évoquaient 
en lui aucun sentiment de tristesse ou de peur : au 
contraire ils stimulaient son ardeur et son courage. 

c Encore, oh, encore! > disait-il mentalement à ces 
sons meurtiers, et il galopait le long de la ligne, péné- 
trant toujours plus avant dans les corps qui avaient 
déjà commencé l'attaque. 

< Peu importe ce qu'il en adviendra, mais en tout 
cas cela finira bien! » pensait Rostov. Après avoir 
dépassé l'armée autrichienne, il remarqua qu'une 
partie des troupes russes — c'était la garde — était 
dans la ihèlée. 



LA GUERRE ET LA- PAIX 20^ 

€ Tant mieux, je verrai tout de plus près. > 
Il poussa jusqu'à la première ligne. Quelques cava- 
liers venaient dans sa direction. C'étaient nos uhlans 
de la garde, qui se repliaient en désordre. Rostov les 
dépassa. Il vit Tun d'eux en sang. 

€ Gela ne me regarde en rien >, songea-t-il. Il n'eut 
pas le temps de faire quelques centaines de foulées, 
quand il vit arriver sur lui, à gauche, et lui barrant la 
voie sur un espace immense, une masse de cavaliers 
montés sur des chevaux noirs. Leurs uniformes blancs 
étincelaient ; ils allaient au trot. Rostov lança son 
cheval au grand galop, pour éviter cette charge, et il 
y aurait réussi s'ils avaient marché de la même allure 
que lui, mais ils accéléraient leur course, et plusieurs 
chevaux allaient déjà ventre à terre. Rostov percevait 
nettement en ce moment le pas des montures, le cli- 
quetis des armes; il distinguait les silhouettes et les 
visages des chevaliers-gardes chargeant l'infanterie 
française qui avançait à leur rencontre. Bien que 
galopant rapidement, la cavalerie retenait encore ses 
montures. Mais un commandement vibra : c Marche! 
Marche! > jeté par un officier, qui se précipita lui- 
même à fond de train. Rostov, de peur d'être écrasé 
ou entraîné par le flot, filait à bride abattue le long de 
l'interminable front, espérant avoir atteint l'espace 
libre avant d'avoir rencontré les escadrons. Mais déjà 
un chevalier-garde de haute stature, l'air agacé en 
voyant Rostov devant lui, allait par un choc inévitable 
jeter bas cavalier et monture, si à ce moment critique 
Rostov n'avait eu l'heureuse inspiration de faire siffler 
sa longue naghaïka (fouet cosaque) devant les yeux 
de la monture du chevalier-garde. La grande et belle 
bête se cabra en dressant les oreilles; le chevalier- 

18. 



210 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

garde lui enfonça ses énormes éperons dans les flancs, 
et le cheval, relevant la queue et tendant le cou, 
l'emporta dans un tourbillon. Presque aussitôt Rostov 
entendit : — Hurrah! et il vit en se retournant les 
premiers rangs des chevaliers-gardes fondre sur Hs 
troupes ennemies, aux épaulettes rouges. Il lui fut 
bientôt impossible de discerner quoi que ce fût dans 
la dense fumée qui engloutissait hommes et chevaux. 
■C'était cette fameuse charge des chevaliers-gardes qui 
«tupéfîa les Français. Et c'est avec effroi que Rostov 
apprit plus tard de la bouche de ses camarades, que 
cette fleur de la jeunesse russe, composée d'officiers 
<d'élite, de mondains riches et élégants, de soldats 
d'avenir, avait été décimée impitoyablement : dix-huit 
seuls survécurent. 

Après avoir atteint l'infanterie de la garde, Rostov 
remarqua qu'elle était traversée par le bourdonnement 
des obus; il les sentait plutôt qu'il ne les voyait, et 
observait les soldats et les officiers, dont la physio- 
nomie reflétait une solennité recueillie. 

€ Rostov I fît soudain une voix derrière lui. 

— Qu'y a- t-il?riposta-t-il, n'ayant pas de suite reconnu 
Boris. 

— Tu sais, notre régiment a essuyé le premier feu, 
•et rudement, continuait Boris, plein de l'orgueil des 
jeunes soldats qui ont affronté pour la première fois 
le combat. 

— Et l'issue? demanda Rostov, étonné de la rencontre. 

— Repousses! Imagine-toi... Notre garde, aperce- 
vant des troupes, les a prises d'abord pour des Autri- 
chiens. Mais bientôt les boulets jetés dans nos rangs 
nous ont fait revenir de notre erreur, et il fallait 
engager l'action. Mais toi. où cours- tu ainsi? 



LA GUERRE ET LA PAIX 211 

— Je suis envoyé en mission auprès de Sa Gran- 
deur. > 

Boris comprit que Rostov avait affaire au grand- 
duc. 

< Mais le voilà justement là tout près», dit Boris en 
désignant à Rostov le grand-duc en uniforme de cheva- 
lier-garde, la tête enfoncée dans les épaules et le regard 
sombre; il invectivait un officier autrichien qui avait 
blêmi en Fécoutant. 

c Ce n'est point le grand-duc, mais le général en 
chef que je cherche; et si je ne puis le trouver, je 
tâcherai de parvenir auprès de Sa Majesté elle-même. > 

Et touchant son cheval des éperons, il s'élança de 
nouveau en avant. 

< Comte, comte, cria Berg, aussi animé que Boris, 
et accourant d'un autre côté, je suis blessé à la main 
droite (et il montra son poignet bandé d'un linge san- 
glant), et je suis resté à mon poste. Vous voyez, il faut 
maintenapt que je tienne mon épée de ma main 
gauche!... » Berg parlait encore, que Rostov était 
déjà loin. 

Après avoir gagné un espace désert pour ne pas 
tomber de nouveau dans une troupe engagée, comme 
il lui était advenu pour la charge des chevaliers- 
gardes, il longea la ligne de réserve, loin du lieu où 
résonnaient drues fusillade et canonnade. Soudain, 
devant lui et derrière nos troupes, là où il était diffi- 
cile de prévoir l'ennemi, il entendit de très près des 
coups de feu. 

« Qu'est-ce donc? L'ennemi aurait-il tourné notre 
armée? C'est impossible! > Et une peur instinctive de 
la mort pour lui et du péril pour toute notre armée, 
l'étreignit. Peu importe ce nue c'est, mais inutile de 



212 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

chercher à gagner le terrain libre. Il faut que je 
trouve le général en chef, et si tout est perdu, mon 
devoir est de périr avec tous. 

Ses sombres pressentiments se confirmaient de plus 
en plus à mesure qu'il approchait du lieu occupé par 
une foule des plus disparates, groupée derrière le 
village de Pratzen. 

€ Qu'y a-t-il? Sur qui tire-t-on? > demandait Rostov 
aux soldats russes et autrichiens, qui en masses désem- 
parées fuyaient en travers de sa route. 

< Le diable est avec Lui! Tout est perdu! Tous 
battus!» lui répondit-on en russe, en allemand, en 
tchèque; et ces masses fuyaient tassées comme des 
troupeaux parfaitement inconscients de tout ce qui 
se passait. 

€ Sus aux Allemands! criait l'un. Que le Diable ait 
leurs âmes de traîtres! 

— Que le Diable emporte plutôt ces Russes ! > grom- 
melait un Allemand. , 

Quelques blessés se traînaient sur la chaussée. 
Jurons, gémissements, cris, se fondaient en un 
vacarme assourdissant. La fusillade avait cessé. Et 
dans ce désarroi les fuyards allemands et russes s'en- 
tre tu aient maintenant. 

< Qu'est-ce donc que tout cela, Seigneur! pensait 
Rostov, ici où l'Empereur peut les apercevoir!... Mais 
certainement ce ne sont que quelques lâches déser- 
teurs. Non, cela ne se peut pas! oh! pourvu que je 
puisse les dépasser. > 

La pensée de la défaite et de la déroute ne pouvait 
pénétrer dans sa tête. 

Bien qu'il aperçût un corps français avec ses batte- 
ries sur le ]>lateau de Pratzen, là précisément où on lui 



LA GUERRE ET LA PAIX 213 

avait commandé de trouver le général en chef, il ne 
voulait pas encore se rendre à l'évidence. 

Aux environs du village, d'ailleurs, il n'y avait plus 
que peij^ de nos troupes, et déjà elles cherchaient le 
salut dains la fuite. Sur la grande route les voitures. 
les équipages les plus divers, emportaient des soldats 
autrichiens et russes, blessés et valides, entassés pêle- 
mêle. Et toute cette masse grondante grouillait, 
rampait presque; au son macabre des obus français 
qui sifflaient tout autour, lancés du haut du pla- 
teau. 

€ Où est l'Empereur? Où est Koutouzov? > demandait 
Rostov à tous ceux qu'il pouvait arrêter; mais une 
réponse était impossible à obtenir. 

Enfin, saisissant un soldat par le collet, il le força à 
l'écouter. 

€ Eh, frère! dit le soldat, tous ont fui bien avant! > 
•et, en ricanant obtusément, il s'arracha de l'étreinte. 
Laissant cet homme évidemment ivre, il arrêta par la 
bride de son cheval l'ordonnance d'un personnage 
important et commença à le questionner. L'ordonnance 
lui déclara que l'empereur, blessé grièvement, venait 
d'être emporté par ce chemin même. 

« C'est peut-être quelqu'un d'autre. 

— Mais non, j'ai vu, de mes propres yeux vu. Je con- 
nais bien l'empereur, je pense; que de fois ne l'ai-je 
pas vu à Pétersbourg! Il était très pâle dans sa 
calèche. D'ailleurs, Ilia Ivanitch avait lancé au triple 
galop ses quatre chevaux noirs, et, bien entendu, c'est 
à l'empereur et à nul autre, qu'appartiennent les quatre 
chevaux noirs et le fameux cocher Ilia Ivanitch. > 

Rostov voulait encore avancer, lorsqu'un officier 
blessé l'interpella : 



214 PAGES CHOISIES DE TOLSTO! 

< Vous voulez voir le général en chef? Il a été tué 
par un boulet au cœur. 

— Non, pas tué, mais blessé, rectifia un autre offi- 
cier. 

— Qui, Koutousov? demanda Rostov. 

— Non, pas Koutousov, un autre. Enfin il n'en est 
pas resté beaucoup de vivants. Dirigez-vous vers ce 
village, c'est là que sont réunis tous les grands chefs » ; 
et, indiquant Gostieradek, Fofficier s'éloigna. Rostov 
allait maintenant au trot. Auprès de qui se rendrait-il 
désormais? L'empereur blessé, la bataille perdue. 
Désormais il fallait se rendre à l'évidence. Il se diri- 
geait vers l'endroit désigné, où se profilaient au loin 
une tour et une église. A quoi bon se presser? Que dire 
maintenant à Koutousov ou à l'empereur, à supposer 
qu'ils fussent encore vivants? 

€ Que Votre Noblesse prenne à gauche, lui cria un 
soldat, autrement on vous tuerait infailliblement. > 

Rostov réfléchit un instant, puis machinalement prit 
la direction signalée comme dangereuse. 

€ Qu'importe maintenant? Du moment que l'empe- 
reur est blessé, pourquoi me préserverais-je moi? > son- 
geait-il. Il atteignit l'espace où il y avait eu le plus 
d'hommes tués en fuyant de Pratzen. Les Français n'oc- 
cupaient pas encore cet endroit, et les Russes, valides 
ou blessés, l'avaient abandonné depuis longtemps. Et 
sur ce champ, comme des meules de foin sur un bon 
pré, étaient entassés par dix ou quinze les cadavres 
et les blessés, pêle-mêle. Ceux-ci rampaient par deux 
ou trois ensemble, et de toute part Rostov entendait 
des cris, des gémissements, si aigus, qu'ils lui sem- 
blaient parfois exagérés à plaisir. Il lança son cheval 
au galop pour ne plus voir tous ces hommes souffrants. 



LA GUERRE ET LA PAIX 215 

qui lui causaient un indicible effroi. Sa propre vie 
lui importait peu, mais il avait peur de faillir au devoir 
en voyant tous ces mutilés. — Les Français ne tiraient 
plus sur ce champ jonché de blessés et de morts, 
mais, ayant aperçu un aide de camp qui traversait la 
plaine déserte, ils le visèrent. Quelques boulets tombè- 
rent autour de lui; leurs sifflements terribles et les 
morts éparpillés sous ses pas lui donnaient une sensa- 
tion de terreur et de pitié pour lui-même. Il pensa à la 
lettre de sa mère, c Que ressentirait-elle maintenant, si 
elle me voyait dans ce champ, et les canons braqués 
sur moi? > 

A Gostieradek, bien qu'en désarroi, les troupes 
russes se maintenaient en lignes compactes comme à la 
bataille. Ici les boulets français ne pouvaient les attein- 
dre, et le bruit de la fusillade ne parvenait qu'étouffé. 

Tout le monde savait la bataille irrémédiablement 
perdue. Personne pourtant ne pouvait désigner à 
Rostov la retraite de Koutousov ni de l'empereur. Les 
uns disaient que celui-ci était réellement blessé, les 
autres affirmaient que c'était là un faux bruit, fondé 
sur le fait que la calèche de l'empereur avait quitté 
en toute hâte le champ de bataille, emportant le 
maréchal de la cour, le comte Tolstoï, tout pâle. Un 
officier dit à Rostov que derrière le village il avait 
aperçu un des grands chefs. L'aide de camp se remit 
en route par acquit de conscience. Après avoir par- 
couru trois verstes à peu près, et laissé derrière lui les 
derniers détachements russes, il atteignit un enclos 
séparé de la route par un fossé, et y aperçut deux 
cavaliers arrêtés. L'un portait une aigrette blanche à 
son shako, et son visage n'était pas inconnu à Rostov, 
tandis que l'autre, monté sur un superbe cheval alezan 



216 PAGES CHOISIES DE TOLSTO! 

que Rostov croyait reconnaître aussi, éperonna sa 
monture pour se rapprocher du fossé, puis, lâchant la 
bride, il sauta légèrement celui-ci. La terre s'émietta 
sous les fers de derrière du cheval. Ensuite le cavalier 
fit volte-face, sauta de nouveau le fossé en sens inverse, 
et s'adressa respectueusement à son compagnon à 
l'aigrette blanche, lui proposant évidemment de passer 
à son tour. Le cavalier, dont la figure n'était pas 
inconnue à Rostov et qui fixait machinalement son 
attention, fit un geste négatif de la tète et de la main, 
et, grâce à ce geste, Rostov reconnut l'empereur, que 
déjà il pleurait, et pour qui il avait une telle adoration. 

€ Mais est-ce bien lui, seul dans ce champ désert? » 
pensa- t-il. Alexandre tourna la tète à ce moment, et 
l'aide de camp vit les traits qui étaient si profondé- 
ment gravés dans son esprit. Le visage de l'empereur 
était pâle, les yeux las, enfoncés dans leurs orbites, et 
ses traits reflétaient une douceur encore plus grande 
que jamais. Rostov était heureux que le bruit sur la 
blessure de l'empereur fût faux. Il était radieux de le 
voir. Il savait qu'il pouvait, qu'il devait même 
s'adresser à lui et lui transmettre le message de Dol- 
goroukov. 

Ému et tremblant comme un jeune homme allant à 
son premier rendez-vous d'amour, n'osant pas dire 
tout haut les rêves de ses nuits et cherchant un pré- 
texte de retraite au moment de la réalisation de ses 
vœux, Rostov ne savait comment approcher l'empereur, 
et de soudains scrupules d'étiquette le torturaient. 

c Comment! Est-ce bien à moi de profiter de ce 
moment de tristesse et d'isolement? Peut-être ma 
figure inconnue lui produira-t-elle une sensation désa- 
gréable; et puis, quoi lui dire, maintenant qu'à sa 



LA GUERRE ET LA PAIX 217 

seule vue mon cœur se serre et ma gorge se sèche? > 
Pas un de ses discours longuement préparés ne lui 
revenait à Fesprit. Ces discours du reste avaient été 
élaborés dans des circonstances tout autres qui fai- 
saient prévoir la victoire, le triomphe ; il avait compté 
les dire étendu sur un lit de mort au moment où l'em- 
pereur le remercierait pour ses actions héroïques et 
recevrait Faveu de son dévouement sans bornes, con- 
firmé par les faits. 

c Et puis, à quoi bon demander les ordres de Sa 
Majesté pour le flanc droit, alors qu'il est quatre 
heures du soir et que la bataille est perdue! Non, je ne 
dois pas interrompre ses pensées. Il vaut mille fois 
mieux mpurir que d'avoir un regard de mécontente- 
ment de lui. > Et, le cœur plein de désolation, il s'éloigna 
en se retournant presque à chaque pas, toujours hési- 
tant et toujours angoissé. 

Tandis que Rostov s'en allait, le capitaine Von ToU, 
qui avait par hasard aperçu l'empereur, s'approcha de 
lui et l'aida à jfranchir le fossé à pied. L'empereur, 
désireux de se reposer et se sentant mal à l'aise, 
s'assit sous un pommier, et Von Toll s'arrêta en face 
de lui. Rostov vit avec jalousie et regret comment 
Von Toll parlait avec feu à l'empereur et comment ce 
defrnier, essuyant des larmes, mit une main devant ses 
yeux et serra la main à Von Toll. 

La désolation de Rostov était d'autant plus aiguë, 
que c'était sa faiblesse qui l'avait empêché d'appro- 
cher l'empereur. Il pouvait... non, il devait parler à 
Sa Majesté, c'était la seule fois où il pouvait faire 
preuve de son dévouement, et il n'avait pas profité de 
l'occasion qui s'offrait... Et, soudain résolu, il fît 
tourner bride à sa monture et galopa vers l'endroit où 

PAOKS CH0I8IBS DB TOLSTOl. 19 



218 PA0ES CHOISIES DE TOLSTO! 

se trouvait l'empereur. Mais le champ et le fossé 
étaient déserts. Des chariots, des fourgons roulaient 
lourds sur la route. Un cocher apprit à Rostov que 
Tétat-major de Koutouzov se trouvait non loin de là. 
11 dirigea ses pas dans la direction indiquée. 

La bataille était complètement perdue à cinq heures 
sur tous les points. Plus de cent batteries étaient en 
possession des Français. Tout un corps d'armée avait dû 
mettre bas les armes. Les autres colonnes, ayant perdu 
la moitié de leurs hommes, battaient en retraite par 
masses mêlées et tassées. Les derniers survivants des 
armées de Langeron et de Dokhtourov stationnaient 
autour des étangs et des écluses du village d'An- 
guest. 

A six heures, à l'écluse d'Auguest, une canonnade 
intense des Français postés à mi-côte du plateau de 
Pratzen, décimait notre armée en déroute. A l'arrière- 
garde, Dokhtourov et quelques autres reformaient leurs 
bataillons pour tenir tête à la cavalerie française qui 
pourchassait les nôtres. Le soir tombait. Sur l'étroite 
chaussée d'Auguest, où un vieux meunier coiffé de son 
bonnet avait péché à la ligne durant de longues 
années, tandis que son petit-fils, les manches retrous- 
sées, déversait à mesure dans le vivier les poissons 
argentés et frétillants, sur cette digue où pendant si 
longtemps avaient cheminé en paix, sur leurs chariots 
chargés de froment, les Moraves aux longs bonnets 
poilus et aux vestes bleues, s'en retournant du moulin, 
sur cette route, maintenant, entre les fourgons et les 
caissons, bousculés par les chevaux et les roues lourdes, 
se pressait une foule d'hommes fuyant la mort, s'écra- 
sant Fun l'autre et foulant aux pieds les cadavres, pour 
être tués eux-mêmes quelques pas plus loin peut-être. 



LA GUERRE ET LA PAIX 219 

Toutes les dix secondes, un boulet ou une grenade 
éclatait dans la foule, y traçant un siUon sanglant. 
Dologov, à pied, blessé à la naain, avec une dizaine de 
soldats et son commandant encore à cheval, représen- 
tait tout ce qui restait de son régiment. Se frayant 
difficilement un passage, étreints de tous côtés par la 
foule, ils étaient obligés de s'arrêter à chaque instant. 
Un cheval était tombé sou» un canon et on essayait de 
le dégager. Une grenade abattit quelqu'un à deux pas 
eu arrière, un boulet survint en avant et éclaboussa de 
sang Dologov. La foule se rua en avaiit, lit quelques 
pas, et s'artèta net. 

c Pouvoir av ancer de cent pas seulement et je serais 
savEvé : en restant, je suis mort ! » se disait chacun. 

Dologov, quittant le milieu de la foule, arriva d'un 
bcMMi à la digue, renversant deux soldats et s'élançant 
sur la glace dont une mince couche recouvrait l'étang, 

• Tourne par ici », eria-t-il au canonnieren bondis- 
sant sur la glace qui gémissait sous lui, c allons, tourne 
vite ! Cela tient ! > 

... La glace tenait en effet, mais elle cédait à cer- 
taines places et frémissait partout, et il était évident 
que non seulement sous le poids des canons et de la 
foule, mais sous le seul poids de Dologov, elle allait se 
rompre... On le regardait, on se pressait vers le 
rivage, mais personne n'osait affronter la glace. Le 
commandant, debout sur ses étriers, ouvrit la bouche 
pour crier quelque chose à Dologov. Mais soudain une 
grenade siffla si près des têtes que toutes se baissè- 
rent. Le commandant tomba ensanglanté. Personne ne 
pensa à le relever. 

€ Allons, sur la glace ! Sur la glace, marche ! Tourne ! > 
ainsi clamait-on confusément de toutes parts. On criait 



220 PAGES CHOISIES DE TOLSTOl 

sans savoir ce qu'on criait. Une des batteries tourna 
de la route sur la glace. Et aussitôt des nuées de sol- 
dats se mirent à courir sur Fétang gelé. Sous un des 
premiers la glace craqua, et un de ses pieds tomba 
dans Peau. Il voulut le retirer et s'enfonça jusqu'à la 
ceinture. Les autres hésitèrent, le canonnier arrêta 
sa monture mais derrière lui un cri retentit : c En 
avant ! Marche ! Marche ! > Hurlements, cris d'affolement 
se confondirent en une mélopée lugubre. Les conduc- 
teurs d'artillerie fouettaient les chevaux, qui se refu- 
saient à avancer. La glace, qui se maintenait encore 
sous le poids des piétons, s'efTondra d'un bloc énorme, 
et une quarantaine d'hommes qui étaient déjà dessus 
se débattirent un instant, puis disparurent sous l'eau 
noire. 

Les boulets, les grenades sifflaient toujours, mono- 
tones, obsédants, s'égrenaient sur la glace, dans l'eau, 
et de-ci de-là abattaient des hommes comme figés sur 
la chaussée, sur la glace et sur les rives. 



Le chêne. 

Avant que le prince André ait vu Natacha, le chêne rencon- 
tré sur sa route lui dit de bien tristes choses ; mais au retour, 
tout autre est le langage du vieil arbre. 

Au printemps de 1809, le prince André alla visiter 
les propriétés d'un sien neveu, dont il était tuteur, 
dans le gouvernement de Riazan. 11 regardait le tiède 
soleil du printemps, la première herbe, les premières 
feuilles du bouleau et les gros flocons blancs des 
nuages de mai qui rampaient sur l'azur immuable. Il 
ne pensait à rien, et regardait machinalement autour 



LA GUERRE ET LA PAIX 22f 

de lui, lout épanoui sous rinfluence ûe cette atmo^ 
sphère adorable. 

La calèche traversa un village sale, passa devant 
quelques gfanges, descendît vers un pont encore tout 
eo«fvert de neige, pois ce fut la plaine, o^ çèr et )à ver- 
dissait un buisson, et Ton entra enfin dan<s une forêt 
de bcmleauix qui s'étalait à perte de vue des deux cAtés 
de la route. Là il faisait presque chaud déjè; pas un 
souffle d'air. Le bouleau, tout empanaiché de petites 
feuilles lisses et d'un vert clair, paraissait figé. Et à 
ses pieds, de dessous les feuilles mortes, s'élançait 
une herbe fraîche et semée de fleurettes mauves. Ces 
arbres étaient dominés par de sombres sapins, dont 
le vert éternel rappelait encore le récent hiver. Les 
chevaux s'étaient montrés un peu rétifs en entrant 
sous bois. 

€ Tout est de nouveau verdoyant... et si tôt... pen- 
sait le prince André ; de» boukaux, des trembles, des 
hêtres... A présent voilà un chêne. » 

Sur la lisière de la forêt un chêne s'élevait. Il était 
dix fois plus vieux que les bouleaux qui l'entouraient, 
dix fois plus gros et deux fois plus haut. (Tétait un 
énorme aleol, noueux, à l'écorce rongée de parasites. 
Avec ses branches pareilles à des grosses marns 
noueuses aox doigts écartés, il avait l'atr d'un vieux 
méchant monstre au milieu des jeunes bouleaux à la 
robe blanche. Seuls les sapins immobiles parsemés 
dans la forêt, de même que le chêne, ne voulaient pas 
s'abandonner à la caresse vivifiante du printemps, et 
reniaient soleil et fleurs. 

• Le printemps, l'amour, le bonheur, paraissait dire 
ce ebène, — comment n'étes-vous pas lassés de cette- 
éternelle duperie! Tout est pareil, et tout est tromprenr» 

19. 



222 PAGES CHOISIES DE TOLSTO! 

Il n'y a ni printemps, ni soleil, ni bonheur. Regardez 
ces sapins endormis dans leur verdure immuable, et 
moi qui écarte mes doigts écorchés, à demi rompus, 
poussés de partout sur mes flancs et mon dos : je suis 
debout toujours, et je ne crois pas à vos espoirs, à 
vos illusions! » 

Le prince André longtemps observa cet arbre, comme 
s'il eût attendu quelque chose de lui. Il y avait des 
Heurs et de Therbe sous le chêne, comme partout, mais 
lui n'en demeurait pas moins sombre, impassible et 
menaçant. 

c Oui, cent fois oui, cet aïeul a raison. Que les autres, 
les enfants, croient au rêve, mais nous qui connais- 
sons la vie, nous savons ce qu'elle vaut. > 

Tout un monde de pensées désolées s'éveillèrent 
dans l'âme d'André. Et plus il scrutait sa vie, plus la 
désespérante conclusion semblait s'imposer, qu'il ne 
pouvait rien recommencer, qu'il devait vivre résigné 
jusqu'à la fin, sans faire de mal, mais sans désirer 
l'impossible bien. 

• «• • • • • •• • • •• •*• • • • • • • • 

Le lendemain, après avoir pris congé du comte 
Rostov, le prince ^ André reprit le chemin de chez 
lui. 

C'était le commencement de juin, et de nouveau la 
voiture traversa la forêt de bouleaux où le vieux chêne 
tout mutilé avait frappé le prince par son aspect 
morose. Les clochettes tintaient plus discrètes dans 
«la forêt que naguère, il y avait un mois et demi. Main- 
tenant tout était ombreux, plein, touffu. Les jeunes 
sapins n'entamaient point La beauté générale du pay- 
sage, et doucement verdovaient de leurs jeunes aiguil- 
lons duvetés. 



LA GUERRE ET LA PAIX 223 

La journée était chaude. De loin on sentait l'orage, 
mais c'était à peine si quelques nuages légers jetaient 
leur ombre sur la poussière de la route et sur les jeunes 
feuilles de couleur tendre. Le côté gauche de la forêt 
était dans l'ombre, et le droit, humide, scintillant au 
soleil, les cimes ondulant doucement sous un peu de 
brise. Tout était en fleur, mille oiseaux modulaient 
leurs chansons tout près et plus loin. 

€ Ici, dans ce bois, il y avait un chêne avec lequel 
mon âme était d'accord », songeait le prince André, 
examinant le côté gauche du chemin, et il ne remar- 
quait pas que, sans le reconnaître, il contemplait 
l'arbre qu'il cherchait. Car le vieux chêne, tout trans- 
formé, étendait au-dessus des bouleaux comme un 
parasol de verdure sombre; il se balançait douce- 
ment dans les suprêmes rayons du soleil couchant. 
On ne voyait plus des doigts noueux et crevassés, 
ni son ancien air morose, sa navrante tristesse du 
dernier printemps : à travers l'écorce rude, sécu- 
laire, jaillissaient de toutes parts les jeunes feuilles ; 
on avait presque peine à croire que c'était ce vieil- 
lard qui leur donnait le jour, t Oui, c'est bien le 
même chêne >, constata André, et un sentiment de 
joie sans cause illumina son âme. Les principaux 
moments de sa vie lui revinrent à l'esprit. Et Aus- 
terlitz avec son ciel haut, et le visage immobile de 
sa femme morte, et Pierre sur le bac, et la fillette, 
Natacha, toute émue de la beauté de la nuit, et cette 
nuit, et cette lune, et tout cela surgissait vivant et 
plastique. 
Et il conclut : 

€ Non, la vie ne finit point à trente et un ans. Qu'im- 
porte que je sache tout ce qui est en moi, il faut que 



224 PAGES CHOISIES DE TOLSTO! 

les autres le sachent aussi, et Pierre, et cette fillette 
qui voudrait parcourir le ciel; ma vie ne doit pas 
s'écouler pour moi seul» il faut qu'eux tous vivent 
indépendants de ma vie, mais qu'elle se reflète sur la 
leur, et que tous vivent de ma vie... » 



MON MARI ET MOI 



I 



Maria Alexandrovna vient de perdre sa mère; son père est 
mort Tannée d^avant. Elle est seule, avec sa petite sœur 
Sonia, dans leur campagne de Vokrovka. Auprès de la jeune 
fille et de la fillette, leur institutrice, Katia, qui est depuis si 
longtemps dans la maison, que c*est presque une parente. 
Nous assistons à la première véritable rencontre entre Maria 
et son tuteur Serge Mikhaïlitch, ami d'enfance de son père. 

J'avais dix-sept ans. Cette année-là justement, maman 
voulait me présenter dans le monde, et elle se propo- 
sait à cet effet, peu de jours encore avant sa fin, de 
passer l'hiver à la ville avec nous. La perte de ma mère 
était certes pour moi une très vive douleur, mais je 
dois avouer qu'au fond de ma douleur il y avait aussi 
le vague regret de devoir passer un second hiver dans 
cette campagne perdue, alors que j'étais jeune et que 
tous me disaient si belle. Vers la fin de la saison, ce 
sentiment pénible de solitude et d'ennui devint si 
intense, que je fus presque prise d'un spleen véritable ; 
je ne quittais plus ma chambre, je n'ouvrais plus mon 
piano et ne touchais pas à un livre. Lorsque Katia s'ef- 



226 PAGES CHOISIES DE TOLSTO! 

forçait de me distraire et voulait que je prisse un peu 
de courage pour surmonterma tristesse, je répondais : 
€ Je n'ai envie de rien! » Et je me disais en moi- 
même : € A quoi bon s'occuper de quoi que ce soit, 
puisque mes meilleures années se flétrissent dans 
cette campagne exécrée? > Et à ce < à quoi bon? » je 
ne trouvais d'autre réponse que des larmes. On me 
disait que je maigrissais, que J'enlaidissais même, 
mais cela m'était presque indifférent. A quoi bon, et 
pour qui être belle? Il me semblait que toute ma vie 
s'écoulerait dans ce désert, et dans cette prostration 
que je n'avais même pas la force de secouer. Katia 
commença à s'alarmer sérieusement, et décida de m'en- 
mener à l'étranger pour me guérir d'un mal qu'elle 
croyait organique. Mais pour cela il fallait de l'argent, 
et nous ignorions complètement l'état de notre for> 
tune; nous attendions l'arrivée de notre tuteur, qui 
devait arranger définitivement nos affaires. Il vint 
dans le courant de mars. 

Serge Mikhaïlitch était notre voisin et l'ami le plus 
intime de notre pauvre père, quoiqu'il fût bien plus 
jeune que lui. Son arrivée changeait nos projets et 
nous donnait la possibilité de quitter cette catm- 
pagne abhorrée. J'étais habituée depuis mon enfance- 
à l'aimer et à l'estimer, et Katia, en me disant de me 
secouer, avait bien deviné qu'entre tous son avis seul 
avait un poids réel pour moi, et que j'aurais été 
vexée de lui donner mauvaise impression de ma pep> 
sonne. Katia, Sonia sa filleule, et jusqu'à notre vieux 
cocher, aimaient Serge Mikhaïlitch, mais quant k 
moi un autre sentiment avait germé dans mon cœur 
à son égard depuis que ma mère m'avait dit un jour 
qu'elle désirait pour moi un mari comme lui. Cela 



MON MARI ET MOI 227 

alors m*ayait semblé bien drôle, et même désagréable. 
Le héros de mes rêves était tout autre ; il était grand, 
svelte, pâle, avec un visage sombre et fatal, tandis 
que Serge Mikhaîlitch était pour moi un homme 
presque vieux, robuste et d*un visage riant; mais 
malgré tout, les paroles de ma mère, sans que je 
m'en fusse doutée, hantaient mon imagination. 

A rheure du dîner, auquel Katia avait ajouté un 
gâteau, une crème et quelques autres friandises, Serge 
Mikhaîlitch arriva. Je vis par la fenêtre son traîneau 
entrer dans la cour. Je voulais l'attendre cérémonieu- 
sement dans la salle, mais je ne pus résister à mon 
impatiense lorsque j'entendis dans le vestibule sa 
voix sonore, et je m'élançai à sa rencontre. Il tenait 
la main de Katia et lui parlait en riant. En m'aperce- 
vant, il me regarda quelques instants sans me saluer ; 
ce regard me gêna, et je rougis beaucoup. 

€ Ah! est-ce bien vous? dit-il enfin de sa voix ferme, 
en s'approchant. Peut-on changer ainsi! que vous 
avez grandi! Ce n'est plus la violette d'autrefois; 
maintenant c'est une rose. > 

Il pressa ma main dans sa main large et musclée, 
et cela si fort qu'il me fit presque mal. Je crus qu'il 
allait l'embrasser et je m'inclinai légèrement, mais il 
la pressa seulement encore une fois et me regarda 
attentivement pendant une minute. 

Je ne l'avais pas vu depuis six ans. Il avait beaucoup 
changé et vieilli; il avait laissé pousser sa grande 
barbe, ce qui ne lui allait guère, mais c'étaient bien 
là toujours ses manières simples, le même visage 
franc aux traits expressifs, et les mêmes yeux brillants 
et bons; c'était surtout son sourire demi-taquin, d^imi- 
tendre. 



228 PAGES CHOISIES DE TOLSTOl 

Au bout de cinq minutes il n'était plus un étranger, 
il était des nôtres ; les gens eux-mêmes le servaient 
avec un empressement particulier, et on voyait qu'il 
était le bienvenu pour nous tous. 11 ne nous fit point 
de banales condoléances et ne soupira guère; il tâchait 
au contraire d'éviter le sujet douloureux, et au com- 
mencement cette indifférence apparente me parut 
presque inconvenante. Mais lorsque, le soir, Katia se 
mit à la place qu'occupait jadis maman, et nous deux 
Sonia à ses côtés, et que le vieux Grégorii apporta 
une vieille pipe de papa, il se mit à marcher de long 
en large dans la grande salle ; puis, s'arrétant tout à 
coup, il dit d'une voix profonde : 

c Grand Dieu! que de terribles changements dans 
cette maison! 

— Oui, répondit Katia déjà prête à pleurer. 

— Vous rappelez-vous votre père? me demanda-t-il. 

— Fort peu, répondis-je. 

— Et comme vous seriez heureuse maintenant avec 
lui 1 > murmura-t-il pensif, en regardant mon front et 
mes yeux qui lui rappelaient sans doute ceux de son 
ami d'enfance, t J'ai beaucoup aimé votre père », 
ajouta-t-il plus bas ; et il me sembla que ses yeux deve- 
naient plus brillants. 

c Et Dieu nous l'a prise aussi, elle, dit Katia en 
couvrant sa figure de son mouchoir. 

— Oui, il y a eu de terribles changements, répéta-t-il, 
en se tournant vers la fenêtre. Allons, Sonia, montre- 
moi tes joujoux >, dit-il en changeant brusquement 
de ton et de sujet; et il passa avec ma petite sœur 
dans la pièce à côté. 

Je le regardai, silencieuse et émue, tandis que Katia 
me disait : 



MON MARI ET MOI 229 

c Oh ! c*est un ami si fidèle et si sûr ! > 

Et, en effet, cette compassion délicate de la part de 
cet étranger si bon me réchauffait le cœur. 

Dans la pièce voisine on entendait les cris de Sonia 
taquinée par Serge Mikhallitch; puis il commença à 
taper sur le piano avec les menottes de ma petite sœur, 
et tous deux riaient aux éclats. 

€ Maria Alexandrovna, dit-il tout à coup, venez ici 
et jouez-nous quelque chose. > 

Cela me fut agréable d'être traitée par lui en amie. 
Je me levai et m'approchai. 

€ Jouez cela », continua-t-il en me désignant l'adagio 
de la sonate : Quasi una fantasia, c Nous allons voir com- 
ment vous vous en tirerez. > Et il s'en alla dans un 
coin avec son verre de thé. 

Je compris qu'avec lui il eût été maladroit de faire 
des préambules, de dire que je jouais mal, etc. Je me 
mis donc simplement au piano et commençai à jouer 
comme j'en étais capable, mais cependant je redoutais 
son jugement, sachant qu'il aimait la musique et s'y 
connaissait. L'adagio était dans le ton des souvenirs 
qui me troublaient le cœur, et sous la fraîche impres- 
sion de cette entrevue soudaine, après des années 
d'absence, je jouai ce morceau assez convenablement, 
à ce qu'il paraît. Mais il ne me laissa pas finir le 
scherzo. 

c Vous ne jouez pas bien cela, me dit-il simplement; 
mais vous avez bien joué l'adagio. > 

Cette louange, si modérée qu'elle fût, m'alla droit au 
cœur, et je rougis de plaisir. C'était si neuf et si bon 
de sentir que lui, l'ami démon père, me parlait aujour- 
d'hui gravement et non plus en badinant comme 
jadis. 

20 



230 PAGES CHOISIES DE TOLSTO! 

Kaiia alla coucher Sonia, et nous restâmes quelques 
instants seuls lui et moi dans la grande salle. Il me 
parla de mon père, me raconta de quelle façon ils 
étaient devenus amis, comme ils étaient heureux dans 
le temps où, toute petite, j'étais assise au milieu de mes 
poupées ; et dans son récit mon père m*apparut pour 
la première fois comme un homme simple, distingué et 
aimable. Il me questionnait sur les choses que j'aimais, 
sur les livres que je lisais, et sur mes projets d'avenir. 
Il n'était plus maintenant le plaisant taquin d'autre- 
fois qui me faisait tour à tour pleurer et rire, mais un 
ami sérieux et aimant, pour lequel j'éprouvais de la 
sympathie et une estime profonde. Pourtant, en parlant 
je sentais une certaine gène, j'avais peur que chacune 
de mes paroles ne lui déplût, et je désirais vivement 
mériter son afTection que, sans le savoir, j'avais déjà 
conquise, par cela même que j'étais la fille de mon père. 

Après avoir endormi Sonia, Katia revint, et com- 
mença à se plaindre devant lui de mon apathie et de 
mon désœuvrement maladif dont je m'étais bien gardée 
de lui souffler mot. 

€ Elle ne m'a donc pas confié le plus important, cette 
demoiselle? > fît-il en me souriant avec un accent de 
doux reproche. 

* Que pouvais-je raconter? C'est un ennui qui pas- 
sera, voilà tout. » 

Et il me semblait en efTet, à ce moment, que non 
seulement mon ennui passerait, mais qu'il était passé 
déjà, ou plutôt qu'il n'avait jamais existé. 

« C'est mal de ne pas savoir supporter la solitude^ 
dit-il. Êtes-vous ou n'étes-vous pas encore une grande 
demoiselle? 

— Bien entendu, je le suis, répondis-je en riant. 



MON MARI ET MOI 231 

— Alors VOUS êtes une méchante demoiselle, qui ne 
vit que lorsqu'on la caresse, et quand elle reste seule 
la voilà comme morte, et plus rien ne lui est agréable ! 
Tout pour soi-même et rien pour les autres ! C'est bien 
mal!... dit-il, demi-sérieux, demi-riant. 

— Vous avez une bonne opinion de moi, répliquai-je 
pour dire quelque chose. 

— Non ! reprit-il après un silence. Vous ressemblez 
à votre père, et en vous certes il y a quelque chose » ; et 
le bon regard de ses yeux profonds m'émut et me 
réjouit. 

Ce fut alors la première fois que j'aperçus dans son 
visage, insouciant en apparence, une expression par- 
ticulière, claire et douce avec une nuance de tristesse 
tout au fond. 

€ Il ne faut pas et on ne doit pas s'ennuyer, dit-il 
encore. Vous avez la musique que vous comprenez, 
les livres et l'étude. Vous avez toute une vie devant 
vous, à laquelle il y a juste le temps de se préparer, 
afin de ne pas avoir à le regretter plus tard. Le temps 
s'envole, et dans un an il sera déjà trop tard peut- 
être... » 



H 

Maria est demeurée tout Pautomne et tout Phiver sans 
revoir Serge, mais elle ne s'ennuie plus, absorbée qu'elle est 
maintenant par un sentiment que nous allons voir se déve- 
lopper. 

Le printemps arriva. Mon ennui se changea en 
rêverie tendre, pleine de désirs et d'espoir. Je n'étais 
plus désœuvrée, je m'occupais de Sonia, de musique. 



232 PAGES CHOISIES DE TOLSTO! 

de lectures, mais pourtant je m'en allais rôder pendant 
de longues heures dans les allées de notre vieux parc, 
pensant à Dieu sait quoi, agitée par des pensées saùs 
nom. Parfois, pendant les nuits claires surtout, je res- 
tais jusqu'à l'aurore accoudée à ma fenêtre, et il m'ar- 
rivait dans la nuit de m'envelopper dans mon châle et 
de parcourir le parc silencieux et baigné dans la lueur 
pâle de la lune; et j'allais même jusqu'à m'aventurer 
dans les champs déserts. Aujourd'hui il m'est difficile 
de me rappeler et de comprendre les rêves qui han- 
taient mes nuits inquiètes d'alors. Et lorsque je m'en 
souviens, j'ai de la difSculté à croire que c'étaient bien 
là des rêves à moi, tellement ils étaient bizarres et 
éloignés de la réalité. 

À la fin de mai, Serge Mikhaîlitch revint comme il 
nous l'avait promis. C'était un soir que nous ne l'at- 
tendions point. Nous étions assises sur la terrasse et 
nous apprêtions à prendre le thé. Le parc était rempli 
de verdure et de fleurs, et dans les touffes de jasmin 
et de lilas les rossignols chantaient déjà. Il faisait 
une soirée délicieuse. La rosée brillait sur l'herbe, 
et derrière les jardins on entendait le murmure confus 
d'une journée de labeur à son déclin, les chants des 
travailleurs, le beuglement des troupeaux et le hen- 
nissement des chevaux qui revenaient du pâturage. 
Le vieux jardinier Nikon allait et venait dans le parc 
avec un grand baril d'eau et arrosait les plantes, les 
fleurs et les arbres. Sur la terrasse était dressée la 
table, couverte d'une nappe blanche, sur laquelle lui- 
sait le samovar qui chantait déjà, et jaunissait de ses 
reflets les gâteaux et les craquelins aux amandes; un 
pain chaud encore, le beurre et la crème étaient rangés 
symétriquement dans un angle. Katia, de ses mains 



MON MARI ET MOI 233 

potelées, rinçait les tasses et les essuyait avec une ser- 
viette posée sur son bras. Lasse d'attendre et venant 
de prendre un bain, j'avais si grand'faim que j'avalai de 
l'épaisse crème et du pain. J'étais en blouse avec des 
manches ouvertes, et mes cheveux humides étaient 
enserrés d'un fichu. Ce fut Katia qui aperçut la pre- 
mière Serge Mikhaïlitch. 

< Le voilà, s'écria- t-elle avec joie. Savez-vous que 
nous venons justement de parler de vous? » 

Je me levai d'un bond, toute confuse, afin d'aller me 
rhabiller. Mais lui me barra le passade. 

< On ne fait pas de cérémonies à la campagne, et 
avec un vieil ami surtout, dit-il en regardant ma coif- 
fure avec un sourire. Vous ne vous gênez pas avec 
Grégorii, n'est-ce pas? Eh bien, moi, ne suis-je pas 
aussi un Grégorii pour vous?... » 

Mais malgré ses paroles, je crus remarquer qu'il me 
regardait tout à fait autrement que Grégorii, et j'étais 
mal à mon aise. 

€ Je vais revenir à l'instant même, dis-je en courant 
vers ma chambre. Comme il m'a regardée drôlement ! 
pensais-je. Enfin, Dieu merci, il est revenu; de nouveau 
la vie sera plus gaie >, et après avoir lancé un dernier 
coup d'œil à mon miroir, je redescendis tout essoufflée. 
Il parlait de nos affaires à Katia. « Tout était, disait-il, 
dans le meilleur état du monde. 11 nous fallait, selon 
son avis, passer l'été à la campagne, puis vers l'au- 
tomne aller à Pétersbourg ou à l'étranger. 

— Vous devriez venir avec nous à l'étranger, fit 
Katia, car si nous entreprenions seules un pareil 
voyage, nous nous croirions perdues comme dans une 
forêt. 

— Oh ! j'irais volontiers avec vous au bout du monde », 

20. 



234 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

répUqua<t-il en plaisantant ; mais sa voix avait uni» into- 
nation sérieuse. 

€ Eh bien, pourquoi pas? Faisons le tour du monde! » 
m'écriai-je. Il sourit. 

« Et ma mère? et les affaires? Au reste, ce n'est pas 
en question; racontez-moi plutôt comment vous avez 
passé votre temps. Vous êtes- vous encore ennuyée? » 

Je lui racontai que je m'étais beaucoup occupée, et 
pas ennuyée du tout, et Katia confirma mes paroles ; 
il me récompensa par un compliment et un bien doux 
regard, comme ^il en avait eu le droit. Il me parut 
nécessaire de lui raconter tous les détails de ma vie, et 
de lui avouer tout le bien et tout le mal que j'avais pu 
faire. La soirée était belle, et quoiqu'on eût emporté le 
samovar, nous restâmes sur la terrasse. La conversa- 
tion était si intéressante pour moi, que je ne m'aperçus 
point que la nuit et le silence se faisaient plus profonds 
autour de nous. Les parfums des fleurs, de l'herbe et 
de la rosée devinrent plus enivrants. Le rossignol 
gazouillait légèrement dans les lilas d'à côté, mais, 
effrayé par nos voix, il se tut subitement. Le ciel étoile 
paraissait se pencher vers nous. Une chauve-souris vint 
voleter sur la terrasse, et j'avais envie de crier, mais 
elle s'en alla dans les arbres du jardin et disparut dans 
la pénombre. 

« Que j'aime votre Vokrovka, dit tout à coup Serge 
Mikhaïlitch ; je voudrais rester ainsi toute ma vie sur 
cette terrasse. 

— Eh bien! qui vous en empêche? dit Katia. 

— Oui, c'est cela, restez; mais la vie, reste-t-elle 
aussi? 

— Pourquoi ne vous mariez-vous pas ? ajouta Katia 
vous seriez un mari parfait. 



MON MARI ET MOI 23& 

— Parce que j'aime à rester, quoi! répliqua-t-il en 
riant. Non, Katerina Karlovna, vous et moi nous ne 
sommes plus bons au mariage. Il y a bien longtemps 
déjà qu'on ne me regarde plus comme un monsieur à 
marier, et il y a longtemps aussi que je n'y songe plus 
Dkoi-même. > 

Je crus m'apercevoir qu'il y avait dans sa voix rieuse 
quelque chose qui n'était pas naturel. 

< Comment ! à trente-six ans vous vous dites vieux \ 
continua Katia. 

— Oui, et bien vieux. Je n'ai plus qu'un désir : c'est 
de rester en place, et pour se marier il faut autre 
chose. Demandez-le-lui, poursuivit-il en me regardant. 
Voilà qui doit se marier; et, quant à nous, il ne nous 
reste autre chose à faire qu'à nous réjouir de son bon- 
heur. » 

Mais encore une fois dans sa voix sonore vibrait une 
tristesse secrète, et presque de l'amertume. Il se tut un 
moment, puis reprit : 

c Supposez que par un malheureux hasard j'en 
vienne à épouser une jeune fille de dix-sept ans, 
comme Mâcha... Maria Alexandrovna... C'est un très- 
bon exemple, et je suis bien aise qu'il me soit venu à 
l'esprit... » 

Je me misa rire aussi, quoique sans trop comprendre 
pourquoi il trouvait cette supposition si ridicule. 

< Eh bien, répondez-moi franchement, la main sur 
la conscience, Maria Alexandrovna; ne serait-ce pas 
un malheur pour vous de lier votre vie à celle d'un 
homme vieux, blasé, qui ne désire plus que de rester 
tranquille, alors que vous désirez quantité de choses, 
et que Dieu sait les idées qui trottent dans votre petite 
tète? » 



236 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

J'étais si embarrassée que je ne savais que répondre. 

« Je ne vous fais pas là une proposition sérieuse, 
mais répondez comme cela, tout simplement : ce n'est 
pas à un mari comme moi que vous visez lorsque vous 
vous promenez tout le soir dans les allées sombres, 
et une telle alliance serait pour vous un malheur, 
n'est-ce pas? 

— Pas un malheur..., murmuraî-je. 

— Mais pas un bonheur non plus?... 

— Oui, mais je peux me trom.... > 
Il m'interrompit encore. 

€ Elle a raison, dit-il à Katia, et je lai suis reconnais- 
sant de sa franchise, et suis très content de notre con- 
versation. Oui, non seulement pour elle, mais pour 
moi aussi ; cela nous fera éviter un plus grand malheur, 
ajouta-t-il pensivement. 

— Vous êtes toujours le même être singulier et 
bizarre, et les années ne vous ont pas changé. > 

Katia, mécontente, sortit commander le souper. 

Nous nous tûmes tous deux après la sortie de Katia, 
et le rossignol reprit ses arpèges harmonieux, tandis 
que dans le ravin, près de l'étang, un autre rossignol lui 
répondait par des accords plus amples encore. Leurs 
voix majestueuses résonnaient dans le silence qui 
nous entourait mystérieux. Je ne savais de quoi com- 
mencer à parler, après l'étrange discussion de tout à 
l'heure; je regardai Serge Mikhaïlitch, et fus surprise 
de m'aperce voir que ses yeux brillants ne me quit- 
taient pas. 

€ Il fait bon vivre lorsque le monde est si beau, dis- 
je enfin en soupirant. 

— Pourquoi? me demanda-t-il. 

— Il fait bon vivre lorsaue le monde est^si beau... 



MON MARI ET MOI 237 

répétai-je. Et de nouveau nous retombâmes dans le 
silence. Je m'imaginais que je Pavais attristé avec mon 
absurde réplique à propos du mariage ; je voulais le 
consoler, mais je ne savais comment faire, et peut-être 
n*avais-je pas assez d'audace. 

< Il est tard; adieu, Maria Alcxandrovna. Ma mère 
m'attend pour souper, et je ne Fai presque pas encore 
Tue depuis mon retour. 

— Et moi qui voulais vous jouer une nouvelle 
sonate... 

— Ce sera pour une autre fois >, répondit-il froide- 
ment. 11 me semblait de plus en plus, maintenant, qu'il 
était offensé. Nous le reconduisîmes avec Katia jusqu'à 
sa britchka, puis nous écoutâmes tous deux le cahote- 
ment de son équipage sur la grande route. Ensuite je 
retournai sur la terrasse, et longtemps, dans le brouil- 
lard et la rosée du soir, j'entendis les voix de la nuit 
qui disaient tout haut ce que mon cœur désirait tout 
bas. 

Serge Mikhaïlitch vint une seconde, une troisième 
fois, et la gêne qu'avait causée cette malencontreuse 
discussion s'évanouit complètement et ne reparut plus 
jamais. Pendant tout l'été il vint à la maison deux ou 
trois fois par semaine, et je m'étais tellement habituée 
à sa présence, que lorsqu'il ne venait pas je trouvais 
que c'était mal à lui de me laisser seule. Il me traitait 
en camarade, me questionnait, provoquait mes confi- 
dences, me donnait des conseils, et quelquefois même 
me grondait doucement. Mais quoiqu'il s'efforçât de 
paraître mon égal, je sentais qu'à côté de ce que je 
voyais et comprenais en lui il y avait dans son âme 
tout un monde auquel je restais étrangère. Peut-être 
ne me jugeait-il pas digne d'y pénétrer, et cette supé- 



238 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

riorité, dissimulée avec tant de bonté, était encore 
un attrait pour moi et augmentait mon estime, presque 
mon culte pour lui. Je savais par Katia qu'outre les 
soins assez fatigants qu'il prodiguait à sa vieille mère, 
et ses affaires et les nôtres, dont il avait charge, il 
avait de fréquentes et pénibles discussions avec les 
gentilshommes voisins, qu'il effarouchait par ses ten- 
dances libérales à l'égard de ses paysans, qu'il aimait 
sincèrement. Mais quels étaient ses convictions, ses 
projets, ses espoirs, je ne pouvais jamais rien tirer de 
lui à ce sujet, et dès que je faisais quelque timide allu- 
sion, il fronçait le sourcil et paraissait me dire : < Mais 
qu'est-ce que tout ceci peut vous faire, à vous? » 

D'abord cela me fut pénible; puis, avec le temps, je 
m'habituai à ne parler avec lui que de moi et de ce qui 
me concernait, et ensuite ce qui chez lui me déplaisait 
le plus d'abord me devint agréable ; je fais allusion à 
ce que jamais il ne me disait ni ne cherchait à me 
faire comprendre que j'étais jolie, tandis que tous les 
autres me le répétaient sans cesse. Il aimait même à 
me chercher des défauts et à me taquiner à ce propos. 
Les robes et les coiffures à la mode dont ma bonne 
Katia aimait à me parer les jours de fête, provoquaient 
ses moqueries, et cela rendait Katia plus penaude que 
moi, qui n'étais que confuse. Katia, qui savait bien que 
je lui plaisais, ne pouvait pas comprendre comment, 
lorsque j'étais en grande toilette, je lui paraissais 
moins belle. Mais lui affectait de croire qu'il n'y avait 
pas ombre de coquetterie en moi, et je lui plaisais sur- 
tout dans mes simples robes de tous les jours. Dès que 
je m'en fus rendu compte, coiffures et robes à la mode 
disparurent, mais aussitôt se développa en moi une 
coquetterie plus dangereuse que l'autre, celle de la 



MON MARI ET MOI 239 

simplicité. Je savais qu'il m*aimait, était-ce comme 
enfant ou comme femme? Je ne me le demandais pas 
encore; mais cet amour m'était devenu cher, et sen- 
tant qu'il me croyait la meilleure jeune fille du monde, 
je ne pouvais pas ne point désirer que cette illusion 
durât. Je m'efforçais de le tromper, mais en le trom- 
pant je devenais meilleure par cela même. Je lui mon- 
trais les meilleurs sentiments de mon âme. S'il con- 
naissait trop bien mon extérieur pour se tromper sur 
quelque détail, je savais qu'il ne connaissait réellement 
pas mon âme, car, sous son influence, elle s'éveillait 
et se développait, et c'est de la sorte que je lui donnais 
nécessairement des illusions sans que jamais il s'en 
aperçût. Et comme il me parut bon lorsque enfin je 
compris son cœur ! Les gènes sans cause aucune, les 
allures compassées des premiers temps disparurent 
tout à fait. J'étais certaine que de profil ou de face, 
avec les cheveux épars ou nattés, debout ou assise, il 
était content de moi, et que je lui plaisais telle que 
j'étais; je sentais que si, contre son habitude, il m'avait, 
à l'imitation des autres hommes, adressé quelque 
compliment banal, cela m'aurait choquée comme une 
dissonance. Mais en retour, quelle délicieuse sensation 
j'éprouvais lorsque, après quelqu'une de mes actions 
ou de mes paroles, il me disait d'une voix émue : 

* Oui, oui, il y a en vous quelque chose; vous êtes 
une délicieuse fille, je vous le déclare, Maria Alexan- 
drovna. » 

Ces paroles m'emplissaient le cœur de fierté et de 
joie. Si, par exemple, je lui disais que j'aimais la 
tendresse du vieux Grégorii pour sa petite fille, que 
j'avais pleuré en lisant quelque poème ou quelque 
roman, ou que je préférais Mozart à SchoulhofT, 



240 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

c'était parce que je devinais, par un instinct étrange, 
ce qu'il fallait apprécier ou mépriser pour lui plaire. 
La plupart de mes goûts ou de mes habitudes d'aupa- 
ravant lui déplaisaient, mais il n'avait besoin que de 
plisser le front ou de faire une mine dédaigneuse, 
pour qu'il me semblât que je n'aimais plus ce que 
j'avais aimé jusque-là. Quelquefois, avant qu'il eût 
parlé je devinais ce qu'il allait dire. S'il me question- 
nait, son regard lisait la pensée intime cachée dans 
mon âme, sans que je voulusse la lui dévoiler. Toutes 
ses pensées et tous ses sentiments devinrent les miens, 
et s'incarnèrent dans ma vie et dans mes actes en y 
projetant une sorte de lumière. Tout à fait incon- 
sciemment, je commençais à envisager le monde autre- 
ment, et à regarder avec d'autres yeux, Katia, Sonia, 
nos vieux domestiques, nos paysans, et moi-même. Les 
livres que je lisais d'abord pour me distraire, devin- 
rent pour moi une occupation profonde, et je lus avec 
lui quelques ouvrages sérieux. Les soins que je don- 
nais à Sonia m'ennuyaient autrefois comme l'accom- 
plissement d'un devoir aride, mais il assista à quelques 
leçons, et, depuis lors, épier le développement du 
petit cerveau de l'enfant et éveiller son intelligence 
sommeillante, devint pour moi un plaisir intense. Je 
croyais dans le temps qu'il était impossible d'étudier 
sérieusement un morceau de musique, et maintenant, 
sachant qu'il m'écouterait et serait content, je ne me 
lassais plus de répéter quarante fois de suite le même 
passage. 

Enfin Katia, que j'avais toujours aimée cepen- 
dant comme moi-même, me parut tout autre. Je 
compris alors seulement l'étendue du dévouement et 
l'abnégation de cet être si doux qui nous servait de 



MON MARI ET MOI 24i 

mère, d'amie, d'escàâve presque, n'ayant d'autre 
pensée que nous. 

C'est lui encore qui m'enseigna à re^rder nos 
paysans et nos filles d« service autrement <tue comme 
des êtres sans âme. Jusque-là, quoique ayant vécu au 
milieu d'eux, ils m'étaient demeurés étrangers, et il ne 
m'était jamais venu à l'esprit que ces êtres pouvaient 
aimer, penser et sentir comme moi. Notre parc, nos 
jardins, nos champs et nos forêts avaient revêtu un 
charme inconnu à mes yeux. Ils disaient que dans la 
vie le seul bonheur est de vivre pour les autres, et, 
avant encore que je l'eusse complètement compris, 
cette conviction germait déjà dans mon cœur. Il 
m'avait ouvert des horizons de joie et d'imprévu, 
quoiqu'il n'eût apporté cependant aucun événement 
nouveau dans mon existence, excepté son influence, 
qui agissait sur chacune de mes sensations. Tout mon 
passé et mon enfance revivaient devant moi, et je n'y 
voyais rien, absolument rien ! Je ne croyais vivre que 
depuis qu'il était revenu, comme si sa pnésence seule 
donnait une voix à tout ce qui gisait impassible et 
muet dans mon âme. 

Souvent, pendant cet été, je me jetais sur mon lit, et 
les rêves impossibles, les espoirs insensés, les désirs 
sans nom, et la peur que le bonheur du présent ne fût 
éphémère, s'emparaient violemment de moi. Lorsque 
je ne pouvais m'endormir, je réveillais Katia pour lui 
confier que je me sentais heureuse de vivre. Elle 
m'embrassait tendrement et me disait qu'elle aussi était 
heureuse. Mais elle pouvait dormir, tandis que moi je 
passais la nuit entière à me demander pourquoi j'étais 
contente. Parfois je me mettais à genoux : dans la 
chambre tout se taisait; la respiration régulière de 

21 



242 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

Katia et le tic-tac de la pendule rompaient seuls le 
silence. J'avais alors Tillusion que mes rêves, mes 
pensées, mes prières, étaient des êtres vivants et insé- 
parables de mon être. Chacune de mes pensées était 
une pensée à lui, chacun de mes sentiments, un sen- 
timent à lui. Je ne devinais pas encore que c'était de 
Tamour, mais j'étais sûre déjà que c'était quelque 
chose d'autre que Tamitié et l'estime. 



III 



Le fragment qui suit — cueîUette des cerises, puis prome- 
nade au clair de lune -~ offre, avec la cueillette des cham- 
pignons dans Guerre et Paix, et quelques autres passages, 
une note rare dans la littérature russe ; on ne Vy trouve, en 
dehors de l'œuvre de Tolstoï, que chez Tourgueniev. C'est 
Vidylle savoureuse, teUe qu'elle foisonne, trop souvent affadie, 
dans le roman anglais. 

Un jour, dans l'après-midi, Katia, Sonia et moi nous 
allâmes dans le jardin nous asseoir sur notre banc 
favori près d'un ruisseau, à l'ombre des vieux tilleuls, 
d'où l'on avait une splendide vue sur les champs et 
les bois. Serge Mikhaïlitch n'était pas venu depuis 
trois jours, et nous l'attendions; le régisseur nous 
avait dit qu'il devait venir visiter les travaux des 
champs. Vers les deux heures, au milieu des glaneurs 
et des glaneuses, nous aperçûmes sur le terrain sa 
silhouette élancée. Katia avait apporté des cerises et 
des abricots, qu'il aimait beaucoup, et s'était endormie 
en l'attendant. 

Arrachant une branche d'arbre, je commençai à 
écarter les mouches de son visage tout en lisant et en 



MON MARI ET MOI 243 

interrompant parfois ma lecture de regards furtifs 
jetés vers le chemin par lequel je croyais qu'il vien- 
drait. La chaleur était étouffante. Katia roilflait, et 
Sonia s'amusait sur l'herbe. Le soleil descendait déjà 
à l'horizon, et Serge Mihhaïlitch n'apparaissait pas. 
Tout à coup, je le vis s'approcher de nous du côté de 
l'allée où je ne l'attendais pas. Il nous aborda avec 
un visage riant, joyeux, et le chapeau à la main. 
Voyant que Katia dormait, il mordit ses lèvres et 
marcha sur la pointe des pieds, et je voyais qu'il était 
dans cet état de gaieté sans cause que nous appelons 
une extase farouche; il avait l'air d'un écolier échappé. 

« Salut, belle violette, dit-il à voix basse, en portant 
militairement sa main au front. Moi, j'ai toujours 
treize ans, j'ai envie de jouer aux chevaux et de 
grimper sur les arbres. 

— Dans une extase farouchet b fis-je alors, en regar- 
dant ses yeux riants et sentant que sa gaieté commen- 
çait à s'emparer de moi aussi. 

c Oui, reprit-il avec un bon sourire; mais pour- 
quoi chatouiller ainsi le nez de Katerina Karlovna? » 

Et il éclata de rire pour tout de bon. 

Je n'avais pas vu, en le regardant, qu'en remuant 
machinalement la branche j'enlevais le fichu de Katia 
et j'abattais en même temps les feuilles sur son 
nez. 

€ Elle prétendra n'avoir pas dormi du tout », dis-je, 
à voix basse sous prétexte de ne pas éveiller Katia, 
mais en réalité parce qu'il m'était agréable de lui 
parler en chuchotant. Dès qu'il aperçut les cerises, il 
s'en empara, s'en alla sur l'herbe vers Sonia et se mit 
à la taquiner à propos de ses poupées. Elle se fâcha 
d'abord, mais bientôt ils redevinrent les meilleurs 



244 PAGES CHOISIES I>£ TOLSTOÏ 

ami$ du monde, lorsqu'il lui eut ptroposé de jcmer à 
qui mangerait le plus de cerises^ 

c Si vous voulez, j'en ferai apporter encore, ou nous 
irons nous-même en cueillir. » 

H prit l'assiette, y plaça les poupées de Sonia, qui 
courait derrière nous en le tirant par les pans de sa 
jaquette, et nous nous dirigelimes vers le verger, 

€ Eh bien, n'ètes-vous pas une vraie violette? » fit- il 
toujours à voix basse, quoiqu'il n'y eût plus personne 
autour de nous à réveiller; « dès que je vous ai appro- 
chée, après la fatigue, la chaleur et la poussière, j'ai 
senti un parfum délicieux» et non pas celui de la vio- 
lette d'été, mais de celle qui sent encore la neige de 
l'herbe printanière. 

•^ Qu'y a-t-il de nouveau ohez vous? * demandai-je 
afin de dissimuler la joyeuse émotion que me cau- 
saient sas paroles. 

c Tout va fort biejil ce s<mi de braves geas que 
nos paysans ; plus on les connatt, plus on les aime. 

-T- C'est vrai ; avant que vous vinssiez je regardais 
les glaneurs, et j'étais presque honteuse de les voir 
travailler si durement, tandis que moi je ne faisais 
rien... 

— Il ne faut pas parler à la légère d'un tel sujet» 
interro«isnpit-il sévèrement C'est presque un sacrilège. 

— Mais je vous dis ce que je pense. 

— Oui, je le aais. Mais..., les cerises? où sont-elles? » 
Le verger était fermé, les jardiniers étaient absents. 

Sonia courut chercher la elef, miais dans son impa- 
iience il grimpa sur le mur et sauta dans Tintée 
rieur. 

< Faites passer l'assiette, me eria-t-il. 

-- Non, je veux en e»eillir moi-mème^je vais aller 



MON MARI ET MOI 245 

chercher la clef, car je crains que Sonia ne la trouve 
pas. » 

Mais à ce moment il me vint une grande envie de 
voir ce quMl faisait, tandis qu*il croyait que personne 
ne pouvait le surprendre. Je courus à l'autre bout du 
mur, et comme il n'était pas très haut, je grimpai à 
l'aide des arbres sur la crête, et en m'appuyant à la 
branche d'un vieux cerisier je regardai à l'intérieur. 
Serge Mikhallitch, nu-tête, était assis sur un tronc 
d'arbre, et les yeux demi-clos, la tête inclinée, il mur- 
murait quelque chose. J'entendis ce murmure et je 
tressaillis de joie : c Mâcha, ma chère Mâcha ! > Mon 
cœur battit avec violence, tandis qu'une émotion 
inconnue et presque défendue s'emparait de moi. Je 
chancelai comme si j'avais été ivre et poussai un 
léger cri; il m'entendit, me regarda tout effaré et 
rouge. Cependant il sourit, et je lui rendis son sourire. 
Ses yeux, qui devenaient de plus en plus brillants, 
exprimaient une ineffable tendresse. Ce n'était plus 
l'oncle qui donnait des conseils, qui m'interrogeait 
et me grondait : c'était l'homme égal à moi qui m'ai- 
mait et qui avait peur, que j'aimais et dont j'avais 
peur aussi. Tout à coup son visage changea et ses 
yeux perdirent leur éclat. Il me regarda de nouveau 
paternellement en disant d'un ton froid : 

€ Descendez, vous allez vous faire du mal; vos 
cheveux sont ébouriffés et vous avez l'air de Dieu 
sait quoi. » 

€ Pourquoi dissimule-t-il? pourquoi veut-il me faire 
de la peine? » me demandai-je avec colère. Il me vint 
le désir insensé de l'efFrayer et d'éprouver ainsi mon 
pouvoir sur lui. Je sautai du mur dans le jardin avant 
qu'il eût eu le temps de s'élancer pour me soutenir. 

21. 



246 PAGES CHOISIES I>E TOLSTÛÎ 

c QuéUes idées folles voua prennent donc an^ur- 
d*hui! » fît-il tout pâle d'émotion et en voulant paraître 
en colère. Vous pouviez vous faire bien du mal. Puis, 
comment sortirez-vous d'ici? » 

J'étais maintenant troublée à mon tour : je n'oisais. 
le regarder ) et je me repentais de mon . étourderie, 
croyant que par ma légèreté j'avais perdu à jamais 
son estime. Sonia arriva enfin avec la clef, et nou& 
sortîmes du verger, sans nous être dit un mot de plus, 
et retournâmes près de Katia, qui soutint n'avoir pas 
dormi du tout et avoir tout entendu. Je me calmai 
un peu, et lui reprit de nouveau son accent et ses 
manières de protection affectueuse ; mais tout cela ne 
me trompait plus, et je me rappelais ce qu'il avait, 
dit un jour à Katia. 

c Un homme peut avouer qu'il aime, mais une 
femme, cela lui est défendu, déclarait Katia. 

^- Moi je crois, avait-il répondu alors, qu'un homme 
ne peut pas et ne doit pas dire qu'il aime. 

— Pourquoi? avais-je demandé. 

— Parce que toujours ce ne sera que mensonge. Il 
semble que lorsqu'un homme pronc^nce cette parole 
solennelle, quelque chose d'extraordinaire va se passer, 
que des météores quelconques vont, traverser le ciel ei 
que toutes les foudres vont gronder. A mon avis les 
gens qui disent c je vous aime » se trompent eux- 
mêmes et, ce qui est pis, ils trompent les autres. 

— Mais alors comment la femme saura-t-elle qu'elle 
est aimée? avait poursuivi Katia,. que cette théorie 
d'amour choquait dans ses idées romanesques. 

— Je l'ignore; chaque homme a ses paroles à lui. 
Et si ce sentiment existe, il se ri^vélera toujours tôt ou 
tard. 



MON MARI ET MOI 247 

— C'est là un paradoxe, avait riposté Katia; vous, 
par exemple, est-ce que tous n'avez jamais dit à une 
femme que vous Taimez? 

— Non, jamais je n*ai mis le genou en terre, et sans 
doute je ne le ferai jamais. > 

c II m*aime, me disais-je, en me rappelant ces 
paroles, il a beau se dissimuler et se taire, j*en suis 
sûre maintenant. » 

Toute cette soirée il me parla peu directement, mais 
dans chacune des paroles qu'il adressait à Katia ou à 
Sonia je sentis Tamour. Je ne comprenais pas pourquoi 
il voulait à tout prix paraître froid et indifférent, alors 
qu'il aurait été si simple et si facile de me rendre tout 
à fait heureuse. Toutefois je me reprochais mon irrup- 
tion subite dans le verger comme un péché, et je croyais 
qu'il était réellement fâché contre moi. Après le thé, je 
me dirigeai vers le piano. 

c Oui, jouez quelque chose, je ne vous ai pas entendue 
depuis longtemps, dit-il en me suivant de près. 

— Serge Mikhaïlitch, vous ne m'en voulez pas? 

— Pourquoi? 

— Pour la folie que j'ai faite cet après-midi. > 

Il comprit et me regarda en hochant la tète et en 
souriant. Ses yeux disaient que je méritais bien d'être 
grondée, mais qu'il n'en avait pas la force. 

c N'est-ce pas? nous sommes toujours amis? drs-je 
encore. 

— Certainement », fit-il. 

La grande salle haute n'était éclairée que par les deux 
bougies du piano. Par les fenêtres ouvertes on voyait 
une nuit claire. Il était assis derrière moi ; je ne le 
voyais pas; mais partout, dans l'ombre de la pièce, 
dans les sons du piano et au dedans de moi-même, je 



248 PAGES CHOISIES DE TOLSTOl 

sentais sa présence. Chacun de ses regards et de ses 
mouvements se reflétait dans mon cœur, doué en ce 
moment de la double vue de Tamour. Je jouais la sonate- 
fantaisie de Mozart, qu'il m'avait apportée et que j'avais 
étudiée pour lui. Je ne pensais pas du tout à mon ins- 
trument, et cependant je jouais bien et sentais que mon 
jeu lui plaisait. J'éprouvais une ivresse qu'il devait 
éprouver aussi, et sans le voir je comprenais que son 
regard était fixé sur moi. Au bout d'un instant, tout en 
continuant à promener mes doigts sur les touches, je 
me retournai et vis sa tète se détacher sur le fond plus 
clair de la lune. Ses yeux brillants me regardaient avec 
tendresse. Je souris et m'arrêtai. Lui me sourit aussi 
et me fît signe de continuer. La lune montait et nous 
éclairait davantage, tandis que Katia sur le seuil de 
la porte déclarait que j'avais mal joué, et que c'était 
absurde de couper court au plus bel endroit du mor- 
ceau. Lui, au contraire, prétendit que j'avais joué 
mieux que jamais, et il commença à se promener, et 
chaque fois qu'il passait près de moi il m'envoyait un 
sourire. Moi, je riais follement; j'étais si heureuse! 
Dès qu'il approchait, je saisissais Katia, toute aba- 
sourdie, et je l'embrassais à ma place favorite, sous le 
menton, puis, dès qu'il s'éloignait, je prenais un air 
sérieux de gamin en train de faire une niche et me 
moquais de lui. 

€ Mais qu'a-t-elle donc aujourd'hui? » demanda Katia. 
Il ne répondit rien, mais je savais qu'il avait deviné ce 
que j'avais. 

< Regardez quelle splendide nuit », fit-il en ouvrant 
la porte vitrée de la terrasse. Nous approchâmes; 
c'était une nuit splendide, telle que depuis je n'en ai 
plus jamais vu. Comme la pleine lune était là-haut 



MON MARI ET MOI 24 9^ 

au-dessus de la maison, on ne la voyait points et la 
moitié de Tombre du toit, des colonnes et de la toile 
de la marquise était reproduite en raccourci sur ler 
sable luisant du sentier et sur le demi-cercle de la 
pelouse. Tout le reste était clair et baigné dans la 
rosée argentée que faisait scintiller la lumière deTastre 
immobile, tandis que du ravin et de Tétang s'élevait 
um brouillard bleuâtre^ 

€ Allons nous promener un peu », fîs-je. 

Katia consentit, mais me dit de mettre des galoches^ 
afin de ne pas m'enrhumer. 

< Non, Katia, Serge Mikhaïlitch me donnera le bras »,. 
répondis-je étourdiment. 

Comme si son bras pouvait m'empécher de m'en* 
rbumer. Alors pourtant cela nous paraissait fort 
naturel à tous deux. Il ne me donnait jamais le bras 
d'habitude, mais cette fois, je le pris de moi-même et il 
ne parut pas s'en étonner. Nous descendîmes les 
marches de la terrasse, et il me sembla que ces gens^ ce 
ciel, ce parc, cet air, n'étaient point ceux que je con- 
naissais. Lorsque je regardai devant moi dans l'allée, 
il me semblait qu'il était impossible d'avancer, que là 
finissait le monde possible. Mais au fur et à mesure, 
que nous avancions, le mur enchanté s'éloignait. Et. 
nous marchions sur les ombres et les lumières ; à côté 
dç moi j'entendais son pas régulier, et je sentais son 
bras qui serrait le mien avec précaution. Pendant 
ce temps la lune nous regardait, là à travers les 
branches... 

€ Ah! ciel!... un crapaud! s'écria Katia avec effroi. 

^- Et vous, vous n'avez pas peur? » me demanda-t-il. 

Je me tournai vers lui sans répondre. Dans l'éclaircie 
des arbres je vis son visage transfiguré de bonheur. D 



250 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

avait dit : c Vous n'avez donc pas peur? » Mais moi 
j'avais entendu autre chose dans ses paroles. » Je 
t'aime! je t'aime! » me murmuraient son regard, sa 
main, et l'ombre et l'air paraissaient confirmer cet 
aveu. Katia fatiguée déclara qu'il était temps de ren- 
trer. Je la plaignais, la pauvrette ! Pourquoi ne ressent- 
elle pas ce que nous ressentons? Pourquoi le monde 
entier n'est-il pas jeune et heureux comme nous le 
sommes en cet instant? 

Nous rentrâmes, mais Serge Mikhaïlitch resta long- 
temps encore, quoique tout le monde dormît dans la 
maison et que son cheval piaffât impatiemment sous 
la fenêtre. Katia ne nous rappela point qu'il était tard, 
et nous causâmes de choses insignifiantes jusqu'à trois 
heures du matin. Il prit congé de moi comme d'habi- 
tude, sans rien me dire de significatif, mais je savais 
que depuis ce jour je ne le perdrais plus. Il était à moi. 
Aussitôt que je. me fus avoué mon amour, je racontai 
tout à Katia, qui en fut touchée, mais elle alla se cou- 
cher tranquillement, tandis que moi je descendis dans 
le parc et parcourus les allées solitaires en me res- 
souvenant de chaque parole qu'il avait dite et de 
chaque mouvement qu'il avait fait. Je ne fermai pas 
les yeux de la nuit, et pour la première fois je vis le 
lever du soleil. Je n'ai plus eu dans ma vie une nuit et 
un matin semblables. Seulement, pourquoi ne me 
dit-il pas simplement qu'il m'aime? Pourquoi invente- 
t-il des difficultés qui n'existent pas? Pourquoi enfin 
perd-il un temps plus précieux que l'or, et qui peut- 
être ne reviendra jamais? Qu'il me dise : c Je t'aime ! » 
qu'il prenne ma main dans les siennes, qu'il y cache 
sa tête en soupirant, et alors je lui avouerai tout, moi 
aussi. Non, jene lui avouerai rien, mais je l'embrasserai, 



.i-i_- ». — ^ 



MON MARI ET MOI 251 

je me presserai contre soa cœur et je pleurerai. Mais... 
si je me trompais?... s'il ne m'aimait point?... Quelle 
idée terrible! Mes larmes se mirent à couler et je me 
jetai à genoux ; puis de nouveau tout se calma et l'es- 
poir reparut dans mon cœur. Je décidai que le jour de 
mon anniversaire je ferais une belle toilette, que je lui 
confierais tout, et que je serais sa fiancée ce même 
jour. Comment cela devait-il arriver? Je ne le savais 
pas, mais dès cet instant je m'en crus certaine. 



IV 



Maria a épousé Serge depuis plusieurs mois. Ils vivent 
maintenant dans sa campagne à lui. L'inactivité de son 
existence Ténerve peu à peu; elle s'ennuie. Puis, en dépit de 
Tamour profond qu'elle a voué à son mari, elle sent d'instinct 
que son cœur recèle un autre sentiment qui veut déborder, 
et elle ne s'avoue pas, ou n'a pas encore démêlé, que c'est 
le germe de l'aniour maternel. Elle s'imagine que dans le 
monde elle va trouver à satisfaire son besoin d'activité 
physique et apaiser sa Vague, mais poignante inquiétude 
morale. Elle veut aller à Pétersbourg. Lui, qui sait ce que 
valent la cour et la ville, ne cède qu'à la dernière extrémité. 
Ce sont les premiers nuages dans leur ciel. 

J'étais heureuse ; il me semblait que tout ce qui était 
devait être, et que tout le monde était comme nous. 
Cependant j'avais souvent comme une idée vague qu'il 
devait exister quelque part un autre bonheur, pas plus 
grand peut-être, mais différent, et je devenais pen- 
sive. Ainsi que je l'ai dit, deux mois se passèrent de la 
sorte ; l'hiver arriva avec ses bises glacées et ses bour- 
rasques, et quoique mon mari fût auprès de moi, je 
commençai à ressentir comme le sentiment de la soli- 
tude. Je crus m'apercevoir que la vie se répète, mais ne 



^52 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

•change pas, et que ûOn tsetilemenl il n'y a rien de non- 
veau en nous, mais qu'au contraire nous retournons 
sans cesse aux sensations déjà vécues. Il s'occupait 
maintenant plus assidûment de ses affaires, restait 
plus longtemps loin de moi, et une fois de plus j'eus le 
pressentiment qu'il y avait dans son âme un inonde à 
part dans lequel il ne voulait point me laisser pénétrer. 
Son calme perpétuel et imperturbable m'agaçait. Je ne 
l'aimais certainement pas moins qu'avant, et je n'étais 
pas moins heureuse de me sentir aimée, mais, malgré 
tout, un sentiment inconnu s'emparait de mon âme. 
C'était trop peu pour moi d'aimer, après avoir éprouvé 
la volupté d'avoir aimé. Je voulais du mouvement, de 
la diversion, et non pas une vie calme et monotone. Je 
désirais des sensations, des luttes, des dangers, un 
sacrifice à faire pour mon amour. Le trop-plein de 
mon cœur ne trouvait pas assez d'espace dans cette 
vie tranquillement heureuse. J'avais des élans insensés 
•que je tâchais de lui dissimuler comme quelque chose 
-de mal ; ou bien c'était une tendresse ineffable ou une 
gaieté folle que je laissais percer et qui l'effrayaient 
presque. 

Un jour, sans aucune confidence de ma part et 
comme s'il eût compris ce qui se passait en moi, il 
me proposa de partir pour Pétersbourg afin de me 
distraire un peu. Mais je le priai de ne pas changer 
notre vie et de ne pas toucher à notre bonheur. Je ne 
mentais pas, j'étais heureuse ; je ne me sentais que 
tourmentée que mon bonheur ne me coûtât aucune 
souffrance, alors que les forces trop vivaces et iné- 
puisées de mon être me travaillaient comme un feu 
souterrain., Je l'aimais, je voyais que j'étais tout pour 
lui; mais j'aurais voulu que tout le monde vît notre 



MON MARI ET MOI 253 

amour, que ce même monde voulût m'empêcher de 
l'aimer, et que je l'aimasse néanmoins. Mon esprit et 
mon cœur étaient assouvis, mais un autre sentiment 
plus impérieux peut-être, celui de la jeunesse qui ne 
trouvait pas d'élément dans cette existence isolée et 
calme, fermentait en moi. Pourquoi m'avait-il dit que 
nous pourrions partir pour la ville quand je voudrais? 
S'il ne m'avait pas parlé de la sorte, j'aurais peut-être 
conclu que le sentiment d'inquiétude qui me travail- 
lait était une mauvaise folie, et j'aurais compris que le 
sacrifice que je recherchais était là, tout près de moi, 
et consistait précisément dans la lutte avec mes désirs 
passionnés. La pensée que je pouvais me sauver de 
l'ennui en partant pour Pétersbourg me poursuivait, 
et cependant, en même temps, j'éprouvais de la honte 
et des remords de l'arracher au pays qui lui était 
cher et aux travaux auxquels il s'adonnait avec 
ardeur. Le temps fuyait, et la neige devenait plus 
épaisse, nous étions de plus en plus seuls et toujours 
les mêmes, tandis que là-bas dans une ville qui m'était 
inconnue, au milieu du luxe, du bruit et du tumulte, il 
y avait des masses de gens qui vivaient une vie 
intense, se réjouissaient, s'amusaient, pleuraient et 
souffraient, ignorant notre existence végétative. Le pire 
était que je sentais que chaque jour- les habitudes 
moulaient notre existence dans une même forme régu- 
lière, et que nos sentiments paraissaient presque se 
rétrécir en se subordonnant au temps qui s'écoulait 
indifférent et monotone. Le matin nous étions tou- 
jours plus ou moins gais; à dîner, respectueux et 
attentifs; à souper, tendres. Cela devenait ennuyeux. 
Le bien, me disais-je, c'est de faire du bien et de 
vivre honnêtement comme il le dit, mais ce bien nous 

PAGES CHOMIEg DE TOLSTOÏ- 22 



254 PAGES CHOISIES DE TOLSTO! 

aurons encore le temps de le faire plus tard ; tandis 
que pour ce quelque chose que je ne saurais définir il 
sera trop tard après, /l me fallait plus que je n'avais, il 
me fallait la lutte, il fallait que la passion guidât ma 
vie. Je désirais approcher de quelque abîme avec lui 
et pouvoir me dire : un pas de plus et je m'y engloutis, 
un mouvement en avant et je suis perdue ! Tandis que 
lui, pâlissant au bord de Tabîme et me saisissant dans 
une étreinte passionnée, m'aurait maintenue un 
moment au-dessus du précipice pour m'emporter 
ensuite au loin, n'importe où, mais loin, bien loinf 
Cet état d'esprit réagissait sur ma santé, et mes nerfs 
endoloris commençaient à se tendre de plus en plus. 
Un autre matin, je me sentais plus mal à l'aise que 
d'ordinaire, et lui aussi revint mal disposé de son 
bureau, ce qui était rare. Je lui en fis l'observation en 
demandant ce qu'il avait; mais il me donna une 
réponse évasive, ajoutant que cela ne valait pas la 
peine d'être raconté. Comme je l'ai appris plus tard, 
la cause avait été le ju^e, qui, après avoir convoqué nos 
paysans à cause d'une brouille récente avec mon mari, 
avait voulu se venger sur eux en les frappant de taxes 
illégales. Mon mari ne parvenait pas à se calmer à la 
suite de cette affaire qui l'avait ému, malgré que tout 
cela lui semblât misérable et ridicule. De là venait sa 
mauvaise humeur. Mais dans ce moment sa réponse 
me froissa, et je crus que s'il ne me disait rien, c'est 
parce qu'il me croyait toujours une enfant incapable 
de le comprendre. Je me détournai, et, en me levant 
de table, je pris le bras d'une de nos vieilles résidentes. 
Maria Minitchna, et commençai à discuter avec elle 
vivement sur un sujet quelconque. Mon mari me regar- 
dait de temps à autre. Mais, je ne sais pourquoi, ses 



MON MARI ET MOI 255 

regards m^agaçaient encore plus, et je riais et je par- 
lais vivement encore, sans trop savoir pourquoi je 
riais et je parlais si bruyamment. Mon mari se retira 
dans son cabinet et en referma la porte sans dire un 
mot. Aussitôt ma gaieté factice disparut, et Maria 
Minitchna me demanda tout étonnée ce que j'avais. Je 
ne répondis rien et me mis à pleurer. 

A quoi pense-t-il? à quelque chose d'insignifiant 
sans doute, qui lui paraît grave à lui; il se plaît à 
m'humilier avec son calme et sa supériorité imaginaire^ 
me disais-je avec colère. Il croit que je ne peux pas 
le comprendre et veut paraître grand devant moi. 
Peut-être a-t-il raison, mais j'ai raison, moi aussi, 
lorsque je sens que je me meurs d'ennui, que 
tout est sourd ici, et que je veux vivre, me mouvoir, 
agir, et non moisir sur place et sentir que le temps 
passe sans rien apporter de nouveau. Je veux aller en 
avant, je veux, je désire la vie. Tout est entre ses 
mains 1 Non, il ne me faut pas seulement la ville, il 
faut aussi qu'il devienne plus confiant avec moi, qu'il 
cesse de vouloir paraître plus qu'il n'est réellement, 
qu'il soit simplement lui-même. Refoulant des larmes 
amères, je sentais que je lui en voulais, sans savoir 
pourquoi. J'eus peur de moi-même et j'allai près de lui. 
Il était assis devant sa table et écrivait. En entendant 
mes pas il se retourna un instant avec indifférence, 
puis se remit à écrire. Ce regard furtif me déplut; au 
lieu de m'approcher, je pris un livre et me mis à 
le feuilleter. Il leva , la tète encore une fois et me 
regarda. 

c Mâcha, tu es de mauvaise humeur? » 

Je répondis par un regard froid qui signifiait : A 
quoi boa le demander? Voilà une amabilité tardive 1 



256 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

Il hocha la téie et sourit ; mais pour la première fois 
mon sourire ne répondit pas au sien. 

< Que t'est-il donc arrivé aujourd'hui? pourquoi ne 
m'as- tu pas tout raconté lorsque je te l'ai demandé? 
fîs-je brusquement. 

— Oh! un désagrément quelconque; mais si tu le 
veux, je puis te le raconter : 

c Deux paysans... » 
Je l'interrompis : 

c Pourquoi ne m'as-tu pas tout expliqué, lorsque je 
t'en ai prié à table? 

— Parce que j'étais trop agacé alors, et que je ne 
t'aurais pas exposé exactement l'afTaire. 

— J'avais besoin de savoir alors, maintenant je n'en 
veux plus... 

— Pourquoi? 

— Pourquoi... penses-tu donc toujours que je ne puis 
jamais te comprendre en rien ? 

— Gomment, je pense!... s'écria- t-il^ en jetant sa 
plume. Je pense au contraire que sans toi je ne pour- 
rais plus vivre. Non seulement tu m'aides en tout, 
mais c'est toi qui fais tout. En voilà une idée! » 
ajouta-t-il en riant pendant qu'il essayait de m'attirer 
près de lui. Mais je m'arrachai brusquement à son 
étreinte. 

€ Je ne vis que pour toi, Mâcha, et s'il me semble 
que tout est bon sur la terre, c'est parce que tu es près 
de moi... 

— Oui, je le sais, je suis une enfant qu'il faut calmer », 
répliquai-je d'un ton qui le fît tressaillir. 

Il leva les yeux sur moi. 

< Je ne veux pas de calme, il y en a assez, il y en a 
trop en toi, ajoutai-je, car je voulais à tout prixTémou- 



MON MARI ET MOI 257 

voir. Je ne veux pas jouer seulement dans la vie, je 
veux vivre, vivre comme toi ! » 

Son visage mobile, qui reflétait toutes les sensations» 
exprima une souffrance aiguô, une attente anxieuse., 

€ Oui, vivre, vivre comme toi... » Je n'eus pas la 
force de finir, tant était poignante la douleur de son 
regard. 

€ Mais en quoi donc ne vis-tu pas de ma vie? Est-ce 
parce que c'est moi et non pas toi qui as affaire à un 
juge prévaricateur et des moujiks ivres? 

— Ce n'est pas seulement pour cela. 

— Au nom de Dieu, comprends-moi bien ! continua-t- 
il. Je sais que l'angoisse fait soufirir; je l'ai appris par 
une trop douloureuse expérience. Je t'aime et je désire 
te tenir à l'abri de toute souffrance. Ma vie est dans 
mon amour pour toi : donc, je t'en supplie, laisse-moi 
vivre. 

— Oh! toi, tu as toujours raison *, dis-je avec amer- 
tume. 

J'étais en colère de voir que dans son âme le calme 
reparaissait de nouveau, et puis je sentais aussi que 
tétait moi qui avais tort. 

€ Qu'as-tu, Mâcha? Il n'est pas question de savoir 
si j'ai oui ou non raison, il s'agit d'autre chose, d'une 
chose plus grave. Qu'as-tu contre moi? Ne réponds pas 
tout de suite, réfléchis bien et dis-moi tout. Tu as 
quelque chose dans ton cœur, non sans cause sans 
doute, mais fais-moi voir en quoi j'ai pu pécher envers 
toi. » 

Comment lui ouvrir mon âme? Devais-je donc lui 
avouer qu'il m'avait comprise lorsqu'il me proposait 
Pétersbourg pour me distraire? devais-je enfin lui dire 
que je n'étais réellement qu'une enfant, vis-à-vis de lui. 



258 PAGES CHOISIES DE TOLSTOl 

et qu^il devinait, avant que je le saisisse clairement 
moi-même, ce qui se passait dans mon âme?L*amour- 
propre m*empéchait de confesser que j*avais tort en 
tout. 

c Je n'ai rien contre toi, je m'ennuie simplement, et 
je ne veux pas m'ennuyer. Mais tu dis qu'il faut que 
tout soit ainsi, et encore une fois tu as raison sans 
doute. » 

Enfin j'avais atteint mon but, son calme disparut, et 
la frayeur et l'angoisse blêmirent son visage. 

c Mâcha! dit-il d'une voix basse et émue. Ce n'est 
pas une plaisanterie ce que tu fais là. C'est tout notre 
avenir que tu mets en jeu. Enfant ! pourquoi veux-tu 
me faire du mal? » 

Je l'interrompis : 

c Je sais que tu auras encore raison. Ne dis rien, 
cela vaudra mieux. » 

Il semblait qu'un mauvais démon me soufflât à 
l'oreille. 

« Si tu savais ce que tu fais ! » s'écria-t-il d'une voix 
vibrante. 

J'éclatai en sanglots, et ce fut pour moi un soulage- 
ment. Il était assis la tête entre ses mains, et paraissait 
plongé dans une rêverie douloureuse. 

J'avais un remords cuisant dans le cœur, et je n'osais 
plus le regarder. Tout à coup je sentis son regard fixé 
sur moi, et, levant les yeux, je rencontrai les siens, 
pleins de tendresse et de douceur. 

Je saisis sa main : 

c Pardonne-moi, je ne sais plus moi-même ce que je 
disais. 

— Mais moi je le sais, et tu as dit la vérité. 

— Comment? 



MON MARI ET MOI 259 

— Il faut partir pour Pétersbourg, car nous n'avons 
plus rien à faire ici. 

— Comme tu voudras. 

— Pardonne-moi, Mâcha, je suis coupable envers 
toi > 

Ce soir je jouai longtemps du piano pour lui, tandis 
qu'il se promenait selon son habitude dans la salle, 
en murmurant quelque chose. Il parlait ainsi souvent 
à voix basse, et lorsque je lui demandais parfois ce 
qu'il disait, il réfléchissait un moment et me l'expli- 
quait : c'était presque toujours des vers et quelquefois 
aussi quelque grande folie qui me découvrait l'état de 
son âme. 

c Que dis-tu maintenant? > lui demandai-je ce soir-là 
timidement. 

Il s'arrêta, me regarda en souriant, et récita d'une 
voix profonde deux vers de Lermontov : 

.... Ah! rinsensé qui cherche Torage 
Gomme si Torage donnait la paix!... 

€ Oh ! il est plus qu'un homme,, pensai-je ; 11 sait 
tout! Comment ne pas l'aimer! » 

Je me levai, et lui prenant le bras je me promenai 
avec lui émue et rêveuse. 

< Oui?... me demanda-t-il en me regardant. 

— Oui! » répondis-je en rougissant. Et tout à coup 
une folle gaieté nous prit tous les deux. Nos yeux 
riaient, et nous faisions des pas de plus en plus grands, 
ou bien nous marchions tout doucement sur la pointe 
des pieds. A la grande stupéfaction de sa mère et à 
l'ébahissement du vieux Nikita, qui se faisait dire sa 
bonne aventure, nous voyageâmes ainsi dans toute la 
maison. 



260 PAGES CHOISIES DE TOLSTO! 



Le monde a joué son rôle dissolvant. Des vétilles, comme 
toujours, ont amené des malentendus. Maria sait que les 
torts sont de son côté, mais, poussée sans doute par ce « démon 
de la perversité » dont parle Edgar Poë, elle s'ingénie à lea 
aggraver; elle semble vraiment faire de « Tart pour Tart ». 
Aussi un abîme s'est-il creusé entre les deux époux, et il 
s'approfondit un peu plus chaque jour. 

J'étais persuadée qu'il n'y avait rien eu de répréhen- 
sible dans ma conduite pendant tout Thiver, et je 
m'approchai de lui de façon à ce qu'il ne pût passer 
sans m'effleurer, tout en pensant : < Il viendra sans 
doute maintenant me demander pardon, m'embrasser, 
et tout sera fîni » ; et je regrettais déjà mentalement 
de ne pas avoir l'occasion de lui prouver son injustice, 
mais il s'arrêta devant moi et dit : 

c Tu ne comprends donc pas encore? 

— Non. 

— Eh bien, je veux m'expliquer, mais pour la pre- 
mière fois je regrette d'éprouver ce que j'éprouve, et 
ne puis m'en empêcher. > 

Il s'arrêta comme effrayé du ton strident de sa voix, 
c Mais enfin qu'y a-t-il? demandai-je avec des larmes 
d'indignation. 

— Il me déplaît que le prince t'ait trouvée belle; il 
me déplaît que tu veuilles courir au-devant de lui, et 
qu'oubliant et ton mari et ta dignité de femme, tu 
viennes me déclarer que tu me fais un sacrifice en 
renonçant à l'honneur infini de te montrer au prince. » 

Plus il parlait, plus il s'animait; sa voix vibrait 
maintenant, dure, saccadée, brusque. Jamais je ne 



MON MARI ET MOI 261 

Favais vu ainsi, et je n'avais point cru jusque-là qu'il 
lui fût possible de me parler de la sorte. Le sang 
affluait à mon cœur, j'avais peur, et je souffrais d'une 
insulte imméritée, je voulais me venger. 

c Oh! m'écriai- je, je m'attendais depuis longtemps 
à une pareille scène. Parle, parle encore I 

— Toi, je ne sais pas ce que tu attendais, mais moi 
je prévoyais ce qu'il y a de pire en te voyant chaque 
jour dans cette fange de désœuvrement et de luxe 
d'une société stupide, et voilà qu'aujourd'hui je souffre, 
et j'en ai honte ; ah ! cela m'a fait mal comme jamais, 
d'entendre ton amie me parler tantôt cyniquement de 
jalousie! et envers qui? envers un homme que ni toi 
ni moi n'avons jamais vu. Et tu t'acharnes à ne pas 
me comprendre, et tu veux me sacrifier quoi?... Oh, je 
rougis de te voir si abaissée... Un sacrifice!... » 

c Voilà ce qui s'appelle 'le pouvoir du mari, me 
dis-je. Insulter et humilier une femme qui n'a rien à 
se reprocher. Voilà en quoi consistent les droits du 
mari, mais je ne m'y plierai jamais! 

c Je ne te sacrifierai rien, lui dis-je, sentant que tout 
mon sang quittait mon visage et que mes narines se 
dilataient. J'irai samedi chez la comtesse, j'irai, c'est 
décidé ! 

— Que Dieu t'y donne beaucoup de plaisir; seule- 
ment entre nous, tout est fini désormais! cria-t-il dans 
un accès de rage. Au moins tu ne me tourmenteras 
plus... J'étais idiot... », reprit-il, mais ses lèvres trem- 
blèrent, et il fit un effort sur lui pour ne pas achever. 

Je le craignais et le haïssais à ce moment. J'aurais 
voulu dire beaucoup de choses encore, mais j'avais 
peur d'ouvrir la bouche, car j'aurais éclaté en sanglots, 
et je sortis silencieuse de la chambre. Mais dès que je 



262 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

n^entendis plus ses pas, je fus effrayé de ce qui s'était 
passé. Ces liens si chers, qui faisaient tout mon bon- 
heur, allaient-ils se rompre à tout jamais? Et je voulais 
déjà retourner auprès de lui. Mais allait-il être assez 
calme, maintenant, pour me comprendre? reconnaî- 
trait-il ma générosité? et s'il croyait à une feinte do ma 
part? peut-être m'accorderait-il son pardon, par pur 
esprit de justice?... pourquoi m'avoir si atrocement 
blessée, lui que j'aimais tant? Je rentrai dans ma 
chambre et je pleurai longtemps seule, me souvenant 
avec effroi de chaque parole de notre discussion, en 
remplaçant quelques-unes par d'autres qui étaient 
bonnes et affectueuses, et me rappelant ayec un nouvel 
effroi tout ce s'était passé entre nous. Lorsque je des- 
cendis le soir pour le thé et que je rencontrai mon 
mari, nous n'étions pas seuls. S..., un de nos amis, 
était présent, je compris, en regardant Serge Mikhal- 
litch, que dorénavant nous serions tous deux séparés 
par un abîme. Lorsque S... me demanda quand nous 
devions quitter Pétersbourg, je n'eus pas le temps de 
répondre. 

« Mardi, répondit mon mari, nous allons encore au 
bal chez la comtesse R... N'est-ce pas? » fît-il en se 
tournant vers moi. 

J'étais effrayée du son de sa voix. Ses yeux étaient 
moqueurs et méchants, et sa voix dure et froide. 

€ Oui, nous y allons », répliquai -je machinale- 
ment. Lorsque nous fûmes seuls, il s'approcha de 
moi. 

€ Oublie tout ce que je t'ai dit, je t'en prie, Mâcha », 
fît-il simplement. 

Je pris sa main et m'efforçai de sourire quoique mes 
yeux fussent en larmes, mais il retira sa main comme 



MON MARI ET MOI 263 

s'il eût peur d'une scène sentimentale , et il s'assit sur 
une chaise à l'autre bout de la pièce. 

c II faut écrire à maman que nous restons ici plus 
longtemps. 

^ Et quand penses<tu partir? 

— Mardi, après le bal. 

— J'espère que ce n'est pas à cause de moi? » lui dis- 
je doucement en le regardant dans les yeux; mais ses 
yeux ne disaient rien et paraissaient voilés, et son 
visage me sembla tout à coup vieux et désagréable. 

Nous allâmes au bal, et en apparence nos relations 
redevinrent bonnes; mais en réalité il n'en était rien. 
Pendant la fête j'étais assise parmi les dames lors- 
qu'on vint me présenter le prince. Instinctivement je 
cherchai mon mari des yeux; il était à l'autre bout de 
la salle et avait son regard fixé étrangement sur moi. 

La cousine m'avait offert de me conduire chez moi 
et, comme nous étions seuls dans la voiture, je lui 
racontai la scène que j'avais eue avec mon mari et lui 
demandai conseil. Elle me consola en m'assurant que 
c'était là une de ces brouilles fort ordinaires, qui pas- 
sent sans laisser de traces; elle m'expliqua le carac- 
tère de mon mari à son point de vue, elle le trouvait 
sauvage et fier. J'étais de son avis pour le moment, et 
je crus redevenir calme et le comprendre mieux. 

Mais dès que je me retrouvai seule avec lui, ce juge- 
ment me pesa sur le cœur comme une pensée crimi- 
nelle, et je sentis que l'abîme se creusait encore plus 
profondément entre nous. 

Depuis ce jour notre vie et nos relations changèrent 
du tout au tout. Nous n'étions plus à l'aise lorsque 
nous restions seuls. Il y avait des questions que nous 
évitions de soulever; mais devant un tiers nous par- 



264 PAGES CHOISIES DE TOLSTO! 

lions plus gaiement. Dès que, par exemple, on faisait 
allusion à la vie de campagne ou bien à un bal, nous 
n'osions presque pas nous regarder; comme si tous 
deux nous eussions deviné que c'était là précisément 
Tabîme qui nous séparait, et que nous n'eussions plus 
le courage de le sonder. 

J'étais convaincue maintenant qu'il était fier et vio- 
lent, et qu'il fallait agir avec beaucoup de prudence 
afin de ne pas toucher à son côté faible. Lui, de son 
côté, était persuadé que j'étais frivole, et que le 
tumulte mondain était le seul air que je pusse respirer, 
que la vie tranquille et isolée de la campagne n'était 
pas tenable pour moi, et que, faute de mieux, il fallait 
se faire à un goût aussi déplorable. Nous évitions 
d'aborder ces sujets scabreux, et c'est ainsi que nous 
arrivâmes à nous juger faussement de plus en plus. Le 
temps où l'un l'autre nous nous estimions parfaits était 
loin; nous comparions maintenant nos défauts, et le 
résultat de cette comparaison ne nous était pas favo- 
rable. Je tombai malade juste le jour du départ; et au 
lieu d'aller à Nikolsko, nous nous installâmes pour l'été 
dans une villa aux alentours de Pétersbourg. Lorsqu'il 
m'annonça son intention d'aller seul à la campagne, 
j'exprimai le désir de l'accompagner; mais il prétendit 
qu'il craignait pour ma santé, et me dissuada ce voyage. 
Je compris bien que ce n'était là qu'une feinte, mais 
je fus froissée et n'insistai plus. 

Pendant son absence, je me sentis solitaire et triste ; 
mais lorsqu'il revint je compris que sa présence n'ap- 
portait plus dans ma vie le même bonheur qu'autrefois. 
Nos relations de jadis, alors que toute pensée, toute 
sensation ou impression de mon âme dont il n'était pas 
le sujet me semblait presque un péché; alors que cha- 



MON MARI ET MOI 265 

cune de ses paroles ou de ses actions me paraissait un 
modèle de perfections, ces relations où nous étions 
corps et âme, n'étaient presque plus qu'un passé terni. 
Maintenant chacun de nous avait ses pensées, ses 
projets et ses buts séparés, et nous ne tâchions point 
de les rendre communs. Nous sentions, mais sans le 
trouble d'autrefois, que dans nos âmes existaient deux 
mondes inconnus, étrangers l'un à l'autre. Ses accès 
de gaieté enfantine avec moi avaient disparu, et son 
indulgence et son calme également; son regard, en se 
portant sur moi, n'était plus aussi profond qu'au temps 
où il me réjouissait le cœur et m'emplissait d'une si 
douce volupté; il n'y avait plus d'élans ni d'extases. 
Nous ne nous vîmes plus souvent ; il était presque tou- 
jours en voyage pour ses affaires, et moi j'allais dans 
le monde, où je n'avais pas besoin de lui. 

Au reste, il n'y avait point de brouilles ni de scènes 
entre nous; il remplissait tous mes désirs, et nous nous 
aimions maintenant comme on s'aime dans un certain 
monde, par convenance. Lorsque nous étions en tète-à- 
tête, ce qui nous arrivait rarement, je m'éprouvais ni 
joie, ni émotion, ni trouble ; on aurait dit que je vivais 
seule avec moi-même. Je savais bien que c'était mon 
mari; mais ce n'était plus un inconnu qui troublait 
mes songes et peuplait mes nuits de désirs incompré- 
hensibles, c'était seulement un époux, un honnête 
homme, que je connaissais aussi bien que moi-même. 
Je croyais savoir absolument tout ce qu'il ferait ou 
dirait dans un cas donné, et si par hasard dans cer- 
taine occasion il ne procédait pas de la manière à 
laquelle je m'attendais, il me semblait que ce devait 
être lui qui s'était trompé ; en un mot je n'attendais 
plus rien de lui; il n'était plus que mon mari et pas 

23 



266 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

davantage. Pourtant, dans quelques courts moments 
de tendresse modérée, il me semblait que j*ayais mal 
dans le cœur, et dans ses yeux aussi je lisais une souf- 
france. Je sentais cette limite -de tendresse au delà de 
laquelle il n'osait et moi je ne pouvais plus aller. Par- 
fois j'étais envahie par la tristesse, mais je n'avais pas 
le temps de réfléchir longtemps, et je cherchais à 
oublier la douleur vague de ce quelque chose de perdu 
dans ma vie au milieu des distractions; 

Les plaisirs mondains m'enivraient d'abord par leur 
clinquant et par les hommages que tous rendaient à 
ma jeunesse et à ma beauté. Cette vie brillante et 
bruyante devint une habitude, et remplaça le vide de 
mon cœur rempli naguère par un amour que je croyais 
désormais presque évanoui. Je ne restais jamais seule, 
craignant d'envisager en face une réalité que j'avais 
créée moi-même, mais le monde, sans m'ennuyer, ne 
me distrayait guère : cependant je ne vivais que là. 
C'est ainsi que trois années se passèrent; pendant ce 
temps, nos relations s'arrêtaient, se figeaient presque 
et ne pouvaient plus devenir meilleures ou pires. Il 
se produisit seulement deux événements assez graves 
dans notre vie de famille, mais ils n'influèrent point 
sur notre existence extérieure. Ce furent la naissance 
de mon premier enfant et la mort de Tatiana Siémie- 
novna, la mère de mon mari. Tout d'abord l'amour 
maternel s'empara de tout mon être; je ne vivais que 
dans mon enfant, et je croyais, dans mon extase, qu'un 
bonheur encore une fois nouveau commencerait pour 
moi ; mais bientôt, de jour en jour, ce sentiment faiblit 
aussi, et devint une habitude, ce. ne fut plus que le froid 
accomplissement d'un devoir. Mon mari au contraire, 
depuis l'heure à laquelle son fils avait vu le jour, était 



MON MARI ET MOI 267 

redevenu un homme tranquille et doux, aimant son 
intérieur; et toute sa tendresse et sa gaieté d'autrefois 
se reportèrent sur Tenfant. Souvent, lorsqu*en toilette 
de bal je m'approchais du berceau pour bénir Tenfant, 
il était là, assis, rêveur, et son regard, demi-sévère, 
demi-triste, me fixait attentivement; j'avais honte tout 
à coup de mon indifférence, et je me demandais avec 
effroi : Suis-je donc pire que les autres? Mais que faire? 
je ne puis rester jour et nuit auprès de Tenfant, et je 
ne veux ni ne saurais feindre. 



VI 



Une réaction ne tarde pas à se produire. Maria, écœurée du 
monde, veut regagner la campagne. Là, elle s'eiTorce de 
reconstituer Texistence d'autrefois. C'est en vain. Dans une 
suprême crise, elle s'aperçoit soudain que les sentiments de 
Serge se sont modifiés du tout au tout, et elle s'en effraye 
d'abord. Mais un regard jeté sur un de ses deux bébés lui 
fait comprendre enfin que le temps n'est plus au roman; 
c'est dans ces petits êtres que son mari et elle se chériront 
désormais, et non plus en eux-mêmes : la vie de famille est 
fondée. 

Tatania Siémienovna n'était plus là et nous étions 
de nouveau seuls; mais qu'avions-nous besoin main- 
tenant d'être seuls? La solitude nous gênait, sans nous 
donner le trouble délicieux des premiers temps de 
nos premières amours. L'hiver passa, d'autant plus 
triste que je fus continuellement malade, et je ne me 
rétablis qu'après la naissance de mon second fils. Les 
relations entre mon mari et moi continuaient à être 
aussi froidement amicales que pendant notre vie à 
Pétersbourg. Mais ici chaque mur, chaque meuble 



268 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

me rappelaient ce qu'il était jadis pour moi, et tout ce 
que j'avais perdu par ma propre faute. Il semblait 
qu'un outrage impardonnable eût dressé un mur 
entre nous et qu'il me châtiât, par son attitude, sans 
en avoir l'air. Lui demander pardon? mais où était la 
faute? Lui demander de la pitié? pourquoi l'aurais-je 
demandée? et les jours se traînaient longs et tristes. Le 
châtiment était seulement dans ce qu'il ne me donnait 
plus tout son être, toute son âme. Mais il ne les don- 
nait plus à rien, ni à personne, comme s'il les eût 
perdus à jamais. Quelquefois je me consolais en pen- 
sant que son amour pour moi était toujours le même, 
et que seulement il le dissimulait. Mais toutes les fois 
que je m'approchais de lui le cœur plein de tendresse 
et de repentir, il me repoussait par sa froideur et évi- 
tait comme une feinte ridicule tout élan de ma part. 
Son regard me disait : Assez, assez! je sais ce que tu 
veux me dire. Je sais que tu promettras une chose et 
que tu en feras une autre. Il n'y avait plus d'épanche- 
ments entre nous, mais seulement l'observation des 
convenances. Ma langue se serait retournée si j'avais 
voulu lui dire, comme jadis, que je l'aimais. Et nous 
vivions, d'un commun quoique tacite accord, lui avec 
ses travaux auxquels je ne tenais plus à me mêler, 
moi dans une oisiveté qui ne l'affligeait plus comme 
autrefois; les enfants étaient d'ailleurs trop petits 
encore pour nous servir de lien plus intime. 

Vint le printemps. Katia et Sonia revinrent de 
l'étranger et allèrent s'installer à la campagne, et 
comme on faisait des réparations dans notre vieille 
maison de Nikolsko, nous nous installâmes pour 
quelque temps à Pokrovka. 

C'était" toujours l'antique maison qui m'avait vue 



MON MARI ET MOI 269 

naître et grandir, avec sa terrasse et sa grande table 
à rallonges et le piano dans la grande salle, avec ma 
chambre d'autrefois parée de rideaux blancs, mais où 
j'apportais aujourd'hui Tévanouissement de mes rêves 
virginaux. Maintenant, dans cette chambre, il y avait 
deux berceaux dans lesquels étaient mes deux fîls, le 
plus petit, le grassouillet Kokocha, et Taîné, Vania, 
âgé d'un an à peu près. Souvent, le soir, en faisant le 
signe de la croix au-dessus de leurs petites têtes, je 
m'arrêtais au milieu de la chambre et je voyais se 
détacher de tous les coins les songes de jadis et les 
*'eunes visions de mes seize ans envolés. Et tous ces 
fantômes chantaient de vieilles chansons d'amour... 
Mes espérances sont devenues réalités, mes rêves 
ont pris corps, et cependant la réalité s'est changée en 
une vie sans désir et sans espoir. C'est pourtant le 
même parc, le même chant du rossignol là-bas au- 
dessus du ravin, le même banc de pierre, les mêmes 
lilas en fleur, et la même lune regardant curieuse- 
ment par la fenêtre; et pourtant comme tout a changé! 
Oh ! que tout cela est froid, qui jadis a été si chaud et 
si lumineux! Comme dans le temps, nous sommes de 
nouveau seules avec Katia dans la salle à manger et 
nous parlons de lui. Mais Katia est ridée et jaunie, et 
tandis qu'elle m'écoute, ses yeux sont tristes et voilés 
de larmes. Nous ne l'admirons plus, mais à voix basse, 
comme des conspiratrices, nous le jugeons, et nous 
nous demandons pour la centième fois pourquoi tout 
a si tristement changé? Et lui aussi est le même. Seu- 
lement une ride sur son front se creuse plus profonde; 
ses cheveux grisonnent sur les tempes, et ses yeux, 
toujours beaux et profonds, semblent plus ternes. Me 
voilà enfin moi aussi la même. Seulement il n'y a plus 

23. 



270 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

d'amour, ni de désir d'aimer; il n'y a plus d'espoir, 
ni de contentement de soi-même; il ny a plus dans 
mon âme cette ampleur de vie, ces élans de passion. 
Aujourd'hui, il me serait presque impossible de com- 
prendre ce qui, il y a quelques années, me semblait si 
naturel. Pourquoi vivre pour un autre, quand l'envie 
de vivre pour soi-même vient à manquer?... 

J'avais négligé la musique depuis que j'étais partie 
pour Pétersbourg, mais le vieux piano et les vieilles 
notes me tentèrent encore. Un jour, j'étais indisposée, 
Katia et Sania étaient allées voir le nouveau bâtiment 
de Nikolsko. La table était mise, et en attendant le 
repas, je me mis au piano. Mes doigts raidis essayè- 
rent d'abord quelques accords timides, mais bientôt 
ils commencèrent à se dégourdir, et je jouai avec 
ampleur la sonate de Beethoven : Quasi una fantasia. 
Les fenêtres étaient ouvertes, j'étais tout à fait seule. 
Je finissais justement la première partie, et machina- 
lement je tournai mes regards vers le coin où il y a 
quelques années il était assis, tout ému, à m'écouter. 
Mais il n'était pas là ; le fauteuil seul était à sa place. 
Par la fenêtre une branche de lilas pénétrait en par- 
fumant l'air; je m'accoudai à la fenêtre et couvris mon 
visage de mes mains. Je restai longtemps ainsi, me 
rappelant avec douleur mon passé envolé et si cher, et 
pensant à l'avenir incolore qui se déroulait devant 
moi. Il n'y avait plus rien en avant ; tout, tout était en 
arrière. J'avais donc vécu tout mon bonheur; et il ne 
me restait plus rien !... Pour oublier je commençai de 
nouveau à jouer l'andante, en murmurant aux rythmes 
des mesures : c Oh ! Dieu ! pardonne-moi mes fautes et 
rends-moi ce qui était si beau et ce qui m'était si cher, 
éclaire mon âme défaillante! > 



MON MARI ET MOI 271 

Il y eut un bruit de roues dans la cour, j'entendis 
des pas connus, puis une main se posa sur mon épaule. 

< C'est bien, cela, d'avoir joué cette sonate, me dit-il. 
Tu n'as pas encore pris le thé? 

— Non, répondis-je sans me retourner, pour ne pas 
lui montrer la profonde émotion de mon visage 
défait. 

— Katia et Sonia vont rentrer tout de suite. Le 
cheval a fait des folies et elles sont descendues sur la 
grande route. 

— Nous les attendrons », dis-je, et je sortis sur la 
terrasse, croyant qu'il m'y isuivrait, mais il alla voir les 
enfants. Et de nouveau je crus comprendre ce que 
j'avais perdu, et pourtant il était bon, doux, un mari 
honnête, un père aimant. Que me manquait-il donc? 

J'allai m'asseoir à la même place où j'étais, alors 
qu'il m'avait pour la première fois avoué son amour. 
Au bout d'un instant il revint s'asseoir à côté de moi. 

Une pluie chaude commença à tomber. 

« Nos dames seront mouillées, dit-il. 

— Oui. » 
Il se leva. 

« Où vas-tu? 

— Je vais envoyer un parapluie et des caoutchoucs 
à Katia et à Sonia. 

— Inutile d'envoyer, elles doivent être tout près. 
Au reste, la pluie ne tombe pas bien fort. » 

Il s'assit de nouveau, je m'appuyai à la balustrade 
et exposai ma tête aux rafraîchissantes ondées de la 
pluie printanièie qui tombait sur mes cheveux et 
dégouttait tiède sur mon front. 

c Comme il fait bon! > dit-il, en passant la main sur 
mes cheveux humides. 



272 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

Cette simple caresse me fît venir les larmes aux 
yeux. 

< Que faut-il de plus dans la vie? Je suis si heureux 
en ce moment que je ne désire rien de plus », reprit- 
il, comme répondant à sa pensée intime. 

c Tu ne disais pas cela autrefois, me dis-je à moi- 
même. Si grand que fût le bonheur du moment, tu 
en désirais un plus grand, plus complet encore; et 
te voilà calme et content, alors que dans mon âme il 
n'y a que repentir, regret et larmes non pleurées ! > 

< Oui, il fait bon, ajôutai-je tout haut, mais je suis 
triste précisément parce qu'il fait si bon. Je désire et 
je regrette quelque chose. Et toi, dis, ne ressens-tu 
pas un regret de ce qui a passé sans retour? » 

Il retira sa main de mes cheveux et se tut un 
moment. 

c Oui, jadis cela m'arrivait, surtout au printemps, 
murmura-t-il. Moi aussi je restais des nuits entières 
à rêver et à désirer quelque chose de vague et d'in- 
fîni. Les bonnes nuits!... Mais alors tout était en 
avant... j'ai assez maintenant de ce que je possède 
en fait de joie et de bonheur, et il fait si bon vivre! 
ajouta-t-il négligemment comme pour me persuader. 

— Et tu ne désires plus rien? demandai-je. 

— Non, rien d'impossible, répondit-il, devinant ma 
pensée. Mais tu te mouilles, observa-t-il, lissant encore 
une fois mes cheveux humides ; envierais-tu les feuilles 
et les herbes parce que la pluie les inonde? Désirerais- 
tu être et feuille et herbe et pluie? Pour moi, je me 
réjouis à les regarder comme tout ce qui est beau, 
jeune, heureux. 

— Et tu ne regrettes pas le passé? » insistai-je, sen- 
tant que mon cœur se ig:lacait de plus en plus. 



MON MARI ET MOI 273 

Il réfléchit un moment. Je comprenais qu'il me 
voulait répondre sincèrement. 

< Non, fit-il enfin d'une voix brève. 

— Ce n'est pas vrai, ce n'est pas vrai! m'écriai-je en 
le regardant dans les yeux. Oses-tu dire que tu ne 
regrettes rien? 

— Non, répéta-t-il, j'ai de la reconnaissance au, 
passé, mais je ne le regrette pas. 

— Tu ne voudrais pas le faire renaître 1 

— Non, pas plus que je ne souhaite me voir pousser 
des ailes. Faire renaître ce qui est mort... impos- 
sible!... 

— Et tu n'accuses ni moi, ni toi-même, en rien? 

— Non, tout a été pour le mieux. 

— Écoute », dis-je d'une voix émue et vibrante, en 
lui prenant la main afin de l'obliger à me regarder. 
€ Pourquoi ne m'as-tu jamais dit comment tu vou- 
lais que je vécusse? pourquoi m'as- tu donné cette 
liberté dont je ne devais pas savoir user? Pourquoi?... 
Si tu m'avais autrement dirigée, si tu l'avais voulu, 
tout ce qui s'est passé n'aurait pas eu lieu. » 

Et dans ma voix vibraient la colère et le reproche plus 
que l'amour. 

€ Mais qu'est-ce qui s'est donc passé? fit-il, inquiet 
et étonné. Tout est bien, très bien, pour le mieux. » 

€ Il ne veut pas me comprendre », pensai-je, blessée. 

€ Il y a, m'écriai-je, que sans faute réelle, je suis 
punie par ton indifférence, presque par ton mépris ; 
il y a que tu m'as repris tout ce qui était mon bonheur, 
tout ce qui m'était cher dans la vie... 

— Mais, qu'as-tu donc, mon amie ? 

— Laisse-moi finir, tu m'as repris tout, ta con- 
fiance, ton amour, même ton estime : oh! non, tu ne 



274 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

m'aimes plus ; je ne puis croire à ton amour, lorsque 
je compare ton attitude actuelle à celle d'autrefois! 
Oui, je veux tout te dire, tout ce qui me pèse spr le 
cœur depuis si longtemps. Est-ce ma faute à moi qui 
ne connaissais pas le monde, si tu m'y as laissée avec 
mes seules forces pour le comprendre? Est-ce encore 
ma faute, si aujourd'hui que je comprends la vraie vie, 
je me débats en vain entre la souffrance et l'espoir, 
et si revenant vers toi le cœur plein de repentir tu me 
repousses? Veux- tu donc que de nouveau je me lance 
dans le tourbillon qui a fait ton malheur et le mien? 

— Mais de quelle manière t'ai-je manifesté tous 
ces sentiments? s'écria-t-il avec effroi et étonne- 
ment. 

— N'as-tu pas dit encore hier et ne dis-tu pas tou- 
jours à présent que je ne pourrais vivre ici, que j'ai 
besoin pour l'hiver de Pétersbourg qui me répugne? 
Au lieu de m'aider, de me soutenir, tu évites toute 
franchise, toute parole tendre avec moi... sans doute, 
lorsque je serais tout à fait tombée, te réjouiras-tu de 
ma chute. 

— Arrête, ce n'est pas bien ce que tu dis là, et tu 
vas trop loin, dit-il d'une voix grave mais froide. 
Tout cela prouve que tu es mal disposée envers moi et 
que tu... 

— Que je ne t'aime pas, oh! dis, dis tout », inter- 
rompis-je. c Fini, à jamais fini, l'amour d'autrefois », 
murmurait une voix dans mon cœur. 

Je sanglotais, mais il ne chercha pas à me calmer. 
Il était profondément blessé de ce que j'avais dit. 

€ Je ne sais pas, fît-il, ce que tu me reproches, 
mais si c'est que je ne t'aime plus... la cause en est 
au temps et aussi à nous-mêmes, et puisque tu veux 



MON MARI ET MOI 275 

que je parle avec franchise, je serai franc! De même 
que Tannée où je te revis grande après des années 
d'absence, j'ai passé mes nuits sans sommeil en pen- 
sant à toi, créant mon amour moi-même, te parant de 
toutes les beautés, te sentant grandir et t'emparer de 
tout mon être, de même à Pétersbourg et à l'étranger 
ton image m'a procuré de longues insomnies... je n'ai 
point réussi à les dissiper en détruisant mon amour, 
seulement j'ai brisé en lui ce qui me torturait, et si 
je t'aime toujours c'est d'une autre affection... 

— Cette affection-là n'est pour moi qu'un supplice, 
m'écriai-je. Pourquoi m'as-tu laissée vivre dans le 
monde, si c'est à cause de lui que tu as cessé de 
m'aimer? pourquoi ne m'as- tu pas lié les mains, 
enfermée, tuée? cela aurait mieux valu que de cesser 
de m'aimer. > 

Je sanglotais avec désespoir, Sonia et Katia toutes 
mouillées entrèrent en ce moment avec un éclat de 
rire, mais en nous apercevant elles se retirèrent 
aussitôt. Nous restâmes longtemps en silence, moi 
pleurant, lui pensif. Son regard me fixait triste- 
ment. 

€ Oui, c'est ainsi pour nous tous, vous autres 
femmes surtout devez traverser l'époque des folies 
pour retourner souvent trop tard à la vie réelle. Toi, 
tu n'as pas encore assez longtemps vécu de toute cette 
douce et enivrante folie pour pouvoir vivre enfin dans 
la réalité. Je me complaisais à te regarder et te laissais 
faire, car, hélas ! tu ne m'aurais pas cru sur parole, et 
il fallait que ta propre expérience t'enseignât tout.... 
Je n'avais pas le droit de te contenir, car ce temps-là 
je l'avais déjà vécu moi-même. 

— Pourquoi m'avoir abandonnée aux folies, puisque 



276 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

tu m'aimais? que ne me soutenais-tu pas de ton 
amour au-dessus des flots? 

— Parce que tu n'aurais pas voulu peut-être, et 
peut-être aussi ne m'aurais-tu pas cru; il te fallait 
chercher et découvrir seule le mystère de l'existence. 

— Tu as trop raisonné et trop peu aimé) dis-je 
doucement. 

— C'est cruel ce que tu dis là, mais c'est vrai », 
répliqua-t-il en se levant et en arpentant la terrasse 
d'un pas inquiet. 

c C'est en cela qu'a consisté ma faute. Je devais dès 
le commencement étouffer mon amour pour toi, ou 
si je m'y laissais aller, aimer du moins plus simple^ 
ment. 

— Oublions tout, dis-je timidement en lui prenant 
la main. 

— Non, mon amie, ce qui est passé ne revient plusf 
et sa voix était triste et douce. 

— Tout est déjà revenu >, murmurai-je encore en 
me serrant contre son cœur. 

Mais lui pressa ma main et ajouta : 

c Je t'ai menti tout à l'heure en te disant que je ne 
regrettais pas le passé ; oui, je le regrette, je voudrais 
le faire renaître, je pleure cet amour envolé qui ne peut 
plus être. A qui la faute? Je ne sais. L'amour est resté, 
mais il n'a plus la même force, la même puissance; 
il n'est resté que le souvenir et la reconnaissance. 

— Ne parle pas ainsi, interrompis-je. Que tout soit 
de nouveau entre nous comme autrefois... n'est-ce 
pas qu'il en sera ainsi?... Oui? » Et je le fixai anxieuse- 
ment et tendrement. Mais ses yeux étaient clairs, 
calmes, et ne me regardaient pas profondément. Â ce 
moment je sentis bien que ce que je lui demandais 



MON MARI ET MOI 2!77 

était impossible et ne pouvait plus être. Il souriait 
d'un sourire qui me semblait celui d'un vieillard. 

« Que tu es jeune encore et que je suis déjà vieux! 
dit-il doucement. En moi, il n'y a plus ce que tu 
cherches en vain. Pourquoi nous tromper? i continua- 
t-il toujours avec un sourire. 

Je demeurai silencieuse près de lui, et je sentais que 
mon cœur était plus léger, mon âme plus calme. 

c Ne nous efforçons pas de répéter la vie, ce quh 
n'existe plus et ne peut plus jamais exister. S'il n'y a> 
plus dans nos âmes les angoisses et les troubles d'au- 
trefois, ^ue Dieu en soit loué! Pourquoi chercher et 
nous émouvoir? Nous avons trouvé le bonheur, et pour 
notre part il ne nous a pas fait défaut. Aujourd'hui 
laissons la route libre à d'autres, à celui-ci », fît-il ei^ 
désignant la nourrice qui venait d'entrer avec nôtres 
petit Vania, t Oui, c'est comme cela », ajouta-t-il ten- 
drement en baisant mon front, et il me sembla que 
c'était là le baiser d'un vieil ami... 

Dans le parc les notes tremblantes du rossignol 
devenaient plus intenses, la fraîcheur de la nuit plus 
parfumée, et dans le ciel les astres s'allumaient plus 
brillants. Je le regardais toujours, et tout désespoir 
avait disparu de mon âme. On aurait dit que par 
enchantement quelqu'un m'avait enlevé un nerf dou- 
loureux qui m'avait fait souffrir jusque-là. Je compris 
clairement que l'amour passé était parti sans retour, 
qu'il était impossible de le faire revivre, et que peut- 
être même aujourd'hui il nous gênerait s'il venait à 
reparaître. Somme toute, était-ce bien autrefois un 
bonheur aussi complet que je le croyais? combien était 
éloigné ce temps d'extase mais aussi de troubles!... 

€ C'est l'heure de prendre le thé. » 

24 



278 PAGES CHOISIES DE TOLSTOl 

Nous nous dirigeâmes tous les deux vers la salle à 
manger. Â la porte nous rencontrâmes de nouveau la 
nourrice et notre Vania, que je pris dans mes bras; 
je couvris ses petits pieds rouges, je le pressai pas- 
sionnément contre mon sein. Il remua sa menotte 
comme dans un rêve, étalant ses doigts ridés et 
ouvrant ses petits yeux troublés comme s'il eût 
cherché à se rappeler quelque chose ; tout à coup une 
étincelle de pensée vint reluire dans ses yeux et ses 
lèvres grassouillettes s'ouvrirent dans un sourire. 
* Mien, mien, mien >, murmurai-je tandis qu'un volup- 
tueux frisson parcourait tous mes membres, et je me 
contenais de crainte de lui faire mal avec mes baisers. 
J'embrassais follement ses pieds froids, son petit corps, 
et sa tète où se voyaient à peine quelques mèches de 
cheveux collés. 

Mon mari s'approcha; je cachai le visage de l'enfant, 
puis le découvris de nouveau. 

€ Ivan Serguieïtch ! » dit-il en secouant le petit menton 
de reniant. Et de nouveau je cachai Ivan Serguieïtch ; 
personne excepté moi ne devait le regarder trop long- 
temps. 

Mes yeux rencontrèrent ceux de mon mari, qui 
riaient et brillaient d'une lueur heureuse que je n'avais 
pas vue depuis longtemps. 11 se fit un calme et un bon- 
heur dans mon cœur. C'est à partir de ce jour-là que 
mon roman avec mon mari s'est terminé. Ma vie est 
entrée dans une nouvelle période, avec un autre amour 
non moins intense quoique différent : l'amour de mes 
enfants et de leur père. Jusqu'à présent rien n'est 
venu tarir cet amour. Il ne finira qu'avec ma vie. 



TROIS PARABOLES 



Les Trois Paraboles sont une réponse du comte Léon Tolstoï 
à ses détracteurs, par laquelle il prouve que ses théories et 
son enseignement évangélique ont été mal compris. 



L'ivraie vint à pousser dans un bon pré. Pour s'en 
débarrasser, les propriétaires du pré se mirent à la 
faucher, et naturellement elle n'en repoussa que plus 
dru. Or, un bon et sage propriétaire du voisinage, 
rendant visite aux possesseurs du pré, leur donna 
maints conseils, et entre autres celui de ne point fau- 
cher l'ivraie, sous peine de la voir par là même se pro- 
pager, mais de l'arracher avec la racine. 

Les propriétaires du pré, soit que dans le nombre 
des instructions de leur bon voisin ils n'eussent pas 
remarqué celle relative à la nécessité d'extirper l'ivraie 
au lieu de la faucher, soit qu'ils ne l'eussent pas com- 
prise, ou encore que pour des calculs personnels ils 
ne voulussent pas s'y conformer, continuèrent à fau- 
cher l'ivraie et par conséquent à la multiplier. 



280 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

AU cours des années suivantes, il se trouva plus 
d*un homme pour rappeler aux possesseurs du pré le 
conseil du sage et bon voisin, mais on ne les écoutait 
point, et Ton agissait toujours comme devant. En 
sorte que faucher l'ivraie, dès qu'elle se montrait, 
devint non seulement une habitude, mais même une 
tradition sacrée, et le pré allait s'obstruant de plus en 
plus. 

Un moment vint enfin où il n'y eut plus dans le pré 
que de Tivraie. Le s propriétaires gémissaient, et s'in- 
géniaient à trouver un remède à pareille situation. Il 
y en avait un, et rien qu'un, celui que leur avait 
indiqué le bon et sage voisin. Mais l'on n'en usait 
point. 

Dans les derniers temps, un passant, attristé de voir 
gâcher un si beau pré, chercha dans les instructions 
laissées par le sage propriétaire et oubliées dans un 
coin, s'il n'en trouverait pas quelqu'une appropriée au 
présent état de choses. Il découvrit celle qui disait de 
ne point faucher l'ivraie, mais de l'arracher avec la 
racine. Il déclara donc aux possesseurs du pré qu'ils 
avaient agi avec imprévoyance, et que longtemps 
auparavant le bon et sage propriétaire les avait mis 
en garde contre cette imprévoyance. 

Au lien de contrôler la citation que faisait cet 
homme, et, en cas qu'elle fût exacte, de cesser de fau- 
cher l'ivraie, ou dans le cas contraire, de prouver en 
quoi elle errait ; au lieu encore d'accepter d'emblée la 
citation du sage et bon propriétaire, les possesseurs 
du pré prirent le quatrième parti de s'offenser de 
l'appel que le passant - faisait à leur mémoire et se 
mirent à invectiver celui-ci. 

Les uns le qualifiaient d'orgueilleux, qui s'imaginait 



TROIS PARABOLES 281 

être unique au monde à avoir compris les instructions 
du bon propriétaire. Les autres le traitaient de faux 
interprète, de traître et de calomniateur. D'autres, ne 
prenant point garde qu'il n'avait point dit une chose 
de lui, mais qu'il avait simplement rappelé les con- 
seils d'un homme estimé de tous, affirmaient que 
c'était un individu nuisible, désireux de voir l'ivraie 
se multiplier au point que le pré fût bientôt perdu à 
jamais. 

€ Il prétend qu'il ne convient pas de faucher l'ivraie, 
criaient-ils, mais si nous ne la détruisons pas, elle se 
reproduira à l'infini et alors, adieu notre pré ! Celui-ci 
nous a-t-il donc été donné pour que nous y cultivions 
la mauvaise herbe? » 

C'était intentionnellement qu'ils passaient sous 
silence que l'homme n'avait pas du tout parlé de né 
point détruire l'ivraie, mais de l'arracher avec la racine 
au lieu de la faucher. 

L'opinion que l'homme était ou un insensé, ou un 
interprète mensonger, ou un monstre qui n'avait en 
vue que le tort d'autrui, s'affermit tellement que qui- 
conque ne le raillait pas l'accablait d'injures. Et en 
dépit de toutes les explications qu'il donnait, à savoir 
que loin de souhaiter la multiplication de l'ivraie, il 
estimait au contraire, que sa destruction est un des 
principaux devoirs du possesseur de la terre, mais 
qu'il comprenait cette destruction comme l'avait com- 
prise le bon et sage propriétaire, et qu'il ne faisait 
que rappeler les conseils de celui-ci, malgré tout ce 
qu'il put dire, on ne l'écouta pas, car il était définiti- 
vement convenu qu'il était fou d'orgueil et traître à la 
parole du sage et bon propriétaire, ou un scélérat 
assez noir pour inviter les gens à ne plus détruire la 

24. 



282 PAGES CHOISIES DE TOLSTO! 

mauvaise heibe, et à la soigner au contraire et à favo- 
riser sa reproduction. 

La même chose m'est advenue lorsque j'ai plaidé en 
faveur de ce précepte de TÉvangile qui recommande 
de ne pas combattre le mal par la violence. La règle a 
été formulée par le Christ, et tous ses disciples l'ont 
répétée après lui en tous temps et en tous lieux. Mais, 
soit qu'on ne l'ait pas remarquée, soit qu'on ne l'ait 
pas comprise, soit encore qu'il ait semblé trop diffî- 
cile de s'y conformer, plus le temps a passé, plus on 
Fa négligée, et plus l'arrangement de la vie des 
hommes s'en est éloigné. Enfin il est arrivé ce que 
nous constatons aujourd'hui, qu'elle commence à se 
présenter aux yeux du monde comme quelque chose 
■de nouveau, d'inconnu, sinon d'étrange, et même d'in- 
■sensé. 

Il en a été pour moi comme pour ce passant qui 
rappelait aux possesseurs du pré l'antique prescrip- 
tion du bon et sage propriétaire, en vertu de laquelle 
il ne convient pas de faucher la mauvaise herbe, mais 
•de l'arracher avec la racine. Les possesseurs du pré 
turent intentionnellement que la prescription recom- 
mandait, non point de ne pas détruire l'ivraie, mais 
bien de ne pas la détruire d'une façon déraisonnable, 
et déclarèrent : c Cet homme est insensé, qui nous 
conseille, au lieu de faucher l'ivraie, de la ressemer on 
peu s'en faut. » De même, quand j'eus affirmé que, 
pour abolir le mal, il n'y a qu'à se conformer au pré- 
cepte du Christ qui nous enseigne à ne pas lui opposer 
la violence, mais à l'extirper par l'amour, on s'est 
écrié : c N'écoutons pas cet insensé, qui nous engage 
à ne pas lutter avec le mal, pour que le mal bientôt 
nous étouffe. » 



TROIS PARABOLES 283 

Je disais que, selon la doctrine chrétienne, le mal 
ne saurait être déraciné par le mal, que lutter avec le 
mal par la violence, c'est simplement augmenter sa 
force, que Jésus a formellement prononcé que le mal 
s'extirpe par le bien, c Bénissez ceux qui vous maudis- 
sent, priez pour ceux qui vous offensent, aimez vos 
ennemis, et vous n'aurez pas un ennemi, {Enseignement 
des XII Apôtres.) Je disais que TÉvangile affirme que la 
vie entière de l'homme est une lutte avec le mal, que 
c'est par la spiritualité et par l'amour que l'homme a 
raison du mal, que de toutes les armes à opposer au 
mal, le Christ exclut cette arme imprudente qui est la 
violence, la lutte avec le mal par le mal. 

Et de ces miennes paroles, on tira la conclusion que 
je prêtais au Christ une doctrine en vertu de laquelle 
il ne faut pas résister au mal. Et tous ceux dont la vie 
est fondée sur la violence, et à qui par conséquent la 
violence est chère, se sont empressés d'adopter cette 
fausse interprétation de mçs paroles et en même temps 
de celles de Jésus, et de proclamer que la doctrine 
qui enseigne à ne pas opposer au mal la violence, est 
une doctrine mensongère, insensée, sacrilège et nui- 
sible. 

Et les hommes continuent tranquillement, sous pré- 
texte de détruire le mal, à le reproduire et à le multi- 
plier. 



II 



Des hommes faisaient du commerce avec la farine, 
le beurre, le lait et autres denrées alimentaires. 
C'était à qui d'entre eux réaliserait les plus beaux 



284 PAGES CHOISIES DE TOLSTO! 

bénéôces, à qui s*enrichirait le plus rapidement. Ils 
en vinrent à mêler à leurs marchandises chaque jour 
davantage de diverses substances peu coûteuses et 
très nuisibles. Dans la farine ils mettaient de la chaux; 
dans le beurre, de la margarine ; dans le lait, de Teau 
et de la craie. 

Tant que les denrées n'étaient pas encore arrivées 
aux mains du consommateur, tout allait pour le mieux. 
Les marchands en gros vendaient aux marchands en 
demi-gros, qui approvisionnaient les petits détaillants. 
11 y avait beaucoup de magasins et de boutiques, et le 
commerce semblait très prospère. Du moins les com- 
merçants s'estimaient ils satisfaits. 

Mais les consommateurs de la ville qui ne pouvaient 
produire eux-mêmes leurs aliments et étaient con- 
traints de les acheter, ceux-là éprouvaient bien du 
désagrément et bien du tort. La farine était détes- 
table, et détestables étaient le beurre et le lait; mais 
comme, sur les marchés de la ville, il n'y avait point 
d'autres denrées que ces denrées frelatées, les consom- 
mateurs devaient continuer à acheter cette farine, et 
ce beurre, et ce lait, et ils s'accusaient eux-mêmes de 
mauvais goût, de mauvaises dispositions, de mauvaise 
préparation culinaire. Et personne ne songeant à se 
plaindre des marchands, ceux-ci amalgamaient les 
denrées alimentaires d'une quantité de plus en plus 
grande d'ingrédients hétérogènes, peu coûteux et très 
nuisibles. 

Les choses allèrent de la sorte assez longtemps, et 
parmi ceux des consommateurs qui se doutaient de 
l'origine de leurs maux, aucun ne se décidait à mani- 
fester son mécontentement. 

Or, il advint qu'une ménagère campagnarde qui 



TROIS PARABOLES 28H 

jusque-là avait toujours nourri sa famille d'alimeiits 
préparés à la maison, vint habiter la ville. Elle faisait 
la caisine depuis maintes années, et bien qu'elle n'y 
fût pas émérite, elle savait cuire un pain à point et 
combiner un repas appétissant. 

Aussitôt installée, elle alla acheter par la ville ses 
provisions de bouche, puis se mit à griller, bouillir, 
rôtir. Et voici que les pains, au lieu de cuire, s'émiet- 
tèrent; les beignets, frits dans la margarine, n'avaient 
pas de goût ; le lait déposait, et aucune crème ne s'y 
formait. 

La ménagère devina immédiatement que les denrées 
étaient frelatées. Elle les examina, et son idée s'af- 
firma, car elle trouva de la chaux dans la farine, de la 
margarine dans le beurre, de l'eau et de la craie dans 
le lait. Ce que voyant, elle retourna au marché et 
accusa à haute voix les boutiquiers, disant qu'il leur 
fallait ne mettre à leurs étalages que des denrées 
saines, nutritives, et en rien falsifiées, ou bien cesser 
leur commerce et fermer boutique. 

Les marchands haussèrent les épaules et répondi- 
rent que leurs denrées étaient de première qualité, 
que toute la ville se pourvoyait chez eux depuis des 
années, et que d'ailleurs ils avaient des médailles. Et 
en effet ils exhibaient des médailles sur leurs ensei- 
gnes. 

c Je n'ai cure de vos médailles ! s'écria la ménagère. 
Je ne veux que des aliments sains, tels que mes 
enfants et moi, après nous en être nourris, n'ayons 
pas de maux d'estomac. 

— Il faut, petite mère, que tu n'aies jamais vu de 
vrai lait, de vrai beurre, ni de vraie farine >, protestè- 
rent les marchands en lui montrant, dans des réci- 



286 PAGES CHOISIES DE TOLSTQI 

pients Ternis, de la farine en apparence absolument 
pure, du beurre bien doré posé sur de beaux plats à 
fleurs, et du lait éblouissant de blancheur dans des 
brocs si proprement astiqués que Ton aurait pu se 
mirer dans leurs flancs. 

€ Comment voulez-vous que je ne m'y connaisse 
pas, riposta la ménagère, moi qui toute ma vie n'ai 
rien mangé ni fait manger à mes enfants que je ne 
l'aie préparé de mes mains? Vos marchandises sont 
mauvaises. Et pour preuve, voici les pains qui se sont 
émiettés, et la margarine où j'ai frit les beignets, et 
le dépôt que j'ai trouvé dans le lait en guise de crème. 
Tout ce que vous avez à vos étalages devrait être jeté 
dans le fleuve ou brûlé, et remplacé par des denrées 
vraiment bonnes. » 

Et elle demeurait devant les boutiques à continuer 
sur le même ton, et comme des chalands s'appro- 
chaient, elle leur cria à eux aussi ce qu'elle avait sur 
le cœur, et les chalands s'entre-regardaient, troublés 
déjà. 

Voyant bien que si l'on n'y mettait bon ordre, cette 
femme aurait tôt fait par ses vociférations de nuire à 
leur commerce, les marchands dirent aux chalands : 

« Regardez, bonnes gens, cette folle, qui voudrait 
que le monde meure de faim. Il faudrait à son gré 
que toutes les denrées alimentaires fussent noyées ou 
brûlées. De quoi vivriez-vous, si nous la croyions, 
c'est-à-dire si nous cessions de vous vendre de la nour- 
riture? Ne l'écoutez pas, c'est une pauvre paysanne 
qui ne s'y connaît pas en fait d'aliments de la ville. 
C'est par jalousie qu'elle s'en prend à nous; comnae 
elle est dans la misère, elle souhaite que tout le monde 
tombe dans la même situation. » 



TROIS PARABOLES 287 

Ainsi parlèrent les marchands à la foule rassem- 
blée, taisant à dessein que la femme avait demandé, 
non pas que Ton détruisît toute espèce d'aliments, 
mais que Ton remplaçât les mauvais par des bons. 

Alors la foule se précipita vers la femme et la 
conspuai Et la malheureuse eut beau affirmer qu'elle 
ne voulait aucunement la destruction des aliments, 
puisqu'elle-méme durant des années et des années 
avait préparé de ses mains tout ce dont sa famille 
avait pu avoir besoin pour sa nourriture, mais qu'elle 
réclamait simplement que les personnes qui ont 
assumé le soin de pourvoir à l'alimentation de l'hu- 
manité cessassent d'empoisonner celle-ci par des 
substances qui n'avaient des aliments que l'appa- 
rence; elle eut beau s'expliquer davantage encore, on 
n'y prêta nulle attention, car il était pour toujours 
convenu qu'elle désirait voir les hommes privés de la 
nourriture qui leur est indispensable. 

Ainsi m'est-il arrivé, à moi aussi, lorsque j'ai étudié 
l'art de notre temps.. Toute ma vie je m'étais nourri 
le cerveau avec de l'art vrai, et tant bien que mal je 
m'étais efforcé d'en nourrir le cerveau d'autrui. Et 
comme pour moi l'art est un aliment et non un objet 
de commerce ou de luxe, je sais parfaitement recon- 
naître quand cet aliment est un aliment et quand il 
n'en est que le simulacre. 

Lorsque j'ai eu essayé de la nourriture qui a com- 
mencé il y a quelques années à se vendre sur notre 
marché intellectuel sous la forme de la science et de 
l'art contemporains, et que je l'ai eu essayée sur les 
personnes qui me sont chères, je me suis aperçu que 
la majeure part de cette nourriture était loin d'être 
pure. Et j'ai déclaré que la science et l'art dont l'on 



288' PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

fait actuellement commerce sur notre marché intellec- 
tuel, sont de la contrefaçon, ou tout au moins des 
amalgames où entrent pour beaucoup des substances 
étrangères à la vraie science et à Part vrai; et que 
j*en suis sûr, car les produits par moi achetés sur le 
marché intellectuel se sont montrés indigestes pour 
mes proches et pour moi ; et non seulement indigestes, 
mais tout à fait nuisibles. 

Aussitôt Ton s^est mis à crier contre moî> à affirmer 
que cette opinion me vient simplement de ce que je 
ne sais pas grand'chosé et que je suis inapte à com- 
prendre les questions un peu élevées. 

Alors j*ai entrepris de prouver que les marchands 
qui font commerce de ces denrées intellectuelles s'ac- 
cusent eux-mêmes de tromperie les uns les autres; 
que de tout temps on a offert aux hommes, sous cou- 
leur de science et d'art, des choses bien mensongères 
et bien nuisibles; qu'il est tout naturel que pareil 
danger se présente de notre temps aussi; qu'il ne 
s'agit pas là d'une plaisanterie, et que l'empoisonne- 
ment de l'esprit est plus redoutable que celui du 
corps; qu'il faut par conséquent examiner avec la 
plus vive attention les denrées qui nous sont propo- 
sées pour notre alimentation intellectuelle et rejeter 
résolument toutes celles qui sont frelatées ou dange- 
reuses. 

Et quand j'eus parlé de la sorte, il n'y eut pas un 
seul homme, pas un, pour objecter quoi que ce fût, 
dans n'importe quel article ou livre, à mes affirma- 
tions. Et de toutes les boutiques on se mit à vociférer, 
comme pour la femme de tout à l'heure : 

c C'est un fou, qui veut abolir la science et l'art dont 
nous vivons. Ne l'écoutez pas, détournez-vous de lui. 



TROIS PARABOLES 289 

s 

Venez à nous, voyez nos étalages : nous avons de la 
marchandise toute fraîche de Tétranger. > 



III 



Des voyageurs cheminaient. Il leur arriva de 
s'égarer hors de leur route, en sorte qu'il leur fallait 
maintenant marcher, non plus sur la chaussée large 
et égale, mais par les fondrières et les broussailles. 
Ils se déchiraient aux ronces et butaient contre le bois 
mort; le passage s'obstruait de plus en plus, et il 
devint bientôt presque impossible d'avancer. 

Alors ils se divisèrent en deux partis. Le premier 
persistait à vouloir poursuivre sans répit tout droit 
dans le sens que l'on avait pris depuis quelque temps, 
et ses adhérents s'ingéniaient à persuader les autres 
.et eux-mêmes que l'on ne s'était point écarté de la 
bonne direction et que l'on n'avait point cessé de 
s'orienter justement vers le but du voyage. Le second, 
convaincu que la direction actuellement suivie ne pou- 
vait être la vraie, puisqu'alors on aurait déjà atteint 
le but du voyage, résolut qu'il fallait se mettre en 
quête de la bonne voie, et que, pour la trouver, il n'y 
avait qu'à se séparer séance tenante pour avancer 
dans t JUS les sens à la fois. 

Tous les voyageurs acquiescèrent à l'une de ces 
deux opinions, les uns décidant de marcher toujours 
tout droit, les autres de se disperser dans toutes les 
directions. 

Il y eut cependant un homme qui ne se rangea à 
aucun des deux avis. Il dit qu'avant de repartir dans 
le sens suivi jusqu'alors ou de se hâter d'explorer 

PAGES CHOXftlsa DE TOLSTOÏ. 25 



1290 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

toutes les autres directions dans l'espoir que par là on 
retrouverait la véritable, il importait d'urgence de 
s'arrêter, de raisonner la situation et de n'adopter tel 
ou tel parti qu'après y avoir sérieusement réfléchi. 

Mais les voyageurs étaient si excités par la longue 
marche, leur situation les affolait tellement, ils dési- 
raient tant se rassurer par la pensée que l'on ne s'était 
point égaré, ou que du moins l'on ne s'était écarté de 
la bonne voie que pour un instant et que 1 on n'allait 
pas tarder à la retrouver, surtout ils aspiraient tant à 
-étoufîer leur peur par le mouvement, que l'avis de cet 
homme fut accueilli par des cris d'indignation, des 
reproches, des railleries, émanant de l'un comme de 
l'autre parti. 

< C'est le conseil de la faiblesse, de la poltronnerie 
«t de la paresse, disaient les uns. . 

— Le beau moyen d'arriver au but du voyage, que 
•de rester sur place sans bouger ! disaient les autres. 

— Nous sommes des hommes, les forces nous ont 
-été données pour lutter, pour nous efforcer de sur- 
monter les obstacles, et non pour nous résigner bas- 
-sèment », disaient d'autres encore. 

L'homme qui s'était ainsi séparé de la majorité de 
ses compagnons avait beau affirmer qu'en s'obstinant 
à ne pas changer la fausse direction suivie jusqu'alors, 
on n'approcherait point du but, mais que l'on s'en 
éloignerait au contraire toujours davantage : que l'on 
n'aboutirait pas non plus en battant le terrain de côté 
et d'autre ; que le seul moyen d'atteindre le terme du 
voyage était de s'orienter sur le soleil ou les étoiles 
pour retrouver la meilleure voie, et que celle-ci une 
fois reconnue, alors on pourrait se remettre en 
marche avec la certitude d'aller là où il fallait, mais 



TROIS PARABOLES 291 

que pour être à même de discerner cette voie, il con- 
venait avant tout de s'arrêter, non pas pour ne plus 
nouger, mais pour se donner le temps de discerner le 
sens où Ton pourrait repartir de pied ferme; il avait 
beau enfin expliquer de mille façons que, pour arriver 
où l'on veut, il faut s'être orienté, et que pour 
s'orienter, il faut s'arrêter un instant, on ne l'écouta 
point. 

Le premier parti continua de cheminer dans la 
direction antérieurement suivie, et le second com- 
mença de s'éparpiller de droite et de gauche. Et ni le 
premier ni le second ne s'approchèrent du but ni ne 
se dégagèrent des fondrières et des broussailles, et ils 
errent encore. 

La même chose exactement m'est advenue lorsque 
j'ai osé énoncer l'opinion que le chemin où nous nous 
sommes égarés dans cette sombre forêt qu'est la 
question ouvrière et ce marécage perfide qu'est l'ar- 
mement dont les peuples ne sauraient voir la fin, que 
ce chemin n'est pas du tout celui que nous devons 
suivre; qu'il est très probable que nous nous sommes 
écartés de la bonne voie; qu'il faut par conséquent 
arrêter, pour quelque temps, un mouvement d'une 
fausseté si évidente, afin de nous recueillir et de 
rechercher une orientation d'après les bases qui nous 
ont été données de la vérité universelle et éternelle. 

c Marchons-nous positivement dans la direction que 
nous nous étions proposée? » ai-je demandé. 

Personne n'a répondu à ma question. Personne n'a 
dit: 

c Nous ne nous sommes pas trompés de voie, et 
nous n'errons pas. Nous en sommes persuadés par 
telle ou telle raison. > 



292 PAGES CHOISIES DE TOLSTO! 

Pas un homme n'a hasardé que peut-être nous nous 
étions réellement égarés, mais que nous avions un 
moyen infaillible de rectifier notre erreur sans inter- 
rompre la marche. 

Pas un homme n'a avancé cela ni autre chose. Mais 
tous se sont insurgés comme si je les avais offensés 
personnellement et se sont empressés d'étouffer par 
leur clameur solidaire ma voix isolée. 

< Les hommes sont déjà las et paresseux. Et voici 
encore une doctrine de nonchalance, d'indifférence, de 
non-activité! » 

Quelques-uns ajoutèrent même : dHnacHon, 

€ Ne l'écoutez pas, et suivez-nous, crièrent ceux qui 
estiment que le salut ne se peut obtenir que si l'on ne 
change pas la direction élue, quelle qu'elle soit, et 
ceux aussi qui pensent que l'on n'y peut atteindre 
qu'en s'ébattant de droite et de gauche. 

— A quoi bon s'attarder, se recueillir? Allons de 
l'avant, toujours de l'avant! Tout s'arrangera de soi- 
même. > 

Les hommes ont fait fausse route, et ils en souf- 
frent. Il semblerait que le premier et principal emploi 
qu'ils devraient tenter de leur énergie, ce serait, non 
pas d'accélérer le mouvement qui nous a entraînés 
dans la pitoyable situation où nous sommes tombés, 
mais de l'interrompre. Il semblerait que c'est seule- 
ment en nous arrêtant que nous serions à même d'exa- 
miner cette situation et de retrouver la direction où 
nous avons à nous engager pour arriver au véritable 
bien, non pas d'une fraction quelconque de l'huma- 
nité, mais au véritable bien de l'ensemble de notre 
espèce, but vers lequel nous tendons tous en général 
et chacun en particulier. 



TROIS PARABOLES 293 

Mais quoi ! Les hommes inventent tout ce qu'il est 
possible d'imaginer, sauf la seule chose qui les peut 
sauver, et, sinon les sauver, du moins alléger leurs 
maux, cette chose qui consisterait à s'arrêter, ne 
fût-ce qu'un instant, afin de ne pas accroître ces maux 
par la continuation d'une fausse activité. Ils sentent 
tout ce que leur situation a de déplorable et font l'im- 
possible pour y remédier, mais Tunique moyen effi- 
cace pour le commencement de leur délivrance, ils 
n*en veulent user pour rien au monde, et lorsqu'on le 
leur conseille, cela les exaspère plus que tout. 

S'il était encore possible de douter que nous nous 
sommes égarés, l'attitude adoptée par les hommes 
vis-à-vis du conseil de se recueillir, prouverait avec 
une clarté sans égale combien nous nous sommes 
écartés de la bonne voie, et combien notre situation eo 
est désespérée. 



25. 



LE RÉCIT D'UN VOLONTAIRE 



Le morceau qui suit est extrait d'une nouvelle intéressante 
surtout parce qu'elle appelle l'attention sur l'éternel problème 
du meurtre militaire. Le cadre est l'une des innombrables, 
expéditions que la Russie a dû entreprendre pour dompter 
les Touraniens musulmans du Gaukase. 



I 

Après m'être reposé et avoir fait un bout de toilette, 
j^allai voir un aide de camp que je connaissais d'an- 
cienne date pour le prier d'informer son général que 
mon désir était de faire la campagne. Un carrosse 
élégant, un petit chapeau coquet et un minois rose et 
frais passèrent devant moi rapidenient. De la fenêtre 
entr'ouverte de la maison du commandant parvenaient 
jusqu'à mon oreille les sons d'une polka quelconque 
— Lisa ou Katia, — tapée sur un vieux clavecin 
détraqué et enroué, le seul sans doute que possédât 
la forteresse. A la porte d'un marchand de vin je vis 
un groupe d'employés attablés, fumant des cigarettes 
et discutant vivement. 

c Excusez, disait l'un, mais en ce qui concerne la 
politique, Maria Grigorievna en sait long. » 



296 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

Un vieux juif voûté menait une charrette chargée 
qui roulait en cahotant sur les pierres pointues du 
faubourg. Deux dames en jupes empesées, un foulard 
de couleur sur leurs têtes, filaient, un panier de pro- 
visions à la main; plus loin, deux jeunesses, Tune en 
rose, l'autre en bleu, se tenaient tête nue sur le seuil 
d'une petite maisonnette et s'efforçaient de verser dans 
l'air des roulades d'un rire forcé, dans le but évident 
d'atteindre, par ces flèches tremblotantes, les oreilles 
sinon les cœurs des officiers qui passaient indifférents 
sous les œillades énergiques des belles comme sous le 
feu ennemi. 

Je trouvai l'aide de camp au rez-de-chaussée de la 
maison du général. Il me dit qu'il n'y avait point de 
difficulté pour que la permission me fût accordée. A 
ce moment même le carrosse que j'avais entrevu au 
faubourg s'arrêta devant la maison. 

L'aide de camp bondit et, me jetant au vol un 
« pardon », s'élança en haut de l'escalier en bouton- 
nant sa redingote. Après quelques instants un homme 
de petite taille mais au visage énergique, vêtu en 
bourgeois avec un simple ruban blanc à la bouton- 
nière, s'approchait du carrosse et en entr'ouvrait la 
portière. C'était le général. Dans sa démarche se 
voyait une parfaite assurance. 

c Bonsoir, comtesse >, dit-il en serrant une petite 
main étroitement gantée de suède qui se tendait vers lui. 

Ils parlèrent à voix basse et je ne pus entendre que 
ces quelques mots : 

« Vous savez que j'ai fait le vœu de combattre les 
infidèles, prenez garde de le devenir. » 

Un petit rire narquois et une moue câline sur la 
bouche rosée furent la réponse. 



LE RÉCIT d'un volontaire 297 

< Adieu donc, général! 

— Non, au revoir, dit-il en montant sur le marche- 
pied ; je m'invite moi-même pour la soirée de demain. » 

Le carrosse s'éloigna. Voilà un homme, pensai-je en 
m'en retournant chez moi, qui possède tout : rang, 
richesse, notoriété, et cet homme, à la veille d'un 
combat sanglant, ne regrette pas la vie, rit et plaisante 
avec une charmante femme et s'invite à sa soirée, 
sans paraître se douter que demain n'est déjà peut- 
être plus à lui. 

Chez l'aide de camp je rencontrai le lieutenant R***, 
bien timide, avec des traits accusant une candeur 
presque féminine et qui venait verser le trop-plein de 
son cœur, indigné de ce que les chefs ne l'avaient pas 
nommé pour assister au combat. Il disait que c'était 
mal de lui faire une si cruelle injustice, que c'était 
manquer à la camaraderie, et qu'il s'en souviendrait. 
Pas une ombre de feinte dans ses yeux brillants, sur 
son visage animé; il était révolté jusqu'à l'âme de 
n'avoir pas la permission d'aller tirer sur les Tatars 
et de s'exposer à leur feu. Il me paraissait un gamin 
dépité de ce qu'on lui avait donné des verges injus- 
tement... Je commençais à n'y rien comprendre du 
tout. 

Vers dix heures du soir les troupes se mettaient en 
marche. La chaleur insupportable de la journée avait 
fait place à une fraîcheur agréable. La lueur incer- 
taine d'une jeune lune s'étalant sur le bleu étoile du 
ciel commençait à s'abaisser vers la terre; les lumières 
du village, comme des yeux ronds, étîncelants, bra- 
quaient sur nous leurs regards vacillants. Les longues 
silhouettes noires des maisons se dessinaient mysté- 
rieuses le long du chemin, à travers les chaumières 



298 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

peintes à la chaux, s'élançant pareilles à de blanches 
fiancées dans les taillis épais des bouleaux, des 
tilleuls et des platanes. Les grenouilles entonnaient 
leur chanson dans les profondeurs cristallines d'un 
étang. Des pas furtifs, des chuchotements confus, 
des hennissements, des beuglements, des cocoricos 
se mêlaient à une valse de Strauss et à la plainte en 
mineur d'une jouenka ukrainienne. 

Je pensais — à quoi pensais-je? A rien peut-être. Le 
lieu et le temps prédisposaient aux rêveries sans nom 
et sans sujet. L'arrière-garde était encore dans la for- 
teresse. Je me frayai difficilement un passage à tra- 
vers les chariots, les caisses, les tambours entassés 
et les officiers groupés et criant leurs ordres. Après 
avoir franchi la porte de la forteresse je devançai les 
troupes qui se mouvaient comme un mur fait de 
corps, sur une longueur d'au, moins une verste, et 
j'atteignis le général et son aide de camp. 

En passant à côté de la cavalerie et des artilleurs 
fièrement campés sur les canons ventrus, quelques 
paroles allemandes d'un soldat vinrent, comme une 
dissonance, m'écorcher l'oreille. 

II 

L*obscurité devenait de plus en plus intense. On ne 
pouvait plus distinguer la forme des objets. Des bêtes 
énormes, étranges, des monstres fabuleux, parais- 
saient border le chemin, et ce fut seulement à mesure 
que ma vue s'habitua aux ténèbres que je pus recon- 
naître dans ces visions inquiétantes de simples buis- 
sons, des taillis, des amoncellements de quartiers de 
roche. 



LE RÉCIT D'UN VOLONTAIRE 299 

La colonne s'avançait à pas cadencés, dans un 
silence morne seulement troublé çà et là par un heurt 
des fers d'un cheval, un cliquetis de crosse ou de 
sabre, un lourd cahotement de canon. Hommes et 
animaux semblaient d'accord pour s'efforcer de com- 
primer jusqu'au soufQe de leurs poitrines haletantes. 

La nature était sublime de puissante sérénité. Est-il 
possible que les hommes soient à l'étroit sous ce ciel 
tout plein d'une telle paix! Comment, en présence de 
cette mansuétude des choses, le cœur peut-il demeurer 
susceptible de haine ! Comment l'immense amour qui 
émane des frissons mystérieux de Finfîni et de ses 
voix caressantes, ne subjugue-t-il pas le démon de la 
destruction qui nous obsède et nous jette sur nos 
frères!... 

Nous cheminions depuis deux heures et plus. Une 
somnolence commençait à m'envahir, lorsqu'un bruis- 
sement prolongé me réveilla. Il venait d'un torrent 
qui de la montagne tombait en cascade dans l'étroite 
vallée où nous nous enfoncions, et qui coupait notre 
route. 

Sur le fond noir des versants s'allumaient de-ci de-là 
des feux qui s'éteignaient aussitôt pour ressurgir un 
peu plus loin. 

c Qu'est-ce donc? demandai-je à un Tatar auxiliaire 
qui chevauchait à côté de moi. 

— C'est le signal de l'approche des Russes. 

— Comment ! On connaît déjà dans la montagne la 
marche de la colonne? 

— Et comment ne la connaîtrait-on pas? » fît-il naï 
vement. 

Je jetai un coup d'oeil sur les étoiles. Elles pâlis- 
saient, et au levant elles allaient s'effaçant une à une 



300 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

dans le grisoiement de Taube. Dans la vallée ronibre 
était absolue encore. 

Soudain, des traits lumineux jaillirent en avant. de 
nous. Des balles miaulèrent, s'abattirent avec un bruit 
sec sur le sol humide. Un grondement de tonnerre 
retentit, bientôt suivi d*un autre. Des cris de douleur 
s'élevèrent dans Tair rempli de tourbillons de fumée. 
Plusieurs commandements se succédèrent, brefs, sac- 
cadés. 

Puis tout bruit cessa. Le général appela le Tatar 
qui nous servait de guide, et ils échangèrent quelques 
mots presque chuchotes. Après quoi, d'une voix con- 
tenue, mais distincte pour nous, le chef de la colonne 
prononça : 

c Colonel Khossanov, faites déployer en tirail- 
leurs. > 

Uaurore maintenant rosissait, et des vapeurs blan- 
châtres s'élevaient du torrent. Le guide indiqua un 
gué. 

L'eau se ruait avec une force extraordinaire. Elle 
atteignait le poitrail des chevaux et formait autour de 
leurs jambes des cercles bouillonnants et écumeux. 
Les bètes, effarées, les oreilles dressées, les naseaux 
dilatés, mais comme conscientes d'un devoir à accom- 
plir, cherchaient attentivement leur chemin sur 
rinégal lit de galets. Les fantassins, n'ayant gardé 
que leur chemise, passaient en élevant d'une main 
leur fusil et leur équipement au-dessus de l'eau, et de 
l'autre ils se tenaient enlacés par groupes de vingt à 
trente pour opposer plus de résistance au courant 
qui les bousculait. Les artilleurs en poussant de 
grands cris et claquant du fouet lançaient leur atte- 
lage dans l'eau au triple galop. Dès qu'on fut sur 



LE RÉCTT D'UN VOLONTAIRE 301 

Fautre bord, le général emmena la cavalerie vers une 
éminence boisée que les Kosaks enveloppèrent rapide- 
ment d'un demi-cercle de tirailleurs. 

Par les taillis, des ombres se mouvaient, qui en peu 
d'instants se multiplièrent d'étrange sorte. 

« Voici les Tatars, fit uû officier. » 

Tout à coup, un jet de fumée s'échappe en tourbil- 
lonnant de derrière un tronc d'arbre. Un autre appa- 
raît à quelque distance, et bientôt les fumées des deux 
lignes de combattants se marient tout le long de la 
lisière du bois... Notre fusillade finit par réduire à un 
silence relatif celle de l'ennemi. Quelques balles éga- 
rées viennent s'abattre autour de nous avec un bour- 
donnement d'abeilles. On serre les rangs. 

c Ordonnez- vous de charger, Excellence? » vient 
demander au général le colonel Khossanov en portant 
la main à sa casquette. 

Et il désignait un gros de cavalerie qui se détachait 
du bois pour fondre sur nous. En tète, deux Tatars 
montés sur des chevaux blancs tenaient hautes des 
lances où flottaient des étendards rouge et bleu. 

c A la grâce de Dieu, colonel >, dit le général sans 
sourciller. 

L'autre fit un bond en arrière, et, se redressant sur 
sa selle et élevant son sabre à bout de bras, il s'éloigna 
précipitamment en criant : 

c Hourra, mes enfants ! Hourra ! 

— Hourra 1... Hourra!... Hourra! » répondit dans les 
rangs profonds une clameur d'ardente joie. 

Le premier escadron s'ébranla, passa comme une 
trombe. Puis un second... puis un autre... Je regar- 
dais, le soufiQe en suspens au bord des lèvres. 

L'ennemi n'attendit pas le choc et se replia sous le 

26 



302 PAGES CHOISIES DE TOLSTOl 

couvert, d'où il se mit à tirailler. Mais quand les 
nôtres approchèrent, les balles de grêler dru. 

c Quel charmant coup d'œil! fît lé général, aussi 
calme, aussi souriant que lorsque je Tavais aperçu la 
veille à la portière de la jeune comtesse. 

— C'est un vrai plaisir que la guerre dans un si beau 
pays, répondit le major. 

— Surtout en bonne compagnie », riposta courtoi- 
sement le général. 

Le major s'inclina. 

Les balles sifQaient ininterrompues et la fumée allait 
s'épaississant. 

Le colonel s'approcha une seconde fois et sur l'ordre 
de Son Excellence renouvela l'attaque. Les trompettes 
sonnèrent, et les escadrons se ruèrent encore en rangs 
pressés, dans des tourbillons de poussière où étince- 
laient les sabres brandis. 

Un boulet passa rapide et mugissant, et un homme 
tomba dans un flot de sang avec un râle. Et ce râle 
m'impressionna si fort, que du coup le spectacle de 
la bataille en perdit pour moi toute splendeur. Mais 
personne que moi n'y avait fait attention. Le major 
riait de je ne sais quoi; l'aide de camp sifflotait un 
refrain grivois; le général s'entretenait avec un capi- 
taine sur le ton d'affabilité qui lui était habituel. 

€ Faut-il répondre à leur feu? demanda en accourant 
l'officier commandant l'artillerie. 

— C'est cela, faites-leur un peu peur », repartit le 
chef de la colonne en allumant un cigare. 

On mit quelques pièces en batterie, et les monstres 
d'acier commecicèrent à cracher leurs éclairs... Nos 
troupes sont victorieuses. Vaoul (métairie) ennemi est 
pris... 



LE RÉCIT D'UN VOLONTAIRE 303 

« Ce soir, me dit le capitaine, ce sera bien autre 
chose au retour. On nous escortera convenablement, 
vous verrez, il fera chaud. > 

Le général partit le premier avec la cavalerie. La 
compagnie du capitaine Khlopov, où je me trouvais, et 
celle du lieutenant Rosenkranz formèrent Tarrière- 
garde avec une poignée de Kosaks et un canon. 

Les prévisions de mon ami ne tardèrent pas à se 
réaliser. Dès que nous nous fûmes engagés en un cer- 
tain ravin enserré de part et d'autre par la futaie, les 
montagnards se montrèrent au faîte de chacun des 
deux versants. 

Le capitaine se signa pieusement. Quelques vieux 
soldats en firent autant. C'est qu'en effet cela devenait 
sérieux. Des hurlements sauvages : — laï GiaourI 
Ourous îall (mort aux Gîaours, mort aux chiens), — se 
propageaient de proche en proche sur les flancs de 
notre petite colonne. Des coups de feu nous- assailli- 
rent, brefs et secs. Nous ripostions par des salves 
régulières et de temps en temps par Içi mitraille. 

Parfois le feu ennemi faiblit, mais pour reprendre 
plus acharné l'instant d'après, et c'est toujours les 
mêmes clameurs d'enfer. Nous nous replions pas à pas 
sous une pluie dense de balles et de boulets. Les rangs 
se relâchent peu à peu. Le chemin est semé de cada- 
vres et de flaques de sang. Des gémissements s'élè- 
vent, brusques, aigus. 

Le jeune sous-lieutenant Alaouïne est en extase. Ses 
beaux yeux noirs étincellent étranges, sa bouche s'en- 
tr'ouvre comme pour recevoir le baiser. Il vient vers 
le capitaine en le suppliant de permettre qu'il se jette 
sur l'ennemi. 

€ Non, n()n, pas de folies », réplique le vieillard. 



304 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

La compagnie, couchée à plat ventre parmi les 
broussailles, ne cessait de tirer. Le capitaine laissait 
traîner la bride de son cheval et, silencieux, s'en 
remettait à son monde. Dans ce moment de suprême 
danger, il était tel que je Tai toujours vu : mêmes 
gestes lents et tranquilles, même expression de loyale 
simplicité sur son visage. Les autres, au contraire, 
voulaient paraître, ou plus froids, ou plus enjoués, 
qu'ils ne Tétaient réellement. 

Tout à coup, j'entends un hourra qui éclate dans 
l'air avec la sonorité d'une cascade aux mille échos. 
Je me retourne, et j'aperçois Alaouîne qui, le sabre 
haut, traverse une clairière à la tète d'une trentaine 
de cavaliers. 

< Hourra ! » et le peloton disparaît sous bois. 

Il y eut un instant de silence. Puis on perçut le 
froissement des sabres entrechoqués, et des colonnes 
de fumée flaconneuse s'envolèrent au-dessus de la 
cime frissonnante des arbres... 

Le cheval du sous-lieutenant revint d'un galop fou. 
Derrière lui cheminaient des soldats qui portaient sur 
des brancards de feuillage les morts et les blessés. 

Parmi ces derniers se trouvait Alaouîne. Blanc 
comme un linge, son beau visage se penchait vers son 
épaule. Par l'entre-bâillement du dolman dégrafé, on 
voyait sur sa chemise, en pleine poitrine, une tache 
sombre nimbée de rouge. 

c Oh 1 quel malheur I m'écriai-je. 

— Pas plus grand qu'un autre >, grommela un vieux 
soldat qui, appuyé sur son fusil, regardait d'un œil 
indifférent le triste convoi. 

Les camarades s'empressèrent autour du pauvret> 
s'ingéniant à lui prodiguer les paroles cordiales. Mais 



LE RÉCIT D'UN VOLONTAIRE 305 

la morne tristesse de son regard disait as^sez l'inutilité 
de toute banale consolation. 

Le capitaine s'approcha à son tour. 

€ Eh bien, mon cher Anatolii Ivanitch, fît-il d'une 
voix basse, pleine de tendre pitié. Dieu l'a voulu sans 
doute. Courage, frère! > 

L'autre le regarda, et son visage s'éclaira un 
moment d'un vague sourire. 

« Oui, mon capitaine, je paye ma désobéissance. 
Que ne vous ai-je écouté! 

— Dites plutôt que Dieu l'a voulu >, répéta Khlôpov. 

Le chirurgien se présenta, étala tout un attirail, 
retroussa ses manches. 

€ Ah, ah ! s'écria- t-il jovial, on a fait un accroc à cette 
fine peau. Nous allons voir ça. » 

Le sous-lieutenant se soumit à l'examen, mais dans 
le regard qu'il jeta à l'homme de l'art pendant que 
celui-ci commençait à sonder la plaie, il y avait un 
reproche d'une tristesse infinie. 

Après quelques instants, à bout de patience et 
d'endurance, il écarta brusquement la main de l'opé- 
rateur. 

< Laissez-moi, balbutia -t-il, je mourrai quand 
même. > Et il retomba lourdement sur sa couche. 

Peu de minutes plus tard, je m'approchai des offi- 
ciers qui l'entouraient et les interrogeai. On me 
répondit : 

« Il s'en va. > 



26. 



LE RÉGIT DU MARQUEUR 



Le présent morceau est la partie essentielle de. Tune des 
nouvelles les moins récentes, mais les plus estimées, de Tolstoï. 
C'est le récit — familier, puisqu'il est mis sur les lèvres d'un 
domestique, le marqueur de la salle de billard dans un cercle 
de Pétersbourg — de l'enlisement progressif d'un homme 
du monde, frappé pour ainsi dire par le mystérieux et terrible 
démon du jeu. La partie purement didactique du sujet a été 
reléguée cette fois & l'extrême fin, dans la lettre laissée par 
le suicidé. Le hors-d'œuvre est fâcheux, d'abord par lui-même 
en tant que prêche long et ennuyeux, et partant sans efficacité 
aucune, et ensuite par ce fait qu'il survient après le dénoue- 
ment de l'action, — manquement & la logique et au goût 
fréquent du reste chez les écrivains russes. Mais on doit se 
réjouir que l'auteur ait accumulé là tout ce qui eût pu 
encombrer le corps du récit, qui, réduit ainsi & upe sèche 
énonciation de la succession des événements, gagne singulière- 
ment en intensité d'impression esthétique, et en même temp» 
en profondeur de suggestion morale. 



Un jour il arrive avec le prince et le monsieur à 
moustaches, que Ton appelait Fédotka. Celui-ci était 
d*une laideur repoussante, mais il s'habillait avec 
recherche et avait voiture. Pourquoi le choyait-on 
tant* Fédotka par-ci, Fédotka par là; on lui offrait des 



308 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

dîners et de Tabsinthe, on payait partout pour lui. 
C'était un rusé compère, allez 1 S'il perdait, il savait 
bien ne pas s'acquitter; mais gagnait-il, il savait se 
faire payer, lui. 

Ce jour-là, ils jouèrent au billard, trois roubles le 
point. Niekhlioudov et le prince parlaient, en jouant, 
d'une actrice alors très en vue. Ils ne faisaient pas 
attention au jeu. Fédotka en profita. Il gagna six rou- 
bles à chacun d'eux. Je ne sais point quels étaient 
leurs comptes avec le prince, ils ne réglaient jamais 
ensemble. Niekhlioudov tira sa bourse. 

« Non, frère, s'écria Fédotka, jouons encore, et 
quitte ou double. » 

Je posais les billes. Fédotka s'arrangea si bien qu'il 
gagna. 

« Encore une fois, dit-il à Niekhlioudov. Va pour le 
tout? 

— Va pour le tout. > 

Fédotka, malin, perd une simple, mais gagne le 
coin. Le prince, voyant que cela commence à devenir 
sérieux, leur crie : 

« Assez ! assez ! » 

Mais Niekhlioudov, enfiévré, Fédotka, concentré et 
froid, n'écoutent plus. 

Ils ne s'arrêtent qu'à cinq cents points joués. 
Fédotka a gagné. 

< Encore, encore ! » insiste maintenant Niekhlioudov 
tout enflammé. Le vertige du jeu l'a pris pour la pre- 
mière fois. Il ne se connaît plus 

t Viens là-haut, répond Fédotka, tu y auras ta 
revanche. » 

En haut, on jouait aux cartes. 

Et depuis ce jour, on eût dit que le maudit Fédotka 



LE RÉCIT DU MARQUEUR 309 

avait jeté un sort sur Niekhlioudov. Celui-ci désormais 
jouait sans trêve, tantôt en haut, tantôt en bas. Il 
devint un tout autre homme. Plus de trace de son élé- 
gance passée. Ses joues étaient ternes et troubles. , 

« Vous n'avez pas joué avec moi depuis longtemps, 
bârine », lui dis-je un jour. 

Il joua et je gagnai dix roubles. 

« Quitte ou double, bârine? > 

Il ne se fâcha point et consentit. Ce n'était plus 
comme au temps où il me traitait d'imbécile. Nous 
jouâmes longtemps. J'avais quatre-vingts roubles de 
gagnés. 

Depuis, il jouait avec moi tous les jours. Il guettait 
le moment où la salle était déserte. Pensez, jouer avec 
un marqueur! Une fois, je venais de lui gagner soixante 
roubles. Il me dit : 

€ Veux-tu jouer le tout? 

— A votre gré. » 
Je gagnai. 

« Cent vingt contre cent vingt? 

— Bon. » 

Je gagnai encore. 

€ Deux cent quarante contre deux cent quarante? » 

La chance ne me quittait pas. 

« Quatre cent quatre-vingts contre autant? » 

Il s'enfiévrait de plus en plus. 

« N'est-ce pas assez, bârine? Donnez-moi seulement 
cent roubles, et nous serons quittes. » 

Il se mit en colère. 

t Joues-tu ou ne joues-tu pas? > cria-t-il d'une voix 
enrouée. 

Je jouai, mais je ne voulais plus gagner, je lui donnai 
quarante d'avance. 



340 PAGES CHOISIES DE TOLSTOl 

Il n^avait cependant pas encore dépassé douze, que 
j*avaîs déjà trente-six. La partie était encore à moi. 
Enfin il s'arrêta et me dit : 

c Petroucha, je ne puis te payer ma dette en ce 
moment; mais si tu veux patienter, dans deux mois je 
triplerai la somme. 

— Bon, bon, bârine, j'attendrai. » 

Il fit quelques tours dans la salle et revint auprès de 
moi. 

€ Veux-tu encore jouer le tout? hein î > 

Il perdit. 

Je me mis à une petite table à côté de la porte et 
l'observai du coin de l'œil. 

Il marchait, marchait, empoignant sa tête à deux 
mams et marmottant entre ses dents ; puis comme un 
fou il s'élança au dehors. 

Bizarre ! 

Il ne revint pas d'une huitaine. Le neuvième jour il 
entra pâle dans la salle, mais il n'approcha point du 
billard. Le prince l'aperçut. 

« Viens-tu jouer, Anatolïïî 

— Non, je ne veux plus jouer du tout. » 

Ce fut en vain que l'autre insista cette fois. Niekh- 
lioudov s'en alla sans avoir joué. 

Il résista à la tentation encore une semaine. Mais 
un jour de fête il vint en frac et cravate blanche, et 
resta toute la journée à jouer. L'habitude avait repris 
le dessus, et cela recommença. 

c Petroucha, me dit- il un soir, je te dois cent quatre- 
vingts roubles ; viens dans un mois, tu les auras. » 

Un mois après j'allai chez lui. Il me pria d'attendre 
jusqu'au jeudi suivant. Le jeudi vers onze heures 
j'étais à sa porte. 



LE RÉCIT DU MARQUEUR 31 î 

€ On ne m'a pas encore envoyé d'argent. Je regrette. 
Mais voici une épingle à diamants et une montre en 
or; porte-les au Mont-de-Piété. On te donnera sur 
ces deux objets plus que je ne te dois; tu les retireras 
lorsque j'aurai reçu mon argent. 

— Très bien, fis-je, je prendrai la montre. » 

Je voyais qu'elle valait plus de trois cents roubles. Je 
l'engageai pour cent et apportai la reconnaissance à 
Niekhlioudov. 

€ Vous me devez encore quatre-vingts roubles. 
Vous aurez soin, bârine, de retirer vous-même la 
montre. » 

Je n'ai jamais vu mes quatre-vingts roubles. 

De timide qu'il était, il devint effronté. Il m'emprun- 
tait quelquefois un rouble pour payer son fiacre, alors 
que l'instant d'après il entamait avec le prince une 
partie de cent roubles. Il arrivait le matin les che- 
veux ébouriffés, le linge chiffonné, les yeux cerclés de 
bistre et injectés de sang. Il vidait quelques verres 
d'absinthe et se mettait à jouer. 

Le jour de la Mi-Carème, il jouait avec le hussard. 

€ Voulez- vous intéresser la partie? 

— Volontiers. Sur quoi? 

— Sur une bouteille de clos-vougeot. 

— Soit. > 

L'autre gagna. Ils allèrent souper. Us s'attablèrent. 
Niekhlioudov cria : 

€ Siemen, une bouteille de clos-vougeot. Aie bien 
soin de la chauffer. » 

Siemen s'éclipsa, puis apporta le potage. Pas de 
bouteille. 

€ Eh bien, et ce vin, voyons ! » 

Siemen revint avec le rôti 



312 PAGES CHOISIES DE TOLSTOÏ 

< Es-tu fou! gronda Niekhlioudov impatienté. At- 
tends-tu le dessert pour nous servir le vin? » 

Siemen reparut les mains vides. 

c Le patron vous demande, bârine. » 

Niekhlioudov bondit furieux. 

« Que me veut-il? » 

Le patron était sur le seuil. Niekhlioudov tout inquiet 
Tentraîna dans la pièce voisine. 

€ Je ne puis plus avoir foi en votre parole si vous ne 
me réglez pas votre compte immédiatement. 

— Ne vous ai-jepas déjà dit que je vous paierai à la 
fin de ce mois? 

— Comme il vous plaira, mais à l'avenir je ne puis 
vous faire crédit. Je perds sans cela assez de dettes. 

— Vraiment, vous pouvez vous fier à ma parole. 
Donnez-moi seulement encore cette bouteille de clos- 
vougeot. > 

Il retourna auprès du hussard. Ils attendirent le vin. 
Siemen entra dans la salle, et il n'avait rien dans les 
mains. 

< Eh bien? 

— Il n'y a pas de vin. » 
Niekhlioudov, de rouge, devint pourpre. 
Il accourut à moi. 

< Au nom du ciel, prête-moi six roubles, ou je suis 
perdu ! 

— Je n'en ai pas un seul. Et puis vous m'en devez 
déjà tant! 

— Je t'en donnerai quarante pour les six dans la 
huitaine. 

— Mais... je n'ai pas ce que vous me demandez. » 
Il grinça des dents et serra les poings; puis il 

courut vers la porte en s'arrachant les cheveux. 



LE RÉQT DU MARQUEUR 313 

L'autre Fespérait en vain. Impatienté il demanda 
après lui. Il fallut bien lui dire que Niekhlioudov était 
sorti. Il y eut de mauvaises plaisanteries sur le pauvre, 
ce jour-là. 

Je croyais qu'après uu pareil scandale, il n'oserait 
plus reparaître. Le lendemain il arriva plus pâle et 
plus débraillé encore que de coutume. Il jeta son par- 
dessus et son chapeau sur une banquette. 

« Veux-tu jouer avec moi? » me demanda-t-il. 

Nous commençâmes. Mais bientôt : 

« Assez, s'écria-t-il. Apporte-moi de Fencre et une 
plume; il faut que j'écrive chez moi. » 

Je ne soupçonnais rien. Je posai sur une petite 
table le papier, Fencrier, la plume. 

La plume grinça rapide, frénétique, sur le papier et 
longtemps, longtemps... Puis Niekhlioudov se leva, 
livide, la sueur au front, les yeux hagards. 

€ Va me chercher une voiture. » 

Les salles étaient désertes. Tout le monde était en 
soirée de carnavah 

Je n'avais pas eu le temps de franchir le seuil, qu'il 
me cria : 

< Petroucha I » 

Je revins vers lui. Il me regarda fixement. 

€ Jouons encore une partie. Je sais jouer propre- 
ment, maintenant, hein? » ajouta-t-il avec un rire 
étrange. 

Il gagna. 

c Assez, fit-il en haussant les épaules. Va chercher le 
fiacre. » 

Je sors. Pas de voiture. J'allais rentrer. Tout à coup 
j'entends un bruit sec. Je me précipite dans la salle de 
billard. Cela sentait bizarrement. Je regarde. Il était 

27 



3U PAGES CHOISIES DE TOLSTOl 

étendu sur le parquet dans une traînée de .sang; le 
pistolet fumait encore à côté de lui. Sans pouvoir pro- 
noncer un mot, je regardais, stupide. Il frissonna, un 
de ses pieds tremblota. Il râla, crispa ses poings, râla 
de nouveau, et s'étira de tout son long. 



TABLE DES MATIÈRES 



Introduction .,..,.. i 

Anna Karénine 1 

Un bon garçon ." 1 

Le présage .,., . 6 

Course d'officiers au camp de Krasnoié-Siélo 14 

Un peu de la biographie de Tolstoï ' 23 

Demande en mariage 52 

Mariage 64 

La mère et renfant.. 74 

La cueillelte des champignons 90 

Le suicide d'Anna Karénine 94 

Maitrb et serviteur , , 115 

La guerre et la paix , 145 

L'agonie du comte JB ôoanlhopg 145 

Episodes du combat de Schœngraben 172 

L — Aux avant-postes, la veille 172 

II. — Le rôle du chef 174 

III. — Les bataillons qui vont au feu 177 

IV. — La batterie oubliée. — Soir de bataille 130 

Aîoscou désertée i 94 

La blessure du prince André ! 197 

La philosophie du moujik 202 

Austerlitz 206 

Le chêne 220 

Mon mari et moi , 225 

Trois paraboles 281 

Le récit d*un volontaire 298 

Le récit du marqueur , 307 



1641-13. — Conlommlcrs. Imp. Paul BRODARD. — P1M3.