>■
*^
ijé Lettre a M. Rousseait.
ni mol n'aurions prévu ; mais quiconque
écrit , doit s'attendre à ces légères
înjuftices , heureux quand il n'en eflule
point de plus graves.
Je fuis , avec tout le refpeft que
méritent votre vertu & vos talens ,
& avec plus de vérité que le Phillnte
de Molière ,
MONSIEUR,
Votre très-humble &
très-obéiflant ferviteur ,
D' A L E M B E R T.
P- A. LAVAL
A
M. JJ. ROUSSEAU,
CITOYEN DE GENÈVE.
Sur les raifons qu'il expofe pour refliter
M. d'Alembêrt , qui dans le VII. Volume
de l'Encyclopédie, Article Genève, prou-
ve que l'établifTement d'une Comédie dans
cette Ville y feroit réunir la fageffe de
Lacédémone à la politeffe d'Athènes.
Efi modus in rébus , funt certi dcnlque fines
Qiios ultra , cltràque , nequit conjijîerc reUum,
^P #4 K:,
% %^ rf"
A LA HAYE.
M. D ce. LV III.
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in 2010 with funding from .
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/palavalcomdienOOIava
Âë ^^*^^^^^i^^^^®^^2 ^
T
li^i? Uanb on varie rdifon & au en
4^î^*- ^/^ la vérité , on ejl perfuadé <£être
favorablement accueilli. En douter ,cejl
faire injure au Public. Aujfi ne me ma^
trai-je point humblement à genoux dans
une Préface pour réclamer V indulgence du
Leûeur. Le fonds de mes raifonnemens
ejl vrai , jufle & folide ; en voilà ajfe^
pour mériter fon approbation. Ai - je eu
l'art d'y joindre la délicatejfe & l'agré-
ment du Jly le / ce nejl pas â moi à en
juger. Si mon livre ennuyé , f aurai beau
II AU LECTEUR.
prier quon le life _, on ri en fera rien :
s'il plaît , à quoi bon affecter une inutile
modejlie / Dois-je cependant refufer à
V amour propre un tribut qui lui ejî dû ^
& quon lui prodigue quelque j ois avec
d'autant plus de fatuité , qu'on paraît
déterminé à ne le lui point accorder ? Js
hais la dijjimulation _, & je penfe tout
haut. C'efl donc pour moi - même que je
préviens du peu de tems que f ai mis a
compofer ce petit volume. Pourquoi , me
dira-t'on _, vous être Jî fort précipité / Le
Public ne vaut-il pas bien la peine que
vous limie:^ ce que vous ofe^ lui préjénter/
Qjui en doute? & qui doit connaître mieux
qu'un Comédien tout le refpecl qu'on doit
AU LE CT EUR. m
à ce Public ? Si je nai pas mis la der-
nière main à mon ouvrage , ce nefl ni
par négligence j ni par caprice , ni par
défaut de refpeB.; il falloit arrêter promp-
tement le poifon dont j'appercevois les
fymp tomes. Il eut été bien plus fiateur
pour moi de préf enter V antidote fous une
forme agréable, Tai facrifé mon intérêt
perfonnel d celui de tous mes camarades.
Dixfept jours m'ont fufji pour compo-
fer mon Manufcrit , & pendant cet in-
tervalle je fiai pas laiffc de rem-
plir mes devoirs. Si l'on rencontre
quelques fautes d'imprejfon _, c'ejl une
fuite de la promptitude avec laquelle les
Ouvriers ont travaillé , je crois pouriani
aij
XV AU LECTEUR.
quelles y font ctfjcT^ rares ; & j'ai faii
mettre à la jin du f^olume un Errata
■pour corriger les plus grojjleres.
Je 71 ai point entrepris de réfuter Mr.
Roujfeau en matière de Religion ; j'ai
peut-être affe^ d'étude de Théologie pour
avoir pu har^arder la difpute. Si je ne
tai pas oféj c'efl moins par la crainte
de fuccomher fous la force de fes Argu-
mens ^ que par vénération pour ce qui en
fait le fiïjet. Ilii'auroit pas fallu d'ail-
leurs être fort favant pour le terra ffer à
cet égard. J'aurais eu pour moi la vérité.
Qiie le menfonge efl foihle devant elle /
J'ai donc appréhendé de mclcr des Dif
fèrtations de Dogme à F examen des pièces
AU LECTEUR. v
de Théâtre _, je crois avoir eu raifort.
Au furplus y quand je dis quil m'eût
été facile de convaincre mon adverfaire ^
quil raifonne plus mal fur la Théolo-
gie , ou du moins plus dangereufement
quil ne fait fur la Comédie , je ne pré-
tends point parler de Controverfe , ni
attaquer les Religions adoptées. Ce nefl
point mon affaire. Content de la mienne ^
je ne déclame contre celle de perfonne ;
Tnais je dis quil nauroit pas été fort dif-
ficile de s'élever avec avantage contre
un homme qui fappe les fondemens de
toute efpcce de Religion Chrétienne en
aholiffant la Foi.
Qiiand un homme ne peut croire ce
VI A U L E C T E U R*
qull trouve abfurde , ce n'efl: pas fa fau-
te , c'efl: celle de fa raifon 5 6c comment
coDcevrai-je que Dieu le punifle de ne
s'être pas fait un entendement contraire
à celui qu'il a reçu de lui ?
Si l'on ne voit pas là dedans Vanéan-
tijfement de la foi , & le principe de l' in-
crédulité dans le refus de F intelligence que
le Créateur fait à fa créature , cefl quon
ne voudra pas le voir. Quelles confcquen-
ces faudroit-il tirer de- là /
Je ne fuis pas plus fcandalifé que ceux
qui fervent un Dieu clément rejettent
l'Eternité des peines , s'ils la trouvent in-
compatible avec fa juflice. Qu'en pareil
cas ils interprètent de leur mieux les Paf
AU LECTEUR. vît
ûgcs contraires à leur opinion , plutôt
que de l'abandonner, que peuvent - ils
faire autre choie ?
Alnji chacun va être le maître des artu
des de foi les plus importans , en in"
terprétant à fa guife les Pajfages de
l'Ecriture. Cette morale nef pas plus
admife a Genève qiià Paris ^ & tout bon
Protefant _, comme tout bon Catholique ^
ne fe permettra jamais des fentimens fi
contraires à la croyance quon doit aux
Myferes de Foi ^ quoiqu'ils paroijfent
incompatibles avec les lumières de notre
foible raifon. Le Calvinife & le Romain
font perfuadés qu'ils doivent adorer un
Dieu en trois Perfonnes ^ ils ne comprend
vin AU LECTEURS
Tient pourtant ni Vun ni Vautre comment
trois ne font quun.
Mais je tombe dans V inconvénient que
je voulois éviter ^ je m* en répens ^ & je
me tais*
^
4,^ à% \-
^^ %f ^^*
p. A.
fi "^^ " * > * « * *■•■ «• iji! .«<<^f^^ jAl " ^ -^- * * * "^ * -^ 1]
P. A, LAVAL
A
M. J. J. ROUSSEAU,
CITOYEN DE GENÈVE.
^1 p fc AuT-iL avoir autant d'efprit que
-É 5Fr;rF.É- vous , Monsieur, pour répondre
à l'Ouvrage que vous venez de donner au
Public avec la noble & généreufe intention
de dénigrer des gens qui ne vous ont fait
aucun mal ? Non fans doute : il fuffit , je
crois , de l'avoir bon. Sous le mafque fpé-
cieux du patriotifme , vous vous croyez en
droit d'exhaler une bile odieufe , & pour
prouver que l'établiiTement de la Comédie
à Genève y feroit nuifiblc , vous taxez tous
les Aûeurs d'être infolens , vicieux, fourbes
ôc frippons, Voilà le précis de votre Livre»
4 P. A. L A V AL,
Avouez de bonne fgi que fi vous aviez pu par
votre feule accusation infpirer vos fentimens
d'aigreur à tout le monde, vous vous feriez
difpenfé de travailler à prouver que la Comé-
die ne peut ablblument pas être une École de
bonnes moeurs. Il a fallu envelopper la ca-
lomnie , & pour lui donner plus de cours ,
'V ous vous êtes avifé d'accumuler des princi-
pes faux 'doKt vous avez tiré de frivoles
conlequences. Vous les avez expofé avec
tout l'art & toiue l'élégance dont votre plume
efl capable. Vous en avez enfin compofé un
Voliune de 264. Pages , qui pourroit bien
faire rejaillir fur fon Auteur im vernis de
méchanceté, en échange de celui dont il a fait
ufage pour flétrir des gens à talens, qu'un pré-
jugé déjà trop barbare autorife le menu peuple
à méprifer.
Ne penfez pas , Monsieur , que je
veuille devenir l'apologille de la Comédie &
des Comédiens , je pourrois peut-être avec
raifon l'être de l'une , je ne veux pas l'être
des autres. Dépouillé de toute efpece de
prévention à cet égard , je fens le vuide du
Spe^^acle, comme j'en connois l'utilité, ^s fuis
A M. J.J. ROUSSEAU. 5
également impartial fur la Prcfefîîon-du Go-
médien ; mais loin de la regarder comme
infamante , je foùtiens & je prouverai qu'elle
cil honnête , utile , nécefîaire m.ême , &:,que
cène peut être que les mauvaifes mœurs du
Comédien qui la deshonorent. Ce deshonneur
lui eft commun avec toutes les autres, que les
hommes , de quelque efpece de condition
qu'ils foient , pourront, rendre méprifables
quand ils fe feront méprifer e.ux-mêmçs.
L'état de Comédien n'auroit affurémejnt
rien de flétriffant fi tous ceux qui l'ont embraf-
fé dans fon principe , s'ctoient comportés
comme beaucoup -d'Afteurs de nos jours, Il
n'efl donc pas infâme par lui-même , & tous
ceux qui l'exercent ne font pas tels que vous
les dépeignez. Tâchons de vous démontrer
cette vérité. Si je ne fuis pas aufîi correft &
aiilTi fleuri que vous dans m.on llyle , je ferai
plus juile & plus vrai. On n'y rencontrera
point d'ailleurs tant de fel , parce que je n'ai
point de méchancetés à dire.
Avant d'entrer dans le détail de toutes les
raifons bonnes ou mauvaifes c|ue vous em-
ployez à noircir les Comédiens , remontons
A Vf)
6 P. A. X A V A L ,
à l'origine des Speftacles. Les Grecs , répu-
tés pour les plus lages d'entre les hommes,
font les premiers inventeurs de la Tragédie
& de la Comédie. Leurs Afteurs étoient
leurs Prêtres. Pour encourager les Spcûa-
teurs à la vertu , ils ne trouvoient rien de
plus frappant que de faire revivre fur la Scène
les Héros dont on cclébroit la valeur & les
actions glorieufes. Vouloient-ils infpirer l'hor-
reur du .crime ? Ils parloient tout à la fois
aux yeux & aux oreilles , & s'exprimoient
bien plus éloquemment en repréfcntant un
tyran occupé à confommer fes forfaits , que
s'ils s'étoient contentés d'un fmiple récit de
déclamateur. Voilà l'origine de la Tragédie
C[ui n'avoit affurément rien que de louable
dans fon invention , & conféquemment (qs
Afteurs loin d être méprifablcs & méprifés ,
ctoient au contraire honorés avec beaucoup
de diftindion. Ils le feroient encore aujour-
d'hui fi la fucccfîion des temps y qui peut
avilir & dégrader les meilleures chofes, n'eut
fait changer de face à cette Profeflion.
L'avidité du gain & la curiofité du peu-
ple pcrfuaderent peu à peu à des gens fans
A M. J. J.ROUSSEAU. ii
parceque l'adrefle eft une bonne qualité. La
bonté de leur nature ne dépend donc pas de
leurs effets , mais au contraire leurs effets dé-
pendent de la bonté de leur nature. Ce n'eft
donc point faire une queflion trop vague que de
demander fi les Speftacles font bons ou mau-
vais en eux-mêmes. Parmi ceux qui font au-
jourd'hui l'ornement de la Scène , choififfez
ceux où la vertu triomphe , où le vice eft
puni , où le ridicule efl tourné en dérifion ,
vous aurez un SpeOacle bon en lui-même &
bon dans fes effets.
» C'eft nécei^airemcnt^ fuivant vous, le plai-
» fir que les Speâ:acles donnent qui détermine
» leur efpéce & non leur utilité Pourvu
» que le peuple s'amufe cet objet efl affez
y> rempli, h
J'en conviendrai avec vous , lorfque je
ferai alfcdé comme vous , lorfque je ne vou-
drai envifager les chofes que du côté défa-
vantageux ; mais lorfque je voudrai les pefer
au poids de l'équité , je dirai que la dévife du
Spedacle doit être & eft cffeûivement , Utile
dulci.
» Un Speftade , fdon vous, ne peut être
12 P. A. L A V A L,
» utile au peuple , parceque pour lui plaire. ^
» il faut favorifer (es penchans , au lieu qu'il
» faudroit les modérer, h
Je ne fuis pas bien perfuadé qu'il faille ab-
folument favorifer le penchant du peuple ,
pour accréditer le Speclacle , je ne comfeille-
rois pas à un Auteur de fronder tout à coup
& fans précaution le goût d'une Nation , mais
je voudrois que par dégrés il l'accoutumât à
le reftifîer.
Par exemple , Monsieur, il eu cer-
tain que le Théâtre de Londres eft , pour ainfL
dire , une boucherie. Penfez-vous qu'une
bonne Tragédie oii l'on ne verroit pas ruiffe-
; 1er le fang fur la Scène , tombcroit tout-à-
fait ? Nous avons des exemples du contraire.
Mais en fuppofant qu'un Ouvrage de la na-
ture que celui que je propofe n'eut pas un
fuccès auili brillant qu'un autre quifcroit tout-
à-fait fanguinaire , il fuffiroit que dans fon
principe cette tentative ne déplut pas. Petit
à petit le goût changera lorfqu'on en connoî-
tra la dépravation. Ce n'eft pas l'ouvrage
d'un jour, j'en conviens, mais corrige-t-on
les défauts des hommes avec autant de promp-
A M. J.J. ROUSSEAU. 13
tltude & de facilité qu'on les apperçoit ?
Ce que je dis en citant l'Angleterre pour
exemple , je le dis aufli du Théâtre François. -
L'Amour eft ordinairement le fujet principal
de nos Pièces, & l'on s'étoit perfuadé que
fans une intrigue qui roulât fur cette palîion
un Ouvrage théâtral n'auroit point de fuccès.
Le célèbre Voltaire , à qui la Grèce auroit
drefle des Autels , même de fon vivant , nous
a fait voir par fes Tragédies de la mort de
Céfar 6c de Mérope , qu'on peut intéreffer le
Spçftateur François fans lui parler d'amour.
On peut donc travailler utilement & agréa-
blement en modérant le penchant du peuple
à qui l'on expofe fes Ouvrages.
» La Scène , comme vous h dites fort bien ^
» eft un tableau des paiîions humaines dont
» l'original eft dans tous les cœurs. Mais ,
» ajoutei-vous , ft le Peintre n'avoit foin de
» flatter ces pafllons , les Speftateurs feroient
» bientôt rebutés , & ne voudroient plus fe
» voir fous un afpeâ: qui les fit méprifer
» d'eux-mêmes. »
Appeliez- vous flatter les paftions que de fixer
l'attention du Spe^lateur en l'intérefTant ?
ï4 P. A. L A V A L ,
Direz -vous que l'ambition & le fanatifme
font flattés dans la repréfentation de Maho-
met , parcequ'Omar eil: le protocole de fon
feux Prophète ? Le vertueux Zopire ne jette-
t-il pas un rayon de lumière qui éclaire toute
l'horreur de la conduite du Conquérant ?
Pourquoi prétendez-vous encore qu'»il n'y
» a que la râifon qui ne foit bonne à rien fur
» la Scène , ù ^«'un homme lans paiTions ou
» qui les domineroit toujours n'y fauroit in-
» téreffer perfonne. »
Le même Zopire dont je parle ici ell une
preuve du contraire dans le Tragique. Ell-il
un mortel plus vertueux , plus railonnable 6c
moins paflionné que lui ? En efl-il un plus in^
térefîant ? Arille du Méchant ne témoigne
pas moins à votre dcfavantagc dans le Comi-
que. Demandez au Parterre de Paris fi Mr.
de la Noue , honnête homme Comédien ,
a fçu l'intéreffer dans ce rôle qui n'eft au-
tre que la raifon la plus faine & la plus
épurée.
» Un Stoïcien , à votre, avis , feroit un
y» perfonnage infupportable dans la Tragédie. >►
En favez-YOus la raifon , M o N s i E u R? c'cft
A M. J.J.ROUSSEAU. iç
qu'un Stoïcien fait ordinairement état de ne
s'intérefTer pour perfonne , ainfi l'on n'efl pas
porté à s'intérefTer pour lui. A l'égard de la
Comédie , oii vous dites qu'il feroit rire tout
au plus. L'impreflion qu'il feroit dépendroit
des ombres & des couleurs fous lefquelles
l'Auteur le feroit paroître. Un Stoïcien , par
exemple , qui , trahi par fes amis & maltrai-
té injuflement , foutiendra fa difgrace comme
fon efprit philofophique l'exige , excitera
mon admiration & mes applaudiffemens. Je
ne crois pas au refle qu'il foit fort difficile de
faire de cet homme un perfonnage très-inté-
refTant ; car enfin moins il paroitra être ému
par (es malheurs, plus je le ferai pour lui. Ce
genre là n'efl point , dites-vous , propre à la
Comédie ? Nos Auteurs modernes nous ont
fait connoître que cette efpéce de Spe£lacle
pouvoit très-bien être rempli par des Scènes
nobles , touchantes & qu'on pouvoit faire
ime bonne Comédie fans provoquer les
éclats de rire par des plaifanteries.
» Qu'on n'attribue pas , Mtes - vous , au
» Théâtre le pouvoir de changer des fentimens
f> ni des mœurs qu'il /le peut que fuivre &
a embellir. »
i6 P. A. LAVAL ,
Permettez-moi de ne pas convenir de ce
que vous dites , à moins que vous ne préten-
diez quele Théâtre fuit &c embellit les nobles
fentimens & les bonnes mœurs. Or , c'ell ce
que vous n'entendez sûrement pas. Eft-ce fui-
vre & embellir les mœurs d'un Conquérant,^
qui fe croit tout permis , que de lui repré-
fenter Chriftierne au cinquième A de de Guf-
tave , enchaîné, puni & excitant l'indignation
publique par les reproches dont l'accable fon
vertueux vainqueur ? Il a vu cette Tragédie ,
il l'a applaudie malgré fon penchant à l'ufur-
pation. Il n'en a pas profité, il ell vrai. Je vou-
drois qu'on la lui repréfentât aujourd'hui.
Il en efl , M o N s i E u R , de la Scène com-
me de la Peinture, on voit fans peine & même
avec une efpèce de fatisfadion un ferpent
qu'un habile pînceau a , pour ainfi dire , vi-
vifié , mais le talent du Peintre qui repréfente
ce monflre ne le fait pas aimer.Tel qui achète
lacopie ne s'aprivoiferoit point avec l'original.
S'il efl vrai , comme il n'en faut pas douter,
qu'un Auteur qui voudroit heurter le goût
général , compoferoit bientôt pour lui feul ,
il n'eft pas moins alliu-é qu'il dépend de lui de
travailler
A M. J. J. ROUSSEAU. 17
travailler avec 'fuccès pour tout le monde ,
lorfqu'il apportera certains tempéramers daq^
la manière dont il frondera le mauvais go^
de fbn liéclc. Molière n'avoit pas eu tort de
donner fon Mifantrope , mais il auroit dû en
faire préfcntir la première repréfentation , &
fa pièce n'y feroit pas tombée. La preuve
c'eft que par la fuite elle a été vue avec le
concours le plus général. Les meilleurs remèdes
n'opèrent que fur un tempérament préparé
à en recevoir l'adminillration. Ce n'eil donc
pas la faute du Théâtre , û certains Ouvra-
ges , quoique fort bons & fort utiles pour
les mœurs , n'y font pas bien reçus , c'eil la
faute des Auteurs , qui doivent amener avec
circonfpeftion les fujets qu'ils veulent traiter»
Le goût du Théâtre n'efl pas aujourd'hui le
même qu'il étoit du tems de Molière. Mais qui
a opéré ce changement ? C'eft le foin qu'on a ap-
porté dans les fpe£lacles de n'expofer aux yeux
du public que de bonnes pièces. Si Molière ÔC
les autres Auteurs contemporains ou moder-
nes , n'avoient orné la Scène que de Pafquina-
des comme autrefois , elles y feroient encore
reçues ; mais malgré le goût du peuple pour
B
ig p. A. LAVAL,
ces farces , on lui a fait voir du véritable'^
j^jl^nt beau; il a changé petit à petit, & ce
changement , bien loin de prouver , comme
vous le prétendez , qu'il faut abfolument fui-
vre èc embellir les mœurs ou le goût préfent ,
rend le témoignage le plus convainquant, que
le Théâtre aide à le redifier , puifque la pre-
mière repréfentation du Mifantrope flit mal
reçue , 6c que <lepuis ce tems4à cette pièce a
toujours été regardée comme un chef-d'œuvre.
Molière a été bien hardi de traiter quelque
chofe d'auffi férieux que le Mifantrope devant
des fpedateurs accoutumés à des bouffonne-
ries ; mais cette hardieiTe lui a valu l'honneur
d'être regardé comme le père & le réforma-
teur du Théâtre Comique. On neluj reproche
qu'une chofe , c'ell qu'après avoir effayé fa
force, il a eu la foibleffe de donner des
Ouvrages où l'on trouve encore d'affez
baffes plaifanteries ; il avoit commencé à cor-
riger fon Parterre , il falloit ne plus le flater
dans fes défauts. Au reffe , quand vous pré-
tendez que les chefs-d'œuvres de ce grand
homme tomberoient s'ils paroiffoient aujour-
d'hui pour la première fgis ; permettez-moi
A M. J. jf. ROUSSEAU. 19
de vous dire que votre fentiment eft outré.
Le ûécle étant plus éclairé , on les épluche-
roit davantage ; mais comme il efl certain que
ces Ouvrages font marqués au bon coin, ils
auroient un fort aufli favorable^, vu l'augmen-
tation de nos lumières , qu'ils l'ont eu dans
un tems oii l'on n'a pas apperçu fi aifément
leurs défauts, mais auiîi où l'on n'en fentoit pas
fi parfaitement les beautés. De-là je conclus
que fi le Théâtre s'afTujettit aux mœurs & au
goût du fpeftateur , c'efl moins pour le flater
que pour le corriger par degré. Vous voyez, »
Monsieur, que nous regardons les cho-
{qs d'un œil bien différent ; c'efl au public à ju-
ger par l'expérience qui de nous deuxaraifon.
S'il efl vrai que la meilleure pièce de So-
phocle tomberoit fur notre Théâtre , ce n'eft
point parce que nous ne nous trouverions pas
du goût de fes anciens fpeâ:ateurs , comme
vous le dites ; mais c'efl que tout excellent
que foit Sophocle , nous avons eu depuis lui
bien des Auteurs qui ont traité {qs fujets avec
une grande perfeftion ; c'efl qu'il feroit fort
difficile de le faire reffembler à lui-même dans
une tradu^ion du Grec en François ; c'efl
Bij
10
p. A. LAVAL ;
enfin parce que l'Œdipe & l'Éleftre de c€
Poète ne font pas fans de grands défauts.
Nous verrions avec plaifir un fujet dont la
morale feroit telle que celle de ces deux pie-
ces ; ( * ) niais il faudroit le traiter dans notre
langue avec la liberté de l'invention. La tra-
duélion eft toujours trop foible , & peu fuf-
ceptible des beautés de l'original.
» La Poétique dn Théâtre prétend , kiies-
» vous , purger les paffions en les excitant ;
» mais j'ai peine à bien concevoir cette régie.
» Seroit-ce que pour devenir tempérant &
» fage , il faut commencer par être fiirieux &
» fou ? Voilà, Monsieur, comme on
raifonne quand on veut facrifier fes propres
lumières au plaifir de fo^utenir un fentiment
( * ) Sophocle dans fon (Edipe fait voir que l'orgueil ,
la violence , la colère & la curiofité , entraînent dans
d'afFreufes calamités des gens vertueux d'ailleurs. Ce
font là les pafïîons qu'il veut purger en nous par l'exem-
ple dXEdipe. Cette pièce eft fans conteftation (on chet-
d'œuvre. Il prouve dans fon Electre que les méchans
tôt ou tard n'échappent point à la juftice divine ; voilà
l'utilité qu'il vouloit que fes fpeftateurs tiraflent de la
repréfentation de cette Tragédie, qui quoique fort belle ,
■eii cependant inférieure à celle d'CEdipe.
AM. J.J. ROUSSEAU. 21
erronné. Eil-ce exciter les paffions que de les
montrer fous un point de vue oii elles font
toujours odieufes', dès qu'elles font criminel'-
les ? Eil-ce exciter l'ambition d'un ufurpateur
que de lui repréfenter Polifonte jullement
mis à mort par le jeune Égifls fcn Prince
légitime ? Eil-ce exciter la barbarie , l'orgueil*
& la cruauté que d'expofer aux yeux du public
Gufman puni de fa férocité par Zamore ?
Eil-ce exciter la vengeance que d'introduire ce-
Vice-Roi fur la Scène, qui baigné dans fonfang,
pardonne fa m.ort à fon meurtrier,par un effort-
d'héroïfme propre à un véritable Chrétien?
Efl-ce enfin exciter la criminelle complaifance
d'une femm.e qui fe porte à des confeils & à
des intrigues blâmables pour favorifer l'impu-
dicité , que de lui faire appercevoir le prix de
{gs lâchetés dans la jufle punition d'CSnone ?
Quoi de plus propre à faire déteiler le crime
que d'en voir l'exemple vivant accompagné de
tous les maux dont il eft la fource ? Blâmez-
vous la fageife de ces Anciens , qui pour
infpirer l'horreur de l'yvrognerie à leurs
enfans , failbicnt cnyvrcr leurs efclaves ?
excitoicnt-ils dans ces enfans le defir de boire ^
B iij
#
aa P, A. LAVAL,
parce qu'un yvrogne dans la joie que luiinfpî*
roit le vin , pouvoit témoigner la plus par-
faite fatisfaftion ? L'abrutiffement , fuite iné-
vitable de ^fon intempérance , faifoit plus
d'imprefîion fur les enfans que n'en avoit fait
fa gaieté paffagere. Voilà aufîi l'effet que pro-
duit la Tragédie. Je veux bien convenir avec
vous, que la vengeance , l'amour , l'ambition ,
peuvent me paroître pendant l'efpace de
<juelques Scènes des paffions moins criminel-
les qu'elles ne font , par Tadreffe que l'Auteur
a eu befoin d'employer pour repréfenter fon
Héros tel qu'il eft ; mais cette affc'flion fera
momentanée , &: le dénouement de la pièce
me forcera à aprécier les chofes dans leur jufte
valeur. Le crime y étant puni, Je le détellerai
pour lui-même & pour fes effets. La vertu y
étant récompenfce , je l'aimerai pour elle-
même & pour fcs avantages.
Je fuis très-affuré que vous avez fenti ces
vérités comme moi. Puis-je croire confé-
quemment que ce foit avec bonne foi que vous
ayez fait la demande qui fuit ?
» Pourquoi l'image des peines qui naiffent
» des paffions , effaccroit-cUe celle des tranf-
A. M, J. J. ROUSSEAU. 23
>► ports de plaifîr & de joie qu'on en voit aiilîi
M naître?
Hélas ! Monsieur, un homme d'efprit
comme vous , fait-il cette queftion ? ou s'il l'a
pu faire, ell-ce comme homme d'un bon efprit
qu'il l'a fait } Quoi , lorfque Polifonte vient
me dire :
Un Soldat tel que moi peut juflement prétendre
A gouverner l'Etat quand il l'a fçu défendre»
Quelque beauté qu'il y ait dans ces vers^
quelqu'apparence de raifon que j'y rencontre^
me perfuadera-t-il en faveur de la tyrannie
avec affez de force , pour ne pas perdre tou-
tes les impreflions que j'aurai prifes à fon avan-
tage , lorfque Mérope lui reprochera fes
forfaits , & que fon Prince légitime l'en pu-
nira ? Eft-il poffible que vous vous détermi-
niez à facrifîer la vérité à la pafîion ? Le plai-
iir de dire du mal des Spcâacles doit-il l'em-
porter fur la juftice que la probité vous. doit
obliger de leur rendre ? C'ell travailler contre
vous-même , car enfin peut-il fe rencontrer
un Ledeur afl'ez ftupidc pour ne pas apperce-
B iiij
24 p. A. L A V A L ,
voir que toutes vos phrafes font diûées par un
efprit de parti ? ce terme ne doit pas votis
paroître ofFenfant.
» Le Théâtre , dites-vous , purge les paf-
» fions qu'on n'a pas, & fomente celles qu'on a.
Oeil une conféquence que vous tirez d'un
principe très-faux, que vous établiffez en four-
nilTant des exemples dont la leûure m'a fait
rire de bon cœur. Examinons un peu ce paf.
fage , il efl curieux.
» Nous ne partageons pas les affedions de
» tous les perfonnages , il eft vrai ; car , leurs
M intérêts étant oppofcs , il faut l^ien que l'Au-
» teur nous en faiTe préférer quelqu'un , autre-
» ment nous n'en prendrions point du t nit ;
» mais loin de choiiir pour cela les paflions
» qu'il veut nous faire aimer , il eft forcé de
» choifir celles que nous aimons. Ce que j'ai
» dit du genre des Speclacles doit s'entendre
» encore de l'intérêt qu'on y fait régner.
» A Londres un Drame intéreffe en faifant haïr
» les François ; à Tunis la belle paiîion feroit
» la Piraterie ; à Meiîine , une vengeance
» bien favourc LUC ; à Goa , l'honneur de brû-
>f 1er des Juifs. Qu'un Auteur choque ces.
A M. J.J. ROUSSEAU. 25
» maximes , il pourra faire une belle pièce, où
» l'on n'ira point. Mais dites-moi, Monsieur,
fi l'on ne va pas à une pièce oii ces pafTions
feront frondées , eft-il nécefiaire de prendre
fes fujets pour le Théâtre? Ne peut-on repré-
fenter à Londres une Tragédie fans y mal par-
ler des François ? Je vous dirai en ce cas-là
que vous avez raifon ; mais fi on en expofe
fur ce Théâtre , fans qu'il y foit queftion de
la France , on ne fomente donc pas la paf-
fion du public , tout au plus on la laiffe telle
qu'elle efl fans l'attaquer. Parlons vrai.
Monsieur , croyez-vous qu'un Auteur qui
donneroit au Parterre de Londres une bonne
Tragédie , où avec tout Part & toute l'habileté
d'un Voltaire , il introduiroiî: un Athénien
reprochant à un Romain rinjufle préjugé qui
rend ces deux Nations ennemies l'une de l'au-
tre , qui lui feroit des leçons d'humanité , qui
enfin lui prouveroit que plus deux Peuples font
vertueux , fages & éclairés , plus ce doit être
ime raifon d'union , & qu'en pareil cas la riva-
lité ne doit avoir lieu que pour combattre de
vertus; penfez-vous , dis -je, qu'un tel
perfonnage n'attircroit pas les applaiidiffemens
i6 P. A. L A V A L ,
des Speûateurs? Je fai bien qu'aujourd'hui
particulièrement que nous fommes en guerre ,
un Auteur auroit mauvais jeu à faire le pané-
gyrique de la France ; mais fans nommer les
gens par leur nom , un habile homme fait fe
faire entendre ; j'en reviens donc à ce que j'ai
dit : On ne doit point heurter ouvertement le
goût d'une nation , mais avec des tempéramens
faciles pour les gens à talens , on vient à bout
d'adoucir la cenfure qu'on en fait , & infenfi-
fiblement on le reftifie.
J'aurois bien affaire s'il falloit démontrer le
faux de tout ce que vous dites du Speftacle ,
s'il falloit prendre toutes vos phrafes les unes
après les autres. Je me contente de relever les
abfurdités les mieux enveloppées , & les plus
capables de gliffer dans l'efprit des Lefteurs le
venin de votre Livre ; tout y efl amertume.
A quel propos, par exemple, faire une mau-
vaife plaifanterie fur les A<^eurs de l'Opéra ,
parce que Néron faifoit égorger ceux qui s'en-
dormoient lorfqu'il chantoit au Théâtre ? Admi-
rez tout le fiel de cette apoftrophe : » Nobles
» Adeurs de l'Opéra de Paris , ah ! fi vous euf-
» fiez joui de la puifTance Impériale , je ne
A M. J. J. ROUSSEAU. 17
» gémlrois pas maintenant d'avoir trop
» vécu !
Avez-vous toujours tenu ce langage , vous
qui avez travaillé pour le Théâtre même, que
vous inliiltez aujourd'hui ? heu , quantum
dijlat: ab ijîo ! Ouï , on vous a vu faire la cour
à ces Aâ^curs lorfqu'il étoit queftion de don-
ner au public votre Devin du Village. Mais
ne favez-vous pas , Monsieur, que qui
veut la cauie veut l'effet ? Il n'y auroit point
d'Afteurs s'il n'y avoit point d'Auteurs. Cro-
y ez-moi,faites amende-honorable d'avoir été le
premier inftrument de l'ennui que quelques ef-
prits cauftiques diront avoir éprouvé à larepré-
fentation de votre pièce. Plaifanterie à part ,
je ne prétends pas que votre joli petit Opéra
ibit ennuyeux , mais je fuis fâché que vous
déclamiez contre des gens qui ont employé
tous leurs talens pour faire valoir les vôtres ,
& que vous avez payé d'ingratitude. Cela
lî'eft pas d'un galant homme. Je ne vois pas
non plus, pourquoi vous vous plaignez de l'en-
nui que vous avez eu à l'Opéra. Qui vous
forçoit d'y aller , fi vous n'y rencontriez pas
tous les agrémens dont ce Speclaclc eiî: fufcep-
iS p. A. L A V A L ,
tible par lui-même & par le mérite de fes
fiijets ? Vous avez voulu dire un bon mot ,
on en rit , mais on n'en ira pas moins à
rOpéra , & votre Satyre n'empêchera pas
les gens de goût & d'un bon efprit de lui ren-
dre juftice. Prenez garde au furplus que vous
ne vous contentez pas de tourner en ridicule
les Adeurs de l'Académie Royale de Mulique
quant à leurs talens ; vous les taxez encore
d'être d'un caraftere aulîi cruel que Néron ,
car vous parlez comme un homme convaincu
qu'ils ne vous laifferoient pas dormir avec
impunité lorfque l'ennui de leur chant provo-
queroit votre fommeil. Si vous avic^ Joui de
la puijfancc Impcriah , Je ne gémirois pas
maintenant d'avoir trop vécu. Si leurs talens
ne doivent pas être mis en parallèle avec
ceux de Néron , je fuis également perfuadé
que l'on ne peut fans une monftrueufe calom-
nie leur prêter le cœur & les fcntimens de ce
méchant Empereur.
Revenons à notre fujet. Vous ne voulez
pas que le Théâtre dirigé comme il peut &
doit l'être , rende la vertu aimable & le vice
odieux. » Quoi donc ? dites-vous , avant qu'il
A M. J. J. ROUSSEAU. 29
» y eut des Comédies n'aimoit-on pas les
» gens de bien , ne haïflbit-on point les mé-
» chans ? » Belle conféquence ! N'aimoit-on
pas les gens de bien & ne haïflbit-on pas les
méchans avant les Bourdaloiies ? (<i) Il étoit
donc inutile qu'ils préchafl^ent la plus fainte &
la plus favante morale , parceque le bien efl
gravé dans tous les cœurs. Signatum ejl fupcr
nos,
C'eft précifément , Monsieur, parce-
qu'on aime les gens de bien & qu'on hait les
«léchans qu'on trouve le Speftacle utile &
agréable. C'efl; un amufement qui eft permis ,
puifque loin de nous éloigner de notre devoir,
il nous en retrace les préceptes , & qu'il nous
entretient dans les louables fentimens de ne
point nous en écarter ; mais il ne s'enfuit pas
que s'il n'y avoit point de Speftacles on ceffe-
roit d'aimer la vertu & de haïr le vice. Votre
jaifonnement eft celui d'un homme qui veut
{d) Je ne prétens point faire ici une comparaifon
d'ciat. On me tera la grâce de ne pas me croire fou.
l.a comparaifon ne tombe que fur l'utilité qu'on peut
tirer du facré & du prophane , fuivant le genre de
(Chacun.
30 P. A. LAVAL,
étourdir par des termes. Vous pourrez en im=
pofer par-là à des gens qui s'attachent à la
iiiperficie , frons prima multos decipit , mais
vous ne perfuaderez pas les perfonnes qui
fcvent approfondir.
Une preuve que vous ne cherchez qu'à
éblouir l'imagination de vos Lefteurs , c'eil
la phrafe dont vous vous fervez pour démontrer
l'inutilité du Speftacle. » Je doute que tout
y> homme à qui l'on expofera d'avance les cri-
f> mes de Phèdre ou de Médée , ne les détefte
» plus encore au commencement qu'à la fin de
M la pièce ; & Ii ce doute eft fondé que faut-il
» penfer de cet effet fi vanté du Théâtre ? »
Vous avez raifon de dire Ji ce doute ejl
fondé. Cela me paroît bien problématique ,
ou pour mieux dire , ce n'eft un problème
que pour vous feul. Je fuis très-affuré que
Phèdre indigne bien plus après le récit de
Teramene qui expofe l'innocence d'Hipolite
& qui attendrit tous les coeurs par le témoi-
gnage qu'il rend à la vertu du Héros vi£lime
de fon inceftueufe belle-mere , qu'elle n'indi-
gneroit fi on fc contentoit de faire une foible ,
mais véritable narration de fes feux impudi-
A M. J. J. ROUSSEAU. 31
ques & de toutes fes flireiirs. Je pourrois
pourtant appuyer votre fentiment par une re-
flexion fur laquelle vous vous êtes peut - être
fondé. Phèdre fera moins déteflée à la fin de
la Pièce qu'au commencement , parceque Ton
fe fera accoutumé à voir avec plaifir fur la
Scène une jolie femme bien parée, mais li, mal-
heureufement pour vous , l'Aûrice eft laide ,
adieu la compafTion qu'auroit pu provoquer
fa beauté.
» Je voudrois bien , ce font vos paroles ,
» qu'on me montrât clairement & fans ver-
» biage par quels moyens le Speftacle pourroit
» produire en nous des fentimens que nous
» n'aurions pas ? ... »
Je ne penfe point qu'il foit fort difficile de
prouver comme une vérité ce que vous révo-
quez en doute , mais c'efl à tout autre qu'à
vous qu'il fera aifé de donner cette preuve ,
car pour les gens à parti c'efl afsûrément d'eux
qu'il faut dire : Oculos habent & non vidcbunt.
Quoiqu'il en foit , voyons fi la vérité dans
fon grand jour frappera du moins vos yeux.
Peut-être , & je l'efpere , ira-t-elle jufqu'au
cœur des autres.
32, p. A. L A V A L;
Plus les exemples font naturels , vifs , inté-
reifans , & plus ils ont de force. Le Pro-
phète Nathan veut-il reprocher à "David fon
adultère ? il' lui fait la comparaifon d'un hom-
me qui ayant un troupeau de brebis , en a
lâchement volé une à un pauvre malheureux
qui* en faifoit fes plus chères délices. Le Roi
trouve qu'un tel homme eft digne de mort ,
alors le Prophète venant à l'application lui dit :
Tu es ille vir. Peut-être que fans l'art avec
lequel Nathan reproche à fon maître un fi grand
crime , il n'auroit fait qu'exciter fon indigna-
tion , contre une telle hardiefie ; & au lieu
de provoquer le Prince à la pénitence , il
l'auroit entraîné dans un nouveau péché , par
l'abus que ce Roi auroit pu faire de fon pou-
voir. Adieu ne plaife que je veuille donner
autant d'efficacité aux exemples que les Comé-
diens fourniffent tous les jours de. vertu, par
la repréfentation des Héros & des grands hom-
mes , que la comparaifon de la brebis en eut
dans la bouche de Nathan ! Je ne me fers de
cette figure que pour vous faire fentir qu'il y
a un art , finon à infpirer , du moins à exciter
les fehtimens d'honneur & de probité.
Quoique
A M; h J. ROUSSEAU. 35
Quoique i'amour que nous devons aux au-
teurs, de nos jours foit gravé dans tous les
cœurs ; il eR certain qu'il y a des enfans dé-
naturés. Penfez-vous , M o n s i e u R,, qu'un
de ces efpeces de monftres à la repréfentation
d'Efope à la Cour ne fe fera pas horreur à lui-
même lorfqu'il verra une mère tendre fe plain-
dre du mépris de fa fille qui refufe de la rc-
connoître , & croyez r-,vpiis que ce, même
monftre ne fera pas touché, quand cette fille
tombera aux genoux de fa mère après le repro-
che qu Efopc lui aura fait de b perverfité de
fon cœur , en la. comparant à une petite
rivière qui enflée d'orgueil ,. parcequ'elle eu
devenue un fleuve confiderable rnéconnoît
fon humble fource.
Voilà comment le Spe£taclè peut produire
en nous des fentimens qui quoiqu'innés dans
l'homme fe trouvent quelquefois prefqu'é-
teints dans fon cœur par les paflions. CeiTez
donc de vous écrier : » Ah fi la beauté de la
» vertu étoit l'ouvrage de l'art , il y a long--
» temps qu'il l'auroit défigurée ! »
L'art défigurera la vertu quand il fera l'ou^
vrage des médians , il la fera briller dans-tou-t
34 P. A. L A V A L,
fon luftre quand il fera employé par les bons.
Le plaifir de faire une épigramme l'emportera-
t-il toujôtirs chez vous fur la juftice & l'équité?
Vous foutenez que l'homme eft né bon.
Qui en doute ? Il eft quellion de favoir s'il
dégrade fouvent la perfeftion de fa nature ,
& fi cela eft , il faut donc le rappeller à lui-
même en lui remontrant fes devoirs fous le
point de vue le plus propre à dilTiper les
miages dont il laiiTe éclipfer fa raifon. Je
fais bien que quiconque va à la Comédie efl
intérieurement convaincu de ce qu'on y prou-
ve, & déjà prévenu pour tous ceux qu'on y
fait aimer , parcequ'on y rend la feule vertu
aimable ; mais cette conviûion vague qui
précède la repréfentation ne produit pas fur
le Speftatcur le même effet que l'adion opé-
rera. L'attention qu'il donne à la Scène paffe
de l'efprit au cœur. Tel qui avant d'avoir vu
le Glorieux favoit fort bien que la mifere d'un
père ne doit pas le faire méconnoître par fon
fils , n'avoit Jamais û parfaitement fenti la
baffelTe de cette conduite que quand le Glo-
rieux eft humilié aux pieds de fon Père qu'il
a voulu faire paffer pour fon Intendant.
A M. J. J. ROUSSEAU. 35
» Dans les querelles , dites-vous , dont nous
» fommes purement fpeilateurs , nous pren-
» nons à l'inilant le parti de la juilice
» mais quand notre intérêt s'y mêle c'eil
» alors que nous préférons le mal qui nous ell
» utile au bien que nous fait aimer la nature. »
Qu'en concluez-vous ? Qu'il efl par confé-
quent inutile de nous faire appercevoir notre
injuflice, parceque notre intérêt malgré les
remontrances nous déterminera en fa faveur ?
Ainfi un hipocrite n'aura point de retour fur
lui-même en voyant jouer Tartufe ? Je con-
viens qu'il y a des gens aflez dépravés pour
fe dire à eux-mêmes, je fais que je fais mal oC
je veux le faire. Alors pcrdUlo tua Ifrael ;
mais j'en connois d'autres qui malgré l'intérêt
qu'ils auroient à perfévérer dans un vice chan-
geront de conduite lorfqu'on aura eu l'habi-
îetc de leur en faire fentir toute l'indignité.
» Le Méchant , comme vous U rcmarqiui^ fort
» bhn , va voir précifément au Spedacle ce
» qu'il voudroit trouver par tout ; des leçons
» de vertu pour le public dont il s'excepte ,
» & des gens immolant tout à leur devoir ,
» tandis qu'on n'exige^ rien de lui. >*
C ij
56 P. A. L A V A L ,
Vous parlez là d'un méchant décidé , fans
remords & qui a étouffé tout-à-fait les fenti-
mens de probité , chez qui enfin la voix de
la confcîence ne fe fait plus entendre. Ces
fortes des gens font -ils bien communs , &
ferez-vous l'honneur à un Speftacle compofé
de mille ou douze cent perfonnes de croire
que le plus grand nombre reffem.ble à un tel
homme ? Peut-être n'y trouveroit-on pas une
feule copie d*un pareil original. Il s'y rencon-
trera des fpe£Latcurs qui auront des défauts ,
fans avoir le cœur gâté , c'efi: à ceux-là que
les kçons de vertu font efficaces ; & c'efl: à
ceux là feulement qu'on peut cfpérer que ta
Comédie fera utile. Quant aux gens tout-à-fait
vertueux, ils fe feront un amufement du Spec-
tacle & apprendront aux vicieux le cas qu'ils
font du mérite , par leurs applaudiffemcns. A
l'égard du méchant déterminé , dont nous
avons parlé, laComédie ae lui efV pas plus utile
que le meilleur Sermon. Vous n'en conclurez
pas , j'cfpere , qu'il ne faut point de Prédica-
teurs.
Vous foutenez hardiment que la pitié que la
Tragédie infpîre efl luic pitié ftérile qui n a
A M. L h ROUSSEAU. jj
jamais produit le moindre acle d'humanité.
Voilà ce qui s'appelle décider en dernier ref-
fort. Je ne m'amuferai point à vous prouver
la fiitilité de votre railonnement on la fent
avec trop de facilité. Tous les hommes qui
ont vu jouer la Tragédie vous ont -ils affuré
que les leçons d'humanité qu'ils y ont reçu
ont glifîe légérem.ent fur eux , & qu'ils n'en
ont jamais fait aucun aûe relativement à ces
leçons ? Je pourrois , û. j'ofois, vous nommer
un homme en place qui,après la repréfentation
deNanine, rentra avec précipitation chez lui
pour ordonner à fon SuifTe de ne refufer fa
porte à qui que ce fût , pas même aux fougue-
nilles & aux fabots , ce furent fes propres
termes ; le Suifle fij.t fi fort étonné du difcours
de fon maître, qui jufques là n'avoit apparem-
ment pas été fort débonnaire , qu'il dit à un
valet de chambre qui fe rencontra près de
lui , morbleu Ji je n'ax'ois appcrçu AilU. Z)***.
dans le caro[fe de Monfcigruur ^ je crcirois qu'il
vient de confejfc.
Une Tragédie où les mêmes préceptes
d'humanité fe feroient rencontrés auroit fans
doute eu le même effet que la Comédie de Mr.
de Voltaire. C iij
3g P. À. LAVAL,
Vous ne vous dcmentez en rion , Mon*
SIEUR , & votre efprit efl toujours une
foutce de Satyre. En voici un nouveau trait.
>> Quand un homme efl allé admirer de bel-
» les aftions dans les fables .... ne s'efl-il pas
» acquitté de tout ce qu'il doit à la vertu par
» l'hommage qu'il vient de lui rendre ? Que
» voudroit-on qu'il fit de plus ? Qu'il la prati-
» quât lui-même ? Il n'a point de rôle à
» jouer : il n'efl pas Comédien. »
Quel effort d'imagination ! La pratique de
la vertu efl donc étrangère à l'homme ? Quelle
pointe ! Mais accordez-vous donc avec vous-
même. Dcfavouérez-vous la phrafe fuivante ?
» Quant à moi , dut-on me traiter de mé-
» chant encore pour ofer foutenir que Thom-
» me Cil né bon , je le penfe & crois l'avoir
» prouvé ; la fource de l'intérêt qui nous
» attache à ce qui eft honnête & nous infpire
» de l'averfion pour le mal efl en nous , &
» non dans les pièces. » Si la fource du bien
efl en nous , fa pratique nous efl propre ,
il ne faut donc point avoir de rôle à jouer
& être Cgmédien pour faire des adions ver-
tueufcs.
AM. }. J.ROUSSEAU. 39
L'homme efl né bon quand vous voulei
rempêcher d'aller à la Comédie, en lui perfua-
dant que la morale qu'il y rencontrera ell dans
fon cœur , mais il ell méchant quand il y a
été , puifqu il fe contentera d'avoir applaudi
le bien fans le faire. Vous avez raifon de dire
que U cœur di L'homme ejl toujours droit fur
ce. qui ne fc j-aoortc pas perfonncllemcnt à lui.
Qiu dans Us querelles dont nous femmes pu-
rement fpeclateurs nous prenons à Cinflant U
parti de la jujîice , mais que quand notre inté^
rêt s'y mêle , bientôt nos fentimens fe corrom"
pcnt.
Ne vous efcrimez pas pour nous convaincre
de cette vérité. Fabula de te narratur.
Avançons. » On fe croiroit, à votre dccijionj
M aufîi ridicule d'adopter les vertus des Héros
» Tragiques que de parler en vers & d'endof-
» fer im habit à la Romaine. » Exceptez-moi ,
s'il vous plait , du nombre de ceux à qui vous
prêtez cette façon de penfer. Je vous proteile
avec toute lafmcérité imaginable, que je vou-
drois relTembler à Narbas , à Polieude , & à
Mardochée par le cœur , mais en vérité je
ferois très-fâché d'être obligé de porter leurs
G iiij
40 P. A. LAVA L;
habits dans la focicté. (^) Je fuis perfuâdé
<5iie tous les honnêtes gens penlent comme
moi à cet égard. Vous avez donc tort de dire
que » toutes les brillantes maximes qu'on
» vante avec tant d'emphafe font relcgiiées à
» jamais fur la Scène , & ne fervent qu'à nous
» montrer la vertu comme un jeu de Théâtre,
» bon pour amufer le public ; que la plus avan-
» tageufe impreffion des meilleures Tragédies
» efl: de réduire à quelques affedions paflage-
» res , ftériles & fans effet tous les devoirs de
•5» la vie humaine , à peu près comme ces gens
» polis qui croient avoir fait un afte de cha-
» rite, en difant an pauvre : Dieu vous afîifte.»
Vous parlez ici contre vous-même , car û
la Tragédie efl aufîi éloquente que la miferc
du pauvre qui expofe fes befoins , elle ne fera
pas toujours fans effet. Bien des gens donnent
l'aumône à ce miférable ; d'autres la lui refii-
fent. La dureté des ims ne doit point décou-
rager le mendiant , furtout quand il eft bien
(e) Je fens d'ici la pointe de votre Epigiamme. Je
ne leur reflemblemi , direz- vous , au contrain; que par
l'hahit. Pouvez -vous en décider .' J 'écris contre vous.
A M. J.J.ROUSSEAU. 41
accueilli par la générofité des autres.
A force de vouloir approfondir, pour auto-
rifer votre fyflême , vous donnez dans des
écarts qui ne font pas d'un homme d'efprit
comme vous. y> On peut , cejl vous qui pari e^ ,
» donner un appareil plus fimple à la Scène ,
»> & rapprocher dans la Comédie le ton du
» Théâtre de celui du monde , mais de cette
» manière on ne corrige pas les mcieurs , on les
» peint , & un laid vifage ne paroit point laid
» à celui qui le porte. »
C'efl au contraire en peignant les mœurs
qu'on les corrige , la charge qu'on ajoute dans
la peinture qu'on en fait y efl néceffaire. II
faut être foi-même affefté doublement d'un
fentiment qu'on veut faire pafler dans l'ame de
fon Auditeur ; fans quoi on efl froid , & le
public ne s'intérefle plus. Il eft d'ailleurs très-
faux qu'un laid vifage ne paroit pas tel à celui
qui le porte. L'amoiu- propre cherche à pallier
fes défauts , mais un miroir fert de juge. Je ne
puis mieux vous comparer les charges qu'on
emploie au Théâtre pour ridicuhfer le vice
<ju'à ces lunettes qui grofliffent les objets pour
en taire appcrcevoir jufqu'aux moindres dé-
41 P. A. LAVAL,
fonts. Ces verres font néceflaires pour ceux
dont la vue eÛ. foible. Une charge décente
qu'on donne à un vice defîïllc les yeux de
quiconque voudroit s'abulcr en s'cxcurant.
Ne craignez point au refte , comme vous
paroiiTez l'appréhender , que le ridicule atta-
que dans le fond du cœur le refpcd qu'on doit
à la vertu , parce que l'on plaifante quelque-
fois des gens très-eftimables. Jamais la vertu
ne devient fur le Théâtre l'objet de "la plaifan-
terie, fans un puiffant corredif qui lui rend tou-
jours les refpeds &c les hommages qui lui font
dûs ; & jamais le fourbe qui la badine n'efl
peint fous d'autres couleurs que fous celles qui
le rendent odieux ; bien que fes mauvais tours
excitent le rire , par leur fmgularité. Vous
appuyez le fentimcnt dans lequel vous êtes
fur l'inutilité des Spedacles , de l'opinion du
grave Murât , qui dit que nous voyons tou-
jours au Théâtre d'autres êtres que nos fcm-
blables. Encore ime fois , Monsieur, les
portraits y font chargés pour y paroître tels
qu'ils doivent être. Une rtatuë immenfe placée
à un certain éloigncment , diminué de la gran-
deur , &VOUS fcmblc de hauteur naturelle.
AM. J.J. ROUSSEAU. 43
Pour laifTer au public une idée de l'héroïfme
d'Alexandre , il faut le peindre au-defTus de
lui-même , afin qu'il gagne par cette exagéra-
tion ce qu'il perd à n'être que repréfenté»
Voilà pourquoi la Tragédie' met l'homme au-
defTus de l'humanité ; fi la Comédie le met au-
defTous , c'efl toujours par la même difficulté
de faire appercevoir les objets tels qu'ils font
réellement. L'homme y paroît-il plus foible
qu'il n'eft en effet } Le Spedateur ne fera que
trop porté à lui rendre beaucoup plus qu'on ne
lui ôte. Lors donc qu'Ariflote donne pour
régie dans fa poétique de faire dans la Tragé-
die les Héros plus grands qu'ils ne font ; & s'il
veut au contraire qu'on mette les hommes au-
deffous d'eux-mêmes dans la Comédie , c'eû
parce qu'il a fenti que ces deux excès étoient
chacun néceffaire dans leur genre pour que le
public fe fit une jufte idée de ce qu'on vou-
loit lui repréfenter. Ce n'eft donc point l'a-
mour de l'illufion qui a didé cette régie , c'efl
celui de la vérité.
Vous croyez convaincre du peu de profit
qu'on peut tirer des Speûacles pour les mœurs,
parce que , dites - vous , » la plupart des
44 P. A. L A V A L ,
» allions tragiques n'étant que de pures fables^
« des événemens qu'on fait être de l'invention
» du Poëte , ne font pas une grande imprefîion
» fiu- les Speftateurs. Je répons à cela qu'il
n'efl pas exaûement vrai que la plupart des
aûions tragiqu es foient de pures fables , qu'il
y en a quelques-unes , mais que le grand nom-
bre eft fondé fur de véritables hilioires.
J'ajoute que quand cela feroit vrai , les fables,
les allégories & les paraboles ont été de tout
tems regardées comme les moyens les plus
propres à inftruire les hommes ; tous les Légis-
lateurs les ont employé avec fuccès. Pourquoi
ne perdroient-elles leur utilité qu'au Théâtre
où l'on cherche à les rapprocher le plus qu'on
peut de la vérité ? Vous ne voulez pas non
plus que les exemples de la vertu récompcnfée
& du vice puni foient profitables fur la Scène
» parce que ces punitions & ces récompenfes
» s'opèrent toujours par des moyens fi extraor-
» dinaircs qu'on n'attend rien de pareil dans
» le cours naturel des chofes humaines >♦. Mau-
vaifc raifon ! Ne ferai-je point excité à l'a.
mour de la foi chrétienne quand un m.iracle ho-
norera la mort d'un martyr , parce que c'ell un
A M. J. J. ROUSSEAU. 45
événement qui ne doit pasfe rencontrer dans le
cours naturel des chofes humaines ? L'horreur
que je dois avoir du menfonge ne s'augmente-
ra-t-il pas en moi quand je lirai l'hiftoire
d'Ananie , parce que les menteurs ne font
pas tous frappes de mort par latoute-puiffance
de Dieu ? A la vérité fes exemples faints feront
fur moi une impreflion bien différente que la
punition de Salmoné , ou d^autres hiftoires
fabuleufes ; dans les uns j'adorerai le doigt de
Dieu , dans les autres je tirerai mon profit de
leur morale, quoique je fâche que ce foit l'ou-
vrage des hommes. Si je fais une aûion fainte
en me nourriffant des vérités facrées , je n'eti
ferai pas une mauvaife, en cherchant ime bonne
morale dans la Fable. J'imiterai l'abeille , qui
après avoir fait un précieux larcin fur le lys ,
ne dédaigne pas le fuc du ferpolet.
Vous avez fenti la foiblefle des preuves que
vous aportez pour détruire l'utilitc de la
Comédie. Votre dernière reffourcc eft donc
de nier tout net que le Spedaclc puifle être
avantageux. » Je répons , dites-vous, en niant
» le fait.' » Vous ne voulez pas que l'objet fur
lequel les Auteurs dirigent leurs ouvrages foit
46 P. A. L A V A L ,
d'infpirer l'amour de la vertu & la haine du
vice par la morale de leurs Pièces , ainfi vous
n'héfitez point de parler en ces termes: »Vice
» ou vertu , qu'importe ? pourvu qu'on en
» impofe par un air de grandeur ? Auffi. la
» Scène Françoife , fans contredit la plus par-
» faite , ou du moins la plus régulière qui ait
>> encore exifté , n'eft-elle pas moins le triom-
» phe des grands fcélérats que des plus illuf-
w très Héros ? témoin Catilina , Mahomet ,
» Atrée , & beaucoup d'autres. »
Quelqu'un qui lira cet article fans connoître
les Tragédies dont vous parlez , avalera à
longs traits le poifon que vous verfez. Voilà
pourquoi les Ecrivains font fouvent à crain-
dre. Ils adoptent un fentiment qu'ils foutien-
nent avec efprit , conféquemment avec qucl-
qu'apparence de vérité. Les Lefteurs font
féduits , & entraînés dans le piège qu'on leur
a tendu , parccqu'il ne fe trouve pcrfonne qui
les garantilTe du précipice ou qui les aide à en
fortir.
Catilina cfl: repréfenté comme un illuftre
fcélérat , mais non pas comme un grand hom-
me. Depuis le premier jiifquau quatrième
A M. J.J.ROUSSEAU. 47
Afte inclurivement , il étonne , il étourdit le
Spedatcnr par la hardieffe de (es projets, au
cinquième lès flireurs ne provoquent affuré-
ment pas la pitié , elles infpirent au contraire
de l'horreur. C'eft un homme extraordinaire
qu'on veut connoître parcequ'il s'efl rendu
fameux , & toute fa conduite fert de preuve
que les plus hautes qualités font les plus per-
nicieufes dans un cœur corrompu. L'Auteur a
mis cette vérité dans la bouche de Caton qui
lui dit :
Catilina , je crois que tu n'es point coupable ,
Mais fi tu l'es , tu n'es cu'un homme déteflable ,
Car je ne vois en toi que l'efprit & l'éclat
Du plus grand des mortels , ou du plus fcélérat.
Le public qui entend parler ainfi Caton eu
prévenu que Catilina eft réellement coupable»
il Tenvifage donc comme le plus fcélérat des
hommes , & non comme le plus grand.
Lorfque Catilina en voyant fortir Ciceron
qu'il vient de tromper par un lâche artifice ,
dit:
Va , ma valeur bientôt fera mieux occupée ;
Elle n'afpire plus qu'à te percer le fein.
48 P. A. L A V A L ,
Croyez-vous que ces deux vers difpofent^
en fa faveur , & qu'on ne le regarde pas
comme un forcené ? On le met au rang des
Cromwel, & de tels perfonnages font toujours
odieux.
Il finit par fe poignarder lui-même , on ne
le plaint pas ; il a révolté les efprits par fes
forfaits , on ne fe fent point attendri pour
lui. Si la cataftrophe de la pièce peut infpirer
de la pitié c'eft pour Tullie qu'on la reffent.
On voudroit que la fille du plus grand des
Romains eût pu réfifler à l'amour qui l'enfla-.
me pour un monftre qui ne refpire que l'afla-
fmat de fon Père. Les traiifports dont elle efl
agitée à la vue des crimes de fon amant , les
efforts qu'elle fait pour lui fuggérer des fenti-
mens de repentir , & pour qu'il fe mette à
même d'obtenir le pardon de fa révolte ; fa
douleur enfin lorfqu'il fe poignarde à (qs yeux,
tous les mouvemens de Tullie intércflent &
émeuvent en fa faveur ; mais on n'cll point du
tout fâché de voir périr un traître , un fcdi-
tieux , un meurtrier , un homme enfin abo-
minable & qui efl dépeint comme tel. Ses
crimes ne fe changent en vertus que dans fa
bouche.
A M.J. J.ROUSSEAU. 49
bouche. Il ne peut en impofer , Ciceron dc
Caton le démafquent.
Ne dites donc point que la Scène eft le
triomphe de Catilina , puifqu'elle met au jour
l'horreur de fes complots & que fa mort ÔC
celle de Tes conjurés en eft la jufte punition.
Vous prétendez que dans cette Pièce Caton
fait le perfonnage d'un pédant & Ciceron celui
d'un vil Rhéteur & d'un lâche. Ils ne font
traités ainfi. que par Catilina , qui a intérêt
de les abailTer. Vous favez bien que l'éloge
ou le blâme d'un fcélérat cft fans aucun poids ,
( <z) s'il étoit poiTible que les mépris de Cati-
lina pour ces deux Romains fifient quelqu'im-
prefîion défavantageufe fur l'eiprit des Spec-
tateurs , elle s'évanouiroit bientôt par les
foins qu'on les voit prendre pour fauver la
République & par les fuccès dont ces mêmes
foins font fuivis.
Il n'y a jamais qu'un Afteur qui préférera ,
pour le jeu feulement , le rôle de Catalina à
(a) . . . . Qu'il parle mal ou bLen,
n eft deshonoré , fes difcours ne font rien.
G.
D
50 P. A. LAVA L ,
celui de Ciceron ou de Caton. C'eft donc à
tort que vous accufez Mr. de Crébillon d'a-
voir obligé les Speûateurs à accorder toute
leur eflinie au fcélérat qu'il a peint tel que
Ciceron lui-même dans fes Catilinaires.
De tout ce que je viens de dire il n'en
refulte pas , comme vous l'affurez » que la
» morale de cette Pièce n'aboutit qu'à encou-
» rager des Gatilina , & à donner aux mé-
» chans habiles le prix de l'eiliime due aux
» gens de bien. »
Nous lommcs dans un liécle oii les Catilina
n'auroient pas plus beau jeu que leur modèle.
AiTurément le prix de fes crimes n'encouta-
gera perfonne à l'imiter. Au furpîiis votre
crainte à cet égard ne peut regarder que
votre patrie. Je fuis très-perfuadc qu'elle n'a
point donné le jour à un méchant de l'efpece
de celui dont nous parlons , ii je me trompe
dans ma bonne opinion , elle trouvera en
vous un fécond Ciceron. Soyez donc tran-
quille fur les effets de la repréfcntation de
cette Tra£!,cdie.
Vous me difpenferez, s'il vous plaît, de
faire l'examen de Mahomet 6c d'Atrée , j'ai
A M. J.J.ROUSSEAU. 51
déjà parlé de la première de ces deux Pièces
qui eft un chef- d'œuvre en tout genre , la
féconde a fans doute un mérite fupérieur ,
mais je n'ai pas le temps de faire une difcuf-
fion générale de toutes les produftions de nos
Auteurs. Moins j'allongerai mes remarques à
cet égard , plus vous devez m'en favoir gré.
Vous vous plaignez qu'on ne. fait paroîtr^i
fur la Scène que des Héros , vous voudriez
qu'on nous affefta des mêmes fentimens d'un
tendre intérêt pour la fimple humanité. Vous
êtes le feul qui n'avez par apperçu ou voulu
épercevoir toutes les leçons que la Tragédie
fournit à cet égard.
Vous avez vu jouer Mérope , & vous
demandez des leçons d'humanité I O Voltaire !
quel Dieu t'infpira la féconde Scène du fécond
Afte ? O Roufîeau I quel démon te l'a fait
oublier? Fut -il jamais de fentimens plus
nobles , plus grands , plus généreux que ceux
de Mérope qui veut protéger Égifte lorfqu'elle
croit être perfuadée qu'il n'ell pas fon fils?
Écoutons cette Reine :
Tendons à fa jeimefTe une main bienfaifante ;
C'eft un infonunô que ie Ciel mz prcisnte.
11 Uiffit qu'il foit homme Oc qu'il foit inalheureu.r.
D ij
52 p. A. LAVAL,
Se plaindre après que la Tragédie ell muette
lorfqu'il s'agit de donner des leçons d huma-
nité , c'eft s'aveugler foi-même , c'efl fuivre
l'erreur , parce qu'on la chérit. Je choilis cet
Ouvrage de M, de Voltaire par prédiledion ;
mais fans rien diminuer du mérite de ce grand
homme , en le lui faifant partager avec d'au-
tres , je pourrois citer une nombreufe multi-
tude de Tragédies qui ne font pas de ce fublime
Écrivain , dans lefquelles les leçons de la fmi-
ple humanité font aulîi frappantes que répé-
tées. Je regarde donc comme un facrifîce
du cœur fait à l'efprit cette jolie phrafe que
vous nous débitez à ce fujet : » Les Anciens
» avoient des Héros , & mettoient des hommes
» fur leurs Théâtres , nous , au contraire ,
» nous n'y mettons que des Héros, & à peine
» avons-nous des hommes.
Je ne fuis pas furpris qu'ayant adopté un
fyftème , vous cherchiez à le faire recevoir ;
mais ce qui m'étonne , ce font les moyens que
vous employez pour y réulîîr.
» Il n'ell: pas vrai , d'ucs-vous , que le meur-
« tre & le parricide foient toujours odieux au
» Théâtre ». Et où , s'il vous plaît , paroif-
A M. J. J. ROUSSEAU. 53
fent-ils fans être des objets d'exécration? Tou-
tes les mauvaifcs raifons que les criminels
apportent , toute Ja'}::ppîTipe des vers qu'ils
débitent, le ton ''impofant & fentencieux qu'ils
emploient , tout cela peut -il en faire accroire ?
Belle inllruftion , vous écriez-vous , pour le
Parterre ! Mais quel Parterre alTez flupide
pour être la dupe de ce ton impofant & fen-
tencieux ? Vous lui faites bien de l'honneur.
Quel affemblage faites-vous , Monsieur ,
des crimes les plus énormes & les plus monf-
trueux pour cx)nvaincre votre Le^eur que les
combats des gladiateurs n'étoient pas fi barba-
res que nos Spe£lacles ? L'adultère , l'incefte,
le parricide , font , à vous entendre , l'orne-
ment de la Scène Françoife. Je fais qu'il eft
quelquefois mention de ces crimes , mais je
n'ignore pas, que s'il faut les bannir du Théâtre,
parce qu'ils font friffonner d'horreur , il faut
fupprimer tous les Hilloriens qui nous en ont
tranfmis le détail. Le récit de ces exécrations
n'eft pas fait [^our parerl^ Scène, mais pour infpi-
rer une haine falutairc contre ces abominables,
aôions. Grâces à la fageifc des Loix & du
Gouvernement , ces fcclératcdes ne font pas
D iij
54 P. A. LAVAL,
fréquentes ; on en voit pourtant quelquefois
de trop funefles exemples ; on ne fait donc
pas mal de déclamer contre ces crimes. Au
iiirplus , le nombre des Tragédies auxquelles
I incefte & le parricide fervent de fujets , eft
fort petit en comparaifon des autres ; fut-ij
d'ajUeurs plus confidcrable , ce feroit toujours
outrer la matière que de vouloir nous faire
convenir que Us majficres des gladiateurs nér
toïtnt pas ji barbares que nos affreux SpcclacUs.
La rQpréfentation de quelque fait que ce puiiTç
être. , pourra-t-elle être mife en parallèle avec
la* réalité d'un mal auiîi grand que celui dç
l'homicide ? Les gladiateurs s'égorgeoient réel-
lement ; l'un des combattans , & quelquefois
tous ks deux , étoient mis à mort. Gheznous^
l'inceflueux & le parricide n'ont que l'ombrç
QU crime ; nos Spe^lacles font pourtant à
votre avis , plus affreux que ceux qui en
^voient la réalité. Votre décifion paiTcra-t-ellç
fans appel }
J'ajouterai encore que nos Auteurs François
ont très-grand foin de dérober autant qu'ils
peuvent la vue &: le récit môme de tous les
forfaits trop odieux. Vous excufez \cs Grecs
A M. J. J. ROUSSEAU. 55
«ui agiffoicnt à cet égard fans aucun ménage-
ment , parce qu' » ils avoient leurs railons, &
»■ que l'odieux même cntroit dans leurs vues..
Voilà qui eft bient ôt dit ; mais ne voit-on.
pas qu'il y a dans ce raifonnement une volonté,
déterminée de décrier abfolument le Théâtre
François , lors même qu'il évite les défauts
qu'on reproche aux Grecs ?
Nous avons une Tragédie d'Èle^re^ SopHo--
çle , Euripide , Efchyle nous en ont laiffc
chacun une fur le même fujet. Quelle compa-
raifon ferez-vous de 1^ nôtre avec celle de ces
Anciens ? Vous avez dit plus haut que la plus,
belle Tragédie de Sophocle tomberoit tout à ,
plat fur notre. Théâtre. Mais indépendamment
des raifpns que je vovis ai déjà donné du peu.
de fuccès qu'elle auroit , c'eft que l'on peut
véritablement reproclfer à Sophocle, qu'il n'a
point ménagé la. délicateiTe du fentiment dans,
fes Ouvrages. Par exemple la cataftrophe de.
fon Éleftre , au lieu d'exciter la terreur &c la
compafTion ,, donne de l'horreur , ce qui pafTe
te tragique. C'cft la remarque que fait, le favant*
M. Dacier , lorfqu'il dit :
» Jç fuis perfuadé que le fujet de cette pié,c<îi
Diiij
5<$ P. A. L A V A L ,
» paroîtra aujourd'hui trop horrible , & que
» l'on ne pourra foufTrir un fils qui tue ia mère,
» & une fille qui exhorte fôn frère à ce meur-
>; tre. En effet , il y a une trop grande atro-
» cité dans cette a£lion. Les Athéniens même
>r qui étoient le Peuple du monde qui haïffoit
» le plus les Rois , en ont été choqués ; car
» nous voyons qu'Ariitote enfeigne de quelle
» manière Sophocle devoit corriger cette
w atrocité , fans rien changer à la fable. Ce
^> Poète en a diminué l'horreur autant qu'il a
» pu , en relevant extrêmement les malheurs
» d'Eledlre , & en peignant des plus noires
» couleurs la cruauté & la barbarie de Clvtem-
>f neil:re& d'Égifte. D'ailleurs il âcru inftruire
» par-là plus efficacement les hommes de cette
>> importante vérité , que ceux qui commet-
» tent de grands crimes , ne font pas à couvert
M au milieu de leur famille , & que Dieu pour
» rendre leur châtiment plus terrible & plus
» exemplaire , les punit par la main même de
>> leurs enfans ; mais cela ne fufiit peut-être
» pas pour le jiillilier.
En effet lorfqu'au cinquième Aùe Orefte^tue
fa mcre , on entend Clytemneflre lui adrefTer
A M. J. J. R O U s s E A U. 57
ces tendres paroles: Mon fils! mon cher fils!
ayc:;^ piti? de celle qui vous a donné la vie. Il
faut qu'un fils foit bien dénaturé pour tuer fa
mère avec pleine connoiiTance , lors même
que pour le fléchir elle emploie la voix de la
nature. Eleftre eft à mon avis encore plus
cruelle, à raifon de fonfexe, à qui la pitié & la
douceur font des vertus perfonnelles. Cette
barbare fille entendant fa mère demander la
vie à fon fils , lui répond : Mais auriei-vous
donc eu pitié de lui , & eûtes - vous pitié de notre
père , lorfque vous Cajf affinâtes fi cruellement }
Je conviendrai avec vous que fi nos Tra-
gédies avoient des défauts auffi grands que
ceux-là , vous auriez raifon de dire que nos
Spe£lacles font affreux : mais trouvez - vous
rien de femblable dans l'Eleftre Françoife?
Avec quel art le Poëte ne dérobe-t-il pas toute
l'atrocité de l'aftion ! il nous enfeigne la même
morale que l'Ecrivain grec, mais il le fait d'une
manière qui nous intéreffe & qui ne nous ré-
volte pas.
Combien plus ne trouverons - nous pas à
blâmer dans FEleftre d'Efchyle que dans celle
de Sophocle ; on voit fur le Théâtre Cly-
5? P. A. L A V A L,
temneflre qui prie fon fils de ne la pas tuer. (*)^
Le même fujet eft encore traité d'une manière
plus horrible dans Euripide. Eleftre y dit
qu elle fe fent capable de tuer fa mère de fa
propre main. En effet elle l'attire dans le
piège ; elle eft non-feulement préfente à fa
mort ; mais elle encourage fon frère , & elle
met la main au poignard. Voilà pourtant les
Auteurs que vous excufez.
„ Si les Grecs , dites - vous , fupportoient de.
5, pareils Sp^ûacles , c'étoit comme leur rcpré-
„ fentant des antiquités nationales , qui cou-
5, roient de tout tems parmi le peuple , qu'ils
5, avoient leurs raifons pour fe rappellei:
5, fans ceffe , & dont l'odieux même entroit
„ dans leurs vues. „ Voilà encore une fois les.
Grecs difculpés, & nous qui apportons les tems
péramens les plus fcrupuleux pour ôter toutes
les horreurs dont leur Théâtre étoit rempli ,
nous qui fouffrons à peine le récit de ce qu'ils
(^J Lorfque Sophocle tait dire à Clytemneftre : Mon
fils ! mon cher fils ! aye^ pitié de celle qui vous a donné
la vie. On entend ces paroles fans voir les Acieurs , la
Scène eft occupée par le chœur, au lieu qu'E'chyle, fait
paroître Clytemneftre demandant grâce à fon tîls.
AM. J.J.ROUSSEAU. 59
y mettoient en aftion , nous fommes condam-
nés. L'admirable jugement !
Notre Théâtre a des régies qu'il ne peut
jamais îranfgreffer. On ne doit point détruire
les Fables reçues , mais on peut manier avec
habileté les incidens fans changer le fond de la
chofe. C'eil ce qu'Ariflote nous apprend quand
il nous enfeigne de quelle manière il faut fe
conduire lorfqu'on a des aftions atroces à trai-
ter. Il ne veut point qu'on confomme une
cLÙïon atroce avec connoiflance de caufe. II
veut qu'on agiffe fans connoître & qu'on re-
connoifTe fon crime quand il eil fait , ou bien
qu'on foit fur le point de le commettre ; mais
qu'on le reconnoiffe avant l'exécution , ce qui
empêche qu'on ne l'achevé. Par ce moyen on
fauve au public l'horreur inféparable de tout
ce qui ell contre nature. Perfonne ne difcon-
viendra qu'une régie fi fage ne foit obfervée
aujourd'hui avec la dernière exaftitude.
Après avoir employé toute votre Rhétori-
que à nous convaincre du mal auquel la Tra-
sédie donne néceffairement lieu , vous en vc-
nez à la Comédie. Quel acharnement ! C'ell
ici que vous vous déchaînez avec tout le zele
que votre enthoufiafme vous infpire.
6o P. A. L A V A L ,
„ Tout en eft mauvais & pernicieux , tout
5, tire à conféquence pour les Speftateurs , &
„le plaifir même du comique étant fondé fur
5, un vice du cœur humain , c'eil une fuite de
„ ce principe, que plus la Comédie eft agréable
5, & parfaite , plus fon effet efl funefle aux
„ mœurs. „
Vous nous apporterez fans doute fur la Co-
médie d'auflî bonnes raifons que celles dont
vous avez fait ufage contre la Tragédie. En
attendant l'examen que j'en ferai ,'je commence
par nier tout net (à votre exemple) qu'il foit
vrai que /Vj^r de la Comédie foit funejle aux
mxurs ^ parceque le plaifir du comique ejl fondé
fur un vice du cœur. Il n'y a dans ce raifonne-
ment que l'art néceffaire à la féduftion. Em-
ployons contre lui les armes d'une vérité claire
oL convainquante.
Le plaijir du Comique efl fondé fur un vice du
cœur. Pourquoi , s'il vous plaît ? parce que
l'on rit à la Comédie quand un valet fourbe un
honnête homme , & c'eil être vicieux que de
rire du mal, parce qu'il ne doit jamais pro-
duire que l'indignation. Voilà votre penfée
développée.
A M. J.J. ROUSSEAU. 61
Vous auriez railbn de dire que c'eft le propre
d'un cœur vicieux que de fentir un certain
plaifir quand il voit commettre une mauvaife
aftion. Ref{e à favoir de quelle nature eft le
plailir que me donne un valet qui dupe fon
maître fur la Scène ; û le cœur partage ce plai-
fir , je n'ai point de réplique à vous donner.
J'ai longtems vu jouer à Paris la Comédie
avant d'avoir embraffé l'état de Comédien.
Sans difficulté le Théâtre de cette ville étant le
plus parfait qu'il y ait au monde , c'efl lui qui
doit indubitablement faire la plus fenlible
imprefîion fur les Speftateurs. Eh bien ,
Monsieur, je vous protelte & je vous
jure que jamais Mrs. Armand & Preville, mal-
gré la fupériorité de leurs talens , n'ont afFe£lé
mon cœur d'une fenfation vôluptueufe , quand
avec toute l'adrefTe la plus parfaite , ils ont
repréfenté quelque perfonnage d'habiles frip-
pons , ou trompé la limplicité d'un honnête
vieillard. J'ai pourtant ri avec tout le parterre,
mais mon cœur n'avoit aucune part à ce
tém.oignage de fatisfadion.
Je diftingue deux efpeces de plaifir qu'on
peut goûter au Spe^acle ^ l'un qui va droit au
6z P. A. L A V A L,
cœur ; l'autre qui n'égayé que l'efprit. Le pre-
mier peut être nuifible aux mœurs , s'il ell
poflible qu'une mauvaife aftion le fafTe naître.
Or le cœur de l'homme eft naturellement trop
ami de la droiture pour être délicieufement
aiFedé par la repréfentation du mal , fur tout
quand aucun intérêt perfonnel n'eft afTez fort
& affez puiffant pour obfcurcir les lumières de
fa raifon , &: étouffer le témoignage de fa con-
fcience. Le genre de plaifir que le cœur
éprouve à la Comédie , eil donc toujours le
fruit du bien^ La générofité , la bonté , la
tendre humanité , voilà ce qui remue l'ame &
touche agréablement le cœur. ( * ) Naninc
produit ces effets. Nous avons par malheur
trop peu de Comédies faites fur ce modèle.
Puiffent-elles fe multiplier !
Si la plus grande partie de nos Comédies ne
reffemblent point à Nanine , elles différent
( ^ ) Voyez dans nos Spet^acles
Quand on peint quelque trait de candeur , de bonté ,
Où brille en tout fon jour la tendre humanité ,
Tous les cœurs lont remplis d'une volupté pure.
Et c'eft là qu'on entend le cri de la nature.
G.
A M. ). J. ROUSSEAU. 63
aiiffi dans l'efpece de plaifir qu'elles donnent.
Le propre de celui-ci eft d'égayer l'efprit feu-
lement. Je verfe des larmes de joie quand Phi-
lippe Humbert met dans tout fon jour l'inno-
cence & l'amour filiale de Nanine , mon cœur
gros de foupirs ie foulage avec déleftation par
mes yeux. Jamais Heftor mettant la main
dans le chapeau du joueur pour efcamoter
quelques piftoles , malgré toute fon adreffe ,
ne m'a intéreffé affez délicatement pour me
faire pleurer de plaifir. J'ai ri , mon efprit
goûtoit un moment de récréation ; mon cœiu*
étoit fans fentiment. Ne rit-on pas fouvent de
ce qu'on méprife ?
Vous avez donc tort de dire , que U plaijir
du Comique efl fondé fur un vice du cœur , puif-
que le cœur n'en a jamais éprouvé lorfque la
bonne foi , la lîmplicité , ou quelqu'autre
caraftère vertueux que ce foit , a été la dupe
d'un vaurien , ou tourné en ridicule par un
mauvais plaifant.
Vous me direz à cela que la Comédie à mon.
compte fera toujours pernicieufe , puifque fi
pn plaifir n'eft pas fondé fur un vice du cœur,
il Teft fur un vice de l'efprit , attendu qu'il
64 P. A. L A V A L ,
n'efî pas d'un bon efprit de rire du ridicule
qu'on donne à la fimple vertu.
Je vous réponds d'abord que c'eft pointillé r
fur le Speftacle avec autant de raffinement
qu'on épilogueroit un Sermon. Quoiqu'il en
foit , j'ai nié tout net qu'il fut vrai que la
Comédie fut pernicieufe aux mœurs. Je ne
veux pas vous laiffer la liberté d'appuyer la
preuve de fes dangereux effets par l'impreiHon
qu'elle fera fur l'efprit , j'ai démontré qu'elle
n'en pouvoit faire qu'une très-bonne fur le
cœur.
L'efprit peut être égayé fort innocemment
par les pointes & les plaifantcries fines qu'un
perfonnage peu fcrupuleux fur la probité lâ-
chera contre un parfaitement honnête homme,
fans pour cela être un mauvais efprit. Je ne
ris point de la fourberie en elle-même , je ris
de la manière ingénieufe dont elle fe trame ôc
dont elle s'exécute. L'invention de l'Auteur
& l'adreffe de l'Aûeur me font plaifir. Je ne
crois pas avoir rien à me reprocher à cet égard
fur ma façon de penfer. En voici la railon :
Si je croyois que Scapin ou Sofie trompaficnt
réellement leurs vertueux PaU-ons , je pourrois
rire
A M. J. J. ROUSSEAU. 65
rire de leur adreffe ; mais j'avertirai leur
maître. Je rirois cependant , parce que le rire
n'efl pas un figne d'approbation. Sur la Scène ,
je fais quç tout ce qui s'y paiGTe efl un jeu; l'ac-
tion en elle-même m'eft donc très-indifférente.
J'y vais voir l'image des mœurs , il faut qu'on
me la repréfente fidellement. Tous les jours
les honnêtes gens font les viftimesdesfrippons,
j'empêcherai ce malheur tant qu'il fera en moi,
mais je ne ferai pas à cet égard le perfonnage
d'Heraclite à la Comédie.
Ne me diriez - vous pas par hazard que mon
efprit ou mon cœur font vicieux , parce que
je ris quand je vois un Charlatan avaler du
plomb fondu ? Je fuis perfuadé qu'il ne fe fera
pas de mal ; j'ai la liberté de rire de fon adrelTe
à en faire accroire aux fimples. Toutes ces
confidérations ont été pour vous de nulle
valeur. . Vous vouliez abfolument dire du mal
de la Comédie , vous vous êtes fatisfait. Con-
tinuons à rétorquer tous les argumens que vous
employez contre elle.
„ Le Théâtre de Molière, h votre avis, efl une
„ école de vices 6c de mauvaifes miœurs
„ Les fots y font les vidimes des méchans , , ,
6G P. A. LAVA L ,
„ Cet homme trouble tout l'ordre de la Sa-
„ ciété ii toiurne en dérifion les refpec-
„ tables droits des pères fur leurs cnfans , des
„ maris fur leurs femmes , des mitres fur
„ leiurs ferviteurs „.
Si Molière avoit befoin de juilification à
cet égard , quelque foible que foit ma plume
je la fentirois afllirément affez forte pour l'en-
treprendre. Heureufement on lui rend la juf-
tice qu'il mérite. Il étoit trop honnête homme
pour attaquer volontairement le facré carac-
tère de la vertu , il avcit trop d'efprit pour
avoir pu l'attaquer fans qu'il s'en fut apperçu.
Que n'ai-je le temps d'examiner toutes fes
pièces fans ennuyer le Lefteur. Je lui en ferois
l'expolition pour l'en laifTer le juge ! Eft-ce
tourner en dérifion les refpeftables droits des
pères , que de faire voir avec quel art un fils
foullrait à fon père la connoillimce de (qs mai-
treffes &: lui fait payer fes dettes ?
Efl-ce tourner en dérifion les refpeâables
droits des maris que de montrer combien une
femme eft adroite quand elle veut tromper fon
époux ?
. EU- ce enfin tourner en dérifion les refpec-
AM. J.J.ROUSSEAU. 67
tables droits des maîtres que de leur enfeigner
comment un frippon de valet peut abufer de
leur confiance ?
N'efl-ce pas l'image de ce qui fe paffe conti-
nuellement? Pourquoi donc a-t-il tort de l'ex-
pofcr au grand jour ? parce qu'^/ met Us rieurs
du côté dis fourbes , (*) que » les applaudijfe-
» mens font rarement pour le plus efiimable &
» prefquc toujours pour le plus adroit. »
Cenfeur auftere , vous que l'amour de la
vérité échauffe , excite, & tranfporte ; ô vous
zélé défenfeur des droits de la limple vertu ,
répondez : Eft-ce de bonne foi & en fuivant
les lumières de votre confcience que vous
avez voulu perfuader à vos Leûeurs que les
Comédies de Molière font une véritable école
de mauvaifes mœurs, & en avez-vous regardé
comme une preuve les applaudiffemens que le
Parterre donne à la naïve peinture des vices de
la focieté ? Fut-il jamais de leçon plus inftruc-
tive que fon Tartufe? On applaudit cet Hypo-
crite , mais eft-ce le caraftere de Thypocrifie
( * ) Ridendo dicere verum quid vetat ?
H.
Eij
6€ A, P. L A V A L ,
■à qui l'on prodigue les applaudiffemens , ou
-efl-ce à la vérité avec laquelle il en fait le por-
trait ? S'intérefic-t-on pour lui , jugez en au
plaiiir que tout le Parterre témoigne , quand
par un jufle Arrêt du Prince , on le conduit en
-Prifon & qu'on reititue au bon homme Orgon
tous les biens dont ce traître le vouloit dé-
•pouiller ? Quelle morale plus faine que celle
d'Arifle ? Ne l'applaudit-on pas ? Si l'on rit
■de la limplicité du dévot perfonnage qui efl
rdupé , c'cll qu'il a un excès d'amour pour le
ferpent qu'il échauue dans fon fein , c'eft qu'il
yaun ridicule à Orgon de s'inquiéter avec foin
des nouvelles de Tartufe gros & gras, tandis que
ce même Orgon n'a aucune follicitude pour
-une femme vertueufe qui eft malade. La fotife
•du bon homme fait rire , elle affcderoit bien
différemment fi l'on u'étoit pas prévenu que tous
les malheurs qui le menacent ne lui arriveront
-point. Le rire en cette occafion eft un mouve-
ment involontaire produit par la fmgularité de
la Scène. Les applaudiifemens qu'on donne à
Orgon , quand en fortant de deifous la table il
prend le perfide fur le fait, font une preuve de
ia fatisfa£lion qu'on reffent de ce qu'il n'a
A M. J. J.ROUSSEAU. 69
pourtant pas été la viftime de fa bonhommie.
Jjc doute, en un mot, qu'il Toit poiîible de-
mieux apprendre à fe méiîer des Hypocrites
que par la repréfentation de cette pièce. N'efc-
C€ pas une obligation qu'on lui a d'avoir ainfi
développé tous les reHorts d'un vice d'autant
plus à craindre qu'il fe couvre dçs refpedables
dehors de la vertu ?
Ce que je dis du Tartufe , je pourrois éga-^
lement le dire de prefque toutes fes pièces ,,
dans lefquelles on rencontre toujours une très-
grande morale. Je fais bien qu'on le blâme de-
n'avoir pas affez épuré quelques unes de fes
Scènes oii l'on trouve des équivoques , & dea.
plaifanteries un peu trop fortes, maisMoN-^
SIEUR, paucis non offïndar maculis ubi plura
nircnt. H. C'eft un pré immenfe tout émaillé-
de fleurs,parmi lefquelles on voit encore deux
ou trois plantes d'horties.Onles a apperçu,elleSj
ne font plus à craindre.
Il eft certain que le bien peut être converti;
en mal, furtout par quelqu'un qui a de l'efprit.
Je fuis donc peu furpris que vous donniez,
adroitement une mauvaife tournure aux meil-
leurs ouvrages de ce fameux. Auteur. Tqut le.
E iij
70 P. A. L A V A L,
monde fait que pour juger d'un fait il ne fuffit
pas d'en faire l'expofition , il faut encore en
rapporter toutes les circonftances , & voir fi
tout l'acceffoire ne le met pas dans un autre
jour qu'ail ne paroîtroit dénué de tous fes alen-
tours. Que diriez-vous d'un homme qui pour
diffuader quelqu'un d'acheter un verger déli-
cieux lui feroit goûter le fruit d'un fauvageon
qui fe trouveroit par hazard au milieu d'une
prodigieufe quantité des plus excellents frui-
tiers ? Je vous lailîe le foin d'appliquer cette
comparaifon , & d'apprécier la droiture du
génie d'un tel perfonnage. Comme votre deffein
eu. de décrier les ouvrages de Molière , vous
vous en prenez à fon chef- d'œuvre. Nous
allons voir û l'équité a difté votre critique.
Elle me femble d'autant plus dangercufe qu'a-
vant de l'entamer vous avez foin de faire pa-
rade d'ttn> efprit de modération , & de dou-
ceur qui ne rn'a pas paru vous infpirer jufqu'à
préfent. „ Ne nous prévalons , c^efi vous qui
„ parle:^ , ni des irrégularités qui peuvent fe
„ trouver dans les ouvrages de fa jeuncflc , ni
„ de ce qu'il y n de moins bien dans fcs autres
5, pièces , &: paffons tout d'un coup à celle
AM. r. J:ROUSSE AU. 71
y, qu*^on reconnoît unanimement pour fon
„ chef-d'œuvre : je veux dire le Mifantrope. „
Cette indulgence qui veut excufer ce que
tout le monde difcuipe aura bientôt des fuites
rigoureufes. C'eft ainii qu'on couvre de fleurs
le piège qu'on tend à fon ennemi. Timeo Da-
naos vcL dona fercntes. V. jEn.
„ Il n'a point prétendu , à votre jugement ,
5, former un honnête homme, mais un homme
5, du monde ainfi voulant expofer à la
9, rifée publique tous les défauts oppofés aux
5, qualités de l'homme aimable , de l'homme
5, de focieté , après avoir joué tant d'autres
„ ridicules , il lui refloit à jouer celui que le
„ monde pardonne le moins , le ridicule de la
„ vertu : c'efl ce qu'il a fait dans le Mifan-
„ trope. „
La vertu n'a jamais de ridicule , elle ne peut
pas même en avoir , mais on peut joindre
beaucoup de ridicule à la manière dont on s'efl
projette d'être vertueux. L'excès eft nuifible
dans les meilleures chofes , il devient même
quelquefois criminel. Quand Molière a fait
jouer le Mifantrope , il n'a jamais eu l'idée de
tourner en ridicule la droiture & la fmcérité.
E iiij.
71 P. A. L A V A L ,
d'Alcefte , mais la nidefle qui accompagne
chez lui ces excellentes qualités. Vous vous
êtes plaint qu'on ne mettoit fur la Scène que
des êtres gigantefques & qui ne reffembloient
point aux hommes. Direz-vous que celui-ci
ne foit pas la véritable image de beaucoup
d'honnêtes gens qu'un tempérament atrabilaire
rend infuportables,en obfcurciflant leur mérite?
Vous n'approuvez pas qu'il foit queflion au
Théâtre de crimes , fouffrez donc qu'on y cen-
fure le ridicule. Où donc en feroit la focicté
fi le caraftere du Mifantrope , tel que Molière
l'a dépeint , devenoit commun à beaucoup de
perfonnes ? On ne leur reprocheroit à la vérité
aucun vice grofîier ; mais l'union , l'amitié ,
l'efprit de fraternité formeroit-il le lien qui
doit unir des citoyens ? Les mcchans feroient
du mal à tout le monde , & les bons ne fe-
roient de bien à perfonne.
Malgré tout ce que vous pourrez imagi-
ner , vous ne perfuaderez à qui que ce foit au
monde , que le Mifantrope ne foit un fujet
très-propre à être cenfuré.
Vous convenez vous-même o^CAUeJle a des
défauts réels dont on nu pas 'tort de rire & vous
I
A M. J.J.ROUSSEAU. 73
faites le procès à un homme qui fronde
ces défauts. La vénération qu'on doit à la
vertu doit - elle aveugler au point en fa
faveur qu'on n'ofe pas lui reprocher les ridi-
cules qu'on lui aflbcie ? Chez un homme tel
qu'Alcefte la vertu eft une rofe qui quoique
fort belle , ne peut être cueillie par la quantité
de (es épines. Souffrez qu'une main adroite les
ôte , afin de profiter d'une fi aimable fleur.
Me permettrez-vous , Monsieur , d'ofer
vous dire que vous n'avez pas faifi le caraûere
du Mifantrope ? Selon vous , Alcefte eft un
homme plein de droiture & de fmcérité, qui
n*a pas tort de fe déchaîner contre les hommes.
- - - Les uns parcequ'ils font méchans
Et les autres , pour être aux méchans , complaifans.
Je conviens que s'il ne peut avoir de com-
merce qu'avec de telles gens , il a raifon de
dire , qu'il a conçu pour eux une mortelle
haine. Voilà le propre de la vertu , haïr fuion
les méchans , du moins la méchanceté. Aulîi
Molière fe feroit bien gardé de le tourner en
ridicule , s'il n'eut refufé le commerce que des
piéchans ou des flatcurs. Mais il fait plus , il
74 P. A. L A V A L ^
veut rompre avec tous les hommes & notam-
ment avec Philinte fon ami. Et pourquoi, s'il
vous plait ? Parcequ'il l'a vu faluer & ambraf-
fer une perfonne qu'il ne connoit pas parfaite-
ment. Voilà le motif du courroux d'Alcefle
tjui entre comme un furieux fur la Scène , &
qui , fans avoir raifon de fe plaindre d'un ami
qui veut prendre part au chagrin que lui donne
l'embarras d'un procès, paye ces témoignages
de bienveillance en refufantmeme de l'écouter.
Il fait plus lorfque Philinte cherche à l'adoucir,
en lui difant avec intérêt :
Dans vos brufques chagrins je ne puis vous com-
prendre ,
Et quoi qu'amis enfin , je fuis tout des premiers..
Le Mifantrope lui répond durement :
Moi votre ami ! Rayez cela de vos papiers ,
J'ai fait jufques ici profelTion de l'être ,
Mais après ce qu'en vous je viens de voir paroître , &c.
Ne croiriez-vous pas que Philinte a commis
quelque crime ou fait quelque lâcheté pour
être tout à coup rayé du Catalogue des amis
d'Alceile ? Tout le mal confifte pourtant à
A M. J.J. ROUSSEAU. 7^
avoir porté la politefie un peu plus loin qu'il
ne faudroit , en embraffant un homme qu'il ne
connoit que médiocrement ; c'eft , à l'avis^ dit
Mifantrope , un û grand forfait , qu'il dit :
- - - Si par malheur j'en avois fait autant.
Je m'irois de regret pendre tout à l'inftant.
Voilà la première Scène du Mifantrope ,
conféquemment voilà l'expoûtion de fon carac-
tère. C'efl donc un homme à la vérité ver-
tueux , mais dur , farouche , peu fociable ,
ridicule même , que Molière a voulu jouer,
& non pas un homme qui ne refuferoit de
communiquer qu'avec les frippons & les
flateurs.
Ce qui vous fait errer fur la qualité du
caraftere d'Alcefte, c'efl que vous n'aviez pas
la pièce bien prcfcnte quand vous en avez
entrepris la cenfure. Vous prétendez que le
Mifantrope dit : » qu'il a conçu ime haine
» effroyable contre le genre humain, quand
» outré d'avoir vu fon ami trahir lâchement
» fon fentiment , & tromper l'homme qui le
» lui demande , il s'en voit encore plaifanter
» lui-même au plus fort de fa colère. Il eft
y6 P. A. L A V A L,
» naturel que cette colère dégénère en em-
» portement , & lui faffe dire alors plus qu'il
» ne penfe de fang froid. »
Non, M o N s I E u R, il dit qu'il a conçu cette
haine effroyable contre le genre humain fans
avoir encore eu à fe plaindre de perfonne.
Ce font les vices des hommes en général qui
l'enflâment de colère contre les particuliers.
L'homme au fonnet n'a pas encore paru , ainfi
fon ami ne s'eft pas encore moqué de lui. En
un mot, il n'a perfonnellement de griefs contre
qui que ce foit , & fi un tel original efl fufcep-
tible de fang froid , c'eft de fang froid qu'il
lâche toutes ces fotifes.
Je ne vous fufcite point une querelle fur le
renverfement que vous faites de la pièce , en
vous abufant dans vos citations , puifque vous
avertiffez , en cet endroit même , que peut-être
vous vous trompez à cet égard : cependant
cette erreur vous a fait donner à gauche dans
l'idée que vous vous êtes formé du Mifantrope.
Vis-à-vis quelqu'un dont je foupçonnerois la
bonne foi je dirois qu'une pareille méprife
peut avoir été volontaire , furtout quand on
prend les moyens néccffaires poiu: fe mettre
A M. J.J. ROUSSEAU- 77
à labri des reproches , en prévenant par une
note que fi on fe trompe , c'eft parcequ'on tra-
vaille fans livres & fans mémoire. Il étoit aifé
de vous éclaircir. Vous avez négligé de le
faire,par la raifon que vous ajoutez dans votre
note. Quand mis exemples feroienc peu jujies ,
mes raifons ne le feraient pas moins ; attendu
qu elles ne font point tirées de telle ou telle pièce ,
mais de tefprit général du Théâtre que j'ai bien
étudié.
On appelle cela vouloir avoir raifon bon
gré malgré. L'intérêt qu'on prend pour ce qui
regarde le Mifantropô & le plaifir même qu'on a
en le voyant,ne vient point du tout,comme vous
l'imaginez , par la raifon qu'il n'efl pas Mifan-
trope à la lettre , mais c'eft qu'il a les plus bel-
les qualités du monde. Molière penfoit trop
bien pour ne pas faire rendre hommage à la
vertu de la même perfonne dont il badinoit
les ridicules. Si les Speftateurs ne voudroient
point lui reffembler, ce n'ell pas encore, quoi-
que vous en difiez , parceque tant de droiture
feroit incommode , mais c'efl parcequ'il ac-
compagne cette droiture d'un efprit de mifan-
îropie contraire à l'honnête focietéi
78 P. A. L A V A L,
Voiis remarquez judicieufement „ qu'il y a
„un fi grand nombre des propres maximes
„ de Molière dans la bouche d'Alcefte que
„ plufieurs ont cru qu'il vouloit ie peindre lui-
5, même. „ Si cela eft , il a eu railbn de le
faire. Il a donc fenti que fa qualité d'honnête
homme étoit altérée par des défauts. Sans
doute il cherchoit à s'en corriger. Pourquoi
lui faire un crime de ce qu'imaginant qu'il y
avoit des gens qui lui reffembloient , il a
voulu travailler à leur faire partager le degré
de perfedion auquel il s'efForçoit d'atteindre ?
Vous êtes encore dans une bien plus grande
erreur fur le fonds du caraftere de Philinte ,
que fur celui du Mifantrope , peu s'en faut
que vous n'en fafîiez un frippon. » C'eft, di(es-
99 vous , un de ces honnêtes gens du grand
„ monde , dont les maximes reifemblent beau-
9, coup à celles des frippons, de ces gens
5, qui font toujours content de tout le monde,
5, parcequ'ils ne fe foucicnt de perlbnne ; qui
j, autour d'une bonne table foutiennent qu'il
5, n'eft pas vrai que le peuple ait faim ; qui ,
5, le gouflet bien garni , trouvent fort mauvais
5, qu'on déclame en faveur des pauvres, &cc. »
A M.J.J.ROUSSEAU. 79
Où , s'il vous plaît , avez - vous reconnu
^ette façon de penfer dans les difcours de Phi-
linte ? L'Auteur en a fait le contracte du Mifan-
trope. C'efî: un homme doux à la vérité , &
d'un commerce aifé , mais il eft û peu vrai
x^u'il foit du nombre de ceux tjui ne fe foucknt
de perfonnc , qu'il marque un véritable intérêt
pour ce qui regarde fon ami. Il veut l'accom-
pagner , malgré toutes fes brutalités , chez
les Maréchaux de France lorfqu'il y eft cité.
Il lui donne des confeils très-falutaires fur le
mariage qu'il veut faire avec Celimene dont
l'humeur coquette ne peut que caufer beau-
coup de défagrément à un mari tel qu'Alcefte
furtout. Eft-ce là ne fe foucier de perfonne ?
A l'égard de ce que vous dites : de la bonne
table , du goujfet bien garni , du peuple qui a
faim. Je ne puis vous blâmer de l'intention
que vous avez eu de vous foulever , ainfi que
Mr. de la Bruyère, contre ceux à qui vous re-
prochez cette infenfibilité qui efl odieufe, mais
elle n'a jamais été propre à Philinte. Molière
fe feroit bien gardé de mettre un tel homme
en butte aux traits de l'humeur fatyrique d'Al-
cefle. Sa mifantropie auroit eu un jufte fon-
86 P. A. LAVAL,
dément & le ridicule de fa rudefîe n'auroit
point forti , comme quand il s'indiipole & le
courrouce contre un quelqu'un qui joint à un
véritable fonds de droiture, l'urbanité & la
douceur.
Au furplus tout ce que vous prétendez que
Molière auroit du faire pour conferver le
véritable naturel du Mifantrope efl très-bien
raifonné, quand à votre façon de penfer, puif-
que vous voulez qu'il foit exadement fans
défaut; mais l'Auteur n'a pas voulu le peindre
tel.
Chez vous le Mifantrope efl un cenfeur per-
pétuel , mais cenfeur raifonnable , fans pafHon,
fans aigreur , infenfible à toutes les injulHces
qu'on lui peut faire, parcequ'il s'y attend. Chez
Molière , c'eft un homme d'un tempérament
bilieux que tout effarouche, qui ncs'offenfe pas
feulement du mal , mais de tous les petits mé-
nagemens qu'une politelTe peut-être un peu
trop affable , a introduit dans le monde. Chez
vous enfin le Mifantrope ne hait que la cor-
ruption du genre humain , & chez notre Au-
teur la haine de cette corruption , & même de
ce qui n'en a qu'imc toible apparence rejaillit
jufqu'à
A M. J. J.ROUSSEAU. 8r
Jlifqu'à un certain point fur les hommes.
Vous croyez qu'on pourroit faire fur votre
idée un nouveau Mifantrope. Il ne faudroit pas
alors qu'il devint le fujet d'aucune plaifante-»
rie. Ce feroit à lui au contraire à railler les
autres. On ne rempliroit conféquemment pas
l'intention de Molière qui étoit de montrer
qu'un excès de vertu trop auflere & mal en-
tendue peut rendre blâmable. On donneroit
des leçons de morale aux hommes.
Votre cenfeur pourroit même faire rire par
mille Epigrammes pleines de fel. Relie à déci-
der û un fujet de cette nature pourroit porter
le titre de Mifantrope. Nous avons attaché à
ce mot une figniiication toute autre que celle
d'un Julie critique.
Vous défaprouvez la pointe de la Scène du
Sonnet :
La perte de la chute , empoifonneur au Diable !
En euiTes~cu fait une à te cailer le nez.
Je vous avouerai qu'elle m'a toujours paru
trop baffe & trop triviale dans la bouche
d'une perfonne de condition , mais encore une
fois , le Poëte a voulu peindre un homme
F
82 p. A. LAVAL,
réellement ridicule. Il Tauroit peut-ctfe été
affez fans cela.
Je ne penfe pas au reite que Molière ait
adouci la force du caradere d'Alcelte, vis-à-vis
l'homme au fonnet , par la feule intention de
faire rire le Parterre.
L'embarras du Mifantrope criù iife de quel-
ques petites bienféances pour dire que le Son-
net ne vaut rien , eft une preuve de la fotife
de fa mifantropie. Il eu fi peu honnête & (i
peu raifonnable qu'on dife grofîiérement à un
quelqu'un d'un certain rang qui vient vous
^nontrer un ouvrage , cela m vaut rien , que
le Mifantrope , tout Mifantrope qu'il , eft ne
-fait comment s'y prendre pour fe livrer tout
entier à fon peu de politefTe. Les détours dont
•il ufc en cette occàllon , quoique hors de fon
caraftere, ne le détruifent pas adez pour qu'on
dife que le Poëte l'a manqué. On voit à la tor-
ture qu'il fe donne qu'il eft toujours le même ,
& on en conclut feulement qu'il faut qu'il y
'ait bien de l'abfurdité dans fon humeur , puif-
que magré toute l'envie qu'il auroit de la fui-
'vre , il héfite.
Remarquez encore , Monsieur, qu'il
A M. L J. ROUSSEAU. 83
lie demeure pas long-temps dans cette fituation
d'efprit , car à l'inftant qu'on lui témoigne du
mécontentement de la décifion qu'il vient de
donner , il fe livre à fes emportemens ordinai-
res, & fe dédommage bien de la gêne dans la-
quelle il s'eli vu l'efpace de deux ou trois mi-
nutes. Peut-on rien de moins méfuré que ces
termes :
J'en pourrols par malheur faire d'aufli médians ,
Mais je me garderois de les montrer aux gens.
Le reconnoiflez-vous là ? Un homme peut
bien fe démentir pendant un efpace de tems ,
fur tout auffi peu confidérable , mais naturam
expdlas furcd ^ tamcn tifquc rtcurrct. C'eft pre-
cifément ce qu'il nous prouve.
Vous ne voulez pas que Philinte confeille à
Alcefle de vifiter les Juges , tparce que c'ell
dire , en termes honnêtes , qu'on va chercher
à les corrompre. Je ne m'étonne pas que vous
vous fcandalifiez fi fort que l'on fe moc-
quc d'un homme qui porte tout à l'extrême.
Vous êtes intéreffé au jeu. La caufe d'Alcelte
ell bonne ; Philinte lui repréfente que fa par-
tie eft forte , qu'elle peut entraîner les fufTrages
§4 P. A. LAVAI ,
par cabale. Dans cette fiippofition ell-ce fùgs.
gérer à un homme de faire une mauvaife
adtion , que de lui repréfenter combien il eft
de fon intérêt de vifiter les Juges , non pour
les corrompre , mais pour faire valoir fes
droits ? Si tous les hommes étoient tels qu'ils
doivent être , ces foins feroient fuperflus ;
mais malheureufement on fait le contraire , &
il peut très-bien arriver que la manière dont on
expofera la juflice de fes prétentions , empê-
chera les Juges d'être abufés ; car enfin ce
font des hommes , fujets parconféquent à
Terreur. La diligence qu'on aura apporté à
leur bien détailler toutes les circonftances
qu'ils ne doivent point ignorer ; bien-loin de
les induire à mal juger , les empêchera au con-
traire de prêter les mains à l'injuilice. D'ail-
leurs , tel Magiftrat , qui par quelque confi-
dération particulière pencheroit du côté qui a
tort , peut être ramené à l'équité par des bon-
nes & folides remontrances. En un mot, folli-
citer un Juge n'cll: un mal que quand on fent
bien qu'on travaille à fubilituer le menfongc
à la vérité. Alcefle & Philinte difent eux-mê-
mes , qu'ils font bien perfuadés que la caufc
A M.J.J. ROUSSE AU. 85
dont il s'agit , eft bonne , jiifle & raifonnable ;
ce n'eft donc pas vouloir faire une méchante
adion que de vifiter les Juges , pour qu'ils ne
foient ni aveuglés par la chicane , ni entraînés
par la cabale. Je n'irai point prier mon rap-
porteur pour qu'il donne une bonne tournure
à mon affaire , mais je lui ferai appercevoir
toutes les menées de ma partie , qui joint le
crédit & l'adrelTe pour fafciner les yeux du
Tribunal. Un Mifantrope décidé peut fort
bien tenir cette conduite ,. elle prouve même la
inauvaife opinion qu'il a des hommes ; Philinte
a donc pu donner à fon ami le confcil qu'il lui
a cru falutaire à cet égard. S'il le refiife c'cfl
qu'il eil fi exceiîif dans {qs idées & dans fes
adions , qu'il en devient tout-à-fait condam-
nable. CefTez donc de vous perfuader que
vous avez démontré t^ue dans tout ce qui rend U
Mifantrop2 ridicule , il ne fait que le devoir d'un
homme de bien ; il n'auroit point manqué à la
droiture quand ilfe feroit rendu aux avis de fon
ami.' Il auroit au contraire été plus raifonna-
ble , il n'auroit pas rempli le caradere que
l'Auteur lui donne. Avec autant de vertu
qu'Alcefte en a, peut-on, me direz-vou.s^.
F iij
U p. A. L A V A L ,
allier tant de défauts ? La preuve que la chofe
ei\ poffible , c'eft que Molière croyoit être
tel. Vous finiifez l'examen de cet Ouvrage par
une phrafe qui mérite bien d'être rapportée
dans toute fon étendue.
„ Puifquc cette pièce ed fans contredit de
5, toutes les Comédies de Molière celle qui
j, contient la meilleure & la plus faine morale ,
„ îu^ celle-là jugeons des autres , 6c conve^-
5i, nons que l'intention de l'Auteur étant de
5, plaire à des efprits corrompus , ou fa morale
„ porte au mal , ou le faux bien qu'elle prêche
,, eu plus dangereux que le mal même , en ce
„ qu^il féduit par une apparence de raifon -, en
„ ce qu'il fait préférer l'ufage & les maximes
„ du monde à l'exacle probité ; en ce qu'ii
„ fait confifler lafagcfiedans im certain milieu
„ entre le vice & la vertu ; eu ce qu'au grand
„ foulagement des Spcdlatcurs , il leur per-
, , fuade , que pour être honnête homme il fuf-
„ fit de n'être pas un franc fcéh^rat. „
Je voudrois que vous me diiiez pourquoi il
a intentiort de plaire à des efprits corrompus.
Vous taxez fans doute tous les Spcflatcurs de
corruption par une fuite de votre principe ,
A M. h]. ROUSSEAU. 87
que c'eft un vice du cœur de rire du mal qu'on
voit à la Comédie. Je vous ai démontré (u^-
fam»ment, cerne femble , que le rire n'étoît
point du tout relatif au mal même , ni un ad^
d'approbation , & qu'on peut rire de ce qu'on
méprife. Vous trouvez encore une autre
preuve de corruption darts le rire qui ell
provoque par toutes les extravagances du
Mifantrope , .parce que félon vous , da,-2s
tout ce qui Ic-rend ridicule i il m fait que le devoir
d'un homme dz bien. Eft-ce ma faute à moi , fî
le public ne vous paroît corrompu que parce-
que vous êtes intéreffé à juftifier Alceile?
Eft-ce encore ma faute fi , parce qu'il eft fon-
cièrement honnête homme, vous votilez qu'on
lui pafTe toutes fés humeurs , fes fantaiiies , fes
brutalités, fes impertinences même ? D'où
vient penfez-vous fur fon compte autrement
que celui qui a compofé la Pièce ; & que tous
ceux qui la voient jouer ? Encore une fois, ce
n'eft point la vertu du Mifantrope qu'on a pré-
tendu tourner en ridicule , ce font tous les
défauts qui la rendent fî mauffade qu'il s'en
faut peu qu'elle ne dégénère en vice ; car
enfin , il n'a plus qu'un pas à faire pour par-
F iiij
8^ P. A. L A V A L ,
venir à haïr tout le genre humain , & comme
vous le dites vous-même , „ une pareille haine
5, ne feroit pas un défaut , mais luie déprava-
3, îion de la nature , & le plus grand de tous
5, les vices.
Commencez par vous rétrader fur la mau-
vaife opinion que vous avez de nos Specta-
teurs ; & par un effort qui vous feroit bien
glorieux , parce qu'il vous couteroit beau-^
coup , convenez de bonne foi , que l'inten-B
tion de Molière n'a pas été dcpcrfuader au grand
foulagtmcnt des Spcclatcun , qu& pour être, kon^
nêu homme , il fu^t de n" être pas un franc fcc~
lérat. Vous devez cette juflice à la mémoirç
de cet Auteur , que vous fictriiîez par une
calomnie atroce ; vous la ^evez enfin à là
vérité, puifqu'il ell certain que toute la morale
du Mii^ntropc fe réduit à faire d'un citoyen im
homme tout à la fois aimable & vertueux.
, Je n'entrerai point dans le détail de toutes
vos déclamations contre Regnard&Dancourt.
L'élégance de votre ftyle ne m'a pas empêché
de m'ennuyer en faifant cette lc£lure. Ma
réponfe produiroit fans difficulté le même
çiTet, Vous êtes d'ailleurs fi emporté , que
A M. J. J. ROUSSEAU. ^
j'appréhenderois de vous apoftropher d'une
taçon peu décente , û je voulois commenter
cette partie de votre ouvrage. Une plaifante-
rie , mauvaife û vous voulez , échauffe tout
à coup votre bile , Se tranfporté par un délire
frénétique : Les Spectateurs , vous écriez-vous,
fortent complices des cimes qu ils ont vu com^
mettre fur la Scène Qui ne devient pas
filou foi-même en s^ intérejfant pour un filou ? car
sintcrefier pour quelqu'un , quc(l-ce autre chofe
que fie mettre à fa place ? Que répondre à cela?
Ledeur , j'en ris.
Vous convenez , Monsieur, que nos
Auteurs modernes , guides par de meilleures
intentions , font des pièces plus épurées ,
qu'elles injlruijent btauc >up ^ mais qu'elles
ennuyent encore davantage. Autant vaudrait
aller au fermon. Cette apoflrophe efl: d'un
quelqu'un qui n'y va pas , ou qui n'en entend
que de mauvais. Quoiqu'il en foit , laiflez au
Comédiens le foin de fe plaindre que les Au-
teurs modernes les font prêcher au défert. Ils
font contents d'un grand nombre de nouveau-
tés. Vous avouez qu'elles inflruifent beau-
coup ; ils trouvent leur compte à en donner
90 P. A. L A V A L ,
les répréfentations ; laiffez donc jouer h.
Comédie en paix , fmon , l'on vous dira que:
vous reffemblez à un fagot d'épines ; par où le
prendre ?
Vous connoiffez trop, Monsieur, com-
bien la variété ell utile , néceiTaire même à
un Ouvrage , pour ne pas mettre vos lumières
à profit. Il faut de tems en tcms foulager l'at-
tention du Le£leur. C'eft ce que vous faites
de la façon du monde la plus ingénieufe. Après
une longue differtation fur la Comédie & les
Comédiens , vous avez craint de caufcr de
l'ennui. Pour éviter cet inconvénient, les
femmes vous ont fourni des traits de fatyre
très-propres à égayer l'efprit fatigué de votre
morale Anti-comédienne.
J'ignore fi vous avez à vous plaindre du
lexe ; au cas que cela foit , de quelque nature
que puifTe être le mécontentement qu'il vous a
donné , ma foi , vous n'êtes pas en relie.
Vous direz , peut-être , qu'en époufant cette
querelle , je prends trop d'avantage contre
vous; mais qu'importe à un Philolophe }
Vous aurez d'ailleurs , pour foutenir votre
parti , ces auftcres perfonnages au teint blême
A M. J. J. ROUSSEAU. 91
& livide , qui fe font un devoir de penfer
comme vous par lingularité & par nécefîité ;
vous aurez pour vous tous les Diogenes &
les Quakres François ; en un mot . toute
refpéce de Philofophes qui vous reffemblent,
& moi je ferai réduit à me confoler de lafupé-
riorité de vos forces avec des hommes. De
quelque côté que demeure la viftoire , bazar-
dons le combat.
Il efl très-dangereux , à vous entendre , de
mettre fur la Scène des pièces „ où les femmes
„ & les jeunes filles deviennent les précepteurs
„ du public ; c'efl leur donner fur les Spefta-
„ teurs le même pouvoir qu'elles ont fur leurs
„ amans. En augmentant avec tant de foin
,, l'afcendant des femmes , les hommes en
5, feront-ils mieux gouvernés ? Ne femble-
roit-il pas que la forme du Gouvernement, &:
les Conftitutions de l'État vont changer , parce
que nos Adrices ont fçu dire aux hommes qu'ils
dévoient éviter tel & tel mal , pour pratiquer
tel & tel bien } On va partir de là pour don-
ner aux femmes Tadminiftration des affaires &
l'entrée du Confeil. Tout va changer de face >
elles vont fr.perbemcnt s'emparer du glaive. &
^2 P. A. L A V A L ,
nous prendrons humblement la quenouille
Quel défordre ! quel bouleverfementl O tcm-
pora ! 6 mores !
Si quelque chofe eft capable d'adoucir les
craintes que vous nous infpirez fi falutaire-
ment , c'efl: la parole que vous nous donnez
» qu'il peut y avoir dans le monde quelques
» femmes dignes d'être écoutées d'un honnête
» homme. » Confolons-nous donc & s'il peut
y avoir quelque femme de cette efpèce , fans
doute ce fera celle là qui prendra Vafcendant
dont vous craignez de les voir jouir à notre
préjudice. Ce n'clt pas au refle que vous ne
connoiiîiez tout leur mérite, quand vous apré-
hendez de nous voir fubjugués par leur defpo-
tifme , mais vous craignez d'avilir notre fexe
en honorant U leur !
„ Le plus charmant objet de la nature , le
5, plus capable d'émouvoir un cœur fenfible
„ & de le porter au bien, cil , je l'avoue ,
„ une femme aimable & vertueufc. „ C'eft
ainfi que vous vous répandez en éloges ! Ell-
il rien de plus flatcur, & en même temps de
plus vrai ? pourfuivons , mais cet objeci ùLejU
où fi cache- 1- il? Voilà la pointe, voilà le fer-
A M. J. h ROUSSEAU. 93
pent fous les fleurs. Il n'eft donc point , cet
objet fi plein de charmes ? ou s'il exifte il efl:
fi rare & fi déplacé dans la focieté qu'il n'ofe.
pas s'y montrer. Il eu obligé de fe cacher,
& ou fc cachc-t-il ? Une femme aimable & ver-
tueufe tout à la fois ! hélas ! c'efl à votre avis,
im être imaginaire. Je vais donc m'écrier avec
vous : „ N'efl-il pas bien cruel de le contem-
5, pler avec tant de plaifir au Théâtre pour en
„ trouver de fi différens dans la focieté } „
Mais enfin puifque cet objet ne fe rencontre
que dans la peinture quen fait le Théâtre,
aprouvez donc cette peinture , elle efl fi belle
qu'elle infpirera aux femmes le defir de reffem-
bler à ce tableau. Vous ne vous plaindrez plus
après cela de ne pouvoir rencontrer une fem-
me aimable & vertueufe.
Si vous aviez intitulé votre livte : Satyn
contre Us Comédiens & les femmes , je ne mS
donnerois pas la peine de vous répondre. Ces
fortes d'ouvrages ne font point dangereux ,
parcequ'on efl prévenu fur les licences qu'ils
prennent , mais vous compofez un volume
pour détruire les opinions jufles & fages d'un
homme refpeitable à tous égards, d'un homme
94 P- A. LAVAL;
qui plein d'eflime pour votre-patrie veut quô
l'univers lui doive l'exemple de la raiibn fans
préjugé , d'un homme enfin qui eu lui-même
le modèle de ce qu'il propole : votre livre fe
répand à la faveur des deux noms qui en or-
nent le frontifpice, fouffrez donc que ii l'amour
de votre pays a pu vous fuggerer toutes les
invedives qui font forties de votre plume,
l'amour du mien ne me permette pas de de-
meurer dans le filence , lorfque vous décochez
les traits les plus envenimés contre l'honneur
& la vertu des Dames Françoifes. C'cfl fans
difficulté les apollropher avec mépris , quand
lorfqu'on eft comme vous, au milieu de la
France , on demande dans quel endroit de la
terre fc cache une femme vertueufe & aimable ?
Tout ce que vous dites pour humilier cp
fexe n'en diminuera pas fans doute le. mérite,
& ne changera rien à la nature des chofes ,
mais vous n'en êtes pas moins rcprchcniible.
Vous ne voulez pas que les hommes prennent
des leçons de la part des femmes , parceqii elles
ne favent rien , quoiqa elles lugent de tout. Ce
reproche d'ignorance efl très-mal fondé,fur tout
dans ce Siècle , çii elles ont l'efprit fort orné ;
A M. J. J. ROUSSEAU. 95
ïnais quand il feroit julle, il y auroit de l'inhu-
manité à le faire. Quelle eft , s'il vous plaît ,
Ja raifon du peu de connoiffances des femmes?
Efl-ce la grofTiéreté de leur efprit , le peu de
folidité de leur jugement , la pefanteur de leur
imagination? Nous favons bien le contraire
nous autres hommes. En général elles ont
l'efprit plus fin & plus délicat que nous , le
jugement plus facile , l'imagination plus vive,
elles ont de commun avec nous toutes les bon-
nes qualités de l'ame & de l'efprit , &: par-
deffus nous l'élégance de la taille , les grâces
du maintien & les charmes de la figure. II a
donc été de notre intérêt en les deflinant à nos
plaifirs , de les éloigner de tout ce qui auroit
pu les diftraire du foin que nous avons voulu
qu'elles priiTent uniquement à nous plaire.
Nous n'avons ceffé de leur repéter qu'elles
ne font faites dans l'ordre de la nature & de la
fociété que pour nous amufer , & tout au plus
veiller aux foins grofîiers & néceffaires d'un
ménage ; après cela nous aurons la barbarie de
leur reprocher qu'elles ne favent rien. lettons
les yeux fur celles qui libres de ce préjugé ,
ont ofé entrer çn rivalité avec nous. Leurs
96 P. A. LAVA L^^
écrits , leurs avions n'ont rien d'efFéminé.
Mais encore une fois , il eft de l'intérêt de
notre amour propre qu'elles nous foient infé-
rieures ; nous fommes les maîtres , & la loi
du plus fort eft toujours la meilleure. Si l'ef-
prit de fervitude , auquel nous les aflujettif-
fons , ne leur permet point de s'élever au-def-
fus de l'état que notre volonté leur prefcrit ;
difons cependant à leur honneur , que malgré
toute notre attention à les dégrader ; elles ne
laiffent pas d'avoir leurs Héroïnes, comme nous
nos Héros. Sans parler ici des Élizabeth , des
Médicis , des Marie Therefe , qui , à raifon
de leur fexe , l'emportent fur nos plus grands
hommes ; combien de femmes illuftres dont les
noms font confacrés à jamais au temple de
Mémoire !
Je n'ai jamais pu refléchir fans indignation à
notre injuftice , à l'égard de l'objet de nos
hommages & de nos adorations. Efl-il bien
honorable pour nous de ravaler un fexe au pied
duquel nous fommes tous les jours ? Que fom-
mes-nous donc , fi les femmes font fi méprifa-
bles , nous qui dans l'effufion d'un cœur qui
dit ce qu'il penfe , kur jurons une obéiiTance
6c
A M. J. J. ROUSSEAU". 97
& un attachement inviolable. Ce font, direz-
vous , des foiblefles , mais ces foiblefles font
û générales , fi fréquentes , fi réitérées, qu'el-
les peuvent paiTer pour un effet néceffitant de
leurs charmes. En ce cas , la nature a pris foin
de les dédommager de notre humeur altiere.
Avec combien de cruauté ne pourroient-elles
pas fe venger de nous , fi la vengeance dont
je veux parler , n'anéantilfoit une partie de
leurs plaiiirs ?
Ce que j'ai dit de notre peu d'équité , à les
avilir, je le dis bien plus de lahardielle que nous
avons de déclamer contre leur honneur , nous
qui faifons confifter le nôtre à les en priver.
N'efl-il pas abfurde que nous nous foyons ima-
ginés être en droit de décider impérieufement
qu'elles doivent être déshonorées pour tom-
ber une feule fois dans la même faute dont
nous faifons un plus grand trophée , à propor-
tion du pouvoir que nous avons eu de îa mul-
tiplier / Je ne prétends affurément pas juftifîer
par-là le libertinage , il eft toujours criminel.
Mais je foutiens qu'il n'eft pas plus excufable
dans l'un que dans l'autre fexe ; j'ajoute même,
en tirant une conféquence de l'opinion que
G
€)S P. A. LAVA L ,
nous avons de la femme , qu'il devroit êtfê
plus honteux & plus déshonorant pour un
homme de donner des preuves de fa foiblcfTe ,
puifqu'il fe prévaut d'un efprit plus élevé &C
d'un plus ferme courage. Qu'auroit-on à dire
en notre faveur, quand après toutes ces conii-
dérations nous daignerions rentrer en nous-
mêmes pour nous rendre juiiice fur le métier
de fuborneurs dont nous faifons hautement
profeiïion ? Le fexe toujours craintif, &
plein de candeur , quand nous ne l'avons pas
corrompu, s'effarouche à notre approche, il
veut nous éviter. Mais comment fe dérober h
nos pourfuites ; nous qui pour le rendre la
victime de notre incontinence , favons im-
ployer tour-iVtour les attraits voluptueux de
la féduftion , & les armes prcfque toujours
viftorieufes de l'impudence?
Encore une fois , Monsieur, ne vous
imaginez pas que je veuille autorifer les mau-
vaifes mœurs , quand je femble cxcufer les
écarts du fexc. Ce feroit , diriez-vôus, indu-
bitablement une morale de Comédien. Je
cherche feulement à prouver , que rien n'eft
plus oppofé à la raifon , à la jullice , &mcmc
A M. J. J. ROUSSEAU. 99
au fimple fens commun , que le droit que nous
nous fommes arrogés d'ériger en genîilleiTe
pour nous , ce qui fait , à notre décifion ,
l'opprobre & la honte des femmes. Concluons
que fi le libertinage eil: abfolument méprifabls
dans l'un & l'autre fexe , il faut l'éviter avec
foin de part & d'autre.
Après cette difgreffion dont vous êtes
la caufe , reprenons notre fa] et. Vous avez
déclamé tout à votre aife contre le Speclacle
qui , félon vous , eft nuifible & préiudiciable
à tout le monde , mais qui le feroit incompa-
rablement plus à Genève que par tout ailleurs.
Sachons en les raifons : Si elles font iuftes
rien n'efl plus louable que le deiTein que vous
avez eu de fervir votre Patrie , il falloit feule-
ment le faire fans léfer tout à la fois , la poli-
tefTe , la bienféance , la charité Chrétienne ,
& la vérité. Néanmoins dans le cas où je fup-
pofe vos raifonnemens bien fondés, je vous
excuferois par le motif de votre zèle , j'en
blâmerois feulement la véhémence mal enten-
due : mais ii au contraire le Speâ:acle ne peut
qu'être utile & avantageux à vos concitoyens,
quel cfprit vous a pu iailpirer ? c'eft ce quïl
G ij
loo p. A. L A V A L ,
faudra tâcher d'approfondir , ce feranécellai-
rement ignorance , animofité , ou rftauvaife
foi. Quant à l'ignorance , vous êtes connu ,
je ne prétends. pas vous faire un fade compli-
ment en vous difant que vous n'en pouvez
être foupçonné. A l'égard de la mauvaife foi ,
je ne juge mal de mon prochain que le plus
tard que je puis , & j'aime à le trouver inno-
cent. RePœra l'animofité. Tout homme a fes
foihleiTes.
Les Speftacles , vous en convenez , peu-
vent être utiles dans les grandes Villes , pour
diftraire les gens oififs , que l'inaftion peut
entraîner au crime. Il efl certain que c'eft un
des avantages qu'on en retire , mais c'eft le
moindre, par la raifon que ceux qui en compo-
fcnt d'ordinaire le cercle ne font pas d'aflez
mauvaifes mœurs pour croire que leur oifiveté
produiroit des forfaits comme vous le dites.
Il faut d'autres plaifirs que la Comédie aux
fcélcrats. Ce n'efl donc pas de ce côté qu'il
faut l'envifager pour en faire valoir le bien.
La Comédie inflruit & amufe tout à la fois.
C'eft une école de talons , elle fait briller
Tefprit des uns, en éclairant celui des autres ;
\
A M. J.J. ROUSSEAU. lor
en un mot , on peut dire qu'aujourd'hui tous
1-es beaux Arts concourent à rembellifiement d&
ion Théâtre ; conféquemment elle excite une
noble émulation entre les Artitles , qui ne
peut manquer d'être d'une utilité très-confidé-
rable pour le public. Par tout où les Arts fleu-
rirent les habitans fe multiplient , & le com-
merce agrandit. Si tous les hommes vivoient
comme nos premiers pères , ou comme ces-
Montagnons dont vous nous faites urte fi bril-
lante defcription, je me difpenferois de pré-
conifer leur félicité ; mais je regarderois la
Comédie comme quelque chofe de fort inutile
pour. eux. Elle pourroit peut-être leur faire
appercevoir la différence qu'il y a entre l'ai-
£ance & le fimple néceffaire , mais comme on
ne regrette point un bonheur qu'on ne con-
noît pas , je penferois qu'il leur feroit plus
expédient de vivre dans l'ignorance d'un état
plus heureux que le leur , dans la crainte qu'ils-
ne fe ferviffent de moyens illicites pour y
parvenir avec trop de promptitude ÔC de
facilité.
Vos concitoyens font - ils dans cette pofi-
tton ? Ne favent-ils pas apprécier la fituatiou;
G iij
302
P. A. LAVAL,
d'un homme qui eft obligé de fabriquer fa
maifon , & de fe tricoter des bas ? Ignorent-
ils les avantages d'une noble & eftimable in-
<luftrie qui procure à un négociant le bien être>
Non fans doute. Or s ils en connoiiTent les
agrémens , certainement ils les défirent , con-
féquemment il leur ell très-expédient de raf-
fembler chez eux tout ce qui peut contribuer
à les leur procurer.
Que cet état de f.mplicité des habitans des
environs de Neufchâtei foit le plus heureux de
tous , j'en conviendrai avec vous , à la faveur
de la peinture que vous nous en faites qui les
rapproche du fiécle d'or imaginaire ; mais -cette
fimpHcité qui fait le bonheur de vos Monta-
gnons feroit infupportable à la plus grande
partie du refte de la terre & nomcment à Mrs.
les Genevois , ainfi ne tirons point de confé-
quence des uns aux aiitres , puifqu'il n'y a
"aucun rapport entre eux. Vos Montagnons
aiment les racines qu'ils cultivent & qu'ils
mangent fans autre aprêt que leur appétit.
Les Genevois aiment les truites du Lac bien
cuifmées. Il faut fervir tout le monde à fon
goût.
A M. J. J. PcOUSSEaU. 103
Il n'eft pas en votre pouvoir d'empêcher
ramour des richeffes & des plailirs honnêtes ,
quiconque a vu fes voifins en jouir a fenti le
yuide de leur privation. Les Speûacles biea ■
loin d'appauvrir un pays tel que Genève, le
rendront fans difficulté plus floriiTant. La rai-
fon en eft fort fimple.
Cette ville efl très-commerçante & fa fîtua-
tion la rend fufceptible d'un négoce bien plus
étendu que celui qui s'y fait. Elle contient
environ 14000 habitans, prefque tous aifés, 6c
parmi lefquels il- y en a de fort riches. Ces
derniers quoiqu'occupés de leur Commerce,
s'ennuyent fouvent de la trop grande folitude
dans laquelle ils femblent végéter. Pour s'y
dérober ils paffent en France & y dépenfent
leurs revenus dont ils privent leur Patrie.
L'exemple de ces déferteurs n" eft pas propre
à y attirer l'Étranger , au m.oyen de quoi la
confommation des denrées n'y eft pas confi- '
dérable. Petit à petit tous ceux qui fe trouve-
ront dans une paffe un peu opulente s'accou-
tumeront à venir jouir de la vie chez leurs
voifms, pendant cinq ou fix mois de l'année.
Quel préjudice ! on s'appercevra trop tard dvi;
G iiiji
104 P. A. L A V A L ,
tort qu'on a eu de s'oppofer aux plaifirs du
public , on voudra y remédier , mais on ne
fera pas rentrer les fommes qui feront forties,
ni les habitans qui fe feront établis ailleurs,
attirés par les agrémens qu'ils y auront ren-
contrés.
C'eft en vain que pour étayer vos réfle-
xions d'un air de vérité , vous nous repréfen-
tez les Genevois comme un peuple* fimple &
laborieux , qui fe déiaffe de fes travaux dans
le fein de fa famille , en careffant fon époufé
& fes erfans. Sans vouloir lui difputer les
vertus domeftiques qu'il pofféde , nous le
connoiffons aflez pour ne pas ignorer qu'il ne
reflemble en rien à vos Montagnons , fi ce
n'elt par la droiture du cœur : il aime les arts,
les plaifirs , le luxe & toutes les douceurs de
la vie. Si on les lui refufe chez lui , il ira bien-
tôt les chercher ailleurs.
Vous ne nous perfuaderez pas au furplus
que l'amour du luxe foit contraire au bien de
la République. Le luxe n'eft pernicieux que
pour les états qui en feront entichés , fans
pouvoir fe le procurer par leur commerce ,
&: leur indulîrie ; or il eu incontcflable que fi
A M. J. J. ROUSSEAU. 105
Genève ambitionne la grandeur & l'opulence,
elle eu à même de fe fatisfaire fans fe ruiner ,
puifque tout contribue à en faire une Ville d'un
négoce immenfe. Il ne faut qu'exciter l'in-
duftrie des habitans , 6c l'on n'aura pas de
peine à y reuffir. Dès l'inftant qu'ils connoî-
tront tout ce qu'ils peuvent à cet égard , &:
qu'ils en auront quelques exemples devant les
yeux, l'émulation fe mettra de la partie;
alors les tréfors que la nature a répandu fur
ce climat ne feront pas les feuls avantages qui
le feront chérir.
L'aullérité de votre Morale Philofophique
vous perfuade que tout le monde doit penfer
comme vous , fans en avoir les mêmes motifs.
Vous voudriez réduire le genre humain à
regarder toutes les délices qu'on peut goûter
ici bas, comme des êtres contraires à la vertu
& au bon ordre ; ainli vous nous exaltez la
vie purement champêtre , à peu près comme
le doit faire une égloguc. Ne favez-vous pas
qu'il y a longtems qu'on a dit que fes dou-
ceurs ne fe trouvoient plus que dans une idile
ou ' un payfage ? En fuppofant même qu'elles
puiffent fe rencontrer dans quelques hameaux,
io6 P. A. LAVAL,
les mœurs du Village ne peuvent être celles
d'une grande Ville.
Toute la jeunefTe de Genève aime les Spec-
tacles & en demande , pourquoi les lui refu-
fer ? Si les vieillards s'oppofent encore à ce
qu'elle fouhaite , c'ell moins , je crois , par-
cequ'ils les regardent comme dangereux, que
par la crainte de rien innover , & parcequ'ij
ie rencontre des efprits turbulens qui poffe-
dant l'art d'en impofer , fe font un plaifir de
contrarier. Cela donne un air de fmgidarité
qui diftingue.
La Comédie à Genève en rendra le féjour
plus agréable & en amufant les Citoyens les
empêchera d'abandonner leur pays & d'aller
diiîiper leurs revenus chez l'Étranger. Premier
avantage.
L'heure des Spedlacles étant toujours celle
du foir , le travail n'en foufFrira point. Au
contraire ils rail'embleront plufieurs fois la
femaine des gens qui s'éloigneroient de la
Ville pour aller fe divertir ailleurs. Or cet
cloignement ne peut avoir lieu fans un notable
préjudice. Le chef d'une famille ne s'abfente
guère fans qu'il en réfulte une négligence dans
A M. J. J. ROUSSEAU. 107
fon trafic & une trop grande diffipation dans
•fon domefliqiie. La Comédie remédiera à cet
inconvénient. Second avantage.
Le féjovir de Genève , fi gracieux par lui-
même , deviendra plus agréable par Tétablif-
fement d'unSpeâ^acle qui attirera la fréquenta-
tion des étrangers. La circulation des efpeces
fera plus abondante. Troifieme avantage.
Chacun voudra partager des pi aifirs qui ,
fans être difpendieux , coûteront toujours
quelque chofe. Il faudra par - conféquent un
furcroît d'induflrie & d'affiduité au travail de
la part du petit bourgeois. Les manufaclures fe
perfeûionncront & fe multiplieront à mefure
que les dépenfes , qui ne fortiront pas du fein
de la République , deviendront plus confidé-
rables. Quatrième avantage.
Les jeunes gens apprendront à parler la lan-
gue Françoife avec pureté. Les Pièces de
Théâtre les inciteront à la connoifiance de la
Fable & de l'Hiiloire. La fociété devien-
dra plus amicale , parce qu'on fe raficm-
blera plus fouvent. La Peinture , la Mufi-
que , la Poéiie , enfin les beaux Arts y fleu-
riront , & conféqucmment le public & le
'loS P. A. LAVAL,
particulier y gagneront. Cinquième avan-
tage.
Je ne fînirois pas li j'entrois dans le détail
de l'utilité que la Comédie apporteroit à cette
République û fage & fi prudente. Vous nous,
affurez au refte , que fi quelque chofe doit for-
tement s'oppofer à fon établiffement , c'eft la
crainte » des inconvéniens qui peuvent naître
>* de l'exemple des Comédiens ».
Je ne fuis pas aflez déraifonnable pour nier
que le mauvais exemple n'ait une force bien-
puifTante ; mais s'il eft facile de le prévenir ^
qu'aurez-vous à me répondre ?
Vous regardez comme une chofe impoflible
d'avoir tout à la fois des Spectacles & des
mœurs. Ce feroit , dites-vous, une chofe à
voir , car ce feroit la première fois. Il efl: très-
faux que les Comédiens foicnt par-tout aulfi dé-
tordes que vous les faites, &c quand celalcroit^
le mal pourroit être fufceptible de remède.
Si Moniteur d'Alcmbert a propofé de les con-
tenir par la févérité des Loix , c'eft qu'il acnr
la chofe facile. Vous n'êtes pas de ce fenti-
ment. Pourquoi ? parce que la force de la Loi
feroit inférieure à celle des vices quon voudroit
A M. J. J. ROUSSEAU. 109
Teprîm&r , 6* que (bailleurs les chofes de mœurs ne
Jk règlent pas comme celles de droit rigoureux , par,
des Èdits & des Loix,
A vous entendre , rien ne peut arrêter la
licence des Comédiens ; toutes les Loix les
plus fages ne pourroient les contenir. Voilà
des gens bien pernicieux. Mais , Monsieur,'
qui vous a conflitué Juge en Ifraël ? Qui vous
a découvert les fecrets les plus cachés du cœur
humain , pour ofer foutenir que les mêmes
gens à qui vous prêtez tant d'amour pour le
libertinage , ne défirent pas en fortir ? Qui
vous a répondu qu'ils n'en donneroient pas les
preuves les moins fufpeftes , fi on vouloit
prendre la peine d'y faire attention ? Tout le
monde fait que ce qui concerne la pureté des
mœurs ne peut être réglé par des Édits, comme
ce qui regarde le droit rigoureux ; mais au
défaut des Édits qui feroient inutiles pour la
réforme des mœurs , n'eft-il pas d'autres ex-
pédiens ? Que les Comédiens foient regar-
dés chez vous comme ils devroient l'être
par tout , c'eft-à-dire , comme des gens très-
eilimables & qu'on eftimera quand ils feron^
leur devoir , & qu'ils fe conduiront avec tou-
'ïio p. A. LAVAL,
tes les bienféances qu'on doit à la iociété.
Qu'ils foient admis dans les compagnies où l'on
auroit honte du concubinage , ils cefferont de
donner dans ce vice , il faudra donc laiffer la
liberté defe marier. Que les Comédiennes aient
l'entrée des maifons où les Dames honorent ,
aiment & refpeûent leurs maris , où enfin
l'honnêteté eflfcrupuleufement obfervée ; elles
voudront reffembler à celles qu'elles fréquen-
teront. Que tout ce qui elldu corps duSpefta-
cle foit afliijetti aux Loix féculieres & ecclé-
fiaftiques comme le bourgeois ; qu'en un mot,
il n'y ait d'autre différence entre les Comé-
diens & les habitans que celle qui fe rencontre
dans l'efpece de la profefTion , c'eft-à-dirc ,
celle qu'on trouve entre un Sculpteur & un
Architeâe , vous verrez fi dès l'inllant que
l'on agira avec eux comme l'équité naturelle
l'exige , ils ne fe conduiront pas auin comme
l'ordonne cette même équité.
Ne favez-vous pas , Monsieur, que les
hommes font ce qu'on veut qu'ils foient ?
L'opprobre avilit l'ame & flétrit le courage.
Répandez un vernis honteux fur un métier
quel qu'il foit , vous verrez bientôt ceux qui
A M. J. J. ROUSSEAU. iit
Sauront embraffé fe dépouiller de cette no-
bleffe de fentimens qui entretient l'ame dans
l'élévation. Si cet effet n'eft pas abfolument
général , du moins fera-t-il bien commun.
Que fi par un barbare & ftupide préjugé on
juge chez vous les Comédiens comme l'igno-
rance & le fanatifme , il vous fera difficile d'y
introduire une troupe dont les mœurs feront
irrépréhenfibles. Il n'eft pas difficile d'en fentir
la raifon. La plupart des Comédiens n'ont pas
eu ime merveilleufe éducation ; accoutumés
à la licence d'un état qui ne tient à rien , pour
ainfi dire , du refle de l'univers , ils éprouvent
l'humiliation , & n'ont ni affez d'efprit , nî
affez d'ambition pour chercher à s'y dérober.
Le plus grand nombre d'eux confacré au Théâ-
tre dès leur enfance, parce qu'ils font fils de Co-
médiens , ne favent rien au-delà de leurs rôles,
& prefque convaincus qu'ils doivent être
néceffairement les viftimes de l'erreur qui les
flétrit , ils fubiffent l'indignité d'un fort qu'ils
pourroient faire rougir de les outrager. Voilà
l'effet de l'injufle opinion des fots.
Que chez vous , au contraire , Monsieur,
par un efprit d'humanité , de juffice 6c de
ÏI2 P. A. LAVAL;
raifon, on juge les Comédiens d'après eux-mê-
mes, &c non d'après leurs prédéceffeurs; qu'on
les mette à portée de fécoucr le joug que le
menfonge leur a impofé ; qu'ils foient en un
mot au niveau des autres habitans , vous ver-
rez que beaucoup d'honnêtes gens qui favent
fe diftinguer dans cet état , malgré la force
de l'opinion , ambitionneront l'avantage d'aller
vivre parmi des fages qui ignoreront l'art
odieux de dégrader les hommes. Qu'arrivera,
t-il de-là ? C'cft que non-feulement vous au-
rez des gens à talens , & d'honnêtes gens ,
mais encore vous les aurez à un prix bien au-
defibus de ce qu'ils exigent par-tout ailleurs.
Quel eft le Comédien qui ne préférât pas cent
louis d'appointemens à Genève , où on l'cfli-
mera & où on le vengera du caprice des autres
Nations , à fix mille livres dans un pays où
l'on lui reflifera les confidérations dont fa
façon de penfer & d'agir le rendent digne? J'ofe
affurer qu il y auroit parmi tous les fujets de la
troupe une généreufe émulation pour juilifier
le difcernementdeleursprotefteurs. Vos cen-
feurs auroient peu à faire avec eux, je ne doute
pas qu'ils ne s'en ferviffent les uns aux autres.
Au
AM. J.J.ROUSSEAU. 113
Au furpliis fi quelqu'un d'eux fe rendoit indi-
gne des bontés dont la République honoreroit
leur corps, je ferois d'avis qu'on le punit ii
rigoureufement, que la peine qu'on lui imlige-
roit put mettre un frein aux difpolitions de
libertinage qui pourroient fe rencontrer dans
quelque autre. Non leulement il faudroit le
cbafler honteulement de la ville , mais le faire
d'une manière à le flétrir , & à le rendre mé-
prifable à tout le monde. On ne fauroit trop
rigoureufement châtier <:eux qui par une con-
duite deshonnête s'aviliiTcnt , ÔC font réjaillir
leur infamie fur des innocens.
La preuve qu'il ne feroit pas impofTible de
contenir les Comédiens dans une ville où on
voudroit les traiter comme je le propofe ,
c'eft que dans les Cours étrangères , ou le
gouvernement Eccléfiaftique ne prodigue pas
û généreufement fes foudres , où on les admet
aux Sacremens de l'Eglife , où enfin on fuppofe
qu'on peut être honnête homme & déclamer
des vers , ils s'y comportent tout autrement
que dans les lieux où on les maltraite fans raifon.
Je foutiens quoiqu'on en puiffe dire, que c'eft
provoquer le libertinage , que d'interdire aux
H
ÎÏ4 P. A. L A V A L,
Jiommes les moyens de fatisfalre avec honne--
tQté aux befoins de la nature. Défendre à
tous les boulangers de me vendre du pain, c'eft
m'obiiger à en voler. Ne devfoit-on pas ou-
vrir les yeux fur l'inconféquence de la con-
duite qu'on tient à l'égard des perfonnes de
Speftacle ? Le fouverain Pontife , le Vicaire
immédiat du fils de Dieu , les admet dans le
fein de l'Eglife , les reçoit au nombre de (es
enfans , & les fait participer à tous les tréfors
de grâce que la bonté divine a bien voulu
accorder aux hom.mes ; pourquoi leur réfiifer
en France ce que toute l'Italie leur accorde ;
ce que prefque tous les autres Royaumes leur
adjuge ? Le Dieu de Rome & celui de Paris
ne font-ils pas les mêmes ? Que diroit un Sau-
vage qui fimplement guidé par les lumières de
la droite raifon , mais inilruit de nos myileres
& de nos Sacremens , viendroit entendre le
Prône dans l'Eglife de St. Svdpicc, où le même
Prêtre excommuniera dans la même matinée
les mêmes gens qu'il communiera dans celle de
St. Sauveur ? (^) J'efpere qu'on ne trouvera
f.r) A Paris les Comédiens Italiens l'ont admis à la
panicipatii^n de tous ks Sacremens de l'Eglile , fans
À M. J. J. ROUSSEAU. 115
pats étrange la liberté avec laquelle je fais
remarquer cette contradiciion , puifqu'on ne
fait nulle dilHculté de donner matière à la
folidité de mes obfervations.
On pourroit me répondre à l'objeûion que
je fais fur cette conduite, quefi Ton excommu-
nie les Comédiens François ,. tandis qu'on ab-
fout les Comédiens Italiens , c'eft à caufe de
la différence qui fe rencontre dans ces deux
Théâtres. Si la raifon eft bonne , je dois me
taire. Le Théâtre Italien plus épuré que le
François ! cela eft fans réplique.
Voilà , direz-vous au moins , des raifonne-
mens fpécieux , mais relie à favoir , y? les
loix que le gouvernement drcffcra pour en impo-
fer aux Comédiens^ changeront L'opinion publique^
car fi cette opinion fubjïjîc toujours ils rejlsrone
donc tels qu'ils font , puifqusn continuant à Us
méprifer , ils derheureront dans C avilïjfement qui
donne lieu à Uur peu de délicat ejjc en matière de
bonnes mœurs.
avoir, je ne dis pas abjuré, mais renoncé à leur
protefiion. C'eft à Sr. Sauveur qu'ils vont ordinaire-
ment partager les dons du Ciel avec le refte des
fidèles.
Hij
lie p. A. LAVAL,
Pour prouver que les Loix ne changent poifft
ropinion publique , vous nous apportez un
exemple qui n'a aucun rapport à votre fujet.
Le Prince , dites-vous , en décernant un arrêt
de mort contre toute perfonne convaincue de
combat affigné , n'a pas remédié au mal. Il a
feulement obligé par-là à donner un autre nom
à ces .brtes de combats , pour éluder fes Or-
donnances : ainfi il a compromis fon autorité.
Quand la fagefTe de nos Monarques a prof-
crit les duels en France , elle n'a jamais ima-
giné réulîir tout d'un coup à changer l'opinion,
& à perfuader qu'un homme qui fe battroit en
duel feroit deshonoré aux yeux du public.
Mais c'eft parcequ'elle a fenti la difficulté de
vaincre le préjugé à cet égard , qu'elle a ufé
des plus grandes rigueurs. Il étoit queftion
d'arrêter le cours de cette férocité. Jugeons
des moyens qu'on a employé par leurs effets.
L'autorité Royale en ce cas n'a point été com-
promife , car il eft certain que rien n'eft plus
rare aujourd'hui que les duels ; rien n'étoit
au contraire û commun. Je: dis plus , non
feulement le Roi a arrêté cette fureur , mais
il a même forcé en partie de changer l'opinion.
A M. J. J. ROUSSEAU. 1.17
Un homme qui autrefois n'aiiroit pas accepté
un cartel auroit été deshonoré , aujourd'hui
le pkis brave Officier du Royaume, peut, fans
bleffer le point d'honneur. , le reflifer , en fe
contentant de dire à celui qui le lui propofe ,
mon Maître me défend le duel , je ne fuis pas
difficile à rencontrer , attaquez-moi & vous
verrez li l'honneur n'a pas autant de pouvoir
fiir moi que le devoir. Un tel homme après
une réponfe de cette nature agira comme il
avoit coutume de faire avant la proportion du
duel. On l'attaquera , il fe défendra avec bra-
voure , & n'auj-apas défobéï au Roi. L'agref-
feur, à la vérité , fera dans le cas des rigueurs
de l'Ordonnance , mais s'il s'efl porté à cette
extrémité par un motif indifpenfable du prér
jugé , ces fortes de cas deviendront d'autant
plus rares qu'on faura en apprécier k danger.
Vous dites que fi les duels, font moins com-
muns qu'autrefois, ce n'efl pas, parcequ'ils
font punis , mais c'eft parceque les moeurs
ont changé. Pourquoi ce changement de
mœurs ne peut-il s'attribuer aux impreffions
que l'Edit du Prince a fait fur les efprits ? Il
a démontré la brutalité de deux combattant
H iii
îîg p. A. L A V A L,
qui plus féroces que les bêtes , vont de fang,
froid s'arracher la vie; il a prouvé le préju-
dice qui en réfultoit pour l'Etat en général &
pour les familles des particuliers. On a admiré
la fageffe de fes décrets , on a craint les peines
qu'il impofoit aux coupables , & afin de ne
pas être dans le cas de les fubir , chacun a
apporté du lien dans la focieté pour en adou-
cir les mœurs. Les querelles ont par confé-
quent été moins fréquentes . & les combats,
prefqu'abolis.
Quoique vous en puifîiez dire, la force de
l'autorité Royale a été bien plus efficace que
ne l'aiiroit été uiit chambre d'honneur telle que
vous nous en fourniflez le projet. Pouvez-
Votts raifonnablement propofer rétablifTement
aiixïQ jurifdiâiion, qui dans des cas où, Fhonncur
jeroh réellement ble(l: , permettrait le combat Jin-
gulier } Lorfqu'un homme aura donné im fouf-
flet'à un autre , férà-t-il bienféant que pour fa
fatisfaâ:ion on l'envoïc au combat , oii peut-
être il fera tué ? S'il" prend de lui-même la
réfolution de fe battre , il n'aura à fc plaindre
cjuc dé l'opinion qu'il a attaché à l'affront qu'il
a reçu , mais fi pour toute réparation on lui
AM. J.J.ROUSSEAU. 119
adjuge la voie des armes , n'aura-t-il pat lieu
de murmurer de ce qu'on ne punit pas cekr
qui lui a ravi fon honneur ? Tout homme qui
pourra fe déterminer à en venir aux plaintes ,
demande une fatisiadion , ce n'en efl pas une
que d'obtenir la permiiîion de fe couper la
gorge, car bien des gens diront que le remède
eft pire que le mal. Soyez d'ailleurs très-con--
vaincu que l'humeur des François cû. telle, que
fi on leur permetîoit de fe battre en certaines ,
occafions , ils prendroient moins de précau-
tions pour ne pas tomber dans le cas qui don--
neroit lieu au combat, qu'ils n'en apportent au-
jourd'hui pour fe préserver d'encourir l'indi-
gnation de leur Maître. La crainte de perdre
fon poile , fes honneurs , & les grâces qu'on
attend pour fes proches , a plus de pouvoir
fur le gentilhomme François c^ue l'appréhen-
fion de l%mort même.
Les Loix peuvent donc , fmon abolir entiè-
rement ôc tout d'un coup le préjugé , du
moins le diminuer , puifque fi l'Elit du Prince
n'a pas changé totalement l'opinion qu'on
avoit des duels , il l'a beaucoup reditié. Je ne
m'étendrai pas plus au long fur ce fujet, ii^
• H iiij
iio p. A. LA V A L,
n*eft de ma compétance que parceque le fen&
commun &c l'honneur font de tout état. Au
relie je vous avoue avec {incérité , que û
j'épluchois votre {jûème de la chambre d'hon-?
neur , je crois qu'il ne me feroit pas difficile
d'apprêter à rire à vos dépens.
J'ai dit que Texemple des duels n'avoit rien
de concluant pour prouver la difficulté de
faire prendre au public une opinion contraire
à celle qu'il a des Comédiens. Je crois ne
m'être pas trompé.
Dans l'idée que chaque homme s^'eft formé
des duels , il a cru Ton honneur engagé à ne
les pas regarder honteiu*, par la crainte d'être
foupçonné de poltronnerie. Il eu donc fort
difficile de lui infpirer d'autres fentimens.
Mais il n'eit point du tout intéreflant pour
chaque particulier d'envifager ks Comédiens
comme des profcrits , au contraire ^le public
fouhaiteroit peut-être qu'on l'autorifât à lier
de commerce avec des gens qu'on peut rai-
fonnablemertt rechercher pour leurs talens.
On pourroit donc aifément faire pencher la-
balance du côté oii fon propre poids l'entraîne
dçjà. Que ceux qui ont l'autorité en main
A M. J.J. ROUSSEAU. m
€ommencent par remontrer rinjuftice qu'on
fait aux perfonnes attachées aux Speftacles ,
qu'en conféquence ils les mettent au rang des
autres citoyens. Le menu peuple en fera d'a-
bord furpris , petit à petit il raifonnera fur
cet événement , comme il en entendra parler
par ceux qui lui font fupérieurs , enfin il pen-
fera, comme fes maîtres. Rcgis ad excmpLum
totus compon'itur orb'is.
Il me femble vous entendre tirer de cette
citation un argument contre moi. Si, direz-
vous , le fujet régie fes jugemens fur ceux de
fon Roi , d'oii vient les Comédiens font-ils
méprifés en France , puifque le Monarque les
penfionne ? Cette preuve de bonté feroit plus
que fufRfante pour anéantir toute prévention,
fi nos Ecçléfiaftiques n'en diminuoient l'effet
par leurs cenfures. A Vienne un Comédien à
talens & honnête homme a fouvent part aux
grâces de la Cour , & toujours à Teftime & à
la confidération publique. Si le Spcftacle
François y avoit un établiflement aufîi aifuré
qu'à Paris , ceux qui le compofent feroient
encore régardés fur un bien meilleur ton.
J'ajouterai , pour prouver que l'opinion
m P. A. L A V A L,
qu'on auroit à Genève des Comédiens feroit-
telle que le Gouvernement la voudroit , qu'on
eu. fort porté à très-bien juger d'eux. Nous
en avons des certitudes par l'éloge que la
troupe du lieur le. Moine fait des Citoyens.
Ajoutez à ce témoignage les marques de bien-
veillance dont toute la jeuneffe de la Ville a
comblé le fieur d'Auberval , Comédie» de
Lyon , qui fut obligé d'y paiTer quelque tems
l'avant dernière automne. En exaltant lafagefTe
du Gouvernement , l'ordre de la Police , la
beauté du pays , il ne ceffoit à fon retour de
nous entretenir de l'accueil gracieux dont les
jeunes gens , & même les principales maifons
l'avoient favorifé. Tout le monde, dit -•il,
marquoit une grande envie d'avoir un Spec-
tacle , & il n'ëtoit pas difficile de s'appcrce-
voir que le fage Genevois fait alTigner à cha-
que homme fa propre valeur.
! De tout ce que j'ai dit il faut tirer cette con-
fequcnce , qu'il fera aifé d'empêcher que les
Comédiens foient regardés avec m.épris à
Genève , & qu'ainfi n'étant plus avilis , leurs
mœurs fe reffentiront du degré d'eflime qu'on
leur accordera.
AM.J.J.ROUSSEAU. 123
Après avoir prouvé qu'on feroit porté à les
confiderer , il efl: queflion de faire voir, s'ils
pourroient mériter cette confidération. Je luis
certain que quelques petits foins de la part
des Magiftrats fuffiroient pour les fouilraire à
l'opprobre , refte à favoir il la Loi feroit ca-
pable de leur en impofer.
J'ai cru avoir déjà fuffifamment démontré
que û Genève vouloit mettre le Speftacle au
niveau des autres talens , elle auroit bientôt
des Comédiens de mérite. Je me fuis fans
doute trop avancé , puifque vous nous faites
la grâce de décider qu'il n'elt pas poffible
qu'ils foient honnêtes gens , parccquc cefî un
état de licence & de mauvaifes mœurs. Cette
licence & ces mauvaifes mœurs font-ils abfo-
lument & indifpenfablement attachés à cette
profefîion ? Tous ceux qui l'exercent aujour-
d'hui font-ils des débauchés , & en laiiTant fub-
fifter cette faufle & outrageante fuppofition,
n'y a-t-il pas moyen de mettre un frein à leur
libertinage ? N'y aura-t-il donc que contre la
Comédie quelesLoix feront fans force &: fans
vigueur ? La Police a trouvé dans certains
pays le fecret de donner une apparence d'hon-
114 P- A. LAVAL,
nêteté aux chofes les plus deshonnêtes. Ne
pourra-t-on réuffir à obliger une trentaine de
perfonnes à vivre & à f e conduire comme
de bons & de pailibles citoyens ?
Dès qu'on les aura intérefle à mener une
vie irréprochable , fitôt qu'ils partageront
l'eftime qu'on doit aux hommes vertueux , ils
s'emprefferont à le devenir & s'il en eft quel-
qu'un qui s'égare , il fera facile de remédier
à cet abus.
Une troupe de quinze perfonnes en tout
feroit fuffifante à Genèye. Or j'engagerois ma
tête qu'elle feroit bientôt telle qu'on la peut
défirer , fi on lui accordoit les avantages dont
j'ai parlé. On feroit , je penfe , plus occupé à
reflifer de très-bons fujcts qu'à en chercher.
Pour parvenir à l'exécution du plan que je
m'en fais , voici , je crois , les moyens les
plus aifés.
Premièrement il faudroit que ce fut le corps
de Ville qui fe chargeât de la direftion. On
nommcroit quatrcCommifl'aires,qui mcttroient
à la tête du Spedacle , comme Direfteur ho^
noraire, un homme de probité. Ce feroit aux
Commiflaircs à faire les informations nécef"
A M.LJ.ROUSSEAU. 125
iaires à cet égard. Il feroit expédient qu'il fût
marié.
Secondement , le Direfteur honoraire pro-
pofé pour faire contrafter les engagemens ne
prendroit aucun fujet fans le connoître. C'eft:
la chofe du monde la plus aifée. Les Comé-
diens à cet égard reffemblent aux grands ;
ils ne peuvent faire la moindre baffefTe que
tout le Royaume où ils font , & même les
étrangers , n'en foient inftruits.
Troifiemement , on ne fouffriroit pas qu'au-
cun Acleur vécut avec une Aftrice fans avoir
de bons extraits de mariage en forme , & il
faudroit ne point fermer les yeux fur ce cha-
pitre.
Quatrièmement , il ne feroit pas permis
aux Comédiens de différent fexe de demeurer
dans la même maifon. Chaque hôte feroit tenu
de ne recevoir pour locataires que ceux à qui
les CommifTaires auroient donné des billeîSi
de logement à lui adrefTés.
Cinquièmement , il feroit exprelTément dé-
fendu aux Comédiens & Comédiennes de por-
ter or , argent & pierreries , excepté fur laurs
habits de Théâtre. Il leur feroit au furplus
ji6 P. A. L A V A L,
ordonné de ie vêtir & coëffer comme les hon-
nêtes gens du pays, & ians aucune affeftation.
Sixièmement , le Diredeur honoraire feroit
toujours obligé d'aiTilter à toutes les affem-
blées pour prévenir les difputes d'emploi. II
auroit le droit de prononcer & de mettre à
l'amende celui ou celle qui manqueroit au
devoir de la politeffe & de la bienféance.
Septièmement , il feroit publié une Ordon-
nance à tous les Marchands pour leur défendre
de faire le moindre crédit, fans une permifiion
fignée des Commiffaires qui la donneroient en
certaines occafions indifpenfables , mais qui
retiendroient fur les appointemens de quoi
payer la dette.
Huitièmement , la recette feroit tous les
jours portée chez les Commiffaires qui paye-
roient ou par mois ou par quartier. Le fonds
de la Caiffe qui excédcroit les appointemens
feroit defliné à l'entretien & l'ornement de la
Salle.
Avec ces précautions & quelques autres
encore, il feroit aifé de prévenir tous les abus
que vous craignez de la part des Comédiens.
Au furplus,je fuis très-affurc que vos cenfeurs
A M. J. J. ROUSSEAU. Ï17
ïie feroient pas fort occupés avec eux, dès
qu'on feroit les diligences convenables pour
avoir d'honnêtes gens & qu'on les traiteroit
comme tels.
Il ne me paroît pas au refte qu'il foit extrê-
mement ruéceffaire que la ville fe charge de la
direction ,*^e le propole comme un plus grand
bien , & voici mes raifons.
Les fujets perfuadés qu'ils ne courroient
aucun rifque pour leurs appointemens, fe don-
neroient à meilleur compte. Lorfqu'au bout de
l'année les recettes feroient plus abondan-
tes que les dépenfes , la Ville difpoferoit du
reftant en faveur des pauvres , ou û elle vou-
loit que cet argent flit uniquement confacré
au Speftacle , elle en feroit un fonds , pour
donner de petites penfions aux Afteurs qui
pendant dix ou quinze ans auroient contribué
à fes plaifirs , & fe feroient attiré les applau-
diiTemens autant par leurs talens que par leurs
mœurs. La Comédie deviendroit alors un
établiiTement folide. Que d'honnêtes gens le
rechercheroient !
Tout ce qui feroit du relTort du Spedacle
feroit de la compétance des quatre Commif-
iig p. A. LAVAL:
faires , qui ordonneroient toutes les punitions
qu'ils croiroient juftes & raifonnables , à l'ex-
ception des peines corporelles. Parce moyen
on n'occuperoit point les autres Tribunaux à
des matières étrangères pour eux.
Je ne veux plus aûuellement qu'examiner
fi la Ville pourroit fuffire à l'entretien d'une
Comédie. Sans entrer dans un calcul ennuyeux
j'ai dit que quinze fujets fiiffiroient , j'en veux
payer fix llir le pied de mille écus , & les neuf
autres fur celui de deux mille livres , voilà
qui fait en tout trente-fix mille frar^cs. Les
Comédiens joueront quatre fois la femaine :
Que les repréfentatlons , l'une portant l'autre,
aillent feulement à deux cens francs , voilà
près de quarante mille livres. Joignez -y des
Bals , & ce fera un furcroît de gain. C'eft ,
direz-vous , un argent dont on prive la Repu-
blique. Point du tout. Le Speftaclc étant
fiable , la confommation s'en fera dans les
Etats , ce qui devient pour lors une affaire de
circulation. Vos concitoyens n'y perdront
rien , car ce qui fera enlevé à l'ouvrier d'une
Manufafture rentrera chez le boulanger. Quel
dommage peut-il en réfulter poiu' Genève ?
Qu'un
À M. J. J. ROUSSEAU. Ï29
Qu'un Diredcur pafîager aille s'établir dans
vos Fauxbourgs , au bout de fix mois il vous
quitte & vous emporte le furplus de l'argent
qu'il n'a pas confcmmé chez vous ; mais quand
vos efpéces ne fbrtiront pas de votre pays ,
elles ne feront que changer d'une main à l'au-
tre. Voilà l'effet du Commerce.
S'il failoit répondre à toutes les infamies
que vous vomifîez contre les Comédiens , il
faudroit être ou fans éducation , ou s'armer
d'une patience aufli grande que celle de Job»
Comment en effet demeurer dans les bornes
de la modération vis-à-vis un homme qui de
fang froid, fe fait un déteffable plaifir de vous
déchirer avec une malice fans exemple ? Le
plus fage feroit peut - être de méprifer la
calomnie , & c'eft indubitablement le parti
que je prendrois , û votre livre ne de voit
tomber qu'entre les mains de perfonnes
raifonnables. Mais il eft des petits efprits ,
fcrupuleux &L prévenus , qui le liront , &
qui s'affermiront dans leurs fauffes oppinions
par l'expofition artificieufe des vôtres. Il faut
donc faire de généreux efforts pour les dé-
tromper. C'eft le feul but que je me propofe
i
ijo p. A. LAVAL,
en vous écrivant ; car pour les fanatiques 6c
les bigots , je tiens toute cette efpéce trop
méprifable pour me donner la peine de leur
parler bon fens. En ont-ils ?
Je pafle fous filence toutes vos inveûives ,
& je viens à cet endroit de votre livre , oii
vous dites : » qu'à Paris même oîi les Comé-
» diens ont plus de conlidération & une meil-
w leure conduite que partout ailleurs , un
» Bourgeois craindroit de fréquenter ces mê-
» mes Comédiens , qu'on voit tous les jours
» à la table des Grands. »
Vous imaginez - vous que je puifle vous
fuppofer affez peu d'efprit pour avoir voulu
tirer aucune conféquence qui nous foit défa-
vantagcufe par ce raifonnement ? La conduite
du Bourgeois ei\ une fuite du préjugé qu'il
défaprouve peut - être , mais qu'il n'ofe pas
encore fécouer tout-à-fait. J'ai fuffifamment
montré combien il efl injufte en prouvant
qu'il a pris fa fource dans la crapule des Bala-
dins. Les Grands qui font faits pour donner le
ton , n'ignorent pas cette vérité , ils veulent
détruire par leur exemple l'erreur populaire ,
ils y rcufîlront fans doute , le Bourgeois en
A M. J. ). ROUSSEAU. 131
fera charmé. Ne peut-on pas dire aufll que û
le Comédien n'efl point lié avec le Bourgeois ,
c'eft parcequ il n'en recherche pas la fréquen-
tation ? Accoutumé à Jouir auprès des Grands
des marques de diftinftion & de bienveillance
que les talens méritent , il craint d'éprouver
quelque petite mortification dans une maifon
où les maîtres quoique polis & très-attentifs
pourront recevoir quelque compagnie qui
ne leur reffembiera pas. Je vous dirois bien ,
il je voulois , qu'il eft abfolument faux que les
Comédiens foient à Paris comme ailleurs fans
aucune intimité avec les Bourgeois. Mille
exemples dans cette Capitale, comme dans les
autres villes du Royaume, m'y autoriferoient.
Qu'auriez-vous à répondre ?
La remarque que vous faites fur cette fa-
meufe Aârice que les Anglois ont inhumé à
côté de leurs Rois , eft peut-être la preuve de
mauvaife foi la plus caraftérifée qu'on puiffe
imaginer. Rapportons-la dans toute fon éten-
due. J'en rougis pour vous.
» Si les Anglois ont inhum.é la célèbre Oîd-
» fied à côté de leurs Rois , ce n'étoit pas fon
» métier , mais fon talent qu'ils vouloient hon-
131 P. A. LAVAL,
y* norer. Chez eux les grands talens annobHf^
» fent dans les moindres états ; les petits avi-
» lifTent dans les plus illuftres. Et quant à la
» profeffion des Comédiens , les mauvais &
» les médiocres font méprifés à Londres , au-
» tant ou plus que partout ailleurs. »
En accordant la [cpulture, des Rois à cette
illiijlre Acirice , on honorait Jon talent , mais
non fon métier. Dites- moi, s'il vous plaît , s'il
eft poffible d'honorer le talent du Comédien ,
fans faire honneur à fon métier , puifque le
talent en eft l'efTence ? D'ailleurs tout métier
dont l'exercice pourra mettre celui qui l'a
embraffé à même de prétendre à un degré
de gloire auffi éminent que celui d'être en-
terré parmi les Rois , ne paffera jamais pour
être honteux. Qu'ont fait les Anglois fi la
profefîion de Comédien efl infâme ? Ils ont
proportionné la grandeur de leur hommage à
l'habileté de la Comédienne à faire valoir l'in-
famie ? Car enfin quel étoit ce talent qu'on
honoroit ?
L'art de fe contrefaire , de revêtir un autre
caractère que le Jien , de paraître différente de ce
quelle étoit y de fe paffionntr de fang froid , de
A M. J. J. ROUSSEAU- 133
«//re autre chofe que ce quelle penfoit rulhment ,
telle efl mot à mot la définition que vous fai-
tes du talent du Comédien page 143 , pour
prouver ce que vous avez dit quatre lignes
plus haut , que cetu proftjjîon ejl deshonorante.
Voilà cependant quel étoit le talent pour le-
quel on a enterré la fublime Oldfield parmi
les Rois. Selon vous la nature de ce talent
conflitue le deshonneur de la profeffion du
Comédien, donc ce talent eft honteux par lui-
même, donc les Anglois ont alTocié l'opprobre
à la Majefté des tombeaux de leurs Maîtres.
Continuons à examiner toute cette note
que j'ai tranfcrit fidèlement. Che:^ eux Us
grands taUns annohlïjjcnt dans les moindres
états ; Us petits avilijfcnt dans les plus illujlres.
Il faut fuppofer , fans conteftation , que les
moindres états où les talens annobliflent n'ont
rien de honteux par eux - mêmes , or vous
nous alTur-ez que l'état de Comédien eft des-
honorant par lui-même. Comment les talens^
Y peuvent-ils annoblir ?
Et quant k la profejjion dts Comédiens , les
mauvais & Us médiocres font méprifés à Londres
autant ou plus que partout ailleurs.
I iij
134 P- A. LAVAL,
S'il nY a à Londres que les mauvais & les
médiocres Comédiens qui foient mépriles, ce
n'eft donc pas à raifon de la nature de leur
profeiîion , mais c'ell parcequ'ils l'exercent
mal , c'eit parceque , comme vous le remar-
quez , les petits talens aviliffent dans les plus
illuftres états. On pourroit au lurplus vous
dire que û l'on méprifoit totalement les mé-
diocres Comédiens il y auroit beaucoup d'in-
juftice , puifque les plus excellents n'ont pas
toujours été tels ; on ne leur accorde pas les
mêmes témoignages de bienveillance & de con-
fidération qu'aux bons ; mais comment entre-
ticndroit-on l'émulation li on les jugeoit irré-
vocablement mauvais, lorfqu'ils commencent^
& qu'en conféquence on les méprifât ? J'ai-
merois autant dire qu'on ne fait aucun cas de
tous les gens d'efprit qui ne font pas décorés
de quelque marque d'honneur , parceque le
Roi donne l'ordre de St. Michel à ceux en qui
il reconnoît une fupériorité de génie extraor-
dinaire.
» Quel efl, demandez-vous , le métier du
» Comédien? c'efl un métier par lequel il fe
w donne en repréfentation pour de l'argent , &;
A M. J.J.ROUSSEAU. 135
» fe foiimet à l'ignominie & aux affronts qu'on
» achette le droit de lui faire. » Je vous
répondrai moi que le métier du Comédien ell
l'art de faire valoir fes propres talens & ceux
àes autres. Que n'en avons-nous eu d'affez
éminens pour avoir pu empêcher la chute de
votre Comédie de NarciJJc ou l'amant de lui^
même. ! >
Si notre profefîion efl deshonnête , parceque
nous nous donnons en reprijentation pour de
C argent , nous avons cela de commun avec les
Auteurs qui fe fvumettent aujji à l'ignominie &
aux affronts quon achette le droit de leur faire \
lorfqu'après nous avoir vendu leurs pièces, ils
attendent le jugement qu'en portera le Par.
terre. Le iiflet efl auffi redoutable pour eux
que pour nous , ils tirent un lucre de leurs
produ£lions , concluons que quiconque fait
une Comédie partage notre honte. Vous en
avez fait une mauvaife , les petits talens avilif-
fent dans toute forte d'états , vous voilà aufîi
infâme que nous. Faifons la paix , de quoi
puis-je me plaindre ? Vous nous avez méfuré
à votre aune.
Revenons toutefois fur nos pas» Ne cro-
I iiij
Ï36 P. A. LA V A L,
ycz point que je ferois confolé de rinfamîe
parcequ'elle nous feroit commune. L'argu-
ment que je viens de tirer vous prouvera
jufqu'à quel point on s'aveugle lorlqu'on écrit
avec partialité. Je veux à préfent vous faire
voir qu'il n'y a rien de deshonnôte dans \q
métier du Comédien, confideré même du côié
que vous nous le repréfentez.
Tirer de l'argent du public & fe foumettre
à fa décifion n'eft point du tout une chofe
humiliante, Les plus habiles Peintres de l'Itali-e
expofoient autrefois leurs ouvrages à la cen-
fure du peuple, & ne fc croy oient point avi-
lis quand on critiquoit leurs défauts. C'efl ,
ironie à part , ce que font réellement aujour-
d'hui tous les Auteurs , & il eft û peu vrai
qu'on achette le droit de faire des aifronts aux
Comédiens & aux Poètes , que la fageife des
Ordonnances a prcfcrit des punitions pour
arrêter cette licence. Si elle étoit tolérée
autrefois, c' étoit par une fuite du préjugé
qu'on avoit contre les Comédiens, occafionné
par les abfiirdités des maudits batteleurs, avec
lefquels l'ignorance les avoit confondu. Il n'y
^ pas plus de honte à faire payer les places à
A M. J. J.ROUSSEAU. 137
la Comédie que les chaifes au Sermon. Ce
n'ell pas , direz - vous , pour le Prédicateur
qu'on exige cet argent , non , mais c'eft au
profit d'une Communauté dont il fait mem-
bre.
J'auroîs im.aginé qu'après tout ce que votre
mauvaise humeur vous a déjà fuggeré con-
tre les Comédiens , vous vous feriez laiTé
de les maltraiter. Je vous avoue que je ne
m'attendois pas au trait que vous lancez ici
contre eux.
Vous iniinuez d'abord qu'ils abuferont du
ton de galanterie , auquel ils font exercés
pour féduire l'innocence des jeunes perfonnes,
& vous ajoutez : » Ces valets filoux û fubtils
» de la langue & de la main fur la Scène, dans
» les befoins d'un métier plus difpendieux que
» lucratif, n'auront-ils jamais de diftraftions
w utiles ? Ne prendront-ils jamais la bourfe
» d'un fils prodigue ou d'un père avare pour
» celle de Léandre ou d'Argan ?» Je vous
avoue qu'on ne peut plus effrontément dire
aux gens en face qu'ils font des frippons ,
ou que du moins on doit le préfumer : Sur-
tout lorfqu'on a foin de joindre à cette apof-
13S p. A. LAVAL,
» trophe : » Par tout la tentation de mal faire
» augmente avec la facilité. »
Il eft trop au deflbus de moi de répondre à
des grofliéretés de cette nature. Tous ceux qui
penfcnt en feront indignés , & fi par hazard
mes ledeurs trouvoient quelque chofe d'un
peu trop dur dans certains endroits de mon
livre , j'ofe me flater qu'ils ne croiront pas
<{ue vous ayez à vous plaindre de ma vivacité,
lors qu'ils auront vu cet article.
Il me femble vous avoir déjà dit , que je ne
prétendois pas excufer le libertinage qid n'eft
que trop commun parmi beaucoup de perfon-
nes attachées au Speftacle. Je ne veux que
prouver qu'il eft poiîible de l'arrêter , & qu'il
n'efî: pas aufîi général que vous le dites. Le
défordre que vous reprochez aux Adrices,
n'aura pas lieu à Genève , lorfqu'on leur don-
nera la permiiTion de paffcr pour honnêtes
femmes. En Fnmce , il femble que ce nom
d'Aftrice foit fynonyme à celui de débauchée ,
& quoiqu'il foit très-certain qu'il y en ait plu-
sieurs dont la conduite eu. irréprochable , on
croit û peu à la poiTibilité de leur vertu, qu'on
la tourne fouvent en ridicule. Leur maintien
A M. J.J. ROUSSEAU. 13$
réfervé efl , dit-on , l'art de fe faire valoir j
leur fageffe hypocrifie , & leur air de décence
manège. Tout l'avantage qu'elles tirent de
leur honnêteté , efl: dans le témoignage de
leur confcience. Je fais que le peu de délica-
teffe de quelques-unes autorifent , pour aihlî
dire , le public à mal juger de toutes ; mais
aufïi je n'ignore pas que ce jugement eft la
principale & première caufe du libertinage.
On a beau dire qu'il faut faire le bien pour
lui-même. L'amour propre veut toujours être
de la partie. Le charme de la vertu confondu
avec le vice , efl-il aufîi attrayant dans cet
état d'obfcurité que loi:fqu'il brille dans tout
l'éclat qu'il reçoit de l'hommage public ? Le
préjugé défavantageux qu'on a conçu des Co-
médiennes , eft donc la première fource du
mal. L'impofîibilité où elles font de cacher ab*
folument leurs foibleifes , l'aggrave , & le
foin de leurs amans à les divulguer , y met le
comble.
Qu'une femme jeune & jolie ait une fois
mis le pied fur les planches , elle ne manquera
pas de trouver des adorateurs qui joindront à
l'îirt d'un doucereux langage , la féduifante
140 P. A. L A V A L ■
amorce des richefTes. Toute une ville a tes
yeux ouverts liir elle , &c l'on affure fon
deshonneur avant qu'elle ait encore mérité
qu'on l'en fbupçonne. Que fera-ce lorfqu'elle
aura eu le malheur de tomber dans une
faute que toute fon adreffe ne peut dérober à
la connoiffance de fes camarades , à raifon de
mille circonftances dont le pul^lic aura le plaiiir
d'entendre le récit aux caffés ? Son amant en
fera trophée ; car quoiqu'il en folt, qui dit
ime Comédienne dont on prend plaifir à par-
ler , fuppofe une perfonne dans fon printems ,
aimable & gentille. Il eu du bon ton de l'affi-
cher , on ne rifque d'jailleurs rien à le faire ;
aufli garde-t-on û peu de mefures , que tel qui
efl reçu clandeftinement , & qui ne doit fon
triomphe qu'à des afliduités & à des foins mul-
tipliés , fe fait un devoir de décrier fa maî-
trefle par des récits de petits foupers & d'au-
tres parties fines , qui n'ont rien de plus vrai
que la collation , la mufique , & les feux d'ar-
tifices du Menteur. Quelle conclufion faut-il
tirer de tout cela .'' C'eft que les Comédiennes
pourroient faire aflaut de vertu avec beaucoup
de femmes qu'on refpe£le, fi celles-ci n'avoicrit
A M. J. J. ROUSSEAU. 141
par-deffiis celles-là , l'avantage de jouir d'une
heureufe obfcurité , à la faveur de laquelle
elles mettent leur honneur à couvert.
Je parle ici des Aftrices qui le reprochent
les fautes qu'elles commettent , & auxquelles
la fédu£tion , le cœur , & quelquefois même la
néceiîité ont part ; car pour celles
Qui goûtant dans le crime une honteufe paix ,
Ont fçu fe faire un front qui ne rougit jamais ,
je déclare que je les méprife plus que vous-
même , & fi quelque chofe doit rebuter avec
raifon , de fréquenter le Speftacle , c'eft
fans contredit , cette indigne enfeigne de
proftitution dont quelques-unes font parade.
Au furplus , (i elles font fi méprifables , doit-
on beaucoup eftimer les greffiers adorateurs de
leurs appas ? Si lorf qu'une femme , à la honte
de fon fexe , vient au milieu d'un Amphithéâ-
tre , ou dans les coulilfes étaler l'impudence
& l'efFronterie , parler à l'oreille de celui-ci ,
minauder avec celui-là , lancer des coups d'œil
à l'un , éclater de rire avec l'autre , offrir
enfin , lâchons le mot , à tout venant beau
jeu , & attirer par-là les regards de tout un
142 p. A. LAVAL ,
public qui , au lieu de s'occuper des Aûeurs ,
en détourne la vue pour la fixer fur un objet
qu'on ne confidére qu'avec indignation ; fi ,
dis-je , lorfqu'elle brave ainfi les refpedables
droits de la bienféance , elle n'étoit payée de
toutes fes gentilleires que par le dédain qu'elle
mérite , elle fe lafferoit bientôt de jouer un
rôle dont elle ne foutient la fatigue que par les
avantages pécunieux qu'elle efpére en retirer.
Heureufement cette efpece de chenille de
Théâtre n'efl pas commune , mais le fut-elle
encore moins , elle le feroit toujours trop ,
puisqu'on ell alTez injufte pour juger du géné-
ral par le particulier. Je voudrois qu'il me flit
permis de nommer ici toutes les Adrices qui
joignent des talens fupérieurs à la régularité
des mœurs , on verroit que û , malgré tous
les pièges qu'on leur tend , il en relte encore
im fi grand nombre qui font dignes de notre
efi:ime, il eft conféquemment indubitable qu'on
réiifllroit aifément à former une troupe de
Comédiens telle que le fage M. d'Alembert la
propofc à la République.
Je ne vous contredirai point fur tout ce que
vous avancez pour rehauffer le mérite de ia
A M. J. J. ROUSSEAU. 143
pudeur que la nature a donné en partage au
beau fexe. Je fuis de votre fentiment à cet égard,
je la regarde comme le plus noble ornement des
attraits féminins. Je fuis perfuadé qu'elle eft na-
turelle à toutes les femmes jufqu'à un certain
point,quoiqu'il foit vrai que l'éducation y ajoute
beaucoup. Je ne doute pas que les Sauvages
même , qui n'ont point de honte de leur
nudité , parce qu'ils ne font pas aflez corrom-
pus pour en avoir , ne connoiflent pourtant
des bienféances qui équivalent toutes celles
oîi notre corruption nous affujettit. Tout ce
que vous dites à cet égard eft très-digne d'un
homme qui penfe bien , je voudrois feulement
que vous ne rendifîiez pas la fagefle aufîi rare
& auiïi auftere que vous le faites. J'aime à la
pouvoir rencontrer fous les lambris dorés,
comme fous l'humble toit de la chaumière.
Par exemple , n'eft-ce pas outrer la matière,
que de foutenir » qu'il n'y a point de bonnes
» mœurs pour les femmes hors d'une vie reti-
» rée & domeftique .... que toute femme qui
» fe montre fe déshonore ». Ceft refufer la
pureté des mœurs à toutes celles qui ne vivent
point dans la folitude &: dans l'exercice des
144 P. A. L A V A L
occupations domeftiques. Combien y en a-t-il
cependant , qui répandues par devoir & par
état dans le grand monde , y font admirer &
refpeûer leur vertu ? S'il eft bon de remontrer
aux hommes leurs obligations , il eft très-
dangereux de les rendre trop méprifables à
leurs propres yeux. » La pudeur ell , ditcs-
>> vous , ignoble & baffe dans les grandes
» villes , c'eft la feule chofe dont une femme
» bien élevée auroit honte , & l'honneur d'a^
M voir fait rougir un honnête homme n'appar-
>» tient qu'aux femmes du meilleur air ». Je ne
fais ce que vous entendez par Us femmes du
meilleur air. Je fuis obligé de croire que vous
voulez parler de celles que la Police met en
lieu de sûreté , malgré l'étalage de leurs habits
dorés , & les prote£tions de leurs matrones ;
car c'efl: à celles-là feules q^'l appartient Chon-
neur de faire rougir un honnête homme. Je ne
conviens pas non plus que la feule chofe dont
une femme bien élevée ait honte , foi( la pudeur.
Quel fruit de la meilleure éducation î en vé-
rité , Monsieur, c'eft être poffédé du
démon de la fatyre .
Vantez tant qu'il vous plaira l'efpece
d'efciavage
A M. J.J.ROUSSEAU. 145
d'efclavage oii les Anciens retcnoient leurs fem-
mes par jalouile peut-être , exaltez leur alîi-
duité au travail , leur vigilance & leur afti-
vité dans le détail du ménage , leur exaftitude
à fe lever de table après le fervice comme les
Clercs de Procureurs; mais lailTez-nous la iatis-
fadion de traiter les nôtres avec plus d'amitié ,
detendreffe , d'égard & de refped. Ne nous
enviez pas le plaifir de profiter des charmes
de leur converfation fur la fin du repas , & ne
dites plus que ces ufages fi doux & fi innocens
font caule que Us mœurs des Flvandlens fe font
tranfmïfes aux femmes di qualité. A votre façon
de parler , j'ofe fouîenir que le nombre des
femmes de qualité que vous avez connu , n'eft
pas confidérable.
Revenons aux Comédiennes ; auffi bien
c'efl pour nous prouver qu'elles ne peuvent
être honnêtes femmes que vous nous avez dé-
bité toutes ces belles chofes. Vous n'imaginez
pas comment, au milieu de toutes les occafions
de manquer à l'honnêteté où elles font expo-
féeSjil leur fcrapolîible de refber honnêtes. Tant
qu'on ne changera pas de façon de penfer fur
leur compte , il eil certain que le plus grand
K
îaS p. a, LAVAL,
nombre ne fe conduira pas avec toute la rete-
nue qui feroit à fouhaiter ; mais comme il eft
poîîibie de remédier au préjugé , fur tout dans
un petit État comme Genève , où la fociété
eft tellement unie , que le fentiment d'un feul
tait prefque celui de tout le monde , on ne doit
point déielpérer des foins qu'on pourroit pren-
dre pour fe procurer un Spéciale aufîi peu dan-
gereux par la morale des pièces que par
l'exemple des Acteurs,
J'admire la bonté de votre cœur quand
vous êtes obligé de dire du mal de votre pro-
chain. Vous voulez bien fuppofer qu'il foit
poiTible de trouver jufqu'à trois Comédiennes
qu'on puiife excepter du défordre général ; il
ne falloit pas citer l'Épigramme de Boileau
contre toutes les femmes de Paris , pour appu-
yer votre jugement. Ce bon mot , quoiqu'im-
pertinent & faux , étoit peut-être pardonna-
ble dans la bouche d'un critique affiché , mais
il eft inexcufable dans la vôtre , parce que
vous parlez férieufement , & qu'on ne doit
pas vous permettre les licences qui font tolé-
rées dans une Satyre. J'ai tort , à la vérité, de
vous en faire des reproches , il y a longtems
À U. j. J. ROUSSEAU. 147
que vous vous êtes mis an-deffus de toutes les
remontrances. Vous penfez & vous agilTez
pour vous feul. Puiiîlez-vous être fatisfait' dé
vous-même , quand tout le monde fe plaint de
Vous ! Au refte , û , pour aiguifer la pointe de
l'épigrammé , vous ajoutez qu'on doit regar-
der comme une fuppofition qu'il foit poiîible
de rencontrer trois Adrices fages , ce que vous
n'ave^ jamais ni viï ni oui dire ; ne VOUS en pre-
nez qu'au peu de connoiffance que vous avez
parmi ces fortes de perfonnes. On vous en
nomm.eroit en plus grand nombre fans épuifer
toute la fageffe des différentes troupes du
Royaume, file nom dés unes ne faifoitle procès
aux autres. Elles auroient au bout du compte
mauvaife grâce à prendre de l'humeur contre ce
petit trait de calomnie , puifque vous annon-
cez que votre delTein eft de les décrier. Qui-
conque eft affez hardi pour écrire que les fem-
mes de qualité ont des moeurs de Vivandières,
doit pouvoir dire impunément du mal des
Comédiennes.
Après avoir bien déclarrié en général contre
la Comédie & les Comédiens ," vous tirez d'a-
bord des eonféquenees de tout le mal que vous
K ij
148 p. A. L A V A L>
en dites pour les bannir de votre patrie : voua
en venez enfuite à un examen politique pour
convaincre vos Citoyens que le Speftacle
feroit aufîi fcandaleux pour leiurs mœurs , que
préjudiciable à leurs intérêts.
En calculant , comme vous faites , les ri-
cheiTes des plus grandes villes du Royaume ,
vous décidez que Genève leur étant inférieure
par le nombre des habitans & la quantité des
efpeces , il faudra que les Comédiens y meu-
rent de faim , ou que les habitans fe ruinent.
Je vous ai déjà répondu à cette objeftion en
vous faifant voir qu'un État ne peut pas fe
ruiner quand fes thréfors "ne fortent point de
chez lui , & qu'au contraire la circulation l'en-
richit. Je vous ai dit aufîi qu'on aura les fujets
à meilleur compte que par tout ailleurs , lorf-
qu'on leur accordera les prérogatives dont j'ai
fait mention. Les appointemcns au taux que je
les ai fixé , fuffiront pour l'entretien convena-
ble de la troupe.
Si vous fuppofiez qu'il fallut que tous les
fujets fe fifTent leur équipage de Théâtre &c de
ville , il ell confiant qu'ils auroient befoin de
très-grolTes avances qui pourroient eniuitc les
A M. J. J. R O U s s E KV. ^49
gêner par la retenue qu'il faudroit leur faire ;
mais vous engagerez des gens qui n'étant pas
au Speftacle depuis deux jours , auront tout
ce qui leur eil nécefîaire. On fait que quand
le fonds d'une garderobe eft une fois fait ^ qn
l'entretient à peu de frais. Ils y auront d'au-
tant plus, de facilité qu'il ne leur fera pas pennis
de porter des étoffes de prix à la Ville. Il faut
les affujettir à la loi fomptuaire. Vous ne
croyez pas que cela foit polfible. Pourquoi ?
» C'eil en vain , c^u moins vous le dim , qu'on
» voudroit porter la réforme fur le Théâtre.
» Jamais Cléopatrc & Xerxè.s ne goûteront
» notre fimplicité. L'état des Comédiens étant
M de paroître ,. c'eft leur ôter le goiif de leur
» métier de les en empêcher. .... Vous vous
abufez ici bien grofllérement de vous imaginer
que les Comédiens feroicnt fâchés qu'on l^s
contraignît à fe vêtir comme le refte des Cito-
yens. La loi étant générale , ils feroient au
contraire fiâtes qu'on.les comprit dans le norn-
bre de ceux pour qui l'amour de la patrie l'a
difté. S'ils cherchent à. briller dans les, autres
pays par la parure , c'efl parce qu'il faut en
impofer au petit peuple , & c'efl par les yeux
K iij
ï5© P. A. L A V A L,
qu'on le prend ; encore ceux d'entr'eux qui pen-,
jfent un peu philofophiquement , aufTi peu tou-.
chés du mépris dé la populace que de ia confl-
déf ation , le mettent au-deffus de l'obligation
que quelques autres s'impofent de s'habiller fu-:
perbement. C'eft fans doute une nécellité pour
les Comédiens qui vont à la Cour , d'être mis
d'une manière un peu diftinguée ; mais c'eli
par une raifon toute contraire à celle des Aci
teurs de Province ; car c'eft précifément pour
ne fe point faire regarder. Qu'un Comédierj
ordinaire du Roi aille à Verfailles avec im ha-
bit galonné , il fera vêtu comme il doit Têtre,
parce que tout ell or & azur dans ce pays-là ;
k Genève il ne porteroit que du drap , & fe
trouveroit tout auiîî bien habillé , parce qu'il
aiiroit l'uniforme de ceux avec qui il feroit
obligé de vivre.
II feroit d'autant plus aifé de les foumettre
chez vous à la loi fomptuaire que vous auriez
certainement des gens raifonnables ; ils vou^
auroient même obligation ; car vous leur facili-
îériOz de^ épargnes dont ils fe feroicnt imfort,
'fy\\t çtat eft à la vériré dé paroitre , maisc'eft
çn pubîiç , ^r non dans le particulier. Vous les.
AM. J. J. ROUSSEAU. 151
gêneriez beaucoup fi vous prétendiez les obli-
ger à faire parade d'une honnête fimpiicité fur
la Scène ; paffez cela , vous leur rendriez un
très- grand fervice.
Pour donner plus de poids à la profcription '
que vous faites du Spedtacle , vous y intéref-
fez la sûreté publique, liy auroït du danger a
retarder CL La clôture, des portes , & il le faudroït ,'
parce que h Genevois aime à aller refpirer Cair
le plus pur dans fa petite retraite. Mais quand
aime-t-il à aller refpirer cet air ? L'été fans
doute. Obligez les Comédiens à finir leurs'
repréfentations avant huit heures dans la bell©
faifon , fermez vos portes à huit heures & un-
quart , vous n'immolerez pas alors votre sûreté
à vos plaifirs. Enhyver, où tout le monde
réfide en ville , vous ne changerez rien à vos
coutumes. Voilà tout obllacte levé ; on ira ^
là Comédie , & on refpirera l'air pur despeti-;
tes retraites. ' •?"
Quel incident ferez-vous naître encore poi*i?
faire valoir votre caufe ? Le voici : » Ce font-
» les généreux Citoyens qui verront avec in-
w dignation ce monument du luxe &: de la mol-
n lelfe 5 s'élever fur les ruines de l'antique finH"
Iv iiij;
i^î p. A. L A V A L,
» pHcité , Se menacer de loin la liberté piiblî-.
» que ». Qu'a donc de commun la Comédie
avec la liberté publique ? Chacun des Gene-
vois chérira-t-il moins fa patrie quand il ira
voir la repréfentatiorv d'une bonne pièce où on
lui donnera même^ des leçons de patriotisme y
que quand il ira à la chalTe ? A l'ég^ard du mo"
Tïument du luxe & de la molUjfe . les fages régie-,
mens que nous fuppofons devoir accompagner
l'ctabliflement du Speftacle , empêcheront le
triomphe outré de ee monument. Soyez con-
vaincu. Monsieur, que le nombre des
généreux Citoyens, dont vous parlez ici, ne fera
pas û coniidérable que vous nou§ no- le faites
entendre, premièrement tout le monde fait que
le goût de la Comédie eit général parmi vos
compatriotes. Secondement on n'ignore pas
que ceiix qui y paroiffent encore- oppoCés , ne
ieroient point fâchés qu'on leur arrachât un.
confentement que labienféancene leur permet
pas d'offrir , ou de donner même avec facilité,
pour ne pas. marquer trop peu d'attachement
aux anciens ufages. Eniîn les femmes & les
filles profiteront avec plaifir d'un amufcmcnt
pour lequel on a lieu de croire qu'elles ont un
AM. J.J.ROUSSEAU. 153
goût décidé. Malgré tous les inconvéniens .
qu'elles ont rencontré ces dernières années
dans la fréquentation d'un Speâacle qu'il faut
aller chercher hors la ville , elles n'ont pas
laiffé de l'honoVer de leur préfence, dans les
tems même d'une chaleur exceffive.
Vous vous retranchez toujours fur la pau-
vreté de votre République ; mais cette pau-
vreté n'a pas paru , au dire des Directeurs c[uî
vous ont conduit leurs troupes : ils ont très-
bien fait leurs affaires , & fi on les en croit ,
ils ont prefque gagné en quatre à cinq mois
ce qui feroit fuffifant pour folder celle que je
vous propofe pendant tout le courant d'une an-
née. Il ne fera donc pas néceffaire, comme vous
le craignez, » de lever des impôts, de réformer
» votre petite garnifon , & de garder vous.
» mêmes vos portes. Il ne faudra point réduire ^
» les foibles honoraires de vos Magiilrats , ni
» aifembler vos Citoyens & Bourgeois en Con-
» feil général dans le Temple de St. Pierre, &c.
En mettant les chofes au pire , quand vos
richards fe cotiferoient pouj aider cet éta_
bliïfemcnt , fa perpétuelle fiabilité dans
-vos États empêcherait qu'il n'en put réfulter
154 . P. A. L A V A L,
aucun dommage pour le bien général & parti-
culier.
Enfin vous fuppofez qu'il foit poiîîble qu'on
trouve quelque expédient propre à lever tou-
tes difficultés , & vous ne laillez pas de dire
qu'il s'enfuivra une révolution dans vos ufa-
ges ,- qui en produira néceiTairement une dans
vos mœurs. Il eil vrai que vous ne décidez pas
fur le champ fi elle fera bonne ou mauvaife.
Vous vous mettez en devoir de l'examiner.
Nous verrons quelle fera la conféquence que
vous tirerez de vos remarques. Je commence
toujours par vous dire , qu'il efl abfolument
faux qu'il doive s'enl'uivre une révolution dans'
vos mœurs. Elle efl: déjà toute faite , puifque ,'^
quoique la Comédie n'ait pas été encore ad-
mîfe dans l'enceinte de vos murailles, elle a
été jouée pendant fort longtems les années
paiTées & celle-ci dans vos Fauxbourgs. Son
CiTet , quant aux mœurs , fera-t-il différent
parce qu'on n'aura pas la peine de fortir de la
ville pour y aflifter ?
J'ai lu avec beaucoup d'attention , Mon-
sieur , Tefpece de révolution que vous pré-
tendez de voir( être produite par fintrodudion
A M. J.J. ROUSSEAU. 155
d'une Comédie dans votre Ville ; elle fe réduit
à faire perdre aux Genevois le goût des cote-
ries dont vous faites la defcription. Je ne
m'élèverai point contre ces fociétés , je les
crois très-elHmables , parce qu'elles font corn-
pofées de Républicains dignes d'eftime , mais
j'avouerai de bonne foi , que malgré l'art avec
lequel vous prétendez dérober leurs inconvé-
niens , ils ne laiffent pas d'être très-aifés à ap-»
percevoir.
La plus grande utilité que vous y remar-
quez , eft de raflembler les deux fexes fépa-
rément. Les hommes, par ce moyen, ne
contraftent pas des mœurs efféminées. Je vais
avec votre permiffion tranfcrire ce que vous
dites fur ce fujet :
» Cet inconvénient qui dégrade l'homme, efl
» très-grand par tout , mais c'eft fur-tout dans
» les états comme le nôtre , qu'il importe de
» le prévenir. Qu'un Monarque gouverne
» des hommes ou des femmes , cela lui doit
» être affez indifférent , pourvu qu'il foit obéi ;
» mais dans ime République il faut des hom-
» mes On me dira qu'il en faut aux
>» Rqis pour la guerre, Point du tout. Au lieti
156 p. A. L A V A L,
» de trente mille hommes , ils n'ont , par
» exemple , qu'à lever cent mille femmes . - .
» elles fe battent bien. ... Le fecret eft donc
» d'en avoir toujours le triple de ce qu'il entant
» pour fe battre , afin de facrifier les deux au-
^ très tiers aux maladies & à la mortalité ».
Voilà un projet dont vous pouvez certaine-
ment vous faire les honneurs. S'il n'eil pas
goûté , du moins fera-t-il rire. Je voudrois
bien que vous m'expliquafïiez clairement
.pourquoi votre République a plus de beloin
d'hommes qu'une Monarchie. Eft-ce parce
que le nombre des femmes y eil trop petit
pour pouvoir les enrôler à deux tiers de perte,
comme vous le propofez , infpiré fans doute
par un efprit d'humanité. Mais tous vos hom-
mes & toutes vos femmes enfemble ne feroient
point capables de s'oppofer à une ufurpation ,
û une puilTance fupcricure armoit contre vous.
Votre République fubfiftc à l'abri de la juitice ,
de la bonne foi, du droit des gcns,elle fubfiile en
un mot, telle qu'elle eiî, parce qu'on n'a rien à
prétendre dans (es États , & que quiconque
voudroit vous inquiéter , trouveroit de grands
obftaclcs dans les fecours que l'équité des
A M. J. J. ROUSSEAU. 157
autres Monarques vous prêteroit. Ne me fai-
tes donc plus un pompeux étalage de la nécef-
lité d'entretenir chez vos Citoyens l'humeur
martiale, la force & la vigueur des Athlètes. Ne
diroit-on pas^que vous vous deftinez à la con-
quête du monde , ou que femblables aux Ro-
mains, vous allez difpofer des Couronnes ? Que
le Genevois continue fes exercices de la chafTe
& de tout ce qui eft capable de le rendre adroit,
fort & robuiie , fa fanté & fes travaux y font
intérefl'és. Mais n'allez pas lui faire envifager
pour cela d'autres motifs que ceux qu'il adopte,
il eft trop fage & trop ami de la raifon pour
n'en pas plaifanter.
Si vos coteries font aufll utiles , & aufli
agréables que vous nous le dites , je ne vois
pas pourquoi la Comédie vous obligera de les
interrompre. Vous profiterez de leurs avan-
tages les jours qu'on ne jouera pas , la diver-
lité des amufemens vous rendra la vie plus
gracieufe. Vous craignez qu'on en perde tout-
à-fait le goût. Pourquoi ? On ne quitte pas
alfément une douce habitude. Suppofons tou-
tefois que cela arrive , je ne vois pas que le
malheur foit bien grand ; je crois au contraire
158 p. A. LAVAL-
que vous y gagneriez. Vous n'êtes pas fans
doute de mon Sentiment , la railbn en efl fort
naturelle , vous préférez les vices les plus à
craindre dans la fociété à l'établiflement d'une
Comédie.
N'efl-il pas honteux que vous deveniez, pour
ainfi dire , l'apologifte de l'yvrognerie , pour
nous prouver que fes effets font moins perni-
cieux que ceux quiréfultent du Spc£i:acle ?
Je ferois au défefpoir que les Genevois que
je refpede , quej'eilime & que j'aime, prif-*
fent en mauvaife part ce que j'ai à dire fur ce
fujet. Je déclare avec toute la fmcérité d'un
honnête homme , que je fuis bien éloigné de
foupçonner leurs cercles auflifujets à l'intem-
pérance du vin que vous donnez lieu de le
conjeûurer. J'écris en cqnféquence de ce que
vous dites , & non en conféquence de ce
qu'ils font. Voyons comment vous nous les
repréfentez.
» Les cercles d'hommes ont leurs inconvé-
» niens , fans doute ; quoi d'humain n'a pas
» les fiens? On joue, on boit, on s'enyvre,
» on paffe les nuits ; tout cela peut être vrai ^
M tout cela peut être exagéré LaiiTons ,
A M. h h ROUSSEAU. iç^
w s*il le faut , paffer la nuit à boire à ceux qui,
» fans cela , la pafferoient peut-être à faire
» pis L'excès du vin dégrade l'homme ,
» aliène au moins la raifon pour un tems , &
» l'abrutit à la longue. Mais enfin le goût du
» vin n'eft pas un crime , il en fait rarement
» commettre ( rarement ! ) II rend l'hommef
» ftupide & non pas méchant. Pour une que-»
» relie paffagére qu'il caufe , il forme cent
» attachemens durables En SuifTe , Vy-
» vreffe efl prefqu'en eftime Janiaîs
» peuple n'a péri par l'excès du vin Ce
» vice détourne des autres , &c. » Que le bon
homme Silène eut ainli parlé , il n'y auroit
rien d'extraordinaire ; mais que M. Rouffeau,
qui fe targue de philofophie , cherche à excu-
fer un vice tel que l'yvrognerie , voilà ce qui
me fait écrier avec juflice : O jiultas hominum
mentes & pc^ora cœca î
Tout le monde efl trop prévenu centre cet
abrutiffement de la nature humaine , on err
connoît trop les funeftes effets, on a trop
d'exemples des fauflfetés , des viols , des in-
ceftes , des incendies , des meurtres , & de
tous les défordres auxquels le vin a fouvent
i6o P. A. L A V A L,
donné lieu pour en entreprendre l'odieux:
détail. Je dirai feulement que s'il efl vrai
que les coteries des hommes foient fu-
jettes à ce mal flmefte ; il eft à fouhaiter
qu'un Peuple fi eftimable par mille beau?: en-
droits , aboliffe des fociétés qui tôt ou tard le
priveroient de l'eftime générale qu'on a pour
fes vertus.
Le jeu eft encore un des abus que vous
reprochez aux cercles , mais vous nous aiTurez
que dès qu'on voudra mettre en honneur les
jeux d'exercice & d'adrefle , les dez & les
cartes tomberont infailliblement. J'en doute ;
d'ailleurs il faut commencer par mettre en hon-
neur ces jeux d'exercice. Confiderez auflî
qu'il ne fait pas toujours un tems ni une faifon
propre aux jeux d'adreffe. Les cartes & les
dez font de tout tems & de toute faifon, comme
les coteries.
Je compte pour rien les grofliéretés qui ,
dites -vous , font excufables parmi ceux
qui difputent fans ménagement. » L'efprit ac-
w quiert par-là de la juftefle & de la vigueur ,
» & ce langage un peu ruftaut eft préférable
„ encore à ce ftyle , 6cc.
Je
A M. J. J. ROUSSEAU. i6i
Je ne fais pas û vos Concitoyens , même les
plus contraires au Spectacle , ne le préfére-
roient pas à vos cercles , il par une fuppoii-
tion que je crois fauffe, ils font fujets à tous
les défagrémens de ryvrefle , du jeu , & de
la grolîiéreté.
Parions maintenant des coteries entre les
femmes. Vous êtes obligé d'avouer » qu'on
» accufe ces fociétés d'un défaut , c'efl de les
» rendre médifantes & fatyriques. . . . Les
» anecdotes d'une petite ville n'échappent pas à
» ces comités féminins Les maris abfens
H y font peu ménagés Toute femme
» jolie & fêtée n'a pas beau jeu dans le cercle
» de fa voifme. Je fens que dans une compa-
gnie compofée de femmes feulement , il faut
bien chaffer l'ennui aux dépens de la réputation
du prochain , toutefois vous trouvez » qu'il y
» a dans cet i^nconvénient plus de bien que de
» mal , & quil eu. toujours inconteflablement
» moindre que ceux dont il tient la place ; car,
>>d&mandc:^-vous ^ lequel vaut mieux , qu'une
„ femme dife avec fes amies du mal de fon
5, mari , ou que , tête-à-tête avec un homme,
_,, elle lui en faife, qu'elle critique le défordre
i6i P. A. L A V A L,
„ de fa voiiine ou qu'elle l'imite ? » Eil-il donc
néceiTaire qu'une femme dife du mal fi elle n'en
fait pas ? Ce fexe ell-il fi fort enclin à la malice
qu'il ne trouve point de milieu entre faire ou
dire du mal ? Si cela eu. , croyez-moi , Mon-
sieur , joignez -vous à ceux qui veident
introduire la Comédie chez vous, elle y ferv'ira
de paiTe-tems , Se quand les Dames Genevoifes
n'auront rien de mieux à faire , on les entendra
raifonner fur les Pièces, ou lur les Comédiens.
L'honneiu- des maris fera en sûreté comme au-
paravant , & la médifance n'aura plus lieu.
La langue , dit le Sage , a fait plus di w&ur»
très que le glaive. C'efl le fleau de Tamitié fra-
ternelle , c'eft une fource de querelles & de
difTentions , je ne connois rien qui foit fi fort
à craindre. Les maux qu'elle caufe font d'au-
tant plus grands qu ils font fans remède , &
qu'avec la meilleure volonté du monde pour
réparer les torts qu'on caufe au prochain , il
eft de toute impoffibilité d'en arrêter le cours.
Je ne parle pas de la calomnie , il s'agit ici
de la médifance. Cette dernière cil: fouvent
plus à craindre que l'autre, par la raifon qu'il
e-il plus facile de détruire une accufation inten-
AM. J.l. ROUSSEAU. 165
tée faiiffement que de fe laver de celle qui
dévoile une véritable turpitude. Si vous aviez
fait toutes les réflexions qui fe préfentent en
foule fur cette matière , vous vous feriez bien
gardé d'autorifer un vice (i contraire à l'union
& à la paix , en difant : » Qu'on ne s'allarme
» donc point tant du caquet des femmes.
w Qu'elles médifent tant qu'elles voudront ,
» poiU"vu qu'elles médifent entre elles. » Cro-
yez - vous de bonne foi que la médifance
mourra dans (on berceau ? Ne vous y trom-
pez pas , fi dans leurs focietés il ne s'y ren-
contre point d'hommes , elles en voyent en
rentrant dans leurs maifons , & leur premier
foin fera de réjouir leurs maris des bons mots
que l'hiftoire du jour aura fourni. J'ignore fi
les affemblées dont nous parlons font fréquen-
tes , mais je fuis bien affuré que fi c'eft avec
raifon qu'on peut y reprocher l'habitude d'y
fatyrifer , on verra à la -fin la difcorde & la
haine fuccéder aux liaifons d'amitié & de
tendreffe qui doivent unir des coeurs répu-
blicains.
Que diriez - vous encore , Monsieur,
fi j'oibis vous repréfcnter qu'un fcntiment
L ij
t»
4/^4 P.^ A., LAVAL,
prefqiie général , aiitorife à croire que les
femmes fe corrompent ordinairement les imes
par les autres ; que les petites confidences de
foiblefles , de caprices , dç mécontentemens
qu'on a du mari , des hommages de tel Cava-
lier ,. que toutes ces ouvertures de cœur met-
tent ime bonne amie dans lanécefTité de plain-
dre ou de complimenter , & qu'elle le fait
toujours de la manière qu'elle imagine devoir
être agréable à celle qui lui donne fa con-
fiance ?
Qu'une femme fage & vertueufe commence
à fentir quelque inclination pour un homme qui
a trouvé le chemin du cœur , elle fe condamne
intérieurement , & cherche à fe diflraire pour
couper court à une pafTion qu'elle connoît
dangereufc. Elle va chez fa tendre amie qui
s'appercevant d'une efpéce d'inquiétude tou-
jours infép arable de l'amour , y prend part ,
interroge, & apprend le fecret. Si par hazard
celle-ci a quelque chofe à fe reprocher elle
ne fera pas fâchée de faire enrôler le mari de
fa compagne fous les étendarts du fien , parce-
que , comme l'on fait , la fagçffe de l'une fait
rougir l'autre. Elle flatera donc adroitement
AM. J.J.ROUSSEAU. i6^
fe penchant dont on vient de lui donner con-
noiffance. Qu'en arrivera-t-il ? Cette perfonne
qui en entrant chez fa voifine n'avoit pas en-
core ofé permettre à Ton imagination de s'entre-
tenir d'un objet trop cher, en fortirapour ofer
le permettre un tête-à-tête avec ce nouvel
amant. Ce que je dis à cet égard pourroit
s'appliquer à mille autres circonftances qu'ilv
eiï inutile de détailler ; elles (e Tentent aiie-
ment. J'en reviens à ma propofition , & je
crois pouvoir affirmer qu'à moins d'une vertu
à toiite épreuve entre des femmes qui font
habitude journalière de fe fréquenter, il efl
à préfumer que les mœurs de l'une perverti-
ront celles de l'autre. Combien de perfonnes
feront dans le cas de convenir avec elles-
mêmes de cette vérité 1
N'allez pas au refte me faire un crime de la
liberté que je prends, lorfque je fais envifager
les abus dont vos cercles font fufceptibles.
Vous y avez donné lieu en voulant les pallier.
On fe reflbuviendra d'ailleurs de ce que j'ai,
hautement déclaré; mon intention n'eft pas
de les critiquer tels qu'ils font , mais tels qu'ib
peuvent être, & tels enfin que vous les faiteSi.
L lii
iC6 p.. A. LAVAL,
La caiife que je défends ne me permet pas dé
garder le filence fur des faits qui prouvent
évidemment que la Comédie feroit utile , &
néceffaire même dans ime Ville où certains
amufemens oififs peuvent tirer à conféquence.
Vous me direz à cela que ma prévoyance
eu trop étendue , que le mal n'eft pas aufli
grand que je le fais , que le Gouvernement
fauray mettre ordre quand il s'y croira obligé;,
&: que tout au plus on apperçoit le germe, dit
vice , je vous répondrai moi ;
Principiis ohfla , ferb medicina paratur
Curn mata per longas invaluere moras,
C'efl: , me ripofterez-vous , perdre à l'é-
change que de fubftituer la Comédie aux cote-
ries. Vous favez bien que je n'en conviendrai
pas, parcequ'en vérité je ne crois pas le de-
voir. Je puis me tromper, mais j'imagine avoir
fuffifamment rempli la tâche que }c m'étois
prefcrite , quand j'ai mis la main à la plume
pour convaincre mes le£leurs que la Comédie
eil honnête , utile , néccffaire même. Si je
me fuis étendu fur les fruits que votre Patrie
en recucillcroit, hœc fcrïpjînotiotiï abundantiâ ^
Jsd amoris erga te. C
A M. J. J. R O U S S E A U. 167
lï ne me feroit pas impoffible de faire
encore de plus grandes dilTertations , & de
pointiller fur toutes les raifons que vous faites
valoir contre les Speftacles dans les dernières
feuilles de votre Ouvrage ; mais elles font
détruites dans le courant du mien, & je ferois
obligé de me répéter. Toutes vos objeôions
roulent fur l'impofîibilité qu'il y a d'avoir une
troupe d'honnêtes gens , fur le danger de la
mauvaife morale des Pièces , fur le goût de
parure qui fe communiqueroit du Comédien
au Citoyen , fur la pam'reté de la République,
fur la crainte de voir attenter à la liberté ,
fur le changement des goûts & des ufages , fur
ce que le métier de Comédien eft deshonnête
par lui-même , & enfin fur le peu de conve-
nance qu'il y auroit à mettre cet état au niveau
des autres. Aucune de ces chofes ne m'a
échappé , & j'ofe dire , qu'excepté les efprits
prévenus , on me rendra peut-être aficz de
juftice pour avouer que la vérité feule m'a
infpiré.
En interdifant la Comédie , vous voulez
multiplier les fêtes publiques. Ces fortes de,
réjouilTanccs , telles que vous les indiqus^
L, iiij
i68 P. A. LAVAL,
font fort à mon gré , & je fouhaiterois qu'el-
les fiilient à celui de tout le monde ; mais mal-
heureufement elles ne plairont pas univerfelle-
ment. il faut plier au tems. Si le Genevois
ccnferve une efpéce d'attachement à fes an-
ciennes coutumes , s'il aime à fe raifembler
po'vir affilier au prix du Canon ou de l'Arque-
bufe , c'eft parceque ces fortes de parties de
plaifir ne font pas fréquentes. Multipliez- 1 es ,
elles engendreront l'ennui , & bientôt le dé-
goût. Il faudroit pour fe contenter de ces
Speftacles n'en avoir jamais vu d'autres. Je
mets en fait que fi on donnoit feulement une
fois par mois un Carroufel , & qu'on fut que
cet établiffement dût être durable , on s'apper-
cevroit dès le fixieme,par le peu d'affluence des
fpectateurs , de l'inutilité de cette tentative ,
quelque variété même qu'on eut foin d'y ap-
porter. Il n'eft pas furprenant que dans la belle
faifon on fe faffe un plaifir d'aller deux ou trois,
fois à Une promenade que le concours du
peuple rend vivante & agréable ; mais cela
peut-il fuffire pour tenir lieu des amufemens
qu'on recherchera pendant l'efpace d'une
année ?
A M. J. J. ROUSSEAU. i6^
Obfervez encore que ces divertiffemens ex-
poient les rnœurs à une partie du dérèglement
que vous attribuez aux repréfentations des
pièces Théâtrales. Ils raffembleront l'un &
Tautre fexe , c'eft ce que vous ne voulez pas.
Vous n'empêcherez point » l'expofition des
» Dames & Demoifelles parées tout de leur
» mieux & mifes en étalage ; l'affluence de la
» belle jeuneffe viendra de fon côté s'offrir en
» montre. » Si cela vous a paru très-perni-
cieux quand il a été queftion de la Comédie ,
je trouverai im furcroît de danger dans ces
promenades trop réitérées , par la facilité
qu'elles procureront aux jeunes perfonnes de
faire des échappées à la faveur des excufes
que la foule pourra leur fournir. Croyez-vous
en outre que l'affemblèe fe fèparera fans quel-
ques unes de ces querelles qui quelquefois
vont jufqu'à l'effufion du fang , car enfin on y
boira , & le vin fait à Genève le même effet
que partout ailleurs ? On faura , me direz-
vous , contenir le peuple , vous aurez befoin
alors d'avoir recours à une garde , voilà des
Soldats armés , voilà confèqucmment une
a^ci géante image de la feryiiude & de rinéga"
lyo P. A. LAVA L,
lité , contre laquelle vous vous êtes récrié ,,
lorfque vous avez mis au nombre des défagré-
mens de la Comédie , celui d'y voir quelques
fentinelles que la Police oblige d'y placer.
Peut-être feroit-il encore à propos de met-
tre en ligne de compte l'efprit de diiTipation
que le peuple rapporte de ces vogues. Je ne
fais s'il faut juger de vos Concitoyens par les
autres nations , mais on remarque que le len-
demain & même plufieurs jours après ces
réjouilTances tumultueufes , l'ouvrier réprend
fon travail avec répugnance. La machine eil
pour ainli dire ébranlée , elle fe remet avec
peine. Cette obfervation mérite certainement
plus d'attention qu'on ne s'imagine.
Ce que vous dites des Bals me donneroit
lieu de croire que pourvu qu'on veuille ex-
clure la Comédie de chez vous , peu vous
importe quelle efpéce de Spectacle on y ad-
mette. Je fuis partiian de tous les plaifir^
honnêtes , & je condamne l'audérité des cen-
feurs qui veulent faire d'une Ville un antre de
bêtes farouches. Vous concevez par confé-
quent que je ne m'élèverai point contre les
Bals qiù vous plaifent fi fort , ils ont leur uti-
A M. J.J. ROUSSEAU. lyi
îité , & ne diiffent-ils fervir qu'à entretenir le
goiit d'un Art û propre à déployer & fairô
reffortir les grâces que la nature a donné à l'uit
& à l'autre fexe , c'en feroit affez pour les
faire adopter par tous ceux qui ne regardent
point avec indifférence tout ce qui peut con-
tribuer à l'utilité & au plaifir du plus parfait
ouvrage du Créateur.
La danfe n'ell affurément pas condamnable
en elle-même , & fi elle a produit quelquefois
de funeftes effets , tels que le meurtre de
Jean-Baptifle & d'autres forfaits , il n'en faut
pas conclure comme les ignorans cagots qu'elle
foit criminelle. Les meilleures chofes peuvent
devenir pernicieufes. Le plus excellent vin
pris avec intempérance a fouvent donné la mort
comme le poifon. Faut-il pour cela arracher
les vignes ? Qu'on crie tant qu'on voudra con-
tre les abus , & qu'on cherche à y remédier ,
voilà qui eft le mieux du monde ; mais qu'un
zèle fanatique ne s'applaudiffe pas de fes eji-
travagances , quand il armera l'enfer contre
des arts , qui n'ont rien que de très-eflimable
en eux-mêmes.
Le premier ufage qu'on a fiit de là danfe
171 P. A. L A V A L,
a été pour rendre hommage au Créateur, La
Loi Judaïque l'avoit ordonné dans les fêtes..
folemnelles. Les Hébreux dans les tranfports
de leur reconnoiflance fe mirent à danfer pour
remercier Dieu qui les avoit délivré du joug
des Egyptiens en leur faifant un pafTage au
milieu de la mer Rouge , Moïfe & fa fœur
donnoient l'exemple. David danfa devant
l'Arche d'Alliance. Les Prêtres & les Lévites
danfoient toutes les fois que le peuple de Dieu
avoit reçu de lui quelque bienfait fignalé.
C'eit par cette raifon qu'une partie des Tem-
ples Juifs étoit conftruite en forme de Théâ-
tre. Les Chrétiens de la primitive Eglife au
milieu des perfécutions , qui faifoient tomber
des milliers de Martyrs fous le glaive des bour-
reaux , étoient obligés pour fe fouflraire à la
mort, de s'éloigner des Villes & d'aller fc ca-
cher dans les montagnes & les déferts , d'où
ils fe donnoient des rendez-vous pour fe raf-
fembler les jours de fêtes , & cette pieufe
Confrairie danfoit en chantant les louanges du
Dieu , dont on vouloit abolir le culte.
Quand le calme fut rendu à la Religion , on
éleva des Théâtres dans les Eglifes , comme
A M. J. J. ROUSSEAU. 173
Tavoient fait les Juifs , on voit encore aujour-
d'hui la vérité de ce que j'écris dans celles de
St. Clément & de St. Pancrace à Rome, {a)
On appelloit autrefois les Évêques Prafuies,
& le dofte Scaliger prétend que ce nom ne
leur avoit été donné , que parcequ'ils me-
noient la danfe dans les feflivités. Il eft cer-
tain que l'étymologie du mot femble le mar-
quer. u4 prœfdiendo.
J'aurois trop à faire s'il falloit citer tout ce
que les Auteurs facrés & profanes écrivent
en faveur^ la danfe , il fuffit d'ajouter que
dans le Rouffillon on exécute encore des dan-
fes pieufes en l'honneur de nos Myfteres , que
{ a ) La remarque des Théâtres élevés dans les
Eglifes Chrétiennes me donne lieu de citer ici un
fait alTez fingulier , rapporté au Tome I. des recher-
ches pour fervir à l'Hifloire de Lyon , page 148.
le voici mot à mot.
Quelques années auparavant , le Confulat avoit ac-
cordé aux Auguftins la permiffion de faire bâtir un
•grand Théâtre aux Terreaux , lur les Fofiés de la porte
de la Lanterne , pour y jouer la vie de St. Nicolas,
de Tolentin. C'étoit alors une œuvre fi méritoire dans
l'opinion commune , que l'Egllfe de Lyon avoit afîîgné
une fomme de 60 livres pour être partagée entre ceux
qui repréfenteroient devant le public lei Myfteret de
k Pafiion de Nôtre Seigneur.
t74 P- A. LAVAL,
le Cardinal Ximenés rétablit à Tolède rufae-e
de danfer dans les Eglifes , & qu'il n'y a pas
foixante ou quatre-vingts ans que les Prêtres
& le Peuple danfoient dans le chœur de St.
Léonard à Limoges. Ceux de mes Lefteurs
qui voudront être plus particulièrement inf-
fruits fur l'origine & les progrès de la danfe,
peuvent avoir recours au Traité de Mr. de
Cahufac , dont j'ai tiré ces Anecdotes. On
voit clairement qu'elle n'a rien dans fon prin-
cipe qui doive la rendre méprifable. Comme
tout dégénère , on a été obligé d'abolir ce
genre de Cérémonie dans nos Temples , mais
ce qui devenoit peu féant dans le lieu faint ,
peut être 6c eft efFeûivement très -honnête
dans nos Salles.
Vous avez donc raifon de confeiller les Bals
aux Genevois , cependant comment avez-vous
pu le faire ? Ne craignez-vous pas la licence
des rendez-vous noûurnes ? Que de maux pré-
tendus n'auriez -vous pas fait envifager , lî
d'autres que vous avoient fait cette propor-
tion ! Galanterie , efprit de coquetterie , atti-
tudes indécentes , defir de voir & d'être vîi
anatiere à jaloufie , innovation , tout cela nous
A M.J. J. ROUSSEAU. 17$
auroit fourni un autre Volume. Heureufement
c'eft de vous que le confeil eft parti , nous en
ferons quittes pour la peur. J'aurois un triom-
phe bien complet fi je voulois abufer en cette
circonftance de la prife que vous me donnez
fur vous , je n'en ferai rien. Savez-vous pour*
quoi? Il feroit trop facile. Il n'y a perfonne
qui ne reconnoiffe à ce dernier trait que l'a"
nimofité , l'humeur & l'efprit de contradidion
ont été vos guides.
Il ne vous a pas été poflible d'étouffer le
témoignage de votre confciencc, & vous avez
juftement préfumé qu'on vous feroit ce repro-
che. Comment cela auroit-il pu être autre-
ment ? Vous fentiez bien que vous le méritiez.
Une note vous a femblé un fubterflige honnête
& fuffifant. Voyons-la.
» Il me paroît plaifant d'imaginer quelque-
» fois les jugemens que plufieurs porteront de
» mes goûts fur mes écrits. Sur celui-ci l'on
» ne manquera pas de dire : cet homme eil fou
» de la danfe , je m'ennuye à voir danfer : il
» ne peut fouffrir la Comédie , j'aime la Co-
» médie à la paillon : il a de l'averfion pour les
» femmes , je ne ferai que trop bien jufdfié
176 P. A. L A V A L;
» là-deffus : il eft mécontent des Comédiens ,
» y ai tout fï.i)et de m'en louer , & l'amitié du
» feul d'entr'eux que j'ai connu particuliere-
» ment ne peut qu'honorer un honnête homme. .
Si je juge de vous par vos écrits celui-ci
m'apprendra qui vous êtes à préfent , & quel
vous avez été autrefois. Je ne vous crois point
fou de la danfe. , nous favons bien pourquoi
vous l'autorifez. Il fe peut faire que vous ayez
aimé la Comédie à la pafjlon , mais ,
Autres tems , autres lieux , tout a changé de face.
Depuis la déplorable chute de l'Amant
de lui-même que vous aviez fait & qui fut
donné pour la première & dernière fois au
Théâtre François le i8 Décembre 1751. les
Comédiens ont ceffé d'être vos amis. Quel-
qu'injufle que foit votre courroux , voilà fa
caufe. Il feroit peut-être plus glorieux pour
vous de n'avoir pas marqué uiie fi grande itw-
fibilité pour Narciffe; je vous excufe cependant.
Quel père n'eft pas idolâtre de fes enfans }
Vous auriez du encore obferver qu'un Philo-
fophe doit être conféquent, & c'eft affurément
manquer à l'être que d'écrire aujourd hui com-
me vous faites contre la Comédie j &f le
Comédien ,
A M. J. J. ROUSSEAU. 17^
Comédien après avoir travaillé pour l'un &c
pour l'autre. Je vous accorde qu'// ne vous fois
que trop aifé de vous jujiijzer de Vaverjion qu^on
pourroit foupçonmr que vous ave:^ pour tes fem~
mes. Vous prouverez tout au plus que vous les
avez aimé autrefois. Les pourriez-vous aimer
au moment que vous écrivez ? Je m'en rap-
porte à vous-même. Voici la dernière phrafô
de votre Préface : Lecteur Jî vous receve^ ce
dernier ouvrage avec indulgence vous accueillir e::^
mon ombre : car pour moi , /e ne fuis plus.
Efl-il étonnant que vous difiez du mal des fem-
mes , la reconnoifiance pourroit peut - être
vous y engager ; favoir comment elles vous
ont traitéi
Vous rietes point , aiTiirez-vous , mécontent
des Comédiens^ & l* amitié du feul d*entreux que
vous ave:^ connu ne peut qu honorer un honnête
homme. Si cela eft, quelle injuftice eft la vôtre,
de vilipender autant qu'il c il en vous tout un
Corps qui ne vous a doniîé que des fujets de
vous louer de lui ! Vous êtes donc bien con-
damnable d'en avoir dit tant d'horreurs , na-
yant connu qu'un fcul de fes ftiembres , dont
i'amitié pouvoit honorer un honnête homme.
M
178 p. A. L A V A L,
Pourquoi n'avoir pas fuppofé que celui que
vous fréquentiez n'étoit point feul d'un il
eitimable commerce ? Vous deviez au con-
traire augurer favorablement du tout par la
partie. C'eut été du moins le propre d'un efprit
bienfait , & d'un bon cœur ; mais à vous en
croire fur votre parole , » l'amour du bien
» public eft la feule pafîion qui vous fait parler
» au public , vous favez alors vous oublier
» vous-même , & 11 quelqu'un vous ofFenfe ,
>> vous vous taifcz fur fon compte , de peur
» que la colère ne vous rende injufte. Cette
» maxime eft bonne à vos ennemis en ce qu'ils
» vous nuifent à leur aife & fans crainte de
» repréiailles ; elle eft bonne aux Lefteurs qui
» ne craignent point que votre haine leur en
» impofe , & fur-tout à vous , qui reftant en
» paix tandis qu'on vous outrage , n'avez du
» moins que le mal qu'on vous fait , & non
» celui que vous éprouveriez encore à le
» rendre
Ces fentimens font beaux , la théorie en
eft admirable , la pratique en feroit adorée.
Faut-il fe donner en matière de conduite des
démentis aulTi marqués que vous le faites ?
À M. J.J. ROUSSEAU. 179
L'amour du bien public vous a infpiré fans
doute lorfque vous avez fait l'énumeration de
tous les rifques qu'on courroit à hanter les
Speftacles. Ils étoient capables d'introduire la
moUeffe , ils auroient rafîemblés les hommes
& les femmes ; & le ton rujlaud que vous pré-
ferez à celui de la bonne compagnie auroit pu
fe perdre. C'efl affurément pour perpétuer des
mœurs dures , pour éloigner une fréquenta-
tion trop fenfuelle des deux fexes , & pour
conferver ce ton rujlaud que vous indiquez les
Bals. Si j'ofois douter que vous foyez digne
des louanges que vous vous prodiguez dans
cette note , je ferois du moins convaincu de
la vérité de ces mots : j& fais rn oublier moi^
même.
Votre modération vis-à-vis vos ennemis eft
fans contredit la marque d'une belle ame ,
mais n'en feroit-ce pas une preuve bien plus
grande de ne s'en point faire } Quoi vous ne
retirerez d'autre falaire de vos talens que celui
de vous faire haïr ? La vérité , me répondrez-
vous , fait des ennemis. Cette maxime auroit
befoin d'être développée , on peut parler &
écrire vrai , fans choquer perfonnc. Vous
M ij
i8o Po A. LAVAL,
aimez à donner des leçons de morale , faites-
le , c'efl un fervice que vous rendez aux
hommes , ils en ont befoin , mais que le fiel
n'infecte pas vos écrits. Chacun a fa façon
de penfer. Les Speftacles ne font point de
votre goût , dites-le , prouvez même fi vous
le pouvez qu'ils font pernicieux , du moins
n'héfitez, pas à déclarer que c'eft votre fenti-
ment , mais gardez-vous de rendre odieux
ceux qui ne font pas de votre avis. N'accablez
point d'injures les plus atroces , les viftimes
d'un préjugé faux & inhumain , qui peut-être
gémiiTent que la fortune les ait réduit à em-
braifer un état que l'ignorance & la cabale
proflituent , qui voudroient par leurs exem-
ples faire revenir de l'injufte opinion qu'on a
fi déraifonnablement conçu d'elles , qui peut-
être enfin vous eiliment , & que vous forcez
de vous détefler.
Croyez -vous que vos préceptes & vos
remontrances eufTent fait moins d'effet fur
l'efprit de vos Lefteurs , fi vous vous étiez
privé de l'ignoble fatisfaftion d'apofiropher fi
indignement les Comédiens , lorfque vous
infinuez que ceux qui tiennent l'emploi des
A M. J. J.ROUSSEAU. i8i
valets , feront facilement enclins à couper la
bourfe ? Je ne rapporte pas ici vos propres
termes , je l'ai déjà fait. Vous imaginez-vous
que votre livre auroit eu moins de poids
quand vous n'aïu'iez pas dit que vous n'avez
jamais vu ni oui dire qu'il y eut trois Adrices
vertueufes ? Au contraire on y auroit cherché
la raifon , ôc l'on eft perfuadé qu'on n'y ren-
contrera que déloyauté. Si mes écrits , dites-^
vous , Tninfpirent quelque fierté , cejl par la
pureté £ intention qui les dicle. Ha, MONSIEUR!,
n'oubliez jamais cette utile & fublime fentence
de Ciceron , que le Speftateur a mis à la tête
de fon article de la médifance. Plus vous êtes
éloigne du vice , plus vous deve:^ Jtre retenu dans
vos paroles, (a) Ce n'eft point en révoltant
i'efprit qu'on touche le cœur. La conviftion
emprunte toute fa force de la douceur & ,de
la modération. Quiconque en attaquant les
vices fe complaît à déchirer impitoyablement
les vicieux ne pafTera jamais que pour un vil
délateur. Quel jugement portera-t-on de celui
(.1) Quantum à rerum turpltudlne abes , tantum te
à vçrborum libertate fejungas. Ç.
M iij
1^2 P. A. L A V A L,
qui molefte également l'innocent & le coupa-.
ble?
Vous finiffez le livre qui a donné matière à
mes répliques , par un louhait digne d'un bon
Citoyen» Vous voudriez qu'on rappellât au
fein de la patrie tous ceux qu'elle a vu naître
& qui habitent les pays étrangers. Ils ont fans
doute contrafté un genre de vie bien différent
de celvii qui vous leur propofez ; en font-ils
moins, bons ? A en juger par l'éflinie qu'ils ont
acquis dans les lieux qu'ils ont adopté , ils
ont confervé la pureté des mœurs & la bonté
de cœur qui fait l'appanage des Genevois ; ils
y ont ajouté peut-être une délicatefle un peu
recherchée dans le commerce habitur^l. Je ne
vois pas qu'ils foient à blâmer. Ils jouiiTcnt
des agrimens d'une vie délicieufe ; procurez-
leiu* ces mêmes avantages , ils reviendront
bientôt refpirer l'air natal ; mais ne vous
imaginez pas pouvoir y réufîir en entretenant
une auftérité qui n'efl plus de faifon. L'amoiu*
de hk patrie quelque fort qu'il puifle être ne
l'emportera jamais fur l'habitude qu'ils fe font
fàitç d'écarter d'eux tout ce qui fc reffent de
k rudcffc. Au furplus commencez par leur
A M. J. J. ROUSSEAU. 183
montrer l'exemple , vous qui cheriffez fi ten-
drement au milieu de la France les innocents
plaifirs de votre patrie. Rendez:-lui un témoi-
gnage authentique de votre amour & de vos
relpeds , en lui reftituant un Citoyen qui lui
feit honneur , & qui lui en feroit encore plus
s'il vouloit. N'alléguez point pour lui ravir
les hommages qui lui font dûs , que vous y eus
inutile. Ce trait de modeftie ne s'accorde pas.
avec tous les éloges que vous croyez mériter
& que vous vous prodiguez. Vous y prêche-
rez d'exemple , & cette façon de préconifer
la vertu l'emporte de beaucoup fur les plus
beaux difcoiirs & les meilleurs éc|^ts. Qui
fera donc utile dans votre pays , fi vous ne le
pouvez être ? Une République comme la vôtre,
tirera un bien plus grand avantage du modèle
que vous lui fournirez, qu'un Royaume im--
menfe , oii il eft prefqu'impoi]^ble de ne pas
être confondu. Chacun de vos exilés volon-
taires peut fe prévaloir du même prétexte
d'inutilité dont vous faites ufagc ; perfonns
ne reviendra donc pour revoir fes Dieux pé-
nates ? Rendez-vous , croyez-moi , à des rai-
fon§ aiilTi félidés que ccllçs-ci , & puilTont Mrs,,
M iirj
i84 P' A. LAVAL,
les Genevois en proikant de vos lumières ,
vous communiquer leur aménité.
Il ell tems de finir, je ne le puis mieux qu'en
confirmant tout ce que j'ai dit par l'autorité
d'un homme de condition qui joignant les lau^
riers de Mars à ceux d'Apollon , a laifTé un
monument à la poflérité de Teilime qu'il fai-
foit des Comédiens , & du defir qu'il avoit
de les voir jouir de la confidération que beau-
coup d'entre eux méritent. C'eli: Mr. de Vaure
qui s'explique ainli dans fa Préface du faux
Savant.
» Le François li éclairé en tant de chofes
» fcroit-iliie feul qui n'oferoit faire ufage de fa
» raifon ? Pourquoi défaprouvons-nous l'état
» de Comédien } Qu'a-t-il de deshonorant ,
» de condamnable ? Quoi ! peindre les paf-
» fions, exciter l'admiration, émouvoir, atten-
» drir , étonner , corriger , inftruire fon fiécle,
i> amufer , divertir les honnêtes gens , feroit
»une bafTefTe ? Confondrons - nous toujours
» nos idées. Diflinguons les fiecles,les motifs.»
» Lorfque dans les premiers tems on s'efl:
» foulevé contre les Spedacles , la Comédie
>>,faifoit partie du cultç des foux Dkux ; elle
A M. J. J. ROUSSEAU. 185
» perpétuoit l'idolâtrie ; fon langage étoit obf-
» cène , les aclions des Mimes , des Pantomi-
»mes, des Sauteurs, des Bateleurs, con-
» fondus mal-à-propos avec les Comédiens ,
» étoient des farces également groflieres , &
» indécentes ; les poilures lafcives y attiroient
» la foule, 11 devoit conféquemment réjaillir
» de la honte fur ceux qui donnoient au peuple
M ces images de turpitude. »
» Ces mêmes raifons ont autrefois anime
» nos légiflateurs. Mais aujourd'hui , le Théa-
» tre devenu le fléau du ridicule , des folies >
» des vices , l'école de la vertu, rendons notre
» cftime & notre amitié à ceux & à celles qui
» fe diflinguent dans un Art , oii pour exceller
» il faut réunir toutes les qualités du corps ,
» du l'eiprit , & du cœur ; ne voyons-nous
» pas les perfonnes les plus auguftes par leur
» naiffance , trouver un plaifir bien vif à repré-
w fenter fur la Scène ? Mais , dit-on , ils s'en
» amufent , ils n'en reçoivent aucun produit ;
» c'cd au contraire une dépenfe pour eux. Si
» les Comédiens étoient nés avec de la fortune,
>mIs agiroient de même. Je demande quelle
» cfl la profeffion dans le monde où le falaire
i86 P. A. L A V A L ^
Hn'eft pas joint à la gloire ? Pourquoi donc
»fera-t-il deshonnête d'être payé en exerçant
» un Art pénible , utile , & glorieux ? La
» faculté de pcnfer eft - elle incompatible avec
» la vivacité Françoife ? n
» Si je voulois fortifier mon raifonnement
„ par des exemples , la Grèce entière , Athé-
„ nés , où tout l'efprit Attique fembloit s'être
5, retiré , me fourniroit une infinité de gens
5, de qualité , Ambajffadeurs , Généraux, Ma-
5, giftrats & Comédiens. (*) Quand la forme du
5> Gouvernement de ces fameux Républicains
5, changea , les Rois répandirent à pleines
5, mains les honneurs & les récompenl'es fur
„ les Adeurs.
„ Les Romains les chérirent , les enrichi-
„rent. (**) Si le Sénat fit quelquefois des
„ décrets contr'eux , la dépravation de leurs
„ mœurs les occafionna , & non le vice de
?5 leur profefTion. Dans d'autres circonftances,
„ les maximes d'État les condamnèrent, comme
( * ) Ariflodemus fut Ambafladeur , Archias Général ,
Erchius & Ariftonlciis Sénateurs , &c.
( * * ) Efope laiiTa à fon fils près de deux millions..
Rofclus avoir par an 6500 écus. LucuUus donna fouvent
à tous les Adeurs des robes de pourpre.
A M. J. J. ROUSSEAU. 1^7
„ ayant eu trop de part à la confidence de
„ certains Empereurs profcrits. La tranquillité
„ rétablie , les Célars abolirent les Loix fai-
„ tes contr'eux , & en firent de nouvelles en
„ leur faveur.
„ L'art de la déclamation étoit fi confidéré à
„ Rome , que les jeunes gens de la plus haute
„ naiflance , fe mêloient parmi les Comédiens,
,, récitoient avec eux devant le peuple ; & ces
„ mêmes pères qui condamnoient à la mort
„ leurs enfans , pour avoir vaincu fans leurs
,, ordres , les accabloient de carefles & de
,,.prcfens quand ils avoient mérité desapplau-
5, diffemens. Ces graves Romains étoient liés
„ avec les Aâeurs d'un commerce étroit ; Ci-»
„ ceron , ce père de la Patrie , étant Confuï,
y, pafibit une partie du tems que fes importan-
„ tes occupations lui laiflbient , avec Efope &
„ Rofcius fes amis ; il publie que c'efl d'eux
„ qu'il a appris l'art de parler en public. Ce
,, même Rofcius obtint l'anneau d'or , & le
„ rang de Chevalier Romain , fans abandon-
„ ner le Théâtre. ( Sans abandonner le Théa-^
„ tre I)
yy Mais devons-nous chercher des exemples
i88 P. A. LAVAL;
„ dans les fiécles éloignés ? Le nôtre en pro-
„ duit de très-dignes d'imitation ; les Anglois
„ que j'ai déjà cités : peut-on trop citer les
„ bons modèles ? Cette nation profonde , û
5, refpeftable , aufli favante que guerrière ,
5, fait non-feulement fentir les effets de fa bien-
,5 veillance & de fa générofité aux Afteurs &
5, aux Adrices célèbres pendant leur vie , mais
9, encore après leur mort ; les gens qualifiés
„ les accompagnent au tombeau ; on décore
5, leur fépulture , on les honore de regrets &
5, d'éloges publics.
,j Regardons un bon Comédien qui a des
„ mœurs , comme un perfonnage eftimable ,
„ aufli agréable que néceffaire à la fociété ».
Cette apologie efl: , je crois , plus que fuffi-
fante pour contrebalancer le poids de votre
fatyre. Si j'ai paflc fous filence dans le cours
de ce petit Ouvrage les citations favorables
dont Mr. de Vaure fait ufage , c'étoit pour ne
leur rien ôter de leur force & de leur valeur
dans les écrits d'un homme aufll rccommanda-
ble. J'ignore quel jugement on portera du motif
Cjui m'a mis la phime à la main , & de la ma-
miere dont j'ai défendu un état que je n'ai pa§.
A M. J.J. ROUSSEAU. 189
regardé du même œil que vous ; mais je fuis
très - intimement perfuadé qu'on mettra tou-
jours cette différence entre nous deux, favoir,
que vous avez abufé de vos talens pour dire Se
faire , de propos délibéré , toute forte de
mal à votre prochain , fans qu'il fe le foit at-
tiré , fur-tout de votre part , & que moi au
contraire , fi dans la vivacité d'une imagina-
tion juftement indignée , j'ai cherché à re-
pouffer à mon corps défendant les traits dont
vous vouliez nous accabler , on s'apperçoit
aifément que je ne vous ripofte qu'à regret, Sc
que moa plus grand chagrin aftuellement cû
d'avoir eu à démafquer un homme que j'aurois
voulu pouvoir eflimer , aimer & louer tout à
la fois.
FIN.
^M» i I i
ERRATA.
 Age x$. ligne j. les fu jets, lïfez. ces fujets
P. 36. /. 5. CCS fortes des gens, lifez, ces fortes
de gens.
P. 45. /. 7. les exemples , lifezj ces exemples
P. 58. /. 17. les tems péramens 3 itfez, leS
tempéramens
P. 78. /. io. content , lifez, contens
JP. 82. /. 14. tout Mifantrope qu'il, eft , lifez,
qu'il eft j
P. 152». /. I. les grands talens avilifîènt, lifez,
annobliflent
P, 147. /. 10. qu'au peu de connoiflance , lifez,
connoilïànces
P. 151. /. 8. retarder à U clôture, lifez retar^
der U clôture
•à
■^■I
rT- ■.
■^