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Full text of "P.A. Laval comédien, a M. J.J. Rousseau, citoyen de Genève. Sur les raisons qu'il expose pour refuter M. d'Alembert, qui dans le VII. volume de l'Encyclopédie, article Genève, prouve que l'établissement d'une comédie dans cette ville y seroit réunir la sagesse de Lacédémone à la politesse d'Athénes"

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>■ 


*^ 


ijé  Lettre  a  M.  Rousseait. 
ni  mol  n'aurions  prévu  ;  mais  quiconque 
écrit  ,    doit   s'attendre    à  ces  légères 
înjuftices ,  heureux  quand  il  n'en  eflule 
point  de  plus  graves. 

Je  fuis ,  avec  tout  le  refpeft  que 
méritent  votre  vertu  &  vos  talens  , 
&  avec  plus  de  vérité  que  le  Phillnte 
de  Molière , 

MONSIEUR, 


Votre  très-humble  & 
très-obéiflant  ferviteur , 

D'  A  L  E  M  B  E  R  T. 


P- A.  LAVAL 

A 

M.  JJ.  ROUSSEAU, 

CITOYEN  DE  GENÈVE. 

Sur  les  raifons  qu'il  expofe  pour  refliter 
M.  d'Alembêrt  ,  qui  dans  le  VII.  Volume 
de  l'Encyclopédie,  Article  Genève,  prou- 
ve que  l'établifTement  d'une  Comédie  dans 
cette  Ville  y  feroit  réunir  la  fageffe  de 
Lacédémone  à  la  politeffe  d'Athènes. 

Efi  modus  in  rébus  ,  funt  certi  dcnlque  fines 
Qiios  ultra  ,  cltràque ,  nequit  conjijîerc  reUum, 

^P    #4    K:, 
%    %^    rf" 

A      LA     HAYE. 
M.  D  ce.  LV  III. 


Digitized  by  the  Internet  Archive 
in  2010  with  funding  from    . 
University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/palavalcomdienOOIava 


Âë  ^^*^^^^^i^^^^®^^2  ^ 


T 


li^i?  Uanb  on  varie  rdifon  &  au  en 
4^î^*-  ^/^  la  vérité  ,  on  ejl  perfuadé  <£être 
favorablement  accueilli.  En  douter  ,cejl 
faire  injure  au  Public.  Aujfi  ne  me  ma^ 
trai-je  point  humblement  à  genoux  dans 
une  Préface  pour  réclamer  V indulgence  du 
Leûeur.  Le  fonds  de  mes  raifonnemens 
ejl  vrai  ,  jufle  &  folide  ;  en  voilà  ajfe^ 
pour  mériter  fon  approbation.  Ai  -  je  eu 
l'art  d'y  joindre  la  délicatejfe  &  l'agré- 
ment du  Jly  le  /  ce  nejl  pas  â  moi  à  en 
juger.   Si  mon  livre  ennuyé ,  f  aurai  beau 


II  AU    LECTEUR. 

prier  quon  le  life  _,  on  ri  en  fera  rien  : 
s'il  plaît  ,   à  quoi  bon  affecter  une  inutile 
modejlie  /   Dois-je   cependant  refufer  à 
V amour  propre  un  tribut  qui  lui  ejî  dû  ^ 
&   quon  lui  prodigue    quelque j ois  avec 
d'autant  plus  de  fatuité  ,    qu'on  paraît 
déterminé  à  ne  le  lui  point  accorder  ?  Js 
hais  la  dijjimulation  _,    &  je  penfe  tout 
haut.    C'efl  donc  pour  moi  -  même  que  je 
préviens  du  peu  de  tems  que  f  ai  mis  a 
compofer  ce  petit  volume.  Pourquoi  ,  me 
dira-t'on  _,  vous  être  Jî  fort  précipité  /  Le 
Public  ne  vaut-il  pas  bien  la  peine  que 
vous  limie:^  ce  que  vous  ofe^  lui  préjénter/ 
Qjui  en  doute?  &  qui  doit  connaître  mieux 
qu'un   Comédien  tout  le  refpecl  qu'on  doit 


AU   LE  CT  EUR.  m 

à  ce  Public  ?  Si  je  nai  pas  mis  la  der- 
nière main  à  mon  ouvrage  ,  ce    nefl  ni 
par  négligence  j  ni  par  caprice  ,  ni  par 
défaut  de  refpeB.;  il  falloit  arrêter  promp- 
tement  le  poifon  dont  j'appercevois  les 
fymp tomes.  Il   eut  été  bien  plus  fiateur 
pour  moi  de  préf enter  V antidote  fous  une 
forme  agréable,  Tai  facrifé  mon  intérêt 
perfonnel  d  celui  de  tous  mes  camarades. 
Dixfept  jours  m'ont  fufji  pour  compo- 
fer  mon  Manufcrit  ,    &  pendant  cet  in- 
tervalle   je    fiai   pas     laiffc    de     rem- 
plir mes    devoirs.      Si    l'on     rencontre 
quelques  fautes  d'imprejfon  _,     c'ejl  une 
fuite  de   la  promptitude  avec  laquelle  les 

Ouvriers  ont  travaillé  ,  je  crois  pouriani 

aij 


XV  AU    LECTEUR. 

quelles  y  font  ctfjcT^  rares  ;  &  j'ai  faii 
mettre  à  la  jin  du  f^olume  un  Errata 
■pour  corriger  les  plus  grojjleres. 

Je  71  ai  point  entrepris  de  réfuter  Mr. 
Roujfeau  en  matière  de  Religion  ;  j'ai 
peut-être  affe^  d'étude  de  Théologie  pour 
avoir  pu  har^arder  la  difpute.  Si  je  ne 
tai  pas  oféj  c'efl  moins  par  la  crainte 
de  fuccomher  fous  la  force  de  fes  Argu- 
mens  ^  que  par  vénération  pour  ce  qui  en 
fait  le  fiïjet.  Ilii'auroit  pas  fallu  d'ail- 
leurs être  fort  favant  pour  le  terra ffer  à 
cet  égard.  J'aurais  eu  pour  moi  la  vérité. 
Qiie  le  menfonge  efl  foihle  devant  elle  / 
J'ai  donc  appréhendé  de  mclcr  des  Dif 
fèrtations  de  Dogme  à  F  examen  des  pièces 


AU   LECTEUR.  v 

de  Théâtre  _,  je  crois  avoir  eu  raifort. 
Au  furplus  y  quand  je  dis  quil  m'eût 
été  facile  de  convaincre  mon  adverfaire ^ 
quil  raifonne  plus  mal  fur  la  Théolo- 
gie  ,  ou  du  moins  plus  dangereufement 
quil  ne  fait  fur  la  Comédie  ,  je  ne  pré- 
tends point  parler  de  Controverfe  ,  ni 
attaquer  les  Religions  adoptées.  Ce  nefl 
point  mon  affaire.  Content  de  la  mienne  ^ 
je  ne  déclame  contre  celle  de  perfonne  ; 
Tnais  je  dis  quil  nauroit  pas  été  fort  dif- 
ficile de  s'élever  avec  avantage  contre 
un  homme  qui  fappe  les  fondemens  de 
toute  efpcce  de  Religion  Chrétienne  en 
aholiffant  la  Foi. 

Qiiand  un  homme  ne  peut  croire  ce 


VI  A  U    L  E  C  T  E  U  R* 

qull  trouve  abfurde  ,  ce  n'efl:  pas  fa  fau- 
te ,  c'efl:  celle  de  fa  raifon  5  6c  comment 
coDcevrai-je  que  Dieu  le  punifle  de  ne 
s'être  pas  fait  un  entendement  contraire 
à  celui  qu'il  a  reçu  de  lui  ? 

Si  l'on  ne  voit  pas  là  dedans  Vanéan- 
tijfement  de  la  foi  ,  &  le  principe  de  l' in- 
crédulité dans  le  refus  de  F  intelligence  que 
le  Créateur  fait  à  fa  créature  ,  cefl  quon 
ne  voudra  pas  le  voir.  Quelles  confcquen- 
ces  faudroit-il  tirer  de-  là  / 

Je  ne  fuis  pas  plus  fcandalifé  que  ceux 
qui  fervent  un  Dieu  clément  rejettent 
l'Eternité  des  peines ,  s'ils  la  trouvent  in- 
compatible avec  fa  juflice.  Qu'en  pareil 
cas  ils  interprètent  de  leur  mieux  les  Paf 


AU  LECTEUR.  vît 

ûgcs  contraires  à  leur  opinion ,  plutôt 
que  de  l'abandonner,  que  peuvent  -  ils 
faire  autre  choie  ? 

Alnji  chacun  va  être  le  maître  des  artu 
des  de  foi  les  plus  importans  ,  en  in" 
terprétant  à  fa  guife  les  Pajfages  de 
l'Ecriture.  Cette  morale  nef  pas  plus 
admife  a  Genève  qiià  Paris  ^  &  tout  bon 
Protefant  _,  comme  tout  bon  Catholique  ^ 
ne  fe  permettra  jamais  des  fentimens  fi 
contraires  à  la  croyance  quon  doit  aux 
Myferes  de  Foi  ^  quoiqu'ils  paroijfent 
incompatibles  avec  les  lumières  de  notre 
foible  raifon.  Le  Calvinife  &  le  Romain 
font  perfuadés  qu'ils  doivent  adorer  un 
Dieu  en  trois  Perfonnes  ^  ils  ne  comprend 


vin  AU    LECTEURS 

Tient  pourtant  ni  Vun  ni  Vautre  comment 
trois  ne  font  quun. 

Mais  je  tombe  dans  V inconvénient  que 
je  voulois  éviter  ^  je  m* en  répens  ^  &  je 
me  tais* 


^ 


4,^  à%  \- 
^^  %f  ^^* 


p.   A. 


fi  "^^  "  *  >  *  «  *  *■•■  «•  iji!    .«<<^f^^    jAl  "  ^  -^-  *  *  *  "^  *  -^  1] 

P.  A,  LAVAL 

A 

M.  J.  J.  ROUSSEAU, 

CITOYEN  DE  GENÈVE. 

^1  p  fc  AuT-iL  avoir  autant  d'efprit  que 
-É  5Fr;rF.É-  vous ,  Monsieur,  pour  répondre 
à  l'Ouvrage  que  vous  venez  de  donner  au 
Public  avec  la  noble  &  généreufe  intention 
de  dénigrer  des  gens  qui  ne  vous  ont  fait 
aucun  mal  ?  Non  fans  doute  :  il  fuffit  ,  je 
crois  ,  de  l'avoir  bon.  Sous  le  mafque  fpé- 
cieux  du  patriotifme  ,  vous  vous  croyez  en 
droit  d'exhaler  une  bile  odieufe  ,  &  pour 
prouver  que  l'établiiTement  de  la  Comédie 
à  Genève  y  feroit  nuifiblc  ,  vous  taxez  tous 
les  Aûeurs  d'être infolens  ,  vicieux,  fourbes 
ôc  frippons,  Voilà  le  précis  de  votre  Livre» 


4  P.     A.     L  A  V  AL, 

Avouez  de  bonne  fgi  que  fi  vous  aviez  pu  par 
votre  feule  accusation  infpirer  vos  fentimens 
d'aigreur  à  tout  le  monde,  vous  vous  feriez 
difpenfé  de  travailler  à  prouver  que  la  Comé- 
die ne  peut  ablblument  pas  être  une  École  de 
bonnes   moeurs.    Il  a  fallu  envelopper  la  ca- 
lomnie ,    &  pour  lui  donner  plus  de  cours , 
'V  ous  vous  êtes  avifé   d'accumuler  des  princi- 
pes faux  'doKt    vous    avez  tiré  de  frivoles 
conlequences.     Vous  les   avez   expofé  avec 
tout  l'art  &  toiue  l'élégance  dont  votre  plume 
efl  capable.  Vous  en  avez  enfin  compofé  un 
Voliune  de   264.  Pages  ,    qui  pourroit  bien 
faire   rejaillir  fur  fon  Auteur   im  vernis  de 
méchanceté,  en  échange  de  celui  dont  il  a  fait 
ufage  pour  flétrir  des  gens  à  talens,  qu'un  pré- 
jugé déjà  trop  barbare  autorife  le  menu  peuple 
à  méprifer. 

Ne  penfez  pas  ,  Monsieur  ,  que  je 
veuille  devenir  l'apologille  de  la  Comédie  & 
des  Comédiens ,  je  pourrois  peut-être  avec 
raifon  l'être  de  l'une  ,  je  ne  veux  pas  l'être 
des  autres.  Dépouillé  de  toute  efpece  de 
prévention  à  cet  égard  ,  je  fens  le  vuide  du 
Spe^^acle,  comme  j'en  connois  l'utilité,  ^s  fuis 


A  M.  J.J.  ROUSSEAU.  5 

également  impartial  fur  la  Prcfefîîon-du  Go- 
médien  ;  mais  loin  de  la  regarder  comme 
infamante  ,  je  foùtiens  &  je  prouverai  qu'elle 
cil  honnête  ,  utile  ,  nécefîaire  m.ême  ,  &:,que 
cène  peut  être  que  les  mauvaifes  mœurs  du 
Comédien  qui  la  deshonorent.  Ce  deshonneur 
lui  eft  commun  avec  toutes  les  autres,  que  les 
hommes  ,  de  quelque  efpece  de  condition 
qu'ils  foient  ,  pourront,  rendre  méprifables 
quand  ils  fe  feront  méprifer  e.ux-mêmçs. 

L'état  de  Comédien  n'auroit  affurémejnt 
rien  de  flétriffant  fi  tous  ceux  qui  l'ont  embraf- 
fé  dans  fon  principe  ,  s'ctoient  comportés 
comme  beaucoup -d'Afteurs  de  nos  jours,  Il 
n'efl  donc  pas  infâme  par  lui-même  ,  &  tous 
ceux  qui  l'exercent  ne  font  pas  tels  que  vous 
les  dépeignez.  Tâchons  de  vous  démontrer 
cette  vérité.  Si  je  ne  fuis  pas  aufîi  correft  & 
aiilTi  fleuri  que  vous  dans  m.on  llyle  ,  je  ferai 
plus  juile  &  plus  vrai.  On  n'y  rencontrera 
point  d'ailleurs  tant  de  fel ,  parce  que  je  n'ai 
point  de  méchancetés  à  dire. 

Avant  d'entrer  dans  le  détail  de  toutes  les 
raifons  bonnes  ou  mauvaifes  c|ue  vous  em- 
ployez à  noircir  les  Comédiens ,  remontons 

A  Vf) 


6  P.     A.    X  A  V  A  L  , 

à  l'origine  des  Speftacles.  Les  Grecs ,  répu- 
tés pour  les  plus  lages  d'entre  les  hommes, 
font  les  premiers  inventeurs  de  la  Tragédie 
&  de    la  Comédie.     Leurs   Afteurs   étoient 
leurs  Prêtres.     Pour  encourager  les  Spcûa- 
teurs  à  la  vertu  ,  ils  ne  trouvoient  rien  de 
plus  frappant  que  de  faire  revivre  fur  la  Scène 
les  Héros  dont  on  cclébroit  la  valeur  &  les 
actions  glorieufes.  Vouloient-ils  infpirer  l'hor- 
reur du  .crime  ?  Ils  parloient  tout   à  la  fois 
aux  yeux  &  aux  oreilles  ,  &  s'exprimoient 
bien  plus  éloquemment  en  repréfcntant  un 
tyran  occupé  à  confommer  fes  forfaits  ,  que 
s'ils  s'étoient  contentés   d'un  fmiple  récit  de 
déclamateur.  Voilà  l'origine  de  la  Tragédie 
C[ui  n'avoit  affurément  rien   que  de  louable 
dans  fon  invention ,  &   conféquemment  (qs 
Afteurs  loin  d  être  méprifablcs  &  méprifés  , 
ctoient  au  contraire  honorés  avec  beaucoup 
de  diftindion.   Ils  le  feroient  encore  aujour- 
d'hui   fi    la  fucccfîion   des  temps  y  qui  peut 
avilir  &  dégrader  les  meilleures  chofes,  n'eut 
fait  changer  de   face  à  cette  Profeflion. 

L'avidité  du  gain  &  la  curiofité  du  peu- 
ple pcrfuaderent  peu  à  peu  à  des  gens  fans 


A   M.  J.  J.ROUSSEAU.         ii 

parceque  l'adrefle  eft  une  bonne  qualité.  La 
bonté  de  leur  nature  ne  dépend  donc  pas  de 
leurs  effets  ,  mais  au  contraire  leurs  effets  dé- 
pendent de  la  bonté  de  leur  nature.  Ce  n'eft 
donc  point  faire  une  queflion  trop  vague  que  de 
demander  fi  les  Speftacles  font  bons  ou  mau- 
vais en  eux-mêmes.  Parmi  ceux  qui  font  au- 
jourd'hui l'ornement  de  la  Scène  ,  choififfez 
ceux  où  la  vertu  triomphe ,  où  le  vice  eft 
puni ,  où  le  ridicule  efl  tourné  en  dérifion  , 
vous  aurez  un  SpeOacle  bon  en  lui-même  & 
bon  dans  fes  effets. 

»  C'eft  nécei^airemcnt^  fuivant  vous,  le  plai- 
»  fir  que  les  Speâ:acles  donnent  qui  détermine 

»  leur  efpéce  &  non  leur  utilité Pourvu 

»  que  le  peuple  s'amufe  cet  objet  efl  affez 
y>  rempli,  h 

J'en  conviendrai  avec  vous  ,  lorfque  je 
ferai  alfcdé  comme  vous  ,  lorfque  je  ne  vou- 
drai envifager  les  chofes  que  du  côté  défa- 
vantageux  ;  mais  lorfque  je  voudrai  les  pefer 
au  poids  de  l'équité  ,  je  dirai  que  la  dévife  du 
Spedacle  doit  être  &  eft  cffeûivement ,  Utile 
dulci. 

»  Un  Speftade ,  fdon  vous,  ne  peut  être 


12  P.     A.     L  A  V  A  L, 

»  utile  au  peuple  ,  parceque  pour  lui  plaire.  ^ 
»  il  faut  favorifer  (es  penchans  ,  au  lieu  qu'il 
»  faudroit  les  modérer,  h 

Je  ne  fuis  pas  bien  perfuadé  qu'il  faille  ab- 
folument  favorifer  le  penchant  du  peuple  , 
pour  accréditer  le  Speclacle  ,  je  ne  comfeille- 
rois  pas  à  un  Auteur  de  fronder  tout  à  coup 
&  fans  précaution  le  goût  d'une  Nation  ,  mais 
je  voudrois  que  par  dégrés  il  l'accoutumât  à 
le   reftifîer. 

Par  exemple  ,  Monsieur,  il  eu  cer- 
tain que  le  Théâtre  de  Londres  eft ,  pour  ainfL 
dire  ,  une  boucherie.  Penfez-vous  qu'une 
bonne  Tragédie  oii  l'on  ne  verroit  pas  ruiffe- 
;  1er  le  fang  fur  la  Scène ,  tombcroit  tout-à- 
fait  ?  Nous  avons  des  exemples  du  contraire. 
Mais  en  fuppofant  qu'un  Ouvrage  de  la  na- 
ture que  celui  que  je  propofe  n'eut  pas  un 
fuccès  auili  brillant  qu'un  autre  quifcroit  tout- 
à-fait  fanguinaire  ,  il  fuffiroit  que  dans  fon 
principe  cette  tentative  ne  déplut  pas.  Petit 
à  petit  le  goût  changera  lorfqu'on  en  connoî- 
tra  la  dépravation.  Ce  n'eft  pas  l'ouvrage 
d'un  jour,  j'en  conviens,  mais  corrige-t-on 
les  défauts  des  hommes  avec  autant  de  promp- 


A  M.  J.J.  ROUSSEAU.  13 

tltude   &  de  facilité   qu'on  les   apperçoit  ? 

Ce  que  je  dis  en  citant  l'Angleterre  pour 
exemple  ,  je  le  dis  aufli  du  Théâtre  François.  - 
L'Amour  eft  ordinairement  le  fujet  principal 
de  nos  Pièces,  &  l'on  s'étoit  perfuadé  que 
fans  une  intrigue  qui  roulât  fur  cette  palîion 
un  Ouvrage  théâtral  n'auroit  point  de  fuccès. 

Le  célèbre  Voltaire  ,  à  qui  la  Grèce  auroit 
drefle  des  Autels  ,  même  de  fon  vivant ,  nous 
a  fait  voir  par  fes  Tragédies  de  la  mort  de 
Céfar  6c  de  Mérope ,  qu'on  peut  intéreffer  le 
Spçftateur  François  fans  lui  parler  d'amour. 
On  peut  donc  travailler  utilement  &  agréa- 
blement en  modérant  le  penchant  du  peuple 
à  qui  l'on  expofe  fes  Ouvrages. 

»  La  Scène  ,  comme  vous  h  dites  fort  bien  ^ 
»  eft  un  tableau  des  paiîions  humaines  dont 
»  l'original  eft  dans  tous  les  cœurs.  Mais , 
»  ajoutei-vous  ,  ft  le  Peintre  n'avoit  foin  de 
»  flatter  ces  pafllons  ,  les  Speftateurs  feroient 
»  bientôt  rebutés  ,  &  ne  voudroient  plus  fe 
»  voir  fous  un  afpeâ:  qui  les  fit  méprifer 
»  d'eux-mêmes.  » 

Appeliez- vous  flatter  les  paftions  que  de  fixer 
l'attention    du  Spe^lateur   en    l'intérefTant  ? 


ï4  P.  A.     L  A  V  A  L  , 

Direz -vous  que  l'ambition  &  le  fanatifme 
font  flattés  dans  la  repréfentation  de  Maho- 
met ,  parcequ'Omar  eil:  le  protocole  de  fon 
feux  Prophète  ?  Le  vertueux  Zopire  ne  jette- 
t-il  pas  un  rayon  de  lumière  qui  éclaire  toute 
l'horreur  de  la  conduite  du  Conquérant  ? 
Pourquoi  prétendez-vous  encore  qu'»il  n'y 
»  a  que  la  râifon  qui  ne  foit  bonne  à  rien  fur 
»  la  Scène  ,  ù  ^«'un  homme  lans  paiTions  ou 
»  qui  les  domineroit  toujours  n'y  fauroit  in- 
»  téreffer  perfonne.  » 

Le  même  Zopire  dont  je  parle  ici  ell  une 
preuve  du  contraire  dans  le  Tragique.  Ell-il 
un  mortel  plus  vertueux  ,  plus  railonnable  6c 
moins  paflionné  que  lui  ?  En  efl-il  un  plus  in^ 
térefîant  ?  Arille  du  Méchant  ne  témoigne 
pas  moins  à  votre  dcfavantagc  dans  le  Comi- 
que. Demandez  au  Parterre  de  Paris  fi  Mr. 
de  la  Noue  ,  honnête  homme  Comédien , 
a  fçu  l'intéreffer  dans  ce  rôle  qui  n'eft  au- 
tre que  la  raifon  la  plus  faine  &  la  plus 
épurée. 

»  Un  Stoïcien  ,  à  votre,  avis  ,  feroit  un 
y»  perfonnage  infupportable  dans  la  Tragédie. >► 
En  favez-YOus  la  raifon ,  M  o  N  s  i  E  u  R?  c'cft 


A  M.  J.J.ROUSSEAU.  iç 

qu'un  Stoïcien  fait  ordinairement  état  de  ne 
s'intérefTer  pour  perfonne  ,  ainfi  l'on  n'efl  pas 
porté  à  s'intérefTer  pour  lui.  A  l'égard  de  la 
Comédie  ,  oii  vous  dites  qu'il  feroit  rire  tout 
au  plus.  L'impreflion  qu'il  feroit  dépendroit 
des  ombres  &  des  couleurs  fous  lefquelles 
l'Auteur  le  feroit  paroître.  Un  Stoïcien ,  par 
exemple  ,  qui ,  trahi  par  fes  amis  &  maltrai- 
té injuflement ,  foutiendra  fa  difgrace  comme 
fon  efprit  philofophique  l'exige ,  excitera 
mon  admiration  &  mes  applaudiffemens.  Je 
ne  crois  pas  au  refle  qu'il  foit  fort  difficile  de 
faire  de  cet  homme  un  perfonnage  très-inté- 
refTant  ;  car  enfin  moins  il  paroitra  être  ému 
par  (es  malheurs,  plus  je  le  ferai  pour  lui.  Ce 
genre  là  n'efl  point ,  dites-vous  ,  propre  à  la 
Comédie  ?  Nos  Auteurs  modernes  nous  ont 
fait  connoître  que  cette  efpéce  de  Spe£lacle 
pouvoit  très-bien  être  rempli  par  des  Scènes 
nobles  ,  touchantes  &  qu'on  pouvoit  faire 
ime  bonne  Comédie  fans  provoquer  les 
éclats  de  rire  par  des  plaifanteries. 

»  Qu'on  n'attribue  pas  ,  Mtes  -  vous  ,  au 
»  Théâtre  le  pouvoir  de  changer  des  fentimens 
f>  ni  des  mœurs  qu'il  /le  peut  que  fuivre  & 
a  embellir.  » 


i6  P.     A.     LAVAL , 

Permettez-moi  de  ne  pas  convenir  de  ce 
que  vous  dites  ,  à  moins  que  vous  ne  préten- 
diez quele  Théâtre  fuit  &c  embellit  les  nobles 
fentimens  &  les  bonnes  mœurs.  Or ,  c'ell  ce 
que  vous  n'entendez  sûrement  pas.  Eft-ce  fui- 
vre  &  embellir  les  mœurs  d'un  Conquérant,^ 
qui  fe  croit  tout  permis  ,  que  de  lui  repré- 
fenter  Chriftierne  au  cinquième  A  de  de  Guf- 
tave  ,  enchaîné,  puni  &  excitant  l'indignation 
publique  par  les  reproches  dont  l'accable  fon 
vertueux  vainqueur  ?  Il  a  vu  cette  Tragédie , 
il  l'a  applaudie  malgré  fon  penchant  à  l'ufur- 
pation.  Il  n'en  a  pas  profité,  il  ell  vrai.  Je  vou- 
drois  qu'on  la  lui  repréfentât  aujourd'hui. 

Il  en  efl ,  M  o  N  s  i  E  u  R ,  de  la  Scène  com- 
me de  la  Peinture,  on  voit  fans  peine  &  même 
avec  une  efpèce  de  fatisfadion  un  ferpent 
qu'un  habile  pînceau  a  ,  pour  ainfi  dire  ,  vi- 
vifié ,  mais  le  talent  du  Peintre  qui  repréfente 
ce  monflre  ne  le  fait  pas  aimer.Tel  qui  achète 
lacopie  ne  s'aprivoiferoit  point  avec  l'original. 

S'il  efl  vrai ,  comme  il  n'en  faut  pas  douter, 

qu'un  Auteur  qui  voudroit  heurter  le  goût 

général ,    compoferoit  bientôt  pour  lui  feul , 

il  n'eft  pas  moins  alliu-é  qu'il  dépend  de  lui  de 

travailler 


A  M.  J.  J.  ROUSSEAU.  17 

travailler  avec  'fuccès  pour  tout  le  monde  , 
lorfqu'il  apportera  certains  tempéramers  daq^ 
la  manière  dont  il   frondera  le  mauvais  go^ 
de  fbn  liéclc.    Molière  n'avoit  pas  eu  tort  de 
donner  fon  Mifantrope  ,  mais  il  auroit  dû  en 
faire  préfcntir  la  première  repréfentation  ,    & 
fa  pièce  n'y  feroit  pas   tombée.     La   preuve 
c'eft  que  par  la  fuite  elle  a  été  vue  avec  le 
concours  le  plus  général.  Les  meilleurs  remèdes 
n'opèrent  que  fur  un  tempérament   préparé 
à  en  recevoir  l'adminillration.    Ce  n'eil  donc 
pas  la  faute  du  Théâtre ,   û  certains  Ouvra- 
ges ,    quoique  fort  bons   &  fort  utiles  pour 
les  mœurs  ,  n'y  font  pas  bien  reçus ,  c'eil  la 
faute  des  Auteurs  ,   qui  doivent  amener  avec 
circonfpeftion  les  fujets  qu'ils  veulent  traiter» 
Le  goût  du  Théâtre  n'efl  pas  aujourd'hui  le 
même  qu'il  étoit  du  tems  de  Molière.  Mais  qui 
a  opéré  ce  changement  ?  C'eft  le  foin  qu'on  a  ap- 
porté dans  les  fpe£lacles  de  n'expofer  aux  yeux 
du  public  que  de  bonnes  pièces.  Si  Molière  ÔC 
les  autres  Auteurs  contemporains  ou  moder- 
nes ,  n'avoient  orné  la  Scène  que  de  Pafquina- 
des  comme  autrefois  ,  elles  y  feroient  encore 

reçues  ;  mais  malgré  le  goût  du  peuple  pour 

B 


ig  p.  A.     LAVAL, 

ces  farces ,  on  lui  a  fait  voir  du  véritable'^ 
j^jl^nt  beau;  il  a  changé  petit  à  petit,  &  ce 
changement ,  bien  loin  de  prouver  ,  comme 
vous  le  prétendez  ,  qu'il  faut  abfolument  fui- 
vre  èc  embellir  les  mœurs  ou  le  goût  préfent , 
rend  le  témoignage  le  plus  convainquant,  que 
le  Théâtre  aide  à  le  redifier ,  puifque  la  pre- 
mière repréfentation  du  Mifantrope  flit  mal 
reçue ,  6c  que  <lepuis  ce  tems4à  cette  pièce  a 
toujours  été  regardée  comme  un  chef-d'œuvre. 
Molière  a  été  bien  hardi  de  traiter  quelque 
chofe  d'auffi  férieux  que  le  Mifantrope  devant 
des  fpedateurs  accoutumés  à  des  bouffonne- 
ries ;  mais  cette  hardieiTe  lui  a  valu  l'honneur 
d'être  regardé  comme  le  père  &  le  réforma- 
teur du  Théâtre  Comique.  On  neluj  reproche 
qu'une  chofe ,  c'ell  qu'après  avoir  effayé  fa 
force,  il  a  eu  la  foibleffe  de  donner  des 
Ouvrages  où  l'on  trouve  encore  d'affez 
baffes  plaifanteries  ;  il  avoit  commencé  à  cor- 
riger fon  Parterre  ,  il  falloit  ne  plus  le  flater 
dans  fes  défauts.  Au  reffe  ,  quand  vous  pré- 
tendez que  les  chefs-d'œuvres  de  ce  grand 
homme  tomberoient  s'ils  paroiffoient  aujour- 
d'hui pour  la  première  fgis  ;  permettez-moi 


A  M.   J.  jf.    ROUSSEAU.         19 

de  vous  dire  que  votre  fentiment  eft  outré. 
Le  ûécle  étant  plus  éclairé ,    on  les  épluche- 
roit  davantage  ;  mais  comme  il  efl  certain  que 
ces  Ouvrages  font  marqués  au  bon  coin,  ils 
auroient  un  fort  aufli  favorable^,  vu  l'augmen- 
tation de  nos  lumières  ,    qu'ils  l'ont  eu  dans 
un  tems  oii  l'on  n'a  pas  apperçu  fi  aifément 
leurs  défauts,  mais  auiîi  où  l'on  n'en  fentoit  pas 
fi  parfaitement  les  beautés.    De-là  je  conclus 
que  fi  le  Théâtre  s'afTujettit  aux  mœurs  &  au 
goût  du  fpeftateur  ,  c'efl  moins  pour  le  flater 
que  pour  le  corriger  par  degré.  Vous  voyez,        » 
Monsieur,    que  nous  regardons  les  cho- 
{qs  d'un  œil  bien  différent  ;  c'efl  au  public  à  ju- 
ger par  l'expérience  qui  de  nous  deuxaraifon. 
S'il  efl  vrai  que  la  meilleure  pièce  de  So- 
phocle tomberoit  fur  notre  Théâtre  ,  ce  n'eft 
point  parce  que  nous  ne  nous  trouverions  pas 
du  goût  de  fes  anciens  fpeâ:ateurs ,    comme 
vous  le  dites  ;    mais  c'efl  que  tout  excellent 
que  foit  Sophocle  ,   nous  avons  eu  depuis  lui 
bien  des  Auteurs  qui  ont  traité  {qs  fujets  avec 
une  grande  perfeftion  ;   c'efl  qu'il  feroit  fort 
difficile  de  le  faire  reffembler  à  lui-même  dans 

une  tradu^ion  du  Grec  en  François  ;   c'efl 

Bij 


10 


p.  A.     LAVAL  ; 


enfin  parce  que  l'Œdipe  &  l'Éleftre  de  c€ 
Poète  ne  font  pas  fans  de  grands  défauts. 
Nous  verrions  avec  plaifir  un  fujet  dont  la 
morale  feroit  telle  que  celle  de  ces  deux  pie- 
ces  ;  (  *  )  niais  il  faudroit  le  traiter  dans  notre 
langue  avec  la  liberté  de  l'invention.  La  tra- 
duélion  eft  toujours  trop  foible  ,  &  peu  fuf- 
ceptible  des  beautés  de  l'original. 

»  La  Poétique  dn  Théâtre  prétend  ,  kiies- 
»  vous  ,  purger  les  paffions  en  les  excitant  ; 
»  mais  j'ai  peine  à  bien  concevoir  cette  régie. 
»  Seroit-ce  que  pour  devenir  tempérant  & 
»  fage  ,  il  faut  commencer  par  être  fiirieux  & 
»  fou  ?  Voilà,  Monsieur,  comme  on 
raifonne  quand  on  veut  facrifier  fes  propres 
lumières  au  plaifir  de  fo^utenir  un  fentiment 


(  *  )  Sophocle  dans  fon  (Edipe  fait  voir  que  l'orgueil , 
la  violence  ,  la  colère  &  la  curiofité  ,  entraînent  dans 
d'afFreufes  calamités  des  gens  vertueux  d'ailleurs.  Ce 
font  là  les  pafïîons  qu'il  veut  purger  en  nous  par  l'exem- 
ple dXEdipe.  Cette  pièce  eft  fans  conteftation  (on  chet- 
d'œuvre.  Il  prouve  dans  fon  Electre  que  les  méchans 
tôt  ou  tard  n'échappent  point  à  la  juftice  divine  ;  voilà 
l'utilité  qu'il  vouloit  que  fes  fpeftateurs  tiraflent  de  la 
repréfentation  de  cette  Tragédie,  qui  quoique  fort  belle  , 
■eii  cependant  inférieure  à  celle  d'CEdipe. 


AM.  J.J.  ROUSSEAU.  21 

erronné.  Eil-ce  exciter  les  paffions  que  de  les 
montrer  fous  un  point  de  vue  oii  elles  font 
toujours  odieufes',  dès  qu'elles  font  criminel'- 
les  ?   Eil-ce  exciter  l'ambition  d'un  ufurpateur 
que  de   lui  repréfenter  Polifonte    jullement 
mis  à  mort  par  le  jeune  Égifls   fcn  Prince 
légitime  ?  Eil-ce  exciter  la  barbarie ,  l'orgueil* 
&  la  cruauté  que  d'expofer  aux  yeux  du  public 
Gufman    puni    de  fa  férocité  par  Zamore  ? 
Eil-ce  exciter  la  vengeance  que  d'introduire  ce- 
Vice-Roi  fur  la  Scène,  qui  baigné  dans  fonfang, 
pardonne  fa  m.ort  à  fon  meurtrier,par  un  effort- 
d'héroïfme  propre  à  un  véritable  Chrétien? 
Efl-ce  enfin  exciter  la  criminelle  complaifance 
d'une  femm.e  qui  fe  porte  à  des  confeils  &  à 
des  intrigues  blâmables  pour  favorifer  l'impu- 
dicité  ,  que  de  lui  faire  appercevoir  le  prix  de 
{gs  lâchetés  dans  la  jufle  punition  d'CSnone  ? 
Quoi  de  plus  propre  à  faire  déteiler  le  crime 
que  d'en  voir  l'exemple  vivant  accompagné  de 
tous  les  maux  dont  il  eft  la  fource  ?    Blâmez- 
vous  la  fageife  de  ces  Anciens  ,    qui   pour 
infpirer    l'horreur   de    l'yvrognerie    à  leurs 
enfans  ,    failbicnt  cnyvrcr    leurs    efclaves  ? 

excitoicnt-ils  dans  ces  enfans  le  defir  de  boire  ^ 

B  iij 

# 


aa  P,  A.     LAVAL, 

parce  qu'un  yvrogne  dans  la  joie  que  luiinfpî* 
roit  le  vin  ,  pouvoit  témoigner  la  plus  par- 
faite fatisfaftion  ?  L'abrutiffement ,  fuite  iné- 
vitable de  ^fon  intempérance ,  faifoit  plus 
d'imprefîion  fur  les  enfans  que  n'en  avoit  fait 
fa  gaieté  paffagere.  Voilà  aufîi  l'effet  que  pro- 
duit la  Tragédie.  Je  veux  bien  convenir  avec 
vous,  que  la  vengeance  ,  l'amour ,  l'ambition , 
peuvent  me  paroître  pendant  l'efpace  de 
<juelques  Scènes  des  paffions  moins  criminel- 
les qu'elles  ne  font ,  par  Tadreffe  que  l'Auteur 
a  eu  befoin  d'employer  pour  repréfenter  fon 
Héros  tel  qu'il  eft  ;  mais  cette  affc'flion  fera 
momentanée  ,  &:  le  dénouement  de  la  pièce 
me  forcera  à  aprécier  les  chofes  dans  leur  jufte 
valeur.  Le  crime  y  étant  puni,  Je  le  détellerai 
pour  lui-même  &  pour  fes  effets.  La  vertu  y 
étant  récompenfce  ,  je  l'aimerai  pour  elle- 
même  &  pour  fcs  avantages. 

Je  fuis  très-affuré  que  vous  avez  fenti  ces 
vérités  comme  moi.  Puis-je  croire  confé- 
quemment  que  ce  foit  avec  bonne  foi  que  vous 
ayez  fait  la  demande  qui  fuit  ? 

»  Pourquoi  l'image  des  peines  qui  naiffent 
»  des  paffions ,  effaccroit-cUe  celle  des  tranf- 


A.  M,  J.  J.  ROUSSEAU.  23 

>►  ports  de  plaifîr  &  de  joie  qu'on  en  voit  aiilîi 
M  naître? 

Hélas  !  Monsieur,  un  homme  d'efprit 
comme  vous  ,  fait-il  cette  queftion  ?  ou  s'il  l'a 
pu  faire,  ell-ce  comme  homme  d'un  bon  efprit 
qu'il  l'a  fait  }  Quoi  ,  lorfque  Polifonte  vient 
me  dire  : 

Un  Soldat  tel  que  moi  peut  juflement  prétendre 
A  gouverner  l'Etat  quand  il  l'a  fçu  défendre» 

Quelque  beauté  qu'il  y  ait  dans  ces  vers^ 
quelqu'apparence  de  raifon  que  j'y  rencontre^ 
me  perfuadera-t-il  en  faveur  de  la  tyrannie 
avec  affez  de  force  ,  pour  ne  pas  perdre  tou- 
tes les  impreflions  que  j'aurai  prifes  à  fon  avan- 
tage ,  lorfque  Mérope  lui  reprochera  fes 
forfaits  ,  &  que  fon  Prince  légitime  l'en  pu- 
nira ?  Eft-il  poffible  que  vous  vous  détermi- 
niez à  facrifîer  la  vérité  à  la  pafîion  ?  Le  plai- 
iir  de  dire  du  mal  des  Spcâacles  doit-il  l'em- 
porter fur  la  juftice  que  la  probité  vous. doit 
obliger  de  leur  rendre  ?  C'ell  travailler  contre 
vous-même  ,  car  enfin  peut-il  fe  rencontrer 
un  Ledeur  afl'ez  ftupidc  pour  ne  pas  apperce- 

B  iiij 


24  p.  A.     L  A  V  A  L  , 

voir  que  toutes  vos  phrafes  font  diûées  par  un 
efprit  de  parti  ?  ce  terme  ne  doit  pas  votis 
paroître  ofFenfant. 

»  Le  Théâtre  ,  dites-vous  ,  purge  les  paf- 
»  fions  qu'on  n'a  pas,  &  fomente  celles  qu'on  a. 
Oeil  une  conféquence  que  vous  tirez  d'un 
principe  très-faux,  que  vous  établiffez  en  four- 
nilTant  des  exemples  dont  la  leûure  m'a  fait 
rire  de  bon  cœur.  Examinons  un  peu  ce  paf. 
fage  ,  il  efl  curieux. 

»  Nous  ne  partageons  pas  les  affedions  de 
»  tous  les  perfonnages  ,  il  eft  vrai  ;  car  ,  leurs 
M  intérêts  étant  oppofcs  ,  il  faut  l^ien  que  l'Au- 
»  teur  nous  en  faiTe  préférer  quelqu'un ,  autre- 
»  ment  nous  n'en  prendrions  point  du  t  nit  ; 
»  mais  loin  de  choiiir  pour  cela  les  paflions 
»  qu'il  veut  nous  faire  aimer  ,  il  eft  forcé  de 
»  choifir  celles  que  nous  aimons.  Ce  que  j'ai 
»  dit  du  genre  des  Speclacles  doit  s'entendre 
»  encore  de  l'intérêt  qu'on  y  fait  régner. 
»  A  Londres  un  Drame  intéreffe  en  faifant  haïr 
»  les  François  ;  à  Tunis  la  belle  paiîion  feroit 
»  la  Piraterie  ;  à  Meiîine  ,  une  vengeance 
»  bien  favourc LUC  ;  à  Goa  ,  l'honneur  de  brû- 
>f  1er  des  Juifs.      Qu'un  Auteur   choque  ces. 


A  M.  J.J.  ROUSSEAU.  25 

»  maximes ,  il  pourra  faire  une  belle  pièce,  où 
»  l'on  n'ira  point.  Mais  dites-moi,  Monsieur, 
fi  l'on  ne  va  pas  à  une  pièce  oii  ces  pafTions 
feront  frondées  ,  eft-il  nécefiaire  de  prendre 
fes  fujets  pour  le  Théâtre?  Ne  peut-on  repré- 
fenter  à  Londres  une  Tragédie  fans  y  mal  par- 
ler des  François  ?  Je  vous  dirai  en  ce  cas-là 
que  vous  avez  raifon  ;  mais  fi  on  en  expofe 
fur  ce  Théâtre  ,  fans  qu'il  y  foit  queftion  de 
la  France ,  on  ne  fomente  donc  pas  la  paf- 
fion  du  public ,  tout  au  plus  on  la  laiffe  telle 
qu'elle  efl  fans  l'attaquer.  Parlons  vrai. 
Monsieur  ,  croyez-vous  qu'un  Auteur  qui 
donneroit  au  Parterre  de  Londres  une  bonne 
Tragédie  ,  où  avec  tout  Part  &  toute  l'habileté 
d'un  Voltaire  ,  il  introduiroiî:  un  Athénien 
reprochant  à  un  Romain  rinjufle  préjugé  qui 
rend  ces  deux  Nations  ennemies  l'une  de  l'au- 
tre ,  qui  lui  feroit  des  leçons  d'humanité  ,  qui 
enfin  lui  prouveroit  que  plus  deux  Peuples  font 
vertueux  ,  fages  &  éclairés  ,  plus  ce  doit  être 
ime  raifon  d'union  ,  &  qu'en  pareil  cas  la  riva- 
lité ne  doit  avoir  lieu  que  pour  combattre  de 
vertus;  penfez-vous  ,  dis -je,  qu'un  tel 
perfonnage  n'attircroit  pas  les  applaiidiffemens 


i6  P.  A.     L  A  V  A  L  , 

des  Speûateurs?  Je  fai  bien  qu'aujourd'hui 
particulièrement  que  nous  fommes  en  guerre , 
un  Auteur  auroit  mauvais  jeu  à  faire  le  pané- 
gyrique de  la  France  ;  mais  fans  nommer  les 
gens  par  leur  nom  ,  un  habile  homme  fait  fe 
faire  entendre  ;  j'en  reviens  donc  à  ce  que  j'ai 
dit  :  On  ne  doit  point  heurter  ouvertement  le 
goût  d'une  nation  ,  mais  avec  des  tempéramens 
faciles  pour  les  gens  à  talens  ,  on  vient  à  bout 
d'adoucir  la  cenfure  qu'on  en  fait  ,  &  infenfi- 
fiblement  on  le  reftifie. 

J'aurois  bien  affaire  s'il  falloit  démontrer  le 
faux  de  tout  ce  que  vous  dites  du  Speftacle  , 
s'il  falloit  prendre  toutes  vos  phrafes  les  unes 
après  les  autres.  Je  me  contente  de  relever  les 
abfurdités  les  mieux  enveloppées ,  &  les  plus 
capables  de  gliffer  dans  l'efprit  des  Lefteurs  le 
venin  de  votre  Livre  ;  tout  y  efl  amertume. 
A  quel  propos,  par  exemple,  faire  une  mau- 
vaife  plaifanterie  fur  les  A<^eurs  de  l'Opéra , 
parce  que  Néron  faifoit  égorger  ceux  qui  s'en- 
dormoient  lorfqu'il  chantoit  au  Théâtre  ?  Admi- 
rez tout  le  fiel  de  cette  apoftrophe  :  »  Nobles 
»  Adeurs  de  l'Opéra  de  Paris  ,  ah  !  fi  vous  euf- 
»  fiez  joui  de  la  puifTance  Impériale  ,   je  ne 


A  M.  J.  J.  ROUSSEAU.  17 

»  gémlrois    pas    maintenant     d'avoir     trop 
»  vécu  ! 

Avez-vous  toujours  tenu  ce  langage  ,  vous 
qui  avez  travaillé  pour  le  Théâtre  même,  que 
vous  inliiltez  aujourd'hui  ?  heu  ,  quantum 
dijlat:  ab  ijîo  !  Ouï ,  on  vous  a  vu  faire  la  cour 
à  ces  Aâ^curs  lorfqu'il  étoit  queftion  de  don- 
ner au  public  votre  Devin  du  Village.  Mais 
ne  favez-vous  pas  ,  Monsieur,  que  qui 
veut  la  cauie  veut  l'effet  ?  Il  n'y  auroit  point 
d'Afteurs  s'il  n'y  avoit  point  d'Auteurs.  Cro- 
y  ez-moi,faites  amende-honorable  d'avoir  été  le 
premier  inftrument  de  l'ennui  que  quelques  ef- 
prits  cauftiques  diront  avoir  éprouvé  à  larepré- 
fentation  de  votre  pièce.  Plaifanterie  à  part , 
je  ne  prétends  pas  que  votre  joli  petit  Opéra 
ibit  ennuyeux ,  mais  je  fuis  fâché  que  vous 
déclamiez  contre  des  gens  qui  ont  employé 
tous  leurs  talens  pour  faire  valoir  les  vôtres  , 
&  que  vous  avez  payé  d'ingratitude.  Cela 
lî'eft  pas  d'un  galant  homme.  Je  ne  vois  pas 
non  plus,  pourquoi  vous  vous  plaignez  de  l'en- 
nui que  vous  avez  eu  à  l'Opéra.  Qui  vous 
forçoit  d'y  aller ,  fi  vous  n'y  rencontriez  pas 
tous  les  agrémens  dont  ce  Speclaclc  eiî:  fufcep- 


iS  p.     A.    L  A  V  A  L  , 

tible  par  lui-même  &  par  le  mérite  de  fes 
fiijets  ?  Vous  avez  voulu  dire  un  bon  mot  , 
on  en  rit ,  mais  on  n'en  ira  pas  moins  à 
rOpéra  ,  &  votre  Satyre  n'empêchera  pas 
les  gens  de  goût  &  d'un  bon  efprit  de  lui  ren- 
dre juftice.  Prenez  garde  au  furplus  que  vous 
ne  vous  contentez  pas  de  tourner  en  ridicule 
les  Adeurs  de  l'Académie  Royale  de  Mulique 
quant  à  leurs  talens  ;  vous  les  taxez  encore 
d'être  d'un  caraftere  aulîi  cruel  que  Néron  , 
car  vous  parlez  comme  un  homme  convaincu 
qu'ils  ne  vous  laifferoient  pas  dormir  avec 
impunité  lorfque  l'ennui  de  leur  chant  provo- 
queroit  votre  fommeil.  Si  vous  avic^  Joui  de 
la  puijfancc  Impcriah  ,  Je  ne  gémirois  pas 
maintenant  d'avoir  trop  vécu.  Si  leurs  talens 
ne  doivent  pas  être  mis  en  parallèle  avec 
ceux  de  Néron  ,  je  fuis  également  perfuadé 
que  l'on  ne  peut  fans  une  monftrueufe  calom- 
nie leur  prêter  le  cœur  &  les  fcntimens  de  ce 
méchant  Empereur. 

Revenons  à  notre  fujet.  Vous  ne  voulez 
pas  que  le  Théâtre  dirigé  comme  il  peut  & 
doit  l'être  ,  rende  la  vertu  aimable  &  le  vice 
odieux.  »  Quoi  donc  ?  dites-vous  ,  avant  qu'il 


A  M.  J.  J.  ROUSSEAU.        29 

»  y  eut  des  Comédies  n'aimoit-on  pas  les 
»  gens  de  bien  ,  ne  haïflbit-on  point  les  mé- 
»  chans  ?  »  Belle  conféquence  !  N'aimoit-on 
pas  les  gens  de  bien  &  ne  haïflbit-on  pas  les 
méchans  avant  les  Bourdaloiies  ?  (<i)  Il  étoit 
donc  inutile  qu'ils  préchafl^ent  la  plus  fainte  & 
la  plus  favante  morale  ,  parceque  le  bien  efl 
gravé  dans  tous  les  cœurs.  Signatum  ejl  fupcr 
nos, 

C'eft  précifément ,  Monsieur,  parce- 
qu'on  aime  les  gens  de  bien  &  qu'on  hait  les 
«léchans  qu'on  trouve  le  Speftacle  utile  & 
agréable.  C'efl;  un  amufement  qui  eft  permis  , 
puifque  loin  de  nous  éloigner  de  notre  devoir, 
il  nous  en  retrace  les  préceptes  ,  &  qu'il  nous 
entretient  dans  les  louables  fentimens  de  ne 
point  nous  en  écarter  ;  mais  il  ne  s'enfuit  pas 
que  s'il  n'y  avoit  point  de  Speftacles  on  ceffe- 
roit  d'aimer  la  vertu  &  de  haïr  le  vice.  Votre 
jaifonnement  eft  celui  d'un  homme  qui  veut 


{d)  Je  ne  prétens  point  faire  ici  une  comparaifon 
d'ciat.  On  me  tera  la  grâce  de  ne  pas  me  croire  fou. 
l.a  comparaifon  ne  tombe  que  fur  l'utilité  qu'on  peut 
tirer  du  facré  &  du  prophane  ,  fuivant  le  genre  de 
(Chacun. 


30  P.     A.     LAVAL, 

étourdir  par  des  termes.  Vous  pourrez  en  im= 
pofer  par-là  à  des  gens  qui  s'attachent  à  la 
iiiperficie  ,  frons  prima  multos  decipit  ,  mais 
vous  ne  perfuaderez  pas  les  perfonnes  qui 
fcvent  approfondir. 

Une  preuve  que  vous  ne  cherchez  qu'à 
éblouir  l'imagination  de  vos  Lefteurs ,  c'eil 
la  phrafe  dont  vous  vous  fervez  pour  démontrer 
l'inutilité  du  Speftacle.  »  Je  doute  que  tout 
y>  homme  à  qui  l'on  expofera  d'avance  les  cri- 
f>  mes  de  Phèdre  ou  de  Médée ,  ne  les  détefte 
»  plus  encore  au  commencement  qu'à  la  fin  de 
M  la  pièce  ;  &  Ii  ce  doute  eft  fondé  que  faut-il 
»  penfer  de  cet  effet  fi  vanté  du  Théâtre  ?  » 

Vous  avez  raifon  de  dire  Ji  ce  doute  ejl 
fondé.  Cela  me  paroît  bien  problématique , 
ou  pour  mieux  dire ,  ce  n'eft  un  problème 
que  pour  vous  feul.  Je  fuis  très-affuré  que 
Phèdre  indigne  bien  plus  après  le  récit  de 
Teramene  qui  expofe  l'innocence  d'Hipolite 
&  qui  attendrit  tous  les  coeurs  par  le  témoi- 
gnage qu'il  rend  à  la  vertu  du  Héros  vi£lime 
de  fon  inceftueufe  belle-mere  ,  qu'elle  n'indi- 
gneroit  fi  on  fc  contentoit  de  faire  une  foible  , 
mais  véritable  narration  de  fes  feux  impudi- 


A  M.  J.  J.  ROUSSEAU.        31 

ques  &  de  toutes  fes  flireiirs.  Je  pourrois 
pourtant  appuyer  votre  fentiment  par  une  re- 
flexion fur  laquelle  vous  vous  êtes  peut  -  être 
fondé.  Phèdre  fera  moins  déteflée  à  la  fin  de 
la  Pièce  qu'au  commencement ,  parceque  Ton 
fe  fera  accoutumé  à  voir  avec  plaifir  fur  la 
Scène  une  jolie  femme  bien  parée,  mais  li,  mal- 
heureufement  pour  vous ,  l'Aûrice  eft  laide  , 
adieu  la  compafTion  qu'auroit  pu  provoquer 
fa  beauté. 

»  Je  voudrois  bien  ,  ce  font  vos  paroles  , 
»  qu'on  me  montrât  clairement  &  fans  ver- 
»  biage  par  quels  moyens  le  Speftacle  pourroit 
»  produire  en  nous  des  fentimens  que  nous 
»  n'aurions  pas  ?  ...  » 

Je  ne  penfe  point  qu'il  foit  fort  difficile  de 
prouver  comme  une  vérité  ce  que  vous  révo- 
quez en  doute ,  mais  c'efl  à  tout  autre  qu'à 
vous  qu'il  fera  aifé  de  donner  cette  preuve , 
car  pour  les  gens  à  parti  c'efl  afsûrément  d'eux 
qu'il  faut  dire  :  Oculos  habent  &  non  vidcbunt. 
Quoiqu'il  en  foit ,  voyons  fi  la  vérité  dans 
fon  grand  jour  frappera  du  moins  vos  yeux. 
Peut-être ,  &  je  l'efpere ,  ira-t-elle  jufqu'au 
cœur  des  autres. 


32,  p.    A.     L  A  V  A  L; 

Plus  les  exemples  font  naturels  ,  vifs  ,  inté- 
reifans  ,  &  plus  ils  ont  de  force.  Le  Pro- 
phète Nathan  veut-il  reprocher  à  "David  fon 
adultère  ?  il' lui  fait  la  comparaifon  d'un  hom- 
me qui  ayant  un  troupeau  de  brebis  ,  en  a 
lâchement  volé  une  à  un  pauvre  malheureux 
qui*  en  faifoit  fes  plus  chères  délices.  Le  Roi 
trouve  qu'un  tel  homme  eft  digne  de  mort , 
alors  le  Prophète  venant  à  l'application  lui  dit  : 
Tu  es  ille  vir.  Peut-être  que  fans  l'art  avec 
lequel  Nathan  reproche  à  fon  maître  un  fi  grand 
crime  ,  il  n'auroit  fait  qu'exciter  fon  indigna- 
tion ,  contre  une  telle  hardiefie  ;  &  au  lieu 
de  provoquer  le  Prince  à  la  pénitence  ,  il 
l'auroit  entraîné  dans  un  nouveau  péché  ,  par 
l'abus  que  ce  Roi  auroit  pu  faire  de  fon  pou- 
voir. Adieu  ne  plaife  que  je  veuille  donner 
autant  d'efficacité  aux  exemples  que  les  Comé- 
diens fourniffent  tous  les  jours  de. vertu,  par 
la  repréfentation  des  Héros  &  des  grands  hom- 
mes ,  que  la  comparaifon  de  la  brebis  en  eut 
dans  la  bouche  de  Nathan  !  Je  ne  me  fers  de 
cette  figure  que  pour  vous  faire  fentir  qu'il  y 
a  un  art ,  finon  à  infpirer  ,  du  moins  à  exciter 

les  fehtimens  d'honneur  &  de  probité. 

Quoique 


A  M;  h  J.  ROUSSEAU.         35 

Quoique  i'amour  que  nous  devons  aux  au- 
teurs, de  nos  jours  foit  gravé  dans  tous  les 
cœurs  ;  il  eR  certain  qu'il  y  a  des  enfans  dé- 
naturés. Penfez-vous  ,  M  o  n  s  i  e  u  R,,  qu'un 
de  ces  efpeces  de  monftres  à  la  repréfentation 
d'Efope  à  la  Cour  ne  fe  fera  pas  horreur  à  lui- 
même  lorfqu'il  verra  une  mère  tendre  fe  plain- 
dre du  mépris  de  fa  fille  qui  refufe  de  la  rc- 
connoître  ,  &  croyez  r-,vpiis  que  ce,  même 
monftre  ne  fera  pas  touché,  quand  cette  fille 
tombera  aux  genoux  de  fa  mère  après  le  repro- 
che qu  Efopc  lui  aura  fait  de  b  perverfité  de 
fon  cœur  ,  en  la.  comparant  à  une  petite 
rivière  qui  enflée  d'orgueil ,.  parcequ'elle  eu 
devenue  un  fleuve  confiderable  rnéconnoît 
fon  humble  fource. 

Voilà  comment  le  Spe£taclè  peut  produire 
en  nous  des  fentimens  qui  quoiqu'innés  dans 
l'homme  fe  trouvent  quelquefois  prefqu'é- 
teints  dans  fon  cœur  par  les  paflions.  CeiTez 
donc  de  vous  écrier  :  »  Ah  fi  la  beauté  de  la 
»  vertu  étoit  l'ouvrage  de  l'art ,  il  y  a  long-- 
»  temps  qu'il  l'auroit  défigurée  !  » 

L'art  défigurera  la  vertu  quand  il  fera  l'ou^ 
vrage  des  médians  ,  il  la  fera  briller  dans-tou-t 


34  P.     A.     L  A  V  A  L, 

fon  luftre  quand  il  fera  employé  par  les  bons. 
Le  plaifir  de  faire  une  épigramme  l'emportera- 
t-il  toujôtirs  chez  vous  fur  la  juftice  &  l'équité? 
Vous  foutenez  que  l'homme  eft  né  bon. 
Qui  en  doute  ?  Il  eft  quellion  de  favoir  s'il 
dégrade  fouvent  la  perfeftion  de  fa  nature  , 
&  fi  cela  eft ,  il  faut  donc  le  rappeller  à  lui- 
même  en  lui  remontrant  fes  devoirs  fous  le 
point  de  vue  le  plus  propre  à  dilTiper  les 
miages  dont  il  laiiTe  éclipfer  fa  raifon.  Je 
fais  bien  que  quiconque  va  à  la  Comédie  efl 
intérieurement  convaincu  de  ce  qu'on  y  prou- 
ve, &  déjà  prévenu  pour  tous  ceux  qu'on  y 
fait  aimer  ,  parcequ'on  y  rend  la  feule  vertu 
aimable  ;  mais  cette  conviûion  vague  qui 
précède  la  repréfentation  ne  produit  pas  fur 
le  Speftatcur  le  même  effet  que  l'adion  opé- 
rera. L'attention  qu'il  donne  à  la  Scène  paffe 
de  l'efprit  au  cœur.  Tel  qui  avant  d'avoir  vu 
le  Glorieux  favoit  fort  bien  que  la  mifere  d'un 
père  ne  doit  pas  le  faire  méconnoître  par  fon 
fils  ,  n'avoit  Jamais  û  parfaitement  fenti  la 
baffelTe  de  cette  conduite  que  quand  le  Glo- 
rieux eft  humilié  aux  pieds  de  fon  Père  qu'il 
a  voulu  faire  paffer  pour  fon  Intendant. 


A  M.  J.  J.  ROUSSEAU.        35 

»  Dans  les  querelles  ,  dites-vous ,  dont  nous 
»  fommes  purement  fpeilateurs  ,  nous  pren- 

»  nons  à  l'inilant  le  parti  de  la  juilice 

»  mais  quand  notre  intérêt  s'y  mêle c'eil 

»  alors  que  nous  préférons  le  mal  qui  nous  ell 
»  utile  au  bien  que  nous  fait  aimer  la  nature.  » 
Qu'en  concluez-vous  ?  Qu'il  efl  par  confé- 
quent  inutile  de  nous  faire  appercevoir  notre 
injuflice,  parceque  notre  intérêt  malgré  les 
remontrances  nous  déterminera  en  fa  faveur  ? 
Ainfi  un  hipocrite  n'aura  point  de  retour  fur 
lui-même  en  voyant  jouer  Tartufe  ?  Je  con- 
viens qu'il  y  a  des  gens  aflez  dépravés  pour 
fe  dire  à  eux-mêmes,  je  fais  que  je  fais  mal  oC 
je  veux  le  faire.  Alors  pcrdUlo  tua  Ifrael  ; 
mais  j'en  connois  d'autres  qui  malgré  l'intérêt 
qu'ils  auroient  à  perfévérer  dans  un  vice  chan- 
geront de  conduite  lorfqu'on  aura  eu  l'habi- 
îetc  de  leur  en  faire  fentir  toute  l'indignité. 

»  Le  Méchant ,  comme  vous  U  rcmarqiui^  fort 
»  bhn ,  va  voir  précifément  au  Spedacle  ce 
»  qu'il  voudroit  trouver  par  tout  ;  des  leçons 
»  de  vertu  pour  le  public  dont  il  s'excepte  , 
»  &  des  gens  immolant  tout  à  leur  devoir , 

»  tandis  qu'on  n'exige^  rien  de  lui.  >* 

C  ij 


56  P.     A.     L  A  V  A  L  , 

Vous  parlez  là  d'un  méchant  décidé  ,  fans 
remords  &  qui  a  étouffé  tout-à-fait  les  fenti- 
mens  de  probité  ,  chez  qui  enfin  la  voix  de 
la  confcîence  ne  fe  fait  plus  entendre.  Ces 
fortes  des  gens  font -ils  bien  communs  ,  & 
ferez-vous  l'honneur  à  un  Speftacle  compofé 
de  mille  ou  douze  cent  perfonnes  de  croire 
que  le  plus  grand  nombre  reffem.ble  à  un  tel 
homme  ?  Peut-être  n'y  trouveroit-on  pas  une 
feule  copie  d*un  pareil  original.  Il  s'y  rencon- 
trera des  fpe£Latcurs  qui  auront  des  défauts  , 
fans  avoir  le  cœur  gâté ,  c'efi:  à  ceux-là  que 
les  kçons  de  vertu  font  efficaces  ;  &  c'efl:  à 
ceux  là  feulement  qu'on  peut  cfpérer  que  ta 
Comédie  fera  utile.  Quant  aux  gens  tout-à-fait 
vertueux,  ils  fe  feront  un  amufement  du  Spec- 
tacle &  apprendront  aux  vicieux  le  cas  qu'ils 
font  du  mérite ,  par  leurs  applaudiffemcns.  A 
l'égard  du  méchant  déterminé ,  dont  nous 
avons  parlé,  laComédie  ae  lui  efV  pas  plus  utile 
que  le  meilleur  Sermon.  Vous  n'en  conclurez 
pas  ,  j'cfpere  ,  qu'il  ne  faut  point  de  Prédica- 
teurs. 

Vous  foutenez  hardiment  que  la  pitié  que  la 
Tragédie  infpîre  efl  luic  pitié  ftérile  qui  n  a 


A  M.  L  h  ROUSSEAU.         jj 

jamais  produit  le  moindre  acle  d'humanité. 
Voilà  ce  qui  s'appelle  décider  en  dernier  ref- 
fort.  Je  ne  m'amuferai  point  à  vous  prouver 
la  fiitilité  de  votre  railonnement  on  la  fent 
avec  trop  de  facilité.  Tous  les  hommes  qui 
ont  vu  jouer  la  Tragédie  vous  ont -ils  affuré 
que  les  leçons  d'humanité  qu'ils  y  ont  reçu 
ont  glifîe  légérem.ent  fur  eux ,  &  qu'ils  n'en 
ont  jamais  fait  aucun  aûe  relativement  à  ces 
leçons  ?  Je  pourrois  ,  û.  j'ofois,  vous  nommer 
un  homme  en  place  qui,après  la  repréfentation 
deNanine,  rentra  avec  précipitation  chez  lui 
pour  ordonner  à  fon  SuifTe  de  ne  refufer  fa 
porte  à  qui  que  ce  fût ,  pas  même  aux  fougue- 
nilles  &  aux  fabots  ,  ce  furent  fes  propres 
termes  ;  le  Suifle  fij.t  fi  fort  étonné  du  difcours 
de  fon  maître,  qui  jufques  là  n'avoit  apparem- 
ment pas  été  fort  débonnaire  ,  qu'il  dit  à  un 
valet  de  chambre  qui  fe  rencontra  près  de 
lui  ,  morbleu  Ji  je  n'ax'ois  appcrçu  AilU.  Z)***. 
dans  le  caro[fe  de  Monfcigruur  ^  je  crcirois  qu'il 
vient  de  confejfc. 

Une  Tragédie  où  les  mêmes  préceptes 
d'humanité  fe  feroient  rencontrés  auroit  fans 
doute  eu  le  même  effet  que  la  Comédie  de  Mr. 
de  Voltaire.  C  iij 


3g  P.     À.     LAVAL, 

Vous  ne  vous  dcmentez  en  rion  ,  Mon* 
SIEUR  ,  &  votre  efprit  efl  toujours  une 
foutce  de  Satyre.    En  voici  un  nouveau  trait. 

>>  Quand  un  homme  efl  allé  admirer  de  bel- 
»  les  aftions  dans  les  fables  ....  ne  s'efl-il  pas 
»  acquitté  de  tout  ce  qu'il  doit  à  la  vertu  par 
»  l'hommage  qu'il  vient  de  lui  rendre  ?  Que 
»  voudroit-on  qu'il  fit  de  plus  ?  Qu'il  la  prati- 
»  quât  lui-même  ?  Il  n'a  point  de  rôle  à 
»  jouer  :  il  n'efl  pas  Comédien.  » 

Quel  effort  d'imagination  !  La  pratique  de 
la  vertu  efl  donc  étrangère  à  l'homme  ?  Quelle 
pointe  !  Mais  accordez-vous  donc  avec  vous- 
même.  Dcfavouérez-vous  la  phrafe  fuivante  ? 

»  Quant  à  moi ,  dut-on  me  traiter  de  mé- 
»  chant  encore  pour  ofer  foutenir  que  Thom- 
»  me  Cil  né  bon  ,  je  le  penfe  &  crois  l'avoir 
»  prouvé  ;  la  fource  de  l'intérêt  qui  nous 
»  attache  à  ce  qui  eft  honnête  &  nous  infpire 
»  de  l'averfion  pour  le  mal  efl  en  nous ,  & 
»  non  dans  les  pièces.  »  Si  la  fource  du  bien 
efl  en  nous  ,  fa  pratique  nous  efl  propre , 
il  ne  faut  donc  point  avoir  de  rôle  à  jouer 
&  être  Cgmédien  pour  faire  des  adions  ver- 
tueufcs. 


AM. }.  J.ROUSSEAU.  39 

L'homme  efl  né  bon  quand  vous  voulei 
rempêcher  d'aller  à  la  Comédie,  en  lui  perfua- 
dant  que  la  morale  qu'il  y  rencontrera  ell  dans 
fon  cœur ,  mais  il  ell  méchant  quand  il  y  a 
été  ,  puifqu  il  fe  contentera  d'avoir  applaudi 
le  bien  fans  le  faire.  Vous  avez  raifon  de  dire 
que  U  cœur  di  L'homme  ejl  toujours  droit  fur 
ce.  qui  ne  fc  j-aoortc  pas  perfonncllemcnt  à  lui. 
Qiu  dans  Us  querelles  dont  nous  femmes  pu- 
rement fpeclateurs  nous  prenons  à  Cinflant  U 
parti  de  la  jujîice ,  mais  que  quand  notre  inté^ 
rêt  s'y  mêle  ,  bientôt  nos  fentimens  fe  corrom" 
pcnt. 

Ne  vous  efcrimez  pas  pour  nous  convaincre 
de  cette  vérité.    Fabula  de  te  narratur. 

Avançons.  »  On  fe  croiroit,  à  votre  dccijionj 
M  aufîi  ridicule  d'adopter  les  vertus  des  Héros 
»  Tragiques  que  de  parler  en  vers  &  d'endof- 
»  fer  im  habit  à  la  Romaine.  »  Exceptez-moi , 
s'il  vous  plait ,  du  nombre  de  ceux  à  qui  vous 
prêtez  cette  façon  de  penfer.  Je  vous  proteile 
avec  toute  lafmcérité  imaginable,  que  je  vou- 
drois  relTembler  à  Narbas  ,  à  Polieude  ,  &  à 
Mardochée  par  le  cœur  ,  mais  en  vérité  je 
ferois  très-fâché  d'être  obligé  de  porter  leurs 

G  iiij 


40  P.     A.    LAVA  L; 

habits  dans  la  focicté.  (^)  Je  fuis  perfuâdé 
<5iie  tous  les  honnêtes  gens  penlent  comme 
moi  à  cet  égard.  Vous  avez  donc  tort  de  dire 
que  »  toutes   les   brillantes    maximes   qu'on 
»  vante  avec  tant  d'emphafe  font  relcgiiées  à 
»  jamais  fur  la  Scène  ,  &  ne  fervent  qu'à  nous 
»  montrer  la  vertu  comme  un  jeu  de  Théâtre, 
»  bon  pour  amufer  le  public  ;  que  la  plus  avan- 
»  tageufe  impreffion  des  meilleures  Tragédies 
»  efl:  de  réduire  à  quelques  affedions  paflage- 
»  res ,  ftériles  &  fans  effet  tous  les  devoirs  de 
•5»  la  vie  humaine  ,  à  peu  près  comme  ces  gens 
»  polis  qui  croient  avoir  fait  un  afte  de  cha- 
»  rite,  en  difant  an  pauvre  :  Dieu  vous  afîifte.» 
Vous  parlez  ici  contre  vous-même ,  car  û 
la  Tragédie  efl  aufîi  éloquente  que  la  miferc 
du  pauvre  qui  expofe  fes  befoins ,  elle  ne  fera 
pas  toujours  fans  effet.  Bien  des  gens  donnent 
l'aumône  à  ce  miférable  ;  d'autres  la  lui  refii- 
fent.  La  dureté  des  ims  ne  doit  point  décou- 
rager le  mendiant ,  furtout  quand  il  eft  bien 


(e)  Je  fens  d'ici  la  pointe  de  votre  Epigiamme.  Je 
ne  leur  reflemblemi  ,  direz- vous  ,  au  contrain;  que  par 
l'hahit.  Pouvez -vous  en  décider  .' J 'écris  contre  vous. 


A  M.  J.J.ROUSSEAU.  41 

accueilli    par    la    générofité    des    autres. 

A  force  de  vouloir  approfondir,  pour  auto- 
rifer  votre  fyflême  ,  vous  donnez  dans  des 
écarts  qui  ne  font  pas  d'un  homme  d'efprit 
comme  vous.  y>  On  peut ,  cejl  vous  qui  pari e^  , 
»  donner  un  appareil  plus  fimple  à  la  Scène  , 
»>  &  rapprocher  dans  la  Comédie  le  ton  du 
»  Théâtre  de  celui  du  monde ,  mais  de  cette 
»  manière  on  ne  corrige  pas  les  mcieurs  ,  on  les 
»  peint ,  &  un  laid  vifage  ne  paroit  point  laid 
»  à  celui  qui  le  porte.  » 

C'efl  au  contraire  en  peignant  les  mœurs 
qu'on  les  corrige ,  la  charge  qu'on  ajoute  dans 
la  peinture  qu'on  en  fait  y  efl  néceffaire.  II 
faut  être  foi-même  affefté  doublement  d'un 
fentiment  qu'on  veut  faire  pafler  dans  l'ame  de 
fon  Auditeur  ;  fans  quoi  on  efl  froid  ,  &  le 
public  ne  s'intérefle  plus.  Il  eft  d'ailleurs  très- 
faux  qu'un  laid  vifage  ne  paroit  pas  tel  à  celui 
qui  le  porte.  L'amoiu-  propre  cherche  à  pallier 
fes  défauts  ,  mais  un  miroir  fert  de  juge.  Je  ne 
puis  mieux  vous  comparer  les  charges  qu'on 
emploie  au  Théâtre  pour  ridicuhfer  le  vice 
<ju'à  ces  lunettes  qui  grofliffent  les  objets  pour 
en  taire  appcrcevoir  jufqu'aux  moindres  dé- 


41  P.     A.     LAVAL, 

fonts.  Ces  verres  font  néceflaires  pour  ceux 
dont  la  vue  eÛ.  foible.  Une  charge  décente 
qu'on  donne  à  un  vice  defîïllc  les  yeux  de 
quiconque  voudroit  s'abulcr  en  s'cxcurant. 

Ne  craignez  point  au  refte  ,  comme  vous 
paroiiTez  l'appréhender  ,  que  le  ridicule  atta- 
que dans  le  fond  du  cœur  le  refpcd  qu'on  doit 
à  la  vertu  ,  parce  que  l'on  plaifante  quelque- 
fois des  gens  très-eftimables.  Jamais  la  vertu 
ne  devient  fur  le  Théâtre  l'objet  de  "la  plaifan- 
terie,  fans  un  puiffant  corredif  qui  lui  rend  tou- 
jours les  refpeds  &c  les  hommages  qui  lui  font 
dûs  ;  &  jamais  le  fourbe  qui  la  badine  n'efl 
peint  fous  d'autres  couleurs  que  fous  celles  qui 
le  rendent  odieux  ;  bien  que  fes  mauvais  tours 
excitent  le  rire  ,  par  leur  fmgularité.  Vous 
appuyez  le  fentimcnt  dans  lequel  vous  êtes 
fur  l'inutilité  des  Spedacles  ,  de  l'opinion  du 
grave  Murât ,  qui  dit  que  nous  voyons  tou- 
jours au  Théâtre  d'autres  êtres  que  nos  fcm- 
blables.  Encore ime fois ,  Monsieur,  les 
portraits  y  font  chargés  pour  y  paroître  tels 
qu'ils  doivent  être.  Une  rtatuë  immenfe  placée 
à  un  certain  éloigncment  ,  diminué  de  la  gran- 
deur ,    &VOUS  fcmblc  de  hauteur  naturelle. 


AM.  J.J.  ROUSSEAU.         43 

Pour  laifTer  au  public  une  idée  de  l'héroïfme 
d'Alexandre  ,    il  faut  le  peindre  au-defTus  de 
lui-même ,  afin  qu'il  gagne  par  cette  exagéra- 
tion ce  qu'il  perd  à  n'être  que    repréfenté» 
Voilà  pourquoi  la  Tragédie' met  l'homme  au- 
defTus  de  l'humanité  ;  fi  la  Comédie  le  met  au- 
defTous ,  c'efl  toujours  par  la  même  difficulté 
de  faire  appercevoir  les  objets  tels  qu'ils  font 
réellement.    L'homme  y  paroît-il  plus  foible 
qu'il  n'eft  en  effet  }  Le  Spedateur  ne  fera  que 
trop  porté  à  lui  rendre  beaucoup  plus  qu'on  ne 
lui  ôte.     Lors  donc  qu'Ariflote  donne  pour 
régie  dans  fa  poétique  de  faire  dans  la  Tragé- 
die les  Héros  plus  grands  qu'ils  ne  font  ;  &  s'il 
veut  au  contraire  qu'on  mette  les  hommes  au- 
deffous  d'eux-mêmes  dans  la  Comédie ,  c'eû 
parce  qu'il  a  fenti  que  ces  deux  excès  étoient 
chacun  néceffaire  dans  leur  genre  pour  que  le 
public  fe  fit  une  jufte  idée  de  ce  qu'on  vou- 
loit  lui  repréfenter.    Ce  n'eft  donc  point  l'a- 
mour de  l'illufion  qui  a  didé  cette  régie  ,  c'efl 
celui  de  la  vérité. 

Vous  croyez  convaincre  du  peu  de  profit 
qu'on  peut  tirer  des  Speûacles  pour  les  mœurs, 
parce  que  ,    dites  -  vous  ,     »  la  plupart  des 


44  P.  A.     L  A  V  A  L  , 

»  allions  tragiques  n'étant  que  de  pures  fables^ 
«  des  événemens  qu'on  fait  être  de  l'invention 
»  du  Poëte  ,  ne  font  pas  une  grande  imprefîion 
»  fiu-  les  Speftateurs.  Je  répons  à  cela  qu'il 
n'efl  pas  exaûement  vrai  que  la  plupart  des 
aûions  tragiqu  es  foient  de  pures  fables  ,  qu'il 
y  en  a  quelques-unes ,  mais  que  le  grand  nom- 
bre eft  fondé  fur  de  véritables  hilioires. 
J'ajoute  que  quand  cela  feroit  vrai ,  les  fables, 
les  allégories  &  les  paraboles  ont  été  de  tout 
tems  regardées  comme  les  moyens  les  plus 
propres  à  inftruire  les  hommes  ;  tous  les  Légis- 
lateurs les  ont  employé  avec  fuccès.  Pourquoi 
ne  perdroient-elles  leur  utilité  qu'au  Théâtre 
où  l'on  cherche  à  les  rapprocher  le  plus  qu'on 
peut  de  la  vérité  ?  Vous  ne  voulez  pas  non 
plus  que  les  exemples  de  la  vertu  récompcnfée 
&  du  vice  puni  foient  profitables  fur  la  Scène 
»  parce  que  ces  punitions  &  ces  récompenfes 
»  s'opèrent  toujours  par  des  moyens  fi  extraor- 
»  dinaircs  qu'on  n'attend  rien  de  pareil  dans 
»  le  cours  naturel  des  chofes  humaines  >♦.  Mau- 
vaifc  raifon  !  Ne  ferai-je  point  excité  à  l'a. 
mour  de  la  foi  chrétienne  quand  un  m.iracle  ho- 
norera la  mort  d'un  martyr ,  parce  que  c'ell  un 


A  M.  J.  J.  ROUSSEAU.         45 

événement  qui  ne  doit  pasfe  rencontrer  dans  le 
cours  naturel  des  chofes  humaines  ?  L'horreur 
que  je  dois  avoir  du  menfonge  ne  s'augmente- 
ra-t-il  pas  en  moi  quand  je  lirai  l'hiftoire 
d'Ananie  ,  parce  que  les  menteurs  ne  font 
pas  tous  frappes  de  mort  par  latoute-puiffance 
de  Dieu  ?  A  la  vérité  fes  exemples  faints  feront 
fur  moi  une  impreflion  bien  différente  que  la 
punition  de  Salmoné ,  ou  d^autres  hiftoires 
fabuleufes  ;  dans  les  uns  j'adorerai  le  doigt  de 
Dieu  ,  dans  les  autres  je  tirerai  mon  profit  de 
leur  morale,  quoique  je  fâche  que  ce  foit  l'ou- 
vrage des  hommes.  Si  je  fais  une  aûion  fainte 
en  me  nourriffant  des  vérités  facrées  ,  je  n'eti 
ferai  pas  une  mauvaife,  en  cherchant  ime  bonne 
morale  dans  la  Fable.  J'imiterai  l'abeille  ,  qui 
après  avoir  fait  un  précieux  larcin  fur  le  lys  , 
ne  dédaigne  pas  le  fuc  du  ferpolet. 

Vous  avez  fenti  la  foiblefle  des  preuves  que 
vous  aportez  pour  détruire  l'utilitc  de  la 
Comédie.  Votre  dernière  reffourcc  eft  donc 
de  nier  tout  net  que  le  Spedaclc  puifle  être 
avantageux.  »  Je  répons  ,  dites-vous,  en  niant 
»  le  fait.'  »  Vous  ne  voulez  pas  que  l'objet  fur 
lequel  les  Auteurs  dirigent  leurs  ouvrages  foit 


46  P.  A.     L  A  V  A  L  , 

d'infpirer  l'amour  de  la  vertu  &  la  haine  du 
vice  par  la  morale  de  leurs  Pièces  ,  ainfi  vous 
n'héfitez  point  de  parler  en  ces  termes:  »Vice 
»  ou  vertu  ,  qu'importe  ?  pourvu  qu'on  en 
»  impofe  par  un  air  de  grandeur  ?  Auffi.  la 
»  Scène  Françoife  ,  fans  contredit  la  plus  par- 
»  faite ,  ou  du  moins  la  plus  régulière  qui  ait 
>>  encore  exifté  ,  n'eft-elle  pas  moins  le  triom- 
»  phe  des  grands  fcélérats  que  des  plus  illuf- 
w  très  Héros  ?  témoin  Catilina  ,  Mahomet , 
»  Atrée  ,  &  beaucoup  d'autres.  » 

Quelqu'un  qui  lira  cet  article  fans  connoître 
les  Tragédies  dont  vous  parlez  ,  avalera  à 
longs  traits  le  poifon  que  vous  verfez.  Voilà 
pourquoi  les  Ecrivains  font  fouvent  à  crain- 
dre. Ils  adoptent  un  fentiment  qu'ils  foutien- 
nent  avec  efprit ,  conféquemment  avec  qucl- 
qu'apparence  de  vérité.  Les  Lefteurs  font 
féduits  ,  &  entraînés  dans  le  piège  qu'on  leur 
a  tendu  ,  parccqu'il  ne  fe  trouve  pcrfonne  qui 
les  garantilTe  du  précipice  ou  qui  les  aide  à  en 
fortir. 

Catilina  cfl:  repréfenté  comme  un  illuftre 
fcélérat ,  mais  non  pas  comme  un  grand  hom- 
me.   Depuis   le  premier    jiifquau  quatrième 


A  M.  J.J.ROUSSEAU.  47 

Afte  inclurivement ,  il  étonne ,  il  étourdit  le 
Spedatcnr  par  la  hardieffe  de  (es  projets,  au 
cinquième  lès  flireurs  ne  provoquent  affuré- 
ment  pas  la  pitié  ,  elles  infpirent  au  contraire 
de  l'horreur.  C'eft  un  homme  extraordinaire 
qu'on  veut  connoître  parcequ'il  s'efl  rendu 
fameux  ,  &  toute  fa  conduite  fert  de  preuve 
que  les  plus  hautes  qualités  font  les  plus  per- 
nicieufes  dans  un  cœur  corrompu.  L'Auteur  a 
mis  cette  vérité  dans  la  bouche  de  Caton  qui 
lui  dit  : 

Catilina  ,  je  crois  que  tu  n'es  point  coupable  , 
Mais  fi  tu  l'es  ,  tu  n'es  cu'un  homme  déteflable , 
Car  je  ne  vois  en  toi   que  l'efprit  &  l'éclat 
Du  plus  grand  des  mortels ,   ou  du  plus  fcélérat. 

Le  public  qui  entend  parler  ainfi  Caton  eu 
prévenu  que  Catilina  eft  réellement  coupable» 
il  Tenvifage  donc  comme  le  plus  fcélérat  des 
hommes ,    &  non  comme  le  plus  grand. 

Lorfque  Catilina  en  voyant  fortir  Ciceron 
qu'il  vient  de  tromper  par  un  lâche  artifice  , 
dit: 

Va  ,  ma  valeur  bientôt  fera   mieux   occupée  ; 
Elle  n'afpire  plus  qu'à  te  percer  le  fein. 


48  P.     A.     L  A  V  A  L , 

Croyez-vous  que  ces  deux  vers  difpofent^ 
en  fa  faveur  ,  &  qu'on  ne  le  regarde  pas 
comme  un  forcené  ?  On  le  met  au  rang  des 
Cromwel,  &  de  tels  perfonnages  font  toujours 
odieux. 

Il  finit  par  fe  poignarder  lui-même  ,  on  ne 
le  plaint  pas  ;  il  a  révolté  les  efprits  par  fes 
forfaits  ,  on  ne  fe  fent  point  attendri  pour 
lui.  Si  la  cataftrophe  de  la  pièce  peut  infpirer 
de  la  pitié  c'eft  pour  Tullie  qu'on  la  reffent. 
On  voudroit  que  la  fille  du  plus  grand  des 
Romains  eût  pu  réfifler  à  l'amour  qui  l'enfla-. 
me  pour  un  monftre  qui  ne  refpire  que  l'afla- 
fmat  de  fon  Père.  Les  traiifports  dont  elle  efl 
agitée  à  la  vue  des  crimes  de  fon  amant ,  les 
efforts  qu'elle  fait  pour  lui  fuggérer  des  fenti- 
mens  de  repentir ,  &  pour  qu'il  fe  mette  à 
même  d'obtenir  le  pardon  de  fa  révolte  ;  fa 
douleur  enfin  lorfqu'il  fe  poignarde  à  (qs  yeux, 
tous  les  mouvemens  de  Tullie  intércflent  & 
émeuvent  en  fa  faveur  ;  mais  on  n'cll  point  du 
tout  fâché  de  voir  périr  un  traître  ,  un  fcdi- 
tieux ,  un  meurtrier ,  un  homme  enfin  abo- 
minable &  qui  efl  dépeint  comme  tel.  Ses 

crimes  ne  fe  changent  en  vertus  que  dans  fa 

bouche. 


A  M.J.  J.ROUSSEAU.  49 

bouche.  Il  ne  peut  en  impofer  ,  Ciceron  dc 
Caton  le  démafquent. 

Ne  dites  donc  point  que  la  Scène  eft  le 
triomphe  de  Catilina ,  puifqu'elle  met  au  jour 
l'horreur  de  fes  complots  &  que  fa  mort  ÔC 
celle  de  Tes  conjurés  en  eft  la  jufte  punition. 

Vous  prétendez  que  dans  cette  Pièce  Caton 
fait  le  perfonnage  d'un  pédant  &  Ciceron  celui 
d'un  vil  Rhéteur  &  d'un  lâche.  Ils  ne  font 
traités  ainfi.  que  par  Catilina ,  qui  a  intérêt 
de  les  abailTer.  Vous  favez  bien  que  l'éloge 
ou  le  blâme  d'un  fcélérat  cft  fans  aucun  poids , 
(  <z)  s'il  étoit  poiTible  que  les  mépris  de  Cati- 
lina pour  ces  deux  Romains  fifient  quelqu'im- 
prefîion  défavantageufe  fur  l'eiprit  des  Spec- 
tateurs ,  elle  s'évanouiroit  bientôt  par  les 
foins  qu'on  les  voit  prendre  pour  fauver  la 
République  &  par  les  fuccès  dont  ces  mêmes 
foins  font  fuivis. 

Il  n'y  a  jamais  qu'un  Afteur  qui  préférera , 
pour  le  jeu  feulement ,  le  rôle  de  Catalina  à 


(a)     .     .     .     .    Qu'il  parle   mal  ou  bLen, 

n  eft  deshonoré  ,     fes  difcours    ne  font   rien. 

G. 

D 


50  P.    A.    LAVA  L , 

celui  de  Ciceron  ou  de  Caton.  C'eft  donc  à 
tort  que  vous  accufez  Mr.  de  Crébillon  d'a- 
voir obligé  les  Speûateurs  à  accorder  toute 
leur  eflinie  au  fcélérat  qu'il  a  peint  tel  que 
Ciceron  lui-même  dans  fes  Catilinaires. 

De  tout  ce  que  je  viens  de  dire  il  n'en 
refulte  pas  ,  comme  vous  l'affurez  »  que  la 
»  morale  de  cette  Pièce  n'aboutit  qu'à  encou- 
»  rager  des  Gatilina  ,  &  à  donner  aux  mé- 
»  chans  habiles  le  prix  de  l'eiliime  due  aux 
»  gens  de  bien.  » 

Nous  lommcs  dans  un  liécle  oii  les  Catilina 
n'auroient  pas  plus  beau  jeu  que  leur  modèle. 
AiTurément  le  prix  de  fes  crimes  n'encouta- 
gera  perfonne  à  l'imiter.    Au  furpîiis  votre 
crainte   à   cet  égard  ne   peut  regarder  que 
votre  patrie.  Je  fuis  très-perfuadc  qu'elle  n'a 
point  donné  le  jour  à  un  méchant  de  l'efpece 
de  celui  dont  nous  parlons  ,  ii  je  me  trompe 
dans   ma  bonne  opinion  ,    elle   trouvera  en 
vous  un  fécond  Ciceron.  Soyez  donc  tran- 
quille fur  les  effets  de  la  repréfcntation  de 
cette  Tra£!,cdie. 

Vous  me  difpenferez,  s'il  vous  plaît,  de 
faire  l'examen  de  Mahomet  6c  d'Atrée ,  j'ai 


A  M.  J.J.ROUSSEAU.         51 

déjà  parlé  de  la  première  de  ces  deux  Pièces 
qui  eft  un  chef-  d'œuvre  en  tout  genre  ,  la 
féconde  a  fans  doute  un  mérite  fupérieur  , 
mais  je  n'ai  pas  le  temps  de  faire  une  difcuf- 
fion  générale  de  toutes  les  produftions  de  nos 
Auteurs.  Moins  j'allongerai  mes  remarques  à 
cet  égard ,  plus  vous  devez  m'en  favoir  gré. 

Vous  vous  plaignez  qu'on  ne.  fait  paroîtr^i 
fur  la  Scène  que  des  Héros  ,  vous  voudriez 
qu'on  nous  affefta  des  mêmes  fentimens  d'un 
tendre  intérêt  pour  la  fimple  humanité.  Vous 
êtes  le  feul  qui  n'avez  par  apperçu  ou  voulu 
épercevoir  toutes  les  leçons  que  la  Tragédie 
fournit  à  cet  égard. 

Vous  avez  vu  jouer  Mérope ,  &  vous 
demandez  des  leçons  d'humanité  I  O  Voltaire  ! 
quel  Dieu  t'infpira  la  féconde  Scène  du  fécond 
Afte  ?  O  Roufîeau  I  quel  démon  te  l'a  fait 
oublier?  Fut -il  jamais  de  fentimens  plus 
nobles  ,  plus  grands  ,  plus  généreux  que  ceux 
de  Mérope  qui  veut  protéger  Égifte  lorfqu'elle 
croit  être perfuadée  qu'il  n'ell  pas  fon  fils? 
Écoutons  cette  Reine  : 

Tendons  à  fa  jeimefTe  une  main  bienfaifante  ; 

C'eft  un  infonunô  que  ie  Ciel  mz  prcisnte. 

11  Uiffit  qu'il  foit  homme  Oc  qu'il  foit  inalheureu.r. 

D  ij 


52  p.  A.     LAVAL, 

Se  plaindre  après  que  la  Tragédie  ell  muette 
lorfqu'il  s'agit  de  donner  des  leçons  d  huma- 
nité ,  c'eft  s'aveugler  foi-même  ,  c'efl  fuivre 
l'erreur  ,  parce  qu'on  la  chérit.  Je  choilis  cet 
Ouvrage  de  M,  de  Voltaire  par  prédiledion  ; 
mais  fans  rien  diminuer  du  mérite  de  ce  grand 
homme  ,  en  le  lui  faifant  partager  avec  d'au- 
tres ,  je  pourrois  citer  une  nombreufe  multi- 
tude de  Tragédies  qui  ne  font  pas  de  ce  fublime 
Écrivain  ,  dans  lefquelles  les  leçons  de  la  fmi- 
ple  humanité  font  aulîi  frappantes  que  répé- 
tées. Je  regarde  donc  comme  un  facrifîce 
du  cœur  fait  à  l'efprit  cette  jolie  phrafe  que 
vous  nous  débitez  à  ce  fujet  :  »  Les  Anciens 
»  avoient  des  Héros ,  &  mettoient  des  hommes 
»  fur  leurs  Théâtres  ,  nous ,  au  contraire , 
»  nous  n'y  mettons  que  des  Héros,  &  à  peine 
»  avons-nous  des  hommes. 

Je  ne  fuis  pas  furpris  qu'ayant  adopté  un 
fyftème  ,  vous  cherchiez  à  le  faire  recevoir  ; 
mais  ce  qui  m'étonne  ,  ce  font  les  moyens  que 
vous  employez  pour  y  réulîîr. 

»  Il  n'ell:  pas  vrai ,  d'ucs-vous  ,  que  le  meur- 
«  tre  &  le  parricide  foient  toujours  odieux  au 
»  Théâtre  ».     Et  où ,  s'il  vous  plaît ,  paroif- 


A  M.   J.  J.  ROUSSEAU.  53 

fent-ils  fans  être  des  objets  d'exécration?  Tou- 
tes les  mauvaifcs  raifons  que  les  criminels 
apportent ,  toute  Ja'}::ppîTipe  des  vers  qu'ils 
débitent,  le  ton  ''impofant  &  fentencieux  qu'ils 
emploient ,  tout  cela  peut -il  en  faire  accroire  ? 
Belle  inllruftion  ,  vous  écriez-vous  ,  pour  le 
Parterre  !  Mais  quel  Parterre  alTez  flupide 
pour  être  la  dupe  de  ce  ton  impofant  &  fen- 
tencieux ?  Vous  lui  faites  bien  de  l'honneur. 

Quel  affemblage  faites-vous ,  Monsieur  , 
des  crimes  les  plus  énormes  &  les  plus  monf- 
trueux  pour  cx)nvaincre  votre  Le^eur  que  les 
combats  des  gladiateurs  n'étoient  pas  fi  barba- 
res que  nos  Spe£lacles  ?  L'adultère  ,  l'incefte, 
le  parricide  ,  font  ,  à  vous  entendre ,  l'orne- 
ment de  la  Scène  Françoife.  Je  fais  qu'il  eft 
quelquefois  mention  de  ces  crimes  ,  mais  je 
n'ignore  pas, que  s'il  faut  les  bannir  du  Théâtre, 
parce  qu'ils  font  friffonner  d'horreur  ,  il  faut 
fupprimer  tous  les  Hilloriens  qui  nous  en  ont 
tranfmis  le  détail.  Le  récit  de  ces  exécrations 
n'eft  pas  fait  [^our parerl^  Scène,  mais  pour  infpi- 
rer  une  haine  falutairc  contre  ces  abominables, 
aôions.     Grâces  à  la  fageifc  des  Loix  &  du 

Gouvernement ,    ces  fcclératcdes  ne  font  pas 

D  iij 


54  P.  A.     LAVAL, 

fréquentes  ;  on  en  voit  pourtant  quelquefois 
de  trop  funefles  exemples  ;  on  ne  fait  donc 
pas  mal  de  déclamer  contre  ces  crimes.  Au 
iiirplus  ,  le  nombre  des  Tragédies  auxquelles 
I  incefte  &  le  parricide  fervent  de  fujets ,  eft 
fort  petit  en  comparaifon  des  autres  ;  fut-ij 
d'ajUeurs  plus  confidcrable  ,  ce  feroit  toujours 
outrer  la  matière  que  de  vouloir  nous  faire 
convenir  que  Us  majficres  des  gladiateurs  nér 
toïtnt  pas  ji  barbares  que  nos  affreux  SpcclacUs. 
La  rQpréfentation  de  quelque  fait  que  ce  puiiTç 
être. ,  pourra-t-elle  être  mife  en  parallèle  avec 
la*  réalité  d'un  mal  auiîi  grand  que  celui  dç 
l'homicide  ?  Les  gladiateurs  s'égorgeoient  réel- 
lement ;  l'un  des  combattans  ,  &  quelquefois 
tous  ks  deux  ,  étoient  mis  à  mort.  Gheznous^ 
l'inceflueux  &  le  parricide  n'ont  que  l'ombrç 
QU  crime  ;  nos  Spe^lacles  font  pourtant  à 
votre  avis ,  plus  affreux  que  ceux  qui  en 
^voient  la  réalité.  Votre  décifion  paiTcra-t-ellç 
fans  appel } 

J'ajouterai  encore  que  nos  Auteurs  François 
ont  très-grand  foin  de  dérober  autant  qu'ils 
peuvent  la  vue  &:  le  récit  môme  de  tous  les 
forfaits  trop  odieux.    Vous  excufez   \cs  Grecs 


A  M.  J.  J.  ROUSSEAU.  55 

«ui  agiffoicnt  à  cet  égard  fans  aucun  ménage- 
ment ,  parce  qu'  »  ils  avoient  leurs  railons,  & 
»■  que  l'odieux  même  cntroit  dans  leurs  vues.. 

Voilà  qui  eft  bient  ôt  dit  ;  mais  ne  voit-on. 
pas  qu'il  y  a  dans  ce  raifonnement  une  volonté, 
déterminée  de  décrier  abfolument  le  Théâtre 
François  ,  lors  même  qu'il  évite  les  défauts 
qu'on  reproche  aux  Grecs  ? 

Nous  avons  une  Tragédie  d'Èle^re^  SopHo-- 

çle ,   Euripide ,  Efchyle  nous   en  ont    laiffc 

chacun  une  fur  le  même  fujet.    Quelle  compa- 

raifon  ferez-vous  de  1^  nôtre  avec  celle  de  ces 

Anciens  ?   Vous  avez  dit  plus  haut  que  la  plus, 

belle  Tragédie  de  Sophocle  tomberoit  tout  à , 

plat  fur  notre.  Théâtre.  Mais  indépendamment 

des  raifpns  que  je  vovis  ai  déjà  donné  du  peu. 

de  fuccès  qu'elle  auroit ,    c'eft  que  l'on  peut 

véritablement  reproclfer  à  Sophocle,  qu'il  n'a 

point  ménagé  la.  délicateiTe  du  fentiment  dans, 

fes  Ouvrages.    Par  exemple  la  cataftrophe  de. 

fon  Éleftre  ,  au  lieu  d'exciter  la  terreur  &c  la 

compafTion  ,,  donne  de  l'horreur  ,  ce  qui  pafTe 

te  tragique.  C'cft  la  remarque  que  fait,  le  favant* 

M.  Dacier  ,  lorfqu'il  dit  : 

»  Jç  fuis  perfuadé  que  le  fujet  de  cette  pié,c<îi 

Diiij 


5<$  P.  A.     L  A  V  A  L  , 

»  paroîtra  aujourd'hui  trop  horrible  ,  &  que 
»  l'on  ne  pourra  foufTrir  un  fils  qui  tue  ia  mère, 
»  &  une  fille  qui  exhorte  fôn  frère  à  ce  meur- 
>;  tre.    En  effet ,  il  y  a  une  trop  grande  atro- 
»  cité  dans  cette  a£lion.    Les  Athéniens  même 
>r  qui  étoient  le  Peuple  du  monde   qui  haïffoit 
»  le  plus  les  Rois  ,    en  ont  été  choqués  ;  car 
»  nous  voyons  qu'Ariitote  enfeigne  de  quelle 
»  manière    Sophocle    devoit   corriger    cette 
w  atrocité  ,    fans  rien  changer  à  la  fable.    Ce 
^>  Poète  en  a  diminué  l'horreur  autant  qu'il  a 
»  pu  ,  en  relevant  extrêmement  les  malheurs 
»  d'Eledlre ,   &  en  peignant  des  plus  noires 
»  couleurs  la  cruauté  &  la  barbarie  de  Clvtem- 
>f  neil:re&  d'Égifte.   D'ailleurs  il  âcru  inftruire 
»  par-là  plus  efficacement  les  hommes  de  cette 
>>  importante  vérité  ,     que  ceux  qui  commet- 
»  tent  de  grands  crimes  ,  ne  font  pas  à  couvert 
M  au  milieu  de  leur  famille  ,  &  que  Dieu  pour 
»  rendre  leur  châtiment  plus  terrible  &  plus 
»  exemplaire  ,  les  punit  par  la  main  même  de 
>>  leurs  enfans  ;   mais    cela  ne  fufiit  peut-être 
»  pas  pour  le  jiillilier. 

En  effet  lorfqu'au  cinquième  Aùe  Orefte^tue 
fa  mcre  ,   on  entend  Clytemneflre  lui  adrefTer 


A  M.  J.  J.  R  O  U  s  s  E  A  U.         57 

ces  tendres  paroles:  Mon  fils!  mon  cher  fils! 
ayc:;^  piti?  de  celle  qui  vous  a  donné  la  vie.  Il 
faut  qu'un  fils  foit  bien  dénaturé  pour  tuer  fa 
mère  avec  pleine  connoiiTance  ,  lors  même 
que  pour  le  fléchir  elle  emploie  la  voix  de  la 
nature.  Eleftre  eft  à  mon  avis  encore  plus 
cruelle,  à  raifon  de  fonfexe,  à  qui  la  pitié  &  la 
douceur  font  des  vertus  perfonnelles.  Cette 
barbare  fille  entendant  fa  mère  demander  la 
vie  à  fon  fils  ,  lui  répond  :  Mais  auriei-vous 
donc  eu  pitié  de  lui ,  &  eûtes  -  vous  pitié  de  notre 
père  ,  lorfque  vous  Cajf  affinâtes  fi  cruellement  } 

Je  conviendrai  avec  vous  que  fi  nos  Tra- 
gédies avoient  des  défauts  auffi  grands  que 
ceux-là ,  vous  auriez  raifon  de  dire  que  nos 
Spe£lacles  font  affreux  :  mais  trouvez  -  vous 
rien  de  femblable  dans  l'Eleftre  Françoife? 
Avec  quel  art  le  Poëte  ne  dérobe-t-il  pas  toute 
l'atrocité  de  l'aftion  !  il  nous  enfeigne  la  même 
morale  que  l'Ecrivain  grec,  mais  il  le  fait  d'une 
manière  qui  nous  intéreffe  &  qui  ne  nous  ré- 
volte pas. 

Combien  plus  ne  trouverons  -  nous  pas  à 
blâmer  dans  FEleftre  d'Efchyle  que  dans  celle 
de  Sophocle  ;    on  voit  fur  le  Théâtre  Cly- 


5?  P.     A.    L  A  V  A  L, 

temneflre  qui  prie  fon  fils  de  ne  la  pas  tuer.  (*)^ 
Le  même  fujet  eft  encore  traité  d'une  manière 
plus  horrible  dans  Euripide.  Eleftre  y  dit 
qu  elle  fe  fent  capable  de  tuer  fa  mère  de  fa 
propre  main.  En  effet  elle  l'attire  dans  le 
piège  ;  elle  eft  non-feulement  préfente  à  fa 
mort  ;  mais  elle  encourage  fon  frère  ,  &  elle 
met  la  main  au  poignard.  Voilà  pourtant  les 
Auteurs  que  vous  excufez. 

„  Si  les  Grecs ,  dites  -  vous ,  fupportoient  de. 
5,  pareils  Sp^ûacles ,  c'étoit  comme  leur  rcpré- 
„  fentant  des  antiquités  nationales  ,  qui  cou- 
5,  roient  de  tout  tems  parmi  le  peuple  ,  qu'ils 
5,  avoient  leurs  raifons  pour  fe  rappellei: 
5,  fans  ceffe  ,  &  dont  l'odieux  même  entroit 
„  dans  leurs  vues.  „  Voilà  encore  une  fois  les. 
Grecs  difculpés,  &  nous  qui  apportons  les  tems 
péramens  les  plus  fcrupuleux  pour  ôter  toutes 
les  horreurs  dont  leur  Théâtre  étoit  rempli , 
nous  qui  fouffrons  à  peine  le  récit  de  ce  qu'ils 

(^J  Lorfque  Sophocle  tait  dire  à  Clytemneftre  :  Mon 
fils  !  mon  cher  fils  !  aye^  pitié  de  celle  qui  vous  a  donné 
la  vie.  On  entend  ces  paroles  fans  voir  les  Acieurs  ,  la 
Scène  eft  occupée  par  le  chœur,  au  lieu  qu'E'chyle,  fait 
paroître  Clytemneftre  demandant  grâce  à  fon  tîls. 


AM.  J.J.ROUSSEAU.         59 

y  mettoient  en  aftion ,  nous  fommes  condam- 
nés. L'admirable  jugement  ! 

Notre  Théâtre  a  des  régies  qu'il  ne  peut 
jamais  îranfgreffer.  On  ne  doit  point  détruire 
les  Fables  reçues ,  mais  on  peut  manier  avec 
habileté  les  incidens  fans  changer  le  fond  de  la 
chofe.  C'eil  ce  qu'Ariflote  nous  apprend  quand 
il  nous  enfeigne  de  quelle  manière  il  faut  fe 
conduire  lorfqu'on  a  des  aftions  atroces  à  trai- 
ter. Il  ne  veut  point  qu'on  confomme  une 
cLÙïon  atroce  avec  connoiflance  de  caufe.  II 
veut  qu'on  agiffe  fans  connoître  &  qu'on  re- 
connoifTe  fon  crime  quand  il  eil  fait  ,  ou  bien 
qu'on  foit  fur  le  point  de  le  commettre  ;  mais 
qu'on  le  reconnoiffe  avant  l'exécution ,  ce  qui 
empêche  qu'on  ne  l'achevé.  Par  ce  moyen  on 
fauve  au  public  l'horreur  inféparable  de  tout 
ce  qui  ell  contre  nature.  Perfonne  ne  difcon- 
viendra  qu'une  régie  fi  fage  ne  foit  obfervée 
aujourd'hui  avec  la  dernière  exaftitude. 

Après  avoir  employé  toute  votre  Rhétori- 
que à  nous  convaincre  du  mal  auquel  la  Tra- 
sédie  donne  néceffairement  lieu ,  vous  en  vc- 
nez  à  la  Comédie.  Quel  acharnement  !  C'ell 
ici  que  vous  vous  déchaînez  avec  tout  le  zele 
que  votre  enthoufiafme  vous  infpire. 


6o  P.    A.     L  A  V  A  L , 

„  Tout  en  eft  mauvais  &  pernicieux ,  tout 
5,  tire  à  conféquence  pour  les  Speftateurs ,  & 
„le  plaifir  même  du  comique  étant  fondé  fur 
5,  un  vice  du  cœur  humain ,  c'eil  une  fuite  de 
„  ce  principe,  que  plus  la  Comédie  eft  agréable 
5,  &  parfaite  ,  plus  fon  effet  efl  funefle  aux 
„  mœurs.  „ 

Vous  nous  apporterez  fans  doute  fur  la  Co- 
médie d'auflî  bonnes  raifons  que  celles  dont 
vous  avez  fait  ufage  contre  la  Tragédie.  En 
attendant  l'examen  que  j'en  ferai  ,'je  commence 
par  nier  tout  net  (à  votre  exemple)  qu'il  foit 
vrai  que  /Vj^r  de  la  Comédie  foit  funejle  aux 
mxurs  ^  parceque  le  plaifir  du  comique  ejl  fondé 
fur  un  vice  du  cœur.  Il  n'y  a  dans  ce  raifonne- 
ment  que  l'art  néceffaire  à  la  féduftion.  Em- 
ployons contre  lui  les  armes  d'une  vérité  claire 
oL  convainquante. 

Le  plaijir  du  Comique  efl  fondé  fur  un  vice  du 
cœur.  Pourquoi ,  s'il  vous  plaît  ?  parce  que 
l'on  rit  à  la  Comédie  quand  un  valet  fourbe  un 
honnête  homme ,  &  c'eil  être  vicieux  que  de 
rire  du  mal,  parce  qu'il  ne  doit  jamais  pro- 
duire que  l'indignation.  Voilà  votre  penfée 
développée. 


A  M.  J.J.  ROUSSEAU.  61 

Vous  auriez  railbn  de  dire  que  c'eft  le  propre 
d'un  cœur  vicieux  que  de  fentir  un  certain 
plaifir  quand  il  voit  commettre  une  mauvaife 
aftion.  Ref{e  à  favoir  de  quelle  nature  eft  le 
plailir  que  me  donne  un  valet  qui  dupe  fon 
maître  fur  la  Scène  ;  û  le  cœur  partage  ce  plai- 
fir ,  je  n'ai  point  de  réplique  à  vous  donner. 
J'ai  longtems  vu  jouer  à  Paris  la  Comédie 
avant  d'avoir  embraffé  l'état  de  Comédien. 
Sans  difficulté  le  Théâtre  de  cette  ville  étant  le 
plus  parfait  qu'il  y  ait  au  monde  ,  c'efl  lui  qui 
doit  indubitablement  faire  la  plus  fenlible 
imprefîion  fur  les  Speftateurs.  Eh  bien , 
Monsieur,  je  vous  protelte  &  je  vous 
jure  que  jamais  Mrs.  Armand  &  Preville,  mal- 
gré la  fupériorité  de  leurs  talens  ,  n'ont  afFe£lé 
mon  cœur  d'une  fenfation  vôluptueufe  ,  quand 
avec  toute  l'adrefTe  la  plus  parfaite ,  ils  ont 
repréfenté  quelque  perfonnage  d'habiles  frip- 
pons  ,  ou  trompé  la  limplicité  d'un  honnête 
vieillard.  J'ai  pourtant  ri  avec  tout  le  parterre, 
mais  mon  cœur  n'avoit  aucune  part  à  ce 
tém.oignage  de  fatisfadion. 

Je  diftingue  deux  efpeces  de   plaifir  qu'on 
peut  goûter  au  Spe^acle  ^   l'un  qui  va  droit  au 


6z  P.  A.    L  A  V  A  L, 

cœur  ;  l'autre  qui  n'égayé  que  l'efprit.  Le  pre- 
mier peut  être  nuifible  aux  mœurs  ,  s'il  ell 
poflible  qu'une  mauvaife  aftion  le  fafTe  naître. 
Or  le  cœur  de  l'homme  eft  naturellement  trop 
ami  de  la  droiture  pour  être  délicieufement 
aiFedé  par  la  repréfentation  du  mal ,  fur  tout 
quand  aucun  intérêt  perfonnel  n'eft  afTez  fort 
&  affez  puiffant  pour  obfcurcir  les  lumières  de 
fa  raifon ,  &:  étouffer  le  témoignage  de  fa  con- 
fcience.  Le  genre  de  plaifir  que  le  cœur 
éprouve  à  la  Comédie ,  eil  donc  toujours  le 
fruit  du  bien^  La  générofité ,  la  bonté ,  la 
tendre  humanité ,  voilà  ce  qui  remue  l'ame  & 
touche  agréablement  le  cœur.  (  *  )  Naninc 
produit  ces  effets.  Nous  avons  par  malheur 
trop  peu  de  Comédies  faites  fur  ce  modèle. 
Puiffent-elles  fe  multiplier  ! 

Si  la  plus  grande  partie  de  nos  Comédies  ne 
reffemblent  point  à  Nanine  ,     elles  différent 

(  ^  ) Voyez  dans  nos  Spet^acles 

Quand  on  peint  quelque  trait  de  candeur  ,  de  bonté  , 

Où  brille  en  tout  fon  jour  la  tendre  humanité  , 

Tous  les  cœurs  lont  remplis  d'une  volupté  pure. 

Et  c'eft  là  qu'on  entend  le  cri  de  la  nature. 

G. 


A  M.  ).  J.  ROUSSEAU.  63 

aiiffi  dans  l'efpece  de  plaifir  qu'elles  donnent. 
Le  propre  de  celui-ci  eft  d'égayer  l'efprit  feu- 
lement.  Je  verfe  des  larmes  de  joie  quand  Phi- 
lippe Humbert  met  dans  tout  fon  jour  l'inno- 
cence &  l'amour  filiale  de  Nanine ,  mon  cœur 
gros  de  foupirs  ie  foulage  avec  déleftation  par 
mes  yeux.      Jamais   Heftor  mettant  la  main 
dans  le  chapeau  du   joueur    pour  efcamoter 
quelques  piftoles  ,   malgré  toute  fon  adreffe  , 
ne  m'a  intéreffé  affez   délicatement  pour  me 
faire  pleurer  de  plaifir.     J'ai  ri ,   mon  efprit 
goûtoit  un  moment  de  récréation  ;    mon  cœiu* 
étoit  fans  fentiment.   Ne  rit-on  pas  fouvent  de 
ce  qu'on  méprife  ? 

Vous  avez  donc  tort  de  dire ,  que  U  plaijir 
du  Comique  efl  fondé  fur  un  vice  du  cœur ,  puif- 
que  le  cœur  n'en  a  jamais  éprouvé  lorfque  la 
bonne  foi ,  la  lîmplicité  ,  ou  quelqu'autre 
caraftère  vertueux  que  ce  foit  ,  a  été  la  dupe 
d'un  vaurien  ,  ou  tourné  en  ridicule  par  un 
mauvais  plaifant. 

Vous  me  direz  à  cela  que  la  Comédie  à  mon. 
compte  fera  toujours  pernicieufe  ,  puifque  fi 
pn  plaifir  n'eft  pas  fondé  fur  un  vice  du  cœur, 
il  Teft  fur  un  vice  de  l'efprit  ,   attendu  qu'il 


64  P.  A.     L  A  V  A  L  , 

n'efî  pas  d'un  bon  efprit  de  rire  du  ridicule 
qu'on  donne  à  la  fimple  vertu. 

Je  vous  réponds  d'abord  que  c'eft  pointillé r 
fur  le  Speftacle  avec  autant  de  raffinement 
qu'on  épilogueroit  un  Sermon.  Quoiqu'il  en 
foit ,  j'ai  nié  tout  net  qu'il  fut  vrai  que  la 
Comédie  fut  pernicieufe  aux  mœurs.  Je  ne 
veux  pas  vous  laiffer  la  liberté  d'appuyer  la 
preuve  de  fes  dangereux  effets  par  l'impreiHon 
qu'elle  fera  fur  l'efprit ,  j'ai  démontré  qu'elle 
n'en  pouvoit  faire  qu'une  très-bonne  fur  le 
cœur. 

L'efprit  peut  être  égayé  fort  innocemment 
par  les  pointes  &  les  plaifantcries  fines  qu'un 
perfonnage  peu  fcrupuleux  fur  la  probité  lâ- 
chera contre  un  parfaitement  honnête  homme, 
fans  pour  cela  être  un  mauvais  efprit.  Je  ne 
ris  point  de  la  fourberie  en  elle-même  ,  je  ris 
de  la  manière  ingénieufe  dont  elle  fe  trame  ôc 
dont  elle  s'exécute.  L'invention  de  l'Auteur 
&  l'adreffe  de  l'Aûeur  me  font  plaifir.  Je  ne 
crois  pas  avoir  rien  à  me  reprocher  à  cet  égard 
fur  ma  façon  de  penfer.  En  voici  la  railon  : 
Si  je  croyois  que  Scapin  ou  Sofie  trompaficnt 
réellement  leurs  vertueux  PaU-ons ,  je  pourrois 


rire 


A  M.  J.  J.  ROUSSEAU.  65 

rire  de  leur  adreffe  ;  mais  j'avertirai  leur 
maître.  Je  rirois  cependant ,  parce  que  le  rire 
n'efl  pas  un  figne  d'approbation.  Sur  la  Scène , 
je  fais  quç  tout  ce  qui  s'y  paiGTe  efl  un  jeu;  l'ac- 
tion en  elle-même  m'eft  donc  très-indifférente. 
J'y  vais  voir  l'image  des  mœurs  ,  il  faut  qu'on 
me  la  repréfente  fidellement.  Tous  les  jours 
les  honnêtes  gens  font  les  viftimesdesfrippons, 
j'empêcherai  ce  malheur  tant  qu'il  fera  en  moi, 
mais  je  ne  ferai  pas  à  cet  égard  le  perfonnage 
d'Heraclite  à  la  Comédie. 

Ne  me  diriez  -  vous  pas  par  hazard  que  mon 
efprit  ou  mon  cœur  font  vicieux  ,  parce  que 
je  ris  quand  je  vois  un  Charlatan  avaler  du 
plomb  fondu  ?  Je  fuis  perfuadé  qu'il  ne  fe  fera 
pas  de  mal  ;  j'ai  la  liberté  de  rire  de  fon  adrelTe 
à  en  faire  accroire  aux  fimples.  Toutes  ces 
confidérations  ont  été  pour  vous  de  nulle 
valeur.  .  Vous  vouliez  abfolument  dire  du  mal 
de  la  Comédie  ,  vous  vous  êtes  fatisfait.  Con- 
tinuons à  rétorquer  tous  les  argumens  que  vous 
employez  contre  elle. 

„  Le  Théâtre  de  Molière,  h  votre  avis,  efl  une 

„  école  de  vices  6c  de  mauvaifes  miœurs 

„  Les  fots  y  font  les  vidimes  des  méchans  ,  ,  , 


6G  P.  A.    LAVA  L  , 

„  Cet  homme  trouble  tout  l'ordre  de  la  Sa- 

„  ciété ii  toiurne  en  dérifion  les  refpec- 

„  tables  droits  des  pères  fur  leurs  cnfans  ,  des 
„  maris  fur  leurs  femmes  ,  des  mitres  fur 
„  leiurs  ferviteurs  „. 

Si  Molière  avoit  befoin  de  juilification  à 
cet  égard ,  quelque  foible  que  foit  ma  plume 
je  la  fentirois  afllirément  affez  forte  pour  l'en- 
treprendre. Heureufement  on  lui  rend  la  juf- 
tice  qu'il  mérite.  Il  étoit  trop  honnête  homme 
pour  attaquer  volontairement  le  facré  carac- 
tère de  la  vertu ,  il  avcit  trop  d'efprit  pour 
avoir  pu  l'attaquer  fans  qu'il  s'en  fut  apperçu. 
Que  n'ai-je  le  temps  d'examiner  toutes  fes 
pièces  fans  ennuyer  le  Lefteur.  Je  lui  en  ferois 
l'expolition  pour  l'en  laifTer  le  juge  !  Eft-ce 
tourner  en  dérifion  les  refpeftables  droits  des 
pères ,  que  de  faire  voir  avec  quel  art  un  fils 
foullrait  à  fon  père  la  connoillimce  de  (qs  mai- 
treffes  &:  lui  fait  payer  fes  dettes  ? 

Efl-ce  tourner  en  dérifion  les  refpeâables 
droits  des  maris  que  de  montrer  combien  une 
femme  eft  adroite  quand  elle  veut  tromper  fon 
époux  ? 
.    EU- ce  enfin  tourner  en  dérifion  les  refpec- 


AM.  J.J.ROUSSEAU.  67 

tables  droits  des  maîtres  que  de  leur  enfeigner 
comment  un  frippon  de  valet  peut  abufer  de 
leur  confiance  ? 

N'efl-ce  pas  l'image  de  ce  qui  fe  paffe  conti- 
nuellement? Pourquoi  donc  a-t-il  tort  de  l'ex- 
pofcr  au  grand  jour  ?  parce  qu'^/  met  Us  rieurs 
du  côté  dis  fourbes  ,  (*)  que  »  les  applaudijfe- 
»  mens  font  rarement  pour  le  plus  efiimable  & 
»  prefquc  toujours  pour  le  plus  adroit.  » 

Cenfeur  auftere ,  vous  que  l'amour  de  la 
vérité  échauffe  ,  excite,  &  tranfporte  ;  ô  vous 
zélé  défenfeur  des  droits  de  la  limple  vertu  , 
répondez  :  Eft-ce  de  bonne  foi  &  en  fuivant 
les  lumières  de  votre  confcience  que  vous 
avez  voulu  perfuader  à  vos  Leûeurs  que  les 
Comédies  de  Molière  font  une  véritable  école 
de  mauvaifes  mœurs,  &  en  avez-vous  regardé 
comme  une  preuve  les  applaudiffemens  que  le 
Parterre  donne  à  la  naïve  peinture  des  vices  de 
la  focieté  ?  Fut-il  jamais  de  leçon  plus  inftruc- 
tive  que fon Tartufe?  On  applaudit  cet  Hypo- 
crite ,  mais  eft-ce  le  caraftere  de  Thypocrifie 


(  *  )  Ridendo  dicere  verum  quid  vetat  ? 

H. 

Eij 


6€  A,     P.     L  A  V  A  L , 

■à  qui  l'on  prodigue  les  applaudiffemens ,  ou 
-efl-ce  à  la  vérité  avec  laquelle  il  en  fait  le  por- 
trait ?  S'intérefic-t-on  pour  lui ,  jugez  en  au 
plaiiir  que  tout  le  Parterre  témoigne  ,  quand 
par  un  jufle  Arrêt  du  Prince ,  on  le  conduit  en 
-Prifon  &  qu'on  reititue  au  bon  homme  Orgon 
tous  les  biens  dont  ce  traître  le  vouloit  dé- 
•pouiller  ?  Quelle  morale  plus  faine  que  celle 
d'Arifle  ?  Ne  l'applaudit-on  pas  ?  Si  l'on  rit 
■de  la  limplicité  du  dévot  perfonnage  qui  efl 
rdupé  ,  c'cll  qu'il  a  un  excès  d'amour  pour  le 
ferpent  qu'il  échauue  dans  fon  fein  ,  c'eft  qu'il 
yaun  ridicule  à  Orgon  de  s'inquiéter  avec  foin 
des  nouvelles  de  Tartufe  gros  &  gras,  tandis  que 
ce  même  Orgon  n'a  aucune  follicitude  pour 
-une  femme  vertueufe  qui  eft  malade.  La  fotife 
•du  bon  homme  fait  rire ,  elle  affcderoit  bien 
différemment  fi  l'on  u'étoit  pas  prévenu  que  tous 
les  malheurs  qui  le  menacent  ne  lui  arriveront 
-point.  Le  rire  en  cette  occafion  eft  un  mouve- 
ment involontaire  produit  par  la  fmgularité  de 
la  Scène.  Les  applaudiifemens  qu'on  donne  à 
Orgon  ,  quand  en  fortant  de  deifous  la  table  il 
prend  le  perfide  fur  le  fait,  font  une  preuve  de 
ia  fatisfa£lion  qu'on  reffent  de  ce  qu'il    n'a 


A  M.  J.  J.ROUSSEAU.  69 

pourtant  pas  été  la  viftime  de  fa  bonhommie. 
Jjc  doute,  en  un  mot,  qu'il  Toit  poiîible  de- 
mieux  apprendre  à  fe  méiîer  des  Hypocrites 
que  par  la  repréfentation  de  cette  pièce.  N'efc- 
C€  pas  une  obligation  qu'on  lui  a  d'avoir  ainfi 
développé  tous  les  reHorts  d'un  vice  d'autant 
plus  à  craindre  qu'il  fe  couvre  dçs  refpedables 
dehors  de  la  vertu  ? 

Ce  que  je  dis  du  Tartufe ,  je  pourrois  éga-^ 
lement  le  dire  de  prefque  toutes  fes  pièces  ,, 
dans  lefquelles  on  rencontre  toujours  une  très- 
grande  morale.  Je  fais  bien  qu'on  le  blâme  de- 
n'avoir  pas  affez  épuré  quelques  unes  de  fes 
Scènes  oii  l'on  trouve  des  équivoques ,  &  dea. 
plaifanteries  un  peu  trop  fortes,  maisMoN-^ 
SIEUR,  paucis  non  offïndar  maculis  ubi  plura 
nircnt.  H.  C'eft  un  pré  immenfe  tout  émaillé- 
de  fleurs,parmi  lefquelles  on  voit  encore  deux 
ou  trois  plantes  d'horties.Onles  a  apperçu,elleSj 
ne  font  plus  à  craindre. 

Il  eft  certain  que  le  bien  peut  être  converti; 
en  mal,  furtout  par  quelqu'un  qui  a  de  l'efprit. 
Je  fuis  donc  peu  furpris  que  vous  donniez, 
adroitement  une  mauvaife  tournure  aux  meil- 
leurs ouvrages  de  ce  fameux.  Auteur.  Tqut  le. 

E  iij 


70  P.     A.     L  A  V  A  L, 

monde  fait  que  pour  juger  d'un  fait  il  ne  fuffit 
pas  d'en  faire  l'expofition  ,  il  faut  encore  en 
rapporter  toutes  les  circonftances  ,  &  voir  fi 
tout  l'acceffoire  ne  le  met  pas  dans  un  autre 
jour  qu'ail  ne  paroîtroit  dénué  de  tous  fes  alen- 
tours. Que  diriez-vous  d'un  homme  qui  pour 
diffuader  quelqu'un  d'acheter  un  verger  déli- 
cieux lui  feroit  goûter  le  fruit  d'un  fauvageon 
qui  fe  trouveroit  par  hazard  au  milieu  d'une 
prodigieufe  quantité  des  plus  excellents  frui- 
tiers ?  Je  vous  lailîe  le  foin  d'appliquer  cette 
comparaifon  ,  &  d'apprécier  la  droiture  du 
génie  d'un  tel perfonnage. Comme  votre  deffein 
eu.  de  décrier  les  ouvrages  de  Molière ,  vous 
vous  en  prenez  à  fon  chef-  d'œuvre.  Nous 
allons  voir  û  l'équité  a  difté  votre  critique. 
Elle  me  femble  d'autant  plus  dangercufe  qu'a- 
vant de  l'entamer  vous  avez  foin  de  faire  pa- 
rade d'ttn>  efprit  de  modération  ,  &  de  dou- 
ceur qui  ne  rn'a  pas  paru  vous  infpirer  jufqu'à 
préfent.  „  Ne  nous  prévalons  ,  c^efi  vous  qui 
„  parle:^ ,  ni  des  irrégularités  qui  peuvent  fe 
„  trouver  dans  les  ouvrages  de  fa  jeuncflc ,  ni 
„  de  ce  qu'il  y  n  de  moins  bien  dans  fcs  autres 
5,  pièces  ,  &:  paffons  tout  d'un  coup  à  celle 


AM.  r.  J:ROUSSE  AU.  71 

y,  qu*^on  reconnoît  unanimement  pour  fon 
„  chef-d'œuvre  :  je  veux  dire  le  Mifantrope.  „ 

Cette  indulgence  qui  veut  excufer  ce  que 
tout  le  monde  difcuipe  aura  bientôt  des  fuites 
rigoureufes.  C'eft  ainii  qu'on  couvre  de  fleurs 
le  piège  qu'on  tend  à  fon  ennemi.  Timeo  Da- 
naos  vcL  dona  fercntes.   V.  jEn. 

„  Il  n'a  point  prétendu  ,  à  votre  jugement  , 
5,  former  un  honnête  homme,  mais  un  homme 

5,  du  monde ainfi  voulant  expofer  à  la 

9,  rifée  publique  tous  les  défauts  oppofés  aux 
5,  qualités  de  l'homme  aimable ,  de  l'homme 
5,  de  focieté  ,  après  avoir  joué  tant  d'autres 
„  ridicules  ,  il  lui  refloit  à  jouer  celui  que  le 
„  monde  pardonne  le  moins ,  le  ridicule  de  la 
„  vertu  :  c'efl  ce  qu'il  a  fait  dans  le  Mifan- 
„  trope.  „ 

La  vertu  n'a  jamais  de  ridicule ,  elle  ne  peut 
pas  même  en  avoir  ,  mais  on  peut  joindre 
beaucoup  de  ridicule  à  la  manière  dont  on  s'efl 
projette  d'être  vertueux.  L'excès  eft  nuifible 
dans  les  meilleures  chofes  ,  il  devient  même 
quelquefois  criminel.  Quand  Molière  a  fait 
jouer  le  Mifantrope  ,  il  n'a  jamais  eu  l'idée  de 
tourner  en  ridicule  la  droiture  &  la  fmcérité. 

E  iiij. 


71  P.    A.     L  A  V  A  L  , 

d'Alcefte  ,  mais  la  nidefle  qui  accompagne 
chez  lui  ces  excellentes  qualités.  Vous  vous 
êtes  plaint  qu'on  ne  mettoit  fur  la  Scène  que 
des  êtres  gigantefques  &  qui  ne  reffembloient 
point  aux  hommes.  Direz-vous  que  celui-ci 
ne  foit  pas  la  véritable  image  de  beaucoup 
d'honnêtes  gens  qu'un  tempérament  atrabilaire 
rend  infuportables,en  obfcurciflant  leur  mérite? 
Vous  n'approuvez  pas  qu'il  foit  queflion  au 
Théâtre  de  crimes  ,  fouffrez  donc  qu'on  y  cen- 
fure  le  ridicule.  Où  donc  en  feroit  la  focicté 
fi  le  caraftere  du  Mifantrope ,  tel  que  Molière 
l'a  dépeint ,  devenoit  commun  à  beaucoup  de 
perfonnes  ?  On  ne  leur  reprocheroit  à  la  vérité 
aucun  vice  grofîier  ;  mais  l'union  ,  l'amitié  , 
l'efprit  de  fraternité  formeroit-il  le  lien  qui 
doit  unir  des  citoyens  ?  Les  mcchans  feroient 
du  mal  à  tout  le  monde ,  &  les  bons  ne  fe- 
roient de  bien  à  perfonne. 

Malgré  tout  ce  que  vous  pourrez  imagi- 
ner ,  vous  ne  perfuaderez  à  qui  que  ce  foit  au 
monde  ,  que  le  Mifantrope  ne  foit  un  fujet 
très-propre  à  être  cenfuré. 

Vous  convenez  vous-même  o^CAUeJle  a  des 
défauts  réels  dont  on  nu  pas  'tort  de  rire  &  vous 


I 


A  M.  J.J.ROUSSEAU.         73 

faites  le  procès  à  un  homme  qui  fronde 
ces  défauts.  La  vénération  qu'on  doit  à  la 
vertu  doit  -  elle  aveugler  au  point  en  fa 
faveur  qu'on  n'ofe  pas  lui  reprocher  les  ridi- 
cules qu'on  lui  aflbcie  ?  Chez  un  homme  tel 
qu'Alcefte  la  vertu  eft  une  rofe  qui  quoique 
fort  belle ,  ne  peut  être  cueillie  par  la  quantité 
de  (es  épines.  Souffrez  qu'une  main  adroite  les 
ôte  ,  afin  de  profiter  d'une  fi  aimable  fleur. 

Me  permettrez-vous  ,  Monsieur  ,  d'ofer 
vous  dire  que  vous  n'avez  pas  faifi  le  caraûere 
du  Mifantrope  ?  Selon  vous  ,  Alcefte  eft  un 
homme  plein  de  droiture  &  de  fmcérité,  qui 
n*a  pas  tort  de  fe  déchaîner  contre  les  hommes. 

-     -     -     Les    uns    parcequ'ils  font  méchans 

Et  les  autres ,   pour  être  aux  méchans  ,   complaifans. 

Je  conviens  que  s'il  ne  peut  avoir  de  com- 
merce qu'avec  de  telles  gens  ,  il  a  raifon  de 
dire  ,  qu'il  a  conçu  pour  eux  une  mortelle 
haine.  Voilà  le  propre  de  la  vertu  ,  haïr  fuion 
les  méchans  ,  du  moins  la  méchanceté.  Aulîi 
Molière  fe  feroit  bien  gardé  de  le  tourner  en 
ridicule ,  s'il  n'eut  refufé  le  commerce  que  des 
piéchans  ou  des  flatcurs.  Mais  il  fait  plus  ,  il 


74  P.     A.     L  A  V  A  L  ^ 

veut  rompre  avec  tous  les  hommes  &  notam- 
ment avec  Philinte  fon  ami.  Et  pourquoi,  s'il 
vous  plait  ?  Parcequ'il  l'a  vu  faluer  &  ambraf- 
fer  une  perfonne  qu'il  ne  connoit  pas  parfaite- 
ment. Voilà  le  motif  du  courroux  d'Alcefle 
tjui  entre  comme  un  furieux  fur  la  Scène  ,  & 
qui ,  fans  avoir  raifon  de  fe  plaindre  d'un  ami 
qui  veut  prendre  part  au  chagrin  que  lui  donne 
l'embarras  d'un  procès,  paye  ces  témoignages 
de  bienveillance  en  refufantmeme  de  l'écouter. 
Il  fait  plus  lorfque  Philinte  cherche  à  l'adoucir, 
en  lui  difant  avec  intérêt  : 

Dans  vos  brufques  chagrins  je   ne  puis  vous  com- 
prendre , 
Et  quoi  qu'amis  enfin  ,  je  fuis  tout  des  premiers.. 

Le  Mifantrope  lui  répond  durement  : 

Moi  votre  ami  !    Rayez  cela  de  vos   papiers , 

J'ai  fait  jufques  ici  profelTion  de  l'être  , 

Mais  après  ce  qu'en  vous  je  viens  de  voir  paroître ,  &c. 

Ne  croiriez-vous  pas  que  Philinte  a  commis 
quelque  crime  ou  fait  quelque  lâcheté  pour 
être  tout  à  coup  rayé  du  Catalogue  des  amis 
d'Alceile  ?   Tout  le  mal  confifte  pourtant   à 


A  M.  J.J.  ROUSSEAU.         7^ 

avoir  porté  la  politefie  un  peu  plus  loin  qu'il 
ne  faudroit ,  en  embraffant  un  homme  qu'il  ne 
connoit  que  médiocrement  ;  c'eft  ,  à  l'avis^  dit 
Mifantrope  ,  un  û  grand  forfait ,  qu'il  dit  : 

-   -    -    Si  par  malheur  j'en  avois  fait  autant. 
Je  m'irois  de  regret  pendre  tout  à  l'inftant. 

Voilà  la  première  Scène  du  Mifantrope  , 
conféquemment  voilà  l'expoûtion  de  fon  carac- 
tère. C'efl  donc  un  homme  à  la  vérité  ver- 
tueux ,  mais  dur ,  farouche  ,  peu  fociable  , 
ridicule  même  ,  que  Molière  a  voulu  jouer, 
&  non  pas  un  homme  qui  ne  refuferoit  de 
communiquer  qu'avec  les  frippons  &  les 
flateurs. 

Ce  qui  vous  fait  errer  fur  la  qualité  du 
caraftere  d'Alcefte,  c'efl  que  vous  n'aviez  pas 
la  pièce  bien  prcfcnte  quand  vous  en  avez 
entrepris  la  cenfure.  Vous  prétendez  que  le 
Mifantrope  dit  :  »  qu'il  a  conçu  ime  haine 
»  effroyable  contre  le  genre  humain,  quand 
»  outré  d'avoir  vu  fon  ami  trahir  lâchement 
»  fon  fentiment ,  &  tromper  l'homme  qui  le 
»  lui  demande  ,  il  s'en  voit  encore  plaifanter 
»  lui-même  au  plus  fort  de  fa  colère.  Il  eft 


y6  P.     A.     L  A  V  A  L, 

»  naturel  que  cette  colère  dégénère  en  em- 
»  portement ,  &  lui  faffe  dire  alors  plus  qu'il 
»  ne  penfe  de  fang  froid.  » 

Non,  M  o  N  s  I  E  u  R,  il  dit  qu'il  a  conçu  cette 
haine  effroyable  contre  le  genre  humain  fans 
avoir  encore  eu  à  fe  plaindre  de  perfonne. 
Ce  font  les  vices  des  hommes  en  général  qui 
l'enflâment  de  colère  contre  les  particuliers. 
L'homme  au  fonnet  n'a  pas  encore  paru ,  ainfi 
fon  ami  ne  s'eft  pas  encore  moqué  de  lui.  En 
un  mot,  il  n'a  perfonnellement  de  griefs  contre 
qui  que  ce  foit ,  &  fi  un  tel  original  efl  fufcep- 
tible  de  fang  froid  ,  c'eft  de  fang  froid  qu'il 
lâche  toutes  ces  fotifes. 

Je  ne  vous  fufcite  point  une  querelle  fur  le 
renverfement  que  vous  faites  de  la  pièce  ,  en 
vous  abufant  dans  vos  citations  ,  puifque  vous 
avertiffez  ,  en  cet  endroit  même ,  que  peut-être 
vous  vous  trompez  à  cet  égard  :  cependant 
cette  erreur  vous  a  fait  donner  à  gauche  dans 
l'idée  que  vous  vous  êtes  formé  du  Mifantrope. 
Vis-à-vis  quelqu'un  dont  je  foupçonnerois  la 
bonne  foi  je  dirois  qu'une  pareille  méprife 
peut  avoir  été  volontaire  ,  furtout  quand  on 
prend  les  moyens  néccffaires  poiu:  fe  mettre 


A  M.  J.J.  ROUSSEAU-         77 

à  labri  des  reproches  ,  en  prévenant  par  une 
note  que  fi  on  fe  trompe  ,  c'eft  parcequ'on  tra- 
vaille fans  livres  &  fans  mémoire.  Il  étoit  aifé 
de  vous  éclaircir.  Vous  avez  négligé  de  le 
faire,par  la  raifon  que  vous  ajoutez  dans  votre 
note.  Quand  mis  exemples  feroienc  peu  jujies  , 
mes  raifons  ne  le  feraient  pas  moins  ;  attendu 
qu  elles  ne  font  point  tirées  de  telle  ou  telle  pièce  , 
mais  de  tefprit  général  du  Théâtre  que  j'ai  bien 
étudié. 

On  appelle  cela  vouloir  avoir  raifon  bon 
gré  malgré.  L'intérêt  qu'on  prend  pour  ce  qui 
regarde  le  Mifantropô  &  le  plaifir  même  qu'on  a 
en  le  voyant,ne  vient  point  du  tout,comme  vous 
l'imaginez ,  par  la  raifon  qu'il  n'efl  pas  Mifan- 
trope  à  la  lettre  ,  mais  c'eft  qu'il  a  les  plus  bel- 
les qualités  du  monde.  Molière  penfoit  trop 
bien  pour  ne  pas  faire  rendre  hommage  à  la 
vertu  de  la  même  perfonne  dont  il  badinoit 
les  ridicules.  Si  les  Speftateurs  ne  voudroient 
point  lui  reffembler,  ce  n'ell  pas  encore,  quoi- 
que vous  en  difiez ,  parceque  tant  de  droiture 
feroit  incommode ,  mais  c'efl  parcequ'il  ac- 
compagne cette  droiture  d'un  efprit  de  mifan- 
îropie  contraire  à  l'honnête  focietéi 


78  P.     A.     L  A  V  A  L, 

Voiis  remarquez  judicieufement  „  qu'il  y  a 
„un  fi  grand  nombre  des  propres  maximes 
„  de  Molière  dans  la  bouche  d'Alcefte  que 
„  plufieurs  ont  cru  qu'il  vouloit  ie  peindre  lui- 
5,  même.  „  Si  cela  eft  ,  il  a  eu  railbn  de  le 
faire.  Il  a  donc  fenti  que  fa  qualité  d'honnête 
homme  étoit  altérée  par  des  défauts.  Sans 
doute  il  cherchoit  à  s'en  corriger.  Pourquoi 
lui  faire  un  crime  de  ce  qu'imaginant  qu'il  y 
avoit  des  gens  qui  lui  reffembloient ,  il  a 
voulu  travailler  à  leur  faire  partager  le  degré 
de  perfedion  auquel  il  s'efForçoit  d'atteindre  ? 

Vous  êtes  encore  dans  une  bien  plus  grande 
erreur  fur  le  fonds  du  caraftere  de  Philinte , 
que  fur  celui  du  Mifantrope  ,  peu  s'en  faut 
que  vous  n'en  fafîiez  un  frippon.  »  C'eft,  di(es- 
99  vous ,  un  de  ces  honnêtes  gens  du  grand 
„  monde ,  dont  les  maximes  reifemblent  beau- 

9,  coup  à  celles  des  frippons, de  ces  gens 

5,  qui  font  toujours  content  de  tout  le  monde, 
5,  parcequ'ils  ne  fe  foucicnt  de  perlbnne  ;  qui 
j,  autour  d'une  bonne  table  foutiennent  qu'il 
5,  n'eft  pas  vrai  que  le  peuple  ait  faim  ;  qui , 
5,  le  gouflet  bien  garni ,  trouvent  fort  mauvais 
5,  qu'on  déclame  en  faveur  des  pauvres,  &cc.  » 


A  M.J.J.ROUSSEAU.  79 

Où  ,  s'il  vous  plaît ,  avez  -  vous  reconnu 
^ette  façon  de  penfer  dans  les  difcours  de  Phi- 
linte  ?  L'Auteur  en  a  fait  le  contracte  du  Mifan- 
trope.  C'efî:  un  homme  doux  à  la  vérité  ,  & 
d'un  commerce  aifé ,  mais  il  eft  û  peu  vrai 
x^u'il  foit  du  nombre  de  ceux  tjui  ne  fe  foucknt 
de  perfonnc ,  qu'il  marque  un  véritable  intérêt 
pour  ce  qui  regarde  fon  ami.  Il  veut  l'accom- 
pagner ,  malgré  toutes  fes  brutalités  ,  chez 
les  Maréchaux  de  France  lorfqu'il  y  eft  cité. 
Il  lui  donne  des  confeils  très-falutaires  fur  le 
mariage  qu'il  veut  faire  avec  Celimene  dont 
l'humeur  coquette  ne  peut  que  caufer  beau- 
coup de  défagrément  à  un  mari  tel  qu'Alcefte 
furtout.  Eft-ce  là  ne  fe  foucier  de  perfonne  ? 
A  l'égard  de  ce  que  vous  dites  :  de  la  bonne 
table  ,  du  goujfet  bien  garni  ,  du  peuple  qui  a 
faim.  Je  ne  puis  vous  blâmer  de  l'intention 
que  vous  avez  eu  de  vous  foulever  ,  ainfi  que 
Mr.  de  la  Bruyère,  contre  ceux  à  qui  vous  re- 
prochez cette  infenfibilité  qui  efl  odieufe,  mais 
elle  n'a  jamais  été  propre  à  Philinte.  Molière 
fe  feroit  bien  gardé  de  mettre  un  tel  homme 
en  butte  aux  traits  de  l'humeur  fatyrique  d'Al- 
cefle.  Sa  mifantropie  auroit  eu  un  jufte  fon- 


86  P.     A.     LAVAL, 

dément  &  le  ridicule  de  fa  rudefîe  n'auroit 
point  forti ,  comme  quand  il  s'indiipole  &  le 
courrouce  contre  un  quelqu'un  qui  joint  à  un 
véritable  fonds  de  droiture,  l'urbanité  &  la 
douceur. 

Au  furplus  tout  ce  que  vous  prétendez  que 
Molière  auroit  du  faire  pour  conferver  le 
véritable  naturel  du  Mifantrope  efl  très-bien 
raifonné,  quand  à  votre  façon  de  penfer,  puif- 
que  vous  voulez  qu'il  foit  exadement  fans 
défaut;  mais  l'Auteur  n'a  pas  voulu  le  peindre 
tel. 

Chez  vous  le  Mifantrope  efl  un  cenfeur  per- 
pétuel ,  mais  cenfeur  raifonnable ,  fans  pafHon, 
fans  aigreur  ,  infenfible  à  toutes  les  injulHces 
qu'on  lui  peut  faire,  parcequ'il  s'y  attend. Chez 
Molière  ,  c'eft  un  homme  d'un  tempérament 
bilieux  que  tout  effarouche,  qui  ncs'offenfe  pas 
feulement  du  mal ,  mais  de  tous  les  petits  mé- 
nagemens  qu'une  politelTe  peut-être  un  peu 
trop  affable  ,  a  introduit  dans  le  monde.  Chez 
vous  enfin  le  Mifantrope  ne  hait  que  la  cor- 
ruption du  genre  humain  ,  &  chez  notre  Au- 
teur la  haine  de  cette  corruption ,  &  même  de 

ce  qui  n'en  a  qu'imc  toible  apparence  rejaillit 

jufqu'à 


A  M.  J.  J.ROUSSEAU.         8r 

Jlifqu'à    un   certain    point  fur    les    hommes. 

Vous  croyez  qu'on  pourroit  faire  fur  votre 
idée  un  nouveau  Mifantrope.  Il  ne  faudroit  pas 
alors  qu'il  devint  le  fujet  d'aucune  plaifante-» 
rie.  Ce  feroit  à  lui  au  contraire  à  railler  les 
autres.  On  ne  rempliroit  conféquemment  pas 
l'intention  de  Molière  qui  étoit  de  montrer 
qu'un  excès  de  vertu  trop  auflere  &  mal  en- 
tendue peut  rendre  blâmable.  On  donneroit 
des  leçons  de  morale  aux  hommes. 

Votre  cenfeur  pourroit  même  faire  rire  par 
mille  Epigrammes  pleines  de  fel.  Relie  à  déci- 
der û  un  fujet  de  cette  nature  pourroit  porter 
le  titre  de  Mifantrope.  Nous  avons  attaché  à 
ce  mot  une  figniiication  toute  autre  que  celle 
d'un  Julie  critique. 

Vous  défaprouvez  la  pointe  de  la  Scène  du 
Sonnet  : 

La  perte  de  la  chute  ,  empoifonneur  au  Diable  ! 
En  euiTes~cu  fait  une  à  te  cailer  le  nez. 

Je  vous  avouerai  qu'elle  m'a  toujours  paru 

trop  baffe  &  trop    triviale  dans  la  bouche 

d'une  perfonne  de  condition ,  mais  encore  une 

fois  ,   le  Poëte  a  voulu  peindre  un  homme 

F 


82  p.  A.     LAVAL, 

réellement  ridicule.  Il  Tauroit  peut-ctfe  été 
affez  fans  cela. 

Je  ne  penfe  pas  au  reite  que  Molière  ait 
adouci  la  force  du  caradere  d'Alcelte,  vis-à-vis 
l'homme  au  fonnet ,  par  la  feule  intention  de 
faire  rire  le  Parterre. 

L'embarras  du  Mifantrope  criù  iife  de  quel- 
ques petites  bienféances  pour  dire  que  le  Son- 
net ne  vaut  rien ,  eft  une  preuve  de  la  fotife 
de  fa  mifantropie.  Il  eu  fi  peu  honnête  &  (i 
peu  raifonnable  qu'on  dife  grofîiérement  à  un 
quelqu'un  d'un  certain  rang  qui  vient  vous 
^nontrer  un  ouvrage  ,  cela  m  vaut  rien ,  que 
le  Mifantrope  ,  tout  Mifantrope  qu'il ,  eft  ne 
-fait  comment  s'y  prendre  pour  fe  livrer  tout 
entier  à  fon  peu  de  politefTe.  Les  détours  dont 
•il  ufc  en  cette  occàllon  ,  quoique  hors  de  fon 
caraftere,  ne  le  détruifent  pas  adez  pour  qu'on 
dife  que  le  Poëte  l'a  manqué.  On  voit  à  la  tor- 
ture qu'il  fe  donne  qu'il  eft  toujours  le  même  , 
&  on  en  conclut  feulement  qu'il  faut  qu'il  y 
'ait  bien  de  l'abfurdité  dans  fon  humeur  ,  puif- 
que  magré  toute  l'envie  qu'il  auroit  de  la  fui- 
'vre ,  il  héfite. 

Remarquez  encore  ,  Monsieur,  qu'il 


A  M.  L  J.  ROUSSEAU.        83 

lie  demeure  pas  long-temps  dans  cette  fituation 
d'efprit ,  car  à  l'inftant  qu'on  lui  témoigne  du 
mécontentement  de  la  décifion  qu'il  vient  de 
donner  ,  il  fe  livre  à  fes  emportemens  ordinai- 
res, &  fe  dédommage  bien  de  la  gêne  dans  la- 
quelle il  s'eli  vu  l'efpace  de  deux  ou  trois  mi- 
nutes. Peut-on  rien  de  moins  méfuré  que  ces 
termes  : 

J'en  pourrols  par  malheur  faire  d'aufli  médians  , 
Mais  je  me  garderois    de  les  montrer   aux   gens. 

Le  reconnoiflez-vous  là  ?  Un  homme  peut 
bien  fe  démentir  pendant  un  efpace  de  tems  , 
fur  tout  auffi  peu  confidérable  ,  mais  naturam 
expdlas  furcd  ^  tamcn  tifquc  rtcurrct.  C'eft  pre- 
cifément  ce  qu'il  nous  prouve. 

Vous  ne  voulez  pas  que  Philinte  confeille  à 
Alcefle  de  vifiter  les  Juges  ,  tparce  que  c'ell 
dire  ,  en  termes  honnêtes  ,  qu'on  va  chercher 
à  les  corrompre.  Je  ne  m'étonne  pas  que  vous 
vous  fcandalifiez  fi  fort  que  l'on  fe  moc- 
quc  d'un  homme  qui  porte  tout  à  l'extrême. 
Vous  êtes  intéreffé  au  jeu.  La  caufe  d'Alcelte 
ell  bonne  ;  Philinte  lui  repréfente  que  fa  par- 
tie eft  forte ,  qu'elle  peut  entraîner  les  fufTrages 


§4  P.     A.    LAVAI , 

par  cabale.  Dans  cette  fiippofition  ell-ce  fùgs. 
gérer  à  un  homme    de  faire    une    mauvaife 
adtion  ,  que  de  lui  repréfenter  combien  il  eft 
de  fon  intérêt  de  vifiter  les  Juges  ,    non  pour 
les  corrompre ,    mais  pour  faire   valoir  fes 
droits  ?   Si  tous  les  hommes  étoient  tels  qu'ils 
doivent  être ,    ces  foins  feroient  fuperflus  ; 
mais  malheureufement  on  fait  le  contraire  ,  & 
il  peut  très-bien  arriver  que  la  manière  dont  on 
expofera  la  juflice  de  fes  prétentions  ,   empê- 
chera les   Juges  d'être    abufés  ;    car  enfin  ce 
font  des  hommes ,    fujets    parconféquent    à 
Terreur.    La  diligence  qu'on   aura  apporté  à 
leur  bien    détailler    toutes  les  circonftances 
qu'ils  ne  doivent  point  ignorer  ;  bien-loin  de 
les  induire  à  mal  juger  ,  les  empêchera  au  con- 
traire de  prêter  les  mains  à  l'injuilice.    D'ail- 
leurs ,   tel  Magiftrat ,    qui  par  quelque  confi- 
dération  particulière  pencheroit  du  côté  qui  a 
tort ,  peut  être  ramené  à  l'équité  par  des  bon- 
nes &  folides  remontrances.  En  un  mot,  folli- 
citer  un  Juge  n'cll:  un  mal  que  quand  on  fent 
bien  qu'on  travaille  à  fubilituer  le  menfongc 
à  la  vérité.  Alcefle  &  Philinte  difent  eux-mê- 
mes ,  qu'ils  font  bien  perfuadés  que  la  caufc 


A  M.J.J.  ROUSSE  AU.  85 

dont  il  s'agit ,  eft  bonne ,  jiifle  &  raifonnable  ; 
ce  n'eft  donc  pas  vouloir  faire  une  méchante 
adion  que  de  vifiter  les  Juges  ,  pour  qu'ils  ne 
foient  ni  aveuglés  par  la  chicane  ,  ni  entraînés 
par  la  cabale.  Je  n'irai  point  prier  mon  rap- 
porteur pour  qu'il  donne  une  bonne  tournure 
à  mon  affaire  ,  mais  je  lui  ferai  appercevoir 
toutes  les  menées  de  ma  partie  ,  qui  joint  le 
crédit  &  l'adrelTe  pour  fafciner  les  yeux  du 
Tribunal.  Un  Mifantrope  décidé  peut  fort 
bien  tenir  cette  conduite  ,.  elle  prouve  même  la 
inauvaife  opinion  qu'il  a  des  hommes  ;  Philinte 
a  donc  pu  donner  à  fon  ami  le  confcil  qu'il  lui 
a  cru  falutaire  à  cet  égard.  S'il  le  refiife  c'cfl 
qu'il  eil  fi  exceiîif  dans  {qs  idées  &  dans  fes 
adions  ,  qu'il  en  devient  tout-à-fait  condam- 
nable. CefTez  donc  de  vous  perfuader  que 
vous  avez  démontré  t^ue  dans  tout  ce  qui  rend  U 
Mifantrop2  ridicule  ,  il  ne  fait  que  le  devoir  d'un 
homme  de  bien  ;  il  n'auroit  point  manqué  à  la 
droiture  quand  ilfe  feroit  rendu  aux  avis  de  fon 
ami.'  Il  auroit  au  contraire  été  plus  raifonna- 
ble ,  il  n'auroit  pas  rempli  le  caradere  que 
l'Auteur  lui  donne.      Avec  autant  de  vertu 

qu'Alcefte  en  a,    peut-on,    me  direz-vou.s^. 

F  iij 


U  p.     A.     L  A  V  A  L , 

allier  tant  de  défauts  ?  La  preuve  que  la  chofe 
ei\  poffible  ,  c'eft  que  Molière  croyoit  être 
tel.  Vous  finiifez  l'examen  de  cet  Ouvrage  par 
une  phrafe  qui  mérite  bien  d'être  rapportée 
dans  toute  fon  étendue. 

„  Puifquc  cette  pièce  ed  fans  contredit  de 
5,  toutes  les  Comédies  de  Molière  celle  qui 
j,  contient  la  meilleure  &  la  plus  faine  morale  , 
„  îu^  celle-là  jugeons  des  autres  ,  6c  conve^- 
5i,  nons  que  l'intention  de  l'Auteur  étant  de 
5,  plaire  à  des  efprits  corrompus  ,  ou  fa  morale 
„  porte  au  mal ,  ou  le  faux  bien  qu'elle  prêche 
,,  eu  plus  dangereux  que  le  mal  même  ,  en  ce 
„  qu^il  féduit  par  une  apparence  de  raifon  -,  en 
„  ce  qu'il  fait  préférer  l'ufage  &  les  maximes 
„  du  monde  à  l'exacle  probité  ;  en  ce  qu'ii 
„  fait  confifler  lafagcfiedans  im  certain  milieu 
„  entre  le  vice  &  la  vertu  ;  eu  ce  qu'au  grand 
„  foulagement  des  Spcdlatcurs  ,  il  leur  per- 
, ,  fuade  ,  que  pour  être  honnête  homme  il  fuf- 
„  fit  de  n'être  pas  un  franc  fcéh^rat.  „ 

Je  voudrois  que  vous  me  diiiez  pourquoi  il 

a  intentiort  de  plaire  à  des  efprits  corrompus. 

Vous  taxez  fans  doute  tous  les  Spcflatcurs  de 

corruption  par  une  fuite  de  votre  principe  , 


A  M.  h].  ROUSSEAU.  87 

que  c'eft  un  vice  du  cœur  de  rire  du  mal  qu'on 
voit  à  la  Comédie.    Je  vous  ai  démontré  (u^- 
fam»ment,  cerne  femble  ,    que  le  rire  n'étoît 
point  du  tout  relatif  au  mal  même  ,  ni  un  ad^ 
d'approbation  ,  &  qu'on  peut  rire  de  ce  qu'on 
méprife.      Vous  trouvez   encore    une  autre 
preuve  de    corruption   darts  le  rire    qui  ell 
provoque  par   toutes  les  extravagances    du 
Mifantrope  ,    .parce    que  félon  vous  ,    da,-2s 
tout  ce  qui  Ic-rend  ridicule  i  il  m  fait  que  le  devoir 
d'un  homme  dz  bien.     Eft-ce  ma  faute  à  moi ,  fî 
le  public  ne  vous  paroît  corrompu  que  parce- 
que  vous  êtes  intéreffé  à    juftifier    Alceile? 
Eft-ce  encore  ma  faute  fi ,   parce  qu'il  eft  fon- 
cièrement honnête  homme,  vous  votilez  qu'on 
lui  pafTe  toutes  fés  humeurs  ,  fes  fantaiiies  ,  fes 
brutalités,   fes  impertinences  même  ?    D'où 
vient  penfez-vous  fur  fon  compte  autrement 
que  celui  qui  a  compofé  la  Pièce  ;  &  que  tous 
ceux  qui  la  voient  jouer  ?  Encore  une  fois,  ce 
n'eft  point  la  vertu  du  Mifantrope  qu'on  a  pré- 
tendu tourner   en  ridicule  ,    ce  font  tous  les 
défauts  qui  la  rendent  fî  mauffade  qu'il  s'en 
faut  peu    qu'elle  ne  dégénère  en  vice  ;  car 

enfin  ,   il  n'a  plus  qu'un  pas  à  faire  pour  par- 

F  iiij 


8^  P.     A.     L  A  V  A  L  , 

venir  à  haïr  tout  le  genre  humain ,  &  comme 
vous  le  dites  vous-même ,  „  une  pareille  haine 
5,  ne  feroit  pas  un  défaut ,  mais  luie  déprava- 
3,  îion  de  la  nature  ,  &  le  plus  grand  de  tous 
5,  les  vices. 

Commencez  par  vous  rétrader  fur  la  mau- 
vaife  opinion  que  vous  avez  de  nos  Specta- 
teurs ;  &  par  un  effort  qui  vous  feroit  bien 
glorieux ,  parce  qu'il  vous  couteroit  beau-^ 
coup  ,  convenez  de  bonne  foi ,  que  l'inten-B 
tion  de  Molière  n'a  pas  été  dcpcrfuader  au  grand 
foulagtmcnt  des  Spcclatcun  ,  qu&  pour  être,  kon^ 
nêu  homme  ,  il  fu^t  de  n" être  pas  un  franc  fcc~ 
lérat.  Vous  devez  cette  juflice  à  la  mémoirç 
de  cet  Auteur ,  que  vous  fictriiîez  par  une 
calomnie  atroce  ;  vous  la  ^evez  enfin  à  là 
vérité,  puifqu'il  ell  certain  que  toute  la  morale 
du  Mii^ntropc  fe  réduit  à  faire  d'un  citoyen  im 
homme  tout  à  la  fois  aimable  &  vertueux. 
,  Je  n'entrerai  point  dans  le  détail  de  toutes 
vos  déclamations  contre  Regnard&Dancourt. 
L'élégance  de  votre  ftyle  ne  m'a  pas  empêché 
de  m'ennuyer  en  faifant  cette  lc£lure.  Ma 
réponfe  produiroit  fans  difficulté  le  même 
çiTet,    Vous  êtes  d'ailleurs  fi  emporté ,  que 


A  M.  J.  J.  ROUSSEAU.  ^ 

j'appréhenderois  de  vous  apoftropher  d'une 
taçon  peu  décente  ,  û  je  voulois  commenter 
cette  partie  de  votre  ouvrage.  Une  plaifante- 
rie  ,  mauvaife  û  vous  voulez  ,  échauffe  tout 
à  coup  votre  bile  ,  Se  tranfporté  par  un  délire 
frénétique  :  Les  Spectateurs  ,  vous  écriez-vous, 
fortent  complices  des   cimes  qu  ils   ont  vu  com^ 

mettre  fur  la  Scène Qui  ne  devient  pas 

filou  foi-même  en  s^  intérejfant  pour  un  filou  ?  car 
sintcrefier pour  quelqu'un  ,  quc(l-ce  autre  chofe 
que  fie  mettre  à  fa  place  ?  Que  répondre  à  cela? 
Ledeur ,   j'en  ris. 

Vous  convenez  ,  Monsieur,  que  nos 
Auteurs  modernes  ,  guides  par  de  meilleures 
intentions  ,  font  des  pièces  plus  épurées  , 
qu'elles  injlruijent  btauc  >up  ^  mais  qu'elles 
ennuyent  encore  davantage.  Autant  vaudrait 
aller  au  fermon.  Cette  apoflrophe  efl:  d'un 
quelqu'un  qui  n'y  va  pas ,  ou  qui  n'en  entend 
que  de  mauvais.  Quoiqu'il  en  foit  ,  laiflez  au 
Comédiens  le  foin  de  fe  plaindre  que  les  Au- 
teurs modernes  les  font  prêcher  au  défert.  Ils 
font  contents  d'un  grand  nombre  de  nouveau- 
tés. Vous  avouez  qu'elles  inflruifent  beau- 
coup ;    ils  trouvent  leur  compte  à  en  donner 


90  P.  A.    L  A  V  A  L  , 

les  répréfentations  ;  laiffez  donc  jouer  h. 
Comédie  en  paix  ,  fmon  ,  l'on  vous  dira  que: 
vous  reffemblez  à  un  fagot  d'épines  ;  par  où  le 
prendre  ? 

Vous connoiffez  trop,  Monsieur,  com- 
bien la  variété  ell  utile  ,  néceiTaire  même  à 
un  Ouvrage  ,  pour  ne  pas  mettre  vos  lumières 
à  profit.  Il  faut  de  tems  en  tcms  foulager  l'at- 
tention du  Le£leur.  C'eft  ce  que  vous  faites 
de  la  façon  du  monde  la  plus  ingénieufe.  Après 
une  longue  differtation  fur  la  Comédie  &  les 
Comédiens  ,  vous  avez  craint  de  caufcr  de 
l'ennui.  Pour  éviter  cet  inconvénient,  les 
femmes  vous  ont  fourni  des  traits  de  fatyre 
très-propres  à  égayer  l'efprit  fatigué  de  votre 
morale  Anti-comédienne. 

J'ignore  fi  vous  avez  à  vous  plaindre  du 
lexe  ;  au  cas  que  cela  foit  ,  de  quelque  nature 
que  puifTe  être  le  mécontentement  qu'il  vous  a 
donné  ,  ma  foi ,  vous  n'êtes  pas  en  relie. 
Vous  direz  ,  peut-être  ,  qu'en  époufant  cette 
querelle  ,  je  prends  trop  d'avantage  contre 
vous;  mais  qu'importe  à  un  Philolophe  } 
Vous  aurez  d'ailleurs  ,  pour  foutenir  votre 
parti ,  ces  auftcres  perfonnages  au  teint  blême 


A  M.  J.  J.   ROUSSEAU.  91 

&  livide  ,  qui  fe  font  un  devoir  de  penfer 
comme  vous  par  lingularité  &  par  nécefîité  ; 
vous  aurez  pour  vous  tous  les  Diogenes  & 
les  Quakres  François  ;  en  un  mot .  toute 
refpéce  de  Philofophes  qui  vous  reffemblent, 
&  moi  je  ferai  réduit  à  me  confoler  de  lafupé- 
riorité  de  vos  forces  avec  des  hommes.  De 
quelque  côté  que  demeure  la  viftoire ,  bazar- 
dons le  combat. 

Il  efl  très-dangereux ,  à  vous  entendre  ,  de 
mettre  fur  la  Scène  des  pièces  „  où  les  femmes 
„  &  les  jeunes  filles  deviennent  les  précepteurs 
„  du  public  ;  c'efl  leur  donner  fur  les  Spefta- 
„  teurs  le  même  pouvoir  qu'elles  ont  fur  leurs 
„  amans.  En  augmentant  avec  tant  de  foin 
,,  l'afcendant  des  femmes ,  les  hommes  en 
5,  feront-ils  mieux  gouvernés  ?  Ne  femble- 
roit-il  pas  que  la  forme  du  Gouvernement,  &: 
les  Conftitutions  de  l'État  vont  changer ,  parce 
que  nos  Adrices  ont  fçu  dire  aux  hommes  qu'ils 
dévoient  éviter  tel  &  tel  mal ,  pour  pratiquer 
tel  &  tel  bien  }  On  va  partir  de  là  pour  don- 
ner aux  femmes  Tadminiftration  des  affaires  & 
l'entrée  du  Confeil.  Tout  va  changer  de  face  > 
elles  vont  fr.perbemcnt  s'emparer  du  glaive.  & 


^2  P.  A.     L  A  V  A  L  , 

nous  prendrons  humblement  la  quenouille 
Quel  défordre  !  quel  bouleverfementl  O  tcm- 
pora  !  6  mores  ! 

Si  quelque  chofe  eft  capable  d'adoucir  les 
craintes  que  vous  nous  infpirez  fi  falutaire- 
ment ,  c'efl:  la  parole  que  vous  nous  donnez 
»  qu'il  peut  y  avoir  dans  le  monde  quelques 
»  femmes  dignes  d'être  écoutées  d'un  honnête 
»  homme.  »  Confolons-nous  donc  &  s'il  peut 
y  avoir  quelque  femme  de  cette  efpèce ,  fans 
doute  ce  fera  celle  là  qui  prendra  Vafcendant 
dont  vous  craignez  de  les  voir  jouir  à  notre 
préjudice.  Ce  n'clt  pas  au  refle  que  vous  ne 
connoiiîiez  tout  leur  mérite,  quand  vous  apré- 
hendez  de  nous  voir  fubjugués  par  leur  defpo- 
tifme ,  mais  vous  craignez  d'avilir  notre  fexe 
en  honorant  U  leur  ! 

„  Le  plus  charmant  objet  de  la  nature  ,  le 
5,  plus  capable  d'émouvoir  un  cœur  fenfible 
„  &  de  le  porter  au  bien,  cil ,  je  l'avoue , 
„  une  femme  aimable  &  vertueufc.  „  C'eft 
ainfi  que  vous  vous  répandez  en  éloges  !  Ell- 
il  rien  de  plus  flatcur,  &  en  même  temps  de 
plus  vrai  ?  pourfuivons ,  mais  cet  objeci  ùLejU 
où  fi  cache- 1- il?  Voilà  la  pointe,  voilà  le  fer- 


A  M.   J.  h    ROUSSEAU.        93 

pent  fous  les  fleurs.  Il  n'eft  donc  point ,  cet 
objet  fi  plein  de  charmes  ?  ou  s'il  exifte  il  efl: 
fi  rare  &  fi  déplacé  dans  la  focieté  qu'il  n'ofe. 
pas  s'y  montrer.  Il  eu  obligé  de  fe  cacher, 
&  ou  fc  cachc-t-il  ?  Une  femme  aimable  &  ver- 
tueufe  tout  à  la  fois  !  hélas  !  c'efl  à  votre  avis, 
im  être  imaginaire.  Je  vais  donc  m'écrier  avec 
vous  :  „  N'efl-il  pas  bien  cruel  de  le  contem- 
5,  pler  avec  tant  de  plaifir  au  Théâtre  pour  en 
„  trouver  de  fi  différens  dans  la  focieté  }  „ 

Mais  enfin  puifque  cet  objet  ne  fe  rencontre 
que  dans  la  peinture  quen  fait  le  Théâtre, 
aprouvez  donc  cette  peinture  ,  elle  efl  fi  belle 
qu'elle  infpirera  aux  femmes  le  defir  de  reffem- 
bler  à  ce  tableau.  Vous  ne  vous  plaindrez  plus 
après  cela  de  ne  pouvoir  rencontrer  une  fem- 
me aimable  &  vertueufe. 

Si  vous  aviez  intitulé  votre  livte  :  Satyn 
contre  Us  Comédiens  &  les  femmes  ,  je  ne  mS 
donnerois  pas  la  peine  de  vous  répondre.  Ces 
fortes  d'ouvrages  ne  font  point  dangereux , 
parcequ'on  efl  prévenu  fur  les  licences  qu'ils 
prennent  ,  mais  vous  compofez  un  volume 
pour  détruire  les  opinions  jufles  &  fages  d'un 
homme  refpeitable  à  tous  égards,  d'un  homme 


94  P-     A.      LAVAL; 

qui  plein  d'eflime  pour  votre-patrie  veut  quô 
l'univers  lui  doive  l'exemple  de  la  raiibn  fans 
préjugé ,  d'un  homme  enfin  qui  eu  lui-même 
le  modèle  de  ce  qu'il  propole  :  votre  livre  fe 
répand  à  la  faveur  des  deux  noms  qui  en  or- 
nent le  frontifpice,  fouffrez  donc  que  ii  l'amour 
de  votre  pays  a  pu  vous  fuggerer  toutes  les 
invedives  qui  font  forties  de  votre  plume, 
l'amour  du  mien  ne  me  permette  pas  de  de- 
meurer dans  le  filence ,  lorfque  vous  décochez 
les  traits  les  plus  envenimés  contre  l'honneur 
&  la  vertu  des  Dames  Françoifes.  C'cfl  fans 
difficulté  les  apollropher  avec  mépris  ,  quand 
lorfqu'on  eft  comme  vous,  au  milieu  de  la 
France ,  on  demande  dans  quel  endroit  de  la 
terre  fc  cache  une  femme  vertueufe  &  aimable  ? 

Tout  ce  que  vous  dites  pour  humilier  cp 
fexe  n'en  diminuera  pas  fans  doute  le. mérite, 
&  ne  changera  rien  à  la  nature  des  chofes  , 
mais  vous  n'en  êtes  pas  moins  rcprchcniible. 
Vous  ne  voulez  pas  que  les  hommes  prennent 
des  leçons  de  la  part  des  femmes  ,  parceqii  elles 
ne  favent  rien ,  quoiqa  elles  lugent  de  tout.  Ce 
reproche  d'ignorance  efl  très-mal  fondé,fur  tout 
dans  ce  Siècle ,  çii  elles  ont  l'efprit  fort  orné  ; 


A  M.  J.  J.  ROUSSEAU.  95 

ïnais  quand  il  feroit  julle,  il  y  auroit  de  l'inhu- 
manité à  le  faire.  Quelle  eft ,  s'il  vous  plaît , 
Ja  raifon  du  peu  de  connoiffances  des  femmes? 
Efl-ce  la  grofTiéreté  de  leur  efprit ,  le  peu  de 
folidité  de  leur  jugement  ,  la  pefanteur  de  leur 
imagination?  Nous  favons  bien  le  contraire 
nous  autres  hommes.    En  général  elles  ont 
l'efprit  plus  fin  &  plus  délicat  que  nous  ,   le 
jugement  plus  facile ,  l'imagination  plus  vive, 
elles  ont  de  commun  avec  nous  toutes  les  bon- 
nes qualités  de  l'ame  &  de  l'efprit ,  &:  par- 
deffus  nous  l'élégance  de  la  taille ,  les  grâces 
du  maintien  &  les  charmes  de  la  figure.  II  a 
donc  été  de  notre  intérêt  en  les  deflinant  à  nos 
plaifirs ,  de  les  éloigner  de  tout  ce  qui  auroit 
pu  les  diftraire  du  foin  que  nous  avons  voulu 
qu'elles   priiTent  uniquement  à  nous    plaire. 
Nous  n'avons  ceffé  de  leur  repéter  qu'elles 
ne  font  faites  dans  l'ordre  de  la  nature  &  de  la 
fociété  que  pour  nous  amufer  ,  &  tout  au  plus 
veiller  aux  foins  grofîiers  &  néceffaires  d'un 
ménage  ;  après  cela  nous  aurons  la  barbarie  de 
leur  reprocher  qu'elles  ne  favent  rien.  lettons 
les  yeux  fur  celles  qui  libres  de  ce  préjugé  , 
ont  ofé  entrer  çn  rivalité  avec  nous.    Leurs 


96  P.  A.     LAVA  L^^ 

écrits  ,  leurs  avions  n'ont  rien  d'efFéminé. 
Mais  encore  une  fois  ,  il  eft  de  l'intérêt  de 
notre  amour  propre  qu'elles  nous  foient  infé- 
rieures ;  nous  fommes  les  maîtres  ,  &  la  loi 
du  plus  fort  eft  toujours  la  meilleure.  Si  l'ef- 
prit  de  fervitude  ,  auquel  nous  les  aflujettif- 
fons  ,  ne  leur  permet  point  de  s'élever  au-def- 
fus  de  l'état  que  notre  volonté  leur  prefcrit  ; 
difons  cependant  à  leur  honneur  ,  que  malgré 
toute  notre  attention  à  les  dégrader  ;  elles  ne 
laiffent  pas  d'avoir  leurs  Héroïnes,  comme  nous 
nos  Héros.  Sans  parler  ici  des  Élizabeth  ,  des 
Médicis  ,  des  Marie  Therefe  ,  qui ,  à  raifon 
de  leur  fexe ,  l'emportent  fur  nos  plus  grands 
hommes  ;  combien  de  femmes  illuftres  dont  les 
noms  font  confacrés  à  jamais  au  temple  de 
Mémoire  ! 

Je  n'ai  jamais  pu  refléchir  fans  indignation  à 
notre  injuftice ,  à  l'égard  de  l'objet  de  nos 
hommages  &  de  nos  adorations.  Efl-il  bien 
honorable  pour  nous  de  ravaler  un  fexe  au  pied 
duquel  nous  fommes  tous  les  jours  ?  Que  fom- 
mes-nous  donc  ,  fi  les  femmes  font  fi  méprifa- 
bles  ,  nous  qui  dans  l'effufion  d'un  cœur  qui 

dit  ce  qu'il  penfe ,  kur  jurons  une  obéiiTance 

6c 


A  M.  J.  J.  ROUSSEAU".        97 

&  un  attachement  inviolable.  Ce  font,  direz- 
vous  ,  des  foiblefles  ,  mais  ces  foiblefles  font 
û  générales  ,  fi  fréquentes  ,  fi  réitérées,  qu'el- 
les peuvent  paiTer  pour  un  effet  néceffitant  de 
leurs  charmes.  En  ce  cas  ,  la  nature  a  pris  foin 
de  les  dédommager  de  notre  humeur  altiere. 
Avec  combien  de  cruauté  ne  pourroient-elles 
pas  fe  venger  de  nous  ,  fi  la  vengeance  dont 
je  veux  parler  ,  n'anéantilfoit  une  partie  de 
leurs  plaiiirs  ? 

Ce  que  j'ai  dit  de  notre  peu  d'équité  ,    à  les 
avilir,  je  le  dis  bien  plus  de  lahardielle  que  nous 
avons  de  déclamer  contre  leur  honneur  ,  nous 
qui  faifons  confifter  le  nôtre  à  les  en  priver. 
N'efl-il  pas  abfurde  que  nous  nous  foyons  ima- 
ginés être  en  droit  de  décider  impérieufement 
qu'elles  doivent  être  déshonorées  pour  tom- 
ber une  feule   fois  dans  la  même  faute  dont 
nous  faifons  un  plus  grand  trophée  ,  à  propor- 
tion du  pouvoir  que  nous  avons  eu  de  îa  mul- 
tiplier /  Je  ne  prétends  affurément  pas  juftifîer 
par-là  le  libertinage  ,    il  eft  toujours  criminel. 
Mais  je  foutiens  qu'il  n'eft  pas  plus  excufable 
dans  l'un  que  dans  l'autre  fexe  ;  j'ajoute  même, 

en  tirant  une  conféquence  de  l'opinion  que 

G 


€)S  P.  A.     LAVA  L  , 

nous  avons  de  la  femme  ,  qu'il  devroit  êtfê 
plus  honteux  &  plus  déshonorant  pour  un 
homme  de  donner  des  preuves  de  fa  foiblcfTe  , 
puifqu'il  fe  prévaut  d'un  efprit  plus  élevé  &C 
d'un  plus  ferme  courage.  Qu'auroit-on  à  dire 
en  notre  faveur,  quand  après  toutes  ces  conii- 
dérations  nous  daignerions  rentrer  en  nous- 
mêmes  pour  nous  rendre  juiiice  fur  le  métier 
de  fuborneurs  dont  nous  faifons  hautement 
profeiïion  ?  Le  fexe  toujours  craintif,  & 
plein  de  candeur  ,  quand  nous  ne  l'avons  pas 
corrompu,  s'effarouche  à  notre  approche,  il 
veut  nous  éviter.  Mais  comment  fe  dérober  h 
nos  pourfuites  ;  nous  qui  pour  le  rendre  la 
victime  de  notre  incontinence  ,  favons  im- 
ployer tour-iVtour  les  attraits  voluptueux  de 
la  féduftion ,  &  les  armes  prcfque  toujours 
viftorieufes  de  l'impudence? 

Encore  une  fois ,  Monsieur,  ne  vous 
imaginez  pas  que  je  veuille  autorifer  les  mau- 
vaifes  mœurs ,  quand  je  femble  cxcufer  les 
écarts  du  fexc.  Ce  feroit  ,  diriez-vôus,  indu- 
bitablement une  morale  de  Comédien.  Je 
cherche  feulement  à  prouver  ,  que  rien  n'eft 
plus  oppofé  à  la  raifon  ,  à  la  jullice ,  &mcmc 


A  M.  J.  J.  ROUSSEAU.  99 

au  fimple  fens  commun ,  que  le  droit  que  nous 
nous  fommes  arrogés  d'ériger  en  genîilleiTe 
pour  nous  ,  ce  qui  fait ,  à  notre  décifion , 
l'opprobre  &  la  honte  des  femmes.  Concluons 
que  fi  le  libertinage  eil:  abfolument  méprifabls 
dans  l'un  &  l'autre  fexe  ,  il  faut  l'éviter  avec 
foin  de  part  &  d'autre. 

Après  cette  difgreffion  dont  vous  êtes 
la  caufe ,  reprenons  notre  fa] et.  Vous  avez 
déclamé  tout  à  votre  aife  contre  le  Speclacle 
qui ,  félon  vous  ,  eft  nuifible  &  préiudiciable 
à  tout  le  monde  ,  mais  qui  le  feroit  incompa- 
rablement plus  à  Genève  que  par  tout  ailleurs. 
Sachons  en  les  raifons  :  Si  elles  font  iuftes 
rien  n'efl  plus  louable  que  le  deiTein  que  vous 
avez  eu  de  fervir  votre  Patrie ,  il  falloit  feule- 
ment le  faire  fans  léfer  tout  à  la  fois ,  la  poli- 
tefTe  ,  la  bienféance  ,  la  charité  Chrétienne  , 
&  la  vérité.  Néanmoins  dans  le  cas  où  je  fup- 
pofe  vos  raifonnemens  bien  fondés,  je  vous 
excuferois  par  le  motif  de  votre  zèle  ,  j'en 
blâmerois  feulement  la  véhémence  mal  enten- 
due :  mais  ii  au  contraire  le  Speâ:acle  ne  peut 
qu'être  utile  &  avantageux  à  vos  concitoyens, 

quel  cfprit  vous  a  pu  iailpirer  ?  c'eft  ce  quïl 

G  ij 


loo  p.  A.     L  A  V  A  L  , 

faudra  tâcher  d'approfondir ,  ce  feranécellai- 
rement  ignorance  ,  animofité ,   ou  rftauvaife 
foi.    Quant  à  l'ignorance  ,  vous  êtes  connu  , 
je  ne  prétends. pas  vous  faire  un  fade  compli- 
ment en  vous  difant  que  vous  n'en  pouvez 
être  foupçonné.    A  l'égard  de  la  mauvaife  foi , 
je  ne  juge  mal  de  mon  prochain  que  le  plus 
tard  que  je  puis  ,  &  j'aime  à  le  trouver  inno- 
cent. RePœra  l'animofité.  Tout  homme  a  fes 
foihleiTes. 

Les  Speftacles ,  vous  en  convenez  ,  peu- 
vent être  utiles  dans  les  grandes  Villes  ,  pour 
diftraire  les  gens  oififs  ,    que  l'inaftion  peut 
entraîner  au  crime.  Il  efl  certain  que  c'eft  un 
des  avantages  qu'on  en  retire ,  mais  c'eft  le 
moindre,  par  la  raifon  que  ceux  qui  en  compo- 
fcnt  d'ordinaire  le  cercle  ne  font  pas  d'aflez 
mauvaifes  mœurs  pour  croire  que  leur  oifiveté 
produiroit  des  forfaits   comme  vous  le  dites. 
Il  faut  d'autres  plaifirs  que  la  Comédie  aux 
fcélcrats.  Ce  n'efl  donc  pas  de  ce  côté  qu'il 
faut  l'envifager  pour  en  faire  valoir  le  bien. 

La  Comédie  inflruit  &  amufe  tout  à  la  fois. 
C'eft  une  école  de  talons  ,  elle  fait  briller 
Tefprit  des  uns,  en  éclairant  celui  des  autres  ; 


\ 


A  M.  J.J.  ROUSSEAU.  lor 

en  un  mot ,  on  peut  dire  qu'aujourd'hui  tous 
1-es  beaux  Arts  concourent  à  rembellifiement  d& 
ion  Théâtre  ;  conféquemment  elle  excite  une 
noble  émulation  entre  les  Artitles  ,  qui  ne 
peut  manquer  d'être  d'une  utilité  très-confidé- 
rable  pour  le  public.  Par  tout  où  les  Arts  fleu- 
rirent les  habitans  fe  multiplient ,  &  le  com- 
merce agrandit.  Si  tous  les  hommes  vivoient 
comme  nos  premiers  pères ,  ou  comme  ces- 
Montagnons  dont  vous  nous  faites  urte  fi  bril- 
lante defcription,  je  me  difpenferois  de  pré- 
conifer  leur  félicité  ;  mais  je  regarderois  la 
Comédie  comme  quelque  chofe  de  fort  inutile 
pour. eux.  Elle  pourroit  peut-être  leur  faire 
appercevoir  la  différence  qu'il  y  a  entre  l'ai- 
£ance  &  le  fimple  néceffaire  ,  mais  comme  on 
ne  regrette  point  un  bonheur  qu'on  ne  con- 
noît  pas ,  je  penferois  qu'il  leur  feroit  plus 
expédient  de  vivre  dans  l'ignorance  d'un  état 
plus  heureux  que  le  leur ,  dans  la  crainte  qu'ils- 
ne  fe  ferviffent  de  moyens  illicites  pour  y 
parvenir  avec  trop  de  promptitude  ÔC  de 
facilité. 

Vos  concitoyens  font  -  ils  dans  cette  pofi- 
tton  ?  Ne  favent-ils  pas  apprécier  la  fituatiou; 

G  iij 


302 


P.     A.    LAVAL, 


d'un  homme  qui  eft  obligé  de  fabriquer  fa 
maifon  ,  &  de  fe  tricoter  des  bas  ?  Ignorent- 
ils  les  avantages  d'une  noble  &  eftimable  in- 
<luftrie  qui  procure  à  un  négociant  le  bien  être> 
Non  fans  doute.  Or  s  ils  en  connoiiTent  les 
agrémens  ,  certainement  ils  les  défirent ,  con- 
féquemment  il  leur  ell  très-expédient  de  raf- 
fembler  chez  eux  tout  ce  qui  peut  contribuer 
à  les  leur  procurer. 

Que  cet  état  de  f.mplicité  des  habitans  des 
environs  de  Neufchâtei  foit  le  plus  heureux  de 
tous ,  j'en  conviendrai  avec  vous  ,  à  la  faveur 
de  la  peinture  que  vous  nous  en  faites  qui  les 
rapproche  du  fiécle  d'or  imaginaire  ;  mais  -cette 
fimpHcité  qui  fait  le  bonheur  de  vos  Monta- 
gnons  feroit  infupportable  à  la  plus  grande 
partie  du  refte  de  la  terre  &  nomcment  à  Mrs. 
les  Genevois  ,  ainfi  ne  tirons  point  de  confé- 
quence  des  uns  aux  aiitres  ,  puifqu'il  n'y  a 
"aucun  rapport  entre  eux.  Vos  Montagnons 
aiment  les  racines  qu'ils  cultivent  &  qu'ils 
mangent  fans  autre  aprêt  que  leur  appétit. 
Les  Genevois  aiment  les  truites  du  Lac  bien 
cuifmées.  Il  faut  fervir  tout  le  monde  à  fon 
goût. 


A  M.  J.  J.  PcOUSSEaU.        103 

Il  n'eft  pas  en  votre  pouvoir  d'empêcher 
ramour  des  richeffes  &  des  plailirs  honnêtes  , 
quiconque  a  vu  fes  voifins  en  jouir  a  fenti  le 
yuide  de  leur  privation.  Les  Speûacles  biea  ■ 
loin  d'appauvrir  un  pays  tel  que  Genève,  le 
rendront  fans  difficulté  plus  floriiTant.  La  rai- 
fon  en  eft  fort  fimple. 

Cette  ville  efl  très-commerçante  &  fa  fîtua- 
tion  la  rend  fufceptible  d'un  négoce  bien  plus 
étendu  que  celui  qui  s'y  fait.  Elle  contient 
environ  14000  habitans,  prefque  tous  aifés,  6c 
parmi  lefquels  il-  y  en  a  de  fort  riches.  Ces 
derniers  quoiqu'occupés  de  leur  Commerce, 
s'ennuyent  fouvent  de  la  trop  grande  folitude 
dans  laquelle  ils  femblent  végéter.  Pour  s'y 
dérober  ils  paffent  en  France  &  y  dépenfent 
leurs  revenus  dont  ils  privent  leur  Patrie. 
L'exemple  de  ces  déferteurs  n" eft  pas  propre 
à  y  attirer  l'Étranger  ,  au  m.oyen  de  quoi  la 
confommation  des  denrées  n'y  eft  pas  confi-  ' 
dérable.  Petit  à  petit  tous  ceux  qui  fe  trouve- 
ront dans  une  paffe  un  peu  opulente  s'accou- 
tumeront à  venir  jouir  de  la  vie  chez  leurs 
voifms,  pendant  cinq  ou  fix  mois  de  l'année. 

Quel  préjudice  !  on  s'appercevra  trop  tard  dvi; 

G  iiiji 


104  P.     A.     L  A  V  A  L  , 

tort  qu'on  a  eu  de  s'oppofer  aux  plaifirs  du 
public  ,  on  voudra  y  remédier  ,  mais  on  ne 
fera  pas  rentrer  les  fommes  qui  feront  forties, 
ni  les  habitans  qui  fe  feront  établis  ailleurs, 
attirés  par  les  agrémens  qu'ils  y  auront  ren- 
contrés. 

C'eft  en  vain  que  pour  étayer  vos  réfle- 
xions d'un  air  de  vérité  ,  vous  nous  repréfen- 
tez  les  Genevois  comme  un  peuple*  fimple  & 
laborieux  ,  qui  fe  déiaffe  de  fes  travaux  dans 
le  fein  de  fa  famille  ,  en  careffant  fon  époufé 
&  fes  erfans.  Sans  vouloir  lui  difputer  les 
vertus  domeftiques  qu'il  pofféde ,  nous  le 
connoiffons  aflez  pour  ne  pas  ignorer  qu'il  ne 
reflemble  en  rien  à  vos  Montagnons  ,  fi  ce 
n'elt  par  la  droiture  du  cœur  :  il  aime  les  arts, 
les  plaifirs  ,  le  luxe  &  toutes  les  douceurs  de 
la  vie.  Si  on  les  lui  refufe  chez  lui ,  il  ira  bien- 
tôt les  chercher  ailleurs. 

Vous  ne  nous  perfuaderez  pas  au  furplus 
que  l'amour  du  luxe  foit  contraire  au  bien  de 
la  République.  Le  luxe  n'eft  pernicieux  que 
pour  les  états  qui  en  feront  entichés  ,  fans 
pouvoir  fe  le  procurer  par  leur  commerce , 
&:  leur  indulîrie  ;  or  il  eu  incontcflable  que  fi 


A  M.  J.  J.  ROUSSEAU.       105 

Genève  ambitionne  la  grandeur  &  l'opulence, 
elle  eu  à  même  de  fe  fatisfaire  fans  fe  ruiner  , 
puifque  tout  contribue  à  en  faire  une  Ville  d'un 
négoce  immenfe.  Il  ne  faut  qu'exciter  l'in- 
duftrie  des  habitans  ,  6c  l'on  n'aura  pas  de 
peine  à  y  reuffir.  Dès  l'inftant  qu'ils  connoî- 
tront  tout  ce  qu'ils  peuvent  à  cet  égard  ,  &: 
qu'ils  en  auront  quelques  exemples  devant  les 
yeux,  l'émulation  fe  mettra  de  la  partie; 
alors  les  tréfors  que  la  nature  a  répandu  fur 
ce  climat  ne  feront  pas  les  feuls  avantages  qui 
le  feront  chérir. 

L'aullérité  de  votre  Morale  Philofophique 
vous  perfuade  que  tout  le  monde  doit  penfer 
comme  vous  ,  fans  en  avoir  les  mêmes  motifs. 
Vous  voudriez  réduire  le  genre  humain  à 
regarder  toutes  les  délices  qu'on  peut  goûter 
ici  bas,  comme  des  êtres  contraires  à  la  vertu 
&  au  bon  ordre  ;  ainli  vous  nous  exaltez  la 
vie  purement  champêtre ,  à  peu  près  comme 
le  doit  faire  une  égloguc.  Ne  favez-vous  pas 
qu'il  y  a  longtems  qu'on  a  dit  que  fes  dou- 
ceurs ne  fe  trouvoient  plus  que  dans  une  idile 
ou  '  un  payfage  ?  En  fuppofant  même  qu'elles 
puiffent  fe  rencontrer  dans  quelques  hameaux, 


io6  P.  A.     LAVAL, 

les  mœurs  du  Village  ne  peuvent  être  celles 
d'une  grande  Ville. 

Toute  la  jeunefTe  de  Genève  aime  les  Spec- 
tacles &  en  demande  ,  pourquoi  les  lui  refu- 
fer  ?  Si  les  vieillards  s'oppofent  encore  à  ce 
qu'elle  fouhaite ,  c'ell  moins  ,  je  crois ,  par- 
cequ'ils  les  regardent  comme  dangereux,  que 
par  la  crainte  de  rien  innover ,  &  parcequ'ij 
ie  rencontre  des  efprits  turbulens  qui  poffe- 
dant  l'art  d'en  impofer ,  fe  font  un  plaifir  de 
contrarier.  Cela  donne  un  air  de  fmgidarité 
qui  diftingue. 

La  Comédie  à  Genève  en  rendra  le  féjour 
plus  agréable  &  en  amufant  les  Citoyens  les 
empêchera  d'abandonner  leur  pays  &  d'aller 
diiîiper  leurs  revenus  chez  l'Étranger.  Premier 
avantage. 

L'heure  des  Spedlacles  étant  toujours  celle 
du  foir  ,  le  travail  n'en  foufFrira  point.  Au 
contraire  ils  rail'embleront  plufieurs  fois  la 
femaine  des  gens  qui  s'éloigneroient  de  la 
Ville  pour  aller  fe  divertir  ailleurs.  Or  cet 
cloignement  ne  peut  avoir  lieu  fans  un  notable 
préjudice.  Le  chef  d'une  famille  ne  s'abfente 
guère  fans  qu'il  en  réfulte  une  négligence  dans 


A  M.  J.  J.  ROUSSEAU.        107 

fon  trafic  &  une  trop  grande  diffipation  dans 
•fon  domefliqiie.  La  Comédie  remédiera  à  cet 
inconvénient.   Second  avantage. 

Le  féjovir  de  Genève  ,  fi  gracieux  par  lui- 
même  ,  deviendra  plus  agréable  par  Tétablif- 
fement  d'unSpeâ^acle  qui  attirera  la  fréquenta- 
tion des  étrangers.  La  circulation  des  efpeces 
fera  plus  abondante.  Troifieme  avantage. 

Chacun  voudra  partager  des  pi  aifirs  qui , 
fans  être  difpendieux ,  coûteront  toujours 
quelque  chofe.  Il  faudra  par  -  conféquent  un 
furcroît  d'induflrie  &  d'affiduité  au  travail  de 
la  part  du  petit  bourgeois.  Les  manufaclures  fe 
perfeûionncront  &  fe  multiplieront  à  mefure 
que  les  dépenfes  ,  qui  ne  fortiront  pas  du  fein 
de  la  République  ,  deviendront  plus  confidé- 
rables.  Quatrième  avantage. 

Les  jeunes  gens  apprendront  à  parler  la  lan- 
gue Françoife  avec  pureté.  Les  Pièces  de 
Théâtre  les  inciteront  à  la  connoifiance  de  la 
Fable  &  de  l'Hiiloire.  La  fociété  devien- 
dra plus  amicale  ,  parce  qu'on  fe  raficm- 
blera  plus  fouvent.  La  Peinture  ,  la  Mufi- 
que  ,  la  Poéiie ,  enfin  les  beaux  Arts  y  fleu- 
riront ,    &  conféqucmment  le  public    &   le 


'loS  P.  A.     LAVAL, 

particulier   y  gagneront.     Cinquième    avan- 
tage. 

Je  ne  fînirois  pas  li  j'entrois  dans  le  détail 
de  l'utilité  que  la  Comédie  apporteroit  à  cette 
République  û  fage  &  fi  prudente.  Vous  nous, 
affurez  au  refte  ,  que  fi  quelque  chofe  doit  for- 
tement s'oppofer  à  fon  établiffement  ,  c'eft  la 
crainte  »  des  inconvéniens  qui  peuvent  naître 
>*  de  l'exemple  des  Comédiens  ». 

Je  ne  fuis  pas  aflez  déraifonnable  pour  nier 
que  le  mauvais  exemple  n'ait  une  force  bien- 
puifTante  ;  mais  s'il  eft  facile  de  le  prévenir  ^ 
qu'aurez-vous  à  me  répondre  ? 

Vous  regardez  comme  une  chofe  impoflible 
d'avoir  tout  à  la  fois  des  Spectacles  &  des 
mœurs.  Ce  feroit  ,  dites-vous,  une  chofe  à 
voir  ,  car  ce  feroit  la  première  fois.  Il  efl:  très- 
faux  que  les  Comédiens  foicnt  par-tout  aulfi  dé- 
tordes que  vous  les  faites,  &c  quand  celalcroit^ 
le  mal  pourroit  être  fufceptible  de  remède. 
Si  Moniteur  d'Alcmbert  a  propofé  de  les  con- 
tenir par  la  févérité  des  Loix  ,  c'eft  qu'il  acnr 
la  chofe  facile.  Vous  n'êtes  pas  de  ce  fenti- 
ment.  Pourquoi  ?  parce  que  la  force  de  la  Loi 
feroit  inférieure  à  celle  des  vices  quon  voudroit 


A  M.  J.  J.  ROUSSEAU.       109 

Teprîm&r  ,  6*  que  (bailleurs  les  chofes  de  mœurs  ne 
Jk  règlent  pas  comme  celles  de  droit  rigoureux ,  par, 
des  Èdits  &  des  Loix, 

A  vous  entendre  ,   rien  ne  peut  arrêter  la 
licence  des   Comédiens  ;    toutes  les  Loix  les 
plus  fages  ne  pourroient  les  contenir.   Voilà 
des  gens  bien  pernicieux.  Mais ,  Monsieur,' 
qui  vous  a  conflitué  Juge  en  Ifraël  ?  Qui  vous 
a  découvert  les  fecrets  les  plus  cachés  du  cœur 
humain ,  pour  ofer  foutenir  que  les  mêmes 
gens  à  qui  vous  prêtez  tant  d'amour  pour  le 
libertinage ,    ne  défirent  pas  en  fortir  ?   Qui 
vous  a  répondu  qu'ils  n'en  donneroient  pas  les 
preuves  les  moins    fufpeftes ,    fi  on  vouloit 
prendre  la  peine  d'y  faire  attention  ?    Tout  le 
monde  fait  que  ce  qui  concerne  la  pureté  des 
mœurs  ne  peut  être  réglé  par  des  Édits,  comme 
ce  qui  regarde  le  droit   rigoureux  ;   mais  au 
défaut  des  Édits  qui  feroient   inutiles  pour  la 
réforme  des  mœurs  ,   n'eft-il  pas  d'autres  ex- 
pédiens  ?    Que  les  Comédiens   foient  regar- 
dés   chez  vous   comme  ils    devroient   l'être 
par  tout ,  c'eft-à-dire  ,   comme  des  gens  très- 
eilimables  &  qu'on  eftimera  quand  ils  feron^ 
leur  devoir ,  &  qu'ils  fe  conduiront  avec  tou- 


'ïio  p.     A.     LAVAL, 

tes  les  bienféances  qu'on  doit  à  la  iociété. 
Qu'ils  foient  admis  dans  les  compagnies  où  l'on 
auroit  honte  du  concubinage  ,  ils  cefferont  de 
donner  dans  ce  vice ,  il  faudra  donc  laiffer  la 
liberté  defe  marier.  Que  les  Comédiennes  aient 
l'entrée  des  maifons  où  les  Dames  honorent , 
aiment  &  refpeûent  leurs  maris ,  où  enfin 
l'honnêteté  eflfcrupuleufement  obfervée  ;  elles 
voudront  reffembler  à  celles  qu'elles  fréquen- 
teront. Que  tout  ce  qui  elldu  corps  duSpefta- 
cle  foit  afliijetti  aux  Loix  féculieres  &  ecclé- 
fiaftiques  comme  le  bourgeois  ;  qu'en  un  mot, 
il  n'y  ait  d'autre  différence  entre  les  Comé- 
diens &  les  habitans  que  celle  qui  fe  rencontre 
dans  l'efpece  de  la  profefTion  ,  c'eft-à-dirc , 
celle  qu'on  trouve  entre  un  Sculpteur  &  un 
Architeâe  ,  vous  verrez  fi  dès  l'inllant  que 
l'on  agira  avec  eux  comme  l'équité  naturelle 
l'exige  ,  ils  ne  fe  conduiront  pas  auin  comme 
l'ordonne  cette  même  équité. 

Ne  favez-vous  pas ,  Monsieur,  que  les 
hommes  font  ce  qu'on  veut  qu'ils  foient  ? 

L'opprobre  avilit  l'ame  &  flétrit  le  courage. 

Répandez  un  vernis  honteux  fur  un  métier 
quel  qu'il  foit ,    vous  verrez  bientôt  ceux  qui 


A  M.  J.  J.  ROUSSEAU.         iit 

Sauront  embraffé  fe  dépouiller  de  cette  no- 
bleffe  de  fentimens  qui  entretient  l'ame  dans 
l'élévation.  Si  cet  effet  n'eft  pas  abfolument 
général  ,  du  moins  fera-t-il  bien  commun. 
Que  fi  par  un  barbare  &  ftupide  préjugé  on 
juge  chez  vous  les  Comédiens  comme  l'igno- 
rance &  le  fanatifme  ,  il  vous  fera  difficile  d'y 
introduire  une  troupe  dont  les  mœurs  feront 
irrépréhenfibles.  Il  n'eft  pas  difficile  d'en  fentir 
la  raifon.  La  plupart  des  Comédiens  n'ont  pas 
eu  ime  merveilleufe  éducation  ;  accoutumés 
à  la  licence  d'un  état  qui  ne  tient  à  rien  ,  pour 
ainfi  dire  ,  du  refle  de  l'univers  ,  ils  éprouvent 
l'humiliation  ,  &  n'ont  ni  affez  d'efprit ,  nî 
affez  d'ambition  pour  chercher  à  s'y  dérober. 
Le  plus  grand  nombre  d'eux  confacré  au  Théâ- 
tre dès  leur  enfance,  parce  qu'ils  font  fils  de  Co- 
médiens ,  ne  favent  rien  au-delà  de  leurs  rôles, 
&  prefque  convaincus  qu'ils  doivent  être 
néceffairement  les  viftimes  de  l'erreur  qui  les 
flétrit  ,  ils  fubiffent  l'indignité  d'un  fort  qu'ils 
pourroient  faire  rougir  de  les  outrager.  Voilà 
l'effet  de  l'injufle  opinion  des  fots. 

Que  chez  vous ,  au  contraire  ,  Monsieur, 
par  un  efprit  d'humanité ,    de  juffice  6c  de 


ÏI2  P.     A.     LAVAL; 

raifon,  on  juge  les  Comédiens  d'après  eux-mê- 
mes, &c  non  d'après  leurs  prédéceffeurs;  qu'on 
les  mette  à  portée  de  fécoucr  le  joug  que  le 
menfonge  leur  a  impofé  ;    qu'ils  foient  en  un 
mot  au  niveau  des  autres  habitans  ,  vous  ver- 
rez que  beaucoup  d'honnêtes  gens  qui  favent 
fe  diftinguer  dans  cet  état  ,    malgré  la  force 
de  l'opinion  ,  ambitionneront  l'avantage  d'aller 
vivre  parmi  des  fages  qui    ignoreront    l'art 
odieux  de  dégrader  les  hommes.    Qu'arrivera, 
t-il  de-là  ?    C'cft  que  non-feulement  vous  au- 
rez des  gens  à  talens ,    &   d'honnêtes  gens  , 
mais  encore  vous  les  aurez  à  un  prix  bien  au- 
defibus  de  ce  qu'ils  exigent  par-tout  ailleurs. 
Quel  eft  le  Comédien  qui  ne  préférât  pas  cent 
louis  d'appointemens  à  Genève  ,   où  on  l'cfli- 
mera  &  où  on  le  vengera  du  caprice  des  autres 
Nations  ,  à  fix  mille  livres  dans  un  pays  où 
l'on   lui  reflifera   les    confidérations  dont   fa 
façon  de  penfer  &  d'agir  le  rendent  digne?  J'ofe 
affurer  qu  il  y  auroit  parmi  tous  les  fujets  de  la 
troupe  une  généreufe  émulation  pour  juilifier 
le  difcernementdeleursprotefteurs.  Vos  cen- 
feurs  auroient  peu  à  faire  avec  eux,  je  ne  doute 

pas  qu'ils  ne  s'en  ferviffent  les  uns  aux  autres. 

Au 


AM.  J.J.ROUSSEAU.       113 

Au  furpliis  fi  quelqu'un  d'eux  fe  rendoit  indi- 
gne des  bontés  dont  la  République  honoreroit 
leur  corps,  je  ferois  d'avis  qu'on  le  punit  ii 
rigoureufement,  que  la  peine  qu'on  lui  imlige- 
roit  put  mettre  un  frein  aux  difpolitions  de 
libertinage  qui  pourroient  fe  rencontrer  dans 
quelque  autre.  Non  leulement  il  faudroit  le 
cbafler  honteulement  de  la  ville  ,  mais  le  faire 
d'une  manière  à  le  flétrir  ,  &  à  le  rendre  mé- 
prifable  à  tout  le  monde.  On  ne  fauroit  trop 
rigoureufement  châtier  <:eux  qui  par  une  con- 
duite deshonnête  s'aviliiTcnt  ,  ÔC  font  réjaillir 
leur  infamie  fur  des  innocens. 

La  preuve  qu'il  ne  feroit  pas  impofTible  de 
contenir  les  Comédiens  dans  une  ville  où  on 
voudroit  les  traiter  comme  je  le  propofe  , 
c'eft  que  dans  les  Cours  étrangères  ,  ou  le 
gouvernement  Eccléfiaftique  ne  prodigue  pas 
û  généreufement  fes  foudres  ,  où  on  les  admet 
aux  Sacremens  de  l'Eglife ,  où  enfin  on  fuppofe 
qu'on  peut  être  honnête  homme  &  déclamer 
des  vers ,  ils  s'y  comportent  tout  autrement 
que  dans  les  lieux  où  on  les  maltraite  fans  raifon. 

Je  foutiens  quoiqu'on  en  puiffe  dire, que  c'eft 

provoquer  le  libertinage  ,  que  d'interdire  aux 

H 


ÎÏ4  P.     A.    L  A  V  A  L, 

Jiommes  les  moyens  de  fatisfalre  avec  honne-- 
tQté  aux  befoins  de  la  nature.  Défendre  à 
tous  les  boulangers  de  me  vendre  du  pain,  c'eft 
m'obiiger  à  en  voler.  Ne  devfoit-on  pas  ou- 
vrir les  yeux  fur  l'inconféquence  de  la  con- 
duite qu'on  tient  à  l'égard  des  perfonnes  de 
Speftacle  ?  Le  fouverain  Pontife  ,  le  Vicaire 
immédiat  du  fils  de  Dieu  ,  les  admet  dans  le 
fein  de  l'Eglife  ,  les  reçoit  au  nombre  de  (es 
enfans  ,  &  les  fait  participer  à  tous  les  tréfors 
de  grâce  que  la  bonté  divine  a  bien  voulu 
accorder  aux  hom.mes  ;  pourquoi  leur  réfiifer 
en  France  ce  que  toute  l'Italie  leur  accorde  ; 
ce  que  prefque  tous  les  autres  Royaumes  leur 
adjuge  ?  Le  Dieu  de  Rome  &  celui  de  Paris 
ne  font-ils  pas  les  mêmes  ?  Que  diroit  un  Sau- 
vage qui  fimplement  guidé  par  les  lumières  de 
la  droite  raifon  ,  mais  inilruit  de  nos  myileres 
&  de  nos  Sacremens  ,  viendroit  entendre  le 
Prône  dans  l'Eglife  de  St.  Svdpicc,  où  le  même 
Prêtre  excommuniera  dans  la  même  matinée 
les  mêmes  gens  qu'il  communiera  dans  celle  de 
St.  Sauveur  ?  (^)  J'efpere  qu'on  ne  trouvera 

f.r)  A  Paris  les  Comédiens  Italiens  l'ont  admis  à  la 
panicipatii^n  de   tous  ks  Sacremens  de  l'Eglile  ,  fans 


À  M.  J.  J.  ROUSSEAU.         115 

pats  étrange  la  liberté  avec  laquelle  je  fais 
remarquer  cette  contradiciion ,  puifqu'on  ne 
fait  nulle  dilHculté  de  donner  matière  à  la 
folidité  de  mes  obfervations. 

On  pourroit  me  répondre  à  l'objeûion  que 
je  fais  fur  cette  conduite,  quefi  Ton  excommu- 
nie les  Comédiens  François  ,.  tandis  qu'on  ab- 
fout  les  Comédiens  Italiens ,  c'eft  à  caufe  de 
la  différence  qui  fe  rencontre  dans  ces  deux 
Théâtres.  Si  la  raifon  eft  bonne  ,  je  dois  me 
taire.  Le  Théâtre  Italien  plus  épuré  que  le 
François  !  cela  eft  fans  réplique. 

Voilà ,  direz-vous  au  moins  ,  des  raifonne- 
mens  fpécieux ,  mais  relie  à  favoir ,  y?  les 
loix  que  le  gouvernement  drcffcra  pour  en  impo- 
fer  aux  Comédiens^  changeront  L'opinion  publique^ 
car  fi  cette  opinion  fubjïjîc  toujours  ils  rejlsrone 
donc  tels  qu'ils  font  ,  puifqusn  continuant  à  Us 
méprifer ,  ils  derheureront  dans  C avilïjfement  qui 
donne  lieu  à  Uur  peu  de  délicat ejjc  en  matière  de 
bonnes  mœurs. 


avoir,  je  ne  dis  pas  abjuré,  mais  renoncé  à  leur 
protefiion.  C'eft  à  Sr.  Sauveur  qu'ils  vont  ordinaire- 
ment partager  les  dons  du  Ciel  avec  le  refte  des 
fidèles. 

Hij 


lie  p.  A.    LAVAL, 

Pour  prouver  que  les  Loix  ne  changent  poifft 
ropinion  publique  ,  vous  nous  apportez  un 
exemple  qui  n'a  aucun  rapport  à  votre  fujet. 
Le  Prince  ,  dites-vous ,  en  décernant  un  arrêt 
de  mort  contre  toute  perfonne  convaincue  de 
combat  affigné ,  n'a  pas  remédié  au  mal.  Il  a 
feulement  obligé  par-là  à  donner  un  autre  nom 
à  ces  .brtes  de  combats  ,  pour  éluder  fes  Or- 
donnances :   ainfi  il  a  compromis  fon  autorité. 

Quand  la  fagefTe  de  nos  Monarques  a  prof- 
crit  les  duels  en  France  ,  elle  n'a  jamais  ima- 
giné réulîir  tout  d'un  coup  à  changer  l'opinion, 
&  à  perfuader  qu'un  homme  qui  fe  battroit  en 
duel  feroit  deshonoré  aux  yeux  du  public. 
Mais  c'eft  parcequ'elle  a  fenti  la  difficulté  de 
vaincre  le  préjugé  à  cet  égard ,  qu'elle  a  ufé 
des  plus  grandes  rigueurs.  Il  étoit  queftion 
d'arrêter  le  cours  de  cette  férocité.  Jugeons 
des  moyens  qu'on  a  employé  par  leurs  effets. 
L'autorité  Royale  en  ce  cas  n'a  point  été  com- 
promife  ,  car  il  eft  certain  que  rien  n'eft  plus 
rare  aujourd'hui  que  les  duels  ;  rien  n'étoit 
au  contraire  û  commun.  Je:  dis  plus ,  non 
feulement  le  Roi  a  arrêté  cette  fureur ,  mais 
il  a  même  forcé  en  partie  de  changer  l'opinion. 


A  M.  J.  J.  ROUSSEAU.  1.17 

Un  homme  qui  autrefois  n'aiiroit  pas  accepté 
un  cartel  auroit   été  deshonoré ,  aujourd'hui 
le  pkis  brave  Officier  du  Royaume,  peut,  fans 
bleffer  le  point  d'honneur. ,  le  reflifer ,  en  fe 
contentant  de  dire  à  celui  qui  le  lui  propofe , 
mon  Maître  me  défend  le  duel ,  je  ne  fuis  pas 
difficile  à  rencontrer  ,  attaquez-moi  &  vous 
verrez  li  l'honneur  n'a  pas  autant  de  pouvoir 
fiir  moi  que  le  devoir.  Un  tel  homme  après 
une  réponfe  de  cette  nature  agira  comme  il 
avoit  coutume  de  faire  avant  la  proportion  du 
duel.  On  l'attaquera  ,  il  fe  défendra  avec  bra- 
voure ,  &  n'auj-apas  défobéï  au  Roi.  L'agref- 
feur,  à  la  vérité  ,  fera  dans  le  cas  des  rigueurs 
de  l'Ordonnance  ,  mais  s'il  s'efl  porté  à  cette 
extrémité  par  un  motif  indifpenfable  du  prér 
jugé  ,  ces  fortes  de  cas  deviendront  d'autant 
plus  rares  qu'on  faura  en  apprécier  k  danger. 
Vous  dites  que  fi  les  duels,  font  moins  com- 
muns  qu'autrefois,    ce  n'efl  pas,  parcequ'ils 
font  punis ,  mais  c'eft  parceque   les  moeurs 
ont    changé.    Pourquoi   ce    changement    de 
mœurs  ne  peut-il  s'attribuer  aux  impreffions 
que  l'Edit  du  Prince  a  fait  fur  les  efprits  ?  Il 

a  démontré  la  brutalité  de  deux  combattant 

H   iii 


îîg  p.     A.     L  A  V  A  L, 

qui  plus  féroces  que  les  bêtes  ,  vont  de  fang, 
froid  s'arracher  la  vie;  il  a  prouvé  le  préju- 
dice qui  en  réfultoit  pour  l'Etat  en  général  & 
pour  les  familles  des  particuliers.  On  a  admiré 
la  fageffe  de  fes  décrets ,  on  a  craint  les  peines 
qu'il  impofoit  aux  coupables  ,  &  afin  de  ne 
pas  être  dans  le  cas  de  les  fubir  ,  chacun  a 
apporté  du  lien  dans  la  focieté  pour  en  adou- 
cir les  mœurs.  Les  querelles  ont  par  confé- 
quent  été  moins  fréquentes  .  &  les  combats, 
prefqu'abolis. 

Quoique  vous  en  puifîiez  dire,  la  force  de 
l'autorité  Royale  a  été  bien  plus  efficace  que 
ne  l'aiiroit  été  uiit  chambre  d'honneur  telle  que 
vous  nous  en  fourniflez  le  projet.  Pouvez- 
Votts  raifonnablement  propofer  rétablifTement 
aiixïQ  jurifdiâiion,  qui  dans  des  cas  où,  Fhonncur 
jeroh  réellement  ble(l: ,  permettrait  le  combat  Jin- 
gulier  }  Lorfqu'un  homme  aura  donné  im  fouf- 
flet'à  un  autre  ,  férà-t-il  bienféant  que  pour  fa 
fatisfaâ:ion  on  l'envoïc  au  combat ,  oii  peut- 
être  il  fera  tué  ?  S'il"  prend  de  lui-même  la 
réfolution  de  fe  battre  ,  il  n'aura  à  fc  plaindre 
cjuc  dé  l'opinion  qu'il  a  attaché  à  l'affront  qu'il 
a  reçu ,  mais  fi  pour  toute  réparation  on  lui 


AM.  J.J.ROUSSEAU.        119 

adjuge  la  voie  des  armes ,  n'aura-t-il  pat  lieu 
de  murmurer  de  ce  qu'on  ne  punit  pas  cekr 
qui  lui  a  ravi  fon  honneur  ?  Tout  homme  qui 
pourra  fe  déterminer  à  en  venir  aux  plaintes  , 
demande  une  fatisiadion  ,  ce  n'en  efl  pas  une 
que  d'obtenir  la  permiiîion  de  fe  couper  la 
gorge,  car  bien  des  gens  diront  que  le  remède 
eft  pire  que  le  mal.  Soyez  d'ailleurs  très-con-- 
vaincu  que  l'humeur  des  François  cû.  telle,  que 
fi  on  leur  permetîoit  de  fe  battre  en  certaines  , 
occafions  ,  ils  prendroient  moins  de  précau- 
tions pour  ne  pas  tomber  dans  le  cas  qui  don-- 
neroit  lieu  au  combat,  qu'ils  n'en  apportent  au- 
jourd'hui pour  fe  préserver  d'encourir  l'indi- 
gnation de  leur  Maître.   La  crainte  de  perdre 
fon  poile  ,  fes  honneurs  ,  &  les  grâces  qu'on 
attend  pour  fes  proches ,  a  plus  de   pouvoir 
fur  le  gentilhomme  François   c^ue  l'appréhen- 
fion  de  l%mort  même. 

Les  Loix  peuvent  donc  ,  fmon  abolir  entiè- 
rement ôc  tout  d'un  coup  le  préjugé  ,  du 
moins  le  diminuer  ,  puifque  fi  l'Elit  du  Prince 
n'a  pas  changé  totalement  l'opinion  qu'on 
avoit  des  duels  ,  il  l'a  beaucoup  reditié.  Je  ne 

m'étendrai  pas  plus  au  long  fur  ce  fujet,  ii^ 

•    H  iiij 


iio  p.  A.     LA  V  A  L, 

n*eft  de  ma  compétance  que  parceque  le  fen& 
commun  &c  l'honneur  font  de  tout  état.  Au 
relie  je  vous  avoue  avec  {incérité  ,  que  û 
j'épluchois  votre  {jûème  de  la  chambre  d'hon-? 
neur  ,  je  crois  qu'il  ne  me  feroit  pas  difficile 
d'apprêter  à  rire  à  vos  dépens. 

J'ai  dit  que  Texemple  des  duels  n'avoit  rien 
de  concluant  pour  prouver  la  difficulté  de 
faire  prendre  au  public  une  opinion  contraire 
à  celle  qu'il  a  des  Comédiens.  Je  crois  ne 
m'être  pas  trompé. 

Dans  l'idée  que  chaque  homme  s^'eft  formé 
des  duels  ,  il  a  cru  Ton  honneur  engagé  à  ne 
les  pas  regarder  honteiu*,  par  la  crainte  d'être 
foupçonné  de  poltronnerie.  Il  eu  donc  fort 
difficile  de  lui  infpirer  d'autres  fentimens. 
Mais  il  n'eit  point  du  tout  intéreflant  pour 
chaque  particulier  d'envifager  ks  Comédiens 
comme  des  profcrits  ,  au  contraire  ^le  public 
fouhaiteroit  peut-être  qu'on  l'autorifât  à  lier 
de  commerce  avec  des  gens  qu'on  peut  rai- 
fonnablemertt  rechercher  pour  leurs  talens. 
On  pourroit  donc  aifément  faire  pencher  la- 
balance  du  côté  oii  fon  propre  poids  l'entraîne 
dçjà.    Que  ceux  qui   ont  l'autorité   en  main 


A  M.  J.J.  ROUSSEAU.        m 

€ommencent  par  remontrer  rinjuftice  qu'on 
fait  aux  perfonnes  attachées  aux  Speftacles , 
qu'en  conféquence  ils  les  mettent  au  rang  des 
autres  citoyens.  Le  menu  peuple  en  fera  d'a- 
bord furpris  ,  petit  à  petit  il  raifonnera  fur 
cet  événement ,  comme  il  en  entendra  parler 
par  ceux  qui  lui  font  fupérieurs  ,  enfin  il  pen- 
fera,  comme  fes  maîtres.  Rcgis  ad  excmpLum 
totus  compon'itur  orb'is. 

Il  me  femble  vous  entendre  tirer  de  cette 
citation  un  argument  contre  moi.  Si,  direz- 
vous  ,  le  fujet  régie  fes  jugemens  fur  ceux  de 
fon  Roi ,  d'oii  vient  les  Comédiens  font-ils 
méprifés  en  France ,  puifque  le  Monarque  les 
penfionne  ?  Cette  preuve  de  bonté  feroit  plus 
que  fufRfante  pour  anéantir  toute  prévention, 
fi  nos  Ecçléfiaftiques  n'en  diminuoient  l'effet 
par  leurs  cenfures.  A  Vienne  un  Comédien  à 
talens  &  honnête  homme  a  fouvent  part  aux 
grâces  de  la  Cour  ,  &  toujours  à  Teftime  &  à 
la  confidération  publique.  Si  le  Spcftacle 
François  y  avoit  un  établiflement  aufîi  aifuré 
qu'à  Paris ,  ceux  qui  le  compofent  feroient 
encore  régardés  fur  un  bien  meilleur  ton. 

J'ajouterai ,  pour  prouver    que    l'opinion 


m  P.     A.     L  A  V  A  L, 

qu'on  auroit  à  Genève  des  Comédiens  feroit- 
telle  que  le  Gouvernement  la  voudroit ,  qu'on 
eu.  fort  porté  à  très-bien  juger  d'eux.  Nous 
en  avons  des  certitudes  par  l'éloge  que  la 
troupe  du  lieur  le.  Moine  fait  des  Citoyens. 
Ajoutez  à  ce  témoignage  les  marques  de  bien- 
veillance dont  toute  la  jeuneffe  de  la  Ville  a 
comblé  le  fieur  d'Auberval ,  Comédie»  de 
Lyon  ,  qui  fut  obligé  d'y  paiTer  quelque  tems 
l'avant  dernière  automne. En  exaltant  lafagefTe 
du  Gouvernement ,  l'ordre  de  la  Police  ,  la 
beauté  du  pays  ,  il  ne  ceffoit  à  fon  retour  de 
nous  entretenir  de  l'accueil  gracieux  dont  les 
jeunes  gens  ,  &  même  les  principales  maifons 
l'avoient  favorifé.  Tout  le  monde,  dit -•il, 
marquoit  une  grande  envie  d'avoir  un  Spec- 
tacle ,  &  il  n'ëtoit  pas  difficile  de  s'appcrce- 
voir  que  le  fage  Genevois  fait  alTigner  à  cha- 
que homme  fa  propre  valeur. 
!  De  tout  ce  que  j'ai  dit  il  faut  tirer  cette  con- 
fequcnce  ,  qu'il  fera  aifé  d'empêcher  que  les 
Comédiens  foient  regardés  avec  m.épris  à 
Genève  ,  &  qu'ainfi  n'étant  plus  avilis  ,  leurs 
mœurs  fe  reffentiront  du  degré  d'eflime  qu'on 
leur  accordera. 


AM.J.J.ROUSSEAU.         123 

Après  avoir  prouvé  qu'on  feroit  porté  à  les 
confiderer ,  il  efl:  queflion  de  faire  voir,  s'ils 
pourroient  mériter  cette  confidération.  Je  luis 
certain  que  quelques  petits  foins  de  la  part 
des  Magiftrats  fuffiroient  pour  les  fouilraire  à 
l'opprobre  ,  refte  à  favoir  il  la  Loi  feroit  ca- 
pable de  leur  en  impofer. 

J'ai  cru  avoir  déjà  fuffifamment  démontré 
que  û  Genève  vouloit  mettre  le  Speftacle  au 
niveau  des  autres  talens ,  elle  auroit  bientôt 
des  Comédiens  de  mérite.  Je  me  fuis  fans 
doute  trop  avancé  ,  puifque  vous  nous  faites 
la  grâce  de  décider  qu'il  n'elt  pas  poffible 
qu'ils  foient  honnêtes  gens  ,  parccquc  cefî  un 
état  de  licence  &  de  mauvaifes  mœurs.  Cette 
licence  &  ces  mauvaifes  mœurs  font-ils  abfo- 
lument  &  indifpenfablement  attachés  à  cette 
profefîion  ?  Tous  ceux  qui  l'exercent  aujour- 
d'hui font-ils  des  débauchés ,  &  en  laiiTant  fub- 
fifter  cette  faufle  &  outrageante  fuppofition, 
n'y  a-t-il  pas  moyen  de  mettre  un  frein  à  leur 
libertinage  ?  N'y  aura-t-il  donc  que  contre  la 
Comédie  quelesLoix  feront  fans  force  &:  fans 
vigueur  ?  La  Police  a  trouvé  dans  certains 
pays  le  fecret  de  donner  une  apparence  d'hon- 


114  P-     A.     LAVAL, 

nêteté  aux  chofes  les  plus  deshonnêtes.  Ne 
pourra-t-on  réuffir  à  obliger  une  trentaine  de 
perfonnes  à  vivre  &  à  f e  conduire  comme 
de  bons  &  de  pailibles  citoyens  ? 

Dès  qu'on  les  aura  intérefle  à  mener  une 
vie  irréprochable ,  fitôt  qu'ils  partageront 
l'eftime  qu'on  doit  aux  hommes  vertueux  ,  ils 
s'emprefferont  à  le  devenir  &  s'il  en  eft  quel- 
qu'un qui  s'égare  ,  il  fera  facile  de  remédier 
à  cet  abus. 

Une  troupe  de  quinze  perfonnes  en  tout 
feroit  fuffifante  à  Genèye.  Or  j'engagerois  ma 
tête  qu'elle  feroit  bientôt  telle  qu'on  la  peut 
défirer  ,  fi  on  lui  accordoit  les  avantages  dont 
j'ai  parlé.  On  feroit ,  je  penfe ,  plus  occupé  à 
reflifer  de  très-bons  fujcts  qu'à  en  chercher. 
Pour  parvenir  à  l'exécution  du  plan  que  je 
m'en  fais ,  voici ,  je  crois ,  les  moyens  les 
plus  aifés. 

Premièrement  il  faudroit  que  ce  fut  le  corps 
de  Ville  qui  fe  chargeât  de  la  direftion.  On 
nommcroit  quatrcCommifl'aires,qui  mcttroient 
à  la  tête  du  Spedacle ,  comme  Direfteur  ho^ 
noraire,  un  homme  de  probité.  Ce  feroit  aux 
Commiflaircs  à  faire  les  informations  nécef" 


A  M.LJ.ROUSSEAU.        125 

iaires  à  cet  égard.  Il  feroit  expédient  qu'il  fût 
marié. 

Secondement ,  le  Direfteur  honoraire  pro- 
pofé  pour  faire  contrafter  les  engagemens  ne 
prendroit  aucun  fujet  fans  le  connoître.  C'eft: 
la  chofe  du  monde  la  plus  aifée.  Les  Comé- 
diens à  cet  égard  reffemblent  aux  grands  ; 
ils  ne  peuvent  faire  la  moindre  baffefTe  que 
tout  le  Royaume  où  ils  font  ,  &  même  les 
étrangers  ,  n'en  foient  inftruits. 

Troifiemement ,  on  ne  fouffriroit  pas  qu'au- 
cun Acleur  vécut  avec  une  Aftrice  fans  avoir 
de  bons  extraits  de  mariage  en  forme  ,  &  il 
faudroit  ne  point  fermer  les  yeux  fur  ce  cha- 
pitre. 

Quatrièmement ,  il  ne  feroit  pas  permis 
aux  Comédiens  de  différent  fexe  de  demeurer 
dans  la  même  maifon.  Chaque  hôte  feroit  tenu 
de  ne  recevoir  pour  locataires  que  ceux  à  qui 
les  CommifTaires  auroient  donné  des  billeîSi 
de  logement  à  lui  adrefTés. 

Cinquièmement ,  il  feroit  exprelTément  dé- 
fendu aux  Comédiens  &  Comédiennes  de  por- 
ter or ,  argent  &  pierreries ,  excepté  fur  laurs 
habits  de  Théâtre.   Il  leur  feroit  au  furplus 


ji6  P.     A.     L  A  V  A  L, 

ordonné  de  ie  vêtir  &  coëffer  comme  les  hon- 
nêtes gens  du  pays,  &  ians  aucune  affeftation. 

Sixièmement ,  le  Diredeur  honoraire  feroit 
toujours  obligé  d'aiTilter  à  toutes  les  affem- 
blées  pour  prévenir  les  difputes  d'emploi.  II 
auroit  le  droit  de  prononcer  &  de  mettre  à 
l'amende  celui  ou  celle  qui  manqueroit  au 
devoir  de  la  politeffe  &  de  la  bienféance. 

Septièmement ,  il  feroit  publié  une  Ordon- 
nance à  tous  les  Marchands  pour  leur  défendre 
de  faire  le  moindre  crédit,  fans  une  permifiion 
fignée  des  Commiffaires  qui  la  donneroient  en 
certaines  occafions  indifpenfables  ,  mais  qui 
retiendroient  fur  les  appointemens  de  quoi 
payer  la  dette. 

Huitièmement ,  la  recette  feroit  tous  les 
jours  portée  chez  les  Commiffaires  qui  paye- 
roient  ou  par  mois  ou  par  quartier.  Le  fonds 
de  la  Caiffe  qui  excédcroit  les  appointemens 
feroit  defliné  à  l'entretien  &  l'ornement  de  la 
Salle. 

Avec  ces  précautions  &  quelques  autres 
encore,  il  feroit  aifé  de  prévenir  tous  les  abus 
que  vous  craignez  de  la  part  des  Comédiens. 
Au  furplus,je  fuis  très-affurc  que  vos  cenfeurs 


A  M.  J.  J.  ROUSSEAU.      Ï17 

ïie  feroient  pas  fort  occupés  avec  eux,  dès 
qu'on  feroit  les  diligences  convenables  pour 
avoir  d'honnêtes  gens  &  qu'on  les  traiteroit 
comme  tels. 

Il  ne  me  paroît  pas  au  refte  qu'il  foit  extrê- 
mement ruéceffaire  que  la  ville  fe  charge  de  la 
direction  ,*^e  le  propole  comme  un  plus  grand 
bien  ,  &  voici  mes  raifons. 

Les  fujets  perfuadés  qu'ils  ne  courroient 
aucun  rifque  pour  leurs  appointemens,  fe  don- 
neroient  à  meilleur  compte.  Lorfqu'au  bout  de 
l'année  les  recettes  feroient  plus  abondan- 
tes que  les  dépenfes ,  la  Ville  difpoferoit  du 
reftant  en  faveur  des  pauvres  ,  ou  û  elle  vou- 
loit  que  cet  argent  flit  uniquement  confacré 
au  Speftacle  ,  elle  en  feroit  un  fonds  ,  pour 
donner  de  petites  penfions  aux  Afteurs  qui 
pendant  dix  ou  quinze  ans  auroient  contribué 
à  fes  plaifirs  ,  &  fe  feroient  attiré  les  applau- 
diiTemens  autant  par  leurs  talens  que  par  leurs 
mœurs.  La  Comédie  deviendroit  alors  un 
établiiTement  folide.  Que  d'honnêtes  gens  le 
rechercheroient  ! 

Tout  ce  qui  feroit  du  relTort  du  Spedacle 
feroit  de  la  compétance  des  quatre  Commif- 


iig  p.  A.     LAVAL: 


faires  ,  qui  ordonneroient  toutes  les  punitions 
qu'ils  croiroient  juftes  &  raifonnables  ,  à  l'ex- 
ception des  peines  corporelles.  Parce  moyen 
on  n'occuperoit  point  les  autres  Tribunaux  à 
des  matières  étrangères  pour  eux. 

Je  ne  veux  plus  aûuellement  qu'examiner 
fi  la  Ville  pourroit  fuffire  à  l'entretien  d'une 
Comédie.  Sans  entrer  dans  un  calcul  ennuyeux 
j'ai  dit  que  quinze  fujets  fiiffiroient ,  j'en  veux 
payer  fix  llir  le  pied  de  mille  écus ,  &  les  neuf 
autres  fur  celui  de  deux  mille  livres  ,  voilà 
qui  fait  en  tout  trente-fix  mille  frar^cs.  Les 
Comédiens  joueront  quatre  fois  la  femaine  : 
Que  les  repréfentatlons ,  l'une  portant  l'autre, 
aillent  feulement  à  deux  cens  francs  ,  voilà 
près  de  quarante  mille  livres.  Joignez -y  des 
Bals ,  &  ce  fera  un  furcroît  de  gain.  C'eft  , 
direz-vous  ,  un  argent  dont  on  prive  la  Repu- 
blique. Point  du  tout.  Le  Speftaclc  étant 
fiable  ,  la  confommation  s'en  fera  dans  les 
Etats  ,  ce  qui  devient  pour  lors  une  affaire  de 
circulation.  Vos  concitoyens  n'y  perdront 
rien  ,  car  ce  qui  fera  enlevé  à  l'ouvrier  d'une 
Manufafture  rentrera  chez  le  boulanger.  Quel 

dommage  peut-il  en  réfulter  poiu'  Genève  ? 

Qu'un 


À  M.  J.  J.  ROUSSEAU.       Ï29 

Qu'un  Diredcur  pafîager  aille  s'établir  dans 
vos  Fauxbourgs  ,  au  bout  de  fix  mois  il  vous 
quitte  &  vous  emporte  le  furplus  de  l'argent 
qu'il  n'a  pas  confcmmé  chez  vous  ;  mais  quand 
vos  efpéces  ne  fbrtiront  pas  de  votre  pays  , 
elles  ne  feront  que  changer  d'une  main  à  l'au- 
tre. Voilà  l'effet  du  Commerce. 

S'il  failoit  répondre  à  toutes  les  infamies 
que  vous  vomifîez  contre  les  Comédiens  ,  il 
faudroit  être  ou  fans  éducation ,  ou  s'armer 
d'une  patience  aufli  grande  que  celle  de  Job» 
Comment  en  effet  demeurer  dans  les  bornes 
de  la  modération  vis-à-vis  un  homme  qui  de 
fang  froid,  fe  fait  un  déteffable  plaifir  de  vous 
déchirer  avec  une  malice  fans  exemple  ?  Le 
plus  fage  feroit  peut  -  être  de  méprifer  la 
calomnie  ,  &  c'eft  indubitablement  le  parti 
que  je  prendrois  ,  û  votre  livre  ne  de  voit 
tomber  qu'entre  les  mains  de  perfonnes 
raifonnables.  Mais  il  eft  des  petits  efprits , 
fcrupuleux  &L  prévenus  ,  qui  le  liront ,  & 
qui  s'affermiront  dans  leurs  fauffes  oppinions 
par  l'expofition  artificieufe  des  vôtres.  Il  faut 
donc  faire  de  généreux  efforts  pour  les  dé- 
tromper.  C'eft  le  feul  but  que  je  me  propofe 

i 


ijo  p.  A.     LAVAL, 

en  vous  écrivant  ;  car  pour  les  fanatiques  6c 
les  bigots  ,  je  tiens  toute  cette  efpéce  trop 
méprifable  pour  me  donner  la  peine  de  leur 
parler  bon  fens.  En  ont-ils  ? 

Je  pafle  fous  filence  toutes  vos  inveûives  , 
&  je  viens  à  cet  endroit  de  votre  livre ,  oii 
vous  dites  :  »  qu'à  Paris  même  oîi  les  Comé- 
»  diens  ont  plus  de  conlidération  &  une  meil- 
w  leure  conduite  que  partout  ailleurs  ,  un 
»  Bourgeois  craindroit  de  fréquenter  ces  mê- 
»  mes  Comédiens ,  qu'on  voit  tous  les  jours 
»  à  la  table  des  Grands.  » 

Vous  imaginez  -  vous  que  je  puifle  vous 
fuppofer  affez  peu  d'efprit  pour  avoir  voulu 
tirer  aucune  conféquence  qui  nous  foit  défa- 
vantagcufe  par  ce  raifonnement  ?  La  conduite 
du  Bourgeois  ei\  une  fuite  du  préjugé  qu'il 
défaprouve  peut  -  être  ,  mais  qu'il  n'ofe  pas 
encore  fécouer  tout-à-fait.  J'ai  fuffifamment 
montré  combien  il  efl  injufte  en  prouvant 
qu'il  a  pris  fa  fource  dans  la  crapule  des  Bala- 
dins. Les  Grands  qui  font  faits  pour  donner  le 
ton ,  n'ignorent  pas  cette  vérité ,  ils  veulent 
détruire  par  leur  exemple  l'erreur  populaire  , 
ils  y  rcufîlront  fans  doute ,  le  Bourgeois  en 


A  M.  J.  ).  ROUSSEAU.        131 

fera  charmé.  Ne  peut-on  pas  dire  aufll  que  û 
le  Comédien  n'efl  point  lié  avec  le  Bourgeois  , 
c'eft  parcequ  il  n'en  recherche  pas  la  fréquen- 
tation ?  Accoutumé  à  Jouir  auprès  des  Grands 
des  marques  de  diftinftion  &  de  bienveillance 
que  les  talens  méritent ,  il  craint  d'éprouver 
quelque  petite  mortification  dans  une  maifon 
où  les  maîtres  quoique  polis  &  très-attentifs 
pourront  recevoir  quelque  compagnie  qui 
ne  leur  reffembiera  pas.  Je  vous  dirois  bien  , 
il  je  voulois  ,  qu'il  eft  abfolument  faux  que  les 
Comédiens  foient  à  Paris  comme  ailleurs  fans 
aucune  intimité  avec  les  Bourgeois.  Mille 
exemples  dans  cette  Capitale,  comme  dans  les 
autres  villes  du  Royaume,  m'y  autoriferoient. 
Qu'auriez-vous  à  répondre  ? 

La  remarque  que  vous  faites  fur  cette  fa- 
meufe  Aârice  que  les  Anglois  ont  inhumé  à 
côté  de  leurs  Rois  ,  eft  peut-être  la  preuve  de 
mauvaife  foi  la  plus  caraftérifée  qu'on  puiffe 
imaginer.  Rapportons-la  dans  toute  fon  éten- 
due. J'en  rougis  pour  vous. 

»  Si  les  Anglois  ont  inhum.é  la  célèbre  Oîd- 
»  fied  à  côté  de  leurs  Rois  ,  ce  n'étoit  pas  fon 
»  métier ,  mais  fon  talent  qu'ils  vouloient  hon- 


131  P.     A.     LAVAL, 

y*  norer.  Chez  eux  les  grands  talens  annobHf^ 
»  fent  dans  les  moindres  états  ;  les  petits  avi- 
»  lifTent  dans  les  plus  illuftres.  Et  quant  à  la 
»  profeffion  des  Comédiens ,  les  mauvais  & 
»  les  médiocres  font  méprifés  à  Londres  ,  au- 
»  tant  ou  plus  que  partout  ailleurs.  » 

En   accordant  la  [cpulture,  des  Rois   à   cette 
illiijlre   Acirice  ,   on  honorait  Jon   talent ,   mais 
non  fon  métier.  Dites- moi,  s'il  vous  plaît  ,  s'il 
eft  poffible  d'honorer  le  talent  du  Comédien  , 
fans  faire  honneur  à  fon  métier ,  puifque  le 
talent  en  eft  l'efTence  ?  D'ailleurs  tout  métier 
dont  l'exercice  pourra   mettre    celui   qui  l'a 
embraffé  à  même   de  prétendre  à  un  degré 
de  gloire  auffi  éminent  que  celui  d'être  en- 
terré parmi  les  Rois ,  ne  paffera  jamais  pour 
être  honteux.    Qu'ont  fait  les  Anglois  fi  la 
profefîion  de  Comédien  efl  infâme  ?  Ils  ont 
proportionné  la  grandeur  de  leur  hommage  à 
l'habileté  de  la  Comédienne  à  faire  valoir  l'in- 
famie ?  Car  enfin  quel  étoit  ce  talent  qu'on 
honoroit  ? 

L'art  de  fe  contrefaire  ,  de  revêtir  un  autre 
caractère  que  le  Jien  ,  de  paraître  différente  de  ce 
quelle  étoit  y   de  fe  paffionntr  de  fang  froid ,  de 


A  M.  J.  J.  ROUSSEAU-        133 

«//re  autre  chofe  que  ce  quelle  penfoit  rulhment  , 
telle  efl  mot  à  mot  la  définition  que  vous  fai- 
tes du  talent  du  Comédien  page  143  ,  pour 
prouver  ce  que  vous  avez  dit  quatre  lignes 
plus  haut ,  que  cetu  proftjjîon  ejl  deshonorante. 
Voilà  cependant  quel  étoit  le  talent  pour  le- 
quel on  a  enterré  la  fublime  Oldfield  parmi 
les  Rois.  Selon  vous  la  nature  de  ce  talent 
conflitue  le  deshonneur  de  la  profeffion  du 
Comédien,  donc  ce  talent  eft  honteux  par  lui- 
même,  donc  les  Anglois  ont  alTocié  l'opprobre 
à  la  Majefté  des  tombeaux  de  leurs  Maîtres. 

Continuons  à  examiner  toute  cette  note 
que  j'ai  tranfcrit  fidèlement.  Che:^  eux  Us 
grands  taUns  annohlïjjcnt  dans  les  moindres 
états  ;  Us  petits  avilijfcnt  dans  les  plus  illujlres. 
Il  faut  fuppofer  ,  fans  conteftation  ,  que  les 
moindres  états  où  les  talens  annobliflent  n'ont 
rien  de  honteux  par  eux  -  mêmes  ,  or  vous 
nous  alTur-ez  que  l'état  de  Comédien  eft  des- 
honorant par  lui-même.  Comment  les  talens^ 
Y  peuvent-ils  annoblir  ? 

Et  quant  k  la  profejjion  dts  Comédiens ,   les 
mauvais  &  Us  médiocres  font  méprifés  à  Londres 

autant  ou  plus  que  partout  ailleurs. 

I  iij 


134  P-     A.     LAVAL, 

S'il  nY  a  à  Londres  que  les  mauvais  &  les 
médiocres  Comédiens  qui  foient  mépriles,  ce 
n'eft  donc  pas  à  raifon  de  la  nature  de  leur 
profeiîion  ,  mais  c'ell  parcequ'ils  l'exercent 
mal  ,  c'eit  parceque  ,  comme  vous  le  remar- 
quez ,  les  petits  talens  aviliffent  dans  les  plus 
illuftres  états.  On  pourroit  au  lurplus  vous 
dire  que  û  l'on  méprifoit  totalement  les  mé- 
diocres Comédiens  il  y  auroit  beaucoup  d'in- 
juftice ,  puifque  les  plus  excellents  n'ont  pas 
toujours  été  tels  ;  on  ne  leur  accorde  pas  les 
mêmes  témoignages  de  bienveillance  &  de  con- 
fidération  qu'aux  bons  ;  mais  comment  entre- 
ticndroit-on  l'émulation  li  on  les  jugeoit  irré- 
vocablement mauvais,  lorfqu'ils  commencent^ 
&  qu'en  conféquence  on  les  méprifât  ?  J'ai- 
merois  autant  dire  qu'on  ne  fait  aucun  cas  de 
tous  les  gens  d'efprit  qui  ne  font  pas  décorés 
de  quelque  marque  d'honneur ,  parceque  le 
Roi  donne  l'ordre  de  St.  Michel  à  ceux  en  qui 
il  reconnoît  une  fupériorité  de  génie  extraor- 
dinaire. 

»  Quel  efl,  demandez-vous ,  le  métier  du 
»  Comédien?  c'efl  un  métier  par  lequel  il  fe 
w  donne  en  repréfentation  pour  de  l'argent ,  &; 


A  M.  J.J.ROUSSEAU.        135 

»  fe  foiimet  à  l'ignominie  &  aux  affronts  qu'on 

»  achette   le   droit  de   lui  faire.  »    Je  vous 

répondrai  moi  que  le  métier  du  Comédien  ell 

l'art  de  faire  valoir  fes  propres  talens  &  ceux 

àes  autres.    Que  n'en  avons-nous  eu  d'affez 

éminens  pour  avoir  pu  empêcher  la  chute  de 

votre  Comédie  de  NarciJJc  ou  l'amant  de  lui^ 

même.  !  > 

Si  notre  profefîion  efl  deshonnête  ,  parceque 

nous   nous   donnons  en    reprijentation  pour  de 

C argent ,  nous  avons  cela  de  commun  avec  les 

Auteurs  qui  fe  fvumettent  aujji  à  l'ignominie  & 

aux  affronts  quon  achette  le  droit  de  leur  faire  \ 

lorfqu'après  nous  avoir  vendu  leurs  pièces,  ils 

attendent  le  jugement  qu'en  portera  le  Par. 

terre.  Le  iiflet  efl  auffi  redoutable  pour  eux 

que  pour  nous ,  ils  tirent  un  lucre  de  leurs 

produ£lions ,  concluons   que   quiconque   fait 

une  Comédie  partage  notre  honte.  Vous  en 

avez  fait  une  mauvaife  ,  les  petits  talens  avilif- 

fent  dans  toute  forte  d'états ,   vous  voilà  aufîi 

infâme   que  nous.  Faifons  la  paix  ,  de    quoi 

puis-je  me  plaindre  ?  Vous  nous  avez  méfuré 

à  votre  aune. 

Revenons  toutefois  fur  nos  pas»    Ne  cro- 

I  iiij 


Ï36  P.    A.     LA  V  A  L, 

ycz  point  que  je  ferois  confolé  de  rinfamîe 
parcequ'elle  nous  feroit  commune.  L'argu- 
ment que  je  viens  de  tirer  vous  prouvera 
jufqu'à  quel  point  on  s'aveugle  lorlqu'on  écrit 
avec  partialité.  Je  veux  à  préfent  vous  faire 
voir  qu'il  n'y  a  rien  de  deshonnôte  dans  \q 
métier  du  Comédien,  confideré  même  du  côié 
que  vous  nous  le  repréfentez. 

Tirer  de  l'argent  du  public  &  fe  foumettre 
à  fa  décifion  n'eft  point  du  tout  une  chofe 
humiliante,  Les  plus  habiles  Peintres  de  l'Itali-e 
expofoient  autrefois  leurs  ouvrages  à  la  cen- 
fure  du  peuple,  &  ne  fc  croy oient  point  avi- 
lis quand  on  critiquoit  leurs  défauts.  C'efl , 
ironie  à  part ,  ce  que  font  réellement  aujour- 
d'hui tous  les  Auteurs  ,  &  il  eft  û  peu  vrai 
qu'on  achette  le  droit  de  faire  des  aifronts  aux 
Comédiens  &  aux  Poètes  ,  que  la  fageife  des 
Ordonnances  a  prcfcrit  des  punitions  pour 
arrêter  cette  licence.  Si  elle  étoit  tolérée 
autrefois,  c' étoit  par  une  fuite  du  préjugé 
qu'on  avoit  contre  les  Comédiens,  occafionné 
par  les  abfiirdités  des  maudits  batteleurs,  avec 
lefquels  l'ignorance  les  avoit  confondu.  Il  n'y 
^  pas  plus  de  honte  à  faire  payer  les  places  à 


A  M.  J.  J.ROUSSEAU.        137 

la  Comédie  que  les  chaifes  au  Sermon.  Ce 
n'ell  pas  ,  direz  -  vous  ,  pour  le  Prédicateur 
qu'on  exige  cet  argent ,  non ,  mais  c'eft  au 
profit  d'une  Communauté  dont  il  fait  mem- 
bre. 

J'auroîs  im.aginé  qu'après  tout  ce  que  votre 
mauvaise  humeur  vous  a  déjà  fuggeré  con- 
tre les  Comédiens ,  vous  vous  feriez  laiTé 
de  les  maltraiter.  Je  vous  avoue  que  je  ne 
m'attendois  pas  au  trait  que  vous  lancez  ici 
contre  eux. 

Vous  iniinuez  d'abord  qu'ils  abuferont  du 
ton  de  galanterie  ,  auquel  ils  font  exercés 
pour  féduire  l'innocence  des  jeunes  perfonnes, 
&  vous  ajoutez  :  »  Ces  valets  filoux  û  fubtils 
»  de  la  langue  &  de  la  main  fur  la  Scène,  dans 
»  les  befoins  d'un  métier  plus  difpendieux  que 
»  lucratif,  n'auront-ils  jamais  de  diftraftions 
w  utiles  ?  Ne  prendront-ils  jamais  la  bourfe 
»  d'un  fils  prodigue  ou  d'un  père  avare  pour 
»  celle  de  Léandre  ou  d'Argan  ?»  Je  vous 
avoue  qu'on  ne  peut  plus  effrontément  dire 
aux  gens  en  face  qu'ils  font  des  frippons , 
ou  que  du  moins  on  doit  le  préfumer  :  Sur- 
tout lorfqu'on  a  foin  de  joindre  à  cette  apof- 


13S  p.     A.     LAVAL, 

»  trophe  :  »  Par  tout  la  tentation  de  mal  faire 
»  augmente  avec  la  facilité.  » 

Il  eft  trop  au  deflbus  de  moi  de  répondre  à 
des  grofliéretés  de  cette  nature.  Tous  ceux  qui 
penfcnt  en  feront  indignés  ,  &  fi  par  hazard 
mes  ledeurs  trouvoient  quelque  chofe  d'un 
peu  trop  dur  dans  certains  endroits  de  mon 
livre ,  j'ofe  me  flater  qu'ils  ne  croiront  pas 
<{ue  vous  ayez  à  vous  plaindre  de  ma  vivacité, 
lors  qu'ils  auront  vu  cet  article. 

Il  me  femble  vous  avoir  déjà  dit ,  que  je  ne 
prétendois  pas  excufer  le  libertinage  qid  n'eft 
que  trop  commun  parmi  beaucoup  de  perfon- 
nes  attachées  au  Speftacle.  Je  ne  veux  que 
prouver  qu'il  eft  poiîible  de  l'arrêter  ,  &  qu'il 
n'efî:  pas  aufîi  général  que  vous  le  dites.  Le 
défordre  que  vous  reprochez  aux  Adrices, 
n'aura  pas  lieu  à  Genève  ,  lorfqu'on  leur  don- 
nera la  permiiTion  de  paffcr  pour  honnêtes 
femmes.  En  Fnmce  ,  il  femble  que  ce  nom 
d'Aftrice  foit  fynonyme  à  celui  de  débauchée  , 
&  quoiqu'il  foit  très-certain  qu'il  y  en  ait  plu- 
sieurs dont  la  conduite  eu.  irréprochable  ,  on 
croit  û  peu  à  la  poiTibilité  de  leur  vertu,  qu'on 
la  tourne  fouvent  en  ridicule.    Leur  maintien 


A  M.  J.J.   ROUSSEAU.        13$ 

réfervé  efl ,  dit-on ,    l'art  de  fe  faire  valoir  j 
leur  fageffe  hypocrifie  ,  &  leur  air  de  décence 
manège.    Tout  l'avantage  qu'elles  tirent    de 
leur  honnêteté ,     efl:  dans  le  témoignage   de 
leur  confcience.    Je  fais  que  le  peu  de  délica- 
teffe  de  quelques-unes  autorifent ,   pour  aihlî 
dire ,  le  public  à  mal  juger  de  toutes  ;   mais 
aufïi  je  n'ignore  pas  que  ce  jugement  eft  la 
principale  &  première  caufe  du  libertinage. 
On  a  beau  dire  qu'il  faut  faire  le  bien  pour 
lui-même.    L'amour  propre  veut  toujours  être 
de  la  partie.    Le  charme  de  la  vertu  confondu 
avec  le  vice ,    efl-il  aufîi  attrayant  dans  cet 
état  d'obfcurité  que  loi:fqu'il  brille  dans  tout 
l'éclat  qu'il  reçoit  de  l'hommage  public  ?   Le 
préjugé  défavantageux  qu'on  a  conçu  des  Co- 
médiennes ,     eft  donc  la  première  fource  du 
mal.  L'impofîibilité  où  elles  font  de  cacher  ab* 
folument  leurs    foibleifes  ,   l'aggrave  ,    &    le 
foin  de  leurs  amans  à  les  divulguer  ,   y  met  le 
comble. 

Qu'une  femme  jeune  &  jolie  ait  une  fois 
mis  le  pied  fur  les  planches  ,  elle  ne  manquera 
pas  de  trouver  des  adorateurs  qui  joindront  à 
l'îirt    d'un    doucereux  langage ,  la  féduifante 


140  P.     A.     L  A  V  A  L  ■ 

amorce  des  richefTes.  Toute  une  ville  a  tes 
yeux  ouverts  liir  elle ,  &c  l'on  affure  fon 
deshonneur  avant  qu'elle  ait  encore  mérité 
qu'on  l'en  fbupçonne.  Que  fera-ce  lorfqu'elle 
aura  eu  le  malheur  de  tomber  dans  une 
faute  que  toute  fon  adreffe  ne  peut  dérober  à 
la  connoiffance  de  fes  camarades  ,  à  raifon  de 
mille  circonftances  dont  le  pul^lic  aura  le  plaiiir 
d'entendre  le  récit  aux  caffés  ?  Son  amant  en 
fera  trophée  ;  car  quoiqu'il  en  folt,  qui  dit 
ime  Comédienne  dont  on  prend  plaifir  à  par- 
ler ,  fuppofe  une  perfonne  dans  fon  printems , 
aimable  &  gentille.  Il  eu  du  bon  ton  de  l'affi- 
cher ,  on  ne  rifque  d'jailleurs  rien  à  le  faire  ; 
aufli  garde-t-on  û  peu  de  mefures ,  que  tel  qui 
efl  reçu  clandeftinement ,  &  qui  ne  doit  fon 
triomphe  qu'à  des  afliduités  &  à  des  foins  mul- 
tipliés ,  fe  fait  un  devoir  de  décrier  fa  maî- 
trefle  par  des  récits  de  petits  foupers  &  d'au- 
tres parties  fines  ,  qui  n'ont  rien  de  plus  vrai 
que  la  collation  ,  la  mufique  ,  &  les  feux  d'ar- 
tifices du  Menteur.  Quelle  conclufion  faut-il 
tirer  de  tout  cela  .''  C'eft  que  les  Comédiennes 
pourroient  faire  aflaut  de  vertu  avec  beaucoup 
de  femmes  qu'on  refpe£le,  fi  celles-ci  n'avoicrit 


A  M.  J.  J.  ROUSSEAU.       141 

par-deffiis  celles-là  ,  l'avantage  de  jouir  d'une 
heureufe  obfcurité  ,  à  la  faveur  de  laquelle 
elles  mettent  leur  honneur  à  couvert. 

Je  parle  ici  des  Aftrices  qui  le  reprochent 
les  fautes  qu'elles  commettent ,  &  auxquelles 
la  fédu£tion ,  le  cœur  ,  &  quelquefois  même  la 
néceiîité  ont  part  ;  car  pour  celles 

Qui  goûtant  dans  le  crime  une  honteufe  paix  , 
Ont  fçu  fe  faire  un  front  qui  ne  rougit  jamais  , 

je  déclare  que  je  les  méprife  plus  que  vous- 
même  ,  &  fi  quelque  chofe  doit  rebuter  avec 
raifon ,  de  fréquenter  le  Speftacle ,  c'eft 
fans  contredit  ,  cette  indigne  enfeigne  de 
proftitution  dont  quelques-unes  font  parade. 
Au  furplus  ,  (i  elles  font  fi  méprifables  ,  doit- 
on  beaucoup  eftimer  les  greffiers  adorateurs  de 
leurs  appas  ?  Si  lorf qu'une  femme  ,  à  la  honte 
de  fon  fexe  ,  vient  au  milieu  d'un  Amphithéâ- 
tre ,  ou  dans  les  coulilfes  étaler  l'impudence 
&  l'efFronterie  ,  parler  à  l'oreille  de  celui-ci , 
minauder  avec  celui-là  ,  lancer  des  coups  d'œil 
à  l'un  ,  éclater  de  rire  avec  l'autre  ,  offrir 
enfin ,  lâchons  le  mot ,  à  tout  venant  beau 
jeu  ,   &  attirer  par-là  les  regards  de  tout  un 


142  p.     A.      LAVAL  , 

public  qui  ,  au  lieu  de  s'occuper  des  Aûeurs , 
en  détourne  la  vue  pour  la  fixer  fur  un  objet 
qu'on  ne  confidére  qu'avec  indignation  ;  fi , 
dis-je  ,  lorfqu'elle  brave  ainfi  les  refpedables 
droits  de  la  bienféance  ,  elle  n'étoit  payée  de 
toutes  fes  gentilleires  que  par  le  dédain  qu'elle 
mérite  ,  elle  fe  lafferoit  bientôt  de  jouer  un 
rôle  dont  elle  ne  foutient  la  fatigue  que  par  les 
avantages  pécunieux  qu'elle  efpére  en  retirer. 

Heureufement  cette  efpece  de  chenille  de 
Théâtre  n'efl  pas  commune  ,  mais  le  fut-elle 
encore  moins ,  elle  le  feroit  toujours  trop  , 
puisqu'on  ell  alTez  injufte  pour  juger  du  géné- 
ral par  le  particulier.  Je  voudrois  qu'il  me  flit 
permis  de  nommer  ici  toutes  les  Adrices  qui 
joignent  des  talens  fupérieurs  à  la  régularité 
des  mœurs ,  on  verroit  que  û  ,  malgré  tous 
les  pièges  qu'on  leur  tend  ,  il  en  relte  encore 
im  fi  grand  nombre  qui  font  dignes  de  notre 
efi:ime,  il  eft  conféquemment  indubitable  qu'on 
réiifllroit  aifément  à  former  une  troupe  de 
Comédiens  telle  que  le  fage  M.  d'Alembert  la 
propofc  à  la  République. 

Je  ne  vous  contredirai  point  fur  tout  ce  que 
vous  avancez  pour  rehauffer  le  mérite  de  ia 


A  M.  J.  J.  ROUSSEAU.         143 

pudeur  que  la  nature  a  donné  en  partage  au 
beau  fexe.  Je  fuis  de  votre  fentiment  à  cet  égard, 
je  la  regarde  comme  le  plus  noble  ornement  des 
attraits  féminins.  Je  fuis  perfuadé  qu'elle  eft  na- 
turelle à  toutes  les  femmes  jufqu'à  un  certain 
point,quoiqu'il  foit  vrai  que  l'éducation  y  ajoute 
beaucoup.  Je  ne  doute  pas  que  les  Sauvages 
même ,  qui  n'ont  point  de  honte  de  leur 
nudité ,  parce  qu'ils  ne  font  pas  aflez  corrom- 
pus pour  en  avoir  ,  ne  connoiflent  pourtant 
des  bienféances  qui  équivalent  toutes  celles 
oîi  notre  corruption  nous  affujettit.  Tout  ce 
que  vous  dites  à  cet  égard  eft  très-digne  d'un 
homme  qui  penfe  bien ,  je  voudrois  feulement 
que  vous  ne  rendifîiez  pas  la  fagefle  aufîi  rare 
&  auiïi  auftere  que  vous  le  faites.  J'aime  à  la 
pouvoir  rencontrer  fous  les  lambris  dorés, 
comme  fous  l'humble  toit  de  la  chaumière. 

Par  exemple ,  n'eft-ce  pas  outrer  la  matière, 
que  de  foutenir  »  qu'il  n'y  a  point  de  bonnes 
»  mœurs  pour  les  femmes  hors  d'une  vie  reti- 
»  rée  &  domeftique  ....  que  toute  femme  qui 
»  fe  montre  fe  déshonore  ».  Ceft  refufer  la 
pureté  des  mœurs  à  toutes  celles  qui  ne  vivent 
point  dans  la  folitude  &:  dans  l'exercice  des 


144  P.  A.    L  A  V  A  L 


occupations  domeftiques.  Combien  y  en  a-t-il 
cependant ,  qui  répandues  par  devoir  &  par 
état  dans  le  grand  monde  ,  y  font  admirer  & 
refpeûer  leur  vertu  ?  S'il  eft  bon  de  remontrer 
aux  hommes  leurs  obligations  ,  il  eft  très- 
dangereux  de  les  rendre  trop  méprifables  à 
leurs  propres  yeux.  »  La  pudeur  ell ,  ditcs- 
>>  vous ,  ignoble  &  baffe  dans  les  grandes 
»  villes  ,  c'eft  la  feule  chofe  dont  une  femme 
»  bien  élevée  auroit  honte  ,  &  l'honneur  d'a^ 
M  voir  fait  rougir  un  honnête  homme  n'appar- 
>» tient  qu'aux  femmes  du  meilleur  air  ».  Je  ne 
fais  ce  que  vous  entendez  par  Us  femmes  du 
meilleur  air.  Je  fuis  obligé  de  croire  que  vous 
voulez  parler  de  celles  que  la  Police  met  en 
lieu  de  sûreté  ,  malgré  l'étalage  de  leurs  habits 
dorés  ,  &  les  prote£tions  de  leurs  matrones  ; 
car  c'efl:  à  celles-là  feules  q^'l  appartient  Chon- 
neur  de  faire  rougir  un  honnête  homme.  Je  ne 
conviens  pas  non  plus  que  la  feule  chofe  dont 
une  femme  bien  élevée  ait  honte ,  foi(  la  pudeur. 
Quel  fruit  de  la  meilleure  éducation  î  en  vé- 
rité ,  Monsieur,  c'eft  être  poffédé  du 
démon  de  la  fatyre . 

Vantez    tant     qu'il   vous    plaira    l'efpece 

d'efciavage 


A  M.  J.J.ROUSSEAU.         145 

d'efclavage  oii  les  Anciens  retcnoient leurs  fem- 
mes par  jalouile  peut-être  ,  exaltez  leur  alîi- 
duité  au  travail ,  leur  vigilance  &  leur  afti- 
vité  dans  le  détail  du  ménage  ,  leur  exaftitude 
à  fe  lever  de  table  après  le  fervice  comme  les 
Clercs  de  Procureurs;  mais  lailTez-nous la iatis- 
fadion  de  traiter  les  nôtres  avec  plus  d'amitié  , 
detendreffe  ,  d'égard  &  de  refped.  Ne  nous 
enviez  pas  le  plaifir  de  profiter  des  charmes 
de  leur  converfation  fur  la  fin  du  repas  ,  &  ne 
dites  plus  que  ces  ufages  fi  doux  &  fi  innocens 
font  caule  que  Us  mœurs  des  Flvandlens  fe  font 
tranfmïfes  aux  femmes  di  qualité.  A  votre  façon 
de  parler  ,  j'ofe  fouîenir  que  le  nombre  des 
femmes  de  qualité  que  vous  avez  connu  ,  n'eft 
pas  confidérable. 

Revenons  aux  Comédiennes  ;  auffi  bien 
c'efl  pour  nous  prouver  qu'elles  ne  peuvent 
être  honnêtes  femmes  que  vous  nous  avez  dé- 
bité toutes  ces  belles  chofes.  Vous  n'imaginez 
pas  comment,  au  milieu  de  toutes  les  occafions 
de  manquer  à  l'honnêteté  où  elles  font  expo- 
féeSjil  leur  fcrapolîible  de  refber honnêtes.  Tant 
qu'on  ne  changera  pas  de  façon  de  penfer  fur 

leur  compte  ,    il  eil  certain  que  le  plus  grand 

K 


îaS  p.  a,     LAVAL, 

nombre  ne  fe  conduira  pas  avec  toute  la  rete- 
nue qui  feroit  à  fouhaiter  ;  mais  comme  il  eft 
poîîibie  de  remédier  au  préjugé  ,  fur  tout  dans 
un  petit  État  comme  Genève  ,  où  la  fociété 
eft  tellement  unie  ,  que  le  fentiment  d'un  feul 
tait  prefque  celui  de  tout  le  monde  ,  on  ne  doit 
point  déielpérer  des  foins  qu'on  pourroit  pren- 
dre pour  fe  procurer  un  Spéciale  aufîi  peu  dan- 
gereux par  la  morale  des  pièces  que  par 
l'exemple  des  Acteurs, 

J'admire  la  bonté  de  votre  cœur  quand 
vous  êtes  obligé  de  dire  du  mal  de  votre  pro- 
chain. Vous  voulez  bien  fuppofer  qu'il  foit 
poiTible  de  trouver  jufqu'à  trois  Comédiennes 
qu'on  puiife  excepter  du  défordre  général  ;  il 
ne  falloit  pas  citer  l'Épigramme  de  Boileau 
contre  toutes  les  femmes  de  Paris  ,  pour  appu- 
yer votre  jugement.  Ce  bon  mot ,  quoiqu'im- 
pertinent  &  faux ,  étoit  peut-être  pardonna- 
ble dans  la  bouche  d'un  critique  affiché  ,  mais 
il  eft  inexcufable  dans  la  vôtre ,  parce  que 
vous  parlez  férieufement ,  &  qu'on  ne  doit 
pas  vous  permettre  les  licences  qui  font  tolé- 
rées dans  une  Satyre.  J'ai  tort ,  à  la  vérité,  de 
vous  en  faire  des  reproches ,   il  y  a  longtems 


À  U.  j.  J.  ROUSSEAU.         147 

que  vous  vous  êtes  mis  an-deffus  de  toutes  les 
remontrances.  Vous  penfez  &  vous  agilTez 
pour  vous  feul.  Puiiîlez-vous  être  fatisfait'  dé 
vous-même  ,  quand  tout  le  monde  fe  plaint  de 
Vous  !  Au  refte ,  û  ,  pour  aiguifer  la  pointe  de 
l'épigrammé  ,  vous  ajoutez  qu'on  doit  regar- 
der comme  une  fuppofition  qu'il  foit  poiîible 
de  rencontrer  trois  Adrices  fages  ,  ce  que  vous 
n'ave^  jamais  ni  viï  ni  oui  dire  ;  ne  VOUS  en  pre- 
nez qu'au  peu  de  connoiffance  que  vous  avez 
parmi  ces  fortes  de  perfonnes.  On  vous  en 
nomm.eroit  en  plus  grand  nombre  fans  épuifer 
toute  la  fageffe  des  différentes  troupes  du 
Royaume,  file  nom  dés  unes  ne  faifoitle  procès 
aux  autres.  Elles  auroient  au  bout  du  compte 
mauvaife  grâce  à  prendre  de  l'humeur  contre  ce 
petit  trait  de  calomnie ,  puifque  vous  annon- 
cez que  votre  delTein  eft  de  les  décrier.  Qui- 
conque eft  affez  hardi  pour  écrire  que  les  fem- 
mes de  qualité  ont  des  moeurs  de  Vivandières, 
doit  pouvoir  dire  impunément  du  mal  des 
Comédiennes. 

Après  avoir  bien  déclarrié  en  général  contre 
la  Comédie  &  les  Comédiens  ,"  vous  tirez  d'a- 
bord des  eonféquenees  de  tout  le  mal  que  vous 

K  ij 


148  p.  A.     L  A  V  A  L> 

en  dites  pour  les  bannir  de  votre  patrie  :  voua 
en  venez  enfuite  à  un  examen  politique  pour 
convaincre  vos  Citoyens  que  le  Speftacle 
feroit  aufîi  fcandaleux  pour  leiurs  mœurs  ,  que 
préjudiciable  à  leurs  intérêts. 

En  calculant ,  comme  vous  faites  ,    les  ri- 
cheiTes  des  plus  grandes  villes  du  Royaume  , 
vous  décidez  que  Genève  leur  étant  inférieure 
par  le  nombre  des  habitans   &   la  quantité  des 
efpeces  ,    il  faudra  que  les  Comédiens  y  meu- 
rent de  faim ,  ou  que  les  habitans   fe    ruinent. 
Je  vous  ai  déjà  répondu  à   cette  objeftion  en 
vous  faifant  voir  qu'un  État  ne  peut  pas  fe 
ruiner  quand  fes  thréfors  "ne  fortent   point  de 
chez  lui ,   &  qu'au  contraire  la  circulation  l'en- 
richit.  Je  vous  ai  dit  aufîi  qu'on  aura  les  fujets 
à  meilleur  compte  que  par  tout  ailleurs  ,    lorf- 
qu'on  leur  accordera  les  prérogatives  dont  j'ai 
fait  mention.  Les  appointemcns  au  taux  que  je 
les  ai  fixé  ,  fuffiront  pour  l'entretien  convena- 
ble de  la  troupe. 

Si  vous  fuppofiez  qu'il  fallut  que  tous  les 
fujets  fe  fifTent  leur  équipage  de  Théâtre  &c  de 
ville  ,  il  ell  confiant  qu'ils  auroient  befoin  de 
très-grolTes  avances  qui  pourroient  eniuitc  les 


A  M.  J.  J.  R  O  U  s  s  E  KV.        ^49 

gêner  par  la  retenue  qu'il  faudroit  leur  faire  ; 
mais  vous  engagerez  des  gens  qui  n'étant  pas 
au  Speftacle  depuis  deux  jours  ,    auront  tout 
ce  qui  leur  eil  nécefîaire.     On  fait  que  quand 
le  fonds  d'une  garderobe  eft  une  fois  fait  ^  qn 
l'entretient  à  peu  de  frais.     Ils  y  auront  d'au- 
tant plus,  de  facilité  qu'il  ne  leur  fera  pas  pennis 
de  porter  des  étoffes  de  prix  à  la  Ville.    Il  faut 
les   affujettir  à  la  loi  fomptuaire.      Vous   ne 
croyez  pas  que  cela  foit  polfible.    Pourquoi  ? 
»  C'eil  en  vain  ,   c^u  moins  vous  le  dim  ,   qu'on 
»  voudroit  porter  la   réforme  fur  le  Théâtre. 
»  Jamais   Cléopatrc  &  Xerxè.s  ne  goûteront 
»  notre  fimplicité.  L'état  des  Comédiens  étant 
M  de  paroître  ,.    c'eft  leur  ôter  le  goiif  de   leur 
»  métier  de  les  en  empêcher. ....  Vous  vous 
abufez  ici  bien  grofllérement  de  vous  imaginer 
que  les  Comédiens  feroicnt   fâchés  qu'on  l^s 
contraignît  à  fe  vêtir  comme  le  refte  des  Cito- 
yens.    La  loi  étant  générale  ,    ils  feroient  au 
contraire  fiâtes  qu'on.les  comprit  dans  le  norn- 
bre  de  ceux  pour  qui  l'amour  de  la  patrie  l'a 
difté.     S'ils  cherchent  à.  briller  dans  les, autres 
pays  par  la  parure  ,    c'efl  parce  qu'il  faut  en 

impofer  au  petit  peuple ,    &  c'efl  par  les  yeux 

K  iij 


ï5©  P.  A.     L  A  V  A  L, 

qu'on  le  prend  ;  encore  ceux  d'entr'eux  qui  pen-, 
jfent  un  peu  philofophiquement  ,  aufTi  peu  tou-. 
chés  du  mépris  dé  la  populace  que  de  ia  confl- 
déf  ation  ,  le  mettent  au-deffus  de  l'obligation 
que  quelques  autres  s'impofent  de  s'habiller  fu-: 
perbement.  C'eft  fans  doute  une  nécellité  pour 
les  Comédiens  qui  vont  à  la  Cour  ,  d'être  mis 
d'une  manière  un  peu  diftinguée  ;  mais  c'eli 
par  une  raifon  toute  contraire  à  celle  des  Aci 
teurs  de  Province  ;  car  c'eft  précifément  pour 
ne  fe  point  faire  regarder.  Qu'un  Comédierj 
ordinaire  du  Roi  aille  à  Verfailles  avec  im  ha- 
bit galonné  ,  il  fera  vêtu  comme  il  doit  Têtre, 
parce  que  tout  ell  or  &  azur  dans  ce  pays-là  ; 
k  Genève  il  ne  porteroit  que  du  drap ,  &  fe 
trouveroit  tout  auiîî  bien  habillé  ,  parce  qu'il 
aiiroit  l'uniforme  de  ceux  avec  qui  il  feroit 
obligé  de  vivre. 

II  feroit  d'autant  plus  aifé  de  les  foumettre 
chez  vous  à  la  loi  fomptuaire  que  vous  auriez 
certainement  des  gens  raifonnables  ;  ils  vou^ 
auroient  même  obligation  ;  car  vous  leur  facili- 
îériOz  de^  épargnes  dont  ils  fe  feroicnt  imfort, 
'fy\\t  çtat  eft  à  la  vériré  dé  paroitre  ,  maisc'eft 
çn  pubîiç  ,  ^r  non  dans  le  particulier.  Vous  les. 


AM.  J.  J.  ROUSSEAU.         151 

gêneriez  beaucoup  fi  vous  prétendiez  les  obli- 
ger à  faire  parade  d'une  honnête  fimpiicité  fur 
la  Scène  ;  paffez  cela  ,  vous  leur  rendriez  un 
très- grand  fervice. 

Pour  donner  plus  de  poids  à  la  profcription  ' 
que  vous  faites  du  Spedtacle  ,  vous  y  intéref- 
fez  la  sûreté  publique,  liy  auroït  du  danger  a 
retarder  CL  La  clôture,  des  portes  ,  &  il  le  faudroït  ,' 
parce  que  h  Genevois  aime  à  aller  refpirer  Cair 
le  plus  pur  dans  fa  petite  retraite.  Mais  quand 
aime-t-il  à  aller  refpirer  cet  air  ?  L'été  fans 
doute.  Obligez  les  Comédiens  à  finir  leurs' 
repréfentations  avant  huit  heures  dans  la  bell© 
faifon  ,  fermez  vos  portes  à  huit  heures  &  un- 
quart  ,  vous  n'immolerez  pas  alors  votre  sûreté 
à  vos  plaifirs.  Enhyver,  où  tout  le  monde 
réfide  en  ville  ,  vous  ne  changerez  rien  à  vos 
coutumes.  Voilà  tout  obllacte  levé  ;  on  ira  ^ 
là  Comédie  ,  &  on  refpirera  l'air  pur  despeti-; 
tes  retraites.  '  •?" 

Quel  incident  ferez-vous  naître  encore  poi*i? 
faire  valoir  votre  caufe  ?  Le  voici  :  »  Ce  font- 
»  les  généreux  Citoyens  qui  verront  avec  in- 
w  dignation  ce  monument  du  luxe  &:  de  la  mol- 
n  lelfe  5  s'élever  fur  les  ruines  de  l'antique  finH" 

Iv  iiij; 


i^î  p.     A.     L  A  V  A  L, 

»  pHcité  ,  Se  menacer  de  loin  la  liberté  piiblî-. 
»  que  ».  Qu'a  donc  de  commun  la  Comédie 
avec  la  liberté  publique  ?  Chacun  des  Gene- 
vois chérira-t-il  moins  fa  patrie  quand  il  ira 
voir  la  repréfentatiorv  d'une  bonne  pièce  où  on 
lui  donnera  même^  des  leçons  de  patriotisme  y 
que  quand  il  ira  à  la  chalTe  ?  A  l'ég^ard  du  mo" 
Tïument  du  luxe  &  de  la  molUjfe  .  les  fages  régie-, 
mens  que  nous  fuppofons  devoir  accompagner 
l'ctabliflement  du  Speftacle  ,  empêcheront  le 
triomphe  outré  de  ee  monument.  Soyez  con- 
vaincu. Monsieur,  que  le  nombre  des 
généreux  Citoyens,  dont  vous  parlez  ici,  ne  fera 
pas  û  coniidérable  que  vous  nou§  no-  le  faites 
entendre,  premièrement  tout  le  monde  fait  que 
le  goût  de  la  Comédie  eit  général  parmi  vos 
compatriotes.  Secondement  on  n'ignore  pas 
que  ceiix  qui  y  paroiffent  encore- oppoCés ,  ne 
ieroient  point  fâchés  qu'on  leur  arrachât  un. 
confentement  que  labienféancene  leur  permet 
pas  d'offrir  ,  ou  de  donner  même  avec  facilité, 
pour  ne  pas.  marquer  trop  peu  d'attachement 
aux  anciens  ufages.  Eniîn  les  femmes  &  les 
filles  profiteront  avec  plaifir  d'un  amufcmcnt 
pour  lequel  on  a  lieu  de  croire  qu'elles  ont  un 


AM.  J.J.ROUSSEAU.         153 

goût  décidé.  Malgré  tous  les  inconvéniens  . 
qu'elles  ont  rencontré  ces  dernières  années 
dans  la  fréquentation  d'un  Speâacle  qu'il  faut 
aller  chercher  hors  la  ville  ,  elles  n'ont  pas 
laiffé  de  l'honoVer  de  leur  préfence,  dans  les 
tems  même  d'une  chaleur  exceffive. 

Vous  vous  retranchez  toujours  fur  la  pau- 
vreté de  votre  République  ;  mais  cette  pau- 
vreté n'a  pas  paru  ,  au  dire  des  Directeurs  c[uî 
vous  ont  conduit  leurs  troupes  :  ils  ont  très- 
bien  fait  leurs  affaires ,  &  fi  on  les  en  croit , 
ils  ont  prefque  gagné  en  quatre  à  cinq  mois 
ce  qui  feroit  fuffifant  pour  folder  celle  que  je 
vous  propofe  pendant  tout  le  courant  d'une  an- 
née. Il  ne  fera  donc  pas  néceffaire,  comme  vous 
le  craignez,  »  de  lever  des  impôts,  de  réformer 
»  votre  petite  garnifon  ,  &  de  garder  vous. 
»  mêmes  vos  portes.  Il  ne  faudra  point  réduire  ^ 
»  les  foibles  honoraires  de  vos  Magiilrats  ,  ni 
»  aifembler  vos  Citoyens  &  Bourgeois  en  Con- 
»  feil  général  dans  le  Temple  de  St.  Pierre,  &c. 
En  mettant  les  chofes  au  pire  ,  quand  vos 
richards  fe  cotiferoient  pouj  aider  cet  éta_ 
bliïfemcnt  ,  fa  perpétuelle  fiabilité  dans 
-vos  États  empêcherait  qu'il  n'en  put  réfulter 


154       .    P.     A.     L   A  V  A  L, 

aucun  dommage  pour  le  bien  général  &  parti- 
culier. 

Enfin  vous  fuppofez  qu'il  foit  poiîîble  qu'on 
trouve  quelque  expédient  propre  à  lever  tou- 
tes difficultés ,  &  vous  ne  laillez  pas  de  dire 
qu'il  s'enfuivra  une  révolution  dans  vos  ufa- 
ges ,-  qui  en  produira  néceiTairement  une  dans 
vos  mœurs.  Il  eil  vrai  que  vous  ne  décidez  pas 
fur  le  champ  fi  elle  fera  bonne  ou  mauvaife. 
Vous  vous  mettez  en  devoir  de  l'examiner. 
Nous  verrons  quelle  fera  la  conféquence  que 
vous  tirerez  de  vos  remarques.  Je  commence 
toujours  par  vous  dire  ,  qu'il  efl  abfolument 
faux  qu'il  doive  s'enl'uivre  une  révolution  dans' 
vos  mœurs.  Elle  efl:  déjà  toute  faite  ,  puifque  ,'^ 
quoique  la  Comédie  n'ait  pas  été  encore  ad- 
mîfe  dans  l'enceinte  de  vos  murailles,  elle  a 
été  jouée  pendant  fort  longtems  les  années 
paiTées  &  celle-ci  dans  vos  Fauxbourgs.  Son 
CiTet ,  quant  aux  mœurs  ,  fera-t-il  différent 
parce  qu'on  n'aura  pas  la  peine  de  fortir  de  la 
ville  pour  y  aflifter  ? 

J'ai  lu  avec  beaucoup  d'attention  ,  Mon- 
sieur ,  Tefpece  de  révolution  que  vous  pré- 
tendez de voir(  être  produite  par  fintrodudion 


A  M.  J.J.  ROUSSEAU.        155 

d'une  Comédie  dans  votre  Ville  ;  elle  fe  réduit 
à  faire  perdre  aux  Genevois  le  goût  des  cote- 
ries dont  vous  faites  la  defcription.  Je  ne 
m'élèverai  point  contre  ces  fociétés  ,  je  les 
crois  très-elHmables  ,  parce  qu'elles  font  corn- 
pofées  de  Républicains  dignes  d'eftime  ,  mais 
j'avouerai  de  bonne  foi ,  que  malgré  l'art  avec 
lequel  vous  prétendez  dérober  leurs  inconvé- 
niens ,  ils  ne  laiffent  pas  d'être  très-aifés  à  ap-» 
percevoir. 

La  plus  grande  utilité  que  vous  y  remar- 
quez ,  eft  de  raflembler  les  deux  fexes  fépa- 
rément.  Les  hommes,  par  ce  moyen,  ne 
contraftent  pas  des  mœurs  efféminées.  Je  vais 
avec  votre  permiffion  tranfcrire  ce  que  vous 
dites  fur  ce  fujet  : 

»  Cet  inconvénient  qui  dégrade  l'homme,  efl 
»  très-grand  par  tout ,  mais  c'eft  fur-tout  dans 
»  les  états  comme  le  nôtre  ,  qu'il  importe  de 
»  le  prévenir.  Qu'un  Monarque  gouverne 
»  des  hommes  ou  des  femmes  ,  cela  lui  doit 
»  être  affez  indifférent ,  pourvu  qu'il  foit  obéi  ; 
»  mais  dans  ime  République  il  faut  des  hom- 

»  mes On  me  dira  qu'il  en  faut  aux 

>»  Rqis  pour  la  guerre,   Point  du  tout.  Au  lieti 


156  p.     A.     L  A  V  A  L, 

»  de  trente  mille  hommes  ,  ils  n'ont  ,  par 
»  exemple  ,  qu'à  lever  cent  mille  femmes  .  - . 
»  elles  fe  battent  bien.  ...  Le  fecret  eft  donc 
»  d'en  avoir  toujours  le  triple  de  ce  qu'il  entant 
»  pour  fe  battre  ,  afin  de  facrifier  les  deux  au- 
^  très  tiers  aux  maladies  &  à  la  mortalité  ». 

Voilà  un  projet  dont  vous  pouvez  certaine- 
ment vous  faire  les  honneurs.  S'il  n'eil  pas 
goûté  ,  du  moins  fera-t-il  rire.  Je  voudrois 
bien  que  vous  m'expliquafïiez  clairement 
.pourquoi  votre  République  a  plus  de  beloin 
d'hommes  qu'une  Monarchie.  Eft-ce  parce 
que  le  nombre  des  femmes  y  eil  trop  petit 
pour  pouvoir  les  enrôler  à  deux  tiers  de  perte, 
comme  vous  le  propofez  ,  infpiré  fans  doute 
par  un  efprit  d'humanité.  Mais  tous  vos  hom- 
mes &  toutes  vos  femmes  enfemble  ne  feroient 
point  capables  de  s'oppofer  à  une  ufurpation  , 
û  une  puilTance  fupcricure  armoit  contre  vous. 
Votre  République  fubfiftc  à  l'abri  de  la  juitice , 
de  la  bonne  foi,  du  droit  des  gcns,elle  fubfiile  en 
un  mot,  telle  qu'elle  eiî,  parce  qu'on  n'a  rien  à 
prétendre  dans  (es  États  ,  &  que  quiconque 
voudroit  vous  inquiéter  ,  trouveroit  de  grands 
obftaclcs  dans    les  fecours   que    l'équité   des 


A  M.  J.  J.  ROUSSEAU.       157 

autres  Monarques  vous  prêteroit.  Ne  me  fai- 
tes donc  plus  un  pompeux  étalage  de  la  nécef- 
lité  d'entretenir  chez  vos  Citoyens  l'humeur 
martiale,  la  force  &  la  vigueur  des  Athlètes.  Ne 
diroit-on  pas^que  vous  vous  deftinez  à  la  con- 
quête du  monde ,  ou  que  femblables  aux  Ro- 
mains, vous  allez  difpofer  des  Couronnes  ?  Que 
le  Genevois  continue  fes  exercices  de  la  chafTe 
&  de  tout  ce  qui  eft  capable  de  le  rendre  adroit, 
fort  &  robuiie  ,  fa  fanté  &  fes  travaux  y  font 
intérefl'és.  Mais  n'allez  pas  lui  faire  envifager 
pour  cela  d'autres  motifs  que  ceux  qu'il  adopte, 
il  eft  trop  fage  &  trop  ami  de  la  raifon  pour 
n'en  pas  plaifanter. 

Si  vos  coteries  font  aufll  utiles ,  &  aufli 
agréables  que  vous  nous  le  dites  ,  je  ne  vois 
pas  pourquoi  la  Comédie  vous  obligera  de  les 
interrompre.  Vous  profiterez  de  leurs  avan- 
tages les  jours  qu'on  ne  jouera  pas  ,  la  diver- 
lité  des  amufemens  vous  rendra  la  vie  plus 
gracieufe.  Vous  craignez  qu'on  en  perde  tout- 
à-fait  le  goût.  Pourquoi  ?  On  ne  quitte  pas 
alfément  une  douce  habitude.  Suppofons  tou- 
tefois que  cela  arrive  ,  je  ne  vois  pas  que  le 
malheur  foit  bien  grand  ;  je  crois  au  contraire 


158  p.     A.     LAVAL- 

que  vous  y  gagneriez.  Vous  n'êtes  pas  fans 
doute  de  mon  Sentiment  ,  la  railbn  en  efl  fort 
naturelle ,  vous  préférez  les  vices  les  plus  à 
craindre  dans  la  fociété  à  l'établiflement  d'une 
Comédie. 

N'efl-il  pas  honteux  que  vous  deveniez,  pour 
ainfi  dire  ,  l'apologifte  de  l'yvrognerie  ,  pour 
nous  prouver  que  fes  effets  font  moins  perni- 
cieux que  ceux  quiréfultent  du  Spc£i:acle  ? 

Je  ferois  au  défefpoir  que  les  Genevois  que 
je  refpede  ,  quej'eilime  &  que  j'aime,  prif-* 
fent  en  mauvaife  part  ce  que  j'ai  à  dire  fur  ce 
fujet.  Je  déclare  avec  toute  la  fmcérité  d'un 
honnête  homme  ,  que  je  fuis  bien  éloigné  de 
foupçonner  leurs  cercles  auflifujets  à  l'intem- 
pérance du  vin  que  vous  donnez  lieu  de  le 
conjeûurer.  J'écris  en  cqnféquence  de  ce  que 
vous  dites  ,  &  non  en  conféquence  de  ce 
qu'ils  font.  Voyons  comment  vous  nous  les 
repréfentez. 

»  Les  cercles  d'hommes  ont  leurs  inconvé- 

»  niens ,  fans  doute  ;    quoi  d'humain  n'a  pas 

»  les  fiens?    On  joue,  on  boit,  on  s'enyvre, 

»  on  paffe  les  nuits  ;  tout  cela  peut  être  vrai  ^ 

M  tout  cela  peut  être  exagéré LaiiTons , 


A  M.  h  h  ROUSSEAU.        iç^ 

w  s*il  le  faut  ,  paffer  la  nuit  à  boire  à  ceux  qui, 
»  fans  cela  ,    la  pafferoient  peut-être  à  faire 

»  pis L'excès  du  vin  dégrade  l'homme  , 

»  aliène  au  moins  la  raifon  pour  un  tems ,  & 
»  l'abrutit  à  la  longue.  Mais  enfin  le  goût  du 
»  vin  n'eft  pas  un  crime  ,  il  en  fait  rarement 
»  commettre  (  rarement  !  )  II  rend  l'hommef 
»  ftupide  &  non  pas  méchant.  Pour  une  que-» 
»  relie  paffagére  qu'il  caufe ,     il  forme  cent 

»  attachemens  durables En  SuifTe ,  Vy- 

»  vreffe    efl   prefqu'en  eftime Janiaîs 

»  peuple  n'a  péri  par  l'excès  du  vin Ce 

»  vice  détourne  des  autres ,  &c.  »  Que  le  bon 
homme  Silène  eut  ainli  parlé  ,  il  n'y  auroit 
rien  d'extraordinaire  ;  mais  que  M.  Rouffeau, 
qui  fe  targue  de  philofophie  ,  cherche  à  excu- 
fer  un  vice  tel  que  l'yvrognerie  ,  voilà  ce  qui 
me  fait  écrier  avec  juflice  :  O  jiultas  hominum 
mentes  &  pc^ora  cœca  î 

Tout  le  monde  efl  trop  prévenu  centre  cet 
abrutiffement  de  la  nature  humaine ,  on  err 
connoît  trop  les  funeftes  effets,  on  a  trop 
d'exemples  des  fauflfetés  ,  des  viols ,  des  in- 
ceftes  ,  des  incendies  ,  des  meurtres ,  &  de 
tous    les  défordres  auxquels  le  vin  a  fouvent 


i6o  P.    A.     L  A  V  A  L, 

donné  lieu  pour  en  entreprendre  l'odieux: 
détail.  Je  dirai  feulement  que  s'il  efl  vrai 
que  les  coteries  des  hommes  foient  fu- 
jettes  à  ce  mal  flmefte  ;  il  eft  à  fouhaiter 
qu'un  Peuple  fi  eftimable  par  mille  beau?:  en- 
droits ,  aboliffe  des  fociétés  qui  tôt  ou  tard  le 
priveroient  de  l'eftime  générale  qu'on  a  pour 
fes  vertus. 

Le  jeu  eft  encore  un  des  abus  que  vous 
reprochez  aux  cercles  ,  mais  vous  nous  aiTurez 
que  dès  qu'on  voudra  mettre  en  honneur  les 
jeux  d'exercice  &  d'adrefle  ,  les  dez  &  les 
cartes  tomberont  infailliblement.  J'en  doute  ; 
d'ailleurs  il  faut  commencer  par  mettre  en  hon- 
neur ces  jeux  d'exercice.  Confiderez  auflî 
qu'il  ne  fait  pas  toujours  un  tems  ni  une  faifon 
propre  aux  jeux  d'adreffe.  Les  cartes  &  les 
dez  font  de  tout  tems  &  de  toute  faifon,  comme 
les  coteries. 

Je  compte  pour  rien  les  grofliéretés  qui , 

dites -vous  ,     font     excufables    parmi    ceux 

qui  difputent  fans  ménagement.    »  L'efprit  ac- 

w  quiert  par-là  de  la  juftefle  &  de  la  vigueur  , 

»  &  ce  langage  un  peu  ruftaut  eft  préférable 

„  encore  à  ce  ftyle  ,  6cc. 

Je 


A  M.  J.  J.  ROUSSEAU.      i6i 

Je  ne  fais  pas  û  vos  Concitoyens ,  même  les 
plus  contraires  au  Spectacle  ,  ne  le  préfére- 
roient  pas  à  vos  cercles  ,  il  par  une  fuppoii- 
tion  que  je  crois  fauffe,  ils  font  fujets  à  tous 
les  défagrémens  de  ryvrefle  ,  du  jeu ,  &  de 
la  grolîiéreté. 

Parions  maintenant  des  coteries  entre  les 
femmes.  Vous  êtes  obligé  d'avouer  »  qu'on 
»  accufe  ces  fociétés  d'un  défaut ,  c'efl  de  les 
»  rendre  médifantes  &  fatyriques.  .  .  .  Les 
»  anecdotes  d'une  petite  ville  n'échappent  pas  à 

»  ces  comités  féminins Les  maris  abfens 

H  y  font  peu   ménagés Toute  femme 

»  jolie  &  fêtée  n'a  pas  beau  jeu  dans  le  cercle 
»  de  fa  voifme.  Je  fens  que  dans  une  compa- 
gnie compofée  de  femmes  feulement ,  il  faut 
bien  chaffer  l'ennui  aux  dépens  de  la  réputation 
du  prochain  ,  toutefois  vous  trouvez  »  qu'il  y 
»  a  dans  cet  i^nconvénient  plus  de  bien  que  de 
»  mal ,  &  quil  eu.  toujours  inconteflablement 
»  moindre  que  ceux  dont  il  tient  la  place  ;  car, 
>>d&mandc:^-vous  ^  lequel  vaut  mieux  ,  qu'une 
„  femme  dife  avec  fes  amies  du  mal  de  fon 
5,  mari ,  ou  que  ,  tête-à-tête  avec  un  homme, 
_,,  elle  lui  en  faife,  qu'elle  critique  le  défordre 


i6i  P.     A.    L  A  V  A  L, 

„  de  fa  voiiine  ou  qu'elle  l'imite  ?  »  Eil-il  donc 
néceiTaire  qu'une  femme  dife  du  mal  fi  elle  n'en 
fait  pas  ?  Ce  fexe  ell-il  fi  fort  enclin  à  la  malice 
qu'il  ne  trouve  point  de  milieu  entre  faire  ou 
dire  du  mal  ?  Si  cela  eu.  ,  croyez-moi ,  Mon- 
sieur ,  joignez  -vous  à  ceux  qui  veident 
introduire  la  Comédie  chez  vous,  elle  y  ferv'ira 
de  paiTe-tems ,  Se  quand  les  Dames  Genevoifes 
n'auront  rien  de  mieux  à  faire ,  on  les  entendra 
raifonner  fur  les  Pièces,  ou  lur  les  Comédiens. 
L'honneiu-  des  maris  fera  en  sûreté  comme  au- 
paravant ,  &  la  médifance  n'aura  plus  lieu. 

La  langue  ,  dit  le  Sage  ,  a  fait  plus  di  w&ur» 
très  que  le  glaive.  C'efl  le  fleau  de  Tamitié  fra- 
ternelle ,  c'eft  une  fource  de  querelles  &  de 
difTentions  ,  je  ne  connois  rien  qui  foit  fi  fort 
à  craindre.  Les  maux  qu'elle  caufe  font  d'au- 
tant plus  grands  qu  ils  font  fans  remède  ,  & 
qu'avec  la  meilleure  volonté  du  monde  pour 
réparer  les  torts  qu'on  caufe  au  prochain  ,  il 
eft  de  toute  impoffibilité  d'en  arrêter  le  cours. 
Je  ne  parle  pas  de  la  calomnie  ,  il  s'agit  ici 
de  la  médifance.  Cette  dernière  cil:  fouvent 
plus  à  craindre  que  l'autre,  par  la  raifon  qu'il 
e-il  plus  facile  de  détruire  une  accufation  inten- 


AM.  J.l.  ROUSSEAU.        165 

tée  faiiffement  que  de  fe  laver  de  celle  qui 
dévoile  une  véritable  turpitude.  Si  vous  aviez 
fait  toutes  les  réflexions  qui  fe  préfentent  en 
foule  fur  cette  matière ,  vous  vous  feriez  bien 
gardé  d'autorifer  un  vice  (i  contraire  à  l'union 
&  à  la  paix ,  en  difant  :  »  Qu'on  ne  s'allarme 
»  donc  point  tant  du  caquet  des  femmes. 
w  Qu'elles  médifent  tant  qu'elles  voudront  , 
»  poiU"vu  qu'elles  médifent  entre  elles.  »  Cro- 
yez -  vous  de  bonne  foi  que  la  médifance 
mourra  dans  (on  berceau  ?  Ne  vous  y  trom- 
pez pas ,  fi  dans  leurs  focietés  il  ne  s'y  ren- 
contre point  d'hommes ,  elles  en  voyent  en 
rentrant  dans  leurs  maifons ,  &  leur  premier 
foin  fera  de  réjouir  leurs  maris  des  bons  mots 
que  l'hiftoire  du  jour  aura  fourni.  J'ignore  fi 
les  affemblées  dont  nous  parlons  font  fréquen- 
tes ,  mais  je  fuis  bien  affuré  que  fi  c'eft  avec 
raifon  qu'on  peut  y  reprocher  l'habitude  d'y 
fatyrifer ,  on  verra  à  la  -fin  la  difcorde  &  la 
haine  fuccéder  aux  liaifons  d'amitié  &  de 
tendreffe  qui  doivent  unir  des  coeurs  répu- 
blicains. 

Que  diriez  -  vous  encore  ,  Monsieur, 

fi  j'oibis   vous   repréfcnter  qu'un  fcntiment 

L  ij 


t» 


4/^4  P.^  A.,   LAVAL, 

prefqiie  général ,  aiitorife  à  croire  que  les 
femmes  fe  corrompent  ordinairement  les  imes 
par  les  autres  ;  que  les  petites  confidences  de 
foiblefles ,  de  caprices ,  dç  mécontentemens 
qu'on  a  du  mari  ,  des  hommages  de  tel  Cava- 
lier ,.  que  toutes  ces  ouvertures  de  cœur  met- 
tent ime  bonne  amie  dans  lanécefTité  de  plain- 
dre ou  de  complimenter  ,  &  qu'elle  le  fait 
toujours  de  la  manière  qu'elle  imagine  devoir 
être  agréable  à  celle  qui  lui  donne  fa  con- 
fiance ? 

Qu'une  femme  fage  &  vertueufe  commence 
à  fentir  quelque  inclination  pour  un  homme  qui 
a  trouvé  le  chemin  du  cœur ,  elle  fe  condamne 
intérieurement ,  &  cherche  à  fe  diflraire  pour 
couper  court  à  une  pafTion  qu'elle  connoît 
dangereufc.  Elle  va  chez  fa  tendre  amie  qui 
s'appercevant  d'une  efpéce  d'inquiétude  tou- 
jours infép arable  de  l'amour  ,  y  prend  part  , 
interroge,  &  apprend  le  fecret.  Si  par  hazard 
celle-ci  a  quelque  chofe  à  fe  reprocher  elle 
ne  fera  pas  fâchée  de  faire  enrôler  le  mari  de 
fa  compagne  fous  les  étendarts  du  fien ,  parce- 
que  ,  comme  l'on  fait ,  la  fagçffe  de  l'une  fait 
rougir  l'autre.  Elle  flatera  donc  adroitement 


AM.  J.J.ROUSSEAU.         i6^ 

fe  penchant  dont  on  vient  de  lui  donner  con- 
noiffance.  Qu'en  arrivera-t-il  ?  Cette  perfonne 
qui  en  entrant  chez  fa  voifine  n'avoit  pas  en- 
core ofé  permettre  à  Ton  imagination  de  s'entre- 
tenir d'un  objet  trop  cher,  en  fortirapour  ofer 
le  permettre  un  tête-à-tête  avec  ce  nouvel 
amant.  Ce  que  je  dis  à  cet  égard  pourroit 
s'appliquer  à  mille  autres  circonftances  qu'ilv 
eiï  inutile  de  détailler  ;  elles  (e  Tentent  aiie- 
ment.  J'en  reviens  à  ma  propofition ,  &  je 
crois  pouvoir  affirmer  qu'à  moins  d'une  vertu 
à  toiite  épreuve  entre  des  femmes  qui  font 
habitude  journalière  de  fe  fréquenter,  il  efl 
à  préfumer  que  les  mœurs  de  l'une  perverti- 
ront celles  de  l'autre.  Combien  de  perfonnes 
feront  dans  le  cas  de  convenir  avec  elles- 
mêmes  de  cette  vérité  1 

N'allez  pas  au  refte  me  faire  un  crime  de  la 
liberté  que  je  prends,  lorfque  je  fais  envifager 
les  abus  dont  vos  cercles  font  fufceptibles. 
Vous  y  avez  donné  lieu  en  voulant  les  pallier. 
On  fe  reflbuviendra  d'ailleurs  de  ce  que  j'ai, 
hautement  déclaré;  mon  intention  n'eft  pas 
de  les  critiquer  tels  qu'ils  font ,  mais  tels  qu'ib 

peuvent  être,  &  tels  enfin  que  vous  les  faiteSi. 

L  lii 


iC6  p..     A.     LAVAL, 

La  caiife  que  je  défends  ne  me  permet  pas  dé 
garder  le  filence  fur  des  faits  qui  prouvent 
évidemment  que  la  Comédie  feroit  utile  ,  & 
néceffaire  même  dans  ime  Ville  où  certains 
amufemens  oififs  peuvent  tirer  à  conféquence. 
Vous  me  direz  à  cela  que  ma  prévoyance 
eu  trop  étendue  ,  que  le  mal  n'eft  pas  aufli 
grand  que  je  le  fais ,  que  le  Gouvernement 
fauray  mettre  ordre  quand  il  s'y  croira  obligé;, 
&:  que  tout  au  plus  on  apperçoit  le  germe,  dit 
vice  ,  je  vous  répondrai  moi  ; 

Principiis   ohfla  ,  ferb  medicina  paratur 
Curn  mata  per  longas   invaluere  moras, 

C'efl: ,  me  ripofterez-vous  ,  perdre  à  l'é- 
change que  de  fubftituer  la  Comédie  aux  cote- 
ries. Vous  favez  bien  que  je  n'en  conviendrai 
pas,  parcequ'en  vérité  je  ne  crois  pas  le  de- 
voir. Je  puis  me  tromper,  mais  j'imagine  avoir 
fuffifamment  rempli  la  tâche  que  }c  m'étois 
prefcrite ,  quand  j'ai  mis  la  main  à  la  plume 
pour  convaincre  mes  le£leurs  que  la  Comédie 
eil  honnête ,  utile ,  néccffaire  même.  Si  je 
me  fuis  étendu  fur  les  fruits  que  votre  Patrie 
en  recucillcroit,  hœc  fcrïpjînotiotiï  abundantiâ  ^ 
Jsd  amoris  erga  te.  C 


A  M.  J.  J.  R  O  U  S  S  E  A  U.         167 

lï  ne  me  feroit  pas  impoffible  de  faire 
encore  de  plus  grandes  dilTertations  ,  &  de 
pointiller  fur  toutes  les  raifons  que  vous  faites 
valoir  contre  les  Speftacles  dans  les  dernières 
feuilles  de  votre  Ouvrage  ;  mais  elles  font 
détruites  dans  le  courant  du  mien,  &  je  ferois 
obligé  de  me  répéter.  Toutes  vos  objeôions 
roulent  fur  l'impofîibilité  qu'il  y  a  d'avoir  une 
troupe  d'honnêtes  gens  ,  fur  le  danger  de  la 
mauvaife  morale  des  Pièces  ,  fur  le  goût  de 
parure  qui  fe  communiqueroit  du  Comédien 
au  Citoyen  ,  fur  la  pam'reté  de  la  République, 
fur  la  crainte  de  voir  attenter  à  la  liberté , 
fur  le  changement  des  goûts  &  des  ufages ,  fur 
ce  que  le  métier  de  Comédien  eft  deshonnête 
par  lui-même  ,  &  enfin  fur  le  peu  de  conve- 
nance qu'il  y  auroit  à  mettre  cet  état  au  niveau 
des  autres.  Aucune  de  ces  chofes  ne  m'a 
échappé  ,  &  j'ofe  dire  ,  qu'excepté  les  efprits 
prévenus  ,  on  me  rendra  peut-être  aficz  de 
juftice  pour  avouer  que  la  vérité  feule  m'a 
infpiré. 

En  interdifant  la   Comédie  ,  vous  voulez 

multiplier  les  fêtes  publiques.  Ces  fortes  de, 

réjouilTanccs ,  telles  que  vous  les    indiqus^ 

L,  iiij 


i68  P.  A.     LAVAL, 

font  fort  à  mon  gré  ,  &  je  fouhaiterois  qu'el- 
les fiilient  à  celui  de  tout  le  monde  ;  mais  mal- 
heureufement  elles  ne  plairont  pas  univerfelle- 
ment.  il  faut  plier  au  tems.  Si  le  Genevois 
ccnferve  une  efpéce  d'attachement  à  fes  an- 
ciennes coutumes  ,  s'il  aime  à  fe  raifembler 
po'vir  affilier  au  prix  du  Canon  ou  de  l'Arque- 
bufe  ,  c'eft  parceque  ces  fortes  de  parties  de 
plaifir  ne  font  pas  fréquentes.  Multipliez- 1  es  , 
elles  engendreront  l'ennui ,  &  bientôt  le  dé- 
goût. Il  faudroit  pour  fe  contenter  de  ces 
Speftacles  n'en  avoir  jamais  vu  d'autres.  Je 
mets  en  fait  que  fi  on  donnoit  feulement  une 
fois  par  mois  un  Carroufel ,  &  qu'on  fut  que 
cet  établiffement  dût  être  durable ,  on  s'apper- 
cevroit  dès  le  fixieme,par  le  peu  d'affluence  des 
fpectateurs  ,  de  l'inutilité  de  cette  tentative  , 
quelque  variété  même  qu'on  eut  foin  d'y  ap- 
porter. Il  n'eft  pas  furprenant  que  dans  la  belle 
faifon  on  fe  faffe  un  plaifir  d'aller  deux  ou  trois, 
fois  à  Une  promenade  que  le  concours  du 
peuple  rend  vivante  &  agréable  ;  mais  cela 
peut-il  fuffire  pour  tenir  lieu  des  amufemens 
qu'on  recherchera  pendant  l'efpace  d'une 
année  ? 


A  M.  J.  J.  ROUSSEAU.         i6^ 

Obfervez  encore  que  ces  divertiffemens  ex- 
poient  les  rnœurs  à  une  partie  du  dérèglement 
que  vous  attribuez  aux  repréfentations  des 
pièces  Théâtrales.  Ils  raffembleront  l'un  & 
Tautre  fexe  ,  c'eft  ce  que  vous  ne  voulez  pas. 
Vous  n'empêcherez  point  »  l'expofition  des 
»  Dames  &  Demoifelles  parées  tout  de  leur 
»  mieux  &  mifes  en  étalage  ;  l'affluence  de  la 
»  belle  jeuneffe  viendra  de  fon  côté  s'offrir  en 
»  montre.  »  Si  cela  vous  a  paru  très-perni- 
cieux quand  il  a  été  queftion  de  la  Comédie  , 
je  trouverai  im  furcroît  de  danger  dans  ces 
promenades  trop  réitérées ,  par  la  facilité 
qu'elles  procureront  aux  jeunes  perfonnes  de 
faire  des  échappées  à  la  faveur  des  excufes 
que  la  foule  pourra  leur  fournir.  Croyez-vous 
en  outre  que  l'affemblèe  fe  fèparera  fans  quel- 
ques unes  de  ces  querelles  qui  quelquefois 
vont  jufqu'à  l'effufion  du  fang  ,  car  enfin  on  y 
boira  ,  &  le  vin  fait  à  Genève  le  même  effet 
que  partout  ailleurs  ?  On  faura ,  me  direz- 
vous  ,  contenir  le  peuple  ,  vous  aurez  befoin 
alors  d'avoir  recours  à  une  garde  ,  voilà  des 
Soldats  armés  ,  voilà  confèqucmment  une 
a^ci géante    image  de  la  feryiiude  &  de  rinéga" 


lyo  P.  A.     LAVA  L, 

lité ,  contre  laquelle  vous  vous  êtes  récrié ,, 
lorfque  vous  avez  mis  au  nombre  des  défagré- 
mens  de  la  Comédie ,  celui  d'y  voir  quelques 
fentinelles  que  la  Police  oblige  d'y  placer. 

Peut-être  feroit-il  encore  à  propos  de  met- 
tre en  ligne  de  compte  l'efprit  de  diiTipation 
que  le  peuple  rapporte  de  ces  vogues.  Je  ne 
fais  s'il  faut  juger  de  vos  Concitoyens  par  les 
autres  nations  ,  mais  on  remarque  que  le  len- 
demain &  même  plufieurs  jours  après  ces 
réjouilTances  tumultueufes  ,  l'ouvrier  réprend 
fon  travail  avec  répugnance.  La  machine  eil 
pour  ainli  dire  ébranlée  ,  elle  fe  remet  avec 
peine.  Cette  obfervation  mérite  certainement 
plus  d'attention  qu'on  ne  s'imagine. 

Ce  que  vous  dites  des  Bals  me  donneroit 
lieu  de  croire  que  pourvu  qu'on  veuille  ex- 
clure la  Comédie  de  chez  vous  ,  peu  vous 
importe  quelle  efpéce  de  Spectacle  on  y  ad- 
mette. Je  fuis  partiian  de  tous  les  plaifir^ 
honnêtes  ,  &  je  condamne  l'audérité  des  cen- 
feurs  qui  veulent  faire  d'une  Ville  un  antre  de 
bêtes  farouches.  Vous  concevez  par  confé- 
quent  que  je  ne  m'élèverai  point  contre  les 
Bals  qiù  vous  plaifent  fi  fort ,  ils  ont  leur  uti- 


A  M.  J.J.  ROUSSEAU.       lyi 

îité  ,  &  ne  diiffent-ils  fervir  qu'à  entretenir  le 
goiit  d'un  Art  û  propre  à  déployer  &  fairô 
reffortir  les  grâces  que  la  nature  a  donné  à  l'uit 
&  à  l'autre  fexe ,  c'en  feroit  affez  pour  les 
faire  adopter  par  tous  ceux  qui  ne  regardent 
point  avec  indifférence  tout  ce  qui  peut  con- 
tribuer à  l'utilité  &  au  plaifir  du  plus  parfait 
ouvrage  du  Créateur. 

La  danfe  n'ell  affurément  pas  condamnable 
en  elle-même ,  &  fi  elle  a  produit  quelquefois 
de  funeftes  effets  ,  tels  que  le  meurtre  de 
Jean-Baptifle  &  d'autres  forfaits  ,  il  n'en  faut 
pas  conclure  comme  les  ignorans  cagots  qu'elle 
foit  criminelle.  Les  meilleures  chofes  peuvent 
devenir  pernicieufes.  Le  plus  excellent  vin 
pris  avec  intempérance  a  fouvent  donné  la  mort 
comme  le  poifon.  Faut-il  pour  cela  arracher 
les  vignes  ?  Qu'on  crie  tant  qu'on  voudra  con- 
tre les  abus  ,  &  qu'on  cherche  à  y  remédier  , 
voilà  qui  eft  le  mieux  du  monde  ;  mais  qu'un 
zèle  fanatique  ne  s'applaudiffe  pas  de  fes  eji- 
travagances  ,  quand  il  armera  l'enfer  contre 
des  arts  ,  qui  n'ont  rien  que  de  très-eflimable 
en  eux-mêmes. 

Le  premier  ufage  qu'on  a  fiit  de  là  danfe 


171  P.    A.     L  A  V  A  L, 

a  été  pour  rendre  hommage  au  Créateur,  La 
Loi  Judaïque  l'avoit  ordonné  dans  les  fêtes.. 
folemnelles.  Les  Hébreux  dans  les  tranfports 
de  leur  reconnoiflance  fe  mirent  à  danfer  pour 
remercier  Dieu  qui  les  avoit  délivré  du  joug 
des  Egyptiens  en  leur  faifant  un  pafTage  au 
milieu  de  la  mer  Rouge  ,  Moïfe  &  fa  fœur 
donnoient  l'exemple.  David  danfa  devant 
l'Arche  d'Alliance.  Les  Prêtres  &  les  Lévites 
danfoient  toutes  les  fois  que  le  peuple  de  Dieu 
avoit  reçu  de  lui  quelque  bienfait  fignalé. 
C'eit  par  cette  raifon  qu'une  partie  des  Tem- 
ples Juifs  étoit  conftruite  en  forme  de  Théâ- 
tre. Les  Chrétiens  de  la  primitive  Eglife  au 
milieu  des  perfécutions  ,  qui  faifoient  tomber 
des  milliers  de  Martyrs  fous  le  glaive  des  bour- 
reaux ,  étoient  obligés  pour  fe  fouflraire  à  la 
mort,  de  s'éloigner  des  Villes  &  d'aller  fc  ca- 
cher dans  les  montagnes  &  les  déferts  ,  d'où 
ils  fe  donnoient  des  rendez-vous  pour  fe  raf- 
fembler  les  jours  de  fêtes  ,  &  cette  pieufe 
Confrairie  danfoit  en  chantant  les  louanges  du 
Dieu ,  dont  on  vouloit  abolir  le  culte. 

Quand  le  calme  fut  rendu  à  la  Religion  ,  on 
éleva  des  Théâtres  dans  les  Eglifes ,  comme 


A  M.  J.  J.  ROUSSEAU.        173 

Tavoient  fait  les  Juifs  ,  on  voit  encore  aujour- 
d'hui la  vérité  de  ce  que  j'écris  dans  celles  de 
St.  Clément  &  de  St.  Pancrace  à  Rome,  {a) 

On  appelloit  autrefois  les  Évêques  Prafuies, 
&  le  dofte  Scaliger  prétend  que  ce  nom  ne 
leur  avoit  été  donné  ,  que  parcequ'ils  me- 
noient  la  danfe  dans  les  feflivités.  Il  eft  cer- 
tain que  l'étymologie  du  mot  femble  le  mar- 
quer. u4  prœfdiendo. 

J'aurois  trop  à  faire  s'il  falloit  citer  tout  ce 
que  les  Auteurs  facrés  &  profanes  écrivent 
en  faveur^  la  danfe ,  il  fuffit  d'ajouter  que 
dans  le  Rouffillon  on  exécute  encore  des  dan- 
fes  pieufes  en  l'honneur  de  nos  Myfteres ,  que 


{ a  )  La  remarque  des  Théâtres  élevés  dans  les 
Eglifes  Chrétiennes  me  donne  lieu  de  citer  ici  un 
fait  alTez  fingulier  ,  rapporté  au  Tome  I.  des  recher- 
ches pour  fervir  à  l'Hifloire  de  Lyon  ,  page  148. 
le  voici  mot   à   mot. 

Quelques  années  auparavant  ,  le  Confulat  avoit  ac- 
cordé aux  Auguftins  la  permiffion  de  faire  bâtir  un 
•grand  Théâtre  aux  Terreaux  ,  lur  les  Fofiés  de  la  porte 
de  la  Lanterne  ,  pour  y  jouer  la  vie  de  St.  Nicolas, 
de  Tolentin.  C'étoit  alors  une  œuvre  fi  méritoire  dans 
l'opinion  commune  ,  que  l'Egllfe  de  Lyon  avoit  afîîgné 
une  fomme  de  60  livres  pour  être  partagée  entre  ceux 
qui  repréfenteroient  devant  le  public  lei  Myfteret  de 
k  Pafiion  de  Nôtre  Seigneur. 


t74  P-  A.     LAVAL, 

le  Cardinal  Ximenés  rétablit  à  Tolède  rufae-e 
de  danfer  dans  les  Eglifes ,  &  qu'il  n'y  a  pas 
foixante  ou  quatre-vingts  ans  que  les  Prêtres 
&  le  Peuple  danfoient  dans  le  chœur  de  St. 
Léonard  à  Limoges.  Ceux  de  mes  Lefteurs 
qui  voudront  être  plus  particulièrement  inf- 
fruits  fur  l'origine  &  les  progrès  de  la  danfe, 
peuvent  avoir  recours  au  Traité  de  Mr.  de 
Cahufac ,  dont  j'ai  tiré  ces  Anecdotes.  On 
voit  clairement  qu'elle  n'a  rien  dans  fon  prin- 
cipe qui  doive  la  rendre  méprifable.  Comme 
tout  dégénère  ,  on  a  été  obligé  d'abolir  ce 
genre  de  Cérémonie  dans  nos  Temples  ,  mais 
ce  qui  devenoit  peu  féant  dans  le  lieu  faint , 
peut  être  6c  eft  efFeûivement  très -honnête 
dans  nos  Salles. 

Vous  avez  donc  raifon  de  confeiller  les  Bals 
aux  Genevois ,  cependant  comment  avez-vous 
pu  le  faire  ?  Ne  craignez-vous  pas  la  licence 
des  rendez-vous  noûurnes  ?  Que  de  maux  pré- 
tendus n'auriez -vous  pas  fait  envifager  ,  lî 
d'autres  que  vous  avoient  fait  cette  propor- 
tion !  Galanterie  ,  efprit  de  coquetterie  ,  atti- 
tudes indécentes  ,  defir  de  voir  &  d'être  vîi 
anatiere  à  jaloufie  ,  innovation ,  tout  cela  nous 


A  M.J.  J.  ROUSSEAU.         17$ 

auroit  fourni  un  autre  Volume.  Heureufement 
c'eft  de  vous  que  le  confeil  eft  parti ,  nous  en 
ferons  quittes  pour  la  peur.  J'aurois  un  triom- 
phe bien  complet  fi  je  voulois  abufer  en  cette 
circonftance  de  la  prife  que  vous  me  donnez 
fur  vous  ,  je  n'en  ferai  rien.  Savez-vous  pour* 
quoi?  Il  feroit  trop  facile.  Il  n'y  a  perfonne 
qui  ne  reconnoiffe  à  ce  dernier  trait  que  l'a" 
nimofité  ,  l'humeur  &  l'efprit  de  contradidion 
ont  été  vos  guides. 

Il  ne  vous  a  pas  été  poflible  d'étouffer  le 
témoignage  de  votre  confciencc,  &  vous  avez 
juftement  préfumé  qu'on  vous  feroit  ce  repro- 
che. Comment  cela  auroit-il  pu  être  autre- 
ment ?  Vous  fentiez  bien  que  vous  le  méritiez. 
Une  note  vous  a  femblé  un  fubterflige  honnête 
&  fuffifant.  Voyons-la. 

»  Il  me  paroît  plaifant  d'imaginer  quelque- 
»  fois  les  jugemens  que  plufieurs  porteront  de 
»  mes  goûts  fur  mes  écrits.  Sur  celui-ci  l'on 
»  ne  manquera  pas  de  dire  :  cet  homme  eil  fou 
»  de  la  danfe  ,  je  m'ennuye  à  voir  danfer  :  il 
»  ne  peut  fouffrir  la  Comédie  ,  j'aime  la  Co- 
»  médie  à  la  paillon  :  il  a  de  l'averfion  pour  les 
»  femmes ,  je  ne  ferai  que  trop  bien  jufdfié 


176  P.  A.     L  A  V  A  L; 

»  là-deffus  :  il  eft  mécontent  des  Comédiens  , 
»  y  ai  tout  fï.i)et  de  m'en  louer  ,  &  l'amitié  du 
»  feul  d'entr'eux  que  j'ai  connu  particuliere- 
»  ment  ne  peut  qu'honorer  un  honnête  homme. . 
Si  je  juge  de  vous  par  vos  écrits  celui-ci 
m'apprendra  qui  vous  êtes  à  préfent ,  &  quel 
vous  avez  été  autrefois.  Je  ne  vous  crois  point 
fou  de  la  danfe. ,  nous  favons  bien  pourquoi 
vous  l'autorifez.  Il  fe  peut  faire  que  vous  ayez 
aimé  la  Comédie  à  la  pafjlon  ,  mais  , 

Autres  tems  ,  autres  lieux  ,  tout  a  changé  de  face. 

Depuis   la  déplorable    chute    de    l'Amant 
de  lui-même  que  vous  aviez  fait    &  qui  fut 
donné  pour  la  première  &  dernière  fois  au 
Théâtre  François  le  i8  Décembre   1751.  les 
Comédiens  ont  ceffé  d'être  vos  amis.   Quel- 
qu'injufle  que  foit  votre  courroux  ,  voilà  fa 
caufe.  Il  feroit  peut-être  plus  glorieux   pour 
vous  de  n'avoir  pas  marqué  uiie  fi  grande  itw- 
fibilité  pour  Narciffe;  je  vous  excufe  cependant. 
Quel  père  n'eft  pas  idolâtre  de  fes  enfans  } 
Vous  auriez  du  encore  obferver  qu'un  Philo- 
fophe  doit  être  conféquent,  &  c'eft  affurément 
manquer  à  l'être  que  d'écrire  aujourd  hui  com- 
me vous  faites   contre  la   Comédie  j   &f   le 

Comédien , 


A    M.  J.  J.  ROUSSEAU.         17^ 

Comédien  après  avoir  travaillé  pour  l'un  &c 
pour  l'autre.  Je  vous  accorde  qu'//  ne  vous  fois 
que  trop  aifé  de  vous  jujiijzer  de  Vaverjion  qu^on 
pourroit  foupçonmr  que  vous  ave:^  pour  tes  fem~ 
mes.  Vous  prouverez  tout  au  plus  que  vous  les 
avez  aimé  autrefois.  Les  pourriez-vous  aimer 
au  moment  que  vous  écrivez  ?  Je  m'en  rap- 
porte à  vous-même.  Voici  la  dernière  phrafô 
de  votre  Préface  :  Lecteur  Jî  vous  receve^  ce 
dernier  ouvrage  avec  indulgence  vous  accueillir e::^ 
mon  ombre  :  car  pour  moi  ,  /e  ne  fuis  plus. 
Efl-il  étonnant  que  vous  difiez  du  mal  des  fem- 
mes ,  la  reconnoifiance  pourroit  peut  -  être 
vous  y  engager  ;  favoir  comment  elles  vous 
ont  traitéi 

Vous  rietes  point ,  aiTiirez-vous  ,  mécontent 
des  Comédiens^  &  l* amitié  du  feul  d*entreux  que 
vous  ave:^  connu  ne  peut  qu  honorer  un  honnête 
homme.  Si  cela  eft,  quelle  injuftice  eft  la  vôtre, 
de  vilipender  autant  qu'il  c il  en  vous  tout  un 
Corps  qui  ne  vous  a  doniîé  que  des  fujets  de 
vous  louer  de  lui  !  Vous  êtes  donc  bien  con- 
damnable d'en  avoir  dit  tant  d'horreurs  ,  na- 
yant  connu  qu'un  fcul  de  fes  ftiembres  ,  dont 
i'amitié  pouvoit  honorer  un  honnête  homme. 

M 


178  p.  A.     L  A  V  A  L, 

Pourquoi  n'avoir  pas  fuppofé  que  celui  que 
vous  fréquentiez  n'étoit  point  feul  d'un  il 
eitimable  commerce  ?  Vous  deviez  au  con- 
traire augurer  favorablement  du  tout  par  la 
partie.  C'eut  été  du  moins  le  propre  d'un  efprit 
bienfait ,  &  d'un  bon  cœur  ;  mais  à  vous  en 
croire  fur  votre  parole  ,  »  l'amour  du  bien 
»  public  eft  la  feule  pafîion  qui  vous  fait  parler 
»  au  public  ,  vous  favez  alors  vous  oublier 
»  vous-même ,  &  11  quelqu'un  vous  ofFenfe  , 
>>  vous  vous  taifcz  fur  fon  compte ,  de  peur 
»  que  la  colère  ne  vous  rende  injufte.  Cette 
»  maxime  eft  bonne  à  vos  ennemis  en  ce  qu'ils 
»  vous  nuifent  à  leur  aife  &  fans  crainte  de 
»  repréiailles  ;  elle  eft  bonne  aux  Lefteurs  qui 
»  ne  craignent  point  que  votre  haine  leur  en 
»  impofe  ,  &  fur-tout  à  vous  ,  qui  reftant  en 
»  paix  tandis  qu'on  vous  outrage  ,  n'avez  du 
»  moins  que  le  mal  qu'on  vous  fait ,  &  non 
»  celui    que   vous    éprouveriez   encore    à  le 

»  rendre 

Ces  fentimens  font  beaux ,  la  théorie  en 
eft  admirable  ,  la  pratique  en  feroit  adorée. 
Faut-il  fe  donner  en  matière  de  conduite  des 
démentis  aulTi  marqués  que  vous  le  faites  ? 


À  M.  J.J.  ROUSSEAU.        179 

L'amour  du  bien  public  vous  a  infpiré  fans 
doute  lorfque  vous  avez  fait  l'énumeration  de 
tous  les  rifques  qu'on  courroit  à  hanter  les 
Speftacles.  Ils  étoient  capables  d'introduire  la 
moUeffe  ,  ils  auroient  rafîemblés  les  hommes 
&  les  femmes  ;  &  le  ton  rujlaud  que  vous  pré- 
ferez à  celui  de  la  bonne  compagnie  auroit  pu 
fe  perdre.  C'efl  affurément  pour  perpétuer  des 
mœurs  dures ,  pour  éloigner  une  fréquenta- 
tion trop  fenfuelle  des  deux  fexes ,  &  pour 
conferver  ce  ton  rujlaud  que  vous  indiquez  les 
Bals.  Si  j'ofois  douter  que  vous  foyez  digne 
des  louanges  que  vous  vous  prodiguez  dans 
cette  note ,  je  ferois  du  moins  convaincu  de 
la  vérité  de  ces  mots  :  j&  fais  rn  oublier  moi^ 
même. 

Votre  modération  vis-à-vis  vos  ennemis  eft 
fans  contredit  la  marque  d'une  belle  ame , 
mais  n'en  feroit-ce  pas  une  preuve  bien  plus 
grande  de  ne  s'en  point  faire  }  Quoi  vous  ne 
retirerez  d'autre  falaire  de  vos  talens  que  celui 
de  vous  faire  haïr  ?  La  vérité  ,  me  répondrez- 
vous  ,  fait  des  ennemis.  Cette  maxime  auroit 
befoin  d'être  développée  ,  on  peut  parler  & 

écrire  vrai ,    fans  choquer   perfonnc.    Vous 

M  ij 


i8o  Po     A.      LAVAL, 

aimez  à  donner  des  leçons  de  morale  ,  faites- 
le  ,    c'efl  un   fervice   que  vous  rendez  aux 
hommes ,  ils  en  ont  befoin ,  mais  que  le  fiel 
n'infecte  pas  vos    écrits.    Chacun  a  fa  façon 
de  penfer.  Les  Speftacles  ne  font  point  de 
votre  goût ,  dites-le  ,  prouvez  même  fi  vous 
le  pouvez  qu'ils  font  pernicieux ,  du  moins 
n'héfitez,  pas  à  déclarer  que  c'eft  votre  fenti- 
ment  ,   mais    gardez-vous  de  rendre  odieux 
ceux  qui  ne  font  pas  de  votre  avis.  N'accablez 
point  d'injures  les  plus  atroces  ,  les  viftimes 
d'un  préjugé  faux  &  inhumain  ,  qui  peut-être 
gémiiTent  que  la  fortune  les  ait  réduit  à  em- 
braifer    un  état  que  l'ignorance  &  la  cabale 
proflituent ,  qui  voudroient  par  leurs  exem- 
ples faire  revenir  de  l'injufte  opinion  qu'on  a 
fi  déraifonnablement  conçu  d'elles ,  qui  peut- 
être  enfin  vous  eiliment ,   &  que  vous  forcez 
de  vous  détefler. 

Croyez -vous  que  vos  préceptes  &  vos 
remontrances  eufTent  fait  moins  d'effet  fur 
l'efprit  de  vos  Lefteurs ,  fi  vous  vous  étiez 
privé  de  l'ignoble  fatisfaftion  d'apofiropher  fi 
indignement  les  Comédiens  ,  lorfque  vous 
infinuez  que  ceux  qui  tiennent  l'emploi  des 


A  M.  J.  J.ROUSSEAU.        i8i 

valets  ,  feront  facilement  enclins  à  couper  la 
bourfe  ?  Je  ne  rapporte  pas  ici  vos  propres 
termes  ,  je  l'ai  déjà  fait.  Vous  imaginez-vous 
que  votre   livre  auroit   eu  moins    de  poids 
quand  vous  n'aïu'iez  pas  dit  que  vous  n'avez 
jamais  vu  ni  oui  dire  qu'il  y  eut  trois  Adrices 
vertueufes  ?  Au  contraire  on  y  auroit  cherché 
la  raifon  ,   ôc  l'on  eft  perfuadé  qu'on  n'y  ren- 
contrera que  déloyauté.  Si  mes  écrits ,  dites-^ 
vous  ,    Tninfpirent    quelque  fierté ,   cejl  par  la 
pureté  £  intention  qui  les  dicle.  Ha,  MONSIEUR!, 
n'oubliez  jamais  cette  utile  &  fublime  fentence 
de  Ciceron  ,  que  le  Speftateur  a  mis  à  la  tête 
de  fon  article  de  la  médifance.   Plus  vous  êtes 
éloigne  du  vice  ,  plus  vous  deve:^  Jtre  retenu  dans 
vos  paroles,  (a)  Ce  n'eft  point   en  révoltant 
i'efprit  qu'on  touche  le  cœur.  La  conviftion 
emprunte  toute  fa  force  de  la  douceur  &  ,de 
la   modération.  Quiconque  en  attaquant  les 
vices  fe  complaît  à  déchirer  impitoyablement 
les  vicieux  ne  pafTera  jamais  que  pour  un  vil 
délateur.  Quel  jugement  portera-t-on  de  celui 


(.1)  Quantum   à  rerum  turpltudlne   abes ,  tantum  te 
à  vçrborum  libertate  fejungas.   Ç. 

M  iij 


1^2  P.     A.    L  A  V  A  L, 

qui  molefte  également  l'innocent  &  le  coupa-. 
ble? 

Vous  finiffez  le  livre  qui  a  donné  matière  à 
mes  répliques ,  par  un  louhait  digne  d'un  bon 
Citoyen»  Vous  voudriez  qu'on  rappellât  au 
fein  de  la  patrie  tous  ceux  qu'elle  a  vu  naître 
&  qui  habitent  les  pays  étrangers.  Ils  ont  fans 
doute  contrafté  un  genre  de  vie  bien  différent 
de  celvii  qui  vous  leur  propofez  ;  en  font-ils 
moins,  bons  ?  A  en  juger  par  l'éflinie  qu'ils  ont 
acquis  dans  les  lieux  qu'ils  ont  adopté  ,  ils 
ont  confervé  la  pureté  des  mœurs  &  la  bonté 
de  cœur  qui  fait  l'appanage  des  Genevois  ;  ils 
y  ont  ajouté  peut-être  une  délicatefle  un  peu 
recherchée  dans  le  commerce  habitur^l.  Je  ne 
vois  pas  qu'ils  foient  à  blâmer.  Ils  jouiiTcnt 
des  agrimens  d'une  vie  délicieufe  ;  procurez- 
leiu*  ces  mêmes  avantages ,  ils  reviendront 
bientôt  refpirer  l'air  natal  ;  mais  ne  vous 
imaginez  pas  pouvoir  y  réufîir  en  entretenant 
une  auftérité  qui  n'efl  plus  de  faifon.  L'amoiu* 
de  hk  patrie  quelque  fort  qu'il  puifle  être  ne 
l'emportera  jamais  fur  l'habitude  qu'ils  fe  font 
fàitç  d'écarter  d'eux  tout  ce  qui  fc  reffent  de 
k  rudcffc.  Au  furplus  commencez  par  leur 


A  M.  J.  J.  ROUSSEAU.        183 

montrer  l'exemple  ,  vous  qui  cheriffez  fi  ten- 
drement au  milieu  de  la  France  les  innocents 
plaifirs  de  votre  patrie.  Rendez:-lui  un  témoi- 
gnage authentique  de  votre  amour  &  de  vos 
relpeds  ,  en  lui  reftituant  un  Citoyen  qui  lui 
feit  honneur ,  &  qui  lui  en  feroit  encore  plus 
s'il  vouloit.  N'alléguez   point  pour  lui  ravir 
les  hommages  qui  lui  font  dûs  ,  que  vous  y  eus 
inutile.    Ce  trait  de  modeftie  ne  s'accorde  pas. 
avec  tous  les  éloges  que  vous  croyez  mériter 
&  que  vous  vous  prodiguez.  Vous  y  prêche- 
rez d'exemple  ,  &  cette  façon  de  préconifer 
la  vertu  l'emporte  de  beaucoup  fur  les  plus 
beaux  difcoiirs  &  les  meilleurs  éc|^ts.    Qui 
fera  donc  utile  dans  votre  pays  ,  fi  vous  ne  le 
pouvez  être  ?  Une  République  comme  la  vôtre, 
tirera  un  bien  plus  grand  avantage  du  modèle 
que  vous  lui  fournirez,  qu'un  Royaume  im-- 
menfe  ,  oii  il  eft  prefqu'impoi]^ble  de  ne  pas 
être  confondu.   Chacun  de  vos  exilés  volon- 
taires peut  fe  prévaloir  du    même  prétexte 
d'inutilité  dont  vous  faites  ufagc  ;  perfonns 
ne  reviendra  donc  pour  revoir  fes  Dieux  pé- 
nates ?  Rendez-vous  ,  croyez-moi ,  à  des  rai- 

fon§  aiilTi  félidés  que  ccllçs-ci ,  &  puilTont  Mrs,, 

M  iirj 


i84  P'     A.     LAVAL, 

les  Genevois  en  proikant  de  vos  lumières  , 
vous  communiquer  leur  aménité. 

Il  ell  tems  de  finir,  je  ne  le  puis  mieux  qu'en 
confirmant  tout  ce  que  j'ai  dit  par  l'autorité 
d'un  homme  de  condition  qui  joignant  les  lau^ 
riers  de  Mars  à  ceux  d'Apollon ,  a  laifTé  un 
monument  à  la  poflérité  de  Teilime  qu'il  fai- 
foit  des  Comédiens ,  &  du  defir  qu'il  avoit 
de  les  voir  jouir  de  la  confidération  que  beau- 
coup d'entre  eux  méritent.  C'eli:  Mr.  de  Vaure 
qui  s'explique  ainli  dans  fa  Préface  du  faux 
Savant. 

»  Le  François  li  éclairé  en  tant  de  chofes 
»  fcroit-iliie  feul  qui  n'oferoit  faire  ufage  de  fa 
»  raifon  ?  Pourquoi  défaprouvons-nous  l'état 
»  de  Comédien  }  Qu'a-t-il  de  deshonorant  , 
»  de  condamnable  ?  Quoi  !  peindre  les  paf- 
»  fions,  exciter  l'admiration,  émouvoir,  atten- 
»  drir  ,  étonner  ,  corriger ,  inftruire  fon  fiécle, 
i>  amufer ,  divertir  les  honnêtes  gens  ,  feroit 
»une  bafTefTe  ?  Confondrons  -  nous  toujours 
»  nos  idées.  Diflinguons  les  fiecles,les  motifs.» 

»  Lorfque  dans  les  premiers  tems  on  s'efl: 
»  foulevé  contre  les  Spedacles  ,  la  Comédie 
>>,faifoit  partie  du  cultç  des  foux  Dkux  ;  elle 


A  M.  J.  J.  ROUSSEAU.         185 

»  perpétuoit  l'idolâtrie  ;  fon  langage  étoit  obf- 
»  cène ,  les  aclions  des  Mimes  ,  des  Pantomi- 
»mes,  des  Sauteurs,  des  Bateleurs,  con- 
»  fondus  mal-à-propos  avec  les  Comédiens , 
»  étoient  des  farces  également  groflieres ,  & 
»  indécentes  ;  les  poilures  lafcives  y  attiroient 
»  la  foule,  11  devoit  conféquemment  réjaillir 
»  de  la  honte  fur  ceux  qui  donnoient  au  peuple 
M  ces  images  de  turpitude.  » 

»  Ces  mêmes  raifons  ont  autrefois  anime 
»  nos  légiflateurs.  Mais  aujourd'hui ,  le  Théa- 
»  tre  devenu  le  fléau  du  ridicule  ,  des  folies  > 
»  des  vices ,  l'école  de  la  vertu,  rendons  notre 
»  cftime  &  notre  amitié  à  ceux  &  à  celles  qui 
»  fe  diflinguent  dans  un  Art ,  oii  pour  exceller 
»  il  faut  réunir  toutes  les  qualités  du  corps  , 
»  du  l'eiprit  ,  &  du  cœur  ;  ne  voyons-nous 
»  pas  les  perfonnes  les  plus  auguftes  par  leur 
»  naiffance  ,  trouver  un  plaifir  bien  vif  à  repré- 
w  fenter  fur  la  Scène  ?  Mais  ,  dit-on  ,  ils  s'en 
»  amufent ,  ils  n'en  reçoivent  aucun  produit  ; 
»  c'cd  au  contraire  une  dépenfe  pour  eux.  Si 
»  les  Comédiens  étoient  nés  avec  de  la  fortune, 
>mIs  agiroient  de  même.  Je  demande  quelle 
»  cfl  la  profeffion  dans  le  monde  où  le  falaire 


i86  P.  A.    L  A  V  A  L  ^ 

Hn'eft  pas  joint  à  la  gloire  ?  Pourquoi  donc 
»fera-t-il  deshonnête  d'être  payé  en  exerçant 
»  un  Art  pénible  ,  utile  ,  &  glorieux  ?  La 
»  faculté  de  pcnfer  eft  -  elle  incompatible  avec 
»  la  vivacité  Françoife  ?  n 

»  Si  je  voulois  fortifier  mon  raifonnement 
„  par  des  exemples  ,  la  Grèce  entière  ,  Athé- 
„  nés ,  où  tout  l'efprit  Attique  fembloit  s'être 
5,  retiré  ,  me  fourniroit  une  infinité  de  gens 
5,  de  qualité  ,  Ambajffadeurs  ,  Généraux,  Ma- 
5,  giftrats  &  Comédiens.  (*)  Quand  la  forme  du 
5>  Gouvernement  de  ces  fameux  Républicains 
5,  changea ,  les  Rois  répandirent  à  pleines 
5,  mains  les  honneurs  &  les  récompenl'es  fur 
„  les  Adeurs. 

„  Les  Romains  les  chérirent ,  les  enrichi- 
„rent.  (**)  Si  le  Sénat  fit  quelquefois  des 
„  décrets  contr'eux  ,  la  dépravation  de  leurs 
„  mœurs  les  occafionna  ,  &  non  le  vice  de 
?5  leur  profefTion.  Dans  d'autres  circonftances, 
„  les  maximes  d'État  les  condamnèrent,  comme 

(  *  )  Ariflodemus  fut  Ambafladeur ,  Archias  Général  , 
Erchius  &  Ariftonlciis  Sénateurs  ,   &c. 

(  *  *  )  Efope  laiiTa  à  fon  fils  près  de  deux  millions.. 
Rofclus  avoir  par  an  6500  écus.  LucuUus  donna  fouvent 
à  tous  les  Adeurs  des  robes  de  pourpre. 


A  M.  J.  J.  ROUSSEAU.         1^7 

„  ayant  eu  trop  de  part  à  la  confidence  de 
„  certains  Empereurs  profcrits.  La  tranquillité 
„  rétablie  ,  les  Célars  abolirent  les  Loix  fai- 
„  tes  contr'eux  ,  &  en  firent  de  nouvelles  en 
„  leur  faveur. 

„  L'art  de  la  déclamation  étoit  fi  confidéré  à 
„  Rome  ,  que  les  jeunes  gens  de  la  plus  haute 
„  naiflance  ,  fe  mêloient  parmi  les  Comédiens, 
,,  récitoient  avec  eux  devant  le  peuple  ;  &  ces 
„  mêmes  pères  qui  condamnoient  à  la  mort 
„  leurs  enfans  ,  pour  avoir  vaincu  fans  leurs 
,,  ordres  ,  les  accabloient  de  carefles  &  de 
,,.prcfens  quand  ils  avoient  mérité  desapplau- 
5,  diffemens.  Ces  graves  Romains  étoient  liés 
„  avec  les  Aâeurs  d'un  commerce  étroit  ;  Ci-» 
„  ceron  ,  ce  père  de  la  Patrie  ,  étant  Confuï, 
y,  pafibit  une  partie  du  tems  que  fes  importan- 
„  tes  occupations  lui  laiflbient ,  avec  Efope  & 
„  Rofcius  fes  amis  ;  il  publie  que  c'efl  d'eux 
„  qu'il  a  appris  l'art  de  parler  en  public.  Ce 
,,  même  Rofcius  obtint  l'anneau  d'or  ,  &  le 
„  rang  de  Chevalier  Romain ,  fans  abandon- 
„  ner  le  Théâtre.  (  Sans  abandonner  le  Théa-^ 
„  tre  I) 

yy  Mais  devons-nous  chercher  des  exemples 


i88  P.    A.     LAVAL; 

„  dans  les  fiécles  éloignés  ?  Le  nôtre  en  pro- 
„  duit  de  très-dignes  d'imitation  ;  les  Anglois 
„  que  j'ai  déjà  cités  :  peut-on  trop  citer  les 
„  bons  modèles  ?  Cette  nation  profonde  ,  û 
5,  refpeftable  ,  aufli  favante  que  guerrière , 
5,  fait  non-feulement  fentir  les  effets  de  fa  bien- 
,5  veillance  &  de  fa  générofité  aux  Afteurs  & 
5,  aux  Adrices  célèbres  pendant  leur  vie ,  mais 
9,  encore  après  leur  mort  ;  les  gens  qualifiés 
„  les  accompagnent  au  tombeau  ;  on  décore 
5,  leur  fépulture  ,  on  les  honore  de  regrets  & 
5,  d'éloges  publics. 

,j  Regardons  un  bon  Comédien  qui  a  des 
„  mœurs ,  comme  un  perfonnage  eftimable  , 
„  aufli  agréable  que  néceffaire  à  la  fociété  ». 

Cette  apologie  efl: ,  je  crois  ,  plus  que  fuffi- 
fante  pour  contrebalancer  le  poids  de  votre 
fatyre.  Si  j'ai  paflc  fous  filence  dans  le  cours 
de  ce  petit  Ouvrage  les  citations  favorables 
dont  Mr.  de  Vaure  fait  ufage  ,  c'étoit  pour  ne 
leur  rien  ôter  de  leur  force  &  de  leur  valeur 
dans  les  écrits  d'un  homme  aufll  rccommanda- 
ble.  J'ignore  quel  jugement  on  portera  du  motif 
Cjui  m'a  mis  la  phime  à  la  main  ,  &  de  la  ma- 
miere  dont  j'ai  défendu  un  état  que  je  n'ai  pa§. 


A  M.  J.J.  ROUSSEAU.        189 

regardé  du  même  œil  que  vous  ;  mais  je  fuis 
très  -  intimement  perfuadé  qu'on  mettra  tou- 
jours cette  différence  entre  nous  deux,  favoir, 
que  vous  avez  abufé  de  vos  talens  pour  dire  Se 
faire ,    de   propos  délibéré  ,   toute    forte  de 
mal  à  votre  prochain  ,  fans  qu'il  fe  le  foit  at- 
tiré ,   fur-tout  de  votre  part ,  &  que  moi  au 
contraire ,  fi  dans  la  vivacité  d'une  imagina- 
tion juftement  indignée  ,    j'ai  cherché  à  re- 
pouffer  à  mon  corps  défendant  les  traits  dont 
vous  vouliez  nous  accabler ,    on  s'apperçoit 
aifément  que  je  ne  vous  ripofte  qu'à  regret,  Sc 
que  moa  plus  grand  chagrin  aftuellement  cû 
d'avoir  eu  à  démafquer  un  homme  que  j'aurois 
voulu  pouvoir  eflimer  ,   aimer  &  louer  tout  à 
la  fois. 


FIN. 


^M»  i  I  i 


ERRATA. 

  Age  x$.  ligne  j.  les  fu jets,  lïfez.  ces  fujets 
P.  36.  /.  5.  CCS  fortes  des  gens,  lifez,  ces  fortes 

de  gens. 
P.  45.  /.  7.  les  exemples ,  lifezj  ces  exemples 
P.  58.   /.  17.   les    tems    péramens   3     itfez,   leS 

tempéramens 
P.  78.  /.  io.  content ,  lifez,  contens 
JP.  82.   /.   14.   tout  Mifantrope  qu'il,  eft  ,  lifez, 

qu'il  eft  j 
P.  152».   /.  I.   les  grands  talens  avilifîènt,  lifez, 

annobliflent 
P,  147.  /.  10.  qu'au  peu  de  connoiflance ,  lifez, 

connoilïànces 
P.  151.  /.  8.  retarder  à  U  clôture,  lifez  retar^ 

der  U  clôture 


•à 


■^■I 


rT-  ■. 


■^