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Full text of "Paris"

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l-Z 


PARIS 


s  U  I T  K 


DU   PARADIS   DES   FEMMES 


OUVRAGES   DU   MÊME   AUTEUR 


Collection  ln-18,  jésns,  à  3  fr.  le  volume 


Le  Capitaine  Fantôme,!^ éd.  1  vol. 
Les  Filles  de  Cabanil  (suite 

du   Capitaine   Fantôme), 

7«  édit 1  — 

Le  Drame  de  la  jeunesse, 

i^  édition 1  — 

Annette  Lais,  2e  édition .    .  1  — 

Les  Habits  noirs,  2e  édition.  2  — 

Jean  Diable,  3^  édition.  .    .  2  — 

Bouche  de  fer,  1«  édition.  .   1  — 

Madame  Gil  Blas,  3»  éd.   .  2  — 

Aimée,  4»  édition 1  — 

La  Fabrique  de  Mariages, 

4.eédition 1  — 

La  Garde  noire,  2e  édition, 

sous  presse .  1  — 

Roger  Dontemps 1  — 

Les  Gens  de  la  noce   ...  1  — 

Cceur  d'acier 2  — 

Les  Errants  de  nuit,  2^  éd  .   1  — 
Les  deux  Femmes  du  Roi, 

4e  édition 1  — 

La  Duchesse  de  Nemours, 

5e  édition 1  — 

La  Cosaque,  2e  édition.  .    .   1  — 

L'Hôtel  Carnavalet  ....  1  — 

La  Bossu,  27c  édition  .    .    .   2  — 


Les   Mystères  de   Londres, 

nouvelle  édition 2  vol 

Le  Mari  embaumé  ....  2  — 

La  Cavalière,  2*  édition  .    .  2  — 
L'Homme  de  Fer,  2e  édit,  .   î  — 
Les  Belles  de  nuit,  5e  édit  .  2  — 
La  Pécheresse,  2e  édit.    .    .   1  — 
Le  Château  de  Velours, ^2,^  éd.  1  — 
Les  Revenants,  2e  édit.   .    .   \  — 
L'avaleur  de  sabres,  3e  édit.  1  — 
Mademoiselle  Saphir,  2e  éd .   l  — 
Le  Volontaire,  2®  édit.    .    .   1   — 
La  rue  de  Jérusalem,  Ae  éd.  2     - 
Le  Jeu  de  la  mort,  i^  édit.  2  — 
Le  Cavalier  Fortune,  2e  éd.  2  -- 
Les  Parvenus,  3e  édit  ...   1  — 
La  Province  de  Paris,  3e  éd.  1  — 
L'Arme  invisible,  2e  éd.  .    .   1  — 
Maman  Léo,  2e  éd .    .    .    .1  — 

Le  Quai  de  la  Ferraille  .    .  2     • 
Contes  Bretons,  nouvelle  édi- 
tion illustrée  .   .    .    .    .    .   1  •  - 

La  Tache  rouge,  2e  éd.  .  .  2  — 
Les  Compagnons  du  Trésor.  2  — 
L'Homme  du  Gaz,,  2e  éd  .  1  — 
La  Quittance  de  minuit.  .  2  — 
Le  dernier  Vivant  .   .   .    .2  — 


LA  FÉE  DES  GREVES 


Nouvelle  cdilion  illustrée,  1  volume  in-8°,  prix  :  5  francs. 


St-Anoand.  —  Imp.  de  Hesienay. 


PARIS 


SUITE    DU 


PARADIS    DES    FEMMES 


PAR 


PAUL    FEVAL 


PARIS 
E.    DENTU,    ÉDITEUR 

LIBRAIRE    DE    LA    SOCIÉTÉ   DES   GENS   DE    LETTi^ES 

PALAIS-ROYAL,    17   ET   19,   GALERIE  D'ORLÉANS 

1873 
Tous  droits  réservés 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/parisfevalOOfv 


PARIS 


DEUXIEME   PARTIE 


DU   PARADIS»  DEâ»  FEUlflE» 


L  AVENUE  GABRIiiL. 


Aux  Champs-Elysées  d'Homère  et  de  Virgile,  il  y 
avait  divers  quartiers.  Ce  n'était  point  comme  notre  ciel 
chrétien  où  le  bonheur  est  uniforme  et  consiste  pour  tous 
en  la  môme  extase.  Les  sages,  amis  de  la  parole,  disser- 
tai(;nt  gravement  sous  de  frais  portiques,  les  jeunes 
guerriers  lançaient  le  javelot,  menaient  la  course  ou 
suivaient  de  loin  l'essaim  des  ombres  charmantes  qui  al- 
lait folâtrant  parmi  l«.'s  fleurs  ;  les  poètes  rèv.iieiit  dans 
les  bosquets  sacrés  où  l'cpoux  d(H'édé  cherchait  l'â-ne 
de  t^a  compagne.  On  avait  la  lyre  et  i'epieu,  le  char  bru- 
yant, le  courtier  lapide  :  on  avait  la  coupe  des  festins  et 
11.  1 


2  LE  PARADIS  DEl 

cette  autre  coupe  au  fond  de  laquelle, 

l'ivresse.   Bacchus  et  Yénus    savaient  le   chemin  des 

enfers. 

Paris,  le  paradis  des  femmes,  est  un  Eden  païen.  îl  a 
ses  couches  et  ses  zones  ;  les  castes  s'y  multiplient,  le 
caprice  y  domine.  On  n'y  connaît  point  le  niveau  du 
communisme  chrétien.  Entre  deux  femmes  données, 
toutes  deux  élues  cependant,  il  y  a  la  même  diffé- 
rence qu'entre  la  perspective  large  et  brillante  de  la  rue 
de  la  Paix  et  le  tortueux  aspect  d'une  ruelle  sans  nom 
du  quartier  Saint-Marceau.  Tous  ces  anges  ont  des  ailes, 
les  uns  de  gaze  dorée,  les  autres  d'indienne  à  dix  sous 
le  mètre. 

Dans  les  profondeurs  où  ils  tombent  parfois,  pêle-mêle, 
car  tout  Paradis  est  bordé  d'un  fossé  qui  s'appelle  un  En- 
fer, on  ne  sait  vraiment  plus  reconnaître  si  les  ailes 
étaient  d'indienne  ou  de  gaze. 

La  gaze  d'ailleurs,  chacun  sait  cela,  fait  de  bien  plus 
vilaines  loques  que  l'indienne. 

Pour  ébancher  seulement  l'histoire  naturelle  de  nos 
anges,  il  faudrait  dix  rames  de  papier,  le  coup  d'œil  de 
Balzac  et  la  patience  de  Buffon.  Le  genre  est  un  :  la 
femme.  Mais  les  espèces  se  divisent  indéfiniment,  et  dans 
chaque  espèce  les  variétés  sont  innombrables.  Chaque 
variété  veut  être  heureuse  à  sa  façon.  Paris  a  pour  mis- 
sion de  produire  ces  bonheurs  aux  choix.  Les  voluptés 
de  toute  sorte  y  sont  en  gerbe.  Chaque  ange  cueille  la 
fleur  préférée. 

Il  y  a  des  quartiers  comme  aux  champs  de  la  félicité 
païenne.  Le  manuel  des  joies  de  Paris  ressemblerait 
assez  à  un  traité  de  géographie.  Les  plaisirs  du  faubourg 
Saint-Germain  no  sont  pas  cousins  des  divertissements 
du  mont  Bréda  ;  le  noble  rire  de  la  rue  d'Anjou-Sahit- 
llonoré  rougirait  jusqu'aux  oreilles  s'il  soupçonnait  sa 


PARIS  3 

parenté  avec  le  xire  sans  gêne  de  la  rue  de  la  Harpe. 
Entre  les  salons  et  Mabile,  c'est  l'Océan.  Mabile  prétend 
qu'il  y  a  un  autre  Océan  entre  lui  et  le  bal  BuUier. 

Notez  que  BuUier  se  moque  de  Mabile,  que  Mabile 
raille  la  Ghaussée-d'Antin,  que  la  Ghaussée-d'Antin  pince 
les  lèvres  en  parlant  des  abords  de  l'Elysée,  et  que  les 
abords  de  l'Elysée  haussent  les  épaules  à  la  seule  pensée 
de  la  rue  Saint-Dominique. 

Anges  de  l'aristocratie,  anges  de  la  diplomatie  et  de 
l'administration,  auges  de  la  finance,  anges  de  l'art, 
anges  d'aventure  et  de  guerre,  beaux  anges,  souriant 
essaim  I  le  paradis  est  grand,  voltigez  tant  que  vous  vou- 
drez ;  il  y  a  place  pour  toutes  vos  ailes. 

G'est  ici  que  l'Inde  envoie  tous  ses  cachemires  et  toutes 
ses  pierreries  ;  à  Bruxelles,  à  Malines,  à  Valenciennes, 
au  pays  d'Alençon,  à  York,  et  ailleurs  de  pauvres  arai- 
gnéeshumainestissentleur  toile  légère,  et,  tandis  que  leurs 
doigts  agiles  piquent  le  métier  où  la  blonde  mêle  ses  fils 
moelleux,  la  pelote  où  s'étoilent  les  transparentes  plates- 
bandes  de  la  dentelle,  leurs  yeux  se  tournent  vers  le  Pa- 
radis de  Paris.  La  dentelle  y  vient,  la  blonde  aussi;  il  en 
vient  tant  et  tant  qu'on  en  formerait  des  montagnes. 
Tout  cela  est  pour  vous,  anges  bienheureux.  Vous  êtes 
un  centre  d'attraction.  Tout  ce  qui  charme  la  vue,  le 
goût,  l'odorat,  l'oreille,  s'élance  vers  vous  comme  le  fer 
court  à  l'aimant.  L'autruche  vous  envoie  le  doux  pa- 
nache de  ses  ailes  ;  la  martre  zibeline  meurt  en  vous  lé- 
guant sa  robe  opulente  ;  l'hermine,  qui  préfère  le  trépas 
à  la  honte,  jette  sur  vos  épaules  sa  blanche  dépouille. 
Anges  aimés,  vous  n'avez  pas  toujours  les  préjugés  de 
l'hermine. 

Bon  Dieu!  mourir  pour  une  tache I  quand  il  y  a  le  dé- 
graisseur  I 

Vivez,  chers  anges,   longtemps,  toujours,  pour  que 


4  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

l'univers  amoureux  nit  un  centre.  Vivez  comme  vit  le 
parterre  dans  la  saison  des  roses.  Chaque  matin,  que  de 
fleurs  fanées!  mais  d'autres  s'épanouissent  déjà,  et  le 
bouquet  garde  sa  radieuse  fraîcheur. 

Vous  êtes  les  fleurs  du  parterre,  vous  avez  une  heure 
pour  briller,  une  heure  pour  balancer  sur  la  tige  incli- 
née votre  corolle  toute  pleine  de  sourires,  une  heure 
pour  prodiguer  à  la  brise  l'enivrement  de  vos  jeunes 
parfums.  Hélas  I  fleur  délicieuse,  qu'allez-vous  devenir 
quand  le  baiser  du  soleil  vous  aura  dès  ce  soir  flétrie  et 
vieillie? 

Vous  ne  savez  et  nous  ne  savons.  Demain  une  autre 
fleur  tiendra  votre  place.  Le  bouquet  toujours  complet 
ne  vous  regrettera  même  pas.  C'est  justice,  madame. 
Pensiez-vous  ce  matin  à  la  fleur  d'hier  décédée? 

Vivez  votre  heure.  Régnez,  étendez  votre  éventail  sur 
le  monde  tributaire.  Vous  n'avez  pas  seulement  les  tissus 
indous  et  chinois,  l'or  américain,  les  diamants  du  Né- 
paul,  les  parfums  anglais,  les  fourrures  moscovites,  vous 
avez  aussi  les  Moscovites  eux-mêmes,  les  Anglais,  les 
Américains,  les  Indous,  les  Chinois,  tous  les  citoyens  du 
globe.  Votre  paradis,  ô  femmes  1  est  le  pivot  autour  du- 
quel tourne  la  terre. 

Il  était  neuf  heures  et  demie  du  soir  environ.  Chiffon 
et  son  ami  Loriot  étaient  à  Paris  depuis  la  tombée  de  la 
nuiL  La  voiture  de  la  marquise  Astrée,  qui  avait  servi 
de  char  triomphal  à  nos  deux  petits  Bretons  pour  faire 
leur  entrée  dans  la  capitale  du  monde  civilisé,  s'était  ar- 
rèlée  rue  de  Matignon  devant  une  maison  de  befle  appa- 
rence où  madame  la  marquise  avait  sa  demeure.  Chiffon 
et  Loriot,  profltant  de  l'obscurité  naissante,  purent  s'es- 
quiver sans  attirer  l'attention  des  valets. 

Ils  se  prirent  par  la  main,  comme  ils  faisaient  dans 


PARIS  5 

les  grandes  circonstauces,  et  commencèrent  à  marcher 
au  hasard. 

—  Où  allons-nous?  demanda  Loriot. 

Chiffon  ne  répondit  point.  Elle  détourna  la  tête.  Sans 
ce  mouvement,  Loriot  aurait  vu  de  grosses  larmes  dans 
ses  yeux. 

Pourquoi  Chiffon  pleurait-elle? 

Le  premier  effet  que  produit  Paris  est  la  sensation 
d'isolement  profond  au  milieu  de  cette  foule.  Certes,  les 
passants  n'encombrent  point  trop  la  rue  de  Matignon. 
Cependant  Chiffon  était  comme  éblouie.  Loriot  l'attira 
sur  le  trottoir.  Elle  ne  se  rangeait  pas  pour  laisser  pas- 
ser les  voitures. 

—  Pour  sûr,  dit  encore  Loriot  beaucoup  moins  ému 
que  sa  compagne,  toutes  les  voitures  de  Paris  passent 
par  cette  rue-là.  J'en  ai  déjà  compté  plus  d'une  dou- 
zaine I 

—  Ohl  interrompit-il:  c'est  celle-là  qu'est  belle,  la 
Chiffonne  ttel 

C'était  l'omnibus  de  Chaillot  avec  sa  caisse  jaune-se- 
rin et  ses  dix-sept  voyageurs. 

—  Tiens  I  tiens  !  reprit  Loriot  qui  soutenait  seul  la 
conversation,  v'ià  des  arbres  I  Paris  est  déjà  fini. 

Chiffon  sembla  s'éveiller  de  son  rêve.  Elle  regarda 
autour  d'elle, 

—  C'est  par  où  nous  sommes  venus,  dit-elle.  Paris 
n'est  pas  encore  commencé. 

—  Eh  bieni  demanda  pour  la  seconde  fois  Loriot,  où 
allons-nous  ? 

—  Je  ne  sais  pas,  répondit  Chiffon. 

Puis  elle  ajouta,  retombant  dans  sa  distraction  : 

—  Nous  avons  le  temps. 

Ils  étaient  dans  l'avenue  Gabriel.  La  nuit  se  faisait 
noire.  Il  avait  plu  dans  la  journée  et  le  macadam  se  re- 
n.  1* 


6  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

couvrait  d'une  couche  liquide  et  brillante.  Sous  les  ar- 
bres on  voyait  luire  çà  et  là  les  flaques  d'eau.  Le  bosquet 
n'avait  point  de  promeneurs.  Les  cafés,  qui  resplendis- 
sent dans  ces  parages,  au  bon  temps  des  chaleurs, 
étaient  fermés  et  tout  noirs.  Quand  Chiffon  et  Loriot 
eurent  dépassé  l'Elysée  et  ses  sentinelles,  ils  ne  virent 
plus  personne. 

Chiffon  et  Loriot  nous  l'ont  dit  eux-mêmes  ;  ils  étaient 
de  petits  vagabonds.  Les  vagabonds  ne  s'effraient  guère 
de  la  solitude.  Chiffon  et  Loriot  étaient  habitués  à  mar- 
cher de  nuit  comme  de  jour,  aussi  bien  à  travers 
champs  que  dans  les  sentiers  battus.  Mais  ici  Chiffon  et 
Loriot  avaient  peur.  Le  cœur  de  la  petite  fille  se  serrait  ; 
le  petit  gars  avait  des  frissons  sous  sa  veste  de  bure.  Ils 
sentaient  bien  qu'ils  n'étaient  plus  chez  eux,  dans  les 
vrais  champs  du  bon  Dieu.  Cette  solitude  pleine  de  bruits 
confus  n'était  pas  la  solitude  de  la  campagne  ;  cette  nuit 
où  s'alignaient  de  longues  rangées  de  lanternes,  perchées 
sur  leurs  piédestaux,  n'était  pas  la  nuit  de  la  lande, 
triste  et  calme,  qui  n'a  d'autre  voix  que  la  plainte  de  la 
brise  gémissant  dans  la  bruyère  séchée,  d'autre  lueur 
que  le  clair  rayon  de  lune  passant  lentement  entre  les 
nuages  voyageurs. 

—  On  marche  derrière  nous  I  dit  Loriot  en  pressant  le 
bras  de  sa  compagne. 

Chiffon  tressaillit.  Sur  la  grande  route,  jamais  ils  n'a- 
vaient ainsi  prêté  l'oreille  en  tremblant. 

Ils  se  retournèrent.  Un  homme  arrivait  dans  la  contre- 
allée.  Il  portait  une  lanterne  de  la  maiu  gauche  et  tenait 
dans  la  droite  une  baguette  terminée  par  un  crochet  de 
fer.  Sur  son  dos  reposait  une  vaste  hotte  en  osier  gros- 
sièrement tressé.  Quand  cet  homme  passa  sous  le  bec  de 
gaz  voisin,  Chiffon  et  Loriot  purent  voir  qu'il  était  cou- 
vert de  haillons. 


PARIS  7 

—  On  nous  avait  pourtant  dit,  pensèrent-ils  tous  deux 
à  la  fois,  que  dans  Paris  on  était  si  riche  1 

Tout  en  marchant,  l'homme  piquait  à  terre  les  ^mor- 
ceaux  de  papier  qui  jonchaient  le  sol  et  les  rejetait  par 
derrière  dans  sa  hotte.  A  Paris,  il  y  a  partout  des  bribes 
de  papier. 

Chiffon  et  Loriot  ne  savaient  pas  ce  que  c'était  qu'un 
chiffonnier.  Ils  se  cachèrent  derrière  un  gros  arbre.  Le 
chiffonnier  allait  d'un  pas  lo\ird  et  fredonnait  en  piquant 
ses  loques. 

Les  deux  pauvres  petits  qui  avaient  rêvé  la  ville  de 
velours  et  d'or  1 

—  Tiens  I  tiens  I  dit  tout  bas  Loriot,  il  chante  une 
chanson  de  chez  nous. 

—  GhutI  fit  la  fillette. 

—  La  Sabotousel  s'écria  le  garçonnet. 

Le  chiffonnier  s'arrêta  court  et  mit  son  crochet  au 
port  d'armes. 

—  Qui  vive?  demanda-1-il. 
Les  deux  enfants  se  tinrent  coi. 

Un  pas  léger  se  faisait  entendre  sur  le  trottoir  du 
côté  de  l'Elysée. 

—  J'ai  cru  qu'on  avait  parlé,  grommela  l'homme,  et 
il  reprit  sa  marche  en  chantant  : 

Sabotons, 
Sabotoux, 
Languedon, 
Languediguedoux, 

Loriot  continua  dans  l'oreille  de  Chiffon  : 

Languediguediguedoux  ! 
Du  lard  et  des  choux, 


LE  PARADIS  DES  FEMMES 

Du  bon  cidre  doux, 

A  tretous!  (bis) 

Sabotons, 

Saboloux, 

Languedon, 

Languediguedoux, 

You! 


—  L*ami  I  cria  une  voix  de  femme  sur  l'autre  trottoir. 

—  Je  savais  bien  que  j'avais  entendu  quelque  chose  I 
grommela  l'homme  à  la  hotte. 

Chiffon  et  Loriot  avançaient  la  tête  derrière  leur  arbre 
pour  voir  ce  qui  allait  se  passer. 

Une  femme  était  arrêtée  de  l'autre  côté  de  la  chaus- 
sée. Elle  portait  robe  et  camail  de  soie  noire.  Un  voile 
descendait  sur  son  visage. 

—  Voilà,  ma  petite  dame,  voilà,  répondit  cependant 
le  chiffonnier,  qui  traversa  la  chaussée. 

Il  pensait  : 

—  Celle-là  n'a  pas  froid  aux  yeux;  non!  Ordinaire- 
ment, dès  qu'il  fait  brun  sous  les  arbres,  ces  minettes  se 
sauvent  de  moi  comme  si  j'étais  le  diable. 

—  iMon  ami,  reprit  l'inconnue,  voulez-vous  aller  me 
chercher  un  fiacre? 

—  Ça  ne  veut  pas  mettre  ses  pieds  mignons  dans  la 
boue,  pensa  encore  l'homme  à  la  hotte;  combien  qu'il  y 
aura  pour  ça,  bourgeoise? 

—  Je  vous  donnerai  un  franc. 

—  Ça  fait  20  sous,  supputa  Chiffon  ;  on  parle  de  ça  ici 
comme  on  dirait  deux  liards  chez  nous. 

Loriot  demanda  : 

—  Qu'est-ce  que  c'est  qu'un  fiacre? 

—  Un  franc;  se  récria  le  chiffonnier  ;  n'y  a  plus  rien 
au  Cirque  dans  cette  saison,  et  l'on  ne  stationne  plus 


PARIS  9 

sur  la  place  de  la  Concorde.  Faudra  aller  rue  du  Fau- 
bourg-Saint-Honoré,  en  face  de  la  rue  d'Angoiilême,  ou 
bien  derrière  la  Madeleine,  ou  bien  rue  du  Mont-Thabor, 
ou  bien... 

—  Vous  irez  où  vous  voudrez,  mon  ami,  interrompit 
la  dame,  dont  le  petit  pied  frappa  le  trottoir  avec  impa- 
tience. Combien  me  demandez-vous? 

L'homme  à  la  hotte  se  recueillit  et  dit  : 

—  Cinquante  sous. 

Cinquante  sousl   répéta   Chiffon   en  joignant  les 
mains. 

—  Si  je  savais  ce  que  c'est  qu'un  liacre,  j'irais  bien  en 
chercher  un,  fit  observer  Loriot. 

—  Allez  et  dépèchez-vous,  dit  la  dame. 

—  Elle  n'a  pas  seulement  marchandé!  fit  Chiû'on. 

—  L'homme  à  la  hotte  était  déjà  en  route. 

—  Je  reviens  dans  une  petite  minute,  cria-t-il  de 
loin. 

C'était  une  bonne  affaire,  mais  il  avait  du  regret. 

—  Par  la  boue  qu'il  fait,  se  disait-il,  j'aurais  eu  la 
grosse  pièce. 

La  dame  voilée  se  prit  à  marcher  lentement  sur  le 
granit  sec  vers  la  place  de  la  Concorde. 

—  Allons-nous-en,  dit  Chiffon. 

—  Non,  répondit  résolument  Loriot,  je  veux  voir  ce 
que  c'est  qu'un  fiacre. 

Chiffon  n'était  pas  non  plus  à  l'abri  d'une  pointe  de 
curiosité. 

—  Te  doutes-tu  de  ce  que  c'est,  toi,  la  Chiffonnelte? 
insista  le  petit  gars. 

—  Ma  foi,  nennil 

—  Je  pense  bien  que  c'est  quéq'chose  à  manger. 
Chiffon  secoua  la  tète. 

—  Ou  quéq'chose  à  boire,  ajouta  le  petit  gars. 


10  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

—  Cette  dame-là  n'a  pas  l'air  d'avoir  faim  ou  soif,  dit 
Chiffon. 

—  Eh  bien!  alors,  qu'est-ce  que  c'est  que  son  fiacre  I 
A  mesure  que  la  dame  voilée  descendait  ver  la  place 

en  longeant  la  ligne  des  jardins  qui  donnent  sur  l'avenue 
Gabriel,  Chiffon  et  Loriot  la  suivaient  abrités  par  les 
arbres.  Loriot  disait  avec  beaucoup  de  sagesse  : 

—  Si  j'avais  su  tout  à  l'heure  ce  que  c'est  qu'un  fiacre, 
j'aurais  pu  gagner  cinquante  sous. 

—  Et  nous  aurions  soupe  joliment,  ajouta  Chiffon, 
sans  entamer  notre  avoir. 

-—  Tiens!  s'écia  Loriot,  v'ià  le  vilain  homme  qui  re- 
vient avec  une  voiture. 

—  Sans  doute  que  le  fiacre  est  dedans,  répliqua 
Chiffon. 

Loriot  traversa  la  chaussée  boueuse  en  trois  bonds,  et 
regarda  par  la  portière  ouverte  de  la  voiture.  Il  ne  vit 
rien.  La  dame  voilée  remettait  en  ce  moment  au  chif- 
fonnier le  prix  convenu. 

—  Et  pour  boire?  demanda  celui-ci. 
La  dame  voilée  donna  pour  boire. 

—  Qu'as-tu  vu?  interrogea  Chiffon,  qui  rejoignit  son 
Loriot. 

—  Faut  que  ce  soit  fièrement  petit,  répliqua  le  gar- 
çonnet désappointé  :  je  n'ai  point  pu  le  voir. 

—  Barrière  Poissonnière,  dit  la  dame  voilée  au  cocher 
avant  de  monter,  rue  de  la  Goutte-d'Or,  n*'... 

L'homme  à  la  hotte,  qui  avait  repris  le  trottoir,  se  re- 
tourna vivement. 

—  Tiens,  tiens,  fit-il  avec  un  profond  étonnement,  la 
petite  mère  va  chez  le  bonhomme  Bistouri! 

En  ce  moment,  l'inconnue  mettait  le  bout  mignon  de 
ses  bottines  sur  le  marchepied.  Un  coup  de  vent  souleva 
son  voile  de  dentelle  noire.  La  lueur  de  la  lanterne  pla- 


PARIS  11 

cée  au  côté  de  la  voiture  vint  effleurer  son  visage. 
Un  triple  cri  de  surprise  retentit  sur  le  trottoir 
Chiffon  et  Loriot  avaient  reconnu  la  dame  de  la  ber- 
line qui  les  avait  amenés  à  Paris. 

L'homme  à  la  hotte  se  frottait  les  yeux. 

—  J*ai  la  berlue,  se  disait-il,  ou  c'est  bien  la  Mor- 
gatte  1 

La  voiture  s'ébranla.  Le  cocher  fouetta  les  rosses,  qui 
prirent  un  trot  pénible  et  inégal. 

—  L'homme  I  dit  Loriot  qui  s'approcha  du  chiffonnier 
le  bonnet  à  la  main,  nous  voudrions  bien  savoir  ce  que 
c'est  qu'un  fiacre. 

Le  chiffonnier  mit  son  crochet  dans  sa  hotte,  étei- 
gnit sa  lanterne,  et  allongea  le  pas  en  suivant  la  voi- 
ture. 


II 


LA    OUÊTE. 


—  Censé,  dit  Loriot,  qui  regardait  marcher  l'homme 
à  la  hotte,  ou  est  encore  plus  mal  poli  à  Paris  que  sur 
la  grand'route. 

Chiffon  haussa  les  épaules. 

—  C'est  un  pauvre  et  un  homme  du  commun  qui  n'a 
pas  reçu  d'éducation,  répliqua-t-elle. 

—  Excusez  I  se  récria  le  petit  gars.  Un  pauvre  qui 
gagne  50  sous,  rien  que  pour  aller  chercher  un...  com- 
ment donc  qu'elle  appelait  ça,  la  dame? 

—  Un  fiacre. 

—  Un  fiacre.  Je  voudrais  tout  de  même  bien  savoir 
ce  que  c'est. 

—  Ahl  grand  Jésus!  s'écria  Ghififon,  en  arrivant  au 
bout  de  l'avenue  Gabriel,  regarde  donc,  mon  Loriot? 

Loriot  resta  les  bras  tombants  et  les  yeux  écarquillés. 
Ce  n'était  certes  pas  le  dessin  douteux  de  la  place  de  la 


PARIS  13 

Concorde  qui  causait  cet  ébabissemeut  ;  ce  n'étaient 
même  pas  les  statues  urbaines,  montées  sur  le  toit  de 
leurs  cabanes,  non  plus  la  belle  architecture  du  Garde- 
Meuble,  non  plus  le  Palais-Bourbon  dont  la  nuit  voilait 
d'ailleurs  le  froid  péristyle.  Chiffon  et  sou  ami  Loriot  ne 
s'émerveillaient  pas  pour  si  peu. 

Ce  qui  les  clouait  en  ce  moment  au  sol,  muets  tous 
deux  d'étonnement  et  d'admiration,  c'était  la  perspec- 
tive de  lumière  offerte  tout  à  coup  à  leurs  yeux  par  la 
rue  de  Rivoli.  Jamais  rien  de  pareil  n'avait  frappé  leurs 
regards.  Ce  trait  flamboyant  qui  rayait  la  nuit  à  perte 
de  vue,  dépassait  vraiment  les  rêves  de  leur  imagina- 
tion. 

—  Faut  aller  là- dedans,  la  Cliiffbnnette,  dit  enfin  Lo- 
riot. Sainte  Vierge!  que  c'est  beaul 

—  C'est  bien  plus  clair  que  l'église  de  Saint- Cast,  le 
soir  de  Noël  I  répondit  la  petite  fille. 

—  Viens,  viens  !  reprit  Loriot,  impatient  d'approcher 
ces  merveilles. 

Chiffon  résista.  Un  gros  soupir  s'étouffa  dans  sa  poi- 
trine. 

—  Ça  n'est  pas  encore  notre  route,  mon  Loriot,  mur- 
mura-1- elle. 

—  Pourquoi?  interrompit  le  garçonnet,  la  rue  est  à 
tout  le  monde. 

—  Plus  (_^a  brille,  répliqua  Chiffon  gravement,  pins 
c'est  cher.  Il  n'y  a  par  là  que  des  riches. 

—  Quajid  donc  que  nous  serons  riches,  une  bonne 
fois!  soupira  Loriot. 

Pour  s'<Uoigner  de  ces  parages  opulents  où  tout  coûte 
trop  cher,  Chiffon  entraîna  son  Loriot  par  la  rue  Royale 
vers  le  boulevard  de  la  Madeleine.  C'était  tomber  de 
Charybde,  en  Scylla,  mais  Chiffon  ne  savait  pas.  La  rue 
Jloyale  n'a  pas  cette  éblouissante  rangée  de  lanternes 
IL  2 


14  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

qui  forme  une  illumiRation  permaneute,  et  qui  célèbre 
si  haut  le  pur  alignement  de  la  rue  de  Rivoli. 

—  V'ià  que  j'ai  faiml  dit  Loriot  qui  oublia  d'admirer 
la  Madeleine. 

Chiffon  commit  la  même  faute,  mais  ils  regardèrent 
bien  tous  deux  les  magasins  situés  à  l'entour. 

—  Dans  cette  grande  rue,  dit-elle  en  montrant  les 
boulevards,  doit  y  avoir  des  boulangers  et  des  marchands 
de  fromage.  Avançons! 

—  Avançons  I  répéta  Loriot,  régaillardi  par  l'idée  du 
pain  et  du  fromage. 

Ils  tournèrent  l'angle  de  la  place  et  marchèrent  enfin 
sur  ce  fameux  asphalte,  foulé  journellement  par  tant  de 
bottes  illustres.  Chiffon  et  Loriot  sentirent  d'instinct 
qu'ils  étaient  en  un  lieu  où  il  faut  de  la  tenue.  Ils  chaus- 
sèrent tous  deux  leurs  sabots. 

—  Écoute  un  peu  voir,  mon  Loriot,  dit  Chiffon  avec 
gravité  :  Nous  ne  sommes  pas  venus  à  Paris  pour  nous 
amuser,  pas  vrai? 

—  Dame  1  répliqua  le  garçonnet,  c'est  pas  pour  nous 
ennuyer  non  plus,  c'est  sûr. 

—  C'est  pour  travailler,  pour  gagner  btaucoup  d'ar- 
gent et  nous  reposer  quand  nous  serons  riches,  riches! 

—  Faut  nous  dépêcher,  ma  Chiffonnette. 

—  Dès  demain  nous  travaillerons,  mon  Loriot...  je 
suis  courageuse. 

—  Et  moi  pas  feignant  î 

—  Ça  marchera  comme  sur  des  roulettes. 

—  Oui,  oui,  dit  Loriot.  Vois-tu  des  boulangers  toi? 

—  Pas  encore. 

—  L'estomac  me  tire...  et  puis  j'ai  grand  soif. 

—  Allons  toujours,  mon  Loriot.  Y  a  quéq'chose  qui 
m'embarrasse:  à  quoi  travaillerons-nous? 

~  Parbleu!  répliqua  Loriot,  c'est  pas  difficile.  Nous 


PARIS  15 

irons  là  où  il  y  a  beaucoup  de  monde,  comme  ici,  par 
exemple,  nous  chanterons,  nous  danserons,  et  puis  moi, 
je  ferai  la  roue. 
Ghififon  réfléchit. 

—  J'ai  beau  regarder,  dit-elle,  je  ne  vois  personne 
danser  ni  faire  la  roue.  C'était  bon  à  la  foire...  Mignon 
Jésus!  interrompit  elle,  vois  donc  les  jolis  bonnets! 

Ils  étaient  devant  un  magasin  de  lingerie.  Loriot  n'ac- 
corda qu'un  regard  distrait  aux  jolis  bonnets. 

—  Que  drôle  de  rue  I  grommela-t-il  avec  un  commen- 
cement de  colère,  où  l'on  ne  vend  ni  pain  ni  fromage! 

—  Et  les  ffclius!  continua  Chiffon,  et  toutes  ces 
choses!  Comme  c'est  blanc,  mon  Loriot,  comme  c'est 
frais  ! 

—  Y'ià  des  gens  qui  boivent  au  moins!  interrompit  le 
petit  gars  en  avisant  un  café  au  coin  de  la  rue  des  Capu- 
cines, je  vas  boire. 

—  Attends  donc!  vaut  mieux  boire,  quand  nous  man- 
gerons. Ah!  Jésus!  Jésus!  les  belles  mousselines!  C'est 
donc  bien  vrai  tout  de  même  que  Paris  est  le  paradis 
des  femmes! 

—  T'as  déjà  envie  de  porter  des  falbalas,  toi  la  Chif- 
fonnettel  dit  Loriot  avec  amertume. 

—  Est-ce  que  je  ne  serais  pas  bien  gentille  avec  ça, 
mon  Loriot? 

11  fallait  être  Loriot  pour  ne  pas  répondre:  Si  fait ^ 
tout  de  suite  et  de  bon  cœur.  Mais  il  avait  l'estomac 
creux  et  le  gosier  sec.  Dans  ces  cas-là,  il  perdait  le  peu 
de  galanterie  qu'il  avait. 

—  Tu  n'es  point  vilaine,  la  Chiffonnette,  répliqua-t-il ; 
mais  c'est  des  dames  qui  portent  tout  ça. 

—  Sont-e'les  heureuses!  soupira  la  fillette. 

—  Si  j'étais  que  de  toi,  reprit  Loriot  sévèrement,  au 
lieu  d'avoir  des  pensées  comme  ça,  je  me  dirais  :  "V'ià 


16  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

des  filles  qui  travaillent  là-dedans,  je  pourrais  bien  en 
faire  autant  qu'elles. 
Chiffon  frappa  dans  ses  mains,  toute  joyeuse. 

—  Merci  mon  Loriot,  s'écria-t-elle,  c'est  une  idée  que 
tu  me  donnes!  Merci I 

Elle  lui  jeta  ses  bras  autour  du  cou  et  planta  deux 
gros  baisers  sur  sa  joue. 

Loriot  se  retira  tout  confus,  parce  qu'il  voyait  des 
messieurs  et  des  dames  arrêtés  à  le  regarder.  Chiffon 
avait  parlé  haut,  comme  tout  tous  ceux  qui  vivent  au 
grand  air  et  qui  sont  habitués  à  causer  loin  des  oreilles 
indiscrètes.  Elle  avait  appelé  Loriot  par  -on  nom.  Les 
passants  avaient  entendu  ce  nom  qui  leur  avait  paru  ré- 
jouissant, et  l'on  faisait  cercle. 

—  Qu'est-ce  qu'ils  regardent  donc,  ceux-là?  demanda 
Chiffon,  qui  n'était  point  déconcertée. 

—  C'est  à  cause  que  tu  m'as  embrassé,  répondit  tout 
bas  Loriot  ;  faut  pas. 

—  Ils  sont  gentils  tous  les  deux,  disait-on  dans  le 
cercle. 

Un  gros  monsieur  expliqua  : 

—  L'Auvergne  est  un  pays  pauvre  et  surchargé  de 
population.  Dans  chaque  famille,  composée  de  plus  de 
douze  enfants,  du  moins  je  l'ai  ouï  dire  ainsi  par  des 
gens  sérieux  et  absolument  dignes  de  créance,  ou  expé- 
die sur  Paris  l'excédant. 

—  Est-ce  que  les  familles  où  il  y  a  plus  de  douze  en- 
fants sont  communes?  demanda  la  femme  dudit  mon- 
sieur. 

—  En  moyenne,  répliqua-l-il  sans  broncher,  onze 
familles  sur  dix-neuf  ont  plus  de  douze  enfants,  sept  sur 
dix-neuf  en  ont  plus  de  quatorze,  six  plus  de  quinze, 
quatre  plus  de  seize,  et  une  seulement  plus  de 
vingt. 


PARIS  n 

—  Mais  ceux-là  sont  de  petits  Normands!  dit  un 
autre  monsieur. 

Le  premier  monsieur,  dédaignant  la  discussion,  em- 
mena sa  femme  à  qui  il  dit  : 

—  Les  jeunes  auvergnats  se  font  généralement  porteurs 
d'eau  :  sept  sur  onze  ;  trois  sur  onze  commissionnaires, 
et  un  sur  onze  charbonnier.  Il  serait  maladroit  de  les 
confondre  avec  les  petits  savoyards  qui  viennent  de  plus 
loin  et  qui... 

—  Tu  m'avais  promis  de  me  conduire  au  café  chan- 
tant du  Palais-Royal,  interrompit  ici  l'épouse  du  gros 
homme,  pour  entendre  des  tyroliennes. 

—  Ceci  est  une  autre  question,  répliqua  l'époux  ;  le 
Tyrol  est  célèbre  par  la  blessure  que  l'empereur  y  reçut 
à  la  cuisse... 

Le  cercle  augmentait  :  chacun  sait  bien  qu'à  Paris,  il 
suffit  de  cinq  badauds  arrêtés  pour  faire  une  émeute. 
Les  enfants  vinrent  avec  leurs  bonnes,  ce  qui  amena  les 
militaires  en  permission.  Tout  le  monde  parlait,  tout  le 
monde  considérait  curieusement  notre  Chiffon  et  son 
Loriot  que  l'éclairage  du  magasin  de  lingerie  mettait  en 
pleine  lumière. 

On  disait  : 

—  C'est  drôle,  ces  PiémontaisI 

—  La  petite  a  de  bien  beaux  cheveux  I 

—  Voyez  1  voyez  leurs  sabots  1 

—  Ça  vient  pour  sur  de  la  Sologne  1 

—  Tôut-à-l'heure  ils  s'embrassaient  comme  pour  du 
pain! 

—  Vraiment!  comme  ça,  sans  gène?  des  sauvages! 

—  Maman,  je  veux  les  voir  s'embrasser  !  sanglota  un 
cher  enfant  tout  blond. 

Chiffon  se  pencha  à  l'oreille  de  son  ami. 

—  Mon  Loriot,  lui  dit-elle,  v'ià  une  occasion,  essaie 

H.  2* 


18  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

voir  de  faire  un  peu  la  roue. 

Loriot  était  intimidé.  Ghitïbn  le  prit  parla  main  et  mit 
l'autre  poing  sur  la  hanche. 

—  Ils  vont  danser  I  ils  vont  danser!  se  disait-on  à  la 
ronde  ;  c'est  des  comtois  I 

Les  deux  paires  de  sabots  frappèrent  en  effet  l'asphalte 
avec  bruit.  Chiffon  avait  dit  à  l'oreille  de  Loriot  : 

—  Je  suis  sûre  que  nous  allons  avoir  des  pièces  blan- 
ches plein  ton  bonnet  I 

Par  le  fait,  l'assistance  était  nombreuse  ;  la  recette 
pouvait  être  bonne.  A  une  pièce  blanche  seulement  par 
personne,  on  devait  faire  une  excellente  aubaine.  Mais 
il  faut  être  bien  Savoyard,  Tyrolien,  Auvergnat,  sau- 
vage ou  même  Breton,  pour  croire  aux  pièces  blanches 
des  badauds  de  Paris.  Si  les  badauds  de  Paris  donnaient 
comme  cela  des  pièces  blanches,  pour  chaque  chose 
qu'ils  regardent,  ils  épuiseraient  la  caisse  d'un  mil- 
lionnaire. 

Deux  coups  de  talon  fièrement  appliqués,  puis  deux 
coups  de  pointe,  un  coup  à  plat  en  se  tournant  dos  à  dos. 
Deux  coups  de  talon,  deux  coups  de  pointe,  un  coup  à 
plat  en  se  remettant  vis-à-vis,  voilà  la  vraie  litra  des 
Côtes-du-Nord  et  du  Morbihan.  Quand  on  est  dos  à  dos, 
on  chante  : 

Nous  nous  marierons,  ma  commère  ; 
Nous  nous  marierons  tous  les  deux... 

En  tournant,  on  nage  des  deux  mains,  comme  pour 
faire  la  planche  ;  puis  quand  on  est  chômé  face  à  face, 
on  continue  : 

Vous  (Hcs  jeune  et  moi  z  amoureux, 
C'est  tout  c'  qu'il  faut  pour  être  heureux  : 
Nous  nous  marierons,  ma  commère,  etc. 


PARIS  19 

Après  quoi,  l'on  se  reprend  par  la  main  et  on  sabote 
en  redisant  le  refrain  : 

Litra,  lilra,  litralilanlire,  elc. 

CliiJBfon  menait  la  danse.  Loriot,  qui  n'avait  jamais 
travaillé  devant  un  public  si  recommandable,  se  trou- 
vait un  peu  déconcerté,  mais  cela  lui  allait  bien  d'être 
rouge  comme  une  pivoine.  Ses  longs  cheveux  blonds 
bouclés  battaient  sur  ses  épaules,  et  quand  il  relevait 
ses  grands  yeux  bleus,  toutes  les  femmes  au-dessus  de 
vingt-cinq  ans  se  sentaient  attendries.  Chiffon  faisait 
succès  dans  la  portion  mâle  du  cercle.  Les  connaisseurs 
devinaient  déjà  qu'elle  ne  garderait  pas  longtemps  son 
casaquin  de  paysanne. 

Ceci  se  passait  non  loin  de  la  rue  de  la  Paix,  sur  le 
boulevard  des  Capucines.  Au  moment  où  Loriot  et  Chif- 
fon achevaient  le  premier  couplet  de  la  litra,  un  homme 
en  costume  de  marin,  et  portant  à  ses  oreilles  de  belles 
grandes  boucles  soutenant  des  petits  poignards,  joua 
des  coudes  pour  percer  la  foule  et  vint  se  planter  au 
premier  rang. 

—  Tonnerre  de  Brest  1  dit- il,  c'est  de  chez  nous  ça. 
Avance  Toto  I 

—  Oui,  mon  cousin,  répliqua  une  voix  timide  derrière 
le  cercle. 

On  se  mit  à  regarder  un  peu  les  boucles  d'oreille  du 
matelot.  Toto  faisait  ce  qu'il  pouvait  pour  le  rejoindre, 
mais  Toto,  humble  de  cœur,  n'osait  pas  jouer  des  coudes 
comme  faisait  son  valeureux  parent. 

—  Ils  vont  nous  donner,  mon  Loriot,  dit  tout  bas  Chif- 
fon en  reprenant  haleine;  danse  bien,  notre  fortune  est 
peut-être  faite  I 

—  C'est  soif  que  j'ai  maintenant,  répliqua  Loriot. 


20  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

—  Danse  bien!  quand  nous  aurons  de  quoi,  tu  boiras 
tant  que  tu  voudras, 

—  Sans  compter  le  manger,  appuya  Loriot  en  passant 
la  langue  sur  les  lèvres. 

—  Y  es-tu? 

—  J'y  suis. 

Les  sabots  remplacèrent  de  nouveau  l'orchestre.  L'har- 
monie moderne  s'est  appropriée  les  castagnettes,  dédai- 
gnerait-elle les  sabots?  Le  sabot  bien  touché  n'est  pas 
un  instrument  méprisable. 

—  Hardi,  les  petits  I  cria  le  matelot  au  moment  où  la 
danse  recommençait. 

—  A  bas  la  claque  I  fit  un  gamin  jaloux. 

Chiffon  et  Loriot  avaient  reconnu  en  même  temps  la 
grosse  figure  qui  s'était  montrée,  l'avant-veillc,  à  la 
portière  de  la  diligence  du  Mans,  quand  le  monsieur 
pâle  et  bouffi  leur  avait  jeté  sur  la  grande  route  la  fa- 
meuse pièce  de  quarante  francs.  Ils  échangèrent  un 
signe  en  se  retournant  face  à  face,  car  ils  ne  pouvaient 
parler,  occupés  qu'ils  étaient  à  chanter.  Roblot,  de  sou 
côté,  se  disait  : 

—  J'ai  vu  ces  deux  petits-là  quelque  part. 

Un  coupé  s'arrêta  derrière  le  public  de  nos  petits  dan- 
seurs. La  porte  s'ouvrit.  Un  homme,  à  la  mise  élégante 
et  sévère,  descendit  sur  le  trottoir  et  se  prit  à  regarder 
comme  le  dernier  des  badauds.  Il  était  grand  et  pouvait 
voir  par-dessus  les  têtes.  Quand  les  mouvements  de 
l'assistance  permettaient  aux  lumières  du  magasin  de 
frapper  son  visage,  celui  qui  se  fût  avisé  de  l'observer 
aurait  découvert  sur  ses  traits  nobles  et  beaux  une  sin- 
gulière émotion. 

Ses  yeux  expressifs  semblaient  répéter  les  propres 
paroles  de  Thonnête  Uoblot,  et  dire  :  «  Voilà  qui  est  de 
chez  nous,  b 


PARIS  21 

Il  ne  manquait  là  que  le  chiffonnier  de  l'avenue  Ga- 
briel, et  la  belle  dame  qui  l'avait  envoyé  chercher  un 
fiacre.  Le  chiftbnnier  venait  aussi  de  chez  nous,  puisqu'il 
avait  prononcé  le  nom  de  la  Morgatte,  et  qu'il  chantait 
correctement  la  Sabotouse  de  Lamballe. 

Jamais,  peut-être,  la  litra  n'avait  été  mieux  dansée 
ou  chantée.  Ces  deux  petites  voix  claires  se  mariaient 
admirablement,  et  la  double  paire  de  sabots  claquait  si 
dru  sur  l'asphalte,  qu'on  l'entendait  à  cinquante  pas  à 
la  ronde.  Les  fenêtres  du  boulevard  s'ouvraient.  Pour 
comble  de  chance,  aucun  sergent  de  ville  ne  passait. 

lloblot  battit  des  mains. 

—  Giiaudl  fit  Chiffon,  un  temps  de  roue  pour  finir. 

Loriot,  qui  était  lancé,  ôta  ses  sabots,  prit  son  élan,  et 
fit  le  tour  du  cercle  en  roulant  comme  un  soleil  d'arti- 
fice. Auriol  l'eût  admiré. 

Chiffon  prit  les  deux  coins  de  son  tabUer,  Loriot  ou- 
vrit son  bonnet  de  laine  et  la  quête  commença.  Nous 
craindrions  d'exagér(;r,  si  nous  voulions  dire  à  quels 
chiffres  les  espérances  de  Chiffon  et  de  Loriot  portaient 
la  recette. 

Sous  le  roi  Louis-Philippe,  le  maréchal  Lobau  acquit 
une  juste  renommée  en  inventant  un  nouveau  mode  de 
dissiper  les  rassemblements  séditieux.  Repoussant  la 
poudre  à  canon  comme  trop  meurtrière,  le  maréchal  eut 
recours  à  l'eau  fraîche.  La  pompe  remplaça  le  mousquet, 
et  les  émeutiers  refroidis  prirent  la  fuite  devant  cette 
artillerie  hydraulique. 

Tout  s'use,  le  siècle  marche  ;  la  pompe  a  déjà  vieilli. 
Malgré  la  frivolité  de  nos  conceptions  habituelles,  nous 
prenoys  la  hardiesse  d 'aborder  pour  un  instant  les  ri- 
vages de  la  politique  et  de  proposer  aux  gouvernements 
qui  pourraient,  être  menacés  dans  l'avenir,  un  moyeu 
plus  simple,  meilleur  et  moins  coûteux  que  la  pompe. 


22  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

Voici  ce  moyen  pour  lequel  nous  ne  réclamons  au- 
cune indemnité. 

Aussitôt  qu'un  rassemblement  mal  intentionné  se  for- 
mera, que  le  pouvoir  y  fasse  pénétrer  une  personne 
dévouée,  le  chapeau  à  la  main,  et  que  cette  personne 
fasse  une  quête  vigoureuse. 

Le  Parisien  a  horreur  de  la  quête. 

A  l'averse,  et  par  conséquent  aux  pompes,  on  peut 
opposer  le  traditionnel  parapluie.  Contre  la  quête,  point 
de  bouclier  ;  devant  la  quête,  la  fuite  seue  est  possible. 

Nous  posons  en  fait  qu'il  n'y  a  pas  un  seul  attroupe- 
ment qui  puisse  résister  à  une  quête  résolument  organi- 
sée, et  nous  offrons  quarante  mille  francs  de  notre 
poche  à  quiconque  prouvera  le  contraire. 

Chiffon  n'eut  pas  plus  tôt  tendu  son  tablier  bleu.  Lo- 
riot n'eut  pas  plus  tôt  ouvert  son  bonnet  de  lahie,  qu'il 
s'opéra  un  brusque  mouvement  dans  le  cercle.  Les  deux 
ou  trois  premiers  badauds,  quel  que  fût  leur  sexe,  pris  à 
l'improviste,  sacrifièrent  un  sou  pour  protéger  leur  dé- 
route :  mais  pendant  qu'ils  fouillaient  dans  leur  poche, 
le  gros  du  public  se  débanda,  critiquant  amèrement  le 
spectacle  qu'il  ne  voulait  point  payer. 

—  C'est  bête  comme  tout,  dit  une  dame  à  tartan. 
Une  dame  à  cabas  répondit  : 

—  La  police  empêche  de  vendre  du  savon  pour  déta- 
cher, qu'est  utile,  mais  on  ne  souffle  mot  à  de  pareils 
vagabonds  I 

Déjà  dans  le  lointain,  le  gamin  jaloux  imitait  le  chant 
du  coq.  Les  couples  sages,  attardés  un  instant  devant  la 
comédie  en  plein  air,  regagnaient  leur  domicile  bras- 
dessus  bras-dessous,  parlant  des  jours  qui  raccourcis- 
saient, et  du  prix  exhorbitant  de  la  viande  de  bou- 
cherie. 

Chiffon  et  Loriot,   stupéfaits,    se   trouvèrent  tout  à 


PâRIS  23 

coup  en  face  de  huit  ou  dix  personnes  qui,  ayant  donné 
leur  sou,  attendaient  fièrement  une  autre  chanson  et 
une  autre  danse. 

Loriot  avait  la  larme  à  l'œil.  Chiffon  éclata  de  rire. 

—  V'ià  notre  fortune,  s'écria-t-elle  en  secouant  quel- 
ques sous  au  fond  de  son  tablier. 

—  Moi  qui  ai  si  bien  fait  la  roue  !  murmura  le  pauvre 
Loriot. 

Les  badauds  payants  attendirent  une  minute,  puis  se 
retirèrent  à  leur  tour,  en  voyant  que  les  deux  petits 
poursuivaient  leur  route. 

Trois  personnes  s'attachèrent  cependant  aux  pas  de 
Chiffon  et  de  Loriot  :  le  marin  aux  boucles  d'oreille  en 
poignards,  son  compagnon  Toto,  qui  marchait  un  peu 
derrière  lui,  et  de  l'autre  côté  du  trottoir,  l'élégant  pro- 
priétaire du  coupé. 

Le  cocher,  sur  un  signe  de  son  maître,  conduisait 
l'équipage  au  pas  le  long  de  l'asphalte. 

Roblot  le  marin  rejoignit  les  deux  petits  en  deux  ou 
trois  enjambées  ;  il  prit  à  pleines  mains  les  cheveux 
blonds  ébouriffés  de  Loriot  et  caressa  le  menton  de  Chif- 
fon. Le  monsieur  du  coupé  s'arrêta  court  pour  regarder 
cela. 

—  Eh  bien!  les  petiots!  dit  le  marin  de  sa  voix  brus- 
que et  retentissante,  avons-nous  encore  le  louis  d'or? 

Loriot  l'examina  avec  défiance.  Chiffon  repoussa  sa 
main. 

—  Ça  ne  vous  fait  rien,  l'homme,  répondit-elle  ;  si 
l'on  n'avait  que  vos  pièces  à  vous,  on  ne  mettrait  pas 
épais  de  beurre  sur  son  pain  1 

Chiffon  avait  tendu  son  tablier  au  marin  lors  de  la 
quête,  et  le  marin  n'avait  rien  jeté  dans  le  tablier  de 
Chiffon. 

Pour  la  décharge  de  l'honnête  Roblot,  nous  devons 


24  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

dire  tout  de  suite  qu'il  n'y  avait  point  de  sa  faute.  Son 
gousset  était  plus  plat  que  la  bourse  des  deux  petits, 
puisqu'il  n'avait  pas  même  le  fameux  louis  de  quarante 
francs.  Roblot  était  parti  de  Bretagne  avec  une  mission 
ayant  trait  aux  événements  que  nous  avons  racontés 
dans  le  prologue  de  celte  histoire.  11  s'était  engagé  à  ve- 
nir à  Paris  porter  une  révélation  importante. 

On  l'avait  payé,  mais  modestement,  car  celui  qui  en- 
voyait le  message  était  un  bien  ])auvre  homme.  Toto 
n'était  pas  un  garçon  de  dépense  ;  cependant  il  fallait  le 
nourrir.  Le  bon  Roblot  s'était  embarqué  avec  ce  qu'il 
fallait  tout  juste  pour  faire  le  voyage. 

Or,  Paris  est  grand.  Roblot  n'avait  point  l'adresse  de 
celui  qu'il  cherchait.  Roblot,  à  bout  de  finances,  avait 
fait  le  soir,  en  compagnie  de  Toto,  son  dernier  bon 
dîner, 

Roblot  n'était  pas  homme  à  se  formaliser  du  reproche 
de  la  fillette  ;  mais  il  poussa  un  gros  soupir  en  songeant 
au  vide  profond  de  sa  bourse  de  cuir. 

—  Ceux  qui  sont  sûrs  d'avoir  toujours  le  pain  sans 
beurre,  si  loin  du  pays,  ont  encore  de  la  chance,  mi- 
gnonne, répliqua-t-il. 

Ce  disant,  il  arrêta  Chiffon  tout  court  sous  un  bec  de 
gaz  et  reprit  : 

—  Avance  ici,  Totol 

L'homme  du  coupé  tressaillit  vivtimenl  à  va  nom  et 
s'arrêta  aussi  tout  court.  Il  cessa  de  regarder  les  deux 
enfants  pour  porter  ses  yeux  sur  le  pauvre  diable  qui 
marchait  derrière  le  marin.  Un  cri  de  surprise  s'étouffa 
dans  sa  gorge. 

—  Quoi  que  vous  me  voulez  donc,  l'homme?  deman- 
da Chiffon  scandalisée. 

Et  Loriot  de  fermer  les  poings  en  roulant  de  gro§ 
yeux. 


PARIS  25 

—  Avance  ici,  Toto,  répéta  le  mariu,  et  plus  vite  que 
ça,  s'il  vous  plaît  I 

—  Me  v'ià,  mon  cousin,  répondit  le  pauvre  diable  en 
se  campant  devant  la  fillette. 

11  était  en  plein  sous  le  réverbère.  Le  gaz  éclairait  sa 
jQgure  maigre  et  pâlie,  sur  laquelle  retombaient  les  mè- 
ches raides  de  ses  cheveux.  L'inconnu,  qui  restait  dans 
Tombre,  joignit  les  mains  et  porta  son  mouchoir  à  son 
visage.  On  eût  presque  dit  qu'il  avait  des  larmes  dans 
les  yeux. 

—  Est-ce  un  rêve,  cela?  murmura-t-il. 

Roblot  releva  sans  façon  le  menton  de  la  petite  fille 
afin  de  la  bien  mettre  en  lumière,  et  dit  à  Toto  : 

—  Regarde. 

—  Oui,  mon  cousin,  répliqua  celui-ci  selon  son  ha- 
bitude. 

—  Qu'en  dis-tu? 

—  Ce  que  j'en  dis,  mon  cousin?  fit  le  bon  garçon  dont 
la  voix  tremblait. 

—  Te  souviens-tu  de  la  petite  demoiselle  Victoire? 
demanda  Roblot. 

Toto  passa  le  revers  de  sa  main  sur  ses  yeux. 

En  ce  moment,  l'inconnu  traversa  en  deux  bonds  la 
largeur  du  trottoir,  et,  sans  respect  pour  son  bel  habit 
noir,  prit  Toto  Gicquel  à  bras-le-corps  pour  l'embrasser 
étroitement. 

—  En  voici  d'une  autre  I  s'écria  le  marin,  qui  lâcha  le 
menton  de  Chiffon. 

Les  badauds  s'arrêtaient  de  nouveau,  en  voyant  un 
dandy  au  costume  irréprochable  serrer  dans  ses  bras  un 
pauvre  garçon  vêtu  de  guenilles. 

Toto,  cependant,  restait  tout  abasourdi.  Ses  yeux  se 
II.  3 


26  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

relevèrent  sur  l'inconnu,  et  une  pâleur  mortelle  couvrit 
son  visage. 

—  Le  pâtouri  murmura-t-il,  tandis  que  ses  genoux 
fléchissaient.  Sulpice,  mon  petit  Sulpicel  le  bon  Dieu  a 
exaucé  ma  prière! 


m 


ROBLOT. 


Le  docteur  Siilpice  avait  entraîné  Toto  Gicquel  jusque 
derrière  sa  voiture.  Les  dernières  paroles  prononcées 
n'avaient  point  été  entendues  par  le  groupe  composé  de 
Roblot  et  des  deux  enfants.  Le  gros  monsieur  qui  avait 
fait  naguère  à  sa  femme  la  statistique  des  familles  au- 
vergnates revenait  sur  ses  pas,  aprèsavoir  poussé  sa  pro- 
menade du  soir  jusqu'à  la  Madeleine. 

—  Voici  un  de  ces  faits  qui  étonnent  le  vulgaire,  dit-il, 
en  montrant  à  sa  compagne  Toto  dans  les  bras  de  Sul- 
pice.  Il  y  a  quelque  chose  de  frappant  dans  ce  tableau. 
On  croit  deviner  là-dessous  un  mystère,  comme  si  la  vie 
réelle  n'était  pas  toute  pleine  de  drames  I  Au  théâtre,  on 
taxe  d'invraisemblance  certaines  péripéties,  eh  bieni 
chaque  jour,  les  boulevards,  les  quais  et  même  les  voies 
de  communication  moins  importantes  assistent  à  des 
complications  bien  autrement  curieuses.  J'ose  dire  que 


28  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

l'Ambigu,  ia  Porte-Saint-Martin  et  l'ancien  Théâtre  His- 
torique, malgré  leur  réputation  de  hardiesse  insensée, 
restent  toujours  beaucoup  au-dessous  de  ce  grand  in- 
venteur qui  s'appelle  le  Destin.  Cette  opinion  peut  pa- 
raître audacieuse,  mais  je  m'en  moque.  Ceux  qui  ne 
seront  pas  contents  le  diront  I 

La  femme  du  gros  monsieur  devait  avoir  quelque  au- 
tre moyen  de  faire  son  paradis  dans  Paris. 

Maintenant,  si  quelqu'un  s'étonne  de  voir  un  gros 
monsieur  si  cruellement  éloquent,  nous  ferons  remarquer 
que  la  presse  quotidienne  a  beaucoup  élevé  le  niveau  des 
intelligences  obèses.  Les  curiosités  statistiques  se  trouvent 
dans  le  corps  du  journal  ;  les  pensées  profondes  coulent 
de  source  dans  les  feuilletons  littéraires.  Pour  quarante 
huit  francs  par  an,  tout  gros  monsieur  peut  humilier  sa 
femme,  l'écraser  même  sous  le  poids  de  sa  supériorité, 
pour  peu  que  celle-ci,  attardée  aux  faits-divers,  n'ait 
pas  le  loisir  de  lire  le  reste  du  journal. 

—  Totol  Tolol  mon  pauvre  Toto!  disait  Sulpice;  je 
te  croyais  mort  depuis  bien  longtemps  I 

—  Moi,  je  savais  bien  que  vous  étiez  devenu  un  homme 
savant  et  puissant,  répliqua  le  monteur  ;  mais  comment 
que  j'ai  donc  fait  pour  vous  reconnaître?  Vous  étiez  un 
joli  brin  de  petits  gars;  mais  maintenant  vous  voilà  si 
grand  et  si  beau! 

Sulpice  contemplait  avec  des  yeux  attendris  le  compa- 
gnon de  son  humble  enfance. 

—  Tu  n*as  pas  changé,  toi,  Toto  Gicquel,  dit-il. 
Le  monteur  secoua  la  tête. 

—  Moi,  reprit-il,  tandis  que  sa  figure  maigre  et  hâve 
avait  un  bon  sourire,  je  ne  changerai  pas  même  pour 
mourir,  monsieur  Sulpice.  Je  suis  fait  comme  ça.  Mon 
pauvre  esprit  n'a  pas  plus  grandi  que  mon  corps.  Si  j'ai 


PARIS  29 

pu  VOUS  recomiaître,  c'est  que  justement  je  pensais  à 
vous. 

—  Tu  pensais  à  moi,  mon  garçon? 

—  Pour  plusieurs  raisons.  D'abord,  c'est  vous  que 
nous  venions  chercher  à  Paris,  mon  cousin  et  moi. 

—  Vraiment  I  fit  Sulpice  ;  qu'est-ce  que  c'est  ton 
cousin? 

—  Roblot,  le  marin. 

—  L'ancien  matelot  de  commerce  I  s'écria  le  docteur 
en  faisant  un  pas  vers  l'ami  Roblot. 

—  Sans  vous  commander,  dit  celui-ci  qui  s'approchait 
en  môme  temps.  Les  petits  oiseaux  sont  envolés  1  Si  vous 
avez  fini  de  causer,  nous  allons  faire  notre  ouvrage. 
Viens,  Toto. 

—  Oui,  mon  cousin,  répliqua  doucement  celui-ci. 
Mais  il  ne  bougea  pas  plus  qu'une  borne. 

—  Je  pensais  encore  à  vous,  monsieur  Sulpice,  reprit- 
il,  à  cause  de  ces  petiots  dont  parle  le  cousin  :  c'est  de 
chez  nous. 

—  Les  connais-tu?  demanda  vivement  le  docteur. 

—  Je  les  ai  vus,  une  fois,  sur  la  route... 

—  Moi  aussi,  pensa  le  docteur. 

Roblot  s'était  arrêté  à  dix  pas.  Il  ne  comprenait  rien  à 
ce  long  entretien  et  commençait  à  trouver  que  Toto  lui 
manquait  de  respect.  Roblot  était  très-jaloux  de  son  au- 
torité sur  l'ancien  monteur. 

—  Totol  appela-t-il  d'une  voix  sévère. 

—  Oui,  mon  cousin. 

—  Est-ce  que  tu  veux  coucher  ici? 

Toto  regarda  Sulpice  d'un  air  indécis  et  répondit  : 

—  Je  ne  sais  pas,  mon  cousin. 

Evidemment,  cela  dépendait  de  Sulpice  ;  Toto  avait 
changé  de  maître. 

II.  3* 


30  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

—  Et  pourquoi  ton  cousin  Roblot  venait-il  me  cher- 
cher? demanda  rapidement  Sulpice. 

—  Pour  les  deux  enfants. 

Involontairement,  le  regard  de  Sulpice  parcourut  la 
chaussée  et  le  trottoir.  Ce  mot  :  les  deux  enfants,  le  ra- 
menait à  ceux  qu'il  avait  vus  naguère  à  cette  place  même. 
Chiffon  et  Loriot  étaient  arrêtés  à  une  cinquantaine  de 
pas  de  là,  le  nez  contre  la  devanture  d'un  magasin. 

—  Quels  enfants  ?  demanda-t-il  pourtant. 

—  Le  fils  de  Madeleine,  répUqua  Toto  avec  un  grand 
soupir,  la  fille  de  Victoire. 

—  Eh  bien  I  dit  Sulpice,  je  les  ai  retrouvés. 

—  Ahl  fît  l'ancien  monteur,  est-ce  bien  sûr,  cela, 
monsieur  Sulpice  ? 

Sulpice  hésita. 

—  Je  le  crois,  murmura-t-il  enfin,  comme  s'il  eût 
voulu  se  le  persuader  à  lui  même. 

En  môme  temps,  il  alla  droit  à  Roblot  et  lui  dit  : 

—  Je  suis  Sulpice,  l'ancien  pâtour  du  Tréguz.  Qu'avez - 
vous  à  m'apprendre? 

Roblot  recula  de  plusieurs  pas  ;  puis  il  ôta  son  chapeau 
de  marin  et  resta  découvert. 

—  Tonnerre  de  Brest,  murmura-t-il  après  un  silence, 
vous  lui  ressemblez  tout  de  même  fameusement!  plus 
grand  que  le  patron,  plus  mince,  mais  c'est  le  même  œil, 
nom  de  nom  I  Vous  auriez  fait  un  fier  matelot,  oui  ! 
Voulez-vous  que  je  vous  donne  une  poignée  de  main 
pour  l'amour  du  patron,  monsieur  Sulpice? 

Le  docteur  lui  tendit  la  main.  Toto  s'essuyait  les  yeux 
pour  mieux  voir  son  petit  Sulpice,  qui  avait  maintenant 
la  tête  au-dessus  de  lui.  11  eût  bien  voulusse  mettre  jus- 
qu'au cou  dans  les  souvenirs.  Son  pauvre  cœur  débor- 
dait, et  la  langue  lui  démangeait.  Que  de  choses!  Bijou, 
le  cheval  essoufflé  qui  montait  les  vieilles  Anglaises  au 


PARIS  31 

phare!  Biquette,  la  belle  chèvre  de  mademoiselle  Vic- 
toire I  Raudonneau,  le  chien  zélél  Sa  cabane  à  lui, 
Toto,  dont  les  planches  mal  jointes  laissaient  passer  le 
vent  du  large  avec  les  grandes  plaintes  de  la  mer  I  La 
loge  du  pâtour,  si  nette  et  si  propre,  où  les  six  moutons 
favoris  dormaient  devant  la  huche  I  et  la  Maison  dont  les 
fenêtres  entr'ouvertes  laissaient  voir  si  souvent  madame 
Madeleine  en  pleurs!  et  le  Château,  fier  et  triste  dans  la 
clairière,  regardant  l'Océan  par  la  longue  avenue  percée 
dans  la  futaie  de  chênes... 

Mais  Sulpice  et  Roblot  se  parlaient  tout  bas.  Toto 
n'osait  plus  ouvrir  la  bouche. 

Sulpice  lui  dit,  en  montrant  Chiffon  et  Loriot  qui 
allaient  lentement  d'un  magasin  à  l'autre  : 

—  Ne  les  perds  pas  de  vue. 

Toto  se  mit  en  arrêt  comme  un  chien. 

—  J'ai  été  huit  ans  avec  votre  père,  monsieur  Sulpice, 
prononça  Roblot  d'un  ton  de  brusquerie  soudaine,  car  il 
voulait  cacher  son  émotion,  c'était  un  vrai  marin  et  un 
vrai  Breton.  Vous  devez  être  bon  et  brave  comme  lui, 
ça  se  voit.  On  dit  pourtant  là-bas  que  votre  père  n'est 
pas  encore  vengé. 

—  Vengé?  répéta  Sulpice  avec  distraction. 
Il  consulta  sa  montre. 

—  Ni  Victoire  de  Rostan  non  plus,  poursuivit  le  mate- 
lot, ni  le  jeune  marquis  Antoine  :  aucun  de  ceux  qui 
vous  aimaient  et  qui  sont  morts  dans  la  nuit  du  sang  I 

—  Les  morts  sont  avec  Dieu,  répliqua  le  docteur  à 
voix  basse;  j'ai  pensé  aux  vivants.  Vous  n'êtes  pas  venu 
de  si  loin,  ami  Roblot,  pour  me  parler  de  morts? 

—  Vous  aimiez  pourtant  bien  votre  père  !  murmura  le 
matelot. 

Sulpice  fit  un  geste  d'impatience. 

—  Mon  père  me  voit,  dit- il,  j'ai  fait  de  mon  mieux. 


32  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

Roblot  garda  un  instant  le  silence. 

Il  ne  comprenait  plus  cet  homme  dont  le  front  ne 
rougissait  pas,  lorsqu'on  lui  reprochait  de  ne  s'être  point 
vengé. 

—  Que  savez-vous  du  fils  de  Madeleine  et  de  la  fille 
de  Victoire?  demanda  le  docteur. 

—  Le  vieux  douanier  Méruel,  répondit  Roblot,  s'en 
est  allé  dans  l'autre  monde.  En  mourant,  il  m'a  fait 
promettre  de  venir  à  Paris  pour  vous  donner  des  nou- 
velles  

—  Je  l'ai  cherché  bien  longtemps  I  interrompit 
Sulpice. 

—  11  s'était  sauvé  de  Saint-Cast,  repartit  Roblot,  parce 
qu'on  l'accusait  d'avoir  aidé  au  débarquement  du  mar- 
quis Antoine.  Les  douaniers  avaient  fait  du  tapage  pour 
détourner  l'attention  de  la  justice.  Ils  croyaient  avoir 
commis  les  trois  meurtres  en  tirant  à  tâtons  dans  la  nuit. 
Et  plus  d'un  dentelier  a  fait  fortune  du  coup,  car  les  ga- 
belous  n'osaient  plus  brûler  une  amorce,  passé  la  brune. 
Je  disais  donc  que  le  vieux  Nicolas  Méruel  était  à  Jersey 
quand  vous  êtes  venu  au  pays.  Il  a  bien  deviné  que  les 
trois  tombes  du  cimetière  de  Saint-Cast  étaient  votre 
ouvrage.  Il  disait  :  «  le  pâtour  savait  guillocher  le  bois, 
il  a  bien  pu  graver  des  noms  sur  la  pierre.  »  Et  quand  il 
venait  prier  pour  les  trois  défunts,  il  ajoutait  toujours  un 
Ave  à  votre  intention,  monsieur  Sulpice.  Au  retour  de 
mon  dernier  voyage,  j'ai  été  le  voir  comme  d'habitude, 
car  nous  étions  parents,  vous  savez  bien.  Je  l'ai  trouvé 
en  train  de  se  préparer  pour  mourir.  Il  avait  quelque 
chose  sur  la  conscience,  voyez-vous  ;  il  n'était  pas  tran- 
quille, malgré  l'absolution  du  prêtre.  En  me  voyant,  il 
a  rejeté  sa  pauvre  couverture  pour  se  relever  tout 
droit. 

—  Ah  I  alil  cousin,  qu'il  m'a  dit,  jeté  reconnais  bien. 


PARIS  33 

Quand  tu  étais  tout  petit,  je  t'ai  appris  des  chansons. 
Es-tu  bon  chrétien,  mon  neveu  ? 

Moi,  j'ai  répondu  :  dame,  oui,  quoique  je  ne  confesse 
pas  mes  fredaines  tous  lés  samedis  soir. 

—  Vl'à  les  deux  petiots  qui  dévalent  I  dit  en  ce  mo- 
ment Toto  Gicquel,  qui  revint  en  courant. 

Le  docteur  vit  en  effet  les^  deux  enfants  tout  au  bout 
du  boulevard.  Encore  quelques  pas,  on  allait  les  perdre 
dans  la  foule.  Il  consulta  de  nouveau  sa  montre. 

—  Mon  garçon,  dit-il  à  Toto,  tu  vas  les  suivre.  Tu 
m'entends  bien,  quand  même  ils  iraient  hors  de  Paris... 

—  Quand  même  ils  iraient  à  Landerneaul  interrompit 
résolument  l'ancien  monteur. 

—  S'ils  entrent  quelque  part,  continua  Sulpice,  tu 
attendras  une  demi-heure  à  la  porte,  atin  de  voir  s'ils  ne 
repartent  point.  Ensuite  tu  viendras  me  trouver  chez 
moi,  rue  de  Tournon,  n°  8. 

—  Une  de  Tournon,  n°  8,  répéta  le  monteur  pour 
mettre  l'adresse  dans  sa  tète. 

Puis  il  partit  au  trot,  battant  l'asphalte  d'un  pas  lourd, 
et  remuant  tout  son  pauvre  corps  dégingandé. 
Sulpice  ouvrit  la  porte  de  son  coupé. 

—  Montez,  dit-il  à  Roblot. 
Celui-ci  obéit. 

—  Rue  Neuve-des-Mathurins,  en  face  du  n**  23,  ajouta 
le  docteur,  en  s'adressant  à  son  cocher  ;  brûlez  le  pavé  ; 
je  suis  en  retard. 

Le  coupé  fila  sur  le  macadam. 

—  Sacredienne  !  pensa  Roblot,  ou  est  encore  mieux  ici 
que  dans  la  rotonde  I 

—  Vous  en  étiez  à  la  mort  du  pauvre  Nicolas  Méruel, 
interrompit  Sulpice,  poursuivez. 

—  Je  lui  dis  donc  que  j'étais  bon  chrétien,  et  c'est  la 
vérité  tout  de  même.  Alors,  il  me  dit  :  c'est  bien,  tu 


34  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

prieras  Dieu  qu'il  m'accorde  le  pardon  de  mes  péchés. 
Sa  ménagère  était  là,  celle  qu'il  prit  après  la  mort  de 
l'aucionne...  une  qui  a  de  la  barbe  et  qui  regarde  en 
dessous.  Je  vis  bien  qu'il  n'osait  pas  parler  devant 
elle. 

—  Quoiq'ça,  ma  tante,  je  lui  dis,  j'en  boirais  bien  un 
verre,  car  il  fait  un  brouillard  salél 

Voilà  donc  qu'elle  prend  la  résine  en  grognant  pour 
aller  à  la  cave. 

Et  le  vieux  Nicolas  de  geindre  et  de  sangloter. 

—  Ah!  seigneur  Dieu  !  qu'il  fit,  si  j'avais  su  écrire  I 
la  femme  détestait  les  deux  pauvres  .enfants.  Roblot, 
mou  neveu,  si  tu  veux  me  promettre  de  faire  ce  que  je 
te  dirai,  j'aurai  le  cœur  content  à  l'heure  de  mourir. 

Moi,  je  promis,  car  le  vieux  Nicolas  était  un  brave 
homme,  qui  nous  avait  plus  d'une  fois  rendu  service, 
quand  nous  chargions  la  dentelle. 

—  Il  y  a  donc,  reprit-il  en  attirant  ma  tête  près  de  sa 
bouche.  Faut  vous  dire  qu'il  ne  pouvait  plus  guère 
parler  :  Il  y  a  donc  que  le  fils  du  patron,  Sulpice,  a 
épousé  la  fille  de  madame  Madeleine.  Il  est  médecin  là- 
bas,  dans  la  grand'ville,  et  gagne  plus  d'argent  encore 
à  ça  qu'à  fignoler  le  bois... 

—  N'empêche,  interrompit  ici  Roblot,  que  vous  pati- 
niez joliment  l'ouvrage,  monsieur  Sulpice.  J'ai  vu  de  vos 
découpures,  c'est  des  bijoux,  quoil  Enfin,  çanefaitrien. 
Le  vieux  me  dit  que  vous  étiez  major  au  civil  et  reçu 
avec  parchemin,  le  tremblement  et  autres,  comme  quoi 
les  premiers  chirurgiens  ne  vous  vont  pas  au  mollet!  Du- 
quel, à  l'occasion,  je  vous  recauserai,  y  ayant  au  mien 
gauche  une  douleur  en  manière  de  sciatique.  Toujours 
la  jambe  à  l'eau,  vous  concevez... 

La  voiture  tourna  au  galop  dans  la  rue  delaChaussée- 
d'Antin. 


PARIS  35 

—  Le  vieux  Nicolas,  reprit  Roblot,  m'ajouta  comme 
ça  que  vous  aviez  bon  cœur.  Gomment  le  fils  du  patron 
pourrait-il  avoir  un  mauvais  cœur,  pas  vrai?  D'ailleurs, 
j'ai  bien  vu  ça,  quand  vous  avez  embrassé  mon  cousin 
Toto,  la  pauvre  créature.  C'est  celui-là  qui  m'a  souvent 
parlé  de  vous!  et  du  gros  livre  où  vous  appreniez  à  lire 
tout  seul,  sur  la  lande.,,  mais  il  s'agit  du  vieux  Ni- 
colas. 

—  Ahl  mon  neveu  I  mon  neveu  !  qu'il  me  fit,  j'ai  quel- 
que chose  sur  la  conscience.  J'avais  promis  à  la  défunte 
de  ne  jamais  les  abandonner  I 

Moi,  je  savais  bien  un  petit  peu  où  le  bât  le  blessait, 
mais  je  fis  l'innocent  et  il  continua  : 

—  C'est  la  femme  I  c'est  la  femme  I  elle  leur  mesurait 
le  boire  et  le  manger.  Un  matin,  elle  me  dit  :  «  Ceux-là 
s'en  iront,  ou  je  ferai  mon  paquet.  »  Elle  m'avait  en- 
sorcelé, vois-tu,  neveu  Roblot I  je  n'aurais  pas  pu  vivre 
sans  elle.  Je  leur  mis  du  pain  plein  la  poche  et  je  les 
laissai  partir.  Depuis  ce  temps-là,  je  ne  les  ai  jamais 
revus. 

Le  docteur  écoutait  attentivement,  et  cependant  un 
observateur  eût  bien  vite  deviné  qu'une  autre  préocupa- 
tionle  tenait.  Il  demanda  : 

—  Le  vieux  Méruei  vous  a-t-il  dit  les  noms  que  les 
enfants  portaient  au  pays. 

—  Le  petit  garçon  de  madame  Madeleine  s'appelait 
Jean,  répondit  Roblot,  et  les  autres  mioches  l'appelaient 
Loriot,  parce  qu'il  sifflait  mieux  qu'un  merle.  Lalillette, 
quand  Nicolas  Méruei  la  recueillit  sous  le  chêne  deSaint- 
Cast,  portait  sur  la  poitrine  un  feuillet  du  livre  d'heures 
de  la  pauvre  demoiselle  Victoire,  où  était  imprimé  le 
nom  de  Marie.  Elle  avait  au  cou  le  chapelet  de  sa  mère. 
A  la  Maison  et  dans  le  voisinage,  on  l'appelait  GhiÛbn, 
à  cause  de  la  dame  du  château  qui  la  caressait  souvent 


36  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

au  sortir  de  l'église  et  qui  disait  toujours  :  Quel  beau 
petit  chiffon  ! 

—  Fernand  I  murmura  le  docteur  en  se  parlant  à  lui- 
même,  et  Virginie  I  pourquoi  auraient-ils  ainsi  changé 
de  nom? 

M.  Durand  de  Lapierre  et  madame  veuve  de  Sailloux 
étaient  allés  faire  leur  visite,  la  veille,  au  docteur  Sul- 
pice.  Nous  savons  que  ces  deux  fabricants  d'héritiers 
avaient  choisi  Fernand  et  Virginie  pour  en  faire  des 
Rostan. 

Fernand  était  Rostan  d'une  manière  définitive,  Virgi- 
nie, la  jeune  fille  romanesque  et  lettrée,  avait  encore  à 
subir  la  concurrence  de  ses  compagnes  Pauline  et  Geor- 
gette.  Madame  la  marquise  devait  choisir  entre  elles 
trois. 

—  Qui  donc  a  changé  de  nom  ?  demanda  Roblot. 

—  Personnellement,  vous  ne  les  avez  jamais  vus?  in- 
terrogea Sulpice  au  lieu  de  répondre. 

—  Jamais,  répliqua  le  marin  ;  mais  je  me  souviens  de 
madame  Madeleine  quand  elle  était  enfant,  et  le  vieux 
Nicolas  m'a  dit  que  le  petit  Jean  était  tout  son  portrait. 
Quant  à  Marie,  elle  ressemble  aussi  à  sa  mère... 

—  Et  c'est  pour  cela,  n'est-ce  pas,  interrompit  le  doc- 
teur, que  vous  regardiez  si  attentivement  ces  deux  petits 
Bretons? 

—  Oui,  dit  Roblot,  c'était  pour  cela.  Quoique  c'est  pas 
l'embarras,  reprit-il,  si  on  faisait  attention  à  toutes  les 
ressemblances... 

—  Et  Toto  Gicquel,  que  pensait-il  de  cela? 

—  Toto  avait  la  larme  à  l'œil,  mais  c'est  une  pauvre 
créature. 

—  Le  croyez-vous  capable  de  remplir  la  commission 
que  je  lui  ai  donnée? 

—  Toto  est  fidèle  à  la  manière  des  bons  chiens,  repar- 


PARIS  37 

tit  Roblot.  Si  les  deux  petiots  vont  au  bout  du  inonde, 
Toto  les  y  suivra.  Je  vas  vous  finir  ma  chose  du  vieil 
oncle  Nicolas,  si  vous  voulez. 

—  J'écoute. 

La  voiture  arrivait  à  l'angle  de  la  rue  Neuve-des-Ma- 
thurins.  Sulpice  mit  la  tête  à  la  portière  et  jeta  en  avant 
un  rapide  regard.  Roblot  poursuivait  : 

—  Je  voyais  bien  que  le  pauvre  vieux  baissait,  baissait  I 
Sa  voix  sifflait  déjà  dans  sa  gorge  :  le  grolet  (le  râle) 
allait  le  prendre. 

—  Mon  neveu,  qu'il  dit  encore,  les  Rostan  avaient  été 
de  bons  maîtres,  et  j'avais  tenu  sur  mes  genoux  bien 
souvent  la  petite  Madeleine  avec  sa  sœur  Victoire.  J'ai 
bien  du  repentir,  mais  mon  péché  est  grand  et  la  mort 
me  fait  peur. 

—  Je  prierai  Dieu  pour  vous,  mon  oncle. 

—  11  n'y  a  que  Sulpice,  le  fils  de  ton  patron,  interrom- 
pit-il, pour  aimer  comme  il  faut  le  sang  de  Rostan.  Il  est 
le  mari  d'Irène,  et  il  a  travaillé  dans  le  temps  la  nuit  et 
le  jour  pour  nourrir  madame  Madeleine  quand  elle  s'é- 
loigna de  chez  nous,  faible,  malade,  sans  ressource,  em- 
menant par  la  main  la  petite  Irène.  Ce  que  j'ai  à  te  de- 
mander, c'est  d'aller  à  Paris  trouver  Sulpice. 

—  J'irai,  mon  oncle,  j'irai,  que  je  fis. 

11  me  serra  la  main  :  sa  main  était  mouillée  et  toute 
froide. 

—  Merci,  merci,  murmura-t-il.  Le  fils  du  palron  était 
pâtour  du  Tréguz  ;  il  a  du  bonheur,  c'est  certain,  et  puis 
il  n'est  pas  fait  comme  les  autres...  bien  sur  qu'il  les 
retrouvera. 

En  ce  moment,  la  voiture  du  docteur  s'arrêta  vis-à-vis 
du  numéro  23.  Sulpice  tressaillit  comme  un  homme  qui 
s'éveille. 

II  U 


38  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

—  Changeons  de  place,  dit-il,  car  Roblot  était  du  côté 
de  la  chaussée. 

Dès  que  le  docteur  eut  pris  le  coin  de  Roblot,  il  se 
pencha  en  dehors  de  la  portière  et  promena  son  regard 
le  long  du  trottoir  opposé,  d'un  bout  à  l'autre  de  la  rue. 
Puis  il  examina  la  maison  qui  lui  faisait  face.  La  plupart 
des  persiennes  étaient  fermées.  Au  cinquième  étage  une 
silhouette  se  détachait  sur  la  terrasse.  C'était  un  jeune 
homme  accoudé  sur  le  balcon  et  fumant  une  pipe 
turque. 

—  Vous  ne  m'écoutez  plus?  dit  Roblot. 

—  Si  fait,  répliqua  Sulpice  qui  réussissait  à  garder 
son  calme. 

—  Je  n*ai  plus  grand'chose  à  vous  dire.  Trois  fois  le 
vieux  Nicolas  entendit  parler  des  deux  petits  depuis  leur 
départ.  Ils  allaient  chanter  et  danser  dans  les  foires... 

—  Chanter  et  danser!  répéta  Sulpice  ;  ceux  que  nous 
avons  vus  chantaient  et  dansaient.  Dieu  les  aurait-il 
vraiment  amenés  sur  mon  chemin  ? 

—  De  Bretagne  à  Paris,  dit  Roblot,  la  route  est 
longue. 

—  Ceux-ci  l'ont  bien  faite,  repartit  le  docteur. 
Roblot  hésita,  puis  il  reprit  : 

—  La  Morgatte  a  fait  courir  le  pays  là-bas  par  des 
gens  à  elle.  Le  vieux  Méruel  ne  savait  pas  trop  ce  que 
c'était  que  ce  duc  de  Rostan  qui  a  racheté  le  château,  la 
maison,  les  moulins,  la  futaie,  enfin  tout  ce  que  les  Ros- 
tan avaient  avant  la  révolution.  Il  m'a  dit  :  Tout  cela 
reviendra  peut-être  à  la  fille  de  Victoire  et  au  fils  de 
Madeleine,  à  moins  que  Sulpice  ne  garde  tout  pour  sa 
emme  Irène.  ^ 

Ce  disant,  Roblot  jeta  uq  regard  furtif  au  docteur.  L  a 
belle  figure  de  Sulpice  souriait  tristemeut. 
< —  Irène  I  répéta- t-il. 


PARIS  39 

Puis  il  ajouta  : 

—  Ma  femme  ne  mangera  jamais  que  mon  pain. 
Roblot  lui  prit  la  main  et  la  serra  rondement. 

—  Pardon,  excuse  1  fît-il  d'une  voix  émue,  j'aurai  con- 
fiance en  vous  comme  j'avais  confiance  en  votre  père. 
Vl'à  donc  la  fin  :  il  est  venu  dans  le  pays  un  ancien  la- 
quais du  château,  nommé  Lapierre... 

Sulpice  fit  un  mouvement. 

—  C'est  la  Morgatte  qui  l'avait  envoyé,  ajouta  Roblot. 
Ce  Lapierre  est  allé  voir  le  vieux  Nicolas  et  lui  a  proposé 
de  l'argent  pour  témoigner... 

—  Témoigner  de  quoi?  demanda  le  docteur. 

—  Ce  laquais  disait  qu'il  retrouverait  bien  les  deux 
petits,  mais  qu'il  fallait  établir  leur...  leur...  enfin  une 
chose  que  la  loi  réclame. 

—  Leur  identité? 

—  C'est  ça.  Et  le  vieux  Nicolas  était  en  train  de  me 
dire  :  Méfiance  I  quand  la  bonne  femme  revint  de  la  cave 
avec  la  cruche. 

—  Buvez,  dit-elle  en  remplissant  mon  écuelle,  ça  vaut 
mieux  que  le  bavardage  de  mon  pauvre  homme,  qu'est 
en  enfance  depuis  longtemps  déjà. 

Nicolas  m'attira  tout  contre  lui  au  moment  où  j'allais 
boire. 

—  Tu  as  promis?  me  fit-il. 

—  Et  j'accomplirai  ma  promesse. 

—  Souviens-toi  bien...  Jean...  Marie...  la  médaille  de 
la  Vierge  au  bout  du  chapelet...  et  que  Dieu  te  bénisse  I 

Il  ferma  les  yeux,  car  ce  travail  de  parler  l'avait 
épuisé. 
La  femme  dit  : 

—  Ce  serait  bien  heureux  pour  lui,  si  le  bon  Dieu 
l'appelait,  car  il  ne  peut  plus  ni  manger,  ni  boire,  ni 
travailler,  ni  rien. 


40  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

Le  grolet  le  prenait.  Je  crus  entendre  encore  qu'il 
disait  : 

—  La  médaille... 

Dans  cette  rue  Neuve -des-Mathurins,  silencieuse  et 
solitaire  comme  une  rue  de  province,  on  entendit  le 
roulement  d'une  voiture.  Tout  en  écoutant  le  récit  du 
matelot,  Sulpice  n'avait  pas  cessé  d'avoir  l'œil  et  l'oreille 
au  guet.  Au  moment  où  la  voiture  approchait,  Roblot 
put  remarquer  que  la  respiration  du  docteur  devenait 
plus  forte.  C'était  un  cabriolet  de  louage.  Il  passa  franc 
devant  le  numéro  23  et  un  soupir  de  soulagement  s'é- 
chappa de  la  poitrine  de  Sulpice  qui  consulta  sa  montre 
pour  la  troisième  fois. 

—  Cinq  minutes  de  plus  que  l'heure  I  murmura-t-il. 

—  J'ai  fait  ma  commission,  dit  Roblot.  Maintenant 
j'aurais  deux  choses  à  vous  demander  :  madame  Made- 
leine est-elle  morte? 

Sulpice  garda  le  silence  comme  il  avait  fait,  quand  la 
marquise  Astrée  lui  avait  adressé  pareille  question. 

—  Pourrai-je  voir  sa  fille  Irène?  demanda  encore 
Roblot. 

—  Oui,  répondit  Sulpice. 

Il  y  eut  un  silence.  Roblot  le  regardait  et  semblait 
hésiter  à  parler. 

—  Ma  foi  de  Dieu,  reprit-il  brusquement,  j'ai  peur 
d'avoir  dépensé  mon  argent  et  mon  temps  pour  le  roi  de 
Prusse  !  Tout  ça  m'a  l'air  d'être  le  cadet  de  vos  soucis, 
monsieur  Sulpice  I 

Le  docteur  releva  la  tête.  Il  y  avait  de  la  sévérité  dans 
sa  voix. 

—  L'ami,  répondil-il,  mon  père  était  le  serviteur  de 
Rostan  ;  mon  père  a  donné  sa  vie  entière  pour  Rostan. 
Jusqu'ici,  j'ai  fait  comme  mon  père.  Je  suis  médecin  ; 
tout  ce  ce  que  la  science  moderne  enseigne,  je  le  sais  ; 


PARIS  41 

il  y  a  (les  instants  où  mon  âme  aspire  au-delà  des  bornes 
de  la  science.  Ce  serait  mon  devoir  d'écouter  le  cri  de 
mon  âme,  et  de  lui  dire  :  Marche  dans  la  voie  inconnue. 
Mais  l'homme  n'a  qu'une  vie  et  les  heures  de  la  vie  sont 
comptées.  Je  fais  taire  mon  âme,  et  je  reste  attelé  à  une 
œuvre  bornée,  parce  que  mon  père  m'a  dit  :  «  Sois 
fidèle,  »  et  que  le  souvenir  de  mon  père  est  plus  fort  que 
ma  passion  de  savoir  et  de  pouvoir.  Peut-être  ne  me 
comprenez-vous  pas  complètement,  ami  Roblot.  Je  parle 
en  ce  moment  beaucoup  plus  pour  moi-même  que  pour 
vous.  Dieu  me  pardonnera  d'avoir  obéi  à  mon  père. 
D'autres  viendront  qui  auront  l'âme  libre  et  qui  accom- 
pliront ce  que  j'aurais  pu  tenter. 

La  voix  du  docteur  s'animait  ;  il  la  contint  au  moment 
où  il  la  sentit  éclater,  et  reprit  : 

—  Si  le  fils  de  Madeleine,  qui  est  le  frère  de  ma 
femme,  et  la  fille  de  Yictoire  existent,  ils  seront  riches  ; 
ils  porteront  le  nom  de  Rostan  plus  haut  que  ce  nom  ait 
jamais  pu  monter.  J'ai  déshérité  Irène  en  l'épousant  ;  le 
bien  do  Rostan  ne  doit  pas  aller  à  la  postérité  du  patron 
Sulpice.  Tout  pour  eux,  rien  j.our  nous! 

—  C'est  bien,  celai  s'écria  Roblot,  qui  lui  serra  vigou- 
reusement la  main.  Dieu  vous  récompensera,  c'est  moi 
qui  vous  le  dis. 

Le  docteur  avait  relevé  la  tête. 

—  Irène  aurait  pu  être  riche  aussi,  murmura-t-il, 
tandis  qu'un^  sourire  triste  errait  autour  de  sa  lèvre, 
et  porter  un  nom  glorieux.  Irène,  ma  femme,  aurait  pu... 

Il  s'interrompit  et  poussa  une  exclamation  de  surprise. 
Le  cabriolet  de  louage  était  revenu  sur  ses  pas  et  sta- 
tionnait à  trois  portes  de  là.  Une  femme  vêtue  de  noir 
en  était  descendue  et  frappait  àla  porte  cochère  du  n°  27. 
Elle  entra  et  en  ressortit  bientôt  pour  soulever  le  mar- 
teau du  n°  25 

Il  k* 


42  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

—  Descendez,  dit  le  docteur  qui  ouvrit  la  portière. 
Sa  voix  était  si  changée  que  Roblot  obéit  machi- 
nalement. 

—  Elle  va  ressortir  encore,  continua  le  docteur  tout 
bas  ;  mettez-vous  près  de  l'autre  trottoir,  et  quand  elle 
s'approchera  de  la  porte  qui  nous  fait  face,  prononcez  ce 
nom  :  Solange  I 

—  Solange?  répéta  le  matelot. 
Sulpice  fit  un  signe  affirmatif. 

La  femme  vêtue  de  noir  sortit  du  n°  25,  comme  il 
l'avait  annoncé.  Jusqu'alors  elle  était  restée  dans  l'om- 
bre ;  mais  il  y  avait  un  bec  de  gaz  entre  le  n°  25  et  le 
n°  23.  En  apercevant  un  homme  debout  sur  la  chaussée, 
l'inconnue  détourna  vivement  la  tête.  Le  réverbère  n'é- 
claira que  le  camail  de  velours  noir  drapé  sur  ses  épaules 
et  le  derrière  de  son  chapeau. 

Le  docteur  avait  les  deux  mains  crispées  sur  sa  poi- 
trine. 

Du  haut  du  balcon  ce  mot  tomba  : 

—  Icil 

Le  docteur  leva  les  yeux  et  vit  Tombre  qui  se  penchait 
sur  la  terrasse. 

Une  sueur  froide  couvrit  ses  tempes. 

L'inconnue  touchait  le  bouton  de  cuivre  du  n°23, 
lorsque  Roblot,  faisant  un  pas  en  avant,  appela  à  demi- 
voix  : 

—  Solange  I 

La  jeun3  femme  lâcha  le  bouton  et  tourna  la  tête 
vivement. 

Roblot  et  Sulpice  aperçurent  en  même  temps  son 
visage.  Roblot  recula  jusqu'auprès  de  la  voiture,  et  mur- 
mura d'un  accent  stupéfait  : 


PARIS  43 

—  Madame  Madeleine  I 

La  porte  venait  de  s'ouvrir.  La  jeune  femme  avait 
disparu. 

—  Remontez,  ordonna  Sulpice  d'une  voix  tranquille. 

—  Je  suis  foui  dit  Roblot  en  reprenant  sa  place  ;  ma- 
dame Madeleine  aurait  à  présent  vingt  ans  de  plus  que 
celai 


IV 


LA  GOUTTE  D  OR. 


Entre  la  barrière  Poissonnière  et  La  Chapelle  Saint- 
Denis,  se  trouve  un  pays  de  banlieue  annexée  qui  n'est 
pas  beaucoup  plus  laid  d'aspect  que  les  autres.  Cette 
ville,  qui  longe  le  boulevard  extérieur  au-delà  du  clos 
Saint-Lazare,  porte  un  nom  prétentieux  et  bachique. 
Elle  s'appelle  la  Goutte-dOr. 

La  Goutte-d'Or,  (1)  malgré  les  souriantes  promesses  de 
son  nom,  n'a  pas  une  bonne  réputation. 

C'est  un  lieu  de  plaisir,  puisqu'il  est  situé  entre  deux 
barrières,  mais  un  lieu  de  plaisir  triste  et  sombre.  Il  y  a 
des  plaisirs  de  toutes  couleurs.  A  la  Goutte-d'Or,  la  vo- 
lupté pousse  au  noir.  Nous  savons  des  gens  qui  ne  sont 
point  très-délicats  et  qui  se  laisseraient  mourir  de  soif 
auprès  d'un  verre  de  vin  dans  certains  cabarets  de  la 
Goutte-d'Or. 

L'aspect  seul  de  cet  Eden  serre  le  cœur.  Il  apour  bor- 

(1)  Le   quartier  de   la  Goutte-d'Or  a  été  depuis  lors  complète- 
ment transformé. 


PARIS  45 

dure,  du  côté  du  sud,  uue  frange  de  marchands  de  bric- 
à-brac,  étalant  leur  butin  le  long  du  boulevard  exté- 
rieur. Le  Temple  n'est  rien  auprès  de  cela,  le  Temple 
lui-même,  ce  musée  des  loques!  et  puis  le  Temple  a 
des  trésors  derrière  ses  guenilles. 

Ici,  c'est  une  gageure.  On  se  demande  avec  effroi  quels 
sont  les  acheteurs  possibles  de  ces  marchandises.  On 
s'imagine  rêver  ou  assister  au  jeu  lugubre  des  fous  qui 
se  raillent  eux-mêmes. 

Gela  tient  beaucoup  de  place.  Le  trottoir  est  envahi 
jusqu'au  tronc  de  ses  petits  arbres  teigneux.  Ce  sont  des 
poêles  à  frire,  rongées  par  la  rouille  et  percées,  des  tasses 
largement  ébréchées,  des  paires  de  chaussures  fantasti- 
ques, composées  d'une  botte  éculée  et  d'un  vieux  soulier 
qui  regrette  sa  semelle  ;  des  verres  qui  furent  à  patte, 
des  vestes  privées  de  leurs  manches,  des  pantalons  qu'un 
chrétien  ne  pourrait  chausser  sans  irriter  la  pudeur  des 
sergents  de  ville  ;  des  coffres  désemparés,  des  clefs  tor- 
dues, des  cages  veuves  de  leurs  barreaux,  des  chaises 
dépaillées,  des  escabelles  invalides,  des  marmites  sans 
fond,  des  soufflets  sans  âme,  que  sais-je  enfin?  un  pêle- 
mêle  d'instruments  souillés,  estropiés,  broyés,  dont 
l'usage  est  un  problème. 

Il  y  a  aussi,  du  reste,  des  objets  d'art  et  d'agrément. 
On  peut  s'y  procurer  des  estampes  déchirées,  des  frag- 
ments de  statuettes  en  plâtre  pour  orner  les  cheminées, 
des  oiseaux  empaillés  dont  les  rats  ont  méchamment 
mangé  toutes  les  plumes,  et  même  des  tableaux  à  l'huile 
tout  encadrés  où  il  ne  manque  que  les  trois  quarts  du 
cadre  et  la  peinture  qui  recouvrait  en  d'autres  temps  la 
toile  crevée.  J'y  ai  trouvé  jusqu'à  un  livre  I 

Autour  de  ces  reliques,  on  vend,  pendant  l'été,  des 
cerises  tournées  et  des  pommes  atteintes  de  la  lèpre. 

Ce  qui  fait  la  principale  renommée  de  la  Goutte-d'Or, 


46  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

c'est  la  chambre  des  députés  des  chiffonniers  de  Paris, 
tenant  ses  séances  rue  des  Couronnes.  Le  quartier  Saint- 
Marcel  et  le  Trône  peuvent  avoir  plus  de  population 
chiffonnière,  mais  la  Goutte-d'Or  est  la  ville  noble,  le 
centre  directeur,  la  patrie  du  congrès. 

A  l'heure  où  le  docteur  Sulpice  et  Roblot  surprenaient 
cette  femme  vêtue  de  noir,  descendant  d'un  cabriolet  de 
louage  devant  le  n"  23  de  la  rue  Neuve-des-Mathurins, 
une  voiture  de  louage,  contenant  aussi  une  femme  vêtue 
de  noir  et  voilée,  s'arrêta  rue  de  la  Goutte-d'Or,  à  un 
endroit  qu'il  ne  nous  est  pas  permis  de  désigner  d'une 
manière  précise. 

Quoique  les  choses  changent  peu  dans  ce  quartier 
pauvre  et  sans  gène,  nous  devons  dire  pourtant  que  l'éta- 
blissement devant  lequel  s'arrêta  le  cabriolet  a  subi 
depuis  lors  de  notables  transformations.  C'était  alors, 
sur  la  rue,  un  corps  de  bâtiment  assez  vaste,  mais  mena- 
çant ruine,  où  l'on  n'avait  accès  que  par  une  allée 
étroite,  pavée  de  gros  cailloux  mal  joints,  et  au 
milieu  de  laquelle  un  ruisseau  noirâtre  coulait  à  décou- 
vert. Cette  allée  desservait  deux  escaliers  en  colimaçon, 
raides  comme  des  échelles,  et  munis  de  cette  corde  lui- 
sante qui  tient  lieu  de  rampe  dans  les  garnis  indigents. 
Après  le  second  escalier  se  trouvait  une  cour  irrégulière, 
encombrée  de  hangars  et  de  baraques,  au-delà  de  la- 
quelle s'élevait  une  autre  maison  plus  grande  et  plus 
délabrée  que  la  première.  Elle  avait  trois  étages,  plus 
un  rang  de  lucarnes  surajoutées.  Les  fenêtres,  toutes 
petites  et  placées  à  trois  pieds  l'une  de  l'autre,  don- 
naient à  la  façade  un  singulier  aspect. 

Derrière  cette  maison  s'ouvrait  une  dernière  cour  en- 
tourée de  pavillons  en  bois  et  torchis.  Une  odeur  asphy- 
xiante saisissait  à  la  gorge  quiconque  y  pénétrait.  C'était 
un  magasin  de  chiffons  à  ciel  ouvert.  Quinze  ou  vingt 


PARIS  47 

amas  d'ordures,  hauts  corame  des  montagnes,  y  subis- 
saient perpétuellement  le  triage. 

Les  pavillons  servaient  de  magasin  pour  les  objets 
triés  et  de  logement  au  trieuses.  Les  deux  maisons  sises 
en  avant  étaient  des  hôtels  garnis  de  chiffonniers.  La 
seconde,  bien  connue,  nous  pourrions  dire  célèbre,  avait 
trois  cent  quarante  numéros  de  cellules  pareilles,  où 
l'aristocratie  du  chiffon  venait  dormir.  11  y  avait  peu  de 
place  et  pas  du  tout  d'air.  Mais  chaque  cellule  contenait 
un  coffre  long  en  forme  de  cercueil,  avec  de  la  paille 
brisée  par  l'usage,  qui  formait  un  lit  fort  douillet. 

C'était  le  fameux  loge-à-la-nuit  du  père  Bistouri. 

Un  bien  brave  homme  qui  achetait  toutes  les  hottes  à 
moitié  prix  dans  les  moments  de  presse,  et  qui  ne  refu- 
sait jamais  crédit  à  personne,  jusqu'à  la  valeur  de  trente 
sous,  pourvu  qu'on  lui  fournit  un  gage. 

La  règle  voulait  qu'on  lui  rendit  trente-cinq  sous  le 
lendemain. 

Ce  n'était  certes  pas  de  l'usure,  et  trente  sous  prêtés  à 
propos  peuvent  faire  grand  bien  à  un  homme  dans  le 
commerce. 

Les  chiffonniers  appellent  leur  état  «  le  commerce,  » 
comme  les  Romains  appelaient  Rome  «  la  ville  » 

Dans  son  immense  hôtellerie  qui  occupait  eu  profon- 
deur tout  l'espace  compris  entre  la  rue  de  la  Goutte-d'Or 
et  la  rue  des  Couronnes,  le  père  Bistouri  pouvait  loger 
plus  de  huit  cents  hommes  dans  le  commerce.  Il  y  avait 
en  effet,  dans  le  premier  corps  de  logis,  des  dortoirs 
communs,  et  les  hangars  pouvaient  servir  au  besoin  de 
chambres  à  coucher.  On  payait  deux  sous  dans  les  dor- 
toirs, cinq  sous  dans  les  cellules. 

Une  énorme  baraque,  située  à  gauche  dans  la  pre- 
mière cour,  renfermait  une  cuisine  bourgeoise.  C'était 
du  moins  le  titre  officiel  de  ce  laboratoire  infernal,  où  se 


48  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

manipulaient  des  mets  que  nous  n'osons  pas  décrire.  Le 
prix  des  portions  était  de  deux  sous  pour  les  locataires 
du  bonhomme  Bistouri,  trois  sous  pour  les  consomma- 
teurs étrangers.  De  chaque  côté  de  l'allée,  sur  la  rue, 
s'ouvrait  une  petite  boutique  basse,  elles  ressemblaient 
toutes  les  deux  à  des  échoppes  de  savetier.  Celle  de 
droite  était  occupée  par  un  débit  de  liqueurs,  celle  de 
gauche  étalait  sur  la  devanture  quelques  choux,  du  lard 
jaune  et  du  fromage  de  Brie. 

Avec  ses  locations,  son  usure,  sa  gargotte,  son  caba- 
ret et  sa  fruiterie,  le  bonhomme  Bistouri  gagnait  sa  vie, 
à  ce  qu'il  disait.  En  outre  de  tout  cela,  il  saignait  à  bon 
compte  ceux  qui  se  portaient  trop  bien,  ou  vendait  à 
cinq  sous  la  pièce  des  petits  paquets  de  poudre  grise  qui 
guérissaient  de  toute  maladie.  Ces  divers  métiers  ne 
l'empêchaient  point  de  faire  le  commerce  en  grand  et 
d'amonceler  dans  ses  cours,  chaque  matin,  le  contenu  de 
trois  cents  hottes. 

Il  y  avait  de  vieux  frères  qui  prétendaient  que  le  vieux 
Bistouri  avait  des  millions  quelque  part. 

Des  millions  I  vous  entendez?  Ces  philosophes  n'y  vont 
pas  de  main  mortel 

Quand  le  fiacre  s'arrêta,  la  femme  voilée  ouvrit  elle- 
même  la  portière,  et  sauta  lestement  à  terre. 

—  Attendez  moi,  dit-elle  en  se  dirigeant  vers  l'allée. 
Le  cocher  était 'descendu  de  son  siège.  Il  regarda  la 

maison  et  fit  la  grimace. 

—  C'est  que,  ma  petite  mère,  répliqua-t-il  avec  une 
familiarité  soupçonneuse,  la  trotte  est  bonne  de  l'avenue 
Gabriel  jusqu'ici.  Je  n'aimerais  pas  à  être  refait,  comme 
on  dit. 

La  dame  chercha  vivement  sa  bourse.  Le  cocher, 
désarmé  par  ce  mouvement,  poursuivit  d'un  ton  ra- 
douci : 


PARIS  49 

—  N'y  a  pas  d'afTront,  la  bourgeoise  I  Voyez-vous,  je 
connais  c'te  cassine  ;  elle  a  une  sortie  sur  la  rue  des  Cou- 
ronnes, là-bas,  et  pendant  que  je  suis  ici... 

L'inconnue  lui  coupa  la  parole  en  laissant  tomber  une 
pièce  de  vingt  francs  dans  sa  main. 

Le  cocher  ôta  du  coup  son  chapeau  de  cuir.  Il  com- 
mença un  discours  en  forme  d'excuse,  mais  la  dame 
voilée  disparaissait  déjà  dans  le  couloir. 

—  Prise  aux  Champs-Elysées,  pensa  le  cocher  en 
remontant  sur  son  siège,  menée  à  la  Goutte-d'Or.  Vhigt 
francs  de  boni,  c'est  suspect  I 

Il  battit  le  briquet  pour  allumer  sa  pipe. 

—  Ça  ne  m'importe  pas,  acheva-t-il  ;  la  petite  mère  est 
UD  joli  brin  de  femme,  et  ce  vieux  raboiteur  de  Bistouri 
a  de  quoi. 

Le  lecteur  sait  déjà  que  notre  inconnue  venait  de  l'allée 
Gabriel.  Pas  n'est  besoin  de  dire  que  c'était  elle  qui  avait 
posé  la  première  énigme  parisienne  à  notre  petite  Chiffon 
et  à  son  ami  Loriot,  en  priant  le  rôdeur  à  la  lanterne 
d'aller  lui  chercher  un  fiacre.  Les  deux  petits  l'avaient 
reconnue  à  la  lueur  des  réverbères  pour  la  dame  qui 
accompagnait  le  roi  Truffe  dans  le  voyage  de  Rambouil- 
let à  Paris.  Le  rôdeur  avait  eu  de  plus  longs  souve- 
nirs. Un  nom  était  tombé  de  sa  bouche  qui  se  rapportait 
à  des  événements  déjà  bien  vieux. 

Il  l'avait  appelée  :  la  Morgatte. 

La  IMorgatte,  car  c'était  bien  elle,  ne  ralentit  point  son 
pas  dans  l'allée  étroite  et  obscure.  Elle  évita  de  compro- 
mettre ses  pieds  mignons  et  merveilleusement  chaussés 
dans  le  canal  d'eau  fangeuse  qui  croupissait  au  centre 
du  couloir  :  ceci  avec  une  adresse  de  chatte  et  de  Pari- 
sienne. Elle  serrait  son  camail  autour  de  son  corps  pour 
ne  point  se  frotter  aux  murailles.  L'allée  était  plongée 

n  5 


50  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

dans  une  obscurité  profonde.  La  Morgatte,  après  avoir 
fait  une  vingtaine  de  pas,  allongea  la  main  pour  cherclier 
l'enfoncement  du  premier  escalier,  mais  elle  se  ravisa, 
pour  cause  ;  ce  fut  avec  le  pied  qu'elle  éprouva  le 
terrain. 

La  recherche  ne  fut  pas  longue.  Après  deux  au  trois 
tâtonnements,  elle  rencontra  la  première  marche.  Elle 
monta.  Un  frisson  lui  serra  la  poitrine  quand  elle  sentit, 
au  tournant  de  la  volée,  le  froid  de  la  muraille  humide 
tout  contre  sa  joue.  L'escalier  était  raide.  Ce  moment 
d'arrêt  la  fit  chanceler.  Elle  voulut  se  reprendre  à  la 
corde  et  poussa  un  petit  cri  d'horreur.  La  corde  avait 
glissé,  gluante  et  glacée,  entre  ses  droits. 

Ce  fut  la  poitrine  de  la  marquise  Asirée  qui  laissa 
échapper  ce  petit  cri.  La  marquise  Astrée  pouvait  offrir 
le  type  de  la  femme  à  la  mode,  avec  ses  recherches  ex- 
quises, ses  délicatesses  outrées,  ses  finesses  de  tact, 
d'ouïe  et  d'odorat.  Pour  madame  la  marquise,  c'était  à 
peine  si  les  roses  de  juin  étaient  assez  parfumées,  à 
peine  si  le  satin  ou  le  velours  avaient  un  toucher  assez 
doux.  Mais  la  Morgatte  se  mit  à  rire  : 

Vous  savez,  la  Morgatte  qui  allait  sous  la  pluie  avec 
sa  coiffe  mouillée  ;  la  Morgatte,  dont  les  sabots  bravaient 
la  boue  profonde  des  bas  chemins  de  Bretagne  ;  la  Mor- 
gatte qui  couchait  entre  les  jambes  des  bœufs,  et  qui 
raccommodait  les  vieilles  chausses  du  reboutoux  pour 
avoir  du  pain  avec  des  coups. 

La  Morgatte  se  mit  à  rire  des  répugnances  de  la 
marquise. 

C'était  justement  le  reboutoux  qu'elle  allait  voir. 
Elle  saisit  la  corde  à  pleine  main  et  atteignit  le  pre- 
mier étage. 

Il  n'y  avait  qu'une  seule  porte  sous  laquelle  passait 
une  faible  lueur.  La  Morgatte  frappa.  On  ne  répondit 


PARIS  51 

point.  La  marquise  entendit  seulement  parler.  Elle  crut 
d'abord  distinguer  deux  voix,  et  colla  son  oreille  contre 
la  serrure. 
On  disait  : 

—  Ça  s'en  va,  ça  s'en  va,  ça  s'en  val  Tous  les  jours, 
ça  diminue,  quoi  !  J'ai  vu  qu'on  trouvait  toujours  quel- 
que bon  rabiot  dans  chaque  bottée,  tantôt  ceci,  tantôt 
ça,  n'est-ce  pas?  Au  jour  d'aujourd'bui,  nisquettel 

—  11  a  du  monde  avec  lui,  pensa  la  Morgatte  désap- 
pointée. 

Elle  fut  sur  le  point  de  redescendre  l'escalier. 

—  Nisquette  1  reprit  la  voix  grondeuse  et  triste  de 
Jean  Touril  ;  nisquettel  nisquettel  il  n'y  a  plus  d'bonnê- 
teté  I  Savez-vous  ce  qu'ils  font?  Ils  ont  une  pocbe  pour 
serrer  tout  ce  qu'ils  trouvent  de  bon.  Ils  ne  poussent 
dans  leur  hotte  que  le  déchet,  les  vieux  papiers,  les  gue- 
nilles de  ruisseau.  S'il  y  a  un  ruban  ou  un  bout  de  den- 
telle, c'est  pour  la  poche.  Moi,  je  dis  que  quand  on  vend 
à  la  bottée,  il  faudrait  tout  pousser  dans  la  hotte,  que 
diable I  j'achète,  pas  vrai?  Je  paie,  c'est  clair  1  Ah  1  ah  I 
ahl  toi  qui  parlais  d'honnêteté,  va-t'en  voiri 

Jean  Touril  s'interrompit.  La  marquise  tendit  l'oreille 
pour  guetter  la  réponse  de  son  interlocuteur.  Une  grosse 
et  robuste  toux  coupa  le  silence. 

Puis  le  bonhomme  reprit  : 

—  Dis  donc?  c'est  tout  de  même  étonnant  que  je  n'aie 
pas  trouvé,  depuis  dix-huit  ans  un  seul  billet  de  banque! 
Quand  tu  te  plaindras,  comme  un  vieux  fou,  ça  n'y  fera 
rien,  ma  chatte  I  Je  vas  en  fumer  une  petite  avant  de  me 
coucher;  ça  te  va-t-il? 

Encore  un  silence  et  point  de  réponse  au  bout. 

La  Morgatte  mit  son  œil  à  la  serrure.  Elle  vit,  entre 
trois  ou  quatre  tas  d'immondices,  Jean  Touril  battant 


52  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

paisiblement  son  briquet.  Il    était  seul.   La  Morgatte 
frappa  de  nouveau  et  plus  fort. 

—  Qui  est  là?  demanda  l'ancien  reboutoux  d'un  ton 
bourru. 

—  Ouvrez,  répliqua  Astrée  ;  c'est  moi. 

Jean  Touril  cessa  de  battre  le  briquet.  Un  sourire 
lui  vint  aux  lèvres  et  il  regarda  la  porte  d'un  air 
triomphant. 

—  Qui  est  là?  demanda-t-il  pourtant  une  seconde  fois. 

—  Moi,  vous  dis-jel  fit  la  marquise  avec  impatience. 

—  Qui  ça,  vous? 

Jean  Touril  s'était  levé.  11  se  dirigea  vers  la  porte 
sans  attendre  la  réponse.  Avant  de  pousser  le  loquet,  il 
écouta. 

—  Astrée  î  prononça  la  marquise  par  le  trou  de  la 
serrure. 

—  Bien,  bien,  coquinette,  fit  le  bonhomme,  on  y  va. 
Je  n'ai  plus  mes  jambes  de  quinze  ans. 

La  porte  s'ouvrit.  Une  boufïée  d'air  chaud  et  chargé 
d'émanations  offensantes  saisit  la  marquise  aux  narines. 
Elle  mit  son  mouchoir  sur  sa  bouche  et  entra. 

—  Bonsoir,  mignonnette,  dit  le  père  Bistouri  ;  çava-t-il 
comme  vous  voulez,  ce  soir? 

Les  yeux  d'Astrée  firent  rapidement  le  tour  de  la 
chambre. 

—  Ohl  je  suis  tout  seul,  ajouta  le  bonhomme,  répon- 
dant à  ce  regard  ;  j'étais  à  travailler. 

Il  s'interrompit  et  acheva  en  portant  sa  main  sale  au 
menton  d'Astrée  : 

—  A  travailler  de  tête,  ma  fille. 

C'était  une  pièce  très-basse  d'étage,  mais  d'une  assez 
grande  étendue.  Les  murailles,  où  le  plâtre  ne  cachait 
point  les  pans  de  bois  croisés  en  sautoir,  laissaient 
pendre  un  papier  de  couleur  neutre  qui  s'en  allait  en 


PARIS  53 

lambeaux.  Il  y  avait  un  grabat,  couvert  d'indienne  bru- 
nâtre, où  les  draps  ne  paraissaient  point  ;  deux  ou  trois 
coffres,  une  table  formée  avec  des  planches  posées  sur 
deux  tréteaux,  et  une  demi-douzaine  de  chaises  mal 
paillées.  Le  tout  était  éclairé  par  une  chandelle  de  suif, 
fichée  dans  un  bougeoir  où  le  métal  disparaissait  sous 
le  vert-de-gris,  et  chauffé  par  un  gros  poêle  de  fonte  à 
fourneau. 

Ce  mobilier  n'eût  pas  encombré  la  chambre,  mais  un 
fouillis  d'objets  de  toute  sorte  jonchait  le  carreau,  indé- 
pendamment des  quatre  tas  de  chifïous  ou  bottées.  Il  y 
en  avait  sur  la  table.  11  y  en  avait  sur  les  chaises  ;  des 
solives  poudreuses  du  plafond  tombaient  des  cordes 
terminées  par  des  crocs  où  pendaient  des  loques  im- 
mobiles. 

—  Ouvrez  la  fenêtre,  dit  la  marquise  en  entrant  ;  on 
étouffe  ici. 

L'ancien  reboutoux  était  en  train  de  refermer  soigneu- 
sement la  porte. 

—  Il  fait  un  froid  de  loup,  ce  soir,  répondit-il  ;  je  suis 
devenu  frileux  depuis  que  j'ai  quitté  le  pays,  la  chambre 
est  grande  et  il  n'y  a  pas  de  bourrelets  nulle  part... 
d'ailleurs,  je  vais  allumer  ma  pipe  ça  nous  changera 
d'air. 

Il  se  plongea  voluptueusement  dans  son  grand 
fauteuil. 

—  Fais  comme  chez  toi,  mignonnette,  ajouta-t-il,  se 
reprenant  à  la  tutoyer  malgié  lui;  ôte  les  étoffes  de 
cette  chaise-là  et  prends  garde  de  les  abîmer. 

La  marquise  hésita  avant  de  toucher  aux  étoffes  qui 
consistaient  en  un  paquet  de  lambeaux  sans  nom.  Mais 
elle  n'était  pas  venue  là  pour  faire  la  difficile.  Du  revers 
de  sa  main  frais  gantée  et  au  mépris  des  recommanda- 
Il  6* 


54  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

lions  du  bonhomme,  elle  poussa  les  étoffes  sur  le  carreau, 
puis  elle  s'assit. 

La  chaleur  du  poêle  où  brûlait  un  feu  de  coke  déve- 
loppait dans  cette  chambre  des  vapeurs  véritablement 
diaboliques.  Astrée  attendait  avec  impatience  la  fumée 
de  la  pipe. 

Elle  ouvrit  son  flacon.  Le  père  Bistouri  la  regardait 
en  riant  sous  cape. 

—  L'avez- vous  vu?  demanda  la  marquise. 
L'ancien  reboutoux  secoua  affirmativement  la  tète. 

—  Eh  bien  I  reprit  la  marquise. 

—  Eli  bien  I  répéta  Bistouri,  c'est  un  beau  docteur  : 
Habit  noir  tout  neuf  et  cravate  blanche.  Il  ressemble 
beaucoup  au  patron  Sulpice,  son  père.  Il  est  bien  logé  ; 
de  beaux  meubles,  une  superbe  bibliothèque.  Ça  a  l'air 
de  bien  aller. 

—  Qu'avez-vous  appris? 

Le  bonhomme  mit  son  amadou  sur  sa  pierre  à  fusil 
et  approcha  le  tout  du  fourneau  de  sa  pipe.  Il  aspira 
vaillamment  et  avec  bruit.  La  Morgatte  attendait. 

—  Ne  t'impatiente  pas,  coquinette,  dit  Bistouri  entre 
deux  bouffées. 

La  marquise  fronça  le  sourcil. 

—  Oh  1  oh  I  interrompit  l'ancien  reboutoux  en  ôtant 
la  ])ipe  de  sa  bouche,  si  madame  la  marquise  se  trouve 
offensée  de  mes  façons  un  peu  familières,  on  peut  changer 
de  ton,  ce  n'est  pas  difficile. 

—  Parlez-moi  comme  il  vous  plaira,  Jean  Touril, 
répliqua  la  marquise,  je  ne  m'occupe  pas  de  cela. 

—  A  la  bonne  heure,  ma  poule  I  ça  m'amuse  de  te 
causer  comme  autrefois.  Nous  avions  dix-huit  ans  de 
moins  tout  de  même,  vois-tu,  et  ça  compte!  Te  souviens- 
tu  quand  je  te  rencontrai  avec  le  grand  Rostau  sur  la 
grève? 


PARIS  55 

—  Je  ne  suis  pas  venue  pour  parler  du  passé,  dit 
Astrée  sèchement. 

—  Il  a  mal  tourné,  ton  grand  Rostan,  poursuivit  Jean 
Touril  comme  si  on  ne  l'eût  pas  interrompu  ;  il  s'est 
donné  de  plus  en  plus  à  la  boisson  et  aux  femmes.  Dans 
ce  temps-là,  c'était  déjà  un  bien  mauvais  sujet.  Mais 
quelle  mine  tu  fais  quand  je  te  parle,  coquinette  !  on 
dirait  que  les  pieds  te  brûlent  chez  moi. 

—  Je  suis  pressée. 

—  Pas  moi,  ma  poule.  Pour  une  visite  à  ton  vieux 
Jean,  dans  l'espace  de  dix-huit  années,  sois  plus  ai- 
mable. Nous  avons  beaucoup  de  choses  à  nous  dire... 
beaucoup,  beaucoup! 

Il  répéta  trois  ou  quatre  fois  ce  dernier  mot,  comme 
s'il  eût  cherché  à  mettre  de  l'ordre  dans  ses  idées. 

—  Qu'as-tu  fait  des  sept  cent  mille  francs  de  ta  mar- 
raine, ma  fille?  reprit-il.  Parle-moi  franchement.  J'ai 
fantaisie  de  savoir  ça.  Tu  me  volas  ma  part,  dans  le 
temps,  tu  fis  bien  ;  je  ne  t'en  veux  pas.  Je  crois  d'ailleurs 
être  plus  riche  que  toi. 

—  Moi,  je  suis  très-pauvre,  dit  la  marquise,  du  moins 
pour  le  moment. 

—  Vraiment?  ne  te  gêne  pas  pour  me  compter  tes 
affaires,  coquinette,  je  ne  te  prêterai  pas  d'argent. 

11  se  mit  à  rire  avec  bonhomie. 

—  Ahîahl  poursuivit-il,  tu  es  pauvre...  malgré  les 
cadeaux  du  roi  Truffe  I  Le  grand  Rostan  est  un  idiot,  et 
toi,  tu  n'es  pas  à  beaucoup  près  aussi  forte  que  je  le 
pensais.  Avant  que  tu  sortes  d'ici,  je  te  dirai  ce  qui  te 
manque.  Ça  t'étonnera.  Je  suis  devenu  un  penseur.  Sais- 
tu  que  je  fus  bien  heureux  d'avoir  emporté  de  là-bas 
mon  paquet  dans  ma  serviette?  Tu  te  moquais  du  paquet, 
tu  te  moquais  de  la  marmite  où  je  plaçais  mes  pauvres 
économies.  De  quoi  ne  te  moquais-tu  pas?  Eh  bien  ! 


56  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

il  y  avait  de  bonnes  choses  dans  le  paquet;  il  y  avait  de 
gentils  écus  dans  la  marmite.  Ah  I  dam  !  ce  n'était  pas 
grand'chose  auprès  de  tes  700,000  fr.  ;  mais  les 
700,000  fr.  ont  pris  la  volée  depuis  longtemps,  à  ce 
qu'il  parait,  tandis  que  l'argent  de  la  marmite  et  les 
bibelots  de  la  serviette  ont  fait  des  petits. 

La  marquise  Astrée  releva  son  voile  et  ôta  son  chapeau 
à  cause  de  la  chaleur  sans  doute,  car  le  poêle  de  fonte 
grondait,  jetant  dans  la  chambre  des  bouffées  d'air 
brûlant. 

L'ancien  reboutoux  rapprocha  le  chandelier  de 
cuivre  afin  que  sa  lumière  tombât  sur  le  visage  de  la 
marquise. 

—  Tu  es  belle,  ma  fille,  dit-il  d'un  ton  plus  sérieux, 
tu  es  très-belle.  Pourquoi  n'as-tu  gagné  qu'une  bataille 
en  ta  vie  ?  D'autres  qui  ne  te  valent  pas  montent  chaque 
jour  un  petit  peu  et  finissent  par  gagner  tout  doucement 
le  faîte.  Toi,  tu  as  descendu  depuis  ta  première  victoire. 
Elle  avait  coûté  pourtant  bien  du  sang  I  Tu  es  arrivée 
ici  toute  jeune  et  toute  brillante,  avec  un  nom  superbe, 
que  personne  ne  te  contestait,  avec  un  esprit  d'enfer,  qui 
paraissait  d'autant  mieux  que  ton  marquis  était  un  ours 
et  un  sauvage,  bel  homme,  cependant,  et  qui  aurait  pu 
avoir  son  genre  de  succès.  Tu  es  arrivée  toute  formée, 
car.  Dieu  merci,  je  ne  sais  rien  que  tu  n'eusses  deviné, 
tu  es  arrivée  avec  une  jolie  fortune,  bien  acquise,  puis- 
que tu  la  portais  dans  ta  poche.  Tu  avais  tout,  absolu- 
ment tout  ce  qui  peut  pousser  dans  le  monde,  et  tu 
n'avais  rien  de  ce  qui  entrave  :  les  préjugés  ne  te  gê- 
naient point,  tu  ne  croyais  ni  à  Dieu  ni  à  diable,  et  tu 
avais  fait  tes  preuves  sur  la  question  de  savoir  comment 
on  doit  traiter  un,  deux,  trois  obstacles  vivants  qui  bar- 
rent malencontreusement  une  bonne  route.  Ahl  eoqui- 
nette,  coquinette,  tu  avais  débuté  comme  Jeanne  d'Arc, 


PARIS  57 

dans  ton  genre.  Est-ce  que  tu  vas  finir,  toi  aussi,  par  le 
fagot? 

Les  traits  de  la  marquise  étaient  si  complètement 
immobiles  que  vous  eussiez  dit  un  visage  taillé  dans  le 
marbre.  Ses  yeux  étaient  fixés  sur  Jean  Touril,  mais  ils 
n'exprimaient  rien,  pas  même  le  dédain. 

—  Je  ne  sais  pas  comment  je  finirai,  répondit-elle 
froidement.  Qui  vivra  verra. 

—  Que  me  donneras-tu,  reprit  Jean  Touril,  si  je  te 
révèle  le  secret  de  ta  cbute? 

—  Je  ne  suis  pas  tombée,  et  je  ne  tomberai  pas,  re- 
partit la  marquise,  qui  eut  un  sourire  ;  je  veux  conquérir 
un  million  pour  chaque  centaine  de  mille  francs  que  j'ai 
perdue. 

—  Bravo I  fît  Jean  Touril,  je  le  souhaite;  car,  cette 
fois,  j'aurai  ma  part,  je  t'en  préviens. 

' —  Je  suis  ici  justement  pour  vous  apporter  votre 
part... 

—  De  la  peau  de  l'ours  ?  interrompit  l'ancien  re- 
boutoux. 

—  Vieux  Jean,  mon  ami,  interrompit  à  son  tour 
Astrée,  ètes-vous  assez  riche  pour  refuser  cent  mille  écus 
comptant? 

—  Comptant!  répéta  Jean  Touril,  dont  les  lèvres 
tremblèrent. 

Il  s'essuya  le  front  avec  son  mouchoir  à  carreaux  ; 
puis  il  déposa  sa  pipe  éteinte  sur  la  table  et  roula  sa 
vieille  bergère  jusqu'à  la  pins  prochaine  bottée. 

Il  se  remit  à  trier  des  chiffons.  Astrée  le  suivait  d'un 
regard  sournois. 

—  Cent  mille  écus!  répéta-t-il  encore  une  fois,  comp- 
tant !  C'est  un  joli  denier  ;  mais  ce  n'est  pas  assez  pour 
s'attaquer  au  docteur  Sulpice  I 


NIEUL-LE-TOURNEBROCHE. 


Dans  la  rue  de  la  Goutte-d'Or,  la  voiture  de  place  at- 
tendait toujours.  Il  pouvait  être  dix  heures  du  soir.  A 
ce  moment,  un  pas  lourd  troubla  le  silence  de  la  nuit, 
et  le  cocher  vit  luire  une  lanterne  au  ras  du  sol.  On  était 
en  semaine  ;  la  plupart  des  guinguettes  chômaient,  et 
c'est  à  peine  si  de  loin  en  loin  on  voyait  une  ombre  glis- 
ser le  long  des  murs  à  la  lueur  des  Réverbères. 

—  Une  pratique  attardée  du  père  Bistouri  I  pensa  le 
cocher. 

Ce  père  Bistouri  était  un  homme  célèbre. 

La  lanterne  mobile  qui  rasait  le  pavé  était  en  efifet 
portée  par  un  chiffonnier  coiffé,  vêtu  et  chaussé  dans 
toute  la  rigueur  de  l'uniforme  philosophique.  11  mar- 
chait le  dos  courbé  sous  sa  hotte,  les  jambes  pliées,  les 
bras  tombants.  Son  allure  peignait  cet  état  moral  et 
physique  que  les  femmes  du  peuple  expriment  énergi- 


PARIS  59 

quemeDt  quand  elles  appellent  leurs  maris  «  grands 
lâches.  »  Mais  il  y  a  encore  quelque  chose  de  caressant 
dans  ce  mot  :  grand  lâche,  qui  ressemble  au  fameux  : 
((  est-il  méchant  I  yy  des  petites  ouvrières  ;  or,  toute  idée 
de  caresse  était  incompatible  avec  l'extérieur  de  notre 
homme  à  la  lanterne. 

C'était  presque  un  vieillard.  Sa  taille,  qui  avait  dû 
être  haute,  se  racornissait,  affaissée  et  comme  amoin- 
drie. A  la  largeur  de  ses  épaules  voûtées,  à  la  grosseur 
de  son  cou  mal  emmanché  et  enfoui  dans  les  mèches 
grises  de  ses  cheveux,  on  pouvait  deviner  que  cet 
homme,  à  tel  moment  donné,  devait  déployer  une 
grande  force  musculaire  :  mais  cette  force  semblait  usée 
ou  engourdie.  Il  y  a  des  haillons  fiers  :  ceux  de  notre 
homme  pendaient  humblement  et  salement. 

La  lu(îur  de  la  lanterne  glissait  jusqu'à  son  visage  in- 
cliné sur  sa  poitrine.  C'était  un  visage  de  coquin  vaincu 
et  misérable,  une  tète  de  scélérat  qui  n'a  pas  réussi.  Son 
regard  seul,  où  restait  comme  un  reflet  du  rire  grossier 
des  bombances  passées,  vivait  et  gardait  une  expression 
d'insouciante  énergie. 

Mais  ses  yeux  se  cachaient  presque  toujours.  Alors  ou 
ne  voyait,  sous  les  bords  ramollis  et  frangés  de  son 
chapeau,  qu'un  masque  terreux,  hérissé  de  barbe  gri- 
sâtre. 

Au  moment  où  il  approchait,  le  cocher  reconnut  en 
lui  l'homme  qui  l'avait  fait  avancer,  deux  heures  au- 
paravant, pour  aller  prendre  une  dame  sur  le  trottoir 
de  l'allée  Gabriel.  Le  lecteur  se  souvient  de  ce  chiffon- 
nier, marchant  derrière  nos  petits  Bretons  et  fredonnant 
une  chanson  du  pays.  Il  venait  aussi  de  Bretagne,  et 
nous  l'y  avons  vu  sans  doute  autrefois,  ne  fût-ce  qu'en 
passant,  dans  les  salles  basses  du  château  de  Maurepar, 
OÙ  l'orgie  chantait  le  Libéra. 


60  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

—  Ahl  ahl  fit-il  en  s' arrêtant  devant  le  cabriolet,  j'a- 
vais peur  de  ne  plus  vous  trouver  là. 

—  Est-ce  que  c'est  moi  que  vous  venez  chercher  si 
loin,  mon  brave?  demanda  le  cocher. 

L'autre  haussa  les  épaules,  puis  il  s'approcha  d'un 
pas  encore. 

—  Est-elle  toujours  chez  le  vieux?  interrogea-t-il. 

—  Qui  ça? 

—  La  petite  mère. 

—  Qu'est-ce  que  cela  vous  fait,  à  vous? 

—  Bien,  bien,  elle  y  est.  Merci  I  dit  le  chifîfonnier  qui 
tourna  le  dos,  éteignit  sa  lanterne  et  entra  dans  l'allée 
noire  où  donnaient  les  deux  escaliers. 

—  Ça  doit  valoir  quelque  chose,  pensa-t-il  en  tâtonnant 
le  long  de  l'allée  pour  chercher  le  premier  escalier,  de 
voir  ce  que  Jean  Touril  et  la  Morgatte  font  ensemble  à 
l'heure  qu'il  est. 

Jean  Touril  et  la  Morgatte  causaient  toujours  comme 
de  vieux  amis,  se  disant  leurs  vérités  et  faisant  leurs 
affaires.  Une  demi-heure  s'était  écoulée  depuis  l'instant 
où  nous  les  avons  laissés  seuls  ensemble.  Le  bonhomme 
Bistouri  avait  allumé  une  seconde  pipe,  et  madame  la 
marquise,  soutenue  par  son  flacon  de  sels,  commençait 
à  s'habituer  à  l'atmosphère  de  l'appartement. 

Elle  n'avait  pas  changé  de  place  ;  ses  beaux  cheveux 
encadraient  son  visage  tranquille  où  perçait  maintenant, 
dans  le  sourire,  une  petite  pointe  de  sarcasme. Son  man- 
telet  avait  glissé  sur  ses  épaules  ;  on  devinait  les  con- 
tours à  la  fois  sveltes  et  riches  de  sa  gorge.  Sa  pose 
nonchalante  montrait  la  souplesse  exquise  de  sa  taille, 
et  sa  robe  de  soie  qui  se  drapait  en  plis  larges  sous  la 
lumière,  miroitait  orgueilleusement  dans  cette  misère. 

Jean  Touril  voyait  tout  cela.  Manifestement,  ce  cou-, 
traste  lui  donnait  une  jouissance  d'amateur. 


PARIS  61 

—  Vous  vous  trompez,  vieux  Jean,  dit  Astrée  après 
un  silence,  vous  vous  trompez  du  tout  au  tout! 

—  Prouve-le-moi,  ma  princesse,  répondit  le  bon- 
homme, qui  rapprocha  galamment  sa  bergère  en  ruines. 
Astrée  tâta  de  la  main,  l'un  après  l'autre,  ses  deux  ge- 
noux. 

—  Toujours  des  pièces!  fit-elle  en  riant. 

—  Toujours,  répéta  l'ancien  reboutoux  ;  je  n'aime  pas 
les  culottes  qui  ne  sont  pas  raccommodées. 

—  Je  cousais  mieux  que  cela,  poursuivit  la  marquise. 

—  Ah  I  coquinette,  s'écria  le  bonhomme  avec  convic- 
tion, je  n'ai  jamais  retrouvé  personne  pour  coudre  une 
pièce  aussi  gentiment  que  toi. 

—  Quel  âge  avez-vous,  mon  oncle?  demanda-t-elle 
brusquement. 

—  Hélas I  ma  poule,  ça  ne  plaisante  plus:  je  pousse 
aux  soixante  ans 

—  Et  combien  avez-vous  d'argent? 

Le  père  Bistouri  mit  de  côté  son  sourire. 
'   —  Qu'est-ce  que  ça  te  fait?  gronda-t-il. 

—  Vous  m'avez  dit  de.  vous  prouver  que  vous  vous 
trompiez,  vieux  Jean,  répliqua  la  marquise,  je  le  fais. 

—  Quel  rapport  peuvent  avoir  mon  âge  et  mon  ar- 
gent?... commença  le  bonhomme. 

—  Si  je  vous  prouve  que  vous  êtes  un  fou,  interrom- 
pit la  marquise  du  bout  des  lèvres,  j'aurai  démontré  ma 
sagesse.  Vous  m'accusez  d'avoir  dissipé  cette  fortune 
des  Rostan  de  Maurepar  qui  m'avait  coûté  bien  cher;  je 
ne  l'ai  pas  dissipée,  je  l'ai  employée.  Et  pour  en  finir  avec 
vos  reproches,  qu'eussiez  -vous  fait  de  votre  part?  Tous  les 
millions  du  monde  tomberaient  dans  votre  caisse  que 
vous  ne  porteriez  pas  un  pantalon  neuf. 

—  Puisque  je  te  dis  que  c'est  par  goùtl 

—  A  la  bonne  heure.  Moi,  c'est  par  goût  que  je  de- 

II  6 


6^  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

mande  à  Tor  tout  ce  que  l'or  peut  donner.  Vous  fourrez 
vos  billets  de  banque  dans  un  trou  ;  moi,  je  change  les 
miens  en  plaisirs.  Broyons  du  noir  et  mettons  tout  au 
pis  ;  supposons  que  je  meure  sur  la  paille,  comme  vous 
venez  de  me  le  prédire,  j'aurai  souffert  un  jour,  une 
semaine  peut-être,  après  avoir  vécu  toute  une  vie  de 
luxe,  d'élégance,  de  bonheur.  Supposons  que  vous 
mouriez  dix  fois  millionnaire,  comme  c'est  votre  ambi- 
tion, vous  aurez  le  sublime  crève-cœur  de  vous  séparer 
de  vos  richesses... 

—  Ne  parlons  pas  de  çal  fit  le  bonhomme  dont  les 
oreilles  rougirent. 

—  A  qui  donnerez-vous  vos  chers  millions,  mon  oncle? 
poursuivit  la  Morgatte  en  se  penchant  vers  lui. 

—  Je  vivrai  cent  ans,  grommela  Jean  Touril. 

—  Au  bout  de  cent  ans,  mon  oncle,  à  qui  donnerez- 
vous  vos  millions  bien-aimés  ? 

Jean  Touril  s'agila  sur  son  siège,. 

—  On  ne  crie  pas  de  la  sorte,  murmura  t-il  d'un  ton 
chagrin,  je  n'ai  pas  de  millions.  Sais-tu  ce  qu'il  faudrait 
de  bottées  pour  faire  un  million?  et  si  j'avais  des  mil- 
lions, pourquoi  le  hurler  sur  les  toits?  le  quartier  n'est 
pas  bon... 

—  Quant  à  ma  succession,  interrompit-il  avec  une 
colère  concentrée,  tâche!  personne  ne  l'aura  ma  succes- 
sion I  C'est  à  moi,  ce  que  j'ai  ramassé  ;  je  suis  comme 
toi,  je  n'aime  personne.  Autrefois,  je  t'aimais  un  peu, 
parce  que  je  te  croj^ais  économe.  Ah!  ah!  ma  succession! 
Est-ce  que  tu  as  compté  sur  ma  succession,  coquinette? 

—  Non,  répondit  Aslrée. 

—  Tu  as  bigrement  bien  fait! 
La  marquise  lui  serra  le  bras. 

—  Je  vous  dis  que  vous  êtes  un  fou,  vieux  Jean,  pro- 
non(;a-t-elle  en  appuyant  sur  chaque  mot  ;   vous  vous 


PARIS  63 

damnez  pour  une  chimère  ;  For  ne  représente  rien  pour 
vous,  et  vous  êtes  plus  pauvre  qu'un  mendiant  au  milieu 
de  votre  opulence.  Vous  me  faites  pitié. 
Le  bonhomme  riait  et  clignait  de  Toeil. 

—  J'amasse  pour  amasser,  dit-il,  comme  tu  fais  mal 
pour  mal  faire,  Morgatte,  mon  bijou.  L'avarice  est  un 
péché  connu  et  ancien  ;  une  noblesse  qui  remonte  plus 
haut  que  le  déluge.  Amasser  est  un  but,  que  diable! 
Mais  nuire  pour  nuire,  jeter  l'or  qu'on  achète  par  le 
sang  dans  un  tonneau  qui  n'a  pas  de  fond,  voilà  la  folie 
furieuse.  Si  tu  avais  seulement  un  enfant.... 

—  J'ai  mieux  que  cela,  interrompit  Astrée. 

—  Tu  as  toi,  n'est-ce  pas?  commença  l'ancien  rebou- 
toux. 

Astrée  lui  imposa  silence  d'un  geste,  et  pourtant  elle 
fut  quelques  secondes  avant  de  reprendre  la  parole. 

—  11  ne  sait  pas  lui-même,  dit-elle  enfin  d'une  voix 
lente  et  changée,  il  ne  saura  jamais  comme  je  l'aime I 
S'il  le  savait,  j'aurais  peur,  car  il  n'y  a  entre  deux  êtres 
humains  qu'une  certaine  somme  d'amour  possible  :  trop 
d'amour  d'un  côté  appelle  la  froideur  de  l'autre... 

—  Qu'est-ce  qu'elle  me  chante  là?  fit  le  bonhomme 
stupéfait  ;  est-ce  que  tu  serais  amoureuse,  toi,  coqui- 
nette? 

Astrée  mit  sa  tête  entre  ses  mains. 

—  Toi,  répéta  Jean  Touril,  toi  !  amoureuse  1 
Et  il  ajouta,  voulant  railler  encore  : 

—  Avec  quoi  donc  aimes-tu,  puisque  tu  n'as  pas  de 
cœur? 

Astrée  lui  jeta  un  regard  qui  lui  fi4  baisser  les  yeux, 
comme  si  la  pointe  d'un  stylet  eût  menacé  sa  paupière. 

—  Ahl  fit-elle,  tu  ne  comprendras  plus,  vieux  Jean,  si 
jamais  tu  fus  en  état  de  comprendre.  C'est  ma  destinée, 
je  le  sens  1  j'en  soulïre  ;  mais  je  ne  donnerais  pas  cela  pour 


64  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

les  joies  du  paradis.  J'ai  souvent  aimé,  à  commencer  par 
le  marquis  Antoine  de  Maurepar,  qui  m'aurait  fait 
bonne  et  grande,  s'il  avait  voulu.  J'avais  un  cœur,  puis- 
qu'un mot  d'amour  m'eût  sauvée.  J'ai  un  cœur,  puisque 
mes  espoirs,  mes  désirs,  ma  vie,  tu  entends  bien,  ma 
vie,  ne  m'appartiennent  plus.  Je  suis  en  lui.  S'il  me 
trompait,  je  mourrais;  je  vis  parce  qu'il  m'aime. 

—  Quel  âge  a-t-il?  demanda  Jean  Touril,  qui  tournait 
ses  pouces  paisiblement. 

La  marquise  rougit,  baissa  les  yeux  et  répondit  : 

—  Vingt  ans. 

Jean  Touril  éclata  de  rire. 

—  Je  l'aurais  parié!  s'écria- 1- il.  Superbe I  superbe! 
Abl  coquinette,  ma  chérie,  voilà  donc  que  tu  te  fais 
vieille  femme  ! 

Astrée  se  redressa  et  saisit  le  flambeau,  qu'elle  appro- 
cha de  son  visage. 

—  Regarde-moi,  Jean,  dit- elle,  tandis  que  son  front 
rayonnait  d'orgueil  et  de  beauté  ;  moi,  je  me  regarde 
tous  les  jours,  va  I  Mais  la  première  ride  est  loin  encore. 
Mes  yeux  sont-ils  moins  brillants?  Avais-je  autrefois 
une  chevelure  plus  abondante?  Mes  dents,  mon  teint, 
ma  taille,  je  n'ai  rien  perdu.  Regarde! 

—  Vingt  ans  !  répéta  le  bonhomme. 

—  Je  suis  plus  jeune  que  lui,  répéta  la  marquise. 

—  Est-ce  trente-six  ou  trente-sept  ans  que  tu  vas  avoir 
en  décembre? 

Astrée  remit  le  flambeau  sur  la  table  ;  elle  gardait  un 
sourire  tranquille  et  fier. 

—  Vous  ne  pouvez  pas  m'efl'rayer,  ami  Jean,  dit-elle  ; 
je  ne  connais  pas  de  femme  plus  belle  que  moi. 

—  Es-tu  assurée  qu'il  t'aime?  demanda  le  bonhomme. 

—  Je  le  crois. 

—  Voilà  tout? 


PARIS  65 

Astrée  réfléchit  un  instant.  Un  nuage  passait  sur  son 
front. 

—  Si  j'en  étais  sûre,  murraura-t-elle,  aurais-je  besoin 
des  millions  du  pauvre  duc? 

—  Yoilà  comme  quoi,  dit  Jean  Touril,  le  sort  de  ce 
malheureux  roi  Truffe  dépend  du  caprice  d'un  jeune 
polka.  Une  chaumière  et  ton  cœur  ne  suffisent  pas  à  ce 
jouvenceau,  hé? 

—  Moi,  répliqua  la  marquise  sérieusement,  je  consen- 
tirais à  être  pauvre  avec  lui.- 

—  Pas  loni^temps? 

—  Toujours. 

Jean  Touril  se  tint  les  côtes. 

—  Allons!  allonsl  dit  la  marquise,  qui  changea  en- 
core une  fois  de  ton,  je  t'ai  laissé  railler  et  te  divertir, 
mon  vieux  Jean,  mais  peiises-lu  que  je  sois  venue  pour 
cela  ?  J'ai  besoin  que  tu  saches  jusqu'à  quel  point  j'aime 
mon  Fernand  I 

—  Ahl  ahl  interrompit  le  bonhomme,  il  s'appelle 
Fernand?  c'est  donc  luil 

—  Tais-toi  I  j'ai  besoin  que  tu  saches  combien  je  l'aime. 
Sans  cela,  tu  ne  m'obéiras  peut-être  pas. 

—  J'écoute,  coquinette. 

—  Tu  connais  la  fortune  du  roi  Truffe? 

—  A  peu  près. 

—  Le  roi  Truffe  m'a  offert  sa  main. 
Jean  Touril  ouvrit  de  grands  yeux. 

■    —  J'ai  refusé,    poursuivit    Astrée,  je  veux  épouser 
mon  Fernand. 

—  Sans  perdre  la  fortune  du  roi  Truffe? 

—  Pour  donner  la  fortune  du  roi  Truffe  à  mon  Fer- 
nand. 

—  Et  comme  ton  Fernand  te  battra,  coquinette!  s'é- 
cria le  bonhomme  avec  onction,  et  comme  il  fera  bien  î 

II  6* 


66  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

—  Pour  avoir  la  fortune  du  roi  Truffe  il  me  faut  jeter 
de  côté  un  obstacle  que  tu  counais... 

—  L'éternel  docteur? 

—  Je  t'ai  déjà  prié  de  ne  plus  m'interrompre,  vieux 
Jean,  dit  sévèrement  Astrée;  j'étais  venue  te  demander 
ton  aide  ou  plutôt  te  l'acheter,  puisque  tu  ne  donnes  rien. 
Tu  m'as  l'air  de  vouloir  résister.  Sulpice  te  fait  peur. 
Et  puis  tu  es  peut-être  trop  riche.  Moi,  je  suis  pauvre, 
je  n'ai  rien  à  perdre  ;  mais  j'aime  Fernand  comme  autre- 
fois j'aimais  ce  lointain  Paris,  que  je  rêvais  si  plein  de 
délices.  Si  quelqu'un  se  fût  mis  entre  Paris  et  moi... 

Elle  n  acheva  pas  et  reprit  presque  aussitôt  ; 

—  J'ai  vu  dans  je  ne  sais  quel  roman  un  chiffonnier 
qui  menaçait  une  marquise.  Le  chiffonnier  n'avait  ni  sou 
ni  maille,  comme  c'est  la  règle,  et  la  marquise  jouissait 
probablement  d'un  très-noble  revenu.  Moi  je  suis  une 
marquise  pour  rire  et  tu  es  un  chiffonnier  cousu  d'or. 
Les  rôles  sont  retournés  ;  c'est  ici  la  marquise  qui  me- 
nace le  chiffonnier. 

—  Menace,  marquise,  menace,  ma  mignonnette!  dit 
Jean  Touril,  qui  se  renversa  dans  sa  bergère. 

—  Voilà  du  temps  que  j'ai  cette  idée,  continua  la 
marquise.  Sans  le  roi  Truffe,  tu  aurais  eu  plus  tôt  de 
mes  nouvelles.  Je  voulais  te  demander  la  moitié  de  tes 
économies. 

—  Peste I  fit  le  bonhomme;  du  premier  coup,  la 
moitié  I 

—  Je  comptais  te  dire  tout  uniment  :  Tu  as  tué,  ra- 
chète-toi de  l'échafaud. 

—  Pour  me  hisser  sur  l'échafaud,  Morgatte,  repartit 
Jean  Touril  qui  fronça  1q  sourcil,  tu  serais  obligée  d'y 
monter  la  première. 

—  J'ai  renoncé  à  cette  idée-là,  poursuivit  la  marquise 
au  lieu  de  répondre. 


PARIS  e1 

Le  bonhomme  respira,  tandis  qu'Astrée  achevait  : 

—  Ton  boarsicot  vaut  bien  la  caisse  d'un  agent  de 
change,  mais  il  me  faut  mieux  que  cela  ;  je  ne  veux  pas 
de  ton  argent...  jusqu'à  voiri  Mon  Fernand  sera  duc  et 
il  aura  la  fortune  d'un  prince.  Au  lieu  de  te  rançonner, 
toi,  vieux  Jean,  je  te  paie:  je  t'offre  cent  mille  écus 
pour  cadeau  de  noces.  Seulement,  j'entends  que  tu  m'o- 
béisses  aveuglément,  comme  autrefois  :  je  n'admets  ni 
réflexion,  ni  hésitation,  et  pour  arriver  là,  je  te  mets, 
dans  toute  la  rigueur  du  terme,  le  couteau  sous  la 
gorge. 

—  Un  couteau  de  bois,  coquinette  I  tu  n'as  pas  répon- 
du à  mon  objection  :  le  couteau  dont  tu  parles  te  ferait 
la  même  blessure  qu'à  moi. 

La  Morgatte  se  leva. 

—  Ah  ça!  dit-elle,  en  se  penchant  au-dessus  du  bon- 
homme qui  pâlit  ;  tu  ne  te  souviens  donc  plus  de  moi, 
vieux  Jean?  Tu  as  donc  tout  oublié I  Tu  m'as  appelée 
Morgatte  tout  à  l'heure  ;  je  n'ai  point  changé,  bon- 
homme, pour  avoir  mis  des  souliers  à  mes  pieds  et  du 
velours  sur  mes  épaules.  Je  finirai  mal,  est-ce  que  tu  en 
doutes?  Une  fois,  le  grand  Rostan  me  tenait  à  moitié 
étranglée,  il  me  lâcha  en  me  voyant  rire.  On  peut  m'é- 
craser,  mais  non  point  me  punir.  Quand  je  serai  la 
duchesse  Fernand  de  Rostan,  et  que  j'aurai  tous  les 
châteaux  du  roi  Trufî'e,  je  ne  sais  pas  comment  je  serai 
faite  ;  mais,  ce  soir,  je  suis  une  fille  de  rien  déguisée  en 
marquise.  Songe  à  ton  cou,  boidiomme  ;  moi  je  suis 
prête  à  jouer  ma  vie  pour  un  oui,  pour  un  non  :  fais- en 
plutôt  l'essai. 

Elle  tira  sa  montre  et  conclut  : 

—  Tu  as  une  minute  pour  capituler. 

Le  vieux  Jean  avait  un  petit  peu  de  sueur  aux 
tempes. 


68  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

Il  secoua  le  plus  lentement  qu'il  put  les  cendres  de 
sa  pipe, 

—  Es-tu  assez  gentillette  I  dit-il  avec  un  accent  plein 
de  caresses.  Ça  me  divertit  de  te  mettre  en  colère... 
histoire  de  badiner,  bien  entendu.  Tu  tombes  toujours 
dans  le  panneau,  tu  fais  de  grosses  menaces,  comme 
si  l'on  ne  pouvait  pas  causer  dix  minutes  sans  par- 
ler de  guillottinel  Je  sais  bien  que  nous  sommes 
au-dessus  de  ça  ;  mais  ça  donne  des  idées  peu  gaies. 
Est-ce  que  je  n'ai  pas  toujours  fait  tout  ce  que  tu  vou- 
lais, coquinette?  Tu  as  beau  dire,  je  ne  peux  pas 
croire  que  tu  aurais  le  cœur  de  me  faire  couper  le 
cou- 

Il  lui  prit  la  main  tendrement. 

—  Sommes-nous  d'accord?  demanda  la  marquise. 

—  Ehl  bon  Dieu,  fillette!  répliqua  Jean  Touril, 
j'étais  de  ton  avis  d'avance.  Tu  as  perdu  ta  colère  et  ton 
temps.  Je  sais  que  cet  homme-là  nous  brisera,  si  nous  ne 
le  brisons  pas.  Depuis  que  tu  m'as  parlé  là-bas  sur  la 
route  de  Chartres,  je  m'occupe  de  lui.  Je  l'ai  vu  de  loin, 
je  l'ai  vu  de  près,  je  l'ai  vu  sans  qu'il  me  vit  et  je  l'ai 
vu  en  face  aussi.  On  ne  peut  le  prendre  ni  par  la 
colère  ni  par  la  peur.  Il  a  écrit  sur  les  trois  tombes  de 
Saint-Cast,  là-bas,  les  trois  mêmes  mots  en  langue  la- 
tine :  Certius  tarde  pœna  ;  J'ai  cherché  un  dictionnaire 
tout  exprès  pour  comprendre  Certim  veut  dire  sûre 
ment,  tarde  signifie  lentement,  pœna  signifie  châti- 
ment... 

—  Et  le  tout  ensemble? 

—  ((  Le  châtiment  est  d'autant  plus  sûr  qu'il  vient 
avec  plus  de  lenteur.  » 

—  Pauvre  devise!  fit  Astrée  ;  la  vie  est  courte,  et  nul 
ne  connaît  l'avenir.  La  vengeance  qui  attend  est  une 
folle. 


PARIS  69 

Jean  Touril  secoua  la  tête. 

—  Ne  discutons  plus,  dit-il  ;  nous  voulons  la  même 
chose,  toi  par  ambition,  moi  par  prudence  ;  tâchons  seu- 
lement d'arriver  au  but. 

—  Je  t'avais  donné  une  idée  :  qu'as-tu  fait  pour  la 
réaliser? 

—  J'ai  cherché  l'homme  qu'il  fallait,  je  ne  l'ai  pas 
trouvé. 

—  Gomment  !  parmi  tant  de  malheureux  qui  viennent 
ici  tous  les  jours.... 

—  Il  y  en  a  beaucoup  d'honnêtes,  objecta  Jean 
Touril. 

—  Soit  !  mais  les  autres  ? 

—  Les  autres  peuvent  n'avoir  pas  une  notion  très- 
exacte  du  tien  et  du  mien,  mais  je  n'en  connais  pas  beau- 
coup pour  jouer  du  couteau. 

—  Il  n'en  faut  qu'un,  fit  Astrée. 
Le  bonhomme  se  gratta  l'oreille. 

—  Sans  doute,  répliqua-t-il  ;  un  seul  suffit,  mais  il  le 
faut  bon. 

—  Tu  l'as  trouvé,  vieux  Jean,  et  tu  veux  te  faire 
valoir  I 

—  Non  I  sur  ma  foi,  noni  je  cherche. 

—  Il  faut  prendre  le  premier  venu. 

—  Et  lui  donner  une  poignée  de  louis  pour  attendre 
le  docteur  dans  la  rue,  n'est-ce  pas? 

Astrée  haussa  les  épaules. 

—  Boni  boni  reprit  l'ancien  reboutoux,  je  sais  bien 
que  tu  as  inventé  toute  une  mécanique.  Ce  n'est  pas 
mal.  Tu  es  une  fille  d'esprit,  on  ne  songe  pas  à  le  nier. 
Mais  je  te  dis,  moi,  que  le  premier  venu  ne  vaut  rien 
pour  mettre  ton  idée  à  exécution. 

—  Pourquoi  cela? 


70  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

—  Parce  que  ton  docteur  ne  se  dérangerait  pas  au 
milieu  de  la  nuit  pour  le  premier  venu. 

—  Il  est  généreux  et  charitable.... 

—  Il  est  prudent,  et  il  sait  qu'il  a  des  ennemis. 
Astrée  courba  la  tête  ;  elle  réfléchissait. 

—  Cherchons  un  autre  moyen,  dit-elle  enfin. 

—  Non,  répliqua  Jean  Touril  ;  le  moyen  est  bon.  Il 
faudrait  seulement  trouver  un  garçon  qui  fût  de  la  con- 
naissance du.  docteur,  de  telle  façon  que  lorsqu'on  vien- 
dra dire  au  docteur  Sulpice  :  «  Un  tel  n'en  peut  plus  ;  le 
pauvre  diable  n'a  d'espoir  qu'en  vous  ;  y>  le  docteur  Sul- 
pice, qui  est  généreux  et  charitable,  selon  tes  propres 
paroles,  se  jetât  en  bas  de  son  lit  et  courut  au  plus 
vite. 

—  Est-ce  donc  si  difficile  à  rencontrer,  interrompit 
Astrée,  un  homme  que  co  Sulpice  connaisse? 

—  Et  qui  consente  à  faire  ce  que  nous  voulons,  ajouta 
le  père  Bistouri  ;  oui,  c'est  assez  difficile.  Dieu  merci, 
j'ai  quelques  l>ons  vivants  dans  ma  clientèle,  mais  le 
docteur  ne  les  connaît  pas.  J'ai  déjà  dépisté  plusieurs  de 
ses  pratiques  indigentes  ;  il  en  a  beaucoup  ;  mais  ce  sont 
des  gaillards  qui  le  portent  aux  nues,  et  qui  feraient  un 
mauvais  parti  à  quiconque  lui  toucherait  le  bout  du 
petit  doigt.  Ahl  si  nous  avions  ici  l'ami  Nieull 

—  Nieul?  l'ancien  domestique  du  château?  demanda 
la  marquise. 

—  Eh  ouil  Nieul,  le  joyeux  tourne-broche  qui  est  de- 
venu un  homme  sérieux.  Fais-moi  donc  penser  à  te  dire 
que  j'ai  rencontré  madame  Rio  et  ce  bavard  de  Lapierre. 
L'ami  Nieul  est  juste  ce  qu'il  nous  faudrait.  Quand 
même  nous  l'aurions  pétri  de  nos  propres  mains,  ce  ne 
serait  pas  mieux  1  Sulpice  l'a  soigné  dix  fois  par  charité, 
quand  Nieul  demeurait  dans  ma  troisième  cour.  Et 
Nieul  me  dit,  un  soir  que  le  docteur  était  accouru,  tu 


PARIS  71 

vas  comprendre  ça,  coquillette  !  Nieul  me  dit  :  «  Le 
hâte-mort  a  bien  du  toupet  de  venir  par  ici  avec  sa 
montre  et  sa  chaîne,  mais  je  suis  trop  faible  I  »  Qu'en 
penses-tu? 

Astrée  ne  répondit  pas  ;  Jean  poursuivit  : 

—  C'est  clair,  Nieul  n'a  pas  de  sensiblerie  ;  quand  je 
lui  objectai  que  le  docteur  était  l'homme  le  plus  bien- 
faisant du  monde,  il  me  répondit  :  «  j'aurais  bien  cent 
écus  de  la  montre  et  de  la  chaîne...  w  Tu  ris,  toi,  coqui- 
nette  I 

Astrée  se  redressa  en  sursaut. 

Un  éclat  de  rire  étouffé  venait  en  effet  de  se  faire  en- 
tendre, mais  ce  n'était  pas  Astrée  qui  l'avait  poussé. 
Le  vieux  Touril  la  regardait  et  restait  bouche  béante. 

—  Tu  as  entendu?  murmura-t-il. 

—  Oui,  répondit  la  marquise,  cela  vient  de  là. 
Elle  montrait  la  cloison  de  droite. 

—  Tu  te  tromptis,  dit  Li  bonhomme  qui  ne  cherchait 
point  à  dissimuler  son  inquiéludo,  il  n'y  a  là  qu'un  ma- 
gasin plein  comme  un  œuf  et  bien  fermé. 

—  Et  ici?  demanda  la  marquise  en  désignant  le  côté 
gauche  de  la  chambre. 

—  Un  gros  mur  qui  termine  la  maison. 

11  y  eut  un  silence  pendant  lequel  ils  prêtèrent  une 
oreille  attentive  ;  aucun  bruit  ne  se  fit. 

—  Parfois,  commença  le  bonhomme,  quand  on  parle 
ainsi  de  choses...  très-chanceuses...  on  croit  entendre... 

—  Je  ne  crois  jamais  entendre  que  ce  que  j'entends, 
dit  Astrée. 

Elle  se  pencha  de  manière  à  placer  sa  tête  charmante 
tout  contre  le  visage  sale  et  ridé  du  vieux  coquin  et 
continua  : 

—  U  est  temps  de  nous  séparer;  dis-moi  seulement  où 
l'on  pourrait  trouver  ce  Nieul. 


72  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

Jean  Touril  poussa  un  gros  soupir. 

—  11  est  mort?  fit  Astrée. 

—  Guère  mieux  n'en  vaut  pour  nous,  mignonne tte.  Il 
est  à  Brest. 

—  Au  bagne? 

—  Pour  dix  ans. 

Un  second   éclat  de  rire  se   fit  entendre  ;  en  même 
temps  on  frappa  trois  petits  coups  distincts  à  la  porte. 
Le  bonhomme  et  la  marquise  se  regardèrent  effrayés. 

—  N'ouvrez  pas  I  dit  Astrée. 

—  Qui  diable  peut  nous  venir  à  cette  heure?  pensa 
tout  haut  Jean  Touril. 

On  frappa  plus  fort. 

—  La  porte  est-elle  bonne?  demanda  la  marquise. 

—  Il  n'y  a  qu'une  bonne  porte  chez  moi,  répondit 
véridiquement  le  bonhomme,  c'est  celle  de  la  caisse. 

—  Y  a-t-il  une  autre  issue  par  où  je  puisse  sortir?  de- 
manda encore  Astrée. 

—  Non,  excepté  la  fenêtre. 

La  marquise,  toute  pâle,  ne  fit  qu'un  bond  jusqu'à  la 
croisée. 

En  ce  moment  on  frappa  pour  la  troisième  fois,  non 
plus  avec  la  main,  mais  avec  le  pied.  La  porte  vermou- 
lue battit,  puis  s'ouvrit  en  branlant  sur  ses  gonds. 

—  Eteignez  la  lumière!  commanda  Astrée,  qui  rabat- 
tit vivement  son  voile  sur  ses  yeux. 

Le  vieux  Touril  n'obéit  pas.  A  la  vue  de  l'homme  qui 
se  montrait  sur  le  seuil,  vêtu  d'une  blouse  en  lambeaux, 
et  portant  la  hotte  d'osier  sur  les  épaules,  il  s'était  levé 
tout  droit. 

—  Nieul  !  balbutia-t-il,  pas  possible  I 

—  Bonjour,  bourgeois,  dit  le  chifi'onnier  ;  ça  va  bien? 
Moi  aussi,  comme  vous  voyez.  Vous,  la  petite  mère,  ne 
prenez  pas  tant  de  soin  pour  vous  cacher  ;  je  vous  ai 


PARIS  73 

reconnue  dès  l'allée  Gabriel  et  je  vous  suis  depuis  le 
moment  où  vous  êtes  montée  en  voiture.  C'est  moi  qui 
suis  allé  vous  chercher  le  fiacre  pour  cinquante  sous. 

—  C'est  le  diable  qui  t'envoie  I  grommela  Jean  Touril 
ébahi. 

La  marquise  releva  son  voile. 

—  Si  j'avais  su  que  c'était  vous  ami  Nieul,  dit-elle  en 
s'avan<^.aut  la  tête  haute  et  le  visage  résolu,  je  ne  me  se- 
rais point  cachée.  Je  suis  sûre  que  nous  allons  nous  en- 
tendre très-bien  tous  les  deux. 


VI 


LE  N°  23. 


Au  quatrième  étage  du  n°  23  de  la  rue  Neuve-des- 
Mathurins,  il  y  avait  deux  petits  appartements  jumeaux, 
donnant  sur  la  même  terrasse.  Originairement  une  grille 
géparait  la  terrasse  en  deux  ;  mais  comme  en  dernier  lieu 
les  deux  locataires  étaient  une  paire  d'amis,  faisant  pour 
ainsi  dire  ménage  commun,  on  avait  supprimé  la  grille. 

L'un  des  deux  locataires  était  Fernand,  l'autre  Robert 
de  G  alleran,  le  blond  et  le  brun  de  l'auberge  de  ma- 
dame Béquet-Fagot,  ou  Fagot-Béquet,  à  Maintenon. 
D'après  ce  que  nous  savons,  et  en  conséquence  de  la  li- 
quidation (lui  avait  eu  lieu  entre  les  deux  associés,  on 
aurait  pu  rétablir  la  grille. 

Robert  de  Galleran  fumait  sa  pipe  turque  sur  la  ter- 
rasse, malgré  le  froid  liumide  de  cette  soirée  d'automne. 
La  partie  de  la  terrasse  qui  appartenait  à  Fernand  restait 


PARIS  75 

solitaire.  Toutes  les  per siennes  de  l'appartement  de  ce 
dernier  étaient  fermées. 

C'était  Robert  que  le  docteur  Sulpice  avait  aperçu 
d'en  bas  par  la  portière  de  la  voiture,  pendant  qu'il 
était  arrêté  avec  Roblot  en  face  du  n"*  23.  La  nuit  était 
sombre,  mais  le  docteur  n'avait  pas  besoin  de  voir.  Il  se 
souvenait  de  ce  que  lui  avait  dit  l'ancien  Loiseau  (de 
l'écurie),  devenu  employé  du  chemin  de  fer  de  l'Ouest. 

Sa  main  crispée  froissait  un  papier  qui  ne  contenait 
que  deux  lignes  : 

«  Le  docteur  Sulpice,  qui  sait  tout,  sait-il  ce  que  sa 
femme  ira  faire  ce  soir  à  huit  heures,  rue  Neuve-des- 
Mathurins,  n°  23,  chez  M.  Robert  de  Galleran?  » 

Point  de  signature,  bien  entendu. 

La  jeune  femme  qui  avait  si  violemment  tressailli  au 
nom  de  Solange,  prononcé  par  Roblot,  s'élança  dans 
l'allée  n''  23,  et  monta  l'escalier  d'un  pas  rapide.  Par 
une  fenêtre  du  premier  étage,  qui  donnait  sur  la  rue,  elle 
voulut  revoir  cette  voiture  arrêtée  qu'elle  avait  cru  re- 
connaître, et  dont  la  vue  lui  avait  mis  des  gouttes  de 
sueur  aux  tempes,  mais  la  voiture  remontait  déjà  au 
grand  trot  vers  la  rue  de  la  chaussée  d'Antin. 

La  jeune  femme  s'appuya  tremblante  et  trop  émue  au 
montant  de  la  fenêtre.  Un  instant  elle  parut  hésiter, 
mais  elle  reprit  bientôt  sa  marche  en  disant  : 

—  Sulpice  a  confiance  en  moi  1 

Elle  monta  le  reste  de  l'escalier  d'un  pas  ferme.  Gal- 
leran l'attendait  debout  sur  le  seuil  de  son  apparte- 
ment. 

—  Au  nom  de  Dieu  !  madame,  dit-il,  dès  qu'il  l'aperçut, 
parlez-moi  de  Solange  I  où  se  cache-t-elle  ?  lui  serait-il 
arrivé  malheur? 

La  jeune  femme  avait  relevé  son  voile  pour  mieux  res- 
pirer. La  lumière  du  gaz  éclairait  le  charmant  visage 


76  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

d'Irène.  Elle  avait  l'œil  fatigué  ;  ses  joues  étaient  toutes 
pâles,  malgré  l'effort  qu'elle  venait  de  faire. 

—  Je  ne  suis  pas  ici  pour  parler  de  Solange,  répondit- 
elle,  je  ne  sais  rien  de  Solange. 

—  Elle  a  quitté  le  château  de  Morges,  poursuivit  Gal- 
leran;  depuis  lors,  j'ai  perdu  sa  trace,  et  je  tremble... 

—  Il  y  a  des  gens  malheureux,  monsieur  de  Galleran, 
interrompit  Irène.  Nous  aimons  Solange,  mon  mari  et 
moi  ;  nous  avons  fait  de  notre  mieux  pour  le  lui  prou- 
ver. Aujourd'hui,  que  Dieu  la  protège  ! 

Robert  restait  planté  comme  un  mai  au-devant  de  sa 
porte. 

—  Oui  !  balbutia-t-il  en  se  parlant  à  lui-même,  il  y  a 
des  gens  qui  ont  du  malheur  I 

11  entendit  la  respiration  oppressée  d'Irène  et  lui  offrit 
la  main  pour  la  faire  entrer.  Aussitôt  qu'elle  fut  dans  le 
salon,  Irène  s'assit.  Elle  montra  du  doigt  la  fenêtre  ou- 
verte qui  donnait  sur  la  terrasse. 

—  Ne  craignez  rien,  madame,  lui  dit  Galleran,  Fer- 
nand  n'est  plus  ici. 

—  Ah  !  fit  Irène  étonnée,  où  est-il? 

—  Fernand  a  son  hôtel  depuis  hier  au  soir.  M.  le 
marquis  de  Rostan  est  venu  le  chercher... 

—  Son  hôtel  I  répéta  la  jeune  femme  ;  M.  le  marquis 
de  Rostan  ! 

—  Gomme  vous  auriez  votre  château,  si  vous  vouliez, 
madame.  Le  roi  Truffe  fait  la  chasse  aux  héritiers. 

—  Je  suis  la  femme  du  docteur  Snlpice,  répondit 
Irène  dont  le  beau  front  se  redressa  :  bonheur  ou  mal- 
heur, pauvreté  ou  richesse,  tout  me  viendra  par  lui,  rien 
ne  me  viendra  que  par  lui. 

Galleran  s'inclina. 

—  Je  voulais  dire  seulement,  reprit-il,  que  votre  po- 
sition à  vous,  madame,  et  celle  de  Fernand  sont  les 


PARIS  77 

mêmes.  D'après  ce  que  vous  m'avez  raconté,  vous  êtes  la 
fille  du  marquis  de  Rostan. 

—  Eh  bien? 

—  Eh  bien  1  Fernand  serait  votre  frère... 

Le  sang  monta  aux  joues  de  la  jeune  femme. 

—  C'est  à  ce  titre,  du  moins,  continua  Robert  de  Gal- 
leran,  qu'une  moitié  de  l'héritage  de  M.  le  duc  lui  serait 
dévolue. 

—  Sulpice  sait-il  cela?  demanda  vivement  Irène. 

—  Je  suis  fondé  à  croire  que  le  docteur  Sulpice  en  a 
été  informé  ce  matin. 

Irène  appuya  sa  tête  entre  ses  deux  mains. 

—  Sulpice  ne  me  dit  plus  rien  I  murmura-t-elle.  Ce 
Fernand  serait  le  fils  de  ma  mère!  est-ce  possible  ! 

—  Monsieur  de  Galleran,  reprit-elle  presque  aussitôt 
en  tirant  de  sa  poche  une  petite  boite  d'écaillé  qu'elle 
posa  sur  la  table,  vous  m'avez  promis  secours  et  obéis- 
sance :  je  viens  vous  rappeler  votre  promesse. 

—  Je  suis  à  vous  entièrement,  madame,  pourvu  que 
celle  que  j'aime  et  à  (j[ui  j'ai  fait  tant  de  mal  ne  réclame 
point  mon  aide  en  même  temps  que  vous. 

Irène  ôta  son  châle  et  son  chapeau. 

—  Je  ne  mettrai  pas  votre  chevalerie  à  une  très-rude 
épreuve,  dit-elle  en  répondant  par  un  sourire  triste  au 
regard  étonné  que  Galleran  lui  jetait  ;  fermez  la  porte, 
je  vous  prie,  afin   que  nous  ne  soyons  point  dérangés. 

Galleran  alla  fermer  la  porte.  Irène  lui  montra  un 
siège  à  côté  d'elle. 

Malgré  l'air  dégagé  qu'elle  voulait  se  donner,  une 
certaine  émotion,  indépendante  des  paroles  jusqu'alors 
prononcées,  altérait  sa  voix  et  changeait  son  visage. 

—  Aujourd'hui,  commença-t-elle,  tout  le  monde  ma- 
gnétise... 

II  7* 


78  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

Elle  s'arrêta  pour  attendre  un  mot  de  Galleran.  Gal- 
leran  ne  parla  point. 

—  Avez-vous  parfois  magnétisé?  demanda  Irène. 

—  Jamais,  madame. 

—  C'est  la  chose  du  monde  la  plus  facile,  monsieur, 
reprit  Irène,  dont  la  voix  s'affermissait,  mais  qui  détour- 
nait les  yeux  :  on  se  place  vis-à-vis  de  la  personne,  ou 
même  à  côté  d'elle,  et  on  exécute  des  passes  de  haut  en 
bas...  Veuillez  voir  commentée  m'y  prends. 

Elle  fit  à  vide  une  demi-douzaine  de  passes  d'une  seule 
main. 

—  Avez-vous  compris?  ajouta-t-elle. 

—  J'ai  compris  ce  que  vous  entendez  par  passes,  ma- 
dame, répliqua  Robert  de  Galleran;  mais  le  motif... 

—  Le  motif  n'y  fait  rien,  monsieur.  Quand  après  un 
certain  nombre  de  passes,  la  personne  résiste,  on  dirige 
le  bout  des  doigts  sur  la  naissance  du  front...  en  pointe... 
de  cette  manière...  afin  d'affecter  violemment  la  base 
du  cerveau... 

•—  Et  le  résultat? 

—  La  personne  s'endort. 
Galleran  sourit. 

—  J'avais  oublié  de  vous  dire,  reprit  Irène,  que  les 
passes  doivent  s'arrêter  à  l'épigastre  quand  on  magné- 
tise dans  le  but  d'obtenir  le  sommeii. 

Galleran  sourit  plus  fort  en  entendant  ce  gros  mot 
scientifique  sortir  de  cette  jeune  et  jolie  bouche. 

—  Madame,  dit-il,  je  vous  rends  grâce.  Quand  je 
voudrai  endormir  quelqu'un... 

—  Par-dessus  tout  cela,  interrompit  Irène,  il  faut  la 
volonté... 

—  Naturellement  1 

— Je  vous  prie,  monsieur,  de  ne  point  plaisanter  ;  je  dis 
la  volonté  impérieuse  et  réfléchie. 


PARIS  79 

Galleran  salua.  Il  y  eut  un  silence.  Galleran  gardait 
maintenant  son  grand  sérieux. 

—  S'il  vous  plaît,  pousuivit  Irène  qui  le  regarda  tout 
à  coup  en  face,  vous  allez  m'eudormir. 

Galleran  sauta  sur  son  siège. 

—  Y  sougez-vous,  madame?  balbutia-t-il. 

—  C'est  pour  cela  que  je  suis  venue,  répondit  Irène. 

■ —  Mais  je  suis  tout  à  fait  incapable  I...  voulut  protes- 
ter Galleran. 

—  La  leçon  que  je  viens  de  vous  donner  *vous  suffira 
parfaitement,  monsieur,  interrompit  Irène. 

—  Permettez  I  je  n'ai  pas  la  foi,  madame. 

—  Vous  l'aurez,  quand  vous  aurez  vu.  D'ailleurs  la 
foi  n'est  pas  indispensable. 

Galleran  se  leva  brusquement  et  arpenta  la  chambre 
à  grands  pas.  Irène  prit  sur  la  table  la  petite  boite  d'é- 
caille. 

—  Madame,  dit  Galleran,  avec  agitation,  votre  mari 
s'est  fait  la  réputation  du  plus  puissant  magnétiseur  de 
Paris. 

—  Sa  puissance  est  au-dessus  de  sa  réputation,  repar- 
tit Irène. 

—  Pourquoi  vous  adresser  à  moi,  qui  me  déclare  pro- 
fane et  incrédule  ?  ** 

—  J'ai  mes  raison^,  monsieur. 

—  Ne  puis-je  au  moins  les  connaître? 

—  Si  fait,  prononça  tout  bas  Irène,  qui  ouvrit  la  pe- 
tite boîte  d'écaillé,  mon  mari  ne  veut  plus  m'endormir, 

—  Le  docteur  Sulpice  a  certainement  aussi  ses  raisons 
pour  cela. 

—  Asseyez-vous,  je  vous  prie,  monsieur,  le  temps 
presse,  il  nous  faut  commencer.  Mon  mari  voit  au-dedans 
de  moi-même.  C'est  par  lui  que  je  vis  ;  je  suis  sa  créa- 
ture, puisqu'il  ranima  de  son  souffle,  autrefois,    mon 


80  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

enfance  condamnée  à  mort,  puisqu'il  mit  sa  force  à  la 
place  de  ma  faiblesse,  puisqu'il  m'a  donné,  jour  par  jour 
pendant  des  années,  une  part  de  son  âme.  Mon  mari  m'a 
dit  une  fois.  «Irène,  je  ne  vous  magnétiserai  plus.  »  Et 
comme  je  lui  demandais  pourquoi,  il  m'a  répondu  : 
{(  Irène,  cela  vous  tue.  » 

—  Et  vous  voulez?...  s'écria  Galleran. 

—  Oui,  répliqua  la  jeune  femme,  je  veux.  Je  n'ai  ja- 
mais déso])éi  à  Sulpice  ;  je  commence  aujourd'hui  parce 
qu'il  s'agit  de  le  sauver. 

Elle  tira  de  la  petite  boite  d'écaillé  une  mèche  de  che- 
veux noirs. 

—  Quand  je  vais  dormir,  dit-elle,  vous  placerez  ces 
cheveux  dans  ma  main  et  vous  demanderez  :  Où  est- 
elle  ?  que  dit-elle  ?  que  fait-elle  ? 

—  Ces  cheveux  appartiennent  à  madame  la  marquise 
de  Rostan...  murmura  Galleran. 

Irène  fit  un  signe  de  tête  affîrmatif. 

—  J'aimerais  mieux  vous  servir  autrement,  madame, 
dit  Galleran,  qui  reçut  les  cheveux  de  la  main  d'Irène  ; 
mais  je  vous  ai  promis  de  faire  tout  ce  que  vous  ordon- 
nerez. Je  suis  prêt. 

—  Peut-être  n'attendrez-vous  pas  longtemps,  fit  la 
jeune  femme,  pour  me  servir  à  votre  guise. 

Elle  se  renversa  sur  son  siège,  et  Galleran  leva  la 
main. 

—  Regardez-moi  fixement,  dit-elle  encore,  et  en  vous- 
même  commandez  au  sommeil  de  descendre  sur  mes 
paupières. 

Galleran  fit  une  pemière  passe,  gauchement  et  à 
contre-cœur.  Les  yeux  d'Irène  battirent.  Galleran  redou- 
bla. Le  beau  col  d'Irène  se  raidit. 

Quiconque  a  fait,  incrédule,  œuvre  de  magnétiseur, 
sait  quel  effet  bizarre  produit  l'aspect  du  premier  symp- 


PARIS  81 

tome.  On  doute  et  en  même  temps  la  volonté  d'agir 
naît.  A  peine  née,  la  volonté  grandit  et  envahit. 

La  main  de  Robert  trembla  et  un  frisson  lui  passa  par 
le  corps.  Il  se  prit  à  sourire  quand  les  yeux  d'Irène, 
fixes  et  grands  ouverts,  perdirent  tout  à  coup  le  regard. 

—  Vous  vous  jouez  de  moi,  madame,  dit-il. 

Irène  ne  bougea  pas;  un  soupir  pénible  s'exhala  de  sa 
poitrine. 

Robert  précipitait  ses  passes  ;  la  passion  de  dominer 
le  prenait  malgré  lui.  Une  expression  de  souÊFrance était 
sur  le  visage  de  la  jeune  femme.  Elle  s'agita  faiblement 
et  porta  la  main  droite  à  son  cœur. 

—  Dors,  pensait  Robert,  qui  y  allait  de  tout  cœur,  je 
veux  que  tu  dormes  ! 

En  même  temps  il  pointa  ses  doigts  entre  les  deux 
yeux  d'Irène,  dont  la  main  retomba  sur  ses  genoux,  tan- 
dis que  toute  sa  personne  prenait  une  attitude  de  repos 
extatique. 

—  Dormez-vous,  madame  ?  demanda  Robert  à  voix 
basse. 

—  Oui,  répondit  Irène. 
Galleran  recula  presque  effrayé. 

Irène  était  très- pâle,  mais  il  y  avait  un  sourire  autour 
de  ses  lèvres.  Galleran,  tout  entier  à  sa  stupéfac'ion,  ne 
songeait  plus  à  la  mèche  de  cheveux  ;  il  contemplait  la 
jeune  femme  en  silence,  et  se  demandait  s'il  était  le 
jouet  d'un  songe. 

—  Souffrez-vous?  demanda-t-il  encore  après  un  si- 
lence. 

—  Non,  répliqua  la  jeune  femme. 


La  voix  était  changée,  et  c'est  quelque  chose  d'étrange 
que  cette  immobilité  qui  parle.  Vous  les  avez  tous  vues. 


82  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

On  croirait  des  statues  de  marbre  à  qui  Dieu  aurait  dit  : 
Remuez  vos  lèvres  et  parlez. 

Les  yeux  d'Irène,  fixes  et  largement  ouverts,  regar- 
daient toujours  le  vide. 

Galleran  oubliait  de  l'interroger. 

—  J'ai  souffert,  dit-elle  au  bout  de  quelques  secondes  ; 
je  souffrais  toujours  quand  il  était  loin  de  moi.  Dès  que 
j'entendais  ses  pas  sur  la  lande,  je  sentais  comme  un 
souffle  de  cbaleur  sur  moi.  Mon  cœur  n'avait  plus  rien 
qui  l'empêchât  de  battre. 

.  .  .  J'ai  souffert  aussi  quand  il  amena  Solange. 
Solange  est  si  belle  I...  Je  crus  qu'il  l'aimait  mieux  que 
moi... 

—  Solange  !  répéta  Galleran. 
Irène  se  tut. 

Galleran  demanda  : 

—  Est-ce  que  le  docteur  Sulpice  a  aimé  Solange? 

—  Comme  une  sœur,  répondit  Irène. 

Galleran  respira.  Irène  reprit  plus  bas  et  plus  lente- 
ment : 

—  Mon  père  nous  faisait  peur.  Je  n'ai  jamais  vu  sou- 
rire ma  mère  qu'auprès  de  mon  berceau.  Elle  pleurait 
souvent...  souvent  I  et  je  l'entendais  qui  disait  :  «  Quand 
tu  vas  être  morte,  Dieu  me  laissera-t-il  toute  seule  ici- 
bas?  ))  C'est  à  moi  qu'elle  parlait.  J'étais  si  faible  I  Sul- 
pice avait  douze  ou  treize  ans,  il  gardait  les  moutons . 
Je  ne  suis  pas  morte,  parce  que  tous  les  soirs  il  venait 
me  bercer.  En  me  berçant  il  me  regardait.  Sa  vie  pas- 
sait en  moi  par  son  regard. 

...  Je  fus  tout  un  jour  sans  voir  ma  tante  Victoire, 
qui  était  si  belle  et  si  douce  I  Elle  revint,  mais  la  chèvre 
n'était  plus  dans  le  courtil.  J'ai  su  depuis  que  ma  tante 
Victoire  était  devenue  mère.  Le  matin  du  jour  où  l'on 
tira  les  coups  de  fusil  sur  la  lande,  ma  tante  Victoire 


PARIS  83 

s*en  alla  de  la  maison  :  nous  no  la  revîmes  plus  jamais. 
J'ai  bien  prié  pour  elle. 

...  Ma  mère  accoucha  dans  la  nuit.  Ce  fut  le  pauvre 
monteur  qui  fut  chargé  d'emporter  le  petit  enfant 
quand  nous  nous  échappâmes  de  la  maison.  Il  y  avait 
du  sang  sur  le  lit  de  ma  mère.  Vers  Saint- Cast,  ma 
mère  appela  le  monteur,  qui  ne  répondit  pas.  La  nuit 
était  noire. 

Sulpicedit  :  Je  travaillerai  pour  vous,  madame  Made- 
leine. 

Il  était  tout  enfant,  mais  l'armurier  de  Saint-Malo  le 
prit  pour  tailler  les  crosses  de  ses  fusils.  Tout  l'argent 
qu'il  gagnait,  il  l'apportait  à  ma  mère.  Le  soir,  il  me 
berçait,  je  sais  encore  ses  chansons. 

Tout  fut  vendu  ;  le  Château,  la  Maison,  le  Tréguz.  La 
race  de  Rostan  ne  posséda  plus  rien  autour  du  cap  Fréhel. 

Sulpice  n'avait  plus  le  temps  d'apprendre  à  lire.  Il 
paya  une  femme  pour  me  donner  des  leçons.  J'ai  su  lire 
bien  avaat  Sulpice  qui  est  si  savant  I 

De  Saint-Malo,  on  aperçoit  le  cap  Fréhel.  Ma  mère 
était  bien  malade.  Un  jour,  Sulpice  revint  du  travail  et 
me  baisa  dans  mon  l)erçeau  en  disant  :  a  J'ai  vu  ton 
frère  î  »  Ma  mère  se  leva  de  son  lit.  Sulpice  reprit  en 
s'adressant  à  elle  :  «  Le  petit  gars  est  beau,  madame 
Madeleine,  et  la  fillette  de  mademoiselle  Victoire  est 
avec  lui.  »  Chacjue  soir,  ma  mère  voulut  descendre  sur 
la  grève  pour  voir  de  loin  le  feu  tournant  du  cap.  Le 
feu  tournant  était  tout  auprès  de  Saint- Cast.  Elle  devi- 
nait la  pauvre  demeure  où  l'on  avait  donné  un  petit  coin 
au  berceau  de  son  fils. 

Elle  s'échappa  une  fois  et  passa  la  mer  dans  une  bar- 
que de  pécheur.  Quand  elle  revint,  elle  tremblait.  Les  gens 
de  justice  étaient  à  Saint-Cast  et  cherchaient  le  grand  Ros- 
tan mon  père.  Toutes  ces  choses  sont  confuses  en  moi. 


84  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

Sulpice  ne  m'en  parle  jamais. 

Je  sais  que  nous  mimes  nos  liardes  dans  des  paquets 
et  que  nous  vînmes  en  la  ville  de  Rennes.  Rennes  n'était 
pas  encore  assez  loin.  Sulpice  avait  des  outils  qu'il  ven- 
dit, et  nous  prîmes  le  chemin  de  Paris.  «  L'enfant  serait 
mal  avec  nous,  avait  dit  Sulpice  ;  là-bas  il  aura  le  grand 
air  et  le  bon  pain  du  pays.  Quand  il  en  sera  temps,  je 
reviendrai  le  chercher.  »  11  parlait  de  mon  petit  frère  qui 
était  à  Saint-Gast. 

Sulpice  dit  encore  en  route  :  «Je  veux  aussi  l'enfant  de 
v^ictoire.  C'est  celle-là  qui  est  l'héritière  de  Maurepar.  » 

Sulpice  n'avait  pas  beaucoup  d'âge;  mais  l'idée  qui  a 
rempli  sa  vie  était  en  lui.  Le  père  de  Sulpice  était  un 
serviteur  fidèle,  Sulpice  est  un  rédempteur,  Rostan  revi- 
vra :  c'est  la  volonté  de  Sulpice. 

Si  Sulpice  n'avait  pas  pris  cette  tâche,  il  eût  marché 
plus  vite  dans  la  science  :  mais  sans  cette  tâche  qui  fut 
son  premier  mobile,  peut-être  n'aurait-il  jamais  abordé 
la  science. 

A  l'âge  où  les  autres  sont  enfants,  Sulpice  avait  une 
famille  a  protéger  et  à  nourrir.  Nous  demeurions  dans 
une  pauvre  chambre  du  faubourg  Saint-Germain.  Sulpice 
travaillait  chez  un  arquebusier  de  la  rue  du  Bac.  Nous 
restions  seules  toute  la  journée,  ma  mère  et  moi.  Ahl  la 
grande  et  froide  tristesse  de  ces  heures  si  longues  I 
Quand  Sulpice  rentrait,  la  maison  me  semblait  subite- 
ment éclairée. 

Parfois  j'étais  endormie  à  l'heure  de  son  retour. 
Cependant  je  le  sentais  revenir,  et  dès  qu'il  se  penchait 
sur  mon  petit  lit,  mon  sommeil  s'emplissait  de  beaux 
rêves... 

Irène  poussa  un  profond  soupir  et  sa  main  droite  se 
releva  jusqu'à  son  front.  Galleran  écoutait.  Quelque 
chose  d'inexplicable  se  passait  en  lui  :  il  aimait  une 


PARIS  85 

autre  femme  et  celle-ci  exerçait  sur  lui  une  influeuce 
extraordinaire.  Sa  vie  écoulée  lui  apparaissait  comme 
un  rêve. 

Ces  choses  ne  l'eussent  point  intéressé  laveille.  Mainte- 
nant il  lui  semblait  que  ce  récit  avait  rapport  à  lui-même 
ou  à  son  avenir. 

L'idée  ne  lui  venait  pas  à  lui,  incrédule,  que  le  som- 
meil d'Irène  pût  être  une  feinte,  ce  sommeil  bavard  et 
plein  de  souvenir  qui  n'avait  rien  de  commun  avec  le 
repos  de  chaque  nuit  ! 

Sans  le  savoir,  sans  le  vouloir  surtout,  Robert  entrait 
en  quelque  sorte  dans  un  tourbillon  nouveau.  Quelque 
chose  d'inconnu  l'attirait  et  l'entraînait.  Il  n'y  avait  rien 
eu  entre  Sulpice  et  lui,  sinon  un  choc,  et  cependant 
Sulpice  absent  gagnait  vson  cœur  par  les  paroles  d'Irène. 
Sulpice,  Irène,  Solange,  s'unissaient  dans  sa  pensée  et 
lui  formaient  comme  une  famille. 

Galleran  avait  fort  bien  tenr  sa  place  dans  ce  monde 
douteux  où  il  avait  patronné  Fernand  autrefois  ;  mais 
Galleran  valait  mieux  que  sa  propre  histoire. 

—  Le  samedi  soir,  reprit  Irène,  Sulpice  apportait  l'ar- 
gent de  sa  semaine.  Ma  mère  le  baisait  au  front,  c'était 
sa  récompense.  Avant  d'être  folle,  ma  mère  l'aimait 
comme  un  fils. 

—  Folle!  répéta  involontairement  Galleran. 

Irène  tressaillit  violemment  au  son  de  sa  voix.  Un  ins- 
tant elle  lutta  contre  le  réveil  qui  la  cherchait. 

—  Ma  mère  devint  folle,  dit-elle  avec  effort,  un  jour 
qu'elle  rencontra  mon  père  dans  une  voiture,  aux  côtés 
d'Astrée. 

Galleran  rapprocha  son  siège,  mais  il  n'interrogea  pas. 
Il  reprenait  conscience  de  la  position  où  il  se  trouvait. 
Irène,  plus  pâle  et  brisée  de  lassitude,  s'agitait  sur  son 
fauteuil. 

n  8 


86  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

—  Sulpice  avait  déjà  de  la  réputation,  poursuivit-elle  ; 
son  patron  vendait  bien  cher  les  crosses  qu'il  sculptait. 
11  paya  le  médecin  pendant  plus  d'une  année  ;  le  méde- 
cin promettait  toujours  de  me  guérir.  Ce  fut  la  maladie 
de  ma  mère  qui  donna  pour  la  première  fois  à  Sulpice 
l'idée  d'étudier  la  médecine. 

J'avais  quinze  ans.  Sulpice  ne  m'avait  jamais  dit  que 
j'étais  belle.  Un  matin,  en  se  levant,  ma  mère  alla  au  lit 
de  Sulpice,  et  du  ton  qu'on  prend  pour  donner  un 
ordre,  elle  lui  dit  :  Vous  aimez  l'entant,  vous  l'épou- 
serez. 

J'étais  déjà  à  ma  broderie,  car,  moi  aussi,  je  travaillais 
de  mon  mieux.  Sulpice  se  tourna  vers  moi  et  me  regarda. 
J'avais  les  yeux  pleins  de  larmes.  Du  plus  loin  que  je 
me  souvienne,  j'aime  Sulpice. 

—  Votre  mère  a  raison,  Irène,  me  dit-il  en  s'apnro- 

chant;  je  vous  aime,  et  si  vous  voulez  je  vous  épouserai. 

Je  n'avais  pas  de  voix  pour  lui  répondre. 

— ^  Mais,  reprit-il,  la  fille  de   Madeleine   Rostan  du 

Boscq  ne  peut  pas  être  la  femme  d'un  ouvrier.  Je  vous 

mènerai  à  l'autel  quand  je  serai  docteur  en  médecine. 

J'ouvris  de  grands  yeux.  D'ordinaire  Sulpice  ne  raillait 
jamais. 

Il  travaillait  maintenant  eu  chambre  afin  de  pouvoir 
veiller  toujours  sur  ma  mère  et  sur  moi.  Dès  le  soir  de 
ce  jour,  il  apporta  des  livres  de  médecine  ;  il  ne  savait 
pas  lire.  Je  lisais  auprès  de  son  établi  tandis  qu'il  tra- 
vaillait. Pendant  un  mois  ou  cinq  semaines,  il  sortit  une 
heure  cnaque  matin.  Au  bout  de  ce  temps,  il  m'em- 
brassa plus  tendrement  que  de  coutume  et  me  dit  :  Merci, 
ma  fiancée  chérie  ;  vous  ne  vous  fatiguerez  plus  pour 
moi.  Je  ne  suis  pas  encore  bien  savant,  mais  j'ai  apprift 
à  lire  et  à  écrire. 
Et  l'ouvrage  allait  cependant.  Il  fallait  de  l'argent 


PARIS  87 

pour  entourer  ma  mère  de  soins  et  même  de  certaines 
superfluités  qu'elle  n'avait  point  connues  là-bas  en  Bre- 
tagne. Sulpice  suflisait  à  tout. 

Je  pleurai  quand  je  vis  que  je  n'étais  plus  nécessaire 
à  Sulpice.  Je  fus  jalouse  de  le  voir  lire  tout  seul.  11  me 
semblait  que  jetais  de  moitié  dans  son  efifort.  Je  crois 
que  je  serais  devenue  savante. 

Pour  suivre  les  cours,  il  fallut  tenir  la  lampe  allumée 
toute  la  nuit.  Sulpice  devint  maigre,  ses  yeux  se  creu- 
sèrent. Il  vivait  de  fièvre. 

Quand  il  s'endormait  sur  sa  tâche,  vaincu  par 
la  fatigue  accablante,  j'allais  m'agenouiller  auprès  de 
lui. 

Dans  son  sommeil  il  voyait  toujours  son  père.  Il  me 
raconta  une  fois  que  son  père  lui  avait  dit  :  Sois  bon 
avant  d'être  grand. 

Et  il  ajouta  :  Je  comprends  la  pensée  de  mon  père 
bien-aimé.  Mon  père  veut  que  je  relève  le  sang  de 
Rostan  avant  de  monter  au  sommet  de  l'échelle  de  la 
science. 

—  Irène,  ajouta-t-il,  vous  ne  serez  que  ma  femme  ; 
mais  je  retrouverai  les  deux  enfants,  votre  frère  et  la 
fille  de  Victoire.  Ceux-là  seront  riches  et  perpétueront 
le  nom  de  mes  anciens  maîtres.  Je  Tai  promis  à  mou 
père. 

N'être  que  sa  femme  !  Ahl  que  les  autres  soient  riches, 
nobles,  puissants!  moi,  je  suis  heureuse. 

A  condition  qu'il  m'aime! 

Quand  il  fut  reçu  médecin,  son  père  vint  le  voir  en 
rêve  et  lui  dit  :  Madame  Madeleine  sera  guérie,  quand 
tu  lui  rendras  son  fils  duc... 

11  demanda  à  son  père  s'il  était  bien  qu'il  m'épousât  ; 
son  père  fut  du  temps  avant  de  répondre.  Sulpice  me 
disait  :  Irène,  êtes-vous  sûre  de  m* aimer? 


88  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

Un  mois  après  nos  noces,  il  partit  pour  aller  cher- 
cher le  fils  de  ma  mère  et  la  fille  de  Victoire.  11  ne 
trouva  ni  les  enfants  ni  le  vieillard  qui  les  avait  re- 
cueillis. On  ne  put  lui  dire  s'ils  étaient  morts  ou 
vivants... 

Irène  se  tut.  Galleran  avait  compris  certaines  choses, 
d'autres  lui  échappaient.  Pour  tout  comprendre,  il  eût 
fallu  connaître  l'histoire  de  la  famille  de  Rostan. 

Et  pourtant  Galleran  cédait  à  une  sorte  de  charme. 
Tout  cela  l'intéressait,  comme  si  sa  propre  destinée  eût 
été  en  jeu. 

—  Et  Solange?  murmura-t-il  après  un  silence. 
On  eût  dit  qu'Irène  allait  s'éveiller. 

—  Je  l'ai  bien  haïe  avant  de  l'aimer,  celle-là  murmura- 
t-elle.  Ce  fut  la  première  cure  de  Sulpice.  Un  instant, 
j'ai  cru  qu'il  l'aimait.  Celui  qui  aimera  Solange  aura  un 
devoir  à  remplir  ;  c'est  de  punir  l'infâme  qui... 

Robert  de  Galleran  devint  tout  à  coup  plus  pâle  qu'un 
mort  et  fit  un  geste,  comme  pour  empêcher  la  jeune 
femme  de  poursuivre.  Elle  resta  muette  aussitôt.  Galle- 
ran, malgré  son  émotion  profonde,  fut  distrait  par  l'exer- 
cice imprévu  de  sa  puissance. 

—  Où  est- elle?  demanda-t-il. 

En  même  temps  il  lui  mit  dans  la  main  une  mèche  de 
cheveux  qu'il  tira  d'un  médaillon. 

—  Solange  !  prononça  aussitôt  Irène,  en  prison  ! 

—  En  prison!  répéta  Galleran  qui  se  leva;  Solange  en 
prison  ! 

—  Ce  n'est  pas  la  première  fois  I  murmura  la  jeune 
femme  avec  un  sourire  amer. 

Galleran  baissa  les  yeux,  comme  si  un  regard  inquisi- 
teur eût  fouillé  au  fond  de  son  âme. 

Mais  il  n'eût  pas  le  temps  d'interroger  davantage  ; 
Irène  rejeta  la  boucle  de  cheveux  avec  colère. 


PARIS  «^ 

—  Ce  n*est  pas  celle-là,  dil-elle,  en  frappant  du  pied, 
Tautre  I  l'autre  ! 

Ses  paupières  battaient  :  le  réveil  était  proche.  Elle 
dit  encore  I 

—  L'autre,  l'autre  boucle!  Astréel  Astréel 
Galleran  lui  donna  l'autre  mèche  de  cheveux.    Dès 

qu'Irène  l'eut  dans  la  main,  toute  sa  physionomie 
changea.  Une  expression  de  terreur  indicible  contracta 
ses  traits. 

—  Je  la  vois!  je  la  vois!  s'écria-t-elle.  Pourquoi  ces 
débris  et  ces  haillons  autour  d'elle?  Comme  celte  chambre 
est  misérable  et  sale!  Et  ces  deux  hommes,  qui  sont-ils? 
Je  les  ai  vus  tous  deux  autrefois,  j'en  suis  sûre.  Le  plus 
vieux  n'a  presque  pas  changé.  L'autre... 

—  Chut  !  interrompit-elle  vivement,  la  voilà  qui 
parle. 

Elle  écouta  :  ses  lèvres  tremblèrent.  Des  gouttes  de 
sueur  vinrent  à  son  front. 

—  Horreur  I  horreur  !  fit-elle. 

Galleran  se  rapprocha  involontairement.  Irène  respi- 
rait avec  force  et  tout  son  corps  frémissait  : 
Elle  reprit  : 

—  Quand  les  autres  parlent,  je  suis  sourde.  Je  n'en- 
tends qu'elle...  Ohl  cela  me  suffit!  l'infâme!  l'infâme! 

Ell«i  se  pencha  en  avant,  comme  pour  écouter  mieux. 

—  Le  plus  vieux  est  Jean  Touril,  murmura-t-elle  ;  je 
me  souviens,  à  présent.  La  voilà  qui  prononce  le  nom 
de  l'autre,  et  je  me  souviens  aussi.  C'est  Nieul,  l'ancien 
serviteur  du  cliâtau. 

Elle  resta  un  instant  immobile  et  muette,  puis  elle 
saisit  le  bras  de  Galleran. 

Elle  se  mit  à  parler  d'une  voix  brève  et  distincte. 
Galleran  ne  comprit  pas  tout  de  suite,  tant  son  langage 
était  extraordinaire.  Elle  donnait  le  plan  d'un  assassinat 
II  8* 


90  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

hardiment  et  perfidement  combiné  :  la  victime  désignée 
était  un  docteur  médecin. 

Galleran  devina  qu'elle  répétait  les  paroles  entendues 
dans  son  état  magnétique.  Elle  était  l'écho  mystérieux 
d'une  autre  voix.  Il  saisit  ses  tablettes  et  transcrivit  à  la 
hâte  tout  ce  que  disait  Irène. 

Quand  elle  s'éveilla,  Galleran  lui  tendit  les  tablettes. 
Elle  n'avait  plus  souvenir  de  rien.  Gela  est  toujours 
ainsi. 

Elle  lut.  Elle  se  laissa  choir  sur  ses  deux  genoux  et 
perdit  connaissance. 


VII 


ou  LORIOT  PREND  DEUX  CHINOIS  ET  DEUX 
PRUNES. 


Voilà  un  métier  qui  allait  à  notre  excellent  ami  Toto 
Gicquel,  ancien  monteur  d'Anglaises  au  cap  Fréhel  ; 
suivre  les  deux  petits  Bretons  le  long  du  boulevard  I  ce 
n'était  pas  compliqué.  Ses  jambes  mal  attachées  et  sa 
pauvre  intelligence  étaient  à  la  hauteur  de  cet  effort. 
L'heure  était  trop  avancée  pour  qu'il  pût  travailler  à  sa 
jarretière  :  il  n'y  avait  pas  de  temps  perdu.  Toto  Gicquel 
en  aurait  fait,  pardieu  I  bien  d'autres  pour  son  petit 
pâtour  ! 

Le  grand  docteur  au  visage  grave  et  réfléchi,  c'était 
le  petit  pâtour  de  Toto  Gicquel.  Toto  avait  toujours 
pensé  que  Sulpice  irait  loin  et  haut. 

D'ailleurs,  ces  pâtours  du  Tréguz  I... 

—  A  plein  bissac,  il  a  des  écus  I  pensait  Toto  en  cou- 
doyant les  passants  qui  le  maudissaient. 


92  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

Au  contraire,  Toto,  la  bonne  âme,  n*en  voulait  pas 
aux  passants  qu'il  avait  coudoyés. 

Il  y  avait  un  jour  terrible  dans  la  vie  de  Toto.  Ce 
jour-ià,  Toto  avait  perdu  presque  du  même  conp  son 
cheval  Bijou  et  son  ami  Sulpice.  Il  est  vrai  que  Roblot, 
son  cousin,  lui  avait  été  secourable,  mais  Roblot  était  un 
maître  ;  il  faisait  trop  sentir  au  pauvre  Toto  son  im- 
mense supériorité.  Brave  homme  d'ailleurs,  ce  Roblot, 
et  ne  mettant  point  de  malice  dans  les  coups  de  pied 
qu'il  prodiguait. 

Toto  aurait  volontiers  passé  les  coups  de  pied.  Il  avait 
le  devant  des  jambes  cuirassé  par  l'habitude,  mais  il 
détestait  les  discours  de  Roblot  et  surtout  ses  chansons. 
Il  avait  aimé  les  chansons  ;  Roblot  l'en  avait  dégoûté. 

Tout  naturellement,  Roblot,  devenu  le  tuteur  de  Toto 
Gicquel,  avait  fait  de  lui  un  marin.  Outre  que  la  pauvre 
créature  ne  s'était  jamais  senti  un  goût  très-vif  pour  le 
métier  d'homme  de  mer,  le  grade  occupé  par  lui  ne 
pouvait  satisfaire  ses  penchants  tranquilles  et  paresseux. 
Malgré  son  âge,  il  restait  mousse  et  n'obtenait  aucun 
succès  dans  cet  emploi  :  heureux  quand  il  pouvait  trou- 
ver quelques  minutes  pour  se  livrer  à  son  ouvrage 
favori  :  la  confection  des  jarretières. 

Sans  le  tricot,  Toto  serait  mort  de  chagrin. 

En  tricotant,  il  se  souvenait  de  ces  heures  fortunées 
qui  devaient  lui  inspirer  un  éternel  regret.  Mille  images 
agréables  passaient  devant  ses  yeux  :  le  cap,  avec  sa 
grande  falaise  penchée  au-dessus  de  la  mer.  Bijou,  le 
cher  bidet  portant  sa  tète  entre  les  jambes  et  balançant 
l'Anglaise  maigre  qui  croassait  sur  son  dos  ;  la  loge  où  il 
y  avait  un  si  bon  grabat  ;  les  moutons  du  petit  pâtour  ; 
Randonneau,  le  chien  probe  et  grondeur;  le  bel  habit 
vert  des  douaniers  ;  la  douce  figure  de  madame  Made- 
leine et  le  cher  sourire  de  mademoiselle  Victoire. 


PARIS  =93 

Rêves  bien-aimés  dont  le  réveil  était  toujours,  hélas! 
un  coup  de  pied  dans  le  devant  des  jambes  I 

En  suivant  Cbitlon  et  Loriot  sur  le  trottoir,  Toto  avait 
en  vérité  des  larmes  dans  les  yeux.  Joli  petit  gars, 
fillette  bien  mignonne  I  ces  deux  enfants- là  lui  rendaient 
la  saveur  de  la  patrie  au  milieu  de  ce  grand  Paris,  où  il 
s'égarait  du  matin  au  soir  depuis  deux  jours.  Pourquoi 
Sulpice  lui  avait-il  ordormé  de  les  suivre?  Toto  ne  se 
faisait  jamais  de  ces  questions  indiscrètes.  Il  y  avait  en 
lui  une  idée  fixe  qui  dominait  tout  le  reste.  De  dix  pas 
en  dix  pas,  Toto  se  disait  : 

—  Gomme  le  petit  pâtour  a  grandi,  quoique  ça! 

Chiffon  et  Loriot  ne  se  doutaient  guère  qu'ils  étaient 
suivis.  La  fuite  soudaine  de  leur  auditoire  au  moment 
de  la  recette  les  avait  mis  de  mauvaise  humeur,  mais 
cela  ne  pouvait  pas  durer.  Le  bruit,  le  mouvement,  la 
lumière  leur  montaient  au  cerveau.  Paris  leur  tournait 
la  tête  du  premier  coup,  comme  une  gorgée  de-vin  enivre 
ceux  qui  n'ont  encore  bu  que  de  l'eau. 

Toto  n'eut  d'abord  aucune  peine  à  les  suivre.  Ils 
allaient  lentement,  s'arrêtant  à  toutes  les  devantures, 
cherchant  à  deviner  la  destination  de  tous  les  objets 
qu'ils  ne  connaissaient  pas,  babillant,  flânant,  se  dispu- 
tant et  s'embrassant.  Hègle  générale,  ils  n'étaient  ja- 
mais du  même  avis.  Chiffon  soutenait  son  opinion  avec 
la  supériorité  de  son  sexe  et  de  son  âge  ;  Loriot  plaidait 
plus  timidement,  mais  avec  non  moins  de  ténacité  : 

Nous  dirons  en  confidence  que  Loriot  commençait  à 
trouver  les  façons  de  Cbiflon  pédantes,  désagréables  et 
tyranniques.  Cette  pensée  lui  vint  vers  la  rue  de  la  Paix; 
à  la  hauteur  de  la  rue  Louis-le-Grand,  une  vague  idée 
germa  en  lui  ;  il  songea  à  secouer  cette  tutelle. 

Toto  les  voyait  par  derrière  bras  dessus,  bras  dessous, 
et  il  se  disait  : 


94  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

—  Comme  ils  s'aiment,  les  deux  chérubins  ! 

—  Yois-tu,  s'écriait  en  ce  moment  Loriot,  il  y  a 
encore  de  plus  belles  choses  là-bas,  de  l'autre  côté, 
venons-y  I 

—  Tu  n'y  vois  donc  pas  goutte?  répliquait  Ghififon  ; 
c'est  moitié  plus  reluisant  par  ici. 

Loriot  fit  la  moue,  Chiffon  poursuivit  : 

—  Voilà  qu'est  comme  ça,  pas  vrai?  Tu  entres  chez 
un  menuisier  pendant  que  j'entre  chez  une  couturière. 
Ou  bien  chez  un  chapelier,  loi  ;  moi  chez  une  qui  fait 
des  fleurs.  J'aimerais  ça,  faire  des  fleurs.  Tu  dis  :  j'viens 
pour  travailler  à  la  journée  ;  t'es  frais  et  bien  portant, 
pourquoi  qu'on  ne  te  recevrait  pas? 

—  J'ai  point  d'envie  de  travailler,  répliqua  Loriot, 
arrêté  devant  un  confiseur  ;  c'est  du  sucre,  tout  ça,  et 
des  doudouxl 

Il  passa  sur  ses  lèvres  sa  langue  gourmande. 

—  Ahl  fit  Chiffon  en  colère,  tu  n'as  point  d'envie  de 
travailler  I 

—  Yeux-tu  nous  acheter  un  brin  de  tout  ça?  demanda 
le  petit  gars. 

Chiffon  lui  secoua  le  bras. 

—  C'est  pas  pour  les  paresseux,  dit-elle. 

—  Ah  I  dami  la  Chiffon,  reprit  Loriot,  je  ne  suis  point 
plus  paresseux  que  toi. 

—  Puisque  tu  ne  veux  pas  travailler  I 

—  C'est  trop  joh,  Paris,  pour  travailler.  Veux-tu  nous 
en  acheter? 

Chiffon  r entraîna.  Loriot  dit  : 

—  Tu  fais  trop  ta  madame-j'ordonne.  Ça  finirai 

Par  derrière,  Toto  jeta  aussi  un  coup  d'œil  sur  l'éta- 
lage du  confiseur.  Mais  Toto,  sage  et  modeste  dans  ses 
goûts,  préférait  la  charcuterie. 

Une  chose  plus  appétissante  encore  que  les  bonbons, 


PARIS  95 

ce  sont  les  tartes  aux  abricots,  les  frangipanes  fondantes 
et  dorées,  les  gâteaux  qui  s'appelaient  jadis  de  Savoie, 
et  dont  on  a  ingénieusement  rajeuni  le  nom  ;  la  pâtisserie 
enfin,  toute  la  pâtisserie,  cette  spécialité  rance  et  tenta- 
trice qui  fit  commettre,  depuis  le  commencement  du 
monde,  aux  adolescents  des  deux  sexes  tant  et  de  si  gros 
péchés  I 

—  Si  tu  travailles  bien,  reprit  Chiffon  d'un  ton  insi- 
imant,  mon  chéri  Loriot,  et  que  tu  gagnes  pas  mal,  moi 
aussi,  s'entend,  nous  viendrons  manger  de  tout  ça  tous 
les  soirs. 

Loriot  ne  répondit  pas.  Il  avait  les  sourcils  froncés  et 
un  gros  nuage  était  sous  ses  cheveux  blonds. 

—  Travailler  !  travailler  I  s'écria-t-il  en  fermant  le 
poing  ;  tu  t'es  fichue  de  moi,  quoi,  la  Ghiffonnette  ! 

—  Moi,  mon  Loriot? 

—  Fais  l'innocente  I  que  tu  me  disais  tout  le  long  de 
la  route  :  à  Paris,  c'est  comme  ça,  à  Paris,  c'est  comme 
ci,  on  n'a  ni  soif,  ni  faim,  ni  rien.  Dès  qu'on  ouvre  la 
bouche,  il  y  tombe  quéq'chose  de  bon  et  de  bien  cuiti 
As-tu  assez  chanté  c'te  chanson  :  C'est  le  Paradis  des 
femmes!  tu  verras,  quand  t'y  seras! 

—  Eh  bien  !  fit  la  petite,  qui  mit  le  poing  sur  la 
hanche. 

Car,  il  faut  lui  rendre  justice,  elle  ne  refusait  jamais 
la  bataille. 

—  Eh  bien!  répéta  Loriot,  je  t'en  souhaite I  Y  a  des 
doudoux  assez,  c'est  vrai,  mais  faut  les  regarder  à 
traversiez  vitres  ;  on  ne  trouve  tant  seulement  pas  d'eau 
à  boire  et  pour  avoir  des  gâteaux,  faut  travailler  ! 

Il  poussa  un  profond  soupir. 

—  M'as-tu  assez  dit  de  mensonojes!  ajouta-t-il. 

—  Regarde-moi  ça!  interrompit  Chiffon. 

Ils  étaient  arrivés  à^cette: partie  du  boulevard  qui  est 


96  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

comme  un  marché  aux  fleurs  animées.  Ces  fleurs  flétries, 
mais  dont  les  couleurs  brillent  encore  aux  lueurs  du  gaz, 
viennent  étaler  leurs  charmes  douteux,  passent  et  re- 
passent en  forçant  leurs  robes  de  soie  à  frémir  violem- 
ment, et  peuvent  sans  contredit  éblouir  des  yeux 
inexpérimentés. 

—  Regarde-moi  cal  répéta  Chiffon  ;  sont-elles  dans  le 
paradis,  celle-là? 

En  contemplant  toutes  ces  toilettes  voyantes,  la 
pauvre  Chiffon  avait  l'eau  à  la  bouche,  comme  naguère 
Loriot  en  face  des  cerises  confites  et  des  marrons  glacés. 

Elle  ne  savait  pas. 

Loriot  haussa  les  épaules. 

—  C'est  des  femmes  I  dit-il.  La  belle  avance  de  se 
promener  toujours  1... 

—  Tiens  !  tiens  I  interrompit-il  en  changeant  soudain 
d'opinion,  en  vl'à  qui  mangent  des  gâteaux  I 

—  Qu'ont  l'air  fièrement  bonsi  ajouta  Chiffon. 

—  Les  vl'à  qui  boivent  queq' chose  de  jaune  dans  de 
petits  gobelets  de  verre. 

—  Hehi  !  fit  Chiffon  ;  est-ce  que  je  t'avais  menti? 
Loriot  fut  au  moins  une  minute  avant  de  répondre, 

puis  il  dit  : 

—  Alors,  je  veux  être  femme. 
Chiffon  éclata  de  rire.  Loriot  se  fâcha. 

—  C'est  bon,  c'est  bon,  s'écria-t-il  ;  pendant  que  tu 
ferais  des  collerettes,  des  fleurs,  est-ce  que  je  sais,  moi? 
ou  peut-être  rien  du  tout,  pendant  que  tu  te  promènerais 
comme  celles-ci,  avec  des  falbalas,  moi,  j'irais  raboter 
du  bois  ou  fourrer  mes  mains  dans  le  noir  I 

—  Pour  commencer,  mon  Loriot,  voulut  dire  Chiffon. 

—  Tu  n'es  qu'une  sans-cœur,  répliqua  le  petit  gars, 
mais  ça  finira. 

Toto  pensait  : 


PARIS  9^ 

—  Il  y  a  bien  sur  à  manger  chez  le  petit  pàtour... 
Mais  que  je  suis  bête  de  l'appeler  toujours  le  petit 
pâtour,  puisque  c'est  un  grand  mé<!ecin.  N'empêche  qu'y 
a  pour  mauger  et  pour  boire  chez  lui.  Si  les  deux  mio- 
ches allaient  se  coucher,  je  m'en  irais  chez  mon  Sulpice, 
et  il  me  donnerait  à  souper. 

En  conséquence  de  quoi,  Toto,  qui  avait  l'estomac 
vide,  souhaitait  ardemment  que  les  deux  petits  arrivas- 
sent a  leur  gite. 

Mais  Chiffon  avait  résolu  de  donner  ce  soir  même  à 
son  Loriot  un  mémorable  exemple.  Elle  guetlait  un  ma- 
gasin de  lingerie.  A  part  la  danse  de  la  Saboteuse  et  les 
chansons  du  pays,  ce  qu'elle  savait  le  mieux,  c'était 
ourler  les  torchons.  Heureuse  condition  pour  aborder  la 
lingerie  parisienne  1 

Les  magasins  ne  manquent  pas  sur  le  boulevard.  Au 
premier  qu'elle  trouva,  Chiffon  s'arrêta.  Elle  prit  son 
ami  Loriot  par  la  main. 

—  Je  vas  entrer  là,  dit-elle  solennellement. 

—  Acheter  quoi?  demanda  le  petit  gars. 

—  Acheter  rien...  Gagner  de  l'argent. 

—  Tu  vas  te  proposer? 

—  Tout  uniment.  Si  tu  ne  veux  pas  travailler,  vois-tu, 
petiot,  moi  je  travaillerai  pour  deux. 

Ceci  ne  fit  pas  sur  l'ami  Loriot  l'effet  attendu.  Sa  moue 
se  changea  en  un  sourire.  Il  colla  sa  petite  figure  aux 
carreaux,  et  Chiffon,  qui  le  regardait  du  coin  de  l'œil, 
ne  put  s'empêcher  de  lui  caresser  le  menton. 

Uu  éclat  de  rire  aigu  se  fit  entendre  au  travers  des 
vitres.  C'étaient  ces  demoiselles  qui  s'amusaient. 

— En  v'ià  qui  se  moquent  de  toi,  dit  Loriot. 

Chiffon  tourna  résolument  le  bouton  et  entra.  Loriot 
la  regardait  faire. 

Il  9 


9S  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

—  Toutes  ces  demoiselles-là  sont-elles  propres  et 
gentilles,  dà  I  pensait-il. 

—  Oh  î  interrompit-il  en  riant,  la  Chiffonnette  a-t-elle 
un  pied  de  rouge  1  Pour  gentille,  elle  est  bien  gentille 
aussi.  Mais  je  ne  suis  point  heureux  avec  elle  :  elle  veut 
avoir  toujours  raison.  Ça  finira  I 

Dans  le  magasin,  on  avait  cessé  de  rire,  au  moment 
où  Chiffon  entrait.  On  craignait  une  demande  d'au- 
mône. 

—  Bien  le  bonjour,  la  compagnie,  dit  Chiffon,  qui  fit 
sa  plus  belle  révérence. 

—  Que  voulez-vous?  lui  demanda-t-on. 

—  De  l'ouvrasre,  ma  bonne  dame.  J'arrive  de  chez 
nous  avec  de  la  jeunesse  et  de  la  bonne  volonté.  J'aime- 
rais bien  travailler  pour  gagner  ma  vie. 

Les  demoiselles  se  regardèrent  en  souriant  dédaigneu- 
sement. Loriot  devina  ce  qui  se  passait,  et  le  sang  lui 
monta  au  visage.  Il  n'avait  nul  remords,  quand  il  faisait 
enrager  sa  Chiffonnette  ;  mais  il  n'entendait  pas  que  les 
autres  fissent  comme  lui.  C'était  une  manière  de  petit 
mari  que  ce  Loriot. 

Quand  Chiffon  vit  sourire  les  demoiselles,  elle  crut  sa 
cause  gagnée,  dans  l'innocence  de  son  cœur.  La  dame 
de  comptoir  lui  dit  : 

—  Savez-vous  surjeter? 

—  Plaît-il?  fit  la  pauvre  Chiffon. 

—  Festonner? 

—  Quant  à  ça,  ma  bonne  dame... 

—  Broder  à  l'anglaise? 

—  Je  vas  vous  dire... 

—  En  application? 
Chifton  baissa  la  tête. 

—  Savez-vous,  reprit  la  dame,  raccommoder  la  den- 
telle, monter  Ips  ])()nnets.  les  cols  et  les  manches  pa- 


é 


PARIS  99 

godes?  Connaissez-vous  seulement  la  valencienne?  la 
maline?  le  faux  point?  Voyons,  mademoiselle, répondez; 
quand  on  veut  entrer  dans  une  maison  comme  la  mienne, 
il  faut  du  talent. 

Chiffon,  étourdie  et  prête  à  lâcher  pied,  jeta  un 
coup  d'œil  en  arrière,  aux  carreaux,  pour  cherclier  un 
appui  dans  le  regard  de  son  Loriot.  Loriot  n'était 
plus  là. 

Auprès  du  magasin  de  lingerie,  il  y  avait  un  débit  de 
prunes  à  Teau-de-vie.  Loriot  avait  avisé  les  grands  bo- 
caux tout  pleins  de  chinois  et  de  reines-claudes  vertes. 
11  était  seul  ;  il  avait  dans  sa  poche  les  quelques  sous 
récoltés  sur  le  trottoir.  Après  avoir  contemplé  un  instant 
les  bocaux,  après  avoir  cherché  voluptueusement  à 
deviner  le  goût  de  ces  friandises  inconnues,  Loriot  entra 
dans  le  palais  des  prunes. 

Ce  n'était  pas  pour  demander  de  l'ouvrage. 

Ici,  l'on  voyait  bien  clairement  que  Paris  est  le  paradis 
des  femmes.  Au  comptoir,  c'étaient  des  dames  à  la  tour- 
nure leste,  au  sourire  agaçant  et  heureux,  qui  versaient 
avec  une  grâce  enchanteresse  la  prune  et  sa  sauce  dans 
le  petit  verre  taillé.  Quel  sorti  si  Loriot  n'avait  pas  eu 
déjà  ridée  de  changer  de  sexe,  l'envie  lui  en  serait  venue 
en  voyant  ces  dames-là. 

Devant  le  comptoir,  il  y  avait  des  personnes  des  deux 
sexes  ;  mais  Loriot  fit  cette  observation  que  c'était 
toujours  le  sexe  masculin  qui  payait.  Gela  lui  inspira 
un  mépris  encore  plus  profond  pour  sa  condition 
d'homme. 

Cependant,  une  fois  entré  dans  ce  féerique  séjour, 
rembarras  le  prit;  Loriot  était  timide.  La  tête  lui  tourna 
quand  il  vit  tant  de  beaux  messieurs  et  tant  de  belles 
dames.  Gomment  parler  à  ces  déesses  du  comptoir? 
Loriot  restait  là  planté  au  milieu  de  la  boutique,  tour- 


100  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

nant  son  bonnet  qu'il  avait  ôté  poliment,  et  ne  sachant 
plus  du  tout  comment  se  tirer  d'affaire. 

—  Que  faut-il  à  monsieur?  lui  demanda  de  loin  une 
des  divinités  justement  la  plus  rouge  et  la  plus  belle. 

Il  ne  tombait  pas  sous  le  sens  de  Loriot  qu'on  put 
l'appeler  monsieur.  Loriot  ne  bougea  pas.  Une  autre  lui 
cria  d'un  ton  jovial  : 

—  Que  va-t-on  vous  servir,  mon  petit  homme? 

—  Tiens!  cet  amour  I  dit  une  consommatrice. 

Toutes  les  consommatrices  se  retournèrent.  A  l'unani- 
mité, Loriot,  qui  était  plus  rouge  qu'une  cerise,  fut 
déclaré  amour. 

—  Approche,  amour,  lui  crièrent  les  chevaliers  de 
celles  qui  consommaient. 

Loriot  s'ébranla  lentement  et  gravement. 

—  Je  ne  veux  point  qu'on  se  moque  de  moi,  dit-il  en 
relevant  avec  fierté  sa  tête  blonde  et  charmante,  j'ai  de 
quoi  payer-,  faut  qu'on  sache  ça  I 

Pour  preuve,  il  frappa  sur  sa  pochette  où  trois  ou 
quatre  gros  sous  sonnèrent. 

Tout  le  monde  se  mit  à  rire.  Deux  dames,  drapées 
dans  des  châles  noirs  bordés  de  jaune  éclatant,  vinrent  le 
prendre  par  le  bras. 

Quand  Loriot  fut  auprès  du  comptoir,  il  montra  du 
doigt  un  bocal  de  prunes  et  un  bocal  de  chinois,  puis 
il  dit  : 

—  Je  veux  goûter  de  ça  et  de  ça. 

Ses  yeux  pétillaient  de  gourmandise.  L'embarras  de 
notre  Loriot  s'était  noyé  dans  l'eau  qui  lui  venait  à  la 
bouche. 

On  lui  servit  de  ça  et  de  ça,  suivant  son  désir  :  d'abord 
une  prune,  ensuite  un  chinois. 

Loriot  goûta  le  chinois  au  milieu  des  consommateurs 
qui  faisaient  cercle. 


PARIS  loi 

Il  eut  un  rire  content, 

—  Ça  réchauffe,  dit-il  ;  à  vot*  santé  la  compagnie. 
Il  attaqua  la  prune. 

—  Quant  à  ce  qui  est  de  ça,  s'écria-t-il  avec  entliou  - 
siasme,  vrà  qu'est  bon  tout  de  mêmel  à  votre  santé  I 

La  galerie  était  aux  anges. 

—  Quoi  que  ça  coûte?  defnanda  Loriot  en  portant  la 
main  à  sa  pochette. 

Une  des  consommatrices  fit  un  signe  à  la  déesse  qui 
tenait  la  cuiller. 

—  C'est  gratis,  répondit-elle  avec  une  jolie  révérence. 

—  Pas  possible?  repartit  Loriot  stupéfait.  Alors,  je  vais 
aller  chercher  la  Ghiffonnette. 

—  Est-ce  ta  sœur,  petit  bonhomme  ? 

—  Est-ce  ta  cousine  ? 

—  Est-(  e  ta  bonne  amie? 

—  Petit  bonhomme  es-tu  marié? 

Loriot  ne  savait  à  laquelle  entendre.  Son  regard  fît  le 
tour  du  cercle.  Il  vit  tant  de  beaux  châles  noirs  à  bor- 
dures d'or  qu'il  eut  honte  du  pauvre  fichu  de  Chiffon. 
Les  petits  garçons  cèdent  si  vite  à  la  tentation  de  renier  ! 
Les  petites  filles  valent  mieux  sous  ce  rapport. 

Loriot  répondit  : 

—  Quoi  qu'est  la  Chiffonuette ?  C'est  ma  domestique. 
Un  éclat  de  gaieté  générale  fit  trembler  les  grandes 

vitres  du  débit  de  prunes. 

—  Le  petit  homme  a  sa  maison  montée,  dit  un  châle; 
Un  autre  chàle  demanda  : 

—  Quels  gages  donnes-tu  à  ta  gouvernante? 
Et  le  reste. 

Loriot  devina  qu'on  se  moquait  de  lui.  Il  planta  son 
bonnet  de  laine  sur  sa  tète  et  dit  à  la  dame  de  comp- 
toir : 

II  9* 


102  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

—  Vous,  puisque  c'est  gratis,  redonnez-m'en  î 

—  Duquel?  demanda  la  dame  en  montrant  les  deux 
bocaux. 

—  Des  deux  I  répliqua  Loriot  crânement. 

Toto  Gicquel  avait  trouvé  un  banc  placé  entre  le  ma- 
gasin de  lingerie  et  le  débit  de  prunes.  Il  avait  un  œil 
sur  Chiffon  et  l'autre  sur  Loriot. 

—  Le  petit  va  bien,  pensait-il  ;  ça  fait  le  quatrième 
verre.  J'en  aurais  pris  un  avec  plaisir. 

Sa  langue  caressa  ses  grosses  lèvres. 

—  C'est  pas  d'être  riche  que  je  désire,  moi,  se  disait-il 
avec  mélancolie  ;  c'est  de  boire  et  manger  mon  content 
trois  fois  par  jour. 

—  Quant  à  la  lingerie,  ma  petite,  répondait-on  à  la 
pauvre  Chiffon,  dans  le  brillant  magasin,  c'est  impos- 
sible. Ourler  les  torchons  ne  suffit  pas,  et  l'apprentis- 
sage se  paie.  Cependant  vous  avez  l'air  doux  et  vous 
montrez  de  la  bonne  volonté.  J'ai  besoin  de  quelqu'un 
pour  tout  faire. 

—  Tout  faire?  répéta  Chiffon,  dont  la  jolie  tête  se 
releva  éclairée  par  l'espoir. 

—  Tout  faire,  cela  s'entend,  ma  fille?  balayer,  laver 
la  vaisselle,  porter  les  paquets... 

—  Je  comprends,  madame,  interrompit  Chiffon  avec 
résignation,  je  ferai  tout...  pour  commencer...  si  vous 
voulez  bien  me  prendre  chez  vous. 

Hélas  1  ce  paradis  de  Paris  avait  donc  une  bien  triste 
antichambre  I 

Mais  Chiffon  était  le  courage  même.  Elle  sentait  que 
Paris  lui  serait  bon,  et  qu'il  ne  s'agissait  pour  elle  que 
d'y  vivre.  Tous  ceux  qui  doivent  monter  ont  foi  dans 
leur  étoile. 

—  Le  gage  est  de  quinze  francs  par  mois,  reprit  la 
lingère,  nourrie,  blanchie,  un  demi-verre  de  vin   par 


PARIS  103 

repas  et  sortie  quand  ça  se  pourra.  On  couche  dans  la 
soupente. 

Chiffon  réfléchissait.  Chiffon  se  disait  : 

—  Et  mon  ami  Loriot  ? 
Question  ardue  I 

La  lingère  y  vint  du  reste  d'elle-même. 

—  Où  pourrais-je  prendre  des  renseignements  sur  vous, 
ma  petite?  demanda-t-elle. 

—  Je  ne  connais  personne  à  Paris,  madame,  répliqua 
Chiffon. 

—  Ahl  et  d'où  venez-vous? 

—  De  la  Bretagne. 

—  C'est  qu'il  nous  faut  quelqu'un  d'honnête  ici,  ma 
fillel 

Chiffon  se  redressa. 

—  Oui,  oui,  reprit  la  lingère,  quelqu'un  d'honnête  : 
la  maison  est  citée  pour  sa  tenue  et  ses  mœurs. 

Ces  demoiselles,  en  vérité,  gardaient  leur  sérieux.  La 
lingère  en  chef  poursuivit  : 

—  Les  mœurs,  voilà  la  première  condition.  Comment 
êtes-vous  venue  de  Bretagne? 

—  A  pied,  madame. 

—  Toute  seule? 

—  Non,  balbutia  Chiffon,  qui  jeta  un  second  coup 
d'œil  aux  carreaux  pour  chercher  son  Loriot. 

—  Avec  qui?  interrogea  la  dame. 

—  Avec  mon  Loriot,  répondit  Chiffon. 

—  Yotre  frère,  peut-être? 

—  Non,  madame. 

—  Votre  bon  ami,  alors? 

—  Oui,  madame. 

Toutes  les  demoiselles  posèrent  leur  ouvrage.  On 
échangea  des  regards  étonnés  autour  du  comptoir.  Tant 
d'effronterie  épouvantait  la  candeur  des  lingères. 


104  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

—  Ma  fille,  dit  Madame,  consentiriez-vous  à  mettre  de 
côté  votre  Loriot,  comme  vous  l'appelez? 

—  Jamais,  madame  !  répondit  vivement  Chiffon. 

—  A  la  bonne  heure,  firent  ces  demoiselles,  c'est  du 
propre  I 

—  Mon  enfant,  prononça  Madame,  jugeant  en  dernier 
ressort,  votre  Loriot  vous  empêchera  de  vous  placer  à 
Paris  :  vous  pouvez  chercher  ailleurs. 

Chiffon  fît  la  révérence  lentement  et  regagna  la 
porte. 

Eq  ce  moment  même.  Loriot  avalait  sa  seconde  prune, 
après  avoir  avalé  son  second  chinois. 

—  Mon  mignon,  lui  dit  une  voix  à  l'oreille,  si  tu 
veux  réussir  à  Paris,  tu  te  déferas  de  ta  Chiffonnette. 

11  se  retourna  et  vit  une  grande  femme,  ornée  de  l'iné- 
vitable châle  noir  à  bordure  jaune.  Cette  femme  avait 
des  moustaches.  Loriot  pensa  : 

—  En  voilà  encore  un  qu'est  déguisé  en  femme  ! 

—  Mes  affaires  ne  vous  regardent  point,  vous,  reprit- 
il  tout  haut. 

Il  ôtason  bonnet  et  se  retira  en  disant  : 

—  Bonsoir,  messieurs,  mesdames,  la  compagnie  ! 

Il  avait  la  conscience  de  s'être  comporté  en  homme  qui 
sait  son  monde. 

Toto  se  leva  de  son  banc.  Il  put  observer  que  Loriot 
avait  maintenant  la  tête  bien  plus  haute. 

—  D'où  viens-tu  donc,  mon  Loriot?  demanda  Chiffon 
qui  s'élança  à  la  rencontre  de  son  ami. 

Elle  l'aimait  mieux  pour  le  sacrifice  qu'elle  venait  de 
lui  faire. 

—  Et  quéq't'as  fait,  toi,  la  Chiffonnette  ?  repartit  le 
garçonnet  d'un  ton  fat. 

Chiffon  ne  lui  dit  pas  qu'elle  avait  manqué  une  place 
à  cause  de  lui. 


PARIS  105 

—  Mon  pauvre  Loriot,  répliqua-t-elle  seulement,  je 
n'ai  pas  réussi. 

—  Moi,  j'ai  réussi,  ma  cocotte  ;  v'ià  la  différence  I  J*ai 
bu  des  deux,  et  je  dis  que  c'est  fièrement  bon.  A  présent, 
je  veux  manger  une  croûte. 

Toto  était  presque  entre  eux  deux  à  ce  moment.  Il 
trouva  que  la  prétention  de  Loriot  n'était  pas  illégi- 
time. 

Cependant  Chiffon  la  repoussa  en  disant,  le  cœur  gros 
et  la  voix  tremblante  : 

—  Je  n'ai  pas  faim. 

Ceci  n'était  pas  une  raison  assurément.  La  pauvre 
Chiffon  avait  tort  ;  mais  son  beau  ciel  s'était  obscurci  si 
vite!  et  la  tentative  qu'elle  venait  de  faire  la  rejetait  si 
loin  de  ses  espérances  I 

Loriot  prit  un  ton  pleureur  et  Toto  le  plaignit  de  toute 
son  âme  en  donnant  tort  à  Chiffon,  qui  semblait  absorbée 
dans  ses  réflexions  et  ne  répondait  pas. 

Tout  à  coup  Loriot  se  campa  au  milieu  du  trottoir  et 
arrêta  Chiffon. 

—  Donne-moi  ma  part  du  louis  d'or,  dit-il  résolu- 
ment, je  ne  veux  plus  rester  avec  toi. 

Chiffon  recula  toute  abasourdie.  Elle  regarda  Loriot 
qui  n'avait  pas  l'air  de  plaisanter. 

—  Nous  allons  manger,  si  tu  veux,  mon  Loriot,  dit- 
elle. 

—  Je  veux  ma  part,  répliqua  le  garçonnet  ;  y  a  du 
temps  assez  que  tu  fais  ta  maîtresse  I  Et  puis,  je  sais  ce 
que  je  sais.  Ils  m'ont  dit  que  je  ne  réussirais  point  à 
Paris,  si  je  traînais  comme  ça  une  fille  après  moi. 

Gliiffon  le  regarda  encore.  Loriot  avait  la  tête  haute 
et  l'œil  brillant.  L;i  sauce  des  deux  chinois  et  des  deux 


106  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

pruues  lui  animait  le  teint.  Chiffon  ne  l'avait  jamais  vu 
si  joli.  Et  pourtant  elle  songeait  aussi  aux  paroles  de  la 
lingère  : 

—  Votre  Loriot  vous  empêchera  de  vous  placer  à 
Paris... 


VIII 


PARTAGE  DU  LOUIS  D  OR. 


Ils  avaient  fait  du  chemin,  Loriot  et  Chiffon,  depuis  le 
moment  où  nous  les  avons  rencontrés  au  coin  de  l'ave- 
nue Gabriel.  Le  temps  aussi  avait  marché  ;  il  commen- 
çait à  se  faire  tard.  Si  les  prétentions  de  Loriot  s'étaient 
bornées  au  souper,  nul  n'aurait  pu  lui  donner  tort. 

Mais  il  voulait  partager  le  louis  d'or,  quitter  Ghiflbu 
et  se  faire  femme  :  voilà  des  inconséquences  î 

Toto  Gicquel,  Chiffon  et  Loriot  se  trouvaient  à  la  hau- 
teur du  Gymnase  quand  eut  lieu  l'insurrection  du  petit 
gars.  Toto  entendit  parfaitement  la  querelle.  Il  eut  peur 
de  les  voir  se  séparer  incontinent,  ce  qui  eût  rendu  sa 
besogne  fort  difficile.  Mais  Chiffon  avisa  le  marchand  de 
galette.  Chiffon  n'en  avait  jamais  vu,  car  la  galette 
bretonne  et  celle  du  Gymnase  n'ont  de  commun  que 
le  nom  ;  cependant  elle  devina  les  charmes  de  cet 
aliment. 


108  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

—  Veux-tu  de  ça  pour  souper,  mon  petit  Loriot?  de- 
manda-t-elle  avec  douceur. 

Loriot  regarda  du  coin  de  l'œil  cette  bague  succulente 
posée  sur  la  plaque  et  que  le  grand  couteau  tranchait 
incessamment.  A  voir  le  nombre  des  personnes  qui  se 
jetaient  sur  ce  produit,  on  pouvait  certes  jurer  que 
c'était  une  délicieuse  chose.  Et,  par  le  fait,  entre  tous 
les  fruits  qui  croissent  dans  le  paradis  des  femmes,  la 
galette  du  Gymnase  est  un  des  plus  savoureux.  C'est  un 
fruit  populaire,  à  la  portée  de  toutes  les  bourses.  On  en 
a,  pour  deux  sous,  une  tranche  susceptible  d'incommo- 
der gravement  l'estomac.  Le  succès  de  la  galette  du 
Gymnase  est  autant  au-dessus  des  autres  succès  que  la 
raison  utile  est  au-dessus  de  l'agréable  fantaisie.  Tout  a 
croulé  depuis  trente  ans  autour  de  la  galette,  tout  a 
vieilli,  tout  s'est  usé  ;  la  galette  reste  jeune,  robuste, 
fraîche  et  grasse.  Les  engouements  littéraires  et  les 
triomphes  politiques  la  font  sourire.  Elle  a  eu  pour 
enveloppes  tous  les  chefs-d'œuvre  de  notre  scène,  tous 
les  discours  de  nos  grands  orateurs  et  toutes  les  circu- 
laires de  nos  gouvernements. 

Caducité  profonde  de  tout  ce  qui  n'est  pas  galette  I 

Loriot  ouvrit  ses  narines  pour  saisir  l'arôme  qui  montait 
de  la  galette  toute  chaude.  Toto  fit  de  même,  le  mal- 
heureux. Loriot  et  Toto  trouvèrent  l'odeur  exquise. 

—  J'en  veux  bien,  répondit  Loriot  à  la  question  de 
Chiffon. 

—  As-tu  les  sous?  demanda  celle-ci  qui  déjà  reprenait 
espoir. 

Mais  il  n'en  fallait  pas  plus  pour  faire  de  nouveau 
gronder  l'orage. 

—  Les  sousl  répéta  Loriot  qui  mit  son  bonnet  de  tra- 
vers, tu  n'as  pas  besoin  des  sous. 


PARIS  109 

—  C'est  pour  pas  changer  notre  louis  d'or,  dit  Chiffon 
timidement. 

—  Change  !  change  !  reprit  le  garçonnet  ;  pour  parta- 
ger, faut  bien  changer. 

A  ce  coup,  les  larmes  vinrent  aux  yeux  de  Chififon, 
qui  se  dirigea  sans  répliquer  vers  la  petite  boutique  où 
se  vend  la  galette.  Loriot  resta  au  milieu  du  trottoir.  Il 
eut  bien  le  cœur  de  chercher  tout  autour  de  lui  un 
magasin  de  prunes  et  de  chinois.  Il  ne  vit  rien,  sinon  la 
buvette.  Chiffon  ne  le  regardait  pas.  Il  entra  et  demanda 
un  verre  d'eau-de-vie.  Loriot  connaissait  l'eau-de-vie  ; 
on  en  boit  considérablement  du  côté  du  cap  Fréhel.  Il 
but  son  verre  et  redoubla. 

—  Il  va  bien,  le  petit  I  pensait  Toto  Gicquel  ;  il  va 
bien  î 

—  Pour  combien  voulez-vous  de  galette?  demanda-t- 
on à  notre  Chiffon  qui  se  présentait  bien  triste  devant  la 
plaque. 

—  J'en  veux  long  comme  ça,  répondit-elle  en  mon- 
trant une  part  du  gâteau. 

—  C'est  dix  sous. 

En  toute  autre  occasion,  Chiffon  se  fût  sans  doute 
récriée  ;  mais,  ce  soir,  peu  lui  importait  de  prodiguer 
son  argent.  Elle  le  détestait,  cet  argent.  Son  Loriot  valait 
pour  elle  plus  que  tous  les  louis  d'or  de  l'univers. 

Depuis  le  louis  d'or  reçu,  Loriot  n'aimait  plus  Chiffon. 
Chiffon  maudissait  le  louis  d'or.  Elle  le  jeta  sur  la  pla- 
que en  disant  : 

—  Prenez  vos  dix  sous. 

La  plaque  rendit  un  son  inaccoutumé.  La  coupeuso, 
l'enveloppeuse  et  la  suppléante  tressailUient.  Un  mouve- 
ment se  fit  parmi  les  gens  qui  attendaient  leur  tour. 
Dieu  voulut  qu'il  n'y  eût  pas  de  filou  parmi  eux. 


110  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

La  coupeuse  tint  le  couteau  suspendu  au-dessus  de  la 
bague  pour  jeter  un  regard  à  la  riche  cliente. 

Quand  elle  vit  le  petit  bonnet  et  le  mouchoir  de  cou 
de  Chiffon,  elle  crut  s'être  trompée. 

—  Quarante  francs!  dit  la  suppléante  chargée,  de  la 
caisse. 

—  Excusez  I  ajouta  l'enveloppeuse. 

—  En  avez- vous  beaucoup  comme  ça,  l'enfant?  de- 
manda une  blouse  de  toile  écrue. 

La  coupeuse  hésitait.  Mais  la  figure  de  Chiffon,  avec 
ses  grands  yeux  pleins  de  larmes,  ne  pouvait  appartenir 
à  une  voleuse.  Ce  fut  du  moins  l'avis  du  trio  préposé  à 
la  distribution  de  la  galette.  On  coupa,  on  enveloppa, 
on  rendit  la  monnaie,  après  toutefois  que  la  pièce  d'or 
du  duc  de  Rostan  eût  passé  de  main  en  main  pour  être 
scrupuleusement  examinée. 

Ce  fut  pour  ces  dames  un  sujet  de  conversation  pour 
toute  la  soirée.  En  se  couchant,  elles  regrettèrent  toutes 
les  trois  de  n'avoir  pas  confié  la  petite  paysanne  aux 
soins  éclairés  d'un  sergent  de  ville. 

Chiffon  ne  se  sentait  pas  de  joie,  bien  qu'elle  n'eût 
point  l'idée  du  danger  qu'elle  venait  d'éviter.  Elle  tenait 
d'une  main  la  galette  enveloppée,  de  l'autre  les  trente- 
neuf  francs  cinquante  centimes.  Ce  n'était  plus  le  louis 
d'or,  le  malheur  était  conjuré. 

—  Mon  Loriot!  s'écria-t-elle  en  courant  au  petit  gars 
qui  sortait  de  la  buvette,  en  voilà  pour  dix  sous! 

Le  boulevard  n'était  pas  assez  large  pour  Loriot. 

—  Ce  n'est  pas  ici  commcî  à  l'autre,  répondit-il  ;  on 
ne  donne  pas  à  boire  gratis. 

—  Mais  ça  ne  fait  rien,  ajouta-t-il,  j'ai  de  quoi  payer. 
Et  puis  je  suis  pâlour  du  Tréguz!  Ce  qui  me  manquera, 
c'est  pas  les  écus  1 

Chiffon  lui  trouva  la  voix  changée.  11  se  carrait,  les 


PARIS  111 

mains  dans  ses  poches,  et  ses  pas  alourdis  frappaient 
l'asphalte  irrégulièrement. 

—  Si  je  veux,  reprit-il,  je  m'épouserai  avec  une  de 
ces  belles  dames  qui  passent,  elles  me  mirent  toutes  en 
coulisse. 

—  Pardienne  I  répliqua  Chiffon,  les  messieurs  me  re- 
gardent bien  aussi... 

—  Tu  crois  cal  fit  Loriot  qui  haussa  les  épaules. 

—  Je  ne  m*en  occupe  seulement  pas,  dit  Chiffon. 
Viens  nous  asseoir  et  soupons. 

Les  bancs  étaient  déserts  à  cause  de  l'heure  et  du 
froid.  Loriot  toucha  du  revers  de  la  main  la  joue  de 
Chiffon  enchantée. 

—  C'était  le  louis  d'or,  pensa-t-elle  ;  coquin  de  louis 
d'or!  voilà  donc  mon  Loriot  qui  redevient  gentil! 

—  Quand  je  pense,  reprit  celui-ci,  que  si  nous  étions 
restés  au  pays,  t'aurais  peut-être  été  ma  femme. 

—  Eh  bien!  après? 

Loriot  se  tint  les  côtes  pour  mieux  rire. 

—  Donne  la  galette,  dit-il,  ça  s'appelle  de  la  galette. 
Je  sais  ça,  moi!  Toi,  tu  ne  sais  pas  grand'chose,  ma 
pauvre  fille. 

Chiffon  lui  tendit  le  gâteau,  il  en  prit  la  meilleure  part 
et  lui  tendit  le  reste.  Chiffon  ne  protesta  point.  Dieu  sait 
qu'elle  n'avait  guère  appétit,  malgré  la  fatigue  de  la 
route. 

Loriot  se  mit  à  manger  gloutonnement.  Chiffon  essaya 
de  grignotter  une  bouchée.  Toto  Gicquel  vint  s'asseoir  à 
l'autre  extrémité  du  banc. 

—  Te  souviens-tu,  dit  la  fillette  avec  un  gros  soupir, 
du  dernier  repas  que  nous  avons  fait  en  route,  là-bas 
dans  la  meule,  à  côté  du  grand  château? 

—  Des  bêtises!  répliqua  Loriot  la  bouche  pleine. 

—  Tu  ne  m'aimes  donc  plus  du  tout,  mon  petit  Lo- 


tl^  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

riotl  s'écria  la    fillette   dont    les    sanglots  éclatèrent. 

—  J'ai  mon  idée,  prononça  sèchement  le  petit  gars  ; 
puis  il  ajouta  en  s'empiffrant  de  galette  : 

—  Si  tu  étais  comme  ces  dames-là... 

—  Sais-tu,  mon  Loriot,  dit  Chiffon,  qui  crut  avoir  sa 
cause  gagnée,  ces  dames-là,  c'est  des  femmes  qui  par- 
lent aux  hommes,  je  Içs  ai  bien  vues. 

—  C'est  qu'elles  ont  quéq' chose  à  leur  dire,  riposta 
Loriot. 

—  Tu  ne  comprends  pas,  mon  petit  Loriot  chéri,  c*est 
des  femmes  perdues. 

—  Quéq'ça  fait?  repartit  notre  gars. 

—  Est-ce  possible,  que  tu  parles  comme  ça? 

—  Si  ça  ne  te  plaît  pas,  v'ià  tout  1 
Loriot  déboutonna  sa  veste  et  ajouta  : 

—  Moi,  je  voudrais  être  une  femme  pour  me  perdre 
et  avoir  de  quoi  I 

Chiffon  joignit  les  mains.  Toto  Gicquel,  la  bonne  àme, 
lui  pinça  les  bras  et  lui  dit  tout  bas  : 

—  Il  est  un  petit  peu  en  ribote,  payse. 

Chiffon  se  retourna  vivement.  Le  pauvre  Toto  avait 
une  de  ces  tournures  qui  demandent  l'aumône.  Comme 
Chiffon  ne  pouvait  pas  manger  sa  galette,  elle  la  tendit 
à  l'ancien  monteur  en  disant  ; 

—  Vous  êtes  de  chez  nous,  vous  ? 

—  Là-bas,  du  côté  de  Plouësnon,  répondit  Toto; 
merci  tout  de  même,  la  jolie  fille. 

Et  il  mordit  dans  la  galette  avec  une  volupté  que  nous 
n'essaierons  pas  de  décrire. 

Chiffon  lui  eût  donné  bien  autre  chose  pour  le  baume 
qu'il  venait  de  lui  mettre  dans  le  cœur.  Elle  ne  savait  où 
ni  comment  son  Loriot  avait  pu  s'enivrer  ;  mais  l'haleine 
du  petit  gars  était  une  preuve  suffisante.  Au  pays  d'où 
Chiffon  et  son  Loriot  venaient,  les  femmes  sont  bien 


PARIS  113 

obligées  de  tout  pardonner  à  l'ivresse;  sans  cela,  il  n'y 
aurait  pas  de  ménage  possible. 

—  Tu  as  donc  bu,  mon  petit  Loriot  demanda  Chiffon 
doucement. 

—  J*ai  fait  ce  que  j'ai  voulu,  répliqua  le  garçonnet 
avec  rudesse,  faudrait-il  pas  te  rendre  des  comptes? 

—  Tu  as  eu  raison  de  boire,  si  tu  avais  soif,  mais... 

—  J'ai  encore  soif,  interrompit  Loriot,  et  je  veux  re- 
boire. 

—  L*eau-de-vie,  mon  chéri,  ça  ne  désaltère  pas. 

—  C'est  de  l'eau-de-vie  que  je  veux  boire,  j'aime  ça. 
Chiffon  ne  put  retenir  un  geste  d'impatience.  Le  petit 

gars  ajouta  d'un  ton  provoquant  : 

—  Ça  ne  te  plaît  pas,  la  Chiffonnette,  que  j'aime  Teau- 
de-vie?  J'en  veux  tout  de  suite  et  tu  vas  m'en  aller 
acheter  pour  quatre  sous, 

—  Quant  à  ça,  non!  repartit  vivement  la  fillette. 

—  Nous  allons  voir  !  s'écria  Loriot  en  se  levant. 

11  chancela  dès  qu'il  fut  sur  ses  jambes.  Le  rire  éner- 
vant de  l'ivresse  le  saisit. 

—  Tiens  I  tiens  I  dit-il,  pourquoi  donc  que  le  banc 
tourne  I  Tu  tournes  aussi,  toi,  la  Chiffonnette.  Et  moi 
itou,  je  ne  mens  pas.  Par  exemple,  v'ià  qu'est  drôle  I  Va 
m'en  chercher,  tu  seras  bien  gentille.  Je  t'en  donnerai 
la  moitié.  J'ai  mon  idée. 

Il  se  laissa  choir  sur  le  banc. 

—  Va  m'en  chercher,  je  t'en  priel  balbutia-t-il  en  ba- 
lançant sa  tête  sur  sa  poitrine,  c'est  pour  six  sous  qu'il 
m'en  faut...  Ahl  dam,  oui,  ça  ne  me  fait  rien  de  me 
perdre.  Ohl  hél  l'homme  I  interrompit-il  en  apercevant 
le  pauvre  Toto  qui  savourait  sa  galette  à  petites  bou- 
chées, qui  t'a  permis  de  t'asseoir  sur  mon  banc?  Va 
m'en  chercher,  toi,  nous  partagerons. 

Chiffon  regarda  l'ancien  monteur  d'un  air  suppliant. 
II  10* 


114  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

Celui-ci  fit  semblant  de  n'avoir  pas  entendu. 

—  Veux-tu  me  répondre,  vilain  merle  ?  s'écria  Loriot, 
qui  lui  montra  le  poing. 

—  Allez-vous-en,  pays,  dit  tout  bas  Chiffon. 

Toto  n'était  pas  querelleur  de  sa  nature.  Il  se  tira  une 
mèche  pour  saluer  Chiffon  et  quitta  la  place. 

—  As-tu  vu?  as-tu  vu?  fit  Loriot  avec  exaltation,  je 
fais  peur  aux  hommes!  Ah  I  que  je  suis  content  d'être  à 
Paris  I  c'est  Paris ,  tout  ça  !  Y  a  bien  des  bonnes 
choses  par  ici,  je  les  aurai  toutes.  J'ai  mon  idée,  je  te 
disi 

Il  ôta  son  bonnet  pour  regarder  dedans  et  chan- 
tonna : 

A  Paris  y  a  une  danse 
Composée  de  jeune  gens... 

Toto  était  allé  s'asseoir  sur  un  autre  banc.  Sa  faction 
n'était  pas  finie 

—  Hélas!  pensait  Chiffon,  j'ai  eu  beau  changer  le 
louis  d'or;  la  monnaie  me  porte  encore  malheur! 

—  T'es  mignonne,  tout  de  même,  la  Chiffonnette, 
reprit  Loriot  qui  laissa  tomber  sur  elle  un  regard  pro- 
tecteur ;  tu  pourras  bien  te  perdre,  si  tu  veux,  et  avoir 
de  tout.  Quand  je  te  rencontrerai,  je  te  dirai  bonjour, 
si  t'es  bien  habillée. 

—  Voyons,  mon  petit  Loriot,  dit  Chiffon,  qui  lui  prit 
la  main,  est-ce  que  tu  aurais  le  cœur  de  vivre  sans 
moi? 

—  Bonne  foi,  oui,  répondit  le  garçonnet  sans  hésiter. 

—  Que  nous  ne  nous  sommes  jamais  quittés  d'une 
heure?  murmura  Chiffon  dont  les  yeux  se  mouillaient 
de  nouveau. 

—  Quand  on  ne  se  convient  plus,  prononça  Loriot 


PARIS  115 

avec  gravité,  tu  prends  à  droite,  moi  à  gauche,  bon 
voyage  I 

Un  sanglot  souleva  la  poitrine  de  Chiffon. 

—  Et  si  j'allais  te  chercher  de  l'eau-de-vie?  demandâ- 
t-elle avec  caresses. 

—  Pour  huit  sous?  dit  Loriot. 

—  Pour  ce  que  tu  voudras. 

—  Vas-y,  la  Ghiffonnette. 

—  Me  raimeras-tu? 

• —  Ça  me  donnera  peut-être  des  jambes. 

—  Resteras-tu  avec  moi  ? 

—  On  verra  ça. 

—  Réponds,  mon  Loriot. 

—  Je  vas  te  le  dire  quand  tu  seras  revenue. 

Chiffon  traversa  le  boulevard.  Sa  conscience  lui 
disait  qu'elle  ne  faisait  pas  bien,  mais  elle  aimait  tant 
Loriot,  son  ami  !  C'était  un  vaillant  et  fier  petit  cœur  qui 
battait  dans  la  poitrine  de  Chiffon.  Cependant,  pour  son 
Loriot,  elle  était  capable  de  faillir. 

Elle  entra  chez  le  marchand  de  vin  et  demanda  pour 
huit  sous  d'eau-de-vie. 

Loriot  était  sur  le  banc.  Il  y  riait  tout  seul  et  se  mo- 
quait de  Chiffon.  Les  petits  gars  de  cet  âge-là  ont  le 
diable  au  corps,  neuf  fois  sur  dix"  ;  de  seize  à  vingt  ans, 
il  y  a  presque  toujours  un  moment  où  les  fils  d'Adam 
ont  nn  caillou  à  la  place  du  cœur.  C'est  la  mue.  Quel- 
ques-uns néanmoins,  les  prédestinés  de  ce  monde,  gar- 
dent ce  caillou  toute  leur  vie. 

Dans  la  grande  bataille  humaine,  il  se  présentent  ar- 
més de  toutes  pièces,  ceux-là.  Ils  emportent  les  victoires 
comme  Pizarre,  bardé  de  fer,  combattant  les  Péruviens 
nus. 

Notre  pauvre  petit  Loriot  n'était  pas  si  fort  que  cela. 
Son  caillou  était  de  ceux  qui  fondent. 


116  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

Mais,  en  attendant,  le  caillou  était  dur. 

—  La  v*là  joliment  rabattue  1  se  disait  Loriot,  le  petit 
coquin  ;  elle  qui  faisait  tant  sa  maman-grognon,  la  v'ià 
qui  me  sert  comme  une  domestique  I 

Cela  ne  le  touchait  point.  Il  avait  son  idée  qui  ne  man- 
quait pas  de  logique.  Chiffon  le  gênait  pour  changer  de 
sexe.  Or,  pourquoi  rester  homme  dans  le  paradis  des 
femmes? 

L'idée  de  Loriot,  c'était  de  se  faire  femme,  pour  avoir 
de  quoi. 

Nous  n'avons  pas  besoin  d'ajouter  qu'il  ignorait  par- 
faitement en  quoi  consiste  la  chute  d'une  femme. 

Jamais  pâtour  n'avait  gagné  sesécus  à  pareil  métier  ; 
Loriot  était  un  novateur. 

—  Tiens,  dit  Chiffon,  qui  revenait  toute  essoufflée 
avec  une  petite  bouteille,  en  v'ià  pour  huit  sous. 

—  T'aurais  pas  fait  ça  hier,  la  Chiffonuette,  repartit 
Loriot  impitoyable,  au  lieu  de  remercier. 

Chiffon  lui  donna  l'eau-de-vie 

—  A  ta  santé  I  dit  Loriot,  qui  mit  le  goulot  dans  sa 
bouche. 

En  buvant  il  pensait  : 

—  Faut  que  la  Chiffon  sache  que  je  vas  me  faire 
femme. 

—  Est-ce  bon,  mon  petit  Loriot?  demanda  Chiffon, 
qui  essaya  de  sourire. 

—  Donne  la  moitié  du  louis  d'or,  répliqua  Loriot,  dont 
les  yeux  s'écarquillaient. 

Il  en  avait  déjà  plus  qu'il  n'en  pouvait  porter. 

—  Bois,  va,  mon  chéri,  voulut  dire  la  fillette  ;  demain 
il  sera  temps  de  partager. 

Loriot  but,  mais  il  répondit  : 

—  Je  veux  partager  ce  soir. 

Il  mit  la  petite  bouteille  entre  lui  et  Chiffon. 


PARIS  117 

—  Ma  part  de  ce  côté-ci,  reprit-il  ;  ta  part  de  ce  côté- 
là.  Fais  vitel 

Chiffon,  le  cœur  gros,  la  main  tremblante  et  la  larme 
à  rœil,  prit  son  argent  dans  sa  poche. 

—  Quoique,  poursuivit  Loriot,  c'est  moi  qu'ai  gagné 
tout  ça  en  faisant  la  roue. 

—  Ahî  s'écria  Chiffon,  si  tu  veux  rester  avec  moi,  tu 
auras  tout. 

Loriot  fit  un  geste  d'empereur. 

—  Partage  I  commanda-t-il. 

Chiffon  avait  eu  six  pièces  de  cinq  francs,  trois  pièces 
de  quarante  sous,  trois  pièces  de  vingt  sous  et  un  demi- 
franc  en  échange  de  son  double  louis.  Elle  dit  à  Lo- 
riot ; 

—  Puisque  tu  le  veux  absolument,  je  vas  te  donner 
tes  dix-neuf  francs. 

—  Pas  de  ça,  lisette,  s'écria  le  petit  gars  ;  mets  tout 
dans  un  tas,  et  faisons  les  parts. 

Chiffon  obéit.  Elle  posa  les  trente-neuf  francs  sur  le 
banc.  Loriot  les  remua  et  les  tâta.  En  monnaie  de  billon, 
le  trésor  eût  produit  bien  plus  d'effet. 

—  Je  prends  mie  grosse  pièce,  dit-il,  prends-en  une. 
Un  écu  de  cent  sous  fut  placé  de  chaque  côté  de  la 

bouteille,  à  droite  pour  Loriot,  à  gauche  pour  Chiffon. 

—  A  moi,  continua  Loriot  ;  à  moi  encore  I  Combien 
ça  fait-il  d'argent,  ce  que  j'ai  là? 

—  Quinze  francs. 

—  Et  toi  quinze  francs.  Est-ce  que  t'as  besoin  de  tout 
ça,  la  Chitïonnette? 

Loriot  était  à  cheval  sur  le  banc.  Son  regard  alourdi, 
mais  avide,  embrassait  les  deux  parts  à  la  fois. 

Chiffon  avait  ses  deux  mains  croisées  sur  ses  genoux. 
Ses  grands  yeux  humides  interrogeaient  à  la  dérobée  le 
visage  de  son  ami.  Cette  idée  de  la  séparation  ne  pou- 


118  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

vait  entrer  dans  son  esprit  ;  elle  se  disait  :  —  c'est  un 
rêve. 

—  Répondras-tu?  fit  Loriot  qui  manqua  de  choir  à  la 
renverse,  parce  qu'il  avait  voulu  frapper  du  pied  ;  je  te 
demande  si  t'as  besoin  de  tout  ça  ? 

—  Non,  répondit  Chiffon  distraite. 

—  De  quoi  que  t'as  besoin  ? 

—  Je  ne  sais  pas. 

Loriot  avait  le  vin  normand  ;  il  sourit  d'un  air  sour- 
nois. 

—  Je  vas  te  le  dire,  reprit-il,  t'as  besoin  de  la  moitié 
de  ta  part. 

—  Prends  ce  que  tu  voudras,  mon  Loriot,  murmura 
Chiffon,  qui  passa  le  revers  de  sa  main  sur  ses  yeux. 

—  C'est  pas  la  peine  de  pleurnicher  pour  ça,  dit  le 
petit  gars. 

Il  but  une  lampée  et  mit  du  côté  droit  de  la  bouteille 
cinq  pièces  de  5  francs  avec  de  la  monnaie.  Il  laissait  à 
sa  compagne  une  dizaine  de  francs. 

La  pauvre  Chiffon  ne  songeait  guère  à  protester.  Elle 
pensait  tout  en  pleurant  : 

—  Si  l'on  peut  dire  que  Paris  est  un  Paradis  I 
Loriot  mit  son  trésor  en  pile. 

—  C'est  pas  gros,  murmura-t-il. 

Et  il  jeta  une  œillade  envieuse  au  petit  tas  de 
Chiffon. 

—  Te  v'ià  riche,  toi,  la  Chiffonnette,  dit-il  de  bonne 
foi. 

Ces  dix  francs  lui  semblaient  dix  fois  plus  volumineux 
que  ses  trente  francs. 

—  Quant  à  ça,  reprit-il.  Je  suis  content  que  tu  aies  de 
quoi.  Nous  ne  nous  quittons  pas  fâchés,  non! 

—  Pourquoi  nous  quittons-nous,  mon  Loriot  chéri  ? 
balbutia  la  fillette. 


PARIS  119 

Loriot  but  un  coup. 

—  Pourquoi?  répéta- t-il.  On  ne  peut  pas  toujours 
être  ensemble,  pas  vrai?  J'ai  tout  de  même  le  cœur  qui 
me  tourne.  C'est  pas  pour  avoir  bu  une  goutte  d'eau-de- 
vie,  bien  sûr.  Peut-être  que  l'air  de  Paris  ne  m'est  pas 
bon.  J'vas  prendre  cent  sous  de  ta  part  pour  si  j'étais 
malade. 

—  Comme  tu  voudras,  mon  Loriot. 

Celui-ci  roulait  ses  yeux  et  se  retenait  au  banc  des 
deux  mains  pour  ne  pas  tomber.  Il  était  ivre  comme  un 
million  de  Polonais. 

—  C'est  vrai  que  mon  cœur  tourne,  radotait-il;  prends 
garde  de  tomber,  la  Chiffonnette.  La  bouteille  est  donc 
pour  toi  toute  seule.  C'est  dit  :  Je  te  la  donne.  Moi  je 
vas  prendre  ce  qui  reste-là,  d'argent,  et  je  m'achèterai 
une  chaînette  que  je  porterai  à  mon  cou  pour  penser  à 
toi.  Est-ce  gentil,  ça  ? 

Il  joignit  les  derniers  cent  sous  aux  autres  et  fourra  le 
tout  dans  sa  poche  eu  disant  : 

—  V'ià  qu'est  partagé...  à  te  revoir,  la  Chifïbnnette ! 


IX 


PREMIERE  NUIT  A  PARIS. 


Le  petit  Loriot  n'avait  jamais  lu  les  fables  de  Lafon- 
taine.  La  meilleure  preuve  à  donner  de  ce  fait,  c'est 
qu'il  ne  savait  pas  lire .  S'il  avait  lu  les  fables  de  Lafon- 
taine,  on  aurait  pu  vraiment  l'accuser  de  plagiat,  car 
dans  sa  manière  de  partager,  il  s'y  prenait  comme  le 
lion  du  bonhomme.  Mais  il  avait  consommé  deux  prunes, 
deux  chinois,  et  douze  sous  d'eau-de-vie.  Gela  rend 
lion. 

Si  vous  eussiez  dit  au  petit  Loriot  qu'il  en  usait  mal 
avec  sa  Ghiffonnette,  vous  l'auriez  grandement  étonné. 

Peut-être  eût-il  essayé  de  vous  battre,  mais  il  n'aurait 
pas  pu,  à  cause  de  ses  jambes  qui  ne  savaient  pas  le  sou- 
tenir. 

—  A  te  revoir,  la  Ghiffonnette  I 

Disant  cela,  Loriot  se  leva  gaiement  comme  un  joli 
garçon  qui  a  le  cœur  net;  mais  ses  coquines  de  jambes 


S 


PARIS  121 

le  trahirent  ;  il  s'affaissa  tout  doucement  derrière  le 
banc,  dans  le  ruisseau.  Chiffon  avait  bien  un  peu  compté 
là-dessus  en  rapportant  les  huit  sous  d'eau-de-vie.  Quand 
un  oiseau  veut  s'envoler,  ou  lui  coupe  les  ailes. 

—  A  te  revoir,  mon  petit  Loriot,  dit-elle. 

—  Attends  un  peu,  attends  1  fit  celui-ci,  qui  essayait, 
mais  en  vain,  de  se  relever,  me  faudrait  un  petit  coup 
pour  me  remettre.  N'y  en  a  plus  du  tout  dans  la  bou- 
teille, dis? 

—  Plus  du  tout,  mon  Loriot.  A  te  revoir  1 

—  Attends  donc,  la  Ghiffonnette  I 

—  C'est  qu'il  est  tard,  et  je  suis  pressée,  il  faut  que  je 
trouve  où  coucher. 

Cette  idée  n'était  pas  venue  à  Loriot. 

—  Où  que  tu  couches,  toi,  ma  Chiffon  ?  demanda-t-il 
en  parvenant  à  la  saisir  par  la  robe. 

Dès  qu'il  la  tint,  il  ne  la  lâcha  plus. 

—  Daml  fit  la  petite  fille,  la  ville  est  grande,  on  doit 
trouver. 

—  Brrr  I  grelotta  Loriot  ;  c'est  froid  I  je  m'ai  mis  dans 
Teau.  N'y  en  a  plus  du  tout  dans  la  bouteille?  si  tu 
veux,  je  vas  te  conduire  coucher. 

—  Où  ça?  demanda  Chiffon  à  son  tour. 
Loriot  se  remit  sur  ses  jambes. 

—  Je  n'ai  jamais  été  fatigué  comme  aujourd'hui, 
grommela-t-il. 

Chiffon  était  obligé  de  le  tenir  à  bras-le-corps  pour 
l'empêcher  de  tomber. 

Toto  les  donnait  au  diable  et  commençait  à  ne  plus 
trouver  sa  besogne  si  commode.  La  pause  avait  été 
longue  sur  ce  banc  du  boulevard,  et  la  galette  de  Chif- 
fon n'empêchait  pas  Toto  de  songer  au  souper. 

—  Pour  peu  qu'ils  aillent  lom,  ça  va  durer  toute  la 

11      -i  11 


12 '2  :yE  PARADIS  DES  FEMMES 

nuit,  pensa-t-il,  car  le  petit  n'en  peut  plus.  11  va  bien 
celui-là,  pour  son  âge  ! 

—  Appuie-toi  sur  moi,  la  Chiffon,  disait  Loriot,  aie 
pas  peuri 

Ils  firent  quelques  pas  sur  la  chaussée  et  se  dirigèrent 
vers  la  porte  Saint-Denis. 

—  C'est  moi  qu'ai  bu  l'eau-de-vie  et  c'est  toi  qui  vas 
de  travers,  grondait  Loriot  ;  aie  pas  peur,  appuie-toi 
sur  moi  I 

—  Mon  pays,  dit  Chiffon,  en  passant  à  côté  de  l'ancien 
monteur,  donnez-moi  un  coup  de  main. 

Toto  ne  demandait  pas  mieux.  Loriot  le  regarda  d*un 
air  farouche. 

—  Qui  t'a  dit  que  j'avais  de  l'argent?  s*écria-t-il  ; 
passe  ton  chemin  voleur! 

—  Y  en  a-t-il  de  ces  brigands  à  Paris!  poursuivit-il 
en  prenant  le  bras  de  Toto  ;  celui-ci  a  trop  bu...  n'y  a 
que  moi  qui  vas  droit  ce  soir  I 

—  Savez-vous  les  endroits  où  on  couche  ?  demanda 
Chiffon  à  Toto. 

—  Mon  cousin  et  moi,  répondit  Toto  Gicquel,  nous 
restons  là-bas,  au  bord  de  l'eau. 

—  C'est  loin,  le  bord  de  Feau? 

—  Oui  donc! 

—  Et  combien  que  ça  vous  coûte  ? 

—  Mon  cousin  Roblot  paie,  répliqua  Toto  ;  vous  le 
connaissez  bien  mon  cousin  Roblot  :  c'est  lui  qui  vous 
cria,  sur  la  route  de  Bretagne,  de  ne  pas  changer  votre 
louis  d'or  pour  un  gros  sou  neuf. 

—  Marchez  plus  fermes,  vous  deux!  fit  Loriot  dont 
les  jambes  amollies  s'affaissaient  ;  sommes-nous  bientôt 
à  la  paroisse?  Nous  coucherons  dans  la  grange  du  pres- 
bytère, et  la  vieille  Manette  me  donnera  une  écuelle  de 
cidre  chaud. 


PARIS  l^"^ 

Toto  eut  une  idée,  ce  qui  lui  arrivait  rarement.  Il  se 
dit  :  S'ils  ue  savent  pas  où  loger,  c'est  qu'ils  n'ont  pas 
de  chez  soi.  A  quoi  ça  servira  de  revenir  dire  à  mon  pe- 
tit Sulpice  :  Ils  sont  ici  ou  ils  sont  là. 

Cette  argumentation  intime  l'absorba  tellement  qu'il 
lâcha  le  bras  de  Loriot.  Loriot  perdit  aussitôt  l'équilibre 
et  fut  sur  le  poiut  d'entrainer  Chiffon  dans  sa  chute. 

—  Si  tu  ue  te  tiens  pas  mieux,  dit-il  en  s' arrêtant,  je 
te  plante  là,  moi,  la  fille  I 

—  jN'empèche,  pensait  l'ancien  monteur.  Sulpice  m'a 
donné  de  l'ouvrage,  je  le  fais.  Et  puis,  ils  resteront  bien 
jusqu'à  demain  matin. 

Il  reprit  Loriot  sous  l'aisselle. 

—  Si  vous  ne  voulez  pas  payer  cher,  petite,  reprit-il, 
faut  point  chercher  dans  les  endroits  de  par  ici.  Mou 
cousin  Roblot  m'a  dit  qu'on  n'y  logeait  que  les  riches. 

—  Tournons  à  gauche,  dit  Chiffon  en  passant  derrière 
la  porte  Saint-Denis  ;  v'ià  qui  ressemble  mieux  à  un 
village. 

Un  fier  village,  ce  faubourg  Saint-Denis  qui  monte 
entre  deux  chemins  de  fer  jusqu'à  La  Chapelle  l  Bien 
des  préfets  voudraient  l'avoir  pour  capitale. 

Ce  fut  Toto  qui  prit  les  renseignements.  Le  bon  gar- 
çon était  plein  de  zèle,  parce  qu'il  voulait  s'en  aller.  Lo- 
riot faisait  le  diable  pour  entrer  chez  les  marchands  de 
vin.  Chiffon  marchait  silencieuse  et  triste. 

—  Si  c'est  un  effet,  de  votre  obligeance,  demanda 
Toto  à  un  épicier  qui  fumait  sur  sa  porte,  voulez- vous 
me  dire  où  c'est  que  l'on  loge  par  ici? 

—  Ahl  ahl  dit  l'épicier,  vous  avez  manqué  le  train? 
L'Amérique  doit  commencer  à  être  fameusement  pleine  ! 

Il  les  prenait  pour  des  émigrauts  au  Texas.  Quant  à 
vous  dire  pourquoi  on  a  fait  aux  épiciers  cette  inique 
réputation  de  bêtise,  Dieu  nous  en  garde! 


124  LE  PARADIS  DES^^FEMMES 

Ayant  édité  cette  réflexion,  l'épicier  appela  son  clerc. 
Tel  est  le  nom  adopté  depuis  peu  dans  le  commerce  pour 
désigner  le  garçon  de  boutique. 

—  En  voilà  encore  trois,  dit  l'épicier  à  son  clerc  ;  sais- 
tu  ce  que  je  leur  ai  dit?  Je  leur  ai  dit  :  l'Amérique  doit 
commencer  à  être  fameusement  pleine  I 

Ils  se  mirent  tous  deux  à  rire. 

—  C'est  pour  savoir  où  on  loge,  reprit  l'épicier  ;  sais- 
tu,  toi? 

—  La  quatrième  porte  à  gauche,  répondit  le  clerc  ;  là 
où  est  la  lanterne  :  au  bout  de  l'allée. 

—  Merci,  dit  Toto. 

—  Et  avec  ça?  demanda  le  clerc. 

—  Merci,  répéta  le  bon  Toto. 

Le  clerc  tourna  le  dos  et  l'épicier  secoua  sa  pipe  en  se 
disant  à  lui-même  : 

—  C'est  vrai  que  l'Amérique  doit  commencer  à  être 
fameusement  pleine  I 

La  lanterne  était  jaune  et  fumeuse.  Elle  portait  écrite 
en  lettres  irrégulières  ces  six  mots  :  Ici  on  loge  à  la  nuit. 

Nos  trois  Bretons  n'avaient  pas  ce  qu'il  faut  de  littéra- 
ture pour  lire  cette  enseigne  explicite  ;  mais,  sur  les 
renseignements  du  clerc  de  l'épicier,  ils  s'engagèrent  de 
confiance  dans  l'allée  étroite  qui  s'ouvrait  sous  la  lan- 
terne. Toto  conduisit  Loriot  et  Chiffon  jusqu'au  bout  de 
l'allée,  après  quoi  il  se  retira.  Quand  il  fut  de  retour 
dans  la  rue,  il  regarda  la  maison  avec  attention,  comme 
un  brave  soldat  envoyé  en  reconnaissance  et  qui  veut 
faire  un  rapport  détaillé. 

—  C'est  la  seconde  lanterne  de  la  rue,  se  dit-il  ;  mais 
quelle  rue? 

11  se  gratta  l'oreille. 

—  Une  rue,  poursuivit-il,  qui  donne  sur  la  grande 
promenade,  et  qui  commence  derrière  cette  porte  qui 


PARIS  125 

ne  ferme  point...  Ah!  Jésus  Seigneur  I  mon  petit  Sulpice 
va  me  dire  :  Toto,  t'es  aussi  nigaud  qu'autretois! 

Le  pauvre  garçon  se  creusait  la  tête.  Gomment  dési- 
gner clairement  cette  lanterne  balancée  au-dessus  d'une 
porte  borgne,  dans  ce  grand  Paris? 

L'épicier  était  toujours  sur  le  seuil  de  sa  boutique, 
mais  Toto  n'osait  plus  s'adresser  à  lui.  Depuis  qu'il  était 
seul,  sa  timidité  reprenait  le  dessus.  Il  s'appuya  contre 
la  muraille  en  disant  : 

—  Je  vas  attendre  qu'il  passe  un  prêtre  ou  une  bonne 
vieille  dame,  et  je  lui  demanderai  tout  ce  qu'il  me  faut. 

Toto  aurait  attendu  longtemps  le  prêtre.  Une  vieille 
dame  passa,  trottinant  cahin  caha  et  (tachant  sa  figure 
avec  soin  sous  un  vieux  voile  de  dentelle  noire.  N'ou- 
blions pas  d'ajouter  que  cette  vieille  dame  portait  tin 
vilain  chien  sur  ses  bras. 

—  Ma  bonne  dame...  dit  Toto  humblement. 

La  bonne  dame  pressa  le  pas,  croyant  avoir  affaire  à 
un  pauvre. 

—  Ma  bonne  damel  ma  bonne  damel  répéta  Toto  en 
la  suivant. 

La  vieille  dame  mit  son  vilain  chien  à  terre  et  s'arrêta 
court  devant  une  boutique  ouverte. 

—  Au  secours!  cria-t-elle,  pendant  que  le  vilain  chieu 
aboyait. 

Puis  elle  ajouta,  quand  elle  se  vit  entendue  : 

—  Si  l'on  ne  devrait  pas  arrêter  ces  malfaiteurs  qui 
font  des  propositions  malhonnêtes  aux  femmes  ! 

Elle  reprit  son  chieu  et  s'en  alla  contente,  espérant 
faire  croire  aux  gens  qu'elle  était  d'âge  à  être  encore 
insultée. 

Un  cercle  se  forma  autour  de  Toto,  qui  eût  voulu  ren 
trer  sous  terre. 

I  11* 


126  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

Un  gamin  attardé  s'approcha  de  lui  et  l'interrogea 
sévèrement. 

—  Quoi  que  tu  lui  voulais  à  la  vénérable,  toi,  go- 
diche? demanda-t-il. 

Et  il  cHgna  de  l'œil  à  la  ronde  ;  car  le  gamin  de  Paris 
ne  vit  que  de  mise  en  scène. 

Toto  répondit  d'un  accent  lamentable  : 

—  Je  voulais  savoir  le  nom  de  la  rue  oùsque  je  suis 
et  le  numéro  de  c'te  lanterne. 

Le  gamin,  subtil  et  sage  comme  Salomon,  s'apertjut 
de  prime  abord  que  l'innocence  était  du  côté  du  go- 
diche. 

—  C'est  mauvais  des  vieilles  qu'a  des  chiens!  dit-il; 
j'y  mettrais  ma  main  au  feu  que  celui-là  dit  la  vérité, 
même  qu'il  n'a  pas  non  plus  inventé  la  poudre.  C'est  la 
rue  du  Faubourg- Saint-Denis,  mon  mimi,  et  la  lanterne 
est  au  n°  20.  Payes-tu  quéq' chose? 

Toto  frappa  sur  sa  poche  vide.  Le  gamin  l'imita.  Pas 
moyen  de  faire  plus  ample  connaissance.  Toto  dit  un 
grand  merci  et  prit  ses  jambes  à  son  cou.  Les  badauds 
le  virent  descendre  le  faubourg  à  grandes  enjambées, 
ramant  des  deux  bras  et  démanchant  les  attaches  mal 
boulonnées  de  ses  membres. 

En  détalant  il  répétait  : 

—  Rue  du  Faubourg-Saint-Denis,  n°  201  Avec  ça,  mon 
petit  Sulpice  fera  son  affaire. 

Il  n'avait  pas  encore  dépassé  le  boulevard  Bonne-Nou- 
velle que  déjà  il  suait  à  grosses  gouttes  ;  mais  il  n'était 
pas  homme  à  s'arrêter  avant  d'avoir  fait  son  rapport  à 
son  petit  Sulpice. 

On  nomme  cela  une  chambre,  dans  les  garnis  qui 
reçoivent  à  la  nuit,  (tétait  un  trou  situé  au  sixième 
étage,  sur  le  derrière,  et  qui  n'avait  d'autre  ouverture 


PARIS  127 

qu'une  très-petite  fenêtre,  percée  dans  le  plan  du  toit. 
Cette  fenêtre,  coupée  en  deux  par  la  cloison,  devait 
éclairer  et  ventiler  deux  trous  jumeaux,  deux  chambres. 
Il  était  environ  minuit.  Loriot  ronflait  bruyamment, 
couché  sur  une  paillasse.  D'autres  ronflements  plus 
mâles  lui  répondaient  derrière  la  cloison. 

Une  seconde  paillasse,  jetée  à  l'autre  extrémité  du 
trou,  demeurait  inoccupée. 

Il  eût  été  difficile  de  se  tenir  debout  dans  cette 
chambre,  où  les  solives  se  croisaient  à  quatre  pieds  du 
sol.  Le  voisin  de  l'autre  trou  avait  fermé  la  fenêtre  en 
tabatière  :  onétoufî'ait.  La  lumière  de  la  lune,  qui  frap- 
pait obliquement  les  petits  vitres,  envoyait  aux  objets 
de  vagues  lueurs. 

Ghifî'on  et  Loriot  étaient  là  depuis  un  quart  d'heure. 
On  y  voyait  assez  pour  distinguer  les  traits  décompo- 
sés de  Loriot  endormi  et  la  pose  de  la  pauvre  Ghifî'on, 
agenouillée  auprès  de  son  ami.  A  part  les  ronflements 
sonores  qui  allaient  se  répondant  et  le  vent  d'automne 
qui  se  plaignait  dans  les  hautes  toitures,  rien  ne  trou- 
blait le  silence  de  ce  misérable  réduit. 

De  temps  en  temps  la  présence  de  Chiffon  se  révélait 
par  un  gros  soupir.  Elle  ne  bougeait  pas.  Elle  était 
accroupie  sur  ses  talons,  et  ses  mains  jointes  reposaient 
sur  la  paillasse  de  Loriot. 

Il  dormait,  tourmenté  par  les  malaises  de  l'ivresse  ;  la 
sueur  découlait  de  ses  tempes.  Mais  il  dormait  profondé- 
ment, sans  rêves. 

Aux  lueurs  qui  descendaient  du  toit,  il  était  charmant 

avec  sa  figure  pâle,  et  je  ne  sais  quelle  expression  de 

souffrance.  Ses  yeux  se  cernaient  d'un  cercle  sombre. 

GhiÛbn  avait  des  tendresses  de  mère  à  contempler  ce 

cher  enfant. 

Du  coin  de  son  pauvre  tablier  tout  humide  de  larmes, 


128  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

elle  essuyait  les  joues  de  Loriot,  baignées  par  la  sueur. 

Il  n*y  avait  en  elle  que  miséricorde  et  indulgence. 
C'était  son  enfant  à  elle  qui  n'était  qu'une  enfant.  Elle 
eût  voulu  lui  pardonner  et  le  mieux  aimer  pour  sa 
faute. 

Ce  qu'il  y  avait  de  brutal  égoïsme  dans  la  conduite  de 
Loriot,  Chiffon  refusait  de  le  voir.  Et  si  l'évidence  for- 
çait la  porte  de  sa  pensée,  une  foule  d'excuses  étaient  là 
toutes  prêtes. 

Loriot  n'avait  rien  vu  jusqu'alors.  Toutes  ces  choses 
nouvelles  l'avaient  ébloui  et  comme  affolé.  Chiffon  ne 
savait-elle  pas  que  son  Loriot  avait  un  bon  petit  cœur? 

Là-bas,  sur  les  routes  interminables  qui  traversent  la 
lande,  combien  de  fois  Loriot  ne  l'avait-il  pas  soutenue 
et  portée!  A  la  maraude,  la  plus  belle  pomme  de  l'ar- 
bre, la  plus  mûre,  la  plus  dorée,  celle  que  Loriot  allait 
chercher  tout  au  haut  de  la  plus  haute  branche,  n'était- 
elle  pas  toujours  pour  Chiffon? 

Hélas!  ce  Paris,  ce  paradis,  ce  lieu  magique  avait  je 
ne  sais  quel  vent  d'ivresse,  et  la  tète  du  pauvre  petit 
Loriot  était  si  faible  I 

Et  puis,  n'avait-elle  pas  été  trop  sévère?  n'avait-elle 
pas  abusé  de  sa  supériorité  acceptée  par  son  jeune  ami? 
Oh  !  Chiffon  pleurait  à  cette  pensée  ;  Chiffon  était  bien 
près  de  se  donner  tous  les  torts  ;  elle  interrogeait  sa 
conscience,  et  sa  tristesse,  qu'elle  prenait  pour  le  re- 
mords, l'accablait  de  reproches. 

Combien  de  fois,  alors  qu'ils  étaient  enfants  tous  deux, 
ne  s'était-ellc  pas  [Tcnchée  ainsi  au  chevet  de  son  Loriot? 
Je  vous  dis  que  c'était  une  mère.  En  ce  temps-là,  le 
sommeil  de  son  ami  était  plein  de  songes  et  de  sourires. 
Bien  souvent,  il  s'était  couché  sans  souper,  le  petit  Lo- 
riot, et  cela  le  faisait  rêver  bombance. 

Dix-sept  ans  d'union!  tout  leur  âge!  leur  double  vie 


PARIS  129 

n'avait  formé  qu'une  seule  et  même  vie.  Dieu  n'avait 
point  caché  son  dessein  de  les  créer  l'un  pour  l'autre. 
Ils  étaient  nés  le  même  jour  ;  ils  avaient  été  recueillis 
sur  la  même  pierre,  à  la  même  heure,  par  la  même 
charité. 

Et  pour  qu'ils  fussent  tout  l'un  pour  l'autre,  ils  n'a- 
vaient pas  de  parents  à  qui  donner  une  part  de  leur 
cœur.  Chiffon  avait  les  larmes  aux  yeux  lorsqu'elle  son- 
geait à  sa  mère.  C'est  celle-là  qui  eût  été  adorée  et 
bénie  I  Mais  Chiffon  ne  connaissait  pas  sa  mère,  et  là-bas, 
le  vieux  douanier  qui  avait  pris  soin  de  son  enfance  lui 
avait  dit  plus  d'une  fois  que  sa  mère  était  morte. 

C'avait  été  le  seul  motif  des  querelles  de  leur  enfance. 
Quand  ils  allaient  de  pardon  en  pardon  avec  leurs 
sabots  sur  Tépaule,  le  long  des  routes  tortueuses  et  dé- 
foncées de  la  Bretagne,  ils  se  disputaient  souvent  à 
propos  de  leurs  mères.  Chacun  voulait  avoir  la  plus 
belle  et  la  meilleure.  Loriot  ne  gagnait  jamais,  parce 
que  Chiffon  était  la  plus  éloquente.  De  guerre  lasse,  il  se 
mettait  à  pleurer.  Alors  Chiffon  se  jetait  à  son  cou  ;  les 
lèvres  de  Chiffon  séchaient  ses  larmes  ;  elle  lui  disait  : 
Mon  Loriot,  ta  mère  était  belle,  ta  mère  était  bonne  ;  je 
l'aime  presque  autant  que  ma  mère  à  moi  I 

Elle  disait  encore,  tant  sont  étranges  les  divinations 
du  cœur  : 

—  Ta  mère  et  la  mienne  devaient  se  connaître  ;  elles 
devaient  s'aimer  ;  peut-être  qu'elles  étaient  sœurs. 

Et  si  la  route  était  solitaire,  ils  s'agenouillaient  tous 
deux  dans  l'herbe,  côte  à  côte.  Ils  disaient  ce  qu'ils  sa- 
vaient de  prières  et  ils  envoyaient  des  baisers  à  leurs 
mères  dans  le  ciel. 

Chiffon  se  souvenait  de  tout  cela.  Son  petit  Loriot 
avait  du  cœur. 

—  Sainte    Vierge  î    sainte    Vierge  !    murmura-t-elle 


i30  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

pourtant  avec  un  frissonnement  douloureux,  est-ce  que 
c'est  la  dernière  fois  que  je  le  regarde  dormir  I 

On  n'oublie  point,  n'est-ce  pas,  sainte  Vierge,  ces 
belles  amours  de  l'enfance,  ces  caresses  si  bonnes  et  si 
doucement  échangées. 

Dieu  ne  veut  pas  briser  les  pauvres  petits  cœurs  où 
ne  descendit  jamais  la  pensée  du  mal. 

Chiffon  n'avait  au  monde  que  son  Loriot.  Sainte 
Yierge  I  bonne  Vierge  !  les  anges  parlent  à  l'oreille  de 
ceux  qui  dorment.  Oh  î  mère  de  Dieu,  un  mot  pour  la 
pauvre  Chiffon  I 

Si  c'était  un  crime  que  d'avoir  rêvé  ce  paradis  des 
femmes  et  d'être  venue  de  si  loin  à  travers  tant  de  priva- 
tions et  tant  de  fatigues,  eh  bien  I  Chiffon  était  toute 
prête,  elle  ne  demandait  pas  mieux  que  de  retourner  au 
fin  fond  de  la  Bretagne,  pourvu  qu'on  lui  laissât  son 
Loriot  chéri. 

Qù' allait-il  devenir  tout  seul  ?  car  Chiffon  pensait  en- 
core à  lui  avant  de  penser  à  elle  :  Qu'ailait-il  faire,  le 
pauvre  Loriot?  Chiffon  avait  maintenant  l'idée  de  l'im- 
mensité parisienne.  Elle  avait  marché  trois  ou  quatre 
heures  sans  se  retourner,  et  c'était  toujours  Paris.  Elle 
ne  savait  pas  où  était  le  bout  de  Paris.  Une  fois  séparés 
dans  cette  ville  sans  limites,  jamais  on  ne  devait  se  re- 
trouver, jamais  I 

Il  avait  tant  besoin  d'elle  I  savait -il  seulement  à  quel 
point  il  serait  seul,  si  Chiffon  allait  lui  manquer  ?  Il  ne 
savait  rien,  l'imprudent  et  le  fou  !  Sainte  Vierge  I  un 
mot  à  son  oreille  I 

Hélas  I  elle-même,  Chiffon,  que  lui  restait-il?  qu'es- 
pérer ou  que  désirer  ?  tous  ses  désirs,  toutes  ses  espé- 
rances, n'étaient-ils  pas  à  Loriot  au  moins  pour  moitié  ? 
Rester  seule  ?  pourquoi  travailler?  pourquoi  vivre? 


PARTS  131 

—  Ma  mère  !  dit-elle  tout  à  coup  ;  ma  mère,  toi  qui  es 
dans  le  ciel,  prie  la  Vierge  pour  moi  I 

Elle  approcha  de  ses  lèvres  la  main  de  Loriot  qui 
pendait  froide,  et  la  remit  sons  les  couvertures. 

Puis  elle  prit  dans  son  sein  une  piécette  d'argent  qui 
lui  pendait  au  cou  par  un  cordon,  et  qui  portait  gravée 
une  image  de  la  Vierge. 

—  Gela  vient  de  ma  mère,  murmura-t-elle  en  la  bai- 
sant pieusement  et  par  deux  fois,  une  fois  pour  sainte 
Marie,  une  fois  pour  sa  mère  :  ma  mère,  prie  avec  moi, 
la  bonne  Vierge  va  t' entendre  I 

Elle  commença  tout  bas,  les  litanies  de  la  saintr^ 
Vierge.  Là-bas,  les  enfants  savent  cela  comme  le  Pater 
QiVAve  ;  les  enfants  errants  aussi  bien  que  ceux  qui  mè- 
nent les  processions  du  catéchisme. 

Si  l'àme  entend  au-delà  des  limites  de  cette  vie  ;  si 
ceux-là  qui  sont  morts  veillent  d'en  haut  sur  les  têtes 
aimées,  l'âme  de  la  pauvre  Victoire  dut  tressaillir  à  ces 
paroles  bénies.  Chiffon  récitait  la  prière  avec  *ine  piété 
passionnée.  Elle  ne  savait  pas  qu'à  l'heure  de  la  mort, 
sa  mère  avait  récité  la  même  prière  à  l'intention  de  l'en- 
fant orpheline  qui  restait  abandonnée  sur  terre. 

Elle  ne  savait  pas.  Personne  ne  lui  avait  conté  l'his- 
toire de  cette  jeune  fille-mère,  descendant  d'un  pas  triste 
du  cimetière  de  Saint-Gast  à  la  grève. 

Chiffon  avait  descendu  ce  sentier  bien  des  fois,  mais 
il  ne  gardait  point  les  traces  de  sa  mère. 

Les  mêmes  paroles  qui  passaient,  durant  la  nuit  fu- 
neste, sur  les  lèvres  de  la  mère,  tombaient  en  ce  mo- 
ment de  la  b(mche  de  la  fille  : 

—  Mère  du  Christ,  mère  de  la  grâce  divine,  mère 
très-pure,  vierge  clémente,  ayez  pitié  de  nous! 

Elle  ne  savait  pas.  Gomment  deviner  les  détails  soli- 
taires et  navrants  de  ce  drame?  Comment  deviner  le 


132  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

secret  de  ces  ténèbres  cachant  la  victime  de  seize  ans 
qui  va  psalmodiant  elle-même  le  chant  de  ses  funé- 
railles? 

—  Pries-tu  avec  moi,  ma  mère? 

Elle  poursuivait,  l'enfant  désolée,  les  mains  jointes  et 
parmi  d'amers  sanglots  : 

—  Miroir  de  justice,  cause  de  nos  allégresses,  vase 
d'esprit,  vase  d'honneur,  rose  mystique,  tour  d'ivoire, 
ayez  pitié  de  nous  I 

Loriot  s'agita  sur  sa  paillasse  et  un  gémissement  sortit 
de  sa  poitrine.  Chiffon  s'arrêta  craintive,  mais  charmée. 
Son  visage,  naïvement  ému,  avait  exprimé  sa  pensée 
bien  avant  qu'elle  n'ouvrît  la  bouche. 

—  Est-ce  la  bonne  Vierge  qui  lui  parle?  murmura-t- 
elle. 

Il  faut  battre  le  fer  pendant  qu'il  est  chaud.  Du  fond 
de  l'âme  et  avec  un  redoublement  de  ferveur,  Chiffon 
continua  : 

—  Arcbe  d'alliance,  ayez  pitié  de  nous  !  Porte  du  ciel, 
étoile  du  matin,  ayez  pitié  de  nous!  Force  des  faibles, 
refuge  des  pécheurs,  consolation  des  affligés,  ayez  pitié 
de  nous  I 

—  Il  change  î  se  disait-elle  ;  son  sommeil  est  plus 
calme  ;  sa  respiration  fait  moins  de  bruit  ;  ses  yeux  fer- 
més ont  presque  un  sourire.  Il  a  entendu I  il  a  entendu! 

Sa  tête  s'inclina  toute  rêveuse  sur  son  épaule. 

—  Merci  I  ma  mère,  merci  I  prononça-t-elle  au-dedans 
de  son  cœur. 

Puis,  entraînée  tout  à  coup,  elle  ajouta  d'un  ton  plein 
de  caresses  : 

—  Ma  mère  !  est-ce  qu'on  peut  perdre  courage  quand 
ce  nom-là  vient  aux  lèvres?  Mais  comment  ai-je  donc  pu 
oublier  votre  dernier  baiser,  ma  mère,  ma  mère  chérie? 
Je  ne  vous  ai  donc  jamais  vu  sourire?  Vous  êtesmortQ 


PARIS  133 

toute  jeune,  ma  mère,  belle  comme  je  vous  vois  en 
songe,  avec  vos  grands  cheveux  sur  votre  front  pâle.  Ma 
mère,  je  crois  que  vous  étiez  malheureuse  sur  la  terre. 
Si  celui-là  que  j'aime  ne  m'aime  plus,  faites  que  je  meure 
toute  jeune,  moi  aussi,  ma  mère,  et  gardez-moi  une  pla- 
ce auprès  de  vous! 

—  Reine  des  vierges,  ayez  pitié  de  nous  I  Reine  des 
Ceci  était  une  distraction,  car  les  litanies  n'étaient  pas 

terminées. 

Elle  acheva  précipitamment  : 
martyrs,  ayez  pitié  de  nousl  ayez  pitié  de  nous,  reine 
des  anges  ! 

Elle  resta  longtemps  immobile.  Sa  pensée  s'engour- 
dissait, mais  la  prière  s'exhalait  de  tout  son  être. 

Elle  ne  pleurait  plus  ;  ses  yeux  la  brûlaient.  Une  fois, 
elle  dit  : 

—  S'il  doit  vivre  loin  de  moi,  qu'il  soit  heureux! 
Elle  entendit  sonner  les  unes  après  les  autres  toutes 

les  heures  de  la  nuit.  Dans  ces  réduits  qui  s'ouvrent  sur 
le  toit  d'une  maison  à  six  étages,  l'heure  nocturne  est 
un  concert  où  chaque  horloge  lointaine  vient  apporter 
sa  voix.  Les  gros  clochers  grondent  leur  sonnerie  grave 
dans  le  silence,  tandis  que  les  beffrois  de  paroisse  chan- 
tent le  temps  qui  passe,  et  que  les  petits  cadrans  font 
vibrer  leur  timbre  argentin.  A  Paris,  sur  les  toits,  mi- 
nuit sonne  pendant  un  quart  d'heure. 

Mais  c'est  la  troisième  heure  après  minuit  qui  parle  le 
plus  haut  dans  la  ville  muette. 

Yers  quatre  heures  du  matin,  Chiffon  était  encore 
agenouillée  auprès  de  la  paillasse  de  Loriot,  son  ami. 
La  fatigue  la  domptait.  A  son  âge,  la  souffrance  ne  peut 
toujours  éloigner  le  sommeil.  Ses  yeux  se  fermaient 
alourdis,  pour  s'ouvrir  à  demi  bien  vite,  car  elle  se 
répétait  machinalement  à  elle-même  : 

II  12 


134  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

—  Si  c*est  la  dernière  fois  que  je  vois  dormir  mon 
Loriot,  je  ne  veux  rien  perdre  de  cette  nuit. 

—  Non,  non,  non  I  se  reprenait-elle  révoltée,  le  bon 
Dieu  ne  peut  pas  permettre  cela  I 

Vers  quatre  heures  et  demie,  elle  sentit  qu'elle  ne 
pouvait  plus  lutter.  Elle  embrassa  Loriot,  puis  elle  lui 
passa  au  cou  sa  médaille  de  la  Vierge  qu'elle  tenait  en- 
core à  la  main. 

—  Cette  image-là  m'a  toujours  protégée,  dit-elle,  elle 
le  protégera. 

—  Va,  mère  chérie,  interrompit-elle,  je  ne  la  lui 
donne  pas,  puisqu'elle  vient  de  toi  :  je  la  lui  prête.  Elle 
le  gardera  contre  les  mauvaises  pensées  ;  il  ne  songera 
plus  à  s'en  aller... 

La  médaille  disparut  sous  la  chemise  de  Loriot,  Chif- 
fon traîna  sa  paillasse  pour  la  rapprocher.  Elle  s'y  éten- 
dit en  répétant  encore  : 

—  Je  ne  veux  pas  dormir. 
Elle  dormait. 

Dans  le  trou,  on  n'entendit  plus  que  le  ronflement 
sonore  et  magoifique  du  voisin  qui  dormait  de  l'autre 
côté  de  la  cloison.  Personne  n'était  plus  là  pour  écouter 
cinq  heures  qui  sonnaient  lentement  à  tous  les  clochers 
de  Paris. 

Peu  de  temps  après,  une  lueur  plus  vive  descendit 
par  la  moitié  de  fenêtre  en  tabatière,  éclairant  les  deux 
petits  qui  dormaient  étendus  sur  leurs  paillasses. 

L'autre  moitié  de  la  fenêtre  en  tabatière  éclairait  ce 
juste  qui  ronflait  *si  sincèrement  depuis  le  commence- 
ment de  la  nuit.  Un  sommeil  semblable  est  inséparable 
d'une  bonne  conscience.  Ainsi  ne  serons-nous  pas  éton- 
né, si  nous  reconnaissons,  en  mettant  l'œil  à  quelqu'une 
des  nombreuses  fentes  de  la  cloison,  notre  ami  Nioul, 
ancien  tournebroche  du  château  de  Maurepar. 


PARIS  135 

En  voilà  un  qui  pouvait  en  ejffet  dormir  tranquille,  et 
que  sa  conscience  ne  réveillait  jamais  I 

Le  trou  de  Nieulr  était  plus  petit  que  celui  des  deux 
enfants,  (^e  n'était  pas  une  chambre  à  deux  lits.  Le  trou 
de  Nieul  était,  en  outre,  beaucoup  plus  sale  et  beaucoup 
moins  meublé.  11  n'y  avait  pas  de  paillasse,  Nieul  dor- 
mait sur  quelques  brins  de  paille  épars  et  sa  tête  avait 
pour  oreiller  une  poignée  de  chiffons  enlevés  de  sa 
hotte. 

A  mesure  que  la  lumière  augmentait,  vous  auriez  pu 
voir  la  figure  hâve  et  barbue  de  l'ancien  forçat,  et  distin- 
guer les  pièces  déguenillées  qui  composaient  son  costume. 
Auprès  de  lui,  par  terre,  vu  l'absence  de  tous  meubles, 
il  y  avait  trois  hautes  piles  de  pièces  de  cinq  francs,  sur 
lesquelles  son  crochet,  terminé  par  un  bout  de  fer  aigu, 
reposait  eu  équilibre. 

Cet  argent  produisait  un  effet  singulier,  an  milieu  de 
cette  misère  sale  et  nue.  L'dée  d'un  crime  vous  serait 
venue  tout  de  suite. 

Ce  n'était  pourtant  qu'une  promesse  de  crime.  Les 
trois  piles  de  pièces  de  cent  sous  étaient  des  arrhes.  Nieul 
avait  fait  une  affaire  là-bas,  rue  de  la  Goutte-d'Or,  avec 
le  bonhomme  Bistouri  et  la  Morgatte. 


X  i 


AVENTURES  DE  LORIOT. 


Ce  qui  réveilla  Loriot,  ce  fut  un  rayon  de  soleil  qui 
vint  le  frapper  au  visage.  Il  faisait  grand  jour.  Nieul 
était  parti  depuis  longtemps  avec  sa  hotte,  son  crochet 
et  ses  trois  piles  de  pièces  de  cent  sous. 

Le  petit  Loriot  frotta  ses  yeux  éblouis  :  jamais  il  n'a- 
vait été  si  étonné  dans  sa  vie.  Tous  les  objets  qui  l'en- 
touraient lui  étaient  inconnus,  et  il  n'avait  aucun  souvenir 
d'être  entré  dans  ce  grenier.  11  aurait  cru  à  quelque 
enchantement,  s'il  n'eût  pas  vu  Chiffon  étendue  sur  sa 
paillaisse  à  côté  de  lui. 

Loriot  fit  appel  à  sa  mémoire.  Sa  tête  était  vide  et 
lourde.  Mais  tout  à  coup  un  éclair  illumina  son  cer- 
veau. 

—  Paris  I  Paris!  dit-il,  je  suis  à  Paris! 

Il  se  leva  d'un  bond.  Comme  il  s'était  couché  tout 
habillé,  sa  toilette  était  faite  d'avance.  Sa  main  s'avança 


PARIS  157 

pour  éveiller  GhifTon,  la  dormeuse,  mais  il  ne  la  toucha 
point.  Tous  ses  souvenirs  lui  revenaient  à  la  fois. 
—  Quelle  chance  I  dit-il,  elle  dort  I 
Cette  pensée  de  la  séparation   était  venue  à  Loriot 
avant  l'ivresse  ;  elle  avait  même  précédé  le  conseil  reçu 
au  comptoir  du  débit  de  prunes  à  Teau-de-vie. 

En  route,  c'était  Chiffon  dont  la  tête  se  montait  à 
l'idée  de  Paris.  Elle  avait  si  bien  fait,  la  pauvre  Chiffon- 
nette,  que  Paris  avait  mis  du  premier  coup  la  cervelle 
de  son  Loriot  à  l'envers. 

Il  avait  son  idée,  comme  il  l'avait  si  souvent  répété 
la  veille.  Son  idée  était  absurde,  il  est  vrai,  mais  il  y  te- 
nait et  la  regardait  comme  un  trait  de  génie. 

Quoi  de  plus  adroit,  en  principe,  que  de  se  faire 
femme,  pour  réussir  dans  le  paradis  des  femmes? 

Ne  croyez  pas  qu'il  eût  renoncé  définitivement  à  sa 
Chiffon.  Loriot  n'était  pas  uu  méchant  petit  homme. 
Seulement  il  était  toc^  comme  on  dit  à  Saint-Cast  et 
ailleurs.  11  pensait  vaguement  que  s'il  faisait  fortune,  sa 
Chiffonnette  en  aurait  sa  bonne  part. 
Mais  cela  ne  l'inquiétait  pas  autrement. 
Nous  vous  donnons  ce  petit  gars-là  tel  qu'il  était  :  ni 
meilleur,  ni  pire.  Il  n'en  savait  pas  plus  long,  voyez- 
vous,  et  si  jamais  vous  rencontrez  pareille  tête  blonde, 
vous  sourirez  et  vous  serez  clément. 

Il  y  avait  une  chaise  dans  le  trou.  C'était  positivement 
une  chambre  garnie.  Loriot,  après  avoir  secoué  ses 
hardes  couvertes  de  paille,  regarda  ses  mains  et  regretta 
pour  la  première  fois  de  n'avoir  pas  d'eau.  11  avait  aussi 
grande  envie  d'un  miroir.  Son  désir  d'être  femme  le 
faisait  coquette. 

Lui  qui  avait  si  souvent  reproché  à  Chiffon  sa  préten- 
due coquetterie  ! 

H  12* 


138  LE  PARRDIS  DES  FEMMES 

Tout  en  se  secouant,  une  crainte  lui  vint,  et  il  pâlit 
du  front  au  meuton,  tant  il  eut  peur. 

Etait-il  bien  à  Paris  ?  n*avait-il  pas  fait  un  rêve  ? 

Il  fut  encore  sur  le  point  de  réveiller  Chiffon,  Chiffon 
son  oracle,  mais  les  prunes  à  Teau-de-vie,  mais  les  chi- 
nois, les  petits  verres,  la  galette,  tous  ces  souvenirs  si 
vifs!  Point  n'était  besoin  de  Chiffon.  Paris  était  là;  Lo- 
riot le  sentait. 

D'ailleurs ,  quoi  de  plus  facile  que  de  s'en  assurer?  Lo- 
riot monta  sur  la  chaise  qui  garnissait  le  logis,  et  sa  tête 
blonde,  coiffée  de  grands  cheveux  bouclés,  tout  en  dé- 
sordre, passa  au  travers  de  la  fenêtre.. 

Loriot  se  frotta  encore  les  yeux,  puis  il  poussa  un 
grand  cri  de  triomphe  et  de  joie.  La  fenêtre  donnait  sur 
un  toit  presque  plat.  Elle  était  située  au  sommet  de  la 
plus  haute  maison  da  quartier.  De  là.  Loriot  voyait  son 
Paris  comme  s'il  eut  été  juché  sur  la  colonne  Vendôme. 

Des  toits,  des  cheminées,  un  horizon  sans  fin  de  tu- 
yaux de  tôle,  au-dessus  desquels  de  grands  monuments 
isolés  planent  majestueusement.  Certes,  Loriot  ne  cher- 
chait pas  là  le  paysage,  il  ne  percevait  que  la  sensation 
d'immensité. 

—  Paris I  Paris  I  vive  Paris I  c'est  à  moi  tout  ça! 

Yoilà  ce  que  disait  notre  Loriot,  demi  sorti  de  sa  taba- 
tière, sur  le  toit  d'une  maison  du  faubourg  Saint-Denis, 
où  la  chambre  pour  deux  coûtait  dix  sous,  et  c'était 
cher. 

Au  bas  du  toit,  il  y  avait  un  plomb  obstrué  plein 
d'eau  de  pluie.  Loriot  travailla  des  pieds  et  des  mains  et 
monta  sur  le  toit.  Il  fît  sa  toilette  daus  le  plomb,  où  les 
pierrots  seuls,  ces  oiseaux  éminemment  citadins,  ve- 
naient laver  leur  bec  d'ordinaire. 

Il  fit  sa  toilette  au  soleil,  bien  commodément,  à  soixante 
pieds  au-dessus  de  la  rue,  dont  le  bruit  lourbillonnan 


PARIS  139 

montait.  11  lava  ses  mains  et  sa  petite  frimousse  espiègle, 
il  mouilla  ses  cheveux  pour  les  faire  mieux  boucler  ; 
que  n'aurait-il  pas  donué  pour  un  bout  de  miroir  I 

—  Quant  à  ça,  se  dit-il,  malgré  l'absence  du  miroir, 
je  suis  sûr  que  je  serai  bien  mignon  en  femme,  Chiffon 
l'a  dit. 

—  Pourvu  qu'elle  ne  se  soit  pas  éveillée  I  interrompit 
il  en  revenant  vers  la  fenêtre. 

Il  regarda  en  dedans.  Ghififon  dormait  toujours.  Elle 
avait  eu  tant  de  fatigue  la  veille  I  et  toute  la  nuit,  elle 
avait  tant  pleuré  I 

—  Comme  ça  dort  I  pensa  Loriot.  C'était  bien  la  peine 
de  venir  à  Paris  ;  elle  aurait  pu  en  faire  autant  que  ça 
dans  la  grange  de  Cliantepie  I 

Il  jeta  un  dernier  coup  d'oeil  aux  cheminées  de  la  gi- 
gantesque ville  qui  allait  être  sa  conquête. 

—  C'est  égal,  grommela-t-il  en  rentrant  dans  la 
chambre,  c'est  joliment  haut,  et  je  ne  me  souviens  pas 
d'avoir  monté  les  escaliers  hier  au  soir.  Quand  je  vas 
être  femme,  faudra  veiller  à  la  boisson.  Mais  qui  donc 
qui  me  dira  comment  les  femmes  se  perdent,  puisque 
c'est  avec  ça  qu'on  gagne  de  l'argent? 

Il  se  gratta  les  deux  oreilles,  l'une  après  l'autre,  comme 
un  petit  gars  bien  embarrassé  qu'il  était. 

—  Bahl  fit-il,  la  Chiffon  qui  fait  tant  d'embarras  ne  le 
sait  peut-être  pas  non  plus.  On  trouve  toujours  à  qui 
parler  à  Paris.  Dès  que  je  vas  avoir  ma  jupe  et  macoiffe, 
je  demanderai  à  un  passant  comment  qu'il  faut  faire. 

Cette  bonne  résolution  rendit  le  calme  aux  esprits  de 
notre  Loriot.  Quant  à  la  chose  principale,  aux  moyens 
de  devenir  une  femme,  il  ne  s'en  inquiétait  pas  du  tout. 
Mettre  une  jupe  et  une  coiffe,  comme  il  disait,  lui  sem- 
blait suffisant  pour  opérer  la  transformation. 


UO  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

Beaucoup  d'adolescents  honnêtes  sont  moins  innocents 
que  ce  jeune  scélérat  de  Loriot. 

Il  fit  l'inventaire  du  costume  de  Chiffon,  afin  de  bien 
voir  ce  qu'il  lui  fallait  acheter  pour  se  faire  une  femme. 

1°  Une  coiffe.  Celle  de  Chiffon  était  fripée,  mais  comme 
il  y  avait  de  beaux  cheveux  dedans!  Ahl  ah!  on  pouvait 
chercher  longtemps  avant  de  trouver  des  cheveux  pareils 
à  ceux  de  Chiffon  I  Loriot  convenait  qu'ils  étaient  les 
plus  beaux  du  monde,  après  les  siens,  à  lui  Loriot. 

2°  Un  mouchoir  de  cou.  Celui  de  Chiffon  s'était  déta- 
ché dans  l'agitation  de  son  sommeil.  Nous  vous  le  disons 
en  vérité,  jamais  Loriot  n'avait  re.pardé  dessous.  Le 
mouchoir  entr'ouvert  laissait  voir  une  gorge  naissante 
aux  contours  chastes  et  charmants.  Loriot  se  tâta  la 
poitrine. 

—  Tiens!  tiens!  fit-il,  v'ià  la  première  fois  que  je  re- 
marque ça  ! 

Il  était  désappointé  un  petit  peu,  car  sa  poitrine  à  lui 
ne  présentait  pas  les  mêmes  symptômes. 

—  Penh  !  peuh  !  peuh  I  siffla-t-il  cependant,  c'est  gen- 
til, mais  elles  n'en  ont  pas  toutes.  On  peut  se  passer 
de  ça! 

3^  Une  jupe.  Chiffon  en  avait  une  qui  lui  coupait  si 
bien  la  taille  !  il  n'y  avait  qu'un  cordon  pour  l'attacher, 
mais  la  taille  de  Chiffon  était  si  fine  et  ses  hanches  re- 
bondissaient si  gracieusement!  Loriot  essaya  de  se 
prendre  la  taille  à  deux  mains  et  ne  put  pas. 

—  Je  me  sanglerai  un  brin  de  plus,  pensa-t-il. 

-4°  Des  souliers  à  nœud.  Chiffon  n'avait  que  des  sabots, 
mais  Loriot  voulait  des  escarpins. 

Il  essaya  de  mettre  ses  pieds  dans  les  petits  sabots  de 
Chiffon.  Autant  eût  valu  l'essai  de  faire  entrer  une  clef 
de  cave  dans  la  serrure  mignonne  d'un  de  ces  meubles 
en  bois  de  rose  qui  ornent  des  boudoirs  élégants . 


PARIS  141 

—  Saquédié  I  s'écria-t-il,  elle  a  tout  de  même  le  pied 
trop  petit,  celle-là  I 

Loriot  regarda  un  instant  le  sien  et  fit  comme  le  cerf 
de  Lafontaine,  maudissant  ses  jambes.  Mais  il  reprit 
bientôt  courage  en  se  disant  : 

—  C'est  pas  une  affaire.  Chacun  se  sert  des  pieds  qu'il 
a,  pas  vrai? 

—  Pour  ce  qu'est  delà  figure,  ajouta-t-il  avec  orgueil, 
on  n'est  pas  trop  à  plaindre,  et  la  Chiffonnette  elle-même 
m'a  dit  bien  souvent.... 

Il  s'arrêta  tout  court,  parce  que  son  regard  venait  de 
tomber  sur  le  délicieux  visage  de  Chiffon  endormie.  Elle 
avait  sa  bouche  d'enfant  légèrement  entr'ouverte.  Ses 
petites  dents  perlées  brillaient  entre  ses  lèvres  roses.  Au- 
tour de  ses  paupières  fermées,  la  fatigue  et  les  larmes 
avaient  estompé  un  cercle  bleuâtre  que  recouvrait  pres- 
que entièrement  la  longue  frange  de  ses  cils.  Ses  che- 
veux, noirs  comme  le  jais,  bouclaient  en  désordre  autour 
de  son  front  et  de  ses  joues. 

—  Mais  je  ne  l'avais  donc  jamais  vue,  moi  I  dit  Loriot 
stupéfait. 

—  Après  ça,  continua-t-il,  je  suis  peut-être  plus  joli, 
moi,  quand  je  dors. 

Il  mit  son  bonnet  de  laine  sur  sa  tête  d'un  air  résolu 
et  se  dirigea  vers  la  porte.  En  résumé,  il  lui  fallait  une 
coiffe,  un  mouchoir  de  cou,  une  jupe  et  des  souliers,  les 
bas  et  le  corsage  étant  du  superflu.  Avant  de  franchir  le 
seuil,  Loriot  ralentit  son  pas,  et  se  retourna  comme 
malgré  lui. 

—  C'est  tout  de  même  dur,  pensa-t-il,  de  quitter 
comme  ça  la  pauvre  Chiffonnette  I  Je  vas  toujours  l'em- 
brasser bien  doucement  avant  de  partir. 

H  était  immobile,  et  ses  mains  jointes  pendaient. 

—  Ahl  dam,  fît-il  pour  se  raffermir,  faut  bien  faire 


142  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

son  chemin.  Ceux  de  là-bas,  où  l'on  vendait  des  prunes, 
m'ont  bien  dit  qu'elle  m'empêcherait  d'avoir  de  la 
chance...  et  puis...  et  puis  elle  se  moquerait  de  moi,  à 
cause  que  je  veux  être  femme  I 

C'était  là  le  grand  motif. 

Il  se  rapprocha  lentement  de  la  paillasse.  Gomme  elle 
élait  posée  sur  le  carreau,  il  dut  s'agenouiller  pour  em- 
brasser Chitfon.  Si  Chiffon  avait  eu  l'air  de  souffrir  en 
ce  moment,  je  ne  sais  pas  ce  qui  serait  arrivé,  car  Loriot 
était  véritablement  ému,  beaucoup  plus  ému  que  ne 
semblaient  l'indiquer  ses  paroles. 

Il  avait  les  yeux  baissés  et  n'osait  plus  regarder 
Chiffon. 

Dans  un  mouvement  qu'il  fit,  sa  main  droite  heurta  sa 
pochette,  et  l'argent  qu'il  avait  dedans  sonna.  Il  eut  d'a- 
bord un  sourire  satisfait,  puis  il  fouilla  dans  sa  poche  et 
en  retira  l'argent. 

—  Elle  rit,  murmura-t-il,  en  examinant  Chiffon  à  la 
dérobée. 

Chiffon  rêvait,  la  pauvre  fille,  que  la  bonne  Vierge 
avait  parlé  à  Loriot,  et  que  Loriot  lui  promettait  de  res- 
ter toujours  avec  elle. 

Voilà  pourquoi  Chiffon  riait  dans  son  sommeil. 

—  Six  pièces  de  cinq  francs,  dit  Loriot  d'un  ton  de 
surprise,  et  encore  de  la  monnaie  pour  huit  livres  dix 
sousl 

Chiffon  avait  donné  dix  sous  d'avance  pour  la  location 
de  la  chambre. 

—  Trente-huit  livres  dix  sous,  reprit  Loriot,  pourquoi 
ai-je  tout  ça? 

Un  vague  souvenir  de  partage  lui  revint  ;  le  rouge  lui 
monta  au  front. 

—  Elle  m'a  tout  donné  î  balbutia-t-il. 

Puis  il  ajouta  en  baissant  les  yeux  de  nouveau  : 


PARIS  143 

—  Parce  que  j'ai  tout  demandé  I 

Il  est  dommage  que  ce  petit  Loriot  songeât  à  se  faire 
femme,  justement  à  l'heure  où  il  allait  peut-être  devenir 
un  homme. 

Il  avait  honte  et  c'est  bon  signe. 

—  J'allais  la  laisser  sans  rien  I  dit-il  encore. 

Cette  pensée  le  touchait  bien  plus  que  l'abandon  lui- 
même. 

Il  retira  d'abord  du  creux  de  sa  main  une  pièce  de 
cinq  francs,  qu'il  mit  par  terre,  à  côté  de  la  paillasse  ; 
puis  deux  pièces  de  cinq  francs,  puis  trois. 

A  la  troisième,  il  poussa  un  gros  soupir.  Écoutez,  c'é- 
tait un  petit  gars  de  la  Haute-Bretagne.  Du  cap  de  Fré- 
liel,  on  voit  les  côtes  de  Normandie. 

Il  soupira,  mais  les  trois  pièces  de  cinq  francs  étaient 
par  terre,  il  ne  les  reprit  pas. 

On  a  dit  qu'un  poltron  de  nature  a  mille  fois  plus  de 
mérite  qu'un  brave,  quand  il  va  au  feu,  tout  pâle  et 
tremblant,  c'est  l'évidence. 

Laissez  soupirer  notre  petit  Loriot. 

Il  lui  restait  encore  vingt-trois  francs  dix  sous  dans  la 
main.  Il  mit  d'abord  une  pièce  de  deux  francs  sur  les 
trois  pièces  de  cent  sous. 

—  Elle  a  dix-sept  francs,  supputa-t-il,  j'ai  vingt-et-uu 
francs  et  la  petite  pièce...  Si  je  mets  encore  quarante 
sous,  elle  aura  dix-neuf  francs  et  moi  dix  neuf  francs. 

Il  soupira  et  s'exécuta. 
Restait  la  petite  pièce. 

—  Faudrait  faire  la  monnaie,  se  dit  Loriot,  dans  sa 
rigoureuse  équité  ;  cinq  sous  pour  elle,  cinq  sous  pour 
moi. 

Il  se  pencha  sur  Chiffon  et  la  baisa  au  front.  Une 
larme  perla  sous  ses  paupières,  une  larme  que  n'arrai- 
chail  ni  la  faim,  ni  la  soif,  ni  le  froid,  ni  la  fatigue,  ua 


144  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

rien  de  ce  qui  faisait  ordinairement  pleurer  le  petit 
Loriot. 

Vous  voyez  bien  qu'il  était  sur  le  point  de  devenir  un 
homme. 

Il  essuya  vivement  cette  larme,  qu'il  regarda  peut- 
être  comme  indigne  de  lui,  et  fit  le  geste  de  mettre  la 
pièce  de  cinquante  centimes  dans  sa  pochette  avec  les 
dix-neuf  francs  qui  formaient  sa  part  légitime  et  incon- 
testable, mais  il  se  ravisa,  et,  par  un  mouvement  sublime, 
il  déposa  les  dix  sous  sur  la  part  de  Chiffon. 

Du  coup,  il  se  remit  sur  ses  jambes  et  se  dressa  de  son 
haut. 

—  Ah  !  mais!  fit-il  avec  la  conscience  de  sa  grandeur 
d'âme,  j'aime  mieux  çal 

Il  gagna  la  porte  et  sortit  en  homme  d'importance.  En 
descendant  l'escalier,  il  se  dit  : 

—  Paris  a  beau  être  grand,  c'est  toujours  Paris. 
Quand  je  vas  être  riche,  je  retrouverai  bien  la  Chiffon- 
nette. 

Dans  la  rue,  il  se  retourna  et  regarda  en  l'air  pour 
tâcher  de  voir  la  lucarne  du  grenier,  mais  ne  vit  que  le 
plomb  qui  lui  avait  servi  de  cuvette. 

Ce  fut  tout.  Il  mit  décidément  Chiffon  de  côté  pour 
songer  à  sa  fortune. 

11  était  environ  huit  heures  du  matin.  Paris  avait  sa 
fièvre  de  mouvement  et  d'afifaires.  Loriot  n'eut  pas  fait 
trente  pas  dans  la  rue  qu'il  se  sentit  tout  étourdi.  Ce 
brouhaha,  cette  confusion,  lui  montaient  à  la  tête.  Il 
lui  semblait  que  toutes  les  voitures  allaient  passer  sur 
son  dos. 

Et  cependant  ce  bruit  et  ce  mouvement  l'attiraient,  car 
il  dirigea  sa  marche  vers  le  boulevard,  où  le  bruit  et  le 
mouvement  allaient  augmentant. 

Tantôt  Loriot  se  sentait  tout  petit  et  tout  faible,  à 


PARIS  145 

premier  moment,  au  milieu  de  la  foule,  tantôt  il  avait 
des  élans  de  fierté  enfantine  en  se  disant  : 

—  C'est  moi  que  voilà!  je  suis  à  Paris  I  je  suis  de 
Paris!  Mes  sabots  comptent  dans  ce  bruit...  mais  pas 
pour  longtemps,  car  je  vais  bientôt  avoir  des  souliers! 

Et  il  sautait  sur  le  trottoir,  en  songeant  à  sa  jupe,  à  sa 
coiffe,  à  son  mouchoir  de  cou.  Si  c'était  une  chose 
possible,  il  comptait  bien  se  perdre  dès  le  soir  même. 

Personne  n'ignore  que  le  faubourg  Saint-Denis  est 
tout  fleuri  de  marchands  de  vin  qui  offrent  à  la  convoi- 
tise des  amateurs  de  superbes  bocaux  de  prunes  confîtes 
dans  de  l'eau-de-vie  un  peu  baptisée.  Le  destin  des 
humains  se  règle  souvent  par  le  hasard  d'un  premier 
pas.  Loriot  avait  débuté  dans  la  carrière  gourmande 
par  une  reine-claude  à  l'eau-de-vie  ;  Loriot  ne  devait 
jamais  oublier  la  saveur  de  ce  fruit  et  de  sa  sauce.  Il  en- 
tra chez  un  marchand  de  liqueurs  et  mangea  deux 
prunes  à  l'eau-de-vie  pour  son  premier  déjeuner. 

Ça  donne  de  l'aplomb  et  du  cœur.  Une  fois  maître  de 
ses  deux  prunes,  Loriot  eut  un  heureux  souvenir  de  ce 
gâteau  succulent  et  gras  dont  il  avait  soupe  la  veille. 
Ayant  tourné  par  hasard  à  gauche  de  la  Porte-Saint- 
Denis,  il  put  satisfaire  son  goût  éclairé  pour  la  galette. 
Mais  il  y  a  galette  et  galette.  La  galette  du  boulevard 
Saint-Denis  est  une  galette  peuple. 

11  ne  s'agissait  pas  de  flâner.  Loriot  avait  son  plan  et 
n'allait  point  au  hasard.  Acheter  des  nippes,  changer  de 
costume,  et  se  perdre  comme  doit  faire  une  femme  qui 
veut  honnêtement  et  bien  vivre,  tel  était  l'ouvrage  tracé. 
Loriot,  l'estomac  plein,  suivit  les  boulevard^^  cherchant 
parmi  tant  de  boutiques  une  boutique  de  ju[)es,  de  coilfes 
et  do  mouchoirs. 

Il  trouva  des  boutiques  de  pantalons,  de  vestes  et  de 
paletots;    des  magasins    d'orfèvrerie,    des   étalages   do 
Il  13 


146  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

châles  des  Indes,  des  fabriques  de  nécessaires  et  un  bu- 
reau d'omnibus  avec  portraits  au  daguerréotype  et  limes 
Perrot  infaillibles  pour  combattre  les  cors  aux  pieds. 
Point  de  bonnes  coiffes  à  barbe,  supportées  parla  calotte 
d'indienne,  point  de  jupes  d'épluché  on  de  tiretaine  ; 
point  de  mouchoirs  à  palmes  comme  Loriot  en  voulait. 
Ma  foi,  c'était  si  beau  ce  boulevard  I  Loriot  prit  patience. 

Tout  en  prenant  patience,  il  regardait  les  devantures 
de  boutique  et  les  industries  diverses.  Il  faut  lui  rendre 
cette  justice  de  dire  que  Loriot  ne  songea  pas  une  seule 
fois  à  travailler.  11  y  a  des  travailleurs  nés  ;  notre  petit 
Loriot  ne  l'était  point.  Il  avait  donné  comme  cela,  de 
temps  en  temps,  des  coups  de  collier  dans  sa  vie,  mais 
c'était  Ghiflon  qui  lui  avait  mis,  dans  ces  bonnes  cam- 
pagnes bretonnes,  la  faucille  ou  la  fourche  à  la  main. 

Loriot  ne  se  rappelait  pas  ces  instruments  avec  plaisir. 
Il  aimait  mieux  danser  ou  faire  la  roue. 

Aucune  des  industries  qu'il  rencontrait  sur  sa  route 
ne  hù  plaisait.  En  revanche,  il  avait  envie  de  tout  ce 
(ju'il  voyait  aux  devantures.  S'il  n'avait  pas  été  possédé 
<le  l'idée  de  se  faire  femme,  comme  il  eût  acheté  un  pan- 
talon à  carreaux,  une  veste  grise  et  une  cas(iuelte  ! 

—  Après!  se  disait-il  en  détournant  les  yeux  pour  ne 
pas  céder  au  charme.  Quand  j'aurai  de  quoi  à  me  perdre 
comme  femme,  je  m'en  flanquerai  sur  le  corps  des  farau- 
deries,  et  un  chapeau  plutôt  qu'une  casquette! 

Il  passait  devant  un  chapelier. 

—  Et  une  badine  !  ajouta-t-il  en  lorgnant  un  étalage 
(le  cannes  ;  et  un  parapluie  !  Ah!  saquédié  !  j'ai-ti  envie 
d'avoir  un  parapluie!  Je  le  veux  bleu...  non!  rouge!  Ah 
dam  !  ah  dam  !  Si  la  Chitfonnette  me  rencontrait  avec  un 
parapluie  rouge! 

Ses  narines  se  gontlèrent  tandis  qu'il  songeait  à  <e 
triomphal  honneur. 


^  PARIS  147 

—  Elle  en  aura  peut-être  aussi  vite  que  moi,  se  reprit- 
il  pourtant  avec  un  mouvement  de  jalousie,  je  suis  pâ- 
tour  du  Tréguz,  mais  elle  est  fille  du  Grand-Chêne.  Eh 
heni  eh  beni  si  elle  a  un  parapluie,  tant  mieux  pour 
elle  I 

0  Jésus  mignon  1  une  montre  d'argent,  grosse  et 
ronde,  avec  des  fruits  d'Amérique  et  un  ruban  découpé 
en  chicorée  I  Une  montre  qui  dit  l'heure,  une  montre 
qui  parait  dans  le  gousset  comme  une  grosse  pomme 
dans  la  pochette  ;  le  rêve  de  tous  les  petits  gars  ambi- 
tieux 1  Loriot  aurait  donné,  je  crois,  le  parapluie  pour 
la  montre  I 

Que  de  choses  il  vit  dans  cette  première  promenade 
au  graudd  jour  I  De  combien  de  choses  il  eut  envie!  Des 
rubans,  des  chapeaux  à  fleurs,  des  hottes,  des  pistolets, 
des  estampes,  des  homards,  des  tasses  de  fayence  et 
de  porcelaine;  des  livres  même,  bien  qu'il  ne  sût  pas  lire, 
et  des  lunettes  quoiqu'il  eût  la  vue  bonne  ! 

Il  avait,  ce  petit  Loriot,  les  envies  des  deux  sexes. 
Mais  il  était  sage,  il  tenait  ses  dix-neuf  francs  à  poignée 
au  fond  de  sa  pochette,  et  il  passait. 

Au  Ghàteau-d'Eau,  il  vit  un  soldat  du  centre  qui  re- 
gardait les  lions.  Il  se  mit  à  côté  du  soldat,  qui  lui  dit  : 

—  C'est  des  animaux  fondus  avec  les  canons  de  nos  vic- 
toires, conquis  par  la  valeur  sur  les  ennemis  de  la  patrie, 
dont  le  Français  ne  se  sert  pas  d'autre  métal  pour  em- 
belUr  la  capitale  de  son  pays  I 

Loriot  le  remercia,  mais  il  n'osa  pas  lui  demander 
comment  on  pouvait  s'y  prendre,  quand  on  était  femme, 
pour  se  perdre  vite  et  bien. 

Enfin,  Loriot  vit  une  jupe  de  tiretaine  et  un  mouchoir 
de  cou.  Ce  n'était  plus  sur  le  boulevard.  Loriot  avait 
tourné  à  droite,  et  sa  bonne  étoile  l'avait  conduit  droit 
au  Temple. 


148  LE  PARADIS  DES  FEMMES  -? 

Arrêtons-nous  et  découvrons  nos  fronts  pour  saluer 
une  grande  gloire  qui  va  s'éclipser.  Notre  civilisation 
fleurit  sur  des  ruines.  Le  Temple  est  à  l'agonie.  Bientôt 
son  souvenir  seul  vivra  dans  l'âme  de  ceux  qui  l'ont  aimé. 
Qu'y  aura-t-il  à  la  place  du  Temple  défunt?  Nous  ne 
savons. 

0  grandes  et  vieilles  masures,  où  tant  d'étranges  ri- 
chesses étaient  accumulées  I  0  Pou-Yolantl  (1)  quartier 
du  cuir  et  du  mastic  antiques  I  0  Forêt-Noire  I  patrie  des 
loques  sublimes  et  des  chapeaux  fantômes,  qui  fondaient 
au  soleil  comme  à  la  pluie  1  0  Palais-Royal I  noble  et 
sévère  baraque  I  ô  doux  compartiment  si  bien  connu  des 
actrices,  des  dames-aux-camélias,  des  grisettes,  des 
bourgeoises  et  même  des  grandes  dames,  cher  bïizar  qui 
portait  le  nom  aimable  et  coquet  de  quartier  des  Frivo- 
lités I  Émigrerez-vous?  Irez-vous  embellir  d'autres  ri- 
vages ? 

Ou  bien  disparaîtrez-vous  pour  tout  de  bon  de  cette 
terre  où  les  plus  belles  choses  ont  de  pire  destin  ? 

N'était-ce  pas  assez  d'avoir  abâtardi  la  rude  fantaisie 
de  vos  mœurs?  n'était-ce  pas  assez  d'avoir  tué  votre  ori- 
ginalité précieuse  en  introduisant  dans  vos  couloirs  la 
politesse  et  les  sergents  de  ville?  Oh!  certes,  le  jour  où 
un  gouvernement  oppresseur  força  les  marchandes  du 
Temple  à  ne  plus  vomir  l'injure  pittoresque,  on  put  dès 
lors  prévoir  que  le  Temple  allait  mourir. 

Le  vrai  Palais-Royal  de  Mazarin  et  des  Cosaques  n'a-t- 
il  pas  commencé  à  déchoir  â  l'heure  même  où  ses  bouti- 
quiers n'ont  plus  déchiré  les  pans  d'habits  dans  les 
galeries? 

L'ordre  tue  tout,  la  civilité  est  un  poison  mortel. 

(1)  Ce  sont  ici  les  noms  des  quatre  quartiers  de  l'ancien  mar- 
(;hé  du  Temple,  qui  a  été  rebâti  depuis. 


PARIS     •  149 

Et  vous  chercherez  bientôt  en  vain  le  Temple  où  l'on 
vendait  des  cachemires  de  l'Inde  avec  des  guenilles,  et 
des  dentelles  d'un  prix  fou  parmi  les  haillons;  le  Temple 
où  les  diamants  se  cachaient  sous  des  tas  de  savattes,  le 
Temple  où  la  boue  de  nos  rues  se  changeait  en  orl 

Où  irez-vous  alors  à  la  chasse  de  ces  belles  occasions 
qui  vous  donnaient  pour  deux  cents  francs  une  broderie 
de  cent  louis?  Où  les  mettra-t-on  désormais  toutes  ces 
opulentes  dépouilles  arrachées  à  la  ruine  ou  à  la  mort? 

Ne  se  ruineront-elles  plus  en  ce  temps  les  saintes  du 
Paradis  parisien?  Désapprendront-elles  à  mourir? 

0  temple  I  ô  foire  inouïe  I  désordre  que  l'imagination 
du  poëte  n'eût  pas  inventé!  fantaisie  qu'on  ne  rêvera 
jamais  plus! 

Il  y  avait  toujours  des  coupés  discrets  arrêtés  devant 
l'église  Sainte-Elisabeth  ou  dans  la  rue  Phélipeaux.  Des 
femmes  qui  cachaient  sous  le  voile  leur  jeunesse  et  leur 
beauté,  descendaient  en  toilette  plus  que  modeste  et 
s'introduisaient  d'un  pas  furtif  dans  les  sombres  galeries. 
Les  marchandes  connaissaient  cela.  C'était  heur  et  mal- 
heur ;  on  faisait  des  bons  marchés  fabuleux,  ou  bien  on 
se  laissait  prendre  au  leurre  d'occasions  menteuses.  Au 
Temple,  de  mémoire  de  marchande,  jamais  objet  n'a  été 
payé  son  vrai  prix.  Aujourd'hui,  madauie  la  comtesse 
gagne  cent  pour  cent  sur  les  velours  de  sa  robe  ;  demain 
on  lui  passe  pour  cinquante  louis,  parce  que  c'est  elle, 
une  dentelle  recollée  qui  vaut  bien  trente  francs. 

Tant  qu'on  causera  toilette,  le  Temple  sera  une  tradi- 
tion. La  pudeur  s'évanouira  à  mesure  que  les  temps 
s'éloigneront,  et  le  Temple  vivra  dans  mille  ans  au 
même  titre  que  la  colonnade  de  Minerve  ou  le  divin 
Parthénon.  La  coquetterie  n'est-elle  pas  aussi  une 
déesse? 

Il  y  a  là  des  tableaux  bizarres.  Allez  voir  encore  une 
II  13* 


150  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

fois  cette  Rotonde  où  les  pantalons  et  les  habits  haut 
pendus  à  des  tringles  sous  les  arcades,  se  balancent 
comme  des  criminels  au  gibet!  Je  ne  sais  quelle  odeur 
inconnue  vous  saisit  ici  à  la  gorge.  Allez  entendre  en- 
core l'argot  que  parlent  les  naturels  de  cette  contrée 
sauvage  ;  allez  écouter  l'histoire  de  cette  grosse  com- 
mère qui  vendait  le  jour  des  souliers  rebouisés  et  des 
gniolles  au  coin  du  Pou-Yolaut,  et  qui  s'en  allait,  le  soir, 
au  bois,  dans  son  équipage  où  le  fils  aine  d'un  pair  de 
France  avait  souvent  l'honneur  de  monter.  C'est  le  ro- 
man de  la  loque,  c'est  l'épopée  du  haillon.  Nous  n'au- 
rons plus  cela  ;  hâtez-vous. 

On  l'appelait  madame  la  vicomtesse  au  Boi§.  Elle  avait 
une  fille  charmante,  élevée  aux  Oiseaux.  Au  Pou-Vo- 
lant, elle  était  connue  sous  le  nom  de  Madame  Savatte. 

C'était  bien  le  pays  des  métamorphoses  renversantes. 
On  ne  s'étonnait  plus  de  rienl  Ils  racontaient  au  cabaret 
des  Quatre-fils-Aymon  des  histoires... 

Mais  tout  cela  est  mort  ou  va  mourir.  La  Rotonde 
agonise.  Le  cabaret  des  Quatre-Fils  a  d'avance  fait  ban- 
queroute. Dans  quelques  mois,  nous  ne  saurions  plus 
vous  dire  où  il  faut  aller  pour  acheter  des  bottes  reboui- 
sées  à  quinze  sous  ou  un  feutre  gniollé  de  soixante-dix 
centimes,  prix  fort... 

Notre  ami  Loriot  se  procura  au  Temple,  quartier  de 
la  Forêt-Noire,  un  costume  complet  de  bretonne,  qui 
avait  servi  pour  le  carnaval.  Cela  lui  coûta  seize  francs, 
et  c'était  une  bien  bonne  affaire.  Il  lui  restait  un  peu 
plus  de  deux  francs,  et  il  avait  désormais  de  quoi  se 
perdre.  Sa  fortune  était  faite. 

Il  ne  se  sentait  pas  de  joie  en  regagnant  le  boulevard 
son  petit  paquet  sous  le  bras  :  Son  paquet  qui  contenait 
en  germe  sa  grandeur  future  et  ses  bissacs  pleins  d'écus. 


PARIS  l.M 

Ce  que  Loriot  cherchait  maintenant,  c'était  un  lieu 
pour  faire  sa  grande  toilette.  Un  gamin  de  Paris  en  pa- 
reil cas  n'eût  pas  été  embarrassé,  mais  Loriot  ne  con- 
naissait pas  les  ressources  de  la  grande  ville.  Tout  ce 
qu'il  put  imaginer  fut  de  gagner  la  campagne  et  de 
changer  de  peau  derrière  une  haie.  Or,  à  Paris,  gagner 
la  campagne  n'est  pas  chose  facile,  et  Loriot  le  vit  bien, 
car  il  marchait  encore  vers  une  heure  après  midi,  avec 
son  paquet  sous  le  bras.  11  était  au  revers  de  Mont- 
martre, derrière  le  cimetière,  et  il  voyait  enfin  la  cam- 
pagne au-dessous  de  lui. 

A  cette  heure,  il  avait  déjà  dépensé  la  moitié  de  ses 
quarante  sous  à  grignotter  des  gâteaux  et  à  boire  des 
douceurs. 

Nous  devons  rendre  compte  d'un  incident  qui  survint 
au  revers  de  Montmartre,  pendant  que  Loriot  descendait 
vers  la  plaine. 

C'était  un  chemin  étroit  qui  courait  eu  zig-zag  entre 
deux  murs.  Il  n'y  avait  dans  le  sentier  qu'une  jeune  fille 
assez  proprette  qui  portait  un  panier  de  blanchisseuse. 
Loriot  pressa  le  pas  et  la  rejoignit.  La  fillette  se  retourna 
d'abord  effrayée,  mais  quand  elle  eut  regardé  notre  Lo- 
riot, elle  se  mit  à  sourire. 

Loriot  rougit  et  se  tira  une  mèche  avec  galanterie. 

—  Est-ce  que  vous  allez  à  Clichy,  comme  ça,  mon 
garçon?  demanda  la  fillette. 

—  Elle  est  gentille,  pensa  Loriot,  mais  point  tant  que 
la  Chiffonnette,  c'est  sùrl 

—  A  Clichy?  répondit-il  tout  haut,  y  a-t-il  loin? 

—  Une  heure  en  se  promenant. 

—  Bonne  foi  I  dit  Loriot  ;  voilà  bien  des  heures  que 
je  me  promène! 

Puis  il  marcha  sans  rien  dire  aux  côtés  de  la  fillette. 
Il  rougissait  et  poussait  des  soupirs  énormes.  La  petite 


152  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

blanchisseuse  attendait  une  déclaration,  seulement  elle 
trouvait  que  la  déclaration  tardait  bien. 

Quant  à  Loriot,  il  peinait  comme  un  malheureux,  et 
ses  tempes  avaient  des  sueurs. 

La  petite  blanchisseuse  avait  une  bonne  âme  ;  elle 
trouvait  Loriot  charmant,  elle  voulut  l'aider  un  peu. 

—  Vous  avez  quelque  chose  à  me  dire,  reprit-elle 
d'un  ton  engageant. 

—  Ah!  oui,  répliqua  notre  Loriot,  qui  poussa  un  sou- 
pir plus  gros  que  les  précédents. 

—  Eh  bien!  dites,  riposta  la  fillette. 

Et  comme  Loriot  hésitait,  elle  ajouta  en  montrant  ses 
dents  blanches  : 

—  Allez,  on  ne  vous  mangera  pas! 

—  Bien  vrai?  fit  Loriot. 

—  Bien  vrai. 

—  V'ià  donc  ce  que  c'est.  Je  voudrais  savoir... 
Il  s'arrêta  court. 

—  Qu'est-ce  que  vous  voulez  savoir?  demanda  la 
blanchisseuse. 

Loriot  cessa  de  marcher  ;  elle  l'imita.  Loriot  s'essuya 
le  front. 

—  Je  voudrais  savoir,  reprit-il,  parce  que  je  viens  de 
loin  et  qu'on  n'est  point  malin  par  chez  nous... 

—  Ça  se  voit,  interrompit  la  fillette. 
Loriot  ne  parla  plus. 

—  Allons  I  continua-t-elle  en  frappant  du  pied  d'un 
air  bon  enfant. 

Loriot,  encouragé,  s'approcha  d'elle  et  lui  dit  tout  à 
coup  en  lui  soufflant  terriblement  dans  l'oreille,  car  sou 
embarras  l'oppressait  : 

—  Je  voudrais  savoir  comment  c'est  que  font  les  jeunes 
filles  pour  se  perdre  ici  à  Paris. 

La  fillette  le  regarda  ébahie.  Loriot  crut  qu'elle  n'a- 


I 


PARIS  158 

vait  pas  compris.  Il  se  pencha  davantage,  dans  la  rage 
qu'il  avait  de  savoir,  et  recommença  : 

—  Je  voudrais  que  vous  me  disiez  comment  faut  s'y 
prendre... 

Mais  il  n'acheva  pas,  cette  fois.  La  main  de  la  blan- 
chisseuse se  leva  prestement.  Loriot  reçut  un  maître 
soufflet  qui  lui  fit  voir  un  millier  de  chandelles.  Quand 
il  revint  à  lui,  la  fillette  était  déjà  loin. 

—  Il  paraît  que  faudra  deviner!  pensa-t-il  tristement. 
Il  continua- sa  route  tout  seul.  Vers  deux  heures,  il  fit 

sa  toilette  dans  une  carrière.  Quand  il  se  vit  avec  son 
costume  breton,  dans  un  miroir  de  cinq  sous  qu'il  avait 
acheté,  il  poussa  un  grand  cri  de  joie. 

—  Saquedié!  saquediéî  dit-il  ;  y  a-t-il  des  messieurs 
qui  voudraient  me  donner  le  bras  ! 

Il  repoussa  du  pied  son  costume  de  petit  gars  et  le 
cacha  sous  une  roche.  Notre  Loriot  ne  doutait  de  rien,  il 
se  croyait  sûr  de  retrouver  cet  endroit-là,  quand  il  vou- 
drait. 

Le  voilà  parti.  Au  bout  d'une  heure,  il  s'aperçut  que 
ses  quelques  sous  étaient  restés  dans  sa  pochette 
d'homme.  Il  avait  grand'faim  et  grand'soif.  Il  tâcha  de 
retrouver  son  chemin,  mais  impossible  I  alors  il  se  mit  à 
pleurer,  regrettant  déjà  la  Chiffonnclte. 

Loriot,  ou  plutôt  Loriotte,  sous  son  nouvel  accoutre- 
ment, erra  tout^  l'après-midi.  Ses  jambes  ne  pouvaient 
plus  le  porter;  il  ou  elle  mourait  de  faim.  Vers  quatre 
heures  du  soir,  nous  le  retrouvons  dans  la  rue  de  Mati- 
gnon, au  lieu  même  où  il  avait  débarqué  en  arrivant  à 
Paris,  la  veille.  Ses  pauvres  yeux  étaient  gros  de  larmes 
et  il  avait  la  tète  bien  basse. 

Les  messieurs  l'avaient  pourtant  regardé  par  la  ville, 
mais  aucun  d'eux  ne  lui  avait  appris  comment  les  jeunes 
filles  se  perdent. 


154  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

Il  s'assit  sur  une  borne  pour  pleurer  sou  content. 
Quand  il  eut  bien  pleuré,  il  leva  la  tête  ;  à  une  fenêtre 
du  premier  étage,  il  aperçut  derrière  les  carreaux  une 
figure  pâle  et  bouffie.  Il  regarda  tout  autour  de  lui  et  se 
reconnut. 

D'un  saut  il  fut  sur  ses  pieds. 

—  Pour  le  coup,  s'écria-t-il  et  battant  les  mains,  j'ai 
la  chance  I  V'ià  le  bon  monsieur  qui  nous  a  donné  le 
louis  d'or  sur  la  route  1 

11  s'élança  vers  la  porte  cochère  et  frappa  à  tour  de 
bras. 


XI 


LE  REVEIL  DE  CHIFFON. 


J.o  môme  rayon  de  soleil  qui  avait  éveillé  Loriot, 
glissa  jusqu'à  la  paillasse  où  dormait  Chiffon.  Elle  s*a- 
gita  dans  son  sommeil,  et  le  sourire  errant  autour  de  ses 
lèvres,  les  entr'onvrit  tout  à  coup. 

—  C'est  demain,  murmura-t-elle,  c'est  demain  que 
nous  arrivons  à  Paris! 

Elle  mit  la  main  à  son  front  que  le  soleil  bnilait.  Son 
autre  main,  petite  et  admirablement  modelée,  pendait 
hors  de  la  paillasse. 

—  Nous  n'avons  pas  fait  attention  à  nous  coucher  du 
bon  côté  de  la  meule,  reprit-elle  ;  as-tu  bien  dormi,  mon 
Loriot  chéri? 

—  Ah!  interrompit-elle  en  ramenant  son  autre  main 
avHc  la  première  sur  son  front,  c'est  fou,  les  rêves!  J'ai 
rêvé  de  la  Lirand'ville,  et  si  tu  savais  comme  je  la  voyais 
triste  !  et  comme  nous  avons  marché  longtemps  dedans 


156  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

avant  de  trouver  le  bout!  Est-il  possible  qu'il  y  ait  une 
ville  si  grande!...  Tu  dors  donc  encore?  Moi,  je  ne  peux 
pas  non  plus  me  réveiller. 

Ses  yeux,  endoloris  par  les  larmes,  avaient  peine  à 
s'ouvrir.  Dans  son  demi-sommeil,  elle  se  croyait  encore 
à  la  porte  du  cbâteau  de  Maintenon  où  elle  s'était  endor- 
mie, Tavant-veille,  côte  à  côte  avec  Loriot,  son  ami. 

Elle  fut  quelques  secondes  avant  de  reprendre  la 
parole. 

—  Ce  soleil  est  cbaud,  dit-elle  enfin  ;  il  doit  être  déjà 
tard...  debout  mon  petit  homme  I 

En  même  temps  elle  laissa  tomber  sa  main  droite  pour 
saisir  les  cheveux  de  Loriot.  Sa  main  droite  ne  rencon- 
tra rien  et  vint  toucher  le  carreau  froid. 

—  Qu'est-ce  que  cela?  s'écria-t-elle  en  ouvrant  les 
yeux  brusquement. 

Vous  eussiez  dit  qu'un  voile  de  deuil  lui  tombait  sur 
le  visage.  En  voyant  les  murailles  crevassées  et  les  so- 
lives noires  qui  l'entouraient,  elle  eut  instantanément 
conscience  de  tout  ce  qui  s'était  passé  depuis  quarante- 
huit  heures.  Son  cœur  subit  une  contraction  si  violente, 
que  tout  son  sang  se  retira  à  la  fois  de  son  visage  et  que 
le  tour  de  ses  yeux  bleuit. 

Elle  ne  regarda  point  du  côté  de  la  paillasse  de 
Loriot. 

Elle  aima  mieux  écouter. 

Au  premier  instant,  elle  se  persuada  qu'elle  entendait 
son  souffle  irrégnlier  et  comme  haletant  :  c'était  sa  propre 
respiration  qui  soufflait  dans  sa  poitrine.  Elle  cessa  de 
respirer  i)our  écouter  mieux.  Alors  elle  n'entendit  plus 
rien. 

—  On  dort  quelquefois  comme  (^a,  se  dit-elle  ;  bien 
souvent  j'ai  été  auprès  de  lui  sans  l'entendre. 

—  D'ailleurs,  roprit-elle  avpc    nue    snniiaino    véhé- 


I 


PARIS  157 

meiice  et  révoltée  par  le  soupçon  même  qu'elle  combat- 
tait, d'ailleurs,  c'est  impossible. 

Loriot  avait  menacé  de  partir,  Loriot  avait  peut-être 
l'intention  d'exécuter  sa  menace  ;  mais  s'enfuir  pendant 
que  Chiffon  dormait,  sans  échanger  le  dernier  baiser 
d'adieu! 

Chiffon  avait  raison,  c'était  impossible. 

D'ailleurs,  ne  lui  avait-elle  pas  mis  au  cou  l'image 
sainte  et  bénie? 

Toutes  ces  raisons  si  justes  lui  donnèrent  enfin  le  cou- 
rage de  regarder  la  paillasse  de  Loriot. 

Elle  vit  la  paillasse  vide  et  jeta  un  cri  étouffé. 

Mais  elle  ne  bougea  pas.  Les  yeux  se  refermèrent.  Elle 
fît  un  effort  désespéré  pour  douter. 

—  Je  rèveî  je  rêve!  dit-elle,  je  veux  m'éveiller  ! 
Tous  ses  membres  tressaillaient,  et  ses  pauvres  petites 

dents  blanches   se   choquaient   dans   sa   bouche   à    se 
briser. 
Elle  répétait  machinalement  : 

—  Je  veux  m'éveiller  !  je  le  veux! 

Dans  son  effort,  elle  appuya  sa  main  contre  terre  pour 
se  soulever.  Sa  main  rencontra  l'argent  laissé  par  Loriot. 
Un  flux  d'espoir  lui  emplit  le  cœur. 

—  Oh  1  dit-elle,  il  a  voulu  me  faire  une  niche  !  le  petit 
fou!  quand  j'ai  déjà  tant  à  lui  pardonner!...  C'est  bien, 
c'est  bien,  mon  Loriot!  ça  ne  t'empêchera  pas  d'être 
grondé  d'importance  ! 

Sa  figure  avait  presque  repris  son  expression  de  gaieté 
intelligente  et  résolue. 

—  Mais  non!  se  ravisa-t-elle,  tandis  qu'un  petit  frisson 
lui  parcourait  le  corps,  j'ai  eu  trop  grand'peur!  Je  ne 
veux  plus  le  gronder  jamais,  pour  qu'il  n'ait  pas  l'idée 
de  me  quitter. 

n  1* 


158  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

Ceci  était  sage  ;  mais  le  petit  Loriot  n'eût  point  cédé 
même  à  cette  promesse,  il  avait  son  idée  I 

Chiffon  se  mit  sur  son  séant  et  regarda  la  porte,  qui 
restait  entr'ouverte.  Dans  la  pensée  de  Chiffon,  Loriot 
était  là  derrière.  A  chaque  instant,  elle  s'attendait  à  le 
voir  paraître.  Son  sourire  était  tout  prêt. 

Il  fallut  cinq  grandes  minutes  avant  qu'elle  trouvât 
que  Loriot  était  bien  long  à  se  montrer. 

—  Loriot I  Loriot!  appela-t-elle  tout  bas  d'abord. 
Puis  elle  appela  plus  haut. 

Et,  sans  qu'elle  y  prit  garde,  sa  voix  devenait  plaintive. 
Elle  avait  peine  à  garder  son  sourire. 

—  Je  sais  que  tu  es  là.  Loriot,  dit-elle  enfin  d'un  ton 
suppliant;  tu  es  un  méchant!  finis! 

Loriot  n'entra  pas  et  personne  ne  répondit. 

La  porte,  poussée  par  le  courant  d'air  qni  venait  de  la 
fenêtre  ouverte,  roula  en  grinçant  sur  ses  gonds  et  montra 
le  corridor  désert. 

Chiffon  se  souleva  en  sursaut.  Gomme  elle  allait  se 
mettre  sur  ses  pieds,  elle  resta  comme  frappée  de  la  fou- 
dre. Elle  venait  de  compter  l'argent  qui  était  à  terre, 
auprès  de  la  paillasse. 

—  Dix-neuf  francs  !  balbutiait-elle  d'une  voix  émue  ; 
ma  part! 

Elle  se  dressa  debout,  l'œil  fixé  sur  l'argent,  qui  était 
pour  elle  comme  la  tête  de  Méduse.  Ses  jambes  trem- 
blaient et  ses  mains  jointes  se  raidissaient  au  bout  de  ses 
bras.  Elle  ne  parla  plus.  Elle  comprenait  tout.  Son  cœur 
lui  fit  soudain  une  grande  douleur,  et  ses  yeux  s'étei- 
gnirent. 

Elle  tomba  à  la  renverse  comme  une  masse  sur  son 
grabat.  On  eût  pu  entendre  trois  ou  quatre  gémissements 
faibles.  —  Puis  rien. 

Une  demi-heure  se  passa. 


PARIS  159 

Au  bout  de  ce  temps,  un  pas  ferme  et  léger,  comme  il 
n'en  retentissait  pas  souvent  dans  Tescalier  borgne  du 
garni,  sonna  sur  les  marches.  On  entendit  la  voixrouillée 
d'une  vieille  femme  qui  criait  : 

—  Ils  sont  arrivés  hier  soir  à  plus  de  onze  heures.  J'ai 
attendu  jusqu'à  ce  matin  pour  leur  demander  leurs 
papiers. 

—  C'est  au  sixième  étage?  dit  une  autre  voix  mâle  et 
douce. 

—  La  porte  au  bout  du  corridor. 

—  Merci. 

Le  pas  se  rapprocha.  On  l'entendit  un  instant  dans  le 
corridor  du  sixième  étage,  puis  le  docteur  Sulpice  parut 
au  seuil  de  la  porte.  Avant  d'entrer,  il  frappa.  Comme 
on  ne  lui  répondait  pas,  il  parcourut  du  regard  la  petite 
chambre.  Il  vit  l'une  des  paillasses  vide  et  sur  l'autre  le 
corps  inanimé  d'une  jeune  fille. 

Le  docteur  s'élança  vers  cette  dernière  et  mit  un  ge- 
nou en  terre,  il  tâta  le  pouls  d'abord,  puis  le  cœur  ;  puis 
il  prit  Chiffon  dans  ses  bras  et  tourna  son  visage  au 
jour. 

Les  traits  de  la  pauvre  enfant  étaient  si  décomposés 
que  le  docteur  hésitait  à  la  reconnaître  pour  la  jeune 
fille  qu'il  avait  rencontrée,  en  compagnie  d'un  beau 
petit  gars,  dans  la  salle  commune  de  l'auberge  de  Main- 
tenon,  chez  madame  veuve  Béquet-Fagot.  Le  costume 
seul  l'empêcha  de  redescendre  pour  demander  de  nou- 
veaux renseignements  à  la  maîtresse  du  garni. 

]l  ôta  son  gant  et  mit  la  main  sur  la  tète  de  Chiffon 
qui  tressaillit  faiblement  comme  une  morte  qu'on  galva- 
nise. L'autre  main  de  Sulpice  descendit  avec  lenteur  de 
la  base  du  front  à  l'extrémité  des  jambes.  Il  répéta  cette 
passe  trois  ou  quatre  fois. 

Chiffon  ouvrit  des  yeux  qui  n'avaient  plus  de  regard . 


160  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

Le  docteur  approcha  ses  lèvres  du  front  et  souffla. 
Chiffon  referma  les  yeux  ;  mais  une  expression    de 
repos  se  répandit  sur  son  visage. 

—  M'entendez-vous?  demanda  le  docteur. 
Chiffon  secoua  la  tête  en  signe  d'affirmation. 

—  Pouvez-vous  me  parler? 

Elle  fit  signe  que  non.  ^ 

—  Ouvrez  la  bouche. 
Même  signe. 

Le  docteur  pressa  légèrement  les  coins  de  sa  mâ- 
choire. 

—  Ouvrez  la  bouche  maintenant,  reprit-il. 
Chiffon  obéit  avec  efibrt. 

Sulpice  tira  de  sa  poche  une  de  ces  petites  boites  dont 
les  vieux  savants  se  moquent  sous  leur  perruque  et  qu'ils 
proposent  même  d'avaler,  y  compris  le  verre  des  fioles 
et  le  cuir  de  la  couverture.  Il  ouvrit  cette  boite  qui  con- 
tenait une  centaine  de  flacons  d'une  taille  vraiment  mi- 
croscopique. Les  Lilliputiens  doivent  avoir  de  ces  vases 
quand  ils  font  orgie.  Tous  ces  flacons,  malgré  leur 
exiguité,  avaient  une  étiquette.  Le  docteur  en  choisit  un 
sans  hésiter  et  prit  au  bout  d'une  épingle  un  des  globules 
qu'il  contenait. 

Ce  globule  était  un  peu  moins  gros  que  la  tête  de 
l'épingle. 

Et  encore,  si  vous  eussiez  interrogé  le  docteur  Sulpice, 
il  vous  eût  avoué,  sans  difficulté  aucune,  que  ce  globule 
n'était  qu'une  capsule,  enveloppe  destinée  à  renfermer  un 
médicament  dont  nulle  comparaison  sensible  ne  peut 
rendre  l'extrême  ténuité. 

Il  vous  eût  dit  par  exemple  qîie  la  matière  médicante, 
contenue  dans  ce  globule  moins  gros  qu'une  tête  d'épin- 
gle, ne  formait  pas  la  dix  millième  partie  du  globule. 

Ajoutant  que,  d'après  le  principe  de  sa  science  et  avec 


PARIS  161 

Tappui  de  cette  expérience  glorieuse  qui  lui  valait  à  30 
ans  la  gratitude  d'un  si  grand  nombre  de  familles,  ajou- 
tant que  cette  quantité  infinitésimale,  divisée  encore, 
pourrait  devenir  plus  puissante... 

—  Montrez-moi  votre  langue,  ordonna-t-il  à  Chiffon. 
Celle  ci  essaya  et  ne  put. 

Le  docteur  introduisit  le  globule  entre  ses  dents,  de 
façon  à  ce  qu'il  tombât  sur  la  langue. 

Puis  il  reboucha  soigneusement  son  petit  flacon  et  re- 
ferma sa  boîte  sur  laquelle  était  inscrit,  en  lettre  «l'or,  le 
fameux  axiome  de  Hahnemann  :  Similia  similibus 
curantur. 

Au  bout  de  deux  ou  trois  minutes,  le  souffle  de  Chiffon 
se  fit  entendre  distinctement. 
Elle  ne  rouvrait  pas  les  yeux. 

Le  docteur  Sulpice  s'était  assis  auprès  d'elle  sur  la 
paillasse  même.  Il  attendait.  Ses  yeux  étaient  fixés  sur 
la  jeune  fille,  et  il  semblait  profondément  préoccupé.  Ce 
n'était  pas  la  maladie.  Le  docteur  savait  et  voyait  que  la 
crise  allait  aboutir  à  bien.  S'il  était  possible  de  lire  sur 
la  physionomie  d'un  homme  quelque  expressive  qu'on 
la  puisse  supposer,  la  nature  exacte  et  précise  de  sa 
pensée ,  un  observateur  eût  fait  ici  un  travail  cu- 
rieux. Le  sentiment  du  docteur  était  évidemment  com- 
plexe. 

Un  mouvement  de  tendresse,  comprimé  par  le  doute, 
l'entraînait  vers  cette  enfant  bien  autrement  que  n'aurait 
pu  faire  la  pitié  commune  ou  le  devoir  du  médecin.  Ceci 
était  aisé  à  voir  ;  mais  il  y  avait  encore  autre  chose  que 
la  physionomie  ne  dit  pas  au  vulgaire.  Comment  la  phy- 
sionomie dirait-elle  l'effort  confus  et  robuste  du  souvenir 
qui  se  débat  dans  le  suaire  des  années,  et  qui  secoue  ses 
langes  où  chaque  jour  passé  l'enveloppe  plus  étroite- 
ment? Comme  si  le  temps  était  une  bandelette  sans 
II  14* 


162  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

fin  que    les  heures  roulent  autour   de    la  mémoire  ! 

Sulpice  rêvait  et  calculait  à  la  fois.  Sulpice  était  dans 
le  présent  et  aussi  dans  le  passé.  Derrière  ce  visage  d'en- 
fant qui  était  là,  il  voyait  une  autre  figure. 

Même  âge,  même  beauté  ;  hélas  I  même  pâleur,  cette 
nuit  où  il  vit  la  morte,  éclairée  par  la  lueur  du  phare, 
sous  le  cap  Fréhel  I 

La  nuit  où  il  reconnut  son  père,  à  lui,  dans  le  dernier 
des  trois  cadavres  I 

Sulpice  fermait  les  yeux  de  temps  en  temps,  et  alors 
la  douce  figure  de  Victoire  passait  devant  lui  telle  qu'il 
l'avait  vue  aux  jours  qui  précédèrent  la  nuit  de  sang. 
Quand  il  ouvrait  les  yeux  et  qu'il  les  portait  sur  Chif- 
fon, il  avait  en  même  temps  une  larme  et  un  sourire. 

C'était  l'enfant  à  la  chèvre,  la  petite  fille  du  Trou- 
aux-Mauves.  Mais  où  était  le  petit  garçon,  le  fils  de 
M"'  Madeleine? 

Trois  ou  quatre  minutes  se  passèrent  encore,  puis 
Chifl'on  s'agita  et  dit  : 

—  Je  souffre. 

Sulpice  lui  appuya  sa  main  contre  le  cœur. 

—  Ohl  merci,  murmura  la  fillette,  votre  main  méfait 
du  bien. 

—  Pouvez-vous  parler  maintenant,  mon  enfant? 

—  Oui. 

—  Sans  trop  de  fatigue  ? 

—  Je  le  crois. 
— Regardez-moi. 
Chiffon  obéit. 

—  Me  reconnaissez-vous?  demanda  Sulpice. 

—  Je  ne  sais  plus  où  je  vous  ai  vu,  répondit  Chiffon. 

—  A  l'auberge,  là-bas,  sur  la  route  de  Bretagne... 
Chiffon  ne  le  laissa  pas  achever. 

—  Oui,  oui  !  s'écria-t-elle  ;  je    vous  reconnais  bien, 


PARIS  163 

Loriot  vous  prenait  pour  un  roi. 

—  Loriot!  se  reprit-elle,  en  un  déchirant  sanglot.  Olil 
pourquoi  m'avez-vous  empêchée  de  mourir  ! 

Elle  couvrit  son  visage  do  ses  mains. 
Sulpice  la  calma  du  regard. 

—  Voulez- vous  avoir  confiance  en  moi?  demanda-t-il. 

—  Je  ne  pourrais  pas  ne  pas  avoir  confiance  en  vous, 
répondit  Chiffon  sans  hésiter  et  comme  si  cette  réponse 
n'eût  point  dépendu  de  son  propre  vouloir. 

—  Faites  donc  comme  si  j'étais  votre  confesseur  ou 
votre  père,  reprit  Sulpice,  et  parlez-moi  avec  une  entière 
franchise. 

—  Interrogez-moi,  je  dirai  la  vérité. 

—  Pourquoi  êtes-vous  venue  à  Paris,  d'abord? 

—  Pour  être  heureuse. 

—  Vous  aviez  donc  lieu  de  croire  qu'on  est  plus  heu- 
reux à  Paris  qu'ailleurs? 

—  Oui  :  les  femmes. 

—  C'est  juste,  fit  Sulpice  en  souriant,  c'est  leur 
paradis. 

—  On  dit  ça,  repartit  Chififon  sérieusement. 

—  Et  vous  n'avez  pas  craint  les  dangers  d'un  si  long 
voyage? 

—  Non,  je  savais  que  j'avais  de  la  chance.  Je  suis 
fille  du  Grand-Chêne...  mais  vous  ne  connaissez  pas  ça. 

—  Si  fait,  répliqua  Sulpice;  je  connais  cela  tout  aussi 
bien  que  vous. 

—  Tout  aussi  bien  que  moil  répéta  la  fillette  étonnée, 
ah  !  par  exemple... 

—  Si  je  vous  disais,  interrompit  Sulpice,  que  je  suis 
un  ancien  pâtour  du  Tréguz? 

Il  souriait  bonnement,  et  sa  main  caressante  lissait  les 
beaux  cheveux  de  la  jeune  fille.  Celle-ci  se  sentait  de 


164  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

plus  en  plus  attirée  vers  cet  homme  qui  semblait  si  bon, 
si  noble  et  si  puissant  ! 

Car  Chiffon  avait  la  conscience  du  bien  que  lui  faisait 
cet  homme.  En  présence  de  cet  homme  son  désespoir  lui 
donnait  trêve,  et  son  mal  ne  s'annonçait  plus  que  par  de 
sourds  élancements. 

—  Mon  Loriot  aussi  est  ancien  pâtour  du  Tréguz,  dit- 
elle  pourtant,  les  larmes  aux  yeux. 

—  Eh  bien!  repartit  Sulpice  gaiement,  à  pleins bissacs 
il  aura  des  écus  ! 

—  Vous  les  avez  comme  ça,  vous? 

—  A  peu  près.  Ce  Loriot  dont  vous  parlez  est-il  le 
gentil  garçonnet  que  j'ai  vu  avec  vous  à  l'auberge? 

—  Pas  vrai  qu'il  est  gentil,  mon  Loriot  ?  s'écria  Chif- 
fon. Oui,  oui,  c'était  bien  lui. 

—  Est-il  votre  frère,  mon  enfant? 

—  Non...  mais  je  l'aime  mieux  que  s'il  était  mon 
frère. 

—  Vous  comptez  devenir  sa  femme? 

—  Pardi  !  riposta  vivement  Chiffon,  qui  donc  qui  l'ai- 
merait comme  moi? 

—  Et  vous  pleurez  parce  qu'il  vous  a  quittée? 
Chiff'ou  releva  sur  lui  ses  grands  yeux  stupéfaits. 

—  Comment  savez-vous  ça?  balbutia-t-elle. 

—  Je  ne  le  sais  pas,  ma  chère  enfant,  répondit  Sul- 
pice, je  vous  le  demande. 

—  Oui,  oui,  dit  Chiffon  dont  les  sanglots  éclatèrent. 
11  m'a  quittée...  mon  Loriot  m'a  quittée  I  S'il  ne  revient 
pas,  je  veux  mourir. 

—  Il  reviendra...  voulut  dire  le  docteur. 

Mais  Chiffon  ne  le  laissa  pas  parler.  Son  teint  s'anima 
tout  à  coup,  ses  yeux  brillèrent. 

—  Oh  !  ce  Paris  I  s'^écria-t-elle  avec  une^  haine  fou- 
gueuse, ce  Paris  qui  vous  sourit  de  loin  pour  vousappe- 


PARIS  165 

1er  et  qui  vous  tue  dès  qu'il  vous  al  Mou  pauvre  petit 
Loriot  u' avait  jamais  eu  de  ces  idées-l'à  quand  nous 
étions  à  la  campagne.  C'est  Paris  qui  lui  a  donné  la 
pensée  du  mal.  Si  j'avais  su  î  si  j'avais  suî 

—  Je  suis  une  honnête  fille,  interrompit-elle  en  bais- 
sant les  yeux,  quoique  j'en  sache  un  peu  plus  long  que 
mon  Loriot.  Mais,  Jésus  Dieu  !  le  voilà  qui  va  en  ap- 
prendre I  J'ai  bien  vu  ce  que  font  ces  femmes-là  qui  se 
promènent  la  nuit  sous  les  lanternes.  Si  Paris  est  le 
paradis  de  ces  femmes,  ce  n'est  pas  le  mien.  Elles  vont 
me  prendre  mon  Loriot,  bien  sur,  bien  sûr  ! 

Elle  essuya  ses  larmes  avec  son  tablier. 

—  Est-il  plus  âgé  que  vous,  votre  Loriot?  demanda 
Sulpice. 

—  Nous  somme^nés  le  même  jour. 

—  En  quel  lieu? 

Chiffon  ouvrait  la  bouche  pour  répondre,  mais  une 
idée  lui  traversa  l'esprit. 

—  Pourquoi  me  demandez-vous  tout  ça?  fit-elle. 

Et  comme  Sulpice  tardait  à  répondre,  elle  poursuivit 
avec  une  volubilité  soudaine  : 

—  Quant  à  ce  qui  est  de  moi,  ça  m'est  bien  égal, 
allez  !  Mais  c'est  que  j'y  pense  !  Si  vous  vouliez  faire 
du  mal  à  mon  Loriot! 

—  Vous  êtes  nés  tous  deux,  dit  Sulpice  au  lieu  de 
répoudre,  ou  du  moins  vous  avez  été  trouvés  tous  deux 
le  jour  de  votre  naissance  dans  la  paroisse  de  Saint-Cast, 
au-dessous  de  Fréhel,  vous,  près  de  l'échalier  du  cime- 
tière, celui  que  vous  appelez  Loriot,  sur  la  route  qui 
mène  au  bourg  de  Plouésnon. 

—  Ah!  fit  Chiffon  que  l'étonnement  suffoquait;  ah! 
mignon  Jésus!  un  homme  de  Paris  qui  nous  connaît, moi 
et  mon  Loriot  ! 

—  Ce  que  je  dis  est-il  vrai? 


166  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

—  Vrai,  tout  vrai. 

—  L'homme  qui  vous  recueillit  avait  nom  Nicolas... 

—  Il  connaît  aussi  papa  Méruell  s'écria  Chiffon  inca- 
pable de  se  contenir. 

Sulpice  n'avait  déjà  plus  besoin  de  preuves;  sa  con- 
viction était  formée.  Cependant  il  fut  bien  aise  que  la 
jeune  fille  l'eût  interrompu,  ce  nom  prononcé  devenait 
pour  lui  l'évidence. 

—  Vous  êtes-vous  parfois  entendu  nommer  Marie? 
demanda-t-il  brusquement. 

—  Jamais. 

—  Vous  vous  appelez  Marie,  ma  fille. 

—  Bénie  soit  la  sainte  Vierge,  dit  Chiffon  qui  se  leva 
comme  elle  put  et  qui  s'agenouilla. 

—  Parlez-moi  de  ma  mère,  ajouta-t-elle,  les  mains 
jointes  et  les  larmes  aux  yeux. 

Elle  était  de  cette  manière  si  doucement  jolie,  que 
Sulpice  resta  une  minute  à  la  contempler.  Puis  il  déposa 
sur  son  front  un  baiser  presque  respectueux. 

—  Votre  mère  fut  bien  malheureuse  en  ce  monde,  ma 
fille,  prononça-t-il  lentement,  avant  d'être  un  ange  chez 
Dieu.  Plus  tard,  vous  saurez  son  histoire. 

—  L'aimiez- vous,  ma  mère?  interrompit  Chiffon. 

—  J'aurais  donné  ma  vie  pour  elle. 

Chiffon  lui  saisit  les  deux  mains  et  les  pressa  contre 
ses  lèvres.  Sulpice  l'attira  sur  son  cœur. 

—  Vous  m'aimerez  donc  comme  vous  aimiez  ma  mère? 
dit- elle. 

—  Je  t'aimerai  comme  mou  enfant,  repartit  le 
docteur. 

—  Oh  I  mon  Jésus  I  mon  Jésus  I  s'écria  Chiffon,  et  dire 
que  Loriot  est  partit  Au  moment  où  j'aurais  pu  lui 
donner  du  bonheur  ! 


PARIS  167 

—  Maintenant,  reprit  Snlpice,  il  faut  me  suivre  ;  vous 
ne  pouvez  pas  rester  en  ce  lieu. 

—  Mais  si  mon  Loriot  revient? 

—  Loriot  ne  reviendra  pas.  Lors  même  qu'il  aurait  un 
remords,  comment  retrouver  cette  demeure  dans  Paris 
qu'il  ne  connaît  pas?  venez. 

Chiffon  n'avait  pas  le  courage  d'obéir.  En  sortant  de 
cette  maison,  où  elle  n'avait  passé  qu'une  nuit,  il  lui 
semblait  qu'elle  abandonnait  tout  ce  qui  lui  restait  de 
Loriot,  son  cher  ami.  Sulpice  la  prit  par  la  main  et  l'en- 
traina. 

En  bas,  à  la  porte  de  l'allée  étroite  et  longue,  il  y  avait 
une  belle  voiture. 

—  Montez,  ma  chère  enfant,  dit  le  docteur. 

—  Monter  où?  demanda  Chiffon. 

—  Dans  ma  voiture. 

Chiffon  obéit  de  son  mieux,  oppressée  qu'elle  était  par 
l'émotion. 

—  Et  dire  que  mon  Loriot  est  parti!  sanglotait-elle  ; 
lui  qui  avait  si  grande  envie  d'aller  en  voiture  î 

—  Ne  pleurez  plus,  commanda  Sulpice  qui  sou- 
riait. 

—  Ahl  par  exemple!  s'écria  la  fillette;  voilà  une 
chose  que  vous  ne  pouvez  pas  empêcher  î 

—  C'est  ce  que  nous  allons  voir!  reprit  le  docteur. 
Avez-vous  confiance  en  moi? 

Il  la  regardait.  Chiffon  détourna  les  yeux  confuse  et 
tout  émue,  pendant  qu'il  achevait  : 

—  J*ai  besoin  de  trouver  votre  petit  ami,  comme 
j'avais  besoin  de  vous  trouver  vous-même.  Je  vous  donne 
ma  parole  d'honneur  que  je  le  trouverai. 

Chiffon  essuya  ses  yeux  prestement. 


I6S  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

—  Je  vous  crois,  dit-elle,  tandis  que  son  minois  char- 
mant secouait  le  dernier  nuage  de  tristesse  pour  arborer 
un  franc  et  gai  sourire  ;  et  quand  vous  me  Taurez  rendu, 
mon  petit  Loriot,  mon  ami  chéri,  je  ne  peux  pas  vous 
dire  comme  je  vous  aimerai! 


XII 


LE  BOUDOIR  DE  LA  MARQUISE. 


C'était  aux  rleiixième  étag»^  de  la  plus  belle  maison  de 
la  rue  de  Matignon  :  l'hôtel  de  Rostan,  comme  on  l'ap- 
pelait depuis  que  le  roi  Truffe  l'avait  acheté.  Le  boudoir 
de  la  marquise  donnait  sur  le  derrière  et  avait  devant 
SCS  fenêtres  les  grands  jardins  qui  rejoignent  la  rue 
Montaigne. 

Le  roi  Truffe  aimait  passiouément  les  jeux  où  l'esprit 
se  déploie.  11  dominait  tout  son  cercle  dans  le  maniement 
du  casse-tête  chinois  et  les  jeux  de  patience  les  plus 
compliqués  ne  savaient  jamais  lui  résister  longtemps. 
Son  notaire  lui  avait  appris  à  deviner  les  rébus  du  Cha- 
rivari :  grâce  à  mademoiselle  Solange  Beauvais,  il  pou- 
vait jouer  sur  le  piano  les  trois  premières  figures  d'un 
([uadrille  facile,  mais  brillant!  Longtemps  après  tout  le 
monde,  il  trouvait  encore  des  répon^'^w  à  :  «  Jf>  Ip  rends 
rnov  rnrbillon.  qi/y  wet-onl  y> 

II  16 


170  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

C'était  là  le  divertissement  de  choix.  La  charmante 
Gabrielle  de  Morges,  Solange,  Irène  et  parfois  madame 
la  marquise  elle-même  faisaient  sa  partie.  Le  roi  Truffe 
n'aimait  pas  qu'on  admit  les  hommes,  parce  (|u'on  lui 
prenait  sa  provision  de  rimes.  Il  avait  fait  un  recueil 
manuscrit  de  tous  les  mots  terminés  en  on  et  il  l'avait 
appris  par  cœur  avec  soin. 

11  aurait  eu  beaucoup  de  goût  pour  les  logogriplies, 
mais  ce  laborieux  effort  de  la  bêtise  humaine  était  déci- 
dément au-dessus  de  sa  portée.  Quelques  migraines  ac- 
quises en  travaillant  les  logogriphes  et  les  charades 
l'avaient  fait  renoncer  à  cette  branche  de  l'art. 

Sensitive,  le  poète  du  sainfoin  et  des  coquelicots,  avait 
essayé  de  lui  enseigner  la  versification.  Après  quelques 
mois  d'étude,  le  roi  Truffe,  possédant  à  fond  les  règles 
faciles  de  notre  prosodie,  composa  ce  quatrain  en  vers  de 
huit  pieds  : 

Lorsque  le  temps  est  à  l'orage, 
Je  crois  qu'il  est  d'un  homme  sage 
De  ne  pas  se  risquer  dehors 
Pour  éviter  les  rhumes  de  cerveau. 

Sensitive  voulut  faire  mettre  ce  morceau  en  musique, 
mais  le  roi  Truffe  s'y  opposa,  promettant  de  composer 
quelque  chose  de  plus  important.  Il  n'ignorait  pas  que 
le  dernier  vers  laissait  un  peu  à  désirer.  Sans  ce  léger 
défaut,  le  coup  d'essai  eût  été  un  coup  de  maître. 

L'anagramme  est  un  délassement  bien  joli.  Dès  que 
Sensitive  eut  initié  le  roi  Trutl'e  à  cet  nimable  jeu,  le 
bonhomme  en  perdit  le  boire  et  le  manger.  Il  ne  rêvait 
plus  qu'anagrammes.  Le  corbillon,  la  musique,  la  poésie, 
lout  fut  mis  de  côté  pour  l'anagramme.  Le  roi  Truffe,  un 
peu  aitlé,  en  trouva  ma  foi  de  très-ingénieux  pour  les 


PARIS  171 

noms    de    ses    dames.     Irène-Reine,     Astrée-Térésa, 
Solange-Losange. 

Le  plus  applaudi  fut  celui  de  la  comtesse  de  Morges, 
qui  s'appelait  "Valérie.  Le  roi  Truffe  trouva  :  il  a  rêvé. 

Pour  Gabrielle,  le  diable  s'en  mêla.  Si  à  la  place  de 
Vi  le  roi  Truffe  eût  pu  mettre  un  c  et  un  e,  il  aurait  ren- 
contré :  Belle  grâce.  Quelle  ivresse  I  mais  cela  ne  se  pou- 
vait pas.  Il  dut  se  borner  à  :  Gaie  brille.,  ce  qui  était  un 
peu  maniéré,  quoi  qu'il  y  eut  un  i  de  trop. 

Un  jour  qu'il  passait  en  voiture  avec  Sensitive  dans  le 
faubourg  Saint-Honoré,  le  bleuet  vivant  lui  dit  :  Voici 
deux  rues-anagrammes  :  la  rue  Montaigne  et  la  rue  Ma- 
tignon. Le  roi  Truffe  saisit  aussitôt  son  calpin  ;  il  pointa 
les  lettres  de  chaque  nom,  et  retrouva  parfaitement  Ma- 
tignon dans  Montaigne.  Il  y  avait  une  de  trop  pour  que 
Montaigne  se  trouvât  également  dans  Matignon.  Malgré 
ce  contre-temps  fâcheux,  le  roi  Truffe  acheta,  ce  jour-là 
même,  à  un  prix  extravagant,  l'hôtel  situé  rue  de  Mati- 
gnon et  dont  les  jardins  donnaient  rue  Montaigne. 

Il  faut  bien  payer  la  convenance,  comme  disent  les 
gens  de  Normandie. 

Pour  un  homme  grossier,  indifférent  aux  charmes  de 
l'anagramme,  l'hôtel  eût  évidemment  valu  cinquante 
pour  cent  de  moins. 

Le  roi  Truffe  achetait,  du  reste,  ainsi  tout  ce  qu'on 
voulait,  au  prix  qu'on  voulait.  Sa  fortune  était  toujours 
la  même.  Tout  ce  qui  l'entourait  le  volait  ouvertement, 
amplement  et  incessamment.  Je  crois  que  sa  fortune 
augmentait.  C'était  un  puits  sans  fond,  contre  lequel  ne 
pouvaient  rien  ni  l'inteudant,  ni  le  notaire,  ni  l'agent  de 
change,  ni  le  banquier,  ces  puissantes  machines  à 
épuiser. 

L'argent  lui  revenait  toujours. 

Sa  maison  était  ouverte  à  tout  venant,  sa  table  aussi. 


172  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

Le  roi  Truffe  n'allait  ^pas  chercher  les  pauvres,  mais 
jamais  un  pauvre  ne  lui  avait  en  vain  tendu  la  main. 

Depuis  quelque  temps  déjà,  le  marquis  et  la  marquise 
de  Rostan  s'étaient  installés  à  demeure  chez  lui.  On  fai- 
sait bâtir  un  corps  de  logis  pour  les  de  Morges,  du  côté 
de  la  rue  Matignon,  et  Sensitive  avait  au  bout  du  jardin 
un  pavillon  façon-champétre,  entouré  de  liserons  et  de 
myosotis. 

Le  boudoir  de  la  marquise  était  coquet,  frais  et  gra- 
cieux. La  verdure  s'étalait  si  belle  au-devant  de  ses  croi- 
sées, qu'on  eût  pu  se  croire  à  la  campagne.  Toutes  ces 
choses  délicieuses  qu'on  ne  peut  acquérir  avec  de  l'argent 
sans  goût,  ni  surtout  avec  du  goût  sans  argent,  ornaient 
sa  retraite. 

La  marquise  était  sur  sa  causeuse,  au  coin  de  son  feu. 
M.  P.  J.  Gridaine,  surnommé  Tout-pour-Jes-Dames,  et 
que  nous  sommes  bien  aise  de  présenter  enlin  au  lecteur, 
était  assis  près  de  la  fenêtre  et  lisait  son  journal.  M.  le 
marquis  de  Rostan,  malade  et  aux  trois  quarts  ivre,  se 
promenait  à  grands  pas  sur  le  tapis.  Une  bouteille  de 
rhum  à  moitié  vide  se  trouvait  sur  le  guéridon,  qui  tenait 
le  milieu  du  boudoir. 

—  Ça  finira  mal  I  grondait  M.  le  marquis  avec  colère 
et  en  diaprant  ses  phrases  de  jurons  bien  assortis;  ça 
finira  mal,  ou  le  diable  m'emporte  ! 

La  marquise,  un  peu  pâle  et  charmante  dans  sa  toi- 
lette de  maison,  regardait  les  arbres  du  jardin  dont  le 
veut  balançait  les  branches  déjà  défeuillées  à  demi.  Elle 
rêvait.  Les  paroles  de  M.  le  marquis  semblaient  ne  point 
arriver  jusqu'à  elle. 

—  M'entendez-vous,  madame?  s'écria-t-il  ens'arrêtant 
devant  elle. 

—  Plaît-il?  fit    Astrée,    j'entends    que    vous    faites 


PARIS  173 

beaucoup  de  bruit,  François,  et  que  vous  perJez  votre 
peine. 

Le  grand  Rostan  donna  un  coup  de  pied  à  défoncer  le 
plafond,  P.  J.  Gridaine  en  sauta  sur  son  siège. 

—  Quel  balourd!  pensa-t-il,  et  dire  que  ces  rustres 
fracasseurs  sont  toujours  battus  par  ces  dames! 

—  En  un  mot,  comme  en  mille,  madame,  reprit  le 
grand  Rostan  furieux,  est-il  vrai  que  vous  ayez  dessein 
d'épouser  ce  freluquet  ? 

—  Mieux  que  personne,  François,  répondit  la  mar- 
quise doucement,  vous  savez  que  c'est  une  chose  facile 
et  toute  simple. 

—  Je  sais  que  vous  vous  êtes  moquée  de  moi,  ma- 
dame !  Je  sais  qu'il  ne  me  convient  pas  d'avoir  été  un 
jouet  entre  vos  mains!  Je  sais... 

La  marquise  bâilla. 

—  Vous  êtes  un  ingrat,  François,  dit-elle,  j'ai  sup- 
porté le  poids  de  vos  folies  pendant  seize  ans  et  plus. 
M'entendez-vous  bien,  François  Rostan,  j'ai  patienté  seize 
ans  et  plus  avant  de  vous  congédier,  mon  ami,  et  c'est 
vous  qui  me  faites  des  reproches! 

M.  P.  J.  Gridaine  regarda  le  grand  Rostan  du  coin  de 
l'œil.  11  pensait  : 

—  Elle  va  trop  loin,  pour  le  coup  !  il  est  capable  de 
l'étrangler! 

l^e  grand  Rostan  avait  fait  un  pas  vers  Astrée,  mais  il 
s'arrêta  devant  son  regard.  Un  grognement  sourd  partit 
de  sa  poitrine.  Ses  poings  se  crispèrent,  et  il  chancela, 
tant  le  sang  se  portait  violemment  à  son  cerveau.  Il  re- 
tourna vers  le  guéridon  et  se  versa  une  pleine  rasade  de 
rhum. 

—  Ne  savez-vous  pas,  reprit  la  marquise,  quelle  est 
ma  manière  de  faire  les  choses?  Vous  ai-je  parlé  de  vous 
quitter  sans  vous  indemniser  largement? 

II  15*  I 


174  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

—  Mais  tu  n'as  donc  ni  cœur  ni  âme,  misérable  femme  I 
s'écria  François,  le  nez  dans  son  verre. 

—  Mon  pauvre  ami,  répliqua  la  marquise  avec 
dédain,  vous  voilà  ivre,  je  ne  veux  pas  discuter  avec 
vous. 

—  Non,  je  ne  suis  pas  ivre,  Morgattel  Que  le  diable 
m'étrangle I  je  sais  ce  que  je  dis,  val  je  ferai  tant  de 
scandale!... 

Il  s'arrêta,  bouche  béante,  devant  le  rire  moqueur 
d'Astrée. 

—  Du  scandale,  avec  moi!  repartit-elle  ;  pauvre  Fran- 
çois 1  que  pourriez-vous  faire  pour  surpasser  le  scandale 
du  mariage  lui-même  ?  Le  monde  me  croit  votre  femme  ; 
je  viendrai  dire  au  monde,  et  le  front  haut  :  Je  n'étais 
que  sa  maîtresse... 

—  Et  le  monde  te  repoussera,  Morgatte  I 

—  Ohl  le  monde  en  aura  bonne  envie,  mon  ami 
François  ;  mais  quand  je  dirai  cela  au  monde,  je  serai 
duchesse  de  Rostan,  duchesse  légitime,  et  je  lui  crierai 
ma  confession  du  haut  d'un  monceau  d'ori 

—  Tu  ne  l'es  pas  encore  duchesse  de  Rostan;  tu  ne  le 
seras  jamais! 

La  marquise  se  leva. 

—  Qui  donc  m'en  empêchera?  dit-elle. 

—  Moi,  fit  le  grand  François  qui  se  cacha  pourtant 
derrière  son  verre  de  rhum. 

—  Le  notaire  de  madame  la  marquise  est  au  salon, 
annonça  un  domestique  à  la  porte  entr'ouverte. 

—  C'est  bien,  faites  attendre. 

Astrée  marchait  vers  le  guéridon.  Rostan  recula  d'un 
pas  quand  elle  fut  tout  près. 

—  N'aie  pas  peur,  dit-elle  en  souriant  avec  mépris. 
Elle  passa  son  bras  sous  le  sien  et  le  conduisit  au 

divan. 


I 


PARIS  175 

—  Couche-toi,  ordonna-t-elle,  je  te  dis  que  tu  es  ivre. 

—  Et  si  je  ne  veux  pas  me  coucher,  moi  I  riposta  niai- 
sement le  gentillâtre. 

Astrée  pesa  sur  sa  main  ;  il  perdit  l'équilibre  et  fut 
obligé  de  s'asseoir. 

—  Dites  donc,  vous,  avez-vous  vu?  s'écria-t-il  en 
s'adressant  à  P.  J.  Gridaine  avec  une  sorte  d'admira- 
tion ;  elle  est  plus  forte  que  moi  I 

—  Je  le  sais  fichtre  bien!  pensa  Gridaine. 
11  leva  les  yeux  de  dessus  son  journal. 

—  Omphale  était  plus  forte  qu'Hercule,  répondit-il 
d'une  petite  voix  flutée,  mais  cassée,  qu'il  avait.  G  est 
parce  que  la  plus  belle  moitié  du  genre  humain  en  est 
aussi  la  plus  forte  que  je  me  suis  dévoué  corps  et  âme  à 
son  service. 

Le  domestique  entr'ouvrit  de  nouveau  la  porte  pour 
dire  : 

—  Le  médecin  de  monsieur  le  duc  est  au  salon. 

—  Priez  monsieur  le  docteur  d'attendre,  répliqua  la 
marquise. 

Et  quand  le  domestique  fut  parti  : 

—  Ah  !  tu  comptes  m'empècher  d'être  duchesse  de 
Rostan,  toi,  François I  reprit-elle,  toujours  calme;  et 
comment  feras-tu? 

L'ancien  hobereau  grommela  quelques  paroles  inin- 
telligibles. 

—  Ingrat!  fit  la  marquise  debout,  à  la  tête  du  divan, 
je  t'ai  fait  marquis  et  tu  me  marchandes  mon  titre  de 
duchesse  I 

—  Si  tu  es  duchesse,  dit  François  d'un  ton  bourru, 
mais  craintif,  pourquoi  ne  suis-je  pas  duc? 

—  Parce  qu'il  n'y  a  pas  l'étoffe  chez  loi,  mon  pauvre 
ami,  riposta  Astrée  ;  voyons,  faites  un  retour  sur  vous- 
même  et  soyons  juste,  François.  Vous  avez  tous  les  vices, 


176  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

non  pas  à  la  manière  des  grands  seigneurs,  ce  que  je 
vous  passerais  volontiers,  mais  à  la  façon  des  portefaix. 
Vous  buvez  trop  peu  et  mal,  vous  querellez  au  jeu,  vous 
faites  l'amour  à  l'office.  Vous  devez  de  l'argent  à  tout  le 
monde  et  vous  ne  savez  pas  regarder  vos  créanciers  en 
face.  Il  y  a  eu  des  ducs  ainsi  faits,  je  le  sais  bien.  Il  y 
eu  a  encore  :  je  crois  que  j'en  connais  ;  mais  ce  sont  des 
ducs  pour  tout  de  bon  î 

—  Donnez-moi  mon  verre,  dit  François  ;  allez-vous 
nier,  vous,  Morgatte,  que  je  sois  un  vrai  gentilhomme? 

—  Ahl  que  la  peau  de  bique  vous  allait  bien,  mon 
beau  François  I  s'écria  Astrée  qui  mit  du  rhum  aux  trois 
quarts  du  verre. 

En  le  lui  donnant,  elle  ajouta  : 

—  Je  vous  prie  de  laisser  là  ce  nom  de  Morgatte. 

Le  grand  Rostan  ouvrit  la  bouche  pour  répéter  plus 
haut  ce  sobriquet  défendu,  mais  Astrée  avait  la  main 
sur  son  épaule.  11  profita  de  sa  bouche  ouverte  pour 
boire. 

—  Je  tuerai  ce  Fernand!  gronda-t-il  avec  un  blas- 
phème. 

Le  domestique  se  présenta  pour  la  troisième  fois  à  la 
porte. 

—  Mesdemoiselles  Pauline,  Georgette  et  Virginie,  dit- 
il,  demandent  à  voir  madame  la  marquise. 

Astrée  et  P.  J.  Gridaine  échangèrent  un  sourire. 

—  Que  ces  demoiselles  attendent,  dit  Astrée. 

Elle  repoussa  les  jambes  de  François  et  s'assit  auprès 
de  lui  sur  le  divan. 

—  Il  ne  faut  pas  jouer  avec  le  feu,  reprit-elle  tout  bas; 
avec  moi,  tu  sais  bien,  il  ne  faut  jamais  prononcer,  même 
quand  on  est  ivre,  de  certaines  paroles.  Vous  m'avez 
gênée  bien  des  fois,  marquis.  Sans  vous,  je  serais  loin  et 


PARIS  177 

haut.  Excepté  vous,  j'ai  brisé  toujours  en  ma  vie  les 
obstacles  qui  me  barraient  le  p.issage. 

—  Donnez-moi  à  boire,  fit  Rostan. 

P.  J .  Gridaine  voulut  se  lever  pour  apporter  le  plateau. 
Il  eût  assez  aimé  entendre  ce  qui  se  disait  sur  le  divan. 
Un  geste  d'Astrée  l'arrêta.  Elle  alla  prendre  elle-même 
la  bouteille  de  rhum  et  versa  une  ample  rasade  à 
François. 

Celui-ci  avait  les  yeux  éteints  et  la  langue  presque 
paralysée.  Il  but. 

—  Réfléchis  donc,  pauvre  fou!  reprit  Astrée,  tu  vas 
t'endormir  là  malgré  toi.  En  ce  moment  tu  ne  pourrais 
pas  même  te  défendre  contre  une  femme...  et  tu  me- 
naces ! 

François  fit  efi'ort  pour  se  lever  ;  il  eut  un  rire  stupide 
et  retomba. 

—  Dors,  reprit  la  marquise,  dors  en  paix  cette  fois 
encore.  J'ai  un  faible  pour  toi,  marquis,  j'ai  été  jalouse 
de  toi.  Dors,  je  ne  t'ai  pas  dit  qu'il  n'y  aurait  pas  de 
partage.  Je  serai  duchesse,  j'épouserai  celui  que  j'aime, 
mais  tu  auras,  toi,  de  quoi  boire  le  reste  de  t^s  )urs, 
de  quoi  jouer,  de  quoi  marchander  tout  Fam  ur  qui 
s'achète.  Tu  seras  un  heureux  marquis,  mon  François  ; 
dors. 

Les  yeux  du  grand  Rostan  battirent,  mais  il  se  leva 
par  un  effort  violent  et  soudain. 

—  Sacrebleu!  s'écria-t-il,  je  n'ai  pas  sommeil,  ma- 
dame la  duchesse!  J'aime  mieux  songer  un  peu;  cela 
m'amuse...  j'aime  mieux  songer  à  lamine  que  feront  vos 
nobles  amis  et  vos  illustres  connaissances  en  voyant  la 
marquise  de  Rostan,  qui  a  passé  seize  ans  avec  moi  et 
qui  n'est  pas  veuve,  épouser  M.  Fernand  tout  court, 
dont  l'ancien  métier  n'est  un  mystère  pour  per- 
sonne. 


178  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

—  Fernand  a  été  calomnié,  dit  Astrée,  qui  rougit,  car 
l'amour  l'avait  prise. 

—  Calomniez  donc  un  M.  Fernand  I  s'écria  François, 
je  vous  le  donne  en  mille  I 

Astrée  était  déjà  remise. 

—  Dors,  mon  pauvre  François,  dit-elle  ;  ce  que  le 
monde  dira,  je  ne  l'entendrai  pas,  puisque  je  serai  du- 
chesse et  dix  fois  millionnaire.  On  rira  peut-être  ;  mais 
tous  ces  fronts  s'inclineront  si  bas  devant  notre  titre  et 
devant  notre  fortune,  si  bas,  si  bas,  que  nous  ne  verrons 
plus  ce  que  fait  la  bouche.  Dors  et  ne  t'inquiète  pas. 

Le  grand  Rostan  porta  une  dernière  fois  à  ses  lèvres 
son  verre  qui  ne  contenait  plus  rien. 

—  Il  y  a  des  moments,  grommela-t-il,  où  je  te  hais  si 
fort,  que  je  monterais  volontiers  sur  l'échafaud,  à  la 
condition  de  t'y  voir  m'y  suivre. 

Sa  tête  retomba  sur  le  coussin.  Il  ronflait  déjà. 

—  Monter  où  I  demanda  de  loin  P.  J.  Gridaine. 

—  Je  crois  que  cet  homme-là  a  commis  quelque  crime 
en  sa  vie,  répondit  la  marquise  d'un  air  pensif;  il  parle 
très-souvent  d'échafaud  quand  il  est  ivre,  et  cela  n'a 
pas  peu  contribué  à  faire  naître  le  dégoût  profond  qu'il 
m'inspire. 

Son  regard  se  fixait  sur  le  visage  plombé  de  François. 
Elle  pensait  : 

—  Tu  as  bien  fait  de  me  dire  que  tu  as  de  ces  idées-là, 
mon  homme  I 

—  Mais  il  se  vante,  reprit-elle  ;  il  est  devenu  poltron 
comme  un  lièvre. 

Elle  sonna. 

—  Faites  entrer  le  docteur  et  le  notaire,  dit-elle  au 
domestique. 

Ancien  modèle,  ce  docteur  :  cheveux  blancs,  coupés 
en  oreillettes,  diamant  au  doigt,  tabatière  d'or,  un  mi- 


PARIS  179 

lieu  mignon  entre  le  voltigeur  de  la  Restauration  et  le 
panaché  du  Directoire. 

—  Eh!  bonjour  donc,  madame  la  marquise,  dit-il  en 
entrant  au  pied  levé  comme  un  rôle  à  mollets  de  la 
Comédie-Française.  Bonjour  donc!  bonjour  donc!  Eh! 
eh!  bonjour  donc  !  chèrQ  madame  I 

Il  lui  baisa  la  main  avec  une  grâce  toute  française, 
tandis  que  le  notaire  qui  entrait  sur  ses  talons  s'inclinait 
et  déclarait  : 

—  Je  présente  mes  respects  à  madame  la  marquise. 

—  Un  homme  bien  sérieux  que  ce  cher  notaire!  fit  le 
docteur,  bien  sérieux,  bien  profond!  Eh!  eh!  on  dit  que 
sa  charge  est  un  sacerdoce!  comme  notre  métier,  notre 
métier!...  Eh  !  eh!  sujet  aux  lourdeurs  de  tète,  n'est-ce 
pas,  cher  monsieur?  travail  de  cabinet.  Prisez-vous? 
mettez  un  peu  d'alcali  volatil  dans  votre  boite,  de  l'al- 
cali, un  peu  d'alcali...  un  tout  petit  peu  d'alcali.  Gela 
déterge,  vous  vivrez  cent  ans,  c'est  moi  qui  vous  le  dis, 
cent  aps,  si  vous  ne  tombez  pas  sous  une  attaque 
d'apoplexie. 

Le  notaire  fit  la  grimace  et  mit  le  doigt  dans  sa  cra- 
vate pour  en  lâcher  le  nœud. 

—  M.  Gridaine!  reprenait  le  médecin  de  style,  M.  G  ri- 
daine,  le  cher  M.  Gridaine!  Avais  pas  vu.  Mande  par- 
don... mauvais  teint,  mais  l'œil  est  bon.  Youlez-vous 
que  je  vous  dise?  vous  vivrez  cent  ans... 

—  A  moins...  commença  la  marquise. 

—  Réponds  pas  des  accidents,  prononça  gravement  le 
docteur;  réponds  pas,  réponds  p.ts,  réi)onds  pas!  Eliî 
bonjour  donc,  monsieur  le  marquis.  C'est  le  marquis,  là- 
bas,  sur  le  canapé?  Bonne  mine,  bonne  mine! 

Le  grand  Rostan  avait  l'air  d'un  déterré. 

—  M.  le  marquis  repose,  dit  Aslrée,  il  est  ud  [ilu  in- 
disposé. 


180  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

—  Sera  rien,  répliqua  le  docteur,  qui  ne  fît  pas  mine 
(lu  tout  d'aller  lui  tâter  le  pouls. 

Au  contraire,  il  se  plongea  dans  un  fauteuil.  Le  no- 
taire s'assit  discrètement  sur  une  chaise. 

— A  nous  deuXjbelle  et  chère  madame  reprit  le  docteur; 
toujours  la  fraîcheur  de  la  rose!  J'étais  tout  à  Theure  à 
THôtel-Dieu,  où  j'ai  un  service.  A  l'Hôtel-Dieu.  L'interne 
me  montrait  un  tas  de  misères,  l'interne.  Ah!  diable, 
un  cas  de  péritonite  bien  étonnant,  entre  autres!  Je  lui 
ai  dit  :  Monsieur  Morin,  monsieur  Morin...  Je  lui  ai  dit  : 
C'est  l'heure  où  je  passe  chez  la  marquise... 

Le  notaire  se  pencha  à  l'oreille  de  Gridaine. 

—  Ceci  a  dû  intéresser  puissamment  le  malade,  mur- 
mura-t-il. 

—  Le  bon  docteur  est  un  original,  répondit  P.  J.  Gri- 
daine. 

Le  bon  docteur  poursuivait  : 

—  C'est  l'heure.  J  "avais  ma  montre  à  la  main,  la 
montre  que  me  donna  la  reine  de  Portugal  en  1813.  Il 
y  a  longtemps  de  cela,  hein?  L'expérience,  belle  dame, 
quand  un  médecin  peut  parler  de  quarante  ans  d'expé- 
rience! J'avais  ma  montre,  et  j'ai  dit  :  Avant  d'aller  chez 
la  marquise,  il  faut  encore  que  je  passe  rue  Taranne, 
chez  le  président,  rue  de  Grenelle  pour  le  ministre,  rue 
de  Varennes...  vous  savez?  la  pauvre  comtesse  est  morte 
ce  matin.  Elle  avait  envoyé  chercher  le  docteur  Sul- 
pice. 

11  se  mit  à  rire  et  fit  tourner  sa  tabatière  d'or  entre 
ses  doigts. 

—  Bains  de  pied,  madame,  bains  de  pifd,  reprii-il, 
OM  mettant  sa  canne  debout  entre  ses  jambes,  chaussons 
lie  moutarde,  bonne  saignée  an  printemps,  diète  en 
toute  saison.  Des  jlonrs  de  violette  pour  tisane.  Extn*- 
mités  chaudes,  tète  froide,  ventre  libre.  Moi,  je  la  fai- 


PARIS  181 

sais,  moi  qui  vous  parle,  vivre  ainsi  depuis  des  années, 
cette  chère  comtesse.  Elle  aurait  été  jusqu'à  cent  ans... 
cent  ans!  si  elle  n'avait  eu  la  fâcheuse  idée  de  s'adresser 
à  ce  Sulpice  I 

—  Et  comment  avez-vous  trouvé  ce  matin  M.  le  duc? 
demanda  la  marquise. 

—  Jusqu'à  cent  ans,  madame,  répéta  le  docteur. 
M.  le  duc?  Eh  bieni  il  prend  du  tissu  cellulaire,  M.  le 
duc.  Il  engraisse  à  faire  plaisir  I  Je  lui  fais  respirer 
maintenant  par  la  métijode  Jacobi,  un  homme  étonnant  I 
Je  lui  fais  respirer  de  la  vapeur  de  camomille.  C'est 
vraiment  surprenant,  l'effet  que  ça  fait!  surprenant. 

—  L'état  de  sa  santé  ne  vous  inspire  plus  d'inquié- 
tude? interrogea  négligemment  Astrée. 

—  Pas  la  moindre  I  il  fleurit  ;  son  pouls  bat  63  1/2  ;  sa 
face  est  large  comme  un  boisseau.  Faites-lui  mettre  ime 
idée  de  rhubarbe  dans  sa  soupe  au  lieu  de  poivre,  et 
un  peu  de  moutarde  dans  ses  bas.  Il  vivra  jusqu'à  cent 
ans! 

Le  notaire  eut  un  sourire  d'officier  ministériel.  P.  J. 
Gridaine  fît  la  grùmace. 

—  A  moins,  toutefois,  reprit  le  docteur,  que  cet  im- 
pudent charlatan  de  Sulpice... 

—  Hélas  !  cher  monsieur,  interrompit  la  marquise, 
vous  ne  croyiez  pas  si  bien  dire  ;  je  n'ai  appris  cela 
qu'hier,  mais  voici  déjà  bien  longtemps  que  M.  le  duc 
reçoit  les  soins  du  docteur  Sulpice. 

Le  médecin  rococo  sauta  sur  son  siège. 

—  Est-ce  possible?  s'écria-t-il,  possible?  possible?  M.  le 
duc  ne  suit  pas  mes  prescriptions  I 

—  Je  ne  m'étonne  plus  s'il  engraisse,  dit  le  notaire 
tout  bas. 

—  Et  que  fait-il,  madame?  que  fait-il  de  mes  remèdes? 
demanda  le  docteur. 

II.  16 


182  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

—  Il  les  passe  à  son  valet  de  chambre,  cher  mon- 
sieur. 

—  Et  le  valet  de  chambre  maigrit,  dit  le  notaire. 

P.  J.  Gridaiue,  véritable  homme  de  valeur,  gardait  le 
silence.  Le  docteur  tira  sa  montre,  présent  delà  reine  de 
Portugal. 

—  La  princesse  m'attend,  rue  de  Bourgogne,  la  prin- 
cesse IJe  viendrai  tout  de  même,  madame.  Je  n'aban- 
donnerai pas  ce  malheureux  duc.  Mauvais  embonpoint, 
celui  qu'il  prend,  madame.  Chair  molle,  décolorée.  Ça 
pourrait  bien  lui  jouer  un  mauvais  tour. 

—  Vous  disiez  tout  à  l'heure... 

—  Je  reviendrai.  Ahl  certes  I  il  y  en  a  qui  ne  revien- 
draient pas,  madame  I  Mais  pour  un  homme  aussi  im- 
portant que  monsieur  le  duc...  quatre  heures  et  demie I 
L'ambassadeur  d'Angleterre  va  me  faire  une  scène.  Ehî 
bonsoir  donc,  messieurs.  A  vos  pieds,  belle  damel 

Il  fit  une  sortie  à  poudre,  à  mollet,  à  jabot,  comme  il 
avait  fait  son  entrée. 
Sur  le  seuil,  il  s'arrêta  : 

—  C'est  une  fatalité,  s'écria-t-il  ;  j'ai  encore  oublié  le 
cardinal I  Ahl  je  ne  risque  rien!  le  cardinal 

Dans  l'antichambre,  il  dit  au  laquais  : 

—  On  n'est  pas  venu  me  chercher  de  la  part  du  grand 
chambellan? 

—  Chez  son  excellence  I  s'écria-t-il  en  montant  dans 
son  fiacre. 

C'était  sa  manière  d'ordonner  qu'on  le  reconduisît 
chez  lui. 

—  Qu'y  a-t-il  de  nouveau  ?  demanda  la  marquise  au 
notaire. 

—  J'ai  vu  M.  le  duc,  répondit  celui-ci  ;  M.  le  duc  n'é- 
tait pas  en  train  de  s'occuper  d'affaires. 


PARIS  183 

Gomme  il  semblait  hésiter,  la  marquise  lui  dit  : 

—  Vous  pouvez  parler  la  bouche  ouverte  devant 
M.  Gridaiae. 

Ces  deux  messieurs  se  saluèrent. 

—  Je  n'en  ai  pas  douté  un  seul  instant,  reprit  le  no- 
taire. Voici  les  propres  paroles  de  M.  le  duc  :  Je  n'ai 
point  de  famille  et  je  me  porte  bien  ;  à  quoi  bon  me 
casser  la  tète  à  faire  un  testament? 

—  Ce  bonhomme-là  n'est  pas  si  fou  qu'on  le  croit,  fit 
observer  P.  J.  Gridaine  ;  il  a  parfois  des  moments  de 
haute  sagesse. 

—  En  somme,  insista  la  marquise,  qu'avez-vous 
fait? 

—  Vous  sentez  bien  que  je  ne  me  suis  pas  tenu  pour 
battu  :  c'est  précisément,  lui  ai- je  dit,  quand  on  est 
dans  la  plénitude  de  ses  facultés  physiques  et  morales 
que  le  moment  est  bon  et  bien  choisi  pour  disposer 
d'une  fortune  immense,  comme  dans  l'espèce.  Il  m'a 
demandé  ;  Est-ce  que  je  vous  parais  baisser?  —  Du  tout, 
bien  au  contraire,  ai-je  répondu.  Seulement,  là-bas,  à 
Maintenon,  vous  m'aviez  manifesté  l'intention...  —  Sans 
doute,  sans  doute!  a-t-il  interroinpu.  Plus  tard,  un  jour 
ou  l'autre...  Puis  il  a  ajouté: — Ecoutez  donc!  je 
n'ai  pas  quatre-vingts  ans  ;  ma  position  peut  changer. 

La  figure  de  P.  J.  Gridaine  s'allongea.  La  marquise, 
au  contraire,  eut  un  sourire. 

—  Vous  a-t-il  expliqué  ce  qu'il  entendait  par  ces  pa- 
roles? demanda-t-elje. 

—  J'ai  pu  le  deviner,  madame,  répondit  le  notaire. 
M.  le  duc  m'a  parlé  tout  de  suite  après  de  la  famille  de 
Morges  ;  de  madame  la  comterse  de  Morges,  qui  a  pour 
lui  une  affection  si  pure,  de  mademoiselle  Gabrielle,  qui 
est  un  ange... 

La  marquise  l'interrompit  par  un  éclat  de  rire. 


184  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

—  Vous  avez  pensé  qu'il  voulait  se  marier?  dit-elle. 

—  Je  le  pense  encore,  madame,  car  il  m'a  posé  claire- 
ment la  question  de  savoir  si  un  mariage  subséquent 
infirme  les  dispositions  testamentaires  faites  pendant  le 
célibat. 

—  Diable!  diable  I  fit  M.  P.  J.  Gridaine,  ça  ne  parait 
pas  laisser  de  doute  I 

—  Je  parie,  fit  observer  la  marquise,  que  monsieur  va 
nous  dire  que  M.  le  duc  a  fait  son  testament  ou  est  prêt 
à  le  faire. 

—  En  effet,  madame,  répliqua  le  notaire,  dans  sa 
cravate;  mes  représentatious,  mes  arguments,  en  un 
mot,  mes  efforts,  ont  amené  ce  résultat. 

—  Article  peines  et  soins!  grommela  P.  J.  Gridaine. 

—  Vos  efforts,  vos  arguments,  vos  représentations, 
feront  votre  fortune,  monsieur,  dit  la  marquise. 

Le  notaire  s'inclina  gravement  et  la  marquise  reprit  : 

—  Veuillez  nous  faire  part  de  la  fin  de  votre  entre- 
vue. 

—  La  fin  de  l'entrevue  est  à  peu  près  telle  que  vous 
pourriez  le  désirer,  madame.  M.  le  duc  testera  dès  qu'on 
lui  aura  présenté  les  deux  enfants  qui  portent  son  nom. 
si  vous  êtes  en  mesure  de  le  faire... 

La  marquise  l'avertit,  par  un  geste  digne  et  courtois, 
qu'il  entrait  sur  un  terrain  où  il  ne  lui  plaisait  point,  à 
elle,  de  le  suivre.  Le  notaire  prit  son  chapeau. 

—  Monsieur,  lui  dit  Astrée,  je  ne  suis  pas  une  reine, 
pour  me  servir  de  certaines  expressions.  Néanmoins,  je 
vous  déclare,  en  présence  de  M.  Gridaine,  que  je  suis 
contente  de  vous.  Revenez  demain.  La  condition  qu'exige 
M.  le  duc  sera  remplie.  Souvenez-vous  que  le  jeune 
homme  doit  être  considérablement  avantagé  pour  sou- 
tenir le  nom. 


PARIS  185 

—  Tout  ce  qui  peut  être  fait  à  cet  égard  sera  fait,  ma- 
dame. 

Il  salua  et  sortit. 

—  Eh  bien  I  monsieur  Gridaine,  dit  Astrée  quand  le 
notaire  eut  refermé  la  porte. 

—  Eh  bien  I  madame  la  marquise. 

—  Que  dites-vous  de  cela? 

—  Tout  pour  les  dames  !  Je  suis  entièrement  à  votre 
disposition  ;  néanmoins,  je  ne  vois  pas... 

—  Que  ne  voyez-vous  pas? 

~  M.  le  duc  est  encore  jeune... 

—  D'accord. 

—  Il  se  porte  bien... 

—  Voilà  ce  qui  vous  trompe  I 

—  Le  docteur  vient  de  le  dire. 

—  Fiez-vous  à  moi,  monsieur  Gridaine,  prononça 
sèchement  la  marquise,  M.  le  duc  de  Rostau  * e  porte 
très-mal. 

Il  y  eut  un  instant  de  silence. 

—  M'est-il  permis,  reprit  P.  J.  Gridaine  au  bout  de 
quelques  secondes,  de  soumettre  une  observation  à  ma- 
dame la  marquise? 

—  Une  seule?  demanda  la  marquise  en  souriant. 

—  Une  ou  deux. 

—  Ou  trois.  Expédions  d'abord  ces  jeunes  filles,  et 
aillez-moi  à  faire  mon  choix. 

Elle  agita  une  sonnette  et  donna  des  ordres  au  do- 
mestique, qui  annonça  un  moment  après  : 

—  Mademoiselle  Pauline  ;  mademoiselle   Georgette 
mademoiselle  Virginie  ! 


U.  16^ 


XIII 


VIRGINIE  OU  L  AMANTE  D  ETHELRED. 


Il  en  vient  ainsi  des  quantités  I  L* aimant  parisien  agit 
aux  quatre  coins  de  la  France.  Un  beau  jour,  la  maladie 
de  Paris  les  prend,  sorte  de  nostalgie  à  rebours  qui 
pousse  à  quitter  son  clocher  pour  voir  et  pour  avoir.  Les 
plus  jeunes,  les  plus  jolies,  les  plus  alertes  partent  un 
matin  comme  des  soldats  qui  vont  rejoindre. 

Elles  rejoignent  un  régiment  toujours  en  présence  du 
danger  et  décimé  sans  cesse  par  la  misère,  par  la  souf- 
france, par  le  plaisir.  Elles  arrivent  tout  armées,  avec 
leurs  doigts  prestes  au  travail,  leur  frais  minois,  leur 
regard  acéré  comme  une  flèche  de  l'amour  enfant,  —  ce 
petit  vieux  I  Elles  se  mettent  en  bataille  tout  de  suile,  et 
Montjoiel  Saint-Denis!  Que  Mercure  les  garde  I 

Pauvres  filles  \  Il  faut  bien  avouer  que  celles  ([ui  s'en- 
rôlent ainsi,  ne  sont  pas  les  meilleurs  petits  cœurs  du 
village. 


PARIS  187 

D'autres  fois,  le  roman  campaguard  a  précédé  l'épopée 
parisienne^  Ghloé  a  été  déçue  par  Daphnis  :  Ghloé  qui 
trait  les  vaches,  Daphnis  batteur  en  grange.  Ghloé  court 
à  Paris  pour  se  venger  du  hameau.  Gare  ! 

D'autres  fois  encore,  Fanchon  vivait  tranquille.  Ses 
désirs  étaient  juste  aussi  larges  que  son  horizon.  Fan- 
chon, la  belle  fille,  n'entendait  malice  à  rien,  sinon  aux 
coups  de  poing  galants  que  Michel  lui  donnait  dans  le 
dos  pour  exprimer  sa  flamme  ;  Fanchon  ne  savait  pas 
qu'il  y  eût  rien  de  plus  beau  en  ce  monde  que  la  maison 
de  Monsieur  qui  s'appelait  le  château,  rien  de  plus  grand 
que  le  ruisseau  de  la  prairie  qu'on  appelait  la  rivière, 
rien  de  plus  profond  que  la  mare  qui  avait  nom  l'étang. 
Le  monde  n'existait  pas  pour  elle  au-delà  des  collines 
bleues  qu'elle  apercevait  des  fenêtres  du  grenier  pater- 
nel en  vannant  le  blé.  Et  cependant  voici  que  Fanchon 
est  partie  I 

Vous  souvenez-vous  de  M.  Durand  de  la  Pierre  ?  Les 
voyageurs  du  commerce  sont  des  citoyens  bien  dange- 
reux. M.  Durand  de  la  Pierre  est  précisément  l'homme 
qui  vient  troubler  à  l'improviste  la  quiétude  de  Fan- 
chon. 

En  plaçant  ses  articles,  on  fait  un  peu  les  affaires  de 
P.  J.  Gridaine,  ami  des  dames. 

Golporteurs,  commis- voyageurs  des  deux  sexes,  étu- 
diants en  vacance,  instituteurs,  comédiens  ambulants, 
voilà  les  marchands  d'esprit  à  l'usage  des  filles.  Voilà 
les  pourvoyeurs  brevetés  de  notre  grande  fournaise  où 
brûlent  tant  de  mignonnes  bûches  I 

Mademoiselle  Gcorgette,  mademoiselle  Virginie,  ma- 
demoiselle Pauline,  étaient  toutes  les  trois,  nous  le 
savons,  jeunes  et  gentilles  ;  toutes  les  trois  avaient  bonne 
idée  de  Pari>  et  de  la  fortune  qu'on  y  fait  si  gaiement. 
Toutes  les  trois  avaient  le  fil,  comme  on  dit  là-bas,  et 


188  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

M.  Durand  de  la  Pierre,  en  leur  faisant  son  sermon  hon- 
nête, avait  prêché  des  converties. 

A  peine  la  barrière  passée,  mademoiselle  Virginie, 
mademoiselle  Georgette  et  mademoiselle  Pauline  avaient 
senti  quelque  chose  en  elles  qui  leur  criait  :  Ville  ga- 
gnée I 

Que  d'hommes  !  que  de  jeunes  gens  !  que  de  vieux 
messieurs  à  tournure  protectrice  î 

Georgette  avait  l'eau  à  la  bouche  de  toutes  les  friandises 
qu'elle  allait  consommer  I  Pauline,  plus  solide,  entremê- 
lait les  idées  de  rôti  aux  pensées  de  caisse  d'épargne  et 
de  bon  linge  ;  car  M.  Durand  de  la  Pierre  parle  toujours 
de  la  caisse  d'épargne,  cette  bienfaisante  institution. 
Virginie  enfin,  sans  dédaigner  les  sucreries,  ni  la 
viande,  ni  le  linge,  voyait  surtout  cette  figure  pâle  et 
barbue  dont  la  bouche  devait  s'ouvrir  pour  murmurer 
à  son  oreille  :  Je  t'aime,  parce  que  je  t'aime  ! 

C'étaient  d'assez  bonnes  petites  filles.  Mais  elles  vou- 
laient toutes  trois  se  faire  un  sort. 

Personne  ne  mesurera  jamais  la  férocité  de  cette  pas- 
sion qui  a  pour  but  :  un  sort. 

Cherchez  bien  dans  l'histoire  bourgeoise  du  monde, 
et  vous  verrez  que  toutes  les  tragédies  de  ville  et  de 
campagne  ont  pour  point  de  départ  l'idée  de  se  faire  un 
sort. 

Les  employés  de  la  caisse  d'épargne,  dont  nous  par- 
lions tout  à  l'heure,  ont  une  chanson  curieuse.  C'est 
l'argent  déposé  qui  chante  dans  les  tiroirs  :  l'argent  du 
surnuméraire,  l'argent  du  petit  clerc,  l'argent  de  la  cui- 
sinière. 

Toutes  ces  pièces  de  cent  sous  en  disent  de  belles, 
dans  les  chansons  des  employés  de  la  caisse  d'épargne  I 
A  les  entendre,  on  devrait  conclure  vraiment  que  la 
caisse  d'épargne  ne  renferme  que  de  l'argent  volé. 


PARIS  18Ô 

Georgette  voulait  un  sort  ;  Pauline  aussi  ;  Virginie, 
plus  exigeante  à  cause  de  ses  études  littéraires,  voulait 
un  sort  et  un  cœur  pour  son  cœur. 

Eu  arrivant  à  Paris,  elles  s'étaient  séparées  ;  elles  se 
retrouvaient  ici  dans  le  salon  d'attente  de  madame  la 
marquise,  après  avoir  été  toutes  les  trois  au  bureau  de 
M.  P.  J.  Gridaine  où  on  leur  avait  donné  cette  adresse. 
Elles  avaient  vu  au  salon  le  notaire,  bien  emmanché  dans 
sa  cravate,  et  ce  vieux  bijou  de  docteur.  Pauline  aurait 
pris  le  notaire,  s'il  eût  consenti  à  lui  faire  un  sort.  Geor- 
gette  s'était  dit  :  Le  vieux  blanc  doit  avoir  des  friandises 
dans  ses  poches.  Quant  à  Virginie,  voici,  sans  détour,  sa 
pensée  tout  entière. 

—  J'aimerais  à  rencontrer  ainsi  un  respectable 
vieillard,  tiré  à  quatre  épingles,  avec  des  rentes  et  de 
quoi,  qui  me  regarde  à  travers  ses  besicles,  et  qui  s'écrie  : 
((  Ciel  I  ma  fille  !  »  comme  dans  la  Nièce  du  gondolier. 
Je  m'avancerais  vers  lui  en  rougissant  et  en  pleurant  de 
joie.  Je  dirais  :  —  Est-il  possible  que  je  retrouve  en  ces 
lieux  l'auteur  de  mes  jours  ! 

Mais  on  fit  entrer  le  notaire  et  le  docteur.  Ces  demoi- 
selles restèrent  seules  au  salon. 

Elles  étaient  dans  la  mue  toutes  trois,  car  il  y  a  un 
moment  dur  et  défavorable  pour  la  fillette  qui  vient 
conquérir  un  sort  à  Paris,  c'est  l'heure  où  le  costume 
nouveau  remplace  l'ancienne  défroque,  et  où  les  entour- 
nures ne  sont  pas  encore  faites. 

A  ce  moment  on  peut  juger  celles  qui  seront  les 
reines.  J'en  ai  vu  qui  changeaient  de  peau  sans  sourcil- 
ler, et  qui  étaient  plus  belles  après  qu'avant,  les  vier- 
ges fières  1 

C'est  l'exception  rare,  très-rare. 

Dans  la  règle  il  y  a  enlaidissement  soudain,  chute 
presque  complète,  de  telle    sorte  que    la    charmante 


190  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

Mariette  devient  presque  à  coup  sur  une  épaisse  et  gro- 
tesque Malvina.  De  paysanne  à  grisette,  c*est  un 
abime  ! 

Nos  trois  chevalières  errantes  avaient  quitté  les  nippes 
de  voyage  et  s'étaient  costumées  selon  leur  goût.  Geor- 
gette  avait  une  robe  de  toile  claire  à  volants,  bien  qu'on 
fût  en  novembre;  Pauline  était  vêtue  d'une  douillette 
en  bon  mérinos,  à  violents  carreaux  rouges  et  noirs  ; 
Virginie  avait  conquis,  je  ne  sais  où  ni  comment,  une 
vieille  robe  de  soie  puce,  trop  courte  pour  elle. 

Virginie  eut  un  sourire  protecteur,  quand  elle  recon- 
nut ses  compagnes.  Elles  s'entre-regardèrent  toutes 
trois,  et  chacune  d'elle  se  dit  par  devers  soi  :  comme 
elles  sont  ridicules  I 

—  Eh  bien  !  mesdemoiselles,  demanda  Virginie, 
comment  trouvez-vous  la  capitale  ? 

—  Fameusement  agréable,  quoiq'ça,  répondit  Geor- 
gette,  j'ai  été  au  théâtre  :  c'est  joli  I  ah  I  c'est  joli  I 

—  J'ai  été  au  théâtre  aussi,  dit  Pauline. 

—  Je  me  serais  passée  de  manger,  ajouta  Virginie, 
plutôt  que  de  manquer  d'aller  au  théâtre  I 

Il  est  sans  exemple  que  la  première  soirée  se  passe 
ailleurs  qu'au  théâtre. 

—  Et  nous  voilà  ici  en  concurrence,  à  ce  qu'il  paraît? 
reprit  Virginie  d'un  ton  un  peu  plus  sec. 

—  A  ce  qu'il  parait,  répondirent  les  autres  qui  se 
mirent  aussitôt  sur  la  réserve. 

—  Ahl  dit  Virginie  avec  sensibilité,  je  ne  sais  pas  ce  qui 
m'attend  dans  ce  séjour,  mais,  pour  moi,  les  voluptés  du 
cœur  seront  toujours  préférables  aux  richesses  I 

Pauline  tâtait  l'étoffe  des  rideaux,  Georgette  contem- 
plait les  dorures  de  la  boiserie.  Toutes  deux  dirent  eu 
même  temps  : 

—  C'est  calé,  ici  I 


( 


PARIS  191 

Virginie  prit  un  air  dédaigneux. 

—  J'ai  vu  de  plus  belles  choses  que  ça,  répliqua-t-elle 
dans  les  livres  :  le  palais  de  Pompeïo  Scarlatti,  à  Venise 
était  tout  en  marbre  rose,  avec  des  incrustations  de 
lapis  qui  est  une  curiosité  que  je  ne  connais  pas.  Les 
dômes  étaient  dorés  du  haut  en  bas,  et  quand  le  soleil 
sortait  du  sein  de  l'onde,  le  grand  dôme  du  palais  Scar- 
latti reluisait  si  richement  qu'on  eût  dit  que  le  dôme 
était  le  vrai  soleil,  et  le  soleil  lui-même  une  pâle  copie 
du  dôme.  C'est  dans  le  Pont-des- Soupirs. 

—  Et  quoi  que  vous  venez  faire  ici?  demanda  Pauline. 
Virginie  mit  un  doigt  sur  sa  bouche  et  répondit  : 

—  C'est  mon  secret,  ma  chère  enfant. 
Pauline  haussa  les  épaules. 

—  Vous  m'avez  pas  mal  l'air  d'une  virée,  vous,  dit- 
elle,  avec  vos  falbalas  de  vieille  soie  et  vos  secrets  î 
Moi,  j'ai  dit  au  monsieur  de  là-bas  :  Je  veux  me  placer, 
et  il  m'a  envoyée  ici. 

—  Vous  placer  I  se  récria  Virginie  ;  en  service  I 

—  Pourquoi  pas  ? 

—  Fi  donc  î 

—  En  attendant  qu'on  trouve  une  occasion  de  mieux 
faire. 

—  Pardine  !  interrompit  Georgette,  on  n'est  pas  dé- 
shonorée pour  ça  I  moi,  j'ai  dit  au  monsieur  :  Je  voudrais 
bien  être  ouvrière  en  journée,  et  il  m'a  envoyée  ici. 

—  Alors,  conclut  Pauline,  doit  y  avoir  besoin  dans 
c'te  maison  d'une  bonne  et  d'une  ouvrière  en  journée. 

—  Avez- vous  lu  Stéphanie  ou  les  Trois  Poignards? 
demanda  Virginie. 

—  On  vous  dit  qu'où  n'a  rien  lu  du  tout,  répliqua  Pau- 
line, laissez-nous  donc  la  paix. 

Virginie  drapait  majestueusement  les  plis  de  sa  robe 
de  soie. 


192  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

—  Ah  !  ma  petite,  fit-elle,  vous  aurez  bien  de  la 
peine  à  vous  faire  des  manières  î 

—  C'est  pas  vous  qui  me  les  apprendrez,  dites  donc  I 
s'écria  Pauline. 

—  Chut  I  siffla  Georgette  qui  tira  une  gimblette  de  sa 
poche,  si  vous  criez  comme  ça,  vous  allez  nous  faire  ren- 
voyer d'ici. 

—  De  quoi  I  continua  la  grosse  Pauline,  des  ma- 
nières 1... 

—  Si  vous  aviez  lu  Stéphanie  ou  les  Trois  Poignards, 
interrompit  Virginie,  vous  verriez  qu'il  n'y  a  nul  motif 
de  vous  fâcher,  ma  bonne.  Je  voulais  vous  dire  mon 
secret,  et  voilà  tout. 

—  On  n'en  veut  plus  de  votre  secret  !  fit  rudement 
Pauline. 

Georgette  se  rapprocha. 

—  Voyons, fit- elle,  moi  je  suis  curieuse. 

—  Dans  Stéphanie  ou  les  Trois  Poignards^  répondit 
Virginie,  une  dame  entre  deux  âges  a  perdu  son  enfant 
au  berceau.  Les  bohémiens  l'ont  enlevée,  car  c'était  une 
petite  fille,  tandis  que  les  dames  de  sa  suite  traversaient 
la  forêt  de  Noirfontaine.  Je  crois  que  la  dame  s'appelait 
Hortense  de  Germineuil.  Ce  dont  je  suis  bien  sûre,  c'est 
que  le  chef  de  brigands  avait  nom  Mattéo.  Beaucoup  de 
malfaiteurs  portent  ce  nom.  Des  années  se  passent  à  la 
suite  de  celte  catastrophe,  et  la  mère  inconsolable  est 
vêtue  d'un  deuil  éternel. 

—  C'est  pas  déjà  si  vilain,  le  noir,  à  Paris,  fit  observer 
Georgette  ;  j'en  ai  vu  des  soignées  qui  étaient  tout  en 
noir,  avec  des  penderolles  d'affaires  brillantes,  et  des 
agrafes  et  du  raisin  sur  leurs  chapeaux. 

—  Ce  n'était  pas  à  Paris,  reprit  Virginie,  c'était  en 
Italie  ou  en  Danemarck.  Voilà  donc  que  madame  de 
Germineuil  ne  pouvait  pas  se  réchauffer  le  cœur,  quoi- 


PARIS  193 

qu'elle  fût  riche  à  tirelarigo,  et  qu'elle  faisait  des  succes- 
sions toutes  les  semaines.  Les  mères...  Oh  !  dam,  voilà  I 
les  mères,  c'est  des  mères  I 

—  Ceux  qu'ont  une  mère  sont  bien  heureuses  I  dit 
Pauline. 

Georgette  soupira  gros  en  rongeant  son  gâteau. 

—  Une  mère  !  s'écria  Virginie  ;  si  j'avais  une  mère, 
mol,  voyez-vous  I  J'ai  lu  des  choses  là-dessus  dans  plus 
de  vingt  romans.  Une  mère,  ça  veille  jour  et  nuit,  ça 
vous  berce  ;  enfin  moi,  si  j'avais  une  mère,  je  passerais 
ma  vie  à  ses  genoux. 

Elle  avait  des  larmes  dans  les  yeux,  de  vraies  larmes. 

—  Ça  ne  fait  rien,  poursuivit-elle  en  essuyant  ses 
yeux  ;  Hortense  de  Germineuil  se  dit  un  jour  :  puisque 
j'ai  tant  de  biens  et  tant  de  rentes,  je  veux  employer 
tout  ça  à  retrouver  ma  fille.  Elle  fit  publier  que  toutes 
les  jeunes  filles  du  pays  auraient  une  récompense,  si 
elles  voulaient  venir  au  château.  Elles  vinrent  toutes. 
On  les  mit  dans  la  cour,  et  la  châtelaine  allait  les  regar- 
der l'une  après  l'autre.  Chaque  fois  qu'elle  en  avait 
regardé  une,  elle  lui  donnait  une  bourse. 

—  V'ià  une  bourgeoise  qu'était  grande  et  généreuse  î 
dit  Georgette. 

—  C'est  des  mensonges  !  fit  Pauline. 

—  Les  romans,  des  mensonges  I  se  récria  Virginie 
indignée.  Enfin,  n'importe  !  Hortense  avait  donc  donné 
des  bourses  à  toutes  les  jeunes  filles,  quand  elle  arriva  à 
une  qui  était  belle  comme  le  lis  et  la  rose  où  le  papillon 
vient  voltiger  pour  en  ressucer  les  parfums  odoriférants 
de  leur  calice,  humide  encore  de  rosée  ;  elle  se  sentit 
comme  remuée  par  quelque  chose  de  vague.  La  jeune  fille 
la  regardait  d'un  œil  d'azur  et  plus  limpide  que  le  cristal 
de  roche.  Hortense  lui  tendit  une  bourse  comme  aux 

II.  17 


.194  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

autres.  La  jeune  fille  lui  dit  :  Je  préfère  à  tout  l'or  du 
monde  un  baiser  de  vous  I 

—  Ah  I  c'est  gentil,  ça,  dit  Georgette. 

—  Plus  souvent  I  dit  Pauline,  qui,  dans  sa  sagesse, 
eût  préféré  une  pièce  de  cent  sous  à  tous  les  baisers  du 
monde. 

—  A  ces  paroles  aussi  simples  que  touchantes,  pour- 
suivit "Virginie,  Hortense  ouvre  les  bras.  La  jeune  fille 
se  précipite  sur  son  cœur  où  elle  s'évanouit  dessus. En  la 
délaçant,  on  trouva  un  grain  de  beauté  qu'Hortense 
reconnut.  C'était  sa  fille  II 

—  Ah  î  soupira  Georgette,  faudra  tout  de  même  que 
j'apprenne  à  lire  I  C'est  trop  joli  î 

—  Et  c'te  jeune  fille  hérita  de  toute  la  fortune? 
demanda  Pauline. 

—  Comme  de  juste,  répliqua  Virginie. 
Pauline  se  rongea  le  bout  des  doigts. 

—  C'est  pas  à  moi  qu'arriverait  pareille  chance  ! 
grommela-t-elle. 

—  Et  vot'secret?  demanda  Georgette. 
Virginie  sourit  finement. 

—  Vous  allez  voir,  dit  elle  :  quand  je  me  suis  pré- 
sentée, moi  aussi,  chez  le  monsieur  du  bureau,  il  m'a 
regardée  avec  beaucoup  d'attention... 

—  Comme  moi,  pardine  I  interrompit  Pauline. 

—  Comme  moi  !  ajouta  Georgette. 

—  Quand  il  m'a  eu  bien  examinée,  il  m'a  dit  :  voilà 
une  jolie  personne  qui  ne  vient  pas  chercher  une  place 
de  femme  de  chambre  I 

—  Puisqu'il  m'a  pris  le  menton,  à  moi  I  dit  Georgette. 

—  Et  moi...  murmura  Pauhne. 

Elle  rajusta  son  mouchoir  de  cou  et  n'acheva  pas. 

—  Avec  moi,  continua  noblement  Virginie,  il  n'aurait 
pas  osé,  mes  petites  I  II  m'a  priée  de  lui  expliquer  mes 


PARIS  195 

intentions,  et  je  lui  ai  dit  sans  hésiter  :  Monsieur,  pour 
peu  que  vous  ayez  lu  la  Princesse  et  le  Cabaretier^  nous 
allons  nous  entendre.  Je  viens  à  Paris  comme  Zédélia 
de  Spurzlieim.  Il  y  a  en  moi  quelque  chose  d'étrange.  Je 
veux  aimer  avec  passion,  avec  ivresse,  un  homme  brun 
ou  blond,  noble  de  cœur,  ayant  une  taille  souple  et  de 
la  fortune,  car  l'amour  est  une  fleur  qui  s'étiole  dans  la 
misère.  Je  veux  en  outre  retrouver  ma  mère... 

—  Votre  mère  !  s'écrièrent  les  deux  autres  jeunes 
iilles. 

—  Oui,  ma  mère  adorée,  mesdemoiselles.  Zédélia  de 
Spurzheim  n'en  savait  pas  plus  long  que  moi  quand  elle 
quitta  la  Forêt-Noire.  Pourtant  elle  retrouva  bien  sa 
mère,  qui  était  la  princesse  Palatine.  Est-ce  évident, 
cela? 

—  Et  que  vous  a  répondu  le  petit  vieux  monsieur? 
demanda  Georgette. 

—  Que  c'était  une  chose  toute  simple,  répliqua  Virgi- 
nie, il  n'avait  pas  lu  la  Princesse  et  le  Cabaretier,  mais  il 
s'est  intéressé  à  Zédélia,  à  cause  de  son  nom.  «  Mon 
enfant,  m'a-t-il  dit,  nous  nous  occuperons  plus  tard  de 
l'homme  qui  doit  faire  votre  bonheur.  J'en  ai  des  quan- 
tités sous  la  main,  tous  bruns,  tous  blonds,  excepté  les 
châtains.  En  attendant,  je  puis  vous  mettre  sur  la  piste 
de  votre  mère.  »  J'ai  voulu  le  faire  expliquer,  mais  il  est 
devenu  muet  comme  une  tombe  antique  à  demi  ruinée 
par  les  injures  du  temps.  Il  m'a  seulement  donné 
l'adresse  de  madame  la  marquise  de  Rostan,  rue  de 
Matignon,  n°...  en  me  priant  de  mettre  cinq  francs 
sur  sa  table. 

—  Pareil  à  moi  pour  la  pièce  de  cinq  francs  I  dit 
Pauline. 

—  Pareil  à  moi  aussi,  dit  Georgette  ;  et  voilà  vot' 
secret  ? 


196  LE  PARADIS  DES  FQIIDBB 

—  N'est-c-e  pas  une  chose  étraDge  et  solennelle!  de- 
manda Virginie,  dont  la  tète  pensive  s'inclina  :  si  cette 
marquise  de  Rostan  était  ma  mère  ! 

Elle  fit  un  signe  de  la  main  et  ajouta  : 

—  Laissez-moi  me  recueillir. 

Georgette  et  Pauline  se  tarent.  La  même  idée  leur 
venait  en  même  temps. 

Elles  étaient  toutes  les  deux  des  enfants  trouvées. 
Chacune  d'elles  pouvait  donc  nourrir  le  même  espoir 
que  Virginie  et  Zédélia  de  Spurzheim. 

Les  têtes  se  montaient. 

Quand  Virginie  releva  les  yeux  sur  ses  deux  com- 
pagnes, elle  ^it  deux  paires  de  resard?  iauvei  axés  sur 
elle. 

—  Qu'avez-vons  donc?  demanda-t-elle. 

—  C'est  bon,  c'est  bon  !  fit  Georgette. 

—  Mêlez-vous  de  c«  qui  vous  regarde,  la  princesse  î 
ajouta  Pauline. 

Le  domestique  entrait  à  cet  instant  pour  lenr  annon- 
cer qu'elles  pouvaient  entrer.  Elles  se  levèrent  précipi- 
tamment et  rajustèrent  lenr  toilette  en  hâte. 

—  Courage  î  se  disait  Virginie,  tout  dépend  de 
l'entrée  ! 

—  Ça  se  fait  du  premier  coup  ou  jamais!  pensait 
Pauline. 

—  Débutons  bien,  murmurait  la  petite  Georgette,  et 
tout  va  marcher  î 

Dès  que  la  porte  fut  ouverte,  dles  ^âmeènnt  tontes 
à  la  fois  dans  le  salon. 

—  Ma  mère  î  ma  mère  !  ma  mère  !  s'écrièrent-elles 
en  même  temps. 

La  marquise  se  trouva  soudainement  entourée  de 
bras  qui  essayèrent  de  la  presser  et  de  lèvres  qui  cher- 
chaient son  visaee. 


PARIS  \fn 

C'avait  été  une  course  au  clocher  entre  ces  demoiselles. 
C'était  maintenant  une  lutte  acharnée  à  qui  pourrai 
conquérir  le  premier  baiser   de  cette    mère    si    bien 
aimée  ! 

La  marquise,  étourdie  d'abord  par  ce  choc  inattendu, 
reprit  bien  vite  son  sangfroid.  Elle  se  redressa  orgueil- 
leusement, et  son  regard,  plein  de   méprisant    étonne- 
meut,  s'abaissa  tour  à  tour  sur  chacune  des  trois  jeunes 
filles. 

—  Ma  mère  I  dit  Virginie  avec  im  accent  que  n*eût  pas 
renié  une  ingénue  de  l'Ambigu-Comique. 

—  Ma  mère  !  balbutia  Georgette,  qui  pleurait  pour 
tout  de  bon. 

—  Que  signifie  cela,  monsieur  Gridaine?  demanda  la 
marquise  en  se  retournant  vers  Tout-pour-les-Dames. 

Celui-ci  ôtait  ses  lunettes  d'or  de  leur  étui  ;  il  les  mit 
avec  soin  sur  son  nez. 

—  Eh  I  mais,  s'écrièrent  à  la  fois  Virginie,  Georgette 
et  Pauline,  c'est  le  monsieur  de  là-bas  I 

—  La  paix  I  fit  sèchement  Tout-pour-les-Dames  ;  vous 
êtes  trois  effrontées,  et  je  vous  retire  ma  protection. 

—  Madame  la  marquise,  reprit-il  avec  un  salut  res- 
pectueux, croyez  que  je  ne  suis  pour  rien  dans  cette 
scène  inconvenante. 

—  Dans  le  Bandacjiste  impi'udent^  pensa  Virginie,  il  y 
a  un  vieux  coquin  tout  pareil  à  celui-là  I 

—  Faudra  nous  rendre  nos  cent  sous,  alors  I  dit  Pau- 
line, qui  mit  le  poing  sur  la  hanche. 

Georgette,  la  plus  gentille  des  trois,  était  si  abattue 
qu'elle  ne  songeait  point  à  se  rebiffer. 

La  marquise  les  regarda  une  seconde  fois  l'une  après 
l'autre  et  prit  son  éventail  qu'elle  fit  jouer  lentement. 

—  Qui  a  pu  vous  donner  l'idée  de  m'appeler  votre 

II.  17* 


198  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

mère  ?  demanda-t-elle  en  adoucissant  à  la  fois  son  accent 
et  l*expression  de  sa  physionomie. 

—  C'est  elle  !  répondirent  ensemble  Georgette  et 
Pauline. 

Elles  montraient  Virginie.  Celle-ci  indiqua  du  doigt 
M.  P.  J.  Gridaine  et  dit  : 

—  C'est  lui  ! 

—  Par  exemple!...  commença  Tout-pour-les-Dames. 
La  marquise  l'arrêta  d'un  geste. 

—  Est-ce  que  vous  étiez  habillées  ainsi  dans  votre 
pays  ?  demanda-t-elle  encore. 

Les  trois  figures  rayonnèrent.  Chacune  des  trois  fil- 
lettes croyait  que  sa  toilette  était  remarquée,  et  peut 
être  admirée. 

—  Oh  I  non,  répliqua  Virginie  la  première,  je  n'aime 
pas  les  vêtements  grossiers  qui  couvrirent  mes  premiers 
jours  et  mon  adolescence. 

—  C'est  pour  me  mettre  au  ton  de  Paris,  dit  Pauline 
en  faisant  la  révérence. 

Georgette  fit  la  révérence  et  dit  : 

—  C'est  pour  pas  qu'on  me  prenne  pour  une  fille  de  la 
campagne  I 

Astrée  se  tourna  vers  P.  J.  Gridaine,  et  sa  figure  pei- 
gnait le  mécontentement. 

—  Voyons,  mes  filles,  reprit -elle,  vous  êtes  ici  pour 
quelque  chose.  Faisons  vite,  car  je  suis  pressée.  Que 
voulez-vous,  mon  enfant? 

Elle  s'adressait  à  Georgette. 

—  Etre  ouvrière  chez  vous,  madame,  à  la  journée, 
répondit  celle-ci. 

—  Ce  n'est  pas  impossible.  Et  vous? 

—  Etre  femme  de  chambre,  ou  bonne,  ou  ce  que  vous 
voudrez,  madame,  répliqua  Pauliue. 


PARIS  199 

—  G'es4;  bien.  Et  vous? 
C'était  le  tour  de  Virginie. 

Virginie  ne  pouvait  pas  quitter  la  partie  sans  avoir 
frappé  préalablement  un  grand  coup. 

Elle  tira  son  mouchoir  et  s'essuya  les  yeux,  qui 
étaient  secs,  puis  elle  donna  une  tape  aux  plis  de  sa 
robe  et  fit  un  pas  en  avant. 

Après  quoi,  elle  toussa. 

—  Madame,  dit-elle,  ma  naissance  est  honorable  et 
mon  éducation  y  répond  si  avantageusement  que  je  suis 
pour  donner  des  leçons  de  tout  aux  jeunes  demoiselles: 
la  lecture,  l'écriture  et  l'imagination.  La  mienne  est 
riche  et  déréglée,  mes  mœurs  sont  pures,  comme  le 
souffle  de  l'enfant  ;  l'amour  ne  m'est  de  rien  ni  les  con- 
naissances ;  tout  ce  que  je  veux,  c'est  une  mère  I 

Un  vague  espoir  lui  restait.  Dans  le  Ravin  du  château 
ou  Laquelle  des  Quatre  ?  il  y  a  comme  cela  une  mère  qui 
commence  par  jouer  ia  froideur  pour  éprouver  sa  fille. 
Cette  marquise,  il  est  vrai,  avait  l'air  bien  jeune,  mais 
la  mère  de  Pépita,  dans  le  Corroyeur  de  Tolède^  paraît 
plus  jeune  que  sa  fille  cadette. 

Tout  n'était  pas  perdu. 

—  Au  nom  des  cieux,  ajouta-t-elle,  laissez-moi  vous 
conter  en  peu  de  mots  ma  triste  et  touchante  histoire. 
J'ai  reçu  le  jour  aux  environs  du  Mans,  dans  un  humble 
village  où  j'ai  passé  mes  premières  années.  Je  ne  connus 
ni  mon  père  ni  ma  mère,  dont  je  ne  reçus  jamais 
les  tendres  baisers  ;  mais  tout  porte  à  croire  que  mes 
parents  étaient  des  gens  illustres,  puisqu'ils  avaient 
intérêt  a  se  cacher.  Dès  ma  plus  teuilre  enfance,  je  fus 
au-dessus  de  mon  sexe  et  de  mon  âge.  Plus  tard,  j'éton- 
nai par  mes  qualités  brillantes  et  solides.  Je  sais  bien 
que  vous  n'êtes  pas  ma  mère,  madame,  mais  si  vous  con- 
naissiez par  hasard  une  personne  qui  cherche  sa  fille... 


200  L     PARADIS  DES  FEMMES 

La  marquise  fit  un  geste.  M.  Gridaine  se  leva. 

—  Mesdemoiselles,  dit-il,  revenez  me  voir  demain 
matin,  je  vous  ferai  savoir  la  réponse  de  madame  la 
marquise. 

Son  doigt  sec  et  ridé  montra  la  porte. 

Pauline  et  Georgette  se  retirèrent  aussitôt.  Virginie 
joignit  les  mains  en  prononçant  de  toute  la  force  de  ses 
poumons  ; 

—  Que  Dieu  vous  pardonne,  si  vous  êtes  ma  mère  ! 
La  marquise  pâlit  de  colère    et    sonna    ses    gens. 

P.  J.  Gridaine  saisit  sa  canné  et  courut,  ma  foi,  sur  Vir- 
ginie. Celle-ci  s'éloigna  calme,  digne,  résignée,  comme 
miss  Fanny,  du  Château  de  Crawford. 

En  passant  auprès  du  canapé,  elle  aperçut  le  grand 
Rostan  qui  dormait. 

—  0  mon  père  !  dit-elle,  toi,  du  moins,  tu  ne  m*as 
pas  repoussée  ! 

Elle  suivit  le  domestique,  qui  la  conduisit  jusqu'à  la 
porte  de  la  cour.  Dans  la  Jeune  Moscovite,  le  bon  valet 
Chouloff  glisse  à  Fédora,  délaissée  et  chassée,  une 
bourse  en  cuir  de  Russie,  pleine  d'or.  Virginie  eût  voulu 
inspirer  une  pensée  de  ce  genre  au  valet  de  la  marquise, 
mais  celui-ci  était  un  Ecossais  qui  recevait  des  cadeaux 
et  n'en  faisait  jamais. 

—  Ethelred  I  Ethelred  I  pensa  Virginie  en  remontant 
le  faubourg  Saint-Honoré  ;  voici  le  moment  où  tu  devrais 
te  présenter  à  mes  yeux,  blonde  tête,  noble  cœur  I  Je 
suis  dans  la  position  d'Alfredina  au  second  volume  de  la 
Caverne  rouge.  Ethelred  I  mon  jeune  homme  !  Ethelred  I 
Ethelred  ! 

—  Quisqu'est  raide,  sans  vous  commander  la  belle  ? 
demanda  une  grosse  voix  derrière  elle.  S'il  n'y  a  pas 
d'affront,  je  vous  offre  quéq'chose  à  mai)g»T  et  à  boire 
ensemble  en  tout  bien  et  tout  honneur. 


PARIS  201 

Virginie  se  retourna  et  reconnut  les  boucles  d'oreille 
du  matelot  de  la  rotonde.  L'infortune  abat  la  fierté. 
Sans  répondre  au  calembour  involontaire  du  bon  Ro- 
blot,  elle  lui  dit  : 

—  Qui  que  vous  soyez,  étranger,  je  me  fie  à  vous.  Le 
spectacle  de  l'Océan  agrandit  le  cœur.  Pourvu  que  vous 
respectiez  mon  innocence  et  ma  jeunesse,  offrez-moi  tout 
ce  que  vous  voudrez. 

Roblot  passa  incontinent  son  bras  sous  le  sien.  Ce 
n'était  pas  Ethelred,  mais  il  savait  autant  de  chansons 
que  Virginie  avait  lu  de  romans,  et  le  docteur  Sulpice 
avait  ravitaillé  sa  bourse. 

—  La  fourniture  ne  vous  convient  pas,  belle  dame,  je 
vois  cela,  dit  P.  J.  Gridaine  quand  il  fut  seul  avec  la 
marquise. 

—  Je  vous  fais  juge,  monsieur  !  répondit  Astrée  sè- 
chement. 

—  Belle  dame,  reprit  Gridaine,  permettez-moi  de  vous 
rappeler  le  proverbe  :  Mieux  vaut  s'adresser  à  Dieu  qu'à 
ses  saints.  Je  suis  un  dieu  bien  humble  ;  pensez  ce  que 
doivent  être  mes  pauvres  diables  de  saints  !  Si,  au  lieu 
de  vous  adresser  à  M.  Durand  de  La  Pierre,  vous  vous 
étiez  adressée  à  moi  dès  le  début... 

—  Ce  La  Pierre,  interrompit  Astrée,  pouvait  me  ser- 
vir ici  avec  connaissance  de  cause  et  à  plus  d'un  titre. 

—  C'est  différent,  c'est  différent,  dit  M.  Gridaine,  qui 
lissa  la  soie  de  son  chapeau.  Si  M.  Durand  de  La  Pierre 
vous  parait  offrir  plus  de  garantie  que  moi... 

—  Mais  du  tout  ;  laissez  là  votre  chapeau  I 

—  Aussi  bien,  poursuivit  Tout-pour-les-Dames  d'un 
air  piqué,  je  marche  en  aveugle,  moi  I  Sais-je  seulement 
au  juste  l'intrigue  de  cette  comédie  où  l'on  m'a  distribué 
un  rôle  de  comparse  ? 


202  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

Il  se  leva.  La  marquise  étendit  la  main  vers  le  siège 
qu'il  venait  de  quitter. 

—  Vous  voulez  savoir,  dit-elle,  tout  savoir  ?  Je  ne 
demande  pas  mieux,  cher  monsieur  Gridaine.  Approchez 
votre  fauteuil,  asseyez-vous,  et  causons  comme  de  vrais 
amis. 


XIV 


LA    MARQUISE   ASTREE, 


1/anuée  donnait  un  de  ses  derniers  beaux  jours.  La 
marquise  Astrée  était  assise  au  coin  de  son  fou  sur  une 
causeuse.  Le  soleil  qui  se  noyait  dans  les  vapeurs 
de  novembre,  mettait  sur  ses  joues  un  reflet  de  pourpre. 

Au  contraire,  M.  P.  J.  Gridaine,  qui  tournait  le  dos  à 
la  fenêtre,  ressemblait   à  un  ivoire  jauni. 

M.  Gridaine  avait  un  habit  noir  un  peu  mûr,  mais 
très-propre,  un  gilet  de  satin  noir,  un  pantalon  noir  tom- 
bant sur  des  bas  blancs,  des  escarpins  à  rosettes  et  une 
cravate  blanche  nouée  avec  une  certaine  entente.  Ses 
cheveux  rares  laissaient  à  découvert  le  sommet  de  sou 
crâne  pointu  et  luisant,  où  la  lumière  écarlate  se  mirait 
en  ce  moment  comme  en  une  glace  ;  leurs  mèches  ap- 
pauvries formaient  sur  les  tempes  et  la  nuque  une  sorte 
de  couronne  blanchâtre.  M.  Gridaine  avait  le  front  très- 
ridé  ;  ses  sourcils  touffus  et  tout  blancs  faisaient  à  ses  pe- 


204  LE  PARADIS  DÉS  FEMMES 

tis  yeux  gris  un  abri  profond.  Il  avait  des  lunettes  d'or 
qui  le  gênaient  pour  voir,  mais  qui  lui  servaient  à  cacher 
le  jeu  de  ses  prunelles.  Son  nez  et  sa  bouche  donnaient 
à  penser  qu'il  avait  pu  être  assez  joli  garçon  autrefois. 

C'était  un  vieillard  aux  façons  discrètes  et  polies.  Je 
ne  sais  pourquoi  son  aspect  n'avait  rien  de  respectable. 
Nous  avons  connu  des  coquins  de  grand  âge  qui  faisaient 
valoir  si  bien  la  majesté  de  leurs  cheveux  blancs  I 

La  marquise  était  belle  autrement  que  jadis,  mais  elle 
était  aussi  belle.  Il  y  a  de  ces  femmes  de  bronze  qui  ne 
vieillissent  ni  par  l'âge,  ni  par  la  douleur,  ni  par  le  plai- 
sir. On  dirait  que  la  volupté,  la  souffrance,  les  années 
glissent  sur  leur  front  prédestlué,  comme  l'injure  de 
l'orage  sur  l'éternelle  beauté  des  marbres  antiques. 
Peu  de  gens  se  targuaient  de  savoir  au  juste  l'âge  de  la 
marquise  :  elle  était  jeune,  puisqu'elle  était  si  belle. 
Il  n'y  avait  pas  de  juvénile  éclat  qui  pût  le  disputer  aux 
splendides  pâleurs  de  sa  joue.  Sa  lèvre  pleine,  s'ar- 
rêtait vivement  comme  un  corail  sculpté.  Elle  souriait 
rarement  :  celles  qui  sourient  trop  souventne  savent 
pas. 

La  marquise  savait  ;  son  charme  était  derrière  ses 
lèvres  adorables,  reliées  au  nez  par  deux  traits  mignons, 
formant  fossette,  et  dont  le  sourire  effaçait  les  ombres 
jumelles.  Son  charme  était  dans  l'imperceptiple  contrac- 
tion de  ses  narines  roses,  dans  la  suavité  sérieuse  de  son 
profil,  dans  le  contour  exquis  de  sa  joue,  dans  l'attache 
de  son  cou  flexible,  dans  le  délicieux  caprice  de  son 
oreille  blanche  et  mate,  sous  les  masses  noires  de  sa 
clievelure. 

Sa  puissance  était  dans  ses  yeux.  Elle  pouvait  ce  qu'elle 
voulait.  Certains  l'accusaient  de  pratiquer  la  coquetterie 
des  Mauresques  et  de  teindre  en  noir  l'intérieur  de  ses 
paupières,  tant  la  frange  de  ses  sourcils  épais  et  recour- 


PARIS  205 

bés  ombrageait  profondément  son  regard.  C'étaient  des 
yeux  fendus  comme  ceux  des  Circassiennes.  Le  blanc, 
cette  monture  d'émail  que  Dieu  a  prêtée  aux  pierres  pré- 
cieuses de  la  prunelle,  le  blanc  des  yeux  de  la  marquise 
se  nuageait  d'azur.  Sa  prunelle  large  et  ponctuée  de 
traits  concentriques  avait  ce  bleu  somi)re  des  vieux 
émaux.  Au  premier  aspect,  on  les  voyait  noirs  :  c'était  le 
sourire  qui,  pénétrant  comme  un  rayon  leur  transpa- 
rence, allumait  au  fond  des  orbites  je  ne  sais  quelle 
lueur  inattendue  et  victorieuse. 

La  marquise  contenait  son  regard  comme  elle  refré- 
nait son  sourire. 

Chacun  de  nous  connaît  une  femme  qui  pourrait  s'ap- 
peler Astrée.  En  est-il  deux?  Pour  la  plupart  des  femmes, 
j'entends  parler  des  belles  et  des  nobles,  ce  nom  d'Astrée 
serait  grotesque  comme  le  casque  à  panache  d'un  cuiras- 
sier sur  la  tête  trop  petite  d'un  enfant.  Ce  nom  semblait 
écrit  sur  le  front  radieux  et  calme  de  la  marquise  ;  elle 
le  portait  comme  un  diadème. 

Il  vous  eût  semblé  impossible  de  lui  chercher  un  autre 
nom. 

Le  rayon  pourpre  qui  brûlait  ses  joues  et  son  front 
venait  du  soleil  d'automne.  Sous  ce  reflet  ardent,  on 
devinait  sa  pâleur.  Elhî  était  tranquille  et  presque  re- 
cueillie. 

—  En  tout  ceci,  dit-elle,  je  ne  vous  demanderai  point, 
c'est  du  moins  très-probable,  de  ces  services  qui  exigent 
un  dévouement  sans  bornes. 

—  Tant  pis  pour  moi^  belle  dame,  voulue  interrompre 
P.  J.  Gridaine. 

Mais  Astrée  lui  ferma  la  bouche  d'un  geste. 

—  Mou  Dieu,  non  I  dit-elle  ;  ce  ?ont  des  affaires,  pu- 
rement des  affaires.  Vous  me  servirez  sans  vous  gêner, 
sans  rien  risquer,  et  vous  serez  récompensé  comme  si 

IL  18 


'^06  LE  PARADIS  DES^^FEMMES 

vous  aviez  eu  à  remuer  des  montagnes.  Je  sais  déjà  que 
vous  avez  refusé  votre  entremise  à  la  comtesse. 

—  Madame  la  comtesse  de  Morges,  dit  Gridaine  avec 
modestie,  est  une  excellente  mère  qui  veut  faire  le  bon- 
heur de  sou  enfant,  mais... 

—  Mais  elle  ne  vous  a  offert  que  deux  mille  écus,  cher 
M.  Gridaine. 

—  Ah  I  madame  !  pouvez-vous  penser  ?... 

—  Six  mille  francs,  quand  il  s'agit  de  tant  de  mil- 
lions! Moi,  voyez-vous,  monsieur  Gridaine,  je  connais 
la  fortune  de  M.  le  duc.  C'est  à  ne  savoir  qu'en  faire! 
Aussi  je  récompenserai  tout  le  monde  impérialement. 

—  Tout  le  monde  !  fit  le  petit  homme  avec  inquiétude 
c'est  beaucoup,  belle  dame,  et  il  est  à  craindre  que  la  di- 
vision des  capitaux...  Du  reste,  ce  n'est  pas  pour  moi  que 
je  parle,  on  connaît  mes  goûts  modestes  et  mon  désin- 
téressement. Que  d'autres  agissent  par  un  sentiment 
d'abjecte  cupidité,  moi,  je  remplis  ma  vocation  de  ser- 
vir les  dames.  Certes,  il  faut  qu'un  honnête  homme  élè- 
ve sa  famille,  mais  la  fortune  ne  fait  pas  le  bonheur,  et 
mon  seul  désir  est  de  me  retirer  sur  mes  vieux  jours  au 
sein  des  vertes  campagnes...  pas  loin...  au  Bas-Meudou, 
ou  au  village  Levallois. 

—  Je  vous  donnerai  de  quoi  acheter  la  plus  magnifi- 
que chaumière  du  monde,  cher  monsieur  Gridaine,  dit  la 
marquise  en  souriant.  Arrivons  au  fait.  Vous  savez  que 
M  le  duc  n'appartient  que  très-indirectement  à  la  grande 
famille  de  Bretagne. 

—  Fort  indirectement,  je  le  sais. 

Astrée  jeta  un  regard  de  côté  sur  le  divan  où  François 
ronilait  comme  un  juste. 

—  Vous  saurez,  ajouta-t-elle  en  baissant  la  voix,  que 
le  seul  héritier  mâle  de  cette  famille  est  le  fils  de  cet 
homme  ? 


I 


PARIS  207 

—  Le  fils  de  M.  le  marquis...  j*ai  entendu | parler  de 
cela. 

—  Avez-vous  entendu  parler  aussi  de  ce  qui  se  passa 
sur  les  anciens  domaines  de  cette  famille  en  1835  ? 

—  Une  nuit  terrible,  dit  M.  Gridaine,  et  qui  ferait  un 
bien  beau  drame  au  boulevard. 

—  Qui  vous  a  raconté  cette  histoire  ? 

—  J'ai  eu  Lapierre  chez  moi...  et  d'autres. 

—  Nuit  terrible,  en  effet,  reprit  Astrée  sans  se  décon- 
certer. J'étais  un  enfant  alors,  comme  bien  vous  pensez; 
mais  je  n'oublierai  jamais  cela.  Les  douaniers  tirèrent 
des  coups  de  fusil  toute  la  nuit.  La  vieille  marquise  était 
morte  dans  la  soirée.  C'était  ma  marraine,  monsieur.  Mon 
cousin,  le  marquis  Antoine,  fut  trouvé  mort  avec  son  ser- 
viteur Sulpice. 

—  Sulpice!  répéta  M.  Gridaine,  est-ce  que  par 
hasard?... 

—  C'était  son  père. 

—  Le  père  du  docteur? 

M.  Gri(^aine  enfla  ses  joues  et  ajouta  : 

—  Ah!  diable! 
Puis  encore  : 

—  Et  le  docteur  ne  vous  a  jamais  fait  de  diableries, 
madame,  lui  qui  est  sorcier,  dit-on? 

—  Pourquoi  le  docteur  m'en  voudrait-il?  demanda 
Astrée,  qui  fronça  le  sourcil;  il  y  a  dix-huit  ans  de 
cela?  Avais-je  dix  ou  douze  ans?  c'est  tout  au  plus. 

—  C'est  juste,  dit  précipitamment  M.  Gridaine;  vous 
étiez  un  enfant,  belle  dame;  en  quoi,  d'ailleurs,  auriez- 
vous  pu  être  mêlée  à  tout  cela? 

La  marquise  ne  leva  point  les  yeux  sur  lui.  Elle 
n'avait  plus  besoin  de  l'observer,  pour  deviner  sa 
pensée. 

—  Puisque  vous  avez  parlé    de   Sulpice,  dit-elle,  je 


208 


LE  PARADIS  DES  FEMMES 


dois  vous  faire  observer  que  le  docteur  a  une  très-grande 
influence  sur  M.  le  duc. 

—  Influence,  répéta  Gridaine,  qui  n'est  cependant  pas 
comparable  à  celle  de  madame  la  marquise. 

—  Ce  sont  ici  deux  influences  d'un  ordre  entièrement 
différent.  M.  le  duc,  homme  d'intelligence  et  de  cœur... 

—  De  haute  intelligence  et  de  grand  cœurl  appuya 
Tout-pour-les-dames. 

-—  M.  le  duc  se  laisse  volontiers  prendre  à  certaines 
idées,  à  des  caprices...  je  dirais  presque  des  enfan- 
tillages. 

—  C'est  le  propre  de  tous  les  vastes  esprits,  belle 
dame. 

—  Evidemment.  M.  le  duc  a  la  passion  de  se  rattacher 
aux  Rostan... 

—  Et  madame  la  marquise,  venant  en  aide  à  cette 
idée,  veut  procurer  à  M.  le  duc  l'héritier  et  l'héritière  des 
vieux  seigneurs  bretons,  afln  qu'il  en  fasse  ses  légataires 
universels. 

—  Vous  vous  trompez,  monsieur  Gridaine,  dit  Astrée. 
C'est  le  docteur  Sulpice  qui  a  eu  le  premier  cette  pensée 
là.  Moi,  je  n'avais  mis  en  avant  que  l'héritier.  A  quoi 
bon  l'héritière?... 

—  C'est  juste,  c'est  juste,  fit  encore  Tout-pour-les- 
Dames  en  s'inclinant.  A  quoi  bon  l'héritière? 

—  L'héritière  n'est  que  la  fille  bâtarde  du  marquis 
Antoine  et  de  sa  cousine  Victoire,  dit  Astrée  durement  ; 
l'héritière  n'a  droit  ni  au  nom  ni  à  la  fortune.  Mais  M.  le 
duc  la  veut,  il  faut  qu'il  l'ait. 

—  Et  l'héritier? 

—  Ne  connaissez-vous  point  le  jeune  M.  Fernand  de 
Rostan  ? 

—  Par  Lapierre  et  M™°  veuve  Rio,  répondit  le  petit 
homme,  qui  ne  put  retenir  un  sourire  ;  ils  sont  prêts  à 


PARIS  209 

attester^oii  identité,  je  sais  cela.  Ces  honnêtes  serviteurs 
ne  l'ont  pas  perdu  de  vue  depuis  le  jour  de  sa  naissance. 
Mais  le  docteur  Sulpice  donnera-t-il  là-dedans? 

—  Le  docteur  Sulpice  s'amende,  monsieur  Gridaine. 

—  Croyez-vous,  belle  dame? 

—  J'en  suis  sùrel 

—  Sa  femme  est  une  bien  jolie  personne.  Elle  va 
éprouver  un  grand  plaisir  à  embrasser  le  jeune  M.  Fer- 
nand,  son  frère.  Et  quel  honneur  d'être  la  belle-sœur  de 
madame  la  marquise  I 

—  De  madame  la  duchesse,  dit  Astrée  ;  Fernand 
sera  duc. 

—  De  madame  la  duchesse,  répéta  M.  Gridaine.  C'est 
pourtant  vrai  I  Ah  !  que  Paris  est  bien  le  paradis  des 
charmantes  femmes  comme  vous,  madame! 

Il  prit  tout-à-coup  un  ton  sérieux. 

—  Je  suis  au  service  du  beau  sexe  tout  entier,  dit-il, 
mais  tout  particulièrement  au  vôtre,  vous  le  savez  bien, 
madame  la  marquise.  M'est-il  permis  de  vous  soumettre 
l'observation  que  je  vous  ai  annoncée  tantôt? 

—  Faites,  monsieur  Gridaine. 

—  Vous  allez  épouser  M.  Fernand? 

—  Le  plus  tôt  possible. 

—  Ce  jeune  homme  ne  vous  aime  pas... 
Astrée  eut  un  orgueilleux  sourire. 

—  Je  sais...  je  saisi  fit  M.  Gridaine  ;  parbleu I  il  n'y  a 
pas  une  femme  au  monde  plus  belle  que  vous,  plus  spi- 
rituelle que  vous,  plus  séduisante  que  vous  I  Mais  enfin, 
M.  Fernand  a  le  mauvais  goiit  de  vous  préférer  une 
rivale. 

—  C'est  votre  opinion? 

—  C'est  ma  conviction,  c'est  ma  certitude. 

—  Quelle  est  cette  rivale?  Solange  Beauvais?  Celle-là 
ne  m'inquiétera  plus  ! 

M.  18* 


210  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

—  Cette  rivale  est  Gabrielle  de  Morges. 

—  Olil  oh  I  fit  Astrée,  celle-ci  me  fait  donc  décidé- 
ment la  guerre  I  Je  la  trouve  entre  moi  et  monsieur  le 
duc  î  je  la  retrouve  entre  Fernand  et  moi  I 

Ses  sourcils  hautains  se  froncèrent,  mais  elle  eut  pres- 
que aussitôt  après  un  sourire. 

—  Pauvre  enfant!  murmura-t-elle  ;  mon  grand  Fran- 
(^ois  lui  a  blessé  son  chevalier  de  Martroy.  Gomment 
va-t-il,  ce  beau  Roger? 

—  Mal...  c'est  le  docteur  Sulpice  qui  le  traite. 

—  Il  portera  le  deuil  de  son  docteur,  alors  î  pensa  la 
marquise. 

Puis  elle  reprit  : 

—  Est-ce  tout  ce  que  vous  aviez  à  m' objecter  ? 

—  Non.  Belle  dame,  un  jour  ou  l'autre,  celui-ci  vous 
tuera. 

11  montrait  du  doigt  Rostan  endormi. 
Astrée  éclata  de  rire. 

—  Celui-ci!  fit-elle;  s'il  osait  une  fois  me  toucher, 
c'est  possible...,  mais  il  n'osera  jamais  ! 

—  Prenez  garde  ! 

—  Est-ce  tout? 

—  Non.  J'ai  réservé  le  principal  pour  la  fin. 

—  Peste  I  fit  Astrée,  le  principal  !  voyons  le  prin- 
cipal. 

—  Il  est  encore  temps  de  vous  arrêter,  belle  dame, 
dit  le  petit  bonhomme  avec  componction  ;  jamais  je  n'ai 
vu  personne  avoir  entre  les  mains  pareille  chance  de 
fortune.  A  part  i'afl'ection  solide  que  je  vous  porte,  à 
part  mon  dévouement  profond  et  sincère,  je  m'intéresse 
encore  à  vous,  comme  on  s'intéresse  au  hardi  voyageur 
qui  gravit  les  sommets  d'une  montagne  inaccessible. 
Sans  flatterie,  vous  êtes  une  fière  et  vaillante  nature... 
trop  vaillante  et  trop  fière...  C'était  déjà  quelque  chose 


PARIS  211 

d'audacieux  que  de  jeter  de  côté,  comme  un  vieux  vête- 
ment dont  on  ne  veut  plus,  l'homme  qui  a  passé  pour 
votre  mari  pendant  quinze  années.  C'était  déjà  auda- 
cieux que  de  dire  au  monde,  la  tête  haute  et  sous  le 
soleil  :  Monde  I  tu  m'as  appelée  pendant  quinze  ans  ma- 
dame la  marquise  ;  je  n'avais  point  droit  à  ce  titre  ;  je 
t'ai  trompé,  je  n'étais  que  la  concubine  de  cet  homme 
que  tu  me  donnais  pour  époux.  Notez  que  je  ne  dis  rien 
de  cet  homme  lui-même,  madame... 

—  Vous  en  savez  donc  très-long,  monsieur  Gridaine  ? 
dit  Astrée. 

—  Tr«^s-long,  belle  dame,  répéta  le  bonhomme  en 
saluant. 

—  Tant  mieux  pour  vous,  monsieur.  Je  paie  ce  qu'on 
sait  presque  aussi  cher  que  ce  qu'on  fait. 

—  Ce  qui  est  adroit  et  prudent,  belle  dame. 

—  Mais  continuez,  reprit  Astrée,  dont  le  regard 
brillait  ;  cela  me  plaît  de  vous  entendre.  Vous  m'avez 
comprise...  et  vous  êtes  le  second  à  qui  je  puisse  en  dire 
autant. 

—  Est-ce  lui  le  premier?  demanda  Gridaine  en  dési- 
gnant le  grand  Rostan. 

La  marquise  haussa  les  épaules. 

—  S'il  m'avait  comprise,  répliqua-t-elle,  je  serais  sa 
femme  et  il  serait  duc.  Mais  poursuivez,  vous  dis -je  ; 
c'est  ainsi,  en  effet,  que  je  veux  traiter  le  monde,  et  je 
nu  nie  pas  que  ce  soit  de  l'audace. 

—  La  fortune,  a  dit  le  poëte,  belle  dame,  est  avec  les 
audacieux.  Mais  il  faut  que  l'audace  s'attaque  au  pos- 
sible. Vous  pourriez  dire  tout  cela  au  monde,  et  bien 
d'autres  insolences  encore,  car  vous  êtes  réellement 
au-dessus  du  niveau,  qui  est  le  monde,  mais  à  une 
condition... 

—  Quelle  condition? 


212  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

—  Avant  de  vous  la  dire,  j'ajoute  un  mot  :  l'audace, 
à  mon  sens,  n'est  bonne  qu'autant  qu'elle  est  nécessaire. 
Que  voulez-vous?  Etre  duchesse?  Vous  l'avez  dit  tout  à 
l'heure.  Cet  homme,  votre  mari,  pouvait  être  duc. 

—  Je  le  méprise,  monsieur  I  Encore  passe  si  je  le 
haïssais  !  Quelle  condition  ? 

—  A  condition  d'épouser  le  roi  Trufie  en  personne. 

—  J'y  ai  songé,  dit  Astrée. 

—  Et  qui  vous  empêche?... 

—  J'aime  Fernand. 

—  Comme  vous  pouvez  aimer...  commença  Gridaine. 
Astrée  se  redressa  si  belle  et  si  puissaate  de  passion, 

qu'il  se  sentit  comme  rapetissé. 

—  Oui,  dit-elle,  tandis  que  sa  voix  plus  harmonieuse 
avait  des  vibrations  profondes  et  tremblées,  je  l'aime 
comme  je  puis  aimer  ! 

Gridaine  demeura  tout  ébahi. 

—  On  ne  voit  jamais  la  fin  de  vousl  grommela-t-il. 
Il  reprit  après  un  silence  : 

—  Belle  dame  I  je  n'ai  plus  guère  espoir  de  vous  con- 
vaincre. Je  terminerai  néanmoins  ce  que  j'ai  commencé. 
Peu  m'importe  que  ce  jeune  Fernand  vous  aime  ou  ne 
vous  aime  pas.  Je  suppose  même  que  le  docteur  Sulpice 
vous  laisse  mettre  sur  la  tête  de  ce  Fernand  l'immense 
fortune  du  roi  Truffe  et  le  titre  ducal,  en  un  mot,  je 
suppose  tout  ce  que  vous  voudrez...  vous  êtes  perdue, 
madame  I 

—  Perdue? 

—  Fernand  est  le  fils  de  l'homme  qui  a  passé  pour 
être  votre  époux. 

Astrée  fit  jouer  son  éventail. 

—  Vous  qui  savez  tant  de  choses,  M.  Gridaine,  dit- 
elle,    pourquoi    faites-vous    semblant    d'ignorer     que 


PARIS  213 

Fernand    et    François    Rostan    sont  étrangers  l'un  à 
l'autre? 

—  Je  n'ignore  rien  et  je  n'ai  pas  le  loisir  de  feindre. 
Je  vous  parle  du  monde.  Direz-vous  au  monde  que  Fer- 
nand n'est  pas  le  fils  de  Rostan?  Mais  alors  l'héritage 
du  duc  ne  peut  lui  appartenir.  Allez-vous  dévoiler  la 
fraude?  Proclamer  le  vol?  car  c'est  un  vol,  puisque  vous 
savez  que  le  fils  d'Antoine  et  la  fille  de  Victoire  existent 
réellement. 

—  Vous  le  savez,  vous,  monsieur  Gridaine?  demanda 
la  marquise. 

—  Oui,  madame,  je  le  sais.  Direz-vous  :  Voici  un 
nommé  Fernand  que  j'ai  baptisé  Rostan  de  ma  propre 
autorité,  au  préjudice  d'un  enfant  déshérité  et  mal- 
heureux?... 

—  Eh  !  fît  la  marquise  avec  humeur,  vous  savez  bien 
que  je  ne  puis  pas  dire  cela  I 

—  Si  vous  ne  le  dites  pas,  vous  direz  donc  :  Voici  le 
fils  de  François  Rostan  et  de  Madeleine,  le  fils  de  M.  le 
marquis  de  Rostan,  dont  j'étais  la  marquise  entretenue. 
Gela  s'appelle  un  inceste,  madame,  et  il  y  a  des  mots 
que  le  monde,  tout  bas  percé  qu'il  est  en  fait  de  morale, 
ne  prononcera  jamais  qu'avec  horreur.  Souvenez-vous 
de  ceci  :  l'audace  cesse  d'être  heureuse  au  point  précis 
où  commence  la  folie.  Je  ne  suis  pas  puritain,  madame, 
et  pourtant,  pour  argent  ni  pour  or,  je  n'oserais  vous 
défendre  en  public.  Personne  ne  m'accusera  de  pruderie, 
puisque  mon  métier  est  de  n'avoir  pas  de  préjugés,  et 
cependant,  devant  une  accusation  pareille,  je  ne  me 
sentirais  même  pas  le  courage  de  me  taire.  11  faut  crier 
en  ce  cas-là,  quoi  qu'on  en  ait,  et  je  me  vois  d'ici,  avec 
la  foule  ameutée  contre  vous,  criant  à  pleins  poumons  : 
Infamie  !  infamie  I 

—  Vous  n'êtes  pas  brave,  dit  Astrée,  dont  la  tète 


214  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

élégante  et  gracieuse  s'inclinait  sur  sa  poitrine. 

—  Du  moins  suis-je  franc,  madame. 

—  "Vous  crierez  à  Tinfamie  faussement  et  lâchement. 

—  Madame,  je  me  tairais  si  l'infamie  était  réelle  sous 
l'apparence  de  l'honnêteté. 

—  Le  monde,  puisque  vous  prétendez  être  l'interprète 
et  l'avocat  du  monde,  le  monde  raisonne  étrangement I 

—  Hélas  I  madame,  dit  Gridaine,  je  ne  suis  ni  l'avocat 
ni  l'interprète  du  monde  ;  le  monde  ne  veut  pas  de  moi, 
mais  moi,  je  veux  de  lui,  et  je  me  glisse  chez  lui  par  la 
fenêtre  dès  qu'il  m'a  forcé  de  prendre  la  porte.  J'ai 
hesoin  du  monde,  et  vous  savez  si  Ton  connaît  bien  ce 
dont  on  a  besoin.  Paganini  ne  connaissait  pas  mieux  son 
violon  que  je  ne  connais  le  monde!  Ce  n'est  pas  moi  qui 
l'ai  fait.  Je  vous  le  montre  tel  qu'il  est  et  tel  que  vous 
ne  voulez  pas  le  voir,  parce  que  votre  fantaisie  est 
ailleurs  ;  mais,  au  fond,  je  prêche  une  convertie.  Voilà 
quinze  ans  que  vous  vivez  dans  un  certain  monde  et  que 
vous  côtoyez  le  grand  monde,  le  vrai  monde.  Vous  savez 
mieux  que  moi  qu'il  admet  tout,  qu'il  excuse  tout,  sauf 
une  seule  chose  :  un  monstre  dont  le  monde  a  peur  et 
dégoût,  parce  que  le  monde  sait  bien  qu'un  jour  ou 
l'autre,  ce  monstre  le  tuera  ;  un  monstre... 

—  Ehî  de  grâce,  fit  la  marquise,  soyez  moins  élo- 
quent I  Quel  est  le  monstre  dont  vous  parlez,  monsieur? 

—  Le  scandale,  madame. 

Astrée  fut  une  grande  minute,  avant  de  répondre. 
P.  J.  Gridaine  essuyait  le  verre  de  ses  lunettes  et  la 
considérait  du  coin  de  l'œil. 

—  Monsieur,  dit-elle  enfin  d'un  ton  froid  et  sec,  j'aime 
Fernand.  Fernand  sera  duc  de  Rostan,  et  le  duc  de  Ros- 
tan  sera  mon  mari. 

M.  P.  J.  Gridaine  fit  un  geste  de  désappointement  et 
ue  répondit  pas. 


PARIS  215 

—  Est-ce  bien  vous  qui  m'avez  parlé?  reprit-elle  en 
s'animant.  Vous  connaissez  pourtant  ma  vie.  Depuis  que 
j'existe,  qu'ai-je  l'ait,  sinon  lutter  contre  le  monde?  Est- 
ce  le  monde  ou  moi  qui  a  gagné  la  bataille? 

—  Vous  vous  portez  bien,  belle  dame,  murmura  Gri- 
daine,  et  le  monde  aussi. 

—  Vaincre  le  monde,  ce  n'est  pas  le  tuer,  monsieur, 
c'est  le  faire  esclave. 

La  marquise  s'était  levée.  Elle  s'appuyait  au  coin  de 
la  cheminée,  le  cou  rejeté  en  arrière,  la  taille  cambrée, 
la  jambe  campée  en  avant  avec  cette  désinvolture  ro- 
buste que  les  peintres  prêtent  à  la  Samaritaine.  Vous 
vous  seriez  rappelé  involontairement,  à  la  voir,  cette 
pose  qu'elle  avait,  devant  le  Trou-aux-Mauves.  en  face 
de  la  mer  tourmentée,  ce  soir  d'orage  où  Victoire  la 
rencontra  en  sortant  de  la  caverne. 

C'était  bien  toujours  la  fille  forte,  jeune  et  admirable- 
ment belle.  Les  derniers  rayons  du  soleil  mettaient  une 
flamme  écarlate  dans  ses  yeux  et  doraient  les  profils  de 
sa  splendide  chevelure. 

—  Oui,  oui,  répétait  tout  bas  Gridaine,  absolument 
comme  autrefois  Jean  Touril,  vous  êtes  belle...  mais 
qu'est-ce  ({ue  cela  fait? 

—  Vous  autres,  contiuua-t-elle,  vous  vous  faites  du 
monde  je  ne  sais  quel  fantôme  si  noir,  si  grand,  si  puis- 
sant que  vous  finissez  par  trembler  devant  votre  propre 
ouvrage.  Moi,  je  ne  crois  pas  à  ce  fantôme.  11  a  des 
écbasses  et  une  grosse  tète  de  carton,  comme  le  géant 
des  mascarades.  Le  monde  serait-il  hypocrite,  s'il  se 
sentait  fort?  Depuis  que  je  le  connais,  le  monde,  je  ne 
l'ai  vu  s'attaquer  qu'aux  petits  et  aux  faibles.  Tous  ceux 
qui  vont  à  lui  de  front,  l'œil  ouvert  et  le  poing  fermé  le 
font  reculer.  Ce  que  le  monde  défend,  il  faut  le  faire, 
car  le  monde,  choisit  toujours  ses  idoles  parmi  ceux 


216  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

qui  savent  le  braver.  En  face  du  monde,  savez-vous  ce 
qui  est  facile,  monsieur  Gridaine,  c'est  précisément  ce 
que  le  monde  déclare  impossible  :  vieillard  impotent, 
quinteux,  exigeant,  bostile  à  toute  vigueur  et  à  tout 
génie  ;  Mère-grand  tatillonne  et  bavarde  qui  liait  la  jeu- 
nesse assez  osée  pour  être  robuste  en  présence  de  sa 
caducité  ;  mâchoire  qui  veut  mordre  sans  cesse  et  qui 
n'a  pas  de  dents  I  Et  vous  voulez  que  je  m'arrête  devant 
cela,  moi! 
Elle  se  prit  à  rire  avec  dédain. 

—  D'ailleurs,  dit-elle  encore  en  marchant  sur  P.  J.  Gri 
daine,  qui  remit  ses  lunettes  à  tout  hasard,  réfléchissez 
donc!  je  suis  duchesse  ;  qui  peut  me  prendre  mon  titre? 
J'ai  des  millions  ;  où  est  celui  qui  me  les  enlèvera?  Du- 
chesse et  dix  fois  millionnaire,  entendez-vous!  peut-être 
vingt  fois I  Je  ne  sais  pas  ce  que  cet  homme  possède! 
Quand  j'étais  pauvre  et  obscure,  le  monde,  que  je  défiais 
déjà,  n'a  pu  me  briser.  Jugez! 

Elle  posa  la  main  sur  l'épaule  du  petit  homme.  Sa 
voix  prit  des  inflexions  moqueuses. 

—  Voyons,  reprit-elle,  voulez- vous  me  dire  où  il  est, 
votre  monde?  Est-ce  le  monde  un  peu  mêlé  où  nous  vi- 
vons vous  et  moi?  Est-ce  le  monde  choisi  qui  se  mure 
dans  sa  petite  chapelle  dont  il  est  à  la  fois  le  prêtre,  le 
bedeau  et  le  Dieu?  Mais  je  suis  capable,  moi,  de  masser 
autour  de  moi  tant  et  de  si  beau  monde  mêlé,  douteux, 
fil  et  coton,  dorure  Kuoltz,  du  faux  monde,  enfin,  qui  est 
mon  vrai  monde  à  moi,  tant  et  tant,  je  vous  le  dis,  que 
votre  vrai  monde,  à  vous,  ressemblera  à  une  idiote  et 
infime  coterie!  Ah!  ah!  vous  m'avez  éperonnée,  mon- 
sieur Gridaine,  au  lieu  de  m'arréter.  Je  me  sens  ;j'ai  des 
armes,  je  veux  coml)attre.  Entendez-vous,  je  le  veux! 

Gridaine  tournait  ses  pouces  tranquillement. 

—  A  votre  aise,  belle  dame,  dit-il. 


PARIS  217 

—  Ce  soir  même,  reprit  Astrée,  il  faut  que  vous  me 
trouviez  une  petite  paysanne  aussi  gauche  que  mon 
Fernand  est  civilisé.  Il  ira  sans  dire  en  les  voyant  qu'ils 
ont  vécu  dans  des  milieux  différents  et  qu'ils  ne  se  sont 
pas  vus  depuis  l'enfance. 

—  Tant  de  précaution  quand  on  défie  l'univers  !  mur- 
mura G  fidaine. 

—  Je  ne  suis  pas  encore  devant  Tennemi,  dit  Astrée  ; 
je  suis  en  train  de  conquérir  mes  armes,  et  au  début,  le 
moindre  caillou  peut  me  faire  trébucher.  Je  suis  à  la 
merci  de  la  pauvre  cervelle  du  roi  Truffe  ;  un  mot  du 
docteur  Sulpice  jetterait  bas  tous  les  échafaudages  de  ce 
beau  palais  que  je  me  bâtis  dans  l'avenir. 

—  Et  vous  comptez  que  le  docteur  Sulpice  se  laissera 
prendre  à  votre  petite  paysanne? 

—  Le  docteur  Sulpice  dépensera  bien  vingt-quatre 
heures  à  découvrir  le  mensonge  de  mes  témohis. 

—  Vingt-quatre  heures!  répéta  tout  bas  Gridaine  qui 
la  regarda  tout  étonné. 

Astrée  ne  baissa  point  les  yeux. 

—  Cela  suffira,  dit-elle. 

Ils  s'étaient  levés.  P.  J.  Gridaine  allait  se  mettre  en 
quête,  et  certes  il  n'y  avait  pas  un  homme  mieux  placé 
que  lui  pour  déterrer  l'article  commandé  par  Astrée. 
Celle-ci  le  reconduisit  en  achevant  ses  recommandations. 
Ils  sortirent  du  boudoir  par  la  porte  du  corridor.  Eu 
face  de  la  porte,  il  y  avait  une  fonètre  qui  donnait  sur  la 
cour  d'entrée. 

Ils  entendirent  tout  à  coup  un  grand  bruit. 

La  marquise  se  mit  à  la  fenêtre  et  laissa  échapper  un 
cri  de  joie. 

—  Dites  que  je  n'ai  pas  mou  étoile  I  fit-elle  en  pous- 
sant Gridaine  à  la  croisée  ;  voyez  I  voyez  I 

II  19 


218  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

Le  bruit  venait  de  ce  que  les  valets  de  l'hôtel  refu- 
saient l'entrée  à  une  petite  paysaime  toute  ronde  et  toute 
rouge,  jolie  comme  un  cœur  malgré  sa  gaucherie,  qui 
demandait  à  voir  le  maître  du  logis. 

—  Vite  I  s'écria  la  marquise,  descendez  et  ramenez-la 
moi. 

M.  Gridaine  hâta  son  pas  prudent  et  descendit  l'es- 
calier presque  à  la  course. 

Astrée  se  trouva  seule  un  instant  dans  son  boudoir.  Le 
jour  baissait;  les  rayons  du  soleil  rouge  n'étaient  plus  là 
pour  faire  mentir  sa  pâleur. 

Elle  se  laissa  choir  sur  sa  bergère  et  appuya  sa  tête 
contre  sa  main. 

—  M.  le  duc  se  porte  bien,  murmura-t-elle,  répétant 
les  paroles  de  Gridame,  Sulpice  veille... 

Le  grand  Rostan  fit  un  mouvement  dans  son  sommeil. 

—  Si  celui-là  était  un  homme!  pensa  la  marquise. 
Elle  n'acheva  pas.  Ses  mains  étaient  froides  et  il  y 

avait  des  gouttes  de  sueur  sous  ses  beaux  cheveux. 

—  Sulpice  d'abord,  se  dit-elle,  puis  le  roi  Truffe... 

—  Que  m'ont-ils  fait?  interrompit-elle. 

On  entendit  le  pas  discret  de  Gridaine  dans  le  corridor. 

—  Ah  !  s'écria  la  marquise,  en  se  dressant  devant  la 
glace  qui  lui  renvoya  son  image,  effrayante  de  résolu- 
tion et  de  beauté,  que  m'avaient-ils  fait,  ceux  de  Bre- 
tagne? Quiconque  a  besoin  de  place  se  fait  de  la  place. 
Et  cet  homme  qui  vient  me  parler  du  monde  I 

Elle  eut  un  rire  sec. 

La  porte  s'ouvrit.  M.  Gridaine  parut  sur  le  seuil  tenant 
par  la  main  notre  ami  Loriot,  déguisé  en  petite  pay- 
sanne. 


XV 


L  INTERROGATOIRE. 

4 


Il  y  avait  une  maison  située  rue  Montaigne,  dont  les 
derrières  donnaient  sur  les  jardins  de  l'hôtel  de  Rostan. 
Au  quatrième  étage  de  la  maison,  le  chevalier  Roger  de 
Martroy  occupait  un  appartement  modeste  qu'il  avait 
orné  de  son  mieux.  Roger  était  tout  jeune,  noble  de 
cœur  et  de  naissance.  Le  peu  de  fortune  que  lui  avaient 
laissé  ses  parents  morts  s'en  était  allé  je  ne  sais  où  en 
folles  prodigaRtés.  Roger  avait  une  de  ces  natures  artistes 
pour  qui  le  lendemain  n'existe  pas. 

Peintre,  poète,  musicien,  son  existence  se  passait  en 
rêveries.  Le  bonheur  eût  peut-être  fécondé  ses  songes  ; 
mais  à  qui  Dieu  doit-il  le  bonheur  ici- bas? 

Roger  de  Martroy  était  gravement  malade  d'une  bles- 
sure qu'il  avait  re(^ue  au  château  de  Maintenou. 

D'habitude,  son  logis  était  fort  solitaire.  Roger  allait 
au  monde  plus  que  le  monde  ne  venait  à  lui.  Mais  ce 


220  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

soir^  dans  le  petit  salon  qui  précédait  sa  chambre  à  cou- 
cher, il  y  avait  véritable  aftluence  :  des  gens  d'assez  bon 
lieu,  ma  foi,  des  drinkers  de  qualité  :  de  gros  goussets, 
mais  pas  poètes. 

A  ce  propos  de  Drinkers,  nous  avions  solennellement 
promis  de  parler  beaucoup  du  Drinking  et  de  ses 
prouesses  ;  nous  avons  essayé,  c'a  été  peine  perdue  ;  im- 
possibbî  de  rendre  ces  gaillards-là  amusants!  impos- 
sible! Figurez-vous  que  nous  avons  sué  sang  et  eau; 
car,  au  premier  aspect,  la  chose  parait  faisable.  Ces 
gros  hommes  établis,  qui  mettent  en  pratique,  pour 
lourdement  folâtrer,  le  grand  principe  d'association,  qui 
encouragent  avec  un  zèle  éclairé  la  gourmandise  et 
Fivrognerie,  qui  fondent  des  prix  pour  la  capacité  d'es- 
tomac, qui  s'indigèrent  enfin,  comme  les  conseillers 
municipaux  discutent,  comme  les  membres  des  commis- 
sions pérorent,  n'est-ce  pas  drôle  de  loin?  Outre  que 
c'est  vrai  de  toute  vérité.  Eh  bien  I  de  près,  à  l'usé,  c'est 
navrant  d'ennui. 

La  Maison-Dorée  bâille  du  rez-de-chaussée  aux  man- 
sardes, quand  ces  spirituels  épicuriens  commandent  un 
repas.  En  les  servant,  les  garçons  dorment  debout,  et 
les  malheureux  qu'ils  entraînent  ne  s'éveillent  que  huit 
jours  après  le  festin. 

11  n'y  a  de  passable  que  Drinker  I",  le  roi  Truffe, 
président  honoraire  de  cette  association,  et  Drinker  IV, 
le  baron  Potel,  de  la  maison  Potel  et  Gambard,  lequel 
se  ruine  et  se  tue  à  vouloir  passer  pour  un  libertin  au- 
près de  sa  femme,  qui  refuse  impitoyablement  de  le 
croire. 

Ce  sont  des  gens  de  poids,  des  avocats,  des  négo- 
ciants de  province  qui  prennent  un  jour  par  semaine 
pour  flamboyer,  des  hommes  politiques,  des  administra- 
teurs ;  ce  sont  des  gens  mûrs.  Gomment  donc  faisiez- 


j 


PARIS  221 

vous  pour  vous  divertir  gaiement,  roués  de  la  régence  I 
C'est  une  science  perdue,  nous  devenons  anglais. 

Oue  Dieu  bénisse  le  drinkingl  que  la  paix  soit  avec 
nos  grands  seigneurs  I  qu'ils  mangent,  qu'ils  ronflent, 
qu'ils  tirent  à  beaucoup  d'exemplaires  leurs  innocents 
blasphèmes!  ils  sont  utiles  au  commerce  des  huîtres  et 
de  l'amour. 

Nous  renonçons  formellement  aux  Drinkers.  Le  drin- 
king  nous  a  coûté  une  somme  extravagante  de  papier 
lacéré  et  de  pages  incendiées. 

Ne  touchez  pas  à  la  reine,  disait  le  Castillan.  Ne  tou- 
chons pas  à  l'ennui  ! 

Tous  ces  gens  qui  étaient  dans  le  petit  salon  de  Roger 
de  Martroy  avaient  l'air  fort  affairé  et  causaient  à  voix 
basse.  Vous  eussiez  reconnu  là  MM.  de  Morges,  vidame 
de  Pomard,  le  baron  Potel,  P.  J.  Gridaine  et  bien 
d'autres  ;  nous  y  eussions  aussi  trouvé  quelques  incon- 
nus, parmi  lesquels  il  faut  citer  le  jeune  Léonard  de 
Sailloux,  rédacteur  de  plusieurs  journaux  d'esprit,  et  fils 
unique  de  madame  de  Rio  (pour  le  linge.) 

La  porte  de  la  chambre  où  le  chevalier  reposait  était 
couverte  d'une  draperie. 

—  Ah  ça!  disait  le  vidame  de  Pomard,  c'est  donc  le 
docteur  Sulpice  qui  le  soigne? 

—  Et  c'est  madame  Sulpice  qui  est  sa  garde-malade, 
répliqua  Potel  ;  une  gentille  infirmière. 

—  Mais,  reprenait  P.  J.  Gridaine,  feignant  la  plus 
complète  ignorance,  qu'est-ce  que  c'est  donc  que  cette 
atïaire-là,  bon  Dieu! 

—  Eh  bien  1  dit  le  jeune  Léonard  qui  ne  savait  rien 
du  tout,  il  parait  qu'on  s'est  donné  des  coups  d'épée,  là 
bas,  au  château  du  roi  Trufle. 

—  Des  coups  de  poignard,  monsieur,  rectifia  Potel. 
Sensitive  entrait. 

II  19* 


222  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

—  Des  coups  de  couteau  de  chasse,  dit-il,  je  le  tiens 
de  Feruand.  Corp  ment  va  ce  pauvre  Roger? 

—  Mal,  fort  mal. 

—  Eu  voilà  un,  s'écria  Léonard,  ce  petit  Feruand, 
qui  est  en  train  de  faire  un  coup  superbe  I 

—  C'est  un  charmant  jeune  homme,  chantèrent  plu- 
sieurs voix. 

Et  P.  J.  Gridaine  ajouta  : 

—  Quand  la  fortune  prodigue  ses  faveurs  de  la  sorte 
à  ceux  qui  en  sont  dignes,  on  ne  peut  l'accuser  d'être 
aveugle...  mais  pardonnez-moi  mon  insistance,  pour- 
quoi ces  coups  de  poignard? 

—  Les  uns  disent,  répliqua  le  baron  Potel,  que  M.  le 
marquis  de  Rostan  était  ivre. 

—  Gomment!  ce  serait  M.  le  marquis? 

—  Les  autres,  ajouta  l'associé  de  Gambard,  les  autres 
prétendent... 

Il  hésita. 

—  C'est  une  grosse  affaire,  voyez-vous,  dit  Léonard 
d'un  air  important  ;  c'est  une  très-grosse  affaire  I 

Le  baron  Potel,  qui  était  à  côté  de  lui,  murmura  à 
son  oreille  : 

—  J'ai  eu  du  bonheur,  moi,  de  ne  pas  rencontrer  ce 
furieux  I 

—  Baron  I  vous  étiez  donc  encore  en  bonne  fortune? 
Potel  fit  un  signe  négatif  qui  valait  trois  ou  quatre 

affirmations. 

—  Incurable  Don  Juan  I  grommela  Léonard  sans  rire. 
Le  baron  Potel  lui  serra  la  main  avec  efiusion,  en  di- 
sant de  manière  à  ce  que  ses  voisins  pussent  l'entendre  : 

—  Parlez  plus  bas.  Il  y  a  ici  des  parents  de  la  demoi- 
selle I 

On  causait  de  tous  côtés  ;  à  chaque  instant,  il  entrait 
des  curieux.  Ce  pauvre  Roger  de  Martroy  ne  se  connais- 


PAKIS  '>23 

sait  pas  tant  de  bons  amis. 

—  Un  talent  très-remarquable,  disait  Sensitive,  centre 
d'un  petit  cercle,  une  voix  délicieusement  timbrée  et 
beaucoup  d'âme.  Quant  à  sa  personne,  vous  en  savez  tout 
aussi  long  que  moi.  C'était  tout  simplement  une  ado- 
rable créature  I 

—  C'était...  répéta  le  comte  de  Morges,  elle  n*est  pas 
morte,  je  pense? 

—  Monsieur  le  comte,  M"''  Solange  Beauvais  avait 
dans  le  monde  une  de  ces  positions  pénibles  et  tristes, 
qui  nous  serrent  le  cœur  à  nous  autres.  On  la  tolérait... 
et  depuis  l'événement,  voilà  qu'on  parle  déjà  de  choses 
bien  graves.  Il  y  a  une  ancienne  affaire...  un  vol... 

—  Un  voll  s'écria  P.  J.  Gridaine  en  s'approchaut  ; 
mais  je  tombe  de  mon  haut,  moi  I 

—  Voyons,  voyons  I  dit-on  à  Sensitive  de  toutes  parts, 
expliquez-vous! 

—  Messieurs,  répliqua  Sensitive,  vous  sentez  bien  que 
je  n'accuse  pas  la  pauvre  fille,  moi.  Si  j'étais  juré,  char- 
gé de  la  juger,  je  vous  préviens  que  je  l'acquitterais  des 
deux  mains. 

—  Diable  1  diable  1  confrère,  protesta  Léonard,  une 
empoisonneuse  et  une  voleuse  I 

—  D'abord,  monsieur  Léonard,  repartit  Sensitive  avec 
dignité,  je  trouve  que  vous  me  faites  trop  d'honneur  en 
m* appelant  votre  confrère.  J'ai  publié,  il  est  vrai,  quel- 
ques essais  poétiques,  mais... 

—  Mais  je  n'en  ai  jamais  rendu  compte,  cher  monsieur 
et  non  pas  confrère,  interrompit  Léonard.  Je  suis  dans 
mon  tort.  Demain,  je  ferai  uu  article  intitulé  :  Bleuets, 
Pervenches  et  Panades,  où  je  vous  dédommagerai,  je 
vous  le  promets  I 

Ce  Léonard  était  vilain,  mal  habillé,  petit,  méchant, 
bête,  effronté,  lâche,  bavard,  baveux.  Nous  taisons  les 


224  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

autres  défauts  plus  graves.  Mais  il  était  drôle,  à  ce  qu'on 
disait. 

—  Il  est  donc  bien  certain,  demanda  un  nouvel  arri- 
vant, qu'il  y  a  un  empoisonnement  là-dessous? 

—  C'est  la  bouteille  au  noir  I  répondirent  les  pru- 
dents. 

—  En  attendant,  Solange  Beauvais  est  sous  clef. 
On  commençait  à  ne  plus  dire  mademoiselle. 

—  Au  fond,  demanda  M.  Gridaine,  sait-on  bien  l'his- 
toire de  cette  Solange? 

Léonard  ne  connaissait  même  pas  de  vue  made- 
moiselle Beauvais.  Il  avança  jusqu'au  centre  du  cercle. 

—  Je  vais  vous  la  dire,  moi,  prononça-t-il  avec  assu- 
rance. 

Tout  le  monde  devint  attentif.  Léonard  reprit  d'un 
ton  d'autorité  : 

—  Il  était  une  fois  une  demoiselle  de  bonne  maison 
qui  avait  lu  beaucoup  de  romans  et  chanté  beaucoup 
de  romances.  Elle  avait  naturellement  un  professeur 
de  chant  et  de  piano.  Ce  professeur  était  assez  bel 
homme  ;  il  mettait  de  la  pommade  à  la  rose  dans  ses 
cheveux  noirs,  abondants  et  boudés.  Cela  n'indignait 
pas  suffisamment  la  demoiselle  de  bonne  maison  qui 
était  de  province.  Le  professeur  chantait  la  romance 
avec  délire.  Il  avait,  je  le  suppose,  une  voix  de  baryton, 
car  la  demoiselle  devint  très-amoureuse  de  lui.... 

Sensitive  se  pencha  à  l'oreille  de  son  voisin  : 

—  C'est  un  vieil  article  refusé  à  son  journal,  dit-il. 

—  Vous  croyez? fit  le  voisin. 

—  Les  articles,  répliqua  Sensitive,  sont  comme  ces 
maladies  de  peau  que  les  empiriques  font  semblant  de 
guérir  en  les  répercutant  à  l'intérieur.  On  a  beau  les 
repousser,  ils  reparaissent  toujours.  Venez,  je  vais  vous 
dire  l'histoire  vraie  de  mademoiselle  Solange. 


I 


PARIS  225 

Léonard  poursuivait  imperturbable  au  milieu  de  son 
cercle  : 

—  La  voix  de  baryton  a  été  de  mode  pour  les  profes- 
seurs. On  n'en  porte  presque  plus  :  cela  reviendra,  je 
Tespère,  car  j'ai  un  cousin  baryton  qui  meurt  de  soif. 
Personne  n'i^^nore  combien  le  professeur  de  chant  est 
dangereux  auprès  des  femmes.  Depuis  le  premier  jus- 
qu'au dernier,  ils  ont  ce  qu'il  faut  pour  plaire.  Pères  de 
familles,  veillez  !  Un  soir,  le  professeur  dit  à  la  demoi- 
selle que  Paris  était  le  paradis  des  femmes.  La  demoi- 
selle fit  sa  malle  et  ils  partirent  tous  deux. 

—  Est-ce  bien  la  vérité  que  vous  racontez  là,  mon- 
sieur! demanda  naïvement  P.  J.  Gridaine. 

—  Gomme  il  est  drôle!  dit  le  baron  Potel. 

Nous  avions  espéré  pouvoir  enfin  présenter  ici  au  lec- 
teur l'associé  du  baron  Potel,  M.  Gambard  ;  mais  ce  négo- 
ciant était  retenu  à  la  maison  par  ses  occupations. 

Sensitive  montrait  en  ce  moment  du  doigt  M.  le  comte 
de  Morges  à  son  voisin. 

—  Mademoiselle  de  Morges,  dit-il,  a  été  un  peu  mêlée 
à  tout  ceci.  Gliut!  le  pauvre  Roger  soupirait  chaque  soir 
sous  sa  fenêtre... 

—  Le  coup  de  poignard  a  donc  été  donné  par  ja- 
lousie? 

—  On  ne  sait  trop.  J'ai  ouï  parler  d'un  verre  d'eau 
sur  la  table  de  nuit  du  roi  Truffe  et  d'un  paquet  de 
poudre  blanche... 

—  Vous  ne  savez  pas,  messieurs?  s'écria  un  ami  de 
lloger  qui  entrait,  le  juge  d'instruction  est  en  bas  qui 
attend. 

—  Le  juge  d'instruction  !  répéta-t-on  à  la  ronde. 
Désormais,  vous  n'eussiez  fait  sortir  ces  gens-là  qu'avec 

du  canon  ! 

—  Je  vais  aller  savoir  des  nouvelles,  dit  le  comte  de 


226  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

Morges  en  prenant  la  porte,  je  connais  un  peu  le  juge 
d'instruction. 

Il  y  avait  une  grande  rumeur  dans  le  salon.  La  drape- 
perie  qui  cachait  la  chambre  du  malade  s'entr'ouvrit,  et 
la  figure  d'Irène,  grave  et  pâle,  se  montra. 

—  Quelqu'un  de  vous,  messieurs,  dit-elle,  veut-il  se 
charger  d'aller  chercher  mon  mari  sur-le-champ  ? 

—  Est-ce  que  Roger  est  plus  mal?  fùt-il  demandé. 
La  tête  d'Irène  s'inclina  en  signe  d'affirmation. 

—  Vous  ferez  moins  de  bruit,  s'il  vous  plait,  dit-elle. 

—  L'intérêt  que  nous  portons  à  ce  cher  Roger,... 
commença  le  baron  Potel  ;  je  me  mets  à  vos  pieds,  belle 
dame. 

—  M.  de  Martroy  vous  en  gardera  beaucoup  de  recon- 
naissance, messieurs. 

Irène  salua  et  referma  la  draperie.  Elle  avait  vu  par- 
tir son  messager. 

—  Est-ce  qu'il  n'y  a  personne  autre  que  cette  jeune  et 
charmante  femme  auprès  du  blessé?  demanda  M.  Gri- 
daine. 

—  Si  fait,  répondit  Potel.  J'ai  vu  entrer  M.  de 
Galleran. 

Léonard  se  mit  à  rire. 

—  Baron,  dit-il  à  voix  basse,  voilà  une  petite  per- 
sonne qui  vous  poserait.  Il  faut  la  souffler  à  ce  Galleran. 

Derrière  la  draperie,  Irène  retenait  de  force  Galleran, 
pâle  de  fureur.  Elle  l'entraîna  vers  le  lit  de  Roger. 

—  Comment!  s'écria  le  baron  Potel,  vous  croiriez?... 

—  Je  demeure  dans  la  rue  Neuve-des-Mathurins, 
baron,  M.  de  Galleran  aussi.  Je  vous  conterai  ce  que  j'ai 
vu.  Mais  laissez-moi  poursuivre  mon  histoire.  Messieurs, 
m'écoutez-vous?  j'en  étais  au  départ  du  maître  à  chan- 
ter et  de  la  demoiselle  de  bonne  maison.  Ils  vnirent  à 
Paris  comme  de  jolis  enfants.  Le  professeur  mangea  les 


PARIS  227 

petits  bijoux  de  la  demoiselle  et  s'en  alla  faire  chanter 
ailleurs.  En  partant,  il  lui  laissa  son  linge.  Bel  exemple, 
qui  est  rarement  suivi  par  ses  pareils!  La  demoiselle 
pleura  toutes  les  larmes  de  ses  yeux  ;  après  quoi,  elle 
glissa... 

—  Voilà  le  mot  qui  a  fait  refuser  Tarticle,  dit  Sensi- 
tive  à  son  auditeur. 

—  Vous  faites  la  moue,  messieurs,  poursuivit  Léo- 
nard. Cela  vous  honore.  La  demoiselle  eut  tort  de  glisser, 
mais  voyez-vous,  pour  marcher  sur  le  pavé  de  Paris, 
quand  on  est  femme  et  qu'on  a  essuyé  les  leçons  d'un 
maître  à  chanter,  il  faudrait  être  ferrée  à  glace.  Paris 
n'est  pas  un  Paradis,  ohl  non,  c'est  un  Purgatoire,  une 
forêt  périlleuse,  une  mer  pleine  d'écueils,  un  torrent, 
un  égoùt,  un  repaire,  un  abimel  La  demoiselle  de  bonne 
maison  ayant  glissé  fut  à  même  de  se  donner  d'autres 
bijoux.  Les  bijoux  consolèrent  la  demoiselle,  mais 
comme  elle  était  de  province,  elle  eut  le  tort  de 
chercher  un  cœur.  Elles  renouent  sans  cesse  ainsi  le 
fil  rompu  de  leur  roman.  Or  messieurs,  admirez  le 
tyrannique  pouvoir  des  impressions  premières  I  Pour 
la  demoiselle  du  château,  les  âmes  ne  pouvaient  se 
révéler  que  par  la  pommade  des  cheveux.  Elle  trouva 
un  cœur  blond,  hautement  pommadé.  L'odeur  suave 
qui  s'exhalait  de  cette  âme  fit  chanter  le  baryton  de 
ses  jeunes  amours.  Le  baron  aux  bijoux  lui  avait  meu- 
blé un  boudoir... 

—  Hein?  fit  Potel,  associé  de  Gambard. 

—  C'était  un  autre  baron  que  vous,  dit  Léonard. 
La  demoiselle  commit  la  faute  grave  d'introduire 
dans  le  boudoir  meublé  par  M.  le  baron,  cet  autre 
Anatole,  jeune  et  beau,  mais  sans  fortune.  Qu'il  me 
soit  permis  de  me  demander  ici,  messieurs  ;  comment 
ces  chevelures  indigentes  peuvent  se  procurer  tant  d'o- 


228  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

deurs?  Le  baron  avait  Fodorat  fin  des  gentilshommes 
qui  furent  trompés  souvent.  Il  flaira  l'âme,  se  déclara 
satisfait  et  disparut.  Second  salmis  de  bijoux  I  deuxième 
pillage!  Rien  que  pour  la  pommade  de  l'âme,  la  demoi- 
selle du  château  dépensa  deux  bracelets,  cinq  bagues  et 
un  médaillon  contenant  la  dernière  mèche  de  M.  le  ba- 
ron. Cette  mèche  était  teinte  à  la  minute,  sans  danger 
pour  la  peau,  par  un  procédé  qui  est  la  propriété  exclusive 
de  rinventeur(voiraux annonces). Quand  les  bijoux  furent 
croqués,  la  demoiselle  fumait  un  peu  la  cigarette... 

—  Jamais  je  n'ai  vu  M"^  Beauvais  fumer  la  cigarette, 
fît  observer  Gridaine. 

—  Attendez-donc,  messieurs;  ici  l'histoire  se  bifurque, 
car  c'est  un  symbole. 

L'auditoire  s'éclaircit  aussitôt  ;  mais  Léonard  avait 
placé  les  trois  quarts  de  son  article.  Pour  en  éditer  la 
fin,  il  saisit  au  hasard  un  monsieur  par  le  bouton  de  son 
habit. 

—  De  deux  choses  l'une,  reprit-il,  ou  bien  la  demoiselle 
finit  au  tragique,  et  vous  en  avez  ici  un  funeste  exemple  : 
Solange  Beauvais  ;  ou  bien  la  demoiselle  tourne  au 
comique  en  deuiî,  et  joue  son  rôle  dans  les  basses  farces 
de  la  civilisation.  Elle  tombe  une  fois,  deux  fois;  elle 
tombe  tant  de  fois  et  si  bas,  quelle  en  prend  l'habitude. 
Elle  attrape  je  ne  sais  où  cette  estampille  indébile  que 
Vénus  financière  poinçonne  sur  le  front  *les  habituées 
de  la  Maison-d'Or.  Bientôt  elle  ne  se  donne  plus  la  peine 
de  secouer  la  poussière  de  ses  chutes.  Un  jour,  le  cocher 
de  son  premier  baron  la  prend  aux  cheveux,  et  il  en  a 
le  droit.  Le  lendemain  elle  passe  le  Styx  au  Pont-Neuf  et 
va  fumer  la  pipe  ignoble  dans  les  limbes  du  quartier 
universitaire.  De  profundis ! 

Telle  était  la  pointe  de  l'article  de  Léonard,  refusé 
par  les  journaux  d'esprit.  11  est  rare  qu'un  article  sem- 


PARIS  229 

blable  n'ait  pas  sa  raison  d'être  en  dehors  des  lieux  com- 
muns et  des  sottes  plaisanteries  qu'il  renferme.  L'article 
de  Léonard  avait  été  commandé  par  l'inventeur 
de  ce  procédé,  qui  avait  teint  la  dernière  mèche  de 
M.  le  baron,  à  la  minute  et  sans  danger  pour  ia  peau. 
Sous  l'apparence  d'un  paillasse  littéraire,  ce  Léonard 
cachait  un  esprit  exact  et  propre  au  négoce  malhonnête. 
11  se  fît  un  mouvement  dans  le  salon.  M.  le  comte  de 
Morges  venait  de  rentrer.  Le  flot  des  curieux  l'entoura. 

—  Je  n'ai  pas  pu  savoir  si  le  marquis  de  Rostan  était 
compromis,  dit-il.  Ce  pauvre  roi  Truffe  a  bien  du  mal- 
heur d'avoir  de  pareilles  gens  dans  sa  maison! 

M.  de  Morges  n'aurait  voulu  dans  la  maison  du  roi 
Truffe  que  lui,  sa  femme  et  sa  fille. 

—  Quelles  nouvelles?  quelles  nouvelles?  luidemanda- 
t-on  de  toutes  parts? 

—  Ma  foi,  répondit  M.  de  Morges,  ça  me  parait  grave  I 
nous  serons  tous  appelés  en  témoignage  ;  j'entends  tous 
ceux  qui  étaient  au  château  de  Morges.  M.  le  marquis 
était,  à  ce  qu'il  paraît,  fort  bien  avec  cette  Solange. 
Notre  pauvre  Roger  aura  voulu  courir  sur  ses  brisées... 

—  On  dit,  interrompit  le  baron  Potel  avec  son  sourire 
nigaud,  que  Roger  ne  courait  pas  ce  lièvre-là,  monsieur 
le  comte... 

—  En  tout  cas,  reprit  P.  J.  Gridaine,  j'ai  eu  l'honneur 
de  voir  aujourd'hui  madame  la  marquise.  M.  le  duc 
était  en  parfaite  santé. 

—  C'est  ce  qui  vous  trompe,  monsieur,  répliqua  le 
comte  ;  M.  le  duc  a  éprouvé,  depuis  quelque  temps,  de 
graves  désordres.  Ce  soir  même,  ces  accidents  l'ont 
repris,  et  d'après  le  docteur  Sulpice,  ces  désordres,  ces 
accidents  présentent  tous  les  symptômes  d'un  empoison- 
nement par  l'arsenic. 

—  Ah!  ahl  fit-on,  le  docteur  Sulpice  1 

II  20 


230  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

Et  Léonard  ajouta  : 

—  Un  charlatan  bien  adroit,  celui-là,  et  qui  fera  scfti 
chemin  I 

—  Si  M.  le  duc  est  dans  un  état  alarmant,  dit  bonne- 
ment P.  J.  Gridaiue,  Madame  la  marquise  doit  être  bien 
inquiète  I 

—  Plaignons  ce  cœur  sensible I  répliqua  M.  de  Morges 
en  raillant  ;  voici  maintenant  ce  qui  se  passe.  Le  juge 
d'instruction  et  son  greffier  sont  ici  au-dessous  chez  le 
propriétaire.  On  attend  le  docteur  Sulpice  dont  la  décla- 
ration porte  qu'un  interrogatoire  pourrait  en  ce  moment 
mettre  la  vie  du  chevalier  en  danger.  Le  juge  veut  in- 
terroger, c'est  le  droit  de  la  loi.  Nous  allons  assister  à  un 
conflit  étrauge  I 

—  Je  ne  veux  pas  abandonner  le  chevalier  dans  un 
moment  semblable!  dit  noblement  Potel. 

—  Ni  moi  î  ni  moil  s'écria-t-on  de  toutes  parts. 

—  Voyez  pourtant  l'efïet  d'une  bonne  conduite  î  fit 
observer  P.  J.  Gridaine.  Ce  jeune  M.  de  Martroy  n'a  pas 
de  fortune  ni  de  position  dans  le  monde.  Eh  bieni  dans 
cette  circonstance  pénible,  on  fait  foule  à  sa  porte, 
comme  s'il  était  duc  et  pair. 

Léonard  tira  son  carnet  et  nota  deux  rimes  riches  : 
Berquin,  coquin,  pour  faire  à  loisir  un  idylle  en  l'hon- 
neur de  M.  Gridaine. 

—  Tandis  que,  poursuivit  Tout-pour-les-Dames,  voici 
une  jeune  personne  extrêmement  belle,  pleine  de  talents 
d'agrément,  et  qui  était  fort  recherchée.  Personne  ne 
songe  à  la  plaindre,  personne  n'a  dit  un  mot  en  sa 
faveur  I 

—  Perle  avant  de  tomber  et  fange  après  sa  chute  ! 
déclama  Sensitive  :  elle  chantait  bien. 

La  soirée  avançait. 

On  consultait  souvent  les  montres. 


PARIS  231 

L*agitation,  concentrée,  faisait  moins  de  bruit. 
Léonard  prit  le  bras  du  baron  Potel,  principal  associé 
de  la  maison  Potel  et  Gambard. 

—  Baron,  dit-il,  qu'est-ce  que  vous  feriez  à  celui  qui 
vous  accuserait  d'avoir  trempé  là-dedans? 

—  Dans  la  tentative  d'empoisonnement,  monsieur?  se 
récria  Potel. 

—  Non,  dans  la  comédie  nocturne  qui  a  entouré  le 
drame... 

—  Expliquez-vous? 

—  Je  m'explique.  Que  feriez-vous  au  journaliste  im- 
prudent qui  imprimerait  que  le  célèbre  Drinker  P...,  de 
la  maison  P...  et  G...,  se  trouvait  dans  les  corridors  du 
château  de  Morges,  en  costume  d'aventure,  au  moment 
du  coup  de  poignard? 

—  Je  lui  passerais  mon  épée  au  travers  du  corps, 
Monsieur  !  répondit  Potel  sévèrement  et  sans  hésiter. 

—  C'est  une  idée!  s'écria  Léonard  qui  se  frappa  le 
front  ;  le  lendemain  on  pourrait  mettre  dans  le  journal  : 
Le  célèbre  Drinker  P.  de  la  maison  P.  et  G.,  a  trouvé  le 
procédé  mauvais  et  donné  un  coup  d'épée  au  rédac- 
teur... 

Potel  se  caressa  le  menton. 

—  Tout  ça  met  Garabard  en  lumière,  dit-il  après 
réflexion. 

—  Supprimons  Gambard. 

—  Et  puis  cet  idiot  de  public  s'obslinc  à  mettre  mes 
fredaines  sur  le  compte  du  roi  Truffe!  J'ai  déjà  donné 
des  tas  d'argent  pour  des  petites  machines  comme  ça,  et 
l'on  me  disait  le  lendemain,  à  moi-même  ;  vous  entendez 
bien!  on  me  disait  :  Yoilà  ce  gros  Drinker  I"  qui  a  en- 
core fait  des  siennes  ! 

—  C'est  piquant,  j'en  conviens  ;   mais  quand    vous 


232  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

aurez  un  nom,  le  public  idiot  vous  imputera  toutes  les 
fredaines  des  autres. 

Le  baron  Potel  mit  la  main  au  gousset. 

—  J'aime  mieux  que  vous  fassiez  un  article,  dit-il, 
pour  apprendre  une  bonne  fois  au  public  que  Drinker  I" 
est  un  manequin  et  que  moi,  Potel,  je  suis  le  véritable  type 
de  la  goguette  française.  Vous  parlerez  de  Fronsac,  du 
régent,  du  marquis  de  Mirabeau  et  autres  ;  moi,  je  vous 
attaquerai  en  calomnie.  Voyons,  ne  surfaisons  pas, 
qu'est-ce  qu'il  vous  faut  pour  cette  mécanique,  au  plus 
juste  prix? 

—  Le  docteur  Sulpice  I  annoncèrent  ceux  qui  étaient 
auprès  de  la  porte. 

Ce  nom  courut  de  bouche  en  bouche. 

Le  docteur  passa  comme  un  éclair,  tête  nue,  sans  sa- 
luer, sans  voir  peut-être  ceux  qui  étaient  là. 

Presque  aussitôt  après  lui,  un  domestique  introduisit 
le  magistrat  et  son  greffier.  La  draperie  ouverte  retomba 
sur  eux. 

Toutes  conversations  avaient  cessé  dans  le  salon.  Il 
s'agissait  désormais  de  savoir  ce  qui  allait  se  passer 
dans  la  chambre  du  malade.  Tous  ces  gens  étaient  trans- 
formés en  commères  :  Ils  voulaient  savoir  les  premiers. 
P.  J.  Gridaine  avait  eu  une  bien  triomphante  idée  en 
attribuant  leur  présence  à  la  bonne  conduite  du  pauvre 
chevalier  I 

P.  J.  Gridaine  était  là,  bien  entendu,  pour  madame  la 
marquise. 

Dès  le  lendemain  de  la  catastrophe,  on  avait  su,  au 
château  de  Morges,  que  Roger  de  Martroy  avait  été  té- 
moin d'un  fait  criminel  avant  de  tomber  sous  le  poi- 
gnard de  son  adversaire  nocturne.  Roger  avait-il  parlé 
dans  le  premier  moment?  Etait-ce  une  invention  dumar- 


PARIS  233 

quis?  Voilà  où  commençait  Tigiiorance  générale,  et  voilà 
ce  que  la  justice  avait  charge  d'éclairer. 

Le  marquis  avait  été  mandé  au  greffe,  il  était  en  quel- 
que sorte  prisonnier  sur  parole,  dans  l'hôtel  du  roi 
Truffe. 

—  Soulevez  un  peu  la  draperie,  monsieur  Gridaine, 
dit  Sensitive;  pas  beaucoup...  seulement  pour  glisser  un 
regard.  Tout  ceci  a  un  caractère  bizarre  qui  saisit  puis- 
samment l'imagination. 

Potel  et  Léonard  avaient  déjà  l'œil  à  l'ouverture. 
M.  de  Morges  essaya  d'y  glisser  son  oreille. 

Le  magistrat  et  son  greffier  étaient  au  pied  du  lit.  Au 
chevet  se  trouvaient  Galleran,  Irène  et  Sulpice.  Sur  le 
lit,  à  la  lueur  de  la  lampe,  le  visage  du  chevalier  Roger 
de  Martroy  semblait  livide  comme  le  visage  d'un  mort. 

Il  avait  les  yeux  fermés  et  ses  bras  étaient  en  croix 
sur  sa  poitrine. 

—  Docteur,  dit  Galleran  à  l'oreille  de  Sulpice,  s'il 
parle,  elle  est  perdue  I 

Sulpice  garda  le  silence. 

—  Au  nom  de  Dieu,  reprit  Galleran,  si  vous  la  sauvef- 
gardez  ici,  je  suis  à  vous  corps  et  âmel 

—  Qu'est-ce  qu'il  lui  dit  donc?  se  demanda-t-on  au 
salon. 

Sulpice  répondit  à  Galleran  :  ^ 

—  Je  n'ai  plus  besoin  de  vous. 

—  Bah  1  fit  Léonard  ;  il  empêchera  le  chevalier  de 
parler!  Solange  était  toujours  avec  madame  Sulpice. 
C'est  la  même  bande  1 

—  Positivement,  appuya  P.  J.  Gridaine. 

—  Voyez,  voyez  1  fit  Potel. 

Irène  disait  à  son  mari,  les  mains  jointes  et  les  larmes 
aux  yeux  : 

—  Sauvez-là  au  nom  de  notre  amour  I 

II  20* 


234  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

Le  docteur  Sulpice  détourna  la  tête. 

—  Monsieur  le  docteur,  demanda  le  magistrat,  le 
blessé  peut-il  parler? 

—  De  lui-même,  non,  répondit  Sulpice. 

—  Pouvez-Yous  le  faire  parler? 

—  Si  je  veux. 

—  Sans  danger  pour  sa  vie? 

—  Oui. 

Galleran  se  cacha  derrière  les  rideaux  du  lit.  Irène  se 
laissa  choir  sur  son  siège. 

—  Au  nom  de  la  loi,  reprit  le  magistrat,  je  vous  ad- 
jure de  faire  parler  cet  homme. 

—  Le  plus  souvent  1  fit  Léonard. 

—  Il  pose  en  sorcier  I  dit  Potel. 
Sensitive  murmura  : 

—  Grand  caractère  1  impressionne  violemment  la 
pensée  I 

—  Vingt  louis  qu'il  ne  parlera  pasi  proposa  le  comte 
de  Morges. 

Sulpice  semblait  absorbé  dans  ses  méditations.  Il  re- 
poussa doucement  sa  femme  et  releva  la  tête  tout  à 
coup. 

—  Il  faut  que  la  vérité  soit  connue,  dit-il  ;  le  chevalier 
parlera. 

Un  cri  s'échappa  de  la  poitrine  d'Irène.  Galleran  tom- 
ba sur  ses  genoux. 

Sulpice  mit  sa  main  gauche  au  front  du  chevalier,  sa 
main  droite  pressa  légèrement  la  base  de  la  mâchoire. 

—  Je  l'ai  déjà  interrogé  trois  fois,  dit  le  magistrat, 
qui  suivait  d'un  œil  curieux  et  visiblement  incrédule  le 
travail  de  Sulpice  ;  s'il  répond,  ce  sera  un  miracle. 

Sulpice  secoua  la  tète  en  souriant  tristement. 

—  Je  ne  fais  pas  de  miracles,  monsieur,  dit-il. 
Roger  ouvrit  les  yeux  à  demi. 


PARIS  235 

—  On  va  vous  interroger,  prononça  lentement  Sul- 
pice  :  répondez. 

Vous  eussiez  entendu  une  mouche  voler  dans  le 
salon . 

—  M.  le  chevalier  de  Martroy,  dit  le  magistrat,  i*a- 
brége  les  formes  eu  considération  de  votre  état,  et  je 
vous  pose  seulement  quelques  questions.  Dans  la  nuit 

du au novembre  delà  présente  année,  vous  avez 

pénétré  dans  l'appartement  de  M.  le  duc  de  Rostan? 

—  Oui,  répliqua  le  chevalier  intelligiblement. 

—  Vous  y  ayez  vu  une  jeune  fille? 

—  Oui. 

—  Mademoiselle  Solange  Beauvais? 

—  Oui. 

—  M.  le  duc  de  Rostan  sommeillait? 

—  Je  le  crois. 

—  Que  faisait  Solange  Beauvais? 
Roger  de  Martroy  sembla  hésiter. 

Dans  le  salon,  chacun  retenait  son  souffle. 

—  Répondez  I  dit  Sulpice  d'une  voix  impérieuse. 

—  Solange  Beauvais?  prononça  le  chevalier  avec 
peine  et  d'une  voix  tremblante,  que  Dieu  lui  pardonne  1 
Solange  versait  une  poudre  blanche  dans  le  breuvage  de 
M.  le  duc  de  Rostan. 


XVI 


LA  FEMME  DE  CHAMBHE  DE  CHIFFON, 


Chiffon  s'appelait  maintenant  M"^  Marie  de  Rostan. 
Elle  demeurait  depuis  un  mois  chez  le  docteur  Sulpice. 

Loriot  demeurait  depuis  un  mois  chez  la  marquise  et 
s'appelait  aussi  M^^°  Marie  de  Rostan. 

Loriotte  avait  des  maîtres  de  toute  sorte.  Son  cousin, 
le  jeune  M.  Fernand  de  Rostan,  lui  faisait  mille  galan- 
teries. Le  roi  Truffe  avait  témoigné  le  désir  de  voir  les 
deux  derniers  héritiers  de  Rostan  unis  par  les  liens  du  ma- 
riage. En  conséquense,  la  marquise  permettait  à  Fernand 
de  faire  la  cour  à  Loriotte.  11  y  a  des  instincts.  La  mar- 
quise était  jusqu'alors  parfaitement  dupe  de  la  super- 
cherie du  petit  gars,  et  pourtant  cette  rivale  nouvelle  ne 
lui  faisait  pas  peur. 

Loriotte  ne  comprenait  pas  très-bien  encore  sa  posi- 
tion. Elle  était  femme,  voilà  pourquoi,  selon  elle,  le 
paradis  des  femmes  lui  était  bon.  Toute  cette  affaire  dç 


PARIS  237 

succession  qu'on  n'avait  point  pris  la  peine  de  lui  expli- 
quer, était  pour  elle  de  l'hébreu. 

Parlerons-nous  longtemps  de  Loriot  au  féminin?  Il 
n*eût  pas  demandé  mieux,  nous  pouvons  l'affirmer.  Il  se 
plaisait  beaucoup  dans  sa  condition  de  femme.  11  man- 
geait comme  un  petit  ogre,  il  dormait  sa  grasse  mati- 
née. Pour  employer  son  langage,  on  lui  mettait  dans  les 
cheveux  du  qui  sent  bon  ;  que  désirer  de  plus  ? 

Il  avait  de  jolies  robes,  un  corset  qui  le  gênait  un  peu, 
mais  il  faut  bien  souffrir  pour  être  belle.  Il  avait  des  bas 
blancs  tous  les  jours,  des  chemises  trop  fines  et  des  sou- 
liers dont  la  semelle  n'avait  pas  l'épaisseur  de  la  lame 
d'un  couteau.  Je  crois  qu'il  ne  songeait  plus  trop  à  se 
perdre,  à  quoi  bon,  quand  on  a  tant  et  de  si  jolies 
choses  I 

D'ailleurs,  Loriot  ne  savait  pas  encore  ce  que  c'était, 
au  juste,  que  de  se  perdre. 

11  pensait  à  Chiffon  bien  souvent.  C'était  la  plupart  du 
temps  pour  se  dire  :  —  Ah!  si  la  Chiffonnette  me  voyait, 
comme  elle  me  trouverait  gentil  ! 

La  marquise  le  caressait  beaucoup,  mais  il  n'aimait 
plus  la  marquise.  Celle  ci  s'était  rendue  coupable,  en 
effet,  d'une  offense  envers  lui.  Elle  avait  dit  un  jour  : 
Quel  dommage  que  cette  petite  ait  de  si  vilains  abattis  î 

Loriotte  s'était  fait  expliquer  ce  mot  :  abattis^  expres- 
sion pittoresque  et  de  très-vieille  noblesse,  empruntée 
au  commerce  de  la  volaille.  Loriotte  avait  justement  des 
prétentions  au  sujet  des  mains  et  des  pieds. 

La  marcjuise  Astrée  fut  irrévocablement  perdue  dans 
sou  esprit. 

Mais  c'est  la  pauvre  Chiffon  qui  pensait  à  son  Loriot, 
toujours,  toujours!  Elle  était  heureuse,  elle  aussi,  ou  du 
moins  elle  avait  à  profusion  tout  ce  que  l'argent  peut 


238  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

donner.  Jamais  ses  rêves  d'enfant  n'avaient  pu  deviner 
pareille  opulence  ;  mais  son  Loriot  lui  manquait. 

Le  docteur  Sulpice  et  sa  femme  se  rencontraient  cha- 
que matin  au  lit  de  leur  enfant.  C'était  un  de  ces  mé- 
nages à  l'abri  de  toute  guerre  intestine,  mais  dont  la 
froide  et  silencieuse  paix  semble  regretter  un  grand 
amour  qui  n'est  plus.  Ils  adoraient  leur  enfant.  Irène  le 
pressait  chaque  matin  dans  ses  bras,  et,  triste,  elle 
l'offrait  au  baiser  du  docteur. 

Une  lois,  Chiffon  entendit  le  docteur  qui  disait  : 

—  Irène,  je  n'ai  plus  confiauce  en  vous,  parce  que 
vous  m'avez  désobéi. 

C'était  sans  doute  la  réponse  à  une  question,  à  un 
reproche. 

Une  autre  fois.  Chiffon  surprit  Irène  agenouillée  dans 
le  salon,  devant  un  portrait  en  pied,  signé  d'un  nom 
illustre.  Ce  portrait  était  celui  de  Sulpice.  Irène  pleurait. 
Chiffon  ne  connaissait  qu'une  forme  de  l'amour  :  l'amour 
dévoué,  mais  un  peu  protecteur,  qu'elle  avait  pour  son 
Loriot.  Ce  n'était  pas  cela  :  Irène  semblait  prier  devan: 
l'image  d'im  Dieu. 

Chiffon  s'esquiva  sans  bruit.  Elle  ne  savait  rien  ;  mais 
elle  était  femme  jusqu'au  bout  des  ongles.  Elle  devinait 
nos  réserves  et  nos  délicatesses.  Ce  n'est  pas  qu'elle  ne 
fût  curieuse.  Le  mystère  de  cette  maison  lui  pesait.  Mais 
elle  n'interrogeait  jamais,  et  jamais  elle  n'épiait.  Le 
hasard  seul  lui  montra  ce  qu'elle  put  voir. 

Elle  vit  un  homme  jeune  et  beau  s'introduire  furtive- 
ment dans  le  logis  '  du  docteur.  Cet  homme  ne  venait 
jamais  aux  heures  où  Sulpice  pouvait  être  à  la  maison. 
A  deux  reprises  différentes,  elle  le  trouva  promenant  à 
distance  sa  main  étendue  sur  la  poitrine  d'Irène  qui 
semblait  dormir. 

Cet  homme,  qu'elle  entendit  appeler  M.  de  Galleran, 


PARIS  239 

lui  souriait  et  lui  faisait  signe  de  garder  le  silence.  Au 
jugement  de  Ghifïou,  cet  homme  n'avait  pas  l'air  de 
commettre  une  mauvaise  action. 

Irène  pâlissait  et  maigrissait.  Un  cercle  bleuâtre  se 
creusait  autour  de  ses  beaux  yeux.  Irène  souffrait. 

Irène  faisait  des  absences  presque  aussi  longues  que 
celles  de  son  mari  lui-même.  Les  domestiques  parlaient. 
On  répétait  sur  tous  les  tons  à  l'office  : 

—  Dire  que  c'est  venu  tout  d'un  coupi  Ils  faisaient, 
voilà  deux  mois  à  peine,  un  si  joli  ménage  I 

La  femme  de  chambre  de  Chiffon  essayait  parfois  de 
lui  répéter  les  cancans  de  l'office,  mais  Ghiff'on  ne  vou- 
lait pas. 

Cette  femme  de  chambre  n'était  pas  une  camériste  à 
la  douzaine.  Elle  se  disait  issue  de  parents  nobles  et 
pouvait  éblouir  Chiffon  par  son  éducation  supérieure.  A 
son  propre  compte,  elle  avait  lu  trois  mille  cinq  cents 
volumes  de  romans.  Gela  lui  donnait  beaucoup  d'aploml), 
d'autant  plus  que  le  contenu  des  trois  mille  cinq  cents 
volumes  s'était  capitalisé  dans  sa  mémoire.  Cette  fille 
était,  sans  mentir,  un  vivant  et  inépuisable  trésor  de 
balivernes.  Elle  avait  nom  Virginie. 

C'était  l'amante  d'Ethelred  I 

Elle  avait  déjà  conté  bien  des  fois  à  Chiffon  l'histoire 
longue  et  touchante  de  ses  malheurs. 

Chiffon  dînait  seule  ou  avec  Irène.  Une  seule  fois, 
depuis  un  mois,  le  docteui'  Sulpice  avait  pris  place  à 
table. 

—  Mon  cousin,  lui  dit  ce  jour-là  Chitlbn,  car  elle  l'ap- 
pelait ainsi,  sur  son  ordre,  d'où  vient  qu'on  vous  voit  si 
rarement? 

—  Marie,  avait  répondu  le  docteur,  c'est  que  je  m'oc- 
cupe de  vous. 


240  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

Puis  il  avait  ajouté,  en  caressant  ses  beaux  cheveux 
noirs  : 

—  M'aimerez-vous  encore  quand  vous  allez  être  une 
grande  dame? 

—  Hélas  I  mon  cousin,  répondit  Chiffon,  je  suis  déjà 
bien  trop  grande  demoiselle  pour  ce  que  je  vaux.  Une 
grande  dame  qui  ne  sait  pas  lire  ! 

Irène  l'embrassa. 

—  11  y  a  des  moments,  murmura-t-elle  en  s'adressant 
à  Sulpice,  où  je  me  souviens  de  ma  tante  Victoire  quand 
je  la  regarde. 

Les  larmes  vinrent  aux  yeux  de  Chifïon,  qui  savait 
maintenant  le  nom  de  sa  mère. 

Elle  accompagna  Sulpice  jusqu'à  la  porte  de  la  cour, 
quand  celui-ci  se  retira. 

—  Cousin,  dit-elle  d'une  voix  tremblante,  oh  !  bon 
cousin,  vous  ne  me  parlez  jamais  de  mon  pauvre  petit 
Loriot  I 

—  Je  cherche,  répondit  le  docteur  qui  la  baisa  au 
front. 

Chiffon  regagna  sa  chambre  bien  triste  et  découragée. 
Les  jours  passaient  et  point  de  nouvelles. 

Qu'était-il  devenu,  Loriot,  son  ami?  Un  mois,  un  mois 
tout  entier  dans  ce  grand  Paris,  où  l'on  peut  mourir  de 
froid,  de  faim,  de  misère,  bien  plus  aisément  que  sur  la 
lande  déserte  ! 

Loriot,  l'ami  si  cher  î  le  compagnon  d'enfance,  toute 
sa  famille  !  Loriot  I  le  petit  Loriot  d'autrefois  avec  ses 
yeux  souriants  que  gênaient  les  boucles  vagabondes  de 
ses  grands  cheveux  blonds  I  II  y  avait  des  nuits  où  Chif- 
fon le  voyait  dans  ses  rêves,  tout  blême,  les  yeux  creux, 
tendre  sa  pauvre  main  aux  passants,  qui  détournaient 
la  tête. 

Ohl  chaque  fois  que  Chiffon  sortait,  comme  elle  faisri  U 


PARIS  241 

ardemment  l'aumône  I  Mon  Dieu,  disait-elle,  rendez  ceci 
à  mon  ami  I 

De  meilleurs  rêves  lui  montraient  son  ami  couché  dans 
la  bonne  herbe  des  campagnes,  sous  un  rayon  du  soleil 
d'automne.  La  médaiUe  de  la  Vierge  pendait  à  son  cou  ; 
la  médaille  de  la  Vierge  l'avait  sauvé  des  dangers  de 
Paris  qui  est  l'Enfer  I  Loriot  avait  retrouvé  le  chemin 
du  pays. 

Hélas  I  il  s'en  allait  tout  seul  sur  cette  longue  route, 
parcourue  à  deux.  Tout  seul,  le  pauvre  Loriot  I  Plus 
d'heureuses  causeries  I  Et,  quand  il  chantait  pour  gagner 
son  pain,  sa  voix  avait  des  larmes. 

Il  y  avait  une  chose  qui  attirait  Chiffon  vers  Irène  : 
Irène  ressemblait  à  Loriot. 

Sulpice  avait  défendu  à  Irène  de  dire  à  Chiffon  l'his- 
toire de  sa  famille.  Chiffon  ne  savait  pas  qu'Irène  était 
la  sœur  de  Loriot. 

Un  soir  que  Chiffon  entrait  au  salon,  elle  vit  Irène 
étendue  dans  un  grand  fauteuil,  les  yeux  ouverts  et  fixes. 
M.  de  Galleran,  debout  devant  elle,  exécutait  les  mou- 
vements mystérieux  que  notre  petite  Bretonne  connais- 
sait déjà,  mais  qui  restaient  inexplicables  pour  elle,  Irène 
tenait  à  la  main  une  mèche  de  cheveux  noirs. 

Chiffon  voulut  s'esquiver  comme  à  l'ordinaire,  mais 
M.  de  Galleran  l'avait  aperçue. 

—  Restez,  mon  enfant,  dit-il  ;  le  cas  peut  se  présenter 
011  madame  Sulpice  aurait  besoin  d'un  témoin. 

.  —  D'un  témoin?  répéta  Chiffon. 

—  Vous  direz  ce  que  vous  avez  vu,  acheva  Robert  de 
Galleran. 

Chiffon  s'assit,  étonnée  du  silence  d'Irène. 
Galleran  comprit  et  murmura  : 

—  Elle  dort. 

—  Elle  me  regarde  I  objecta  Chiffon. 

II  21 


242  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

—  Elle  ne  vous  voit  pas. 

La  bouche  d'Irène  s'ouvrit.  Elle  prononça  quelques 
paroles  que  M.  Galleran  nota  sur  ses  tablettes.  Chiffon 
n'avait  point  saisi  le  sens  de  ces  paroles. 

Il  s'agissait  d'un  meurtre,  voilà  tout  ce  qu'elle  sut 
comprendre. 

Elle  avait  le  frisson  par  tout  le  corps. 

Irène  prononça  le  nom  de  la  marquise  Astrée.  Puis 
elle  dit  : 

—  Dans  quatre  jours,  le  5  décembre...  Ce  ne  sera  pas 
Nieul. 

Ceci  était  un  nom  de  Bretagne.  Chiffon  devint  plus 
attentive. 
Irène  semblait  souffrir. 

—  Je  la  vois  I  je  la  voisi  s'écria-t-elle  d'un  accent  bref 
et  sec  que  Chiffon  ne  lui  connaissait  point.  Elle  parle  de 
Solange  I 

—  De  Solange  î  Que  dit-elle  de  Solange  !  s'écria  Galle- 
ran qui  lui  posa  la  main  sur  le  front. 

Irène  s'agita  violemmeut. 

—  Oh  !  malheureux,  malheureux  !  fit-elle. 
Puis  elle  ajouta  : 

—  Le  duc  de  Rostan  a  bien  pâli  depuis  trois  jours  I 

—  Mais  Solange  I  Solange I  insistait  Galleran. 

Ce  n'était  pas  la  première  fois  que  Chiffon  entendait 
ce  nom.  En  sa  présence,  Irène  avait  parlé  plusieurs  fois 
de  cette  Solange  au  docteur  Sulpice,  qui  n'avait  jamais 
répondu. 

Galleran  se  tourna  vers  Chiffon.  Il  avait  les  larmes 
aux  yeux. 

—  Mademoiselle  Marie,  dit-il  à  voix  basse  et  comme 
s'il  eût  craint  d'éveiller  Irène,  vous  qui  n'avez  encore 
jamais  offensé  Dieu,  vous  qui  êtes  un  ange,  priez,  je  vous 


PARIS  243 

eu  coDJure,  pour  la  pauvre  femuie  dont  on  vient  de  pro- 
noncer le  nom  ! 

—  Je  prierai,  dit  Chiffon. 

Elle  tint  parole.  Le  nom  de  Solange  revint  chaque 
jour  dans  sa  prière  du  matin  et  du  soir.  Elle  aimait  cette 
Solange  comme  on  aime  une  protégée,  et  parfois  elle 
se  sentait  curieuse  de  connaître  le  secret  de  ce  grand 
malheur. 

Ce  soir,  Chiffon  s'endormit  bien  tard.  Elle  était  de 
celles  qui  s'instruisent  vite.  Tout  ce  qui  se  passait  autour 
d'elle  l'impressionnait  bien  plus  vivement  que  les  pre- 
miers jours.  Elle  commençait  à  donner  un  sens  à  chaque 
fait  jusqu'alors  incompris. 

Où  était- elle?  et  chez  qui?  Ce  fut  le  mot  meurtre  qui 
éveilla  cette  question  dans  sa  conscience. 

Certes,  si  elle  avait  \oulu  communiquer  ses  doutes  à 
Virginie,  les  solutions  ne  lui  auraient  pas  manqué.  Vir- 
ginie avait  joint,  depuis  son  arrivée  à  Paris,  quelques 
études  théâtrales  à  son  acquis  littéraire.  Les  drames  et 
les  vaudevilles  apprennent  presque  aussi  bien  que  les 
romans  la  réalité  de  la  vie.  Impossible  de  poser  désor- 
mais à  Virginie  un  problème  humain  dont  elle  n'eût 
point  la  clef. 

Mais  Chiffon  gardait  ses  doutes  pour  elle  seule.  A  vrai 
dire,  le  mystère  qui  l'entourait  lui  inspirait  pins  d'intérêt 
que  de  frayeur.  Sulpice  était  la  bonté  même  ;  Irène  était 
douce  et  pieuse.  Ceux-là,  Chiffon  ne  pouvait  pas  les 
soupçonner  de  mauvaises  pensées. 

11  y  eut  un  fait  singulier  et  que  nous  ne  pouvons  point 
taire,  d'autant  que  le  hasard  mit  Virginie  de  moitié  dans 
l'aventure. 

La  maison  du  docteur  Sulpice  avait  un  assez  grand 
jardin,  planté  de  vieux  tilleuls.  L'allée  principale  con- 
duisait à  un  pavillon  dont  les  fenêtres  étaient  habituelle- 


244  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

ment  closes.  Chiffon  n'avait  jamais  vu  entrer  dans  ce 
pavillon  où  en  sortir  qu'une  jeune  servante,  qui  était  la 
favorite  d'Irène  et  Irène  elle-même. 

Par  un  beau  jour  de  novembre,  Chiffon  descendit  au 
jardin.  La  gelée  avait  épargné  les  grosses  touffes  de 
chrysanthèmes,  seules  vivantes  au  milieu  de  la  végéta- 
tion morte.  Chiffon  voulut  un  bouquet.  Comme  elle 
cueillait  ses  fleurs,  humides  et  moins  fraîches  à  l'œil 
de  près  que  de  loin,  une  voix  s'éleva  dans  l'allée  de 
tilleuls.  • 

Aucune  fenêtre  ne  donnait  sur  le  jardin,  qui  était  tou- 
jours solitaire.  Les  deux  jeunes  lilles  tressaillirent, 
comme  Robinson  apercevant  l'empreinte  d'un  pied  sur 
le  sable. 

La  voix  disait  : 

—  Cueillez,  cueillez  des  fleurs,  vous  les  porterez  sur 
sa  tombe... 

Chiffon  et  Virginie  se  retournèrent.  Elles  virent  une 
femme  en  deuil  dans  l'avenue. 

Une  femme  qui  était  belle  encore,  malgré  sa  maigreur 
et  sa  pâleur. 

Elle  avait  la  main  étendue  vers  elles.  Son  regard 
flottait  dans  le  vide. 

—  Pauvre  petite  tombe  !  reprit-elle  ;  les  enfants 
tiennent  si  peu  de  place  I 

Puis  elle  mit  ses  deux  mains  croisées  sur  le  tronc  d'un 
arbre  et  appuya  son  front  contre  ses  mains. 

—  Oh  I  murmura-t-elle,  je  ne  l'ai  jamais  bercé.  Cueil- 
lez, cueillez  des  fleurs  I 

Virginie  toucha  le  bras  de  Chiffon  et  dit  en  levant  les 
yeux  au  ciel  : 

—  Il  y  a  là-dessous  une  sombre  histoire  I 
Chiffon  lui  fît  signe  de  garder  le  silence. 

La  femme  en  deuil  se  redressa.  Ses  deux  bras  s'arron- 


PARIS  245 

dirent  comme  ceux  de  la  jeune  mère  qui  porte  son  enfant 
endormi.  Sa  voix  s'éleva  si  douce  et  si  triste,  que  les 
larmes  vinrent  aux  yeux  de  Chiffon.  Elle  chantait  la 
Berceuse  bretonne  : 


Do-o-do ! 
Tireli  poupelte  ! 

Do-o-do  ! 
Tireli  poupon  ! 

Dormez  donc, 
Petit  homme  blond, 

Dormez  donc  ! 
Demain  nous  irons 

Au  pardon. 

Dormez  donc! 
Et  puis  nous  ferons 

Réveillon. 

Dormez  donc  ! 

Do-o-do  ! 
Tireli  poupelte! 

Do-o-do  ! 
Tireli  poupon! 

Dormez  donc, 
Le  gros  nourrisson 

A  foison 
Aura  macaron 

Et  bonbon. 

Dormez  donc. 
Un  beau  papillon. 

Sur  le  front. 

Dormez  donc! 

Do-o-do  ! 
Tireli  poupelte! 

Do-o-do  ! 
Tireli  poupon! 

II  21^ 


246  LE  PARADIS  DES  TEMMES 

—  Je  devine  tout  !  s'écria  Virginie  ;  l'eniant  est  enterré 
quelque  part  dans  le  jardin.  Cette  femme  e.  t  la  vic^lrpe 
d'un  époux  implacable  ou  d'un  oncle  félon  et  :i  échant, 
qui  a  tramé  contre  elle  des  complots  malfaisants  I 

Chiffon  regardait  la  pauvre  mère  qni  souriait  mainte- 
nant. Chiffon  se  sentait  attirée  vers  elle.  Involontaire- 
ment, elle  fit  un  pas  pour  la  rejoindre. 

—  N'approchez  pas,  mademoiselle!  dit  "Virginie,  c'est 
peut-être  une  femme  sauvage  comme  dans  la  Chapelle 
des  Neiges. 

—  Je  l'ai  vu  î  prononça  tout  bas  l'inconnue,  cette 
nuit,  en  rêve.  Il  est  grand  comme  un  homme.  îl  est 
beau.  Moi,  je  ne  vis  plus  que  dans  mes  rêves. 

Puis  elle  fit  signe  à  Chiffon  de  I^.  venir  trouver,  en 
appelant  tout  doucement  :  Victoire  !  Victoire  ! 

En  ce  moment  la  porte  de  la  maison  s'ouvrit  et  la 
jeune  servante,  que  Chiffon  avait  vue  entrPx'  plusiL.;:rs 
fois  dans  le  pavillon,  descendit  précipitammeLt  les  mar- 
ches du  perron. 

—  Vous  allez  me  faire  gronder,  madame  Madei.^ine  I 
s'écria-t-elle,  monsieur  avait  dit  que  vous  ne  sortiez  p.  s 
du  lit  aujourd'hui  ! 

La  folle  se  dirigea  lentement  vers  le  pavillon  où  elle 
rentra  d'elle-même  ;  mais  avant  de  franchir  le  seuil, 
elle  se  retourna  pour  envoyer  à  Chiffon  un  baiser  avec 
un  sourire. 

Et  Chiffon  crut  l'entendre  qui  disait  : 

—  Adieu,  Victoire! 

Quand  elle  fut  seule  dans  sa  chambre,  Chiffon  resta 
longtemps  rêveuse.  Elle  pensait  : 

—  Tout  le  monde  ici  a  connu  ma  mère  ! 
Virginie  lui  dit  le  soir  en  la  couchant  : 

—  Mademoiselle  Marie,  j'ai  beaucoup  réfléchi  à  cette 
malheureuse  femme  que  nous  avons  vue  dans  le  jardin. 


PARIS  247 

Volmérange  était  un  jeuue  seigneur  de  mauvaise  con- 
duite, qui  dépensait  beaucoup  d'or  pour  satisfaire  ses 
passions  désordonnées.  Ayant  ainsi  dissipé  son  patri- 
moine, il  résolut  d'enfermer  son  père  dans  un  cachot  et 
(ie  le  taire  passer  pour  mort,  afin  de  se  rendre  maître 
de  sa  succession.  Rodolfo  l'aida  à  commettre  cette  cou- 
pable action.  L'infortuné  Guichard,  père  de  Volmé- 
range, passa  trente-sept  ans  et  trois  mois  sous  les  fonda- 
tions de  la  toar  du  Nord.  Rodolfo  lui  portait  tous  les 
jours  à  l'heure  fatale  de  minuit,  un  pain  de  munition  et 
une  chandelle.  On  ne  changeait  son  eau  que  tous  les 
mercredis. 

—  Ce  pavillon  n'est  pas  une  prison,  objecta  Chiffon. 

—  H  y  a  peut-être  des  caveaux  et  des  souterrains, 
répliqua  Virginie  ;  mais  Volmérange  n'était  rien  auprès 
de  la  cruelle  Favita,  comtesse  de  Montecocomero.  Cette 
femme  avait  pour  mère  Cécile,  et  Cécile  s'était  opposée 
aux  débordements  de  la  comtesse  qui  scandalisait  tout  le 
pays  par  ses  orgies.  Lucrezia  Orsini,  Catarina  Faliero, 
et  d'autres  vénitiennes  de  mauvaise  vie  étaient  les  com- 
pagnes de  la  comtesse.  En  fait  d'hommes,  on  voyait 
dans  son  palais  Jacopo  Critti.  Fihppo  Civetta  et  le  fameux 
Andréa  Paléologue,  Grec  de  naissance,  qui  assassina 
plus  tard  le  cardinal  Coucha.  Tous  les  soirs,  du  haut  du 
pont  des  Soupirs,  on  pouvait  voir  passer  cette  société 
débauchée.  Les  gondoles  glissaiePit  sur  l'onde  azurée  qui 
reflétait  le  ciel.  Veuisel  mademoiselle  Marie!  avez-vous 
entendu  parler  de  Venise  avec  ses  lagunes  et  ses  palais 
qui  baignent  leurs  degrés  de  marbre  dedans  !  Je  ne 
serai  contente,  moi,  que  quand  j'aurai  passé  une  dou- 
zaine de  belles  nuits  sur  le  Rialto  avec  un  masque  de 
velours  noir...  Mais  pour  vous  finir,  l'infâme  comtesse 
de  Montecocomero  mit  Cécile  dans  un  château  de  la  Ca- 
labre,  gardé  par  le  farouche  Stefano.  Quand  le  jeune 


248  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

Adriani  la  découvrit  enfin  dans  ce  refuge,  elle  avait  les 
ongles  longs  de  dix-huit  lignes  et  ne  savait  plus  parler 
l'italien,  qui  était  sa  langue  naturelle. 

Chiffon  dormait.  Virginie  la  contempla  avec  un  dédain 
amer. 

—  Ça  trouve  des  familles  î  gronda-t-elle  ;  j*ai  vu  ça 
dans  la  boue  de  la  grande  route,  et  ça  ronfle  maintenant 
sur  des  taies  d'oreillers  garnies  de  dentelles  I  L'être  su- 
prême n'a  pas  le  sens  commun  î 

Elle  évoqua  un  peu  Ethelred,  qui  tardait  bien  à  venir 
illuminer  les  ténèbres  de  son  malheur. 

Puis  elle  mit  la  robe  et  le  chapeau  de  Chiffon  pour 
aller  passer  le  reste  de  la  soirée  au  petit  théâtre  du  Lu- 
xembourg, où  l'on  jouait  le  Sanglier  ïmay inaire. 

Chiffon  rêva  de  Loriot,  son  ami. 

Ce  matin-là.  Chiffon  avait  à  faire  grande  toilette.  On 
l'avait  prévenue.  Elle  devait  être  présentée  aujourd'hui 
à  M.  le  duc  de  Rostan. 

Virginie  n'était  pas  à  son  poste.  Chiffon  attendait,  à 
demi-éveillée.  Certes,  un  mois  n'avait  pas  suffi  pour  lui 
désapprendre  à  sauter  vaillamment  hors  de  son  lit  sans 
le  secours  de  sa  camériste,  mais  la  rêverie  l'avait  prise. 
A  ces  heures  matinales,  la  rêverie  sait  vous  garotter. 
Chiffon  repassait  dans  son  esprit  tout  ce  qui  lui  était 
arrivé  depuis  son  entrée  à  Paris.  Elle  se  demandait  pour 
la  centième  fois  ce  qu'on  voulait  faire  d'elle.  Pourquoi 
cette  présentation  au  duc  de  Hostan?  On  n'avait  même 
pas  pris  la  peine  de  lui  apprendre  par  quels  liens  elle 
tenait  à  cet  homme,  dont  elle  portait  le  nom. 

La  veille,  Irène  lui  avait  dit  : 

—  Marie,  le  hasard  vous  a  fait  rencontrer  au  jardin 
une  pauvre  femme  bien  malheureuse.  Elle  a  perdu  la 
raison.  Vous  saurez  un  jour  son  histoire. 

Que  de  choses  à  savoir  !  que  d'énigmes  à  deviner  I 


PARIS  249 

Chiffon  était  toute  jeune.  A  son  insu,  elle  avait  subi,  ne 
fût-ce  qu'un  peu,  l'influence  de  Virginie,  ce  cabinet  de 
lecture  ambulant.  Chiffon  commençait  à  faire,  elle  aussi, 
des  romans.  A  l'aide  de  ce  qu'elle  avait  entrevu,  elle 
bâtissait  des  histoires. 

Quand  elle  ne  pensait  pas  à  son  Loriot  chéri,  deux 
choses  la  préoccupaient  surtout,  deux  mystères  :  cette 
femme  que  la  chambrière  d'Irène  avait  appelée  madame 
Madeleine,  et  qui  était  comme  emprisonnée  dans  le  pa- 
villon, et  cette  autre  femme  qu'elle  n'avait  jamais  vue, 
mais  pour  qui  M.  de  Galleran  lui  avait  demandé  ses 
prières. 

Celle  qui  avait  nom  Solange. 

Existait-il  des  rapports  entre  ces  deux  malheurs  ?  Et 
quelle  torture  subissait  donc  cette  pauvre  Solange,  dont 
le  nom  seul  avait  mis  des  larmes  dans  les  yeux  de 
Galleran? 

—  Mademoiselle  !  ah  I  mademoiselle  I  s'écria  Virginie, 
qui  arrivait  tout  essouflée,  vous  allez  me  gronder,  car 
les  appareuces  sont  contre  moi,  mais  je  suis  innocente, 
je  vous  le  jure  1 

—  Est-il  donc  si  tard?  demanda  Chiffon. 

—  11  n'est  pas  bien  tard,  mademoiselle,  répliqua  Vir- 
ginie ;  mais  quand  on  est  chez  les  autres,  il  faut  toujours 
craindre  de  mécontenter  les  maîtres.  Ah  I  certes,  je  n'ai 
qu'à  me  louer  de  votre  douceur  et  des  égards  que  vous 
témoignez  à  une  infortunée,  mais... 

Elle  poussa  un  énorme  soupir  et  acheva  entre  ses 
dents  : 

—  Quand  on  était  faite  pour  être  servie  soi-même  1 

—  Vous  êtes  sortie  ce  matin,  Virginie?  demanda 
Chiffon. 

—  Ohl  ce  Paris!  s'écria  l'amante  d'Ethelred  avec  un 
geste  tragique  ;  nous  sommes  venues  trois  ensemble  de 


250  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

mon  pays,  mademoiselle.  Qu'y  a-t-il  de  cela?  un  mois  à 
peine,  toutes  trois  jeunes  et  assez  gentilles...  excepté 
moi,  se  reprit-elle  en  baissant  les  yeux;  toutes  trois  ayant 
de  belles  espérances.  Moi  qui  avais  reçu  quelque  éduca- 
tion ;  moi,  dont  les  lectures  sérieuses  ont  élevé  l'âme  ; 
moi,  qui  suis  la  fille  de  parents  distingués,  vous  voyez 
quelle  position  j'occupe  î  Devinez  ce  que  sont  devenues 
les  autres. 

—  Dites-le  moi,  répliqua  Chiffon. 

—  L'une  s'appelait  Pauline,  l'autre  Georgette.  Pauline 
venait  tout  uniquement  pour  se  placer  domestique; 
Georgette  pour  travailler  à  la  journée  :  deux  filles  du 
commun,  quoi!  Eh  bien,  mademciselle,  Gaorgette  est  à 
Saint-Lazare  I 

—  Saint-Lazare?  répéta  Chifî'on. 

—  C'est  une  prison,  la  prison  des  femmes. 

—  Ah I  fit  Chifî'on,  pauvre  fille! 

—  Et  Pauline  est  comtesse  !  acheva  Virginie  dont  le 
dépit  enflait  les  joues. 

—  Vraiment!  fit  encore  Chiffon. 

—  J'ai  été  la  voir,  et  vous  sentez  bien  que  je  ne  lui  ai 
pas  dit  que  j'étais  en  service.  Elle  a  un  appartement  dé- 
licieux, un  boudoir,  un  oratoire,  des  tapis  partout,  et 
des  mises!  Avec  ça  qu'elle  porte  bien  la  toilette,  celle-là! 
ça  fait  pitié  !  Tendez  votre  jambe,  mademoiselle,  pour 
que  je  boutonne  vos  bottines.  Ainsi,  en  voilà  une  en  cage 
et  l'autre  dans  du  velours  et  de  la  soie  !  Qu'est-ce  qu'elles 
ont  fait  pour  en  arriver  là  ?  Elles  ont  fait  toutes  deux  la 
même  chose. 

—  Quelle  chose?  demanda  Chiffon  sans  broncher. 
Virginie  baissa  les  yeux  et  tâcha  de  rougir. 

—  Ah!  mademoiselle,  soupira-t-elle,  si  j'avais  voulu 
écouter  les  grands  seigneurs  et  les  négociants  eu  ^ros, 
je  serais  peut-être  duchesse,  moi  (  "i  vous  parle.  Mais 


PARIS  251 

plutôt  mourir  I  Je  dis  qu'elles  ont  fait  la  même  chose,  ça 
signifie  qu'elles  n'ont  pas  gardé  leur  honnêteté.  Geor- 
gette  a  été  ici  près  dans  le  quartier  des  étudiants.  Elle 
était  sur  sa  bouche.  On  l'aura  enivrée  avec  perfidie,  et 
quand  on  est  dans  ces  états-là,  vous  savez... 

—  Oui,  dit  ChifTon,  qui  songeait  à  son  Loriot,  je  sais. 
Virginie  la  regarda  en  dessous  et  pensa  : 

—  Elle  doit  aimer  le  doux  1 

—  Ma  robe,  reprit  Ghifi'on. 

Et  p?ndant  qu'on  agrafait  son  corsage,  elle  ajouta  : 

—  C'est  (Honnant  I  Je  ne  sais  pas  pourquoi  mes  robes 
se  lâchent  du  jour  au  lendemain.  En  voici  une  qui  était 
juste  hier  et  qui  est  aujourd'hui  trop  large. 

Virginie  le  savait  bien,  elle,  le  pourquoi  de  cette 
transformation.  Elle  avait  fait  danser  la  robe  de  Chiffon 
au  Prado  toute  la  soirée  précédente.  Anssi  répondit- 
elle  : 

—  C'est  le  quartier  qui  est  comme  ça,  l'humidité.  Je 
ne  peux  plus  serrer  mes  corsets...  Au  contraire,  Pauline 
a  été  de  l'autre  côté  de  Paris,  vers  le  faubourg  Mont- 
martre. De  la  chance,  quoi!  Elle  a  trouvé,  rue  OUvier 
Saint-Georges,  un  commissionnaire  en  marchandises  qui 
lui  donne  deux  mille  francs  par  mois  à  condition  qu'elle 
s'appelle  M"^  la  comtesse  de  Limbourg.  Si  vous  saviez, 
mademoiselle,  comme  elle  est  bien  dans  ce  rôle  de  com- 
tesse I  Voilà  donc  pourquoi  j'ai  été  un  peu  en  retard.  Et 
puis  parce  que  M.  Rol)lot  m'a  arrêtée  pour  me  demander 
des  nouvelles  de  mademoiselle. 

Il  parait  que  c'était  encore  notre  ami  Roblot  qui  lui 
tenait  lieu  d'Ethelred. 

Dans  un  mouvement  qu'elle  fit  pour  disposer  les  plis 
de  la  jupe  de  Ghifi'on,  un  rouleau  de  papier  tomba  de  sa 
poche.  Elle  prit  un  air  mystérieux. 

—  Preuve  que  je  ne  vous  mens  pas,  mademoiselle, 


252  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

dit-elle,  car  voilà  un  cahier  que  j'ai  rapporté  de  chez 
Pauline  et  qu'elle  avait  rapporté  elle-même  de  la  prison 
quand  elle  a  été  rendre  visite  à  la  pauvre  Georgette. 

Chiffon  se  regardait  dans  la  glace.  Vous  l'auriez  à 
peine  reconnue,  tant  la  toilette  l'embellissait.  C'était  bien 
une  de  celles-là  qui  viennent  à  Paris  comme  on  rentre 
dans  sa  patrie,  et  qui  semblent,  au  moment  où  elles 
jettent  la  bure  pour  prendre  la  soie,  quitter  le  déguise- 
ment ignoble  pour  revêtir  leur  véritable  uniforme. 

Elle  ne  demanda  point  ce  que  contenait  le  rouleau  de 
papier,  parce  qu'elle  était  occupée  à  se  rendre  justice. 
ChiËfon  se  trouvait  jolie,  et,  comme  Loriot  là-bas,  devant 
sa  glace,  elle  se  disait  : 

—  S'il  pouvait  me  voir  ainsi  I 
Virginie  se  pinça  les  lèvres. 

—  C'est  pour  mademoiselle  que  j'ai  rapporté  cela, 
dit-elle. 

—  Ahl  fit  Chiffon,  distraite. 

—  Moi,  je  ne  suis  pas  curieuse,  reprit  la  liseuse  de 
romans,  et  d'ailleurs,  pourquoi  m'intéresserais-je  à  tous 
ces  embrouillaminis?  Mais  j'ai  eu  l'idée  que  mademoi- 
selle ne  serait  pas  fâchée  de  savoir  au  juste  ce  que  c'est 
que  cette  Solange... 

—  Solange!  répéta  Chiffon,  qui  tourna  aussitôt  le  dos 
à  sa  psyché. 

—  Et  cette  madame  Madeleine,  ajouta  Virginie. 
Chiffon  tendit  involontairement  la  main  pour  saisir  le 

rouleau  de  papier.  Son  bras  retomba.  Elle  ne  savait  pas 
encore  lire. 

—  Après  ça,  dit  Virginie,  qui  glissa  le  rouleau  de  pa- 
pier dans  son  sein,  je  me  suis  peut-être  trompée,  et  ma- 
demoiselle ne  s'intéresse  pas  plus  que  moi  à  cette  So- 
lange et  à  cette  Madeleine. 


XVII 


L\  PRISONNIERE, 


Virginie  se  laissa  interroger.  Elle  tlt  même  un  peu  la 
bégueule.  Nous  vous  la  donnons  pour  une  intolérable 
fille.  Tout  ce  qu'il  y  avait  de  prétention,  «l'ennui,  de 
sottise  dans  les  trois  mille  cini[  cents  volumes  de  romans 
([u'elle  avait  dévorés,  s'était  aggloméré  en  elle. 

—  Ces  papiers  parlent  de  Solange  et  de  madame  Ma- 
deleine? demanda  (Uiiiïon. 

—  Et  peut-être  bien  de  vous,  murmura  Virginie. 

—  De  moi  ! 

—  C'est  un  étrange  hasard  (jui  les  a  fait  tomber  enlie 
mes  inains,  mademoiselle  :  liasaiil  ou  provideuic,  selon 
qu'on  empbiie  lu  langue  philosophique  ou  l;i  languii 
chréùeinie.  Votre  nom  n'y  est  pas  prononc«%  mais... 

—  Vous  me  faites  mourir!  dit  Clntlbii  qui  avait  au 
iioiit  des  g  )uttes  de  sueur. 

—  On  y  parle  aussi  d'un  jeune  garçon...   com!nen(vi 

II  22 


254  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

Virginie,  impitoyable  comme  l'expositioii  d'un    mélo- 
drame. 

—  Loriot!  s'écria  étourdiment  Chiffon. 

—  Ce  piquant  sobriquet  n'y  est  pas  prononcé  non  plus, 
répliqua  Virginie. 

Chiffon  se  dressa  vis-à-vis  de  sa  camériste. 

—  Ma  fille,  dit-elle,  je  ne  suis  pas  une  sainte.  Je  vous 
ai  prise  dit  z  moi  parce  que  je  vous  avais  vue  sur  la 
route  de  Bretagne  et  qu'il  me  semblait  retrouver  en  vous 
une  vieille  connaissance.  Que  contiennent  ces  papiers? 
répondez-moi  brièvement,  simplement  et  raisonnable- 
ment, ou  je  vous  congédie  ! 

C'était  la  première  fois  que  mademoiselle  Marie  de 
Rostan  se  montrait.  Virginie  devint  aussitôt  plus  souple 
qu*un  gant. 

—  Ohl  ma  chère  demoiselle,  dit-elle,  en  essayant  de 
sangloter,  est-il  possible  que  je  vous  aie  déplu,  moi  qui 
vous  aime  si  tendrement! 

Le  petit  pied  de  Chiffon  frappa  le  tapis. 

—  Voilà,  voilà,  reprit  hâtivement  Virginie  ;  c'est  une 
bien  étonnante  histoire  I  Je  n'ai  fait  que  parcourir  ces 
pages  et  ne  pourrai  vous  en  faire  l'extrait.  Si  vous  vou- 
lez me  le  pei mettre,  je  vous  lirai  le  mémoire  lui-même 
qui  est  aussi  intéressant  qu'un  roman,  bien  que  made- 
moiselle Solange,  n'ait  pas  l'habiiude... 

—  C'est  cette  Solange  qui  a  écrit  cela?  s'écria  Chiffon 
dont  la  curiosité  était  échauffée  jusqu'à  la  fièvre. 

—  Oui,  mademoiselle,  ses  aventures  seraieut  encore 
fort  intéressantes,  lors  même  qu'elle  ne  parlerait  pas  à 
chaque  page  des  personnes  que  nous  connaissons. 

—  Quelles  personnes? 

—  Le  docteur  Sulpice,  madame  Irène,  M.  de  Gal- 
leran. 

—  Lisez,  ma  fille  !  ordonna  Chiffon,  lisez  bien  vite! 


PARIS  255 

Elle  s'installa,  aux  trois  quarts  habillée,  au  coin  do 
son  feu,  et  montra  une  chaise  à  Virginie.  Virginie  s'assit, 
heureuse  et  fière  de  l'importance  que  les  événements  lui 
donnaient. 

Elle  toussa,  puis  elle  lut  : 

«  Jaurnal  adressé  à  madame  Beauvais,  par  moi\ 
Solange,  sa  fille...  » 

—  Mademoiselle,  interrompit  ici  la  cruelle  Virginie, 
je  dois  vous  dire  de  quelle  façon  ce  manuscrit  est  tombé 
entre  les  mains  de  mon  ancienne  camarade  Pauline,  au- 
jourd'hui comtesse  de  Limbourg,  car,  enfin,  il  est 
possible  que  cela  fasse  naître  en  vous  certains  scru- 
pules... 

Chiffon  était  pâle  d'impatience.  Virginie  qui  se  sentait 
dans  son  droit  poursuivit  posément  : 

—  Il  y  a  dans  les  prisons  pour  femmes  plusieurs  classes 
de  détenues.  Pour  abréger,  je  ne  ferai  que  deux  caté- 
gories et  nous  diviserons  toutes  ces  malheureuses  en 
deux  camps  :  les  victimes  et  les  bourreaux.  C'est  Pauline 
à  qui  Georgette  a  expliqué  tout  cela.  Les  bourreaux  sont 
les  voleuses  et  toutes  celles  qui,  n'ayant  plus  de  cons- 
cience, se  parent  de  leur  honte  comme  d'un  diadème. 
Les  victimes  sont,  au  contraire,  les  pauvres  malheu- 
reuses qui  regrettent  la  chute  et  qui  espèrent  l'expia- 
tion... 

—  Solange  ne  peut  pas  être  bourreau!  interrompit 
Chiffon  avec  chaleur. 

—  Solange  est  accusée  de  vol  et  d'assassinat,  répliqua 
Virginie. 

—  Est-il  possible  ! 

—  C'est  Solange  elle-même  ([ui  le  dit  dans  son  jour- 
nal. xMais  ça  n'empêche  pas  cette  Solange  d'être  rangée 
parmi  les  victimes,  parce  qu'elle  n'avoue  rien  et  qu'elle 
se  prétend  innocente. 


256  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

—  Oh  I  s'écria  Chiffon,  je  suis  bien  sûre  qu'elle  est 
innocente! 

—  J'avoue  que  je  n'eu  sais  rien,  repartit  Virginie  ;  la 
conscience  humaine  est  un  abîme  ;  il  faut  l'œil  de  Dieu 
pour  la  sonder  î 

Elle  avait  comme  cela  de  superbes  éclairs  de  mé- 
moire. 

—  Toujours  est-il,  continua-t-elle,  que  les  franches 
voleuses,  ayant  trouvé  mauvais  que  Solange  ne  se  vantât 
point  de  ses  exploits,  la  maltraitaient  horriblement.  Si 
les  juges  savaient  quels  tourments  le  crime  fait  subir  à 
l'innocence  ou  même  au  repentir  dans  les  prisons,  les 
juges  trembleraient  sur  leur  ?-iége. 

Les  voleuses  s'étaient  aperçues  que  Solange  écrivait 
la  nuit.  Elle  lui  ont  dérobé  son  manuscrit  pour  le  lire 
publiquement  aux  récréations,  et  en  faire  des  gorges 
chaudes. 

—  Mais  c'est  horrible,  celai  interrompit  Chiffon. 
Empêcher  une  pauvre  malheureuse  de  confier  ses  tor- 
tures au  papier...  A  sa  mère! 

—  Il  faut  vous  dire  que  mon  ancienne  camarade  Geor- 
gette  n'est  pas  victime,  parce  qu'elle  a  sa  suffisance 
d'effronterie,  mais  elle  n'est  pas  non  plus  bourreau.  Elle 
a  bon  cœur,  elle  s'est  relevée  une  nuit  et  a  repris  le  ma- 
nuscrit de  Solange  aux  voleuses. 

—  Pour  le  lui  rendre?  demanda  Chiffon. 

—  Sans  doute.  Seulement,  Pauline  vint  la  voir  le  len- 
demain malin,  elles  sont  toutes  les  deux  bien  curieuses. 
Pensez  donci  une  fille  qui  se  dit  innocente  et  qui  est 
accusée  d'assassinat  par  le  poison... 

—  Votre  Pauhne  a  emporté  le  manuscrit?  dit  Chiffon. 

—  Pour  me  le  donner  à  lire,  acheva  Virginie. 
Elle  ajouta  avec  un  légitime  orgueil  : 


PARIS  257 

—  Car  je  suis  la  seule  de  ces  demoiselles  qui  ait  reçu 
ce  qui  s'appelle  de  l'éducation. 

Chiffon  réfléchissait  ;  Virginie,  après  l'avoir  examinée 
du  coin  de  l'œil,  reprit  : 

—  Si  mademoiselle  veut,  je  vais  reporter  le  manuscrit 
à  la  prison? 

—  Oui,  je  le  veux,  répondit  Chiffon  ;  allez-y  tout  de 
suite. 

Virginie  mit  son  chàle  et  son  chapeau.  Chiffon  dévo- 
rait le  manuscrit  des  yeux. 

—  Après  ça,  dit  Virginie,  on  ne  voit  pas  les  détenues 
à  cette  heure- ci. 

—  A  quelle  heure  les  voit-on? 

—  L'après-diner,  quand  on  a  des  permissions. 

—  Alors,  vous  ne  pourrez  pas  lui  donner  ce  rouleau 
de  papier  à  elle-même? 

—  Non. 

—  Restez  I 

Virginie  ôta  son  chapeau  et  son  châle. 

—  Ah  1  dit-elle,  entre  haut  et  bas,  ce  que  j'en  ai  lu  est 
bien  curieux  I 

Chiffon  ne  répondit  point.  Elle  eût  donné  tout  ôe 
qu'elle  possédait  au  monde  pour  connaître  le  contenu  du 
rouleau,  mais  il  y  avait  en  elle  quelque  chose  qui  lui 
criait  :  «  c'est  un  secret  ;  ne  le  viole  pas  I  » 

—  On  peut  faire  quelquefois  beaucoup  de  bien  ;ï  ces 
malheureuses,  reprit  Virginie,  quand  on  connaît  exacte- 
ment leur  position. 

Chiffon  garda  encore  le  silence. 

—  Vous  ne  voulez  plus  que  je  vous  le  lise,  mademoi- 
selle? demanda  Virginie. 

—  Non,  répondit  Chiffon  tristement. 

Virginie  prit  le  cahier  et  le  feuilleta  comme  au 
hasard. 

Il  22* 


258  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

—  Docteur  Sulpice,  dit-elle,  lisant  çà  et  là  les  noms  ; 
Irène,  marquise  Astrée,  duc  deUostan... 

—  Refermez  ce  cahier!  commanda  Chiffon. 

Pour  le  coup,  Virginie  se  repentit  amèrement  des 
scrupules  qu'elle  avait  fait  naître  dans  l'esprit  de  sa 
jeune  maîtresse.  Elle  avait  voulu  piquer  sa  curiosité 
par  le  retard  ;  le  but  se  trouvait  dépassé.  La  loyauté 
de  la  petite  Bretonne  était  plus  forte  que  sa  curiosité 
même. 

Virginie  déposa  le  cahier  sur  le  guéridon  et  garda  sa 
main  dessus. 

—  C'est  malheureux,  dit-elle  d'un  accent  convaincu, 
je  suis  faite  pour  comprendre  toutes  les  délicatesses,  et 
la  conduite  de  mademoiselle  ne  me  surprend  point  assu- 
rément, mais  c'est  malheureux. 

—  La  conversation  a  beau  être  intéressante,  répliqua 
Chiffon,  je  ne  sais  pas  écouter  aux  portes. 

Virginie  pensa  : 

—  Ça  peut  avoir  pourtant  son  utilité. 
Puis  elle  «ijouta  tout  haut  : 

—  Mon  Dieu  I  mademoiselle  ne  me  comprend  pas.  Ce 
n'est  pas  pour  mademoiselle  que  c'est  malheureux. 

—  Pour  qui  donc?  pour  vous? 

■ —  Pour  cette  Solange  elle-même. 

—  En  quoi  cela  peut-il  être  malheureux  pour  elle? 

—  Dam!  M.  Sulpice  est  si  puissant! 

—  C'est  vrai,  interrompit  Chiffon  vivement. 

■ —  Et  vous-même,  ajouta  Virginie,  quand  vous  allez 
être  la  favorite  de  M.  le  duc  de  Rostan  qu'on  dit  plus 
riche  qu'un  roi,  vous  aurez  aussi  bien  de  la  puissance, 
mademoiselle  Marie  ! 

—  Et  vous  croyez  qu'on  pourrait  être  utile  à  cette 
pauvre  jeune  fdle? 

Nous  avouons  humblement  que  ChifTou  avait  l'eau  à 


PARIS  259 

la  bouche  en  faisant  cette  question-là.  Était-elle  plus  cha- 
ritable, en  cela  que  curieuse?  Ma  foi,  elle  était  bien 
charitable,  —  et  bien  curieuse  aussi. 

—  Je  le  crois,  mademoiselle,  répondit  Virginie;  quant 
à  être  sûre,  c'est  impossible,  vous  sentez  bien.  Il  faudrait 
connaître  du  manuscrit. 

Chiffon  ferma  les  yeux  pour  se  recueillir  en  elle- 
même.  Elle  se  fit  la  (jucstion  que  nous  venons  de  nous 
poser  ;  le  sang  colorait  ses  joues.  Si  vous  saviez  comme 
elle  était  jolie,  cette  fillette! 

Et  bonne!  Le  résultat  de  ses  réflexions  se  formula 
ainsi  : 

—  En  mon  âme  et  conscience,  Virginie,  quoique  j'aie 
grande  envie  de  savoir,  je  n'aurais  pas  écouté  la  lecture 
de  ce  cahier,  si  je  n'avais  l'espoir  de  rendre  service  à 
mademoiselle  Solange. 

—  As-tu  fini!  pensa  Virginie,  habile  à  sonder  la 
pensée  humaine. 

Eh  bien!  Virginie  se  trompait  cette  fois,  Chiffon  disait 
l'exacte  vérité. 

—  Je  suis  entièrement  à  vos  ordres,  mademoiselle, 
dit  la  camériste.  Je  commencerai  quand  vous  voudrez. 

—  Commencez,  repartit  Chiffon. 

Virginie  s'installa  de  nouveau  sur  la  chaise  qu'un  ins- 
tant elle  avait  perdu  le  droit  d'occuper.  Elle  se  moucha 
comme  un  greffier  qui  veut  entamer  la  lecture  d'un 
procès-verbal,  et  tint  son  regard  sur  sa  jeune  maîtresse 
pour  attendre  le  signal. 

Chiffon  mit  sur  les  chenets  ses  deux  petits  pieds  qui 
auraient  ballotté  dans  les  pantouQes  de  Cendrillon.  Elle 
appuya  sa  tète  charmante  et  toute  couronnée  de  boucles 
brunes  contre  sa  main  ;  puis  elle  dit  gravement  : 

—  J'écoute. 
Virginie  recommença  : 


260  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

Journal  adressé  à  madame  Beauvais^  à  Bourges,  par 
moi  Solange^  sa  fille,  de  la  prison  de  Saint-Lazare, 
novembre  4852. 

«  Ma  bonne  et  tendre  mère,  le  mal  que  j'éprouve  est 
doublé  par  l'idée  du  mal  que  je  vais  te  faire.  Pour  la 
seconde  fois,  me  voilà  arrêtée  et  confondue  avec  ces 
femmes  qui  ont  renié  Dieu  et  perdu  la  conscience  ;  pour 
la  seconde  fois,  cette  prison  dont  le  nom  fait  frémir, 
Saint-Lazare  a  refermé  ses  portes  sur  moi. 

«  Ma  mère,  ma  mère  chérie I  moi  qui  t'ai  donné  toute 
mon  existence,  moi  qui  avais  voué  ma  vie  au  travail 
pour  remplacer  mou  père  mort  auprès  de  toi,  auprès  de 
mes  jeunes  frères  et  sœurs  ;  ma  mère,  pourquoi  ne 
t'ai-je jamais  causé  que  de  la  tristesse? 

«  Ohl  maudit  soit  le  jour  où  pour  la  première  fois 
m'est  venue  l'idée  d'afîfronter  ce  Paris  inconnu  dont  on 
nous  disait  tant  de  merveilles  î  Que  mes  frères  s'en  éloi- 
gnent! que  mes  sœurs,  les  chers  petits  anges,  n'y  vien- 
nent jamais  I 

«  Jamais,  entends-tu,  ma  mère  I  ma  voix  a  de  l'auto- 
rité, car  je  suis  une  mourante.  Les  hommes  y  deviennent 
méchants.  Dieu  n'y  protège  pas  les  femmes. 

«  Ils  disent  que  c'est  un  paradis  I  Ils  raillent,  ils  men- 
tent I  Ce  n'est  pas  l'enfer,  puisque  le  châtiment  éternel 
n'est  pas  ici-bas,  mais  c'est  le  purgatoire  sur  terre,  et 
celles  qui  y  sont  entrées  une  fois  n'ont  plus  d'espoir 
qu'en  l'autre  vie,  qui  est  au-delà  de  la  mort. 

«  Hélas  I  je  parle  d'après  moi-même.  Peut-être  y  en 
a-t-il  d'heureuses.  Je  le  souhaite...  » 

Virginie  s'arrêta.  Elle  avait  le  nerf  optique  sensible  et 
la  glande  lacrymale  engorgée.  Elle  pleurait. 

Chiffon  l'aima  mieux  pour  cela.  11  n'y  avait  pas  de 
quoi.  En  lisant  ses  3,500  volumes,  Virginie  avait  pleuré 
3,500  fois. 


PARTS  261 

Elle  reprit  : 

«...  Que  d'espoirs,  ma  mère  chériel  Te  souviens-tu 
quand  Je  te  dis  adieu?  Tu  vins  me  conduire  jusqu'à  la 
voiture.  Les  petits  m'entouraient  en  criant  :  Adieu, 
sœur  I  envoie-nous  des  joujoux  de  Paris! 

«  J'étais  fière.  Mon  pauvre  père  avait  excédé  ses 
ressources  pour  me  donner  l'éducation  d'une  demoiselle. 
Je  me  disais  en  chemin  :  le  père  doit  être  heureux  là- 
liaut,  il  me  voit;  grâce  à  cette  éducation  pour  laquelle 
il  s'imposa  des  privations  si  grandes,  je  vais  mettre  sa 
veuve  et  ses  orphelins  à  l'abri  du  besoin.  Moi,  jeune 
fille,  je  vais  soutenir  toute  une  famille,  c'est  beau,  c'est 
grand . 

«  Ohî  comme  Dieu  a  puni  cet  orgueil  I  Pour  les  faibles 
secours  que  je  vous  ai  envoyés,  que  d'inquiétudes  poi- 
gnantes et  que  d'amères  tristesses  I 

«  Ma  mère,  tu  ne  douteras  jamais  de  moi,  je  le  sais  ; 
sans  cela,  je  serais  déjà  morte.  Ma  mère,  je  t'en  prie, 
apprends  à  mes  frères  et  sœurs  à  honorer  ma  mémoire. 
J'ai  fait  ce  que  j'ai  pu,  je  te  l'affirme.  Je  t'envoie  ma 
confession  tout  entière. 

«  Quand  on  va  te  dire  :  Votre  fille,  qui  fut  accusée  de 
vol,  est  accusée  de  meurtre... 

((  Mais,  mon  Dieu  I  où  se  cache  donc  notre  force  à 
nous  autres  femmes?  Gomment  ma  main  ne  s'est-elle  pas 
paralysée  avant  d'écrire  ces  deur.  horribles  paroles  :  vol, 
assassinat  I...  » 

Il  y  avait  ici  deux  pages  entières  eff'acées.  C'était  l'his- 
toire lugubre  de  sa  réception  à  Saint-Lazare  et  des  trai- 
tements qu'elle  avait  eus  à  subir. 

Nous  n'avons  pas  à  faire  un  livre  sur  les  prisons. 
Peut-être  n'en  savons-nous  pas  assez  d'ailleurs  pour 
avoir  le  droit  de  dire  ce  que  nous  savons. 

—  N'en  passez  pas  I  dit  Chiffon  en  voyant   Virginie 


262  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

tourner  deux  pages  à  la  fois  ;  n'en  passez  pas  une  ligne. 

Virginie  lui  montra  récriture  effacée,  puis  elle 
continua  : 

((  ...  Quand  j'étais  tout  enfant,  je  me  souviens  que 
notre  ville  entière  s'occupa  longtemps  d'un  grand  procès. 
Le  nom  de  madame  Lafarge  m'est  resté  dans  la  mémoire. 
A  Dieu  ne  plaise  que  je  la  juge,  moi,  qui  suis  sous  le 
coup  menaçant  du  jugement  des  hommes  !  Je  parle  de 
madame  Lafarge  pour  te  rappeler,  ma  mère,  qne  tu 
la  croyais  innocente  au  commencement  des  débats,  mais 
(juc  tu  la  condamnas  dans  ta  conscience,  le  jour  où  il  fut 
prouvé  qu'avant  son  mariage  elle  avait  soustrait  un 
billet  de  banque...  » 

En  cet  endroit,  Virginie  posa  le  cahier  sur  ses 
genoux. 

—  Je  les  ai  lus  !  s'écria-t-elle,  deux  volumes  in-S"^. 
Mémoires  de  madame  Lafarge,  écrits  par  elle-même... 
Elle  était  innocente.  J'ai  lu  aussi  le  procès  Peytel,  un 
notaire  qui  avait  tué  sa  femme  avec  un  instrument  con- 
tondant. Et  le  procès  Marcellange  I  une  grande  dame 
qui  avait  fait  assassiner  son  mari  par  un  valet  de  con- 
fiance. 11  n'y  a  rien  d'amusant  comme  les  comptes-ren- 
dus des  cours  d'assises  I 

Chiffon  lui  fît  signe  de  poursuivre. 

«  11  me  semble,  reprenait  la  prisonnière,  que  mes 
juges  seront  comme  toi  et  qu'ils  accueilleront  l'idée  de 
meurtre  en  voyant  cette  tache  dans  mon  passé  :  l'ac- 
cusation de  vol. 

«  Dieu  doit  faire  place  parmi  les  saintes  à  celles  qui 
sont  injustement  condamnées  sur  terre.  Quand  je  serai 
auprès  de  Dieu,  je  prierai  pour  ceux  qui  ont  tué  mon 
corps  et  brisé  mon  âme. 

«  11  y  a  cinq  ans  que  je  ue  t'ai  vue,  ma  mère.  Henri  a 


PARIS  '2(i3 

douze  ans  ;  Claire  a  fait  sa  première  communion.  Ils  vont 
bien  pleurer!  Henri,  mon  cher  petit  frère,  voudra  venir 
pour  défendre  sa  grande  sœur.  Quand  il  aura  vingt  ans 
et  que  je  serai  morte,  croira-t-il  seulement  à  mon  inno- 
cence ? 

«  Cinq  ans  î  tout  un  siècle  ! 

«  Ma  mère,  ce  fut  dans  ce  concert  pour  les  pauvres 
où  je  chantai.  J'entendais  autour  de  moi  comme  nu 
bourdonnement  confus.  I\îes  yeux  éblouis  ne  voyaient 
point  la  foule.  Tu  étais  pauvre  et  j'avais  été  bien  peu 
dans  le  monde.  Ma  poitrine  seserrait  à  la  vue  de  la 
foule,  et  ma  voix  me  faisait  mal  en  passant  par  mon 
gosier.  Je  souffrais.  Mais  j'étais  heureuse,  parce  que, 
au  milieu  de  tous  ces  murmures,  j'entendais  qu'on 
disait  :    Elle   chante   bien  !  elle   est  belle! 

«  Quand  j'eus  fini,  la  salle  entière  m'applaudit,  et  je 
me  retrouvai  dans  tes  bras.  Ton  cœur  battait;  tu  avais 
les  yeux  mouillés  de  larmes.  Ton  baiser  fut  plus  long 
qu'à  l'ordinaire  et  plus  ému.  Oui,  je  fus  bien  heureuse! 

((  J'ai  été  applaudie  depuis  et  jamais  je  n'en  ai  eu  au- 
tant de  joie.  Pour  que  les  bravos  soient  bons,  il  faut 
qu'ils  aillent  au  cœur  de  ceux  qu'on  aime. 

«  De  tous  côtés  on  vint  à  moi  ;  nous  tûmes  entourées. 
Les  dames  à  la  mode  me  comparèrent  aux  cantatrices 
en  renom  ;  les  messieurs  dirent:  il  faut  que  mademoi- 
selle Solange  aille  à  Paris. 

«  Ce  mot  de  Pa.-is  entra  en  moi  comme  une  gorgée  de 
li(jnein*  enivrante.  Je  me  sentis  brûler  vers  le  cœur. 
Mon  sang  précipita  son  cours.  Sais-j(i  ({uel  rêve  je  fis  en 
ce  premier  moment? 

«  Franz  Millier,  le  grand  pianiste,  vint  s'asseoir  à  côté 
de  nous.  11  le  dit  : 

c(  —  Madame,  cette  jeune  fille  a  en  elle  le  f<'U  sacié, 
il  faut  faire  d'elle  une  artiste. 


264  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

«  Et  comme  tu  hésitais  à  lui  répondre,  il  ajouta  en 
souriant  : 

((  —  11  faut  l'envoyer  à  Paris,  le  temple  de  l'art  et  le 
paradis  des  femmes  î 

«  Ton  confesseur,  à  qui  tu  demandas  conseil,  te  dit  : 
Gardez  votre  enfant.  Tu  voulus  me  garder.  Mon  confes- 
seur, à  qui  je  dis  :  Ma  mère  n'a  pas  de  quoi  mettre 
Glaire  en  pension  et  Henri  au  collège,  réfléchit  longtemps. 
Avant  de  me  répondre,  son  front  s'inclina  sous  la  prière. 
Sa  voix  avait  un  accent  de  tristesse  quand  il  me 
répondit  : 

«  —  Ma  fille  consultez  votre  cœur,  et  que  Dieu  soit 
avec  vous  ! 

«  Mou  cœur  !  je  vous  aimais  si  tendrement  !  Franz 
Millier  revint  à  la  charge  et  je  lui  dis  :  Cherchez-moi 
une  élève. 

((  Franz  me  regarda  ;  je  vois  encore  son  grand  front 
où  l'inspiration,  comme  un  incendie,  avait  dévoré  les 
cheveux. 

«  —  Artiste,  mademoiselle  Solangt^,  me  dit-il,  mais 
non  pas  institutrice,  croyez  moi... 

((  Nous  avions  à  Bourges  l'idée  contraire.  Nous  pen- 
sions que  l'artiste  était  plus  exposée  et  moins  estimée 
que  l'institutrice. 

«  Franz  Millier  partit.  Il  m'écrivit  que  madame  la 
comtesse  de  Colombel  me  demandait  pour  faire  l'éduca- 
tion de  ses  filles,  et  je  te  dis  adieu,  ma  pauvre  bonne 
mère. 

«  Ici  commence  pour  toi  l'histoire  de  ce  que  tu  lut 
connais  pas,  car  je  t'ai  toujours  caché  mon  martyre. 
Mes  lettres  disaient  :  Ta  fille  est  hojurcuse.  îi  faut  que  tu 
saclu^s  tout,  maintenant  que  je  vais  mourir...  » 

Chitlbn  mit  sa  main  sur  le  bras  de  Virginie.  Elle  était 
oppressée  au  point  de  n'avoir  [dus  de  souftle.  Ghitibn, 


PARIS  265 

nous  le  savons  bien,  était  vierge  cle  toute  impression 
violente.  Elle  ne  connaissait  ni  le  théâtre  ni  les  livres. 
Cette  voix  douloureuse  lui  mettait  le  cœur  à  vif. 

—  Je  donnerais  tout  ce  que  j'ai  au  monde  pour  la 
sauver  !  dit-elle. 

—  Attendez  !  attendez  !  fit  Virginie  ;  voypns  la  suite. 
Chiilbn  fit  un  eflbrt  pour  reprendre  son  souffle.  Elle 

essuya  ses  yeux  humides. 

—  Je  lis  si  bien  !  reprit  Virginie,  une  autre  ne  vous 
ferait  pas  tant  d'effet. 

Chiiîon  ne  répondit  point.  Virginie  poursuivit  sa  lec- 
ture, pressée  qu'elle  était  elle-même  de  savoir. 

«  C'était  un  bel  hôtel,  situé  rue  d'Anjou,  au  faubourg 
Saint- Honoré.  Le  comte  de  Colombel  avait  un  emploi 
diplomatique.  On  recevait  beaucoup.  Le  monde  de  ma- 
dame la  comtesse  était  un  peu  l'élite  de  toutes  les 
couches  sociales,  les  bonnes  comme  les  mauvaises.  Tout 
ce  qui  brillait  avait  droit  d'entrée  à  l'hôtel. 

«  Monsieur  le  comte  faisait  peu  d'attention  à  moi  ; 
Madame  la  comtesse  me  prit  tout  d'abord  en  aversion. 
Les  d(;ux  enfants,  l]ugénie  et  Marie,  în'a.imaient  à  l'ado- 
ration. Franz  Muller,  <jue  je  vis  une  fois  dei>uis  mon 
entrée  dans  la  maison,  me  dit  : 

«  —  Vous  l'avez  voulu.  C'est  de  toutes  les  positions 
«  créées  pour  les  besoins  de  notre  vie  civilisée,  la  plus 
«  difficile  et  la  plus  pénible.  Le  monde  qui  vous  entoure 
«  vous  repoussera  si  vous  allez  à  lui  ;  si  vous  vous  éloi- 
((  guez  de  lui,  le  monde  vous  prendra  en  haine;  votre 
((  rôle,  c'c>t  la  modestie,  ou  plutôt  l'immobilité.  N'ayez, 
«  c'est  mctn  dernier  conseil,  n'ayez  ici  ni  trop  de  beauté 
«  ni  trop  .!ê  talent,  ni  trop  d'esprit  !  » 

«  Ma  mère,  j'ai  vu  la  vérité  tle  ces  tristes  paroles, 
pour  moi-même  et  pour  d'autres.  Je  me  suis  éloignée 
du  monde  et  le    monde    m'a  accablée  ;  d'autres  à  ma 

a  23 


26(>  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

connaissance  ont  voulu  premire  place  au  banquet  des 
heureux  :  on  les  a  rudement  envoyées  à  l'offlce.  La 
pt'rte  est  à  droite  comme  à  gauche.  11  faut  marcher  en 
équilibre  sur  une  corde  tendue.  Je  n'ai  pas  rencontié 
une  institutrice  qui  ne  fût  ou  perdue  ou  martj^re. 

«  Il  y  avait  deux  jeunes  gens  ({ui  venaient  chez  ma- 
dame la  comtesse  de  Colombe!,  tous  deux  d'une  extrême 
élégance  et  vivant  de  la  vie  fashionable.  L'un  deux  se 
nommait  Fernand  tout  court;  il  passait  pour  n'avoir 
point  de  famille  ;  l'autre  était  un  gentilhomme  appelé 
M.  Robert  de  Galleran. 

((  Je  vous  parle  d'eux,  ma  mère,  parce  que  le  premier 
causa  ma  perte  en  voulant  me  faire  du  bien,  et  parce 
que  l'autre  a  exercé  sur  toute  ma  vie  une  influence 
étrange.  A  l'heure  où  je  vous  écris,  je  sais  qn'ii  occupe 
une  grande  part  dans  ma  pensée  et  je  ne  sais  pas  dire  le 
sentiment  que  j'ai  pour  lui. 

«  M.  de  Galleran  avait  eu  de  la  fortune,  mais  son  patri- 
moine était  presque  entièrement  dissipé.  M.  Fernanl 
(iiait  de  ces  jeunes  gens  dont  les  moyens  d'existence 
restent  inconnus  au  monde  même  qui  les  reçoit...  « 

—  Si  mademoiselle  est  fatiguée...  interrompit  ici 
Virginie. 

Chitfon  avait  en  etfet  appuyé  sa  tète  contre  ses  mains, 
mais  c'était  pour  écouter  mieux.  Le  nom  de  Galleran, 
intervenant  tout  à  coup  dans  le  récit  de  Solange,  lui 
donnait  pour  Chiffon  un  intérêt  nouveau. 

—  Continuez,  dit-elle  ;  je  tremble  qu'on  ne  me  vienne 
chercher.  Lisez  plus  vite. 

((  Au  temps  où  se  passa  le,  terrible  événement  que  je 
vais  vous  raconter,  Toa  mère,  poursuivit  Virginie,  je 
n'aurais  pas  pu  vous  dire  ainsi  au  juste  ce  qu'étaient  ces 
deux  messieurs.  M.  Fernand  semblait  faire  attention  à 
moi,  et  je  ne  m'en  inquiétais  point. 


PARIS  267 

«  M.  Fernaud  venait  incomparablement  plus  souvent 
que  M.  Robert  de  Gallcran.  Madame  la  comtesse  le  rece- 
vait dans  l'intimité.  Le  monde  n'était  pas  sans  médire 
au  sujet  de  leurs  relations.  Dans  plusieurs  occasions, 
M.  Fernand,  me  voyant  maltraitée,  car  la  conduite  de 
madame  la  comtesse  à  mon  égard  étonnait  parfois  péni- 
blement ses  convives,  avait  pris  ma  défense  avec  viva- 
cité. Certes,  je  lui  en  savais  gré,  mais  je  sentais  qu'un 
pareil  avocat  ne  pourrait  que  nuire  à  ma  cause. 

((  Une  fois,  la  comtesse  lui  reprocha  sa  partialité  à 
mon  égard  dans  des  termes  tels  que  je  dus  notifier  ma 
volonté  de  quitter  son  service. 

«  Dans  l'intérêt  des  enfants,  Eugénie  et  Marie,  je  cou- 
sentis  à  rester  jusqu'à  la  fin  du  mois. 

«  Le  9  mai  1849  (vivrais-je  cent  ans,  cette  date  reste- 
rait gravée  dans  ma  mémoire  jusqu'à  mon  dernier  jour), 
madame  la  comtesse  de  Colombel  donna  un  grand  bal 
pour  fêter  l'avancement  de  son  mari,  nommé  chargé 
d'atïaires  près  la  cour  de  Sardaigne.  Quoique  Thôtel  fut 
considérable,  le  nombre  des  invitations  était  si  grand, 
qu'on  fut  obligé  de  faire  comme  dans  les  ménages  bour- 
geois. Plusieurs  chambras  furent  démeublées  et  disposées 
exceptionnellement  pour  la  fête.  De  ce  nombre  fut  le 
boudoir  de  madame  la  comtesse  et  la  pièce  où  je  me 
tenais  d'ordinaire  avec  les  deux  enfants.  La  toilette  de 
la  comtesse  fut  montée  au  second  étage,  ainsi  que  tous 
les  bijoux,  et  l'on  me  mit  avec  Eugénie  et  Marie  dans 
une  chambre  voisine. 

«  11  faut  te  dire,  ma  mère,  que  M.  Fernand  aimait  à 
l'adoration  les  deux  enfants,  (ît  c'est  là  peut-être  ce  qui 
m'attirait  vers  lui.  Jamais  il  ne  venait  sans  monter  à 
leur  chambre.  Une  fois  là,  il  restait  des  demi -heures  en- 
tières à  jouer  avec  eux  et  à  les  combler  de  caresses. 

u  Nous  eûmes  notre  petite  fête  dans  la  chambre  du 


268  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

haut.  Dix  ou  douze  belles  petites  filles  dansèrent  toute 
la  soirée,  au  son  de  mon  piano,  avec  Eugénie  et  Marie. 
Les  parents  venaient  les  voir,  et  comme  on  savait  déjà 
que  je  devais  quitter  la  maison,  plusieurs  propositions 
me  furent  faites.  Entre  autres,  madame  la  princesse  B... 
me  demanda  si  je  savais  l'allemand,  et,  sur  ma  réponse 
affirmative,  elle  me  dit:  Si  vous  voulez  venir  à  Berlin, 
mademoiselle  Beauvais,  quand  réducation  de  mes  filles 
sera  terminée,  vous  n'aurez  plus  besoin  de  faire  d'autres 
élèves. 

«  Le  mari  de  madame  la  princesse  était  dès  lors  am- 
bassadeur de  Russie  à  Berlin. 

«  Les  enfants  devaient  se  séparer  à  minuit.  Vers  minuit 
moins  un  quart,  j'i^ntendis  raconter  par  ces  dames  que 
M.  Robert  de  Galleran  avait  perdu  cent  vingt  mille 
francs,  dont  cinquante  mille  au  moins  sur  parole,  il 
devait  celte  somme  à  M.  le  comte  de  Morges. 

((  Et  ces  dames  ajoutaient  : 

((  —  Dieu  sait  où  il  les  prendra  I 

«  —  C'est  vraiment  malheureux,  dit  l'une  d'elles,  car 
M.  de  Galleran  est  un  charmant  cavalier. 

«  Je  ne  l'avais  jamais  vu.  Je  savais  seulement  que 
c'était  l'intime  ami  de  M.  Fernand.  11  y  eut  un  quart 
d'heure  de  confusion  dans  notre  petite  salle  de  bal. 
Nos  danseuses  mettaient  leurs  pelisses  pour  retourner  à 
la  maison,  et  beaucoup  de  parents  étaient  là,  faisant 
aux  bonnes  leurs  recommandations.  Au  milieu  du  tu- 
multe, je  m'aperçus  que  la  porte  de  la  chambre  voisine, 
celle  où  madame  la  comtesse  avait  serré  ses  toilettes  et 
«es  bijoux,  était  entr'ouverte. 

oc  J'avais  vu  madame  la  comtesse  la  fermer  elle-même 
avec  soin.  Elle  en  avait  emporté  la  clef. 

«  La  petite  Marie  me  dit  : 

<(  —  Vous  ne  vous  êtes  donc  pas  aperçue,  mademoi- 


PARIS  269 

selle?  maman  est  montée,  il  y  a  une  demi-heure,  elle 
est  entrée  là,  et  elle  ne  nous  a  pas  embrassées. 

(c  —  Elle  avait  l'air  bien  en  colère,  ajouta  la  petite 
Eugénie. 


11  23^ 


XVIU 


LECTURE  INTERROMPUE 


Comme  Virginie  allait  continuer,  un  domestique 
entra. 

—  Monsieur  demande,  dit-il,  si  mademoiselle  est 
prête. 

—  Je  ferai  dire  à  mon  cousin  quand  je  serai  prête, 
répliqua  Chiffon  résolument  :  allez  I 

Le  domestique  sortit  en  souriant.  Il  alla  dire  au  doc- 
teur Sulpice  que  mademoiselle  Marie  était  en  affaires. 
Sulpice  pensa  que  la  pauvre  enfant,  déconcertée,  relar- 
dait tant  qu'elle  pouvait  l'heure  de  la  présentation, 

—  Continuez,  continuez,  dit  Chiffon. 

En  même  temps,  elle  se  leva  et  alla  msttre  le  verrou 
à  la  porte. 

—  Que  pensez-vous,  vous,  mademoiselle  Marie?  de- 
manda Virginie.  C'est  peut-être  madame  la  comtesse 
qui  se  vola  elle-même  pour  faire  croire... 


PARIS  271 

—  Je  ne  pense  rien,  répliqua  Chiffon  ;  continuez! 
Virginie  obéit. 

«  Je  ne  fis  pas  grande  attention  aux  paroles  des  deux 
petites,  poursuivait  la  prisonnière.  Je  savais  que  ma- 
dame la  comtesse  de  Golombel  jouait  beaucoup  et  je  me 
doutais  bien  qu'elle  avait  une  bourse  à  part  pour  faire 
face  aux  soudains  revers  de  fortune.  J'eus  l'idée  qu'elle 
était  venue  dans  la  pièce  voisine  pour  chercher  de  l'ar- 
gent et  qu'elle  avait  oubhé  de  fermer  la  porte. 

((  M.  Fernand  vint  comme  j'étais  à  coucher  Eugénie 
et  Marie.  11  y  avait  là  trois  ou  quatre  personnes,  je  pus 
le  recevoir.  Je  me  souviens  qu'on  parla  encore  de  la 
perte  de  M.  de  Galleran,  et  que  Fernand  dit  :  Madame 
la  comtesse  n'a  pas  été  heureuse  non  plus. 

c(  La  chambre  à  coucher  des  enfants  communiquait 
par  un  couloir  à  la  pièce  où  s'était  donné  le  petit  bal. 
J'entendis  du  bruit  de  ce  côté,  et  je  courus.  Je  vis  un 
homme  très-beau  de  visage,  mais  plus  pâle  qu'un  mort. 
11  avait  les  cheveux  en  désordre,  et  quand  il  me  vit,  il 
faillit  tomber  à  la  renverse. 

((  Je  lui  demandai  ce  qu'il  voulait,  il  ne  sut  pas  me 
répondre. 

a  J'ignore  comment  l'idée  me  vint  que  c'était  peut- 
être  M.  de  Galleran. 

«  —  Est-ce  M.  Fernand  que  vous  demandez?  lui 
dis-je. 

«  —  Oui...  oui,  me  répondit-il  précipitamment  et 
comme  un  homme  traqué  qui  trouve  une  issue,  c'est 
M.  Fernand. 

«  —  11  est  là,  chez  mesdemoiselles  de  Golombel  ;  mais 
vous  semblez  soutfrir,  monsieur. 

((  Il  me  regarda  tout  à  coup,  et  le  rouge  lui  monta  au 
front. 

<t  —  Pardonnez-moi,  reprit-il  en  étant  son  chapeau 


272  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

qu'il  avait  remis  sur  sa  tête  sans  savoir  ;  je  souffre,  en 
effet.  Yeuillez  dire  à  Fernaud  que  je  l'attends  en  bas 
dans  ma  voiture... 

((  Il  sortit  à  ces  mots,  ou  plutôt  il  s'enfuit. 

«  Telle  fut  ma  première  entrevue  avec  M.  Robert  de 
Galleran. 

«  Le  lendemain,  il  y  eut  grande  rumeur  à  l'hôtel.  Le 
commissaire  de  police  fut  appelé.  Un  vol  avait  été  com- 
mis, un  vol  considérable.  Madame  la  comtesse  déclara 
qu'une  petite  cassette  contenant  soixante  mille  francs  en 
billets  de  banque  lui  avait  été  dérobée. 

«  Ma  chère  mère,  cette  scène  est  confuse  dans  ma  mé- 
moire, parce  que  l'idée  ne  m'était  même  pas  venue  que 
je  pusse  être  accusée.  Quand  madame  la  comtesse  me 
montra  du  doigt  au  magistrat  en  disant  :  Ce  ne  peut 
être  qu'elle  I  je  crus  que  j'allais  tomber  morte. 

«  M.  le  comte  prit  sa  femme  par  le  bras  et  l'entraîna 
dans  une  embrasure. 

i'.  —  Madame,  demanda-t-il,  comment  pouviez-vous 
avoir  en  votre  possession,  et  à  mon  insu,  une  somme  de 
soixante  mille  francs? 

«  Elle  était  ivre  de  colère.  Elle  brava  son  mari.  Ce 
n'est  pas  ici  la  mémoire  qui  me  manque,  ce  sont  les  pa- 
roles. Le  magistrat  essaya  de  la  calmer  en  lui  faisant 
remarquer  qu'il  y  avait  des  témoins.  Elle  s'élança  vers 
moi,  la  main  levée,  et  ce  fut  M .  Fernand  qui  l'empêcha 
de  me  frapper  au  visage.  11  venait  d'entrer. 

«  —  Tenez!  tenez!  s'écria-t-elle,  son  amant  vient  la 
défendre  ! 

«  Fernand  répondit  par  un  mot  qui  fit  pâlir  le  comte, 
Le  commissaire  de  police  ordonna  aux  assistants  de 
quitter  la  chambre  et  de  ne  point  s'éloigner. 

«  —  M.  Fernand  a  passé  hier  une  partie  de  la  nuit 
avec  mademoiselle  Solange,  dit  la  comtesse,  il  pourra 


PARIS  273 

VOUS    fournir    des    renseignements    sur    sa    moralité. 

«  —  Madame  la  comtesse,  répliqua  le  magistrat,  si 
j'étais  chargé  de  juger  cette  affaire  en  dernier  ressort, 
je  déclarerais  tout  haut  et  immédiatement  l'innocence 
de  mademoiselle.  Mes  raisons,  je  ne  les  dirai  point,  par 
respect  pour  M.  le  comte. 

«  La  porte  s'entrouvrit.  Eugénie  et  Marie  montrèrent 
leurs  jolies  tètes  blondes.  Le  comte  de  Golombel,  à  leur 
vue,  cacha  son  visage  entre  ses  mains. 

c(  Elles  vinrent,  comme  d'habitude,  se  jeter  dans  mes 
bras. 

((  —  Ne  les  touchez  pas!  s'écria  la  comtesse,  je  vous 
le  défends! 

«  Puis,  se  tournant  vers  le  magistrat,  elle  ajouta  : 

«  —  Je  suis  trop  haut  placée,  monsieur,  pour  m'of- 
fenser  de  vos  insinuations.  J'accuse  cette  fille,  qui  est  à 
mes  gages,  de  m'avoir  soustrait  soixante  mille  francs. 
Les  preuves  ne  me  manqueront  pas  ;  faites  votre  de- 
voir... » 

—  J'en  ai  vu  une  à  l'Ambigu,  s'écria  Virginie,  inca- 
pable de  se  contenir,  j'en  ai  vu  une  qui  aurait  joliment 
joué  le  rôle  de  cette  femme-là  I 

—  "Voyez,  voyez  donci  dit  Chiffon,  dont  la  voix  était 
changée  ;  voyez  s'il  n'est  plus  parlé  de  M.  de  Galleran  I 

Virginie  parcourut  du  regard  la  page  commencée  et 
la  suivante. 

—  Je  ne  vois  plus  son  nom,  répliqua-t-elle. 
Chiffon  réQéchissait. 

—  Vous  croyez  que  c'est  lui  pour  les  soixante  mille 
francs?  demanda  Virginie. 

—  Continuez  î  ordonna  Chiffon. 

((  Le  commissaire  nous  fit  monter  à  l'étage  supérieur. 
Il  examina  les  lieux... 

—  Passez,  dit  (Chiffon. 


27-4  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

—  OUI  fit  Virginie  éloiiuée,  c'est  pourtant  l'endroit 
intéressant. 

—  Passez  I  je  devine.  Arrivez  à  la  prison  tout  de 
suite. 

«  ....  Je  traversai  la  cour  au  milieu  d'une  double  haie 
de  domestiques  qui  tout  à  l'heure  me  plaignai-mt  et  qui 
maintenant...  »  C'est  à  la  page  suivante...  «  Je  tombai 
sans  connaissance  au  bas  de  l'escalier,  et  je  m'éveillai 
dans  le  dortoir  commun  de  la  prison,  où  l'on  m'avait 
donné  un  lit...  »  Est-ce  cela? 

—  Oui,  c'est  cela. 

Virginie  fit  une  corne  aux  pages  sautées  pour  les  re- 
lire à  son  loisir. 

((  J'étais  avec  ces  mêmes  femmes,  poursuivit  le  ma- 
nuscrit de  Solange,  qui  depuis,  m'ont  si  cruellement 
maltraitée  ;  mais  elles  eurent  pitié  de  moi  ce  jour-là  : 
elles  virent  bien  que  j'étais  mourante. 

((  Le  Lendemain,  M.  Fernand  vint.  11  n'était  pas  seul, 
M.  Robert  de  Galleran  l'accompagnait.  M.  de  Galleran 
fut  saisi  à  ma  vue  du  même  trouble  que  j'avais  remar- 
qué déjà  en  lui  la  nuit  précédente. 

«  Fernand  avait  obtenu  que  j'eusse  une  chambre  sé- 
parée. 

«  Quand  nous  fumes  seuls  dans  cette  cellule,  il  me 
dit  : 

«  —  Ma  pauvre  enfant,  nous  vous  tirerons  de  là.  J'ai 
parlé  de  vous  au  docteur  Sulpice,  que  j'ai  rencontré 
chez  la  comtesse,  car  elle  est  au  lit,  bien  malade,  et  son 
mari  va  plaider  en  séparation. 

((  —  Que  Dieu  la  protège,  répondis-je,  je  ne  lui  veux 
([ue  du  bien. 

((  —  Voilà  comme  elle  est  faite  I  dit  Fernand  en  se 
tournant  vers  M.  de  Galleran. 

((  Celui-ci  était  si  mal  à  l'aise,  qu'il  fut  obligé  de  s*as- 


PARIS  275 

seoir.  Son  regard  semblait  en  même  temps  craindre  et 
thercber  le  mien.  Je  dois  t'avoner,  ma  bonne  mère,  que 
sa  présence  me  faisait  é[)rouver  un  sentiment  singulier. 
Quelque  chose  m'attirait  vers  lui;  quelque  chose  de  plus 
fort  me  repoussait. 

((  Tu  l'as  deviné  déjà,  quoique  j'aie  évité  tout  ce  qui 
pouirait  faire  naître  en  toi  celte  idée,  tu  as  deviné  que 
je  soupçonnais  M.  de  Galleran  du  vol  des  soixante  mille 
francs...  » 

—  Ah  î  fit  Chiffon  qui  s'essuya  le  front. 

—  C'était  malin!  dit  Virginie  ;  moi,  j'ai  flairé  ça  tout 
de  suite. 

—  Impossible  !  murmura  Chiffon  ;  il  faut  voir. 

—  Voyons...  «  Depuis  lors,  ma  bonne  mère,  rien  n'a 
confirmé  ce  soupçon.  M.  de  Galleran  est  un  gentil- 
homme, M,  de  Galleran  vit  dans  unesplière  que  le  souj)- 
çon  n'atteint  pas.  En  outre,  M.  de  Galleran  m'aime  :  il 
me  l'a  dit... 

«  Tu  dois  connaître  toiite  ma  vie.  Te  montrer  mon 
âme  à  nu  est  mon  dernier  bonheur. 

u  J'avais  entrevu  le  docteur  Sulpice  chez  iM™^  de  Co- 
lombel.  Personne  ne  peut  le  voir  sans  l'admirer;  c'est  le 
visage  le  [«Uis  puissamment  beau  que  j'aie  rencontré  ja- 
mais, (^omaie  on  parlait  beaucoup  de  lui,  j'avais  entendu 
du  bien  et  du  mal.  Une  fois,  j'avais  comparé  mon  sort 
à  moi  au  sort  de  sa  femme,  charmante  comme  il  est 
beau,  et  si  heureuse! 

((  J'avais  été  consolée  en  un  jour  de  trist(îsse,  parce 
que  cetteji'une  et  pensive  Irène  m'avait  souri  gracieuse- 
ment en  (M.i brassant  mes  deux  élèves. 

«Chez  înoi.  la  sympathie  nait  tout  d'une  pièce.  Elle 
ne  graii-lil  [»ius  après  son  [>remier  jour.  J'aiir.ais  Irène 
avanî  tlf  la  connaître  comme  je  l'ai  aiinee  depuis. 


276  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

«  Que  tait-elle,  mon  Dieu!  m'a-t-elle  oubliée!  ai-je 
perdu  mes  derniers  amis! 

«  Je  m*éveillai  brusquement  au  nom  du  docteur  Sul- 
pice,  prononcé  par  M.  Fernand,  et  je  dis  : 

«  —  Si  celui-là  s'intéresse  à  moi,  je  suis  sauvée! 

«  M.  F'ernand  prit  congé  de  moi  affectueusement. 
M.  de  Galleran  s'inclina  et  murmura  à  mon  oreille  : 
«  Je  donnerais  ma  vie  pour  vous  faire  heureuse  !  » 

«  Quand  ils  furent  partis,  je  me  trouvai  seule  dans  ma 
cellule.  Je  commençai  une  lettre  pour  toi,  ma  mère, 
mais  tu  ne  l'as  jamais  reçue.  A  quoi  bon  te  briser  le  cœur? 

c(  Tu  ne  recevras  celle-ci  que  si  je  suis  condamnée. 
C'est  le  testament  de  ta  pauvre  fille  qui  n'a  connu  ici-bas 
que  les  larmes. 

«  Je  restai  livrée  à  moi-même  depuis  le  matin  de  ce 
jour  jusqu'au  lendemain  deux  heures  après  midi.  Hélas! 
cette  ibis,  voici  près  d'un  mois  que  je  reste  seule  et  li- 
vrée à  moi-même  ! 

c(  Vers  deux  heures  après  midi,  j'entendis  une  ckf 
dans  la  serrure,  et  il  me  sembla  que  ma  misérable 
chambre  s'illuminait  tout  à  coup.  Irène  était  sur  le 
seuil . 

«  Je  crois  la  voir  encore  avec  sa  robe  de  simple  toii»:, 
son  chapeau  de  paille  et  son  mantelet  noir,  le  sourire 
sur  les  lèvres,  la  main  tendue  :  c'était  l'ange  de  la  bonté 
charitable. 

«  Elle  vint  à  moi  et  m'embrassa.  Mes  larmes  la  remer- 
cièrent. 

((  —  Les  soixante  mille  francs  de  M""^  la  comtesse,  me 
dit-elle,  ont  été  restitués  ce  matin.  Mon  mari  l'a  vue  ; 
M™°  la  comtesse  n'a  pas  le  droit  de  refuser,  quand  le 
docteur  Sulpice  lui  demande  quelque  chose.  Elle  a  retiré 
sa  plainte  à  dix  heures.  A  midi,  le  juge  d'instruction  a 
donné  son  ordonnance  de  non  lieu.  Vous  êtes  libre. 


PARIS  277 

«  Une  minute  auparavant,  j'aurais  payé  ce  mot  au 
prix  de  mon  sang.  Nous  sommes  des  êtres  bizarres  et 
ingrats.  Il  me  sembla  que  la  forme  de  cette  délivrance 
était  blessante.  Mon  absolution  me  parut  imparfaite  ; 
nulle  voix  n'avait  crié  :  «  Elle  est  innocente,  »  à  tous 
ceux-là  qui  avaient  entendu  l'accusation  portée  contre 
moi. 

((  J'avais  tort,  ma  mère,  mais  le  malheur  persévérant 
à  m'accabler  m'a  donné  raison  depuis.  L'accusation  de 
vol  pèse  toujours  sur  moi,  malgré  l'arrêt  du  juge,  mal- 
gré la  rétractation  de  mon  accusatrice.  Aux  yeux  du 
monde  et  de  la  loi  même,  c'est  une  tache  que  d'avoir  été 
accusée,  fût-ce  injustement! 

«  En  me  conduisant  à  sa  voiture,  qui  l'attendait  à  la 
porte,  Irène  me  dit  : 

((  — M.  de  Galleran  a  gagné  cent  mille  francs  hier 
chez  M.  de  Morges. 

«  Cent  mille  francs  hierl  Et  les  soixante  mille  francs 
delà  comtesse  étaient  restitués  d'aujourd'hui  I 

c(  —  Qu'allez-vous  faire,  maintenant,  mademoiselle 
Solange?  me  demanda  Irène  quand  nous  fûmes  assises 
auprès  de  l'autre  dans  sa  voiture. 

«  —  Je  ne  sais,  répondis-je. 

«  —  Tenez- vous  à  rester  à  Paris? 

ù  —  Ma  famille  est  pauvre.  Ce  que  je  gagnais  était 
pour  elle. 

M  —  Alors,  il  faut  continuer  de  travailler.  Avez-vous 
(les  amis? 

u  —  Quelques  personnes  s'intéressent  à  moi.  Madame 
la  princesse  B...  m'avait  proposé  de  l'accompagner  à 
P)erlin. 

((  Irène  baissa  la  glace  de  son  coupé. 

y  —  Hue  de  Sèvres,  dit-elle  au  cocher,  chez  madame 
la  princesse  B... 

II  24 


278  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

«  —  Yoiis  voulez  que  je  tente  cette  démarche  tout  de 
suite!  m'ccriai-je. 

«  —  Tout  de  suite,  me  répondit  Irène  qui  m'em- 
brassa pour  la  seconde  fois. 

a  —  L'état  d'émotion  et  de  trouble  où  je  suis... 

((  —  Vous  allez  retrouver  votre  courage  en  chemin.  Je 
veux  que  vous  sachiez  aujourd'hui  môme  à  quoi  vous  en 
tenir. 

«  Mon  cœur  battait  quand  la  voiture  s'arrêta  devant 
l'hôtel  de  la  princesse.  Le  marchepied  tojnI)a.  C'est  à 
peine  si  je  pouvais  me  soutenir. 

«  —  Courage!  me  «lit  Irène,  c'est  l'atlaire  d'un  ins- 
tant. 

((  Je  ne  compris  pas  tout  de  suite  le  sens  précis  qu'elle 
attachait  à  cette  parole.  Je  deman  lai  madame  la  prin- 
cesse chez  son  concierge.  Elle  recevait.  Dans  l'anti- 
chambre, je  donnai  mon  nom  et  l'on  m'annonça.  La 
princesse  se  fit  répéter  mon  nom  par  trois  t'ois, 

u  La  sueur  froide  perçait  sous  mes  cheveux. 

«  La  troisième  fois  que  l'huissier  prononça  ce  mal- 
heureux nom  de  Solange  Beanvais,  la  princesse  eut  une 
quinte  de  toux  sèclic.  Je  l'entendis  fort  distinctement 
répt)ndie  : 

c(  — J'«;ntends  bien!  Saint-André,  j'entends  bien!  je 
suppose  que  vous  ne  me  croyez  pas  sourde.  INlatlemoiselle 
Solan.;e  B:auvais,  c'est  à  en  perdre  la  tête!  un«î  échap- 
pée de  Saint  Lazare  chez  moi!  Dites  à  -(itte  tille  qu'elle 
m'écrive  si  elle  a  besoin  de  secours,  car  il  ne  faut  ja- 
mais oublier  la  charité  chrétienne.  Allez! 

«  L'huissier  ne  me  retrouva  pas  dans  l'antichanibre. 
La  honte  me  donna  des  forces.  Je  descendis  le  perron 
en  courant  comme  une  folle,  (U  je  vins  tomber  évanouie 
sur  le  couss^in  delà  voiture  d'Irène. 

«  J'étais  dans  la  maison  du  docteur  Sulpice  quand  je 


PARIS  279 

repris  connaissance.  On  ne  me  parla  même  pas  de  ma 
visite  à  la  princesse.  Je  compris  le  sentiment  qui  avait 
fait  agir  Irène.  Irène  ne  voulait  pas  que  je  conservasse 
un  fol  espoir. 

«  Irène  était  bien  vraiment  mon  amie.  Son  mari,  le 
docteur  Sulpice,  fut  mon  frère  et  mon  père.  Sans  eux, 
je  serais  morte  dès  ce  temps-là.  Pourquoi  ont-ils  changé 
en  un  jour,  ô  mon  Dieu  I  puisque  mon  malheur  a  été  de 
leur  obéir I...  » 

Chiffon  fit  un  geste  de  surprise  en  écoutant  cette 
phrase,  et  Virginie  ne  put  s'empêcher  de  prendre  un 
temps  d'arrêt. 

On  frappa  discrètement  à  la  porte. 

—  Tout  à  l'heure  I  cria  Chiffon,  j'achève  de  m'ha- 
biller. 

Elle  fit  signe  à  Virginie,  qui  poursuivit  en  baissant  la 
voix. 

«  ...  Puisque  mon  malheur  a  été  de  leurobéirl 

((  Sulpice  est  bon,  comme  il  est  grand,  comme  il  est 
puissant,  comme  il  est  persévérant  et  indomptable  dans 
sa  volonté.  Irène  a  le  cœur  d'un  ange.  Que  s'est-il  passé? 
Que  leur  ai-je  fait? 

«  L'abandon  de  Fernand  ne  m'étonne  pas.  Il  s'est 
lassé  de  me  servir.  Quoiqu'il  ne  m'ait  jamais  fait  que  du 
bien,  je  sais  jusqu'où  il  est  tombé.  Je  donnerais  tout  au 
monde  pour  le  payer  de  ce  que  je  lui  dois  ;  mais  je  ne 
comptais  pas  sur  lui. 

«Robert  de  Galleran...  je  n'ose  parler  de  celui-là; 
son  silence  me  blesse  au  cœur.  Peut-être  ce  silence  me 
vient-il  par  la  miséricorde  de  Dieu. 

(t  Mais  Sulpice,  mais  Irène  1  J'étais  de  leur  famille,  j'ai 
bercé  leur  cher  enfant. 

((  Ma  mère,  tu  prendras  ces  plaintes  pour  ce  qu'elles 
valent.  Le  désespoir  rend   injuste.   Si  tu  ne  dois  plus 


280  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

revoir  ta  fille,  que  le  nom  de  Siilpice  et  le  nom  d'Irène 
soient  chaque  jour  dans  ta  prière.  Ils  m'ont  fait  tant  de 
bien  I  Entre  eux  et  moi,  il  y  a  sans  doute  quelque  chose 
que  je  ne  comprends  pas. 

«  J'étais  chez  eux.  Irène  me  disait  :  Vous  élèverez  ma 
fille.  En  attendant,  je  lui  donnais  à  elle-même  quelques 
leçons.  Gela  ne  dura  pas  longtemps,  car  son  intelligence 
devançait  l'enseignement,  et  bientôt  elle  aurait  pu  à  son 
tour  donner  des  leçons  à  sa  maîtresse. 

((  La  clientèle  du  docteur  augmentait  avec  une  rapi- 
dité incroyable.  Malgré  la  défaveur  qui  pèse  chez  nous 
sur  toute  science  nouvelle,  Sulpice  eut  bientôt  la  con- 
fiance de  tout  ce  qui  marque  à  Paris.  Il  s'en  plaignait 
parfois,  et  nous  disait  :  Gela  me  prend  le  temps  que  je 
devrais  donner  à  ma  tâche. 

«  Irène  est  somnambule  et  d'une  lucidité  sans  pareille. 
Entre  elle  et  son  mari  la  communication  est  si  rapide  et 
si  parfaite  que  les  phénomènes  produits  semblent  tenir 
de  la  magie.  Sulpice  cessa  tout  à  coup  de  la  magnétiser 
et  reporta  tout  son  eff'ort  sur  moi.  Elle  en  conçut  un 
grand  chagrin,  et  je  crois  qu'elle  fut  jalouse.  J'entendis 
une  fois  Sulpice  qui  lui  disait  :  Quand  vous  étiez  enfant, 
Irène,  sans  le  savoir  je  vous  ravivais  de  mon  souffle. 
Maintenant,  mon  fluide  vous  afl'aiblit  et  agit  sur  vous 
comme  un  poison.  Nous  n'en  sommes  pas  encore  à  dé- 
couvrir les  causes  de  ces  anomalies.  Si  je  vous  endor- 
mais comme  autrefois,  je  vous  tuerais. 

«  Irène  répondit  : 

«  —  J'aime  mieux  mourir  que  de  voir  entre  une  autre 
et  vous  le  lien  qui  était  entre  vous  et  moi. 

«  Depuis  lors,  Sulpice  ne  me  magnétisa  plus.  Il  défen- 
dit à  sa  femme,  sous  quelque  prétexte  que  ce  fut,  de  se 
faire  magnétiser  par  moi  ou  par  un  autre. 

«  Si  cet  écrit  devait  tomber  jamais  entre  les  mains  de 


PARIS  281 

ma  chère  Irène,  qu'elle  me  croie,  car  ou  ne  ment  pas 
dans  la  situation  où  je  suis.  Sulpice  a  eu  pour  moi  une 
affection  de  frère.  Sulpice  ne  peut  aimer  qu'Irène. 

«...  On  parla  d'un  grand  voyage.  Ce  fut  à  cette  occa- 
sion que  je  pus  entrevoir  pour  la  })remière  fois  quelle 
était  cette  tâche  dont  le  docteur  parlait  si  souvent. 

((  Il  s'était  passé  en  Bretagne,  sur  le  bord  de  la  mer, 
en  l'année  1835,  un  drame  étrange  et  lugubre.  Trois 
personnes,  dont  deux  membres  de  la  famille  Rostan, 
à  laquelle  appartient  Irène,  étaient  mortes  violemment 
dans  la  même  nuit...  » 

—  Lisez  distinctement  et  lentement,  dit  Chiffon  dont 
les  fraîches  couleurs  avaient  disparu. 

Elle  devinait  qu'il  s'agissait  de  sa  mère.  Virginie,  au 
contraire,  que  la  curiosité  dévorait,  ne  vit  là  qu'un  hors 
d'œuvre,  une  menace  d'histoire  incidente. 

Elle  reprit,  après  avoir  feuilleté  le  manuscrit  pour 
voir  combien  de  pages  l'histoire  durait  : 

«  Ces  trois  victimes  étaient  le  marquis  Antoine  de 
Maurepar,  cousin  d'Irène  ;  mademoiselle  Victoire  de 
Rostan,  tante  d'Irène,  et  le  patron  Sulpice,  père  du  doc- 
teur. 

«  Le  marquis  Antoine  et  Victoire  étaient  fiancés.  Ils 
laissaient  une  pauvre  petite  fille  qui  n'avait  que  trois 
jours...  )) 

—  Mon  père  et  ma  mère  I  balbutia  Chiffon  dont  le 
visage  s'inonda  de  larmes  ;  morts  tous  les  deuxl  la  môme 
nuit. 

Virginie  laissa  tomber  le  manuscrit  et  ouvrit  des  yeux 
comme  des  portes  cochères. 

—  Comment I  comment!  dit-elle,  votre  père,  made- 
moiselle Marie  !  et  votre  mère  aussi  I 

Chiffon  avait  les  mains  jointes  ;  ses  yeux  se  fermè- 
rent. 


282  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

—  C'est  bien  le  moiiis  qu'elle  s'évanouisse  I  pensa 
Virginie,  qui  voulait  les  choses  faites  dans  les  règles. 

Chiffon  dit,  sans  savoir  qu'elle  parlait  : 

—  Je  donnerais  un  an  de  ma  vie  pour  pouvoir  lire 
moi-même. 

—  Ah  !  fit  Virginie  avec  cette  onction  imbécile  des 
chanteurs  de  lieux  communs,  les  parents  ont  bien  tort 
de  ne  pas  faire  travailler  les  enfants.  Après  ça,  se  reprit- 
elle,  vos  parents  à  vous,  mademoiselle  Marie,  ne  sont 
pas  dans  ce  cas-là,  puisque  la  mort  cruelle  trancha 
le  fil  de  leurs  jours  en  même  temps.  Ah!  c'est  joli  tout 
de  même  cette  histoire-là! 

—  Mon  père  et  ma  mère!  balbutia  Chiffon,  dont  le 
visage  s'inonda  de  larmes;  morts  tous  deux!  la  même 
nuit! 

<f...  Pour  le  docteur  Sulpice,  continuait  le  manuscrit 
de  Solange,  la  fille  du  marquis  Antoine  de  Rostan  est  la 
seule  et  sérieuse  héritière  de  cette  vieille  famille  bre- 
tonne. Il  y  a  néanmoins  un  autre  héritier,  le  frère 
d'Irène,  le  fils  de  Madeleine.  Le  docteur  tient  surtout  à 
retrouver  celui-là  pour  perpétuer  le  nom. 

«  Et  aussi  pour  rendre  à  la  raison,  à  la  vie,  au  bon- 
heur, la  mère  de  sa  femme,  madame  Madeleine  de  Ros- 
tan, pour  qui  Sulpice  atout  à  la  fois  l'amour  d'un  fils  et 
le  dévouement  d'un  serviteur. 

a  Ce  dévouement  profond  est  un  héritage.  Le  père  du 
docteur,  ce  patron  Sulpice,  qui  fut  assassiné  en  même 
temps  que  le  marquis  Antoine,  la  nuit  oii  Victoire  mou- 
rut, avait  donné  son  existence  entière  aux  Rostan. 

«  Faire  revivre  la  maison  de  Rostan,  telle  est  la  tâche 
que  Sulpice  s'est  imposée.  L'œuvre  est  difficile,  car  les 
deux  héritiers  sont  perdus.  Mais,  si  malaisée  que  soit 
la  tâche,  Sulpice  est  trop  grand  pour  elle.  Dieu  avait 


PARIS  283 

fait  Sulpice  pour  de  hautes  destinées.  Ce  travail  d'obs- 
cure abnégation  l'amoindrit  et  l'abeorbe.  Sulpice  était 
né  pour  éclairer  le  sentier  de  la  science  et  non  pour  dis- 
puter le  prix  de  Montyon. 

«  Peut-être  mon  admiration  et  ma  reconnaissance 
m'égareut,  mais  il  me  semble  voir  un  large  fleuve  bor- 
nant tout  à  coup  son  effort  à  faire  tourner  la  roue  du 
moulin  villageois. 

«  C'est  l'affaire  d'un  ruisseau.  Lé  fleuve  qui  déroge 
ainsi  n'a-t-il  pas  tort  aux  yeux  de  Dieu? 

((  J'ai  aidé  Sulpice  tant  que  j'ai  pu.  Je  me  disais  : 
Quand  sa  tâche  sera  une  fois  accomplie,  il  sera  lui-même  : 
il  naîtra. 

«  La  fortune  de  ces  Rostan,  beaucoup  diminuée  par 
la  Révolution,  consistait,  à  cette  époque  de  1835,  en  une 
somme  de  sept  cent  mille  francs.  Ce  fût  l'appât  du  crime. 
On  mit  à  mort  trois  créatures  humaines  pour  s'emparer 
de  cette  somme. 

«  Irène  était  alors  une  enfant.  Dans  cette  nuit  ter- 
rible, sa  mère  fut  obligée  de  fuir,  conduite  par  Sulpice, 
qui  avait  douze  ans.  On  la  mit  dans  la  barque  du  patron, 
qui  venait  de  mourir.  Gomme  si  toutes  les  circonstances 
navrantes  s'accumulaient  ici  à  plaisir,  madame  Made- 
leine avait  mis  au  monde  un  fils,  le  soir  même.  L'enfant 
fut  confié  à  un  pauvre  jeune  garçon  du  pays  qui  avait 
nom  Toto  Gicquel.  Il  devait  porter  l'enfant  dans  la  bar- 
que. La  tète  de  Toto  Gicquel  n'était  pas  bien  solide.  11 
eut  peur  sur  la  lande  et  perdit  l'enfant.  C'est  pour  cela 
que  madame  Madeleine  est  folle. 

«  On  revit  ce  Toto  Gicquel  le  lendemain,  à  l'enterre- 
ment de  la  vieille  marquise  de  Rostan,  dont  il  suivit  le 
deuil  tout  seul. 

«  Puis  nul  n'entendit  plus  parler  de  lui.  Sulpice  pense 


284  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

qu'il  est  sur  la  mer  avec  un  parent  à  lui  qui  servait  le 
patron  en  qualité  de  timonnier. 

«  Cet  homme  s'appelait  Roblot  :  je  sais  tous  ces  noms 
parce  que  j'ai  aidé  Sulpice  dans  ses  recherches.  » 

Ce  fut  au  tour  de  Virginie  de  tressaillir.  Elle  le  fit 
ostensiblement,  de  manière  à  imiter  un  assez  beau 
mouvement  de  surprise  qu'elle  avait  vu  exécuter  au  thé- 
âtre du  Gymnase. 

—  Je  connais  ce  Roblot î  dit-elle,  c'est  un  homme 
bronzé  par  la  tempête,  à  la  physionomie  duquel  uce 
paire  de  boucles  d'oreilles  bizarres  donne  je  ne  sais  quel 
prodigieux  caractère. 

Elle  n'ajouta  pas  que  Roblot  avait  remplacé  tant  bien 
que  mal  Ethelred  introuvable. 

Chiffon  était  à  cent  lieues  de  se  douter  qu'elle  venait 
d'entendre  le  commencement  de  l'histoire  de  Loriot, 
son  ami. 

Une  idée  venait  de  naître  en  elle  et  la  tenait  déjà  pré- 
occupée. N'était-il  pas  dangereux  de  mettre  Virginie  en 
tiers  dans  tous  ces  secrets  qui  étaient  désormais  pour 
elle  des  secrets  de  famille? 

C'est  pour  cela  que  naguère  elle  avaitpensé  tout  haut  : 
Je  donnerais  un  an  de  ma  vie  pour  pouvoir  lire  moi- 
môme! 

—  Si  vous  voulez,  mademoiselle,  reprit  Virginie,  je 
vous  amènerai  Roblot.  Peut-être  que  ses  révélations 
jetteront  quelque  jour  sur  cette  funèbre  tragédie. 

Comme  Chiffon  absorbée  ne  répondait  point,  elle 
continua  sa  lecture  : 

((  Dans  le  principe,  le  but  du  docteur  Sulpice  était 
donc  de  retrouver  les  deux  enfants,  pour  leur  rendre 
l'héritage  reconquis  de  leur  famille  ou  ce  qui  pouvait 
rester  de  cet  héritage,  car  ceux  qui  s'en  étaient  emparés 
ne  l'avaient  sans  doute  point  conservé  intact. 


PARIS  285 

«  Ceiix-IA,  dont  je  ne  vous  ai  point  encore  parlé,  ma 
mère,  vivent  à  Paris  sous  le  nom  de  M.  le  marquis  et 
M"°  la  marquise  de  Rostan.  Le  premier  a  droit  au  nom 
mais  non  pas  au  titre.  C'est  François  Flostan,  le  mari 
fugitif  de  M"""  Madeleine,  et  par  conséquent  le  père 
d'Irène  ;  la  seconde  est  une  fille  trouvée  au  cimetière  de 
Saint-Cast,  en  Bretagne.  Eile  est  presque  de  taille  à 
lutter  contre  Sulpice,  et  je  crois,  tant  les  actions  de 
riiomme  ont  parfois  d'étranges  mobiles,  je  crois  que 
Sulpice  s'ennuierait  à  sa  tâche,  s'il  n'avait  pas  ce  démon 
en  face  de  lui. 

«  Mais  il  y  a  autre  chose.  Le  but  s'est  transformé  ;  il  a 
grandi.  Cet  héritage  de  sept  cent  mille  francs,  écorné  par 
la  prodigalité  des  spoliateurs,  est  devenu,  grâce  au  ha- 
sard, un  patrimoine  énorme  que  personne  ne  saurait 
évaluer  au  juste,  mais  qui  dépasse  un  million  de  revenu. 

«  C'est  devant  cette  proie  nouvelle  que  le  docteur  Sul- 
pice se  retrouva  tout  à  coup  en  face  de  ceux  qui  ont  tué 
son  père. 

«  J'étais  déjà  dans  l'intimité  du   docteur    et  de   sa 
femme  quand  on  l'appela  chez  un  homme,  connu  dans 
un  certain  monde  sous  le  nom  grotesque  du  roi  Truffe  et 
qui  porte  le  titre  de  duc  de  Rostan. 

«  Si  ton  attention  s'est  fatiguée  jusqu'ici,  ma  mère,  au 
détail  d'un  récit  qui  semble  ne  nous  point  regarder  direc- 
tement, ne  perds  plus  un  mot  ni  une  ligne.  Je  suis  accu- 
sée d'avoir  voulu  empoisonner  le  duc  de  Rostan.  Et  si  je 
voulais,  le  docteur  serait  emprisonné  comme  étant  mon 
complice.  » 

—  Assez  I  interrompit  ici  Chiffon. 

—  Comment  !  assez  I  s'écria  Virginie  ;  mais  c'est  ici  que 
l'intérêt  se  noue.  Nous  allons  savoir... 

—  Assez  I  répéta  Chiffon. 

Virginie    voulut  obéir  à  sa  manière.  Elle  consentait 


286  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

bien  à  ne  plus  lire  tout  haut,  pourvu  qu'on  lui  permit  de 
poursuivre  pour  elle  seule.  C'était  elle  qui  avait  appor- 
té le  cahier,  le  cahier  était  sa  propriété.  En  conséquence, 
elle  se  disposait  à  dévorer  le  reste,  lorsque  la  voix  de 
Chiffon  l'arrêta. 

—  Donnez-moi  ces  papiers,  dit-elle. 

—  Ces  papiers  I  fit  Virginie  étonnée  ;  mademoiselle 
veut  essayer?... 

Elle  eut  un  sourire.  Chiffon  tendit  la  main. 

—  L'écriture  est  très-lisible,  continua  la  camériste  : 
mademoiselle  commence  à  savoir  ses  lettres,  elle  pourra 
épeler... 

Chiffon  lui  prit  le  manuscrit  des  mains  et  se  leva. 

—  Sonnez  1  ordonna- t-elle. 
Virginie  obéit. 

Un  domestique  vint  à  l'appel.  Chiffon  lui   dit  : 

—  Allez  dire  au  docteur  Sulpice  que  je  désire  le  voir, 
sur  le  champ  I 

—  Ce  ne  sera  pas  long,  répliqua  le  valet.  Monsieur  et 
madame  attendent  justement  mademoiselle. 

Il  sortit.  Virginie  la  considérait  du  coin  de  l'œil  et  se 
demandait  : 

—  Qu'est-ce  qui  lui  prend  ? 

Il  y  avait,  du  reste,  un  monde  de  pensées  dans  le  cer- 
veau nuageux  de  Virginie.  Cette  petite  lille  qui  était  là 
devant  elle  et  qu'elle  avait  vue,  un  mois  ajiparavant,  pa- 
tauger dans  la  boue  de  la  grande  route,  cette  petite  lille 
était  l'héritière  d'uue  fortune  immense,  évaluée  par  So- 
lange à  un  million  de    revenu  1 

Aveugle  hasard  I  elle  qui  aurait  tant  aimé,  elle, 
Virginie,  à  trouver,  comme  cela,  un  héritage  romanes- 
que I 

Car  elle  eût  préféré  l'héritage  à  Ethelred  lui-même. 

Et  puis  cet  échcvau  de  mystères  où  il  lui  était  donné 


PARIS  587 

de  mettre  la  main!  cette  hotte,  cette  gerbe,  ce  fagot  de 
secrets  I  Le  docteur  Sulpice  lui-même  était  atteint  par 
la  dernière  ligne  qu'elle  venait  de  lire. 

Dans  plus  de  trois  cents  romans,  Virginie  avait  vu 
qu'en  surprenant  certains  secrets,  on  arrivait  tout  douce- 
ment à  l'aisance. 

Elle  rêvait  déjà  une  riante  maison  de  campagne  au 
bord  d'un  ruisseau  ombragé  de  saules  et  d'aunes,  avec 
des  prairies  vertes  et  de  grands  bœufs... 

Le  docteur  Sulpice  parut  sur  le  seuil. 

—  Eh  bien  !  petite  cousine,  demanda-t-il  gaiement, 
sommes-nous  prêts? 

—  Laissez-nous,  Virginie,  dit  Chifïon.  Veuillez  vous  as- 
seoir, monsieur. 

Sulpice,  étonné,  la  regarda. 

Quand  Virginie  eut  poussé  la  porte,  Ghiflbu  tendit  le 
manuscrit  an  docteur,  et  reprit  : 

—  Il  y  a  là-dedans,  mon  cousin,  des  choses  qui  vous 
regardent... 

—  C'est  l'écriture  de  Solange  !  s'écria  hî  docteur. 

—  Celle  que  vous  appelez  Solange  a  écrit  cela  dans 
sa  prison.  Je  m'en  suis  fait  commencer  la  lecture  par 
ma  femme  de  chambre.  Peut-être  en  a-t-elle  déjà  trop  lu  ; 
mais  comme  je  veux  savoir  le  reste  et  que  je  crains  de 
vous  nuire  en  donnant  à  d'autres  connaissance  de  certains 
faits,  je  vous  prie,  mon  cousin,  de  vouloir  bieji  m'ache- 
ver  ce  maimscrit. 

Elle  était  pâle,  mais  calme.  Sulpice  prit  le  caliier. 

—  Nous  somme?  à  cette  ligne,  continua  Chiffon  :  u  Si 
je  voulais,  le  docteur  seiait  emprisonné  comme  étant 
mon  coinplici'....  » 

Le  docteur  se  mit  en  devoir  de  poursuivre  sans  répli- 
•|uer.  Chiffon  l'arrêta. 

—  Est-ce  la  v(irité,  cela?  demanda-t-elle  à  voix  basse. 


XIX 


MADEMOISELLE   MARIE    DE    ROSTAN, 


Le  docteur  Snlpicc  prit  la  main  de  Chiffon  et  la  porta 
jusqu'à  ses  lèvres  en  souriaiît  d'un  air  tranquille. 

—  Ma  petite  cousine,  dit-il,  je  n'ai  pas  lu  ce  manuscrit, 
mais  je  connais  assez  la  vie  et  le  comr  de  Solange  Beau- 
vaiso  pur  savoir  au  juste  ce  qui  a  pu  totnl^er  de  sa  plume. 
Je  n'ai  jamais  entendu  Solange  mentir,  et  je  suis  bien 
certain  que  sa  souffrance  même  ne  lui  a  point  arraché 
d'accusation  contre  moi. 

—  Elle  vous  accuse  de  J'avoir  abandonmk*,  dit  Chif- 
fon. 

—  Ceci,  mademoiselle,  reprit  le  docteur,  dont  le  front 
eut  un  nuage,  ceci  est  une  affaire  entre  elle  et  moi. 

—  Mais  elle  n'est  pas  coupable,  monsieur  I  s'écria 
(Uiiffbn,  prèle  à  engager  vaillamment  la  bataille. 

Le  image,  qui  avait  un  instant  assombri  le  beau  front 


PARIS  289 

de  Sulpice,  se  dissipa  pour  faire  place  de  nouveau  à  son 
fier  et  tranquille  sourire. 

—  Ma  chère  Marie,  reprit-il,  de  toute  manière,  vous 
deviez  savoir  aujourd'hui  qui  vous  êtes  et  ce  que  je  veux 
faire  de  vous.  Je  vois  que  ce  manuscrit  de  la  pauvre  So- 
lange est  adressé  à  madame  Beauvais  ;  (ille  a  du  glisser 
nécessairement  sur  certains  détails  qui  n'eussent  point 
intéressé  sa  mère... 

—  A  peine  dit-elle  un  mot  de  mes  parents,  interrompit 
Chiffon. 

—  Nous  parlerons  longuement,  nous  deux,  de  votre 
père  et  de  votre  mère,  ma  petite  cousine.  Votre  père  était 
UQ  noble  jeune  homme.  Votre  mère  était  un  ange  de 
bonté.  Si  j'ai  gardé  le  silence  vis  à-vis  de  vous  depuis  un 
mois,  c'est  que  le  moment  n'est  pas  venu.  Mais,  en  pré- 
sence de  M.  le  duc.  de  Rostan,  je  comptais  vous  dire,  au- 
jourd'hui même,  l'histoire  de  votre  famille.  Vous  avez 
mal  fait,  chère  enfant,  de  recourir  à  une  servante  pour 
connaître  le  contenu  de  ces  papiers.  Vous  avez  bien  fait 
d'en  interrompre  la  lecture,  fut-ce  un  peu  tard.  Je  vais 
continuer  cette  lecture,  fidèlement  et  docilement,  puis- 
que vous  le  désirez.  Vous  avez  dû  voir  là-dedans  que 
mon  père  était  le  serviteur  dévoué  du  vôtre.  Je  suis  glo- 
rieux de  ressembler  à  mon  père,  et  chaque  fois  que  vous 
ordonnerez,  mademoiselle  de  Rostan,  j'aurai  du  bonheur 
avons  obéir. 

Sulpice  avait  débuté  par  prendre  un  ton  caressant.  A 
mesure  qu'il  parlait,  sa  voix  se  fit  plus  grave  et  plus 
triste.  Eu  prononçant  les  derniers  mots,  il  s'inclina  pres- 
que froidement. 

—  Mon  cousin...  balbutia  la  jeune  fille  étonnée. 

—  C'est  vrai,  mademoiselle  Marie,  interrompit  Sulpice 
à  son  tour,  je  suis  votre  cousin  par  alliance,  votre  cousin 
germain.  Cette   alliance    m'était   commandée  :  je   n'ai 

11  25 


290  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

point  à  m'en  excuser.  Si  l'on  pouvait,  après  avoir  épousé 
le  malheur,  répudier  la  richesse,  Irène,  ma  femme,  au- 
rait les  mêmes  droits  que  vous  à  la  fortune  de  Rostan  ; 
mais  vous  la  posséderez  seule,  parce  qu'Irène  est  ma 
femme.  Je  ne  veux  pas  de  cette  fortune,  ma  cousine  ;  je 
veux  tout  pour  vous,  rien  pour  nous. 

—  Bon  cousi)i,  s'écria  Chiffon,  de  quoi  me  parlez-vous 
là?  Vous  m'avez  prise  dans  un  grenier,  je  m,'en  souviens 
bien.  Si  j'ai  dit  ou  fait  quelque  chose  qui  vous  déplaise, 
grondez-moi  comme  il  faut  et  ne  vous  gênez  pas.  Mais 
ne  me  traitez  pas  comme  une  duchesse,  ou  bien  vous  me 
rendrez  la  fille  la  plus  malheureuse  du  monde. 

—  Vous  serez  duchesse,  ma  cousine,  répliqua  le  doc- 
teur. 

En  même  temps  il  rouvrit  le  cahier  de  Solange  et 
reprit  la  lecture  en  répétant  la  dernière  phrase  : 

«...  Si  je  voulais,  le  docteur  serait  emprisonné  comme 
étant  mon  complice. 

«  C'est  le  docteur  qui  m'a  introduite  chez  M.  le  duc  de 
Rostan.  Ce  monde-là  ne  connaissait  point  ma  fatale 
aventure,  mais  je  n'avais  aucun  motif  pour  entrer  dans 
la  maison  de  M.  le  duc,  qui  est  sans  enfants.  Le  docteur 
me  plaça  près  de  lui  comme  lectrice  d'abord,  puis  le  duc 
eut  envie  de  prendre  des  leçons  de  musique.  Il  conçut 
de  l'amitié  pour  moi.  Nous  étions  trois  autour  de  lui  : 
Irène,  Gabrielle  de  Morges  et  moi.  Une  femme  qui  m'a 
poursuivie  avec  un  acharnement  implacable,  madame 
la  marquise  de  Rostan,  avait  aussi  grande  part  à  sa  con- 
fiance. 

«  J'avais  retrouvé  M.  Pernand  chez  le  duc.  Je  crois- 
que  madame  la  marquise  l'aime.    Elle  était  jalouse  de 
moi  .  Fernaud  courtisait  Gabrielle  de  Morges,  une  pau- 
vre enfant  qu'on  voulait  marier  au  roi  Truffe. 


PARIS  291 

((  La  marquise  avait  mon  secret  :  la  marquise  savait 
qu'on  m'avait  mise  en  prison  pour  vol. 

«  Moi,  innocente,  je  savais  qu'elle  était  criminelle  ;  et 
pourtant  les  armes  n'étaient  pas  égales.  Je  sentais  que, 
tôt  ou  tard,  je  tomberais  vaincue. 

«  Je  n'aurais  même  pas  osé  lui  dire,  de  peur  de  hâter 
le  coup  qu'elle  me  destinait  :  Je  sais  le  rôle  que  vous 
avez  joué  dans  la  nuit  du  six  mars  mil  huit  cent  trente- 
cinq,  sous  le  cap  Fréhel,  et  je  connais  le  nom  de  vos  trois 
victimes. 

«  A  qui  faire  croire  de  semblables  choses,  puisque 
Irène  et  le  docteur  Sulpice  gardaient  le  silence  ? 

c(  J'ai  besoin  de  te  faire  comprendre,  ma  mère,  dussé- 
je  te  le  répéter  cent  fois,  qu'Irène  était  pour  moi  une 
sœur  bien-aimée,  et  que  le  docteur  Sulpice  avait  agi 
vis-à-vis  de  moi  comme  le  meilleur  des  pères.  Leurs 
bontés  m'avaient  ôté  le  droit  de  les  juger.  Quand  le  doc- 
teur me  dit  ce  que  j'aurais  à  faire  auprès  de  M.  le  duc, 
je  fus  prise  d'une  grande  trisesse,  mais  je  ne  demandai 
pas  d'explication.  Sulpice  m'avait  dit  :  Vous  empêcherez 
M  .  le  duc  d'épouser  Gabrielle  de  Morges,  et  chaque  fois 
que  la  marquise  d'Astrée  entrera  le  soir  dans  la  chambre 
à  coucher  de  M.  le  duc,  vous  y  pénétrerez  après  elle 
pour...  )) 

Ici,  le  manuscrit  était  interrompu  et  le  papier  gardait 
de  nombreuses  traces  de  larmes. 

«  0  ma  mère  1  disait  Solange,  faisant  trêve  à  son  récit, 
j'ai  été  tout  un  jour  sans  reprendre  la  plume.  Je  suis  au 
secret.  Et  c'est  le  docteur  Sulpice  qui  en  est  la  cause. 
Est-ce  vrai,  cela,  ma  mère?  ou  plutôt,  est-ce  possible? 

«  Au  moment  où  je  traçais  la  dernière  ligne,  au  milieu 
de  laquelle  je  me  suis  arrêtée,  un  gardien  est  entré  dans 
ma  cellule.  Il  a  jeté  une  lettre  sur  ma  table.  Je  ne  con- 
nais pas  l'écriture.  Cette  lettre  dit  : 


292  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

((  Aujourd'hui  a  en  lieu  l'interrogatoire  de  M.  le  che- 
«  valier  Roger  do  Martroy,  en  son  domicile,  rue  de 
((  JVIontaigne.  Le  chevalier,  très-malade  du  coup  de  cou- 
«  teau-poignard  qu'il  a  reçu  au  château  de  Morges,  était 
«  incapable  de  répondre  aux  questions  du  magistrat 
«  instructeur.  Auprès  de  lui  étaient  madame  Sulpice  et 
«  M.  Robert  do  Galleran.  Le  docteur  Sulpice  a  été  appelé. 
«  Sa  femme  et  Galleran  se  sont  jetés  à  ses  genoux  pour 
ce  le  prier  d'avoir  pitié  de  vous  ;  le  docteur,  inflexible, 
«  s'est  servi  de  sa  mystérieuse  puissance  pour  délier  un 
«  instant  la  langue  du  blessé.  Roger  de  Martroy  a  dé- 
«  claré  qu'il  vous  avait  vue  jeter  une  poudre  blanche 
«  dans  le  breuvage  du  roi  Truffe.  Vous  êtes  perdue.  » 

«Telle  est  la  lettre  anonyme,  ma  mère,  je  la  transcris 
mot  à  mot. 

«  Et  je  termine  la  ligne  interrompue,  priant  Dieu  de 
me  donner  la  force  de  n'accuser  jamais  l'homme  qui  fut 
mon  bienfaiteur  I 

«Sulpice  m'avait  dit: — Vous  pénétrerez  dans  la 
chambre  à  coucher  de  M.  le  duc  après  la  marquise  d'As- 
trée,  et  vous  mêlerez  au  verre  d'eau  qui  est  toujours 
sur  sa  table  de  nuit  le  contenu  de  l'un  de  ces  paquets. 

«  En  même  temps  il  m'avait  remis  plusieurs  capsules 
renfermant  une  poudre  blanche  et  comme  impal- 
pable... » 

Chifî'on  s'agita  sur  son  siège.  Elle  étouffait. 

—  Veuillez  ne  pas  m'interrompre,  ma  cousine,  dit  le 
docteur;  désormais  le  temps  nous  presse,  et  je  ne  vou- 
drais pas  laisser  cette  lecture  inachevée. 

—  Pour  rien  au  monde,  moi,  je  n'y  consentirais 
monsieur,  répliqua  Chiffon  d'un  ton  ferme. 

Le  docteur  continua  : 

«  Ma  mère,  ma  bonne  mère,  tout  ceci  est  la  vérité 
pure.  Je  te  l'ai  dit,  je  devenais  triste.  Irène  devina  mes 


PARIS  293 

répugnances.  Un  soir,  elle  vint  dans  ma  chambre  et 
s'assit  auprès  de  mon  lit. 

«  — Sulpice  m'envoie  vers  vous,  Solange,  me  dit-elle. 
Nous  n'avons  plus  longtemps  à  combattre.  Ceux  qui 
doivent  hériter  du  nom  et  de  la  fortune  de  Rostan  sont 
près  d'arriver  à  Paris.  Sulpice  ne  veut  pas  que  vous  le 
serviez  en  aveugle.  Il  y  a  ici  un  démon  qui  rêve  sans 
cesse  le  mal.  Sulpice  a  découvert  chez  M.  le  duc  des 
symptômes  inquiétants.  Sa  conviction  est  que  M.  le  duc 
a  pris  du  poison.  C'est  vous  qui  lui  donnez  le  contre- 
poison chaque  soir. 

«  Quand  on  m'interrogera,  ma  mère,  faudra-t-il 
révéler  tout  cela? 

(( Il  y  a  six  semaines,  vers  la  fin  d'octobre,  M.  le 

duc  de  Rostau  acheta  à  M.  le  comte  de  Morges  un  beau 
château  que  ce  dernier  possédait  près  de  la  petite  ville 
de  Maintenon.  Le  pauvre  duc  est  un  homme  de  peu 
d'intelligence,  naïf  et  timide  comme  un  enfant.  Il  cherche 
partout  quelqu'un  à  aimer,  mais  il  semble  que  son  im- 
mense fortune  est  comme  une  muraille  entre  lui  et  le 
cœur  de  ceux  qui  l'entourent.  Moi,  je  l'aimais  et  j'ai 
senti  parfois  mes  yeux  se  mouilller  quand  il  disait  :  Je 
voudrais  être  pauvre  et  avoir  une  famille. 

((  Il  nous  emmena  tous  à  ce  beau  château  de  Mainte- 
non.  M.  le  marquis  de  Rostan,  homme  brutal  et  mé- 
chamment stupide,  dont  la  vie  est,  depuis  des  années, 
une  sorte  d'ivresse  somnolente,  m'avait  fait  sonder  cet 
automne  par  un  personnage  de  discrète  perdition,  nom- 
mé M.  P.  J.  Gridaine.  M.  le  marquis  voulait,  disait-il, 
m'arracher  à  la  position  fâcheuse  que  j'occupais  et 
m'élever  â  cet  honneur  d'être  sa  maîtresse.  Je  n'avais 
pas  daigné  répondre  à  M.  P.  J.  Gridaine. 

((  En  route,  je  fus  placée  à  côté  de  M.  le  marquis.  II 
me  fatigua  de  ses  hommages  ;  et,  comme  je  le  repous- 
II  25* 


294  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

sais  froidement,  il  me  dit  :  «  D'autres  sont  plus  heureux 
que  moi.  »  Il  prononça  le  nom  de  M.  Fernand. 

c(  Une  fois  au  château,  les  poursuites  de  cet  homme 
devinrent  intolérables.  En  même  temps,  madame  la 
marquise  eut  une  recrudescence  de  jalousie,  toujours  à 
propos  de  M.  Fernand,  et  une  fois  que  j'étais  au  piano, 
accompagnant  le  chevalier  Roger  de  Martroy,  elle  me  fit 
à  l'oreille  une  sanglante  menace. 

«  Je  compris  que  cette  femme  n'attendait  qu'une  occa- 
sion pour  m'accabler  sous  le  hasard  de  mon  passé. 

((  C'est  la  seule  chose  que  je  me  reproche,  ma  bonne 
mère,  et  si  j'avais  réussi  dans  mon  dessein,  je  serais  près 
de  toi,  heureuse  et  libre  :  je  songeai  à  déserter  mon 
poste  ;  je  voulus  fuir. 

«  Sulpice  et  sa  femme  s'y  seraient  opposés.  Je  dus 
chercher  un  autre  auxiliaire. 

(i  M.  de  Galleran  m'aimait,  je  n'étais  plus  à  en  douter, 
mais  je  ne  voulais  pas,  à  cause  de  cela  même,  me  servir 
de  lui.  Je  songeai  à  Fernand.  Depuis  que  je  voyais  ce 
monde  du  roi  Truffe,  comme  ils  appellent  tous  M.  le 
duc  de  Rostan,  j'avais  appris  des  particularités  fâcheuses 
sur  le  compte  de  Fernand.  Je  n'ignorais  pas  qu'il  y 
avait  danger  à  nouer  avec  lui  des  rapports  d'un  genre 
quelconque  ;  mais,  isolée  comme  je  l'étais,  avais-je  le 
choix?  Je  chargeai  le  chevalier  de  IMartroy  d'une  lettre 
pour  Fernand.  Quelques  minutes  après,  Fernand  entrait 
dans  le  salon  avec  M.  Robert  de  Galleran.  Je  redeman- 
dai ma  lettre  au  chevalier  et  peut-être  fut-ce  la  source 
de  sa  première  impression  mauvaise.  On  ne  croit  pas  au 
crime  du  premier  coup.  Le  chevalier  eût  hésité  à  m'ac- 
cuser,  s'il  eût  compris  ma  conduite. 

«  Je  me  souviens  qu'au  moment  où  je  le  chargeai  de 
la  lettre,  le  chevalier  me  jeta  un  regard  étrange.  On  le 
croyait  amoureux  de  Gabrielle.  Plus  d'une  fois  il  s'était 


PARIS  295 

approché  de  moi  comme  pour  me  parler,  et  jamais  il 
n'avait  osé.  C'était  sans  doute  pour  me  prier  de  le  ser- 
vir auprès  de  Gabrielle. 

((  Mais  à  dater  de  cette  soirée,  les  événements  se  préci- 
pitèrent avec  une  telle  rapidité  qu'il  n^y  eut  plus  de 
place  pour  les  explications.  M.  de  .Galleran  fit  à  peine 
attention  à  moi.  Il  remit  une  lettre  à  Irène  et  la  mar- 
quise Astrée  accapara  Fernand. 

((  J'entendis  bien  que  la  marquise  reprochait  à  Fer- 
nand sa  prétendue  inclination  pour  moi.  Pendant  que 
j'étais  ainsi  préoccupée,  M.  le  marquis  vint  s'asseoir  à 
côté  de  moi,  et  me  parla  tout  bas.  Je  ne  saisissais  point 
le  sens  de  ses  paroles.  Quand  je  me  levai  enfin,  et  trop 
tard,  je  vis  plusieurs  de  ces  messieurs  sourire  en  me 
regardant. 

«  J'étais  sur  une  pente  fatale.  Quelque  chose  m'entraî- 
nait. Je  sentais  parfaitement  que  j'allais  à  quelque 
catastrophe. 

ce  Ce  monde  du  roi  TrufTe  n'était  même  pas  le  monde 
de  mon  ancienne  maîtresse,  madame  la  comtesse  de 
Colombel.  Je  n'avais  aucun  ménagement  à  espérer.  Ma 
résolution  était  prise  ;  le  lendemain,  je  comptais  partir. 

((  Pourquoi  ne  le  dirais-je  pas,  ma  mère?  Pendant 
toute  celte  soirée  je  souffris  de  la  conduite  de  M.  de 
Galleran.  Irène  avait  été  jalouse  de  moi,  je  fus  jalouse 
d'Irène.  Je  ne  sais  pourquoi,  depuis  quelque  temps, 
j'avais  remords  des  soupçons  que  M.  de  Galleran  m'avait 
inspirés.  Je  lui  en  tenais  compte  en  quelque  sorte,  et 
j'aurais  voulu  l'en  indemniser.  De  son  côté,  il  me  cher- 
•  ehait  sans  cesse,  et  son  amour,  très-respectueux,  se 
trahissait  de  mille  manières.  D'où  venait  ce  change- 
ment ?  Je  t'ai  dit  commo  Irène  est  belle. 

«  lïélas  î  je  ne  devais  pas  garder  longtemps  ces 
petites  tristesses.  A  peine  étais-je  dans  ma  chambre  que 


296  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

j'entendis  le  pas  de  la  marquise  Astrée  dans  le  corridor. 
Elle  resta  un  quart  d'heure  chez  M.  le  duc.  Je  voulus 
remplir  une  dernière  fois  mon  devoir,  et  je  quittai  ma 
chambre  sans  bruit,  emportant  une  des  capsules  que  le 
docteur  m'avait  confiées. 

«  M.  le  duc  dormait.  Au  moment  où  je  versais  la 
poudre  dans  son  verre  d'eau,  j'entendis  un  bruit  du  côté 
de  la  porte  ouverte.  Je  m'élançai.  Une  ombre  courait 
au-devant  de  moi  dans  les  corridors  obscurs.  Je  la  pour- 
suivis jusqu'à  la  terrasse,  au  bas  de  laquelle  je  trouvai  le 
malheureux  chevalier  de  Martroy,  blessé  d'un  coup  de 
poignard  et  baigné  dans  son  sang. 

«  Une  lutte  avait  eu  lieu  entre  lui  et  M.  le  marquis  de 
Kostan,  qui  était  là  pour  moi.  Roger,  épris  de  cet 
amour  rêveur  qu'inspirent  souvent  les  toutes  jeunes 
filles,  aimait  à  errer  la  nuit  sous  les  fenêtres  de  Gabrielle, 
qui  donnaient,  comme  les  miennes,  sur  la  terrasse. 

((  C'était  lui  qui,  guidé  par  je  ne  sais  quelle  curiosité, 
s'était  glissé  sur  mes  pas  jusqu'à  la  chambre  à  coucher 
de  M.  le  duc.  Il  m'avait  vue.  En  faisant  sa  déclaration  à 
la  justice,  Roger  n'a  dit  que  la  vérité. 

((  Le  marquis,  lâche  et  sanguinaire,  s'était  servi  de 
son  couteau-poignard  contre  un  homme  sans  armes. 

«  Le  lendemain,  le  bruit  se  répandit  qu'on  avait 
trouvé  de  l'arsenic  dans  le  verre  de  M.  le  duc,  et  je  fus 
arrêtée. 

«  Depuis  lors,  je  n'ai  vu  âme  qui  vive. 

((  Ma  mère  chérie,  cette  fois  comme  l'autre,  je  suis 
innocente.  Pardonne-moi  tout  le  mal  que  cette  lettre  va 
te  faire,  et  console  toi  eu  pensant  que  si  je  meurs  toute 
jeune,  je  n'ai  eu  cependant  que  trop  de  temps  pour  être 
malheureuse  ici-bas;  console-toi  surtout  par  cette  assu- 
rane  que  je  te  donne  ici  de  mourir  chrétiennement, 
comme  j'ai  vécu. 


PARIS  297 

((  Ma  dernière  volonté  est  que  tu  fasses  tenir  un  double 
de  cet  écrit  au  docteur  Sulpice.  Je  n'ai  pas  besoin  de  te 
recommander  le  secret  le  plus  absolu. 

«  Et  maintenant,  adieu,  ma  mère,  ma  bien-aimée 
mère.  Si  j'étais  morte  là-bas,  dans  notre  Bcrry,  tu  m'au- 
rais donné  une  croix  sous  les  grands  ifs  du  cimetière. 
Parfois,  le  dimanche  soir,  tu  serais  venue  avec  mon  frère 
et  ma  sœur.  Vous  êtes  pieux  à  visiter  les  morts.  Et  ne 
voit-on  pas  les  grands  ifs  de  ta  fenêtre? 

((  J'aurais  aimé  cela.  On  doit  reposer  mieux  près  de  la 
maison  où  fut  le  berceau,  sous  le  regard  de  ceux  qui 
vous  furent  cliers.  J'y  pense  souvent.  C'eût  été  la  dou- 
ceur de  mes  derniers  moments,  si  j'avais  pu  me  dire  : 
Ma  tombe  touchera  la  tombe  de  mon  père. 

«  Mais  tu  es  trop  pauvre,  je  le  sais  bien.  Garde  le  peu 
que  tu  as  pour  tes  enfants  qui  vivent.  Moi  je  dormirai  dans 
un  des  cimetières  de  Paris,  vastes  comme  une  ville,  où 
il  n'y  a  point  de  sentier  pour  aller  aux  tombes,  perdues 
dans  la  cohue  des  sépultures  sans  nom. 

«  Je  n'ai  plus  d'amis  et  tu  es  loin,  ma  mère.  Je  dor- 
mirai, je  dormirai  bien.  Nulle  voix  connue  ne  m'ap- 
pellera. L'herbe  qui  croîtra  sur  moi  n'aura,  pour  la 
mouiller,  que  la  rosée.  Qui  donc  m'apporterait  une 
larme  ? 

«  Je  dormirai.  Dans  un  mois,  si  tu  venais,  ma  mère, 
ne  demande  pas  :  où  l'a-t-on  mise  ?  Personne  ne  saurait 
cela.  On  rirait  de  toi,  pauvre  femme  en  deuil.  Ne 
viens  pas. 

«  Mon  âme  ira  où  tu  es,  je  te  le  promets,  ma,  mère... 

«  ...  Je  me  souviens  d'y  être  venue.  C'était  au  Père- 
Lachaise,  par  une  matinée  de  printemps.  Il  y  avait  une 
tombe  en  marbre  blanc  avec  des  larmes  dorées.  Tout 
autour,  des  lilas,  des  violettes  et  des  roses.  Devant  la 


298  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

balustrade,  uu  jeune  homme  était  agenouillé.  Il  pleurait 
en  effeuillant  lentement  une  fleur. 

«  —  Même,  ici,  me  dit  ma  compagne,  Paris,  est  le  para- 
dis des  femmes... 

«  Ma  mère,  je  vais  aller,  moi,  dans  le  paradis  de  Dieu. 

«  Ecoute,  ou  doit  souffrir  bien  plus  pour  mourir, 
quand  on  vécut  heureux.  La  mort  est  bonne  à  ceux  qui 
souffrent.  Cette  jeune  fille  qui  était  dans  la  tombe 
blanche  avec  des  larmes  d'or,  on  Taimait,  car  les  fleurs 
étaient  toutes  fraîches.  Sans  doute  aussi  qu'elle  aimait. 
Un  grand  deuil,  ma  mère  I  Elle  était  riche,  belle, 
joyeuse...  Qu'ai-je  à  regretter,  moi?  mes  pleurs? 

«  Tu  diras  à  ma  chère  petite  Glaire  d'être  bien  sage  :  je 
la  verrai  de  là-haut  ;  tu  diras  à  mon  petit  Henri  de  penser 
à  moi  quand  il  va  approcher  de  la  sainte  table  pour  la 
première  fois.  Bel  ange  I  a-t-il  toujours  ses  grands  che- 
veux blonds?  Je  ris,  tiens,  ma  mère,  en  songeant  que 
je  fais  encore  des  questions. 

«  Je  ris  souvent.  J'ai  peine  à  pleurer.  Mes  yeux  sont 
secs  et  ma  tète  ardente.  Tu  ne  me  reconnaîtrais  pas... 

((  J'ai  oublié  de  te  dire  cela  :  Hier,  j'ai  vu  l'avocat 
chargé  de  me  défendre.  11  me  croit  coupable.  Il  me 
trouve  belle. 

((  J'ai  tout  dit,  ma  mère.  Adieu  encore,  adieu  pour 
toujours.  Quand  tu  auras  lu  cette  longue  lettre  qui  a 
rendu  pour  moi  plus  douces  les  heures  de  ma  captivité, 
tu  prendras  Henri  et  Glaire  par  la  main,  tu  les  mèneras 
dans  mon  ancienne  chambre,  où  est  le  petit  portrait. 
Quand  on  le  fit,  j'avais  douze  ans  ;  mon  père  le  gardait 
à  son  chevet.  Vous  vous  agenouillerez  tous  trois  devant 
l'image  de  la  Vierge  qui  est  au  fond  de  mon  lit  et  vous 
prierez  Dieu  pour  la  morte.  A  cette  heure-là,  je  ne  souf- 
frirai plus...  )) 

Le  docteur  referma  le  cahier  et  le  déposa  sur  la  table. 


I 


PARIS  299 

Chiffon  essuya  ses  yeux  endoloris  par  les  larmes. 

—  Il  n'y  a  plus  rien?  demanda-t-elle. 

—  Plus  rien,  répondit  le  docteur. 
Chiffon  le  regarda  en  face. 

—  Vous  n'avez  pas  pleuré,  dit-elle. 
Sulpice  garda  le  silence. 

—  Oh  I  pauvre  fille  I  pauvre  fille  !  s'écria  Chiffon,  elle 
a  bien  raison  de  dire:  Je  n'ai  plus  d'amis! 

—  Vous  avez  raison  de  la  plaindre,  Marie,  prononça 
Sulpice  lentement  ;  elle  est  innocente  et  très-malheu- 
reuse. 

—  Innocente  aussi  de  ce  vol,  n'est-ce  pas?  demanda 
Chiffon. 

Le  docteur  inclina  la  tête  en  signe  d'affirmation,  puis 
il  consulta  sa  montre  et  se  leva. 

—  Ma  cousine,  dit-il,  préparez-vous,  je  vous  prie, 
nous  allons  partir. 

Il  avança  la  main  pour  sonner  Virginie.  Chiffon 
l'arrêta. 

—  Pas  encore,  mon  cousin,  fit-elle  ;  j'ai  à  causer  avec 
vous.  Je  ne  connais  pas  assez  le  monde  pour  savoir  où 
vous  prenez  votre  puissance,  mais  je  sais  que  vous  avez 
de  la  puissance.  Mon  amie  Solange  le  dit  :  je  la  crois. 

—  Votre  amie  Solange!  répéta  Sulpice  avec  surprise. 

—  Oui,  oui  !  mon  amie  !  s'écria  Chiffon  enthousiaste 
et  plus  charmante.  Comprenez-moi,  mon  cousin,  je  suis 
Bretonne  et  entêtée.  Je  veux  la  sauver  et  je  la  sauverai  ! 

—  Comment  la  sauverez-vous? 

—  Ah  1  je  m'embarrasse  bien  <ie  cela  !  Vous  dites  que 
vous  m'aimez  :  je  la  sauverai  par  vous. 

Sulpice  secoua  la  tête. 

—  Je  l'aime  aussi,  dit-il  à  voix  basse. 

—  Et  vous  la  laissez  en  prison  1 

—  Et  d'un  mot,  je  pourrais  lui  rendre  la  liberté. 


300  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

Chiffon  était  debout  devant  lui.  Ses  yeux  lançaient 
des  éclairs. 

—  Pourquoi  ne  le  faites-vous  pas?  dit-elle,  pourquoi? 

—  Pour  vous,  répondit  Sulpice  après  un  silence. 
Chiffon  recula  et  son  visage  se  couvrit  de  pâleur.  Un 

instant  elle  resta  muette.  Sulpice  sonna  et  Virginie  pa- 
rut. En  entrant,  Virginie  lorgna  le  cahier  qui  restait 
sur  le  guéridon.  C  'îtait  son  bien,  mais  elle  n'osait  plus 
y  toucher. 

—  Allez  prévenir  M°^^  Sulpice,  dit  le  docteur  ;  nous 
sommes  prêts  et  nous  l'attendons. 

Quand  Virginie  fut  sortie,  Chiffon  dit  ; 

—  Moi,  je  ne  suis  pas  prête. 

Elle  dégrafa  son  mantelet  et  alla  s'asseoir  au  coin  du 
feu. 

Les  sourcils  du  docteur  se  froncèrent. 

—  Oh  I  dit  Chiffon,  vous  ne  me  faites  pas  peur  ! 

—  Allez-vous  être  ingrate  déjà,  ma  cousine  ?  murmura 
Sulpice. 

—  S'il  faut  être  ingrate  pour  la  sauver,  mon  cousin, 
je  serai  ingrate  ! 

—  Ecoutez  moi,  ma  chère  enfant,  dit  le  docteur  qui 
vint  s'asseoir  à  côté  d'elle  ;  je  vous  ai  fait  lecture'  de  ce 
manuscrit,  parce  que  vous  le  désiriez,  d'abord;  vos 
désirs  sont  des  ordres  pour  moi.  Ensuite,  parce  qu'il 
contient  certaines  choses  qu'il  vous  était  bon  de  con- 
naître. Cependant  le  manuscrit  de  votre  amie  Solange 
(il  appuya  sur  le  mot  amie  avec  complaisance)  n'a  pas 
pu  vous  dire  tout  ce  que  j'ai  fait  pour  les  vôtres  et  pour 
vous  depuis  que  j'existe.  11  n'y  a  qu'un  seul  être  au 
mande  pour  savoir  cela  ;  c'est  moi.  J'arrive  au  but  après 
des  années  de  peines  et  de  fatigues  ;  ne  soyez  pas  vous- 
même  la  dernière  entrave  posée  en  travers  de  ma  route. 


PARIS  301 

Je  vous  écarterais,  ma  cousine,  comme  j'ai  écarté  toutes 
les  autres. 

—  Alors,  vous  voulez  me  servir  malgré  moi  ?  deman- 
da Chiffon  révoltée. 

—  Oui,  ma  cousine,  je  le  veux. 

—  Eh  bien  I  moi,  s'écria  Chiffon,  relevant  le  gant  avec 
sa  vaillance  ordinaire,  je  ne  veux  plus  de  vos  services, 
monsieur  I  Yous  tuez  une  pauvre  fille  pour  moi,  je 
l'aime  mieux  que  vous  !  Avez-vous  pu  lire  sans  pleurer, 
cet  endroit  où  elle  dit  à  sa  mère  de  ne  pas  vous  accuser? 
J'ignore  en  quoi  son  malheur  peut  vous  aider,  mais  ma 
chère  mère  n'est  pas  morte  ainsi  toute  jeune  volontai- 
rement, sans  avoir  un  cœur,  n'est-ce  pas  I  Moi,  j'ai  le 
cœur  de  ma  mère.  Je  mourrai  quand  on  voudra.  Vous 
dites  que  je  suis  la  fille  des  grands  seigneurs  et  des  che- 
valiers. Ceux-là  me  voient,  car  ils  étaient  chrétiens  et  ils 
sont  au  ciel.  Oserez-vous  dire  qu'ils  ne  sont  pas  contents 
de  moi  I 

Sulpice  la  regardait.  Son  émotion  était  tout  au  fond 
de  son  âme,  et  Chiffon  ne  pouvait  point  la  deviner  sur 
son  visage.  C'était  bien  une  RostanI  Où  avait-elle  pris 
cette  belle  fierté,  l'enfant  qui  s'en  allait  naguère  courant 
par  les  foires  bretonnes,  ou  chantant  sur  les  boulevards 
pour  un  sou  ? 

—  Vous  ne  répondez  pas,  poursuivit  Chifibn;  je  ne 
sais  pas,  moi,  en  vérité,  pourquoi  ils  disent  tous  que  vous 
êtes  bon  î  vous  tuez  vos  amis,  et  votre  femme  est  mal- 
heureuse î 

Ce  coup-là  portait  en  plein  cœur.  Sulpice  tressaillit, 
et,  durant  une  seconde,  le  jouge  vint  à  son  front  pâle. 
Chiffon  prit  cela  pour  de  la  colère. 

—  Fâchez-vous  !  s'écria-t-elle,  renvoyez -moi  !  Aussi 
})ien,  si  vous  ne  me  renvoyez  pas,  je  m'en  irai  toute 
seule.  Vous  aimiez  mon  père  et  ma  mère,  c'est  bien  ;  à 

H  26 


302  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

cause  de  cela,  vous  voulez  me  donner  leur  nom  et  des 
millions.  C'est  trop  pour  être  heureuse,  des    millions, 
mais  on  ne  choisit  pas  sa  destinée  :  Va  pour  des  mil- 
lions î  Je  ne  sais  pas  au  juste  ce  que  cela  vaut.  Mais  tout 
l'or  du  monde,  entendez-vous,  monsieur  le  docteur  Sul- 
pice,  ne  vaut  ni  une  larme,  ni  une  goutte  de  sang.  Je  ne 
vous  laisse  pas  même  le  temps  de  me  faire  cette  menace 
qui  pendait  à  vos  lèvres,  je  ne  vous  laisse  pas  le  temps 
de  me  dire:  Marie,  si  vous  ne  venez  pas  chez  le  duc  de 
Rostan,  vous  perdez  une  fortune.  Je  vous   dis,  moi,  à 
l'avance,  et  en  toute  vérité:  cette  fortune-là,  je  m'en 
moque  I 

Irène  entrait  en  ce  moment. 

—  Ma  bonne  cousine,  lui  dit  Chiffon,  je  vous  annonce 
que  je  vais  reprendre  ma  jupe  d'épluehe  et  mes  sabots 
pour  retourner  en  Bretagne. 

Irène  alla  fermer  la  porte  sur  Virginie,  qui  tâchait  de 
voir  et  d'entendre. 

—  Mon  Dieu  !  reprit  Chiffon,  ce  n'est  pas  la  peine  de 
faire  tant  de  mystère.  J'en  ai  assez  de  vos  grandeurs  ! 
J'avais  envie  de  jouer  à  la  dame  et  d'avoir  des  robes  de 
soie.  J'en  ai  eu.  Je  m'ennuie  d'être  belle  pour  d'autres 
que  pour  mon  Loriot.... 

—  Voilà  la  chose,  ma  cousine,  interrompit-elle  ;  votre 
mari  veut  que  je  sois  riche.  Pour  que  je  sois  riche,  il 
faut,  paraitrait-il,  que  Solange  Beauvais  meure  de  cha- 
grin dans  sa  prison.  Approuvez-moi  ou  ne  m'approuvez 
pas,  j'envoie  promener  cette  fortune-là  I 

Irène  s'élança  vers  elle  et  lui  prit  les  deux  mains. 

—  Ne  me  prêchez  pas  !  dit  Chiffon,  c'est  impossible 
de  me  convertir  î  Au  lieu  d'aller  chez  votre  duc,  je  vais 
me  faire  enseigner  la  route  de  la  prison  où  est  mon  amie, 
Solange... 


PARIS  303 

—  Son  amie  Solauge  I  répéta  à  son  tour  Irène  qui  in- 
terrogea Sulpice  du  regard. 

—  Elles  ont  fait  connaissance  là-dedans,  répondit  le 
docteur  en  montrant  le  manuscrit  dé  la  prisonnière. 

Irène  saisit  le  cahier  et  porta  l'écriture  à  ses  lèvres. 
Chiffon  ouvrit  de  grands  yeux. 

—  Vous  l'aimez  donc  encore,  vous?  demanda -t-elle  : 
c'est  bon  I  je  reviendrai  vous  voir  quand  mon  cousin  Sul- 
pice ne  sera  pas  là.  Eh  bien  !  savez-vous,  bonne  cousine, 
je  vais  aller  trouver  notre  Solange  ;  je  lui  dirai  que  vous 
l'aimez,  je  lui  dirai  que  M.  de  Galleran  pleure  quand  il 
parle  d'elle.  Et  je  raconterai  aux  juges,  ajouta-t-elle  en 
touchant  le  manuscrit  d'un  geste  énergique,  tout  ce 
qu'il  y  a  là-dedans,  je  le  sais  par  cœur  I 

—  Sulpice  I  Sulpice  I  s'écria  Irène,  émue  jus(ju'aux 
larmes,  résisterez-vous  à  cela? 

—  M^'^  de  Rostan,  dit  Sulpice  froidement,  ne  connaît 
pas  le  prix  de  ce  qu'elle  refuse.  Elle  n'a  aucune  idée 
dune  fortune  semblable  à  celle  de  M.  le  duc.  Je  la  laisse 
libre.  Dans  mon  opinion,  il  n'est  pas  permis  de  servir 
quelqu'un  malgré  lui.  Mademoiselle  de  Rostan  agira 
comme  elle  l'entendra.  Ma  maison  sera  toujours  la 
sienne  ;  mais  les  portes  de  ma  maison  resteront  toujours 
ouvertes  pour  sortir  comme  pour  rentrer. 

Il  prit  son  chapeau  et  se  dirigea  vers  la  porte. 

—  Adieu  mon  cousin,  dit  Chiffon,  je  vais  sortir  et  je 
ne  rentrerai  pas. 

Au  moment  de  passer  le  seuil,  le  docteur  Sulpice  se 
retourna. 

—  Avant  de  m'éloigner,  reprit-il,  je  dois  dire  à  made- 
moiselle de  Rostan  que  j'ai  fait,  suivant  ses  ordres,  des 
recherches  pour  retrouver  son  jeune  compagnon. 

—  Loriot  I  s'écria  Chiffon  qui  était  déjà  en  train  de 
jeter  son  camail  sur  ses  épaules. 


304  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

IrèDe  et  Sulpice  échangèrent  un  regard  à  la  dérobée. 

Chiffon  s'était  élancée  vers  le  docteur.  Sa  fierté  était 
loin.  Elle  avait  un  sourire  caressant  et  plein  de  prières. 
C'était  bien  en  ce  moment  notre  petite  Chiffon  d'au- 
trefois. 

—  Vous  l'avez  retrouvé  ?  dit-elle. 

—  Oui,  répondit  le  docteur,  je  l'ai  retrouvé. 

—  Où  est-il?  où  est-il? 

—  Tout  ce  que  je  puis  vous  dire,  repartit  le  docteur, 
c'est  que  vous  auriez  vu  votre  ami  chez  M.  le  duc  de 
Rostan. 

— Ah  I  s'écria  Chiffon,  qui  se  redressa  indignée,  vous 
voulez  m'acheter?  C'est  mal.  Oui,  oui,  vous  aviez  bien 
trouvé  I  je  l'aime  plus  que  moi-même  I  Mais  Dieu  me  dit 
de  ne  pas  abandonner  cette  pauvre  femme,  même  pour 
retrouver  mon  Loriot,  et  Dieu  me  le  rendra  sans  vous  I 

En  parlant,  elle  avait  noué  son  mantelet  et  mis  son 
chapeau.  Elle  courut  vers  la  porte.  Au  devant  de  la 
porte  elle  trouva  Irène  et  Sulpice.  Irène  la  pressa  contre 
son  cœur.  Cette  fois,  le  docteur  Sulpice  avait  des  larmes 
dans  les  yeux. 

—  Père,  murmura-t-il,  les  mains  jointes  et  le  regard 
au  ciel,  Rostan  revivra  :  son  cœur  n'est  pas  mort  I 


XX 


ACTES  NOTARIÉS. 


Ils  étaient  tous  les  trois  assis  autour  du  foyer,  Chiffou, 
Irèoe  et  Sulpice.  Chiffon  était  au  milieu.  Elle  avait  à 
répondre  à  de  doubles  caresses. 

—  Qu'aurais-tu  fait,  enfant  chérie,  demanda  Irène, 
là-bas,  à  la  prison,  avec  les  geôliers  et  les  gardiens? 

—  J'aurais  tant  prié,  répondit  Chififon,  qu'on  m'aurait 
laissé  entrer  près  de  la  pauvre  Solange. 

—  Mais  il  n'y  a  point  de  pitié,  ma  fille.  On  a  beau 
prier,  on  a  beau  pleurer,  la  consigne  est  là.  J'y  suis 
allée,  moi,  qui  te  parle... 

—  Oh I  vous,  cousine,  vous  êtes  bonne  I  interrompit 
Chiffon,  qui  jeta  au  docteur  un  regard  d'espiègle  ran- 
cune. 

Sulpice  lissait  de  la  main  les  belles  masses  de  ses 
clieveux. 

II  26* 


306  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

—  Lui  aussi,  reprit  Irène,  il  vaut  mieux  que  nous 
tous. 

Sulpice  eut  un  de  ces  sourires  tristes  et  doux  qui 
donnaient  à  sa  physionomie  une  expression  si  par- 
ticulière. 

—  Marie,  dit-il,  c'est  vous  qui  verrez  Solange  la  pre- 
mière. Je  veux  que  le  bonheur  lui  vienne  par  vous.  Vous 
irez  toute  seule  et  la  pauvre  prisonnière  croira  voir  son 
bon  ange. 

Ghififon  lui  jeta  ses  deux  bras  autour  du  cou. 

—  Ce  sera  aujourd'hui?  dit-elle. 

—  Demain  au  plus  tard,  repartit  le  docteur  ;  et  main- 
tenant, chère  enfant,  préparez-vous  pour  tout  de  bon. 
Solange  elle-même  a  grand  besoin  que  vous  réussissiez 
auprès  de  M.  le  duc.  Quand  vous  avez  dit  :  je  ne  veux 
pas  de  cette  fortune,  Marie,  vous  ne  songiez  pas  au 
nombre  des  heureux  qu'on  peut  faire  avec  une  fortune 
semblable. 

—  C'est  vrai,  dit  Chiffon  qui  se  leva  toute  joyeuse  ; 
mon  Loriot  sera  riche  1 

En  la  baisant,  Irène  lui  dit  à  l'oreille  : 

—  Merci  pour  elle  et  merci  pour  moi  I 

—  Est-ce  M.  de  Galleran  qui  avait  volé?  demanda 
étourdiment  Chiffon. 

Irène  la  regarda  étonnée. 

—  Ne  lui  parlez  jamais  de  celai  murmura-t-elle. 

—  En  voilà  des  rentrées  et  des  sorties  I  dit  Virginie 
quand  elle  fut  de  retour  auprès  de  sa  jeune  maîtresse  ; 
moi  je  n'aime  pas  tous  ces  mystères-là.  Les  cachoteries 
m'agacent.  Pour  un  peu,  je  demanderais  mon 
compte  1 

—  Comment,  Virginie,  vous  voulez  me  quitter  I 

—  Je  vous  suis  attachée,  mademoiselle  Marie,  répli- 
qua la    camériste,  comme  le  fer  s'attache  à  l'aimant, 


PARIS  307 

comme  la  vigne  s'attache  à  l'ormeau,  sous  le  beau  cie 
de  rOccitanie,  comme  le  malheur  s'accroche  aux  créa- 
tures d'élite.  Mais  (^a  n'est  pas  amusant,  voyez-vous,  ce 
qui  vient  de  m'arriver.  J'ai  lu  bien  des  romaus,  je  n'en 
ai  jamais  laissé  un  seul  à  moitié,  quoiqu'il  y  en  ait  de 
fièrement  durs  à  finir I  je  vas  toujours  jusqu'au  bout; 
il  m'en  faut  pour  mon  argent.  Voilà  donc  la  première 
fois  que  je  reste,  comme  on  dit,  le  bec  dans  l'eau;  ça 
m'humilie. 

—  Soyez  tranquille,  dit  Chiffon,  nous  irons  délivrer 
ensemble  la  pauvre  Solange... 

—  Vrai!  ça  ne  finit  donc  pas  en  noir? 

—  En  rose,  ma  fille!  on  ne  pleure  plus  que  de  joie. 

—  Ah I  fit  Virginie  désappointée,  comme  on  dit  :  en 
queue  de  poisson.  Alors,  ce  n'était  pas  la  peine  î 

Dans  le  salon,  Sulpice  et  Irène  étaient  seuls.  Le  doc- 
teur avait  pris  un  livre. 

—  Vous  ne  vouiez  pas  me  parler,  Sulpice?  dit  Irène. 
Le  docteur  ferma  son  livre  aussitôt.  Irène  pressa  une 

de  ses  mains  entre  les  deux  siennes. 

—  Je  vous  en  prie  à  deux  genoux,  Sulpice,  mon 
mari,  reprit-elle  en  baissant  la  voix,  prenez  des  pré- 
cautions... 

—  Cette  femme  veut  me  tuer,  n'est-ce  pas  ?  interrom- 
pit Sulpice  avec  un  sourire  railleur. 

—  Oui,  cette  femme  veut  vous  tuer,  je  vous  le  dis. 
J'en  suis  sûre.  Les  moyens  sont  préparés.  Le  meurtrier 
a  reçu  les  arrhes,  et  l'arme  est  déjà  dans  ses  mains. 

—  Comment  savez-vous  cela,  Irène,  si  vous  ne  m'avez 
pas  désobéi  ? 

Le  regard  de  la  jeune  femme  se  baissa  sous  celui  du 
docteur.  11  reprit  : 

—  Je  suis  trop  orgueilleux  pour  être  jaloux,  Irène, 


308  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

mais  mon  amour  pour  vous,  c'était  votre  confiance  et 
votre  obéissance... 

—  Mon  amour  à  moi,  interrompit  Irène  avec  passion, 
mon  amour  pour  vous,  Sulpice,  c'est  mon  être  tout  en- 
tier I  Pourquoi  m'avez-vous  donné  jadis  une  part  de  votre 
vie  si  vous  ne  vouliez  pas  que  je  vous  aimasse  unique- 
ment et  par-dessus  tout  ?  C'est  vous  qui  êtes  en  moi- 
même,  Sulpice  ;  et  ce  que  j'appelle  ma  pensée  retourne 
à  son  principe  en  allant  à  vous.  Parfois,  ceux  qui  sont 
trop  forts,  regardent  trop  haut  :  Ils  ne  voient  pas  le  dan- 
ger qui  rampe  à  leurs  pieds... 

Sulpice  bâilla  légèrement  et  dit  : 

—  L'histoire  à  jamais  effrayante  de  l'astrologue  qui 
se  laissa  choir  au  fond  d'un  puits  I 

Ce  n'était  pas  la  nature  de  Sulpice  de  répondre  ainsi 
par  la  raillerie  vulgaire  à  l'expression  d'un  tendre  sen- 
timent. 

—  Mon  mari,  mon  mari,  je  ne  vous  reconnais  plus  I 
balbutia  Irène  les  larmes  aux  yeux. 

—  Vous  exagérez  tout,  dit  Sulpice  en  détournant  la 
tête  ;  avez-vous  vu  votre  mère,  ce  matin  ? 

—  Je  la  vois  chaque  jour. 

—  Gomment  va-t-elle  ? 

—  Il  y  a  en  elle  depuis  longtemps  plus  de  raison  et  des 
souvenirs  plus  précis.  Elle  se  plaint  souvent  de  ne  plus 
vous  voir,  Sulpice. 

—  Ne  lui  parlez  de  moi  que  le  moins  possible,  Irène, 
dit  le  docteur  en  changeant  de  ton  ;  je  voudrais  qu'elle 
m'oubliât,  si  c'est  possible. 

—  C'est  impossible  I  repartit  la  jeune  femme  vive- 
ment ;  Madeleine  de  Rostan  n'oubliera  jamais  son 
sauveur. 

—  Mon  Dieu  1  chère,  dit  Sulpice,  comme  s'il  eût 
voulu,  par  sa  simplicité  afîectée,  gourmander  la  chaleur 


PARIS  309 

qu'Irène  mettait  à  parler,  c'est  un  souhait  de  médecin, 
voilà  tout.  Je  répète  que  j'ai  cessé  à  dessein  de  voir 
votre  mère.  Ai-je  besoin  d'ajouter  que  mon  respect  et 
mon  dévouement  à  son  égard  n'ont  point  diminué?  Je 
répète  encore  que  pour  le  succès  de  ma  tentative 
suprême,  je  désirerais  que,  momentanément,  elle  pût 
m'oublier. 

Irène  garda  un  instant  le  silence.  Sulpice  reprit  son 
livre. 

De  grosses  larmes  coulèrent  sur  la  joue  pâle  de  la 
jeune  femme.  Elle  se  leva  et  traversa  la  chambre  sur 
la  pointe  des  pieds.  Sulpice  fit  mine  de  ne  la  point  en- 
tendre. 

Dès  qu'elle  fut  partie,  il  appuya  s  a  tête  contre  sa 
main. 

—  Elle  va  chercher  l'enfant,  murmura-t-il. 

Puis  il  ajouta,  tandis  que  son  regard  se  noyait  dans 
le  vide  : 

—  La  femme  essaie  toujours  d'éloigner  l'heure  du 
combat.  Pauvre  Irène  bien-aiméel  Après  cette  lutte, 
d'autres  luttes,  c'est  la  vie.  Vainqueur  ici,  je  nje 
prendrai  corps  à  corps  avec  la  science...  et  la  science 
veut  tout  l'homme  !  et  l'homme  n'en  voit  point  le  bout  1 

Irène  revint,  en  effet,  tenant  dans  ses  bras  une  petite 
fille  aussi  rose,  aussi  belle,  aussi  jolie  que  cet  adorable 
enfant  de  Somerset  -  House,  le  chef-d'œvre  de  Law- 
rence —  Lawrence,  le  peintre  qui  fait  sourire  et  pleurer 
toutes  les  mères. 

—  Laissez  votre  livre,  dit-elle  presque  gaiement,  et 
prenez  Madeleine  sur  vos  genoux. 

Sulpice  tendit  ses  deux  bras.  Il  trembla  en  pressant 
l'enfant  contre  son  cœur.  La  belle  petite  fille  ramageait. 
Sait-on  ce  qu'elles  disent?  Gela  ennuie  les  indifférents. 
Le  père  et  la  mère  écoutent  :  c'est  plus  doux  qu'une 


310  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

strophe  de  Lamartine,  c'est  plus  beau  qu'une  phrase  de 
Beethoven.  Et  les  plus  grands,  les  plus  graves  sont  ceux 
qui  s'amusent  le  mieux  à  cela. 

La  petite  Madeleine  était  sur  les  genoux  du  docteur  ; 
Irène  dit  : 

—  Vous  voyez  bien  que  vous  n'avez  pas  le  droit  de 
jouer  ainsi  votre  viel 

Sulpice  éleva  l'enfant  au-dessus  de  sa  tête. 

—  Seras-tu  une  bonne  femme,  Madelinette?  dit-il  ; 
obéiras-tu  à  ton  homme  ? 

—  Non,  répliqua  fermement  Madeleine,  je  tcux  à 
Dada  I 

Sulpice,  cédant  à  ce  légitime  désir,  la  mit  à  cheval 
sur  sa  cuisse,  et  la  fit  trotter.  La  petite  fille,  heureuse, 
criait  et  riait. 

—  Il  y  a  des  femmes  qui  ont  leur  mari  tout  à  elles, 
pensait  la  pauvre  Irène. 

—  N'est-ce  pas,  Madeleine,  reprit-elle,  que  tu  mour- 
rais si  lu  perdais  ton  père? 

—  Oh  I  oui,  répondit  Madeleine,  encore  I  encore  I 
à  dada  I 

—  A  l'âge  qu'elle  a,  ma  femme,  dit  Sulpice,  vous 
étiez  déjà  tout  à  moi.  Je  vous  berçais,  je  vous  aimais... 

—  Plus  qu'à  présent,  interrompit  Irène. 

—  Que  faut-il  donc  faire  pour  vous  prouver  que  je 
vous  aime? 

—  M'entendre. 

Sulpice  déposa  l'enfant  entre  les  bras  de  sa  mère. 

—  Irène,  reprit-il,  j'ai  besoin  de  votre  vie  comme 
vous  avez  besoin  de  la  mienne.  Je  vous  ai  dit  que  vous 
risquiez  votre  vie  chaque  fois  que  vous  entrez  dans  un 
état  de  somnambulisme.  Vous  avez  emprunté  le  secours 
d'un  homme  pour  aller  contre  ma  volonté.  C'est  plus 
qu'une  désobéissance,  c'est  presque  une  trahison.  Nous 


PARIS  311 

ne  sommes  pas  mi  ménage  ordinaire,  ma  femme,  et  ceux 
qui  connaissent  le  cœur  humain  savent  que  ces  liens  trop 
étroits  sont  les  plus  faciles  à  rompre...  Laissez-moi  parler, 
je  vous  prie,  et  ne  prenez  pas  la  peine  de  vous  défendre, 
je  ne  vous  accuse  point.  J'ai  su  votre  première  entrevue 
avecM.  de  Galleran  à  Saint-Pierre  de  Berchère.  Vous 
ne  pouvez  pas  m'objecter  que  moi-même  je  vous  l'ai 
adressé  :  l'entrevue  avait  précédé  ma  lettre.  J'ai  su 
votre  visite  à  ce  même  M.  de  Galleran,  chez  lui,  rue 
Neuve-des-Mathurins.  Si  vous  m'aviez  demandé  conseil, 
peut-être  ne  l'auriez-vous  pas  choisi  pour  une  intimité 
si  grande. 

—  Je  voulais  savoir,  dit  Irène.  Quand  un  danger  vous 
menace,  je  le  sens.  Je  voulais  vous  sauver! 

—  Encore  une  fois,  reprit  Sulpice,  je  ne  vous  reproche 
rien  de  ce  que  le  monde  appelle  crime  ou  même  faute  ; 
je  vous  reproche  d'avoir  voulu  me  porter  secours  malgré 
moi  ;  je  vous  reproche  de  mettre  votre  jugement  à  la 
place  du  mien,  au  risque  d'entraver  ma  marche. 

Mais  tout  ceci  ne  plaisait  point  à  ce  beau  petit  ange 
de  Madeleine,  qui  demanda  impérieusement  : 

—  Dada,  papal  dadal 

Sulpice  la  reprit  sur  ses  genoux,  et  ce  fut  en  fournis- 
sant un  temps  de  galop  franc  qu'il  poursuivit  : 

—  Une  bonne  femme  doit  obéir  avant  tout...  n'est-ce 
pas,  Madeleine?  Quand  vous  avez  voulu  me  révéler  le 
prétendu  danger  qui  me  menace,  j'ai  refusé  de  vous  en- 
tendre. De  là  vos  tristesses  et  vos  pleurs.  J'ai  refusé  de 
vous  entendre,  parce  que  je  savais  avant  vous  ce  que 
vous  alliez  me  dire,  et  parce  que  je  désapprouvais  la 
manière  dont  vous  l'aviez  appris.  M.  de  Galleran  aime 
Solange  ;  cela  le  réhabilite  à  vos  yeux  et  peut-être  aux 
miens.  Ce  n'est  pas  une  raison  pour  le  mettre  entre  vous 
et  moi.   Faut-il  maintenant  vous    parler    du   monde? 


312  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

Madeleine,  mon  trésor,  vous  serez  une  fière  écuyère  ! 
Je  sais  braver  le  monde,  mais  au  besoin  seulement.  Ce 
sont  des  fous  qui  jettent  au  monde  l'inutile  défi.  M.  de 
Galleran  n'est  pas  l'homme  qui  récompensera  l'avenir 
de  Solange  :  Certaines  fautes  ne  se  rachètent  que  par  la 
mort... 

—  Quoi  !  voulut  interrompre  Irène. 

—  Oh  I  Madelinettel  ma  perle  1  les  belles  couleurs  que 
lu  as  !  reposons-nous,  maintenant,  car  il  ne  faut  pas 
abuser  de  l'équitation. 

11  coucha  l'enfant  sur  son  sein  comme  s'il  eût  été  sa 
mère,  puis  il  reprit  : 

—  Solange  ne  connaît  pas  son  propre  cœur.  Mais  c'est 
de  vous-même  que  je  veux  vous  parler,  Irène.  Qu'avez- 
vous  appris  dans  votre  sommeil?  Quelles  paroles  M.  de 
Galleran  a-t-il  notées  sur  ses  tablettes  ?  Que  vous  a  dit 
la  fameuse  mèche  de  cheveux? 

—  Il  est  donc  vrai  que  vous  savez  tout!  balbutia 
Irène. 

—  La  marquise  veut  me  tuer,  continua  Sulpice  ; 
comment  pourrait-il  en  être  autrement  puisque  je  la 
gène,  et  qu'elle  n'a  jamais  reculé  devant  le  sang?  Elle  a 
pour  complice  le  vieux  Jean  louril  :  c'est  naturel.  L'ins- 
trument choisi  pour  me  frapper  est  Nieul,  l'ancien  do- 
mestique du  château. 

—  Mais  le  piège  qu'on  doit  vous  tendre...  dit  Irène. 

—  La  marquise  est  habile.  Le  piège  est  bien  imaginé, 
quoiqu'un  peu  romanesque... 

—  Il  était  terrible,  Sulpice  I  terrible  I  fît  Irène  toute 
pâle;  si  l'on  n'eût  pas  été  prévenu.  Vous  autres,  méde- 
cins, vous  êtes  comme  les  prêtres,  vous  ne  pouvez  pas 
refuser  votre  ministère.  Et  ce  Nieul  que  vous  avez  déjà 
soigné  par  charité... 

—  Nieul  était  bien  choisi.  La  Morgatte  est  habile. 


PARIS  313 

Madeleine,  la  belle,  au  lieu  de  dormir,  mettait  tous 
ses  soius  à  dénouer  la  cravate  blanche  de  sou  père.  Sul- 
pice  l'ôta  de  son  cou,  et  la  lui  livra  tout  entière.  11  n'y 
avait  pas  au  monde  d'enfant  mignon  pour  savoir  chif- 
fonner comme  Madeleine! 

—  Puisque  vous  avez  tout  découvert,  dit  Irène,  me 
voilà  bien  rassurée.  Nieul  aura  beau  envoyer,  vous 
n'irez  pas. 

Irène  ne  parlait  pas  selon  sa  pensée. 

—  J'irai,  dit  Sulpice. 

Puis  il  ajouta  en  s'animant  par  degrés  : 

—  C'est  vous  tous  qui  m'avez  poussé  dans  cette  voie. 
Mon  père  est  au  ciel,  et  je  ne  sais  pas  ce  que  c'est  que  la 
vengeance.  Ce  n'est  pas  pour  venger  mon  père  que  je 
travaille,  c'est  pour  lui  obéir.  Mon  père  eût  fait  ce  que 
je  fais,  peut-être  autrement,  peut-être  mieux,  mais  il 
n'eût  pas  pu  donner  à  un  dévouement  une  plus  grande 
part  de  sa  vie.  Je  ne  vous  parle  pas  souvent  de  cela, 
Irène,  parce  que  je  veux  votre  amour,  et  non  point  votre 
reconnaissance.  Ma  tâche  est  difficile.  J'ai  devant  moi 
des  obstacles  auxquels  vous  n'avez  même  pas  pu  songer. 
Si  j'étais  en  face  d'un  homme,  j'aurais  pour  répondre  ce 
jeu  vaillant  et  stupide  de  l'épée.  Si  j'étais  en  face  de  la 
première  venue,  je  pourrais  m'adresser  à  la  justice 
humaine.  Mais  cette  femme  a  porté  le  nom  de  Rostan, 
et  je  ne  veux  pas  salir  d'avance,  par  le  scandale,  le  nid 
d'où  sortira  cette  nouvelle  raee  de  Rostan,  qui  sera  mon 
ouvrage,  avec  la  permission  de  Dieu.  Quand  je  suis  seul, 
j'interroge  mon  père.  11  faut  que  le  nom  de  Rostan 
reste  pur. 

—  Mais  alors...  fit  Irène. 

—  Et  pourtant,  reprit  Sulpice,  il  faut  que  cette  femme 
meure.  Tant  qu'elle  vivra,  il  n'y  aura  point  de  sûreté 
pour  le  fils  de  votre  mère,  point  de  sûreté  pour  la  fille 

II  27 


314  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

de  Victoire.  Tant  qu'elle  vivra,  mon  œuvre  sera  ina- 
chevée. 

—  Quel  est  votre  dessein  ? 

—  Irène,  si  ce  Nieul  me  fait  appeler  pendant  mon 
absence,  ne  me  le  cachez  point.  Envoyez-moi  chercher 
au  plus  vite.  Croyez  en  moi,  n'essayez  pas  de  m'aider, 
nous  touchons  au  but,  et  je  ne  crains  plus  que  vous 
seule. 

Irène  baissa  la  tête.  Sulpice  prit  sa  main  qui  était 
glacée  et  la  baisa. 

—  Allons,  Madelinette,  dit-il  en  se  levant,  vous  voilà 
endormie,  et  vous  souriez  comme  un  chérubin  du  ciel. 
A  quoi  rêvent  ces  anges  pour  avoir  de  pareils   sourires  ? 

C'est  la  conscience  des  bonnes  actions  qui  donne  les 
doux  rêves,  et  Madeleine,  la  belle,  avait  fait  une  guipure 
de  la  cravate  blanche  du  docteur. 

A  cette  heure  il  y  avait  joyeuse  réunion  de  famille 
chez  le  roi  Truffe.  Autour  de  la  grande  cheminée  se  ran- 
geaient les  de  Morges,  Astrée,  Fernand,  et  l'autre  Marie 
de  Rostan,  la  rivale  de  Chiffon,  qui  n'était  autre  que  ce 
petit  coquin  de  Loriot.  François  de  Rostan  fumait  sa 
pipe  dans  le  jardin.  Il  avait  beaucoup  diminué  depuis 
un  mois,  bien  qu'il  bût  le  double.  Il  avait  des  chagrins. 

Mais,  quelque  chose  de  triste,  c'était  le  changement 
qui  s'était  opéré  chez  ce  pauvre  roi  Truffe.  11  était  encore 
bouffi,  mais  cela  tombait  lamentablement,  comme  si  cha- 
cune de  ses  joues  eût  été  une  vessie  mal  pleine.  Ses  yeux 
ternes  s'enfonçaient  sous  la  ligne  presque  incolore  de  ses 
sourcils.  Les  mèches  plates  de  ses  cheveux  grisonnants 
se  collaient  à  son  front  déprimé.  Sa  bouche  s'affaissait  ; 
son  triple  menton  cédait  à  sa  cravate,  comme  un  gros 
œuf  de  tortue,  rompu  à  trois  plis.  Tout  cela  dépérissait  ; 
rien  ne  tenait  ;  l'armature  nécessaire  manquait  à  cette 


PARIS  315 

flasque  apparence  du  bonhomme.  On  se  demandait  pres- 
que comment  cela  gardait  encore  forme  humaine. 

Solange  n'était  plus  là,  l'empoisonneuse.  Depuis  son 
départ,  le  roi  Truffe  s'en  allait  eu  vérité  grand  train. 

Le  bon  vieux  médecin,  type  et  symbole  que  nous 
avons  vu  dans  le  salon  de  la  marquise  Astrée,  expliquait 
fort  pertinemment  ce  phénomène.  Il  prouvait,  par  des 
exemples  nombreux  et  frappants,  que  les  gens  habitués 
à  être  journellement  intoxiqués  meurent  dès  qu'on  cesse 
de  les  assassiner. 

L'arsenic,  entre  autres  substances  calomniées,  en- 
graisse et  tient  en  fraîcheur.  C'était,  dit-on,  l'unique 
secret  de  Ninon  de  l'Enclos. 

Il  s'agit  de  savoir  s'en  servir. 

Le  roi  Truffe  se  mourait  faute  d'arsenic.  Le  bon  vieux 
médecin  lui  ordonnait  la  saignée. 

Et  il  disait  chaque  matin  avee  cette  douce  gaieté  qui 
le  rendait  si  agréable  : 

—  M.  le  duc  vivra  cent  ansi  cent  ans  I...  sauf  les  cas 
de  force  majeure. 

C'était  désormais  la  marquise  Astrée  elle-même  qui 
servait  de  femme  de  chambre  au  roi  Truffe.  On  doit 
penser  s'il  était  bien  soigné. 

L'étoile  de  la  famille  de  Morges  s'éclipsait  notable- 
ment. La  comtesse  avait  eu  beau  expliquer  à  M.  le  duc 
que  les  jeunes  filles  sont  des  êtres  bizarres  qui  se  font 
un  jeu  de  repousser  ce  dont  elles  ont  le  plus  d'envie, 
M.  le  duc  avait  compris  les  répugnances  de  Gabrielle. 
Gabrielle  voulait  entrer  au  couvent.  Madame  la  com- 
tesse et  le  vidame  de  Pomard  commençaient  à  déses- 
pérer. 

On  ne  songeait  plus  guère  qu'à  tirer  pied  ou  aile  de  la 
succession  ;  car  la  succession  était  pour  ainsi  dire  ou- 
verte. Le  roi  Truffe  baissait  à  vue  d'œil. 


<3> 


31G  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

Le  notaire  déjeunait  et  dînait  à  la  maison.  Quantité  de 
projets  de  testament  avaient  été  faits,  puis  défaits.  Le 
bonhomme  montrait  une  certaine  répugnance  pour  ce 
genre  de  récréation. 

Madame  la  marquise  occupait  la  place  d'honneur, 
rayonnante  de  calme  et  de  beauté.  Auprès  d'elle  était 
Loriotte  qui  ne  déplaisait  point  à  M.  le  duc,  et  qui 
pouvait  à  bon  droit  passer  pour  son  héritière  pré- 
somptive. 

De  l'autre  côté  de  Loriotte  se  trouvait  M.  Fernand  de 
Rostan,  rajeuni  par  l'air  modeste  et  candide  qu'il  se 
donnait.  —  Ensuite  venait  le  notaire  commensal,  puis  le 
poëte  Sensitive  qui  ne  désespérait  pas  d'être  couché  uti- 
lement sur  le  testament  —  puis  M.  et  madame  de  Morges 
un  peu  moroses,  —  puis  Gabrielle,  pâle  et  triste,  auprès 
du  roi  TrutFe,  plongé  dans  un  demi-sommeil. 

Nous  n'avons  pas  besoin  de  dire  que  Loriotte  faisait 
pour  la  meilleure  part,  les  frais  de  l'entretien.  On  s'exta- 
siait à  la  ronde  sur  sa  gentillesse,  sur  sa  candeur,  sur  sa 
grâce  naïve.  Chaque  parole  qu'elle  disait  avait  un  succès 
fou.  Madame  la  marquise  employait  toute  son  adresse  à 
la  pousser  en  avant  quand  il  le  fallait,  â  la  retenir  quand 
Loriotte  prenait  le  mors  aux  dents. 

Le  roi  Truffe  se  déridait  parfois  aux  saillies  de  cette 
chère  enfant.  Fernand  lui  faisait  les  yeux  doux  par 
ordre  de  la  marquise  :  car  M.  le  duc  avait  caressé  ce  rêve 
de  voir  unis  ses  deux  héritiers. 

Gela  lui  remplaçait  le  couronnement  de  la  rosière 
et  Ton  s'occupait  déjà  des  menus  détails  de  la  céré- 
monie. 

Quant  à  Sensitive,  cet  esprit  fin  et  véritablement 
subtil,  Todeur  de  sainfoin  et  de  coquelicot  exhalée  par 
cette  jeune  Bretonne,  l'enivrait.  Il  entendait,  quand  elle 
parlait,  des  tic-tac  de  moulin,  à  moins  que  ce  ne  fût  la 


PARIS  317 

voix  sévère  de  l'Océan  sur  les  grèves.  Il  n'avait  qu'à 
fermer  les  yeux  pour  voir  des  guirlandes  de  bluets,  des 
épis  entrelacés,  des  râteaux,  des  brouettes  et  des 
faucilles. 

11  lui  avait"  déjà  demandé  deux  ou  trois  fois  : 

—  Mademoiselle  Marie,  ne  regrettez- vous  pas  un  peu 
la  chère  odeur  des  étables?  Ah!  ah?  la  noire  I  la  grise I 
mademoiselle  Marie  ;  et  celle  qui  est  marquée  de  roux, 
comme  les  grands  bœufs  de  je  ne  sais  plus  qui  ! 

Sensitive  oubUait  volontiers  le  nom  des  poètes,  ses 
confrères. 

—  Dites-moi,  reprenait-il,  préférez-vous  la  pervenche 
a  la  fleur  de  chicorée  sauvage?  Je  connais  tout  cela, 
moil  Nous  irons  à  Meudon  cet  été  ;  vous  retrouverez  la 
belle    ature... 

—  C'est  les  coucous  qui  fait  de  beaux  bouquets, 
répondait  Loriotte,  et  n'y  a  point  de  vaches  grises  chez 
nous. 

On  riait.  Sensitive  se  pâmait  d'aise. 

—  Voyez-vous,  faisait-il  observer  à  ses  voisins,  cet 
arôme  champêtre  me  remonte  comme  un  verre  d'excel- 
lente liqueur.  Il  y  a  des  nuances  :  Un  petit  garçon  n'aurait 
pas  répondu  cela.  Les  petites  paysannes  ont  l'esprit 
légèrement  moqueur  et  très-caressant.  Je  vous  demande 
pardon,  mademoiselle  Marie,  d'employer  le  mot  petite 
paysanne  en  parlant  de  vous,  personne  ne  respecte  mieux 
que  moi  l'illustre  nom  que  vous  portez. 

Il  salua  le  roi  Truffe. 

—  N'y  a  pas  d'affront,  dit  Loriotte,  ça  m'est  égal. 

Il  trônait  admirablement  bien,  ce  petit  Loriot.  Il  avait 
un  aplomb  à  l'épreuve .  En  un  mois,  Ghiff*on  avait  perdu 
les  trois  quarts  de  ses  locutions  villageoises.  C'était  une 
Parisienne  prédestinée.  Loriot,  lui,  n'avait  rien  perdu 
ni  rien  gagné.  11  avait,  en  vérité,  l'air  d'une  belle  grosse 
II  27* 


318  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

fille  de  la  campagne,  et  tout  le  monde  s'y  trompait  de 
bonne  foi. 

Du  reste,  notre  petit  Loriot  n'était  nullement  complice 
de  l'intrigue  qui  se  tramait  autour  de  lui.  On  ne  l'avait 
mis  dans  aucune  confidence.  Il  n'était  pas  curieux.  Sa 
position  présente  lui  plaisait  trop  pour  qu'il  eût  la 
pensée  de  regarder  au  dehors.  Il  jouissait  de  la  vie  avec 
toute  la  sensualité  d'un  adolescent  plein  de  santé,  doué 
d'un  appétit  dévorant.  Il  faisait  quatre  repas  sérieux  par 
jour,  sans  compter  les  chatteries  ;  il  dormait  des  nuits 
de  douze  heures  dans  de  beaux  draps  fins  et  ronflait  sur 
des  oreillers  garnis  de  dentelles  ;  il  se  mettait  des  odeurs 
partout  pour  sentir  bon,  et  l'histoire  dit  qu'il  embrassait 
assez  souvent  sa  camériste  étonnée:  une  jolie  fille  qui  lui 
achetait  de  l'eau -de-vie  en  cachette. 

Si  le  poëte  Sensitive  avait  su  que  mademoiselle  Marie 
de  Rostan  aimait  l'eau-de-vie,  quelle  étude!  Il  aurait 
dit  :  Ce  n'est  pas  un  petit  garçon  qui  ferait  cela  î 

Loriot,  plus  heureux  qu'un  coq  en  pâte,  se  laissait 
vivre,  dédaignant  le  passé  et  n'ayant  nul  souci  de 
l'avenir. 

Depuis  quelques  minutes,  la  conversation  languissait 
dans  le  salon  du  roi  Truffe.  Madame  la  marquise  avait 
fait  un  signe  au  notaire  qui  s'était  rapproché  du  bon- 
homme, un  autre  signe  à  Fernand  qui  avait  pris  la  main 
un  peu  rougeaude  de  sa  cousine  Loriotte.  Madame  la 
marquise  se  leva  et  se  rapprocha  de  M.  le  duc. 

—  Monsieur,  dit-elle  au  notaire  avec  reproche,  je  vous 
avais  prié  de  ne  point  fatiguer  notre  cher  cousin. 
N*a-t-il  pas  du  temps  de  reste  pour  songer  à  toutes  ces 
affaires? 

—  Du  temps  I  répéta  le  roi  Truffe,  dont  le  pauvre  bon 
visage  s'ennoblissait  par  la   tristesse,    du    temps,    ma 


PARIS  319 

belle  cousine  I  si  l'on  pouvait  acheter  des  années  avec 
de  l'or... 

—  Mais,  grand  Dieul  s'écria  madame  la  comtesse  de 
Morges,  qui  donc  vous  met  de  semblables  idées  dans  la 
tête,  mou  cher  duc?  Vous  parlez  comme  si  vous  étiez  à 
la  mort,  tandis  que,  Dieu  merci  I  les  bulletins  du  doc- 
teur sont  de  plus  en  plus  rassurants. 

Le  roi  Truffe  secoua  la  tête. 

—  Ah  I  reprit  madame  de  Morges  en  se  penchant  à 
son  oreille,  je  sais  bien  ce  qu'il  vous  faudrait,  pauvre 
ami  1  Vous  êtes  si  bien  fait  pour  apprécier  les  douces 
joies  du  cœuri  Une  compagne  aimante  et  dévouée... 

Le  roi  Truffe  tourna  son  regard  languissant  vers 
Gabrielle  de  Morges  qui  rêvait,  toute  pâle  aussi  et  bien 
changée. 

—  Elle  reprendrait  sa  gaieté  du  même  coupi  dit  au- 
dacieusement  la  comtesse. 

Astrée,  penchée  à  l'autre  oreille,  prit  les  deux  mains 
de  M.  le  duc. 

—  Voyez  ces  deux  enfants,  murmura-t-elle  ;  délicieux 
tableau  pour  un  père  I  Et  n'êtes-vous  pas  effectivement 
leur  père,  puisque  tous  les  bonheurs  leur  viendront 
par  vous  ? 

—  C'est  justement  pour  assurer  leur  avenir...  voulut 
insister  le  notaire. 

Mais  la  comtesse  de  Morges  se  récria.  Le  Vidame  de 
Pomard  et  Astrée  elle-même  firent  chorus.  Sensitive 
aimait  assez  à  entendre  parler  testament.  Il  procurait 
des  billets  de  spectacle  au  notaire  et'vivait  d'espoir. 

—  Je  me  sens  faible  aujourd'hui  ;  dit  le  bonhomme 
qui  renversa  sa  tête  sur  le  dossier  de  la  bergère. 

—  C'est  le  temps,  insinua  madame  de  Morges  ;  j'ai  ma 
névralgie  dans  la  tempe  gauche. 


320  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

Le  vidame  de  Pomard  se  disait  : 

—  Si  ça  ne  nous  rapporte  rien,  il  n'y  a  plus  de  justice 
en  cet  univers  I  s'être  ennuyé  ainsi  pendant  des  mois 
entiers  I 

Il  tourna  la  tête  pour  dissimuler  un  bâillement 
désespéré. 

—  Pauvres  chers  enfants  I  reprit  le  roi  Truffe  qui 
essuya  une  larme,  car  la  pensée  de  sa  fin  prochaine  le 
faisait  souvent  pleurer  ;  me  regretterez-vous? 

Il  s'adressait  à  Fernand  et  à  Loriotte. 
Loriotte  dit  oui  tout  uniment.  Fernand  fit  un  discours. 
Le  roi  Truffe  pensa  tout  haut  : 

—  Je  veux  qu'ils  soient  heureux. 

Il  se  redressa  sur  sa  bergère  avec  l'aide  d'Astrée.  Un 
peu  de  vie  se  ralluma  dans  son  regard. 

—  Ma  détermination  est  prise,  dit-il;  je  suis  entouré 
ici  d'amis  ;  qu'on  me  lise  le  projet  de  testament  et  les 
actes  de  notoriété. 

Un  long  soupir  s'échappa  de  la  poitrine  d'Astrée. 
Madame  de  Morges  courba  la  tête.  Le  vidame  eut  à  l'in- 
térieur un  épanchement  de  jurons.  Gabrielle  ne  savait 
même  pas  ce  dont  il  s'agissait. 

Le  notaire  tira  de  sa  poche  une  liasse  de  ces  papiers 
rudes  au  toucher,  robustes,  jaunâtres,  forts  comme  du 
carton,  de  ces  bons  papiers  où  le  progrès  n'a  pas  encore 
mis  du  coton,  des  papiers  sérieux,  des  papiers  d'affaires, 
des  papiers  qui  méprisent  avec  raison  le  papier  à  lettre 
et  le  papier  de  lettres. 

Papiers  à  contrats,  papiers  à  donations  entre  vifs,  à 
testament,  chers  papiers  qui  enveloppent  des  champs, 
des  futaies,  des  moulins,  des  châteaux,  des  rentes  sur 
l'Etat,  des  maisons  à  six  étages. 

Pour  ces  papiers,  Seusitivc  infidèle  eût  renié  l'aubé- 
pine en  fleurs,  la  sombre  verdure  des  houx,  et  même  les 


•  PARIS  321 

petits  lézards  qui  courent  en  zigzag  sur  les  murailles 
crevassées  I 

Il  se  fit  un  silence.  Le  notaire  essuya  ses  lunettes  et 
commença  : 

((  L'an  mil  huit  cent  cinquante -deux,  le  vingt-nenf 
novembre,  ont  comparu  devant  maître...  et  son  collègue  : 
1°  le  sieur  Durand  de  la  Pierre  (Joseph-Pierre-Gorentin), 
employé  du  commerce,  majeur,  domicilié  à  Paris,  rue 
du  vieux-Colombier,  31,  soussigné  ; 

((  2°  Dame  veuve  Rio  (Gélestine-Sidonie),  rentière 
majeure,  domiciliée  à  Paris,  place  du  Caire,  1,  sous- 
signée ; 

«  3°  Touril  (Jean-François),  négociant,  majeur,  domi- 
cilié à  la  Chapelle-Saint-Denis,  près  Paris,  rue  de  la 
Goutte-d'Or,  n°...,  soussigné  ; 

((  4''  Gandeau  (Pierre-Marie),  ancien  sous-officier  de  la 
douane,  retraité,  majeur,  domicilié  à  Plouësnon  (Gôtes- 
du-Nord),  soussigné, 

D'une  part  ; 
D'autre  part, 

((1°  Le  sieur  Jean  de  Rostan,  rentier,  mineur, 
domicilié  en  son  hôtel  à  Paris,  rue  de  Matignon,  sous- 
signé ; 

«  2°  Demoiselle  Marie  de  Rostan,  rentière,  mineure, 
même  domicile. 

«  Et  a  été  déclaré  : 

c(  1°  Par  le  sieur  Durand  Delapierre  (Joseph-Pierre- 
Corentiij)  aux  qualités  que  dessus,  qu'il  est  à  sa  connais- 
sance personnelle  et  immédiate  que  le  quatre  novembre 
mil  huit  cent  trente-cinq,  la  demoiselle  Victoire-Félicité- 
Marie  de  Rostan,  fille  de  feu  le  comte  de  Rostan  du 
Boscq,  en  son  vivant  capitaine  de  la  marine  du  roi,  a 
mis  au  monde  un  enfant  du  sexe  féminin,  dont  le  père 
était  Antoine  de  Rostan,  marquis  de  Maurepar,  cousin 


322  LE  PARADIS  DES  FEMMES  • 

de  ladite  Yictoire,  en  ce  temps  condamné  par  contumace 
pour  fait  de  rébellion.  Il  y  avait  promesse  de  mariaee. 
Ledit  enfant,  du  sexe  féminin,  déposé,  la  nuit  du  6  no- 
vembre, même  année,  au  cimetière  de  Saint-Cast,  fut 
recueilli  par  le  nommé  Méruel  (Nicolas),  douanier  de  la 
brigade  de  Saint-Jacut-en-Mer.  Ledit  enfant  reçut  le 
nom  de  Marie  sur  les  fonts  du  baptême.  Le  soussigné  ne 
l'a  jamais  perdue  de  vue  et  affirme  sous  son  serment  que 
c'est  la  demoiselle  de  Rostan  (Marie)  aux  qualités  et 
domicile  que  dessus. 

«  2°  Par  le  même  sieur  Durand  de  la  Pierre,  que  dans 
ladite  nuit  du  six  au  sept  novembre,  même  année  mil 
huit  cent  trente-cinq...  » 

—  Si  M.  le  duc  le  désire,  interrompit  ici  le  notaire, 
on  peut  abréger. 

—  Lisez  tout,  répliqua  le  roi  Trufife. 

—  Par  le  fait  appuya  Sensitive,  ces  vieilles  et  véné- 
rables formes  qui  se  sont  perpétuées  à  travers  tant  de 
révolutions  ont  je  ne  sais  quel  parfum... 

Loriotte  avait  sommeil  ;  le  jeune  M.  Fernand,  autre- 
ment dit  Jean  de  Rostan,  affectait  une  candide  indiffé- 
rence, et  madame  la  comtesse  de  Morges  avait  déjà  dit 
trois  fois  : 

—  Ceci  n'a  aucune  valeur  légale. 

—  Outre  que  cela  prouve,  avait  ajouté  le  vidame  de 
Pomard,  que  mademoiselle  de  Rostan  serait  un  enfant 
naturel. 

—  Je  vous  ferai  observer,  répondit  le  notaire,  que  ces 
actes  ne  tendent  point  à  copstituer  des  droits  successifs, 
mais  uniquement  à  établir,  le  cas  échéant,  l'identité  des 
deux  derniers  rejetons  de  la  maison  de  Rostan. 

Il  reprit  ses  cahiers  et  desserrait  les  lèvres  pour  con- 
tinuer sa  lecture,  lorsque  la  porte  s'ouvrit  tout  à  coup. 
Un  valet  annonça  à  haute  voix  : 


PARIS  323 

—  Monsieur  le  docteur  Sulpice  ! 

La  marquise  Astrée  serra  le  bras  du  notaire.  Le  couple 
de  Morges  eut  un  sourire.  Fernand  pâlit,  et  le  roi  Truffe 
se  levant  avec  peine,  fit  deux  ou  trois  pas  chancelants  au 
devant  de  Sulpice. 


XXI 


BATAILLE  DE  DAMES. 


Ceci  était  un  événement.  Il  y  avait  déjà  plusieurs 
jours  que  le  docteur  Sulpice  n'avait  mis  les  pieds  dans 
le  salon  de  llostan.  M.  le  duc  l'avait  mandé  dix  fois 
pour  le  moins  sans  que  Sulpice  fût  venu  à  son  appel. 
Irène  aussi  semblait  s'être  éloignée.  Elle  avait  eu  une 
entrevue  hors  de  l'hôtel  avec  M.  le  marquis  de  Rostan, 
son  père.  Le  grand  Rostan,  au  sortir  de  cette  entrevue, 
avait  bu  une  demi-bouteille  de  rhum,  et  son  ivresse  avait 
tourné  aux  larmes. 

Sulpice  prit  la  main  du  roi  Truffe  et  le  reconduisit  à  son 
fauteuil.  Le  pauvre  bonhomme  se  rassit  tout  tremblant. 
Sulpice  resta  debout  auprès  de  lui,  les  yeux  fixés  sur  ses 
yeux  et  sans  lui  lâcher  la  main.  Il  se  faisait  un  grand 
silence  dans  le  salon. 

—  Il  semble  que  la  vie  revient  en  moi,  dit  le  roi 
Trutié,  dont  les  paupières  se  baissèrent  et  rendirent  une 


PARIS  325 

larme  ;  la  chaleur  redescend  dans  mes  jambes  glacées  ; 
ma  tête  est  moins  brûlante  ;  mon  souffle  ne  blesse  plus 
ma  poitrine.  Vous  seul  au  monde  pouviez  me  guérir. 
Pourquoi  m'avez-vous  abandonné? 

—  Monsieur  le  duc,  répondit  Sulpice,  le  médecin  n'a 
d'action  que  sur  la  maladie,  et  la  médecine  n'agit  que 
par  des  remèdes.  Vous  avez  d'autres  ennemis  que  la  ma- 
ladie, et  bien  souvent  je  n'ai  point  trouvé  en  vous  la 
trace  que  mes  médicaments  laissent  après  eux. 

—  J'ai  été  trahi,  je  le  sais  bien!  s'écria  le  bonhomme. 
Vous  voulez  parler  de  cette  malheureuse  Solange.  Moi 
qui  l'aimais  tant  I  moi  qui  l'appelais  ma  fille  I 

Sulpice  lâcha  sa  main,  et,  sans  baisser  la  voix  : 

—  C'est  moi  qui  avais  placé  Solange  Beauvais  auprès 
de  vous,  monsieur  le  duc,  dit-il  ;  Solange  Beauvais  n'a 
jamais  rien  fait  que  par  mon  ordre. 

Vous  eussiez  entendu  une  mouche  voler  dans  le  salon 
du  roi  Truffe. 

—  Justice  tardive!  murmura  Fernand  après  un  long 
silence  ;  cet  aveu  fait  à  propos  eût  épargné  à  Solange 
bien  des  jours  de  torture. 

Le  docteur  ne  répliqua  point  à  Fernand  et  ne  regarda 
pas  de  son  côté. 

—  Monsieur  le  duc,  reprit-il,  si  ce  jeune  homme  est, 
comme  ou  le  dit,  le  fils  de  François  Ilostan,  ma  femme 
est  sa  sœur.  Je  connais  ce  jeune  homme.  Je  connais 
tous  les  gens  qui  vous  entourent.  C'est  pour  cela,  mon- 
sieur le  duc,  que  j'ai  cessé  de  vous  donner  mes  soins. 

Il  y  eut  un  murmure.  Le  roi  Truffe  se  redressa. 

—  Quiconque  veut  rester  mon  ami  doit  se  taire  quand 
le  docteur  parle  !  s'écria-t-il  avec  l'énergie  de  la  peur  ; 
docteur,  ajouta-t-il,  ayez  pitié  de  moi  !  Docteur,  si  vous 
voulez,  je  me  donnerai  à  vous  tout  entier.  J'irai  habiter 
votre  maison.  Vous  serez  mon  héritier... 

II  28 


3'26  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

Sulpice  fit  un  geste  si  fier  que  le  pauvre  roi  Truffe 
resta  bouche  béante  et  sans  parole. 

—  J'ai  déshérité  Irène  de  Rostan  quand  je  lui  ai  donné 
mon  nom  avec  mon  amour,  prononça  lentement  Sulpice. 
Elle  n'a  plus  de  père,  parce  que  je  méprise  son  père  ; 
elle  n'a  plus  de  famille,  parce  que  je  suis  sa  famille. 

Fernand  sourit  et  murmura  : 

—  En  revanche,  elle  a  un  amant. 

Le  docteur  traversa  le  cercle  et  vint  à  lui  sans  colère. 

—  J'ai  entendu,  monsieur  Fernand,  dit-il,  quoique 
vous  ayez  parlé  bien  bas.  Ce  mot  me  prouve  que  vous 
êtes  imposteur  et  non  point  dupe  :  car  Jean  de  Rostan, 
alors  même  qu'il  aurait  votre  passé,  n'insulterait  pas  sa 
sœuri  Vous  m'appelez  sorcier  quand  vous  vous  moquez 
de  moi.  Voulez-vous  que  je  tire  votre  horoscope?  Vous 
avez  trois  jours  à  vivre,  monsieur,  et  c'est  Robert  de 
Gaîleran  qui  vous  tuera. 

Fernand  n'était  pas  un  lâche.  Il  essaya  de  se  lever, 
mais  un  poids  écrasant  le  tenait  cloué  à  son  siège.  11 
était  livide  plus  qu'un  mort. 

—  Que  vous  a-t-il  dit?  demanda  la  marquise  Astrée, 
quand  Sulpice  eut  pris  place  au  centre  du  cercle. 

—  Rien,  répondit  Fernand,  qui  passa  le  revers  de  sa 
main  sur  son  front  comme  un  homme  qui  s'éveille. 

Il  se  fit  encore  un  silence-  Le  grand  Rostan  vint  aux 
carreaux  voir  qui  était  entré  dans  le  salon.  Dès  qu'il 
aperçut  le  docteur  Sulpice,  il  tourna  le  dos  et  alla  finir 
sa  pipe  au  bout  du  jardin. 

Sulpice  seul  restait  calme.  Les  do  Morges  et  Sensitive 
avaient  cette  émotion  qu'on  éprouve  au  théâtre  à  l'ap- 
proche d'une  situation  capitaic.  lis  n'étaient  pas  directe- 
ment intéressés  à  la  question,  mais  les  de  Morges  eussent 
donné  volontiers  un  coup  d'épaule  pour  aider  à  la  défaite 
d'Astrée. 


PARIS  327 

Le  notaire  feuilletait  ses  papiers  avec  une  impatience 
visible. 

Loriot  ne  subissait  pas  beaucoup  cette  influence  étrange 
du  docteur  Sulpice,  qui  agissait  si  puissamment  sur  les 
autres  assistants.  Loriot  fixait  sur  le  docteur  son  regard 
un  peu  effarouché,  mais  curieux.  Il  reconnaissait  très- 
bien  riiomme  qu'il  avait  vu  à  l'auberge  de  Maintenon  et 
dont  il  avait  dit  :  Celui-là  est  beau  comme  un  roi  ! 

Loriot  se  souvenait  que  cet  homme  avait  parlé  avec 
bonté,  et  qu'il  avait  caressé  la  joue  de  Chiffon  en  lisant 
le  prix  des  mets  sur  la  carte,  ce  qui  avait  déterminé 
leur  fuite  de  l'auberge. 

Depuis  lors,  Loriot  avait  mangé  de  bien  meilleures 
choses  et  qui  ne  lui  avaient  rien  coûté.  Mais  Chiffon!  la 
pauvre  petite  Ghifl'onnette  I  Figurez-vous  que,  depuis  le 
matin,  Loriot  avait  une  idée.  Chiffon  qui  était  une  vraie 
femme,  elle,  et  bien  gentille,  avait  peut-être  trouvé  à  se 
perdre... 

Loriot  avait  pensé  à  cela  pendant  plus  de  dix  minutes  - 
en  différentes  fois.  C'était  beaucoup  pour  un  parvenu. 
Cette  idée  le  piquait. 

—  Si  je  savais  où  elle  est,  se  disait-il,  je  lui  enverrais 
de  quoi,  pour  pas  qu'elle  se  perde. 

Constatez  ceci  :  Loriot  avait  cherché  de  bon  cœur  les 
moyens  de  se  perdre  lui-même,  mais  il  ne  voulait  pas 
que  Chiffon  se  perdit,  bieu  qu'il  ignorât  ce  que  c'était 
au  juste. 

—  Dois-je  poursuivre  ma  lecture?  demanda  le  no- 
taire. 

Le  roi  Truffe  regarda  Sulpice  d'un  air  timide. 
La  marquise  Astrée  dit  : 

—  Non,  pas  à  présent. 

—  Je  vous  prie  de  poursuivre,  dit  au  contraire  Sulpice 
en  s'asseyant,  je  suis  venu  pour  entendre  cela. 


328  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

—  Ce  sont  des  affaires  de  famille...  voulut  objecter  la 
marquise. 

L'argument  n'était  pas  heureux. 

—  Ma  femme  se  nommait  Irène  de  Rostan,  répliqua 
simplement  le  docteur. 

Malgré  l'avis  de  Sensitive  qui  trouvait  beaucoup  de 
charme  aux  actes  notariés,  nous  ferons  grâce  au  lecteur 
de  la  déclaration  des  trois  autres  témoins.  Les  deux 
premiers,  madame  veuve  Rio  et  Jean  Touril  affirmaient 
le  dire  de  M.  Durand  de  la  Pierre  en  termes  identiques. 
Le  troisième,  Pierre  Gandeau,  que  nous  avons  vu,  au 
prologue  de  cette  histoire,  se  formaliser  du  sobriquet  de 
Fricandeau,  déclarait  que  Jean  et  Marie  de  Rostan,  re- 
cueillis tous  deux  par  son  camarade  Nicolas  Méruel, 
avaient  quitté  la  paroisse  de  Saint-Gast  depuis  nombre 
d'années  et  s'étaient  vraisemblablement  dirigés  sur 
Paris. 

Une  déclaration  insuffisante,  mais  sincère,  donne 
beaucoup  de  prix  à  des  mensonges  hardiment  affirmés. 

Le  docteur  Sulpice  écouta  la  lecture  de  ces  diverses 
pièces  d'un  visage  impassible. 

—  Maintenant,  dit  le  notaire,  nous  allons  passer  au 
projet  de  testament. 

—  C'est  triste  à  en  mourir  !  murmura  la  comtesse  de 
Morges.  Voyez  I  cette  pauvre  Gabrielle  a  l'air  d'un 
fantôme  I 

Gabrielle  releva  les  yeux.  Elle  rencontra  ceux  de  Fer- 
nand,  et  devint  rose  depuis  le  sein  jusqu'au  front. 

Les  sourcils  du  docteur  Sulpice  se  froncèrent.  Il  la 
regarda  fixement  pendant  une  minute.  Elle  s'agita  sur 
son  siège  comme  si  elle  eût  éprouvé  un  léger  malaise? 
puis  elle  se  leva  et  vint  droit  à  lui. 

—  Je  veux  être  religieuse,  lui  dit-elle  à  l'oreille. 


PARIS  329 

—  Qu'avez-vous  donc,  Gabrielle?  demanda  le  "vidame 
de  Pomard. 

Gabrielle  s'éloigna  du  docteur  et  sembla  surprise  elle- 
même  de  son  action.  Son  père  voulut  l'interroger  ;  elle 
ne  put  répondre  que  par  ses  larmes. 

—  La  pauvre  enfant,  dit  madame  la  comtesse  au  roi 
Truffe,  ne  peut  plus  dissimuler  son  chagrin.  Alil  mon- 
sieur le  duc,  elle  eût  fait  le  bonheur  d'un  maril 

Mais  le  roi  Truffe  n'était  vraiment  pas  en  train  de  se 
laisser  faire  la  cour. 

^-  Que  pensez-vous  de  cela,  monsieur  le  docteur?  de- 
manda-t-il  en  montrant  le  portefeuille  du  notaire. 

—  Je  connais  madame  veuve  Rio,  répondit  Sulpice  ; 
je  connais  aussi  Lapierre,  Jean  Touril  et  Pierre  Gandeau. 
Ce  qu'ils  disent  de  la  naissance  des  enfants  est  vrai. 
Quant  à  la  question  d'identité,  c'est  affaire  entre  chacun 
d'eux  et  sa  conscience.  Voyons  le  testament. 

Le  testament,  fait  en  due  forme,  fut  lu  par  le  notaire 
au  milieu  du  silence  général.  Il  établissait  pour  léga- 
taires universels  Jean  de  Rostan  et  Marie  de  Rostan.  Le 
nom  de  l'exécuteur  testamentaire  restait  en  blanc,  et  le 
dernier  paragraphe  annonçait  plusieurs  legs  particuliers, 
inutiles  à  détailler  présentement. 

—  Ma  cousine,  dit  Fernand  à  Loriotte,  joignez-vous  à 
moi  pour  remercier  notre  généreux  parent. 

—  Ahl  damel  je  veux  bien,  par  exemple  I  s'écria  Lo- 
riotte ;  que  je  prierai  le  bon  Dieu  pour  lui  jusqu'à  la  fin 
de  ses  jours,  sans  parler  que  je  porterai  son  deuil  en 
grand  noir... 

La  marquise  lui  pinça  le  bras  jusqu'au  sang. 

Loriotte  eut  envie  de  lui  détacher  un  coup  de  pied, 
maintenant  qu'elle  était  héritière  ;  mais  elle  se  contint, 
et  Fernand,  la  prenant  par  la  main,  la  conduisit  jusqu'au 
roi  Truffe.  Celui-ci  les  repoussa  doucement. 

U  28* 


330  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

—  Je  veux  d'abord  et  avant  tout  avoir  l'avis  de  mon 
docteur,  dit-il. 

—  Mon  avis  ne  peut  être  douteux,  monsieur  le  duc, 
répondit  Sulpice  ;  c'est  moi-même  qui  vous  ai  donné  la 
première  idée  d'employer  votre  fortune  à  la  restaura- 
tion de  la  maison  de  Rostan.  Mais  le  notaire  a  oublié 
une  clause  :  le  mariage  nécessaire  de  vos  deux  héritiers. 

—  C'est  juste!  c'est  juste I  s'empressa  de  dire  le  roi 
Truffe  ;  vous  ajouterez  cela,  monsieur... 

Le  notaire  s'inclina. 

On  nous  croira  si  l'on  veut.  Cette  clause  n'effraya  pas 
du  tout  Loriot. 

Il  fit  même  un  peu  les  yei^x  doui  à  Fernand,  qui  se 
penchait  vers  la  marquise  pour  lui  dire  à  l'oreille  : 

—  Ne  discutez  pas.  Ces  conditions  n'obligent  plus. 
Les  de  Morges  et  le  poëte    Sensitive  auraient  voulu 

connaître  un  peu  les  legs  particuliers. 

Tout  allait  bien  en  apparence  pour  les  projets  de  la 
marquise,  et  cependant  la  marquise  avait  peine  à  cacher 
son  extrême  agitation.  Le  calme  de  Sulpice  l'épouvan- 
tait. Elle  devinait,  derrière  ce  calme,  je  ne  sais  quelle 
batterie  formidable,  prête  à  se  démasquer. 

Le  roi  Truffe  allait  ouvrir  ses  bras  à  Loriot  et  à  Fer- 
nand, lorsque  Sulpice  reprit  la  parole. 

—  Le  testament  est  bon,  dit-il,  bien  que  j'eusse  préféré 
une  adoption  pure  et  simple,  pour  que  le  titre  ducal  fût 
transmis  de  plein  droit.  Mais  M™^  veuve  Rio,  Lapierre 
et  Touril  ont  menti. 

Les  bras  du  roi  Truffe  retombèrent. 
Fernand  recula  comme  pour  prendre  son  élan  afin  de 
bondir  contre  Sulpice. 

—  Ce  n'est  pas  la  peine,  lui  dit  ce  dernier  en  souriant  ; 
votre  tour  n'est  pas  encore  venu. 

Lorioltc  écarquillait  ses  beaux  grands  yeux  stupéfaits 


PARIS  331 

et  cherchait  en  vain  à  comprendre.  La  marquise,  immo- 
bile comme  une  statue,  retenait  son  souffle. 

—  Mademoiselle  Marie  de  Rostan  n'est  pas  ici,  pour- 
suivit Sulpice,  qui  se  retourna  vers  le  roi  Truffe,  et  vous 
êtes  le  jouet  d'une  imposture. 

—  Ahl  alil  s'écrièrent  à  la  fois  les  de  Morges  et 
Sensitive. 

Cela  les  réveillait. 

—  Quoi  qu'il  dit,  celui-là?  demanda  Loriolte  en 
colère  ;  je  ne  suis  pas  mademoiselle  de  Rostan,  à  pré- 
sent? 

—  Monsieur  le  docteur  aura  de  la  peine  à  nous  prou- 
ver celai  murmura  la  marquise. 

—  Si  elle  n'est  pas  ici,  balbutia  le  roi  Truffe  indécis, 
où  est-elle  ? 

Sulpice  fit  un  pas  vers  la  cheminée  et  tira  le  cordon 
d'une  sonnette.  Un  domestique  se  montra  à  la  porte. 

—  Faites  monter  ces  dames,  lui  ordonna  Sulpice. 

—  Mais  savez-vous  que  ce  serait  une  chose  affreuse  I 
dit  la  comtesse  de  Morges. 

—  Des  actes  authentiques!  ajouta  Sensitive. 

—  Des  faux!  acheva  le  vidame  de  Pomard. 

Ce  Drinker  ne  put  s'empêcher  de  se  frotter  un  peu  les 
mains.  Les  choses  s'embrouillaient.  On  pouvait  éven- 
tuellement repêcher  la  succession  au  fond  de  cette  eau 
trouble. 

—  Monsieur  le  duc...  commença  Fernand,  qui  s'était 
rapproché  du  roi  Truffe. 

Celui-ci  l'interrompit  et  dit  : 

—  Si  le  docteur  Sulpice  avait  voulu,  Irène,  sa  femme, 
ma  bien-aimée  Irène,  aurait  été  mon  héritière.  Je  crois 
au  docteur  Sulpice  comme  en  Dieu. 

Mais  cette  solennelle  déclaration  n'était  point  capable 


332  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

d'arrêter  Loriot.  Il  commençait  à  avoir  peur  :  c'est  le 
moment  défaire  du  tapage. 

—  Ah  bien!  ah  bieni  s'écria-t-il,  prenant  la  marquise 
à  témoin,  en  voilà  des  histoires  et  des  cancans  I  Dire  que 
je  ne  suis  pas  Marie  de  Rostan!  Et  que  suis-je  alors? 
même  que  voilà  la  médaille  de  ma  mère? 

Sulpice  s'élança  vers  lui  et  saisit  la  médaille. 

—  C'est  elle  qui  vous  l'a  donnée,  n'est-ce  pas?  deman- 
da-t'il  avec  une  soudaine  émotion. 

Pour  Sulpice,  le  mot  elle  se  rapportait  à  Chiffon, 
mais  Loriot,  en  ce  moment,  était  à  cent  lieues  de 
Chiffon. 

—  Oui,  c'est  elle,  répliqua-t-il  ;  pas  vrai,  madame  la 
marquise?  mon  Dieu!  mon  Dieul  tout  de  même,  je  suis 
une  pauvre  jeune  fille  bien  malheureuse  I  Ahl  oui  que 
c'est  ma  mère  qui  me  l'a  donnée  ! 

Le  roi  Truffe  regardait  Loriotte  d'un  air  de  commisé- 
ration. La  marquise  trouva  un  moment  où  personne  ne 
l'observait  pour  faire  signe  à  Fernand  qui  se  rapprocha 
d'elle. 

—  Je  crois  qne  le  grand  homme  fait  fausse  route,  lui 
dit-elle  à  l'oreille.  Il  ne  vous  attaque  pas  :  restez  à 
l'écart. 

—  Viens  ici,  ma  pauvre  enfant,  ajouta-t-elle  en  s'adres- 
sant  tout  haut  à  Loriotte  ;  il  se  peut  qu'on  brise  ton 
avenir,  car  tu  n'as  pas  de  preuve  de  ta  naissance,  Mais, 
quant  à  moi,  je  ne  t'abandonnerai  jamais  1 

Elle  l'embrassa.  Sulpice  dit  : 

—  Si  elle  était  la  fille  de  Victoire,  son  cœur  se  révol- 
terait dans  sa  poitrine  en  ce  moment  I 

C'était  la  première  fois  que  Sulpice  portait  un  coup 
direct  à  la  marquise  Astrée.  Elle  le  regarda  en  face  et  se 
redressa  si  hautaine  que  les  témoins  de  ce  duel  redou- 
blèrent d'attention. 


PARIS  333 

—  Nous  avons  là-bas,  prononça-t-elle  avec  lenteur, 
dans  ce  petit  coin  de  la  Bretagne  où  je  suis  née,  d'é- 
tranges superstitions.  Nos  paysans  dévots,  mais  fatalistes, 
croient  à  la  prédestination.  On  nait  pour  être  démon  ou 
pour  être  ange  I  Monsieur  le  duc  connaît  cette  double 
légende  des  filles  du  grand  chêne  et  des  pâtours  du 
Tréguz. 

—  J'aime  les  légendes,  risqua  Sensitive  ;  c'est  la  forme 
primitive  de  l'idée  poétique. 

—  Les  orphelines  du  Chêne  deviennent  grandes  pour 
faire  le  bien  et  pour  souffrir,  continua  la  marquise  ;  les 
pâtours  du  Tréguz  vendent  leur  âme  pour  de  l'or. 

Elle  s'arrêta,  le  regard  fixé  toujours  sur  le  docteur.  Le 
docteur  ne  prit  point  la  parole. 

—  Nous  sommes  dii  même  pays,  le  docteur  Sulpice  et 
moi,  acheva  la  marquise;  je  suis  fille  du^rand  chêne  de 
Saint-Gast,  et  il  a  été  pâtour  du  Tréguz.  La  légende  dit 
que,  depuis  des  siècles,  on  ne  vit  jamais  l'orpheline  de 
Saint-Gast  donner  la  main  au  pâtour.  Moi,  je  ne  hais 
personne,  pas  plus  M.  le  docteur  Sulpice  qu'un  autre. 
Mais  la  légende  ne  ment  pas  cependant,  puisque  M.  le 
docteur  Sulpice  nourrit  contre  moi  tant  de  haine. 

Elle  fit  une  seconde  pause.  Ghacun  crut  que  le  docteur 
allait  répondre  ;  chacun  se  trompa. 

—  La  légende  ne  ment  pas,  reprit  Astrée,  puisque  me 
voilà  marquise  et  que  M.  Sulpice  est  riche. 

—  Assez,  ma  cousine,  assez!  interrompit  le  roi  Truffe. 

—  Elle  allait  nous  apprendre,  dit  le  vidame  de  Po- 
mard  à  l'oreille  de  Sensitive,  comme  quoi  le  docteur 
Sulpice  avait  vendu  son  âme  au  diable. 

Sensitive  répondit  : 

—  Moi,  je  ferai  im  voyage  en  Bretagne. 


334  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

«  Oui,  je  t'aime  d'amour,  ô  ma  noble  Bretagne, 
«  Avec  tes  ion^s  cheveux  et  Ion  Iront  indompté, 
«  Avec  ton  sol  de  pierre  et  la  rude  campagne... 

«  —  Oîi  lu  voudrais  avoir  une  propriété!  » 

Ce  fut  le  vidame  de  Poinard  qui  improvisa  ce  dernier 
vers.  Sensitive  lui  serra  la  main  avec  effusion. 

—  Puisque  cet  entretien  semble  déplaire  à  notre  excel- 
lent ami,  reprit  la  marquise,  je  n'ajoute  plus  qu'un  mot. 
Il  y  a  des  circonstances  qui  ne  sont  connues  ici  que  de 
M.  Sulpice  et  de  moi.  Personne  n'eût  compris,  si  j'avais 
voulu  ne  point  les  relever  les  paroles  blessantes  qu'il 
m'a  adressées. 

—  Le  fait  est...  commença  le  roi  Truffe. 

—  Permettez,  monsieur  le  duc,  j'ai  voidu  les  relever. 
Je  désire  que  M.  Sulpice  sache  bien  que  je  ne  désire  pas 
la  lutte,  mais  que  je  ne  la  crains  pas  non  plus.  Chacun 
peut  regarder  au  dedans  de  ma  vie.  Ce  n'est  pas  moi  qui 
suis  devenue  riche  tout  à  coup,  à  la  suite  de  cette  nuit 
sanglante  où  trois  victimes  périrent  dans  l'ombre  ! 

Tous  les  regards  se  fixèrent  sur  le  docteur  Sulpice, 
qui  était  un  peu  pâle,  mais  qui  conservait  son  apparence 
tranquille. 

—  Quant  à  ces  deux  enfants,  ajouta  encore  la  mar- 
quise en  montrant  Fernand  et  Loriotte,  je  vous  prie  de 
remarquer  que  ma  position  est  au  moins  aussi  désinté- 
ressée, aussi  nette  que  peut  l'être  celle  de  M.  le  docteur. 
Jean  et  Marie  de  Rostan  ont  trouvé  en  moi  une  parente 
affectueuse  et  dévouée,  mais  je  n'attends  rien  d'eux,  et 
ma  récompense  tout  entière  sera  dans  leur  bonheur. 

Elle  se  tut.  Le  notaire  lui  rendit  justice  dans  son  cœur 
et  se  déclara  à  lui-même  qu'elle  aurait  fait,  avec  des 
études,  un  très-passable  avocat.  Le  roi  Truffe  avait  l'air 
fort  irrésolu,  le  regard  de  Sulpice  ne  le  dominait  plus. 


PARIS  335 

Sulpice  avait  baissé  les  yeux  et  semblait  plongé  dans  de 
profondes  réflexions. 

Les  souvenirs  du  passé,  réveillés  violemment,  l'absor- 
baient. Il  n'avait  pas  même  le  loisir  d'admirer  l'audace 
de  cette  femme. 

Loriot  n'avait  pas  très-clairement  compris  le  discours 
de  la  marquise,  mais  il  se  sentait  tout  vaillant,  et  pensait 
qu'en  faisant  beaucoup  de  bruit,  il  emporterait  d'assaut 
la  position.  Dans  les  foires  des  Côtes-du-Nord,  où  Loriot 
avait  fait  son  apprentissage  du  monde,  la  victoire  est 
presque  toujours  à  ceux  qui  donnent  les  meilleurs  coups 
de  gosier. 

—  Où  donc  elles  sont,  s'écria-t-il,  celles-là  qui  veulent 
se  mettre  à  ma  place?  Elles  sont  bien  longtemps  à  mon- 
ter, ces  dames! 

La  porte  s'ouvrit  justement  à  ce  dernier  mot,  et  la 
charmante  figure  d'Irène  se  montra  sur  le  seuil.  Irène 
avait  l'air  extrêmement  jeune.  On  pouvait  bien  se  trom- 
per à  première  vue  et  la  prendre  pour  une  fillette  de 
dix-huit  ans.  Loriot  s'élança  vers  elle  comme  un  petit 
furieux,  malgré  madame  la  marquise  qui  cherchait  à  le 
retenir. 

—  Ah!  c'est  vous,  l'effrontée!  s'écria-t-il,  c'est  vous 
qui  venez  vous  faire  passer  pour  mademoiselle  Marie  de 
Rostan,  qu'est  moi,  moi  seule,  j'en  lève  les  mains! 

Il  avait  les  deux  poings  sur  les  hanches.  Sensitive  et 
les  de  Morges  riaient,  ma  foi,  de  tout  le  cœur. 

Mais  tout  à  coup  Loriot  recula,  chancelant  et  tout 
pâle.  11  venait  d'apercevoir  une  autre  figure  derrière 
celle  d'Irène. 

—  Chiffon  !  s'écria-t-il  en  se  frottant  les  yeux  comme 
un  homme  qui  croit  rêver. 

Irène  et  sa  compagne  entrèrent,  La  porte  du  salon  se 
referma  sur  elles. 


336  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

Il  arriva  un  événement  qui  surprit  beaucoup  M.  le 
duc  et  son  entourage.  Dès  que  la  jeune  compagne  d'Irène 
aperçut  Loriot,  elle  se  jeta  à  son  cou  et  l'embrassa 
étroitement. 

Loriot  se  dégagea  ;  il  avait  l'air  pétrifié. 

—  Ahl  répétait-il,  sans  savoir  qu'il  parlait,  c'est  toi, 
la  Ghiffonnette  I 

Et  il  ajouta  en  courbant  le  front  : 

—  Elle  est  tout  de  même  fièrement  gentille  en  de- 
moiselle I 

Sulpice  vint  prendre  Chiffon  par  la  main.  En  passant 
près  de  Loriot,  il  lui  dit  : 

—  Rendez  la  médaille. 

—  Oh  I  mon  bon  cousin  !  protesta  Chiffon  ;  il  ne  me 
l'a  pas  prise.  Je  voulais  qu'il  eût  du  bonheur  et  qu'il 
gardât  souvenir  de  moi. 

La  langue  lui  démangeait.  Elle  eût  voulu  interroger 
et  savoir  pourquoi  Loriot  était  déguisé  en  jeune  fille, 
mais  elle  sentait  qu'il  y  avait  là  pour  lui  un  péril  ;  elle 
craignait  de  l'augmenter. 

Sulpice  conduisit  Chiffon  au  roi  Truffe.  Celui-ci  prit 
la  main  de  la  jeune  fille  et  la  tint  entre  les  siennes.  Chif- 
fon lui  fit  une  belle  révérence,  mais  elle  tournait  à  cha- 
que instant  la  tête  pour  chercher  son  Loriot.  Loriot  évitait 
son  regard.  Loriot  s'était  réfugié  derrière  la  marquise. 
Quand  Chiffon  n'avait  pas  les  yeux  sur  lui,  il  la  contem- 
plait à  la  dérobée  et  se  disait  : 

—  A-t-elle  changé  I  Je  voudrais  si  bien  lui  parler  un 
petit  peu  et  l'embrasser  sur  les  deux  joues  1 

Son  cœur  battait  pour  la  première  fois.  11  ne  se  rendait 
pas  compte  du  sentiment  éprouvé,  mais  il  sentait  en  lui- 
môme  une  autre  âme.  L'enfant  mourait  pour  laisser 
naître  l'homme. 

Il  expiait  dès  ce  moment  au  fond  de  sa  conscience 


PARIS  '      337 

toutes  ses  grosses  coquineries  :  son  égoïsme,  sa  dureté 
de  cœur  et  la  cruauté  lâche  de  son  abandon. 

La  compréhension  lui  venait.  A  dater  de  cette  minute 
seulement,  il  sentait  sa  faute. 

Les  larmes  lui  montaient  aux  yeux  ;  il  avait  un  pied 
de  rouge  sur  le  front.  Il  n'osait  plus  regarder  ses  habits 
de  fillette  qui  lui  faisaient  grande  honte.  Et  il  se  disait, 
chaque  fois  que  son  œil  sournois  et  timide  pouvait  entre- 
voir le  profil  de  Chiffon  : 

—  Qu'elle  est  jolie  I  qu'elle  est  jolie  I 

C'était,  du  reste,  l'avis  général  dans  le  salon  du  roi 
Truffe.  La  marquise  avait  froncé  le  sourcil  à  la  vue  de 
Chiffon.  Je  ne  sais  quel  malaise,  ressemblant  presque  à 
un  remords,  lui  avait  traversé  le  cœur.  Une  sorte  de  mi- 
rage avait  passé  devant  ses  yeux  éblouis  :  Le  grand  ho- 
rizon de  la  mer,  voilé  à  demi  par  la  pluie,  le  flot  jetant 
ses  festons  d'écume  sur  la  plage  ;  le  haut  profil  du  rocher 
de  Fréhel,  l'entrée  du  Trou-aux-Mauves,  et  une  forme 
blanche  qui  glissait  dans  la  brume  avec  un  petit  enfant 
dans  ses  bras... 

La  Morgatte  vieillissait.  Au  bon  temps,  elle  n'aurait 
jamais  eu  de  ces  vapeurs.  Mais  c'est  qu'aussi  l'enfant  qui 
était  là  devant  elle,  était  si  bien  le  vivant  portrait  de 
Victoire  I 

Le  vidame  et  sa  femme  avaient  déclaré  tout  de  suite 
que  Chiffon  était  ravissante,  et  le  notaire  lui-même,  ôtant 
ses  lunettes  pour  mieux  voir,  hochait  la  tète  en  amateur 
moisi  qu'il  était. 

—  Monsieur  le  duc,  dit  le  docteur  Sulpice,  voici  ma- 
demoiselle Marie  de  Rostau,  fille  de  Victoire  Rostan 
du  Bosc([  et  d'Antoine  de  Rostan,  marquis  de  Mau- 
repar. 

—  J'ai  grande  confiance  en  vous,  docteur,  répondit  le 
roi  Truffe,  indécis  et  timide,  mais... 

Il  29 


338  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

Il  jeta  un  regard  furtif  vers  Astrée.  Celle-ci  se  leva  et 
vint  à  lui. 

—  Je  ne  veux  que  la  vérité,  dit-elle  ;  ma  religion  a  pu 
être  trompée.  Si  monsieur  le  docteur  a  des  preuves  de 
ce  qu'il  avance... 

—  Hésitez-vous  entre  elle  et  nous?  murmura  Irène  à 
l'oreille  du  roi  Truffe. 

Le  bonhomme  lui  baisa  la  main  et  l'attira  contre  sa 
poitrine. 

—  Irène  î  ma  belle  et  chère  enfant  1  dit-il  les  larmes 
aux  yeux,  car  la  moindre  émotion  lui  mouillait  la  pau- 
pière, je  croyais  mourir  sans  vous  revoir! 

Loriotte  restait  seule  maintenant  dans  son  coin.  Le 
jeune  M.  Fernand  n'avait  garde  de  lui  faire  la  cour  dé- 
sormais. Le  jeune  M.  Fernand  se  tournait  du  côté  du 
soleil  levant.  Cette  nouvelle  Marie  de  Rostan  était  bien 
autrement  séduisante  que  l'autre.  Fernand  la  dévorait 
des  yeux  et  méditait  déjà  une  trahison  définitive  à  l'en- 
droit de  la  marquise. 

Il  faut  un  dénouement  à  toute  comédie.  L'intention 
de  Fernand  avait  été  d'abord  d'épouser  Gabrielle  de 
Morges,  une  fois  le  testament  signé  ;  mais  ses  amours 
étaient  comme  la  neige  du  printemps,  qui  ne  tient  pas. 
L'image  de  Gabrielle  s'éclipsa  dans  ce  aui  lui  tenait  lieu 
de  cœur.  Marie  I  la  belle  Marie  1  Fernand  se  dit  :  c'est 
celle-là  que  j'épouserai  I 

—  Mes  enfants,  mes  enfants,  disait  cependant  le  roi 
Trutfe,  je  vous  aime  tous,  moi,  vous  savez  bien,  mais  ce 
qui  se  passe  est  étrange.  Quelqu'un  m'a  trompé.  Com- 
ment voulez-vous  que  je  devine?  Ce  que  dit  Astrée  est 
raisonnable,  il  faut  des  preuves. 

—  Des  preuves  1  répéta  Sulpice  amèrement,  depuis 
que  madame  la  marquise  a  vu  les  traits  de  Marie,  elle 
n'a  déjà  plus  besoin  de  preuves. 


PARIS  339 

—  Vous  vous  trompez,  monsieur,  re{^>artit  froidement 
la  marquise. 

—  Vous  aurez  donc  ce  que  vous  demandez,  madame, 
dit  Sulpice  ;  vous  aurez  des  preuves. 

Il  se  pencha  à  l'oreille  du  roi  Truffe  et  procouça  tout 
bas  quelques  paroles. 

—  Est-ce  possible  I  fit  le  bonhomme  qui  bondit  sur  sa 
bergère. 

—  Qu'y  a-t-il  donc?  demanda  la  marquise. 
Sensitive,  les  de  Morges  et  le  notaire  t(indaient  le  cou 

et  tâchaient  d'entendre. 

Le  roi  Truffe  attira  la  marquise  à  lui  et  lui  répéta, 
toujours  à  voix  basse,  les  paroles  prononcées  par  Sul- 
pice. 

—  Il  a  en  menti!  s'écria  Astrée  perdant  toute  mesure. 
Elle  s'élança   vers   Loriot   et   le   saisit   par  les  deux 

épaules.  Elle  l'entraina  ainsi  jusqu'à  la  croisée. 

—  11  en  a  menti!  répéta-t-elle  triomphante;  c'est  bien 
une  fille!  Et  n'est-ce  pas  une  folie  de  croire  que  je  m'y 
serais  trompée  depuis  un  mois? 

—  Une  fille!  se  récria  Chiffon  qui  regarda  son  Loriot 
en  souriant. 

Ce  fut  comme  l'aiguillon  qui  réveille  le  jeune  taureau 
engourdi.  Loriot  n'aurait  pas  vendu  en  ce  moment  son 
sexe  pour  un  royaume.  Il  se  campa  crânement  sur  la 
hanche  et  dit  en  enflant  sa  voix  : 

—  Vous  ne  vous  y  connaissez  point,  vous,  la  dame! 
Je  suis  un  gars,  saquédié!  un  vrai  gars  !  ah!  mais!  ah! 
mais  ! 

Et  il  ajouta  en  montrant  le  poing  à  Fernand  : 
— •  Vous  le  verrez  bien,  vous,  le  monsieur,  si  vous  re- 
luc^uez  de  trop  près  ma  Chiffonnette! 


XXII 


LE  COUP  DE  TETE. 


Fernand  se  mit  à  rire  le  premier  à  l'idée  d'avoir  été 
dupe  de  ce  naïf  et  grossier  stratagème.  Les  de  Morges 
Fimitèrent.  L'officier  ministériel  replaça  ses  lunettes 
derrière  ses  oreilles  en  grommelant  : 

—  Gela  ne  m'atteint  pas.  J'ai  reçu  des  déclarations; 
je  leur  ai  donné  en  la  forme  valeur  légale.  Ce  cas  s'est 
déjà  présenté... 

La  marquise  était  littéralement  frappée  d'un  coup  de 
foudre.  La  colère,  la  honte  et  l'étonnement  boulever- 
saient sa  physionomie.  Toute  cette  trame  si  péniblement 
ourdie  se  déchirait  comme  une  toile  d'araignée.  Un  dé- 
menti n'eût  rien  été  pour  elle  ;  peut-être  même  eût-elle 
accueilli  avec  l'apparence  du  calme  la  preuve  que  la 
jeune  fille  présentée  par  Sulpice  était  la  véritable  Marie 
de  Rostan  ;  mais  ce  coup  de  massue,  cette  évidence  ins- 
tantanée, cette  chute  profonde  I 


PARIS  341 

Elle  avait  donné  au  duc  une  héritière  qui  était  un  gar- 
çon I  Il  y  avait  là  quatre  actes  authentiques  qui  décla- 
raient que  ce  garçon  était  une  fille  ! 

—  Sortez  I  dit-elle  à  Loriot,  vous  m'avez  abusée  indi- 
gnement. Si  le  mépris  et  la  pitié  ne  m'arrêtaient,  vous 
auriez  à  répondre  de  votre  crime  devant  les  tribunaux! 

—  Quel  crime?  demanda  Loriot  de  bonne  foi;  j'ai 
mis  une  jupe  au  lieu  d'un  pantalon.  Ça  n'est  pas  gentil, 
mais  les  juges  ne  me  guillotineraient  pas  pour  ça, 
bien  sûr  I 

—  Voilà  qui  est  au  moins  probable,  murmura  madame 
la  comtesse  de  Morges. 

—  Sortez!  repéta  impérieusement  la  marquise. 
Loriot  implora  Chiffon  du  regard. 

—  Vous  m'avez  promis...  commença  celle-ci  en  s'a- 
dressant  à  Sulpice. 

—  Je  vous  ai  promis  que  vous  le  reverriez  ;  vous  l'avez 
revu  ;  laissez  faire  cette  femme. 

Chiffon  détourna  la  tête.  Loriot  se  sentait  si  coupable 
envers  elle,  que  ce  mouvement  l'accabla.  Il  se  dirigea 
vers  la  porte  sans  plus  prononcer  une  parole.  La  mar- 
quise sortit  derrière  lui. 

Le  roi  Truffe  appela  Irène  qui  embrassait  Gabrielle, 
immobile  et  comme  insensible. 

—  Votre  mari  ne  veut  pas  me  guérir,  dit-il,  et  votre 
mari  s'obtine  à  détester  ceux  que  j'aime.  Avez-vous  vu 
cette  pauvre  Astrée  comme  elle  est  triste? 

—  Celle  qui  était  chargée  de  veiller  sur  vous,  répondit 
tout  bas  Irène,  est  en  prison,  accusée  d'avoir  voulu  vous 
assassiner. 

—  Solange  I  prononça  le  roi  Truffe  d'une  voix  altérée  ; 
ne  me  parlez  pas  de  Solange  ! 

■^  Le  mal  est  venu  à  dater  du  jour  où  Solange  a 
quitté  votre  chevet. 

II  29* 


342  LE  PARADIS  DES  FEMMEB 

Le  bonhomme  se  couvrit  le  visage  de  ses  mains. 

—  Il  y  a  des  moments,  pensa-t-il  tout  haut,  où  je 
soupçonne... 

Astrée  rentrait.  Le  roi  Truffe  n'acheva  pas. 

—  Je  l'ai  chassé,  dit  Astrée. 

—  Voulez-vous  m'embrasser,  ma  belle  petite?  ajoutâ- 
t-elle en  s'avançant  vers  Chiffon. 

—  Non,  madame,  répondit  celle-ci  qui  recula  d'un 
pas. 

La  marquise  se  prit  à  sourire. 

—  Je  m'attendais  à  cela,  dit-elle,  mais  je  voulais  savoir 
au  juste  à  quoi  m'en  tenir. 

Voici  ce  qui  venait  de  se  passer  au  second  étage  de 
l'hôtel  de  Rostan,  habité  par  madame  la  marquise.  Lo- 
riot avait  perdu  un  peu  de  son  courage  en  se  voyant 
seul  avec  elle.  Nous  savons  que  notre  petit  homme 
n'était  pas  un  foudre  de  guerre.  En  montant,  la  mar- 
quise lui  demanda  : 

—  D'où  connaissez-vous  cette  jeune  fille  qui  a  pris  le 
ntm  de  Marie  de  Rostan? 

—  D'où  je  la  connais?  répéta  Loriot  qui  ne  voulait 
point  répondre. 

Son  instinct,  éveillé  désormais,  lui  disait  que  cette 
femme  était  la  mortelle  ennemie  de  Chiffon.  Or,  depuis 
cinq  minutes,  il  aimait  Chiffon  jusqu'à  se  dévouer 
pour  elle. 

—  N'essayez  plus  de  me  tromper  I  prononça  la  mar- 
quise d'un  accent  impérieux;  est-elle  de  votre  pays? 

—  Oui,  oui,  repartit  Loriot. 

—  De  Saint-Cast  même? 

—  De  Saint-Cast?  oh  I  que  nenni  I  Après  ça,  peut-être 
bien  qu'elle  est  de  par-là  tout  de  même  ou  des  environs... 
pas  loin...  je  ne  sais  pas. 

—  Est-elle  venue  de  Bretagne  avec  vous? 


PARIS  343 

—  De  Bretagne...  ou  bien  de  Normandie.  Je  l'ai  ren- 
contrée sur  la  route,  devers  la  ville  de  Laval,  par  là-bas, 
entre  Laval  et  Mayenne,  Mayenne  et  le  Mans. 

La  marquise  le  poussa  dans  son  appartement,  où  le 
fidèle  P.  J.  Gridaine  faisait  faction  en  l'attendant. 

—  Eh  bieni  s'écria  celui-ci,  est-ce  fini? 

La  marquise  se  laissa  choir  dans  un  fauteuil.  Elle 
étouffait. 

—  Otez  toute  votre  toilette,  dit-elle  à  Loriot;  pas  de- 
vant moi,  passez  avec  lui  dans  mon  boudoir,  monsieur 
Gridaine,  et  aidez-le  ! 

—  Lui!  répéta  Tout-pour-les-Dames.  Que  si^^nifie 
cela? 

—  Cela  signifie  que  vous  vous  êtes  laissé  jouer  comme 
moi,  monsieur,  malgré  votre  prétendue  habileté,  jouer 
honteusement,  jouer  ridiculement!  Gela  signifie  que  la 
petite  paysanne  était  un  petit  paysan  qui  s'est  moqué  de 
vous  et  de  moi  ! 

—  En  vérité!  dit  M.  Gridaine,  qui  examina  curieuse- 
ment notre  Loriot.  Ma  foi,  le  proverbe  a  raison  ;  il  ne 
faut  jurer  de  rien.  Je  me  croyais,  par  ma  profession  et 
mes  habitudes,  à  l'abri  de  pareille  méprise.  Et  qu'est-il 
résulté  de  tout  cela? 

—  Je  vous  le  dirai  plus  tard,  répliqua  la  marquise 
dont  l'éventail  soufflait  un  vent  tempèteux  ;  dépouillez- 
le  de  ce  qui  m'appartient  ;  remettez-lui  ses  guenilles 
sur  le  dos,  et  je  vais  le  faire  jeter  dans  la  rue  par  mes 
gens. 

Loriot  avait  la  tête  basse  et  le  regard  farouche. 

—  Je  ne  veux  point  garder  vos  nippes,  dit-il  ;  mais  je 
me  changerai  bien  tout  seul.  Vous,  ajouta-t  il  eu 
s'adressant  à  P.  J.  Gridaine,  si  vous  m'approchez,  je 
tape  î 


344  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

La  marquise  lui  montra  du  doigt  son  cabinet  de  toi- 
lette en  disant  : 

—  On  vous  fouillera,  quand  vous  sortirez. 

A  peine  Loriot  avait-il  disparu  derrière  la  porte,  à 
demi  fermée,  que  madame  la  marquise  fit  signe  à  Tout- 
pour-les-Dames  d'approcher. 

—  Sulpice  est  le  maître,  dit-il  à  voix  basse  et  rapide- 
ment ;  il  amène  une  Marie  de  Rostan  qui  pourrait  bien 
être  la  véritable.  Après  cela,  il  y  a  des  ressemblances... 
On  n'a  pas  attaqué  Fernand,  mais  on  l'attaquera. 

—  Vous  pouvez  y  compter,  si  les  choses  vont  ainsi, 
dit  P.  J.  Gridaine. 

—  J'y  compte.  Et  je  compte  aussi  qu'on  se  servira  des 
actes  notariés  comme  d'une  machine  de  guerre.  Il  faut 
que  cet  enfant-là  disparaisse. 

Loriot,  qui  avait  dégrafé  sa  robe,  collait  son  oreille  à 
la  fente  de  la  porte. 

—  Gomment  entendez-vous  le  mot  disparaître  ?  de- 
manda Tout-pour-les- dames. 

Loriot  lui  sut  bien  bon  gré  d'avoir  fait  cette  question. 

—  Mon  Dieul  répliqua  la  marquise,  en  haussant  les 
épaules,  vous  savez  bien  que  je  ne  me  sers  jamais  de 
vous  pour  les  choses  qui  dépassent  les  limites  de  la  co- 
médie. Dispararaître  veut  dire  quitter  Paris. 

Loriot  respira. 

—  Aller  très  loin,  poursuivit  la  marquise,  aller  si  loin 
qu'il  ne  puisse  jamais  revenir. 

Loriot  reprit  sa  toilette.  Il  était  fixé. 

—  J'ai  mis  le  nez  parfois  dans  des  livres  de  droit,  con- 
tinua la  marquise  ;  ce  n'est  pas  si  ennuyeux  qu'on  veut 
bien  le  prétendre.  J'ai  vu  que  l'absence  de  ce  qu'on 
appelle  le  corps  du  délit,  rend  la  poursuite  difficile  tou- 
jours et  souvent  impossible.  Gomment  prouver  que  les 
actes  sont  faux,  si  ce  jeune  homme  est  introuvable? 


PARIS  345 

—  Si  ce  jeune  homme  est  introuvable,  appuya  Gri- 
daine,  on  ne  peut  même  pas  prouver  qu'il  soit  un 
homme. 

—  Evidemment.  En  conséquence,  il  faut  qu'aujour- 
d'hui même,  vous  preniez  le  chemin  de  fer  d'Orléans... 

—  Et  mes  affaires,  belle  dame? interrompit  Gridaine  ; 
j'ai  considérablement  d'affaires  I  Rien  que  pour  les  opé- 
rations de  Bourse,  j'ai  entre  les  mains  les  intérêts  de 
plus  de  cent  clientes  jeunes,  jolies,  nobles  par  la  nais- 
sance, par  le  talent  ou  par  l'amour.  J'en  ai  du  faubourg, 
j'en  ai  de  la  Chaussée-d'Antin,  j'en  ai  du  Mont-Breda  et 
du  boulevard  du  Grime.  Gomment  voulez-vous  que^ 
j'abandonne  cela? 

—  Vous  avez  madame  Gridaine  et  vos  commis. 
D'ailleurs,  il  le  faut  I 

—  Si  madame  la  marquise  y  tient  absolument,  dit 
Tout-pour-les-Dames  qui  s'inclina,  et  si  l'indemnité  est 
convenable... 

Astrée  abaissa  son  éventail.  P.  J.  Gridaine  n'acheva 
pas. 

—  Vous  prendrez  le  chemin  de  fer  d'Orléans,  répéta 
la  marquise,  et  vous  irez  jusqu'à  Nantes.  Si  vous  pouvez 
faire  embarquer  le  petit,  vous  aurez  cinq  cents  louis 
pour  vos  trois  jours.  Est-ce  assez? 

—  Et  si  je  ne  puis  le  faire  embarquer? 

—  Vous  le  laisserez  à  Saint-Nazaire,  et  vous  aurez 
trois  cents  louis. 

Loriot  achevait  son  changement  de  toilette.  Il  entendit 
qu'on  voulait  l'embarquer.  Il  n'avait  pas  de  goût  pour  la 
marine. 

La  marquise  se  leva  et  alla  ouvrir  son  secrétaire.  Elle 
trempa  une  plume  dans  l'encre  et  traça  rapidement 
quelques  mots  sur  un  papier  qu'elle  mit  dans  une  euve- 


346  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

loppe.  Ce  pli  fut  adressé  à  M.  Bistouri,  rue  de  la  Goutte- 
d'Or,  à  la  Chapelle,  près  Paris. 

Il  ne  contenait  qu'une  ligne  :  «  Venez  sur-le-champ  à 
l'hôtel.  Je  dis  f^ur-le-champ.  » 

Point  de  signature. 

La  marquise  prit  dans  un  tiroir  deux  rouleaux  de  cin- 
quante louis,  qu'elle  mit  dans  la  main  de  P.  J.  Gri- 
daine. 

—  11  faut  que  dans  vingt  minutes  cette  lettre  soit  à  son 
adresse,  dit-elle;  il  faut  que  dans  une  heure  vous  soyez 
ù  la  gare  d'Orléans. 

,  —  Mais,  fit  observer  Tout-pour-les-Dames,  si  le  petit 
coquin  résiste? 

—  Menacez-le  de  le  faire  mettre  eu  prison,  il  ne  con- 
naît rien,  il  partira. 

Tout  ceci  était  dit  très-bas,  mais  notre  Loriot  avait 
l'oreille  fine. 

P.  J.  Gridaine  fît  disparaître  l'argent  dans  les  poches 
de  son  pantalon  avec  un  plaisir  manifeste. 

—  Eh  bieni  demanda  la  marquise  en  élevant  la  voix, 
allons-nous  rester  là  jusqu'à  demain? 

Loriot  poussa  la  porte  et  .reparut  aussitôt  dans  sou 
costume  de  petite  Bretonne  d'opéra-comique. 

—  Gomment  avons-nous  pu  nous  laisser  prendre? 
grommela  Gridaine. 

—  Il  faut  être  aveugle!  ajouta  la  marquise  en  passant 
dans  le  cabinet  de  toilette. 

Elle  fit  l'inspection  des  dépouilles  de  mademoiselle 
Marie  de  Rostan  et  de  ses  bijoux.  Tout  y  était. 

—  Fouillez-le,  dit-elle  pourtant  en  s'adressant  à  Gri- 
daine. 

Elle  ajouta  tout  bas  à  l'oreille  : 

—  Il  ne  faut  pas  qu'il  ait  un  centime,  vous  comprenez 
bien,  sans  cela  il  reviendrait  de  Saint-Nazaire  ! 


PARTS  347 

Griflaine  fonilln.  Loriot  n'avait  rien  dans  ses  poches. 

—  Emmenez-le,  ordonna  la  marquise. 

—  J'ai  ma  voiture  en  bas,  dit  Gridaine  en  prenant 
congé. 

—  Au  revoir  I 

—  Dans  trois  jours. 

Gridaine  sortit,  poussant  devant  lui  Loriot,  et  ma- 
dame la  marquise  remonta,  comme  nous  l'avons  vu, 
dans  le  salon  du  roi  Truffe. 

En  descendant  l'escalier,  P.  J.  Gridaine  dit  à  ce  jeune 
scélérat  de  Loriot  : 

—  Madame  la  marquise  m'a  donné  l'ordre  de  vous 
jeter  sur  le  pavé,  mais  j'ai  pitié  de  vous.  Je  vais  vous 
mettre  dans  une  voiture  et  vous  emmener  chez  moi 
pour  vous  donner  des  habits  appartenant  à  votre  sexe 
et  un  peu  d'argent. 

—  Merci,  mon  bon  monsieur,  répondit  Loriot,  recon- 
naissant et  docile. 

11  pensait  à  part  lui  : 

—  En  voilà  un  vieux  vilain  co({uin  qui  mériterait  bien 
d'èlre  étranglé!  me  mener  jusqu'à  Saint-Nazaire  pour 
me  faire  mousse!  excusez! 

Ils  franchirent  la  porte  cochère  de  l'hôtel  et  P.  J.  Gri- 
daine ouvrit  la  portière  d'une  vieille  demi-fortune  qu'il 
avait. 

—  Montez  dit-il  à  Loriot. 

—  Nenni  donc!  répondit  celui-ci  ;  il  y  a  trop  loin  d'ici 
jusqu'à  N.intes. 

P.  J.  Gi  idaine  s'élança  pour  le  saisir.  Loriot  fit  un  dé- 
tour, lui  ]>laHta  dans  le  tlanc  le  coup  de  tète  à  la  bre- 
tonne, et  détala  pendant  (jue  P.  J.  Gridaine,  surnommé 
Tout-poui-les-Dames,  roulait  dans  le  ruisseau. 

P.  J.  Gridaine  cria  :  au  secours!  au  feu  !  au  voleur! 
mais  la  rue  était  déserte,  et  avant  que  le  cocher  fût  des- 


348  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

cendu  de  son  siège,  Loriot  avait  tourné  déjà  l'angle  du 
faubourg  Saint-Honoré. 

Il  y  avait  longtemps  que  ce  petit  Loriot  se  conduisait 
très-mal.  Depuis  son  premier  chinois,  il  n'avait  guère  fait 
que  des  sottises.  Nous  espérons  que  le  lecteur  verra  comme 
nous  un  commencement  d'expiation  dans  ce  brave  coup 
de  tête,  délivré  à  P.  J.  Gridaine.  Le  coup  de  tête  était 
bien  donné,  nous  en  pouvons  répondre.  Si  Loriot  persé- 
vère dans  cette  voie,  il  recouvrera  l'estime  générale. 

Loriot  avait  fait  connaissance  avec  Paris.  Il  ne  mar- 
chait plus  au  hasard.  Il  descendit  le  faubourg  Saint-Ho- 
noré au  grand  galop  et  prit  le  chemin  direct  du  marché 
du  Temple.  Loriot  n'avait  qu'une  idée,  reprendre  les 
marques  distinctives  de  son  sexe  et  revenir,  toujours 
courant,  dans  la  rue  de  Matignon,  attendre  Chiffon  au 
passage  :  Chiffon  qu'il  avait  vue  si  johe,  Chiffon  qu'il 
aimait  comme  un  petit  fou. 

Voilà  les  fils  d'Adam  I  Quand  il  avait  Chiffon  près  de 
lui,  à  toute  heure,  ce  Loriot  sans  cervelle,  il  ne  la  regar- 
dait même  pas.  Elle  était  pourtant  bien  gentille  aussi, 
allez,  dans  ce  temps-là,  avec  son  petit  bonnet  collant  et 
sa  jupe  rayée  !  Mais  ce  Loriot  étourdi  était  affriandé  par 
tout  ce  qui  brille.  Tête  éventée,  bon  petit  cœur  qui  su- 
bissait en  ce  moment  la  maladie  de  la  mue  et  qui  n'était 
plus  lui-même.  Loriot  avait  en  outre  la  berlue  de  Paris. 
Excusez-le  si  vous  voulez,  sinon  il  s'en  passera. 

Il  allait.  Les  passants  se  retournaient  pour  voir  cette 
fillette  qui  faisait  des  enjambées  de  clown.  En  vingt  mi- 
nutes, il  était  au  Temple. 

En  un  jour  de  munificence,  le  grand  Rostan  qui  l'ai- 
mait beaucoup  sans  savoir  pourquoi,  lui  avait  donné 
une  piécette  d'or  de  dix  francs.  Loriot  l'avait  cachée 
dans  sa  bouche.  11  abordait  le  Temple  en  homme  qui  a 
de  l'argent  comptant.  Moyennant  sa  toilette  bretonne 


PARIS  349 

qu'il  laissa  et  sa  pièce  de  dix  francs,  uu  honnête  Arabe 
delà  forêt  Noire  lui  donna  un  pantalon  de  toile,  un  gilet 
de  vieux  mérinos,  une  petite  jaquette  d'oiléans,  un  lam- 
beau de  soie  pour  se  faire  une  cravate  et  une  niolle  ou 
gnolle,  sorte  de  chapeau  agonisant  qui  fond  à  la  première 
ondée. 

Loriot,  plus  fier  qu'Artaban,  se  regarda  dans  le  miroir 
de  l'Arabe. 

—  C'tidée  !  pensa-t-il  dans  la  sincérité  de  son  orgueil  ; 
c'tidée  de  m' avoir  habillé  en  femme  I  C'est  en  gars  que 
je  suis  le  plus  mignon!  La  Chijffonnette  va  vouloir  me 
ravoir  quand  elle  me  verra  si  gentil  que  ça  I 

Il  sauta  hors  de  l'échoppe  en  criant  :  Bonsoir,  l'homme  ! 
Et  l'Arabe  suspendit  sa  défroque  à  son  éventaire.  Loriot 
pataugeait  déjà  dans  la  boue  de  la  rue  Phélipeaux. 

Mais  il  n'allait  plus,  comme  tout  à  l'heure,  à  l'aveugle. 
Il  choisissait  maintenant  les  pavés.  Son  pantalon  de  toile 
était  propre  ;  il  s'agissait  de  ne  pas  le  crotter.  Jamais 
surnuméraire  amoureux  et  indigent  allant  au  bal  sans 
voiture  ne  prit  plus  de  soin  pour  éviter  les  taches.  Il 
voyait  les  fiacres  d'une  lieue,  et  se  rangeait  sous  les 
portes  pour  les  laisser  passer. 

Il  mit  une  heure  à  faire  la  route  qu'il  avait  parcourue 
en  vingt  minutes.  Mais  il  était  net  comme  un  sou  neuf 
quand  il  arriva  rue  de  Matignon. 

Son  cœur  battit  à  la  vue  de  cette  maison  où  il  avait 
passé  un  mois  tout  entier.  Était-ce  un  rêve?  Il  avait  dé- 
serté son  sexe  et  son  nom.  Pendant  un  mois  on  l'avait 
appelé  mademoiselle  Marie,  et  pas  une  seule  fois  le  re- 
mords n'était  venu  le  visiter.  Loriot  en  ce  moment 
même,  n'avait  pas  ce  qu'on  peut  appeler  un  remords, 
mais  il  s'étonnait,  et  c'était  la  première  fois. 

Il  s'assit  sur  une  borne  à  deux  portes  de  l'hôtel  de 
Rostan.  Il  attendait  Chiffon  tout  simplement  pour  lui  dire  : 
U  30 


350  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

—  Veux-tu  venir  avec  moi  ou  veux-tu  que  j'aille 
avec  toi  ? 

11  convenait  en  lui-même  que  Chiffon  valait  mieux  que 
lui.  Il  ne  lui  supposait  même  pas  de  rancune. 

Mais  il  craignait  une  chose  :  Chiffon  avait  pu  passer 
pendant  qu'il  était  au  Temple. 

Une  heure  s* î' coula.  11  faisait  froid.  Une  pluie  fine  se 
mit  à  tomber.  Loriot  sentit  des  larmes  qui  piquaient 
le  dedans  de  ses  paupières.  Mais  il  était  homme  aujour- 
d'hui. Pleurer,  fi  donc!  Loriot  refoula  ses  larmes. 

Hélas  I  ces  pluies  fines  traversent  bien  vite  les  jac- 
quettes  d'alpaga.  Loriot  se  disait  :  Elle  est  bien  long- 
temps, ma  Chiffon  I 

Sa  Chiffon  I  vous  entendez  !  Il  frissonna.  Ce  n'était  ni 
le  froid  ni  la  pluie,  c'était  une  pensée  plus  pénétrante 
que  le  froid,  plus  triste  que  la  pluie. 

Loriot  venait  de  voir  dans  son  souvenir  ce  petit  grenier 
de  la  rue  Saint-Denis,  où  il  y  avait  deux  paillasses  par 
terre;  sur  l'une  de  ces  paillasses,  Chiffon  était  endormie, 
et  lui,  Loriot,  s'habillait  sans  bruit  pour  ne  point  l'é- 
veiller. 

Il  se  donna  un  grand  coup  de  poing  dans  le  front  en 
disant  : 

—  Gomment  j'ai-ti  pu  faire  une  chose  comme  ça  î 

—  Ah  I  Seigneur  Dieu  î  ajouta-t-il,  quand  je  pense  que 
j'ai  été  sur  le  point  d'emporter  l'argent  tout  pour  moi. 
Ah  I  Seigneur  mon  Dieu  !  mon  Jésus  î  c'est  pour  le  coup 
que  j'irais  me  noyer  I 

Il  se  mit  à  chercher  laborieusoment  dans  sa  tête  les 
jours  où  il  avait  pensé  à  Chiffon  pendant  qu'il  était  ricin; 
et  heureux.  Il  n'en  trouvait  pas  assez  à  son  compte. 
Encore,  souvent  n'avait-il  pensé  à  Chiffon  que  pour  se 
la  représenter  moins  riche  et  plus  mal  habillée  que  lui. 

Mauvais  cœurî  mauvais  cœur  I  c'était  ]ti  cas  -le  ^e  co- 


PARIS  351 

gner  la  tête  à  bons  coups  de  poing.  A  mesure  que  la 
pluie  tombait  plus  drue  et  plus  froide,  la  conscience  du 
pauvre  petit  Loriot  se  bouleversait.  Sou  chapeau  recollé, 
plus  incommodé  encore  que  sa  conscience,  s'affaissait  sur 
son  front  et  lui  prétait  la  plus  piteuse  physionomie  que 
l'on  puisse  imaginer. 

Le  jour  baissait.  La  nuit  vint  peu  à  peu.  Les  réver- 
bères s'allumèrent.  Loriot  vit  les  lampes  briller  derrière 
les  rideaux  brodés  du  salon  du  roi  Truffe. 

Là-haut,  ils  ne  sentaient  pas  la  pluie,  les  heureux  ;  ils 
avaient  un  grand  feu  sous  le  marbre  sculpté  de  la  che- 
minée. Un  dîner  copieux  les  attendait  dans  la  salle  à 
manger,  chaude  et  splendidement  illuminée.  Loriot  con- 
naissait maintenant  toutes  ces  joies,  et  nous  savons  que 
Loriot  ne  dédaignait  point  les  biens  matériels  de  la  vie. 
Il  était  sensuel  comme  tous  ceux  qui  se  portent  bien  et 
qui  ont  uti  généreux  estomac.  Eh  bien  I  Loriot  ne  son- 
geait ni  aux  tapis  douillets,  ni  au  foyer  confortable,  ni  à 
la  nappe'abondamment  couverte  de  mets  ;  Loriot  était 
spiritualiste,  ce  soir  ;  Loriot  les  pieds  dans  l'eau  et  le  nez 
à  la  pluie,  ne  voyait  qu'une  chose  derrière  la  broderie 
des  rideaux  : 

Chiffon  avec  ses  beaux  yeux  noirs  souriants,  Chiffon 
avec  son  col  de  cygne,  gracieux  dans  la  fourrure,  Chiffon 
dont  il  eût  pris  la  taille  svelte  entre  ses  doigts  ! 

Chiffon  qu'un  murmure  d'admiration  avait  accueillie 
à  son  entrée  et  qui  le  méritait  si  bien  ! 

Peut-être  qu'en  ce  moment,  Fernand  lui  parlait  ?  tout 
bas  peut-être  ?  et  que  lui  disait-il?  Chiffon  répondait-elle? 
Loriot  aurait  bien  voulu  dire  que  ce  Fernand  était 
laid,  mais  le  moyen  d'aller  contre  l'évidence  1 

Fernand  était  un  joli  garçon,  élégant,  coquet,  rompu 
aux  belles  manières. 


352  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

Oh  I  la  pluie  froide  pouvait  tomber,  Loriot  suait  à 
grosses  gouttes. 

Parfois,  il  avait  envie  de  soulever  le  marteau  de  cette 
porte  coclière  et  de  monter.  Cet  homme  qui  protégeait 
Chiffon  et  qui  ressemblait  à  un  roi,  le  docteur  Sulpice  ne 
l'eût  peut-être  point  chassé. 

Comment  Chiffon  avait-elle  trouvé  ce  protecteur?  S'il 
était  resté  avec  Chiffon,  lui,  Loriot,  dans  le  grenier  du 
faubourg  Saint-Denis,  le  protecteur  de  Chiffon  eût  été  le 
sien. 

11  avait  la  fièvre.  Il  était  jaloux  jusqu'au  délire.  Ses 
mains  se  crispaient  pour  étreindre  la  chair  de  ce  Fernand 
odieux. 

Et  les  heures  étaient  longues,  longues! 

Cependant,  Chiffon  l'avait  embrassé.  Chiffon  si  douce 
et  si  bonne,  ne  pouvait  pas  avoir  oublié  son  ami;  mais, 
quand  on  l'avait  chassé,  Chiffon  n'était  point  venue  à  lui. 

Hélas  I  que  faisaient-ils  donc  là-haut,  depuis  le  temps  ? 
Chaque  minute  vint  à  lui  sembler  un  siècle. 

Il  y  avait  plus  de  deux  heures  que  la  nuit  était  tombée. 
Un  accord  de  piano  vibra  dans  l'air,  puis  un  chant  arri- 
va aux  oreilles  de  Loriot.  Il  se  souvint  de  cet  autre 
chant,  lointain  aussi  et  mourant  harmonieusement,  qu'il 
avait  entendu  à  Maintenon  dans  la  meule  de  foin. 

Mais  ce  soir-là,  ils  étaient  deux  dans  le  foin.  Quelle 
bonne  soirée  I 

C'était  Fernand  qui  chantait.  Loriot  reconnaissait  sa 
voix.  Peut-être  que  Chiffon  lui  trouvait  la  voix  belle... 

Une  heure  se  passa  encore.  Puis  il  se  fit  un  mouvement 
dans  le  salon.  Des  ombres  glissèrent  au-devant  des  ri- 
deaux. Puis  la  porte  cochère  s'ouvrit  et  les  équipages  qui 
attendaient  avancèrent. 

Il  y  en  avait  deux  :  celui  du  docteur  Sulpice  et  celui 
de  M.  Fernand  de  Rostan.  Loriot  restait  sur  le  trattoir 


PARIS  353 

opposé,  le  dos  collé  à  la  muraille.  Il  retenait  son  souffle. 
Il  avait  peur  qu'on  ne  le  vit. 

Lui  qui  avait  attendu  cet  instant  avec  une  si  ardente 
impatience  pour  se  jeter  sur  le  passage  de  Chiffon  et  lui 
dire...  : 

Lui  dire  quoi?  voilà  l'embarras  terrible  1 

M.  Fernand  de  Rostan  sortit  le  premier.  Il  prit  le 
parapluie  des  mains  du  cocher  de  Sulpice  et  le  tint  au- 
dessus  de  la  tète  de  Chiffon  pendant  qu'elle  montait  en 
voiture. 

Si  seulement  Loriot  avait  eu  l'idée  d'en  faire  autant. 

Loriot  remarqua  bien  que  Chiffon  était  toute  rose  et 
que  le  regard  de  M.  Fernand  lui  faisait  baisser  les  yeux. 
Irène  et  Sulpice  montèrent  à  leur  tour.  Fernand  salua 
respectueusement,  et  la  tête  de  Chiffon  se  pencha  à  la 
portière. 

Rien  qu'un  peu.  Mais  c'était  trop.  Loriot  faillit  tomber 
à  la  renverse. 

Les  deux  équipages  partirent  en  même  temps.  Celui 
de  Fernand  remonta  vers  le  faubourg  Saint-Honoré; 
celui  de  Sulpice  tourna  par  les  Champs-Elysées. 

Ce  Fernand,  éclairé  par  la  lanterne  de  son  coupé,  vous 
avait  un  air  de  fatuité  triomphante.  Ohl  que  Loriot  le 
haïssait  I  Loriot,  l'enfant  furieux  et  impuissant,  suivit 
l'équipage  pendant  quelques  pas.  11  emplit  sa  main  de 
boue,  et  la  jeta  au  cuir  verni  du  coupé. 

Voilà  ce  que  fit  Loriot.  Vengeance  de  fou,  vengeance 
de  mouche  ! 

Mais  il  s'arrêta.  Il  se  redressa. 

—  Je  sais  où  il  demeure,  se  dit-il  ;  je  me  battrai  avec 
lui. 

Tudieu  I  le  petit  Loriot  sentit  un  baume  dans  ses 
veines.  La  boue  jetée  par  derrière  ne  l'avait  pas  consolé. 
Il  fut  heureux  à  l'idée  de  se  battre. 

II  30* 


354  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

Quand  une  fois  ils  ne  sont  plus  poltrons,  ces  enfants  de 
Bretagne  deviennent  des  diables. 

Ce  que  Loriot  ne  savait  pas,  c'était  la  demeure  de  Chif- 
fon. Il  voulait  savoir  cela.  En  conséquence,  il  tourna  le 
dos  à  l'équipage  de  son  rival  heureux  et  prit  sa  course 
dans  les  Champs-Elysées.  L'équipage  était  déjà  loin, 
mais  Loriot  courait  mieux  qu'un  lièvre.  11  rattrapa  l'é- 
quipage au  pont  de  la  Concorde  et  se  mit  à  trotter  un 
peu  en  avant  de  la  portière  où  était  Chiffon. 

Il  espérait  être  vu. 

Mais,  en  vérité,  Chiffon,  ce  soir,  était  toute  rêveuse. 
Elle  ne  voyait  rien.  Elle  n'aurait  pas  su  dire  de  quoi 
parlaient  Irène  et  le  docteur. 

L'équipage  arriva  rue  de  Tournon.  Chiffon  en  descen- 
dit sans  apercevoir  Loriot,  qui  était  sur  le  trottoir,  à 
quinze  pas  d'elle. 

Quand  la  porte  du  docteur  Sulpice  se  referma,  Loriot 
cacha  son  visage  entre  ses  mains  et  fondit  en  larmes. 

Un  homme  était  là,  de  l'autre  côté  de  la  rue,  qui  le  re- 
gardait. 

Loriot  s'en  alla  au  hasard  et  toujours  pleurant. 
L'homme  le  suivit  de  loin. 

A  quelques  cinquante  pas  de  l'hôtel  de  Sulpice,  il 
y  avait  une  maison  en  construction.  Loriot  enjamba  la 
clôture,  se  coucha  sur  des  copeaux  et  s'endormit.  Les 
larmes  produisent  cet  effet. 

L'homme  s'en  retourna  les  mains  dans  ses  poches  en 
fredonnant  : 


A  Paimpol-en-Gouyoux, 
Chez  nous, 
Etait  une  brunette 
Coquette 


PARIS  355 

Qui  s'appelait  manon  Leroux 
Manon,  Manette, 

Brunette 
Aux  yeux  doux  ! 

Il  s*arrêta  devant  la  porte  de  la  maison  de  Sulpice  et 
mit  deux  doigts  dans  sa  bouche  pour  lancer  un  coup  de 
sifflet  retentissant. 

Quelques  minutes  après,  une  femme  sortit  de  la  mai- 
son du  docteur  et  l'homme  au  sifflet  lui  planta  deuxgros 
baisers  sur  chaque  joue. 


xxin 


COQUETTERIE  DE  CHIFFON. 


L'nomme  au  sifflet  était  notre  ami  Roblot  ;  sa  com- 
pagne était  Virginie,  amante  infidèle  d'Ethelred.  Je 
pense  qu'ils  allèrent  prendre  leur  demi-tasse  quelque 
part,  aux  environs  de  l'Odéon. 

Quand  Roblot  allait  ainsi  en  bonne  fortune,  Toto 
Gicquel  restait  seul  à  tricoter.  Une  fois,  Roblot,  son  cou- 
sin, ami  du  plaisir  comme  tout  vrai  matelot,  l'avait  con- 
duit à  un  bal  de  barrière.  Toto  y  rencontra  une  Picarde 
qui  lui  plut.  Il  voulut  lui  faire  la  cour  à  la  bretonne, 
c'est  à  dire  en  lui  donnant  des  coups  de  poing  dans  le 
dos.  Ce  n'est  pas  la  mode  en  Picardie,  où  l'amant 
témoigne  son  affection  en  écrasant  les  pieds  de  sa 
maîtresse.  Toto  fut  repoussé.  Néanmoins,  la  Picarde 
lui  vola  quarante  sous  qu'il  avait  amassés  par  les 
jarretières. 


PARIS  357 

Depuis  lors,  Toto  Gicquel,  dégoûté  du  libertinage, 
s'en  tint  à  son  tricot. 

Le  pauvre  Loriot  n'avait  pas  tout  à  fait  tort  d'être 
jaloux.  Son  instinct  d'amoureux,  pour  être  nouveau-né, 
se  montrait  déjà  perspicace.  Derrière  les  rideaux  riche- 
ment brodés  du  salon  de  Rostan,  il  s'était  passé  des 
choses  qui  ne  valaient  rien  pour  le  pauvre  Loriot. 

Fernand,  malgré  sa  jeunesse,  possédait  une  expé- 
rience consommée  ;  il  savait  les  femmes  sur  le  bout  du 
doigt.  En  outre,  ce  qui  est  le  talisman  des  séducteurs,  il 
avait  ce  suprême  don  d'aimer  sincèrement,  à  la  minute 
précise  où  il  jurait  d'aimer  toujours  ;  cela  triplait  sou 
éloquence.  Le  coq  n'est  roi  d'amour  que  quand  il  fait 
la  roue,  le  coq  ne  fait  la  roue  qu'à  l'heure  d'aimer. 

Ce  sont  les  poètes  qui  ont  inventé  don  Juan  menteur. 
Si  don  Juan  exista,  son  ardeur  incurable  fut  à  la  fois 
son  prestige  et  son  excuse. 

Fernand  était  un  tout  petit  don  Juan.  Les  femmes 
aimeraieut  don  Juan  plus  petit  encore.  Fernand  avait 
rencontré  peu  de  cruelles  en  sa  vie. 

Solange  était  la  seule  peut-être  qui  lui  eût  nettement 
résisté.  Le  seul  côté  vraiment  bon  de  sa  vie  était  sa  con- 
duite avec  Solange. 

Il  avait  été  amoureux  de  la  marquise  Astrée  ;  Ga- 
brielle  de  Morges  avait  détrôné  la  marquise  ;  Chiffon 
détrôna  Gabrielle  de  Morges. 

M""^  la  comtesse  de  Morges,  trop  bonne  mère,  avait 
pesé  sur  sa  fille,  depuis  six  semaines,  de  telle  sorte  que 
Gabrielle  ne  pensait  plus  guère  et  ne  vivait  plus  du  tout. 
C'était  un  être  faible  :  l'idée  d'obéir  la  tuait,  mais  elle 
ne  songeait  même  pas  à  résister.  On  ne  saurait  dire  si 
elle  avait  répondu  dans  son  cœur  à  l'amour  léger  et  élé- 
gant de  Fernand,  ou  bien  au  timide  et  chevaleresque 
amour  de   Roger  de  Martroy.  Ces   deux   noms,  pro- 


358  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

nonces  devant  elle,  la  faisaient  rougir  autrefois,  voilà 
tout. 

Sa  mère  lui  dit  :  Fernand  est  un  débauché,  Roger  est 
un  fou  :  tous  deux  sont  pauvres  comme  Job.  Sa  mère  lui 
avait  dit  encore  :  Les  jeunes  filles  ne  se  connaissent  pas 
elles-mêmes,  et  les  mères  seules  savent  lire  au  fond  du 
cœur  de  leur  enfant  :  tu  ne  peux  être  heureuse  qu'avec 
M.  le  duc  de  Rostan. 

Le  roi  Truffe  !  Gabrielle  pleurait  et  pâlissait  depuis  ce 
temps.  Elle  n'avait  plus  ni  espoir  ni  désir.  Fernand 
cessa  de  l'aimer  pour  avoir  pitié  d'elle,  et  il  fut  du  temps 
à  s'apercevoir  de  ce  changement.  Ce  fut  Chiffon  qui  le 
lui  montra. 

En  vérité,  depuis  que  Fernand  avait  l'âge  d'aimer,  et 
il  avait  eu  cet  âge  là  de  très-bonne  heure,  jamais  créa- 
ture plus  délicieusement  jolie  ne  s'était  offerte  à  sa  vue. 
Chiffon  était  la  grâce  même  ;  elle  avait  l'élégance  infuse. 
Nous  ne  saurions  prétendre  qu'elle  ressemblât  parfaite- 
ment à  une  belle  petite  demoiselle,  élevée  aux  Oiseaux 
ou  au  Sacré-Cœur  ;  mais  Dieu  a  varié  le  charme  comme 
la  beauté  ;  les  belles  petites  demoiselles,  élevées  noble- 
ment, ont  leur  parfum  connu  ;  autour  de  Chif.^on,  c'était 
comme  un  rayonnement  farouche,  sa  grâce  avait  quel- 
que chose  de  cette  fine  et  amère  saveur  qui  distingue  le 
fier  gibier  de  la  bête  apprivoisée. 

11  faut  nous  pardonner  cette  comparaison  gourmande 
et  de  petit  style,  en  faveur  de  sa  souveraine  justesse. 

Gela  ne  veut  pas  dire  qu'il  y  ait  beaucoup  de  petits 
pieds  dans  les  gros  sabots  et  qu'il  vaille  mieux,  en  thèse 
générale,  danser  la  chevrette  dans  les  foires  que  d'ap- 
prendre en  pension  la  géographie  et  le  piano.  Chiffon 
était  cette  perle  que  le  coq  de  La  Fontaine  trouva  là  où 
on  n'en  trouve  guère. 

Et  de  même  que  la  perle  égarée  dans  le  fumier,  était 


PARIS  359 

tombée  de  quelque  royale  parure,  Ghitfon  la  chère  fleur, 
avait  eu  sa  tige  détachée  d'un  tronc  illustre. 

Tant  que  la  marquise  Astrée  fut  au  salon,  Fernand 
n'osa  pas  s'approoher  de  Chiffon,  mais  bien  avant  qu*il 
ne  lui  parlât,  son  regard  l'avait  troublée.  Elle  se  disait, 
tout  émue  déjà  :  Personne  ne  m'a  jamais  regardée 
ainsi  î 

C'était  le  jour  de  crise  pour  ces  deux  jumeaux  d'aven- 
tures, Loriot  et  Chiffon.  Le  sentiment  viril  était  né  ce 
jour-là  même  dans  le  cœur  de  Loriot.  Chiffon,  qui  était 
jeune  fille  depuis  longtemps,  naissait  à  la  même  heure 
au  plaisir  coquet  d'être  admirée.  La  vieille  Eve  se 
remuait  au  dedans  d'elle  pour  la  première  fois. 

Et  il  ne  s'agissait  pas  de  l'ami  Loriot. 

Voyez  comme  il  était  puni  cruellement  de  ses  fre- 
daines I 

Voici  comment  se  comportait  le  salon  du  roi  Truffe 
une  heure  après  l'expulsion  du  malheureux  Loriot.  La 
marquise  Astrée  était  en  grande  conférence  avec  Fer- 
nand, qui  trouvait  cependant  moyeu  de  lancer  (^à  et  là 
quelques  œillades  à  W^^  Marie  de  Rostan.  Le  roi  Truffe 
avait  accaparé  Sulpice.  Chiffon,  Irène  et  Gabrielle  for- 
maient un  petit  cénacle.  Les  époux  de  Alorges,  Sensitive 
et  le  notaire  causaient  des  affaires  du  temps. 

Vers  quatre  heures  de  l'après-midi,  un  domestique 
vint  prévenir  Astrée  qu'on  la  demandait  chez  elle. 

—  De  deux  choses  l'une,  dit  la  marquis«3  à  Frrnand 
eu  se  levant;  ou  vous  voulez  être  duc  et  dix  fois  million- 
naire, ou  vous  ne  craignez  pas  de  retomber  tout  au  fond 
de  votre  existence  précaire  et  misérable.  Je  vous  dir^i 
ce  dont  il  s'agit  nettement,  franchtment...  et  vous 
choisirez. 

Fernand  lui  baisa  la  main.  Elle  sortit. 

Dès  qu'elle  fut  partit,  la  voix  du  roi  Truffe  s'éleva. 


3 GO  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

plus  libre.  On  eût  dit  qu'il  avait  un  poids  de  moins  sur 
la  poitrine. 

—  Elle  a  toujours  été  bien  bonne  pour  moi,  dit-il  au 
docteur  ;  elle  me  tient  fidèle  compagnie,  c'est  ma  garde- 
malade. 

—  Ah  î  fit  le  docteur  ;  alors  vous  avez  pour  elle  une 
véritable  affection? 

—  Mêlée  de  reconnaissance,  assurément. 

—  Vous  ne  la  craignez  pas? 

—  Non...  non,  certes. 

Le  docteur  le  regardait  en  face.  Sous  le  rayon  fixe  et 
perçant  qui  se  dégageait  de  sa  prunelle,  le  pauvre  roi 
Truffe  sembla  se  débattre  un  instant. 

—  Eh  bien,  si  î  reprit-il  enfin  avec  détresse,  Je  la 
crains  :  je  crains  surtout  cet  homme,  le  marquis! 

Il  jeta  un  coup  d'œil  effrayé  autour  de  lui  pour  voir  si 
personne  n'avait  pu  l'entendre.  Le  docteur  lui  prit  la 
main  et  la  serra  entre  les  siennes. 

—  Signez  le  projet  de  testament,  monsieur  le  duc 
dit-il  ;  si  vous  m'obéissez  strictement  et  de  tout  point,  je 
crois  que  je  vous  guérirai. 

—  Mon  sauveur  î  mon  sauveur  !  balbutia  le  bon- 
homme ;  faites-moi  vivre  et  je  serai  votre  esclave  I 

Fernand  avait  rejoint  le  petit  cercle,  composé  d'Irène, 
de  Gabrielle  et  de  Ghifî'on.  Irène  et  Gabrielle  brodaient 
Chifî'on  seule  n'avait  point  son  ouvrage. 

Je  ne  sais  comment  cela  se  fit.  U  y  avait  un  beau 
grand  album  sur  le  guéridon,  au  milieu  du  salon.  Fer- 
nand et  Ghifî'on  allèrent  regarder  les  estampes.  L'album 
contenait  les  portraits,  d'après  fantaisie,  des  femmes  de 
Walter  Scott.  On  y  voyait  Ilébecca,  la  juive  fière,  Alice 
Lee,  brillante  de  jeunesse  et  de  beauté  ;  Diana  Vernon, 
la  hardie  ;  Minna  et  Brcnda  Troil,  les  filles  de  Magnus  ; 
Annette  Lyle,  l'ange  à  la  harpe  ;   la  Mante  -  Verte, 


PARIS  361 

qui  passe  dans  le  poétique  brouillard  de  Redgauntlet, 
Flora  Mac  -  Ivor,  Julia  MauneriDg  ;  la  chère  Amy 
Robsart  rayonnante  d'amour  ;  Edith  Bellenden,  con- 
fuse et  repentante  d'avoir  préféré  un  puritain  tondu 
au  noble  et  chevaleresque  Evandale  ;  une  paysanne  pri- 
sonnière et  une  reine  captive  :  Effie  Deans  et  Marie 
Stuart;  la  jolie  fille  de  Perth,  la  Dame  Blanche,  la 
Fiancée  de  Lammermoor,  que  sais-je  toutes  ces  ravis- 
santes figures  que  le  vieux  romancier  écossais  trouvait 
au  fond  de  son  génie. 

Fernand  dit  à  Chiffon  qu'aucune  de  ces  têtes  char- 
manh^s  n'avait  sou  adorable  sourire.  Mon  Dieu  I  Chiffon, 
la  pauvre  fille,  ne  vit  point  de  mal  à  cela. 

Elle  regarda  même  Fernand  du  coin  de  l'œil,  et  il 
faut  bien  avouer  qu'elle  le  trouva  joli  garçon.  En  pen-  " 
sant  autrement,  elle  eût  fait  preuve  de  mauvais  goût. 

Hélas!  l'image  de  Loriot  vint  protester.  Mais  Loriot 
était  en  fille.  Cette  redingote  fièrement  cambrée  lui 
manquait,  cette  moustache  blonde,  aussi,  légère  et 
retroussée. 

Vous  souvenez-vous?  Sa  galanterie  allait  autrefois 
jusqu'à  dire  à  Chiffon  : 

—  Tu  n'es  point  plus  mignonne  que  moi,  la  Chif- 
fonnette  I 

Il  n'y  a  pas  à  biaiser.  Mademoiselle  Marie  de  Rostan 
se  divertit  ou  ne  peut  pas  plus  en  regardant  les  femmes 
deWalter  Scott. 

Dès  qu'Irène  et  Gabrielle  furent  en  tête-à-tête, 
Irène  dit  : 

—  Vous  ne  m*avez  pas  demandé  des  nouvelles  de 
M.  de  Martroy  ? 

—  Je  l'ai  vu,  répondit  Gabrielle  ;  il  ne  m'a  parlé  que 
de  Solange.  On  doit  être  bien  calme  et  bien  heureuse, 
n'est-ce-pas,  Irène,  quand  on  est  au  couvent? 

II.  31 


302  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

—  Il  y  a  là-dedans,  disait  Sensitive,  tout  un  sujet  de 
comédie  :  Je  crois  que  notre  Fernand  a  lait  un  peu  la 
cour  à  ce  petit  paysan  déguisé  en  demoiselle. 

—  Le  voilà  maintenant  qui  fait  la  cour  à  l'autre, 
ajouta  la  comtesse. 

—  Mais  où  est  donc  le  marquis?  demanda  M.  de 
Morges. 

—  A  boire,  répondit  Sensitive. 

Au  second  étage  de  Thôtel,  Jean  Touril  et  la  marquise 
étaient  réunis  dans  le  boudoir  de  cette  dernière.  L'ancien 
reboutoux  affectait,  comme  à  l'ordinaire,  une  matoise 
indifférence,  mais  sa  face  était  agitée  de  tics  nerveux. 
C'était  lui  qui  avait  fait  demander  Astrée  au  salon. 

—  On  n'est  pas  à  Vabe  ici  pour  causer,  ma  toute 
belle,  disait-il  en  ce  moment.  J'ai  toujours  peur  que  ces 
brillantes  murailles  n'aient  des  oreilles. 

Il  ôta  ses  lunettes  de  fer  de  leur  gaine. 

—  Riche  étoffe  I  grommela-t-il  ;  cadres  cossus I  jolie 
dorure  !  Tout  ça  doit  coûter  des  prix  fous  I 

—  Nous  sommes  aussi  parfaitement  en  sûreté  ici  que 
chez  vous,  vieux  Jean,  dit  Astrée,  répondant  à  ses  pre- 
mières paroles. 

—  Possible  I  possible  I  répliqua  le  roi  des  chiffonniers; 
mais  je  n'ai  pas  mes  coudées  franches  :  ici  je  n'oserais  pas 
vous  tutoyer,  madame  la  marquise.  Voilà  déjà  dix  fois 
(jue  nos  petits  anciens  noms  d'amitié  :  Morgatte,  Coqui- 
nette,  etc.,  me  viennent  à  la  bouche,  et  je  n'ai  pas  le 
cœur  de  les  prononcer. 

—  C'est  au  moins  inutile,  vieux  Jean. 

—  Non  pas.  Quand  on  se  retient,  on  cause  mal. 

—  Nous  ne  sommes  pas  ici  pour  causer.  Je  vous  ai  dit 
la  vérité  :  nous  avons  trop  tardé. 

—  C'est  votre  faute,  repartit  Bistouri,  vous  avez  voulu 


PARIS  363 

faire  la  petite  bouche  ;  vous  avez  refusé  d'être  des  nôtres 
au  moment  du  coup  de  feu. 

—  J'ai  eu  tort  ;   je  suis  maintenant  déterminée    à 
tout. 

Nous  n'avons  pas  oublié  ce  conciliabule  tenu  dans  la 
grande  maison  de  la  rue  de  la  Goutte-d'Or.  Le  résultai 
que  nous  avons  pu  deviner  seulement  par  quelques 
paroles  échappées  au  sommeil  magnétique  d'Irène,  avait 
été  le  meurtre  projeté  du  docteur  Sulpice.  Par  les  fentes 
du  grenier  où  couchèrent  Chiffon  et  Loriot,  dans  le  gar- 
ni du  faubourg  Saint-Denis,  nous  avons  vu  les  deux  piles 
de  pièces  de  cinq  francs,  auprès  desquelles  Nieul,  l'an- 
cien tourne-broche,  ronflait  comme  un  juste. 

C'étaient  les  arrhes.  Nieul  s'était  chargé  de  l'affaire. 
On  ne  s'évade  pas  du  bagne  pour  rester  les  bras  croisés 
comme  un  paresseux  de  bourgeois. 

Tout  était  donc  bien  convenu  ;  on  avait  trouvé  un 
moyen  très-adroit  de  prendre  le  docteur  au  piège,  un 
moyen  véritablement  diabolique  et  digne  des  débuts  de 
la  Morgatte.  Jean  Touril  avait  approuvé  ce  moyen  ; 
Nieul  consentait  à  être  l'instrument.  Mais  en  toute  en- 
treprise, je  parle  des  mieux  combinées,  il  arrive  des 
retards  ;  les  associés  les  mieux  assortis  ont  des  discus- 
sions et  desmalen'endus. 

Le  jour  où  l'on  se  réunit  pour  fixer  le  lieu  et  l'heure 
de  l'exécution,  il  y  eut  des  difficultés.  Jean  Touril  exigea 
que  la  Morgatte  fût  présente  ou  du  moins  qu'elle  ne 
quittât  point  la  maison  pendant  l'assaut.  Voici  la  raison 
qu'il  donna  : 

—  Je  me  plais  à  reconnaître,  ma  poule,  dit-il  à  la 
marquise,  que  tu  m'as  déjà  joué  plus  d'un  méchant  tour. 
C'est  ton  instinct,  et  c'est  ainsi  que  je  t'aime,  mais  expé- 
rience est  mère  de  méfiance.  Nieul  et  moi  nous  risquons 
Rotre  cou, 


3f64  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

Nieul  était  présent.  Il  fit  un  signe  d'énergique  appro- 
bation. 

—  Si  tu  restais  à  l'écart,  poursuivit  l'ancien  rebou- 
teux, là-bas,  dans  ton  bel  hôtel  de  Rostan,  nous  ne 
serions  pas  tranquilles.  On  a  vu  des  gens  adroits  comme 
foi,  Coquinette,  qui  faisaient  assassiner  d'une  main 
l'homme  qui  les  gênait,  et  qui,  de  l'autre  main, 
mettaient  doucement  le  parquet  à  même  d'arrêter  les 
amis. 

—  Fi  donc  I  voulut  protester  Astrée. 

—  Bien,  bien,  Mignonne,  tu  te  défends  d'avoir  eu  cette 
idée-là.  C'est  ton  rôle  :  Tout  mauvais  cas  est  niable. 
Notre  rôle  à  nous,  c'est  de  prendre  nos  précautions.  Tu 
m'entends  bien,  si  tu  refuses  cette  condition-là,  rien 
de  fait  ! 

Astrée  plaida  du  mieux  qu'elle  put.  Ses  arguments 
furent  si  éloquents  que  Bistouri  demeura  convaincu 
qu'elle  avait  une  arrière-pensée.  Il  fut  inflexible.  Elle 
offrit  cent  mille  francs.  L'argent  ne  lui  coûtait  rien,  sur- 
tout en  promesses.  Bistouri  lui  dit  : 

—  Si  tu  insistes,  mon  ange  chéri,  je  te  flanque  à  la 
porte  ! 

Il  fallut  céder.  Astrée  consentit  à  se  compromettre 
pour  rassurer  ses  aides.  Le  soir  même,  Nieul  descendit 
aux  abords  de  la  demeure  de  Sulpice  et  le  guetta. 
Gomme  Sulpice  passait,  Nieul  l'arrêta  et  lui  demanda 
secours  contre  une  souffrance  qu'il  ressentait,  disait-il, 
dans  la  poitrine. 

—  En  effet,  lui  dit  Sulpice,  vous  êtes  três-pâle  et  vous 
allez  faire  une  dure  maladie. 

Ce  fut  Nieul  qui  raconta  l'aventure  à  la  marquise  et  à 
Bistouri.  A  peine  le  docteur  Sulpice  avait-il  prononcé 
les  paroles  qui  précèdent  que  Nieul  ressentit  réellement 
une  cuisante  douleur  à  la  poitrine. 


PARIS  365 

Le  docteur  lui  cria  par  la  portière  de  sa  voiture  : 

—  Rentrez  chez  vous,  coucliez-vous  ;  faites-moi  appe- 
ler; j'irai. 

C'était  là  précisément  le  résultat  que  Nieul  était  venu 
provoquer  :  les  préléminaires  de  l'embuscade  dressée 
au  docteur  Sulpice.  Seulement  le  docteur  Sulpice  faisait 
la  moitié  du  chemin  ;  il  aurait  pu  délivrer  le  médica- 
ment sur  place,  mais  on  eut  dit,  en  vérité,  qu'il  cher- 
chait les  moyens  de  faire  une  visite  à  Nieul. 

Quelque  chose  de  beaucoup  plus  étrange,  c'est  le  mal 
subit  qui  frappa  Nieul.  Il  n'eut  pas  le  temps  de  retourner 
au  garni  de  la  Goutte-d'Or.  On  le  transporta  dans  un 
taudis  qu'il  indiqua,  derrière  le  Luxembourg.  Sulpice, 
prévenu,  alla  le  voir.  En  entrant,  il  dit  au  malade  : 

—  Pourquoi  n'ètes-vous  pas  chez  vous? 

Aucun  événement  n'eut  lieu  sinon  la  rapide  guérison 
de  Nieul.  C'était  la  troisième  fois  que  le  docteur  le  tirait 
de  peine. 

Voilà  pourquoi  un  mois  entier  s'était  écoulé  sans  que 
le  plan  de  la  marquise  eût  été  exécuté. 

Nieul  était  debout  depuis  une  huitaine,  mais  il  restait 
frappé. 

Quand  la  marquise  dit  à  Bistouri  :  je  suis  déterminée 
à  tout!  celui-ci  hocha  ia  tête  gravement. 

—  Je  ne  vous  répondrai  pas  :  il  est  trop  tard,  dit-il  ; 
jamais  il  n'est  trop  tard  pour  bien  faire,  mais  nous  au- 
rons du  mal.  Et  peut-être  que,  désormais,  il  nous  faudra 
du  temps. 

—  Du  temps  I  répéta  la  marquise  en  se  levant  ;  vous 
ne  m'avez  donc  pas  comprise  I 

—  Si  fait,  mon  trésor,  si  fait,  ma  chère  dame,  veux- 
je  dire.  La  déroute  est  au  camp,  n'est-ce  pas?  Cet  homme 
n'a  eu  qu'un  geste  à  faire  pour  jeter  bas  tous  vos  châ- 

lî.  31* 


366  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

teaux  de  cartes.  Je  ne  me  moquerai  pas  de  vous  pour  le 
jeune  garçon  déguisé  en  fillette,  ce  ne  serait  pas  géné- 
reux. Mais  qu'adviendra-t-il  de  nos  témoignages  authen- 
tiques pour  l'acte  de  notoriété? 

—  L'enfant  a  disparu,  dit  Astrée. 

—  Comment  a-t-il  disparu? 

—  Je  l'ai  envoyé  à  Nantes. 

—  A  neuf  heures  de  Paris  par  le  chemin  de  fer  !  se 
récria  Bistouri  ;  nous  voilà  bien  abrités! 

—  Vous  souvenez- vous  de  ce  que  je  vous  dis,  il  y  a 
seize  ans?  reprit-il  après  un  silence.  C'était  la  fameuse 
nuit.  Je  te  dis,  cette  nuit-là,  coquinette  :  «  Nous  ne 
faisons  que  la  moitié  de  la  besogne,  nous  laissons  des 
gens  derrière  nous...  » 

—  Vous  eûtes  raison,  interrompit  Astrée  avec  impa- 
tience ;  mais  il  ne  s'agit  plus  de  cela. 

—  Au  lieu  d'envoyer  l'enfant  à  Nantes,  reprit  Bistouri 
doucement,  tu  aurais  mieux  fait  de  me  le  donner  à 
garder. 

—  C'est  vrai,  dit  Astrée,  j'aurais  mieux  fait,  mais  il 
n'est  plus  temps.  Débarrassons-nous  seulement  de  Sul- 
pice  et  je  réponds  de  tout, 

—  Seulement!  répéta  le  père  Bistouri  qui  hocha  la 
tête  pour  la  deuxième  fois. 

Il  se  leva  à  son  tour  et  se  prit  à  parcourir  la  chambre 
de  son  pas  lourd  et  paresseux.  En  passant  auprès  de  la 
fenêtre,  il  aperçut  dans  le  jardin  François  Rostan  qui 
s'en  allait  tête  baissée  et  la  pipe  entre  les  dents. 

Il  le  montra  du  doigt  à  la  marquise  sans  rien  dire. 
Astrée,  suivant  sa  coutume,  haussa  les  épaules. 

—  Nieul  n'osera  jamais  frapper  désormais,  dit  Jean 
Touril. 

Astrée  recula  d'un  pas. 


PARIS  367 

—  Cet  homme  a-t-il  donc  un  démon  familier  qui  le 
protège  1  s'écria-t-elle. 

—  Je  le  crois,  dit  froidement  Jean  Touril. 

—  Mais,  reprit  la  marquise,  il  prend  Toffensive.  Quel- 
que chose  me  crie  qu'il  se  prépare  à  nous  écraser. 

—  C'est  mon  opinion,  fit  l'ancien  reboutoux. 

—  Et  nous  ne  trouvons  personne  I  commença  la 
marquise. 

Jean  Touril  lui  serra  le  bras  en  lui  montrant  derechef 
François  Rostan,  dont  la  silhouette  paraissait  et  dispa- 
raissait tour  à  tour  entre  les  troncs  d'arbres. 

La  brune  tombait,  le  jardin  se  faisait  sombre.  Le  pas 
du  grand  Rostan  semblait  lent  et  alourdi,  mais  quand  il 
se  redressait  par  hasard,  sa  puissante  carrure  se  dessi- 
nait dans  l'ombre.  C'était  comme  le  fantôme  d'un 
athlète. 

—  Nieul  serait  l'appât,  prononça  tout  bas  le  père  Bis- 
touri ;  celui-ci  frapperait. 

—  Il  ne  voudra  pas,  objecta  la  marquise. 

—  Tant  pis  I  fit  le  bonhomme  sèchement. 
Puis  il  reprit  : 

—  Celui-là  t'a  aimée  et  tu  l'as  aimé.  Gehii-là  est  fort, 
celui-là  est  brave. 

—  Il  était  tout  cela,  dit  Astrée  avec  dédain. 

—  Dis-lui  que  tu  l'aim 's  et  fais-le  duc,  il  frapperai 
Astrée  réfléchit  un  instant. 

—  On  peut  lui  promettre,  murmura-t-elle. 

Le  père  Bistouri  lui  prit  la  main  en  disant  avec  bon- 
homie : 

—  Ce  qui  me  divertit,  coquinette,  c'est  que  ton  petit 
Fernand  se  moquera  de  toi.  Peut-être  a-t-il  déjà  com- 
mencé... Enfin,  soit!  tu  lui  promettras.  Bonne  chance  ! 
Moi,  je  suis  prêt  tous  les  jours  et  à  toute  heure  :  je 
t'attends. 


368  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

On  vint  avertir  M""^  la  marquise  que  le  dîner  était 
servi.  Elle  ouvrit  la  fenêtre  et  appela  elle-même  le  grand 
Rostan. 

—  Ne  voulez-vous  point  dîner?  dit- elle. 

—  Je  dîne  dehors,  répliqua  d'en  bas  François,  qui 
venait  de  voir  l'ombre  du  docteur  dessinée  sur  les  ri- 
deaux du  salon. 

—  Je  vous  ai  fait  mettre  un  couvert  auprès  de  moi, 
repartit  la  marquise.  Montez,  jai  à  vous  parler. 

Le  grand  Rostan  gronda,  mais  il  monta  tout  droit  à  la 
salle  à  manger  sans  passer  par  le  salon.  Il  trouva  Astrée 
sur  le  seuil. 

—  Quelle  rage  de  promenade  I  dit-elle  en  souriant,  et 
par  le  temps  qu'il  fait! 

—  Si  cet  homme-là  doit  prendre  pied  ici,  répliqua  le 
marquis,  j'aime  mieux  déserter  la  maison. 

—  Il  vous  fait  donc  grand'peur,  mon  pauvre 
François? 

—  Il  me  gêne. 

—  Le  voici.  Saluez-le  pour  ne  pas  trop  lui  montrer 
votre  embarras.  Peut-être  qu'il  ne  vous  gênera  pas 
longtemps  désormais. 

Le  docteur  entrait  en  effet,  soutenant  le  pas  lourd  et 
tremblant  du  roi  Truffe.  Sensitive  donnait  le  bras  à  la 
comtesse  de  Morges,  le  vidame  de  Pomard  accompagnait 
Irène;  Fernand  était  le  chevalier  de  Chiffon,  la  pauvre 
Gabrielle  était  réduite  au  notaire. 

Ce  notaire  avait  l'honneur  d'être  drinkcr,  Il  avait  fait 
dans  sa  jeunesse  une  tragédie  intitulée  Caracalla.  Le 
baron  Potel,  associé  de  Gambard,  lui  avait  prêté  quel- 
que argent  pour  acheter  son  étude,  sous  la  condition 
expresse  que  le  notaire  ferait  passer  ledit  Potel  pour  un 
libertin  abject  parmi  ses  clients. 

Le  grand  Uostan  salua  Sulpice  à  la  manière  des  en- 


PARIS  369 

fants  maussades  et  boudeurs.  On  prit  ]dace.  Fernand 
s'arrangea  pour  ne  point  se  séparer  de  Chiffon.  Sensitive 
se  plaça  au  hasard.  Il  était  habile  à  extraire  la  poésie 
du  potage,  de  toutes  les  entrées  et  du  rôti,  et  Apollon, 
dieu  des  vers,  lui  avait  accordé  le  don  de  rester  maigre 
tout  en  mangeant  comme  un  boa. 
Un  poêle  gras  est-il  encore  poëte? 

—  Voyez,  mon  cher  docteur,  dit  le  roi  Truffe  en 
s'asseyant,  voilà  ma  vie.  Tous  les  jours,  je  viens  ici,  je 
regarde  les  autres  manger  :  je  ne  sais  plus  ce  que  c'est 
que  de  trouver  du  plaisir  à  table. 

—  Vous  allez  manger  aujourd'hui,  repartit  Sulpice. 
Le  bonhomme  le  regarda  d'un  air  étonné. 

Sulpice  souriait.  Il  prit  la  première  assiette,  emplie 
par  la  marquise  qui  taisait  office  de  maîtresse  de 
maison. 

—  Ces  dames  m'excuseront,  dit-il. 

Et  il  plaça  le  potage  fumant  devant  le  roi  Truffe. 
Celui-ci  hésita  ;  puis  ses  narines  se  gonflèrent  et  un 
peu  de  sang  vint  à  ses  joues. 

—  Ce  potage  a  bien  bonne  odeur,  murmura-t-il. 
C'est  ici  la  petite  magie  bienveillante   et    presque 

paternelle  des  médecins  assez  forts  pour  prendre  empire 
sur  leurs  malades.  Vous  avez  vu  cela  ceut  fois.  Sous  le 
regard  puissant  et  protecteur  de  l'homme  qui  guérit,  le 
pauvre  valétudinaire  sent  revenir  en  lui  un  appétit  fac- 
tice. Il  mange,  il  se  souvient  du  temps  où  son  estomac 
viril  luttait  triomphalement  contre  la  bonne  chère.  11  est 
heureux. 

Et  ce  qu'il  mange  ce  jour-là  ne  lui  fait  pas  de  mal. 

Le  roi  Truffe  avala  son  potage  comme  un  homme,  et 
je  crois  qu'il  en  redemanda. 

—  Mon  Dieul  disait  Fernand  à  sa  voisine  qui,  au  con- 
traire, cherchait  en  vain  son  appétit  habituel,  le  hasard 


370  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

m'a  conduit  à  Paris  pendant  que  vous  restiez  dans  notre 
Bretagne.  J'étais  seul,  exposé  à  toutes  les  tentations, 
mais  au  milieu  de  ces  plaisirs  bruyants,  je  cherchais 
quelque  chose.  On  m'aurait  demandé  quoi,  je  n'aurais 
pas  su  le  dire.  Mon  cœur  était  vide.  Dans  cet  immense 
parterre,  je  ne  trouvais  point  ma  fleur.  Comment  vous 
expliquer  cela, madi?moiselle  Marie? 

—  Oh  I  je  comprends  bien  I  dit  Chiffon  avec  fierté  ;  il 
y  a  un  mois  que  je  suis  à  Paris. 

Feruand  cacha  son  sourire. 

—  Elle  est  adorable  I  pensa-t-il,  mais  la  victoire  sera 
trop  aisée. 

—  Ce  qui  m'étonne,  reprit  Chiffon  qui  avait,  pour  la 
.première  fois  de  sa  vie,  la  rage  d'être  spirituelle,  ce  qui 

m'étonne,  c'est  que  dans  ce  paradis  des  femmes,  vous 
ayez  cherché  si  longtemps  votre  fleur. 

—  Vous  n'y  étiez  pas  !  murmura  Fernan  d. 
Chiffon  rougit,  mais  elle  sourit. 

Seigneur  Dieul  comme  le  petit  Loriot  grelottait  en  ce 
moment  dans  la  rue  I 

—  Monsieur  le  duc,  dit  Sensitive,  entre  deux  bou- 
chées, vous  avez  là  une  nouvelle  nature  morte. 

—  Monsieur?  fit  le  bonhomme  dont  la  voix  se  cassa. 
11  ne  comprenait  pas  et  s'appliquait  la  phrase  à  lui- 
même  en  lui  prêtant  une  signification  funèbre. 

—  J'entends,  reprit  Sensitive,  que  vous  avez  acheté 
un  tableau  de  gibier  et  de  fruits.  Je  ne  saurais  au  juste 
à  quel  maître  attribuer  cette  page,  mais  elle  appartient 
évidemment  à  l'école  hollandaise,  et  même  on  pourrait 
dire  avec  presque  certitude... 

—  C'est  le  fils  du  concierge,  interrompit  bonnement 
le  roi  Truffe  ;  on  prétend  qu'il  a  des  dispositions. 

Sensitive  remit  son  lorgnon  en  place  et  donna  un 


PARIS  371 

furieux  coup  de  dents  à  un  filet  de  sole  qui  n'en  pouvait 
mais. 

Tout  en  servant  avec  une  grâce  parfaite,  la  marquise 
trouvait  moyen  de  parler  bas  au  grand  Rostau,  son 
voisin.  Il  y  avait  des  années  qu'il  ne  s'était  vu  à  pareille 
fête. 

—  François,  lui  dit-elle  d'un  ton  sérieux  et  pénétré,  à 
ce  moment  où  la  gaieté,  plus  bruyante,  court  autour  de 
la  table,  j'ai  eu  des  torts  envers  vous,  je  les  reconnais,  et 
j'en  suis  fâchée. 

—  Quelle  mouche  vous  pique  aujourd'hui,  Astrée? 
demanda  l'ancien  hobereau,  décidément  étonné. 

—  Pensez-vous  qu'on  puisse  oublier  tout  à  fait  le 
passé?  murmura  la  marquise  en  baissant  les  yeux. 

—  Allez- vous  me  chanter  la  romance  :  On  en  revient 
toujours  à  ses  premières  amours  I 

—  Ne  raillez  pas,  François.  Les  torts  ont  été  partagés, 
vous  le  savez  bien.  Si  vous  changiez  de  conduite,  si  vous 
preniez  la  résolution  de  me  seconder  sérieusement  et 
bravement  dans  mes  projets?... 

—  Ah  I  fit  le  marquis  ;  nous  avons  besoin  du  poignet 
de  Rostan  I 

—  Peut-être. 

—  Le  précieux  Fernand  ne  peut  pas  faire  l'affaire? 

Il  s'interrompit  pour  jeter  un  regard  vers  le  blondin 
et  poussa  un  retentissant  éclat  de  rire. 

Le  dépit  fit  pâlir  la  marquise,  parce  que  tous  les  re- 
gards se  dirigeaient  déjà  vers  elle. 

—  Qu'y  a-t-il  donc?  demanda  le  roi  Trufî'e. 

—  Une  idée  drôle  qui  me  passe  par  la  tête,  répondit 
François  Rostan. 

Astrée  lui  avait  abondamment  servi  à  boire.  Il  avait 
perdu  sa  timidité  rogue  et  triste. 

—  Dites  donc,  cousin,  ajouta-t-il  eu  s'adressant   au 


372  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

duc,  savez-vous  que  vous  dévorez,  aujourd'hui? 

—  Le  voir  en  appétit,  celui-là,  se  reprit-il  tout  bas  et 
vous  voir  aimable,  ma  femme,  c'est  du  nouveau  I 

—  Pourquoi  avez-vous  ri?  demanda  la  marquise  quand 
les  conversations  particulières  eurent  repris  leurs  cours. 

—  Parce  que  j'ai  vu  là-bas  la  cause  de  votre  amabi- 
lité, répliqua  Frani^ois  Rostan  ;  le  Fernand  a  entrepris 
la  petite.  Elle  est  diantrement  jolie! 

Astrée  regarda  le  jeune  couple  à  son  tour. 

—  Vous  avez  peut-être  deviné,  dit-elie  :  en  tout  cas, 
que  vous  importe  le  motif,  si  je  vous  propose  la  paix 
pleine  et  entière,  l'oubli  de  vos  fautes  et  le  retour  à  l'an- 
cien état  de  choses  1 

—  Elle  est  jolie  I  répéta  le  grand  Rostan  au  lieu  de 
répondre  ;  mais  elle  ressemble  à  quelqu'un...  Je  n'aime 
pas  à  la  regarder. 

François  ignorait  tout  ce  qui  s'était  passé  dans  la  jour- 
née. En  ce  moment,  Sensitive,  qui  avait  fait  le  voyage 
de  Londres,  cet  été,  par  les  trains  de  plaisir,  salua  made- 
moiselle Marie  de  Rostan  par  son  nom  à  haute  et  intelli- 
gible voix,  en  true  gentleman^  et  lui  demanda  la  permis- 
sion de  boire  avec  elle. 

—  Tiens!  fit  le  marquis,  c'est  celle-là  qui  est  aujour- 
d'hui Marie  de  Rostan.  Et  l'autre?  celle  d'hier? 

—  Je  vous  dirai  tout,  répondit  la  marquise. 
François  grommela  entre  ses  dents  : 

—  Je  sais  maintenant  à  qui  elle  ressemble.  La  tuera- 
t-on  comme  sa  mère? 

Il  but  une  large  rasade  et  son  front  se  couvrit  d'un 
nuage  plus  sombre. 

—  Nous  causerons  longuement  et  en  tête-à-tète,  fit 
Astrée  à  son  oreille.  Je  ne  veux  pas  vous  cacher  qu'il  y 
a  de  la  besogne.  Ce  sera  à  vous  de  voir  si  vous  voulez 
être  duc. 


XXIV 


LARGESSES  DE  CBIFFON 


Nous  n'avons  pas  besoin  de  dire  qu'on  dînait  admira- 
blement bien  chez  le  roi  Truffe. 

Chacun  se  leva  de  table  heureux  et  satisfait.  Le  roi 
Truffe  se  sentait  rajeuni  de  dix  ans,  et  ce  fut  lui-même 
qui  demanda  si  on  ne  ferait  pas  un  peu  de  musique. 
M'"'^  de  Morges  lui  ayant  glissé  une  de  ses  allusions 
adroites  et  matrimoniales,  le  roi  Truffe  fut,  ma  foi,  sur 
le  point  de  comprendre. 

Il  regarda  Gabrielle,  mais  cela  mit  de  la  tristesse  dans 
sa  joie.  Elle  était  si  morne  et  si  pàlel 

Irène  chanta.  Quand  elle  eut  fini,  le  roi  Triiffe  l'em- 
brassa sur  les  deux  joues. 

Nous  notons  ici,  en  passant,  une  observation.  Depuis 
le  départ  de  Loriotte,  le  docteur  Sulpice  n'avait  pas 
prononcé  une  parole  ni  fait  un  geste  qui  put  annoncer 
son  intention  d'attaquer  l'identité  de  Jean  de  Rostan, 
dans  la  personne  du  jeune  M.  Fernand.  Et  cependant 
Fernand  ne  s'était  point  rapproché  d'Irène. 

II.  32 


374  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

Ce  frère  et  cette  sœur  restaient  absolument  étrangers 
l'un  à  l'autre.  On  semblait  oublier  dans  le  salon  du  roi 
Truffe  leur  degré  de  parenté. 

De  même,  il  n'y  avait  eu  qu'un  salut  lointain,  échangé 
entre  François  Rostan  et  Irène,  le  père  et  la  fille. 

Rien  de  ce  qui  appartenait  à  Sulpice  ne  pouvait  se 
mêler  aux  satellites  d'Astrée.  C'était  là  un  fait  accepté. 
Il  y  avait  deux  camps  tranchés,  inconciliables. 

La  famille  du  roi  Truffe  était  faite  ainsi. 

Sauf  une  exception,  pourtant,  M"^  Marie  de  Rostan  et 
le  jeune  M.  Fernand  semblaient  s'entendre  à  merveille. 
Le  regard  d'Irène  en  avait  averti  Sulpice  plusieurs  fois. 
Sulpice  ne  s'en  était  point  ému. 

M™®  la  comtesse  de  Morges  voulut  conduire  Gabrielle 
au  piano  ;  mais  la  voix  de  la  pauvre  enfant  s'arrêta  dans 
sa  gorge. 

Fernand  se  mit  au  piano.  Il  était  bon  musicien,  et  il 
avait  une  jolie  voix.  Fernand  chanta  une  romance 
d'amour.  Ces  paroles  tendres  et  niaises  de  la  romance 
moderne  vont  droit  au  cœur  des  jeunes  filles.  Chiffon 
prenait  pour  elle  tout  ce  que  la  romance  disait  de  Rosita 
ou  de  Nelly  ;  Chiffon  avait  le  rouge  au  front  et  son  petit 
cœur  battait  bien  vite. 

Quand  Fernand  revint  auprès  d'elle.  Chiffon  le  reçut 
en  silence  et  les  yeux  baissés.  Elle  ne  voulait  plus  rire 
avec  lui.  Je  ne  sais  pas  ce  que  Fernand  lui  dit,  mais  les 
larmes  lui  vinrent  aux  yeux. 

Voilà  pourquoi  Chiffon  était  distraite  quand  elle  monta 
dans  le  carrosse  du  docteur  en  sortant  de  l'hôtel  de  Ros- 
tan ;  voilà  pourquoi  elle  n'aperçut  point  le  pauvre  petit 
Loriot  qui  la  guettait  sur  l'autre  trottoir.  Si  quelqu'un  a 
des  yeux  pour  ne  point  voir,  selon  l'expression  de  l'Écri- 
ture, c'est  la  fillette  qui  rêve. 

En  quittant  le  roi  Truffe,  Sulpice  lui  dit  : 


PARIS  375 

—  Je  ne  refuse  pas  de  vous  soigner,  si  j'ai  la  certitude 
que  mon  traitement  sera  suivi.  Yoici  les  conditions  que 
je  vous  impose.  Vous  monterez  eu  voiture  demain  avant 
votre  déjeuner,  vous  ne  direz  à  personne  le  but  de  votre 
promenade.  Une  fois  en  route,  vous  ordonn(3rez  au  co- 
cher de  vous  conduire  chez  moi.  Un  appartement  y  sera 
préparé  pour  vous  et  vous  ne  rentrerez  pas  à  votre 
hôtel. 

—  Et...  fit  le  bonhomme  indécis,  me  guérirez-vous? 

—  Je  l'espère,  avec  l'aide  de  Dieu,  répondit  Sulpice. 
Sulpice  prit  congé.  Le  roi  Truffe  se  retourna  ;  la  mar- 
quise Astrée  était  derrière  lui. 

Le  lendemain  matin,  Chiffon  s'éveilla  la  tête  lourde 
et  le  cœur  gros.  Sans  savoir  pourquoi,  elle  avait  envie 
de  pleurer.  Tout  ce  qui  s'était  passé  la  veille  était  en  elle 
comme  le  souvenir  stérile  et  fatigant  d'un  rêve.  Elle 
avait  revu  Loriot,  et  la  pensée  de  Loriot  n'avait  pas  été 
sa  seule  pensée  le  reste  du  jour.  Comment  cela  s'était-il 
pu  faire  ? 

En  se  demandant  comment  cela  s'était  fait,  c'est-à- 
dire  en  plaidant  au  fond  de  son  propre  cœur  la  chère 
cause  de  Loriot,  voilà  que  Chiffon  trouva  devant  elle  le 
motif  de  son  oubli  :  Fernand. 

L'image  de  Fernand  se  mit  comme  Fernand  lui-même 
entre  elle  et  l'image  de  son  Loriot.  C'est  étonnant  ce  que 
Loriot  avait  perdu  pour  elle  sous  son  costume  de 
Jillettel 

Et  pourtant,  Chiffon  ne  voulait  par  aimer  Fernand  ; 
surtout.  Chiffon  ne  voulait  pas  oublier  son  Loriot.  Elle 
se  battait  les  flancs,  la  pauvre  fille,  pour  penser  à  Loriot 
tout  seul. 

—  Si  ce  monsieur  Fernand  m'empêche  comme  cela 
de  penser  à  mon  Loriot,  je  sens  bien  que  je  le  détesterai! 


316  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

C'est  qu'elles  se  disent  de  ces  choses-là  sérieusement 
et  consciencieusement  ! 

Vers  sept  heures  du  maUn,  la  plus  lettrée  des  cam«> 
listes,  Virginie,  arriva  tout  essoufflée  dans  la  chambr»i 
de  Cliiffon.  Quand  Virginie  arrivait,  le  matin,  elle  était 
généralement  essoufflée.  Roblot  demeurait  loin. 

—  Mademoiselle  Marie!  s'écria-t-elle,  connaissez-vous 
Toto  Gicquel? 

—  Il  me  semble  que  j'ai  entendu  parler  de  lui  au  doc- 
teur, répondit  ChifTon. 

—  Ce  Toto  Gicquel,  continua  Virginie,  est  un  pauvre 
innocent  comme  il  y  en  a  un  dans  les  Montagnards  écos  - 
sais  et  un  autre  dans  le  Capitaine  Raymond.  Jl  y  en  a  uu 
aussi  dans  V Abîme  de  Sandworth...  et  même  il  tomba  au 
fond  de  l'abîme  où  il  trouva  les  papiers  importants  qui 
servent  à  faire  gagner  le  procès  de  sir  Duncan,  le  par- 
rain de  Malcolm,  parce  que,  sans  ces  papiers-là,  tout 
l'héritage  aurait  été  au  lord  de  Cornwall,  coushi  du 
vieux  Mac-Donald . 

—  Et  que  voulez-vous  me  dire  de  ce  Toto  Gicquel? 
interrompit  Chiffon. 

—  De  lui!  s'écria  Virginie  avec  dédain  ;  oh!  Seigneur 
Dieu!  la  pauvre  créature,  rien  du  tout.  C'est  de  son  cou- 
sin Roblot  que  je  tiens  la  chose. 

—  Quelle  chose? 

—  Vous  allez  voir.  Roblot  n'est  pas  un  marin  du 
genre  de  Gustafsohn  dans  les  Pirates  suédois,  c'est  un  ma- 
telot gai,  un  homme  dont  le  visage  ne  manque  pas  do 
caractère,  mais  qui  porte  des  boucles  d'oreilles. 

Chiffon  regarda  Virginie  avec  une  véritable  colère. 

—  Si  vous  ne  parlez  pas  tout  de  suite,  dit-elle,  je  vous 
chasse  ! 

Virginie  laissa  tomber  le  jupon  qu'elle  était  en  train 
de  retourner. 


PARIS  377 

—  Me  chasser  !  répéta-t-elle  indignée.  La  pauvre  Sido- 
nia  en  arrive  aussi  à  cette  humiliation  dans  V Abbaye  de 
Rosenthal.  0  ma  mère  1 

Elle  invoqua  également  Ethelred,  mais  tout  bas. 

—  Voyons,  voyons,  ma  pauvre  Virginie,  reprit  Chiffon 
repentante,  j'ai  eu  tort.  11  n'y  a  pas  déjà  si  longtemps 
que  j'étais  plus  au  dépourvu  que  vous,  je  ne  l'ai  pas  ou- 
blié. Pardonnez-moi  I 

Virginie  levâtes  mains  vers  le  ciel. 

—  0  noble  et  généreuse  enfant  1  s'écria-t-elle,  qui  ne 
vous  aimerait  I...  Je  voulais  vous  dire  que  ce  Roblot  m'a 
donc  dit  qu'il  vous  avait  vue  rentrer  vers  dix  heu- 
res... 

Chiffon  bouillait  d'impatience. 

—  Il  était  peut-être  le  quart,  continua  Virginie,  mais 
bien  sûr  que  la  demie  n'était  pas  sonnée.  C'est  là-bas  au 
bout  de  la  rue  que  Roblot  a  reconnu  la  voiture  du  doc- 
teur, il  y  avait  un  jeune  garçon  mal  habillé  qui  courait 
par  derrière 

—  Un  jeune  garçon?  répéta  Chiffon. 

Ce  n'était  donc  pas  Loriot,  puisque  Loriot  avait  des 
habits  de  femme. 

La  marquise,  eu  rentrant  au  salon  du  roi  Truffe 
avait  dit  tout  simplement  :  Je  l'ai  chassé  pour  qu'il  aille 
se  faire  prendre  ailleurs. 

Chiffon  avait  froid  dans  le  cœur,  chaque  fois  qu'elle 
pensait  à  cette  marquise. 

—  Un  jeune  garçon,  poursuivit  la  camériste,  qui  était 
bien  essoufdé  à  ce  que  dit  M.  R)blot,  et  trempé  de 
pluie.  Un  beau  petit  homme,  malgré  ça,  M.  Roblot  le 
connaît  bien... 

—  Ah!  fit  Chiffon  ;  M.  Roblot  le  connaît? 

—  11  le  connaît  sans  le  connaître  :  pour  l'avoir  déjà 

II.  32* 


378  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

rencontré  deux  fois.  Une  fois  sur  la   route  du  Mans, 
et  quelle  pluie  il  faisait,  ce  soir-là  encore  ! 
Chiffon  était  immobile  et  retenait  son  souffle. 

—  Une  autre  fois,  acheva  Virginie,  sur  le  boulevard 
des  Capucines. 

—  Et  ces  deux  fois-là,  dit  Chiffon  lentement,  le  jeune 
garçon  n'était  pas  seul  ? 

—  Non. 

—  Il  était...  commença  Chiffon. 

—  Il  était...  répéta  Virginie  en  baissant  les  yeux. 

—  Avec  qui? 

—  Avec  mademoiselle. 

Chiffon  sauta  hors  de  son  lit  et  passa  brusquement  ses 
pantoufles.  Virginie  lui  jeta  un  peignoir  sur  les  épaules. 
Chiffon  était  toute  rouge  et  ses  sourcils  se  fronçaient. 
Virginie  prit  cela  pour  de  la  colère. 

—  Mon  Dieu  I  dit-elle,  il  ne  faut  pas  que  mademoi- 
selle se  fasse  de  la  bile  pour  si  peu  de  chose. 

Chiffon  s'était  assise  au  coin  du  foyer. 

—  Voilà  tout  ce  que  vous  a  dit  ce  Roblot  ?  demandâ- 
t-elle. 

—  A  peu  près.  Seulement,  il  a  suivi  le  jeune  garçon 
pour  le  voir  de  plus  près,  parce  qu'il  n'était  pas  bien  sur 
de  ne  point  se  tromper.  Le  jeune  garçon  pleurait  et 
grelottait. 

—  Mon  Loriot!  s'écria  Chiffon,  dont  les  yeux  se 
mouillèrent  ;  mon  pauvre  petit  Loriot  I 

Ahl  que  l'idée  de  M.  Fernand  était  loin  en  ce  mo- 
ment I 

—  Roblot  voulait  aussi  savoir,  reprit  Virginie,  s'il 
demeurait  dans  le  quartier... 

~  Ce  Roblot  sait  où  il  demeure?  demanda  vivement 
Chiffon. 

—  Hélas  I  mademoiselle,  répliqua  Virginie,  qui  sen- 


fl 


PARIS  379 

tait  maintenant  qu'en  faisant   de   la  compassion   elle 
plairait  à  sa  jeune  maîtresse  ;  hélas  I  il  ne  demeure  pasl 

—  Comment I  il  ne  demeure  pas? 

—  Roblot  n'a  pas  eu  la  peine  de  le  suivre  bien  long- 
temps. Yous  savez  la  maison  en  construction  qui  est  là, 
en  montant?... 

—  Eh  bien!  fit  Chiffon,  qui  perdit  pour  le  coup  ses 
fraîches  couleurs. 

—  Eh  bieni  mademoiselle,  le  jeune  garçon  a  couché 
dans  les  copeaux. 

Chiffon  croisa  ses  deux  petites  mains  pâles  sur  ses 
genoux. 

—  Tout  mouillé,  tout  grelottant  de  froid!  murmura- 
t-elle,  et  peut-être  qu'il  avait  grand'faim  I 

—  Ça,  c'est  probable,  repartit  Virginie. 
Chiffon  avait  les  yeux  fixes  et  semblait  absorbée. 

—  Je  veux  voir  ce  Roblot,  dit-elle  tout-à-coup. 

—  La  prochaine  fois  que  je  le  rencontrerai...  com- 
mença Virginie. 

—  C'est  sur-le-champ  que  je  veux  le  voir. 

—  Je  ne  sais  pas  s'il  est  encore  à  son  hôtel. 

—  Je  le  veux!  je  le  veux!  répéta  par  deux  fois  Chiffon, 
qui  frappa  du  pied  ;  trouvez-moi  cet  homme  tout  de 
suite.  Entendez-vous,  je  le  veux! 

Virginie  sortit  en  courant. 

Quand  elle  fut  seule,  Chiffon  mit  sa  tête  entre  ses 
deux  mains.  A  travers  ses  doigts  frémissants  on  eût  pu 
voir  les  pleurs  couler. 

Mon  Dieu!  coucher  dans  les  copeaux,  ce  n'était  pas 
une  grande  affaire  autrefois  ;  mais  il  y  avait  un  mois 
que  Chiffon  dormait  sur  la  plume. 

Chiffon  était  riche,  Chiffon  ne  songeait  plus  qu'en 
frissonnant  aux  privations  de  la  misère,  surtout  quand  il 
s'agissait  de  son  Loriot, 


380  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

Elle  se  représentait  Loriot  sur  la  paille,  seul,  le  visage 
baigné  de  larmes,  tremblant  de  froid,  l'estomac  vide  ; 
Loriot  souffrant,  brisé,  découragé. 

Loriot  avait  toujours  été  moins  vaillant  qu'elle.  Il 
aimait  ses  aises.  11  ne  savait  pas  bien  souffrir. 

—  Monsieur  Roblot,  dit  Virginie  dans  l'anticbambrc, 
en  élevant  beaucoup  la  voix  pour  être  mieux  entendu(>, 
je  n'aime  pas  à  parler  aux  liommes.  C'est  ma  maîtresse 
qui  m'a  chargée  de  vous  faire  venir  :  je  remplis  ma 
commission,  voilà  tout. 

—  As- tu  fînil  gronda  Roblot  qui  la  poussa  décote 
pour  passer. 

Il  franchit  le  seuil  et  mit  le  chapeau  à  la  main  pour 
saluer  en  fin  matelot.  Chiffon  s'élança  à  sa  rencontre. 

—  C'est  vous  qui  l'avez  vu  I  s'écria-t-elle  ;  je  vous 
reconnais.  Vous  avez  l'air  d'un  brave  homme,  je  vais  me 
oonfier  à  vous. 

Roblot  resta  un  instant  étourdi  de  cette  bordée;  mais 
il  vint  au  vent,  pour  employer  son  style,  et  se  remit  tout 
de  suite. 

—  Bonsoir  à  revoir,  répliqua-t-il,  ma  belle  petite 
demoiselle.  C'est  moi  qui  l'ai  vu,  et  quant  à  ce  qui  est 
de  ça,  je  vous  reconnais  bien  aussi,  n'y  a  pas  d'offensiî, 
pas  vrai?  Pour  être  un  brave  homme,  présenti  Confiez, 
vous  à  moi,  si  ça  vous  en  dit,  vous  me  trouverez  tou- 
jours dans  le  sentier  de  la  franchise  et  de  l'honneur... 
comme  quoi,  voilà  I 

Virginie  éprouvait  cette  souffrance  de  la  femme  si:pé- 
rieure  qui  a  épousé  un  palaud.  Elle  avait  pourtant  dit 
d'avance  au  marin  comment  il  fallait  répondre. 

Mais  l'ami  Roblot,  habitué  aux  conquêtes,  ne  gardait 
pas  un  profond  respect  pour  la  femm-',  subjuguée.  Il 
avait  dit  à  Virginie  de  filer  son  nœud  et  se  carrait  dans 
sa  dignité  d'homme  libre. 


I 


PARIS  k\ 

> 

Chiffon  lui  tendit  la  main,  et  il  la  serra  de  bien  bonne 
amitié. 

—  Laissez-nous,  dit-elle  à  Virginie. 

C'en  était  trop  I  Virginie  ne  s'attendait  pas  à  cela, 
Chaque  jour  on  l'affriandait  avec  quelque  mystère  appé- 
tissant et  romanesque,  pour  lui  retirer  le  morceau  au 
moment  même  où  elle  allait  y  mordre.  C'était  le  dur 
supplice  de  Tantale. 

Elle  s'éloigna,  fière  et  résignée.  Quand  elle  eut  passé 
la  porte,  elle  menaça  le  ciel  de  son  poing  fermé,  comme 
Oreste,  et  traduisit  le  fameux  «  Merci!  je  suis  content I  » 
par  ces  mots  sacramentels  : 

—  Pas  de  chance  I 

—  Monsieur  Roblot,  disait  cependant  Chiffon,  il  faut 
que  vous  retrouviez  mon  Loriot.  Vous  comprenez  bien, 
il  le  faut. 

—  Ça  se  fera,  répondit  le  matelot  ;  on  n'est  pas  mala- 
droit quand  on  veut  s'en  donner  la  peine. 

—  Vous  allez  d'abord  voir  ici  près  où  il  a  couché.  Est- 
ce  vrai  qu'il  grelottait? 

—  Pas  mal  comme  ça,  la  pluie  était  fraîchette. 

—  J'en  ai  froid  jusque  dans  le  cœur!  Dès  que  vous 
l'aurez  trouvé,  vous  lui  donnerez  de  l'argent. 

—  Je  n'en  ai  pas,  dit  Roblot,  sans  ça  j'aurais  fait  bien 
volontiers  les  avances. 

Un  instant,  la  charmante  figure  de  Chiffon  exprima 
Tangoisse. 

—  Ni  moi  non  plus  !  murmura-t-elle,  je  n'avais  pas 
pensé  à  cela. 

Mais  ce  fut  l'affaire  d'une  seconde. 

—  J'ai  des  bijoux!  s'écria-t-elle  ;  vous  vendrez  mes 
bijoux! 

—  C'est  que...  voulut  objecter  Roblot. 

—  Ne  me  refusez  pas  !  s'écria  Chiffon  qui  saisit  ses 


382  •  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

deux  grosses  mains   liâlées  pour  les  serrer  entre  les 
siennes  ;   mes  bijoux  sont  à  moi,  le  docteur  me  les  a 
donnés.  Prenez  ma  chaîne,   prenez  ma  montre,  prenez 
touti  et  partez  bien  vite. 
Roblot  hésitait. 

—  Mais  partez  donc!  s'écria  Chiffon  avec  une  impa- 
tience folle  ;  il  a  froid,  il  a  faim.  Si  vous  ne  partez  pas, 
voyez-vous,  je  vais  y  aller  moi-même  I 

—  Vous-même  I  répéta  Roblot,  y  pensez-vous  I 
Elle  se  redressa  tout  à  coup. 

—  Je  n'ai  peur  de  personne,  monsieur  Roblot  I  se 
reprit-elle. 

—  Tonnerre  de  Brest I  pensa  tout  haut  le  marin,  si 
celle-là  n'est  pas  une  vraie  Rostan,  je  veux  queie  dial»le 
m'emporte  I 

—  Allons,  allons,  ma  petite  demoiselle,  continua-t-il, 
ne  nous  fâchons  pas.  Tel  que  vous  me  voyez,  j'ai  servi 
votre  père  avec  le  patron  Sulpice.  Je  prends  vos  affu- 
tiaiix  et  je  vais  les  vendre,  puisque  vous  le  voulez.  Avec 
ça  je  remplumerai  le  petit  Linot...  Pierrot...  Gomment 
que  vous  l'appelez,  votre  oiseau? 

— '  Loriot,  rectifia  Chiffon  offensée. 

—  Bonsoir  à  revoir.  Vous  aurez  de  mes  nouvelles. 
Chiffon  l'arrêta  comme  il  allait  sortir. 

—  Attendez,  dit-elle  ;  voici  ce  qu'il  faut  faire... 

—  Le  retrouver  d'abord... 

—  D'abord.  Ensuite  le  conduire  chez  un  tailleur,  lui 
acheter  un  joli  pantalon  noir  collant,  comme  celui  de 
M.  Fernand. 

—  Quant  à  ça,  je  ne  connais  pas  le  pantalon  de 
M.  Fernand. 

—  C'est  égal.  Des  bottes  fines... 

—  Vernies? 

—  Je  crois  bien  1  Un  gilet  de  velours,  une  petite  redin- 


PARIS  383 

gote  courte  et  pincée  à  la  taille.  Je  voudrais  que  vous 
ayez  vu  celle  de  M.  Fernand. 

—  Oui,  mais... 

—  Vous  ne  l'avez  pas  vue,  c'est  égal!  Une  cravatte  à  la 
Joinville,  un  chapeau  de  soie  à  petits  bords... 

Elle  s'interrompit  pour  sauter  de  joie  en  battant  des 
mains. 

—  Oh  I  sera-t-il  gentil  I  sera-t-il  gentil  1  s'écria-t-elle. 

—  Le  fait  est,  dit  Roblot  avec  calme,  qu'il  n'est  pas 
vilain  de  sa  personne,  ce  polisson-là. 

—  Vous  dites?  fit  Chiffon,  hautaine  comme  une 
princesse. 

—  Ce  gamin-là,  si  vous  voulez.  Pardon,  excuse.  Je 
dis  que  le  clampin  est  assez  bien  tourné. 

Chiffon  se  mit  à  rire  et  lui  frappa  rondement  sur 
l'épaule. 

—  Vous  êtes  un  bon  garçon,  dit-elle  ;  est-ce  tout?' 
Roblot  fit  mine  de  partir. 

—  Attendez,  attendez,  s'écria  encore  Chiffon;  une 
canne  I  je  veux  qu'il  ait  une  canne  avec  une  petite 
pomme  de  cornaline,  c'est  si  distingué  I 

—  Il  aura  une  canne. 

—  Et  un  porte- cigarette  I 

—  C'est  trop  juste  I 

—  Et  des  gants  jaunes.  Attendez  donc  un  petit  peu, 
monsieur  Roblot  I  nous  n'avons  pas  parlé  du  logement. 
Je  ;euxque  vous  lui  trouviez  une  jolie  chambre  à  l'en- 
tresol dans  la  rue  Vivienne,  avec  des  portières  devant 
les  portes  et  une  cheminée  à  la  prussienne,  un  beau 
fauteuil  voltaire,  des  rideaux  de  tulle  brodé,  un  tapis... 

—  Diable  I  diable!  fit  Roblot,  qui  pesa  dans  le  creux 
de  sa  main  la  chaîne  et  la  montre. 

Chiffon  s'élança  vers  la  table  de  nuit,  où  était  un  très- 


384  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

beau  bracelet.   Elle  revint  en   courant  et  en  sautant 
comme  une  petite  folle. 

—  Tenez,  dit-elle,  un  édredon  bleu,  avec  des  rideaux 
de  lit  pareils,  un  petit  bureau  de  palissandre,  enfin,  ce 
qu'il  faut  I  Allez,  maintenant,  allez  I  Mon  Dieu  I  que 
vous  êtes  lent,  monsieur  Roblotl  vous  n'êtes  pas  encore 
parti  I 

Elle  le  prit  par  les  épaules  et  le  fit  tourner  sur  lui- 
même,  pendant  que  Roblot  aliuri  disait  au  basard  : 

—  Bonsoir  à  revoir  I 

—  Tonnerre  de  Brest  I  continua-t-il  dans  l'anti- 
cbambre. 

Et  dans  l'escalier  il  acheva  : 

—  Non  de  nom  de  nom  de  nom!  quel  amour  de  petite 
tonnerre  de  ciel  I  Y  a  des  gens  calés  qui  voudraient  être 
à  la  place  de  ce  Loriot  !  Eu  attendant,  je  vas  aller  causer 
un  peu  de  tout  ça  au  docteur. 


XXV 


PRINCESSE  OU  RENTIERE. 


Le  docteur  Sulpice,  consulté,  dit  à  Tami  Roblot  d'exé- 
cuter à  la  lettre  les  ordres  de  Chiffon.  Il  prit  les  bijoux 
et  donna  des  pièces  d'or. 

L'ami  Roblot  se  mit  incontinent  en  campagne.  Les 
ouvriers  de  la  maison  en  construction  venaient  d'arriver 
à  la  besogne.  Ils  avaient  trouvé  notre  petit  Loriot  couché 
sur  ses  copeaux  et  ronflant  comme  un  juste.  Ils  étaient 
on  train,  les  honnêtes  cœurs,  de  lui  offrir  la  dime  sur  le 
gros  morceau  de  pain  que  chacun  d'eux  apportait  sous 
son  bras,  et,  subsidiairement,  de  lui  prodiguer  d'excel- 
lents conseils  touchant  la  paresse  et  le  vagabondage. 
Loriot  mangea  le  pain  qu'il  trouva  bon  parce  qu'il  avait 
grand  appétit.  Quant  aux  conseils,  l'idée  de  se  faire 
apprenti  maçon  lui  souriait  médiocrement.  Cependant, 
il  faut  travailler  pour  vivre,  quand  on  n'a  pas  de  rentes. 
Loriot  regardait  déjà  d'un  air  piteux  la  brouette,  le  sable 
IL  33 


386  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

et  la  chaux,  lorsque  Roblot  se  montra  au  devant  de  la 
porto. 

Loriot  le  reconnut  du  premier  coup  d'œil  pour  le  ma- 
rin de  la  rotonde,  et  je  ne  sais  quel  espoir  lui  vint  au 
cœur.  Roblot  lui  fit  signe  de  sortir  ;  Loriot  remercia  ses 
bienfaiteurs  et  obéit  aussitôt. 

—  Bonjour,  pays,  lui  dit  Roblot. 

—  Bonjour,  pays,  répondit  Loriot. 

—  Aimez-vous  toujours  les  chinois  ? 
Loriot  le  regarda  de  travers. 

—  C'est  noceur,  les  marins,  disait-on  parmi  les  ma- 
çons ;  celui-là  va  emmener  le  petit  à  la  barrière,  et  puis, 
ni  vu  ni  connu,  on  travaillera  la  semaine  des  quatre 
jeudis  I 

—  Je  vous  demande,  pays,  répéta  Roblot  très  sérieu- 
sement, si  vous  aimez  encore  les  chinois. 

—  Qui  vous  a  dit  que  je  les  aimais,  les  chinois? 
riposta  Loriot. 

—  C'est  mon  petit  doigt,  un  crâne  pour  tout  savoir  I 
Je  vous  en  offre  un  de  chinois,  si  vous  voulez. 

Loriot  aurait  bien  accepté  tout  de  suite  ;  il  n'était  pas 
honteux,  mais  il  eut  l'idée  qu'on  se  moquait  de  lui.  Il 
jeta  un  regard  du  côté  des  maçons,  qui  avaient  repris 
leur  besogne. 

Roblot  frappa  sur  son  gousset  ;  le  gousset  rendit  un 
bon  bruit.  Roblot  reprit  : 

—  Ça  va-t-il  ? 

—  Tout  de  même,  reprit  Loriot  en  souriant,  si  c'est 
pour  de  bon. 

Roblot  passa  le  bras  du  petit  sous  le  sien. 

—  Pare  à  virer  !  commanda-t-il. 

Et  on  appareilla  vers  les  latitudes  où  se  vendent 
les  chinois. 

Quand  les  deux  pays  furent  attablés  devant  un  guéri- 


PARIS  387 

don,  chez  le  marchand  de  prunes  de  TOdéon,  Roblot  dit  : 

—  On  a  connu  des  princesses  qui  s'est  amourachées 
d'un  gabier  ou  même  d'un  calfat ,  jamais  d'un  douanier, 
rapport  à  ce  que  la  douane...  enfin,  suffît.  T'es  né 
coiffé,  pilotin  ! 

Loriot  avala  son  cliinois  et  but  la  sauce. 

—  Voulez-vous  que  je  t'en  repaie  un  autre?  demanda 
Roblot. 

Loriot  lui  fit  un  signe  affirmatif  et  tout  amical.  Les 
manières  de  ce  marin  lui  plaisaient. 

—  Pourquoi  que  vous  dites  que  je  suis  né  coiffé  ? 
demanda-t-il  cependant. 

—  A  cause  que  vous  avez  la  chance  d'avoir  du  bon- 
heur, mon  petit  bourgeois,  répondit  Roblot  ;  ça  vous 
irait-il  de  faire  une  campagne  ou  deux  sur  le  Jeune- 
Ernest,  de  St-Servan,  mon  dernier  ? 

—  Je  n'ai  pas  de  goût  pour  la  marine,  répondit  Loriot, 
en  humant  son  sec.ond  chinois. 

—  Des  vocations  et  des  couleurs,  faut  pas  chamailler! 
prononça  gravement  Roblot  ;  pour  que  métier  que  vous 
avez  du  goût,  mon  fiston? 

—  Je  suis  en  train  de  me  consulter,  répliqua  Loriot. 

—  Bon  !  ne  faisons  rien  à  la  légère,  sans  réfléchir  et 
comme  des  étourneaux.  Avons-nous  du  quibus  pour 
attendre  et  réfléchir  ? 

Loriot  secoua  la  tête. 

—  Pas  de  quibus  !  reprit  Roblot,  et  l'appétit  ? 

—  Excellent  ! 

—  Alors,  conseil  autour  du  grand  mât,  à  nous  deux, 
pour  voir  à  décider  la  manœuvre.  Je  commence  :  Le  mé- 
tier de  maçon  vous  doune-t-il  dans  l'œil? 

—  Pas  beaucoup. 

—  Rayé  du  rôle,  le  métier  de  maçon  I  Aime  riez-vous 
être  boulanger  ? 


388  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

—  Ceux  qui  vont  avec  des  chemises  bleues  et  des 
jambes  nues?  Nenni  I 

—  Le  métier  de  boulanger,  dégommé  !  Boucher 
peut-être  ? 

—  Oh  I  Certes  non  ! 
— Tailleur? 

—  Ils  ont  toujours  les  jambes  de  travers. 

—  Paveur?  charpentier?  couvreur? 

—  J'aimerais  mieux...  commença  Loriot. 

—  Quoi  que  vous  aimeriez  mieux,  mon  pigeon? 
Loriot  hésita  et  finit  par  ne  rien  répondre.  Roblot  se 

mit  à  rire,  puis  il  demanda  une  topette  d'eau-de  vie. 

—  Yeux-tu  que  je  te  dise,  moi,  reprit-il,  quel  métier 
vous  aimeriez  mieux? 

—  Je  veux  bien. 

—  N'y  a  pas  besoin  d'être  sorcier  pour  deviner  ça. 
T'es  né  faraud  depuis  les  pieds  jusqu'à  la  tête,  mon  fis- 
ton! Te  faut  de  l'eau  chaude  pour  te  laver  les  mains, 
et  ça  t'amuserait  joliment  si  on  bassinait  ton  lit  tous  les 
soirs. 

—  On  me  l'a  bassiné  pendant  un  mois,  soupira  Loriot 
pleurant  sa  grandeur  éclipsée. 

—  Le  métier  dont  pour  lequel  vous  êtes  bâti,  mon 
biribi,  c'est  le  métier  de  Mirliflor,  Olibrius  et  Fleur-des- 
Pois  qu'a  de  la  pommade  au  toupet  et  des  odeurs  après 
leur  mouchoir,  chemise  blanche  tous  les  jours  et  chaus- 
settes, escarpins,  badine,  chapeau  sur  l'oreille  gauche, 
gants  beurre  frais,  bnîloque  au  gousset.  Et  je  te  vas  flâ- 
ner toute  la  sainte  journée  dans  la  rue  à  regarder  les 
modistes  et  couturières  à  travers  les  vitres,  et  les  esca- 
moteurs sur  les  places.  Le  soir  au  bal  Montesquieu,  près 
le  Palais-Royal,  faire  connaissance  avec  la  fringante  des 
fringantes  et  la  mener  siffler  le  rosolio  queq'part  par 
là  n'importe  où  I 


PARIS  389 

—  Est-ce  que  c'est  vot'  métier,  à  vous,  l'homine?  de- 
manda Loriot  pendant  que  Roblot  reprenait  haleine. 

Roblot  lampa  un  verre  d'eau-de-vie.  Il  l'avait  bien 
mérité. 

—  Je  pourrais  te  faire,  reprit-il  en  changeant  de  ton, 
le  tableau  voluptueux  des  plaisirs  de  toute  manière  qu'on 
rencontre  à  chaque  pas  dans  la  capitale,  surnommée  le 
paradis  des  femmes,  à  cause  qu'elles  s'y  trouvent  moins 
bégueules  et  mieux  attifées  que  dans  n'importe  quel  autre 
mouillage  quelconque  de  tous  l'univers  entier,  dont  je 
puis  parler  savamment,  l'ayant  parcouru  en  long  et  en 
large,  par  la  pluie  et  par  le  beau  temps.  Mais  ça  suffit. 
N'y  a  pas  à  bavarder  pendant  deux  heures.  T'es  né 
«îoiffé, petiot  I 

Il  tendit  son  verre  afin  de  trinquer. 

—  Ouvre  l'œil,  poursuivit-il  ;  veux-tu  des  pantalons 
collants,  des  bas  de  coton  chinés,  des  gilets  à  carreaux, 
des  redingotes  à  la  propriétaire  ? 

—  Damel  fit  Loriot. 

—  Ouvre  l'œil.  Une  fée,  dont  je  suis  le  canal  de  ses 
bienfaits  vis-à-vis  de  toi,  à  ton  égard,  s'est  fichu  dans  la 
tête  de  te  nettoyer  depuis  les  bastingages  jusqu'à  fond 
de  cale  I 

—  Une  féel  répéta  Loriot. 

—  Une  rentière,  quoi  I 

• —  Oh  I  fit  encore  Loriot  ;  une  rentière  I 

Il  devint  pensiL  Son  imagination  travaillait  déjà. 

—  Une  baronne,  une  comtesse,  enfin  n'importe  !  reprit 
le  marin  ;  la  chose,  c'est  qu'elle  vous  a  remarqué, 
comme  tu  passais  devant  chez  elle. 

—  Quand  ?  interrompit  Loriot. 

—  Un  jour  ou  l'autre,  et  qu'elle  se  meurt  d'amour 
pour  vous. 

—  Où  demeure-t-elle  ? 

II.  33* 


390  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

—  Chut  !  ceci  est  un  mystère. 

—  Gomment  qu'elle  a  nom? 

—  Chut  I  ça,  c'est  un  secret  I 

—  Elle  est  jolie? 

—  Belle  comme  un  astre  !  Une  grosse  réjouie  de  du- 
chesse mon  chérubin  I 

—  Et  elle  veut  m'épouser  ? 

—  Pardi  1  répéta  Roblot. 
Loriot  réfléchissait  profondément. 

—  C'est  que  moi,  voyez-vous,  dit-il  enfin  avec  embar- 
ras, je  suis  amoureux. 

—  Ah  bah  I  fit  le  marin,  et  de  qui? 

—  Yous  souvenez-vous  de  cette  petite  fille  si  mignonne 
qu'était  avec  moi  sur  la  route  ? 

—  Et  sur  le  boulevard? 

—  Juste. 

—  Une  maigrotte,  toute  mièvre,  l'air  failli... 

Loriot  allait  boire,  mais  il  posa  son  verre  sur  la  table. 

—  Vous  ne  vous  y  connaissez  point,  l'homme  1  dit-il 
en  fronçant  le  sourcil;  la  Ghiffonette  est  gentille  tout 
plein  I 

—  Ça  dépend  des  goûts. 

—  Si  vous  l'aviez  vue  en  demoiselle... 

—  Elle  a  donc  fait  fortune  ?  demanda  Roblot. 

—  Oui,  oui,  elle  a  fait  fortune,  murmura  le  petit  gars 
en  soupirant. 

—  Et  comment  a-t-elle  fait  fortune  I 

—  Dam... 

—  Gomme  on  fait  fortune  à  Paris  I  prononça  Roblot 
dédaigneusement. 

Loriot  se  leva  et  lui  mit  la  main  sur  l'épaule. 

—  L'homme  I  dit-il  résolument,  je  ne  sais  pas  si  je 
suis  fort,  car,  je  n'ai  jamais  oié  me  battre,  mais  je  me 
battrai  avec  vous  si  vous  parlez  mal  de  la  Ghiffounetle 


PARIS  391 

—  Allons  !  allons  I  pensa  Roblot,  ça  a  du  bon  I  quoi- 
que ça  ne  vaille  pas  la  petite. 

Il  versa  une  dernière  rasade  et  reprit  : 

—  Alors,  mon  camarade,  vous  me  chargez  de  remer- 
cier la  rentière  et  de  lui  dire  qu'elle  aille  voir  à  Pondi- 
chéry- la-galette  si  tu  y  es?  Vous  ne  voulez  ni  beaux 
habits  neufs,  ni  canne  à  pomme  de  cornaline  ? 

—  G'est-il  joli  la  cornaline?  demanda  Loriot. 

—  C'est  ce  que  portent  les  fignoleurs  les  plus  luisants! 
Loriot  essuya  son  front  couvert  de  sueur.  Une  rude 

bataille  se  livrait  en  lui.  Songez  que  la  veille,  avant 
d'avoir  revu  GhijQfon,  il  ne  se  serait  même  pas  donné  la 
peine  de  combattre.  Son  sens  moral,  éveillé  par  Tamour 
naissant,  était  encore  bien  jeune. 

—  Après  ça,  dit-il  qu'est-ce  que  je  ferais  de  ces  nippes? 
je  n'ai  ni  de  quoi  manger,  ni  de  quoi  coucher. 

—  La  rentière,  répondit  Roblot,  vous  met  dans  vos 
meubles  et  vous  oJQfre  une  pension  de  trois  francs  cin- 
quante par  jour  pour  la  nourriture. 

C'était  Roblot  qui  prenait  sur  lui  de  fixer  «e  chiffre 
ébouriffant. 
Loriot  poussa  un  énorme  soupir. 

—  Est-elle  jeune?  demanda-t-il. 

—  Bien  conservée,  répliqua  le  marin,  et  irentant  l'eau 
de  Cologne  I 

—  Quel  conseil  me  donnez- vous,  l'homme? 

Roblot  lui  fît  un  signe  confidentiel.  Loriot  se 
rapprocha. 

—  J'en  ai  vu  de  grises  par  là-bas,  dit-il,  je  vas  vous 
communiquer  la  manière  de  t'en  servir.  Tu  restes  amou- 
reux de  ta  Robiiiette,  Simonctte,  enfin  le  nom  qu'elle  a, 
et  puis  tu  prends  les  cadeaux  de  la  princesse. 

—  Mais  c'est  pas  brave,  ça!  , 


392  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

—  Voilà  I  les  hommes,  c'est  fait  pour  caramboler  les 
femmes. 

Loriot  but  sou  verre  mélancoliquement. 

—  Je  vas  aller  voir  si  je  trouve  de  l'ouvrage,  dit-il. 
Roblot  fut  sur  le  point  de  l'embrasser,  mais  il  eut  la 

mauvaise  idée  de  pousser  l'épreuve.  Il  prit  Loriot  et  le 
mena  devant  une  glace. 

L'ondée  de  la  veille  et  la  nuit  passée  dans  les  copeaux 
avaient  réduit  la  toilette  de  notre  petit  Loriot  à  un  état 
déplorable. 

Roblot,  pendant  que  le  pauvre  enfant  se  mirait  d'un 
œil  piteux,  fît  danser  les  louis  d'or  dans  sa  poche,  et 
dit: 

—  J'étais  chargé  d'arranger  tout  ça. 

—  Au  diable  !  s'écria  tout  à  coup  Loriot,  jetant  son 
bonnet  par-dessus  les  moulins.  Chiffon  ne  m'a  pas  seule- 
ment regardé  hier  soir.  Elle  a  fait  la  pimbêche.  Je  veux 
être  habillé  comme  le  jeune  homme  qui  lui  a  baisé  la 
main  quand  elle  est  montée  en  voiture  I 

—  M.  Fernand  I  dit  Roblot.  C'est  justement  ce  qu'on 
m'a  dit  de  faire  ! 

Une  heure  après,  le  petit  Loriot  avait  des  bottes  ver- 
nies sous  un  pantalon  collant,  un  gilet  de  velours  écos- 
sais, une  redingote  pincée,  le  reste  à  l'avenant.  Il  faisait 
le  moulinet  avec  une  canne  flexible  à  manche  de  cor- 
naline. 

Bien  que  ses  entournures  ne  fussent  pas  encore  laites, 
il  était  joli  comme  un  cœur,  et  la  rue  n'était  pas  assez 
large  pour  le  laisser  passer,  tant  l'orgueil  de  sa  beauté 
nouvelle  le  gonflait. 

—  Maintenant,  se  disait-il,  la  Chiffonnette  me  regar- 
dera ! 

Il  n'y  avait  pas  jusqu'à  la  fantastique  rentière  ou  prin- 
cesse qu'il  n'eût  envie  d'éblouir. 


PARIS  à03 

Eu  passant  auprès  d'un  opticien,  il  se  fit  acheter  un 
lorgnon  pour  insulter  les  femmes. 

Jour  de  Dieu!  il  avait  honte  de  Roblot,  son  amphi- 
trion.  Sa  seule  consolation  était  de  penser  qu'on  pren- 
drait Roblot  pour  son  domestique. 

Roblot  lui  loua  une  chambre  dans  la  rue  Vivienne, 
pour  achever  de  remplir  à  la  lettre  ses  instructions.  Puis 
il  le  quitta  en  lui  disant  que  la  princesse  mystérieuse 
avait  les  yeux  sur  lui. 

Loriot,  bien  logé,  bien  couvert  et  le  gousset  garni, 
passa  une  heure  et  demie  devant  sa  glace.  Au  bout  de 
ce  temps,  il  se  trouva  parfaitement  accoutumé  à  sa  situa" 
tion  nouvelle.  Le  sort  lui  devait  cette  métamorphose  ; 
seuleument,  elle  avait  trop  tardé. 

11  essaya  son  lit,  il  se  vautra  dans  son  fauteuil  à  la 
Voltaire.  Chaque  fois  qu'un  bruit  de  pas  se  faisait  en- 
tendre sur  le  carré,  il  pensait: 

—  C'est  la  princesse  qui  vient  me  voir  ! 

Il  remontait  son  col  de  chemise  et  se  promettait  bien 
de  faire  le  cruel. 

La  rentière  ne  vint  pas.  Quand  on  est  si  beau,  c'est 
perdre  son  temps  que  de  ne  point  se  montrer  en  public. 
Loriot  prit  une  dernière  leçon  de  gracieux  maintien 
devant  la  glace  et  sortit. 

Dans  la  rue,  tout  k  monde  le  regardait.  11  faisait  un 
prodigieux  effet.  Cela  le  gênait,  mais  cela  l'enchantait. 
11  allait  les  hanches  en  dehors  ;  il  tendait  le  cou  et  le 
jarret.  11  entra  dans  une  allée  noire  pour  essayer  de  faire 
tenir  son  lorgnon  dans  le  coin  de  son  œil  ;  il  ne  put  pas. 

Tout  ne  s'apprend  pas  en  un  jour. 

Quand  il  rencontrait  une  dame  voilée  sur  son  chemin, 
il  se  tenait  plus  droit  parce  qu'il  pensait  : 

—  C'est  peut-être  ma  rentière  qu'est  princesse  I 
Mais  il  avait  beau  faire,  c'était  Chiffon  qui  l'occupait 


394  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

par  dessus  tout  ;  c'était  à  Chiffon  qu'il  voulait  se  mon- 
trer dans  sa  gloire.  Chiffon  était  bien  jolie  en  demoiselle, 
assurément,  mais  il  était,  lui,  au  moins  aussi  beau  en  fils  de 
famille.  Chiffon  n'aurait  pas  fait  retourner  plus  de  monde 
en  passant. 

Une  chose  l'embarrassait:  il  ne  savait  pas  le  nom  de 
cette  grande  rue  où  l'équipage  du  docteur  s'était  arrêté 
la  veille  au  soir.  Loriot,  pendant  un  mois  qu'il  avait  été 
fille,  n'était  guère  sorti  qu'en  voiture,  avec  la  marquise 
Astrée  :  il  ne  connaissait  pas  bien  son  Paris.  Pour  re- 
trouver la  rue  de  Chiffon,  il  n'imagina  pas  de  meilleur 
moyen  que  de  gagner  la  rue  Matignon  et  de  redescendre 
les  champs-Elyséés,  comme  il  l'avait  fait  la  veille  au  soir. 
■  De  là,  c'était  tout  droit  par  le  pont  de  la  Concorde  et 
les  quais.  La  route  prise  ainsi  était  longue,  mais  sûre. 
Les  bottes  vernies  avaient  seules  à  en  souffrir,  et  c'était 
un  grand  crève-cœur  pour  le  pauvre  Loriot  que  de  voir 
à  chaque  instant  quelque  éclaboussure  nouvelle  sur  le 
cuir  naguère  si  resplendissant  de  sa  chaussure. 

il  arriva  en  assez  bon  état  au  carrefour  de  Bucy.  Une 
glace  qui  ornait  la  devanture  d'un  coiffeur  lui  servit  à 
restaurer  le  nœud  de  sa  cravate.  Le  coiffeur  vendait, 
comme  c'était  son  devoir,  des  moustaches  postiches. 
Loriot  eut  bonne  envie  d'en  acheter,  mais  il  se  dit  : 

—  La  Chiffonnette  me  prendrait  peut-être  pour  un 
autre. 

Il  préférait  l'idée  de  faire  faire  son  portrait  au  daguer- 
réotype pour  l'envoyer  à  Chiffon  dans  un  cadre  de  vingt- 
cinq  sous. 

La  rue  de  Tournon  était  enfin  devant  lui;  il  reconnais- 
sait à  la  fois  le  portail  du  Luxembourg  et  cette  maison 
en  construction  où  il  avail  passé  la  nuit  précédente. 
Quel  changement  I  et  comme  Loriot  dédaignait  du  fond 
du  cœur  le  tas  de  copeaux  hospitalier  ! 


PARIS  395 

La  demeure  de  Chiffon  devait  être  à  une  trentaine  de 
pas  de  la  bâtisse.  Loriot  commença  à  cambrer  sa  taille 
davantage  et  planta  son  chapeau  un  peu  plus  sur 
l'oreille.  Gomme  il  passait  ainsi,  dans  toute  la  rigueur 
de  son  excellente  tenue,  devant  une  porte  cochère,  un 
équipage  en  sortit.  Loriot  mit  le  poing  sur  la  hanche  et 
regarda  dedans.  Le  hasard  le  servait  en  vérité  à  souhait. 
Chiffon  était  dans  la  voiture,  toute  seule.  Loriot  resta 
un  pied  en  l'air  et  bouche  béante. 

Chiffon  le  regarda  d'un  air  étonné,  puis  elle  partit 
d'un  franc  éclat  de  rire. 

Puis  la  voiture  passa  pendant  que  Loriot,  rouge 
comme  une  pivoine  et  transporté  d'indignation,  cherchait 
une  parole  pour  exprimer  sa  colère. 

Chiffon  avait  ri  1  Chiffon  s'était  moquée  de  lui  I  Tous 
ses  espoirs  orgueilleux  tombaient.  11  était  plus  bas  qu'un 
comédien  dont  la  claque  a  négligé  l'entrée.  Son  chapeau 
de  soie,  son  gilet  de  velours,  sa  redingote  et  ses  bottes 
vernies,  rien  n'avait  réussi.  Chiffon  avait  ri  ! 

Nous  devons  avouer  que  Loriot  eut  en  ce  moment  la 
pensée  de  la  battre,  si  jamais  la  favorable  occasion  s'en 
présentait. 

Rire  de  luil  de  sa  cravatte  I  de  son  lorgnon  I  de  sa 
badine  I 

Loriot  fut  démonté  à  ce  point  qu'il  perdit  la  conscience 
de  sa  dignité  nouvelle.  Il  s'assit,  comme  s'il  eût  été  en- 
core un  petit  malheureux,  sur  une  des  bornes  placées 
aux  deux  côtés  de  la  porte  cochère.  Il  oublia  sa  canne 
entre  ses  jambes  et  s'essuya  les  yeux  du  revers  de  sa 
main  gantée. 

11  avait  pourtant  un  mouchoir,  à  présent. 

Mais  c(;  fut  un  instant  d'affaissement  complet.  Il  avait 
si  bien  nourri  l'espoir  d'éblouir  la  Chiffonnette  !  Loriot 
oublia  pendant  dix  minutes  au  moins  que  toilette  obhge, 


396  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

puisqu'il  resta  tout  ce  temps  assis  sur  sa  borne.  Au  bout 
de  dix  minutes,  un  singulier  incident  vint  le  tirer  de  son 
sommeil. 

Il  entendit  auprès  de  lui  un  pas  furtif.  Il  releva  les 
yeux  et  vit  une  femme  en  deuil  qui  vint  lui  mettre  la 
main  sur  l'épaule. 

Elle  était  pâle  autant  qu'une  morte.  Elle  avait  de 
grands  yeux  noirs  qui  semblaient  fatigués  par  les 
larmes. 

Loriot  fit  effort  pour  se  lever.  Elle  le  maintint  et  mit 
son  autre  main  sur  l'autre  épaule.  Elle  ne  parlait  pas. 

Elle  était  très-belle,  malgré  son  air  de  souffrance,  mais 
il  y  avait  de  l'égarement  dans  ses  yeux. 

Loriot  pensa  tout  de  suite  que  c'était  la  rentière.  Puis 
je  ne  sais  quelle  idée  vague  lui  traversa  l'esprit  comme 
un  éclair.  Il  eut  un  mouvement  qui  le  poussa  vers  cette 
femme,  et  son  cœur  battit. 

—  Qui  êtes- vous  ?  demanda-t-il. 

L'inconnue  lui  enleva  son  chapeau,  qu'elle  laissa  choir 
sur  le  pavé.  De  ses  deux  mains,  elle  lissa  ses  cheveux 
blonds  bouclés. 

—  Ah  I  mais  î  ah  1  mais  I  dit  Loriot  qui  voulut  rattra- 
per son  chapeau  de  soie. 

— .Reste  I  murmura  la  femme  en  deuil. 

Loriot  était  tout  ému,  tant  le  regard  de  cette  femme 
avait  de  tendresse  passionnée. 

Une  porte  s'ouvrit  brusqement  dans  la  cour  de  l'hôtel, 
et  deux  servantes  s'élancèrent  sous  la  voûte.  La  femme 
en  deuil  poussa  un  long  soupir. 

—  La  voici  1  s'écria  l'une  des  servantes. 
Et  l'autre  dit  : 

—  J'ai  eu  une  belle  peur  I 

Elles  vinrent  toutes  deux  vers  la  femme  en  deuil  et  la 
prirent  chacune  par  un  bras. 


PARIS  397 

—  Excusez-la,  monsieur,  dit  l'une  d'elles   à    Loriot 
tout  bas  :  elle  est  folle. 

L'autre,  pendant  cela,  entraînait  la  pauvre  femme  et 
lui  disait  : 

—  Y  pensez-vous  de  vous  échapper  comme  ça,  ma- 
dame Madeleine  ?  On  sera  obligé  de  vous  enfermer. 

La  femme  en  deuil  suivit  les  deux  servantes  sans  faire 
de  résistance.  Mais,  jusqu'au  moment  où  elle  franchit  le 
seuil  de  la  maison,  elle  tint  la  tête  tournée  en  arrière, 
et  son  regard  ne  quitta  point  Loriot.  Au  moment  de  dis- 
paraître, elle  arrondit  ses  lèvres  comme  pour  lui  envoyer 
un  baiser. 

Loriot  ramassa  son  chapeau  et  traversa  la  rue  pour 
regarder  la  façade  de  cette  maison  où  Chiffon  demeurait, 
ainsi  que  cette  pauvre  folle  dont  la  vue  lui  avait  tant  re- 
mué le  cœur. 

Ce  petit  Loriot  n'était  pas  bon  pour  deviner  les 
énigmes.  Il  se  creusa  la  tête  pendant  deux  minutes  et 
renonça. 

Mais  ce  travail  intellectuel  l'avait  prodigieusement 
fatigué.  Il  résolut  de  se  reposer  le  reste  de  cette  journée, 
et  s'en  alla  dîner  dans  l'un  de  ces  restaurants-miracles 
où  l'on  a,  pour  quarante  sous,  un  potage,  trois  plats, 
une  bouteille  de  bordeaux,  et  je  ne  sais  quels  rogatons 
ironiques,  baptisés  dessert.  La  province  économe  sou- 
tient ces  prétentieuses  gargottes.  La  province  est  comme 
Mithridate,  à  l'abri  du  poison.  Loriot  dîna  mieux  qu'un 
prince  :  il  eut  pour  ses  quarante  sous  un  potage  de  bis- 
ques, une  bécliamelle  de  turbot,  une  aile  de  faisan  rôti, 
deux  ortolans  en  caisse  et  une  salade  d'ananas. 

Dites  que  le  paradis  des  femmes  n'est  pas  aussi  celui 
des  badauds  I 

Pour  un  franc  de  supplément,  on  se  serait  fait  une  joie 

II  •      34 


398  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

de  servir  à  Loriot  des  truffes  au  via  de  Champagne  et  du 
château  margaux  de  la  comète. 

Mais  Loriot  préféra  se  garder  pour  les  chinois. 

La  voiture  où  Chiffon  était  toute  seule  descendit  au 
grand  trot  de  ses  deux  beaux  chevaux  la  rue  de  Tour- 
non  et  la  rue  Dauphine  pour  traverser  le  Pont-Neuf. 
C'était  ma  foi,  la  calèche  de  M.  le  duc  de  Rostan,  avec 
ses  brillants  écussons  timbrés  de  la  couronne  à  feuilles 
d'acanthe.  Sur  la  banderolle  rouge  courait  en  lettres 
d'or  la  vieille  devise  des  chevahers  bretons  :  «  Tant 
chêne,  ros  tant  I  » 

Chiffon  allait  loin.  Irène  devait  l'accompagner,  mais 
Irène  était  retenue  à  la  maison  par  un  soin  nouveau  :  Le 
roi  Truffe  avait  accompli  sa  promesse  de  la  veille.  De- 
puis le  matin,  il  était  installé  à  l'hôtel. 

Or,  Chiffon  ne  voulait  point  remettre  au  lendemain  sa 
lâche  d'aujourd'hui.  Elle  était  partie  seule,  et  Irène  lui 
avait  dit  merci  en  l'embrassant  sur  les  deux  joues. 

Sait-on  comme  les  jeunes  filles  sont  faites?  Chiffon 
avait  ri  tout  à  Theure  aux  éclats  en  regardant  Loriot. 
Maintenant,  elle  s'étendait,  rêveuse  et  triste,  sur  les 
coussins  de  la  calèche.  Elle  ne  songeait  pas  à  la  mission 
qu'il  lui  était  donné  de  remplir:  Elle  ne  songeait  qu'à 
Loriot. 

Eh  bien  I  oui,  elle  l'avait  trouvé  charmant  dans  sa  nou- 
velle toilette  !  Les  ridicules  nombreux  que  vous  eussiez 
si  bien  saisis,  madame,  Chiffon  n'avait  eu  garde  de  les 
apercevoir  ;  et  quiconque  les  lui  eût  montrés  aurait  été 
fort  mal  venu  I  Elle  avait  ri,  mon  Dieu!  par  pure  fanfa- 
ronade,  et  parce  qu'elle  avait  eu  honte  d'être  si 
émue. 

Oh  î  certes.  Loriot  ne  portait  pas  si  bien  sa  toilette 
que  M.  Fernand,  le  modèle  suprême,  mais  il  était  plus 


PARIS  399 

joli  que  M.  Feriiand,  et  quelques  jours  suffisent  pour 
habituer  le  costume  à  rhorume. 

Des  ridicules  chez  Loriot,  sou  ami  I  Cette  pensée 
exprimée  par  autrui  eût  fait  pousser  des  griffes  instan- 
tanément au  bout  des  doigts  roses  de  mademoiselle 
Marie  de  Rostan,  et  gaie  au  calomniateur  I 

Elle  rêvait  encore,  et  toujours  de  son  Loriot,  lorsque 
la  voiture  s'arrêta  devant  le  portail  triste  de  Saint-Lazare. 
Chiffon  descendit  et  demanda  mademoiselle  Solange 
Beauvais. 

On  lui  répondit  que  l'heure  de  visiter  les  détenues 
était  passée.  Chiffon  tira  de  son  portefeuille  un  ordre 
signé  par  M.  le  garde  des  sceaux,  et  la  porte  de  la  prison 
s'ouvrit. 


XXVI 


SOLANGE. 


Il  faisait  nuit.  C'était  une  cellule  étroite  et  sombre, 
éclairée  par  une  petite  lampe  de  cuivre  à  mèche  libre.  La 
lumière  fumeuse  n'ayant  aucun  objet  brillant  pour  la 
répercuter,  se  consumait  tristement,  jetant  à  peine  quel- 
ques reflets  aux  pierres  plus  humides  de  la  muraille. 

Il  y  avait  un  lit  de  fer  à  couverture  grise,  une  petite 
table  et  une  chaise  de  paille.  C'était  tout  le  mobilier. 

Une  fenêtre  longue,  gardée  par  des  barreaux,  donnait 
sur  un  préau. 

Sur  le  lit  était  couchée  une  jeune  femme  portant  le 
costume  des  détenues  de  Saint-Lazare.  Solange  Beauvais 
était  bien  amaigrie  et  bien  pâlie,  mais  vous  l'eussiez  re- 
connue toujours  belle. 

Elle  dormait  les  deux  bras  relevés  et  croisés  sous  sa 
nuque.  Ses  beaux  cheveux  noirs  dénoués  couvraient 
l'oreiller.  Il  y  avait  autour  de  ses  lèvres  entr'ouvertes  un 
sourire  calme,  nous  allions  dire  heureux. 

La  lueur  de  la  lampe  frappait  obliquement  son  visage, 
dont  l'expression  calme  et  reposée  contrastait  avec  la 
morne  tristesse  de  la  cellule. 

Etait-ce  un  rêve  qui  trompait  sa  souffrance?  Souriait- 


PARIS  401 

elle  à  quelque  bon  souvenir  lointain?  Car  il  lui  fallait, 
pour  trouver  une  heure  de  joie,  remonter  bien  haut  dans 
sa  vie. 

Sur  la  petite  table,  à  côté  de  la  lampe,  des  papiers 
étaient  épars.  Il  y  avait  d'abord  ce  manuscrit  dont  nous 
avons  entendu  la  lecture,  commencée  par  Virginie,  ache- 
vée par  le  docteur  Sulpice.  Il  y  avait  ensuite  un  autre 
cahier  dont  les  premières  pages  étaient  écrites,  et  enfin 
une  lettre  ouverte.  La  lettre  ouverte  était  ainsi  conçue  : 

«  Mademoiselle, 

«  Depuis  quelques  jours  seulement,  je  suis  revenu  à  la 
vie,  car  ce  n'était  point  vivre  que  de  sommeiller  dans 
une  sorte  d'anéantissement  où  manquait  la  pensée.  Le 
docteur  Sulpice,  mon  sauveur,  m'a  appris  ce  matin  un 
fait  dont  je  n'avais  point  gardé  la  conscience.  Ilm'a  affir- 
mé que  j'avais  déclaré  devant  une  commission rogatoire, 
vous  avoir  trouvée  seule  dans  l'appartement  de  M.  le  duc 
de  Rostan,  au  moment  où  vous  laissiez  tomber  une  pou- 
dre blanche  dans  son  breuvage. 

«  11  y  a  eu,  et  c'est  encore  lui  qui  me  l'a  appris,  tenta- 
tive d'empoisonnement  par  l'arsenic  sur  la  personne  de 
M.  le  duc. 

«  En  conséquence,  ma  déclaration,  accablante  pour 
vous,  a  mis  le  comble  à  votre  détresse. 

((  Je  tâche  d'être  clair  et  précis,  mademoiselle,  quoi- 
que ma  tète  soit  faible  encore.  Mon  cœur  est  sain,  ma 
volonté  est  réfléchie  et  ferme,  voilà  le  principal. 

((  Je  ne  peux  pas  retirer  la  déclaration  que  j'ai  faite, 
puisqu'elle  est  l'expression  de  la  vérité. 

«  Dans  mon  opinion,  mademoiselle,  vous  êtes  pourtant 
innocente.  Pour  le  peu  que  j'ai  l'honneur  de  vous  con- 
naître, je  n'ai  jamais  vu  d'âme  plus  pure  et  plus  belle 
que  la  vôtre. 

II  34* 


402  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

«  Voici  ce  que  je  vous  propose,  et  je  vous  prie  de  bien 
peser  mon  offre,  qui  n'est  point  le  fruit  d'un  enthou- 
siasme passager.  Depuis  trois  jours,  ma  résolution  est 
prise. 

«  Mon  oncle,  M.  le  marquis  de  Saint-Sever,  est  mort 
pendant  ma  maladie,  me  laissant  une  fortune  assez  belle, 
surtout  pour  un  homme  qui  a  vécu  pauvre  bien  long- 
temps. J'ai  quarante  mille  livres  de  rente.  Je  vous  de- 
mande votre  main. 

c(  Il  est  impossible,  mademoiselle,  que  vous  ne  vous 
soyez  point  aperçue,  dans  le  temps  de  mon  admiration 
pour  vous;  mais  il  est  probable,  d'un  autre  côté  et  vous 
n'avez  point  été  sans  remarquer  la  recherche  que  je 
faisais  de  mademoiselle  Gabrielle  de  M.  A  l'égard  de 
cette  dernière,  je  ne  puis  dire  autre  chose,  sinon  que 
j'ai  pour  elle  l'affection  d'un  frère. 

«  Je  m'étais  trompé  sur  la  nature  de  mes  sentiments. 
Dans  ces  heures  solennelles  où  la  vie  chancelante  semble 
vous  dire  adieu,  le  cœur  parle.  J'ai  vu  le  dedans  de  mon 
cœur. 

((  Je  prends  la  liberté  d'écrire  ce  mot  pour  que  vous 
n'ayez  point  la  pensée  d'attribuer  mon  offre  à  une  géné- 
rosité chevaleresque.  On  a  appliqué  parfois  ce  mot  accu- 
sateur à  mon  caractère.  Je  ne  suis  point  chevalier,  les 
chevaliers  sont  morts;  je  suis  homme  et  je  prends  mon 
bonheur  où  je  le  trouve. 

«  Si  vous  m'acceptez,  mademoiselle,  je  déclarerai  par 
avance  notre  union,  car  je  serai  glorieux  de  vous.  La 
justice  humaine  pourra  condamner  ma  femme  ;  moi,  je 
tiendrai  à  honneur  de  lui  avoir  donné  mon  nom. 

«  Veuillez  agréer,  etc.,  etc. 

«  Chevalier  Roger  de  Martroy.  » 
Le  cahier  daté  d'aujourd'hui  même,  disait  ; 


PARIS  403 

«  Ma  bonne  mère,  je  reprends  la  plume.  Je  ne  me 
suis  pas  donné  la  consolation  de  causer  avec  toi  depuis  le 
jour  où  mon  cahier  me  fut  volé.  Je  t'avais  écrit  presque 
toute  riiistoire  de  ma  vie.  Ces  femmes  sont  cruelles.  Quel- 
ques-unes d'entre  elles  s'aperçurent  que  j'avais  de  la 
lumière  le  soir  :  elles  m'enlevèrent  mon  pauvre  manuscrit. 

«  Tu  aurais  bien  pleuré  en  le  lisant,  ma  mère  ;  peut- 
être  est-ce  mieux  comme  cela.  Ce  que  Dieu  veut  est 
toujours  bien. 

«  Je  reprends  la  plume  parce  que  je  reçois  aujourd'hui 
la  plus  étrange  de  toutes  les  offres.  Mon  esprit  est  plein 
de  trouble  et  je  n'interroge  mon  cœur  qu'avec  effroi. 

«  Si  tu  avais  lu  ce  long  récit  que  je  t'adressais  naguère, 
tu  me  comprendrais.  La  lettre  ci-jointe  t'étonnerait  assu- 
rément, mais  tu  devinerais  les  sentiments  qu'elle  a  exci- 
tés en  moi.  Le  chevalier  Roger  de  Martroy  me  propose 
de  devenir  sa  femme,  alors  même  que  je  serais  condam- 
née. Il  est  jeune,  ma  mère,  il  est  beau  par  l'intelligence 
et  le  cœur  encore  plus  que  par  le  visage  ;  il  appartient  à 
Tune  des  plus  nobles  familles  de  France,  et  la  mort  d'un 
parent  vient  de  lui  donner  la  fortune. 

«  Et  il  m'offre  son  nom,  à  moi,  qui  suis  ici,  dans  ce 
lieu  terrible  et  infâme,  d'où  l'on  ne  sortit  jamais  sans 
avoir  au  front  le  stigmate  de  la  honte  ;  à  moi,  qui  fus 
accusée  de  vol  avant  d'être  poursuivie  pour  crime  d'as- 
sassinat !  Il  m'offre  son  nom  de  gentilhomme,  non  point 
parce  qu'il  a  été  la  cause  involontaire  de  ma  perte,  mais 
parce  qu'il  m'aime. 

«  Roger  de  Martroy  ne  peut  aimer  que  ce  qu'il  ho- 
nore hautement  et  profondément.  Je  ne  peux  pas  te  dire, 
ma  mère,  ce  que  j'ai  ressenti  en  lisant  sa  lettre.  Si  ja- 
mais Dieu  me  rend  ce  que  j'ai  perdu,  le  bon  air  qui  est 
à  toutes  les  poitrines,  le  soleil  des  beaux  jours,  le  mou- 
vement, la  liberté,  je  n'éprouverai  pas  plus  de  joie. 


404  LEj^PARADIS  DES  FEMMES 

((  Dans  cette  position  triste  et  fausse  où  j*ai  toujours 
vécu  à  Paris,  ma  réserve  était  extrême,  et  je  n'ai  jamais 
oublié  que  je  n'avais  pas  le  droit  de  sentir  comme  les 
autres  femmes.  Cependant,  deux  hommes  ont  occupé 
ma  pensée  :  Robert  de  Galleran  et  Roger  de  Martroy. 
Dans  le  journal  que  j'avais  préparé  pour  toi,  ma  mère, 
je  te  parlais  du  premier  bien  plus  que  du  second.  Il  y 
avait  plusieurs  raisons  pour  cela. D'abord,  M.  de  Gal- 
leran s'était  avancé  bien  autrement  que  le  chevalier, 
ensuite  une  pensée  obsédante  me  poursuivait.  Ma  sym- 
pathie me  poussait  vers  M.  de  Galleran,  et  quelque  chose 
se  mettait  en  travers.  Mon  cœur  avait  froid,  je  me 
disais  :  Si  c'était  lui  !... 

«  Quand  l'image  de  Roger  venait  parmi  ces  rêveries, 
il  me  semblait  que  j'avais  moins  peur.  Roger  m'est  tou- 
jours apparu  comme  une  protection  et  un  refuge. 

«  Mais  je  le  croyais  engagé  à  une  autre.  Et  je  le  plai- 
gnais, car  Gabrielle  de  Morges  m'avait  dit  souvent  :  Je 
ne  l'aime  pas. 

((  Robert  de  Galleran  a  un  secret.  Je  croyais  voir  comme 
un  remords  dans  son  hommage,  et  cet  amour  ressemblait 
à  une  expiation.  Je  me  souviens  de  m'être  dit  à  moi- 
même  plus  d'une  fois  :  Si  Roger  m'aimait  !... 

«  Nous  sommes  ainsi,  nous  autres  pauvres  filles,  à  qui 
le  monde  fait  une  place  si  humble  et  si  dure.  Du  fond  de 
notre  misère,  nous  élevons  nos  regards  jusqu'au  bon- 
heur. Notre  cœur  révolté  parle,  en  rêve,  et  nous  avons 
l'audace,  quand  nul  ne  nous  entend,  de  souhaiter  d'être 
aimées  comme  si  nous  étions  de  vr^iies  femmes. 

ce  Si  ces  dames  nous  entendaient  I 

((  Mais  vais-je  me  plaindre  et  prononcer  des  paroles 
d'amertume  au  moment  où  Dieu  verse  un  baume  sur  ma 
blessure  ! 

»  Faut- il  accepter,  ma  mère?  Faut-il  refuser  ? 


PARIS  405 

«  Roger  est  de  ceux  à  qui  le  monde  jette  le  nom  de 
fou.  C'est  un  terme  de  mépris  et  de  caresse.  Le  monde 
se  croit  le  droit  d'agir  avec  ceux-là  comme  un  tuteur 
débonnaire.  Il  n'empêche  jamais  de  faire  des  folies,  mais 
il  gronde  quand  les  folies  sont  faites. 

((  Certaines  folies.  Quand  les  folies  sont  trop  grandes, 
le  monde  se  fâche  tout  rouge  et  ne  pardonne  pas.  Le 
monde  ne  pardonnerait  pas  à  Roger  de  m' avoir 
épousée. 

«  Faut-il  refuser  ?  je  crois  que  je  l'aime... 

«  J'en  suis  sùrc,  ma  mère.  J'ai  des  larmes  dans  les 
yeux  et  ma  main  tremble. 

((  Si  j'acceptais   et  qu'il  fût  malheureux  I 

«...  Sais-tu  ce  que  je  pense  ?  Là-bas,  chez  nous,  dans 
notre  petite  ville,  ou  plus  loin,  même  au  milieu  des  cam- 
pagnes, combien  il  est  aisé  de  cacher  son  bonheur  ! 

((  J'ai  vu  sur  les  bords  de  la  Loire  une  petite  maison 
modeste  et  charmante,  qu'on  aperçoit  à  peine  à  travers 
les  bosquets  qui  l'entourent.  Il  y  a  une  grande  prairie 
qui  descend  au  bord  du  fleuve.  Une  oseraie  ferme  la 
prairie.  A  gauche  de  la  maison,  c'est  un  champ  de  blé  . 
Quand  je  passai,  la  moisson  était  faite;  il  ne  restait  que 
le  chaume  couleur  d'or. 

c(  Dans  les  sillons,  je  vis  de  vieux  pommiers  moussus, 
dont  les  branches  pliaient  sous  le  double  fardeau  des 
pommes  mûres  et  des  ceps,  empourprés  déjà.  EnTou- 
raine  comme  en  Italie,  la  vigne  se  marie  aux  troncs 
robustes  et  va  jeter  ses  festons  par  dessus  les  plus  hautes 
cimes. 

«  A  droite,  c'était  une  charmille  dont  les  ouvertures 
cintrées  laissaient  voir  de  larges  bouquets  de  fleurs.  Le 
vent  m'apportait  la  senteur  embaumée  des  roses. 

c(  Ohl  que  nous  serions  bien  là,  ma  mère.  Notre  petit 
Henri  prendrait  de  la  force  sous  ce  beau  ciel  et  je  ferais 


406  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

l'éducation  de  ma  Glaire  chérie.   Le  soir  nous  irions 
sous  la  charmille... 

({ Folle  I  Folle  que  je  suisi  je  parle  de  la  Loire  calme 
et  belle  entre  ses  bords  fleuris  !  Je  parle  des  guérets,  des 
bois,  de  tout  ce  qui  vit  heureux  et  libre,  sous  le  cher 
soleil,  et  moi  je  suis  dans  la  nuit  froide,  oppressée  par 
quatre  niurs  humides,  toute  seule,  hélas  I  le  front  in- 
cliné, le  corps  soufi'rant  et  bien  lasl  Folle  î  folle  !...  » 

Ce  dernier  mot  était  resté  inachevé.  Il  y  avait  un  large 
intervalle  entre  cette  ligne  commencée  et  la  suivante. 

A  la  reprise  du  maimscrit,  récriture  était  toute  chan- 
gée, La  main  avait  tremblé  violemment.  Entre  ces  deux 
lignes  il  y  avait  eu  quelque  immense  émotion. 

Le  papier  avait  bu,  mouillé  qu'il  était  par  d'abon- 
dantes larmes. 

Solange  Beauvais  continuait  ainsi  en  un  style  qui  sem- 
blait peindre  le  délire  de  la  joie  : 

«  Que  Dieu  soit  béiii,  ma  mère,  que  Dieu  soit  glorifié 
au  plus  haut  des  cieux  I  Bénie  soit  la  Vierge,  mère  de 
Jésus  !  Sîiinte  Marie  I  que  toutes  vos  allégresses  soient 
centuplées  au  sein  du  paradis  ! 

c(  0  miséricorde  et  bonté  souveraine!  Ma  mère  I  ma 
mère  I  j'ai  vu  un  ange  du  Seigneur  I  Non,  non,  je  ne  suis 
pas  folle,  ne  crois  pas  cela  ;  non,  non,  ce  n'est  pas  la 
fièvre  qui  me  fait  parler.  Ces  pierres  glacées  ont-elles 
entendu  parfois  un  cantique  ?  Je  veux  chanter  ici,  ma 
mère,  dans  cet  enfer  où  mon  âme  a  tant  saigné  I... 

«  J'ai  chanté  l'hymne  de  ma  reconnaissance  infinie. 
J'entends  le  rire  des  malheureuses  qui  m'entourent.  Je 
voudrais  les  secourir  et  les  sauver. 

((  J'ai  vu  l'auge,  je  l'ai  vu,  enfant  et  jeune  fille  à  la 
fois,  mais  bien  plus  belle  que  les  enfants  de  la  terre. 

«  Par  la  clémence  de  Dieu,  ce  manuscrit,  que  j'avais 


PARIS  407 

écrit  pour  toi,  ce  manuscrit  qu*on  m'avait  dérobé,  que 
je  croyais  perdu,  était  tombé  entre  ses  mains. 

((  C'est  Marie  de  Rostan,  la  fille  des  anciens  maîtres 
du  docteur  Sulpice,  celle  qui  va  hériter  de  la  fortune  de 
M.  le  duc.  C'est  une  pauvre  petite  paysanne  que  nous 
rencontrâmes  un  jour  sur  la  grande  route  et  à  qui  le  duc 
de  Rostan  fit  la  charité  par  la  portière  de  sa  berline. 

«  C'est  un  miracle,  je  le  dis,  ma  mère,  un  vrai  mi- 
racle. 

«  J'étais  à  t'écrire  lorsqu'elle  est  entrée  dans  ma 
cellule.  Je  ne  me  suis  pas  retournée  tout  de  suite,  et  je 
sentais  déjà  ce  frais  parfum  de  l'élégance  et  de  la  jeu- 
nesse. 

((  L'atmosphère  qui  nous  entoure  est  de  plomb  ;  Marie 
apportait  avec  elle  comme  un  courant  de  cet  air  choisi 
qu'on  respire  là-bas  où  sont  la  richesse  et  le  bonheur. 

«  Elle  s'est  jetée  à  mon  cou. 

<x  — Solange,  a-t-elle  dit,  ma  chère  demoiselle  Solange! 

«  Est-ce  que  je  peux  te  rendre  les  exquises  douceurs 
de  sa  voix  ! 

«  Elle  m'embrassait.  Moi,  je  restais  comme  étourdie. 

«  —  Oh  I  que  j'avais  envie  de  vous  voir  !  a-t-elle  repris  ; 
je  sais  bien  que  vous  êtes  innocente.  Et  si  le  docteur 
n'avait  pas  voulu  vous  sauver,  j'aurais  été  moi-même 
chez  les  juges.  Embrassez-moi  donc,  Solange  1  Est-ce  que 
vous  ne  voulez  pas  être  mon  amie? 

«  Je  l'ai  pressée  contre  mon  cœur  sans  répondre.  Je 
ne  voulais  pas  croire  encore  à  ma  délivrance.  Elle  m'a 
remis  h»  cahier  contenant  le  récit  de  ses  misères  et  s'est 
assise  sur  le  pied  de  mon  grabat. 

«  —  Est-ce  que  vous  aimez  M.  de  Galleran?  m' a-t-elle 
dit  tout  à  coup,  en  fixant  ses  beaux  yeux  sur  les  miens. 

«  Et  comme  je  ne  répliquais  pas  assez  vite,  elle  a 
ajouté  :  -  '    ' 


408  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

((  —  Il  vous  aime,  lui,  je  le  sais.  Je  crois  qu'il  a  bon 
cœur.  Il  a  fait  tout  ce  qu'il  a  pu  pour  vous  pendant  votre 
captivité  ;  mais... 

ce  Elle  a  hésité  un  instant. 

«  —  Ecoutez,  Solange,  a-t-elle  repris  brusquement, 
je  ne  sais  pas  encore  arranger  comme  il  faut  mes  pa- 
roles. J'apprendrai  cela  et  bien  d'autres  choses.  Mais  je 
veux  vous  dire  ce  que  vous  avez  presque  deviné?  C'est 
lui  qui  avait  volé  les  soixante  mille  francs  de  la  com- 
tesse. 

((  —  Est-il  possible!  me  suis-je  écriée. 

((  —  Le  docteur  le  savait  par  M.  Fernand,  et  c'est 
pour  cela  que  Robert  de  Galleran  a  obéi  au  docteur. 
Irène  m'a  conté  cela  ce  matin,  mais  je  ne  peux  pas  bien 
vous  expliquer... 

c(  —  Et  Fernand?  ai-je  demandé. 

((  Elle  m'a  répondu  : 

((  —  Ou  sourit  mystérieusement  quand  je  parle  de 
M.  Fernand.  Savez-vous  pourquoi  il  m'a  tant  plu  au  pre- 
mier abord  ?  c'est  qu'il  avait  été  bon  pour  vous.  C'est  un 
joli  garçon,  n'est-ce  pas? 

((  Figure-toi,  ma  mère,  qu'elle  parait  dix-sept  ans  à 
peine.  Ses  yeux  pétillent  d'esprit  et  de  vivacité.  Les 
moindres  mouvements  de  son  cœur  se  reflètent  sur  son 
visage  avec  une  pétulance  inouïe.  Je  crus  quelle  aimait 
Fernand  et  j'en  fus  chagrinée. 

«  —  Oui  répondis-je,  assurément,  Fernand  est  un  joli 
garçon. 

((  —  Vous  ne  savez  pas  tout  cela,  reprit-elle,  il  s'ap- 
pelle maintenant  Jean  de  Rostan.  C'est  mon  cousin. 
M.  le  duc  nous  donne  toute  sa  fortune  à  condition  que 
nous  nous  marierons  ensemble. 

«  Je  tombai  de  mon  haut.  Fernand  dont  le  passé... 
c(  C'était  sans  doute  là  une  intrigue   nouvelle  de  la 


PARIS  409 

marquise  Astrée,  mais  comment   Sulpice  pouvait-il  se 
prêter  à  cela? 

«  —  Et  consentirez-vous  volontiers  à  devenir  sa 
femme?  demandai-je. 

«  Elle  éclata  de  rire. 

«  —  J'aurais  un  gentil  mari,  répondit-elle,  et  bien 
élégant,  mais  j'ai  mon  Loriot.  Vous  savez  bien?  le  petit 
qui  était  avec  moi  sur  la  route? 

((  Puis,  avec  une  volubilité  croissante  : 

«  —  Ça  me  fait  rire,  ajouta-t-elle,  de  songer  à  me 
marier.  Je  me  moque  de  la  fortune  de  M.  le  duc  comme 
d'une  guigne.  Voyez-vous,  la  belle  affaire I  se  marier 
pour  de  l'argent  I  J'étais  Chiffon  avant  d'être  mademoi- 
selle Marie  de  Rostan.  S'il  fallait  recommencer  à  courir 
le  pays,  eh  bien  I  on  n'en  mourrait  pasi...  Je  l'ai  ren- 
contré tout  à  l'heure,  mon  Loriot,  il  avait  une  toilette  I... 
Mais  je  ne  vous  ai  pas  dit  qu'il  s'était  déguisé  en  femme  I 
pas  de  tète,  mais  bon  petit  cœur,  au  fond  ! 

((  Elle  s'interrompit  pour  venir  m'embrasser  encore. 

«  —  Est-ce  que  je  suis  venue  ici  pour  vous  parler  de 
moi?  s'écria-t-elle  avec  sa  charmante  gaieté.  On  voit 
bien  que  vous  avez  beaucoup  pleuré,  mademoiselle  So- 
lange ;  mais  vous  êtes  toujours  belle,  et  il  ne  vous  faut, 
pour  rattraper  vos  fraîches  couleurs,  que  deux  ou  trois 
semaines  de  bon  temps.  Ça  n'est  pas  long,  allez,  trois 
semaines,  quand  on  a  le  cœur  content.  Vous  reviendrez 
auprès  de  nous,  chez  le  docteur.  Irène  vous  aime  bien. 
M.  de  Galloran  lui  parle  sans  cesse  [de  vous.  Promettez- 
moi  que  vous  n'épouserez  pas  M.  de  Galleran. 

«  —  Je  vous  le  promets,  répondis-je  en  souriant  ;  mais 
pourquoi  ? 

«  —  Je  vais  vous  le  dire.  J'ai  vu  un  monsieur  qui 
vous  aime. 

<(.  —  Un  monsieur  (^ui  m'aime  I 

][  35 


'410  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

ce  —  Celui-là  me  plaît  mieux  encore  que  M.  Fernand. 
C*est  uu  grand,  très-mince,  l'air  malade.  Il  a  été  blessé, 
il  y  a  un  mois... 

«  —  Le  chevalier  Roger  de  Martroy  I  m'écriai -je 
étourdiment. 

«  —  Lui-même.  Il  est  venu  ce  matin  voir  le  docteur, 
et  j'ai  bien  entendu  ce  qu'il  disait  à  Irène.  Avez-vous 
envie  de  savoir?  Je  parie  que  vous  allez  répondre 
que  non. 

«  E!le  attendit  une  seconde,  et  comme  je  tardais  à 
répondre,  elle  reprit  d'un  air  malicieux  : 

«  —  Vous  avez  raison,  je  viens  trop  tard  pour  vous 
apprendre  quel(|ue  chose.  Il  vous  a  écrit.  Je  ne  sais  pas 
lire,  mais  je  parie  bien  que  voici  sa  lettre? 

«  Elle  posa  sa  petite  main  blanche  sur  la  lettre  du 
chevalier. 

((  —  Mais  je  ne  veux  pas  vous  prendre  vos  gros  secrets 
malgré  vous,  mademoiselle  Solange,  poursuivit-elle  ;  je 
suis  une  petite  fille  indiscrète  et  mal  élevée.  D'ailleurs, 
depuis  une  demi-heure  que  je  bavarde,  je  ne  vous  ai 
pas  dit  encore  le  motif  de  ma  visite.  C'est  l'instruction 
qu'ils  appellent  cela,  je  crois?  L'instruction  est  terminée  ; 
on  n'a  pas  trouvé  contre  vous  de  charges  suffisantes, 
vous  allez  être  libre. 

«  Je  joignis  les  mains,  et  mes  yeux  baignés  de  larmes 
s'élevèrent  au  ciel.  Je  priais  au  dedans  de  moi-même,  et 
je  songeais  à  toi,  ma  mère. 

«  Marie  abaissa  mes  deux  mains  jusqu'à  son  cœur. 

«  —  M'aimez-vous?  demanda-t-elle. 

((  Puis  elle  sauta  sur  ses  petits  pieds  et  me  baisa  au 
front. 

ce  —  Ohl  oui,  vous  m'aimez  I  s'écria- t-elle  ;  vous  êtes 
bonne...  et  si  vous  saviez  comme  vous  êtes  belle  depuis 
que  vous  avez  retrouvé  l'espoir!  J'aurais  voulu  vous  em- 


PARIS  411 

mener  tout  de  suite,  mais  cela  ne  se  peut  pas  ;  il  faut 
des  formes.  Faut-il  vous  dire  un  secret?  le  docteur  a 
beaucoup  de  pouvoir  au  palais  et  partout.  Il  vous  aime 
bien,  mais  votre  captivité  entrait  dans  ses  plans,  et  il  a 
promis  à  Irène  de  vous  récompenser  pour  tout  ce  que 
vous  avez  souffert.  Pas  un  mot  de  cela,  on  me  gron- 
derait. 

«  La  porte  qui  s'est  ouverte  l'a  interrompue.  C'était 
le  gardien  qui  venait  la  cbercher.  Il  y  avait  plus  d'une 
beure  qu'elle  était  avec  moi.  Ce  temps  avait  passé 
comme  un  éclair. 

«  —  Adieu,  ma  chère  Solange  ;  me  dit-elle,  pas  pour 
longtemps.  Demain  matin,  Irène  et  moi,  nons  serons  ici 
de  bonne  heure.  Et  Sulpice  aussi  et  M.  de  Martroy... 
et  un  autre  encore,  car  on  ne  peut  l'empêcher  de  vous 
voir. 

«  Je  compris  qu'elle  voulait  parler  de  M.  de  Galleran, 
et  cela  m'attrista.  Je  ne  puis  songer  à  cet  homme  sans 
éprouver  un  sentiment  de  souffrance. 

«  Elle  m'embrassa  encore  et  disparut,  vive  comme  un 
oiseau. 

«  Demain,  je  terminerai  cette  lettre,  ma  mère  chérie, 
mes  yeux  se  ferment  et  je  sens  comme  un  brouillard 
dans  ma  pensée...  » 

Elle  s'était  étendue  sur  son  lit  après  une  courte  et  ar- 
dente prière.  Le  sommeil  l'avait  saisie  tout  de  suite,  cet 
heureux  et  doux  sommeil  qu'elle  ne  connaissait  plus  de- 
puis si  longtemps. 

Les  heures  de  la  nuit  passèrent.  Une  fois,  vous  eussiez 
pu  entendre  un  nom  qui  vint  mourir  sur  sa  lèvre  entr'- 
ouverte.  Était-ce  le  nom  de  Roger? 

On  prononce  mal  quand  l'on  rêve,  et  Roger  ressemble 
un  peu  à  Robert. 
Les  premières  lueurs  du  jour  faisaient  pâlir  la  lampe 


412  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

près  de  s'éteindre  lorsqu'elle  s'éveilla.  Un  cri  d'angoisse 
sortit  de  sa  poitrine. 

—  Encore  un  beau  rêve!  murmura-t-elle. 

Tant  de  fuis  elle  s'était  éveillée  ainsi,  regrettant  le 
cher  mensonge  de  ses  rêves. 

Elle  ouvrit  les  yeux,  puis  les  referma:  c'était  toujours 
la  prison  détestée. 

Mais  un  souvenir  lui  emplit  le  cœur,  et  soudain,  toute 
frémissante,  elle  sauta  hors  de  son  lit.  Le  manuscrit 
était  là  auprès  de  la  lampe  essoufflée.  Donc,  c'était  bien 
vrai,  l'ange  était  venu.  Cette  fois,  Solange  n'avait  pas 
rêvél 

Et  la  lettre  du  chevalier  I  Ici,  la  réalité  n'était-elle  pas 
plus  étrange  que  le  rêve? 

Solange  relut  les  lignes  qu'elle  avait  tracées  la  veille 
au  soir.  Quand  elle  arriva  au  nom  de  Galleran,  elle  s'ar- 
rêta, puis  elle  l'effaça. 

Elle  effaça  encore  le  nom  de  Robert  et  tout  ce  qui  le 
concernait  dans  le  récit  qu'elle  avait  fait  de  son  entre- 
vue avec  l'ange.  Puis  elle  s'accouda,  pensive,  contre  la 
table. 

Était-ce  un  vague  regret,  —  un  doute? 

La  lettre  du  chevalier  avait  été  serrée. 

Vers  huit  heures,  les  détenues  vinrent  faire  charivari 
à  la  porte  de  Solange  à  cause  de  la  jeune  fille  en  équi- 
page qui  était  venue  la  veille.  A  neuf  heures,  la  calèche 
du  roi  Truffe  était  de  nouveau  à  la  porte  de  Saint-Lazare. 
Le  troupeau  des  voleuses  et  des  filles  perdues  rugit.  So- 
lange était  libre. 


XV 


GRIGNOTTE. 


Il  était  environ  cinq  heures  du  soir.  Deux  jours 
s'étaient  passés  depuis  cette  grande  défaite  de  la  mar- 
quise Astrée,  dans  le  salon  du  roi  Triiffe.  Celui-ci  avait 
changé  de  demeure,  comme  nous  l'avons  dit  ;  il  hahitait 
l'appartement  du  docteur  Sulpice. 

Le  testament,  signé,  restait  cependant  à  l'hôtel  de 
Rostan.  La  marquise  avait  pu  le  montrer  à  Jean  Touril. 
On  l'avait,  au  contraire,  soigneusement  caché  au  marquis. 

On  comptait  sur  ce  grand  Rostan  qui  avait  si  hien 
travaillé  autrefois  sur  la  lande  de  Fréhel,  dans  la  nuit 
du  6  mars  1835.  Il  ne  fallait  pas  le  décourager. 

Nous  savons  que  l'établissement  du  bonhomme  Bis- 
touri avait  son  entrée  principale  rue  de  la  Goutte-d'Or, 
et  donnait  de  l'autre  coté  rue  des  Couronnes.  Sur  la  rue 
des  Couronnes,  c'était  un  grand  mur  en  mauvais  état 
au-dessus  duquel  les  passants  pouvaient  apercevoir  deux 
ou  trois  têtes  d'arbres  malades  et  des  toitures  de  han- 
gars. Une  portion  de  ce  grand  mur,  située  à  l'est  de 
l'établissement,  plus  haute  et  autrement  bâtie  que  le 
reste,  avait  évidemment  servi  de  pignon  à  une  maison 
maintenant  démolie. 

II  35* 


414  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

On  y  découvrait  des  traces  de  fenêtres  bouchées  par 
la  maçonnerie,  et  au  ras  du  sol  deux  soupiraux  de  cave 
restaient  ouverts.  Ils  étaient  étroits.  Les  chats  errants, 
poursuivis  par  les  chasseurs  de  gibelottes  qui  abondent 
dans  ces  parages  y  trouvaient  un  abri  sûr.  Ce  mur  por- 
tait le  n«  33. 

Les  maraudeurs  avaient  aperçu  parfois  de  la  lumière 
par  ces  soupiraux,  mais  le  mur  épais  rabattait  derrière 
l'ouverture  et  l'œil  ne  pouvait  pénétrer  jusqu'au  sol  de 
la  cave. 

On  disait  que  le  bonhomme  Bistouri  faisait  métier  de 
receleur  et  cachait  là  les  objets  volés. 

Ce  n'était  pas  un  homme  de  loisir,  au  moins,  que  ce 
père  Bistouri  1  nous  lui  connaissons  déjà  plus  d'une  demi- 
douzaine  de  métiers  ;  aussi  passait-il  parmi  ses  clients 
pour  avoir  des  tonnes  d'or,  cachées  quelque  part  à  cent 
pieds  sous  terre. 

A  la  suite  du  grand  mur,  en  remontant  vers  la  Cha- 
pelle, il  y  avait  une  maison  presque  neuve  et  solidement 
bâtie,  connue  de  tous  les  abonnés  de  la  Gazette  des  tribu- 
naux. C'est  là  que  le  courtier  de  commerce,  Buyset  de 
Beauregard  assassina  en  mil  huit  cent  trente-sept  ou 
trente-huit  ce  vieil  homme  de  Valenciennes  dont  il  avait 
imité  la  signature. 

Depuis  lors,  elle  avait  été  habitée  par  un  fou  qui  s'était 
coupé  la  gorge  à  sa  fenêtre,  de  sorte  qu'on  trouva  le 
malin  venu,  son  cadavre  en  équilibre  sur  l'appui,  la  tête 
en  dehors,  les  jambes  en  dedans,  et  une  mare  de  sang 
sur  le  pavé  de  la  rue.  Il  y  a  comme  cela  des  maisons 
qui  semblent  frappées  d'une  sorte  de  fatalité.  C'était 
le  n°  35. 

Pendant  des  années,  on  avait  vu  closes  les  persiennes 
de  cette  maison,  qui  n'était  habitée  que  par  un  concierge 
et  sa  femme.  11  y  avait  toujours  au-dessus  de  îa  porte 


PARIS  415 

un  écriteau  que  le  vent  balançait  et  qui  criait  :  Maison  à 
vendre. 

Depuis  quelque  temps  l'écriteau  avait  disparu.  Uu 
acquéreur  s'était  présenté.  Personne,  parmi  les  habitants 
de  la  rue  des  Couronnes,  ne  l'avait  vu.  Seulement,  un 
matin,  une  voiture  de  déménagement  vint  prendre  le 
petit  mobilier  du  portier  qui  s'en  alla  avec  sa  femme. 

Le  seul  changement  qu'on  pût  apercevoir  dans  la  mai- 
son n"*  35,  fut  qu'une  fenêtre  de  plus  demeura  close,  la 
fenêtre  de  la  loge.  Ou  se  mit  à  s'occuper  de  cette  maison 
déserte.  On  refit  l'histoire  lugubre  de  son  passé,  et  il  y 
eut  des  imaginations  romanesques  qui  prétendirent 
qu'on  voyait,  la  nuit,  des  lueurs  courir  derrière  les  per- 
siennes  fermées. 

Gomment  expliquer  cela,  puisque  la  porte  ne  s'était 
pas  ouverte  une  seule  fois  depuis  le  départ  du  con- 
cierge ? 

Quoi  qu'il  en  soit,  vers  cinq  heures  du  soir,  le  jour 
que  nous  avons  dit,  le  bonhomme  Bistouri  quitta  son 
cabinet  de  travail  où  il  venait  d'achever  le  triage  de 
trois  bottées.  Il  prit  dans  une  vieille  armoire  une  petite 
lanterne  sourde  qu'il  alluma  préalablement  et  qu'il  ca- 
cha ensuite  sous  l'ample  revers  de  sa  houppelande 
brune,  puis  il  ferma  sa  porte  à  clef  et  descendit  l'esca- 
lier tournant  par  où  la  marquise  Astrée  avait  monté 
chez  lui  quelques  semaines  auparavant. 

11  faisait  déjà  nuit  dans  les  obscurs  couloirs  du  dépôt 
central  d'immondices  tenu  par  le  l)onhomme  Bistouri. 
Les  hangars  et  les  cours  étaient  déserts  à  cause  de  la 
consigne  qui  défendait  partout  la  lumière.  Quelques 
traînards  seulement  restaient  du  côté  de  la  cuisine.  La 
journée  des  chiffonniers  était  commencée.  Le  bonhomme 
traversa  son  établissement  tout  entier  dans  sa  profon- 
deur. Les  traînards  le  saluaient  d'un  air  moitié  humble, 


416  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

moitié  narquois.  Le  pauvre  peuple,  celui  qu'on  plume  se 
venge  ainsi  de  son  bourreau  par  une  demi-insolence. 
Le  roi  des  chiffonniers  s'iaquéitait  peu  de  ces  manifesta- 
tions. 11  ne  tenait  pas  à  l'estime  de  ses  sujets. 

Tout  au  fond  de  l'établissement,  à  droite,  une  masure 
s'adossait  au  revers  de  ce  mur  dont  nous  avons  parlé 
tout  à  rheure  et  qui  portait  le  n*  33.  La  masure  touchait 
également  à  la  maison  déserte  donnant  sur  la  rue  des 
Couronnes;  et  acquise  naguère  par  un  acheteur  in- 
connu. Le  bonhomme  Bistouri  entra  dans  la  masure. 

—  Grignotte!  appela-t-il  en  frappant  du  pied  contre 
une  porte. 

—  Voilà  patron I  répondit  une  petite  voix  aigre. 

Et  presque  aussitôt  après,  une  enfant,  jaunâtre  de 
poil,  chétive,  déjetée,  mais  dont  le  visage  maigre  était 
éclairé  par  des  yeux  noirs  perçants  comme  des  pointes 
de  stylet,  parut  sur  le  seuil. 

—  Où  est  Nieul?  demanda  le  bonhomme. 

—  Il  a  bu,  répondit  l'enfant  ;  il  est  malade. 

—  Et  il  dort,  la  tète  contre  le  poêle?  fit  le  bonhomme 
Bistouri  en  haussant  les  épaules  ;  tâche  qu'il  soit  éveillé 
quand  je  remonterai. 

—  Oui,  patron,  répondit  encore  la  petite  fille. 

—  Tiens-moi  la  lanterne  pendant  que  j'ouvrirai  la 
trappe. 

Ils  étaient  ressortis.  Grignotte  prit  la  lanterne  du  bon- 
homme et  en  dirigea  l'âme  vers  la  serrure  d'une  trappe 
sur  laquelle  ils  étaient  tous  deux  en  ce  moment.  Bistouri 
ouvrit  la  trappe.  11  reprit  la  lanterne  des  mains  de  la 
petite  fille  et  s'engagea  dans  l'escalier  qui  était  sous  le 
panneau.  Grignotte  voulut  se  pencher  pour  voir  ;  le  bon- 
homme laissa  précipitamment  retomber  la  trappe. 

Grignotte  se  mit  à  rire,  et  ses  yeux  de  panthère  brillè- 
rent comme  deux  charbons  ardents. 


PARIS  417 

—  Je  sais  aussi  bien  que  lui  ce  qu'il  y  a  dessous,  mur 
mura-t-elle. 

C'était  la  fille  unique  de  Nieul.  Au  lieu  de  rentrer 
chez  son  père,  elle  s'en  alla  derrière  un  tas  de  bois  dans 
un  coin  de  la  chambre  d'entrée  et  disparut  tout  entière 
dans  un  trou  qui  semblait  fait  exprès  pour  laisser  passer 
son  maigre  corps.  On  eût  pu  l'entendre  rire  encore  et 
répéter  : 

—  Oui,  oui,  je  sais  aussi  bien  que  le  père  Bistouri  ce 
qu'il  y  a  dans  la  cave. 

—  Grignottel  cria  une  voix  creuse  dons  l'anti- 
chambre. 

—  On  y  va,  papa,  répondit  la  petite  fille,  qui  ajouta 
entre  ses  dents  : 

—  11  n'est  plus  assez  fort  pour  me  battre  1 

Nieul  était  dans  la  seconde  chambre,  étendu  sur  un 
tas  de  chiffons.  Il  semblait  avoir  vieilli  de  vingt  ans  de- 
puis la  dernière  fois  que  nous  l'avons  vu.  Ses  joues 
creuses  se  collaient  à  sa  mâchoire,  et  son  regard  était 
idiot. 

—  J'ai  entendu  du  bruit,  dit-il. 

—  C'est  le  patron  qui  est  descendu  à  la  cave,  répliqua 
Crignotte. 

Nieul,  qui  s'était  levé  à  demi,  replaça  sa  tête  sur  les 
chiffons. 

—  Va  me  chercher  de  l'eau-de-viel  ordonna-t-il. 
Grignotte  tourna  le  dos  d'un  air  délibéré. 

—  Si  c'est  pour  ça  que  tu  as  appelé,  dit-elle,  niscol  tu 
n'auras  plus  d'eau-de-vie  ce  soir. 

Nieul  étouffa  un  juron  et  lui  fit  du  doigt  un  signe 
d'appel  caressant. 

—  Tâche  I  s'écria  Grignotte,  qui  éclata  de  rire  ;  tu  me 
battrais,  si  j'y  allais. 

Nieul  essaya  de  se  lever  :  Grignotte  se  tint  les  côtes. 


418  LE  PAKADIS  DES  FEMMES 

—  Tu  n'en  peux  plus,  papa!  dit-elle  ;  reste  tranquille. 
Je  ne  vas  pas  te  chercher  de  l'eau- de-vie  parce  qu'il  ne 
faut  plus  boire  aujourd'hui  :  c'est  ce  soir  qu'on  va  faire 
venir  le  monsieur. 

—  Quel  monsieur?  interrompit  Nieul. 

—  Le  monsieur  de  la  rue  de  Tournon. 

Le  chiffonnier  eut  un  frisson  visible  par  tout  le  corps. 

—  Ahl  fit-il,  le  docteur  Sulpice  I  c'est  aujourd'hui! 
Gomment  sais-tu  cela? 

—  Eh  bien!  répondit  Grignotte,  c'est  moi  qui  dois  y 
aller. 

—  Le  patron  t'a  parlé? 

—  11  m'a  menée  dans  sa  chambre,  il  m'a  donné  de  la 
liqueur,  il  m'a  dit  :  «  Pleure  donc  un  petit  peu,  Gri- 
gnotte, voir  si  tu  sais.  »  Moi,  j'ai  ri  d'abord  ;  mais, 
comme  j'ai  vu  que  c'était  pour  de  bon,  j'ai  pleuré  :  c'est 
pas  difficile.  Alors,  il  m'a  encore  dit  :  «  Veux-tu  gagner 
cent  sous  d'un  coup?  C'est  d'aller  chez  le  monsieur  de 
la  rue  de  Tournon,  la  porte  cochère  que  je  t'ai  montrée 
avant-hier,  et  de  lui  dire,  en  pleurant  bien  comme  il 
faut,  que  ton  père  est  malade  à  la  mort. 

—  Et  tu  y  as  été?  demanda  Nieul  précipitamment. 

—  Non,  repartit  Grignotte,  je  vas  y  aller  quand  le 
patron  remontera.  Oh!  je  connais  bien  le  monsieur! 

Nieul  se  retourna  sur  son  tas  de  chiffons  et  cacha  son 
visage  dans  les  guenilles. 

—  Tout  ça  nous  portera  malheur!  gronda-t-il  d'une 
voix  étouffée. 

Il  y  eut  un  silence.  Grignotte  se  glissa  dehors  et 
rentra  dans  son  trou.  Son  trou  était  une  sorte  de  boyau 
qui  ressemblait  à  ces  cheminées  trop  étroites  où  les  pe- 
tits ramoneurs  ne  peuvent  pas  monter.  Il  descendait 
droit  à  la  cave  du  père  Bistouri.  C'était  Grignotte  qui 
l'avait  pratiqué  elle-même  avec  de  vieux  morceaux  de 


PARIS  419 

ferraille.  Elle  s'était  mis  les  mains  en  sang  pour  cela. 
Mais  elle  savait  aussi  bien  que  le  père  Bistouri  ce  qu'il  y 
avait  dans  la  cave  I 

Grignotte  s'engagea  dans  le  boyau,  tête  première,  et 
descendit  doucement.  Elle  rampait  là-dedans  comme  la 
couleuvre  dans  son  trou.  Ses  mains  touchèrent  le  sol 
liumide  de  la  cave  au  bout  de  quelques  secondes.  Le  bo- 
yau s'ouvrait  derrière  un  contrefort  soutenant  les  terres. 
Grignotte  resta  là  et  se  mit  à  manger  des  châtaignes 
qu'elle  avait  dans  sa  poche. 

La  lanterne  sourde  du  père  Bistouri  était  ouverte  et 
jetait  dans  la  cave  de  vagues  lueurs.  La  cave  était 
grande. 

Il  y  avait  à  l'extrémité  la  plus  éloignée  du  trou  de 
Grignotte,  une  rangée  de  marmites  en  terre.  Le  père 
Bistouri  vidait  ses  poches  dans  l'une  d'elles.  Cela  son- 
nait l'or. 

—  Drôle  d'idée  tout  de  même  !  pensait  Grignotte  en 
grugeant  philosophiquement  ses  marrons  ;  drôle  d'idée 
qu'il  a  le  patron,  de  mettre  tout  ça  dans  des  marmites  I 

Autrefois,  quand  Jean  Touril  battait  la  Morgatte  et 
qu'il  faisait  le  dur  métier  de  reboutoux  autour  de  Plou- 
esnon,  il  avait  une  marmite  dans  laquelle,  chaque  soir, 
il  fourrait  quelques  sous.  Les  sous  devinrent  des  francs, 
et  combien  il  fallut  de  temps  pour  couvrir  le  fond  de  la 
marmite  I 

Ce  fut  la  marquise  douairière  dn  Maurepar,  la  mar- 
raine d'Astrée,  qui  lui  donna  le  premier  louis  d'or. 

La  première  marmite  de  Jean  Touril  n'était  pas  encore 
pleine  quand  il  quitta  la  Bretagne  pour  venir  à  Paris  ; 
maintenant,  il  avait  je  ne  sais  plus  combien  de  marmites 
toutes  emplies. 

C'était  ime  drôle  d'idée,  nous  sommes  de  l'avis  de 
Grignotte.  Mais  chacun  donne  Ji  son  idole  la  forme  choi- 


420  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

sie.  Jean  Touril  conservait  à  sa  première  marmite  un 
culte  pieux  et  tendre.  C'était  de  la  religion  d'avare. 

En  outre,  il  comptait  par  marmites,  comme  les  Hin- 
doux  par  laks  de  roupies.  Une  marmite,  c'était,  je  le 
suppose,  cinquante  ou  cent  mille  francs.  Ne  chicanons 
pas  ce  brave  homme  sur  une  manie  si  parfaitement 
innocente.  Il  avait  quelques  défauts  plus  graves. 

Quand  il  eut  fini  de  vider  ses  poches  dans  la  marmite 
entamée,  il  jeta  dans  une  immense  manne  d'osier  un 
paquet  de  galons  d'or  qu'il  portait  sous  le  bras.  Ensuite, 
il  alla  tout  droit  à  l'angle  oriental  de  la  cave  et  posa  sa 
lanterne  par  terre.  Grignotte  l'entendait  qui  disait  : 

—  Un  million!  huit  ou  dix  marmites  d'un  coup!  mais 
il  faut  qu'elle  me  signe  cela...  sur  papier  mort,  si  elle 
veut,  car  il  n'y  a  pas  de  timbre  d'un  million  chez  les 
marchands  de  tabac.  Si  elle  ne  veut  pas  signer,  rien 
de  faiti 

Il  enfonça  une  cheville  de  fer  dans  un  petit  trou  pres- 
que imperceptible,  pratiqué  au  centre  de  l'une  des 
pierres  de  taille  qui  formaient  le  mur  de  la  cour  du  côté 
de  l'Est.  Grignotte  regardait  avec  une  avidité  extraordi- 
naire. Toute  son  âme  était  dans  ses  yeux  aigus  et  ar- 
dents. 

—  Je  savais  bieni  je  savais  bien,  murmura-t-elle,  qu'il 
y  avait  encore  quelque  chose  par  là  ! 

Le  bonhomme  Bistouri  tira  sur  sa  cheville,  sans  effort 
apparent.  La  pierre  vint  à  lui  aussiôt,  laissant  béante 
une  large  ouverture.  Grignotte  eut  toutes  les  peines  du 
monde  à  retenir  un  cri  d'étonnement.  La  pierre,  amenée 
par  le  bonhomme  Bistouri  avait  dû  être  d'un  poids 
énorme,  mais  si  Grignotte  savait  gratter  la  terre,  Jean 
Touril  connaissait  l'art  d'amincir  les  pierres  de  taille. 
Celle-ci  n'avait  plus  guère  que  l'épaisseur  d'ure  taWe  de 
marbre.  La  face  qui  regardait  la  cave  du  n°  33  étai| 


PARIS  421 

intacte  ;  c'était  du  côté  de  la  maison  déserte  qu'on  l'avait 
travaillée. 

—  11  fait  bon  savoir  plus  d'un  métier,  pensa  tout  haut 
l'ancien  reboutoux;  si  j'avais  été  serrurier,  j'aurais  pu 
poser  ça  sur  des  gonds  et  c'aurait  été  bien  commode. 
Mais  à  la  guerre  comme  à  la  guerre? 

Il  consulta  sa  grosse  montre  d'argent. 

—  Je  pourrais  tirer  la  pierre  tout  aussi  bien  que  lui  I 
se  disait  Grignotte. 

La  montre  du  père  Bistouri  lui  donna  sans  doute  con- 
seil de  se  hâter,  car  il  prit  une  de  ses  marmites  dans  ses 
bras  comme  un  enfant  chéri.  Grignotte  le  vit  disparaître 
par  l'ouverture  avec  son  fardeau. 

—  Pourvu  qu'il  n'aille  pas  trop  loin,  dit-elle. 

Le  bonhomme  Bistouri  reparut  tout  de  suite,  preuve 
qu'il  n'avait  pas  été  loin.  Grignotte  fut  contente. 

—  C'est  lourd  I  gronda  le  bonhomme  en  s'essuyant  le 
front. 

Grignotte  pensa  : 

—  Si  c'est  trop  lourd,  je  uemporterai  que  la  moitié 
d'une  marmite  à  la  fuis. 

Le  père  Bistouri  fit  une  douzaine  de  voyages.  Il  était 
rendu  de  fatigue.  Le  passage  présentait  quelque  difficul- 
té, parce  que  la  maison  du  n^  35  suivait  le  plan  de  la 
rue  des  Couronnes  qui  va  en  montant. 

—  Il  faut  pourtant  que  tout  y  passe  I  dit  le  bonhomme 
qui  consulta  sa  montre  de  nouveau. 

Il  s'assit  sur  une  de  ses  marmites.  Grignotte  était  sor- 
tie de  son  boyau  et  s'accroupissait  bien  commodément 
derrière  le  contrefort. 

—  J'ai  déjà  dépensé  bien  de  l'argent  pour  ce  million  I 
grommela  l'ancien  reboutoux  ;  acheter  une  maison  I 
sans  compter  ce  que  je  risque  I  mais  mon  établissement 
est  vendu,  je  me  retire  dans  la  Chaussée-d'Antin,  où  je 

H  .36 


422  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

fais  la  banque  à  grandes  guides.  Je  vivrai  cent  ans,  et  je 
veux  avant  de  mourir  entendre  dire  :  Auprès  du  baron 
Touril,  Rothschild  n'est  que  de  la  Saint-Jean  I 

Il  prit  une  prise  de  tabac  avec  vigueur.  Grignotte  tira 
une  tabatière  dite  queue  de  rat  qui  était  sous  ses  mar- 
rons, au  fond  de  sa  poche  et  bourra  son  nez  retroussé 
avec  volupté.  Elle  avait  bientôt  douze  ans.  Elle  buvait 
joliment  sa  goutte  sur  le  comptoir.  Elle  donnait  des 
rendez-vous  à  un  affreux  petit  chiffounier  de  treize  ans 
qui  chiquait  comme  un  invalide.  Elle  avait  déjà  été  en 
prison.  C'était  une  parisienne  aussi,  madame  ! 
j^Quand  ces  pauvres  larves,  sorties  de  la  fange,  attei- 
gnent l'âge  de  trente  ans,  elles  ont  amassé  toute  la 
décrépitude  d'un  siècle. 

—  A  l'ouvrage  I  se  dit  l'ancien  reboutoux  en  se  remet- 
tant sur  ses  jambes. 

Il  n'y  avait  plus  que  deux  ou  trois  marmites  dans  la 
cave  du  n°  33,  et  le  père  Bistouri  était  de  l'autre  côté  de 
la  muraille,  lorsque  Grignotte  tendit  l'oreille  vivement. 
On  entendait  du  bruit  dans  la  rue  des  Couronnes.  Les 
deux  soupiraux,  ménagés  eu  éteignoir,  formaient  deux 
conduits  acoustiques.  Le  son  de  la  voix  rabattait  distinct 
et  même  entlè  par  la  répercussion  sourde  de  la  pierre. 

Il  y  avait  deux  voix.  Grignotte  ne  connaissait  ni  l'une 
ni  l'autre. 

—  Je  ne  sais  pas  si  c'est  ici,  dit  la  première  voix  ;  on 
a  parlé  d'un  grand  mur  avec  une  petite  porte  qu'a  l'air 
condamnée.  Cause  donc,  toi,  Toto! 

—  Oui,  mon  cousin,  répliqua  timidement  l'autre  voix; 
on  a  parlé  d'un  grand  mur 

—  Et  d'une  maison  à  droite  en  montant,  toute  fermée 
du  haut  en  bas... 

—  Oui,  mon  cousin. 

Le  vieux  Bistouri  reparaissait  en  ce  moment.  Il  s'arrè- 


PARIS  423 

ta  court,  laissant  une  moitié  de  son  corps  dans  l'ou- 
verture, 

—  Qu'est-ce  que  c'est  que  ça?  murmura-t-il. 

Il  mit  sa  maia  arrondie  en  cornet  contre  son  oreille  et 
resta  coi. 

—  Grimperais-tu  bien  sur  ce  mur-là,  toi,  Toto?  de- 
manda la  première  voix. 

—  Je  ne  sais  pas,  mon  cousin,  répliqua  la  seconde. 

—  Toto  Gicquel  I  gronda  l'ancien  reboutoux. 

La  teinte  parcheminée  de  son  visage  prit  des  tons 
verdâtres.  Le  premier  interlocuteur  reprit  : 

—  Peut-être  bien  que  nous  pourrons  entrer  tout  de  go 
par  la  rue  delà  Goutte-d'or. 

—  Peut-être  bien,  mon  cousin. 

—  Roblot  le  marin  !  fit  le  bonhomme  Bistouri  dont  un 
frisson  parcourait  tous  les  membres. 

—  Tiens!  tiens!  dit  encore  la  première  voix,  on  dirait 
qu'il  y  a  de  la  lumière  là...  c'est  un  soupirail! 

L'ancien  reboutoux  ne  fit  qu'un  saut  et  referma  sa 
lanterne  ;  puis,  sans  se  donner  le  temps  de  replacer  la 
pierre  qui  fermait  la  communication  entre  la  maison 
déserte  et  la  cave,  il  s'élança  vers  l'escalier.  Pour  arri- 
ver à  l'escalier,  il  fallait  passer  devant  Grignotte.  Celle- 
ci,  vêtue  de  haillons  aux  nuances  ternes  et  sales,  se 
confondait  si  parfaitement  avec  la  muraille  que  Jean 
Touril  ne  la  vit  point. 

Elle  riait  tout  bas  et  se  disait  : 

—  Quand  il  reviendra  un  beau  jour,  et  qu'il  ne  trou- 
vera plus  rien  ici,  quelle  grimace  fera-t-il? 

—  Et  moi,  ajouta- t-elle,  qu'est-ce  que  j'achèterai  avec 
tout  ça? 

Bistouri  tremblait  et  sa  clef  ne  trouvait  point  le  trou 
de  la  serrure,  car,  outre  la  trappe,  la  cave  avait  une 
porte  très-solide  au  bas  de  l'escalier. 


424  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

Souvenons-nous  qu'il  avait  dit  à  la  marquise,  lors  de 
leur  première  entrevue  :  Il  n'y  a  qu'une  bonne  porte  ici, 
c'est  celle  de  ma  caisse.  Or,  c'était  sa  caisse,  cette  cave. 

Pendant  qu'il  tâchait  d'ouvrir,  Grignotte  bâtissait  ses 
châteaux  en  Espagne. 

—  Mulot,  se  disait-elle  en  parlant  de  son  petit  chiffon- 
nier. Mulot  ne  grandit  pas  ;  il  ne  deviendra  jamais  bel 
homme  :  j'en  veux  un  autre  :  un  garçon  épicier,  pour 
avoir  des  mendiants.  Mais  j'aurai  de  quoi  acheter  tous 
les  mendiants  de  La  Chapelle  et  de  Paris I  J'aime  mieux 
un  enfant  de  troupe,  c'est  gentil,  ou  un  savoyard  qu'a 
des  souris  blanches.  Enfin,  je  verrai.  Papa  n'ira  pas 
longtemps.  Je  m'aurai  de  la  toilette  et  je  jouerai  la  co- 
médie à  Montmartre. 

Cette  espérance  faillit  la  faire  sauter  de  joie. 

Elle  n'avait  aucune  idée  de  la  somme  énorme  renfer- 
mée dans  les  marmites  du  roi  des  chiffonniers.  Elle  vou- 
lait voler  cela  et  ne  rien  laisser  :  c'était  tout. 

Au-dessus  de  cent  francs,  ses  connaissances  arithméti- 
ques fléchissaient. 

Elle  ne  voyait  point  de  différence  entre  cent  francs  et 
tous  les  trésors  de  l'univers. 

La  clef  du  père  Bistouri  fît  grincer  la  serrure.  Gri- 
gnotte, éveillée  de  son  rêve,  fourra  sa  tête  dans  le  boyau 
et  grimpa  si  lestement  des  pieds,  des  mains,  du  corps 
tout  entier,  qu'elle  était  déjà  derrière  ses  fagots  quand 
l'ancien  reboutoux  souleva  la  lourde  trappe. 

Nieul  appelait  comme  un  furieux. 

Le  bonhomme  Bistouri  s'élança  vers  le  fond  de  la 
chambre  où  il  y  avait  une  sorte  de  meurtrière,  fermée 
par  un  seul  barreau. 

—  Pourquoi  ne  réponds-tu  pas  à  ton  papa,  petite?  de 
manda- t-il. 

—  Parce  que  je  guette  pour  vous,  répondit  Grignotte. 


PARIS  425 

—  Ahî  tu  as  donc  vu  quelqu'un  ici  dessus  dans  la 
rue? 

—  Oui,  j'ai  vu  des  hommes. 

Grignotte  disait  vrai,  cette  fois  ;  elle  venait  de  voir 
Roblot  et  son  cousin  Toto  au  moment  où  ceux-ci  se  re- 
tiraient. Le  père  Bistouri  mit  son  œil  à  la  meurtrière,  il 
ne  vit  rien  que  le  pavé  de  la  rue  déserte. 

—  Comment  étaient-il  faits,  ces  deux  hommes?  inter- 
rogea-t-il  encore. 

—  Quand  ils  ont  passé  sous  le  gaz,  repartit  Grignotte, 
il  m'a  semblé  que  le  premier  avait  un  chapeau  de  cuir 
et  quelque  chose  aux  oreilles,  comme  qui  dirait  des  pen- 
dants. L'autre  est  tout  dégingandé  et  bancal. 

—  C'est  bon,  fit  le  père  Bistouri. 
Et  il  ajouta  entre  ses  dents  : 

—  Pourquoi  diable  viennent-ils  rôder  par  ici,  ces 
deux-là?  Est-ce  que  Nieul  aurait  vendu  la  mAche? 

Nieul  appelait  toujours.  Le  bonhomme  alla  jusqu'à 
la  porte  de  la  seconde  chambre. 

—  Tu  vas  te  taire,  toi  1  dit-il  durement  ;  j'ai  besoin 
de  ta  fille. 

Il  mit  une  pièce  de  dix  sous  dans  la  main  de  Grignotte 
et  reprit  : 

—  En  route,  saute-ruisseau  I  Si  l'homme  de  la  rue 
Tournoi!  ne  vient  pas,  tu  seras  battue! 

—  Et  s'il  vient?  demanda  Grignotte. 

—  Tu  auras  une  grosse  pièce. 

Elle  fit  une  gambade  et  sauta  dehors  sans  s'inquiéter 
de  son  père,  dont  la  respiration  siiflait  comme  un  râle. 
Une  grosse  pièce!  Grignotte  avait  fouillé  le  sol  à  dix 
pieds  de  profondeur  et  percé  une  muraille  pour  arriver 
à  cette  cave  pleine  d'or,  mais  une  grosse  pièce!  • 

—  N'oubhe  pas  de  pleurer!  cria  l'ancien  reboutoux 
qui  sortit  derrière  elle. 

II  36* 


426  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

Grignotte  avait  déjà  franchi  les  monceaux  de  débris 
entassés  dans  la  troisième  cour.  Le  bonhomme  entendit 
de  loin  l'éclat  de  son  rire  aigre,  et  rentra  en  gromme- 
lant : 

—  Ça  me  rappelle  la  Coquinette  I  A  son  âge,  Astrée 
aurait  passé  par  le  trou  d'une  aiguille.  Si  l'enfant  ne 
pourrit  pas  en  prison,  elle  aura  voiture  à  dix-huit  ansl 

—  A  boire,  patron,  dit  Nieul,  qui  était  couché  sur  ses 
loques  dans  la  seconde  chambre  ;  par  pitié,  donnez-moi 
de  l'eau  ! 

Le  père  Bistouri  recula  stupéfait.  Nieul  demandait  de 
l'eau  I  le  bonhomme  passa  le  seuil  et  vint  auprès  du  tas 
de  loques. 

Nieul  était  maigre  comme  un  spectre,  et  sa  barbe 
grise  lui  cachait  presque  entièrement  le  visage.  On  vo- 
yait, aux  deux  côtés  de  son  nez,  saillant  outre  mesure, 
des  plis  profonds  à  y  mettre  le  doigt.  Ses  yeux  s'étei- 
gnaient sous  l'arcade  pleine  d'ombre  que  surmontaient 
les  touffes  hérissées  de  ses  sourcils. 

—  A-t-il  bien  l'air  d'un  moribond,  celui-là  I  pensa  le 
père  Bistouri,  qui  versa  de  l'eau  dans  une  tasse  fêlée. 

—  Bois,  ma  biche,  reprit-il  ;  si  tu  n'avais  jamais  rien 
bu  de  meilleur,  tu  ne  serais  pas  si  bas. 

Nieul  se  souleva  sur  le  coude  et  lampa  l'eau  avide- 
ment. 

—  Est-ce  que  je  vais  mourir,  patron?  demanda-t-il  en 
rendant  la  tasse. 

Le  bonhomme  se  prit  à  rire. 

—  Puisqu'on  est  allé  chercher  le  médecin!  répli- 
({ua-t-il. 

Nieul  se  laissa  retomber,  et  sa  tète  rebondit  contre  les 
chiffons.  Le  bonhomme  riait  toujours  et  disait  : 

—  Ça  va  faire  grand'pitié  à  M.  le  docteur,  qui  a  le 
cœur  si  tendre.  Il  faut  être  juste,  tu  n'es  pas  bien  cou- 


PARIS  427 

ché,  mon  pauvre  Nieul.  Sois  tranquille,  dès  que  la  chose 
sera  faite,  je  te  ferai  monter  un  bon  lit. 

—  Pour  mourir?  gronda  Nieul,  qui  tâchait  en  vain  de 
se  retourner  pour  se  mettre  face  à  face  avec  Tancien  re- 
boutoux. 

Celui-ci,  qui  savait  n*être  point  vu,  secoua  la  tète 
affirmativemement. 

—  Ça  vous  aurait  gêné,  pas  vrai,  papa  Bistouri,  reprit 
le  chiffonnier,  de  garder  un  témoin  de  ce  qui  va  se 
passer  ici? 

—  Nous  comptons  sur  ta  discrétion,  mon  camarade, 
répondit  tout  haut  le  bonhomme. 

Et  tout  bas  : 

—  C'est  vrai  que  rien  n'est  si  discret  que  les  morts. 

—  Allons  !  allons  I  mon  vieux  Nieul  I  dit-il  tout  à 
coup  en  se  penchant  sur  lui;  je  t'ai  vu  bon,  saqueur- 
dienne!  comme  on  jura  chez  nous.  Tu  vas  être  payé 
grassement  et  tu  n'auras  rien  à  faire,  puisqu'un  autre  te 
remplace.  De  quoi  te  plains-tu? 

Nieul  poussa  un  gémissement. 

—  C'est  son  regard  I  murmura-t-il.  Quand  ses  yeux 
sont  tombés  sur  moi,  là-bas,  j'ai  senti  comme  deux 
flammes  qui  m'entraient  dans  le  front,  et  mon  agonie  a 
commencé. 

—  Sottise  I  voulut  interrompre  le  bonhomme. 

—  Croyez-moi,  papa,  acheva  Nieul;  cet  homme-là  est 
plus  fort  que  vous. 

—  Nous  savons  bien  ça.  Où  est  l'outil? 

—  Dans  les  chiffons.  Mais  je  ne  pourrai  pas  m'en 
servir. 

—  Un  autre  s'en  servira,  dit  le  père  Bistouri  en  se 
mettant  à  genoux. 

11  fouilla  parmi  les  chiffons.  Le  doigt  maigre  et  ridé 
de  Nieul  s'étendit  pour  lui  montrer  un  endroit  où  sortait 


428  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

un  lambeau  de  linge  relativement  blanc.  Le  bonhomme 
tira  ce  lambeau  à  lui,  et  un  paquet,  gros  comme  le  bras, 
vint. 

—  C'est  proprement  serré,  dit-il  avec  satisfaction. 

En  même  temps  il  se  mit  en  devoir  de  défaire  le  pa- 
quet. Sous  le  linge  entortillé  et  roulé,  il  y  avait  un  objet 
de  forme  bizarre,  une  sorte  de  boîte,  incrustée  de  nacre 
et  terminée  par  un  canon  de  pistolet. 

—  On  m'en  a  offert  de  bon  argent,  pensa  tout  haut  le 
bonhomme,  mais  j'avais  toujours  l'idée  que  ça  servirait 
à  quelque  chose. 

Parallèlement  au  flanc  de  la  boite  s'adaptait  un  petit 
levier  à  branches  égales  qui  mettait  en  mouvement  une 
roue.  Le  bonhomme  essaya  de  manœuvrer  le  levier  qui 
résista. 

—  Est-ce  en  état,  demanda-t-il. 
Nieul  fit  un  signe  de  tête  affirmatif. 

—  Du  diable  si  ça  a  l'air  méchant  I  reprit  le  bon- 
homme; je  veux  voir  par  moi-même  si  ça  marche 
comme  il  faut. 

Son  regard  fit  le  tour  du  taudis.  Il  aperçut  une  plan- 
che de  sapin,  épaisse  de  deux  doigts,  qui  était  dressée 
contre  la  muraille  ;  il  s'en  approcha. 

—  Gomment  que  ça  se  joue?  demanda-t-il  en  se  tour- 
nant vers  Nieul. 

—  Poussez  le  bouton  qui  est  à  côté  du  canon,  à  droite, 
dit  celui-ci,  la  languette  sortira  en  dessous,  la  crosse 
aussi.  Yous  viserez,  et  puis  vous  appuierez  votre  doigt 
sur  la  languette. 

Bistouri  poussa  un  petit  bouton  d'argent  qui  semblait 
placé  comme  ornement  à  la  naissance  du  canon.  Un  res- 
sort se  délendit  au  dedans  de  la  boîte  incrustée  et  une 
poignée  ronde,  commode  à  tenir,  sortit.  Au  devant  de 
cctt'i  poignée,  une  détente  d'acier  se  montra. 


PARIS  429 

—  Une  jolie  curiosité  I  dit  le  bonhomme  ;  ceux  qu*on 
fait  à  présent  ne  valent  pas  ça. 

Il  visa  le  milieu  de  la  planche,  ferma  les  yeux. et 
toucha  la  détente,  non  sans  pâlir  un  petit  peu. 

On  entendit  comme  un  coup  de  sifflet  faible  et  furtif. 
La  planche  résonna  sec,  et  un  petit  nuage  de  poussière 
s'éleva  de  la  muraille. 

Le  bonhomme  rouvrit  les  yeux.  La  planche  était  per- 
cée et  la  balle  avait  fait  sauter  un  morceau  de  plâtre. 

—  Diable!  diable!  fit-il;  c'est  supérieurement  établi; 
ça  vaut... 

Il  s'interrompit  et  ajouta  en  lui-même  : 

—  Ça  vaut  juste  un  million! 

—  Pst!  reprit-il,  tâchant  d'imiter  le  bruit  du  pistolet 
pneumatique  ;  pst!  ni  vu  ni  connu  !  avec  des  instruments 
pareils,  on  pourrait  livrer  des  batailles  rangées  en  tapi- 
nois. Dis-moi  comment  ça  se  recharge. 

Nieul  hésita.  Le  bonhomme  revint  tout  près  de  lui. 

—  Si  j'empêchais  ce  crime-là,  dit  Nieul,  Dieu  me 
pardonnerait  peut-être. 

Le  bonhomme  lui  mit  ses  deux  mains  sur  les  épaules. 

—  Tu  demandes  de  l'eau,  et  tu  parles  de  Dieu!  fit-il  ; 
tu  n'es  plus  bon  à  rien  et  tu  peux  devenir  gênant.  Dis 
vite,  ou  gare  à  toi! 

Nieul  connaissait  trop  bien  son  patron  pour  mépriser 
cette  menace.  11  lui  donna  les  renseignements  néces- 
saires, ot  le  pistolet  fut  rechargé.  Le  bonhomme  tira  un 
second  coup  pour  voir  si  Nieul  ne  l'avait  point  trompé. 
La  planche  de  sapin  fut  de  nouveau  percée. 

—  A  la  bonne  heure!  fit-il  ;  je  te  pardonne  tes  idées 
de  pénitence,  eu  égard  à  ton  état.  Repose-toi,  si  tu 
veux  ;  je  vas  finir  mes  affaires.  Nous  en  avons  au  moins 
pour  une  heure  avant  que  le  Sulpice  ne  vienne. 

Il  sortit,  emportant  le  pistolet  â  vent.  La  trappe  de  la 


430  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

cave  fut  de  nouveau  soulevée.  En  descendant  Tescalier 
tortueiflx  il  se  disait  : 

—  Quelqu'un  qui  devrait  être  ici  déjà  c'est  la  Coqui- 
nette.  Rien  de  fait,  si  elle  manque  à  l'appel,  ou  même  si 
elle  refuse  de  signer  le  mandat  d'un  million...  mais  elle 
viendra!  je  parie  que  c'est  cet  imbécile  de  grand  Rostan 
qui  est  en  retard  I 

L'ancien  reboutoux  se  trompait.  Pendant  qu'il  achève 
de  mettre  ses  marmites  en  lieu  sûr  et  qu'il  replace  sa 
pierre,  nous  irons  jusqu'à  la  rue  de  Matignon  pour  voir 
ce  qui  retarde  la  marquise  Astrée. 

C'est  triste,  un  Louvre  abandonné.  Depuis  deux  jours 
que  le  roi  Truffe  avait  déserté  son  hôtel,  la  physionomie 
de  ce  palais  bourgeois  avait  tout  à  fait  changé.  Les  de 
Morges,  reçus  chez  Irène,  ne  quittaient  plus  la  rue  de 
Tournon  ;  Sensitive  ne  rentrait  à  son  pavillon  que  pour 
coucher,  et  le  flot  des  Drinkers  avait  déjà  oublié  le  che- 
min de  l'hôtel. 

Astrée  restait  seule  comme  une  favorite  en  disgrâce. 
Il  n'y  avait  plus  auprès  d'elle  que  le  grand  Rostan  et 
Fernand,  encore  ce  dernier  avait-il  fait  une  démarche 
pour  être  admis  à  présenter  ses  hommages  à  M.  le  duc 
dans  sa  nouvelle  demeure  ;  mais  il  avait  trouvé  porte 
close.  Astrée  savait  cela. 

Et,  pourtant,  elle  l'aimait  :  c'était  le  commencement 
de  sa  peine.  Elle  l'aimait  davantage  à  mesure  qu'elle  le 
devinait  plus  indifférent.  Elle  n'avait  plus  d'illusion  : 
elle  connaissait  son  Fernand  de  pied  en  cap.  Il  lui  fallait 
ce  corps  sans  âme. 

Elle  n'était  pas  vaincue.  Elle  avait,  au  contraire,  une 
sorte  de  pressentiment  qui  lui  disait  :  A  demain  le 
triomphe,  à  demain  la  fortune  I  Elle  se  croyait  très-sûre 
de  faire  disparaître  Sulpice.  Et  une  fois  débarrassée  de 
cet  obstacle,  qui  pourrait  lui  résister? 


PARIS  431 

Qu'importait  la  faite  enfantine  de  ce  roi  Truffe?  c'était 
l'ouvrage  de  Sulpice.  Sulpice  mort,  par  accident  ou  par 
crime,  le  roi  Truffe  retombait  entre  ses  mains. 

Elle  ne  comptait  pas  le  faire  languir  longtemps. 

C'était  ce  boudoir  où  nous  l'avons  vue  aux  prises  avec 
P.  J.  Gridaine.  Tout-pour-les-Dames  n'avait  plus  osé  se 
montrer  depuis  x^u'il  avait  laissé  échapper  Loriotte.  La 
nuit  était  venue.  Deux  lampes  brûlaient  sur  la  console 
et  faisaient  ombre  au  visage  de  la  marquise,  tandis  que 
les  traits  de  Fernand  étaient  éclairés  vivement. 

Ils  étaient  seuls,  le  grand  Rostan  s'habillait  dans  sa 
chambre. 

Fernand,  accoudé  au  marbre  de  la  cheminée,  jouait 
machinalement  avec  deux  ma-^ots  du  Japon.  Ses  yeux 
étaient  cernés,  une  pâleur  mortelle  couvrait  son  front  et 
ses  joues  ;  on  eût  dit  qu'il  avait  fait  une  maladie  de  six 
mois. 

La  marquise  était  renversée  sur  la  bergère,  et  son  petit 
pied  charmant  s'agitait  en  mesure  sur  son  coussin  brodé. 

—  Êtes-vou3  sûre  qu'il  en  ait  dit  autant  à  Robert? 
murmura  Fernand  sans  lever  les  yeux  sur  elle. 

—  Je  ne  vous  croyais  pas  poltron,  répliqua  sèchement 
Astrée. 

Fernand  ne  se  récria  point. 

—  Je  vous  dis,  reprit  la  marquise  avec  impatience, 
que  cet  homme  joue  sans  cesse  au  sorcier,  c'est  tout  son 
savoir-faire.  Avec  cela,  il  parvient  à  etfrayer  les  enfants 
comme  vous. 

—  En  somme,  insista  Fernand,  qu'a-t-il  dit  à  Robert? 

—  Il  a  dit  à  M.  de  Gallerau  :  avant  trois  jours,  vous 
serez  mort,  et  ce  sera  Fernand  qui  vous  tuera! 

Un  frisson  parcourut  les  veines  de  Fernand. 

—  Ce  sont  les  propres  expressions  dont  il  s'est  e^ervi  à 
mon  égard,  balbutia- t-il. 


432  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

La  marquise  étendit  son  doigt  et  montra  la  pendule 
qui  indiquait  six  heures  du  soir. 

—  Moi,  je  ne  suis  pas  sorcière,  dit-elle  en  se  redressant 
tout  à  coup  ;  je  vous  prédis  et  je  vous  jure  que,  quand 
cette  aiguille  marquera  neuf  heures,  M.  le  docteur  Sul- 
pice  ne  comptera  plus  les  jours  de  personne  I 

Il  y  eut  un  silène?  : 

—  Il  ne  s'agit  plus  de  savoir  si  vous  avez  aimé  Solange 
Beauvais  ou  Gabrielle  de  Morges,  reprit  tout  à  coup 
Astrée  ;  il  ne  s'agit  pas  même  de  savoir  si  vous  aimez 
cette  jeune  fîile  qui  porte  le  nom  de  Rostan  par  la  grâce 
de  M.  Sulpice.  Je  vous  offre  le  salut  ;  vous  semblez  hési- 
ter; je  vais  vous  dire  au  juste  quelle  est  votre  situation. 

Fernand  fit  un  geste  de  fatigue.  Astrée  poursuivit  : 

—  Je  vous  ai  rencontré  un  jour  à  bout  de  ressources 
et  d'expédients.  Vous  aviez  si  bien  abusé  de  tout  et  de 
tous  que  le  terrain  manquait  sous  vos  pas  ;  je  vous  ai 
tendu  la  main  :  est-ce  vrai? 

—  C'est  vrai,  dit  Fernand,  mais  ne  prenez  pas  la  peine 
de  continuer  :  je  ne  serai  jamais  assassin. 

—  Je  prendrai  la  peine  de  continuer,  comme  vous 
dites,  et  c'est  en  effet  une  piiine.  S'il  y  avait  en  vous  de 
l'honneur  :  j'ai  vu  des  gens  d'honneur  dans  ma  vie  :  si 
votre  passé  était,  je  ne  dirai  pas  pur,  mais  décoré  de 
quelque  fierté  virile,  je  concevrais  vos  scrupules,  je  vous 
aimerais  comme  vous  seriez,  et  peut-être  que  je  me 
damnerais  toute  seule  pour  ne  vous  point  fermer  la 
jiorte  du  ci»  1.  Moi,  je  suis  capable  de  ces  choses-là I  Mais 
vous  avez  glissé  trop  bas  sur  certaine  pente  pour  avoir 
le  ilioit  de  vous  arrêter  désormais. 

—  Je  ne  veux  pas  assassiner,  dit  Fernand;  si  mes 
scinjuilcs  vous  semblent  mal  places,  raillez  ;  je  les  ai,  je 
1(!^  garde. 

—  Alors,  vous  renoncez  à  cette  fortune,  à  ce  titre? 


PARIS  433 

—  J'y  renonce. 

—  Poltron  I  dit-elle  avec  une  colère  concentrée,  pol- 
tronl  j'ai  honte  de  vous  aimer.  Vous  serez  mon  mari. 
Fernand  ;  vous  serez  duc  et  vous  serez  millionnaire,  je  le 
veux...  Par  le  sang  de  mes  veines,  je  le  veuxl 

Elle  s'était  levée,  et  toute  cette  souveraine  beauté  que 
nous  avons  admirée  jadis  rayonnait  autour  de  son  front 
orgueilleux. 

—  Le  temps  passe,  reprit-elle  en  posant  sa  main  sur 
l'épaule  de  Fernand  ;  François  Rostan  va  venir  et  nous 
partirons  tout  de  suite... 

—  Vous  partirez,  voulut  interrompre  Fernand. 
La  main  d'Astrée  pesa  sur  son  épaule. 

—  Si  vous  n'êtes  pas  avec  moi,  prononça- t-elle  lente- 
ment, vous  êtes  contre  moi.  Prenez  garde  I  Solange 
Beauvais  est  sortie  de  prison...  Ne  dites  pas  tant  mieux, 
comme  vous  en  avez  envie.  Je  puis  prouver  que  vous 
n'étiez  pas  dans  votre  chambre,  au  château  de  Morges, 
la  nuit  où... 

—  Vous  voudriez...  commença  Fernand. 

—  Je  n'ai  pas  finil  On  peut  dire  :  je  refuse  ceci  ou 
cela  quand  on  retombe  sur  ses  pieds,  pauvre,  mais  à 
l'abri  de  tout  danger.  Vous  retomberez  à  plat  ventre, 
vous,  Fernand,  et  vous  retomberez  dans  la  boue.  Je  me 
charge  de  cela.  Le  jeune  imposteur  qui  a  porté  le  nom 
de  Marie  de  Rostan,  votre  complice... 

—  Mon  complice  !  se  récria  encore  Fernand,  je  ne  le 
connaissais  pas  ! 

—  Qui  voudra  croire  cela?  demanda  la  marquise  eu 
souriant;  puis  elle  reprit:  Votre  complice  n'est  pas  parti 
comme  je  l'avais  espéré;  il  est  ici  ;  nous  nous  servirons 
de  lui.  Dieu  merci,  vous  allez  être  une  célébrité,  mou 
très-cher.  Aussitôt  que  la  mine  aura  éclaté,  le  monde  et 
la  justice  vous  prêteront  le  premier  rôle  dans  ce  drame 

II  37 


434  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

aussi  noir  que  l'enfer.  Ne  passez-vous  pas  pour  être 
mon  amant?  Ne  portez-vous  pas  depuis  un  mois  ce  nom 
de  Rostan  que  le  premier  venu  peut  vous  arracher 
comme  un  masque?  allons,  vous  serez  en  tout  ceci  la 
victime  expiatoire.  C'est  votre  volonté,  n'en  parlons  plus. 

Elle  montra  la  porte  du  doigt. 

Fernand,  au  lieu  de  se  retirer,  se  laissa  choir  dans  un 
fauteuil  et  mit  sa  tête  entre  ses  mains. 

—  Mon  passé  I  murmura-t-il  d'nn  accent  si  douloureux 
que  la  marquise  elle-même  faillit  en  être  émue  ;  sans 
mon  passé,  je  lèverais  le  front  et  je  braverais  la  calomnie  I 

On  entendit  la  grosse  voix  de  Rostan  dans  le  corridor. 

—  Dites  que  vous  êtes  à  moi  ou  sortez!  prononça  im- 
périeusement la  marquise. 

—  Qu'aurai-je  à  faire?  demanda  Fernand. 

—  Vous  aurez  à  me  débarrasser  de  celui-ci,  répondit 
Astrée  qui  fit  en  même  temps  un  signe  de  tête  amical  à 
François  Rostan  qui  entrait. 

Fernand  sentit  percer  sous  ses  cheveux  une  sueur 
glacée. 

La  marquise  se  leva  et  alla  au-devant  du  grand  Rostan. 

—  Mon  ami,  lai  dit-elle  d'un  accent  dégagé,  nous 
allons  partir  ;  il  est  temps. 

François  et  Fernand  se  regardaient.  Fernand  se  disait  : 
Cet  homme  ne  m'a  jamais  iait  de  mal.  François  pensait: 
Le  rôle  de  ce  jeune  premier  est  donc  finil 

Car  la  marquise  avait  fait  accroire  à  François  Rostan 
que  Fernand  serait  placé  dans  tout  ceci  de  manière  à 
donner  le  change  aux  veneurs  de  la  police,  en  cas  d'acci- 
dent. Là-bas,  dans  ces  steppes  sans  bornes  où  le  Russe 
voyage  en  traîneau,  les  loups  se  montrent  souvent  et 
luttent  de  vitesse  avec  l'attelage.  En  ces  circonstances 
on  jette  aux  loups  ce  qu'on  a,  un  quartier  de  chevreau, 
un  mouton,  parfois  un  enfant,  dit  l'histoire. 


PARIS  435 

Et  les  loups,  attardés  à  ce  festin  offert,  perdent  leur 
avance. 

François  était  persuadé  qu'on  allait  jeter  Fernand 
aux  loups. 

La  marquise  l'avait  aimé,  François  le  savait  bien  ; 
mais  pour  une  femme  comme  Astrée,  combien  pèse  un 
favori  qu'on  n'aime  plus? 

La  marquise  dit  à  François  : 

—  Allez  voir  si  la  voiture  est  prête.  Vous  donnerez 
ordre  au  cocher  d'arrêter  au  bazar  Montmartre.  Nous 
entrerons  par  la  rue  Montmartre  et  nous  sortirons  par 
le  boulevard.  Là  nous  prendrons  un  fiacre  qui  nous  con- 
duira barrière  Poissonnière.  Il  attendra  sur  le  boulevard 
extérieur.  Quand  ce  sera  fini,  nous  le  reprendrons  ;  il 
nous  ramènera  au  bazar  que  nous  traverserons  pour 
remonter  dans  notre  voiture. 

—  Ça  va  comme  sur  des  roulettes!  dit  Rostan  avec  ad- 
miration ;  et  le  petit  chérubin? 

Il  roulait  des  yeux  pour  désigner  Fernand. 

—  Quand  vous  allez  revenir,  tout  sera  prêt,  répondit 
la  marquise. 

Le  grand  Rostan  sortit.  Astrée  s'élança  vers  Fernand 
et  se  pendit  à  son  cou. 

—  Tout  cela,  c'est  pour  toi,  dit-elle  dans  un  élan  de 
passion  vraie  ou  feinte  ;  je  t'aime,  je  te  ferai  si  riche  si 
grand,  si  heureux  que  tu  me  pardonneras  une  heure 
d'angoisse. 

—  Et  pour  te  faire  heureux,  ajouta-t-elle  en  couvrant 
son  front  de  baisers,  je  ne  te  demande  qu'une  seule 
chose  :  me  laisser  heureuse  près  de  toil 

Le  cœur  de  Fernand  manquait.  Tout  perdu  qu'il  était, 
cette  femme  lui  faisait  frayeur  et  horreur. 

—  Écoute,  reprit-elle  encore,  nous  n'avons  qu'un  mo- 
yen d'arriver  là.  Je  pe  veux  pas  te  mettre  en  face  de  ce 


436  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

docteur,  j'aurais  peur  pour  toi.  François  nous  délivrera 
du  docteur.  Quand  il  sortira  de  la  chambre  du  meurtre, 
tu  seras  là,  Fernand,  et  tu  frapperas. 

Elle  prit  derrière  la  pendule  une  paire  de  riches  pis- 
tolets. Au  moment  où  elle  les  tendait  à  Fernand,  le  grand 
Rostan  rentrait.  11  ne  put  s'empêcher  de  sourire.  C'était 
lui-même  qui  avait  placé  les  deux  pistolets  non  chargés 
derrière  la  pendule. 

Mais  nous  savons  que  la  Morgatte  avait  appris,  sur  la 
lande  de  Fréhel,  comment  il  faut  s'y  prendre  pour  char- 
ger une  arme. 

—  Voilà  M.  Fernand  bien  pourvu!  dit  Rostan  ;  mais 
moi? 

—  Ce  qu'il  vous  faut  à  vous,  répondit  Astrée,  n'est 
pas  ici,  vous  le  trouverez  là-bas. 

—  Alors,  en  route  I 

Il  prit  le  bras  de  la  marquise  pendant  que  Fernand 
coulait  les  deux  pistolets  sous  le  revers  de  sa  redingote. 


XXVIII 


LA  BUCHE. 


Le  docteur  Sulpice  était  seul  dans  son  cabinet  de  tra- 
vail. Il  lisait  un  livre  de  médecine.  Le  portrait  d'Irène, 
placé  en  face  de  son  bureau,  semblait  lui  sourire. 

Le  docteur  était  calme,  mais  triste.  Quand  il  regar- 
dait le  portrait  d'Irène,  une  expression  de  mélancolie 
plus  profonde  descendait  sur  son  front. 

Vers  six  heures,  il  commença  à  regarder  plus  souvent 
sa  pendule.  A  six  heures  et  un  quart,  il  sonna  et  de- 
manda sa  fille.  Il  la  garda  près  de  lui  un  quart  d  heure. 
Avant  de  la  renvoyer,  il  la  tint  longtemps  serrée  contre 
son  cœur. 

Dès  que  l'enfant  fut  partie  avec  sa  bonne,  Sulpice  prit 
la  lampe  et  descendit  le  petit  escalier  qui  menait  de  son 
bureau  au  jardin.  Il  laissa  la  lampe  sur  la  dernière 
marche  et  traversa  le  parterre.  Il  y  avait  de  la  lumière* 
dans  le  pavillon  qui  servait  de  retraite  à  la  folle.  Sulpice 
y  entra  sans  frapper.  La  folle  était  assise  auprès  du  feu, 
la  tête  entre  ses  deux  mains  et  gardée  par  une  domes- 
tique. 

Sulpice  fit  signe  à  la  domestique  de  sortir.  Il  se  mit 
debout  en  face  de  la  folle  et  lui  dit  : 

II  37* 


438  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

—  Madeleine  Rostan  du  Boscq  I 

La  folle  écarta  ses  cheveux  qui  pendaient  et  le 
regarda. 

—  Votre  mari  va  mourir  ce  soir!  dit  encore  Sulpice. 
Madeleine  ne  bougea  pas.  Sulpice  lui  prit  le  poignet 

pour  tâter  l'artère. 

—  Me  reconnaissez-vous?  demanda-t-il. 

La  folle  était  immobile  et  muette  comme  un  marbre. 

Ses  cheveux  gris  tombaient  en  mèches  lourdes  le  long 
de  ses  tempes.  Elle  se  tenait  droite.  La  lumière  frappait 
en  plein  son  visage  aux  lignes  pures  et  pleines  de 
noblesse. 

—  Youlez-vous  voir  Irène?  demanda  Sulpice. 
Elle  fit  signe  que  non. 

—  Youlez-vous  voir  votre  fils  Jean? 

—  Je  l'ai  vu,  répondit  vivement  la  folle  dont  les  grands 
yeux  s'éclaircirent. 

Ce  fut  une  lueur  fugitive.  Elle  ajouta  en  retombant 
dans  sa  morne  apathie  : 

—  C'est  en  rêve  que  je  l'ai  vu  I 

—  L'aimez- vous  bien,  votre  Jean?  prononça  douce- 
ment Sulpice. 

Elle  leva  ses  mains  jointes  vers  le  ciel. 

Le  docteur  lui  mit  sur  le  front  ses  doigts  étendus. 

—  Vous  êtes  une  heureuse  mère,  dit-il  ;  vous  allez 
revoir  votre  enfant. 

Deux  grosses  larmes  coulèrent  sur  la  joue  pâlie  de 
Madeleine  ;  mais  elle  ne  répondit  point. 

—  Agenouillez-vous,  ordonna  Sulpice,  priez  Dieu  ar- 
demment et  de  tout  votre  cœur. 

Madeleine  s'agenouilla. 

—  Et  quand  vous  aurez  retrouvé  votre  fils,  acheva 
Sulpice  dont  la  voix  eut  un  accent  de  sévérité,  tâchez 
d'aimer  encore  votre  fille! 


PARIS  439 

Madeleine  se  frappa  la  poitrine  en  disant  : 

—  J'aime  ma  fille  I  j'aime  ma  fille  ! 
Puis  elle  murmura  : 

—  Mon  fils  Jean,  c'est  mon  cœur.  Quand  j'aurai 
retrouvé  mon  cœur,  qui  m'empêchera  d'aimer  ma  fille  I 

L'instant  d'après,  elle  était  seule  avec  sa  gardienne. 
Elle  jeta  un  regard  timide  autour  de  la  chambre. 

—  Où  est-il?  demanda-t-elle  ;  où  est  cet  homme  qui 
était  là? 

Puis  elle  se  reprit,  saisie  par  le  doute  : 

—  Est-il  venu  un  homme? 

Elle  pressa  son  pauvre  front  à  deux  mains. 

—  Heureuse  mère?  murmura-t-elle. 

Elle  ferma  les  yeux,  mais  non  point  pour  dormir. 
Chaque  fois  que  le  vent  agitait  les  feuilles  sèches  de  la 
charmille  au  dehors,  elle  relevait  un  regard  avide  sur  la 
porte.  Elle  attendait. 

Sulpice  reprit  sa  lampe  au  bas  de  l'escalier  et  remonta 
dans  son  cabinet.  Son  premier  coup  d'œil  fut  pour  la 
pendule  ;  il  était  sept  heures  moins  un  quart. 

—  Est-ce  qu'ils  reculeraient.?  se  dit-il. 

—  Non,  fit  une  voix  aigrelette  derrière  le  bureau  du 
docteur. 

Il  leva  la  lampe.  Grignotte  était  assise  dans  son 
propre  fauteuil,  et  mangeait  paisiblement  le  reste  de  ses 
châtaignes. 

Le  docteur  ne  la  dérangea  point.  Grignotte  et  lui 
étaient,  paraitrait-il,  d'assez  vieilles  connaissances.  11 
demanda  : 

—  C'est  donc  pour  ce  soir  ? 

—  C'est  pour  tout  de  suite,  répondit  l'enfant. 

—  Sont-ils  déjà  là-bas? 

—  Non,  il  n'y  a  que  mon  père  et  le  bonhomme 
Bistouri. 


440  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

—  Que  sais-tu? 

—  Rien. 

Sulpice  lui  jeta  cent  sous  qu'elle  happa  à  la  volée. 

—  Que  sais-tu  ?  répéta-t-il.  , 

—  Rien,  répéta  Grignotte  de  son  côté  ;  je  vous  ai  dit 
tout  l'autre  fois...  Ah!  j'oubliais I  L'homme  aux  boucles 
d'oreille  et  son  bancroche  de  cousin  sont  encore  venus 
rôder  rue  des  Couronnes. 

Sulpice  frappa  du  pied  avec  impatience. 

—  Jean  Touril  les  a-t-il  vus?  demanda-t-il. 

—  Oui,  répondit  Grignotte. 

—  Qu'a-t-il  dit? 

—  Il  m'a  dit  de  partir,  et  de  pleurer  bien  fort  si  vous 
ne  vouliez  pas  venir,  et  qu'il  me  donnerait  une  grosse 
pièce  si  vous  veniez. 

—  C'est  bien,  fit  Sulpice. 
Grignotte  se  leva. 

—  Combien  as-tu  mis  de  temps  à  venir?  demanda 
Sulpice. 

—  Une  demi-heure  :  j'allais  plus  vite  que  les  fiacres. 

—  Il  faut  que  tu  sois  là-bas  dans  vingt  minutes.  J'ai 
besoin  de  toi.  Va  î 

La  petite  fille  gagna  la  porte  d'un  bond  et  descendit 
l'escalier  quatre  à  quatre.^  L'instant  d'après,  on  aurait 
pu  la  voir  sautiller  dans  la  boue  et  courir  comme  un 
kangourou.  Elle  avait  de  la  crotte  jusqu'à  l'échiné.  En 
dépassant  les  voitures,  elle  trouvait  le  temps  de  se  re- 
tourner pour  faire  la  nique  aux  cochers. 

Sulpice  sonna  et  ordonna  d'atteler. 

Comme  il  prenait  son  chapeau,  Irène  se  précipita  dans 
le  cabinet  et  vint  à  lui  les  bras  ouverts. 

— Sulpice!  s'écria-t-elle  ;  au  nom  de  Dieu,  n'allez  pas! 

—  Vous  savez  où  je  veux  aller?  demanda  le  docteur 
qui  eut  un  froid  sourire. 


PARIS  441 

Irène  se  pendit  à  son  cou. 

—  N'allez  pasi  N'allez  pas!  supplia-t-elle,  au  nom  de 
votre  femme,  au  nom  de  votre  enfant  1 

Sulpice  la  baisa  au  front  et  se  dégagea  de  son 
étreinte. 

—  L'homme  a  sa  destinée,  dit-il,  puisqu'il  nous  est 
donné  d'entrevoir  l'avenir.  On  ne  peut  deviner  ainsi 
que  ce  qui  est  fixé  d'avance  dans  l'ordre  des  volontés 
divines.  La  science  m'a  fait  fataliste.  J'irai  :  n'essayez 
pas  de  m' arrêter;  moi,  je  n'essaie  plus  de  vous  rete- 
nir. Vous  m'avez  désobéi  par  excès  d'affection  :  je  vous 
pardonne  et  je  vous  aime.  Cependant,  je  vous  le  dis, 
Irène,  si  M.  de  Galleran  se  mêle  de  tout  ceci,  deux 
hommes  mourront. 

Irène  recula  effrayée.  Le  sourire  du  docteur  devint 
plus  triste. 

—  De  toute  manière,  reprit-il,  nous  commençons  une 
heure  de  châtiment  et  de  deuil.  Les  morts  chéris  sont 
éveillés  dans  leurs  tombes,  là-bas,  au  cimetière  de  Saint- 
Cast.  Cette  nuit,  j'ai  revu  en  rêve  les  trois  cadavres, 
couchés  sur  la  grève  de  Fréhel.  L'un  des  trois  était  mon 
père. 

—  Mon  père  est  parmi  ceux  que  vous  prétendez  punir, 
prononça  tout  bas  Irène. 

—  Nieul  s'était  chargé  de  m'assassiner,  dit  le  docteur  ; 
ce  n'est  pas  par  des  somnambules  que  je  savais  cela, 
moi,  Irène.  Nieul  est  mourant  ;  il  ne  peut  pas.  Savez- 
vous  le  nom  de  celui  qui  doit  le  remplacer? 

Irène  courba  la  tête  et  garda  le  silence. 

—  Je  n'ai  pas  d'armes,  vous  voyez  bien,  poursuivit 
Sulpice  ;  et  votre  père  a  en  main,  à  l'heure  où  je  vous 
parle,  une  arme  lâche  et  terrible  qui  tue  sans  bruit... 

—  N'allez  pas!  cria  Irène  en  se  laissant  tomber  à 
genoux. 


442  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

Le  docteur  lui  tendit  la  main. 

—  Je  vous  aime,  dit-il  d'une  voix  que  l'émotion  alté- 
rait à  la  fin  ;  vous  m'aimez.  Notre  bonheur  est  mort  : 
C'est  la  destinée.  Il  y  aura  un  fantôme  de  plus  entre 
nous  deux. 

La  poitrine  d'Irène  rendit  un  gémissement.  Elle  baisa 
la  main  de  son  mari  et  répéta  en  la  baignant  de  ses 
larmes  : 

—  N'allez  pas  I 

—  La  voiture  de  monsieur  est  attelée,  annonça  un 
valet  à  la  porte. 

Irène  se  tordit  les  mains  et  répéta  encore  comme  une 
folle  : 

—  N*allez  pas  1  n'allez  pas  I  n'allez  pas  ! 

—  Adieu,  ma  femme,  dit  le  docteur  en  se  penchant 
vers  elle  pour  la  baiser  au  front.  Je  ne  vous  ordonne 
rien  pour  que  vous  n'ayez  point  le  remords  de  vous  être 
révoltée  contre  votre  mari...  mais  je  vous  l'affirme  sous 
serment,  ceux  que  vous  amènerez  ne  me  sauveront  pas 
et  ne  sauveront  pas  votre  père.  Il  y  aura  deux  victimes 
que  je  n'avais  point  condamnées,  voilà  tout.  Adieu! 

Irène  resta  seule.  Elle  appuya  sa  tête  contre  l'angle 
du  bureau. 

—  Mon  père  I  murmura-t-elle  après  un  long  silence. 
Puis  elle  dit  eu  pleurant  : 

—  Sulpice  a  embrassé  notre  petite  Madeleine... 

—  Mon  mari  !  mon  mari  I  s'écria-t-elle,  c'est  mon  mari 
qu'il  faut  sauver  ! 

Dans  lé  salon  du  docteur  Sulpice,  où  Irène  manquait, 
le  roi  Trufie  tenait  en  ce  moment  sa  cour.  Il  était  tout 
regaillardi,  le  roi  Trufî'e.  Ses  joues  bouffies  se  remplis- 
saient, et  quelques  verres  de  bon  vin  avaient  mis  je  ne 
sais  quel  honnête  rayon  dans  ses  yeux.  Il  s'informait  à 


PARIS  443 

chaque  instant  du  docteur  et  de  sa  femme.  Littérale- 
ment, le  docteur  était  sa  santé  et  sa  vie. 

Les  de  Morges  étaient  là  sans  leur  fille  Gabrielle,  qui 
avait  déclaré  sa  volonté  de  se  retirer  du  monde.  Sensi- 
tive  faisait  son  service  :  il  venait  d'éditer  un  madrigal 
péniblement  impromptu.  Solange  Beauvais,  le  chevalier 
Roger  de  Martroy  et  Robert  de  Galleran  composaient  le 
reste  du  cercle. 

Il  faut  vous  dire  que  le  mariage  prochain  de  Roger  et 
de  Solange  n'était  plus  un  mystère.  Le  roi  Truffe  comp- 
tait faire  une  noce  magnifique.  Il  avait  recommencé  à 
nommer  Solange  sa  filleule. 

Le  bruit  courait  que  les  efforts  réunis  du  roi  Truffe  et 
de  Roger  ne  pouvaient  arrêter  le  parquet  dans  l'affaire 
du  coup  de  couteau  donné  à  ce  dernier.  La  justice  vou- 
lait, disait-on,  s'en  prendre  à  François  de  Rostan.  Gela 
occupait  le  cercle.  Le  vidame  de  Pomard  criait  bien 
haut  qu'un  fait  de  cette  nature  ne  pouvait  rester  impuni 
et  que  le  retard  était  déjà  un  scandale.  Sensitive  avouait 
qu'il  avait  toujours  été  impressionné  très-vivement  par 
la  poésie  des  cours  d'assises.  Après  le  tic-tac  des  mou- 
lins et  le  parfum  austère  de  l'herbe  coupée,  ce  qu'il  ai- 
mait le  mieux,  c'était  la  Gazette  des  Tribunaux. 

Solange  et  Roger  causaient  ensemble  :  Roger,  pâle 
encore  des  suites  de  sa  blessure,  Solange,  radieuse  et 
toute  belle. 

Robert  de  Galleran,  triste  et  taciturne ,  se  tenait  à  l'écart. 

Au  moment  où  nous  entrons  dans  le  salon,  Robert 
venait  de  se  rapprocher  de  Roger  et  de  Solange.  Celle-ci 
était  devenue  nmette  aussitôt. 

Roger  se  retourna  au  bruit  des  pas  de  Robert  et 
fronça  le  sourcil  ;  mais  il  y  avait  tant  d'amère  souffrance 
sur  le  visage  de  M.  de  Gallerau  que  Roger  ne  put  s'em- 
pêcher de  le  plaindre. 


444  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

—  Monsieur  de  Martroy,  dit  Robert,  j'ai  un  service  à 
vous  demauder. 

—  Parlez,  monsieur,  répliqua  Roger  ;  je  n*ai  point  de 
motif  pour  vous  refuser. 

Galleran  hésita  manifestement,  le  courage  semblait  lui 
manquer.  Mais  il  fit  effort  sur  lui-même  et  reprit  d'une 
voix  assurée. 

—  Je  n'ai  point  à  me  mêler  de  vos  secrets,  monsieur 
de  Martroy,  mais  je  vous  regarrîe,  avec  tout  le  monde 
ici,  comme  le  fiancé  de  mademoiselle  Beauvais. 

Roger  s'inclina,  Robert  poursuivit  : 

—  Je  vous  demande  la  permission  d'entretenir  un 
instant  mademoiselle  Beauvais. 

Roger  ne  put  retenir  un  mouvement  de  surprise.  Il 
regarda  Solange.  Solange  tourna  la  tête  comme  pour 
s'éviter  la  fatigue  d'un  refus.  A  son  tour,  il  hésita,  mais 
Galleran  lui  prit  la  main  qu'il  serra  avec  force. 

—  Chevalier,  dit-il  à  voix  basse,  je  l'ai  aimée,  je 
l'aime  encore.  C'est  la  dernière  fois  que  je  la  vois.  Il 
s'agit  du  repos  de  ma  conscience,  il  s'agit  de  son  bon- 
heur. 

Roger  lui  rendit  son  .étreinte  et  se  rapprocha  du 
cercle. 

Robert  s'assit  auprès  de  Solange. 

Elle  était  si  pâle,  Solange,  que  vous  eussiez  dit  une 
statue  de  marbre.  Robert  de  Galleran  semblait  prêt  à 
défaillir.  Il  fit  effort  pour  parler,  mais  il  ne  put  pas.  La 
gêne  devint  si  grande  pour  Solange  qu'elle  essaya  de 
s'y  soustraire  en  quittant  la  partie.  Robert  la  retint 
par  un  regard  qui  peignait  la  profondeur  de  sa  dé- 
tresse. 

—  Je  vais  trouver  du  courage,  mademoiselle,  dit-il 
d'une  voix  brisée  ;  ne  vous  éloignez  pas,  par  pitié  I 

Solange  se  rassit. 


PARIS  445 

En  ce  moment,  un  domestique  vint  chercher  M.  de 
Galleran  de  la  part  d'Irène. 
Robert  se  leva. 

—  Mademoiselle,  dit-il  à  haute  voix  et  de  manière  à 
être  entendu  de  tout  le  salon,  je  voulais  faire  un  aveu  ; 
le  cœur  me  manque.  Mais  les  écrits  valent,  dit-on, 
mieux  que  les  paroles.  J'ai  préparé  une  lettre  dont  vous 
ferez  tel  usage  qu'il  vous  plaira.  Veuillez  l'accepter.  La 
seule  grâce  que  je  vous  demande,  c'est  de  ne  l'ouvrir 
que  demain  matin.  J'aurai  quitté  Paris;  je  serai  sur  le 
point  de  quitter  la  France. 

Solange  prit  la  lettre.  L'attention  de  tous  était  vive- 
ment excitée. 

Robert  salua  à  la  ronde  et  revint  vers  Solange,  dont 
il  baisa  la  main  respectueusement. 

—  Que  Dieu  vous  donne  du  bonheur,  mademoiselle, 
dit-il  ;  adieu  pour  toujours  I 

Il  sortit.  Irène  l'attendait  dans  la  galerie. 

—  Etes-vous  prêt?  demanda-t-elle. 

—  Je  suis  prêt,  répondit  Galleran. 

—  Craignez-vous  la  mort? 
Galleran  se  prit  à  sourire. 

—  C'est  que,  poursuivit  Irène  en  hésitant  et  avec  cette 
naïveté  qui  appartient  aux  grandes  émotions,  mon  mari 
a  dit  que  vous  seriez  tué  là-bas. 

—  Partons I  répliqua  Galleran  en  prenant  les  devants; 
j'ai  rempli  mon  dernier  devoir  ;  Solange  a  la  lettre  qui 
m'accuse. 

Une  voiture  les  attendait  à  la  porte.  Irène  dit  au  cocher  : 

—  Rue  de  la  Goutte-d'Or. 

La  route  se  fit  en  silence.  Au  delà  de  la  barrière  seu- 
lement, Galleran  dit  : 

—  M.  de  Martroy  est  un  galant  homme,  elle  sera  heu- 
reuse. Ne  lui  pariez  jamais  de  moi. 

II  38 


446  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

A  rentrée  de  la  rue  de  la  Goutte-d*Or,  Roblot  et  Toto 
Gicquel  attendaient. 
Irène  fit  arrêter  la  voiture. 
Roblot  vint  à  la  portière. 

—  La  Morgatte  et  le  grand  Rostan  y  sont,  dit-il,  et  un 
autre  que  je  ne  connais  pas  :  un  jeune. 

—  Et  mon  mari  ? 

—  Il  y  est. 

—  Depuis  longlemps? 

—  Depuis  une  minute. 

—  Combien  avons-nous  de  monde  là-dedans?  demanda 
Irène. 

Roblot  baussa  les  épaules. 

—  J'ai  donné  bien  des  pièces  de  cent  sous,  répondit-il; 
mais  ils  sont  tous  partis. 

Irène  posa  sa  main  droite  sur  celle  de  Galleran,  qui 
sauta  aussitôt  hors  de  la  voiture. 

—  Conduisez-moi,  dit-il  à  Roblot. 

—  Que  Dieu  soit  avec  vousl  murmura  Irène,  plus 
morte  que  vive. 

Il  tombait  une  pluie  fine  et  drue.  La  rue  était  déserte. 
La  voiture  marcha  au  pas  derrière  Galleran  et  Roblot. 
Toto  grelottant  et  tremblant,  suivait  la  voiture. 

Irène  vit  entrer  Galleran  dans  l'allée  obscure  qui  me- 
nait chez  l'ancien  reboutoux.  Dn  seuil,  il  lui  fît  encore  un 
geste  d'adieu. 

Roblot  ressortit  au  bout  de  deux  minutes. 

Après  deux  autres  minutes  écoulées,  on  entendit,  dans 
le  profond  silence,  une  double  détonation  :  deux  coups 
de  pistolet  tirés  presque  en  même  temps. 

Quelques  fenêtres  s'ouvrirent  dans  la  rue  de  la  Goutte- 
d'Or.  De  l'embouchure  noire  des  allée?,  quelques  chu- 
chottements  sortirent.  Rien  ne  bougeait  dans  l'établisse- 
ment du  bonhomme  Bistouri. 


PARIS  447 

A  l'intérieu:  de  la  voiture,  Irène  était  tombée  comme 
morte. 


C'était  la  chambre  où  Nieul,  étendu  sur  un  tas  de 
chiffons,  suait  ia  fièvre.  On  avait  jeté  sur  lui  une  vieille 
couverture.  Cela  ressemblait  assez  à  ces  lits  de  misère 
qu'on  trouve  dans  toutes  les  masures  du  quartier  Saint- 
Marceau.  Les  grabats  sont  du  luxe  autour  de  la  Mon- 
tagne-Sainte-Gt;neviève,  et  j'ai  vu  de  mes  yeux,  une  fois, 
deux  vieillards,  l'homme  et  la  femme,  qui  s'étaient  four- 
rés tout  nus  dans  des  sacs  de  cendre  par  le  grand  hiver 
de  n  il  huit  cent  quarante-sept. 

En  fait  de  c  ('tresse,  à  Paris^  l'imagination  la  plus 
hardie  ne  sr.ur.  it  rien  inventer. 

Nieul  râlait  sur  ses  chiffons.  Il  était  bien  malade.  Son 
visage  amaigri  avait  ces  tons  ternes  qui  annoncent  l'ap- 
proche du  1  î'j    nier  moment. 

La  marqui  ;o  Astrée  était  assise  a  l'autre  bout  de  la 
chambre  sur  ime  escabelle.  Son  flacon  ouvert  se  collait 
à  ses  narines. 

Auprès  d'elle,  se  tenait  Jean  Touril,  une  bouteille 
d'eau-de-vie  à  la  main.  Il  était  en  train  de  verser 
à  boire  au  grand  Rostan  dont  les  jambes  chancelaient. 

La  marquis<î  et  le  grand  Rostan  prêtaient  l'oreille  à 
chaque  bruit  ({ui  venait  de  la  cour. 

—  Soyez  tranquilles^  que  diable!  dit  le  père  Bistouri. 
Nous  avons  encore  au  moins  un  quart  d'heure,  et  Gri- 
gnotte,  qui  fait  sentinelle  à  la  porte  de  la  rue,  viendra 
nous  avertir. 

Le  grand  Rostan  but  son  verre  d'eau-de-vie  et  se 
redressa  de  son  haut. 

Le  père  Bistouri  prit  la  marquise  à  part. 

—  Pourquoi  avez-vous  amené  Fernand?  demanda- t-il. 


448  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

—  Pour  river  une  chaîne  à  son  cou,  répondit  Astrée  ; 
il  fallait  qu'il  fût  complice. 

—  Ça  vous  regarde,  fit  le  bonhomme  qui  tira  de  sa 
poche  du  papier,  une  plume  et  de  l'encre. 

—  Qu'est-ce  que  cela  ?  demanda  la  marquise  à  son 
tour. 

—  C'est  mon  million,  ma  belle.  Signez-moi  un  billet  à 
ordre  de  pareille  somme,  ou  il  n'y  a  rien  de  fait. 

Astrée  prit  le  papier  sans  mot  dire  et  s'agenouilla 
devant  l'escabelle  qui  lui  servit  de  table.  Elle  écrivit 
le  billet  à  ordre  sous  la  dictée  du  bonhomme  et  le 
signa. 

Le  bonhomme  examina  le  titre  attentivement,  puis  il 
embrassa  la  marquise  pendant  qu'elle  se  relevait.  Le 
grand  Rostan  se  versa  un  autre  verre  d'eau-de-vie. 

—  Mon  ancien,  lui  dit  le  bonhomme,  il  ne  faut  pas 
non  plus  en  trop  prendre.  Gardons  notre  sang-froid. 
Voilà  votre  pOste. 

11  lui  montra  l'enfoncement  derrière  l'armoire. 

—  Et  voilà  votre  arme,  ajouta-t-il  en  lui  mettant  le 
pistolet  à  vent  dans  la  main  ;  nous  allons  poser  la  lampe 
sur  ce  billot,  de  l'autre  côté  du  lit  de  Nieul.  Le  docteur 
aura  la  lumière  en  plein,  et  vous  resterez  dans  l'ombre. 
Quand  il  entrera,  Nieul  poussera  un  gémissement,  c'est 
convenu.  Le  docteur  ira  droit  au  lit.  Visez  bien,  et  je 
réponds  du  reste. 

Le  grand  Rostan  tournait  et  retournait  le  pistolet 
entre  ses  doigts. 

—  Est-ce  que  ça  tue?  demanda-t-il  avec  défiance. 

Le  bonhomme  Bistouri  alla  prendre  la  planche  qui 
était  encore  contre  le  mur  et  la  lui  apporta. 

—  Voilà  ce  que  ça  fait,  répliqua-t-il  en  lui  montrant 
les  deux  trous. 

Le  grand  Rostan  jeta  la  planche  et  dit  : 


PARIS  449 

—  C*estbien. 

—  La  trappe  est  ouverte  à  gauche  de  la  porte  d'entrée 
sur  la  cour,  continua  le  bonhomme,  quand  ce  sera  fait, 
vous  traînerez  le  docteur  jusque-là  et  vous  le  pousserez 
yians  la  cave. 

—  Fernand  vous  aidera,  ajouta  la  marquise  avec  un 
calme  effrayant. 

Fernand  était  dans  la  première  chambre  où  nous 
avons  trouvé  naguère  Grignotte  avec  l'ancien  reboutoux  ; 
la  chambre  où  elle  avait  fait  son  trou  pour  voir  ce  qui  se 
passait  dans  la  cave. 

Nous  savons  quelles  étaient  les  instructions  de  Fernand 
par  rapport  au  grand  Rostan. 

Nieul  se  retourna  sur  sa  couche  en  gémissant. 

—  Pas  encore  I  dit  le  bonhomme  ;  garde  ça  pour  tout 
à  l'heure. 

—  Le  voilà  I  le  voilà!  dit  Grignotte  qui  montra  son 
visage  de  petit  démon  à  la  porte. 

—  Eh  I  vite  !  fit  le  père  Bistouri  en  prenant  la  main 
de  la  marquise. 

Celle-ci  jeta  un  regard  snr  le  grand  Rostan  qui 
tremblait. 

—  Encore  un  verre  I  dit-elle  en  lui  versant  elle-même 
une  énorme  rasade  d'eau-de-vie. 

Puis  elle  le  poussa  dans  l'enfoncement  qui  était  sou 
poste. 

—  Du  cœur  !  dit-elle. 

—  J'aimerais  mieux  me  battre  contre  dix  hommes  sur 
Ja  lande  I  gronda  le  grand  Rostan. 

Jean  Touril  entraîna  la  marquise. 

En  passant  par  la  première  chambre,  elle  toucha  la 
main  de  Fernand  caché  derrière  des  planches,  et  lui  dit 
aussi  : 

—  Du  cœur  I 

II  38* 


450  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

—  Il  ne  vient  donc  pas  avec  nous,  celui-ci?  demanda 
le  bonhomme. 

—  Non,  repartit  la  marquise,  dépêchons I 

Le  bonhomme  regarda  Fernand  plus  mort  que  vif 
dans  son  coin  et  lui  fit  un  signe  de  tête  protecteur.  Puis 
il  ouvrit  la  trappe  qui  était  au  dehors.  On  entendait  déjà 
le  pas  de  Sulpice  dans  le  second  couloir. 

La  marquise  et  Jean  Touril  descendirent  Tescalier  en 
laissant  la  trappe  entr'ouverte. 

—  Tu  es  bien  toujours  ma  Goquinette,  dit  l'ancien 
reboutoux  qui  lui  caressa  le  menton  ;  tu  veux  faire  d'une 
pierre  deux  coups,  et  ce  beau  blondin  est  là  pour  quel- 
que chose. 

Astrée  ne  répondit  point.  Elle  prêtait  l'oreille. 

—  On  dirait  que  le  docteur  n'est  pas  seul,  dit-elle  en 
écoutant  plus  attentivement  le  bruit  des  pas,  qui  était 
tout  proche. 

—  C'est  l'écho,  répliqua  Jean  Touril  ;  assieds-toi  là  ; 
ça  ne  va  pas  être  long  maintenant. 

Astrée  ne  voulut  point  s'asseoir.  Elle  monta,  au  con- 
traire, deux  ou  trois  marches  pour  écouter  de  plus  près. 
Elle  entendit  parfaitement  le  bruit  que  faisait  en  s'ouvrant 
la  première  porte  vermoulue  et  tremblant  sur  ses  gonds. 

Sulpice  était  entré. 

Elle  guettait  désormais  le  cri  d'agonie. 

Sulpice  était  seul  et  sans  armes.  Il  portait  son  man- 
teau sur  le  bras  gauche.  Il  traversa  d'un  pas  ferme  la 
première  chambre  qui  semblait  déserte.  Une  lueur  sor- 
tait par  les  fentes  de  la  seconde  porte.  C'était  tout 
ce  qui  pouvait  guider  Sulpice,  car  l'obscurité  était 
profonde. 

Il  ouvrit  la  porte  sans  hésiter,  mais  il  resta  immobile 
sui  le  seuil,  promenant  son  regard  tout  autour  de  lui. 
Du  seuil,  il  était  impossible  de  voir  François  Rostan, 


PARIS  454 

eomplétemeut  caché  par  la  saillie  de  rarmoire.  Cepen- 
dant, l'œil  de  Sulpice  se  tourna  tout  de  suite  vers  ce 
point  et  y  resta  fixé,  dardant  comme  un  éclair. 

Soit  que  Nieul  voulut  remplir  son  rôle,  soit  que  la 
souffrance  fût  plus  forte  que  son  remords,  il  poussa  un 
long  gémissement.  Le  regard  de  Sulpice  ne  quitta  pas 
le  coin  où  François  Rostan  était  caché,  tenant  à  la  main 
son  pistoh  t.  François  attendait  que  le  docteur  se  dirigeât 
vers  le  lit,  pour  le  viser  par  derrière.  Une  minute  entière 
se  passa.  Les  jambes  du  grand  Rostan  se  prirent  à  trem- 
bler sous  le  poids  de  son  corps.  Ce  regard  lui  entrait 
dans  le  cœur  comme  la  pointe  d'un  poignard. 

La  sueur  coulait  le  long  de  ses  joues  et  son  souffle 
devenait  haletant.  Il  voulut  lever  le  pistolet,  car  il  se 
sentait  tué  par  ce  regard,  et  c'était  maintenant  pour  se 
défendre  ;  mais  son  bras,  désobéissant  et  paralysé,  resta 
collé  à  son  flanc. 

A  ce  moment,  Sulpice  commença  à  entendre  sa 
respiration  pénible.  Il  étendit  sa  main  ouverte  et  dit  : 
Venez  I 

Le  grand  Rostan,  plus  pâle  qu'un  fantôme,  sortit  de 
l'ombre,  et  Nieul  se  dressa  sur  son  séant  pour  voir  cela. 

Rostan  marchait  d'un  pas  inégal.  Une  force  invin- 
cible le  poussait  en  avant.  L'effort  qu'il  faisait  pour 
résister  à  cet  entraînement  était  visible. 

Il  avait  l'œil  grand  ouvert,  les  deux  bras  tombants,  la 
tête  haute.  Quand  il  fut  auprès  de  Sulpice,  celui-ci 
abaissa  sou  bras.  Le  grand  Rostan  s'affaissa  comme  une 
masse  sur  le  sol. 

Nieul  poussa  un  cri  de  stupéfaction.  Un  autre  cri 
pareil  lui  répondit  au  dehors.  Grignotte,  les  yeux  écar- 
quillés,  la  bouche  béante,  collait  sa  figure  aux  carreaux. 

—  Tuez-le  pendant  que  vous  y  êtes,  monsieur  Sul- 
pice, dit  Nieul  ;  il  voulait  vous  assassiner. 


452  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

—  Et  toi?  demanda  Sulpice. 

Nieul  laissa  retomber  sa  tête  et  cacha  son  vi  sage  sons 
son  lambeau  de  couverture. 

Les  deux  coups  de  pistolet,  entendus  par  Irène,  reten- 
tirent à  cet  instant,  presque  ensemble  et  si  près  que 
Nieul  sauta  hors  de  sa  couche.  Le  grand  Rostan  n'enten- 
dit pas  et  ne  bougea  pas.  Le  docteur  murmura  : 

—  Que  Dieu  ait  leurs  âmes  ! 

Il  étendit  ses  doigts  sur  la  poitrine  de  Nieul,  qui  était 
retombé  parmi  ses  chiffons.  Nieul  s'agita,  et  une  expres- 
sion de  bien-être  se  répandit  sur  ses  traits. 

—  Combien  de  fois  t'ai-je  sauvé  la  vie?  demanda  le 
docteur. 

—  Pardon  !  pardon  I  balbutia  le  bandit,  qui  essaya  de 
se  mettre  à  genoux,  pardon  et  merci  I 

La  porte  d'entrée  s'ouvrit. 

—  Ils  sont  morts  tous  deux,  dit  Grignotte. 

—  Dormez  î  commanda  Sulpice  à  Nieul. 

La  tète  de  celui-ci,  calme  et  reposée,  se  renversa 
dans  les  mèches  de  ses  cheveux  gris.  Ses  yeux  se 
fermèrent. 

—  Personne  n'est  venu  aux  coups  de  pistolet?  dit  le 
docteur  en  se  tournant  vers  la  petite  fille. 

—  Je  ne  sais  pas  comment  le  père  Bistouri  a  fait, 
répondit  Grignotte,  mais  il  n'y  a  pas  un  seul  chiffonnier 
dans  le  garni  :  c'est  un  finaud  I 

—  Alors,  quel  est  ce  bruit?  demanda  Sulpice  en  prê- 
tant l'oreille  tout  à  coup. 

On  entendait  marcher  sur  le  carré  où  était  la  trappe 
de  l'autre  côté  de  la  première  chambre. 
Grignotte  se  prit  aussi  à  écouter. 

—  C'est  le  père  Bistouri,  dit-elle  après  un  court 
silence. 

—  Chutl  fit  Sulpice. 


PARIS  453 

—  Grignotte!  appela  tout  doucement  le  bonhomme. 

—  Faut-il  aller?  demanda  la  petite  fille. 

—  Val  répliqua  le  docteur,  qui  lui  montra  la  fenêtre. 
Grignotte  comprit,  poussa  le  châssis  vermoulu  et  sauta 

dans  la  cour. 

—  Est-ce  vous  qui  m'appelez,  patron?  cria-t-elle  au 
dehors. 

—  Arrive,  enfant  du  démon  !  fit  le  bonhomme,  et  ne 
parle  pas  si  fort. 

Sulpice  mit  son  oreille  à  une  fente  de  la  porte.  Il  en- 
tendit le  bonhomme  qui  disait  : 

—  Le  Fernand  aura  pris  la  clef  des  champs.  L'as-tu  vu? 

—  Qui  ça,  Fernand?  demanda  Grignotte  d'un  air 
innocent. 

—  Au  fait,  tu  ne  sais  pas,  toi!  prends  celui-là  par  les 
pieds  pendant  que  je  tiens  les  épaules.  Nous  allons  le 
pousser  dans  le  trou. 

Ils  étaient  en  face  de  deux  cadavres  :  les  deux  coups 
de  pistolet  avaient  porté. 

Grignotte  pleurait  un  peu,  mais  cela  l'intéressait. 

—  Il  est  encore  tout  chaud,  dit- elle  en  touchant  le 
premier  corps. 

Le  bonhomme  grommelait  : 

—  Sulpice  et  ce  grand  dadais  de  François  auront  tiré 
ensemble,  ou  plutôt  Sulpice  aura  déchargé  ses  deux  pis- 
tolets coup  sur  coup.  Pousse,  petiote  ! 

Il  faisait  si  noir  sous  ce  hangar,  dont  l'entrée  était 
obstruée  par  un  tas  de  débris,  qu'il  était  absolument 
impossible  de  reconnaître  les  traits  des  victimes. 

—  Celui-là  n'est  pas  assez  lourd  pour  être  le  grand 
llostan,  dit  l'ancien  reboutoux.  Pousse! 

Le  corps  de  Fernand  bascula  sur  le  bord  de  la  trappe 
et  rebondit  de  marche  en  marche  jusqu'au  bas  de  l'es- 
calier, rapide  comme  une  échelle. 


454  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

—  Voilà  le  docteur!  cria  le  bonhomme  à  Astrée  qui 
restait  en  bas. 

Grignotte  et  lui  s'attaquèrent  au  cadavre  de  Galleran 
qui  fut  poussé  jusqu'à  la  trappe.  Quand  il  bascula,  le 
bonhomme  dit  : 

■ —  Voilà  François  Rostan  I 

Ces  paroles  arrivaient  au  docteur  comme  si  elles 
eussent  été  prononcées  à  son  oreille. 

—  Maintenant,  dit  Jean  Touril  à  Grignotte,  va  me 
chercher  ma  lanterne . 

Grignotte  s'élança  dans  la  première  chambre  et,  avant 
que  le  bonhomme  n'eût  l'idée  de  la  suivre,  elle  rapporta 
la  lanterne  allumée. 

Jean  Touril  lui  demanda  : 

—  Y  a-t-il  beaucoup  de  sang,  là-bas,  sur  le  carreau? 

—  Beaucoup,  répondit  Grignotte  à  tout  hasard. 

—  Tu  vas  prendre  un  seau  d'eau  avec  une  éponge, 
et  tu  laveras. 

Il  descendit  avec  précaution  l'escalier  raide  de  la  cour 
et  laissa  la  trappe  ouverte  derrière  lui. 

Au  bas  de  l'escalier,  Astrée  attendait,  haletante. 

—  Et  Fernand?  demanda- 1  elle  avant  que  le  vieillard 
ne  fût  à  moitié  chemin. 

—  Fernand  n'a  pas  attendu  son  reste,  repartit  ce  der- 
nier ;  c'est  le  docteur  qui  a  dû  faire  l'affaire  de  François. 
D'ailleurs,  ils  sont  là  tous  les  deux  :  nous  allons  bien 
voir. 

Il  arrivait  aux  dernières  marches.  Astrée  lui  arracha  la 
lanterne,  tant  elle  avait  hâte.  Dès  que  la  lumière  frappa 
le  premier  cadavre,  elle  recula  en  poussant  un  cri  de 
stupéfaction. 

—  Robert  de  Galleran  I  dit-elle. 

Puis  la  lanterne  s'échappa  de  ses  mains.  Elle  se 
précipita  comme  une  folle  sur  le  second  corps  en  criant  : 


PARIS  455 

—  Fernand  I  on  m*a  tué  mon  Fernand  I 

—  Pas  possible  I  dit  le  bonhomme  Bistouri  qui  fut  sur 
le  point  de  remonter  l'escalier. 

Il  se  ravisa  et  vint  auprès  de  la  marquise  qui  ne  par- 
lait plus. 

—  Saviez-vous  que  celui-là  devait  être  ici?  demanda- 
t-il  en  montrant  Gallerau. 

—  Non,  répondit  Astrée. 

Un  sanglot  souleva  sa  poitrine  pendant  qu'elle  ajoutait: 

—  Fernand  I  mon  Fernand  I  c'est  moi  qui  l'ai  tué  I 

—  Est-ce  que  ce  Galleran,  demanda  encore  le  bon- 
homme, n'était  pas  un  ami  du  docteur? 

La  marquise  restait  muette.  Jean  Touril  lui  secoua 
le  bras. 

—  Il  ne  s'agit  pas  de  pleurnicher,  dit-il  ;  je  sais  par 
où  me  sauver,  moi,  je  vous  en  préviens  ;  mais  vous,  au 
haut  de  cet  escalier,  vous  trouverez  peut-être  la  guil- 
lotine I 

Astrée  se  redressa  et  répéta  le  dernier  mot  : 

—  La  guillotine  I 

—  J'ai  idée,  poursuivit  le  vieillard,  que  nous  sommes 
pris  dans  notre  propre  piège.  Vous  aviez  amené  Fernand 
pour  tuer  le  grand  Rostan,  n'est-ce  pas? 

—  Oui,  répliqua  Astrée,  je  l'avais  amené  pour  cela. 
Un  grognement  sourd  se  fit  entendre  au-dessus  de 

leurs  têtes.  Jean  Touril  éteignit  la  lanterne  ;  mais  il 
n'était  plus  temps  ;  la  trappe,  violemment  fermée, 
retomba  avec  bruit. 

En  même  temps,  au  milieu  de  la  nuit  noire,  un  petit 
éclat  de  rire  sec  et  strident  retentit. 

—  Grignotte,  fit  Jean  Touril,  où  es-tu? 

—  Sous  la  trappe,  patron. 

—  C'est  toi  qui  l'as  fermée  ? 

—  Non,  c'est  le  grand  qui  est  venu  avec  la  dame.  Il  a 


456  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

entendu  que  vous  disiez  comme  ça  que  vous  en  aviez 
amené  uu  autre  pour  le  tuer  ;  il  a  juré  et  il  a  fermé  la 
trappe.  Tenez,  le  voilà  qui  met  quelque  chose  dessus 
pour  pas  qu'on  l'ouvre. 

On  entendit  en  effet  le  bruit  d'un  objet  pesant  qui 
tombait  sur  le  bois  de  la  trappe. 

11  y  eut  un  silence  dans  la  cave.  La  marquise  était 
atterrée.  Jean  Touril,  tâtonnant  et  s'aidant  de  ses  mains, 
remonta  l'escalier. 

—  Et  toi,  petiote,  dit-il,  pourquoi  es-tu  ici? 

—  Parce  qu'il  y  a  des  soldats  dans  la  cour,  répondit 
l'enfant  sans  hésiter. 

La  marquise  cacha  sa  tête  entre  ses  mains.  Le  bon- 
homme redescendit  quatre  à  quatre,  au  risque  de  se 
rompre  le  cou.  Il  s'était  préalablement  assuré  que  Gri- 
gnotte  n'était  pas  au  haut  de  l'escalier  et  qu'elle  avait 
menti. 

—  Petiote,  reprit-il  d'un  ton  caressant,  veux-tu  gagner 
une  grosse  pièce  I 

Mais  Grignotte  était  dans  son  trou  persuadée  que  si  le 
bonhomme  l'attrapait,  elle  passerait  un  mauvais  quart 
d'heure. 

—  Il  fait  noir  comme  dans  un  four,  se  dit  Jean  Touril; 
je  puis  bien  me  sauver  sans  que  personne  me  voie.  Mais 
si  on  trouve  la  coquinette  ici,  elle  parlera  ;  on  cherche- 
ra... Je  donnerais  un  louis  d'or  pour  mettre  la  main  sur 
ce  démon  de  Grignotte! 

Grignolte,  à  l'abri  dans  son  trou  de  mine,  prit  une 
bonne  prise  de  tabac,  n'ayant  plus  de  marrons. 

—  C'est  bien  fait I  pensait-elle;  je  n'aime  pas  celles 
qui  ont  des  robes  de  soie,  quoique  je  veux  en  avoir 
quand  je  serai  grande. 

Jean  Touril  revint  à  Astrée.  Il  avait  bien  réiléchi,  et 
la  conclusion  avait  été  : 


PARIS  457 

—  Il  fait  noir  :  elle  ne  verra  pas  les  marmites  en 
passant. 

—  Ma  pauvre  bonne  petite,  dit-il,  te  voilà  finie.  Moi 
aussi,  car  tout  mon  avoir  est  là-bas,  sur  la  rue  des  Cou- 
ronnes, et,  une  fois  la  justice  ici,  j'aime  mieux  tout 
laisser.  Donne-moi  la  main,  nous  allons  sauver  notre 
peau,  et  puis  voilà  ! 

Astrée  donna  sa  main  sans  répliquer.  Jean  Touril  lui 
fit  traverser  la  cave  dans  toute  sa  longueur.  11  s'arrêta 
un  instant.  Astrée  entendit  un  bruit  sourd  dont  elle  ne 
put  s'expliquer  la  nature,  puis  l'ancien  reboutoux  lui  dit  : 

—  Baisse-toi. 

Il  la  poussa  en  avant  et  passa  après  elle.  Ils  étaient 
tous  les  deux  dans  la  cave  du  n°  35,  dont  Jean  Touril 
s'était  rendu  acquéreur.  Avant  de  replacer  la  pierre,  le 
bonhomme  appela  tout  doucement  : 

—  Grignotte  I 

Personne  ne  répondit.  Jean  Touril  ferma. 
Presque  aussitôt  après,  on  entendit  lever  la  trappe, 
puis  un  bruit  de  pas. 

—  Ils  chercheront  longtemps,  dit  Jean  Touril.  Gri- 
gnotte elle-même,  le  diable  incarné,  ne  sait  pas  où  nous 
sommes. 

La  marquise  n'avait  pas  prononcé  une  parole  depuis 
l'instant  où  la  trappe  s'étstit  refermée.  A  ce  moment  où 
elle  cherchait  quelque  chose  pour  s'asseoir,  car  ses 
jambes  manquaient  sous  elle,  le  hasard  lui  fit  heurter 
une  des  marmites  qui  tomba  et  se  brisa.  Elle  se  baissa 
vivement.  Ses  deux  mains  se  baignèrent  dans  l'or  épar- 
pillé qui  tinta. 

—  Ahl  fit  Jean  Touril  en  se  jetant  sur  elle,  ceci  est  ta 
mort.  Tu  ne  sortiras  pas  d'ici  I 

Astrée  avait  bondi  sur  ses  pieds.  Elle  poussa  un  cri 
de  joie. 

II  39 


458  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

—  Tout  est  là  I  dit-elle,  et  tout  est  à  moil 

Elle  fit  craquer  la  détente  d'un  pistolet  qu'elle  tenait 
à  la  main.  Jean  Touril  se  coucha  par  terre  et  ouvrit  son 
couteau.  C'était  un  duel  sans  merci  qui  allait  avoir  lieu. 

Les  pas  qu'on  avait  entendus  dans  la  cave  voisine 
étaient  ceux  du  grand  Rostan  \  mais  Astrée  et  Jean 
Touril  ne  s'occupaient  plus  de  cela.  Ils  se  cherchaient. 
Astrée  avait  recouvré  toute  sa  vaillance  avide.  Elle  avait 
porté  le  deuil  de  Fernand  pendant  trois  minutes,  c'était 
assez.  11  y  avait  de  l'or  sous  ses  pieds,  elle  voulait  vivre. 
La  fièvre  de  sang  la  prenait.  Cette  cave  obscure  était 
pour  elle  toute  pleine  de  trésors  qu'il  fallait  conquérir. 

Jean  Touril,  le  cœur  serré,  les  mains  crispées,  comp- 
tait bien  ne  frapper  qu'un  coup. 

Il  avançait  en  rampant.  Astrée,  debout  sur  une  pierre, 
attendait. 

Quand  le  grand  Rostan  s'était  éveillé  de  cet  anéantis- 
sement qui  l'avait  terrassé  tout  à  coup,  la  chambre  de 
Nieul  était  déserte.  Il  vit  à  côté  de  lui  le  pistolet  à  vent 
dont  il  n'avait  pu  se  servir.  Il  le  repoussa  du  pied.  Un 
vague  souvenir  lui  vint.  Il  appela  Nieul  ;  Nieul  dormait. 
Le  docteur  avait  disparu. 

François  Rostan  parvint  à  se  mettre  sur  ses  jambes. 
L'idée  de  fuir  le  tenait,  mais  il  était  comme  paralysé. 
D'ailleurs,  il  ne  savait  pas  le  chemin.  Il  appela  Jean 
Touril  et  Astrée.  Un  silence  profond  régnait  aux  alentours. 

Il  se  traîna  jusqu'à  la  première  chambre.  Sur  le  seuil 
de  celle-ci  il  entendit  un  bruit  de  voix.  La  trappe  était 
ouverte.  Il  se  pencha  pour  écouter  au  momcmt  où  Astrée 
avouait  à  l'ancien  reboutoux  le  motif  de  la  présence  de 
Fernand.  Les  idées  de  Rostan  étaient  dans  un  étrange 
désordre  ;  néanmoins,  il  comprit  qu'on  avait  voulu 
l'assassiner. 


PARIS  4  59 

Il  y  avait  longtemps  que  la  pensée  de  punir  Astrée 
était  venue  pour  la  première  fois  à  son  esprit.  A  cette 
heure  de  trouble,  l'image  de  Madeleine  et  de  ses  enfants 
passa  devant  ses  yeux  comme  un  rcve  éploré.  Il  ne  son- 
gea plus  à  fuir.  Il  assujettit  la  trappe  fermée  avec  une 
pierre  de  taille  qu'il  trouva  dans  la  cour. 

-T-  Comme  cela,  se  dit-il,  la  Morgatte  est  prisonnière. 

La  Morgatte  I  le  démon  qui  l'avait  tenté  quand  il  était 
jeune  et  heureux! 

Son  idée  fixe  était  désormais  de  trouver  une  arme. 

Et  il  pensait  : 

—  Si  je  ne  trouve  rien,  je  l'étranglerai  de  mes  propres 
mains  ! 

Il  retourna  dans  la  chambre  de  Nieul,  et  la  première 
chose  qui  frappa  ses  regards  fut  la  bouteille  d'eau-de-vie 
à  demi  pleine.  Ses  regards  brillèrent.  Il  mit  le  goulot 
dans  sa  bouche  et  ne  lâcha  prise  que  quand  le  flacon 
renversé  ne  contint  plus  une  seule  goutte  de  liquide.  Le 
sang  revint  à  ses  joues  pâlies  ;  son  jarret  se  tendit;  sa 
haute  taille  se  redressa. 

Il  y  avait  une  énorme  bûche  posée  contre  la  fenêtre 
pour  en  maintenir  les  châssis  branlants,  François  la 
saisit  et  la  brandit  au-dessus  de  sa  tête. 

Son  arme  était  trouvée. 

D'un  coup  de  pied,  il  dérangea  la  pierre  placée  sur  la 
trappe.  C'était  un  Hercule,  que  cet  homme,  quand 
l'ivresse  lui  rendait  pour  un  instant  son  ancienne  vi- 
gueur. Et  cependant,  à  un  bruit  léger  qu'il  entendit 
derrière  lui  dans  la  cour,  la  bûche  s'échappa  de  ses 
mains,  tant  il  avait  peur  de  Sulpice.  11  sentait  bien  que 
la  vue  de  Sulpice  le  réduirait  à  l'impuissance. 

Mais  Sulpice  n'était  pas  là. 

Le  grand  Rostan  ouvrit  la  trappe  et  descendit  les 
degrés  de  la  cave.  Quand  il  fut  au  bas  de  l'escalier,  la 


460  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

profondeur  de  cette  nuit  l'étonna.  Il  essaya  de  se  diriger 
à  tâtons  et  rencontra  partout  le  vide. 

—  PstI  fit-on  à  quelques  pas  de  lui. 

Il  s'élança  en  brandissant  sa  bûche.  La  muraille  lui 
barra  le  passage. 

Il  y  eut  derrière  lui  un  éclat  de  rire  contenu  et 
moqueur. 

—  Ecoutez-moi  et  ne  répondez  pas,  dit  une  voix  aigre- 
lette, je  vais  allumer  la  lanterne.  Restez  tranquille. 

Rostan  ne  connaissait  pas  cette  voix.  Il  ne  bougea  plus. 

Une  allumette  chimique  flamba,  puis  fuma,  puis  en- 
core le  bout  de  bougie  s'alluma  dans  la  lanterne  du  père 
Bistouri  qui  était  restée  sur  le  sol  de  la  cave,  au  bas  de 
l'escalier. 

Rostan  vit  une  petite  fille  en  haillons  qui  le  regardait 
en  riant.  Il  demanda  tout  de  suite  : 

—  Où  sont-ils? 

La  petite  fille  mit  un  doigt  sur  sa  bouche.  En  deux 
sauts,  elle  fut  dans  le  coin  de  la  cave  où  l'ancien  rebou- 
roux  avait  naguère  rangé  ses  marmites  pleines  d'or. 
Elle  fit  signe  à  Rostan  de  la  suivre.  Celui-ci  obéit  ma- 
chinalement. 

Griguotte,  riant  toujours  et,  d'un  air  plus  malin,  lui 
montra  une  cheville  de  fer,  enfoncée  dans  une  des 
pierres  du  mur  : 

—  Il  a  oublié  cela  1  dit-elle,  on  ne  s'avise  jamais  de  tout. 
Rostan  regarda  la  cheville.  Il  ne  comprenait  pas. 

—  Ils  sont  là,  reprit  la  petite. 

En  même  temps  elle  tira  sur  la  cheville  et  se  rejeta 
vivement  en  arrière. 

La  pierre  tomba.  Rostan,  à  la  faveur  de  la  lanterne 
dont  Grignotte  dirigeait  l'âme  dans  le  trou,  entrevit 
ïouril  et  la  marquise  :  la  marquise,  armée  de  son  pisto- 
let, Touril  le  couteau  à  la  main. 


PARIS         •  461 

Rostaii  se  précipita  tète  baissée.  Du  premier  coup  de 
bûche  il  étendit  Touril  écrasé  à  ses  pieds.  Du  second,  il 
broya  la  tête  de  la  Morgatte.  Mais,  avant  que  la  bûche 
ne  retombât,  le  pistolet  fit  feu,  et  Rostan  s'affaissa  sur 
lui-même  avec  une  balle  dans  le  cœur. 

Après  ce  grand  bruit,  la  cave  s'emplit  d'un  silence 
terrible. 

Grignotte  s'était  enfuie. 

La  lanterne,  posée  à  terre,  jetait  son  rayon  oblique 
sur  les  jambes  du  grand  Rostan  dont  le  cadavre  barrait 
l'ouverture. 

Au  bout  de  quelques  minutes,  on  eût  pu  voir  une 
grande  ombre  sortir  des  ténèbres  de  la  cave,  derrière  la 
lanterne,  et  se  dessiner  confusément  sur  le  noir. 

L'ombre  se  pencha  et  prit  la  lanterne,  qui  éclaira  len- 
tement et  tour  à  tour  les  visages  des  trois  morts  :  Touril 
au  fond  ;  sur  le  devant,  la  Morgatte,  dont  la  belle  tête 
déshonorée  semblait  reposer  sur  le  sein  du  grand  Rostan. 

Ainsi  Sulpice  le  pàtour  avait  vu  autrefois  trois  cadavres 
groupés  pareillement  sur  la  grève  de  Fréhel. 

C'était  encore  Sulpice.  Il  regarda,  puis  s'éloigna  d'un 
pas  lent  et  grave. 

Grignotte  reparut  alors,  Grignotte  l'héritière! 

Elle  commença  d'emporter  l'or  à  plein  tablier.  Quand 
le  jour  vint,  furtif  et  faux,  par  le  soupirail,  il  éclaira  les 
trois  corps  morts,  et  une  rangée  de  marmites  vides... 


II  39* 


XXIV 


FERME  LES  YEUX,  OUVRE  LA  BOUCHE. 


Chiffon  et  Le^riot,  voilà  deux  petites  gens  qui  étaient  à 
mille  lieues  de  ces  tragédies  !  Loriot  avait  eu  des  hauts 
et  des  bas  dans  son  existence  parisienne  ;  mais  Chiffon,  à 
part  les  douleurs  du  premier  jour,  n'avait  trouvé  que  du 
bonheur  sur  sa  route.  Elle  savait,par  le  manuscrit  de  cette 
pauvre  belle  Solange  et  aussi  par  les  récits  de  Virginie, 
amante  d'Ethelred,  que  Paris  est  tout  parsemé  d'écueils. 
Mais,  pour  elle,  ces  écueils  s'étaient  complaisamment 
cachés  sous  des  roses.  La  fortune  l'avait  prise  par  la 
main,  comme  une  favorite,  pour  la  conduire  dans  des 
chemins  toujours  jonchés  de  fleurs. 

C'était  pour  Chiffon  que  Paris  était  bien  vraiment  un 
paradis  ! 

Elle  faisait  ce  qu'elle  voulait  du  matin  jusqu'au  soir. 
Tout  lui  souriait,  tout  lui  obéissait  ;  son  caprice  avait 
force  de  loi  ;  elle  était  l'enfant  gâté  de  tout  le  monde. 
Ce  bon  roi  Truffe  surtout  était  fou  d'elle  et  lui  répétait 
tant  qu'il  pouvait  qu'elle  serait  la  femme  de  Jean  de 
Rostan,  duchesse  et  plus  riche  qu'une  reine. 

Il  n'était  pas  dans  la  nature  de  Chiffon  de  se  laisser 
éblouir  :  elle  était  trop   brave   pour    cela,  d'abord  :  en 


PARIS  463 

second  lieu,  elle  ue  connaissait  pas  encore  assez  le 
prix  des  biens  de  ce  monde.  11  faut  des  points  de  com- 
paraison pour  produire  l'ivresse  morale.  Chiffon  avait 
fait  du  premier  coup  un  tel  bond  qu'elle  ne  se  rendait 
nul  compte  de  l'intervalle  franchi. 

Elle  se  laissait  taire.  On  lui  avait  donné  des  maîtres. 
Elle  apprenait  à  lire  et  à  écrire,  elle  apprenait  le  fran- 
çais ;  elle  savait  déjà  la  sabotouse  de  Lamballe  sur  le 
piano,  et  son  professeur  trouvait  ce  chant  très-original. 

Chiffon  s'occupait  considérablement  de  son  futur  mari, 
Jean  de  Rostan.  Elle  n'avait  pas  revu  Fernand  depuis 
cette  première  soirée  passée  chez  le  roi  Truffe  ;  mais 
comme  celui-ci  parlait  sans  cesse  de  Jean  de  Rostan  et 
que,  pour  elle,  ce  nom  s'appliquait  à  Fernand,  elle  ne 
pouvait  manquer  de  penser  à  lui  du  matin  jusqu'au  soir. 
Fernand  avait  fait  sur  elle  une  impression  des  plus  favo- 
rables. Elle  le  trouvait  beau,  brillant,  gracieux.  Chaque 
fois  qu'elle  entrait  au  salon,  elle  était  tout  émue.  Fer- 
nand devait  être  là.  Fernand  n'y  était  pas  ;  Chiffon 
devenait  rêveuse  et  se  demandait  :  pourquoi  ne  le  voit- 
on  plus? 

L'idée  ne  lui  était  pas  venue  de  refuser  la  main  de  Fer- 
nand, il  faut  bien  l'avouer.  Peut-être  ses  méditations 
n'avaient-elles  pas  été  jusque-là. 

Car,  la  chose  certaine,  c'est  qu'elle  pensait  à  Loriot, 
son  aivA,  bien  plus  souvent  encore  qu'à  M.  Fernand. 

Nous  ne  nous  chargeons  point  de  résoudre  logique- 
ment ces  inconséquences  d'un  petit  cœur  de  fillette  : 
Comment  saurions-nous,  puisqu'elles  ne  savent  pas  elles- 
mêmes  ? 

Le  matin,  Roblot,  as.tiqué  comme  il  faut,  venait  faire 
lum  petite  visite  à  mademoiselle  Marie  de  Rostan.  Vir- 
ginie l'introduisait.  C'était  l'heure  du  rapport  ;  Roblot 
racontait  ce  que  Loriot  avait  fait  la  veille.  Ce  n'était  pas 


464  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

très- varié.  Loriot  aurait  eu  bonne  envie  de  se  conduire 
en  franc  mauvais  sujet,  mais  la  science  lui  manquait.  Il 
mangeait  comme  un  petit  ogre,  il  buvait  tout  ce  qu'il 
pouvait:  il  allait  se  promener  le  jour  avec  sa  canne,  le 
soir,  il  s'endormait  au  spectacle  :  la  bourse  de  Ghiffoii 
subvenait  à  ces  loisirs. 

Et  Loriot  restait  convaincu  qu'une  princesse  étrangère, 
amoureuse  de  lui,  le  comblait  de  bienfaits. 

Nous  savons  qu'il  n'était  pas  très-fier.  Sa  conscience 
restait  en  repos. 

Ce  soir,  mademoiselle  Marie  de  Rostan  n'avait  fait 
qu'une  apparition  dans  le  salon  du  roi  Truffe.  Le  bon- 
homme lui  avait  donné  à  entendre  que  les  accordailles 
étaient  proches.  Il  avait  même  parlé  de  contrat.  Pour  la 
première  fois.  Chiffon  se  sentit  le  cœur  serré  à  la  pensée 
de  ce  mariage.  L'image  de  Loriot  vint  se  placer  entre 
elle  et  Jean  de  Rostan.  Elle  quitta  le  cercle  tout  de  suite 
après  le  dîner,  et  se  réfugia  dans  sa  chambre. 

A  table,  elle  n'avait  rien  mangé.  Virginie  voulut  lui 
parler,  elle  renvoya  Virginie.  Elle  s'accouda  contre  sa 
table  à  ouvrage  et  se  mit  à  pleurer. 

—  Solange  va  se  marier  aussi,  se  disait-elle.  Pourquoi 
Solange  est-elle  si  gaie  et  si  heureuse? 

Elle  se  sentait  triste  jusqu'au  découragement. 
Un  sourire  perça  pourtant  parmi  ses  larmes,  mais  ce 
fut  l'affaire  d'un  instant. 

—  Loriot  est  trop  jeune,  se  dit-elle  encore,  répondant 
à  sa  propre  pensée  :  c'est  un  enfant...  on  ne  peut  pas 
épouser  un  enfant  I 

Voyez  pourtant  quel  travail  s'était  fait  chez  Chiffon- 
nette  I  Jadis,  ces  scrupules  si  sages  ne  lui  seraient  certes 
point  venus. 

Au  bout  d'une  demi-heure,  elle  sonna  Virginie. 

—  Je  voudrais  parler  à  monsieur,  dit-elle. 


PARIS  465 

On  désignait  ainsi  Sulpice  dans  la  maison. 

—  Ça  se  trouve  mal,  répliqua  Virginie,  monsieur  est 
sorti. 

—  Kt  ma  cousine  Irène? 

—  Sortie  aussi. 

—  Va  me  chercher  Roblot. 

—  Je  ne  l'ai  pas  vu  depuis  hier  soir.  11  n'a  pas  diné  à 
l'office. 

Chiffon  frappa  du  pied.  Elle  fit  signe  à  Virginie  de 
sortir.  Celle-ci  riait  sous  cape  :  elle  était  vengée. 
Avant  qu'elle  n'eût  repassé  le  seuil,  Chiffon  s'écria  : 

—  Mon  Dieu  I  mon  Dieu  I  que  je  suis  malheureuse  ! 
Virginie  s'arrêta  court. 

—  Malheureuse  !  répéta-t-elle,  est-il  possible  I  Mais  la 
nature  humaine  est  un  problème  éternellement  inexpli- 
cable !  Dans  la  fausse  Irma^  il  y  a  comme  cela  une  jeune 
princesse  qui  s'ennuie  parce  qu'elle  a  trop  de  chance. 

—  Venez  ici,  Virginie,  interrompit  tout  à  coup  Chiffon, 
Et  quand  Virginie  fut  près  d'elle.  Chiffon  ajouta  en  la 

regardant  fixement  : 

—  M'aimez-vous? 

La  plus  lettrée  des  chambrières  répondit  en  mettant 
la  main  sur  son  cœur  : 

—  J'ai  vu  dans  des  livres  bien  des  caméristes,  bien 
des  confidentes,  bien  des  demoiselles  de  compagnie, 
mais  je  n'en  ai  pas  trouvé  une  seule  dont  le  dévouement 
sincère  et  profond  puisse  être  comparé  au  mien. 

Chiffon  s'était  levée.  Elle  semblait  prise  d'hésitation. 

—  Bien  sûr  qu'elle  va  faire  quelque  fredaine,  se  dit 
Virginie  ;  tant  mieux  1 

—  Habille-moi  I  commanda  tout  à  coup  Chiffon. 

—  Bon  !  pensa  Virginie,  une  frasque  I  Bravo  I  Si  elle 
pouvait  avoir  l'idée  d'aller  au  bal  Montesquieu  1 


4GG  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

—  Quelle  robe  va  mettre  mademoiselle  ?  demanda-t- 
elle  tout  haut. 

—  Ma  plus  belle  robe. 

—  Quels  bijoux? 

Chiffon  rougit  jusqu'aux  oreilles.  Virginie  ne  fit  qu'un 
saut  jusqu'à  l'écrin  et  l'ouvrit. 

—  Laissez  cela  I  s'écria  Chiffon. 
Mais  il  était  trop  tard. 

—  Que  mademoiselle  se  rassure,  dit  Virginie  en  pin- 
çant la  lèvre  ;  on  a  quelquefois  des  besoins  d'argent.  Les 
bijoux  de  mademoiselle  lui  appartenaient;  elle  avait  le 

droit... 
— Taisez-vous  !  interrompit  Chiffon. 

—  Je  n'ai  pas  dit  cela  pour  blesser  mademoiselle... 

—  Taisez-vous  I 

Chiffon  se  rassit  auprès  du  foyer.  Sa  fantaisie  était 
passée  ;  mais  sa  fantaisie  revint. 

—  Voyons  1  s'écria-t-elle,  je  suis  bien  bonne  de  m'oc- 
cuper  de  cette  fille  I  Je  suis  ma  maîtresse.  Si  on  n'est  pas 
content  de  moi,  on  me  renverra,  voilà  tout!  Ma  robe! 

Virginie,  souple  comme  un  gant,  lui  passa  une  char- 
mante robe  de  soie.  Chiffon  s'était  fait  coiffer  avant  le 
dîner.  La  toilette  fut  achevée  en  un  clin-d'œil  ;  Chiffon 
se  regarda  dans  sa  glace  et  fut  consolée. 

—  Mademoiselle  est  toujours  délicieusement  jolie,  dit 
Virginie  ;  mais  ce  soir... 

—  Ce  soir,  je  ne  suis  pas  mal,  avoua  mademoiselle 
Marie  de  Rostan  qui  sourit  à  sa  psyché. 

—  Mademoiselle  a-t-elle  des  ordres  à  me  donner  ? 
Chiffon  fit  une  pirouette  et  répondit  : 

—  J'ai  une  faim  de  loup  î 

Virginie,  étonnée,  crut  avoir  mal  entendu. 

—  C'est  pour  souper  dans  sa  chambre  toute  seule  que 
mademoiselle  s'est  habillée?  demanda-t-elle. 


PARIS  467 

—  Oui,  répondit  Chiffon,  souriant  et  rougissant;  c'est 
pour  souper...  mais  pas  toute  seule. 

Virginie  enfla  ses  joues. 

—  Ah  I  fit  elle,  je  comprends. 

—  Que  comprends- tu? 

—  Il  va  venir  quelqu'un. 

—  Du  tout.  Tu  vas  aller  le  chercher. 

—  Qui  donc  ? 

—  Ecoutez-moi  bien  d'abord,  ma  fille,  dit  Chiffon 
d'un  ton  résolu  :  que  vous  me  trahisssiez  ou  non,  cela 
m'est  parfaitement  égal. 

—  Moi  I  vous  trahir  I  se  récria  Virginie. 

—  Bieîi  !  bien  I  mettons  que  vous  ne  me  trahirez 
point...  en  ce  cas-là,  je  vous  donnerai  une  robe.  Je  veux 
souper  ce  soir  avec  mon  Loriot. 

—  Avec...  balbutia  la  chambrière. 

—  Je  le  veux  !  c'est  une  chose  arrêtée. 

—  Assurément,  il  ne  m'appartient  pas...  commença 
Virginie. 

—  La  paixl  hiterrompit  Chiffon  impérieusement. 
Virginie  acheva  nonobstant  : 

—  J'allais  dire  que  mademoiselle  a  raison,  parfaite- 
ment raison. 

—  A  la  bonne  heure  I 

Virginie  sortit  un  instant  et  rentra  avec  son  chàle  et 
son  chapeau.  Elle  trouva  Chiffon  au  coin  de  la  cheminée, 
la  tète  appuyée  sur  la  main. 

—  La  réflexion  peut  venir,  pensa-t-elle.  Chauffons! 

—  Où  faut-il  aller  chercher  ce  monsieur  ? 

—  Ce  n'est  pas  un  monsieur,  repartit  sèchement  Chif- 
fon ;  c'est  mon  Loriot. 

—  Où  faut-il  aller  le  chercher.  ? 

—  Nous  avons  le  temps.  Dis-moi  donc  un  peu... 

—  Quoi,  mademoiselle? 


458  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

—  Mais  tu  n'en  sais  pas  plus  long  que  moi... 

—  Peut-être. 

—  Voyons,  si  tu  voulais  inviter  quelqu'un  à  souper? 

—  J'irais  au  restaurant. 

—  Non,  dit  Chiffon  qui  était  sérieuse,  je  ne  peux  pas 
aller  au  restaurant  avec  mon  Loriot. 

—  Attendez  donc,  mademoiselle,  vous  ne  me  laissez 
pas  finir.  J'irais  au  restaurant,  je  commanderais  tout  ce 
qu'il  me  faut,  et  je  le  ferais  apporter  chez  moi. 

Chiffon  trouva  l'idée  si  bonne  qu'elle  en  sauta  de  joie. 

—  Eh  bien!  dit-elle,  c'est  cela.  Tu  vas  aller  d'abord 
au  restaurant.  Tu  diras  au  garçon  d'entrer  par  la  porte 
de  ta  chambre  qui  donne  sur  le  carré. 

—  C'est  que,  fit  Virginie,  ma  réputation... 

—  Est-ce  qu'on  perd  sa  réputation  pour  cela?  demanda 
de  bonne  foi  Chiffon. 

—  Au  fait,  répartit  la  camériste,  une  partie  fine  n'est 
pas  un  crime.  Je  me  dévoue,  mademoiselle:  que  faut-il 
commander  au  restaurant? 

Chiffon  ouvrit  la  bouche  vivement  pour  répondre, 
puis  elle  baissa  les  yeux  comme  si  la  honte  l'eût  prise 
tout  à  coup. 

—  Je  demandais  à  mademoiselle...  reprit  Virginie. 

—  J'ai  bien  entendu,  interrompit  Chiffon. 

Puis  elle  ajouta  tout  bas,  ne  pouvant  s'empêcher  de  rire  : 

—  Ça  m'est  égal,  pourvu  qu'il  y  ait  du  rôti,  du  bouilli 
du  ragoût,  de  la  soupe,  des  pommes  de  terre  et  une 
omelette  au  lard  I 

C'était  le  menu  religieusement  reproduit  de  ce 
fameux  souper  que  Chiffon  et  son  ami  Loriot  n'avaient 
pas  mangé  à  l'auberge  de  Maintenon.  Tout  y  était; 
môme  cet  aimable  désordre  qui  n'était  point  un  effet 
de  l'art  et  où  la  gloutonnerie  naïve  des  deux  petits  Bre- 
tons avait  placé  le  potage  entre  le  ragoût  et  les  légumes. 


PARIS  4G9 

Virginie  garda  son  sérieux,  mais  elle  cl  il  : 

—  C'est  tout  de  même  un  drôle  de  souper  ! 

Elle  ne  savait  pas  quel  assaisonnement  le  souvenir 
devait  prêter  à  cet  iudigeste  menu. 

—  Bah  !  fît  Chiffon  en  quittant  le  coin  de  la  cheminée 
pour  mettre  son  dos  an  feu  comme  un  petit  homme,  fais 
apporter  ce  que  tu  voudras  :  du  gibier,  des  trufïes,  du 
vin  de  Champagne. 

—  A  la  bonne  heure,  dit  à  son  tour  Virginie. 

—  11  est  gourmand,  poursuivit  Chiffon,  règle-toi  là- 
dessus,  et  ne  fais  pas  attendre  ! 

Virginie  promit  de  se  hâter  et  partit.  Mademoiselle 
Marie  de  Rostan  la  suivit  jusque  sur  l'escalier  pour  lui 
recommander  de  prendre  une  voiture  et  de  brûlerie  pavé. 

Dès  que  Virginie  eût  disparu,  Chiffon  perdit  son  assu- 
rance et  devint  toute  pensive.  Cette  idée  mondaine,  qui 
s'exprime  par  le  verbe  réfléchi  se  compromettre^  n'était 
jamais  entrée  dans  son  esprit.  Chiffon  n'avait  jamais 
compté  qu'avec  sa  conscience.  Or,  sa  conscience  arrivait 
à  se  civiliser.  La  conscience  des  filles  de  la  lande  n'est 
pas  la  même  que  la  conscience  des  demoiselles  de  nos 
faubourgs  élégants.  Examinez  une  églantine  des  champs 
et  cette  fleur  splendide  qu'on  nomme  rose-camellia,  vous 
comprendrez  le  pouvoir  prodigieux  delà  culture  :  encore 
mieux  si  vous  mangez  une  de  nos  poires  sauvages  de 
Basse-Normandie,  après  avoir  dégusté  un  noble  beurré 
gris. 

l^a  conscience  de  Chiffon  grondait  un  i)eu  et  tout  bas. 
Peut-être  trouverez-vous  que  ce  n'était  pas  assez.  C'était 
l)e.'>:]coup.  Sans  la  greffe,  il  faudrait  un  siècle  pour  sucrer 
r.iin<'re  saveur  de  la  poire  sauvage,  et  l'éducHtioii,  (;ette 
greife  humaine,  n'avait  encore  rien  fait  pour  notre 
Chiffon. 

Elle,  eut   dniic,  nous  ne  dirons    pas    un    remords,  ni 


470  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

même  un  scrupule,  mais  un  petit  refroidissement  pour 
cette  triompliante  idée  de  souper  en  tète  à  tète  avec 
Loriot,  son  ami  : 
Mais  elle  se  dit  : 

—  Quoi  donc  l.  j'ai  un  mois  de  plus.  C'était  donc  mai, 
ce  que  nous  avons  fait  dans  la  meule  de  foin  ! 

Et  le  souvenir  de  ce  chaste  bonheur,  goûté  au  temps 
de  misère,  sous  cette  belle  étoile,  comme  on  l'appelle,  qui 
est  l'œil  de  Dieu,  la  réconcilia  avec  elle  et  avec  son  projet. 

Gela,  ne  vous  en  déplaise,  parce  qu'elle  était  innocente 
et  pure  comme  les  anges. 

Virginie,  cependant,  se  carrait  dans  un  fiacre.  Elle 
venait  de  commander  le  souper  chez  llisbec  et  se  rendait 
uu  domicile  de  l'heureux  Loriot. 

Virginie  faisait  au  fond  de  son  fiacre  des  réflexions 
rès-philosophiques  et  bâtissait  de  beaux  châteaux  en 
Espagne.  Elle  se  disait  : 

—  Quand  une  femme  de  cliambre  s'est  une  fois  rendue 
indispensable,  tout  va  bien.  J'ai  l'exemple  de  Justine 
dans  la  Reine  des  charmilles.  Elle  fait  tout  uniquement  sa 
fortune  en  découvrant  l'intrigue  de  la  princesse  Gornélie 
avec  Stéphen,  l'archer,  elelle  épouse  son  Grégory.  Que 
je  trouve  seulement  Elhelred,  et  je  suis  hors  d'embarras! 

Loriot  était  couché  dans  une  bonne  bergère.  Quand 
Virginie  sonna  à  sa  porte,  Loriot  se  demandait  s'il  irait  à 
rOdéou  ou  au  petit  Lazary.  Sa  première  pensée  fut  que 
Virginie  était  la  princesse  étrangère  qui  s'intéressait  à  lui. 

A'irginie  entra  d'un  air  digne  et  discret.  Loriot  eut 
peur.  Il  ne  savait  pas  encore  par'ler  aux  dames. 

Virginie,  qui  avait  vu  jouer  depuis  peu  la  7'o7fr  de 
JSesle  à  la  barrière  du  Montparnasse,  s'exprima  en  ces 
termes  choisis  :' 

—  Mon  gentilhomme,  ètee-vous  aussi  galant  que  bitn 
tourné?  aussi  brave  que  galant? 


PARIS  471 

—  Dame!  fit  Loriot,  je  ne  sais  point.  Que  voulez-vous, 
vous  ? 

—  Une  jeune  personne  noble  et  riche,  reprit  Virginie, 
vous  a  remarqué  :  voulez-vous  tenter  une  aveuture  ? 

Noblesse  oblige.  Loriot  avait  été  déjà  remarqué  par 
une  princesse.  Il  ne  voulait  point  déchoir. 

—  Quoi  qu'elle  est  celle-là?  demanda-t-il. 

—  Quoi  qu'elle  est,  répéta  Virginie,  scandalisée  de  ce 
langage  trivial,  est-il  possible  qu'un  jeune  homme  si 
gentil  ne  connaisse  pas  les  élégances  de  la  langue  fran- 
çaise! C'est  mademoiselle  Marie  de  ïlostan,  puisque  vous 
voulez  le  savoir. 

Loriot  remonta  sa  cravate.  Il  eut  un  mouvement  de 
bonne  joie,  mais  son  orgueil  l'emporta. 

—  Quoi  qu'elle  me  veut?  demanda-t-il  encore. 

Trois  jours  auparavant,  il  avait  passé  six  heures  les 
pieds  dans  la  boue,  la  tête  sous  la  pluie  pour  surprendre 
un  regard  de  Chiffon.  Mais,  depuis  ce  temps-là,  ses 
actions  avaient  monté.  Les  cadeaux  de  la  mystérieuse 
princesse,  rentière  ou  autre,  lui  tournaient  la  tête.  11  se 
disait  : 

—  Je  savais  bien  que  la  Chiffonnette  ne  pourrait  point 
se  passer  de  moi!  La  belle  affaire  que  d'être  mademoi- 
selle de  Roslan  !  Je  l'ai  été  :  c'est  pas  le  Pérou  ! 

—  A-t-on  vu  faire  des  questions  comme  ça  I  se  récria 
Virginie  ;  ce  qu'elle  vous  veut  ?  Eh  bien  I  elle  vous  invite 
à  souper,  voilà. 

—  Je  viens  de  diner,  répliqua  Loriot. 

Pour  le  coup,  Virginie  mit  le  poing  sur  la  hanche. 

—  Alors,  vous  refusez,  mon  petit  homme?  dit-elle  avec 
indignation  :  c'iîst  bien  fait  î  Quand  ou  va  chercher 
comme  ça  dans  les  chambres  garnies,  ou  mérite  d'être 
affronté.  Ah  !  Seigneur  Dieu!  Si  mon  Ethelred  me  fai- 


472  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

sait  une  chose  pareille.  Portez-vous  bien,  jeune  homme, 
vous  n'inventerez  jamais  la  poudre  I 
Elle  tourna  le  dos  et  prit  la  porte,  Loriot  la  rappela. 

—  Dites  donc,  fit-il,  la  domestique,  je  vais  y  aller  tout 
de  même,  quoique  je  n'aie  plus  faim.  Ousque  c'est? 

—  J'ai  une  voiture  en  bas,  repartit  Virginie,  qui 
ajouta  entre  ses  dents  :  Si  j'étais  mademoiselle  de  Ros- 
tan,  je  n'en  voudrais  pas  pour  mon  palefrenier  I 

Ils  montèrent  en  voiture.  Virginie  se  posa  gracieuse- 
ment et  drapa  comme  il  faut  les  plis  de  sa  robe.  Loriot 
s'éloigna  d'elle  le  plus  qu'il  put,  et  se  tint  droit  comme 
un  i  dans  le  coin  du  tiacre.  Jamais  Virginie  n'avait  vu 
dans  aucun  roman  un  jeune  homme  si  malhonnête. 

Quand  ils  arrivèrent  rue  de  Tournon,  les  garçons  du 
restaurant  étaient  à  la  porte  de  l'hôtel.  Loriot  descendit 
avec  sa  canne  et  son  lorgnon  ;  il  passa  la  main  dans  ses 
cheveux,  et  n'accorda  pas  même  un  regard  de  dédain  à 
celte  maison  en  construction  où  il  avait  passé  une  si 
mauvaise  nuit. 

—  11  ne  paierait  pas  seulement  le  sapin  !  pensa  Virgi- 
nie ;  ah  !  quel  paour! 

—  Montez  tous  avec  moi,  reprit-elle  tout  haut. 

Chiffon  attendait  à  la  porte  entr'ouverte  de  son  appar- 
tement. Au  bruit  qui  se  fit,  elle  rentra  en  toute  hâte  et 
s'assit  au  coin  de  sa  cheminée,  tâchant  de  prendre  un 
air  tranquille. 

—  Monsieur  de  Loriot!  annonça  méchamment  Vir- 
ginie. 

Le  cœur  de  M.  de  Lorit^t  battit  bien  fort,  mais  pas 
tant  que  celui  de  Chiffon,  qui  mettait  son  petit  pied  sur 
le  chenet  et  qui  faisait  l'indifférente.  Elle  se  retourna 
nonchalamment.  Je  crois  qu'elle  joua  un  peu  à  l'éven- 
tail. M.  de  Loriot  entra,  la  canne  à  la  main  et  le  lorgnon 
ù  l'œil  ;  oui,  en  si  peu  de  temps,  il  avait  appris  à  tenir 


PARIS  Û73 

son  lorgQon  dans  son  œil.  Nous  renonçons  à  peindre  son 
air  timide  et  à  la  fois  effronté. 
Virginie  était  restée  sur  le  seuil. 

—  Veillez  au  souper,  ma  fille,  dit  Chiffon. 

—  Et  fermez  la  porte,  la  fille  I  dit  Loriot. 

—  Où  faut-il  drosser  la  table?  demanda  Virginie. 

—  Dans  mon  boudoir.  Allez! 

—  Allez!  répéta  Loriot  qui  fit  le  moulinet  avec  sa 
canne  à  pomme  de  cornaline,  présent  de  la  princesse 
rentière. 

Chiffon  regardait  justement  cette  canne  du  coin  de 
l'œil,  et  le  pantalon  bien  pris,  et  les  bottes  vernies,  et  la 
redingotte  gaillardement  cambrée.  Loriot,  lui,  avait 
trouvé  une  glace  en  face  de  lui.  Gela  rempèchait  de  re- 
garder Chiffon.  / 

Au  bruit  de  la  porte  que  Virginie  refermait,  il  se  sen- 
tit un  malaise  par  tout  le  corps.  Que  faire  et  que  dire? 
Chiffon  attendait. 

Elle  attendit  une  grande  minute,  une  minute,  qui 
pensa  ne  point  finir.  Loriot,  planté  debout  à  trois  ou 
quatre  pas  d'elle,  suait  à  grosses  gouttes. 

—  Eh  bien  !  dit  enfin  Chiffon  avec  impatience. 

—  Bonjour  tout  de  même,  la  Cliiffonnette...  c'est-à- 
dire,  pardon-excuse...  bien  des  compliments,  mam'zelle! 
balbutia  Loriot  qui  perdait  plante. 

—  Asseyez-vous,  interrompit  Chiffon. 

Loriot  s'assit  sur  l'extrême  coin  de  la  chaise  qu'elle 
lui  montrait. 

Figurez-vous  qu'il  était  entré  là  avec  les  meilleures 
intentions  d'être  crâne  et  impertinent  au  besoin. 

—  Depuis  quand  garde-t-on  son  chapeau  sur  la  tête? 
demanda  Chiffon  en  fronçant  le  sourcil. 

Loriot  mit  son  chapeau  de  soie  entre  ses  jambes.  Chif- 
fon se  détourna  pour  sourire  à  la  vue  de  ces  belles  boucles 
II.  hO* 


474  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

blondes  qu'elle  avait  si  souvent  caressées  dans  son  en- 
fance. 

—  Pardon-excuse,  dit  tout  bas  Loriot;  autrefois,  vous 
ne  me  disiez  pas  de  tirer  mon  bonnet. 

—  Vous  avez  mené  une  jolie  vie  depuis  que  vous  êtes 
à  Paris  I  dit  sévèrement  la  fillette. 

—  DamI  répliqua  cet  humble  Loriot,  je  ne  vous  avais 
plus  pour  me  donner  de  bons  conseils. 

—  Est-ce  moi  qui  vous  ai  abandonné?  demanda  Chif- 
fon dont  la  voix  tremblait. 

Je  ne  sais  pas  si  Loriot  avait  réellement  envie  de 
pleurer,  mais  il  s'essuya  les  yeux.  Ghiôon  rapprocha  de 
lui  sa  bergère. 

—  Méchant  I^  fit-elle  avec  des  larmes  sur  la  joue. 

La  glace  était  rompue.  Quand  Virginie  vint  annoncer 
que  le  souper  était  servi,  Loriot,  étendu  sur  le  divan, 
battait  le  bout  de  ses  bottes  avec  sa  canne.  Il  avait  re- 
gagné cent  pour  cent.  Et  Virginie  l'entendit  appeler 
mademoiselle  Marie  de  Uostan,  la  Ghiffonnette  I 

—  V'ià  qu'est  mignon,  dit  Loriot,  en  entrant  dans  le 
boudoir. 

Chiffon,  qu'il  tenait  par  la  main,  se  tourna  vers  lui 
toute  contente. 

—  Mais,  ajouta  Loriot,  je  suis  encore  mieux  logé 
que  ça  I 

Virginie  haussa  les  épaules.  Loriot  lui  dit  avec  fierté  ; 

—  Payse  !  allez  voir  là-bas  si  j'y  suis. 

—  Quand  mademoiselle  me  donnera  ses  ordres...  vou- 
lut répliquer  Virginie. 

—  Allez  I  interrompit  Ghilïon  :  je  vous  sonnerai  quand 
j'aurai  besoin  de  vous. 

—  Eh  bien!  eh  bien  I  pensa  Virginie  en  se  retirant, 
voilà  qui  va  tout  seul!  C'est  comme  dans  les  Egarements 
de  Sidonkl  Le  docteur  paierait  peut-être  pour  savoir  ça. 


PARIS  47  5 

Je  vais  le  guetter.   C'est  dans  Tintérêt  de  la  morale. 
Loriot  s'assit  le  premier  et  noua  vaillamment  sa  ser- 
viette autour  de  son  cou. 

—  Voilà  un  gentil  souper,  dit-il,  mais  j'ai  dîné  chez 
Véfour... 

—  Ah  ça!  interrompit  Gliififon,  qui  se  piquait  de  nou- 
veau, tu  as  donc  bien  de  l'argent,  mon  Loriot? 

—  Mais  oui,  répliqua  celui-ci. 

—  Ça  t'est  venu  tout  d'un  coup,  car  j'ai  entendu  par- 
ler de  certaine  nuit  où  tu  avais  couché  dans  les  copeaux. 

Loriot  devint  tout  rouge. 

—  J'avais  trop  bul  dit-il,  aimant  mieux  se  vanter  d'un 
vice  que  d'avouer  sa  misère. 

—  Tu  bois  donc  toujours? 

—  Ah!  dam!  vois-tu,  Ghiffonnette,  quant  à  ça,  je  suis 
mauvais  sujet! 

—  Mais  cet  argent  que  tu  as? 
Elle  se  cachait  pour  sourire. 

—  Eh  !  eh  !  fit  Loriot,  Paris  est  aussi  le  paradis  des 
jolis  garçons,  ma  Ghiffonnette! 

—  Gonte-moi  donc  ça,  dit  Ghiffon  en  lui  servant  un 
verre  de  madère  après  le  potage. 

—  Peut-être  bien  que  ça  te  ferait  de  la  peine,  reprit 
Loriot. 

—  Moi?  Pourquoi  donc,  bon  Dieu? 

—  Dam  !  Tu  m'aimais  fameusement,  un  temps  qui  fut, 
la  Ghiffonnette! 

—  Et  toi? 

—  Moi,  je  t'aimais  bien,  mais  pas  tant. 

—  Mon  pauvre  Loriot  I  dit  Ghififon  en  touchant  son 
verre  de  ses  lèvres,  nous  étions  des  enfants. 

—  Çà,  c'est  vrai,  des  marmailles,  quoil 

—  Ça  me  fait  rire,  moi,  quand  je  songe  à  ce  temps-là. 

—  Moi  aussi,  ça  me  fait  rire. 


47C  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

Il  but  son  verre  de  madère.  S'il  riait,  ce  n'était  pas  de 
bon  cœur. 

—  Est-ce  que  t'aimes  quelqu'un  d'autre,  toi,  la  Ghif- 
fonnette  ?  demanda-t-il. 

—  Pardi I  répliqua  la  fillette. 

—  Ahl  fit  Loriot  ;  est-ce  que  je  le  connais? 

—  Oui  donc,  tu  le  connais  î 

—  Le  monsieur  Fernand,  peut-être? 

—  Juste  I 

Loriot  fit  la  grimace. 

—  Ohl  la  la  I  dit-il  ;  ah  I  mais  dam  I  celui-là,  si  j'étais 
femme,  que  je  ne  l'aimerais  donc  point  I 

—  Parce  que?  fit  Ghifi'on  en  jouant  le  mécontentement. 

—  Parce  qu'il  est  vilain  comme  tout!  et  pâlot I  et 
mièvre  1  et  blondasse  I 

Ghifî'on  le  regarda  d'un  air  moqueur. 

—  Tu  ne  sais  pas,  mon  Loriot,  dit-elle,  on  jurerait 
que  tu  es  jaloux  de  lui  î 

Pour  le  coup  Loriot  se  défendit  comme  un  beau  diable. 

—  Jaloux!  se  récria-t-il  avec  un  mépris  souverain, 
jaloux,  moi!  ahl  bien,  par  exemple!  Jaloux  pour  qui? 
jaloux  pour  quoi?  J'ai  ce  qu'il  me  faut,  ma  petite. 

Il  se  renversa  sur  sa  chaise  et  montra  qu'il  avait  appris 
à  se  servir  du  cure-dents. 

—  Ah!  fit  la  jeune  fille  moins  espiègle,  tu  as  aussi  ce 
qu'il  te  faut,  toi,  mon  Loriot? 

—  Pardi  ! 

—  Est-ce  que  je  la  connais? 

—  Non  point,  da! 

—  Est-elle  jolie? 

—  Si  ça  se  demande  î 

—  Est-elle  jeune? 

—  Je  crois  beni 

—  Où  l'as-tu  trouvée? 


PARIS  477 

—  T'es  curieuse  î 

—  Si  tu  ne  veux  pas  me  dire ... 

—  Ohl  dit  Loriot,  n'y  a  pas  d'affront.  C'est  point  moi 
qui  l'ai  trouvée,  c'est  elle. 

—  A'raiment!  elle  est  venue  chez  toi? 

—  Du  tout  I  elle  m'a  envoyé  un  monsieur  qu'a  sa  con- 
fiance, avec  de  l'or  et  de  l'argent,  et  tout. 

—  Et  tu  as  accepté?  fit  la  jeune  fille  en  fp.ignant 
l'étonnement. 

—  Puisqu'elle  est  princesse  et  rentière,  répondit  Lo- 
riot, et  que  c'est  pour  nous  épouser. 

Ici,  Chiffon  retint  un  sourire.  Mieux  que  personne, 
elle  était  à  même  de  découvrir  le  point  précis  où  Loriot 
cessait  de  dire  la  vérité. 

—  Voyons,  sois  franc,  reprit- elle,  l'as- tu  vue? 
Loriot  hésita  ;  puis,  il  répondit  : 

—  Eh  beni  non,  là,  je  ne  l'ai  point  vue,  mais  j'en  suis 
ben  amoureux  I 

—  Allons,  mon  petit  Loriot,  dit  Chiffon  gaiement  en 
tendant  son  verre  pour  trinquer  ;  tu  vois  bien  que  j'avais 
raison  autrefois.  Paris  est  un  pays  de  Cocagne.  Tu  vas 
épouser  ta  chacune,  moi,  je  vas  épouser  mon  chacun. 
Ta  femme  est  princesse,  mon  mari  sera  duc.  Ah  I  Jésus- 
Dieu!  qui  nous  aurait  dit  cela,  là-bas,  sur  la  grande 
route  ! 

—  Ousqu'il  y  avait  tant  de  crotte!  appuya  Loriot. 

—  Tu  pleurais,  mon  pauvre  Loriot. 

—  Toi,  tu  chantais  tout  de  même,  la  Chifïonnelte.  Tu 
valais  mieux  que  moi. 

—  C'est  qu'au  bout  du  chemin,  je  sentais  le  paradis 
des  femmes  I 

Loriot  soupira. 

—  Oui,  oui,  fit- il  tout  bas,  tu  vas  être  ben  heureuse. 

—  Et  toi? 


478  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

—  Moi,  je  n'ai  point  vu  la  princesse. 

—  Bahl  elle  est  belle,  jeune  et  riche.  Te  souviens-tu, 
quand  nous  arrivions  clans  les  fermes,  comme  nous  avions 
gTand'faim  ! 

—  Les  chiens  aboyaient...  n'y  avait  que  toi  pour  les 
faire  taire. 

Il  but  un  verre  de  vin  et  se  mit  à  songer. 
Chiffon  le  guettait  du  coin  de  l'œil. 

—  Nous  demandions  à  souper  et  à  coucher,  reprit- 
elle  ;  on  commençait  souvent  par  nous  refuser,  alors,  tu 
faisais  la  roue... 

—  Oui,  interrompit  Loriot,  et  on  nous  fermait  la  porte 
au  nez.  Fallait  ta  chansonnette  des  gars  de  Locminc 
pour  la  faire  rouvrir. 

—  Et  nous  dansions  la  sabotouse  de  Lamballe  ! 

—  Ou  la  litra  de  Ploërmel  ! 

—  Ou  bien  la  danse  des  battoux... 

—  Ou  bien  la  chevrette!  Olil  Jésus  mignon!  la  che- 
vrette ! 

Ciiiffon  se  leva  vive  et  souriante,  Loriot  aussi. 

—  Donne-moi  ta  main,  dit  Ghifïbn. 

—  Et  j'veux  ben,  répondit  Loriot. 
Et  les  voilà  partis  autour  de  la  table. 
Et  you,  loulou,  digue  digue  digue  don! 

Oh!  la  chevrette!  quiconque  n'a  point  sauté  la  che- 
vrette ignore  les  charmes  de  la  danse. 

On  parle  de  la  valse,  de  la  polka,  connaissez-vous  la 
chevrette? 

Terpsychore  l'inventa  elle-même  dans  un  voyage 
qu'elle  fit  à  Quimper,  à  Finsu  d'Apollon. 

Digue  digue  digue  don,  loulou. 

Des  pieds,  des  mains,  du  torse,  de  la  tête!  Oh!  là  là  ! 
les  gars  brillants  de  sueur,  les  filles  essoufflées,  la  pous- 
sière qui  se  lève  épaisse  comme  un  brouillard  de  no- 


I 


PARIS  479 

vembre!  Et  houp  I  le  plaisir!  Écoutez  l'orchestre  :  la 
bombarde  enrhumée  a  l'air  de  se  moquer  du  rhume 
éternel  du  biniou.  Flûtes  et  violons,  saluez! 

Mes  gars  !  ô  mes  gars  chevelus,  nouez  le  poignet  de 
vos  chemises  avec  de  belles  touffes  de  laine  bleue,  laissez 
sortir  de  la  pochette  béante  le  coin  du  mouchoir  de 
Chollet,  écrasez  les  pieds  des  filles,  prodiguez  les  coups 
de  poing  dans  le  dos  :  c'est  l'amour. 

Et  you  loulou  I  digue  digue  digue  dou  ! 

La  porte  s'ouvrit.  Chiffon  et  Loriot  s'arrêtèrent  hors 
d'haleine.  • 

—  C'est  moi,  dit  Yirginie  ;  je  venais  voir  si  vous 
n'aviez  pas  besoin  de  quelque  chose. 

—  De  rien.  Allez-vous-en,  dit  Chiffon. 

—  Et  plus  vite  que  ça,  domestique  î  ajouta  Loriot. 

Ils  tombèrent  tous  deux  sur  leurs  sièges.  Chiffon  versa 
à  boire. 

—  La  dernière  fois  que  ntms  l'avons  dansée...  com- 
meuça-t-elle  avec  un  grain  de  mélancolie. 

—  Ah  !  que  je  m'en  souviens  ben  !  s'écria  Loriot  ; 
c'était  à  Maintenon,  au  pied  de  la  grande  meule  de  foin. 

—  Et  nous  avions  bon  appétit. 

—  Avec  pas  grand'chose  pour  manger  :  du  pain  et  du 
fromage. 

—  Est-ce  que  tu  n'as  pas  faim  du  tout,  toi,  mon  Loriot? 

—  Si  fait,  v'ià  que  ça  me  vient.  11  me  semble  que  je 
souperais  de  bon  cœur,  si  tu  voulais  jouer  à  ce  que  tu 
sais  bien,  la  Chiffonnette. 

Ses  yeux  et  ses  joues  brillaient.  Corbleu!  cette  che- 
vrette ! 

—  A  quoi?  demanda  Chiffon  modestement. 

—  Comme  ce  soir-là,  répondit  Loriot,  à  fermer  les  yeux 
ouvrir  la  bouche. 


480  liE  PARADIS  DES  FEMMES 

—  Damel   fit   la  jeune,   fille,   c'est  que.    dans   notre 
position... 

—  Bah  I  rien  qu'un  petit  peu  I 

—  Allons,  dit  Chiffon,  mais  rien  qu'un  petit  peu! 
lis  s'attablèrent  devant  le  souper  à  peiiie  entamé. 

—  Qui  commence?  demanda  Chiffon. 

—  Toi,  répondit  Loriot,  comme  à  Maintenon. 

—  Voyons,  alors.  Ferme  les  yeux,  ouvre  la  bouche. 
Loriot  ferma  les  yeux.  ChifTon  mit  un  blanc  de  per- 
dreau sur  un  petit  morceau  de  pain. 

—  Voilà  la  première  bouchée  de  notre  fromage,  dit-elle. 
Loriot  mangea,  mais  il  ne  rouvrit  point  les  yeux.  11 

attendait  le  baiser. 

—  Eh  bien  dit-il,  après? 

—  C'est  à  ton  tour,  mon  Loriot. 

—  Ah!  fit  tristement  le  petit,  le  fromage  n'est  point  si 
bon  ici  qu'à  Maintenon. 

—  Comment  !  du  perdreau  ! 

—  Il  manque  la  sauce,  dit  Loriot. 

—  A  ton  tour,  répliqua  Chiffon,  feignant  de  ne  rien 
comprendre. 

Loriot  arrangea  une  belle  croûte  sur  laquelle  il  mit 
une  bouchée  de  chevreuil. 

—  V'ià  qu'est  aussi  du  fromage,  dit-il. 

Et  il  voulut  donner  le  baiser,  mais  Chiffon  se  recula. 

—  Alors  je  ne  joue  plus,  murmura  le  petit  gars  «jui 
avait  les  larmes  aux  yeux. 

—  Pourquoi  ça? 

—  l^arce  que  tu  ne  veux  ])Hs  jouer  le  jeu. 

—  Et  la  princesse?  denuinda  Chilioii  on  roniiajil  mali- 
gnement. 

—  Je  me  moque  de  la  princesse  î 

—  Si  j<3»nie,  si  ri<die,  si  b(41e! 


PARIS  481 

—  Je  te  dis  que  je  m'en  bats  l'œil  I  Ah  !  si  tu  n'aimais 
pas  tondue! 

—  Eh  bien? 

—  Eh  bien  !  nous  nous  marierions  ensemble,  la  Chif- 
fonnette. 

—  Tu  n'y  songes  pas  ;  nous  serions  pauvres. 

—  Qu'est-ce  que  ça  fait  ? 

—  Nous  n'aurions  plus  d'autre  ressource  que  de 
retourner  en  Bretagne. 

—  Tant  mieux  î 

.  —  Parles-tu  vrai,  mon  Loriot? 

—  J'en  lève  la  main,  tiens,  ma  Ghiffonnelte! 

Ils  restèrent  un  instant  muets  tons  deux  à  se  regarder. 
Ils  étaient  jolis  comme  deux  amours. 

—  Alors,  dit  Chiffon  solennellement,  ferme  les  yeux, 
ouvre  la  bouche  ! 

Elle  prit  un  morceau  de  pain  sec  qu'elle  posa  entre  ses 
lèvres  et  s'approcha  ainsi  de  Loriot,  qui  communia, 
riant  et  pleurant.  Quand  il  n'y  eut  plus  de  pain,  leurs 
lèvres  se  rencontrèrent. 

Un  bruit  se  fit  au  dehors.  Derrière  la  porte,  la  voix 
grave  du  docteur  s'éleva  et  dit  : 

—  Jean  de  Rostan  est  là! 

Une  antre  voix,  une  voix  de  femme  étouffée  par  les 
larmes  répondit  : 

—  Mon  fils,  rendez-moi  mon  fils  ! 

En  même  temps  Virginie,  tout  effarée,  entra  par  une 
porte  et  s'écria  : 

—  Vite!  vite!  séparez-vous! 
Chiffon  entoura  Loriot  de  ses  bras. 

—  Quoi  qu'il  arrive,  répondit-elle,  nous  ne  nous  sépa- 
rerons plus.  J'aime  mieux  mon  Loriot  et  la  misère  que 
Jean  de  Rostan  et  la  fortune! 

II.  41 


482  LE  PARADIS  DES  FEMMES 

Mais  les  filles  du  Grand- Chêne  et  les  pàtours  du  Tré- 
guz  ont  beau  être  désintéressés  :  la  chance  les  prend  aux 
cheveux. 

La  porte  principale  s'ouvrit.  Le  docteur  parut,  soute- 
nant une  pauvre  femme  échevelée  et  pâle.  Loriot  et  Chif- 
fon la  reconnurent  tous  deux.  Pour  Chiffon,  c'était  la 
folle  du  pavillon  ;  pour  Loriot,  c'était  l'inconnue  qui 
avait  voulu  l'embrasser  sous  la  porte  cochère.  Derrière 
le  docteur,  venaient  Irène,  Solange  et  le  chevalier  Roger 
de  Martroy.  Le  roi  Truffe  s'appuyait  sur  ces  deux 
derniers. 

Le  docteur  lui  dit,  pendant  que  la  pauvre  femme 
s'élançait  vers  Chiffon  et  Loriot,  et  qu'elle  les  pressait 
réunis  sur  son  cœur  : 

—  Voici  Jean  de  Rostan  et  Marie  de  Rostan.  Voulez- 
vous  qu'ils  s'épousent  et  qu'ils  soient  vos  enfants,  mon- 
sieur le  duc? 

—  Je  le  veux,  répondit  le  roi  Truffe  attendri. 
Madeleine  criait  : 

—  Sulpice!  Sulpice!  soyez  béni  de  Dieu!  je  ne  suis 
plus  folle  î 

Le  roi  Truffe  avait  les  yeux  humides.  11  rapprocha  les 
mains  de  Roger  et  de  Solange. 

—  Je  voudrais  vivre,  dit-il,  pour  voir  tant  de  bonheur! 

C'était  après  cette  longue  soirée,  toute  pleine  d'émo- 
tions joyeuses.  Le  bonheur  de  ces  deux  enfants.  Chiffon 
et  Loriot,  était  contagieux  tout  comme  l'allégresse  de 
Madeleine.  Le  roi  Truffe  était  rajeuni  de  dix  ans  ;  Sul- 
pice lui  avait  promis  qu'il  vivrait.  Solange,  aimée  et 
réconciliée,  commençait  à  croire  au  paradis  des  femmes. 

Chacun  s'était  retiré.  Irène  et  le  docteur  restaient  seuls 
au  salon.  11  y  avait  deux  lampes  allumées  sur  la  table. 


PARIS  483 

—  Ne  me  trompez  pas,  dit  Irène,  rompant  enfin  le 
silence 

—  Je  ne  vous  ai  jamais  trompée,  répliqua  Sulpice. 

—  Mon  père  est  mort  ? 

—  Oui,  votre  père  est  mort. 
Irène  eut  un  frisson. 

—  De  votre  main?  ajouta-t-elle  en  tremblant. 

—  Non,  je  vous  l'atteste. 

Il  y  eut  un  silence,  puis  Irène  demanda  encore  : 

—  Par  votre  volonté  ? 

Sulpice,  au  lieu  de  répondre,  prit  une    des  lampes  et 
s'approcha  de  sa  femme  pour  lui  donner  le  baiser  dusoir. 
Irène  lui  tendit  la  joue  et  dit  à  voix  basse  : 

—  Ma  mère  vit  par  vous.  Vous  m'avez  rendu  mon 
frère.  Je  vous  aimerai  jusqu'à  ma  dernière  heure. 

Sulpice  sortit.  Quand  Irène  fut  seule,  elle  prit  l'autre 
lampe  et  se  retira  dans  la  chambre  où  dormait  la  petite 
Madeleine. 

Elle  resta  longtemps  près  du  berceau.  Elle  pleura. 

Le  jour  naissant  la  surprit  à  la  même  place.  Elle 
déposa  un  baiser  sur  le  front  de  l'enfant. 

—  Dors,  ma  fille,  dit-elle  ;  que  Dieu  te  conserve  à  ta 
mère,  car  tu  n'auras  point  de  sœurî 


FIN. 


TABLE   BES   MATIERES 


DETJXIKMF    PAUTIE 


1.  —  L'avenue  Gabriel I 

II.  —  La  quête 12 

ITT.  -  lioblot -27 

IV.  —  La  Goutte  dO'r. 44 

V.  —  Nieul-le-Tournebrochc 58 

VI.  —  Le  N«  23 Ih 

VIT.  —  Où  Loriot  prend  deux  chinois  et  deux  prunes.  91 

VIIT.  —  Partage  du  louis  d'or ^07 

IX.  —  Première  nuit  à  Paris ^120 

X.  —  Aventures  de  Loriot -136 

XI.  —  Le  réveil  de  Chiffon ^55 

XII.  —  Le  boudoir  de  la  marquise ^169 

XITT.  —  Virginie  ou  l'amante  d'Ethelred -186 

XIV.  —  La  marquise  Astrée 203 

XV.  —  L'interrogatoire 219 

XVI.  —  La  femme  de  chambre  de  Chiffon 236 

XVIT.  —  La  prisonnière 253 

XVIIT.  —  Lecture  interrompue 270 

XTX.  —  Mademoiselle  Marie  de  Rostan 288 

XX.  —  Actes  notariés 305 

XXL  —  Bataille  de  dames 324 

XXII.  —  Le  coup  de  tête 340 

XXIII.  —  Coquetterie  de  Chiffon 356 

XXIV.  —  Largesses  de  Chiffon 373 

XXV.  —  Princesse  ou  rentière 385 

XXVI.  —  Solange 400 

XXVII.  —  Grignotte 413 

XXVIII.  —  La  bûche 437 

XXIX.  —  Ferme  les  veux,  ouvre  la  bouche 462 


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Bouche  de  Fer.   Quatrième  édition.  4  vol 3  — 

Aimée.  Troisième  édition.   1    vol 3  — 

La  Fabrique  de  Mariages.  Troisième  édit.  i  vol.  3  — 

Les  Errants  de  Nuit.  1  vol 3  — 

Les  Deux  Femmes  du  Roi.  Deuxième  édit.  i  vol.  3  — 

La  Duchesse  de  Nemours.  Deuxième  édit.  i  vol.  3  — 

L'Hôtel  Carnavalet.  4  vol 3  — 

La  Cosaque.  Deuxième  édition.  1  vol ;  3  — . 

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Les  Belles  de  Nuit.  2  vol 6  — 

La  Pécheresse.  1  vol - 3  — 

Le  Château  de  Velours.  4  vol.      3  — 

Les  Revenants.  4  vol .3  — 

L'Avaleur  de    Sabres.  4  vol 3  — 

Mademoiselle  Saphir.  4  vol 3  — 

Le  Volontaire.    4    vol. ■]  _ 

La  Rue  de  Jérusalem.  Deuxième  édition.  2  vol.  .  0  — 

Le  Jeu  de  la  Mort.  2  vol 6  — 

Les   Parvenus.  4  vol 3  — 

Le  Cavalier  Fortune.  2  vol 6  — 

La  Provincô  de  Paris.  4  vol 3  — 

L'Arme  invisible.  4  vol 3  — 

Maman  Léo^  suite  de  TArme  1  invisible.  4  vol 3  — 

Contes  Bretons.   4  vol.  illustre 3  — 

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