Full text of "Paris"
/
l-Z
PARIS
s U I T K
DU PARADIS DES FEMMES
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
Collection ln-18, jésns, à 3 fr. le volume
Le Capitaine Fantôme,!^ éd. 1 vol.
Les Filles de Cabanil (suite
du Capitaine Fantôme),
7« édit 1 —
Le Drame de la jeunesse,
i^ édition 1 —
Annette Lais, 2e édition . . 1 —
Les Habits noirs, 2e édition. 2 —
Jean Diable, 3^ édition. . . 2 —
Bouche de fer, 1« édition. . 1 —
Madame Gil Blas, 3» éd. . 2 —
Aimée, 4» édition 1 —
La Fabrique de Mariages,
4.eédition 1 —
La Garde noire, 2e édition,
sous presse . 1 —
Roger Dontemps 1 —
Les Gens de la noce ... 1 —
Cceur d'acier 2 —
Les Errants de nuit, 2^ éd . 1 —
Les deux Femmes du Roi,
4e édition 1 —
La Duchesse de Nemours,
5e édition 1 —
La Cosaque, 2e édition. . . 1 —
L'Hôtel Carnavalet .... 1 —
La Bossu, 27c édition . . . 2 —
Les Mystères de Londres,
nouvelle édition 2 vol
Le Mari embaumé .... 2 —
La Cavalière, 2* édition . . 2 —
L'Homme de Fer, 2e édit, . î —
Les Belles de nuit, 5e édit . 2 —
La Pécheresse, 2e édit. . . 1 —
Le Château de Velours, ^2,^ éd. 1 —
Les Revenants, 2e édit. . . \ —
L'avaleur de sabres, 3e édit. 1 —
Mademoiselle Saphir, 2e éd . l —
Le Volontaire, 2® édit. . . 1 —
La rue de Jérusalem, Ae éd. 2 -
Le Jeu de la mort, i^ édit. 2 —
Le Cavalier Fortune, 2e éd. 2 --
Les Parvenus, 3e édit ... 1 —
La Province de Paris, 3e éd. 1 —
L'Arme invisible, 2e éd. . . 1 —
Maman Léo, 2e éd . . . .1 —
Le Quai de la Ferraille . . 2 •
Contes Bretons, nouvelle édi-
tion illustrée . . . . . . 1 • -
La Tache rouge, 2e éd. . . 2 —
Les Compagnons du Trésor. 2 —
L'Homme du Gaz,, 2e éd . 1 —
La Quittance de minuit. . 2 —
Le dernier Vivant . . . .2 —
LA FÉE DES GREVES
Nouvelle cdilion illustrée, 1 volume in-8°, prix : 5 francs.
St-Anoand. — Imp. de Hesienay.
PARIS
SUITE DU
PARADIS DES FEMMES
PAR
PAUL FEVAL
PARIS
E. DENTU, ÉDITEUR
LIBRAIRE DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTi^ES
PALAIS-ROYAL, 17 ET 19, GALERIE D'ORLÉANS
1873
Tous droits réservés
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in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/parisfevalOOfv
PARIS
DEUXIEME PARTIE
DU PARADIS» DEâ» FEUlflE»
L AVENUE GABRIiiL.
Aux Champs-Elysées d'Homère et de Virgile, il y
avait divers quartiers. Ce n'était point comme notre ciel
chrétien où le bonheur est uniforme et consiste pour tous
en la môme extase. Les sages, amis de la parole, disser-
tai(;nt gravement sous de frais portiques, les jeunes
guerriers lançaient le javelot, menaient la course ou
suivaient de loin l'essaim des ombres charmantes qui al-
lait folâtrant parmi l«.'s fleurs ; les poètes rèv.iieiit dans
les bosquets sacrés où l'cpoux d(H'édé cherchait l'â-ne
de t^a compagne. On avait la lyre et i'epieu, le char bru-
yant, le courtier lapide : on avait la coupe des festins et
11. 1
2 LE PARADIS DEl
cette autre coupe au fond de laquelle,
l'ivresse. Bacchus et Yénus savaient le chemin des
enfers.
Paris, le paradis des femmes, est un Eden païen. îl a
ses couches et ses zones ; les castes s'y multiplient, le
caprice y domine. On n'y connaît point le niveau du
communisme chrétien. Entre deux femmes données,
toutes deux élues cependant, il y a la même diffé-
rence qu'entre la perspective large et brillante de la rue
de la Paix et le tortueux aspect d'une ruelle sans nom
du quartier Saint-Marceau. Tous ces anges ont des ailes,
les uns de gaze dorée, les autres d'indienne à dix sous
le mètre.
Dans les profondeurs où ils tombent parfois, pêle-mêle,
car tout Paradis est bordé d'un fossé qui s'appelle un En-
fer, on ne sait vraiment plus reconnaître si les ailes
étaient d'indienne ou de gaze.
La gaze d'ailleurs, chacun sait cela, fait de bien plus
vilaines loques que l'indienne.
Pour ébancher seulement l'histoire naturelle de nos
anges, il faudrait dix rames de papier, le coup d'œil de
Balzac et la patience de Buffon. Le genre est un : la
femme. Mais les espèces se divisent indéfiniment, et dans
chaque espèce les variétés sont innombrables. Chaque
variété veut être heureuse à sa façon. Paris a pour mis-
sion de produire ces bonheurs aux choix. Les voluptés
de toute sorte y sont en gerbe. Chaque ange cueille la
fleur préférée.
Il y a des quartiers comme aux champs de la félicité
païenne. Le manuel des joies de Paris ressemblerait
assez à un traité de géographie. Les plaisirs du faubourg
Saint-Germain no sont pas cousins des divertissements
du mont Bréda ; le noble rire de la rue d'Anjou-Sahit-
llonoré rougirait jusqu'aux oreilles s'il soupçonnait sa
PARIS 3
parenté avec le xire sans gêne de la rue de la Harpe.
Entre les salons et Mabile, c'est l'Océan. Mabile prétend
qu'il y a un autre Océan entre lui et le bal BuUier.
Notez que BuUier se moque de Mabile, que Mabile
raille la Ghaussée-d'Antin, que la Ghaussée-d'Antin pince
les lèvres en parlant des abords de l'Elysée, et que les
abords de l'Elysée haussent les épaules à la seule pensée
de la rue Saint-Dominique.
Anges de l'aristocratie, anges de la diplomatie et de
l'administration, auges de la finance, anges de l'art,
anges d'aventure et de guerre, beaux anges, souriant
essaim I le paradis est grand, voltigez tant que vous vou-
drez ; il y a place pour toutes vos ailes.
G'est ici que l'Inde envoie tous ses cachemires et toutes
ses pierreries ; à Bruxelles, à Malines, à Valenciennes,
au pays d'Alençon, à York, et ailleurs de pauvres arai-
gnéeshumainestissentleur toile légère, et, tandis que leurs
doigts agiles piquent le métier où la blonde mêle ses fils
moelleux, la pelote où s'étoilent les transparentes plates-
bandes de la dentelle, leurs yeux se tournent vers le Pa-
radis de Paris. La dentelle y vient, la blonde aussi; il en
vient tant et tant qu'on en formerait des montagnes.
Tout cela est pour vous, anges bienheureux. Vous êtes
un centre d'attraction. Tout ce qui charme la vue, le
goût, l'odorat, l'oreille, s'élance vers vous comme le fer
court à l'aimant. L'autruche vous envoie le doux pa-
nache de ses ailes ; la martre zibeline meurt en vous lé-
guant sa robe opulente ; l'hermine, qui préfère le trépas
à la honte, jette sur vos épaules sa blanche dépouille.
Anges aimés, vous n'avez pas toujours les préjugés de
l'hermine.
Bon Dieu! mourir pour une tache I quand il y a le dé-
graisseur I
Vivez, chers anges, longtemps, toujours, pour que
4 LE PARADIS DES FEMMES
l'univers amoureux nit un centre. Vivez comme vit le
parterre dans la saison des roses. Chaque matin, que de
fleurs fanées! mais d'autres s'épanouissent déjà, et le
bouquet garde sa radieuse fraîcheur.
Vous êtes les fleurs du parterre, vous avez une heure
pour briller, une heure pour balancer sur la tige incli-
née votre corolle toute pleine de sourires, une heure
pour prodiguer à la brise l'enivrement de vos jeunes
parfums. Hélas I fleur délicieuse, qu'allez-vous devenir
quand le baiser du soleil vous aura dès ce soir flétrie et
vieillie?
Vous ne savez et nous ne savons. Demain une autre
fleur tiendra votre place. Le bouquet toujours complet
ne vous regrettera même pas. C'est justice, madame.
Pensiez-vous ce matin à la fleur d'hier décédée?
Vivez votre heure. Régnez, étendez votre éventail sur
le monde tributaire. Vous n'avez pas seulement les tissus
indous et chinois, l'or américain, les diamants du Né-
paul, les parfums anglais, les fourrures moscovites, vous
avez aussi les Moscovites eux-mêmes, les Anglais, les
Américains, les Indous, les Chinois, tous les citoyens du
globe. Votre paradis, ô femmes 1 est le pivot autour du-
quel tourne la terre.
Il était neuf heures et demie du soir environ. Chiffon
et son ami Loriot étaient à Paris depuis la tombée de la
nuiL La voiture de la marquise Astrée, qui avait servi
de char triomphal à nos deux petits Bretons pour faire
leur entrée dans la capitale du monde civilisé, s'était ar-
rèlée rue de Matignon devant une maison de befle appa-
rence où madame la marquise avait sa demeure. Chiffon
et Loriot, profltant de l'obscurité naissante, purent s'es-
quiver sans attirer l'attention des valets.
Ils se prirent par la main, comme ils faisaient dans
PARIS 5
les grandes circonstauces, et commencèrent à marcher
au hasard.
— Où allons-nous? demanda Loriot.
Chiffon ne répondit point. Elle détourna la tête. Sans
ce mouvement, Loriot aurait vu de grosses larmes dans
ses yeux.
Pourquoi Chiffon pleurait-elle?
Le premier effet que produit Paris est la sensation
d'isolement profond au milieu de cette foule. Certes, les
passants n'encombrent point trop la rue de Matignon.
Cependant Chiffon était comme éblouie. Loriot l'attira
sur le trottoir. Elle ne se rangeait pas pour laisser pas-
ser les voitures.
— Pour sûr, dit encore Loriot beaucoup moins ému
que sa compagne, toutes les voitures de Paris passent
par cette rue-là. J'en ai déjà compté plus d'une dou-
zaine I
— Ohl interrompit-il: c'est celle-là qu'est belle, la
Chiffonne ttel
C'était l'omnibus de Chaillot avec sa caisse jaune-se-
rin et ses dix-sept voyageurs.
— Tiens I tiens ! reprit Loriot qui soutenait seul la
conversation, v'ià des arbres I Paris est déjà fini.
Chiffon sembla s'éveiller de son rêve. Elle regarda
autour d'elle,
— C'est par où nous sommes venus, dit-elle. Paris
n'est pas encore commencé.
— Eh bieni demanda pour la seconde fois Loriot, où
allons-nous ?
— Je ne sais pas, répondit Chiffon.
Puis elle ajouta, retombant dans sa distraction :
— Nous avons le temps.
Ils étaient dans l'avenue Gabriel. La nuit se faisait
noire. Il avait plu dans la journée et le macadam se re-
n. 1*
6 LE PARADIS DES FEMMES
couvrait d'une couche liquide et brillante. Sous les ar-
bres on voyait luire çà et là les flaques d'eau. Le bosquet
n'avait point de promeneurs. Les cafés, qui resplendis-
sent dans ces parages, au bon temps des chaleurs,
étaient fermés et tout noirs. Quand Chiffon et Loriot
eurent dépassé l'Elysée et ses sentinelles, ils ne virent
plus personne.
Chiffon et Loriot nous l'ont dit eux-mêmes ; ils étaient
de petits vagabonds. Les vagabonds ne s'effraient guère
de la solitude. Chiffon et Loriot étaient habitués à mar-
cher de nuit comme de jour, aussi bien à travers
champs que dans les sentiers battus. Mais ici Chiffon et
Loriot avaient peur. Le cœur de la petite fille se serrait ;
le petit gars avait des frissons sous sa veste de bure. Ils
sentaient bien qu'ils n'étaient plus chez eux, dans les
vrais champs du bon Dieu. Cette solitude pleine de bruits
confus n'était pas la solitude de la campagne ; cette nuit
où s'alignaient de longues rangées de lanternes, perchées
sur leurs piédestaux, n'était pas la nuit de la lande,
triste et calme, qui n'a d'autre voix que la plainte de la
brise gémissant dans la bruyère séchée, d'autre lueur
que le clair rayon de lune passant lentement entre les
nuages voyageurs.
— On marche derrière nous I dit Loriot en pressant le
bras de sa compagne.
Chiffon tressaillit. Sur la grande route, jamais ils n'a-
vaient ainsi prêté l'oreille en tremblant.
Ils se retournèrent. Un homme arrivait dans la contre-
allée. Il portait une lanterne de la maiu gauche et tenait
dans la droite une baguette terminée par un crochet de
fer. Sur son dos reposait une vaste hotte en osier gros-
sièrement tressé. Quand cet homme passa sous le bec de
gaz voisin, Chiffon et Loriot purent voir qu'il était cou-
vert de haillons.
PARIS 7
— On nous avait pourtant dit, pensèrent-ils tous deux
à la fois, que dans Paris on était si riche 1
Tout en marchant, l'homme piquait à terre les ^mor-
ceaux de papier qui jonchaient le sol et les rejetait par
derrière dans sa hotte. A Paris, il y a partout des bribes
de papier.
Chiffon et Loriot ne savaient pas ce que c'était qu'un
chiffonnier. Ils se cachèrent derrière un gros arbre. Le
chiffonnier allait d'un pas lo\ird et fredonnait en piquant
ses loques.
Les deux pauvres petits qui avaient rêvé la ville de
velours et d'or 1
— Tiens I tiens I dit tout bas Loriot, il chante une
chanson de chez nous.
— GhutI fit la fillette.
— La Sabotousel s'écria le garçonnet.
Le chiffonnier s'arrêta court et mit son crochet au
port d'armes.
— Qui vive? demanda-1-il.
Les deux enfants se tinrent coi.
Un pas léger se faisait entendre sur le trottoir du
côté de l'Elysée.
— J'ai cru qu'on avait parlé, grommela l'homme, et
il reprit sa marche en chantant :
Sabotons,
Sabotoux,
Languedon,
Languediguedoux,
Loriot continua dans l'oreille de Chiffon :
Languediguediguedoux !
Du lard et des choux,
LE PARADIS DES FEMMES
Du bon cidre doux,
A tretous! (bis)
Sabotons,
Saboloux,
Languedon,
Languediguedoux,
You!
— L*ami I cria une voix de femme sur l'autre trottoir.
— Je savais bien que j'avais entendu quelque chose I
grommela l'homme à la hotte.
Chiffon et Loriot avançaient la tête derrière leur arbre
pour voir ce qui allait se passer.
Une femme était arrêtée de l'autre côté de la chaus-
sée. Elle portait robe et camail de soie noire. Un voile
descendait sur son visage.
— Voilà, ma petite dame, voilà, répondit cependant
le chiffonnier, qui traversa la chaussée.
Il pensait :
— Celle-là n'a pas froid aux yeux; non! Ordinaire-
ment, dès qu'il fait brun sous les arbres, ces minettes se
sauvent de moi comme si j'étais le diable.
— iMon ami, reprit l'inconnue, voulez-vous aller me
chercher un fiacre?
— Ça ne veut pas mettre ses pieds mignons dans la
boue, pensa encore l'homme à la hotte; combien qu'il y
aura pour ça, bourgeoise?
— Je vous donnerai un franc.
— Ça fait 20 sous, supputa Chiffon ; on parle de ça ici
comme on dirait deux liards chez nous.
Loriot demanda :
— Qu'est-ce que c'est qu'un fiacre?
— Un franc; se récria le chiffonnier ; n'y a plus rien
au Cirque dans cette saison, et l'on ne stationne plus
PARIS 9
sur la place de la Concorde. Faudra aller rue du Fau-
bourg-Saint-Honoré, en face de la rue d'Angoiilême, ou
bien derrière la Madeleine, ou bien rue du Mont-Thabor,
ou bien...
— Vous irez où vous voudrez, mon ami, interrompit
la dame, dont le petit pied frappa le trottoir avec impa-
tience. Combien me demandez-vous?
L'homme à la hotte se recueillit et dit :
— Cinquante sous.
Cinquante sousl répéta Chiffon en joignant les
mains.
— Si je savais ce que c'est qu'un liacre, j'irais bien en
chercher un, fit observer Loriot.
— Allez et dépèchez-vous, dit la dame.
— Elle n'a pas seulement marchandé! fit Chiû'on.
— L'homme à la hotte était déjà en route.
— Je reviens dans une petite minute, cria-t-il de
loin.
C'était une bonne affaire, mais il avait du regret.
— Par la boue qu'il fait, se disait-il, j'aurais eu la
grosse pièce.
La dame voilée se prit à marcher lentement sur le
granit sec vers la place de la Concorde.
— Allons-nous-en, dit Chiffon.
— Non, répondit résolument Loriot, je veux voir ce
que c'est qu'un fiacre.
Chiffon n'était pas non plus à l'abri d'une pointe de
curiosité.
— Te doutes-tu de ce que c'est, toi, la Chiffonnelte?
insista le petit gars.
— Ma foi, nennil
— Je pense bien que c'est quéq'chose à manger.
Chiffon secoua la tète.
— Ou quéq'chose à boire, ajouta le petit gars.
10 LE PARADIS DES FEMMES
— Cette dame-là n'a pas l'air d'avoir faim ou soif, dit
Chiffon.
— Eh bien! alors, qu'est-ce que c'est que son fiacre I
A mesure que la dame voilée descendait ver la place
en longeant la ligne des jardins qui donnent sur l'avenue
Gabriel, Chiffon et Loriot la suivaient abrités par les
arbres. Loriot disait avec beaucoup de sagesse :
— Si j'avais su tout à l'heure ce que c'est qu'un fiacre,
j'aurais pu gagner cinquante sous.
— Et nous aurions soupe joliment, ajouta Chiffon,
sans entamer notre avoir.
-— Tiens! s'écia Loriot, v'ià le vilain homme qui re-
vient avec une voiture.
— Sans doute que le fiacre est dedans, répliqua
Chiffon.
Loriot traversa la chaussée boueuse en trois bonds, et
regarda par la portière ouverte de la voiture. Il ne vit
rien. La dame voilée remettait en ce moment au chif-
fonnier le prix convenu.
— Et pour boire? demanda celui-ci.
La dame voilée donna pour boire.
— Qu'as-tu vu? interrogea Chiffon, qui rejoignit son
Loriot.
— Faut que ce soit fièrement petit, répliqua le gar-
çonnet désappointé : je n'ai point pu le voir.
— Barrière Poissonnière, dit la dame voilée au cocher
avant de monter, rue de la Goutte-d'Or, n*'...
L'homme à la hotte, qui avait repris le trottoir, se re-
tourna vivement.
— Tiens, tiens, fit-il avec un profond étonnement, la
petite mère va chez le bonhomme Bistouri!
En ce moment, l'inconnue mettait le bout mignon de
ses bottines sur le marchepied. Un coup de vent souleva
son voile de dentelle noire. La lueur de la lanterne pla-
PARIS 11
cée au côté de la voiture vint effleurer son visage.
Un triple cri de surprise retentit sur le trottoir
Chiffon et Loriot avaient reconnu la dame de la ber-
line qui les avait amenés à Paris.
L'homme à la hotte se frottait les yeux.
— J*ai la berlue, se disait-il, ou c'est bien la Mor-
gatte 1
La voiture s'ébranla. Le cocher fouetta les rosses, qui
prirent un trot pénible et inégal.
— L'homme I dit Loriot qui s'approcha du chiffonnier
le bonnet à la main, nous voudrions bien savoir ce que
c'est qu'un fiacre.
Le chiffonnier mit son crochet dans sa hotte, étei-
gnit sa lanterne, et allongea le pas en suivant la voi-
ture.
II
LA OUÊTE.
— Censé, dit Loriot, qui regardait marcher l'homme
à la hotte, ou est encore plus mal poli à Paris que sur
la grand'route.
Chiffon haussa les épaules.
— C'est un pauvre et un homme du commun qui n'a
pas reçu d'éducation, répliqua-t-elle.
— Excusez I se récria le petit gars. Un pauvre qui
gagne 50 sous, rien que pour aller chercher un... com-
ment donc qu'elle appelait ça, la dame?
— Un fiacre.
— Un fiacre. Je voudrais tout de même bien savoir
ce que c'est.
— Ahl grand Jésus! s'écria Ghififon, en arrivant au
bout de l'avenue Gabriel, regarde donc, mon Loriot?
Loriot resta les bras tombants et les yeux écarquillés.
Ce n'était certes pas le dessin douteux de la place de la
PARIS 13
Concorde qui causait cet ébabissemeut ; ce n'étaient
même pas les statues urbaines, montées sur le toit de
leurs cabanes, non plus la belle architecture du Garde-
Meuble, non plus le Palais-Bourbon dont la nuit voilait
d'ailleurs le froid péristyle. Chiffon et sou ami Loriot ne
s'émerveillaient pas pour si peu.
Ce qui les clouait en ce moment au sol, muets tous
deux d'étonnement et d'admiration, c'était la perspec-
tive de lumière offerte tout à coup à leurs yeux par la
rue de Rivoli. Jamais rien de pareil n'avait frappé leurs
regards. Ce trait flamboyant qui rayait la nuit à perte
de vue, dépassait vraiment les rêves de leur imagina-
tion.
— Faut aller là- dedans, la Cliiffbnnette, dit enfin Lo-
riot. Sainte Vierge! que c'est beaul
— C'est bien plus clair que l'église de Saint- Cast, le
soir de Noël I répondit la petite fille.
— Viens, viens ! reprit Loriot, impatient d'approcher
ces merveilles.
Chiffon résista. Un gros soupir s'étouffa dans sa poi-
trine.
— Ça n'est pas encore notre route, mon Loriot, mur-
mura-1- elle.
— Pourquoi? interrompit le garçonnet, la rue est à
tout le monde.
— Plus (_^a brille, répliqua Chiffon gravement, pins
c'est cher. Il n'y a par là que des riches.
— Quajid donc que nous serons riches, une bonne
fois! soupira Loriot.
Pour s'<Uoigner de ces parages opulents où tout coûte
trop cher, Chiffon entraîna son Loriot par la rue Royale
vers le boulevard de la Madeleine. C'était tomber de
Charybde, en Scylla, mais Chiffon ne savait pas. La rue
Jloyale n'a pas cette éblouissante rangée de lanternes
IL 2
14 LE PARADIS DES FEMMES
qui forme une illumiRation permaneute, et qui célèbre
si haut le pur alignement de la rue de Rivoli.
— V'ià que j'ai faiml dit Loriot qui oublia d'admirer
la Madeleine.
Chiffon commit la même faute, mais ils regardèrent
bien tous deux les magasins situés à l'entour.
— Dans cette grande rue, dit-elle en montrant les
boulevards, doit y avoir des boulangers et des marchands
de fromage. Avançons!
— Avançons I répéta Loriot, régaillardi par l'idée du
pain et du fromage.
Ils tournèrent l'angle de la place et marchèrent enfin
sur ce fameux asphalte, foulé journellement par tant de
bottes illustres. Chiffon et Loriot sentirent d'instinct
qu'ils étaient en un lieu où il faut de la tenue. Ils chaus-
sèrent tous deux leurs sabots.
— Écoute un peu voir, mon Loriot, dit Chiffon avec
gravité : Nous ne sommes pas venus à Paris pour nous
amuser, pas vrai?
— Dame 1 répliqua le garçonnet, c'est pas pour nous
ennuyer non plus, c'est sûr.
— C'est pour travailler, pour gagner btaucoup d'ar-
gent et nous reposer quand nous serons riches, riches!
— Faut nous dépêcher, ma Chiffonnette.
— Dès demain nous travaillerons, mon Loriot... je
suis courageuse.
— Et moi pas feignant î
— Ça marchera comme sur des roulettes.
— Oui, oui, dit Loriot. Vois-tu des boulangers toi?
— Pas encore.
— L'estomac me tire... et puis j'ai grand soif.
— Allons toujours, mon Loriot. Y a quéq'chose qui
m'embarrasse: à quoi travaillerons-nous?
~ Parbleu! répliqua Loriot, c'est pas difficile. Nous
PARIS 15
irons là où il y a beaucoup de monde, comme ici, par
exemple, nous chanterons, nous danserons, et puis moi,
je ferai la roue.
Ghififon réfléchit.
— J'ai beau regarder, dit-elle, je ne vois personne
danser ni faire la roue. C'était bon à la foire... Mignon
Jésus! interrompit elle, vois donc les jolis bonnets!
Ils étaient devant un magasin de lingerie. Loriot n'ac-
corda qu'un regard distrait aux jolis bonnets.
— Que drôle de rue I grommela-t-il avec un commen-
cement de colère, où l'on ne vend ni pain ni fromage!
— Et les ffclius! continua Chiffon, et toutes ces
choses! Comme c'est blanc, mon Loriot, comme c'est
frais !
— Y'ià des gens qui boivent au moins! interrompit le
petit gars en avisant un café au coin de la rue des Capu-
cines, je vas boire.
— Attends donc! vaut mieux boire, quand nous man-
gerons. Ah! Jésus! Jésus! les belles mousselines! C'est
donc bien vrai tout de même que Paris est le paradis
des femmes!
— T'as déjà envie de porter des falbalas, toi la Chif-
fonnettel dit Loriot avec amertume.
— Est-ce que je ne serais pas bien gentille avec ça,
mon Loriot?
11 fallait être Loriot pour ne pas répondre: Si fait ^
tout de suite et de bon cœur. Mais il avait l'estomac
creux et le gosier sec. Dans ces cas-là, il perdait le peu
de galanterie qu'il avait.
— Tu n'es point vilaine, la Chiffonnette, répliqua-t-il ;
mais c'est des dames qui portent tout ça.
— Sont-e'les heureuses! soupira la fillette.
— Si j'étais que de toi, reprit Loriot sévèrement, au
lieu d'avoir des pensées comme ça, je me dirais : "V'ià
16 LE PARADIS DES FEMMES
des filles qui travaillent là-dedans, je pourrais bien en
faire autant qu'elles.
Chiffon frappa dans ses mains, toute joyeuse.
— Merci mon Loriot, s'écria-t-elle, c'est une idée que
tu me donnes! Merci I
Elle lui jeta ses bras autour du cou et planta deux
gros baisers sur sa joue.
Loriot se retira tout confus, parce qu'il voyait des
messieurs et des dames arrêtés à le regarder. Chiffon
avait parlé haut, comme tout tous ceux qui vivent au
grand air et qui sont habitués à causer loin des oreilles
indiscrètes. Elle avait appelé Loriot par -on nom. Les
passants avaient entendu ce nom qui leur avait paru ré-
jouissant, et l'on faisait cercle.
— Qu'est-ce qu'ils regardent donc, ceux-là? demanda
Chiffon, qui n'était point déconcertée.
— C'est à cause que tu m'as embrassé, répondit tout
bas Loriot ; faut pas.
— Ils sont gentils tous les deux, disait-on dans le
cercle.
Un gros monsieur expliqua :
— L'Auvergne est un pays pauvre et surchargé de
population. Dans chaque famille, composée de plus de
douze enfants, du moins je l'ai ouï dire ainsi par des
gens sérieux et absolument dignes de créance, ou expé-
die sur Paris l'excédant.
— Est-ce que les familles où il y a plus de douze en-
fants sont communes? demanda la femme dudit mon-
sieur.
— En moyenne, répliqua-l-il sans broncher, onze
familles sur dix-neuf ont plus de douze enfants, sept sur
dix-neuf en ont plus de quatorze, six plus de quinze,
quatre plus de seize, et une seulement plus de
vingt.
PARIS n
— Mais ceux-là sont de petits Normands! dit un
autre monsieur.
Le premier monsieur, dédaignant la discussion, em-
mena sa femme à qui il dit :
— Les jeunes auvergnats se font généralement porteurs
d'eau : sept sur onze ; trois sur onze commissionnaires,
et un sur onze charbonnier. Il serait maladroit de les
confondre avec les petits savoyards qui viennent de plus
loin et qui...
— Tu m'avais promis de me conduire au café chan-
tant du Palais-Royal, interrompit ici l'épouse du gros
homme, pour entendre des tyroliennes.
— Ceci est une autre question, répliqua l'époux ; le
Tyrol est célèbre par la blessure que l'empereur y reçut
à la cuisse...
Le cercle augmentait : chacun sait bien qu'à Paris, il
suffit de cinq badauds arrêtés pour faire une émeute.
Les enfants vinrent avec leurs bonnes, ce qui amena les
militaires en permission. Tout le monde parlait, tout le
monde considérait curieusement notre Chiffon et son
Loriot que l'éclairage du magasin de lingerie mettait en
pleine lumière.
On disait :
— C'est drôle, ces PiémontaisI
— La petite a de bien beaux cheveux I
— Voyez 1 voyez leurs sabots 1
— Ça vient pour sur de la Sologne 1
— Tôut-à-l'heure ils s'embrassaient comme pour du
pain!
— Vraiment! comme ça, sans gène? des sauvages!
— Maman, je veux les voir s'embrasser ! sanglota un
cher enfant tout blond.
Chiffon se pencha à l'oreille de son ami.
— Mon Loriot, lui dit-elle, v'ià une occasion, essaie
H. 2*
18 LE PARADIS DES FEMMES
voir de faire un peu la roue.
Loriot était intimidé. Ghitïbn le prit parla main et mit
l'autre poing sur la hanche.
— Ils vont danser I ils vont danser! se disait-on à la
ronde ; c'est des comtois I
Les deux paires de sabots frappèrent en effet l'asphalte
avec bruit. Chiffon avait dit à l'oreille de Loriot :
— Je suis sûre que nous allons avoir des pièces blan-
ches plein ton bonnet I
Par le fait, l'assistance était nombreuse ; la recette
pouvait être bonne. A une pièce blanche seulement par
personne, on devait faire une excellente aubaine. Mais
il faut être bien Savoyard, Tyrolien, Auvergnat, sau-
vage ou même Breton, pour croire aux pièces blanches
des badauds de Paris. Si les badauds de Paris donnaient
comme cela des pièces blanches, pour chaque chose
qu'ils regardent, ils épuiseraient la caisse d'un mil-
lionnaire.
Deux coups de talon fièrement appliqués, puis deux
coups de pointe, un coup à plat en se tournant dos à dos.
Deux coups de talon, deux coups de pointe, un coup à
plat en se remettant vis-à-vis, voilà la vraie litra des
Côtes-du-Nord et du Morbihan. Quand on est dos à dos,
on chante :
Nous nous marierons, ma commère ;
Nous nous marierons tous les deux...
En tournant, on nage des deux mains, comme pour
faire la planche ; puis quand on est chômé face à face,
on continue :
Vous (Hcs jeune et moi z amoureux,
C'est tout c' qu'il faut pour être heureux :
Nous nous marierons, ma commère, etc.
PARIS 19
Après quoi, l'on se reprend par la main et on sabote
en redisant le refrain :
Litra, lilra, litralilanlire, elc.
CliiJBfon menait la danse. Loriot, qui n'avait jamais
travaillé devant un public si recommandable, se trou-
vait un peu déconcerté, mais cela lui allait bien d'être
rouge comme une pivoine. Ses longs cheveux blonds
bouclés battaient sur ses épaules, et quand il relevait
ses grands yeux bleus, toutes les femmes au-dessus de
vingt-cinq ans se sentaient attendries. Chiffon faisait
succès dans la portion mâle du cercle. Les connaisseurs
devinaient déjà qu'elle ne garderait pas longtemps son
casaquin de paysanne.
Ceci se passait non loin de la rue de la Paix, sur le
boulevard des Capucines. Au moment où Loriot et Chif-
fon achevaient le premier couplet de la litra, un homme
en costume de marin, et portant à ses oreilles de belles
grandes boucles soutenant des petits poignards, joua
des coudes pour percer la foule et vint se planter au
premier rang.
— Tonnerre de Brest 1 dit- il, c'est de chez nous ça.
Avance Toto I
— Oui, mon cousin, répliqua une voix timide derrière
le cercle.
On se mit à regarder un peu les boucles d'oreille du
matelot. Toto faisait ce qu'il pouvait pour le rejoindre,
mais Toto, humble de cœur, n'osait pas jouer des coudes
comme faisait son valeureux parent.
— Ils vont nous donner, mon Loriot, dit tout bas Chif-
fon en reprenant haleine; danse bien, notre fortune est
peut-être faite I
— C'est soif que j'ai maintenant, répliqua Loriot.
20 LE PARADIS DES FEMMES
— Danse bien! quand nous aurons de quoi, tu boiras
tant que tu voudras,
— Sans compter le manger, appuya Loriot en passant
la langue sur les lèvres.
— Y es-tu?
— J'y suis.
Les sabots remplacèrent de nouveau l'orchestre. L'har-
monie moderne s'est appropriée les castagnettes, dédai-
gnerait-elle les sabots? Le sabot bien touché n'est pas
un instrument méprisable.
— Hardi, les petits I cria le matelot au moment où la
danse recommençait.
— A bas la claque I fit un gamin jaloux.
Chiffon et Loriot avaient reconnu en même temps la
grosse figure qui s'était montrée, l'avant-veillc, à la
portière de la diligence du Mans, quand le monsieur
pâle et bouffi leur avait jeté sur la grande route la fa-
meuse pièce de quarante francs. Ils échangèrent un
signe en se retournant face à face, car ils ne pouvaient
parler, occupés qu'ils étaient à chanter. Roblot, de sou
côté, se disait :
— J'ai vu ces deux petits-là quelque part.
Un coupé s'arrêta derrière le public de nos petits dan-
seurs. La porte s'ouvrit. Un homme, à la mise élégante
et sévère, descendit sur le trottoir et se prit à regarder
comme le dernier des badauds. Il était grand et pouvait
voir par-dessus les têtes. Quand les mouvements de
l'assistance permettaient aux lumières du magasin de
frapper son visage, celui qui se fût avisé de l'observer
aurait découvert sur ses traits nobles et beaux une sin-
gulière émotion.
Ses yeux expressifs semblaient répéter les propres
paroles de Thonnête Uoblot, et dire : « Voilà qui est de
chez nous, b
PARIS 21
Il ne manquait là que le chiffonnier de l'avenue Ga-
briel, et la belle dame qui l'avait envoyé chercher un
fiacre. Le chiftbnnier venait aussi de chez nous, puisqu'il
avait prononcé le nom de la Morgatte, et qu'il chantait
correctement la Sabotouse de Lamballe.
Jamais, peut-être, la litra n'avait été mieux dansée
ou chantée. Ces deux petites voix claires se mariaient
admirablement, et la double paire de sabots claquait si
dru sur l'asphalte, qu'on l'entendait à cinquante pas à
la ronde. Les fenêtres du boulevard s'ouvraient. Pour
comble de chance, aucun sergent de ville ne passait.
lloblot battit des mains.
— Giiaudl fit Chiffon, un temps de roue pour finir.
Loriot, qui était lancé, ôta ses sabots, prit son élan, et
fit le tour du cercle en roulant comme un soleil d'arti-
fice. Auriol l'eût admiré.
Chiffon prit les deux coins de son tabUer, Loriot ou-
vrit son bonnet de laine et la quête commença. Nous
craindrions d'exagér(;r, si nous voulions dire à quels
chiffres les espérances de Chiffon et de Loriot portaient
la recette.
Sous le roi Louis-Philippe, le maréchal Lobau acquit
une juste renommée en inventant un nouveau mode de
dissiper les rassemblements séditieux. Repoussant la
poudre à canon comme trop meurtrière, le maréchal eut
recours à l'eau fraîche. La pompe remplaça le mousquet,
et les émeutiers refroidis prirent la fuite devant cette
artillerie hydraulique.
Tout s'use, le siècle marche ; la pompe a déjà vieilli.
Malgré la frivolité de nos conceptions habituelles, nous
prenoys la hardiesse d 'aborder pour un instant les ri-
vages de la politique et de proposer aux gouvernements
qui pourraient, être menacés dans l'avenir, un moyeu
plus simple, meilleur et moins coûteux que la pompe.
22 LE PARADIS DES FEMMES
Voici ce moyen pour lequel nous ne réclamons au-
cune indemnité.
Aussitôt qu'un rassemblement mal intentionné se for-
mera, que le pouvoir y fasse pénétrer une personne
dévouée, le chapeau à la main, et que cette personne
fasse une quête vigoureuse.
Le Parisien a horreur de la quête.
A l'averse, et par conséquent aux pompes, on peut
opposer le traditionnel parapluie. Contre la quête, point
de bouclier ; devant la quête, la fuite seue est possible.
Nous posons en fait qu'il n'y a pas un seul attroupe-
ment qui puisse résister à une quête résolument organi-
sée, et nous offrons quarante mille francs de notre
poche à quiconque prouvera le contraire.
Chiffon n'eut pas plus tôt tendu son tablier bleu. Lo-
riot n'eut pas plus tôt ouvert son bonnet de lahie, qu'il
s'opéra un brusque mouvement dans le cercle. Les deux
ou trois premiers badauds, quel que fût leur sexe, pris à
l'improviste, sacrifièrent un sou pour protéger leur dé-
route : mais pendant qu'ils fouillaient dans leur poche,
le gros du public se débanda, critiquant amèrement le
spectacle qu'il ne voulait point payer.
— C'est bête comme tout, dit une dame à tartan.
Une dame à cabas répondit :
— La police empêche de vendre du savon pour déta-
cher, qu'est utile, mais on ne souffle mot à de pareils
vagabonds I
Déjà dans le lointain, le gamin jaloux imitait le chant
du coq. Les couples sages, attardés un instant devant la
comédie en plein air, regagnaient leur domicile bras-
dessus bras-dessous, parlant des jours qui raccourcis-
saient, et du prix exhorbitant de la viande de bou-
cherie.
Chiffon et Loriot, stupéfaits, se trouvèrent tout à
PâRIS 23
coup en face de huit ou dix personnes qui, ayant donné
leur sou, attendaient fièrement une autre chanson et
une autre danse.
Loriot avait la larme à l'œil. Chiffon éclata de rire.
— V'ià notre fortune, s'écria-t-elle en secouant quel-
ques sous au fond de son tablier.
— Moi qui ai si bien fait la roue ! murmura le pauvre
Loriot.
Les badauds payants attendirent une minute, puis se
retirèrent à leur tour, en voyant que les deux petits
poursuivaient leur route.
Trois personnes s'attachèrent cependant aux pas de
Chiffon et de Loriot : le marin aux boucles d'oreille en
poignards, son compagnon Toto, qui marchait un peu
derrière lui, et de l'autre côté du trottoir, l'élégant pro-
priétaire du coupé.
Le cocher, sur un signe de son maître, conduisait
l'équipage au pas le long de l'asphalte.
Roblot le marin rejoignit les deux petits en deux ou
trois enjambées ; il prit à pleines mains les cheveux
blonds ébouriffés de Loriot et caressa le menton de Chif-
fon. Le monsieur du coupé s'arrêta court pour regarder
cela.
— Eh bien! les petiots! dit le marin de sa voix brus-
que et retentissante, avons-nous encore le louis d'or?
Loriot l'examina avec défiance. Chiffon repoussa sa
main.
— Ça ne vous fait rien, l'homme, répondit-elle ; si
l'on n'avait que vos pièces à vous, on ne mettrait pas
épais de beurre sur son pain 1
Chiffon avait tendu son tablier au marin lors de la
quête, et le marin n'avait rien jeté dans le tablier de
Chiffon.
Pour la décharge de l'honnête Roblot, nous devons
24 LE PARADIS DES FEMMES
dire tout de suite qu'il n'y avait point de sa faute. Son
gousset était plus plat que la bourse des deux petits,
puisqu'il n'avait pas même le fameux louis de quarante
francs. Roblot était parti de Bretagne avec une mission
ayant trait aux événements que nous avons racontés
dans le prologue de celte histoire. 11 s'était engagé à ve-
nir à Paris porter une révélation importante.
On l'avait payé, mais modestement, car celui qui en-
voyait le message était un bien ])auvre homme. Toto
n'était pas un garçon de dépense ; cependant il fallait le
nourrir. Le bon Roblot s'était embarqué avec ce qu'il
fallait tout juste pour faire le voyage.
Or, Paris est grand. Roblot n'avait point l'adresse de
celui qu'il cherchait. Roblot, à bout de finances, avait
fait le soir, en compagnie de Toto, son dernier bon
dîner,
Roblot n'était pas homme à se formaliser du reproche
de la fillette ; mais il poussa un gros soupir en songeant
au vide profond de sa bourse de cuir.
— Ceux qui sont sûrs d'avoir toujours le pain sans
beurre, si loin du pays, ont encore de la chance, mi-
gnonne, répliqua-t-il.
Ce disant, il arrêta Chiffon tout court sous un bec de
gaz et reprit :
— Avance ici, Totol
L'homme du coupé tressaillit vivtimenl à va nom et
s'arrêta aussi tout court. Il cessa de regarder les deux
enfants pour porter ses yeux sur le pauvre diable qui
marchait derrière le marin. Un cri de surprise s'étouffa
dans sa gorge.
— Quoi que vous me voulez donc, l'homme? deman-
da Chiffon scandalisée.
Et Loriot de fermer les poings en roulant de gro§
yeux.
PARIS 25
— Avance ici, Toto, répéta le mariu, et plus vite que
ça, s'il vous plaît I
— Me v'ià, mon cousin, répondit le pauvre diable en
se campant devant la fillette.
11 était en plein sous le réverbère. Le gaz éclairait sa
jQgure maigre et pâlie, sur laquelle retombaient les mè-
ches raides de ses cheveux. L'inconnu, qui restait dans
Tombre, joignit les mains et porta son mouchoir à son
visage. On eût presque dit qu'il avait des larmes dans
les yeux.
— Est-ce un rêve, cela? murmura-t-il.
Roblot releva sans façon le menton de la petite fille
afin de la bien mettre en lumière, et dit à Toto :
— Regarde.
— Oui, mon cousin, répliqua celui-ci selon son ha-
bitude.
— Qu'en dis-tu?
— Ce que j'en dis, mon cousin? fit le bon garçon dont
la voix tremblait.
— Te souviens-tu de la petite demoiselle Victoire?
demanda Roblot.
Toto passa le revers de sa main sur ses yeux.
En ce moment, l'inconnu traversa en deux bonds la
largeur du trottoir, et, sans respect pour son bel habit
noir, prit Toto Gicquel à bras-le-corps pour l'embrasser
étroitement.
— En voici d'une autre I s'écria le marin, qui lâcha le
menton de Chiffon.
Les badauds s'arrêtaient de nouveau, en voyant un
dandy au costume irréprochable serrer dans ses bras un
pauvre garçon vêtu de guenilles.
Toto, cependant, restait tout abasourdi. Ses yeux se
II. 3
26 LE PARADIS DES FEMMES
relevèrent sur l'inconnu, et une pâleur mortelle couvrit
son visage.
— Le pâtouri murmura-t-il, tandis que ses genoux
fléchissaient. Sulpice, mon petit Sulpicel le bon Dieu a
exaucé ma prière!
m
ROBLOT.
Le docteur Siilpice avait entraîné Toto Gicquel jusque
derrière sa voiture. Les dernières paroles prononcées
n'avaient point été entendues par le groupe composé de
Roblot et des deux enfants. Le gros monsieur qui avait
fait naguère à sa femme la statistique des familles au-
vergnates revenait sur ses pas, aprèsavoir poussé sa pro-
menade du soir jusqu'à la Madeleine.
— Voici un de ces faits qui étonnent le vulgaire, dit-il,
en montrant à sa compagne Toto dans les bras de Sul-
pice. Il y a quelque chose de frappant dans ce tableau.
On croit deviner là-dessous un mystère, comme si la vie
réelle n'était pas toute pleine de drames I Au théâtre, on
taxe d'invraisemblance certaines péripéties, eh bieni
chaque jour, les boulevards, les quais et même les voies
de communication moins importantes assistent à des
complications bien autrement curieuses. J'ose dire que
28 LE PARADIS DES FEMMES
l'Ambigu, ia Porte-Saint-Martin et l'ancien Théâtre His-
torique, malgré leur réputation de hardiesse insensée,
restent toujours beaucoup au-dessous de ce grand in-
venteur qui s'appelle le Destin. Cette opinion peut pa-
raître audacieuse, mais je m'en moque. Ceux qui ne
seront pas contents le diront I
La femme du gros monsieur devait avoir quelque au-
tre moyen de faire son paradis dans Paris.
Maintenant, si quelqu'un s'étonne de voir un gros
monsieur si cruellement éloquent, nous ferons remarquer
que la presse quotidienne a beaucoup élevé le niveau des
intelligences obèses. Les curiosités statistiques se trouvent
dans le corps du journal ; les pensées profondes coulent
de source dans les feuilletons littéraires. Pour quarante
huit francs par an, tout gros monsieur peut humilier sa
femme, l'écraser même sous le poids de sa supériorité,
pour peu que celle-ci, attardée aux faits-divers, n'ait
pas le loisir de lire le reste du journal.
— Totol Tolol mon pauvre Toto! disait Sulpice; je
te croyais mort depuis bien longtemps I
— Moi, je savais bien que vous étiez devenu un homme
savant et puissant, répliqua le monteur ; mais comment
que j'ai donc fait pour vous reconnaître? Vous étiez un
joli brin de petits gars; mais maintenant vous voilà si
grand et si beau!
Sulpice contemplait avec des yeux attendris le compa-
gnon de son humble enfance.
— Tu n*as pas changé, toi, Toto Gicquel, dit-il.
Le monteur secoua la tête.
— Moi, reprit-il, tandis que sa figure maigre et hâve
avait un bon sourire, je ne changerai pas même pour
mourir, monsieur Sulpice. Je suis fait comme ça. Mon
pauvre esprit n'a pas plus grandi que mon corps. Si j'ai
PARIS 29
pu VOUS recomiaître, c'est que justement je pensais à
vous.
— Tu pensais à moi, mon garçon?
— Pour plusieurs raisons. D'abord, c'est vous que
nous venions chercher à Paris, mon cousin et moi.
— Vraiment I fit Sulpice ; qu'est-ce que c'est ton
cousin?
— Roblot, le marin.
— L'ancien matelot de commerce I s'écria le docteur
en faisant un pas vers l'ami Roblot.
— Sans vous commander, dit celui-ci qui s'approchait
en môme temps. Les petits oiseaux sont envolés 1 Si vous
avez fini de causer, nous allons faire notre ouvrage.
Viens, Toto.
— Oui, mon cousin, répliqua doucement celui-ci.
Mais il ne bougea pas plus qu'une borne.
— Je pensais encore à vous, monsieur Sulpice, reprit-
il, à cause de ces petiots dont parle le cousin : c'est de
chez nous.
— Les connais-tu? demanda vivement le docteur.
— Je les ai vus, une fois, sur la route...
— Moi aussi, pensa le docteur.
Roblot s'était arrêté à dix pas. Il ne comprenait rien à
ce long entretien et commençait à trouver que Toto lui
manquait de respect. Roblot était très-jaloux de son au-
torité sur l'ancien monteur.
— Totol appela-t-il d'une voix sévère.
— Oui, mon cousin.
— Est-ce que tu veux coucher ici?
Toto regarda Sulpice d'un air indécis et répondit :
— Je ne sais pas, mon cousin.
Evidemment, cela dépendait de Sulpice ; Toto avait
changé de maître.
II. 3*
30 LE PARADIS DES FEMMES
— Et pourquoi ton cousin Roblot venait-il me cher-
cher? demanda rapidement Sulpice.
— Pour les deux enfants.
Involontairement, le regard de Sulpice parcourut la
chaussée et le trottoir. Ce mot : les deux enfants, le ra-
menait à ceux qu'il avait vus naguère à cette place même.
Chiffon et Loriot étaient arrêtés à une cinquantaine de
pas de là, le nez contre la devanture d'un magasin.
— Quels enfants ? demanda-t-il pourtant.
— Le fils de Madeleine, répUqua Toto avec un grand
soupir, la fille de Victoire.
— Eh bien I dit Sulpice, je les ai retrouvés.
— Ahl fît l'ancien monteur, est-ce bien sûr, cela,
monsieur Sulpice ?
Sulpice hésita.
— Je le crois, murmura-t-il enfin, comme s'il eût
voulu se le persuader à lui même.
En môme temps, il alla droit à Roblot et lui dit :
— Je suis Sulpice, l'ancien pâtour du Tréguz. Qu'avez -
vous à m'apprendre?
Roblot recula de plusieurs pas ; puis il ôta son chapeau
de marin et resta découvert.
— Tonnerre de Brest, murmura-t-il après un silence,
vous lui ressemblez tout de même fameusement! plus
grand que le patron, plus mince, mais c'est le même œil,
nom de nom I Vous auriez fait un fier matelot, oui !
Voulez-vous que je vous donne une poignée de main
pour l'amour du patron, monsieur Sulpice?
Le docteur lui tendit la main. Toto s'essuyait les yeux
pour mieux voir son petit Sulpice, qui avait maintenant
la tête au-dessus de lui. 11 eût bien voulusse mettre jus-
qu'au cou dans les souvenirs. Son pauvre cœur débor-
dait, et la langue lui démangeait. Que de choses! Bijou,
le cheval essoufflé qui montait les vieilles Anglaises au
PARIS 31
phare! Biquette, la belle chèvre de mademoiselle Vic-
toire I Raudonneau, le chien zélél Sa cabane à lui,
Toto, dont les planches mal jointes laissaient passer le
vent du large avec les grandes plaintes de la mer I La
loge du pâtour, si nette et si propre, où les six moutons
favoris dormaient devant la huche I et la Maison dont les
fenêtres entr'ouvertes laissaient voir si souvent madame
Madeleine en pleurs! et le Château, fier et triste dans la
clairière, regardant l'Océan par la longue avenue percée
dans la futaie de chênes...
Mais Sulpice et Roblot se parlaient tout bas. Toto
n'osait plus ouvrir la bouche.
Sulpice lui dit, en montrant Chiffon et Loriot qui
allaient lentement d'un magasin à l'autre :
— Ne les perds pas de vue.
Toto se mit en arrêt comme un chien.
— J'ai été huit ans avec votre père, monsieur Sulpice,
prononça Roblot d'un ton de brusquerie soudaine, car il
voulait cacher son émotion, c'était un vrai marin et un
vrai Breton. Vous devez être bon et brave comme lui,
ça se voit. On dit pourtant là-bas que votre père n'est
pas encore vengé.
— Vengé? répéta Sulpice avec distraction.
Il consulta sa montre.
— Ni Victoire de Rostan non plus, poursuivit le mate-
lot, ni le jeune marquis Antoine : aucun de ceux qui
vous aimaient et qui sont morts dans la nuit du sang I
— Les morts sont avec Dieu, répliqua le docteur à
voix basse; j'ai pensé aux vivants. Vous n'êtes pas venu
de si loin, ami Roblot, pour me parler de morts?
— Vous aimiez pourtant bien votre père ! murmura le
matelot.
Sulpice fit un geste d'impatience.
— Mon père me voit, dit- il, j'ai fait de mon mieux.
32 LE PARADIS DES FEMMES
Roblot garda un instant le silence.
Il ne comprenait plus cet homme dont le front ne
rougissait pas, lorsqu'on lui reprochait de ne s'être point
vengé.
— Que savez-vous du fils de Madeleine et de la fille
de Victoire? demanda le docteur.
— Le vieux douanier Méruel, répondit Roblot, s'en
est allé dans l'autre monde. En mourant, il m'a fait
promettre de venir à Paris pour vous donner des nou-
velles
— Je l'ai cherché bien longtemps I interrompit
Sulpice.
— 11 s'était sauvé de Saint-Cast, repartit Roblot, parce
qu'on l'accusait d'avoir aidé au débarquement du mar-
quis Antoine. Les douaniers avaient fait du tapage pour
détourner l'attention de la justice. Ils croyaient avoir
commis les trois meurtres en tirant à tâtons dans la nuit.
Et plus d'un dentelier a fait fortune du coup, car les ga-
belous n'osaient plus brûler une amorce, passé la brune.
Je disais donc que le vieux Nicolas Méruel était à Jersey
quand vous êtes venu au pays. Il a bien deviné que les
trois tombes du cimetière de Saint-Cast étaient votre
ouvrage. Il disait : « le pâtour savait guillocher le bois,
il a bien pu graver des noms sur la pierre. » Et quand il
venait prier pour les trois défunts, il ajoutait toujours un
Ave à votre intention, monsieur Sulpice. Au retour de
mon dernier voyage, j'ai été le voir comme d'habitude,
car nous étions parents, vous savez bien. Je l'ai trouvé
en train de se préparer pour mourir. Il avait quelque
chose sur la conscience, voyez-vous ; il n'était pas tran-
quille, malgré l'absolution du prêtre. En me voyant, il
a rejeté sa pauvre couverture pour se relever tout
droit.
— Ah I alil cousin, qu'il m'a dit, jeté reconnais bien.
PARIS 33
Quand tu étais tout petit, je t'ai appris des chansons.
Es-tu bon chrétien, mon neveu ?
Moi, j'ai répondu : dame, oui, quoique je ne confesse
pas mes fredaines tous lés samedis soir.
— Vl'à les deux petiots qui dévalent I dit en ce mo-
ment Toto Gicquel, qui revint en courant.
Le docteur vit en effet les^ deux enfants tout au bout
du boulevard. Encore quelques pas, on allait les perdre
dans la foule. Il consulta de nouveau sa montre.
— Mon garçon, dit-il à Toto, tu vas les suivre. Tu
m'entends bien, quand même ils iraient hors de Paris...
— Quand même ils iraient à Landerneaul interrompit
résolument l'ancien monteur.
— S'ils entrent quelque part, continua Sulpice, tu
attendras une demi-heure à la porte, atin de voir s'ils ne
repartent point. Ensuite tu viendras me trouver chez
moi, rue de Tournon, n° 8.
— Une de Tournon, n° 8, répéta le monteur pour
mettre l'adresse dans sa tète.
Puis il partit au trot, battant l'asphalte d'un pas lourd,
et remuant tout son pauvre corps dégingandé.
Sulpice ouvrit la porte de son coupé.
— Montez, dit-il à Roblot.
Celui-ci obéit.
— Rue Neuve-des-Mathurins, en face du n** 23, ajouta
le docteur, en s'adressant à son cocher ; brûlez le pavé ;
je suis en retard.
Le coupé fila sur le macadam.
— Sacredienne ! pensa Roblot, ou est encore mieux ici
que dans la rotonde I
— Vous en étiez à la mort du pauvre Nicolas Méruel,
interrompit Sulpice, poursuivez.
— Je lui dis donc que j'étais bon chrétien, et c'est la
vérité tout de même. Alors, il me dit : c'est bien, tu
34 LE PARADIS DES FEMMES
prieras Dieu qu'il m'accorde le pardon de mes péchés.
Sa ménagère était là, celle qu'il prit après la mort de
l'aucionne... une qui a de la barbe et qui regarde en
dessous. Je vis bien qu'il n'osait pas parler devant
elle.
— Quoiq'ça, ma tante, je lui dis, j'en boirais bien un
verre, car il fait un brouillard salél
Voilà donc qu'elle prend la résine en grognant pour
aller à la cave.
Et le vieux Nicolas de geindre et de sangloter.
— Ah! seigneur Dieu ! qu'il fit, si j'avais su écrire I
la femme détestait les deux pauvres .enfants. Roblot,
mou neveu, si tu veux me promettre de faire ce que je
te dirai, j'aurai le cœur content à l'heure de mourir.
Moi, je promis, car le vieux Nicolas était un brave
homme, qui nous avait plus d'une fois rendu service,
quand nous chargions la dentelle.
— Il y a donc, reprit-il en attirant ma tête près de sa
bouche. Faut vous dire qu'il ne pouvait plus guère
parler : Il y a donc que le fils du patron, Sulpice, a
épousé la fille de madame Madeleine. Il est médecin là-
bas, dans la grand'ville, et gagne plus d'argent encore
à ça qu'à fignoler le bois...
— N'empêche, interrompit ici Roblot, que vous pati-
niez joliment l'ouvrage, monsieur Sulpice. J'ai vu de vos
découpures, c'est des bijoux, quoil Enfin, çanefaitrien.
Le vieux me dit que vous étiez major au civil et reçu
avec parchemin, le tremblement et autres, comme quoi
les premiers chirurgiens ne vous vont pas au mollet! Du-
quel, à l'occasion, je vous recauserai, y ayant au mien
gauche une douleur en manière de sciatique. Toujours
la jambe à l'eau, vous concevez...
La voiture tourna au galop dans la rue delaChaussée-
d'Antin.
PARIS 35
— Le vieux Nicolas, reprit Roblot, m'ajouta comme
ça que vous aviez bon cœur. Gomment le fils du patron
pourrait-il avoir un mauvais cœur, pas vrai? D'ailleurs,
j'ai bien vu ça, quand vous avez embrassé mon cousin
Toto, la pauvre créature. C'est celui-là qui m'a souvent
parlé de vous! et du gros livre où vous appreniez à lire
tout seul, sur la lande.,, mais il s'agit du vieux Ni-
colas.
— Ahl mon neveu I mon neveu ! qu'il me fit, j'ai quel-
que chose sur la conscience. J'avais promis à la défunte
de ne jamais les abandonner I
Moi, je savais bien un petit peu où le bât le blessait,
mais je fis l'innocent et il continua :
— C'est la femme I c'est la femme I elle leur mesurait
le boire et le manger. Un matin, elle me dit : « Ceux-là
s'en iront, ou je ferai mon paquet. » Elle m'avait en-
sorcelé, vois-tu, neveu Roblot I je n'aurais pas pu vivre
sans elle. Je leur mis du pain plein la poche et je les
laissai partir. Depuis ce temps-là, je ne les ai jamais
revus.
Le docteur écoutait attentivement, et cependant un
observateur eût bien vite deviné qu'une autre préocupa-
tionle tenait. Il demanda :
— Le vieux Méruei vous a-t-il dit les noms que les
enfants portaient au pays.
— Le petit garçon de madame Madeleine s'appelait
Jean, répondit Roblot, et les autres mioches l'appelaient
Loriot, parce qu'il sifflait mieux qu'un merle. Lalillette,
quand Nicolas Méruei la recueillit sous le chêne deSaint-
Cast, portait sur la poitrine un feuillet du livre d'heures
de la pauvre demoiselle Victoire, où était imprimé le
nom de Marie. Elle avait au cou le chapelet de sa mère.
A la Maison et dans le voisinage, on l'appelait GhiÛbn,
à cause de la dame du château qui la caressait souvent
36 LE PARADIS DES FEMMES
au sortir de l'église et qui disait toujours : Quel beau
petit chiffon !
— Fernand I murmura le docteur en se parlant à lui-
même, et Virginie I pourquoi auraient-ils ainsi changé
de nom?
M. Durand de Lapierre et madame veuve de Sailloux
étaient allés faire leur visite, la veille, au docteur Sul-
pice. Nous savons que ces deux fabricants d'héritiers
avaient choisi Fernand et Virginie pour en faire des
Rostan.
Fernand était Rostan d'une manière définitive, Virgi-
nie, la jeune fille romanesque et lettrée, avait encore à
subir la concurrence de ses compagnes Pauline et Geor-
gette. Madame la marquise devait choisir entre elles
trois.
— Qui donc a changé de nom ? demanda Roblot.
— Personnellement, vous ne les avez jamais vus? in-
terrogea Sulpice au lieu de répondre.
— Jamais, répliqua le marin ; mais je me souviens de
madame Madeleine quand elle était enfant, et le vieux
Nicolas m'a dit que le petit Jean était tout son portrait.
Quant à Marie, elle ressemble aussi à sa mère...
— Et c'est pour cela, n'est-ce pas, interrompit le doc-
teur, que vous regardiez si attentivement ces deux petits
Bretons?
— Oui, dit Roblot, c'était pour cela. Quoique c'est pas
l'embarras, reprit-il, si on faisait attention à toutes les
ressemblances...
— Et Toto Gicquel, que pensait-il de cela?
— Toto avait la larme à l'œil, mais c'est une pauvre
créature.
— Le croyez-vous capable de remplir la commission
que je lui ai donnée?
— Toto est fidèle à la manière des bons chiens, repar-
PARIS 37
tit Roblot. Si les deux petiots vont au bout du inonde,
Toto les y suivra. Je vas vous finir ma chose du vieil
oncle Nicolas, si vous voulez.
— J'écoute.
La voiture arrivait à l'angle de la rue Neuve-des-Ma-
thurins. Sulpice mit la tête à la portière et jeta en avant
un rapide regard. Roblot poursuivait :
— Je voyais bien que le pauvre vieux baissait, baissait I
Sa voix sifflait déjà dans sa gorge : le grolet (le râle)
allait le prendre.
— Mon neveu, qu'il dit encore, les Rostan avaient été
de bons maîtres, et j'avais tenu sur mes genoux bien
souvent la petite Madeleine avec sa sœur Victoire. J'ai
bien du repentir, mais mon péché est grand et la mort
me fait peur.
— Je prierai Dieu pour vous, mon oncle.
— 11 n'y a que Sulpice, le fils de ton patron, interrom-
pit-il, pour aimer comme il faut le sang de Rostan. Il est
le mari d'Irène, et il a travaillé dans le temps la nuit et
le jour pour nourrir madame Madeleine quand elle s'é-
loigna de chez nous, faible, malade, sans ressource, em-
menant par la main la petite Irène. Ce que j'ai à te de-
mander, c'est d'aller à Paris trouver Sulpice.
— J'irai, mon oncle, j'irai, que je fis.
11 me serra la main : sa main était mouillée et toute
froide.
— Merci, merci, murmura-t-il. Le fils du palron était
pâtour du Tréguz ; il a du bonheur, c'est certain, et puis
il n'est pas fait comme les autres... bien sur qu'il les
retrouvera.
En ce moment, la voiture du docteur s'arrêta vis-à-vis
du numéro 23. Sulpice tressaillit comme un homme qui
s'éveille.
II U
38 LE PARADIS DES FEMMES
— Changeons de place, dit-il, car Roblot était du côté
de la chaussée.
Dès que le docteur eut pris le coin de Roblot, il se
pencha en dehors de la portière et promena son regard
le long du trottoir opposé, d'un bout à l'autre de la rue.
Puis il examina la maison qui lui faisait face. La plupart
des persiennes étaient fermées. Au cinquième étage une
silhouette se détachait sur la terrasse. C'était un jeune
homme accoudé sur le balcon et fumant une pipe
turque.
— Vous ne m'écoutez plus? dit Roblot.
— Si fait, répliqua Sulpice qui réussissait à garder
son calme.
— Je n*ai plus grand'chose à vous dire. Trois fois le
vieux Nicolas entendit parler des deux petits depuis leur
départ. Ils allaient chanter et danser dans les foires...
— Chanter et danser! répéta Sulpice ; ceux que nous
avons vus chantaient et dansaient. Dieu les aurait-il
vraiment amenés sur mon chemin ?
— De Bretagne à Paris, dit Roblot, la route est
longue.
— Ceux-ci l'ont bien faite, repartit le docteur.
Roblot hésita, puis il reprit :
— La Morgatte a fait courir le pays là-bas par des
gens à elle. Le vieux Méruel ne savait pas trop ce que
c'était que ce duc de Rostan qui a racheté le château, la
maison, les moulins, la futaie, enfin tout ce que les Ros-
tan avaient avant la révolution. Il m'a dit : Tout cela
reviendra peut-être à la fille de Victoire et au fils de
Madeleine, à moins que Sulpice ne garde tout pour sa
emme Irène. ^
Ce disant, Roblot jeta uq regard furtif au docteur. L a
belle figure de Sulpice souriait tristemeut.
< — Irène I répéta- t-il.
PARIS 39
Puis il ajouta :
— Ma femme ne mangera jamais que mon pain.
Roblot lui prit la main et la serra rondement.
— Pardon, excuse 1 fît-il d'une voix émue, j'aurai con-
fiance en vous comme j'avais confiance en votre père.
Vl'à donc la fin : il est venu dans le pays un ancien la-
quais du château, nommé Lapierre...
Sulpice fit un mouvement.
— C'est la Morgatte qui l'avait envoyé, ajouta Roblot.
Ce Lapierre est allé voir le vieux Nicolas et lui a proposé
de l'argent pour témoigner...
— Témoigner de quoi? demanda le docteur.
— Ce laquais disait qu'il retrouverait bien les deux
petits, mais qu'il fallait établir leur... leur... enfin une
chose que la loi réclame.
— Leur identité?
— C'est ça. Et le vieux Nicolas était en train de me
dire : Méfiance I quand la bonne femme revint de la cave
avec la cruche.
— Buvez, dit-elle en remplissant mon écuelle, ça vaut
mieux que le bavardage de mon pauvre homme, qu'est
en enfance depuis longtemps déjà.
Nicolas m'attira tout contre lui au moment où j'allais
boire.
— Tu as promis? me fit-il.
— Et j'accomplirai ma promesse.
— Souviens-toi bien... Jean... Marie... la médaille de
la Vierge au bout du chapelet... et que Dieu te bénisse I
Il ferma les yeux, car ce travail de parler l'avait
épuisé.
La femme dit :
— Ce serait bien heureux pour lui, si le bon Dieu
l'appelait, car il ne peut plus ni manger, ni boire, ni
travailler, ni rien.
40 LE PARADIS DES FEMMES
Le grolet le prenait. Je crus entendre encore qu'il
disait :
— La médaille...
Dans cette rue Neuve -des-Mathurins, silencieuse et
solitaire comme une rue de province, on entendit le
roulement d'une voiture. Tout en écoutant le récit du
matelot, Sulpice n'avait pas cessé d'avoir l'œil et l'oreille
au guet. Au moment où la voiture approchait, Roblot
put remarquer que la respiration du docteur devenait
plus forte. C'était un cabriolet de louage. Il passa franc
devant le numéro 23 et un soupir de soulagement s'é-
chappa de la poitrine de Sulpice qui consulta sa montre
pour la troisième fois.
— Cinq minutes de plus que l'heure I murmura-t-il.
— J'ai fait ma commission, dit Roblot. Maintenant
j'aurais deux choses à vous demander : madame Made-
leine est-elle morte?
Sulpice garda le silence comme il avait fait, quand la
marquise Astrée lui avait adressé pareille question.
— Pourrai-je voir sa fille Irène? demanda encore
Roblot.
— Oui, répondit Sulpice.
Il y eut un silence. Roblot le regardait et semblait
hésiter à parler.
— Ma foi de Dieu, reprit-il brusquement, j'ai peur
d'avoir dépensé mon argent et mon temps pour le roi de
Prusse ! Tout ça m'a l'air d'être le cadet de vos soucis,
monsieur Sulpice I
Le docteur releva la tête. Il y avait de la sévérité dans
sa voix.
— L'ami, répondil-il, mon père était le serviteur de
Rostan ; mon père a donné sa vie entière pour Rostan.
Jusqu'ici, j'ai fait comme mon père. Je suis médecin ;
tout ce ce que la science moderne enseigne, je le sais ;
PARIS 41
il y a (les instants où mon âme aspire au-delà des bornes
de la science. Ce serait mon devoir d'écouter le cri de
mon âme, et de lui dire : Marche dans la voie inconnue.
Mais l'homme n'a qu'une vie et les heures de la vie sont
comptées. Je fais taire mon âme, et je reste attelé à une
œuvre bornée, parce que mon père m'a dit : « Sois
fidèle, » et que le souvenir de mon père est plus fort que
ma passion de savoir et de pouvoir. Peut-être ne me
comprenez-vous pas complètement, ami Roblot. Je parle
en ce moment beaucoup plus pour moi-même que pour
vous. Dieu me pardonnera d'avoir obéi à mon père.
D'autres viendront qui auront l'âme libre et qui accom-
pliront ce que j'aurais pu tenter.
La voix du docteur s'animait ; il la contint au moment
où il la sentit éclater, et reprit :
— Si le fils de Madeleine, qui est le frère de ma
femme, et la fille de Yictoire existent, ils seront riches ;
ils porteront le nom de Rostan plus haut que ce nom ait
jamais pu monter. J'ai déshérité Irène en l'épousant ; le
bien do Rostan ne doit pas aller à la postérité du patron
Sulpice. Tout pour eux, rien j.our nous!
— C'est bien, celai s'écria Roblot, qui lui serra vigou-
reusement la main. Dieu vous récompensera, c'est moi
qui vous le dis.
Le docteur avait relevé la tête.
— Irène aurait pu être riche aussi, murmura-t-il,
tandis qu'un^ sourire triste errait autour de sa lèvre,
et porter un nom glorieux. Irène, ma femme, aurait pu...
Il s'interrompit et poussa une exclamation de surprise.
Le cabriolet de louage était revenu sur ses pas et sta-
tionnait à trois portes de là. Une femme vêtue de noir
en était descendue et frappait àla porte cochère du n° 27.
Elle entra et en ressortit bientôt pour soulever le mar-
teau du n° 25
Il k*
42 LE PARADIS DES FEMMES
— Descendez, dit le docteur qui ouvrit la portière.
Sa voix était si changée que Roblot obéit machi-
nalement.
— Elle va ressortir encore, continua le docteur tout
bas ; mettez-vous près de l'autre trottoir, et quand elle
s'approchera de la porte qui nous fait face, prononcez ce
nom : Solange I
— Solange? répéta le matelot.
Sulpice fit un signe affirmatif.
La femme vêtue de noir sortit du n° 25, comme il
l'avait annoncé. Jusqu'alors elle était restée dans l'om-
bre ; mais il y avait un bec de gaz entre le n° 25 et le
n° 23. En apercevant un homme debout sur la chaussée,
l'inconnue détourna vivement la tête. Le réverbère n'é-
claira que le camail de velours noir drapé sur ses épaules
et le derrière de son chapeau.
Le docteur avait les deux mains crispées sur sa poi-
trine.
Du haut du balcon ce mot tomba :
— Icil
Le docteur leva les yeux et vit Tombre qui se penchait
sur la terrasse.
Une sueur froide couvrit ses tempes.
L'inconnue touchait le bouton de cuivre du n°23,
lorsque Roblot, faisant un pas en avant, appela à demi-
voix :
— Solange I
La jeun3 femme lâcha le bouton et tourna la tête
vivement.
Roblot et Sulpice aperçurent en même temps son
visage. Roblot recula jusqu'auprès de la voiture, et mur-
mura d'un accent stupéfait :
PARIS 43
— Madame Madeleine I
La porte venait de s'ouvrir. La jeune femme avait
disparu.
— Remontez, ordonna Sulpice d'une voix tranquille.
— Je suis foui dit Roblot en reprenant sa place ; ma-
dame Madeleine aurait à présent vingt ans de plus que
celai
IV
LA GOUTTE D OR.
Entre la barrière Poissonnière et La Chapelle Saint-
Denis, se trouve un pays de banlieue annexée qui n'est
pas beaucoup plus laid d'aspect que les autres. Cette
ville, qui longe le boulevard extérieur au-delà du clos
Saint-Lazare, porte un nom prétentieux et bachique.
Elle s'appelle la Goutte-dOr.
La Goutte-d'Or, (1) malgré les souriantes promesses de
son nom, n'a pas une bonne réputation.
C'est un lieu de plaisir, puisqu'il est situé entre deux
barrières, mais un lieu de plaisir triste et sombre. Il y a
des plaisirs de toutes couleurs. A la Goutte-d'Or, la vo-
lupté pousse au noir. Nous savons des gens qui ne sont
point très-délicats et qui se laisseraient mourir de soif
auprès d'un verre de vin dans certains cabarets de la
Goutte-d'Or.
L'aspect seul de cet Eden serre le cœur. Il apour bor-
(1) Le quartier de la Goutte-d'Or a été depuis lors complète-
ment transformé.
PARIS 45
dure, du côté du sud, uue frange de marchands de bric-
à-brac, étalant leur butin le long du boulevard exté-
rieur. Le Temple n'est rien auprès de cela, le Temple
lui-même, ce musée des loques! et puis le Temple a
des trésors derrière ses guenilles.
Ici, c'est une gageure. On se demande avec effroi quels
sont les acheteurs possibles de ces marchandises. On
s'imagine rêver ou assister au jeu lugubre des fous qui
se raillent eux-mêmes.
Gela tient beaucoup de place. Le trottoir est envahi
jusqu'au tronc de ses petits arbres teigneux. Ce sont des
poêles à frire, rongées par la rouille et percées, des tasses
largement ébréchées, des paires de chaussures fantasti-
ques, composées d'une botte éculée et d'un vieux soulier
qui regrette sa semelle ; des verres qui furent à patte,
des vestes privées de leurs manches, des pantalons qu'un
chrétien ne pourrait chausser sans irriter la pudeur des
sergents de ville ; des coffres désemparés, des clefs tor-
dues, des cages veuves de leurs barreaux, des chaises
dépaillées, des escabelles invalides, des marmites sans
fond, des soufflets sans âme, que sais-je enfin? un pêle-
mêle d'instruments souillés, estropiés, broyés, dont
l'usage est un problème.
Il y a aussi, du reste, des objets d'art et d'agrément.
On peut s'y procurer des estampes déchirées, des frag-
ments de statuettes en plâtre pour orner les cheminées,
des oiseaux empaillés dont les rats ont méchamment
mangé toutes les plumes, et même des tableaux à l'huile
tout encadrés où il ne manque que les trois quarts du
cadre et la peinture qui recouvrait en d'autres temps la
toile crevée. J'y ai trouvé jusqu'à un livre I
Autour de ces reliques, on vend, pendant l'été, des
cerises tournées et des pommes atteintes de la lèpre.
Ce qui fait la principale renommée de la Goutte-d'Or,
46 LE PARADIS DES FEMMES
c'est la chambre des députés des chiffonniers de Paris,
tenant ses séances rue des Couronnes. Le quartier Saint-
Marcel et le Trône peuvent avoir plus de population
chiffonnière, mais la Goutte-d'Or est la ville noble, le
centre directeur, la patrie du congrès.
A l'heure où le docteur Sulpice et Roblot surprenaient
cette femme vêtue de noir, descendant d'un cabriolet de
louage devant le n" 23 de la rue Neuve-des-Mathurins,
une voiture de louage, contenant aussi une femme vêtue
de noir et voilée, s'arrêta rue de la Goutte-d'Or, à un
endroit qu'il ne nous est pas permis de désigner d'une
manière précise.
Quoique les choses changent peu dans ce quartier
pauvre et sans gène, nous devons dire pourtant que l'éta-
blissement devant lequel s'arrêta le cabriolet a subi
depuis lors de notables transformations. C'était alors,
sur la rue, un corps de bâtiment assez vaste, mais mena-
çant ruine, où l'on n'avait accès que par une allée
étroite, pavée de gros cailloux mal joints, et au
milieu de laquelle un ruisseau noirâtre coulait à décou-
vert. Cette allée desservait deux escaliers en colimaçon,
raides comme des échelles, et munis de cette corde lui-
sante qui tient lieu de rampe dans les garnis indigents.
Après le second escalier se trouvait une cour irrégulière,
encombrée de hangars et de baraques, au-delà de la-
quelle s'élevait une autre maison plus grande et plus
délabrée que la première. Elle avait trois étages, plus
un rang de lucarnes surajoutées. Les fenêtres, toutes
petites et placées à trois pieds l'une de l'autre, don-
naient à la façade un singulier aspect.
Derrière cette maison s'ouvrait une dernière cour en-
tourée de pavillons en bois et torchis. Une odeur asphy-
xiante saisissait à la gorge quiconque y pénétrait. C'était
un magasin de chiffons à ciel ouvert. Quinze ou vingt
PARIS 47
amas d'ordures, hauts corame des montagnes, y subis-
saient perpétuellement le triage.
Les pavillons servaient de magasin pour les objets
triés et de logement au trieuses. Les deux maisons sises
en avant étaient des hôtels garnis de chiffonniers. La
seconde, bien connue, nous pourrions dire célèbre, avait
trois cent quarante numéros de cellules pareilles, où
l'aristocratie du chiffon venait dormir. 11 y avait peu de
place et pas du tout d'air. Mais chaque cellule contenait
un coffre long en forme de cercueil, avec de la paille
brisée par l'usage, qui formait un lit fort douillet.
C'était le fameux loge-à-la-nuit du père Bistouri.
Un bien brave homme qui achetait toutes les hottes à
moitié prix dans les moments de presse, et qui ne refu-
sait jamais crédit à personne, jusqu'à la valeur de trente
sous, pourvu qu'on lui fournit un gage.
La règle voulait qu'on lui rendit trente-cinq sous le
lendemain.
Ce n'était certes pas de l'usure, et trente sous prêtés à
propos peuvent faire grand bien à un homme dans le
commerce.
Les chiffonniers appellent leur état « le commerce, »
comme les Romains appelaient Rome « la ville »
Dans son immense hôtellerie qui occupait eu profon-
deur tout l'espace compris entre la rue de la Goutte-d'Or
et la rue des Couronnes, le père Bistouri pouvait loger
plus de huit cents hommes dans le commerce. Il y avait
en effet, dans le premier corps de logis, des dortoirs
communs, et les hangars pouvaient servir au besoin de
chambres à coucher. On payait deux sous dans les dor-
toirs, cinq sous dans les cellules.
Une énorme baraque, située à gauche dans la pre-
mière cour, renfermait une cuisine bourgeoise. C'était
du moins le titre officiel de ce laboratoire infernal, où se
48 LE PARADIS DES FEMMES
manipulaient des mets que nous n'osons pas décrire. Le
prix des portions était de deux sous pour les locataires
du bonhomme Bistouri, trois sous pour les consomma-
teurs étrangers. De chaque côté de l'allée, sur la rue,
s'ouvrait une petite boutique basse, elles ressemblaient
toutes les deux à des échoppes de savetier. Celle de
droite était occupée par un débit de liqueurs, celle de
gauche étalait sur la devanture quelques choux, du lard
jaune et du fromage de Brie.
Avec ses locations, son usure, sa gargotte, son caba-
ret et sa fruiterie, le bonhomme Bistouri gagnait sa vie,
à ce qu'il disait. En outre de tout cela, il saignait à bon
compte ceux qui se portaient trop bien, ou vendait à
cinq sous la pièce des petits paquets de poudre grise qui
guérissaient de toute maladie. Ces divers métiers ne
l'empêchaient point de faire le commerce en grand et
d'amonceler dans ses cours, chaque matin, le contenu de
trois cents hottes.
Il y avait de vieux frères qui prétendaient que le vieux
Bistouri avait des millions quelque part.
Des millions I vous entendez? Ces philosophes n'y vont
pas de main mortel
Quand le fiacre s'arrêta, la femme voilée ouvrit elle-
même la portière, et sauta lestement à terre.
— Attendez moi, dit-elle en se dirigeant vers l'allée.
Le cocher était 'descendu de son siège. Il regarda la
maison et fit la grimace.
— C'est que, ma petite mère, répliqua-t-il avec une
familiarité soupçonneuse, la trotte est bonne de l'avenue
Gabriel jusqu'ici. Je n'aimerais pas à être refait, comme
on dit.
La dame chercha vivement sa bourse. Le cocher,
désarmé par ce mouvement, poursuivit d'un ton ra-
douci :
PARIS 49
— N'y a pas d'afTront, la bourgeoise I Voyez-vous, je
connais c'te cassine ; elle a une sortie sur la rue des Cou-
ronnes, là-bas, et pendant que je suis ici...
L'inconnue lui coupa la parole en laissant tomber une
pièce de vingt francs dans sa main.
Le cocher ôta du coup son chapeau de cuir. Il com-
mença un discours en forme d'excuse, mais la dame
voilée disparaissait déjà dans le couloir.
— Prise aux Champs-Elysées, pensa le cocher en
remontant sur son siège, menée à la Goutte-d'Or. Vhigt
francs de boni, c'est suspect I
Il battit le briquet pour allumer sa pipe.
— Ça ne m'importe pas, acheva-t-il ; la petite mère est
UD joli brin de femme, et ce vieux raboiteur de Bistouri
a de quoi.
Le lecteur sait déjà que notre inconnue venait de l'allée
Gabriel. Pas n'est besoin de dire que c'était elle qui avait
posé la première énigme parisienne à notre petite Chiffon
et à son ami Loriot, en priant le rôdeur à la lanterne
d'aller lui chercher un fiacre. Les deux petits l'avaient
reconnue à la lueur des réverbères pour la dame qui
accompagnait le roi Truffe dans le voyage de Rambouil-
let à Paris. Le rôdeur avait eu de plus longs souve-
nirs. Un nom était tombé de sa bouche qui se rapportait
à des événements déjà bien vieux.
Il l'avait appelée : la Morgatte.
La IMorgatte, car c'était bien elle, ne ralentit point son
pas dans l'allée étroite et obscure. Elle évita de compro-
mettre ses pieds mignons et merveilleusement chaussés
dans le canal d'eau fangeuse qui croupissait au centre
du couloir : ceci avec une adresse de chatte et de Pari-
sienne. Elle serrait son camail autour de son corps pour
ne point se frotter aux murailles. L'allée était plongée
n 5
50 LE PARADIS DES FEMMES
dans une obscurité profonde. La Morgatte, après avoir
fait une vingtaine de pas, allongea la main pour cherclier
l'enfoncement du premier escalier, mais elle se ravisa,
pour cause ; ce fut avec le pied qu'elle éprouva le
terrain.
La recherche ne fut pas longue. Après deux au trois
tâtonnements, elle rencontra la première marche. Elle
monta. Un frisson lui serra la poitrine quand elle sentit,
au tournant de la volée, le froid de la muraille humide
tout contre sa joue. L'escalier était raide. Ce moment
d'arrêt la fit chanceler. Elle voulut se reprendre à la
corde et poussa un petit cri d'horreur. La corde avait
glissé, gluante et glacée, entre ses droits.
Ce fut la poitrine de la marquise Asirée qui laissa
échapper ce petit cri. La marquise Astrée pouvait offrir
le type de la femme à la mode, avec ses recherches ex-
quises, ses délicatesses outrées, ses finesses de tact,
d'ouïe et d'odorat. Pour madame la marquise, c'était à
peine si les roses de juin étaient assez parfumées, à
peine si le satin ou le velours avaient un toucher assez
doux. Mais la Morgatte se mit à rire :
Vous savez, la Morgatte qui allait sous la pluie avec
sa coiffe mouillée ; la Morgatte, dont les sabots bravaient
la boue profonde des bas chemins de Bretagne ; la Mor-
gatte qui couchait entre les jambes des bœufs, et qui
raccommodait les vieilles chausses du reboutoux pour
avoir du pain avec des coups.
La Morgatte se mit à rire des répugnances de la
marquise.
C'était justement le reboutoux qu'elle allait voir.
Elle saisit la corde à pleine main et atteignit le pre-
mier étage.
Il n'y avait qu'une seule porte sous laquelle passait
une faible lueur. La Morgatte frappa. On ne répondit
PARIS 51
point. La marquise entendit seulement parler. Elle crut
d'abord distinguer deux voix, et colla son oreille contre
la serrure.
On disait :
— Ça s'en va, ça s'en va, ça s'en val Tous les jours,
ça diminue, quoi ! J'ai vu qu'on trouvait toujours quel-
que bon rabiot dans chaque bottée, tantôt ceci, tantôt
ça, n'est-ce pas? Au jour d'aujourd'bui, nisquettel
— 11 a du monde avec lui, pensa la Morgatte désap-
pointée.
Elle fut sur le point de redescendre l'escalier.
— Nisquette 1 reprit la voix grondeuse et triste de
Jean Touril ; nisquettel nisquettel il n'y a plus d'bonnê-
teté I Savez-vous ce qu'ils font? Ils ont une pocbe pour
serrer tout ce qu'ils trouvent de bon. Ils ne poussent
dans leur hotte que le déchet, les vieux papiers, les gue-
nilles de ruisseau. S'il y a un ruban ou un bout de den-
telle, c'est pour la poche. Moi, je dis que quand on vend
à la bottée, il faudrait tout pousser dans la hotte, que
diable I j'achète, pas vrai? Je paie, c'est clair 1 Ah 1 ah I
ahl toi qui parlais d'honnêteté, va-t'en voiri
Jean Touril s'interrompit. La marquise tendit l'oreille
pour guetter la réponse de son interlocuteur. Une grosse
et robuste toux coupa le silence.
Puis le bonhomme reprit :
— Dis donc? c'est tout de même étonnant que je n'aie
pas trouvé, depuis dix-huit ans un seul billet de banque!
Quand tu te plaindras, comme un vieux fou, ça n'y fera
rien, ma chatte I Je vas en fumer une petite avant de me
coucher; ça te va-t-il?
Encore un silence et point de réponse au bout.
La Morgatte mit son œil à la serrure. Elle vit, entre
trois ou quatre tas d'immondices, Jean Touril battant
52 LE PARADIS DES FEMMES
paisiblement son briquet. Il était seul. La Morgatte
frappa de nouveau et plus fort.
— Qui est là? demanda l'ancien reboutoux d'un ton
bourru.
— Ouvrez, répliqua Astrée ; c'est moi.
Jean Touril cessa de battre le briquet. Un sourire
lui vint aux lèvres et il regarda la porte d'un air
triomphant.
— Qui est là? demanda-t-il pourtant une seconde fois.
— Moi, vous dis-jel fit la marquise avec impatience.
— Qui ça, vous?
Jean Touril s'était levé. 11 se dirigea vers la porte
sans attendre la réponse. Avant de pousser le loquet, il
écouta.
— Astrée î prononça la marquise par le trou de la
serrure.
— Bien, bien, coquinette, fit le bonhomme, on y va.
Je n'ai plus mes jambes de quinze ans.
La porte s'ouvrit. Une boufïée d'air chaud et chargé
d'émanations offensantes saisit la marquise aux narines.
Elle mit son mouchoir sur sa bouche et entra.
— Bonsoir, mignonnette, dit le père Bistouri ; çava-t-il
comme vous voulez, ce soir?
Les yeux d'Astrée firent rapidement le tour de la
chambre.
— Ohl je suis tout seul, ajouta le bonhomme, répon-
dant à ce regard ; j'étais à travailler.
Il s'interrompit et acheva en portant sa main sale au
menton d'Astrée :
— A travailler de tête, ma fille.
C'était une pièce très-basse d'étage, mais d'une assez
grande étendue. Les murailles, où le plâtre ne cachait
point les pans de bois croisés en sautoir, laissaient
pendre un papier de couleur neutre qui s'en allait en
PARIS 53
lambeaux. Il y avait un grabat, couvert d'indienne bru-
nâtre, où les draps ne paraissaient point ; deux ou trois
coffres, une table formée avec des planches posées sur
deux tréteaux, et une demi-douzaine de chaises mal
paillées. Le tout était éclairé par une chandelle de suif,
fichée dans un bougeoir où le métal disparaissait sous
le vert-de-gris, et chauffé par un gros poêle de fonte à
fourneau.
Ce mobilier n'eût pas encombré la chambre, mais un
fouillis d'objets de toute sorte jonchait le carreau, indé-
pendamment des quatre tas de chifïous ou bottées. Il y
en avait sur la table. 11 y en avait sur les chaises ; des
solives poudreuses du plafond tombaient des cordes
terminées par des crocs où pendaient des loques im-
mobiles.
— Ouvrez la fenêtre, dit la marquise en entrant ; on
étouffe ici.
L'ancien reboutoux était en train de refermer soigneu-
sement la porte.
— Il fait un froid de loup, ce soir, répondit-il ; je suis
devenu frileux depuis que j'ai quitté le pays, la chambre
est grande et il n'y a pas de bourrelets nulle part...
d'ailleurs, je vais allumer ma pipe ça nous changera
d'air.
Il se plongea voluptueusement dans son grand
fauteuil.
— Fais comme chez toi, mignonnette, ajouta-t-il, se
reprenant à la tutoyer malgié lui; ôte les étoffes de
cette chaise-là et prends garde de les abîmer.
La marquise hésita avant de toucher aux étoffes qui
consistaient en un paquet de lambeaux sans nom. Mais
elle n'était pas venue là pour faire la difficile. Du revers
de sa main frais gantée et au mépris des recommanda-
Il 6*
54 LE PARADIS DES FEMMES
lions du bonhomme, elle poussa les étoffes sur le carreau,
puis elle s'assit.
La chaleur du poêle où brûlait un feu de coke déve-
loppait dans cette chambre des vapeurs véritablement
diaboliques. Astrée attendait avec impatience la fumée
de la pipe.
Elle ouvrit son flacon. Le père Bistouri la regardait
en riant sous cape.
— L'avez- vous vu? demanda la marquise.
L'ancien reboutoux secoua affirmativement la tète.
— Eh bien I reprit la marquise.
— Eli bien I répéta Bistouri, c'est un beau docteur :
Habit noir tout neuf et cravate blanche. Il ressemble
beaucoup au patron Sulpice, son père. Il est bien logé ;
de beaux meubles, une superbe bibliothèque. Ça a l'air
de bien aller.
— Qu'avez-vous appris?
Le bonhomme mit son amadou sur sa pierre à fusil
et approcha le tout du fourneau de sa pipe. Il aspira
vaillamment et avec bruit. La Morgatte attendait.
— Ne t'impatiente pas, coquinette, dit Bistouri entre
deux bouffées.
La marquise fronça le sourcil.
— Oh 1 oh I interrompit l'ancien reboutoux en ôtant
la ])ipe de sa bouche, si madame la marquise se trouve
offensée de mes façons un peu familières, on peut changer
de ton, ce n'est pas difficile.
— Parlez-moi comme il vous plaira, Jean Touril,
répliqua la marquise, je ne m'occupe pas de cela.
— A la bonne heure, ma poule I ça m'amuse de te
causer comme autrefois. Nous avions dix-huit ans de
moins tout de même, vois-tu, et ça compte! Te souviens-
tu quand je te rencontrai avec le grand Rostau sur la
grève?
PARIS 55
— Je ne suis pas venue pour parler du passé, dit
Astrée sèchement.
— Il a mal tourné, ton grand Rostan, poursuivit Jean
Touril comme si on ne l'eût pas interrompu ; il s'est
donné de plus en plus à la boisson et aux femmes. Dans
ce temps-là, c'était déjà un bien mauvais sujet. Mais
quelle mine tu fais quand je te parle, coquinette ! on
dirait que les pieds te brûlent chez moi.
— Je suis pressée.
— Pas moi, ma poule. Pour une visite à ton vieux
Jean, dans l'espace de dix-huit années, sois plus ai-
mable. Nous avons beaucoup de choses à nous dire...
beaucoup, beaucoup!
Il répéta trois ou quatre fois ce dernier mot, comme
s'il eût cherché à mettre de l'ordre dans ses idées.
— Qu'as-tu fait des sept cent mille francs de ta mar-
raine, ma fille? reprit-il. Parle-moi franchement. J'ai
fantaisie de savoir ça. Tu me volas ma part, dans le
temps, tu fis bien ; je ne t'en veux pas. Je crois d'ailleurs
être plus riche que toi.
— Moi, je suis très-pauvre, dit la marquise, du moins
pour le moment.
— Vraiment? ne te gêne pas pour me compter tes
affaires, coquinette, je ne te prêterai pas d'argent.
11 se mit à rire avec bonhomie.
— Ahîahl poursuivit-il, tu es pauvre... malgré les
cadeaux du roi Truffe I Le grand Rostan est un idiot, et
toi, tu n'es pas à beaucoup près aussi forte que je le
pensais. Avant que tu sortes d'ici, je te dirai ce qui te
manque. Ça t'étonnera. Je suis devenu un penseur. Sais-
tu que je fus bien heureux d'avoir emporté de là-bas
mon paquet dans ma serviette? Tu te moquais du paquet,
tu te moquais de la marmite où je plaçais mes pauvres
économies. De quoi ne te moquais-tu pas? Eh bien !
56 LE PARADIS DES FEMMES
il y avait de bonnes choses dans le paquet; il y avait de
gentils écus dans la marmite. Ah I dam ! ce n'était pas
grand'chose auprès de tes 700,000 fr. ; mais les
700,000 fr. ont pris la volée depuis longtemps, à ce
qu'il parait, tandis que l'argent de la marmite et les
bibelots de la serviette ont fait des petits.
La marquise Astrée releva son voile et ôta son chapeau
à cause de la chaleur sans doute, car le poêle de fonte
grondait, jetant dans la chambre des bouffées d'air
brûlant.
L'ancien reboutoux rapprocha le chandelier de
cuivre afin que sa lumière tombât sur le visage de la
marquise.
— Tu es belle, ma fille, dit-il d'un ton plus sérieux,
tu es très-belle. Pourquoi n'as-tu gagné qu'une bataille
en ta vie ? D'autres qui ne te valent pas montent chaque
jour un petit peu et finissent par gagner tout doucement
le faîte. Toi, tu as descendu depuis ta première victoire.
Elle avait coûté pourtant bien du sang I Tu es arrivée
ici toute jeune et toute brillante, avec un nom superbe,
que personne ne te contestait, avec un esprit d'enfer, qui
paraissait d'autant mieux que ton marquis était un ours
et un sauvage, bel homme, cependant, et qui aurait pu
avoir son genre de succès. Tu es arrivée toute formée,
car. Dieu merci, je ne sais rien que tu n'eusses deviné,
tu es arrivée avec une jolie fortune, bien acquise, puis-
que tu la portais dans ta poche. Tu avais tout, absolu-
ment tout ce qui peut pousser dans le monde, et tu
n'avais rien de ce qui entrave : les préjugés ne te gê-
naient point, tu ne croyais ni à Dieu ni à diable, et tu
avais fait tes preuves sur la question de savoir comment
on doit traiter un, deux, trois obstacles vivants qui bar-
rent malencontreusement une bonne route. Ahl eoqui-
nette, coquinette, tu avais débuté comme Jeanne d'Arc,
PARIS 57
dans ton genre. Est-ce que tu vas finir, toi aussi, par le
fagot?
Les traits de la marquise étaient si complètement
immobiles que vous eussiez dit un visage taillé dans le
marbre. Ses yeux étaient fixés sur Jean Touril, mais ils
n'exprimaient rien, pas même le dédain.
— Je ne sais pas comment je finirai, répondit-elle
froidement. Qui vivra verra.
— Que me donneras-tu, reprit Jean Touril, si je te
révèle le secret de ta cbute?
— Je ne suis pas tombée, et je ne tomberai pas, re-
partit la marquise, qui eut un sourire ; je veux conquérir
un million pour chaque centaine de mille francs que j'ai
perdue.
— Bravo I fît Jean Touril, je le souhaite; car, cette
fois, j'aurai ma part, je t'en préviens.
' — Je suis ici justement pour vous apporter votre
part...
— De la peau de l'ours ? interrompit l'ancien re-
boutoux.
— Vieux Jean, mon ami, interrompit à son tour
Astrée, ètes-vous assez riche pour refuser cent mille écus
comptant?
— Comptant! répéta Jean Touril, dont les lèvres
tremblèrent.
Il s'essuya le front avec son mouchoir à carreaux ;
puis il déposa sa pipe éteinte sur la table et roula sa
vieille bergère jusqu'à la pins prochaine bottée.
Il se remit à trier des chiffons. Astrée le suivait d'un
regard sournois.
— Cent mille écus! répéta-t-il encore une fois, comp-
tant ! C'est un joli denier ; mais ce n'est pas assez pour
s'attaquer au docteur Sulpice I
NIEUL-LE-TOURNEBROCHE.
Dans la rue de la Goutte-d'Or, la voiture de place at-
tendait toujours. Il pouvait être dix heures du soir. A
ce moment, un pas lourd troubla le silence de la nuit,
et le cocher vit luire une lanterne au ras du sol. On était
en semaine ; la plupart des guinguettes chômaient, et
c'est à peine si de loin en loin on voyait une ombre glis-
ser le long des murs à la lueur des Réverbères.
— Une pratique attardée du père Bistouri I pensa le
cocher.
Ce père Bistouri était un homme célèbre.
La lanterne mobile qui rasait le pavé était en efifet
portée par un chiffonnier coiffé, vêtu et chaussé dans
toute la rigueur de l'uniforme philosophique. 11 mar-
chait le dos courbé sous sa hotte, les jambes pliées, les
bras tombants. Son allure peignait cet état moral et
physique que les femmes du peuple expriment énergi-
PARIS 59
quemeDt quand elles appellent leurs maris « grands
lâches. » Mais il y a encore quelque chose de caressant
dans ce mot : grand lâche, qui ressemble au fameux :
(( est-il méchant I yy des petites ouvrières ; or, toute idée
de caresse était incompatible avec l'extérieur de notre
homme à la lanterne.
C'était presque un vieillard. Sa taille, qui avait dû
être haute, se racornissait, affaissée et comme amoin-
drie. A la largeur de ses épaules voûtées, à la grosseur
de son cou mal emmanché et enfoui dans les mèches
grises de ses cheveux, on pouvait deviner que cet
homme, à tel moment donné, devait déployer une
grande force musculaire : mais cette force semblait usée
ou engourdie. Il y a des haillons fiers : ceux de notre
homme pendaient humblement et salement.
La lu(îur de la lanterne glissait jusqu'à son visage in-
cliné sur sa poitrine. C'était un visage de coquin vaincu
et misérable, une tète de scélérat qui n'a pas réussi. Son
regard seul, où restait comme un reflet du rire grossier
des bombances passées, vivait et gardait une expression
d'insouciante énergie.
Mais ses yeux se cachaient presque toujours. Alors ou
ne voyait, sous les bords ramollis et frangés de son
chapeau, qu'un masque terreux, hérissé de barbe gri-
sâtre.
Au moment où il approchait, le cocher reconnut en
lui l'homme qui l'avait fait avancer, deux heures au-
paravant, pour aller prendre une dame sur le trottoir
de l'allée Gabriel. Le lecteur se souvient de ce chiffon-
nier, marchant derrière nos petits Bretons et fredonnant
une chanson du pays. Il venait aussi de Bretagne, et
nous l'y avons vu sans doute autrefois, ne fût-ce qu'en
passant, dans les salles basses du château de Maurepar,
OÙ l'orgie chantait le Libéra.
60 LE PARADIS DES FEMMES
— Ahl ahl fit-il en s' arrêtant devant le cabriolet, j'a-
vais peur de ne plus vous trouver là.
— Est-ce que c'est moi que vous venez chercher si
loin, mon brave? demanda le cocher.
L'autre haussa les épaules, puis il s'approcha d'un
pas encore.
— Est-elle toujours chez le vieux? interrogea-t-il.
— Qui ça?
— La petite mère.
— Qu'est-ce que cela vous fait, à vous?
— Bien, bien, elle y est. Merci I dit le chifîfonnier qui
tourna le dos, éteignit sa lanterne et entra dans l'allée
noire où donnaient les deux escaliers.
— Ça doit valoir quelque chose, pensa-t-il en tâtonnant
le long de l'allée pour chercher le premier escalier, de
voir ce que Jean Touril et la Morgatte font ensemble à
l'heure qu'il est.
Jean Touril et la Morgatte causaient toujours comme
de vieux amis, se disant leurs vérités et faisant leurs
affaires. Une demi-heure s'était écoulée depuis l'instant
où nous les avons laissés seuls ensemble. Le bonhomme
Bistouri avait allumé une seconde pipe, et madame la
marquise, soutenue par son flacon de sels, commençait
à s'habituer à l'atmosphère de l'appartement.
Elle n'avait pas changé de place ; ses beaux cheveux
encadraient son visage tranquille où perçait maintenant,
dans le sourire, une petite pointe de sarcasme. Son man-
telet avait glissé sur ses épaules ; on devinait les con-
tours à la fois sveltes et riches de sa gorge. Sa pose
nonchalante montrait la souplesse exquise de sa taille,
et sa robe de soie qui se drapait en plis larges sous la
lumière, miroitait orgueilleusement dans cette misère.
Jean Touril voyait tout cela. Manifestement, ce cou-,
traste lui donnait une jouissance d'amateur.
PARIS 61
— Vous vous trompez, vieux Jean, dit Astrée après
un silence, vous vous trompez du tout au tout!
— Prouve-le-moi, ma princesse, répondit le bon-
homme, qui rapprocha galamment sa bergère en ruines.
Astrée tâta de la main, l'un après l'autre, ses deux ge-
noux.
— Toujours des pièces! fit-elle en riant.
— Toujours, répéta l'ancien reboutoux ; je n'aime pas
les culottes qui ne sont pas raccommodées.
— Je cousais mieux que cela, poursuivit la marquise.
— Ah I coquinette, s'écria le bonhomme avec convic-
tion, je n'ai jamais retrouvé personne pour coudre une
pièce aussi gentiment que toi.
— Quel âge avez-vous, mon oncle? demanda-t-elle
brusquement.
— Hélas I ma poule, ça ne plaisante plus: je pousse
aux soixante ans
— Et combien avez-vous d'argent?
Le père Bistouri mit de côté son sourire.
' — Qu'est-ce que ça te fait? gronda-t-il.
— Vous m'avez dit de. vous prouver que vous vous
trompiez, vieux Jean, répliqua la marquise, je le fais.
— Quel rapport peuvent avoir mon âge et mon ar-
gent?... commença le bonhomme.
— Si je vous prouve que vous êtes un fou, interrom-
pit la marquise du bout des lèvres, j'aurai démontré ma
sagesse. Vous m'accusez d'avoir dissipé cette fortune
des Rostan de Maurepar qui m'avait coûté bien cher; je
ne l'ai pas dissipée, je l'ai employée. Et pour en finir avec
vos reproches, qu'eussiez -vous fait de votre part? Tous les
millions du monde tomberaient dans votre caisse que
vous ne porteriez pas un pantalon neuf.
— Puisque je te dis que c'est par goùtl
— A la bonne heure. Moi, c'est par goût que je de-
II 6
6^ LE PARADIS DES FEMMES
mande à Tor tout ce que l'or peut donner. Vous fourrez
vos billets de banque dans un trou ; moi, je change les
miens en plaisirs. Broyons du noir et mettons tout au
pis ; supposons que je meure sur la paille, comme vous
venez de me le prédire, j'aurai souffert un jour, une
semaine peut-être, après avoir vécu toute une vie de
luxe, d'élégance, de bonheur. Supposons que vous
mouriez dix fois millionnaire, comme c'est votre ambi-
tion, vous aurez le sublime crève-cœur de vous séparer
de vos richesses...
— Ne parlons pas de çal fit le bonhomme dont les
oreilles rougirent.
— A qui donnerez-vous vos chers millions, mon oncle?
poursuivit la Morgatte en se penchant vers lui.
— Je vivrai cent ans, grommela Jean Touril.
— Au bout de cent ans, mon oncle, à qui donnerez-
vous vos millions bien-aimés ?
Jean Touril s'agila sur son siège,.
— On ne crie pas de la sorte, murmura t-il d'un ton
chagrin, je n'ai pas de millions. Sais-tu ce qu'il faudrait
de bottées pour faire un million? et si j'avais des mil-
lions, pourquoi le hurler sur les toits? le quartier n'est
pas bon...
— Quant à ma succession, interrompit-il avec une
colère concentrée, tâche! personne ne l'aura ma succes-
sion I C'est à moi, ce que j'ai ramassé ; je suis comme
toi, je n'aime personne. Autrefois, je t'aimais un peu,
parce que je te croj^ais économe. Ah! ah! ma succession!
Est-ce que tu as compté sur ma succession, coquinette?
— Non, répondit Aslrée.
— Tu as bigrement bien fait!
La marquise lui serra le bras.
— Je vous dis que vous êtes un fou, vieux Jean, pro-
non(;a-t-elle en appuyant sur chaque mot ; vous vous
PARIS 63
damnez pour une chimère ; For ne représente rien pour
vous, et vous êtes plus pauvre qu'un mendiant au milieu
de votre opulence. Vous me faites pitié.
Le bonhomme riait et clignait de Toeil.
— J'amasse pour amasser, dit-il, comme tu fais mal
pour mal faire, Morgatte, mon bijou. L'avarice est un
péché connu et ancien ; une noblesse qui remonte plus
haut que le déluge. Amasser est un but, que diable!
Mais nuire pour nuire, jeter l'or qu'on achète par le
sang dans un tonneau qui n'a pas de fond, voilà la folie
furieuse. Si tu avais seulement un enfant....
— J'ai mieux que cela, interrompit Astrée.
— Tu as toi, n'est-ce pas? commença l'ancien rebou-
toux.
Astrée lui imposa silence d'un geste, et pourtant elle
fut quelques secondes avant de reprendre la parole.
— 11 ne sait pas lui-même, dit-elle enfin d'une voix
lente et changée, il ne saura jamais comme je l'aime I
S'il le savait, j'aurais peur, car il n'y a entre deux êtres
humains qu'une certaine somme d'amour possible : trop
d'amour d'un côté appelle la froideur de l'autre...
— Qu'est-ce qu'elle me chante là? fit le bonhomme
stupéfait ; est-ce que tu serais amoureuse, toi, coqui-
nette?
Astrée mit sa tête entre ses mains.
— Toi, répéta Jean Touril, toi ! amoureuse 1
Et il ajouta, voulant railler encore :
— Avec quoi donc aimes-tu, puisque tu n'as pas de
cœur?
Astrée lui jeta un regard qui lui fi4 baisser les yeux,
comme si la pointe d'un stylet eût menacé sa paupière.
— Ahl fit-elle, tu ne comprendras plus, vieux Jean, si
jamais tu fus en état de comprendre. C'est ma destinée,
je le sens 1 j'en soulïre ; mais je ne donnerais pas cela pour
64 LE PARADIS DES FEMMES
les joies du paradis. J'ai souvent aimé, à commencer par
le marquis Antoine de Maurepar, qui m'aurait fait
bonne et grande, s'il avait voulu. J'avais un cœur, puis-
qu'un mot d'amour m'eût sauvée. J'ai un cœur, puisque
mes espoirs, mes désirs, ma vie, tu entends bien, ma
vie, ne m'appartiennent plus. Je suis en lui. S'il me
trompait, je mourrais; je vis parce qu'il m'aime.
— Quel âge a-t-il? demanda Jean Touril, qui tournait
ses pouces paisiblement.
La marquise rougit, baissa les yeux et répondit :
— Vingt ans.
Jean Touril éclata de rire.
— Je l'aurais parié! s'écria- 1- il. Superbe I superbe!
Abl coquinette, ma chérie, voilà donc que tu te fais
vieille femme !
Astrée se redressa et saisit le flambeau, qu'elle appro-
cha de son visage.
— Regarde-moi, Jean, dit- elle, tandis que son front
rayonnait d'orgueil et de beauté ; moi, je me regarde
tous les jours, va I Mais la première ride est loin encore.
Mes yeux sont-ils moins brillants? Avais-je autrefois
une chevelure plus abondante? Mes dents, mon teint,
ma taille, je n'ai rien perdu. Regarde!
— Vingt ans ! répéta le bonhomme.
— Je suis plus jeune que lui, répéta la marquise.
— Est-ce trente-six ou trente-sept ans que tu vas avoir
en décembre?
Astrée remit le flambeau sur la table ; elle gardait un
sourire tranquille et fier.
— Vous ne pouvez pas m'efl'rayer, ami Jean, dit-elle ;
je ne connais pas de femme plus belle que moi.
— Es-tu assurée qu'il t'aime? demanda le bonhomme.
— Je le crois.
— Voilà tout?
PARIS 65
Astrée réfléchit un instant. Un nuage passait sur son
front.
— Si j'en étais sûre, murraura-t-elle, aurais-je besoin
des millions du pauvre duc?
— Yoilà comme quoi, dit Jean Touril, le sort de ce
malheureux roi Truffe dépend du caprice d'un jeune
polka. Une chaumière et ton cœur ne suffisent pas à ce
jouvenceau, hé?
— Moi, répliqua la marquise sérieusement, je consen-
tirais à être pauvre avec lui.-
— Pas loni^temps?
— Toujours.
Jean Touril se tint les côtes.
— Allons! allonsl dit la marquise, qui changea en-
core une fois de ton, je t'ai laissé railler et te divertir,
mon vieux Jean, mais peiises-lu que je sois venue pour
cela ? J'ai besoin que tu saches jusqu'à quel point j'aime
mon Fernand I
— Ahl ahl interrompit le bonhomme, il s'appelle
Fernand? c'est donc luil
— Tais-toi I j'ai besoin que tu saches combien je l'aime.
Sans cela, tu ne m'obéiras peut-être pas.
— J'écoute, coquinette.
— Tu connais la fortune du roi Truffe?
— A peu près.
— Le roi Truffe m'a offert sa main.
Jean Touril ouvrit de grands yeux.
■ — J'ai refusé, poursuivit Astrée, je veux épouser
mon Fernand.
— Sans perdre la fortune du roi Truffe?
— Pour donner la fortune du roi Truffe à mon Fer-
nand.
— Et comme ton Fernand te battra, coquinette! s'é-
cria le bonhomme avec onction, et comme il fera bien î
II 6*
66 LE PARADIS DES FEMMES
— Pour avoir la fortune du roi Truffe il me faut jeter
de côté un obstacle que tu counais...
— L'éternel docteur?
— Je t'ai déjà prié de ne plus m'interrompre, vieux
Jean, dit sévèrement Astrée; j'étais venue te demander
ton aide ou plutôt te l'acheter, puisque tu ne donnes rien.
Tu m'as l'air de vouloir résister. Sulpice te fait peur.
Et puis tu es peut-être trop riche. Moi, je suis pauvre,
je n'ai rien à perdre ; mais j'aime Fernand comme autre-
fois j'aimais ce lointain Paris, que je rêvais si plein de
délices. Si quelqu'un se fût mis entre Paris et moi...
Elle n acheva pas et reprit presque aussitôt ;
— J'ai vu dans je ne sais quel roman un chiffonnier
qui menaçait une marquise. Le chiffonnier n'avait ni sou
ni maille, comme c'est la règle, et la marquise jouissait
probablement d'un très-noble revenu. Moi je suis une
marquise pour rire et tu es un chiffonnier cousu d'or.
Les rôles sont retournés ; c'est ici la marquise qui me-
nace le chiffonnier.
— Menace, marquise, menace, ma mignonnette! dit
Jean Touril, qui se renversa dans sa bergère.
— Voilà du temps que j'ai cette idée, continua la
marquise. Sans le roi Truffe, tu aurais eu plus tôt de
mes nouvelles. Je voulais te demander la moitié de tes
économies.
— Peste I fit le bonhomme; du premier coup, la
moitié I
— Je comptais te dire tout uniment : Tu as tué, ra-
chète-toi de l'échafaud.
— Pour me hisser sur l'échafaud, Morgatte, repartit
Jean Touril qui fronça 1q sourcil, tu serais obligée d'y
monter la première.
— J'ai renoncé à cette idée-là, poursuivit la marquise
au lieu de répondre.
PARIS e1
Le bonhomme respira, tandis qu'Astrée achevait :
— Ton boarsicot vaut bien la caisse d'un agent de
change, mais il me faut mieux que cela ; je ne veux pas
de ton argent... jusqu'à voiri Mon Fernand sera duc et
il aura la fortune d'un prince. Au lieu de te rançonner,
toi, vieux Jean, je te paie: je t'offre cent mille écus
pour cadeau de noces. Seulement, j'entends que tu m'o-
béisses aveuglément, comme autrefois : je n'admets ni
réflexion, ni hésitation, et pour arriver là, je te mets,
dans toute la rigueur du terme, le couteau sous la
gorge.
— Un couteau de bois, coquinette I tu n'as pas répon-
du à mon objection : le couteau dont tu parles te ferait
la même blessure qu'à moi.
La Morgatte se leva.
— Ah ça! dit-elle, en se penchant au-dessus du bon-
homme qui pâlit ; tu ne te souviens donc plus de moi,
vieux Jean? Tu as donc tout oublié I Tu m'as appelée
Morgatte tout à l'heure ; je n'ai point changé, bon-
homme, pour avoir mis des souliers à mes pieds et du
velours sur mes épaules. Je finirai mal, est-ce que tu en
doutes? Une fois, le grand Rostan me tenait à moitié
étranglée, il me lâcha en me voyant rire. On peut m'é-
craser, mais non point me punir. Quand je serai la
duchesse Fernand de Rostan, et que j'aurai tous les
châteaux du roi Trufî'e, je ne sais pas comment je serai
faite ; mais, ce soir, je suis une fille de rien déguisée en
marquise. Songe à ton cou, boidiomme ; moi je suis
prête à jouer ma vie pour un oui, pour un non : fais- en
plutôt l'essai.
Elle tira sa montre et conclut :
— Tu as une minute pour capituler.
Le vieux Jean avait un petit peu de sueur aux
tempes.
68 LE PARADIS DES FEMMES
Il secoua le plus lentement qu'il put les cendres de
sa pipe,
— Es-tu assez gentillette I dit-il avec un accent plein
de caresses. Ça me divertit de te mettre en colère...
histoire de badiner, bien entendu. Tu tombes toujours
dans le panneau, tu fais de grosses menaces, comme
si l'on ne pouvait pas causer dix minutes sans par-
ler de guillottinel Je sais bien que nous sommes
au-dessus de ça ; mais ça donne des idées peu gaies.
Est-ce que je n'ai pas toujours fait tout ce que tu vou-
lais, coquinette? Tu as beau dire, je ne peux pas
croire que tu aurais le cœur de me faire couper le
cou-
Il lui prit la main tendrement.
— Sommes-nous d'accord? demanda la marquise.
— Ehl bon Dieu, fillette! répliqua Jean Touril,
j'étais de ton avis d'avance. Tu as perdu ta colère et ton
temps. Je sais que cet homme-là nous brisera, si nous ne
le brisons pas. Depuis que tu m'as parlé là-bas sur la
route de Chartres, je m'occupe de lui. Je l'ai vu de loin,
je l'ai vu de près, je l'ai vu sans qu'il me vit et je l'ai
vu en face aussi. On ne peut le prendre ni par la
colère ni par la peur. Il a écrit sur les trois tombes de
Saint-Cast, là-bas, les trois mêmes mots en langue la-
tine : Certius tarde pœna ; J'ai cherché un dictionnaire
tout exprès pour comprendre Certim veut dire sûre
ment, tarde signifie lentement, pœna signifie châti-
ment...
— Et le tout ensemble?
— (( Le châtiment est d'autant plus sûr qu'il vient
avec plus de lenteur. »
— Pauvre devise! fit Astrée ; la vie est courte, et nul
ne connaît l'avenir. La vengeance qui attend est une
folle.
PARIS 69
Jean Touril secoua la tête.
— Ne discutons plus, dit-il ; nous voulons la même
chose, toi par ambition, moi par prudence ; tâchons seu-
lement d'arriver au but.
— Je t'avais donné une idée : qu'as-tu fait pour la
réaliser?
— J'ai cherché l'homme qu'il fallait, je ne l'ai pas
trouvé.
— Gomment ! parmi tant de malheureux qui viennent
ici tous les jours....
— Il y en a beaucoup d'honnêtes, objecta Jean
Touril.
— Soit ! mais les autres ?
— Les autres peuvent n'avoir pas une notion très-
exacte du tien et du mien, mais je n'en connais pas beau-
coup pour jouer du couteau.
— Il n'en faut qu'un, fit Astrée.
Le bonhomme se gratta l'oreille.
— Sans doute, répliqua-t-il ; un seul suffit, mais il le
faut bon.
— Tu l'as trouvé, vieux Jean, et tu veux te faire
valoir I
— Non I sur ma foi, noni je cherche.
— Il faut prendre le premier venu.
— Et lui donner une poignée de louis pour attendre
le docteur dans la rue, n'est-ce pas?
Astrée haussa les épaules.
— Boni boni reprit l'ancien reboutoux, je sais bien
que tu as inventé toute une mécanique. Ce n'est pas
mal. Tu es une fille d'esprit, on ne songe pas à le nier.
Mais je te dis, moi, que le premier venu ne vaut rien
pour mettre ton idée à exécution.
— Pourquoi cela?
70 LE PARADIS DES FEMMES
— Parce que ton docteur ne se dérangerait pas au
milieu de la nuit pour le premier venu.
— Il est généreux et charitable....
— Il est prudent, et il sait qu'il a des ennemis.
Astrée courba la tête ; elle réfléchissait.
— Cherchons un autre moyen, dit-elle enfin.
— Non, répliqua Jean Touril ; le moyen est bon. Il
faudrait seulement trouver un garçon qui fût de la con-
naissance du. docteur, de telle façon que lorsqu'on vien-
dra dire au docteur Sulpice : « Un tel n'en peut plus ; le
pauvre diable n'a d'espoir qu'en vous ; y> le docteur Sul-
pice, qui est généreux et charitable, selon tes propres
paroles, se jetât en bas de son lit et courut au plus
vite.
— Est-ce donc si difficile à rencontrer, interrompit
Astrée, un homme que co Sulpice connaisse?
— Et qui consente à faire ce que nous voulons, ajouta
le père Bistouri ; oui, c'est assez difficile. Dieu merci,
j'ai quelques l>ons vivants dans ma clientèle, mais le
docteur ne les connaît pas. J'ai déjà dépisté plusieurs de
ses pratiques indigentes ; il en a beaucoup ; mais ce sont
des gaillards qui le portent aux nues, et qui feraient un
mauvais parti à quiconque lui toucherait le bout du
petit doigt. Ahl si nous avions ici l'ami Nieull
— Nieul? l'ancien domestique du château? demanda
la marquise.
— Eh ouil Nieul, le joyeux tourne-broche qui est de-
venu un homme sérieux. Fais-moi donc penser à te dire
que j'ai rencontré madame Rio et ce bavard de Lapierre.
L'ami Nieul est juste ce qu'il nous faudrait. Quand
même nous l'aurions pétri de nos propres mains, ce ne
serait pas mieux 1 Sulpice l'a soigné dix fois par charité,
quand Nieul demeurait dans ma troisième cour. Et
Nieul me dit, un soir que le docteur était accouru, tu
PARIS 71
vas comprendre ça, coquillette ! Nieul me dit : « Le
hâte-mort a bien du toupet de venir par ici avec sa
montre et sa chaîne, mais je suis trop faible I » Qu'en
penses-tu?
Astrée ne répondit pas ; Jean poursuivit :
— C'est clair, Nieul n'a pas de sensiblerie ; quand je
lui objectai que le docteur était l'homme le plus bien-
faisant du monde, il me répondit : « j'aurais bien cent
écus de la montre et de la chaîne... w Tu ris, toi, coqui-
nette I
Astrée se redressa en sursaut.
Un éclat de rire étouffé venait en effet de se faire en-
tendre, mais ce n'était pas Astrée qui l'avait poussé.
Le vieux Touril la regardait et restait bouche béante.
— Tu as entendu? murmura-t-il.
— Oui, répondit la marquise, cela vient de là.
Elle montrait la cloison de droite.
— Tu te tromptis, dit Li bonhomme qui ne cherchait
point à dissimuler son inquiéludo, il n'y a là qu'un ma-
gasin plein comme un œuf et bien fermé.
— Et ici? demanda la marquise en désignant le côté
gauche de la chambre.
— Un gros mur qui termine la maison.
11 y eut un silence pendant lequel ils prêtèrent une
oreille attentive ; aucun bruit ne se fit.
— Parfois, commença le bonhomme, quand on parle
ainsi de choses... très-chanceuses... on croit entendre...
— Je ne crois jamais entendre que ce que j'entends,
dit Astrée.
Elle se pencha de manière à placer sa tête charmante
tout contre le visage sale et ridé du vieux coquin et
continua :
— U est temps de nous séparer; dis-moi seulement où
l'on pourrait trouver ce Nieul.
72 LE PARADIS DES FEMMES
Jean Touril poussa un gros soupir.
— 11 est mort? fit Astrée.
— Guère mieux n'en vaut pour nous, mignonne tte. Il
est à Brest.
— Au bagne?
— Pour dix ans.
Un second éclat de rire se fit entendre ; en même
temps on frappa trois petits coups distincts à la porte.
Le bonhomme et la marquise se regardèrent effrayés.
— N'ouvrez pas I dit Astrée.
— Qui diable peut nous venir à cette heure? pensa
tout haut Jean Touril.
On frappa plus fort.
— La porte est-elle bonne? demanda la marquise.
— Il n'y a qu'une bonne porte chez moi, répondit
véridiquement le bonhomme, c'est celle de la caisse.
— Y a-t-il une autre issue par où je puisse sortir? de-
manda encore Astrée.
— Non, excepté la fenêtre.
La marquise, toute pâle, ne fit qu'un bond jusqu'à la
croisée.
En ce moment on frappa pour la troisième fois, non
plus avec la main, mais avec le pied. La porte vermou-
lue battit, puis s'ouvrit en branlant sur ses gonds.
— Eteignez la lumière! commanda Astrée, qui rabat-
tit vivement son voile sur ses yeux.
Le vieux Touril n'obéit pas. A la vue de l'homme qui
se montrait sur le seuil, vêtu d'une blouse en lambeaux,
et portant la hotte d'osier sur les épaules, il s'était levé
tout droit.
— Nieul ! balbutia-t-il, pas possible I
— Bonjour, bourgeois, dit le chifi'onnier ; ça va bien?
Moi aussi, comme vous voyez. Vous, la petite mère, ne
prenez pas tant de soin pour vous cacher ; je vous ai
PARIS 73
reconnue dès l'allée Gabriel et je vous suis depuis le
moment où vous êtes montée en voiture. C'est moi qui
suis allé vous chercher le fiacre pour cinquante sous.
— C'est le diable qui t'envoie I grommela Jean Touril
ébahi.
La marquise releva son voile.
— Si j'avais su que c'était vous ami Nieul, dit-elle en
s'avan<^.aut la tête haute et le visage résolu, je ne me se-
rais point cachée. Je suis sûre que nous allons nous en-
tendre très-bien tous les deux.
VI
LE N° 23.
Au quatrième étage du n° 23 de la rue Neuve-des-
Mathurins, il y avait deux petits appartements jumeaux,
donnant sur la même terrasse. Originairement une grille
géparait la terrasse en deux ; mais comme en dernier lieu
les deux locataires étaient une paire d'amis, faisant pour
ainsi dire ménage commun, on avait supprimé la grille.
L'un des deux locataires était Fernand, l'autre Robert
de G alleran, le blond et le brun de l'auberge de ma-
dame Béquet-Fagot, ou Fagot-Béquet, à Maintenon.
D'après ce que nous savons, et en conséquence de la li-
quidation (lui avait eu lieu entre les deux associés, on
aurait pu rétablir la grille.
Robert de Galleran fumait sa pipe turque sur la ter-
rasse, malgré le froid liumide de cette soirée d'automne.
La partie de la terrasse qui appartenait à Fernand restait
PARIS 75
solitaire. Toutes les per siennes de l'appartement de ce
dernier étaient fermées.
C'était Robert que le docteur Sulpice avait aperçu
d'en bas par la portière de la voiture, pendant qu'il
était arrêté avec Roblot en face du n"* 23. La nuit était
sombre, mais le docteur n'avait pas besoin de voir. Il se
souvenait de ce que lui avait dit l'ancien Loiseau (de
l'écurie), devenu employé du chemin de fer de l'Ouest.
Sa main crispée froissait un papier qui ne contenait
que deux lignes :
« Le docteur Sulpice, qui sait tout, sait-il ce que sa
femme ira faire ce soir à huit heures, rue Neuve-des-
Mathurins, n° 23, chez M. Robert de Galleran? »
Point de signature, bien entendu.
La jeune femme qui avait si violemment tressailli au
nom de Solange, prononcé par Roblot, s'élança dans
l'allée n'' 23, et monta l'escalier d'un pas rapide. Par
une fenêtre du premier étage, qui donnait sur la rue, elle
voulut revoir cette voiture arrêtée qu'elle avait cru re-
connaître, et dont la vue lui avait mis des gouttes de
sueur aux tempes, mais la voiture remontait déjà au
grand trot vers la rue de la chaussée d'Antin.
La jeune femme s'appuya tremblante et trop émue au
montant de la fenêtre. Un instant elle parut hésiter,
mais elle reprit bientôt sa marche en disant :
— Sulpice a confiance en moi 1
Elle monta le reste de l'escalier d'un pas ferme. Gal-
leran l'attendait debout sur le seuil de son apparte-
ment.
— Au nom de Dieu ! madame, dit-il, dès qu'il l'aperçut,
parlez-moi de Solange I où se cache-t-elle ? lui serait-il
arrivé malheur?
La jeune femme avait relevé son voile pour mieux res-
pirer. La lumière du gaz éclairait le charmant visage
76 LE PARADIS DES FEMMES
d'Irène. Elle avait l'œil fatigué ; ses joues étaient toutes
pâles, malgré l'effort qu'elle venait de faire.
— Je ne suis pas ici pour parler de Solange, répondit-
elle, je ne sais rien de Solange.
— Elle a quitté le château de Morges, poursuivit Gal-
leran; depuis lors, j'ai perdu sa trace, et je tremble...
— Il y a des gens malheureux, monsieur de Galleran,
interrompit Irène. Nous aimons Solange, mon mari et
moi ; nous avons fait de notre mieux pour le lui prou-
ver. Aujourd'hui, que Dieu la protège !
Robert restait planté comme un mai au-devant de sa
porte.
— Oui ! balbutia-t-il en se parlant à lui-même, il y a
des gens qui ont du malheur I
11 entendit la respiration oppressée d'Irène et lui offrit
la main pour la faire entrer. Aussitôt qu'elle fut dans le
salon, Irène s'assit. Elle montra du doigt la fenêtre ou-
verte qui donnait sur la terrasse.
— Ne craignez rien, madame, lui dit Galleran, Fer-
nand n'est plus ici.
— Ah ! fit Irène étonnée, où est-il?
— Fernand a son hôtel depuis hier au soir. M. le
marquis de Rostan est venu le chercher...
— Son hôtel I répéta la jeune femme ; M. le marquis
de Rostan !
— Gomme vous auriez votre château, si vous vouliez,
madame. Le roi Truffe fait la chasse aux héritiers.
— Je suis la femme du docteur Snlpice, répondit
Irène dont le beau front se redressa : bonheur ou mal-
heur, pauvreté ou richesse, tout me viendra par lui, rien
ne me viendra que par lui.
Galleran s'inclina.
— Je voulais dire seulement, reprit-il, que votre po-
sition à vous, madame, et celle de Fernand sont les
PARIS 77
mêmes. D'après ce que vous m'avez raconté, vous êtes la
fille du marquis de Rostan.
— Eh bien?
— Eh bien 1 Fernand serait votre frère...
Le sang monta aux joues de la jeune femme.
— C'est à ce titre, du moins, continua Robert de Gal-
leran, qu'une moitié de l'héritage de M. le duc lui serait
dévolue.
— Sulpice sait-il cela? demanda vivement Irène.
— Je suis fondé à croire que le docteur Sulpice en a
été informé ce matin.
Irène appuya sa tête entre ses deux mains.
— Sulpice ne me dit plus rien I murmura-t-elle. Ce
Fernand serait le fils de ma mère! est-ce possible !
— Monsieur de Galleran, reprit-elle presque aussitôt
en tirant de sa poche une petite boite d'écaillé qu'elle
posa sur la table, vous m'avez promis secours et obéis-
sance : je viens vous rappeler votre promesse.
— Je suis à vous entièrement, madame, pourvu que
celle que j'aime et à (j[ui j'ai fait tant de mal ne réclame
point mon aide en même temps que vous.
Irène ôta son châle et son chapeau.
— Je ne mettrai pas votre chevalerie à une très-rude
épreuve, dit-elle en répondant par un sourire triste au
regard étonné que Galleran lui jetait ; fermez la porte,
je vous prie, afin que nous ne soyons point dérangés.
Galleran alla fermer la porte. Irène lui montra un
siège à côté d'elle.
Malgré l'air dégagé qu'elle voulait se donner, une
certaine émotion, indépendante des paroles jusqu'alors
prononcées, altérait sa voix et changeait son visage.
— Aujourd'hui, commença-t-elle, tout le monde ma-
gnétise...
II 7*
78 LE PARADIS DES FEMMES
Elle s'arrêta pour attendre un mot de Galleran. Gal-
leran ne parla point.
— Avez-vous parfois magnétisé? demanda Irène.
— Jamais, madame.
— C'est la chose du monde la plus facile, monsieur,
reprit Irène, dont la voix s'affermissait, mais qui détour-
nait les yeux : on se place vis-à-vis de la personne, ou
même à côté d'elle, et on exécute des passes de haut en
bas... Veuillez voir commentée m'y prends.
Elle fit à vide une demi-douzaine de passes d'une seule
main.
— Avez-vous compris? ajouta-t-elle.
— J'ai compris ce que vous entendez par passes, ma-
dame, répliqua Robert de Galleran; mais le motif...
— Le motif n'y fait rien, monsieur. Quand après un
certain nombre de passes, la personne résiste, on dirige
le bout des doigts sur la naissance du front... en pointe...
de cette manière... afin d'affecter violemment la base
du cerveau...
•— Et le résultat?
— La personne s'endort.
Galleran sourit.
— J'avais oublié de vous dire, reprit Irène, que les
passes doivent s'arrêter à l'épigastre quand on magné-
tise dans le but d'obtenir le sommeii.
Galleran sourit plus fort en entendant ce gros mot
scientifique sortir de cette jeune et jolie bouche.
— Madame, dit-il, je vous rends grâce. Quand je
voudrai endormir quelqu'un...
— Par-dessus tout cela, interrompit Irène, il faut la
volonté...
— Naturellement 1
— Je vous prie, monsieur, de ne point plaisanter ; je dis
la volonté impérieuse et réfléchie.
PARIS 79
Galleran salua. Il y eut un silence. Galleran gardait
maintenant son grand sérieux.
— S'il vous plaît, pousuivit Irène qui le regarda tout
à coup en face, vous allez m'eudormir.
Galleran sauta sur son siège.
— Y sougez-vous, madame? balbutia-t-il.
— C'est pour cela que je suis venue, répondit Irène.
■ — Mais je suis tout à fait incapable I... voulut protes-
ter Galleran.
— La leçon que je viens de vous donner *vous suffira
parfaitement, monsieur, interrompit Irène.
— Permettez I je n'ai pas la foi, madame.
— Vous l'aurez, quand vous aurez vu. D'ailleurs la
foi n'est pas indispensable.
Galleran se leva brusquement et arpenta la chambre
à grands pas. Irène prit sur la table la petite boite d'é-
caille.
— Madame, dit Galleran, avec agitation, votre mari
s'est fait la réputation du plus puissant magnétiseur de
Paris.
— Sa puissance est au-dessus de sa réputation, repar-
tit Irène.
— Pourquoi vous adresser à moi, qui me déclare pro-
fane et incrédule ? **
— J'ai mes raison^, monsieur.
— Ne puis-je au moins les connaître?
— Si fait, prononça tout bas Irène, qui ouvrit la pe-
tite boîte d'écaillé, mon mari ne veut plus m'endormir,
— Le docteur Sulpice a certainement aussi ses raisons
pour cela.
— Asseyez-vous, je vous prie, monsieur, le temps
presse, il nous faut commencer. Mon mari voit au-dedans
de moi-même. C'est par lui que je vis ; je suis sa créa-
ture, puisqu'il ranima de son souffle, autrefois, mon
80 LE PARADIS DES FEMMES
enfance condamnée à mort, puisqu'il mit sa force à la
place de ma faiblesse, puisqu'il m'a donné, jour par jour
pendant des années, une part de son âme. Mon mari m'a
dit une fois. «Irène, je ne vous magnétiserai plus. » Et
comme je lui demandais pourquoi, il m'a répondu :
{( Irène, cela vous tue. »
— Et vous voulez?... s'écria Galleran.
— Oui, répliqua la jeune femme, je veux. Je n'ai ja-
mais déso])éi à Sulpice ; je commence aujourd'hui parce
qu'il s'agit de le sauver.
Elle tira de la petite boite d'écaillé une mèche de che-
veux noirs.
— Quand je vais dormir, dit-elle, vous placerez ces
cheveux dans ma main et vous demanderez : Où est-
elle ? que dit-elle ? que fait-elle ?
— Ces cheveux appartiennent à madame la marquise
de Rostan... murmura Galleran.
Irène fit un signe de tête affîrmatif.
— J'aimerais mieux vous servir autrement, madame,
dit Galleran, qui reçut les cheveux de la main d'Irène ;
mais je vous ai promis de faire tout ce que vous ordon-
nerez. Je suis prêt.
— Peut-être n'attendrez-vous pas longtemps, fit la
jeune femme, pour me servir à votre guise.
Elle se renversa sur son siège, et Galleran leva la
main.
— Regardez-moi fixement, dit-elle encore, et en vous-
même commandez au sommeil de descendre sur mes
paupières.
Galleran fit une pemière passe, gauchement et à
contre-cœur. Les yeux d'Irène battirent. Galleran redou-
bla. Le beau col d'Irène se raidit.
Quiconque a fait, incrédule, œuvre de magnétiseur,
sait quel effet bizarre produit l'aspect du premier symp-
PARIS 81
tome. On doute et en même temps la volonté d'agir
naît. A peine née, la volonté grandit et envahit.
La main de Robert trembla et un frisson lui passa par
le corps. Il se prit à sourire quand les yeux d'Irène,
fixes et grands ouverts, perdirent tout à coup le regard.
— Vous vous jouez de moi, madame, dit-il.
Irène ne bougea pas; un soupir pénible s'exhala de sa
poitrine.
Robert précipitait ses passes ; la passion de dominer
le prenait malgré lui. Une expression de souÊFrance était
sur le visage de la jeune femme. Elle s'agita faiblement
et porta la main droite à son cœur.
— Dors, pensait Robert, qui y allait de tout cœur, je
veux que tu dormes !
En même temps il pointa ses doigts entre les deux
yeux d'Irène, dont la main retomba sur ses genoux, tan-
dis que toute sa personne prenait une attitude de repos
extatique.
— Dormez-vous, madame ? demanda Robert à voix
basse.
— Oui, répondit Irène.
Galleran recula presque effrayé.
Irène était très- pâle, mais il y avait un sourire autour
de ses lèvres. Galleran, tout entier à sa stupéfac'ion, ne
songeait plus à la mèche de cheveux ; il contemplait la
jeune femme en silence, et se demandait s'il était le
jouet d'un songe.
— Souffrez-vous? demanda-t-il encore après un si-
lence.
— Non, répliqua la jeune femme.
La voix était changée, et c'est quelque chose d'étrange
que cette immobilité qui parle. Vous les avez tous vues.
82 LE PARADIS DES FEMMES
On croirait des statues de marbre à qui Dieu aurait dit :
Remuez vos lèvres et parlez.
Les yeux d'Irène, fixes et largement ouverts, regar-
daient toujours le vide.
Galleran oubliait de l'interroger.
— J'ai souffert, dit-elle au bout de quelques secondes ;
je souffrais toujours quand il était loin de moi. Dès que
j'entendais ses pas sur la lande, je sentais comme un
souffle de cbaleur sur moi. Mon cœur n'avait plus rien
qui l'empêchât de battre.
. . . J'ai souffert aussi quand il amena Solange.
Solange est si belle I... Je crus qu'il l'aimait mieux que
moi...
— Solange ! répéta Galleran.
Irène se tut.
Galleran demanda :
— Est-ce que le docteur Sulpice a aimé Solange?
— Comme une sœur, répondit Irène.
Galleran respira. Irène reprit plus bas et plus lente-
ment :
— Mon père nous faisait peur. Je n'ai jamais vu sou-
rire ma mère qu'auprès de mon berceau. Elle pleurait
souvent... souvent I et je l'entendais qui disait : « Quand
tu vas être morte, Dieu me laissera-t-il toute seule ici-
bas? )) C'est à moi qu'elle parlait. J'étais si faible I Sul-
pice avait douze ou treize ans, il gardait les moutons .
Je ne suis pas morte, parce que tous les soirs il venait
me bercer. En me berçant il me regardait. Sa vie pas-
sait en moi par son regard.
... Je fus tout un jour sans voir ma tante Victoire,
qui était si belle et si douce I Elle revint, mais la chèvre
n'était plus dans le courtil. J'ai su depuis que ma tante
Victoire était devenue mère. Le matin du jour où l'on
tira les coups de fusil sur la lande, ma tante Victoire
PARIS 83
s*en alla de la maison : nous no la revîmes plus jamais.
J'ai bien prié pour elle.
... Ma mère accoucha dans la nuit. Ce fut le pauvre
monteur qui fut chargé d'emporter le petit enfant
quand nous nous échappâmes de la maison. Il y avait
du sang sur le lit de ma mère. Vers Saint- Cast, ma
mère appela le monteur, qui ne répondit pas. La nuit
était noire.
Sulpicedit : Je travaillerai pour vous, madame Made-
leine.
Il était tout enfant, mais l'armurier de Saint-Malo le
prit pour tailler les crosses de ses fusils. Tout l'argent
qu'il gagnait, il l'apportait à ma mère. Le soir, il me
berçait, je sais encore ses chansons.
Tout fut vendu ; le Château, la Maison, le Tréguz. La
race de Rostan ne posséda plus rien autour du cap Fréhel.
Sulpice n'avait plus le temps d'apprendre à lire. Il
paya une femme pour me donner des leçons. J'ai su lire
bien avaat Sulpice qui est si savant I
De Saint-Malo, on aperçoit le cap Fréhel. Ma mère
était bien malade. Un jour, Sulpice revint du travail et
me baisa dans mon l)erçeau en disant : a J'ai vu ton
frère î » Ma mère se leva de son lit. Sulpice reprit en
s'adressant à elle : « Le petit gars est beau, madame
Madeleine, et la fillette de mademoiselle Victoire est
avec lui. » Chacjue soir, ma mère voulut descendre sur
la grève pour voir de loin le feu tournant du cap. Le
feu tournant était tout auprès de Saint- Cast. Elle devi-
nait la pauvre demeure où l'on avait donné un petit coin
au berceau de son fils.
Elle s'échappa une fois et passa la mer dans une bar-
que de pécheur. Quand elle revint, elle tremblait. Les gens
de justice étaient à Saint-Cast et cherchaient le grand Ros-
tan mon père. Toutes ces choses sont confuses en moi.
84 LE PARADIS DES FEMMES
Sulpice ne m'en parle jamais.
Je sais que nous mimes nos liardes dans des paquets
et que nous vînmes en la ville de Rennes. Rennes n'était
pas encore assez loin. Sulpice avait des outils qu'il ven-
dit, et nous prîmes le chemin de Paris. « L'enfant serait
mal avec nous, avait dit Sulpice ; là-bas il aura le grand
air et le bon pain du pays. Quand il en sera temps, je
reviendrai le chercher. » 11 parlait de mon petit frère qui
était à Saint-Gast.
Sulpice dit encore en route : «Je veux aussi l'enfant de
v^ictoire. C'est celle-là qui est l'héritière de Maurepar. »
Sulpice n'avait pas beaucoup d'âge; mais l'idée qui a
rempli sa vie était en lui. Le père de Sulpice était un
serviteur fidèle, Sulpice est un rédempteur, Rostan revi-
vra : c'est la volonté de Sulpice.
Si Sulpice n'avait pas pris cette tâche, il eût marché
plus vite dans la science : mais sans cette tâche qui fut
son premier mobile, peut-être n'aurait-il jamais abordé
la science.
A l'âge où les autres sont enfants, Sulpice avait une
famille a protéger et à nourrir. Nous demeurions dans
une pauvre chambre du faubourg Saint-Germain. Sulpice
travaillait chez un arquebusier de la rue du Bac. Nous
restions seules toute la journée, ma mère et moi. Ahl la
grande et froide tristesse de ces heures si longues I
Quand Sulpice rentrait, la maison me semblait subite-
ment éclairée.
Parfois j'étais endormie à l'heure de son retour.
Cependant je le sentais revenir, et dès qu'il se penchait
sur mon petit lit, mon sommeil s'emplissait de beaux
rêves...
Irène poussa un profond soupir et sa main droite se
releva jusqu'à son front. Galleran écoutait. Quelque
chose d'inexplicable se passait en lui : il aimait une
PARIS 85
autre femme et celle-ci exerçait sur lui une influeuce
extraordinaire. Sa vie écoulée lui apparaissait comme
un rêve.
Ces choses ne l'eussent point intéressé laveille. Mainte-
nant il lui semblait que ce récit avait rapport à lui-même
ou à son avenir.
L'idée ne lui venait pas à lui, incrédule, que le som-
meil d'Irène pût être une feinte, ce sommeil bavard et
plein de souvenir qui n'avait rien de commun avec le
repos de chaque nuit !
Sans le savoir, sans le vouloir surtout, Robert entrait
en quelque sorte dans un tourbillon nouveau. Quelque
chose d'inconnu l'attirait et l'entraînait. Il n'y avait rien
eu entre Sulpice et lui, sinon un choc, et cependant
Sulpice absent gagnait vson cœur par les paroles d'Irène.
Sulpice, Irène, Solange, s'unissaient dans sa pensée et
lui formaient comme une famille.
Galleran avait fort bien tenr sa place dans ce monde
douteux où il avait patronné Fernand autrefois ; mais
Galleran valait mieux que sa propre histoire.
— Le samedi soir, reprit Irène, Sulpice apportait l'ar-
gent de sa semaine. Ma mère le baisait au front, c'était
sa récompense. Avant d'être folle, ma mère l'aimait
comme un fils.
— Folle! répéta involontairement Galleran.
Irène tressaillit violemment au son de sa voix. Un ins-
tant elle lutta contre le réveil qui la cherchait.
— Ma mère devint folle, dit-elle avec effort, un jour
qu'elle rencontra mon père dans une voiture, aux côtés
d'Astrée.
Galleran rapprocha son siège, mais il n'interrogea pas.
Il reprenait conscience de la position où il se trouvait.
Irène, plus pâle et brisée de lassitude, s'agitait sur son
fauteuil.
n 8
86 LE PARADIS DES FEMMES
— Sulpice avait déjà de la réputation, poursuivit-elle ;
son patron vendait bien cher les crosses qu'il sculptait.
11 paya le médecin pendant plus d'une année ; le méde-
cin promettait toujours de me guérir. Ce fut la maladie
de ma mère qui donna pour la première fois à Sulpice
l'idée d'étudier la médecine.
J'avais quinze ans. Sulpice ne m'avait jamais dit que
j'étais belle. Un matin, en se levant, ma mère alla au lit
de Sulpice, et du ton qu'on prend pour donner un
ordre, elle lui dit : Vous aimez l'entant, vous l'épou-
serez.
J'étais déjà à ma broderie, car, moi aussi, je travaillais
de mon mieux. Sulpice se tourna vers moi et me regarda.
J'avais les yeux pleins de larmes. Du plus loin que je
me souvienne, j'aime Sulpice.
— Votre mère a raison, Irène, me dit-il en s'apnro-
chant; je vous aime, et si vous voulez je vous épouserai.
Je n'avais pas de voix pour lui répondre.
— ^ Mais, reprit-il, la fille de Madeleine Rostan du
Boscq ne peut pas être la femme d'un ouvrier. Je vous
mènerai à l'autel quand je serai docteur en médecine.
J'ouvris de grands yeux. D'ordinaire Sulpice ne raillait
jamais.
Il travaillait maintenant eu chambre afin de pouvoir
veiller toujours sur ma mère et sur moi. Dès le soir de
ce jour, il apporta des livres de médecine ; il ne savait
pas lire. Je lisais auprès de son établi tandis qu'il tra-
vaillait. Pendant un mois ou cinq semaines, il sortit une
heure cnaque matin. Au bout de ce temps, il m'em-
brassa plus tendrement que de coutume et me dit : Merci,
ma fiancée chérie ; vous ne vous fatiguerez plus pour
moi. Je ne suis pas encore bien savant, mais j'ai apprift
à lire et à écrire.
Et l'ouvrage allait cependant. Il fallait de l'argent
PARIS 87
pour entourer ma mère de soins et même de certaines
superfluités qu'elle n'avait point connues là-bas en Bre-
tagne. Sulpice suflisait à tout.
Je pleurai quand je vis que je n'étais plus nécessaire
à Sulpice. Je fus jalouse de le voir lire tout seul. 11 me
semblait que jetais de moitié dans son efifort. Je crois
que je serais devenue savante.
Pour suivre les cours, il fallut tenir la lampe allumée
toute la nuit. Sulpice devint maigre, ses yeux se creu-
sèrent. Il vivait de fièvre.
Quand il s'endormait sur sa tâche, vaincu par
la fatigue accablante, j'allais m'agenouiller auprès de
lui.
Dans son sommeil il voyait toujours son père. Il me
raconta une fois que son père lui avait dit : Sois bon
avant d'être grand.
Et il ajouta : Je comprends la pensée de mon père
bien-aimé. Mon père veut que je relève le sang de
Rostan avant de monter au sommet de l'échelle de la
science.
— Irène, ajouta-t-il, vous ne serez que ma femme ;
mais je retrouverai les deux enfants, votre frère et la
fille de Victoire. Ceux-là seront riches et perpétueront
le nom de mes anciens maîtres. Je Tai promis à mou
père.
N'être que sa femme ! Ahl que les autres soient riches,
nobles, puissants! moi, je suis heureuse.
A condition qu'il m'aime!
Quand il fut reçu médecin, son père vint le voir en
rêve et lui dit : Madame Madeleine sera guérie, quand
tu lui rendras son fils duc...
11 demanda à son père s'il était bien qu'il m'épousât ;
son père fut du temps avant de répondre. Sulpice me
disait : Irène, êtes-vous sûre de m* aimer?
88 LE PARADIS DES FEMMES
Un mois après nos noces, il partit pour aller cher-
cher le fils de ma mère et la fille de Victoire. 11 ne
trouva ni les enfants ni le vieillard qui les avait re-
cueillis. On ne put lui dire s'ils étaient morts ou
vivants...
Irène se tut. Galleran avait compris certaines choses,
d'autres lui échappaient. Pour tout comprendre, il eût
fallu connaître l'histoire de la famille de Rostan.
Et pourtant Galleran cédait à une sorte de charme.
Tout cela l'intéressait, comme si sa propre destinée eût
été en jeu.
— Et Solange? murmura-t-il après un silence.
On eût dit qu'Irène allait s'éveiller.
— Je l'ai bien haïe avant de l'aimer, celle-là murmura-
t-elle. Ce fut la première cure de Sulpice. Un instant,
j'ai cru qu'il l'aimait. Celui qui aimera Solange aura un
devoir à remplir ; c'est de punir l'infâme qui...
Robert de Galleran devint tout à coup plus pâle qu'un
mort et fit un geste, comme pour empêcher la jeune
femme de poursuivre. Elle resta muette aussitôt. Galle-
ran, malgré son émotion profonde, fut distrait par l'exer-
cice imprévu de sa puissance.
— Où est- elle? demanda-t-il.
En même temps il lui mit dans la main une mèche de
cheveux qu'il tira d'un médaillon.
— Solange ! prononça aussitôt Irène, en prison !
— En prison! répéta Galleran qui se leva; Solange en
prison !
— Ce n'est pas la première fois I murmura la jeune
femme avec un sourire amer.
Galleran baissa les yeux, comme si un regard inquisi-
teur eût fouillé au fond de son âme.
Mais il n'eût pas le temps d'interroger davantage ;
Irène rejeta la boucle de cheveux avec colère.
PARIS «^
— Ce n*est pas celle-là, dil-elle, en frappant du pied,
Tautre I l'autre !
Ses paupières battaient : le réveil était proche. Elle
dit encore I
— L'autre, l'autre boucle! Astréel Astréel
Galleran lui donna l'autre mèche de cheveux. Dès
qu'Irène l'eut dans la main, toute sa physionomie
changea. Une expression de terreur indicible contracta
ses traits.
— Je la vois! je la vois! s'écria-t-elle. Pourquoi ces
débris et ces haillons autour d'elle? Comme celte chambre
est misérable et sale! Et ces deux hommes, qui sont-ils?
Je les ai vus tous deux autrefois, j'en suis sûre. Le plus
vieux n'a presque pas changé. L'autre...
— Chut ! interrompit-elle vivement, la voilà qui
parle.
Elle écouta : ses lèvres tremblèrent. Des gouttes de
sueur vinrent à son front.
— Horreur I horreur ! fit-elle.
Galleran se rapprocha involontairement. Irène respi-
rait avec force et tout son corps frémissait :
Elle reprit :
— Quand les autres parlent, je suis sourde. Je n'en-
tends qu'elle... Ohl cela me suffit! l'infâme! l'infâme!
Ell«i se pencha en avant, comme pour écouter mieux.
— Le plus vieux est Jean Touril, murmura-t-elle ; je
me souviens, à présent. La voilà qui prononce le nom
de l'autre, et je me souviens aussi. C'est Nieul, l'ancien
serviteur du cliâtau.
Elle resta un instant immobile et muette, puis elle
saisit le bras de Galleran.
Elle se mit à parler d'une voix brève et distincte.
Galleran ne comprit pas tout de suite, tant son langage
était extraordinaire. Elle donnait le plan d'un assassinat
II 8*
90 LE PARADIS DES FEMMES
hardiment et perfidement combiné : la victime désignée
était un docteur médecin.
Galleran devina qu'elle répétait les paroles entendues
dans son état magnétique. Elle était l'écho mystérieux
d'une autre voix. Il saisit ses tablettes et transcrivit à la
hâte tout ce que disait Irène.
Quand elle s'éveilla, Galleran lui tendit les tablettes.
Elle n'avait plus souvenir de rien. Gela est toujours
ainsi.
Elle lut. Elle se laissa choir sur ses deux genoux et
perdit connaissance.
VII
ou LORIOT PREND DEUX CHINOIS ET DEUX
PRUNES.
Voilà un métier qui allait à notre excellent ami Toto
Gicquel, ancien monteur d'Anglaises au cap Fréhel ;
suivre les deux petits Bretons le long du boulevard I ce
n'était pas compliqué. Ses jambes mal attachées et sa
pauvre intelligence étaient à la hauteur de cet effort.
L'heure était trop avancée pour qu'il pût travailler à sa
jarretière : il n'y avait pas de temps perdu. Toto Gicquel
en aurait fait, pardieu I bien d'autres pour son petit
pâtour !
Le grand docteur au visage grave et réfléchi, c'était
le petit pâtour de Toto Gicquel. Toto avait toujours
pensé que Sulpice irait loin et haut.
D'ailleurs, ces pâtours du Tréguz I...
— A plein bissac, il a des écus I pensait Toto en cou-
doyant les passants qui le maudissaient.
92 LE PARADIS DES FEMMES
Au contraire, Toto, la bonne âme, n*en voulait pas
aux passants qu'il avait coudoyés.
Il y avait un jour terrible dans la vie de Toto. Ce
jour-ià, Toto avait perdu presque du même conp son
cheval Bijou et son ami Sulpice. Il est vrai que Roblot,
son cousin, lui avait été secourable, mais Roblot était un
maître ; il faisait trop sentir au pauvre Toto son im-
mense supériorité. Brave homme d'ailleurs, ce Roblot,
et ne mettant point de malice dans les coups de pied
qu'il prodiguait.
Toto aurait volontiers passé les coups de pied. Il avait
le devant des jambes cuirassé par l'habitude, mais il
détestait les discours de Roblot et surtout ses chansons.
Il avait aimé les chansons ; Roblot l'en avait dégoûté.
Tout naturellement, Roblot, devenu le tuteur de Toto
Gicquel, avait fait de lui un marin. Outre que la pauvre
créature ne s'était jamais senti un goût très-vif pour le
métier d'homme de mer, le grade occupé par lui ne
pouvait satisfaire ses penchants tranquilles et paresseux.
Malgré son âge, il restait mousse et n'obtenait aucun
succès dans cet emploi : heureux quand il pouvait trou-
ver quelques minutes pour se livrer à son ouvrage
favori : la confection des jarretières.
Sans le tricot, Toto serait mort de chagrin.
En tricotant, il se souvenait de ces heures fortunées
qui devaient lui inspirer un éternel regret. Mille images
agréables passaient devant ses yeux : le cap, avec sa
grande falaise penchée au-dessus de la mer. Bijou, le
cher bidet portant sa tète entre les jambes et balançant
l'Anglaise maigre qui croassait sur son dos ; la loge où il
y avait un si bon grabat ; les moutons du petit pâtour ;
Randonneau, le chien probe et grondeur; le bel habit
vert des douaniers ; la douce figure de madame Made-
leine et le cher sourire de mademoiselle Victoire.
PARIS =93
Rêves bien-aimés dont le réveil était toujours, hélas!
un coup de pied dans le devant des jambes I
En suivant Cbitlon et Loriot sur le trottoir, Toto avait
en vérité des larmes dans les yeux. Joli petit gars,
fillette bien mignonne I ces deux enfants- là lui rendaient
la saveur de la patrie au milieu de ce grand Paris, où il
s'égarait du matin au soir depuis deux jours. Pourquoi
Sulpice lui avait-il ordormé de les suivre? Toto ne se
faisait jamais de ces questions indiscrètes. Il y avait en
lui une idée fixe qui dominait tout le reste. De dix pas
en dix pas, Toto se disait :
— Gomme le petit pâtour a grandi, quoique ça!
Chiffon et Loriot ne se doutaient guère qu'ils étaient
suivis. La fuite soudaine de leur auditoire au moment
de la recette les avait mis de mauvaise humeur, mais
cela ne pouvait pas durer. Le bruit, le mouvement, la
lumière leur montaient au cerveau. Paris leur tournait
la tête du premier coup, comme une gorgée de-vin enivre
ceux qui n'ont encore bu que de l'eau.
Toto n'eut d'abord aucune peine à les suivre. Ils
allaient lentement, s'arrêtant à toutes les devantures,
cherchant à deviner la destination de tous les objets
qu'ils ne connaissaient pas, babillant, flânant, se dispu-
tant et s'embrassant. Hègle générale, ils n'étaient ja-
mais du même avis. Chiffon soutenait son opinion avec
la supériorité de son sexe et de son âge ; Loriot plaidait
plus timidement, mais avec non moins de ténacité :
Nous dirons en confidence que Loriot commençait à
trouver les façons de Cbiflon pédantes, désagréables et
tyranniques. Cette pensée lui vint vers la rue de la Paix;
à la hauteur de la rue Louis-le-Grand, une vague idée
germa en lui ; il songea à secouer cette tutelle.
Toto les voyait par derrière bras dessus, bras dessous,
et il se disait :
94 LE PARADIS DES FEMMES
— Comme ils s'aiment, les deux chérubins !
— Yois-tu, s'écriait en ce moment Loriot, il y a
encore de plus belles choses là-bas, de l'autre côté,
venons-y I
— Tu n'y vois donc pas goutte? répliquait Ghififon ;
c'est moitié plus reluisant par ici.
Loriot fit la moue, Chiffon poursuivit :
— Voilà qu'est comme ça, pas vrai? Tu entres chez
un menuisier pendant que j'entre chez une couturière.
Ou bien chez un chapelier, loi ; moi chez une qui fait
des fleurs. J'aimerais ça, faire des fleurs. Tu dis : j'viens
pour travailler à la journée ; t'es frais et bien portant,
pourquoi qu'on ne te recevrait pas?
— J'ai point d'envie de travailler, répliqua Loriot,
arrêté devant un confiseur ; c'est du sucre, tout ça, et
des doudouxl
Il passa sur ses lèvres sa langue gourmande.
— Ahl fit Chiffon en colère, tu n'as point d'envie de
travailler I
— Yeux-tu nous acheter un brin de tout ça? demanda
le petit gars.
Chiffon lui secoua le bras.
— C'est pas pour les paresseux, dit-elle.
— Ah I dami la Chiffon, reprit Loriot, je ne suis point
plus paresseux que toi.
— Puisque tu ne veux pas travailler I
— C'est trop joh, Paris, pour travailler. Veux-tu nous
en acheter?
Chiffon r entraîna. Loriot dit :
— Tu fais trop ta madame-j'ordonne. Ça finirai
Par derrière, Toto jeta aussi un coup d'œil sur l'éta-
lage du confiseur. Mais Toto, sage et modeste dans ses
goûts, préférait la charcuterie.
Une chose plus appétissante encore que les bonbons,
PARIS 95
ce sont les tartes aux abricots, les frangipanes fondantes
et dorées, les gâteaux qui s'appelaient jadis de Savoie,
et dont on a ingénieusement rajeuni le nom ; la pâtisserie
enfin, toute la pâtisserie, cette spécialité rance et tenta-
trice qui fit commettre, depuis le commencement du
monde, aux adolescents des deux sexes tant et de si gros
péchés I
— Si tu travailles bien, reprit Chiffon d'un ton insi-
imant, mon chéri Loriot, et que tu gagnes pas mal, moi
aussi, s'entend, nous viendrons manger de tout ça tous
les soirs.
Loriot ne répondit pas. Il avait les sourcils froncés et
un gros nuage était sous ses cheveux blonds.
— Travailler ! travailler I s'écria-t-il en fermant le
poing ; tu t'es fichue de moi, quoi, la Ghiffonnette !
— Moi, mon Loriot?
— Fais l'innocente I que tu me disais tout le long de
la route : à Paris, c'est comme ça, à Paris, c'est comme
ci, on n'a ni soif, ni faim, ni rien. Dès qu'on ouvre la
bouche, il y tombe quéq'chose de bon et de bien cuiti
As-tu assez chanté c'te chanson : C'est le Paradis des
femmes! tu verras, quand t'y seras!
— Eh bien ! fit la petite, qui mit le poing sur la
hanche.
Car, il faut lui rendre justice, elle ne refusait jamais
la bataille.
— Eh bien! répéta Loriot, je t'en souhaite I Y a des
doudoux assez, c'est vrai, mais faut les regarder à
traversiez vitres ; on ne trouve tant seulement pas d'eau
à boire et pour avoir des gâteaux, faut travailler !
Il poussa un profond soupir.
— M'as-tu assez dit de mensonojes! ajouta-t-il.
— Regarde-moi ça! interrompit Chiffon.
Ils étaient arrivés à^cette: partie du boulevard qui est
96 LE PARADIS DES FEMMES
comme un marché aux fleurs animées. Ces fleurs flétries,
mais dont les couleurs brillent encore aux lueurs du gaz,
viennent étaler leurs charmes douteux, passent et re-
passent en forçant leurs robes de soie à frémir violem-
ment, et peuvent sans contredit éblouir des yeux
inexpérimentés.
— Regarde-moi cal répéta Chiffon ; sont-elles dans le
paradis, celle-là?
En contemplant toutes ces toilettes voyantes, la
pauvre Chiffon avait l'eau à la bouche, comme naguère
Loriot en face des cerises confites et des marrons glacés.
Elle ne savait pas.
Loriot haussa les épaules.
— C'est des femmes I dit-il. La belle avance de se
promener toujours 1...
— Tiens ! tiens I interrompit-il en changeant soudain
d'opinion, en vl'à qui mangent des gâteaux I
— Qu'ont l'air fièrement bonsi ajouta Chiffon.
— Les vl'à qui boivent queq' chose de jaune dans de
petits gobelets de verre.
— Hehi ! fit Chiffon ; est-ce que je t'avais menti?
Loriot fut au moins une minute avant de répondre,
puis il dit :
— Alors, je veux être femme.
Chiffon éclata de rire. Loriot se fâcha.
— C'est bon, c'est bon, s'écria-t-il ; pendant que tu
ferais des collerettes, des fleurs, est-ce que je sais, moi?
ou peut-être rien du tout, pendant que tu te promènerais
comme celles-ci, avec des falbalas, moi, j'irais raboter
du bois ou fourrer mes mains dans le noir I
— Pour commencer, mon Loriot, voulut dire Chiffon.
— Tu n'es qu'une sans-cœur, répliqua le petit gars,
mais ça finira.
Toto pensait :
PARIS 9^
— Il y a bien sur à manger chez le petit pàtour...
Mais que je suis bête de l'appeler toujours le petit
pâtour, puisque c'est un grand mé<!ecin. N'empêche qu'y
a pour mauger et pour boire chez lui. Si les deux mio-
ches allaient se coucher, je m'en irais chez mon Sulpice,
et il me donnerait à souper.
En conséquence de quoi, Toto, qui avait l'estomac
vide, souhaitait ardemment que les deux petits arrivas-
sent a leur gite.
Mais Chiffon avait résolu de donner ce soir même à
son Loriot un mémorable exemple. Elle guetlait un ma-
gasin de lingerie. A part la danse de la Saboteuse et les
chansons du pays, ce qu'elle savait le mieux, c'était
ourler les torchons. Heureuse condition pour aborder la
lingerie parisienne 1
Les magasins ne manquent pas sur le boulevard. Au
premier qu'elle trouva, Chiffon s'arrêta. Elle prit son
ami Loriot par la main.
— Je vas entrer là, dit-elle solennellement.
— Acheter quoi? demanda le petit gars.
— Acheter rien... Gagner de l'argent.
— Tu vas te proposer?
— Tout uniment. Si tu ne veux pas travailler, vois-tu,
petiot, moi je travaillerai pour deux.
Ceci ne fit pas sur l'ami Loriot l'effet attendu. Sa moue
se changea en un sourire. Il colla sa petite figure aux
carreaux, et Chiffon, qui le regardait du coin de l'œil,
ne put s'empêcher de lui caresser le menton.
Uu éclat de rire aigu se fit entendre au travers des
vitres. C'étaient ces demoiselles qui s'amusaient.
— En v'ià qui se moquent de toi, dit Loriot.
Chiffon tourna résolument le bouton et entra. Loriot
la regardait faire.
Il 9
9S LE PARADIS DES FEMMES
— Toutes ces demoiselles-là sont-elles propres et
gentilles, dà I pensait-il.
— Oh î interrompit-il en riant, la Chiffonnette a-t-elle
un pied de rouge 1 Pour gentille, elle est bien gentille
aussi. Mais je ne suis point heureux avec elle : elle veut
avoir toujours raison. Ça finira I
Dans le magasin, on avait cessé de rire, au moment
où Chiffon entrait. On craignait une demande d'au-
mône.
— Bien le bonjour, la compagnie, dit Chiffon, qui fit
sa plus belle révérence.
— Que voulez-vous? lui demanda-t-on.
— De l'ouvrasre, ma bonne dame. J'arrive de chez
nous avec de la jeunesse et de la bonne volonté. J'aime-
rais bien travailler pour gagner ma vie.
Les demoiselles se regardèrent en souriant dédaigneu-
sement. Loriot devina ce qui se passait, et le sang lui
monta au visage. Il n'avait nul remords, quand il faisait
enrager sa Chiffonnette ; mais il n'entendait pas que les
autres fissent comme lui. C'était une manière de petit
mari que ce Loriot.
Quand Chiffon vit sourire les demoiselles, elle crut sa
cause gagnée, dans l'innocence de son cœur. La dame
de comptoir lui dit :
— Savez-vous surjeter?
— Plaît-il? fit la pauvre Chiffon.
— Festonner?
— Quant à ça, ma bonne dame...
— Broder à l'anglaise?
— Je vas vous dire...
— En application?
Chifton baissa la tête.
— Savez-vous, reprit la dame, raccommoder la den-
telle, monter Ips ])()nnets. les cols et les manches pa-
é
PARIS 99
godes? Connaissez-vous seulement la valencienne? la
maline? le faux point? Voyons, mademoiselle, répondez;
quand on veut entrer dans une maison comme la mienne,
il faut du talent.
Chiffon, étourdie et prête à lâcher pied, jeta un
coup d'œil en arrière, aux carreaux, pour cherclier un
appui dans le regard de son Loriot. Loriot n'était
plus là.
Auprès du magasin de lingerie, il y avait un débit de
prunes à Teau-de-vie. Loriot avait avisé les grands bo-
caux tout pleins de chinois et de reines-claudes vertes.
11 était seul ; il avait dans sa poche les quelques sous
récoltés sur le trottoir. Après avoir contemplé un instant
les bocaux, après avoir cherché voluptueusement à
deviner le goût de ces friandises inconnues, Loriot entra
dans le palais des prunes.
Ce n'était pas pour demander de l'ouvrage.
Ici, l'on voyait bien clairement que Paris est le paradis
des femmes. Au comptoir, c'étaient des dames à la tour-
nure leste, au sourire agaçant et heureux, qui versaient
avec une grâce enchanteresse la prune et sa sauce dans
le petit verre taillé. Quel sorti si Loriot n'avait pas eu
déjà ridée de changer de sexe, l'envie lui en serait venue
en voyant ces dames-là.
Devant le comptoir, il y avait des personnes des deux
sexes ; mais Loriot fit cette observation que c'était
toujours le sexe masculin qui payait. Gela lui inspira
un mépris encore plus profond pour sa condition
d'homme.
Cependant, une fois entré dans ce féerique séjour,
rembarras le prit; Loriot était timide. La tête lui tourna
quand il vit tant de beaux messieurs et tant de belles
dames. Gomment parler à ces déesses du comptoir?
Loriot restait là planté au milieu de la boutique, tour-
100 LE PARADIS DES FEMMES
nant son bonnet qu'il avait ôté poliment, et ne sachant
plus du tout comment se tirer d'affaire.
— Que faut-il à monsieur? lui demanda de loin une
des divinités justement la plus rouge et la plus belle.
Il ne tombait pas sous le sens de Loriot qu'on put
l'appeler monsieur. Loriot ne bougea pas. Une autre lui
cria d'un ton jovial :
— Que va-t-on vous servir, mon petit homme?
— Tiens! cet amour I dit une consommatrice.
Toutes les consommatrices se retournèrent. A l'unani-
mité, Loriot, qui était plus rouge qu'une cerise, fut
déclaré amour.
— Approche, amour, lui crièrent les chevaliers de
celles qui consommaient.
Loriot s'ébranla lentement et gravement.
— Je ne veux point qu'on se moque de moi, dit-il en
relevant avec fierté sa tête blonde et charmante, j'ai de
quoi payer-, faut qu'on sache ça I
Pour preuve, il frappa sur sa pochette où trois ou
quatre gros sous sonnèrent.
Tout le monde se mit à rire. Deux dames, drapées
dans des châles noirs bordés de jaune éclatant, vinrent le
prendre par le bras.
Quand Loriot fut auprès du comptoir, il montra du
doigt un bocal de prunes et un bocal de chinois, puis
il dit :
— Je veux goûter de ça et de ça.
Ses yeux pétillaient de gourmandise. L'embarras de
notre Loriot s'était noyé dans l'eau qui lui venait à la
bouche.
On lui servit de ça et de ça, suivant son désir : d'abord
une prune, ensuite un chinois.
Loriot goûta le chinois au milieu des consommateurs
qui faisaient cercle.
PARIS loi
Il eut un rire content,
— Ça réchauffe, dit-il ; à vot* santé la compagnie.
Il attaqua la prune.
— Quant à ce qui est de ça, s'écria-t-il avec entliou -
siasme, vrà qu'est bon tout de mêmel à votre santé I
La galerie était aux anges.
— Quoi que ça coûte? defnanda Loriot en portant la
main à sa pochette.
Une des consommatrices fit un signe à la déesse qui
tenait la cuiller.
— C'est gratis, répondit-elle avec une jolie révérence.
— Pas possible? repartit Loriot stupéfait. Alors, je vais
aller chercher la Ghiffonnette.
— Est-ce ta sœur, petit bonhomme ?
— Est-ce ta cousine ?
— Est-( e ta bonne amie?
— Petit bonhomme es-tu marié?
Loriot ne savait à laquelle entendre. Son regard fît le
tour du cercle. Il vit tant de beaux châles noirs à bor-
dures d'or qu'il eut honte du pauvre fichu de Chiffon.
Les petits garçons cèdent si vite à la tentation de renier !
Les petites filles valent mieux sous ce rapport.
Loriot répondit :
— Quoi qu'est la Chiffonuette ? C'est ma domestique.
Un éclat de gaieté générale fit trembler les grandes
vitres du débit de prunes.
— Le petit homme a sa maison montée, dit un châle;
Un autre chàle demanda :
— Quels gages donnes-tu à ta gouvernante?
Et le reste.
Loriot devina qu'on se moquait de lui. Il planta son
bonnet de laine sur sa tète et dit à la dame de comp-
toir :
II 9*
102 LE PARADIS DES FEMMES
— Vous, puisque c'est gratis, redonnez-m'en î
— Duquel? demanda la dame en montrant les deux
bocaux.
— Des deux I répliqua Loriot crânement.
Toto Gicquel avait trouvé un banc placé entre le ma-
gasin de lingerie et le débit de prunes. Il avait un œil
sur Chiffon et l'autre sur Loriot.
— Le petit va bien, pensait-il ; ça fait le quatrième
verre. J'en aurais pris un avec plaisir.
Sa langue caressa ses grosses lèvres.
— C'est pas d'être riche que je désire, moi, se disait-il
avec mélancolie ; c'est de boire et manger mon content
trois fois par jour.
— Quant à la lingerie, ma petite, répondait-on à la
pauvre Chiffon, dans le brillant magasin, c'est impos-
sible. Ourler les torchons ne suffit pas, et l'apprentis-
sage se paie. Cependant vous avez l'air doux et vous
montrez de la bonne volonté. J'ai besoin de quelqu'un
pour tout faire.
— Tout faire? répéta Chiffon, dont la jolie tête se
releva éclairée par l'espoir.
— Tout faire, cela s'entend, ma fille? balayer, laver
la vaisselle, porter les paquets...
— Je comprends, madame, interrompit Chiffon avec
résignation, je ferai tout... pour commencer... si vous
voulez bien me prendre chez vous.
Hélas 1 ce paradis de Paris avait donc une bien triste
antichambre I
Mais Chiffon était le courage même. Elle sentait que
Paris lui serait bon, et qu'il ne s'agissait pour elle que
d'y vivre. Tous ceux qui doivent monter ont foi dans
leur étoile.
— Le gage est de quinze francs par mois, reprit la
lingère, nourrie, blanchie, un demi-verre de vin par
PARIS 103
repas et sortie quand ça se pourra. On couche dans la
soupente.
Chiffon réfléchissait. Chiffon se disait :
— Et mon ami Loriot ?
Question ardue I
La lingère y vint du reste d'elle-même.
— Où pourrais-je prendre des renseignements sur vous,
ma petite? demanda-t-elle.
— Je ne connais personne à Paris, madame, répliqua
Chiffon.
— Ahl et d'où venez-vous?
— De la Bretagne.
— C'est qu'il nous faut quelqu'un d'honnête ici, ma
fillel
Chiffon se redressa.
— Oui, oui, reprit la lingère, quelqu'un d'honnête :
la maison est citée pour sa tenue et ses mœurs.
Ces demoiselles, en vérité, gardaient leur sérieux. La
lingère en chef poursuivit :
— Les mœurs, voilà la première condition. Comment
êtes-vous venue de Bretagne?
— A pied, madame.
— Toute seule?
— Non, balbutia Chiffon, qui jeta un second coup
d'œil aux carreaux pour chercher son Loriot.
— Avec qui? interrogea la dame.
— Avec mon Loriot, répondit Chiffon.
— Yotre frère, peut-être?
— Non, madame.
— Votre bon ami, alors?
— Oui, madame.
Toutes les demoiselles posèrent leur ouvrage. On
échangea des regards étonnés autour du comptoir. Tant
d'effronterie épouvantait la candeur des lingères.
104 LE PARADIS DES FEMMES
— Ma fille, dit Madame, consentiriez-vous à mettre de
côté votre Loriot, comme vous l'appelez?
— Jamais, madame ! répondit vivement Chiffon.
— A la bonne heure, firent ces demoiselles, c'est du
propre I
— Mon enfant, prononça Madame, jugeant en dernier
ressort, votre Loriot vous empêchera de vous placer à
Paris : vous pouvez chercher ailleurs.
Chiffon fît la révérence lentement et regagna la
porte.
Eq ce moment même. Loriot avalait sa seconde prune,
après avoir avalé son second chinois.
— Mon mignon, lui dit une voix à l'oreille, si tu
veux réussir à Paris, tu te déferas de ta Chiffonnette.
11 se retourna et vit une grande femme, ornée de l'iné-
vitable châle noir à bordure jaune. Cette femme avait
des moustaches. Loriot pensa :
— En voilà encore un qu'est déguisé en femme !
— Mes affaires ne vous regardent point, vous, reprit-
il tout haut.
Il ôtason bonnet et se retira en disant :
— Bonsoir, messieurs, mesdames, la compagnie !
Il avait la conscience de s'être comporté en homme qui
sait son monde.
Toto se leva de son banc. Il put observer que Loriot
avait maintenant la tête bien plus haute.
— D'où viens-tu donc, mon Loriot? demanda Chiffon
qui s'élança à la rencontre de son ami.
Elle l'aimait mieux pour le sacrifice qu'elle venait de
lui faire.
— Et quéq't'as fait, toi, la Chiffonnette ? repartit le
garçonnet d'un ton fat.
Chiffon ne lui dit pas qu'elle avait manqué une place
à cause de lui.
PARIS 105
— Mon pauvre Loriot, répliqua-t-elle seulement, je
n'ai pas réussi.
— Moi, j'ai réussi, ma cocotte ; v'ià la différence I J*ai
bu des deux, et je dis que c'est fièrement bon. A présent,
je veux manger une croûte.
Toto était presque entre eux deux à ce moment. Il
trouva que la prétention de Loriot n'était pas illégi-
time.
Cependant Chiffon la repoussa en disant, le cœur gros
et la voix tremblante :
— Je n'ai pas faim.
Ceci n'était pas une raison assurément. La pauvre
Chiffon avait tort ; mais son beau ciel s'était obscurci si
vite! et la tentative qu'elle venait de faire la rejetait si
loin de ses espérances I
Loriot prit un ton pleureur et Toto le plaignit de toute
son âme en donnant tort à Chiffon, qui semblait absorbée
dans ses réflexions et ne répondait pas.
Tout à coup Loriot se campa au milieu du trottoir et
arrêta Chiffon.
— Donne-moi ma part du louis d'or, dit-il résolu-
ment, je ne veux plus rester avec toi.
Chiffon recula toute abasourdie. Elle regarda Loriot
qui n'avait pas l'air de plaisanter.
— Nous allons manger, si tu veux, mon Loriot, dit-
elle.
— Je veux ma part, répliqua le garçonnet ; y a du
temps assez que tu fais ta maîtresse I Et puis, je sais ce
que je sais. Ils m'ont dit que je ne réussirais point à
Paris, si je traînais comme ça une fille après moi.
Gliiffon le regarda encore. Loriot avait la tête haute
et l'œil brillant. L;i sauce des deux chinois et des deux
106 LE PARADIS DES FEMMES
pruues lui animait le teint. Chiffon ne l'avait jamais vu
si joli. Et pourtant elle songeait aussi aux paroles de la
lingère :
— Votre Loriot vous empêchera de vous placer à
Paris...
VIII
PARTAGE DU LOUIS D OR.
Ils avaient fait du chemin, Loriot et Chiffon, depuis le
moment où nous les avons rencontrés au coin de l'ave-
nue Gabriel. Le temps aussi avait marché ; il commen-
çait à se faire tard. Si les prétentions de Loriot s'étaient
bornées au souper, nul n'aurait pu lui donner tort.
Mais il voulait partager le louis d'or, quitter Ghiflbu
et se faire femme : voilà des inconséquences î
Toto Gicquel, Chiffon et Loriot se trouvaient à la hau-
teur du Gymnase quand eut lieu l'insurrection du petit
gars. Toto entendit parfaitement la querelle. Il eut peur
de les voir se séparer incontinent, ce qui eût rendu sa
besogne fort difficile. Mais Chiffon avisa le marchand de
galette. Chiffon n'en avait jamais vu, car la galette
bretonne et celle du Gymnase n'ont de commun que
le nom ; cependant elle devina les charmes de cet
aliment.
108 LE PARADIS DES FEMMES
— Veux-tu de ça pour souper, mon petit Loriot? de-
manda-t-elle avec douceur.
Loriot regarda du coin de l'œil cette bague succulente
posée sur la plaque et que le grand couteau tranchait
incessamment. A voir le nombre des personnes qui se
jetaient sur ce produit, on pouvait certes jurer que
c'était une délicieuse chose. Et, par le fait, entre tous
les fruits qui croissent dans le paradis des femmes, la
galette du Gymnase est un des plus savoureux. C'est un
fruit populaire, à la portée de toutes les bourses. On en
a, pour deux sous, une tranche susceptible d'incommo-
der gravement l'estomac. Le succès de la galette du
Gymnase est autant au-dessus des autres succès que la
raison utile est au-dessus de l'agréable fantaisie. Tout a
croulé depuis trente ans autour de la galette, tout a
vieilli, tout s'est usé ; la galette reste jeune, robuste,
fraîche et grasse. Les engouements littéraires et les
triomphes politiques la font sourire. Elle a eu pour
enveloppes tous les chefs-d'œuvre de notre scène, tous
les discours de nos grands orateurs et toutes les circu-
laires de nos gouvernements.
Caducité profonde de tout ce qui n'est pas galette I
Loriot ouvrit ses narines pour saisir l'arôme qui montait
de la galette toute chaude. Toto fit de même, le mal-
heureux. Loriot et Toto trouvèrent l'odeur exquise.
— J'en veux bien, répondit Loriot à la question de
Chiffon.
— As-tu les sous? demanda celle-ci qui déjà reprenait
espoir.
Mais il n'en fallait pas plus pour faire de nouveau
gronder l'orage.
— Les sousl répéta Loriot qui mit son bonnet de tra-
vers, tu n'as pas besoin des sous.
PARIS 109
— C'est pour pas changer notre louis d'or, dit Chiffon
timidement.
— Change ! change ! reprit le garçonnet ; pour parta-
ger, faut bien changer.
A ce coup, les larmes vinrent aux yeux de Chififon,
qui se dirigea sans répliquer vers la petite boutique où
se vend la galette. Loriot resta au milieu du trottoir. Il
eut bien le cœur de chercher tout autour de lui un
magasin de prunes et de chinois. Il ne vit rien, sinon la
buvette. Chiffon ne le regardait pas. Il entra et demanda
un verre d'eau-de-vie. Loriot connaissait l'eau-de-vie ;
on en boit considérablement du côté du cap Fréhel. Il
but son verre et redoubla.
— Il va bien, le petit I pensait Toto Gicquel ; il va
bien î
— Pour combien voulez-vous de galette? demanda-t-
on à notre Chiffon qui se présentait bien triste devant la
plaque.
— J'en veux long comme ça, répondit-elle en mon-
trant une part du gâteau.
— C'est dix sous.
En toute autre occasion, Chiffon se fût sans doute
récriée ; mais, ce soir, peu lui importait de prodiguer
son argent. Elle le détestait, cet argent. Son Loriot valait
pour elle plus que tous les louis d'or de l'univers.
Depuis le louis d'or reçu, Loriot n'aimait plus Chiffon.
Chiffon maudissait le louis d'or. Elle le jeta sur la pla-
que en disant :
— Prenez vos dix sous.
La plaque rendit un son inaccoutumé. La coupeuso,
l'enveloppeuse et la suppléante tressailUient. Un mouve-
ment se fit parmi les gens qui attendaient leur tour.
Dieu voulut qu'il n'y eût pas de filou parmi eux.
110 LE PARADIS DES FEMMES
La coupeuse tint le couteau suspendu au-dessus de la
bague pour jeter un regard à la riche cliente.
Quand elle vit le petit bonnet et le mouchoir de cou
de Chiffon, elle crut s'être trompée.
— Quarante francs! dit la suppléante chargée, de la
caisse.
— Excusez I ajouta l'enveloppeuse.
— En avez- vous beaucoup comme ça, l'enfant? de-
manda une blouse de toile écrue.
La coupeuse hésitait. Mais la figure de Chiffon, avec
ses grands yeux pleins de larmes, ne pouvait appartenir
à une voleuse. Ce fut du moins l'avis du trio préposé à
la distribution de la galette. On coupa, on enveloppa,
on rendit la monnaie, après toutefois que la pièce d'or
du duc de Rostan eût passé de main en main pour être
scrupuleusement examinée.
Ce fut pour ces dames un sujet de conversation pour
toute la soirée. En se couchant, elles regrettèrent toutes
les trois de n'avoir pas confié la petite paysanne aux
soins éclairés d'un sergent de ville.
Chiffon ne se sentait pas de joie, bien qu'elle n'eût
point l'idée du danger qu'elle venait d'éviter. Elle tenait
d'une main la galette enveloppée, de l'autre les trente-
neuf francs cinquante centimes. Ce n'était plus le louis
d'or, le malheur était conjuré.
— Mon Loriot! s'écria-t-elle en courant au petit gars
qui sortait de la buvette, en voilà pour dix sous!
Le boulevard n'était pas assez large pour Loriot.
— Ce n'est pas ici commcî à l'autre, répondit-il ; on
ne donne pas à boire gratis.
— Mais ça ne fait rien, ajouta-t-il, j'ai de quoi payer.
Et puis je suis pâlour du Tréguz! Ce qui me manquera,
c'est pas les écus 1
Chiffon lui trouva la voix changée. 11 se carrait, les
PARIS 111
mains dans ses poches, et ses pas alourdis frappaient
l'asphalte irrégulièrement.
— Si je veux, reprit-il, je m'épouserai avec une de
ces belles dames qui passent, elles me mirent toutes en
coulisse.
— Pardienne I répliqua Chiffon, les messieurs me re-
gardent bien aussi...
— Tu crois cal fit Loriot qui haussa les épaules.
— Je ne m*en occupe seulement pas, dit Chiffon.
Viens nous asseoir et soupons.
Les bancs étaient déserts à cause de l'heure et du
froid. Loriot toucha du revers de la main la joue de
Chiffon enchantée.
— C'était le louis d'or, pensa-t-elle ; coquin de louis
d'or! voilà donc mon Loriot qui redevient gentil!
— Quand je pense, reprit celui-ci, que si nous étions
restés au pays, t'aurais peut-être été ma femme.
— Eh bien! après?
Loriot se tint les côtes pour mieux rire.
— Donne la galette, dit-il, ça s'appelle de la galette.
Je sais ça, moi! Toi, tu ne sais pas grand'chose, ma
pauvre fille.
Chiffon lui tendit le gâteau, il en prit la meilleure part
et lui tendit le reste. Chiffon ne protesta point. Dieu sait
qu'elle n'avait guère appétit, malgré la fatigue de la
route.
Loriot se mit à manger gloutonnement. Chiffon essaya
de grignotter une bouchée. Toto Gicquel vint s'asseoir à
l'autre extrémité du banc.
— Te souviens-tu, dit la fillette avec un gros soupir,
du dernier repas que nous avons fait en route, là-bas
dans la meule, à côté du grand château?
— Des bêtises! répliqua Loriot la bouche pleine.
— Tu ne m'aimes donc plus du tout, mon petit Lo-
tl^ LE PARADIS DES FEMMES
riotl s'écria la fillette dont les sanglots éclatèrent.
— J'ai mon idée, prononça sèchement le petit gars ;
puis il ajouta en s'empiffrant de galette :
— Si tu étais comme ces dames-là...
— Sais-tu, mon Loriot, dit Chiffon, qui crut avoir sa
cause gagnée, ces dames-là, c'est des femmes qui par-
lent aux hommes, je Içs ai bien vues.
— C'est qu'elles ont quéq' chose à leur dire, riposta
Loriot.
— Tu ne comprends pas, mon petit Loriot chéri, c*est
des femmes perdues.
— Quéq'ça fait? repartit notre gars.
— Est-ce possible, que tu parles comme ça?
— Si ça ne te plaît pas, v'ià tout 1
Loriot déboutonna sa veste et ajouta :
— Moi, je voudrais être une femme pour me perdre
et avoir de quoi I
Chiffon joignit les mains. Toto Gicquel, la bonne àme,
lui pinça les bras et lui dit tout bas :
— Il est un petit peu en ribote, payse.
Chiffon se retourna vivement. Le pauvre Toto avait
une de ces tournures qui demandent l'aumône. Comme
Chiffon ne pouvait pas manger sa galette, elle la tendit
à l'ancien monteur en disant ;
— Vous êtes de chez nous, vous ?
— Là-bas, du côté de Plouësnon, répondit Toto;
merci tout de même, la jolie fille.
Et il mordit dans la galette avec une volupté que nous
n'essaierons pas de décrire.
Chiffon lui eût donné bien autre chose pour le baume
qu'il venait de lui mettre dans le cœur. Elle ne savait où
ni comment son Loriot avait pu s'enivrer ; mais l'haleine
du petit gars était une preuve suffisante. Au pays d'où
Chiffon et son Loriot venaient, les femmes sont bien
PARIS 113
obligées de tout pardonner à l'ivresse; sans cela, il n'y
aurait pas de ménage possible.
— Tu as donc bu, mon petit Loriot demanda Chiffon
doucement.
— J*ai fait ce que j'ai voulu, répliqua le garçonnet
avec rudesse, faudrait-il pas te rendre des comptes?
— Tu as eu raison de boire, si tu avais soif, mais...
— J'ai encore soif, interrompit Loriot, et je veux re-
boire.
— L*eau-de-vie, mon chéri, ça ne désaltère pas.
— C'est de l'eau-de-vie que je veux boire, j'aime ça.
Chiffon ne put retenir un geste d'impatience. Le petit
gars ajouta d'un ton provoquant :
— Ça ne te plaît pas, la Chiffonnette, que j'aime Teau-
de-vie? J'en veux tout de suite et tu vas m'en aller
acheter pour quatre sous,
— Quant à ça, non! repartit vivement la fillette.
— Nous allons voir ! s'écria Loriot en se levant.
11 chancela dès qu'il fut sur ses jambes. Le rire éner-
vant de l'ivresse le saisit.
— Tiens I tiens I dit-il, pourquoi donc que le banc
tourne I Tu tournes aussi, toi, la Chiffonnette. Et moi
itou, je ne mens pas. Par exemple, v'ià qu'est drôle I Va
m'en chercher, tu seras bien gentille. Je t'en donnerai
la moitié. J'ai mon idée.
Il se laissa choir sur le banc.
— Va m'en chercher, je t'en priel balbutia-t-il en ba-
lançant sa tête sur sa poitrine, c'est pour six sous qu'il
m'en faut... Ahl dam, oui, ça ne me fait rien de me
perdre. Ohl hél l'homme I interrompit-il en apercevant
le pauvre Toto qui savourait sa galette à petites bou-
chées, qui t'a permis de t'asseoir sur mon banc? Va
m'en chercher, toi, nous partagerons.
Chiffon regarda l'ancien monteur d'un air suppliant.
II 10*
114 LE PARADIS DES FEMMES
Celui-ci fit semblant de n'avoir pas entendu.
— Veux-tu me répondre, vilain merle ? s'écria Loriot,
qui lui montra le poing.
— Allez-vous-en, pays, dit tout bas Chiffon.
Toto n'était pas querelleur de sa nature. Il se tira une
mèche pour saluer Chiffon et quitta la place.
— As-tu vu? as-tu vu? fit Loriot avec exaltation, je
fais peur aux hommes! Ah I que je suis content d'être à
Paris I c'est Paris , tout ça ! Y a bien des bonnes
choses par ici, je les aurai toutes. J'ai mon idée, je te
disi
Il ôta son bonnet pour regarder dedans et chan-
tonna :
A Paris y a une danse
Composée de jeune gens...
Toto était allé s'asseoir sur un autre banc. Sa faction
n'était pas finie
— Hélas! pensait Chiffon, j'ai eu beau changer le
louis d'or; la monnaie me porte encore malheur!
— T'es mignonne, tout de même, la Chiffonnette,
reprit Loriot qui laissa tomber sur elle un regard pro-
tecteur ; tu pourras bien te perdre, si tu veux, et avoir
de tout. Quand je te rencontrerai, je te dirai bonjour,
si t'es bien habillée.
— Voyons, mon petit Loriot, dit Chiffon, qui lui prit
la main, est-ce que tu aurais le cœur de vivre sans
moi?
— Bonne foi, oui, répondit le garçonnet sans hésiter.
— Que nous ne nous sommes jamais quittés d'une
heure? murmura Chiffon dont les yeux se mouillaient
de nouveau.
— Quand on ne se convient plus, prononça Loriot
PARIS 115
avec gravité, tu prends à droite, moi à gauche, bon
voyage I
Un sanglot souleva la poitrine de Chiffon.
— Et si j'allais te chercher de l'eau-de-vie? demandâ-
t-elle avec caresses.
— Pour huit sous? dit Loriot.
— Pour ce que tu voudras.
— Vas-y, la Ghiffonnette.
— Me raimeras-tu?
• — Ça me donnera peut-être des jambes.
— Resteras-tu avec moi ?
— On verra ça.
— Réponds, mon Loriot.
— Je vas te le dire quand tu seras revenue.
Chiffon traversa le boulevard. Sa conscience lui
disait qu'elle ne faisait pas bien, mais elle aimait tant
Loriot, son ami ! C'était un vaillant et fier petit cœur qui
battait dans la poitrine de Chiffon. Cependant, pour son
Loriot, elle était capable de faillir.
Elle entra chez le marchand de vin et demanda pour
huit sous d'eau-de-vie.
Loriot était sur le banc. Il y riait tout seul et se mo-
quait de Chiffon. Les petits gars de cet âge-là ont le
diable au corps, neuf fois sur dix" ; de seize à vingt ans,
il y a presque toujours un moment où les fils d'Adam
ont nn caillou à la place du cœur. C'est la mue. Quel-
ques-uns néanmoins, les prédestinés de ce monde, gar-
dent ce caillou toute leur vie.
Dans la grande bataille humaine, il se présentent ar-
més de toutes pièces, ceux-là. Ils emportent les victoires
comme Pizarre, bardé de fer, combattant les Péruviens
nus.
Notre pauvre petit Loriot n'était pas si fort que cela.
Son caillou était de ceux qui fondent.
116 LE PARADIS DES FEMMES
Mais, en attendant, le caillou était dur.
— La v*là joliment rabattue 1 se disait Loriot, le petit
coquin ; elle qui faisait tant sa maman-grognon, la v'ià
qui me sert comme une domestique I
Cela ne le touchait point. Il avait son idée qui ne man-
quait pas de logique. Chiffon le gênait pour changer de
sexe. Or, pourquoi rester homme dans le paradis des
femmes?
L'idée de Loriot, c'était de se faire femme, pour avoir
de quoi.
Nous n'avons pas besoin d'ajouter qu'il ignorait par-
faitement en quoi consiste la chute d'une femme.
Jamais pâtour n'avait gagné sesécus à pareil métier ;
Loriot était un novateur.
— Tiens, dit Chiffon, qui revenait toute essoufflée
avec une petite bouteille, en v'ià pour huit sous.
— T'aurais pas fait ça hier, la Chiffonuette, repartit
Loriot impitoyable, au lieu de remercier.
Chiffon lui donna l'eau-de-vie
— A ta santé I dit Loriot, qui mit le goulot dans sa
bouche.
En buvant il pensait :
— Faut que la Chiffon sache que je vas me faire
femme.
— Est-ce bon, mon petit Loriot? demanda Chiffon,
qui essaya de sourire.
— Donne la moitié du louis d'or, répliqua Loriot, dont
les yeux s'écarquillaient.
Il en avait déjà plus qu'il n'en pouvait porter.
— Bois, va, mon chéri, voulut dire la fillette ; demain
il sera temps de partager.
Loriot but, mais il répondit :
— Je veux partager ce soir.
Il mit la petite bouteille entre lui et Chiffon.
PARIS 117
— Ma part de ce côté-ci, reprit-il ; ta part de ce côté-
là. Fais vitel
Chiffon, le cœur gros, la main tremblante et la larme
à rœil, prit son argent dans sa poche.
— Quoique, poursuivit Loriot, c'est moi qu'ai gagné
tout ça en faisant la roue.
— Ahî s'écria Chiffon, si tu veux rester avec moi, tu
auras tout.
Loriot fit un geste d'empereur.
— Partage I commanda-t-il.
Chiffon avait eu six pièces de cinq francs, trois pièces
de quarante sous, trois pièces de vingt sous et un demi-
franc en échange de son double louis. Elle dit à Lo-
riot ;
— Puisque tu le veux absolument, je vas te donner
tes dix-neuf francs.
— Pas de ça, lisette, s'écria le petit gars ; mets tout
dans un tas, et faisons les parts.
Chiffon obéit. Elle posa les trente-neuf francs sur le
banc. Loriot les remua et les tâta. En monnaie de billon,
le trésor eût produit bien plus d'effet.
— Je prends mie grosse pièce, dit-il, prends-en une.
Un écu de cent sous fut placé de chaque côté de la
bouteille, à droite pour Loriot, à gauche pour Chiffon.
— A moi, continua Loriot ; à moi encore I Combien
ça fait-il d'argent, ce que j'ai là?
— Quinze francs.
— Et toi quinze francs. Est-ce que t'as besoin de tout
ça, la Chitïonnette?
Loriot était à cheval sur le banc. Son regard alourdi,
mais avide, embrassait les deux parts à la fois.
Chiffon avait ses deux mains croisées sur ses genoux.
Ses grands yeux humides interrogeaient à la dérobée le
visage de son ami. Cette idée de la séparation ne pou-
118 LE PARADIS DES FEMMES
vait entrer dans son esprit ; elle se disait : — c'est un
rêve.
— Répondras-tu? fit Loriot qui manqua de choir à la
renverse, parce qu'il avait voulu frapper du pied ; je te
demande si t'as besoin de tout ça ?
— Non, répondit Chiffon distraite.
— De quoi que t'as besoin ?
— Je ne sais pas.
Loriot avait le vin normand ; il sourit d'un air sour-
nois.
— Je vas te le dire, reprit-il, t'as besoin de la moitié
de ta part.
— Prends ce que tu voudras, mon Loriot, murmura
Chiffon, qui passa le revers de sa main sur ses yeux.
— C'est pas la peine de pleurnicher pour ça, dit le
petit gars.
Il but une lampée et mit du côté droit de la bouteille
cinq pièces de 5 francs avec de la monnaie. Il laissait à
sa compagne une dizaine de francs.
La pauvre Chiffon ne songeait guère à protester. Elle
pensait tout en pleurant :
— Si l'on peut dire que Paris est un Paradis I
Loriot mit son trésor en pile.
— C'est pas gros, murmura-t-il.
Et il jeta une œillade envieuse au petit tas de
Chiffon.
— Te v'ià riche, toi, la Chiffonnette, dit-il de bonne
foi.
Ces dix francs lui semblaient dix fois plus volumineux
que ses trente francs.
— Quant à ça, reprit-il. Je suis content que tu aies de
quoi. Nous ne nous quittons pas fâchés, non!
— Pourquoi nous quittons-nous, mon Loriot chéri ?
balbutia la fillette.
PARIS 119
Loriot but un coup.
— Pourquoi? répéta- t-il. On ne peut pas toujours
être ensemble, pas vrai? J'ai tout de même le cœur qui
me tourne. C'est pas pour avoir bu une goutte d'eau-de-
vie, bien sûr. Peut-être que l'air de Paris ne m'est pas
bon. J'vas prendre cent sous de ta part pour si j'étais
malade.
— Comme tu voudras, mon Loriot.
Celui-ci roulait ses yeux et se retenait au banc des
deux mains pour ne pas tomber. Il était ivre comme un
million de Polonais.
— C'est vrai que mon cœur tourne, radotait-il; prends
garde de tomber, la Chiffonnette. La bouteille est donc
pour toi toute seule. C'est dit : Je te la donne. Moi je
vas prendre ce qui reste-là, d'argent, et je m'achèterai
une chaînette que je porterai à mon cou pour penser à
toi. Est-ce gentil, ça ?
Il joignit les derniers cent sous aux autres et fourra le
tout dans sa poche eu disant :
— V'ià qu'est partagé... à te revoir, la Chifïbnnette !
IX
PREMIERE NUIT A PARIS.
Le petit Loriot n'avait jamais lu les fables de Lafon-
taine. La meilleure preuve à donner de ce fait, c'est
qu'il ne savait pas lire . S'il avait lu les fables de Lafon-
taine, on aurait pu vraiment l'accuser de plagiat, car
dans sa manière de partager, il s'y prenait comme le
lion du bonhomme. Mais il avait consommé deux prunes,
deux chinois, et douze sous d'eau-de-vie. Gela rend
lion.
Si vous eussiez dit au petit Loriot qu'il en usait mal
avec sa Ghiffonnette, vous l'auriez grandement étonné.
Peut-être eût-il essayé de vous battre, mais il n'aurait
pas pu, à cause de ses jambes qui ne savaient pas le sou-
tenir.
— A te revoir, la Ghiffonnette I
Disant cela, Loriot se leva gaiement comme un joli
garçon qui a le cœur net; mais ses coquines de jambes
S
PARIS 121
le trahirent ; il s'affaissa tout doucement derrière le
banc, dans le ruisseau. Chiffon avait bien un peu compté
là-dessus en rapportant les huit sous d'eau-de-vie. Quand
un oiseau veut s'envoler, ou lui coupe les ailes.
— A te revoir, mon petit Loriot, dit-elle.
— Attends un peu, attends 1 fit celui-ci, qui essayait,
mais en vain, de se relever, me faudrait un petit coup
pour me remettre. N'y en a plus du tout dans la bou-
teille, dis?
— Plus du tout, mon Loriot. A te revoir 1
— Attends donc, la Ghiffonnette I
— C'est qu'il est tard, et je suis pressée, il faut que je
trouve où coucher.
Cette idée n'était pas venue à Loriot.
— Où que tu couches, toi, ma Chiffon ? demanda-t-il
en parvenant à la saisir par la robe.
Dès qu'il la tint, il ne la lâcha plus.
— Daml fit la petite fille, la ville est grande, on doit
trouver.
— Brrr I grelotta Loriot ; c'est froid I je m'ai mis dans
Teau. N'y en a plus du tout dans la bouteille? si tu
veux, je vas te conduire coucher.
— Où ça? demanda Chiffon à son tour.
Loriot se remit sur ses jambes.
— Je n'ai jamais été fatigué comme aujourd'hui,
grommela-t-il.
Chiffon était obligé de le tenir à bras-le-corps pour
l'empêcher de tomber.
Toto les donnait au diable et commençait à ne plus
trouver sa besogne si commode. La pause avait été
longue sur ce banc du boulevard, et la galette de Chif-
fon n'empêchait pas Toto de songer au souper.
— Pour peu qu'ils aillent lom, ça va durer toute la
11 -i 11
12 '2 :yE PARADIS DES FEMMES
nuit, pensa-t-il, car le petit n'en peut plus. 11 va bien
celui-là, pour son âge !
— Appuie-toi sur moi, la Chiffon, disait Loriot, aie
pas peuri
Ils firent quelques pas sur la chaussée et se dirigèrent
vers la porte Saint-Denis.
— C'est moi qu'ai bu l'eau-de-vie et c'est toi qui vas
de travers, grondait Loriot ; aie pas peur, appuie-toi
sur moi I
— Mon pays, dit Chiffon, en passant à côté de l'ancien
monteur, donnez-moi un coup de main.
Toto ne demandait pas mieux. Loriot le regarda d*un
air farouche.
— Qui t'a dit que j'avais de l'argent? s*écria-t-il ;
passe ton chemin voleur!
— Y en a-t-il de ces brigands à Paris! poursuivit-il
en prenant le bras de Toto ; celui-ci a trop bu... n'y a
que moi qui vas droit ce soir I
— Savez-vous les endroits où on couche ? demanda
Chiffon à Toto.
— Mon cousin et moi, répondit Toto Gicquel, nous
restons là-bas, au bord de l'eau.
— C'est loin, le bord de Feau?
— Oui donc!
— Et combien que ça vous coûte ?
— Mon cousin Roblot paie, répliqua Toto ; vous le
connaissez bien mon cousin Roblot : c'est lui qui vous
cria, sur la route de Bretagne, de ne pas changer votre
louis d'or pour un gros sou neuf.
— Marchez plus fermes, vous deux! fit Loriot dont
les jambes amollies s'affaissaient ; sommes-nous bientôt
à la paroisse? Nous coucherons dans la grange du pres-
bytère, et la vieille Manette me donnera une écuelle de
cidre chaud.
PARIS l^"^
Toto eut une idée, ce qui lui arrivait rarement. Il se
dit : S'ils ue savent pas où loger, c'est qu'ils n'ont pas
de chez soi. A quoi ça servira de revenir dire à mon pe-
tit Sulpice : Ils sont ici ou ils sont là.
Cette argumentation intime l'absorba tellement qu'il
lâcha le bras de Loriot. Loriot perdit aussitôt l'équilibre
et fut sur le poiut d'entrainer Chiffon dans sa chute.
— Si tu ue te tiens pas mieux, dit-il en s' arrêtant, je
te plante là, moi, la fille I
— jN'empèche, pensait l'ancien monteur. Sulpice m'a
donné de l'ouvrage, je le fais. Et puis, ils resteront bien
jusqu'à demain matin.
Il reprit Loriot sous l'aisselle.
— Si vous ne voulez pas payer cher, petite, reprit-il,
faut point chercher dans les endroits de par ici. Mou
cousin Roblot m'a dit qu'on n'y logeait que les riches.
— Tournons à gauche, dit Chiffon en passant derrière
la porte Saint-Denis ; v'ià qui ressemble mieux à un
village.
Un fier village, ce faubourg Saint-Denis qui monte
entre deux chemins de fer jusqu'à La Chapelle l Bien
des préfets voudraient l'avoir pour capitale.
Ce fut Toto qui prit les renseignements. Le bon gar-
çon était plein de zèle, parce qu'il voulait s'en aller. Lo-
riot faisait le diable pour entrer chez les marchands de
vin. Chiffon marchait silencieuse et triste.
— Si c'est un effet, de votre obligeance, demanda
Toto à un épicier qui fumait sur sa porte, voulez- vous
me dire où c'est que l'on loge par ici?
— Ahl ahl dit l'épicier, vous avez manqué le train?
L'Amérique doit commencer à être fameusement pleine !
Il les prenait pour des émigrauts au Texas. Quant à
vous dire pourquoi on a fait aux épiciers cette inique
réputation de bêtise, Dieu nous en garde!
124 LE PARADIS DES^^FEMMES
Ayant édité cette réflexion, l'épicier appela son clerc.
Tel est le nom adopté depuis peu dans le commerce pour
désigner le garçon de boutique.
— En voilà encore trois, dit l'épicier à son clerc ; sais-
tu ce que je leur ai dit? Je leur ai dit : l'Amérique doit
commencer à être fameusement pleine I
Ils se mirent tous deux à rire.
— C'est pour savoir où on loge, reprit l'épicier ; sais-
tu, toi?
— La quatrième porte à gauche, répondit le clerc ; là
où est la lanterne : au bout de l'allée.
— Merci, dit Toto.
— Et avec ça? demanda le clerc.
— Merci, répéta le bon Toto.
Le clerc tourna le dos et l'épicier secoua sa pipe en se
disant à lui-même :
— C'est vrai que l'Amérique doit commencer à être
fameusement pleine I
La lanterne était jaune et fumeuse. Elle portait écrite
en lettres irrégulières ces six mots : Ici on loge à la nuit.
Nos trois Bretons n'avaient pas ce qu'il faut de littéra-
ture pour lire cette enseigne explicite ; mais, sur les
renseignements du clerc de l'épicier, ils s'engagèrent de
confiance dans l'allée étroite qui s'ouvrait sous la lan-
terne. Toto conduisit Loriot et Chiffon jusqu'au bout de
l'allée, après quoi il se retira. Quand il fut de retour
dans la rue, il regarda la maison avec attention, comme
un brave soldat envoyé en reconnaissance et qui veut
faire un rapport détaillé.
— C'est la seconde lanterne de la rue, se dit-il ; mais
quelle rue?
11 se gratta l'oreille.
— Une rue, poursuivit-il, qui donne sur la grande
promenade, et qui commence derrière cette porte qui
PARIS 125
ne ferme point... Ah! Jésus Seigneur I mon petit Sulpice
va me dire : Toto, t'es aussi nigaud qu'autretois!
Le pauvre garçon se creusait la tête. Gomment dési-
gner clairement cette lanterne balancée au-dessus d'une
porte borgne, dans ce grand Paris?
L'épicier était toujours sur le seuil de sa boutique,
mais Toto n'osait plus s'adresser à lui. Depuis qu'il était
seul, sa timidité reprenait le dessus. Il s'appuya contre
la muraille en disant :
— Je vas attendre qu'il passe un prêtre ou une bonne
vieille dame, et je lui demanderai tout ce qu'il me faut.
Toto aurait attendu longtemps le prêtre. Une vieille
dame passa, trottinant cahin caha et (tachant sa figure
avec soin sous un vieux voile de dentelle noire. N'ou-
blions pas d'ajouter que cette vieille dame portait tin
vilain chien sur ses bras.
— Ma bonne dame... dit Toto humblement.
La bonne dame pressa le pas, croyant avoir affaire à
un pauvre.
— Ma bonne damel ma bonne damel répéta Toto en
la suivant.
La vieille dame mit son vilain chien à terre et s'arrêta
court devant une boutique ouverte.
— Au secours! cria-t-elle, pendant que le vilain chieu
aboyait.
Puis elle ajouta, quand elle se vit entendue :
— Si l'on ne devrait pas arrêter ces malfaiteurs qui
font des propositions malhonnêtes aux femmes !
Elle reprit son chieu et s'en alla contente, espérant
faire croire aux gens qu'elle était d'âge à être encore
insultée.
Un cercle se forma autour de Toto, qui eût voulu ren
trer sous terre.
I 11*
126 LE PARADIS DES FEMMES
Un gamin attardé s'approcha de lui et l'interrogea
sévèrement.
— Quoi que tu lui voulais à la vénérable, toi, go-
diche? demanda-t-il.
Et il cHgna de l'œil à la ronde ; car le gamin de Paris
ne vit que de mise en scène.
Toto répondit d'un accent lamentable :
— Je voulais savoir le nom de la rue oùsque je suis
et le numéro de c'te lanterne.
Le gamin, subtil et sage comme Salomon, s'apertjut
de prime abord que l'innocence était du côté du go-
diche.
— C'est mauvais des vieilles qu'a des chiens! dit-il;
j'y mettrais ma main au feu que celui-là dit la vérité,
même qu'il n'a pas non plus inventé la poudre. C'est la
rue du Faubourg- Saint-Denis, mon mimi, et la lanterne
est au n° 20. Payes-tu quéq' chose?
Toto frappa sur sa poche vide. Le gamin l'imita. Pas
moyen de faire plus ample connaissance. Toto dit un
grand merci et prit ses jambes à son cou. Les badauds
le virent descendre le faubourg à grandes enjambées,
ramant des deux bras et démanchant les attaches mal
boulonnées de ses membres.
En détalant il répétait :
— Rue du Faubourg-Saint-Denis, n° 201 Avec ça, mon
petit Sulpice fera son affaire.
Il n'avait pas encore dépassé le boulevard Bonne-Nou-
velle que déjà il suait à grosses gouttes ; mais il n'était
pas homme à s'arrêter avant d'avoir fait son rapport à
son petit Sulpice.
On nomme cela une chambre, dans les garnis qui
reçoivent à la nuit, (tétait un trou situé au sixième
étage, sur le derrière, et qui n'avait d'autre ouverture
PARIS 127
qu'une très-petite fenêtre, percée dans le plan du toit.
Cette fenêtre, coupée en deux par la cloison, devait
éclairer et ventiler deux trous jumeaux, deux chambres.
Il était environ minuit. Loriot ronflait bruyamment,
couché sur une paillasse. D'autres ronflements plus
mâles lui répondaient derrière la cloison.
Une seconde paillasse, jetée à l'autre extrémité du
trou, demeurait inoccupée.
Il eût été difficile de se tenir debout dans cette
chambre, où les solives se croisaient à quatre pieds du
sol. Le voisin de l'autre trou avait fermé la fenêtre en
tabatière : onétoufî'ait. La lumière de la lune, qui frap-
pait obliquement les petits vitres, envoyait aux objets
de vagues lueurs.
Ghifî'on et Loriot étaient là depuis un quart d'heure.
On y voyait assez pour distinguer les traits décompo-
sés de Loriot endormi et la pose de la pauvre Ghifî'on,
agenouillée auprès de son ami. A part les ronflements
sonores qui allaient se répondant et le vent d'automne
qui se plaignait dans les hautes toitures, rien ne trou-
blait le silence de ce misérable réduit.
De temps en temps la présence de Chiffon se révélait
par un gros soupir. Elle ne bougeait pas. Elle était
accroupie sur ses talons, et ses mains jointes reposaient
sur la paillasse de Loriot.
Il dormait, tourmenté par les malaises de l'ivresse ; la
sueur découlait de ses tempes. Mais il dormait profondé-
ment, sans rêves.
Aux lueurs qui descendaient du toit, il était charmant
avec sa figure pâle, et je ne sais quelle expression de
souffrance. Ses yeux se cernaient d'un cercle sombre.
GhiÛbn avait des tendresses de mère à contempler ce
cher enfant.
Du coin de son pauvre tablier tout humide de larmes,
128 LE PARADIS DES FEMMES
elle essuyait les joues de Loriot, baignées par la sueur.
Il n*y avait en elle que miséricorde et indulgence.
C'était son enfant à elle qui n'était qu'une enfant. Elle
eût voulu lui pardonner et le mieux aimer pour sa
faute.
Ce qu'il y avait de brutal égoïsme dans la conduite de
Loriot, Chiffon refusait de le voir. Et si l'évidence for-
çait la porte de sa pensée, une foule d'excuses étaient là
toutes prêtes.
Loriot n'avait rien vu jusqu'alors. Toutes ces choses
nouvelles l'avaient ébloui et comme affolé. Chiffon ne
savait-elle pas que son Loriot avait un bon petit cœur?
Là-bas, sur les routes interminables qui traversent la
lande, combien de fois Loriot ne l'avait-il pas soutenue
et portée! A la maraude, la plus belle pomme de l'ar-
bre, la plus mûre, la plus dorée, celle que Loriot allait
chercher tout au haut de la plus haute branche, n'était-
elle pas toujours pour Chiffon?
Hélas! ce Paris, ce paradis, ce lieu magique avait je
ne sais quel vent d'ivresse, et la tète du pauvre petit
Loriot était si faible I
Et puis, n'avait-elle pas été trop sévère? n'avait-elle
pas abusé de sa supériorité acceptée par son jeune ami?
Oh ! Chiffon pleurait à cette pensée ; Chiffon était bien
près de se donner tous les torts ; elle interrogeait sa
conscience, et sa tristesse, qu'elle prenait pour le re-
mords, l'accablait de reproches.
Combien de fois, alors qu'ils étaient enfants tous deux,
ne s'était-ellc pas [Tcnchée ainsi au chevet de son Loriot?
Je vous dis que c'était une mère. En ce temps-là, le
sommeil de son ami était plein de songes et de sourires.
Bien souvent, il s'était couché sans souper, le petit Lo-
riot, et cela le faisait rêver bombance.
Dix-sept ans d'union! tout leur âge! leur double vie
PARIS 129
n'avait formé qu'une seule et même vie. Dieu n'avait
point caché son dessein de les créer l'un pour l'autre.
Ils étaient nés le même jour ; ils avaient été recueillis
sur la même pierre, à la même heure, par la même
charité.
Et pour qu'ils fussent tout l'un pour l'autre, ils n'a-
vaient pas de parents à qui donner une part de leur
cœur. Chiffon avait les larmes aux yeux lorsqu'elle son-
geait à sa mère. C'est celle-là qui eût été adorée et
bénie I Mais Chiffon ne connaissait pas sa mère, et là-bas,
le vieux douanier qui avait pris soin de son enfance lui
avait dit plus d'une fois que sa mère était morte.
C'avait été le seul motif des querelles de leur enfance.
Quand ils allaient de pardon en pardon avec leurs
sabots sur Tépaule, le long des routes tortueuses et dé-
foncées de la Bretagne, ils se disputaient souvent à
propos de leurs mères. Chacun voulait avoir la plus
belle et la meilleure. Loriot ne gagnait jamais, parce
que Chiffon était la plus éloquente. De guerre lasse, il se
mettait à pleurer. Alors Chiffon se jetait à son cou ; les
lèvres de Chiffon séchaient ses larmes ; elle lui disait :
Mon Loriot, ta mère était belle, ta mère était bonne ; je
l'aime presque autant que ma mère à moi I
Elle disait encore, tant sont étranges les divinations
du cœur :
— Ta mère et la mienne devaient se connaître ; elles
devaient s'aimer ; peut-être qu'elles étaient sœurs.
Et si la route était solitaire, ils s'agenouillaient tous
deux dans l'herbe, côte à côte. Ils disaient ce qu'ils sa-
vaient de prières et ils envoyaient des baisers à leurs
mères dans le ciel.
Chiffon se souvenait de tout cela. Son petit Loriot
avait du cœur.
— Sainte Vierge î sainte Vierge ! murmura-t-elle
i30 LE PARADIS DES FEMMES
pourtant avec un frissonnement douloureux, est-ce que
c'est la dernière fois que je le regarde dormir I
On n'oublie point, n'est-ce pas, sainte Vierge, ces
belles amours de l'enfance, ces caresses si bonnes et si
doucement échangées.
Dieu ne veut pas briser les pauvres petits cœurs où
ne descendit jamais la pensée du mal.
Chiffon n'avait au monde que son Loriot. Sainte
Yierge I bonne Vierge ! les anges parlent à l'oreille de
ceux qui dorment. Oh î mère de Dieu, un mot pour la
pauvre Chiffon I
Si c'était un crime que d'avoir rêvé ce paradis des
femmes et d'être venue de si loin à travers tant de priva-
tions et tant de fatigues, eh bien I Chiffon était toute
prête, elle ne demandait pas mieux que de retourner au
fin fond de la Bretagne, pourvu qu'on lui laissât son
Loriot chéri.
Qù' allait-il devenir tout seul ? car Chiffon pensait en-
core à lui avant de penser à elle : Qu'ailait-il faire, le
pauvre Loriot? Chiffon avait maintenant l'idée de l'im-
mensité parisienne. Elle avait marché trois ou quatre
heures sans se retourner, et c'était toujours Paris. Elle
ne savait pas où était le bout de Paris. Une fois séparés
dans cette ville sans limites, jamais on ne devait se re-
trouver, jamais I
Il avait tant besoin d'elle I savait -il seulement à quel
point il serait seul, si Chiffon allait lui manquer ? Il ne
savait rien, l'imprudent et le fou ! Sainte Vierge I un
mot à son oreille I
Hélas I elle-même, Chiffon, que lui restait-il? qu'es-
pérer ou que désirer ? tous ses désirs, toutes ses espé-
rances, n'étaient-ils pas à Loriot au moins pour moitié ?
Rester seule ? pourquoi travailler? pourquoi vivre?
PARTS 131
— Ma mère ! dit-elle tout à coup ; ma mère, toi qui es
dans le ciel, prie la Vierge pour moi I
Elle approcha de ses lèvres la main de Loriot qui
pendait froide, et la remit sons les couvertures.
Puis elle prit dans son sein une piécette d'argent qui
lui pendait au cou par un cordon, et qui portait gravée
une image de la Vierge.
— Gela vient de ma mère, murmura-t-elle en la bai-
sant pieusement et par deux fois, une fois pour sainte
Marie, une fois pour sa mère : ma mère, prie avec moi,
la bonne Vierge va t' entendre I
Elle commença tout bas, les litanies de la saintr^
Vierge. Là-bas, les enfants savent cela comme le Pater
QiVAve ; les enfants errants aussi bien que ceux qui mè-
nent les processions du catéchisme.
Si l'àme entend au-delà des limites de cette vie ; si
ceux-là qui sont morts veillent d'en haut sur les têtes
aimées, l'âme de la pauvre Victoire dut tressaillir à ces
paroles bénies. Chiffon récitait la prière avec *ine piété
passionnée. Elle ne savait pas qu'à l'heure de la mort,
sa mère avait récité la même prière à l'intention de l'en-
fant orpheline qui restait abandonnée sur terre.
Elle ne savait pas. Personne ne lui avait conté l'his-
toire de cette jeune fille-mère, descendant d'un pas triste
du cimetière de Saint-Gast à la grève.
Chiffon avait descendu ce sentier bien des fois, mais
il ne gardait point les traces de sa mère.
Les mêmes paroles qui passaient, durant la nuit fu-
neste, sur les lèvres de la mère, tombaient en ce mo-
ment de la b(mche de la fille :
— Mère du Christ, mère de la grâce divine, mère
très-pure, vierge clémente, ayez pitié de nous!
Elle ne savait pas. Gomment deviner les détails soli-
taires et navrants de ce drame? Comment deviner le
132 LE PARADIS DES FEMMES
secret de ces ténèbres cachant la victime de seize ans
qui va psalmodiant elle-même le chant de ses funé-
railles?
— Pries-tu avec moi, ma mère?
Elle poursuivait, l'enfant désolée, les mains jointes et
parmi d'amers sanglots :
— Miroir de justice, cause de nos allégresses, vase
d'esprit, vase d'honneur, rose mystique, tour d'ivoire,
ayez pitié de nous I
Loriot s'agita sur sa paillasse et un gémissement sortit
de sa poitrine. Chiffon s'arrêta craintive, mais charmée.
Son visage, naïvement ému, avait exprimé sa pensée
bien avant qu'elle n'ouvrît la bouche.
— Est-ce la bonne Vierge qui lui parle? murmura-t-
elle.
Il faut battre le fer pendant qu'il est chaud. Du fond
de l'âme et avec un redoublement de ferveur, Chiffon
continua :
— Arcbe d'alliance, ayez pitié de nous ! Porte du ciel,
étoile du matin, ayez pitié de nous! Force des faibles,
refuge des pécheurs, consolation des affligés, ayez pitié
de nous I
— Il change î se disait-elle ; son sommeil est plus
calme ; sa respiration fait moins de bruit ; ses yeux fer-
més ont presque un sourire. Il a entendu I il a entendu!
Sa tête s'inclina toute rêveuse sur son épaule.
— Merci I ma mère, merci I prononça-t-elle au-dedans
de son cœur.
Puis, entraînée tout à coup, elle ajouta d'un ton plein
de caresses :
— Ma mère ! est-ce qu'on peut perdre courage quand
ce nom-là vient aux lèvres? Mais comment ai-je donc pu
oublier votre dernier baiser, ma mère, ma mère chérie?
Je ne vous ai donc jamais vu sourire? Vous êtesmortQ
PARIS 133
toute jeune, ma mère, belle comme je vous vois en
songe, avec vos grands cheveux sur votre front pâle. Ma
mère, je crois que vous étiez malheureuse sur la terre.
Si celui-là que j'aime ne m'aime plus, faites que je meure
toute jeune, moi aussi, ma mère, et gardez-moi une pla-
ce auprès de vous!
— Reine des vierges, ayez pitié de nous I Reine des
Ceci était une distraction, car les litanies n'étaient pas
terminées.
Elle acheva précipitamment :
martyrs, ayez pitié de nousl ayez pitié de nous, reine
des anges !
Elle resta longtemps immobile. Sa pensée s'engour-
dissait, mais la prière s'exhalait de tout son être.
Elle ne pleurait plus ; ses yeux la brûlaient. Une fois,
elle dit :
— S'il doit vivre loin de moi, qu'il soit heureux!
Elle entendit sonner les unes après les autres toutes
les heures de la nuit. Dans ces réduits qui s'ouvrent sur
le toit d'une maison à six étages, l'heure nocturne est
un concert où chaque horloge lointaine vient apporter
sa voix. Les gros clochers grondent leur sonnerie grave
dans le silence, tandis que les beffrois de paroisse chan-
tent le temps qui passe, et que les petits cadrans font
vibrer leur timbre argentin. A Paris, sur les toits, mi-
nuit sonne pendant un quart d'heure.
Mais c'est la troisième heure après minuit qui parle le
plus haut dans la ville muette.
Yers quatre heures du matin, Chiffon était encore
agenouillée auprès de la paillasse de Loriot, son ami.
La fatigue la domptait. A son âge, la souffrance ne peut
toujours éloigner le sommeil. Ses yeux se fermaient
alourdis, pour s'ouvrir à demi bien vite, car elle se
répétait machinalement à elle-même :
II 12
134 LE PARADIS DES FEMMES
— Si c*est la dernière fois que je vois dormir mon
Loriot, je ne veux rien perdre de cette nuit.
— Non, non, non I se reprenait-elle révoltée, le bon
Dieu ne peut pas permettre cela I
Vers quatre heures et demie, elle sentit qu'elle ne
pouvait plus lutter. Elle embrassa Loriot, puis elle lui
passa au cou sa médaille de la Vierge qu'elle tenait en-
core à la main.
— Cette image-là m'a toujours protégée, dit-elle, elle
le protégera.
— Va, mère chérie, interrompit-elle, je ne la lui
donne pas, puisqu'elle vient de toi : je la lui prête. Elle
le gardera contre les mauvaises pensées ; il ne songera
plus à s'en aller...
La médaille disparut sous la chemise de Loriot, Chif-
fon traîna sa paillasse pour la rapprocher. Elle s'y éten-
dit en répétant encore :
— Je ne veux pas dormir.
Elle dormait.
Dans le trou, on n'entendit plus que le ronflement
sonore et magoifique du voisin qui dormait de l'autre
côté de la cloison. Personne n'était plus là pour écouter
cinq heures qui sonnaient lentement à tous les clochers
de Paris.
Peu de temps après, une lueur plus vive descendit
par la moitié de fenêtre en tabatière, éclairant les deux
petits qui dormaient étendus sur leurs paillasses.
L'autre moitié de la fenêtre en tabatière éclairait ce
juste qui ronflait *si sincèrement depuis le commence-
ment de la nuit. Un sommeil semblable est inséparable
d'une bonne conscience. Ainsi ne serons-nous pas éton-
né, si nous reconnaissons, en mettant l'œil à quelqu'une
des nombreuses fentes de la cloison, notre ami Nioul,
ancien tournebroche du château de Maurepar.
PARIS 135
En voilà un qui pouvait en ejffet dormir tranquille, et
que sa conscience ne réveillait jamais I
Le trou de Nieulr était plus petit que celui des deux
enfants, (^e n'était pas une chambre à deux lits. Le trou
de Nieul était, en outre, beaucoup plus sale et beaucoup
moins meublé. 11 n'y avait pas de paillasse, Nieul dor-
mait sur quelques brins de paille épars et sa tête avait
pour oreiller une poignée de chiffons enlevés de sa
hotte.
A mesure que la lumière augmentait, vous auriez pu
voir la figure hâve et barbue de l'ancien forçat, et distin-
guer les pièces déguenillées qui composaient son costume.
Auprès de lui, par terre, vu l'absence de tous meubles,
il y avait trois hautes piles de pièces de cinq francs, sur
lesquelles son crochet, terminé par un bout de fer aigu,
reposait eu équilibre.
Cet argent produisait un effet singulier, an milieu de
cette misère sale et nue. L'dée d'un crime vous serait
venue tout de suite.
Ce n'était pourtant qu'une promesse de crime. Les
trois piles de pièces de cent sous étaient des arrhes. Nieul
avait fait une affaire là-bas, rue de la Goutte-d'Or, avec
le bonhomme Bistouri et la Morgatte.
X i
AVENTURES DE LORIOT.
Ce qui réveilla Loriot, ce fut un rayon de soleil qui
vint le frapper au visage. Il faisait grand jour. Nieul
était parti depuis longtemps avec sa hotte, son crochet
et ses trois piles de pièces de cent sous.
Le petit Loriot frotta ses yeux éblouis : jamais il n'a-
vait été si étonné dans sa vie. Tous les objets qui l'en-
touraient lui étaient inconnus, et il n'avait aucun souvenir
d'être entré dans ce grenier. 11 aurait cru à quelque
enchantement, s'il n'eût pas vu Chiffon étendue sur sa
paillaisse à côté de lui.
Loriot fit appel à sa mémoire. Sa tête était vide et
lourde. Mais tout à coup un éclair illumina son cer-
veau.
— Paris I Paris! dit-il, je suis à Paris!
Il se leva d'un bond. Comme il s'était couché tout
habillé, sa toilette était faite d'avance. Sa main s'avança
PARIS 157
pour éveiller GhifTon, la dormeuse, mais il ne la toucha
point. Tous ses souvenirs lui revenaient à la fois.
— Quelle chance I dit-il, elle dort I
Cette pensée de la séparation était venue à Loriot
avant l'ivresse ; elle avait même précédé le conseil reçu
au comptoir du débit de prunes à Teau-de-vie.
En route, c'était Chiffon dont la tête se montait à
l'idée de Paris. Elle avait si bien fait, la pauvre Chiffon-
nette, que Paris avait mis du premier coup la cervelle
de son Loriot à l'envers.
Il avait son idée, comme il l'avait si souvent répété
la veille. Son idée était absurde, il est vrai, mais il y te-
nait et la regardait comme un trait de génie.
Quoi de plus adroit, en principe, que de se faire
femme, pour réussir dans le paradis des femmes?
Ne croyez pas qu'il eût renoncé définitivement à sa
Chiffon. Loriot n'était pas uu méchant petit homme.
Seulement il était toc^ comme on dit à Saint-Cast et
ailleurs. 11 pensait vaguement que s'il faisait fortune, sa
Chiffonnette en aurait sa bonne part.
Mais cela ne l'inquiétait pas autrement.
Nous vous donnons ce petit gars-là tel qu'il était : ni
meilleur, ni pire. Il n'en savait pas plus long, voyez-
vous, et si jamais vous rencontrez pareille tête blonde,
vous sourirez et vous serez clément.
Il y avait une chaise dans le trou. C'était positivement
une chambre garnie. Loriot, après avoir secoué ses
hardes couvertes de paille, regarda ses mains et regretta
pour la première fois de n'avoir pas d'eau. 11 avait aussi
grande envie d'un miroir. Son désir d'être femme le
faisait coquette.
Lui qui avait si souvent reproché à Chiffon sa préten-
due coquetterie !
H 12*
138 LE PARRDIS DES FEMMES
Tout en se secouant, une crainte lui vint, et il pâlit
du front au meuton, tant il eut peur.
Etait-il bien à Paris ? n*avait-il pas fait un rêve ?
Il fut encore sur le point de réveiller Chiffon, Chiffon
son oracle, mais les prunes à Teau-de-vie, mais les chi-
nois, les petits verres, la galette, tous ces souvenirs si
vifs! Point n'était besoin de Chiffon. Paris était là; Lo-
riot le sentait.
D'ailleurs , quoi de plus facile que de s'en assurer? Lo-
riot monta sur la chaise qui garnissait le logis, et sa tête
blonde, coiffée de grands cheveux bouclés, tout en dé-
sordre, passa au travers de la fenêtre..
Loriot se frotta encore les yeux, puis il poussa un
grand cri de triomphe et de joie. La fenêtre donnait sur
un toit presque plat. Elle était située au sommet de la
plus haute maison da quartier. De là. Loriot voyait son
Paris comme s'il eut été juché sur la colonne Vendôme.
Des toits, des cheminées, un horizon sans fin de tu-
yaux de tôle, au-dessus desquels de grands monuments
isolés planent majestueusement. Certes, Loriot ne cher-
chait pas là le paysage, il ne percevait que la sensation
d'immensité.
— Paris I Paris I vive Paris I c'est à moi tout ça!
Yoilà ce que disait notre Loriot, demi sorti de sa taba-
tière, sur le toit d'une maison du faubourg Saint-Denis,
où la chambre pour deux coûtait dix sous, et c'était
cher.
Au bas du toit, il y avait un plomb obstrué plein
d'eau de pluie. Loriot travailla des pieds et des mains et
monta sur le toit. Il fît sa toilette daus le plomb, où les
pierrots seuls, ces oiseaux éminemment citadins, ve-
naient laver leur bec d'ordinaire.
Il fit sa toilette au soleil, bien commodément, à soixante
pieds au-dessus de la rue, dont le bruit lourbillonnan
PARIS 139
montait. 11 lava ses mains et sa petite frimousse espiègle,
il mouilla ses cheveux pour les faire mieux boucler ;
que n'aurait-il pas donué pour un bout de miroir I
— Quant à ça, se dit-il, malgré l'absence du miroir,
je suis sûr que je serai bien mignon en femme, Chiffon
l'a dit.
— Pourvu qu'elle ne se soit pas éveillée I interrompit
il en revenant vers la fenêtre.
Il regarda en dedans. Ghififon dormait toujours. Elle
avait eu tant de fatigue la veille I et toute la nuit, elle
avait tant pleuré I
— Comme ça dort I pensa Loriot. C'était bien la peine
de venir à Paris ; elle aurait pu en faire autant que ça
dans la grange de Cliantepie I
Il jeta un dernier coup d'oeil aux cheminées de la gi-
gantesque ville qui allait être sa conquête.
— C'est égal, grommela-t-il en rentrant dans la
chambre, c'est joliment haut, et je ne me souviens pas
d'avoir monté les escaliers hier au soir. Quand je vas
être femme, faudra veiller à la boisson. Mais qui donc
qui me dira comment les femmes se perdent, puisque
c'est avec ça qu'on gagne de l'argent?
Il se gratta les deux oreilles, l'une après l'autre, comme
un petit gars bien embarrassé qu'il était.
— Bahl fit-il, la Chiffon qui fait tant d'embarras ne le
sait peut-être pas non plus. On trouve toujours à qui
parler à Paris. Dès que je vas avoir ma jupe et macoiffe,
je demanderai à un passant comment qu'il faut faire.
Cette bonne résolution rendit le calme aux esprits de
notre Loriot. Quant à la chose principale, aux moyens
de devenir une femme, il ne s'en inquiétait pas du tout.
Mettre une jupe et une coiffe, comme il disait, lui sem-
blait suffisant pour opérer la transformation.
UO LE PARADIS DES FEMMES
Beaucoup d'adolescents honnêtes sont moins innocents
que ce jeune scélérat de Loriot.
Il fit l'inventaire du costume de Chiffon, afin de bien
voir ce qu'il lui fallait acheter pour se faire une femme.
1° Une coiffe. Celle de Chiffon était fripée, mais comme
il y avait de beaux cheveux dedans! Ahl ah! on pouvait
chercher longtemps avant de trouver des cheveux pareils
à ceux de Chiffon I Loriot convenait qu'ils étaient les
plus beaux du monde, après les siens, à lui Loriot.
2° Un mouchoir de cou. Celui de Chiffon s'était déta-
ché dans l'agitation de son sommeil. Nous vous le disons
en vérité, jamais Loriot n'avait re.pardé dessous. Le
mouchoir entr'ouvert laissait voir une gorge naissante
aux contours chastes et charmants. Loriot se tâta la
poitrine.
— Tiens! tiens! fit-il, v'ià la première fois que je re-
marque ça !
Il était désappointé un petit peu, car sa poitrine à lui
ne présentait pas les mêmes symptômes.
— Penh ! peuh ! peuh I siffla-t-il cependant, c'est gen-
til, mais elles n'en ont pas toutes. On peut se passer
de ça!
3^ Une jupe. Chiffon en avait une qui lui coupait si
bien la taille ! il n'y avait qu'un cordon pour l'attacher,
mais la taille de Chiffon était si fine et ses hanches re-
bondissaient si gracieusement! Loriot essaya de se
prendre la taille à deux mains et ne put pas.
— Je me sanglerai un brin de plus, pensa-t-il.
-4° Des souliers à nœud. Chiffon n'avait que des sabots,
mais Loriot voulait des escarpins.
Il essaya de mettre ses pieds dans les petits sabots de
Chiffon. Autant eût valu l'essai de faire entrer une clef
de cave dans la serrure mignonne d'un de ces meubles
en bois de rose qui ornent des boudoirs élégants .
PARIS 141
— Saquédié I s'écria-t-il, elle a tout de même le pied
trop petit, celle-là I
Loriot regarda un instant le sien et fit comme le cerf
de Lafontaine, maudissant ses jambes. Mais il reprit
bientôt courage en se disant :
— C'est pas une affaire. Chacun se sert des pieds qu'il
a, pas vrai?
— Pour ce qu'est delà figure, ajouta-t-il avec orgueil,
on n'est pas trop à plaindre, et la Chiffonnette elle-même
m'a dit bien souvent....
Il s'arrêta tout court, parce que son regard venait de
tomber sur le délicieux visage de Chiffon endormie. Elle
avait sa bouche d'enfant légèrement entr'ouverte. Ses
petites dents perlées brillaient entre ses lèvres roses. Au-
tour de ses paupières fermées, la fatigue et les larmes
avaient estompé un cercle bleuâtre que recouvrait pres-
que entièrement la longue frange de ses cils. Ses che-
veux, noirs comme le jais, bouclaient en désordre autour
de son front et de ses joues.
— Mais je ne l'avais donc jamais vue, moi I dit Loriot
stupéfait.
— Après ça, continua-t-il, je suis peut-être plus joli,
moi, quand je dors.
Il mit son bonnet de laine sur sa tête d'un air résolu
et se dirigea vers la porte. En résumé, il lui fallait une
coiffe, un mouchoir de cou, une jupe et des souliers, les
bas et le corsage étant du superflu. Avant de franchir le
seuil, Loriot ralentit son pas, et se retourna comme
malgré lui.
— C'est tout de même dur, pensa-t-il, de quitter
comme ça la pauvre Chiffonnette I Je vas toujours l'em-
brasser bien doucement avant de partir.
H était immobile, et ses mains jointes pendaient.
— Ahl dam, fît-il pour se raffermir, faut bien faire
142 LE PARADIS DES FEMMES
son chemin. Ceux de là-bas, où l'on vendait des prunes,
m'ont bien dit qu'elle m'empêcherait d'avoir de la
chance... et puis... et puis elle se moquerait de moi, à
cause que je veux être femme I
C'était là le grand motif.
Il se rapprocha lentement de la paillasse. Gomme elle
élait posée sur le carreau, il dut s'agenouiller pour em-
brasser Chitfon. Si Chiffon avait eu l'air de souffrir en
ce moment, je ne sais pas ce qui serait arrivé, car Loriot
était véritablement ému, beaucoup plus ému que ne
semblaient l'indiquer ses paroles.
Il avait les yeux baissés et n'osait plus regarder
Chiffon.
Dans un mouvement qu'il fit, sa main droite heurta sa
pochette, et l'argent qu'il avait dedans sonna. Il eut d'a-
bord un sourire satisfait, puis il fouilla dans sa poche et
en retira l'argent.
— Elle rit, murmura-t-il, en examinant Chiffon à la
dérobée.
Chiffon rêvait, la pauvre fille, que la bonne Vierge
avait parlé à Loriot, et que Loriot lui promettait de res-
ter toujours avec elle.
Voilà pourquoi Chiffon riait dans son sommeil.
— Six pièces de cinq francs, dit Loriot d'un ton de
surprise, et encore de la monnaie pour huit livres dix
sousl
Chiffon avait donné dix sous d'avance pour la location
de la chambre.
— Trente-huit livres dix sous, reprit Loriot, pourquoi
ai-je tout ça?
Un vague souvenir de partage lui revint ; le rouge lui
monta au front.
— Elle m'a tout donné î balbutia-t-il.
Puis il ajouta en baissant les yeux de nouveau :
PARIS 143
— Parce que j'ai tout demandé I
Il est dommage que ce petit Loriot songeât à se faire
femme, justement à l'heure où il allait peut-être devenir
un homme.
Il avait honte et c'est bon signe.
— J'allais la laisser sans rien I dit-il encore.
Cette pensée le touchait bien plus que l'abandon lui-
même.
Il retira d'abord du creux de sa main une pièce de
cinq francs, qu'il mit par terre, à côté de la paillasse ;
puis deux pièces de cinq francs, puis trois.
A la troisième, il poussa un gros soupir. Écoutez, c'é-
tait un petit gars de la Haute-Bretagne. Du cap de Fré-
liel, on voit les côtes de Normandie.
Il soupira, mais les trois pièces de cinq francs étaient
par terre, il ne les reprit pas.
On a dit qu'un poltron de nature a mille fois plus de
mérite qu'un brave, quand il va au feu, tout pâle et
tremblant, c'est l'évidence.
Laissez soupirer notre petit Loriot.
Il lui restait encore vingt-trois francs dix sous dans la
main. Il mit d'abord une pièce de deux francs sur les
trois pièces de cent sous.
— Elle a dix-sept francs, supputa-t-il, j'ai vingt-et-uu
francs et la petite pièce... Si je mets encore quarante
sous, elle aura dix-neuf francs et moi dix neuf francs.
Il soupira et s'exécuta.
Restait la petite pièce.
— Faudrait faire la monnaie, se dit Loriot, dans sa
rigoureuse équité ; cinq sous pour elle, cinq sous pour
moi.
Il se pencha sur Chiffon et la baisa au front. Une
larme perla sous ses paupières, une larme que n'arrai-
chail ni la faim, ni la soif, ni le froid, ni la fatigue, ua
144 LE PARADIS DES FEMMES
rien de ce qui faisait ordinairement pleurer le petit
Loriot.
Vous voyez bien qu'il était sur le point de devenir un
homme.
Il essuya vivement cette larme, qu'il regarda peut-
être comme indigne de lui, et fit le geste de mettre la
pièce de cinquante centimes dans sa pochette avec les
dix-neuf francs qui formaient sa part légitime et incon-
testable, mais il se ravisa, et, par un mouvement sublime,
il déposa les dix sous sur la part de Chiffon.
Du coup, il se remit sur ses jambes et se dressa de son
haut.
— Ah ! mais! fit-il avec la conscience de sa grandeur
d'âme, j'aime mieux çal
Il gagna la porte et sortit en homme d'importance. En
descendant l'escalier, il se dit :
— Paris a beau être grand, c'est toujours Paris.
Quand je vas être riche, je retrouverai bien la Chiffon-
nette.
Dans la rue, il se retourna et regarda en l'air pour
tâcher de voir la lucarne du grenier, mais ne vit que le
plomb qui lui avait servi de cuvette.
Ce fut tout. Il mit décidément Chiffon de côté pour
songer à sa fortune.
11 était environ huit heures du matin. Paris avait sa
fièvre de mouvement et d'afifaires. Loriot n'eut pas fait
trente pas dans la rue qu'il se sentit tout étourdi. Ce
brouhaha, cette confusion, lui montaient à la tête. Il
lui semblait que toutes les voitures allaient passer sur
son dos.
Et cependant ce bruit et ce mouvement l'attiraient, car
il dirigea sa marche vers le boulevard, où le bruit et le
mouvement allaient augmentant.
Tantôt Loriot se sentait tout petit et tout faible, à
PARIS 145
premier moment, au milieu de la foule, tantôt il avait
des élans de fierté enfantine en se disant :
— C'est moi que voilà! je suis à Paris I je suis de
Paris! Mes sabots comptent dans ce bruit... mais pas
pour longtemps, car je vais bientôt avoir des souliers!
Et il sautait sur le trottoir, en songeant à sa jupe, à sa
coiffe, à son mouchoir de cou. Si c'était une chose
possible, il comptait bien se perdre dès le soir même.
Personne n'ignore que le faubourg Saint-Denis est
tout fleuri de marchands de vin qui offrent à la convoi-
tise des amateurs de superbes bocaux de prunes confîtes
dans de l'eau-de-vie un peu baptisée. Le destin des
humains se règle souvent par le hasard d'un premier
pas. Loriot avait débuté dans la carrière gourmande
par une reine-claude à l'eau-de-vie ; Loriot ne devait
jamais oublier la saveur de ce fruit et de sa sauce. Il en-
tra chez un marchand de liqueurs et mangea deux
prunes à l'eau-de-vie pour son premier déjeuner.
Ça donne de l'aplomb et du cœur. Une fois maître de
ses deux prunes, Loriot eut un heureux souvenir de ce
gâteau succulent et gras dont il avait soupe la veille.
Ayant tourné par hasard à gauche de la Porte-Saint-
Denis, il put satisfaire son goût éclairé pour la galette.
Mais il y a galette et galette. La galette du boulevard
Saint-Denis est une galette peuple.
11 ne s'agissait pas de flâner. Loriot avait son plan et
n'allait point au hasard. Acheter des nippes, changer de
costume, et se perdre comme doit faire une femme qui
veut honnêtement et bien vivre, tel était l'ouvrage tracé.
Loriot, l'estomac plein, suivit les boulevard^^ cherchant
parmi tant de boutiques une boutique de ju[)es, de coilfes
et do mouchoirs.
Il trouva des boutiques de pantalons, de vestes et de
paletots; des magasins d'orfèvrerie, des étalages do
Il 13
146 LE PARADIS DES FEMMES
châles des Indes, des fabriques de nécessaires et un bu-
reau d'omnibus avec portraits au daguerréotype et limes
Perrot infaillibles pour combattre les cors aux pieds.
Point de bonnes coiffes à barbe, supportées parla calotte
d'indienne, point de jupes d'épluché on de tiretaine ;
point de mouchoirs à palmes comme Loriot en voulait.
Ma foi, c'était si beau ce boulevard I Loriot prit patience.
Tout en prenant patience, il regardait les devantures
de boutique et les industries diverses. Il faut lui rendre
cette justice de dire que Loriot ne songea pas une seule
fois à travailler. 11 y a des travailleurs nés ; notre petit
Loriot ne l'était point. Il avait donné comme cela, de
temps en temps, des coups de collier dans sa vie, mais
c'était Ghiflon qui lui avait mis, dans ces bonnes cam-
pagnes bretonnes, la faucille ou la fourche à la main.
Loriot ne se rappelait pas ces instruments avec plaisir.
Il aimait mieux danser ou faire la roue.
Aucune des industries qu'il rencontrait sur sa route
ne hù plaisait. En revanche, il avait envie de tout ce
(ju'il voyait aux devantures. S'il n'avait pas été possédé
<le l'idée de se faire femme, comme il eût acheté un pan-
talon à carreaux, une veste grise et une cas(iuelte !
— Après! se disait-il en détournant les yeux pour ne
pas céder au charme. Quand j'aurai de quoi à me perdre
comme femme, je m'en flanquerai sur le corps des farau-
deries, et un chapeau plutôt qu'une casquette!
Il passait devant un chapelier.
— Et une badine ! ajouta-t-il en lorgnant un étalage
(le cannes ; et un parapluie ! Ah! saquédié ! j'ai-ti envie
d'avoir un parapluie! Je le veux bleu... non! rouge! Ah
dam ! ah dam ! Si la Chitfonnette me rencontrait avec un
parapluie rouge!
Ses narines se gontlèrent tandis qu'il songeait à <e
triomphal honneur.
^ PARIS 147
— Elle en aura peut-être aussi vite que moi, se reprit-
il pourtant avec un mouvement de jalousie, je suis pâ-
tour du Tréguz, mais elle est fille du Grand-Chêne. Eh
heni eh beni si elle a un parapluie, tant mieux pour
elle I
0 Jésus mignon 1 une montre d'argent, grosse et
ronde, avec des fruits d'Amérique et un ruban découpé
en chicorée I Une montre qui dit l'heure, une montre
qui parait dans le gousset comme une grosse pomme
dans la pochette ; le rêve de tous les petits gars ambi-
tieux 1 Loriot aurait donné, je crois, le parapluie pour
la montre I
Que de choses il vit dans cette première promenade
au graudd jour I De combien de choses il eut envie! Des
rubans, des chapeaux à fleurs, des hottes, des pistolets,
des estampes, des homards, des tasses de fayence et
de porcelaine; des livres même, bien qu'il ne sût pas lire,
et des lunettes quoiqu'il eût la vue bonne !
Il avait, ce petit Loriot, les envies des deux sexes.
Mais il était sage, il tenait ses dix-neuf francs à poignée
au fond de sa pochette, et il passait.
Au Ghàteau-d'Eau, il vit un soldat du centre qui re-
gardait les lions. Il se mit à côté du soldat, qui lui dit :
— C'est des animaux fondus avec les canons de nos vic-
toires, conquis par la valeur sur les ennemis de la patrie,
dont le Français ne se sert pas d'autre métal pour em-
belUr la capitale de son pays I
Loriot le remercia, mais il n'osa pas lui demander
comment on pouvait s'y prendre, quand on était femme,
pour se perdre vite et bien.
Enfin, Loriot vit une jupe de tiretaine et un mouchoir
de cou. Ce n'était plus sur le boulevard. Loriot avait
tourné à droite, et sa bonne étoile l'avait conduit droit
au Temple.
148 LE PARADIS DES FEMMES -?
Arrêtons-nous et découvrons nos fronts pour saluer
une grande gloire qui va s'éclipser. Notre civilisation
fleurit sur des ruines. Le Temple est à l'agonie. Bientôt
son souvenir seul vivra dans l'âme de ceux qui l'ont aimé.
Qu'y aura-t-il à la place du Temple défunt? Nous ne
savons.
0 grandes et vieilles masures, où tant d'étranges ri-
chesses étaient accumulées I 0 Pou-Yolantl (1) quartier
du cuir et du mastic antiques I 0 Forêt-Noire I patrie des
loques sublimes et des chapeaux fantômes, qui fondaient
au soleil comme à la pluie 1 0 Palais-Royal I noble et
sévère baraque I ô doux compartiment si bien connu des
actrices, des dames-aux-camélias, des grisettes, des
bourgeoises et même des grandes dames, cher bïizar qui
portait le nom aimable et coquet de quartier des Frivo-
lités I Émigrerez-vous? Irez-vous embellir d'autres ri-
vages ?
Ou bien disparaîtrez-vous pour tout de bon de cette
terre où les plus belles choses ont de pire destin ?
N'était-ce pas assez d'avoir abâtardi la rude fantaisie
de vos mœurs? n'était-ce pas assez d'avoir tué votre ori-
ginalité précieuse en introduisant dans vos couloirs la
politesse et les sergents de ville? Oh! certes, le jour où
un gouvernement oppresseur força les marchandes du
Temple à ne plus vomir l'injure pittoresque, on put dès
lors prévoir que le Temple allait mourir.
Le vrai Palais-Royal de Mazarin et des Cosaques n'a-t-
il pas commencé à déchoir â l'heure même où ses bouti-
quiers n'ont plus déchiré les pans d'habits dans les
galeries?
L'ordre tue tout, la civilité est un poison mortel.
(1) Ce sont ici les noms des quatre quartiers de l'ancien mar-
(;hé du Temple, qui a été rebâti depuis.
PARIS • 149
Et vous chercherez bientôt en vain le Temple où l'on
vendait des cachemires de l'Inde avec des guenilles, et
des dentelles d'un prix fou parmi les haillons; le Temple
où les diamants se cachaient sous des tas de savattes, le
Temple où la boue de nos rues se changeait en orl
Où irez-vous alors à la chasse de ces belles occasions
qui vous donnaient pour deux cents francs une broderie
de cent louis? Où les mettra-t-on désormais toutes ces
opulentes dépouilles arrachées à la ruine ou à la mort?
Ne se ruineront-elles plus en ce temps les saintes du
Paradis parisien? Désapprendront-elles à mourir?
0 temple I ô foire inouïe I désordre que l'imagination
du poëte n'eût pas inventé! fantaisie qu'on ne rêvera
jamais plus!
Il y avait toujours des coupés discrets arrêtés devant
l'église Sainte-Elisabeth ou dans la rue Phélipeaux. Des
femmes qui cachaient sous le voile leur jeunesse et leur
beauté, descendaient en toilette plus que modeste et
s'introduisaient d'un pas furtif dans les sombres galeries.
Les marchandes connaissaient cela. C'était heur et mal-
heur ; on faisait des bons marchés fabuleux, ou bien on
se laissait prendre au leurre d'occasions menteuses. Au
Temple, de mémoire de marchande, jamais objet n'a été
payé son vrai prix. Aujourd'hui, madauie la comtesse
gagne cent pour cent sur les velours de sa robe ; demain
on lui passe pour cinquante louis, parce que c'est elle,
une dentelle recollée qui vaut bien trente francs.
Tant qu'on causera toilette, le Temple sera une tradi-
tion. La pudeur s'évanouira à mesure que les temps
s'éloigneront, et le Temple vivra dans mille ans au
même titre que la colonnade de Minerve ou le divin
Parthénon. La coquetterie n'est-elle pas aussi une
déesse?
Il y a là des tableaux bizarres. Allez voir encore une
II 13*
150 LE PARADIS DES FEMMES
fois cette Rotonde où les pantalons et les habits haut
pendus à des tringles sous les arcades, se balancent
comme des criminels au gibet! Je ne sais quelle odeur
inconnue vous saisit ici à la gorge. Allez entendre en-
core l'argot que parlent les naturels de cette contrée
sauvage ; allez écouter l'histoire de cette grosse com-
mère qui vendait le jour des souliers rebouisés et des
gniolles au coin du Pou-Yolaut, et qui s'en allait, le soir,
au bois, dans son équipage où le fils aine d'un pair de
France avait souvent l'honneur de monter. C'est le ro-
man de la loque, c'est l'épopée du haillon. Nous n'au-
rons plus cela ; hâtez-vous.
On l'appelait madame la vicomtesse au Boi§. Elle avait
une fille charmante, élevée aux Oiseaux. Au Pou-Vo-
lant, elle était connue sous le nom de Madame Savatte.
C'était bien le pays des métamorphoses renversantes.
On ne s'étonnait plus de rienl Ils racontaient au cabaret
des Quatre-fils-Aymon des histoires...
Mais tout cela est mort ou va mourir. La Rotonde
agonise. Le cabaret des Quatre-Fils a d'avance fait ban-
queroute. Dans quelques mois, nous ne saurions plus
vous dire où il faut aller pour acheter des bottes reboui-
sées à quinze sous ou un feutre gniollé de soixante-dix
centimes, prix fort...
Notre ami Loriot se procura au Temple, quartier de
la Forêt-Noire, un costume complet de bretonne, qui
avait servi pour le carnaval. Cela lui coûta seize francs,
et c'était une bien bonne affaire. Il lui restait un peu
plus de deux francs, et il avait désormais de quoi se
perdre. Sa fortune était faite.
Il ne se sentait pas de joie en regagnant le boulevard
son petit paquet sous le bras : Son paquet qui contenait
en germe sa grandeur future et ses bissacs pleins d'écus.
PARIS l.M
Ce que Loriot cherchait maintenant, c'était un lieu
pour faire sa grande toilette. Un gamin de Paris en pa-
reil cas n'eût pas été embarrassé, mais Loriot ne con-
naissait pas les ressources de la grande ville. Tout ce
qu'il put imaginer fut de gagner la campagne et de
changer de peau derrière une haie. Or, à Paris, gagner
la campagne n'est pas chose facile, et Loriot le vit bien,
car il marchait encore vers une heure après midi, avec
son paquet sous le bras. 11 était au revers de Mont-
martre, derrière le cimetière, et il voyait enfin la cam-
pagne au-dessous de lui.
A cette heure, il avait déjà dépensé la moitié de ses
quarante sous à grignotter des gâteaux et à boire des
douceurs.
Nous devons rendre compte d'un incident qui survint
au revers de Montmartre, pendant que Loriot descendait
vers la plaine.
C'était un chemin étroit qui courait eu zig-zag entre
deux murs. Il n'y avait dans le sentier qu'une jeune fille
assez proprette qui portait un panier de blanchisseuse.
Loriot pressa le pas et la rejoignit. La fillette se retourna
d'abord effrayée, mais quand elle eut regardé notre Lo-
riot, elle se mit à sourire.
Loriot rougit et se tira une mèche avec galanterie.
— Est-ce que vous allez à Clichy, comme ça, mon
garçon? demanda la fillette.
— Elle est gentille, pensa Loriot, mais point tant que
la Chiffonnette, c'est sùrl
— A Clichy? répondit-il tout haut, y a-t-il loin?
— Une heure en se promenant.
— Bonne foi I dit Loriot ; voilà bien des heures que
je me promène!
Puis il marcha sans rien dire aux côtés de la fillette.
Il rougissait et poussait des soupirs énormes. La petite
152 LE PARADIS DES FEMMES
blanchisseuse attendait une déclaration, seulement elle
trouvait que la déclaration tardait bien.
Quant à Loriot, il peinait comme un malheureux, et
ses tempes avaient des sueurs.
La petite blanchisseuse avait une bonne âme ; elle
trouvait Loriot charmant, elle voulut l'aider un peu.
— Vous avez quelque chose à me dire, reprit-elle
d'un ton engageant.
— Ah! oui, répliqua notre Loriot, qui poussa un sou-
pir plus gros que les précédents.
— Eh bien! dites, riposta la fillette.
Et comme Loriot hésitait, elle ajouta en montrant ses
dents blanches :
— Allez, on ne vous mangera pas!
— Bien vrai? fit Loriot.
— Bien vrai.
— V'ià donc ce que c'est. Je voudrais savoir...
Il s'arrêta court.
— Qu'est-ce que vous voulez savoir? demanda la
blanchisseuse.
Loriot cessa de marcher ; elle l'imita. Loriot s'essuya
le front.
— Je voudrais savoir, reprit-il, parce que je viens de
loin et qu'on n'est point malin par chez nous...
— Ça se voit, interrompit la fillette.
Loriot ne parla plus.
— Allons I continua-t-elle en frappant du pied d'un
air bon enfant.
Loriot, encouragé, s'approcha d'elle et lui dit tout à
coup en lui soufflant terriblement dans l'oreille, car sou
embarras l'oppressait :
— Je voudrais savoir comment c'est que font les jeunes
filles pour se perdre ici à Paris.
La fillette le regarda ébahie. Loriot crut qu'elle n'a-
I
PARIS 158
vait pas compris. Il se pencha davantage, dans la rage
qu'il avait de savoir, et recommença :
— Je voudrais que vous me disiez comment faut s'y
prendre...
Mais il n'acheva pas, cette fois. La main de la blan-
chisseuse se leva prestement. Loriot reçut un maître
soufflet qui lui fit voir un millier de chandelles. Quand
il revint à lui, la fillette était déjà loin.
— Il paraît que faudra deviner! pensa-t-il tristement.
Il continua- sa route tout seul. Vers deux heures, il fit
sa toilette dans une carrière. Quand il se vit avec son
costume breton, dans un miroir de cinq sous qu'il avait
acheté, il poussa un grand cri de joie.
— Saquedié! saquediéî dit-il ; y a-t-il des messieurs
qui voudraient me donner le bras !
Il repoussa du pied son costume de petit gars et le
cacha sous une roche. Notre Loriot ne doutait de rien, il
se croyait sûr de retrouver cet endroit-là, quand il vou-
drait.
Le voilà parti. Au bout d'une heure, il s'aperçut que
ses quelques sous étaient restés dans sa pochette
d'homme. Il avait grand'faim et grand'soif. Il tâcha de
retrouver son chemin, mais impossible I alors il se mit à
pleurer, regrettant déjà la Chiffonnclte.
Loriot, ou plutôt Loriotte, sous son nouvel accoutre-
ment, erra tout^ l'après-midi. Ses jambes ne pouvaient
plus le porter; il ou elle mourait de faim. Vers quatre
heures du soir, nous le retrouvons dans la rue de Mati-
gnon, au lieu même où il avait débarqué en arrivant à
Paris, la veille. Ses pauvres yeux étaient gros de larmes
et il avait la tète bien basse.
Les messieurs l'avaient pourtant regardé par la ville,
mais aucun d'eux ne lui avait appris comment les jeunes
filles se perdent.
154 LE PARADIS DES FEMMES
Il s'assit sur une borne pour pleurer sou content.
Quand il eut bien pleuré, il leva la tête ; à une fenêtre
du premier étage, il aperçut derrière les carreaux une
figure pâle et bouffie. Il regarda tout autour de lui et se
reconnut.
D'un saut il fut sur ses pieds.
— Pour le coup, s'écria-t-il et battant les mains, j'ai
la chance I V'ià le bon monsieur qui nous a donné le
louis d'or sur la route 1
11 s'élança vers la porte cochère et frappa à tour de
bras.
XI
LE REVEIL DE CHIFFON.
J.o môme rayon de soleil qui avait éveillé Loriot,
glissa jusqu'à la paillasse où dormait Chiffon. Elle s*a-
gita dans son sommeil, et le sourire errant autour de ses
lèvres, les entr'onvrit tout à coup.
— C'est demain, murmura-t-elle, c'est demain que
nous arrivons à Paris!
Elle mit la main à son front que le soleil bnilait. Son
autre main, petite et admirablement modelée, pendait
hors de la paillasse.
— Nous n'avons pas fait attention à nous coucher du
bon côté de la meule, reprit-elle ; as-tu bien dormi, mon
Loriot chéri?
— Ah! interrompit-elle en ramenant son autre main
avHc la première sur son front, c'est fou, les rêves! J'ai
rêvé de la Lirand'ville, et si tu savais comme je la voyais
triste ! et comme nous avons marché longtemps dedans
156 LE PARADIS DES FEMMES
avant de trouver le bout! Est-il possible qu'il y ait une
ville si grande!... Tu dors donc encore? Moi, je ne peux
pas non plus me réveiller.
Ses yeux, endoloris par les larmes, avaient peine à
s'ouvrir. Dans son demi-sommeil, elle se croyait encore
à la porte du cbâteau de Maintenon où elle s'était endor-
mie, Tavant-veille, côte à côte avec Loriot, son ami.
Elle fut quelques secondes avant de reprendre la
parole.
— Ce soleil est cbaud, dit-elle enfin ; il doit être déjà
tard... debout mon petit homme I
En même temps elle laissa tomber sa main droite pour
saisir les cheveux de Loriot. Sa main droite ne rencon-
tra rien et vint toucher le carreau froid.
— Qu'est-ce que cela? s'écria-t-elle en ouvrant les
yeux brusquement.
Vous eussiez dit qu'un voile de deuil lui tombait sur
le visage. En voyant les murailles crevassées et les so-
lives noires qui l'entouraient, elle eut instantanément
conscience de tout ce qui s'était passé depuis quarante-
huit heures. Son cœur subit une contraction si violente,
que tout son sang se retira à la fois de son visage et que
le tour de ses yeux bleuit.
Elle ne regarda point du côté de la paillasse de
Loriot.
Elle aima mieux écouter.
Au premier instant, elle se persuada qu'elle entendait
son souffle irrégnlier et comme haletant : c'était sa propre
respiration qui soufflait dans sa poitrine. Elle cessa de
respirer i)our écouter mieux. Alors elle n'entendit plus
rien.
— On dort quelquefois comme (^a, se dit-elle ; bien
souvent j'ai été auprès de lui sans l'entendre.
— D'ailleurs, roprit-elle avpc nue snniiaino véhé-
I
PARIS 157
meiice et révoltée par le soupçon même qu'elle combat-
tait, d'ailleurs, c'est impossible.
Loriot avait menacé de partir, Loriot avait peut-être
l'intention d'exécuter sa menace ; mais s'enfuir pendant
que Chiffon dormait, sans échanger le dernier baiser
d'adieu!
Chiffon avait raison, c'était impossible.
D'ailleurs, ne lui avait-elle pas mis au cou l'image
sainte et bénie?
Toutes ces raisons si justes lui donnèrent enfin le cou-
rage de regarder la paillasse de Loriot.
Elle vit la paillasse vide et jeta un cri étouffé.
Mais elle ne bougea pas. Les yeux se refermèrent. Elle
fît un effort désespéré pour douter.
— Je rèveî je rêve! dit-elle, je veux m'éveiller !
Tous ses membres tressaillaient, et ses pauvres petites
dents blanches se choquaient dans sa bouche à se
briser.
Elle répétait machinalement :
— Je veux m'éveiller ! je le veux!
Dans son effort, elle appuya sa main contre terre pour
se soulever. Sa main rencontra l'argent laissé par Loriot.
Un flux d'espoir lui emplit le cœur.
— Oh 1 dit-elle, il a voulu me faire une niche ! le petit
fou! quand j'ai déjà tant à lui pardonner!... C'est bien,
c'est bien, mon Loriot! ça ne t'empêchera pas d'être
grondé d'importance !
Sa figure avait presque repris son expression de gaieté
intelligente et résolue.
— Mais non! se ravisa-t-elle, tandis qu'un petit frisson
lui parcourait le corps, j'ai eu trop grand'peur! Je ne
veux plus le gronder jamais, pour qu'il n'ait pas l'idée
de me quitter.
n 1*
158 LE PARADIS DES FEMMES
Ceci était sage ; mais le petit Loriot n'eût point cédé
même à cette promesse, il avait son idée I
Chiffon se mit sur son séant et regarda la porte, qui
restait entr'ouverte. Dans la pensée de Chiffon, Loriot
était là derrière. A chaque instant, elle s'attendait à le
voir paraître. Son sourire était tout prêt.
Il fallut cinq grandes minutes avant qu'elle trouvât
que Loriot était bien long à se montrer.
— Loriot I Loriot! appela-t-elle tout bas d'abord.
Puis elle appela plus haut.
Et, sans qu'elle y prit garde, sa voix devenait plaintive.
Elle avait peine à garder son sourire.
— Je sais que tu es là. Loriot, dit-elle enfin d'un ton
suppliant; tu es un méchant! finis!
Loriot n'entra pas et personne ne répondit.
La porte, poussée par le courant d'air qni venait de la
fenêtre ouverte, roula en grinçant sur ses gonds et montra
le corridor désert.
Chiffon se souleva en sursaut. Gomme elle allait se
mettre sur ses pieds, elle resta comme frappée de la fou-
dre. Elle venait de compter l'argent qui était à terre,
auprès de la paillasse.
— Dix-neuf francs ! balbutiait-elle d'une voix émue ;
ma part!
Elle se dressa debout, l'œil fixé sur l'argent, qui était
pour elle comme la tête de Méduse. Ses jambes trem-
blaient et ses mains jointes se raidissaient au bout de ses
bras. Elle ne parla plus. Elle comprenait tout. Son cœur
lui fit soudain une grande douleur, et ses yeux s'étei-
gnirent.
Elle tomba à la renverse comme une masse sur son
grabat. On eût pu entendre trois ou quatre gémissements
faibles. — Puis rien.
Une demi-heure se passa.
PARIS 159
Au bout de ce temps, un pas ferme et léger, comme il
n'en retentissait pas souvent dans Tescalier borgne du
garni, sonna sur les marches. On entendit la voixrouillée
d'une vieille femme qui criait :
— Ils sont arrivés hier soir à plus de onze heures. J'ai
attendu jusqu'à ce matin pour leur demander leurs
papiers.
— C'est au sixième étage? dit une autre voix mâle et
douce.
— La porte au bout du corridor.
— Merci.
Le pas se rapprocha. On l'entendit un instant dans le
corridor du sixième étage, puis le docteur Sulpice parut
au seuil de la porte. Avant d'entrer, il frappa. Comme
on ne lui répondait pas, il parcourut du regard la petite
chambre. Il vit l'une des paillasses vide et sur l'autre le
corps inanimé d'une jeune fille.
Le docteur s'élança vers cette dernière et mit un ge-
nou en terre, il tâta le pouls d'abord, puis le cœur ; puis
il prit Chiffon dans ses bras et tourna son visage au
jour.
Les traits de la pauvre enfant étaient si décomposés
que le docteur hésitait à la reconnaître pour la jeune
fille qu'il avait rencontrée, en compagnie d'un beau
petit gars, dans la salle commune de l'auberge de Main-
tenon, chez madame veuve Béquet-Fagot. Le costume
seul l'empêcha de redescendre pour demander de nou-
veaux renseignements à la maîtresse du garni.
]l ôta son gant et mit la main sur la tète de Chiffon
qui tressaillit faiblement comme une morte qu'on galva-
nise. L'autre main de Sulpice descendit avec lenteur de
la base du front à l'extrémité des jambes. Il répéta cette
passe trois ou quatre fois.
Chiffon ouvrit des yeux qui n'avaient plus de regard .
160 LE PARADIS DES FEMMES
Le docteur approcha ses lèvres du front et souffla.
Chiffon referma les yeux ; mais une expression de
repos se répandit sur son visage.
— M'entendez-vous? demanda le docteur.
Chiffon secoua la tête en signe d'affirmation.
— Pouvez-vous me parler?
Elle fit signe que non. ^
— Ouvrez la bouche.
Même signe.
Le docteur pressa légèrement les coins de sa mâ-
choire.
— Ouvrez la bouche maintenant, reprit-il.
Chiffon obéit avec efibrt.
Sulpice tira de sa poche une de ces petites boites dont
les vieux savants se moquent sous leur perruque et qu'ils
proposent même d'avaler, y compris le verre des fioles
et le cuir de la couverture. Il ouvrit cette boite qui con-
tenait une centaine de flacons d'une taille vraiment mi-
croscopique. Les Lilliputiens doivent avoir de ces vases
quand ils font orgie. Tous ces flacons, malgré leur
exiguité, avaient une étiquette. Le docteur en choisit un
sans hésiter et prit au bout d'une épingle un des globules
qu'il contenait.
Ce globule était un peu moins gros que la tête de
l'épingle.
Et encore, si vous eussiez interrogé le docteur Sulpice,
il vous eût avoué, sans difficulté aucune, que ce globule
n'était qu'une capsule, enveloppe destinée à renfermer un
médicament dont nulle comparaison sensible ne peut
rendre l'extrême ténuité.
Il vous eût dit par exemple qîie la matière médicante,
contenue dans ce globule moins gros qu'une tête d'épin-
gle, ne formait pas la dix millième partie du globule.
Ajoutant que, d'après le principe de sa science et avec
PARIS 161
Tappui de cette expérience glorieuse qui lui valait à 30
ans la gratitude d'un si grand nombre de familles, ajou-
tant que cette quantité infinitésimale, divisée encore,
pourrait devenir plus puissante...
— Montrez-moi votre langue, ordonna-t-il à Chiffon.
Celle ci essaya et ne put.
Le docteur introduisit le globule entre ses dents, de
façon à ce qu'il tombât sur la langue.
Puis il reboucha soigneusement son petit flacon et re-
ferma sa boîte sur laquelle était inscrit, en lettre «l'or, le
fameux axiome de Hahnemann : Similia similibus
curantur.
Au bout de deux ou trois minutes, le souffle de Chiffon
se fit entendre distinctement.
Elle ne rouvrait pas les yeux.
Le docteur Sulpice s'était assis auprès d'elle sur la
paillasse même. Il attendait. Ses yeux étaient fixés sur
la jeune fille, et il semblait profondément préoccupé. Ce
n'était pas la maladie. Le docteur savait et voyait que la
crise allait aboutir à bien. S'il était possible de lire sur
la physionomie d'un homme quelque expressive qu'on
la puisse supposer, la nature exacte et précise de sa
pensée , un observateur eût fait ici un travail cu-
rieux. Le sentiment du docteur était évidemment com-
plexe.
Un mouvement de tendresse, comprimé par le doute,
l'entraînait vers cette enfant bien autrement que n'aurait
pu faire la pitié commune ou le devoir du médecin. Ceci
était aisé à voir ; mais il y avait encore autre chose que
la physionomie ne dit pas au vulgaire. Comment la phy-
sionomie dirait-elle l'effort confus et robuste du souvenir
qui se débat dans le suaire des années, et qui secoue ses
langes où chaque jour passé l'enveloppe plus étroite-
ment? Comme si le temps était une bandelette sans
II 14*
162 LE PARADIS DES FEMMES
fin que les heures roulent autour de la mémoire !
Sulpice rêvait et calculait à la fois. Sulpice était dans
le présent et aussi dans le passé. Derrière ce visage d'en-
fant qui était là, il voyait une autre figure.
Même âge, même beauté ; hélas I même pâleur, cette
nuit où il vit la morte, éclairée par la lueur du phare,
sous le cap Fréhel I
La nuit où il reconnut son père, à lui, dans le dernier
des trois cadavres I
Sulpice fermait les yeux de temps en temps, et alors
la douce figure de Victoire passait devant lui telle qu'il
l'avait vue aux jours qui précédèrent la nuit de sang.
Quand il ouvrait les yeux et qu'il les portait sur Chif-
fon, il avait en même temps une larme et un sourire.
C'était l'enfant à la chèvre, la petite fille du Trou-
aux-Mauves. Mais où était le petit garçon, le fils de
M"' Madeleine?
Trois ou quatre minutes se passèrent encore, puis
Chifl'on s'agita et dit :
— Je souffre.
Sulpice lui appuya sa main contre le cœur.
— Ohl merci, murmura la fillette, votre main méfait
du bien.
— Pouvez-vous parler maintenant, mon enfant?
— Oui.
— Sans trop de fatigue ?
— Je le crois.
— Regardez-moi.
Chiffon obéit.
— Me reconnaissez-vous? demanda Sulpice.
— Je ne sais plus où je vous ai vu, répondit Chiffon.
— A l'auberge, là-bas, sur la route de Bretagne...
Chiffon ne le laissa pas achever.
— Oui, oui ! s'écria-t-elle ; je vous reconnais bien,
PARIS 163
Loriot vous prenait pour un roi.
— Loriot! se reprit-elle, en un déchirant sanglot. Olil
pourquoi m'avez-vous empêchée de mourir !
Elle couvrit son visage do ses mains.
Sulpice la calma du regard.
— Voulez- vous avoir confiance en moi? demanda-t-il.
— Je ne pourrais pas ne pas avoir confiance en vous,
répondit Chiffon sans hésiter et comme si cette réponse
n'eût point dépendu de son propre vouloir.
— Faites donc comme si j'étais votre confesseur ou
votre père, reprit Sulpice, et parlez-moi avec une entière
franchise.
— Interrogez-moi, je dirai la vérité.
— Pourquoi êtes-vous venue à Paris, d'abord?
— Pour être heureuse.
— Vous aviez donc lieu de croire qu'on est plus heu-
reux à Paris qu'ailleurs?
— Oui : les femmes.
— C'est juste, fit Sulpice en souriant, c'est leur
paradis.
— On dit ça, repartit Chififon sérieusement.
— Et vous n'avez pas craint les dangers d'un si long
voyage?
— Non, je savais que j'avais de la chance. Je suis
fille du Grand-Chêne... mais vous ne connaissez pas ça.
— Si fait, répliqua Sulpice; je connais cela tout aussi
bien que vous.
— Tout aussi bien que moil répéta la fillette étonnée,
ah ! par exemple...
— Si je vous disais, interrompit Sulpice, que je suis
un ancien pâtour du Tréguz?
Il souriait bonnement, et sa main caressante lissait les
beaux cheveux de la jeune fille. Celle-ci se sentait de
164 LE PARADIS DES FEMMES
plus en plus attirée vers cet homme qui semblait si bon,
si noble et si puissant !
Car Chiffon avait la conscience du bien que lui faisait
cet homme. En présence de cet homme son désespoir lui
donnait trêve, et son mal ne s'annonçait plus que par de
sourds élancements.
— Mon Loriot aussi est ancien pâtour du Tréguz, dit-
elle pourtant, les larmes aux yeux.
— Eh bien! repartit Sulpice gaiement, à pleins bissacs
il aura des écus !
— Vous les avez comme ça, vous?
— A peu près. Ce Loriot dont vous parlez est-il le
gentil garçonnet que j'ai vu avec vous à l'auberge?
— Pas vrai qu'il est gentil, mon Loriot ? s'écria Chif-
fon. Oui, oui, c'était bien lui.
— Est-il votre frère, mon enfant?
— Non... mais je l'aime mieux que s'il était mon
frère.
— Vous comptez devenir sa femme?
— Pardi ! riposta vivement Chiffon, qui donc qui l'ai-
merait comme moi?
— Et vous pleurez parce qu'il vous a quittée?
Chiff'ou releva sur lui ses grands yeux stupéfaits.
— Comment savez-vous ça? balbutia-t-elle.
— Je ne le sais pas, ma chère enfant, répondit Sul-
pice, je vous le demande.
— Oui, oui, dit Chiffon dont les sanglots éclatèrent.
11 m'a quittée... mon Loriot m'a quittée I S'il ne revient
pas, je veux mourir.
— Il reviendra... voulut dire le docteur.
Mais Chiffon ne le laissa pas parler. Son teint s'anima
tout à coup, ses yeux brillèrent.
— Oh ! ce Paris I s'^écria-t-elle avec une^ haine fou-
gueuse, ce Paris qui vous sourit de loin pour vousappe-
PARIS 165
1er et qui vous tue dès qu'il vous al Mou pauvre petit
Loriot u' avait jamais eu de ces idées-l'à quand nous
étions à la campagne. C'est Paris qui lui a donné la
pensée du mal. Si j'avais su î si j'avais suî
— Je suis une honnête fille, interrompit-elle en bais-
sant les yeux, quoique j'en sache un peu plus long que
mon Loriot. Mais, Jésus Dieu ! le voilà qui va en ap-
prendre I J'ai bien vu ce que font ces femmes-là qui se
promènent la nuit sous les lanternes. Si Paris est le
paradis de ces femmes, ce n'est pas le mien. Elles vont
me prendre mon Loriot, bien sur, bien sûr !
Elle essuya ses larmes avec son tablier.
— Est-il plus âgé que vous, votre Loriot? demanda
Sulpice.
— Nous somme^nés le même jour.
— En quel lieu?
Chiffon ouvrait la bouche pour répondre, mais une
idée lui traversa l'esprit.
— Pourquoi me demandez-vous tout ça? fit-elle.
Et comme Sulpice tardait à répondre, elle poursuivit
avec une volubilité soudaine :
— Quant à ce qui est de moi, ça m'est bien égal,
allez ! Mais c'est que j'y pense ! Si vous vouliez faire
du mal à mon Loriot!
— Vous êtes nés tous deux, dit Sulpice au lieu de
répoudre, ou du moins vous avez été trouvés tous deux
le jour de votre naissance dans la paroisse de Saint-Cast,
au-dessous de Fréhel, vous, près de l'échalier du cime-
tière, celui que vous appelez Loriot, sur la route qui
mène au bourg de Plouésnon.
— Ah! fit Chiffon que l'étonnement suffoquait; ah!
mignon Jésus! un homme de Paris qui nous connaît, moi
et mon Loriot !
— Ce que je dis est-il vrai?
166 LE PARADIS DES FEMMES
— Vrai, tout vrai.
— L'homme qui vous recueillit avait nom Nicolas...
— Il connaît aussi papa Méruell s'écria Chiffon inca-
pable de se contenir.
Sulpice n'avait déjà plus besoin de preuves; sa con-
viction était formée. Cependant il fut bien aise que la
jeune fille l'eût interrompu, ce nom prononcé devenait
pour lui l'évidence.
— Vous êtes-vous parfois entendu nommer Marie?
demanda-t-il brusquement.
— Jamais.
— Vous vous appelez Marie, ma fille.
— Bénie soit la sainte Vierge, dit Chiffon qui se leva
comme elle put et qui s'agenouilla.
— Parlez-moi de ma mère, ajouta-t-elle, les mains
jointes et les larmes aux yeux.
Elle était de cette manière si doucement jolie, que
Sulpice resta une minute à la contempler. Puis il déposa
sur son front un baiser presque respectueux.
— Votre mère fut bien malheureuse en ce monde, ma
fille, prononça-t-il lentement, avant d'être un ange chez
Dieu. Plus tard, vous saurez son histoire.
— L'aimiez- vous, ma mère? interrompit Chiffon.
— J'aurais donné ma vie pour elle.
Chiffon lui saisit les deux mains et les pressa contre
ses lèvres. Sulpice l'attira sur son cœur.
— Vous m'aimerez donc comme vous aimiez ma mère?
dit- elle.
— Je t'aimerai comme mou enfant, repartit le
docteur.
— Oh I mon Jésus I mon Jésus I s'écria Chiffon, et dire
que Loriot est partit Au moment où j'aurais pu lui
donner du bonheur !
PARIS 167
— Maintenant, reprit Snlpice, il faut me suivre ; vous
ne pouvez pas rester en ce lieu.
— Mais si mon Loriot revient?
— Loriot ne reviendra pas. Lors même qu'il aurait un
remords, comment retrouver cette demeure dans Paris
qu'il ne connaît pas? venez.
Chiffon n'avait pas le courage d'obéir. En sortant de
cette maison, où elle n'avait passé qu'une nuit, il lui
semblait qu'elle abandonnait tout ce qui lui restait de
Loriot, son cher ami. Sulpice la prit par la main et l'en-
traina.
En bas, à la porte de l'allée étroite et longue, il y avait
une belle voiture.
— Montez, ma chère enfant, dit le docteur.
— Monter où? demanda Chiffon.
— Dans ma voiture.
Chiffon obéit de son mieux, oppressée qu'elle était par
l'émotion.
— Et dire que mon Loriot est parti! sanglotait-elle ;
lui qui avait si grande envie d'aller en voiture î
— Ne pleurez plus, commanda Sulpice qui sou-
riait.
— Ahl par exemple! s'écria la fillette; voilà une
chose que vous ne pouvez pas empêcher î
— C'est ce que nous allons voir! reprit le docteur.
Avez-vous confiance en moi?
Il la regardait. Chiffon détourna les yeux confuse et
tout émue, pendant qu'il achevait :
— J*ai besoin de trouver votre petit ami, comme
j'avais besoin de vous trouver vous-même. Je vous donne
ma parole d'honneur que je le trouverai.
Chiffon essuya ses yeux prestement.
I6S LE PARADIS DES FEMMES
— Je vous crois, dit-elle, tandis que son minois char-
mant secouait le dernier nuage de tristesse pour arborer
un franc et gai sourire ; et quand vous me Taurez rendu,
mon petit Loriot, mon ami chéri, je ne peux pas vous
dire comme je vous aimerai!
XII
LE BOUDOIR DE LA MARQUISE.
C'était aux rleiixième étag»^ de la plus belle maison de
la rue de Matignon : l'hôtel de Rostan, comme on l'ap-
pelait depuis que le roi Truffe l'avait acheté. Le boudoir
de la marquise donnait sur le derrière et avait devant
SCS fenêtres les grands jardins qui rejoignent la rue
Montaigne.
Le roi Truffe aimait passiouément les jeux où l'esprit
se déploie. 11 dominait tout son cercle dans le maniement
du casse-tête chinois et les jeux de patience les plus
compliqués ne savaient jamais lui résister longtemps.
Son notaire lui avait appris à deviner les rébus du Cha-
rivari : grâce à mademoiselle Solange Beauvais, il pou-
vait jouer sur le piano les trois premières figures d'un
([uadrille facile, mais brillant! Longtemps après tout le
monde, il trouvait encore des répon^'^w à : « Jf> Ip rends
rnov rnrbillon. qi/y wet-onl y>
II 16
170 LE PARADIS DES FEMMES
C'était là le divertissement de choix. La charmante
Gabrielle de Morges, Solange, Irène et parfois madame
la marquise elle-même faisaient sa partie. Le roi Truffe
n'aimait pas qu'on admit les hommes, parce (|u'on lui
prenait sa provision de rimes. Il avait fait un recueil
manuscrit de tous les mots terminés en on et il l'avait
appris par cœur avec soin.
11 aurait eu beaucoup de goût pour les logogriplies,
mais ce laborieux effort de la bêtise humaine était déci-
dément au-dessus de sa portée. Quelques migraines ac-
quises en travaillant les logogriphes et les charades
l'avaient fait renoncer à cette branche de l'art.
Sensitive, le poète du sainfoin et des coquelicots, avait
essayé de lui enseigner la versification. Après quelques
mois d'étude, le roi Truffe, possédant à fond les règles
faciles de notre prosodie, composa ce quatrain en vers de
huit pieds :
Lorsque le temps est à l'orage,
Je crois qu'il est d'un homme sage
De ne pas se risquer dehors
Pour éviter les rhumes de cerveau.
Sensitive voulut faire mettre ce morceau en musique,
mais le roi Truffe s'y opposa, promettant de composer
quelque chose de plus important. Il n'ignorait pas que
le dernier vers laissait un peu à désirer. Sans ce léger
défaut, le coup d'essai eût été un coup de maître.
L'anagramme est un délassement bien joli. Dès que
Sensitive eut initié le roi Trutl'e à cet nimable jeu, le
bonhomme en perdit le boire et le manger. Il ne rêvait
plus qu'anagrammes. Le corbillon, la musique, la poésie,
lout fut mis de côté pour l'anagramme. Le roi Truffe, un
peu aitlé, en trouva ma foi de très-ingénieux pour les
PARIS 171
noms de ses dames. Irène-Reine, Astrée-Térésa,
Solange-Losange.
Le plus applaudi fut celui de la comtesse de Morges,
qui s'appelait "Valérie. Le roi Truffe trouva : il a rêvé.
Pour Gabrielle, le diable s'en mêla. Si à la place de
Vi le roi Truffe eût pu mettre un c et un e, il aurait ren-
contré : Belle grâce. Quelle ivresse I mais cela ne se pou-
vait pas. Il dut se borner à : Gaie brille., ce qui était un
peu maniéré, quoi qu'il y eut un i de trop.
Un jour qu'il passait en voiture avec Sensitive dans le
faubourg Saint-Honoré, le bleuet vivant lui dit : Voici
deux rues-anagrammes : la rue Montaigne et la rue Ma-
tignon. Le roi Truffe saisit aussitôt son calpin ; il pointa
les lettres de chaque nom, et retrouva parfaitement Ma-
tignon dans Montaigne. Il y avait une de trop pour que
Montaigne se trouvât également dans Matignon. Malgré
ce contre-temps fâcheux, le roi Truffe acheta, ce jour-là
même, à un prix extravagant, l'hôtel situé rue de Mati-
gnon et dont les jardins donnaient rue Montaigne.
Il faut bien payer la convenance, comme disent les
gens de Normandie.
Pour un homme grossier, indifférent aux charmes de
l'anagramme, l'hôtel eût évidemment valu cinquante
pour cent de moins.
Le roi Truffe achetait, du reste, ainsi tout ce qu'on
voulait, au prix qu'on voulait. Sa fortune était toujours
la même. Tout ce qui l'entourait le volait ouvertement,
amplement et incessamment. Je crois que sa fortune
augmentait. C'était un puits sans fond, contre lequel ne
pouvaient rien ni l'inteudant, ni le notaire, ni l'agent de
change, ni le banquier, ces puissantes machines à
épuiser.
L'argent lui revenait toujours.
Sa maison était ouverte à tout venant, sa table aussi.
172 LE PARADIS DES FEMMES
Le roi Truffe n'allait ^pas chercher les pauvres, mais
jamais un pauvre ne lui avait en vain tendu la main.
Depuis quelque temps déjà, le marquis et la marquise
de Rostan s'étaient installés à demeure chez lui. On fai-
sait bâtir un corps de logis pour les de Morges, du côté
de la rue Matignon, et Sensitive avait au bout du jardin
un pavillon façon-champétre, entouré de liserons et de
myosotis.
Le boudoir de la marquise était coquet, frais et gra-
cieux. La verdure s'étalait si belle au-devant de ses croi-
sées, qu'on eût pu se croire à la campagne. Toutes ces
choses délicieuses qu'on ne peut acquérir avec de l'argent
sans goût, ni surtout avec du goût sans argent, ornaient
sa retraite.
La marquise était sur sa causeuse, au coin de son feu.
M. P. J. Gridaine, surnommé Tout-pour-Jes-Dames, et
que nous sommes bien aise de présenter enlin au lecteur,
était assis près de la fenêtre et lisait son journal. M. le
marquis de Rostan, malade et aux trois quarts ivre, se
promenait à grands pas sur le tapis. Une bouteille de
rhum à moitié vide se trouvait sur le guéridon, qui tenait
le milieu du boudoir.
— Ça finira mal I grondait M. le marquis avec colère
et en diaprant ses phrases de jurons bien assortis; ça
finira mal, ou le diable m'emporte !
La marquise, un peu pâle et charmante dans sa toi-
lette de maison, regardait les arbres du jardin dont le
veut balançait les branches déjà défeuillées à demi. Elle
rêvait. Les paroles de M. le marquis semblaient ne point
arriver jusqu'à elle.
— M'entendez-vous, madame? s'écria-t-il ens'arrêtant
devant elle.
— Plaît-il? fit Astrée, j'entends que vous faites
PARIS 173
beaucoup de bruit, François, et que vous perJez votre
peine.
Le grand Rostan donna un coup de pied à défoncer le
plafond, P. J. Gridaine en sauta sur son siège.
— Quel balourd! pensa-t-il, et dire que ces rustres
fracasseurs sont toujours battus par ces dames!
— En un mot, comme en mille, madame, reprit le
grand Rostan furieux, est-il vrai que vous ayez dessein
d'épouser ce freluquet ?
— Mieux que personne, François, répondit la mar-
quise doucement, vous savez que c'est une chose facile
et toute simple.
— Je sais que vous vous êtes moquée de moi, ma-
dame ! Je sais qu'il ne me convient pas d'avoir été un
jouet entre vos mains! Je sais...
La marquise bâilla.
— Vous êtes un ingrat, François, dit-elle, j'ai sup-
porté le poids de vos folies pendant seize ans et plus.
M'entendez-vous bien, François Rostan, j'ai patienté seize
ans et plus avant de vous congédier, mon ami, et c'est
vous qui me faites des reproches!
M. P. J. Gridaine regarda le grand Rostan du coin de
l'œil. 11 pensait :
— Elle va trop loin, pour le coup ! il est capable de
l'étrangler!
l^e grand Rostan avait fait un pas vers Astrée, mais il
s'arrêta devant son regard. Un grognement sourd partit
de sa poitrine. Ses poings se crispèrent, et il chancela,
tant le sang se portait violemment à son cerveau. Il re-
tourna vers le guéridon et se versa une pleine rasade de
rhum.
— Ne savez-vous pas, reprit la marquise, quelle est
ma manière de faire les choses? Vous ai-je parlé de vous
quitter sans vous indemniser largement?
II 15* I
174 LE PARADIS DES FEMMES
— Mais tu n'as donc ni cœur ni âme, misérable femme I
s'écria François, le nez dans son verre.
— Mon pauvre ami, répliqua la marquise avec
dédain, vous voilà ivre, je ne veux pas discuter avec
vous.
— Non, je ne suis pas ivre, Morgattel Que le diable
m'étrangle I je sais ce que je dis, val je ferai tant de
scandale!...
Il s'arrêta, bouche béante, devant le rire moqueur
d'Astrée.
— Du scandale, avec moi! repartit-elle ; pauvre Fran-
çois 1 que pourriez-vous faire pour surpasser le scandale
du mariage lui-même ? Le monde me croit votre femme ;
je viendrai dire au monde, et le front haut : Je n'étais
que sa maîtresse...
— Et le monde te repoussera, Morgatte I
— Ohl le monde en aura bonne envie, mon ami
François ; mais quand je dirai cela au monde, je serai
duchesse de Rostan, duchesse légitime, et je lui crierai
ma confession du haut d'un monceau d'ori
— Tu ne l'es pas encore duchesse de Rostan; tu ne le
seras jamais!
La marquise se leva.
— Qui donc m'en empêchera? dit-elle.
— Moi, fit le grand François qui se cacha pourtant
derrière son verre de rhum.
— Le notaire de madame la marquise est au salon,
annonça un domestique à la porte entr'ouverte.
— C'est bien, faites attendre.
Astrée marchait vers le guéridon. Rostan recula d'un
pas quand elle fut tout près.
— N'aie pas peur, dit-elle en souriant avec mépris.
Elle passa son bras sous le sien et le conduisit au
divan.
I
PARIS 175
— Couche-toi, ordonna-t-elle, je te dis que tu es ivre.
— Et si je ne veux pas me coucher, moi I riposta niai-
sement le gentillâtre.
Astrée pesa sur sa main ; il perdit l'équilibre et fut
obligé de s'asseoir.
— Dites donc, vous, avez-vous vu? s'écria-t-il en
s'adressant à P. J. Gridaine avec une sorte d'admira-
tion ; elle est plus forte que moi I
— Je le sais fichtre bien! pensa Gridaine.
11 leva les yeux de dessus son journal.
— Omphale était plus forte qu'Hercule, répondit-il
d'une petite voix flutée, mais cassée, qu'il avait. G est
parce que la plus belle moitié du genre humain en est
aussi la plus forte que je me suis dévoué corps et âme à
son service.
Le domestique entr'ouvrit de nouveau la porte pour
dire :
— Le médecin de monsieur le duc est au salon.
— Priez monsieur le docteur d'attendre, répliqua la
marquise.
Et quand le domestique fut parti :
— Ah ! tu comptes m'empècher d'être duchesse de
Rostan, toi, François I reprit-elle, toujours calme; et
comment feras-tu?
L'ancien hobereau grommela quelques paroles inin-
telligibles.
— Ingrat! fit la marquise debout, à la tête du divan,
je t'ai fait marquis et tu me marchandes mon titre de
duchesse I
— Si tu es duchesse, dit François d'un ton bourru,
mais craintif, pourquoi ne suis-je pas duc?
— Parce qu'il n'y a pas l'étoffe chez loi, mon pauvre
ami, riposta Astrée ; voyons, faites un retour sur vous-
même et soyons juste, François. Vous avez tous les vices,
176 LE PARADIS DES FEMMES
non pas à la manière des grands seigneurs, ce que je
vous passerais volontiers, mais à la façon des portefaix.
Vous buvez trop peu et mal, vous querellez au jeu, vous
faites l'amour à l'office. Vous devez de l'argent à tout le
monde et vous ne savez pas regarder vos créanciers en
face. Il y a eu des ducs ainsi faits, je le sais bien. Il y
eu a encore : je crois que j'en connais ; mais ce sont des
ducs pour tout de bon î
— Donnez-moi mon verre, dit François ; allez-vous
nier, vous, Morgatte, que je sois un vrai gentilhomme?
— Ahl que la peau de bique vous allait bien, mon
beau François I s'écria Astrée qui mit du rhum aux trois
quarts du verre.
En le lui donnant, elle ajouta :
— Je vous prie de laisser là ce nom de Morgatte.
Le grand Rostan ouvrit la bouche pour répéter plus
haut ce sobriquet défendu, mais Astrée avait la main
sur son épaule. 11 profita de sa bouche ouverte pour
boire.
— Je tuerai ce Fernand! gronda-t-il avec un blas-
phème.
Le domestique se présenta pour la troisième fois à la
porte.
— Mesdemoiselles Pauline, Georgette et Virginie, dit-
il, demandent à voir madame la marquise.
Astrée et P. J. Gridaine échangèrent un sourire.
— Que ces demoiselles attendent, dit Astrée.
Elle repoussa les jambes de François et s'assit auprès
de lui sur le divan.
— Il ne faut pas jouer avec le feu, reprit-elle tout bas;
avec moi, tu sais bien, il ne faut jamais prononcer, même
quand on est ivre, de certaines paroles. Vous m'avez
gênée bien des fois, marquis. Sans vous, je serais loin et
PARIS 177
haut. Excepté vous, j'ai brisé toujours en ma vie les
obstacles qui me barraient le p.issage.
— Donnez-moi à boire, fit Rostan.
P. J . Gridaine voulut se lever pour apporter le plateau.
Il eût assez aimé entendre ce qui se disait sur le divan.
Un geste d'Astrée l'arrêta. Elle alla prendre elle-même
la bouteille de rhum et versa une ample rasade à
François.
Celui-ci avait les yeux éteints et la langue presque
paralysée. Il but.
— Réfléchis donc, pauvre fou! reprit Astrée, tu vas
t'endormir là malgré toi. En ce moment tu ne pourrais
pas même te défendre contre une femme... et tu me-
naces !
François fit efi'ort pour se lever ; il eut un rire stupide
et retomba.
— Dors, reprit la marquise, dors en paix cette fois
encore. J'ai un faible pour toi, marquis, j'ai été jalouse
de toi. Dors, je ne t'ai pas dit qu'il n'y aurait pas de
partage. Je serai duchesse, j'épouserai celui que j'aime,
mais tu auras, toi, de quoi boire le reste de t^s )urs,
de quoi jouer, de quoi marchander tout Fam ur qui
s'achète. Tu seras un heureux marquis, mon François ;
dors.
Les yeux du grand Rostan battirent, mais il se leva
par un effort violent et soudain.
— Sacrebleu! s'écria-t-il, je n'ai pas sommeil, ma-
dame la duchesse! J'aime mieux songer un peu; cela
m'amuse... j'aime mieux songer à lamine que feront vos
nobles amis et vos illustres connaissances en voyant la
marquise de Rostan, qui a passé seize ans avec moi et
qui n'est pas veuve, épouser M. Fernand tout court,
dont l'ancien métier n'est un mystère pour per-
sonne.
178 LE PARADIS DES FEMMES
— Fernand a été calomnié, dit Astrée, qui rougit, car
l'amour l'avait prise.
— Calomniez donc un M. Fernand I s'écria François,
je vous le donne en mille I
Astrée était déjà remise.
— Dors, mon pauvre François, dit-elle ; ce que le
monde dira, je ne l'entendrai pas, puisque je serai du-
chesse et dix fois millionnaire. On rira peut-être ; mais
tous ces fronts s'inclineront si bas devant notre titre et
devant notre fortune, si bas, si bas, que nous ne verrons
plus ce que fait la bouche. Dors et ne t'inquiète pas.
Le grand Rostan porta une dernière fois à ses lèvres
son verre qui ne contenait plus rien.
— Il y a des moments, grommela-t-il, où je te hais si
fort, que je monterais volontiers sur l'échafaud, à la
condition de t'y voir m'y suivre.
Sa tête retomba sur le coussin. Il ronflait déjà.
— Monter où I demanda de loin P. J. Gridaine.
— Je crois que cet homme-là a commis quelque crime
en sa vie, répondit la marquise d'un air pensif; il parle
très-souvent d'échafaud quand il est ivre, et cela n'a
pas peu contribué à faire naître le dégoût profond qu'il
m'inspire.
Son regard se fixait sur le visage plombé de François.
Elle pensait :
— Tu as bien fait de me dire que tu as de ces idées-là,
mon homme I
— Mais il se vante, reprit-elle ; il est devenu poltron
comme un lièvre.
Elle sonna.
— Faites entrer le docteur et le notaire, dit-elle au
domestique.
Ancien modèle, ce docteur : cheveux blancs, coupés
en oreillettes, diamant au doigt, tabatière d'or, un mi-
PARIS 179
lieu mignon entre le voltigeur de la Restauration et le
panaché du Directoire.
— Eh! bonjour donc, madame la marquise, dit-il en
entrant au pied levé comme un rôle à mollets de la
Comédie-Française. Bonjour donc! bonjour donc! Eh!
eh! bonjour donc ! chèrQ madame I
Il lui baisa la main avec une grâce toute française,
tandis que le notaire qui entrait sur ses talons s'inclinait
et déclarait :
— Je présente mes respects à madame la marquise.
— Un homme bien sérieux que ce cher notaire! fit le
docteur, bien sérieux, bien profond! Eh! eh! on dit que
sa charge est un sacerdoce! comme notre métier, notre
métier!... Eh ! eh! sujet aux lourdeurs de tète, n'est-ce
pas, cher monsieur? travail de cabinet. Prisez-vous?
mettez un peu d'alcali volatil dans votre boite, de l'al-
cali, un peu d'alcali... un tout petit peu d'alcali. Gela
déterge, vous vivrez cent ans, c'est moi qui vous le dis,
cent aps, si vous ne tombez pas sous une attaque
d'apoplexie.
Le notaire fit la grimace et mit le doigt dans sa cra-
vate pour en lâcher le nœud.
— M. Gridaine! reprenait le médecin de style, M. G ri-
daine, le cher M. Gridaine! Avais pas vu. Mande par-
don... mauvais teint, mais l'œil est bon. Youlez-vous
que je vous dise? vous vivrez cent ans...
— A moins... commença la marquise.
— Réponds pas des accidents, prononça gravement le
docteur; réponds pas, réponds p.ts, réi)onds pas! Eliî
bonjour donc, monsieur le marquis. C'est le marquis, là-
bas, sur le canapé? Bonne mine, bonne mine!
Le grand Rostan avait l'air d'un déterré.
— M. le marquis repose, dit Aslrée, il est ud [ilu in-
disposé.
180 LE PARADIS DES FEMMES
— Sera rien, répliqua le docteur, qui ne fît pas mine
(lu tout d'aller lui tâter le pouls.
Au contraire, il se plongea dans un fauteuil. Le no-
taire s'assit discrètement sur une chaise.
— A nous deuXjbelle et chère madame reprit le docteur;
toujours la fraîcheur de la rose! J'étais tout à Theure à
THôtel-Dieu, où j'ai un service. A l'Hôtel-Dieu. L'interne
me montrait un tas de misères, l'interne. Ah! diable,
un cas de péritonite bien étonnant, entre autres! Je lui
ai dit : Monsieur Morin, monsieur Morin... Je lui ai dit :
C'est l'heure où je passe chez la marquise...
Le notaire se pencha à l'oreille de Gridaine.
— Ceci a dû intéresser puissamment le malade, mur-
mura-t-il.
— Le bon docteur est un original, répondit P. J. Gri-
daine.
Le bon docteur poursuivait :
— C'est l'heure. J "avais ma montre à la main, la
montre que me donna la reine de Portugal en 1813. Il
y a longtemps de cela, hein? L'expérience, belle dame,
quand un médecin peut parler de quarante ans d'expé-
rience! J'avais ma montre, et j'ai dit : Avant d'aller chez
la marquise, il faut encore que je passe rue Taranne,
chez le président, rue de Grenelle pour le ministre, rue
de Varennes... vous savez? la pauvre comtesse est morte
ce matin. Elle avait envoyé chercher le docteur Sul-
pice.
11 se mit à rire et fit tourner sa tabatière d'or entre
ses doigts.
— Bains de pied, madame, bains de pifd, reprii-il,
OM mettant sa canne debout entre ses jambes, chaussons
lie moutarde, bonne saignée an printemps, diète en
toute saison. Des jlonrs de violette pour tisane. Extn*-
mités chaudes, tète froide, ventre libre. Moi, je la fai-
PARIS 181
sais, moi qui vous parle, vivre ainsi depuis des années,
cette chère comtesse. Elle aurait été jusqu'à cent ans...
cent ans! si elle n'avait eu la fâcheuse idée de s'adresser
à ce Sulpice I
— Et comment avez-vous trouvé ce matin M. le duc?
demanda la marquise.
— Jusqu'à cent ans, madame, répéta le docteur.
M. le duc? Eh bieni il prend du tissu cellulaire, M. le
duc. Il engraisse à faire plaisir I Je lui fais respirer
maintenant par la métijode Jacobi, un homme étonnant I
Je lui fais respirer de la vapeur de camomille. C'est
vraiment surprenant, l'effet que ça fait! surprenant.
— L'état de sa santé ne vous inspire plus d'inquié-
tude? interrogea négligemment Astrée.
— Pas la moindre I il fleurit ; son pouls bat 63 1/2 ; sa
face est large comme un boisseau. Faites-lui mettre ime
idée de rhubarbe dans sa soupe au lieu de poivre, et
un peu de moutarde dans ses bas. Il vivra jusqu'à cent
ans!
Le notaire eut un sourire d'officier ministériel. P. J.
Gridaine fît la grùmace.
— A moins, toutefois, reprit le docteur, que cet im-
pudent charlatan de Sulpice...
— Hélas ! cher monsieur, interrompit la marquise,
vous ne croyiez pas si bien dire ; je n'ai appris cela
qu'hier, mais voici déjà bien longtemps que M. le duc
reçoit les soins du docteur Sulpice.
Le médecin rococo sauta sur son siège.
— Est-ce possible? s'écria-t-il, possible? possible? M. le
duc ne suit pas mes prescriptions I
— Je ne m'étonne plus s'il engraisse, dit le notaire
tout bas.
— Et que fait-il, madame? que fait-il de mes remèdes?
demanda le docteur.
II. 16
182 LE PARADIS DES FEMMES
— Il les passe à son valet de chambre, cher mon-
sieur.
— Et le valet de chambre maigrit, dit le notaire.
P. J. Gridaiue, véritable homme de valeur, gardait le
silence. Le docteur tira sa montre, présent delà reine de
Portugal.
— La princesse m'attend, rue de Bourgogne, la prin-
cesse IJe viendrai tout de même, madame. Je n'aban-
donnerai pas ce malheureux duc. Mauvais embonpoint,
celui qu'il prend, madame. Chair molle, décolorée. Ça
pourrait bien lui jouer un mauvais tour.
— Vous disiez tout à l'heure...
— Je reviendrai. Ahl certes I il y en a qui ne revien-
draient pas, madame I Mais pour un homme aussi im-
portant que monsieur le duc... quatre heures et demie I
L'ambassadeur d'Angleterre va me faire une scène. Ehî
bonsoir donc, messieurs. A vos pieds, belle damel
Il fit une sortie à poudre, à mollet, à jabot, comme il
avait fait son entrée.
Sur le seuil, il s'arrêta :
— C'est une fatalité, s'écria-t-il ; j'ai encore oublié le
cardinal I Ahl je ne risque rien! le cardinal
Dans l'antichambre, il dit au laquais :
— On n'est pas venu me chercher de la part du grand
chambellan?
— Chez son excellence I s'écria-t-il en montant dans
son fiacre.
C'était sa manière d'ordonner qu'on le reconduisît
chez lui.
— Qu'y a-t-il de nouveau ? demanda la marquise au
notaire.
— J'ai vu M. le duc, répondit celui-ci ; M. le duc n'é-
tait pas en train de s'occuper d'affaires.
PARIS 183
Gomme il semblait hésiter, la marquise lui dit :
— Vous pouvez parler la bouche ouverte devant
M. Gridaiae.
Ces deux messieurs se saluèrent.
— Je n'en ai pas douté un seul instant, reprit le no-
taire. Voici les propres paroles de M. le duc : Je n'ai
point de famille et je me porte bien ; à quoi bon me
casser la tète à faire un testament?
— Ce bonhomme-là n'est pas si fou qu'on le croit, fit
observer P. J. Gridaine ; il a parfois des moments de
haute sagesse.
— En somme, insista la marquise, qu'avez-vous
fait?
— Vous sentez bien que je ne me suis pas tenu pour
battu : c'est précisément, lui ai- je dit, quand on est
dans la plénitude de ses facultés physiques et morales
que le moment est bon et bien choisi pour disposer
d'une fortune immense, comme dans l'espèce. Il m'a
demandé ; Est-ce que je vous parais baisser? — Du tout,
bien au contraire, ai-je répondu. Seulement, là-bas, à
Maintenon, vous m'aviez manifesté l'intention... — Sans
doute, sans doute! a-t-il interroinpu. Plus tard, un jour
ou l'autre... Puis il a ajouté: — Ecoutez donc! je
n'ai pas quatre-vingts ans ; ma position peut changer.
La figure de P. J. Gridaine s'allongea. La marquise,
au contraire, eut un sourire.
— Vous a-t-il expliqué ce qu'il entendait par ces pa-
roles? demanda-t-elje.
— J'ai pu le deviner, madame, répondit le notaire.
M. le duc m'a parlé tout de suite après de la famille de
Morges ; de madame la comterse de Morges, qui a pour
lui une affection si pure, de mademoiselle Gabrielle, qui
est un ange...
La marquise l'interrompit par un éclat de rire.
184 LE PARADIS DES FEMMES
— Vous avez pensé qu'il voulait se marier? dit-elle.
— Je le pense encore, madame, car il m'a posé claire-
ment la question de savoir si un mariage subséquent
infirme les dispositions testamentaires faites pendant le
célibat.
— Diable! diable I fit M. P. J. Gridaine, ça ne parait
pas laisser de doute I
— Je parie, fit observer la marquise, que monsieur va
nous dire que M. le duc a fait son testament ou est prêt
à le faire.
— En effet, madame, répliqua le notaire, dans sa
cravate; mes représentatious, mes arguments, en un
mot, mes efforts, ont amené ce résultat.
— Article peines et soins! grommela P. J. Gridaine.
— Vos efforts, vos arguments, vos représentations,
feront votre fortune, monsieur, dit la marquise.
Le notaire s'inclina gravement et la marquise reprit :
— Veuillez nous faire part de la fin de votre entre-
vue.
— La fin de l'entrevue est à peu près telle que vous
pourriez le désirer, madame. M. le duc testera dès qu'on
lui aura présenté les deux enfants qui portent son nom.
si vous êtes en mesure de le faire...
La marquise l'avertit, par un geste digne et courtois,
qu'il entrait sur un terrain où il ne lui plaisait point, à
elle, de le suivre. Le notaire prit son chapeau.
— Monsieur, lui dit Astrée, je ne suis pas une reine,
pour me servir de certaines expressions. Néanmoins, je
vous déclare, en présence de M. Gridaine, que je suis
contente de vous. Revenez demain. La condition qu'exige
M. le duc sera remplie. Souvenez-vous que le jeune
homme doit être considérablement avantagé pour sou-
tenir le nom.
PARIS 185
— Tout ce qui peut être fait à cet égard sera fait, ma-
dame.
Il salua et sortit.
— Eh bien I monsieur Gridaine, dit Astrée quand le
notaire eut refermé la porte.
— Eh bien I madame la marquise.
— Que dites-vous de cela?
— Tout pour les dames ! Je suis entièrement à votre
disposition ; néanmoins, je ne vois pas...
— Que ne voyez-vous pas?
~ M. le duc est encore jeune...
— D'accord.
— Il se porte bien...
— Voilà ce qui vous trompe I
— Le docteur vient de le dire.
— Fiez-vous à moi, monsieur Gridaine, prononça
sèchement la marquise, M. le duc de Rostau * e porte
très-mal.
Il y eut un instant de silence.
— M'est-il permis, reprit P. J. Gridaine au bout de
quelques secondes, de soumettre une observation à ma-
dame la marquise?
— Une seule? demanda la marquise en souriant.
— Une ou deux.
— Ou trois. Expédions d'abord ces jeunes filles, et
aillez-moi à faire mon choix.
Elle agita une sonnette et donna des ordres au do-
mestique, qui annonça un moment après :
— Mademoiselle Pauline ; mademoiselle Georgette
mademoiselle Virginie !
U. 16^
XIII
VIRGINIE OU L AMANTE D ETHELRED.
Il en vient ainsi des quantités I L* aimant parisien agit
aux quatre coins de la France. Un beau jour, la maladie
de Paris les prend, sorte de nostalgie à rebours qui
pousse à quitter son clocher pour voir et pour avoir. Les
plus jeunes, les plus jolies, les plus alertes partent un
matin comme des soldats qui vont rejoindre.
Elles rejoignent un régiment toujours en présence du
danger et décimé sans cesse par la misère, par la souf-
france, par le plaisir. Elles arrivent tout armées, avec
leurs doigts prestes au travail, leur frais minois, leur
regard acéré comme une flèche de l'amour enfant, — ce
petit vieux I Elles se mettent en bataille tout de suile, et
Montjoiel Saint-Denis! Que Mercure les garde I
Pauvres filles \ Il faut bien avouer que celles ([ui s'en-
rôlent ainsi, ne sont pas les meilleurs petits cœurs du
village.
PARIS 187
D'autres fois, le roman campaguard a précédé l'épopée
parisienne^ Ghloé a été déçue par Daphnis : Ghloé qui
trait les vaches, Daphnis batteur en grange. Ghloé court
à Paris pour se venger du hameau. Gare !
D'autres fois encore, Fanchon vivait tranquille. Ses
désirs étaient juste aussi larges que son horizon. Fan-
chon, la belle fille, n'entendait malice à rien, sinon aux
coups de poing galants que Michel lui donnait dans le
dos pour exprimer sa flamme ; Fanchon ne savait pas
qu'il y eût rien de plus beau en ce monde que la maison
de Monsieur qui s'appelait le château, rien de plus grand
que le ruisseau de la prairie qu'on appelait la rivière,
rien de plus profond que la mare qui avait nom l'étang.
Le monde n'existait pas pour elle au-delà des collines
bleues qu'elle apercevait des fenêtres du grenier pater-
nel en vannant le blé. Et cependant voici que Fanchon
est partie I
Vous souvenez-vous de M. Durand de la Pierre ? Les
voyageurs du commerce sont des citoyens bien dange-
reux. M. Durand de la Pierre est précisément l'homme
qui vient troubler à l'improviste la quiétude de Fan-
chon.
En plaçant ses articles, on fait un peu les affaires de
P. J. Gridaine, ami des dames.
Golporteurs, commis- voyageurs des deux sexes, étu-
diants en vacance, instituteurs, comédiens ambulants,
voilà les marchands d'esprit à l'usage des filles. Voilà
les pourvoyeurs brevetés de notre grande fournaise où
brûlent tant de mignonnes bûches I
Mademoiselle Gcorgette, mademoiselle Virginie, ma-
demoiselle Pauline, étaient toutes les trois, nous le
savons, jeunes et gentilles ; toutes les trois avaient bonne
idée de Pari> et de la fortune qu'on y fait si gaiement.
Toutes les trois avaient le fil, comme on dit là-bas, et
188 LE PARADIS DES FEMMES
M. Durand de la Pierre, en leur faisant son sermon hon-
nête, avait prêché des converties.
A peine la barrière passée, mademoiselle Virginie,
mademoiselle Georgette et mademoiselle Pauline avaient
senti quelque chose en elles qui leur criait : Ville ga-
gnée I
Que d'hommes ! que de jeunes gens ! que de vieux
messieurs à tournure protectrice î
Georgette avait l'eau à la bouche de toutes les friandises
qu'elle allait consommer I Pauline, plus solide, entremê-
lait les idées de rôti aux pensées de caisse d'épargne et
de bon linge ; car M. Durand de la Pierre parle toujours
de la caisse d'épargne, cette bienfaisante institution.
Virginie enfin, sans dédaigner les sucreries, ni la
viande, ni le linge, voyait surtout cette figure pâle et
barbue dont la bouche devait s'ouvrir pour murmurer
à son oreille : Je t'aime, parce que je t'aime !
C'étaient d'assez bonnes petites filles. Mais elles vou-
laient toutes trois se faire un sort.
Personne ne mesurera jamais la férocité de cette pas-
sion qui a pour but : un sort.
Cherchez bien dans l'histoire bourgeoise du monde,
et vous verrez que toutes les tragédies de ville et de
campagne ont pour point de départ l'idée de se faire un
sort.
Les employés de la caisse d'épargne, dont nous par-
lions tout à l'heure, ont une chanson curieuse. C'est
l'argent déposé qui chante dans les tiroirs : l'argent du
surnuméraire, l'argent du petit clerc, l'argent de la cui-
sinière.
Toutes ces pièces de cent sous en disent de belles,
dans les chansons des employés de la caisse d'épargne I
A les entendre, on devrait conclure vraiment que la
caisse d'épargne ne renferme que de l'argent volé.
PARIS 18Ô
Georgette voulait un sort ; Pauline aussi ; Virginie,
plus exigeante à cause de ses études littéraires, voulait
un sort et un cœur pour son cœur.
Eu arrivant à Paris, elles s'étaient séparées ; elles se
retrouvaient ici dans le salon d'attente de madame la
marquise, après avoir été toutes les trois au bureau de
M. P. J. Gridaine où on leur avait donné cette adresse.
Elles avaient vu au salon le notaire, bien emmanché dans
sa cravate, et ce vieux bijou de docteur. Pauline aurait
pris le notaire, s'il eût consenti à lui faire un sort. Geor-
gette s'était dit : Le vieux blanc doit avoir des friandises
dans ses poches. Quant à Virginie, voici, sans détour, sa
pensée tout entière.
— J'aimerais à rencontrer ainsi un respectable
vieillard, tiré à quatre épingles, avec des rentes et de
quoi, qui me regarde à travers ses besicles, et qui s'écrie :
(( Ciel I ma fille ! » comme dans la Nièce du gondolier.
Je m'avancerais vers lui en rougissant et en pleurant de
joie. Je dirais : — Est-il possible que je retrouve en ces
lieux l'auteur de mes jours !
Mais on fit entrer le notaire et le docteur. Ces demoi-
selles restèrent seules au salon.
Elles étaient dans la mue toutes trois, car il y a un
moment dur et défavorable pour la fillette qui vient
conquérir un sort à Paris, c'est l'heure où le costume
nouveau remplace l'ancienne défroque, et où les entour-
nures ne sont pas encore faites.
A ce moment on peut juger celles qui seront les
reines. J'en ai vu qui changeaient de peau sans sourcil-
ler, et qui étaient plus belles après qu'avant, les vier-
ges fières 1
C'est l'exception rare, très-rare.
Dans la règle il y a enlaidissement soudain, chute
presque complète, de telle sorte que la charmante
190 LE PARADIS DES FEMMES
Mariette devient presque à coup sur une épaisse et gro-
tesque Malvina. De paysanne à grisette, c*est un
abime !
Nos trois chevalières errantes avaient quitté les nippes
de voyage et s'étaient costumées selon leur goût. Geor-
gette avait une robe de toile claire à volants, bien qu'on
fût en novembre; Pauline était vêtue d'une douillette
en bon mérinos, à violents carreaux rouges et noirs ;
Virginie avait conquis, je ne sais où ni comment, une
vieille robe de soie puce, trop courte pour elle.
Virginie eut un sourire protecteur, quand elle recon-
nut ses compagnes. Elles s'entre-regardèrent toutes
trois, et chacune d'elle se dit par devers soi : comme
elles sont ridicules I
— Eh bien ! mesdemoiselles, demanda Virginie,
comment trouvez-vous la capitale ?
— Fameusement agréable, quoiq'ça, répondit Geor-
gette, j'ai été au théâtre : c'est joli I ah I c'est joli I
— J'ai été au théâtre aussi, dit Pauline.
— Je me serais passée de manger, ajouta Virginie,
plutôt que de manquer d'aller au théâtre I
Il est sans exemple que la première soirée se passe
ailleurs qu'au théâtre.
— Et nous voilà ici en concurrence, à ce qu'il paraît?
reprit Virginie d'un ton un peu plus sec.
— A ce qu'il parait, répondirent les autres qui se
mirent aussitôt sur la réserve.
— Ahl dit Virginie avec sensibilité, je ne sais pas ce qui
m'attend dans ce séjour, mais, pour moi, les voluptés du
cœur seront toujours préférables aux richesses I
Pauline tâtait l'étoffe des rideaux, Georgette contem-
plait les dorures de la boiserie. Toutes deux dirent eu
même temps :
— C'est calé, ici I
(
PARIS 191
Virginie prit un air dédaigneux.
— J'ai vu de plus belles choses que ça, répliqua-t-elle
dans les livres : le palais de Pompeïo Scarlatti, à Venise
était tout en marbre rose, avec des incrustations de
lapis qui est une curiosité que je ne connais pas. Les
dômes étaient dorés du haut en bas, et quand le soleil
sortait du sein de l'onde, le grand dôme du palais Scar-
latti reluisait si richement qu'on eût dit que le dôme
était le vrai soleil, et le soleil lui-même une pâle copie
du dôme. C'est dans le Pont-des- Soupirs.
— Et quoi que vous venez faire ici? demanda Pauline.
Virginie mit un doigt sur sa bouche et répondit :
— C'est mon secret, ma chère enfant.
Pauline haussa les épaules.
— Vous m'avez pas mal l'air d'une virée, vous, dit-
elle, avec vos falbalas de vieille soie et vos secrets î
Moi, j'ai dit au monsieur de là-bas : Je veux me placer,
et il m'a envoyée ici.
— Vous placer I se récria Virginie ; en service I
— Pourquoi pas ?
— Fi donc î
— En attendant qu'on trouve une occasion de mieux
faire.
— Pardine ! interrompit Georgette, on n'est pas dé-
shonorée pour ça I moi, j'ai dit au monsieur : Je voudrais
bien être ouvrière en journée, et il m'a envoyée ici.
— Alors, conclut Pauline, doit y avoir besoin dans
c'te maison d'une bonne et d'une ouvrière en journée.
— Avez- vous lu Stéphanie ou les Trois Poignards?
demanda Virginie.
— On vous dit qu'où n'a rien lu du tout, répliqua Pau-
line, laissez-nous donc la paix.
Virginie drapait majestueusement les plis de sa robe
de soie.
192 LE PARADIS DES FEMMES
— Ah ! ma petite, fit-elle, vous aurez bien de la
peine à vous faire des manières î
— C'est pas vous qui me les apprendrez, dites donc I
s'écria Pauline.
— Chut I siffla Georgette qui tira une gimblette de sa
poche, si vous criez comme ça, vous allez nous faire ren-
voyer d'ici.
— De quoi I continua la grosse Pauline, des ma-
nières 1...
— Si vous aviez lu Stéphanie ou les Trois Poignards,
interrompit Virginie, vous verriez qu'il n'y a nul motif
de vous fâcher, ma bonne. Je voulais vous dire mon
secret, et voilà tout.
— On n'en veut plus de votre secret ! fit rudement
Pauline.
Georgette se rapprocha.
— Voyons, fit- elle, moi je suis curieuse.
— Dans Stéphanie ou les Trois Poignards^ répondit
Virginie, une dame entre deux âges a perdu son enfant
au berceau. Les bohémiens l'ont enlevée, car c'était une
petite fille, tandis que les dames de sa suite traversaient
la forêt de Noirfontaine. Je crois que la dame s'appelait
Hortense de Germineuil. Ce dont je suis bien sûre, c'est
que le chef de brigands avait nom Mattéo. Beaucoup de
malfaiteurs portent ce nom. Des années se passent à la
suite de celte catastrophe, et la mère inconsolable est
vêtue d'un deuil éternel.
— C'est pas déjà si vilain, le noir, à Paris, fit observer
Georgette ; j'en ai vu des soignées qui étaient tout en
noir, avec des penderolles d'affaires brillantes, et des
agrafes et du raisin sur leurs chapeaux.
— Ce n'était pas à Paris, reprit Virginie, c'était en
Italie ou en Danemarck. Voilà donc que madame de
Germineuil ne pouvait pas se réchauffer le cœur, quoi-
PARIS 193
qu'elle fût riche à tirelarigo, et qu'elle faisait des succes-
sions toutes les semaines. Les mères... Oh ! dam, voilà I
les mères, c'est des mères I
— Ceux qu'ont une mère sont bien heureuses I dit
Pauline.
Georgette soupira gros en rongeant son gâteau.
— Une mère ! s'écria Virginie ; si j'avais une mère,
mol, voyez-vous I J'ai lu des choses là-dessus dans plus
de vingt romans. Une mère, ça veille jour et nuit, ça
vous berce ; enfin moi, si j'avais une mère, je passerais
ma vie à ses genoux.
Elle avait des larmes dans les yeux, de vraies larmes.
— Ça ne fait rien, poursuivit-elle en essuyant ses
yeux ; Hortense de Germineuil se dit un jour : puisque
j'ai tant de biens et tant de rentes, je veux employer
tout ça à retrouver ma fille. Elle fit publier que toutes
les jeunes filles du pays auraient une récompense, si
elles voulaient venir au château. Elles vinrent toutes.
On les mit dans la cour, et la châtelaine allait les regar-
der l'une après l'autre. Chaque fois qu'elle en avait
regardé une, elle lui donnait une bourse.
— V'ià une bourgeoise qu'était grande et généreuse î
dit Georgette.
— C'est des mensonges ! fit Pauline.
— Les romans, des mensonges I se récria Virginie
indignée. Enfin, n'importe ! Hortense avait donc donné
des bourses à toutes les jeunes filles, quand elle arriva à
une qui était belle comme le lis et la rose où le papillon
vient voltiger pour en ressucer les parfums odoriférants
de leur calice, humide encore de rosée ; elle se sentit
comme remuée par quelque chose de vague. La jeune fille
la regardait d'un œil d'azur et plus limpide que le cristal
de roche. Hortense lui tendit une bourse comme aux
II. 17
.194 LE PARADIS DES FEMMES
autres. La jeune fille lui dit : Je préfère à tout l'or du
monde un baiser de vous I
— Ah I c'est gentil, ça, dit Georgette.
— Plus souvent I dit Pauline, qui, dans sa sagesse,
eût préféré une pièce de cent sous à tous les baisers du
monde.
— A ces paroles aussi simples que touchantes, pour-
suivit "Virginie, Hortense ouvre les bras. La jeune fille
se précipite sur son cœur où elle s'évanouit dessus. En la
délaçant, on trouva un grain de beauté qu'Hortense
reconnut. C'était sa fille II
— Ah î soupira Georgette, faudra tout de même que
j'apprenne à lire I C'est trop joli î
— Et c'te jeune fille hérita de toute la fortune?
demanda Pauline.
— Comme de juste, répliqua Virginie.
Pauline se rongea le bout des doigts.
— C'est pas à moi qu'arriverait pareille chance !
grommela-t-elle.
— Et vot'secret? demanda Georgette.
Virginie sourit finement.
— Vous allez voir, dit elle : quand je me suis pré-
sentée, moi aussi, chez le monsieur du bureau, il m'a
regardée avec beaucoup d'attention...
— Comme moi, pardine I interrompit Pauline.
— Comme moi ! ajouta Georgette.
— Quand il m'a eu bien examinée, il m'a dit : voilà
une jolie personne qui ne vient pas chercher une place
de femme de chambre I
— Puisqu'il m'a pris le menton, à moi I dit Georgette.
— Et moi... murmura Pauhne.
Elle rajusta son mouchoir de cou et n'acheva pas.
— Avec moi, continua noblement Virginie, il n'aurait
pas osé, mes petites I II m'a priée de lui expliquer mes
PARIS 195
intentions, et je lui ai dit sans hésiter : Monsieur, pour
peu que vous ayez lu la Princesse et le Cabaretier^ nous
allons nous entendre. Je viens à Paris comme Zédélia
de Spurzlieim. Il y a en moi quelque chose d'étrange. Je
veux aimer avec passion, avec ivresse, un homme brun
ou blond, noble de cœur, ayant une taille souple et de
la fortune, car l'amour est une fleur qui s'étiole dans la
misère. Je veux en outre retrouver ma mère...
— Votre mère ! s'écrièrent les deux autres jeunes
iilles.
— Oui, ma mère adorée, mesdemoiselles. Zédélia de
Spurzheim n'en savait pas plus long que moi quand elle
quitta la Forêt-Noire. Pourtant elle retrouva bien sa
mère, qui était la princesse Palatine. Est-ce évident,
cela?
— Et que vous a répondu le petit vieux monsieur?
demanda Georgette.
— Que c'était une chose toute simple, répliqua Virgi-
nie, il n'avait pas lu la Princesse et le Cabaretier, mais il
s'est intéressé à Zédélia, à cause de son nom. « Mon
enfant, m'a-t-il dit, nous nous occuperons plus tard de
l'homme qui doit faire votre bonheur. J'en ai des quan-
tités sous la main, tous bruns, tous blonds, excepté les
châtains. En attendant, je puis vous mettre sur la piste
de votre mère. » J'ai voulu le faire expliquer, mais il est
devenu muet comme une tombe antique à demi ruinée
par les injures du temps. Il m'a seulement donné
l'adresse de madame la marquise de Rostan, rue de
Matignon, n°... en me priant de mettre cinq francs
sur sa table.
— Pareil à moi pour la pièce de cinq francs I dit
Pauline.
— Pareil à moi aussi, dit Georgette ; et voilà vot'
secret ?
196 LE PARADIS DES FQIIDBB
— N'est-c-e pas une chose étraDge et solennelle! de-
manda Virginie, dont la tète pensive s'inclina : si cette
marquise de Rostan était ma mère !
Elle fit un signe de la main et ajouta :
— Laissez-moi me recueillir.
Georgette et Pauline se tarent. La même idée leur
venait en même temps.
Elles étaient toutes les deux des enfants trouvées.
Chacune d'elles pouvait donc nourrir le même espoir
que Virginie et Zédélia de Spurzheim.
Les têtes se montaient.
Quand Virginie releva les yeux sur ses deux com-
pagnes, elle ^it deux paires de resard? iauvei axés sur
elle.
— Qu'avez-vons donc? demanda-t-elle.
— C'est bon, c'est bon ! fit Georgette.
— Mêlez-vous de c« qui vous regarde, la princesse î
ajouta Pauline.
Le domestique entrait à cet instant pour lenr annon-
cer qu'elles pouvaient entrer. Elles se levèrent précipi-
tamment et rajustèrent lenr toilette en hâte.
— Courage î se disait Virginie, tout dépend de
l'entrée !
— Ça se fait du premier coup ou jamais! pensait
Pauline.
— Débutons bien, murmurait la petite Georgette, et
tout va marcher î
Dès que la porte fut ouverte, dles ^âmeènnt tontes
à la fois dans le salon.
— Ma mère î ma mère ! ma mère ! s'écrièrent-elles
en même temps.
La marquise se trouva soudainement entourée de
bras qui essayèrent de la presser et de lèvres qui cher-
chaient son visaee.
PARIS \fn
C'avait été une course au clocher entre ces demoiselles.
C'était maintenant une lutte acharnée à qui pourrai
conquérir le premier baiser de cette mère si bien
aimée !
La marquise, étourdie d'abord par ce choc inattendu,
reprit bien vite son sangfroid. Elle se redressa orgueil-
leusement, et son regard, plein de méprisant étonne-
meut, s'abaissa tour à tour sur chacune des trois jeunes
filles.
— Ma mère I dit Virginie avec im accent que n*eût pas
renié une ingénue de l'Ambigu-Comique.
— Ma mère ! balbutia Georgette, qui pleurait pour
tout de bon.
— Que signifie cela, monsieur Gridaine? demanda la
marquise en se retournant vers Tout-pour-les-Dames.
Celui-ci ôtait ses lunettes d'or de leur étui ; il les mit
avec soin sur son nez.
— Eh I mais, s'écrièrent à la fois Virginie, Georgette
et Pauline, c'est le monsieur de là-bas I
— La paix I fit sèchement Tout-pour-les-Dames ; vous
êtes trois effrontées, et je vous retire ma protection.
— Madame la marquise, reprit-il avec un salut res-
pectueux, croyez que je ne suis pour rien dans cette
scène inconvenante.
— Dans le Bandacjiste impi'udent^ pensa Virginie, il y
a un vieux coquin tout pareil à celui-là I
— Faudra nous rendre nos cent sous, alors I dit Pau-
line, qui mit le poing sur la hanche.
Georgette, la plus gentille des trois, était si abattue
qu'elle ne songeait point à se rebiffer.
La marquise les regarda une seconde fois l'une après
l'autre et prit son éventail qu'elle fit jouer lentement.
— Qui a pu vous donner l'idée de m'appeler votre
II. 17*
198 LE PARADIS DES FEMMES
mère ? demanda-t-elle en adoucissant à la fois son accent
et l*expression de sa physionomie.
— C'est elle ! répondirent ensemble Georgette et
Pauline.
Elles montraient Virginie. Celle-ci indiqua du doigt
M. P. J. Gridaine et dit :
— C'est lui !
— Par exemple!... commença Tout-pour-les-Dames.
La marquise l'arrêta d'un geste.
— Est-ce que vous étiez habillées ainsi dans votre
pays ? demanda-t-elle encore.
Les trois figures rayonnèrent. Chacune des trois fil-
lettes croyait que sa toilette était remarquée, et peut
être admirée.
— Oh I non, répliqua Virginie la première, je n'aime
pas les vêtements grossiers qui couvrirent mes premiers
jours et mon adolescence.
— C'est pour me mettre au ton de Paris, dit Pauline
en faisant la révérence.
Georgette fit la révérence et dit :
— C'est pour pas qu'on me prenne pour une fille de la
campagne I
Astrée se tourna vers P. J. Gridaine, et sa figure pei-
gnait le mécontentement.
— Voyons, mes filles, reprit -elle, vous êtes ici pour
quelque chose. Faisons vite, car je suis pressée. Que
voulez-vous, mon enfant?
Elle s'adressait à Georgette.
— Etre ouvrière chez vous, madame, à la journée,
répondit celle-ci.
— Ce n'est pas impossible. Et vous?
— Etre femme de chambre, ou bonne, ou ce que vous
voudrez, madame, répliqua Pauliue.
PARIS 199
— G'es4; bien. Et vous?
C'était le tour de Virginie.
Virginie ne pouvait pas quitter la partie sans avoir
frappé préalablement un grand coup.
Elle tira son mouchoir et s'essuya les yeux, qui
étaient secs, puis elle donna une tape aux plis de sa
robe et fit un pas en avant.
Après quoi, elle toussa.
— Madame, dit-elle, ma naissance est honorable et
mon éducation y répond si avantageusement que je suis
pour donner des leçons de tout aux jeunes demoiselles:
la lecture, l'écriture et l'imagination. La mienne est
riche et déréglée, mes mœurs sont pures, comme le
souffle de l'enfant ; l'amour ne m'est de rien ni les con-
naissances ; tout ce que je veux, c'est une mère I
Un vague espoir lui restait. Dans le Ravin du château
ou Laquelle des Quatre ? il y a comme cela une mère qui
commence par jouer ia froideur pour éprouver sa fille.
Cette marquise, il est vrai, avait l'air bien jeune, mais
la mère de Pépita, dans le Corroyeur de Tolède^ paraît
plus jeune que sa fille cadette.
Tout n'était pas perdu.
— Au nom des cieux, ajouta-t-elle, laissez-moi vous
conter en peu de mots ma triste et touchante histoire.
J'ai reçu le jour aux environs du Mans, dans un humble
village où j'ai passé mes premières années. Je ne connus
ni mon père ni ma mère, dont je ne reçus jamais
les tendres baisers ; mais tout porte à croire que mes
parents étaient des gens illustres, puisqu'ils avaient
intérêt a se cacher. Dès ma plus teuilre enfance, je fus
au-dessus de mon sexe et de mon âge. Plus tard, j'éton-
nai par mes qualités brillantes et solides. Je sais bien
que vous n'êtes pas ma mère, madame, mais si vous con-
naissiez par hasard une personne qui cherche sa fille...
200 L PARADIS DES FEMMES
La marquise fit un geste. M. Gridaine se leva.
— Mesdemoiselles, dit-il, revenez me voir demain
matin, je vous ferai savoir la réponse de madame la
marquise.
Son doigt sec et ridé montra la porte.
Pauline et Georgette se retirèrent aussitôt. Virginie
joignit les mains en prononçant de toute la force de ses
poumons ;
— Que Dieu vous pardonne, si vous êtes ma mère !
La marquise pâlit de colère et sonna ses gens.
P. J. Gridaine saisit sa canné et courut, ma foi, sur Vir-
ginie. Celle-ci s'éloigna calme, digne, résignée, comme
miss Fanny, du Château de Crawford.
En passant auprès du canapé, elle aperçut le grand
Rostan qui dormait.
— 0 mon père ! dit-elle, toi, du moins, tu ne m*as
pas repoussée !
Elle suivit le domestique, qui la conduisit jusqu'à la
porte de la cour. Dans la Jeune Moscovite, le bon valet
Chouloff glisse à Fédora, délaissée et chassée, une
bourse en cuir de Russie, pleine d'or. Virginie eût voulu
inspirer une pensée de ce genre au valet de la marquise,
mais celui-ci était un Ecossais qui recevait des cadeaux
et n'en faisait jamais.
— Ethelred I Ethelred I pensa Virginie en remontant
le faubourg Saint-Honoré ; voici le moment où tu devrais
te présenter à mes yeux, blonde tête, noble cœur I Je
suis dans la position d'Alfredina au second volume de la
Caverne rouge. Ethelred I mon jeune homme ! Ethelred I
Ethelred !
— Quisqu'est raide, sans vous commander la belle ?
demanda une grosse voix derrière elle. S'il n'y a pas
d'affront, je vous offre quéq'chose à mai)g»T et à boire
ensemble en tout bien et tout honneur.
PARIS 201
Virginie se retourna et reconnut les boucles d'oreille
du matelot de la rotonde. L'infortune abat la fierté.
Sans répondre au calembour involontaire du bon Ro-
blot, elle lui dit :
— Qui que vous soyez, étranger, je me fie à vous. Le
spectacle de l'Océan agrandit le cœur. Pourvu que vous
respectiez mon innocence et ma jeunesse, offrez-moi tout
ce que vous voudrez.
Roblot passa incontinent son bras sous le sien. Ce
n'était pas Ethelred, mais il savait autant de chansons
que Virginie avait lu de romans, et le docteur Sulpice
avait ravitaillé sa bourse.
— La fourniture ne vous convient pas, belle dame, je
vois cela, dit P. J. Gridaine quand il fut seul avec la
marquise.
— Je vous fais juge, monsieur ! répondit Astrée sè-
chement.
— Belle dame, reprit Gridaine, permettez-moi de vous
rappeler le proverbe : Mieux vaut s'adresser à Dieu qu'à
ses saints. Je suis un dieu bien humble ; pensez ce que
doivent être mes pauvres diables de saints ! Si, au lieu
de vous adresser à M. Durand de La Pierre, vous vous
étiez adressée à moi dès le début...
— Ce La Pierre, interrompit Astrée, pouvait me ser-
vir ici avec connaissance de cause et à plus d'un titre.
— C'est différent, c'est différent, dit M. Gridaine, qui
lissa la soie de son chapeau. Si M. Durand de La Pierre
vous parait offrir plus de garantie que moi...
— Mais du tout ; laissez là votre chapeau I
— Aussi bien, poursuivit Tout-pour-les-Dames d'un
air piqué, je marche en aveugle, moi I Sais-je seulement
au juste l'intrigue de cette comédie où l'on m'a distribué
un rôle de comparse ?
202 LE PARADIS DES FEMMES
Il se leva. La marquise étendit la main vers le siège
qu'il venait de quitter.
— Vous voulez savoir, dit-elle, tout savoir ? Je ne
demande pas mieux, cher monsieur Gridaine. Approchez
votre fauteuil, asseyez-vous, et causons comme de vrais
amis.
XIV
LA MARQUISE ASTREE,
1/anuée donnait un de ses derniers beaux jours. La
marquise Astrée était assise au coin de son fou sur une
causeuse. Le soleil qui se noyait dans les vapeurs
de novembre, mettait sur ses joues un reflet de pourpre.
Au contraire, M. P. J. Gridaine, qui tournait le dos à
la fenêtre, ressemblait à un ivoire jauni.
M. Gridaine avait un habit noir un peu mûr, mais
très-propre, un gilet de satin noir, un pantalon noir tom-
bant sur des bas blancs, des escarpins à rosettes et une
cravate blanche nouée avec une certaine entente. Ses
cheveux rares laissaient à découvert le sommet de sou
crâne pointu et luisant, où la lumière écarlate se mirait
en ce moment comme en une glace ; leurs mèches ap-
pauvries formaient sur les tempes et la nuque une sorte
de couronne blanchâtre. M. Gridaine avait le front très-
ridé ; ses sourcils touffus et tout blancs faisaient à ses pe-
204 LE PARADIS DÉS FEMMES
tis yeux gris un abri profond. Il avait des lunettes d'or
qui le gênaient pour voir, mais qui lui servaient à cacher
le jeu de ses prunelles. Son nez et sa bouche donnaient
à penser qu'il avait pu être assez joli garçon autrefois.
C'était un vieillard aux façons discrètes et polies. Je
ne sais pourquoi son aspect n'avait rien de respectable.
Nous avons connu des coquins de grand âge qui faisaient
valoir si bien la majesté de leurs cheveux blancs I
La marquise était belle autrement que jadis, mais elle
était aussi belle. Il y a de ces femmes de bronze qui ne
vieillissent ni par l'âge, ni par la douleur, ni par le plai-
sir. On dirait que la volupté, la souffrance, les années
glissent sur leur front prédestlué, comme l'injure de
l'orage sur l'éternelle beauté des marbres antiques.
Peu de gens se targuaient de savoir au juste l'âge de la
marquise : elle était jeune, puisqu'elle était si belle.
Il n'y avait pas de juvénile éclat qui pût le disputer aux
splendides pâleurs de sa joue. Sa lèvre pleine, s'ar-
rêtait vivement comme un corail sculpté. Elle souriait
rarement : celles qui sourient trop souventne savent
pas.
La marquise savait ; son charme était derrière ses
lèvres adorables, reliées au nez par deux traits mignons,
formant fossette, et dont le sourire effaçait les ombres
jumelles. Son charme était dans l'imperceptiple contrac-
tion de ses narines roses, dans la suavité sérieuse de son
profil, dans le contour exquis de sa joue, dans l'attache
de son cou flexible, dans le délicieux caprice de son
oreille blanche et mate, sous les masses noires de sa
clievelure.
Sa puissance était dans ses yeux. Elle pouvait ce qu'elle
voulait. Certains l'accusaient de pratiquer la coquetterie
des Mauresques et de teindre en noir l'intérieur de ses
paupières, tant la frange de ses sourcils épais et recour-
PARIS 205
bés ombrageait profondément son regard. C'étaient des
yeux fendus comme ceux des Circassiennes. Le blanc,
cette monture d'émail que Dieu a prêtée aux pierres pré-
cieuses de la prunelle, le blanc des yeux de la marquise
se nuageait d'azur. Sa prunelle large et ponctuée de
traits concentriques avait ce bleu somi)re des vieux
émaux. Au premier aspect, on les voyait noirs : c'était le
sourire qui, pénétrant comme un rayon leur transpa-
rence, allumait au fond des orbites je ne sais quelle
lueur inattendue et victorieuse.
La marquise contenait son regard comme elle refré-
nait son sourire.
Chacun de nous connaît une femme qui pourrait s'ap-
peler Astrée. En est-il deux? Pour la plupart des femmes,
j'entends parler des belles et des nobles, ce nom d'Astrée
serait grotesque comme le casque à panache d'un cuiras-
sier sur la tête trop petite d'un enfant. Ce nom semblait
écrit sur le front radieux et calme de la marquise ; elle
le portait comme un diadème.
Il vous eût semblé impossible de lui chercher un autre
nom.
Le rayon pourpre qui brûlait ses joues et son front
venait du soleil d'automne. Sous ce reflet ardent, on
devinait sa pâleur. Elhî était tranquille et presque re-
cueillie.
— En tout ceci, dit-elle, je ne vous demanderai point,
c'est du moins très-probable, de ces services qui exigent
un dévouement sans bornes.
— Tant pis pour moi^ belle dame, voulue interrompre
P. J. Gridaine.
Mais Astrée lui ferma la bouche d'un geste.
— Mou Dieu, non I dit-elle ; ce ?ont des affaires, pu-
rement des affaires. Vous me servirez sans vous gêner,
sans rien risquer, et vous serez récompensé comme si
IL 18
'^06 LE PARADIS DES^^FEMMES
vous aviez eu à remuer des montagnes. Je sais déjà que
vous avez refusé votre entremise à la comtesse.
— Madame la comtesse de Morges, dit Gridaine avec
modestie, est une excellente mère qui veut faire le bon-
heur de sou enfant, mais...
— Mais elle ne vous a offert que deux mille écus, cher
M. Gridaine.
— Ah I madame ! pouvez-vous penser ?...
— Six mille francs, quand il s'agit de tant de mil-
lions! Moi, voyez-vous, monsieur Gridaine, je connais
la fortune de M. le duc. C'est à ne savoir qu'en faire!
Aussi je récompenserai tout le monde impérialement.
— Tout le monde ! fit le petit homme avec inquiétude
c'est beaucoup, belle dame, et il est à craindre que la di-
vision des capitaux... Du reste, ce n'est pas pour moi que
je parle, on connaît mes goûts modestes et mon désin-
téressement. Que d'autres agissent par un sentiment
d'abjecte cupidité, moi, je remplis ma vocation de ser-
vir les dames. Certes, il faut qu'un honnête homme élè-
ve sa famille, mais la fortune ne fait pas le bonheur, et
mon seul désir est de me retirer sur mes vieux jours au
sein des vertes campagnes... pas loin... au Bas-Meudou,
ou au village Levallois.
— Je vous donnerai de quoi acheter la plus magnifi-
que chaumière du monde, cher monsieur Gridaine, dit la
marquise en souriant. Arrivons au fait. Vous savez que
M le duc n'appartient que très-indirectement à la grande
famille de Bretagne.
— Fort indirectement, je le sais.
Astrée jeta un regard de côté sur le divan où François
ronilait comme un juste.
— Vous saurez, ajouta-t-elle en baissant la voix, que
le seul héritier mâle de cette famille est le fils de cet
homme ?
I
PARIS 207
— Le fils de M. le marquis... j*ai entendu | parler de
cela.
— Avez-vous entendu parler aussi de ce qui se passa
sur les anciens domaines de cette famille en 1835 ?
— Une nuit terrible, dit M. Gridaine, et qui ferait un
bien beau drame au boulevard.
— Qui vous a raconté cette histoire ?
— J'ai eu Lapierre chez moi... et d'autres.
— Nuit terrible, en effet, reprit Astrée sans se décon-
certer. J'étais un enfant alors, comme bien vous pensez;
mais je n'oublierai jamais cela. Les douaniers tirèrent
des coups de fusil toute la nuit. La vieille marquise était
morte dans la soirée. C'était ma marraine, monsieur. Mon
cousin, le marquis Antoine, fut trouvé mort avec son ser-
viteur Sulpice.
— Sulpice! répéta M. Gridaine, est-ce que par
hasard?...
— C'était son père.
— Le père du docteur?
M. Gri(^aine enfla ses joues et ajouta :
— Ah! diable!
Puis encore :
— Et le docteur ne vous a jamais fait de diableries,
madame, lui qui est sorcier, dit-on?
— Pourquoi le docteur m'en voudrait-il? demanda
Astrée, qui fronça le sourcil; il y a dix-huit ans de
cela? Avais-je dix ou douze ans? c'est tout au plus.
— C'est juste, dit précipitamment M. Gridaine; vous
étiez un enfant, belle dame; en quoi, d'ailleurs, auriez-
vous pu être mêlée à tout cela?
La marquise ne leva point les yeux sur lui. Elle
n'avait plus besoin de l'observer, pour deviner sa
pensée.
— Puisque vous avez parlé de Sulpice, dit-elle, je
208
LE PARADIS DES FEMMES
dois vous faire observer que le docteur a une très-grande
influence sur M. le duc.
— Influence, répéta Gridaine, qui n'est cependant pas
comparable à celle de madame la marquise.
— Ce sont ici deux influences d'un ordre entièrement
différent. M. le duc, homme d'intelligence et de cœur...
— De haute intelligence et de grand cœurl appuya
Tout-pour-les-dames.
-— M. le duc se laisse volontiers prendre à certaines
idées, à des caprices... je dirais presque des enfan-
tillages.
— C'est le propre de tous les vastes esprits, belle
dame.
— Evidemment. M. le duc a la passion de se rattacher
aux Rostan...
— Et madame la marquise, venant en aide à cette
idée, veut procurer à M. le duc l'héritier et l'héritière des
vieux seigneurs bretons, afln qu'il en fasse ses légataires
universels.
— Vous vous trompez, monsieur Gridaine, dit Astrée.
C'est le docteur Sulpice qui a eu le premier cette pensée
là. Moi, je n'avais mis en avant que l'héritier. A quoi
bon l'héritière?...
— C'est juste, c'est juste, fit encore Tout-pour-les-
Dames en s'inclinant. A quoi bon l'héritière?
— L'héritière n'est que la fille bâtarde du marquis
Antoine et de sa cousine Victoire, dit Astrée durement ;
l'héritière n'a droit ni au nom ni à la fortune. Mais M. le
duc la veut, il faut qu'il l'ait.
— Et l'héritier?
— Ne connaissez-vous point le jeune M. Fernand de
Rostan ?
— Par Lapierre et M™° veuve Rio, répondit le petit
homme, qui ne put retenir un sourire ; ils sont prêts à
PARIS 209
attester^oii identité, je sais cela. Ces honnêtes serviteurs
ne l'ont pas perdu de vue depuis le jour de sa naissance.
Mais le docteur Sulpice donnera-t-il là-dedans?
— Le docteur Sulpice s'amende, monsieur Gridaine.
— Croyez-vous, belle dame?
— J'en suis sùrel
— Sa femme est une bien jolie personne. Elle va
éprouver un grand plaisir à embrasser le jeune M. Fer-
nand, son frère. Et quel honneur d'être la belle-sœur de
madame la marquise I
— De madame la duchesse, dit Astrée ; Fernand
sera duc.
— De madame la duchesse, répéta M. Gridaine. C'est
pourtant vrai I Ah ! que Paris est bien le paradis des
charmantes femmes comme vous, madame!
Il prit tout-à-coup un ton sérieux.
— Je suis au service du beau sexe tout entier, dit-il,
mais tout particulièrement au vôtre, vous le savez bien,
madame la marquise. M'est-il permis de vous soumettre
l'observation que je vous ai annoncée tantôt?
— Faites, monsieur Gridaine.
— Vous allez épouser M. Fernand?
— Le plus tôt possible.
— Ce jeune homme ne vous aime pas...
Astrée eut un orgueilleux sourire.
— Je sais... je saisi fit M. Gridaine ; parbleu I il n'y a
pas une femme au monde plus belle que vous, plus spi-
rituelle que vous, plus séduisante que vous I Mais enfin,
M. Fernand a le mauvais goiit de vous préférer une
rivale.
— C'est votre opinion?
— C'est ma conviction, c'est ma certitude.
— Quelle est cette rivale? Solange Beauvais? Celle-là
ne m'inquiétera plus !
M. 18*
210 LE PARADIS DES FEMMES
— Cette rivale est Gabrielle de Morges.
— Olil oh I fit Astrée, celle-ci me fait donc décidé-
ment la guerre I Je la trouve entre moi et monsieur le
duc î je la retrouve entre Fernand et moi I
Ses sourcils hautains se froncèrent, mais elle eut pres-
que aussitôt après un sourire.
— Pauvre enfant! murmura-t-elle ; mon grand Fran-
(^ois lui a blessé son chevalier de Martroy. Gomment
va-t-il, ce beau Roger?
— Mal... c'est le docteur Sulpice qui le traite.
— Il portera le deuil de son docteur, alors î pensa la
marquise.
Puis elle reprit :
— Est-ce tout ce que vous aviez à m' objecter ?
— Non. Belle dame, un jour ou l'autre, celui-ci vous
tuera.
11 montrait du doigt Rostan endormi.
Astrée éclata de rire.
— Celui-ci! fit-elle; s'il osait une fois me toucher,
c'est possible..., mais il n'osera jamais !
— Prenez garde !
— Est-ce tout?
— Non. J'ai réservé le principal pour la fin.
— Peste I fit Astrée, le principal ! voyons le prin-
cipal.
— Il est encore temps de vous arrêter, belle dame,
dit le petit bonhomme avec componction ; jamais je n'ai
vu personne avoir entre les mains pareille chance de
fortune. A part i'afl'ection solide que je vous porte, à
part mon dévouement profond et sincère, je m'intéresse
encore à vous, comme on s'intéresse au hardi voyageur
qui gravit les sommets d'une montagne inaccessible.
Sans flatterie, vous êtes une fière et vaillante nature...
trop vaillante et trop fière... C'était déjà quelque chose
PARIS 211
d'audacieux que de jeter de côté, comme un vieux vête-
ment dont on ne veut plus, l'homme qui a passé pour
votre mari pendant quinze années. C'était déjà auda-
cieux que de dire au monde, la tête haute et sous le
soleil : Monde I tu m'as appelée pendant quinze ans ma-
dame la marquise ; je n'avais point droit à ce titre ; je
t'ai trompé, je n'étais que la concubine de cet homme
que tu me donnais pour époux. Notez que je ne dis rien
de cet homme lui-même, madame...
— Vous en savez donc très-long, monsieur Gridaine ?
dit Astrée.
— Tr«^s-long, belle dame, répéta le bonhomme en
saluant.
— Tant mieux pour vous, monsieur. Je paie ce qu'on
sait presque aussi cher que ce qu'on fait.
— Ce qui est adroit et prudent, belle dame.
— Mais continuez, reprit Astrée, dont le regard
brillait ; cela me plaît de vous entendre. Vous m'avez
comprise... et vous êtes le second à qui je puisse en dire
autant.
— Est-ce lui le premier? demanda Gridaine en dési-
gnant le grand Rostan.
La marquise haussa les épaules.
— S'il m'avait comprise, répliqua-t-elle, je serais sa
femme et il serait duc. Mais poursuivez, vous dis -je ;
c'est ainsi, en effet, que je veux traiter le monde, et je
nu nie pas que ce soit de l'audace.
— La fortune, a dit le poëte, belle dame, est avec les
audacieux. Mais il faut que l'audace s'attaque au pos-
sible. Vous pourriez dire tout cela au monde, et bien
d'autres insolences encore, car vous êtes réellement
au-dessus du niveau, qui est le monde, mais à une
condition...
— Quelle condition?
212 LE PARADIS DES FEMMES
— Avant de vous la dire, j'ajoute un mot : l'audace,
à mon sens, n'est bonne qu'autant qu'elle est nécessaire.
Que voulez-vous? Etre duchesse? Vous l'avez dit tout à
l'heure. Cet homme, votre mari, pouvait être duc.
— Je le méprise, monsieur I Encore passe si je le
haïssais ! Quelle condition ?
— A condition d'épouser le roi Trufie en personne.
— J'y ai songé, dit Astrée.
— Et qui vous empêche?...
— J'aime Fernand.
— Comme vous pouvez aimer... commença Gridaine.
Astrée se redressa si belle et si puissaate de passion,
qu'il se sentit comme rapetissé.
— Oui, dit-elle, tandis que sa voix plus harmonieuse
avait des vibrations profondes et tremblées, je l'aime
comme je puis aimer !
Gridaine demeura tout ébahi.
— On ne voit jamais la fin de vousl grommela-t-il.
Il reprit après un silence :
— Belle dame I je n'ai plus guère espoir de vous con-
vaincre. Je terminerai néanmoins ce que j'ai commencé.
Peu m'importe que ce jeune Fernand vous aime ou ne
vous aime pas. Je suppose même que le docteur Sulpice
vous laisse mettre sur la tête de ce Fernand l'immense
fortune du roi Truffe et le titre ducal, en un mot, je
suppose tout ce que vous voudrez... vous êtes perdue,
madame I
— Perdue?
— Fernand est le fils de l'homme qui a passé pour
être votre époux.
Astrée fit jouer son éventail.
— Vous qui savez tant de choses, M. Gridaine, dit-
elle, pourquoi faites-vous semblant d'ignorer que
PARIS 213
Fernand et François Rostan sont étrangers l'un à
l'autre?
— Je n'ignore rien et je n'ai pas le loisir de feindre.
Je vous parle du monde. Direz-vous au monde que Fer-
nand n'est pas le fils de Rostan? Mais alors l'héritage
du duc ne peut lui appartenir. Allez-vous dévoiler la
fraude? Proclamer le vol? car c'est un vol, puisque vous
savez que le fils d'Antoine et la fille de Victoire existent
réellement.
— Vous le savez, vous, monsieur Gridaine? demanda
la marquise.
— Oui, madame, je le sais. Direz-vous : Voici un
nommé Fernand que j'ai baptisé Rostan de ma propre
autorité, au préjudice d'un enfant déshérité et mal-
heureux?...
— Eh ! fît la marquise avec humeur, vous savez bien
que je ne puis pas dire cela I
— Si vous ne le dites pas, vous direz donc : Voici le
fils de François Rostan et de Madeleine, le fils de M. le
marquis de Rostan, dont j'étais la marquise entretenue.
Gela s'appelle un inceste, madame, et il y a des mots
que le monde, tout bas percé qu'il est en fait de morale,
ne prononcera jamais qu'avec horreur. Souvenez-vous
de ceci : l'audace cesse d'être heureuse au point précis
où commence la folie. Je ne suis pas puritain, madame,
et pourtant, pour argent ni pour or, je n'oserais vous
défendre en public. Personne ne m'accusera de pruderie,
puisque mon métier est de n'avoir pas de préjugés, et
cependant, devant une accusation pareille, je ne me
sentirais même pas le courage de me taire. 11 faut crier
en ce cas-là, quoi qu'on en ait, et je me vois d'ici, avec
la foule ameutée contre vous, criant à pleins poumons :
Infamie ! infamie I
— Vous n'êtes pas brave, dit Astrée, dont la tète
214 LE PARADIS DES FEMMES
élégante et gracieuse s'inclinait sur sa poitrine.
— Du moins suis-je franc, madame.
— "Vous crierez à Tinfamie faussement et lâchement.
— Madame, je me tairais si l'infamie était réelle sous
l'apparence de l'honnêteté.
— Le monde, puisque vous prétendez être l'interprète
et l'avocat du monde, le monde raisonne étrangement I
— Hélas I madame, dit Gridaine, je ne suis ni l'avocat
ni l'interprète du monde ; le monde ne veut pas de moi,
mais moi, je veux de lui, et je me glisse chez lui par la
fenêtre dès qu'il m'a forcé de prendre la porte. J'ai
hesoin du monde, et vous savez si Ton connaît bien ce
dont on a besoin. Paganini ne connaissait pas mieux son
violon que je ne connais le monde! Ce n'est pas moi qui
l'ai fait. Je vous le montre tel qu'il est et tel que vous
ne voulez pas le voir, parce que votre fantaisie est
ailleurs ; mais, au fond, je prêche une convertie. Voilà
quinze ans que vous vivez dans un certain monde et que
vous côtoyez le grand monde, le vrai monde. Vous savez
mieux que moi qu'il admet tout, qu'il excuse tout, sauf
une seule chose : un monstre dont le monde a peur et
dégoût, parce que le monde sait bien qu'un jour ou
l'autre, ce monstre le tuera ; un monstre...
— Ehî de grâce, fit la marquise, soyez moins élo-
quent I Quel est le monstre dont vous parlez, monsieur?
— Le scandale, madame.
Astrée fut une grande minute, avant de répondre.
P. J. Gridaine essuyait le verre de ses lunettes et la
considérait du coin de l'œil.
— Monsieur, dit-elle enfin d'un ton froid et sec, j'aime
Fernand. Fernand sera duc de Rostan, et le duc de Ros-
tan sera mon mari.
M. P. J. Gridaine fit un geste de désappointement et
ue répondit pas.
PARIS 215
— Est-ce bien vous qui m'avez parlé? reprit-elle en
s'animant. Vous connaissez pourtant ma vie. Depuis que
j'existe, qu'ai-je l'ait, sinon lutter contre le monde? Est-
ce le monde ou moi qui a gagné la bataille?
— Vous vous portez bien, belle dame, murmura Gri-
daine, et le monde aussi.
— Vaincre le monde, ce n'est pas le tuer, monsieur,
c'est le faire esclave.
La marquise s'était levée. Elle s'appuyait au coin de
la cheminée, le cou rejeté en arrière, la taille cambrée,
la jambe campée en avant avec cette désinvolture ro-
buste que les peintres prêtent à la Samaritaine. Vous
vous seriez rappelé involontairement, à la voir, cette
pose qu'elle avait, devant le Trou-aux-Mauves. en face
de la mer tourmentée, ce soir d'orage où Victoire la
rencontra en sortant de la caverne.
C'était bien toujours la fille forte, jeune et admirable-
ment belle. Les derniers rayons du soleil mettaient une
flamme écarlate dans ses yeux et doraient les profils de
sa splendide chevelure.
— Oui, oui, répétait tout bas Gridaine, absolument
comme autrefois Jean Touril, vous êtes belle... mais
qu'est-ce ({ue cela fait?
— Vous autres, contiuua-t-elle, vous vous faites du
monde je ne sais quel fantôme si noir, si grand, si puis-
sant que vous finissez par trembler devant votre propre
ouvrage. Moi, je ne crois pas à ce fantôme. 11 a des
écbasses et une grosse tète de carton, comme le géant
des mascarades. Le monde serait-il hypocrite, s'il se
sentait fort? Depuis que je le connais, le monde, je ne
l'ai vu s'attaquer qu'aux petits et aux faibles. Tous ceux
qui vont à lui de front, l'œil ouvert et le poing fermé le
font reculer. Ce que le monde défend, il faut le faire,
car le monde, choisit toujours ses idoles parmi ceux
216 LE PARADIS DES FEMMES
qui savent le braver. En face du monde, savez-vous ce
qui est facile, monsieur Gridaine, c'est précisément ce
que le monde déclare impossible : vieillard impotent,
quinteux, exigeant, bostile à toute vigueur et à tout
génie ; Mère-grand tatillonne et bavarde qui liait la jeu-
nesse assez osée pour être robuste en présence de sa
caducité ; mâchoire qui veut mordre sans cesse et qui
n'a pas de dents I Et vous voulez que je m'arrête devant
cela, moi!
Elle se prit à rire avec dédain.
— D'ailleurs, dit-elle encore en marchant sur P. J. Gri
daine, qui remit ses lunettes à tout hasard, réfléchissez
donc! je suis duchesse ; qui peut me prendre mon titre?
J'ai des millions ; où est celui qui me les enlèvera? Du-
chesse et dix fois millionnaire, entendez-vous! peut-être
vingt fois I Je ne sais pas ce que cet homme possède!
Quand j'étais pauvre et obscure, le monde, que je défiais
déjà, n'a pu me briser. Jugez!
Elle posa la main sur l'épaule du petit homme. Sa
voix prit des inflexions moqueuses.
— Voyons, reprit-elle, voulez- vous me dire où il est,
votre monde? Est-ce le monde un peu mêlé où nous vi-
vons vous et moi? Est-ce le monde choisi qui se mure
dans sa petite chapelle dont il est à la fois le prêtre, le
bedeau et le Dieu? Mais je suis capable, moi, de masser
autour de moi tant et de si beau monde mêlé, douteux,
fil et coton, dorure Kuoltz, du faux monde, enfin, qui est
mon vrai monde à moi, tant et tant, je vous le dis, que
votre vrai monde, à vous, ressemblera à une idiote et
infime coterie! Ah! ah! vous m'avez éperonnée, mon-
sieur Gridaine, au lieu de m'arréter. Je me sens ;j'ai des
armes, je veux coml)attre. Entendez-vous, je le veux!
Gridaine tournait ses pouces tranquillement.
— A votre aise, belle dame, dit-il.
PARIS 217
— Ce soir même, reprit Astrée, il faut que vous me
trouviez une petite paysanne aussi gauche que mon
Fernand est civilisé. Il ira sans dire en les voyant qu'ils
ont vécu dans des milieux différents et qu'ils ne se sont
pas vus depuis l'enfance.
— Tant de précaution quand on défie l'univers ! mur-
mura G fidaine.
— Je ne suis pas encore devant Tennemi, dit Astrée ;
je suis en train de conquérir mes armes, et au début, le
moindre caillou peut me faire trébucher. Je suis à la
merci de la pauvre cervelle du roi Truffe ; un mot du
docteur Sulpice jetterait bas tous les échafaudages de ce
beau palais que je me bâtis dans l'avenir.
— Et vous comptez que le docteur Sulpice se laissera
prendre à votre petite paysanne?
— Le docteur Sulpice dépensera bien vingt-quatre
heures à découvrir le mensonge de mes témohis.
— Vingt-quatre heures! répéta tout bas Gridaine qui
la regarda tout étonné.
Astrée ne baissa point les yeux.
— Cela suffira, dit-elle.
Ils s'étaient levés. P. J. Gridaine allait se mettre en
quête, et certes il n'y avait pas un homme mieux placé
que lui pour déterrer l'article commandé par Astrée.
Celle-ci le reconduisit en achevant ses recommandations.
Ils sortirent du boudoir par la porte du corridor. Eu
face de la porte, il y avait une fonètre qui donnait sur la
cour d'entrée.
Ils entendirent tout à coup un grand bruit.
La marquise se mit à la fenêtre et laissa échapper un
cri de joie.
— Dites que je n'ai pas mou étoile I fit-elle en pous-
sant Gridaine à la croisée ; voyez I voyez I
II 19
218 LE PARADIS DES FEMMES
Le bruit venait de ce que les valets de l'hôtel refu-
saient l'entrée à une petite paysaime toute ronde et toute
rouge, jolie comme un cœur malgré sa gaucherie, qui
demandait à voir le maître du logis.
— Vite I s'écria la marquise, descendez et ramenez-la
moi.
M. Gridaine hâta son pas prudent et descendit l'es-
calier presque à la course.
Astrée se trouva seule un instant dans son boudoir. Le
jour baissait; les rayons du soleil rouge n'étaient plus là
pour faire mentir sa pâleur.
Elle se laissa choir sur sa bergère et appuya sa tête
contre sa main.
— M. le duc se porte bien, murmura-t-elle, répétant
les paroles de Gridame, Sulpice veille...
Le grand Rostan fit un mouvement dans son sommeil.
— Si celui-là était un homme! pensa la marquise.
Elle n'acheva pas. Ses mains étaient froides et il y
avait des gouttes de sueur sous ses beaux cheveux.
— Sulpice d'abord, se dit-elle, puis le roi Truffe...
— Que m'ont-ils fait? interrompit-elle.
On entendit le pas discret de Gridaine dans le corridor.
— Ah ! s'écria la marquise, en se dressant devant la
glace qui lui renvoya son image, effrayante de résolu-
tion et de beauté, que m'avaient-ils fait, ceux de Bre-
tagne? Quiconque a besoin de place se fait de la place.
Et cet homme qui vient me parler du monde I
Elle eut un rire sec.
La porte s'ouvrit. M. Gridaine parut sur le seuil tenant
par la main notre ami Loriot, déguisé en petite pay-
sanne.
XV
L INTERROGATOIRE.
4
Il y avait une maison située rue Montaigne, dont les
derrières donnaient sur les jardins de l'hôtel de Rostan.
Au quatrième étage de la maison, le chevalier Roger de
Martroy occupait un appartement modeste qu'il avait
orné de son mieux. Roger était tout jeune, noble de
cœur et de naissance. Le peu de fortune que lui avaient
laissé ses parents morts s'en était allé je ne sais où en
folles prodigaRtés. Roger avait une de ces natures artistes
pour qui le lendemain n'existe pas.
Peintre, poète, musicien, son existence se passait en
rêveries. Le bonheur eût peut-être fécondé ses songes ;
mais à qui Dieu doit-il le bonheur ici- bas?
Roger de Martroy était gravement malade d'une bles-
sure qu'il avait re(^ue au château de Maintenou.
D'habitude, son logis était fort solitaire. Roger allait
au monde plus que le monde ne venait à lui. Mais ce
220 LE PARADIS DES FEMMES
soir^ dans le petit salon qui précédait sa chambre à cou-
cher, il y avait véritable aftluence : des gens d'assez bon
lieu, ma foi, des drinkers de qualité : de gros goussets,
mais pas poètes.
A ce propos de Drinkers, nous avions solennellement
promis de parler beaucoup du Drinking et de ses
prouesses ; nous avons essayé, c'a été peine perdue ; im-
possibbî de rendre ces gaillards-là amusants! impos-
sible! Figurez-vous que nous avons sué sang et eau;
car, au premier aspect, la chose parait faisable. Ces
gros hommes établis, qui mettent en pratique, pour
lourdement folâtrer, le grand principe d'association, qui
encouragent avec un zèle éclairé la gourmandise et
Fivrognerie, qui fondent des prix pour la capacité d'es-
tomac, qui s'indigèrent enfin, comme les conseillers
municipaux discutent, comme les membres des commis-
sions pérorent, n'est-ce pas drôle de loin? Outre que
c'est vrai de toute vérité. Eh bien I de près, à l'usé, c'est
navrant d'ennui.
La Maison-Dorée bâille du rez-de-chaussée aux man-
sardes, quand ces spirituels épicuriens commandent un
repas. En les servant, les garçons dorment debout, et
les malheureux qu'ils entraînent ne s'éveillent que huit
jours après le festin.
11 n'y a de passable que Drinker I", le roi Truffe,
président honoraire de cette association, et Drinker IV,
le baron Potel, de la maison Potel et Gambard, lequel
se ruine et se tue à vouloir passer pour un libertin au-
près de sa femme, qui refuse impitoyablement de le
croire.
Ce sont des gens de poids, des avocats, des négo-
ciants de province qui prennent un jour par semaine
pour flamboyer, des hommes politiques, des administra-
teurs ; ce sont des gens mûrs. Gomment donc faisiez-
j
PARIS 221
vous pour vous divertir gaiement, roués de la régence I
C'est une science perdue, nous devenons anglais.
Oue Dieu bénisse le drinkingl que la paix soit avec
nos grands seigneurs I qu'ils mangent, qu'ils ronflent,
qu'ils tirent à beaucoup d'exemplaires leurs innocents
blasphèmes! ils sont utiles au commerce des huîtres et
de l'amour.
Nous renonçons formellement aux Drinkers. Le drin-
king nous a coûté une somme extravagante de papier
lacéré et de pages incendiées.
Ne touchez pas à la reine, disait le Castillan. Ne tou-
chons pas à l'ennui !
Tous ces gens qui étaient dans le petit salon de Roger
de Martroy avaient l'air fort affairé et causaient à voix
basse. Vous eussiez reconnu là MM. de Morges, vidame
de Pomard, le baron Potel, P. J. Gridaine et bien
d'autres ; nous y eussions aussi trouvé quelques incon-
nus, parmi lesquels il faut citer le jeune Léonard de
Sailloux, rédacteur de plusieurs journaux d'esprit, et fils
unique de madame de Rio (pour le linge.)
La porte de la chambre où le chevalier reposait était
couverte d'une draperie.
— Ah ça! disait le vidame de Pomard, c'est donc le
docteur Sulpice qui le soigne?
— Et c'est madame Sulpice qui est sa garde-malade,
répliqua Potel ; une gentille infirmière.
— Mais, reprenait P. J. Gridaine, feignant la plus
complète ignorance, qu'est-ce que c'est donc que cette
atïaire-là, bon Dieu!
— Eh bien 1 dit le jeune Léonard qui ne savait rien
du tout, il parait qu'on s'est donné des coups d'épée, là
bas, au château du roi Trufle.
— Des coups de poignard, monsieur, rectifia Potel.
Sensitive entrait.
II 19*
222 LE PARADIS DES FEMMES
— Des coups de couteau de chasse, dit-il, je le tiens
de Feruand. Corp ment va ce pauvre Roger?
— Mal, fort mal.
— Eu voilà un, s'écria Léonard, ce petit Feruand,
qui est en train de faire un coup superbe I
— C'est un charmant jeune homme, chantèrent plu-
sieurs voix.
Et P. J. Gridaine ajouta :
— Quand la fortune prodigue ses faveurs de la sorte
à ceux qui en sont dignes, on ne peut l'accuser d'être
aveugle... mais pardonnez-moi mon insistance, pour-
quoi ces coups de poignard?
— Les uns disent, répliqua le baron Potel, que M. le
marquis de Rostan était ivre.
— Gomment! ce serait M. le marquis?
— Les autres, ajouta l'associé de Gambard, les autres
prétendent...
Il hésita.
— C'est une grosse affaire, voyez-vous, dit Léonard
d'un air important ; c'est une très-grosse affaire I
Le baron Potel, qui était à côté de lui, murmura à
son oreille :
— J'ai eu du bonheur, moi, de ne pas rencontrer ce
furieux I
— Baron I vous étiez donc encore en bonne fortune?
Potel fit un signe négatif qui valait trois ou quatre
affirmations.
— Incurable Don Juan I grommela Léonard sans rire.
Le baron Potel lui serra la main avec efiusion, en di-
sant de manière à ce que ses voisins pussent l'entendre :
— Parlez plus bas. Il y a ici des parents de la demoi-
selle I
On causait de tous côtés ; à chaque instant, il entrait
des curieux. Ce pauvre Roger de Martroy ne se connais-
PAKIS '>23
sait pas tant de bons amis.
— Un talent très-remarquable, disait Sensitive, centre
d'un petit cercle, une voix délicieusement timbrée et
beaucoup d'âme. Quant à sa personne, vous en savez tout
aussi long que moi. C'était tout simplement une ado-
rable créature I
— C'était... répéta le comte de Morges, elle n*est pas
morte, je pense?
— Monsieur le comte, M"'' Solange Beauvais avait
dans le monde une de ces positions pénibles et tristes,
qui nous serrent le cœur à nous autres. On la tolérait...
et depuis l'événement, voilà qu'on parle déjà de choses
bien graves. Il y a une ancienne affaire... un vol...
— Un voll s'écria P. J. Gridaine en s'approchaut ;
mais je tombe de mon haut, moi I
— Voyons, voyons I dit-on à Sensitive de toutes parts,
expliquez-vous!
— Messieurs, répliqua Sensitive, vous sentez bien que
je n'accuse pas la pauvre fille, moi. Si j'étais juré, char-
gé de la juger, je vous préviens que je l'acquitterais des
deux mains.
— Diable 1 diable 1 confrère, protesta Léonard, une
empoisonneuse et une voleuse I
— D'abord, monsieur Léonard, repartit Sensitive avec
dignité, je trouve que vous me faites trop d'honneur en
m* appelant votre confrère. J'ai publié, il est vrai, quel-
ques essais poétiques, mais...
— Mais je n'en ai jamais rendu compte, cher monsieur
et non pas confrère, interrompit Léonard. Je suis dans
mon tort. Demain, je ferai uu article intitulé : Bleuets,
Pervenches et Panades, où je vous dédommagerai, je
vous le promets I
Ce Léonard était vilain, mal habillé, petit, méchant,
bête, effronté, lâche, bavard, baveux. Nous taisons les
224 LE PARADIS DES FEMMES
autres défauts plus graves. Mais il était drôle, à ce qu'on
disait.
— Il est donc bien certain, demanda un nouvel arri-
vant, qu'il y a un empoisonnement là-dessous?
— C'est la bouteille au noir I répondirent les pru-
dents.
— En attendant, Solange Beauvais est sous clef.
On commençait à ne plus dire mademoiselle.
— Au fond, demanda M. Gridaine, sait-on bien l'his-
toire de cette Solange?
Léonard ne connaissait même pas de vue made-
moiselle Beauvais. Il avança jusqu'au centre du cercle.
— Je vais vous la dire, moi, prononça-t-il avec assu-
rance.
Tout le monde devint attentif. Léonard reprit d'un
ton d'autorité :
— Il était une fois une demoiselle de bonne maison
qui avait lu beaucoup de romans et chanté beaucoup
de romances. Elle avait naturellement un professeur
de chant et de piano. Ce professeur était assez bel
homme ; il mettait de la pommade à la rose dans ses
cheveux noirs, abondants et boudés. Cela n'indignait
pas suffisamment la demoiselle de bonne maison qui
était de province. Le professeur chantait la romance
avec délire. Il avait, je le suppose, une voix de baryton,
car la demoiselle devint très-amoureuse de lui....
Sensitive se pencha à l'oreille de son voisin :
— C'est un vieil article refusé à son journal, dit-il.
— Vous croyez? fit le voisin.
— Les articles, répliqua Sensitive, sont comme ces
maladies de peau que les empiriques font semblant de
guérir en les répercutant à l'intérieur. On a beau les
repousser, ils reparaissent toujours. Venez, je vais vous
dire l'histoire vraie de mademoiselle Solange.
I
PARIS 225
Léonard poursuivait imperturbable au milieu de son
cercle :
— La voix de baryton a été de mode pour les profes-
seurs. On n'en porte presque plus : cela reviendra, je
Tespère, car j'ai un cousin baryton qui meurt de soif.
Personne n'i^^nore combien le professeur de chant est
dangereux auprès des femmes. Depuis le premier jus-
qu'au dernier, ils ont ce qu'il faut pour plaire. Pères de
familles, veillez ! Un soir, le professeur dit à la demoi-
selle que Paris était le paradis des femmes. La demoi-
selle fit sa malle et ils partirent tous deux.
— Est-ce bien la vérité que vous racontez là, mon-
sieur! demanda naïvement P. J. Gridaine.
— Gomme il est drôle! dit le baron Potel.
Nous avions espéré pouvoir enfin présenter ici au lec-
teur l'associé du baron Potel, M. Gambard ; mais ce négo-
ciant était retenu à la maison par ses occupations.
Sensitive montrait en ce moment du doigt M. le comte
de Morges à son voisin.
— Mademoiselle de Morges, dit-il, a été un peu mêlée
à tout ceci. Gliut! le pauvre Roger soupirait chaque soir
sous sa fenêtre...
— Le coup de poignard a donc été donné par ja-
lousie?
— On ne sait trop. J'ai ouï parler d'un verre d'eau
sur la table de nuit du roi Truffe et d'un paquet de
poudre blanche...
— Vous ne savez pas, messieurs? s'écria un ami de
lloger qui entrait, le juge d'instruction est en bas qui
attend.
— Le juge d'instruction ! répéta-t-on à la ronde.
Désormais, vous n'eussiez fait sortir ces gens-là qu'avec
du canon !
— Je vais aller savoir des nouvelles, dit le comte de
226 LE PARADIS DES FEMMES
Morges en prenant la porte, je connais un peu le juge
d'instruction.
Il y avait une grande rumeur dans le salon. La drape-
perie qui cachait la chambre du malade s'entr'ouvrit, et
la figure d'Irène, grave et pâle, se montra.
— Quelqu'un de vous, messieurs, dit-elle, veut-il se
charger d'aller chercher mon mari sur-le-champ ?
— Est-ce que Roger est plus mal? fùt-il demandé.
La tête d'Irène s'inclina en signe d'affirmation.
— Vous ferez moins de bruit, s'il vous plait, dit-elle.
— L'intérêt que nous portons à ce cher Roger,...
commença le baron Potel ; je me mets à vos pieds, belle
dame.
— M. de Martroy vous en gardera beaucoup de recon-
naissance, messieurs.
Irène salua et referma la draperie. Elle avait vu par-
tir son messager.
— Est-ce qu'il n'y a personne autre que cette jeune et
charmante femme auprès du blessé? demanda M. Gri-
daine.
— Si fait, répondit Potel. J'ai vu entrer M. de
Galleran.
Léonard se mit à rire.
— Baron, dit-il à voix basse, voilà une petite per-
sonne qui vous poserait. Il faut la souffler à ce Galleran.
Derrière la draperie, Irène retenait de force Galleran,
pâle de fureur. Elle l'entraîna vers le lit de Roger.
— Comment! s'écria le baron Potel, vous croiriez?...
— Je demeure dans la rue Neuve-des-Mathurins,
baron, M. de Galleran aussi. Je vous conterai ce que j'ai
vu. Mais laissez-moi poursuivre mon histoire. Messieurs,
m'écoutez-vous? j'en étais au départ du maître à chan-
ter et de la demoiselle de bonne maison. Ils vnirent à
Paris comme de jolis enfants. Le professeur mangea les
PARIS 227
petits bijoux de la demoiselle et s'en alla faire chanter
ailleurs. En partant, il lui laissa son linge. Bel exemple,
qui est rarement suivi par ses pareils! La demoiselle
pleura toutes les larmes de ses yeux ; après quoi, elle
glissa...
— Voilà le mot qui a fait refuser Tarticle, dit Sensi-
tive à son auditeur.
— Vous faites la moue, messieurs, poursuivit Léo-
nard. Cela vous honore. La demoiselle eut tort de glisser,
mais voyez-vous, pour marcher sur le pavé de Paris,
quand on est femme et qu'on a essuyé les leçons d'un
maître à chanter, il faudrait être ferrée à glace. Paris
n'est pas un Paradis, ohl non, c'est un Purgatoire, une
forêt périlleuse, une mer pleine d'écueils, un torrent,
un égoùt, un repaire, un abimel La demoiselle de bonne
maison ayant glissé fut à même de se donner d'autres
bijoux. Les bijoux consolèrent la demoiselle, mais
comme elle était de province, elle eut le tort de
chercher un cœur. Elles renouent sans cesse ainsi le
fil rompu de leur roman. Or messieurs, admirez le
tyrannique pouvoir des impressions premières I Pour
la demoiselle du château, les âmes ne pouvaient se
révéler que par la pommade des cheveux. Elle trouva
un cœur blond, hautement pommadé. L'odeur suave
qui s'exhalait de cette âme fit chanter le baryton de
ses jeunes amours. Le baron aux bijoux lui avait meu-
blé un boudoir...
— Hein? fit Potel, associé de Gambard.
— C'était un autre baron que vous, dit Léonard.
La demoiselle commit la faute grave d'introduire
dans le boudoir meublé par M. le baron, cet autre
Anatole, jeune et beau, mais sans fortune. Qu'il me
soit permis de me demander ici, messieurs ; comment
ces chevelures indigentes peuvent se procurer tant d'o-
228 LE PARADIS DES FEMMES
deurs? Le baron avait Fodorat fin des gentilshommes
qui furent trompés souvent. Il flaira l'âme, se déclara
satisfait et disparut. Second salmis de bijoux I deuxième
pillage! Rien que pour la pommade de l'âme, la demoi-
selle du château dépensa deux bracelets, cinq bagues et
un médaillon contenant la dernière mèche de M. le ba-
ron. Cette mèche était teinte à la minute, sans danger
pour la peau, par un procédé qui est la propriété exclusive
de rinventeur(voiraux annonces). Quand les bijoux furent
croqués, la demoiselle fumait un peu la cigarette...
— Jamais je n'ai vu M"^ Beauvais fumer la cigarette,
fît observer Gridaine.
— Attendez-donc, messieurs; ici l'histoire se bifurque,
car c'est un symbole.
L'auditoire s'éclaircit aussitôt ; mais Léonard avait
placé les trois quarts de son article. Pour en éditer la
fin, il saisit au hasard un monsieur par le bouton de son
habit.
— De deux choses l'une, reprit-il, ou bien la demoiselle
finit au tragique, et vous en avez ici un funeste exemple :
Solange Beauvais ; ou bien la demoiselle tourne au
comique en deuiî, et joue son rôle dans les basses farces
de la civilisation. Elle tombe une fois, deux fois; elle
tombe tant de fois et si bas, quelle en prend l'habitude.
Elle attrape je ne sais où cette estampille indébile que
Vénus financière poinçonne sur le front *les habituées
de la Maison-d'Or. Bientôt elle ne se donne plus la peine
de secouer la poussière de ses chutes. Un jour, le cocher
de son premier baron la prend aux cheveux, et il en a
le droit. Le lendemain elle passe le Styx au Pont-Neuf et
va fumer la pipe ignoble dans les limbes du quartier
universitaire. De profundis !
Telle était la pointe de l'article de Léonard, refusé
par les journaux d'esprit. 11 est rare qu'un article sem-
PARIS 229
blable n'ait pas sa raison d'être en dehors des lieux com-
muns et des sottes plaisanteries qu'il renferme. L'article
de Léonard avait été commandé par l'inventeur
de ce procédé, qui avait teint la dernière mèche de
M. le baron, à la minute et sans danger pour ia peau.
Sous l'apparence d'un paillasse littéraire, ce Léonard
cachait un esprit exact et propre au négoce malhonnête.
11 se fît un mouvement dans le salon. M. le comte de
Morges venait de rentrer. Le flot des curieux l'entoura.
— Je n'ai pas pu savoir si le marquis de Rostan était
compromis, dit-il. Ce pauvre roi Truffe a bien du mal-
heur d'avoir de pareilles gens dans sa maison!
M. de Morges n'aurait voulu dans la maison du roi
Truffe que lui, sa femme et sa fille.
— Quelles nouvelles? quelles nouvelles? luidemanda-
t-on de toutes parts?
— Ma foi, répondit M. de Morges, ça me parait grave I
nous serons tous appelés en témoignage ; j'entends tous
ceux qui étaient au château de Morges. M. le marquis
était, à ce qu'il paraît, fort bien avec cette Solange.
Notre pauvre Roger aura voulu courir sur ses brisées...
— On dit, interrompit le baron Potel avec son sourire
nigaud, que Roger ne courait pas ce lièvre-là, monsieur
le comte...
— En tout cas, reprit P. J. Gridaine, j'ai eu l'honneur
de voir aujourd'hui madame la marquise. M. le duc
était en parfaite santé.
— C'est ce qui vous trompe, monsieur, répliqua le
comte ; M. le duc a éprouvé, depuis quelque temps, de
graves désordres. Ce soir même, ces accidents l'ont
repris, et d'après le docteur Sulpice, ces désordres, ces
accidents présentent tous les symptômes d'un empoison-
nement par l'arsenic.
— Ah! ahl fit-on, le docteur Sulpice 1
II 20
230 LE PARADIS DES FEMMES
Et Léonard ajouta :
— Un charlatan bien adroit, celui-là, et qui fera scfti
chemin I
— Si M. le duc est dans un état alarmant, dit bonne-
ment P. J. Gridaiue, Madame la marquise doit être bien
inquiète I
— Plaignons ce cœur sensible I répliqua M. de Morges
en raillant ; voici maintenant ce qui se passe. Le juge
d'instruction et son greffier sont ici au-dessous chez le
propriétaire. On attend le docteur Sulpice dont la décla-
ration porte qu'un interrogatoire pourrait en ce moment
mettre la vie du chevalier en danger. Le juge veut in-
terroger, c'est le droit de la loi. Nous allons assister à un
conflit étrauge I
— Je ne veux pas abandonner le chevalier dans un
moment semblable! dit noblement Potel.
— Ni moi î ni moil s'écria-t-on de toutes parts.
— Voyez pourtant l'efïet d'une bonne conduite î fit
observer P. J. Gridaine. Ce jeune M. de Martroy n'a pas
de fortune ni de position dans le monde. Eh bieni dans
cette circonstance pénible, on fait foule à sa porte,
comme s'il était duc et pair.
Léonard tira son carnet et nota deux rimes riches :
Berquin, coquin, pour faire à loisir un idylle en l'hon-
neur de M. Gridaine.
— Tandis que, poursuivit Tout-pour-les-Dames, voici
une jeune personne extrêmement belle, pleine de talents
d'agrément, et qui était fort recherchée. Personne ne
songe à la plaindre, personne n'a dit un mot en sa
faveur I
— Perle avant de tomber et fange après sa chute !
déclama Sensitive : elle chantait bien.
La soirée avançait.
On consultait souvent les montres.
PARIS 231
L*agitation, concentrée, faisait moins de bruit.
Léonard prit le bras du baron Potel, principal associé
de la maison Potel et Gambard.
— Baron, dit-il, qu'est-ce que vous feriez à celui qui
vous accuserait d'avoir trempé là-dedans?
— Dans la tentative d'empoisonnement, monsieur? se
récria Potel.
— Non, dans la comédie nocturne qui a entouré le
drame...
— Expliquez-vous?
— Je m'explique. Que feriez-vous au journaliste im-
prudent qui imprimerait que le célèbre Drinker P..., de
la maison P... et G..., se trouvait dans les corridors du
château de Morges, en costume d'aventure, au moment
du coup de poignard?
— Je lui passerais mon épée au travers du corps,
Monsieur ! répondit Potel sévèrement et sans hésiter.
— C'est une idée! s'écria Léonard qui se frappa le
front ; le lendemain on pourrait mettre dans le journal :
Le célèbre Drinker P. de la maison P. et G., a trouvé le
procédé mauvais et donné un coup d'épée au rédac-
teur...
Potel se caressa le menton.
— Tout ça met Garabard en lumière, dit-il après
réflexion.
— Supprimons Gambard.
— Et puis cet idiot de public s'obslinc à mettre mes
fredaines sur le compte du roi Truffe! J'ai déjà donné
des tas d'argent pour des petites machines comme ça, et
l'on me disait le lendemain, à moi-même ; vous entendez
bien! on me disait : Yoilà ce gros Drinker I" qui a en-
core fait des siennes !
— C'est piquant, j'en conviens ; mais quand vous
232 LE PARADIS DES FEMMES
aurez un nom, le public idiot vous imputera toutes les
fredaines des autres.
Le baron Potel mit la main au gousset.
— J'aime mieux que vous fassiez un article, dit-il,
pour apprendre une bonne fois au public que Drinker I"
est un manequin et que moi, Potel, je suis le véritable type
de la goguette française. Vous parlerez de Fronsac, du
régent, du marquis de Mirabeau et autres ; moi, je vous
attaquerai en calomnie. Voyons, ne surfaisons pas,
qu'est-ce qu'il vous faut pour cette mécanique, au plus
juste prix?
— Le docteur Sulpice I annoncèrent ceux qui étaient
auprès de la porte.
Ce nom courut de bouche en bouche.
Le docteur passa comme un éclair, tête nue, sans sa-
luer, sans voir peut-être ceux qui étaient là.
Presque aussitôt après lui, un domestique introduisit
le magistrat et son greffier. La draperie ouverte retomba
sur eux.
Toutes conversations avaient cessé dans le salon. Il
s'agissait désormais de savoir ce qui allait se passer
dans la chambre du malade. Tous ces gens étaient trans-
formés en commères : Ils voulaient savoir les premiers.
P. J. Gridaine avait eu une bien triomphante idée en
attribuant leur présence à la bonne conduite du pauvre
chevalier I
P. J. Gridaine était là, bien entendu, pour madame la
marquise.
Dès le lendemain de la catastrophe, on avait su, au
château de Morges, que Roger de Martroy avait été té-
moin d'un fait criminel avant de tomber sous le poi-
gnard de son adversaire nocturne. Roger avait-il parlé
dans le premier moment? Etait-ce une invention dumar-
PARIS 233
quis? Voilà où commençait Tigiiorance générale, et voilà
ce que la justice avait charge d'éclairer.
Le marquis avait été mandé au greffe, il était en quel-
que sorte prisonnier sur parole, dans l'hôtel du roi
Truffe.
— Soulevez un peu la draperie, monsieur Gridaine,
dit Sensitive; pas beaucoup... seulement pour glisser un
regard. Tout ceci a un caractère bizarre qui saisit puis-
samment l'imagination.
Potel et Léonard avaient déjà l'œil à l'ouverture.
M. de Morges essaya d'y glisser son oreille.
Le magistrat et son greffier étaient au pied du lit. Au
chevet se trouvaient Galleran, Irène et Sulpice. Sur le
lit, à la lueur de la lampe, le visage du chevalier Roger
de Martroy semblait livide comme le visage d'un mort.
Il avait les yeux fermés et ses bras étaient en croix
sur sa poitrine.
— Docteur, dit Galleran à l'oreille de Sulpice, s'il
parle, elle est perdue I
Sulpice garda le silence.
— Au nom de Dieu, reprit Galleran, si vous la sauvef-
gardez ici, je suis à vous corps et âmel
— Qu'est-ce qu'il lui dit donc? se demanda-t-on au
salon.
Sulpice répondit à Galleran : ^
— Je n'ai plus besoin de vous.
— Bah 1 fit Léonard ; il empêchera le chevalier de
parler! Solange était toujours avec madame Sulpice.
C'est la même bande 1
— Positivement, appuya P. J. Gridaine.
— Voyez, voyez 1 fit Potel.
Irène disait à son mari, les mains jointes et les larmes
aux yeux :
— Sauvez-là au nom de notre amour I
II 20*
234 LE PARADIS DES FEMMES
Le docteur Sulpice détourna la tête.
— Monsieur le docteur, demanda le magistrat, le
blessé peut-il parler?
— De lui-même, non, répondit Sulpice.
— Pouvez-Yous le faire parler?
— Si je veux.
— Sans danger pour sa vie?
— Oui.
Galleran se cacha derrière les rideaux du lit. Irène se
laissa choir sur son siège.
— Au nom de la loi, reprit le magistrat, je vous ad-
jure de faire parler cet homme.
— Le plus souvent 1 fit Léonard.
— Il pose en sorcier I dit Potel.
Sensitive murmura :
— Grand caractère 1 impressionne violemment la
pensée I
— Vingt louis qu'il ne parlera pasi proposa le comte
de Morges.
Sulpice semblait absorbé dans ses méditations. Il re-
poussa doucement sa femme et releva la tête tout à
coup.
— Il faut que la vérité soit connue, dit-il ; le chevalier
parlera.
Un cri s'échappa de la poitrine d'Irène. Galleran tom-
ba sur ses genoux.
Sulpice mit sa main gauche au front du chevalier, sa
main droite pressa légèrement la base de la mâchoire.
— Je l'ai déjà interrogé trois fois, dit le magistrat,
qui suivait d'un œil curieux et visiblement incrédule le
travail de Sulpice ; s'il répond, ce sera un miracle.
Sulpice secoua la tète en souriant tristement.
— Je ne fais pas de miracles, monsieur, dit-il.
Roger ouvrit les yeux à demi.
PARIS 235
— On va vous interroger, prononça lentement Sul-
pice : répondez.
Vous eussiez entendu une mouche voler dans le
salon .
— M. le chevalier de Martroy, dit le magistrat, i*a-
brége les formes eu considération de votre état, et je
vous pose seulement quelques questions. Dans la nuit
du au novembre delà présente année, vous avez
pénétré dans l'appartement de M. le duc de Rostan?
— Oui, répliqua le chevalier intelligiblement.
— Vous y ayez vu une jeune fille?
— Oui.
— Mademoiselle Solange Beauvais?
— Oui.
— M. le duc de Rostan sommeillait?
— Je le crois.
— Que faisait Solange Beauvais?
Roger de Martroy sembla hésiter.
Dans le salon, chacun retenait son souffle.
— Répondez I dit Sulpice d'une voix impérieuse.
— Solange Beauvais? prononça le chevalier avec
peine et d'une voix tremblante, que Dieu lui pardonne 1
Solange versait une poudre blanche dans le breuvage de
M. le duc de Rostan.
XVI
LA FEMME DE CHAMBHE DE CHIFFON,
Chiffon s'appelait maintenant M"^ Marie de Rostan.
Elle demeurait depuis un mois chez le docteur Sulpice.
Loriot demeurait depuis un mois chez la marquise et
s'appelait aussi M^^° Marie de Rostan.
Loriotte avait des maîtres de toute sorte. Son cousin,
le jeune M. Fernand de Rostan, lui faisait mille galan-
teries. Le roi Truffe avait témoigné le désir de voir les
deux derniers héritiers de Rostan unis par les liens du ma-
riage. En conséquense, la marquise permettait à Fernand
de faire la cour à Loriotte. 11 y a des instincts. La mar-
quise était jusqu'alors parfaitement dupe de la super-
cherie du petit gars, et pourtant cette rivale nouvelle ne
lui faisait pas peur.
Loriotte ne comprenait pas très-bien encore sa posi-
tion. Elle était femme, voilà pourquoi, selon elle, le
paradis des femmes lui était bon. Toute cette affaire dç
PARIS 237
succession qu'on n'avait point pris la peine de lui expli-
quer, était pour elle de l'hébreu.
Parlerons-nous longtemps de Loriot au féminin? Il
n*eût pas demandé mieux, nous pouvons l'affirmer. Il se
plaisait beaucoup dans sa condition de femme. 11 man-
geait comme un petit ogre, il dormait sa grasse mati-
née. Pour employer son langage, on lui mettait dans les
cheveux du qui sent bon ; que désirer de plus ?
Il avait de jolies robes, un corset qui le gênait un peu,
mais il faut bien souffrir pour être belle. Il avait des bas
blancs tous les jours, des chemises trop fines et des sou-
liers dont la semelle n'avait pas l'épaisseur de la lame
d'un couteau. Je crois qu'il ne songeait plus trop à se
perdre, à quoi bon, quand on a tant et de si jolies
choses I
D'ailleurs, Loriot ne savait pas encore ce que c'était,
au juste, que de se perdre.
11 pensait à Chiffon bien souvent. C'était la plupart du
temps pour se dire : — Ah! si la Chiffonnette me voyait,
comme elle me trouverait gentil !
La marquise le caressait beaucoup, mais il n'aimait
plus la marquise. Celle ci s'était rendue coupable, en
effet, d'une offense envers lui. Elle avait dit un jour :
Quel dommage que cette petite ait de si vilains abattis î
Loriotte s'était fait expliquer ce mot : abattis^ expres-
sion pittoresque et de très-vieille noblesse, empruntée
au commerce de la volaille. Loriotte avait justement des
prétentions au sujet des mains et des pieds.
La marcjuise Astrée fut irrévocablement perdue dans
sou esprit.
Mais c'est la pauvre Chiffon qui pensait à son Loriot,
toujours, toujours! Elle était heureuse, elle aussi, ou du
moins elle avait à profusion tout ce que l'argent peut
238 LE PARADIS DES FEMMES
donner. Jamais ses rêves d'enfant n'avaient pu deviner
pareille opulence ; mais son Loriot lui manquait.
Le docteur Sulpice et sa femme se rencontraient cha-
que matin au lit de leur enfant. C'était un de ces mé-
nages à l'abri de toute guerre intestine, mais dont la
froide et silencieuse paix semble regretter un grand
amour qui n'est plus. Ils adoraient leur enfant. Irène le
pressait chaque matin dans ses bras, et, triste, elle
l'offrait au baiser du docteur.
Une lois, Chiffon entendit le docteur qui disait :
— Irène, je n'ai plus confiauce en vous, parce que
vous m'avez désobéi.
C'était sans doute la réponse à une question, à un
reproche.
Une autre fois. Chiffon surprit Irène agenouillée dans
le salon, devant un portrait en pied, signé d'un nom
illustre. Ce portrait était celui de Sulpice. Irène pleurait.
Chiffon ne connaissait qu'une forme de l'amour : l'amour
dévoué, mais un peu protecteur, qu'elle avait pour son
Loriot. Ce n'était pas cela : Irène semblait prier devan:
l'image d'im Dieu.
Chiffon s'esquiva sans bruit. Elle ne savait rien ; mais
elle était femme jusqu'au bout des ongles. Elle devinait
nos réserves et nos délicatesses. Ce n'est pas qu'elle ne
fût curieuse. Le mystère de cette maison lui pesait. Mais
elle n'interrogeait jamais, et jamais elle n'épiait. Le
hasard seul lui montra ce qu'elle put voir.
Elle vit un homme jeune et beau s'introduire furtive-
ment dans le logis ' du docteur. Cet homme ne venait
jamais aux heures où Sulpice pouvait être à la maison.
A deux reprises différentes, elle le trouva promenant à
distance sa main étendue sur la poitrine d'Irène qui
semblait dormir.
Cet homme, qu'elle entendit appeler M. de Galleran,
PARIS 239
lui souriait et lui faisait signe de garder le silence. Au
jugement de Ghifïou, cet homme n'avait pas l'air de
commettre une mauvaise action.
Irène pâlissait et maigrissait. Un cercle bleuâtre se
creusait autour de ses beaux yeux. Irène souffrait.
Irène faisait des absences presque aussi longues que
celles de son mari lui-même. Les domestiques parlaient.
On répétait sur tous les tons à l'office :
— Dire que c'est venu tout d'un coupi Ils faisaient,
voilà deux mois à peine, un si joli ménage I
La femme de chambre de Chiffon essayait parfois de
lui répéter les cancans de l'office, mais Ghiff'on ne vou-
lait pas.
Cette femme de chambre n'était pas une camériste à
la douzaine. Elle se disait issue de parents nobles et
pouvait éblouir Chiffon par son éducation supérieure. A
son propre compte, elle avait lu trois mille cinq cents
volumes de romans. Gela lui donnait beaucoup d'aploml),
d'autant plus que le contenu des trois mille cinq cents
volumes s'était capitalisé dans sa mémoire. Cette fille
était, sans mentir, un vivant et inépuisable trésor de
balivernes. Elle avait nom Virginie.
C'était l'amante d'Ethelred I
Elle avait déjà conté bien des fois à Chiffon l'histoire
longue et touchante de ses malheurs.
Chiffon dînait seule ou avec Irène. Une seule fois,
depuis un mois, le docteui' Sulpice avait pris place à
table.
— Mon cousin, lui dit ce jour-là Chitlbn, car elle l'ap-
pelait ainsi, sur son ordre, d'où vient qu'on vous voit si
rarement?
— Marie, avait répondu le docteur, c'est que je m'oc-
cupe de vous.
240 LE PARADIS DES FEMMES
Puis il avait ajouté, en caressant ses beaux cheveux
noirs :
— M'aimerez-vous encore quand vous allez être une
grande dame?
— Hélas I mon cousin, répondit Chiffon, je suis déjà
bien trop grande demoiselle pour ce que je vaux. Une
grande dame qui ne sait pas lire !
Irène l'embrassa.
— 11 y a des moments, murmura-t-elle en s'adressant
à Sulpice, où je me souviens de ma tante Victoire quand
je la regarde.
Les larmes vinrent aux yeux de Chifïon, qui savait
maintenant le nom de sa mère.
Elle accompagna Sulpice jusqu'à la porte de la cour,
quand celui-ci se retira.
— Cousin, dit-elle d'une voix tremblante, oh ! bon
cousin, vous ne me parlez jamais de mon pauvre petit
Loriot I
— Je cherche, répondit le docteur qui la baisa au
front.
Chiffon regagna sa chambre bien triste et découragée.
Les jours passaient et point de nouvelles.
Qu'était-il devenu, Loriot, son ami? Un mois, un mois
tout entier dans ce grand Paris, où l'on peut mourir de
froid, de faim, de misère, bien plus aisément que sur la
lande déserte !
Loriot, l'ami si cher î le compagnon d'enfance, toute
sa famille ! Loriot I le petit Loriot d'autrefois avec ses
yeux souriants que gênaient les boucles vagabondes de
ses grands cheveux blonds I II y avait des nuits où Chif-
fon le voyait dans ses rêves, tout blême, les yeux creux,
tendre sa pauvre main aux passants, qui détournaient
la tête.
Ohl chaque fois que Chiffon sortait, comme elle faisri U
PARIS 241
ardemment l'aumône I Mon Dieu, disait-elle, rendez ceci
à mon ami I
De meilleurs rêves lui montraient son ami couché dans
la bonne herbe des campagnes, sous un rayon du soleil
d'automne. La médaiUe de la Vierge pendait à son cou ;
la médaille de la Vierge l'avait sauvé des dangers de
Paris qui est l'Enfer I Loriot avait retrouvé le chemin
du pays.
Hélas I il s'en allait tout seul sur cette longue route,
parcourue à deux. Tout seul, le pauvre Loriot I Plus
d'heureuses causeries I Et, quand il chantait pour gagner
son pain, sa voix avait des larmes.
Il y avait une chose qui attirait Chiffon vers Irène :
Irène ressemblait à Loriot.
Sulpice avait défendu à Irène de dire à Chiffon l'his-
toire de sa famille. Chiffon ne savait pas qu'Irène était
la sœur de Loriot.
Un soir que Chiffon entrait au salon, elle vit Irène
étendue dans un grand fauteuil, les yeux ouverts et fixes.
M. de Galleran, debout devant elle, exécutait les mou-
vements mystérieux que notre petite Bretonne connais-
sait déjà, mais qui restaient inexplicables pour elle, Irène
tenait à la main une mèche de cheveux noirs.
Chiffon voulut s'esquiver comme à l'ordinaire, mais
M. de Galleran l'avait aperçue.
— Restez, mon enfant, dit-il ; le cas peut se présenter
011 madame Sulpice aurait besoin d'un témoin.
. — D'un témoin? répéta Chiffon.
— Vous direz ce que vous avez vu, acheva Robert de
Galleran.
Chiffon s'assit, étonnée du silence d'Irène.
Galleran comprit et murmura :
— Elle dort.
— Elle me regarde I objecta Chiffon.
II 21
242 LE PARADIS DES FEMMES
— Elle ne vous voit pas.
La bouche d'Irène s'ouvrit. Elle prononça quelques
paroles que M. Galleran nota sur ses tablettes. Chiffon
n'avait point saisi le sens de ces paroles.
Il s'agissait d'un meurtre, voilà tout ce qu'elle sut
comprendre.
Elle avait le frisson par tout le corps.
Irène prononça le nom de la marquise Astrée. Puis
elle dit :
— Dans quatre jours, le 5 décembre... Ce ne sera pas
Nieul.
Ceci était un nom de Bretagne. Chiffon devint plus
attentive.
Irène semblait souffrir.
— Je la vois I je la voisi s'écria-t-elle d'un accent bref
et sec que Chiffon ne lui connaissait point. Elle parle de
Solange I
— De Solange î Que dit-elle de Solange ! s'écria Galle-
ran qui lui posa la main sur le front.
Irène s'agita violemmeut.
— Oh ! malheureux, malheureux ! fit-elle.
Puis elle ajouta :
— Le duc de Rostan a bien pâli depuis trois jours I
— Mais Solange I Solange I insistait Galleran.
Ce n'était pas la première fois que Chiffon entendait
ce nom. En sa présence, Irène avait parlé plusieurs fois
de cette Solange au docteur Sulpice, qui n'avait jamais
répondu.
Galleran se tourna vers Chiffon. Il avait les larmes
aux yeux.
— Mademoiselle Marie, dit-il à voix basse et comme
s'il eût craint d'éveiller Irène, vous qui n'avez encore
jamais offensé Dieu, vous qui êtes un ange, priez, je vous
PARIS 243
eu coDJure, pour la pauvre femuie dont on vient de pro-
noncer le nom !
— Je prierai, dit Chiffon.
Elle tint parole. Le nom de Solange revint chaque
jour dans sa prière du matin et du soir. Elle aimait cette
Solange comme on aime une protégée, et parfois elle
se sentait curieuse de connaître le secret de ce grand
malheur.
Ce soir, Chiffon s'endormit bien tard. Elle était de
celles qui s'instruisent vite. Tout ce qui se passait autour
d'elle l'impressionnait bien plus vivement que les pre-
miers jours. Elle commençait à donner un sens à chaque
fait jusqu'alors incompris.
Où était- elle? et chez qui? Ce fut le mot meurtre qui
éveilla cette question dans sa conscience.
Certes, si elle avait \oulu communiquer ses doutes à
Virginie, les solutions ne lui auraient pas manqué. Vir-
ginie avait joint, depuis son arrivée à Paris, quelques
études théâtrales à son acquis littéraire. Les drames et
les vaudevilles apprennent presque aussi bien que les
romans la réalité de la vie. Impossible de poser désor-
mais à Virginie un problème humain dont elle n'eût
point la clef.
Mais Chiffon gardait ses doutes pour elle seule. A vrai
dire, le mystère qui l'entourait lui inspirait pins d'intérêt
que de frayeur. Sulpice était la bonté même ; Irène était
douce et pieuse. Ceux-là, Chiffon ne pouvait pas les
soupçonner de mauvaises pensées.
11 y eut un fait singulier et que nous ne pouvons point
taire, d'autant que le hasard mit Virginie de moitié dans
l'aventure.
La maison du docteur Sulpice avait un assez grand
jardin, planté de vieux tilleuls. L'allée principale con-
duisait à un pavillon dont les fenêtres étaient habituelle-
244 LE PARADIS DES FEMMES
ment closes. Chiffon n'avait jamais vu entrer dans ce
pavillon où en sortir qu'une jeune servante, qui était la
favorite d'Irène et Irène elle-même.
Par un beau jour de novembre, Chiffon descendit au
jardin. La gelée avait épargné les grosses touffes de
chrysanthèmes, seules vivantes au milieu de la végéta-
tion morte. Chiffon voulut un bouquet. Comme elle
cueillait ses fleurs, humides et moins fraîches à l'œil
de près que de loin, une voix s'éleva dans l'allée de
tilleuls. •
Aucune fenêtre ne donnait sur le jardin, qui était tou-
jours solitaire. Les deux jeunes lilles tressaillirent,
comme Robinson apercevant l'empreinte d'un pied sur
le sable.
La voix disait :
— Cueillez, cueillez des fleurs, vous les porterez sur
sa tombe...
Chiffon et Virginie se retournèrent. Elles virent une
femme en deuil dans l'avenue.
Une femme qui était belle encore, malgré sa maigreur
et sa pâleur.
Elle avait la main étendue vers elles. Son regard
flottait dans le vide.
— Pauvre petite tombe ! reprit-elle ; les enfants
tiennent si peu de place I
Puis elle mit ses deux mains croisées sur le tronc d'un
arbre et appuya son front contre ses mains.
— Oh I murmura-t-elle, je ne l'ai jamais bercé. Cueil-
lez, cueillez des fleurs I
Virginie toucha le bras de Chiffon et dit en levant les
yeux au ciel :
— Il y a là-dessous une sombre histoire I
Chiffon lui fît signe de garder le silence.
La femme en deuil se redressa. Ses deux bras s'arron-
PARIS 245
dirent comme ceux de la jeune mère qui porte son enfant
endormi. Sa voix s'éleva si douce et si triste, que les
larmes vinrent aux yeux de Chiffon. Elle chantait la
Berceuse bretonne :
Do-o-do !
Tireli poupelte !
Do-o-do !
Tireli poupon !
Dormez donc,
Petit homme blond,
Dormez donc !
Demain nous irons
Au pardon.
Dormez donc!
Et puis nous ferons
Réveillon.
Dormez donc !
Do-o-do !
Tireli poupelte!
Do-o-do !
Tireli poupon!
Dormez donc,
Le gros nourrisson
A foison
Aura macaron
Et bonbon.
Dormez donc.
Un beau papillon.
Sur le front.
Dormez donc!
Do-o-do !
Tireli poupelte!
Do-o-do !
Tireli poupon!
II 21^
246 LE PARADIS DES TEMMES
— Je devine tout ! s'écria Virginie ; l'eniant est enterré
quelque part dans le jardin. Cette femme e. t la vic^lrpe
d'un époux implacable ou d'un oncle félon et :i échant,
qui a tramé contre elle des complots malfaisants I
Chiffon regardait la pauvre mère qni souriait mainte-
nant. Chiffon se sentait attirée vers elle. Involontaire-
ment, elle fit un pas pour la rejoindre.
— N'approchez pas, mademoiselle! dit "Virginie, c'est
peut-être une femme sauvage comme dans la Chapelle
des Neiges.
— Je l'ai vu î prononça tout bas l'inconnue, cette
nuit, en rêve. Il est grand comme un homme. îl est
beau. Moi, je ne vis plus que dans mes rêves.
Puis elle fit signe à Chiffon de I^. venir trouver, en
appelant tout doucement : Victoire ! Victoire !
En ce moment la porte de la maison s'ouvrit et la
jeune servante, que Chiffon avait vue entrPx' plusiL.;:rs
fois dans le pavillon, descendit précipitammeLt les mar-
ches du perron.
— Vous allez me faire gronder, madame Madei.^ine I
s'écria-t-elle, monsieur avait dit que vous ne sortiez p. s
du lit aujourd'hui !
La folle se dirigea lentement vers le pavillon où elle
rentra d'elle-même ; mais avant de franchir le seuil,
elle se retourna pour envoyer à Chiffon un baiser avec
un sourire.
Et Chiffon crut l'entendre qui disait :
— Adieu, Victoire!
Quand elle fut seule dans sa chambre, Chiffon resta
longtemps rêveuse. Elle pensait :
— Tout le monde ici a connu ma mère !
Virginie lui dit le soir en la couchant :
— Mademoiselle Marie, j'ai beaucoup réfléchi à cette
malheureuse femme que nous avons vue dans le jardin.
PARIS 247
Volmérange était un jeuue seigneur de mauvaise con-
duite, qui dépensait beaucoup d'or pour satisfaire ses
passions désordonnées. Ayant ainsi dissipé son patri-
moine, il résolut d'enfermer son père dans un cachot et
(ie le taire passer pour mort, afin de se rendre maître
de sa succession. Rodolfo l'aida à commettre cette cou-
pable action. L'infortuné Guichard, père de Volmé-
range, passa trente-sept ans et trois mois sous les fonda-
tions de la toar du Nord. Rodolfo lui portait tous les
jours à l'heure fatale de minuit, un pain de munition et
une chandelle. On ne changeait son eau que tous les
mercredis.
— Ce pavillon n'est pas une prison, objecta Chiffon.
— H y a peut-être des caveaux et des souterrains,
répliqua Virginie ; mais Volmérange n'était rien auprès
de la cruelle Favita, comtesse de Montecocomero. Cette
femme avait pour mère Cécile, et Cécile s'était opposée
aux débordements de la comtesse qui scandalisait tout le
pays par ses orgies. Lucrezia Orsini, Catarina Faliero,
et d'autres vénitiennes de mauvaise vie étaient les com-
pagnes de la comtesse. En fait d'hommes, on voyait
dans son palais Jacopo Critti. Fihppo Civetta et le fameux
Andréa Paléologue, Grec de naissance, qui assassina
plus tard le cardinal Coucha. Tous les soirs, du haut du
pont des Soupirs, on pouvait voir passer cette société
débauchée. Les gondoles glissaiePit sur l'onde azurée qui
reflétait le ciel. Veuisel mademoiselle Marie! avez-vous
entendu parler de Venise avec ses lagunes et ses palais
qui baignent leurs degrés de marbre dedans ! Je ne
serai contente, moi, que quand j'aurai passé une dou-
zaine de belles nuits sur le Rialto avec un masque de
velours noir... Mais pour vous finir, l'infâme comtesse
de Montecocomero mit Cécile dans un château de la Ca-
labre, gardé par le farouche Stefano. Quand le jeune
248 LE PARADIS DES FEMMES
Adriani la découvrit enfin dans ce refuge, elle avait les
ongles longs de dix-huit lignes et ne savait plus parler
l'italien, qui était sa langue naturelle.
Chiffon dormait. Virginie la contempla avec un dédain
amer.
— Ça trouve des familles î gronda-t-elle ; j*ai vu ça
dans la boue de la grande route, et ça ronfle maintenant
sur des taies d'oreillers garnies de dentelles I L'être su-
prême n'a pas le sens commun î
Elle évoqua un peu Ethelred, qui tardait bien à venir
illuminer les ténèbres de son malheur.
Puis elle mit la robe et le chapeau de Chiffon pour
aller passer le reste de la soirée au petit théâtre du Lu-
xembourg, où l'on jouait le Sanglier ïmay inaire.
Chiffon rêva de Loriot, son ami.
Ce matin-là. Chiffon avait à faire grande toilette. On
l'avait prévenue. Elle devait être présentée aujourd'hui
à M. le duc de Rostan.
Virginie n'était pas à son poste. Chiffon attendait, à
demi-éveillée. Certes, un mois n'avait pas suffi pour lui
désapprendre à sauter vaillamment hors de son lit sans
le secours de sa camériste, mais la rêverie l'avait prise.
A ces heures matinales, la rêverie sait vous garotter.
Chiffon repassait dans son esprit tout ce qui lui était
arrivé depuis son entrée à Paris. Elle se demandait pour
la centième fois ce qu'on voulait faire d'elle. Pourquoi
cette présentation au duc de Hostan? On n'avait même
pas pris la peine de lui apprendre par quels liens elle
tenait à cet homme, dont elle portait le nom.
La veille, Irène lui avait dit :
— Marie, le hasard vous a fait rencontrer au jardin
une pauvre femme bien malheureuse. Elle a perdu la
raison. Vous saurez un jour son histoire.
Que de choses à savoir ! que d'énigmes à deviner I
PARIS 249
Chiffon était toute jeune. A son insu, elle avait subi, ne
fût-ce qu'un peu, l'influence de Virginie, ce cabinet de
lecture ambulant. Chiffon commençait à faire, elle aussi,
des romans. A l'aide de ce qu'elle avait entrevu, elle
bâtissait des histoires.
Quand elle ne pensait pas à son Loriot chéri, deux
choses la préoccupaient surtout, deux mystères : cette
femme que la chambrière d'Irène avait appelée madame
Madeleine, et qui était comme emprisonnée dans le pa-
villon, et cette autre femme qu'elle n'avait jamais vue,
mais pour qui M. de Galleran lui avait demandé ses
prières.
Celle qui avait nom Solange.
Existait-il des rapports entre ces deux malheurs ? Et
quelle torture subissait donc cette pauvre Solange, dont
le nom seul avait mis des larmes dans les yeux de
Galleran?
— Mademoiselle ! ah I mademoiselle I s'écria Virginie,
qui arrivait tout essouflée, vous allez me gronder, car
les appareuces sont contre moi, mais je suis innocente,
je vous le jure 1
— Est-il donc si tard? demanda Chiffon.
— 11 n'est pas bien tard, mademoiselle, répliqua Vir-
ginie ; mais quand on est chez les autres, il faut toujours
craindre de mécontenter les maîtres. Ah I certes, je n'ai
qu'à me louer de votre douceur et des égards que vous
témoignez à une infortunée, mais...
Elle poussa un énorme soupir et acheva entre ses
dents :
— Quand on était faite pour être servie soi-même 1
— Vous êtes sortie ce matin, Virginie? demanda
Chiffon.
— Ohl ce Paris! s'écria l'amante d'Ethelred avec un
geste tragique ; nous sommes venues trois ensemble de
250 LE PARADIS DES FEMMES
mon pays, mademoiselle. Qu'y a-t-il de cela? un mois à
peine, toutes trois jeunes et assez gentilles... excepté
moi, se reprit-elle en baissant les yeux; toutes trois ayant
de belles espérances. Moi qui avais reçu quelque éduca-
tion ; moi, dont les lectures sérieuses ont élevé l'âme ;
moi, qui suis la fille de parents distingués, vous voyez
quelle position j'occupe î Devinez ce que sont devenues
les autres.
— Dites-le moi, répliqua Chiffon.
— L'une s'appelait Pauline, l'autre Georgette. Pauline
venait tout uniquement pour se placer domestique;
Georgette pour travailler à la journée : deux filles du
commun, quoi! Eh bien, mademciselle, Gaorgette est à
Saint-Lazare I
— Saint-Lazare? répéta Chifî'on.
— C'est une prison, la prison des femmes.
— Ah I fit Chifî'on, pauvre fille!
— Et Pauline est comtesse ! acheva Virginie dont le
dépit enflait les joues.
— Vraiment! fit encore Chiffon.
— J'ai été la voir, et vous sentez bien que je ne lui ai
pas dit que j'étais en service. Elle a un appartement dé-
licieux, un boudoir, un oratoire, des tapis partout, et
des mises! Avec ça qu'elle porte bien la toilette, celle-là!
ça fait pitié ! Tendez votre jambe, mademoiselle, pour
que je boutonne vos bottines. Ainsi, en voilà une en cage
et l'autre dans du velours et de la soie ! Qu'est-ce qu'elles
ont fait pour en arriver là ? Elles ont fait toutes deux la
même chose.
— Quelle chose? demanda Chiffon sans broncher.
Virginie baissa les yeux et tâcha de rougir.
— Ah! mademoiselle, soupira-t-elle, si j'avais voulu
écouter les grands seigneurs et les négociants eu ^ros,
je serais peut-être duchesse, moi ( "i vous parle. Mais
PARIS 251
plutôt mourir I Je dis qu'elles ont fait la même chose, ça
signifie qu'elles n'ont pas gardé leur honnêteté. Geor-
gette a été ici près dans le quartier des étudiants. Elle
était sur sa bouche. On l'aura enivrée avec perfidie, et
quand on est dans ces états-là, vous savez...
— Oui, dit ChifTon, qui songeait à son Loriot, je sais.
Virginie la regarda en dessous et pensa :
— Elle doit aimer le doux 1
— Ma robe, reprit Ghifi'on.
Et p?ndant qu'on agrafait son corsage, elle ajouta :
— C'est (Honnant I Je ne sais pas pourquoi mes robes
se lâchent du jour au lendemain. En voici une qui était
juste hier et qui est aujourd'hui trop large.
Virginie le savait bien, elle, le pourquoi de cette
transformation. Elle avait fait danser la robe de Chiffon
au Prado toute la soirée précédente. Anssi répondit-
elle :
— C'est le quartier qui est comme ça, l'humidité. Je
ne peux plus serrer mes corsets... Au contraire, Pauline
a été de l'autre côté de Paris, vers le faubourg Mont-
martre. De la chance, quoi! Elle a trouvé, rue OUvier
Saint-Georges, un commissionnaire en marchandises qui
lui donne deux mille francs par mois à condition qu'elle
s'appelle M"^ la comtesse de Limbourg. Si vous saviez,
mademoiselle, comme elle est bien dans ce rôle de com-
tesse I Voilà donc pourquoi j'ai été un peu en retard. Et
puis parce que M. Rol)lot m'a arrêtée pour me demander
des nouvelles de mademoiselle.
Il parait que c'était encore notre ami Roblot qui lui
tenait lieu d'Ethelred.
Dans un mouvement qu'elle fit pour disposer les plis
de la jupe de Ghifi'on, un rouleau de papier tomba de sa
poche. Elle prit un air mystérieux.
— Preuve que je ne vous mens pas, mademoiselle,
252 LE PARADIS DES FEMMES
dit-elle, car voilà un cahier que j'ai rapporté de chez
Pauline et qu'elle avait rapporté elle-même de la prison
quand elle a été rendre visite à la pauvre Georgette.
Chiffon se regardait dans la glace. Vous l'auriez à
peine reconnue, tant la toilette l'embellissait. C'était bien
une de celles-là qui viennent à Paris comme on rentre
dans sa patrie, et qui semblent, au moment où elles
jettent la bure pour prendre la soie, quitter le déguise-
ment ignoble pour revêtir leur véritable uniforme.
Elle ne demanda point ce que contenait le rouleau de
papier, parce qu'elle était occupée à se rendre justice.
ChiËfon se trouvait jolie, et, comme Loriot là-bas, devant
sa glace, elle se disait :
— S'il pouvait me voir ainsi I
Virginie se pinça les lèvres.
— C'est pour mademoiselle que j'ai rapporté cela,
dit-elle.
— Ahl fit Chiffon, distraite.
— Moi, je ne suis pas curieuse, reprit la liseuse de
romans, et d'ailleurs, pourquoi m'intéresserais-je à tous
ces embrouillaminis? Mais j'ai eu l'idée que mademoi-
selle ne serait pas fâchée de savoir au juste ce que c'est
que cette Solange...
— Solange! répéta Chiffon, qui tourna aussitôt le dos
à sa psyché.
— Et cette madame Madeleine, ajouta Virginie.
Chiffon tendit involontairement la main pour saisir le
rouleau de papier. Son bras retomba. Elle ne savait pas
encore lire.
— Après ça, dit Virginie, qui glissa le rouleau de pa-
pier dans son sein, je me suis peut-être trompée, et ma-
demoiselle ne s'intéresse pas plus que moi à cette So-
lange et à cette Madeleine.
XVII
L\ PRISONNIERE,
Virginie se laissa interroger. Elle tlt même un peu la
bégueule. Nous vous la donnons pour une intolérable
fille. Tout ce qu'il y avait de prétention, «l'ennui, de
sottise dans les trois mille cini[ cents volumes de romans
([u'elle avait dévorés, s'était aggloméré en elle.
— Ces papiers parlent de Solange et de madame Ma-
deleine? demanda (Uiiiïon.
— Et peut-être bien de vous, murmura Virginie.
— De moi !
— C'est un étrange hasard (jui les a fait tomber enlie
mes inains, mademoiselle : liasaiil ou provideuic, selon
qu'on empbiie lu langue philosophique ou l;i languii
chréùeinie. Votre nom n'y est pas prononc«% mais...
— Vous me faites mourir! dit Clntlbii qui avait au
iioiit des g )uttes de sueur.
— On y parle aussi d'un jeune garçon... com!nen(vi
II 22
254 LE PARADIS DES FEMMES
Virginie, impitoyable comme l'expositioii d'un mélo-
drame.
— Loriot! s'écria étourdiment Chiffon.
— Ce piquant sobriquet n'y est pas prononcé non plus,
répliqua Virginie.
Chiffon se dressa vis-à-vis de sa camériste.
— Ma fille, dit-elle, je ne suis pas une sainte. Je vous
ai prise dit z moi parce que je vous avais vue sur la
route de Bretagne et qu'il me semblait retrouver en vous
une vieille connaissance. Que contiennent ces papiers?
répondez-moi brièvement, simplement et raisonnable-
ment, ou je vous congédie !
C'était la première fois que mademoiselle Marie de
Rostan se montrait. Virginie devint aussitôt plus souple
qu*un gant.
— Ohl ma chère demoiselle, dit-elle, en essayant de
sangloter, est-il possible que je vous aie déplu, moi qui
vous aime si tendrement!
Le petit pied de Chiffon frappa le tapis.
— Voilà, voilà, reprit hâtivement Virginie ; c'est une
bien étonnante histoire I Je n'ai fait que parcourir ces
pages et ne pourrai vous en faire l'extrait. Si vous vou-
lez me le pei mettre, je vous lirai le mémoire lui-même
qui est aussi intéressant qu'un roman, bien que made-
moiselle Solange, n'ait pas l'habiiude...
— C'est cette Solange qui a écrit cela? s'écria Chiffon
dont la curiosité était échauffée jusqu'à la fièvre.
— Oui, mademoiselle, ses aventures seraieut encore
fort intéressantes, lors même qu'elle ne parlerait pas à
chaque page des personnes que nous connaissons.
— Quelles personnes?
— Le docteur Sulpice, madame Irène, M. de Gal-
leran.
— Lisez, ma fille ! ordonna Chiffon, lisez bien vite!
PARIS 255
Elle s'installa, aux trois quarts habillée, au coin do
son feu, et montra une chaise à Virginie. Virginie s'assit,
heureuse et fière de l'importance que les événements lui
donnaient.
Elle toussa, puis elle lut :
« Jaurnal adressé à madame Beauvais, par moi\
Solange, sa fille... »
— Mademoiselle, interrompit ici la cruelle Virginie,
je dois vous dire de quelle façon ce manuscrit est tombé
entre les mains de mon ancienne camarade Pauline, au-
jourd'hui comtesse de Limbourg, car, enfin, il est
possible que cela fasse naître en vous certains scru-
pules...
Chiffon était pâle d'impatience. Virginie qui se sentait
dans son droit poursuivit posément :
— Il y a dans les prisons pour femmes plusieurs classes
de détenues. Pour abréger, je ne ferai que deux caté-
gories et nous diviserons toutes ces malheureuses en
deux camps : les victimes et les bourreaux. C'est Pauline
à qui Georgette a expliqué tout cela. Les bourreaux sont
les voleuses et toutes celles qui, n'ayant plus de cons-
cience, se parent de leur honte comme d'un diadème.
Les victimes sont, au contraire, les pauvres malheu-
reuses qui regrettent la chute et qui espèrent l'expia-
tion...
— Solange ne peut pas être bourreau! interrompit
Chiffon avec chaleur.
— Solange est accusée de vol et d'assassinat, répliqua
Virginie.
— Est-il possible !
— C'est Solange elle-même ([ui le dit dans son jour-
nal. xMais ça n'empêche pas cette Solange d'être rangée
parmi les victimes, parce qu'elle n'avoue rien et qu'elle
se prétend innocente.
256 LE PARADIS DES FEMMES
— Oh I s'écria Chiffon, je suis bien sûre qu'elle est
innocente!
— J'avoue que je n'eu sais rien, repartit Virginie ; la
conscience humaine est un abîme ; il faut l'œil de Dieu
pour la sonder î
Elle avait comme cela de superbes éclairs de mé-
moire.
— Toujours est-il, continua-t-elle, que les franches
voleuses, ayant trouvé mauvais que Solange ne se vantât
point de ses exploits, la maltraitaient horriblement. Si
les juges savaient quels tourments le crime fait subir à
l'innocence ou même au repentir dans les prisons, les
juges trembleraient sur leur ?-iége.
Les voleuses s'étaient aperçues que Solange écrivait
la nuit. Elle lui ont dérobé son manuscrit pour le lire
publiquement aux récréations, et en faire des gorges
chaudes.
— Mais c'est horrible, celai interrompit Chiffon.
Empêcher une pauvre malheureuse de confier ses tor-
tures au papier... A sa mère!
— Il faut vous dire que mon ancienne camarade Geor-
gette n'est pas victime, parce qu'elle a sa suffisance
d'effronterie, mais elle n'est pas non plus bourreau. Elle
a bon cœur, elle s'est relevée une nuit et a repris le ma-
nuscrit de Solange aux voleuses.
— Pour le lui rendre? demanda Chiffon.
— Sans doute. Seulement, Pauline vint la voir le len-
demain malin, elles sont toutes les deux bien curieuses.
Pensez donci une fille qui se dit innocente et qui est
accusée d'assassinat par le poison...
— Votre Pauhne a emporté le manuscrit? dit Chiffon.
— Pour me le donner à lire, acheva Virginie.
Elle ajouta avec un légitime orgueil :
PARIS 257
— Car je suis la seule de ces demoiselles qui ait reçu
ce qui s'appelle de l'éducation.
Chiffon réfléchissait ; Virginie, après l'avoir examinée
du coin de l'œil, reprit :
— Si mademoiselle veut, je vais reporter le manuscrit
à la prison?
— Oui, je le veux, répondit Chiffon ; allez-y tout de
suite.
Virginie mit son chàle et son chapeau. Chiffon dévo-
rait le manuscrit des yeux.
— Après ça, dit Virginie, on ne voit pas les détenues
à cette heure- ci.
— A quelle heure les voit-on?
— L'après-diner, quand on a des permissions.
— Alors, vous ne pourrez pas lui donner ce rouleau
de papier à elle-même?
— Non.
— Restez I
Virginie ôta son chapeau et son châle.
— Ah 1 dit-elle, entre haut et bas, ce que j'en ai lu est
bien curieux I
Chiffon ne répondit point. Elle eût donné tout ôe
qu'elle possédait au monde pour connaître le contenu du
rouleau, mais il y avait en elle quelque chose qui lui
criait : « c'est un secret ; ne le viole pas I »
— On peut faire quelquefois beaucoup de bien ;ï ces
malheureuses, reprit Virginie, quand on connaît exacte-
ment leur position.
Chiffon garda encore le silence.
— Vous ne voulez plus que je vous le lise, mademoi-
selle? demanda Virginie.
— Non, répondit Chiffon tristement.
Virginie prit le cahier et le feuilleta comme au
hasard.
Il 22*
258 LE PARADIS DES FEMMES
— Docteur Sulpice, dit-elle, lisant çà et là les noms ;
Irène, marquise Astrée, duc deUostan...
— Refermez ce cahier! commanda Chiffon.
Pour le coup, Virginie se repentit amèrement des
scrupules qu'elle avait fait naître dans l'esprit de sa
jeune maîtresse. Elle avait voulu piquer sa curiosité
par le retard ; le but se trouvait dépassé. La loyauté
de la petite Bretonne était plus forte que sa curiosité
même.
Virginie déposa le cahier sur le guéridon et garda sa
main dessus.
— C'est malheureux, dit-elle d'un accent convaincu,
je suis faite pour comprendre toutes les délicatesses, et
la conduite de mademoiselle ne me surprend point assu-
rément, mais c'est malheureux.
— La conversation a beau être intéressante, répliqua
Chiffon, je ne sais pas écouter aux portes.
Virginie pensa :
— Ça peut avoir pourtant son utilité.
Puis elle «ijouta tout haut :
— Mon Dieu I mademoiselle ne me comprend pas. Ce
n'est pas pour mademoiselle que c'est malheureux.
— Pour qui donc? pour vous?
■ — Pour cette Solange elle-même.
— En quoi cela peut-il être malheureux pour elle?
— Dam! M. Sulpice est si puissant!
— C'est vrai, interrompit Chiffon vivement.
■ — Et vous-même, ajouta Virginie, quand vous allez
être la favorite de M. le duc de Rostan qu'on dit plus
riche qu'un roi, vous aurez aussi bien de la puissance,
mademoiselle Marie !
— Et vous croyez qu'on pourrait être utile à cette
pauvre jeune fdle?
Nous avouons humblement que ChifTou avait l'eau à
PARIS 259
la bouche en faisant cette question-là. Était-elle plus cha-
ritable, en cela que curieuse? Ma foi, elle était bien
charitable, — et bien curieuse aussi.
— Je le crois, mademoiselle, répondit Virginie; quant
à être sûre, c'est impossible, vous sentez bien. Il faudrait
connaître du manuscrit.
Chiffon ferma les yeux pour se recueillir en elle-
même. Elle se fit la (jucstion que nous venons de nous
poser ; le sang colorait ses joues. Si vous saviez comme
elle était jolie, cette fillette!
Et bonne! Le résultat de ses réflexions se formula
ainsi :
— En mon âme et conscience, Virginie, quoique j'aie
grande envie de savoir, je n'aurais pas écouté la lecture
de ce cahier, si je n'avais l'espoir de rendre service à
mademoiselle Solange.
— As-tu fini! pensa Virginie, habile à sonder la
pensée humaine.
Eh bien! Virginie se trompait cette fois, Chiffon disait
l'exacte vérité.
— Je suis entièrement à vos ordres, mademoiselle,
dit la camériste. Je commencerai quand vous voudrez.
— Commencez, repartit Chiffon.
Virginie s'installa de nouveau sur la chaise qu'un ins-
tant elle avait perdu le droit d'occuper. Elle se moucha
comme un greffier qui veut entamer la lecture d'un
procès-verbal, et tint son regard sur sa jeune maîtresse
pour attendre le signal.
Chiffon mit sur les chenets ses deux petits pieds qui
auraient ballotté dans les pantouQes de Cendrillon. Elle
appuya sa tète charmante et toute couronnée de boucles
brunes contre sa main ; puis elle dit gravement :
— J'écoute.
Virginie recommença :
260 LE PARADIS DES FEMMES
Journal adressé à madame Beauvais^ à Bourges, par
moi Solange^ sa fille, de la prison de Saint-Lazare,
novembre 4852.
« Ma bonne et tendre mère, le mal que j'éprouve est
doublé par l'idée du mal que je vais te faire. Pour la
seconde fois, me voilà arrêtée et confondue avec ces
femmes qui ont renié Dieu et perdu la conscience ; pour
la seconde fois, cette prison dont le nom fait frémir,
Saint-Lazare a refermé ses portes sur moi.
« Ma mère, ma mère chérie I moi qui t'ai donné toute
mon existence, moi qui avais voué ma vie au travail
pour remplacer mou père mort auprès de toi, auprès de
mes jeunes frères et sœurs ; ma mère, pourquoi ne
t'ai-je jamais causé que de la tristesse?
« Ohl maudit soit le jour où pour la première fois
m'est venue l'idée d'afîfronter ce Paris inconnu dont on
nous disait tant de merveilles î Que mes frères s'en éloi-
gnent! que mes sœurs, les chers petits anges, n'y vien-
nent jamais I
« Jamais, entends-tu, ma mère I ma voix a de l'auto-
rité, car je suis une mourante. Les hommes y deviennent
méchants. Dieu n'y protège pas les femmes.
« Ils disent que c'est un paradis I Ils raillent, ils men-
tent I Ce n'est pas l'enfer, puisque le châtiment éternel
n'est pas ici-bas, mais c'est le purgatoire sur terre, et
celles qui y sont entrées une fois n'ont plus d'espoir
qu'en l'autre vie, qui est au-delà de la mort.
« Hélas I je parle d'après moi-même. Peut-être y en
a-t-il d'heureuses. Je le souhaite... »
Virginie s'arrêta. Elle avait le nerf optique sensible et
la glande lacrymale engorgée. Elle pleurait.
Chiffon l'aima mieux pour cela. 11 n'y avait pas de
quoi. En lisant ses 3,500 volumes, Virginie avait pleuré
3,500 fois.
PARTS 261
Elle reprit :
«... Que d'espoirs, ma mère chériel Te souviens-tu
quand Je te dis adieu? Tu vins me conduire jusqu'à la
voiture. Les petits m'entouraient en criant : Adieu,
sœur I envoie-nous des joujoux de Paris!
« J'étais fière. Mon pauvre père avait excédé ses
ressources pour me donner l'éducation d'une demoiselle.
Je me disais en chemin : le père doit être heureux là-
liaut, il me voit; grâce à cette éducation pour laquelle
il s'imposa des privations si grandes, je vais mettre sa
veuve et ses orphelins à l'abri du besoin. Moi, jeune
fille, je vais soutenir toute une famille, c'est beau, c'est
grand .
« Ohî comme Dieu a puni cet orgueil I Pour les faibles
secours que je vous ai envoyés, que d'inquiétudes poi-
gnantes et que d'amères tristesses I
« Ma mère, tu ne douteras jamais de moi, je le sais ;
sans cela, je serais déjà morte. Ma mère, je t'en prie,
apprends à mes frères et sœurs à honorer ma mémoire.
J'ai fait ce que j'ai pu, je te l'affirme. Je t'envoie ma
confession tout entière.
« Quand on va te dire : Votre fille, qui fut accusée de
vol, est accusée de meurtre...
(( Mais, mon Dieu I où se cache donc notre force à
nous autres femmes? Gomment ma main ne s'est-elle pas
paralysée avant d'écrire ces deur. horribles paroles : vol,
assassinat I... »
Il y avait ici deux pages entières eff'acées. C'était l'his-
toire lugubre de sa réception à Saint-Lazare et des trai-
tements qu'elle avait eus à subir.
Nous n'avons pas à faire un livre sur les prisons.
Peut-être n'en savons-nous pas assez d'ailleurs pour
avoir le droit de dire ce que nous savons.
— N'en passez pas I dit Chiffon en voyant Virginie
262 LE PARADIS DES FEMMES
tourner deux pages à la fois ; n'en passez pas une ligne.
Virginie lui montra récriture effacée, puis elle
continua :
(( ... Quand j'étais tout enfant, je me souviens que
notre ville entière s'occupa longtemps d'un grand procès.
Le nom de madame Lafarge m'est resté dans la mémoire.
A Dieu ne plaise que je la juge, moi, qui suis sous le
coup menaçant du jugement des hommes ! Je parle de
madame Lafarge pour te rappeler, ma mère, qne tu
la croyais innocente au commencement des débats, mais
(juc tu la condamnas dans ta conscience, le jour où il fut
prouvé qu'avant son mariage elle avait soustrait un
billet de banque... »
En cet endroit, Virginie posa le cahier sur ses
genoux.
— Je les ai lus ! s'écria-t-elle, deux volumes in-S"^.
Mémoires de madame Lafarge, écrits par elle-même...
Elle était innocente. J'ai lu aussi le procès Peytel, un
notaire qui avait tué sa femme avec un instrument con-
tondant. Et le procès Marcellange I une grande dame
qui avait fait assassiner son mari par un valet de con-
fiance. 11 n'y a rien d'amusant comme les comptes-ren-
dus des cours d'assises I
Chiffon lui fît signe de poursuivre.
« 11 me semble, reprenait la prisonnière, que mes
juges seront comme toi et qu'ils accueilleront l'idée de
meurtre en voyant cette tache dans mon passé : l'ac-
cusation de vol.
« Dieu doit faire place parmi les saintes à celles qui
sont injustement condamnées sur terre. Quand je serai
auprès de Dieu, je prierai pour ceux qui ont tué mon
corps et brisé mon âme.
« 11 y a cinq ans que je ue t'ai vue, ma mère. Henri a
PARIS '2(i3
douze ans ; Claire a fait sa première communion. Ils vont
bien pleurer! Henri, mon cher petit frère, voudra venir
pour défendre sa grande sœur. Quand il aura vingt ans
et que je serai morte, croira-t-il seulement à mon inno-
cence ?
« Cinq ans î tout un siècle !
« Ma mère, ce fut dans ce concert pour les pauvres
où je chantai. J'entendais autour de moi comme nu
bourdonnement confus. I\îes yeux éblouis ne voyaient
point la foule. Tu étais pauvre et j'avais été bien peu
dans le monde. Ma poitrine seserrait à la vue de la
foule, et ma voix me faisait mal en passant par mon
gosier. Je souffrais. Mais j'étais heureuse, parce que,
au milieu de tous ces murmures, j'entendais qu'on
disait : Elle chante bien ! elle est belle!
« Quand j'eus fini, la salle entière m'applaudit, et je
me retrouvai dans tes bras. Ton cœur battait; tu avais
les yeux mouillés de larmes. Ton baiser fut plus long
qu'à l'ordinaire et plus ému. Oui, je fus bien heureuse!
(( J'ai été applaudie depuis et jamais je n'en ai eu au-
tant de joie. Pour que les bravos soient bons, il faut
qu'ils aillent au cœur de ceux qu'on aime.
« De tous côtés on vint à moi ; nous tûmes entourées.
Les dames à la mode me comparèrent aux cantatrices
en renom ; les messieurs dirent: il faut que mademoi-
selle Solange aille à Paris.
« Ce mot de Pa.-is entra en moi comme une gorgée de
li(jnein* enivrante. Je me sentis brûler vers le cœur.
Mon sang précipita son cours. Sais-j(i ({uel rêve je fis en
ce premier moment?
« Franz Millier, le grand pianiste, vint s'asseoir à côté
de nous. 11 le dit :
c( — Madame, cette jeune fille a en elle le f<'U sacié,
il faut faire d'elle une artiste.
264 LE PARADIS DES FEMMES
« Et comme tu hésitais à lui répondre, il ajouta en
souriant :
(( — 11 faut l'envoyer à Paris, le temple de l'art et le
paradis des femmes î
« Ton confesseur, à qui tu demandas conseil, te dit :
Gardez votre enfant. Tu voulus me garder. Mon confes-
seur, à qui je dis : Ma mère n'a pas de quoi mettre
Glaire en pension et Henri au collège, réfléchit longtemps.
Avant de me répondre, son front s'inclina sous la prière.
Sa voix avait un accent de tristesse quand il me
répondit :
« — Ma fille consultez votre cœur, et que Dieu soit
avec vous !
« Mou cœur ! je vous aimais si tendrement ! Franz
Millier revint à la charge et je lui dis : Cherchez-moi
une élève.
(( Franz me regarda ; je vois encore son grand front
où l'inspiration, comme un incendie, avait dévoré les
cheveux.
« — Artiste, mademoiselle Solangt^, me dit-il, mais
non pas institutrice, croyez moi...
(( Nous avions à Bourges l'idée contraire. Nous pen-
sions que l'artiste était plus exposée et moins estimée
que l'institutrice.
« Franz Millier partit. Il m'écrivit que madame la
comtesse de Colombel me demandait pour faire l'éduca-
tion de ses filles, et je te dis adieu, ma pauvre bonne
mère.
« Ici commence pour toi l'histoire de ce que tu lut
connais pas, car je t'ai toujours caché mon martyre.
Mes lettres disaient : Ta fille est hojurcuse. îi faut que tu
saclu^s tout, maintenant que je vais mourir... »
Chitlbn mit sa main sur le bras de Virginie. Elle était
oppressée au point de n'avoir [dus de souftle. Ghitibn,
PARIS 265
nous le savons bien, était vierge cle toute impression
violente. Elle ne connaissait ni le théâtre ni les livres.
Cette voix douloureuse lui mettait le cœur à vif.
— Je donnerais tout ce que j'ai au monde pour la
sauver ! dit-elle.
— Attendez ! attendez ! fit Virginie ; voypns la suite.
Chiilbn fit un eflbrt pour reprendre son souffle. Elle
essuya ses yeux humides.
— Je lis si bien ! reprit Virginie, une autre ne vous
ferait pas tant d'effet.
Chiiîon ne répondit point. Virginie poursuivit sa lec-
ture, pressée qu'elle était elle-même de savoir.
« C'était un bel hôtel, situé rue d'Anjou, au faubourg
Saint- Honoré. Le comte de Colombel avait un emploi
diplomatique. On recevait beaucoup. Le monde de ma-
dame la comtesse était un peu l'élite de toutes les
couches sociales, les bonnes comme les mauvaises. Tout
ce qui brillait avait droit d'entrée à l'hôtel.
« Monsieur le comte faisait peu d'attention à moi ;
Madame la comtesse me prit tout d'abord en aversion.
Les d(;ux enfants, l]ugénie et Marie, în'a.imaient à l'ado-
ration. Franz Muller, <jue je vis une fois dei>uis mon
entrée dans la maison, me dit :
« — Vous l'avez voulu. C'est de toutes les positions
« créées pour les besoins de notre vie civilisée, la plus
« difficile et la plus pénible. Le monde qui vous entoure
« vous repoussera si vous allez à lui ; si vous vous éloi-
(( guez de lui, le monde vous prendra en haine; votre
(( rôle, c'c>t la modestie, ou plutôt l'immobilité. N'ayez,
« c'est mctn dernier conseil, n'ayez ici ni trop de beauté
« ni trop .!ê talent, ni trop d'esprit ! »
« Ma mère, j'ai vu la vérité tle ces tristes paroles,
pour moi-même et pour d'autres. Je me suis éloignée
du monde et le monde m'a accablée ; d'autres à ma
a 23
26(> LE PARADIS DES FEMMES
connaissance ont voulu premire place au banquet des
heureux : on les a rudement envoyées à l'offlce. La
pt'rte est à droite comme à gauche. 11 faut marcher en
équilibre sur une corde tendue. Je n'ai pas rencontié
une institutrice qui ne fût ou perdue ou martj^re.
« Il y avait deux jeunes gens ({ui venaient chez ma-
dame la comtesse de Colombe!, tous deux d'une extrême
élégance et vivant de la vie fashionable. L'un deux se
nommait Fernand tout court; il passait pour n'avoir
point de famille ; l'autre était un gentilhomme appelé
M. Robert de Galleran.
(( Je vous parle d'eux, ma mère, parce que le premier
causa ma perte en voulant me faire du bien, et parce
que l'autre a exercé sur toute ma vie une influence
étrange. A l'heure où je vous écris, je sais qn'ii occupe
une grande part dans ma pensée et je ne sais pas dire le
sentiment que j'ai pour lui.
« M. de Galleran avait eu de la fortune, mais son patri-
moine était presque entièrement dissipé. M. Fernanl
(iiait de ces jeunes gens dont les moyens d'existence
restent inconnus au monde même qui les reçoit... «
— Si mademoiselle est fatiguée... interrompit ici
Virginie.
Chitfon avait en etfet appuyé sa tète contre ses mains,
mais c'était pour écouter mieux. Le nom de Galleran,
intervenant tout à coup dans le récit de Solange, lui
donnait pour Chiffon un intérêt nouveau.
— Continuez, dit-elle ; je tremble qu'on ne me vienne
chercher. Lisez plus vite.
(( Au temps où se passa le, terrible événement que je
vais vous raconter, Toa mère, poursuivit Virginie, je
n'aurais pas pu vous dire ainsi au juste ce qu'étaient ces
deux messieurs. M. Fernand semblait faire attention à
moi, et je ne m'en inquiétais point.
PARIS 267
« M. Fernaud venait incomparablement plus souvent
que M. Robert de Gallcran. Madame la comtesse le rece-
vait dans l'intimité. Le monde n'était pas sans médire
au sujet de leurs relations. Dans plusieurs occasions,
M. Fernand, me voyant maltraitée, car la conduite de
madame la comtesse à mon égard étonnait parfois péni-
blement ses convives, avait pris ma défense avec viva-
cité. Certes, je lui en savais gré, mais je sentais qu'un
pareil avocat ne pourrait que nuire à ma cause.
(( Une fois, la comtesse lui reprocha sa partialité à
mon égard dans des termes tels que je dus notifier ma
volonté de quitter son service.
« Dans l'intérêt des enfants, Eugénie et Marie, je cou-
sentis à rester jusqu'à la fin du mois.
« Le 9 mai 1849 (vivrais-je cent ans, cette date reste-
rait gravée dans ma mémoire jusqu'à mon dernier jour),
madame la comtesse de Colombel donna un grand bal
pour fêter l'avancement de son mari, nommé chargé
d'atïaires près la cour de Sardaigne. Quoique Thôtel fut
considérable, le nombre des invitations était si grand,
qu'on fut obligé de faire comme dans les ménages bour-
geois. Plusieurs chambras furent démeublées et disposées
exceptionnellement pour la fête. De ce nombre fut le
boudoir de madame la comtesse et la pièce où je me
tenais d'ordinaire avec les deux enfants. La toilette de
la comtesse fut montée au second étage, ainsi que tous
les bijoux, et l'on me mit avec Eugénie et Marie dans
une chambre voisine.
« 11 faut te dire, ma mère, que M. Fernand aimait à
l'adoration les deux enfants, (ît c'est là peut-être ce qui
m'attirait vers lui. Jamais il ne venait sans monter à
leur chambre. Une fois là, il restait des demi -heures en-
tières à jouer avec eux et à les combler de caresses.
u Nous eûmes notre petite fête dans la chambre du
268 LE PARADIS DES FEMMES
haut. Dix ou douze belles petites filles dansèrent toute
la soirée, au son de mon piano, avec Eugénie et Marie.
Les parents venaient les voir, et comme on savait déjà
que je devais quitter la maison, plusieurs propositions
me furent faites. Entre autres, madame la princesse B...
me demanda si je savais l'allemand, et, sur ma réponse
affirmative, elle me dit: Si vous voulez venir à Berlin,
mademoiselle Beauvais, quand réducation de mes filles
sera terminée, vous n'aurez plus besoin de faire d'autres
élèves.
« Le mari de madame la princesse était dès lors am-
bassadeur de Russie à Berlin.
« Les enfants devaient se séparer à minuit. Vers minuit
moins un quart, j'i^ntendis raconter par ces dames que
M. Robert de Galleran avait perdu cent vingt mille
francs, dont cinquante mille au moins sur parole, il
devait celte somme à M. le comte de Morges.
(( Et ces dames ajoutaient :
(( — Dieu sait où il les prendra I
« — C'est vraiment malheureux, dit l'une d'elles, car
M. de Galleran est un charmant cavalier.
« Je ne l'avais jamais vu. Je savais seulement que
c'était l'intime ami de M. Fernand. 11 y eut un quart
d'heure de confusion dans notre petite salle de bal.
Nos danseuses mettaient leurs pelisses pour retourner à
la maison, et beaucoup de parents étaient là, faisant
aux bonnes leurs recommandations. Au milieu du tu-
multe, je m'aperçus que la porte de la chambre voisine,
celle où madame la comtesse avait serré ses toilettes et
«es bijoux, était entr'ouverte.
oc J'avais vu madame la comtesse la fermer elle-même
avec soin. Elle en avait emporté la clef.
« La petite Marie me dit :
<( — Vous ne vous êtes donc pas aperçue, mademoi-
PARIS 269
selle? maman est montée, il y a une demi-heure, elle
est entrée là, et elle ne nous a pas embrassées.
(c — Elle avait l'air bien en colère, ajouta la petite
Eugénie.
11 23^
XVIU
LECTURE INTERROMPUE
Comme Virginie allait continuer, un domestique
entra.
— Monsieur demande, dit-il, si mademoiselle est
prête.
— Je ferai dire à mon cousin quand je serai prête,
répliqua Chiffon résolument : allez I
Le domestique sortit en souriant. Il alla dire au doc-
teur Sulpice que mademoiselle Marie était en affaires.
Sulpice pensa que la pauvre enfant, déconcertée, relar-
dait tant qu'elle pouvait l'heure de la présentation,
— Continuez, continuez, dit Chiffon.
En même temps, elle se leva et alla msttre le verrou
à la porte.
— Que pensez-vous, vous, mademoiselle Marie? de-
manda Virginie. C'est peut-être madame la comtesse
qui se vola elle-même pour faire croire...
PARIS 271
— Je ne pense rien, répliqua Chiffon ; continuez!
Virginie obéit.
« Je ne fis pas grande attention aux paroles des deux
petites, poursuivait la prisonnière. Je savais que ma-
dame la comtesse de Golombel jouait beaucoup et je me
doutais bien qu'elle avait une bourse à part pour faire
face aux soudains revers de fortune. J'eus l'idée qu'elle
était venue dans la pièce voisine pour chercher de l'ar-
gent et qu'elle avait oubhé de fermer la porte.
(( M. Fernand vint comme j'étais à coucher Eugénie
et Marie. 11 y avait là trois ou quatre personnes, je pus
le recevoir. Je me souviens qu'on parla encore de la
perte de M. de Galleran, et que Fernand dit : Madame
la comtesse n'a pas été heureuse non plus.
c( La chambre à coucher des enfants communiquait
par un couloir à la pièce où s'était donné le petit bal.
J'entendis du bruit de ce côté, et je courus. Je vis un
homme très-beau de visage, mais plus pâle qu'un mort.
11 avait les cheveux en désordre, et quand il me vit, il
faillit tomber à la renverse.
(( Je lui demandai ce qu'il voulait, il ne sut pas me
répondre.
a J'ignore comment l'idée me vint que c'était peut-
être M. de Galleran.
« — Est-ce M. Fernand que vous demandez? lui
dis-je.
« — Oui... oui, me répondit-il précipitamment et
comme un homme traqué qui trouve une issue, c'est
M. Fernand.
« — 11 est là, chez mesdemoiselles de Golombel ; mais
vous semblez soutfrir, monsieur.
(( Il me regarda tout à coup, et le rouge lui monta au
front.
<t — Pardonnez-moi, reprit-il en étant son chapeau
272 LE PARADIS DES FEMMES
qu'il avait remis sur sa tête sans savoir ; je souffre, en
effet. Yeuillez dire à Fernaud que je l'attends en bas
dans ma voiture...
(( Il sortit à ces mots, ou plutôt il s'enfuit.
« Telle fut ma première entrevue avec M. Robert de
Galleran.
« Le lendemain, il y eut grande rumeur à l'hôtel. Le
commissaire de police fut appelé. Un vol avait été com-
mis, un vol considérable. Madame la comtesse déclara
qu'une petite cassette contenant soixante mille francs en
billets de banque lui avait été dérobée.
« Ma chère mère, cette scène est confuse dans ma mé-
moire, parce que l'idée ne m'était même pas venue que
je pusse être accusée. Quand madame la comtesse me
montra du doigt au magistrat en disant : Ce ne peut
être qu'elle I je crus que j'allais tomber morte.
« M. le comte prit sa femme par le bras et l'entraîna
dans une embrasure.
i'. — Madame, demanda-t-il, comment pouviez-vous
avoir en votre possession, et à mon insu, une somme de
soixante mille francs?
« Elle était ivre de colère. Elle brava son mari. Ce
n'est pas ici la mémoire qui me manque, ce sont les pa-
roles. Le magistrat essaya de la calmer en lui faisant
remarquer qu'il y avait des témoins. Elle s'élança vers
moi, la main levée, et ce fut M . Fernand qui l'empêcha
de me frapper au visage. 11 venait d'entrer.
« — Tenez! tenez! s'écria-t-elle, son amant vient la
défendre !
« Fernand répondit par un mot qui fit pâlir le comte,
Le commissaire de police ordonna aux assistants de
quitter la chambre et de ne point s'éloigner.
« — M. Fernand a passé hier une partie de la nuit
avec mademoiselle Solange, dit la comtesse, il pourra
PARIS 273
VOUS fournir des renseignements sur sa moralité.
« — Madame la comtesse, répliqua le magistrat, si
j'étais chargé de juger cette affaire en dernier ressort,
je déclarerais tout haut et immédiatement l'innocence
de mademoiselle. Mes raisons, je ne les dirai point, par
respect pour M. le comte.
« La porte s'entrouvrit. Eugénie et Marie montrèrent
leurs jolies tètes blondes. Le comte de Golombel, à leur
vue, cacha son visage entre ses mains.
c( Elles vinrent, comme d'habitude, se jeter dans mes
bras.
(( — Ne les touchez pas! s'écria la comtesse, je vous
le défends!
« Puis, se tournant vers le magistrat, elle ajouta :
« — Je suis trop haut placée, monsieur, pour m'of-
fenser de vos insinuations. J'accuse cette fille, qui est à
mes gages, de m'avoir soustrait soixante mille francs.
Les preuves ne me manqueront pas ; faites votre de-
voir... »
— J'en ai vu une à l'Ambigu, s'écria Virginie, inca-
pable de se contenir, j'en ai vu une qui aurait joliment
joué le rôle de cette femme-là I
— "Voyez, voyez donci dit Chiffon, dont la voix était
changée ; voyez s'il n'est plus parlé de M. de Galleran I
Virginie parcourut du regard la page commencée et
la suivante.
— Je ne vois plus son nom, répliqua-t-elle.
Chiffon réQéchissait.
— Vous croyez que c'est lui pour les soixante mille
francs? demanda Virginie.
— Continuez î ordonna Chiffon.
(( Le commissaire nous fit monter à l'étage supérieur.
Il examina les lieux...
— Passez, dit (Chiffon.
27-4 LE PARADIS DES FEMMES
— OUI fit Virginie éloiiuée, c'est pourtant l'endroit
intéressant.
— Passez I je devine. Arrivez à la prison tout de
suite.
« .... Je traversai la cour au milieu d'une double haie
de domestiques qui tout à l'heure me plaignai-mt et qui
maintenant... » C'est à la page suivante... « Je tombai
sans connaissance au bas de l'escalier, et je m'éveillai
dans le dortoir commun de la prison, où l'on m'avait
donné un lit... » Est-ce cela?
— Oui, c'est cela.
Virginie fit une corne aux pages sautées pour les re-
lire à son loisir.
(( J'étais avec ces mêmes femmes, poursuivit le ma-
nuscrit de Solange, qui depuis, m'ont si cruellement
maltraitée ; mais elles eurent pitié de moi ce jour-là :
elles virent bien que j'étais mourante.
(( Le Lendemain, M. Fernand vint. 11 n'était pas seul,
M. Robert de Galleran l'accompagnait. M. de Galleran
fut saisi à ma vue du même trouble que j'avais remar-
qué déjà en lui la nuit précédente.
« Fernand avait obtenu que j'eusse une chambre sé-
parée.
« Quand nous fumes seuls dans cette cellule, il me
dit :
« — Ma pauvre enfant, nous vous tirerons de là. J'ai
parlé de vous au docteur Sulpice, que j'ai rencontré
chez la comtesse, car elle est au lit, bien malade, et son
mari va plaider en séparation.
(( — Que Dieu la protège, répondis-je, je ne lui veux
([ue du bien.
(( — Voilà comme elle est faite I dit Fernand en se
tournant vers M. de Galleran.
(( Celui-ci était si mal à l'aise, qu'il fut obligé de s*as-
PARIS 275
seoir. Son regard semblait en même temps craindre et
thercber le mien. Je dois t'avoner, ma bonne mère, que
sa présence me faisait é[)rouver un sentiment singulier.
Quelque chose m'attirait vers lui; quelque chose de plus
fort me repoussait.
(( Tu l'as deviné déjà, quoique j'aie évité tout ce qui
pouirait faire naître en toi celte idée, tu as deviné que
je soupçonnais M. de Galleran du vol des soixante mille
francs... »
— Ah î fit Chiffon qui s'essuya le front.
— C'était malin! dit Virginie ; moi, j'ai flairé ça tout
de suite.
— Impossible ! murmura Chiffon ; il faut voir.
— Voyons... « Depuis lors, ma bonne mère, rien n'a
confirmé ce soupçon. M. de Galleran est un gentil-
homme, M, de Galleran vit dans unesplière que le souj)-
çon n'atteint pas. En outre, M. de Galleran m'aime : il
me l'a dit...
« Tu dois connaître toiite ma vie. Te montrer mon
âme à nu est mon dernier bonheur.
u J'avais entrevu le docteur Sulpice chez iM™^ de Co-
lombel. Personne ne peut le voir sans l'admirer; c'est le
visage le [«Uis puissamment beau que j'aie rencontré ja-
mais, (^omaie on parlait beaucoup de lui, j'avais entendu
du bien et du mal. Une fois, j'avais comparé mon sort
à moi au sort de sa femme, charmante comme il est
beau, et si heureuse!
(( J'avais été consolée en un jour de trist(îsse, parce
que cetteji'une et pensive Irène m'avait souri gracieuse-
ment en (M.i brassant mes deux élèves.
«Chez înoi. la sympathie nait tout d'une pièce. Elle
ne graii-lil [»ius après son [>remier jour. J'aiir.ais Irène
avanî tlf la connaître comme je l'ai aiinee depuis.
276 LE PARADIS DES FEMMES
« Que tait-elle, mon Dieu! m'a-t-elle oubliée! ai-je
perdu mes derniers amis!
« Je m*éveillai brusquement au nom du docteur Sul-
pice, prononcé par M. Fernand, et je dis :
« — Si celui-là s'intéresse à moi, je suis sauvée!
« M. F'ernand prit congé de moi affectueusement.
M. de Galleran s'inclina et murmura à mon oreille :
« Je donnerais ma vie pour vous faire heureuse ! »
« Quand ils furent partis, je me trouvai seule dans ma
cellule. Je commençai une lettre pour toi, ma mère,
mais tu ne l'as jamais reçue. A quoi bon te briser le cœur?
c( Tu ne recevras celle-ci que si je suis condamnée.
C'est le testament de ta pauvre fille qui n'a connu ici-bas
que les larmes.
« Je restai livrée à moi-même depuis le matin de ce
jour jusqu'au lendemain deux heures après midi. Hélas!
cette ibis, voici près d'un mois que je reste seule et li-
vrée à moi-même !
c( Vers deux heures après midi, j'entendis une ckf
dans la serrure, et il me sembla que ma misérable
chambre s'illuminait tout à coup. Irène était sur le
seuil .
« Je crois la voir encore avec sa robe de simple toii»:,
son chapeau de paille et son mantelet noir, le sourire
sur les lèvres, la main tendue : c'était l'ange de la bonté
charitable.
« Elle vint à moi et m'embrassa. Mes larmes la remer-
cièrent.
(( — Les soixante mille francs de M""^ la comtesse, me
dit-elle, ont été restitués ce matin. Mon mari l'a vue ;
M™° la comtesse n'a pas le droit de refuser, quand le
docteur Sulpice lui demande quelque chose. Elle a retiré
sa plainte à dix heures. A midi, le juge d'instruction a
donné son ordonnance de non lieu. Vous êtes libre.
PARIS 277
« Une minute auparavant, j'aurais payé ce mot au
prix de mon sang. Nous sommes des êtres bizarres et
ingrats. Il me sembla que la forme de cette délivrance
était blessante. Mon absolution me parut imparfaite ;
nulle voix n'avait crié : « Elle est innocente, » à tous
ceux-là qui avaient entendu l'accusation portée contre
moi.
(( J'avais tort, ma mère, mais le malheur persévérant
à m'accabler m'a donné raison depuis. L'accusation de
vol pèse toujours sur moi, malgré l'arrêt du juge, mal-
gré la rétractation de mon accusatrice. Aux yeux du
monde et de la loi même, c'est une tache que d'avoir été
accusée, fût-ce injustement!
« En me conduisant à sa voiture, qui l'attendait à la
porte, Irène me dit :
(( — M. de Galleran a gagné cent mille francs hier
chez M. de Morges.
« Cent mille francs hierl Et les soixante mille francs
delà comtesse étaient restitués d'aujourd'hui I
c( — Qu'allez-vous faire, maintenant, mademoiselle
Solange? me demanda Irène quand nous fûmes assises
auprès de l'autre dans sa voiture.
« — Je ne sais, répondis-je.
« — Tenez- vous à rester à Paris?
ù — Ma famille est pauvre. Ce que je gagnais était
pour elle.
M — Alors, il faut continuer de travailler. Avez-vous
(les amis?
u — Quelques personnes s'intéressent à moi. Madame
la princesse B... m'avait proposé de l'accompagner à
P)erlin.
(( Irène baissa la glace de son coupé.
y — Hue de Sèvres, dit-elle au cocher, chez madame
la princesse B...
II 24
278 LE PARADIS DES FEMMES
« — Yoiis voulez que je tente cette démarche tout de
suite! m'ccriai-je.
« — Tout de suite, me répondit Irène qui m'em-
brassa pour la seconde fois.
a — L'état d'émotion et de trouble où je suis...
(( — Vous allez retrouver votre courage en chemin. Je
veux que vous sachiez aujourd'hui môme à quoi vous en
tenir.
« Mon cœur battait quand la voiture s'arrêta devant
l'hôtel de la princesse. Le marchepied tojnI)a. C'est à
peine si je pouvais me soutenir.
« — Courage! me «lit Irène, c'est l'atlaire d'un ins-
tant.
(( Je ne compris pas tout de suite le sens précis qu'elle
attachait à cette parole. Je deman lai madame la prin-
cesse chez son concierge. Elle recevait. Dans l'anti-
chambre, je donnai mon nom et l'on m'annonça. La
princesse se fit répéter mon nom par trois t'ois,
u La sueur froide perçait sous mes cheveux.
« La troisième fois que l'huissier prononça ce mal-
heureux nom de Solange Beanvais, la princesse eut une
quinte de toux sèclic. Je l'entendis fort distinctement
répt)ndie :
c( — J'«;ntends bien! Saint-André, j'entends bien! je
suppose que vous ne me croyez pas sourde. INlatlemoiselle
Solan.;e B:auvais, c'est à en perdre la tête! un«î échap-
pée de Saint Lazare chez moi! Dites à -(itte tille qu'elle
m'écrive si elle a besoin de secours, car il ne faut ja-
mais oublier la charité chrétienne. Allez!
« L'huissier ne me retrouva pas dans l'antichanibre.
La honte me donna des forces. Je descendis le perron
en courant comme une folle, (U je vins tomber évanouie
sur le couss^in delà voiture d'Irène.
« J'étais dans la maison du docteur Sulpice quand je
PARIS 279
repris connaissance. On ne me parla même pas de ma
visite à la princesse. Je compris le sentiment qui avait
fait agir Irène. Irène ne voulait pas que je conservasse
un fol espoir.
« Irène était bien vraiment mon amie. Son mari, le
docteur Sulpice, fut mon frère et mon père. Sans eux,
je serais morte dès ce temps-là. Pourquoi ont-ils changé
en un jour, ô mon Dieu I puisque mon malheur a été de
leur obéir I... »
Chiffon fit un geste de surprise en écoutant cette
phrase, et Virginie ne put s'empêcher de prendre un
temps d'arrêt.
On frappa discrètement à la porte.
— Tout à l'heure I cria Chiffon, j'achève de m'ha-
biller.
Elle fit signe à Virginie, qui poursuivit en baissant la
voix.
« ... Puisque mon malheur a été de leurobéirl
(( Sulpice est bon, comme il est grand, comme il est
puissant, comme il est persévérant et indomptable dans
sa volonté. Irène a le cœur d'un ange. Que s'est-il passé?
Que leur ai-je fait?
« L'abandon de Fernand ne m'étonne pas. Il s'est
lassé de me servir. Quoiqu'il ne m'ait jamais fait que du
bien, je sais jusqu'où il est tombé. Je donnerais tout au
monde pour le payer de ce que je lui dois ; mais je ne
comptais pas sur lui.
«Robert de Galleran... je n'ose parler de celui-là;
son silence me blesse au cœur. Peut-être ce silence me
vient-il par la miséricorde de Dieu.
(t Mais Sulpice, mais Irène 1 J'étais de leur famille, j'ai
bercé leur cher enfant.
(( Ma mère, tu prendras ces plaintes pour ce qu'elles
valent. Le désespoir rend injuste. Si tu ne dois plus
280 LE PARADIS DES FEMMES
revoir ta fille, que le nom de Siilpice et le nom d'Irène
soient chaque jour dans ta prière. Ils m'ont fait tant de
bien I Entre eux et moi, il y a sans doute quelque chose
que je ne comprends pas.
« J'étais chez eux. Irène me disait : Vous élèverez ma
fille. En attendant, je lui donnais à elle-même quelques
leçons. Gela ne dura pas longtemps, car son intelligence
devançait l'enseignement, et bientôt elle aurait pu à son
tour donner des leçons à sa maîtresse.
(( La clientèle du docteur augmentait avec une rapi-
dité incroyable. Malgré la défaveur qui pèse chez nous
sur toute science nouvelle, Sulpice eut bientôt la con-
fiance de tout ce qui marque à Paris. Il s'en plaignait
parfois, et nous disait : Gela me prend le temps que je
devrais donner à ma tâche.
« Irène est somnambule et d'une lucidité sans pareille.
Entre elle et son mari la communication est si rapide et
si parfaite que les phénomènes produits semblent tenir
de la magie. Sulpice cessa tout à coup de la magnétiser
et reporta tout son eff'ort sur moi. Elle en conçut un
grand chagrin, et je crois qu'elle fut jalouse. J'entendis
une fois Sulpice qui lui disait : Quand vous étiez enfant,
Irène, sans le savoir je vous ravivais de mon souffle.
Maintenant, mon fluide vous afl'aiblit et agit sur vous
comme un poison. Nous n'en sommes pas encore à dé-
couvrir les causes de ces anomalies. Si je vous endor-
mais comme autrefois, je vous tuerais.
« Irène répondit :
« — J'aime mieux mourir que de voir entre une autre
et vous le lien qui était entre vous et moi.
« Depuis lors, Sulpice ne me magnétisa plus. Il défen-
dit à sa femme, sous quelque prétexte que ce fut, de se
faire magnétiser par moi ou par un autre.
« Si cet écrit devait tomber jamais entre les mains de
PARIS 281
ma chère Irène, qu'elle me croie, car ou ne ment pas
dans la situation où je suis. Sulpice a eu pour moi une
affection de frère. Sulpice ne peut aimer qu'Irène.
«... On parla d'un grand voyage. Ce fut à cette occa-
sion que je pus entrevoir pour la })remière fois quelle
était cette tâche dont le docteur parlait si souvent.
(( Il s'était passé en Bretagne, sur le bord de la mer,
en l'année 1835, un drame étrange et lugubre. Trois
personnes, dont deux membres de la famille Rostan,
à laquelle appartient Irène, étaient mortes violemment
dans la même nuit... »
— Lisez distinctement et lentement, dit Chiffon dont
les fraîches couleurs avaient disparu.
Elle devinait qu'il s'agissait de sa mère. Virginie, au
contraire, que la curiosité dévorait, ne vit là qu'un hors
d'œuvre, une menace d'histoire incidente.
Elle reprit, après avoir feuilleté le manuscrit pour
voir combien de pages l'histoire durait :
« Ces trois victimes étaient le marquis Antoine de
Maurepar, cousin d'Irène ; mademoiselle Victoire de
Rostan, tante d'Irène, et le patron Sulpice, père du doc-
teur.
« Le marquis Antoine et Victoire étaient fiancés. Ils
laissaient une pauvre petite fille qui n'avait que trois
jours... ))
— Mon père et ma mère I balbutia Chiffon dont le
visage s'inonda de larmes ; morts tous les deuxl la môme
nuit.
Virginie laissa tomber le manuscrit et ouvrit des yeux
comme des portes cochères.
— Comment I comment! dit-elle, votre père, made-
moiselle Marie ! et votre mère aussi I
Chiffon avait les mains jointes ; ses yeux se fermè-
rent.
282 LE PARADIS DES FEMMES
— C'est bien le moiiis qu'elle s'évanouisse I pensa
Virginie, qui voulait les choses faites dans les règles.
Chiffon dit, sans savoir qu'elle parlait :
— Je donnerais un an de ma vie pour pouvoir lire
moi-même.
— Ah ! fit Virginie avec cette onction imbécile des
chanteurs de lieux communs, les parents ont bien tort
de ne pas faire travailler les enfants. Après ça, se reprit-
elle, vos parents à vous, mademoiselle Marie, ne sont
pas dans ce cas-là, puisque la mort cruelle trancha
le fil de leurs jours en même temps. Ah! c'est joli tout
de même cette histoire-là!
— Mon père et ma mère! balbutia Chiffon, dont le
visage s'inonda de larmes; morts tous deux! la même
nuit!
<f... Pour le docteur Sulpice, continuait le manuscrit
de Solange, la fille du marquis Antoine de Rostan est la
seule et sérieuse héritière de cette vieille famille bre-
tonne. Il y a néanmoins un autre héritier, le frère
d'Irène, le fils de Madeleine. Le docteur tient surtout à
retrouver celui-là pour perpétuer le nom.
« Et aussi pour rendre à la raison, à la vie, au bon-
heur, la mère de sa femme, madame Madeleine de Ros-
tan, pour qui Sulpice atout à la fois l'amour d'un fils et
le dévouement d'un serviteur.
a Ce dévouement profond est un héritage. Le père du
docteur, ce patron Sulpice, qui fut assassiné en même
temps que le marquis Antoine, la nuit oii Victoire mou-
rut, avait donné son existence entière aux Rostan.
« Faire revivre la maison de Rostan, telle est la tâche
que Sulpice s'est imposée. L'œuvre est difficile, car les
deux héritiers sont perdus. Mais, si malaisée que soit
la tâche, Sulpice est trop grand pour elle. Dieu avait
PARIS 283
fait Sulpice pour de hautes destinées. Ce travail d'obs-
cure abnégation l'amoindrit et l'abeorbe. Sulpice était
né pour éclairer le sentier de la science et non pour dis-
puter le prix de Montyon.
« Peut-être mon admiration et ma reconnaissance
m'égareut, mais il me semble voir un large fleuve bor-
nant tout à coup son effort à faire tourner la roue du
moulin villageois.
« C'est l'affaire d'un ruisseau. Lé fleuve qui déroge
ainsi n'a-t-il pas tort aux yeux de Dieu?
(( J'ai aidé Sulpice tant que j'ai pu. Je me disais :
Quand sa tâche sera une fois accomplie, il sera lui-même :
il naîtra.
« La fortune de ces Rostan, beaucoup diminuée par
la Révolution, consistait, à cette époque de 1835, en une
somme de sept cent mille francs. Ce fût l'appât du crime.
On mit à mort trois créatures humaines pour s'emparer
de cette somme.
« Irène était alors une enfant. Dans cette nuit ter-
rible, sa mère fut obligée de fuir, conduite par Sulpice,
qui avait douze ans. On la mit dans la barque du patron,
qui venait de mourir. Gomme si toutes les circonstances
navrantes s'accumulaient ici à plaisir, madame Made-
leine avait mis au monde un fils, le soir même. L'enfant
fut confié à un pauvre jeune garçon du pays qui avait
nom Toto Gicquel. Il devait porter l'enfant dans la bar-
que. La tète de Toto Gicquel n'était pas bien solide. 11
eut peur sur la lande et perdit l'enfant. C'est pour cela
que madame Madeleine est folle.
« On revit ce Toto Gicquel le lendemain, à l'enterre-
ment de la vieille marquise de Rostan, dont il suivit le
deuil tout seul.
« Puis nul n'entendit plus parler de lui. Sulpice pense
284 LE PARADIS DES FEMMES
qu'il est sur la mer avec un parent à lui qui servait le
patron en qualité de timonnier.
« Cet homme s'appelait Roblot : je sais tous ces noms
parce que j'ai aidé Sulpice dans ses recherches. »
Ce fut au tour de Virginie de tressaillir. Elle le fit
ostensiblement, de manière à imiter un assez beau
mouvement de surprise qu'elle avait vu exécuter au thé-
âtre du Gymnase.
— Je connais ce Roblot î dit-elle, c'est un homme
bronzé par la tempête, à la physionomie duquel uce
paire de boucles d'oreilles bizarres donne je ne sais quel
prodigieux caractère.
Elle n'ajouta pas que Roblot avait remplacé tant bien
que mal Ethelred introuvable.
Chiffon était à cent lieues de se douter qu'elle venait
d'entendre le commencement de l'histoire de Loriot,
son ami.
Une idée venait de naître en elle et la tenait déjà pré-
occupée. N'était-il pas dangereux de mettre Virginie en
tiers dans tous ces secrets qui étaient désormais pour
elle des secrets de famille?
C'est pour cela que naguère elle avaitpensé tout haut :
Je donnerais un an de ma vie pour pouvoir lire moi-
môme!
— Si vous voulez, mademoiselle, reprit Virginie, je
vous amènerai Roblot. Peut-être que ses révélations
jetteront quelque jour sur cette funèbre tragédie.
Comme Chiffon absorbée ne répondait point, elle
continua sa lecture :
(( Dans le principe, le but du docteur Sulpice était
donc de retrouver les deux enfants, pour leur rendre
l'héritage reconquis de leur famille ou ce qui pouvait
rester de cet héritage, car ceux qui s'en étaient emparés
ne l'avaient sans doute point conservé intact.
PARIS 285
« Ceiix-IA, dont je ne vous ai point encore parlé, ma
mère, vivent à Paris sous le nom de M. le marquis et
M"° la marquise de Rostan. Le premier a droit au nom
mais non pas au titre. C'est François Flostan, le mari
fugitif de M""" Madeleine, et par conséquent le père
d'Irène ; la seconde est une fille trouvée au cimetière de
Saint-Cast, en Bretagne. Eile est presque de taille à
lutter contre Sulpice, et je crois, tant les actions de
riiomme ont parfois d'étranges mobiles, je crois que
Sulpice s'ennuierait à sa tâche, s'il n'avait pas ce démon
en face de lui.
« Mais il y a autre chose. Le but s'est transformé ; il a
grandi. Cet héritage de sept cent mille francs, écorné par
la prodigalité des spoliateurs, est devenu, grâce au ha-
sard, un patrimoine énorme que personne ne saurait
évaluer au juste, mais qui dépasse un million de revenu.
« C'est devant cette proie nouvelle que le docteur Sul-
pice se retrouva tout à coup en face de ceux qui ont tué
son père.
« J'étais déjà dans l'intimité du docteur et de sa
femme quand on l'appela chez un homme, connu dans
un certain monde sous le nom grotesque du roi Truffe et
qui porte le titre de duc de Rostan.
« Si ton attention s'est fatiguée jusqu'ici, ma mère, au
détail d'un récit qui semble ne nous point regarder direc-
tement, ne perds plus un mot ni une ligne. Je suis accu-
sée d'avoir voulu empoisonner le duc de Rostan. Et si je
voulais, le docteur serait emprisonné comme étant mon
complice. »
— Assez I interrompit ici Chiffon.
— Comment ! assez I s'écria Virginie ; mais c'est ici que
l'intérêt se noue. Nous allons savoir...
— Assez I répéta Chiffon.
Virginie voulut obéir à sa manière. Elle consentait
286 LE PARADIS DES FEMMES
bien à ne plus lire tout haut, pourvu qu'on lui permit de
poursuivre pour elle seule. C'était elle qui avait appor-
té le cahier, le cahier était sa propriété. En conséquence,
elle se disposait à dévorer le reste, lorsque la voix de
Chiffon l'arrêta.
— Donnez-moi ces papiers, dit-elle.
— Ces papiers I fit Virginie étonnée ; mademoiselle
veut essayer?...
Elle eut un sourire. Chiffon tendit la main.
— L'écriture est très-lisible, continua la camériste :
mademoiselle commence à savoir ses lettres, elle pourra
épeler...
Chiffon lui prit le manuscrit des mains et se leva.
— Sonnez 1 ordonna- t-elle.
Virginie obéit.
Un domestique vint à l'appel. Chiffon lui dit :
— Allez dire au docteur Sulpice que je désire le voir,
sur le champ I
— Ce ne sera pas long, répliqua le valet. Monsieur et
madame attendent justement mademoiselle.
Il sortit. Virginie la considérait du coin de l'œil et se
demandait :
— Qu'est-ce qui lui prend ?
Il y avait, du reste, un monde de pensées dans le cer-
veau nuageux de Virginie. Cette petite lille qui était là
devant elle et qu'elle avait vue, un mois ajiparavant, pa-
tauger dans la boue de la grande route, cette petite lille
était l'héritière d'uue fortune immense, évaluée par So-
lange à un million de revenu 1
Aveugle hasard I elle qui aurait tant aimé, elle,
Virginie, à trouver, comme cela, un héritage romanes-
que I
Car elle eût préféré l'héritage à Ethelred lui-même.
Et puis cet échcvau de mystères où il lui était donné
PARIS 587
de mettre la main! cette hotte, cette gerbe, ce fagot de
secrets I Le docteur Sulpice lui-même était atteint par
la dernière ligne qu'elle venait de lire.
Dans plus de trois cents romans, Virginie avait vu
qu'en surprenant certains secrets, on arrivait tout douce-
ment à l'aisance.
Elle rêvait déjà une riante maison de campagne au
bord d'un ruisseau ombragé de saules et d'aunes, avec
des prairies vertes et de grands bœufs...
Le docteur Sulpice parut sur le seuil.
— Eh bien ! petite cousine, demanda-t-il gaiement,
sommes-nous prêts?
— Laissez-nous, Virginie, dit Chifïon. Veuillez vous as-
seoir, monsieur.
Sulpice, étonné, la regarda.
Quand Virginie eut poussé la porte, Ghiflbu tendit le
manuscrit an docteur, et reprit :
— Il y a là-dedans, mon cousin, des choses qui vous
regardent...
— C'est l'écriture de Solange ! s'écria hî docteur.
— Celle que vous appelez Solange a écrit cela dans
sa prison. Je m'en suis fait commencer la lecture par
ma femme de chambre. Peut-être en a-t-elle déjà trop lu ;
mais comme je veux savoir le reste et que je crains de
vous nuire en donnant à d'autres connaissance de certains
faits, je vous prie, mon cousin, de vouloir bieji m'ache-
ver ce maimscrit.
Elle était pâle, mais calme. Sulpice prit le caliier.
— Nous somme? à cette ligne, continua Chiffon : u Si
je voulais, le docteur seiait emprisonné comme étant
mon coinplici'.... »
Le docteur se mit en devoir de poursuivre sans répli-
•|uer. Chiffon l'arrêta.
— Est-ce la v(irité, cela? demanda-t-elle à voix basse.
XIX
MADEMOISELLE MARIE DE ROSTAN,
Le docteur Snlpicc prit la main de Chiffon et la porta
jusqu'à ses lèvres en souriaiît d'un air tranquille.
— Ma petite cousine, dit-il, je n'ai pas lu ce manuscrit,
mais je connais assez la vie et le comr de Solange Beau-
vaiso pur savoir au juste ce qui a pu totnl^er de sa plume.
Je n'ai jamais entendu Solange mentir, et je suis bien
certain que sa souffrance même ne lui a point arraché
d'accusation contre moi.
— Elle vous accuse de J'avoir abandonmk*, dit Chif-
fon.
— Ceci, mademoiselle, reprit le docteur, dont le front
eut un nuage, ceci est une affaire entre elle et moi.
— Mais elle n'est pas coupable, monsieur I s'écria
(Uiiffbn, prèle à engager vaillamment la bataille.
Le image, qui avait un instant assombri le beau front
PARIS 289
de Sulpice, se dissipa pour faire place de nouveau à son
fier et tranquille sourire.
— Ma chère Marie, reprit-il, de toute manière, vous
deviez savoir aujourd'hui qui vous êtes et ce que je veux
faire de vous. Je vois que ce manuscrit de la pauvre So-
lange est adressé à madame Beauvais ; (ille a du glisser
nécessairement sur certains détails qui n'eussent point
intéressé sa mère...
— A peine dit-elle un mot de mes parents, interrompit
Chiffon.
— Nous parlerons longuement, nous deux, de votre
père et de votre mère, ma petite cousine. Votre père était
UQ noble jeune homme. Votre mère était un ange de
bonté. Si j'ai gardé le silence vis à-vis de vous depuis un
mois, c'est que le moment n'est pas venu. Mais, en pré-
sence de M. le duc. de Rostan, je comptais vous dire, au-
jourd'hui même, l'histoire de votre famille. Vous avez
mal fait, chère enfant, de recourir à une servante pour
connaître le contenu de ces papiers. Vous avez bien fait
d'en interrompre la lecture, fut-ce un peu tard. Je vais
continuer cette lecture, fidèlement et docilement, puis-
que vous le désirez. Vous avez dû voir là-dedans que
mon père était le serviteur dévoué du vôtre. Je suis glo-
rieux de ressembler à mon père, et chaque fois que vous
ordonnerez, mademoiselle de Rostan, j'aurai du bonheur
avons obéir.
Sulpice avait débuté par prendre un ton caressant. A
mesure qu'il parlait, sa voix se fit plus grave et plus
triste. Eu prononçant les derniers mots, il s'inclina pres-
que froidement.
— Mon cousin... balbutia la jeune fille étonnée.
— C'est vrai, mademoiselle Marie, interrompit Sulpice
à son tour, je suis votre cousin par alliance, votre cousin
germain. Cette alliance m'était commandée : je n'ai
11 25
290 LE PARADIS DES FEMMES
point à m'en excuser. Si l'on pouvait, après avoir épousé
le malheur, répudier la richesse, Irène, ma femme, au-
rait les mêmes droits que vous à la fortune de Rostan ;
mais vous la posséderez seule, parce qu'Irène est ma
femme. Je ne veux pas de cette fortune, ma cousine ; je
veux tout pour vous, rien pour nous.
— Bon cousi)i, s'écria Chiffon, de quoi me parlez-vous
là? Vous m'avez prise dans un grenier, je m,'en souviens
bien. Si j'ai dit ou fait quelque chose qui vous déplaise,
grondez-moi comme il faut et ne vous gênez pas. Mais
ne me traitez pas comme une duchesse, ou bien vous me
rendrez la fille la plus malheureuse du monde.
— Vous serez duchesse, ma cousine, répliqua le doc-
teur.
En même temps il rouvrit le cahier de Solange et
reprit la lecture en répétant la dernière phrase :
«... Si je voulais, le docteur serait emprisonné comme
étant mon complice.
« C'est le docteur qui m'a introduite chez M. le duc de
Rostan. Ce monde-là ne connaissait point ma fatale
aventure, mais je n'avais aucun motif pour entrer dans
la maison de M. le duc, qui est sans enfants. Le docteur
me plaça près de lui comme lectrice d'abord, puis le duc
eut envie de prendre des leçons de musique. Il conçut
de l'amitié pour moi. Nous étions trois autour de lui :
Irène, Gabrielle de Morges et moi. Une femme qui m'a
poursuivie avec un acharnement implacable, madame
la marquise de Rostan, avait aussi grande part à sa con-
fiance.
« J'avais retrouvé M. Pernand chez le duc. Je crois-
que madame la marquise l'aime. Elle était jalouse de
moi . Fernaud courtisait Gabrielle de Morges, une pau-
vre enfant qu'on voulait marier au roi Truffe.
PARIS 291
(( La marquise avait mon secret : la marquise savait
qu'on m'avait mise en prison pour vol.
« Moi, innocente, je savais qu'elle était criminelle ; et
pourtant les armes n'étaient pas égales. Je sentais que,
tôt ou tard, je tomberais vaincue.
« Je n'aurais même pas osé lui dire, de peur de hâter
le coup qu'elle me destinait : Je sais le rôle que vous
avez joué dans la nuit du six mars mil huit cent trente-
cinq, sous le cap Fréhel, et je connais le nom de vos trois
victimes.
« A qui faire croire de semblables choses, puisque
Irène et le docteur Sulpice gardaient le silence ?
c( J'ai besoin de te faire comprendre, ma mère, dussé-
je te le répéter cent fois, qu'Irène était pour moi une
sœur bien-aimée, et que le docteur Sulpice avait agi
vis-à-vis de moi comme le meilleur des pères. Leurs
bontés m'avaient ôté le droit de les juger. Quand le doc-
teur me dit ce que j'aurais à faire auprès de M. le duc,
je fus prise d'une grande trisesse, mais je ne demandai
pas d'explication. Sulpice m'avait dit : Vous empêcherez
M . le duc d'épouser Gabrielle de Morges, et chaque fois
que la marquise d'Astrée entrera le soir dans la chambre
à coucher de M. le duc, vous y pénétrerez après elle
pour... ))
Ici, le manuscrit était interrompu et le papier gardait
de nombreuses traces de larmes.
« 0 ma mère 1 disait Solange, faisant trêve à son récit,
j'ai été tout un jour sans reprendre la plume. Je suis au
secret. Et c'est le docteur Sulpice qui en est la cause.
Est-ce vrai, cela, ma mère? ou plutôt, est-ce possible?
« Au moment où je traçais la dernière ligne, au milieu
de laquelle je me suis arrêtée, un gardien est entré dans
ma cellule. Il a jeté une lettre sur ma table. Je ne con-
nais pas l'écriture. Cette lettre dit :
292 LE PARADIS DES FEMMES
(( Aujourd'hui a en lieu l'interrogatoire de M. le che-
« valier Roger do Martroy, en son domicile, rue de
(( JVIontaigne. Le chevalier, très-malade du coup de cou-
« teau-poignard qu'il a reçu au château de Morges, était
« incapable de répondre aux questions du magistrat
« instructeur. Auprès de lui étaient madame Sulpice et
« M. Robert do Galleran. Le docteur Sulpice a été appelé.
« Sa femme et Galleran se sont jetés à ses genoux pour
ce le prier d'avoir pitié de vous ; le docteur, inflexible,
« s'est servi de sa mystérieuse puissance pour délier un
« instant la langue du blessé. Roger de Martroy a dé-
« claré qu'il vous avait vue jeter une poudre blanche
« dans le breuvage du roi Truffe. Vous êtes perdue. »
«Telle est la lettre anonyme, ma mère, je la transcris
mot à mot.
« Et je termine la ligne interrompue, priant Dieu de
me donner la force de n'accuser jamais l'homme qui fut
mon bienfaiteur I
«Sulpice m'avait dit: — Vous pénétrerez dans la
chambre à coucher de M. le duc après la marquise d'As-
trée, et vous mêlerez au verre d'eau qui est toujours
sur sa table de nuit le contenu de l'un de ces paquets.
« En même temps il m'avait remis plusieurs capsules
renfermant une poudre blanche et comme impal-
pable... »
Chifî'on s'agita sur son siège. Elle étouffait.
— Veuillez ne pas m'interrompre, ma cousine, dit le
docteur; désormais le temps nous presse, et je ne vou-
drais pas laisser cette lecture inachevée.
— Pour rien au monde, moi, je n'y consentirais
monsieur, répliqua Chiffon d'un ton ferme.
Le docteur continua :
« Ma mère, ma bonne mère, tout ceci est la vérité
pure. Je te l'ai dit, je devenais triste. Irène devina mes
PARIS 293
répugnances. Un soir, elle vint dans ma chambre et
s'assit auprès de mon lit.
« — Sulpice m'envoie vers vous, Solange, me dit-elle.
Nous n'avons plus longtemps à combattre. Ceux qui
doivent hériter du nom et de la fortune de Rostan sont
près d'arriver à Paris. Sulpice ne veut pas que vous le
serviez en aveugle. Il y a ici un démon qui rêve sans
cesse le mal. Sulpice a découvert chez M. le duc des
symptômes inquiétants. Sa conviction est que M. le duc
a pris du poison. C'est vous qui lui donnez le contre-
poison chaque soir.
« Quand on m'interrogera, ma mère, faudra-t-il
révéler tout cela?
(( Il y a six semaines, vers la fin d'octobre, M. le
duc de Rostau acheta à M. le comte de Morges un beau
château que ce dernier possédait près de la petite ville
de Maintenon. Le pauvre duc est un homme de peu
d'intelligence, naïf et timide comme un enfant. Il cherche
partout quelqu'un à aimer, mais il semble que son im-
mense fortune est comme une muraille entre lui et le
cœur de ceux qui l'entourent. Moi, je l'aimais et j'ai
senti parfois mes yeux se mouilller quand il disait : Je
voudrais être pauvre et avoir une famille.
(( Il nous emmena tous à ce beau château de Mainte-
non. M. le marquis de Rostan, homme brutal et mé-
chamment stupide, dont la vie est, depuis des années,
une sorte d'ivresse somnolente, m'avait fait sonder cet
automne par un personnage de discrète perdition, nom-
mé M. P. J. Gridaine. M. le marquis voulait, disait-il,
m'arracher à la position fâcheuse que j'occupais et
m'élever â cet honneur d'être sa maîtresse. Je n'avais
pas daigné répondre à M. P. J. Gridaine.
(( En route, je fus placée à côté de M. le marquis. II
me fatigua de ses hommages ; et, comme je le repous-
II 25*
294 LE PARADIS DES FEMMES
sais froidement, il me dit : « D'autres sont plus heureux
que moi. » Il prononça le nom de M. Fernand.
c( Une fois au château, les poursuites de cet homme
devinrent intolérables. En même temps, madame la
marquise eut une recrudescence de jalousie, toujours à
propos de M. Fernand, et une fois que j'étais au piano,
accompagnant le chevalier Roger de Martroy, elle me fit
à l'oreille une sanglante menace.
« Je compris que cette femme n'attendait qu'une occa-
sion pour m'accabler sous le hasard de mon passé.
(( C'est la seule chose que je me reproche, ma bonne
mère, et si j'avais réussi dans mon dessein, je serais près
de toi, heureuse et libre : je songeai à déserter mon
poste ; je voulus fuir.
« Sulpice et sa femme s'y seraient opposés. Je dus
chercher un autre auxiliaire.
(i M. de Galleran m'aimait, je n'étais plus à en douter,
mais je ne voulais pas, à cause de cela même, me servir
de lui. Je songeai à Fernand. Depuis que je voyais ce
monde du roi Truffe, comme ils appellent tous M. le
duc de Rostan, j'avais appris des particularités fâcheuses
sur le compte de Fernand. Je n'ignorais pas qu'il y
avait danger à nouer avec lui des rapports d'un genre
quelconque ; mais, isolée comme je l'étais, avais-je le
choix? Je chargeai le chevalier de IMartroy d'une lettre
pour Fernand. Quelques minutes après, Fernand entrait
dans le salon avec M. Robert de Galleran. Je redeman-
dai ma lettre au chevalier et peut-être fut-ce la source
de sa première impression mauvaise. On ne croit pas au
crime du premier coup. Le chevalier eût hésité à m'ac-
cuser, s'il eût compris ma conduite.
« Je me souviens qu'au moment où je le chargeai de
la lettre, le chevalier me jeta un regard étrange. On le
croyait amoureux de Gabrielle. Plus d'une fois il s'était
PARIS 295
approché de moi comme pour me parler, et jamais il
n'avait osé. C'était sans doute pour me prier de le ser-
vir auprès de Gabrielle.
(( Mais à dater de cette soirée, les événements se préci-
pitèrent avec une telle rapidité qu'il n^y eut plus de
place pour les explications. M. de .Galleran fit à peine
attention à moi. Il remit une lettre à Irène et la mar-
quise Astrée accapara Fernand.
(( J'entendis bien que la marquise reprochait à Fer-
nand sa prétendue inclination pour moi. Pendant que
j'étais ainsi préoccupée, M. le marquis vint s'asseoir à
côté de moi, et me parla tout bas. Je ne saisissais point
le sens de ses paroles. Quand je me levai enfin, et trop
tard, je vis plusieurs de ces messieurs sourire en me
regardant.
« J'étais sur une pente fatale. Quelque chose m'entraî-
nait. Je sentais parfaitement que j'allais à quelque
catastrophe.
ce Ce monde du roi TrufTe n'était même pas le monde
de mon ancienne maîtresse, madame la comtesse de
Colombel. Je n'avais aucun ménagement à espérer. Ma
résolution était prise ; le lendemain, je comptais partir.
(( Pourquoi ne le dirais-je pas, ma mère? Pendant
toute celte soirée je souffris de la conduite de M. de
Galleran. Irène avait été jalouse de moi, je fus jalouse
d'Irène. Je ne sais pourquoi, depuis quelque temps,
j'avais remords des soupçons que M. de Galleran m'avait
inspirés. Je lui en tenais compte en quelque sorte, et
j'aurais voulu l'en indemniser. De son côté, il me cher-
• ehait sans cesse, et son amour, très-respectueux, se
trahissait de mille manières. D'où venait ce change-
ment ? Je t'ai dit commo Irène est belle.
« lïélas î je ne devais pas garder longtemps ces
petites tristesses. A peine étais-je dans ma chambre que
296 LE PARADIS DES FEMMES
j'entendis le pas de la marquise Astrée dans le corridor.
Elle resta un quart d'heure chez M. le duc. Je voulus
remplir une dernière fois mon devoir, et je quittai ma
chambre sans bruit, emportant une des capsules que le
docteur m'avait confiées.
« M. le duc dormait. Au moment où je versais la
poudre dans son verre d'eau, j'entendis un bruit du côté
de la porte ouverte. Je m'élançai. Une ombre courait
au-devant de moi dans les corridors obscurs. Je la pour-
suivis jusqu'à la terrasse, au bas de laquelle je trouvai le
malheureux chevalier de Martroy, blessé d'un coup de
poignard et baigné dans son sang.
« Une lutte avait eu lieu entre lui et M. le marquis de
Kostan, qui était là pour moi. Roger, épris de cet
amour rêveur qu'inspirent souvent les toutes jeunes
filles, aimait à errer la nuit sous les fenêtres de Gabrielle,
qui donnaient, comme les miennes, sur la terrasse.
(( C'était lui qui, guidé par je ne sais quelle curiosité,
s'était glissé sur mes pas jusqu'à la chambre à coucher
de M. le duc. Il m'avait vue. En faisant sa déclaration à
la justice, Roger n'a dit que la vérité.
(( Le marquis, lâche et sanguinaire, s'était servi de
son couteau-poignard contre un homme sans armes.
« Le lendemain, le bruit se répandit qu'on avait
trouvé de l'arsenic dans le verre de M. le duc, et je fus
arrêtée.
« Depuis lors, je n'ai vu âme qui vive.
(( Ma mère chérie, cette fois comme l'autre, je suis
innocente. Pardonne-moi tout le mal que cette lettre va
te faire, et console toi eu pensant que si je meurs toute
jeune, je n'ai eu cependant que trop de temps pour être
malheureuse ici-bas; console-toi surtout par cette assu-
rane que je te donne ici de mourir chrétiennement,
comme j'ai vécu.
PARIS 297
(( Ma dernière volonté est que tu fasses tenir un double
de cet écrit au docteur Sulpice. Je n'ai pas besoin de te
recommander le secret le plus absolu.
« Et maintenant, adieu, ma mère, ma bien-aimée
mère. Si j'étais morte là-bas, dans notre Bcrry, tu m'au-
rais donné une croix sous les grands ifs du cimetière.
Parfois, le dimanche soir, tu serais venue avec mon frère
et ma sœur. Vous êtes pieux à visiter les morts. Et ne
voit-on pas les grands ifs de ta fenêtre?
(( J'aurais aimé cela. On doit reposer mieux près de la
maison où fut le berceau, sous le regard de ceux qui
vous furent cliers. J'y pense souvent. C'eût été la dou-
ceur de mes derniers moments, si j'avais pu me dire :
Ma tombe touchera la tombe de mon père.
« Mais tu es trop pauvre, je le sais bien. Garde le peu
que tu as pour tes enfants qui vivent. Moi je dormirai dans
un des cimetières de Paris, vastes comme une ville, où
il n'y a point de sentier pour aller aux tombes, perdues
dans la cohue des sépultures sans nom.
« Je n'ai plus d'amis et tu es loin, ma mère. Je dor-
mirai, je dormirai bien. Nulle voix connue ne m'ap-
pellera. L'herbe qui croîtra sur moi n'aura, pour la
mouiller, que la rosée. Qui donc m'apporterait une
larme ?
« Je dormirai. Dans un mois, si tu venais, ma mère,
ne demande pas : où l'a-t-on mise ? Personne ne saurait
cela. On rirait de toi, pauvre femme en deuil. Ne
viens pas.
« Mon âme ira où tu es, je te le promets, ma, mère...
« ... Je me souviens d'y être venue. C'était au Père-
Lachaise, par une matinée de printemps. Il y avait une
tombe en marbre blanc avec des larmes dorées. Tout
autour, des lilas, des violettes et des roses. Devant la
298 LE PARADIS DES FEMMES
balustrade, uu jeune homme était agenouillé. Il pleurait
en effeuillant lentement une fleur.
« — Même, ici, me dit ma compagne, Paris, est le para-
dis des femmes...
« Ma mère, je vais aller, moi, dans le paradis de Dieu.
« Ecoute, ou doit souffrir bien plus pour mourir,
quand on vécut heureux. La mort est bonne à ceux qui
souffrent. Cette jeune fille qui était dans la tombe
blanche avec des larmes d'or, on Taimait, car les fleurs
étaient toutes fraîches. Sans doute aussi qu'elle aimait.
Un grand deuil, ma mère I Elle était riche, belle,
joyeuse... Qu'ai-je à regretter, moi? mes pleurs?
« Tu diras à ma chère petite Glaire d'être bien sage : je
la verrai de là-haut ; tu diras à mon petit Henri de penser
à moi quand il va approcher de la sainte table pour la
première fois. Bel ange I a-t-il toujours ses grands che-
veux blonds? Je ris, tiens, ma mère, en songeant que
je fais encore des questions.
« Je ris souvent. J'ai peine à pleurer. Mes yeux sont
secs et ma tète ardente. Tu ne me reconnaîtrais pas...
(( J'ai oublié de te dire cela : Hier, j'ai vu l'avocat
chargé de me défendre. 11 me croit coupable. Il me
trouve belle.
(( J'ai tout dit, ma mère. Adieu encore, adieu pour
toujours. Quand tu auras lu cette longue lettre qui a
rendu pour moi plus douces les heures de ma captivité,
tu prendras Henri et Glaire par la main, tu les mèneras
dans mon ancienne chambre, où est le petit portrait.
Quand on le fit, j'avais douze ans ; mon père le gardait
à son chevet. Vous vous agenouillerez tous trois devant
l'image de la Vierge qui est au fond de mon lit et vous
prierez Dieu pour la morte. A cette heure-là, je ne souf-
frirai plus... ))
Le docteur referma le cahier et le déposa sur la table.
I
PARIS 299
Chiffon essuya ses yeux endoloris par les larmes.
— Il n'y a plus rien? demanda-t-elle.
— Plus rien, répondit le docteur.
Chiffon le regarda en face.
— Vous n'avez pas pleuré, dit-elle.
Sulpice garda le silence.
— Oh I pauvre fille I pauvre fille ! s'écria Chiffon, elle
a bien raison de dire: Je n'ai plus d'amis!
— Vous avez raison de la plaindre, Marie, prononça
Sulpice lentement ; elle est innocente et très-malheu-
reuse.
— Innocente aussi de ce vol, n'est-ce pas? demanda
Chiffon.
Le docteur inclina la tête en signe d'affirmation, puis
il consulta sa montre et se leva.
— Ma cousine, dit-il, préparez-vous, je vous prie,
nous allons partir.
Il avança la main pour sonner Virginie. Chiffon
l'arrêta.
— Pas encore, mon cousin, fit-elle ; j'ai à causer avec
vous. Je ne connais pas assez le monde pour savoir où
vous prenez votre puissance, mais je sais que vous avez
de la puissance. Mon amie Solange le dit : je la crois.
— Votre amie Solange! répéta Sulpice avec surprise.
— Oui, oui ! mon amie ! s'écria Chiffon enthousiaste
et plus charmante. Comprenez-moi, mon cousin, je suis
Bretonne et entêtée. Je veux la sauver et je la sauverai !
— Comment la sauverez-vous?
— Ah 1 je m'embarrasse bien <ie cela ! Vous dites que
vous m'aimez : je la sauverai par vous.
Sulpice secoua la tête.
— Je l'aime aussi, dit-il à voix basse.
— Et vous la laissez en prison 1
— Et d'un mot, je pourrais lui rendre la liberté.
300 LE PARADIS DES FEMMES
Chiffon était debout devant lui. Ses yeux lançaient
des éclairs.
— Pourquoi ne le faites-vous pas? dit-elle, pourquoi?
— Pour vous, répondit Sulpice après un silence.
Chiffon recula et son visage se couvrit de pâleur. Un
instant elle resta muette. Sulpice sonna et Virginie pa-
rut. En entrant, Virginie lorgna le cahier qui restait
sur le guéridon. C 'îtait son bien, mais elle n'osait plus
y toucher.
— Allez prévenir M°^^ Sulpice, dit le docteur ; nous
sommes prêts et nous l'attendons.
Quand Virginie fut sortie, Chiffon dit ;
— Moi, je ne suis pas prête.
Elle dégrafa son mantelet et alla s'asseoir au coin du
feu.
Les sourcils du docteur se froncèrent.
— Oh I dit Chiffon, vous ne me faites pas peur !
— Allez-vous être ingrate déjà, ma cousine ? murmura
Sulpice.
— S'il faut être ingrate pour la sauver, mon cousin,
je serai ingrate !
— Ecoutez moi, ma chère enfant, dit le docteur qui
vint s'asseoir à côté d'elle ; je vous ai fait lecture' de ce
manuscrit, parce que vous le désiriez, d'abord; vos
désirs sont des ordres pour moi. Ensuite, parce qu'il
contient certaines choses qu'il vous était bon de con-
naître. Cependant le manuscrit de votre amie Solange
(il appuya sur le mot amie avec complaisance) n'a pas
pu vous dire tout ce que j'ai fait pour les vôtres et pour
vous depuis que j'existe. 11 n'y a qu'un seul être au
mande pour savoir cela ; c'est moi. J'arrive au but après
des années de peines et de fatigues ; ne soyez pas vous-
même la dernière entrave posée en travers de ma route.
PARIS 301
Je vous écarterais, ma cousine, comme j'ai écarté toutes
les autres.
— Alors, vous voulez me servir malgré moi ? deman-
da Chiffon révoltée.
— Oui, ma cousine, je le veux.
— Eh bien I moi, s'écria Chiffon, relevant le gant avec
sa vaillance ordinaire, je ne veux plus de vos services,
monsieur I Yous tuez une pauvre fille pour moi, je
l'aime mieux que vous ! Avez-vous pu lire sans pleurer,
cet endroit où elle dit à sa mère de ne pas vous accuser?
J'ignore en quoi son malheur peut vous aider, mais ma
chère mère n'est pas morte ainsi toute jeune volontai-
rement, sans avoir un cœur, n'est-ce pas I Moi, j'ai le
cœur de ma mère. Je mourrai quand on voudra. Vous
dites que je suis la fille des grands seigneurs et des che-
valiers. Ceux-là me voient, car ils étaient chrétiens et ils
sont au ciel. Oserez-vous dire qu'ils ne sont pas contents
de moi I
Sulpice la regardait. Son émotion était tout au fond
de son âme, et Chiffon ne pouvait point la deviner sur
son visage. C'était bien une RostanI Où avait-elle pris
cette belle fierté, l'enfant qui s'en allait naguère courant
par les foires bretonnes, ou chantant sur les boulevards
pour un sou ?
— Vous ne répondez pas, poursuivit Chifibn; je ne
sais pas, moi, en vérité, pourquoi ils disent tous que vous
êtes bon î vous tuez vos amis, et votre femme est mal-
heureuse î
Ce coup-là portait en plein cœur. Sulpice tressaillit,
et, durant une seconde, le jouge vint à son front pâle.
Chiffon prit cela pour de la colère.
— Fâchez-vous ! s'écria-t-elle, renvoyez -moi ! Aussi
})ien, si vous ne me renvoyez pas, je m'en irai toute
seule. Vous aimiez mon père et ma mère, c'est bien ; à
H 26
302 LE PARADIS DES FEMMES
cause de cela, vous voulez me donner leur nom et des
millions. C'est trop pour être heureuse, des millions,
mais on ne choisit pas sa destinée : Va pour des mil-
lions î Je ne sais pas au juste ce que cela vaut. Mais tout
l'or du monde, entendez-vous, monsieur le docteur Sul-
pice, ne vaut ni une larme, ni une goutte de sang. Je ne
vous laisse pas même le temps de me faire cette menace
qui pendait à vos lèvres, je ne vous laisse pas le temps
de me dire: Marie, si vous ne venez pas chez le duc de
Rostan, vous perdez une fortune. Je vous dis, moi, à
l'avance, et en toute vérité: cette fortune-là, je m'en
moque I
Irène entrait en ce moment.
— Ma bonne cousine, lui dit Chiffon, je vous annonce
que je vais reprendre ma jupe d'épluehe et mes sabots
pour retourner en Bretagne.
Irène alla fermer la porte sur Virginie, qui tâchait de
voir et d'entendre.
— Mon Dieu ! reprit Chiffon, ce n'est pas la peine de
faire tant de mystère. J'en ai assez de vos grandeurs !
J'avais envie de jouer à la dame et d'avoir des robes de
soie. J'en ai eu. Je m'ennuie d'être belle pour d'autres
que pour mon Loriot....
— Voilà la chose, ma cousine, interrompit-elle ; votre
mari veut que je sois riche. Pour que je sois riche, il
faut, paraitrait-il, que Solange Beauvais meure de cha-
grin dans sa prison. Approuvez-moi ou ne m'approuvez
pas, j'envoie promener cette fortune-là I
Irène s'élança vers elle et lui prit les deux mains.
— Ne me prêchez pas ! dit Chiffon, c'est impossible
de me convertir î Au lieu d'aller chez votre duc, je vais
me faire enseigner la route de la prison où est mon amie,
Solange...
PARIS 303
— Son amie Solauge I répéta à son tour Irène qui in-
terrogea Sulpice du regard.
— Elles ont fait connaissance là-dedans, répondit le
docteur en montrant le manuscrit dé la prisonnière.
Irène saisit le cahier et porta l'écriture à ses lèvres.
Chiffon ouvrit de grands yeux.
— Vous l'aimez donc encore, vous? demanda -t-elle :
c'est bon I je reviendrai vous voir quand mon cousin Sul-
pice ne sera pas là. Eh bien ! savez-vous, bonne cousine,
je vais aller trouver notre Solange ; je lui dirai que vous
l'aimez, je lui dirai que M. de Galleran pleure quand il
parle d'elle. Et je raconterai aux juges, ajouta-t-elle en
touchant le manuscrit d'un geste énergique, tout ce
qu'il y a là-dedans, je le sais par cœur I
— Sulpice I Sulpice I s'écria Irène, émue jus(ju'aux
larmes, résisterez-vous à cela?
— M^'^ de Rostan, dit Sulpice froidement, ne connaît
pas le prix de ce qu'elle refuse. Elle n'a aucune idée
dune fortune semblable à celle de M. le duc. Je la laisse
libre. Dans mon opinion, il n'est pas permis de servir
quelqu'un malgré lui. Mademoiselle de Rostan agira
comme elle l'entendra. Ma maison sera toujours la
sienne ; mais les portes de ma maison resteront toujours
ouvertes pour sortir comme pour rentrer.
Il prit son chapeau et se dirigea vers la porte.
— Adieu mon cousin, dit Chiffon, je vais sortir et je
ne rentrerai pas.
Au moment de passer le seuil, le docteur Sulpice se
retourna.
— Avant de m'éloigner, reprit-il, je dois dire à made-
moiselle de Rostan que j'ai fait, suivant ses ordres, des
recherches pour retrouver son jeune compagnon.
— Loriot I s'écria Chiffon qui était déjà en train de
jeter son camail sur ses épaules.
304 LE PARADIS DES FEMMES
IrèDe et Sulpice échangèrent un regard à la dérobée.
Chiffon s'était élancée vers le docteur. Sa fierté était
loin. Elle avait un sourire caressant et plein de prières.
C'était bien en ce moment notre petite Chiffon d'au-
trefois.
— Vous l'avez retrouvé ? dit-elle.
— Oui, répondit le docteur, je l'ai retrouvé.
— Où est-il? où est-il?
— Tout ce que je puis vous dire, repartit le docteur,
c'est que vous auriez vu votre ami chez M. le duc de
Rostan.
— Ah I s'écria Chiffon, qui se redressa indignée, vous
voulez m'acheter? C'est mal. Oui, oui, vous aviez bien
trouvé I je l'aime plus que moi-même I Mais Dieu me dit
de ne pas abandonner cette pauvre femme, même pour
retrouver mon Loriot, et Dieu me le rendra sans vous I
En parlant, elle avait noué son mantelet et mis son
chapeau. Elle courut vers la porte. Au devant de la
porte elle trouva Irène et Sulpice. Irène la pressa contre
son cœur. Cette fois, le docteur Sulpice avait des larmes
dans les yeux.
— Père, murmura-t-il, les mains jointes et le regard
au ciel, Rostan revivra : son cœur n'est pas mort I
XX
ACTES NOTARIÉS.
Ils étaient tous les trois assis autour du foyer, Chiffou,
Irèoe et Sulpice. Chiffon était au milieu. Elle avait à
répondre à de doubles caresses.
— Qu'aurais-tu fait, enfant chérie, demanda Irène,
là-bas, à la prison, avec les geôliers et les gardiens?
— J'aurais tant prié, répondit Chififon, qu'on m'aurait
laissé entrer près de la pauvre Solange.
— Mais il n'y a point de pitié, ma fille. On a beau
prier, on a beau pleurer, la consigne est là. J'y suis
allée, moi, qui te parle...
— Oh I vous, cousine, vous êtes bonne I interrompit
Chiffon, qui jeta au docteur un regard d'espiègle ran-
cune.
Sulpice lissait de la main les belles masses de ses
clieveux.
II 26*
306 LE PARADIS DES FEMMES
— Lui aussi, reprit Irène, il vaut mieux que nous
tous.
Sulpice eut un de ces sourires tristes et doux qui
donnaient à sa physionomie une expression si par-
ticulière.
— Marie, dit-il, c'est vous qui verrez Solange la pre-
mière. Je veux que le bonheur lui vienne par vous. Vous
irez toute seule et la pauvre prisonnière croira voir son
bon ange.
Ghififon lui jeta ses deux bras autour du cou.
— Ce sera aujourd'hui? dit-elle.
— Demain au plus tard, repartit le docteur ; et main-
tenant, chère enfant, préparez-vous pour tout de bon.
Solange elle-même a grand besoin que vous réussissiez
auprès de M. le duc. Quand vous avez dit : je ne veux
pas de cette fortune, Marie, vous ne songiez pas au
nombre des heureux qu'on peut faire avec une fortune
semblable.
— C'est vrai, dit Chiffon qui se leva toute joyeuse ;
mon Loriot sera riche 1
En la baisant, Irène lui dit à l'oreille :
— Merci pour elle et merci pour moi I
— Est-ce M. de Galleran qui avait volé? demanda
étourdiment Chiffon.
Irène la regarda étonnée.
— Ne lui parlez jamais de celai murmura-t-elle.
— En voilà des rentrées et des sorties I dit Virginie
quand elle fut de retour auprès de sa jeune maîtresse ;
moi je n'aime pas tous ces mystères-là. Les cachoteries
m'agacent. Pour un peu, je demanderais mon
compte 1
— Comment, Virginie, vous voulez me quitter I
— Je vous suis attachée, mademoiselle Marie, répli-
qua la camériste, comme le fer s'attache à l'aimant,
PARIS 307
comme la vigne s'attache à l'ormeau, sous le beau cie
de rOccitanie, comme le malheur s'accroche aux créa-
tures d'élite. Mais (^a n'est pas amusant, voyez-vous, ce
qui vient de m'arriver. J'ai lu bien des romaus, je n'en
ai jamais laissé un seul à moitié, quoiqu'il y en ait de
fièrement durs à finir I je vas toujours jusqu'au bout;
il m'en faut pour mon argent. Voilà donc la première
fois que je reste, comme on dit, le bec dans l'eau; ça
m'humilie.
— Soyez tranquille, dit Chiffon, nous irons délivrer
ensemble la pauvre Solange...
— Vrai! ça ne finit donc pas en noir?
— En rose, ma fille! on ne pleure plus que de joie.
— Ah I fit Virginie désappointée, comme on dit : en
queue de poisson. Alors, ce n'était pas la peine î
Dans le salon, Sulpice et Irène étaient seuls. Le doc-
teur avait pris un livre.
— Vous ne vouiez pas me parler, Sulpice? dit Irène.
Le docteur ferma son livre aussitôt. Irène pressa une
de ses mains entre les deux siennes.
— Je vous en prie à deux genoux, Sulpice, mon
mari, reprit-elle en baissant la voix, prenez des pré-
cautions...
— Cette femme veut me tuer, n'est-ce pas ? interrom-
pit Sulpice avec un sourire railleur.
— Oui, cette femme veut vous tuer, je vous le dis.
J'en suis sûre. Les moyens sont préparés. Le meurtrier
a reçu les arrhes, et l'arme est déjà dans ses mains.
— Comment savez-vous cela, Irène, si vous ne m'avez
pas désobéi ?
Le regard de la jeune femme se baissa sous celui du
docteur. 11 reprit :
— Je suis trop orgueilleux pour être jaloux, Irène,
308 LE PARADIS DES FEMMES
mais mon amour pour vous, c'était votre confiance et
votre obéissance...
— Mon amour à moi, interrompit Irène avec passion,
mon amour pour vous, Sulpice, c'est mon être tout en-
tier I Pourquoi m'avez-vous donné jadis une part de votre
vie si vous ne vouliez pas que je vous aimasse unique-
ment et par-dessus tout ? C'est vous qui êtes en moi-
même, Sulpice ; et ce que j'appelle ma pensée retourne
à son principe en allant à vous. Parfois, ceux qui sont
trop forts, regardent trop haut : Ils ne voient pas le dan-
ger qui rampe à leurs pieds...
Sulpice bâilla légèrement et dit :
— L'histoire à jamais effrayante de l'astrologue qui
se laissa choir au fond d'un puits I
Ce n'était pas la nature de Sulpice de répondre ainsi
par la raillerie vulgaire à l'expression d'un tendre sen-
timent.
— Mon mari, mon mari, je ne vous reconnais plus I
balbutia Irène les larmes aux yeux.
— Vous exagérez tout, dit Sulpice en détournant la
tête ; avez-vous vu votre mère, ce matin ?
— Je la vois chaque jour.
— Gomment va-t-elle ?
— Il y a en elle depuis longtemps plus de raison et des
souvenirs plus précis. Elle se plaint souvent de ne plus
vous voir, Sulpice.
— Ne lui parlez de moi que le moins possible, Irène,
dit le docteur en changeant de ton ; je voudrais qu'elle
m'oubliât, si c'est possible.
— C'est impossible I repartit la jeune femme vive-
ment ; Madeleine de Rostan n'oubliera jamais son
sauveur.
— Mon Dieu 1 chère, dit Sulpice, comme s'il eût
voulu, par sa simplicité afîectée, gourmander la chaleur
PARIS 309
qu'Irène mettait à parler, c'est un souhait de médecin,
voilà tout. Je répète que j'ai cessé à dessein de voir
votre mère. Ai-je besoin d'ajouter que mon respect et
mon dévouement à son égard n'ont point diminué? Je
répète encore que pour le succès de ma tentative
suprême, je désirerais que, momentanément, elle pût
m'oublier.
Irène garda un instant le silence. Sulpice reprit son
livre.
De grosses larmes coulèrent sur la joue pâle de la
jeune femme. Elle se leva et traversa la chambre sur
la pointe des pieds. Sulpice fit mine de ne la point en-
tendre.
Dès qu'elle fut partie, il appuya s a tête contre sa
main.
— Elle va chercher l'enfant, murmura-t-il.
Puis il ajouta, tandis que son regard se noyait dans
le vide :
— La femme essaie toujours d'éloigner l'heure du
combat. Pauvre Irène bien-aiméel Après cette lutte,
d'autres luttes, c'est la vie. Vainqueur ici, je nje
prendrai corps à corps avec la science... et la science
veut tout l'homme ! et l'homme n'en voit point le bout 1
Irène revint, en effet, tenant dans ses bras une petite
fille aussi rose, aussi belle, aussi jolie que cet adorable
enfant de Somerset - House, le chef-d'œvre de Law-
rence — Lawrence, le peintre qui fait sourire et pleurer
toutes les mères.
— Laissez votre livre, dit-elle presque gaiement, et
prenez Madeleine sur vos genoux.
Sulpice tendit ses deux bras. Il trembla en pressant
l'enfant contre son cœur. La belle petite fille ramageait.
Sait-on ce qu'elles disent? Gela ennuie les indifférents.
Le père et la mère écoutent : c'est plus doux qu'une
310 LE PARADIS DES FEMMES
strophe de Lamartine, c'est plus beau qu'une phrase de
Beethoven. Et les plus grands, les plus graves sont ceux
qui s'amusent le mieux à cela.
La petite Madeleine était sur les genoux du docteur ;
Irène dit :
— Vous voyez bien que vous n'avez pas le droit de
jouer ainsi votre viel
Sulpice éleva l'enfant au-dessus de sa tête.
— Seras-tu une bonne femme, Madelinette? dit-il ;
obéiras-tu à ton homme ?
— Non, répliqua fermement Madeleine, je tcux à
Dada I
Sulpice, cédant à ce légitime désir, la mit à cheval
sur sa cuisse, et la fit trotter. La petite fille, heureuse,
criait et riait.
— Il y a des femmes qui ont leur mari tout à elles,
pensait la pauvre Irène.
— N'est-ce pas, Madeleine, reprit-elle, que tu mour-
rais si lu perdais ton père?
— Oh I oui, répondit Madeleine, encore I encore I
à dada I
— A l'âge qu'elle a, ma femme, dit Sulpice, vous
étiez déjà tout à moi. Je vous berçais, je vous aimais...
— Plus qu'à présent, interrompit Irène.
— Que faut-il donc faire pour vous prouver que je
vous aime?
— M'entendre.
Sulpice déposa l'enfant entre les bras de sa mère.
— Irène, reprit-il, j'ai besoin de votre vie comme
vous avez besoin de la mienne. Je vous ai dit que vous
risquiez votre vie chaque fois que vous entrez dans un
état de somnambulisme. Vous avez emprunté le secours
d'un homme pour aller contre ma volonté. C'est plus
qu'une désobéissance, c'est presque une trahison. Nous
PARIS 311
ne sommes pas mi ménage ordinaire, ma femme, et ceux
qui connaissent le cœur humain savent que ces liens trop
étroits sont les plus faciles à rompre... Laissez-moi parler,
je vous prie, et ne prenez pas la peine de vous défendre,
je ne vous accuse point. J'ai su votre première entrevue
avecM. de Galleran à Saint-Pierre de Berchère. Vous
ne pouvez pas m'objecter que moi-même je vous l'ai
adressé : l'entrevue avait précédé ma lettre. J'ai su
votre visite à ce même M. de Galleran, chez lui, rue
Neuve-des-Mathurins. Si vous m'aviez demandé conseil,
peut-être ne l'auriez-vous pas choisi pour une intimité
si grande.
— Je voulais savoir, dit Irène. Quand un danger vous
menace, je le sens. Je voulais vous sauver!
— Encore une fois, reprit Sulpice, je ne vous reproche
rien de ce que le monde appelle crime ou même faute ;
je vous reproche d'avoir voulu me porter secours malgré
moi ; je vous reproche de mettre votre jugement à la
place du mien, au risque d'entraver ma marche.
Mais tout ceci ne plaisait point à ce beau petit ange
de Madeleine, qui demanda impérieusement :
— Dada, papal dadal
Sulpice la reprit sur ses genoux, et ce fut en fournis-
sant un temps de galop franc qu'il poursuivit :
— Une bonne femme doit obéir avant tout... n'est-ce
pas, Madeleine? Quand vous avez voulu me révéler le
prétendu danger qui me menace, j'ai refusé de vous en-
tendre. De là vos tristesses et vos pleurs. J'ai refusé de
vous entendre, parce que je savais avant vous ce que
vous alliez me dire, et parce que je désapprouvais la
manière dont vous l'aviez appris. M. de Galleran aime
Solange ; cela le réhabilite à vos yeux et peut-être aux
miens. Ce n'est pas une raison pour le mettre entre vous
et moi. Faut-il maintenant vous parler du monde?
312 LE PARADIS DES FEMMES
Madeleine, mon trésor, vous serez une fière écuyère !
Je sais braver le monde, mais au besoin seulement. Ce
sont des fous qui jettent au monde l'inutile défi. M. de
Galleran n'est pas l'homme qui récompensera l'avenir
de Solange : Certaines fautes ne se rachètent que par la
mort...
— Quoi ! voulut interrompre Irène.
— Oh I Madelinettel ma perle 1 les belles couleurs que
lu as ! reposons-nous, maintenant, car il ne faut pas
abuser de l'équitation.
11 coucha l'enfant sur son sein comme s'il eût été sa
mère, puis il reprit :
— Solange ne connaît pas son propre cœur. Mais c'est
de vous-même que je veux vous parler, Irène. Qu'avez-
vous appris dans votre sommeil? Quelles paroles M. de
Galleran a-t-il notées sur ses tablettes ? Que vous a dit
la fameuse mèche de cheveux?
— Il est donc vrai que vous savez tout! balbutia
Irène.
— La marquise veut me tuer, continua Sulpice ;
comment pourrait-il en être autrement puisque je la
gène, et qu'elle n'a jamais reculé devant le sang? Elle a
pour complice le vieux Jean louril : c'est naturel. L'ins-
trument choisi pour me frapper est Nieul, l'ancien do-
mestique du château.
— Mais le piège qu'on doit vous tendre... dit Irène.
— La marquise est habile. Le piège est bien imaginé,
quoiqu'un peu romanesque...
— Il était terrible, Sulpice I terrible I fît Irène toute
pâle; si l'on n'eût pas été prévenu. Vous autres, méde-
cins, vous êtes comme les prêtres, vous ne pouvez pas
refuser votre ministère. Et ce Nieul que vous avez déjà
soigné par charité...
— Nieul était bien choisi. La Morgatte est habile.
PARIS 313
Madeleine, la belle, au lieu de dormir, mettait tous
ses soius à dénouer la cravate blanche de sou père. Sul-
pice l'ôta de son cou, et la lui livra tout entière. 11 n'y
avait pas au monde d'enfant mignon pour savoir chif-
fonner comme Madeleine!
— Puisque vous avez tout découvert, dit Irène, me
voilà bien rassurée. Nieul aura beau envoyer, vous
n'irez pas.
Irène ne parlait pas selon sa pensée.
— J'irai, dit Sulpice.
Puis il ajouta en s'animant par degrés :
— C'est vous tous qui m'avez poussé dans cette voie.
Mon père est au ciel, et je ne sais pas ce que c'est que la
vengeance. Ce n'est pas pour venger mon père que je
travaille, c'est pour lui obéir. Mon père eût fait ce que
je fais, peut-être autrement, peut-être mieux, mais il
n'eût pas pu donner à un dévouement une plus grande
part de sa vie. Je ne vous parle pas souvent de cela,
Irène, parce que je veux votre amour, et non point votre
reconnaissance. Ma tâche est difficile. J'ai devant moi
des obstacles auxquels vous n'avez même pas pu songer.
Si j'étais en face d'un homme, j'aurais pour répondre ce
jeu vaillant et stupide de l'épée. Si j'étais en face de la
première venue, je pourrais m'adresser à la justice
humaine. Mais cette femme a porté le nom de Rostan,
et je ne veux pas salir d'avance, par le scandale, le nid
d'où sortira cette nouvelle raee de Rostan, qui sera mon
ouvrage, avec la permission de Dieu. Quand je suis seul,
j'interroge mon père. 11 faut que le nom de Rostan
reste pur.
— Mais alors... fit Irène.
— Et pourtant, reprit Sulpice, il faut que cette femme
meure. Tant qu'elle vivra, il n'y aura point de sûreté
pour le fils de votre mère, point de sûreté pour la fille
II 27
314 LE PARADIS DES FEMMES
de Victoire. Tant qu'elle vivra, mon œuvre sera ina-
chevée.
— Quel est votre dessein ?
— Irène, si ce Nieul me fait appeler pendant mon
absence, ne me le cachez point. Envoyez-moi chercher
au plus vite. Croyez en moi, n'essayez pas de m'aider,
nous touchons au but, et je ne crains plus que vous
seule.
Irène baissa la tête. Sulpice prit sa main qui était
glacée et la baisa.
— Allons, Madelinette, dit-il en se levant, vous voilà
endormie, et vous souriez comme un chérubin du ciel.
A quoi rêvent ces anges pour avoir de pareils sourires ?
C'est la conscience des bonnes actions qui donne les
doux rêves, et Madeleine, la belle, avait fait une guipure
de la cravate blanche du docteur.
A cette heure il y avait joyeuse réunion de famille
chez le roi Truffe. Autour de la grande cheminée se ran-
geaient les de Morges, Astrée, Fernand, et l'autre Marie
de Rostan, la rivale de Chiffon, qui n'était autre que ce
petit coquin de Loriot. François de Rostan fumait sa
pipe dans le jardin. Il avait beaucoup diminué depuis
un mois, bien qu'il bût le double. Il avait des chagrins.
Mais, quelque chose de triste, c'était le changement
qui s'était opéré chez ce pauvre roi Truffe. 11 était encore
bouffi, mais cela tombait lamentablement, comme si cha-
cune de ses joues eût été une vessie mal pleine. Ses yeux
ternes s'enfonçaient sous la ligne presque incolore de ses
sourcils. Les mèches plates de ses cheveux grisonnants
se collaient à son front déprimé. Sa bouche s'affaissait ;
son triple menton cédait à sa cravate, comme un gros
œuf de tortue, rompu à trois plis. Tout cela dépérissait ;
rien ne tenait ; l'armature nécessaire manquait à cette
PARIS 315
flasque apparence du bonhomme. On se demandait pres-
que comment cela gardait encore forme humaine.
Solange n'était plus là, l'empoisonneuse. Depuis son
départ, le roi Truffe s'en allait eu vérité grand train.
Le bon vieux médecin, type et symbole que nous
avons vu dans le salon de la marquise Astrée, expliquait
fort pertinemment ce phénomène. Il prouvait, par des
exemples nombreux et frappants, que les gens habitués
à être journellement intoxiqués meurent dès qu'on cesse
de les assassiner.
L'arsenic, entre autres substances calomniées, en-
graisse et tient en fraîcheur. C'était, dit-on, l'unique
secret de Ninon de l'Enclos.
Il s'agit de savoir s'en servir.
Le roi Truffe se mourait faute d'arsenic. Le bon vieux
médecin lui ordonnait la saignée.
Et il disait chaque matin avee cette douce gaieté qui
le rendait si agréable :
— M. le duc vivra cent ansi cent ans I... sauf les cas
de force majeure.
C'était désormais la marquise Astrée elle-même qui
servait de femme de chambre au roi Truffe. On doit
penser s'il était bien soigné.
L'étoile de la famille de Morges s'éclipsait notable-
ment. La comtesse avait eu beau expliquer à M. le duc
que les jeunes filles sont des êtres bizarres qui se font
un jeu de repousser ce dont elles ont le plus d'envie,
M. le duc avait compris les répugnances de Gabrielle.
Gabrielle voulait entrer au couvent. Madame la com-
tesse et le vidame de Pomard commençaient à déses-
pérer.
On ne songeait plus guère qu'à tirer pied ou aile de la
succession ; car la succession était pour ainsi dire ou-
verte. Le roi Truffe baissait à vue d'œil.
<3>
31G LE PARADIS DES FEMMES
Le notaire déjeunait et dînait à la maison. Quantité de
projets de testament avaient été faits, puis défaits. Le
bonhomme montrait une certaine répugnance pour ce
genre de récréation.
Madame la marquise occupait la place d'honneur,
rayonnante de calme et de beauté. Auprès d'elle était
Loriotte qui ne déplaisait point à M. le duc, et qui
pouvait à bon droit passer pour son héritière pré-
somptive.
De l'autre côté de Loriotte se trouvait M. Fernand de
Rostan, rajeuni par l'air modeste et candide qu'il se
donnait. — Ensuite venait le notaire commensal, puis le
poëte Sensitive qui ne désespérait pas d'être couché uti-
lement sur le testament — puis M. et madame de Morges
un peu moroses, — puis Gabrielle, pâle et triste, auprès
du roi TrutFe, plongé dans un demi-sommeil.
Nous n'avons pas besoin de dire que Loriotte faisait
pour la meilleure part, les frais de l'entretien. On s'exta-
siait à la ronde sur sa gentillesse, sur sa candeur, sur sa
grâce naïve. Chaque parole qu'elle disait avait un succès
fou. Madame la marquise employait toute son adresse à
la pousser en avant quand il le fallait, â la retenir quand
Loriotte prenait le mors aux dents.
Le roi Truffe se déridait parfois aux saillies de cette
chère enfant. Fernand lui faisait les yeux doux par
ordre de la marquise : car M. le duc avait caressé ce rêve
de voir unis ses deux héritiers.
Gela lui remplaçait le couronnement de la rosière
et Ton s'occupait déjà des menus détails de la céré-
monie.
Quant à Sensitive, cet esprit fin et véritablement
subtil, Todeur de sainfoin et de coquelicot exhalée par
cette jeune Bretonne, l'enivrait. Il entendait, quand elle
parlait, des tic-tac de moulin, à moins que ce ne fût la
PARIS 317
voix sévère de l'Océan sur les grèves. Il n'avait qu'à
fermer les yeux pour voir des guirlandes de bluets, des
épis entrelacés, des râteaux, des brouettes et des
faucilles.
11 lui avait" déjà demandé deux ou trois fois :
— Mademoiselle Marie, ne regrettez- vous pas un peu
la chère odeur des étables? Ah! ah? la noire I la grise I
mademoiselle Marie ; et celle qui est marquée de roux,
comme les grands bœufs de je ne sais plus qui !
Sensitive oubUait volontiers le nom des poètes, ses
confrères.
— Dites-moi, reprenait-il, préférez-vous la pervenche
a la fleur de chicorée sauvage? Je connais tout cela,
moil Nous irons à Meudon cet été ; vous retrouverez la
belle ature...
— C'est les coucous qui fait de beaux bouquets,
répondait Loriotte, et n'y a point de vaches grises chez
nous.
On riait. Sensitive se pâmait d'aise.
— Voyez-vous, faisait-il observer à ses voisins, cet
arôme champêtre me remonte comme un verre d'excel-
lente liqueur. Il y a des nuances : Un petit garçon n'aurait
pas répondu cela. Les petites paysannes ont l'esprit
légèrement moqueur et très-caressant. Je vous demande
pardon, mademoiselle Marie, d'employer le mot petite
paysanne en parlant de vous, personne ne respecte mieux
que moi l'illustre nom que vous portez.
Il salua le roi Truffe.
— N'y a pas d'affront, dit Loriotte, ça m'est égal.
Il trônait admirablement bien, ce petit Loriot. Il avait
un aplomb à l'épreuve . En un mois, Ghiff*on avait perdu
les trois quarts de ses locutions villageoises. C'était une
Parisienne prédestinée. Loriot, lui, n'avait rien perdu
ni rien gagné. 11 avait, en vérité, l'air d'une belle grosse
II 27*
318 LE PARADIS DES FEMMES
fille de la campagne, et tout le monde s'y trompait de
bonne foi.
Du reste, notre petit Loriot n'était nullement complice
de l'intrigue qui se tramait autour de lui. On ne l'avait
mis dans aucune confidence. Il n'était pas curieux. Sa
position présente lui plaisait trop pour qu'il eût la
pensée de regarder au dehors. Il jouissait de la vie avec
toute la sensualité d'un adolescent plein de santé, doué
d'un appétit dévorant. Il faisait quatre repas sérieux par
jour, sans compter les chatteries ; il dormait des nuits
de douze heures dans de beaux draps fins et ronflait sur
des oreillers garnis de dentelles ; il se mettait des odeurs
partout pour sentir bon, et l'histoire dit qu'il embrassait
assez souvent sa camériste étonnée: une jolie fille qui lui
achetait de l'eau -de-vie en cachette.
Si le poëte Sensitive avait su que mademoiselle Marie
de Rostan aimait l'eau-de-vie, quelle étude! Il aurait
dit : Ce n'est pas un petit garçon qui ferait cela î
Loriot, plus heureux qu'un coq en pâte, se laissait
vivre, dédaignant le passé et n'ayant nul souci de
l'avenir.
Depuis quelques minutes, la conversation languissait
dans le salon du roi Truffe. Madame la marquise avait
fait un signe au notaire qui s'était rapproché du bon-
homme, un autre signe à Fernand qui avait pris la main
un peu rougeaude de sa cousine Loriotte. Madame la
marquise se leva et se rapprocha de M. le duc.
— Monsieur, dit-elle au notaire avec reproche, je vous
avais prié de ne point fatiguer notre cher cousin.
N*a-t-il pas du temps de reste pour songer à toutes ces
affaires?
— Du temps I répéta le roi Truffe, dont le pauvre bon
visage s'ennoblissait par la tristesse, du temps, ma
PARIS 319
belle cousine I si l'on pouvait acheter des années avec
de l'or...
— Mais, grand Dieul s'écria madame la comtesse de
Morges, qui donc vous met de semblables idées dans la
tête, mou cher duc? Vous parlez comme si vous étiez à
la mort, tandis que, Dieu merci I les bulletins du doc-
teur sont de plus en plus rassurants.
Le roi Truffe secoua la tête.
— Ah I reprit madame de Morges en se penchant à
son oreille, je sais bien ce qu'il vous faudrait, pauvre
ami 1 Vous êtes si bien fait pour apprécier les douces
joies du cœuri Une compagne aimante et dévouée...
Le roi Truffe tourna son regard languissant vers
Gabrielle de Morges qui rêvait, toute pâle aussi et bien
changée.
— Elle reprendrait sa gaieté du même coupi dit au-
dacieusement la comtesse.
Astrée, penchée à l'autre oreille, prit les deux mains
de M. le duc.
— Voyez ces deux enfants, murmura-t-elle ; délicieux
tableau pour un père I Et n'êtes-vous pas effectivement
leur père, puisque tous les bonheurs leur viendront
par vous ?
— C'est justement pour assurer leur avenir... voulut
insister le notaire.
Mais la comtesse de Morges se récria. Le Vidame de
Pomard et Astrée elle-même firent chorus. Sensitive
aimait assez à entendre parler testament. Il procurait
des billets de spectacle au notaire et'vivait d'espoir.
— Je me sens faible aujourd'hui ; dit le bonhomme
qui renversa sa tête sur le dossier de la bergère.
— C'est le temps, insinua madame de Morges ; j'ai ma
névralgie dans la tempe gauche.
320 LE PARADIS DES FEMMES
Le vidame de Pomard se disait :
— Si ça ne nous rapporte rien, il n'y a plus de justice
en cet univers I s'être ennuyé ainsi pendant des mois
entiers I
Il tourna la tête pour dissimuler un bâillement
désespéré.
— Pauvres chers enfants I reprit le roi Truffe qui
essuya une larme, car la pensée de sa fin prochaine le
faisait souvent pleurer ; me regretterez-vous?
Il s'adressait à Fernand et à Loriotte.
Loriotte dit oui tout uniment. Fernand fit un discours.
Le roi Truffe pensa tout haut :
— Je veux qu'ils soient heureux.
Il se redressa sur sa bergère avec l'aide d'Astrée. Un
peu de vie se ralluma dans son regard.
— Ma détermination est prise, dit-il; je suis entouré
ici d'amis ; qu'on me lise le projet de testament et les
actes de notoriété.
Un long soupir s'échappa de la poitrine d'Astrée.
Madame de Morges courba la tête. Le vidame eut à l'in-
térieur un épanchement de jurons. Gabrielle ne savait
même pas ce dont il s'agissait.
Le notaire tira de sa poche une liasse de ces papiers
rudes au toucher, robustes, jaunâtres, forts comme du
carton, de ces bons papiers où le progrès n'a pas encore
mis du coton, des papiers sérieux, des papiers d'affaires,
des papiers qui méprisent avec raison le papier à lettre
et le papier de lettres.
Papiers à contrats, papiers à donations entre vifs, à
testament, chers papiers qui enveloppent des champs,
des futaies, des moulins, des châteaux, des rentes sur
l'Etat, des maisons à six étages.
Pour ces papiers, Seusitivc infidèle eût renié l'aubé-
pine en fleurs, la sombre verdure des houx, et même les
• PARIS 321
petits lézards qui courent en zigzag sur les murailles
crevassées I
Il se fit un silence. Le notaire essuya ses lunettes et
commença :
(( L'an mil huit cent cinquante -deux, le vingt-nenf
novembre, ont comparu devant maître... et son collègue :
1° le sieur Durand de la Pierre (Joseph-Pierre-Gorentin),
employé du commerce, majeur, domicilié à Paris, rue
du vieux-Colombier, 31, soussigné ;
(( 2° Dame veuve Rio (Gélestine-Sidonie), rentière
majeure, domiciliée à Paris, place du Caire, 1, sous-
signée ;
« 3° Touril (Jean-François), négociant, majeur, domi-
cilié à la Chapelle-Saint-Denis, près Paris, rue de la
Goutte-d'Or, n°..., soussigné ;
(( 4'' Gandeau (Pierre-Marie), ancien sous-officier de la
douane, retraité, majeur, domicilié à Plouësnon (Gôtes-
du-Nord), soussigné,
D'une part ;
D'autre part,
((1° Le sieur Jean de Rostan, rentier, mineur,
domicilié en son hôtel à Paris, rue de Matignon, sous-
signé ;
« 2° Demoiselle Marie de Rostan, rentière, mineure,
même domicile.
« Et a été déclaré :
c( 1° Par le sieur Durand Delapierre (Joseph-Pierre-
Corentiij) aux qualités que dessus, qu'il est à sa connais-
sance personnelle et immédiate que le quatre novembre
mil huit cent trente-cinq, la demoiselle Victoire-Félicité-
Marie de Rostan, fille de feu le comte de Rostan du
Boscq, en son vivant capitaine de la marine du roi, a
mis au monde un enfant du sexe féminin, dont le père
était Antoine de Rostan, marquis de Maurepar, cousin
322 LE PARADIS DES FEMMES •
de ladite Yictoire, en ce temps condamné par contumace
pour fait de rébellion. Il y avait promesse de mariaee.
Ledit enfant, du sexe féminin, déposé, la nuit du 6 no-
vembre, même année, au cimetière de Saint-Cast, fut
recueilli par le nommé Méruel (Nicolas), douanier de la
brigade de Saint-Jacut-en-Mer. Ledit enfant reçut le
nom de Marie sur les fonts du baptême. Le soussigné ne
l'a jamais perdue de vue et affirme sous son serment que
c'est la demoiselle de Rostan (Marie) aux qualités et
domicile que dessus.
« 2° Par le même sieur Durand de la Pierre, que dans
ladite nuit du six au sept novembre, même année mil
huit cent trente-cinq... »
— Si M. le duc le désire, interrompit ici le notaire,
on peut abréger.
— Lisez tout, répliqua le roi Trufife.
— Par le fait appuya Sensitive, ces vieilles et véné-
rables formes qui se sont perpétuées à travers tant de
révolutions ont je ne sais quel parfum...
Loriotte avait sommeil ; le jeune M. Fernand, autre-
ment dit Jean de Rostan, affectait une candide indiffé-
rence, et madame la comtesse de Morges avait déjà dit
trois fois :
— Ceci n'a aucune valeur légale.
— Outre que cela prouve, avait ajouté le vidame de
Pomard, que mademoiselle de Rostan serait un enfant
naturel.
— Je vous ferai observer, répondit le notaire, que ces
actes ne tendent point à copstituer des droits successifs,
mais uniquement à établir, le cas échéant, l'identité des
deux derniers rejetons de la maison de Rostan.
Il reprit ses cahiers et desserrait les lèvres pour con-
tinuer sa lecture, lorsque la porte s'ouvrit tout à coup.
Un valet annonça à haute voix :
PARIS 323
— Monsieur le docteur Sulpice !
La marquise Astrée serra le bras du notaire. Le couple
de Morges eut un sourire. Fernand pâlit, et le roi Truffe
se levant avec peine, fit deux ou trois pas chancelants au
devant de Sulpice.
XXI
BATAILLE DE DAMES.
Ceci était un événement. Il y avait déjà plusieurs
jours que le docteur Sulpice n'avait mis les pieds dans
le salon de llostan. M. le duc l'avait mandé dix fois
pour le moins sans que Sulpice fût venu à son appel.
Irène aussi semblait s'être éloignée. Elle avait eu une
entrevue hors de l'hôtel avec M. le marquis de Rostan,
son père. Le grand Rostan, au sortir de cette entrevue,
avait bu une demi-bouteille de rhum, et son ivresse avait
tourné aux larmes.
Sulpice prit la main du roi Truffe et le reconduisit à son
fauteuil. Le pauvre bonhomme se rassit tout tremblant.
Sulpice resta debout auprès de lui, les yeux fixés sur ses
yeux et sans lui lâcher la main. Il se faisait un grand
silence dans le salon.
— Il semble que la vie revient en moi, dit le roi
Trutié, dont les paupières se baissèrent et rendirent une
PARIS 325
larme ; la chaleur redescend dans mes jambes glacées ;
ma tête est moins brûlante ; mon souffle ne blesse plus
ma poitrine. Vous seul au monde pouviez me guérir.
Pourquoi m'avez-vous abandonné?
— Monsieur le duc, répondit Sulpice, le médecin n'a
d'action que sur la maladie, et la médecine n'agit que
par des remèdes. Vous avez d'autres ennemis que la ma-
ladie, et bien souvent je n'ai point trouvé en vous la
trace que mes médicaments laissent après eux.
— J'ai été trahi, je le sais bien! s'écria le bonhomme.
Vous voulez parler de cette malheureuse Solange. Moi
qui l'aimais tant I moi qui l'appelais ma fille I
Sulpice lâcha sa main, et, sans baisser la voix :
— C'est moi qui avais placé Solange Beauvais auprès
de vous, monsieur le duc, dit-il ; Solange Beauvais n'a
jamais rien fait que par mon ordre.
Vous eussiez entendu une mouche voler dans le salon
du roi Truffe.
— Justice tardive! murmura Fernand après un long
silence ; cet aveu fait à propos eût épargné à Solange
bien des jours de torture.
Le docteur ne répliqua point à Fernand et ne regarda
pas de son côté.
— Monsieur le duc, reprit-il, si ce jeune homme est,
comme ou le dit, le fils de François Ilostan, ma femme
est sa sœur. Je connais ce jeune homme. Je connais
tous les gens qui vous entourent. C'est pour cela, mon-
sieur le duc, que j'ai cessé de vous donner mes soins.
Il y eut un murmure. Le roi Truffe se redressa.
— Quiconque veut rester mon ami doit se taire quand
le docteur parle ! s'écria-t-il avec l'énergie de la peur ;
docteur, ajouta-t-il, ayez pitié de moi ! Docteur, si vous
voulez, je me donnerai à vous tout entier. J'irai habiter
votre maison. Vous serez mon héritier...
II 28
3'26 LE PARADIS DES FEMMES
Sulpice fit un geste si fier que le pauvre roi Truffe
resta bouche béante et sans parole.
— J'ai déshérité Irène de Rostan quand je lui ai donné
mon nom avec mon amour, prononça lentement Sulpice.
Elle n'a plus de père, parce que je méprise son père ;
elle n'a plus de famille, parce que je suis sa famille.
Fernand sourit et murmura :
— En revanche, elle a un amant.
Le docteur traversa le cercle et vint à lui sans colère.
— J'ai entendu, monsieur Fernand, dit-il, quoique
vous ayez parlé bien bas. Ce mot me prouve que vous
êtes imposteur et non point dupe : car Jean de Rostan,
alors même qu'il aurait votre passé, n'insulterait pas sa
sœuri Vous m'appelez sorcier quand vous vous moquez
de moi. Voulez-vous que je tire votre horoscope? Vous
avez trois jours à vivre, monsieur, et c'est Robert de
Gaîleran qui vous tuera.
Fernand n'était pas un lâche. Il essaya de se lever,
mais un poids écrasant le tenait cloué à son siège. 11
était livide plus qu'un mort.
— Que vous a-t-il dit? demanda la marquise Astrée,
quand Sulpice eut pris place au centre du cercle.
— Rien, répondit Fernand, qui passa le revers de sa
main sur son front comme un homme qui s'éveille.
Il se fit encore un silence- Le grand Rostan vint aux
carreaux voir qui était entré dans le salon. Dès qu'il
aperçut le docteur Sulpice, il tourna le dos et alla finir
sa pipe au bout du jardin.
Sulpice seul restait calme. Les do Morges et Sensitive
avaient cette émotion qu'on éprouve au théâtre à l'ap-
proche d'une situation capitaic. lis n'étaient pas directe-
ment intéressés à la question, mais les de Morges eussent
donné volontiers un coup d'épaule pour aider à la défaite
d'Astrée.
PARIS 327
Le notaire feuilletait ses papiers avec une impatience
visible.
Loriot ne subissait pas beaucoup cette influence étrange
du docteur Sulpice, qui agissait si puissamment sur les
autres assistants. Loriot fixait sur le docteur son regard
un peu effarouché, mais curieux. Il reconnaissait très-
bien riiomme qu'il avait vu à l'auberge de Maintenon et
dont il avait dit : Celui-là est beau comme un roi !
Loriot se souvenait que cet homme avait parlé avec
bonté, et qu'il avait caressé la joue de Chiffon en lisant
le prix des mets sur la carte, ce qui avait déterminé
leur fuite de l'auberge.
Depuis lors, Loriot avait mangé de bien meilleures
choses et qui ne lui avaient rien coûté. Mais Chiffon! la
pauvre petite Ghifl'onnette I Figurez-vous que, depuis le
matin, Loriot avait une idée. Chiffon qui était une vraie
femme, elle, et bien gentille, avait peut-être trouvé à se
perdre...
Loriot avait pensé à cela pendant plus de dix minutes -
en différentes fois. C'était beaucoup pour un parvenu.
Cette idée le piquait.
— Si je savais où elle est, se disait-il, je lui enverrais
de quoi, pour pas qu'elle se perde.
Constatez ceci : Loriot avait cherché de bon cœur les
moyens de se perdre lui-même, mais il ne voulait pas
que Chiffon se perdit, bieu qu'il ignorât ce que c'était
au juste.
— Dois-je poursuivre ma lecture? demanda le no-
taire.
Le roi Truffe regarda Sulpice d'un air timide.
La marquise Astrée dit :
— Non, pas à présent.
— Je vous prie de poursuivre, dit au contraire Sulpice
en s'asseyant, je suis venu pour entendre cela.
328 LE PARADIS DES FEMMES
— Ce sont des affaires de famille... voulut objecter la
marquise.
L'argument n'était pas heureux.
— Ma femme se nommait Irène de Rostan, répliqua
simplement le docteur.
Malgré l'avis de Sensitive qui trouvait beaucoup de
charme aux actes notariés, nous ferons grâce au lecteur
de la déclaration des trois autres témoins. Les deux
premiers, madame veuve Rio et Jean Touril affirmaient
le dire de M. Durand de la Pierre en termes identiques.
Le troisième, Pierre Gandeau, que nous avons vu, au
prologue de cette histoire, se formaliser du sobriquet de
Fricandeau, déclarait que Jean et Marie de Rostan, re-
cueillis tous deux par son camarade Nicolas Méruel,
avaient quitté la paroisse de Saint-Gast depuis nombre
d'années et s'étaient vraisemblablement dirigés sur
Paris.
Une déclaration insuffisante, mais sincère, donne
beaucoup de prix à des mensonges hardiment affirmés.
Le docteur Sulpice écouta la lecture de ces diverses
pièces d'un visage impassible.
— Maintenant, dit le notaire, nous allons passer au
projet de testament.
— C'est triste à en mourir ! murmura la comtesse de
Morges. Voyez I cette pauvre Gabrielle a l'air d'un
fantôme I
Gabrielle releva les yeux. Elle rencontra ceux de Fer-
nand, et devint rose depuis le sein jusqu'au front.
Les sourcils du docteur Sulpice se froncèrent. Il la
regarda fixement pendant une minute. Elle s'agita sur
son siège comme si elle eût éprouvé un léger malaise?
puis elle se leva et vint droit à lui.
— Je veux être religieuse, lui dit-elle à l'oreille.
PARIS 329
— Qu'avez-vous donc, Gabrielle? demanda le "vidame
de Pomard.
Gabrielle s'éloigna du docteur et sembla surprise elle-
même de son action. Son père voulut l'interroger ; elle
ne put répondre que par ses larmes.
— La pauvre enfant, dit madame la comtesse au roi
Truffe, ne peut plus dissimuler son chagrin. Alil mon-
sieur le duc, elle eût fait le bonheur d'un maril
Mais le roi Truffe n'était vraiment pas en train de se
laisser faire la cour.
^- Que pensez-vous de cela, monsieur le docteur? de-
manda-t-il en montrant le portefeuille du notaire.
— Je connais madame veuve Rio, répondit Sulpice ;
je connais aussi Lapierre, Jean Touril et Pierre Gandeau.
Ce qu'ils disent de la naissance des enfants est vrai.
Quant à la question d'identité, c'est affaire entre chacun
d'eux et sa conscience. Voyons le testament.
Le testament, fait en due forme, fut lu par le notaire
au milieu du silence général. Il établissait pour léga-
taires universels Jean de Rostan et Marie de Rostan. Le
nom de l'exécuteur testamentaire restait en blanc, et le
dernier paragraphe annonçait plusieurs legs particuliers,
inutiles à détailler présentement.
— Ma cousine, dit Fernand à Loriotte, joignez-vous à
moi pour remercier notre généreux parent.
— Ahl damel je veux bien, par exemple I s'écria Lo-
riotte ; que je prierai le bon Dieu pour lui jusqu'à la fin
de ses jours, sans parler que je porterai son deuil en
grand noir...
La marquise lui pinça le bras jusqu'au sang.
Loriotte eut envie de lui détacher un coup de pied,
maintenant qu'elle était héritière ; mais elle se contint,
et Fernand, la prenant par la main, la conduisit jusqu'au
roi Truffe. Celui-ci les repoussa doucement.
U 28*
330 LE PARADIS DES FEMMES
— Je veux d'abord et avant tout avoir l'avis de mon
docteur, dit-il.
— Mon avis ne peut être douteux, monsieur le duc,
répondit Sulpice ; c'est moi-même qui vous ai donné la
première idée d'employer votre fortune à la restaura-
tion de la maison de Rostan. Mais le notaire a oublié
une clause : le mariage nécessaire de vos deux héritiers.
— C'est juste! c'est juste I s'empressa de dire le roi
Truffe ; vous ajouterez cela, monsieur...
Le notaire s'inclina.
On nous croira si l'on veut. Cette clause n'effraya pas
du tout Loriot.
Il fit même un peu les yei^x doui à Fernand, qui se
penchait vers la marquise pour lui dire à l'oreille :
— Ne discutez pas. Ces conditions n'obligent plus.
Les de Morges et le poëte Sensitive auraient voulu
connaître un peu les legs particuliers.
Tout allait bien en apparence pour les projets de la
marquise, et cependant la marquise avait peine à cacher
son extrême agitation. Le calme de Sulpice l'épouvan-
tait. Elle devinait, derrière ce calme, je ne sais quelle
batterie formidable, prête à se démasquer.
Le roi Truffe allait ouvrir ses bras à Loriot et à Fer-
nand, lorsque Sulpice reprit la parole.
— Le testament est bon, dit-il, bien que j'eusse préféré
une adoption pure et simple, pour que le titre ducal fût
transmis de plein droit. Mais M™^ veuve Rio, Lapierre
et Touril ont menti.
Les bras du roi Truffe retombèrent.
Fernand recula comme pour prendre son élan afin de
bondir contre Sulpice.
— Ce n'est pas la peine, lui dit ce dernier en souriant ;
votre tour n'est pas encore venu.
Lorioltc écarquillait ses beaux grands yeux stupéfaits
PARIS 331
et cherchait en vain à comprendre. La marquise, immo-
bile comme une statue, retenait son souffle.
— Mademoiselle Marie de Rostan n'est pas ici, pour-
suivit Sulpice, qui se retourna vers le roi Truffe, et vous
êtes le jouet d'une imposture.
— Ahl alil s'écrièrent à la fois les de Morges et
Sensitive.
Cela les réveillait.
— Quoi qu'il dit, celui-là? demanda Loriolte en
colère ; je ne suis pas mademoiselle de Rostan, à pré-
sent?
— Monsieur le docteur aura de la peine à nous prou-
ver celai murmura la marquise.
— Si elle n'est pas ici, balbutia le roi Truffe indécis,
où est-elle ?
Sulpice fit un pas vers la cheminée et tira le cordon
d'une sonnette. Un domestique se montra à la porte.
— Faites monter ces dames, lui ordonna Sulpice.
— Mais savez-vous que ce serait une chose affreuse I
dit la comtesse de Morges.
— Des actes authentiques! ajouta Sensitive.
— Des faux! acheva le vidame de Pomard.
Ce Drinker ne put s'empêcher de se frotter un peu les
mains. Les choses s'embrouillaient. On pouvait éven-
tuellement repêcher la succession au fond de cette eau
trouble.
— Monsieur le duc... commença Fernand, qui s'était
rapproché du roi Truffe.
Celui-ci l'interrompit et dit :
— Si le docteur Sulpice avait voulu, Irène, sa femme,
ma bien-aimée Irène, aurait été mon héritière. Je crois
au docteur Sulpice comme en Dieu.
Mais cette solennelle déclaration n'était point capable
332 LE PARADIS DES FEMMES
d'arrêter Loriot. Il commençait à avoir peur : c'est le
moment défaire du tapage.
— Ah bien! ah bieni s'écria-t-il, prenant la marquise
à témoin, en voilà des histoires et des cancans I Dire que
je ne suis pas Marie de Rostan! Et que suis-je alors?
même que voilà la médaille de ma mère?
Sulpice s'élança vers lui et saisit la médaille.
— C'est elle qui vous l'a donnée, n'est-ce pas? deman-
da-t'il avec une soudaine émotion.
Pour Sulpice, le mot elle se rapportait à Chiffon,
mais Loriot, en ce moment, était à cent lieues de
Chiffon.
— Oui, c'est elle, répliqua-t-il ; pas vrai, madame la
marquise? mon Dieu! mon Dieul tout de même, je suis
une pauvre jeune fille bien malheureuse I Ahl oui que
c'est ma mère qui me l'a donnée !
Le roi Truffe regardait Loriotte d'un air de commisé-
ration. La marquise trouva un moment où personne ne
l'observait pour faire signe à Fernand qui se rapprocha
d'elle.
— Je crois qne le grand homme fait fausse route, lui
dit-elle à l'oreille. Il ne vous attaque pas : restez à
l'écart.
— Viens ici, ma pauvre enfant, ajouta-t-elle en s'adres-
sant tout haut à Loriotte ; il se peut qu'on brise ton
avenir, car tu n'as pas de preuve de ta naissance, Mais,
quant à moi, je ne t'abandonnerai jamais 1
Elle l'embrassa. Sulpice dit :
— Si elle était la fille de Victoire, son cœur se révol-
terait dans sa poitrine en ce moment I
C'était la première fois que Sulpice portait un coup
direct à la marquise Astrée. Elle le regarda en face et se
redressa si hautaine que les témoins de ce duel redou-
blèrent d'attention.
PARIS 333
— Nous avons là-bas, prononça-t-elle avec lenteur,
dans ce petit coin de la Bretagne où je suis née, d'é-
tranges superstitions. Nos paysans dévots, mais fatalistes,
croient à la prédestination. On nait pour être démon ou
pour être ange I Monsieur le duc connaît cette double
légende des filles du grand chêne et des pâtours du
Tréguz.
— J'aime les légendes, risqua Sensitive ; c'est la forme
primitive de l'idée poétique.
— Les orphelines du Chêne deviennent grandes pour
faire le bien et pour souffrir, continua la marquise ; les
pâtours du Tréguz vendent leur âme pour de l'or.
Elle s'arrêta, le regard fixé toujours sur le docteur. Le
docteur ne prit point la parole.
— Nous sommes dii même pays, le docteur Sulpice et
moi, acheva la marquise; je suis fille du^rand chêne de
Saint-Gast, et il a été pâtour du Tréguz. La légende dit
que, depuis des siècles, on ne vit jamais l'orpheline de
Saint-Gast donner la main au pâtour. Moi, je ne hais
personne, pas plus M. le docteur Sulpice qu'un autre.
Mais la légende ne ment pas cependant, puisque M. le
docteur Sulpice nourrit contre moi tant de haine.
Elle fit une seconde pause. Ghacun crut que le docteur
allait répondre ; chacun se trompa.
— La légende ne ment pas, reprit Astrée, puisque me
voilà marquise et que M. Sulpice est riche.
— Assez, ma cousine, assez! interrompit le roi Truffe.
— Elle allait nous apprendre, dit le vidame de Po-
mard à l'oreille de Sensitive, comme quoi le docteur
Sulpice avait vendu son âme au diable.
Sensitive répondit :
— Moi, je ferai im voyage en Bretagne.
334 LE PARADIS DES FEMMES
« Oui, je t'aime d'amour, ô ma noble Bretagne,
« Avec tes ion^s cheveux et Ion Iront indompté,
« Avec ton sol de pierre et la rude campagne...
« — Oîi lu voudrais avoir une propriété! »
Ce fut le vidame de Poinard qui improvisa ce dernier
vers. Sensitive lui serra la main avec effusion.
— Puisque cet entretien semble déplaire à notre excel-
lent ami, reprit la marquise, je n'ajoute plus qu'un mot.
Il y a des circonstances qui ne sont connues ici que de
M. Sulpice et de moi. Personne n'eût compris, si j'avais
voulu ne point les relever les paroles blessantes qu'il
m'a adressées.
— Le fait est... commença le roi Truffe.
— Permettez, monsieur le duc, j'ai voidu les relever.
Je désire que M. Sulpice sache bien que je ne désire pas
la lutte, mais que je ne la crains pas non plus. Chacun
peut regarder au dedans de ma vie. Ce n'est pas moi qui
suis devenue riche tout à coup, à la suite de cette nuit
sanglante où trois victimes périrent dans l'ombre !
Tous les regards se fixèrent sur le docteur Sulpice,
qui était un peu pâle, mais qui conservait son apparence
tranquille.
— Quant à ces deux enfants, ajouta encore la mar-
quise en montrant Fernand et Loriotte, je vous prie de
remarquer que ma position est au moins aussi désinté-
ressée, aussi nette que peut l'être celle de M. le docteur.
Jean et Marie de Rostan ont trouvé en moi une parente
affectueuse et dévouée, mais je n'attends rien d'eux, et
ma récompense tout entière sera dans leur bonheur.
Elle se tut. Le notaire lui rendit justice dans son cœur
et se déclara à lui-même qu'elle aurait fait, avec des
études, un très-passable avocat. Le roi Truffe avait l'air
fort irrésolu, le regard de Sulpice ne le dominait plus.
PARIS 335
Sulpice avait baissé les yeux et semblait plongé dans de
profondes réflexions.
Les souvenirs du passé, réveillés violemment, l'absor-
baient. Il n'avait pas même le loisir d'admirer l'audace
de cette femme.
Loriot n'avait pas très-clairement compris le discours
de la marquise, mais il se sentait tout vaillant, et pensait
qu'en faisant beaucoup de bruit, il emporterait d'assaut
la position. Dans les foires des Côtes-du-Nord, où Loriot
avait fait son apprentissage du monde, la victoire est
presque toujours à ceux qui donnent les meilleurs coups
de gosier.
— Où donc elles sont, s'écria-t-il, celles-là qui veulent
se mettre à ma place? Elles sont bien longtemps à mon-
ter, ces dames!
La porte s'ouvrit justement à ce dernier mot, et la
charmante figure d'Irène se montra sur le seuil. Irène
avait l'air extrêmement jeune. On pouvait bien se trom-
per à première vue et la prendre pour une fillette de
dix-huit ans. Loriot s'élança vers elle comme un petit
furieux, malgré madame la marquise qui cherchait à le
retenir.
— Ah! c'est vous, l'effrontée! s'écria-t-il, c'est vous
qui venez vous faire passer pour mademoiselle Marie de
Rostan, qu'est moi, moi seule, j'en lève les mains!
Il avait les deux poings sur les hanches. Sensitive et
les de Morges riaient, ma foi, de tout le cœur.
Mais tout à coup Loriot recula, chancelant et tout
pâle. 11 venait d'apercevoir une autre figure derrière
celle d'Irène.
— Chiffon ! s'écria-t-il en se frottant les yeux comme
un homme qui croit rêver.
Irène et sa compagne entrèrent, La porte du salon se
referma sur elles.
336 LE PARADIS DES FEMMES
Il arriva un événement qui surprit beaucoup M. le
duc et son entourage. Dès que la jeune compagne d'Irène
aperçut Loriot, elle se jeta à son cou et l'embrassa
étroitement.
Loriot se dégagea ; il avait l'air pétrifié.
— Ahl répétait-il, sans savoir qu'il parlait, c'est toi,
la Ghiffonnette I
Et il ajouta en courbant le front :
— Elle est tout de même fièrement gentille en de-
moiselle I
Sulpice vint prendre Chiffon par la main. En passant
près de Loriot, il lui dit :
— Rendez la médaille.
— Oh I mon bon cousin ! protesta Chiffon ; il ne me
l'a pas prise. Je voulais qu'il eût du bonheur et qu'il
gardât souvenir de moi.
La langue lui démangeait. Elle eût voulu interroger
et savoir pourquoi Loriot était déguisé en jeune fille,
mais elle sentait qu'il y avait là pour lui un péril ; elle
craignait de l'augmenter.
Sulpice conduisit Chiffon au roi Truffe. Celui-ci prit
la main de la jeune fille et la tint entre les siennes. Chif-
fon lui fit une belle révérence, mais elle tournait à cha-
que instant la tête pour chercher son Loriot. Loriot évitait
son regard. Loriot s'était réfugié derrière la marquise.
Quand Chiffon n'avait pas les yeux sur lui, il la contem-
plait à la dérobée et se disait :
— A-t-elle changé I Je voudrais si bien lui parler un
petit peu et l'embrasser sur les deux joues 1
Son cœur battait pour la première fois. 11 ne se rendait
pas compte du sentiment éprouvé, mais il sentait en lui-
môme une autre âme. L'enfant mourait pour laisser
naître l'homme.
Il expiait dès ce moment au fond de sa conscience
PARIS ' 337
toutes ses grosses coquineries : son égoïsme, sa dureté
de cœur et la cruauté lâche de son abandon.
La compréhension lui venait. A dater de cette minute
seulement, il sentait sa faute.
Les larmes lui montaient aux yeux ; il avait un pied
de rouge sur le front. Il n'osait plus regarder ses habits
de fillette qui lui faisaient grande honte. Et il se disait,
chaque fois que son œil sournois et timide pouvait entre-
voir le profil de Chiffon :
— Qu'elle est jolie I qu'elle est jolie I
C'était, du reste, l'avis général dans le salon du roi
Truffe. La marquise avait froncé le sourcil à la vue de
Chiffon. Je ne sais quel malaise, ressemblant presque à
un remords, lui avait traversé le cœur. Une sorte de mi-
rage avait passé devant ses yeux éblouis : Le grand ho-
rizon de la mer, voilé à demi par la pluie, le flot jetant
ses festons d'écume sur la plage ; le haut profil du rocher
de Fréhel, l'entrée du Trou-aux-Mauves, et une forme
blanche qui glissait dans la brume avec un petit enfant
dans ses bras...
La Morgatte vieillissait. Au bon temps, elle n'aurait
jamais eu de ces vapeurs. Mais c'est qu'aussi l'enfant qui
était là devant elle, était si bien le vivant portrait de
Victoire I
Le vidame et sa femme avaient déclaré tout de suite
que Chiffon était ravissante, et le notaire lui-même, ôtant
ses lunettes pour mieux voir, hochait la tète en amateur
moisi qu'il était.
— Monsieur le duc, dit le docteur Sulpice, voici ma-
demoiselle Marie de Rostau, fille de Victoire Rostan
du Bosc([ et d'Antoine de Rostan, marquis de Mau-
repar.
— J'ai grande confiance en vous, docteur, répondit le
roi Truffe, indécis et timide, mais...
Il 29
338 LE PARADIS DES FEMMES
Il jeta un regard furtif vers Astrée. Celle-ci se leva et
vint à lui.
— Je ne veux que la vérité, dit-elle ; ma religion a pu
être trompée. Si monsieur le docteur a des preuves de
ce qu'il avance...
— Hésitez-vous entre elle et nous? murmura Irène à
l'oreille du roi Truffe.
Le bonhomme lui baisa la main et l'attira contre sa
poitrine.
— Irène î ma belle et chère enfant 1 dit-il les larmes
aux yeux, car la moindre émotion lui mouillait la pau-
pière, je croyais mourir sans vous revoir!
Loriotte restait seule maintenant dans son coin. Le
jeune M. Fernand n'avait garde de lui faire la cour dé-
sormais. Le jeune M. Fernand se tournait du côté du
soleil levant. Cette nouvelle Marie de Rostan était bien
autrement séduisante que l'autre. Fernand la dévorait
des yeux et méditait déjà une trahison définitive à l'en-
droit de la marquise.
Il faut un dénouement à toute comédie. L'intention
de Fernand avait été d'abord d'épouser Gabrielle de
Morges, une fois le testament signé ; mais ses amours
étaient comme la neige du printemps, qui ne tient pas.
L'image de Gabrielle s'éclipsa dans ce aui lui tenait lieu
de cœur. Marie I la belle Marie 1 Fernand se dit : c'est
celle-là que j'épouserai I
— Mes enfants, mes enfants, disait cependant le roi
Trutfe, je vous aime tous, moi, vous savez bien, mais ce
qui se passe est étrange. Quelqu'un m'a trompé. Com-
ment voulez-vous que je devine? Ce que dit Astrée est
raisonnable, il faut des preuves.
— Des preuves 1 répéta Sulpice amèrement, depuis
que madame la marquise a vu les traits de Marie, elle
n'a déjà plus besoin de preuves.
PARIS 339
— Vous vous trompez, monsieur, re{^>artit froidement
la marquise.
— Vous aurez donc ce que vous demandez, madame,
dit Sulpice ; vous aurez des preuves.
Il se pencha à l'oreille du roi Truffe et procouça tout
bas quelques paroles.
— Est-ce possible I fit le bonhomme qui bondit sur sa
bergère.
— Qu'y a-t-il donc? demanda la marquise.
Sensitive, les de Morges et le notaire t(indaient le cou
et tâchaient d'entendre.
Le roi Truffe attira la marquise à lui et lui répéta,
toujours à voix basse, les paroles prononcées par Sul-
pice.
— Il a en menti! s'écria Astrée perdant toute mesure.
Elle s'élança vers Loriot et le saisit par les deux
épaules. Elle l'entraina ainsi jusqu'à la croisée.
— 11 en a menti! répéta-t-elle triomphante; c'est bien
une fille! Et n'est-ce pas une folie de croire que je m'y
serais trompée depuis un mois?
— Une fille! se récria Chiffon qui regarda son Loriot
en souriant.
Ce fut comme l'aiguillon qui réveille le jeune taureau
engourdi. Loriot n'aurait pas vendu en ce moment son
sexe pour un royaume. Il se campa crânement sur la
hanche et dit en enflant sa voix :
— Vous ne vous y connaissez point, vous, la dame!
Je suis un gars, saquédié! un vrai gars ! ah! mais! ah!
mais !
Et il ajouta en montrant le poing à Fernand :
— • Vous le verrez bien, vous, le monsieur, si vous re-
luc^uez de trop près ma Chiffonnette!
XXII
LE COUP DE TETE.
Fernand se mit à rire le premier à l'idée d'avoir été
dupe de ce naïf et grossier stratagème. Les de Morges
Fimitèrent. L'officier ministériel replaça ses lunettes
derrière ses oreilles en grommelant :
— Gela ne m'atteint pas. J'ai reçu des déclarations;
je leur ai donné en la forme valeur légale. Ce cas s'est
déjà présenté...
La marquise était littéralement frappée d'un coup de
foudre. La colère, la honte et l'étonnement boulever-
saient sa physionomie. Toute cette trame si péniblement
ourdie se déchirait comme une toile d'araignée. Un dé-
menti n'eût rien été pour elle ; peut-être même eût-elle
accueilli avec l'apparence du calme la preuve que la
jeune fille présentée par Sulpice était la véritable Marie
de Rostan ; mais ce coup de massue, cette évidence ins-
tantanée, cette chute profonde I
PARIS 341
Elle avait donné au duc une héritière qui était un gar-
çon I Il y avait là quatre actes authentiques qui décla-
raient que ce garçon était une fille !
— Sortez I dit-elle à Loriot, vous m'avez abusée indi-
gnement. Si le mépris et la pitié ne m'arrêtaient, vous
auriez à répondre de votre crime devant les tribunaux!
— Quel crime? demanda Loriot de bonne foi; j'ai
mis une jupe au lieu d'un pantalon. Ça n'est pas gentil,
mais les juges ne me guillotineraient pas pour ça,
bien sûr I
— Voilà qui est au moins probable, murmura madame
la comtesse de Morges.
— Sortez! repéta impérieusement la marquise.
Loriot implora Chiffon du regard.
— Vous m'avez promis... commença celle-ci en s'a-
dressant à Sulpice.
— Je vous ai promis que vous le reverriez ; vous l'avez
revu ; laissez faire cette femme.
Chiffon détourna la tête. Loriot se sentait si coupable
envers elle, que ce mouvement l'accabla. Il se dirigea
vers la porte sans plus prononcer une parole. La mar-
quise sortit derrière lui.
Le roi Truffe appela Irène qui embrassait Gabrielle,
immobile et comme insensible.
— Votre mari ne veut pas me guérir, dit-il, et votre
mari s'obtine à détester ceux que j'aime. Avez-vous vu
cette pauvre Astrée comme elle est triste?
— Celle qui était chargée de veiller sur vous, répondit
tout bas Irène, est en prison, accusée d'avoir voulu vous
assassiner.
— Solange I prononça le roi Truffe d'une voix altérée ;
ne me parlez pas de Solange !
■^ Le mal est venu à dater du jour où Solange a
quitté votre chevet.
II 29*
342 LE PARADIS DES FEMMEB
Le bonhomme se couvrit le visage de ses mains.
— Il y a des moments, pensa-t-il tout haut, où je
soupçonne...
Astrée rentrait. Le roi Truffe n'acheva pas.
— Je l'ai chassé, dit Astrée.
— Voulez-vous m'embrasser, ma belle petite? ajoutâ-
t-elle en s'avançant vers Chiffon.
— Non, madame, répondit celle-ci qui recula d'un
pas.
La marquise se prit à sourire.
— Je m'attendais à cela, dit-elle, mais je voulais savoir
au juste à quoi m'en tenir.
Voici ce qui venait de se passer au second étage de
l'hôtel de Rostan, habité par madame la marquise. Lo-
riot avait perdu un peu de son courage en se voyant
seul avec elle. Nous savons que notre petit homme
n'était pas un foudre de guerre. En montant, la mar-
quise lui demanda :
— D'où connaissez-vous cette jeune fille qui a pris le
ntm de Marie de Rostan?
— D'où je la connais? répéta Loriot qui ne voulait
point répondre.
Son instinct, éveillé désormais, lui disait que cette
femme était la mortelle ennemie de Chiffon. Or, depuis
cinq minutes, il aimait Chiffon jusqu'à se dévouer
pour elle.
— N'essayez plus de me tromper I prononça la mar-
quise d'un accent impérieux; est-elle de votre pays?
— Oui, oui, repartit Loriot.
— De Saint-Cast même?
— De Saint-Cast? oh I que nenni I Après ça, peut-être
bien qu'elle est de par-là tout de même ou des environs...
pas loin... je ne sais pas.
— Est-elle venue de Bretagne avec vous?
PARIS 343
— De Bretagne... ou bien de Normandie. Je l'ai ren-
contrée sur la route, devers la ville de Laval, par là-bas,
entre Laval et Mayenne, Mayenne et le Mans.
La marquise le poussa dans son appartement, où le
fidèle P. J. Gridaine faisait faction en l'attendant.
— Eh bieni s'écria celui-ci, est-ce fini?
La marquise se laissa choir dans un fauteuil. Elle
étouffait.
— Otez toute votre toilette, dit-elle à Loriot; pas de-
vant moi, passez avec lui dans mon boudoir, monsieur
Gridaine, et aidez-le !
— Lui! répéta Tout-pour-les-Dames. Que si^^nifie
cela?
— Cela signifie que vous vous êtes laissé jouer comme
moi, monsieur, malgré votre prétendue habileté, jouer
honteusement, jouer ridiculement! Gela signifie que la
petite paysanne était un petit paysan qui s'est moqué de
vous et de moi !
— En vérité! dit M. Gridaine, qui examina curieuse-
ment notre Loriot. Ma foi, le proverbe a raison ; il ne
faut jurer de rien. Je me croyais, par ma profession et
mes habitudes, à l'abri de pareille méprise. Et qu'est-il
résulté de tout cela?
— Je vous le dirai plus tard, répliqua la marquise
dont l'éventail soufflait un vent tempèteux ; dépouillez-
le de ce qui m'appartient ; remettez-lui ses guenilles
sur le dos, et je vais le faire jeter dans la rue par mes
gens.
Loriot avait la tête basse et le regard farouche.
— Je ne veux point garder vos nippes, dit-il ; mais je
me changerai bien tout seul. Vous, ajouta-t il eu
s'adressant à P. J. Gridaine, si vous m'approchez, je
tape î
344 LE PARADIS DES FEMMES
La marquise lui montra du doigt son cabinet de toi-
lette en disant :
— On vous fouillera, quand vous sortirez.
A peine Loriot avait-il disparu derrière la porte, à
demi fermée, que madame la marquise fit signe à Tout-
pour-les-Dames d'approcher.
— Sulpice est le maître, dit-il à voix basse et rapide-
ment ; il amène une Marie de Rostan qui pourrait bien
être la véritable. Après cela, il y a des ressemblances...
On n'a pas attaqué Fernand, mais on l'attaquera.
— Vous pouvez y compter, si les choses vont ainsi,
dit P. J. Gridaine.
— J'y compte. Et je compte aussi qu'on se servira des
actes notariés comme d'une machine de guerre. Il faut
que cet enfant-là disparaisse.
Loriot, qui avait dégrafé sa robe, collait son oreille à
la fente de la porte.
— Gomment entendez-vous le mot disparaître ? de-
manda Tout-pour-les- dames.
Loriot lui sut bien bon gré d'avoir fait cette question.
— Mon Dieul répliqua la marquise, en haussant les
épaules, vous savez bien que je ne me sers jamais de
vous pour les choses qui dépassent les limites de la co-
médie. Dispararaître veut dire quitter Paris.
Loriot respira.
— Aller très loin, poursuivit la marquise, aller si loin
qu'il ne puisse jamais revenir.
Loriot reprit sa toilette. Il était fixé.
— J'ai mis le nez parfois dans des livres de droit, con-
tinua la marquise ; ce n'est pas si ennuyeux qu'on veut
bien le prétendre. J'ai vu que l'absence de ce qu'on
appelle le corps du délit, rend la poursuite difficile tou-
jours et souvent impossible. Gomment prouver que les
actes sont faux, si ce jeune homme est introuvable?
PARIS 345
— Si ce jeune homme est introuvable, appuya Gri-
daine, on ne peut même pas prouver qu'il soit un
homme.
— Evidemment. En conséquence, il faut qu'aujour-
d'hui même, vous preniez le chemin de fer d'Orléans...
— Et mes affaires, belle dame? interrompit Gridaine ;
j'ai considérablement d'affaires I Rien que pour les opé-
rations de Bourse, j'ai entre les mains les intérêts de
plus de cent clientes jeunes, jolies, nobles par la nais-
sance, par le talent ou par l'amour. J'en ai du faubourg,
j'en ai de la Chaussée-d'Antin, j'en ai du Mont-Breda et
du boulevard du Grime. Gomment voulez-vous que^
j'abandonne cela?
— Vous avez madame Gridaine et vos commis.
D'ailleurs, il le faut I
— Si madame la marquise y tient absolument, dit
Tout-pour-les-Dames qui s'inclina, et si l'indemnité est
convenable...
Astrée abaissa son éventail. P. J. Gridaine n'acheva
pas.
— Vous prendrez le chemin de fer d'Orléans, répéta
la marquise, et vous irez jusqu'à Nantes. Si vous pouvez
faire embarquer le petit, vous aurez cinq cents louis
pour vos trois jours. Est-ce assez?
— Et si je ne puis le faire embarquer?
— Vous le laisserez à Saint-Nazaire, et vous aurez
trois cents louis.
Loriot achevait son changement de toilette. Il entendit
qu'on voulait l'embarquer. Il n'avait pas de goût pour la
marine.
La marquise se leva et alla ouvrir son secrétaire. Elle
trempa une plume dans l'encre et traça rapidement
quelques mots sur un papier qu'elle mit dans une euve-
346 LE PARADIS DES FEMMES
loppe. Ce pli fut adressé à M. Bistouri, rue de la Goutte-
d'Or, à la Chapelle, près Paris.
Il ne contenait qu'une ligne : « Venez sur-le-champ à
l'hôtel. Je dis f^ur-le-champ. »
Point de signature.
La marquise prit dans un tiroir deux rouleaux de cin-
quante louis, qu'elle mit dans la main de P. J. Gri-
daine.
— 11 faut que dans vingt minutes cette lettre soit à son
adresse, dit-elle; il faut que dans une heure vous soyez
ù la gare d'Orléans.
, — Mais, fit observer Tout-pour-les-Dames, si le petit
coquin résiste?
— Menacez-le de le faire mettre eu prison, il ne con-
naît rien, il partira.
Tout ceci était dit très-bas, mais notre Loriot avait
l'oreille fine.
P. J. Gridaine fît disparaître l'argent dans les poches
de son pantalon avec un plaisir manifeste.
— Eh bieni demanda la marquise en élevant la voix,
allons-nous rester là jusqu'à demain?
Loriot poussa la porte et .reparut aussitôt dans sou
costume de petite Bretonne d'opéra-comique.
— Gomment avons-nous pu nous laisser prendre?
grommela Gridaine.
— Il faut être aveugle! ajouta la marquise en passant
dans le cabinet de toilette.
Elle fit l'inspection des dépouilles de mademoiselle
Marie de Rostan et de ses bijoux. Tout y était.
— Fouillez-le, dit-elle pourtant en s'adressant à Gri-
daine.
Elle ajouta tout bas à l'oreille :
— Il ne faut pas qu'il ait un centime, vous comprenez
bien, sans cela il reviendrait de Saint-Nazaire !
PARTS 347
Griflaine fonilln. Loriot n'avait rien dans ses poches.
— Emmenez-le, ordonna la marquise.
— J'ai ma voiture en bas, dit Gridaine en prenant
congé.
— Au revoir I
— Dans trois jours.
Gridaine sortit, poussant devant lui Loriot, et ma-
dame la marquise remonta, comme nous l'avons vu,
dans le salon du roi Truffe.
En descendant l'escalier, P. J. Gridaine dit à ce jeune
scélérat de Loriot :
— Madame la marquise m'a donné l'ordre de vous
jeter sur le pavé, mais j'ai pitié de vous. Je vais vous
mettre dans une voiture et vous emmener chez moi
pour vous donner des habits appartenant à votre sexe
et un peu d'argent.
— Merci, mon bon monsieur, répondit Loriot, recon-
naissant et docile.
11 pensait à part lui :
— En voilà un vieux vilain co({uin qui mériterait bien
d'èlre étranglé! me mener jusqu'à Saint-Nazaire pour
me faire mousse! excusez!
Ils franchirent la porte cochère de l'hôtel et P. J. Gri-
daine ouvrit la portière d'une vieille demi-fortune qu'il
avait.
— Montez dit-il à Loriot.
— Nenni donc! répondit celui-ci ; il y a trop loin d'ici
jusqu'à N.intes.
P. J. Gi idaine s'élança pour le saisir. Loriot fit un dé-
tour, lui ]>laHta dans le tlanc le coup de tète à la bre-
tonne, et détala pendant (jue P. J. Gridaine, surnommé
Tout-poui-les-Dames, roulait dans le ruisseau.
P. J. Gridaine cria : au secours! au feu ! au voleur!
mais la rue était déserte, et avant que le cocher fût des-
348 LE PARADIS DES FEMMES
cendu de son siège, Loriot avait tourné déjà l'angle du
faubourg Saint-Honoré.
Il y avait longtemps que ce petit Loriot se conduisait
très-mal. Depuis son premier chinois, il n'avait guère fait
que des sottises. Nous espérons que le lecteur verra comme
nous un commencement d'expiation dans ce brave coup
de tête, délivré à P. J. Gridaine. Le coup de tête était
bien donné, nous en pouvons répondre. Si Loriot persé-
vère dans cette voie, il recouvrera l'estime générale.
Loriot avait fait connaissance avec Paris. Il ne mar-
chait plus au hasard. Il descendit le faubourg Saint-Ho-
noré au grand galop et prit le chemin direct du marché
du Temple. Loriot n'avait qu'une idée, reprendre les
marques distinctives de son sexe et revenir, toujours
courant, dans la rue de Matignon, attendre Chiffon au
passage : Chiffon qu'il avait vue si johe, Chiffon qu'il
aimait comme un petit fou.
Voilà les fils d'Adam I Quand il avait Chiffon près de
lui, à toute heure, ce Loriot sans cervelle, il ne la regar-
dait même pas. Elle était pourtant bien gentille aussi,
allez, dans ce temps-là, avec son petit bonnet collant et
sa jupe rayée ! Mais ce Loriot étourdi était affriandé par
tout ce qui brille. Tête éventée, bon petit cœur qui su-
bissait en ce moment la maladie de la mue et qui n'était
plus lui-même. Loriot avait en outre la berlue de Paris.
Excusez-le si vous voulez, sinon il s'en passera.
Il allait. Les passants se retournaient pour voir cette
fillette qui faisait des enjambées de clown. En vingt mi-
nutes, il était au Temple.
En un jour de munificence, le grand Rostan qui l'ai-
mait beaucoup sans savoir pourquoi, lui avait donné
une piécette d'or de dix francs. Loriot l'avait cachée
dans sa bouche. 11 abordait le Temple en homme qui a
de l'argent comptant. Moyennant sa toilette bretonne
PARIS 349
qu'il laissa et sa pièce de dix francs, uu honnête Arabe
delà forêt Noire lui donna un pantalon de toile, un gilet
de vieux mérinos, une petite jaquette d'oiléans, un lam-
beau de soie pour se faire une cravate et une niolle ou
gnolle, sorte de chapeau agonisant qui fond à la première
ondée.
Loriot, plus fier qu'Artaban, se regarda dans le miroir
de l'Arabe.
— C'tidée ! pensa-t-il dans la sincérité de son orgueil ;
c'tidée de m' avoir habillé en femme I C'est en gars que
je suis le plus mignon! La Chijffonnette va vouloir me
ravoir quand elle me verra si gentil que ça I
Il sauta hors de l'échoppe en criant : Bonsoir, l'homme !
Et l'Arabe suspendit sa défroque à son éventaire. Loriot
pataugeait déjà dans la boue de la rue Phélipeaux.
Mais il n'allait plus, comme tout à l'heure, à l'aveugle.
Il choisissait maintenant les pavés. Son pantalon de toile
était propre ; il s'agissait de ne pas le crotter. Jamais
surnuméraire amoureux et indigent allant au bal sans
voiture ne prit plus de soin pour éviter les taches. Il
voyait les fiacres d'une lieue, et se rangeait sous les
portes pour les laisser passer.
Il mit une heure à faire la route qu'il avait parcourue
en vingt minutes. Mais il était net comme un sou neuf
quand il arriva rue de Matignon.
Son cœur battit à la vue de cette maison où il avait
passé un mois tout entier. Était-ce un rêve? Il avait dé-
serté son sexe et son nom. Pendant un mois on l'avait
appelé mademoiselle Marie, et pas une seule fois le re-
mords n'était venu le visiter. Loriot en ce moment
même, n'avait pas ce qu'on peut appeler un remords,
mais il s'étonnait, et c'était la première fois.
Il s'assit sur une borne à deux portes de l'hôtel de
Rostan. Il attendait Chiffon tout simplement pour lui dire :
U 30
350 LE PARADIS DES FEMMES
— Veux-tu venir avec moi ou veux-tu que j'aille
avec toi ?
11 convenait en lui-même que Chiffon valait mieux que
lui. Il ne lui supposait même pas de rancune.
Mais il craignait une chose : Chiffon avait pu passer
pendant qu'il était au Temple.
Une heure s* î' coula. 11 faisait froid. Une pluie fine se
mit à tomber. Loriot sentit des larmes qui piquaient
le dedans de ses paupières. Mais il était homme aujour-
d'hui. Pleurer, fi donc! Loriot refoula ses larmes.
Hélas I ces pluies fines traversent bien vite les jac-
quettes d'alpaga. Loriot se disait : Elle est bien long-
temps, ma Chiffon I
Sa Chiffon I vous entendez ! Il frissonna. Ce n'était ni
le froid ni la pluie, c'était une pensée plus pénétrante
que le froid, plus triste que la pluie.
Loriot venait de voir dans son souvenir ce petit grenier
de la rue Saint-Denis, où il y avait deux paillasses par
terre; sur l'une de ces paillasses, Chiffon était endormie,
et lui, Loriot, s'habillait sans bruit pour ne point l'é-
veiller.
Il se donna un grand coup de poing dans le front en
disant :
— Gomment j'ai-ti pu faire une chose comme ça î
— Ah I Seigneur Dieu î ajouta-t-il, quand je pense que
j'ai été sur le point d'emporter l'argent tout pour moi.
Ah I Seigneur mon Dieu ! mon Jésus î c'est pour le coup
que j'irais me noyer I
Il se mit à chercher laborieusoment dans sa tête les
jours où il avait pensé à Chiffon pendant qu'il était ricin;
et heureux. Il n'en trouvait pas assez à son compte.
Encore, souvent n'avait-il pensé à Chiffon que pour se
la représenter moins riche et plus mal habillée que lui.
Mauvais cœurî mauvais cœur I c'était ]ti cas -le ^e co-
PARIS 351
gner la tête à bons coups de poing. A mesure que la
pluie tombait plus drue et plus froide, la conscience du
pauvre petit Loriot se bouleversait. Sou chapeau recollé,
plus incommodé encore que sa conscience, s'affaissait sur
son front et lui prétait la plus piteuse physionomie que
l'on puisse imaginer.
Le jour baissait. La nuit vint peu à peu. Les réver-
bères s'allumèrent. Loriot vit les lampes briller derrière
les rideaux brodés du salon du roi Truffe.
Là-haut, ils ne sentaient pas la pluie, les heureux ; ils
avaient un grand feu sous le marbre sculpté de la che-
minée. Un dîner copieux les attendait dans la salle à
manger, chaude et splendidement illuminée. Loriot con-
naissait maintenant toutes ces joies, et nous savons que
Loriot ne dédaignait point les biens matériels de la vie.
Il était sensuel comme tous ceux qui se portent bien et
qui ont uti généreux estomac. Eh bien I Loriot ne son-
geait ni aux tapis douillets, ni au foyer confortable, ni à
la nappe'abondamment couverte de mets ; Loriot était
spiritualiste, ce soir ; Loriot les pieds dans l'eau et le nez
à la pluie, ne voyait qu'une chose derrière la broderie
des rideaux :
Chiffon avec ses beaux yeux noirs souriants, Chiffon
avec son col de cygne, gracieux dans la fourrure, Chiffon
dont il eût pris la taille svelte entre ses doigts !
Chiffon qu'un murmure d'admiration avait accueillie
à son entrée et qui le méritait si bien !
Peut-être qu'en ce moment, Fernand lui parlait ? tout
bas peut-être ? et que lui disait-il? Chiffon répondait-elle?
Loriot aurait bien voulu dire que ce Fernand était
laid, mais le moyen d'aller contre l'évidence 1
Fernand était un joli garçon, élégant, coquet, rompu
aux belles manières.
352 LE PARADIS DES FEMMES
Oh I la pluie froide pouvait tomber, Loriot suait à
grosses gouttes.
Parfois, il avait envie de soulever le marteau de cette
porte coclière et de monter. Cet homme qui protégeait
Chiffon et qui ressemblait à un roi, le docteur Sulpice ne
l'eût peut-être point chassé.
Comment Chiffon avait-elle trouvé ce protecteur? S'il
était resté avec Chiffon, lui, Loriot, dans le grenier du
faubourg Saint-Denis, le protecteur de Chiffon eût été le
sien.
11 avait la fièvre. Il était jaloux jusqu'au délire. Ses
mains se crispaient pour étreindre la chair de ce Fernand
odieux.
Et les heures étaient longues, longues!
Cependant, Chiffon l'avait embrassé. Chiffon si douce
et si bonne, ne pouvait pas avoir oublié son ami; mais,
quand on l'avait chassé, Chiffon n'était point venue à lui.
Hélas I que faisaient-ils donc là-haut, depuis le temps ?
Chaque minute vint à lui sembler un siècle.
Il y avait plus de deux heures que la nuit était tombée.
Un accord de piano vibra dans l'air, puis un chant arri-
va aux oreilles de Loriot. Il se souvint de cet autre
chant, lointain aussi et mourant harmonieusement, qu'il
avait entendu à Maintenon dans la meule de foin.
Mais ce soir-là, ils étaient deux dans le foin. Quelle
bonne soirée I
C'était Fernand qui chantait. Loriot reconnaissait sa
voix. Peut-être que Chiffon lui trouvait la voix belle...
Une heure se passa encore. Puis il se fit un mouvement
dans le salon. Des ombres glissèrent au-devant des ri-
deaux. Puis la porte cochère s'ouvrit et les équipages qui
attendaient avancèrent.
Il y en avait deux : celui du docteur Sulpice et celui
de M. Fernand de Rostan. Loriot restait sur le trattoir
PARIS 353
opposé, le dos collé à la muraille. Il retenait son souffle.
Il avait peur qu'on ne le vit.
Lui qui avait attendu cet instant avec une si ardente
impatience pour se jeter sur le passage de Chiffon et lui
dire... :
Lui dire quoi? voilà l'embarras terrible 1
M. Fernand de Rostan sortit le premier. Il prit le
parapluie des mains du cocher de Sulpice et le tint au-
dessus de la tète de Chiffon pendant qu'elle montait en
voiture.
Si seulement Loriot avait eu l'idée d'en faire autant.
Loriot remarqua bien que Chiffon était toute rose et
que le regard de M. Fernand lui faisait baisser les yeux.
Irène et Sulpice montèrent à leur tour. Fernand salua
respectueusement, et la tête de Chiffon se pencha à la
portière.
Rien qu'un peu. Mais c'était trop. Loriot faillit tomber
à la renverse.
Les deux équipages partirent en même temps. Celui
de Fernand remonta vers le faubourg Saint-Honoré;
celui de Sulpice tourna par les Champs-Elysées.
Ce Fernand, éclairé par la lanterne de son coupé, vous
avait un air de fatuité triomphante. Ohl que Loriot le
haïssait I Loriot, l'enfant furieux et impuissant, suivit
l'équipage pendant quelques pas. 11 emplit sa main de
boue, et la jeta au cuir verni du coupé.
Voilà ce que fit Loriot. Vengeance de fou, vengeance
de mouche !
Mais il s'arrêta. Il se redressa.
— Je sais où il demeure, se dit-il ; je me battrai avec
lui.
Tudieu I le petit Loriot sentit un baume dans ses
veines. La boue jetée par derrière ne l'avait pas consolé.
Il fut heureux à l'idée de se battre.
II 30*
354 LE PARADIS DES FEMMES
Quand une fois ils ne sont plus poltrons, ces enfants de
Bretagne deviennent des diables.
Ce que Loriot ne savait pas, c'était la demeure de Chif-
fon. Il voulait savoir cela. En conséquence, il tourna le
dos à l'équipage de son rival heureux et prit sa course
dans les Champs-Elysées. L'équipage était déjà loin,
mais Loriot courait mieux qu'un lièvre. 11 rattrapa l'é-
quipage au pont de la Concorde et se mit à trotter un
peu en avant de la portière où était Chiffon.
Il espérait être vu.
Mais, en vérité, Chiffon, ce soir, était toute rêveuse.
Elle ne voyait rien. Elle n'aurait pas su dire de quoi
parlaient Irène et le docteur.
L'équipage arriva rue de Tournon. Chiffon en descen-
dit sans apercevoir Loriot, qui était sur le trottoir, à
quinze pas d'elle.
Quand la porte du docteur Sulpice se referma, Loriot
cacha son visage entre ses mains et fondit en larmes.
Un homme était là, de l'autre côté de la rue, qui le re-
gardait.
Loriot s'en alla au hasard et toujours pleurant.
L'homme le suivit de loin.
A quelques cinquante pas de l'hôtel de Sulpice, il
y avait une maison en construction. Loriot enjamba la
clôture, se coucha sur des copeaux et s'endormit. Les
larmes produisent cet effet.
L'homme s'en retourna les mains dans ses poches en
fredonnant :
A Paimpol-en-Gouyoux,
Chez nous,
Etait une brunette
Coquette
PARIS 355
Qui s'appelait manon Leroux
Manon, Manette,
Brunette
Aux yeux doux !
Il s*arrêta devant la porte de la maison de Sulpice et
mit deux doigts dans sa bouche pour lancer un coup de
sifflet retentissant.
Quelques minutes après, une femme sortit de la mai-
son du docteur et l'homme au sifflet lui planta deuxgros
baisers sur chaque joue.
xxin
COQUETTERIE DE CHIFFON.
L'nomme au sifflet était notre ami Roblot ; sa com-
pagne était Virginie, amante infidèle d'Ethelred. Je
pense qu'ils allèrent prendre leur demi-tasse quelque
part, aux environs de l'Odéon.
Quand Roblot allait ainsi en bonne fortune, Toto
Gicquel restait seul à tricoter. Une fois, Roblot, son cou-
sin, ami du plaisir comme tout vrai matelot, l'avait con-
duit à un bal de barrière. Toto y rencontra une Picarde
qui lui plut. Il voulut lui faire la cour à la bretonne,
c'est à dire en lui donnant des coups de poing dans le
dos. Ce n'est pas la mode en Picardie, où l'amant
témoigne son affection en écrasant les pieds de sa
maîtresse. Toto fut repoussé. Néanmoins, la Picarde
lui vola quarante sous qu'il avait amassés par les
jarretières.
PARIS 357
Depuis lors, Toto Gicquel, dégoûté du libertinage,
s'en tint à son tricot.
Le pauvre Loriot n'avait pas tout à fait tort d'être
jaloux. Son instinct d'amoureux, pour être nouveau-né,
se montrait déjà perspicace. Derrière les rideaux riche-
ment brodés du salon de Rostan, il s'était passé des
choses qui ne valaient rien pour le pauvre Loriot.
Fernand, malgré sa jeunesse, possédait une expé-
rience consommée ; il savait les femmes sur le bout du
doigt. En outre, ce qui est le talisman des séducteurs, il
avait ce suprême don d'aimer sincèrement, à la minute
précise où il jurait d'aimer toujours ; cela triplait sou
éloquence. Le coq n'est roi d'amour que quand il fait
la roue, le coq ne fait la roue qu'à l'heure d'aimer.
Ce sont les poètes qui ont inventé don Juan menteur.
Si don Juan exista, son ardeur incurable fut à la fois
son prestige et son excuse.
Fernand était un tout petit don Juan. Les femmes
aimeraieut don Juan plus petit encore. Fernand avait
rencontré peu de cruelles en sa vie.
Solange était la seule peut-être qui lui eût nettement
résisté. Le seul côté vraiment bon de sa vie était sa con-
duite avec Solange.
Il avait été amoureux de la marquise Astrée ; Ga-
brielle de Morges avait détrôné la marquise ; Chiffon
détrôna Gabrielle de Morges.
M""^ la comtesse de Morges, trop bonne mère, avait
pesé sur sa fille, depuis six semaines, de telle sorte que
Gabrielle ne pensait plus guère et ne vivait plus du tout.
C'était un être faible : l'idée d'obéir la tuait, mais elle
ne songeait même pas à résister. On ne saurait dire si
elle avait répondu dans son cœur à l'amour léger et élé-
gant de Fernand, ou bien au timide et chevaleresque
amour de Roger de Martroy. Ces deux noms, pro-
358 LE PARADIS DES FEMMES
nonces devant elle, la faisaient rougir autrefois, voilà
tout.
Sa mère lui dit : Fernand est un débauché, Roger est
un fou : tous deux sont pauvres comme Job. Sa mère lui
avait dit encore : Les jeunes filles ne se connaissent pas
elles-mêmes, et les mères seules savent lire au fond du
cœur de leur enfant : tu ne peux être heureuse qu'avec
M. le duc de Rostan.
Le roi Truffe ! Gabrielle pleurait et pâlissait depuis ce
temps. Elle n'avait plus ni espoir ni désir. Fernand
cessa de l'aimer pour avoir pitié d'elle, et il fut du temps
à s'apercevoir de ce changement. Ce fut Chiffon qui le
lui montra.
En vérité, depuis que Fernand avait l'âge d'aimer, et
il avait eu cet âge là de très-bonne heure, jamais créa-
ture plus délicieusement jolie ne s'était offerte à sa vue.
Chiffon était la grâce même ; elle avait l'élégance infuse.
Nous ne saurions prétendre qu'elle ressemblât parfaite-
ment à une belle petite demoiselle, élevée aux Oiseaux
ou au Sacré-Cœur ; mais Dieu a varié le charme comme
la beauté ; les belles petites demoiselles, élevées noble-
ment, ont leur parfum connu ; autour de Chif.^on, c'était
comme un rayonnement farouche, sa grâce avait quel-
que chose de cette fine et amère saveur qui distingue le
fier gibier de la bête apprivoisée.
11 faut nous pardonner cette comparaison gourmande
et de petit style, en faveur de sa souveraine justesse.
Gela ne veut pas dire qu'il y ait beaucoup de petits
pieds dans les gros sabots et qu'il vaille mieux, en thèse
générale, danser la chevrette dans les foires que d'ap-
prendre en pension la géographie et le piano. Chiffon
était cette perle que le coq de La Fontaine trouva là où
on n'en trouve guère.
Et de même que la perle égarée dans le fumier, était
PARIS 359
tombée de quelque royale parure, Ghitfon la chère fleur,
avait eu sa tige détachée d'un tronc illustre.
Tant que la marquise Astrée fut au salon, Fernand
n'osa pas s'approoher de Chiffon, mais bien avant qu*il
ne lui parlât, son regard l'avait troublée. Elle se disait,
tout émue déjà : Personne ne m'a jamais regardée
ainsi î
C'était le jour de crise pour ces deux jumeaux d'aven-
tures, Loriot et Chiffon. Le sentiment viril était né ce
jour-là même dans le cœur de Loriot. Chiffon, qui était
jeune fille depuis longtemps, naissait à la même heure
au plaisir coquet d'être admirée. La vieille Eve se
remuait au dedans d'elle pour la première fois.
Et il ne s'agissait pas de l'ami Loriot.
Voyez comme il était puni cruellement de ses fre-
daines I
Voici comment se comportait le salon du roi Truffe
une heure après l'expulsion du malheureux Loriot. La
marquise Astrée était en grande conférence avec Fer-
nand, qui trouvait cependant moyeu de lancer (^à et là
quelques œillades à W^^ Marie de Rostan. Le roi Truffe
avait accaparé Sulpice. Chiffon, Irène et Gabrielle for-
maient un petit cénacle. Les époux de Alorges, Sensitive
et le notaire causaient des affaires du temps.
Vers quatre heures de l'après-midi, un domestique
vint prévenir Astrée qu'on la demandait chez elle.
— De deux choses l'une, dit la marquis«3 à Frrnand
eu se levant; ou vous voulez être duc et dix fois million-
naire, ou vous ne craignez pas de retomber tout au fond
de votre existence précaire et misérable. Je vous dir^i
ce dont il s'agit nettement, franchtment... et vous
choisirez.
Fernand lui baisa la main. Elle sortit.
Dès qu'elle fut partit, la voix du roi Truffe s'éleva.
3 GO LE PARADIS DES FEMMES
plus libre. On eût dit qu'il avait un poids de moins sur
la poitrine.
— Elle a toujours été bien bonne pour moi, dit-il au
docteur ; elle me tient fidèle compagnie, c'est ma garde-
malade.
— Ah î fit le docteur ; alors vous avez pour elle une
véritable affection?
— Mêlée de reconnaissance, assurément.
— Vous ne la craignez pas?
— Non... non, certes.
Le docteur le regardait en face. Sous le rayon fixe et
perçant qui se dégageait de sa prunelle, le pauvre roi
Truffe sembla se débattre un instant.
— Eh bien, si î reprit-il enfin avec détresse, Je la
crains : je crains surtout cet homme, le marquis!
Il jeta un coup d'œil effrayé autour de lui pour voir si
personne n'avait pu l'entendre. Le docteur lui prit la
main et la serra entre les siennes.
— Signez le projet de testament, monsieur le duc
dit-il ; si vous m'obéissez strictement et de tout point, je
crois que je vous guérirai.
— Mon sauveur î mon sauveur ! balbutia le bon-
homme ; faites-moi vivre et je serai votre esclave I
Fernand avait rejoint le petit cercle, composé d'Irène,
de Gabrielle et de Ghifî'on. Irène et Gabrielle brodaient
Chifî'on seule n'avait point son ouvrage.
Je ne sais comment cela se fit. U y avait un beau
grand album sur le guéridon, au milieu du salon. Fer-
nand et Ghifî'on allèrent regarder les estampes. L'album
contenait les portraits, d'après fantaisie, des femmes de
Walter Scott. On y voyait Ilébecca, la juive fière, Alice
Lee, brillante de jeunesse et de beauté ; Diana Vernon,
la hardie ; Minna et Brcnda Troil, les filles de Magnus ;
Annette Lyle, l'ange à la harpe ; la Mante - Verte,
PARIS 361
qui passe dans le poétique brouillard de Redgauntlet,
Flora Mac - Ivor, Julia MauneriDg ; la chère Amy
Robsart rayonnante d'amour ; Edith Bellenden, con-
fuse et repentante d'avoir préféré un puritain tondu
au noble et chevaleresque Evandale ; une paysanne pri-
sonnière et une reine captive : Effie Deans et Marie
Stuart; la jolie fille de Perth, la Dame Blanche, la
Fiancée de Lammermoor, que sais-je toutes ces ravis-
santes figures que le vieux romancier écossais trouvait
au fond de son génie.
Fernand dit à Chiffon qu'aucune de ces têtes char-
manh^s n'avait sou adorable sourire. Mon Dieu I Chiffon,
la pauvre fille, ne vit point de mal à cela.
Elle regarda même Fernand du coin de l'œil, et il
faut bien avouer qu'elle le trouva joli garçon. En pen- "
sant autrement, elle eût fait preuve de mauvais goût.
Hélas! l'image de Loriot vint protester. Mais Loriot
était en fille. Cette redingote fièrement cambrée lui
manquait, cette moustache blonde, aussi, légère et
retroussée.
Vous souvenez-vous? Sa galanterie allait autrefois
jusqu'à dire à Chiffon :
— Tu n'es point plus mignonne que moi, la Chif-
fonnette I
Il n'y a pas à biaiser. Mademoiselle Marie de Rostan
se divertit ou ne peut pas plus en regardant les femmes
deWalter Scott.
Dès qu'Irène et Gabrielle furent en tête-à-tête,
Irène dit :
— Vous ne m*avez pas demandé des nouvelles de
M. de Martroy ?
— Je l'ai vu, répondit Gabrielle ; il ne m'a parlé que
de Solange. On doit être bien calme et bien heureuse,
n'est-ce-pas, Irène, quand on est au couvent?
II. 31
302 LE PARADIS DES FEMMES
— Il y a là-dedans, disait Sensitive, tout un sujet de
comédie : Je crois que notre Fernand a lait un peu la
cour à ce petit paysan déguisé en demoiselle.
— Le voilà maintenant qui fait la cour à l'autre,
ajouta la comtesse.
— Mais où est donc le marquis? demanda M. de
Morges.
— A boire, répondit Sensitive.
Au second étage de Thôtel, Jean Touril et la marquise
étaient réunis dans le boudoir de cette dernière. L'ancien
reboutoux affectait, comme à l'ordinaire, une matoise
indifférence, mais sa face était agitée de tics nerveux.
C'était lui qui avait fait demander Astrée au salon.
— On n'est pas à Vabe ici pour causer, ma toute
belle, disait-il en ce moment. J'ai toujours peur que ces
brillantes murailles n'aient des oreilles.
Il ôta ses lunettes de fer de leur gaine.
— Riche étoffe I grommela-t-il ; cadres cossus I jolie
dorure ! Tout ça doit coûter des prix fous I
— Nous sommes aussi parfaitement en sûreté ici que
chez vous, vieux Jean, dit Astrée, répondant à ses pre-
mières paroles.
— Possible I possible I répliqua le roi des chiffonniers;
mais je n'ai pas mes coudées franches : ici je n'oserais pas
vous tutoyer, madame la marquise. Voilà déjà dix fois
(jue nos petits anciens noms d'amitié : Morgatte, Coqui-
nette, etc., me viennent à la bouche, et je n'ai pas le
cœur de les prononcer.
— C'est au moins inutile, vieux Jean.
— Non pas. Quand on se retient, on cause mal.
— Nous ne sommes pas ici pour causer. Je vous ai dit
la vérité : nous avons trop tardé.
— C'est votre faute, repartit Bistouri, vous avez voulu
PARIS 363
faire la petite bouche ; vous avez refusé d'être des nôtres
au moment du coup de feu.
— J'ai eu tort ; je suis maintenant déterminée à
tout.
Nous n'avons pas oublié ce conciliabule tenu dans la
grande maison de la rue de la Goutte-d'Or. Le résultai
que nous avons pu deviner seulement par quelques
paroles échappées au sommeil magnétique d'Irène, avait
été le meurtre projeté du docteur Sulpice. Par les fentes
du grenier où couchèrent Chiffon et Loriot, dans le gar-
ni du faubourg Saint-Denis, nous avons vu les deux piles
de pièces de cinq francs, auprès desquelles Nieul, l'an-
cien tourne-broche, ronflait comme un juste.
C'étaient les arrhes. Nieul s'était chargé de l'affaire.
On ne s'évade pas du bagne pour rester les bras croisés
comme un paresseux de bourgeois.
Tout était donc bien convenu ; on avait trouvé un
moyen très-adroit de prendre le docteur au piège, un
moyen véritablement diabolique et digne des débuts de
la Morgatte. Jean Touril avait approuvé ce moyen ;
Nieul consentait à être l'instrument. Mais en toute en-
treprise, je parle des mieux combinées, il arrive des
retards ; les associés les mieux assortis ont des discus-
sions et desmalen'endus.
Le jour où l'on se réunit pour fixer le lieu et l'heure
de l'exécution, il y eut des difficultés. Jean Touril exigea
que la Morgatte fût présente ou du moins qu'elle ne
quittât point la maison pendant l'assaut. Voici la raison
qu'il donna :
— Je me plais à reconnaître, ma poule, dit-il à la
marquise, que tu m'as déjà joué plus d'un méchant tour.
C'est ton instinct, et c'est ainsi que je t'aime, mais expé-
rience est mère de méfiance. Nieul et moi nous risquons
Rotre cou,
3f64 LE PARADIS DES FEMMES
Nieul était présent. Il fit un signe d'énergique appro-
bation.
— Si tu restais à l'écart, poursuivit l'ancien rebou-
teux, là-bas, dans ton bel hôtel de Rostan, nous ne
serions pas tranquilles. On a vu des gens adroits comme
foi, Coquinette, qui faisaient assassiner d'une main
l'homme qui les gênait, et qui, de l'autre main,
mettaient doucement le parquet à même d'arrêter les
amis.
— Fi donc I voulut protester Astrée.
— Bien, bien, Mignonne, tu te défends d'avoir eu cette
idée-là. C'est ton rôle : Tout mauvais cas est niable.
Notre rôle à nous, c'est de prendre nos précautions. Tu
m'entends bien, si tu refuses cette condition-là, rien
de fait !
Astrée plaida du mieux qu'elle put. Ses arguments
furent si éloquents que Bistouri demeura convaincu
qu'elle avait une arrière-pensée. Il fut inflexible. Elle
offrit cent mille francs. L'argent ne lui coûtait rien, sur-
tout en promesses. Bistouri lui dit :
— Si tu insistes, mon ange chéri, je te flanque à la
porte !
Il fallut céder. Astrée consentit à se compromettre
pour rassurer ses aides. Le soir même, Nieul descendit
aux abords de la demeure de Sulpice et le guetta.
Gomme Sulpice passait, Nieul l'arrêta et lui demanda
secours contre une souffrance qu'il ressentait, disait-il,
dans la poitrine.
— En effet, lui dit Sulpice, vous êtes três-pâle et vous
allez faire une dure maladie.
Ce fut Nieul qui raconta l'aventure à la marquise et à
Bistouri. A peine le docteur Sulpice avait-il prononcé
les paroles qui précèdent que Nieul ressentit réellement
une cuisante douleur à la poitrine.
PARIS 365
Le docteur lui cria par la portière de sa voiture :
— Rentrez chez vous, coucliez-vous ; faites-moi appe-
ler; j'irai.
C'était là précisément le résultat que Nieul était venu
provoquer : les préléminaires de l'embuscade dressée
au docteur Sulpice. Seulement le docteur Sulpice faisait
la moitié du chemin ; il aurait pu délivrer le médica-
ment sur place, mais on eut dit, en vérité, qu'il cher-
chait les moyens de faire une visite à Nieul.
Quelque chose de beaucoup plus étrange, c'est le mal
subit qui frappa Nieul. Il n'eut pas le temps de retourner
au garni de la Goutte-d'Or. On le transporta dans un
taudis qu'il indiqua, derrière le Luxembourg. Sulpice,
prévenu, alla le voir. En entrant, il dit au malade :
— Pourquoi n'ètes-vous pas chez vous?
Aucun événement n'eut lieu sinon la rapide guérison
de Nieul. C'était la troisième fois que le docteur le tirait
de peine.
Voilà pourquoi un mois entier s'était écoulé sans que
le plan de la marquise eût été exécuté.
Nieul était debout depuis une huitaine, mais il restait
frappé.
Quand la marquise dit à Bistouri : je suis déterminée
à tout! celui-ci hocha ia tête gravement.
— Je ne vous répondrai pas : il est trop tard, dit-il ;
jamais il n'est trop tard pour bien faire, mais nous au-
rons du mal. Et peut-être que, désormais, il nous faudra
du temps.
— Du temps I répéta la marquise en se levant ; vous
ne m'avez donc pas comprise I
— Si fait, mon trésor, si fait, ma chère dame, veux-
je dire. La déroute est au camp, n'est-ce pas? Cet homme
n'a eu qu'un geste à faire pour jeter bas tous vos châ-
lî. 31*
366 LE PARADIS DES FEMMES
teaux de cartes. Je ne me moquerai pas de vous pour le
jeune garçon déguisé en fillette, ce ne serait pas géné-
reux. Mais qu'adviendra-t-il de nos témoignages authen-
tiques pour l'acte de notoriété?
— L'enfant a disparu, dit Astrée.
— Comment a-t-il disparu?
— Je l'ai envoyé à Nantes.
— A neuf heures de Paris par le chemin de fer ! se
récria Bistouri ; nous voilà bien abrités!
— Vous souvenez- vous de ce que je vous dis, il y a
seize ans? reprit-il après un silence. C'était la fameuse
nuit. Je te dis, cette nuit-là, coquinette : « Nous ne
faisons que la moitié de la besogne, nous laissons des
gens derrière nous... »
— Vous eûtes raison, interrompit Astrée avec impa-
tience ; mais il ne s'agit plus de cela.
— Au lieu d'envoyer l'enfant à Nantes, reprit Bistouri
doucement, tu aurais mieux fait de me le donner à
garder.
— C'est vrai, dit Astrée, j'aurais mieux fait, mais il
n'est plus temps. Débarrassons-nous seulement de Sul-
pice et je réponds de tout,
— Seulement! répéta le père Bistouri qui hocha la
tête pour la deuxième fois.
Il se leva à son tour et se prit à parcourir la chambre
de son pas lourd et paresseux. En passant auprès de la
fenêtre, il aperçut dans le jardin François Rostan qui
s'en allait tête baissée et la pipe entre les dents.
Il le montra du doigt à la marquise sans rien dire.
Astrée, suivant sa coutume, haussa les épaules.
— Nieul n'osera jamais frapper désormais, dit Jean
Touril.
Astrée recula d'un pas.
PARIS 367
— Cet homme a-t-il donc un démon familier qui le
protège 1 s'écria-t-elle.
— Je le crois, dit froidement Jean Touril.
— Mais, reprit la marquise, il prend Toffensive. Quel-
que chose me crie qu'il se prépare à nous écraser.
— C'est mon opinion, fit l'ancien reboutoux.
— Et nous ne trouvons personne I commença la
marquise.
Jean Touril lui serra le bras en lui montrant derechef
François Rostan, dont la silhouette paraissait et dispa-
raissait tour à tour entre les troncs d'arbres.
La brune tombait, le jardin se faisait sombre. Le pas
du grand Rostan semblait lent et alourdi, mais quand il
se redressait par hasard, sa puissante carrure se dessi-
nait dans l'ombre. C'était comme le fantôme d'un
athlète.
— Nieul serait l'appât, prononça tout bas le père Bis-
touri ; celui-ci frapperait.
— Il ne voudra pas, objecta la marquise.
— Tant pis I fit le bonhomme sèchement.
Puis il reprit :
— Celui-là t'a aimée et tu l'as aimé. Gehii-là est fort,
celui-là est brave.
— Il était tout cela, dit Astrée avec dédain.
— Dis-lui que tu l'aim 's et fais-le duc, il frapperai
Astrée réfléchit un instant.
— On peut lui promettre, murmura-t-elle.
Le père Bistouri lui prit la main en disant avec bon-
homie :
— Ce qui me divertit, coquinette, c'est que ton petit
Fernand se moquera de toi. Peut-être a-t-il déjà com-
mencé... Enfin, soit! tu lui promettras. Bonne chance !
Moi, je suis prêt tous les jours et à toute heure : je
t'attends.
368 LE PARADIS DES FEMMES
On vint avertir M""^ la marquise que le dîner était
servi. Elle ouvrit la fenêtre et appela elle-même le grand
Rostan.
— Ne voulez-vous point dîner? dit- elle.
— Je dîne dehors, répliqua d'en bas François, qui
venait de voir l'ombre du docteur dessinée sur les ri-
deaux du salon.
— Je vous ai fait mettre un couvert auprès de moi,
repartit la marquise. Montez, jai à vous parler.
Le grand Rostan gronda, mais il monta tout droit à la
salle à manger sans passer par le salon. Il trouva Astrée
sur le seuil.
— Quelle rage de promenade I dit-elle en souriant, et
par le temps qu'il fait!
— Si cet homme-là doit prendre pied ici, répliqua le
marquis, j'aime mieux déserter la maison.
— Il vous fait donc grand'peur, mon pauvre
François?
— Il me gêne.
— Le voici. Saluez-le pour ne pas trop lui montrer
votre embarras. Peut-être qu'il ne vous gênera pas
longtemps désormais.
Le docteur entrait en effet, soutenant le pas lourd et
tremblant du roi Truffe. Sensitive donnait le bras à la
comtesse de Morges, le vidame de Pomard accompagnait
Irène; Fernand était le chevalier de Chiffon, la pauvre
Gabrielle était réduite au notaire.
Ce notaire avait l'honneur d'être drinkcr, Il avait fait
dans sa jeunesse une tragédie intitulée Caracalla. Le
baron Potel, associé de Gambard, lui avait prêté quel-
que argent pour acheter son étude, sous la condition
expresse que le notaire ferait passer ledit Potel pour un
libertin abject parmi ses clients.
Le grand Uostan salua Sulpice à la manière des en-
PARIS 369
fants maussades et boudeurs. On prit ]dace. Fernand
s'arrangea pour ne point se séparer de Chiffon. Sensitive
se plaça au hasard. Il était habile à extraire la poésie
du potage, de toutes les entrées et du rôti, et Apollon,
dieu des vers, lui avait accordé le don de rester maigre
tout en mangeant comme un boa.
Un poêle gras est-il encore poëte?
— Voyez, mon cher docteur, dit le roi Truffe en
s'asseyant, voilà ma vie. Tous les jours, je viens ici, je
regarde les autres manger : je ne sais plus ce que c'est
que de trouver du plaisir à table.
— Vous allez manger aujourd'hui, repartit Sulpice.
Le bonhomme le regarda d'un air étonné.
Sulpice souriait. Il prit la première assiette, emplie
par la marquise qui taisait office de maîtresse de
maison.
— Ces dames m'excuseront, dit-il.
Et il plaça le potage fumant devant le roi Truffe.
Celui-ci hésita ; puis ses narines se gonflèrent et un
peu de sang vint à ses joues.
— Ce potage a bien bonne odeur, murmura-t-il.
C'est ici la petite magie bienveillante et presque
paternelle des médecins assez forts pour prendre empire
sur leurs malades. Vous avez vu cela ceut fois. Sous le
regard puissant et protecteur de l'homme qui guérit, le
pauvre valétudinaire sent revenir en lui un appétit fac-
tice. Il mange, il se souvient du temps où son estomac
viril luttait triomphalement contre la bonne chère. 11 est
heureux.
Et ce qu'il mange ce jour-là ne lui fait pas de mal.
Le roi Truffe avala son potage comme un homme, et
je crois qu'il en redemanda.
— Mon Dieul disait Fernand à sa voisine qui, au con-
traire, cherchait en vain son appétit habituel, le hasard
370 LE PARADIS DES FEMMES
m'a conduit à Paris pendant que vous restiez dans notre
Bretagne. J'étais seul, exposé à toutes les tentations,
mais au milieu de ces plaisirs bruyants, je cherchais
quelque chose. On m'aurait demandé quoi, je n'aurais
pas su le dire. Mon cœur était vide. Dans cet immense
parterre, je ne trouvais point ma fleur. Comment vous
expliquer cela, madi?moiselle Marie?
— Oh I je comprends bien I dit Chiffon avec fierté ; il
y a un mois que je suis à Paris.
Feruand cacha son sourire.
— Elle est adorable I pensa-t-il, mais la victoire sera
trop aisée.
— Ce qui m'étonne, reprit Chiffon qui avait, pour la
.première fois de sa vie, la rage d'être spirituelle, ce qui
m'étonne, c'est que dans ce paradis des femmes, vous
ayez cherché si longtemps votre fleur.
— Vous n'y étiez pas ! murmura Fernan d.
Chiffon rougit, mais elle sourit.
Seigneur Dieul comme le petit Loriot grelottait en ce
moment dans la rue I
— Monsieur le duc, dit Sensitive, entre deux bou-
chées, vous avez là une nouvelle nature morte.
— Monsieur? fit le bonhomme dont la voix se cassa.
11 ne comprenait pas et s'appliquait la phrase à lui-
même en lui prêtant une signification funèbre.
— J'entends, reprit Sensitive, que vous avez acheté
un tableau de gibier et de fruits. Je ne saurais au juste
à quel maître attribuer cette page, mais elle appartient
évidemment à l'école hollandaise, et même on pourrait
dire avec presque certitude...
— C'est le fils du concierge, interrompit bonnement
le roi Truffe ; on prétend qu'il a des dispositions.
Sensitive remit son lorgnon en place et donna un
PARIS 371
furieux coup de dents à un filet de sole qui n'en pouvait
mais.
Tout en servant avec une grâce parfaite, la marquise
trouvait moyen de parler bas au grand Rostau, son
voisin. Il y avait des années qu'il ne s'était vu à pareille
fête.
— François, lui dit-elle d'un ton sérieux et pénétré, à
ce moment où la gaieté, plus bruyante, court autour de
la table, j'ai eu des torts envers vous, je les reconnais, et
j'en suis fâchée.
— Quelle mouche vous pique aujourd'hui, Astrée?
demanda l'ancien hobereau, décidément étonné.
— Pensez-vous qu'on puisse oublier tout à fait le
passé? murmura la marquise en baissant les yeux.
— Allez- vous me chanter la romance : On en revient
toujours à ses premières amours I
— Ne raillez pas, François. Les torts ont été partagés,
vous le savez bien. Si vous changiez de conduite, si vous
preniez la résolution de me seconder sérieusement et
bravement dans mes projets?...
— Ah I fit le marquis ; nous avons besoin du poignet
de Rostan I
— Peut-être.
— Le précieux Fernand ne peut pas faire l'affaire?
Il s'interrompit pour jeter un regard vers le blondin
et poussa un retentissant éclat de rire.
Le dépit fit pâlir la marquise, parce que tous les re-
gards se dirigeaient déjà vers elle.
— Qu'y a-t-il donc? demanda le roi Trufî'e.
— Une idée drôle qui me passe par la tête, répondit
François Rostan.
Astrée lui avait abondamment servi à boire. Il avait
perdu sa timidité rogue et triste.
— Dites donc, cousin, ajouta-t-il eu s'adressant au
372 LE PARADIS DES FEMMES
duc, savez-vous que vous dévorez, aujourd'hui?
— Le voir en appétit, celui-là, se reprit-il tout bas et
vous voir aimable, ma femme, c'est du nouveau I
— Pourquoi avez-vous ri? demanda la marquise quand
les conversations particulières eurent repris leurs cours.
— Parce que j'ai vu là-bas la cause de votre amabi-
lité, répliqua Frani^ois Rostan ; le Fernand a entrepris
la petite. Elle est diantrement jolie!
Astrée regarda le jeune couple à son tour.
— Vous avez peut-être deviné, dit-elie : en tout cas,
que vous importe le motif, si je vous propose la paix
pleine et entière, l'oubli de vos fautes et le retour à l'an-
cien état de choses 1
— Elle est jolie I répéta le grand Rostan au lieu de
répondre ; mais elle ressemble à quelqu'un... Je n'aime
pas à la regarder.
François ignorait tout ce qui s'était passé dans la jour-
née. En ce moment, Sensitive, qui avait fait le voyage
de Londres, cet été, par les trains de plaisir, salua made-
moiselle Marie de Rostan par son nom à haute et intelli-
gible voix, en true gentleman^ et lui demanda la permis-
sion de boire avec elle.
— Tiens! fit le marquis, c'est celle-là qui est aujour-
d'hui Marie de Rostan. Et l'autre? celle d'hier?
— Je vous dirai tout, répondit la marquise.
François grommela entre ses dents :
— Je sais maintenant à qui elle ressemble. La tuera-
t-on comme sa mère?
Il but une large rasade et son front se couvrit d'un
nuage plus sombre.
— Nous causerons longuement et en tête-à-tète, fit
Astrée à son oreille. Je ne veux pas vous cacher qu'il y
a de la besogne. Ce sera à vous de voir si vous voulez
être duc.
XXIV
LARGESSES DE CBIFFON
Nous n'avons pas besoin de dire qu'on dînait admira-
blement bien chez le roi Truffe.
Chacun se leva de table heureux et satisfait. Le roi
Truffe se sentait rajeuni de dix ans, et ce fut lui-même
qui demanda si on ne ferait pas un peu de musique.
M'"'^ de Morges lui ayant glissé une de ses allusions
adroites et matrimoniales, le roi Truffe fut, ma foi, sur
le point de comprendre.
Il regarda Gabrielle, mais cela mit de la tristesse dans
sa joie. Elle était si morne et si pàlel
Irène chanta. Quand elle eut fini, le roi Triiffe l'em-
brassa sur les deux joues.
Nous notons ici, en passant, une observation. Depuis
le départ de Loriotte, le docteur Sulpice n'avait pas
prononcé une parole ni fait un geste qui put annoncer
son intention d'attaquer l'identité de Jean de Rostan,
dans la personne du jeune M. Fernand. Et cependant
Fernand ne s'était point rapproché d'Irène.
II. 32
374 LE PARADIS DES FEMMES
Ce frère et cette sœur restaient absolument étrangers
l'un à l'autre. On semblait oublier dans le salon du roi
Truffe leur degré de parenté.
De même, il n'y avait eu qu'un salut lointain, échangé
entre François Rostan et Irène, le père et la fille.
Rien de ce qui appartenait à Sulpice ne pouvait se
mêler aux satellites d'Astrée. C'était là un fait accepté.
Il y avait deux camps tranchés, inconciliables.
La famille du roi Truffe était faite ainsi.
Sauf une exception, pourtant, M"^ Marie de Rostan et
le jeune M. Fernand semblaient s'entendre à merveille.
Le regard d'Irène en avait averti Sulpice plusieurs fois.
Sulpice ne s'en était point ému.
M™® la comtesse de Morges voulut conduire Gabrielle
au piano ; mais la voix de la pauvre enfant s'arrêta dans
sa gorge.
Fernand se mit au piano. Il était bon musicien, et il
avait une jolie voix. Fernand chanta une romance
d'amour. Ces paroles tendres et niaises de la romance
moderne vont droit au cœur des jeunes filles. Chiffon
prenait pour elle tout ce que la romance disait de Rosita
ou de Nelly ; Chiffon avait le rouge au front et son petit
cœur battait bien vite.
Quand Fernand revint auprès d'elle. Chiffon le reçut
en silence et les yeux baissés. Elle ne voulait plus rire
avec lui. Je ne sais pas ce que Fernand lui dit, mais les
larmes lui vinrent aux yeux.
Voilà pourquoi Chiffon était distraite quand elle monta
dans le carrosse du docteur en sortant de l'hôtel de Ros-
tan ; voilà pourquoi elle n'aperçut point le pauvre petit
Loriot qui la guettait sur l'autre trottoir. Si quelqu'un a
des yeux pour ne point voir, selon l'expression de l'Écri-
ture, c'est la fillette qui rêve.
En quittant le roi Truffe, Sulpice lui dit :
PARIS 375
— Je ne refuse pas de vous soigner, si j'ai la certitude
que mon traitement sera suivi. Yoici les conditions que
je vous impose. Vous monterez eu voiture demain avant
votre déjeuner, vous ne direz à personne le but de votre
promenade. Une fois en route, vous ordonn(3rez au co-
cher de vous conduire chez moi. Un appartement y sera
préparé pour vous et vous ne rentrerez pas à votre
hôtel.
— Et... fit le bonhomme indécis, me guérirez-vous?
— Je l'espère, avec l'aide de Dieu, répondit Sulpice.
Sulpice prit congé. Le roi Truffe se retourna ; la mar-
quise Astrée était derrière lui.
Le lendemain matin, Chiffon s'éveilla la tête lourde
et le cœur gros. Sans savoir pourquoi, elle avait envie
de pleurer. Tout ce qui s'était passé la veille était en elle
comme le souvenir stérile et fatigant d'un rêve. Elle
avait revu Loriot, et la pensée de Loriot n'avait pas été
sa seule pensée le reste du jour. Comment cela s'était-il
pu faire ?
En se demandant comment cela s'était fait, c'est-à-
dire en plaidant au fond de son propre cœur la chère
cause de Loriot, voilà que Chiffon trouva devant elle le
motif de son oubli : Fernand.
L'image de Fernand se mit comme Fernand lui-même
entre elle et l'image de son Loriot. C'est étonnant ce que
Loriot avait perdu pour elle sous son costume de
Jillettel
Et pourtant, Chiffon ne voulait par aimer Fernand ;
surtout. Chiffon ne voulait pas oublier son Loriot. Elle
se battait les flancs, la pauvre fille, pour penser à Loriot
tout seul.
— Si ce monsieur Fernand m'empêche comme cela
de penser à mon Loriot, je sens bien que je le détesterai!
316 LE PARADIS DES FEMMES
C'est qu'elles se disent de ces choses-là sérieusement
et consciencieusement !
Vers sept heures du maUn, la plus lettrée des cam«>
listes, Virginie, arriva tout essoufflée dans la chambr»i
de Cliiffon. Quand Virginie arrivait, le matin, elle était
généralement essoufflée. Roblot demeurait loin.
— Mademoiselle Marie! s'écria-t-elle, connaissez-vous
Toto Gicquel?
— Il me semble que j'ai entendu parler de lui au doc-
teur, répondit ChifTon.
— Ce Toto Gicquel, continua Virginie, est un pauvre
innocent comme il y en a un dans les Montagnards écos -
sais et un autre dans le Capitaine Raymond. Jl y en a uu
aussi dans V Abîme de Sandworth... et même il tomba au
fond de l'abîme où il trouva les papiers importants qui
servent à faire gagner le procès de sir Duncan, le par-
rain de Malcolm, parce que, sans ces papiers-là, tout
l'héritage aurait été au lord de Cornwall, coushi du
vieux Mac-Donald .
— Et que voulez-vous me dire de ce Toto Gicquel?
interrompit Chiffon.
— De lui! s'écria Virginie avec dédain ; oh! Seigneur
Dieu! la pauvre créature, rien du tout. C'est de son cou-
sin Roblot que je tiens la chose.
— Quelle chose?
— Vous allez voir. Roblot n'est pas un marin du
genre de Gustafsohn dans les Pirates suédois, c'est un ma-
telot gai, un homme dont le visage ne manque pas do
caractère, mais qui porte des boucles d'oreilles.
Chiffon regarda Virginie avec une véritable colère.
— Si vous ne parlez pas tout de suite, dit-elle, je vous
chasse !
Virginie laissa tomber le jupon qu'elle était en train
de retourner.
PARIS 377
— Me chasser ! répéta-t-elle indignée. La pauvre Sido-
nia en arrive aussi à cette humiliation dans V Abbaye de
Rosenthal. 0 ma mère 1
Elle invoqua également Ethelred, mais tout bas.
— Voyons, voyons, ma pauvre Virginie, reprit Chiffon
repentante, j'ai eu tort. 11 n'y a pas déjà si longtemps
que j'étais plus au dépourvu que vous, je ne l'ai pas ou-
blié. Pardonnez-moi I
Virginie levâtes mains vers le ciel.
— 0 noble et généreuse enfant 1 s'écria-t-elle, qui ne
vous aimerait I... Je voulais vous dire que ce Roblot m'a
donc dit qu'il vous avait vue rentrer vers dix heu-
res...
Chiffon bouillait d'impatience.
— Il était peut-être le quart, continua Virginie, mais
bien sûr que la demie n'était pas sonnée. C'est là-bas au
bout de la rue que Roblot a reconnu la voiture du doc-
teur, il y avait un jeune garçon mal habillé qui courait
par derrière
— Un jeune garçon? répéta Chiffon.
Ce n'était donc pas Loriot, puisque Loriot avait des
habits de femme.
La marquise, eu rentrant au salon du roi Truffe
avait dit tout simplement : Je l'ai chassé pour qu'il aille
se faire prendre ailleurs.
Chiffon avait froid dans le cœur, chaque fois qu'elle
pensait à cette marquise.
— Un jeune garçon, poursuivit la camériste, qui était
bien essoufdé à ce que dit M. R)blot, et trempé de
pluie. Un beau petit homme, malgré ça, M. Roblot le
connaît bien...
— Ah! fit Chiffon ; M. Roblot le connaît?
— 11 le connaît sans le connaître : pour l'avoir déjà
II. 32*
378 LE PARADIS DES FEMMES
rencontré deux fois. Une fois sur la route du Mans,
et quelle pluie il faisait, ce soir-là encore !
Chiffon était immobile et retenait son souffle.
— Une autre fois, acheva Virginie, sur le boulevard
des Capucines.
— Et ces deux fois-là, dit Chiffon lentement, le jeune
garçon n'était pas seul ?
— Non.
— Il était... commença Chiffon.
— Il était... répéta Virginie en baissant les yeux.
— Avec qui?
— Avec mademoiselle.
Chiffon sauta hors de son lit et passa brusquement ses
pantoufles. Virginie lui jeta un peignoir sur les épaules.
Chiffon était toute rouge et ses sourcils se fronçaient.
Virginie prit cela pour de la colère.
— Mon Dieu I dit-elle, il ne faut pas que mademoi-
selle se fasse de la bile pour si peu de chose.
Chiffon s'était assise au coin du foyer.
— Voilà tout ce que vous a dit ce Roblot ? demandâ-
t-elle.
— A peu près. Seulement, il a suivi le jeune garçon
pour le voir de plus près, parce qu'il n'était pas bien sur
de ne point se tromper. Le jeune garçon pleurait et
grelottait.
— Mon Loriot! s'écria Chiffon, dont les yeux se
mouillèrent ; mon pauvre petit Loriot I
Ahl que l'idée de M. Fernand était loin en ce mo-
ment I
— Roblot voulait aussi savoir, reprit Virginie, s'il
demeurait dans le quartier...
~ Ce Roblot sait où il demeure? demanda vivement
Chiffon.
— Hélas I mademoiselle, répliqua Virginie, qui sen-
fl
PARIS 379
tait maintenant qu'en faisant de la compassion elle
plairait à sa jeune maîtresse ; hélas I il ne demeure pasl
— Comment I il ne demeure pas?
— Roblot n'a pas eu la peine de le suivre bien long-
temps. Yous savez la maison en construction qui est là,
en montant?...
— Eh bien! fit Chiffon, qui perdit pour le coup ses
fraîches couleurs.
— Eh bieni mademoiselle, le jeune garçon a couché
dans les copeaux.
Chiffon croisa ses deux petites mains pâles sur ses
genoux.
— Tout mouillé, tout grelottant de froid! murmura-
t-elle, et peut-être qu'il avait grand'faim I
— Ça, c'est probable, repartit Virginie.
Chiffon avait les yeux fixes et semblait absorbée.
— Je veux voir ce Roblot, dit-elle tout-à-coup.
— La prochaine fois que je le rencontrerai... com-
mença Virginie.
— C'est sur-le-champ que je veux le voir.
— Je ne sais pas s'il est encore à son hôtel.
— Je le veux! je le veux! répéta par deux fois Chiffon,
qui frappa du pied ; trouvez-moi cet homme tout de
suite. Entendez-vous, je le veux!
Virginie sortit en courant.
Quand elle fut seule, Chiffon mit sa tête entre ses
deux mains. A travers ses doigts frémissants on eût pu
voir les pleurs couler.
Mon Dieu! coucher dans les copeaux, ce n'était pas
une grande affaire autrefois ; mais il y avait un mois
que Chiffon dormait sur la plume.
Chiffon était riche, Chiffon ne songeait plus qu'en
frissonnant aux privations de la misère, surtout quand il
s'agissait de son Loriot,
380 LE PARADIS DES FEMMES
Elle se représentait Loriot sur la paille, seul, le visage
baigné de larmes, tremblant de froid, l'estomac vide ;
Loriot souffrant, brisé, découragé.
Loriot avait toujours été moins vaillant qu'elle. Il
aimait ses aises. 11 ne savait pas bien souffrir.
— Monsieur Roblot, dit Virginie dans l'anticbambrc,
en élevant beaucoup la voix pour être mieux entendu(>,
je n'aime pas à parler aux liommes. C'est ma maîtresse
qui m'a chargée de vous faire venir : je remplis ma
commission, voilà tout.
— As- tu fînil gronda Roblot qui la poussa décote
pour passer.
Il franchit le seuil et mit le chapeau à la main pour
saluer en fin matelot. Chiffon s'élança à sa rencontre.
— C'est vous qui l'avez vu I s'écria-t-elle ; je vous
reconnais. Vous avez l'air d'un brave homme, je vais me
oonfier à vous.
Roblot resta un instant étourdi de cette bordée; mais
il vint au vent, pour employer son style, et se remit tout
de suite.
— Bonsoir à revoir, répliqua-t-il, ma belle petite
demoiselle. C'est moi qui l'ai vu, et quant à ce qui est
de ça, je vous reconnais bien aussi, n'y a pas d'offensiî,
pas vrai? Pour être un brave homme, présenti Confiez,
vous à moi, si ça vous en dit, vous me trouverez tou-
jours dans le sentier de la franchise et de l'honneur...
comme quoi, voilà I
Virginie éprouvait cette souffrance de la femme si:pé-
rieure qui a épousé un palaud. Elle avait pourtant dit
d'avance au marin comment il fallait répondre.
Mais l'ami Roblot, habitué aux conquêtes, ne gardait
pas un profond respect pour la femm-', subjuguée. Il
avait dit à Virginie de filer son nœud et se carrait dans
sa dignité d'homme libre.
I
PARIS k\
>
Chiffon lui tendit la main, et il la serra de bien bonne
amitié.
— Laissez-nous, dit-elle à Virginie.
C'en était trop I Virginie ne s'attendait pas à cela,
Chaque jour on l'affriandait avec quelque mystère appé-
tissant et romanesque, pour lui retirer le morceau au
moment même où elle allait y mordre. C'était le dur
supplice de Tantale.
Elle s'éloigna, fière et résignée. Quand elle eut passé
la porte, elle menaça le ciel de son poing fermé, comme
Oreste, et traduisit le fameux « Merci! je suis content I »
par ces mots sacramentels :
— Pas de chance I
— Monsieur Roblot, disait cependant Chiffon, il faut
que vous retrouviez mon Loriot. Vous comprenez bien,
il le faut.
— Ça se fera, répondit le matelot ; on n'est pas mala-
droit quand on veut s'en donner la peine.
— Vous allez d'abord voir ici près où il a couché. Est-
ce vrai qu'il grelottait?
— Pas mal comme ça, la pluie était fraîchette.
— J'en ai froid jusque dans le cœur! Dès que vous
l'aurez trouvé, vous lui donnerez de l'argent.
— Je n'en ai pas, dit Roblot, sans ça j'aurais fait bien
volontiers les avances.
Un instant, la charmante figure de Chiffon exprima
Tangoisse.
— Ni moi non plus ! murmura-t-elle, je n'avais pas
pensé à cela.
Mais ce fut l'affaire d'une seconde.
— J'ai des bijoux! s'écria-t-elle ; vous vendrez mes
bijoux!
— C'est que... voulut objecter Roblot.
— Ne me refusez pas ! s'écria Chiffon qui saisit ses
382 • LE PARADIS DES FEMMES
deux grosses mains liâlées pour les serrer entre les
siennes ; mes bijoux sont à moi, le docteur me les a
donnés. Prenez ma chaîne, prenez ma montre, prenez
touti et partez bien vite.
Roblot hésitait.
— Mais partez donc! s'écria Chiffon avec une impa-
tience folle ; il a froid, il a faim. Si vous ne partez pas,
voyez-vous, je vais y aller moi-même I
— Vous-même I répéta Roblot, y pensez-vous I
Elle se redressa tout à coup.
— Je n'ai peur de personne, monsieur Roblot I se
reprit-elle.
— Tonnerre de Brest I pensa tout haut le marin, si
celle-là n'est pas une vraie Rostan, je veux queie dial»le
m'emporte I
— Allons, allons, ma petite demoiselle, continua-t-il,
ne nous fâchons pas. Tel que vous me voyez, j'ai servi
votre père avec le patron Sulpice. Je prends vos affu-
tiaiix et je vais les vendre, puisque vous le voulez. Avec
ça je remplumerai le petit Linot... Pierrot... Gomment
que vous l'appelez, votre oiseau?
— ' Loriot, rectifia Chiffon offensée.
— Bonsoir à revoir. Vous aurez de mes nouvelles.
Chiffon l'arrêta comme il allait sortir.
— Attendez, dit-elle ; voici ce qu'il faut faire...
— Le retrouver d'abord...
— D'abord. Ensuite le conduire chez un tailleur, lui
acheter un joli pantalon noir collant, comme celui de
M. Fernand.
— Quant à ça, je ne connais pas le pantalon de
M. Fernand.
— C'est égal. Des bottes fines...
— Vernies?
— Je crois bien 1 Un gilet de velours, une petite redin-
PARIS 383
gote courte et pincée à la taille. Je voudrais que vous
ayez vu celle de M. Fernand.
— Oui, mais...
— Vous ne l'avez pas vue, c'est égal! Une cravatte à la
Joinville, un chapeau de soie à petits bords...
Elle s'interrompit pour sauter de joie en battant des
mains.
— Oh I sera-t-il gentil I sera-t-il gentil 1 s'écria-t-elle.
— Le fait est, dit Roblot avec calme, qu'il n'est pas
vilain de sa personne, ce polisson-là.
— Vous dites? fit Chiffon, hautaine comme une
princesse.
— Ce gamin-là, si vous voulez. Pardon, excuse. Je
dis que le clampin est assez bien tourné.
Chiffon se mit à rire et lui frappa rondement sur
l'épaule.
— Vous êtes un bon garçon, dit-elle ; est-ce tout?'
Roblot fit mine de partir.
— Attendez, attendez, s'écria encore Chiffon; une
canne I je veux qu'il ait une canne avec une petite
pomme de cornaline, c'est si distingué I
— Il aura une canne.
— Et un porte- cigarette I
— C'est trop juste I
— Et des gants jaunes. Attendez donc un petit peu,
monsieur Roblot I nous n'avons pas parlé du logement.
Je ;euxque vous lui trouviez une jolie chambre à l'en-
tresol dans la rue Vivienne, avec des portières devant
les portes et une cheminée à la prussienne, un beau
fauteuil voltaire, des rideaux de tulle brodé, un tapis...
— Diable I diable! fit Roblot, qui pesa dans le creux
de sa main la chaîne et la montre.
Chiffon s'élança vers la table de nuit, où était un très-
384 LE PARADIS DES FEMMES
beau bracelet. Elle revint en courant et en sautant
comme une petite folle.
— Tenez, dit-elle, un édredon bleu, avec des rideaux
de lit pareils, un petit bureau de palissandre, enfin, ce
qu'il faut I Allez, maintenant, allez I Mon Dieu I que
vous êtes lent, monsieur Roblotl vous n'êtes pas encore
parti I
Elle le prit par les épaules et le fit tourner sur lui-
même, pendant que Roblot aliuri disait au basard :
— Bonsoir à revoir I
— Tonnerre de Brest I continua-t-il dans l'anti-
cbambre.
Et dans l'escalier il acheva :
— Non de nom de nom de nom! quel amour de petite
tonnerre de ciel I Y a des gens calés qui voudraient être
à la place de ce Loriot ! Eu attendant, je vas aller causer
un peu de tout ça au docteur.
XXV
PRINCESSE OU RENTIERE.
Le docteur Sulpice, consulté, dit à Tami Roblot d'exé-
cuter à la lettre les ordres de Chiffon. Il prit les bijoux
et donna des pièces d'or.
L'ami Roblot se mit incontinent en campagne. Les
ouvriers de la maison en construction venaient d'arriver
à la besogne. Ils avaient trouvé notre petit Loriot couché
sur ses copeaux et ronflant comme un juste. Ils étaient
on train, les honnêtes cœurs, de lui offrir la dime sur le
gros morceau de pain que chacun d'eux apportait sous
son bras, et, subsidiairement, de lui prodiguer d'excel-
lents conseils touchant la paresse et le vagabondage.
Loriot mangea le pain qu'il trouva bon parce qu'il avait
grand appétit. Quant aux conseils, l'idée de se faire
apprenti maçon lui souriait médiocrement. Cependant,
il faut travailler pour vivre, quand on n'a pas de rentes.
Loriot regardait déjà d'un air piteux la brouette, le sable
IL 33
386 LE PARADIS DES FEMMES
et la chaux, lorsque Roblot se montra au devant de la
porto.
Loriot le reconnut du premier coup d'œil pour le ma-
rin de la rotonde, et je ne sais quel espoir lui vint au
cœur. Roblot lui fit signe de sortir ; Loriot remercia ses
bienfaiteurs et obéit aussitôt.
— Bonjour, pays, lui dit Roblot.
— Bonjour, pays, répondit Loriot.
— Aimez-vous toujours les chinois ?
Loriot le regarda de travers.
— C'est noceur, les marins, disait-on parmi les ma-
çons ; celui-là va emmener le petit à la barrière, et puis,
ni vu ni connu, on travaillera la semaine des quatre
jeudis I
— Je vous demande, pays, répéta Roblot très sérieu-
sement, si vous aimez encore les chinois.
— Qui vous a dit que je les aimais, les chinois?
riposta Loriot.
— C'est mon petit doigt, un crâne pour tout savoir I
Je vous en offre un de chinois, si vous voulez.
Loriot aurait bien accepté tout de suite ; il n'était pas
honteux, mais il eut l'idée qu'on se moquait de lui. Il
jeta un regard du côté des maçons, qui avaient repris
leur besogne.
Roblot frappa sur son gousset ; le gousset rendit un
bon bruit. Roblot reprit :
— Ça va-t-il ?
— Tout de même, reprit Loriot en souriant, si c'est
pour de bon.
Roblot passa le bras du petit sous le sien.
— Pare à virer ! commanda-t-il.
Et on appareilla vers les latitudes où se vendent
les chinois.
Quand les deux pays furent attablés devant un guéri-
PARIS 387
don, chez le marchand de prunes de TOdéon, Roblot dit :
— On a connu des princesses qui s'est amourachées
d'un gabier ou même d'un calfat , jamais d'un douanier,
rapport à ce que la douane... enfin, suffît. T'es né
coiffé, pilotin !
Loriot avala son cliinois et but la sauce.
— Voulez-vous que je t'en repaie un autre? demanda
Roblot.
Loriot lui fit un signe affirmatif et tout amical. Les
manières de ce marin lui plaisaient.
— Pourquoi que vous dites que je suis né coiffé ?
demanda-t-il cependant.
— A cause que vous avez la chance d'avoir du bon-
heur, mon petit bourgeois, répondit Roblot ; ça vous
irait-il de faire une campagne ou deux sur le Jeune-
Ernest, de St-Servan, mon dernier ?
— Je n'ai pas de goût pour la marine, répondit Loriot,
en humant son sec.ond chinois.
— Des vocations et des couleurs, faut pas chamailler!
prononça gravement Roblot ; pour que métier que vous
avez du goût, mon fiston?
— Je suis en train de me consulter, répliqua Loriot.
— Bon ! ne faisons rien à la légère, sans réfléchir et
comme des étourneaux. Avons-nous du quibus pour
attendre et réfléchir ?
Loriot secoua la tête.
— Pas de quibus ! reprit Roblot, et l'appétit ?
— Excellent !
— Alors, conseil autour du grand mât, à nous deux,
pour voir à décider la manœuvre. Je commence : Le mé-
tier de maçon vous doune-t-il dans l'œil?
— Pas beaucoup.
— Rayé du rôle, le métier de maçon I Aime riez-vous
être boulanger ?
388 LE PARADIS DES FEMMES
— Ceux qui vont avec des chemises bleues et des
jambes nues? Nenni I
— Le métier de boulanger, dégommé ! Boucher
peut-être ?
— Oh I Certes non !
— Tailleur?
— Ils ont toujours les jambes de travers.
— Paveur? charpentier? couvreur?
— J'aimerais mieux... commença Loriot.
— Quoi que vous aimeriez mieux, mon pigeon?
Loriot hésita et finit par ne rien répondre. Roblot se
mit à rire, puis il demanda une topette d'eau-de vie.
— Yeux-tu que je te dise, moi, reprit-il, quel métier
vous aimeriez mieux?
— Je veux bien.
— N'y a pas besoin d'être sorcier pour deviner ça.
T'es né faraud depuis les pieds jusqu'à la tête, mon fis-
ton! Te faut de l'eau chaude pour te laver les mains,
et ça t'amuserait joliment si on bassinait ton lit tous les
soirs.
— On me l'a bassiné pendant un mois, soupira Loriot
pleurant sa grandeur éclipsée.
— Le métier dont pour lequel vous êtes bâti, mon
biribi, c'est le métier de Mirliflor, Olibrius et Fleur-des-
Pois qu'a de la pommade au toupet et des odeurs après
leur mouchoir, chemise blanche tous les jours et chaus-
settes, escarpins, badine, chapeau sur l'oreille gauche,
gants beurre frais, bnîloque au gousset. Et je te vas flâ-
ner toute la sainte journée dans la rue à regarder les
modistes et couturières à travers les vitres, et les esca-
moteurs sur les places. Le soir au bal Montesquieu, près
le Palais-Royal, faire connaissance avec la fringante des
fringantes et la mener siffler le rosolio queq'part par
là n'importe où I
PARIS 389
— Est-ce que c'est vot' métier, à vous, l'homine? de-
manda Loriot pendant que Roblot reprenait haleine.
Roblot lampa un verre d'eau-de-vie. Il l'avait bien
mérité.
— Je pourrais te faire, reprit-il en changeant de ton,
le tableau voluptueux des plaisirs de toute manière qu'on
rencontre à chaque pas dans la capitale, surnommée le
paradis des femmes, à cause qu'elles s'y trouvent moins
bégueules et mieux attifées que dans n'importe quel autre
mouillage quelconque de tous l'univers entier, dont je
puis parler savamment, l'ayant parcouru en long et en
large, par la pluie et par le beau temps. Mais ça suffit.
N'y a pas à bavarder pendant deux heures. T'es né
«îoiffé, petiot I
Il tendit son verre afin de trinquer.
— Ouvre l'œil, poursuivit-il ; veux-tu des pantalons
collants, des bas de coton chinés, des gilets à carreaux,
des redingotes à la propriétaire ?
— Damel fit Loriot.
— Ouvre l'œil. Une fée, dont je suis le canal de ses
bienfaits vis-à-vis de toi, à ton égard, s'est fichu dans la
tête de te nettoyer depuis les bastingages jusqu'à fond
de cale I
— Une féel répéta Loriot.
— Une rentière, quoi I
• — Oh I fit encore Loriot ; une rentière I
Il devint pensiL Son imagination travaillait déjà.
— Une baronne, une comtesse, enfin n'importe ! reprit
le marin ; la chose, c'est qu'elle vous a remarqué,
comme tu passais devant chez elle.
— Quand ? interrompit Loriot.
— Un jour ou l'autre, et qu'elle se meurt d'amour
pour vous.
— Où demeure-t-elle ?
II. 33*
390 LE PARADIS DES FEMMES
— Chut ! ceci est un mystère.
— Gomment qu'elle a nom?
— Chut I ça, c'est un secret I
— Elle est jolie?
— Belle comme un astre ! Une grosse réjouie de du-
chesse mon chérubin I
— Et elle veut m'épouser ?
— Pardi 1 répéta Roblot.
Loriot réfléchissait profondément.
— C'est que moi, voyez-vous, dit-il enfin avec embar-
ras, je suis amoureux.
— Ah bah I fit le marin, et de qui?
— Yous souvenez-vous de cette petite fille si mignonne
qu'était avec moi sur la route ?
— Et sur le boulevard?
— Juste.
— Une maigrotte, toute mièvre, l'air failli...
Loriot allait boire, mais il posa son verre sur la table.
— Vous ne vous y connaissez point, l'homme 1 dit-il
en fronçant le sourcil; la Ghiffonette est gentille tout
plein I
— Ça dépend des goûts.
— Si vous l'aviez vue en demoiselle...
— Elle a donc fait fortune ? demanda Roblot.
— Oui, oui, elle a fait fortune, murmura le petit gars
en soupirant.
— Et comment a-t-elle fait fortune I
— Dam...
— Gomme on fait fortune à Paris I prononça Roblot
dédaigneusement.
Loriot se leva et lui mit la main sur l'épaule.
— L'homme I dit-il résolument, je ne sais pas si je
suis fort, car, je n'ai jamais oié me battre, mais je me
battrai avec vous si vous parlez mal de la Ghiffounetle
PARIS 391
— Allons ! allons I pensa Roblot, ça a du bon I quoi-
que ça ne vaille pas la petite.
Il versa une dernière rasade et reprit :
— Alors, mon camarade, vous me chargez de remer-
cier la rentière et de lui dire qu'elle aille voir à Pondi-
chéry- la-galette si tu y es? Vous ne voulez ni beaux
habits neufs, ni canne à pomme de cornaline ?
— G'est-il joli la cornaline? demanda Loriot.
— C'est ce que portent les fignoleurs les plus luisants!
Loriot essuya son front couvert de sueur. Une rude
bataille se livrait en lui. Songez que la veille, avant
d'avoir revu GhijQfon, il ne se serait même pas donné la
peine de combattre. Son sens moral, éveillé par Tamour
naissant, était encore bien jeune.
— Après ça, dit-il qu'est-ce que je ferais de ces nippes?
je n'ai ni de quoi manger, ni de quoi coucher.
— La rentière, répondit Roblot, vous met dans vos
meubles et vous oJQfre une pension de trois francs cin-
quante par jour pour la nourriture.
C'était Roblot qui prenait sur lui de fixer «e chiffre
ébouriffant.
Loriot poussa un énorme soupir.
— Est-elle jeune? demanda-t-il.
— Bien conservée, répliqua le marin, et irentant l'eau
de Cologne I
— Quel conseil me donnez- vous, l'homme?
Roblot lui fît un signe confidentiel. Loriot se
rapprocha.
— J'en ai vu de grises par là-bas, dit-il, je vas vous
communiquer la manière de t'en servir. Tu restes amou-
reux de ta Robiiiette, Simonctte, enfin le nom qu'elle a,
et puis tu prends les cadeaux de la princesse.
— Mais c'est pas brave, ça! ,
392 LE PARADIS DES FEMMES
— Voilà I les hommes, c'est fait pour caramboler les
femmes.
Loriot but sou verre mélancoliquement.
— Je vas aller voir si je trouve de l'ouvrage, dit-il.
Roblot fut sur le point de l'embrasser, mais il eut la
mauvaise idée de pousser l'épreuve. Il prit Loriot et le
mena devant une glace.
L'ondée de la veille et la nuit passée dans les copeaux
avaient réduit la toilette de notre petit Loriot à un état
déplorable.
Roblot, pendant que le pauvre enfant se mirait d'un
œil piteux, fît danser les louis d'or dans sa poche, et
dit:
— J'étais chargé d'arranger tout ça.
— Au diable ! s'écria tout à coup Loriot, jetant son
bonnet par-dessus les moulins. Chiffon ne m'a pas seule-
ment regardé hier soir. Elle a fait la pimbêche. Je veux
être habillé comme le jeune homme qui lui a baisé la
main quand elle est montée en voiture I
— M. Fernand I dit Roblot. C'est justement ce qu'on
m'a dit de faire !
Une heure après, le petit Loriot avait des bottes ver-
nies sous un pantalon collant, un gilet de velours écos-
sais, une redingote pincée, le reste à l'avenant. Il faisait
le moulinet avec une canne flexible à manche de cor-
naline.
Bien que ses entournures ne fussent pas encore laites,
il était joli comme un cœur, et la rue n'était pas assez
large pour le laisser passer, tant l'orgueil de sa beauté
nouvelle le gonflait.
— Maintenant, se disait-il, la Chiffonnette me regar-
dera !
Il n'y avait pas jusqu'à la fantastique rentière ou prin-
cesse qu'il n'eût envie d'éblouir.
PARIS à03
Eu passant auprès d'un opticien, il se fit acheter un
lorgnon pour insulter les femmes.
Jour de Dieu! il avait honte de Roblot, son amphi-
trion. Sa seule consolation était de penser qu'on pren-
drait Roblot pour son domestique.
Roblot lui loua une chambre dans la rue Vivienne,
pour achever de remplir à la lettre ses instructions. Puis
il le quitta en lui disant que la princesse mystérieuse
avait les yeux sur lui.
Loriot, bien logé, bien couvert et le gousset garni,
passa une heure et demie devant sa glace. Au bout de
ce temps, il se trouva parfaitement accoutumé à sa situa"
tion nouvelle. Le sort lui devait cette métamorphose ;
seuleument, elle avait trop tardé.
11 essaya son lit, il se vautra dans son fauteuil à la
Voltaire. Chaque fois qu'un bruit de pas se faisait en-
tendre sur le carré, il pensait:
— C'est la princesse qui vient me voir !
Il remontait son col de chemise et se promettait bien
de faire le cruel.
La rentière ne vint pas. Quand on est si beau, c'est
perdre son temps que de ne point se montrer en public.
Loriot prit une dernière leçon de gracieux maintien
devant la glace et sortit.
Dans la rue, tout k monde le regardait. 11 faisait un
prodigieux effet. Cela le gênait, mais cela l'enchantait.
11 allait les hanches en dehors ; il tendait le cou et le
jarret. 11 entra dans une allée noire pour essayer de faire
tenir son lorgnon dans le coin de son œil ; il ne put pas.
Tout ne s'apprend pas en un jour.
Quand il rencontrait une dame voilée sur son chemin,
il se tenait plus droit parce qu'il pensait :
— C'est peut-être ma rentière qu'est princesse I
Mais il avait beau faire, c'était Chiffon qui l'occupait
394 LE PARADIS DES FEMMES
par dessus tout ; c'était à Chiffon qu'il voulait se mon-
trer dans sa gloire. Chiffon était bien jolie en demoiselle,
assurément, mais il était, lui, au moins aussi beau en fils de
famille. Chiffon n'aurait pas fait retourner plus de monde
en passant.
Une chose l'embarrassait: il ne savait pas le nom de
cette grande rue où l'équipage du docteur s'était arrêté
la veille au soir. Loriot, pendant un mois qu'il avait été
fille, n'était guère sorti qu'en voiture, avec la marquise
Astrée : il ne connaissait pas bien son Paris. Pour re-
trouver la rue de Chiffon, il n'imagina pas de meilleur
moyen que de gagner la rue Matignon et de redescendre
les champs-Elyséés, comme il l'avait fait la veille au soir.
■ De là, c'était tout droit par le pont de la Concorde et
les quais. La route prise ainsi était longue, mais sûre.
Les bottes vernies avaient seules à en souffrir, et c'était
un grand crève-cœur pour le pauvre Loriot que de voir
à chaque instant quelque éclaboussure nouvelle sur le
cuir naguère si resplendissant de sa chaussure.
il arriva en assez bon état au carrefour de Bucy. Une
glace qui ornait la devanture d'un coiffeur lui servit à
restaurer le nœud de sa cravate. Le coiffeur vendait,
comme c'était son devoir, des moustaches postiches.
Loriot eut bonne envie d'en acheter, mais il se dit :
— La Chiffonnette me prendrait peut-être pour un
autre.
Il préférait l'idée de faire faire son portrait au daguer-
réotype pour l'envoyer à Chiffon dans un cadre de vingt-
cinq sous.
La rue de Tournon était enfin devant lui; il reconnais-
sait à la fois le portail du Luxembourg et cette maison
en construction où il avail passé la nuit précédente.
Quel changement I et comme Loriot dédaignait du fond
du cœur le tas de copeaux hospitalier !
PARIS 395
La demeure de Chiffon devait être à une trentaine de
pas de la bâtisse. Loriot commença à cambrer sa taille
davantage et planta son chapeau un peu plus sur
l'oreille. Gomme il passait ainsi, dans toute la rigueur
de son excellente tenue, devant une porte cochère, un
équipage en sortit. Loriot mit le poing sur la hanche et
regarda dedans. Le hasard le servait en vérité à souhait.
Chiffon était dans la voiture, toute seule. Loriot resta
un pied en l'air et bouche béante.
Chiffon le regarda d'un air étonné, puis elle partit
d'un franc éclat de rire.
Puis la voiture passa pendant que Loriot, rouge
comme une pivoine et transporté d'indignation, cherchait
une parole pour exprimer sa colère.
Chiffon avait ri 1 Chiffon s'était moquée de lui I Tous
ses espoirs orgueilleux tombaient. 11 était plus bas qu'un
comédien dont la claque a négligé l'entrée. Son chapeau
de soie, son gilet de velours, sa redingote et ses bottes
vernies, rien n'avait réussi. Chiffon avait ri !
Nous devons avouer que Loriot eut en ce moment la
pensée de la battre, si jamais la favorable occasion s'en
présentait.
Rire de luil de sa cravatte I de son lorgnon I de sa
badine I
Loriot fut démonté à ce point qu'il perdit la conscience
de sa dignité nouvelle. Il s'assit, comme s'il eût été en-
core un petit malheureux, sur une des bornes placées
aux deux côtés de la porte cochère. Il oublia sa canne
entre ses jambes et s'essuya les yeux du revers de sa
main gantée.
11 avait pourtant un mouchoir, à présent.
Mais c(; fut un instant d'affaissement complet. Il avait
si bien nourri l'espoir d'éblouir la Chiffonnette ! Loriot
oublia pendant dix minutes au moins que toilette obhge,
396 LE PARADIS DES FEMMES
puisqu'il resta tout ce temps assis sur sa borne. Au bout
de dix minutes, un singulier incident vint le tirer de son
sommeil.
Il entendit auprès de lui un pas furtif. Il releva les
yeux et vit une femme en deuil qui vint lui mettre la
main sur l'épaule.
Elle était pâle autant qu'une morte. Elle avait de
grands yeux noirs qui semblaient fatigués par les
larmes.
Loriot fit effort pour se lever. Elle le maintint et mit
son autre main sur l'autre épaule. Elle ne parlait pas.
Elle était très-belle, malgré son air de souffrance, mais
il y avait de l'égarement dans ses yeux.
Loriot pensa tout de suite que c'était la rentière. Puis
je ne sais quelle idée vague lui traversa l'esprit comme
un éclair. Il eut un mouvement qui le poussa vers cette
femme, et son cœur battit.
— Qui êtes- vous ? demanda-t-il.
L'inconnue lui enleva son chapeau, qu'elle laissa choir
sur le pavé. De ses deux mains, elle lissa ses cheveux
blonds bouclés.
— Ah I mais î ah 1 mais I dit Loriot qui voulut rattra-
per son chapeau de soie.
— .Reste I murmura la femme en deuil.
Loriot était tout ému, tant le regard de cette femme
avait de tendresse passionnée.
Une porte s'ouvrit brusqement dans la cour de l'hôtel,
et deux servantes s'élancèrent sous la voûte. La femme
en deuil poussa un long soupir.
— La voici 1 s'écria l'une des servantes.
Et l'autre dit :
— J'ai eu une belle peur I
Elles vinrent toutes deux vers la femme en deuil et la
prirent chacune par un bras.
PARIS 397
— Excusez-la, monsieur, dit l'une d'elles à Loriot
tout bas : elle est folle.
L'autre, pendant cela, entraînait la pauvre femme et
lui disait :
— Y pensez-vous de vous échapper comme ça, ma-
dame Madeleine ? On sera obligé de vous enfermer.
La femme en deuil suivit les deux servantes sans faire
de résistance. Mais, jusqu'au moment où elle franchit le
seuil de la maison, elle tint la tête tournée en arrière,
et son regard ne quitta point Loriot. Au moment de dis-
paraître, elle arrondit ses lèvres comme pour lui envoyer
un baiser.
Loriot ramassa son chapeau et traversa la rue pour
regarder la façade de cette maison où Chiffon demeurait,
ainsi que cette pauvre folle dont la vue lui avait tant re-
mué le cœur.
Ce petit Loriot n'était pas bon pour deviner les
énigmes. Il se creusa la tête pendant deux minutes et
renonça.
Mais ce travail intellectuel l'avait prodigieusement
fatigué. Il résolut de se reposer le reste de cette journée,
et s'en alla dîner dans l'un de ces restaurants-miracles
où l'on a, pour quarante sous, un potage, trois plats,
une bouteille de bordeaux, et je ne sais quels rogatons
ironiques, baptisés dessert. La province économe sou-
tient ces prétentieuses gargottes. La province est comme
Mithridate, à l'abri du poison. Loriot dîna mieux qu'un
prince : il eut pour ses quarante sous un potage de bis-
ques, une bécliamelle de turbot, une aile de faisan rôti,
deux ortolans en caisse et une salade d'ananas.
Dites que le paradis des femmes n'est pas aussi celui
des badauds I
Pour un franc de supplément, on se serait fait une joie
II • 34
398 LE PARADIS DES FEMMES
de servir à Loriot des truffes au via de Champagne et du
château margaux de la comète.
Mais Loriot préféra se garder pour les chinois.
La voiture où Chiffon était toute seule descendit au
grand trot de ses deux beaux chevaux la rue de Tour-
non et la rue Dauphine pour traverser le Pont-Neuf.
C'était ma foi, la calèche de M. le duc de Rostan, avec
ses brillants écussons timbrés de la couronne à feuilles
d'acanthe. Sur la banderolle rouge courait en lettres
d'or la vieille devise des chevahers bretons : « Tant
chêne, ros tant I »
Chiffon allait loin. Irène devait l'accompagner, mais
Irène était retenue à la maison par un soin nouveau : Le
roi Truffe avait accompli sa promesse de la veille. De-
puis le matin, il était installé à l'hôtel.
Or, Chiffon ne voulait point remettre au lendemain sa
lâche d'aujourd'hui. Elle était partie seule, et Irène lui
avait dit merci en l'embrassant sur les deux joues.
Sait-on comme les jeunes filles sont faites? Chiffon
avait ri tout à Theure aux éclats en regardant Loriot.
Maintenant, elle s'étendait, rêveuse et triste, sur les
coussins de la calèche. Elle ne songeait pas à la mission
qu'il lui était donné de remplir: Elle ne songeait qu'à
Loriot.
Eh bien I oui, elle l'avait trouvé charmant dans sa nou-
velle toilette ! Les ridicules nombreux que vous eussiez
si bien saisis, madame, Chiffon n'avait eu garde de les
apercevoir ; et quiconque les lui eût montrés aurait été
fort mal venu I Elle avait ri, mon Dieu! par pure fanfa-
ronade, et parce qu'elle avait eu honte d'être si
émue.
Oh î certes. Loriot ne portait pas si bien sa toilette
que M. Fernand, le modèle suprême, mais il était plus
PARIS 399
joli que M. Feriiand, et quelques jours suffisent pour
habituer le costume à rhorume.
Des ridicules chez Loriot, sou ami I Cette pensée
exprimée par autrui eût fait pousser des griffes instan-
tanément au bout des doigts roses de mademoiselle
Marie de Rostan, et gaie au calomniateur I
Elle rêvait encore, et toujours de son Loriot, lorsque
la voiture s'arrêta devant le portail triste de Saint-Lazare.
Chiffon descendit et demanda mademoiselle Solange
Beauvais.
On lui répondit que l'heure de visiter les détenues
était passée. Chiffon tira de son portefeuille un ordre
signé par M. le garde des sceaux, et la porte de la prison
s'ouvrit.
XXVI
SOLANGE.
Il faisait nuit. C'était une cellule étroite et sombre,
éclairée par une petite lampe de cuivre à mèche libre. La
lumière fumeuse n'ayant aucun objet brillant pour la
répercuter, se consumait tristement, jetant à peine quel-
ques reflets aux pierres plus humides de la muraille.
Il y avait un lit de fer à couverture grise, une petite
table et une chaise de paille. C'était tout le mobilier.
Une fenêtre longue, gardée par des barreaux, donnait
sur un préau.
Sur le lit était couchée une jeune femme portant le
costume des détenues de Saint-Lazare. Solange Beauvais
était bien amaigrie et bien pâlie, mais vous l'eussiez re-
connue toujours belle.
Elle dormait les deux bras relevés et croisés sous sa
nuque. Ses beaux cheveux noirs dénoués couvraient
l'oreiller. Il y avait autour de ses lèvres entr'ouvertes un
sourire calme, nous allions dire heureux.
La lueur de la lampe frappait obliquement son visage,
dont l'expression calme et reposée contrastait avec la
morne tristesse de la cellule.
Etait-ce un rêve qui trompait sa souffrance? Souriait-
PARIS 401
elle à quelque bon souvenir lointain? Car il lui fallait,
pour trouver une heure de joie, remonter bien haut dans
sa vie.
Sur la petite table, à côté de la lampe, des papiers
étaient épars. Il y avait d'abord ce manuscrit dont nous
avons entendu la lecture, commencée par Virginie, ache-
vée par le docteur Sulpice. Il y avait ensuite un autre
cahier dont les premières pages étaient écrites, et enfin
une lettre ouverte. La lettre ouverte était ainsi conçue :
« Mademoiselle,
« Depuis quelques jours seulement, je suis revenu à la
vie, car ce n'était point vivre que de sommeiller dans
une sorte d'anéantissement où manquait la pensée. Le
docteur Sulpice, mon sauveur, m'a appris ce matin un
fait dont je n'avais point gardé la conscience. Ilm'a affir-
mé que j'avais déclaré devant une commission rogatoire,
vous avoir trouvée seule dans l'appartement de M. le duc
de Rostan, au moment où vous laissiez tomber une pou-
dre blanche dans son breuvage.
« 11 y a eu, et c'est encore lui qui me l'a appris, tenta-
tive d'empoisonnement par l'arsenic sur la personne de
M. le duc.
« En conséquence, ma déclaration, accablante pour
vous, a mis le comble à votre détresse.
(( Je tâche d'être clair et précis, mademoiselle, quoi-
que ma tète soit faible encore. Mon cœur est sain, ma
volonté est réfléchie et ferme, voilà le principal.
(( Je ne peux pas retirer la déclaration que j'ai faite,
puisqu'elle est l'expression de la vérité.
« Dans mon opinion, mademoiselle, vous êtes pourtant
innocente. Pour le peu que j'ai l'honneur de vous con-
naître, je n'ai jamais vu d'âme plus pure et plus belle
que la vôtre.
II 34*
402 LE PARADIS DES FEMMES
« Voici ce que je vous propose, et je vous prie de bien
peser mon offre, qui n'est point le fruit d'un enthou-
siasme passager. Depuis trois jours, ma résolution est
prise.
« Mon oncle, M. le marquis de Saint-Sever, est mort
pendant ma maladie, me laissant une fortune assez belle,
surtout pour un homme qui a vécu pauvre bien long-
temps. J'ai quarante mille livres de rente. Je vous de-
mande votre main.
c( Il est impossible, mademoiselle, que vous ne vous
soyez point aperçue, dans le temps de mon admiration
pour vous; mais il est probable, d'un autre côté et vous
n'avez point été sans remarquer la recherche que je
faisais de mademoiselle Gabrielle de M. A l'égard de
cette dernière, je ne puis dire autre chose, sinon que
j'ai pour elle l'affection d'un frère.
« Je m'étais trompé sur la nature de mes sentiments.
Dans ces heures solennelles où la vie chancelante semble
vous dire adieu, le cœur parle. J'ai vu le dedans de mon
cœur.
(( Je prends la liberté d'écrire ce mot pour que vous
n'ayez point la pensée d'attribuer mon offre à une géné-
rosité chevaleresque. On a appliqué parfois ce mot accu-
sateur à mon caractère. Je ne suis point chevalier, les
chevaliers sont morts; je suis homme et je prends mon
bonheur où je le trouve.
« Si vous m'acceptez, mademoiselle, je déclarerai par
avance notre union, car je serai glorieux de vous. La
justice humaine pourra condamner ma femme ; moi, je
tiendrai à honneur de lui avoir donné mon nom.
« Veuillez agréer, etc., etc.
« Chevalier Roger de Martroy. »
Le cahier daté d'aujourd'hui même, disait ;
PARIS 403
« Ma bonne mère, je reprends la plume. Je ne me
suis pas donné la consolation de causer avec toi depuis le
jour où mon cahier me fut volé. Je t'avais écrit presque
toute riiistoire de ma vie. Ces femmes sont cruelles. Quel-
ques-unes d'entre elles s'aperçurent que j'avais de la
lumière le soir : elles m'enlevèrent mon pauvre manuscrit.
« Tu aurais bien pleuré en le lisant, ma mère ; peut-
être est-ce mieux comme cela. Ce que Dieu veut est
toujours bien.
« Je reprends la plume parce que je reçois aujourd'hui
la plus étrange de toutes les offres. Mon esprit est plein
de trouble et je n'interroge mon cœur qu'avec effroi.
« Si tu avais lu ce long récit que je t'adressais naguère,
tu me comprendrais. La lettre ci-jointe t'étonnerait assu-
rément, mais tu devinerais les sentiments qu'elle a exci-
tés en moi. Le chevalier Roger de Martroy me propose
de devenir sa femme, alors même que je serais condam-
née. Il est jeune, ma mère, il est beau par l'intelligence
et le cœur encore plus que par le visage ; il appartient à
Tune des plus nobles familles de France, et la mort d'un
parent vient de lui donner la fortune.
« Et il m'offre son nom, à moi, qui suis ici, dans ce
lieu terrible et infâme, d'où l'on ne sortit jamais sans
avoir au front le stigmate de la honte ; à moi, qui fus
accusée de vol avant d'être poursuivie pour crime d'as-
sassinat ! Il m'offre son nom de gentilhomme, non point
parce qu'il a été la cause involontaire de ma perte, mais
parce qu'il m'aime.
« Roger de Martroy ne peut aimer que ce qu'il ho-
nore hautement et profondément. Je ne peux pas te dire,
ma mère, ce que j'ai ressenti en lisant sa lettre. Si ja-
mais Dieu me rend ce que j'ai perdu, le bon air qui est
à toutes les poitrines, le soleil des beaux jours, le mou-
vement, la liberté, je n'éprouverai pas plus de joie.
404 LEj^PARADIS DES FEMMES
(( Dans cette position triste et fausse où j*ai toujours
vécu à Paris, ma réserve était extrême, et je n'ai jamais
oublié que je n'avais pas le droit de sentir comme les
autres femmes. Cependant, deux hommes ont occupé
ma pensée : Robert de Galleran et Roger de Martroy.
Dans le journal que j'avais préparé pour toi, ma mère,
je te parlais du premier bien plus que du second. Il y
avait plusieurs raisons pour cela. D'abord, M. de Gal-
leran s'était avancé bien autrement que le chevalier,
ensuite une pensée obsédante me poursuivait. Ma sym-
pathie me poussait vers M. de Galleran, et quelque chose
se mettait en travers. Mon cœur avait froid, je me
disais : Si c'était lui !...
« Quand l'image de Roger venait parmi ces rêveries,
il me semblait que j'avais moins peur. Roger m'est tou-
jours apparu comme une protection et un refuge.
« Mais je le croyais engagé à une autre. Et je le plai-
gnais, car Gabrielle de Morges m'avait dit souvent : Je
ne l'aime pas.
(( Robert de Galleran a un secret. Je croyais voir comme
un remords dans son hommage, et cet amour ressemblait
à une expiation. Je me souviens de m'être dit à moi-
même plus d'une fois : Si Roger m'aimait !...
« Nous sommes ainsi, nous autres pauvres filles, à qui
le monde fait une place si humble et si dure. Du fond de
notre misère, nous élevons nos regards jusqu'au bon-
heur. Notre cœur révolté parle, en rêve, et nous avons
l'audace, quand nul ne nous entend, de souhaiter d'être
aimées comme si nous étions de vr^iies femmes.
ce Si ces dames nous entendaient I
(( Mais vais-je me plaindre et prononcer des paroles
d'amertume au moment où Dieu verse un baume sur ma
blessure !
» Faut- il accepter, ma mère? Faut-il refuser ?
PARIS 405
« Roger est de ceux à qui le monde jette le nom de
fou. C'est un terme de mépris et de caresse. Le monde
se croit le droit d'agir avec ceux-là comme un tuteur
débonnaire. Il n'empêche jamais de faire des folies, mais
il gronde quand les folies sont faites.
(( Certaines folies. Quand les folies sont trop grandes,
le monde se fâche tout rouge et ne pardonne pas. Le
monde ne pardonnerait pas à Roger de m' avoir
épousée.
« Faut-il refuser ? je crois que je l'aime...
« J'en suis sùrc, ma mère. J'ai des larmes dans les
yeux et ma main tremble.
(( Si j'acceptais et qu'il fût malheureux I
«... Sais-tu ce que je pense ? Là-bas, chez nous, dans
notre petite ville, ou plus loin, même au milieu des cam-
pagnes, combien il est aisé de cacher son bonheur !
(( J'ai vu sur les bords de la Loire une petite maison
modeste et charmante, qu'on aperçoit à peine à travers
les bosquets qui l'entourent. Il y a une grande prairie
qui descend au bord du fleuve. Une oseraie ferme la
prairie. A gauche de la maison, c'est un champ de blé .
Quand je passai, la moisson était faite; il ne restait que
le chaume couleur d'or.
c( Dans les sillons, je vis de vieux pommiers moussus,
dont les branches pliaient sous le double fardeau des
pommes mûres et des ceps, empourprés déjà. EnTou-
raine comme en Italie, la vigne se marie aux troncs
robustes et va jeter ses festons par dessus les plus hautes
cimes.
« A droite, c'était une charmille dont les ouvertures
cintrées laissaient voir de larges bouquets de fleurs. Le
vent m'apportait la senteur embaumée des roses.
c( Ohl que nous serions bien là, ma mère. Notre petit
Henri prendrait de la force sous ce beau ciel et je ferais
406 LE PARADIS DES FEMMES
l'éducation de ma Glaire chérie. Le soir nous irions
sous la charmille...
({ Folle I Folle que je suisi je parle de la Loire calme
et belle entre ses bords fleuris ! Je parle des guérets, des
bois, de tout ce qui vit heureux et libre, sous le cher
soleil, et moi je suis dans la nuit froide, oppressée par
quatre niurs humides, toute seule, hélas I le front in-
cliné, le corps soufi'rant et bien lasl Folle î folle !... »
Ce dernier mot était resté inachevé. Il y avait un large
intervalle entre cette ligne commencée et la suivante.
A la reprise du maimscrit, récriture était toute chan-
gée, La main avait tremblé violemment. Entre ces deux
lignes il y avait eu quelque immense émotion.
Le papier avait bu, mouillé qu'il était par d'abon-
dantes larmes.
Solange Beauvais continuait ainsi en un style qui sem-
blait peindre le délire de la joie :
« Que Dieu soit béiii, ma mère, que Dieu soit glorifié
au plus haut des cieux I Bénie soit la Vierge, mère de
Jésus ! Sîiinte Marie I que toutes vos allégresses soient
centuplées au sein du paradis !
c( 0 miséricorde et bonté souveraine! Ma mère I ma
mère I j'ai vu un ange du Seigneur I Non, non, je ne suis
pas folle, ne crois pas cela ; non, non, ce n'est pas la
fièvre qui me fait parler. Ces pierres glacées ont-elles
entendu parfois un cantique ? Je veux chanter ici, ma
mère, dans cet enfer où mon âme a tant saigné I...
« J'ai chanté l'hymne de ma reconnaissance infinie.
J'entends le rire des malheureuses qui m'entourent. Je
voudrais les secourir et les sauver.
(( J'ai vu l'auge, je l'ai vu, enfant et jeune fille à la
fois, mais bien plus belle que les enfants de la terre.
« Par la clémence de Dieu, ce manuscrit, que j'avais
PARIS 407
écrit pour toi, ce manuscrit qu*on m'avait dérobé, que
je croyais perdu, était tombé entre ses mains.
(( C'est Marie de Rostan, la fille des anciens maîtres
du docteur Sulpice, celle qui va hériter de la fortune de
M. le duc. C'est une pauvre petite paysanne que nous
rencontrâmes un jour sur la grande route et à qui le duc
de Rostan fit la charité par la portière de sa berline.
« C'est un miracle, je le dis, ma mère, un vrai mi-
racle.
« J'étais à t'écrire lorsqu'elle est entrée dans ma
cellule. Je ne me suis pas retournée tout de suite, et je
sentais déjà ce frais parfum de l'élégance et de la jeu-
nesse.
(( L'atmosphère qui nous entoure est de plomb ; Marie
apportait avec elle comme un courant de cet air choisi
qu'on respire là-bas où sont la richesse et le bonheur.
« Elle s'est jetée à mon cou.
<x — Solange, a-t-elle dit, ma chère demoiselle Solange!
« Est-ce que je peux te rendre les exquises douceurs
de sa voix !
« Elle m'embrassait. Moi, je restais comme étourdie.
« — Oh I que j'avais envie de vous voir ! a-t-elle repris ;
je sais bien que vous êtes innocente. Et si le docteur
n'avait pas voulu vous sauver, j'aurais été moi-même
chez les juges. Embrassez-moi donc, Solange 1 Est-ce que
vous ne voulez pas être mon amie?
« Je l'ai pressée contre mon cœur sans répondre. Je
ne voulais pas croire encore à ma délivrance. Elle m'a
remis h» cahier contenant le récit de ses misères et s'est
assise sur le pied de mon grabat.
« — Est-ce que vous aimez M. de Galleran? m' a-t-elle
dit tout à coup, en fixant ses beaux yeux sur les miens.
« Et comme je ne répliquais pas assez vite, elle a
ajouté : - ' '
408 LE PARADIS DES FEMMES
(( — Il vous aime, lui, je le sais. Je crois qu'il a bon
cœur. Il a fait tout ce qu'il a pu pour vous pendant votre
captivité ; mais...
ce Elle a hésité un instant.
« — Ecoutez, Solange, a-t-elle repris brusquement,
je ne sais pas encore arranger comme il faut mes pa-
roles. J'apprendrai cela et bien d'autres choses. Mais je
veux vous dire ce que vous avez presque deviné? C'est
lui qui avait volé les soixante mille francs de la com-
tesse.
(( — Est-il possible! me suis-je écriée.
(( — Le docteur le savait par M. Fernand, et c'est
pour cela que Robert de Galleran a obéi au docteur.
Irène m'a conté cela ce matin, mais je ne peux pas bien
vous expliquer...
c( — Et Fernand? ai-je demandé.
(( Elle m'a répondu :
(( — Ou sourit mystérieusement quand je parle de
M. Fernand. Savez-vous pourquoi il m'a tant plu au pre-
mier abord ? c'est qu'il avait été bon pour vous. C'est un
joli garçon, n'est-ce pas?
(( Figure-toi, ma mère, qu'elle parait dix-sept ans à
peine. Ses yeux pétillent d'esprit et de vivacité. Les
moindres mouvements de son cœur se reflètent sur son
visage avec une pétulance inouïe. Je crus quelle aimait
Fernand et j'en fus chagrinée.
« — Oui répondis-je, assurément, Fernand est un joli
garçon.
(( — Vous ne savez pas tout cela, reprit-elle, il s'ap-
pelle maintenant Jean de Rostan. C'est mon cousin.
M. le duc nous donne toute sa fortune à condition que
nous nous marierons ensemble.
« Je tombai de mon haut. Fernand dont le passé...
c( C'était sans doute là une intrigue nouvelle de la
PARIS 409
marquise Astrée, mais comment Sulpice pouvait-il se
prêter à cela?
« — Et consentirez-vous volontiers à devenir sa
femme? demandai-je.
« Elle éclata de rire.
« — J'aurais un gentil mari, répondit-elle, et bien
élégant, mais j'ai mon Loriot. Vous savez bien? le petit
qui était avec moi sur la route?
(( Puis, avec une volubilité croissante :
« — Ça me fait rire, ajouta-t-elle, de songer à me
marier. Je me moque de la fortune de M. le duc comme
d'une guigne. Voyez-vous, la belle affaire I se marier
pour de l'argent I J'étais Chiffon avant d'être mademoi-
selle Marie de Rostan. S'il fallait recommencer à courir
le pays, eh bien I on n'en mourrait pasi... Je l'ai ren-
contré tout à l'heure, mon Loriot, il avait une toilette I...
Mais je ne vous ai pas dit qu'il s'était déguisé en femme I
pas de tète, mais bon petit cœur, au fond !
(( Elle s'interrompit pour venir m'embrasser encore.
« — Est-ce que je suis venue ici pour vous parler de
moi? s'écria-t-elle avec sa charmante gaieté. On voit
bien que vous avez beaucoup pleuré, mademoiselle So-
lange ; mais vous êtes toujours belle, et il ne vous faut,
pour rattraper vos fraîches couleurs, que deux ou trois
semaines de bon temps. Ça n'est pas long, allez, trois
semaines, quand on a le cœur content. Vous reviendrez
auprès de nous, chez le docteur. Irène vous aime bien.
M. de Galloran lui parle sans cesse [de vous. Promettez-
moi que vous n'épouserez pas M. de Galleran.
« — Je vous le promets, répondis-je en souriant ; mais
pourquoi ?
« — Je vais vous le dire. J'ai vu un monsieur qui
vous aime.
<(. — Un monsieur (^ui m'aime I
][ 35
'410 LE PARADIS DES FEMMES
ce — Celui-là me plaît mieux encore que M. Fernand.
C*est uu grand, très-mince, l'air malade. Il a été blessé,
il y a un mois...
« — Le chevalier Roger de Martroy I m'écriai -je
étourdiment.
« — Lui-même. Il est venu ce matin voir le docteur,
et j'ai bien entendu ce qu'il disait à Irène. Avez-vous
envie de savoir? Je parie que vous allez répondre
que non.
« E!le attendit une seconde, et comme je tardais à
répondre, elle reprit d'un air malicieux :
« — Vous avez raison, je viens trop tard pour vous
apprendre quel(|ue chose. Il vous a écrit. Je ne sais pas
lire, mais je parie bien que voici sa lettre?
« Elle posa sa petite main blanche sur la lettre du
chevalier.
(( — Mais je ne veux pas vous prendre vos gros secrets
malgré vous, mademoiselle Solange, poursuivit-elle ; je
suis une petite fille indiscrète et mal élevée. D'ailleurs,
depuis une demi-heure que je bavarde, je ne vous ai
pas dit encore le motif de ma visite. C'est l'instruction
qu'ils appellent cela, je crois? L'instruction est terminée ;
on n'a pas trouvé contre vous de charges suffisantes,
vous allez être libre.
« Je joignis les mains, et mes yeux baignés de larmes
s'élevèrent au ciel. Je priais au dedans de moi-même, et
je songeais à toi, ma mère.
« Marie abaissa mes deux mains jusqu'à son cœur.
« — M'aimez-vous? demanda-t-elle.
(( Puis elle sauta sur ses petits pieds et me baisa au
front.
ce — Ohl oui, vous m'aimez I s'écria- t-elle ; vous êtes
bonne... et si vous saviez comme vous êtes belle depuis
que vous avez retrouvé l'espoir! J'aurais voulu vous em-
PARIS 411
mener tout de suite, mais cela ne se peut pas ; il faut
des formes. Faut-il vous dire un secret? le docteur a
beaucoup de pouvoir au palais et partout. Il vous aime
bien, mais votre captivité entrait dans ses plans, et il a
promis à Irène de vous récompenser pour tout ce que
vous avez souffert. Pas un mot de cela, on me gron-
derait.
« La porte qui s'est ouverte l'a interrompue. C'était
le gardien qui venait la cbercher. Il y avait plus d'une
beure qu'elle était avec moi. Ce temps avait passé
comme un éclair.
« — Adieu, ma chère Solange ; me dit-elle, pas pour
longtemps. Demain matin, Irène et moi, nons serons ici
de bonne heure. Et Sulpice aussi et M. de Martroy...
et un autre encore, car on ne peut l'empêcher de vous
voir.
« Je compris qu'elle voulait parler de M. de Galleran,
et cela m'attrista. Je ne puis songer à cet homme sans
éprouver un sentiment de souffrance.
« Elle m'embrassa encore et disparut, vive comme un
oiseau.
« Demain, je terminerai cette lettre, ma mère chérie,
mes yeux se ferment et je sens comme un brouillard
dans ma pensée... »
Elle s'était étendue sur son lit après une courte et ar-
dente prière. Le sommeil l'avait saisie tout de suite, cet
heureux et doux sommeil qu'elle ne connaissait plus de-
puis si longtemps.
Les heures de la nuit passèrent. Une fois, vous eussiez
pu entendre un nom qui vint mourir sur sa lèvre entr'-
ouverte. Était-ce le nom de Roger?
On prononce mal quand l'on rêve, et Roger ressemble
un peu à Robert.
Les premières lueurs du jour faisaient pâlir la lampe
412 LE PARADIS DES FEMMES
près de s'éteindre lorsqu'elle s'éveilla. Un cri d'angoisse
sortit de sa poitrine.
— Encore un beau rêve! murmura-t-elle.
Tant de fuis elle s'était éveillée ainsi, regrettant le
cher mensonge de ses rêves.
Elle ouvrit les yeux, puis les referma: c'était toujours
la prison détestée.
Mais un souvenir lui emplit le cœur, et soudain, toute
frémissante, elle sauta hors de son lit. Le manuscrit
était là auprès de la lampe essoufflée. Donc, c'était bien
vrai, l'ange était venu. Cette fois, Solange n'avait pas
rêvél
Et la lettre du chevalier I Ici, la réalité n'était-elle pas
plus étrange que le rêve?
Solange relut les lignes qu'elle avait tracées la veille
au soir. Quand elle arriva au nom de Galleran, elle s'ar-
rêta, puis elle l'effaça.
Elle effaça encore le nom de Robert et tout ce qui le
concernait dans le récit qu'elle avait fait de son entre-
vue avec l'ange. Puis elle s'accouda, pensive, contre la
table.
Était-ce un vague regret, — un doute?
La lettre du chevalier avait été serrée.
Vers huit heures, les détenues vinrent faire charivari
à la porte de Solange à cause de la jeune fille en équi-
page qui était venue la veille. A neuf heures, la calèche
du roi Truffe était de nouveau à la porte de Saint-Lazare.
Le troupeau des voleuses et des filles perdues rugit. So-
lange était libre.
XV
GRIGNOTTE.
Il était environ cinq heures du soir. Deux jours
s'étaient passés depuis cette grande défaite de la mar-
quise Astrée, dans le salon du roi Triiffe. Celui-ci avait
changé de demeure, comme nous l'avons dit ; il hahitait
l'appartement du docteur Sulpice.
Le testament, signé, restait cependant à l'hôtel de
Rostan. La marquise avait pu le montrer à Jean Touril.
On l'avait, au contraire, soigneusement caché au marquis.
On comptait sur ce grand Rostan qui avait si hien
travaillé autrefois sur la lande de Fréhel, dans la nuit
du 6 mars 1835. Il ne fallait pas le décourager.
Nous savons que l'établissement du bonhomme Bis-
touri avait son entrée principale rue de la Goutte-d'Or,
et donnait de l'autre coté rue des Couronnes. Sur la rue
des Couronnes, c'était un grand mur en mauvais état
au-dessus duquel les passants pouvaient apercevoir deux
ou trois têtes d'arbres malades et des toitures de han-
gars. Une portion de ce grand mur, située à l'est de
l'établissement, plus haute et autrement bâtie que le
reste, avait évidemment servi de pignon à une maison
maintenant démolie.
II 35*
414 LE PARADIS DES FEMMES
On y découvrait des traces de fenêtres bouchées par
la maçonnerie, et au ras du sol deux soupiraux de cave
restaient ouverts. Ils étaient étroits. Les chats errants,
poursuivis par les chasseurs de gibelottes qui abondent
dans ces parages y trouvaient un abri sûr. Ce mur por-
tait le n« 33.
Les maraudeurs avaient aperçu parfois de la lumière
par ces soupiraux, mais le mur épais rabattait derrière
l'ouverture et l'œil ne pouvait pénétrer jusqu'au sol de
la cave.
On disait que le bonhomme Bistouri faisait métier de
receleur et cachait là les objets volés.
Ce n'était pas un homme de loisir, au moins, que ce
père Bistouri 1 nous lui connaissons déjà plus d'une demi-
douzaine de métiers ; aussi passait-il parmi ses clients
pour avoir des tonnes d'or, cachées quelque part à cent
pieds sous terre.
A la suite du grand mur, en remontant vers la Cha-
pelle, il y avait une maison presque neuve et solidement
bâtie, connue de tous les abonnés de la Gazette des tribu-
naux. C'est là que le courtier de commerce, Buyset de
Beauregard assassina en mil huit cent trente-sept ou
trente-huit ce vieil homme de Valenciennes dont il avait
imité la signature.
Depuis lors, elle avait été habitée par un fou qui s'était
coupé la gorge à sa fenêtre, de sorte qu'on trouva le
malin venu, son cadavre en équilibre sur l'appui, la tête
en dehors, les jambes en dedans, et une mare de sang
sur le pavé de la rue. Il y a comme cela des maisons
qui semblent frappées d'une sorte de fatalité. C'était
le n° 35.
Pendant des années, on avait vu closes les persiennes
de cette maison, qui n'était habitée que par un concierge
et sa femme. 11 y avait toujours au-dessus de îa porte
PARIS 415
un écriteau que le vent balançait et qui criait : Maison à
vendre.
Depuis quelque temps l'écriteau avait disparu. Uu
acquéreur s'était présenté. Personne, parmi les habitants
de la rue des Couronnes, ne l'avait vu. Seulement, un
matin, une voiture de déménagement vint prendre le
petit mobilier du portier qui s'en alla avec sa femme.
Le seul changement qu'on pût apercevoir dans la mai-
son n"* 35, fut qu'une fenêtre de plus demeura close, la
fenêtre de la loge. Ou se mit à s'occuper de cette maison
déserte. On refit l'histoire lugubre de son passé, et il y
eut des imaginations romanesques qui prétendirent
qu'on voyait, la nuit, des lueurs courir derrière les per-
siennes fermées.
Gomment expliquer cela, puisque la porte ne s'était
pas ouverte une seule fois depuis le départ du con-
cierge ?
Quoi qu'il en soit, vers cinq heures du soir, le jour
que nous avons dit, le bonhomme Bistouri quitta son
cabinet de travail où il venait d'achever le triage de
trois bottées. Il prit dans une vieille armoire une petite
lanterne sourde qu'il alluma préalablement et qu'il ca-
cha ensuite sous l'ample revers de sa houppelande
brune, puis il ferma sa porte à clef et descendit l'esca-
lier tournant par où la marquise Astrée avait monté
chez lui quelques semaines auparavant.
11 faisait déjà nuit dans les obscurs couloirs du dépôt
central d'immondices tenu par le l)onhomme Bistouri.
Les hangars et les cours étaient déserts à cause de la
consigne qui défendait partout la lumière. Quelques
traînards seulement restaient du côté de la cuisine. La
journée des chiffonniers était commencée. Le bonhomme
traversa son établissement tout entier dans sa profon-
deur. Les traînards le saluaient d'un air moitié humble,
416 LE PARADIS DES FEMMES
moitié narquois. Le pauvre peuple, celui qu'on plume se
venge ainsi de son bourreau par une demi-insolence.
Le roi des chiffonniers s'iaquéitait peu de ces manifesta-
tions. 11 ne tenait pas à l'estime de ses sujets.
Tout au fond de l'établissement, à droite, une masure
s'adossait au revers de ce mur dont nous avons parlé
tout à rheure et qui portait le n* 33. La masure touchait
également à la maison déserte donnant sur la rue des
Couronnes; et acquise naguère par un acheteur in-
connu. Le bonhomme Bistouri entra dans la masure.
— Grignotte! appela-t-il en frappant du pied contre
une porte.
— Voilà patron I répondit une petite voix aigre.
Et presque aussitôt après, une enfant, jaunâtre de
poil, chétive, déjetée, mais dont le visage maigre était
éclairé par des yeux noirs perçants comme des pointes
de stylet, parut sur le seuil.
— Où est Nieul? demanda le bonhomme.
— Il a bu, répondit l'enfant ; il est malade.
— Et il dort, la tète contre le poêle? fit le bonhomme
Bistouri en haussant les épaules ; tâche qu'il soit éveillé
quand je remonterai.
— Oui, patron, répondit encore la petite fille.
— Tiens-moi la lanterne pendant que j'ouvrirai la
trappe.
Ils étaient ressortis. Grignotte prit la lanterne du bon-
homme et en dirigea l'âme vers la serrure d'une trappe
sur laquelle ils étaient tous deux en ce moment. Bistouri
ouvrit la trappe. 11 reprit la lanterne des mains de la
petite fille et s'engagea dans l'escalier qui était sous le
panneau. Grignotte voulut se pencher pour voir ; le bon-
homme laissa précipitamment retomber la trappe.
Grignotte se mit à rire, et ses yeux de panthère brillè-
rent comme deux charbons ardents.
PARIS 417
— Je sais aussi bien que lui ce qu'il y a dessous, mur
mura-t-elle.
C'était la fille unique de Nieul. Au lieu de rentrer
chez son père, elle s'en alla derrière un tas de bois dans
un coin de la chambre d'entrée et disparut tout entière
dans un trou qui semblait fait exprès pour laisser passer
son maigre corps. On eût pu l'entendre rire encore et
répéter :
— Oui, oui, je sais aussi bien que le père Bistouri ce
qu'il y a dans la cave.
— Grignottel cria une voix creuse dons l'anti-
chambre.
— On y va, papa, répondit la petite fille, qui ajouta
entre ses dents :
— 11 n'est plus assez fort pour me battre 1
Nieul était dans la seconde chambre, étendu sur un
tas de chiffons. Il semblait avoir vieilli de vingt ans de-
puis la dernière fois que nous l'avons vu. Ses joues
creuses se collaient à sa mâchoire, et son regard était
idiot.
— J'ai entendu du bruit, dit-il.
— C'est le patron qui est descendu à la cave, répliqua
Crignotte.
Nieul, qui s'était levé à demi, replaça sa tête sur les
chiffons.
— Va me chercher de l'eau-de-viel ordonna-t-il.
Grignotte tourna le dos d'un air délibéré.
— Si c'est pour ça que tu as appelé, dit-elle, niscol tu
n'auras plus d'eau-de-vie ce soir.
Nieul étouffa un juron et lui fit du doigt un signe
d'appel caressant.
— Tâche I s'écria Grignotte, qui éclata de rire ; tu me
battrais, si j'y allais.
Nieul essaya de se lever : Grignotte se tint les côtes.
418 LE PAKADIS DES FEMMES
— Tu n'en peux plus, papa! dit-elle ; reste tranquille.
Je ne vas pas te chercher de l'eau- de-vie parce qu'il ne
faut plus boire aujourd'hui : c'est ce soir qu'on va faire
venir le monsieur.
— Quel monsieur? interrompit Nieul.
— Le monsieur de la rue de Tournon.
Le chiffonnier eut un frisson visible par tout le corps.
— Ahl fit-il, le docteur Sulpice I c'est aujourd'hui!
Gomment sais-tu cela?
— Eh bien! répondit Grignotte, c'est moi qui dois y
aller.
— Le patron t'a parlé?
— 11 m'a menée dans sa chambre, il m'a donné de la
liqueur, il m'a dit : « Pleure donc un petit peu, Gri-
gnotte, voir si tu sais. » Moi, j'ai ri d'abord ; mais,
comme j'ai vu que c'était pour de bon, j'ai pleuré : c'est
pas difficile. Alors, il m'a encore dit : « Veux-tu gagner
cent sous d'un coup? C'est d'aller chez le monsieur de
la rue de Tournon, la porte cochère que je t'ai montrée
avant-hier, et de lui dire, en pleurant bien comme il
faut, que ton père est malade à la mort.
— Et tu y as été? demanda Nieul précipitamment.
— Non, repartit Grignotte, je vas y aller quand le
patron remontera. Oh! je connais bien le monsieur!
Nieul se retourna sur son tas de chiffons et cacha son
visage dans les guenilles.
— Tout ça nous portera malheur! gronda-t-il d'une
voix étouffée.
Il y eut un silence. Grignotte se glissa dehors et
rentra dans son trou. Son trou était une sorte de boyau
qui ressemblait à ces cheminées trop étroites où les pe-
tits ramoneurs ne peuvent pas monter. Il descendait
droit à la cave du père Bistouri. C'était Grignotte qui
l'avait pratiqué elle-même avec de vieux morceaux de
PARIS 419
ferraille. Elle s'était mis les mains en sang pour cela.
Mais elle savait aussi bien que le père Bistouri ce qu'il y
avait dans la cave I
Grignotte s'engagea dans le boyau, tête première, et
descendit doucement. Elle rampait là-dedans comme la
couleuvre dans son trou. Ses mains touchèrent le sol
liumide de la cave au bout de quelques secondes. Le bo-
yau s'ouvrait derrière un contrefort soutenant les terres.
Grignotte resta là et se mit à manger des châtaignes
qu'elle avait dans sa poche.
La lanterne sourde du père Bistouri était ouverte et
jetait dans la cave de vagues lueurs. La cave était
grande.
Il y avait à l'extrémité la plus éloignée du trou de
Grignotte, une rangée de marmites en terre. Le père
Bistouri vidait ses poches dans l'une d'elles. Cela son-
nait l'or.
— Drôle d'idée tout de même ! pensait Grignotte en
grugeant philosophiquement ses marrons ; drôle d'idée
qu'il a le patron, de mettre tout ça dans des marmites I
Autrefois, quand Jean Touril battait la Morgatte et
qu'il faisait le dur métier de reboutoux autour de Plou-
esnon, il avait une marmite dans laquelle, chaque soir,
il fourrait quelques sous. Les sous devinrent des francs,
et combien il fallut de temps pour couvrir le fond de la
marmite I
Ce fut la marquise douairière dn Maurepar, la mar-
raine d'Astrée, qui lui donna le premier louis d'or.
La première marmite de Jean Touril n'était pas encore
pleine quand il quitta la Bretagne pour venir à Paris ;
maintenant, il avait je ne sais plus combien de marmites
toutes emplies.
C'était ime drôle d'idée, nous sommes de l'avis de
Grignotte. Mais chacun donne Ji son idole la forme choi-
420 LE PARADIS DES FEMMES
sie. Jean Touril conservait à sa première marmite un
culte pieux et tendre. C'était de la religion d'avare.
En outre, il comptait par marmites, comme les Hin-
doux par laks de roupies. Une marmite, c'était, je le
suppose, cinquante ou cent mille francs. Ne chicanons
pas ce brave homme sur une manie si parfaitement
innocente. Il avait quelques défauts plus graves.
Quand il eut fini de vider ses poches dans la marmite
entamée, il jeta dans une immense manne d'osier un
paquet de galons d'or qu'il portait sous le bras. Ensuite,
il alla tout droit à l'angle oriental de la cave et posa sa
lanterne par terre. Grignotte l'entendait qui disait :
— Un million! huit ou dix marmites d'un coup! mais
il faut qu'elle me signe cela... sur papier mort, si elle
veut, car il n'y a pas de timbre d'un million chez les
marchands de tabac. Si elle ne veut pas signer, rien
de faiti
Il enfonça une cheville de fer dans un petit trou pres-
que imperceptible, pratiqué au centre de l'une des
pierres de taille qui formaient le mur de la cour du côté
de l'Est. Grignotte regardait avec une avidité extraordi-
naire. Toute son âme était dans ses yeux aigus et ar-
dents.
— Je savais bieni je savais bien, murmura-t-elle, qu'il
y avait encore quelque chose par là !
Le bonhomme Bistouri tira sur sa cheville, sans effort
apparent. La pierre vint à lui aussiôt, laissant béante
une large ouverture. Grignotte eut toutes les peines du
monde à retenir un cri d'étonnement. La pierre, amenée
par le bonhomme Bistouri avait dû être d'un poids
énorme, mais si Grignotte savait gratter la terre, Jean
Touril connaissait l'art d'amincir les pierres de taille.
Celle-ci n'avait plus guère que l'épaisseur d'ure taWe de
marbre. La face qui regardait la cave du n° 33 étai|
PARIS 421
intacte ; c'était du côté de la maison déserte qu'on l'avait
travaillée.
— 11 fait bon savoir plus d'un métier, pensa tout haut
l'ancien reboutoux; si j'avais été serrurier, j'aurais pu
poser ça sur des gonds et c'aurait été bien commode.
Mais à la guerre comme à la guerre?
Il consulta sa grosse montre d'argent.
— Je pourrais tirer la pierre tout aussi bien que lui I
se disait Grignotte.
La montre du père Bistouri lui donna sans doute con-
seil de se hâter, car il prit une de ses marmites dans ses
bras comme un enfant chéri. Grignotte le vit disparaître
par l'ouverture avec son fardeau.
— Pourvu qu'il n'aille pas trop loin, dit-elle.
Le bonhomme Bistouri reparut tout de suite, preuve
qu'il n'avait pas été loin. Grignotte fut contente.
— C'est lourd I gronda le bonhomme en s'essuyant le
front.
Grignotte pensa :
— Si c'est trop lourd, je uemporterai que la moitié
d'une marmite à la fuis.
Le père Bistouri fit une douzaine de voyages. Il était
rendu de fatigue. Le passage présentait quelque difficul-
té, parce que la maison du n^ 35 suivait le plan de la
rue des Couronnes qui va en montant.
— Il faut pourtant que tout y passe I dit le bonhomme
qui consulta sa montre de nouveau.
Il s'assit sur une de ses marmites. Grignotte était sor-
tie de son boyau et s'accroupissait bien commodément
derrière le contrefort.
— J'ai déjà dépensé bien de l'argent pour ce million I
grommela l'ancien reboutoux ; acheter une maison I
sans compter ce que je risque I mais mon établissement
est vendu, je me retire dans la Chaussée-d'Antin, où je
H .36
422 LE PARADIS DES FEMMES
fais la banque à grandes guides. Je vivrai cent ans, et je
veux avant de mourir entendre dire : Auprès du baron
Touril, Rothschild n'est que de la Saint-Jean I
Il prit une prise de tabac avec vigueur. Grignotte tira
une tabatière dite queue de rat qui était sous ses mar-
rons, au fond de sa poche et bourra son nez retroussé
avec volupté. Elle avait bientôt douze ans. Elle buvait
joliment sa goutte sur le comptoir. Elle donnait des
rendez-vous à un affreux petit chiffounier de treize ans
qui chiquait comme un invalide. Elle avait déjà été en
prison. C'était une parisienne aussi, madame !
j^Quand ces pauvres larves, sorties de la fange, attei-
gnent l'âge de trente ans, elles ont amassé toute la
décrépitude d'un siècle.
— A l'ouvrage I se dit l'ancien reboutoux en se remet-
tant sur ses jambes.
Il n'y avait plus que deux ou trois marmites dans la
cave du n° 33, et le père Bistouri était de l'autre côté de
la muraille, lorsque Grignotte tendit l'oreille vivement.
On entendait du bruit dans la rue des Couronnes. Les
deux soupiraux, ménagés eu éteignoir, formaient deux
conduits acoustiques. Le son de la voix rabattait distinct
et même entlè par la répercussion sourde de la pierre.
Il y avait deux voix. Grignotte ne connaissait ni l'une
ni l'autre.
— Je ne sais pas si c'est ici, dit la première voix ; on
a parlé d'un grand mur avec une petite porte qu'a l'air
condamnée. Cause donc, toi, Toto!
— Oui, mon cousin, répliqua timidement l'autre voix;
on a parlé d'un grand mur
— Et d'une maison à droite en montant, toute fermée
du haut en bas...
— Oui, mon cousin.
Le vieux Bistouri reparaissait en ce moment. Il s'arrè-
PARIS 423
ta court, laissant une moitié de son corps dans l'ou-
verture,
— Qu'est-ce que c'est que ça? murmura-t-il.
Il mit sa maia arrondie en cornet contre son oreille et
resta coi.
— Grimperais-tu bien sur ce mur-là, toi, Toto? de-
manda la première voix.
— Je ne sais pas, mon cousin, répliqua la seconde.
— Toto Gicquel I gronda l'ancien reboutoux.
La teinte parcheminée de son visage prit des tons
verdâtres. Le premier interlocuteur reprit :
— Peut-être bien que nous pourrons entrer tout de go
par la rue delà Goutte-d'or.
— Peut-être bien, mon cousin.
— Roblot le marin ! fit le bonhomme Bistouri dont un
frisson parcourait tous les membres.
— Tiens! tiens! dit encore la première voix, on dirait
qu'il y a de la lumière là... c'est un soupirail!
L'ancien reboutoux ne fit qu'un saut et referma sa
lanterne ; puis, sans se donner le temps de replacer la
pierre qui fermait la communication entre la maison
déserte et la cave, il s'élança vers l'escalier. Pour arri-
ver à l'escalier, il fallait passer devant Grignotte. Celle-
ci, vêtue de haillons aux nuances ternes et sales, se
confondait si parfaitement avec la muraille que Jean
Touril ne la vit point.
Elle riait tout bas et se disait :
— Quand il reviendra un beau jour, et qu'il ne trou-
vera plus rien ici, quelle grimace fera-t-il?
— Et moi, ajouta- t-elle, qu'est-ce que j'achèterai avec
tout ça?
Bistouri tremblait et sa clef ne trouvait point le trou
de la serrure, car, outre la trappe, la cave avait une
porte très-solide au bas de l'escalier.
424 LE PARADIS DES FEMMES
Souvenons-nous qu'il avait dit à la marquise, lors de
leur première entrevue : Il n'y a qu'une bonne porte ici,
c'est celle de ma caisse. Or, c'était sa caisse, cette cave.
Pendant qu'il tâchait d'ouvrir, Grignotte bâtissait ses
châteaux en Espagne.
— Mulot, se disait-elle en parlant de son petit chiffon-
nier. Mulot ne grandit pas ; il ne deviendra jamais bel
homme : j'en veux un autre : un garçon épicier, pour
avoir des mendiants. Mais j'aurai de quoi acheter tous
les mendiants de La Chapelle et de Paris I J'aime mieux
un enfant de troupe, c'est gentil, ou un savoyard qu'a
des souris blanches. Enfin, je verrai. Papa n'ira pas
longtemps. Je m'aurai de la toilette et je jouerai la co-
médie à Montmartre.
Cette espérance faillit la faire sauter de joie.
Elle n'avait aucune idée de la somme énorme renfer-
mée dans les marmites du roi des chiffonniers. Elle vou-
lait voler cela et ne rien laisser : c'était tout.
Au-dessus de cent francs, ses connaissances arithméti-
ques fléchissaient.
Elle ne voyait point de différence entre cent francs et
tous les trésors de l'univers.
La clef du père Bistouri fît grincer la serrure. Gri-
gnotte, éveillée de son rêve, fourra sa tête dans le boyau
et grimpa si lestement des pieds, des mains, du corps
tout entier, qu'elle était déjà derrière ses fagots quand
l'ancien reboutoux souleva la lourde trappe.
Nieul appelait comme un furieux.
Le bonhomme Bistouri s'élança vers le fond de la
chambre où il y avait une sorte de meurtrière, fermée
par un seul barreau.
— Pourquoi ne réponds-tu pas à ton papa, petite? de
manda- t-il.
— Parce que je guette pour vous, répondit Grignotte.
PARIS 425
— Ahî tu as donc vu quelqu'un ici dessus dans la
rue?
— Oui, j'ai vu des hommes.
Grignotte disait vrai, cette fois ; elle venait de voir
Roblot et son cousin Toto au moment où ceux-ci se re-
tiraient. Le père Bistouri mit son œil à la meurtrière, il
ne vit rien que le pavé de la rue déserte.
— Comment étaient-il faits, ces deux hommes? inter-
rogea-t-il encore.
— Quand ils ont passé sous le gaz, repartit Grignotte,
il m'a semblé que le premier avait un chapeau de cuir
et quelque chose aux oreilles, comme qui dirait des pen-
dants. L'autre est tout dégingandé et bancal.
— C'est bon, fit le père Bistouri.
Et il ajouta entre ses dents :
— Pourquoi diable viennent-ils rôder par ici, ces
deux-là? Est-ce que Nieul aurait vendu la mAche?
Nieul appelait toujours. Le bonhomme alla jusqu'à
la porte de la seconde chambre.
— Tu vas te taire, toi 1 dit-il durement ; j'ai besoin
de ta fille.
Il mit une pièce de dix sous dans la main de Grignotte
et reprit :
— En route, saute-ruisseau I Si l'homme de la rue
Tournoi! ne vient pas, tu seras battue!
— Et s'il vient? demanda Grignotte.
— Tu auras une grosse pièce.
Elle fit une gambade et sauta dehors sans s'inquiéter
de son père, dont la respiration siiflait comme un râle.
Une grosse pièce! Grignotte avait fouillé le sol à dix
pieds de profondeur et percé une muraille pour arriver
à cette cave pleine d'or, mais une grosse pièce! •
— N'oubhe pas de pleurer! cria l'ancien reboutoux
qui sortit derrière elle.
II 36*
426 LE PARADIS DES FEMMES
Grignotte avait déjà franchi les monceaux de débris
entassés dans la troisième cour. Le bonhomme entendit
de loin l'éclat de son rire aigre, et rentra en gromme-
lant :
— Ça me rappelle la Coquinette I A son âge, Astrée
aurait passé par le trou d'une aiguille. Si l'enfant ne
pourrit pas en prison, elle aura voiture à dix-huit ansl
— A boire, patron, dit Nieul, qui était couché sur ses
loques dans la seconde chambre ; par pitié, donnez-moi
de l'eau !
Le père Bistouri recula stupéfait. Nieul demandait de
l'eau I le bonhomme passa le seuil et vint auprès du tas
de loques.
Nieul était maigre comme un spectre, et sa barbe
grise lui cachait presque entièrement le visage. On vo-
yait, aux deux côtés de son nez, saillant outre mesure,
des plis profonds à y mettre le doigt. Ses yeux s'étei-
gnaient sous l'arcade pleine d'ombre que surmontaient
les touffes hérissées de ses sourcils.
— A-t-il bien l'air d'un moribond, celui-là I pensa le
père Bistouri, qui versa de l'eau dans une tasse fêlée.
— Bois, ma biche, reprit-il ; si tu n'avais jamais rien
bu de meilleur, tu ne serais pas si bas.
Nieul se souleva sur le coude et lampa l'eau avide-
ment.
— Est-ce que je vais mourir, patron? demanda-t-il en
rendant la tasse.
Le bonhomme se prit à rire.
— Puisqu'on est allé chercher le médecin! répli-
({ua-t-il.
Nieul se laissa retomber, et sa tète rebondit contre les
chiffons. Le bonhomme riait toujours et disait :
— Ça va faire grand'pitié à M. le docteur, qui a le
cœur si tendre. Il faut être juste, tu n'es pas bien cou-
PARIS 427
ché, mon pauvre Nieul. Sois tranquille, dès que la chose
sera faite, je te ferai monter un bon lit.
— Pour mourir? gronda Nieul, qui tâchait en vain de
se retourner pour se mettre face à face avec Tancien re-
boutoux.
Celui-ci, qui savait n*être point vu, secoua la tète
affirmativemement.
— Ça vous aurait gêné, pas vrai, papa Bistouri, reprit
le chiffonnier, de garder un témoin de ce qui va se
passer ici?
— Nous comptons sur ta discrétion, mon camarade,
répondit tout haut le bonhomme.
Et tout bas :
— C'est vrai que rien n'est si discret que les morts.
— Allons ! allons I mon vieux Nieul I dit-il tout à
coup en se penchant sur lui; je t'ai vu bon, saqueur-
dienne! comme on jura chez nous. Tu vas être payé
grassement et tu n'auras rien à faire, puisqu'un autre te
remplace. De quoi te plains-tu?
Nieul poussa un gémissement.
— C'est son regard I murmura-t-il. Quand ses yeux
sont tombés sur moi, là-bas, j'ai senti comme deux
flammes qui m'entraient dans le front, et mon agonie a
commencé.
— Sottise I voulut interrompre le bonhomme.
— Croyez-moi, papa, acheva Nieul; cet homme-là est
plus fort que vous.
— Nous savons bien ça. Où est l'outil?
— Dans les chiffons. Mais je ne pourrai pas m'en
servir.
— Un autre s'en servira, dit le père Bistouri en se
mettant à genoux.
11 fouilla parmi les chiffons. Le doigt maigre et ridé
de Nieul s'étendit pour lui montrer un endroit où sortait
428 LE PARADIS DES FEMMES
un lambeau de linge relativement blanc. Le bonhomme
tira ce lambeau à lui, et un paquet, gros comme le bras,
vint.
— C'est proprement serré, dit-il avec satisfaction.
En même temps il se mit en devoir de défaire le pa-
quet. Sous le linge entortillé et roulé, il y avait un objet
de forme bizarre, une sorte de boîte, incrustée de nacre
et terminée par un canon de pistolet.
— On m'en a offert de bon argent, pensa tout haut le
bonhomme, mais j'avais toujours l'idée que ça servirait
à quelque chose.
Parallèlement au flanc de la boite s'adaptait un petit
levier à branches égales qui mettait en mouvement une
roue. Le bonhomme essaya de manœuvrer le levier qui
résista.
— Est-ce en état, demanda-t-il.
Nieul fit un signe de tête affirmatif.
— Du diable si ça a l'air méchant I reprit le bon-
homme; je veux voir par moi-même si ça marche
comme il faut.
Son regard fit le tour du taudis. Il aperçut une plan-
che de sapin, épaisse de deux doigts, qui était dressée
contre la muraille ; il s'en approcha.
— Gomment que ça se joue? demanda-t-il en se tour-
nant vers Nieul.
— Poussez le bouton qui est à côté du canon, à droite,
dit celui-ci, la languette sortira en dessous, la crosse
aussi. Yous viserez, et puis vous appuierez votre doigt
sur la languette.
Bistouri poussa un petit bouton d'argent qui semblait
placé comme ornement à la naissance du canon. Un res-
sort se délendit au dedans de la boîte incrustée et une
poignée ronde, commode à tenir, sortit. Au devant de
cctt'i poignée, une détente d'acier se montra.
PARIS 429
— Une jolie curiosité I dit le bonhomme ; ceux qu*on
fait à présent ne valent pas ça.
Il visa le milieu de la planche, ferma les yeux. et
toucha la détente, non sans pâlir un petit peu.
On entendit comme un coup de sifflet faible et furtif.
La planche résonna sec, et un petit nuage de poussière
s'éleva de la muraille.
Le bonhomme rouvrit les yeux. La planche était per-
cée et la balle avait fait sauter un morceau de plâtre.
— Diable! diable! fit-il; c'est supérieurement établi;
ça vaut...
Il s'interrompit et ajouta en lui-même :
— Ça vaut juste un million!
— Pst! reprit-il, tâchant d'imiter le bruit du pistolet
pneumatique ; pst! ni vu ni connu ! avec des instruments
pareils, on pourrait livrer des batailles rangées en tapi-
nois. Dis-moi comment ça se recharge.
Nieul hésita. Le bonhomme revint tout près de lui.
— Si j'empêchais ce crime-là, dit Nieul, Dieu me
pardonnerait peut-être.
Le bonhomme lui mit ses deux mains sur les épaules.
— Tu demandes de l'eau, et tu parles de Dieu! fit-il ;
tu n'es plus bon à rien et tu peux devenir gênant. Dis
vite, ou gare à toi!
Nieul connaissait trop bien son patron pour mépriser
cette menace. 11 lui donna les renseignements néces-
saires, ot le pistolet fut rechargé. Le bonhomme tira un
second coup pour voir si Nieul ne l'avait point trompé.
La planche de sapin fut de nouveau percée.
— A la bonne heure! fit-il ; je te pardonne tes idées
de pénitence, eu égard à ton état. Repose-toi, si tu
veux ; je vas finir mes affaires. Nous en avons au moins
pour une heure avant que le Sulpice ne vienne.
Il sortit, emportant le pistolet â vent. La trappe de la
430 LE PARADIS DES FEMMES
cave fut de nouveau soulevée. En descendant Tescalier
tortueiflx il se disait :
— Quelqu'un qui devrait être ici déjà c'est la Coqui-
nette. Rien de fait, si elle manque à l'appel, ou même si
elle refuse de signer le mandat d'un million... mais elle
viendra! je parie que c'est cet imbécile de grand Rostan
qui est en retard I
L'ancien reboutoux se trompait. Pendant qu'il achève
de mettre ses marmites en lieu sûr et qu'il replace sa
pierre, nous irons jusqu'à la rue de Matignon pour voir
ce qui retarde la marquise Astrée.
C'est triste, un Louvre abandonné. Depuis deux jours
que le roi Truffe avait déserté son hôtel, la physionomie
de ce palais bourgeois avait tout à fait changé. Les de
Morges, reçus chez Irène, ne quittaient plus la rue de
Tournon ; Sensitive ne rentrait à son pavillon que pour
coucher, et le flot des Drinkers avait déjà oublié le che-
min de l'hôtel.
Astrée restait seule comme une favorite en disgrâce.
Il n'y avait plus auprès d'elle que le grand Rostan et
Fernand, encore ce dernier avait-il fait une démarche
pour être admis à présenter ses hommages à M. le duc
dans sa nouvelle demeure ; mais il avait trouvé porte
close. Astrée savait cela.
Et, pourtant, elle l'aimait : c'était le commencement
de sa peine. Elle l'aimait davantage à mesure qu'elle le
devinait plus indifférent. Elle n'avait plus d'illusion :
elle connaissait son Fernand de pied en cap. Il lui fallait
ce corps sans âme.
Elle n'était pas vaincue. Elle avait, au contraire, une
sorte de pressentiment qui lui disait : A demain le
triomphe, à demain la fortune I Elle se croyait très-sûre
de faire disparaître Sulpice. Et une fois débarrassée de
cet obstacle, qui pourrait lui résister?
PARIS 431
Qu'importait la faite enfantine de ce roi Truffe? c'était
l'ouvrage de Sulpice. Sulpice mort, par accident ou par
crime, le roi Truffe retombait entre ses mains.
Elle ne comptait pas le faire languir longtemps.
C'était ce boudoir où nous l'avons vue aux prises avec
P. J. Gridaine. Tout-pour-les-Dames n'avait plus osé se
montrer depuis x^u'il avait laissé échapper Loriotte. La
nuit était venue. Deux lampes brûlaient sur la console
et faisaient ombre au visage de la marquise, tandis que
les traits de Fernand étaient éclairés vivement.
Ils étaient seuls, le grand Rostan s'habillait dans sa
chambre.
Fernand, accoudé au marbre de la cheminée, jouait
machinalement avec deux ma-^ots du Japon. Ses yeux
étaient cernés, une pâleur mortelle couvrait son front et
ses joues ; on eût dit qu'il avait fait une maladie de six
mois.
La marquise était renversée sur la bergère, et son petit
pied charmant s'agitait en mesure sur son coussin brodé.
— Êtes-vou3 sûre qu'il en ait dit autant à Robert?
murmura Fernand sans lever les yeux sur elle.
— Je ne vous croyais pas poltron, répliqua sèchement
Astrée.
Fernand ne se récria point.
— Je vous dis, reprit la marquise avec impatience,
que cet homme joue sans cesse au sorcier, c'est tout son
savoir-faire. Avec cela, il parvient à etfrayer les enfants
comme vous.
— En somme, insista Fernand, qu'a-t-il dit à Robert?
— Il a dit à M. de Gallerau : avant trois jours, vous
serez mort, et ce sera Fernand qui vous tuera!
Un frisson parcourut les veines de Fernand.
— Ce sont les propres expressions dont il s'est e^ervi à
mon égard, balbutia- t-il.
432 LE PARADIS DES FEMMES
La marquise étendit son doigt et montra la pendule
qui indiquait six heures du soir.
— Moi, je ne suis pas sorcière, dit-elle en se redressant
tout à coup ; je vous prédis et je vous jure que, quand
cette aiguille marquera neuf heures, M. le docteur Sul-
pice ne comptera plus les jours de personne I
Il y eut un silène? :
— Il ne s'agit plus de savoir si vous avez aimé Solange
Beauvais ou Gabrielle de Morges, reprit tout à coup
Astrée ; il ne s'agit pas même de savoir si vous aimez
cette jeune fîile qui porte le nom de Rostan par la grâce
de M. Sulpice. Je vous offre le salut ; vous semblez hési-
ter; je vais vous dire au juste quelle est votre situation.
Fernand fit un geste de fatigue. Astrée poursuivit :
— Je vous ai rencontré un jour à bout de ressources
et d'expédients. Vous aviez si bien abusé de tout et de
tous que le terrain manquait sous vos pas ; je vous ai
tendu la main : est-ce vrai?
— C'est vrai, dit Fernand, mais ne prenez pas la peine
de continuer : je ne serai jamais assassin.
— Je prendrai la peine de continuer, comme vous
dites, et c'est en effet une piiine. S'il y avait en vous de
l'honneur : j'ai vu des gens d'honneur dans ma vie : si
votre passé était, je ne dirai pas pur, mais décoré de
quelque fierté virile, je concevrais vos scrupules, je vous
aimerais comme vous seriez, et peut-être que je me
damnerais toute seule pour ne vous point fermer la
jiorte du ci» 1. Moi, je suis capable de ces choses-là I Mais
vous avez glissé trop bas sur certaine pente pour avoir
le ilioit de vous arrêter désormais.
— Je ne veux pas assassiner, dit Fernand; si mes
scinjuilcs vous semblent mal places, raillez ; je les ai, je
1(!^ garde.
— Alors, vous renoncez à cette fortune, à ce titre?
PARIS 433
— J'y renonce.
— Poltron I dit-elle avec une colère concentrée, pol-
tronl j'ai honte de vous aimer. Vous serez mon mari.
Fernand ; vous serez duc et vous serez millionnaire, je le
veux... Par le sang de mes veines, je le veuxl
Elle s'était levée, et toute cette souveraine beauté que
nous avons admirée jadis rayonnait autour de son front
orgueilleux.
— Le temps passe, reprit-elle en posant sa main sur
l'épaule de Fernand ; François Rostan va venir et nous
partirons tout de suite...
— Vous partirez, voulut interrompre Fernand.
La main d'Astrée pesa sur son épaule.
— Si vous n'êtes pas avec moi, prononça- t-elle lente-
ment, vous êtes contre moi. Prenez garde I Solange
Beauvais est sortie de prison... Ne dites pas tant mieux,
comme vous en avez envie. Je puis prouver que vous
n'étiez pas dans votre chambre, au château de Morges,
la nuit où...
— Vous voudriez... commença Fernand.
— Je n'ai pas finil On peut dire : je refuse ceci ou
cela quand on retombe sur ses pieds, pauvre, mais à
l'abri de tout danger. Vous retomberez à plat ventre,
vous, Fernand, et vous retomberez dans la boue. Je me
charge de cela. Le jeune imposteur qui a porté le nom
de Marie de Rostan, votre complice...
— Mon complice ! se récria encore Fernand, je ne le
connaissais pas !
— Qui voudra croire cela? demanda la marquise eu
souriant; puis elle reprit: Votre complice n'est pas parti
comme je l'avais espéré; il est ici ; nous nous servirons
de lui. Dieu merci, vous allez être une célébrité, mou
très-cher. Aussitôt que la mine aura éclaté, le monde et
la justice vous prêteront le premier rôle dans ce drame
II 37
434 LE PARADIS DES FEMMES
aussi noir que l'enfer. Ne passez-vous pas pour être
mon amant? Ne portez-vous pas depuis un mois ce nom
de Rostan que le premier venu peut vous arracher
comme un masque? allons, vous serez en tout ceci la
victime expiatoire. C'est votre volonté, n'en parlons plus.
Elle montra la porte du doigt.
Fernand, au lieu de se retirer, se laissa choir dans un
fauteuil et mit sa tête entre ses mains.
— Mon passé I murmura-t-il d'nn accent si douloureux
que la marquise elle-même faillit en être émue ; sans
mon passé, je lèverais le front et je braverais la calomnie I
On entendit la grosse voix de Rostan dans le corridor.
— Dites que vous êtes à moi ou sortez! prononça im-
périeusement la marquise.
— Qu'aurai-je à faire? demanda Fernand.
— Vous aurez à me débarrasser de celui-ci, répondit
Astrée qui fit en même temps un signe de tête amical à
François Rostan qui entrait.
Fernand sentit percer sous ses cheveux une sueur
glacée.
La marquise se leva et alla au-devant du grand Rostan.
— Mon ami, lai dit-elle d'un accent dégagé, nous
allons partir ; il est temps.
François et Fernand se regardaient. Fernand se disait :
Cet homme ne m'a jamais iait de mal. François pensait:
Le rôle de ce jeune premier est donc finil
Car la marquise avait fait accroire à François Rostan
que Fernand serait placé dans tout ceci de manière à
donner le change aux veneurs de la police, en cas d'acci-
dent. Là-bas, dans ces steppes sans bornes où le Russe
voyage en traîneau, les loups se montrent souvent et
luttent de vitesse avec l'attelage. En ces circonstances
on jette aux loups ce qu'on a, un quartier de chevreau,
un mouton, parfois un enfant, dit l'histoire.
PARIS 435
Et les loups, attardés à ce festin offert, perdent leur
avance.
François était persuadé qu'on allait jeter Fernand
aux loups.
La marquise l'avait aimé, François le savait bien ;
mais pour une femme comme Astrée, combien pèse un
favori qu'on n'aime plus?
La marquise dit à François :
— Allez voir si la voiture est prête. Vous donnerez
ordre au cocher d'arrêter au bazar Montmartre. Nous
entrerons par la rue Montmartre et nous sortirons par
le boulevard. Là nous prendrons un fiacre qui nous con-
duira barrière Poissonnière. Il attendra sur le boulevard
extérieur. Quand ce sera fini, nous le reprendrons ; il
nous ramènera au bazar que nous traverserons pour
remonter dans notre voiture.
— Ça va comme sur des roulettes! dit Rostan avec ad-
miration ; et le petit chérubin?
Il roulait des yeux pour désigner Fernand.
— Quand vous allez revenir, tout sera prêt, répondit
la marquise.
Le grand Rostan sortit. Astrée s'élança vers Fernand
et se pendit à son cou.
— Tout cela, c'est pour toi, dit-elle dans un élan de
passion vraie ou feinte ; je t'aime, je te ferai si riche si
grand, si heureux que tu me pardonneras une heure
d'angoisse.
— Et pour te faire heureux, ajouta-t-elle en couvrant
son front de baisers, je ne te demande qu'une seule
chose : me laisser heureuse près de toil
Le cœur de Fernand manquait. Tout perdu qu'il était,
cette femme lui faisait frayeur et horreur.
— Écoute, reprit-elle encore, nous n'avons qu'un mo-
yen d'arriver là. Je pe veux pas te mettre en face de ce
436 LE PARADIS DES FEMMES
docteur, j'aurais peur pour toi. François nous délivrera
du docteur. Quand il sortira de la chambre du meurtre,
tu seras là, Fernand, et tu frapperas.
Elle prit derrière la pendule une paire de riches pis-
tolets. Au moment où elle les tendait à Fernand, le grand
Rostan rentrait. 11 ne put s'empêcher de sourire. C'était
lui-même qui avait placé les deux pistolets non chargés
derrière la pendule.
Mais nous savons que la Morgatte avait appris, sur la
lande de Fréhel, comment il faut s'y prendre pour char-
ger une arme.
— Voilà M. Fernand bien pourvu! dit Rostan ; mais
moi?
— Ce qu'il vous faut à vous, répondit Astrée, n'est
pas ici, vous le trouverez là-bas.
— Alors, en route I
Il prit le bras de la marquise pendant que Fernand
coulait les deux pistolets sous le revers de sa redingote.
XXVIII
LA BUCHE.
Le docteur Sulpice était seul dans son cabinet de tra-
vail. Il lisait un livre de médecine. Le portrait d'Irène,
placé en face de son bureau, semblait lui sourire.
Le docteur était calme, mais triste. Quand il regar-
dait le portrait d'Irène, une expression de mélancolie
plus profonde descendait sur son front.
Vers six heures, il commença à regarder plus souvent
sa pendule. A six heures et un quart, il sonna et de-
manda sa fille. Il la garda près de lui un quart d heure.
Avant de la renvoyer, il la tint longtemps serrée contre
son cœur.
Dès que l'enfant fut partie avec sa bonne, Sulpice prit
la lampe et descendit le petit escalier qui menait de son
bureau au jardin. Il laissa la lampe sur la dernière
marche et traversa le parterre. Il y avait de la lumière*
dans le pavillon qui servait de retraite à la folle. Sulpice
y entra sans frapper. La folle était assise auprès du feu,
la tête entre ses deux mains et gardée par une domes-
tique.
Sulpice fit signe à la domestique de sortir. Il se mit
debout en face de la folle et lui dit :
II 37*
438 LE PARADIS DES FEMMES
— Madeleine Rostan du Boscq I
La folle écarta ses cheveux qui pendaient et le
regarda.
— Votre mari va mourir ce soir! dit encore Sulpice.
Madeleine ne bougea pas. Sulpice lui prit le poignet
pour tâter l'artère.
— Me reconnaissez-vous? demanda-t-il.
La folle était immobile et muette comme un marbre.
Ses cheveux gris tombaient en mèches lourdes le long
de ses tempes. Elle se tenait droite. La lumière frappait
en plein son visage aux lignes pures et pleines de
noblesse.
— Youlez-vous voir Irène? demanda Sulpice.
Elle fit signe que non.
— Youlez-vous voir votre fils Jean?
— Je l'ai vu, répondit vivement la folle dont les grands
yeux s'éclaircirent.
Ce fut une lueur fugitive. Elle ajouta en retombant
dans sa morne apathie :
— C'est en rêve que je l'ai vu I
— L'aimez- vous bien, votre Jean? prononça douce-
ment Sulpice.
Elle leva ses mains jointes vers le ciel.
Le docteur lui mit sur le front ses doigts étendus.
— Vous êtes une heureuse mère, dit-il ; vous allez
revoir votre enfant.
Deux grosses larmes coulèrent sur la joue pâlie de
Madeleine ; mais elle ne répondit point.
— Agenouillez-vous, ordonna Sulpice, priez Dieu ar-
demment et de tout votre cœur.
Madeleine s'agenouilla.
— Et quand vous aurez retrouvé votre fils, acheva
Sulpice dont la voix eut un accent de sévérité, tâchez
d'aimer encore votre fille!
PARIS 439
Madeleine se frappa la poitrine en disant :
— J'aime ma fille I j'aime ma fille !
Puis elle murmura :
— Mon fils Jean, c'est mon cœur. Quand j'aurai
retrouvé mon cœur, qui m'empêchera d'aimer ma fille I
L'instant d'après, elle était seule avec sa gardienne.
Elle jeta un regard timide autour de la chambre.
— Où est-il? demanda-t-elle ; où est cet homme qui
était là?
Puis elle se reprit, saisie par le doute :
— Est-il venu un homme?
Elle pressa son pauvre front à deux mains.
— Heureuse mère? murmura-t-elle.
Elle ferma les yeux, mais non point pour dormir.
Chaque fois que le vent agitait les feuilles sèches de la
charmille au dehors, elle relevait un regard avide sur la
porte. Elle attendait.
Sulpice reprit sa lampe au bas de l'escalier et remonta
dans son cabinet. Son premier coup d'œil fut pour la
pendule ; il était sept heures moins un quart.
— Est-ce qu'ils reculeraient.? se dit-il.
— Non, fit une voix aigrelette derrière le bureau du
docteur.
Il leva la lampe. Grignotte était assise dans son
propre fauteuil, et mangeait paisiblement le reste de ses
châtaignes.
Le docteur ne la dérangea point. Grignotte et lui
étaient, paraitrait-il, d'assez vieilles connaissances. 11
demanda :
— C'est donc pour ce soir ?
— C'est pour tout de suite, répondit l'enfant.
— Sont-ils déjà là-bas?
— Non, il n'y a que mon père et le bonhomme
Bistouri.
440 LE PARADIS DES FEMMES
— Que sais-tu?
— Rien.
Sulpice lui jeta cent sous qu'elle happa à la volée.
— Que sais-tu ? répéta-t-il. ,
— Rien, répéta Grignotte de son côté ; je vous ai dit
tout l'autre fois... Ah! j'oubliais I L'homme aux boucles
d'oreille et son bancroche de cousin sont encore venus
rôder rue des Couronnes.
Sulpice frappa du pied avec impatience.
— Jean Touril les a-t-il vus? demanda-t-il.
— Oui, répondit Grignotte.
— Qu'a-t-il dit?
— Il m'a dit de partir, et de pleurer bien fort si vous
ne vouliez pas venir, et qu'il me donnerait une grosse
pièce si vous veniez.
— C'est bien, fit Sulpice.
Grignotte se leva.
— Combien as-tu mis de temps à venir? demanda
Sulpice.
— Une demi-heure : j'allais plus vite que les fiacres.
— Il faut que tu sois là-bas dans vingt minutes. J'ai
besoin de toi. Va î
La petite fille gagna la porte d'un bond et descendit
l'escalier quatre à quatre.^ L'instant d'après, on aurait
pu la voir sautiller dans la boue et courir comme un
kangourou. Elle avait de la crotte jusqu'à l'échiné. En
dépassant les voitures, elle trouvait le temps de se re-
tourner pour faire la nique aux cochers.
Sulpice sonna et ordonna d'atteler.
Comme il prenait son chapeau, Irène se précipita dans
le cabinet et vint à lui les bras ouverts.
— Sulpice! s'écria-t-elle ; au nom de Dieu, n'allez pas!
— Vous savez où je veux aller? demanda le docteur
qui eut un froid sourire.
PARIS 441
Irène se pendit à son cou.
— N'allez pasi N'allez pas! supplia-t-elle, au nom de
votre femme, au nom de votre enfant 1
Sulpice la baisa au front et se dégagea de son
étreinte.
— L'homme a sa destinée, dit-il, puisqu'il nous est
donné d'entrevoir l'avenir. On ne peut deviner ainsi
que ce qui est fixé d'avance dans l'ordre des volontés
divines. La science m'a fait fataliste. J'irai : n'essayez
pas de m' arrêter; moi, je n'essaie plus de vous rete-
nir. Vous m'avez désobéi par excès d'affection : je vous
pardonne et je vous aime. Cependant, je vous le dis,
Irène, si M. de Galleran se mêle de tout ceci, deux
hommes mourront.
Irène recula effrayée. Le sourire du docteur devint
plus triste.
— De toute manière, reprit-il, nous commençons une
heure de châtiment et de deuil. Les morts chéris sont
éveillés dans leurs tombes, là-bas, au cimetière de Saint-
Cast. Cette nuit, j'ai revu en rêve les trois cadavres,
couchés sur la grève de Fréhel. L'un des trois était mon
père.
— Mon père est parmi ceux que vous prétendez punir,
prononça tout bas Irène.
— Nieul s'était chargé de m'assassiner, dit le docteur ;
ce n'est pas par des somnambules que je savais cela,
moi, Irène. Nieul est mourant ; il ne peut pas. Savez-
vous le nom de celui qui doit le remplacer?
Irène courba la tête et garda le silence.
— Je n'ai pas d'armes, vous voyez bien, poursuivit
Sulpice ; et votre père a en main, à l'heure où je vous
parle, une arme lâche et terrible qui tue sans bruit...
— N'allez pas! cria Irène en se laissant tomber à
genoux.
442 LE PARADIS DES FEMMES
Le docteur lui tendit la main.
— Je vous aime, dit-il d'une voix que l'émotion alté-
rait à la fin ; vous m'aimez. Notre bonheur est mort :
C'est la destinée. Il y aura un fantôme de plus entre
nous deux.
La poitrine d'Irène rendit un gémissement. Elle baisa
la main de son mari et répéta en la baignant de ses
larmes :
— N'allez pas I
— La voiture de monsieur est attelée, annonça un
valet à la porte.
Irène se tordit les mains et répéta encore comme une
folle :
— N*allez pas 1 n'allez pas I n'allez pas !
— Adieu, ma femme, dit le docteur en se penchant
vers elle pour la baiser au front. Je ne vous ordonne
rien pour que vous n'ayez point le remords de vous être
révoltée contre votre mari... mais je vous l'affirme sous
serment, ceux que vous amènerez ne me sauveront pas
et ne sauveront pas votre père. Il y aura deux victimes
que je n'avais point condamnées, voilà tout. Adieu!
Irène resta seule. Elle appuya sa tête contre l'angle
du bureau.
— Mon père I murmura-t-elle après un long silence.
Puis elle dit eu pleurant :
— Sulpice a embrassé notre petite Madeleine...
— Mon mari ! mon mari I s'écria-t-elle, c'est mon mari
qu'il faut sauver !
Dans lé salon du docteur Sulpice, où Irène manquait,
le roi Trufie tenait en ce moment sa cour. Il était tout
regaillardi, le roi Trufî'e. Ses joues bouffies se remplis-
saient, et quelques verres de bon vin avaient mis je ne
sais quel honnête rayon dans ses yeux. Il s'informait à
PARIS 443
chaque instant du docteur et de sa femme. Littérale-
ment, le docteur était sa santé et sa vie.
Les de Morges étaient là sans leur fille Gabrielle, qui
avait déclaré sa volonté de se retirer du monde. Sensi-
tive faisait son service : il venait d'éditer un madrigal
péniblement impromptu. Solange Beauvais, le chevalier
Roger de Martroy et Robert de Galleran composaient le
reste du cercle.
Il faut vous dire que le mariage prochain de Roger et
de Solange n'était plus un mystère. Le roi Truffe comp-
tait faire une noce magnifique. Il avait recommencé à
nommer Solange sa filleule.
Le bruit courait que les efforts réunis du roi Truffe et
de Roger ne pouvaient arrêter le parquet dans l'affaire
du coup de couteau donné à ce dernier. La justice vou-
lait, disait-on, s'en prendre à François de Rostan. Gela
occupait le cercle. Le vidame de Pomard criait bien
haut qu'un fait de cette nature ne pouvait rester impuni
et que le retard était déjà un scandale. Sensitive avouait
qu'il avait toujours été impressionné très-vivement par
la poésie des cours d'assises. Après le tic-tac des mou-
lins et le parfum austère de l'herbe coupée, ce qu'il ai-
mait le mieux, c'était la Gazette des Tribunaux.
Solange et Roger causaient ensemble : Roger, pâle
encore des suites de sa blessure, Solange, radieuse et
toute belle.
Robert de Galleran, triste et taciturne , se tenait à l'écart.
Au moment où nous entrons dans le salon, Robert
venait de se rapprocher de Roger et de Solange. Celle-ci
était devenue nmette aussitôt.
Roger se retourna au bruit des pas de Robert et
fronça le sourcil ; mais il y avait tant d'amère souffrance
sur le visage de M. de Gallerau que Roger ne put s'em-
pêcher de le plaindre.
444 LE PARADIS DES FEMMES
— Monsieur de Martroy, dit Robert, j'ai un service à
vous demauder.
— Parlez, monsieur, répliqua Roger ; je n*ai point de
motif pour vous refuser.
Galleran hésita manifestement, le courage semblait lui
manquer. Mais il fit effort sur lui-même et reprit d'une
voix assurée.
— Je n'ai point à me mêler de vos secrets, monsieur
de Martroy, mais je vous regarrîe, avec tout le monde
ici, comme le fiancé de mademoiselle Beauvais.
Roger s'inclina, Robert poursuivit :
— Je vous demande la permission d'entretenir un
instant mademoiselle Beauvais.
Roger ne put retenir un mouvement de surprise. Il
regarda Solange. Solange tourna la tête comme pour
s'éviter la fatigue d'un refus. A son tour, il hésita, mais
Galleran lui prit la main qu'il serra avec force.
— Chevalier, dit-il à voix basse, je l'ai aimée, je
l'aime encore. C'est la dernière fois que je la vois. Il
s'agit du repos de ma conscience, il s'agit de son bon-
heur.
Roger lui rendit son .étreinte et se rapprocha du
cercle.
Robert s'assit auprès de Solange.
Elle était si pâle, Solange, que vous eussiez dit une
statue de marbre. Robert de Galleran semblait prêt à
défaillir. Il fit effort pour parler, mais il ne put pas. La
gêne devint si grande pour Solange qu'elle essaya de
s'y soustraire en quittant la partie. Robert la retint
par un regard qui peignait la profondeur de sa dé-
tresse.
— Je vais trouver du courage, mademoiselle, dit-il
d'une voix brisée ; ne vous éloignez pas, par pitié I
Solange se rassit.
PARIS 445
En ce moment, un domestique vint chercher M. de
Galleran de la part d'Irène.
Robert se leva.
— Mademoiselle, dit-il à haute voix et de manière à
être entendu de tout le salon, je voulais faire un aveu ;
le cœur me manque. Mais les écrits valent, dit-on,
mieux que les paroles. J'ai préparé une lettre dont vous
ferez tel usage qu'il vous plaira. Veuillez l'accepter. La
seule grâce que je vous demande, c'est de ne l'ouvrir
que demain matin. J'aurai quitté Paris; je serai sur le
point de quitter la France.
Solange prit la lettre. L'attention de tous était vive-
ment excitée.
Robert salua à la ronde et revint vers Solange, dont
il baisa la main respectueusement.
— Que Dieu vous donne du bonheur, mademoiselle,
dit-il ; adieu pour toujours I
Il sortit. Irène l'attendait dans la galerie.
— Etes-vous prêt? demanda-t-elle.
— Je suis prêt, répondit Galleran.
— Craignez-vous la mort?
Galleran se prit à sourire.
— C'est que, poursuivit Irène en hésitant et avec cette
naïveté qui appartient aux grandes émotions, mon mari
a dit que vous seriez tué là-bas.
— Partons I répliqua Galleran en prenant les devants;
j'ai rempli mon dernier devoir ; Solange a la lettre qui
m'accuse.
Une voiture les attendait à la porte. Irène dit au cocher :
— Rue de la Goutte-d'Or.
La route se fit en silence. Au delà de la barrière seu-
lement, Galleran dit :
— M. de Martroy est un galant homme, elle sera heu-
reuse. Ne lui pariez jamais de moi.
II 38
446 LE PARADIS DES FEMMES
A rentrée de la rue de la Goutte-d*Or, Roblot et Toto
Gicquel attendaient.
Irène fit arrêter la voiture.
Roblot vint à la portière.
— La Morgatte et le grand Rostan y sont, dit-il, et un
autre que je ne connais pas : un jeune.
— Et mon mari ?
— Il y est.
— Depuis longlemps?
— Depuis une minute.
— Combien avons-nous de monde là-dedans? demanda
Irène.
Roblot baussa les épaules.
— J'ai donné bien des pièces de cent sous, répondit-il;
mais ils sont tous partis.
Irène posa sa main droite sur celle de Galleran, qui
sauta aussitôt hors de la voiture.
— Conduisez-moi, dit-il à Roblot.
— Que Dieu soit avec vousl murmura Irène, plus
morte que vive.
Il tombait une pluie fine et drue. La rue était déserte.
La voiture marcha au pas derrière Galleran et Roblot.
Toto grelottant et tremblant, suivait la voiture.
Irène vit entrer Galleran dans l'allée obscure qui me-
nait chez l'ancien reboutoux. Dn seuil, il lui fît encore un
geste d'adieu.
Roblot ressortit au bout de deux minutes.
Après deux autres minutes écoulées, on entendit, dans
le profond silence, une double détonation : deux coups
de pistolet tirés presque en même temps.
Quelques fenêtres s'ouvrirent dans la rue de la Goutte-
d'Or. De l'embouchure noire des allée?, quelques chu-
chottements sortirent. Rien ne bougeait dans l'établisse-
ment du bonhomme Bistouri.
PARIS 447
A l'intérieu: de la voiture, Irène était tombée comme
morte.
C'était la chambre où Nieul, étendu sur un tas de
chiffons, suait ia fièvre. On avait jeté sur lui une vieille
couverture. Cela ressemblait assez à ces lits de misère
qu'on trouve dans toutes les masures du quartier Saint-
Marceau. Les grabats sont du luxe autour de la Mon-
tagne-Sainte-Gt;neviève, et j'ai vu de mes yeux, une fois,
deux vieillards, l'homme et la femme, qui s'étaient four-
rés tout nus dans des sacs de cendre par le grand hiver
de n il huit cent quarante-sept.
En fait de c ('tresse, à Paris^ l'imagination la plus
hardie ne sr.ur. it rien inventer.
Nieul râlait sur ses chiffons. Il était bien malade. Son
visage amaigri avait ces tons ternes qui annoncent l'ap-
proche du 1 î'j nier moment.
La marqui ;o Astrée était assise a l'autre bout de la
chambre sur ime escabelle. Son flacon ouvert se collait
à ses narines.
Auprès d'elle, se tenait Jean Touril, une bouteille
d'eau-de-vie à la main. Il était en train de verser
à boire au grand Rostan dont les jambes chancelaient.
La marquis<î et le grand Rostan prêtaient l'oreille à
chaque bruit ({ui venait de la cour.
— Soyez tranquilles^ que diable! dit le père Bistouri.
Nous avons encore au moins un quart d'heure, et Gri-
gnotte, qui fait sentinelle à la porte de la rue, viendra
nous avertir.
Le grand Rostan but son verre d'eau-de-vie et se
redressa de son haut.
Le père Bistouri prit la marquise à part.
— Pourquoi avez-vous amené Fernand? demanda- t-il.
448 LE PARADIS DES FEMMES
— Pour river une chaîne à son cou, répondit Astrée ;
il fallait qu'il fût complice.
— Ça vous regarde, fit le bonhomme qui tira de sa
poche du papier, une plume et de l'encre.
— Qu'est-ce que cela ? demanda la marquise à son
tour.
— C'est mon million, ma belle. Signez-moi un billet à
ordre de pareille somme, ou il n'y a rien de fait.
Astrée prit le papier sans mot dire et s'agenouilla
devant l'escabelle qui lui servit de table. Elle écrivit
le billet à ordre sous la dictée du bonhomme et le
signa.
Le bonhomme examina le titre attentivement, puis il
embrassa la marquise pendant qu'elle se relevait. Le
grand Rostan se versa un autre verre d'eau-de-vie.
— Mon ancien, lui dit le bonhomme, il ne faut pas
non plus en trop prendre. Gardons notre sang-froid.
Voilà votre pOste.
11 lui montra l'enfoncement derrière l'armoire.
— Et voilà votre arme, ajouta-t-il en lui mettant le
pistolet à vent dans la main ; nous allons poser la lampe
sur ce billot, de l'autre côté du lit de Nieul. Le docteur
aura la lumière en plein, et vous resterez dans l'ombre.
Quand il entrera, Nieul poussera un gémissement, c'est
convenu. Le docteur ira droit au lit. Visez bien, et je
réponds du reste.
Le grand Rostan tournait et retournait le pistolet
entre ses doigts.
— Est-ce que ça tue? demanda-t-il avec défiance.
Le bonhomme Bistouri alla prendre la planche qui
était encore contre le mur et la lui apporta.
— Voilà ce que ça fait, répliqua-t-il en lui montrant
les deux trous.
Le grand Rostan jeta la planche et dit :
PARIS 449
— C*estbien.
— La trappe est ouverte à gauche de la porte d'entrée
sur la cour, continua le bonhomme, quand ce sera fait,
vous traînerez le docteur jusque-là et vous le pousserez
yians la cave.
— Fernand vous aidera, ajouta la marquise avec un
calme effrayant.
Fernand était dans la première chambre où nous
avons trouvé naguère Grignotte avec l'ancien reboutoux ;
la chambre où elle avait fait son trou pour voir ce qui se
passait dans la cave.
Nous savons quelles étaient les instructions de Fernand
par rapport au grand Rostan.
Nieul se retourna sur sa couche en gémissant.
— Pas encore I dit le bonhomme ; garde ça pour tout
à l'heure.
— Le voilà I le voilà! dit Grignotte qui montra son
visage de petit démon à la porte.
— Eh I vite ! fit le père Bistouri en prenant la main
de la marquise.
Celle-ci jeta un regard snr le grand Rostan qui
tremblait.
— Encore un verre I dit-elle en lui versant elle-même
une énorme rasade d'eau-de-vie.
Puis elle le poussa dans l'enfoncement qui était sou
poste.
— Du cœur ! dit-elle.
— J'aimerais mieux me battre contre dix hommes sur
Ja lande I gronda le grand Rostan.
Jean Touril entraîna la marquise.
En passant par la première chambre, elle toucha la
main de Fernand caché derrière des planches, et lui dit
aussi :
— Du cœur I
II 38*
450 LE PARADIS DES FEMMES
— Il ne vient donc pas avec nous, celui-ci? demanda
le bonhomme.
— Non, repartit la marquise, dépêchons I
Le bonhomme regarda Fernand plus mort que vif
dans son coin et lui fit un signe de tête protecteur. Puis
il ouvrit la trappe qui était au dehors. On entendait déjà
le pas de Sulpice dans le second couloir.
La marquise et Jean Touril descendirent Tescalier en
laissant la trappe entr'ouverte.
— Tu es bien toujours ma Goquinette, dit l'ancien
reboutoux qui lui caressa le menton ; tu veux faire d'une
pierre deux coups, et ce beau blondin est là pour quel-
que chose.
Astrée ne répondit point. Elle prêtait l'oreille.
— On dirait que le docteur n'est pas seul, dit-elle en
écoutant plus attentivement le bruit des pas, qui était
tout proche.
— C'est l'écho, répliqua Jean Touril ; assieds-toi là ;
ça ne va pas être long maintenant.
Astrée ne voulut point s'asseoir. Elle monta, au con-
traire, deux ou trois marches pour écouter de plus près.
Elle entendit parfaitement le bruit que faisait en s'ouvrant
la première porte vermoulue et tremblant sur ses gonds.
Sulpice était entré.
Elle guettait désormais le cri d'agonie.
Sulpice était seul et sans armes. Il portait son man-
teau sur le bras gauche. Il traversa d'un pas ferme la
première chambre qui semblait déserte. Une lueur sor-
tait par les fentes de la seconde porte. C'était tout
ce qui pouvait guider Sulpice, car l'obscurité était
profonde.
Il ouvrit la porte sans hésiter, mais il resta immobile
sui le seuil, promenant son regard tout autour de lui.
Du seuil, il était impossible de voir François Rostan,
PARIS 454
eomplétemeut caché par la saillie de rarmoire. Cepen-
dant, l'œil de Sulpice se tourna tout de suite vers ce
point et y resta fixé, dardant comme un éclair.
Soit que Nieul voulut remplir son rôle, soit que la
souffrance fût plus forte que son remords, il poussa un
long gémissement. Le regard de Sulpice ne quitta pas
le coin où François Rostan était caché, tenant à la main
son pistoh t. François attendait que le docteur se dirigeât
vers le lit, pour le viser par derrière. Une minute entière
se passa. Les jambes du grand Rostan se prirent à trem-
bler sous le poids de son corps. Ce regard lui entrait
dans le cœur comme la pointe d'un poignard.
La sueur coulait le long de ses joues et son souffle
devenait haletant. Il voulut lever le pistolet, car il se
sentait tué par ce regard, et c'était maintenant pour se
défendre ; mais son bras, désobéissant et paralysé, resta
collé à son flanc.
A ce moment, Sulpice commença à entendre sa
respiration pénible. Il étendit sa main ouverte et dit :
Venez I
Le grand Rostan, plus pâle qu'un fantôme, sortit de
l'ombre, et Nieul se dressa sur son séant pour voir cela.
Rostan marchait d'un pas inégal. Une force invin-
cible le poussait en avant. L'effort qu'il faisait pour
résister à cet entraînement était visible.
Il avait l'œil grand ouvert, les deux bras tombants, la
tête haute. Quand il fut auprès de Sulpice, celui-ci
abaissa sou bras. Le grand Rostan s'affaissa comme une
masse sur le sol.
Nieul poussa un cri de stupéfaction. Un autre cri
pareil lui répondit au dehors. Grignotte, les yeux écar-
quillés, la bouche béante, collait sa figure aux carreaux.
— Tuez-le pendant que vous y êtes, monsieur Sul-
pice, dit Nieul ; il voulait vous assassiner.
452 LE PARADIS DES FEMMES
— Et toi? demanda Sulpice.
Nieul laissa retomber sa tête et cacha son vi sage sons
son lambeau de couverture.
Les deux coups de pistolet, entendus par Irène, reten-
tirent à cet instant, presque ensemble et si près que
Nieul sauta hors de sa couche. Le grand Rostan n'enten-
dit pas et ne bougea pas. Le docteur murmura :
— Que Dieu ait leurs âmes !
Il étendit ses doigts sur la poitrine de Nieul, qui était
retombé parmi ses chiffons. Nieul s'agita, et une expres-
sion de bien-être se répandit sur ses traits.
— Combien de fois t'ai-je sauvé la vie? demanda le
docteur.
— Pardon ! pardon I balbutia le bandit, qui essaya de
se mettre à genoux, pardon et merci I
La porte d'entrée s'ouvrit.
— Ils sont morts tous deux, dit Grignotte.
— Dormez î commanda Sulpice à Nieul.
La tète de celui-ci, calme et reposée, se renversa
dans les mèches de ses cheveux gris. Ses yeux se
fermèrent.
— Personne n'est venu aux coups de pistolet? dit le
docteur en se tournant vers la petite fille.
— Je ne sais pas comment le père Bistouri a fait,
répondit Grignotte, mais il n'y a pas un seul chiffonnier
dans le garni : c'est un finaud I
— Alors, quel est ce bruit? demanda Sulpice en prê-
tant l'oreille tout à coup.
On entendait marcher sur le carré où était la trappe
de l'autre côté de la première chambre.
Grignotte se prit aussi à écouter.
— C'est le père Bistouri, dit-elle après un court
silence.
— Chutl fit Sulpice.
PARIS 453
— Grignotte! appela tout doucement le bonhomme.
— Faut-il aller? demanda la petite fille.
— Val répliqua le docteur, qui lui montra la fenêtre.
Grignotte comprit, poussa le châssis vermoulu et sauta
dans la cour.
— Est-ce vous qui m'appelez, patron? cria-t-elle au
dehors.
— Arrive, enfant du démon ! fit le bonhomme, et ne
parle pas si fort.
Sulpice mit son oreille à une fente de la porte. Il en-
tendit le bonhomme qui disait :
— Le Fernand aura pris la clef des champs. L'as-tu vu?
— Qui ça, Fernand? demanda Grignotte d'un air
innocent.
— Au fait, tu ne sais pas, toi! prends celui-là par les
pieds pendant que je tiens les épaules. Nous allons le
pousser dans le trou.
Ils étaient en face de deux cadavres : les deux coups
de pistolet avaient porté.
Grignotte pleurait un peu, mais cela l'intéressait.
— Il est encore tout chaud, dit- elle en touchant le
premier corps.
Le bonhomme grommelait :
— Sulpice et ce grand dadais de François auront tiré
ensemble, ou plutôt Sulpice aura déchargé ses deux pis-
tolets coup sur coup. Pousse, petiote !
Il faisait si noir sous ce hangar, dont l'entrée était
obstruée par un tas de débris, qu'il était absolument
impossible de reconnaître les traits des victimes.
— Celui-là n'est pas assez lourd pour être le grand
llostan, dit l'ancien reboutoux. Pousse!
Le corps de Fernand bascula sur le bord de la trappe
et rebondit de marche en marche jusqu'au bas de l'es-
calier, rapide comme une échelle.
454 LE PARADIS DES FEMMES
— Voilà le docteur! cria le bonhomme à Astrée qui
restait en bas.
Grignotte et lui s'attaquèrent au cadavre de Galleran
qui fut poussé jusqu'à la trappe. Quand il bascula, le
bonhomme dit :
■ — Voilà François Rostan I
Ces paroles arrivaient au docteur comme si elles
eussent été prononcées à son oreille.
— Maintenant, dit Jean Touril à Grignotte, va me
chercher ma lanterne .
Grignotte s'élança dans la première chambre et, avant
que le bonhomme n'eût l'idée de la suivre, elle rapporta
la lanterne allumée.
Jean Touril lui demanda :
— Y a-t-il beaucoup de sang, là-bas, sur le carreau?
— Beaucoup, répondit Grignotte à tout hasard.
— Tu vas prendre un seau d'eau avec une éponge,
et tu laveras.
Il descendit avec précaution l'escalier raide de la cour
et laissa la trappe ouverte derrière lui.
Au bas de l'escalier, Astrée attendait, haletante.
— Et Fernand? demanda- 1 elle avant que le vieillard
ne fût à moitié chemin.
— Fernand n'a pas attendu son reste, repartit ce der-
nier ; c'est le docteur qui a dû faire l'affaire de François.
D'ailleurs, ils sont là tous les deux : nous allons bien
voir.
Il arrivait aux dernières marches. Astrée lui arracha la
lanterne, tant elle avait hâte. Dès que la lumière frappa
le premier cadavre, elle recula en poussant un cri de
stupéfaction.
— Robert de Galleran I dit-elle.
Puis la lanterne s'échappa de ses mains. Elle se
précipita comme une folle sur le second corps en criant :
PARIS 455
— Fernand I on m*a tué mon Fernand I
— Pas possible I dit le bonhomme Bistouri qui fut sur
le point de remonter l'escalier.
Il se ravisa et vint auprès de la marquise qui ne par-
lait plus.
— Saviez-vous que celui-là devait être ici? demanda-
t-il en montrant Gallerau.
— Non, répondit Astrée.
Un sanglot souleva sa poitrine pendant qu'elle ajoutait:
— Fernand I mon Fernand I c'est moi qui l'ai tué I
— Est-ce que ce Galleran, demanda encore le bon-
homme, n'était pas un ami du docteur?
La marquise restait muette. Jean Touril lui secoua
le bras.
— Il ne s'agit pas de pleurnicher, dit-il ; je sais par
où me sauver, moi, je vous en préviens ; mais vous, au
haut de cet escalier, vous trouverez peut-être la guil-
lotine I
Astrée se redressa et répéta le dernier mot :
— La guillotine I
— J'ai idée, poursuivit le vieillard, que nous sommes
pris dans notre propre piège. Vous aviez amené Fernand
pour tuer le grand Rostan, n'est-ce pas?
— Oui, répliqua Astrée, je l'avais amené pour cela.
Un grognement sourd se fit entendre au-dessus de
leurs têtes. Jean Touril éteignit la lanterne ; mais il
n'était plus temps ; la trappe, violemment fermée,
retomba avec bruit.
En même temps, au milieu de la nuit noire, un petit
éclat de rire sec et strident retentit.
— Grignotte, fit Jean Touril, où es-tu?
— Sous la trappe, patron.
— C'est toi qui l'as fermée ?
— Non, c'est le grand qui est venu avec la dame. Il a
456 LE PARADIS DES FEMMES
entendu que vous disiez comme ça que vous en aviez
amené uu autre pour le tuer ; il a juré et il a fermé la
trappe. Tenez, le voilà qui met quelque chose dessus
pour pas qu'on l'ouvre.
On entendit en effet le bruit d'un objet pesant qui
tombait sur le bois de la trappe.
11 y eut un silence dans la cave. La marquise était
atterrée. Jean Touril, tâtonnant et s'aidant de ses mains,
remonta l'escalier.
— Et toi, petiote, dit-il, pourquoi es-tu ici?
— Parce qu'il y a des soldats dans la cour, répondit
l'enfant sans hésiter.
La marquise cacha sa tête entre ses mains. Le bon-
homme redescendit quatre à quatre, au risque de se
rompre le cou. Il s'était préalablement assuré que Gri-
gnotte n'était pas au haut de l'escalier et qu'elle avait
menti.
— Petiote, reprit-il d'un ton caressant, veux-tu gagner
une grosse pièce I
Mais Grignotte était dans son trou persuadée que si le
bonhomme l'attrapait, elle passerait un mauvais quart
d'heure.
— Il fait noir comme dans un four, se dit Jean Touril;
je puis bien me sauver sans que personne me voie. Mais
si on trouve la coquinette ici, elle parlera ; on cherche-
ra... Je donnerais un louis d'or pour mettre la main sur
ce démon de Grignotte!
Grignolte, à l'abri dans son trou de mine, prit une
bonne prise de tabac, n'ayant plus de marrons.
— C'est bien fait I pensait-elle; je n'aime pas celles
qui ont des robes de soie, quoique je veux en avoir
quand je serai grande.
Jean Touril revint à Astrée. Il avait bien réiléchi, et
la conclusion avait été :
PARIS 457
— Il fait noir : elle ne verra pas les marmites en
passant.
— Ma pauvre bonne petite, dit-il, te voilà finie. Moi
aussi, car tout mon avoir est là-bas, sur la rue des Cou-
ronnes, et, une fois la justice ici, j'aime mieux tout
laisser. Donne-moi la main, nous allons sauver notre
peau, et puis voilà !
Astrée donna sa main sans répliquer. Jean Touril lui
fit traverser la cave dans toute sa longueur. 11 s'arrêta
un instant. Astrée entendit un bruit sourd dont elle ne
put s'expliquer la nature, puis l'ancien reboutoux lui dit :
— Baisse-toi.
Il la poussa en avant et passa après elle. Ils étaient
tous les deux dans la cave du n° 35, dont Jean Touril
s'était rendu acquéreur. Avant de replacer la pierre, le
bonhomme appela tout doucement :
— Grignotte I
Personne ne répondit. Jean Touril ferma.
Presque aussitôt après, on entendit lever la trappe,
puis un bruit de pas.
— Ils chercheront longtemps, dit Jean Touril. Gri-
gnotte elle-même, le diable incarné, ne sait pas où nous
sommes.
La marquise n'avait pas prononcé une parole depuis
l'instant où la trappe s'étstit refermée. A ce moment où
elle cherchait quelque chose pour s'asseoir, car ses
jambes manquaient sous elle, le hasard lui fit heurter
une des marmites qui tomba et se brisa. Elle se baissa
vivement. Ses deux mains se baignèrent dans l'or épar-
pillé qui tinta.
— Ahl fit Jean Touril en se jetant sur elle, ceci est ta
mort. Tu ne sortiras pas d'ici I
Astrée avait bondi sur ses pieds. Elle poussa un cri
de joie.
II 39
458 LE PARADIS DES FEMMES
— Tout est là I dit-elle, et tout est à moil
Elle fit craquer la détente d'un pistolet qu'elle tenait
à la main. Jean Touril se coucha par terre et ouvrit son
couteau. C'était un duel sans merci qui allait avoir lieu.
Les pas qu'on avait entendus dans la cave voisine
étaient ceux du grand Rostan \ mais Astrée et Jean
Touril ne s'occupaient plus de cela. Ils se cherchaient.
Astrée avait recouvré toute sa vaillance avide. Elle avait
porté le deuil de Fernand pendant trois minutes, c'était
assez. 11 y avait de l'or sous ses pieds, elle voulait vivre.
La fièvre de sang la prenait. Cette cave obscure était
pour elle toute pleine de trésors qu'il fallait conquérir.
Jean Touril, le cœur serré, les mains crispées, comp-
tait bien ne frapper qu'un coup.
Il avançait en rampant. Astrée, debout sur une pierre,
attendait.
Quand le grand Rostan s'était éveillé de cet anéantis-
sement qui l'avait terrassé tout à coup, la chambre de
Nieul était déserte. Il vit à côté de lui le pistolet à vent
dont il n'avait pu se servir. Il le repoussa du pied. Un
vague souvenir lui vint. Il appela Nieul ; Nieul dormait.
Le docteur avait disparu.
François Rostan parvint à se mettre sur ses jambes.
L'idée de fuir le tenait, mais il était comme paralysé.
D'ailleurs, il ne savait pas le chemin. Il appela Jean
Touril et Astrée. Un silence profond régnait aux alentours.
Il se traîna jusqu'à la première chambre. Sur le seuil
de celle-ci il entendit un bruit de voix. La trappe était
ouverte. Il se pencha pour écouter au momcmt où Astrée
avouait à l'ancien reboutoux le motif de la présence de
Fernand. Les idées de Rostan étaient dans un étrange
désordre ; néanmoins, il comprit qu'on avait voulu
l'assassiner.
PARIS 4 59
Il y avait longtemps que la pensée de punir Astrée
était venue pour la première fois à son esprit. A cette
heure de trouble, l'image de Madeleine et de ses enfants
passa devant ses yeux comme un rcve éploré. Il ne son-
gea plus à fuir. Il assujettit la trappe fermée avec une
pierre de taille qu'il trouva dans la cour.
-T- Comme cela, se dit-il, la Morgatte est prisonnière.
La Morgatte I le démon qui l'avait tenté quand il était
jeune et heureux!
Son idée fixe était désormais de trouver une arme.
Et il pensait :
— Si je ne trouve rien, je l'étranglerai de mes propres
mains !
Il retourna dans la chambre de Nieul, et la première
chose qui frappa ses regards fut la bouteille d'eau-de-vie
à demi pleine. Ses regards brillèrent. Il mit le goulot
dans sa bouche et ne lâcha prise que quand le flacon
renversé ne contint plus une seule goutte de liquide. Le
sang revint à ses joues pâlies ; son jarret se tendit; sa
haute taille se redressa.
Il y avait une énorme bûche posée contre la fenêtre
pour en maintenir les châssis branlants, François la
saisit et la brandit au-dessus de sa tête.
Son arme était trouvée.
D'un coup de pied, il dérangea la pierre placée sur la
trappe. C'était un Hercule, que cet homme, quand
l'ivresse lui rendait pour un instant son ancienne vi-
gueur. Et cependant, à un bruit léger qu'il entendit
derrière lui dans la cour, la bûche s'échappa de ses
mains, tant il avait peur de Sulpice. 11 sentait bien que
la vue de Sulpice le réduirait à l'impuissance.
Mais Sulpice n'était pas là.
Le grand Rostan ouvrit la trappe et descendit les
degrés de la cave. Quand il fut au bas de l'escalier, la
460 LE PARADIS DES FEMMES
profondeur de cette nuit l'étonna. Il essaya de se diriger
à tâtons et rencontra partout le vide.
— PstI fit-on à quelques pas de lui.
Il s'élança en brandissant sa bûche. La muraille lui
barra le passage.
Il y eut derrière lui un éclat de rire contenu et
moqueur.
— Ecoutez-moi et ne répondez pas, dit une voix aigre-
lette, je vais allumer la lanterne. Restez tranquille.
Rostan ne connaissait pas cette voix. Il ne bougea plus.
Une allumette chimique flamba, puis fuma, puis en-
core le bout de bougie s'alluma dans la lanterne du père
Bistouri qui était restée sur le sol de la cave, au bas de
l'escalier.
Rostan vit une petite fille en haillons qui le regardait
en riant. Il demanda tout de suite :
— Où sont-ils?
La petite fille mit un doigt sur sa bouche. En deux
sauts, elle fut dans le coin de la cave où l'ancien rebou-
roux avait naguère rangé ses marmites pleines d'or.
Elle fit signe à Rostan de la suivre. Celui-ci obéit ma-
chinalement.
Griguotte, riant toujours et, d'un air plus malin, lui
montra une cheville de fer, enfoncée dans une des
pierres du mur :
— Il a oublié cela 1 dit-elle, on ne s'avise jamais de tout.
Rostan regarda la cheville. Il ne comprenait pas.
— Ils sont là, reprit la petite.
En même temps elle tira sur la cheville et se rejeta
vivement en arrière.
La pierre tomba. Rostan, à la faveur de la lanterne
dont Grignotte dirigeait l'âme dans le trou, entrevit
ïouril et la marquise : la marquise, armée de son pisto-
let, Touril le couteau à la main.
PARIS • 461
Rostaii se précipita tète baissée. Du premier coup de
bûche il étendit Touril écrasé à ses pieds. Du second, il
broya la tête de la Morgatte. Mais, avant que la bûche
ne retombât, le pistolet fit feu, et Rostan s'affaissa sur
lui-même avec une balle dans le cœur.
Après ce grand bruit, la cave s'emplit d'un silence
terrible.
Grignotte s'était enfuie.
La lanterne, posée à terre, jetait son rayon oblique
sur les jambes du grand Rostan dont le cadavre barrait
l'ouverture.
Au bout de quelques minutes, on eût pu voir une
grande ombre sortir des ténèbres de la cave, derrière la
lanterne, et se dessiner confusément sur le noir.
L'ombre se pencha et prit la lanterne, qui éclaira len-
tement et tour à tour les visages des trois morts : Touril
au fond ; sur le devant, la Morgatte, dont la belle tête
déshonorée semblait reposer sur le sein du grand Rostan.
Ainsi Sulpice le pàtour avait vu autrefois trois cadavres
groupés pareillement sur la grève de Fréhel.
C'était encore Sulpice. Il regarda, puis s'éloigna d'un
pas lent et grave.
Grignotte reparut alors, Grignotte l'héritière!
Elle commença d'emporter l'or à plein tablier. Quand
le jour vint, furtif et faux, par le soupirail, il éclaira les
trois corps morts, et une rangée de marmites vides...
II 39*
XXIV
FERME LES YEUX, OUVRE LA BOUCHE.
Chiffon et Le^riot, voilà deux petites gens qui étaient à
mille lieues de ces tragédies ! Loriot avait eu des hauts
et des bas dans son existence parisienne ; mais Chiffon, à
part les douleurs du premier jour, n'avait trouvé que du
bonheur sur sa route. Elle savait,par le manuscrit de cette
pauvre belle Solange et aussi par les récits de Virginie,
amante d'Ethelred, que Paris est tout parsemé d'écueils.
Mais, pour elle, ces écueils s'étaient complaisamment
cachés sous des roses. La fortune l'avait prise par la
main, comme une favorite, pour la conduire dans des
chemins toujours jonchés de fleurs.
C'était pour Chiffon que Paris était bien vraiment un
paradis !
Elle faisait ce qu'elle voulait du matin jusqu'au soir.
Tout lui souriait, tout lui obéissait ; son caprice avait
force de loi ; elle était l'enfant gâté de tout le monde.
Ce bon roi Truffe surtout était fou d'elle et lui répétait
tant qu'il pouvait qu'elle serait la femme de Jean de
Rostan, duchesse et plus riche qu'une reine.
Il n'était pas dans la nature de Chiffon de se laisser
éblouir : elle était trop brave pour cela, d'abord : en
PARIS 463
second lieu, elle ue connaissait pas encore assez le
prix des biens de ce monde. 11 faut des points de com-
paraison pour produire l'ivresse morale. Chiffon avait
fait du premier coup un tel bond qu'elle ne se rendait
nul compte de l'intervalle franchi.
Elle se laissait taire. On lui avait donné des maîtres.
Elle apprenait à lire et à écrire, elle apprenait le fran-
çais ; elle savait déjà la sabotouse de Lamballe sur le
piano, et son professeur trouvait ce chant très-original.
Chiffon s'occupait considérablement de son futur mari,
Jean de Rostan. Elle n'avait pas revu Fernand depuis
cette première soirée passée chez le roi Truffe ; mais
comme celui-ci parlait sans cesse de Jean de Rostan et
que, pour elle, ce nom s'appliquait à Fernand, elle ne
pouvait manquer de penser à lui du matin jusqu'au soir.
Fernand avait fait sur elle une impression des plus favo-
rables. Elle le trouvait beau, brillant, gracieux. Chaque
fois qu'elle entrait au salon, elle était tout émue. Fer-
nand devait être là. Fernand n'y était pas ; Chiffon
devenait rêveuse et se demandait : pourquoi ne le voit-
on plus?
L'idée ne lui était pas venue de refuser la main de Fer-
nand, il faut bien l'avouer. Peut-être ses méditations
n'avaient-elles pas été jusque-là.
Car, la chose certaine, c'est qu'elle pensait à Loriot,
son aivA, bien plus souvent encore qu'à M. Fernand.
Nous ne nous chargeons point de résoudre logique-
ment ces inconséquences d'un petit cœur de fillette :
Comment saurions-nous, puisqu'elles ne savent pas elles-
mêmes ?
Le matin, Roblot, as.tiqué comme il faut, venait faire
lum petite visite à mademoiselle Marie de Rostan. Vir-
ginie l'introduisait. C'était l'heure du rapport ; Roblot
racontait ce que Loriot avait fait la veille. Ce n'était pas
464 LE PARADIS DES FEMMES
très- varié. Loriot aurait eu bonne envie de se conduire
en franc mauvais sujet, mais la science lui manquait. Il
mangeait comme un petit ogre, il buvait tout ce qu'il
pouvait: il allait se promener le jour avec sa canne, le
soir, il s'endormait au spectacle : la bourse de Ghiffoii
subvenait à ces loisirs.
Et Loriot restait convaincu qu'une princesse étrangère,
amoureuse de lui, le comblait de bienfaits.
Nous savons qu'il n'était pas très-fier. Sa conscience
restait en repos.
Ce soir, mademoiselle Marie de Rostan n'avait fait
qu'une apparition dans le salon du roi Truffe. Le bon-
homme lui avait donné à entendre que les accordailles
étaient proches. Il avait même parlé de contrat. Pour la
première fois. Chiffon se sentit le cœur serré à la pensée
de ce mariage. L'image de Loriot vint se placer entre
elle et Jean de Rostan. Elle quitta le cercle tout de suite
après le dîner, et se réfugia dans sa chambre.
A table, elle n'avait rien mangé. Virginie voulut lui
parler, elle renvoya Virginie. Elle s'accouda contre sa
table à ouvrage et se mit à pleurer.
— Solange va se marier aussi, se disait-elle. Pourquoi
Solange est-elle si gaie et si heureuse?
Elle se sentait triste jusqu'au découragement.
Un sourire perça pourtant parmi ses larmes, mais ce
fut l'affaire d'un instant.
— Loriot est trop jeune, se dit-elle encore, répondant
à sa propre pensée : c'est un enfant... on ne peut pas
épouser un enfant I
Voyez pourtant quel travail s'était fait chez Chiffon-
nette I Jadis, ces scrupules si sages ne lui seraient certes
point venus.
Au bout d'une demi-heure, elle sonna Virginie.
— Je voudrais parler à monsieur, dit-elle.
PARIS 465
On désignait ainsi Sulpice dans la maison.
— Ça se trouve mal, répliqua Virginie, monsieur est
sorti.
— Kt ma cousine Irène?
— Sortie aussi.
— Va me chercher Roblot.
— Je ne l'ai pas vu depuis hier soir. 11 n'a pas diné à
l'office.
Chiffon frappa du pied. Elle fit signe à Virginie de
sortir. Celle-ci riait sous cape : elle était vengée.
Avant qu'elle n'eût repassé le seuil, Chiffon s'écria :
— Mon Dieu I mon Dieu I que je suis malheureuse !
Virginie s'arrêta court.
— Malheureuse ! répéta-t-elle, est-il possible I Mais la
nature humaine est un problème éternellement inexpli-
cable ! Dans la fausse Irma^ il y a comme cela une jeune
princesse qui s'ennuie parce qu'elle a trop de chance.
— Venez ici, Virginie, interrompit tout à coup Chiffon,
Et quand Virginie fut près d'elle. Chiffon ajouta en la
regardant fixement :
— M'aimez-vous?
La plus lettrée des chambrières répondit en mettant
la main sur son cœur :
— J'ai vu dans des livres bien des caméristes, bien
des confidentes, bien des demoiselles de compagnie,
mais je n'en ai pas trouvé une seule dont le dévouement
sincère et profond puisse être comparé au mien.
Chiffon s'était levée. Elle semblait prise d'hésitation.
— Bien sûr qu'elle va faire quelque fredaine, se dit
Virginie ; tant mieux 1
— Habille-moi I commanda tout à coup Chiffon.
— Bon ! pensa Virginie, une frasque I Bravo I Si elle
pouvait avoir l'idée d'aller au bal Montesquieu 1
4GG LE PARADIS DES FEMMES
— Quelle robe va mettre mademoiselle ? demanda-t-
elle tout haut.
— Ma plus belle robe.
— Quels bijoux?
Chiffon rougit jusqu'aux oreilles. Virginie ne fit qu'un
saut jusqu'à l'écrin et l'ouvrit.
— Laissez cela I s'écria Chiffon.
Mais il était trop tard.
— Que mademoiselle se rassure, dit Virginie en pin-
çant la lèvre ; on a quelquefois des besoins d'argent. Les
bijoux de mademoiselle lui appartenaient; elle avait le
droit...
— Taisez-vous ! interrompit Chiffon.
— Je n'ai pas dit cela pour blesser mademoiselle...
— Taisez-vous I
Chiffon se rassit auprès du foyer. Sa fantaisie était
passée ; mais sa fantaisie revint.
— Voyons 1 s'écria-t-elle, je suis bien bonne de m'oc-
cuper de cette fille I Je suis ma maîtresse. Si on n'est pas
content de moi, on me renverra, voilà tout! Ma robe!
Virginie, souple comme un gant, lui passa une char-
mante robe de soie. Chiffon s'était fait coiffer avant le
dîner. La toilette fut achevée en un clin-d'œil ; Chiffon
se regarda dans sa glace et fut consolée.
— Mademoiselle est toujours délicieusement jolie, dit
Virginie ; mais ce soir...
— Ce soir, je ne suis pas mal, avoua mademoiselle
Marie de Rostan qui sourit à sa psyché.
— Mademoiselle a-t-elle des ordres à me donner ?
Chiffon fit une pirouette et répondit :
— J'ai une faim de loup î
Virginie, étonnée, crut avoir mal entendu.
— C'est pour souper dans sa chambre toute seule que
mademoiselle s'est habillée? demanda-t-elle.
PARIS 467
— Oui, répondit Chiffon, souriant et rougissant; c'est
pour souper... mais pas toute seule.
Virginie enfla ses joues.
— Ah I fit elle, je comprends.
— Que comprends- tu?
— Il va venir quelqu'un.
— Du tout. Tu vas aller le chercher.
— Qui donc ?
— Ecoutez-moi bien d'abord, ma fille, dit Chiffon
d'un ton résolu : que vous me trahisssiez ou non, cela
m'est parfaitement égal.
— Moi I vous trahir I se récria Virginie.
— Bieîi ! bien I mettons que vous ne me trahirez
point... en ce cas-là, je vous donnerai une robe. Je veux
souper ce soir avec mon Loriot.
— Avec... balbutia la chambrière.
— Je le veux ! c'est une chose arrêtée.
— Assurément, il ne m'appartient pas... commença
Virginie.
— La paixl hiterrompit Chiffon impérieusement.
Virginie acheva nonobstant :
— J'allais dire que mademoiselle a raison, parfaite-
ment raison.
— A la bonne heure I
Virginie sortit un instant et rentra avec son chàle et
son chapeau. Elle trouva Chiffon au coin de la cheminée,
la tète appuyée sur la main.
— La réflexion peut venir, pensa-t-elle. Chauffons!
— Où faut-il aller chercher ce monsieur ?
— Ce n'est pas un monsieur, repartit sèchement Chif-
fon ; c'est mon Loriot.
— Où faut-il aller le chercher. ?
— Nous avons le temps. Dis-moi donc un peu...
— Quoi, mademoiselle?
458 LE PARADIS DES FEMMES
— Mais tu n'en sais pas plus long que moi...
— Peut-être.
— Voyons, si tu voulais inviter quelqu'un à souper?
— J'irais au restaurant.
— Non, dit Chiffon qui était sérieuse, je ne peux pas
aller au restaurant avec mon Loriot.
— Attendez donc, mademoiselle, vous ne me laissez
pas finir. J'irais au restaurant, je commanderais tout ce
qu'il me faut, et je le ferais apporter chez moi.
Chiffon trouva l'idée si bonne qu'elle en sauta de joie.
— Eh bien! dit-elle, c'est cela. Tu vas aller d'abord
au restaurant. Tu diras au garçon d'entrer par la porte
de ta chambre qui donne sur le carré.
— C'est que, fit Virginie, ma réputation...
— Est-ce qu'on perd sa réputation pour cela? demanda
de bonne foi Chiffon.
— Au fait, répartit la camériste, une partie fine n'est
pas un crime. Je me dévoue, mademoiselle: que faut-il
commander au restaurant?
Chiffon ouvrit la bouche vivement pour répondre,
puis elle baissa les yeux comme si la honte l'eût prise
tout à coup.
— Je demandais à mademoiselle... reprit Virginie.
— J'ai bien entendu, interrompit Chiffon.
Puis elle ajouta tout bas, ne pouvant s'empêcher de rire :
— Ça m'est égal, pourvu qu'il y ait du rôti, du bouilli
du ragoût, de la soupe, des pommes de terre et une
omelette au lard I
C'était le menu religieusement reproduit de ce
fameux souper que Chiffon et son ami Loriot n'avaient
pas mangé à l'auberge de Maintenon. Tout y était;
môme cet aimable désordre qui n'était point un effet
de l'art et où la gloutonnerie naïve des deux petits Bre-
tons avait placé le potage entre le ragoût et les légumes.
PARIS 4G9
Virginie garda son sérieux, mais elle cl il :
— C'est tout de même un drôle de souper !
Elle ne savait pas quel assaisonnement le souvenir
devait prêter à cet iudigeste menu.
— Bah ! fît Chiffon en quittant le coin de la cheminée
pour mettre son dos an feu comme un petit homme, fais
apporter ce que tu voudras : du gibier, des trufïes, du
vin de Champagne.
— A la bonne heure, dit à son tour Virginie.
— 11 est gourmand, poursuivit Chiffon, règle-toi là-
dessus, et ne fais pas attendre !
Virginie promit de se hâter et partit. Mademoiselle
Marie de Rostan la suivit jusque sur l'escalier pour lui
recommander de prendre une voiture et de brûlerie pavé.
Dès que Virginie eût disparu, Chiffon perdit son assu-
rance et devint toute pensive. Cette idée mondaine, qui
s'exprime par le verbe réfléchi se compromettre^ n'était
jamais entrée dans son esprit. Chiffon n'avait jamais
compté qu'avec sa conscience. Or, sa conscience arrivait
à se civiliser. La conscience des filles de la lande n'est
pas la même que la conscience des demoiselles de nos
faubourgs élégants. Examinez une églantine des champs
et cette fleur splendide qu'on nomme rose-camellia, vous
comprendrez le pouvoir prodigieux delà culture : encore
mieux si vous mangez une de nos poires sauvages de
Basse-Normandie, après avoir dégusté un noble beurré
gris.
l^a conscience de Chiffon grondait un i)eu et tout bas.
Peut-être trouverez-vous que ce n'était pas assez. C'était
l)e.'>:]coup. Sans la greffe, il faudrait un siècle pour sucrer
r.iin<'re saveur de la poire sauvage, et l'éducHtioii, (;ette
greife humaine, n'avait encore rien fait pour notre
Chiffon.
Elle, eut dniic, nous ne dirons pas un remords, ni
470 LE PARADIS DES FEMMES
même un scrupule, mais un petit refroidissement pour
cette triompliante idée de souper en tète à tète avec
Loriot, son ami :
Mais elle se dit :
— Quoi donc l. j'ai un mois de plus. C'était donc mai,
ce que nous avons fait dans la meule de foin !
Et le souvenir de ce chaste bonheur, goûté au temps
de misère, sous cette belle étoile, comme on l'appelle, qui
est l'œil de Dieu, la réconcilia avec elle et avec son projet.
Gela, ne vous en déplaise, parce qu'elle était innocente
et pure comme les anges.
Virginie, cependant, se carrait dans un fiacre. Elle
venait de commander le souper chez llisbec et se rendait
uu domicile de l'heureux Loriot.
Virginie faisait au fond de son fiacre des réflexions
rès-philosophiques et bâtissait de beaux châteaux en
Espagne. Elle se disait :
— Quand une femme de cliambre s'est une fois rendue
indispensable, tout va bien. J'ai l'exemple de Justine
dans la Reine des charmilles. Elle fait tout uniquement sa
fortune en découvrant l'intrigue de la princesse Gornélie
avec Stéphen, l'archer, elelle épouse son Grégory. Que
je trouve seulement Elhelred, et je suis hors d'embarras!
Loriot était couché dans une bonne bergère. Quand
Virginie sonna à sa porte, Loriot se demandait s'il irait à
rOdéou ou au petit Lazary. Sa première pensée fut que
Virginie était la princesse étrangère qui s'intéressait à lui.
A'irginie entra d'un air digne et discret. Loriot eut
peur. Il ne savait pas encore par'ler aux dames.
Virginie, qui avait vu jouer depuis peu la 7'o7fr de
JSesle à la barrière du Montparnasse, s'exprima en ces
termes choisis :'
— Mon gentilhomme, ètee-vous aussi galant que bitn
tourné? aussi brave que galant?
PARIS 471
— Dame! fit Loriot, je ne sais point. Que voulez-vous,
vous ?
— Une jeune personne noble et riche, reprit Virginie,
vous a remarqué : voulez-vous tenter une aveuture ?
Noblesse oblige. Loriot avait été déjà remarqué par
une princesse. Il ne voulait point déchoir.
— Quoi qu'elle est celle-là? demanda-t-il.
— Quoi qu'elle est, répéta Virginie, scandalisée de ce
langage trivial, est-il possible qu'un jeune homme si
gentil ne connaisse pas les élégances de la langue fran-
çaise! C'est mademoiselle Marie de ïlostan, puisque vous
voulez le savoir.
Loriot remonta sa cravate. Il eut un mouvement de
bonne joie, mais son orgueil l'emporta.
— Quoi qu'elle me veut? demanda-t-il encore.
Trois jours auparavant, il avait passé six heures les
pieds dans la boue, la tête sous la pluie pour surprendre
un regard de Chiffon. Mais, depuis ce temps-là, ses
actions avaient monté. Les cadeaux de la mystérieuse
princesse, rentière ou autre, lui tournaient la tête. 11 se
disait :
— Je savais bien que la Chiffonnette ne pourrait point
se passer de moi! La belle affaire que d'être mademoi-
selle de Roslan ! Je l'ai été : c'est pas le Pérou !
— A-t-on vu faire des questions comme ça I se récria
Virginie ; ce qu'elle vous veut ? Eh bien I elle vous invite
à souper, voilà.
— Je viens de diner, répliqua Loriot.
Pour le coup, Virginie mit le poing sur la hanche.
— Alors, vous refusez, mon petit homme? dit-elle avec
indignation : c'iîst bien fait î Quand ou va chercher
comme ça dans les chambres garnies, ou mérite d'être
affronté. Ah ! Seigneur Dieu! Si mon Ethelred me fai-
472 LE PARADIS DES FEMMES
sait une chose pareille. Portez-vous bien, jeune homme,
vous n'inventerez jamais la poudre I
Elle tourna le dos et prit la porte, Loriot la rappela.
— Dites donc, fit-il, la domestique, je vais y aller tout
de même, quoique je n'aie plus faim. Ousque c'est?
— J'ai une voiture en bas, repartit Virginie, qui
ajouta entre ses dents : Si j'étais mademoiselle de Ros-
tan, je n'en voudrais pas pour mon palefrenier I
Ils montèrent en voiture. Virginie se posa gracieuse-
ment et drapa comme il faut les plis de sa robe. Loriot
s'éloigna d'elle le plus qu'il put, et se tint droit comme
un i dans le coin du tiacre. Jamais Virginie n'avait vu
dans aucun roman un jeune homme si malhonnête.
Quand ils arrivèrent rue de Tournon, les garçons du
restaurant étaient à la porte de l'hôtel. Loriot descendit
avec sa canne et son lorgnon ; il passa la main dans ses
cheveux, et n'accorda pas même un regard de dédain à
celte maison en construction où il avait passé une si
mauvaise nuit.
— 11 ne paierait pas seulement le sapin ! pensa Virgi-
nie ; ah ! quel paour!
— Montez tous avec moi, reprit-elle tout haut.
Chiffon attendait à la porte entr'ouverte de son appar-
tement. Au bruit qui se fit, elle rentra en toute hâte et
s'assit au coin de sa cheminée, tâchant de prendre un
air tranquille.
— Monsieur de Loriot! annonça méchamment Vir-
ginie.
Le cœur de M. de Lorit^t battit bien fort, mais pas
tant que celui de Chiffon, qui mettait son petit pied sur
le chenet et qui faisait l'indifférente. Elle se retourna
nonchalamment. Je crois qu'elle joua un peu à l'éven-
tail. M. de Loriot entra, la canne à la main et le lorgnon
ù l'œil ; oui, en si peu de temps, il avait appris à tenir
PARIS Û73
son lorgQon dans son œil. Nous renonçons à peindre son
air timide et à la fois effronté.
Virginie était restée sur le seuil.
— Veillez au souper, ma fille, dit Chiffon.
— Et fermez la porte, la fille I dit Loriot.
— Où faut-il drosser la table? demanda Virginie.
— Dans mon boudoir. Allez!
— Allez! répéta Loriot qui fit le moulinet avec sa
canne à pomme de cornaline, présent de la princesse
rentière.
Chiffon regardait justement cette canne du coin de
l'œil, et le pantalon bien pris, et les bottes vernies, et la
redingotte gaillardement cambrée. Loriot, lui, avait
trouvé une glace en face de lui. Gela rempèchait de re-
garder Chiffon. /
Au bruit de la porte que Virginie refermait, il se sen-
tit un malaise par tout le corps. Que faire et que dire?
Chiffon attendait.
Elle attendit une grande minute, une minute, qui
pensa ne point finir. Loriot, planté debout à trois ou
quatre pas d'elle, suait à grosses gouttes.
— Eh bien ! dit enfin Chiffon avec impatience.
— Bonjour tout de même, la Cliiffonnette... c'est-à-
dire, pardon-excuse... bien des compliments, mam'zelle!
balbutia Loriot qui perdait plante.
— Asseyez-vous, interrompit Chiffon.
Loriot s'assit sur l'extrême coin de la chaise qu'elle
lui montrait.
Figurez-vous qu'il était entré là avec les meilleures
intentions d'être crâne et impertinent au besoin.
— Depuis quand garde-t-on son chapeau sur la tête?
demanda Chiffon en fronçant le sourcil.
Loriot mit son chapeau de soie entre ses jambes. Chif-
fon se détourna pour sourire à la vue de ces belles boucles
II. hO*
474 LE PARADIS DES FEMMES
blondes qu'elle avait si souvent caressées dans son en-
fance.
— Pardon-excuse, dit tout bas Loriot; autrefois, vous
ne me disiez pas de tirer mon bonnet.
— Vous avez mené une jolie vie depuis que vous êtes
à Paris I dit sévèrement la fillette.
— DamI répliqua cet humble Loriot, je ne vous avais
plus pour me donner de bons conseils.
— Est-ce moi qui vous ai abandonné? demanda Chif-
fon dont la voix tremblait.
Je ne sais pas si Loriot avait réellement envie de
pleurer, mais il s'essuya les yeux. Ghiôon rapprocha de
lui sa bergère.
— Méchant I^ fit-elle avec des larmes sur la joue.
La glace était rompue. Quand Virginie vint annoncer
que le souper était servi, Loriot, étendu sur le divan,
battait le bout de ses bottes avec sa canne. Il avait re-
gagné cent pour cent. Et Virginie l'entendit appeler
mademoiselle Marie de Uostan, la Ghiffonnette I
— V'ià qu'est mignon, dit Loriot, en entrant dans le
boudoir.
Chiffon, qu'il tenait par la main, se tourna vers lui
toute contente.
— Mais, ajouta Loriot, je suis encore mieux logé
que ça I
Virginie haussa les épaules. Loriot lui dit avec fierté ;
— Payse ! allez voir là-bas si j'y suis.
— Quand mademoiselle me donnera ses ordres... vou-
lut répliquer Virginie.
— Allez I interrompit Ghilïon : je vous sonnerai quand
j'aurai besoin de vous.
— Eh bien! eh bien I pensa Virginie en se retirant,
voilà qui va tout seul! C'est comme dans les Egarements
de Sidonkl Le docteur paierait peut-être pour savoir ça.
PARIS 47 5
Je vais le guetter. C'est dans Tintérêt de la morale.
Loriot s'assit le premier et noua vaillamment sa ser-
viette autour de son cou.
— Voilà un gentil souper, dit-il, mais j'ai dîné chez
Véfour...
— Ah ça! interrompit Gliififon, qui se piquait de nou-
veau, tu as donc bien de l'argent, mon Loriot?
— Mais oui, répliqua celui-ci.
— Ça t'est venu tout d'un coup, car j'ai entendu par-
ler de certaine nuit où tu avais couché dans les copeaux.
Loriot devint tout rouge.
— J'avais trop bul dit-il, aimant mieux se vanter d'un
vice que d'avouer sa misère.
— Tu bois donc toujours?
— Ah! dam! vois-tu, Ghiffonnette, quant à ça, je suis
mauvais sujet!
— Mais cet argent que tu as?
Elle se cachait pour sourire.
— Eh ! eh ! fit Loriot, Paris est aussi le paradis des
jolis garçons, ma Ghiffonnette!
— Gonte-moi donc ça, dit Ghiffon en lui servant un
verre de madère après le potage.
— Peut-être bien que ça te ferait de la peine, reprit
Loriot.
— Moi? Pourquoi donc, bon Dieu?
— Dam ! Tu m'aimais fameusement, un temps qui fut,
la Ghiffonnette!
— Et toi?
— Moi, je t'aimais bien, mais pas tant.
— Mon pauvre Loriot I dit Ghififon en touchant son
verre de ses lèvres, nous étions des enfants.
— Çà, c'est vrai, des marmailles, quoil
— Ça me fait rire, moi, quand je songe à ce temps-là.
— Moi aussi, ça me fait rire.
47C LE PARADIS DES FEMMES
Il but son verre de madère. S'il riait, ce n'était pas de
bon cœur.
— Est-ce que t'aimes quelqu'un d'autre, toi, la Ghif-
fonnette ? demanda-t-il.
— Pardi I répliqua la fillette.
— Ahl fit Loriot ; est-ce que je le connais?
— Oui donc, tu le connais î
— Le monsieur Fernand, peut-être?
— Juste I
Loriot fit la grimace.
— Ohl la la I dit-il ; ah I mais dam I celui-là, si j'étais
femme, que je ne l'aimerais donc point I
— Parce que? fit Ghifi'on en jouant le mécontentement.
— Parce qu'il est vilain comme tout! et pâlot I et
mièvre 1 et blondasse I
Ghifî'on le regarda d'un air moqueur.
— Tu ne sais pas, mon Loriot, dit-elle, on jurerait
que tu es jaloux de lui î
Pour le coup Loriot se défendit comme un beau diable.
— Jaloux! se récria-t-il avec un mépris souverain,
jaloux, moi! ahl bien, par exemple! Jaloux pour qui?
jaloux pour quoi? J'ai ce qu'il me faut, ma petite.
Il se renversa sur sa chaise et montra qu'il avait appris
à se servir du cure-dents.
— Ah! fit la jeune fille moins espiègle, tu as aussi ce
qu'il te faut, toi, mon Loriot?
— Pardi !
— Est-ce que je la connais?
— Non point, da!
— Est-elle jolie?
— Si ça se demande î
— Est-elle jeune?
— Je crois beni
— Où l'as-tu trouvée?
PARIS 477
— T'es curieuse î
— Si tu ne veux pas me dire ...
— Ohl dit Loriot, n'y a pas d'affront. C'est point moi
qui l'ai trouvée, c'est elle.
— A'raiment! elle est venue chez toi?
— Du tout I elle m'a envoyé un monsieur qu'a sa con-
fiance, avec de l'or et de l'argent, et tout.
— Et tu as accepté? fit la jeune fille en fp.ignant
l'étonnement.
— Puisqu'elle est princesse et rentière, répondit Lo-
riot, et que c'est pour nous épouser.
Ici, Chiffon retint un sourire. Mieux que personne,
elle était à même de découvrir le point précis où Loriot
cessait de dire la vérité.
— Voyons, sois franc, reprit- elle, l'as- tu vue?
Loriot hésita ; puis, il répondit :
— Eh beni non, là, je ne l'ai point vue, mais j'en suis
ben amoureux I
— Allons, mon petit Loriot, dit Chiffon gaiement en
tendant son verre pour trinquer ; tu vois bien que j'avais
raison autrefois. Paris est un pays de Cocagne. Tu vas
épouser ta chacune, moi, je vas épouser mon chacun.
Ta femme est princesse, mon mari sera duc. Ah I Jésus-
Dieu! qui nous aurait dit cela, là-bas, sur la grande
route !
— Ousqu'il y avait tant de crotte! appuya Loriot.
— Tu pleurais, mon pauvre Loriot.
— Toi, tu chantais tout de même, la Chifïonnelte. Tu
valais mieux que moi.
— C'est qu'au bout du chemin, je sentais le paradis
des femmes I
Loriot soupira.
— Oui, oui, fit- il tout bas, tu vas être ben heureuse.
— Et toi?
478 LE PARADIS DES FEMMES
— Moi, je n'ai point vu la princesse.
— Bahl elle est belle, jeune et riche. Te souviens-tu,
quand nous arrivions clans les fermes, comme nous avions
gTand'faim !
— Les chiens aboyaient... n'y avait que toi pour les
faire taire.
Il but un verre de vin et se mit à songer.
Chiffon le guettait du coin de l'œil.
— Nous demandions à souper et à coucher, reprit-
elle ; on commençait souvent par nous refuser, alors, tu
faisais la roue...
— Oui, interrompit Loriot, et on nous fermait la porte
au nez. Fallait ta chansonnette des gars de Locminc
pour la faire rouvrir.
— Et nous dansions la sabotouse de Lamballe !
— Ou la litra de Ploërmel !
— Ou bien la danse des battoux...
— Ou bien la chevrette! Olil Jésus mignon! la che-
vrette !
Ciiiffon se leva vive et souriante, Loriot aussi.
— Donne-moi ta main, dit Ghifïbn.
— Et j'veux ben, répondit Loriot.
Et les voilà partis autour de la table.
Et you, loulou, digue digue digue don!
Oh! la chevrette! quiconque n'a point sauté la che-
vrette ignore les charmes de la danse.
On parle de la valse, de la polka, connaissez-vous la
chevrette?
Terpsychore l'inventa elle-même dans un voyage
qu'elle fit à Quimper, à Finsu d'Apollon.
Digue digue digue don, loulou.
Des pieds, des mains, du torse, de la tête! Oh! là là !
les gars brillants de sueur, les filles essoufflées, la pous-
sière qui se lève épaisse comme un brouillard de no-
I
PARIS 479
vembre! Et houp I le plaisir! Écoutez l'orchestre : la
bombarde enrhumée a l'air de se moquer du rhume
éternel du biniou. Flûtes et violons, saluez!
Mes gars ! ô mes gars chevelus, nouez le poignet de
vos chemises avec de belles touffes de laine bleue, laissez
sortir de la pochette béante le coin du mouchoir de
Chollet, écrasez les pieds des filles, prodiguez les coups
de poing dans le dos : c'est l'amour.
Et you loulou I digue digue digue dou !
La porte s'ouvrit. Chiffon et Loriot s'arrêtèrent hors
d'haleine. •
— C'est moi, dit Yirginie ; je venais voir si vous
n'aviez pas besoin de quelque chose.
— De rien. Allez-vous-en, dit Chiffon.
— Et plus vite que ça, domestique î ajouta Loriot.
Ils tombèrent tous deux sur leurs sièges. Chiffon versa
à boire.
— La dernière fois que ntms l'avons dansée... com-
meuça-t-elle avec un grain de mélancolie.
— Ah ! que je m'en souviens ben ! s'écria Loriot ;
c'était à Maintenon, au pied de la grande meule de foin.
— Et nous avions bon appétit.
— Avec pas grand'chose pour manger : du pain et du
fromage.
— Est-ce que tu n'as pas faim du tout, toi, mon Loriot?
— Si fait, v'ià que ça me vient. 11 me semble que je
souperais de bon cœur, si tu voulais jouer à ce que tu
sais bien, la Chiffonnette.
Ses yeux et ses joues brillaient. Corbleu! cette che-
vrette !
— A quoi? demanda Chiffon modestement.
— Comme ce soir-là, répondit Loriot, à fermer les yeux
ouvrir la bouche.
480 liE PARADIS DES FEMMES
— Damel fit la jeune, fille, c'est que. dans notre
position...
— Bah I rien qu'un petit peu I
— Allons, dit Chiffon, mais rien qu'un petit peu!
lis s'attablèrent devant le souper à peiiie entamé.
— Qui commence? demanda Chiffon.
— Toi, répondit Loriot, comme à Maintenon.
— Voyons, alors. Ferme les yeux, ouvre la bouche.
Loriot ferma les yeux. ChifTon mit un blanc de per-
dreau sur un petit morceau de pain.
— Voilà la première bouchée de notre fromage, dit-elle.
Loriot mangea, mais il ne rouvrit point les yeux. 11
attendait le baiser.
— Eh bien dit-il, après?
— C'est à ton tour, mon Loriot.
— Ah! fit tristement le petit, le fromage n'est point si
bon ici qu'à Maintenon.
— Comment ! du perdreau !
— Il manque la sauce, dit Loriot.
— A ton tour, répliqua Chiffon, feignant de ne rien
comprendre.
Loriot arrangea une belle croûte sur laquelle il mit
une bouchée de chevreuil.
— V'ià qu'est aussi du fromage, dit-il.
Et il voulut donner le baiser, mais Chiffon se recula.
— Alors je ne joue plus, murmura le petit gars «jui
avait les larmes aux yeux.
— Pourquoi ça?
— l^arce que tu ne veux ])Hs jouer le jeu.
— Et la princesse? denuinda Chilioii on roniiajil mali-
gnement.
— Je me moque de la princesse î
— Si j<3»nie, si ri<die, si b(41e!
PARIS 481
— Je te dis que je m'en bats l'œil I Ah ! si tu n'aimais
pas tondue!
— Eh bien?
— Eh bien ! nous nous marierions ensemble, la Chif-
fonnette.
— Tu n'y songes pas ; nous serions pauvres.
— Qu'est-ce que ça fait ?
— Nous n'aurions plus d'autre ressource que de
retourner en Bretagne.
— Tant mieux î
. — Parles-tu vrai, mon Loriot?
— J'en lève la main, tiens, ma Ghiffonnelte!
Ils restèrent un instant muets tons deux à se regarder.
Ils étaient jolis comme deux amours.
— Alors, dit Chiffon solennellement, ferme les yeux,
ouvre la bouche !
Elle prit un morceau de pain sec qu'elle posa entre ses
lèvres et s'approcha ainsi de Loriot, qui communia,
riant et pleurant. Quand il n'y eut plus de pain, leurs
lèvres se rencontrèrent.
Un bruit se fit au dehors. Derrière la porte, la voix
grave du docteur s'éleva et dit :
— Jean de Rostan est là!
Une antre voix, une voix de femme étouffée par les
larmes répondit :
— Mon fils, rendez-moi mon fils !
En même temps Virginie, tout effarée, entra par une
porte et s'écria :
— Vite! vite! séparez-vous!
Chiffon entoura Loriot de ses bras.
— Quoi qu'il arrive, répondit-elle, nous ne nous sépa-
rerons plus. J'aime mieux mon Loriot et la misère que
Jean de Rostan et la fortune!
II. 41
482 LE PARADIS DES FEMMES
Mais les filles du Grand- Chêne et les pàtours du Tré-
guz ont beau être désintéressés : la chance les prend aux
cheveux.
La porte principale s'ouvrit. Le docteur parut, soute-
nant une pauvre femme échevelée et pâle. Loriot et Chif-
fon la reconnurent tous deux. Pour Chiffon, c'était la
folle du pavillon ; pour Loriot, c'était l'inconnue qui
avait voulu l'embrasser sous la porte cochère. Derrière
le docteur, venaient Irène, Solange et le chevalier Roger
de Martroy. Le roi Truffe s'appuyait sur ces deux
derniers.
Le docteur lui dit, pendant que la pauvre femme
s'élançait vers Chiffon et Loriot, et qu'elle les pressait
réunis sur son cœur :
— Voici Jean de Rostan et Marie de Rostan. Voulez-
vous qu'ils s'épousent et qu'ils soient vos enfants, mon-
sieur le duc?
— Je le veux, répondit le roi Truffe attendri.
Madeleine criait :
— Sulpice! Sulpice! soyez béni de Dieu! je ne suis
plus folle î
Le roi Truffe avait les yeux humides. 11 rapprocha les
mains de Roger et de Solange.
— Je voudrais vivre, dit-il, pour voir tant de bonheur!
C'était après cette longue soirée, toute pleine d'émo-
tions joyeuses. Le bonheur de ces deux enfants. Chiffon
et Loriot, était contagieux tout comme l'allégresse de
Madeleine. Le roi Truffe était rajeuni de dix ans ; Sul-
pice lui avait promis qu'il vivrait. Solange, aimée et
réconciliée, commençait à croire au paradis des femmes.
Chacun s'était retiré. Irène et le docteur restaient seuls
au salon. 11 y avait deux lampes allumées sur la table.
PARIS 483
— Ne me trompez pas, dit Irène, rompant enfin le
silence
— Je ne vous ai jamais trompée, répliqua Sulpice.
— Mon père est mort ?
— Oui, votre père est mort.
Irène eut un frisson.
— De votre main? ajouta-t-elle en tremblant.
— Non, je vous l'atteste.
Il y eut un silence, puis Irène demanda encore :
— Par votre volonté ?
Sulpice, au lieu de répondre, prit une des lampes et
s'approcha de sa femme pour lui donner le baiser dusoir.
Irène lui tendit la joue et dit à voix basse :
— Ma mère vit par vous. Vous m'avez rendu mon
frère. Je vous aimerai jusqu'à ma dernière heure.
Sulpice sortit. Quand Irène fut seule, elle prit l'autre
lampe et se retira dans la chambre où dormait la petite
Madeleine.
Elle resta longtemps près du berceau. Elle pleura.
Le jour naissant la surprit à la même place. Elle
déposa un baiser sur le front de l'enfant.
— Dors, ma fille, dit-elle ; que Dieu te conserve à ta
mère, car tu n'auras point de sœurî
FIN.
TABLE BES MATIERES
DETJXIKMF PAUTIE
1. — L'avenue Gabriel I
II. — La quête 12
ITT. - lioblot -27
IV. — La Goutte dO'r. 44
V. — Nieul-le-Tournebrochc 58
VI. — Le N« 23 Ih
VIT. — Où Loriot prend deux chinois et deux prunes. 91
VIIT. — Partage du louis d'or ^07
IX. — Première nuit à Paris ^120
X. — Aventures de Loriot -136
XI. — Le réveil de Chiffon ^55
XII. — Le boudoir de la marquise ^169
XITT. — Virginie ou l'amante d'Ethelred -186
XIV. — La marquise Astrée 203
XV. — L'interrogatoire 219
XVI. — La femme de chambre de Chiffon 236
XVIT. — La prisonnière 253
XVIIT. — Lecture interrompue 270
XTX. — Mademoiselle Marie de Rostan 288
XX. — Actes notariés 305
XXL — Bataille de dames 324
XXII. — Le coup de tête 340
XXIII. — Coquetterie de Chiffon 356
XXIV. — Largesses de Chiffon 373
XXV. — Princesse ou rentière 385
XXVI. — Solange 400
XXVII. — Grignotte 413
XXVIII. — La bûche 437
XXIX. — Ferme les veux, ouvre la bouche 462
Sl-Amand. — Imp. <ie Destcnay.
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Les Mystères de Londres. 2 vol 6 Ir. » i
La Garde Noire, i vol 3 . —
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Le Capitaine Fantôme. Cinquième édition. 1 vol. 3 —
Les Filles de Cabanil. Cinquième édition, i vol. 3 —
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Bouche de Fer. Quatrième édition. 4 vol 3 —
Aimée. Troisième édition. 1 vol 3 —
La Fabrique de Mariages. Troisième édit. i vol. 3 —
Les Errants de Nuit. 1 vol 3 —
Les Deux Femmes du Roi. Deuxième édit. i vol. 3 —
La Duchesse de Nemours. Deuxième édit. i vol. 3 —
L'Hôtel Carnavalet. 4 vol 3 —
La Cosaque. Deuxième édition. 1 vol ; 3 — .
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Le Château de Velours. 4 vol. 3 —
Les Revenants. 4 vol .3 —
L'Avaleur de Sabres. 4 vol 3 —
Mademoiselle Saphir. 4 vol 3 —
Le Volontaire. 4 vol. ■] _
La Rue de Jérusalem. Deuxième édition. 2 vol. . 0 —
Le Jeu de la Mort. 2 vol 6 —
Les Parvenus. 4 vol 3 —
Le Cavalier Fortune. 2 vol 6 —
La Provincô de Paris. 4 vol 3 —
L'Arme invisible. 4 vol 3 —
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Contes Bretons. 4 vol. illustre 3 —
La Fée des Grèves. 4 vol. illustré 5 —
Le Quai de la Ferraille. 2 vol 6 —
La Tache rouge. 2 vol G —
Le Bossu. 2 vol G —
La Quittance de Minuit. 2 vol 6 —
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