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PARIS OUBLIÉ
PARIS
IMPKIMliBli; Uli U. BALITOUÏ El' G'
7, rue Baillif, 7.
CHARLES VIRMAITRE
PARIS OUBLIÉ
PARIS
E. DENTU, EDITEUR
LIBRAIRE DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES
PALAIS-HOYAL, )!i-17-l9^ GALERIE d'ORLÉANS
1886
Tous droits réservés.
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lo 7
([ MAY 2^ 1977
PARIS OUBLIÉ
Le Boulevard du Temple. — Le c;ifé des Mousquetaires. — Le
Tailleur dramatique. — Le Café de TÉpi-Scié. — La Capitaiue
de recrutement. — Le Poète sur commande. — Le Café
AcLille. — Grecs et Pigeons. — Monsieui' Pas-de-Cliance. —
Conspirateur et l'oliciers. — Le Gamin et le- Voyou de Paris.—
Théâtre-Historique. — Les trois '. ersans. — Tliéùtre-Lyrique.
— Scribe et Napoléon IlL — Folies-DrauiatiqTrn?r^^-Ltr€lirque
Olympique. — Billion et Mouriez. — La Gaîté. — Clarisse
Mirox_et Billoir. — L'Avaut-Scène n» o. — Les Funambules.
— Timotliée Trimm et Caussidière. — Délassements- Conn'-
ques. — Corneille et André Cbénier. — Monsieur compte sou
liu^. — Mélauie Montretout. — Rigolboche et Marie Dupin. —
Les Variétés de Bois. — Arlequin pendu. — Le Petit-Lazzari. —
Bambochinet.
Le boulevard fin Temple fut ouvert le 7 juin
18S6 sur l'emplacement des terrains de l'iiôtel
Foulon.
C'était une kermesse perpétuelle, une foire es-
1
PARIS OUBLIE
sentiellement parisienne, une ville dans la ville,
qui •lî'avait pas sa pareille au monde, elle était
célèljre dans l'univers entier.
Désaugiers chantait ainsi le boulevard du
Temple :
La seul' proiii'nadc qu'ait du prh-,
La seule dont je suis épris,
La tcule où j'nren donne, où ce que j'ris,
C'est le boulevard du Temple à Paris.
Les théâtres s'étaient groupés sur ce boulevard;
quand il n'y avait pas de place dans Fun, l'ouvrier
qui était sorti avec l'intention formelle d'aller
quand même au spectacle, entrait dans un autre,-
les théâtres déshérités profitaient ainsi du trop-plein
des théâtres en vogue.
En sortant du faubourg du Temple, à gauche,
on rencontrait immédiatement sur le boulevard,
le Café des Mousquetaires ^ le Théâtre-Historique
plus tard Théàtre-Lijrique , les Folies-Dramatiques,
le Cirque-Olympique qui, sous le second empire,
s'appela le Théâtre-Impérial^ la Gaîté, les Funam-
bules, les Délassements-Comiques^ et enfin le Petit-
Lazzari; entre chaque théâtre, cela va sans dire,
il y avait un café, mais trois seulement furent
célèbres à différents titres : le Café des Mousque-
taires, le Café de l'Epi-Scié et le Café Achille.
Je ne parle pas du Café Turc, il était sur la rive
droite du boulevard et existe toujours.
Le Café des Mousquetaires était le Helder du
PARIS OUBLIE
populo , sa clientèle se composait d'artistes qui
venaient après le théâtre y souper à bon marché ;
d'ouvriers, d'étudiants, curieux de voir de près les
« reines de la rampe », et surtout de provinciaux
qui espéraient en faire connaissance !
Quelle joie pour eux, rentrés dans leur province,
au cercle, de pouvoir dire à leurs partenaires, en
annonçant soixante de dames: — ah! vous savez,
à propos de dames, j'ai été à Paris.
— Oui, nous savons ça, répondait le notaire,
vous avez fait vos farces ?
— Mon Dieu oui, j'ai soupe aux Mousquetaires,
avec M"* Fargueil, j'ai serré la main à Madeleine
Brohan, disait le bon bourgeois en se rengorgeant:
— Polisson, ajoutait le capitaine de gendarme-
rie, ça ne m'étonne plus, que votre femme ne passe
pas sous la porte de la ville.
Les potins scandaleux allaient leur train et les
bonnes bourgeoises, mises au courant par un coni
complaisant, disaient d'un ton dédaigneux : — ces
grandes actrices, toutes p
Voilà comment les réputations s'établissent, le
bourgeois en rupture de comptoir avait simple-
ment offert à souper à une figurante des Délass-
Com, que Mangin lui avait présentée sous le nom
de Fargueil ou de Brohan.
Ces mystifications se répétaient quotidienne-
ment.
Le clan des raseurs était nombreux, ils venaient
\
!■ ARIS OUBLI E
régulièrement tenter, entre la poire et le fromage,
d'intéresser à leurs pièces l'acteur en vogue, on
avait beau les dépister, les décourager, rien n'y
taisait; ils trouvaient toujours le moyen de lire un
acte ou de vous raconter un scéuario.
Parmi les raseurs , il y en avait un remarquable
par sa ténacité; je ne le nommerai pas, car il est
aujourd'hui un de nos plus grands tailleurs de
Paris. A cette époque, simple ouvrier, il avait la to-
quade d'être auteur dramatique, il travaillait chez
Ulmann, le tailleur à la mode; ce dernier habillait
Laferrière; on sait que le grand artiste était un
élégant à tous crins, et que chaque saison, il inau-
gurait la mode.
L'auteur-tailleur était chargé d'essayer les vête-
ments de Laferrière ; chaque fois qu'il accomplis-
sait cette besogne, l'artiste devait subir la lecture
d'un acte ; c'est très beau, disait-il, mais ce n'est pas
assez scénique; c'est bien, Monsieur, répondait le
tailleur, je reviendrai demain, et il revenait en
effet, avec cinq actes nouveaux. Chaque fois qu'il
livrait un vêtement à Laferrière, celui-ci trouvait
un drame dans une poche de son habit.
Il écrivit plus de deux cents pièces en cinq actes;
aucune ne vit la rampe, cela va sans dire.
Mangin était un habitué fidèle du Café des Mous-
quetaires, on l'avait, je ne sais pourquoi, surnommé
Col de zinc, il arrivait généralement vers minuit,
escorté d'une bande dévoyons, qui criaient à lue-
TAHIS OUB LIE
tête: Vive Mangin ! Toujours, élégamment habillé,
il promen.'iit dans la salle sa morgue insolente,
jamais on n'aurait soupçonné l'illustre saltimban-
que, qui savait si bien dire à Vert-de-firis : Tourne
la commode !
Laferrière, le pauvre cher et grand artiste,
l'inoubliable jeune premier, était aussi un habitué,
il mangeait silencieusement , en compagnie de
Victor, sans se soucier des regards envieux de
ceux (jui jalousaient son éternelle jeunesse et des
œillades des femmes qui quêtaient un sourire.
Le Gafk de t/Epi-Scu-: était daus un sous- sol,
la police y faisait régulièrement des rafles fruc-
tueuses; c'était le rendez-vous de la lie du boule-
vard. On peut se faire nue idée de ce que pouvait
être ce public, quand on saura que les habitués du
boulevard étaient eux-mêmes la lie de Paris.
On y jouait le passe-dix et \ù petit-paquet. C'était
le rendez-vous des chevaliers du surin, des carou^
bleuj::s^ des marchands de contre-marques, des /^
lutteurs de f(jire ; là se combinaient les vols, les
assassinats; ah! c'était un joli public, dans lequel
souvent la police jetait ses blets, la pêche y était
toujours miraculeuse.
Parmi les habitués, on voyait fréquemment une
énorme femme, chaussée de socques, vêtue d'une
robe de soie à ramages, jadis couleur bleu ciel,
coiffée d'un cabriolet fané, les oreilles garnies de
pendants en toc^ la taille serrée par une ceinture
-T.
l'A RI s OUBLIE
à plaque d'acier, sur laquelle retombait une gorge
volumineuse, qu'aucun corset au monde n'eut été
capable de discipliner.
Sa figure était couverte d'une épaisse couche de
poudre de riz qui ne parvenait pas à dissimuler les
boutons couperosés qui remaillaient, on la nom-
mait : la Capitaine de recrutement.
Son cabas en tapisserie (les mauvaises langues
disaient qu'elle couchait avec) était un véritable
capharnaiim, il recelait tout un monde, la Capitaine
avait plusieurs cordes à son arc ; aux dames du
monde, elle tirait les cartes; elle faisait escompter
des billets aux fils de famille, le quart en arg-ent,
la moitié en intérêts et commissions, et l'autre quart
en marchandises qu'elle rachetait à quatre-vingts
pour cent de perte.
Elle vendait à tempérament aux cocottes, prêtait
sur gages, avançait les appointements aux artistes,
fournissait des petites filles aux amateurs de fruits
verts ; elle avait un stock de Chouard pour les
Germiny, de gouvernantes discrètes pourles curés
de province, une collection d'amies de pension
pour dames seules; bref, c'était une femme uni-
verselle.
Elle fut la créatrice du truc du bureau de place-
ment pour bonnes à tout faire ; aujourd'hui qu'elle
a fait école, on trouve cela très simple; ce fut pour-
tant un trait de génie.
Elle avait des affidés aux principales gares de
l'ARIS OUBLIE
chemins de fer, chargés de suivre les jeunes filles
de province qui arrivaient à Paris; elle notait soi-
gneusement leurs adresses, puis leur envoyait sa
carte; presqu'aussitôt elle recevait leur visite.
Après la question d'usage, âge, pays, dame ! il
fallait se métier des mineures, elle déclarait qu'elle
avait une place superhe, à Amiens par exemple.
« Oui, je veux bien, répondait la pauvre fille, mais
je n'ai plus d'argent. — Oh! qu'à cela ne tienne, di-
sait la Capitaine, je vais vous avancer le voyage. »
La malheureuse, enchantée d'une pareille aubaine,
demandait à partir le plus vite possible; elle arri-
vait à destination... Le lendemain, les habitués du
café de la Comédie se chuchotaient à l'oreille :
— As-tu vu la nouvelle, chez la mère Stephen?
— Non!
— Elle vient de Paris, mon cher; on l'a bap-
tisée : Fleur de na'iceté.
— Nous irons ce soir.
La Capitaine est morte dame de charité.
Un autre type. Le j^oète était très à la mode
parmi les bourgeois du faubourg, c'était une sorte
de modiste littéraire à qui l'on pouvait demander
du jour au lendemain des voiles de fiancées et des
chapeaux de deuil en vers. Il était assassiné de
commandes, il en tenait un registre au jour le jour;
en voici quelques-unes : « Epitaphe pour un homme
et deux enfants, avec prière de mettre seulement
deux cent cinquante h-ttres, parce que la pierre tu-
l'A RIS OUBLIE
miilaire n'en peut contenir davantage. — Le pro-
priétaire d'un serin mort de faim désirerait quel-
ques vers élégiaques, genre Millevoye. — Mettre
la ponctuation et l'orthographe à un manuscrit de
trois cents pages; l'auteur n'aime à mettre ni l'une
ni l'autre, parce que lors([u"il se livre à celte occu-
pation il éprouve une douleur aiguë dans le dos ! 1
— Faites-moi des vers sentis sur mon jeune en-
fant. Vous trouverez peut-être quelques idées tou-
chantes dans le fait qu'il s'est noyé dans un ton-
neau rempli de nourriture destinée à mes cochons.
— Ecrivez-moi une poésie pour mettre dans l'al-
hum d'une dame dont je n'ai jamais entendu par-
ler. Faites-la aussi vite que possible, car demain je
me rends chez elle avec une nouvelle paire de bottes.
Mettez beaucoup de passion, de feu; ne reculez pas
devant le cher onge, ou l'ange de mes rêves! ! »
Il est mort riche, décoré et sénateur.
A côté du Café de l'Epi-Scié se trouvait le ca-
veau Mac-Moc, tenu par Léon. Le grand succès de
cet établissement souterrain fut une chèvre qui
passait sur une planche peinte, à côté de laquelle
une corde était tendue; l'illusion était complète,
les spectateurs étaient persuadés que la chèvre
marchait sur la corde raide. Mac-Moc faisait la pa-
rade à une fenêtre du premier étage et vantait le
mérite de M^'' Bidgilah, nom de la chèvre acro-
bate. Après la démolition du boulevard, Mac-Moc
devint un fonctionnaire: il était surveillant des
I
l'AlîlS OinLIK
Lanciers du préfet, chargés de balayer le faubourg
du Temple.
Le Café de YKpi-Scié avait été construit sur
l'emplacement occupé jadis par la baraque où s'il-
lustrèrent Bobèche et Galiaiafré; ce dernier est
mort en 1869, rentier à Montmartre.
Le Cafi> AcFiiLLE avait été baptisé par les grecs,
Café (le la Basse-Grèce ou : Café de l'Allumage;
c'était là en eiïet que se réunissaient les grecs qui
opéraient dans les tripots tenus par les marchands
de vins ou dans les cafés borgnes, pour se vendre
ou s'acheter des dupes, car la dupe était une mar-
chandise autrefois, comme aujourd'hui sans doute.
Lorsque l'un d'eux avait rencontré un malheu-
reux provincial qui flânait devant les théâtres du
boulevard, il l'amenait au Café de V Allumage sous
un prétexte quelconque.
Là, le pigeon était jaugé sur la mine par une
douzaine de grecs, qui en achetaient aux enchères,
dans un langage convenu, la propriété au dénicJieur.
Le prix fait et payé, \e pigeon était présenté à
sa proie et on lui donnait rendez-vous pour le soir
dans tel ou tel tripot, sous prétexte de le présenter
dans le monde.'
On voyait quelquefois des pigeons payés 10 louis ;
on les désignait sous le nom de chapons, quoi-
qu'ils ne vinssent pas du Mans.
Après eux venaient les canards, puis les poides;
une poule se payait rarement [>lus d'un louis.
10. TARIS OUBLIÉ
Jamais les filous ne se trompaient entre eux;
ils exécutaient loyalement leurs conventions ; c'est
le cas d'appliquer le proverbe : Les loups ne se
mangent pas centre eux !
Plusieurs assassins célèbres furent arrêtés dans
ce café.
Dans la maison, il y avait un hôtel borgne qui
logeait le public du café ; on y arrêta un soir un
assassin dans des circonstances curieuses.
Un homme abattu, trempé de sueur et de pluie,
frappait à la porte de l'hôtel ; on n'ouvrait pas, il
frappa plus fort. Enfin, une atroce vieille présente
son nez crochu au guichet qui trouait la porte :
— Qui es-tu?
— Bec-à-Mèche.
— Il n'y a pas de place pour toi, ce soir.
— J'ai de l'or.
~ C'est différent.
La vieille lui ouvrit, il monta l'escalier, tortueux
et humide, arriva sur un palier qui précédait un
couloir en boyau ; on le poussa dans une chambre,
véritable taudis où une femme était déjà couchée
dans un coin. Au bruit, elle s'éveilla à moitié, se
retourna sur sa paillasse et allait se rendormir;
l'homme la regarda à peine, il poussa le verrou de
la porte, puis vida son or sur la cheminée. Au
son de l'or sur la pierre, la femme dressa l'oreille
et à travers les trous de sa couverture, elle vit
l'homme qui nettoyait dans l'àlre, un couteau teint
f
TARIS OUBLIÉ 11
de sang. Une heure après, Thomme lui avait otFert
son or, elle l'avait refusé ; chose étrange, cette
créature tombée avait un caprice, elle préférait le
couteau au tas d'or; l'homme lui donna le couteau,
puis s'endormit.
Toute la nuit, la femme, le couteau ouvert à la
main, assise à côté du grabat oii l'homme dormait,
veilla; le matin arriva, éclairant le galetas d'un
jour gris; l'homme se leva, sans faire attention à
la femme, puis, silencieux, s'en alla. A peine était-il
dans l'escalier que la femme verrouilla la porte,
y poussa le lit et ouvrit la fenêtre. — « A l'as-
sassin ! à l'assassin ! cria-t-elle. — Les agents, qui
avaient perdu, la veille, trace de l'homme — l'as-
sassin — accoururent et se précipitèrent sur la
porte de l'allée ; l'homme rebroussa chemin et re-
monta l'escalier ; trouvant la porte de la chambre
d'où il sortait fermée, il l'enfonça d'un vigoureux
coup de pied, mais la femme était debout devant
la porte, le couteau à la main.
— Si tu avances, dit-elle, je te cloue !
Les agents arrivèrent et arrêtèrent l'homme.
— Faites donc des cadeaux aux femmes ! fit-il
en regardant son couteau ; pour la première fois
que cela m'arrive, je n'ai pas de chance ! !
Au début de lEmpire, les conspirations étaient
à la mode, chacun voulait son petit complot, la
police fut avertie que des républicains se réunis-
saient au Café Achille, il y avait, parait-il, une
12 PARIS OUBLIÉ
conspiration révolutionnaire dont il s'agissait de
saisir la trame . Selon la tradition, on dépêcha une
douzaine d'agents secrets ayant pour instruction
de s'affilier à la conspiration. Pour plus de sûreté,
ces liomines ne se connaissaient pas entre eux.
Les agents commencèrent donc leur travail ;
attablés dans un cabinet attenant à la salle com-
mune, ils échangeaient des signes mystérieux,
chantaient à voix basse des refrains séditieux, et
poussaient des soupirs à l'adresse de la déesse
Marianne. Il se trouva que les vrais conjurés
avaient été prévenus, et que les gens de la police
seuls conspiraient entre eux. Cependant, un jour
que l'on avait mis sur la table un buste de Napo-
léon III, en chantant la chanson :
11 est (li'jà pas mal en plâtre (emplâtre),
Eu terre il serait encore mieux...,
le limonadier, craignant d'être compromis, prit
l'alarme et alla faire sa déclaration chez le commis-
.saire de police du quartier. Celui-ci, vu letlagrant
délit, fit cerner la maison par la troupe, et les
agents, emballés dans des fiacres, furent conduits
à la préfecture. Chemin faisant, ils jurèrent tous
de ne rien révéler. — Il fut aussi décidé que si
jamais on découvrait celui qui avait trahi la cons-
piration, il serait mis à mort. Une fois devant l'au-
torité, tout s'expliqua. Le chef de la police reconnut
tous ses hommes et il paraît qu'on rit beaucoup. Il
l'A m s ou ELI i: 13
y avait de quoi. Pas de commentaires, n'est-ce
}tas?
Jamais les théâtres, et particnlièrement ceux du
boulevard du Temple, ne furent tant suivis que
pendant l'hiver de 1714, année de la grande
disette. Les spectateurs mangeaient des noix et
des noisettes et disaient en sortant : Nous avons
épargné le bois et la chandelle; il nous en aurait
autant coûté pour nous chauffer et pour nous
éclairer. Il ne fallait pas toutefois qu'ils prissent
une voiture pour rentrer chez eux, car la course
en fiacre, de dix minutes, coûtait 600 livres, soit,
l'heure, 6.000 livres... sans le pourboire! Il est
vrai que c'était en assignats !
Il y avait de tout sur le boulevard : des mar-
chands de marrons, de coco, de sucres d'orge, de
chaussons aux pommes et aux pruneaux, de
pommes de terre frites ; la limonade polonaise à
deux liards le verre faisait fureur; la bière à quatre
sous la bouteille était le régal des hui^pes.
Dans le jour, les petits bourgeois faisaient du
boulevard leur promenade favorite ; mais une fois
quatre heures, ils devaient céder la place au public,
qui arrivait de toutes parts pour faire queue à la
porte des théâtres pour avoir la meilleure place.
Ah! c'était un curieux spectacle quand l'acteur
aimé, Paulin Ménier, Alexandre, Dumaine, Chris-
tian ou Taillade se promenait devant les queues en
attendant l'heure d'entrer en scène, les voyous qui
14 PARIS OUBLIÉ
jouaient au bouchon ou à Yanglaise s'écartaient
respectueusement et le saluaient d'un : bonjour,
M'sieu, grand comme le bras. L'acteur, en homme
bien élevé , soulevait légèrement son chapeau ;
alors des discussions violentes s'élevaient :
— J'te dis q'c'est moi qu'il a salué !
— Des navets ! c'est pas toi.
— J'te dis que si !
Tout à coup un gamin criait : Pet ! pet! v'ià la
rousse! Alors la bande s'envolait comme une nuée
de moineaux pour aller plus loin continuer la
partie.
Le gamin de Paris, qu'il ne faut pas confondre
avec le voj^ou, étaient tous deux habitués du bou-
levard.
Le gamin reste gamin jusqu'à l'âge de douze
ans, passé cet âge il devient voyou. Voyez passer
sur le boulevard deux enfants de dix à seize ans :
le premier est encore petit pour son âge, mais il
est déjà fort, leste, hardi; son visage respire la
franchise, les yeux sont ouverts, il regarde en face,
avec une nuance de crânerie, les hommes et les
choses; sa tenue est convenable, bien qu'elle
sente l'atelier ; son linge blanc annonce les soins
protecteurs d'une femme.
Accompagnez d'un sourire ce bambin qui trot-
tine en chantonnant un air nouveau, car cet enfant,
c'est un gamin de Paris.
Regardez maintenant le second : il frôle les bou-
PARIS OUBLIÉ 15
tiques comme s'il cherchait un carreau cassé poul-
ies dévaliser; examinez ce teint impossihle à dé-
crire et détournez-vous avec dégoût : cet enfant
perdu avant l'âge, c'est le voyou de Paris.
Le gamin de Paris fait des mots.
Le voyou de Paris fait la bourse, la montre et le
mouchoir; le gamin de Paris est accessible à tous
les bons sentiments, il est capable d'accomplir les
plus belles actions.
Le voyou de Paris possède tous les vices et il
est toujours prêt à commettre les plus grandes
lâchetés.
Le 23 février 1848, un gamin de Paris voyant
un garde municipal qu'on allait fusiller, se jeta
dans ses bras et lui sauva la vie en s'écriant :
« C'est mon père ! » Le même soir, un voyou de
Paris rencontrant, près du Palais-Royal, un soldat
blessé qui cherchait une retraite, lui brûla la cer-
velle avec un pistolet volé chez Lefaucheux.
Revenons au boulevard.
Enfin l'heure de l'ouverture des bureaux son-
nait; un immense brouhaha s'élevait; les derniers
arrivés voulaient passer les premiers ; aussitôt re-
tentissaient des cris formidables : A la queue ! à
la queue ! Puis c'étaient les cris des marchands qui
voulaient se hâter d'écouler leurs marchandises :
— Limonade à la glace, fraîche et bonne ! qui veut
boire! — Demandez le passe-temps de l'entr'acte!
— Fleurissez-vous, Mesdames, un sou la botte !
16 PAUI> OUI! LIÉ
— Ma Lelle valence, mon heau portugal ! — Sucre
d'orge à la guimauve et au réglisse ! — Voulez-
vous une place moins chère qu'au bureau?. —
Demandez le portrait de Paulin Ménier dans le
rôle de Choppard! — Hilarante chansons nouvelles
pour un sou !
C'était un vacarme assourdissant. En ([uelques
minutes, hors les marchands, le boulevard était
vide, la foule s'était engouffrée dans les théâtres;
on n'entendait plus que le pas cadencé du muni-
cipal qui se promenait mélancoliquement et aurait
bien voulu s'en aller aussi.
Une fois dans la salle, avant le lever du rideau,
les spectateurs se mettaient à leur aise. On ne
connaissait guère Céliq-uette, surtout aux galeries
supérieures, chacun ôtait sa blouse, d'aucuns leurs
souliers: puis si la toile tardait à se lever, c'étaient
des cris, des chants à croire qu'on se trouvait
dans un asile d'aliénés ou au Jardin-des-Plantes.
— La toile ou mes quat' sous ! — La toile ou
j'en fais des faux-cols ! — L'embrassera ! l'embras-
sera pas! — Fermez donc vos boîtes, tas de man-
nequins ! — C'est pas toi qui la feras fermer, hé !
mu lie !
Puis tout à coup on entonnait le f*antique de
Cliœur fidèle on à' Esprit saint ^ descendez en nous;
d'aucuns lançaient des flèches de papier qui allaient
s'entlammeraux lustres ou aux girandoles, d'autres
crachaient sur les crânes chauves de l'orchestre ou
rARisouBLiii; 17
jetaient des pelures d'oranges. Entin, les trois
coups traditionnels étaient frappés par le régis-
seur, la toile se levait lentement, pendant que
l'orchestre jouait l'ouverture avec force trémolos.
Alors un silence solennel s'établissait, le public
était tout à la pièce. Malheur à celui qui aurait
interrompu.
Dans les entr'actes, les tiLis, toujours affamés,
avaient le choix entre Madame Véfour ou la Mère
Gras-Double ; toutes deux se tenaient dans le pas-
sage des Folies-Dramatiques. Leur spécialité con-
sistait à vendre pour {\ii\\y;. sous un morceau de
pain dans lc({ucl elles mcltaienL un morceau de
gras-double rôti dans la poêle ; les plus riches al-
laient jusqu'à trois sous, alors, pour ce prix, ils
avaient une saucisse plate. Dans le langage du
Boulevard, cela s'appelait un cnlvircment de pre-
mière classe.
Derrière les théâtres du Boulevard se trouvait la
rue des Fossés-(hi-Temple, qui commençait place
d'Angoulème pour aboutir faubourg du Temple.
Vers minuit, cette rue présentait un curieux spec-
tacle : une foule d'hommes, jeunes, vieux, gris,
bruns, blonds, battaient la semelle en arpentant les
trottoirs; ils attendaient ces « dames » à la sortie
des artistes. Tandis que les amoureux transis se
morfondaient, elles sortaient tranquillement par le
boulevard. La mère Henri, qui tenait un petit dé-
bit de yiiîs à l'angle des rue3 de la Tour et des
18 TARIS OUBLIÉ
Fossés- du-Temple, avait la clientèle artistique des
théâtres d'en face. On y rencontrait Lebel, Wil-
liams, Hache et beaucoup d'autres, devenus célè-
bres à différents titres, qui buvaient fraternellement
le demi-setier de l'amitié sur le modeste comptoir
d'étain; comme, le vin était servi dans des verres
bombés, les artistes criaient en entrant : Une
bombe! s. v. p.
Lebel, qu'on avait surnommé la Jmnbe-de-laine,
se distinguait dans la consommation des bombes;
il faisait assaut avec Hache ; ce dernier était mar-
chand au Temple. Dans les pièces patriotiques, le
soir, il remplissait au Cirque les rôles de tambour-
major. Son rêve était d'avoir un rôle. A force d'in-
trigues, d'obsessions, il obtint de dire un mot dans
une pièce de Laloue ; il devait dire h Najtoléon :
(( Quel échec, mon Empereur ! » La langue lui four-
cha, il avait oublié ! Alors, à tout hasard, il s'é-
cria : « Ah! quelle ^/rc/^t^.' mon Empereur. » L'ex-
pression est restée; et, dans le langage populaire,
lorsqu'on veut indiquer une grande pauvrelé, elle
est employée.
Place d'Angoulème, à la naissance de la rue des
Fossés-du-Temple, dans l'ancien hôtel du général
Saint-Hilaire, M°'' iMorin, vers 1825, fonda un res-
taurant qui portait pour enseigne : Au Capucin du
Marais. Il ne tarda pas à devenir célèbre, pas pour
sa cuisine, mais pour les fêtes qu'y donnait le
grand Chicard.
PARIS OUBLIÉ 19
Toutes les petites actrices des théâtres des bou-
levards, qui logeaient aux environs, en étaient les
danseuses assidues.
L'escalier, qui donnait accès aux salons du pre-
mier, était le plus spleiidide do Paris, dix soldats
pouvaient y monter de front sans se gêner ; au-
jourd'hui, cet hôtel sert de magasin à un marchand
de fer.
Théâtre-Historique
Les fondateurs de cette salle qui ne datait que
du mois de février 1847, furent MM. Ardoin,
Bourgoin, Hostein et Alexandre Dumas père. Tous
quatre formèrent une Société au capital de quinze
cent mille francs.
La salle fut construite en dix mois sur les plans
de l'architecte De Dreux.
La pièce d'ouverture fut la Reine Margot. On y
joua successivement les œuvres de Dumas; le Che-
valier de Maison-Rouge obtint un immense succès.
Tout Paris a connu un vieillard à longue barl)e
blanche qu'on rencontrait partout, toujours vôtu
d'une longue robe, la taille entourée d'une ceinture
de cachemire bleu et coiffé d'un bonnet d'astrakan.
On ignorait son nom; mais, en raison de son
costume, on l'appelait le Persan.
Mélomane enragé, il avait une stalle à l'année à
l'Opéra, aux Italiens et à l'Opéra-Comique, ce qui
20 PARIS OUBLIÉ
ne l'empêchait pas de fréquenter les autres théâtres.
Jamais lo Persan n'adressait la parole à qui que
ce fût. Quand il s'agissait de payer son abonne-
ment à rOpéra-Comique, il arrivait à l'ouverture
de la saison, el au contrôle déposait sur le laireau
un billet de 500 fr. Son abonnement expiré, le
contrôleur le prévenait; sans souffler mot, il se
rendait à sa stalle et, la première fois qu'il venait,
il donnait à nouveau 500 fr.
Ce Persan éniginalique donna lieu à une scène
des plus comiques.
Un soir de Carnaval , Alexandre Dumas avait
invité du monde à diner; ensuite, lui et ses amis
devaient aller finir la soirée au Théâtre-Historique.
Gavarni eut la singulière idée de s'habiller comme
le Persan; il s'était fait une tête, comme l'on dit,
admirablement grimé, il eût trompé les plus clair-
voyants. Comme le Persan, ne parlait jamais;
quand il avait un mot à dire au contrôleur du
théâtre, il le lui glissait dans l'oreille : l'illusion
était complète.
Gavarni était sur le devant de la loge. Mais voilà
(|ue quel(]ues minutes plus tard, le Persan entra
et se plaça à côté de lui. Vous croyez que ce fut
Gavarni le plus embarrassé? Erreur, ce fut l'autre.
Ils se saluèrent gravement; les spectateurs de la
galerie, du balcon, de l'orchestre, des loges les
regardaient absolument intrigués. — Ils sont donc
deux Persans? disait-on.
PAIUS OTBLIE
Les deux Persans s'examinaient comme les deux
ours du vaudeville de Scribe, chacun des deux
croyant avoir affaire au vrai. Ils ne l'étaient ni
l'un, ni l'autre, La même pensée bizarre était
venue à Gavarni et à un écrivain très gai alors,
aujourd'hui un grave académicien,
Entin, ils se reconnurent et éclatèrent de rire
tous les deux. Les loges firent comme eux et le
rire, gagnant de proche en proche, devint général
au point d'interrompre le spectacle.
Alors Alexandre Dumas, pour égayer encore la
situation, annonça qu'il avait invité le vrai Persan
et qu'il l'attendait.
Ce fut à qui des deux sosies courrait au plus
vite vers la porte.
Le Thédtre-Histonque succomba en 18ol, La
révolution de 18i8 avait tué l'entreprise.
Dans la salle de l'ancien Cirque, on avait installé
un théâtre lyrique populaire qui avait végété
pendant une année.
Scribe, qui s'intéressait à cette tentative, écrivit
au Prince-Président pour lui demander l'autorisa-
tion de transférer le Théâtre- Lyrique du Cirque au
Théàlre-Historique . Le Président de la République
fit appeler Scribe.
— Quel avenir, croyez-vous, lui dit-il, peut
avoir un Théâtre-Lyrique dans un quartier essen-
tiellement ouvrier?
— Un grand, selon moi, répondit Scribe, qui
22 TARIS OUBLIÉ
tenait à son idée. Cela moralisera le peuple, qui
abandonnera petit à petit les cafés-concerts, les
goguettes, et se familiarisera vite avec la musique
des maîtres.
— Je sais bien, ajouta le Président^ que le peuple
a rinstinct musical; il est possible que l'opéra-
comiquc réussisse en cet endroit, cependant j'en
doute.
— Et pourquoi? fit Scribe.
— Mon Dieu... parce que, parce que... si je
vendais des diamants comme Fontana, je n'irais
pas m'établir au milieu des marchands de ferrailles
(le la rue de Lappe !
L'autorisation sollicitée par Scribe fut néanmoins
accordée par le président et le Théâtre-Lyrique
ouvrit.
Sa grande époque fut la direction Carvalho.
On y entendit M'"" Marie Cabel et M. Meillet
dans le Bijou perdu.
M. Montjauze dans Jaguarita.
W"" Borghèse dans les Dragons de Villars.
W"' Ugalde dans Gil-Blas.
W"'' Miolan, Vandenheuvel-Duprez et Ugalde
dans les ISoces de Figaro.
M. Michot dans la Fée Carabosse.
M. Bataille dans V Enlèvement au sérail.
Et encore Marie Sass, Balanqué, Junca, Laurent
et tant d'autres devenus célèbres.
C'est au Lgrique que, pour la première fois, au
TA lîl s OUBLIÉ 23
bénéfice Je Nelly, on entendit chanter le trio de
Guillaume Tell en français par Tamberlick, Duprez
et Baroilhet.
Le Prince Président avait eu raison de douter
que le Théâtre-Lyrique pût réussir ; car, après
douze années d'elTorts, de luttes terribles, M. Car-
valho dut abandonner sa direction.
Mais cette tentative n'avait pas été vaine pour
l'art, car M. Carvalho initia presque deux généra-
tions à des beautés musicales que, sans lui, elles
n'auraient pas connues, en même temps qu'il
révéla des artistes qui ont fait et font encore la
gloire de l'école française.
Les Folies-Dramatiques
Ouvrirent le 22 janvier 1831, sous la direction
d'un homme de lettres nommé Léopold ; plus tard
la direction passa aux mains de M. Charles Mou-
riez, connu comme auteur dramatique sous le
pseudonyme de'Valory. Le papa Dorlange, comme
on l'appelait familièrement, était régisseur général.
Il garda ce poste vingt-cinq ans et ne consentit à
l'abandonner qu'à la condition qu'il resterait re^/^-
seur honoraire^ tout comme un notaire!
Le père Mouriez fit une grande fortune aux
Folies-Dramatiques ; il avait la science d'attirer le
public. La salle était malpropre, infecte, sans air,
mal éclairée, les banquettes usées jusqu'à la corde
l'A m s OUBLIE
étaient rembourrées avec des noyaux de pèches,
impossible de s'asseoir dans les stalles; ajoutez à
cela des décors sales, déchirés; les acteurs habilles
avec une parcimonie qui surpassait celle de Billion,
de légendaire mémoire, mais la foule venait.
La raison était que ses pièces amusantes, pour
la plupart, avaient pour interprètes des artistes tels
que Christian, Levavasseur, Calvin, M'"'* Julia
Baron, et Adèle qui rivalisait avec Alphonsine.
Quand le père Mouriez avait un insuccès, cela
lui arrivait parfois, il tenait bon et jouait quand
même la pièce cbutéc. Plus obstiné que le public,
il savait bien que ce dernier avait l'habitude de son
théâtre et qu'il viendrait quand même.
Ce curieux et unique directeur n'a pas heureu-
sement fait école ; il est vrai qu'il trouva moyen
de s'enrichir quand d'autres, comme Hostein et
Marc Fournier, se ruinèrent pour avoir dirigé diffé-
remment.
Le Cirque (Théâtre-Impérial)
Le Cirque fut ouvert le_2 mars 1827, sous la
direction des frères Franconi.
Ces habiles écuyers étaient originaires de Lyon.
On lit dans le Moniteur du 14 avril 1791 : « M. Fran-
coni, citoyen de Lyon, est arrivé avec ses enfants,
ses élèves et trente chevaux. Il commencera ses
exercices aujourd'hui, 14 de ce mois, à dix heures,
PARIS OUBLIÉ 2o
dans l'amphithéâtre de M. Astley, rue du Fau-
boiirg'-du-Temple. »
Astley avait, dès 1780, établi au n° 24, rue du
Faubourg-du-Temple, un manège. En 1794, Fran-
coni père succéda à Astley et transféra son spec-
tacle, en 1802, dans le jardin de Tancicn couvent
des Capucines; mais en 1809, il dut revenir au
Faubourg.
Dans la nuit du 15 ciu 16 mars 1826 un incendie
détruisit le Cirque-Ohjmpique et ruina les frères
Franconi. Chose curieuse, on jouait : Y Incendie de
Salins. C'est alors, qu'à force d'instances, ils ob-
tinrent le privilège de faire construire le Cirque du
boulevard du Temple.
Le Cirque avait la spécialité des pièces mili-
taires. Toute la période Napoléonienne y passa :
Bonaparte à Toulon, Y Histoire d'un Drapeau, etc.
Une pièce qui eut un immense succès : Les Co-
saques, dut sa vogue à Alexandre, qui jouait le
rôle du conscrit Panel, et Paulin Ménier celui du
sergent Durivau. On ne reverra de longtemps sur
la. scène deux types militaires aussi réussis.
Dans le milieu de la pièce, Artus chantait une
chanson dont le refrain était :
Quand l'étrauger ose envahir la France,
Il faut danser à la voix du canon.
La salle entière accompagnait l'artiste ; je ne me
rappelle pas avoir jamais vu pareil enthousiasme,
2G FA UIS OUBLIÉ
quand dans le lointain^ on apercevait flotter le
drapeau tricolore , l'enthousiasme devenait du
délire.
Qu'est devenue cette littérature?
Billion était directeur du Cirque] c'était un di-
recteur unique en son genre, avare à rendre des
points à Harpagon, et illettré comme deux igno-
rantins.
Un soir, il reçut la visite du père Mouriez, son
émule en avarice ; tous deux se mirent à causer
dans le Cabinet directorial, éclairés par une simple
bougie ; tout à coup Billion souffla la lumière.
— Que faites-vous donc ? dit le père Mouriez.
— Yous le voyez, dit Billion, j'ai éteint la
bougie, nous pouvons bien causer sans voir clair.
Après une demi-beure de conversation, Billion
ralluma la bougie pour reconduire son visiteur ; il
aperçut le père Mouriez qui se disposait à remettre
son pantalon. Billion, stupéfait, lui demanda pour-
quoi il l'avait ôté.
— Nous pouvions bien causer sans lumière, dit
le père Mouriez, je pouvais bien causer sans pan
talon ; vous économisez la bougie, moi j'économise
mon fond de pantalon !
A avare, avare et demi.
Billion ne comprenait pas la particule ; cela le
cboquait d'entendre toujours dire M. de Cbilly
par ci, M. DEChilly par là. Rencontrant Frédérick-
Lemaître arrêté devant les affiches de V Ambigu^
PARIS OUBLIt:
sur lesquelles le nom de M, de Chilly s'étalait en
grosses lettres, il lui demanda : Pourquoi donc
dit-on M. DE Chilly?
— Frederick, avec un geste inimitable, lui ré-
pondit : On dit bien de la M... !
Le rêve de Billion était de se retirer à la cam-
pagne et à\yo\Y cham])ignon sur rue !
En fait de barbarisme, en voici quelques-uns
qui lui étaient familiers : — Comment la belle
Cléopâtre a-t-elle pu s'empoisonner avec un as de
pique? — J'ai reçu en cadeau un baril de vin de
Latrine à Christi !
Un inconnu lui lisait un drame dans lequel il y
avait une histoire d'amoureux ; il arriva à la fin de
l'acte qui se terminait par cette phrase : — Ludo-
vico se glissa jusqu'à elle en tapinois. Billion se
leva d'un bond et congédia l'auteur en lui di-
sant : Jamais je ne mettrai de tapis 7unr dans ma
pièce !
Etant un jour chez Billion, en attendant la venue
du fameux directeur, je m'amusai à reg-arder les
images enluminées, les peintures aux mètres et
les statues en plâtre des mouleurs de larueBasfroi
qui ornaient les murs du cabinet ; Billion entra, il
était furieux : — Comprenez-vous, me dit-il, que
mes vauriens de figurants vont boire chez le mar-
chand de vins à côté, sans retirer les bottes que je
leur fournis pour figurer ; ([uelques-uns même vont
se promener en ville avec ; ils vont être bien atlra-
28 TA ni s OUBLIÉ
pés, je viens de faire enlever toutes les semelles ! !
Laferrière, amateur éclairé, fréquentait la salle
Drouot, les jours de vente des grandes galeries ; il
finit par persuader Billion qu'un richissime direc-
teur comme lui devait avoir des tableaux de maîtres
dans son cabinet et qu'ildevaitreléguer au grenier
ces affreuses images d'Epinal qui l'ornaient.
Billion se fit bien tirer l'oreille, mais sa vanité
l'emporta sur son avarice ; il chargea Laferrière
de lui acheter des tableaux. Après bien des re-
cherches, il fit l'acquisition d'une toile splendide,
du Dominiquin ; il la fit transporter avec des soins
infinis dans le cabinet de Billion, et alla aussitôt
lui faire visite, heureusement, car, en arrivant,
quelle ne fut pas sa stupéfaction, son indignation,
en entendant Billion donner l'ordre à un domes-
tique de rogner un coin de la toile, pour qu'on
puisse la caser dans l'angle du cabinet,
— Couper ce chef-d'œuvre, s'écria l'artiste, les
cheveux hérissés de stupeur, y pensez-vous, mon
cher?
— Il est trop grand, je ne peux pas faire dé-
molir le mur.
— Mais, c'est du vandalisme.
— Non, il est signé du Dominiquin.
— Vous ne me comprenez pas, ce serait un
crime de toucher à ce chef-d'œuvre.
— Bah ! une figure de plus ou de moins !.,.
I.aferrière eut toutes les peines du monde à dé-
PARIS OUBLI i': 29
tourner Jîrllion de son barbare projet. Il est donc
bien vrai que les artistes ont leurs douleurs pos-
thumes !
Michel Anézo avait écrit un drame : La Tour
<r Auvergne ; il le porta à Billion.
— Qu'est-ce que c'est q'ça? lui dit l'illustre di-
recteur.
— C'est une pièce militaire, répondit l'auteur,
— Vous vous f...ichez de moi, dit Billion, je
connais mieux Lrt Tour cl Auvergne que vous; cha-
que fois que j'ai besoin d'une grue, c'est là que je
vais la chercher!
Billion confondait le théâtre de la Tour-d'Au-
vergne avec le premier grenadier de France !
Une autre fois Anézo vint lire à Billion une pièce
en vers en trois actes, intitulée : les Chansons de
Nadaud; le régisseur dit au directeur :
— Ces messieurs vont lire leur pièce, il faudrait
des verres et de l'eau sucrée !
— Des verres, de l'eau sucrée, dit Billion; jamais
pour une pièce en trois actes !
Au second acte, la mise en scène exigeait un
lustre avec des bougies allumées. Anézo lut la
scène; tout h coup Billion l'arrêta :
— Coupez-moi ça, dit-il, c'est trop long, ça brû-
lerait trop de bougies!
La Gaîté
C'est Nicolet, le grand Nicolet, célèbre dans les
2.
30 l'A m s OUBLIÉ
foires do Saint-Germain et Saint -Laurent, qui
fonda en 17S9 le théâtre de la Gaîté.
Son répertoire n'était composé que de pièces
grivoises; aussi eut-il dès les débuts un grand
succès à la Cour et par la ville ; on ne jurait que
par Nicolet.
La Galté avait son Molière : c'était un acteur
nommé Taconnet ; il était inimitable dans les rôles
d'ivrogne et de savetier. Il était, disait Préville, si
complaisamment comique, qu'il eût été déplacé
dans les cordonniers ! Quand il voulait exprimer
le suprême degré de son mépris pour quelqu'un, il
disait :
— Jeté méprise comme un verre d'eau.
L'Opéra, qui voyait d'un œil jaloux la faveur
dont jouissait JNicolet et sa rapide fortune, lui fît
interdire la parole, c'est-à-dire qu'il dut abandon-
ner les pièces dialoguées pour en revenir à la pan-
tomime et aux danses de corde.
Cette interdiction dura depuis 1769 jusqu'en
1772, date à laquelle la troupe de Nicolet fut ap-
pelée à donner quelques représentations devant la
Cour, réunie au château de Choisy.
W^ Dubarry fut si charmée de ce spectacle
qu'elle fit donner à Nicolet le titre de Théâtre des
Grands-Danseurs du Roi.
Nicolet fut le premier directeur qui, en 1777,
donna une représentation au bénéfice des malheu-
reux incendiés de la foire Saint-Laurent.
PARIS OUBLIÉ 31
Le Théâtre des Grands-Danseurs du Roi ])v\i^ en
1792, le nom de Théâtre de la Gaîté.
En 1795, ce nom fut changé en celui de Théâtre
d'Emulation.
En 1798, la veuve de Nicolet lui rendit son nom
de Théâtre de la Gaîté.
La féerie du Pied-de-Moutoîi, première pièce de
ce genre, y fut représentée en 1806, on peut dire
que tout Paris vint la voir.
En 1808, Bourguignon fit construire une nou-
velle salle sur l'emplacement do l'ancienne; le 21
février 1835, elle fut entièrement brûlée; neuf mois
plus tard elle était reconstruite.
La Gaité alternait les féeries avec les sombres
mélodrames, Bouchardy et Dennery étaient ses
fournisseurs attitrés; le Sojineur de Saint-Paul,
les Orphelins du Pont Notre-Dame , la Berline de
l' E?nigré ohlinreni des succès de larmes. Il fallait
voir les mouchoirs fonctionner lorsque le traître
assassinait la jeune première, ou enlevait les en-
fants ; les habitués mêmes s'y laissaient prendre :
— Oh ! la canaille, criait une voix du paradis,
sauve-toi, la petite !
Il arrivait certain soir que la foule attendait le
traître à la sortie des artistes pour lui faire un
mauvais parti.
Chilly jouait le rôle de _^diiiàau.s le Juif Er-
ra)iÇirV Ambigu. ; après la représentation, plus de
deux cents spectateurs l'attendirent et faillirent
32 PAIilS OUBLIÉ
récharpcr: il fallut rinterventioii des municipaux
de service pour l'arracher de leurs mains. Chill\'
racontait cet épisode ave'c orgueil ; il avait raison,
car aucun acteur ne l'égala dans ce rôle écrasant.
Un soir, dans je ne sais plus au juste quelle
pièce, dans la Pondre de PerHmpinpin,^(i crois, au
troisième acte, un officier des gardes annonça aux
seigneurs assemblés : — Messieurs! le roi: tout aus-
^itôt. un gamin du parterre cria : — Je le marque I
Hilarité générale, qui d'ailleurs ne troubla en rien
les acteurs, car ils étaient habitués à ce genre d in-
terruptions , heureux quand elles n'étaient pas
grossières.
La grosse Clarisse Miroy jouait certaine reine de
féerie, son énorme poitrine faisait craquer son cor-
set, et ses seins retombaient en cascade au dehors,
chaque fois qu'elle faisait un mouvement.
Un enthousiaste de Clarisse disait à Mélingue :
— tjuelie riche nature, impossible de voir rien de
plus beau. — Vous avez raison, dit l'artiste, je ne
me rappelle pas avoir rien vu de pareil depuis
ma nourrice.
A un moment donné. Clarisse était eu tète à tète
avec le jeune premier, qui lui jurait de l'aimer
éternellement ; à l'arrivée de son mari, retour d'une
campagne guerrière, elle devait s'évanouir et son
amant devait l'emporter dans une pièce voisine ;
le roi arriva, elle s'évanouit et glissa de son fau-
teuil sur la sc'ue: le jeune premier, mince comme
l'A RIS OU 13 LU': 33
un roseau, essaya de la soulever, mais malgré des
efforts surhumains, il ne pouvait y parvenir; les
spectateurs riaient à se tordre ; un voyou lui cria :
— Va chercher une voiture à brasi un autre : —
Fais-en deux; vovaiîes!.,. Le roi, qui regardait cette
scène, ne savait quelle contenance tenir; pour sau-
ver la situation, il eut une inspiration : — Coupe-
la en morceaux! dit-il au jeune premier. Un
tonnerre d'applaudissements éclata, et la pièce
continua sans encoml)re.
C'est peut-être ce soir-là (|ne Billoir puisa l'idée
de découper la Le-Manaidi.
En voilà un que le théâtre n'a pas moralisé !
Les avant-scènes du rez-de-chaussée du théâtre
de la Gaité étaient certainement les plus sombres
de tous les théâtres de Paris; il arriva dans l'une
d'elles, un certain soir, une aventure qui défraya
pendant longtemps toutes les conversations des
salons du high-life.
M. de X... ne savait pas résister aux charmes
d'une femme, pourvu que ce ne fût pas la sienne; il
s'était fait dans le demi-monde la réputation d'un
tr.'s bon garçon, et il vivait largement de cette ré-
putation et sur son capital ; dans son ménage, l'in-
lidélité était à l'ordre du jour et di' la luiit.
M"" de X... trouvait chez les honnnes des qua-
lités remarquables que son mari lui dissimulait
avec un soin pieux: à supposer qu'il les eût, elle
réussissait à faire des infidélités de M. deX...un
34 l'ARI s OUBLIÉ
manteau pour les siennes, et, dans les heures
d'épanchements intimes, elle chargeait son époux
de toutes les iniquités du ménage. Heureusement
qu'il avait bon dos.
Un jour, vers deux heures, M. de X... sortit avec
le calme que donnent une âme pure et un bon dé-
jeuner, et alla, par habitude, fumer son cigare,
chez M"*" A..., une ingénue, qui ne l'était que les
soirs où elle jouait au théâtre de lu Porte-Saint-
Martin .
M"'" A... habitait, rue de Douai, un entresol,
que plusieurs ruines avaient meublé ; il était d'un
mauvais goût qui plaisait, comme une juste ven-
geance; elle reçut M. de X... du fond d'un excel-
lent divan, où elle se reposait d'un maquillage
consciencieux.
— As-tu la loge pour ce soir? lui demanda-t-elle
au bout de quelques minutes consacrées à des can-
cans ineptes.
—-Oui, dit M. de X....
Il chercha dans sa poche et ne la trouva pas.
— Oh! ça ne fait rien du tout, dit-il, c'est le
n° 5, avant-scène, du rez-de-chaussée.
— En es-tu sur ?
— Oui, absolument.
— En ce cas, je ferai dire à Paul, si tu veux, de
venir avec Nini.
— C'est parfait.
Tout était convenu, M. de X... demanda à
l'AlilS OLBIIK 3o
M"' A... où il lui plairait de dîner; la pria de fixer
l'heure, puis il alla se promener au bois.
A dix heures du soir, M. de X..., qui avait glo-
rieusement dîné, arriva à la Gaîté, ayant à son
bras M""^ A..., les yeux pleins de celte ? ^ntimen-
tale langueur que distille un bordeaux grand cru,
ils demandèrent l'avant-scène n" o; l'ouvreuse,
après un moment d'hésitation, répondit : il y a
deux personnes déjà !
— C'est Paul, dit M. deX...
L'ouvreuse ouvrit la porte de la loge qui était
plongée dans une obscurité profonde ; les deux
stores étaient levés si haut qu'ils pouvaient monter,
et deux personnes, les mains dans les mains, un
homme et une femme, naturellement, absorbés
par la pièce, n'avaient même pas entendu ouvrir
la porte de la loge.
M. de X... s'effaça pour laisser passer M"" A...^
qui entra, s'approcha de la femme et lui mit la main
sur l'épaule.
— Bonjour, Nini ; y a-t-il longtemps que tu es là?
Cependant, M. de X. . criait à l'oreille du jeune
homme : Bonsoir, mauvais sujet ! Les deux amou-
reux se retournèrent. Tableau !
La jeune femme poussa un cri et chercha de
toutes ses forces à s'évanouir ; M. de X... resta la
bouche béante ; le petit jeune homme, pâle comme
la mort, regardait la porte de la loge.
C'était M'"" de X..., à qui un domestique avait
36 TAUIS OUL'LIÉ
apporté le coupon de la loge trouvé par terre dans
la salle à manger.
Elle avait cru à une galanterie de son mari et
avait immédiatement fait prévenir un jeune vi-
comte de ses amis qu'elle irait le prendre au club à
huit heures.
Grâce au vin qu'il avait bu, M. de X .. s'en tira
à merveille ; il reprit son sang-froid, s'inclina de-
vant sa femme et lui dit : — Pardon, madame, je
me trompe, ou plutôt on m'a trompé !
Et il sortit lier comme Ménélas.
Les Funanûbules
A partir de 1830, tout comme les Délassemods-
Comiqiies, jouèrent de petits vaudevilles et des
pantomimes arlequinades.
Debureau fit la fortune de ce théâtre ; il n'est pas
un Parisien qui ne se rappelle le célèbre mime.
Debureau fut le plus admirable polyglotte qu'on
put imaginer, car il savait faire comprendre ses
moindres pensées dans toutes les langues ; son man-
que d'organe le servit merveilleusement, car ce n'est
qu'après d'inutiles eflorts pour jouer la comédie
qu'il songea à tenter la pantomime. La nature fait
bien ce qu'elle fait : c'est surtout la mimique qui
était remarqualjle chez Debureau ; sa physionomie
était peu expressive , tout le contraire de Paul
Le grand.
l' A R [ s 0 U B L I É 37
Kalpestri, qui était la doublure de Debureau et
qui lui succéda, eut peu dé succès.
C'est que la pantomime était en décadence ; le
public commençait à délaisser Arlequin et Colom-
bine pour les cafés-concerts ; Gavroche ne riait
plus quand Pierrot rossait Cassandre.
La Revue avait envahi la place, les maillots roses
convenaient mieux aux spectateurs.
Les /'«;^w?^/;^</e5 avaient un public spécial, le bon
marché des places attirait les apprentis des fau-
bourgs du Temple et Saint-Antoine, qui économi-
saient sur la nourriture de la journée pour s'ollrir
un parterre ou une galerie ; la noce était complète,
quand ils pouvaient se régaler d'un chausson aux
pommes arrosé d'un verre de coco.
Un soir, on jouait Les Amours de Pierrot : à la
première galerie se trouvaient un brave paysan et
safemme, tous deux se regardaient avec ellarement.
— Comprends-tu, disait l'homme? — Non, répon-
dait la femme. Tous deux s'impatientaient visible-
ment. A la fin, la femme, n'y tenant plus, se leva, et,
«'adressant à Pierrot, elle dit; — Mon bon monsieur,
vous ne pourriez pas parler plus haut, mon homme
est un peu sourd ! Aussitôt une avalanche de tro-
gnons de pommes tomba sur le malheureux couple,
qui dut s'enfuir en toute liàle.
On n'était pas gêné aux Fiuiambules ; les specta-
teurs, en fait d'étiquettes, ne connaissaient guère
que celles qui parent les bouteilles des distilla-
3
38 TARIS OUBLIÉ
teurs ; ils causaient volontiers avec les acteurs,,
sans façon, à la bonne franquette ; les entr'actes
étaient égayés par des chants qui ne rappelaient
pas précisément le Zfl'c, de Lamartine, ouïes Orien-
tales, de Victor Hugo ; je me souviens d'une chan-
son qui fit fureur en son temps ; elle avait un
nombre de couplets interminable; je choisis le plus
propre :
Souviens-toi de la Doclie,
D'elle et de ses appas ;
Si son cœur est de roche
Ses tétons n'en sont pas.
Pauvre oiseau, tu te glisses
En son lit parfumé ;
Tu .... goûtes avec délices,
Et tu eu sors .... plume.
Et tous les spectateurs reprenaient en chœur : « Et
tu en sors .... plumé. »
En 1848, ïimothée Trimm avait collaboré à une
Revue dans laquelle les républicains étaient mal-
menés d'une jolie façon. Un tableau, qui rG])ré-
sentaitlas Femmes Saucialistes, donnait lieu chaque
soir à des scènes tumultueuses.
Un soir, Timothée avait eu la malencontreuse
idée d'assister à la représentation; le tapage avait
été plus violent que de coutume. 11 avait été
reconnu ; ses amis l'exhortaient à ne pas sortir,
pour éviter les gourdins des frères et amis qui ne
manqueraient pas de l'attendre dans la rue. On
avait vu d'ailleurs devant la porte une bande de
montagnards qui se promettaient de l'assommer.
TARI ri OUBLIÉ 39
Le directeur insista pour qu'il couchât au théâtre,
tous le suppliaient de se faire au moins accompa-
gner. Il ne voulut rien entendre; mais à ])eine
eut-il mis le pied dehors, qu'il commença à s'en
repentir. La troupe aux gourdins, ornée de barbes
farouches, était là, en effet; et, sur un signe de
celui qui paraissait en être le chef, elle se mit à le
suivre silencieusement.
Néanmoins il se dirigea vers les boulevards pour
gagner la rue Godot-de-Mauroi, où il demeurait.
La troupe emboîtait le pas derrière lui, tournant à
droite quand il tournait à droite, à gauche dès
qu'il allait à gauche. — U y a trop de monde pour
qu'ils osent commencer, pensait Timothée; mais
au premier endroit désert, gare à moi ! Ils arrivè-
rent place de la Madeleine, il était une heure et
demie du matin; elle ressemblait à un désert.
— Nous y voilà, pensa-t-il. — Effectivement, la
troupe se rapprochait. Il croyait déjà sentir la
pluie de bâtons sur ses épaules; mais il réfléchit
qu'on aurait tout le temps de le massacrer sur
cette place. Cette réflexion désagréable lui donna
des ailes. Il se mit tout à coup à bondir, la troupe
bondit derrière lui ; il courait, volait, la troupe en
faisait autant; elle était sur ses talons, acharnée à
sa proie.
La terreur doublait ses forces ; mais c'était une
chasse ardente et furieuse : il était traqué comme
par des limiers.
40 PARIS OUBLIÉ
Enfin, il aperçut sa porte. Il se précipita, frappa
un coup de marteau retentissant; le concierge
ouvrit. — Sauvé. — La bande s'arrêta à distance ;
mais le chef, ruisselant de sueur, s'en détacha, et
arrêtant la porte avec son pied au moment où elle
allait se refermer :
— • Monsieur Lespès, dit-il, auriez-vous, avant
de rentrer, l'obligeance de nous signer un petit
certificat?
— Quel certificat !
— Comme quoi nous avons bien rempli la mis-
sion que nous a confiée le citoyen Gaussidière.
— Gaussidière !
— Oui, monsieur Lespès, il a ri comme un bossu
à votre pièce, et sachant qu'il y avait des féroces
qui parlaient de vous apprendre à coups do bâton
le respect de la République, il nous a commandé
de vous escorter, afin qu'il ne vous arrivât pas de
mal. Voilà pourquoi nous vous avons suivis avec
nos gourdins, prêts à faire un mauvais parti à celui
qui vous aurait touché seulement un cheveu. Mais
c'est égal, vous pouvez vous vanter de nous avoir
diablement fait courir.
Théâtre des Délassements-Comiques.
Beauvisage, un saltimbanque qui desservait la
foire Saint-Laurent, comme Gochery ou Beckcr de
nos jours à la foire aux Pains d'Epices, obtint, en
1768, l'aulorisation d'ouvrir une salle de spectacle
TARIS OUBLIÉ 41
qui prit le nom de Théâtre des Associes. La parade
se faisait à la porte pour amasser la foule.
L'arlequin Salle remplaça Beauvisage et chan-
gea le nom de la salle : Théâtre patriotique du sieur
Salle fut la nouvelle dénomination.
Prévôt, comédien de province, succéda, en 1795,
à Salle. La salle s'appela : Théâtre sans pré-tenlion;
il fut fermé en 1807 et remplacé par le Café d'A-
pollon.
M™'' Saqui, la célèbre danseuse de corde, obtint
la réouverture du théâtre en ISl.j; elle engagea
une troupe d'acrobates et de mimes; cela dura jus-
qu'en 1830. A cette époque, les exercices de voltiges
furent remplacés par des vaudevilles et des drames.
En 1841, la salle fut démolie ; quelques mois plus
tard elle était reconstruite et inaugurée sous ce
titre : Théâtre des Délasse?nents-Co7niques.
Pendant la révolution de 1793, la bande de
voyous sans-culottes qui fréquentait assidûment
le théâtre de la Gr//^e l'ayant trouvé clos un soir,
alla s'installer en masse au Théâtre sans prétention.
On donnait Cinna.
Ces messieurs, croyant qu'on critiquait leurs
chefs ou leurs complices, dans chaque rôle de con-
juré, se mirent à crier : A bas l'auteur ! ... A bas ! . . .
A la guillotine!...
Au fort du tumulte, un acteur s'avança, salua et
fit mine de parler.
On se tut.
42 PARIS OUBLIÉ
— Citoyens, dit-îl, Fauteur n'est point coupable;
c'est un nommé Corneille, mort il y a cent ans.
— Eh bien, crièrent les drôles, s'il est mort,
* nous n'avons que f de ses pièces.
— Pourquoi ne pas nous donner Charles IX, de-
manda un citoyen en bonnet rouge; l'auLeur se
porte bien, lui, parlez-moi de ça.
Aussitôt toute la bande de demander à grands
cris Charles IX.
— Mais, citoyens, nous ne savons pas la pièce.
-- Eh bien! lisez-la.
La pièce fut lue et les acteurs couverts d'applau-
dissements.
De 1841 jusqu'à sa démolition, une infini^té.de
directeurs tentèrent la fortune aux Détassements-
Comiqaes; le plus marquant de tous fut Sari, l'i-
nénarrable Sari, le fondateur des Folies-Bergère.
Sari fut sans cesse aux prises avec les plus
cruelles difficultés; il manquait toujours d'argent.
Alors qu'il était plus gêné que de coutume, un
ami lui trouva un bailleur de fonds qui consen-
tait à mettre une somme assez ronde dans son
théâtre.
Sari habitait l'été l'île d'Amour, en pleine Marne.
L'ami lit part à Sari de sa précieuse découverte,
il insista pour qu'on lui amenât l'oiseau rare passer
le dimanche suivant à l'ile.
Ce bailleur, ancien notaire de province, était un
homme chauve, d'aspect vénérable, à la cravate
PARIS OUBLIÉ 43
blanche, aux lunettes d'or; le type du parfait bour-
geois.
On arriva dans l'île; l'ami, contrarié de ne pas
avoir vu le maître du logis venir à leur rencontre,
demanda à un jardinier où il se trouvait :
— Là-bas, derrière la charmille, dit le jardinier ;
monsieur compte son linge.
— Diable! M. Sari est un homme d'ordre...,
murmura l'ancien notaire avec satisfaction.
L'ami et lui avancèrent, et ils tombèrent sur
Sari, vêtu d'un bonnet de coton et d'un caleçon de
bain, et entouré d'un essaim de belles filles aussi
peu vêtues que lui, achevant assis sur l'herbe, au
bord de l'eau, un déjeuner plantureux sous les lilas
en fleurs.
C'est ce que son jardinier traduisait par ces
mots : Monsieur compte son linge.
L'ami devint rouge, le bailleur cramoisi; notez
que ce dernier était en habit noir et qu'il avait des
gants.
Il fut invité à s'asseoir; tout naturellement il
n'y avait pas de chaises.
— Cherche pas mon loulou, dit Suzanne, as-
sieds-toi sur mes genoux; t'auras pas tous les jours
un fauteuil aussi rembourré.
Le notaire court encore.
MM. Ernest Blum et Alexandre Flan étaient les
fournisseurs attitrés des Délas Corn...; ils y firent
jouer, avec un grand succès, les Photographies
Ai TARIS OUBLIÉ
comiques, A vos souhaits, le Voyage en zigzag,
Paris- Journal, etc., etc. C'est dans le Voyage en
zigzag que débuta comme danseuse Eugénie Co-
lomb at.
Alpbonsine, du L«s:;«?7^ passa Siux Délassements-
Comiques. C'est de cette époque que datent ses
succès; elle fut promptement remarquée et créa le
genre qui porte son nom.
Alpbonsine était une véritable artiste endiablée,
qui jouait avec une verve sans égale; beaucoup,
depuis, tentèrent de l'imiter, mais aucune ne
réussit.
Un peu plus tard, Mélanie eut une grande vogue,
mais ce n'était pas à son talent qu'elle la dut,
c'était à sa plastique : boulotte, faite au tour, de
beaux yeux, d'admirables cheveux. Toujours
court-vètue, elle était sans rivale pour, en s'as-
seyant, relever ses jupes et faire voir aux habitués
de l'orchestre une paire de jambes et un peu plus,
que d'aucuns devaient souvent revoir dans leurs
rêves,
Plus d'une fois, Gavroche, du paradis, lançait
une exclamation du genre de celle-ci : La toile,
ou je m'en vas! ou bien encore : Plus haut! plus
haut !
Alors Mélanie souriait et abaissait chastement
ses jupes en baissant les yeux. Je crois, Dieu me
pardonne, qu'elle arrivait à rougir; alors c'étaient
des applaudissements et des trépignements à n'en
TARIS OUBLIE
plus finir. On l'avait surnommée Mélanie Montre-
Tout!
Il fallait peu de chose, à cette époque, pour
prendre son public.
Gabriellc Moisset débuta aux Dckn^sements-
Comiques sous le nom de Gabrielle Méry. Rien
alors ne faisait pressentir qu'un jour elle aurait du
succès à rOpéra-Comique pour... ses diamants. Il
est vrai qu'alors elle était si jeune !
La grande illustration des Délassements-Comiques
fut Rigolboche.
Cette célèbre chahuteuse dansait à Bullier : les
étudiants la connaissaient sous le nom de Marque-
rite la Huguenote.
Ce nom lui venait de ce qu'elle protestait sans
cesse quand le municipal la rappelait à l'ordre ou
plutôt à la décence.
Marguerite pressentait notre époque de natura-
lisme lorsqu'elle répondait au représentant de
l'autorité : «Tu t'en ferais crever, ma petite vieille,
que je ne lève pas la jambe ; ça m'est recommandé
par mon médecin. »
Ce fut le critique Fiorentino qui lança Margue-
rite. Elle débuta aux Délassements -Comiques en
1860, sous le nom de Rigolboche. Bientôt elle fui
baptisée par les habitués du paradis, Rigolbam-
hoche; les intimes la nommaient Ro-boche.
Ses débuts furent une solennité, le « Tout-
Paris » était là au grand complet; jeunes boudinés
;5.
i6 TARIS OUBLIÉ
et vieux crevés avaient envahi rorchestrc; les
moins favorisés étaient dans les loges. Dame, de
l'orchestre on voyait mieux !
RigolbocJie était une Aspasie de cinquantième
ordre, laide comme le péché mortel, sans grâce,
sans esprit, puisant ses inspirations fantaisistes
dans l'absinthe ; tout son talent consistait à lever
la jambe et à chahuter. Ce n'était pas du nouveau;
dans le plus ignoble des bals de barrière, on pou-
vait en voir autant pour deux sous.
Pendant une année, Bo-boche, pour les dames,
eut un succès fou ; elle publia ses Mémoires, fabri-
qués par un homme de lettres aujourd'hui cheva-
lier de la Légion d'honneur, et rédacteur, depuis
quinze ans, d'un journal radical.
Rigolhoche, tant l'imbécillité de certaines g'ens
est grande, était assaillie de déclarations; plusieurs
fils de famille faillirent se brûler la cervelle pour
elle, plusieurs parlaient de l'épouser, pas à la fois,
ce qui ne l'aurait pas effrayée, mais sérieusement,
devant le maire.
Je vois d'ici Rigolboche en toilette de mariée, la
Heur d'oranger au côté, pinçant un cavalier seul
en allant à l'église !
Son rêve, une fois sa fortune faite, était d'épouser
un commandant retraité, officier de laLégion d'hon-
neur, et de devenir damede charité, tout comme la
Capitaine de recrutement, de joyeuse mémoire.
Ce rêve s'est-il réalisé?
PARIS OUBLIÉ 47
Les Délassements- Comiques, une fois démolis,
furent transportés au boulevard Voltaire, au coin
de la rue d'Angoulème. Pendant la Commune,
Raoul Rigault, le farouche procureur, y siégeait
chaque soir et était devenu amoureux, qui le
croirait? d'une jeune actrice nommée Marie Dupin.
Cela ne sauva pas les Délassements, qui furent
incendiés les derniers jours de mai!
Les Variétés-Amusantes
En 1779, à l'angle de la rue de Bondy et du bou-
levard du Temple, il existait un théâtre qui portait
le nom de Variétés-Amusantes. Le privilège en
avait été accordé à un acteur nommé Lécluze.
Il voulait faire revivre dans sa salle le genre
populaire et les scènes de Vadé. Il excellait dans
le rôle des poissardes.
Lécluze était protégé par le lieutenant de police
Lenoir ; grâce à lui, les Varié tés- Amusantes devin-
rent promptement le théâtre à la mode.
En 1788, sur remplacement qu'occupe aujour-
d'hui la Comédie française, il existait une mé-
chante baraque en planches de bateau, et, à cause
(le cela, nommée vulgairement les Variétés de Bois.
Ce titre-là^ pourtant, ne figurait pas sur le frontis-
pice ; on y lisait : Théâtre des Variétés^ Amusantes.
Dulaure, le moins exact des historiens de Paris,
dit que Lécluze (juitta le boulevard du Temple en
48 PARIS OUBLIÉ
1786 pour s'établir au Palais-Royal, parce que le
spectacle des Variétés prétendait à la dignité de
second théâtre français. Il est bien extraordinaire
que les acteurs des Variétés- Aînsuantes aient pré-
féré une baraque en planches à la jolie salle du
boulevard du Temple, dans laquelle ils pouvaient
facilement altondre la construction du Théâtre-
Français, tel qu'il est aujourd'hui, construction
qui fut terminée en 1790, et qu'ils occupèrent
jusqu'en 1792.
Quoi qu'il en soit, les Variétés- Amusantes retrou-
vèrent au Palais-Royal leurs succès du boulevard
du Temple. Vadé et le genre poissard avaient fait
place à de fort jolies pièces, parmi lesquelles : La
Nuit aux Aventures ^ Ricco , Guerre ouverte et
Jérôme Pointu.
A propos de cette dernière pièce, Dulaure dit
que Yolange brillait dans le rôle des Jeannot et des
Pointus, il prend pour des rôles le titre d'une pièce.
Picard, comme Molière, était en même temps
auteur, acteur et directeur.
Au premier rang se trouvait l'acteur Rordier,
qui jouait dans la perfection les rôles de Jocrisses,
mais surtout les Arlequins. De toutes les pièces
dont il fit le succès, aucune n'eut autant de succès
i\\\ Arleqiiin, Empereur dans la Lune.
Dans l'une des scènes du dernier acte, où Arle-
quin, dépouillé de sa grandeur^ d'Empereur, est
mis, pour je ne sais plus quel méfait, entre le§
PAUl s OUBLIÉ 49
mains de la justice lunaire, le pauvre Bergamas-
que, représenté par Bordier, s'écriait tristement :
— Vous verrez que pour arranger tout cela, je
finirai, moi, par être pendu !
Bordier prononçait ces paroles avec un ton de
désespoir si comique, que tous les spectateurs
riaient aux éclats; il ne se doutait guère, ni les
spectateurs non plus, que celte funeste prophétie,
lazzi d'Arlequin, ne tarderait pas à se transformer
pour lui en une affreuse réalité.
Il fut pendu à Rouen, en face de la rue Grand-
Pont, dans les derniers jours de 1789,
Le Petit Lazzarî
De 1789 à 1792, ce théâtre fut dirigé par un
Italien appelé Lazzari, qui y mimait le rôle d'Ar-
lequin avec un grand talent; il prit alors le nom
de l'acteur aimé.
En 1798,1a salle fut incendiée et le pauvre Arle-
quin ruiné se tua de désespoir.
Vers 1815,1e Petit Lazzari élait un théâtre de
Marionnettes,
En 1830, il devint un vrai théâtre avec de vrais
acteurs.
Mais quels acteurs, bon Dieu!
Il faut croire que le public les trouva bons tout
de même, car ce théâtre ne cessa d'avoir une vogue
soutenue, à tel point qu'on y donnait deux repré-
50 TARIS OUBLIÉ
sentations par soirée ; il est vrai que le bon marché
du prix des places entrait bien pour quelque chose
dans le succès àii Lazzari; pour trois sous on pou-
vait s'offrir un parterre, l'orchestre coûtait quatre
sous, et les loges quinze sous!
Tout le monde se souvient de l'homme que le
Nouveau Journal avait placé à la porte de ses bu-
reaux, boulevard Montmartre, et qui arrêtait les
passants en leur disant : — Ne partez pas sans lire
le sommaire. Alphonse Millaud n'avait rien inven-
té ; ce n'élait qu'une réminiscence du Lazzari. A la
porte du Lazzari se tenait Bambochinet ; il était
chargé d'amasser la foule, et de la retenir par ses
lazzis jusqu'à l'ouverture du théâtre.
Il racontait les quatre ou cinq premières scènes
d'une pièce qui figurait sur l'affiche du jour; puis,
lorsque ses auditeurs, bouches béantes, attendaient
la fin, il s'arrêtait brusquement... — Entrez, di-
sait-il, vous verrez la suite !
Au Lazzari pas d'engagements; les acteurs
étaient payés à la semaine : dix francs, quinze
francs, vingt francs au plus !
Cette somme minime épargna pourtant à bien
des artistes devenus célèbres, les horreurs de la
faim.
Tous ces théâtres, à l'exception du Théâtre His-
torique, furent démolis en 1862.
Pendant plusieurs années on vit, à l'heure où le
TARIS OUBLIÉ .") 1
Petit Lazzari avait riiabitude de commencer ses
représentations, un petit vieillard qui s'asseyait sur
un banc, en face l'emplacement qu'avait occupé le
Lazzari ; il avait une baguette à la main, les mou-
tards formaient cercle autour de lui; alors il se
levait, montait sur le banc et, étendant le bras, il
disait : — • Vous allez voir ce que vous allez voir,
un lapin qui bat du tambour ; un âne qui devine
la personne la plus amoureuse de la société ; un
cliameau venu au monde sans bosse ; le perroquet
de la reine de Sabbat; une baleine du corset de
sainte Gudule; ensuite, regardez, ceci vous repré-
sente... Une larme tombait de ses yeux... Ah ! mon
Dieu, disait-il, ça n'y est plus.
C'était le pauvre Bambocldnel^ qui ne pouvait
se résoudre à quitter son boulevard chéri. Il mou-
rut sur son banc favori.
TARIS OUBLIÉ 53
II
Le Café derUuion. — Félix Régamey. — Léonce Pelit. — Courb;'t
et la Colonne. — Leaioyne. — Tridbn et l'art do payer ses
dettes à coups de fusil. — Albert Glaliuuy. — .Mon dernier sou.
— Vermorsch. — Jules Vallès et le Laiiin anthropophage. —
Pipe-en-Bois et le vicomte de Buci. ^ Cons-tance et l'Honinie
à la Tête de bois. — Cngliostro et la Fille du Roi.— Le général
déserteur et la Carotte patriotique. — Ernest d'Hervilly. — Un
Melon qui m'a bien trompé. — Puissant et la Loterie.— André
Gill.
Dans la rue de rAiicienne-Comédie, à gaucho,
se trouve la rue Monsieur-le-Prince. Vers 1867,
au n" 15, existait une brasserie qui portait pour
enseigne : Café de l'Union.
Les passants qui llànaient par là, à l'heure cré-
pusculaire où on allume les premiers becs de gaz,
s'arrêtaient surpris du bruit étrange qui se faisait
dans cette boutique. Les vitres tremblaient ; c'était
04 PARIS OUBLIÉ
à croire qu'il y avait dans la salle une légion de
consommateurs.
Si le passant curieux regardait avec persistance
à travers les carreaux, il parvenait à distinguer au
milieu d'un brouillard de fumée opaque, une salle
étroite, grande comme une chambre à coucher,
meublée de petites tables rondes; pour sièges, des
chaises en bois blanc ; aux murs, étaient accrochés
un grand nombre de tableaux; au milieu de la salle,
un énorme poèlo de faïence; s'il écoutait, il enten-
dait se choquer des paradoxes échevelés, et, comme
des flèches, partir de tous les coins des apostrophes
les plus saugrenues.
Si le passant entrait, il pouvait constater la
puissance du larynx humain ; d'après le bruit qu'il
avait entendu de la rue, il soupçonnait la présence
d'une centaine de personnes, à peine se trouvait-il
en face d'une douzaine.
Le passant, timide, effarouché, restait ébahi,
sans oser avancer ni reculer ; il était frappé des
tètes singulières qui l'environnaient, et semblait
se demander : Où suis-je, bon Dieu?
Il y avait là une couleur locale qu'on eût vaine-
ment cherchée ailleurs.
C'est qu'en effet, de même qu'autrefois, le ca-
baret dupère Andler était Vautre du réalisme, cette
brasserie était l'antre des dessinateurs, génération
nouvelle entée sur une autre plus ancienne.
On y rencontrait la plupart de ceux qui firent le
PARIS OUBLIE
succès des journaux jeunes, auxquels les anciens
durent faire place.
Félix Régameij, auquel La Vie Parisienne dut ses
plus charmantes illustrations signées Y..., qui
affirmèrent le succès dès les premiers numéros.
Régamey était un farouche démocrate à^ tous
crins, ce qui ne l'empêchait pas de dessiner pour
un journal de cocottes et de... femmes du monde.
Léonce Petit, qu'il ne faut pas confondre avec
Alfred, plongeait sa harbe d'un Llond rutilant dans
h>s choses les plus variées.
Le spirituel dessinateur des Noces bretonnes, au
Journal amusant, trouva au fond d'un verre de bière
d'autrefois les types cruellement burlesques du
Monsieur Tringle^ de Champfleury.
Léonce Petit est mort à la peine, sur la brèche,
laissant une œuvre qui le place entre Daumier et
Gavarni, sans toutefois ressembler ni à l'un ni à
l'autre, car c'était un artiste original qui avait créé
un genre ; il pourra trouver des imitateurs, mais
jamais il ne sera surpassé.
De temps à autre, Courbet faisait une descente
au Café de l'Union; il venait goûter la bière en
compagnie de son critique ordinaire Castagnary.
A peine arrivé et assis, il était entouré de tous les
consommateurs, empressés de serrer la main du
maître peintre d'Ornans, dont la bonhomie mettait
tout le monde à l'aise.
Dans ses jours de joyeuse humeur, Courbet
56 PAIUS OUBLIÉ
chantait de vieilles chansons franc-comtoises et les
Bœufs, de Pierre Dupont.
Par exemple, il ne fallait pas amener la conversa-
tion sur le terrain politique ou sur la peinture, parce
qu'aussitôt il entrait dans une épouvantahle colère.
Un jour, un ami le rencontra place Vendôme, il
était arrêté devant la colonne et paraissait ahsorbé
dans des calculs profonds.
— Que fais-tu là? lui dit Tami.
— Je suppute, dit-il, ce qu'on pourrait faire de
pièces de deux sous avec ce bronze inutile!
Il rêvait déjà le déboulonnement!
A propos de la Colonne, des polémiques à perte
de vue s'engagèrent sur les mobiles qui avaient
guidé Courbet pour la faire abattre ; il ne faut pas
s'imaginer qu'il l'ait fait pour une raison politique ;
c'était pour faire plaisir à un ami, qui lui avait
écrit ceci :
« Bravo, ma vieille ! débarrasse-nous de ce stupide mor-
» ceau de bronze contre lequel on va toujours se cogner
■) la nuit quand, on sortant du café, on veut rentrer chez
» soi! »
Un jour, visitant le Salon, il s'arrêta devant
VA?'io?i qui avait obtenu la médaille d'bonneur.
Arrivé à cinq pas du groupe, Courbet mit de-
vant ses yeux sa main puissante, en guise d'abat-
jour et, d'un ton indéfinissable :
— Qu'e c'est qu' ça? dit-il à l'ami qui l'accom-
pagnait.
PARIS OUBLIÉ o7
— Ça, fit le confident, c'est Arion.
— Un Grec?
— Un Grec avec sa lyre (Courbet leva les
mains au ciel) sauvé par un monstre marin que ses
chants ont charmé.
— Et qu'est-ce qui raconte cette belle histoire?
— Je crois que c'est Hérodote, dit l'ami.
— Eh bien, dit Courbet, en se détournant avec
un mouvement d'épaules d'une envergure incom-
mensurable et un sourire grand comme le monde,
en fait de sauvetage, je viens de lire dans le Petit
Journal l'histoire d'un cuirassier sauvé par un
chien au-dessous de Chaillot. J'en ferai mon tableau
l'an prochain dans les dimensions de Robert-
Fleury et je te fous mon billet qu'il n'aura pas la
médaille d'honneur !
En fait de chien, Courbet n'attachait pas le sien,
comme on dit vulgairement avec des saucisses.
Étant à Salins, une dame de la ville vint le prier
de vouloir bien faire le portrait de sa fille.
Courbet accepta et l'on convint du prix de cinij
cents francs.
Mais après une dizaine de séances, il lui sembla
que cinq cents francs c'était une somme trop mi-
nime pour une toile signée de lui.
Il était fort embarrassé pour revenir sur la pa-
role donnée. Voici ce qu'il imagina.
Il alla trouver un ami et lui dit :
— Je suis en train de faire un portrait ; j'ai eu la
PAUIS OUBLIE
bêtise de ne demander que cinq cenls francs, main-
tenant j'en voudrais mille ; rendez-moi donc le ser-
vice de venir demain, comme par hasard, rôder
dans mon atelier. Vous vous extasierez devant ce
portrait, qui est une merveille, du reste, vous
m'en ofTrirez mille francs.
Le lendemain l'ami arrive à l'heure dite. Courbet
était en séance.
— Savez-vous que c'est superbe ce que vous
faites là? dit l'ami en s'arrétant devant le tableau;
je vous l'achète mille francs comptant, certain que
je suis de le revendre le double.
— Mais ce tableau n'est pas à vendre, monsieur,
interrompit sèchement la dame, c'est le portrait de
ma fille.
— Eh bien, je ne retire pas ce que j'ai dit. Il
vaut deux mille francs comme un liard.
Quelques jours après le portrait fini, la dame
honteuse de ne payer que cinq cents francs une
toile qui, de l'avis d'un connaisseur, en valait deux
mille, envoya mille francs à Courbet, qui les garda
bel et bien ; il satisfaisait à la fois son avarice et
son amour-propre. Il était abondamment pourvu
des deux.
Le poète Lemoyne faisait de rares apparitions
au Café de /'Unmi, il est vrai que ce milieu réaliste
et sceptique était peu favorable à lui fournir des
inspirations poétiques.
Lemoyne avait une prédilection marquée (comme
PARIS OUBLIÉ o!)
poète) pour la femme qui entre dans la seconde
jeunesse. Il la peignait toujours fort peu chiffonnée
par les caprices du temps.
Dans les Roses d'antan, il en décrit une ainsi :
j Elle a vécu, unit et jour dans la joie ;
1 Elle a rcini les rois du monde officiel.
Plus d'uu saint personnage en douillette de soie
A pris sou escalier pour le chemin du ciel.
C'était un ciel que Jacob aurait facilement atteint
sans échelle, surtout si la belle restait à l'entresol.
L'austère Tridon, le fondateur du Candide, l'ad-
mirateur d'Hébert, n'était pas un assidu; il venait
néanmoins quelquefois, à la brune, silencieux,
sombre, toutes les allures d'un conspirateur ; il se
glissait doucement dans la salle, il se campait der-
rière les vitres, soulevait un coin du rideau, afin
de s'assurer, avant de s'asseoir, s'il n'était pas
suivi.
Tous ceux qui s'occupaient de politique alors,
avaient la toquade de croire qu'ils avaient à leurs
trousses une armée de mouchards.
Tridon fit partie de la Commune ; c'était un
convaincu. Riche, il soutint de ses deniers un
grand nombre des arrivés d'aujourd'hui.
Il inventa un moyen de solder une facture qui
laisse bien loin les combinaisons du légendaire
Robert-Macaire ; ce moyen, il est vrai, n'était pas
à la portée de tout le monde.
En 1871, le Comité central s'empara sans façon
60 PARIS OUBLIÉ
de rimprimerie de M. D... Les compositeurs, de-
vant les menaces des fédérés armés, durent subir la
loi du plus fort et s'exécuter.
La livraison du travail commandé eui lieu, mais
vint le quart d'heure de Rabelais: M. D... confia
la délicate affaire « de la facture » à son caissier,
M. P...
Ce dernier, homme respectable à tous égards,
se présenta rue de l'Entrepôt, au siège du Comité ;
on le renvoya à riIôtel-de-Villo ; l'Hôtel-de-Ville
le renvoya au ministre de la guerre. Là, Tridon
reçut la requête de M. P..., et, du ton rogue,
cassant, qui lui était habituel, il lui ordonna de
repasser plus tard.
Deux fois, les jours qui suivirent, même démar-
che, même réception.
Lassé de ce mauvais accueil, M.P... insistapour
qu'on lui lixàt un jour.
— Revenez demain, à une heure et demie, lui
dit brusquement Tridon.
A riieure précise, M. P... arriva rue Saint-Do-
minique ; la « commission militaire » était en
séance. Il traversa plusieurs antichambres garnies
de colonels, de lieutenants-colonels, d'officiers de
tous grades, galonnés sur toutes les coutures.
Après avoir attendu longtemps, on finit par l'in-
troduire dans un salon somptueux où délibérait
Delescluze avec deux généraux et... Tridon.
Ce dernier se leva en croisant les bras.
PARIS OUBLIÉ 61
— Savez-vous, citoyen, que vous commencez à
m'em..., cria-t-ilàM. P...
— Je ne vous comprends pas, monsiew, répliqua
M. P..., appuyant sur ce mot, si vous n'avez, ni le
respect de moi, ni de vous-même, vous devriez au
moins respecter vos collègues.
— Conduisez-moi cet homme daus la cour, dit
froidement Tridon à l'un des fédérés de planton.
Dans la cour, stationnait en permanence un pe-
loton d'exécution ; le fédéré, plus humain que son
maître, fit prendre à M. P... un escalier dérobé qui
le conduisit dehors. Il échappa ainsi à l'impitoyable
vengeance de Tridon.
Jamais M. P... ne voulut reporter la facture.
Tridon mourut en exil, à Bruxelles, je crois. '
Albert Glatigny, grand comme un jour sans
pain, maigre, presque diaphane, la peau pour ainsi
dire collée sur les os, était un commensal fidèle du
Café de l'Union dans les jours de détresse, et ils
n'étaient pas rares ; il y trouvait toujours un ami
qui partageait la frugale portion de l'amitié ; je me
rappelle toujours la joie du pauvre Gringoire,
lorsqu'il vint nous annoncer que le directeur de
l'Alcazar venait de lui signer un engagement de
600 francs par mois, pour accomplir chaque soir les
tours de force poétiques dont tout Paris se sou-
vient.
— Comprends-tu, disait-il à Vermersch, 600 fr.
par mois, moi qui n'ai jamais gagné plus de
62 PAIUS OUBLIÉ
50 francs en province à jouer les grimes. Combien
cela représente- 1- il de boudins aux pommes
frites ?
La stabilité n'était pas la qualité dominante de
Glatigny ; c'était un coureur de grandes routes ;
insouciant comme les oiseaux du ciel, et amou-
reux comme eux de la liberté et de l'imprévu.
Aussi, un soir, au moment d'entrer en scène, on
chercha le poète partout : il s'était envolé, il avait
tranquillement pris le train pour Rouen, oubliant
son engagement.
Une après-midi d'hiver, il tombait une neige
fine qui pénétrait les piétons jusqu'aux os. La nuit
commençait à venir, nous étions au grand com-
plet, entourant le poêle avec une sollicitude mar-
quée. Pierre Dupont nous chantait ses nouvelles
compositions : La Brebis et la Paijsaiine. Tout à
coup la porte s'ouvrit et Glatigny se précipita dans
la salle comme une trombe, tout ruisselant d'eau.
— Faites-moi un peu de place, dit-il en grelot-
tant, je suis trempé comme une soupe.
Il prit une chaise, étendit ses longues jambes
et soupira d'aise : Ah! les veinards, qu'il fait bon ici!
— D'oii diable viens-tu dans un pareil équipage?
dit iVndré Gill.
— Yoilà la chose. Je revenais d'Argenteuil ; ar-
rivé au pont d'iVsnières, je fus accosté par un
mendiant qui me demanda l'aumône : je lui don-
nai un sou. Au moment oi^i je me proposais de
PARIS OUBLIÉ 63
passer le pont, un Lonhomme courut après moi :
— Votre sou? me dit-il brutalement.
Je fouillai dans mes poches, hélas! je venais
de donner le dernier,
— Je n'en ai pas, lui dis-je.
— Alors vous ne passerez pas.
Il me prit par les épaules et me poussa sur la
chaussée.
Comment faire? je me déshabillai, je fis un pa-
quet de mes effets que je nouai sur ma tète et je
me mis en devoir de traverser la Seine. Je ne sais
comment mon paquet glissa, mais lorsque j'arri-
vai à terre et que je voulus me rhabiller, j'étais
littéralement inondé, je pris mes jambes à mon cou
et me voilà.
C'est égal, ajouta-t-il, l'autre _ est plus heu-
reux que moi; avec mon dernier sou, il aura de
quoi dîner!
Glatigny aussi est mort.
Yermersch avait établi son quartier général au
Café derUnion, toute la journée il crayonnait sur
le cahier de la maison une foule de petites lignes
flanquées de chaque côté d'une grande marge
blanche .
Rien alors, dans ses compositions charmantes,
ne faisait prévoir qu'un jour l'agneau deviendrait
tigre .
Sur ce cahier on pouvait lire : Les Voleiirs (T au-
réoles^ pièce qui se terminait ainsi :
6't PARIS OUBLIÉ
Non! car nous sommes nés aux pays enivrants
Des étoiles et des grands aigles,
Car nons aimons oiûr les doux oiseaux charmants
Chanter dans les blés et les seigles.
Car nous voulons enfin — nous l'avons bien gagné —
Savoir le fond riant des choses :
Notre acte de naissance, auquel Dieu a signé,
Dit : Poètes, frères des roses.
Allons, la joie ! Allons, les fleurs ! Allons, le jour !
Dans la mansarde et la chaumière !
Et qu'un enthousiaste et large chant d'amour
Monte, immense, dans la lumière!
La révolution n'avait pas desséché alors le cœur
du poète. Deux ans plus tard, il adressait à la Com-
mune, en vers ignobles qui suintaient le sang', le
reproche de n'avoir pas fusillé assez d'otages, ni
])riilé assez de maisons; de s'être arrêtée aux demi-
mesures et de n'avoir pas taillé assez dans le vif.
Quel contraste !
Sur un front de bataille épouvantable et large
L'émeute se relèvera.
Là. sortant des pavés pour nous sonner la charge,
Le spectre de IMai parlera;
Il ne s'agira plus alors, gueux, hypocrites,
De fusiller obscui'ément
Quelques mouchards abjects, quelques obscurs jésuite?
Canonisés subitement;
Il ne s'agira plus de brûler trois bicoques
Pour défendre tout un quartier.
Plus d'hésitations louches! Plus d'équivoques!
Bourgeois, tu mourras tout entier.
Non! Rien ne restera de ces coquins célèbres,
Leur monde s'évanouira;
Et toi, dont l'œil nous suit à travers nos ténèbres,
Nous t'évoquerons, ô Marat.
TARIS OUBLIÉ 65
Yermerscli est mort à Londres, méprisé de tous,
môme de ses anciens complices.
Les habitués du Café de l'Union avaient sur-
nommé Jules Vallès le /rt/)z« anthropoplmge. Barbu
comme Dumollard, le terrible Auvergnat n'avait
qu'un rêve : il guettait Louis Veuillot comme le
chat guette la souris, et jurait qu'il aurait un jour
ou l'autre raison du fougueux polémiste.
Les jeunes étudiants qui sont devenus de graves
médecins, se souviennent-ils, du fond de leur pro-
vince, des heures de jeunesse envolées chez Théo-
dore ; se rappellent-ils de leurs effarements lors-
qu'ils entendaient Vallès lancer froidement des
énormités du g'enre de celles-ci: « — Il faut briser
les statues et trouer les tableaux ! — Michel-Ange
et Raphaël sont les papes du sculpturat et de la
peinturlure; — delà solennité, il n'en faut plus !
Je jure que la prostitution dans l'art est d'une ri-
goureuse nécessité. — Le rire est le seul moyen
d'affranchissement qui nous reste ; Offenbach est
un précurseur ; Schneider, une prêtresse ; sus aux
Pindares perruques, et aux vieux Homères, ces
patachons immortels ! Cascade, ô Clodoche, cha-
hute, Hortense ! Vous représentez, devinez quoi,
jeunes lutteurs? — La révolution! ! ! »
Elle vint, sa révolution, et lui qui déclarait que
le Misanthrope de Molière l'ennu3'ait, lit partie de
la commission de l'enseignement ! ! !
Vallès haïssait le passé, parce que je passé avait
4.
GG PARIS OUBLIÉ
VU ses misères et ses souffrances; c'était un ca-
ractère aigri, mais pas méchant, au fond, disait-on;
pourtant le lapin anthropophage n'a-t-il pas écrit
quelque part : « On mettrait le feu aux bibliothè-
ques et aux musées qu'il y aurait pour l'huma-
nité, non pas perte THdd?, profit et gloire. »
Vallès a été prophète. Je ne sais pas s'il y a eu
gloire pour la Commune d'avoir réalisé son rêve,
mais, quant au profit, cela nous a coûté de beaux
millions, sans compter des milliers de victimes !
Vallès, plus prudent que Vermorel, ne jugea pas
à propos de se faire tuer sur une barricade pour
défendre ses principes ; le rôle de martyr n'était pas
à sa taille, il préféra s'échapper ; il devint pour un
jour conservateur!
A son retour d'exil, il créa le Cri du Peuple, dans
lequel il continua à jouer le rôle de sauveur du
peuple et à préparer l'avènement d'une nouvelle.
J. Vallès est mort en février 1885,
Autour de Vallès, comme autour d'une mère Gi-
gogne en mac-farlane, gravitait le célèbre Pipe-en-
Bois {Georges Cavalier).
Pipe-en-Bois collaborait au journal la Rue; c'était
certainement l'homme le plus laid de France et de
Navarre. Imaginez-vous un faucheux gigantesque,
la tète ovoïde et exangue de Debureau et au milieu
du visage le nez phénoménal du brave Hyacinthe ;
quand il parlait, il ouvrait une énorme bouche qui
laissait voir des dents larges comme des touches de
l' A 111 s OUBLI É 67
piano et noires comme du jais, par l'habitude de
mâcher du tabac.
11 était employé comme dessinateur, à l'usine
Cail, fort en x^ il avait passé par l'Ecole polytech-
nique, ce qui l'avait rendu profondément maté-
rialiste et raisonneur.
Il fit aussi partie de la Commune comme direc-
teur des plantations, un comble. Il fut condamné,
mais sa peine fut commuée en celle du bannisse-
ment ; il se réfugia à Bruxelles, où, pour charmer
les tristesses de l'exil, il allait régulièrement dan-
ser à l'Alhambra. Je me souviens l'y avoir vu en
1874 figurer dans un quadrille et exécuter des pas
fantaisistes à faire pâlir Clodoche.
Ce fut à la première représentation à' Henriette
Maréchal que commença la célébrité de Cavalier.
Voit-on d'ici ce bohème qui, jusque-là, ne s'était
illustré que dans les brasseries du quartier Latin,
se faisant l'instigateur d'une cabale pour jumir les
auteurs de la pièce, MM. de Concourt, d'être, suivant
la chronique, appuyés par la princesse Mathilde.
Pipe-en-Bois grand justicier, c'est à crever de
rire !
Pipe-en-Bois était le roi des blagueurs ; on avait
beau être son ami, il fallait y passer.
Vers 1868, il nous amena un jeune homme qu'il
nous présenta comme un Vicomte portant un des
plus beaux noms de France, jamais Cavalier ne lui
pardonna do l'avoir fait poser.
68 J'A H IS OUBLIÉ
Ce Vicomte était tout simplement le fils d'un
concierge de la rue de Buci, il était intelligent,
honnête, par conséquent pauvre ; il ne resta pas
honnête et devint riche, et en même temps fils de
noble maison. Il s'entoura pieusement des reliques
qui pouvaient avoir appartenu aux aïeux postiches
qu'il venait de se poser, sans souffrance, il accro-
cha sur ses murailles dos panoplies poussiéreuses :
des casques, des cuirasses, des corselets, des épées
toutes rouillées d'un sang qui ne coulait pas dans
ses veines.
Le Vicomte avait un respect particulier pour cer-
tain trophée composé d'épées de toutes espèces,
au milieu desquelles on en voyait une qui tranchait
sur les autres par sa forme étrange, sa taille et sa
pesanteur.
Il était fier do ses armes, qui heureusement pour
lui n'étaient pas parlantes, il les montrait à tout
venant et avait sur chacune d'elles une merveil-
leuse légende.
Un jour, après déjeuner, Pipe-en-Bois, tout fier
de son ami de Buci, pour couper court aux plai-
santeries de Léonce Petit, nous invita à aller ad-
mirer la collection de famille du Vicomte, ce der-
nier était en verve et beau parleur. Ce matin, il
nous fit, avec une grâce exquise, les honneurs
de chez lui ; il nous débita son petit boniment
sur les pièces les plus remarquables de son musée
d'artillerie et, lorsqu'il arriva devant le fameux tro-
TARIS OUI! LIÉ 69
pliée d'épées, il était évident que les souvenirs du
passé qu'il venait d'évoquerravaientvivementému.
Il n'en poursuivit pas moins sa description ho-
mérique, appelant chaque épée par son nom; et
au moment de raconter l'histoire de celle du mi-
lieu, il s'arrêta et nous regarda fièrement.
Pipe-en-Bois rayonnait.
— Voici celle, nous dit-il, qui a le plus de prix
pour moi, elle a appartenu à quatre de mes ancê-
tres qui ne se sont jamais servis d'aucune autre et
qui se la transmettaient pieusement de père en fils;
voyez quel poids : c'est une épée à deux mains,
nous pouvons à peine la soulever ; eh hien ! nos
pères, qui n'étaient point des êtres dégénérés
comme nous, la maniaient comme une hadine.
Elle est belle, n'est-ce pas? Chère épée, je ne la
céderais pas pour tout l'or du monde.
— Vous êtes bien sur de ce que vous dites, in-
terrompit Léonce, qui venait d'examiner attenti-
vement l'épée en question, vous êtes bien sûr que
quatre de vos ancêtres se sont successivement
servis de cette épée?
— Parfaitement sûr et certain, j'ai des papiers
qui le prouvent irrécusablement,
— Eh bien! Monsieur, à l'avenir, soyez plus
prudent; cette épée, un simple amateur le recon-
naîtrait à première vue, est wie épée de bourreau.
Jamais Pipe-en-Boh ne nous reparla de son Vi-
oonit**.
70 PARIS OUBLIÉ
Cavalier est mort en regrettant les temps joyeux
où il gagnait cent sous par jour, en dessinant pen-
dant douze heures.
Le service du café était fait par une malheureuse
bonne; elle en vit de dures, la pauvre Constance!
Je me souviens du premier soir oii elle fit son
apparition dans la salle commune; elle tremblait
comme la feuille , soutenant à peine le plateau
qu'elle portait.
— Drôle de type, dit Gill ! — Où as-tu péché ça.
Théodore!
— Elle arrive d'Argenteuil; elle s'est sauvée do
chez son dernier maître, après avoir failli mourir
de peur.
— Est-ce qu'il a voulu l'assassiner ?
— C'est plus drôle que ça et moins sombre :
— Elle était en service depuis le matin seule-
ment chez un vieux soldat de TEmpire qui avait
laissé sur les champs de bataille ses quatre prin-
cipaux membres, il avait dû les remplacer tant bien
que mal, le menuisier du village s'était chargé de
la chose.
Chaque soir le vieil invalide se débarrassait de ses
membres inutiles pour se mettre au lit.
Cette opération se faisait d'une manière très
simple.
Le soir venu, Constance, qui ne connaissait pas
toutes les inhrmités dont son maître était affligé,
ht la couverture et se préparait à aller se coucher.
TAhlS OUBLIt:
Lg vieux soldat l'appela : — Tiens, lui dit- il, en
lui tendant le bras, tire-moi ce bras. — Et le bras
resta entre les mains de Constance, c'était un bras
de bois ; mais jugez de Félonnement de la pauvre
fdle, quand l'invalide présentant tous ses membres,
l'un après l'autre, ne cessait de lui dire : — Tire-
moi cette jambe ; tire-moi l'autre.
Elle prit peur de se trouver en face d'un bomme
de bois, qui n'avait que le tronc et qui semblait
posé sur la cbaise, devant elle, comme un de ces
antiques dieux de pierre dont le temps avait mu-
tilé les membres.
Mais ce n'est pas tout, voulant se réjouir jus-
qu'au bout de la frayeur qu'elle éprouvait, le vieux
débris tendit la tète en lui disant : — Maintenant,
tire-moi le cbef.
Pour le coup, Constance, épouvantée, se mit à
pousser des cris de terreur et s'enfuit comme si le
diable l'emportait.
Il ne manquait vraiment plus à ce brave qu'une
tête en or et un estomac en cuir de Russie, pour
faire le pendant du capitaine Castagnette, mort en
1840 de l'explosion d'une bombe qu'il portait dans
le dos, depuis 1815 !
Constance lâcha le Café de H'iiion, elle devint
modèle dans les ateliers de la rive droite; aujour-
d'hui, elle tirerait bien, sans broncher ni trembler,
les membres de tout un régiment d'invalides.
Cagllosti'o, un boulcvardier habitué du Café de
l'AiilS OUBLIE
Suède , venait quelquefois à l'heure de l'absin-
the.
C'était un type étrange; il justifiait à merveille
le surnom que lui avait donné Razoua ; un de mes
confrères le décrivait ainsi :
Il portait d'habitude des chapeaux gris, vastes
comme celui du roi Louis-Philippe, des redingotes
de velours pincées àla taille, des culottes d'écurie,
nue profusion de manchettes et de jabots à rendre
jaloux un dentiste forain ; le tout complété par
une cravate à la Colin d'une couleur audacieuse.
Ses moyens d'existence étaient un mystère; il
écrivait bien de loin en loin une brochure ou un
article de journal, mais pas d'une manière assez
suivie pour qu'il put s'attribuer la profession de
journaliste ou de publiciste.
L'opinion la plus répandue, c'est qu'il cachait
« son prénom d'Alphonse ». Peut-être aussi vivait-
il de jeu, car il était connu dans tous les tripots de
Paris et de rétranger; il ne passait pas pour tri-
cher, mais l'habitude qu'il avait des cartes et le
sang-froid très réel qu'il apportait à la partie, lui
donnaient sur beaucoup de joueurs un avantage
incontestable.
Quant à son passé, personne ne le connaissait,
pas plus que son âge ; ce qui est certain^, c'est qu'il
avait été saltimbanque et attaché à un cirque ; avec
sa longue taille fluette, son visage régulier, tou-
jours soigneusement rasé, et ses longs cheveux
l'AHIS OUBLI H 73
bouclés, il cachait facilement dix ans sur les qua-
l'jnte passés, qu'il avait en réalité; d'ailleurs ne
manquant pas d'esprit et contant agréablement,
malgré un certain zézaiement dans le débit.
A la suite d'une discussion au Café de Madrid,
avec l'acleur Kopp, il fut obligé de se rendre sur
le terrain ; il prit pour témoins, afin d'elfrayer
son adversaire, deux anciens sous-ofliciers, les-
quels arrivèrent chez lui sanglés et boutonnés
d'une manière qui voulait être militaire, et qui
rappelait simplement les agents de police du lemps
de Vidocq.
Ils montèrent rapidement dans le fiacre, et cha-
cun des deux témoins crut que l'autre avait dit au
cocher la direction à prendre; absorbés dans les
débats de la rencontre, aucun d'eux ne regardait
à la portière, lorsque le cocher s'arrêta... devant
la préfecture de police.
— Eh bien ! cocher, cria tout le momie ensem-
ble... A quoi pensez-vous?
— Eh bien ! répondit le bonhomme en regardant
tour à tourtes acolytes de Ca<jliostro, ce n'est donc
pas une arrestation?
Le cocher distrait avait pris les deux témoins
pour deux mouchards venant arrêter Cagliostro.
Le cocher, sur l'ordre d'un des témoins, re-
broussa chemin et fila à Montmartre; le rendez-
vous avait été fixé derrière le Moulin de la Ga-
lette.
lA PARIS OUBLIÉ
Les témoins choisirent un terrain propice : la
rencontre devait avoir lieu à l'épée. Non loin du
terrain choisi, à trente pas environ, se trouvait une
clôture en planches, à claire-voie, entourant un
champ vague; les témoins mirent les adversaires
en garde et prononcèrent la phrase traditionnelle :
— Allez, Messieurs ! Cagliostro, se souvenant du
temps où il était au cirque, fit un bond prodigieux,
sauta derrière la clôture et s'y retrancha, bran-
dissant son épée par les interstices des phanches,
tout comme s'il se fût agi d'un combat de tirail-
leurs.
Ce duel finit parmi immense éclat de rire.
En 1867, arriva au boulevard une dame qui se
faisait appeler la Baronne de Breuil; elle se disait
fille naturelle d'un souverain; elle se donnait pour
une femme ayant douze cent mille livres de rentes;
elle avait de grands airs, ni grosse, ni mince,
entrelardée, comme disait Debiron. A la rigueur,
on pouvait coupe?' dans le pont.
Un petit cercle se forma bientôt autour d'elle,
des journalistes la crurent sur paroh^ et en par-
lèrent dans leurs échos ; elle acquit promptement
une célébrité.
Il y eut autour de la fille du souverain plusieurs
valets de cœur qui se détrônèrent successivement
sans révolution de palais, révolution de chambre à
coucher seulement. Le dernier fut Cagliostro.
Tous deux vivaient largement. C'était une boni-
l'AKIS 0U15L1K
bance perpétuelle, une existence royale ; mais un
beau jour k', pot aux roses se découvrit.
Caglioàtro s'était souvenu de son prénom d'Al-
phonse : d'accord avec la fille du Roi, ils tiraient des
traites sur un brave commerçant en faillite. Quand
le couple n'avait plus d'argent, vite de nouvelles
traites : il y en eut comme cela pour deux cent dix
mille francs en valeurs reconnues par lui au profit
de la I3ai'onne, qui endossait à l'ordre de (-a'/ liost.ro
Caglioslro envoyait au commerçant, ([ui paya
pendant longtemps, puis, dut s'airèler, de gié ou
de force.
Le commerçant fut poursuivi pour non-paiement
devant les tribunaux; on aura peine à croire à une
audace pareille, cela est pourtant l'iiioureusement
exact; il fut admis à faire la preuve qu'il ne devait
rien. Son agréé apprit aux juges d'où descendait la
fameuse Baronne : elle était tout bonnement la
fille d'un cuisinier des Dix-lTuit-Marmites et d'une
marchande d'arlequins.
Quant au commerçant, ([ui plus tard dirigea un
journal p(diti»[ue, et aujourd'hui un casino dans
l'Ouest, voici comment elle était parvenue à se faire
ouvrir par lui un crédit de deux cent dix mille
francs.
Ce commerçant, (jui avait des goûts artistiques,
fréquentait le Café de Suède; il la vit. les cama-
rades lui racontèrent entre deux bocks ([u'il
avait l'insigne honneur d'être admis à la table de
76 1" A n I s 0 U 6 L I É
la fille d'un Roi (chose invraisemblable, ils le
croyaient). Elle fut câline avec lui; elle l'appelait
mon bébé, mon lapin chéri, mon gros loulou.
Cagliofitro fermait les yeux. Bref, elle se fit aimer
du commerçant. Dame! une fille de Roi, cela le
changeait furieusement de madame son épouse, la
fille d'un quincaillier du nom de Balandard. La
Baronne ne parlait que de cinquante louis, de
Champagne frappé, de faisans truffés, elle n'allait
qu'aux premières, dans sa loge ou dans celle de
l'Empereur, tandis que M"- Balandard chipotait un
sou à sa bonne sur une botte de navets; elle ne
buvait que du cidre, naimait que l'oie aux mar-
rons, parce qu'avec la graisse on pouvait faire la
soupe toute une semaine; elle n'allait jamais au
spectacle qu'avec les billets de faveur que lui don-
nait une ouvreuse de ses amies ; par conséquent,
aux quatrièmes galeries.
La Baronne l'appelait mon chéri ; sa femme le
traitait de coureur de cafés.
Quel contraste :
Il devint donc fortement tuqué de la fille du Roi.
Un jour, la Baronne arriva chez lui ; toutaussitôt
elle se mit à pleurer comme une fontaine et tomba
dans une crise nerveuse épouvantable. Le pauvre
hpmme, hors de lui, ne savait à quel saint se
vouer; enfin, elle revint à elle, et entre deux
spasmes, elle lui raconta qu'elle avait été entraînée
par trois jeunes gens, sous prétexte d'une œuvre
PARIS OUBLIE
de charité ù accomplir, dans une maison isolée,
derrière le bois de Yincennes, et qu'ils avaient
voulu lui faire subir les derniers outrages, à elle, la
fille d'un Roi; qu'enfin, elle s'était défendue comme
une lionne, et que pour sauver son honneur, elle
avait tiré un poignard qu'elle poi'tait toujours à sa
jarretière et en avait frappé l'un d'eux, qu'elle
avait grièvement blessé; mais que la famille du
blessé, qui était toute-puissante, la menaçait, et
que pour l'apaiser il fallait de l'argent.
Le mari de M"'' Balaudard n'hésita pas une mi-
nute à la croire, et son argent servit à héberger
Cagliostro et ses amis.
En qualité d'ancien clown, lorsque la Commune
arriva en 1871, Cagliostro fut naturellement d'em-
blée nommé colonel, et, dans les derniers jours de
mai, dut fuir en Suisse pour échapper aux condam-
nations de tous genres qui le menaçaient.
Safuiteestuu chef-d'œuvre et complète l'homme.
Il s'habilla en commandant de gendarmerie et
passa l'inspection des brigades de gendarmes sur
toute la ligne de l'Est.
Quant à la fille du Roi, elle alla le rejoindre dé-
guisée en sœur de charité !
Pas de colonel sans aide de camp. C'est le com-
plément du grade. Aussi Cagliostro n'avait eu garde
de manquer à la tradition.
11 s'était adjoint un grand et superbe garçon,
taillé en hercule, toujours tiré à quatre épingles,
78 PATîIS OUBLIÉ
boutonné militairement, reluisant comme la bat-
terie de cuisine d'une flamande ; c'était un ancien
général de la Délégation nationale de 1870, nommé
M..., l'inventeur de la carotte patriotique.
Tous deux s'étaient connus chez Théodore; en
vertu des lois d'affinité, ils ne se quittaient jamais:
M... disparut tout à coup en 1868 du Café de
l'Union^ il s'était engagé dans un régiment de cui-
rassiers; en 1870, il était à Metz, maréchal des lo-
gis. Comme il avait assez du régiment, il s'enfuit
de Metz le 29 octobre , vendit son cheval et
passa dans le Luxembourg. De là, il partit pour
Tours.
Je ne sais pas par qui il se fit présenter à Gum-
betta, mais il lui proposa un plan pour faire sauter
le tunnel de Saverne. Gambetta accepta avec en-
thousiasme et le nomma capitaine en lui donnant
10.000 fr.
M... partit en Suisse avec une femme qu'il avait
raccolée à Tours et mangea lestement les lO.OOOfi-.
Il écrivit alors à Gambetta : — Tout va bien ; j"ai
recruté mon personnel, mais envoyez-moi de l'ar-
gent, c'est incroyable ce que les hommes sont
exigeants; oh! s'ils avaient mon patriotisme?
Gambetta lui envoya 10.000 fr. par un émis-
saire; en possession de cette somme, il partit à
Saxon, joua et se fit complètement décaver.
Il eugagea sa montre et revint à Tours; là il dit
au dictateur que tous ses hommes avaient été tués
PARIS OUBLIÉ 79
en essayant de faire sauterie tunnel et qu'il n'a pu
se sauver qu'à grand'peine, heureux de pouvoir
encore être utile à la patrie.
Il fut nommé commandant et toucha 700 fr.
d'indemnité pour ses effets détruits, de plus une
entrée en camparpie ; on l'envoya au Pas-des-Lan-
ciers, mais il se rendit à Bordeaux où il fut nommé
lieutenant-colonel, nouvelle entrée en campagne, il
resta à Bordeaux, naturellement; Gamhetta partit
pour l'armée de la Loire. Aussitôt M..., apprenant
ce départ, alla trouver M. de Freycinet et lui dit :
— Après tous les services que j'ai rendus, je ne
suis que lieutenant-colonel ; ç,'e?.{. pas un grade,
nommez-moi colonel.
M. de Freycinet se dit : Il est ami de Gambetta,
il représente bien, hast î faisons-le colonel. Nou-
velle entrée en campagne.
Aussitôt M. . alla chez le tailleur le plus re-
nommé de la ville et se fit confectionner à la hâte
un habit de général ; il le revêtit et alla parader
sur le cours de l'Intendance et sur les principales
promenades publiques.
L'intendant militaire trouva étrnng-e qu'un gé-
néral qu'il ne connaissait pas se promenât par la
ville ; il le fit demander et lui enjoignit do rejoin-
dre immédiatement son corps.
— Où, dit M...?
— A Nîmes, répondit l'intendant.
M... fit aussitôt insérer un brillant article dans
80 p.vn [S ouRLiÉ
\e journal La Gironde ; on racontait ses exploits;
c'était un héros, et puis fit expédier à Nîmes une
grande quantité d'exemplaires.
Il alla aussitôt faire poser sur ses manches les
étoiles de f/énéral de divisiun.
Le lendemain, il reçut des dépêches des autorités
civiles qui lui annonçaient qu'on l'attendait, que
la gare était pavoisée et qu'un hanqnet était pré-
paré pour son arrivée.
M... pensait bien, devant ces chaleureux prépa-
ratifs, qu'on ne manquerait pas de lui porter des
toasts patriotiques et qu'il lui faudrait y répondre.
Il alla trouver Hippolyte Nazet, lequel lui composa
un brillant discours qui devait produire un effet
prodigieux.
M... partit après avoir étudié son discours.
Il arriva à Ninies ; les autorités étaient là au
grand complet ; le banquet ne devait avoir lieu
que dans la soirée ; il alla au café pour prendre
langue et but une douzaine d'absinthes pour se
monter.
Au banquet, il s'acheva ; le dessert arrivé, on lui
porta son toast; il voulut répondre, hélas ! il avait
noyé le discours de Nazet dans un lac de Pernod et
de Champagne, et c'est h grand'peine que, cram-
ponné à sa chaise, il put ouvrir la bouche. Mal-
heureusement, les idées dansaient devant lui une
sarabande échevelée. • Alors il raconta l'histoire
y^aie 4^ tunnel do Savcrne. \\ j mélangea l'enlè'
P A I! 1 s OUBLIE
venieiit de la femme de Tours, son séjourà Saxon,
sa déveine au trente-et-quarante. Il raconta les
effets effroyables de la dynamite, etc., etc. Bref, le
président du banquet, ahuri, leva la séance, attri-
buant à l'émotion la singulière harangue du nou-
veau général.
Oui, mais le général qui commandait la division
n'attendait qu'un colonel. Tout étonné de voir un
général de division, il télégraphia b. M. de Frey-
cinet, en lui demandant des explications. Celui-ci
répondit qu'il y avait erreur, et rappela M..., qui
retourna à Bordeaux.
M... continua à promener ses étoiles par la ville.
Grand émoi dans le monde militaire. Enfin, on lui
lit comprendre qu'il devait les enlever et ôter un
galon ; il le fit gracieusement. Mais voulant, sans
le casser, se débarrasser d'un personnage aussi
encombrant, on l'envoya, en qualité de colonel,
commander un régiment de mobiles ; il obtint
son oiù'ée en campagne et partit... aussitôt pour
Paris, où il était porté comme déserteur au mi-
nistère de la guerre. La Commune vint à propos
pour lui.
N'était-ce pas le digne pendant de Caçiliostro?
Le Café de l'Union avait encore pour clients
J. Vincent, Cœdès, Ernest d'Hervilly, Puissant et
André Gill.
Ernest d'Hervilly, le plus timide de tous, ne
prenait jamais part aux discussions politiques ou
82 TARIS OUBLIÉ
scientifiques ; il se contentait de travailler pour
l'avenir ; n'appartenant à aucune école, il était
d'avis qu'il valait mieux boire dans son verre, si
petit qu'il soit.
Il a eu raison, car il est un des rares qui n'a pas
demandé la consécration de son talent à la cama-
raderie et qui n'a pas versé dans l'ornière politique,
comme la plupart de nos anciens camarades.
Je retrouve d'Ernest d'Hervilly un sonnet char-
mant, qui fut imprimé dans les Nouvelles, en
1866 ; il fut improvisé chez Théodore.
Si je me trompe, j'aurai cela de commun avec
son melon ; seulement, l'acier ne pourrait pas dire
de moi : Il n'est pas mûr, hélas !
A UN MELON QUI M'A BIEN TROMPÉ
A Charles Monselet
Plus suant (]irim l'cllah! plus rouge qu'une fraise,
Le foulard à la main je courais le marché.
Lorsque je t'aperçus, majestueux, obèse,
Spleodide, iosoucieux, siu" la paille eouclié.
Le soleil te dorait et tu te crevais d'aise.
Et tes côtes saillaient, monstre an sol arraclié.
Comme les diu\s Liceps de l'iiercnli' Fai'nèsc,
On comme nu sein flamand jiar Iluli^ns éhauidié 1
Tu me slupéliaisl — Puis j'abordai ton maître.
Loniïtemps, de part et d autre, en juifs on s'insulta;
.Mais je lis briller l'orl... et le lâche acci'pla !
Et le soir, au moment on le plat allait ètn'
tu aulrl inonde des flots de ton jus pur...
L'acitM- cria trois fois : — Il n'i'st pas assez mur 111
PARIS OUBLIÉ 83
Puissant, le gros bourguignon, l'auteur des
Ecrevisscs, promettait beaucoup. Malheureusement
il avait l'amour de la loterie, et le n° 5 lui a été
fatal!!
André Gill eut le mérite d'inaugurer ces portraits
grotesques des célébrités du jour, qui firent la
vogue de la LimCj, fondée par ce pauvre Polo. Une
singulière coïncidence, Polo est mort fou et Gill a
été frappé de la même terrible maladie.
André Gill était fort comme un Turc ; il préten-
dait que le célèbre Arpiu n'était qu'un gamin, un
astèque.
— Peux-tu casser une pièce de cent sous entre
tes doigts, disait-il un jour à un débutant qu'un
ami lui avait recommandé ?
— Non !
— Alors, tu n'arriveras à rien, car l'avenir est
aux forts .
Vers 1867, les charges d'André Gill faisaient
fureur. Cela gênait sans doute M. Edmond About,
qui publia dans le Gauloù un article à fond de
train contre la nouvelle école.
« La concurrence est grande, disait-il, entre
» tous les entrepreneurs de bas amusements, ils
' ont vu que certain public se prenait par les
» yeux; ils illustrent (passez-moi le mot) leurs
» aimables publications; le rfhxt des atplicn vient
PARIS OUBLIE
» en aide au rebut des lettres. Mille et un carica-
» turistes qui ne seraient point admis à vernir les
» bottes de Daumier coupent les tètes les plus no-
)) tables de ce pays, les enflent, les déforment, les
» salissent et les posent triomphalement sur un
» petit corps ratatiné. Cette heureuse plaisanterie,
» renouvelée dix fois par jour, n'a pas encore
» lassé le monde auquel elle s'adresse ; on de-
» mande toujours des têtes !... »
M. About n'a pas été prophète, car la plupart
de ces rebuts d'ateliers et de lettres sont devenus
des gens célèbres. Il est vrai de dire qu'ils n'ont
pas écrit Gai-tana^ de gaëtanante mémoire, et qu'ils
ne sont pas de l'Académie.
André Gill et Ed. About sont morts.
Qu'est devenu Théodore, le patron du Café de
'Union ?
Aujourd'hui la boutique est occupée par un petit
restaurant et la maison par un hôtel, qui a pris le
nom à' Hôtel de Bourgogne.
PARIS OUBLIÉ 83
III
Le bal des gigoteurs. — Vulentiuo. — La salle Barthélémy. —
Le café de la Géante. — Le café du Géant. — Les Folies-Nou-
velles. — ^Le Prado. — Coguelin. — Le§,enfauts_du_Pj::adxu —
Le Bœuf-Furieux et la Tète-dc-G'renouille. — Le Casino Cadet
et la Halle aux Veaux. — Le clos Guinguet. — Aux Armes de
France. — La salle Graflard. — Les Grands-Pavillons. — Le
Gnlnnt-.Iardinier. — Les Barreaux-Veit;. — Mabille bastringue.
— Mabille high life. -- Marguerite Bellanger et le dinor de
son caniche. — La lune de miel. — Les diamants de sa mère.
— Parvenue et princesse. — Folies Saint-Antoine tt le colonel
Lisbonne.
Sur la rive gauche, à peu près au milieu de 1 1
rue de la Gaîté, existait le bal des Gigotei us,
autrement dit le bal Constant; primitivement, il
s'était appelé le bal des Mille-Colonnes. Il existe
toujours , mais il a perdu son originalité avec
M. Constant fils, qui le dirigea de 1857 jus-
qu'en 1870.
86 PARIS OUBLIÉ
La salle, do style mauresque, était peinte à
fresques. 1868, 1869, furent de belles années
pour le bal Constant . Constant aimait les journa-
listes. Il avait réussi à s'entourer do presque tous
les habitués du Café de rUnion. Il fallait voir la
tète du père Constant quand son fils avait à sa
table une vingtaine d'entre nous et au'il nous
offrait du vin vieux, surtout quand Vallès, qui
daignait sourire à la vue du vénérable bouchon,
s'écriait : « Donnez-nous du pareil ! »
Constant s'est exilé à Saint-Mandé, et combien
du joyeux groupe n'existent plus !
Non loin de la rue de la Gaîté, sur le boulevard
Montparnasse, existait la Grande-Ciiaumikre. Ce
bal datait de 1787 ; il fut fondé par le père Lahire,
qui épousa quelque temps après la tille de
M. Benoist, propriétaire de l'immeuble.
Ce bal a fait la joie de plusieurs générations
d'étudiants; c'était le beau temps de la grisette.
Chicard, Pritchard, Brididi, Paul Piston, Feuille-
de-Rose, Marionnette et Pomaré y rivalisaient
d'entrain.
Valentino, 2S1, rue Saint-Honoré, eut aussi sa
vogue, mais elle passa vite. Sur son emplacement,
vers 1880, on construisit un panorama.
La Saj.le Barthélémy était située, en 1856, où
se trouve aujourd'hui la caserne du Chàtcau-d'Eau,
Cet endroit, lieu de réunion des saltimbanques de
tous genres, se nommait le Champ de Navets. Un
TARIS OUBLIÉ 87
peu plus loin, au coin du faubourg- du Temple, se
trouvait, au fond d'une cour, le Café de la Géante.
La Géante était une femme superbe qui faisait
passer sous son bras un carabinier coilfé de son
casque; on l'avait surnommée la belle Circassiprûic,
quoiqu'elle fût née à Amiens, Après son exliibi-
tion, elle faisait le tour de la société avec une
tirelire en fer-blanc. « Ce sont mes petits béné-
fices, disait-elle: c'est pour faire dire des messes à
vingt sous la bouteille! »
Eq face, à côté des magasins actuels du Paiivrc-
Jacqnes,\\y ii\a.\i le Café nr Géant, tenu par les
frères Paris. C'était un café-concert très fréquenté;
plusieurs artistes devenus célèbres y débutèrent :
le ténor Michot, Renard, Marie Sasse, Gozora,
l'bomme qui imitait le chant des oiseaux. Sur la
même ligne, les Folies-Nouvelles, une vraie folie
de ce pauvre Louis Huart. Là aussi se révélèrent
des artistes que nous applaudissons encore :
M'" Géraldine, Tissier, Gourdon et Dupuis.
Dupuis était inimitable dans Achille à Se //ras,
les Fi/ffs de Vulcnin. La blague des dieux de
l'Olympe n'appartient pas à Offenbach. Avant eux,
d'ailleurs, Daumier, le célèbre dessinateur, avait
publié à ce ~sïïjét un album devenu introuvable
aujourd'hui. Les Folies-Nouvelles, malgré une
troupe d'élite, durent disparaître; en 1859, elles
devinrent le Théâtre Déjazet.
Sous les rois de la seconde race, alors qu'ils
88 . PARIS OUBLIÉ
habitaient le palais delà Cité, de nombreuses con-
fréries religieuses s'établirent autour d'eux : les
religieux de Saint -Rarthélemi, vers le cinquième
siècle, firent construire une chapelle à laquelle ils
donnèrent le nom de leur patron; elle était située
près de la rue de la Barillerie.
Vers 965, Ilugues-Capet fit agrandir cette cha-
pelle, qui devint, en 1138, paroisse royale. Lesbàli-
ments de cette églisefurent restaurés en 1730 et 1736 .
L'auteur des Moustiers de Paris, dans la naïve
nomenclature des édifices religieux, vers la fin du
treizième siècle, signale ainsi l'église Saint-Barthé-
lemi :
Et Saint-Sauveres qui vaut miex,
Saint-Chris tofle, Saint-Bertremiex.
Malgré ses récentes réparations, en 1770, l'église
menaçait ruine; en 1772, le roi ordonna qu'elle
serait entièrement reconstruite. Le portail était
déjà terminé, lorsque la Révolution vint en arrêter
les travaux. Supprimée en vertu de la loi du
15 février 1791, elle fut vendue comme propriété
nationale le 12 novembre suivant. Sur son empla-
cement, ou y établit peu de temps après le Théâlrp
(le la Cité, et l'on ouvrit deux passages dont l'un
prit la dénomination de Flore.
L'ouverture du théâtre construit par Lenoir eut
lieu le 21 octobre 1792 sous le titre de Théâtre du
Palais des Variétés, par une représentation au
bénéfice des défenseurs de Lille.
PARIS OUBLIE
En 1793, il changea son nom en celui de Cité-
Variétés.
On y jouait la comédie, le vaudeville et la panto-
mime. Tiercelin et Brunet y firent leurs débuts.
C'est à ce théâtre que fut représentée )a fameuse
pièce : Le Jugement dernier des Rois.
Franconi y donna des représentations équestres
les jours où il ne jouait pas au Cirrjiie-()lympiqi(e.
En 1802, des chanteurs allemands exploitèrent
la salle qu'ils appelèrent Théâtre de Mozc-l. Ils
n'eurent pas de succès.
En 180^), l'acteur Beaulieu tenta de relever ce
théâtre. Il échoua et se brûla la cervelle dans le
salon du café D'Aguesseau, qui existait encore en
18G1 sur le devant de la maison.
Plus tard, la salle changea encore de nom ; elle
s'appela Salle des Veillées.
En 1810, M, Yenaud y établit un bal auquel il
<lonna le nom de Prado. Le théâtre était hi salle
de danse; le foyer, ainsi que plusieurs pièces fu-
rent transformées en loges maçonniques; dans
l'une de ces loges, Napoléon et l'Impératrice Jo-
séphine, assistèrent à une fête d'adoption, donnée
par le Maréchal Lanno s et le Prince Poniatowski,
l'un et l'autre vénérables.
L'orchestre du Prado était conduit par le grand
Pilodo, successeur du non moins grand Magnus.
Les lundis et jeudis, toutes les célébrités de tous
les bals de Paris s'y donnaient rendez-yous ; Clarté
90 PARIS OUBLIÉ
Fontaine, LouiselaBalocheuse, l'Anglaise Alexan-
(Irine aux cheveux d'or. Mogador, Delphine Ri-
vière, Sophie Ponton, Rose Pompon, Loiiiso
Voyageur, Léontine Comfortable, Jeanne la Juive,
Eugénie Malakoff, Henriette Souris, Louise Sau-
vageon, Delphine la Colonne, Blondinette Traîne-
Pattes, Marie l'Auvergnate, Eugénie Chinchinette,
Clara Fauvette, Héloïse Pavillon, Désirée Pat-
chouli, Eugénie l'Amoureuse, Yictorine Gihelotle,
Charlotte Cordée, Aglaé, Poêle à Marrons, Marie
Baquet, Agnès la Péronnelle, Isabeau l'Espinète,
Jehanne la Gresle, Florie du Boccage, Maheux la
Lombarde, Edeline l'Enragée, Guillemette la Rose,
Marchecroux la Rousse ; la liste est à peu près
complète.
Le Prado a eu une grande renommée; aucun
étranger ne venait à Paris sans y faire une sta-
tion; c'était du reste la partie la plus claire du
revenu de ces dames, car elles n'avaient pas à
compter sur les habitués, tous, pour la plupart,
étudiants ou commis en nouveautés; ils allaienf
bien jusqu'au souper, une voiture à la rigueur,
mais pour éclairer, jamais; si une nouvelle adres-
sait à l'un d'eux cette demande : — Combien don-
nes-tu? La réponse était invariable! — Penses-tu
que ça réussisse?
Le Prado avait un garçon nommé Coquelin, qui
était bien l'être le plus extraordinaire^ 'qîTon put
imaginer; il était la providence de ces dames, il
I
P A R T s 0 U B L T É 91
leur prêtait de l'argent pour les tirer d'embarras,
leur rédigeait leur correspondance, il répondait
pour elles aux marchandes à la toilette, connais-
sant de mémoire toutes leurs adresses et leurs ha-
bitudes; si un étranger lui demandait une d'elles,
il le renseignait sur le prix, les heures, les qua-
lités, la performance; Cuquelin était pour les fil-
les, ce que le fameux Félix, du Helder, était pour
les officiers : un annuaire vivant.
Le Pra^^ut démoli en 1860 pour faire place au
tribunal de commerce. Dame Thémis a remplacé
Terpsychore.
Un liquoriste situé au coin de la rue des Grès,
dans l'espace occupé aujourd'hui par la rue de
Cluny, prit pour enseigne : Aux Enfants du Prado.
La boutique était une baraque en planches, large
de six pieds, longue de douze et haute de six.
Tout l'ameublement se composait d'une grande
table en bois blanc et d'une douzaine de taboun^ts
dépaillés. Particularité bizarre : un vieux lit à ba-
teau, garnie d'une paillasse, était placé à droite
de la table ; quand tous les buveurs étaient ivres,
au fur et à mesure que l'un d'eux glissait sous la
table, le patron, un hercule, l'empoignait et le je-
tait sur le lit. Quelquefois vingt ou vingt-ci ii<{
ivrognes gisaient sur la paillasse, ronflant à qui
mieux mieux. Cette scène, digne de Callot, était
éclairée par une chandelle fichée dans le goulot
d'une bouteille ésueulée.
92 l'A RI s OUBLIÉ
Les ivrognes des Enfcuits du Prado étaient trai-
tés rue des Grès avec plus de sollicitude que ceux
de V Assommoh^-Montier, rue du Petit-Thouars ; là,
dans l'arrière-boutique, dans un réduit baptisé la
J7or/7?<e par les habitués, on les entassait sur un
lit de paille pourrie, n'ayant pour oreiller que quel-
ques pavés.
Ces deux établissements disparurent en même
temps, en 1858.
Un pâtissier de la rue de la Harpe et un traiteur,
son voisin, à l'enseigne du Ba^uf-Furieux , essayè-
rent de faire revivre les Enfants du Prado de la
rue des Grès. Parmi les habitués, on comptait :
Sehaunard , Tète-de-Grenouille, la Charlreuse,
Frontispice, Barbe-Rouge, Tartempion, Tète-de-
Veau, Rogaillot et autres noctambules. Ceux qui
n'étaient pas trop ivres allaient achever leur nuit
chez Bordier, Baratte ou chez la rôtisseuse, où " la
beuverie » continuait.
A l'exception de Sehaunard, immortalisé par
Henri Murger, des illustres inconnus qui comito-
saient ce cénacle, il ne reste même plus le sou-
venir.
Le Casino Cadet, rue^adetj[8, ouvrit ses portes
le 4 février 1859, sous la direction de Pellagot,
l'inventeur du Dhier de Paris, au passage JoufTroy.
11 fut construit sur les plans de Charles Duval, sur
l'emplacement de l'hôtel occupé jadis parle Maré-
chal Glausel ; on y dansait quatre fois par semaine,
P A l{ 1 s 0 U B L 1 É 93
les autres jours étaient consacrés à des concerts-
promenades.
La salle formait un carré long; on dansait au
milieu, et de chaque côté les femmes se prome-
naient à la recherche du client. L'allée de droite
était appelée : ï Allée du Commerce, celle de gau-
che, à peine éclairée à cause de la galerie qui sur-
plomhait, avait été baptisée : Allée de la Grande-
Armée; cette dénomination élait admirablement
justifiée, tout ce que Paris comptait de vieilles-
(jardes s'y rencontraient chaque soir. Rien n'était
plus horrible à voir que cet assemblage de ruines,
paraissant encore quelque chose grâce à des arti-
fices de tous genres, vêtues connue si elles avaient
vingt ans, maquillées d'une façon épouvantable, se
tenant à peine sur leurs vieilles jambes, souriantes
malgré cela, agaçant les jeunes gens. Ah ! c'étaient
de rudes travailleuses ! Mais quelle devait être la
désillusion des malheureux qui se laissaient en-
traîner par elles quand ils s'éveillaient le lende-
main ; ils s'étaient couchés avec une jeune fille, ils
se réveillaient avec une grand'mère, plus horrible
cent fois que la plus horrible des sorcières.
Derrière l'orchestre il existait un grand salon
dont les murailles étaient décorées de portraits de
femmes célèbres : M"' de Staël, Jcnny Colon, Marie
Dorval, Duchesse d'Abrantès, Rachel, Fanny Ess-
ler, la Malibran, Jenny Vertpré, M'"*"' Emile de Gi-
rardin, de Genlis, Campan, M"^ Mars, M"^" de lléca-
94 TARIS OUBLIE
mier. M"" Georges, M™'' Duchesnois et Boulanger.
On n"a jamais su pourquoi les portraits de ces
femmes, célèbres à divers titres, avaient été placés
dans ce salon. En effet, ils n'avaient vraiment rien
de commun avec les filles qui y faisaient leurs « af-
faires. »
Ce salon se nommait le MarcJié ; les souteneurs
rappelaient la Halle aux Veaux. C'était là ({ue les
filles débattaient le prix de leurs charmes, et <{ue
les maquilleuses de brèmes (tireuses de cartes) ve-
naient racoler des clients.
Comme danseuses en réputation, on remarquait
Rosalba Cancan , Alice la Provençale , Finette ,
Nini Belles Dents, Eugénie Trompette et Mimi
Gambilmuche.
Finette, de son vrai nom « Joséphine Durwend »,
n'avait pas sa pareille pour lever la jambe; elle
envoyait un coup de pied à la hauteur de 1 (pil
avec une désinvolture adorable. C'est la seule
parmi les habituées du Casino qui ait laissé une
trace de son passage; elle fit du ca/tca//, qu'elle
dansait pour s'amuser, un métier. On l'engagea
en Angleterre et en Russie, et on pouvait lire sur
les affiches annonçant ses débuts : Finette, célèbre
artiste, dansera les danses nationales fraiwaises!
Jamais Chicard, l'inventeur du chahut, n'aurait
rêvé celle-là.
Le Casino servit aux réunions publiques; mais
jamais elles ne furent très tumultueuses. On y
PARIS OUBLIÉ 95
débita, comme ailleurs, une infinité de bêtises;
mais les auditeurs bien élevés riaient, ne prenant
jamais les orateurs au sérieux. La conviction
n'était pour rien dans leur présence; c'était pour
(( tuer » le temps.
C'est là que Maurice Joly soutint la candidature
Rémusat, et qu'on lui reprocha si durement d'avoir
été le secrétaire de la princesse Matliilde.
La salle du Casino servit aussi d'arène athlé-
tique.
Après plusieurs faillites, le Camio ferma ses
portes. Le journal le XIX^ Siècle y a établi ses
bureaux et son imprimerie.
Gutenberg a détrôné Arhan.
La Chaussée Ménilmontant, qui conduit sur le
plateau de Charonne, de temps immémorial était
fréquentée par une foule de Parisiens qui ne recu-
laient pas à gravir sa pente rapide pour se rendre
aux guinguettes, si nombreuses sur la hauteur.
On y buvait un petit vin , produit des vignes
dépendant du clos Guiuyuel ; c'est ce ([ui donna le
nom de guinguettes aux endroits où on le débi-
tait. Aujourd'hui encore, par corruption, dans
le faubourg, on dit : Allons boire un verre de
(juhicjletl
Mesnil signifiait autrefois un château. H y en
avait un célèbre au haut de la Chaussée; les
piétons n'y parvenaient qu'à grand'peine. De là le
nom montant accolé à Mesnil.
U() l'A RIS OUBLIÉ
Tout naturellement, de chaque côté de la Chaus-
sée, s'établirent des marchands de vins, des gar-
gottes et des bals.
A droite de la Chaussée, au n" 4, un grand
bâtiment, haut d'un étage seulement, portait pour
enseigne : Aux Armes de France. 11 avait été
construit en 1827 par M. Gélin.
Ce bal eut un immense succès. Il n'était fré-
quenté que par des ouvriers; mais peu à peu il
tomba en décadence, comme tous les établisse-
ments des environs, du jour où les barrières furent
reculées jusqu'aux fortifications.
M. Gélin, très considéré dans le quartier, pas-
sait pour rendre des services. Quelques jours après
la capitulation de Paris, il rouvrit son bal. Sous
la Commune, des fédérés firent, un dimanche, ir-
ruption dans la salle, chassèrent, au nom de la li-
berté, danseurs et musiciens, et arrêtèrent M. Gélin,
qu'ils conduisirent devant un tribunal improvisé.
11 faillit être fusillé; ce ne fut qu'à grand'peino
qu'on put le sauver.
M. Gélin ferma l'entrée qui donnait sur la
Chaussée. Le bâtiment fut transformé en un hôtel
borgne, sous l'invocation de saint Louis, et ouvrit
un long couloir sur le boulevard Ménilmontant,
n° 140, qui conduisait à l'ancienne salle, laquelle
prit alors, en 1850, le nom de Salle Graffard.
La salle, longue, décorée tristement, le comptoir
au fond ; là, chacun allait chercher lui-même sa
TARIS OLBLIÉ 97
consommation et payait en la prenant. Les petits
paquets de sucre étaient préparés à l'avance ; on
n'avait qu'à emporter son litre et son saladier.
Une balustrade en hois découpé séparait les
danseurs des buveurs.
Gambetta y remporta de grands succès oratoires.
Si la roche Tarpéienne est près du Capilole, la
salle Biaise n'était pas située loin de la salle Graf-
fard!
Il y eut, le 16 novembre 1873, une réunion où
fut convié M. Paul de Cassagnac, par la lettre sui-
vante :
« Monsieur,
•> Devant les misères qu'endure à cette heure la popula-
tion ouvrière ; devant les incertitudes de l'avenir; devant
les progrès menaçants du parti Impérialiste, nous avons
cru de notre devoir de citoyens prudents et inquiets, de vous
demander parmi nous.
» — Vous vous dites le serviteur du suffrage universel.
') — Prouvez-le, en vous rendant à notre appel et en nous
donnant publiquement les explications que nous vous de-
mandons au sujet de ce que serait l'Empire, s'il revenait.
>) Qu'avons-nous à attendre de lui ?
» Voilà ce que nous voulons savoir, et voilà ce que vous
nous direz, nous l'espérons. »
Cette lettre était signée de sept personnes pre-
nant la qualité d'ouvriers !
M. Paul de Cassagnac fit un discours remarqua-
ble, mais il n'avait personne à convaincre, car la
réunion n'était absolument composée que de bona-
partistes !
«i
98 l'AIilS OURLI É
C'était un bateau.
La salle Graffard ne sert plus qu'aux réunions
publiques .
En remontant la cliaussée Mé ni linon tant, à gau-
cbe, se trouvait un bal, Les Ghands Pavillons ; il
avait deux entrées, une sur la chaussée, au n" 27.
Il fallait descendre vingt-cinq marches pour entrer
au bal; la seconde, de plain pied, rue Constantine.
aujourd'hui rue des Maronites.
Ce bal était tenu par un marchand d'hommes du
boulevard Rochechouart ; il était le rendez-vous
des hercules de places publiques, et des rempla-
çants ; on ne pouvait rien rêver de plus canaille
comme puldic féminin; mieux vaut n'en pas parler.
Cette salle fut fermée en 1878 et transformée en
un hôtel qui porte le litre de Grands Pavillons.
Au n" 35 de la chaussée était situé le Galant
Jardiniek. Au rez-de-chaussée, il y avait un mar-
chand de vins ; au premier, une goguette, et dans
le jardin, un bal.
La i^oguelte fut célèbre entre toutes ; chacun
chantait la sienne. Aux murs, étaient appendus de
i^igantesques lyres en carton ornées de devises du
genre de celle-ci :
Respect au beau sexe. Honneur aux arts. Le plus
(jrand silence est recommandé aux sociétaires. Vive
Béranger., Désaugiers., etc.
Chaque assistant avait une petite lyre à sa bou-
tonnière ; le président, un vieillard, ouvrait la
PARIS OUnLIK 11!)
séance en tapant sur la table avec un petit marteau
d'ébène, pour inviter au silence, puis il entonnait
d'une voix chevrotante une vieille chanson de Bé-
ranger, et les sociétaires répétaient en chœur lo
refrain. Quand c'était au tour d'une dame, la ro-
mance finie : — Applaudissons sur la manche, di-
sait-il ; encore une fois, messieurs, c'est ponr niio
dame.
La goguette est morte, tuée par les cafés-concerts.
Aur^ 40; en face la rue des Arts, à quelques pas
de Vancien hôtel où le maréchal de Scixe venait
courtiser M""" Favart, la jolie danseuse, se trouvait
le bal des Barreaux-Verts, un bal de famille. En
entrant, on lisait sur une pancarte : Une mise dé-
cente est de rigueur. Ce bal n'était fréquenté que
par de petits bourgeois. A l'instar du théâtre
Comte, il aurait pu écrire sur sa porte d'entrée :
Par ses muHii's, sou Ijou i^oùt, sou rt';iiertoii'c lirilli' :
La m'"'io, saus danger, peut y coailuire sa tille.
On ne pouvait inviter une jeune fille à danser
qu'après en avoir demandé l'autorisation au père
ou à la mère. On y venait le dimanche de tous les
quartiers de Paris.
Ce bal disparut en 1869. Une maison est cons-
truite sur l'emplacement qu'il occupait. Le cordon-
nier, qui est établi dans une des boutiques de cette
maison, a conservé pour enseigne : Au.r Barremcr-
Vorts!
100 PARIS OUBLIÉ
Le bal Mabille, en 18i0, était situé allée des
Veuves, aux Champs-Elysées ; c'était un bastringue
champêtre comme les bals de Bagnolet ou des
Lilas, Tout l'été on y dansait sur l'herbe. Mabille
était le nom de son fondateur et propriétaire. Sa
clientèle se composait de la haute valetaille et des
femmes de chambre des hôtels voisins. L'hiver ils
émigraient à 1 hôtel d'Aligre, puis revenaient chez
le père Mabille avec les hirondelles et les lilas ;
l'entrée était fixée à dix sous.
Le père Mabille mourut et son fils continua,
mais le public changea peu à peu; la valetaille
disparut, chassée par les lorettes et les dandys, et
les samedis l'entrée fut portée à 2 francs.
En décembre 1863, le bal se déplaça boulevard
Beaujon. La guinguette fit place à un bal splendide
et devint le rendez-vous de tout Paris. M. Arsène
Iloussaye fut le parrain du nouveau bal.
Le luxe de la salle d'été était d'un très mauvais
goût ; les palmiers en zinc qui ombrageaient l'or-
chestre ne donnaient pas une riche idée des splen-
deurs tropicales, mais le public n'y regardait pas
de si près ; le décor importait peu, les femmes suffi-
saient.
Mabille recueillit l'héritage du Prado. Le ba-
taillon féminin s'accrut de nouvelles filles qui de-
vinrent promptement à la mode. Parmi ces célé-
brités, beaucoup tinrent une large place dans les
chroniques de réj>oque ; la rei?ie Pomaré (Elisa
PARIS OUBLIÉ 101
Sergent), Chicard, Mogndor (Vénaivl Céleste), de-
venue plus tard comtesse Lionel de Moreton-Cha-
brillan, Finette (Durwend Joséphine), Fille-dc-
l'Air, etc.
Les chroniqueurs du c Tout-Paris » enregis-
traient avec soin les faits et gestes de toutes ces
illustres chahuteuses. Elles faisaient pièce à la
politique du jour. Gustave Nadaud les célébra
dans une chanson restée dans les souvenirs de
tous :
Pomaré, Maria, .Mogador et Clara
Apparaissez, folles divinités.
Ce n'était pourtant que de vulgaires tilles, des
catins du monde chic, du monde qui ne marchande
pas; il est vrai que l'argent leur coûte si peu;
pourtant la viande était la même que dans les plus
borgnes des bals de barrière; c'est l'histoire des
poupées de carton: au bazar de la rue MoufTetard.
elles valent cinq sous; chez Gii-oux, elles valent
cent francs, c'est une question d'enveloppe.
Elles arrivaient là en équipages; la soie, le
velours, les dentelles, les diamants paraient la
marchandise, comme le charcutier pare ses co-
chons de boufîettes, de rubans et de bouquets de
Heurs, le jour de Noël.
La prostituée du trottoir a son excuse, la misère ;
la fille qui sollicite le passant, les pieds dans la
boue, la faim au ventre, qui cache ses larmes pour
0.
102 PARIS OUBLIÉ
sourire, qui dissimule sa honte sous le vermillon
pour gagner de quoi faire manger les siens, est
numérotée comme un tiacre, elle est chassée, tra-
quée comme un fauve. C'est une misérable, une
fainéante qu'on enferme à Saint-Lazare à tout pro-
pos et hors de propos.
La prostituée du grand monde, celle qui rac-
croche à la face de tous, en pleine lumière, est
encensée, adulée, choyée; le prix qu'on la piye
lui donne l'absolution.
Vingt sous, c'est une liile publique, une va-
drouille, une pierreuse; cent sous, une fille de lu-
panar ; vingt francs, une boulevardière, de Mont-
martre à la Madeleine; cinq louis, une horizontale,
et enfin cinq cents francs, une femme qu'on salue
et que certains imbéciles épousent.
A Mah'ille, il y avait deux catégories de femmes :
les femmes chics, cfui faisaient leur persil, et celles
que l'administration engageaient pour danser;
elles ne se mêlaient pas.
Celles qui ne dansaient pas se promenaient dans
les allées.
Françoise Lebœuf, connue à Mahille sous le
nom de Margot et plus tard sous celui de Margue-
rite Bellanger, était une habituée; elle appartenait
à la catégorie des promeneuses; un soir, elle dis-
parut., personne ne se fut inquiété de son absence
si le bruit ne s'était répandu que Margot était ar-
rivée fm pouvoir; ses bonnes amies prirent ce
PARIS OUBLIÉ 103
bruit pour uu cancan, car rien en elle ne justiliait
celte haute situation, n'étant ni belle, ni distin-
guée; cela était pourtant vrai.
Une dame de l'entourage de l'empereur étant
devenue enceinte, il fallait à tout prix cacher
cette grossesse. Un général bien connu alla trou-
ver Margot, lui raconta franchem<mt l'histoire et
lui proposa pour sortir l'empereur d'embarras, de
simuler une grossesse, et au cas où l'enfant naî-
trait viable, de l'accepter comme sien, pour sauver
l'honneur de la noble dame.
Elle accepta et l'enfant naquit chez elle, rue
des Vignes.
Quelque temps plus tard, sans doute po.ur la
récompenser de sa discrétion , elle succéda à la
femme titrée dans les faveurs de Napoléon III.
Une femme, de l'entourage de l'impératrice, lui
signala cette liaison; à la suite de cette révélation,
une scène violente eut lieu entre les époux Impé-
riaux ; il fallut encore une fois, à tout prix, trouver
un moyen de calmer la colère de Tlmpératrice.
Marguerite Bellanger, qui avait abandonné son
nom de Margot; un vihiin nom pour une souve-
raine iii partibii^, avait été envoyée dans sa famille,
en Maine-et-Loire.
Une nouvelle combinaison fut promptemenl in-
ventée. M. le président Devienne fut chargé [»ar
l'Empereur d'obtenir une lettre de Marguerite,
déclarant qu'il n'était pas le père de l'enfant.
104 PARIS OUBLIÉ
M. le président de la Cour de cassation réussit
dans sa mission, l'Impératrice pardonna à son
mari et Marguerite régna comme par le
passé.
Au 4 Septembre, on découvrit aux Tuileries les
lettres de Marg-uerite, qui racontaient l'histoire
dans ses moindres détails.
De l'enquête à laquelle s'était livré M. Devienne,
il résultait ceci, qui est une preuve flagrante :
Un médecin de l'avenue des Champs-Elysées
avait été, dans la nuit du 15 février 1864, éveillé
à grand bruit par une femme affolée de douleur,
accourue chez lui en peignoir léger, la tète nue et
lui apportant son chien, qui venait d'avaler
une arête ; c'était M"" Bellanger. qu'il connaissait
parfaitement et qui, si elle eût accouché la veille,
ne serait certes pas accourue ainsi, quelque pas-
sion qu'elle eût pour son caniche.
Dans les allées, il y avait plusieurs rangées de
chaises, et une foule d'habitués appartenant au
meilleur monde venait y passer la soirée, comme
dans un salon ; on y racontait les potins du jour,
on critiquait la pièce nouvelle ou le livre en vogue ;
l'esprit y avait ses grandes et petites entrées.
Un jour, le peintre B... montra à un vieux bon-
homme un couple qui se tenait à l'écart :
— Regardez donc ces jeunes amoureux, lui dit-
il, toujours égoïstes. Nous avons beau être à Ma-
biUe, ils ne devraient pas être si oublieux des
PA RI f5 OUBLIÉ 105
convenances; ils sont sans doute en pleine lune de
miel, je n'en doute pas ; mais enfin... est-ce une
raison pour prendre des airs si penchés? Que
diable! il est des bonheurs qu'il faut savoir dissi-
muler.
Le bonhomme répondit à ce discours par une
affreuse grimace et s'éloigna vivement, au grand
étonnement de B...qui, s'adressant à un de ses
amis, lui demanda :
— Quel est donc ce vieillard?
— Mais, dit l'ami, c'est le mari !
Tableau !
On remarquait souvent la maîtresse d'un grand
industriel dont la bêtise était proverbiale. Un soir,
elle arriva avec une rivière de diamants merveil-
leux qui fit sensation; on l'entoura avec le respect
dû à sa valeur, et une de ses collègues, la Petite-
Reine, honorée des faveurs d'un ministre fort bien
en cour alors, dissimulant sa profonde jalousie
sous un hideux sourire, lui fît son compliment :
— Quels beaux diamants, ma chère ! où les as-tu
trouvés, je ne te les connaissais pas?
— Ça, répondit V arrivée du ton le plus naturel
du monde, ce sont des diamants df fa/nii/c.
— Des diamants de famille ! s'écrièrent en chœur
les jeunes gens qui formaient cercle ; elle est bien
bonne, celle-là!
— Mais certainement, ce sont des diamants de
fanaille ; rnon amant me les q, donnés hier, et il^
106 PARIS OUBLIÉ
sont depuis deux cents ans dans la famille de sa
mèi'e. qui est morte il y a trois jours.
Et elle passa son chemin, « versant des torrents
de lumière sur ses obscures admiratrices. »
C'est la même à qui M... loua un hôtel dans les
Champs-Elysées, à côté d'une princesse bien con-
nue. Comme on avait dit devant elle que sa voisine
était une femme du meilleur monde, donnant lo
ton à la mode, elle passait son temps à la singer :
mêmes voitures , mêmes couleurs de chevaux ,
mêmes toilettes, mêmes livrées, etc. Un jour, elle
apprit que le cocher de la princesse la quittait;
sans perdre un instant, elle lui fit dire de se pré-
senter chez elle. William s'empressa d'accourir;
elle lui proposa d'entrer à son service; il accepta
comme si elle devenait son obligée; mais arriva la
question des gages.
— Que voulez-vous par mois? lui dit-elle.
— Mon Dieu, Madame me donnera quatre cents
francs par mois de fixe.
— Quatre cents francs par mois ! Y songez- vous?
s'écria-t-elle.
— Mais, certainement, Madame, répondit Wil-
liam; je me contentais de deux cents francs par
mois chez la princesse, parce que 'étais là dans
mon monde.
Les jours du Grand- Prix de Paris, Mnbille était
envahi par une foule de sportsmen, et suivant la
nationalité du cheval qui avait remporté la vie-
PARIS OUBLll'; 107
toire, Anglais ou Français la célébraient en buvant
d'énormes quantités de Champagne, accompagnées
d'une grêle de coups de poings.
Les princes étrangers n'auraient jamais fait un
voyage à Paris sans passer une soirée à MahiUv.
Jl fallait voir, ce soir-là, le bataillon féminin sous
les armes. Quelle diplomatie elles déployaient
pour être princesses dun jour, ou plutôt d'une
nuit !
Un soir, une noce entière, retour du bois de
Boulogne, entra à Ma bille. La mariée, dans le
costume traditionnel, pria son mari de la faire
danser; son vis-à-vis fut Finette et Paul Piston.
Vous jugez de l'ahurissement de ces braves gens
quand Finette fit le grand écart et qu'elle sauta par
dessus son danseur; mais son ahurissement fut au
comble ([uand elle vit la mariée relever bravement
ses jupes et exécuter un cavalier seul héroïque.
En un instant elle fut entourée d'une foule qui
criait : « Bravo I la mariée! Iml bis! » Elle,
grisée, recommença sans façon; le marié voulut
l'en empêcher, toute la noce s'en mêla, une ba-
garre s'ensuivit, et, finalement, tout le monde fut
fourré au violon.
Au n" i (le la rue de (ilichy, il existait, avant la
coustruclion de l'église de la Trinité, un petit garni
célèbre dans toute la province; sa réputation datait
(le 1830. Toutes les bonnes sans places, fraîches
débarquées, y descendaient en attendant de se Ca-
108 PARIS OUBLIÉ
ser; c'était un coin curieux où tous les patois se
confondaient. A la fin de 1832 on vit arriver une
grande fille mince, en jupon blanc, grelottant sous
un mauvais caraco, déchiré en cinquante endroils;
elle était accompagnée d'un jeune homme. L'hô-
telier les installa dans une mansarde qu'il se fit
payer d'avance. Cette fille avait laissé sa dernière
robe en gage chez le costumier .du Prado. Pendant
quatre mois elle resta enfermée; le jeune homme,
son amant, chantait dans les cours, et donnait une
partie de sa recette au marchand de marrons établi
au rez-de-chaussée, lequel montait à manger à la
recluse. Un soir elle descendit, poussée par la
faim Quinze jours plus tard, elle était une
habituée de Mabille, et faisait rager d'envie les
persilleuses célèbres quelle éblouissait par un luxe
princier. Elle devint, plus tard, une grande dame,
et renia Clara et Pomaré, qui furent avec elle les
étoiles du chahut!
Mabille fut démoli en 1882, pour faire place à un
pâté de maisons considérable.
En 1861, au coin de la rue Saint-Sabin. sur le
quai bordant le canal Saint-Martin, aujourd'hui
boulevard Richard-Lenoir, il existait un petit
théâtre connu sous le nom de Folies-Saim-
Antgine ; il était dirigé par un charmant garçon,
un vrai gamin de Paris, qui dirigeait et jouait à la
fois; il était la coqueluche des ouvrières du (|uar-
tier. Maxime Lisbonne brûlait littéralement les
l'AIUS OUBLIÉ 109
planches. Malheureusement, en 1868, malgré ses
efforts, le théâtre dut fermer ses portes.
Maxime est un type qui restera légendaire.
Sous la Commune, il devint colonel. Se souvenant
de sa première profession, il portait un costume
étrange : grandes bottes à retroussis, tunique à
larges parements rouges, éperons à Forientale,
laissant traîner son sabre, qui produisait sur le pavé
un bruit épouvantable. Il ressemblait assez à un
général du premier empire. Pendant la semaine
sanglante, il prouva qu'il n'était pas un soldat de
carton, car à la barricade de la rue Amelot, il lutta
jusqu'au dernier moment et tomba frappé d'une
balle qui lui brisa la cuisse. Transporté par ses
camarades, Can-ière le ténor et autres, dans une
voiture à bras, à Fambulance de Saint-Mandé, où
il subit l'amputation, il passa devant le conseil de
guerre, à Versailles, le 4 décembre 1871, et fut
déporté en Nouvelle-Calédonie.
TAHl S OUBLIÉ IH
IV
Lii maison de Diuiiu'Hlc. — La coclièro. — Salvailur Ditiiicl. —
Maiivowski et lu salle de la rue de Biifl'ault.— Markowski, pré-
fet du llhùiie. — Les Arèues athlétiques. — L'hoiuuie niasqur.
-Alfred, le modèle parisien.— Charavel. — Le Vieux-Clièuc.
— Chiffonnière ou Chilfounior?
Le prince Napoléon, vers 1864, eut l'idée de
faire construire, avenue Montaigne, une maison
romaine calquée iidèlement sur un palais décou-
vert dans les ruines de Pompéi ; il y entassa tout
ce que l'art romain nous a laissé de plus pur.
Les passants, qui voyaient de loin les lumières
de la maison romaine, s'imaginaient qu'on s'y
amusait bruyamment dans quelque fête nocturne.
La fête nocturne, c'était l'horizon ouvert sur le
passé, c'était l'histoire éloquente des mondes dis-
parus, c'était l'évocation des grands artistes, qui
[[2 l'AHI s OUBLIÉ
mieux encore qullérodote et Tacite nous ont
transmis ce rayonnement du beau, qui est un
autre soleil pour nous.
En 1867, dégoûté de la maiso?i romaine, le
prince la mit. en vente; déjà les maçons se prome-
naient devant la maison avec des mètres et des
compas ; ô profanation ! on allait surélever la
maison de Dioniècle de quatre étages. La spécula-
tion , cette coquine insatiable, qui ne respecte
rien, allait doter la capitale d'une de ces afi'reuses
maisons qui déshonorent l'architecture moderne,
toutes bâties sur le même modèle, où la fonte rem-
place le fer forgé, où l'art disparaît sous la méca-
nique.
Les amateurs étaient dans la désolation, mais,
au dernier moment, tout fut sauvé, M. de Roths-
child, d'ailleurs, s'était montré, le prince Couza y
voulait établir sa principauté, le général Prim
voulait s'y camper,
M. le comte de Quinsonas, qui habitait cette
merveille d'architecture gothique séparée de la
maison romaine par un mur à hauteur d'appui,
rencontra M. de Lesseps, un autre voisin, qui
rencontra à son tour M. Arsène Houssaye, tou-
jours voisin des choses d'art; survint M. le mar-
quis Costa de Beauregard, qui voulut avoir sa part
du musée. Ces messieurs ne causèrent pas long-
temps; le jour même (l'adjudication devait avoir
lieu le lendemain), M. de Ouinsonas alla trouver
PARIS OUBLIÉ 113
le prince Napoléon, qui signa de bon cœur en ap-
prenant que la maison romaine resterait maison
roinaine.
Le lendemain, quel désappointement à la Cham-
bre des Notaires? Autre déception quand on ven-
dit les marbres, les bronzes, les meubles précieux.
Tout Paris était là, qui pour avoir une merveille,
qui pour avoir un souvenir.
Tout ce qui était beau, tout ce qui était de style
fut acheté à tout prix pour le musée.
La maison pompéienne fut louée à un entrepre-
neur, M. Ber, qui y donna des concerts, des fêtes
de nuit vénitiennes où les dames n'étaient admises
qu'en loups.
La princesse de M. . ., connue par ses excentri-
cités, était une habituée des fêtes données à la
maison romaine, c'est à elle qu'arriva l'aventure
suivante :
Elle conduisait elle-même son phaéton. Au mo-
ment oiî elle sortait d'un concert et venait de re-
prendre sa place dans la voiture, deux jeunes gens
du monde, qui venaient do souper copieusement
au Moulin Rouge, sautèrent dans le véhicule et lui
crièrent :
— Cochère, à l'heure!
— Où vont ces messieurs? dit la princesse de
M... avec un grand sang-froid.
— Autour du lac.
-^ Roulons,
H4 PARIS OUBLIÉ
Ils partirent ; après deux heures de promenade
l;i princesse les ramena devant la mahon ro?/iaine
où elle avait chargé.
Les jeunes gens voulaient descendre.
— Messieurs, leur dit la cochère, c'est dix louis.
— Comment?
— Oui, à raison de cinq louis à Theure.
— Bigre, cent francs de plus que poiu' aller au
Rhin.
— Messieurs, c'est mon prix, dit la princesse;
l'industrie des voitures est maintenant lihre, si
vous ne voulez pas me payer, nous irons chez le
commissaire.
Le monde s'amassait.... Les rieurs n'étaient pas
du côte des mauvais plaisants, qui Unirent par
s'exécuter en se promettant bien de ne plus prendre
que des cochers.
Inutile de dire que les pauvres profitèrent des
dix louis.
M. Ber avait choisi, pour diriger les concerts de
la maison rornaiiic, un être singulier nommé Sal-
vador Daniel, c'était un musicien étrange, il avait
pendant de longues années habité l'Algérie, il avait
parcouru la Tunisie, le Maroc, écoutant, recueil-
lant partout les airs populaires, se faisant au be-
soin virtuose pour gagner la confiance des artisfes,
qu'il rencontrait et s'approprier leur plus secret
répertoire.
Il ramassa ainsi une superbe moisson de chan-
PARIS OUBLIÉ 115
sons nationales et des éléments précieux pour
une étude comparée des musiques européennes
et orientales , il était persuadé que la musique
arabe descendait en ligne directe de la musique
grecque.
Salvador avait recruté son personnel de musi-
ciens parmi les meilleurs de l'Opéra. Je n'oublierai
jamais les sensations que j'ai éprouvées à l'audition
de cette musique incohérente, bizarre, étrange, qui
blessait l'oreille par ses transitions violentes et ses
saccades mélodiques. L'oreille cherchait en vain
le repos, renchaînement, elle se heurtait à des
modulations sauvages, à des escalades révoltantes;
puis à une seconde audition, la lumière se faisait,
l'accompagnement monotone des cymbales cliar-
gées de remplacer le tarabouque des Orientaux,
jetait l'esprit dans un réveil qui avait son
charme .
Les fragments de mélodie qui passaient sans
([ue les auditeurs puissent les saisir, qui fuyaient,
s'évanouissaient quand ils croyaient les atteindre
les captivaient quand même par leur étrangeté et
une douceur envahissante,
Salvador Daniel, sous la Commune, fut nommé
directeur du Conservatoire et, le 25 mai, fusillé au
coin de la rue Jacob. C'était pourtant un être bien
in offensif et un artiste original.
Le Palais Pompéïf)} a été célébré par Arsène
Houssaye, Théophile Gautier et Charles Coligny,
H 6 r A m s 0 u B L I É
illustré par le peintre Boulanger et le graveur
Laguillermie.
De Salvador à Markowski, du Palais Pompéien
au Casino Cadet, quel saut I
Markowski, réfugié polonais, perdu sur le pavé
de Paris, imagina de créer un cours de danses, rue
Saint-Lazare, puis un autre hôtel de Normandie, il
n'obtint aucun succès; à force de démarches, en
1848, il prit la direction des bals d'Enghien, il y ga-
gna une assez jolie fortune, et voulut avoir, une mai-
son à lui. Rouvrit, rueDuphot, un splendide Eldo-
rado où il mangea ce qu'il avait gagné à Enghien.
Retombé dans la misère, mais commençant à
avoir une certaine célébrité, il loua un rez-de-
chaussée, 12, rue de Buffault, et recommença à
donner des leçons de danses à quelques cocottes,
il s'associa alors à un nommé Covary et tous deux
transformèrent le modeste rez-de-chaussée en une
salle mauresque qui f utinaugurée le 20 octobre 1 8S7 .
Entre temps il composa plusieurs danses de ca-
ractère, qui sont encore en honneur dans nos bals
publics : la scottisch, la lisbonnienne, le fange,
l'impériale , la friska furent dansées aux Variétés
par M"""" Daudoirt et Alphonsine; Christian et Cé-
leste Mogador dansèrent la scottisch aux Folies-Dra-
matiques.
La salle Buffault eut promptementla clientèle des
horizontales de l'époque : Adèle Courtois, dite la
Belle Hollandaise ; Cornélie Château, Berthe de Li-
PARIS OUBLI i: 117
gny, Andréa Yécuyère, Clarisse de Montfort, Berthe
la blonde, etc. ; à leur suite vinrent les boudinés.
Markowski, grisé par ses succès, devint puri-
tain, il se livra à des épurations de son personnel
féminin, il ne voulait plus que les dames levassent
la jambe, il défendit à Hortense Neveu de se décol-
leter outrageusement, il proscrivit l'éloquence de
la chair. Cette mesure occasionna de formidables
murmures : un soir, le professeur venait de danser
une scottisch avec la Belle Hollandaise, le poing
campé sur la hanche, il parcourait du regard l'as-
semblée attendant des applaudissements, quand,
tout à coup, de tous les coins de la salle, une ava-
lanche de gros sous tomba sur le tapis ; sans s'é-
mouvoir, Markowski commanda au valet de ra-
masser la monnaie, fît éteindre les bougies et se
retira majestueusement; une heure après il buvait
les gros sous en tète à tète avec son domestique
chez le marchand de vins du coin.
Il avait évincé les cocottes parce qu'il rêvait
d'avoir, à ses soirées, les femmes du monde ; pour
les attirer, il fit annoncer qu'à ses fêtes l'eau de
Cologne coulerait à flots : les femmes du monde
ne vinrent pas. Alors Markowski, vexé, donna
une fête espagnole ; il fit distribuer une masse de
prospectus et envoya, à tout le faubourg Saint-
Germain , des invitations élégantes annonçant
une distribution de vins de Champagne : les fem-
mes du monde ne vinrent pas encore. Le brave
18 (' A I! I s 0 U B L 1 É
polonais s'arrachait les cheveux de désespoir I
Vers la fin de 1861, le préfet de police empêcha
les fêtes de Laborde, Cellarius et Markowski, ce
dernier était dans la désolation. Il alla trouver un
député de ToppositiGn pour le prier d'interpeller le
ministre de l'intérieur à la Chambre des députés :
le député refusa. 11 alla trouver son ambassadeur ;
« C'est une question de casxs belli, lui dit-il, ou, alors,
qu'on me donne une compensation; la préfecture
du Rhône est vacante, qu'on me nomme préfet ! ! »
Le pauvre Markowski avançait de vingt ans!
La salle de Markowski fut expropriée poiir le
percement de la rue Lafayette ; il donna sa dernière
fête le 27 juin 1863.
Quelque temps plus tard, on retrouve Markowski
au Casino Cadet, chez Douix, au Palais-Royal; il
donnait des bals au bénéfice des inondés des buttes
Montmartre. Il tint ensuite le bal des canotiers à
Saint-Cloud où il inaugura une fête des quatre
saisons; il fît distribuer des mirlitons à chaque
danseur qui, avec, accompagnaient l'orchestre :
En jouant du mirlitir;
Eu jouaut cUi uiirlitou ;
Fn jouaut du uiir, du li. du ton,
])u mirliton.
Après Saint-Cloud vinrent les bals de la Gre-
iNouiLLKRE-RouGivAL et, enfin, au ïrianon-d'As-
NiÈRES. Il menaitune vie misérable, rêvant toujours
de remonter une arande affaire. Enfin, il mourut
PARIS OUBLIÉ 119
en 1880, complèCement alcoolisé, dans un taudis
complètement abandonné de tous et de toutes, et
eut pour apothéose la fosse commune.
Qui se souvient de lui?
Au n° 31 de la rue Le Peletier, vers 1867, chaque
soir tout Paris se pressait pour admirer un specta-
cle qui avait eu une vogue énorme à la salle
Montesquieu, vers 18o0, au beau temps des lut-
teurs Arpin et Rnbasson. La génération nouvelle
avait oublié ces « héroïques luttes à outrance »;
c'était pour elle un spectacle nouveau.
L'idée de faire revivre les luttes romaines
appartenait à M. Julian, un peintre de talent,
méridional. Il se souvenait des luttes admirables
auxquelles il avait assisté dans son enfance.
M. Julian parvint à réunir un groupe d'athlètes
comme Paris n'en reverra jamais. Pujol, Bonnet,
Lebœuf, Marseille le Meunier de lu Palud , Du-
mortier, Faouet la fauve des Jungles, Lacroix Va
de bon cœur, Déranger le superbe Parisien, James
le Nègre, Richoux, Louis Vincent, et par dessus
tout Alfred Gujaubert le Modèle jjarisien.
Les spectateurs assidus de ces luttes apparte-
nant au grand monde, tout comme à l'Opéra les
habits noirs y dominaient. La plupart des notabili-
tés littéraires de l'époque : Alexandre Dumas père,
Théodore Barrière, Villemessant, Paul de Cassa-
gnac, etc., y venaient régulièrement applaudir et
encourager les athlètes.
420 PARIS OUDLIÉ
Un jour, les journaux publièrent simultanément
une note annonçant qu'un homme du monde, qui
désirait garder l'incognito, défiait le plus fort
lutteur de l'arène, et qu'il lutterait masqué.
Le jour annoncé, la foule fut considérable. La
salle était comble. Après plusieurs luttes, vers dix
heures, un silence solennel se fît à l'entrée de
Y Homme masqué, un homme superbement musclé,
un torse admirable. Il s'avança lentement, vêtu
dun maillot do soie gris perle, dun caleçon en
velours noir, la taille entourée d'une ceinture en
cachemire rouge, le visage caché par un masque
noir. Il salua et attendit.
Il devait lutter contre Marseille jeune, un terri-
ble et adroit lutteur. L' Homme masqué le tomba
sans effort; ce furent alors des applaudissements
à faire crouler la salle.
Le lendemain, on ne parlait dans tout Paris que
de VHo?n?ne masqué. Des paris s'eng-agèrent sur
son identité : c'était, suivant les uns, le prince
Napoléon; suivant d'autres, le député X... Bref,
on citait des masses de noms, mais personne ne
découvrit l'inconnu.
Nous le rencontrions pourtant sur le boulevard
à chaque heure du jour : c'était M. Charavet.
Pour cacher son identité, voici le truc qui avait
été imaginé :
Une voiture de chez Brion , attelée de deux
vigoureux chevaux, prenait Charavet à son domi-
P A m s 0 U 1! L 1 K I . I
cile. Sous ses vêtements, il avait son costume do
lutteur; dans la voiture, pendant le trajet, il se
dévêtait, mettait son masque et, arrivé à l'arèno,
il était prêt. La lutte terminée, la foule se précipi-
tait, essayant de saisir ses traits ; il montait rapi-
dement dans la voiture qui l'attendait, et le cocher,
d'un vigoureux coup de fouet, enlevait ses che-
vaux , qui partaient comme une llèche dans la
direction des Champs-Elysées. Hors d'atteinte des
regards curieux, il s'habillait promptement, ôtait
son masque, et un quart d'heure après il était assis
tranquillement à la terrasse du Café de Suède.
Le tour était fort bien exécuté.
Le favori des dames était Alfred, le modrlf pari-
sie?i. Aujourd'hui qu'il est marié, établi boucher en
gros aux halles centrales, bourgeois rangé, il faut
glisser sur ces souvenirs. Toutefois, Alfred doit se
rappeler quand il luttait avec Bonnet, Lebœuf,
l'énorme colosse, qu'il le tenait à terre, faisant des
eflbrts surhumains pour le soulever et lui faire
toucher les épaules, et que de tous les coins de la
salle les spectateurs criaient : Il y est ! Il n'y est
pas! des voix féminines s'élevaient : Pas de con-
seils, messieurs!
Que sont devenus tous ces forts?
La moitié au moins sont morts. M. Julian dirige
une académie de peinture; Charavet, Vhoinme
manqué, est médecin à Nice et c'est en face, sans
masque, qu'il lutte maintenant contre la camarde ;
\-2-2 PARIS OUBLI i:
il la tombe souvent, car il a une grande clientèle.
Quantàr/lm^p athlétique, une maison de banque
a été construite sur son emplacement; on y tomhe
toujours les gogos ! ^vvv< "yVi^lv-'v^^
En 1848, sur nos principales places publiques,
Baumester et Bouvard chantaient, accompagnés
par un orgue de Barbarie, les principales créations
du jour. Une chanson, alors en vogue, ayant pour
auteur Cli. Colmance, célébrait le Bal du Vieux
CiiKXE, situé rue MoufTetard, dans une vieille mai-
son construite sur remplacement des religieuses
hospitalières de la Miséricorde.
Ce bal devait son nom à son voisin, un marchand
de vin , qui avait pour enseigne : Au Vieux
Chêne.
Lorsqu'on parlait du Vieux Chêne^ on avait tout
dit; c'était un repaire, le MahiUe des chiffonniers
qui, avant d'entrer, devaient déposer leurs cuchc-
inires d'osier, leurs lanternes et leurs crochets à la
porte; tous les voleurs s'y donnaient rendez-vous,
pour de là se répandre, comme une nuée d'oiseaux
de proie, sur la capitale endormie, c'était une lé-
gende; le bal du Vieux Chêne n'avait rien de lu-
gubre et si plusieurs de ses habitués furent les
héros de l'allaire de la tour de \esles, il ne s'en-
suit pas de là que tous fussent des criminels.
Certes, ce n'étaitpas là que le maire de Nanterre,
s'il avait manqué de rosières, eût pu venir s'approvi-
sionner; les hommesn'avaient aucune prétention au
PARIS OUBLIÉ 123
prixMontyon, tous venaient s'amuser et voilà tout.
11 arriva à un peintre très connu une aventure
bien amusante.
L'artiste voulant croquer sur le vif un de ces
types qu'il a remlus célèbres,, alla au Vieux Chnic,
mais auparavant, après un dîner largement arrosé,
il fit de nombreuses stations dans difFérents cafés
et, comme il adorait le Champagne et que la rue
Moulïetard est loin du boulevard Clichy, il arriva
absolument éméché... Le lendemain un ami qui
vint le voir de grand matin le trouva, malgré un
froid piquant, à la fenêtre de son appartement.
— Que diable fais-tu Là, lui dit l'ami, tu veux
donc attraper une fluxion de poitrine?
— ?son !
— Alors ferme la fenêtre et explique-moi...
— Voilà, fit le peintre, je suis allé hier au Vieux
C/<rV?e^ j'étais un peu gris, j"ai emmené une chif-
fonnière et ce matin en m'éveillant, j'ai trouvé un
superbe brùle-gueule sur mon lit ; si ma chiffon-
nière allait être un chilfonnier.
— BastI dit Tami, qui affectionnait les pro-
verbes : « La nuit tous les chats sont gris ! »
Le Vieux C/uhie a fermé ses portes en 1882.
Un des bouges les plus curieux de Paris, bien
plus redoutable que le VieKX Cluhie, le Bal Diivert,
fut démoli en 1883; l'immeuble même dans lequel
il était établi, depuis 1820, portait sur ses murs
verts le n" 102 du boulevard des Batignolles.
i-2i l'ARlS OUBLIÉ
Le Bal Duvert fut jadis, avec les Bandeaux rouges,
le Hussard de la Garde et le Soldat laboureur, en
grande réputation parmi le monde interlope des
barrières; depuis vingt ans il était devenu le ren-
dez-vous de prédilection de tous les tuteurs et do
toutes les filles de bas étage qui y pullulaient : des
poings d'hercule, une grande adresse dans l'art do
su?i?ier un homme sans le faire crier, une connais-
sance approfondie de l'argot donnaient seuls droit
à l'alfection des femmes de l'endroit et au respect
des habitués.
L'intérieur était une chose horrible ; les murs,
noircis par la fumée, étaient gras et luisants, et
exhalaient une odeur abominable ; des tables gluan-
tes, des tabourets et des bancs cassés étaient tout
le mobilier. Chaque jour de bal, des rixes terribles
avaient lieu ; on y était tellement habitué qjLie les
agents n'intervenaient presque jamais.
TARIS OUBLI !•: i'2l\
V
La Butte Montmartre. — La vieille église. — L'abbaye. — Henri IV
et Marie de Ueauvilliers.— L'image de Jésus-Christ.-- M^^ de
Montmorency et le tribunal révolutionnaire. — La lour du té-
légraphe. — Le Sacré-Cœur. — Brasseries et cafés. — L'enlè-
vement des canons. — L'assassinat des généraux Lecomte et
Clément Thomas. — L'exécution de Varlin. — Le ^loulin delà
(ialette. — L'u souvenir des Prussiens en 1815. ~ Le Château-
Kouge. — L'Hermitage et le bal des Epiciers. — La musette
de Saint-Flour. — Les Folies-Hobert. — Le Tivoli de Mont-
martre. — Le chemin des Anes et l'Académie.
Au moyen âge, vers le pied des bultes Mont-
martre, on voyait de grands et vastes marais tra-
versés par le ruisseau de Ménilmontant, au bout
desquels s'établirent la maladrerie de Saint-La-
zare, la Grange-Batelière, les Porcherons, le Châ-
teau du Coq et la Ville-l'Evêque.
Ce ruisseau, dont le nom indique le point de
départ, aboutissait à la Seine en traversant le
120 l'A lus OUBLIÉ
faubourg nord de Paris, de l'Est à l'Ouest; en ve-
nant à la ville après l'avoir franchie, on commen-
çait à gravir la montée par plusieurs chemins, dont
deux principaux.
L'un suivait le parcours du faubourg Mont-
martre, passant devant la chapelle de Notre-Dame-
de-Lorette, appelée aussi Saint-Jean, rencontrant
aussi, en montant, le chemin des Martyrs, le Co-
lombier et l'Abbaye, et plus haut, vers la place de
la mairie actuelle, la chapelle du Martyr, dont il
gagnait le sommet en serpentant.
L'autre chemin suivait à peu près l'emplacement
des rues Montorgueil, du Petit-Carreau, du fau-
bourg Poissonnière, et, après le marais, se diri-
geait en diagonale vers la partie Est de la butte,
qu'il côtoyait pour aboutir au hameau de Clignan-
court; à gauche de ce chemin, une bifurcation
conduisait également au sommet par le chemin
de la Fontenellc.
En sortant des marais, ces diverses voies traver-
saient des vignes, des carrières à plâtre^ mais à
mi-côte, vers l'emplacement des anciens boule-
vards extérieurs.
Ces exploitations cessèrent ; ce n'est qu'après la
vente des biens de l'abbaye que la partie haute fut
exploitée à son tour.
Cette partie supérieure de la butte Montmartre
présentait l'aspect le plus gracieux que l'on put
imaginer; elle était couverte de bosquets de lilas,
'A lus OUBLI i'; 127
de vignes, des bouquets de grands arbres ombra- "^
geaient les fontaines, un bois s'étendait sur tout le '
liane Est de la butte, depuis la chaussée Clignan-
court.
Dans un bosquet existait la fordaine de la Fonte-
nelle, dont les eaux furent conduites plus tard
au Château -Rouge; plus loin et au-dessus, on
rencontrait la fontaine de la Bonne, dont le nom in-
diquait la supériorité; c'était elle qui alimentait
l'abbaye et les habitants du village.
Sous les arbres du chemin de la Procession, au
bas de la rue Saint-Denis, vers le hameau de Cli-
gnancourl, il en existait une autre, puis la fontaine
du But.
Cette dernière, par sa forme et ses ombrages,
par les beaux horizons qu'on y découvrait, par les
ruines romaines qui l'avoisinaient, rappelait les
plus beaux sites de l'Italie; plus haut, vers le cou-
chant, au-dessus des moulins, la fontaine Saint-
Denis, ainsi que toutes les autres, fut détruite par
les exploitations des carrières.
Enfin, dominant ce magnifique ensemble, le
village et l'abbaye, dont les jardins et dépendances
descendaient en amphithéâtre sur le fianc Sud de
la butte.
En novembre 886, Charles le Gros, pressé de
porter secours aux Parisiens, arriva à la tète d'une
armée qu'il fit camper au bas de Montmartre.
En 978, l'empereur Othon IT, en guerre contre
1 28 1' A R I s 0 U 15 L I !■:
Lothaire, roi de France, assiégea Paris. Furieux
de la résistance qu'il rencontra, il fit incendier un
faubourg' et alla frapper à une des portes de la cité
d'un coup de lance. Satisfait de cet exploit, il
monta triomphalement sur les buttes Montmartre
et fit chanter solennellement un Alléluia.
La vieille église que nous voyons aujourd'hui
appartenait à un nommé Payen et à son épouse,
Hodierne; ils la tenaient en fief de Burchard de
Montmorency. Ayant obtenu le consentement de
Burchard, ils la vendirent en 1096, avec les pro-
duits des sépultures de l'autel et tout le casuel, en
un mot, aux religieux de Saint-Martin-des-Champs.
Louis le Gros céda, en 1133, à ces religieux, l'é-
glise Saint-Denis de la Chartre, en échange de
l'église de Montmartre. Après cette transaction,
le roi et son épouse, Adélaïde, fondèrent à côté
de l'église actuelle, sur l'emplacement qu'occupe
le Sacré-Cœur, un monastère de religieuses.
Sur la pierre servant de maître-autel, le pape
Eugène III officia solennellement le 21 avril 1117,
ayant pour diacre saint Bernard, et pour sous-
diacre saint Pierre le Vénérable.
C'est dans ce monastère que fut enterré la reine
Adélaïde, femme de Louis le Gros. En 1376, Char-
les IV s'y rendit en pèlerinage, un énorme cierge
à la main, afin de remercier Dieu de l'avoir sauvé
des flammes lors de la fameuse fête du Bnllet des
Sauvages..
l'A Kl S OUBLI !■:
Le 15 août 1S34, Ig-nacc de Loyola partit du
Parvis Notre-Dame avec une petite troupe ; ils
chantèrent sur tout le parcours quelques versets
des hymnes matinales ; François Xavier et Pierre
Faber étaient du nombre.
Ils se rendirent à l'abbaye de Montmartre, où
ils prononci'rent leurs vœux.
Henri IV, lorsqu'il assiégeait Paris, en 'l"i90, fit
de Montmartre son quartier général. A cette épo-
que, la mère abbesse était Marie de Beauvilliers,
âgée de seize ans et jolie comme les amours, un
vrai morceau de roi.
En arrivant au monastère, le l)on roi demanda à
l'abbesse le nombre de ses religieuses ; il se trouva
que le nombre des directeurs était moindre;
Henri IV en fit quelques plaisanteries. « Vous avez
raison, Sire, dit ingénument l'abbesse ; mais Votre
IMajesté ne songe pas qu'il faut bien (fuobjues re-
ligieuses pour les survenants! n
Les seigneurs de la suite d'Henri IV félicitèrent
la jeune abbesse de cotte prévoyance et complétè-
rent avantageusement les directeurs.
L'abbaye n'était pas riche à cette époque, les
religieuses devaient 100.000 livres, somme énorme
alors. Le jardin était en friche; les jardiniers
avaient bien autre chose à cultiver; les murs tom-
baient en ruines, le réfectoire était converti en bû-
cher; le cloître, le dortoir et le chœur en prome-
nades ; les nonnes ne chantaient plus l'office, elles
130 TARIS OUBLIÉ
préféraient, le. soir, entendre chanter le rossignol
et le roitelet sons les charmilles; les moins
travaillaient pour vivre et mouraient presque de
faim; les jeunes se montraient fort mondaines; les
vieilles leur prêtaient une oreille trop complai-
sante. La jeune abbesse voulut soumettre les re-
ligieuses à une règle plus sévère, elle mourut em-
poisonnée; de vouloir rentrer dans le sentier de la
vertu, cela ne lui porta pas chance.
Il y avait dans Tabbaye une image de Jésus-
Christ; les bonnes femmes avaient la croyance que
cette image rendait bons les mauvais maris. Pour
cela il suffisait de faire toucher la chemise des ma-
ris à l'image en question, et s'ils ne devenaient pas
meilleurs dans l'année, ils mouraient.
Quel malheur que cette image miraculeuse
n'existe plus, elle aurait remplacé avec avantage
les tribunaux chargés de prononcer sur les cas de
divorce.
En 1760, Marie-Louise de Laval, duchesse de
Montmorency, fut élevée à la dignité d'abbesse ;
elle fut guillotinée en 1793, avec toutes ses reli-
gieuses.
Pendant qu'elles étaient jugées par le tribunal
révolutionnaire. M™" de Montmorency demeurait
muette aux interpellations du président Dumas;
celui-ci, furieux de ce silence qu'il prenait pour du
tnépris, demanda :
— Pourquoi cette femme ne répond-elle pas?
PARIS OUBLIÉ 131
— Parce qu'elle est sourde, dit timidement une
religieuse.
— Je ne m'étonne plus, dit Dumas, qu'elle ait
conspiré sourdement!
En 1436, Agnès Desjardins, abbessc de Mont-
martre, était poursuivie à outrance par ses créan-
ciers ; elle abandonna tranquillement l'abbaye et
alla loger à Fhotel du Plat d'Ktain, rue Saint-IIo-
noré; plus beureuse fut Louise-Emilie de laïour-
d'Auvergne, qui donna son nom à la rue de la
Tour-d'Auvergne, parce que non loin de cette rue,
au bout du cliemin de la Nouvelle-France, les re-
ligieuses de Montmartre possédaient un moulin des
champs.
Une autre abbesse, M"' de Rochechouart, fut lu
marraine de la rue et du boulevard de ce nom.
En 1745, Montmartre ne contenait que deux
cent vingt-trois feux , environ huit cents habi-
tants; il en compte aujourd'hui plus de quatre-
vingt mille.
La colline de Montmartre a environ oOO mètres
de hauteur.
En 1793, la vieille abbaye fut transformée en
temple de la Raison. Une jeune et jolie fille de Tcn-
droit y figurait la déesse.
Quelque temps plus tard, les biens de Tabbaye
furent vendus et les bâtiments démolis ; il subsista
néanmoins une tour qui était située à l'extrémité
des bâtiments de Fancienne abbaye.
132 l'AUl s OUBLIÉ
Dans celte tour, les criminels de toutes sortes
avaient le privilège de trouver un asile inviolable.
Aussitôt l'invention du télégraphe par l'ingénieur
Chappe, cette tour fut affectée au télégraphe
aérien; elle fut démolie le 7 mai 1866.
Montmartre a perdu sa physionomie cham-
pêtre. Adieux guinguettes, balançoires, chevaux
de bois, déjeuners sur l'herbe. La plupart des ca-
barets où naguère les Parisiens, trop paresseux
pour aller au loin, venaient, le dimanche, manger
le lapin traditionnel et le fricandeau à l'oseille
sous les tonnelles ombragées de vigne vierge et
de clématites, ont dû fermer boutique devant le
bouleversement des buttes, pour y construire l'é-
glise du Sacré-Cœur.
Adieu les égrillardes et spirituelles chansons do
nos pères. Dans un avenir prochain, les lugubres
chants d'église les auront remplacés, les accords
joyeux d'un orchestre improvisé feront place aux
accents aussi solennels qu'ennuyeux du grand
orgue, la fumée de l'encens succédera au fumet
du rôti de veau, les robes blanches de nos mères
seront converties en surplis pour les hommes
noirs; plus de quadrilles, plus de polkas, des pro-
cessions et des psalmodies; la marchande de cha-
pelets et d'images rendant la vue aux aveugles
remplace déjà la marchande de gaufres, d'oubliés,
de moules et de pommes de terre frites.
Pauvre butte I tu ne verras plus , les lundis ,
PARIS OUBLIÉ 133
les ouvriers dormir sur Therbe verte qui tapissait
tes flancs ; tu n'entendras plus Gavroche crier en
les voyant : — Tu vas attraper une indigestion de
soupe à l'herbe !
Si les cabarets jadis renommés sont fermés, en
revanche, à tous les coins de rues se sont ouvertes
des brasseries où viennent flâner les noctambules
et les ratés de la peinture et de la littérature.
Autant de brasseries, autant de petites chapelles
où, chaque soir, le pontife du lieu officie la pipe à
la bouche et le bock en main, au milieu d'un tas
de crétins qui l'admirent en l'encensant, espérant
que quelques parcelles de la gloire du maître re-
tombera sur eux.
Ce qu'on enteud dénomiités daus ces bilnnes
soi-disant artistiques, c'est incroyable.
Un mauvais gralteurde guitare jure ({Lie Meyer-
beer manquait de science musicale, qu'il ignorait
les règles de l'harmonie^ que Darcier le dépassait
de cent coudées, et qu'il préfère les Doublons de
ma Ceinture à F Africaine.
Un mauvais rimailleur déclare que Lamartine
est une panade, Ponsard un ramolli, Casimir De-
lavigne un fossile, Alfred de Musset un hystérique,
que lui seul est le poète de l'avenir et le prouve eu
chantant une chanson idiote, grossière, où les
fleurs de rhétorique sont remplacées parles odeurs
chères aux vidangeurs.
Ingres, Mcssonicr, Robert-Fleury, en un mot,
8
13i PA RIS OUBLI K
tous nos grands peintres, l'honneur de l'école
française, sont jugés, dénigrés, rapetisses par des
rapins incapables de peindre }»roprement une en-
seigne de charbonnier.
Dans ces brasseries, c'est un débinage perpé-
tuel contre tous les arrivés, il suffit d'avoir un peu
détalent pour être un propre à rien; en dehors
d'eux, rien n'existe.
Et les femmes?
Elles s'étalent, fument, boivent, la plupart sont
vieilles, elles sont les dignes pendants des croûtes
qui garnissent les murs; d'étapes en étapes, elles
ont échoué dans ces caboulots, comme la baleine
échoue sur la grève, et les ratés en font leurs
choux gras.
Fleur d'Eczénia, Tarte à la Crème, la Calebasse,
Cuir à Rasoir, sont les noms des Egéries échap-
pées de Lazare ou de lupanars qui posent chaque
soir pour la galerie.
Dans l'unede ces brasseries, j'ai entendu chucho-
ter l'histoire suivante, par im bon petit camarade,
sur un autre membre de la société d'admiration
mutuelle qui se pique d'être un fort latiniste ; du
reste, le conteur est surnommé la machine à casser
du sucre.
— Un académicien célèbre par son habileté à
s'approprier les idées des autres pour en faire des
drames ou des comédies, a pris pour secrétaire
notre ami II , qui connaît si bien son latin.
l'AUIS OUBLIÉ 133
Je ne parlo pas du français, quoiqu'il lui arrive
parfois d'écrire orange avec un h et obélisque
avec un x^ cela peut arriver à tout le monde, mais
le curieux de la chose, c'est que l'académicien,
pour gagner du temps, a fait prendre à son secré-
taire sa propre écriture, et il y est si bien arrivé
qu'il est impossible de distinguer les pattes de
mouches de l'immortel des pattes de mouches de
l'humble mortel qui lui sert de secrétaire.
Ces temps derniers, l'académicien dictait à II. . .
un travail politique sur le passage du Ru])icon,
destiné à la Revue f/es Deux M<»ides. — ... Allons,
s'écria César, où nous appellent la voix des dieux
et l'injustice de nos ennemis : Aléa jacta est! Sa-
vez-vous comment II... écrivit ces trois derniers
mots?
Allez à Jacta [Est).
Faites donc partie d'une chapelle pour être ar-
rangé ainsi !
On rencontre presque tous les soirs, dans les
brasseries les plus mal famées du boulevard qui
entoure Montmartre, le roi des ratés, grand mal
peigné, une face de gorille, parlant haut de tout et
de tous avec une faconde inépuisable, ignorant
comme plusieurs carpes, attribuant la Vénus de
Milo à David d'Angers; en 1848, car il n'est pas
jeune, il déjeunait avec les montagnards de Caus-
sidière, dans le cabinet du secrétaire général, dont
ils avaient fait une salle ;i manger; il y avait un
136 PARIS OUBLIA
splendidc portrait de Louis-Philippe appendii aux
murs ; un farouche l'aperçut; tout aussitôt il hon-
dit de colère et d'indignation : — Pourquoi n'a-t-on
pas enlevé le portrait du tyran, dit-il au domes-
tique ahuri ; citoyens, il faut le crever; ce disanl,
il tira son sabre : vingt montagnards en firent au-
tant ; arrêtez, leur cria notre homme, Cfsl un
Riibens! !
Ce raté de 1830 est un sculpteur! 11 a fait son
apprentissage chez Gervais le célèbre marcliand de
fromage, et fal)rique pour les charcutiers ces jolis
motifs de saindoux que nous voyons étalés à leurs
devantures les jours de grandes fêtes : le triomphe
de Neptune, Amphitrite sortant des eaux ou une
chasse au sanglier dans l'abattoir de La Yillette.
La butte Montmartre fut vaillamment défendue
en 1814, contre les troupes alliées.
En 1871, elle fut non moins vaillamment dé-
fendue, mais, hélas ! ce n'était pas le drapeau tri-
colore qui était le palladium des combiittants :
c'était l'immonde drapeau rouge.
C'est à Montmartre que la Commune commença,
lors de la capitulation de Paris.
Afin que les canons ne tombassent pas entre les
mains des Allemands, ils avaient été conduits dans
des parcs, place des Vosges et Parc Monceau.
Les fédérés, déjà organisés, prirent les canons
du Parc Monceau, les hissèrent sur les hauteurs
jjes buttes et les braquèrent sur Paris,
l'A lus OUBLI !•] 137
M. Thiers, que la vue de ces canons agaçait pro-
digieusement, résolut de les faire descendre coûte
que coiite ; il réunit quelques généraux, et tout en
leur demandant avis, avis qui fut contraire au sien,
l'obstiné et irascible vieillard leur donna ordre
d'être prêts pour le lendemain 18 mars, quatre
heures du matin.
Il avait choisi cette heure matinale parce qu'il
espérait que les fédérés qui gardaient les fameux
canons seraient endormis ; il s'agissait donc d'une
surprise.
Les généraux obéirent, et à six heures du matin
les soldats s'étaient emparés des buttes Montmartre.
Mais ils attendaient les attelages indispensables
pour descendre les canons.
Pendant ce temps, le rappel avait été battu ; les
gardes nationaux fédérés accoururent en armes, la
population entière se répandait dans les rues; les
femmes, les enfants, les vieillards, se mêlaient aux
hommes armés; tout ce monde, en un clin (l'œil,
entoura les soldats, et, vieille histoire, cria : — Vive
la ligne ; nous sommes vos frères ; vous ne tirerez
pas sur nous?
Peu à peu la foule devint compacte; elle se res-
serra au point de former une barrière infrauchis-
sable.
On fit boire les soldats et on leur enleva leurs
armes.
La foule était excitée au plus haut degré : on lui
H.
138 PARIS OUBLI R
apprit que la veille le général Yiiioy avait envoyé
deux de ses officiers d'élat-major, déguisés en ou-
vriers maçons, pour lever le plan de Montmartre,
plan qui servit plus lard à l'entrée des troupes de
Versailles.
Vers huit heures et demie du matin le général
Lecomte fut arrêté et conduit aux buttes, puis, de
là, au Château-Rouge,
Après une infinité de pourparlers, le général fut
extrait du Château-Rouge; la haie se forma : les
officiers furont placés au milieu, le général en tète;
le cortège fit le tour des buttes Montmartre ; pen-
dant ce temps les clairons jouaient des marches
triomphales, les tambours battaient la charge, les
femmes et les enfants vociféraient: A mort! Pour
se rendre rue des Rosiers, le cortège, qui s'était
grossi en route d'une foule innombrable, mit cinq
fois plus de temps qu'il n'en fallait, prolongeant
ainsi inutilement l'agonie du malheureux général.
Arrivé rue des Rosiers, le général Lecomte se
trouva avec le général Clément Thomas, qui avait
été arrêté par le 102' bataillon, boulevard Pigalle,
en face de la Roule-Noire et qui attendait son sup-
plice depuis plusieurs heures.
Après des discussions animées, sur le genre de
mort à appliquer aux deux premières victimes de
la révolution, il fut convenu qu'on les fusillerait.
On voulait fusiller le général Lecomte dans la
chambre du rez-de-chaussée, il refusa et alla seul
TARJ s OUBLIÉ 139
dans la cour; alors, aussitôt uu coup de fusil le
frappa par derrière, cent coups suivirent; Clément
Thomas fut placé au mur et un feu de deux rangs
commença, on peut juger de l'acharnement des
bourreaux par ce détail : on trouva dans le corps
de Clénient Thomas soixante-dix balles.
Il faut mettre en regard do l'assassinat des deux
généraux, l'exécution de Varlin qui présente une
certaine analogie.
Le 28 mai 1871, à quatre heures du soir, Eu-
gène Varlin passait rue Lafayette, au coin do la
rue Cadet, il fut reconnu par un prêtre, chevalier
do la Légion d'honneur, il le signala au lieute-
nant Sicre, du 67- de ligne, qui passait en ce mo-
ment ; le prêtre et l'officier, aidés de quel(|uos
soldats, arrêtèrent Varlin, lui lièrent les mains
derrière le dos; on le conduisit à Montmartre de-
vant le général de Laveaucoupet; il ne nia pas son
identité; il fut d'ailleurs reconnu par diverses per-
sonnes ; le général donna l'ordre de le fusiller; le
funèbre cortège reprit sa marche, escorté d'une
foule énorme, qu'on peut évaluer à environ quatre
mille personnes; on promena Varlin ainsi plus
d'une heure; enfin, on le conduisit rue des Ro-
siers, on le plaça contre le mur où avaient été
fusillés les généraux Lecomtc et Clément Thomas;
le lieutenant Sicre, qui avait opéré l'arrestation,
commanda le feu, Varlin tomba aussitôt foudroyé.
Un détail extraordinaire, qui prouve jusqu'à
'iO l'A 11 IS OUBLIÉ
révideiice, Taffolement qui régna longtemps après
la Commune :
Le quatrième conseil de guerre rendit un juge-
ment le 30 novembre 1874, qui condamnait Varlin
à la peine de mort, par contumace, alors que l'au-
torité militaire avait du être informée par le co-
lonel du 67" de ligne, à qui le lieutenant Sicre
avait adressé un rapport circonstancié , le soir
même de l'exécution de Varlin.
L'exécution de Varlin était illégale, dirent les
journaux qui défendaient ses idées; est-ce que le
rapport suivant, adressé au Comité centi'al était
légal?
Rapport du 20 au 2d mars 1871
A dix heures, deux sergents de ville, déguisés en bour-
geois , sont amenés par mes francs-tireurs et fusillés de
suite.
A midi vingt minutes, un gardien de la paix, accusé d'a-
voir tiré un coup de revolver, est fusillé.
A sept heures, un gendarme, amené par des fédérés du
24'' bataillon, est fusillé.
Le général commandant supéri'jur de la
18* division militaire ,
Gamer dAbin.
Laissons de côté ces vilains et cruels souvenirs,
pour revenir à des choses plus riantes.
Les vieux moulins qui sont au sommet de la
butte et que par un temps clair on aperçoit du
l'AHIS OUBLIÉ 141
boulevard des Italiens, sont les ancieng moulins
de l'abbaye, l'un d'eux porte la date de 1295.
Un industriel intelligent songea à les utiliser
comme observatoire ; en elîet, on découvre du haut
de ces moulins qui dominent la rue Lepic , un
iTierveilleux panorama, Paris tout entier.
Catherine de Médicis, qui habita au bas de la
butte, du côté du versant qui regarde Saint-Ouen,
le Château des Bf^ouil/ards, fit installer un méri-
dien, au sommet de la butte, au milieu des
moulins.
Peu à peu la butte se peupla de maisons bour-
geoises, de chalets, de petits châteaux et forma
bientôt un village charmant.
L'un de ces petits châteaux était, en 1814, ha-
bité par le comte de Saint-Ernemont; il avait
épousé une vieille marquise de Pomponay, qui, en
lui apportant une jolie fortune, le rendit beau-père
d'une très aimable personne, alors en âge de ma-
riage.
Ce bon Saint-Ernemont désirait avec ardeur le
retour des Bourbons, ses vœux furent comblés
en 1814.
L'année suivante, il vit avec effroi revenir Na-
poléon ; plein de confiance, il attendait patiemment
que la providence vînt au secours du prince de
son cœur.
Après Waterloo , les Prussiens arrivèrent à
Paris; de Saint-Ernemont, dont le zèle se réveilla,
I 12 1- A n I s OUBLIÉ
alla à leur rencontre jusqu'à Saint-Denis ; il portait
un drapeau blanc et était suivi d'un groupe de
royalistes, qui criaient à tue-tète : Vive le Roi !
Il fut néanmoins assez mal accueilli par les
Prussiens; mais pour l'instant, il en fut quitte
pour quelques coups de crosse au bas du dos.
Sachant que les troupes allemandes devaient
occuper Montmartre, Saint-Ernemont, sans ran-
cune, se hâta de donner l'ordre à ses gens de pré-
parer un splendide déjeuner pour Fétat-major:
l'ennemi, en effet, arriva promptcment,
Saint-Ernemont fit son invitation en grande cé-
rémonie; les officiers acceptèrent ses offres et
firent leur entrée au château.
Tandis qu'au salon ces messieurs buvaient et se
restauraient, des soldats allaient et venaient dans
la maison ; c'étaient des amis, on était naturelle-
ment sans défiance.
Cependant Saint-Ernemont entendit tout à coup
un certain bruit dans la chambre, au-dessus de la
salle h manger, il pria la jeune et charmante Ro-
salinde d'aller voir ce qui se passait.
La jolie enfant monta et trouva des soldats qui,
n'ayant pu forcer le secrétaire, en avaient ôlé le
marbre et l'avaient défoncé à coups de crosse.
La vue de la belle jeune fille réveilla chez les
soldats je ne sais quel démon, et soudain
Etonné du temps que la jeune fiHe mettait à
P A II I s 0 i: B L l É l 'l :j
revenir, Saint-Ernemont pria sa femme d'aller
voir ce qu'elle est devenue.
La bonne vieille dame prit sa béquille, nionla
dans 11 chambre, et, nouvelle victime ?
Enfin, impatienté de ne voir revenir personne,
Saint-Ernemont monte à sou tour ^ .
0 spectacle plein d'horreur!
Les soldats s'en allèrent; les dames, diverse-
ment émues, passèrent dans leurs appartemenis.
Saint-Ernemont, après avoir réparé le désordre
de sa toilette, alla se plaindre, en termes éner-
giques, aux officiers, qui continuaient de festoyer.
— Quoi ! Messieurs, fidèle serviteur de mon roi,
moi qui ai vu en vous les libérateurs de notre belle
France, moi qui vous ai fêtés comme des amis, je
suis volé, offensé dans ce que j'ai de plus cher, ma
femme et ma fille, moi-même.
— Ce qui vient de vous arri-
ver est malheureux, sansdoute, dirent les officiers;
mais, hélas î nous ne pouvons y apporter aucun
remède ! !
Le pauvre Saint-Ernemont n'avait p.is besoin
qu'on le lui dit. ..
Aujourd'hui, les rues sont bâties, presque toutes
les maisons se touchent, quelques-unes seulement
ont conservé leurs jardins.
Quant au Moulin de Id G/dette, on n'y danse plus
144 Paris OUBLIÉ
sur la pelouse ; le propriétaire a fait construire une
salle de bal, une des plus jolies de Paris,
Le Chateau-Rouge avait été donné par Henri IV
à Gabrielle d'Estrées. Des propriétaires qui sui-
virent, il n'en est fait mention nulle part. Le sou-
venir le plus éloigné date du 30 mars 1814. Le roi
Joseph, frère de Napoléon I", l'occupa militaire-
ment et y présida le conseil de défense de Paris.
Un chef d'état-major, M. Allent, directeur dii
dépôt des fortifications , d'une des fenêtres du
château, constatait les progrès rapides de l'inva-
sion à travers la plaine Saint-Denis.
Le roi Joseph autorisa le duc de Trévise et le
duc de Raguse à entrer en pourparlers avec le
prince de Schwarzenherg.
C'est en 1845 seulement que les jardins furent
transformés en salle de bal par M. Bobeuf.
Le Chàteau-Rouge avait une physionomie parti-
culière ; c'était en quelque sorte le Mabille de
Montmartre ; il était situé chaussée Clignancourt.
Parmi les célébrités, nous retrouvons là Chicard,
Brididi, Rigolette et Finette, un quadrille auprès
duquel les Clodoches n'étaient que de vulgaires
croque-morts.
Brididi était un homme de génie. Un soir, il
devait y avoir une grande fête au Château-Rouge ;
le tout-Paris dansant était convié plusieurs jours à
l'avance ; les journaux racontaient les splendeurs
qui devaient émerveiller la capitale. Brididi voyait
l'A m s OUBLIÉ 14o
arriver avec terreur la date fatale : il était sous le
sou, il lie pouvait aller danser! Une fête sans lui,
ce n'était plus une fête. Pas de gants, pas de quoi
se faire friser au petit fer. Ouel malheur! com-
ment faire?
11 confectionna deux cents billets sur de vieux
morceaux de carton ; le numéro gagnant devait
empocher cent sous !
Il plaça ses deux cents billets parmi ses amis ; il
lui restait donc quinze francs!
Les partisans de la réforme donnèrent au Chd-
teau-RuiKje un banquet, à la veille de la révolution
de février 1848.
Le Chàteau-Rougr a été démoli en 1882, et sur
son emplacement on a construit une immense
quantité de maisons.
Au boulevard des Martyrs, il existait aussi un
bal célèbre dans le monde des merciers de la rue
Saint-Denis, il se nommait riÏEUMiTAGE. 11 était de
mode de n'y boire que de la bière et de ne manger
que des échaudés. Sous la Restauration et sous la
seconde République, ce bal eut une grande vogue ;
on l'avait surnommé le liai dr^ /'Jpicicrs, h cause
de la grande quantité de gar(;ons de la rue des
Lombards qui y venaient en compagnie de leurs
voisines, les conliscuses. 11 disparut en 1862.
Quelques pas plus loin, les passants s'arrêtaient
devant une immense enseigne représentant un gi-
gantesque Auvergnat en manches de chemise, un
146 TAXIS OUBLIÉ
gilet bleu, coiffé d'un fez rouge, et soufflant, de
toute la force de ses robustes poumons, dans une
musette; c'était le rendez-vous des porteurs d'eau
et charbonniers du voisinage, la bière et les échau-
dés n'avaient pas droit de cité, le litre à douze
était seul admis.
Cette musette fut également fermée en 1862.
En suivant le boulevard des Martyrs, on ren-
contrait le boulevard Rochechouart, qui y faisait
suite; au n° 18, au fond d'une impasse, sur la
droite, on voyait une marquise éclairée par un bec
de gaz, on lisait sur un transparent : Folles Ro-
bert.
Robert était un professeur de danse qui ensei-
gnait la fricassée, la gavotte, la marinière et la po-
lichinelle. Le public, assez mélangé, n'avait pas de
couleur spéciale , c'était de vrais danseurs qui
usaient leurs souliers pour leur compte et n'étaient
pas payés à la soirée, comme à Mabille ou au Ca-
sino, 2 francs par séaace et un bock pour s'amuser
sur commande.
Il y eut là une pépinière de véritables reines du
cancan : Cbicardinette , Cigarette , Elisa belles
jambes, le Bébé de Cherbourg, Cerisette, Gabrielle
x\ccroche-Cœur, Berthe la Zouzou, enfin la Ba-
lafrée.
Ce bal fut inauguré le 29 décembre 1856, Olivier
Métra y dirigea l'orchestre.
Le Tivoli Montmartre était construit sur l'em-
PARIS OU H LIÉ l-i.7
placement des jarilinsde l'abbaye, près de la chaus-
sée Clignaucourt; ou en voit encore aujourd'hui
iCs vestiges à droite de la façade du Sacré-Cœur;
c'était un bal champêtre qui avait une grande vogue
l'été.
En 1799, l'attention du monde savant fut attirée
par les fossiles que l'on découvrit dans les flancs
do la butte, et aussi par une pierre enfoncée pro-
fondément, que des terrassiers mirent à jour.
Sur cette pierre se trouvait cette inscription :
IC
H KM
INDE
SAN ES
L'académie des inscriptions fut convoquée; elle
se rendit solennellement sur la butte, la pierre mys-
térieuse, qui avait été soigneusement enveloppée
d'une bâche;, fut découverte, puis retournée dans
tous les sens.
Les uns opinaient pour du latin; ce devait être
la pierre tombale de quelque martyr contemporain
de saint Denis ou de saint Eleuthère ; d'autres af-
firmaient qu'elle avait dû servir d'autel dans un
temple païen consacré à Bacchus; enfin, après
bien des discussions, ne pouvant s'entendre, ils
nommèrent une commission.
La commission vint examiner à son tour la fa-
I 'i8 TAUIS OUBLIÉ
mcuse pierre; elle fut d'avis qu'il fallait faire des
fouilles pour retrouver d'autres vestiges du temple
auquel elle avait appartenu; bref, ce fut le sacris-
tain de l'église de Montmartre qui tira d'embarras
la docte académie, il expliqua l'inscription énig-
matique de la manière suivante :
Ici le cJiemiii des ânes.
Nos érudits, qui avaient si souvent gravi le sen-
tier que la pierre indi({uait, tirent une tète
On rit longtemps dans Paris de cette comique
aventure.
TARIS OUBLIÉ I i9
Al
La CoLiililIc. — Musqufs et Cliii'iilils. — F(ilie?-l]('llcville. —
Mathoi'f'l, Flourons et VormoreJ. — Le Bouquet du Couimis;-
saire. — Dôsiré Cubas. — Eiubrassc-inoi, uiou Ange. — La
Chique pectorale. — Trouillou. dit Joli Citnu'. —' Le Vol, c"est
la revendicaliou du Droit. — La Sueur du Pcupl". - Nini la
Duchesse. — Le Bal Favi '.
C'est à peine si les vieux Parisiens se rappellent
la descente de L.v Couiitille. Pendant de longues
années, au s )rlir des plus fameux bals de Paris :
l'Opéra, le Prado, BuUier, Pilodo, l'usage voulait,
atin d'enterrer dignement le carnaval, que les
nms(|ues se réunissent par groupes et allassent
iinir leur nuit dans les bals crapuleux et dans les
guinguettes puantes de A/ Cotnti/Ie.
La Courtille était située au haut du faubourg du
Temple, et commençait immédiatement une fois
la barrière de Belleville francbie.
loO PARIS OUBLIÉ
La grande voie (jiii conduit aux Prés-Saint-
Gervais et au célèbre village des Lilas, se nommait
la rue de Paris; les chienlits, débardeurs, tilis,
mousquetaires, chicards, dieux de J'Olympe et
pioupious grotesques, venus là de tous les points
de Paris, à pied, crottés comme des barbets, à
moitié abrutis, se répandaient dans les cabarets, à
droite et à gauche de la rue de Paris : à la Viel-
leuse, au Vot-Brun,<ni Graixl Vainqueur et s'ache-
vaient avec du vin bleu, du punch à l'eau-de-vie
de betterave, sucré avec de la mékisse, ou à coups
de demi-setiers de marc, ingurgités dans d'épais
verres gras, égueulés, lavés seulement par les lèvres
des buveurs, les coudes appuyés sur des tables en
bois blanc, qui conservaient les odeurs condensées
de tous les liquides et de toutes les sauces, que les
ivrognes répandaient sur elles chaque soir.
Les huppés, les rupins, arrivaient en voiture
découverte, en longue file, bravant la pluie, le vent,
la neige ou la grêle; les hommes^ la chemise fri-
pée, la cravate de travers, le chapeau bossue en
accordéon; les femme?, décolletées, les épaules
bleuies, grelottantes malgré leurs fourrures, les
cheveux en désordre, le visage flétri, sur lequel le
rouge et le blanc creusaient des sillons livides, ils
se rendaient au Point du Jour, h la Pèlerine, chez
Le PèreDesnoyer!^. Le Champagne remplaçait le vin
bleu ; les truffes, les pommes de terre frites ; les
soles normandes, les moules nature (Thuilre du
PARIS OUBLIÉ loi
prolétaire), mais cç n'était pas plus propre pour
cela; si le langage différait, l'orgie était la m^me,
aussi dégoûtante.
Quelques-uns, plus infatigables, allaient danser
sous l'œil paternel de l'impassible municipal, au
bal Favié on aux FoUps-Belleville, le pas du hareng-
saur en détresse, sur Tair du docteur hambard^
puis le jour arrivait, perçant à grand' peine le
hrouillard glacé de février ou de mars: alors tous
les chienlits, hommes du monde, ou populo, sor-
taient des bals et des cabarets et la Descente de J<i
Courtille commençait.
Les gens à pied engueulaient les gens en voi-
ture ; ceux-ci ripostaient en jetant à tort et à tra-
vers des poignées de farine, des dragées en plâtre,
des pommes cuites ou des oranges, et répondaient
par des injures grossières.
Un amour en maillot rose, maculé de graisse et
de vin, tenant ses ailes sous son bras, chaussé de
socques, descendait philosophiquement la rue, ac-
compagné dun arlequin qui, au lieu de la batte
traditionnelle, portait un immense parapluie de
calicot jaune. Une laitière, qui avait perdu ses
souliers de satin blanc, piétinait sur ses bas dans
la boue, accrochée au bras d'un gigantesque gar-
çon boucher, déguisé en hercule ; c'était un méli-
mélo incroyable; les cris assourdissants se croi-
saient de toutes parts, des fenêtres, de la rue, du
trottoir ; les sonneurs de trompe entonnaient
\h2 l'A i; is OUBLIÉ
l'hallali, pendant que les orgues de Barbarie
jouaient chacun un air différent.
Le catéchisme poissard était fort on honneur
dans cette petite fête de famille.
Au coin du faubourg- du Temple et du canal
Saint-Martin, il existait un marchand de vins qui
avait pour enseigne : Aitx Vendanges de Bourgogne ;
Chicard y donna des bals, alors en grande réputa-
tion. Le plus souvent ils se transformaient en or-
gies dégoûtantes. De l'une des fenêtres qui don-
naient sur le canal, les matins de descente de
ÇiOuvVxWa, M ilor d r Ar souille ]Qià\i à lafoule amassée
des pièces de 5 sous et de 10 sous qu'il faisait
chauffer dans la graisse bouillante. C'était épou-
vantable de voir cette masse se ruer, se bousculer,
se rouler dans la boue, se battant, se déchirant afin
de ramasser la monnaie brûlante. La vogue des
Vendanges de Bourgogne disparut avec la descente
de la Courtille.
Vers sept heures du matin, la foule écoulée de
la Courtille par le faubourg du Temple, les ivro-
gnes ramassés dans les ruisseaux et logés au poste
pour y cuver "leur vin; les balayeurs arrivaient,
quelques seaux d'eau et un vigoureux coup de ba-
lai, et la place était nettoyée jusqu'à l'année sui-
vante.
A cette époque (1859-1860) le bal Favié et les
Folies-Belleville étaient en grande réputation
dans toute la banlieue de Paris ; la lie de la popu-
PAKIS OUBLIÉ lc3
latiou s'y donnai l rendez-vous les dimanches et
lundis; filles publiques, marlous, forçats en rup-
ture de ban, voleurs, escarpes de tous genres, gi-
biers de centrale, de Cayenne ou de guillotine
constituaient leur unique clientèle.
A la sortie de ces bals, des rixes terribles avaient
lieu fréquemment, les habitués se disputaient la
possession d'une fille publique, à coups de poing et
souvent à coups de couteau.
Ils se battaient dans les rues Vincent et Des-
noyers, admirablement appropriées pour cela, ces
luttes étaient acharnées, féroces; le suprême du
genre, le comble de la force, consistait à manger
le nez de l'adversaire, les camarades faisaient cer-
cle autour des combattants; si un passant indigné
faisait mine d'intervenir : — Laissez-les, disaient-
ils, ce sont des amis qui s'expliquent.
C'est que c'était une grosse affaire (jue de pos-
séder une fille en vogue qui ne renâclait pas sur le
turbin, et qui régnait en souveraine au bon coin
du trottoir; l'existence du souteneur en dépendait:
luxueuse si la fille rendait, médiocre ou décJiardc
si elle cannait.
Chaque barrière avait sa terreur, recherchée des
filles et redoutée des hommes; c'était ordinaire-
ment un garçon boucher ou un maquereau de pro-
fession (les deux quelquefois allaient de pair), re-
nommé pour sa force, sa férocité et son adresse.
Jl arrivait parfois qu'une terreur dune autre bar-
loi l'xVRJS OUP.LIÉ
rière, Montparnasse ou du Trône, jalouse des lau-
riers de la terreur delaCourtille, venait au bal des
Folifs pour lui chercher querelle, alors la lutte
s'engageait jusqu'à ce que l'un d'eux fût hors de
combat.
Belleville n'était pas pour cela un repaire, c'était,
il y a vingt-cinq ans, un faubourg champêtre : le
dimanche et le lundi, les bandes d'ouvriers, ac-
compagnés de leurs femmes et de leurs enfants,
gravissaient la côte et envahissaient les cabarets ;
les chansons partaient des tonnelles, au fond des
bosquets; les refrains étaient marqués par le cli-
quetis des verres. Le soir, on dansait au son du
violon, de l'accordéon ou de l'orgue de Barbarie.
Dans beaucoup d'endroits, on faisait sa cuisine soi-
même : au Lapin qui fume, an Siireau sans pareil,
au Petit BonI(omme qui chie ; mais, dès le mardi
matin, tout rentrait dans l'ordre, et les bourgeois
vivaient paisiblement au milieu des lapins et des
choux.
En 1859-1860, Belleville fut annexé à Paris et
devint l'un des quatre-vingts quartiers de la capi-
tale; le village forma un des quatre quartiers dont
le tout constitua le vingtième arrondissement.
Aussitôt la barrière tomltée, Belleville changea
d'aspect comme par enchantement. Adieu, guin-
guettes; adieu, tonnelles ; adieu, lilas ; adieu, chan-
sons. Les merles quittèrent les bosquets, les bour-
geois émigrèrent à Fontenay-aux-Roses, à Bois-
rA[ÎIS OUBLIÉ 135
Colombes et à Auteuil ; ils étaient chassés par une
nuée d'ouvriers, chassés eux-mêmes du centre de
Paris par les démolitions successives des petites
rues pour établir les grandes voies.
Sur l'emplacement des jardins, d'immenses mai-
sons s'élevèrent. Les déclassés, les gens sans aveu
arrivèrent de toutes parts, des garnis do tous or-
dres et à tout prix s'ouvrirent pour recevoir cette
bohème.
Belleville devint une sorte de ville ouvrière, vaste
ruche, non sans quelques frelons; mais c'était une
ville pacifique qui ne ressemblait en rien au Bel-
leville de nos jours.
Quand l'Empire nous eut rendu la moins utih^
et la plus dangereuse de toutes les libertés, celle
qui causa sa chute plus encore que la guerre do
1870, la liberté des réunions, les salles de bals
devinrent des clubs les jours où on ne dansait
pas.
Le Saloîi des Folies-Bollerille était situé à droite
en montant la rue de Paris, il occupait un immense
carré de terrain, en retour de la rue Desnoyers et
de la rue Lémon. Une fois la porte d'entrée
franchie, on pénétrait de plain pied dans une salle
d'un aspect assez propre ; une série de colonnes
supportait une galerie ornée d'une balustrade en
bois découpé qui faisait le tour de la salle; en bas,
en face et de chaque côté de l'orchestre étaient dis-
posés des tables et des bancs sur lesquels s'as-
1o6 TARIS OUBLIÉ
seyaient les buveurs; aux galeries de même ; au
milieu on dansait.
Le bruit assourdissant d'un mauvais, mais nom-
breux orchestre écorchait les oreilles les mieux
aguerries. L'odeur qui se dégageait des saladiers
de vin chaud, la fumée des pipes, la sueur mélangée
des danseurs formaient une atmosphère capable
d'écœurer les plus intrépides.
C'était un brouhaha immense, un bourdonne-
ment confus; les conversations, toujours les mê-
mes, étaient du genre de celle-ci :
— V homme : Veux-tu faire un quadrille?
— La femme : P.is mèche, les talons de mes ri-
patons sont dévissés et je n'ai pas de grimpants.
— La femme : Pourquoi que tu ne danses pas,
Zidore?
— Zidore : J'ai pas le roml, la mome m'a plaqué.
— Le grand Jules :Wini, tu couches avec moi,
ce soir; je te paye une tripe et un petit noir.
— Nini : J'peux pas; la dernière fois que j'ai
couché avec Dodophe j'ai rien reçu une riche
lloppée.
— Le grand Jules : Ton dab est un mufflc; l'y
diras ça de ma part.
— Nini : Va-z-y dire toi-même, mais avant fais
numéroter tes abatis.
Une voix perçante dominait alors le tumulte de
la foule, criant : Eu place, messieurs les danseurs,
en place; un vis-à-vis,
PARIS OUBLIÉ 137
Les danseurs quittaient leur table, en ayant soin
délaisser un ami à la garde du saladier, car, au
retour, ils auraient couru grand' chance de trouver
le saladier vide et la place occupée.
L'orchestre commençait la ritournelle et en
avant deux.
Ouand le bal se transformait en club, l'orchestre
devenait l'estrade oii siégeait le bureau et la tri-
bune où l'orateur faisait entendre la parole sainte
des revendications sociales. On y déblatérait, à
gueule que veux-tu, contre la propriété, la famille,
la religion, l'infâme capital, le privilège de la
Banque de France , la Préfecture de police , le
Mont- de-Piété et la gendarmerie, et, d'une manière
générale, contre tous les gouvernements du monde.
On y piétinait la société avec autant d'entrain que
le lundi les maquereaux dansaient le cancan.
Pendant les périodes électorales, les réunions
des FoUes-Belleville étaient très animées et très
suivies. La plupart des orateurs qui y faisaient les
délices des gobeurs sont arrivés au pouvoir, et les
gobeurs go!:ent toujours, en baissant le dos devant
l'établi.
Vers J869, Mathorel, Flourens, Vermorel, tous
trois morts, le premier d'une haine rentrée, le se-
cond de trop de témérité, et le troisième de dé-
goût, étaient les orateurs favoris des énergumènes
qui commençaient à grouiller, éuiei-geant des bas-
fonds politiques et cherchant à s'organiser.
iriS l'A RI s OUBLIÉ
La Commune nous a prouvé plus tard qu'ils
avaient réussi et que le fameux dicton : « Agiter
avant de s'en servir » n'est pas un vain mot.
Bien avant l'ouverture des portes, l'entrée des
Folies-Belleville était assiégée par une foule hou-
leuse. Aux chienlits de la descente de la Cowtille
succédait une mascarade bien autrement dan-
gereuse.
Un dimanche de septembre, alors que les mar-
chands de vin arborent à la devanture de leur bou-
tique une couronne de feuilles de vigne, avec ces
mots alléchants inscrits sur une pancarte de car-
ton : Vin doux de Bergerac, une réunion publique
devait avoir lieu à deux heures. Vermorel fui
nommé président, Mathorel etFlourens assesseurs.
Le président donna la parole à Mathorel, qui se
fit remplacer au bureau par un comparse et ouvrit
la séance par un de ces discours filandreux dont il
avait seul le secret et le monopole.
Mathorel était un être étrange, petit, laid, une
épaule plus haute que l'autre, un visage blafard
émaillé déboutons, comme au printemps une prai-
rie do marguerites ; entre ces boutons violacés
poussaient quelques poils qui tenaient le milieu
entre la filasse et le crin de cheval; des yeux per-
cés en vrille sans cesse clignotant, les sourcils se
rejoignant presque^ un front assez large, le tout
encadré de longs cheveux mal peignés, et, pour
compléter le portrait, la bouche relevée aux com-
TA m s OUBLIÉ \:')\)
missures des lèvres, sans cesse contractées par un
rictus haineux ; on devinait le profond égoïste.
Sa parole brève, cassante, sifflante, causait à
l'auditeur un singulier malaise; quand il parlait, il
s'animait insensiblement, mais à froid, sans con-
viction, alors il bavait, crachait avec une fureur
insensée et des gestes désordonnés sur toutes nos
gloires nationales, financières et politiques, à quel-
que parti qu'elles appartinssent.
Il semblait que le talent, rhonnèteté, la probité
était son apanage, et qu'en dehors de lui tout était
imbécillité, fourberie et mensonge.
Il frappait malgré cela l'esprit des auditeurs par
ses théories séduisantes, séduisantes pour de pau-
vres diables qui, depuis la fondation de l'empire,
avaient été sevrés d'un pareil langage. Hélas ! pour-
quoi les remettait-on en nourrice?
Parmi les auditeurs les plus assidus de ces réu-
nions, on remarquait un ouvrier très connu à Bel-
leville, c'était un ouvrier d'intention (en 1848, il y
avait des ouvriers de la pensée), mais, pour lui.
l'intention n'était pas réputée pour le fait; aussi
débraillé que MiithjoxaL plus sale, plus puant en-
core, si cela était possible, mais, comme aspect,
absolument différent.
Mathorel, par son aspect chétif, maladif, était
l'emblème de la misère, de la faim, de toutes les
souffrances qu'endure l'ouvrier, le véritable, et
pourtant il n'avait jamais souffert; notre homme.
1 60 P A [\ I s 0 U B L I É
au confraire, avec sa large figure couperosée, son
nez Itourgeonné, duquel, par tous les pores, s'ex-
halait une odeur de vieux vin et d'alcool, personni-
fiait le soiffard, l'homme qui met ses économies
en?>outeille et dont la caisse d'épargne est le tiroir
du mastroquet.
II avait les yeux vifs, clairs, pénétrants, cachés,
on n'a jamais su pourquoi, par une immense paire
de lunettes, comme jadis en jtortaient nos grands'-
mères.
Il se disait ouvrier peintre sur {lorcclaine, mais,
comme la plupart des politi(fueurs en chambre, il
était débagpjuj^u;;' de club ; son atelier était la salle
du cabaret, son établi le comptoir, ses pinceaux
un grand verre et ses couleurs le litre à douze;
en fait de peintui'o, sa figure seule était enluminée,
et les festons qu'il avait imaginés étaient ceux
qu'il décrivait pour regagner son taudis; après
une soirée bien remplie, apôtre, il accomplissait
religieusement ses douze stations et pins, mais ses
temples étaient ceux du dieuBacchus.
C-ela lui a servi la ([iialitc d'ouvrier, car il de-
vint, deux ans plus tard, membre de la Commune,
maire de son arrondissement et président de la
commission d'organisation du travail. On ne pou-
vait vraiment mieux choisir.
Mathorel continuait son discours, dans lequel il
prouvait qu'il fallait à tout prix renverser l'Empire,
l'odieux régime compresseur, et élever sur ses
TARIS OUBLIÉ 101
ruinesun gouvernemont fort qui sauveraitle peuple
de la misère, et sous le règne duquel tout le monde
serait propriétaire Plus de riches , rien que
des pauvres alors, cria un auditeur A la porte,
à la porte, c'est un mouchard, hurlèrent cent voix.
A ha tribune, l'interrupteur, crieront les plus mo-
dérés ; riiomme ahuri, devant un tel vacarme,
n'osait ni reculer ni avancer, il semblait cloué à
sa place. AussitiM, pour aftirmer h\s grands prin-
cipes de liberté^ base de l'état social, rêvée par la
nouvelle couche, on frappait, on bousculait le
pauvre diable, qui finalement, de mains en
mains, était jeté dans la rue comme un paquet de
ling-e sale, meurtri et saignant.
Touchante fraternité.
Pendant le tumulte, Mathorel impassible, appuyé
sur la harre de la balustrade de l'orchestre, se pas-
sait la main dans les cheveux, et se orattait éner-
giquement. D'aucuns croyaient que l'inspiration
lui faisait affluer le sang à la tète et qu'il était
cause de cette démangeaison. Hélas! sur son
crâne, il y avait aussi réunion publique et l'har-
monie n'y régnait pas plus que dans la salle
Enfin, le calme rétabli, pas sur sa tète, mais
dans l'auditoire , il ouvrait à nouveau le robi-
net de son éloquence... . « Les républicains de
J8i8 ont trompé le peuple, et les Cavaignac,
Sénart, Jules Favre et autres le firent fusiller en
juin; le peuple demandait du pain, on lui répon-
162 PARIS OUBLIÉ
dit par la mitraille; du travail, on le déporta à
Cayenne et à Lambessa. Ledrii-Rolliii le repus,
Félix Pyat le sybarite, Louis Blanc ce pseudo-
socialiste, se sont Sduvés honteusement dans l'af-
faire des Arts-et-Mé tiers pour se réfugier en An-
gleterre et y jouir en paix de leurs rentes Place
aux jeunes, ils n'ont jamais trahi la cause popu-
laire. Vive la Révolution sociale! à bas l'Empire! »
Aussitôt, le commissaire de police délégué, aver-
tissait les membres du bureau que si les orateurs
continuaient sur ce ton, il se verrait forcé de faire
évacuer la salle. Le président s'inclinait, non par
respect de la loi, mais devant la force, et deman-
dait si quelqu'un voulait prendre la parole. — Moi,
répondit une voix grêle. — Avancez à la tribune,
fit Vermorel,
Ouebjues instants après on vit une petite femme
fendre la foule compacte et gravir péniblement,
appuyée sur une ombrelle lui servant de canne,
les quelques marches qui donnaient accès à l'es-
trade.
Le nom? crièrent les auditeurs.
Désiré, fît-elle avec sa voix de crécelle.
Désiré était maigre à rendre des points à Sarah
ernhardt, haute comme la botte d'un gendarme,
supportée par des pieds à chausser hardiment du
quarante-deux, bossue, la poitrine plate comme
une limande, un cou de cigogne, le tout surmonté
d'une tète de fouine effroyablement ridé:, des
PARIS OUBLIÉ 16'}
oreilles larges comme une feuille de chou, un nez
long, pincé, pointu, des yeux dépareillés, dont l'un
regardait en Champagne si la Bourgogne ne brû-
lait pas, dépourvus de cils et bordés de rouge, les
sourcils rongés par une maladie de peau, le front
bas, déprimé aux tempes, le crâne fuyant en pain
de sucre, garni de cheveux poivre et sel, qui fri-
saient comme des baguettes de tambour, et s'échap-
paient en désordre, d'un soupçon de chapeau fané,
orné d'une pivoine en laine rouge, entièrement
vêtue de noir, un énorme cabas en tapisserie d'une
main, et de l'autre une ombrelle gigantesque.
• — C'est la fée Carabosse, dit un voyou. — Elle
a été moulée dans un corps de chasse, répondit un
autre.
C'était simplement Désiré.
Sur l'estrade, la tribune était figurée par un
guéridon placé à côté du bureau, touchant presque
l'assesseur de droite, qui était Flourens.
L'orateur se plaçait derrière le guéridon.
— Vous avez la parole, dit le président.
Désiré déposa son cabas, devant elle, sur le gué-
ridon, en sortit une liasse de lettres, attachées
avec une faveur verte et commença : « Citoyens,
je viens vous demander justice et la permission de
vous lire quelques-unes de ces lettres. Elles m'ont
été écrites par le citoyen Flourens, avant qu'il ne
m'ait abandonnée, en récompense de mon dévoue-
ment et de mon amour; écoutez : Chère ange
16-4 PARIS OUBLI r:
adorée...)) A ce moment, on vit Désiré se courber
en deux sur le guéridon tout comme le commis-
saire sous le bâton de Guignol, puis on entendit
un cri. C'était Flourens qui, impatienté, venait de
lui envoyer, sans bouger, par dessous la table, un
maître coup de pied dans le derrière Désiré
se releva aussitôt ; d'un coup de poing-, elle enfonça
son cliapeau sur sa tète et brandit son paquet de
lettres « Citoyens, on vient de me manquer de
respect, on m'ablessée dans mon amour-propre. . . . »
— C'est pas Icà qu'ça s' met, cria quelqu'un t'abî-
mera pas ton fonds de commerce, ajouta un autre. . . »
Elle reprit imperturbablement, sans s'arrêter aux
injures et aux rires du public " Vous vous
moquez de moi, parce que je suis laide, contre-
faite, vous abusez du nombre, vous abusez de la
force, il n'est pas nécessaire d'être une Vénus pour
vous dire la vérité sur les sauveurs du peuple; sous
mon enveloppe ridicule palpite un cœur plus grand
cjue le vôtre, les sentiments élevés, généreux, ne
sont pas proportionnés à la taille, quand Flourens
m'appelait mon an^e » — Il avait éteint la cbaii-
delle — C'est pas ici un cabinet particulier
— Vadonc à la Salpêtrière .retourne doncàton
tonneau, vieille morue, vieux restantde souper »
Les épilhètes se croisaient, plus salées les unes
que les autres. Yermorel agitait désespérément et
vainement sa sonnette; c'était un cliarivari épou-
vantable; deuxième avertissement du commissaire
TARIS OUBLIE
de police auxmembres du bureau. Enfui, le silence
se lit et Désiré conlinua w Oui, il m'appelait
mon ange ! Il m"a trahie comme il vous trahira »
Flourens, qui n'y tenait plus, lui administra un
second coup de pied, aussi vigoureux que le pre-
mier. Alors, Désiré saisit son cabas d'une main,
de l'autre son ombrelle, et riposta en frappant
Flourens, à la fois de son ombrelle et de son cabas,
c'était insensé. La moilié des auditeurs applaudis-
saient, l'autre moilié siftlait : « Kiss, kiss maa-
g'C-le bravo. Désiré, fais voir, que t'as du
poil tape dessus, c'est pas ton père » Enfin
la lutte cessa et Désiré, sans chapeau, les che-
veux épars, fut mise à la porte.
Jamais on ne sut le fin mot de cette histoire.
Désiré avait-elle à se venger du pauvre Flourens
ou était-elle folle?
Quoi qu'il en soit, après la scène que nous venons
de décrire, elle parcourut les bureaux de rédaction
des grands journaux parisiens, offrant de vendre
les fameuses lettres. Inutile de dire que personne
n'accueillit les offres de Désiré et qu'elle fut par-
tout éconduite.
A Désiré succéda un orateur qui voulait l'aboli-
tion (( de l'infâme capital. » Il fut interrompu par
un auditeur qui demanda la parole pour une mo-
tion d'ordre. A la tribune, il dit : « Citoyens ou
Messieurs, je m'en f. .. Puis<jue l'orateur veut
« l'abolition de linfàme capital, » qu'il commence
I()(i TARIS ÛL'BLIK
par vider son porte-moiiiiaic dans mon chapeau;
et puisque nous sommes en communion d'idées,
que chacun en fasse autant. «
Inutile de dire que cette motion n'eut aucun
succès et que Tinterrupteur fut conspué.
L'orateur leprit la parole : « Oui, citoyens, tous,
tous nous voulons le bonheur général. »
Nouvelle interruption. Celte fois, c'était Maxime
Lisbonne qui protestait. On l'invita à venir à la
tribune exposer ses idées.
Sans se faire prier, Lisbonne monta à la tribune.
— Citoyens, dit-il, il faut être pratique. Ce que
vous demandez là est impossible, irréalisable. Il
n'y a qu'un seul homme qui pourrait vous le don-
ner, c'est le bon Dieu... (Rugissements dans tous
les coins de la salle.) Lisbonne, impassible, ajouta
d'un ton gouailleur :
— Et vous convenez tous qu'il n'existe pas!...
(Cette fois, ce furent des applaudissements fréné-
tiques.)
Pendant que se déroulaient les divers incidents
de cette séance curieuse, le futur maire de Belle-
ville jouait sur le zinc d'en face des tournées au
Zanzibar. Il était chargé à cul. IJn ami, qui assis-
tait à la réunion, altéré par les émotions qu'il venait
d'éprouver, vint le rejoindre ; tout en jouant une
nouvelle tournée, il lui raconta la scène de Désiré
et la mansuétude du commissaire de police. — ■■
Pour le remercier, jouons un bouquet en trois
TARIS OUBLIÉ 167
coups additionnés, dit-il tout à coup, j'irai lui
offrir.
Aussitôt dit, aussitôt fait.
Il y avait à la porte des Folies-Belleville une
marchande de fleurs, il lui acheta une énorme
botte de dahlias et d'héliotropes, et, au bras de
son ami, fil, tout en se tenant à peine sur ses
jambes, son entrée dans la salle. Juste à ce mo-
ment, l'orateur venait de terminer son discours,
et comme il n'y en avait plus d'inscrits, le prési-
dent demanda si, avant de lever la séance, quel-
qu'un avait des observations à présenter. — Moi,
dit-il. On lui fit place, et il s'avança, tenant grave-
ment son bouquet sur son cœur. Des amis com-
plaisants relayèrent, afin quil put gravir les
marches de l'estrade. Arrivé sur la plate-forme, au
lieu de se diriger vers le guéridon, il alla vers le
commissaire :
— Citoyen, lui dil-il entre deux hoquets, t'est
un bon garçon; prends ces fleurs, je veux t'em-
brasser.
Il fit le mouvement de se précipiter dans les
bras du commissaire ahuri, qui ne savait s'il devait
rire ou se fâcher; mais ayant mal calculé la dis-
lance, il tomba lourdement sur le secrétaire, qui
fut renversé, entraînant dans sa chute le guéridon,
Tencrier, les chaises, et écrasa le pauvre bouquet.
Ce fut un éclat de rire général. On releva
l'homme au bouquet qui, une fois debout, n'en
I ()8 r A II 1 s OUBLIÉ
voulait pas démordre d'embrasser le commissaire.
Enfin, la séance fut levée.
Il ramassa son bouquet, ou plutôt les débris, et
tout en s'en allant, il murmurait : Je vais le porter
à ma femme C'est égal, on ne dira pas que je
néglige les intérêts du peuple, et quand la Répu-
blique viendra, elle saura reconnaître mes efforts I
Il existait jadis rue Constantine, aujourd'hui
rue des Maronites, un petit débit de vins tenu
par B . . . .
En 4 848, B. . . se mêla de politique, juste assez
pour être déporté. Après le Deux-Décembre, il
rapporta de l'exil, avec le prestige d'une persécu-
tion subie pour la République, une àme justement
indignée contre l'oppression. Jusqu'à la fin de
l'Empire, il versa cette indignation dans l'âme de
ses clients comoie l'eau-de-vie dans leur petit
verre, sans perdre une goutte.
Son infiuence était grande dans le quartier, et
les irréconciliables, sous l'Empire, le cijolaient
entre mesure. Gambetta en avait fait son ami.
Un jour, en 1869, Gambetta était venu à Belleville
pour assister à une réunion électorale organisée aux
Folies par B. . . , il parla longtemps, avec ardeur ; à
la fin de son discours, le tribun était en nage, B. . .
prit Gambetta par le bras , l'emmena dans sa
chambre, et lu, lui donna une chemise sèche et un
tiilet.
pauis oiiii. ik KiO
Quoique Gambetta souffrit déjà de la gorge, il
avait oublié d'emporter dos vêtements de rechange;
il entra donc sansfa(;on dans la chemise et dans le
gilet du citoycMi B. . . et s'en trouva bien; mais il
était infatigable : une autre réunion avait lieu chez
férié, en face les Folies, il voulut absolument v
aller.
Là encore il parla, séchaulfa; au plus beau
moment de son improvisation, il oublia qu'il était
dans le gilet du citoyen B. . . et mit la main à la
poche pour y chercher un peu de réglisse; le ré-
glisse était, dans le gilet de Gambetta, ce que le
tabac était dans la poche de Napoléon 1".
Gambetta tira, sans s'en apercevoir, la chique
du citoyen B. . . ; il faillit étouffer. 0 fortune poli-
li(jue ! on dit que tu donnes les faveurs; à quel
prix tu les vends !
Le citoyen B... est conseiller municipal de la
ville de Paris, c'est un des plus ardents j)arlisans
de l'instruction laïque, gratuite et obligatoire.
Parbleu I
Pendant le siège de 1870, les réunions publi(jues
des Folies-BelleviUc étaient encore plus houleuses
(jue sous l'Empire. Dame, il n'y avait plus de com-
missaire, et les orateurs pouvaient se livrer sans
frein à tous les écarts de leur imagination.
Un soir, une grande réunion était annoncée : il
s'agissait de délibérer sur le projet d'une sortie en
masse pour culbuter les Prussiens. Mathorel prési-
70 TAIlIS 0U15LIE
dait. Vers la fin de la séance, on entendit une voix
beugler : Citoyens, je demande la parole ! Tout
aussitôt on vit accourir un petit homme appuyé sur
deux béquilles. Une fois à la tribune, il les posa
Iranquillement sur le bureau ; il allait parler. —
Le nom, le nom de l'orateur?. . . — Trouilloii^ dit
Joli-Cœur, pour vous servir... — Allez, vous
l'avez, dit le président. — De quoi! de quoi! que
j'aille me laver. C'est bon pour toi, miteux! Puis,
saisissant une de ses béquilles, il allait frapper sur
le pauvre Mathorel. Enfin , tout s'expliqua. —
Citoyen, je dis : Allez, vous l'avez, dit le prési-
dent ; vous l'avez, la parole !
Trouillou commença : Citoyens, on accuse le
peuple d'avoir scié des arbres pour se chauffer; on
a aj)pelé ça un vol.
Eh bien ! oui, c'est un vol, mais qu'est ce que le
vol ? Je vais vous le diie^ citoyens : le vol, c'est la
revendication du droit !
Dans cette réunion, on accusait les riches de se
nourrir de la sueur du peuple. Le comte de B...
demanda à dire deux mots. « Messieurs, vous nous
accusez de nous nourrir de votre sueur ; ce matin,
j'ai fait scior un stère de bois par le commission-
naire du coin, il était en nage ; j'ai goûté de sa
sueur, sapristi ! c'est rudement mauvais. » Un éclat
de rire général termina la réunion.
Tous les matins, dans la rue tle Paris, à Belle-
ville, on entendait, vers huit heures, leteiitir ces
PARIS OUlîLli: 171
cris : Des choux ! des poireaux ! des carottes ! na-
vets, navels ! pommes de terre au boisseau, pom-
mes de terre !
Une pauvre petite vieille, i-idée. ratatinée, vêtue
(le mauvaises loques d'indienne, dont les couleurs
ctaient rongées par le soleil et lavées par la pluie,
annonçait ainsi sa marchandise ; elle était attelée à
une misérable halfulcusp (c'est ainsi que Ton nomme
les voitures des marchandes de quatre-saisons).
Son homme, un vieillard (ians âge, car ou l'avait
toujours connu aussi vieux, poussait la charrette.
Un chien galeux, efflanqué, de qui on aurait pu
compter les cotes, ce qui faisait dire aux gamins
([u'on le nourrissait avec des cerceaux, étaitattaché
sous la voiture avec une ficelle ; il tirait conscien-
cieusement, sa langue pendante en témoignait.
Depuis vingt ans on les voyait dans le quartier,
lui, toujours coiffé du même chapeau blanc à longs
poils, vêtu d'un habit à queue de morue, elle, la
tète enfouie dans un madras de quinze sous.
Ils habitaient une vieille masure dans la rue
Desnoyers^ derrière les Folics-Uclleville ; ils étaient
connus sous le nom de Dupuis.
Cette masure, faite de planches disjointes, ver-
moulues, couverte de feuilles de zitic et de mor-
ceaux de fer-blanc ramassés sur les tas d'ordures ;
les carreaux, remplacés, par de vieux journaux,
laissaient pénétrer l'air par de larges déchirures ;
à l'intérieur, des monceaux do chiffons servaient
172 PARIS OUBLIÉ
de literie à la famille, composée du père, de la
mère et de neuf enfants. Pendant qne les vieux
vendaient, les gamins gTouillaient sur le trottoir,
vagabondant à droite et à gauche, attrapant une
écuelle de soupe ou un morceau de pain dans les
gargottes du voisinage. L'école, on n'y songeait
pas, pourtant la mutuelle était proche : c'est qu'il
aurait fallu les habiller. Quant aux écoles congré-
ganistcs, le père Dujjuis fronçait le sourcil dès
qu'on lui en parlait. Mais on vêtira vos enfants, lui
disait-on ; ils auront des sabots et des chaussons
pour l'hiver ; vos filles grandissent, on leur ap-
prendra un métier, elles ne peuvent rester dans
votre taudis, que voulez-vous donc en faire?
Le bonliomme se grattait l'oreille et s'en allait
boire la goutte : c'était sa réponse.
Il répondait de cette manière vingt fois par jour,
ce qui explique qu'à la fin de la journée il était
raide comme la justice.
Il rentrait alors, titubant, se tenant aux murs.
— Te voilà, vieille canaille ! sac à vin ! poivrot !
disait la mère Dupuis. C'est bien la peine que je
trime comme un forçat, pendant que tu vadrouilles
de troquet en troquet.
Il gagnait tant bien que mal l'amas de chiffons,
s'y étendait et s'endormait aussitôt, ronflant à faire
crouler la masure. Alors la mère Dupuis sortait à
pas de loup. Elle aussi, allait ■aq consoler , et quand
elle rentrait, elle était à point. Alors l'ivrogne, un
l'A i;is oui; Li É ' M'.i
peu dessoûlé, la secouait comme uu prunier : —
Tu vas boire sans moi, charogne, lui disait-il. La
vieille ripostait. On entendait un bruit de giftles,
les coups pleuvaient dru comme grêle, puis tons
deux tombaient épuisés et cuvaient leur vin côte à
côte. Les enfants pleuraient; j'ai faim! j'ai froid.
Oh ! si j'étais grande, disaient les hlles !
Elles grandirent.
Un soir, la mère Dupuis rentra ivre, suivant sa
coutume. Tiens! je ne vois pas Titine, dit-elle,
Ousqu'elle est?
— Maman, répondit l'un des enfants, elle est
partie avec un monsieur qui passait devant la
porte. J'ai entendu qu'il lui demandait si elle vou-
lait venir au Pot-Buu.\, manger des frites et des
moules.
Titine revint le IcndemaiM, elle fut reçue à
coups de trique.
Quelques semaines plus tard, elle s'aperçut
qu'elle était enceinte. La mère Dupuis, qui s'en
aperçut aussi, lui administra une nouvelle volée.
— Qu'est ce que nous allons fair(? de ton salé,
dit-elle, tout en cognant, y avait donc pas assez de
misère ici ; tu vas aller crever à l'hôpital, sale peau
de lapin !
Titine pleurait.
— Fallait chiàler avant, dit le père Dupuis; il
n'est plus temps de fermer la cage, quand l'oiseau
s'est envolé.
PARIS OUBLIE
Huit mois après, Tiliiie accoucha d'un gros
garçon ; elle se mit courageusement à l'ouvrage
pour relever. Elle tomba malade ; la misère et les
privations accomplissant leur oeuvre fatale, l'eiifant
mourut.
Le prix de sa première prostitution servit à
payer les frais d'enterrement du pauvre petit.
Un soir, Titine entra aux Folics-BeUevUle ; éper-
due, affolée, elle se jeta dans le tourbillon des dan-
seurs et dépassa dès le premier quadrille les excen-
tricités des hérodiades en vogue.
Quelques mois plus tard, elle était installée dans
unsplendide appartement de la Chausséc-d'Anlin,
et connue dans les bals publics sous le nom de
Nini-la-DucJiesse.
Sous la Commune, elle devint cantinière d'un
bataillon de fédérés de Belleville ; à la fin de mai,
elle fut fusillée, rue de la Banque, en compagnie
d'un petit chien havanais qu'elle ne voulut pas
quitter.
En face les FnUes-JklIeville, se trouve le bal
Favié. Il s'y passa des choses curieuses le 31 oc-
tobre 1871 ; un club de femmes y resta en perma-
nence pendant toute la nuit, pendant que les émeu-
tiers cherchaient à s'emparer de l'Hôtel-de- Ville.
Cette réunion était présidée parla femme du fameux
barricadier Gaillard.
Lobai, après le 4 septembre, devint un club per-
manent. Uanvier et Dumont, ce dernier rédacteur
TAlslS OUBLIÉ J7o
de VOEU cleMaral, s'emparèrent de cette salle, en
vertu d'un ordre de M. Arago, maire de Paris. Lea
orateurs les plus écoutés étaient Dumont, Gaillard
père, Vésinier, Vermorel et Millière. Quoique les
réunions fussent tumultueuses, elles ne ressem-
blaient en rien à celles d'aujourd'hui. Il est vrai
que le progrès aidant, ne pouvant convaincre un
adversaire, il est plus radical de l'assommer,
comme cela eut lieu au meeting des ouvriers sans
travail le 7 décembre 1884.
Pendant l'insurrection, la salle Favv' i\x\. requise
pour loger le 233" bataillon de fédérés de la com-
mune des Lilas. Ah ! pour le coup, voilà un spec-
tacle qu'on ne reverra jamais ! Il est d'ailleurs im-
possible à décrire.
Durant la semaine de mai 1871, elle fut trans-
formée en dépôt de munitions. Les fédérés y en-
tassèrent environ 3.000 bombes, 800 barils de
poudre, 600 tonnes de pétrole et une immense
quantité de cartouches. Le génie mit trois jours
pour enlever cet immense amas d'apj>rovisionne-
ment.
l'AIilS OUBLIÉ 177
VII
La Place do la Bastille. — L'Homme à la Vessie. — Le Lapon. —
L'Homme au Pavé. — L'Homme à la Poupée. — Le Panier
ludien. — Moreau et Papillon. — Li; Père la Flûte et Sophie.
— Le Marchand de poil à gratter. — AHette et la Poudre Per-
sane. — Le petit Homère de la Bastilli'. — La mère Meurt-
de-h'oif. - L'Eléphant.
Il y a vingt ans, Paris était ITiirc cVor des
saltimbanques et des flâneurs.
La flânerie tenait une large place dans Texis-
tence des Parisiens ; après le dîner, dans les longues
et belles soirées d'été, ils descendaient sur la place
la plus voisine de leur demeure où, gratuitement,
en plein air, sous les platanes, ils jouissaient d'un
spectacle sans cesse renouvelé.
Il y en avait pour tous les goûts.
Les places les plus favorisées étaient : les places
178 l'ARIS OUBLIÉ
Beaudoyer,{lu Cbàteaii-d'Eau, du Temple et, entre
toutes, celle de la Bastille.
Cette dernière était admirablement disposée pour
que les artistes et les spectateurs pussent, les uns,
travailler, et, les autres, regarderet écouter en paix.
Tous se tenaient sur le terre-plein qui formait
un vaste carré entre le quai Valmy et le quai Jem-
mapes.
C'était une sorte de foire permanente; son origi-
nalité en faisait une chose unique à Paris. Les
amateurs de musique faisaient cercle autour de
Bouvard, X Homme à la vessie, ils accompagnaient
en chœur les joyeux et spirituels refrains des
chansonniers en vogue : Gustave Leroy, Edouard
Plouvier, Charles Colmance, Yictor Bahineau.
Charles Gilles, Thaïes Bernard, et tant d'autres,
disparus, oubliés, sans être inscrits au temple de
mémoire des généralions qu'ils charmèrent si
longtemps. C'était le beau temps de la chanson :
les Quatre ('u/cs du. cœur, Fauchette, la Léijende de
l'étang, Un nez culotté, le Vigneron, les Louis d'or,
VEauct leVin, etc., etc., et, le lendemain à Tatelier,
l'ouvrier trompait l'ennui des heures trop longues
à s'écouler, en fredonnant les refrains de la veille,
tout en songeant à Jenw/ ou à Mimi-Pinson (jui
l'attendait au loeis en chantant de son côté; la
chanson aidait l'aiguille à courir dans la soie et
allégeait le poids de l'outil dans la main de l'ou-
vrier,
PARIS OUBLIÉ 171)
Les avides d'émotions violentes admiraient à
loisir le lapon avalant un sabre trois fois grand
comme lui, et, aussi, V homme-pavé, qui cassait
d'énormes cailloux avec son poing et des pavés
sur son ventre.
Les amoureux, pressés l'un contre l'autre, se
groupaient autour de Morcau, relève de la célèbre
Lenormand, ils se faisaient prédire la bonne aven-
ture pour la modique somme de deux sous et se
pâmaient d'aise aux lazzis du pitre Papillon.
('Iiaque spécialiste avait son public particulier,
ses iidèles; tous vivaient en bonne harmonie, et,
par une convention tacite, les places appartenaient
au premier occupant.
Tous ne travaillaient'^ AS h la fois, à moins que
la foule ne fût considérable, les dimanches et lun-
dis par exemple.
Dans les entr'actcs, ils s'en allaient bras-d((ssus,
bras-dessous, chez le marchand de vin du coin,
boire un litre sans avoir pris la peine de dévêtir
leurs oripeaux fanés.
lu homme-pavé faisait la cour à (!ilarisse, la som-
nambule, une jeune fille de cinquante ans ; Moreau
racontait à Bouvard qu'ilavait été appelé mvstérieu-
sement aux Tuileries; /V//;///o;^ voulait à toutesforces
que le lapon l'initiât aux mœurs de son pays, alors
qu'il savait qu'il avait vu le jour rue Guérin-Boisseau.
L'homme il la poupée exerçait sur la place une
sorte de dominatioM.
180 l'AlîI s OUBLIÉ
C'était un étrange type.
Agé de trente ans environ, très bran, de longs
cheveux bien entretenus, une fine moustache fière-
ment retroussée, un teint pâle, des yeux brillants
d'un feu sombre, enfoncés sous l'arcade sourcilière,
toujours correctement vêtu de noir, du linge blanc,
coiffé d'un chapeau haut de forme ; on devinait à
première vue un déclassé qui conservait au milieu
de ses malheureux confrères toutes les allures d'un
homme du monde.
Il était toujours seul, il n'adressait la parole à
personne, il n'allait jamais chez le marchand de
vin: il arrivait sur la place, portant sous son bras
une petite table en bois noir, dont le pied, formant
chevalet se repliait sur lui-même, et un sac en
velours noir.
Il commençait par installer sa table, la couvrait
d'un tapis brodé de franges d'or, puis dénouait les
cordons de son sac, duquel il sortait une magni-
fique poupée, grande comme un bébé de trois ans,
toute resplendissante do soie et de dentelles. Il la
plaçait délicatement sur la table, la tète appuyée
sur un coussin brodé, puis, toujours sans mot dire,
il allait quelques pas plus loin arpentant silencieu-
sement la place.
Peu à peu les curieux se groupaient on cercle.
Quand il jugeait la foule assez compacte, il faisait
son entrée en écartant poliment les spectateurs; il
saluait à droite et à gauche, retroussait les man-
l'AUlS OUBLIÉ 181
elles de sa redingote et commençait une séance de
ventriloquie.
C'était vraiment merveilleux.
La recette était toujours fructueuse, quoiqu'il
ne demandât jamais rien; la séance terminée, il
ramassait ses sous, aidé par d'obligeants gamins,
saluait à nouveau, puis pliait son bagage et dispa-
raissait.
Cet homme énigme était Tobjet de beaucoup de
commentaires, et les légendes les plus extraordi-
naires circulaient sur son compte; pour les uns,
c'était un agent de la sûreté; pour les autres, un
noble ruiné; d'aucuns affirmaient qu'il était le fils
d'un duc bien connu à Paris pour ses diamants et
son art particulier pour se maquiller.
J'avais eu souvent occaeion d'assister à ses
séances, et sa physionomie sympatbi<|uc m'avait
frappé; j'étais- très intrigué d'avoir été plusieurs
jours sans le rencontrer à sa place habituelle, de
laquelle il avait disparu tout à coup.
Je n'y songeais plus, lorsqu'un soir je le vis assis
à la terrasse du café des Princes, ganté de frais,
élégamment vêtu, très entouré d'une infinité de
cocottes qui se disputaient ses faveurs et parais-
saient le coter très haut dans leur estime ; signe
infaillible qu'il était riche et que quelques-unes
avaient dû éprouver les etfets de sa générosité.
Je m'assis à une table voisine; j'aurais voulu
engager une conversation avec lui, mais il était tou-
11
182 PAKIS OUBLIÉ
jours aussi sileucieux que sur la place de la
Bastille.
— Pardon, lui dis-je tout à coup, je crois, Mon-
sieur, avoir déjà eu le plaisir de vous rencontrer.
— Cela se peut, me répondit-il sèchement.
— Place de la Bastille, ajoutai-je?.
— Vous avez raison, Monsieur, me dit-il sans
manifester la plus légère émotion. Je suis, ou plu-
tôt j'étais Y homme à la poupée.
— Je ne voulais pas vous rappeler un souvenir
désagréable ; veuillez me pardonner.
— Ce souvenir est loin de m'importuner ; il n'y
a jamais de honte à demander sa vie au travail, et,
un métier, si infime qu'il soit, est toujours hono-
rable lorsqu'il est exercé honnêtement. D'iiilleurs,
votre souvenir me fiatte, il me prouve que vous
m'avez remarqué; en effet, ma tenue, mon lan-
gage, mes manières, formaient contraste au milieu
des déguenillés qui m'environnaient, et cela n'a pas
dû vous échapper.
— Certes, non.
— Avouez que vous voudriez bien connaitre
mon histoire.
— Je l'avoue.
— Eh bien ! elle est des plus ordinaires : — Je
suis iVméricain, j'ai dévoré une grosse fortune et
suis venu à Paris pour travailler en attendant la
mort d'un oncle fort riche, dont jetais l'unique
héritier; il est mort il y a peu de temps ; au lende-
l'A lus OUBLI!-: 183
main de mon héritage, j'ai abandonné la place pn-
blique pour reprendre mon rang dans le monde, et
me voilà.
— Comment aviez-vous acquis ce remarquable
talent de ventriloque ?
— C'est un talent que je possède naturellement ;
me trouvant sans ressources, j'ai songé à l'exploi-
ter; le récit de ma première séance pourra peut-
être vous intéresser; voulez-vous rentendre?
— Assurément, et avec grand plaisir.
— Quand je quittai New-York, après ma ruine
totale, j'allais à Londres, Je descendis à Charing-
Cross ; j'avais un enfant semblable à celui que vous
m'avez vu place de la Bastille, seulement, au lieu
d'être vêtu luxueusement, il était entortillé de
linges et maquillé de façon qu'il paraissait g-rave-
ment malade. En gravissant le grand escalier,
je mis l'enfant sur une des marches et lui parlai
avec une dureté extraordinaire; la foule s'amassa.
— Monte l'escalier, lui disais-je, je n'ai pas
envie de te porter, fainéant.
— Oh ! père, me répondait l'enfant d'un ton
suppliant, porte-moi, je ne peux plus, tu sais^
monter l'escalier tout seul avec mes deux pieds
coupés, parle...
— Chanson, répliquai-je; lève-toi, monte ou je
tape.
Le pauvre enfant sanglotait, je lui appliquai sans
pitié un souftlet sur la joue.
J8i PARIS OUBLIÉ
L'indignation de la foule était à son comble.
— Cet enfant est-il à vous? me dit nn assistant.
— Cela ne vous regarde pas, répondis-je, mêlez-
vous de vos alFaires.
— Je vais appeler la police.
— Oh! non, monsieur, criait l'enfant éploré; il
me tuera comme il a tué ma mère et ma sœur.
Je mis la main dans ma poche.
— Prenez garde, lit 1" enfant avec un cri déchi-
rant, il a un couteau, il va vous frapper.
— Certainement, dis-je en tirant un poignard.
Tout le monde s'enfuit, excepté deux hommes
courageux, dont Tun me saisit par le poignet, mais
le mouvement n'avait pas été assez rapide pour
m' empêcher de plonger la lame toute entière dans
les flancs de l'enfant.
— Au meurtre, à l'assassin, hurlait celui-ci dans
une angoisse inexprimable.
A ce moment l'escalier était envahi par une foule
furieuse cpii allait m'écharper, lorsque j'enlevai
tranquillement ma victime d'une main et que de
l'autre je tendis mon chapeau à la galerie. L'enfant
est en bois, dis-je, c'est ma première séance à
Londres. La foule se mit à rire, je fis une recette
abondante, ma réputation était faite. Je garde ma
poupée; peut-être me reverrez-vous un jour, me
dit-il mélancoliquement.
— - Je ne vous le souhaite pas, répondis-je.
La leçon du passé ne lui avait point proUté; en
l'AHIS OLBLll': l8o
peu de temps il mangea riiérilage de son oncle; il
quitta Paris et partit aux Indes Hollandaises, où il
se maria avec une petite actrice, une Parisienne.
Un soir, en sortant du théâtre, sa femme mourut
subitement : une petite fille lui restait; atteint de
la nostalgie du boulevard, il liquida sa situation et
revint à Paris.
En route, il réfléchit que sa bourse était phis que
légère et que maintenant ils étaient deux.
Dans ses pérégrinations, il avait vu de près k^s
prestidigitateurs indiens, il avait saisi la clef des
prétendus mystères des Fakiivs, il résolut de se
servir de cette connaissance pour donner des soirées
en Europe; il initia sa petite Hile à ses desseins.
Tous deux débarquèrent à Marseille ; là, il résolut
de donner une représentation, mais avant il voulut
offrir à la presse et à quelques privilégiés une ré-
pétition générale. Il obtint un succès formidable.
Parmi ses tours se trouvait le panier indien;
après la répétition, il donna encore quelques indi-
cations à sa fille.
— Surtout ma chérie n'oublie pas, lui dit-il, que
je suis censé te tuer quand tu es dans le panier,
donc avant de faire jouer la trappe, crie très fort
pour augmenter l'illusion : crie, pleure, appelle.
Le lendemain, la représentation publique eut
^lieu, la salle était comble, tous les tours de r homme
à la poupée furent applaudis avec enthousiasme,
Yint ensuite le tour du panier indien.
l<SiJ l'A 1)1 s OUI? LIÉ
Sa jeune fille s'avança, puis, après une scènr
mimée, qui produisit un effet immense, entra dans
le panier; immédiatement, le prestidigitateur tra-
versa ce panier de -sg, longue épée. On entendit un
grand cri, il montra sa lame rouge de sang au pu-
blic en délire.
L'orchestre exécuta un trémolo.
Quand il fut sur d'avoir suffisamment fi'appé
l'imagiiiation de tous les spectateurs, il revint nu
panier et l'ouvrit.
Mais soudain il chancela et tomba siii' la scène
en criant :
— Mon enfant, mon enfant !
Au fond du panier gisait la jeune fille, sanglante,
immobile, la poitrine traversée par un coup d'épée.
La trappe mal assujettie n'avait pas joué à temps :
la malheureuse enfant était morte.
On accourut, on releva l'homme n In poupée, il
ouvrit les yeux . en fredonnant la chanson de
Papillon : Si Je meurs, que ton. m'enterre.
Il était fou.
Moreau formait un contraste frappant avec
VJiomme à la poupée; il était petit, trapu, imberbe,
une figure de fouine, l'œil percé en vrille, presque
chauve et invariablement coiffé d'une casquette de
soie, ornée d'une énorme visière.
Il exerçait son métier de tireur de cartes sur les
places publi(pies depuis plus de trente ans. Son
matériel (Hait des plus primitifs, uiu' table en bdis'
PARIS OUBLIÉ 187
hlanc, trois gobelets en fer battu, trois miiseades
taillées dans de vieux bouclions de liège et un jeu
de piquet graisseux.
Son compère Ptqnlhm ouvrait la séance en
Lraçant à la craie ou à l'aide d'un morceau de char-
bon, sur l'asphalte, des lignes cabalistiques et des
ligures grotesques. Ouand la foule était assemblée,
il faisait élargir le cercle et chantait d'une voix na-
sillarde, éraillée et avinée:
Si je iiKMirs, que Ton m'imtcriT
Dans la cave où est le vin.
Le nez contre la imirailli',
La tête sous le robiii.
S'il en reste une goutte encore
Ça sera pour me l'afraîcliir,
Kt si le tonneau dcfonce
J'en boirai à mon loisir.
Vingt couplets suivaient, tous plus décousus les
uns que les autres, mais personne ne s'occupait de
kl rime.
Il racontait ensuite ses aventures...
Au beau milieu de sa narration, Moreau faisait
brusquement irruption dans le cercle en flanquant
à Papillon un formidable coup de pied dans le
deiTière.
Le dialogue suivant s'engageait entre les deux
compères :
— Que fais-tu là, misérable?
— Vous le voyez bien, patron.
— Je ne vois rien du tout, mais je suis bien sur
1 88 l' A R 1 s 0 L B L 1 É
que tu disais du mal de moi à ces dames et à ces
messieurs.
— Ah ! jamais!
— Pourquoi n'es-tu pas à la maison? Va-t'eu,
je te chasse.
— Je n'ai rien fait.
— C'est précisément pour cela. D'ailleurs, tu es
un mauvais serviteur. Hier, je te recommande de
cirer mes boites, de mettre la viande dans la
marmite et de donner l'avoine au cheval ; tu cires
la viande, tu mets l'avoine dans la marmite et tu
donnes mes bottes au cheval. J'ai pourtant des
bontés pour toi. Je t'emmène au restaurant...
— A la porte.
— ... Je t'offre des huîtres...
— Oui, les coquilles...
— ... Je veux te faire épouser ma nièce, une
jolie lille.
— Parce qu'elle est enceinte de huit mois.
— Va t'en, maraud ; tu n'es qu'un ingrat.
Papillon s'en al lait en pleurant, tout en s'essuyan t
les yeux avec la queue de sa perruque ; Moreau,
alors, ôtait sa casquette et commençait son bo-
niment :
Mesdames, Messieurs, je suis Morcfiii, l'élève de
la célèbre Lenormand , la même qui prédit la
déchéance de l'Empereur et sa morL à Sainte-
Hélène. J'ai eu l'honneur de travailler devant
toutes les tètes couronnées de l'univers ; ma repu-
l'A RIS OUBLIÉ 189
tation est faite dans le monde entier. J'habite un
hôtel , dont je suis propriétaire , aux Champs-
Elysées ; là. je ne prends pas moins de 500 fr. par
consultation, et encore faut-il se faire inscrire à
l'avance: mais, comme je suis humanitaire, je
veux que le pauvre, comme le riche, profite de mes
études, de ma science, de mon expérience et du
don de divination que la nature m'a donné.
Vous n'oseriez pas venir à mon hôtel fouler les
lapis moelleux de mes salons; alors je viens à
vous, sur cette place publique, sans honte, comme
un homme qui accomplit un devoir.
Soit pour deuil, mariage, héritage, procès,
consultez-moi. Tenez, par exemple, un domestique
qui aurait perdu sa place, je hii dirais par la faute de
qui ; quand il en retrouvera une, si elle sera bonne.
Avez-vous été volé., je vous dirai le nom du
voleur, où sont cachés les objets. Tendez les
mains, deux sous seulement.
Moreau, alors, faisait le tour de la société et
tendait son jeu de piquet. Quand il avait placé une
dizaine de cartes, il encaissait sa recelte et envoyait
ses clients l'attendre sous le premier arbre à gau-
che. Fermez, disait-il, la porte avec une épingle;
je crains Tes courants d'air.
]*endant que Morraii amusait son public. Papillon
était allé se déshabiller et se grimer au point de se
rendre méconnaissable; puis il allait s'installer
chez: le marchand de vin à côté,
H.
190 r A R I s 0 u B L 1 1':
Morcan tirait les^ cartes au client qui l'attendait
sous l'arbre, et quand il tombait sur une bonne
tète : Vous voyez, lui disait-il, ce que je vous dis
pour deux sous; si \ous voulez en savoir davan-
tage, le petit jeu est de trente sous et le grand jeu
de trois francs. Le client naïf se laissait séduire
par l'aplomb de Moreau, qui l'envoyait l'attendre
cbez le marchand de vin, où Papillon, sous les
apparences dun paysan, se tenait en observation
en face d'un demi-setier. 11 arrivait parfois que
sur dix clients , More/iu parvenait à en décider
quatre ou cinq à se faire faire le grand jeu,
Pftpilloit. qui, de son coin, les guignait, s'appro-
cbait d'eux, et la conversation s'engageait. 11
racontait que la renommée de Moreau était par-
v(niue jus(ju'au fond de son village, et qu'il avait
entrepris le voyage de Pont-rEvè([ue à Paris pour
le consulter au sujet d'un riche héritage qu'il
convoitait.
Confidences pour confidences, les braves gens
lui racontaient leurs petites affaires, ce qu'ils dési-
raient savoir de Moreau. Après quelques instants
Papillijn était si bien instruit, qu'il aurait pu écrire
leur l)iograpbie.
Moreau tardait à arriver pour donner le temps à
son compère de vider ses dupes. Enfin, il faisait
son entrée. Le premier de ces messieurs, disait-il
gravement. Papillon se levait, et tous deux péné-
traient dans un cabinet hermétiquement clos. Là,
PARIS OUBLIÉ 191
devant une vieille bouteille, Papillon racontait le
résultat de ses conversations, et sortait reconduit
par Moreau en s'écriant : l>on Dieu du ciel, c"est
un sorcier, et faisait un sii^ne de croix.
Chaque individu était introduit à son tour et
quittait Moreau absolument émerveillé.
Qu'est devenu cet homme de génie?
Depuis vingt-cinq ans au moins, on voyait arri-
ver à la même heure, s'installer à la même place,
au coin du quai Jemmapes, un grand vieillard, mi-
sérablement vêtu, mais très soigné. Dos pièces de
ditïérentes couleurs -émaillaient sa longue redin-
gote et son pantalon, mais pas de loques et pas de
trous.
Quoiqu'il ne fût pas aveugle, il était accompagné
d'une petite chienne marron, tachée de feu, qui ne
le quittait jamais; c'était elle qui faisait la [)olico du
cercle d'auditeurs qui entouraient le père La Flùtc
Tous les gamins de l'école mutuelle de la rue de
la Roquette économisaient une tartine sur leur
déjeuner, pour régaler Sophie (c'est ainsi qu'on
nommait la chienne). Quand l'heure de quatre
heures, sortie de l'école, approchait, la chienne
levait son museau en l'air, furetait dans tous les
coins, inquiète, aboyant discrètement, flairant tous
les auditeurs; de très loin la bande de gamins
s'annonçait par de frais éclats de rire : aussitôt
Sophie gambadait, cherchant une issue dans la
masse compacte, pour courir au-devant de ses
192 PARIS OUBLIÉ
jeunes amis ; puis quelques minutes plus tard, une
pluie de tartines, confitures, miel, raisiné, fromage
de Brie ou d'Italie tombait sur la loque qui servait
de tapis au pauvre vieux.
Sop/iie les ramassait délicatement, une à une,
puis les entassait aux pieds du père La flûte ; elle
se léchait bien, mais n'y touchait jamais.
Un jour, le père La Flûte ne vint pas à l'heure
accoutumée, mais Sophie fut exacte ; elle flaira,
tourna, quêtant comme de coutume, et finalement
s'assit à sa place habituelle, attendant patiemment
quatre heures ; les moutards arrivèrent, lui donnè-
rent sa provende quotidienne ; elle en prit dans sa
gueule autant qu'elle put et partit au galop.
Pendant plusieurs jours le même manège se re-
nouvela.
Lq, père La Flûte était mourant sur son grabat,
mourant de vieillesse et de privations. L'intelli-
gente bête nourrissait seule le pauvre liomme.
Les voisins, qui ne voyaient plus le père La Flûte
sortir de son taudis, s'inquiétèrent et prévinrent le
commissaire de police. Ce dernier le trouva mort
sur un amas de chilfons. Sop/iie, morte aussi, au
milieu d'un monceau de tartines presque dévorées
par les rats.
A l'inventaire des papiers du père La Flûte, on
découvrit qu'il se nommait Fernand de Moor, âgé
de quatre-vingts ans, descendant d'une ancienne
famille d'Ecosse,
l'Ali 1 s OUBLIÉ 193
Flûtiste de grand mérite, il était venu à Paris
vers 1832, croyant y vivre de son talent, mais, re-
poussé par tous, il n'avait pu arriver; la misère
l'avait un jour forcé à jouer en pleine rue. Arrêté
par les agents et conduit au Dépôt comme vaga-
bond, il obtint, à force de prières, Tautorisation
d'exercer le métier d'artiste ambulant ; il choisit
alors la place de la Bastille.
Passionoé pour son art, il se laissait souvent
entraîner par la mélodie ; parfois, après avoir ter-
miné un morceau, il tombait en extase, laissant
errer ses regards dans le vide ; illuminé, il voguait
dans l'inconnu, et semblait parler à un monde in-
visible ; il oubliait de faire la quête.
Grand admirateur d'IIalévy, il connaissait par
cœur toutes les compositions du maestro. Lorsque
le grand musicien mourut, il suivit l'enterrement,
nu-tête, un crêpe à son instrument.
Il mourut quelque temps après, comme je viens
de le dire, seul, avec sa. ^a.u\ve Sophie.
S'il avait vécu de nos jours, peut-être eut-il été
député, voire même sénateur. Bouvard, Yhomme
à la vessie, disait bien entre deux chopines, que
lorsque la République viendrait, il serait nommé
directeur du Conservatoire !
Un type encore bien curieux, était celui du gri-
macier, l'homme au poil à gr aller .
Il arrivait sur la place, coiffé d'un mauvais tri-
corne, posé de travers sur une sale perruque en
194 TARIS OUBLIÉ
filasse, vètii d'un vieil habit rouge en loques, agré-
menté de galons fanés, laissant voir le cuivre de
la trame .
Il avait deux manières d'intéresser son public :
d'abord par ses grimaces horribles et une dilatation
naturelle de la mâchoire, laquelle lui permettait
d'ouvrir une bouclie grande comme un four, en-
suite par l'imitation de toutes les coiffures con-
nues, à l'aide d'une rondelle en feutre souple qu'il
transformait de soixante façons dilférentes, depuis
le chapeau du pelit-tondu jusqu'à la toque du pâ-
tissier.
Son pallas ne variait jamais : Voulez-vous, disait-
il, vous amuser en société? achetez ma poudre ;
c'est un secret que m'a légué un de mes aïeux.
Marin, son navire lit naufrage ; il échoua dans une
île sauvage, la fille du roi devint amoureuse de lui
et elle lui proposa de choisir entre l'épouser ou
être mangé à une sauce quelconque. Il épousa la
sauvage, devint roi du piiys; il avait de grandes
connaissances en botanique ; dans une excursion
il découvrit l'arbuste dont le fruit fournit la poudre
que j'ai l'honneur de vous offrir.
Vous allez dans le monde, vous ne pouvez pas
parier un litre avec madame la comtesse qu'elle ne
mouchera pas la chandelle avec son pied ; mais, si
elle se plaint que son mari la délaisse, n'exploite
pas suffisamment son capital pour lui faire pro-
duire un intérêt, vous pariez avec elle qu'à ses
P.VlilS OUI! LIÉ VX)
côtés, son mari ne dormira plus d'un sommeil de
plomb ; qu'il se démènera, s'agitera comme un
diable dans un bénitier ou comme un jeune marié
la première nuit de ses noces; elle accepte ; vous
pariez quarante sous que vous faites déposer h la
Banque de France et vous lui livrez le secret.
Si votre femme, au contraire, dort comme une
marmotte pour rêver à son aise à votre ami pr(''-
féré et que, chaque fois que vous voulez la réveiller
au milieu de la nuit, elle se retourne dans la ruelle
en grognant : Laisse-moi tranquille Je ne veux
pas Finis Je suis fatiguée J'ai som-
meil .... ; prenez ma poudre , mettez-en une pin-
cée dans sa chemise et l'apathique deviendra une
lionne qui, changeant de ton, vous dira d'un air
câlin: Mon petit homme, gratte-moi ; oh ! connue
ça me démange Tout ça, pour deux sous le
paquet.
Ce que le grimacier vendait était tout simple-
ment du poil contenu dans l'intérieur du fruit de
l'églantier, et la bêtise humaine est si grande qu'il
en débitait des (juantités incroyables.
A certains jours de la semaine, Miette, célèbre
entre tous. Miette, le devancier de Duchesne,
Miette qui , sans voiture , sans musique , sans
instruments de chirurgie, savait captiver la foule,
faisait son apparition sur la place. Tout son matériel
se composait d'un mouchoir à carreaux, le vulgaire
mouchoir d'un priseur. et d'une boUc en carton.
196 l'A H I s OUBLIÉ
Petit, maigre, d'aspect vieillot, clamant d'une
voix de fausset qui, par moment, surpassait les
fantaisies les plus extravagantes du fifre; son
boniment était invariable :*
« Messieurs, je suis Miette, le célèbre Miette,
seul possesseur du secret de la Poudre persane.
Ce secret fut importé en France par mon honora-
ble père, qui vécut longtemps dans la cour des
ï^cbahs de Singapour, Mostaganem et Téhéran!
Miette, disait un jour le grand Schah, Roi et
Empereur des i)a} s que je viens de vous citer et
d'autres beaucoup plus loin encore, comme vous
le savez peut-être; Miette, je t'ai comblé d'hon-
neurs, tu astoutesles décorations des nouveaux et
anciensmondes. Je veux faire plus encore ! : Tu vas
me ficher le camp dans ton pays ; tu diras que tu y
viens de ma part, non pour y vendre, mais pour
y donner la Poudre persane, dont seul lu auras le
secret! »
L'auditoire riait! Alors Mietle se grandissait;
sa voix, poussant à l'aigu jusqu'à l'impossible,
dominait les rires, et, stridente, se faisait entendre
des quatre coins de la place. Il s'écriait : « Tas
d"àaes, vous douiez de la parole de Miette! Atten-
dez, bourriques. » Alors, il saisissait un badaud
qu'il guignait depuis longtemps : « Arrive ici,
animal, le voilà cueilli ! »
'< Vous comprenez. Mesdames et Messieurs,
ajoutait Mietle, que nous ne sommes pas ici à la
l'A UIS OUBLIÉ 197
Cour ni clans un salon du no])le faubourg. On ne
peut guère choisir son monde; il faut prendre ce
que l'on trouve, n
Tout aussilot, il obligeait le patient à ouviir la
bouche bien grande , lui faisait tourner la trte
dans tous les sens en disant : «■ x\pprocliez-vous,
approchez-vous et venez dire en chœur avec moi :
Non ! il n'y a pas d'égout, de cloaque plus infect,
plus dégoûtant que la gueule de Mossieu !
» Gomment, jeune homme, vous vous plaigne?;
au lieu de remercier le hasard qui vous a jel('î
dans mes bras ! Allons, pas de fausse honte, mon
garçon, ça ne vous coûtera rien; ouvrez bien la
bouche, que tout le monde puisse voir que je ne
suis pas un charlatan I
» Tenez, Messieurs, c'est des plus simples. —
Un coin de ce mouchoir (n'ayez pas peur, mon
ami, il n'y a que moi qui mouche dedans), un peu
d'eau de ce ruisseau, une parcelle de ma Poiulre
liermiie, et... »
Jl introduisait, de gré ou de force, le doigt dans
la bouche du malheureux, et, après quelques
secondes d'un astiquage vigoureux, lui entr'ouvrait
les lèvres pour laisser voir la blancheur éblouis-
sante des dents nettoyées.
Miette est mort il y a quelques années sans
laisser d'élève et en emportant son secret, qui était
tout simplement de la ponce lévigée dans l'acide
sulfurique.
lOS l'A RIS OUBLIÉ
On vovait longtemps encore après la mort de
Miette, à la même place, une grosse vieille sur-
nommée la belle Ecossaise^ elle pouvait avoir en-
viron soixante ans, elle vendait une poudre écossaise
en débitant le même boniment que le père Miette.
Le petit Homère de la Bastille était poète, auteur
et chanteur; pour sa muse essentiellement pari-
sienne les (' petites Heurs des bois; doux souve-
nirs de mon village, etc., » étaient lettres mortes,
sa lyre ne s'écbaull'ait qu'au contact des pavés du
boulevard.
C'était presque un beau gars, le corps un peu
épais était planté d'aplomb sur les jarobes, et les
jambes plantées non moins d'aplomb, sur la bor-
dure en granit du trottoir^ voilà pour l'bomme ;
une guitare grand modèle, voilà pour l'orchestre.
Comme exécution et comme méthode tout ce
qu'il y a de plus primitif, Fhomme arrachait à
la guitare des accords plaqués; lui, il disait, la
guitare donnait. ce qu'elle pouvait; lui, superbe,
phrasait, ce qu'il trouvait infiniment supérieur
à chanter.
11 se peignait lui-même ainsi :
Comme le divin Homère
En chantant mes vers,
Je sais braver la misère
Et les cœurs pervers,
Oiumd je viens monter ma lyre
Siu' rhumble trottoir,
Monsieur, n'allez pas me dire:
Allrz vous asseoir.
TARIS OUBLIÉ \\V,)
Il abordait souvent la critique sous forme de
vaudeville.
Voici d'ailleurs ce qu'il chantait en I80M :
Les Russes armés d'un lubi',
Par un procédé nouveau,
Vont dessécher le Dauubo
Et laisser les Turcs sans eau
UalauiMjire
Dérisoire.
Qurls caueaus dans la cilé
A i.'rand"[ii'inr
Par seniaiui-
Dil-ou une vi-rilé.
Il faudrait citer Tœuvre entière qjour apprécier
cette célébrité de la rue.
La facture et l'acquit dénotaient une personna-
lité, et le P'tit Homère devint plus tard Baumcster,
qui laissa des recueils de chansons dont les refrains
sont encore populaires dans les ateliers.
Malheureusement pour lui, il laissa un fils qui
travaille (c'est le mot du métier) encore aujourd'hui
sur les anciens boulevards extérieurs, près Roche-
chouart. Mais, hélas! la muse paternelle s'est
envolée.
Il y avait encore le marchand d'habits, la dynas-
tie de la famille Meurt de soif ([ui vous vendait un
complet pour cent sous ; le marchand de berlingots
qui annonçait sa marchandise en criant : A qui-t-en-
coreune obélisque, <à la Heur d'oranger, au tabac à
priser? La vendeuse de café qui offrait un petit
200 PARIS OUULIÉ
noir à un sou, café fabriqué avec le marc qu'elle
ramassait dans les tas trordures ; la mère Renault^
la providence des écoliers, qui se disputaient ses
chaussons aux pommes ou aux pruneaux et surtout
ses fameux rassis; Pi^adier le hàtoniste ; il y avait
bien par-ci par-là une ombre au tableau : en plein
jour, des filles racolaient les passants qu'elles
emmenaient dans les garnis mal famés du voisi-
nage et le soir au bord du canal, tandis que leurs
hommes attendaient chez les mastroquets des en-
virons que leurs femmes leur apportent le produit
(l(i la générosité de la pratique ; si la recette était
maigre, et cela arrivait souvent, les rixes s'enga-
geaient; si au contraire elle avait été grasse, en
avant les saladiers de vin sucré. C'était malpropre,
mais ne voyons-nous pas aujourd'hui les mêmes
faits se passer rue Montmartre, en plein cœur de
l'aris; une [)]aie a remplacé l'autre, et les saltim-
banques n'avalent plus de sabres mais ils font de la
politique.
La fameuse prison de la Bastille fut démolie par
le fameux patriote Palloy, en 1789. Y compris les
huit tourelles, cette prison absorbait une superficie
de 2.670 mètres, la deuxième enceinte 7.800 mè-
tres, le bastion et le jardin 4.080 mètres, total :
14.550 mètres.
Une loi de 1792 prescrivit la formation de la
jdace actuelle sur le terrain qu'elle occupait.
Au sud-est de la Bastille, on voyait encore, en
V A 11 1 S 0 L" 1! L l É 20 l
1859, un éléphant colossal, en plâtre, ce n'était que
la maquette d'un éléphant qui devait être construit
avec le bronze des canons conquis dans la campa-
gne de Friedland ; le décret qui ordonnait l'édifica-
tion de ce monument fut rendu en février 1811.
L'éléphanl fut démoli lorsqu'on construisit le
poste qui se trouve aujourd'hui en face du tramway.
TARIS OUBLIÉ ^20[
Vlll
Li.1 Heine IJlauche. — Les ariivé(»s. — Niui l.i Belle ou cuisse;;. -
Le bal de l'Astic. — Trouipe la Mort.
Deux bals étaient placés sous le patroiiajxc de la
Jtri/ie Blanche, l'un situé boulevard Clicliy, l'autre
rue Saint-Antoine, par corruption ce dernier se
nommait la Dame Blanche.
La Reixe Blanche du boulevard Clichy avait
pour clientèle spéciale les filles de bas étage qui
venaient y truquer et des ouvrières qui débutaient.
On n'y entrait pas en bonnet, le tablier était
proscrit au contrôle. C'était un spectacle curieux
de voir les ouvrières, à la queue leuleu, déposer
au vestiaire leur petit panier d'osier qui avait con-
tenu les vivres de la journée, que la mère pré-
voyante garnissait chaque malin.
ÛOi l'A ni s OL'BLIÉ
Quand elles rentraient au domicile paternel,
rouges, essoufflées, en sueur, la mère grondait.
— Ne gronde pas, disait la petite, j'ai veillé
pour finir un travaii pressé, et comme il était tard,
j'ai eu peur des liommes dans la rue, j'ai couru
pour arriver plus vite; vois comme je suis
essoufflée!
C'était le premier pas, le bonnet n'était qu'au ves-
tiaire, il n'était pas encore par-dessus les moulins.
On y voyait aussi des filles en vogue, elles reve-
naient vers le lieu de leurs débuis, pour épater les
camarades qui n'avaient pas réussi, on les appelait
les arrivées, tout comme on dit d'un grand bomme,
il arrive à l'Académie, ou d'un maquereau à la
halle, ce qui prouve qu'on arrive de différentes
manières : elles étalaient complaisamment leurs
toilettes et leurs diamants, se retroussaient hardi-
ment pour laisser voir un bas de soie rose bien
tiré, et des bottines Louis XV en veau mordoré à
hauts talons, qui n'avaient rien de commun avec le
modeste soulier éculé en cuir de cheval qu'elles
portaient jadis.
Elles quittaient la Maison Dorée, le Café Anglais,
le Helder, un appartement bien chauffé, parfumé,
le Champagne pétillant dans des coupes mousseline,
pour un air saturé d'odeur de graillon, de tabac
et de sueur des pieds, et boire comme autrefois un
vieux saladier de vin de campéche, ou un bischoft'
de vin blanc. .l
l'A lus OUBLIÉ 205
Elles avaient la nostalgie de la boue comme
d'autres la nostalgie des champs où elles ont été
élevées.
Cela les changeait et leur procurait une jouis-
sance nouvelle, de revoir les Alphonses qui les
battaient comme plâtre, de se suspendre à leurs
bras, câlinement, et d'étaler un luxe de linge inouï
dans un pharamineux cavalier seul.
Plus d'une se disait tout bas: mon ancien homme
est une crapule, mais c'est un homme, tandis que
mon gandin, on pourrait voir le jour au travers.
Une des filles les plus en réputation à la Reine
Blanche était \ini la Belle en cuisses, elle n'avait
pas de rivale pour marcher sur les mains. Quoique
pas républicaiiie, elle était sans culottes, aussi,
pour ne pas olïenser la pudeur du municipal, chargé
nonobstant de faire respecter la morale, elle ra-
massait ses jupons entre ses jambes, les lixait à sa
ceinture avec une épingle, et en avant deux.
Un soir ses jupons mal attachés tombèrent, elle
ne s'en aperçut pas et fit sa culbute. Oh !... le mu-
nicipal qui n'en perdait pas une bouchée ne put
s'empêcher de s'écrier, N.-de-D .., les belles
cuisses.
Le nom lui resta.
La salle de la Dame Blanche de la rue Saint-
Antoine était l'une des plus anciennes de Paris,
dans le monde des collégiens, elle n'était connue
(lue sous le nom de l Asile.
12
i20G l'Aill.S 0U15L1É
C'était le rendez-vous des grands peintres, (jiii
venaient là pour y eliei'clier des modèles. Chacun
sait que le quartier était et est encore peuplé
d'israélites.
En 1848, le bal de rAslic fut transformé en clul),
un des comités qui présidaient à l'insurrection de
juin y siégeait. La salle fut alors transformée en
ambulance ; le général Négrier, blessé à mort à
une des barricades voisines, y fut transporté.
On remarquait parmi les auditeurs assidus du
Club de l'Astic un grand et magnifique garçon
taillé en hprcule, toujours en manches de chemise
retroussées jusqu'au coude, un tablier de cuir (une
basane) attaché à la ceinture; c'était un interrup-
teur acharné. Au moment le plus pathétique du
discours d'un orateur en renom, il demandait la
parole et montait à la tribune sans se soucier des
cris des auditeurs; là, il secouait sa tête puissante :
la tète de Danton sur les épaules d'un géant, et
montrant ses bras nerveux à l'assemblée, disait
invariablement : « Assez de blagues ! Vous parlez
d'organiser le travail ; le travail, le v'ià ! »
C'était un forgeron nommé le Bouryuignon; son
nom est encore célèbre dans les ateliers.
Il commandait en juin 18i8, la barricade do la
place Baudoyer, laquelle fut une des plus difficiles
à prendre de Paris. Arièté les armes à la main, il
fut emprisonné avec un certain nombre de com-
battants dans les souterrains de l'ÏIôtel-de-Ville.
PARIS OUBLIÉ :20T
Vers minuit, un officier prit dans lo tas, au
hasard, et on conduisit les prisonniers attachés
deux à deux, escortés d'un fort détachement de
chasseurs, dans la plaine du Champ-de-Mars, hien
approprié pour ces terrihles exécutions; puis, là,
pêle-mêle, ils étaient, sans pitié, fusillés, massa-
crés à hout portant. Le Bourguignon se trouvait
au milieu du tas; aux premiers coups de fusil, il
tomha, le peloton rechargea ses armes; nouvelles
hécatombes , jusqu'à ce qu'il ne restât rien de-
bout.
Aussitôt arrivèrent, à un signal donné, une bri-
gade d'iiommes avec des tombereaux de ])oueux.
dans lesquels ils jetèrent les cadavres sanglants,
puis, le tout fut conduit au cimetière Montmartre.
Au travers les planches des toml>ereaux. le sang
des malheureux filtrait, laissant sur leur passage
de larges traînées rouges.
Arrivés au cimetière, une immense fosse était
creusée; les fossoyeurs improvisés y jetèrent leur
lugubre chargement et couvrirent le tout d'une
légère couche de terre.
Vers trois heures du matin, Bourguignon^ qui
n'avait été que blessé, parvint, après des efforts
inouïs, à se dégager des cadavres qui l'étoutfaient,
il se dressa sur son séant; puis, rassuré par le
silence qui régnait autour de lui, avec mille pré-
cautions, il enjamba la masse inerte, glissant dans
le sang à chaque pas. écrasant les moribonds (jui
208 PARIS OTBLIÉ
gémissaient douloureusement. Enfin, il parvint à
sortir de la fosse.
Il se glissa entre les tombes, s'orienta facilement
grâce à un splendide clair de lune, et gagna sans
encombre le mur extérieur du cimetière ; il se sus-
pendit à la crête et se laissa glisser dans la rue.
Il se croyait sauvé, mais il avait compté sans
les bourreaux qui battaient le quartier pour y
chercher de nouvelles victimes; il n'avait pas fait
cent pas qu'il fut arrêté à nouveau.
Couvert de sang, du sien et de celui des autres,
son compte était clair. Il fut conduit devant le
sous-lieutenant, à qui il raconta simplement com-
ment il venait d'échapper miraculeusement à la
mort; celui-ci, pris de pitié, le fit laver, lui donna
des eifets et le fit reconduire à son garni.
Hélas ! la fatalité poursuivait Bourguignon^ car
le même jour, dénoncé, il fut arrêté et- envoyé sur
les pontons. Quand on lui demanda son état civil,
pour l'inscrire sur le registre du bord : '< Je me
nomme Trompe-la-Mort, » répondit-il. (-e nom lui
resta.
Sous l'empire , la Dame-Blanche changea de
nom; on l'appela TElysée ; lorsque la rue de Ri-
voli fut prolongée;, elle prit le nom de la grande
artère. Comme par le passé, on y danse certains
jours; ceux où on ne danse pas. la Salle Rivoli
est transformée en réunions publiques.
PARIS OUBLIÉ 209
IX
L'Hôtol-Dien. — La l)OÎte ans. domiuos. — Ilégésippc Moreaii.
~ Les rois do Fi-anci; et rHôtel-Dii-ii. — Gaïuard et le Pont-
uiix-Doubles. — Le lit omnilius. — Le l)oullloa douze heures.
Paris compte environ deux millions cinq cent
mille habitants. Il y en a un million qui frémissent
à ce seul mot : hôpital.
Mercier, dans son Tableau de Paris (1780), com-
mence ainsi son article sur l'Hôtel-Dieu : « J'irai à
riiôpital, s'écrie le pauvre Parisien ; mon père y est
mort, j'y mourrai aussi. «
A nos oreilles, ce mot : hôpital, sonne comme un
glas funèbre; c'est la solitude, l'abandon; le ma-
lade est éloigné des siens, il est livré à des mains
mercenaires.
Le pauvre malade, chez lui, n'a qu'un grabat, il
n'a pas de feu; mais il a à son chevet, une mère,
12.
210 PARIS oui; LIÉ
une femme, un enfant, une sœur ou une famille
qui semble lui dire : « Courage ! » Son regard, er-
rant aux quatre ooins du taudis, peut reconnaître
des olqets qui lui rappellent le passé, peut-rtro nu
souvenir jieureux, une joie fugitive, une heure de
bonheur; c'est une consolation. S'il meurt là, une
main amie et dévouée lui ferme les yeux; son der-
nier regard a encore pu lire dans les yeux de ceux
qu'il aime et (ju'il quitte ; « Courage! nous nous
re verrons. »
A l'hôpital, rien de tout cela : un lit blanc, il est
vrai, de grands médecins, de bons médicaments;
mais c'est pour le physique cela; pour le moral :
rien ; un prêtre qui psalmodie quelques phrases
banales, la prière commune, qui vous graisse les
bottes ; un inlirinier qui attend dans un coin que
r/iomrne ait fini ])0\xv l'enlever aussitôt ; car la phice
est promise. Un autre râle sur un brancard à la
porte.
L'homme, le numéro, va mourir, ses yeux cher-
chent : rien que le vide, des visages froids et in-
souciants; sa main s'agite, rien à presser; il ne
trouve encore que le vide. Il se cramponne aux
draps, aux couvertures, aux barres de fer du lit.
Il voudrait attendre le jour de la visite ; la visite,
c'est dans deux jours; la mort n'attend pas. L'in-
firmier prépare la boite au domino; le malheureux
laisse échapper un cri, cri suprême. On tire les ri-
deaux, Les malades disent tout bas, en se signant:
TARIS OUBLIÉ 2H
a C'est fini! » Et un quart d'iieure après, l'homme
est à l'ampliilliéâtre.
Pendant sa vie il a travaillé pour nourrir les au-
tres, sans pouvoir, se nourrir; lui, après sa mort,
son cadavre est charcuté par les élèves; il sert en-
core, on apprend à connaître la maladie qui l'a tué
pour sauver les vivants.
Si une jeune tille entre àl'hôpital, quelle douleur
elle éprouve, le matin à l'heure de la visite, quand
le médecin de service, escorté d'une grande quan-
tité d'élèves, soulève brusquement les draps, la
découvre à nu. Tout son sang lui monte au visage;
elle paye de sa pudeur riiospitalité qu'on lui donne,
et, assurément, plus d'un assistant oublie une se-
conde qu'il est médecin pour se souvenir qu'il est
un homme.
On l'interroge, elle peut à peine répondre; le
plus souvent sa voix se perd dans un sanglot
Ilégésippe Moreau, dans un séjour qu'il lit à l'hô-
pital, en 1832, composa une pièce de vers intitulé»; :
Souvenir à llwpHal :
Si seulement une voix coiisolanle
-Me répouilait, quand j'ai lonf^teiups gémi ;
Si je pouvais scntii' ma main trenililant^'
Se réchautl'er dans la main d'un ami.
Quand Ilégésippe écrivit ses vers, il était déjà
très malade; il sentait qu'il serait bientôt un /t/t-
méro à renouveler, comme disent les infirmiers.
212 PARIS OUBLIÉ
Et pourtant pour lui, comme pour beaucoup
d'autres, l'hôpital est un palais. Voici un fragment
de lettre inédite, qullégésippe adressa à un ami,
qui nous prouve cette triste vérité
« J'ai parfois des élans de piété et de reconnais -
» sance pour le ciel, car enfin je suis bien faible,
» mais je ne souffre pas. Je suis à l'hôpital, mais
» c'est là de l'opulence. Pour moi, je n'ai pas de
') famille, mes désirs sont bornés. J'ai tant souf-
» fert qu'il me suffit d'être à l'abri de la douleur. »
Ce fragment de lettre peut s'adresser à tous ceux
qui entrent à l'hôpital.
("lilbert, un poète dont chacun connaît la mort,
n'écrivait-il pas, huit jours avant la fin de son ago-
nie, ces vers célèbres :
Au banquet de la vie, iiiiortune convive,
J'apparus un jour et je meurs I...
Je meurs, et sur ma tombe où leuteuient j'arrive,
Nul ne viendra verser des pleurs !...
Ces vers étaient gravés sur une plaque de mar-
bre, sous le vestibule du bâtiment méridional de
riIôtel-Dieu, afin que nos fils n'oublient point
qu'il les écrivit huit jours avant sa mort, arrivée à
l'âge de vingt-deux ans. Par une coïncidence sin-
gulière, cette inscription se trouvait entre les sta-
tues de saint Landrv, de saint Louis et de Henri IV,
p A rt I s 0 [' B L iK :2 1 3
les bienfaiteurs de l'Hôtel-Dieu, qui, par leurs li-
béralités, empêchèrent tant d'êtres bumains de
nionrir dans la rue.
Des esprits chagrins ne leur tiennent point
compte de leurs aumônes ; ils disent qu'ils resti-
tuaient simplement au peuple une portion des im-
pôts qu'ils payaient. Il faut être juste : ces rois pou-
vaient tout garder.
L"Hotel-Dieu était composé d'une réunion de
bâtiments irrégulièrement disposés, construits et
ajoutés les uns aux autres à différentes époques ; il
était situé sur le parvis Notre-Dame, à droite de
la cathédrale.
En 180i, on chercha à donner à cet amas de bâ-
timents quelque régularité. On construisit un pa-
villon avancé, d'un style sévère, couronné d'une
frise dorique et d'un vaste fronton. Ce pavillon
formait la seule façade de l'entrée principale.
Le péristyle était décoré des statues de saint
Vincent de Paul et de M. de Montyon.
L'ITôtel-Dieu, depuis sa fondation, avait consi-
dérablement amélioré son système ; mais, hélas !
que de choses il laissait à désirer. Il datait des pre-
miers siècles de la monarchie. Sa fondation est un
peu nébuleuse, mais il est à peu près certain qu'on
la dut à saint Landry, à l'occasion de la contagion
causée par la famine de l'année 651. C'est Archi-
noald, maire du palais de Clovis II, qui donna le
terrain à l'évêque Landry. Ce qu'on peut affirmer,
'2{4 l'A RIS OUBLIÉ
c'est que le cartulaire de Notre-Dame, daté de 829,
mentionne une charte de Tévèque Inclial où il est
parlé de l'IIôtel-Dieu.
Une charte du milieu du quinzième siècle attri-
bue à Philippe-Auguste la fondation de la salle
Saint-Denis, la plus ancienne de l'ITôtcl-Dieu,
édifiée avec la chapelle vers 118G.
La salle Saint-Denis fut fondée par le bon roi
IMiilippe : « Et illec sont couchiers les malades de
» chaudes maladies et aussi les malades de boces
1) et aultres blesceures qui ont besoin de cyrurgien,
i) et contient ladite salle 80 lits. »
La salle Saint-Thomas fut construite par ordre
de la reine Blanche : « Et illec sont couchiers les
» moins malades comme ceux qui, de maladies,
)) reviennent à santé, gens de coignoissanees, pè-
0 lerins et aultres. »
Sur le bord de l'eau et vers la rue du Petit-Pont :
« s'étendait la salle neufe, qui est la plus grande
» de tout Lostel fondée par le bon saint Loys, et
)) illec sont couchiés les femmes malades de quel-
)) ques maladies que ce soit. »
C'est aussi sur le Petit-Pont, « au chief dit
» l'Hostel-Dieu, que furent érigées les deux cha-
» pelles fondées par Louis IX, et décorées plus
» tard de deux beaux porlaulx sous le règne de
^^ Louis XI. »
En janvier 1478, des lettres patentes de Louis XT
indiquèrent de nouveaux travaux :
r A ni s 0 u 15 L I É ^ 1 o
'( L'aftluonce des malaJos et, des gens blessez en
" nos guerres qui se trouvent audict llostel, l)ien
" traitez et gouvernez, est tellement augmentée
" que nous de ce dénument informez, meus de
1' pitié et de compassion, avons fait allonger et ac-
' croistre la grant salle d'iceulx malades jusques
1^ » au portail de devant sur la rue du Petit-Pont, et
■ fait de nouvel ung corps liôstel pour les gens
)i d'estat malades. »
Le 14 mars 1515, par lettres patentes données à
"Lyon, François l", après avoir énuméré l'insuffi-
sance du local, les inconvénients du « gros ayr
)) contraire auxdits malades et dangereux pour les
>> religieux et autres, et rinsuffisance des lits en
» chacun desquels, par faute d'aisance, on voit or-
« dinairement huit^ dix et douze pauvres en ung
>» lit, si très pressés que c'est grand peine de les
» veoir, » enjoignit d'augmenter les constructions
sur le petit bras de la Sein£, faire deux ou trois
piles de pierres et aux deux extrémités deux masses
pour tenir les arches, et sur icelles faire construire
et édiiier une grande salle de cinq à-six toises de
largeur et de vingt-cinq de longueur.
Cela ne fut exécuté que sous le règne d'Henri IVi
La principale salle, de la contenance de cent lits,
all'ectée aux pestiférés, conserva jusqu'en 1772, le
nom de salle du Léijnl. Elle occupait l'emplacement
(lu vestiaire et de la partie occidental-ï du jardin.
Les anciens bàLimeiits de; ril(U('l-!)ieu,consLruils
210 1' A i; 1 s Û U B 1. 1 É
sur des pilotis défectueux, menaçaient de tomljcr
en ruines, le prévôt des marchands et des échevins
autorisèrent, en 1562 et en 1616, la construction
des piliers et des voûtes qui relièrent les hâtiments.
Ces travaux, dirigés par l'architecte Claude Vel-
lefaux, détruisirent complètement le pittoresque de
riIôtel-Dieu du moyen âge.
La voûte, lourde, écrasée et cintrée, succéda
partout à l'ogive ; les hautes nefs furent coupées
par des planchers.
En 1626, les échevins donnèrent suite au projet
de 1513. Gamard construisit le Pont au Double,
sur lequel fut élevé le bâtiment du Rosaire avec
son magnifique portail de la rue de la Bûcherie.
En 1646, Gamard construisit le pont Saint-
Charles, qui relia les constructions de la rive
gauche au corps de logis principal de l'Ho tel-Dieu.
La population de l'Hôtel-Dieu s'élevait alors à
2,800 malades.
Sous Louis XIV, le nombre des malades était si
grand et il augmentait tant, qu'on fut obligé de
mettre six malades dans un môme lit, et quelque-
fois huit.
C'est au régent Philippe d'Orléans (1716) qu'on
doit l'achèvement du bâtiment de la salk Saint-An-
toine. Il ne fournit pas un sou de ses revenus ; il
trouva plus simple d'établir, en faveur de l'ilô tel-
Dieu, la perception d'un neuvième sur les billets
de spectacles.
PA RIS OUBLIÉ 217
En 1738, les éclievins de la ville de Paris accor-
dèrent aux administrateurs de rilotel-Dieu la con-
cession d'un terrain vague situé depuis le Pont-au-
Douhle jusqu'à l'abreuvoir situé à l'extrémité de la
rue de la Bùcherie et de la place IMaubert, sur le
bord de l'eau, vis-à-vis le jardin de l'Archevêché.
Les donations faites à l'IIotel-Dieu remontent
aux premiers jours de sa création.
C'était l'abandon exclusif des dîmes sur des
terres situées à Andresy, Chatenay, Cbevilly, Ba-
gneux, l'IIay. Steville, etc., etc.
Louis YII attribua à la Maison-Dieu un revenu
de 3 sous 8 deniers de cens, sur un terrain situé
près de la porte Baudoyer.
Par un acte capitulaire (1108) de l'église de Pa-
ris', l'évèque Maurique et son chapitre arrôt«'rent
d'un commun accord, qu'au décès de l'évèque ou
d'un chanoine, leur lit appartiendrait à l'ilùtel-
Dieu. Cette donation était très importante, car
une quantité considérable do chanoines se sont
succédé aux chapitres de Paris.
Les archives de l'Assistance publique contien-
nent une quantité considérable de documents, tels
que legs universels, testaments, chartes privées
([ui prouvent l'empressement que la charité met-
tait à accroître le patrimoine des pauvres malades.
Hugues de Châteaufort donna, en 1178, deux
maisons et une place, situées devant Sainte-Gene-
vièvc-1 a -Petite.
13
218 TARIS OUBLIÉ
Adam, clerc du roi Philippe II et chanoine de
Noyon, légua en 1199 à l'Hôtel-Dieu deux maisons,
à la condition bizarre qu'on fournirait au ma-
lade, le jour anniversaire de sa mort, tous les
mets quil pourrait désirer.
Philippe-Auguste fît à l'Hôtel-Dieu une libéra-
lité singulière ; dans une de ses lettres on lit :
<( Nous donnons à la Maison-Dieu, de Paris, si-
)) tuée devant l'église de la bienheureuse Marie,
■» pour les pauvres qui s'y trouvent :
» Toute la paille de notre chambre et de notre
n maison de Paris, chaque fois que nous partirons
» de cette ville pour aller coucher ailleurs » .
L'accroissement constant de la population pa-
risienne rendait insuffisant le service de rilôtel-
Dieu; poury remédier, en 1217, le chanoine-doyen
Etienne, conjointement avec le chapitre, chargea
par un statut quatre prêtres et quatre clercs des
soins spirituels.
Trente prêtres et vingt sœurs également laïques,
durent pourvoir aux besoins des malades.
On exigea d'eux la chasteté et ils furent soumis
H une loi disciplinaire, sous la surveillance du cha-
pitre et du maître de la Mûisoîi-Dieu, litre qu'on
donnait au directeur de cet établissement.
Philippe-Auguste assigna à l'IIo tel-Dieu des
rentes sur la prévôté de Paris ; ses successeurs
ayant imité son exemple, ces rentes s'élevèrent
en 1307 à 639 livres parisis 60 sous parisis ; en
PARIS OUBLIÉ i!l)
1416,0.347 livres parisis; on 1316, de 17.302 livres
parisis, et enfin, en 1616, de 318.439 livres pa-
risis.
Voici les dates présumées do ces donations :
1223, lettres patentes de Louis Vlll ; 1260,
Louis IX constitue à l'IIùtel-Dieu des rentes sur
le trésor royal, il assigna dabord un revenu de
200 livres, puis un autre de 20 livres parisis.
1286, Philippc-le-lîcl confirma le legs fait par
Philippe III, dans son testament, de 200 livres
tournois de rentes.
1291, Jeanne, comtesse d'Alençon et de Blois,
légua 20 livres tournois.
1322, Blanche, fille de saint Louis, légua
20 livres tournois.
Saint-Louis octroya l'exemption de tous pciges
sur les denrées destinées à lanourriture des ma-
lades de l'hôpital, et il ajouta, en outre, le droit de
ne payer qu'un certain prix les denrées (jui lui
étaient nécessaires.
Aux termes d'un privilège royal remontant à
Philippe IV et confirmé, en 1352, par Jean II, les
frères et sœurs de IHô tel-Dieu avaient un droit de
prise sur les arrivages de poissons de mer et autres
denrées.
En 1344, Philippe de Valois leur accorda le
droit de faire paître leurs troupeaux dans les fo-
rêts royales.
Par lettres patentes de septembre 1385,CharlesV
230 l' A R 1 s 0 U B L I K
peiTnit à l'IIôtel-Dieu de placer ses maisons sous la
protection des « pannonceaulx et basions royaulx,
signez des armes de FraJice. »
Une charte royale, datée de juillet 148i, signée
Charles YII, confirma tous les privilèges accordés
à l'Hûtel-Dicu par ses prédécesseurs, y compris
l'exemption des droits de chancellerie, et fait men-
tion de quinze lettres patentes portant confirma-
lion de donations et amortissement des propriétés
de l'hôpital.
Louis XII et Charles IX octroyèrent à l'Hôtel-
Dieu l'exemption du logement des hommes de
guerre.
Parmi les curieuses prérogatives de THôtel-Dieu,
il faut citer raulorisation qui lui fut donnée par
Charles IX, en 1574, de placer 1.090 livres de
rentes à un taux usuraire de 12 pour cent.
Au moyen âge, les papes et les évèques frap-
paient d'excommunication tous ceux qui portaient
alteinlG aux privilèges et aux propriétés de l'Hôtel-
Dieu.
Il existe à ce sujet, dans les archives de l'Assis-
tance publique, des bulles très explicites des papes
Clément VI, Clément VII, Benoît VIII, Léon X et
Jules IL
Une autre source de revenus consistait, plus
tard, dans les contiscalions et amendes prononcées
à diverses reprises contre les duellistes et contre
ceux qui tenaient des maisons de jeu.
PAHIS OUBLIÉ :22l
Henri IV, en 1609, ajouta aux revenus de THô-
tel-Dieu, tous les deniers qui proviendraient des
peines pécuniaires, saisies et revenus des impos-
teurs.
Louis XI[f, par un édit royal do février 1626,
ordonna que trois sous appartiendraient à riIcMol-
Dieu sur les trente sous que l'octroi percevait par
muid devin entrant dans Paris.
Louis XIV confirma, par un édit d(^ janvier 1670,
le privilège accordé par Louis XIII ; cela rapporta à
riIôtel-Dieu la somme de 900.000 livres.
En 1718, le roi, pour ne pas obliger les adminis-
trateurs de l'Hotel-Dieu à quitter la Cité, leur
accorda le ])rivilègc de commit timiii^ au f/rand sceau,
qui leur donnait le droit d'évo(|uer toutes leurs
affaires litigieuses devant le Parlement do Paris.
Nous avons parlé plus haut do l;i salle du Légat,
affectée aux pestiférés; le cardinal Duprat l'avait
dotée de cent lits.
« Cent couches assavoir chacune de six pieds de
long sur quatre do large, sous chacune desquelles
couches il y aura une petite forme (sans doute un
banc) de la longueur des dictes couches, (|ui se
ostera pour reposer les dicts pauvres ! »
Ce passage nous indique comment les choses
devaient se passer alois ; il est évident que les ma-
lades, ne pouvant pas tenir dans le même lit,
« devaient nécessairement S(^ relayer », et cette
petite forme était destinée « à servir de siège à
222 TARIS OUBLIÉ
ceux qui attendaient le moment de pouvoir se
coucher à leur tour. »
Tenon et Lavoisier furent charités, en 1787 ou
1788, de faire un rapport sur l'état de riIôtel-Dieu.
Voici un passage de ce rapport :
« Nous avons remarqué que la disposition géné-
rale de riIôtel-Dieu, disposition forcée par le dé-
faut d'emplacement, est d'établir beaucoup de lils
dans les salles et d'y coucher quatre, cinq et neuf
malades.
» Nous avons vu les morts mêlés avec les vi-
vants, des salles où les passages sont étroits, où
l'air croupit faute de pouvoir se renouveler et où
la lumière ne pénètre que faiblement et chargée de
vapeurs humides. Nous avons vu les convalescents
mêlés dans les mômes salles avec les malades, les
mourants et les morts, et forcés de sortir les jam-
bes nues, été comme hiver, pour respirer l'air ex-
térieur sur le pont Saint-Charles.
» Nous avons vu, pour les convalescents, une
salie au troisième étage, à laquelle on ne peut par-
venir qu'en traversant la salle où sont les petites
véroles; la salle des fous, contiguë à celle des mal-
heureux qui ont souffert les plus cruelles opéra-
tions, et qui ne peuvent espérer de repos dans le
voisinage de ces insensés, dont les cris frénétiques
se font entendre jour et nuit; souvent dans une
même salle, les maladies contagieuses avec celles
qui ne le sont pas ; les femmes attaquées de la pe-
PARIS OUBLIÉ 223
tite vérole mêlées avec les fébricitantes. . . Le cœur
se soulève à la seule idée de cette situation. »
CTela durait depuis longtemps, puisqu'en 1748
la contagion enlevait cinq cents personnes chaque
jour à l'Hôtel-Dieu,
En 1")62, on constata dans cet hôpital 67.000
décès; en 1580, 20.000; en 1596, 12.000, et en
1606, 6.000.
Il résultait d'une enquête faite à cette époque
que rHôtcl-Dieu, en cinquante-deux années, avait
enlevé à la France quatre-vingt-dix-neuf mille
quarante-quatre citoyens.
L'Hôtel-Dieu fut hrùlé deux fois, en 1737 et
1772; le dernier incendie dura onze jours et détrui-
sit toute la partie comprise entre la rue du Petit-
Pont et le carré Saint-Denis. Un grand nombre
de malades périrent.
Une souscription publique fut alors org'anisée ;
elle produisit en très peu de temps deux millions
deux cent vingt-six mille huit cent sept livi'es.
L'opinion publique s'émut fortement de ce terrible
désastre ; elle voulait le déplacement de l'IIôtel-
Dieu.
Un rapport publié en 1816 nous montre comment
.on écouta ces justes représentations.
Les lits étaient entassés dans les salles et les
malades entassés dans les lits; il y en avait souvent
quatre et quelquefois six couchés ensemble ; on a
même vu, dans quelques occasions extraordinaires,
^24 TARIS OUBLIÉ
placer les malades les uns sur les autres, par le
moyen de matelas mis sur Timpériale, à laquelle
on ne montait que par une échelle.
La portion d'air que le malade respirait était de
trois ou quatre mètres, et le malade aurait eu be-
soin d'en avoir douze pour ne pas trouver un
danger de plus dans l'atmosphère qui l'environ-
nait.
Un pareil état de choses existait-il parce que
l'administration était pauvre?
Mercier nous répond que le revenu de l'IIùtel-
Dieu était tel qu'il eût pu suffire à nourrir une
dixième partie de la capitale.
Un inventaire du mobilier de la salle Saint-
Denys, en lo37, est extrêmement curieux.
« Mesnaige d'estain : Demye douzaine escuclles
à bord, six douzaines et demye escuelles à oreil-
les.
» Mesnaige d'estain : Deux jastes à potage et
leurs couvercles, un grand bassin à laver les piets,
deux chaufferettes, ung bassin à barbier, deux
bassinoueres.
)) Mesnaige de bois : Deux chaizes persées à
dossier. »
En n88, les malades avaient chacun dans leur
service une batterie de cuisine, des marmites,
chaudières et chaudrons. Car à cette époque on ne
?e contentait pas de réchauffer les tisanes ou de
1' A R I s OUBLIÉ 225
préparer les cataplasmes, on faisait cuire dans les
salles la soupe des malades, la bouillie des enfants,
et cela s'appelait raccommodage rfp.s- aliments.
Il fallait avoir une crâne faim pour manger au
milieu de cette atmosphère fétide.
Jadis l'alimentation des malades était aban-
donnée au bon vouloir et à l'intelligence des admi-
nistrateurs et des religieuses.
Voici quelle était, en i.^So, Falimentalion des
malades de l'Hôtel-Dieu :
« Ung chacun pauvre malade gisant en la mai-
son aura pour sa pitance \x\\^ morceau de mouton
dont il y aura 50 telz en ung mouton de moyenne
sorte. Et quand on baillera ung pied do mouton
pour un morceau, la fressure avec les autres in-
testins sera divisée en douze parties qui seront
baillées avec douze picdz de mouton à douze pau-
vres malades.
» Et si les malades demandent du bœuf ou autre
grosse chair, alors en sera baillé à ceux qui l'au-
ront demandé, à l'équivalence des morceaulx do
mouton s'il y en a.
» Et aux jours maigres c'est assavoir le mer-
credy, vendredi, sabmedy, et les jours de jeunes
sera baillée portion de pitance aux pauvres ma-
lades en poisson ou en œuf à l'équivalent de la
pitance de chair, selon le cours du marché, à la
discrétion du maître et du despencier.
» A chacun malade sera baillé tant à disner que
226 PAuis orBLiÉ
a soupper demyon de vin entier et sain, et au des-
jeuner la moitié de demyon. »
L'usage de faire la cuisine dans les salles dis-
parut vers 1791.
Un inventaire, fait le 10 germinal an X, porte
la valeur du matériel de l'Hôtel-Dieu à un million
neuf cent soixante-cinq mille cinq francs.
L'inventaire fait en 1866 donne au matériel une
valeur de dix millions deux cent quatre-vingt-
douze mille quatre cent quatre-vingt-quinze francs.
Primitivement, l'Hôtel-Dieu était desservi par
des sœurs ?ioires, mais elles se livrèrent à de tels
débordements qu'en 1505 le Parlement les ren-
voya et les remplaça par des sœurs grises. Il nomma,
également huit bourgeois de Paris pour adminis-
trer la maison qui n'en fut pas mieux administrée
pour cela.
En 1793, l'Hôtel-Dieu changea de nom.
Séance du duodi, la troisième décade
do brumaire "u II
« Le procureur de la commune requiert que
l'on change dans les hôpitaux les noms des salles
de malades, et que l'Hôtel-Dieu soit appelé Maison
de r Humanité. Arrêté et envoyé aux travaux pu-
blics pour l'exécution. — Signé : Lubin, vice-pré-
sident ; Dorât Cubières, secrétaire. »
Par décret du 15 novembre 1793, la Convention
ordonna de réunir l'Hôtel-Dieu au palais archi-
PARIS OU BLIÉ 227
épiscopal ; elle autorisa la municipalité à disposer
provisoirement des bâtiments du palais, afin que
chaque malade fût seul dans un lit et que les lits
fussent séparés l'un de l'autre par une distance do
trois pieds.
En 1788, il avait été question de transférer
l'Hôtel-Dieu à l'Ecole Militaire.
Ce projet n'eut pas de suite.
Autrefois, tous les matins, à quatre heures pré-
cises, un chariot traîné par douze hommes partait
de l'Hôtel-Dieu. Ce chariot pouvait contenir cin-
quante cadavres. On mettait, dit iVIercier, les en-
fants entre les jambes des adultes.
On versait ces cadavres dans une fosse large et
profonde, on jetait dessus de la chaux, le prêtre
bénissait la terre d'alentour et tout était dit.
Etait-ce assez horrible, et comme nous avions
bien raison de dire que l'hôpital était la chose la
plus lugubre qu'il soit au monde?
Vers 1830, tout cela disparut, les salles furent
assainies, les médecins augmentés, les infirmiers
disciplinés.
En 1866. le corps médical comptait quatre-
vingt-sept médecins, trente-quatre chirurgiens et
dix-huit pharmaciens, c'est-à-dire un médecin
pour soixante-dix-huit liis et un chirurgien pour
quatre-vingt-six lits.
Pour les infirmiers, malgré ses efforts, l'admi-
nistration moderne ne se trouvait pas beaucoup
228 PARIS OUBLIÉ
plus favorisée que l'ancienue, car l'Hotel-Dieu
ne comptait qu'un infirmier sur huit malades.
C'était peu, rapport au service, et c'était trop
eu égard à la brutalité de ces hommes. Il est vrai
qu'ils recevaient si peu î
Cela a toujours été un grand honneur pour les
médecins d'être attachés à l'Hôtel-Dieu. Leurs
portraits figuraient dans le vestibule, et c'était
justice ; on y voyait Dupuytren, Bichat, etc., etc.,
en un mot tous les grands médecins du commen-
cement de ce siècle.
Le nombre des lits se montait à mille, dont
quatre cent quarante étaient destinés aux hommes
et cinq cent soixante aux femmes.
Inutile de dire qu'ils étaient toujours pleins,
toutefois, l'hiver principalement, car il existe à
Paris une classe d'individus qui ont adopté l'hô-
pital, comme les riches vont à leur château. A
l'hôpital, ils ont du feu, un lit bien blanc, des
domesiiques/lundh qu'au dehors ils n'auraient que
le grand air, la faim, la paille ou des haillons.
C'est incroyable, c'est triste, mais cela est.
Les médecins ont beau se mettre en garde
contre ces gaillards-là, mais il est facile de les
tromper, car ils souffrent, c'est-à-dire qu'ils pâ-
tissent quotidiennement, et dans cet état-là on a
toujours l'air malade.
Quelquefois ces amoureux de l'hôpital étaient
pris au piège, ils tombajeiit malades réellement.
PARIS OUBLIÉ 229
La plénitude tue aussi bien que la misère, et ils
mouraient. Cela ne corrigeait pas les autres.
Comme il faut être malheureux pour trouver
l'hôpital un lieu de délices !
Les salles étaient d'une tristesse à fendre l'âme.
Tous ces lits blancs, rangés, alignés méthodique-
mont; les sœurs qui erraient comme des ombres,
les plaintes de ceux qui soulfraient, qui râlaient.
Tout cela éclairé faiblement par une lampe suspen-
due au plafond. Une lampe? Une veilleuse avare
qui a Fair de marchander sa lumière et brûle
péniblement comme pour l'amour de Dieu.
C'est la nuit sans sommeil qui était terrible. Là,
l'hiver, on pouvait entendre le bruit des glaçons se
heurtant au courant du tleuve, ou bien le dernier
cri d'un malheureux qui se jetait par-dessus le pont.
Ah! elles sont longues, les. nuits à rhôpital; il
fallait se coucher à sept heures du soir, après une
prière qui n'avait rien de réjouissant.
A huit heures du soir, la sœur de garde passait
avec son pot d'eau bénite et vous aspergeait le
visage.
Yous vous réveilliez gelé, comme si le fossoyeur
vous jetait déjà la première pelletée de terre.
Je doute que Dieu fût satisfait de cela; dans
tous les cas, s'il l'était, c'était cruel.
Un misérable dort , laissez-le , c'est l'oubli.
L'humanité passe avant la prière. Là-haut, nous
verrons .
230 PARIS OUBLIÉ
Un peu moins de piété, un peu plus de pitié.
L'Hôtel-Dieu a été le théâtre de bien des épi-
sodes, entre autres pendant les tristes journées de
Juin.
Les médecins et élèves montrèrent un cœur et
un dévouement remarquables.
La chronique de cet hôpital est riche en souve-
nirs et en anecdotes. Deux célèbres médecins,
Dupuytren et Jobert de Lamballe, Font alimentée
pendant bien longtemps.
C'est de l'Hôtel-Dieu qu'est partie la légende du
bouillon d'onze heures.
Un malade amené un soir, vers cinq heures, fut
couché, puis, siiivant l'usage, l'interne de service,
escorté d'un infirmier, vint pour le questionner et
donner les prescriptions urgentes.
Le malade, imbu des préjugés qu'on a ordinai-
rement contre l'hôpital, attendait anxieux; il re-
passait dans sa mémoire toutes les histoires
lugubres qu'on débite à tort et à travers ; il se
disait : « La salle est pleine, j'arrive le dernier, on
va sans doute, pour se débarrasser de moi, me
faire mourir. »
Il répondit en tremblant aux questions de l'in-
terne. Celui-ci voyant un homme plein de vie,
plus malade du cerveau que du corps, ordonna un
bouillon et ajouta : « Vous donnerez le bouillon
d'onze heures. »
Dans la nuit, le malade mourut subitement.
l'AlilS OUBLIÉ 231
Depuis cette époque, le bouillon d'onze heures
est légendaire dans les hôpitaux, et on emploie
cette expression pour dire que Ton se débarrasse
des gens à volonté.
Point n'est besoin de dire que celte calomnie,
accréditée parmi les populations, n'est entretenue
que parla crainte qu'inspire l'hôpital.
L'Hutel-Dieu fut démoli en 187G.
J'ARIS OUBLIÉ 233
X
Le Banquet des Croqiip-Moils. — Mcs'laines les Eascvelisseuses.
— Le Fossoyeur acailémicieii. — Toast à la Patronne. — Le
Fossoyeur éhrnistc. — Le .^lonsieur du Cimetière. — Li Lé-
gende de .M. Bibassin. — Nous attendrons. - Le Croque-Mort
1 erdu par la Bière.
Il y a quelques années, l'administration des
Pompes-Funèbres avait établi ses magasins rue
Bichat; étrange anachronisme, Bichat, le grand
Bichat, le célèbre médecin, qui a laissé un nom si
glorieux dans les sciences, l'auteur immortel du
livre : La Vie et la Mort, avait donné son nom à la
rue choisie par ce lugubre entrepôt.
Dans la rue Corbeau, qui commence en face de
l'endroit où étaient situés les Pompes-Funèbres, il
e^■istait une maison dont le rez-de-chaussée était
234 TARIS OUBLIÉ
occupé par uno, boutique, dont l'extérieur était, ma
foi, très réjouissant.
Devant la porte d'entrée, un grand comptoir,
plaqué de marbre noir, supportait des brocs polis
et luisants.
A la vitrine, on voyait des bouteilles au col al-
longé ou ventrues, fraîches rincées ou moussues,
projetant au soleil ou à la lumière du gaz mille
éclairs, produits par le liquide qu'elles contenaient,
elles étaient toutes bariolées d'étiquettes diverses;
tous les vignobles de France y étaient représen-
tés, depuis le vin du Rhin jusqu'au gros bleu :
question d'étiquette.
Ces bouteilles scintillantes attiraient l'œil ,
fascinaient le consommateur, qui se sentait attiré
vers elles, comme l'oiseau charmé par le ser-
pent.
Ce marchand de vin avait pour principaux
clients, messieurs les porteurs, connus vulgai-
rement nous le nom de croque-morts.
Pourquoi cette dénomination?
Nul ne le sait.
Combien de fois ce marchand de vin a dû frémir
en entendant ces hommes noirs se faire leurs con-
fidences, en savourant le petit canon de l'amitié sur
le comptoir; il doit être philosophe, celui-là, il
doit être habitué à l'image de la mort, car il a pu
réfléchir à son aise sur la mobilité des choses hu-
maines; il était impossible de passer devant cette
PARIS OUBLIÉ £35
boutique sans y voir des croque-morts debout de-
vant le comptoir, causant joyeusement et buvant.
Les croque-morts boivent beaucoup.
Est-ce pour noyer leur sensibilité ?
Est-ce aiîn d'être calmes, fermes, stoïques quand
ils vont dans une maison, chez la veuve en larmes, ou
chez la mère éplorée, demander où est le cadavre?
Cette question n'est pas résolue, mais les croque-
morts sont des hommes tout comme les autres; ils
ont leur dose de sensibilité, et ils boivent pour
probablement oublier leur lugubre besogne. Mal-
heureusement, quand l'ivresse n'est pas à son
apogée, au lieu de faire oublier, elle ravive le
souvenir; l'alcool fermente au cerveau de l'homme
et pour un instant les idées s'élucident, alors le
croque-mort boit encore ; il faut oublier, parbleu;
là il devient folichon et, devant le comptoir, il en-
tonne la fameuse chanson, elle est du reste de cir-
constance :
Monsieur le mort, laissez-vous faire,
Il ue s'agit que du salaire.
Tous les ans, le 2 novembre, ceux qui ont la re-
ligion des niorts, et ils sont nombreux, vont pleu-
rer et prier au cimetière ; les croque-morts, au lieu
de pleurer, se réjouissent, c'est leur fôte.
Ils se réunissaient chez le marchand de vin dont
nous venons de parler; ce ne sont pas les larmes
qui coulaient, c'était le vin.
236 l'A lus OUBLIÉ
Le Ijanquel av.iit lieu dans la salle du bas ; tout
était en harmonie dans cette maison, on ne buvait
que du vin cachet noir; les tables de marbre étaient
noires, tout comme les hommes.
Quant aux femmes (car les femmes étaient ad-
mises) elles étaient de toutes couleurs; une fois
installés, les convives, ])Our être plus à l'aise,
ôlaient leurs habits et leurs chapeaux; pas d^
vestiaire, tout pendait dans la salle, accroché aux
porte-manteaux. Cet étalage faisait frissonner.
Ils étaient tous à table, cent cinquante environ,
en manches de chemise, retroussés jusqu'au coude,
assis sur des chaises de paille.
La table était plantureusement servie, le bœuf
aux choux et le petit salé, remplaçaient les hors-
d'œuvre; en fait de gibier, de l'oie aux marrons
et de la salade de chicorée, avec beaucoup de cha-
pons empoisonnant l'ail.
Ils étaient galantins, ce jour-là, les croque-morts,
ils mangeaient une portion de leurs pourboires
de Tannée.
— Allons, la payse, mettez cette épingle à votre
cliàlo. Cette épingle, c'était un demi-seticr de gros
bleu que la payse avalait sans sourciller.
Vers sept heures, le diner commençait, on au-
rait entendu voler un mouchoir, les fourchettes,
les mâchoires, les couteaux fonctionnaient et fai-
saient merveille, tout comme les chassepols de
M. de Faillv. à Mentana.
l'Ail I s OUBLIÉ ^37
Les l)rocs succédaient aux brocs et ne séjour-
naient pas longtemps sur la table, les vins étaient
rapidement enterrés dans la fosse commune de leur
estomac. Au dessert, mesdames les ensevelisseuses
qui étaient aussi de la partie éf^ayaicnt la situation
en chantant le répertoire en vogue : Ohc les petits
arpieaux, le Pied qui remue, et surtout la Lisette de
Béramjer , Dans un grenier quon est bien à
vingt ans; car l'ensevelisseuse est sentimentale.
Si les croque-morts boivent sec, ils ne trinquent
jamais à la santé de personne, parce que la santé
est pour eux une ennemie mortelle, c'est le chô-
mage forcé.
Celui qui boirait à l'immortalité serait chassé de
la société comme un lépreux.
Les fossoyeurs sont rélémciit remarquable de la
réunion, ils ne font pas la cour à mesdames les
ensevelisseuses, ce sontdesêtres à part, ils n'écou-
tent rien de ce que l'on dit, parce (piils ne croient
;i rien.
Ils sont sceptiques autant que Voltaire, ils le
sont devenus, à force d'enterrer leurs semblables,
et de voir l'attitude des assistants, fils, filles,
frères, veuves, neveux.
Us ne croient plus à rien, parce qu'ils ont trop
entendu d'oraisons funèbres , où l'on qualifiait
d'honnêtes gens des gredins qui, de leur vivant,
ne valaient pas un bout de corde, où l'on exaltait
comme des Rubens ou des Raphaël, de misérables
:238 l'AKis ouBLii':
barbouilleurs dont le seul mérite était d'avoir eu
l'épine dorsale assez souple pour faire partie d'une
académie quelconque.
Ceux qui fo}it la fosse commune sont plus ten-
dres, plus larmoyants, que ceux qui /b/^Ha fosse
à part, ils ont vu plus de douleurs véritables, et
plus d'une fois l'un d'eux a, à sa sortie d'un cime-
tière, emmené dans sa pauvre maison, l'orphelin
dont il venait d'enterrer l'unique soutien.
— Tiens, femme, disait-il en rentrant, mets un
couvert de plus, quand il y en a pour deux, y en a
pour trois.
Ceux qui font la fosse à part ont une teinte de
littérature, ils l'ont attrapée au contact des bénis-
seurs patentés qui ne manquent à aucun convoi
huppé, les fossoyeurs ont retenu par-ci, par-là, un
mot, une phrase, une pensée, ils ont classé le tout
dans leur cerveau et à l'occasion ils causent vo-
lontiers.
Ce repas durait environ trois heures, ces mes-
sieurs n'étaient pas pressés, la pratique, comme
ils disaient, peut attendre.
D'ailleurs, la mort accomplit sans cesse sa be-
sogne, et demain il sera temps.
A la dernière heure, ce n'était plus un repas,
c'était une orgie, le plafond de la salle tremblait
sous le bruit des trépignements et des bravos fré-
nétiques , pi'odigués à mesdames les ensevelisseu-
ses, les sirènes de céans, qui chantaient en chœur
TARIS OUBLIÉ 23'J
à tue-tète, chaque couplet était arrosé et bissé, et
chaque demi-setier avalé appelait un couplet.
Ça aurait pu aller longtemps ainsi.
Pourtant, tout a une fin : les enfants tombaient
dans les coins, barbouillés de sauce et donnaient
dans les plats, une carcasse d'oie pour oreiller. Ça
les habituait aux cadavres.
Les chiens hurlaient et se battaient pour les os,
c'était un vacarme infernal, chacun parlait sans en-
tendre son voisin, le vin s'épanchait à flots, en
taches livides sur les nappes, la fumée de cent
pipes obscurcissait l'air et chargeait l'atmosphère
d'une odeur acre et nauséabonde qui blessait la
vue et prenait à la gorge.
Peu à peu les convives roulaient sous la table.
A ce moment, un fossoyeur, vrai type du|fossoyeur
(ÏHamht, montait sur la table et réclamait, entre
leux hoquets, l'attention de ceux des convives que
de vin n'avait pas terrassés.
— A la porte! criaient les convives ; à boire! à
boire ! hurlaient les femmes.
— Vous avez tort de ne pas vouloir m'écouter,
disait l'orateur ; vous avez tort, je ne veux boire à
la santé do personne, écoutez-moi donc ; je veux
boire aux assassins, aux bourreaux. 11 est naturel
de porter un toast à la sauté de ceux qui nous
donnent de la besogne toute l'année.
— Oui, oui, buvons à la santé de toutes les ma-
ladies, à la santé du choléra.
^iO 1' A lU s OUBLIÉ
— Je veux boire ii la santé des médecins...
— Tu insultes nos meilleurs fournisseurs! (Ce
toast était porté avec un entrain fort remarquable.)
Un autre fossoyeur réclamait le silence pour
porter un second toast.
Ce fut un tumulte épouvantable, enfin il put
commencer.
— Je bois à la patronne ! — la patronne fait
comme le vin, elle console et endort, c'est une
rude travailleuse, l'orbite n'a pas de prunelle, mais
il voit clair, il sait où aller et ne se trompe pas. La
patronne fauche les hommes, comme le paysan
les seigles murs, c'est autant de besogne pour
nous qui mettons en grange, nous sommes les en-
grangeurs de la mort.
Je bois à la patronne I
L'orateur s'interrompit tout à coup; il pressa sa
tète comme un citron pour en tirer la substance.
Enfin, l'inspiration lui faisant défaut, il s'arrêta
net : tout le monde s'était endormi et ronfiait à (|ui
mieux mieux.
L'orateur, alors, regarda la foule qui était à ses
pieds, puis avec un geste superbe, antique, solen-
nel, il s'écria :
Margaritas unie porcos.
Tous les ans, à pareille époque, une réunion
semblable avait lieu. Où se tient-elle maintenant?
Il y a une quinzaine d'années, un fossoyeur d'un
l'A liis OL'iini: i2il
des cimetières de Paris exerçait en même temps
l'état de menuisier; il s'introduisait la nuit dans le
cimetière et en exhumait les cercueils nouvelle-
ment enfouis. Après en avoir retiré les cadavres,
il emportait le bois, qui lui servait à confectionner
des meubles.
A la suite d'une querelle de ménage, la femme
du fossoveur, pour se venger des mauvais traite-
ments qu'il lui faisait subir, révéla la conduite
criminelle de son mari. Le commissaire de police
lit une visite domiciliaire et saisit la bière d'un
enfant qui avait été enterré la veille ; il saisit
également un grand nombre de cuillères et de
fourchettes propres à assaisonner la salade.
Ce fossoyeur était doublement criminel : ileucou-
rageait les médiums etles spirites ànous faire croire
que les meubles gémissaient et pouvaient parler.
Là, peut-être, est l'explication de la table tour-
nante, table construite avec la bière d'un avocat,
imprégnée de son sujet, elle ne pouvait faire autre-
ment que de parler.
Voyez-vous d'ici un gendre achetant à ce fos-
soyeur intelligent un buffet garde-manger fabriqué
avec le cercueil de sa belle-mère !
Il est mort, il y a quelques mois, un spécialiste
qui avait su se créer un genre à part; les fos-
soyeurs l'avaient baptisé :
Le Monsieur du cinietièrc
Il avait pour spécialité le mot de la lin.
14
PAlilS OUBLIE
C'est lui qui faisait du parlage, autrement dit le
discours d'adieu.
Si peu qu'un homme connu, écrivain, poète,
peintre, artiste dramatique, peu importe, vînt à
trépasser, on courait vite chercher notre homme,
et il arrivait sur le bord de la fosse célébrer les
vertus du défunt, dans une prose plus ou moins
attendrie; si la famille était i^énéreuse, il allait
jusqu'aux larmes; si elle payait sans compter, il
allait jusqu'à l'évanouissement.
Vers 1883 mourut un homme dont toute la vie
s'était écoulée dans l'obscurité la plus profonde,
et qui n'avait aucuns droits à la plus petite llenr
de rhétorique.
Le spécialiste n'avait pas été invité : mais tant il
est vrai que l'habitude est une seconde nature, il
était venu quand même.
La triste cérémonie était terminée, Tassistance
allait se séparer, lorsque le fossoyeur s'avança vers
le Monsieur du cimetière et lui dit avec un gracieux
sourire :
— Pardon, monsieur ; est-ce que nous n'aurons
rien de vous aujourd'hui ?
Il existe une légende, qu'on appelle \a Lcye/idr
du Croque-Mort.
Quatre croque-morts, un malin, reçurent l'ordre
d'aller rue Quincampoix , pour procéder à l'ense-
velissement et ensuite à l'enterrement d'un épicier
mort par accident.
P A R I s 0 U B (. 1 i': 213
Nos quatre gaillards en route, l'un, porteur d'un
sac de son, l'autre, du marteau et du tourne-vis, et
les deux derniers de la bière en sapin, s'arrêtèrent
chez pas mal de marchands de vin; enfin, après
bien des stations, léi^èrement émus, mais graves
et compassés, comme il convient en pareille cir-
constance, ils arrivèrent au but de leur course.
Tout Paris connaît la rue Ouincampoix ; c'est
du vieux Paris, une rue tortueuse et boueuse, un
ruisseau coule au milieu; ni air, ni soleil. Les
hautes maisons à pignons aigus s'inclinent les
unes vers les autres, comme si elles voulaient se
serrer la main.
Cette rue est pleine d'odeurs étranges ; on y
respire un parfum de cannelle, de girofle, de mé-
lasse, de plantes médicinales, de patchouli et de
trois-six. C'est là que, depuis un temps immémo-
rial, la corporation de Messieurs les épiciers a
établi son quartier général.
Les allées des maisons sont invraisemblables ;
elles sont si sombres qu'un chat n'y trouverait pas
ses petits.
Les hommes noirs entrèrent, et appelèrent en
chœur Madame la concierge.
Madame la concierge ajusta ses besicles sur son
nez, se leva majestueusement de son grand fauteuil
de cuir et daigna répondre : « Qui m'appelle? »
Un des croque-morts s'avança et demanda M. Bi-
bassier.
2 H TA m s OUBLIÉ
— M. Bibassier, — que Dieu ait son âme, à ce
pauvre cher homme ! — c'est au deuxième.
Les croque-moris franchirent TescaHer et frap-
pèrent. La clé était sur la porte. Ne recevant pas
de réponse, ils entrèrent.
Dans la première pièce, ne voyant personne, ils
frappèrent de nouveau à une porte en face. Lîne
voix grêle répondit :
— Entrez !
Ils entrèrent. Un homme était couché, le chef
couvert d'un immense bonnet de coton. L'un des
croque-morts alla à lui.
— Etes-vous monsieur lîibassier? fit-il.
— Non; c'est l'étage au-dessus.
Une immense fantaisie traversa le cerveau du
croque-mort. Il découvrit le malade et, d'une voix
caverneuse, laissa tomber ces paroles :
« Messieurs, il est inutile d'aller plus loin,
l'homme qui est couché là n'en a pas pour long-
temps. Nous attendrons. »
Tous répétèrent :
(( Nous attendrons, o
Chacun déposa ses outils dans un coin, et tous
s'assirent sur la bière.
Le malade, effrayé, se démenait comme le dé-
mon dans un bénitier. Il avait beau implorer ses
bourreaux, ces derniers restaient sourds à ses
supplications et répétaient : « Nous attendrons. »
La Journée se passa sans incident,
PARIS OUBLIÉ 243
Le soir venu, la concierge vint pour apporter
de la lumière ; mais à la vue des hommes noirs,
elle laissa tomber le chandelier et s'enfuit en hur-
lant,
A ces cris multipliés, une porte s'entr'ouvrit
brusquement à l'étage supérieur.
C'était M. Bibassier qui n'était qu'en léthargie ;
les cris de la concierge l'avaient éveillé.
Le malade mourut dans la nuit, et M. Bibassier
eut la douce satisfaction d'accompagner au cime-
tière l'infortuné épicier, son voisin.
C'est depuis cette époque que. chez les croque-
morts, le proverbe a pris racine :
<( Clie va piano vasano. »
Les crorjap-morts]ont aussi été représentés dans
la Commune de Paris. Un des leurs, nommé Cor-
neille, au moment rlu 18 mars, devint colonel.
Corneille affectionnait deux locutions de son
ancien métier. Quand une chose lui semblait con-
venable :
— C'est excellent ! disait-il... Sapin fort !
L'expression : « Sapin faible ! » était pour lui la
meilleure manière de témoigner son mépris.
Après la Commune, Corneille reprit sa place de
croque mort. Il vivait paisiblement, lorsque, un
jour, il reçut un large pourboire d'un héritier gé-
néreux. 11 entra boire un bock dans un café aux
environs du Père-Lachaise. Il était assis tranquille,
rêvant aux grandeurs d'antan, tout en prêtant une
2'n3 PAiiis ouiiLU-;
oreille distraite à la conversation de deux mes-
sieurs qui parlaient politique à coté de lui. L'en-
tretien tomba sur M. Tliiers.
— Sapin faible ! gronda Corneille.
Hélas! cette malencontreuse exclamation était
tombée dans l'oreille d'un agent de la sûreté qui
causait avec le patron du café et qui avait entendu
parler de lui. Il Farrôta immédiatement.
— C'est égal, c'est triste, disait Corneille en s'en
allant, de voir un croque-mort perdu parla bière!
PARIS OUBLIÉ 247
XI
L'Ange gardieu. — Les Matelassiers. — Le Beurre au Suif. —
Le Père la Pêche. — Le Millionnaire. — lîassis toujours frais.
— La Galette du Gyniuase. — Coufie-Toujours. — Le Savetier.
— Le Testament de M. Pipicr. — Épitaphe. — Le Conserva-
teur de Dominos. — Le Lapin Blanc. - Le Père Girot.
II n'y a pas que les monuments qui disparais-
sent, pour les besoins de la société moderne, ils
entraînent avec eux un grand nombre de profes-
sions dont on perd facilement le souvenir; aujour-
d'hui déjà, elles appartiennent à la légende.
Qui se souvient de l'Ange gardien, chargé de
reconduire les pochards à domicile ?
Depuis l'annexion de la banlieue, c'est un type
disparu ; ce n'est pas que les pochards n'existent
plus, mais les marchands de vin n'ont plus pour
eux la même sollicitude que jadis et ils laissent
248 PAKIS OUBLIÉ
au sergent de ville le soin de remplacer le rôle de
r Ange gardien.
Tout le monde se rappelle le spectacle curieux
qu'oHVait tous les jours la place du Caire et lui
donnait un aspect si pittoresque.
Dès sept heures en hiver, et cinq heures en été,
une nuée de matelassiers et de matelassières, mu-
nis de leurs instruments de travail, deux cardes et
deux grandes barres de hois, venaient s'asseoir en
ligne tout autour de la place, sur de petits esca-
beaux de bois, attendant qu'une pratique vînt les
chercher.
Ils étaient quelquefois plus de cent, vêtus des
costumes les plus bizarres, rappelant les modes de
la Sologne et de l'Auvergne , dont la plupart
étaient originaires; ils gagnaient de quatre à cinq
francs par jour; on les a chassés, ils ne sont plus
que quelques-uns; la profession, d'ailleurs, ne
fournit plus de quoi nourrir ceux qui l'exercent,
la carde à la main a été remplacée par la machine !
Avant l'invention de la margarine , les Pari-
siens qui s'approvisionnaient aux halles s'éton-
naient de voir chaque matin, à peu de distance de
l'église Saint-Eustache, une quantité de voitures
chargées de belles feuilles vertes^ que les mar-
chands vendaient par centaines à des femmes cos-
tumées en paysannes et coiffées invariablement
d'un mouchoir à carreaux, celte coifFiu'e se nom-
mait une marmotte.
l'Ail IS OUBLIÉ 249
Le mélier de ces femmes consistait à vendre à
domicile de petites mottes de beurre qui, le plus
souvent, se composait de suif travaillé et qui ne
pesait jamais le poids qu'elles indicjuaient.
Elles se prétendaient fermières aux environs de
Paris, et c'était pour mieux tromper les ménagè-
res trop économes qu'elles prenaient ce costume
et enveloppaient de ces feuilles leurs produits
frelatés.
La margarine est encore moins sale que le
beurre artificiel fabriqué à Londres par le moyen
suivant : Des pieux sont enfoncés dans les égouts,
le courant y laisse un dépôt graisseux qui s'y atta-
che; ce dépôt est gratté chaque jour et vendu à
des industriels qui le transforment en beurre pre-
mier choix.
Le Père la Pèchr est devenu un gros proprié-
taire, il est châtelain aux environs de Corbcil.
Certainement, tous ceux qui l'ont vu ne pou-
vaient se douter qu'un semblable métier le con-
duirait à la fortuiu'.
Il avait une voilure exactement comme celle des
marchandes des quatre -saisons, tapissée d'une
toile cirée, sur laquelle étaient entassés de petits
morceaux de pain d'épice, ressemblant à des pavés
en miniature ; il n'avait pas de places attitrées ; on
le rencontrait à tous les coins de Paris, tantôt à
Belleville, tantôt à Montparnasse, surtout les di-
manches, quand la foule affluait.
25 ' l'A i: 1 s (-UBLi i';
Les moutards guettaient son arrivée; sa place
choisie, il enlevait les brancards de sa voiture,
qui prenait l'aspect d'une houtique ; aussitôt les
petits l'entouraient en ciiant : Vive papa! vive
papa! Alors il prenait une canne à pèche, il y
attachait une tîcellc et en guise d'amorce , il
plaçait au bout de la ficelle un petit pavé; le Prrr
la Pikhe^ sa ligne d'une main, une baguette de
l'autre, pour mettre à la raison les plus gour-
mands, commandait à tous de mettre la main
sous la blouse.
Il promenait sa ligne devant les enfants, qui
ouvraient des bouches larges comme des fours
pour saisir le bienheureux morceau de pain
d'épice. Il arrivait souvent que plusieurs le hap-
paient au passage, alors, d'un coup sec, il le déga-
geait, non sans qu'il ait été sucé. La lutte se
concentrait parfois entre les deux plus intrépides,
qui suçaient tour à tour le morceau tant convoité :
ils se heurtaient le nez, le front, mais rien ne les
décourageait.
Pendant cet exercice, il leur faisait la morale :
— Ce n'est pas bien de sucer le nez de son voisin.
— Il faut être patient pour arriver à posséder. —
Sucez chacun votre tour, cela vous apprendra la
fraternité.
De temps en temps, un gamin profitait de son
inattention pour sortir la main du rang et cliipper
un morceau ; mais le Père la Pècltc aussitôt taj>ail
AlilS OUI! LIÉ 2ol
avec sa bagiiellc sur les doiyts de l'audacieux.
Nouvelle morale :
— Monsieur, vous avez de mauvais instincts. —
11 faut respecter le bien d'autrui. — La gourman-
dise, c'est Ja première étape du vol.
Enfin, il otVrait ses cornets tout préparés pour le
prix modique d'un sou.
Il avait bien raison de dire que la patience mène
à la fortune I
Vers sept heures du matin, du faubourg- Saint-
Martin à la Bastille, on entendait retentir le son
d'une grosso cloche, et l'écho répétait ce cri :
J'vais m'en allais ! j'vais m'en allais!
C'était le MUlimimàrc. Invariablement , été
comme hiver, coiffé d'un chapeau haut de forme,
vêtu d'une redingote noire, un lambeau de toile
bleue lui ceignait la taille, remplissant l'office de
tablier, chaussé de sabots rouges comme ceux que
portent les garçons bouchers, il traînait une voi-
ture sur laquelle flottait un superbe drapeau trico-
lore tenu par une gigantesque main de carton au-
dessous de laquelle étaient écrits ces mots : Rassis
toujours frais.
Sa voiture était remplie d'une quantité de
brioches, de pains au beurre, de cornes et de petits
pains de toute nature, gruau, seigle, etc., etc.,
tout fumants et abrités par une couverture de
laine qui conservait la chaleur.
Voici l'explication de ces deux expressions ■
PARIS OUBLIE
Rassis toujours frais, qui paraissent la négation
l'une de Taulre.
Le Millionnairp, ancien garçon boulanger, avait
remarqué que les boulangers (|ui fournissaient les
petits pains aux restaurateurs les leur reprenaient
le lendemain, s'ils ne les avaient pas écoulés; ils
subissaient ainsi une certaine perte, ne pouvant
les vendre que pour parfaire le poids du gros pain.
Cétaicnt des rassis, et la pratique no veut que du
tendre.
11 passa des marchés avec les boulangers, à qui
il racheta les stocks de petits pains invendus à un
prix très inférieur, puis il fit établir des fours
spéciaux dans lesquels, le lendemain, il travaillait
les rassis, qui devenaient frais.
Il gagna une énorme fortune ; il avait trois
maisons sur le pavé de Paris, mais n'abandonnait
pas pour cela le métier qui l'avait enrichi.
Il mourut d'une attaque d'apoplexie en criant :
J'vais m'en allais ! Cette fois, il s'en allait pour
tout de bon.
Et la Galellc du Gi/amasp, inventée par Guillet,
et le Père Coupe-Tou jours, hélas! disparus aussi 1
L'industrie du savetier commença à disparaître
il y a une vingtaine d'années. Paris s'élargissant,
s'embellissant, les coins de rues, les terrains en
retraite ou négligés, furent repris et utilisés pour
l'harmonie des maisons et des rues.
Le savetier, de toute antiquité, joua un rôle actif
l'A m s OUBLIÉ 253
et honorable dans la bonne ville de Paris. Tour à
tour philosophe, frondeur, chansonnier, nous le
rencontrons à toutes les époques de notre histoire.
Lors des massacres de la Saint-Barlhélemy, les
savptici'^, et tout particulièrement ceux qui avaient
leurs échoppes aux abords de l'église Saint-Ger-
main-l'Auxerrois, sauvèrent un grand nombre de
huguenots qu'ils cachèrent sous tles tabliers de
cuir ou sous un monceau de vieilles chaussures.
Les échoppes de saveN'ers^ à cette époque, étaient
établies en grand nombre au coin des rues de
l'Arbrc-Sec et des Prêtres, dans la rue de Béthizy,
rue des Poulies, etc.
C'était souvent une baraque de bois roulante,
plus souvent encore une simple tente de toile
goudronnée, soutenue contre le mur par deux
perches, et, sous cette tente, une petite table à
rebords. Qu'il fit chaud ou froid, le savetier était
toujours là, battant la semelle et chantant :
Un savftier cliantnit du matin jusiiu'iui snir ;
C'était merveille de le voir
En 1789, le savetier de Paris arbora lièrement la
cocarde tricolore ; il composa et popularisa des
refrains patriotiques, haranguant dans les carre-
fours les passants qui s'arrêtaient pour l'écouter
chanter. Lorsque venait la pluie ou la neige, il abri-
tait sous l'auvent de son échoppe tous ceux qui prê-
taient l'oreille à ses chansons ou à ses épigrammes.
V6
25i l'ARlS OUBLIÉ
Les enfants des savetiers formèrent un bataillon
pour courir aux frontières défendre la patrie en
danger.
Le savetier était devenu patriote comme par en-
chantement; au coin des carrefours, dans l'enca-
drement des vieilles portes cochères condamnées,
occupées par leurs échoppes, ils étalèrent sur les
murs les bulletins de la grande armée, à côté des
portraits de Bonaparte, Carnot, Masséna, Desaix
et Kléber.
Dans chaque échoppe, il y avait une pie ou un
geai (juijabotait dans une cage d'osier.
Dans l'impasse des Peintres, en 1802, un savetier
était directeur d'un théâtre établi au quatrième
étage, sous les combles. Il l'avait baptisé : Specta-
cle Bourgeois. Une échelle de meunier donnait
accès aux loges qui coûtaient douze sous, le par-
terre coûtait six sous. L'histoire n'a pas conservé
le nom de ce savetier directeur.
Sous le premier empire, sur l'emplacement du
couvent des Bons-Hommes, il avait été question de
construire un palais à l'usage du roi de Rome,
mais l'année 1814 empêcha d'exécuter le plan.
Un savetier, du nom de Rémy, à l'aide de pierres
ramassées sur les chemins , construisit sur cet
emplacement non un palais, mais une échoppe.
Cette échoppe gênait, elle devait être démolie ;
le savetier, obstiné, refusait de quitter sa maison.
Napoléon lui iît olfrir 10.000 francs, le savetier
l'A 111 s OUBLIE
Cil demanda lo.OOO; bref, chaque fois que l'Em-
pereur acceptait, le savetier augmentait sa de-
mande de 5.000 francs.
Napoléon, ne pouvant vaincre la résistance du
savetier (on lui avait offert jusqu'à aO.OOO francs),
lit entourer d'un mur la propriété du récalcitrant.
Cette échoppe existait encore en 1866 ; elle fut
démolie pour aligner le Trocadéro.
fiC savetier était plus que chansonnier, il fil
[)oète à ses heures ; j'ai retrouvé une brochure des
plus curieuses qui fut publiée à Troyes vers Je
milieu du dix-septième siècle ; elle peint admira-
\)\{i\\\{i\\l\Q savetier et vaut la peine d'être repro-
duite, autant par la naivelé de son style que par sa
rareté :
TESTAMENT
SlîUlliUX KT liURLESQUt:
D'UN MAITRE SAVETIER
O/jscrvez que MM. les savetiers prononcoit In iuuiiii|iii'. rt non
fias maniclc. Il faut ici parler leur laufjaije.
Puisqu'il faut eu tous lieux ([ue toute créature
Paie, bon pré mal gré, tribut à la )iature ;
Puisque tant de héros que l'histoire a vantés
Ont été, sans égard, par la mort emportés;
Roniulus, Aunibal, Darius. Alcxaudre,
Les Césars, les Calons, ne sont ipi'un peu de eeudre,
Je vois qu'il me faudra subir le même sort.
Et je veux disposer de lout avant ma mort
ioG l'AHlS OUBLI K
Mou corps, jadis l'olijet de la risée publique,
Sera pendant deux jours gardé dans ma boutique,
Et je laisse aux gardiens de ce triste dépôt,
Le soin de s'attirer un étercel repos.
Les deux jours expirés, que ma coterie antiquf,
.Alessieurs les savetiers et tous gens à manique,
Avant que de porter mon corps au monument,
Lisent publiquement ce présent testanu-nt.
-Mon corps étant caché dans une étroite bien-.
Je veux que Ton l'enterre au bout du cimetière,
Auprès de mon tombeau, deux cierges allumés.
Ne seront point éteints qu'ils ne soient consumés.
Le respect que l'on doit aux cadavres humains
Ne veut pus que l'on fouille en ces lieux souterrains ;
Encore moins que l'on soutire un chien fouiller les fosses
Si tu en trouves un, il faut que tu le rosses.
C'est à mon fils, ici, que je tiens c? discours,
Lui qui, seul des mortels, me respecta toujours.
Je lui laisse un avis, pour toute récompense.
Il est très salutaire, ou du moins je le pense :
C'est d'éviter partout les objets séduisants,
Qui, pour nous perdre tous, ne sont que trop puissaus.
Chacun, je crois, enteud ce qu'ici je veux dire,
Je parle eu général et ne veux pas médire,
Je dis donc clairement, sans personne nommer.
Qu'il y a des objets qu'on ne doit pas aimer ;
Si la femme, par sa malice,
Fit tomber dans le précipice,
Adam et Salomon, et David et Samson,
Est-il quelque mortel qui puisse
S'assurer contre l'artifice
De ce funeste poison ?
Je ne veux pourtant pas que quand il aura l'âge
Qu'exige justement le parti du mariage,
11 dise^ sans raison, un éternel adieu
Au sexe féminin qu'il estime en ce lieu.
Je sais que ce pays lui en procure une sage.
Qui peut le rendre heureux, du moins c'est son langage.
Ce que je prétends donc, c'est qu'il suit désornuùs
Beaucoup plus circonspect qu'il ne le fut jamais.
Et qu'il soit bon époux un jour, s'il le doit être.
Toujours sujet fidèle, et bon père et bon maitre.
Tels sont les sentiments et les prudents avis
1>AI!1S OClîLl !■:
D'un prre qui craint Dieu et qui cln'-rit son fils.
Pour vous, .Messieurs, voyez dans tout mou inventaire
Ce qui peut vous servir ou ce qui peut vous plaire ;
Vous savez que, pour vous, j'ai fait eu temps et lieux
Tout C(> que pouvait faire un ami précieux ;
Messieurs les savetiers, gens vraiment vénérables,
D'autant que le besoin vous rend indispensables,
Cherchez, vous trouverez dans mes anciens papiers
Le secret de former de solides souliers,
Sans tromper le public, non plus que nos confrères
Messieurs les cordonniers, un peu trop mercenaires.
Oui nous ont empêchés d'e-uployer d'autre cuir
Que celui que déjà ils avaient fait servir.
Vous trouverez aussi dans mon vieux portefeuille
Des secrets de notre art qu'avec soin je recueille,
Ce nç sont point ici des présents faits en l'air.
Ils sont plus permanents que ne dure un éclair;
Si vous venez à bout de les mettre en usa^'c,
Notre métier sera plus brillant dïige en âge,
A ma femme je laisse un billet de cent francs,
Que je tiens d'un fameux débitant d'Orléans,
J'ai son nom par écrit, mais âne de nature,
Il est, je crois, réduit dans un noble lu'qiilal,
A vivre connue il peut et avoir l)ien du mal.
A ma tille j'ordouue en ce moment critique.
Qui me permet encor de parler de mauique.
De ne prendn; en mariage, ici non plus qu'ailleurs.
Jamais de cordonniers, savetiers, ni tailleurs,
Ils sont trop exposés, à Paris comme à Troyes,
A dupiT le public dont l'argent est leurs proies.
Il est rare que ceux de leur profession
Ne soient pas mis au rang... vous savez le dicbtn.
Ainsi qui veut me croire, et passer pour brave liomnu'
Ira plutôt nus pieds, de Paris jusqu'à Rome,
Que de s'allier à gens dont l'art trop dangereux
Les expose souvent à des tours odieux
Mais entin, il me faut lînir toute morale
Et distribuer à tons ma boutique et ma ni:ille.
Premièrement je laisse à Jean Claque Sabnt,
Malinote et sa cage avec mon escabot,
Sur lequel j'ai sans cesse, occupé sans relàdic.
Eté toujours assis, pour enseigner au lâche,
Que pour manger du pain, il faut bien travailler'.
io"^ l'AIilS OUBLIÉ
Et qu'on ne doit jamais so faire tirailler,
Conmie font bii-n des gens que paresse doiuiue,
Et qu'on voit au travail faire mauvaise mine.
Secondement je donne à mon cousin Lupié.
Ma poix et mon trancliet avec mon tirc-fiié.
Ou'ii prenne aussi, s'il veut, mon fll et mes aiguilles,
Oui sont dans un grand sac construit de peaux d'anguilles
A mon ami Drnèt. je donne mon baquet.
Afin que quand le vin lui donne le hoquet,
Il puisse s'en servir... du moins Margot, sa l'emme
Ni- s'apercevra pas qu'il a souillé sou àuie,
C(uunie c'est sa coutume, avec des vieux lurons.
Qui se font surnommer des pili'^rs de boucliofis.
Troisièmement je laisse, a mes amis antiques,
.Alou cuir, tous mes souliers, et toutes mes mauiipies,
l^our mon frère Lipier, qui n'aime point l'ennui.
Je laisse de bon creur ma pipe et son étui.
Comme je ne veux pas causer de jalousie,
Le linge à mes parents, ma malle à mes amis.
Aux pauvres les habits que j'ai sans cesse mis
Depuis plus de trente ans que je suis en méuage,
En général tous ceux que j'eus dès mon bas âge
Ma femme aura ma pie avec mon perroquet
Ils savent bien tous deux imiter son caquet.
En quatrième lieu, je donne à ma cousine,
Qui chez Monsieur Huriot, fait si bien la cuisiue,
Et qui souvent eut soin, par amitié pour moi,
De me bien régaler, je lui donne de (pioL
Se faire nue coiffure avec mes deux mauchettes
Qui me reudaient si beau tous les grands joiu's de fêles.
.le veux aussi qu'elle ait tout mou bois à talous,
Mes épingles, mes cols, avec m 'S vieux haillons :
Elle pourroit aussi emporter mes galoches.
Tous mes bonnets de nuit, chaussettes et banboches ;
Car cette créature est, j'ose l'assurer,
Une assez bonne iille, si jamais d'en trouver
Il fut possible à l'homme ; ainsi elle mérite
De recevoir de moi tout ce que j'ai d'élite.
Or, tout mon linge fin, et la clef du cellier,
Est ce qu'aimoit le plus, moi, François Pipier,
Donc, eu les lui laissaut, je prouve que mon zèle
Est 1)ien aussi parfait qu'il doit l'être jiourelle,
Que les autres oulils. uiarteniix rt cetera.
PARIS OUBLIÉ 259
Soient très exactement donnés au sieur Fera.
Enfin voici, messieurs, ma volonté dernière,
Volonté de celui (|ni finit sa carrière :
Je veux pour épitaphe une pièce de vers,
Qui fasse voir ici, même à tout l'univers,
Que tellt^ fut ma mort, qu'avait été ma vie.
Et (ju'à suivre mes pas un chacun je convie;
Que l'on f,'rave avec soin sur mon humble tombeau
Ce que l'on trouvera de plus grand, de plus beau ;
Pom' frapper les esprits et émouvoir les âmes
De ceux qui craignent peu les éternelles flammes.
ÉPITAPHE
Ci-gît Monsieur Pipior
Excellent savetier.
Quoique beaucoup bizarre
Il fut un homme rare,
Puisque de lui l'on croit
Que jamais ne dupoil.
Tl disoit peu de chosf.
Eu pensoit encor moins.
Mais son épouse. Rose,
Sciublaldr au tic tac des plus bi'uyants moulins,
Parloit toujours pour lui.
Gel homme sur lappui
De messieurs à mauique,
La bonne foi antique
Eut toujours sa vertu,
Ce chemin peu battu
Par messieurs les vénérables,
Fut pour lui des seutiers beaucoup plus agréables,
Que les larrons honteux
Que font les malheureux...
Parmi ces respectables
Si quatre seulement
Sont pour lui charitables
Il sera très content.
Qu'ils iM'ieut Dieu pour lui ; Requk'sœt in pacé,
N'en faut iiliis parlé.
2G0 PAl'.lS OUBLIÉ
Vers 18o7, tous les flâneurs fredonnaient sur
les boulevards :
11 faut qu"iin bou savetier
Save, save, save, save
Il faut qu'iiu boa savetier
Save, save, save son luétier.
Ce couplet se chantait aux Boufles-Parisions
dans le Save/icr et le Financier, de Crémieux et
d'Edmond About.
Le savetier est devenu un bourgeois, il a planté
sa tente au milieu du nouveau Paris et a troqué
son échoppe, son baquet de science et sou tire-
pied contre un brillant magasin étincelant de lu-
mières, de glaces et de dorures, il s'intitule pom-
peusement cordonnier, c'est le progrès. L'ancien
perruquier est bien devenu un professeur de coupe
raisonnée.
Connaissez-vous le Conservateur de dominos ?
Lorsque le père Vachette tenait le restaurant
célèbre qui forme l'angle du boulevard et du fau-
bourg Montnuirlre, il avait pour client assidu un
grand joueur de dominos qui, à force de remuer
les dés et de souper, laissa son dernier sou sur une
de ses tables.
Le restaurateur, ému do cette ruine, songea à
nourrir gratuitement son ancien habitué, qui sans
lui serait mort de faim et. pour déguiser cette au-
iTiône, il le nomma en souvenir de soii ancienne
l'A MIS OUliLlÉ 261
passion pour le domino, conservateur de <Io»)inns
de la maison qui en possède quatre jeux I
Tous les jours, gravement, comme un homme
chargé d'uue sérieuse mission, avant déjeuner, il
venait inspecter les quatre hoîtes placées sur le
marhre, au-dessous du haromètre, puis allait se
mettre à tahle avec la satisfaction d'avoir accom-
pli consciencieusement son devoir.
Quand Brébant prit la succession de Vachette,
il conserva le conservateur.
Lorsqu'en 1860, on démolit la Cité, tout Paris
alla visiter le cabaret du Lapin-Blanc, un des der-
niers tapis-francs ; le père Mauras, qui en fut le
dernier propriétaire, était l'auteur des inscriptions
bizarres qui ornaient l'intérieur de la salle.
Je me rappelle avoir visité cet borril)Ie repaire,
construit sur trois étages de caves. Le père Mauras,
malin, voulant attirer la foule et faire croire que
son cabaret était peuplé de voleurs et d'escarpes,
avait raccolé dans les carrières d'Amérique et dans
les bouges de la capitale une vingtaine depauv.ves
diables inoffensifs qui figuraient chaque jour et
épataient les bourgeois, qui les prenaient au sé-
rieux, en serrant de près leur porte-monnaie.
C'était un farceur, le père Mauras, quoi qu'on
fût en plein hiver et qu'il fit un froid de loup dans
la saUe ; l'énorme poêle en fonte qui en tenait le
milieu était sans feu, il avait écrit à la craie sur la
cloche : <( Relâche ! »
15.
26:2 PARIS OUBLIÉ
Après la démolition de son cabaret, le père
Maiiras se retira dans l'ile Saint -Louis avec
30.000 francs de rentes, mais il n'était pas heu-
reux, il avait la nostalgie de Fignoble lieu où il
avait vécu si longtemps ; tous les jours il allait à
l'endroit où avait été son débit et venait ensuite se
reposer sur un banc dans le jardin de l'Archevê-
ché. Là, il restait des heures entières perdu dans
ses souvenirs; il est mort en 1872.
A la même époque mourut le f^ère Girot, une
célébrité dans le monde des chiffonniers.
Il était venu s'établir à Paris, vers 1840, place
Maubert, dans une maison restée légendaire ; il ne
savait ni lire ni écrire, c'était au moyen de lignes
tracées à la craie sur une planche qu'il tenait sa
comptabilité. Il vendait ou achetait pour cent mille
francs de peaux de lapins par semaine.
Il est mort dix fois millionnaire, et dire qu'il y
a des bacheliers qui ne trouvent pas à se placer
comme balayeurs ! !
PARIS OUBLIÉ 263
XII
Le Concert Besselièvre. — Le Fusil à aiguille. — Qu'est-ce que
la Femme ? — Mangiii. — Le Père Vinaigre. — Le Marchand
d'Épongés et Moustache. — Le Gratteur de Démangeaisons.
— L'Aigle Impériale. — Le Vert-Galant. — La Maison du
Bourreau. — Le Square du Temple. — La Fontaine Mysté-
rieuse. — Le Parc aux Huîtres. — Les deux Rochers de
Cancale. — • Le Cabaret de la Côte de Beaune. — Voltaire et
Piron.
Le Jardin de Paris remplace le Concert Besse-
LiKVRE, absolument comme la piquette remplace
le chambertin ; où sont les beaux jours où le vrai
« tout Paris », les vendredis, envahissait le célèbre
jardin des Champs-Elysées?
Du côté des femmes : M"^'' la princesse de Met-
ternich, les duchesses d'Istrie et de Chazelles, la
comtesse de Durfort, la princesse Ghika, les mar-
quises de Béranger et d'Aoust, les comtesses de
264 PAlilS OUBLIÉ
Charnacé, de Galard, de Janzé, de Fontenelles, et
tant d'autres que j'oublie !
Du côté des hommes : le duc d'Acquaviva, le
vicomte de Poli, Clément Lanrier, le comte Yi-
gier de Mirabal, le comte de la Guéronnière, le
général Fleury, etc.
Les célébrités littéraires et politiques venaient
sous les marronniers causer sans façon ; l'opinion
était laissée au vestiaire; la politique était rigou-
reusement bannie ; l'esprit seul avait droit de cité;
les habitués se groupaient suivant leurs fantai-
sies; autant de groupes, autant de petites cours,
de cercles en plein air.
Autour de M'"'' de Metternich, gravitait une
foule choisie, il y aurait de quoi faire des volu-
mes avec les anecdotes qui s'y racontaient dans
une soirée; les petits, les grands s'asseyaient tour
à tour sur la sellette; la victime de la veille deve-
nait le bourreau du lendemain.
Pendant la ûuerre entre l'Allemagne et l'Autri-
che, on demandait à M'"'' de R... pourquoi les
armes prussiennes s'appelaient des fusils à ai-
guille ?
— Parce qu'ils passent toute une armée au fil...
de l'épée.
— Et c'est la Parque qui coupe le fil.
— Les Prussiens ne sont plus qu'une armée
d'aiguilleurs.
— Au fait, pourquoi n'appelle-t-on pas cela des
PARIS OUBLIÉ 265
fusils à épingle; car au bout il y a toujours une
tète cassée?..,
— On peut dire qu'avec leur aiguille, les Prus-
siens ont tiré leur épingle du jeu.
— Oh! laissez les Prussiens, dit la charmante
duchesse d'Istrie, parlons de la femme.
— C'est un sujet si vieux et toujours si nou-
veau, répondit le duc d'Acquaviva; c'est une ques-
tion toujours brillante.
— Suivant l'âge, car le temps est un rude
pompier.
— Il laisse toujours une étincelle sous la cendre,
dit la vieille duchesse de R...
— C'est vrai, mais il faut souftler si fort, dit le
jeune Sigisbé de la vieille duchesse, qui reçut aus-
sitôt un coup d'éventail sur les doigts pour sa
remarque impertinente.
Clément Laurier passait, il s'arrêta.
— Ah! dites-nous, monsieur l'avocat, ce que
vous pensez de la femme.
— Je pensais, répondit-il philosophiquement,
({ue la femme est, pour nous autres hommes,
Y alpha eiï oméga, la préface et l'épilogue, le com-
mencement et la fin, car c'est elle qui nous met dans
les langes et c'est elle qui nous met dans le linceul.
— Vous n'êtes pas gai, ce soir, monsieur Laurier.
— Non, je dîne chez ma belle-mère.
— Et vous, monsieur de Yillabé, que pensez-
vous de la femme?
:266 PARIS OUBLIÉ
— Je pense que je resterai célibataire.
— Vous n'êtes pas aimable. Vous êtes à plaindre,
de n'avoir plus d'illusions à vingt-cinq ans !
— Peut-être! J'aimais une toute jeune fille,
blonde, fraîche, naïve; elle marchait le long d'un
sentier en fleurs, effeuillant une marguerite.
J'étais derrière cette haie, mon cœur battit; elle
consultait certainement l'oracle pour moi. J'écou-
tais la douce enfant qui, tout en arrachant un à
un les pétales de la fleur, disait :
— Il aura de l'argent. . . un peu. . . beaucoup. . .
énormément. . . pas du tout!
Il aura de l'argent !
Voilà la femme !
M. de Besselièvre avait collaboré au Corsaire,
au premier, celui qui avait réuni des esprits d'élite
tels que Villemessant, René de Rovigo, d'Acqua-
viva, etc.; il avait conservé de son passage dans le
petit journalisme la manie des mots de la fin ; il ne
manquait jamais une occasion d'en placer.
Un jour, un agronome distingué de la Sarthc
vint lui faire une visite, et lui tint à peu près ce
langase :
— Monsieur, vous avez organisé des conférences
publiques qui sont très suivies. Vous devez désirer
d'y voir traiter toutes les questions à l'ordre du
jour par des hommes compétents. Or, la question
agricole est à l'ordre du jour, et je suis reconnu
pour l'un des agronomes les plus compétents de la
PARIS OUBLIÉ i67
France, je vous propose donc de faire une confé-
rence publique sur la question agricole.
— A ({ui ai-je Fiionneur de parler? demanda
M. de Besselièvre.
— M. Lacroix.
— Il y a beaucoup de personnes , beaucoup
d'écrivains de votre nom, Monsieur; votre prénom
serait indispensable pour éviter la confusion.
— Octave Lacroix.
— Mais pardon. Monsieur; il y a un littérateur
distingué qui s'appelle Octave Lacroix, et il y
aurait certainement confusion.
— J'ai deux autres prénoms : Jules. . .
— Jules Lacroix protesterait.
— Et Paul ?
— Le bibliophile Jacob réclamerait. Mais j'y
pense; faites comme M. Mathieu de la Drùme,
M. Jobert de Lamballe, M. Boulay de la Meurthe,
ajoutez à votre nom celui du département ou de la
ville que vous habitez.
— J'habite Mamers, dans la Sarthe.
— Eh bien! c'est cela, ditM.de Besselièvre,
vous vous appellerez : Ijocroix de Mamers!
L'agronome court encore.
M. de Besselièvre, en 1857, associé avec Dartois,
avait dirigé la salle Musard, établie dans l'ancien
hôtel d'Osmond, rue Basse-du-Rempart.
M. de Besselièvre est mort, et le concert qui
portait son nom a disparu.
:>G8 TA MIS OUBLli:
Très certainement, les liabiLnés du Jardin Bes-
selièvre ne connaissaient pas le Grattcurde déman-
geaisons, la providence des galeux !
Il se tenait chaque matin à la porte de l'hôpital
Saint-Louis_, affecté, comme on sait, au traitement
des maladies de peau. Quand il voyait un malade
atteint de la charmante (gale), il s'empressait aus-
sitôt de lui offrir ses services et le grattait vigou-
reusement. Coût : dix sous!
Ce n'était vraiment pas cher pour un tel service.
Notre homme gagnait néanmoins sept à huit francs
par jour à ce métier.
Il est mort récemment, sa place est vacante. Avis
aux députés qui ne seraient pas réélus.
C'est à croire que Paris ne danse plus que
devant le buffet. Tous les bals, riches et pauvres,
disparaissent successivement.
h' Aigle Impériale, cours de Yincennes ; son
voisin, le bal des Délices; le bal des Deux-Elé-
phants, le bal du Sauvage, le bal des Quatre-
Saisoas,\Q bal du Veau-qui-Tette ,\q salon d'Apollon,
le bal du Delta, \gs salo/i'> de Cellarius, le Pré-Cate-
lan, le Ranelagh, le bal du Mont-Blanc, le bal de la
Cane, le Vert-Galant, au terre-plein du Pont-Neuf,'
toujours inondé pour calmer la chaleur des dan-
seurs.
La maison ail Marat fut assassiné par Charlotte
Corday, cour du Commerce, rue Saint-André-des-
Arts. La maison du bourreau, qui occupait le n° o
r.viîis OUBLIÉ :2G9
de la rue Victor-Cousin, démolie pour la recons-
truction de la Sorbonne,
Sainte-Foix. Sauvai, Dulauro, Mercier ne men-
tionnent pas cette maison, qui pourtant a traversé
les siècles, conservant sa tradition.
Un vieil usage voulait que la maison du bour-
reau fût toujours située à l'extrémité de la ville ;
elle remplissait ces conditions, car l'enceinte de
Philippe-Auguste était à deux pas.
Cette maison était une des plus remarquables de
Paris par ses ornements en fer forgé : la porte
était ornée, à la partie supérieure, de deux haches
en fer d'un admirable travail ; à l'intersection se
trouvait un médaillon semé de fleurs de lis, et, au
beau milieu, un immense personnage conduisant
un-^har rempli de condamnés allant au supplice.
Le square du Temple, en 18.j3, fit disparaître ce
qui restait de l'ancienne commanderie des Tem-
pliers. Les historiens fournissent sur cette insti-
tution d'amples détails, il n'est pas nécessaire de
les reproduire.
En 18i8, après les journées de Février, il se
forma une sorte de garde urbaine qui tint garnison
dans les vieux bâtiments du Temple ; cette garde
était bien la chose la plus étrange qu'on puisse
imaginer, la plupart des soldats étaient vêtus d'une
blouse bleue serrée à la ceinture par une écharpe
de laine rouge, ils avaient au bras gauche un
brassard tricolore, et étaient coiflés de képis, d'^
270 PARIS OUBLIÉ
casquettes, do eliapeaiix mous ou hauts de forme ;
quant à la chaussure, savates éculées, souliers
vernis, dépareillés, chaussons de lisières, sabots,
hottes à Fécuyère, tout un fond de magasin de
savetier complétaient le costume.
Tout ce monde fumait, buvait, jouait et couchait
pêle-mêle dans les vastes salles sur des paillasses
éventrées.
Ilsmontaient gravement la garde à la porte, tout
en jurant de mourir pour la patrie et pour k's
citoyens Caussidiére, Blanqui et Sobrier.
Comme dans tous les moments d'effervescenee
populaire , cette garde s'était recrutée dans les
bas-fonds sociaux; on lui avait donné des armes
sans contrôle, préparant ainsi les fatales journées
de Juin.
Yers 1815, les bâtiments en bordure de la rue
du Temple, avaient été occupés par les religieuses
de V Adoration perpétKf'Ue du Saint-SacrpniPnt. Un
décret du Gouvernement provisoire de la Répu-
blique, en date du 24 mars 1848, désaffecta le cou-
vent qui fut occupé par la garde urbaine.
A chaque révolution, les prêtres et les religieu-
ses ont le triste privilège d'attirer les fureurs de
la foule, comme le paratonnerre attire la foudre.
Lorsque la garde urbaine eut pris la place des
religieuses, tout ce qui avait appartenu à ces der-
nières, livres, meubles, instruments, fut flairé, re-
Journé, palpe par les révolutionnaires qui essayaient
l'A JUS UUHLIK :271
de trouver clans ces choses si simples une inter-
prétalion odieuse.
En 1871 , nous on avons eu un exemple avec les
instruments orthopédiques trouvés chez les Dames
de Picpus et avec les fameux cadavres de l'église
Saint-Laurent.
Dans une des salles du Temple où les religieuses
faisaient leurs dévotions, il me souvient avoir vu
un fauteuil articulé qu'un des farouches monta-
gnards montrait à la foule ameutée en racontant,
sur l'usage de ce meuble, les choses les plus mons-
trueuses et les plus odieuses.
Il servait aux curés pour triompher des nonnes
récalcitrantes î 1
C'était simplement un fauteuil à l'usage de la
supérieure impotente.
Le boniment terminé, « le frère w tendait la cas-
quette en faisant le tour de la société pour les
•' détenus politiques » ; il n'y eu avait plus, mais
on n'y regardait pas de si près.
Le marchand de vin du coin de la rue de la Cor-
derie fit presque fortune en exhibant le fameux
fauteuil.
Ah ! si les voûtes avaient pu parler !
Si elles avaient pu nous raconter les scènes qui
se passaient les soirs où la grande porte s'entre-
bâillait discrètement pour laisser passer les pen-
sionnaires des maisons de tolérance qui venaient
partager fraternellement In paille républicaine !
^1-2 l'A RIS OUBLIÉ
Aujourd'hui, en voyant jouer les enfants à
Tombre des grands arbres, et courir les allées, on
ne songe plus que c'est de là que partirent
Louis XYI pour l'échafaud et Louis XVII pour la
fosse commune du cimetière Sainte-Marguerite.
La rue Montorgueil avait une physionomie par-
ticulière : sur l'emplacement de la rue Etienne-
Marcel se trouvait le Parc-aux-Huîtres ; à cette
époque les huîtres ne se vendaient pas par cent,
mais bien par bourriche de douze douzaines ;
rbuitre portugaise était inconnue. Le dimanche,
la rue Montorgueil présentait une animation ex-
traordinaire : de tous les points les plus éloignés
de Paris, les ouvriers accouraient en foule ; les
plus petites bourses pouvaient s'offrir le luxe d'une
douzaine d'huîtres, ou les vendait quatre sous La
douzaine !
Les marchandes accortes appelaient les ache-
teurs en leur faisant mille avances. — Approchez-
vous donc, mon ami, on ne vous mangera pas. —
Voulez-vous les goûter? — On vous les vendrait
vingt francs la bouchée que vous ne les auriez pas
plus fraîches.
Les marchés se concluaient amicalement, et
acheteurs et vendeurs allaient chez le plus proche
marchand de vin siftler un petit vin blanc, et par-
fois il arrivait que les huîtres se trouvaient man-
gées devant le comptoir tandis que la ménagère
attendait.
'AHIS OU 15 LIÉ 273
A quelques pas du Parc-aux-Huîtres, au coin de
la rue Greneta, il existait, et existe encore, un
restaurant qui porto pour enseigne : An Roc/ier de
Cancale. \\ fut fondé par Philippe père, auquel son
fils succéda; plus tard Pascal devint le chef de cette
maison. Aujourd'hui, elle est dirigée par M. Pé-
cune, qui continue la tradition.
Cette maison, qui eut une grande célébrité, avait
pour principal client un abbé d'une force colossale
qui a laissé au faubourg Saint- Antoine une répu-
tation de viveur ; il était l'amant d'une hétaïre
fort en vogue vers /l 855; son curé le répriman-
dait souvent sur ses écarts. — Que voulez-vous,
lui répondait-il, quand je serai Là-haut, je ne
mangerai pas de perdreaux !
Le restaurant Philippe n'était pas le vrai Rocher
de Cancale. Vers 1787, le père Baleine ouvrit, rue
Montorgueil au coin de la rue Mandar, un restau-
rant qui, à cause du voisinage du Parc-aux-Huîtres,
s'intitula : Au Roc/ie?' de Cancale; là, se donnèrent
les dîners du Vaudeville, les dîners du Caveau mo-
derne et enfin quelques années plus tard les sou-
pers de Mo?nus, qui avaient lieu le 20 de chaque
mois.
Parmi les convives des dhiers du Vaudeville se
trouvaient Radet et Desfontaines, qui furent em-
prisonnés comme suspects ; Baire^ pour obtenir la
liberté de ses collaborateurs et prouver qu'ils
n'étaient ni des « contre-révolutionnaires » ni des
27 4 PARIS OUBLIE
« cagots » leur commanda un vaudeville républi-
cain et anticlérical : .4// Relow, qu'il représenta à
la hâte : on y trouve ce couplet :
Sans le s'cours de la soutane
Et, comm'uous, coiffé, vêtu.
Il r'mettra celui qui s'dauuie
Dans rchemin de la vertu.
11 prèch'ra rs'enfants d'autrui.
Puis le soir, en bon mari,
Il en f'ra qui s'ront à lui.
La Commune de Paris, enthousiasmée de ce
vaudeville, ordonna qu'une mention civique en
serait faite aux auteurs, lladet et Desfontaines
encore en prison, remercièrent la Commune par
une chanson sur l'air : on doit cinquanti' mille
francs, en voici le dernier couplet :
Pour nous eucor, la vérité
N'éclaire pas l'autorité :
C'est ce qui nous désole.
Mais, eu attendant ce lieau jour.
Vous api)laudissez Au Retour
C'est ce qui nou.s console.
Les deux vaudevillistes furent immédiatement
mis en liberté, et un grand dîner fut donné en
l'honneur de leur libération. Au père Baleino
succéda Borel, ancien maître d'hôtel de Charles X.
Sa clientèle était exclusivement composée de gens
de la cour qui y venaient, en compagnie de grandes
dames, savourer en cabinet particulier les poular-
l'AKIS OUBLIÉ ^275
des demi-dorées et la tête de veau tortue ; ce n'était
pas la cuisine à la vapeur de nos jours, où on
improvise un diner en deux heures ; le cuisinier
rétléchissait à son menu des journées entières, et
le sommelier vous servait de vrai vin, du vin sem-
blable à celui qui fit la réputation du Cabaret de
la côte de Beaunc
Ce cabaret, situé rue Pierre-au-Lard, une ruelle
infecte, plus encore que les rues Mondétour et
Pirouette, était renommé pour ses huitres d'Os-
tende et son vin blanc sec bourguignon ; il s'y
passa en 1722 une scène des plus originales.
Les héros de la scène étaient : Piron, Voltaire,
Rameau et Francisque, entrepreneur de spectacles.
Ce jour-là, l'auteur futur de la Métromame avait
fait représenter au théâtre de la foire Saint-Lau-
rent : Arleqn'in-Deucalion, opéra-comique, mono-*
logue en trois actes, en collaboration avec Rameau.
La pièce était accueillie avec succès, quand un
sifflet vigoureux, parti dos premières loges, sou-
leva une tempête de protestations.
Piron, qui assistait à la première représentation
de son œuvre^ placé au parterre, apostropha vio-
lemment l'interrupteur, dont la clarté douteuse des
quinquets de la salle ne lui permit pas de distin-
guer les traits.
Puis les deux champions sortirent et se recon-
nurent. Le siftleur était Voltaire !
La discussion reprit de plus belle dans la rue et
276 l'AlîlS OUBLIÉ
eut bientôt deux témoins, Rameau et Francisque,
directeur du théâtre.
Celui-ci, pour apaiser la querelle des deux ri-
vaux, cria à Piron : (^ Bravo, Alexis, bravo ! Je
vous achète votre Arlequin 600 livres, » et lui pré-
sentant une bourse pleine de pistoles, il ajouta :
« Voici un acompte ! »
a — 600 livres ! Francisque, 000 livres ! mais
me voilà riche, et je ne serai plus un copiste à
deux sous chez un procureur. »
Et, se tournant vers son agresseur : « Voltaire,
dit Piron, voici ma main, et, pour remettre la paix
entre nous, je t'olFre une bourriche d'huîtres au
Cabaret de la côte de Beaune. »
Rameau et Francisquej invités au souper, ac-
compagnèrent les deux rivaux.
Avant sa démolition, ce cabaret, jadis célèbre,
servait d'entrepôt à un préparateur de colimaçons.
l'A lus OUHLIÉ i77
XIII
La Fontaine des Innoceuls. — Les Déserteurs. — Le Restauraut
des Pieds-Humides. — La Mère Uidoche. — Le Pelit-Manteau-
Bleii. — Brébiint. -- Frascati — Le Cercle des Arts-Libéraux.
— Le Frascati du Direcloire. — L'Aquarium.
Avant les Halles-Centrales, les halles étaient
installées à divers endroits, mais les principales se
trouvaient à la place du square des Innocents et
formaient un carré dont la fontaine était le centre ;
les marchandes étaient abritées tant Lien que mal
sous des auvents en hois, en bordure de la rue de
la Ferronnerie ; dans le milieu, elles se î^roupaient
et s'abritaient suivant leur fantaisie; la plupart
avaient choisi d'immenses parapluies de calicot,
vert, rouge, tricolore, et qui formaient un assem-
blage des plus curieux et pittoresque au possible.
Les marchandes n'étaient pas policées comme nous
:278 l'A RI s OUBLIÉ
les voyons aujourd'hui; elles eugueulaient les
acheteurs pour un rien. Malheur aux râleuses :
c'étaient les poissonnières qui avaient conservé
les traditions du catéchisme poissard ; deux mots
suffisent pour les peindre : guculardes et bon cœur.
Jamais on ne fit en vain appel à leur charité.
Aujourd'hui, les soldats qui désertent le dra-
peau sont conduits à la prison du Cherche-Midi
ou aux gares de chemins de fer dans des voitures
cellulaires.
Autrefois, il n'en était pas ainsi; ils subissaient
rhumiliation de traverser Paris les menottes aux
mains, entre deux gendarmes achevai. La foule se
pressait sur leur passage, les mères les montraient
du doigt à leurs enfants : « Voilà la punition des
lâches, disaient-elles; que ce spectacle vous serve
d'exemple. »
Par une coutume dont l'origine est inconnue,
chaque fois que des gendarmes avaient à conduire
un déserteur, ils le faisaient passer à la halle et
s'arrêtaient dans le milieu de la rue de la Ferron-
nerie. Aussitôt, une marchande accourait, s'em-
parait du bonnet de police ou du képi du malheu-
reux et courait de place en place quêter; la récolte
était abondante. J'en ai vu souvent pleurer en
Versant le produit de la quête dans la poche du
prisonnier. Une seconde plus tard, elle s'essuyail
les yeux et agonisait sa voisine.
Au pied môme de la fontaine des Innocents, il
PARIS OUBLIÉ 279
existait un restaurant qu'on avait baptisé : ReMan-
rant des Pieds-Humides.
Ah ! il était admirablement nommé, et la foule
des misérables, ses parrains, en savaient quelque
chose, quand ils mangeaient la soupe les piedii
dans la boue, assis sur des tas d'immondices ou
sur la margelle de la fontaine, quand la pluie
tombait à torrents dans son assiette : « Cela allonge
le bouillon, disaient-ils philosophiquement; mais
cela ne lui donne pas d'yeux ! »
Pour deTix sous, la mère Bidoche donnait une
portion de haricots, d'oseille, de pois cassés ou
d'épinards. La soupe coûtait un sou; les riches,
pour trois sous, pouvaient s'offrir un bœuf entre-
lardé ou un ragoût de mouton. Quant au vin, il
était gratis ; la fontaine des Innocents ne tarissait
jamais!
C'était un type que la mère Bidoche. Ancienne
cantinière, elle avait conservé de son existence au
régiment des habitudes militaires. Elle avait hor-
reur de la carotte et ne l'admettait que dans la
soupe. Pas d'ceil, disait-elle, il est crevé; ce qui ne
l'empêchait pas, lorsqu'elle voyait rôder autour de
ses marmites un pauvre vieux qui mangeait des
yeux le bœuf qui mijotait, de lui faire signe et de
lui donner discrètement une portion. — C'est dé-
goûtant, disait-elle, j' peux pas voir queuqu'un avoir
faim.
Elle avait cela de commun avec Yhomme au petit
280 PARIS OUBLIÉ
manteau bleu. Ce dernier, régulièrement, venait
vers les dix heures du matin; il était généralement
attendu par une nuée d'affamés qui, à son arrivée,
s'écartaient respectueusement; il les comptait,
puis, sans dire un mot, payait h la mère Bidoche
autant de portions qu'il y avait d'hommes ; il se
reculait de quelques pas, et quand ses invités
avaient terminé leurs repas, il s'en allait trottinant,
en souriant.
Le Restaurant des pieds //?w?/6?^s a disparu depuis
1866, et le Petit manteau bleu, dont le vrai nom
était Edme Champion, mourut en 1832.
Bréhant a continué la tradition de cet homme
hienfaisant. On peut voir en hiver, tous les matins,
vers neuf heures, une queue immense de malheu-
reux qui viennent de toutes les carrières qui leur
servent de refuges, stationner à sa porte attendant
la ])ienheureuse soupe.
Une particularité, tous attendent dans le plus
parfait silence, et pendant la distribution, jamais
une querelle, jamais une bousculade, chacun est à
son rang.
FuASCATi a vécu, c'était anciennement un maga-
sin de nouveautés; les magasins furent transfor-
més en une salle de bal, l'orchestre était sous la
direction d'Arban ; ces bals eurent peu de succès.
Des concerts furent alors organisés, Litolff y fit
exécuter, sous sa direction, son ouverture : Le
Oernier Jour de la Terreur.
l'ARiS OUBLI É 281
Il avait intercalé dans cette ouverture huit me-
sures de la Marseillaise. Un soir, h la dix-septième
audition, l'orchestre arrivait à peine aux réminis-
cences du chant révolutionnaire, que des coups de
sifflet vigoureux partirent à la fois des fauteuils
réservés. Aussitôt une immense clameur s'éleva
de tous les points do la salle et trois cents per-
sonnes crièrent à la fois : « Tuez-les ! tuez les ! »
La force armée dut intervenir pour rétablir l'ordre;
mais les concerts avaient vécu.
FrascQli^îvii alors loué à une société qui y ins-
talla une maison de jeu sous ce titre : Cercle des
Arts libéraux. Personne ne saura jamais pourquoi
ce titre fut choisi ; le cercle fut fermé vers la fin
de 1884.
L'autre Frascati, le vrai, était situé presque en ^.jxjç
face, au Ji" 112 de la rue Richelieu; il avait été2W^
installé dans l'hôtel Lecoulteux. Dans cet hôtel, on
1793, demeurait Lavoisier. Prévenu par des amis
qu'il allait être arrêté, il se réfugia rue Férou,
n" 9, mais sa retraite fut découverte. Il fut con-
damné et exécuté le 8 mai 1794.
Le jardin Frascati fut longtemps le plus célèbre
café de l'Europe. 11 fut fondé sous le Directoire par
le Napolitain Garchi.
Une magnifique terrasse s'étendait sur le boule-
vard jusqu'à l'hôtel de Montmorency (aujourd'hui
passage des Panoramas).
Perrin, qui tenait une banque au n° 110, y rem- j
282 PARIS OUBLIÉ
plaça Garchi après avoir gagné seize millions.
Perrin céda la place à Bernard, auquel succéda le
marquis de Clialabre. Enfin Boursault, qu'il ne
faut pas confondre avec l'auteur du Mercure galant,
fut l'avant-dernier directeur; le dernier fut M. Be-
nazet, le créateur des jeux de Baden-Baden,
Frascati n'était pas une maison de jeu ouverte à
tout venant; on y était d'une sévérité extrême pour
la tenue et les manières.
Le jeu commençait à quatre heures du soir et se
terminait à deux heures du matin. C'était la seule
maison de ce genre ouverte aux femmes galantes.
Plusieurs d'entre elles, les plus à la mode, étaient
aux g'ages de M. Benazet et servaient d'appâts pour
attirer les étrangers qui, de cette manière, étaient
assurés de jierdre leur argent.
Le Frascati hil démoli en 1857 et sur son empla-
cement ont été construites les maisons que nous
. voyons aujourd'hui.
Dans celle qui fait l'angle, en 1865, furent les
bureaux du Petit Journal. Le père Miilaud y lit
ensuite installer un aquarium, mais cette exhibi-
tion ne réussit pas.
Une particularité assez curieuse. En 1859, Moïse
Miilaud fit représenter au Palais-Royal un vaude-
ville devenu célèbre : Ma Nièce et mon Ours. Il le
signa du nom de Frascati, et, quatre ans plus tard,
ce fut Frascati qui vit son grand succès.
Dans un autre volume qui suivra Pa?'is oublié
PARIS OUBLIÉ 283
nous consacrerons une partie spéciale, sous ce ti-
tre : Feuilles mortes, à l'étude des journaux dispa-
rus depuis trente ans. Nos lecteurs trouveront là
une mine intéressante de souvenirs et d'anecdotes
très curieuses sur les commencements de la plupart
des journalistes célèbres aujourd'hui, et sur l'exis-
tence intime des feuilles qui peignent une époque.
Nous essayerons de ne rien oublier, depuis la
Presse, qui servit de tremplin à Emile de Girardin,
jusqu'au Hanneton, journal des toqués, qui fit la
trloire du fameux Le Guillois.
PARIS OUBLIÉ 28o
XIV
\.a Prison des .MaJi'lonnettos. — Charlos de Braacas. - Le Moii-
olioir ri''vélal<'ur. — Une Oubliftto. Le Théâtre Saint-Pierre.
— Le Père Dechaiime. — Bric-à-Brac et Directein". — Les
Folies-.Montholon. — Le Père Hyacinthe. — Le Curé limona-
dier. — Le Père Coluche. — Quand vous seriez le petit Gaiio-
rai, on ne passe pas. — Les Boulevards extérieurs en 1800.
— Le Camp de la Loupe. — Le Raphaël de la Chopinette. —
Soulouque et ses Grenadiers. — L'Auvergnat et les boites à
Sardines. - An rendez-vons des Briards. — Auguste Luchet
et l'auteur de M. Mayeux. — Bréant le Chansonnier. — La
Guillotine pour les Chiens. — Le Jouraal l'Ours et le Pan de
Chemise. — Le Saeritice d'Abraham. — Charles Gilles. —
L'Imitateur de Déjazet. — Le Café de France. — Darcier et le
•loueur de Hautbois. — Dumanet et Pitou, — Javal et sa
Caissière. — Bonne Nouvelle. — Véra et Dada. Le Profes-
seur de Langues. -- Voilà Iplaisir, Mesdames. — La salli-
ChanliM-i'inc.
En 1866, pour le percement cU^ la rue do Tur-
])iiro, la prison des Madei.onnettes, située rue des
Fontaines, 12, fut démolie.
:2H6 l'A RI s OUBLIÉ
Cette prison était autrefois le couvent de la Ma-
deleine.
Voici à quelle occasion il fut fondé.
En 1618, Robert Montré, suivant les uns, Ro-
l)ert de Montrey, suivant les autres, riche mar-
chand de vins de Paris, rencontra deux filles pu-
bliques, qui lui témoignèrent le désir de quitter
leur vie de honte et de scandale pour mener une
vie régulière; il leur donna asile dans sa maison,
près du carrefour de la Croix-Rouge.
Il parla de ce fait à trois personnes bienfaisantes,
au curé de Saint-Nicolas-des-Champs, à un ca-
pucin et à un officier des gardes du roi; la mar-
quise de Maignelay, sa^ur du cardinal de Gondi.
se joignit à eux ; elle acheta en 1620 le couvent de
la Madeleine, rue des Fontaines, et légua pour
l'entretien des filles repenties la somme de 101.600
livres.
Le couvent fut supprimé en 1790 et devint pro-
priété nationale; naturelhMiient, en 1793, il fut
converti en prison pour les femmes prévenues ;
cette destination lui fut conservée jusqu'en 1830.
Parmi les religieuses célèbres qui prirent le voile
dans cette maison se trouvaient les deux demoi-
selles de Brancas, qui y moururent en 1697.
Lorsque les ouvriers terrassiers fouillèrent le
sol, ils déterrèrent deux cercueils de plomb, par-
faitement conservés.
L'un d'eux ne portait ni emblèmes, ni caractères
l'A m s ouBLifc; iS~
gravés; sur l'autre ou lisait très distinctcmeut
l'inscriptiou suivante :
Ici ost le corps (le très haule et puissanlc dame, Ma-
dame Suzanne fiarnier, veuve de très haut et très puis-
sant seigneur niessirc Charles de Brancas, comte de Villars,
chevalier d'honneur de la feue reine, mère du roi Louis XIV,
lieutenant général des camps et armées de Sa Majesté. Au
jour de son décès, âgé de f,IX ans IX mois, décédée le H°
jour de novemhrc IG80, à S heures du soir. — Reqiiiescat
in pacc.
Charles de Braucas, comte de Villars, marquis
de Maubecq et d'Arpilly, chevalier d'honuenr de
la reine Anne d'Autriche et lieutenant général des
armées du roi, appartenait à cette illustre nuiisou
de Brancas, originaire de la terre de Naples et dont
le premier ancêtre Brancassius, patricien de la
plus haute uaissance, fut. au diie d'Alain Marque-
sius, baptisé par saint Pierre.
Il était fils de (ieorges de Brancas, duc de Villars
et baron d'Oise, et de Julienne d Estrées, iille du
marquis de Cœuvres et de Françoise Babou de la
Bourdaisière, et par conséquent sœur de la belle
(uibrielle d'Estrées.
C'est ce même comte de Brancas-Villars, dont il
est si souvent parlé dans les Lef/rcs de la mar<[uise
de Sévigné.
Charles de Brancas mourut en 1081, à Tàge de
soixante-trois ans; le cercueil sans inscription,
trouvé près de celui de sa femme, morte en 1685*
était donc le sien.
288 l'A ni s OUBLIÉ
Le fait de deux cercueils trouvés cote à côte,
l'un, celui d'une femme avec son inscription, et
l'autre sans inscription, n'était pas sans précédent.
En 1861, en déblayant l'emplacement du Loule-
vard Malesherbes, on déterra en même temps le
cercueil dune comtesse de Choiseul-Beaupré et
un autre cercueil privé de toute indication : c'était
celui de son mari.
]\'eiit-on pas bien étonné M""" de Sévigné en lui
disant que les restes du comte de Brancas-Yillars
seraient remis au jour, cent quatre-vingts ans
après sa mort par des égoutiers, dans un temps
011 n'existerait plus un seul Brancas!...
Après 1830, les jeunes détenus vinrent aux Ma-
delonnettes.
Vers 1836, alors que la Force regorgeait de pri-
sonniers, on y introduisit des voleurs.
Dans le volume des procès-verbaux du conseil
général de la Seine, session ordinaire de 18oo, on
lit ceci :
(jiiant à la prison des Madelonnettes, elle devra être dé-
molie pour le percement de la grande voie de communica-
tion, qui, de la rue du Temple, se dirigera vers les Halles.
La ville devra au département une indemnité pour la cession
de cet immeuble, mais avant d'en faire emploi, il y aura
lieu d'examiner s'il n'est pas possible de verser la popula-
tion des Madelonnettes dans la prison de la Roquette, ce
que je crois très praticable.
Parmi les prisonniers qui furent détenus peu-
l'A RI s OUBLI l':; 280
dant la révolulion de 1793, on cite l'auteur du
Voyage du jeune A?iacha)'sis, Fleurieux. ex-mi-
nistre de la marine, Crosne, ancien lieutenant de
police, le général Lanouo, Saint-Prix, Yan Hove,
Dupont, d'Azincourt, de la Comédie française, et
Fré ville, membre de l'Institut.
Les guillotinades de la Révolution faussèrent la
cervelle de ce pauvre Fréville; dans sa folie il se
croyait condamné à mort par les législateurs du
j«ur.
— J'arrivai au pied de Téchafaud, racontait-il,
les mains liées derrière le dos.
— Où vas-tu? me demanda le bourreau.
-^ Vous le voyez, mais c'est une cruauté de
— Pas de paroles inutiles ! Où vas-tu?
— Rejoindre mes compagnons d'infortune, prier
au ciel pour ma famille
— Tout ça, c'est bel et bon, mais on ne passe
pas.
— Comment !
— Sans doute, on ne passe pas ! As-tu ton
numéro ?
— Mon numéro?
— Mais oui, ton numéro : est-il entêté !
Qui nous a f un condamné comme ce-
lui-là?
Tu crois donc qu'on se fait guillotiner comme
ça, toi?
Voyons ton numéro ?
17
290 PARIS OUBLIÉ
— Pardon, monsieur, je j 'ignorais l'usage
Je n'ai pas de numéro
— Cherche.
— C'est bientôt dit: Cherche Mais
— Va -t'en chercher ton numéro Hum ! f
bèta, qui vient se faire couper le cou sans avoir
son numéro I
Cette prison avait un aspect aussi triste à l'in-
térieur qu'à l'extérieur. La rue des Fontaines était
une rue étroite, un ruisseau coulait dans le milieu;
les eaux sales, grasses, puantes, se répandaient
dans les interstices des pavés et formaient des
cloaques fétides.
On entrait dans la prison par une porte massive,
en chêne^ solidement soutenue par deux énormes
piliers en pierre de taille, la porte cochëre était
en retrait de la rue et formait une sorte de quart
de cercle. De chaque côté il y avait deux bancs de
pierre, sur lesquels s'asseyaient les pauvres ou les
amis des prisonniers, les jours consacrés à la visite.
La grande porte ne s'ouvrait que pour laisser
entrer ou sortir le jyanier à salade, à gauche se
trouvait une porte basse munie d'un judas et der-
rière laquelle se tenait un guichetier.
Une fois cette porte franchie on se trouvait dans
la cour des prévenus, la seule pavée, elle était en-
cadrée sur toutes les faces par des bâtiments éle-
vés, qui portaient leur caractère d'origine, le dix-
septième siècle; les pierres de taille se détachaient
l'AUlS OUli Ll K 2îM
sur un fond de briques brunies et écaillées par le
temps. L'encadrement était complété par un mur
de vingt pieds de hauteur.
Au rez-de-chaussée du bâtiment, mais de deux
côtés seulement, réguaient des arcades semblables
à celles de la place Royale, où les prisonniers se
réfugiaient quand il pleuvait.
Le milieu de la cour était occupé par une fon-
taine à réservoir supérieur, dont l'eau retombait
dans une large vasque. Autour de cette fontaine
quelques maigres arbustes, jaunes, étiques, végé-
taient misérablement.
Les Madelonnettes étaient la prison la plus insa-
lubre de Paris; en revanche, elle était toujours la
plus pleine. Des prisonniers se plaignaient au
commissaire Marino de manquer d'air.
— Patience, mes amis, leur répondait-il, vous
serez bientôt dans de vastes prisons. Ici, vous êtes
dans Tantichambre.
Paroles de paix et de consolation.
Cette cour servait de préau; là, se réunissaient
les prévenus qui pouvaient jouer ou se promener
pendant quelques heures sous la surveillance des
gardiens.
Unjour, une hlle, nommée Jeannette, fut trou-
vée assassinée dans la rue Maubuée. Cet assassinat
ht grand bruit, on arrêta deux jeunes gens qui
avaient été ses amants à diiférentes époques.
Ils furent écroués aux MadelonnetteSi
iOi I> A R I s OUBLIÉ
C'étaient les deux frères, deux garçons très hon-
nêtes, ils étaient très affectés de l'accusation qui
pesait sur eux et avaient une peur elTrovahle de la
justice ; ils se réfugiaient dans l'un des coins du
préau, fuyant les autres prisonniers, en proie à des
appréhensions terribles, ils attendaient le jour de
leur jugement.
Le juge d'instruction avait réuni contre eux un
ensemble de preuves capables d'effrayer les [)lus
endurcis, bien qu'ils aftirmassent énergiquement
leur innocence.
L'un des jeux les plus en vogue dans les prisons
est le colin-maillard ; seulement il existe une cou-
tume singulière, celui qui Vest doit fournir le mou-
choir qui lui bande les yeux : la raison est que
celui qui prêterait le sien aux autres ne serait pas
certain de le retrouver après la partie.
On les convia à jouer, ils acceptèrent.
Après avoir joué un certain temps, ce fut au
tour d'un des détenus, nommé Michel Tatou, d'être
le patient.
Michel tira son mouchoir de sa poche et se l'ap-
pliqua sur. les yeux.
Tout à coup, l'un des deux frères saisit le bras
de l'autre.
— Regarde, dit-il, c'est le mouchoir de la Jean-
nette !
— Oui, répondit le frère épouvanté ; c'est l'as-
sassin.
l'AlHS OUBLIE 293
Les prisonniers rentrèrent; aussitôt les deux
frères racontèrent leur découverte au gardien; ce-
lui-ci prévint le directeur de la prison. Michel fut
interrogé et linit par convenir qu'il était l'assassin.
On fut longtemps à ne plus jouer à colin-mail-
lard aux Madelonnettes, ce qui prouve que plus
d'un redoutait le mouchoir révélateur.
La prison en elle-même n'avait rien de remar-
qnahle, mais les souterrains qui avaient été trans-
formés en caves présentaient un aspect étrange,
épouvantahle.
Ils se trouvaient à gauche de la prison ; une pe-
tite grille, faite de gros barreaux de fer carrés, y
donnait accès; on descendait cinq marches seule-
ment, mais le sol était très en pente; un couloir
sombre, dune longueur de cinquante mètres en-
viron y conduisait; au bout, la hauteur du souter-
lain était de dix mî'tres environ.
Au milieu du couloir à gauche, il y avait un pe-
tit bénitier scellé dans la muraille.
Ce couloir franchi, on trouvait à droite et à gau-
che une vaste crypte circulaire qui servait de lieu
de sépulture aux religieux de l'ancien couvent ;
vers 1860 on en retira cinquante tombereaux d'os-
sements.
A la droite de la crypte, il y avait un énorme
pilier qui, de prime abord, ressemblait aux autres;
il avait environ six mètres de hauteur du sol; en
l'examinant attentivement on découvrait une pe-
:2i)'( PARIS OUBLIÉ
tite porte dissimulée dans le pilier ; elle s'ouvrait
au moyen d'un ressort caché, et laissait voir un
puits d'environ dix mètres de profondeur.
Le pilier était creusé dans toute sa hauteur.
Ce puits avait dû être très profond dans l'ori-
gine, car à l'époque où la prison fut démolie, il
contenait encore beaucoup d'eau ; sur la gauclie
du pilier se trouvait une sorte de sépulcre en pierre,
haut de un mètre vingt cenlimèties et large do
quarante; il n'avait d'autre ouverture que sur le
puits; au-dessous, on avait disposé un foyer. La
pierre qui se trouvait en contact avec le feu était
fendillée et brisée en plus de mille endroits.
Aucun historien ne fait mention de cette ou-
bliette. Dulaure parle bien d'un in pace. mais il le
place à l'ancien couvent des capucins, rue Saint-
Honoré ; d'ailleurs il n'était pas construit de la
même façon que celui de la rue des Fontaines.
Cet in pace servait à enfermer les religieuses
condamnées à mourir ; dans ce sépulcre, une fois
refermé sur la victime, le feu était allumé au-des-
sous, et la malheureuse n'avait d'autre alternative
que de se laisser étouffer lentement ou de se noyer.
La patiente, accroupie, essayait vainement de
briser son tombeau. La pierre avait gardé la trace
des efforts multipliés, surhumains, qu'avaient dû
faire les victimes pour se soustraire à cet odieux
supplice.
Une poulie était fixée au centre du pilier, elle
A RIS OUBLIÉ 293
était munie d'une corde qui soutenait un crochet
au moyen duquel les corps étaient retirés de l'eau,
puis enterrés ensuite dans la crypte.
Bien peu de personnes purent voir cette oubliette,
car, lors de la démolition, des ordres très sévères
avaient été donnés.
C'est un tableau que je n'oublierai jamais.
Passons à un théiUrc plus gai, au Théâtre
Saint-Pieriik.
Il était situé dans le passage de ce nom, boule-
vard Voltaire, et est occupé aujourd'hui par une
fabrique de bronze.
Son dernier directeur fut le père Dechaume,
comme on l'appelait familièrement.
Marc Fournier fut le directeur artiste; Sari, le
directeur fantaisiste ; Billion, le directeur sordide ;
le père Dechaume fut le directeur bric-à-brac.
C'était un type particulier, essentiellement pa-
risien ; il exerça une foule de métiers, car à peine
s'il savait lire, mais il remplaçait l'instruction
absente par une forte dose de bon sens et une acti-
vité considérable ; il débuta comme marchand de
programmes sur le boulevard du Temple, il fut en-
suite élevé à la dignité d'aboyeur ; il avait un talent
tout spécial pour amorcer la foule ; il fut le précur-
seur de V Homme sommaire; il rêva alors d'être di-
recteur : il le fut avec un certain succès.
A force d'économie, de privations, il amassa un
petit capital ; il avait fait la connaissance de Debu-
20(3 PARIS OUBLIÉ
reau et s'était lié intimement avec lui. Tous deux
s'associèrent pour acheter une maison, de laquelle
ils firent un hùtel garni ; mais Dechaume heureux
n'était pas satisfait ; il avait l'amhition de diri-
ger l'un des deux théâtres devant lesquels il avait
crié si longtemps sous la neige ou la pluie : — De-
mandez le programme, le compte rendu de la pièce,
le nom des acteurs.
Son ambition se réalisa; ildevinten 1860 directeur
des Funambules ; il y resta jusqu'à sa démolition.
Le théâtre Saint-Pierre était vacant. Plusieurs
directeurs s'y étaient ruinés ; il avait la guigne,
d'ailleurs. Pour y arriver, il fallait vraiment avoir
l'envie d'aller au spectacle. Le passage dans lequel
il était situé était un étroit couloir, sombre, boueux,
à peine éclairé ; il fallait savoir, ou plutôt deviner
qu'il y avait là un théâtre. Il est vrai qu'à chaque
bout du passage il existait une lanterne comme
celles des hôtels garnis, qui l'indiquait; mais il
fallait savoir qu'il y avait là une lauterne, car elle
était si mal éclairée qu'il était impossible de dé-
chiffrer l'inscription.
Le pèie Dechaume, que rien n'effrayait, loua la
salle. Il commença par y foire jouer le drame.
Voyant que le public n'aftluait pas, se rappelant
qu'il avait eu aux Funambules de grands succès
avec les revues de fin d'année, il appela à lui des
jeunes auteurs : Monréal, Blondeau, Lemonnier.
etc., qui devinrent ses fournisseurs attitrés.
PARIS OUBLIÉ ^97
Les revues : Asseyez-vous dessus, — Tout Paris
la verra, — Faut nous payer ça, furent jouées cent
à cent cinquante fois, ce qui était considérable
pour l'époque. Le public avait appris le chemin du
théâtre Saint-Pierre et le père Dechaume avait fixé
la veine.
Parmi les artistes qui concoururent à son
succès, le père Forestier tenait la corde ; c'était,
avec Oscar, des Délassenients, un des meilleurs
compères de revues qu'on ait applaudi, depuis que
ce genre avait pris rang- ; venaient en seconde ligne :
Gilbert etNérée, et enfin Al""* Virginie Rolland.
Le père Dechaume avait rêvé de mettre en pra-
tique les utopies de Considérant. Il créa une sorte
de phalanstère ; il nourrissait et habillait ses ar-
tistes. Pour eux, il s'improvisa marchand de vins,
logeur, cordonnier et tailleur. Chaque matin il se
rendait au carreau du Temple ; là, il achetait aux
marchands d'habits toutes les défroques imagi-
nables ; il les faisait retaper, dégraisser, ajuster
à la taille de chacun. Comme ils sont bien mis,
disait-il avec orgueil ; on dirait que Renard les
habille !
Il ne bornait pas là ses munificences. A chaque
centième, il donnait un banquet, offrait une robe
à chacune de ses actrices ; il donnait une gratifica-
tion aux acteurs et un cadeau aux auteurs, généra-
lement une pendule, afin qu'ils fussent exacts aux
répétitions.
298 PARIS OUBLIÉ
Le père Dechaume aimait les jeunes, et il n'eut
qu'à s'en féliciter, puisqu'ils firent sa fortune.
Se trouvant trop a l'étroit au théâtre Saint-Pierre,
il acheta le bail du théâtre Déjazet. Malgré des
efforts prodigieux, il ne réussit pas ; de plus, il dut
plaider avec la veuve de Debureau ; en peu de
temps il fut ruiné.
Le père Dechaume, vieux, fatigué, renonça au
théâtre ; il s'établit bric-à-brac dans une petite
boutique, boulevard Saint-Germain. Ce fut là qu'il
mourut, en 1885, oublié de tous.
En 1879, on lisait dans tous les journaux : —
((Dimanche prochain, 9 février, à quatre heures,
aura lieu l'inauguration de la nouvelle église galli-
cane, fondée par l'abbé Loyson, ex-père Hyacinthe,
rue Rochechouart, 7. »
Mais c'est aux Folies-Moxtïiolon, disait-on ;
cela est impossible, jamais le père Hyacinthe n'au-
rait osé choisir une ancienne salle de spectacle
pour la transformer en église ; toutes les prières
du monde seraient insuffisantes pour purifier le
sanctuaire, où l'image de Dieu va succéder au
grand écart de Clara-la-Balocheuse, et les chants
sacrés à la Langouste atmosphérique.
Cela était pourtant vrai ; à Montrouge succédait
l'abbé Loyson.
Les F olies-Montholon étaient situées au fond
d'une cour ; la salle n'avait rien de remarquable.
Comme bien on pense, le père Hyacinthe avait fait
PARIS OUBLIÉ 299
disparaître tout ce qui pouvait rappeler son an-
cienne destination.
A la place où figuraient les affiches annonçant
le spectacle, il avait fait placer Theure des offices;
sur la façade, au faîte, une croix en carton-pàte
avait été posée ; au-dessous, on lisait l'inscription
suivante : Eglise catholique gallicane.
L'entrée n'avait pas été changée. Pour pénétrer
dans le temple-spectacle, il fallait ouvrir une
grande porte vitrée : celle où se trouvait jadis le
contrôle, puis traverser deux couloirs entre les-
quels se trouvait l'autel ; à côté était la chaire,
soutenue par un seul pilier et séparée de l'autel
par une balustrade en bois découpé, comme il en
existe dans les brasseries dites alsaciennes.
Les murs étaient blanchis à la chaux, et l'inter-
valle des colonnes, dans les galeries, était rempli
par une toile peinte qui simulait des colonnettes
en marbre.
La voûte se composait de trois parties ; un vi-
trage, une partie plafonnée peinte en bleu de ciel,
l'autre partie qui dominait l'autel peinte en bleu
foncé constellée d'étoiles en papier doré.
Comme sièges, quelques banquettes et des
chaises de paille semblables à celles de nos jardins
publics.
On se serait cru absolument dans une baraque
de foire.
C'était d'ailleurs l'opinion formulée, dans une
300 PARIS OUBLIÉ
lettre datée du 2 janvier, par rarchevèque de Paris,
M?'" Guibert, qui répondait au père Hyacinthe à
l'invitation qu'il lui avait adressée d'assister à la
'première. Voici le passage :
« Autour do voire tribune schismatique, on verra quel-
ques persoimes sans croyance attirt'es par la curiosité ; on
n'y verra point de disciples: votre secte ne fera point d'a-
deptes; vous n'atteindrez même pas à la fortune de l'Eglise
française de Chatel, qui, après un certain nombre de réu-
nions qui ressemblaient à des représentations de théâtre,
disparut sous l'indifférence et le mépris.
» Et quel lieu avez-vous choisi pour y dresser votre chaire
d'erreur ? »
Comme il y avait loin des Folies-MoutltoloH à
Notre-Dame ?
Malgré le talent du prédicateur, ?es auditeurs
redoutaient à chaque instant d'entendre retentir
les fameux cris : Location de lorgnettes ! Orgeat,
limonade, bière !
Qui disait donc que notre République n'était
qu'un pastiche servile de la première ? C'était une
calomnie ; car, en 1793, on transformait les églises
en salles de spectac'e, celle de Saint-B;irlhélemy,
par exemple, en TJiéàtre de la Cité ; tandis que, au
contraire, nous transformions les théâtres en
églises.
Le père Hyacinthe aurait pu nous inonder d'eau
bénite que jamais le conseil municipal de Paris
n'eût songé à imiter le conseil de 1792.
l'AlUS OUBLIÉ 301
Après la fermeture des églises, un père Hya-
cinthe quelconque voyant que l'eau bénite était
rare et recherchée, s'avisa d'en distribuer dans son
quartier.
Dénoncé à la municipalité, il fut décrété d'accu-
sation.
Mais les conseillers ne virent dans cette distri-
bution qu'un commerce comme un autre pouvant
tourner au profit des contributions, lis forcèrent
le ci-devant curé à prendre une patente do limo-
nadier.
On voit d'ici le père Hyacinthe, bedonnant, avec
sa face de Silène, circub\nt majestueusement au-
tour de ses banqu^Htes et criant : Jules, voyez, nn
bock à l'as !
L'église mourut faute de clients ; aujourd'hui,
c'est une imprimerie qui occupe le local.
Vers 1860, on rencontrait tous les jours à la
même heure, dans le jardin du Luxembourg, assis
sur un banc, un gr.uid vieillard alerte, toujours
entouré d'enfants qui jouaient dans ses jambes ; à
l'un, il lançait sa balle ; à l'autre, il faisait rouler
son cerceau ; parfois il en alignait trois ou quatre
sur un rang et les faisait marcher au pas.
Vers 1863, il disparut du jardin, et huit jours
après il était oublié.
Il mourut en 1867 aux environs de Provins.
Qui ne se souvient de l'histoire du conscrit croi-
sant sa baïonnette contre son empereur, qu'il ne
302 PARIS OUBLIÉ
connaît pas? On en fit un type populaire, dont la
légende a presque fait un héros.
Les imagiers d'Epinal et les faïenciers de Mon-
tereau reproduisirent cet épisode sous toutes les
formes : il fit longtemps Fadmiration du labou-
reur et du soldat ; on le voyait collé aux murailles
dans les cabanes des moindres villages, dans les
chaumières les plus pauvres, et dans toutes les
échoppes de savetiers.
Ce conscrit se nommait Jean Coluche, c'était le
vieillard du Luxembourg. Il était né le 10 mars
4 780, àGastins, canton de Nangis. Il entra au ser-
vice comme conscrit de l'an IX au 17' régiment
d'infanterie légère, avec lequel il fit toutes les cam-
pagnes de Prusse, d'Autriche, d'Espagne, de Por-
tugal, de France en 1814, de Belgique en 1813.
Il assista aux batailles dléna, d'Eylau, de Var-
sovie, d'Essling, de Wagram, d'Arcis-sur-Aiibe, —
où il fut grièvement blessé d'un coup de feu
à la tête, — et, enfin, à celles.de Ligny et de
Waterloo.
En 1809, après le combat sanglant d'Eberberg.
sur le Braun, Coluche fut placé en faction devant
la maison que l'Empereur occupait, avec la con-
signe absolue de ne laisser pénétrer personne.
Vers le soir, lorsque Napoléon se présenta pour
entrer, Coluche l'accueillit par un énergique :
— On ne passe pas î
Et voyant que l'obstiné ne tenait aucun compte
PARIS OUBLIÉ 303
de son avertissement, il ajouta encore plus énergi-
quement :
— Si tu fais un pas de plus, je te plante ma
baïonnette dans le ventre !
Quand même tu serais le Petit-Caporal, on ne
passe pas !
Il fallut rintervention des officiers de Tétat-ma-
jor général pour lui faire entendre raison.
Quelques instants après, Topiniàtre factionnaire
était appelé devant Napoléon, qui lui dit ces seuls
mots :
— Tu peux mettre un ruban h ta boutonnière;
je te donne la croix.
Avant la démolition des barrières de Paris, les
boulevards extérieurs, qui étaient sa banlieue,
étaient bordés de marchands de vin, de guinguettes,
de marchands de victuailles de toutes natures.
Pour attirer la clientèle, de la barrière du Trône à
celle de Clichy, ces industriels avaient fait peindre
des enseignes plus réjouissantes les unes que les
autres. Celui dont la spécialité était le bœuf à la
mode, avait au-dessus de sa porte un splendide
bœuf couronné de roses, les cornes dorées et en-
guirlandées de rubans; à côté, un cordonnier avait
fait peindre sur son volet une oie gigantesque
perchée sur un monceau de savates , ce qui
voulait dire : Prenez mes souliers et laissez là
monnoie
A la barrière des Amandiers, un marchand de
304 i>Anis ou 13 lu'::
vin dont le jardin avait vue sur le cimetière du
Père-Lachaise, avait pris pour enseigne : On est
mieux iciqiien face; les dimanches et lundis, sa
clientèle le lui prouvait en buvant des lacs de vin
bleu.
Au coin de la rue des Montagnes, un bonhonime
avait loué un terrain vague; il avait fait planter
des pieux sur lesquels il avait cloué des planches à
bateaux; il avait planté du gazon dans Tintervallo
des tables, afin cjue les buveurs pussent cuver leur
vin à l'aise; puis, à la barrière en planches qui
servait de porte, il avait barbouillé ces mots : Au
carnp de la loupe ^ tenu par Faignant.
Il faut croire que les loupeurs étaient nombreux,
car il gagna un joli pécule.
L'auteur de la plupart de ces enseignes mirobo-
lantes, qui sont restées légendaires dans la mé-
moire des vieux Parisiens, était un jeune homme,
une vraie tète de Van Dyck, toujours proprement
vêtu, coitfé d'une sorte de béret en velours noir;
on le rencontrait tous les jours se promenant avec
un énorme carton sous le bras gauche, et dans la
main droite sa boite à couleurs; on l'avait sur-
nommé/e i?^/;//ffr7 f/e la Chopinette.
Chopinette se disait \)Ouy chopine ; quand le mar-
chand de vin, par un habile coup de pouce, ren-
versait une partie de la marchandise contenue dans
la mesure sur son comptoir : — C'est pas une c/ut-
pine, disait l'ivrogne, c'est une chopinette. De là
l'A RIS OUBLIÉ 305
le sobri({iict donné au peintre, qui se plaig-nait
toujours.
Il était rare qu'on lui donnât de l'argent : on
ouvrait un compte, et quand il avait terminé son
travail, tout était bu et mangé depuis longtemps.
Il se grisait comme un cordelicr ; alors, il plan-
tait là pinceaux et couleurs, et se promenait de la
barrière de Ménilmontant à la barrière de Belle-
ville, en chantant une chanson de matelot; les
gamins lui faisaient cortège, et tous reprenaient
en chœur :
Allons à Lorient, pêcher dos sai'dioes;
Allons à Lorioiit, pêi'lier (1rs harengs.
C'était un souvenir de son pays. Tout jeune, il
avait quitté Lorient pour Paris ; il se destinait à la
peinture; mais, trop bohème pour travailler dans
un atelit'r, il avait pris le parti de vivre au hasard,
en utilisant les quelques coimaissances qu'il avait
du dessin.
Tout à coup, on cessa de le voir : il avait hérité
d'un parent mort à Haïti. Pour jouir plus vite de
la bonne aubaine (jui lui tombait du ciel, il s'em-
barqua pour la patrie de Gochinat.
Soulouque venait de décréter la formation de sa
garde. Il entendait l'équiper à la française, et il
était très embarrassé, car il n'avait pas de modèles
sous les yeux. Le duc de Boutoii ^?<z^eyTe lui parla
du peintre nouvellement débarqué. Soulouque le
306 PARIS OUBLIÉ
fit mander et lui expliqua ce qu'il voulait. Aussitôt
le Raphaël de la Chopinette lui dessina des croquis
de fantaisie à faire pâlir Clodoche.
C'était bien d'avoir des modèles ; mais cela ne
lui donnait pas des habits. Comment faire?
Le peintre lui apprit qu'à la rotonde du Temple
il trouverait ce qui lui manquait. Yite, Soulouque
envoya le baron de Bellepointe à Paris avec l'ordrt^
d'acheter tous les vieux habits et tous les bonnets
à poils qu'il pourrait rencontrer.
Le baron accomplit consciencieusement sa mis-
sion, il fit une rafle de toutes les défroques du pre-
mier empire et de la garde nationale de Louis-
Philippe, il fît emballer le tout soigneusement et
débarqua heureusement.
Soulouque ne se tenait pas de joie, il manda
aussitôt son ministre de la guerre, le comte de
Poignardant et lui intima l'ordre d'habiller ses
hommes; pour les vêtements tout alla bien, mais
les bonnets à poils n'avaient plus de plaque.
Il conta sa douleur au peintre ; celui-ci, homme
de génie, partit pour l'Europe avec mission de
faire graver des plaques, il alla tout droit à Paris,
rue de Lappe, chez un de ses parents, un vieil
Auvergnat qui faisait le commerce du vieux fer-
blanc ; il lui apprit le sujet de son vovag-e.
— Mais j'ai ton affaire, dit le compatriote de
M. Rouher, savent-ils lire, tes moricaiuls?
— Je ne pense pas.
l'ARIS OUBLI !■; 307
A deux mois de date, Soulouque passait une
grande revue, tous ses grenadiers portaient ù
leur bonnet à poil une plaque sur laquelle on
lisait :
Sardines truffées sans arêtes
Soulouque prit le peintre en amitié et le nomma
duc de Pot aux Roses. Il revint à Paris et mourut
aux environs de 1867, riche, heureux, dans un
chalet qu'il s'était fait construire au parc de Belle-
ville; il va sans dire qu'il ne porta jamais son titre
et qu'il continua comme au temps de la bohème à
n'être connu que sous le nom de Jiap/iorl de la
Chopinette.
Vers 1828, route de Yincennes, en face du bal
des Délices nommé alors le bal des Corijhantes, on
n'a jamais su pourquoi, car les danseurs n'avaient
pas à pleurer la mort d'Atys, le favori de Cybële, il
existait une maison ayant l'apparence d'une chau-
mière. A droite se trouvait le fourneau, protéine
contre les mains indiscrètes des clients par une ba-
lustrade en bois découpé ; en face le comptoir, de
plain pied, trois ou quatre tables, pas plus, en face
de la porte d'entrée ; au fond, une échelle de meu-
nier conduisant au jardin qui se trouvait en contre-
bas de la chaussée.
Cette maison, une ancienne auberge du temps
011 les chemins de fer n'avaient pas détrôné les
308 PARIS OUBLIÉ
roiilicrs, portait pour ens,Gign.e : Au Jîe?ide:-Vous
des Briards, et au-dessous, grossièrement peint,
une armée de lapins qui accouraient se jeter dans
une casserole que tenait un vieux chef vêtu de
blanc, la légende et lit : lis y passeront tous.
Les dimanches et lundis les imprimeurs en pa-
piers peints, si nombreux au faubourg Saint- An-
toine, s'y réunissaient pour manger un lapin sauté
et boiie du piccolo à huit sous.
Au premier étage il existait une grande salle
dans le milieu de laquelle se prélassait un billard
immense qui devait remonter au déluge, le tapis
était crevé en maints endroits, les billes, écaillées à
force dérouler, avaient creusé des sillons profonds,
desquinquets éclairaient la salle d'une lumière dou-
teuse, les angles étaient dans une obscurité presque
complète. C'étaient les coins choisis par les amou-
reux, dont les baisers se confondaient dans le bruit
des carambolages.
Aux murs étaient appendus de vieux plats que
le père Blacher, le maître de céans, prétendait être
des Bernard Palissy ; on le croyait volontiers sur
parole, car les clients du dimanche et du lundi dé-
daignaient les choses antiques et ne venaient pas
pour les plats qui réjouissaient la vue, ils préfé-
raient à tous les Bernard Palissy du monde, un
bon plat en faïence deChoisy, ébréché, raccommodé
même, garni d'un gros lapin fumant, cuit à point,
couché sur un lit d'oignons et de lardons, nageaiU
l'A m s OUBLIÉ 3011
dans une succukMitc sauce au vin, et répandant un
parfum de thym et de laurier à faire pâmer les esto-
macs les plus récalcitrants.
Dans la semaine, à certains jours, le décor chan-
geait, on rencontrait Au Rendez- Vous des Briards,
Alexandre Dumas père, Auguste Luchet, Auguste
Ricard, l'auteur de M. Mai/cux, de J'ai du bun ta-
bac dans ma tabatière, Félix Pyat, Emile de Girar-
din,Wolovvski, Bréant, le chansonnier, qui mourut
chef de division au ministère des affaires étran-
gères vers 1860; Bréant disait plaisamment: On
affirme qu'en France tout finit par des chan-
sons ; moi, au contraire, j'ai commencé par
elles. J'allais ouhlier Léon Mangin. le neveu du
fameux préfet, l'inventeur de la guillotine pour les
chiens.
Le jour du duel d'Emile de Girardin avec Armand
Carrai, le cénacle était au grand complet et assista
au comhat du rond-point de la Caroline.
C'était le bon temps alors, comme dans la chan-
son de Page^ Ecuijer^ Capitaine, la politique n'avait
pas envahi les réunions intimes; qu'importait la
couleur de chacun ; la fantaisie la plus insensée
avait droit de cité, les discussions se bornaient à
discerner l'âge du vin, son cru, les opinions se fon-
daient dans un choquement de verre fraternel.
Chacun souhaitait de voir arriver son voisin; il
arrivait parfois que les discussions prenaient une
tournure plus aiguë, surtout quand il s'agissait de
310 l'A K IS (H I5LI
déterminer si le père Blacher élevait ses lapins sur
le toit ou dans sa basse-cour.
Ces messieurs avaient fondé un journal. VOtfrs.
Quelle antithèse!
Les bureaux étaient situés rue des Petits-Hôtels.
On mangeait à la rédaction. Ah! il n'y avait pas
de Bernard-Palissy sur les murs, et Je linge y était
un luxe inconnu. Quand un étranger était invité,
pour lui faire honneur, on déchirait un pan de che-
mise en lui disant que la rédaction n'avait pas de
linge damassé!
Ce calembour innocent mettait tout le monde
à l'aise et de belle humeur, quant aux convives de
la maison, ils n'avaient pas besoin de serviettes, ils
se léchaientles doigts, surtout quand c'était Luchet
qui était de cuisine.
Maurice Alhoy était un fidèle du Rendez- Vous
des Briards. Ce fut là qu'il se lia avec Emile de
Girardin d'une amitié étroite.
Un jour, Maurice Alhoy disparut de Paris. Ses
amis, inquiets, le cherchèrent dans tous les coins;
enfin, un jour, on apprit qu'il avait été se cacher
à Staouli, dans un couvent de Trappistes. Luchet
se dévoua et partit pour l'Algérie, afin d'essayer
de le ramener à Paris. Maurice Alhoy fut inflexi-
ble. Il donna pour raison qu'il était amoureux fou
d'une actrice des Variétés. Luchet revint seul et
alla chez l'actrice, à qui il lit part du désespoir de
Maurice ; celle-ci lui répondit qu'il avait eu tort de
l'AinS OUBLIK ;{11
ne pas parler, que rien n'eût été plus facile. Luchet
lui dit qu'il allait écrire au Trappiste, et qu'aus-
sitôt quil arriverait à Paris ,< il la préviendrait.
Au reçu de la bonne nouvelle, Maurice Alhoy
s'empressa de s'embarquer, et, quelques jours
plus tard, il arrivait tout joyeux et plus amoureux
que jamais. Il ne voulut pas attendre que Luchet
préviut l'actrice, il courut chez elle.
Elle habitait une petite maison aux Batii;nolles.
11 trouva la porte ouverte ; il entra sans façon.
Aussitôt, il poussa un cri. Il vit la femme aimée,
les pieds nus dans des savates, qui traversait la
cour avec un pot de chambre absolument plein
Il se sauva en se bouchant le nez, et fut guéri du
coup. Pour le faire entrer en fureur, il sufhsait de
lui rappeler cette aventure trop parfumée 1
La chaumière fut remplacée en 1865 par une
immense maison, bien connue de la garnison de
Yinccnnes, Vénus succéda à Bacchus.
La rue de la Calandre, dans la Cité, fut démolie
en iSoG pour faire place à la caserne où se trouve
actuellement la préfecture de police; en y entrant,
à droite, on rencontrait un cabaret qui portait pour
enseigne : Au sacrifice d^ Abraham, C'était le lieu
de rendez-vous des chansonniers en vogue de
l'époque ; ils en tirent une goguette , qui acquit
en peu de temps une grande célébrité, quoiqu'elle
fût présidée par un cordonnier.
C'est là que pour la première fois Charles Gilles
31:2 l'A [US OUBLI K
chanta la fameuse chanson : l.e Bataillon de la Mo-
selle en sabots et Y Odalisque.
Pauvre Gilles! de crainte de mourir comme
Hégésippc ^loreau, Gilbert, Privat-Danglemont
et Charles Goligiiy, à l'hôpital, il se pendit rue
Delaitre, à Ménihnontant, La chanson, au lieu de le
conduire au ministère comme Bréant, le conduisit
à la fosse commune ; il est vrai que ses œuvres ont
laissé des traces, tandis que celles de Bréânt sont
oubliées, mais qu'importe Timmortalité, un peu de
pain eût été préférable.
Au Sacrifice d'ÂbraJiani on chantait également
le répertoire d'iuiouard Plouvier, encore un dis-
paru trop tôt!
Alexandre Blacher , que les hahitués avaient
surnommé le grand imitateur de Déjazet, quoi-
qu'il appartînt au sexe laid , égayait les go-
guettiers par la célèbre chanson du Moulin à
parttle.
Tout cela est évanoui. A la place où jadis reten-
tissaient les joyeux tlons-flons de nos aînés on en-
tend résonner la trompette des gardes républicains
qui sonne la hotte à Coco et le boute-selle.
AuPalais Bonne-Nouvelle, boulevard de ce nom,
se trouvait, vers 185o, un café-concert, connu sous
le nom de Café de France, le rez-de-chaussée du
Palais était un bazar, le concert était au premier;
il était alors en grande vogue.
ûarcier chantait la Musette neuve., accompagné
l'Ail I s ULIfLlÉ M'a
par un aveuj^le, qui jouait du hautbois; rien de
plus cocasse n'était possible.
Lorsque l'artiste avait terminé son couplet,
l'aveugle jouait la ritournelle ; c'était grotesque.
Mais personne ne songeait à rire. Ah ! c'est que
Darcier était un solide gars qui écrivait son nom
sur la muraille avec un poids de 20 kilos ; fort
heureusement il était aussi bon qu'il était fort.
Darcier mourut eu 188.J, fatigué, et oublié du
public qu'il charma pendant plus de vingt ans.
M. Javal était propriétaire du Palais-Bomie-
Nouvelle, il avait contracté l'habitude de venir
quotiiliennement s'enfermer dans certain réduit où
le roi, quelle que soit sa grandeur, est forcé d'aller à
pied; quand il vendit son immeuble, il se réserva
par clause spéciale le droit gratuit d'accomplir son
petit pèlerinage au petit local ; la caissière, qui k^
connaissait, ne lui demandait jamais rien ; elle le
saluait, lui olfrait les papiers les plus soyeux, elle
était pleine de prévenances pour son fidèle client.
Un jour on changea la caissière parce qu'elle
avait fait du scandale.
Deux soldats, Dumanet et Pitou étaient entrés
au bazar; Dumanet après l'avoir visité en détail,
s'arrêta devant l'entrée du ôarn retiro et plongea
ses regards dans l'antre mystérieux.
— Qu'est-ce qu'il y a là, dit-il à Pitou ?
— Là, répondit Pitou, c'est subséquemment la
cuisine du directeur.
18
31 i l'A RIS OUIiLIÉ
— Que j'ai la gamelle de l'ordinaire dans les ta-
lons, dit Dumanet, veux-tu entrer m'acheter quel-
que chose ?
— Pour combien ?
— Pour six sous !
Pitou entra sans hésiter et demanda à la cais-
sière pour six sous de sa marchandise, pour son
camarade qui était à la porte. Elle lui répondit
que sa marchandise ne se vendait pas à emporter,
qu'il fallait consommer sur place. Pitou n'en vou-
lut pas démordre, il se fâcha, la caissière aussi;
Dumanet intervint, furieux, il dégaina.
— Je vas la couper ta marchandise, dit-il; puis-
que je peux pas en mangsr, personne n'en man-
gera... Bref, la garde arriva et emmena tout le
monde s'expliquer au poste.
Revenons à Javal. Il entra comme d'habitude,
la nouvelle caissière, qui ne le connaissait pas,
l'arrêta au passage et lui tendit la main. J'ai oublié
de dire qu'il était sourd comme un pot.
— Tiens, se dit-il, cette caissière est plus aimable
que l'autre^ et lui serra la main, et, comme il était
pressé, il s'engagea au plus vite dans l'étroit couloir.
La caissière le rattrapa et lui tendit à nouveau
la main, en disant : C'est trois sous !
11 n'entendait pas, elle lui répéta : C'est trois sous !
Javal! Javal! répondait-il. Abasourdie, la cais-
sière le laissa entrer. 11 était temps.
Quand il sortit, tout s'expliqua, et il put conti-
PARIS OUBLIÉ 315
nuer à son aise de jouir du privilège qu'il s'était
réservé.
En face du hazar Bonne-Nouvelle, remplacé au-
jourd'hui par la Ménagère, il existait un poste à
l'endroit où se trouve l'escalier qui conduit à la
rue de la Lune. Quand la g'arde nationale était un
des ornements de Paris, elle occupait ce poste.
Il était d'usage que les patrouilles qui se ren-
contraient criassent pour se reconnaître le nom de
leurs quartiers.
Une nuit, la sentinelle qui était en faction vit
venir à elle une forte patrouille.
— Qui vive? cria-t-elle.
La patrouille répondit : Bonne-Nouvelle.
— Caporal! Caporal! Venez reconnaître pa-
trouille.
Le caporal accourut en bâillant.
— Qui vive I
— Bonne-Nouvelle !
— Ah ! ah ! lit le brave caporal en déposant son
fusil contre la grille; ahl parbleu, mes amis,
contez-nous ça !...
Dans le monde entier on connaît le passage
Véro-Dodat, rue du Bouloi et rue Jean-Jacques-
Rousseau ; il doit son nom à deux charcutiers.
La maison située à l'angle du faubourg Saint-
Denis et du boulevard de ce nom, qui fut démolie
en 1884, puis reconstruite aussitôt, fut le Ix-rciMu
de la fortune de Véra et non Véro.
310 l'AinS OUBLIÉ
Véra, lin nom prédestiné pour nn charcutier,
était de Strasbourg; il disait avec orgueil : « Fils
de charcutier et charcutier moi-même ! » La bou-
tique de son père portait pour enseigne : Depuis
les pieds jusqu'à la tête, tout en est bon. Trop à
Fétroit à Strasbourg, écrasé d'ailleurs par la célé-
brité du fameux pâté de foie gras, il vint à Paris
"et acheta la modeste boutique du faubourg Saint-
Denis; en peu de temps il la transforma et acquit
une grande renommée pour la préparation des
langues ; on l'avait, à ce sujet, surnommé : le pro-
fesseur, parce qu'il se vantait de connaître sept
langues : langues à l'écarlate, langues fourrées, etc.
Yéra lit une grande fortune : il songea alors à
devenir propriétaire ; il acheta les terrains sur les-
quels le passage s'élève aujourd'hui de concert
avec un de ses confrères nommé Dada, mais ces
deux noms Véra-Dada auraient fait rire le public ;
il s'entendit avec son associé pour faire un échange
de voyelles dans leurs noms : Véra devint Véro et
Dada Doda.
Yéro fît alors construire à Brunoy un château
de forme italienne, puis fit placer deux superbes
iio)is en marbre dans la cour d'honneur.
L'ancien charcutier devait être heureux, son
rêve était réalisé : il était chcàtelain, riche, célèbre.
Hélas ! aucun bonheur n'est parfait ici-bas ; il est
vrai qu'on ne sait pas s'il est plus parfait là-haut.
]]ref, ses amis l'accablaieiU de quolibets.
l'A RIS OUBLIÉ 317
— l'on château a l'air d'un pâté de fromaç/p
d'Italie, lui disaient-ils ; ou bien : Est-ce que tu
as placé ces lions en souvenir des saucissons?
Véra devint commandant de la garde nationale
de Brunoy, mais les honneurs ne parvinrent pas à
triompher de sa mélancolie : il mourut fou dans
les dernières années du règne de Louis-Philippe,
mais son souvenir est resté vivace sous le nom de
Marquis du petit salé.
Voilà l' plaisir. Mesdames, voilà l'plaisir ! A.msi
chantaient dans les rues de Paris les braves femmes
qui vendaient ce gâteau cher aux bébés; quelquefois
un gamin en belle humour les suivait et répondait :
N'e?i mangez pas, Mesdames, ça fait mourir!
La marcluinde de plaisir est une des professions
les plus anciennes de l*aris ; au seizième siècle, elle
existait déjà, dans les environs des Halles, mais
au lieu de porter sa marchandise dans une boîte,
elle la portait sur un éventaire d'osier, iixé sur son
ventre; elle annonçait aussi sa marchandise en
chantant :
Cbaudos oul)lies renforcées
Galétos fliaudes, eschaudez
Roinssolles, i;a désirées aux dez.
L'oublie ou plaisir était alors fabriqué spécia-
lement rue des Marmousets (démolie pour faire
place à la caserne de la Cité) ; une ruelle se nom-
mait même rue des Oublmjers : c'est là qu'étaient
établis les fours.
318 PARIS OUBLIÉ
Plus tard, M"'' Siméon, établie sur le Pont-
Neuf, obtint un grand succès et réalisa une grosse
fortune en fabriquant des plaisirs.
Depuis quelques années, la vente des plaisirs
n'est plus la spécialité des femmes ; un certain nom-
bre d'hommes se livrent à ce métier assez lucratif,
mais ils ne fabriquent pas, ils achètent à la douzaine.
Les marchands de jjlaisir n'annoncent plus leur
marchandise en chantant, ils ont une petite cré-
celle qui fait un tapage agaçant ; sur Tantiquo
boîte, ils ont adapté une flèche qui tourne sur un
pivot, et le client peut, à son gré, jouer la rouge
ou la noire ou le numéro qui va de un à douze.
Dans certains quartiers, la vente du plaisir n'est
qu'un prétexte qui sert à masquer un jeu d'ar-
gent. C'est une concurrence à Monaco.
La Salle Chanter eine était située au 19 hh de la
rue de la Victoire. Elle fut construite, en IS-Sri^
par un nommé Grommaire, ancien machiniste à
rOpéra. Elle était d'un style Empire, modeste,
sans luxe; en revanche, la scène était établie dans
des conditions tout à fait avantageuses au point
de vue théâtral. En qualité d'ancien machiniste,
le père Grommaire avait apporté là tout son
savoir: châssis, portants, trappes, trappillons, cos-
tières, etc., etc., rien n'v manquait. Tout ce maté-
riel était inutile, étant donné le genre des pièces
qui y étaient représentées. On y jouait principale-
ment la comédie et la tragédie. Beaucoup de nos
l'AHIS OUnLIE
319
artistes, célèbres aujourd'hui, firent leurs pre-
miers pas sur les planches de la Salle Chantereine.
La plupart avaient pour professeur de déclama-
tion Bonhoure Ludovic, connu sous le pseudonyme
de Ludovic Fleury.
De fort jolies soirées furent données sur ce
petit théâtre, comme en témoigne le programme
suivant ;
SOIRÉE DRAMATIQUE
I»OXNKK PAR MM. LKS Kf.KVES DU CONSERVATOIRE
Bom la direction de M. Ludoric FLEUHY
LE 14 MARS 1841
LE MENTEUR
Comédio Pli '.') actof, de P. Coi'iioilli\
Géroiito,
MM.
Fleuret.
Dorante,
P. Leroux,
Alcippe,
E. Gouget.
Pliiliste,
Sénés.
Gliton,
Ch. Bomlevillc,
Lycas,
id.
Clariss(?,
jVlmesf.raudlinmnic.
Lucrèce,
E. Chajiuis.
Sabiae,
Aiigustine Dinlinu
Isabello,
Bdiival.
LE BARBIER DE SÉVILLE
Conié'lio en i actes de Bcaumai'cl.'ais.
C^'' Alniaviva.MM.P.- Leroux.
BartliolOj Sénés.
Figaro, C. Bondevillc.
Don Bazile, E. Gouget.
Rosine, M"" Blaugy.
LES RIVAUX DEUX-MEMES
Crimédie en un acte de Pigault-Lebnin.
Derval, MM. P. Leroux.
Florville, E. Gouget.
Dupout, C. Boudeville.
Mme Derval, M^f-sBlangy.
Lise, Aug. Brolian
3:20 PARIS OUBLIÉ
A côté de représentations jouées par de vrais
artistes appartenant au théâtre , il y en avait
données par des amateurs ou des artistes de
passage.
Une représentation qui a dû se fixer dans la
mémoire de ceux qui y assistaient, fut celle donnée
par un nommé Lambert.
Lambert était un pauvre diable de cabotin de
province qui, d'insuccès en insuccès, avait fini par
s'échouer dans un taudis de la rue Bellefond, où
il avait ouvert un cours de déclamation drama-
tique.
Ses élèves étaient peu nombreux, et le payaient
mal, peut-être pas du tout ; la misère, que nous
nommons aujourd'hui misère noire, lui eût semblé I
couleur de rose.
Il organisa à la Salle Chanteroine cette repré-
sentation pour se procurer quelques ressources.
Pauvre Lambei t, quelle épopée !
Le grand jour était arrivé! Pendant qu'il usait
&on temps à courir les rues et à grimper des étages
pour placer ses billets, ses amis, les vrais, se
préoccupaient des besoins urgents du grand pre-
mier rôle : la chemise d'abord ; en se cotisant, ils
avaient pu réunir les quatre sous nécessaires,
dont se contentaient les blanchisseuses de l'époque ;
malheureusement, la blanchisseuse n'avait pas de
chemise à Lambert.
L'heure allait sonner : que faire ? Il fallait cepen-
l'ARis OUBLIÉ 3:21
dant entrer en scène; Lambert arrive, dans quel
état ! mouillé jusqu'aux os, le chapeau déformé,
aplati en accordéon, les bottes dégorgeant leur
trop-plein, car seules s'étaient gavées, les glou-
tonnes !
Ses amis, toujours les vrais, sachant qu'un pro-
fesseur doit faire vibrer les R... le conduisirent
chez un fruitier qui tenait boutique en face et dont
la femme confectionnait des pommes de terre frites
excellentes; nouvelle cotisation qui produisit juste
de quoi lui offrir un grand cornet de deux sous,
plus un demi-setier. Ceci pour l'intérieur, restait
l'extérieur : la bonne fruitière put fournir, en dé-
chirant un faux ourlet de son jupon, une loque
noire qui, habilement placée par ses mains, pou-
vait passer pour un col d'ordonnance, car le mal-
heureux remplissait le rôle d'un colonel en retraite.
Le mari prêta une vieille redingote qui lui servait
le matin pour aller à la halle, et qui, soigneuse-
ment boutonnée, put passer; quant au pantalon
et aux bottes, il fut impossible de parer à leurs
exigences, ils restèrent ce qu'ils étaient.
Au dernier moment, on s'aperçut qu'il manquait
la coiffure. Le concierge du théâtre dénicha un
vieux bonnet de police de grenadier de la vieille
garde ; ce bonnet de police était beaucoup trop
grand et tombait jusque sur les épaules du colonel.
Une dame, grâce à une épingle habilement placée,
lit ce qu'on nomme yne pince. En somme, ça ne
322 TARIS OUBLIÉ
se voyait que de profil ; c'était donc à LamborL à
ne se montrer que de face.
Enfin, le rideau se lève. Il s'agissait d'un colo-
nel pour lequel une dame du grand monde avait
eu des bontés jadis ; des indiscrétions d'un ancien
frère d'armes apprirent au mari que le colonel
possédait des lettres fort compromettantes pour
son honneur conjugal; le mari voulait s'en empa-
rer; cela était d'autant plus facile que le colonel
avait la fâcheuse habitude de les porter sur lui et
de les presser continuellement sur son cœur ou
sur ses lèvres.
_;L,a situation se tend, le mari monte l'escalier; il
n'y; a pas un instant à perdre, il faut brûler les
lettres... Une jeune fille, conséquence des bontés
de la dame, ne veut pas quitter son père adoptif.
Le colonel, impatienté, s'écrie en secouant con-
vulsivement ses lettres : « Laissez-moi, j'ai besoin
d'être seul ! » — Avec un peu de papier, dit un
spectateur caché dans une baignoire.
L'effet fut foudroyant. C'était grossier, d'un es-
prit douteux, qu'importe ! La salle partit d'un im-
mense éclat de rire. Le malheureux Lambert s'était
levé comme mù par un ressort... Ses yeux foiiil-
laient la salle pour découvrir le loustic, ses grands
bras battant Tair , ses enjambées fiévreuses le
faisaient ressembler à un fantoche ; il se retourna
pour cacher ses larmes. Alors on aperçut la fameuse
pince ; ce fut le comble. Le pauvre homme vint à
l'A itis (lun LIÉ '.\-2li
ravant-scène. Quelques spectateurs comprenant
qu'il voulait parler, demandèrent le silence; tant
bien que mal on l'obtint. Lambert voulait crier à
cette foule :
— Misérables! si ce n'était que mon pain que
vous me voliez en ce moment, je vous le pardon-
nerais ; mais ce qui est infâme, c'est que vous me
déslionorez ! Yous êtes des brigands !
Il porta convulsivement la main à son fronl, le
mouvement fit sauter l'épingle et sa tête s'engoullVa
dans Je gigantesque bonnet de police juste au mo-
ment où il allait parler.
Cette fois, c'était fini, bien fmi.
Le public se roulait sur les banquettes, les fem-
mes se tenaient le ventre, l'hilarité atteignait les
proportions de la folie; quand tout à coup du fond
du parterre, s'élevèrent des cris de fureur, un
remue-ménage extraordinaire s'exécutait dans les
loges; toute une famille voulait fuir en cherchant
un escalier discret; les contrôleurs montaient
quatre à quatre les vingt-deux marches qui sépa-
raient le rez-de-chaussée des galeries, enfin les
autorités étaient sur pied ; tout cela, parce (jue une
petite fille d'une douzaine d'années, placée dans la
première loge de face, avait ri jusqu'à s'oublier...
La construction étant élémentaire, les plafonds
veufs de tout plâtrage, le parquet mal joint n'avait
pu protéger les spectateurs du dessous, et à l'éton-
nement causé par une douche chaude avait succédé
3ii l'A RIS OLliLlE
les cris de fureur des femmes qui voyaient leurs
chapeaux et leurs roLes compromises.
Le Waterloo était complet.
Pauvre Lambert, on dut le reconduire chez lui,
malade, il mourut peu de temps après.
Le Théâtre C hanter eine vécut environ une quin-
zaine d'années, jusqu'en 1852, époque vers la-
quelle mourut son propriétaire, le père Grommaire.
Il fut exproprié pour faire place à l'immense im-
meuble qui existe actuellem^ent.
ca^^^e^rs.:^:?-—
TABLE DES CHAPITRES
Pagos
Lo Boulevard du Temple. — Le Café des Mousquetaires.—
Le Taillonr dramatique. — Le Café de l'Épi-Scié. — La
Capitaine do recrutement. — Le Poète sur commande.
— Le Café Achille. — Grecs et Pigeons. — Monsieur
Pas-de-Chance. — Conspirateur et Policiers. — Le Gamin
et le Voyou de Paris. — Tliécâtre-Historique. — Les trois
Persans. — Théâtre-Lyrique. — Scribe et Napoléon IIL—
Folies-Dramatiques. — Le Cirque Olyiupique. — Billion
et Mouriez. — La Gaîté. — Clarisse Miroy et Billoir.—
L'Avant-Scène n" '6. — Les Funambules. — Timothéc
Trimm et Caussidière. — Délassements -Comiques. —
Corneille et André Chénier.- -Monsieur compte son linge.
— Mélanie Montretout. — Rigolbocho et Marie Dnpin. —
Les Variétés de Bois. — Arlequin pendu.-— Le Petit-Laz-
zari. — Bambochinet I
Le Café de l'Union. — Félix Régamey. ~ Léonce Petit. —
Courbet et la Colonne. — Lemoyne. — • Tridon et l'Art
de payer ses dettes à coups de fusil. — Albert Glatigny.
- Mon dernier sou. — Vermersch. — .Iules Vallès et le
Lapin anthropophage. — Pipe-en-Bois et le vicomte de
Bucl. — Couslance et l'Hounuc à la Tête de bois. — Ca-
gliostro et la Fille du Roi.— Le général déserteur et la
Carotte patriotique.— Ernest d'Ilervilly. — Un Jlelon qui
m'a bien trompé.— Puissant et la Loterie.— André Gill.. l'ùi
Le bal des gigoteurs. — Valentino. — La Salle Barthé-
lémy.— Le Cafi- de la Géaute. — Le Café du Géant. — Les
Folies-Nouvelles. — Le Prado. — Coquelin. — Les Enfants
du Prado.— Le Bœuf-Furieux et la Tête-de-Grenouille. —
Le Casino Cadet etlalfalle-aux-Veaux.— LeClos Guinguet,
326 l'A RI s ou BLIÉ
— Aux Armes de Frainx-. — La Salle Graffard. — Les
Grands-Pavillons.— Le Galant-Jardinier. — Les Barreaux-
Verts. — Mabille bastringue. — JMabille high Ufe. — Mar-
guerite Bellanger et le Dîner de son caniche. — La Lune
de miel.— Les Diamants de sa mère.— Parvenue et Prin-
cesse. — Folios Saint-Autoino et le Colonel Lisbonne.... 8°)
La JLaison de Diomède. — La Coclière. — Salvador Daniel. —
Markowski et la Salle de la rue de Huffault.— -Markowski,
préfet du Rhône. — Les Arènes athlétiques. — L'Homme
masqué. — Alfred, le modèle parisien. — Charavcl. — Le
Yieus-Chène. — Chitfonnière on Chiffonnier? 1 ! 1
La Butte .Montmartre.— La vieille Église.— L'abbaye. — Hen-
ri IV et .Marie de Beauvilliers.— L'Image de Jésus-Christ.
— M'n^de .Montmorency et le Tribunal révolutionnaire.—
La Tour du télégraphe.— Le Sacré-Cœur. — Brasseries et
cafés. — L'Enlèvement des canons. — LAssassinat des gé-
néraux Lecomte et Clément Thomas. — L'Exécution de
Varlin.— Le Moulin de la Galette.— Un Souvenir des Prus.
siens en 1815:"— "Le Château-Uouge.— L'Hermitage et le
Bal des Epiciers. — La Musette de Saiut-Flour. — Les
Fûlies-Hobert. — Le Tivoli de Montmartre. - Le Chemin
des Anes et l'Académie \i\>
La Courlilie. — Masques et Cliiculits. — Folies-Believiile.
— Mathoiel, Flourens et Vermorel. — Le Bouquet <lu
Commissaire. — Désiré Cubas. — Embrasse-moi, mon
Ange. — La Chique pectorale. — Trouillou, dit Joli-Cœur.
— Le Vol, c'est la revendication du Droit. — La Sueur du
Peuple. — Ninl la Duchesse. — Le Bal Favi'' liO
La Place de la Bastille. — L'Homme à la Vessie. — Le La-
pon. — L'Homme au Pavé. — L'Homme à la Poupée.
— Le Panier Indien. — Moreau et Papillon. — Le Père
la Flûte et Sophie. — Le .Marchand de Poil à gratter. —
•Miette et la Poudre Persane. — Le petit Homère de la
Bastille.— La mère -Meurt-de-Soif. — L'Eléphant Wt
La Reine Blanche. — Les arrivées. — Nini la Belle-en-Cuis-
ses. — Le Bal de l'Astic. — Trompe- la-.Mort 20!
L'Hôtel-Dieu.— La Boîte aux dominos. — Hégésippe Mo-
reau. — Les Rois de France et l'Hôtel-Dieu. — Gamard
et le Pont-aux-Douhles.— Le Lit omnibus.— Le Douillon
d'onze heures. , . , . , 209
PARIS OUBLIÉ 327
Le Banquet des Croque-^lorts. — Mesdames les Ensevelis-
seuses. — Le Fossoyeur acarlémicien, — Toast à la Pa-
tronne. — Le Fossoyeur él)i''niste. — Le Monsieur du Ci-
metière. — La Légende de M. Bibassin. — Nous atten-
drons. - Le Croque-^Iort perdu par la Bière 23H
L'Ange gardien — Les Matelassiers.— Le Beurre au Suif.
— Le Père la Pèche. — Le Millionnaire.— Rassis toujours
frais. — La Galette du Gymnase. — Coupe-Ton jours. —
Le Savetier. — Le Testament de M. Pipier. — Épitaphe.
— Le Conservateur de Dominos. — Le Lapin Blanc. -
Le Père Girot 24"
Le Concert Besselièvre. — Le I'"usii à aiguille. — Qu'est-ce
que la Femme?— .NLangin. — Le Père Vinaigre.- Le Mar-
chand d'Épongés et Moustache. — Le Gratteur de Dé-
mangeaisons. — L'Aigle Impériale. — Le Vert-Galant.
— La Maison du Bourreau. — Le Square du Temple.
— la Fontaine Mysiérieuse. — Le Parc aux Huîtres.
— Les deux Rocher»'-, de Cancale. — Le Cabaret de la
Côte de Beaune. — Voltaire et Piron 263
La Fontaine des lunocenls.— Les Déserteurs. — Le Restau-
rant des Pieds-Humides. — La Mère Bidoche. — Le Pelit-
Manteau-Bleu. — Brébant. — l*"rascati. — Le Cercle des
Arts-I>ibéraux — Le Frascati du Directoire. — L'Aquariimi. 2"7
La Prison des Madelonnettes. — Charles de Braucas. — Le
Mouchoir révélateur. — Une Oubliette— Le Théâtre Saint-
Pierre.— Le Père Dechaiime. — Bric-à-Brac et Direc-
teur. — Les Folies-.Montholon. — Le Père Hyacinthe.
— Le Curé limonadier. — Le Père Coluche. — Quand vous
seriez le petit Caporal, on ne passe pas I — Les Boulevards
extérieurs en 1860 — Le Camp de la Loupe. — Le Raphaël
de la Clio[iinette. — Soulouque et ses Grenadiers. — L'Au-
vergnat et les boites à Sardines. - .\u Rendez- Vous des
Briards. — Auguste Liichct et l'auteur de M. Mayeux.
— Bréant le Chansonnier. — La (iuillotine pour les
Chiens. — Le Journal VOiirs et le Pau de Chemise. —
Le Sacrifice d'Abraham. — Charles Gilles. — L'Imita-
teur de Déjazct.— Le Café de I<'rance. — Darcier et le
Joueur de Hautbois. — Dimianet et Pitou — Javal et
sa Caissière. — Bonne Nouvelle. — Véra et Dada. - Le
Professeur de Langues. — Voilà l'plaisir, Mesdames. —
Ln Salle Chanterejno 28:i
Pnris. — Imp. Baiitnut et G», 7, rue BaiUil
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