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Full text of "Paris oublié"

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PARIS    OUBLIÉ 


PARIS 

IMPKIMliBli;    Uli    U.    BALITOUÏ     El'     G' 

7,  rue   Baillif,  7. 


CHARLES    VIRMAITRE 


PARIS  OUBLIÉ 


PARIS 


E.  DENTU,   EDITEUR 

LIBRAIRE    DE    LA    SOCIÉTÉ    DES   GENS    DE    LETTRES 

PALAIS-HOYAL,   )!i-17-l9^    GALERIE   d'ORLÉANS 


1886 


Tous  droits  réservés. 


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lo  7 


([      MAY  2^  1977 


PARIS  OUBLIÉ 


Le  Boulevard  du  Temple.  —  Le  c;ifé  des  Mousquetaires.  —  Le 
Tailleur  dramatique.  —  Le  Café  de  TÉpi-Scié.  —  La  Capitaiue 
de  recrutement.  —  Le  Poète  sur  commande.  —  Le  Café 
AcLille.  —  Grecs  et  Pigeons.  —  Monsieui'  Pas-de-Cliance.  — 
Conspirateur  et  l'oliciers.  —  Le  Gamin  et  le- Voyou  de  Paris.— 
Théâtre-Historique.  —  Les  trois    '.  ersans.  —  Tliéùtre-Lyrique. 

—  Scribe  et  Napoléon  IlL  —  Folies-DrauiatiqTrn?r^^-Ltr€lirque 
Olympique.  —  Billion  et  Mouriez.  —  La  Gaîté.  —  Clarisse 
Mirox_et  Billoir.  —  L'Avaut-Scène  n»  o.    —   Les   Funambules. 

—  Timotliée  Trimm  et  Caussidière.  —  Délassements- Conn'- 
ques.  —  Corneille  et  André  Cbénier.  —  Monsieur  compte  sou 
liu^.  —  Mélauie  Montretout.  —  Rigolboche  et  Marie  Dupin.  — 
Les  Variétés  de  Bois.  —  Arlequin  pendu.  — Le  Petit-Lazzari.  — 
Bambochinet. 


Le  boulevard  fin  Temple  fut  ouvert  le  7  juin 
18S6  sur  l'emplacement  des  terrains  de  l'iiôtel 
Foulon. 

C'était  une  kermesse  perpétuelle,  une  foire  es- 

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PARIS    OUBLIE 


sentiellement  parisienne,  une  ville  dans  la  ville, 
qui  •lî'avait  pas  sa  pareille  au  monde,  elle  était 
célèljre  dans  l'univers  entier. 

Désaugiers    chantait    ainsi    le    boulevard     du 


Temple  : 

La  seul'  proiii'nadc  qu'ait  du  prh-, 

La  seule  dont  je  suis  épris, 

La  tcule  où  j'nren  donne,  où  ce  que  j'ris, 

C'est  le  boulevard  du  Temple  à  Paris. 

Les  théâtres  s'étaient  groupés  sur  ce  boulevard; 
quand  il  n'y  avait  pas  de  place  dans  Fun,  l'ouvrier 
qui  était  sorti  avec  l'intention  formelle  d'aller 
quand  même  au  spectacle,  entrait  dans  un  autre,- 
les  théâtres  déshérités  profitaient  ainsi  du  trop-plein 
des  théâtres  en  vogue. 

En  sortant  du  faubourg  du  Temple,  à  gauche, 
on  rencontrait  immédiatement  sur  le  boulevard, 
le  Café  des  Mousquetaires  ^  le  Théâtre-Historique 
plus  tard  Théàtre-Lijrique ,  les  Folies-Dramatiques, 
le  Cirque-Olympique  qui,  sous  le  second  empire, 
s'appela  le  Théâtre-Impérial^  la  Gaîté,  les  Funam- 
bules, les  Délassements-Comiques^  et  enfin  le  Petit- 
Lazzari;  entre  chaque  théâtre,  cela  va  sans  dire, 
il  y  avait  un  café,  mais  trois  seulement  furent 
célèbres  à  différents  titres  :  le  Café  des  Mousque- 
taires, le  Café  de  l'Epi-Scié  et  le  Café  Achille. 

Je  ne  parle  pas  du  Café  Turc,  il  était  sur  la  rive 
droite  du  boulevard  et  existe  toujours. 

Le  Café  des  Mousquetaires  était  le  Helder  du 


PARIS    OUBLIE 


populo ,  sa  clientèle  se  composait  d'artistes  qui 
venaient  après  le  théâtre  y  souper  à  bon  marché  ; 
d'ouvriers,  d'étudiants,  curieux  de  voir  de  près  les 
«  reines  de  la  rampe  »,  et  surtout  de  provinciaux 
qui  espéraient  en  faire  connaissance  ! 

Quelle  joie  pour  eux,  rentrés  dans  leur  province, 
au  cercle,  de  pouvoir  dire  à  leurs  partenaires,  en 
annonçant  soixante  de  dames:  —  ah!  vous  savez, 
à  propos  de  dames,  j'ai  été  à  Paris. 

—  Oui,  nous  savons  ça,  répondait  le  notaire, 
vous  avez  fait  vos  farces  ? 

—  Mon  Dieu  oui,  j'ai  soupe  aux  Mousquetaires, 
avec  M"*  Fargueil,  j'ai  serré  la  main  à  Madeleine 
Brohan,  disait  le  bon  bourgeois  en  se  rengorgeant: 

—  Polisson,  ajoutait  le  capitaine  de  gendarme- 
rie, ça  ne  m'étonne  plus,  que  votre  femme  ne  passe 
pas  sous  la  porte  de  la  ville. 

Les  potins  scandaleux  allaient  leur  train  et  les 
bonnes  bourgeoises,  mises  au  courant  par  un  coni 
complaisant,  disaient  d'un  ton  dédaigneux  :  —  ces 
grandes  actrices,  toutes  p 

Voilà  comment  les  réputations  s'établissent,  le 
bourgeois  en  rupture  de  comptoir  avait  simple- 
ment offert  à  souper  à  une  figurante  des  Délass- 
Com,  que  Mangin  lui  avait  présentée  sous  le  nom 
de  Fargueil  ou  de  Brohan. 

Ces  mystifications  se  répétaient  quotidienne- 
ment. 

Le  clan  des  raseurs  était  nombreux,  ils  venaient 


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!■  ARIS    OUBLI  E 


régulièrement  tenter,  entre  la  poire  et  le  fromage, 
d'intéresser  à  leurs  pièces  l'acteur  en  vogue,  on 
avait  beau  les  dépister,  les  décourager,  rien  n'y 
taisait;  ils  trouvaient  toujours  le  moyen  de  lire  un 
acte  ou  de  vous  raconter  un  scéuario. 

Parmi  les  raseurs ,  il  y  en  avait  un  remarquable 
par  sa  ténacité;  je  ne  le  nommerai  pas,  car  il  est 
aujourd'hui  un  de  nos  plus  grands  tailleurs  de 
Paris.  A  cette  époque,  simple  ouvrier,  il  avait  la  to- 
quade d'être  auteur  dramatique,  il  travaillait  chez 
Ulmann,  le  tailleur  à  la  mode;  ce  dernier  habillait 
Laferrière;  on  sait  que  le  grand  artiste  était  un 
élégant  à  tous  crins,  et  que  chaque  saison,  il  inau- 
gurait la  mode. 

L'auteur-tailleur  était  chargé  d'essayer  les  vête- 
ments de  Laferrière  ;  chaque  fois  qu'il  accomplis- 
sait cette  besogne,  l'artiste  devait  subir  la  lecture 
d'un  acte  ;  c'est  très  beau,  disait-il,  mais  ce  n'est  pas 
assez  scénique;  c'est  bien,  Monsieur,  répondait  le 
tailleur,  je  reviendrai  demain,  et  il  revenait  en 
effet,  avec  cinq  actes  nouveaux.  Chaque  fois  qu'il 
livrait  un  vêtement  à  Laferrière,  celui-ci  trouvait 
un  drame  dans  une  poche  de  son  habit. 

Il  écrivit  plus  de  deux  cents  pièces  en  cinq  actes; 
aucune  ne  vit  la  rampe,  cela  va  sans  dire. 

Mangin  était  un  habitué  fidèle  du  Café  des  Mous- 
quetaires, on  l'avait,  je  ne  sais  pourquoi,  surnommé 
Col  de  zinc,  il  arrivait  généralement  vers  minuit, 
escorté  d'une  bande  dévoyons,  qui  criaient  à  lue- 


TAHIS    OUB  LIE 


tête:  Vive  Mangin  !  Toujours,  élégamment  habillé, 
il  promen.'iit  dans  la  salle  sa  morgue  insolente, 
jamais  on  n'aurait  soupçonné  l'illustre  saltimban- 
que, qui  savait  si  bien  dire  à  Vert-de-firis  :  Tourne 
la  commode  ! 

Laferrière,  le  pauvre  cher  et  grand  artiste, 
l'inoubliable  jeune  premier,  était  aussi  un  habitué, 
il  mangeait  silencieusement ,  en  compagnie  de 
Victor,  sans  se  soucier  des  regards  envieux  de 
ceux  (jui  jalousaient  son  éternelle  jeunesse  et  des 
œillades  des  femmes  qui  quêtaient  un  sourire. 

Le  Gafk  de  t/Epi-Scu-:  était  daus  un  sous- sol, 
la  police  y  faisait  régulièrement  des  rafles  fruc- 
tueuses; c'était  le  rendez-vous  de  la  lie  du  boule- 
vard. On  peut  se  faire  nue  idée  de  ce  que  pouvait 
être  ce  public,  quand  on  saura  que  les  habitués  du 
boulevard  étaient  eux-mêmes  la  lie  de  Paris. 

On  y  jouait  le  passe-dix  et  \ù  petit-paquet.  C'était 
le  rendez-vous  des  chevaliers  du  surin,  des  carou^ 
bleuj::s^  des  marchands  de  contre-marques,  des  /^ 
lutteurs  de  f(jire  ;  là  se  combinaient  les  vols,  les 
assassinats;  ah!  c'était  un  joli  public,  dans  lequel 
souvent  la  police  jetait  ses  blets,  la  pêche  y  était 
toujours  miraculeuse. 

Parmi  les  habitués,  on  voyait  fréquemment  une 
énorme  femme,  chaussée  de  socques,  vêtue  d'une 
robe  de  soie  à  ramages,  jadis  couleur  bleu  ciel, 
coiffée  d'un  cabriolet  fané,  les  oreilles  garnies  de 
pendants  en  toc^  la  taille  serrée  par  une  ceinture 

-T. 


l'A  RI  s    OUBLIE 


à  plaque  d'acier,  sur  laquelle  retombait  une  gorge 
volumineuse,  qu'aucun  corset  au  monde  n'eut  été 
capable  de  discipliner. 

Sa  figure  était  couverte  d'une  épaisse  couche  de 
poudre  de  riz  qui  ne  parvenait  pas  à  dissimuler  les 
boutons  couperosés  qui  remaillaient,  on  la  nom- 
mait :  la  Capitaine  de  recrutement. 

Son  cabas  en  tapisserie  (les  mauvaises  langues 
disaient  qu'elle  couchait  avec)  était  un  véritable 
capharnaiim,  il  recelait  tout  un  monde,  la  Capitaine 
avait  plusieurs  cordes  à  son  arc  ;  aux  dames  du 
monde,  elle  tirait  les  cartes;  elle  faisait  escompter 
des  billets  aux  fils  de  famille,  le  quart  en  arg-ent, 
la  moitié  en  intérêts  et  commissions,  et  l'autre  quart 
en  marchandises  qu'elle  rachetait  à  quatre-vingts 
pour  cent  de  perte. 

Elle  vendait  à  tempérament  aux  cocottes,  prêtait 
sur  gages,  avançait  les  appointements  aux  artistes, 
fournissait  des  petites  filles  aux  amateurs  de  fruits 
verts  ;  elle  avait  un  stock  de  Chouard  pour  les 
Germiny,  de  gouvernantes  discrètes  pourles  curés 
de  province,  une  collection  d'amies  de  pension 
pour  dames  seules;  bref,  c'était  une  femme  uni- 
verselle. 

Elle  fut  la  créatrice  du  truc  du  bureau  de  place- 
ment pour  bonnes  à  tout  faire  ;  aujourd'hui  qu'elle 
a  fait  école,  on  trouve  cela  très  simple;  ce  fut  pour- 
tant un  trait  de  génie. 

Elle  avait  des  affidés  aux  principales  gares  de 


l'ARIS    OUBLIE 


chemins  de  fer,  chargés  de  suivre  les  jeunes  filles 
de  province  qui  arrivaient  à  Paris;  elle  notait  soi- 
gneusement leurs  adresses,  puis  leur  envoyait  sa 
carte;  presqu'aussitôt  elle  recevait  leur  visite. 

Après  la  question  d'usage,  âge,  pays,  dame  !  il 
fallait  se  métier  des  mineures,  elle  déclarait  qu'elle 
avait  une  place  superhe,  à  Amiens  par  exemple. 
«  Oui,  je  veux  bien,  répondait  la  pauvre  fille,  mais 
je  n'ai  plus  d'argent. —  Oh!  qu'à  cela  ne  tienne,  di- 
sait la  Capitaine,  je  vais  vous  avancer  le  voyage.  » 
La  malheureuse,  enchantée  d'une  pareille  aubaine, 
demandait  à  partir  le  plus  vite  possible;  elle  arri- 
vait à  destination...  Le  lendemain,  les  habitués  du 
café  de  la  Comédie  se  chuchotaient  à  l'oreille  : 

—  As-tu  vu  la  nouvelle,  chez  la  mère  Stephen? 

—  Non! 

—  Elle  vient  de  Paris,  mon  cher;  on  l'a  bap- 
tisée :  Fleur  de  na'iceté. 

—  Nous  irons  ce  soir. 

La  Capitaine  est  morte  dame  de  charité. 

Un  autre  type.  Le  j^oète  était  très  à  la  mode 
parmi  les  bourgeois  du  faubourg,  c'était  une  sorte 
de  modiste  littéraire  à  qui  l'on  pouvait  demander 
du  jour  au  lendemain  des  voiles  de  fiancées  et  des 
chapeaux  de  deuil  en  vers.  Il  était  assassiné  de 
commandes,  il  en  tenait  un  registre  au  jour  le  jour; 
en  voici  quelques-unes  :  «  Epitaphe  pour  un  homme 
et  deux  enfants,  avec  prière  de  mettre  seulement 
deux  cent  cinquante  h-ttres,  parce  que  la  pierre  tu- 


l'A  RIS   OUBLIE 


miilaire  n'en  peut  contenir  davantage.  —  Le  pro- 
priétaire d'un  serin  mort  de  faim  désirerait  quel- 
ques vers  élégiaques,  genre  Millevoye.  —  Mettre 
la  ponctuation  et  l'orthographe  à  un  manuscrit  de 
trois  cents  pages;  l'auteur  n'aime  à  mettre  ni  l'une 
ni  l'autre,  parce  que  lors([u"il  se  livre  à  celte  occu- 
pation il  éprouve  une  douleur  aiguë  dans  le  dos  !  1 

—  Faites-moi  des  vers  sentis  sur  mon  jeune  en- 
fant. Vous  trouverez  peut-être  quelques  idées  tou- 
chantes dans  le  fait  qu'il  s'est  noyé  dans  un  ton- 
neau rempli  de  nourriture  destinée  à  mes  cochons. 

—  Ecrivez-moi  une  poésie  pour  mettre  dans  l'al- 
hum  d'une  dame  dont  je  n'ai  jamais  entendu  par- 
ler. Faites-la  aussi  vite  que  possible,  car  demain  je 
me  rends  chez  elle  avec  une  nouvelle  paire  de  bottes. 
Mettez  beaucoup  de  passion,  de  feu;  ne  reculez  pas 
devant  le  cher  onge,  ou  l'ange  de  mes  rêves! !  » 

Il  est  mort  riche,  décoré  et  sénateur. 

A  côté  du  Café  de  l'Epi-Scié  se  trouvait  le  ca- 
veau Mac-Moc,  tenu  par  Léon.  Le  grand  succès  de 
cet  établissement  souterrain  fut  une  chèvre  qui 
passait  sur  une  planche  peinte,  à  côté  de  laquelle 
une  corde  était  tendue;  l'illusion  était  complète, 
les  spectateurs  étaient  persuadés  que  la  chèvre 
marchait  sur  la  corde  raide.  Mac-Moc  faisait  la  pa- 
rade à  une  fenêtre  du  premier  étage  et  vantait  le 
mérite  de  M^''  Bidgilah,  nom  de  la  chèvre  acro- 
bate. Après  la  démolition  du  boulevard,  Mac-Moc 
devint  un  fonctionnaire:  il  était   surveillant  des 


I 


l'AlîlS    OinLIK 


Lanciers  du  préfet,  chargés  de  balayer  le  faubourg 
du  Temple. 

Le  Café  de  YKpi-Scié  avait  été  construit  sur 
l'emplacement  occupé  jadis  par  la  baraque  où  s'il- 
lustrèrent Bobèche  et  Galiaiafré;  ce  dernier  est 
mort  en  1869,  rentier  à  Montmartre. 

Le  Cafi>  AcFiiLLE  avait  été  baptisé  par  les  grecs, 
Café  (le  la  Basse-Grèce  ou  :  Café  de  l'Allumage; 
c'était  là  en  eiïet  que  se  réunissaient  les  grecs  qui 
opéraient  dans  les  tripots  tenus  par  les  marchands 
de  vins  ou  dans  les  cafés  borgnes,  pour  se  vendre 
ou  s'acheter  des  dupes,  car  la  dupe  était  une  mar- 
chandise autrefois,  comme  aujourd'hui  sans  doute. 

Lorsque  l'un  d'eux  avait  rencontré  un  malheu- 
reux provincial  qui  flânait  devant  les  théâtres  du 
boulevard,  il  l'amenait  au  Café  de  V Allumage  sous 
un  prétexte  quelconque. 

Là,  le  pigeon  était  jaugé  sur  la  mine  par  une 
douzaine  de  grecs,  qui  en  achetaient  aux  enchères, 
dans  un  langage  convenu,  la  propriété  au  dénicJieur. 

Le  prix  fait  et  payé,  \e pigeon  était  présenté  à 
sa  proie  et  on  lui  donnait  rendez-vous  pour  le  soir 
dans  tel  ou  tel  tripot,  sous  prétexte  de  le  présenter 
dans  le  monde.' 

On  voyait  quelquefois  des  pigeons  payés  10  louis  ; 
on  les  désignait  sous  le  nom  de  chapons,  quoi- 
qu'ils ne  vinssent  pas  du  Mans. 

Après  eux  venaient  les  canards,  puis  les  poides; 
une  poule  se  payait  rarement  [>lus  d'un  louis. 


10.  TARIS    OUBLIÉ 


Jamais  les  filous  ne  se  trompaient  entre  eux; 
ils  exécutaient  loyalement  leurs  conventions  ;  c'est 
le  cas  d'appliquer  le  proverbe  :  Les  loups  ne  se 
mangent  pas  centre  eux  ! 

Plusieurs  assassins  célèbres  furent  arrêtés  dans 
ce  café. 

Dans  la  maison,  il  y  avait  un  hôtel  borgne  qui 
logeait  le  public  du  café  ;  on  y  arrêta  un  soir  un 
assassin  dans  des  circonstances  curieuses. 

Un  homme  abattu,  trempé  de  sueur  et  de  pluie, 
frappait  à  la  porte  de  l'hôtel  ;  on  n'ouvrait  pas,  il 
frappa  plus  fort.  Enfin,  une  atroce  vieille  présente 
son  nez  crochu  au  guichet  qui  trouait  la  porte  : 

—  Qui  es-tu? 

—  Bec-à-Mèche. 

—  Il  n'y  a  pas  de  place  pour  toi,  ce  soir. 

—  J'ai  de  l'or. 
~  C'est  différent. 

La  vieille  lui  ouvrit,  il  monta  l'escalier,  tortueux 
et  humide,  arriva  sur  un  palier  qui  précédait  un 
couloir  en  boyau  ;  on  le  poussa  dans  une  chambre, 
véritable  taudis  où  une  femme  était  déjà  couchée 
dans  un  coin.  Au  bruit,  elle  s'éveilla  à  moitié,  se 
retourna  sur  sa  paillasse  et  allait  se  rendormir; 
l'homme  la  regarda  à  peine,  il  poussa  le  verrou  de 
la  porte,  puis  vida  son  or  sur  la  cheminée.  Au 
son  de  l'or  sur  la  pierre,  la  femme  dressa  l'oreille 
et  à  travers  les  trous  de  sa  couverture,  elle  vit 
l'homme  qui  nettoyait  dans  l'àlre,  un  couteau  teint 


f 


TARIS   OUBLIÉ  11 


de  sang.  Une  heure  après,  Thomme  lui  avait  otFert 
son  or,  elle  l'avait  refusé  ;  chose  étrange,  cette 
créature  tombée  avait  un  caprice,  elle  préférait  le 
couteau  au  tas  d'or;  l'homme  lui  donna  le  couteau, 
puis  s'endormit. 

Toute  la  nuit,  la  femme,  le  couteau  ouvert  à  la 
main,  assise  à  côté  du  grabat  oii  l'homme  dormait, 
veilla;  le  matin  arriva,  éclairant  le  galetas  d'un 
jour  gris;  l'homme  se  leva,  sans  faire  attention  à 
la  femme,  puis,  silencieux,  s'en  alla.  A  peine  était-il 
dans  l'escalier  que  la  femme  verrouilla  la  porte, 
y  poussa  le  lit  et  ouvrit  la  fenêtre.  —  «  A  l'as- 
sassin !  à  l'assassin  !  cria-t-elle. —  Les  agents,  qui 
avaient  perdu,  la  veille,  trace  de  l'homme  —  l'as- 
sassin —  accoururent  et  se  précipitèrent  sur  la 
porte  de  l'allée  ;  l'homme  rebroussa  chemin  et  re- 
monta l'escalier  ;  trouvant  la  porte  de  la  chambre 
d'où  il  sortait  fermée,  il  l'enfonça  d'un  vigoureux 
coup  de  pied,  mais  la  femme  était  debout  devant 
la  porte,  le  couteau  à  la  main. 

—  Si  tu  avances,  dit-elle,  je  te  cloue  ! 

Les  agents  arrivèrent  et  arrêtèrent  l'homme. 

—  Faites  donc  des  cadeaux  aux  femmes  !  fit-il 
en  regardant  son  couteau  ;  pour  la  première  fois 
que  cela  m'arrive,  je  n'ai  pas  de  chance  !  ! 

Au  début  de  lEmpire,  les  conspirations  étaient 
à  la  mode,  chacun  voulait  son  petit  complot,  la 
police  fut  avertie  que  des  républicains  se  réunis- 
saient au  Café  Achille,  il  y  avait,  parait-il,  une 


12  PARIS    OUBLIÉ 


conspiration  révolutionnaire  dont  il  s'agissait  de 
saisir  la  trame .  Selon  la  tradition,  on  dépêcha  une 
douzaine  d'agents  secrets  ayant  pour  instruction 
de  s'affilier  à  la  conspiration.  Pour  plus  de  sûreté, 
ces  liomines  ne  se  connaissaient  pas  entre  eux. 

Les  agents  commencèrent  donc  leur  travail  ; 
attablés  dans  un  cabinet  attenant  à  la  salle  com- 
mune, ils  échangeaient  des  signes  mystérieux, 
chantaient  à  voix  basse  des  refrains  séditieux,  et 
poussaient  des  soupirs  à  l'adresse  de  la  déesse 
Marianne.  Il  se  trouva  que  les  vrais  conjurés 
avaient  été  prévenus,  et  que  les  gens  de  la  police 
seuls  conspiraient  entre  eux.  Cependant,  un  jour 
que  l'on  avait  mis  sur  la  table  un  buste  de  Napo- 
léon III,  en  chantant  la  chanson  : 

11  est  (li'jà  pas  mal  en  plâtre  (emplâtre), 
Eu  terre  il  serait  encore  mieux..., 

le  limonadier,  craignant  d'être  compromis,  prit 
l'alarme  et  alla  faire  sa  déclaration  chez  le  commis- 
.saire  de  police  du  quartier.  Celui-ci,  vu  letlagrant 
délit,  fit  cerner  la  maison  par  la  troupe,  et  les 
agents,  emballés  dans  des  fiacres,  furent  conduits 
à  la  préfecture.  Chemin  faisant,  ils  jurèrent  tous 
de  ne  rien  révéler.  —  Il  fut  aussi  décidé  que  si 
jamais  on  découvrait  celui  qui  avait  trahi  la  cons- 
piration, il  serait  mis  à  mort.  Une  fois  devant  l'au- 
torité, tout  s'expliqua.  Le  chef  de  la  police  reconnut 
tous  ses  hommes  et  il  paraît  qu'on  rit  beaucoup.  Il 


l'A  m  s  ou  ELI  i:  13 


y  avait  de  quoi.  Pas  de  commentaires,  n'est-ce 
}tas? 

Jamais  les  théâtres,  et  particnlièrement  ceux  du 
boulevard  du  Temple,  ne  furent  tant  suivis  que 
pendant  l'hiver  de  1714,  année  de  la  grande 
disette.  Les  spectateurs  mangeaient  des  noix  et 
des  noisettes  et  disaient  en  sortant  :  Nous  avons 
épargné  le  bois  et  la  chandelle;  il  nous  en  aurait 
autant  coûté  pour  nous  chauffer  et  pour  nous 
éclairer.  Il  ne  fallait  pas  toutefois  qu'ils  prissent 
une  voiture  pour  rentrer  chez  eux,  car  la  course 
en  fiacre,  de  dix  minutes,  coûtait  600  livres,  soit, 
l'heure,  6.000  livres...  sans  le  pourboire!  Il  est 
vrai  que  c'était  en  assignats  ! 

Il  y  avait  de  tout  sur  le  boulevard  :  des  mar- 
chands de  marrons,  de  coco,  de  sucres  d'orge,  de 
chaussons  aux  pommes  et  aux  pruneaux,  de 
pommes  de  terre  frites  ;  la  limonade  polonaise  à 
deux  liards  le  verre  faisait  fureur;  la  bière  à  quatre 
sous  la  bouteille  était  le  régal  des  hui^pes. 

Dans  le  jour,  les  petits  bourgeois  faisaient  du 
boulevard  leur  promenade  favorite  ;  mais  une  fois 
quatre  heures,  ils  devaient  céder  la  place  au  public, 
qui  arrivait  de  toutes  parts  pour  faire  queue  à  la 
porte  des  théâtres  pour  avoir  la  meilleure  place. 

Ah!  c'était  un  curieux  spectacle  quand  l'acteur 
aimé,  Paulin  Ménier,  Alexandre,  Dumaine,  Chris- 
tian ou  Taillade  se  promenait  devant  les  queues  en 
attendant  l'heure  d'entrer  en  scène,  les  voyous  qui 


14  PARIS    OUBLIÉ 


jouaient  au  bouchon  ou  à  Yanglaise  s'écartaient 
respectueusement  et  le  saluaient  d'un  :  bonjour, 
M'sieu,  grand  comme  le  bras.  L'acteur,  en  homme 
bien  élevé ,  soulevait  légèrement  son  chapeau  ; 
alors  des  discussions  violentes  s'élevaient  : 

—  J'te  dis  q'c'est  moi  qu'il  a  salué  ! 

—  Des  navets  !  c'est  pas  toi. 

—  J'te  dis  que  si  ! 

Tout  à  coup  un  gamin  criait  :  Pet  !  pet!  v'ià  la 
rousse!  Alors  la  bande  s'envolait  comme  une  nuée 
de  moineaux  pour  aller  plus  loin  continuer  la 
partie. 

Le  gamin  de  Paris,  qu'il  ne  faut  pas  confondre 
avec  le  voj^ou,  étaient  tous  deux  habitués  du  bou- 
levard. 

Le  gamin  reste  gamin  jusqu'à  l'âge  de  douze 
ans,  passé  cet  âge  il  devient  voyou.  Voyez  passer 
sur  le  boulevard  deux  enfants  de  dix  à  seize  ans  : 
le  premier  est  encore  petit  pour  son  âge,  mais  il 
est  déjà  fort,  leste,  hardi;  son  visage  respire  la 
franchise,  les  yeux  sont  ouverts,  il  regarde  en  face, 
avec  une  nuance  de  crânerie,  les  hommes  et  les 
choses;  sa  tenue  est  convenable,  bien  qu'elle 
sente  l'atelier  ;  son  linge  blanc  annonce  les  soins 
protecteurs  d'une  femme. 

Accompagnez  d'un  sourire  ce  bambin  qui  trot- 
tine en  chantonnant  un  air  nouveau,  car  cet  enfant, 
c'est  un  gamin  de  Paris. 

Regardez  maintenant  le  second  :  il  frôle  les  bou- 


PARIS    OUBLIÉ  15 


tiques  comme  s'il  cherchait  un  carreau  cassé  poul- 
ies dévaliser;  examinez  ce  teint  impossihle  à  dé- 
crire et  détournez-vous  avec  dégoût  :  cet  enfant 
perdu  avant  l'âge,  c'est  le  voyou  de  Paris. 

Le  gamin  de  Paris  fait  des  mots. 

Le  voyou  de  Paris  fait  la  bourse,  la  montre  et  le 
mouchoir;  le  gamin  de  Paris  est  accessible  à  tous 
les  bons  sentiments,  il  est  capable  d'accomplir  les 
plus  belles  actions. 

Le  voyou  de  Paris  possède  tous  les  vices  et  il 
est  toujours  prêt  à  commettre  les  plus  grandes 
lâchetés. 

Le  23  février  1848,  un  gamin  de  Paris  voyant 
un  garde  municipal  qu'on  allait  fusiller,  se  jeta 
dans  ses  bras  et  lui  sauva  la  vie  en  s'écriant  : 
«  C'est  mon  père  !  »  Le  même  soir,  un  voyou  de 
Paris  rencontrant,  près  du  Palais-Royal,  un  soldat 
blessé  qui  cherchait  une  retraite,  lui  brûla  la  cer- 
velle avec  un  pistolet  volé  chez  Lefaucheux. 

Revenons  au  boulevard. 

Enfin  l'heure  de  l'ouverture  des  bureaux  son- 
nait; un  immense  brouhaha  s'élevait;  les  derniers 
arrivés  voulaient  passer  les  premiers  ;  aussitôt  re- 
tentissaient des  cris  formidables  :  A  la  queue  !  à 
la  queue  !  Puis  c'étaient  les  cris  des  marchands  qui 
voulaient  se  hâter  d'écouler  leurs  marchandises  : 

—  Limonade  à  la  glace,  fraîche  et  bonne  !  qui  veut 
boire!  —  Demandez  le  passe-temps  de  l'entr'acte! 

—  Fleurissez-vous,  Mesdames,  un  sou  la  botte  ! 


16  PAUI>    OUI!  LIÉ 


—  Ma  Lelle  valence,  mon  heau  portugal  !  —  Sucre 
d'orge  à  la  guimauve  et  au  réglisse  !  —  Voulez- 
vous  une  place  moins  chère  qu'au  bureau?. — 
Demandez  le  portrait  de  Paulin  Ménier  dans  le 
rôle  de  Choppard!  —  Hilarante  chansons  nouvelles 
pour  un  sou  ! 

C'était  un  vacarme  assourdissant.  En  ([uelques 
minutes,  hors  les  marchands,  le  boulevard  était 
vide,  la  foule  s'était  engouffrée  dans  les  théâtres; 
on  n'entendait  plus  que  le  pas  cadencé  du  muni- 
cipal qui  se  promenait  mélancoliquement  et  aurait 
bien  voulu  s'en  aller  aussi. 

Une  fois  dans  la  salle,  avant  le  lever  du  rideau, 
les  spectateurs  se  mettaient  à  leur  aise.  On  ne 
connaissait  guère  Céliq-uette,  surtout  aux  galeries 
supérieures,  chacun  ôtait  sa  blouse,  d'aucuns  leurs 
souliers:  puis  si  la  toile  tardait  à  se  lever, c'étaient 
des  cris,  des  chants  à  croire  qu'on  se  trouvait 
dans  un  asile  d'aliénés  ou  au  Jardin-des-Plantes. 

—  La  toile  ou  mes  quat'  sous  !  —  La  toile  ou 
j'en  fais  des  faux-cols  !  —  L'embrassera  !  l'embras- 
sera pas!  —  Fermez  donc  vos  boîtes,  tas  de  man- 
nequins !  —  C'est  pas  toi  qui  la  feras  fermer,  hé  ! 
mu  lie  ! 

Puis  tout  à  coup  on  entonnait  le  f*antique  de 
Cliœur  fidèle  on  à' Esprit  saint ^  descendez  en  nous; 
d'aucuns  lançaient  des  flèches  de  papier  qui  allaient 
s'entlammeraux  lustres  ou  aux  girandoles,  d'autres 
crachaient  sur  les  crânes  chauves  de  l'orchestre  ou 


rARisouBLiii;  17 


jetaient  des  pelures  d'oranges.  Entin,  les  trois 
coups  traditionnels  étaient  frappés  par  le  régis- 
seur, la  toile  se  levait  lentement,  pendant  que 
l'orchestre  jouait  l'ouverture  avec  force  trémolos. 
Alors  un  silence  solennel  s'établissait,  le  public 
était  tout  à  la  pièce.  Malheur  à  celui  qui  aurait 
interrompu. 

Dans  les  entr'actes,  les  tiLis,  toujours  affamés, 
avaient  le  choix  entre  Madame  Véfour  ou  la  Mère 
Gras-Double  ;  toutes  deux  se  tenaient  dans  le  pas- 
sage des  Folies-Dramatiques.  Leur  spécialité  con- 
sistait à  vendre  pour  {\ii\\y;.  sous  un  morceau  de 
pain  dans  lc({ucl  elles  mcltaienL  un  morceau  de 
gras-double  rôti  dans  la  poêle  ;  les  plus  riches  al- 
laient jusqu'à  trois  sous,  alors,  pour  ce  prix,  ils 
avaient  une  saucisse  plate.  Dans  le  langage  du 
Boulevard,  cela  s'appelait  un  cnlvircment  de  pre- 
mière classe. 

Derrière  les  théâtres  du  Boulevard  se  trouvait  la 
rue  des  Fossés-(hi-Temple,  qui  commençait  place 
d'Angoulème  pour  aboutir  faubourg  du  Temple. 
Vers  minuit,  cette  rue  présentait  un  curieux  spec- 
tacle :  une  foule  d'hommes,  jeunes,  vieux,  gris, 
bruns,  blonds,  battaient  la  semelle  en  arpentant  les 
trottoirs;  ils  attendaient  ces  «  dames  »  à  la  sortie 
des  artistes.  Tandis  que  les  amoureux  transis  se 
morfondaient,  elles  sortaient  tranquillement  par  le 
boulevard.  La  mère  Henri,  qui  tenait  un  petit  dé- 
bit de  yiiîs  à  l'angle  des  rue3  de  la  Tour  et  des 


18  TARIS    OUBLIÉ 


Fossés- du-Temple,  avait  la  clientèle  artistique  des 
théâtres  d'en  face.  On  y  rencontrait  Lebel,  Wil- 
liams, Hache  et  beaucoup  d'autres,  devenus  célè- 
bres à  différents  titres,  qui  buvaient  fraternellement 
le  demi-setier  de  l'amitié  sur  le  modeste  comptoir 
d'étain;  comme,  le  vin  était  servi  dans  des  verres 
bombés,  les  artistes  criaient  en  entrant  :  Une 
bombe!  s.  v.  p. 

Lebel,  qu'on  avait  surnommé  la  Jmnbe-de-laine, 
se  distinguait  dans  la  consommation  des  bombes; 
il  faisait  assaut  avec  Hache  ;  ce  dernier  était  mar- 
chand au  Temple.  Dans  les  pièces  patriotiques,  le 
soir,  il  remplissait  au  Cirque  les  rôles  de  tambour- 
major.  Son  rêve  était  d'avoir  un  rôle.  A  force  d'in- 
trigues, d'obsessions,  il  obtint  de  dire  un  mot  dans 
une  pièce  de  Laloue  ;  il  devait  dire  h  Najtoléon  : 
((  Quel  échec,  mon  Empereur  !  »  La  langue  lui  four- 
cha, il  avait  oublié  !  Alors,  à  tout  hasard,  il  s'é- 
cria :  «  Ah!  quelle  ^/rc/^t^.' mon  Empereur.  »  L'ex- 
pression est  restée;  et,  dans  le  langage  populaire, 
lorsqu'on  veut  indiquer  une  grande  pauvrelé,  elle 
est  employée. 

Place  d'Angoulème,  à  la  naissance  de  la  rue  des 
Fossés-du-Temple,  dans  l'ancien  hôtel  du  général 
Saint-Hilaire,  M°''  iMorin,  vers  1825,  fonda  un  res- 
taurant qui  portait  pour  enseigne  :  Au  Capucin  du 
Marais.  Il  ne  tarda  pas  à  devenir  célèbre,  pas  pour 
sa  cuisine,  mais  pour  les  fêtes  qu'y  donnait  le 
grand  Chicard. 


PARIS    OUBLIÉ  19 


Toutes  les  petites  actrices  des  théâtres  des  bou- 
levards, qui  logeaient  aux  environs,  en  étaient  les 
danseuses  assidues. 

L'escalier,  qui  donnait  accès  aux  salons  du  pre- 
mier, était  le  plus  spleiidide  do  Paris,  dix  soldats 
pouvaient  y  monter  de  front  sans  se  gêner  ;  au- 
jourd'hui, cet  hôtel  sert  de  magasin  à  un  marchand 
de  fer. 

Théâtre-Historique 

Les  fondateurs  de  cette  salle  qui  ne  datait  que 
du  mois  de  février  1847,  furent  MM.  Ardoin, 
Bourgoin,  Hostein  et  Alexandre  Dumas  père.  Tous 
quatre  formèrent  une  Société  au  capital  de  quinze 
cent  mille  francs. 

La  salle  fut  construite  en  dix  mois  sur  les  plans 
de  l'architecte  De  Dreux. 

La  pièce  d'ouverture  fut  la  Reine  Margot.  On  y 
joua  successivement  les  œuvres  de  Dumas;  le  Che- 
valier de  Maison-Rouge  obtint  un  immense  succès. 

Tout  Paris  a  connu  un  vieillard  à  longue  barl)e 
blanche  qu'on  rencontrait  partout,  toujours  vôtu 
d'une  longue  robe,  la  taille  entourée  d'une  ceinture 
de  cachemire  bleu  et  coiffé  d'un  bonnet  d'astrakan. 
On  ignorait  son  nom;  mais,  en  raison  de  son 
costume,  on  l'appelait  le  Persan. 

Mélomane  enragé,  il  avait  une  stalle  à  l'année  à 
l'Opéra,  aux  Italiens  et  à  l'Opéra-Comique,  ce  qui 


20  PARIS    OUBLIÉ 


ne  l'empêchait  pas  de  fréquenter  les  autres  théâtres. 

Jamais  lo  Persan  n'adressait  la  parole  à  qui  que 
ce  fût.  Quand  il  s'agissait  de  payer  son  abonne- 
ment à  rOpéra-Comique,  il  arrivait  à  l'ouverture 
de  la  saison,  el  au  contrôle  déposait  sur  le  laireau 
un  billet  de  500  fr.  Son  abonnement  expiré,  le 
contrôleur  le  prévenait;  sans  souffler  mot,  il  se 
rendait  à  sa  stalle  et,  la  première  fois  qu'il  venait, 
il  donnait  à  nouveau  500  fr. 

Ce  Persan  éniginalique  donna  lieu  à  une  scène 
des  plus  comiques. 

Un  soir  de  Carnaval ,  Alexandre  Dumas  avait 
invité  du  monde  à  diner;  ensuite,  lui  et  ses  amis 
devaient  aller  finir  la  soirée  au  Théâtre-Historique. 
Gavarni  eut  la  singulière  idée  de  s'habiller  comme 
le  Persan;  il  s'était  fait  une  tête,  comme  l'on  dit, 
admirablement  grimé,  il  eût  trompé  les  plus  clair- 
voyants. Comme  le  Persan,  ne  parlait  jamais; 
quand  il  avait  un  mot  à  dire  au  contrôleur  du 
théâtre,  il  le  lui  glissait  dans  l'oreille  :  l'illusion 
était  complète. 

Gavarni  était  sur  le  devant  de  la  loge.  Mais  voilà 
(|ue  quel(]ues  minutes  plus  tard,  le  Persan  entra 
et  se  plaça  à  côté  de  lui.  Vous  croyez  que  ce  fut 
Gavarni  le  plus  embarrassé?  Erreur,  ce  fut  l'autre. 
Ils  se  saluèrent  gravement;  les  spectateurs  de  la 
galerie,  du  balcon,  de  l'orchestre,  des  loges  les 
regardaient  absolument  intrigués.  — Ils  sont  donc 
deux  Persans?  disait-on. 


PAIUS    OTBLIE 


Les  deux  Persans  s'examinaient  comme  les  deux 
ours  du  vaudeville  de  Scribe,  chacun  des  deux 
croyant  avoir  affaire  au  vrai.  Ils  ne  l'étaient  ni 
l'un,  ni  l'autre,  La  même  pensée  bizarre  était 
venue  à  Gavarni  et  à  un  écrivain  très  gai  alors, 
aujourd'hui  un  grave  académicien, 

Entin,  ils  se  reconnurent  et  éclatèrent  de  rire 
tous  les  deux.  Les  loges  firent  comme  eux  et  le 
rire,  gagnant  de  proche  en  proche,  devint  général 
au  point  d'interrompre  le  spectacle. 

Alors  Alexandre  Dumas,  pour  égayer  encore  la 
situation,  annonça  qu'il  avait  invité  le  vrai  Persan 
et  qu'il  l'attendait. 

Ce  fut  à  qui  des  deux  sosies  courrait  au  plus 
vite  vers  la  porte. 

Le  Thédtre-Histonque  succomba  en  18ol,  La 
révolution  de  18i8  avait  tué  l'entreprise. 

Dans  la  salle  de  l'ancien  Cirque,  on  avait  installé 
un  théâtre  lyrique  populaire  qui  avait  végété 
pendant  une  année. 

Scribe,  qui  s'intéressait  à  cette  tentative,  écrivit 
au  Prince-Président  pour  lui  demander  l'autorisa- 
tion de  transférer  le  Théâtre- Lyrique  du  Cirque  au 
Théàlre-Historique .  Le  Président  de  la  République 
fit  appeler  Scribe. 

—  Quel  avenir,  croyez-vous,  lui  dit-il,  peut 
avoir  un  Théâtre-Lyrique  dans  un  quartier  essen- 
tiellement ouvrier? 

—  Un  grand,  selon  moi,  répondit  Scribe,  qui 


22  TARIS   OUBLIÉ 


tenait  à  son  idée.  Cela  moralisera  le  peuple,  qui 
abandonnera  petit  à  petit  les  cafés-concerts,  les 
goguettes,  et  se  familiarisera  vite  avec  la  musique 
des  maîtres. 

—  Je  sais  bien,  ajouta  le  Président^  que  le  peuple 
a  rinstinct  musical;  il  est  possible  que  l'opéra- 
comiquc  réussisse  en  cet  endroit,  cependant  j'en 
doute. 

—  Et  pourquoi?  fit  Scribe. 

—  Mon  Dieu...  parce  que,  parce  que...  si  je 
vendais  des  diamants  comme  Fontana,  je  n'irais 
pas  m'établir  au  milieu  des  marchands  de  ferrailles 
(le  la  rue  de  Lappe  ! 

L'autorisation  sollicitée  par  Scribe  fut  néanmoins 
accordée  par  le  président  et  le  Théâtre-Lyrique 
ouvrit. 

Sa  grande  époque  fut  la  direction  Carvalho. 

On  y  entendit  M'""  Marie  Cabel  et  M.  Meillet 
dans  le  Bijou  perdu. 

M.  Montjauze  dans  Jaguarita. 

W""  Borghèse  dans  les  Dragons  de  Villars. 

W"'  Ugalde  dans  Gil-Blas. 

W"''  Miolan,  Vandenheuvel-Duprez  et  Ugalde 
dans  les  ISoces  de  Figaro. 

M.  Michot  dans  la  Fée  Carabosse. 

M.  Bataille  dans  V Enlèvement  au  sérail. 

Et  encore  Marie  Sass,  Balanqué,  Junca,  Laurent 
et  tant  d'autres  devenus  célèbres. 

C'est  au  Lgrique  que,  pour  la  première  fois,  au 


TA  lîl  s    OUBLIÉ  23 


bénéfice  Je  Nelly,  on  entendit  chanter  le  trio  de 
Guillaume  Tell  en  français  par  Tamberlick,  Duprez 
et  Baroilhet. 

Le  Prince  Président  avait  eu  raison  de  douter 
que  le  Théâtre-Lyrique  pût  réussir  ;  car,  après 
douze  années  d'elTorts,  de  luttes  terribles,  M.  Car- 
valho  dut  abandonner  sa  direction. 

Mais  cette  tentative  n'avait  pas  été  vaine  pour 
l'art,  car  M.  Carvalho  initia  presque  deux  généra- 
tions à  des  beautés  musicales  que,  sans  lui,  elles 
n'auraient  pas  connues,  en  même  temps  qu'il 
révéla  des  artistes  qui  ont  fait  et  font  encore  la 
gloire  de  l'école  française. 

Les  Folies-Dramatiques 

Ouvrirent  le  22  janvier  1831,  sous  la  direction 
d'un  homme  de  lettres  nommé  Léopold  ;  plus  tard 
la  direction  passa  aux  mains  de  M.  Charles  Mou- 
riez, connu  comme  auteur  dramatique  sous  le 
pseudonyme  de'Valory.  Le  papa  Dorlange,  comme 
on  l'appelait  familièrement,  était  régisseur  général. 
Il  garda  ce  poste  vingt-cinq  ans  et  ne  consentit  à 
l'abandonner  qu'à  la  condition  qu'il  resterait  re^/^- 
seur  honoraire^  tout  comme  un  notaire! 

Le  père  Mouriez  fit  une  grande  fortune  aux 
Folies-Dramatiques  ;  il  avait  la  science  d'attirer  le 
public.  La  salle  était  malpropre,  infecte,  sans  air, 
mal  éclairée,  les  banquettes  usées  jusqu'à  la  corde 


l'A  m  s    OUBLIE 


étaient  rembourrées  avec  des  noyaux  de  pèches, 
impossible  de  s'asseoir  dans  les  stalles;  ajoutez  à 
cela  des  décors  sales,  déchirés;  les  acteurs  habilles 
avec  une  parcimonie  qui  surpassait  celle  de  Billion, 
de  légendaire  mémoire,  mais  la  foule  venait. 

La  raison  était  que  ses  pièces  amusantes,  pour 
la  plupart,  avaient  pour  interprètes  des  artistes  tels 
que  Christian,  Levavasseur,  Calvin,  M'"'*  Julia 
Baron,  et  Adèle  qui  rivalisait  avec  Alphonsine. 

Quand  le  père  Mouriez  avait  un  insuccès,  cela 
lui  arrivait  parfois,  il  tenait  bon  et  jouait  quand 
même  la  pièce  cbutéc.  Plus  obstiné  que  le  public, 
il  savait  bien  que  ce  dernier  avait  l'habitude  de  son 
théâtre  et  qu'il  viendrait  quand  même. 

Ce  curieux  et  unique  directeur  n'a  pas  heureu- 
sement fait  école  ;  il  est  vrai  qu'il  trouva  moyen 
de  s'enrichir  quand  d'autres,  comme  Hostein  et 
Marc  Fournier,  se  ruinèrent  pour  avoir  dirigé  diffé- 
remment. 

Le  Cirque  (Théâtre-Impérial) 

Le  Cirque  fut  ouvert  le_2  mars  1827,  sous  la 
direction  des  frères  Franconi. 

Ces  habiles  écuyers  étaient  originaires  de  Lyon. 
On  lit  dans  le  Moniteur  du  14  avril  1791  :  «  M.  Fran- 
coni, citoyen  de  Lyon,  est  arrivé  avec  ses  enfants, 
ses  élèves  et  trente  chevaux.  Il  commencera  ses 
exercices  aujourd'hui,  14  de  ce  mois,  à  dix  heures, 


PARIS    OUBLIÉ  2o 


dans  l'amphithéâtre  de  M.  Astley,  rue  du  Fau- 
boiirg'-du-Temple.  » 

Astley  avait,  dès  1780,  établi  au  n°  24,  rue  du 
Faubourg-du-Temple,  un  manège.  En  1794,  Fran- 
coni  père  succéda  à  Astley  et  transféra  son  spec- 
tacle, en  1802,  dans  le  jardin  de  Tancicn  couvent 
des  Capucines;  mais  en  1809,  il  dut  revenir  au 
Faubourg. 

Dans  la  nuit  du  15  ciu  16  mars  1826  un  incendie 
détruisit  le  Cirque-Ohjmpique  et  ruina  les  frères 
Franconi.  Chose  curieuse,  on  jouait  :  Y  Incendie  de 
Salins.  C'est  alors,  qu'à  force  d'instances,  ils  ob- 
tinrent le  privilège  de  faire  construire  le  Cirque  du 
boulevard  du  Temple. 

Le  Cirque  avait  la  spécialité  des  pièces  mili- 
taires. Toute  la  période  Napoléonienne  y  passa  : 
Bonaparte  à  Toulon,  Y  Histoire  d'un  Drapeau,  etc. 
Une  pièce  qui  eut  un  immense  succès  :  Les  Co- 
saques, dut  sa  vogue  à  Alexandre,  qui  jouait  le 
rôle  du  conscrit  Panel,  et  Paulin  Ménier  celui  du 
sergent  Durivau.  On  ne  reverra  de  longtemps  sur 
la.  scène  deux  types  militaires  aussi  réussis. 

Dans  le  milieu  de  la  pièce,  Artus  chantait  une 
chanson  dont  le  refrain  était  : 

Quand  l'étrauger  ose  envahir  la  France, 
Il  faut  danser  à  la  voix  du  canon. 

La  salle  entière  accompagnait  l'artiste  ;  je  ne  me 
rappelle  pas  avoir  jamais  vu  pareil  enthousiasme, 


2G  FA UIS    OUBLIÉ 

quand  dans  le  lointain^  on  apercevait  flotter  le 
drapeau  tricolore ,  l'enthousiasme  devenait  du 
délire. 

Qu'est  devenue  cette  littérature? 

Billion  était  directeur  du  Cirque]  c'était  un  di- 
recteur unique  en  son  genre,  avare  à  rendre  des 
points  à  Harpagon,  et  illettré  comme  deux  igno- 
rantins. 

Un  soir,  il  reçut  la  visite  du  père  Mouriez,  son 
émule  en  avarice  ;  tous  deux  se  mirent  à  causer 
dans  le  Cabinet  directorial,  éclairés  par  une  simple 
bougie  ;  tout  à  coup  Billion  souffla  la  lumière. 

—  Que  faites-vous  donc  ?  dit  le  père  Mouriez. 

—  Yous  le  voyez,  dit  Billion,  j'ai  éteint  la 
bougie,  nous  pouvons  bien  causer  sans  voir  clair. 

Après  une  demi-beure  de  conversation,  Billion 
ralluma  la  bougie  pour  reconduire  son  visiteur  ;  il 
aperçut  le  père  Mouriez  qui  se  disposait  à  remettre 
son  pantalon.  Billion,  stupéfait,  lui  demanda  pour- 
quoi il  l'avait  ôté. 

—  Nous  pouvions  bien  causer  sans  lumière,  dit 
le  père  Mouriez,  je  pouvais  bien  causer  sans  pan 
talon  ;  vous  économisez  la  bougie,  moi  j'économise 
mon  fond  de  pantalon  ! 

A  avare,  avare  et  demi. 

Billion  ne  comprenait  pas  la  particule  ;  cela  le 
cboquait  d'entendre  toujours  dire  M.  de  Cbilly 
par  ci,  M.  DEChilly  par  là.  Rencontrant  Frédérick- 
Lemaître  arrêté  devant  les  affiches  de  V Ambigu^ 


PARIS    OUBLIt: 


sur  lesquelles  le  nom  de  M,  de  Chilly  s'étalait  en 
grosses  lettres,  il  lui  demanda  :  Pourquoi  donc 
dit-on  M.  DE  Chilly? 

—  Frederick,  avec  un  geste  inimitable,  lui  ré- 
pondit :  On  dit  bien  de  la  M...  ! 

Le  rêve  de  Billion  était  de  se  retirer  à  la  cam- 
pagne et  à\yo\Y  cham])ignon  sur  rue  ! 

En  fait  de  barbarisme,  en  voici  quelques-uns 
qui  lui  étaient  familiers  :  —  Comment  la  belle 
Cléopâtre  a-t-elle  pu  s'empoisonner  avec  un  as  de 
pique? —  J'ai  reçu  en  cadeau  un  baril  de  vin  de 
Latrine  à  Christi  ! 

Un  inconnu  lui  lisait  un  drame  dans  lequel  il  y 
avait  une  histoire  d'amoureux  ;  il  arriva  à  la  fin  de 
l'acte  qui  se  terminait  par  cette  phrase  :  —  Ludo- 
vico  se  glissa  jusqu'à  elle  en  tapinois.  Billion  se 
leva  d'un  bond  et  congédia  l'auteur  en  lui  di- 
sant :  Jamais  je  ne  mettrai  de  tapis  7unr  dans  ma 
pièce  ! 

Etant  un  jour  chez  Billion,  en  attendant  la  venue 
du  fameux  directeur,  je  m'amusai  à  reg-arder  les 
images  enluminées,  les  peintures  aux  mètres  et 
les  statues  en  plâtre  des  mouleurs  de  larueBasfroi 
qui  ornaient  les  murs  du  cabinet  ;  Billion  entra,  il 
était  furieux  :  —  Comprenez-vous,  me  dit-il,  que 
mes  vauriens  de  figurants  vont  boire  chez  le  mar- 
chand de  vins  à  côté,  sans  retirer  les  bottes  que  je 
leur  fournis  pour  figurer  ;  ([uelques-uns  même  vont 
se  promener  en  ville  avec  ;  ils  vont  être  bien  atlra- 


28  TA  ni  s    OUBLIÉ 


pés,  je  viens  de  faire  enlever  toutes  les  semelles  !  ! 

Laferrière,  amateur  éclairé,  fréquentait  la  salle 
Drouot,  les  jours  de  vente  des  grandes  galeries  ;  il 
finit  par  persuader  Billion  qu'un  richissime  direc- 
teur comme  lui  devait  avoir  des  tableaux  de  maîtres 
dans  son  cabinet  et  qu'ildevaitreléguer  au  grenier 
ces  affreuses  images  d'Epinal  qui  l'ornaient. 

Billion  se  fit  bien  tirer  l'oreille,  mais  sa  vanité 
l'emporta  sur  son  avarice  ;  il  chargea  Laferrière 
de  lui  acheter  des  tableaux.  Après  bien  des  re- 
cherches, il  fit  l'acquisition  d'une  toile  splendide, 
du  Dominiquin  ;  il  la  fit  transporter  avec  des  soins 
infinis  dans  le  cabinet  de  Billion,  et  alla  aussitôt 
lui  faire  visite,  heureusement,  car,  en  arrivant, 
quelle  ne  fut  pas  sa  stupéfaction,  son  indignation, 
en  entendant  Billion  donner  l'ordre  à  un  domes- 
tique de  rogner  un  coin  de  la  toile,  pour  qu'on 
puisse  la  caser  dans  l'angle  du  cabinet, 

—  Couper  ce  chef-d'œuvre,  s'écria  l'artiste,  les 
cheveux  hérissés  de  stupeur,  y  pensez-vous,  mon 
cher? 

—  Il  est  trop  grand,  je  ne  peux  pas  faire  dé- 
molir le  mur. 

—  Mais,  c'est  du  vandalisme. 

—  Non,  il  est  signé  du  Dominiquin. 

—  Vous  ne  me  comprenez  pas,  ce  serait  un 
crime  de  toucher  à  ce  chef-d'œuvre. 

—  Bah  !  une  figure  de  plus  ou  de  moins  !.,. 
I.aferrière  eut  toutes  les  peines  du  monde  à  dé- 


PARIS   OUBLI  i':  29 


tourner  Jîrllion  de  son  barbare  projet.  Il  est  donc 
bien  vrai  que  les  artistes  ont  leurs  douleurs  pos- 
thumes ! 

Michel  Anézo  avait  écrit  un  drame  :  La  Tour 
<r  Auvergne  ;  il  le  porta  à  Billion. 

—  Qu'est-ce  que  c'est  q'ça?  lui  dit  l'illustre  di- 
recteur. 

—  C'est  une  pièce  militaire,  répondit  l'auteur, 

—  Vous  vous  f...ichez  de  moi,  dit  Billion,  je 
connais  mieux  Lrt  Tour  cl  Auvergne  que  vous;  cha- 
que fois  que  j'ai  besoin  d'une  grue,  c'est  là  que  je 
vais  la  chercher! 

Billion  confondait  le  théâtre  de  la  Tour-d'Au- 
vergne avec  le  premier  grenadier  de  France  ! 

Une  autre  fois  Anézo  vint  lire  à  Billion  une  pièce 
en  vers  en  trois  actes,  intitulée  :  les  Chansons  de 
Nadaud;  le  régisseur  dit  au  directeur  : 

—  Ces  messieurs  vont  lire  leur  pièce,  il  faudrait 
des  verres  et  de  l'eau  sucrée  ! 

—  Des  verres,  de  l'eau  sucrée,  dit  Billion;  jamais 
pour  une  pièce  en  trois  actes  ! 

Au  second  acte,  la  mise  en  scène  exigeait  un 
lustre  avec  des  bougies  allumées.  Anézo  lut  la 
scène;  tout  h  coup  Billion  l'arrêta  : 

—  Coupez-moi  ça,  dit-il,  c'est  trop  long,  ça  brû- 
lerait trop  de  bougies! 

La  Gaîté 

C'est  Nicolet,  le  grand  Nicolet,  célèbre  dans  les 

2. 


30  l'A  m  s    OUBLIÉ 


foires  do  Saint-Germain  et  Saint -Laurent,  qui 
fonda  en  17S9  le  théâtre  de  la  Gaîté. 

Son  répertoire  n'était  composé  que  de  pièces 
grivoises;  aussi  eut-il  dès  les  débuts  un  grand 
succès  à  la  Cour  et  par  la  ville  ;  on  ne  jurait  que 
par  Nicolet. 

La  Galté  avait  son  Molière  :  c'était  un  acteur 
nommé  Taconnet  ;  il  était  inimitable  dans  les  rôles 
d'ivrogne  et  de  savetier.  Il  était,  disait  Préville,  si 
complaisamment  comique,  qu'il  eût  été  déplacé 
dans  les  cordonniers  !  Quand  il  voulait  exprimer 
le  suprême  degré  de  son  mépris  pour  quelqu'un,  il 
disait  : 

—  Jeté  méprise  comme  un  verre  d'eau. 

L'Opéra,  qui  voyait  d'un  œil  jaloux  la  faveur 
dont  jouissait  JNicolet  et  sa  rapide  fortune,  lui  fît 
interdire  la  parole,  c'est-à-dire  qu'il  dut  abandon- 
ner les  pièces  dialoguées  pour  en  revenir  à  la  pan- 
tomime et  aux  danses  de  corde. 

Cette  interdiction  dura  depuis  1769  jusqu'en 
1772,  date  à  laquelle  la  troupe  de  Nicolet  fut  ap- 
pelée à  donner  quelques  représentations  devant  la 
Cour,  réunie  au  château  de  Choisy. 

W^  Dubarry  fut  si  charmée  de  ce  spectacle 
qu'elle  fit  donner  à  Nicolet  le  titre  de  Théâtre  des 
Grands-Danseurs  du  Roi. 

Nicolet  fut  le  premier  directeur  qui,  en  1777, 
donna  une  représentation  au  bénéfice  des  malheu- 
reux incendiés  de  la  foire  Saint-Laurent. 


PARIS   OUBLIÉ  31 


Le  Théâtre  des  Grands-Danseurs  du  Roi  ])v\i^  en 
1792,  le  nom  de  Théâtre  de  la  Gaîté. 

En  1795,  ce  nom  fut  changé  en  celui  de  Théâtre 
d'Emulation. 

En  1798,  la  veuve  de  Nicolet  lui  rendit  son  nom 
de  Théâtre  de  la  Gaîté. 

La  féerie  du  Pied-de-Moutoîi,  première  pièce  de 
ce  genre,  y  fut  représentée  en  1806,  on  peut  dire 
que  tout  Paris  vint  la  voir. 

En  1808,  Bourguignon  fit  construire  une  nou- 
velle salle  sur  l'emplacement  do  l'ancienne;  le  21 
février  1835,  elle  fut  entièrement  brûlée;  neuf  mois 
plus  tard  elle  était  reconstruite. 

La  Gaité  alternait  les  féeries  avec  les  sombres 
mélodrames,  Bouchardy  et  Dennery  étaient  ses 
fournisseurs  attitrés;  le  Sojineur  de  Saint-Paul, 
les  Orphelins  du  Pont  Notre-Dame ,  la  Berline  de 
l' E?nigré  ohlinreni  des  succès  de  larmes.  Il  fallait 
voir  les  mouchoirs  fonctionner  lorsque  le  traître 
assassinait  la  jeune  première,  ou  enlevait  les  en- 
fants ;  les  habitués  mêmes  s'y  laissaient  prendre  : 
—  Oh  !  la  canaille,  criait  une  voix  du  paradis, 
sauve-toi,  la  petite  ! 

Il  arrivait  certain  soir  que  la  foule  attendait  le 
traître  à  la  sortie  des  artistes  pour  lui  faire  un 
mauvais  parti. 

Chilly  jouait  le  rôle  de  _^diiiàau.s  le  Juif  Er- 
ra)iÇirV Ambigu.  ;  après  la  représentation,  plus  de 
deux  cents   spectateurs   l'attendirent  et  faillirent 


32  PAIilS    OUBLIÉ 


récharpcr:  il  fallut  rinterventioii  des  municipaux 
de  service  pour  l'arracher  de  leurs  mains.  Chill\' 
racontait  cet  épisode  ave'c  orgueil  ;  il  avait  raison, 
car  aucun  acteur  ne  l'égala  dans  ce  rôle  écrasant. 

Un  soir,  dans  je  ne  sais  plus  au  juste  quelle 
pièce,  dans  la  Pondre  de  PerHmpinpin,^(i  crois,  au 
troisième  acte,  un  officier  des  gardes  annonça  aux 
seigneurs  assemblés  : — Messieurs!  le  roi:  tout  aus- 
^itôt.  un  gamin  du  parterre  cria  :  — Je  le  marque  I 
Hilarité  générale,  qui  d'ailleurs  ne  troubla  en  rien 
les  acteurs,  car  ils  étaient  habitués  à  ce  genre  d  in- 
terruptions ,  heureux  quand  elles  n'étaient  pas 
grossières. 

La  grosse  Clarisse  Miroy  jouait  certaine  reine  de 
féerie,  son  énorme  poitrine  faisait  craquer  son  cor- 
set, et  ses  seins  retombaient  en  cascade  au  dehors, 
chaque  fois  qu'elle  faisait  un  mouvement. 

Un  enthousiaste  de  Clarisse  disait  à  Mélingue  : 
—  tjuelie  riche  nature,  impossible  de  voir  rien  de 
plus  beau.  —  Vous  avez  raison,  dit  l'artiste,  je  ne 

me  rappelle  pas  avoir  rien  vu  de  pareil depuis 

ma  nourrice. 

A  un  moment  donné.  Clarisse  était  eu  tète  à  tète 
avec  le  jeune  premier,  qui  lui  jurait  de  l'aimer 
éternellement  ;  à  l'arrivée  de  son  mari,  retour  d'une 
campagne  guerrière,  elle  devait  s'évanouir  et  son 
amant  devait  l'emporter  dans  une  pièce  voisine  ; 
le  roi  arriva,  elle  s'évanouit  et  glissa  de  son  fau- 
teuil sur  la  sc'ue:  le  jeune  premier,  mince  comme 


l'A  RIS  OU  13 LU':  33 


un  roseau,  essaya  de  la  soulever,  mais  malgré  des 
efforts  surhumains,  il  ne  pouvait  y  parvenir;  les 
spectateurs  riaient  à  se  tordre  ;  un  voyou  lui  cria  : 
—  Va  chercher  une  voiture  à  brasi  un  autre  :  — 
Fais-en  deux;  vovaiîes!.,.  Le  roi,  qui  regardait  cette 
scène,  ne  savait  quelle  contenance  tenir;  pour  sau- 
ver la  situation,  il  eut  une  inspiration  :  —  Coupe- 
la  en  morceaux!  dit-il  au  jeune  premier.  Un 
tonnerre  d'applaudissements  éclata,  et  la  pièce 
continua  sans  encoml)re. 

C'est  peut-être  ce  soir-là  (|ne  Billoir  puisa  l'idée 
de  découper  la  Le-Manaidi. 

En  voilà  un  que  le  théâtre  n'a  pas  moralisé  ! 
Les  avant-scènes  du  rez-de-chaussée  du  théâtre 
de  la  Gaité  étaient  certainement  les  plus  sombres 
de  tous  les  théâtres  de  Paris;  il  arriva  dans  l'une 
d'elles,  un  certain  soir,  une  aventure  qui  défraya 
pendant  longtemps  toutes  les  conversations  des 
salons  du  high-life. 

M.  de  X...  ne  savait  pas  résister  aux  charmes 
d'une  femme,  pourvu  que  ce  ne  fût  pas  la  sienne;  il 
s'était  fait  dans  le  demi-monde  la  réputation  d'un 
tr.'s  bon  garçon,  et  il  vivait  largement  de  cette  ré- 
putation et  sur  son  capital  ;  dans  son  ménage,  l'in- 
lidélité  était  à  l'ordre  du  jour  et  di'  la  luiit. 

M""  de  X...  trouvait  chez  les  honnnes  des  qua- 
lités remarquables  que  son  mari  lui  dissimulait 
avec  un  soin  pieux:  à  supposer  qu'il  les  eût,  elle 
réussissait  à  faire  des  infidélités  de  M.  deX...un 


34  l'ARI  s    OUBLIÉ 


manteau  pour  les  siennes,  et,  dans  les  heures 
d'épanchements  intimes,  elle  chargeait  son  époux 
de  toutes  les  iniquités  du  ménage.  Heureusement 
qu'il  avait  bon  dos. 

Un  jour,  vers  deux  heures,  M.  de  X...  sortit  avec 
le  calme  que  donnent  une  âme  pure  et  un  bon  dé- 
jeuner, et  alla,  par  habitude,  fumer  son  cigare, 
chez  M"*"  A...,  une  ingénue,  qui  ne  l'était  que  les 
soirs  où  elle  jouait  au  théâtre  de  lu  Porte-Saint- 
Martin  . 

M"'"  A...  habitait,  rue  de  Douai,  un  entresol, 
que  plusieurs  ruines  avaient  meublé  ;  il  était  d'un 
mauvais  goût  qui  plaisait,  comme  une  juste  ven- 
geance; elle  reçut  M.  de  X...  du  fond  d'un  excel- 
lent divan,  où  elle  se  reposait  d'un  maquillage 
consciencieux. 

—  As-tu  la  loge  pour  ce  soir?  lui  demanda-t-elle 
au  bout  de  quelques  minutes  consacrées  à  des  can- 
cans ineptes. 

—-Oui,  dit  M.  de  X.... 

Il  chercha  dans  sa  poche  et  ne  la  trouva  pas. 

—  Oh!  ça  ne  fait  rien  du  tout,  dit-il,  c'est  le 
n°  5,  avant-scène,  du  rez-de-chaussée. 

—  En  es-tu  sur  ? 

—  Oui,  absolument. 

—  En  ce  cas,  je  ferai  dire  à  Paul,  si  tu  veux,  de 
venir  avec  Nini. 

—  C'est  parfait. 

Tout  était    convenu,    M.    de   X...    demanda   à 


l'AlilS    OLBIIK  3o 


M"'  A...  où  il  lui  plairait  de  dîner;  la  pria  de  fixer 
l'heure,  puis  il  alla  se  promener  au  bois. 

A  dix  heures  du  soir,  M.  de  X...,  qui  avait  glo- 
rieusement dîné,  arriva  à  la  Gaîté,  ayant  à  son 
bras  M""^  A...,  les  yeux  pleins  de  celte  ?  ^ntimen- 
tale  langueur  que  distille  un  bordeaux  grand  cru, 
ils  demandèrent  l'avant-scène  n"  o;  l'ouvreuse, 
après  un  moment  d'hésitation,  répondit  :  il  y  a 
deux  personnes  déjà  ! 

—  C'est  Paul,  dit  M.  deX... 
L'ouvreuse  ouvrit  la  porte  de  la  loge  qui  était 

plongée  dans  une  obscurité  profonde  ;  les  deux 
stores  étaient  levés  si  haut  qu'ils  pouvaient  monter, 
et  deux  personnes,  les  mains  dans  les  mains,  un 
homme  et  une  femme,  naturellement,  absorbés 
par  la  pièce,  n'avaient  même  pas  entendu  ouvrir 
la  porte  de  la  loge. 

M.  de  X...  s'effaça  pour  laisser  passer  M""  A...^ 
qui  entra,  s'approcha  de  la  femme  et  lui  mit  la  main 
sur  l'épaule. 

—  Bonjour,  Nini  ;  y  a-t-il  longtemps  que  tu  es  là? 
Cependant,  M.  de  X.  .  criait  à  l'oreille  du  jeune 

homme  :  Bonsoir,  mauvais  sujet  !  Les  deux  amou- 
reux se  retournèrent.  Tableau  ! 

La  jeune  femme  poussa  un  cri  et  chercha  de 
toutes  ses  forces  à  s'évanouir  ;  M.  de  X...  resta  la 
bouche  béante  ;  le  petit  jeune  homme,  pâle  comme 
la  mort,  regardait  la  porte  de  la  loge. 

C'était  M'""  de  X...,  à  qui  un  domestique  avait 


36  TAUIS    OUL'LIÉ 


apporté  le  coupon  de  la  loge  trouvé  par  terre  dans 
la  salle  à  manger. 

Elle  avait  cru  à  une  galanterie  de  son  mari  et 
avait  immédiatement  fait  prévenir  un  jeune  vi- 
comte de  ses  amis  qu'elle  irait  le  prendre  au  club  à 
huit  heures. 

Grâce  au  vin  qu'il  avait  bu,  M.  de  X  ..  s'en  tira 
à  merveille  ;  il  reprit  son  sang-froid,  s'inclina  de- 
vant sa  femme  et  lui  dit  :  —  Pardon,  madame,  je 
me  trompe,  ou  plutôt  on  m'a  trompé  ! 

Et  il  sortit  lier  comme  Ménélas. 

Les  Funanûbules 

A  partir  de  1830,  tout  comme  les  Délassemods- 
Comiqiies,  jouèrent  de  petits  vaudevilles  et  des 
pantomimes  arlequinades. 

Debureau  fit  la  fortune  de  ce  théâtre  ;  il  n'est  pas 
un  Parisien  qui  ne  se  rappelle  le  célèbre  mime. 

Debureau  fut  le  plus  admirable  polyglotte  qu'on 
put  imaginer,  car  il  savait  faire  comprendre  ses 
moindres  pensées  dans  toutes  les  langues  ;  son  man- 
que d'organe  le  servit  merveilleusement,  car  ce  n'est 
qu'après  d'inutiles  eflorts  pour  jouer  la  comédie 
qu'il  songea  à  tenter  la  pantomime.  La  nature  fait 
bien  ce  qu'elle  fait  :  c'est  surtout  la  mimique  qui 
était  remarqualjle  chez  Debureau  ;  sa  physionomie 
était  peu  expressive ,  tout  le  contraire  de  Paul 
Le  grand. 


l' A  R  [  s   0  U  B  L I  É  37 


Kalpestri,  qui  était  la  doublure  de  Debureau  et 
qui  lui  succéda,  eut  peu  dé  succès. 

C'est  que  la  pantomime  était  en  décadence  ;  le 
public  commençait  à  délaisser  Arlequin  et  Colom- 
bine  pour  les  cafés-concerts  ;  Gavroche  ne  riait 
plus  quand  Pierrot  rossait  Cassandre. 

La  Revue  avait  envahi  la  place,  les  maillots  roses 
convenaient  mieux  aux  spectateurs. 

Les  /'«;^w?^/;^</e5  avaient  un  public  spécial,  le  bon 
marché  des  places  attirait  les  apprentis  des  fau- 
bourgs du  Temple  et  Saint-Antoine,  qui  économi- 
saient sur  la  nourriture  de  la  journée  pour  s'ollrir 
un  parterre  ou  une  galerie  ;  la  noce  était  complète, 
quand  ils  pouvaient  se  régaler  d'un  chausson  aux 
pommes  arrosé  d'un  verre  de  coco. 

Un  soir,  on  jouait  Les  Amours  de  Pierrot  :  à  la 
première  galerie  se  trouvaient  un  brave  paysan  et 
safemme,  tous  deux  se  regardaient  avec  ellarement. 
—  Comprends-tu,  disait  l'homme? —  Non,  répon- 
dait la  femme.  Tous  deux  s'impatientaient  visible- 
ment. A  la  fin,  la  femme,  n'y  tenant  plus,  se  leva,  et, 
«'adressant  à  Pierrot,  elle  dit;  —  Mon  bon  monsieur, 
vous  ne  pourriez  pas  parler  plus  haut,  mon  homme 
est  un  peu  sourd  !  Aussitôt  une  avalanche  de  tro- 
gnons de  pommes  tomba  sur  le  malheureux  couple, 
qui  dut  s'enfuir  en  toute  liàle. 

On  n'était  pas  gêné  aux  Fiuiambules ;  les  specta- 
teurs, en  fait  d'étiquettes,  ne  connaissaient  guère 
que  celles  qui  parent  les  bouteilles  des  distilla- 

3 


38  TARIS    OUBLIÉ 


teurs  ;  ils  causaient  volontiers  avec  les  acteurs,, 
sans  façon,  à  la  bonne  franquette  ;  les  entr'actes 
étaient  égayés  par  des  chants  qui  ne  rappelaient 
pas  précisément  le  Zfl'c,  de  Lamartine,  ouïes  Orien- 
tales, de  Victor  Hugo  ;  je  me  souviens  d'une  chan- 
son qui  fit  fureur  en  son  temps  ;  elle  avait  un 
nombre  de  couplets  interminable;  je  choisis  le  plus 
propre  : 

Souviens-toi  de  la  Doclie, 
D'elle  et  de  ses  appas  ; 
Si  son  cœur  est  de  roche 
Ses  tétons  n'en  sont  pas. 
Pauvre  oiseau,  tu  te  glisses 
En  son  lit  parfumé  ; 
Tu  ....  goûtes  avec  délices, 
Et  tu  eu  sors  ....  plume. 

Et  tous  les  spectateurs  reprenaient  en  chœur  :  «  Et 
tu  en  sors  ....  plumé.  » 

En  1848,  ïimothée  Trimm  avait  collaboré  à  une 
Revue  dans  laquelle  les  républicains  étaient  mal- 
menés d'une  jolie  façon.  Un  tableau,  qui  rG])ré- 
sentaitlas  Femmes  Saucialistes,  donnait  lieu  chaque 
soir  à  des  scènes  tumultueuses. 

Un  soir,  Timothée  avait  eu  la  malencontreuse 
idée  d'assister  à  la  représentation;  le  tapage  avait 
été  plus  violent  que  de  coutume.  11  avait  été 
reconnu  ;  ses  amis  l'exhortaient  à  ne  pas  sortir, 
pour  éviter  les  gourdins  des  frères  et  amis  qui  ne 
manqueraient  pas  de  l'attendre  dans  la  rue.  On 
avait  vu  d'ailleurs  devant  la  porte  une  bande  de 
montagnards  qui  se  promettaient  de  l'assommer. 


TARI  ri    OUBLIÉ  39 


Le  directeur  insista  pour  qu'il  couchât  au  théâtre, 
tous  le  suppliaient  de  se  faire  au  moins  accompa- 
gner. Il  ne  voulut  rien  entendre;  mais  à  ])eine 
eut-il  mis  le  pied  dehors,  qu'il  commença  à  s'en 
repentir.  La  troupe  aux  gourdins,  ornée  de  barbes 
farouches,  était  là,  en  effet;  et,  sur  un  signe  de 
celui  qui  paraissait  en  être  le  chef,  elle  se  mit  à  le 
suivre  silencieusement. 

Néanmoins  il  se  dirigea  vers  les  boulevards  pour 
gagner  la  rue  Godot-de-Mauroi,  où  il  demeurait. 
La  troupe  emboîtait  le  pas  derrière  lui,  tournant  à 
droite  quand  il  tournait  à  droite,  à  gauche  dès 
qu'il  allait  à  gauche.  —  U  y  a  trop  de  monde  pour 
qu'ils  osent  commencer,  pensait  Timothée;  mais 
au  premier  endroit  désert,  gare  à  moi  !  Ils  arrivè- 
rent place  de  la  Madeleine,  il  était  une  heure  et 
demie  du  matin;  elle  ressemblait  à  un  désert. 
—  Nous  y  voilà,  pensa-t-il.  —  Effectivement,  la 
troupe  se  rapprochait.  Il  croyait  déjà  sentir  la 
pluie  de  bâtons  sur  ses  épaules;  mais  il  réfléchit 
qu'on  aurait  tout  le  temps  de  le  massacrer  sur 
cette  place.  Cette  réflexion  désagréable  lui  donna 
des  ailes.  Il  se  mit  tout  à  coup  à  bondir,  la  troupe 
bondit  derrière  lui  ;  il  courait,  volait,  la  troupe  en 
faisait  autant;  elle  était  sur  ses  talons,  acharnée  à 
sa  proie. 

La  terreur  doublait  ses  forces  ;  mais  c'était  une 
chasse  ardente  et  furieuse  :  il  était  traqué  comme 
par  des  limiers. 


40  PARIS    OUBLIÉ 


Enfin,  il  aperçut  sa  porte.  Il  se  précipita,  frappa 
un  coup  de  marteau  retentissant;  le  concierge 
ouvrit.  —  Sauvé.  —  La  bande  s'arrêta  à  distance  ; 
mais  le  chef,  ruisselant  de  sueur,  s'en  détacha,  et 
arrêtant  la  porte  avec  son  pied  au  moment  où  elle 
allait  se  refermer  : 

— •  Monsieur  Lespès,  dit-il,  auriez-vous,  avant 
de  rentrer,  l'obligeance  de  nous  signer  un  petit 
certificat? 

—  Quel  certificat  ! 

—  Comme  quoi  nous  avons  bien  rempli  la  mis- 
sion que  nous  a  confiée  le  citoyen  Gaussidière. 

—  Gaussidière  ! 

—  Oui,  monsieur  Lespès,  il  a  ri  comme  un  bossu 
à  votre  pièce,  et  sachant  qu'il  y  avait  des  féroces 
qui  parlaient  de  vous  apprendre  à  coups  do  bâton 
le  respect  de  la  République,  il  nous  a  commandé 
de  vous  escorter,  afin  qu'il  ne  vous  arrivât  pas  de 
mal.  Voilà  pourquoi  nous  vous  avons  suivis  avec 
nos  gourdins,  prêts  à  faire  un  mauvais  parti  à  celui 
qui  vous  aurait  touché  seulement  un  cheveu.  Mais 
c'est  égal,  vous  pouvez  vous  vanter  de  nous  avoir 
diablement  fait  courir. 

Théâtre  des  Délassements-Comiques. 

Beauvisage,  un  saltimbanque  qui  desservait  la 
foire  Saint-Laurent,  comme  Gochery  ou  Beckcr  de 
nos  jours  à  la  foire  aux  Pains  d'Epices,  obtint,  en 
1768,  l'aulorisation  d'ouvrir  une  salle  de  spectacle 


TARIS    OUBLIÉ  41 


qui  prit  le  nom  de  Théâtre  des  Associes.  La  parade 
se  faisait  à  la  porte  pour  amasser  la  foule. 

L'arlequin  Salle  remplaça  Beauvisage  et  chan- 
gea le  nom  de  la  salle  :  Théâtre  patriotique  du  sieur 
Salle  fut  la  nouvelle  dénomination. 

Prévôt,  comédien  de  province,  succéda,  en  1795, 
à  Salle.  La  salle  s'appela  :  Théâtre  sans pré-tenlion; 
il  fut  fermé  en  1807  et  remplacé  par  le  Café  d'A- 
pollon. 

M™''  Saqui,  la  célèbre  danseuse  de  corde,  obtint 
la  réouverture  du  théâtre  en  ISl.j;  elle  engagea 
une  troupe  d'acrobates  et  de  mimes;  cela  dura  jus- 
qu'en 1830.  A  cette  époque,  les  exercices  de  voltiges 
furent  remplacés  par  des  vaudevilles  et  des  drames. 

En  1841,  la  salle  fut  démolie  ;  quelques  mois  plus 
tard  elle  était  reconstruite  et  inaugurée  sous  ce 
titre  :  Théâtre  des  Délasse?nents-Co7niques. 

Pendant  la  révolution  de  1793,  la  bande  de 
voyous  sans-culottes  qui  fréquentait  assidûment 
le  théâtre  de  la  Gr//^e  l'ayant  trouvé  clos  un  soir, 
alla  s'installer  en  masse  au  Théâtre  sans  prétention. 

On  donnait  Cinna. 

Ces  messieurs,  croyant  qu'on  critiquait  leurs 
chefs  ou  leurs  complices,  dans  chaque  rôle  de  con- 
juré, se  mirent  à  crier  :  A  bas  l'auteur  ! ...  A  bas  ! . . . 
A  la  guillotine!... 

Au  fort  du  tumulte,  un  acteur  s'avança,  salua  et 
fit  mine  de  parler. 

On  se  tut. 


42  PARIS   OUBLIÉ 


—  Citoyens,  dit-îl,  Fauteur  n'est  point  coupable; 
c'est  un  nommé  Corneille,  mort  il  y  a  cent  ans. 

—  Eh  bien,  crièrent  les  drôles,  s'il   est  mort, 
*  nous  n'avons  que  f de  ses  pièces. 

—  Pourquoi  ne  pas  nous  donner  Charles  IX,  de- 
manda un  citoyen  en  bonnet  rouge;  l'auLeur  se 
porte  bien,  lui,  parlez-moi  de  ça. 

Aussitôt  toute  la  bande  de  demander  à  grands 
cris  Charles  IX. 

—  Mais,  citoyens,  nous  ne  savons  pas  la  pièce. 
--  Eh  bien!  lisez-la. 

La  pièce  fut  lue  et  les  acteurs  couverts  d'applau- 
dissements. 

De  1841  jusqu'à  sa  démolition,  une  infini^té.de 
directeurs  tentèrent  la  fortune  aux  Détassements- 
Comiqaes;  le  plus  marquant  de  tous  fut  Sari,  l'i- 
nénarrable Sari,  le  fondateur  des  Folies-Bergère. 

Sari  fut  sans  cesse  aux  prises  avec  les  plus 
cruelles  difficultés;  il  manquait  toujours  d'argent. 
Alors  qu'il  était  plus  gêné  que  de  coutume,  un 
ami  lui  trouva  un  bailleur  de  fonds  qui  consen- 
tait à  mettre  une  somme  assez  ronde  dans  son 
théâtre. 

Sari  habitait  l'été  l'île  d'Amour,  en  pleine  Marne. 

L'ami  lit  part  à  Sari  de  sa  précieuse  découverte, 
il  insista  pour  qu'on  lui  amenât  l'oiseau  rare  passer 
le  dimanche  suivant  à  l'ile. 

Ce  bailleur,  ancien  notaire  de  province,  était  un 
homme  chauve,  d'aspect   vénérable,  à  la  cravate 


PARIS   OUBLIÉ  43 


blanche,  aux  lunettes  d'or;  le  type  du  parfait  bour- 
geois. 

On  arriva  dans  l'île;  l'ami,  contrarié  de  ne  pas 
avoir  vu  le  maître  du  logis  venir  à  leur  rencontre, 
demanda  à  un  jardinier  où  il  se  trouvait  : 

—  Là-bas,  derrière  la  charmille,  dit  le  jardinier  ; 
monsieur  compte  son  linge. 

—  Diable!  M.  Sari  est  un  homme  d'ordre..., 
murmura  l'ancien  notaire  avec  satisfaction. 

L'ami  et  lui  avancèrent,  et  ils  tombèrent  sur 
Sari,  vêtu  d'un  bonnet  de  coton  et  d'un  caleçon  de 
bain,  et  entouré  d'un  essaim  de  belles  filles  aussi 
peu  vêtues  que  lui,  achevant  assis  sur  l'herbe,  au 
bord  de  l'eau,  un  déjeuner  plantureux  sous  les  lilas 
en  fleurs. 

C'est  ce  que  son  jardinier  traduisait  par  ces 
mots  :  Monsieur  compte  son  linge. 

L'ami  devint  rouge,  le  bailleur  cramoisi;  notez 
que  ce  dernier  était  en  habit  noir  et  qu'il  avait  des 
gants. 

Il  fut  invité  à  s'asseoir;  tout  naturellement  il 
n'y  avait  pas  de  chaises. 

—  Cherche  pas  mon  loulou,  dit  Suzanne,  as- 
sieds-toi sur  mes  genoux;  t'auras  pas  tous  les  jours 
un  fauteuil  aussi  rembourré. 

Le  notaire  court  encore. 

MM.  Ernest  Blum  et  Alexandre  Flan  étaient  les 
fournisseurs  attitrés  des  Délas  Corn...;  ils  y  firent 
jouer,  avec   un  grand   succès,   les   Photographies 


Ai  TARIS    OUBLIÉ 


comiques,  A  vos  souhaits,  le  Voyage  en  zigzag, 
Paris- Journal,  etc.,  etc.  C'est  dans  le  Voyage  en 
zigzag  que  débuta  comme  danseuse  Eugénie  Co- 
lomb at. 

Alpbonsine,  du  L«s:;«?7^  passa  Siux Délassements- 
Comiques.  C'est  de  cette  époque  que  datent  ses 
succès;  elle  fut  promptement  remarquée  et  créa  le 
genre  qui  porte  son  nom. 

Alpbonsine  était  une  véritable  artiste  endiablée, 
qui  jouait  avec  une  verve  sans  égale;  beaucoup, 
depuis,  tentèrent  de  l'imiter,  mais  aucune  ne 
réussit. 

Un  peu  plus  tard,  Mélanie  eut  une  grande  vogue, 
mais  ce  n'était  pas  à  son  talent  qu'elle  la  dut, 
c'était  à  sa  plastique  :  boulotte,  faite  au  tour,  de 
beaux  yeux,  d'admirables  cheveux.  Toujours 
court-vètue,  elle  était  sans  rivale  pour,  en  s'as- 
seyant,  relever  ses  jupes  et  faire  voir  aux  habitués 
de  l'orchestre  une  paire  de  jambes  et  un  peu  plus, 
que  d'aucuns  devaient  souvent  revoir  dans  leurs 
rêves, 

Plus  d'une  fois,  Gavroche,  du  paradis,  lançait 
une  exclamation  du  genre  de  celle-ci  :  La  toile, 
ou  je  m'en  vas!  ou  bien  encore  :  Plus  haut!  plus 
haut  ! 

Alors  Mélanie  souriait  et  abaissait  chastement 
ses  jupes  en  baissant  les  yeux.  Je  crois,  Dieu  me 
pardonne,  qu'elle  arrivait  à  rougir;  alors  c'étaient 
des  applaudissements  et  des  trépignements  à  n'en 


TARIS    OUBLIE 


plus  finir.  On  l'avait  surnommée  Mélanie  Montre- 
Tout! 

Il  fallait  peu  de  chose,  à  cette  époque,  pour 
prendre  son  public. 

Gabriellc  Moisset  débuta  aux  Dckn^sements- 
Comiques  sous  le  nom  de  Gabrielle  Méry.  Rien 
alors  ne  faisait  pressentir  qu'un  jour  elle  aurait  du 
succès  à  rOpéra-Comique  pour...  ses  diamants.  Il 
est  vrai  qu'alors  elle  était  si  jeune  ! 

La  grande  illustration  des  Délassements-Comiques 
fut  Rigolboche. 

Cette  célèbre  chahuteuse  dansait  à  Bullier  :  les 
étudiants  la  connaissaient  sous  le  nom  de  Marque- 
rite  la  Huguenote. 

Ce  nom  lui  venait  de  ce  qu'elle  protestait  sans 
cesse  quand  le  municipal  la  rappelait  à  l'ordre  ou 
plutôt  à  la  décence. 

Marguerite  pressentait  notre  époque  de  natura- 
lisme lorsqu'elle  répondait  au  représentant  de 
l'autorité  :  «Tu  t'en  ferais  crever,  ma  petite  vieille, 
que  je  ne  lève  pas  la  jambe  ;  ça  m'est  recommandé 
par  mon  médecin.  » 

Ce  fut  le  critique  Fiorentino  qui  lança  Margue- 
rite. Elle  débuta  aux  Délassements -Comiques  en 
1860,  sous  le  nom  de  Rigolboche.  Bientôt  elle  fui 
baptisée  par  les  habitués  du  paradis,  Rigolbam- 
hoche;  les  intimes  la  nommaient  Ro-boche. 

Ses  débuts  furent  une  solennité,  le  «  Tout- 
Paris  »  était  là  au  grand  complet;  jeunes  boudinés 

;5. 


i6  TARIS    OUBLIÉ 


et  vieux  crevés  avaient  envahi  rorchestrc;  les 
moins  favorisés  étaient  dans  les  loges.  Dame,  de 
l'orchestre  on  voyait  mieux  ! 

RigolbocJie  était  une  Aspasie  de  cinquantième 
ordre,  laide  comme  le  péché  mortel,  sans  grâce, 
sans  esprit,  puisant  ses  inspirations  fantaisistes 
dans  l'absinthe  ;  tout  son  talent  consistait  à  lever 
la  jambe  et  à  chahuter.  Ce  n'était  pas  du  nouveau; 
dans  le  plus  ignoble  des  bals  de  barrière,  on  pou- 
vait en  voir  autant  pour  deux  sous. 

Pendant  une  année,  Bo-boche,  pour  les  dames, 
eut  un  succès  fou  ;  elle  publia  ses  Mémoires,  fabri- 
qués par  un  homme  de  lettres  aujourd'hui  cheva- 
lier de  la  Légion  d'honneur,  et  rédacteur,  depuis 
quinze  ans,  d'un  journal  radical. 

Rigolhoche,  tant  l'imbécillité  de  certaines  g'ens 
est  grande,  était  assaillie  de  déclarations;  plusieurs 
fils  de  famille  faillirent  se  brûler  la  cervelle  pour 
elle,  plusieurs  parlaient  de  l'épouser,  pas  à  la  fois, 
ce  qui  ne  l'aurait  pas  effrayée,  mais  sérieusement, 
devant  le  maire. 

Je  vois  d'ici  Rigolboche  en  toilette  de  mariée,  la 
Heur  d'oranger  au  côté,  pinçant  un  cavalier  seul 
en  allant  à  l'église  ! 

Son  rêve,  une  fois  sa  fortune  faite,  était  d'épouser 
un  commandant  retraité,  officier  de  laLégion  d'hon- 
neur, et  de  devenir  damede  charité,  tout  comme  la 
Capitaine  de  recrutement,  de  joyeuse  mémoire. 

Ce  rêve  s'est-il  réalisé? 


PARIS   OUBLIÉ  47 


Les  Délassements- Comiques,  une  fois  démolis, 
furent  transportés  au  boulevard  Voltaire,  au  coin 
de  la  rue  d'Angoulème.  Pendant  la  Commune, 
Raoul  Rigault,  le  farouche  procureur,  y  siégeait 
chaque  soir  et  était  devenu  amoureux,  qui  le 
croirait?  d'une  jeune  actrice  nommée  Marie  Dupin. 

Cela  ne  sauva  pas  les  Délassements,  qui  furent 
incendiés  les  derniers  jours  de  mai! 

Les  Variétés-Amusantes 

En  1779,  à  l'angle  de  la  rue  de  Bondy  et  du  bou- 
levard du  Temple,  il  existait  un  théâtre  qui  portait 
le  nom  de  Variétés-Amusantes.  Le  privilège  en 
avait  été  accordé  à  un  acteur  nommé  Lécluze. 

Il  voulait  faire  revivre  dans  sa  salle  le  genre 
populaire  et  les  scènes  de  Vadé.  Il  excellait  dans 
le  rôle  des  poissardes. 

Lécluze  était  protégé  par  le  lieutenant  de  police 
Lenoir  ;  grâce  à  lui,  les  Varié  tés- Amusantes  devin- 
rent promptement  le  théâtre  à  la  mode. 

En  1788,  sur  remplacement  qu'occupe  aujour- 
d'hui la  Comédie  française,  il  existait  une  mé- 
chante baraque  en  planches  de  bateau,  et,  à  cause 
(le  cela,  nommée  vulgairement  les  Variétés  de  Bois. 
Ce  titre-là^  pourtant,  ne  figurait  pas  sur  le  frontis- 
pice ;  on  y  lisait  :  Théâtre  des  Variétés^ Amusantes. 

Dulaure,  le  moins  exact  des  historiens  de  Paris, 
dit  que  Lécluze  (juitta  le  boulevard  du  Temple  en 


48  PARIS    OUBLIÉ 


1786  pour  s'établir  au  Palais-Royal,  parce  que  le 
spectacle  des  Variétés  prétendait  à  la  dignité  de 
second  théâtre  français.  Il  est  bien  extraordinaire 
que  les  acteurs  des  Variétés- Aînsuantes  aient  pré- 
féré une  baraque  en  planches  à  la  jolie  salle  du 
boulevard  du  Temple,  dans  laquelle  ils  pouvaient 
facilement  altondre  la  construction  du  Théâtre- 
Français,  tel  qu'il  est  aujourd'hui,  construction 
qui  fut  terminée  en  1790,  et  qu'ils  occupèrent 
jusqu'en  1792. 

Quoi  qu'il  en  soit,  les  Variétés- Amusantes  retrou- 
vèrent au  Palais-Royal  leurs  succès  du  boulevard 
du  Temple.  Vadé  et  le  genre  poissard  avaient  fait 
place  à  de  fort  jolies  pièces,  parmi  lesquelles  :  La 
Nuit  aux  Aventures  ^  Ricco ,  Guerre  ouverte  et 
Jérôme  Pointu. 

A  propos  de  cette  dernière  pièce,  Dulaure  dit 
que  Yolange  brillait  dans  le  rôle  des  Jeannot  et  des 
Pointus,  il  prend  pour  des  rôles  le  titre  d'une  pièce. 

Picard,  comme  Molière,  était  en  même  temps 
auteur,  acteur  et  directeur. 

Au  premier  rang  se  trouvait  l'acteur  Rordier, 
qui  jouait  dans  la  perfection  les  rôles  de  Jocrisses, 
mais  surtout  les  Arlequins.  De  toutes  les  pièces 
dont  il  fit  le  succès,  aucune  n'eut  autant  de  succès 
i\\\  Arleqiiin,  Empereur  dans  la  Lune. 

Dans  l'une  des  scènes  du  dernier  acte,  où  Arle- 
quin, dépouillé  de  sa  grandeur^  d'Empereur,  est 
mis,  pour  je   ne  sais  plus   quel  méfait,  entre  le§ 


PAUl  s    OUBLIÉ  49 


mains  de  la  justice  lunaire,  le  pauvre  Bergamas- 
que,  représenté  par  Bordier,  s'écriait  tristement  : 

—  Vous  verrez  que  pour  arranger  tout  cela,  je 
finirai,  moi,  par  être  pendu  ! 

Bordier  prononçait  ces  paroles  avec  un  ton  de 
désespoir  si  comique,  que  tous  les  spectateurs 
riaient  aux  éclats;  il  ne  se  doutait  guère,  ni  les 
spectateurs  non  plus,  que  celte  funeste  prophétie, 
lazzi  d'Arlequin,  ne  tarderait  pas  à  se  transformer 
pour  lui  en  une  affreuse  réalité. 

Il  fut  pendu  à  Rouen,  en  face  de  la  rue  Grand- 
Pont,  dans  les  derniers  jours  de  1789, 

Le  Petit  Lazzarî 

De  1789  à  1792,  ce  théâtre  fut  dirigé  par  un 
Italien  appelé  Lazzari,  qui  y  mimait  le  rôle  d'Ar- 
lequin avec  un  grand  talent;  il  prit  alors  le  nom 
de  l'acteur  aimé. 

En  1798,1a  salle  fut  incendiée  et  le  pauvre  Arle- 
quin ruiné  se  tua  de  désespoir. 

Vers  1815,1e  Petit  Lazzari  élait  un  théâtre  de 
Marionnettes, 

En  1830,  il  devint  un  vrai  théâtre  avec  de  vrais 
acteurs. 

Mais  quels  acteurs,  bon  Dieu! 

Il  faut  croire  que  le  public  les  trouva  bons  tout 
de  même,  car  ce  théâtre  ne  cessa  d'avoir  une  vogue 
soutenue,  à  tel  point  qu'on  y  donnait  deux  repré- 


50  TARIS    OUBLIÉ 


sentations  par  soirée  ;  il  est  vrai  que  le  bon  marché 
du  prix  des  places  entrait  bien  pour  quelque  chose 
dans  le  succès  àii  Lazzari;  pour  trois  sous  on  pou- 
vait s'offrir  un  parterre,  l'orchestre  coûtait  quatre 
sous,  et  les  loges  quinze  sous! 

Tout  le  monde  se  souvient  de  l'homme  que  le 
Nouveau  Journal  avait  placé  à  la  porte  de  ses  bu- 
reaux, boulevard  Montmartre,  et  qui  arrêtait  les 
passants  en  leur  disant  :  —  Ne  partez  pas  sans  lire 
le  sommaire.  Alphonse  Millaud  n'avait  rien  inven- 
té ;  ce  n'élait  qu'une  réminiscence  du  Lazzari.  A  la 
porte  du  Lazzari  se  tenait  Bambochinet  ;  il  était 
chargé  d'amasser  la  foule,  et  de  la  retenir  par  ses 
lazzis  jusqu'à  l'ouverture  du  théâtre. 

Il  racontait  les  quatre  ou  cinq  premières  scènes 
d'une  pièce  qui  figurait  sur  l'affiche  du  jour;  puis, 
lorsque  ses  auditeurs,  bouches  béantes,  attendaient 
la  fin,  il  s'arrêtait  brusquement...  —  Entrez,  di- 
sait-il, vous  verrez  la  suite  ! 

Au  Lazzari  pas  d'engagements;  les  acteurs 
étaient  payés  à  la  semaine  :  dix  francs,  quinze 
francs,  vingt  francs  au  plus  ! 

Cette  somme  minime  épargna  pourtant  à  bien 
des  artistes  devenus  célèbres,  les  horreurs  de  la 
faim. 

Tous  ces  théâtres,  à  l'exception  du  Théâtre  His- 
torique, furent  démolis  en  1862. 

Pendant  plusieurs  années  on  vit,  à  l'heure  où  le 


TARIS    OUBLIÉ  .")  1 


Petit  Lazzari  avait  riiabitude  de  commencer  ses 
représentations,  un  petit  vieillard  qui  s'asseyait  sur 
un  banc,  en  face  l'emplacement  qu'avait  occupé  le 
Lazzari  ;  il  avait  une  baguette  à  la  main,  les  mou- 
tards formaient  cercle  autour  de  lui;  alors  il  se 
levait,  montait  sur  le  banc  et,  étendant  le  bras,  il 
disait  :  — •  Vous  allez  voir  ce  que  vous  allez  voir, 
un  lapin  qui  bat  du  tambour  ;  un  âne  qui  devine 
la  personne  la  plus  amoureuse  de  la  société  ;  un 
cliameau  venu  au  monde  sans  bosse  ;  le  perroquet 
de  la  reine  de  Sabbat;  une  baleine  du  corset  de 
sainte  Gudule;  ensuite,  regardez,  ceci  vous  repré- 
sente... Une  larme  tombait  de  ses  yeux...  Ah  !  mon 
Dieu,  disait-il,  ça  n'y  est  plus. 

C'était  le  pauvre  Bambocldnel^  qui  ne  pouvait 
se  résoudre  à  quitter  son  boulevard  chéri.  Il  mou- 
rut sur  son  banc  favori. 


TARIS    OUBLIÉ  53 


II 


Le  Café  derUuion.  —  Félix  Régamey. —  Léonce  Pelit. —  Courb;'t 
et  la  Colonne. —  Leaioyne.  —  Tridbn  et  l'art  do  payer  ses 
dettes  à  coups  de  fusil. —  Albert  Glaliuuy. —  .Mon  dernier  sou. 
—  Vermorsch. —  Jules  Vallès  et  le  Laiiin  anthropophage.  — 
Pipe-en-Bois  et  le  vicomte  de  Buci.  ^  Cons-tance  et  l'Honinie 
à  la  Tête  de  bois. —  Cngliostro  et  la  Fille  du  Roi.—  Le  général 
déserteur  et  la  Carotte  patriotique. —  Ernest  d'Hervilly.  —  Un 
Melon  qui  m'a  bien  trompé. —  Puissant  et  la  Loterie.—  André 
Gill. 


Dans  la  rue  de  rAiicienne-Comédie,  à  gaucho, 
se  trouve  la  rue  Monsieur-le-Prince.  Vers  1867, 
au  n"  15,  existait  une  brasserie  qui  portait  pour 
enseigne  :  Café  de  l'Union. 

Les  passants  qui  llànaient  par  là,  à  l'heure  cré- 
pusculaire où  on  allume  les  premiers  becs  de  gaz, 
s'arrêtaient  surpris  du  bruit  étrange  qui  se  faisait 
dans  cette  boutique.  Les  vitres  tremblaient  ;  c'était 


04  PARIS    OUBLIÉ 


à  croire  qu'il  y  avait  dans  la  salle  une  légion  de 
consommateurs. 

Si  le  passant  curieux  regardait  avec  persistance 
à  travers  les  carreaux,  il  parvenait  à  distinguer  au 
milieu  d'un  brouillard  de  fumée  opaque,  une  salle 
étroite,  grande  comme  une  chambre  à  coucher, 
meublée  de  petites  tables  rondes;  pour  sièges,  des 
chaises  en  bois  blanc  ;  aux  murs,  étaient  accrochés 
un  grand  nombre  de  tableaux;  au  milieu  de  la  salle, 
un  énorme poèlo  de  faïence;  s'il  écoutait,  il  enten- 
dait se  choquer  des  paradoxes  échevelés,  et,  comme 
des  flèches,  partir  de  tous  les  coins  des  apostrophes 
les  plus  saugrenues. 

Si  le  passant  entrait,  il  pouvait  constater  la 
puissance  du  larynx  humain  ;  d'après  le  bruit  qu'il 
avait  entendu  de  la  rue,  il  soupçonnait  la  présence 
d'une  centaine  de  personnes,  à  peine  se  trouvait-il 
en  face  d'une  douzaine. 

Le  passant,  timide,  effarouché,  restait  ébahi, 
sans  oser  avancer  ni  reculer  ;  il  était  frappé  des 
tètes  singulières  qui  l'environnaient,  et  semblait 
se  demander  :  Où  suis-je,  bon  Dieu? 

Il  y  avait  là  une  couleur  locale  qu'on  eût  vaine- 
ment cherchée  ailleurs. 

C'est  qu'en  effet,  de  même  qu'autrefois,  le  ca- 
baret dupère  Andler  était  Vautre  du  réalisme,  cette 
brasserie  était  l'antre  des  dessinateurs,  génération 
nouvelle  entée  sur  une  autre  plus  ancienne. 

On  y  rencontrait  la  plupart  de  ceux  qui  firent  le 


PARIS   OUBLIE 


succès  des  journaux  jeunes,  auxquels  les  anciens 
durent  faire  place. 

Félix  Régameij,  auquel  La  Vie  Parisienne  dut  ses 
plus  charmantes  illustrations  signées  Y...,  qui 
affirmèrent  le  succès  dès  les  premiers  numéros. 

Régamey  était  un  farouche  démocrate  à^  tous 
crins,  ce  qui  ne  l'empêchait  pas  de  dessiner  pour 
un  journal  de  cocottes  et  de...  femmes  du  monde. 

Léonce  Petit,  qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec 
Alfred,  plongeait  sa  harbe  d'un  Llond  rutilant  dans 
h>s  choses  les  plus  variées. 

Le  spirituel  dessinateur  des  Noces  bretonnes,  au 
Journal  amusant,  trouva  au  fond  d'un  verre  de  bière 
d'autrefois  les  types  cruellement  burlesques  du 
Monsieur  Tringle^  de  Champfleury. 

Léonce  Petit  est  mort  à  la  peine,  sur  la  brèche, 
laissant  une  œuvre  qui  le  place  entre  Daumier  et 
Gavarni,  sans  toutefois  ressembler  ni  à  l'un  ni  à 
l'autre,  car  c'était  un  artiste  original  qui  avait  créé 
un  genre  ;  il  pourra  trouver  des  imitateurs,  mais 
jamais  il  ne  sera  surpassé. 

De  temps  à  autre,  Courbet  faisait  une  descente 
au  Café  de  l'Union;  il  venait  goûter  la  bière  en 
compagnie  de  son  critique  ordinaire  Castagnary. 
A  peine  arrivé  et  assis,  il  était  entouré  de  tous  les 
consommateurs,  empressés  de  serrer  la  main  du 
maître  peintre  d'Ornans,  dont  la  bonhomie  mettait 
tout  le  monde  à  l'aise. 

Dans  ses   jours  de   joyeuse   humeur,   Courbet 


56  PAIUS    OUBLIÉ 


chantait  de  vieilles  chansons  franc-comtoises  et  les 
Bœufs,  de  Pierre  Dupont. 

Par  exemple,  il  ne  fallait  pas  amener  la  conversa- 
tion sur  le  terrain  politique  ou  sur  la  peinture,  parce 
qu'aussitôt  il  entrait  dans  une  épouvantahle  colère. 

Un  jour,  un  ami  le  rencontra  place  Vendôme,  il 
était  arrêté  devant  la  colonne  et  paraissait  ahsorbé 
dans  des  calculs  profonds. 

—  Que  fais-tu  là?  lui  dit  Tami. 

—  Je  suppute,  dit-il,  ce  qu'on  pourrait  faire  de 
pièces  de  deux  sous  avec  ce  bronze  inutile! 

Il  rêvait  déjà  le  déboulonnement! 

A  propos  de  la  Colonne,  des  polémiques  à  perte 
de  vue  s'engagèrent  sur  les  mobiles  qui  avaient 
guidé  Courbet  pour  la  faire  abattre  ;  il  ne  faut  pas 
s'imaginer  qu'il  l'ait  fait  pour  une  raison  politique  ; 
c'était  pour  faire  plaisir  à  un  ami,  qui  lui  avait 
écrit  ceci  : 

«  Bravo,  ma  vieille  !  débarrasse-nous  de  ce  stupide  mor- 
»  ceau  de  bronze  contre  lequel  on  va  toujours  se  cogner 
■)  la  nuit  quand,  on  sortant  du  café,  on  veut  rentrer  chez 
»  soi!  » 

Un  jour,  visitant  le  Salon,  il  s'arrêta  devant 
VA?'io?i  qui  avait  obtenu  la  médaille  d'bonneur. 

Arrivé  à  cinq  pas  du  groupe,  Courbet  mit  de- 
vant ses  yeux  sa  main  puissante,  en  guise  d'abat- 
jour  et,  d'un  ton  indéfinissable  : 

—  Qu'e  c'est  qu'  ça?  dit-il  à  l'ami  qui  l'accom- 
pagnait. 


PARIS    OUBLIÉ  o7 


—  Ça,  fit  le  confident,  c'est  Arion. 

—  Un  Grec? 

—  Un  Grec avec  sa  lyre  (Courbet  leva  les 

mains  au  ciel)  sauvé  par  un  monstre  marin  que  ses 
chants  ont  charmé. 

—  Et  qu'est-ce  qui  raconte  cette  belle  histoire? 

—  Je  crois  que  c'est  Hérodote,  dit  l'ami. 

—  Eh  bien,  dit  Courbet,  en  se  détournant  avec 
un  mouvement  d'épaules  d'une  envergure  incom- 
mensurable et  un  sourire  grand  comme  le  monde, 
en  fait  de  sauvetage,  je  viens  de  lire  dans  le  Petit 
Journal  l'histoire  d'un  cuirassier  sauvé  par  un 
chien  au-dessous  de  Chaillot.  J'en  ferai  mon  tableau 
l'an  prochain  dans  les  dimensions  de  Robert- 
Fleury  et  je  te  fous  mon  billet  qu'il  n'aura  pas  la 
médaille  d'honneur  ! 

En  fait  de  chien,  Courbet  n'attachait  pas  le  sien, 
comme  on  dit  vulgairement  avec  des  saucisses. 

Étant  à  Salins,  une  dame  de  la  ville  vint  le  prier 
de  vouloir  bien  faire  le  portrait  de  sa  fille. 

Courbet  accepta  et  l'on  convint  du  prix  de  cinij 
cents  francs. 

Mais  après  une  dizaine  de  séances,  il  lui  sembla 
que  cinq  cents  francs  c'était  une  somme  trop  mi- 
nime pour  une  toile  signée  de  lui. 

Il  était  fort  embarrassé  pour  revenir  sur  la  pa- 
role donnée.  Voici  ce  qu'il  imagina. 

Il  alla  trouver  un  ami  et  lui  dit  : 

—  Je  suis  en  train  de  faire  un  portrait  ;  j'ai  eu  la 


PAUIS    OUBLIE 


bêtise  de  ne  demander  que  cinq  cenls  francs,  main- 
tenant j'en  voudrais  mille  ;  rendez-moi  donc  le  ser- 
vice de  venir  demain,  comme  par  hasard,  rôder 
dans  mon  atelier.  Vous  vous  extasierez  devant  ce 
portrait,  qui  est  une  merveille,  du  reste,  vous 
m'en  ofTrirez  mille  francs. 

Le  lendemain  l'ami  arrive  à  l'heure  dite.  Courbet 
était  en  séance. 

—  Savez-vous  que  c'est  superbe  ce  que  vous 
faites  là?  dit  l'ami  en  s'arrétant  devant  le  tableau; 
je  vous  l'achète  mille  francs  comptant,  certain  que 
je  suis  de  le  revendre  le  double. 

—  Mais  ce  tableau  n'est  pas  à  vendre,  monsieur, 
interrompit  sèchement  la  dame,  c'est  le  portrait  de 
ma  fille. 

—  Eh  bien,  je  ne  retire  pas  ce  que  j'ai  dit.  Il 
vaut  deux  mille  francs  comme  un  liard. 

Quelques  jours  après  le  portrait  fini,  la  dame 
honteuse  de  ne  payer  que  cinq  cents  francs  une 
toile  qui,  de  l'avis  d'un  connaisseur,  en  valait  deux 
mille,  envoya  mille  francs  à  Courbet,  qui  les  garda 
bel  et  bien  ;  il  satisfaisait  à  la  fois  son  avarice  et 
son  amour-propre.  Il  était  abondamment  pourvu 
des  deux. 

Le  poète  Lemoyne  faisait  de  rares  apparitions 
au  Café  de  /'Unmi,  il  est  vrai  que  ce  milieu  réaliste 
et  sceptique  était  peu  favorable  à  lui  fournir  des 
inspirations  poétiques. 

Lemoyne  avait  une  prédilection  marquée  (comme 


PARIS    OUBLIÉ  o!) 


poète)  pour  la  femme  qui  entre  dans  la  seconde 
jeunesse.  Il  la  peignait  toujours  fort  peu  chiffonnée 
par  les  caprices  du  temps. 

Dans  les  Roses  d'antan,  il  en  décrit  une  ainsi  : 

j    Elle  a  vécu,  unit  et  jour  dans  la  joie  ; 

1    Elle  a  rcini  les  rois  du  monde  officiel. 
Plus  d'uu  saint  personnage  en  douillette  de  soie 
A  pris  sou  escalier  pour  le  chemin  du  ciel. 

C'était  un  ciel  que  Jacob  aurait  facilement  atteint 
sans  échelle,  surtout  si  la  belle  restait  à  l'entresol. 

L'austère  Tridon,  le  fondateur  du  Candide,  l'ad- 
mirateur d'Hébert,  n'était  pas  un  assidu;  il  venait 
néanmoins  quelquefois,  à  la  brune,  silencieux, 
sombre,  toutes  les  allures  d'un  conspirateur  ;  il  se 
glissait  doucement  dans  la  salle,  il  se  campait  der- 
rière les  vitres,  soulevait  un  coin  du  rideau,  afin 
de  s'assurer,  avant  de  s'asseoir,  s'il  n'était  pas 
suivi. 

Tous  ceux  qui  s'occupaient  de  politique  alors, 
avaient  la  toquade  de  croire  qu'ils  avaient  à  leurs 
trousses  une  armée  de  mouchards. 

Tridon  fit  partie  de  la  Commune  ;  c'était  un 
convaincu.  Riche,  il  soutint  de  ses  deniers  un 
grand  nombre  des  arrivés  d'aujourd'hui. 

Il  inventa  un  moyen  de  solder  une  facture  qui 
laisse  bien  loin  les  combinaisons  du  légendaire 
Robert-Macaire  ;  ce  moyen,  il  est  vrai,  n'était  pas 
à  la  portée  de  tout  le  monde. 

En  1871,  le  Comité  central  s'empara  sans  façon 


60  PARIS    OUBLIÉ 


de  rimprimerie  de  M.  D...  Les  compositeurs,  de- 
vant les  menaces  des  fédérés  armés,  durent  subir  la 
loi  du  plus  fort  et  s'exécuter. 

La  livraison  du  travail  commandé  eui  lieu,  mais 
vint  le  quart  d'heure  de  Rabelais:  M.  D...  confia 
la  délicate  affaire  «  de  la  facture  »  à  son  caissier, 
M.  P... 

Ce  dernier,  homme  respectable  à  tous  égards, 
se  présenta  rue  de  l'Entrepôt,  au  siège  du  Comité  ; 
on  le  renvoya  à  riIôtel-de-Villo  ;  l'Hôtel-de-Ville 
le  renvoya  au  ministre  de  la  guerre.  Là,  Tridon 
reçut  la  requête  de  M.  P...,  et,  du  ton  rogue, 
cassant,  qui  lui  était  habituel,  il  lui  ordonna  de 
repasser  plus  tard. 

Deux  fois,  les  jours  qui  suivirent,  même  démar- 
che, même  réception. 

Lassé  de  ce  mauvais  accueil,  M.P...  insistapour 
qu'on  lui  lixàt  un  jour. 

—  Revenez  demain,  à  une  heure  et  demie,  lui 
dit  brusquement  Tridon. 

A  riieure  précise,  M.  P...  arriva  rue  Saint-Do- 
minique ;  la  «  commission  militaire  »  était  en 
séance.  Il  traversa  plusieurs  antichambres  garnies 
de  colonels,  de  lieutenants-colonels,  d'officiers  de 
tous  grades,  galonnés  sur  toutes  les  coutures. 
Après  avoir  attendu  longtemps,  on  finit  par  l'in- 
troduire dans  un  salon  somptueux  où  délibérait 
Delescluze  avec  deux  généraux  et...  Tridon. 

Ce  dernier  se  leva  en  croisant  les  bras. 


PARIS    OUBLIÉ  61 


—  Savez-vous,  citoyen,  que  vous  commencez  à 
m'em...,  cria-t-ilàM.  P... 

—  Je  ne  vous  comprends  pas,  monsiew,  répliqua 
M.  P...,  appuyant  sur  ce  mot,  si  vous  n'avez,  ni  le 
respect  de  moi,  ni  de  vous-même,  vous  devriez  au 
moins  respecter  vos  collègues. 

—  Conduisez-moi  cet  homme  daus  la  cour,  dit 
froidement  Tridon  à  l'un  des  fédérés  de  planton. 

Dans  la  cour,  stationnait  en  permanence  un  pe- 
loton d'exécution  ;  le  fédéré,  plus  humain  que  son 
maître,  fit  prendre  à  M.  P...  un  escalier  dérobé  qui 
le  conduisit  dehors.  Il  échappa  ainsi  à  l'impitoyable 
vengeance  de  Tridon. 

Jamais  M.  P...  ne  voulut  reporter  la  facture. 

Tridon  mourut  en  exil,  à  Bruxelles,  je  crois.     ' 

Albert  Glatigny,  grand  comme  un  jour  sans 
pain,  maigre,  presque  diaphane,  la  peau  pour  ainsi 
dire  collée  sur  les  os,  était  un  commensal  fidèle  du 
Café  de  l'Union  dans  les  jours  de  détresse,  et  ils 
n'étaient  pas  rares  ;  il  y  trouvait  toujours  un  ami 
qui  partageait  la  frugale  portion  de  l'amitié  ;  je  me 
rappelle  toujours  la  joie  du  pauvre  Gringoire, 
lorsqu'il  vint  nous  annoncer  que  le  directeur  de 
l'Alcazar  venait  de  lui  signer  un  engagement  de 
600  francs  par  mois,  pour  accomplir  chaque  soir  les 
tours  de  force  poétiques  dont  tout  Paris  se  sou- 
vient. 

—  Comprends-tu,  disait-il  à  Vermersch,  600  fr. 
par  mois,    moi  qui  n'ai  jamais    gagné   plus    de 


62  PAIUS    OUBLIÉ 


50  francs  en  province  à  jouer  les  grimes.  Combien 
cela  représente- 1- il  de  boudins  aux  pommes 
frites  ? 

La  stabilité  n'était  pas  la  qualité  dominante  de 
Glatigny  ;  c'était  un  coureur  de  grandes  routes  ; 
insouciant  comme  les  oiseaux  du  ciel,  et  amou- 
reux comme  eux  de  la  liberté  et  de  l'imprévu. 
Aussi,  un  soir,  au  moment  d'entrer  en  scène,  on 
chercha  le  poète  partout  :  il  s'était  envolé,  il  avait 
tranquillement  pris  le  train  pour  Rouen,  oubliant 
son  engagement. 

Une  après-midi  d'hiver,  il  tombait  une  neige 
fine  qui  pénétrait  les  piétons  jusqu'aux  os.  La  nuit 
commençait  à  venir,  nous  étions  au  grand  com- 
plet, entourant  le  poêle  avec  une  sollicitude  mar- 
quée. Pierre  Dupont  nous  chantait  ses  nouvelles 
compositions  :  La  Brebis  et  la  Paijsaiine.  Tout  à 
coup  la  porte  s'ouvrit  et  Glatigny  se  précipita  dans 
la  salle  comme  une  trombe,  tout  ruisselant  d'eau. 

—  Faites-moi  un  peu  de  place,  dit-il  en  grelot- 
tant, je  suis  trempé  comme  une  soupe. 

Il  prit  une  chaise,  étendit  ses  longues  jambes 
et  soupira  d'aise  :  Ah!  les  veinards,  qu'il  fait  bon  ici! 

—  D'oii  diable  viens-tu  dans  un  pareil  équipage? 
dit  iVndré  Gill. 

— Yoilà  la  chose.  Je  revenais  d'Argenteuil  ;  ar- 
rivé au  pont  d'iVsnières,  je  fus  accosté  par  un 
mendiant  qui  me  demanda  l'aumône  :  je  lui  don- 
nai un  sou.  Au  moment  oi^i  je  me  proposais  de 


PARIS    OUBLIÉ  63 


passer  le  pont,  un  Lonhomme  courut  après  moi  : 

—  Votre  sou?  me  dit-il  brutalement. 

Je  fouillai  dans  mes  poches,  hélas!  je  venais 
de  donner  le  dernier, 

—  Je  n'en  ai  pas,  lui  dis-je. 

—  Alors  vous  ne  passerez  pas. 

Il  me  prit  par  les  épaules  et  me  poussa  sur  la 
chaussée. 

Comment  faire?  je  me  déshabillai,  je  fis  un  pa- 
quet de  mes  effets  que  je  nouai  sur  ma  tète  et  je 
me  mis  en  devoir  de  traverser  la  Seine.  Je  ne  sais 
comment  mon  paquet  glissa,  mais  lorsque  j'arri- 
vai à  terre  et  que  je  voulus  me  rhabiller,  j'étais 
littéralement  inondé,  je  pris  mes  jambes  à  mon  cou 
et  me  voilà. 

C'est  égal,  ajouta-t-il,  l'autre  _  est  plus  heu- 
reux que  moi;  avec  mon  dernier  sou,  il  aura  de 
quoi  dîner! 

Glatigny  aussi  est  mort. 

Yermersch  avait  établi  son  quartier  général  au 
Café  derUnion,  toute  la  journée  il  crayonnait  sur 
le  cahier  de  la  maison  une  foule  de  petites  lignes 
flanquées  de  chaque  côté  d'une  grande  marge 
blanche . 

Rien  alors,  dans  ses  compositions  charmantes, 
ne  faisait  prévoir  qu'un  jour  l'agneau  deviendrait 
tigre . 

Sur  ce  cahier  on  pouvait  lire  :  Les  Voleiirs  (T au- 
réoles^ pièce  qui  se  terminait  ainsi  : 


6't  PARIS    OUBLIÉ 


Non!  car  nous  sommes  nés  aux  pays  enivrants 

Des  étoiles  et  des  grands  aigles, 
Car  nons  aimons  oiûr  les  doux  oiseaux  charmants 

Chanter  dans  les  blés  et  les  seigles. 
Car  nous  voulons  enfin  —  nous  l'avons  bien  gagné  — 

Savoir  le  fond  riant  des  choses  : 
Notre  acte  de  naissance,  auquel  Dieu  a  signé, 

Dit  :  Poètes,  frères  des  roses. 
Allons,  la  joie  !  Allons,  les  fleurs  !  Allons,  le  jour  ! 

Dans  la  mansarde  et  la  chaumière  ! 
Et  qu'un  enthousiaste  et  large  chant  d'amour 

Monte,  immense,  dans  la  lumière! 

La  révolution  n'avait  pas  desséché  alors  le  cœur 
du  poète.  Deux  ans  plus  tard,  il  adressait  à  la  Com- 
mune, en  vers  ignobles  qui  suintaient  le  sang',  le 
reproche  de  n'avoir  pas  fusillé  assez  d'otages,  ni 
])riilé  assez  de  maisons;  de  s'être  arrêtée  aux  demi- 
mesures  et  de  n'avoir  pas  taillé  assez  dans  le  vif. 

Quel  contraste  ! 


Sur  un  front  de  bataille  épouvantable  et  large 

L'émeute  se  relèvera. 
Là.  sortant  des  pavés  pour  nous  sonner  la  charge, 

Le  spectre  de  IMai  parlera; 
Il  ne  s'agira  plus  alors,  gueux,  hypocrites, 

De  fusiller  obscui'ément 
Quelques  mouchards  abjects,  quelques  obscurs  jésuite? 

Canonisés  subitement; 
Il  ne  s'agira  plus  de  brûler  trois  bicoques 

Pour  défendre  tout  un  quartier. 
Plus  d'hésitations  louches!  Plus  d'équivoques! 

Bourgeois,  tu  mourras  tout  entier. 

Non!  Rien  ne  restera  de  ces  coquins  célèbres, 

Leur  monde  s'évanouira; 
Et  toi,  dont  l'œil  nous   suit  à  travers  nos  ténèbres, 

Nous  t'évoquerons,  ô  Marat. 


TARIS    OUBLIÉ  65 


Yermerscli  est  mort  à  Londres,  méprisé  de  tous, 
môme  de  ses  anciens  complices. 

Les  habitués  du  Café  de  l'Union  avaient  sur- 
nommé Jules  Vallès  le /rt/)z«  anthropoplmge.  Barbu 
comme  Dumollard,  le  terrible  Auvergnat  n'avait 
qu'un  rêve  :  il  guettait  Louis  Veuillot  comme  le 
chat  guette  la  souris,  et  jurait  qu'il  aurait  un  jour 
ou  l'autre  raison  du  fougueux  polémiste. 

Les  jeunes  étudiants  qui  sont  devenus  de  graves 
médecins,  se  souviennent-ils,  du  fond  de  leur  pro- 
vince, des  heures  de  jeunesse  envolées  chez  Théo- 
dore ;  se  rappellent-ils  de  leurs  effarements  lors- 
qu'ils entendaient  Vallès  lancer  froidement  des 
énormités  du  g'enre  de  celles-ci:  «  —  Il  faut  briser 
les  statues  et  trouer  les  tableaux  !  —  Michel-Ange 
et  Raphaël  sont  les  papes  du  sculpturat  et  de  la 
peinturlure;  —  delà  solennité,  il  n'en  faut  plus  ! 
Je  jure  que  la  prostitution  dans  l'art  est  d'une  ri- 
goureuse nécessité.  —  Le  rire  est  le  seul  moyen 
d'affranchissement  qui  nous  reste  ;  Offenbach  est 
un  précurseur  ;  Schneider,  une  prêtresse  ;  sus  aux 
Pindares  perruques,  et  aux  vieux  Homères,  ces 
patachons  immortels  !  Cascade,  ô  Clodoche,  cha- 
hute, Hortense  !  Vous  représentez,  devinez  quoi, 
jeunes  lutteurs?  —  La  révolution!  !  !  » 

Elle  vint,  sa  révolution,  et  lui  qui  déclarait  que 
le  Misanthrope  de  Molière  l'ennu3'ait,  lit  partie  de 
la  commission  de  l'enseignement  !  !  ! 

Vallès  haïssait  le  passé,  parce  que  je  passé  avait 

4. 


GG  PARIS    OUBLIÉ 


VU  ses  misères  et  ses  souffrances;  c'était  un  ca- 
ractère aigri,  mais  pas  méchant, au  fond, disait-on; 
pourtant  le  lapin  anthropophage  n'a-t-il  pas  écrit 
quelque  part  :  «  On  mettrait  le  feu  aux  bibliothè- 
ques et  aux  musées  qu'il  y  aurait  pour  l'huma- 
nité, non  pas  perte  THdd?,  profit  et  gloire.  » 

Vallès  a  été  prophète.  Je  ne  sais  pas  s'il  y  a  eu 
gloire  pour  la  Commune  d'avoir  réalisé  son  rêve, 
mais,  quant  au  profit,  cela  nous  a  coûté  de  beaux 
millions,  sans  compter  des  milliers  de  victimes  ! 

Vallès,  plus  prudent  que  Vermorel,  ne  jugea  pas 
à  propos  de  se  faire  tuer  sur  une  barricade  pour 
défendre  ses  principes  ;  le  rôle  de  martyr  n'était  pas 
à  sa  taille,  il  préféra  s'échapper  ;  il  devint  pour  un 
jour  conservateur! 

A  son  retour  d'exil,  il  créa  le  Cri  du  Peuple,  dans 
lequel  il  continua  à  jouer  le  rôle  de  sauveur  du 
peuple  et  à  préparer  l'avènement  d'une  nouvelle. 

J.  Vallès  est  mort  en  février  1885, 

Autour  de  Vallès,  comme  autour  d'une  mère  Gi- 
gogne en  mac-farlane,  gravitait  le  célèbre  Pipe-en- 
Bois {Georges  Cavalier). 

Pipe-en-Bois  collaborait  au  journal  la  Rue;  c'était 
certainement  l'homme  le  plus  laid  de  France  et  de 
Navarre.  Imaginez-vous  un  faucheux  gigantesque, 
la  tète  ovoïde  et  exangue  de  Debureau  et  au  milieu 
du  visage  le  nez  phénoménal  du  brave  Hyacinthe  ; 
quand  il  parlait,  il  ouvrait  une  énorme  bouche  qui 
laissait  voir  des  dents  larges  comme  des  touches  de 


l' A  111  s   OUBLI  É  67 


piano  et  noires  comme  du  jais,  par  l'habitude  de 
mâcher  du  tabac. 

11  était  employé  comme  dessinateur,  à  l'usine 
Cail,  fort  en  x^  il  avait  passé  par  l'Ecole  polytech- 
nique, ce  qui  l'avait  rendu  profondément  maté- 
rialiste et  raisonneur. 

Il  fit  aussi  partie  de  la  Commune  comme  direc- 
teur des  plantations,  un  comble.  Il  fut  condamné, 
mais  sa  peine  fut  commuée  en  celle  du  bannisse- 
ment ;  il  se  réfugia  à  Bruxelles,  où,  pour  charmer 
les  tristesses  de  l'exil,  il  allait  régulièrement  dan- 
ser à  l'Alhambra.  Je  me  souviens  l'y  avoir  vu  en 
1874  figurer  dans  un  quadrille  et  exécuter  des  pas 
fantaisistes  à  faire  pâlir  Clodoche. 

Ce  fut  à  la  première  représentation  à' Henriette 
Maréchal  que  commença  la  célébrité  de  Cavalier. 
Voit-on  d'ici  ce  bohème  qui,  jusque-là,  ne  s'était 
illustré  que  dans  les  brasseries  du  quartier  Latin, 
se  faisant  l'instigateur  d'une  cabale  pour  jumir  les 
auteurs  de  la  pièce,  MM.  de  Concourt,  d'être,  suivant 
la  chronique,  appuyés  par  la  princesse  Mathilde. 

Pipe-en-Bois  grand  justicier,  c'est  à  crever  de 
rire  ! 

Pipe-en-Bois  était  le  roi  des  blagueurs  ;  on  avait 
beau  être  son  ami,  il  fallait  y  passer. 

Vers  1868,  il  nous  amena  un  jeune  homme  qu'il 
nous  présenta  comme  un  Vicomte  portant  un  des 
plus  beaux  noms  de  France,  jamais  Cavalier  ne  lui 
pardonna  do  l'avoir  fait  poser. 


68  J'A  H  IS   OUBLIÉ 


Ce  Vicomte  était  tout  simplement  le  fils  d'un 
concierge  de  la  rue  de  Buci,  il  était  intelligent, 
honnête,  par  conséquent  pauvre  ;  il  ne  resta  pas 
honnête  et  devint  riche,  et  en  même  temps  fils  de 
noble  maison.  Il  s'entoura  pieusement  des  reliques 
qui  pouvaient  avoir  appartenu  aux  aïeux  postiches 
qu'il  venait  de  se  poser,  sans  souffrance,  il  accro- 
cha sur  ses  murailles  dos  panoplies  poussiéreuses  : 
des  casques,  des  cuirasses,  des  corselets,  des  épées 
toutes  rouillées  d'un  sang  qui  ne  coulait  pas  dans 
ses  veines. 

Le  Vicomte  avait  un  respect  particulier  pour  cer- 
tain trophée  composé  d'épées  de  toutes  espèces, 
au  milieu  desquelles  on  en  voyait  une  qui  tranchait 
sur  les  autres  par  sa  forme  étrange,  sa  taille  et  sa 
pesanteur. 

Il  était  fier  do  ses  armes,  qui  heureusement  pour 
lui  n'étaient  pas  parlantes,  il  les  montrait  à  tout 
venant  et  avait  sur  chacune  d'elles  une  merveil- 
leuse légende. 

Un  jour,  après  déjeuner,  Pipe-en-Bois,  tout  fier 
de  son  ami  de  Buci,  pour  couper  court  aux  plai- 
santeries de  Léonce  Petit,  nous  invita  à  aller  ad- 
mirer la  collection  de  famille  du  Vicomte,  ce  der- 
nier était  en  verve  et  beau  parleur.  Ce  matin,  il 
nous  fit,  avec  une  grâce  exquise,  les  honneurs 
de  chez  lui  ;  il  nous  débita  son  petit  boniment 
sur  les  pièces  les  plus  remarquables  de  son  musée 
d'artillerie  et,  lorsqu'il  arriva  devant  le  fameux  tro- 


TARIS    OUI!  LIÉ  69 


pliée  d'épées,  il  était  évident  que  les  souvenirs  du 
passé  qu'il  venait  d'évoquerravaientvivementému. 

Il  n'en  poursuivit  pas  moins  sa  description  ho- 
mérique, appelant  chaque  épée  par  son  nom;  et 
au  moment  de  raconter  l'histoire  de  celle  du  mi- 
lieu, il  s'arrêta  et  nous  regarda  fièrement. 

Pipe-en-Bois  rayonnait. 

—  Voici  celle,  nous  dit-il,  qui  a  le  plus  de  prix 
pour  moi,  elle  a  appartenu  à  quatre  de  mes  ancê- 
tres qui  ne  se  sont  jamais  servis  d'aucune  autre  et 
qui  se  la  transmettaient  pieusement  de  père  en  fils; 
voyez  quel  poids  :  c'est  une  épée  à  deux  mains, 
nous  pouvons  à  peine  la  soulever  ;  eh  hien  !  nos 
pères,  qui  n'étaient  point  des  êtres  dégénérés 
comme  nous,  la  maniaient  comme  une  hadine. 
Elle  est  belle,  n'est-ce  pas?  Chère  épée,  je  ne  la 
céderais  pas  pour  tout  l'or  du  monde. 

—  Vous  êtes  bien  sur  de  ce  que  vous  dites,  in- 
terrompit Léonce,  qui  venait  d'examiner  attenti- 
vement l'épée  en  question,  vous  êtes  bien  sûr  que 
quatre  de  vos  ancêtres  se  sont  successivement 
servis  de  cette  épée? 

—  Parfaitement  sûr  et  certain,  j'ai  des  papiers 
qui  le  prouvent  irrécusablement, 

—  Eh  bien!  Monsieur,  à  l'avenir,  soyez  plus 
prudent;  cette  épée,  un  simple  amateur  le  recon- 
naîtrait à  première  vue,  est  wie  épée  de  bourreau. 

Jamais  Pipe-en-Boh  ne  nous  reparla  de  son  Vi- 
oonit**. 


70  PARIS    OUBLIÉ 


Cavalier  est  mort  en  regrettant  les  temps  joyeux 
où  il  gagnait  cent  sous  par  jour,  en  dessinant  pen- 
dant douze  heures. 

Le  service  du  café  était  fait  par  une  malheureuse 
bonne;  elle  en  vit  de  dures,  la  pauvre  Constance! 

Je  me  souviens  du  premier  soir  oii  elle  fit  son 
apparition  dans  la  salle  commune;  elle  tremblait 
comme  la  feuille  ,  soutenant  à  peine  le  plateau 
qu'elle  portait. 

—  Drôle  de  type,  dit  Gill  ! —  Où  as-tu  péché  ça. 
Théodore! 

—  Elle  arrive  d'Argenteuil;  elle  s'est  sauvée  do 
chez  son  dernier  maître,  après  avoir  failli  mourir 
de  peur. 

—  Est-ce  qu'il  a  voulu  l'assassiner  ? 

—  C'est  plus  drôle  que  ça  et  moins  sombre  : 

—  Elle  était  en  service  depuis  le  matin  seule- 
ment chez  un  vieux  soldat  de  TEmpire  qui  avait 
laissé  sur  les  champs  de  bataille  ses  quatre  prin- 
cipaux membres,  il  avait  dû  les  remplacer  tant  bien 
que  mal,  le  menuisier  du  village  s'était  chargé  de 
la  chose. 

Chaque  soir  le  vieil  invalide  se  débarrassait  de  ses 
membres  inutiles  pour  se  mettre  au  lit. 

Cette  opération  se  faisait  d'une  manière  très 
simple. 

Le  soir  venu,  Constance,  qui  ne  connaissait  pas 
toutes  les  inhrmités  dont  son  maître  était  affligé, 
ht  la  couverture  et  se  préparait  à  aller  se  coucher. 


TAhlS    OUBLIt: 


Lg  vieux  soldat  l'appela  :  —  Tiens,  lui  dit-  il,  en 
lui  tendant  le  bras,  tire-moi  ce  bras.  —  Et  le  bras 
resta  entre  les  mains  de  Constance,  c'était  un  bras 
de  bois  ;  mais  jugez  de  Félonnement  de  la  pauvre 
fdle,  quand  l'invalide  présentant  tous  ses  membres, 
l'un  après  l'autre,  ne  cessait  de  lui  dire  :  —  Tire- 
moi  cette  jambe  ;  tire-moi  l'autre. 

Elle  prit  peur  de  se  trouver  en  face  d'un  bomme 
de  bois,  qui  n'avait  que  le  tronc  et  qui  semblait 
posé  sur  la  cbaise,  devant  elle,  comme  un  de  ces 
antiques  dieux  de  pierre  dont  le  temps  avait  mu- 
tilé les  membres. 

Mais  ce  n'est  pas  tout,  voulant  se  réjouir  jus- 
qu'au bout  de  la  frayeur  qu'elle  éprouvait,  le  vieux 
débris  tendit  la  tète  en  lui  disant  :  —  Maintenant, 
tire-moi  le  cbef. 

Pour  le  coup,  Constance,  épouvantée,  se  mit  à 
pousser  des  cris  de  terreur  et  s'enfuit  comme  si  le 
diable  l'emportait. 

Il  ne  manquait  vraiment  plus  à  ce  brave  qu'une 
tête  en  or  et  un  estomac  en  cuir  de  Russie,  pour 
faire  le  pendant  du  capitaine  Castagnette,  mort  en 
1840  de  l'explosion  d'une  bombe  qu'il  portait  dans 
le  dos,  depuis  1815  ! 

Constance  lâcha  le  Café  de  H'iiion,  elle  devint 
modèle  dans  les  ateliers  de  la  rive  droite;  aujour- 
d'hui, elle  tirerait  bien,  sans  broncher  ni  trembler, 
les  membres  de  tout  un  régiment  d'invalides. 

Cagllosti'o,  un  boulcvardier  habitué  du  Café  de 


l'AiilS    OUBLIE 


Suède ,  venait  quelquefois  à  l'heure  de  l'absin- 
the. 

C'était  un  type  étrange;  il  justifiait  à  merveille 
le  surnom  que  lui  avait  donné  Razoua  ;  un  de  mes 
confrères  le  décrivait  ainsi  : 

Il  portait  d'habitude  des  chapeaux  gris,  vastes 
comme  celui  du  roi  Louis-Philippe,  des  redingotes 
de  velours  pincées  àla  taille,  des  culottes  d'écurie, 
nue  profusion  de  manchettes  et  de  jabots  à  rendre 
jaloux  un  dentiste  forain  ;  le  tout  complété  par 
une  cravate  à  la  Colin  d'une  couleur  audacieuse. 

Ses  moyens  d'existence  étaient  un  mystère;  il 
écrivait  bien  de  loin  en  loin  une  brochure  ou  un 
article  de  journal,  mais  pas  d'une  manière  assez 
suivie  pour  qu'il  put  s'attribuer  la  profession  de 
journaliste  ou  de  publiciste. 

L'opinion  la  plus  répandue,  c'est  qu'il  cachait 
«  son  prénom  d'Alphonse  ».  Peut-être  aussi  vivait- 
il  de  jeu,  car  il  était  connu  dans  tous  les  tripots  de 
Paris  et  de  rétranger;  il  ne  passait  pas  pour  tri- 
cher, mais  l'habitude  qu'il  avait  des  cartes  et  le 
sang-froid  très  réel  qu'il  apportait  à  la  partie,  lui 
donnaient  sur  beaucoup  de  joueurs  un  avantage 
incontestable. 

Quant  à  son  passé,  personne  ne  le  connaissait, 
pas  plus  que  son  âge  ;  ce  qui  est  certain^,  c'est  qu'il 
avait  été  saltimbanque  et  attaché  à  un  cirque  ;  avec 
sa  longue  taille  fluette,  son  visage  régulier,  tou- 
jours  soigneusement  rasé,  et  ses  longs   cheveux 


l'AHIS    OUBLI  H  73 


bouclés,  il  cachait  facilement  dix  ans  sur  les  qua- 
l'jnte  passés,  qu'il  avait  en  réalité;  d'ailleurs  ne 
manquant  pas  d'esprit  et  contant  agréablement, 
malgré  un  certain  zézaiement  dans  le  débit. 

A  la  suite  d'une  discussion  au  Café  de  Madrid, 
avec  l'acleur  Kopp,  il  fut  obligé  de  se  rendre  sur 
le  terrain  ;  il  prit  pour  témoins,  afin  d'elfrayer 
son  adversaire,  deux  anciens  sous-ofliciers,  les- 
quels arrivèrent  chez  lui  sanglés  et  boutonnés 
d'une  manière  qui  voulait  être  militaire,  et  qui 
rappelait  simplement  les  agents  de  police  du  lemps 
de  Vidocq. 

Ils  montèrent  rapidement  dans  le  fiacre,  et  cha- 
cun des  deux  témoins  crut  que  l'autre  avait  dit  au 
cocher  la  direction  à  prendre;  absorbés  dans  les 
débats  de  la  rencontre,  aucun  d'eux  ne  regardait 
à  la  portière,  lorsque  le  cocher  s'arrêta...  devant 
la  préfecture  de  police. 

—  Eh  bien  !  cocher,  cria  tout  le  momie  ensem- 
ble... A  quoi  pensez-vous? 

—  Eh  bien  !  répondit  le  bonhomme  en  regardant 
tour  à  tourtes  acolytes  de  Ca<jliostro,  ce  n'est  donc 
pas  une  arrestation? 

Le  cocher  distrait  avait  pris  les  deux  témoins 
pour  deux  mouchards  venant  arrêter  Cagliostro. 

Le  cocher,  sur  l'ordre  d'un  des  témoins,  re- 
broussa chemin  et  fila  à  Montmartre;  le  rendez- 
vous  avait  été  fixé  derrière  le  Moulin  de  la  Ga- 
lette. 


lA  PARIS    OUBLIÉ 


Les  témoins  choisirent  un  terrain  propice  :  la 
rencontre  devait  avoir  lieu  à  l'épée.  Non  loin  du 
terrain  choisi,  à  trente  pas  environ,  se  trouvait  une 
clôture  en  planches,  à  claire-voie,  entourant  un 
champ  vague;  les  témoins  mirent  les  adversaires 
en  garde  et  prononcèrent  la  phrase  traditionnelle  : 
—  Allez,  Messieurs  !  Cagliostro,  se  souvenant  du 
temps  où  il  était  au  cirque,  fit  un  bond  prodigieux, 
sauta  derrière  la  clôture  et  s'y  retrancha,  bran- 
dissant son  épée  par  les  interstices  des  phanches, 
tout  comme  s'il  se  fût  agi  d'un  combat  de  tirail- 
leurs. 

Ce  duel  finit  parmi  immense  éclat  de  rire. 

En  1867,  arriva  au  boulevard  une  dame  qui  se 
faisait  appeler  la  Baronne  de  Breuil;  elle  se  disait 
fille  naturelle  d'un  souverain;  elle  se  donnait  pour 
une  femme  ayant  douze  cent  mille  livres  de  rentes; 
elle  avait  de  grands  airs,  ni  grosse,  ni  mince, 
entrelardée,  comme  disait  Debiron.  A  la  rigueur, 
on  pouvait  coupe?'  dans  le  pont. 

Un  petit  cercle  se  forma  bientôt  autour  d'elle, 
des  journalistes  la  crurent  sur  paroh^  et  en  par- 
lèrent dans  leurs  échos  ;  elle  acquit  promptement 
une  célébrité. 

Il  y  eut  autour  de  la  fille  du  souverain  plusieurs 
valets  de  cœur  qui  se  détrônèrent  successivement 
sans  révolution  de  palais,  révolution  de  chambre  à 
coucher  seulement.  Le  dernier  fut  Cagliostro. 

Tous  deux  vivaient  largement.  C'était  une  boni- 


l'AKIS    0U15L1K 


bance  perpétuelle,  une  existence  royale  ;   mais  un 
beau  jour  k',  pot  aux  roses  se  découvrit. 

Caglioàtro  s'était  souvenu  de  son  prénom  d'Al- 
phonse :  d'accord  avec  la  fille  du  Roi,  ils  tiraient  des 
traites  sur  un  brave  commerçant  en  faillite.  Quand 
le  couple  n'avait  plus  d'argent,  vite  de  nouvelles 
traites  :  il  y  en  eut  comme  cela  pour  deux  cent  dix 
mille  francs  en  valeurs  reconnues  par  lui  au  profit 
de  la  I3ai'onne,  qui  endossait  à  l'ordre  de  (-a'/ liost.ro 
Caglioslro  envoyait  au  commerçant,  ([ui  paya 
pendant  longtemps,  puis,  dut  s'airèler,  de  gié  ou 
de  force. 

Le  commerçant  fut  poursuivi  pour  non-paiement 
devant  les  tribunaux;  on  aura  peine  à  croire  à  une 
audace  pareille,  cela  est  pourtant  l'iiioureusement 
exact;  il  fut  admis  à  faire  la  preuve  qu'il  ne  devait 
rien.  Son  agréé  apprit  aux  juges  d'où  descendait  la 
fameuse  Baronne  :  elle  était  tout  bonnement  la 
fille  d'un  cuisinier  des  Dix-lTuit-Marmites  et  d'une 
marchande  d'arlequins. 

Quant  au  commerçant,  ([ui  plus  tard  dirigea  un 
journal  p(diti»[ue,  et  aujourd'hui  un  casino  dans 
l'Ouest,  voici  comment  elle  était  parvenue  à  se  faire 
ouvrir  par  lui  un  crédit  de  deux  cent  dix  mille 
francs. 

Ce  commerçant,  (jui  avait  des  goûts  artistiques, 
fréquentait  le  Café  de  Suède;  il  la  vit.  les  cama- 
rades lui  racontèrent  entre  deux  bocks  ([u'il 
avait  l'insigne  honneur  d'être  admis  à  la  table  de 


76  1"  A  n  I  s   0  U  6  L I  É 


la  fille  d'un  Roi  (chose  invraisemblable,  ils  le 
croyaient).  Elle  fut  câline  avec  lui;  elle  l'appelait 
mon  bébé,  mon  lapin  chéri,  mon  gros  loulou. 
Cagliofitro  fermait  les  yeux.  Bref,  elle  se  fit  aimer 
du  commerçant.  Dame!  une  fille  de  Roi,  cela  le 
changeait  furieusement  de  madame  son  épouse,  la 
fille  d'un  quincaillier  du  nom  de  Balandard.  La 
Baronne  ne  parlait  que  de  cinquante  louis,  de 
Champagne  frappé,  de  faisans  truffés,  elle  n'allait 
qu'aux  premières,  dans  sa  loge  ou  dans  celle  de 
l'Empereur,  tandis  que  M"-  Balandard  chipotait  un 
sou  à  sa  bonne  sur  une  botte  de  navets;  elle  ne 
buvait  que  du  cidre,  naimait  que  l'oie  aux  mar- 
rons, parce  qu'avec  la  graisse  on  pouvait  faire  la 
soupe  toute  une  semaine;  elle  n'allait  jamais  au 
spectacle  qu'avec  les  billets  de  faveur  que  lui  don- 
nait une  ouvreuse  de  ses  amies  ;  par  conséquent, 
aux  quatrièmes  galeries. 

La  Baronne  l'appelait  mon  chéri  ;  sa  femme  le 
traitait  de  coureur  de  cafés. 

Quel  contraste  : 

Il  devint  donc  fortement  tuqué  de  la  fille  du  Roi. 

Un  jour,  la  Baronne  arriva  chez  lui  ;  toutaussitôt 
elle  se  mit  à  pleurer  comme  une  fontaine  et  tomba 
dans  une  crise  nerveuse  épouvantable.  Le  pauvre 
hpmme,  hors  de  lui,  ne  savait  à  quel  saint  se 
vouer;  enfin,  elle  revint  à  elle,  et  entre  deux 
spasmes,  elle  lui  raconta  qu'elle  avait  été  entraînée 
par  trois  jeunes  gens,  sous  prétexte  d'une  œuvre 


PARIS    OUBLIE 


de  charité  ù  accomplir,  dans  une  maison  isolée, 
derrière  le  bois  de  Yincennes,  et  qu'ils  avaient 
voulu  lui  faire  subir  les  derniers  outrages,  à  elle,  la 
fille  d'un  Roi;  qu'enfin,  elle  s'était  défendue  comme 
une  lionne,  et  que  pour  sauver  son  honneur,  elle 
avait  tiré  un  poignard  qu'elle  poi'tait  toujours  à  sa 
jarretière  et  en  avait  frappé  l'un  d'eux,  qu'elle 
avait  grièvement  blessé;  mais  que  la  famille  du 
blessé,  qui  était  toute-puissante,  la  menaçait,  et 
que  pour  l'apaiser  il  fallait  de  l'argent. 

Le  mari  de  M"''  Balaudard  n'hésita  pas  une  mi- 
nute à  la  croire,  et  son  argent  servit  à  héberger 
Cagliostro  et  ses  amis. 

En  qualité  d'ancien  clown,  lorsque  la  Commune 
arriva  en  1871,  Cagliostro  fut  naturellement  d'em- 
blée nommé  colonel,  et,  dans  les  derniers  jours  de 
mai,  dut  fuir  en  Suisse  pour  échapper  aux  condam- 
nations de  tous  genres  qui  le  menaçaient. 

Safuiteestuu  chef-d'œuvre  et  complète  l'homme. 

Il  s'habilla  en  commandant  de  gendarmerie  et 
passa  l'inspection  des  brigades  de  gendarmes  sur 
toute  la  ligne  de  l'Est. 

Quant  à  la  fille  du  Roi,  elle  alla  le  rejoindre  dé- 
guisée en  sœur  de  charité  ! 

Pas  de  colonel  sans  aide  de  camp.  C'est  le  com- 
plément du  grade.  Aussi  Cagliostro  n'avait  eu  garde 
de  manquer  à  la  tradition. 

11  s'était  adjoint  un  grand  et  superbe  garçon, 
taillé  en  hercule,  toujours  tiré  à  quatre  épingles, 


78  PATîIS    OUBLIÉ 


boutonné  militairement,  reluisant  comme  la  bat- 
terie de  cuisine  d'une  flamande  ;  c'était  un  ancien 
général  de  la  Délégation  nationale  de  1870,  nommé 
M...,  l'inventeur  de  la  carotte  patriotique. 

Tous  deux  s'étaient  connus  chez  Théodore;  en 
vertu  des  lois  d'affinité,  ils  ne  se  quittaient  jamais: 

M...  disparut  tout  à  coup  en  1868  du  Café  de 
l'Union^  il  s'était  engagé  dans  un  régiment  de  cui- 
rassiers; en  1870,  il  était  à  Metz,  maréchal  des  lo- 
gis. Comme  il  avait  assez  du  régiment,  il  s'enfuit 
de  Metz  le  29  octobre ,  vendit  son  cheval  et 
passa  dans  le  Luxembourg.  De  là,  il  partit  pour 
Tours. 

Je  ne  sais  pas  par  qui  il  se  fit  présenter  à  Gum- 
betta,  mais  il  lui  proposa  un  plan  pour  faire  sauter 
le  tunnel  de  Saverne.  Gambetta  accepta  avec  en- 
thousiasme et  le  nomma  capitaine  en  lui  donnant 
10.000  fr. 

M...  partit  en  Suisse  avec  une  femme  qu'il  avait 
raccolée  à  Tours  et  mangea  lestement  les  lO.OOOfi-. 
Il  écrivit  alors  à  Gambetta  :  —  Tout  va  bien  ;  j"ai 
recruté  mon  personnel,  mais  envoyez-moi  de  l'ar- 
gent, c'est  incroyable  ce  que  les  hommes  sont 
exigeants;  oh!  s'ils  avaient  mon  patriotisme? 

Gambetta  lui  envoya  10.000  fr.  par  un  émis- 
saire; en  possession  de  cette  somme,  il  partit  à 
Saxon,  joua  et  se  fit  complètement  décaver. 

Il  eugagea  sa  montre  et  revint  à  Tours;  là  il  dit 
au  dictateur  que  tous  ses  hommes  avaient  été  tués 


PARIS    OUBLIÉ  79 


en  essayant  de  faire  sauterie  tunnel  et  qu'il  n'a  pu 
se  sauver  qu'à  grand'peine,  heureux  de  pouvoir 
encore  être  utile  à  la  patrie. 

Il  fut  nommé  commandant  et  toucha  700  fr. 
d'indemnité  pour  ses  effets  détruits,  de  plus  une 
entrée  en  camparpie  ;  on  l'envoya  au  Pas-des-Lan- 
ciers,  mais  il  se  rendit  à  Bordeaux  où  il  fut  nommé 
lieutenant-colonel,  nouvelle  entrée  en  campagne,  il 
resta  à  Bordeaux,  naturellement;  Gamhetta  partit 
pour  l'armée  de  la  Loire.  Aussitôt  M...,  apprenant 
ce  départ,  alla  trouver  M.  de  Freycinet  et  lui  dit  : 
—  Après  tous  les  services  que  j'ai  rendus,  je  ne 
suis  que  lieutenant-colonel  ;  ç,'e?.{.  pas  un  grade, 
nommez-moi  colonel. 

M.  de  Freycinet  se  dit  :  Il  est  ami  de  Gambetta, 
il  représente  bien,  hast  î  faisons-le  colonel.  Nou- 
velle entrée  en  campagne. 

Aussitôt  M.  .  alla  chez  le  tailleur  le  plus  re- 
nommé de  la  ville  et  se  fit  confectionner  à  la  hâte 
un  habit  de  général  ;  il  le  revêtit  et  alla  parader 
sur  le  cours  de  l'Intendance  et  sur  les  principales 
promenades  publiques. 

L'intendant  militaire  trouva  étrnng-e  qu'un  gé- 
néral qu'il  ne  connaissait  pas  se  promenât  par  la 
ville  ;  il  le  fit  demander  et  lui  enjoignit  do  rejoin- 
dre immédiatement  son  corps. 

—  Où,  dit  M...? 

—  A  Nîmes,  répondit  l'intendant. 

M...  fit  aussitôt  insérer  un  brillant  article  dans 


80  p.vn  [S  ouRLiÉ 

\e  journal  La  Gironde  ;  on  racontait  ses  exploits; 
c'était  un  héros,  et  puis  fit  expédier  à  Nîmes  une 
grande  quantité  d'exemplaires. 

Il  alla  aussitôt  faire  poser  sur  ses  manches  les 
étoiles  de  f/énéral  de  divisiun. 

Le  lendemain,  il  reçut  des  dépêches  des  autorités 
civiles  qui  lui  annonçaient  qu'on  l'attendait,  que 
la  gare  était  pavoisée  et  qu'un  hanqnet  était  pré- 
paré pour  son  arrivée. 

M...  pensait  bien,  devant  ces  chaleureux  prépa- 
ratifs, qu'on  ne  manquerait  pas  de  lui  porter  des 
toasts  patriotiques  et  qu'il  lui  faudrait  y  répondre. 
Il  alla  trouver  Hippolyte  Nazet,  lequel  lui  composa 
un  brillant  discours  qui  devait  produire  un  effet 
prodigieux. 

M...  partit  après  avoir  étudié  son  discours. 
Il  arriva  à  Ninies  ;  les  autorités  étaient  là  au 
grand  complet  ;  le  banquet  ne  devait  avoir  lieu 
que  dans  la  soirée  ;  il  alla  au  café  pour  prendre 
langue  et  but  une  douzaine  d'absinthes  pour  se 
monter. 

Au  banquet,  il  s'acheva  ;  le  dessert  arrivé,  on  lui 
porta  son  toast;  il  voulut  répondre,  hélas  !  il  avait 
noyé  le  discours  de  Nazet  dans  un  lac  de  Pernod  et 
de  Champagne,  et  c'est  h  grand'peine  que,  cram- 
ponné à  sa  chaise,  il  put  ouvrir  la  bouche.  Mal- 
heureusement, les  idées  dansaient  devant  lui  une 
sarabande  échevelée.  •  Alors  il  raconta  l'histoire 
y^aie  4^  tunnel  do  Savcrne.  \\  j  mélangea  l'enlè' 


P  A  I!  1  s   OUBLIE 


venieiit  de  la  femme  de  Tours,  son  séjourà  Saxon, 
sa  déveine  au  trente-et-quarante.  Il  raconta  les 
effets  effroyables  de  la  dynamite,  etc.,  etc.  Bref,  le 
président  du  banquet,  ahuri,  leva  la  séance,  attri- 
buant à  l'émotion  la  singulière  harangue  du  nou- 
veau général. 

Oui,  mais  le  général  qui  commandait  la  division 
n'attendait  qu'un  colonel.  Tout  étonné  de  voir  un 
général  de  division,  il  télégraphia  b.  M.  de  Frey- 
cinet,  en  lui  demandant  des  explications.  Celui-ci 
répondit  qu'il  y  avait  erreur,  et  rappela  M...,  qui 
retourna  à  Bordeaux. 

M...  continua  à  promener  ses  étoiles  par  la  ville. 
Grand  émoi  dans  le  monde  militaire.  Enfin,  on  lui 
lit  comprendre  qu'il  devait  les  enlever  et  ôter  un 
galon  ;  il  le  fit  gracieusement.  Mais  voulant,  sans 
le  casser,  se  débarrasser  d'un  personnage  aussi 
encombrant,  on  l'envoya,  en  qualité  de  colonel, 
commander  un  régiment  de  mobiles  ;  il  obtint 
son  oiù'ée  en  campagne  et  partit...  aussitôt  pour 
Paris,  où  il  était  porté  comme  déserteur  au  mi- 
nistère de  la  guerre.  La  Commune  vint  à  propos 
pour  lui. 

N'était-ce  pas  le  digne  pendant  de  Caçiliostro? 

Le  Café  de  l'Union  avait  encore  pour  clients 
J.  Vincent,  Cœdès,  Ernest  d'Hervilly,  Puissant  et 
André  Gill. 

Ernest  d'Hervilly,  le  plus  timide  de  tous,  ne 
prenait  jamais  part  aux  discussions  politiques  ou 


82  TARIS    OUBLIÉ 


scientifiques  ;  il  se  contentait  de  travailler  pour 
l'avenir  ;  n'appartenant  à  aucune  école,  il  était 
d'avis  qu'il  valait  mieux  boire  dans  son  verre,  si 
petit  qu'il  soit. 

Il  a  eu  raison,  car  il  est  un  des  rares  qui  n'a  pas 
demandé  la  consécration  de  son  talent  à  la  cama- 
raderie et  qui  n'a  pas  versé  dans  l'ornière  politique, 
comme  la  plupart  de  nos  anciens  camarades. 

Je  retrouve  d'Ernest  d'Hervilly  un  sonnet  char- 
mant, qui  fut  imprimé  dans  les  Nouvelles,  en 
1866  ;  il  fut  improvisé  chez  Théodore. 

Si  je  me  trompe,  j'aurai  cela  de  commun  avec 
son  melon  ;  seulement,  l'acier  ne  pourrait  pas  dire 
de  moi  :  Il  n'est  pas  mûr,  hélas  ! 


A   UN   MELON   QUI   M'A   BIEN   TROMPÉ 
A  Charles  Monselet 

Plus  suant  (]irim   l'cllah!  plus  rouge  qu'une  fraise, 
Le  foulard  à  la  main  je  courais  le  marché. 
Lorsque  je  t'aperçus,  majestueux,  obèse, 
Spleodide,  iosoucieux,  siu"  la  paille  eouclié. 

Le  soleil  te  dorait  et  tu  te  crevais  d'aise. 

Et  tes  côtes  saillaient,  monstre  an  sol  arraclié. 

Comme  les  diu\s  Liceps  de  l'iiercnli'  Fai'nèsc, 

On  comme  nu  sein  flamand  jiar  Iluli^ns  éhauidié  1 

Tu  me  slupéliaisl  —  Puis  j'abordai  ton  maître. 
Loniïtemps,  de  part  et  d  autre,  en  juifs  on  s'insulta; 
.Mais  je  lis  briller  l'orl...  et  le  lâche  acci'pla  ! 

Et  le  soir,  au  moment  on  le  plat  allait  ètn' 
tu  aulrl  inonde  des  flots  de  ton  jus  pur... 
L'acitM-  cria  trois  fois  :  —  Il  n'i'st  pas  assez  mur  111 


PARIS    OUBLIÉ  83 


Puissant,  le  gros  bourguignon,  l'auteur  des 
Ecrevisscs,  promettait  beaucoup.  Malheureusement 
il  avait  l'amour  de  la  loterie,  et  le  n°  5  lui  a  été 
fatal!! 

André  Gill  eut  le  mérite  d'inaugurer  ces  portraits 
grotesques  des  célébrités  du  jour,  qui  firent  la 
vogue  de  la  LimCj,  fondée  par  ce  pauvre  Polo.  Une 
singulière  coïncidence,  Polo  est  mort  fou  et  Gill  a 
été  frappé  de  la  même  terrible  maladie. 

André  Gill  était  fort  comme  un  Turc  ;  il  préten- 
dait que  le  célèbre  Arpiu  n'était  qu'un  gamin,  un 
astèque. 

—  Peux-tu  casser  une  pièce  de  cent  sous  entre 
tes  doigts,  disait-il  un  jour  à  un  débutant  qu'un 
ami  lui  avait  recommandé  ? 

—  Non  ! 

—  Alors,  tu  n'arriveras  à  rien,  car  l'avenir  est 
aux  forts . 

Vers  1867,  les  charges  d'André  Gill  faisaient 
fureur.  Cela  gênait  sans  doute  M.  Edmond  About, 
qui  publia  dans  le  Gauloù  un  article  à  fond  de 
train  contre  la  nouvelle  école. 


«  La  concurrence  est  grande,  disait-il,  entre 
»  tous  les  entrepreneurs  de  bas  amusements,  ils 
'  ont  vu  que  certain  public  se  prenait  par  les 
»  yeux;  ils  illustrent  (passez-moi  le  mot)  leurs 
»  aimables  publications;  le  rfhxt  des  atplicn  vient 


PARIS    OUBLIE 


»  en  aide  au  rebut  des  lettres.  Mille  et  un  carica- 
»  turistes  qui  ne  seraient  point  admis  à  vernir  les 
»  bottes  de  Daumier  coupent  les  tètes  les  plus  no- 
))  tables  de  ce  pays,  les  enflent,  les  déforment,  les 
»  salissent  et  les  posent  triomphalement  sur  un 
»  petit  corps  ratatiné.  Cette  heureuse  plaisanterie, 
»  renouvelée  dix  fois  par  jour,  n'a  pas  encore 
»  lassé  le  monde  auquel  elle  s'adresse  ;  on  de- 
»  mande  toujours  des  têtes  !...  » 

M.  About  n'a  pas  été  prophète,  car  la  plupart 
de  ces  rebuts  d'ateliers  et  de  lettres  sont  devenus 
des  gens  célèbres.  Il  est  vrai  de  dire  qu'ils  n'ont 
pas  écrit  Gai-tana^  de  gaëtanante  mémoire,  et  qu'ils 
ne  sont  pas  de  l'Académie. 

André  Gill  et  Ed.  About  sont  morts. 

Qu'est  devenu  Théodore,  le  patron  du  Café  de 
'Union  ? 

Aujourd'hui  la  boutique  est  occupée  par  un  petit 
restaurant  et  la  maison  par  un  hôtel,  qui  a  pris  le 
nom  à' Hôtel  de  Bourgogne. 


PARIS    OUBLIÉ  83 


III 


Le  bal  des  gigoteurs. —  Vulentiuo.  — La  salle  Barthélémy. — 
Le  café  de  la  Géante.  —  Le  café  du  Géant.  —  Les  Folies-Nou- 
velles. — ^Le  Prado.  —  Coguelin.  —  Le§,enfauts_du_Pj::adxu  — 
Le  Bœuf-Furieux  et  la  Tète-dc-G'renouille.  —  Le  Casino  Cadet 
et  la  Halle  aux  Veaux.  —  Le  clos  Guinguet.  —  Aux  Armes  de 
France.  —  La  salle  Graflard.  —  Les  Grands-Pavillons.  —  Le 
Gnlnnt-.Iardinier.  —  Les  Barreaux-Veit;.  — Mabille  bastringue. 

—  Mabille   high  life.  --  Marguerite   Bellanger   et  le   dinor  de 
son  caniche. —  La  lune  de  miel.  —  Les  diamants  de  sa  mère. 

—  Parvenue  et  princesse.  —  Folies  Saint-Antoine  tt  le  colonel 
Lisbonne. 


Sur  la  rive  gauche,  à  peu  près  au  milieu  de  1 1 
rue  de  la  Gaîté,  existait  le  bal  des  Gigotei  us, 
autrement  dit  le  bal  Constant;  primitivement,  il 
s'était  appelé  le  bal  des  Mille-Colonnes.  Il  existe 
toujours ,  mais  il  a  perdu  son  originalité  avec 
M.  Constant  fils,  qui  le  dirigea  de  1857  jus- 
qu'en 1870. 


86  PARIS   OUBLIÉ 


La  salle,  do  style  mauresque,  était  peinte  à 
fresques.  1868,  1869,  furent  de  belles  années 
pour  le  bal  Constant .  Constant  aimait  les  journa- 
listes. Il  avait  réussi  à  s'entourer  do  presque  tous 
les  habitués  du  Café  de  rUnion.  Il  fallait  voir  la 
tète  du  père  Constant  quand  son  fils  avait  à  sa 
table  une  vingtaine  d'entre  nous  et  au'il  nous 
offrait  du  vin  vieux,  surtout  quand  Vallès,  qui 
daignait  sourire  à  la  vue  du  vénérable  bouchon, 
s'écriait  :  «  Donnez-nous  du  pareil  !  » 

Constant  s'est  exilé  à  Saint-Mandé,  et  combien 
du  joyeux  groupe  n'existent  plus  ! 

Non  loin  de  la  rue  de  la  Gaîté,  sur  le  boulevard 
Montparnasse,  existait  la  Grande-Ciiaumikre.  Ce 
bal  datait  de  1787  ;  il  fut  fondé  par  le  père  Lahire, 
qui  épousa  quelque  temps  après  la  tille  de 
M.  Benoist,  propriétaire  de  l'immeuble. 

Ce  bal  a  fait  la  joie  de  plusieurs  générations 
d'étudiants;  c'était  le  beau  temps  de  la  grisette. 
Chicard,  Pritchard,  Brididi,  Paul  Piston,  Feuille- 
de-Rose,  Marionnette  et  Pomaré  y  rivalisaient 
d'entrain. 

Valentino,  2S1,  rue  Saint-Honoré,  eut  aussi  sa 
vogue,  mais  elle  passa  vite.  Sur  son  emplacement, 
vers  1880,  on  construisit  un  panorama. 

La  Saj.le  Barthélémy  était  située,  en  1856,  où 
se  trouve  aujourd'hui  la  caserne  du  Chàtcau-d'Eau, 
Cet  endroit,  lieu  de  réunion  des  saltimbanques  de 
tous  genres,  se  nommait  le  Champ  de  Navets.  Un 


TARIS    OUBLIÉ  87 


peu  plus  loin,  au  coin  du  faubourg- du  Temple,  se 
trouvait,  au  fond  d'une  cour,  le  Café  de  la  Géante. 
La  Géante  était  une  femme  superbe  qui  faisait 
passer  sous  son  bras  un  carabinier  coilfé  de  son 
casque;  on  l'avait  surnommée  la  belle  Circassiprûic, 
quoiqu'elle  fût  née  à  Amiens,  Après  son  exliibi- 
tion,  elle  faisait  le  tour  de  la  société  avec  une 
tirelire  en  fer-blanc.  «  Ce  sont  mes  petits  béné- 
fices, disait-elle:  c'est  pour  faire  dire  des  messes  à 
vingt  sous  la  bouteille!  » 

Eq  face,  à  côté  des  magasins  actuels  du  Paiivrc- 
Jacqnes,\\y  ii\a.\i  le  Café  nr  Géant,  tenu  par  les 
frères  Paris.  C'était  un  café-concert  très  fréquenté; 
plusieurs  artistes  devenus  célèbres  y  débutèrent  : 
le  ténor  Michot,  Renard,  Marie  Sasse,  Gozora, 
l'bomme  qui  imitait  le  chant  des  oiseaux.  Sur  la 
même  ligne,  les  Folies-Nouvelles,  une  vraie  folie 
de  ce  pauvre  Louis  Huart.  Là  aussi  se  révélèrent 
des  artistes  que  nous  applaudissons  encore  : 
M'"  Géraldine,  Tissier,  Gourdon  et  Dupuis. 

Dupuis  était  inimitable  dans  Achille  à  Se //ras, 
les  Fi/ffs  de  Vulcnin.  La  blague  des  dieux  de 
l'Olympe  n'appartient  pas  à  Offenbach.  Avant  eux, 
d'ailleurs,  Daumier,  le  célèbre  dessinateur,  avait 
publié  à  ce  ~sïïjét  un  album  devenu  introuvable 
aujourd'hui.  Les  Folies-Nouvelles,  malgré  une 
troupe  d'élite,  durent  disparaître;  en  1859,  elles 
devinrent  le  Théâtre  Déjazet. 

Sous  les  rois   de  la  seconde  race,  alors  qu'ils 


88  .  PARIS    OUBLIÉ 


habitaient  le  palais  delà  Cité,  de  nombreuses  con- 
fréries religieuses  s'établirent  autour  d'eux  :  les 
religieux  de  Saint -Rarthélemi,  vers  le  cinquième 
siècle,  firent  construire  une  chapelle  à  laquelle  ils 
donnèrent  le  nom  de  leur  patron;  elle  était  située 
près  de  la  rue  de  la  Barillerie. 

Vers  965,  Ilugues-Capet  fit  agrandir  cette  cha- 
pelle, qui  devint,  en  1138,  paroisse  royale.  Lesbàli- 
ments  de  cette  églisefurent  restaurés  en  1730  et  1736 . 

L'auteur  des  Moustiers  de  Paris,  dans  la  naïve 
nomenclature  des  édifices  religieux,  vers  la  fin  du 
treizième  siècle,  signale  ainsi  l'église  Saint-Barthé- 
lemi  : 

Et  Saint-Sauveres  qui  vaut  miex, 
Saint-Chris tofle,  Saint-Bertremiex. 

Malgré  ses  récentes  réparations,  en  1770, l'église 
menaçait  ruine;  en  1772,  le  roi  ordonna  qu'elle 
serait  entièrement  reconstruite.  Le  portail  était 
déjà  terminé,  lorsque  la  Révolution  vint  en  arrêter 
les  travaux.  Supprimée  en  vertu  de  la  loi  du 
15  février  1791,  elle  fut  vendue  comme  propriété 
nationale  le  12  novembre  suivant.  Sur  son  empla- 
cement, ou  y  établit  peu  de  temps  après  le  Théâlrp 
(le  la  Cité,  et  l'on  ouvrit  deux  passages  dont  l'un 
prit  la  dénomination  de  Flore. 

L'ouverture  du  théâtre  construit  par  Lenoir  eut 
lieu  le  21  octobre  1792  sous  le  titre  de  Théâtre  du 
Palais  des  Variétés,  par  une  représentation  au 
bénéfice  des  défenseurs  de  Lille. 


PARIS    OUBLIE 


En  1793,  il  changea  son  nom  en  celui  de  Cité- 
Variétés. 

On  y  jouait  la  comédie,  le  vaudeville  et  la  panto- 
mime. Tiercelin  et  Brunet  y  firent  leurs  débuts. 
C'est  à  ce  théâtre  que  fut  représentée  )a  fameuse 
pièce  :  Le  Jugement  dernier  des  Rois. 

Franconi  y  donna  des  représentations  équestres 
les  jours  où  il  ne  jouait  pas  au  Cirrjiie-()lympiqi(e. 

En  1802,  des  chanteurs  allemands  exploitèrent 
la  salle  qu'ils  appelèrent  Théâtre  de  Mozc-l.  Ils 
n'eurent  pas  de  succès. 

En  180^),  l'acteur  Beaulieu  tenta  de  relever  ce 
théâtre.  Il  échoua  et  se  brûla  la  cervelle  dans  le 
salon  du  café  D'Aguesseau,  qui  existait  encore  en 
18G1  sur  le  devant  de  la  maison. 

Plus  tard,  la  salle  changea  encore  de  nom  ;  elle 
s'appela  Salle  des  Veillées. 

En  1810,  M,  Yenaud  y  établit  un  bal  auquel  il 
<lonna  le  nom  de  Prado.  Le  théâtre  était  hi  salle 
de  danse;  le  foyer,  ainsi  que  plusieurs  pièces  fu- 
rent transformées  en  loges  maçonniques;  dans 
l'une  de  ces  loges,  Napoléon  et  l'Impératrice  Jo- 
séphine, assistèrent  à  une  fête  d'adoption,  donnée 
par  le  Maréchal  Lanno s  et  le  Prince  Poniatowski, 
l'un  et  l'autre  vénérables. 

L'orchestre  du  Prado  était  conduit  par  le  grand 
Pilodo,  successeur  du  non  moins  grand  Magnus. 

Les  lundis  et  jeudis,  toutes  les  célébrités  de  tous 
les  bals  de  Paris  s'y  donnaient  rendez-yous  ;  Clarté 


90  PARIS    OUBLIÉ 


Fontaine,  LouiselaBalocheuse,  l'Anglaise  Alexan- 
(Irine  aux  cheveux  d'or.  Mogador,  Delphine  Ri- 
vière, Sophie  Ponton,  Rose  Pompon,  Loiiiso 
Voyageur,  Léontine  Comfortable,  Jeanne  la  Juive, 
Eugénie  Malakoff,  Henriette  Souris,  Louise  Sau- 
vageon, Delphine  la  Colonne,  Blondinette  Traîne- 
Pattes,  Marie  l'Auvergnate,  Eugénie  Chinchinette, 
Clara  Fauvette,  Héloïse  Pavillon,  Désirée  Pat- 
chouli, Eugénie  l'Amoureuse,  Yictorine  Gihelotle, 
Charlotte  Cordée,  Aglaé,  Poêle  à  Marrons,  Marie 
Baquet,  Agnès  la  Péronnelle,  Isabeau  l'Espinète, 
Jehanne  la  Gresle,  Florie  du  Boccage,  Maheux  la 
Lombarde,  Edeline  l'Enragée,  Guillemette  la  Rose, 
Marchecroux  la  Rousse  ;  la  liste  est  à  peu  près 
complète. 

Le  Prado  a  eu  une  grande  renommée;  aucun 
étranger  ne  venait  à  Paris  sans  y  faire  une  sta- 
tion; c'était  du  reste  la  partie  la  plus  claire  du 
revenu  de  ces  dames,  car  elles  n'avaient  pas  à 
compter  sur  les  habitués,  tous,  pour  la  plupart, 
étudiants  ou  commis  en  nouveautés;  ils  allaienf 
bien  jusqu'au  souper,  une  voiture  à  la  rigueur, 
mais  pour  éclairer,  jamais;  si  une  nouvelle  adres- 
sait à  l'un  d'eux  cette  demande  :  —  Combien  don- 
nes-tu? La  réponse  était  invariable!  —  Penses-tu 
que  ça  réussisse? 

Le  Prado  avait  un  garçon  nommé  Coquelin,  qui 
était  bien  l'être  le  plus  extraordinaire^ 'qîTon  put 
imaginer;  il  était  la  providence  de  ces  dames,  il 


I 


P  A  R  T  s    0  U  B  L  T  É  91 


leur  prêtait  de  l'argent  pour  les  tirer  d'embarras, 
leur  rédigeait  leur  correspondance,  il  répondait 
pour  elles  aux  marchandes  à  la  toilette,  connais- 
sant de  mémoire  toutes  leurs  adresses  et  leurs  ha- 
bitudes; si  un  étranger  lui  demandait  une  d'elles, 
il  le  renseignait  sur  le  prix,  les  heures,  les  qua- 
lités, la  performance;  Cuquelin  était  pour  les  fil- 
les, ce  que  le  fameux  Félix,  du  Helder,  était  pour 
les  officiers  :  un  annuaire  vivant. 

Le  Pra^^ut  démoli  en  1860  pour  faire  place  au 
tribunal  de  commerce.  Dame  Thémis  a  remplacé 
Terpsychore. 

Un  liquoriste  situé  au  coin  de  la  rue  des  Grès, 
dans  l'espace  occupé  aujourd'hui  par  la  rue  de 
Cluny,  prit  pour  enseigne  :  Aux  Enfants  du  Prado. 

La  boutique  était  une  baraque  en  planches,  large 
de  six  pieds,  longue  de  douze  et  haute  de  six. 

Tout  l'ameublement  se  composait  d'une  grande 
table  en  bois  blanc  et  d'une  douzaine  de  taboun^ts 
dépaillés.  Particularité  bizarre  :  un  vieux  lit  à  ba- 
teau, garnie  d'une  paillasse,  était  placé  à  droite 
de  la  table  ;  quand  tous  les  buveurs  étaient  ivres, 
au  fur  et  à  mesure  que  l'un  d'eux  glissait  sous  la 
table,  le  patron,  un  hercule,  l'empoignait  et  le  je- 
tait sur  le  lit.  Quelquefois  vingt  ou  vingt-ci ii<{ 
ivrognes  gisaient  sur  la  paillasse,  ronflant  à  qui 
mieux  mieux.  Cette  scène,  digne  de  Callot,  était 
éclairée  par  une  chandelle  fichée  dans  le  goulot 
d'une  bouteille  ésueulée. 


92  l'A  RI  s    OUBLIÉ 


Les  ivrognes  des  Enfcuits  du  Prado  étaient  trai- 
tés rue  des  Grès  avec  plus  de  sollicitude  que  ceux 
de  V Assommoh^-Montier,  rue  du  Petit-Thouars  ;  là, 
dans  l'arrière-boutique,  dans  un  réduit  baptisé  la 
J7or/7?<e  par  les  habitués,  on  les  entassait  sur  un 
lit  de  paille  pourrie,  n'ayant  pour  oreiller  que  quel- 
ques pavés. 

Ces  deux  établissements  disparurent  en  même 
temps,  en  1858. 

Un  pâtissier  de  la  rue  de  la  Harpe  et  un  traiteur, 
son  voisin,  à  l'enseigne  du  Ba^uf-Furieux ,  essayè- 
rent de  faire  revivre  les  Enfants  du  Prado  de  la 
rue  des  Grès.  Parmi  les  habitués,  on  comptait  : 
Sehaunard ,  Tète-de-Grenouille,  la  Charlreuse, 
Frontispice,  Barbe-Rouge,  Tartempion,  Tète-de- 
Veau,  Rogaillot  et  autres  noctambules.  Ceux  qui 
n'étaient  pas  trop  ivres  allaient  achever  leur  nuit 
chez  Bordier,  Baratte  ou  chez  la  rôtisseuse,  où  "  la 
beuverie  »  continuait. 

A  l'exception  de  Sehaunard,  immortalisé  par 
Henri  Murger,  des  illustres  inconnus  qui  comito- 
saient  ce  cénacle,  il  ne  reste  même  plus  le  sou- 
venir. 

Le  Casino  Cadet,  rue^adetj[8,  ouvrit  ses  portes 
le  4  février  1859,  sous  la  direction  de  Pellagot, 
l'inventeur  du  Dhier  de  Paris,  au  passage  JoufTroy. 
11  fut  construit  sur  les  plans  de  Charles  Duval,  sur 
l'emplacement  de  l'hôtel  occupé  jadis  parle  Maré- 
chal Glausel  ;  on  y  dansait  quatre  fois  par  semaine, 


P  A  l{  1  s    0  U  B  L  1  É  93 


les  autres  jours  étaient  consacrés  à  des  concerts- 
promenades. 

La  salle  formait  un  carré  long;  on  dansait  au 
milieu,  et  de  chaque  côté  les  femmes  se  prome- 
naient à  la  recherche  du  client.  L'allée  de  droite 
était  appelée  :  ï Allée  du  Commerce,  celle  de  gau- 
che, à  peine  éclairée  à  cause  de  la  galerie  qui  sur- 
plomhait,  avait  été  baptisée  :  Allée  de  la  Grande- 
Armée;  cette  dénomination  élait  admirablement 
justifiée,  tout  ce  que  Paris  comptait  de  vieilles- 
(jardes  s'y  rencontraient  chaque  soir.  Rien  n'était 
plus  horrible  à  voir  que  cet  assemblage  de  ruines, 
paraissant  encore  quelque  chose  grâce  à  des  arti- 
fices de  tous  genres,  vêtues  connue  si  elles  avaient 
vingt  ans,  maquillées  d'une  façon  épouvantable,  se 
tenant  à  peine  sur  leurs  vieilles  jambes,  souriantes 
malgré  cela,  agaçant  les  jeunes  gens.  Ah  !  c'étaient 
de  rudes  travailleuses  !  Mais  quelle  devait  être  la 
désillusion  des  malheureux  qui  se  laissaient  en- 
traîner par  elles  quand  ils  s'éveillaient  le  lende- 
main ;  ils  s'étaient  couchés  avec  une  jeune  fille,  ils 
se  réveillaient  avec  une  grand'mère,  plus  horrible 
cent  fois  que  la  plus  horrible  des  sorcières. 

Derrière  l'orchestre  il  existait  un  grand  salon 
dont  les  murailles  étaient  décorées  de  portraits  de 
femmes  célèbres  :  M"'  de  Staël,  Jcnny  Colon,  Marie 
Dorval,  Duchesse  d'Abrantès,  Rachel,  Fanny  Ess- 
ler,  la  Malibran,  Jenny  Vertpré,  M'"*"' Emile  de  Gi- 
rardin,  de  Genlis,  Campan,  M"^  Mars,  M"^"  de  lléca- 


94  TARIS    OUBLIE 


mier.  M""  Georges,  M™''  Duchesnois  et  Boulanger. 

On  n"a  jamais  su  pourquoi  les  portraits  de  ces 
femmes,  célèbres  à  divers  titres,  avaient  été  placés 
dans  ce  salon.  En  effet,  ils  n'avaient  vraiment  rien 
de  commun  avec  les  filles  qui  y  faisaient  leurs  «  af- 
faires. » 

Ce  salon  se  nommait  le  MarcJié ;  les  souteneurs 
rappelaient  la  Halle  aux  Veaux.  C'était  là  ({ue  les 
filles  débattaient  le  prix  de  leurs  charmes,  et  <{ue 
les  maquilleuses  de  brèmes  (tireuses  de  cartes)  ve- 
naient racoler  des  clients. 

Comme  danseuses  en  réputation,  on  remarquait 
Rosalba  Cancan ,  Alice  la  Provençale ,  Finette , 
Nini  Belles  Dents,  Eugénie  Trompette  et  Mimi 
Gambilmuche. 

Finette,  de  son  vrai  nom  «  Joséphine  Durwend  », 
n'avait  pas  sa  pareille  pour  lever  la  jambe;  elle 
envoyait  un  coup  de  pied  à  la  hauteur  de  1  (pil 
avec  une  désinvolture  adorable.  C'est  la  seule 
parmi  les  habituées  du  Casino  qui  ait  laissé  une 
trace  de  son  passage;  elle  fit  du  ca/tca//,  qu'elle 
dansait  pour  s'amuser,  un  métier.  On  l'engagea 
en  Angleterre  et  en  Russie,  et  on  pouvait  lire  sur 
les  affiches  annonçant  ses  débuts  :  Finette,  célèbre 
artiste,  dansera  les  danses  nationales  fraiwaises! 

Jamais  Chicard,  l'inventeur  du  chahut,  n'aurait 
rêvé  celle-là. 

Le  Casino  servit  aux  réunions  publiques;  mais 
jamais   elles  ne  furent  très  tumultueuses.  On  y 


PARIS   OUBLIÉ  95 


débita,  comme  ailleurs,  une  infinité  de  bêtises; 
mais  les  auditeurs  bien  élevés  riaient,  ne  prenant 
jamais  les  orateurs  au  sérieux.  La  conviction 
n'était  pour  rien  dans  leur  présence;  c'était  pour 
((  tuer  »  le  temps. 

C'est  là  que  Maurice  Joly  soutint  la  candidature 
Rémusat,  et  qu'on  lui  reprocha  si  durement  d'avoir 
été  le  secrétaire  de  la  princesse  Matliilde. 

La  salle  du  Casino  servit  aussi  d'arène  athlé- 
tique. 

Après  plusieurs  faillites,  le  Camio  ferma  ses 
portes.  Le  journal  le  XIX^  Siècle  y  a  établi  ses 
bureaux  et  son  imprimerie. 

Gutenberg  a  détrôné  Arhan. 

La  Chaussée  Ménilmontant,  qui  conduit  sur  le 
plateau  de  Charonne,  de  temps  immémorial  était 
fréquentée  par  une  foule  de  Parisiens  qui  ne  recu- 
laient pas  à  gravir  sa  pente  rapide  pour  se  rendre 
aux  guinguettes,  si  nombreuses  sur  la  hauteur. 
On  y  buvait  un  petit  vin  ,  produit  des  vignes 
dépendant  du  clos  Guiuyuel  ;  c'est  ce  ([ui  donna  le 
nom  de  guinguettes  aux  endroits  où  on  le  débi- 
tait. Aujourd'hui  encore,  par  corruption,  dans 
le  faubourg,  on  dit  :  Allons  boire  un  verre  de 
(juhicjletl 

Mesnil  signifiait  autrefois  un  château.  H  y  en 
avait  un  célèbre  au  haut  de  la  Chaussée;  les 
piétons  n'y  parvenaient  qu'à  grand'peine.  De  là  le 
nom  montant  accolé  à  Mesnil. 


U()  l'A  RIS    OUBLIÉ 


Tout  naturellement,  de  chaque  côté  de  la  Chaus- 
sée, s'établirent  des  marchands  de  vins,  des  gar- 
gottes  et  des  bals. 

A  droite  de  la  Chaussée,  au  n"  4,  un  grand 
bâtiment,  haut  d'un  étage  seulement,  portait  pour 
enseigne  :  Aux  Armes  de  France.  11  avait  été 
construit  en  1827  par  M.  Gélin. 

Ce  bal  eut  un  immense  succès.  Il  n'était  fré- 
quenté que  par  des  ouvriers;  mais  peu  à  peu  il 
tomba  en  décadence,  comme  tous  les  établisse- 
ments des  environs,  du  jour  où  les  barrières  furent 
reculées  jusqu'aux  fortifications. 

M.  Gélin,  très  considéré  dans  le  quartier,  pas- 
sait pour  rendre  des  services.  Quelques  jours  après 
la  capitulation  de  Paris,  il  rouvrit  son  bal.  Sous 
la  Commune,  des  fédérés  firent,  un  dimanche,  ir- 
ruption dans  la  salle,  chassèrent,  au  nom  de  la  li- 
berté, danseurs  et  musiciens,  et  arrêtèrent  M.  Gélin, 
qu'ils  conduisirent  devant  un  tribunal  improvisé. 
11  faillit  être  fusillé;  ce  ne  fut  qu'à  grand'peino 
qu'on  put  le  sauver. 

M.  Gélin  ferma  l'entrée  qui  donnait  sur  la 
Chaussée.  Le  bâtiment  fut  transformé  en  un  hôtel 
borgne,  sous  l'invocation  de  saint  Louis,  et  ouvrit 
un  long  couloir  sur  le  boulevard  Ménilmontant, 
n°  140,  qui  conduisait  à  l'ancienne  salle,  laquelle 
prit  alors,  en  1850,  le  nom  de  Salle  Graffard. 

La  salle,  longue,  décorée  tristement,  le  comptoir 
au  fond  ;  là,  chacun  allait  chercher  lui-même  sa 


TARIS    OLBLIÉ  97 


consommation  et  payait  en  la  prenant.  Les  petits 
paquets  de  sucre  étaient  préparés  à  l'avance  ;  on 
n'avait  qu'à  emporter  son  litre  et  son  saladier. 

Une  balustrade  en  hois  découpé  séparait  les 
danseurs  des  buveurs. 

Gambetta  y  remporta  de  grands  succès  oratoires. 

Si  la  roche  Tarpéienne  est  près  du  Capilole,  la 
salle  Biaise  n'était  pas  située  loin  de  la  salle  Graf- 
fard! 

Il  y  eut,  le  16  novembre  1873,  une  réunion  où 
fut  convié  M.  Paul  de  Cassagnac,  par  la  lettre  sui- 
vante : 

«  Monsieur, 

•>  Devant  les  misères  qu'endure  à  cette  heure  la  popula- 
tion ouvrière  ;  devant  les  incertitudes  de  l'avenir;  devant 
les  progrès  menaçants  du  parti  Impérialiste,  nous  avons 
cru  de  notre  devoir  de  citoyens  prudents  et  inquiets,  de  vous 
demander  parmi  nous. 

»  —  Vous  vous  dites  le  serviteur  du  suffrage  universel. 

')  —  Prouvez-le,  en  vous  rendant  à  notre  appel  et  en  nous 
donnant  publiquement  les  explications  que  nous  vous  de- 
mandons au  sujet  de  ce  que  serait  l'Empire,  s'il  revenait. 

>)  Qu'avons-nous  à  attendre  de  lui  ? 

»  Voilà  ce  que  nous  voulons  savoir,  et  voilà  ce  que  vous 
nous  direz,  nous  l'espérons.  » 

Cette  lettre  était  signée  de  sept  personnes  pre- 
nant la  qualité  d'ouvriers  ! 

M.  Paul  de  Cassagnac  fit  un  discours  remarqua- 
ble, mais  il  n'avait  personne  à  convaincre,  car  la 
réunion  n'était  absolument  composée  que  de  bona- 
partistes ! 

«i 


98  l'AIilS    OURLI  É 


C'était  un  bateau. 

La  salle  Graffard  ne  sert  plus  qu'aux  réunions 
publiques . 

En  remontant  la  cliaussée  Mé  ni  linon  tant,  à  gau- 
cbe,  se  trouvait  un  bal,  Les  Ghands  Pavillons  ;  il 
avait  deux  entrées,  une  sur  la  chaussée,  au  n"  27. 
Il  fallait  descendre  vingt-cinq  marches  pour  entrer 
au  bal;  la  seconde,  de  plain  pied,  rue  Constantine. 
aujourd'hui  rue  des  Maronites. 

Ce  bal  était  tenu  par  un  marchand  d'hommes  du 
boulevard  Rochechouart  ;  il  était  le  rendez-vous 
des  hercules  de  places  publiques,  et  des  rempla- 
çants ;  on  ne  pouvait  rien  rêver  de  plus  canaille 
comme  puldic  féminin;  mieux  vaut  n'en  pas  parler. 

Cette  salle  fut  fermée  en  1878  et  transformée  en 
un  hôtel  qui  porte  le  litre  de  Grands  Pavillons. 

Au  n"  35  de  la  chaussée  était  situé  le  Galant 
Jardiniek.  Au  rez-de-chaussée,  il  y  avait  un  mar- 
chand de  vins  ;  au  premier,  une  goguette,  et  dans 
le  jardin,  un  bal. 

La  i^oguelte  fut  célèbre  entre  toutes  ;  chacun 
chantait  la  sienne.  Aux  murs,  étaient  appendus  de 
i^igantesques  lyres  en  carton  ornées  de  devises  du 
genre  de  celle-ci  : 

Respect  au  beau  sexe.  Honneur  aux  arts.  Le  plus 
(jrand  silence  est  recommandé  aux  sociétaires.  Vive 
Béranger.,  Désaugiers.,  etc. 

Chaque  assistant  avait  une  petite  lyre  à  sa  bou- 
tonnière ;    le   président,    un  vieillard,    ouvrait  la 


PARIS    OUnLIK  11!) 


séance  en  tapant  sur  la  table  avec  un  petit  marteau 
d'ébène,  pour  inviter  au  silence,  puis  il  entonnait 
d'une  voix  chevrotante  une  vieille  chanson  de  Bé- 
ranger,  et  les  sociétaires  répétaient  en  chœur  lo 
refrain.  Quand  c'était  au  tour  d'une  dame,  la  ro- 
mance finie  :  —  Applaudissons  sur  la  manche,  di- 
sait-il ;  encore  une  fois,  messieurs,  c'est  ponr  niio 
dame. 

La  goguette  est  morte,  tuée  par  les  cafés-concerts. 

Aur^  40;  en  face  la  rue  des  Arts,  à  quelques  pas 
de  Vancien  hôtel  où  le  maréchal  de  Scixe  venait 
courtiser  M"""  Favart,  la  jolie  danseuse,  se  trouvait 
le  bal  des  Barreaux-Verts,  un  bal  de  famille.  En 
entrant,  on  lisait  sur  une  pancarte  :  Une  mise  dé- 
cente est  de  rigueur.  Ce  bal  n'était  fréquenté  que 
par  de  petits  bourgeois.  A  l'instar  du  théâtre 
Comte,  il  aurait  pu  écrire  sur  sa  porte  d'entrée  : 

Par  ses  muHii's,  sou  Ijou  i^oùt,  sou  rt';iiertoii'c  lirilli'  : 
La  m'"'io,  saus  danger,  peut  y  coailuire  sa  tille. 

On  ne  pouvait  inviter  une  jeune  fille  à  danser 
qu'après  en  avoir  demandé  l'autorisation  au  père 
ou  à  la  mère.  On  y  venait  le  dimanche  de  tous  les 
quartiers  de  Paris. 

Ce  bal  disparut  en  1869.  Une  maison  est  cons- 
truite sur  l'emplacement  qu'il  occupait.  Le  cordon- 
nier, qui  est  établi  dans  une  des  boutiques  de  cette 
maison,  a  conservé  pour  enseigne  :  Au.r  Barremcr- 
Vorts! 


100  PARIS   OUBLIÉ 


Le  bal  Mabille,  en  18i0,  était  situé  allée  des 
Veuves,  aux  Champs-Elysées  ;  c'était  un  bastringue 
champêtre  comme  les  bals  de  Bagnolet  ou  des 
Lilas,  Tout  l'été  on  y  dansait  sur  l'herbe.  Mabille 
était  le  nom  de  son  fondateur  et  propriétaire.  Sa 
clientèle  se  composait  de  la  haute  valetaille  et  des 
femmes  de  chambre  des  hôtels  voisins.  L'hiver  ils 
émigraient  à  1  hôtel  d'Aligre,  puis  revenaient  chez 
le  père  Mabille  avec  les  hirondelles  et  les  lilas  ; 
l'entrée  était  fixée  à  dix  sous. 

Le  père  Mabille  mourut  et  son  fils  continua, 
mais  le  public  changea  peu  à  peu;  la  valetaille 
disparut,  chassée  par  les  lorettes  et  les  dandys,  et 
les  samedis  l'entrée  fut  portée  à  2  francs. 

En  décembre  1863,  le  bal  se  déplaça  boulevard 
Beaujon.  La  guinguette  fit  place  à  un  bal  splendide 
et  devint  le  rendez-vous  de  tout  Paris.  M.  Arsène 
Iloussaye  fut  le  parrain  du  nouveau  bal. 

Le  luxe  de  la  salle  d'été  était  d'un  très  mauvais 
goût  ;  les  palmiers  en  zinc  qui  ombrageaient  l'or- 
chestre ne  donnaient  pas  une  riche  idée  des  splen- 
deurs tropicales,  mais  le  public  n'y  regardait  pas 
de  si  près  ;  le  décor  importait  peu,  les  femmes  suffi- 
saient. 

Mabille  recueillit  l'héritage  du  Prado.  Le  ba- 
taillon féminin  s'accrut  de  nouvelles  filles  qui  de- 
vinrent promptement  à  la  mode.  Parmi  ces  célé- 
brités, beaucoup  tinrent  une  large  place  dans  les 
chroniques  de  réj>oque  ;   la  rei?ie  Pomaré  (Elisa 


PARIS    OUBLIÉ  101 


Sergent),  Chicard,  Mogndor  (Vénaivl  Céleste),  de- 
venue plus  tard  comtesse  Lionel  de  Moreton-Cha- 
brillan,  Finette  (Durwend  Joséphine),  Fille-dc- 
l'Air,  etc. 

Les  chroniqueurs  du  c  Tout-Paris  »  enregis- 
traient avec  soin  les  faits  et  gestes  de  toutes  ces 
illustres  chahuteuses.  Elles  faisaient  pièce  à  la 
politique  du  jour.  Gustave  Nadaud  les  célébra 
dans  une  chanson  restée  dans  les  souvenirs  de 
tous  : 

Pomaré,  Maria,  .Mogador  et  Clara 
Apparaissez,  folles  divinités. 

Ce  n'était  pourtant  que  de  vulgaires  tilles,  des 
catins  du  monde  chic,  du  monde  qui  ne  marchande 
pas;  il  est  vrai  que  l'argent  leur  coûte  si  peu; 
pourtant  la  viande  était  la  même  que  dans  les  plus 
borgnes  des  bals  de  barrière;  c'est  l'histoire  des 
poupées  de  carton:  au  bazar  de  la  rue  MoufTetard. 
elles  valent  cinq  sous;  chez  Gii-oux,  elles  valent 
cent  francs,  c'est  une  question  d'enveloppe. 

Elles  arrivaient  là  en  équipages;  la  soie,  le 
velours,  les  dentelles,  les  diamants  paraient  la 
marchandise,  comme  le  charcutier  pare  ses  co- 
chons de  boufîettes,  de  rubans  et  de  bouquets  de 
Heurs,  le  jour  de  Noël. 

La  prostituée  du  trottoir  a  son  excuse,  la  misère  ; 
la  fille  qui  sollicite  le  passant,  les  pieds  dans  la 
boue,  la  faim  au  ventre,  qui  cache  ses  larmes  pour 

0. 


102  PARIS    OUBLIÉ 


sourire,  qui  dissimule  sa  honte  sous  le  vermillon 
pour  gagner  de  quoi  faire  manger  les  siens,  est 
numérotée  comme  un  tiacre,  elle  est  chassée,  tra- 
quée comme  un  fauve.  C'est  une  misérable,  une 
fainéante  qu'on  enferme  à  Saint-Lazare  à  tout  pro- 
pos et  hors  de  propos. 

La  prostituée  du  grand  monde,  celle  qui  rac- 
croche à  la  face  de  tous,  en  pleine  lumière,  est 
encensée,  adulée,  choyée;  le  prix  qu'on  la  piye 
lui  donne  l'absolution. 

Vingt  sous,  c'est  une  liile  publique,  une  va- 
drouille, une  pierreuse;  cent  sous,  une  fille  de  lu- 
panar ;  vingt  francs,  une  boulevardière,  de  Mont- 
martre à  la  Madeleine;  cinq  louis, une  horizontale, 
et  enfin  cinq  cents  francs,  une  femme  qu'on  salue 
et  que  certains  imbéciles  épousent. 

A  Mah'ille,  il  y  avait  deux  catégories  de  femmes  : 
les  femmes  chics,  cfui  faisaient  leur  persil,  et  celles 
que  l'administration  engageaient  pour  danser; 
elles  ne  se  mêlaient  pas. 

Celles  qui  ne  dansaient  pas  se  promenaient  dans 
les  allées. 

Françoise  Lebœuf,  connue  à  Mahille  sous  le 
nom  de  Margot  et  plus  tard  sous  celui  de  Margue- 
rite Bellanger,  était  une  habituée;  elle  appartenait 
à  la  catégorie  des  promeneuses;  un  soir,  elle  dis- 
parut., personne  ne  se  fut  inquiété  de  son  absence 
si  le  bruit  ne  s'était  répandu  que  Margot  était  ar- 
rivée  fm  pouvoir;  ses  bonnes    amies  prirent  ce 


PARIS    OUBLIÉ  103 


bruit  pour  uu  cancan,  car  rien  en  elle  ne  justiliait 
celte  haute  situation,  n'étant  ni  belle,  ni  distin- 
guée; cela  était  pourtant  vrai. 

Une  dame  de  l'entourage  de  l'empereur  étant 
devenue  enceinte,  il  fallait  à  tout  prix  cacher 
cette  grossesse.  Un  général  bien  connu  alla  trou- 
ver Margot,  lui  raconta  franchem<mt  l'histoire  et 
lui  proposa  pour  sortir  l'empereur  d'embarras,  de 
simuler  une  grossesse,  et  au  cas  où  l'enfant  naî- 
trait viable,  de  l'accepter  comme  sien,  pour  sauver 
l'honneur  de  la  noble  dame. 

Elle  accepta  et  l'enfant  naquit  chez  elle,  rue 
des  Vignes. 

Quelque  temps  plus  tard,  sans  doute  po.ur  la 
récompenser  de  sa  discrétion ,  elle  succéda  à  la 
femme  titrée  dans  les  faveurs  de  Napoléon  III. 

Une  femme,  de  l'entourage  de  l'impératrice,  lui 
signala  cette  liaison;  à  la  suite  de  cette  révélation, 
une  scène  violente  eut  lieu  entre  les  époux  Impé- 
riaux ;  il  fallut  encore  une  fois,  à  tout  prix,  trouver 
un  moyen  de  calmer  la  colère  de  Tlmpératrice. 

Marguerite  Bellanger,  qui  avait  abandonné  son 
nom  de  Margot;  un  vihiin  nom  pour  une  souve- 
raine iii  partibii^,  avait  été  envoyée  dans  sa  famille, 
en  Maine-et-Loire. 

Une  nouvelle  combinaison  fut  promptemenl  in- 
ventée. M.  le  président  Devienne  fut  chargé  [»ar 
l'Empereur  d'obtenir  une  lettre  de  Marguerite, 
déclarant  qu'il  n'était  pas  le  père  de  l'enfant. 


104  PARIS    OUBLIÉ 


M.  le  président  de  la  Cour  de  cassation  réussit 
dans  sa  mission,   l'Impératrice    pardonna  à  son 

mari    et Marguerite    régna    comme    par    le 

passé. 

Au  4  Septembre,  on  découvrit  aux  Tuileries  les 
lettres  de  Marg-uerite,  qui  racontaient  l'histoire 
dans  ses  moindres  détails. 

De  l'enquête  à  laquelle  s'était  livré  M.  Devienne, 
il  résultait  ceci,  qui  est  une  preuve  flagrante  : 

Un  médecin  de  l'avenue  des  Champs-Elysées 
avait  été,  dans  la  nuit  du  15  février  1864,  éveillé 
à  grand  bruit  par  une  femme  affolée  de  douleur, 
accourue  chez  lui  en  peignoir  léger,  la  tète  nue  et 

lui  apportant son  chien,  qui  venait  d'avaler 

une  arête  ;  c'était  M""  Bellanger.  qu'il  connaissait 
parfaitement  et  qui,  si  elle  eût  accouché  la  veille, 
ne  serait  certes  pas  accourue  ainsi,  quelque  pas- 
sion qu'elle  eût  pour  son  caniche. 

Dans  les  allées,  il  y  avait  plusieurs  rangées  de 
chaises,  et  une  foule  d'habitués  appartenant  au 
meilleur  monde  venait  y  passer  la  soirée,  comme 
dans  un  salon  ;  on  y  racontait  les  potins  du  jour, 
on  critiquait  la  pièce  nouvelle  ou  le  livre  en  vogue  ; 
l'esprit  y  avait  ses  grandes  et  petites  entrées. 

Un  jour,  le  peintre  B...  montra  à  un  vieux  bon- 
homme un  couple  qui  se  tenait  à  l'écart  : 

—  Regardez  donc  ces  jeunes  amoureux,  lui  dit- 
il,  toujours  égoïstes.  Nous  avons  beau  être  à  Ma- 
biUe,  ils  ne  devraient   pas  être   si  oublieux    des 


PA  RI  f5   OUBLIÉ  105 

convenances;  ils  sont  sans  doute  en  pleine  lune  de 
miel,  je  n'en  doute  pas  ;  mais  enfin...  est-ce  une 
raison  pour  prendre  des  airs  si  penchés?  Que 
diable!  il  est  des  bonheurs  qu'il  faut  savoir  dissi- 
muler. 

Le  bonhomme  répondit  à  ce  discours  par  une 
affreuse  grimace  et  s'éloigna  vivement,  au  grand 
étonnement  de  B...qui,  s'adressant  à  un  de  ses 
amis,  lui  demanda  : 

—  Quel  est  donc  ce  vieillard? 

—  Mais,  dit  l'ami,  c'est  le  mari  ! 
Tableau  ! 

On  remarquait  souvent  la  maîtresse  d'un  grand 
industriel  dont  la  bêtise  était  proverbiale.  Un  soir, 
elle  arriva  avec  une  rivière  de  diamants  merveil- 
leux qui  fit  sensation;  on  l'entoura  avec  le  respect 
dû  à  sa  valeur,  et  une  de  ses  collègues,  la  Petite- 
Reine,  honorée  des  faveurs  d'un  ministre  fort  bien 
en  cour  alors,  dissimulant  sa  profonde  jalousie 
sous  un  hideux  sourire,  lui  fît  son  compliment  : 

—  Quels  beaux  diamants,  ma  chère  !  où  les  as-tu 
trouvés,  je  ne  te  les  connaissais  pas? 

—  Ça,  répondit  V arrivée  du  ton  le  plus  naturel 
du  monde,  ce  sont  des  diamants  df  fa/nii/c. 

—  Des  diamants  de  famille  !  s'écrièrent  en  chœur 
les  jeunes  gens  qui  formaient  cercle  ;  elle  est  bien 
bonne,  celle-là! 

—  Mais  certainement,  ce  sont  des  diamants  de 
fanaille  ;  rnon  amant  me  les  q,  donnés  hier,  et  il^ 


106  PARIS    OUBLIÉ 


sont  depuis  deux  cents  ans  dans  la  famille  de  sa 
mèi'e.  qui  est  morte  il  y  a  trois  jours. 

Et  elle  passa  son  chemin,  «  versant  des  torrents 
de  lumière  sur  ses  obscures  admiratrices.  » 

C'est  la  même  à  qui  M...  loua  un  hôtel  dans  les 
Champs-Elysées,  à  côté  d'une  princesse  bien  con- 
nue. Comme  on  avait  dit  devant  elle  que  sa  voisine 
était  une  femme  du  meilleur  monde,  donnant  lo 
ton  à  la  mode,  elle  passait  son  temps  à  la  singer  : 
mêmes  voitures ,  mêmes  couleurs  de  chevaux , 
mêmes  toilettes,  mêmes  livrées,  etc.  Un  jour,  elle 
apprit  que  le  cocher  de  la  princesse  la  quittait; 
sans  perdre  un  instant,  elle  lui  fit  dire  de  se  pré- 
senter chez  elle.  William  s'empressa  d'accourir; 
elle  lui  proposa  d'entrer  à  son  service;  il  accepta 
comme  si  elle  devenait  son  obligée;  mais  arriva  la 
question  des  gages. 

—  Que  voulez-vous  par  mois?  lui  dit-elle. 

—  Mon  Dieu,  Madame  me  donnera  quatre  cents 
francs  par  mois  de  fixe. 

—  Quatre  cents  francs  par  mois  !  Y  songez- vous? 
s'écria-t-elle. 

—  Mais,  certainement,  Madame,  répondit  Wil- 
liam; je  me  contentais  de  deux  cents  francs  par 
mois  chez  la  princesse,  parce  que  'étais  là  dans 
mon  monde. 

Les  jours  du  Grand- Prix  de  Paris,  Mnbille  était 
envahi  par  une  foule  de  sportsmen,  et  suivant  la 
nationalité   du  cheval  qui  avait  remporté  la  vie- 


PARIS    OUBLll';  107 


toire,  Anglais  ou  Français  la  célébraient  en  buvant 
d'énormes  quantités  de  Champagne,  accompagnées 
d'une  grêle  de  coups  de  poings. 

Les  princes  étrangers  n'auraient  jamais  fait  un 
voyage  à  Paris  sans  passer  une  soirée  à  MahiUv. 
Jl  fallait  voir,  ce  soir-là,  le  bataillon  féminin  sous 
les  armes.  Quelle  diplomatie  elles  déployaient 
pour  être  princesses  dun  jour,  ou  plutôt  d'une 
nuit  ! 

Un  soir,  une  noce  entière,  retour  du  bois  de 
Boulogne,  entra  à  Ma  bille.  La  mariée,  dans  le 
costume  traditionnel,  pria  son  mari  de  la  faire 
danser;  son  vis-à-vis  fut  Finette  et  Paul  Piston. 
Vous  jugez  de  l'ahurissement  de  ces  braves  gens 
quand  Finette  fit  le  grand  écart  et  qu'elle  sauta  par 
dessus  son  danseur;  mais  son  ahurissement  fut  au 
comble  ([uand  elle  vit  la  mariée  relever  bravement 
ses  jupes  et  exécuter  un  cavalier  seul  héroïque. 

En  un  instant  elle  fut  entourée  d'une  foule  qui 
criait  :  «  Bravo  I  la  mariée!  Iml  bis!  »  Elle, 
grisée,  recommença  sans  façon;  le  marié  voulut 
l'en  empêcher,  toute  la  noce  s'en  mêla,  une  ba- 
garre s'ensuivit,  et,  finalement,  tout  le  monde  fut 
fourré  au  violon. 

Au  n"  i  (le  la  rue  de  (ilichy,  il  existait,  avant  la 
coustruclion  de  l'église  de  la  Trinité,  un  petit  garni 
célèbre  dans  toute  la  province;  sa  réputation  datait 
(le  1830.  Toutes  les  bonnes  sans  places,  fraîches 
débarquées,  y  descendaient  en  attendant  de  se  Ca- 


108  PARIS    OUBLIÉ 


ser;  c'était  un  coin  curieux  où  tous  les  patois  se 
confondaient.  A  la  fin  de  1832  on  vit  arriver  une 
grande  fille  mince,  en  jupon  blanc,  grelottant  sous 
un  mauvais  caraco,  déchiré  en  cinquante  endroils; 
elle  était  accompagnée  d'un  jeune  homme.  L'hô- 
telier les  installa  dans  une  mansarde  qu'il  se  fit 
payer  d'avance.  Cette  fille  avait  laissé  sa  dernière 
robe  en  gage  chez  le  costumier  .du  Prado.  Pendant 
quatre  mois  elle  resta  enfermée;  le  jeune  homme, 
son  amant,  chantait  dans  les  cours,  et  donnait  une 
partie  de  sa  recette  au  marchand  de  marrons  établi 
au  rez-de-chaussée,  lequel  montait  à  manger  à  la 
recluse.  Un  soir  elle  descendit,  poussée  par  la 

faim Quinze  jours  plus  tard,  elle  était  une 

habituée  de  Mabille,  et  faisait  rager  d'envie  les 
persilleuses  célèbres  quelle  éblouissait  par  un  luxe 
princier.  Elle  devint,  plus  tard,  une  grande  dame, 
et  renia  Clara  et  Pomaré,  qui  furent  avec  elle  les 
étoiles  du  chahut! 

Mabille  fut  démoli  en  1882,  pour  faire  place  à  un 
pâté  de  maisons  considérable. 

En  1861,  au  coin  de  la  rue  Saint-Sabin.  sur  le 
quai  bordant  le  canal  Saint-Martin,  aujourd'hui 
boulevard  Richard-Lenoir,  il  existait  un  petit 
théâtre  connu  sous  le  nom  de  Folies-Saim- 
Antgine  ;  il  était  dirigé  par  un  charmant  garçon, 
un  vrai  gamin  de  Paris,  qui  dirigeait  et  jouait  à  la 
fois;  il  était  la  coqueluche  des  ouvrières  du  (|uar- 
tier.  Maxime   Lisbonne  brûlait   littéralement  les 


l'AIUS   OUBLIÉ  109 


planches.  Malheureusement,   en  1868,  malgré  ses 
efforts,  le  théâtre  dut  fermer  ses  portes. 

Maxime  est  un  type  qui  restera  légendaire. 
Sous  la  Commune,  il  devint  colonel.  Se  souvenant 
de  sa  première  profession,  il  portait  un  costume 
étrange  :  grandes  bottes  à  retroussis,  tunique  à 
larges  parements  rouges,  éperons  à  Forientale, 
laissant  traîner  son  sabre,  qui  produisait  sur  le  pavé 
un  bruit  épouvantable.  Il  ressemblait  assez  à  un 
général  du  premier  empire.  Pendant  la  semaine 
sanglante,  il  prouva  qu'il  n'était  pas  un  soldat  de 
carton,  car  à  la  barricade  de  la  rue  Amelot,  il  lutta 
jusqu'au  dernier  moment  et  tomba  frappé  d'une 
balle  qui  lui  brisa  la  cuisse.  Transporté  par  ses 
camarades,  Can-ière  le  ténor  et  autres,  dans  une 
voiture  à  bras,  à  Fambulance  de  Saint-Mandé,  où 
il  subit  l'amputation,  il  passa  devant  le  conseil  de 
guerre,  à  Versailles,  le  4  décembre  1871,  et  fut 
déporté  en  Nouvelle-Calédonie. 


TAHl  S    OUBLIÉ  IH 


IV 


Lii  maison  de  Diuiiu'Hlc.  —  La    coclièro.  —  Salvailur  Ditiiicl.  — 
Maiivowski  et  lu  salle  de  la  rue  de  Biifl'ault.—  Markowski,  pré- 
fet du  llhùiie.  —  Les  Arèues  athlétiques. —  L'hoiuuie  niasqur. 
-Alfred,  le  modèle  parisien.—  Charavel.  —  Le  Vieux-Clièuc. 
—  Chiffonnière  ou  Chilfounior? 


Le  prince  Napoléon,  vers  1864,  eut  l'idée  de 
faire  construire,  avenue  Montaigne,  une  maison 
romaine  calquée  iidèlement  sur  un  palais  décou- 
vert dans  les  ruines  de  Pompéi  ;  il  y  entassa  tout 
ce  que  l'art  romain  nous  a  laissé  de  plus  pur. 

Les  passants,  qui  voyaient  de  loin  les  lumières 
de  la  maison  romaine,  s'imaginaient  qu'on  s'y 
amusait  bruyamment  dans  quelque  fête  nocturne. 

La  fête  nocturne,  c'était  l'horizon  ouvert  sur  le 
passé,  c'était  l'histoire  éloquente  des  mondes  dis- 
parus, c'était  l'évocation  des  grands  artistes,  qui 


[[2  l'AHI  s    OUBLIÉ 


mieux  encore  qullérodote  et  Tacite  nous  ont 
transmis  ce  rayonnement  du  beau,  qui  est  un 
autre  soleil  pour  nous. 

En  1867,  dégoûté  de  la  maiso?i  romaine,  le 
prince  la  mit.  en  vente;  déjà  les  maçons  se  prome- 
naient devant  la  maison  avec  des  mètres  et  des 
compas  ;  ô  profanation  !  on  allait  surélever  la 
maison  de  Dioniècle  de  quatre  étages.  La  spécula- 
tion ,  cette  coquine  insatiable,  qui  ne  respecte 
rien,  allait  doter  la  capitale  d'une  de  ces  afi'reuses 
maisons  qui  déshonorent  l'architecture  moderne, 
toutes  bâties  sur  le  même  modèle,  où  la  fonte  rem- 
place le  fer  forgé,  où  l'art  disparaît  sous  la  méca- 
nique. 

Les  amateurs  étaient  dans  la  désolation,  mais, 
au  dernier  moment,  tout  fut  sauvé,  M.  de  Roths- 
child, d'ailleurs,  s'était  montré,  le  prince  Couza  y 
voulait  établir  sa  principauté,  le  général  Prim 
voulait  s'y  camper, 

M.  le  comte  de  Quinsonas,  qui  habitait  cette 
merveille  d'architecture  gothique  séparée  de  la 
maison  romaine  par  un  mur  à  hauteur  d'appui, 
rencontra  M.  de  Lesseps,  un  autre  voisin,  qui 
rencontra  à  son  tour  M.  Arsène  Houssaye,  tou- 
jours voisin  des  choses  d'art;  survint  M.  le  mar- 
quis Costa  de  Beauregard,  qui  voulut  avoir  sa  part 
du  musée.  Ces  messieurs  ne  causèrent  pas  long- 
temps; le  jour  même  (l'adjudication  devait  avoir 
lieu  le  lendemain),  M.  de  Ouinsonas  alla  trouver 


PARIS    OUBLIÉ  113 


le  prince  Napoléon,  qui  signa  de  bon  cœur  en  ap- 
prenant que  la  maison  romaine  resterait  maison 
roinaine. 

Le  lendemain,  quel  désappointement  à  la  Cham- 
bre des  Notaires?  Autre  déception  quand  on  ven- 
dit les  marbres,  les  bronzes,  les  meubles  précieux. 
Tout  Paris  était  là,  qui  pour  avoir  une  merveille, 
qui  pour  avoir  un  souvenir. 

Tout  ce  qui  était  beau,  tout  ce  qui  était  de  style 
fut  acheté  à  tout  prix  pour  le  musée. 

La  maison  pompéienne  fut  louée  à  un  entrepre- 
neur, M.  Ber,  qui  y  donna  des  concerts,  des  fêtes 
de  nuit  vénitiennes  où  les  dames  n'étaient  admises 
qu'en  loups. 

La  princesse  de  M.  .  .,  connue  par  ses  excentri- 
cités, était  une  habituée  des  fêtes  données  à  la 
maison  romaine,  c'est  à  elle  qu'arriva  l'aventure 
suivante  : 

Elle  conduisait  elle-même  son  phaéton.  Au  mo- 
ment oiî  elle  sortait  d'un  concert  et  venait  de  re- 
prendre sa  place  dans  la  voiture,  deux  jeunes  gens 
du  monde,  qui  venaient  do  souper  copieusement 
au  Moulin  Rouge,  sautèrent  dans  le  véhicule  et  lui 
crièrent  : 

—  Cochère,  à  l'heure! 

—  Où  vont  ces  messieurs?  dit  la  princesse  de 
M...  avec  un  grand  sang-froid. 


—  Autour  du  lac. 
-^  Roulons, 


H4  PARIS    OUBLIÉ 


Ils  partirent  ;  après  deux  heures  de  promenade 
l;i  princesse  les  ramena  devant  la  mahon  ro?/iaine 
où  elle  avait  chargé. 

Les  jeunes  gens  voulaient  descendre. 

—  Messieurs,  leur  dit  la  cochère,  c'est  dix  louis. 

—  Comment? 

—  Oui,  à  raison  de  cinq  louis  à  Theure. 

—  Bigre,  cent  francs  de  plus  que  poiu'  aller  au 
Rhin. 

—  Messieurs,  c'est  mon  prix,  dit  la  princesse; 
l'industrie  des  voitures  est  maintenant  lihre,  si 
vous  ne  voulez  pas  me  payer,  nous  irons  chez  le 
commissaire. 

Le  monde  s'amassait....  Les  rieurs  n'étaient  pas 
du  côte  des  mauvais  plaisants,  qui  Unirent  par 
s'exécuter  en  se  promettant  bien  de  ne  plus  prendre 
que  des  cochers. 

Inutile  de  dire  que  les  pauvres  profitèrent  des 
dix  louis. 

M.  Ber  avait  choisi,  pour  diriger  les  concerts  de 
la  maison  rornaiiic,  un  être  singulier  nommé  Sal- 
vador Daniel,  c'était  un  musicien  étrange,  il  avait 
pendant  de  longues  années  habité  l'Algérie,  il  avait 
parcouru  la  Tunisie,  le  Maroc,  écoutant,  recueil- 
lant partout  les  airs  populaires,  se  faisant  au  be- 
soin virtuose  pour  gagner  la  confiance  des  artisfes, 
qu'il  rencontrait  et  s'approprier  leur  plus  secret 
répertoire. 

Il  ramassa  ainsi  une  superbe  moisson  de  chan- 


PARIS    OUBLIÉ  115 


sons  nationales  et  des  éléments  précieux  pour 
une  étude  comparée  des  musiques  européennes 
et  orientales ,  il  était  persuadé  que  la  musique 
arabe  descendait  en  ligne  directe  de  la  musique 
grecque. 

Salvador  avait  recruté  son  personnel  de  musi- 
ciens parmi  les  meilleurs  de  l'Opéra.  Je  n'oublierai 
jamais  les  sensations  que  j'ai  éprouvées  à  l'audition 
de  cette  musique  incohérente,  bizarre,  étrange,  qui 
blessait  l'oreille  par  ses  transitions  violentes  et  ses 
saccades  mélodiques.  L'oreille  cherchait  en  vain 
le  repos,  renchaînement,  elle  se  heurtait  à  des 
modulations  sauvages,  à  des  escalades  révoltantes; 
puis  à  une  seconde  audition,  la  lumière  se  faisait, 
l'accompagnement  monotone  des  cymbales  cliar- 
gées  de  remplacer  le  tarabouque  des  Orientaux, 
jetait  l'esprit  dans  un  réveil  qui  avait  son 
charme . 

Les  fragments  de  mélodie  qui  passaient  sans 
([ue  les  auditeurs  puissent  les  saisir,  qui  fuyaient, 
s'évanouissaient  quand  ils  croyaient  les  atteindre 
les  captivaient  quand  même  par  leur  étrangeté  et 
une  douceur  envahissante, 

Salvador  Daniel,  sous  la  Commune,  fut  nommé 
directeur  du  Conservatoire  et,  le  25  mai,  fusillé  au 
coin  de  la  rue  Jacob.  C'était  pourtant  un  être  bien 
in  offensif  et  un  artiste  original. 

Le  Palais  Pompéïf)}  a  été  célébré  par  Arsène 
Houssaye,  Théophile  Gautier  et  Charles  Coligny, 


H  6  r  A  m  s  0  u  B  L I É 

illustré  par  le  peintre  Boulanger  et  le  graveur 
Laguillermie. 

De  Salvador  à  Markowski,  du  Palais  Pompéien 
au  Casino  Cadet,  quel  saut  I 

Markowski,  réfugié  polonais,  perdu  sur  le  pavé 
de  Paris,  imagina  de  créer  un  cours  de  danses,  rue 
Saint-Lazare,  puis  un  autre  hôtel  de  Normandie,  il 
n'obtint  aucun  succès;  à  force  de  démarches,  en 
1848,  il  prit  la  direction  des  bals  d'Enghien,  il  y  ga- 
gna une  assez  jolie  fortune,  et  voulut  avoir,  une  mai- 
son à  lui.  Rouvrit,  rueDuphot,  un  splendide  Eldo- 
rado où  il  mangea  ce  qu'il  avait  gagné  à  Enghien. 

Retombé  dans  la  misère,  mais  commençant  à 
avoir  une  certaine  célébrité,  il  loua  un  rez-de- 
chaussée,  12,  rue  de  Buffault,  et  recommença  à 
donner  des  leçons  de  danses  à  quelques  cocottes, 
il  s'associa  alors  à  un  nommé  Covary  et  tous  deux 
transformèrent  le  modeste  rez-de-chaussée  en  une 
salle  mauresque  qui  f  utinaugurée  le  20  octobre  1 8S7 . 

Entre  temps  il  composa  plusieurs  danses  de  ca- 
ractère, qui  sont  encore  en  honneur  dans  nos  bals 
publics  :  la  scottisch,  la  lisbonnienne,  le  fange, 
l'impériale ,  la  friska  furent  dansées  aux  Variétés 
par  M""""  Daudoirt  et  Alphonsine;  Christian  et  Cé- 
leste Mogador  dansèrent  la  scottisch  aux  Folies-Dra- 
matiques. 

La  salle  Buffault  eut  promptementla  clientèle  des 
horizontales  de  l'époque  :  Adèle  Courtois,  dite  la 
Belle  Hollandaise  ;  Cornélie  Château,  Berthe  de  Li- 


PARIS  OUBLI  i:  117 


gny,  Andréa  Yécuyère,  Clarisse  de  Montfort,  Berthe 
la  blonde,  etc.  ;  à  leur  suite  vinrent  les  boudinés. 

Markowski,  grisé  par  ses  succès,  devint  puri- 
tain, il  se  livra  à  des  épurations  de  son  personnel 
féminin,  il  ne  voulait  plus  que  les  dames  levassent 
la  jambe,  il  défendit  à  Hortense  Neveu  de  se  décol- 
leter outrageusement,  il  proscrivit  l'éloquence  de 
la  chair.  Cette  mesure  occasionna  de  formidables 
murmures  :  un  soir,  le  professeur  venait  de  danser 
une  scottisch  avec  la  Belle  Hollandaise,  le  poing 
campé  sur  la  hanche,  il  parcourait  du  regard  l'as- 
semblée attendant  des  applaudissements,  quand, 
tout  à  coup,  de  tous  les  coins  de  la  salle,  une  ava- 
lanche de  gros  sous  tomba  sur  le  tapis  ;  sans  s'é- 
mouvoir, Markowski  commanda  au  valet  de  ra- 
masser la  monnaie,  fît  éteindre  les  bougies  et  se 
retira  majestueusement;  une  heure  après  il  buvait 
les  gros  sous  en  tète  à  tète  avec  son  domestique 
chez  le  marchand  de  vins  du  coin. 

Il  avait  évincé  les  cocottes  parce  qu'il  rêvait 
d'avoir,  à  ses  soirées,  les  femmes  du  monde  ;  pour 
les  attirer,  il  fit  annoncer  qu'à  ses  fêtes  l'eau  de 
Cologne  coulerait  à  flots  :  les  femmes  du  monde 
ne  vinrent  pas.  Alors  Markowski,  vexé,  donna 
une  fête  espagnole  ;  il  fit  distribuer  une  masse  de 
prospectus  et  envoya,  à  tout  le  faubourg  Saint- 
Germain  ,  des  invitations  élégantes  annonçant 
une  distribution  de  vins  de  Champagne  :  les  fem- 
mes du  monde  ne  vinrent  pas  encore.  Le  brave 


18  ('  A  I!  I  s    0  U  B  L  1  É 


polonais  s'arrachait  les    cheveux    de    désespoir  I 

Vers  la  fin  de  1861,  le  préfet  de  police  empêcha 
les  fêtes  de  Laborde,  Cellarius  et  Markowski,  ce 
dernier  était  dans  la  désolation.  Il  alla  trouver  un 
député  de  ToppositiGn  pour  le  prier  d'interpeller  le 
ministre  de  l'intérieur  à  la  Chambre  des  députés  : 
le  député  refusa.  11  alla  trouver  son  ambassadeur  ; 
«  C'est  une  question  de  casxs  belli,  lui  dit-il,  ou,  alors, 
qu'on  me  donne  une  compensation;  la  préfecture 
du  Rhône  est  vacante,  qu'on  me  nomme  préfet  !  !  » 

Le  pauvre  Markowski  avançait  de  vingt  ans! 

La  salle  de  Markowski  fut  expropriée  poiir  le 
percement  de  la  rue  Lafayette  ;  il  donna  sa  dernière 
fête  le  27  juin  1863. 

Quelque  temps  plus  tard,  on  retrouve  Markowski 
au  Casino  Cadet,  chez  Douix,  au  Palais-Royal;  il 
donnait  des  bals  au  bénéfice  des  inondés  des  buttes 
Montmartre.  Il  tint  ensuite  le  bal  des  canotiers  à 
Saint-Cloud  où  il  inaugura  une  fête  des  quatre 
saisons;  il  fît  distribuer  des  mirlitons  à  chaque 
danseur  qui,  avec,  accompagnaient  l'orchestre  : 

En  jouant  du  mirlitir; 
Eu  jouaut  cUi  uiirlitou  ; 
Fn  jouaut  du  uiir,  du  li.  du  ton, 
])u  mirliton. 

Après  Saint-Cloud  vinrent  les  bals  de  la  Gre- 
iNouiLLKRE-RouGivAL  et,  enfin,  au  ïrianon-d'As- 
NiÈRES.  Il  menaitune  vie  misérable,  rêvant  toujours 
de  remonter  une  arande  affaire.  Enfin,   il   mourut 


PARIS   OUBLIÉ  119 


en  1880,  complèCement  alcoolisé,  dans  un  taudis 
complètement  abandonné  de  tous  et  de  toutes,  et 
eut  pour  apothéose  la  fosse  commune. 

Qui  se  souvient  de  lui? 

Au  n°  31  de  la  rue  Le  Peletier,  vers  1867,  chaque 
soir  tout  Paris  se  pressait  pour  admirer  un  specta- 
cle qui  avait  eu  une  vogue  énorme  à  la  salle 
Montesquieu,  vers  18o0,  au  beau  temps  des  lut- 
teurs Arpin  et  Rnbasson.  La  génération  nouvelle 
avait  oublié  ces  «  héroïques  luttes  à  outrance  »; 
c'était  pour  elle  un  spectacle  nouveau. 

L'idée  de  faire  revivre  les  luttes  romaines 
appartenait  à  M.  Julian,  un  peintre  de  talent, 
méridional.  Il  se  souvenait  des  luttes  admirables 
auxquelles  il  avait  assisté  dans  son  enfance. 

M.  Julian  parvint  à  réunir  un  groupe  d'athlètes 
comme  Paris  n'en  reverra  jamais.  Pujol,  Bonnet, 
Lebœuf,  Marseille  le  Meunier  de  lu  Palud ,  Du- 
mortier,  Faouet  la  fauve  des  Jungles,  Lacroix  Va 
de  bon  cœur,  Déranger  le  superbe  Parisien,  James 
le  Nègre,  Richoux,  Louis  Vincent,  et  par  dessus 
tout  Alfred  Gujaubert  le  Modèle  jjarisien. 

Les  spectateurs  assidus  de  ces  luttes  apparte- 
nant au  grand  monde,  tout  comme  à  l'Opéra  les 
habits  noirs  y  dominaient.  La  plupart  des  notabili- 
tés littéraires  de  l'époque  :  Alexandre  Dumas  père, 
Théodore  Barrière,  Villemessant,  Paul  de  Cassa- 
gnac,  etc.,  y  venaient  régulièrement  applaudir  et 
encourager  les  athlètes. 


420  PARIS   OUDLIÉ 


Un  jour,  les  journaux  publièrent  simultanément 
une  note  annonçant  qu'un  homme  du  monde,  qui 
désirait  garder  l'incognito,  défiait  le  plus  fort 
lutteur  de  l'arène,  et  qu'il  lutterait  masqué. 

Le  jour  annoncé,  la  foule  fut  considérable.  La 
salle  était  comble.  Après  plusieurs  luttes,  vers  dix 
heures,  un  silence  solennel  se  fît  à  l'entrée  de 
Y  Homme  masqué,  un  homme  superbement  musclé, 
un  torse  admirable.  Il  s'avança  lentement,  vêtu 
dun  maillot  do  soie  gris  perle,  dun  caleçon  en 
velours  noir,  la  taille  entourée  d'une  ceinture  en 
cachemire  rouge,  le  visage  caché  par  un  masque 
noir.  Il  salua  et  attendit. 

Il  devait  lutter  contre  Marseille  jeune,  un  terri- 
ble et  adroit  lutteur.  L' Homme  masqué  le  tomba 
sans  effort;  ce  furent  alors  des  applaudissements 
à  faire  crouler  la  salle. 

Le  lendemain,  on  ne  parlait  dans  tout  Paris  que 
de  VHo?n?ne  masqué.  Des  paris  s'eng-agèrent  sur 
son  identité  :  c'était,  suivant  les  uns,  le  prince 
Napoléon;  suivant  d'autres,  le  député  X...  Bref, 
on  citait  des  masses  de  noms,  mais  personne  ne 
découvrit  l'inconnu. 

Nous  le  rencontrions  pourtant  sur  le  boulevard 
à  chaque  heure  du  jour  :  c'était  M.  Charavet. 

Pour  cacher  son  identité,  voici  le  truc  qui  avait 
été  imaginé  : 

Une  voiture  de  chez  Brion ,  attelée  de  deux 
vigoureux  chevaux,  prenait  Charavet  à  son  domi- 


P  A  m  s    0  U  1!  L  1  K  I  .  I 


cile.  Sous  ses  vêtements,  il  avait  son  costume  do 
lutteur;  dans  la  voiture,  pendant  le  trajet,  il  se 
dévêtait,  mettait  son  masque  et,  arrivé  à  l'arèno, 
il  était  prêt.  La  lutte  terminée,  la  foule  se  précipi- 
tait, essayant  de  saisir  ses  traits  ;  il  montait  rapi- 
dement dans  la  voiture  qui  l'attendait,  et  le  cocher, 
d'un  vigoureux  coup  de  fouet,  enlevait  ses  che- 
vaux ,  qui  partaient  comme  une  llèche  dans  la 
direction  des  Champs-Elysées.  Hors  d'atteinte  des 
regards  curieux,  il  s'habillait  promptement,  ôtait 
son  masque,  et  un  quart  d'heure  après  il  était  assis 
tranquillement  à  la  terrasse  du  Café  de  Suède. 

Le  tour  était  fort  bien  exécuté. 

Le  favori  des  dames  était  Alfred,  le  modrlf  pari- 
sie?i.  Aujourd'hui  qu'il  est  marié,  établi  boucher  en 
gros  aux  halles  centrales,  bourgeois  rangé,  il  faut 
glisser  sur  ces  souvenirs.  Toutefois,  Alfred  doit  se 
rappeler  quand  il  luttait  avec  Bonnet,  Lebœuf, 
l'énorme  colosse,  qu'il  le  tenait  à  terre,  faisant  des 
eflbrts  surhumains  pour  le  soulever  et  lui  faire 
toucher  les  épaules,  et  que  de  tous  les  coins  de  la 
salle  les  spectateurs  criaient  :  Il  y  est  !  Il  n'y  est 
pas!  des  voix  féminines  s'élevaient  :  Pas  de  con- 
seils, messieurs! 

Que  sont  devenus  tous  ces  forts? 

La  moitié  au  moins  sont  morts.  M.  Julian  dirige 
une  académie  de  peinture;  Charavet,  Vhoinme 
manqué,  est  médecin  à  Nice  et  c'est  en  face,  sans 
masque,  qu'il  lutte  maintenant  contre  la  camarde  ; 


\-2-2  PARIS    OUBLI  i: 


il  la  tombe  souvent,  car  il  a  une  grande  clientèle. 

Quantàr/lm^p  athlétique,  une  maison  de  banque 
a  été  construite  sur  son  emplacement;  on  y  tomhe 
toujours  les  gogos  !  ^vvv<  "yVi^lv-'v^^ 

En  1848,  sur  nos  principales  places  publiques, 
Baumester  et  Bouvard  chantaient,  accompagnés 
par  un  orgue  de  Barbarie,  les  principales  créations 
du  jour.  Une  chanson,  alors  en  vogue,  ayant  pour 
auteur  Cli.  Colmance,  célébrait  le  Bal  du  Vieux 
CiiKXE,  situé  rue  MoufTetard,  dans  une  vieille  mai- 
son construite  sur  remplacement  des  religieuses 
hospitalières  de  la  Miséricorde. 

Ce  bal  devait  son  nom  à  son  voisin,  un  marchand 
de  vin  ,  qui  avait  pour  enseigne  :  Au  Vieux 
Chêne. 

Lorsqu'on  parlait  du  Vieux  Chêne^  on  avait  tout 
dit;  c'était  un  repaire,  le  MahiUe  des  chiffonniers 
qui,  avant  d'entrer,  devaient  déposer  leurs  cuchc- 
inires  d'osier,  leurs  lanternes  et  leurs  crochets  à  la 
porte;  tous  les  voleurs  s'y  donnaient  rendez-vous, 
pour  de  là  se  répandre,  comme  une  nuée  d'oiseaux 
de  proie,  sur  la  capitale  endormie,  c'était  une  lé- 
gende; le  bal  du  Vieux  Chêne  n'avait  rien  de  lu- 
gubre et  si  plusieurs  de  ses  habitués  furent  les 
héros  de  l'allaire  de  la  tour  de  \esles,  il  ne  s'en- 
suit pas  de  là  que  tous  fussent  des  criminels. 

Certes,  ce  n'étaitpas  là  que  le  maire  de  Nanterre, 
s'il  avait  manqué  de  rosières,  eût  pu  venir  s'approvi- 
sionner; les  hommesn'avaient  aucune  prétention  au 


PARIS   OUBLIÉ  123 


prixMontyon,  tous  venaient  s'amuser  et  voilà  tout. 

11  arriva  à  un  peintre  très  connu  une  aventure 
bien  amusante. 

L'artiste  voulant  croquer  sur  le  vif  un  de  ces 
types  qu'il  a  remlus  célèbres,,  alla  au  Vieux  Chnic, 
mais  auparavant,  après  un  dîner  largement  arrosé, 
il  fit  de  nombreuses  stations  dans  difFérents  cafés 
et,  comme  il  adorait  le  Champagne  et  que  la  rue 
Moulïetard  est  loin  du  boulevard  Clichy,  il  arriva 
absolument  éméché...  Le  lendemain  un  ami  qui 
vint  le  voir  de  grand  matin  le  trouva,  malgré  un 
froid  piquant,  à  la  fenêtre  de  son  appartement. 

—  Que  diable  fais-tu  Là,  lui  dit  l'ami,  tu  veux 
donc  attraper  une  fluxion  de  poitrine? 

—  ?son  ! 

—  Alors  ferme  la  fenêtre  et  explique-moi... 

—  Voilà,  fit  le  peintre,  je  suis  allé  hier  au  Vieux 
C/<rV?e^  j'étais  un  peu  gris,  j"ai  emmené  une  chif- 
fonnière et  ce  matin  en  m'éveillant,  j'ai  trouvé  un 
superbe  brùle-gueule  sur  mon  lit  ;  si  ma  chiffon- 
nière allait  être  un  chilfonnier. 

—  BastI  dit  Tami,  qui  affectionnait  les  pro- 
verbes :  «  La  nuit  tous  les  chats  sont  gris  !  » 

Le  Vieux  C/uhie  a  fermé  ses  portes  en  1882. 

Un  des  bouges  les  plus  curieux  de  Paris,  bien 
plus  redoutable  que  le  VieKX  Cluhie,  le  Bal  Diivert, 
fut  démoli  en  1883;  l'immeuble  même  dans  lequel 
il  était  établi,  depuis  1820,  portait  sur  ses  murs 
verts  le  n"  102  du  boulevard  des  Batignolles. 


i-2i  l'ARlS    OUBLIÉ 


Le  Bal  Duvert  fut  jadis,  avec  les  Bandeaux  rouges, 
le  Hussard  de  la  Garde  et  le  Soldat  laboureur,  en 
grande  réputation  parmi  le  monde  interlope  des 
barrières;  depuis  vingt  ans  il  était  devenu  le  ren- 
dez-vous de  prédilection  de  tous  les  tuteurs  et  do 
toutes  les  filles  de  bas  étage  qui  y  pullulaient  :  des 
poings  d'hercule,  une  grande  adresse  dans  l'art  do 
su?i?ier  un  homme  sans  le  faire  crier,  une  connais- 
sance approfondie  de  l'argot  donnaient  seuls  droit 
à  l'alfection  des  femmes  de  l'endroit  et  au  respect 
des  habitués. 

L'intérieur  était  une  chose  horrible  ;  les  murs, 
noircis  par  la  fumée,  étaient  gras  et  luisants,  et 
exhalaient  une  odeur  abominable  ;  des  tables  gluan- 
tes, des  tabourets  et  des  bancs  cassés  étaient  tout 
le  mobilier.  Chaque  jour  de  bal,  des  rixes  terribles 
avaient  lieu  ;  on  y  était  tellement  habitué  qjLie  les 
agents  n'intervenaient  presque  jamais. 


TARIS    OUBLI  !•:  i'2l\ 


V 


La  Butte  Montmartre.  —  La  vieille  église.  —  L'abbaye.  —  Henri  IV 
et  Marie  de  Ueauvilliers.—  L'image  de  Jésus-Christ.--  M^^  de 
Montmorency  et  le  tribunal  révolutionnaire.  — La  lour  du  té- 
légraphe. —  Le  Sacré-Cœur.  —  Brasseries  et  cafés.  —  L'enlè- 
vement des  canons.  —  L'assassinat  des  généraux  Lecomte  et 
Clément  Thomas.  —  L'exécution  de  Varlin.  —  Le  ^loulin  delà 
(ialette.  —  L'u  souvenir  des  Prussiens  en  1815.  ~  Le  Château- 
Kouge.  —  L'Hermitage  et  le  bal  des  Epiciers.  —  La  musette 
de  Saint-Flour.  —  Les  Folies-Hobert.  —  Le  Tivoli  de  Mont- 
martre. —  Le  chemin  des  Anes  et  l'Académie. 


Au  moyen  âge,  vers  le  pied  des  bultes  Mont- 
martre, on  voyait  de  grands  et  vastes  marais  tra- 
versés par  le  ruisseau  de  Ménilmontant,  au  bout 
desquels  s'établirent  la  maladrerie  de  Saint-La- 
zare, la  Grange-Batelière,  les  Porcherons,  le  Châ- 
teau du  Coq  et  la  Ville-l'Evêque. 

Ce  ruisseau,  dont  le  nom  indique  le  point  de 
départ,    aboutissait  à  la  Seine   en  traversant  le 


120  l'A  lus    OUBLIÉ 


faubourg  nord  de  Paris,  de  l'Est  à  l'Ouest;  en  ve- 
nant à  la  ville  après  l'avoir  franchie,  on  commen- 
çait à  gravir  la  montée  par  plusieurs  chemins,  dont 
deux  principaux. 

L'un  suivait  le  parcours  du  faubourg  Mont- 
martre, passant  devant  la  chapelle  de  Notre-Dame- 
de-Lorette,  appelée  aussi  Saint-Jean,  rencontrant 
aussi,  en  montant,  le  chemin  des  Martyrs,  le  Co- 
lombier et  l'Abbaye,  et  plus  haut,  vers  la  place  de 
la  mairie  actuelle,  la  chapelle  du  Martyr,  dont  il 
gagnait  le  sommet  en  serpentant. 

L'autre  chemin  suivait  à  peu  près  l'emplacement 
des  rues  Montorgueil,  du  Petit-Carreau,  du  fau- 
bourg Poissonnière,  et,  après  le  marais,  se  diri- 
geait en  diagonale  vers  la  partie  Est  de  la  butte, 
qu'il  côtoyait  pour  aboutir  au  hameau  de  Clignan- 
court;  à  gauche  de  ce  chemin,  une  bifurcation 
conduisait  également  au  sommet  par  le  chemin 
de  la  Fontenellc. 

En  sortant  des  marais,  ces  diverses  voies  traver- 
saient des  vignes,  des  carrières  à  plâtre^  mais  à 
mi-côte,  vers  l'emplacement  des  anciens  boule- 
vards extérieurs. 

Ces  exploitations  cessèrent  ;  ce  n'est  qu'après  la 
vente  des  biens  de  l'abbaye  que  la  partie  haute  fut 
exploitée  à  son  tour. 

Cette  partie  supérieure  de  la  butte  Montmartre 
présentait  l'aspect  le  plus  gracieux  que  l'on  put 
imaginer;  elle  était  couverte  de  bosquets  de  lilas, 


'A lus  OUBLI  i';  127 


de  vignes,  des  bouquets  de  grands  arbres  ombra-    "^ 
geaient  les  fontaines,  un  bois  s'étendait  sur  tout  le     ' 
liane  Est  de  la  butte,  depuis  la  chaussée  Clignan- 
court. 

Dans  un  bosquet  existait  la  fordaine  de  la  Fonte- 
nelle,  dont  les  eaux  furent  conduites  plus  tard 
au  Château -Rouge;  plus  loin  et  au-dessus,  on 
rencontrait  la  fontaine  de  la  Bonne,  dont  le  nom  in- 
diquait la  supériorité;  c'était  elle  qui  alimentait 
l'abbaye  et  les  habitants  du  village. 

Sous  les  arbres  du  chemin  de  la  Procession,  au 
bas  de  la  rue  Saint-Denis,  vers  le  hameau  de  Cli- 
gnancourl,  il  en  existait  une  autre,  puis  la  fontaine 
du  But. 

Cette  dernière,  par  sa  forme  et  ses  ombrages, 
par  les  beaux  horizons  qu'on  y  découvrait,  par  les 
ruines  romaines  qui  l'avoisinaient,  rappelait  les 
plus  beaux  sites  de  l'Italie;  plus  haut,  vers  le  cou- 
chant, au-dessus  des  moulins,  la  fontaine  Saint- 
Denis,  ainsi  que  toutes  les  autres,  fut  détruite  par 
les  exploitations  des  carrières. 

Enfin,  dominant  ce  magnifique  ensemble,  le 
village  et  l'abbaye,  dont  les  jardins  et  dépendances 
descendaient  en  amphithéâtre  sur  le  fianc  Sud  de 
la  butte. 

En  novembre  886,  Charles  le  Gros,  pressé  de 
porter  secours  aux  Parisiens,  arriva  à  la  tète  d'une 
armée  qu'il  fit  camper  au  bas  de  Montmartre. 

En  978,  l'empereur  Othon  IT,  en  guerre  contre 


1 28  1'  A  R  I  s    0  U  15  L  I  !■: 


Lothaire,  roi  de  France,  assiégea  Paris.  Furieux 
de  la  résistance  qu'il  rencontra,  il  fit  incendier  un 
faubourg'  et  alla  frapper  à  une  des  portes  de  la  cité 
d'un  coup  de  lance.  Satisfait  de  cet  exploit,  il 
monta  triomphalement  sur  les  buttes  Montmartre 
et  fit  chanter  solennellement  un  Alléluia. 

La  vieille  église  que  nous  voyons  aujourd'hui 
appartenait  à  un  nommé  Payen  et  à  son  épouse, 
Hodierne;  ils  la  tenaient  en  fief  de  Burchard  de 
Montmorency.  Ayant  obtenu  le  consentement  de 
Burchard,  ils  la  vendirent  en  1096,  avec  les  pro- 
duits des  sépultures  de  l'autel  et  tout  le  casuel,  en 
un  mot,  aux  religieux  de  Saint-Martin-des-Champs. 
Louis  le  Gros  céda,  en  1133,  à  ces  religieux,  l'é- 
glise Saint-Denis  de  la  Chartre,  en  échange  de 
l'église  de  Montmartre.  Après  cette  transaction, 
le  roi  et  son  épouse,  Adélaïde,  fondèrent  à  côté 
de  l'église  actuelle,  sur  l'emplacement  qu'occupe 
le  Sacré-Cœur,  un  monastère  de  religieuses. 

Sur  la  pierre  servant  de  maître-autel,  le  pape 
Eugène  III  officia  solennellement  le  21  avril  1117, 
ayant  pour  diacre  saint  Bernard,  et  pour  sous- 
diacre  saint  Pierre  le  Vénérable. 

C'est  dans  ce  monastère  que  fut  enterré  la  reine 
Adélaïde,  femme  de  Louis  le  Gros.  En  1376,  Char- 
les IV  s'y  rendit  en  pèlerinage,  un  énorme  cierge 
à  la  main,  afin  de  remercier  Dieu  de  l'avoir  sauvé 
des  flammes  lors  de  la  fameuse  fête  du  Bnllet  des 
Sauvages.. 


l'A  Kl  S    OUBLI  !■: 


Le  15  août  1S34,  Ig-nacc  de  Loyola  partit  du 
Parvis  Notre-Dame  avec  une  petite  troupe  ;  ils 
chantèrent  sur  tout  le  parcours  quelques  versets 
des  hymnes  matinales  ;  François  Xavier  et  Pierre 
Faber  étaient  du  nombre. 

Ils  se  rendirent  à  l'abbaye  de  Montmartre,  où 
ils  prononci'rent  leurs  vœux. 

Henri  IV,  lorsqu'il  assiégeait  Paris,  en  'l"i90,  fit 
de  Montmartre  son  quartier  général.  A  cette  épo- 
que, la  mère  abbesse  était  Marie  de  Beauvilliers, 
âgée  de  seize  ans  et  jolie  comme  les  amours,  un 
vrai  morceau  de  roi. 

En  arrivant  au  monastère,  le  l)on  roi  demanda  à 
l'abbesse  le  nombre  de  ses  religieuses  ;  il  se  trouva 
que  le  nombre  des  directeurs  était  moindre; 
Henri  IV  en  fit  quelques  plaisanteries.  «  Vous  avez 
raison,  Sire,  dit  ingénument  l'abbesse  ;  mais  Votre 
IMajesté  ne  songe  pas  qu'il  faut  bien  (fuobjues  re- 
ligieuses pour  les  survenants!  n 

Les  seigneurs  de  la  suite  d'Henri  IV  félicitèrent 
la  jeune  abbesse  de  cotte  prévoyance  et  complétè- 
rent avantageusement  les  directeurs. 

L'abbaye  n'était  pas  riche  à  cette  époque,  les 
religieuses  devaient  100.000  livres,  somme  énorme 
alors.  Le  jardin  était  en  friche;  les  jardiniers 
avaient  bien  autre  chose  à  cultiver;  les  murs  tom- 
baient en  ruines,  le  réfectoire  était  converti  en  bû- 
cher; le  cloître,  le  dortoir  et  le  chœur  en  prome- 
nades ;  les  nonnes  ne  chantaient  plus  l'office,  elles 


130  TARIS    OUBLIÉ 


préféraient,  le.  soir,  entendre  chanter  le  rossignol 

et  le  roitelet  sons  les  charmilles;  les  moins 

travaillaient  pour  vivre  et  mouraient  presque  de 
faim;  les  jeunes  se  montraient  fort  mondaines;  les 
vieilles leur  prêtaient  une  oreille  trop  complai- 
sante. La  jeune  abbesse  voulut  soumettre  les  re- 
ligieuses à  une  règle  plus  sévère,  elle  mourut  em- 
poisonnée; de  vouloir  rentrer  dans  le  sentier  de  la 
vertu,  cela  ne  lui  porta  pas  chance. 

Il  y  avait  dans  Tabbaye  une  image  de  Jésus- 
Christ;  les  bonnes  femmes  avaient  la  croyance  que 
cette  image  rendait  bons  les  mauvais  maris.  Pour 
cela  il  suffisait  de  faire  toucher  la  chemise  des  ma- 
ris à  l'image  en  question,  et  s'ils  ne  devenaient  pas 
meilleurs  dans  l'année,  ils  mouraient. 

Quel  malheur  que  cette  image  miraculeuse 
n'existe  plus,  elle  aurait  remplacé  avec  avantage 
les  tribunaux  chargés  de  prononcer  sur  les  cas  de 
divorce. 

En  1760,  Marie-Louise  de  Laval,  duchesse  de 
Montmorency,  fut  élevée  à  la  dignité  d'abbesse  ; 
elle  fut  guillotinée  en  1793,  avec  toutes  ses  reli- 
gieuses. 

Pendant  qu'elles  étaient  jugées  par  le  tribunal 
révolutionnaire.  M™"  de  Montmorency  demeurait 
muette  aux  interpellations  du  président  Dumas; 
celui-ci,  furieux  de  ce  silence  qu'il  prenait  pour  du 
tnépris,  demanda  : 

—  Pourquoi  cette  femme  ne  répond-elle  pas? 


PARIS    OUBLIÉ  131 


—  Parce  qu'elle  est  sourde,  dit  timidement  une 
religieuse. 

—  Je  ne  m'étonne  plus,  dit  Dumas,  qu'elle  ait 
conspiré  sourdement! 

En  1436,  Agnès  Desjardins,  abbessc  de  Mont- 
martre, était  poursuivie  à  outrance  par  ses  créan- 
ciers ;  elle  abandonna  tranquillement  l'abbaye  et 
alla  loger  à  Fhotel  du  Plat  d'Ktain,  rue  Saint-IIo- 
noré;  plus  beureuse  fut  Louise-Emilie  de  laïour- 
d'Auvergne,  qui  donna  son  nom  à  la  rue  de  la 
Tour-d'Auvergne,  parce  que  non  loin  de  cette  rue, 
au  bout  du  cliemin  de  la  Nouvelle-France,  les  re- 
ligieuses de  Montmartre  possédaient  un  moulin  des 
champs. 

Une  autre  abbesse,  M"'  de  Rochechouart,  fut  lu 
marraine  de  la  rue  et  du  boulevard  de  ce  nom. 

En  1745,  Montmartre  ne  contenait  que  deux 
cent  vingt-trois  feux ,  environ  huit  cents  habi- 
tants; il  en  compte  aujourd'hui  plus  de  quatre- 
vingt  mille. 

La  colline  de  Montmartre  a  environ  oOO  mètres 
de  hauteur. 

En  1793,  la  vieille  abbaye  fut  transformée  en 
temple  de  la  Raison.  Une  jeune  et  jolie  fille  de  Tcn- 
droit  y  figurait  la  déesse. 

Quelque  temps  plus  tard,  les  biens  de  Tabbaye 
furent  vendus  et  les  bâtiments  démolis  ;  il  subsista 
néanmoins  une  tour  qui  était  située  à  l'extrémité 
des  bâtiments  de  Fancienne  abbaye. 


132  l'AUl  s    OUBLIÉ 


Dans  celte  tour,  les  criminels  de  toutes  sortes 
avaient  le  privilège  de  trouver  un  asile  inviolable. 

Aussitôt  l'invention  du  télégraphe  par  l'ingénieur 
Chappe,  cette  tour  fut  affectée  au  télégraphe 
aérien;  elle  fut  démolie  le  7  mai  1866. 

Montmartre  a  perdu  sa  physionomie  cham- 
pêtre. Adieux  guinguettes,  balançoires,  chevaux 
de  bois,  déjeuners  sur  l'herbe.  La  plupart  des  ca- 
barets où  naguère  les  Parisiens,  trop  paresseux 
pour  aller  au  loin,  venaient,  le  dimanche,  manger 
le  lapin  traditionnel  et  le  fricandeau  à  l'oseille 
sous  les  tonnelles  ombragées  de  vigne  vierge  et 
de  clématites,  ont  dû  fermer  boutique  devant  le 
bouleversement  des  buttes,  pour  y  construire  l'é- 
glise du  Sacré-Cœur. 

Adieu  les  égrillardes  et  spirituelles  chansons  do 
nos  pères.  Dans  un  avenir  prochain,  les  lugubres 
chants  d'église  les  auront  remplacés,  les  accords 
joyeux  d'un  orchestre  improvisé  feront  place  aux 
accents  aussi  solennels  qu'ennuyeux  du  grand 
orgue,  la  fumée  de  l'encens  succédera  au  fumet 
du  rôti  de  veau,  les  robes  blanches  de  nos  mères 
seront  converties  en  surplis  pour  les  hommes 
noirs;  plus  de  quadrilles,  plus  de  polkas,  des  pro- 
cessions et  des  psalmodies;  la  marchande  de  cha- 
pelets et  d'images  rendant  la  vue  aux  aveugles 
remplace  déjà  la  marchande  de  gaufres,  d'oubliés, 
de  moules  et  de  pommes  de  terre  frites. 

Pauvre  butte  I   tu   ne  verras  plus ,  les  lundis , 


PARIS    OUBLIÉ  133 


les  ouvriers  dormir  sur  Therbe  verte  qui  tapissait 
tes  flancs  ;  tu  n'entendras  plus  Gavroche  crier  en 
les  voyant  :  — Tu  vas  attraper  une  indigestion  de 
soupe  à  l'herbe  ! 

Si  les  cabarets  jadis  renommés  sont  fermés,  en 
revanche,  à  tous  les  coins  de  rues  se  sont  ouvertes 
des  brasseries  où  viennent  flâner  les  noctambules 
et  les  ratés  de  la  peinture  et  de  la  littérature. 

Autant  de  brasseries,  autant  de  petites  chapelles 
où,  chaque  soir,  le  pontife  du  lieu  officie  la  pipe  à 
la  bouche  et  le  bock  en  main,  au  milieu  d'un  tas 
de  crétins  qui  l'admirent  en  l'encensant,  espérant 
que  quelques  parcelles  de  la  gloire  du  maître  re- 
tombera sur  eux. 

Ce  qu'on  enteud  dénomiités  daus  ces  bilnnes 
soi-disant  artistiques,  c'est  incroyable. 

Un  mauvais  gralteurde  guitare  jure  ({Lie  Meyer- 
beer  manquait  de  science  musicale,  qu'il  ignorait 
les  règles  de  l'harmonie^  que  Darcier  le  dépassait 
de  cent  coudées,  et  qu'il  préfère  les  Doublons  de 
ma  Ceinture  à  F  Africaine. 

Un  mauvais  rimailleur  déclare  que  Lamartine 
est  une  panade,  Ponsard  un  ramolli,  Casimir  De- 
lavigne  un  fossile,  Alfred  de  Musset  un  hystérique, 
que  lui  seul  est  le  poète  de  l'avenir  et  le  prouve  eu 
chantant  une  chanson  idiote,  grossière,  où  les 
fleurs  de  rhétorique  sont  remplacées  parles  odeurs 
chères  aux  vidangeurs. 

Ingres,  Mcssonicr,  Robert-Fleury,  en  un  mot, 

8 


13i  PA  RIS    OUBLI  K 


tous  nos  grands  peintres,  l'honneur  de  l'école 
française,  sont  jugés,  dénigrés,  rapetisses  par  des 
rapins  incapables  de  peindre  }»roprement  une  en- 
seigne de  charbonnier. 

Dans  ces  brasseries,  c'est  un  débinage  perpé- 
tuel contre  tous  les  arrivés,  il  suffit  d'avoir  un  peu 
détalent  pour  être  un  propre  à  rien;  en  dehors 
d'eux,  rien  n'existe. 

Et  les  femmes? 

Elles  s'étalent,  fument,  boivent,  la  plupart  sont 
vieilles,  elles  sont  les  dignes  pendants  des  croûtes 
qui  garnissent  les  murs;  d'étapes  en  étapes,  elles 
ont  échoué  dans  ces  caboulots,  comme  la  baleine 
échoue  sur  la  grève,  et  les  ratés  en  font  leurs 
choux  gras. 

Fleur  d'Eczénia,  Tarte  à  la  Crème,  la  Calebasse, 
Cuir  à  Rasoir,  sont  les  noms  des  Egéries  échap- 
pées de  Lazare  ou  de  lupanars  qui  posent  chaque 
soir  pour  la  galerie. 

Dans  l'unede  ces  brasseries,  j'ai  entendu  chucho- 
ter l'histoire  suivante,  par  im  bon  petit  camarade, 
sur  un  autre  membre  de  la  société  d'admiration 
mutuelle  qui  se  pique  d'être  un  fort  latiniste  ;  du 
reste,  le  conteur  est  surnommé  la  machine  à  casser 
du  sucre. 

—  Un  académicien  célèbre  par  son  habileté  à 
s'approprier  les  idées  des  autres  pour  en  faire  des 
drames  ou  des  comédies,  a  pris  pour  secrétaire 
notre  ami  II ,  qui  connaît   si   bien  son  latin. 


l'AUIS    OUBLIÉ  133 


Je  ne  parlo  pas  du  français,  quoiqu'il  lui  arrive 
parfois  d'écrire  orange  avec  un  h  et  obélisque 
avec  un  x^  cela  peut  arriver  à  tout  le  monde,  mais 
le  curieux  de  la  chose,  c'est  que  l'académicien, 
pour  gagner  du  temps,  a  fait  prendre  à  son  secré- 
taire sa  propre  écriture,  et  il  y  est  si  bien  arrivé 
qu'il  est  impossible  de  distinguer  les  pattes  de 
mouches  de  l'immortel  des  pattes  de  mouches  de 
l'humble  mortel  qui  lui  sert  de  secrétaire. 

Ces  temps  derniers,  l'académicien  dictait  à  II. . . 
un  travail  politique  sur  le  passage  du  Ru])icon, 
destiné  à  la  Revue  f/es  Deux  M<»ides.  —  ...  Allons, 
s'écria  César,  où  nous  appellent  la  voix  des  dieux 
et  l'injustice  de  nos  ennemis  :  Aléa  jacta  est!  Sa- 
vez-vous  comment  II...  écrivit  ces  trois  derniers 
mots? 

Allez  à  Jacta  [Est). 

Faites  donc  partie  d'une  chapelle  pour  être  ar- 
rangé ainsi  ! 

On  rencontre  presque  tous  les  soirs,  dans  les 
brasseries  les  plus  mal  famées  du  boulevard  qui 
entoure  Montmartre,  le  roi  des  ratés,  grand  mal 
peigné,  une  face  de  gorille,  parlant  haut  de  tout  et 
de  tous  avec  une  faconde  inépuisable,  ignorant 
comme  plusieurs  carpes,  attribuant  la  Vénus  de 
Milo  à  David  d'Angers;  en  1848,  car  il  n'est  pas 
jeune,  il  déjeunait  avec  les  montagnards  de  Caus- 
sidière,  dans  le  cabinet  du  secrétaire  général,  dont 
ils  avaient  fait  une  salle  ;i  manger;  il  y  avait  un 


136  PARIS    OUBLIA 


splendidc  portrait  de  Louis-Philippe  appendii  aux 
murs  ;  un  farouche  l'aperçut;  tout  aussitôt  il  hon- 
dit  de  colère  et  d'indignation  :  —  Pourquoi  n'a-t-on 
pas  enlevé  le  portrait  du  tyran,  dit-il  au  domes- 
tique ahuri  ;  citoyens,  il  faut  le  crever;  ce  disanl, 
il  tira  son  sabre  :  vingt  montagnards  en  firent  au- 
tant ;  arrêtez,  leur  cria  notre  homme,  Cfsl  un 
Riibens!  ! 

Ce  raté  de  1830  est  un  sculpteur!  11  a  fait  son 
apprentissage  chez  Gervais  le  célèbre  marcliand  de 
fromage,  et  fal)rique  pour  les  charcutiers  ces  jolis 
motifs  de  saindoux  que  nous  voyons  étalés  à  leurs 
devantures  les  jours  de  grandes  fêtes  :  le  triomphe 
de  Neptune,  Amphitrite  sortant  des  eaux  ou  une 
chasse  au  sanglier  dans  l'abattoir  de  La  Yillette. 

La  butte  Montmartre  fut  vaillamment  défendue 
en  1814,  contre  les  troupes  alliées. 

En  1871,  elle  fut  non  moins  vaillamment  dé- 
fendue, mais,  hélas  !  ce  n'était  pas  le  drapeau  tri- 
colore qui  était  le  palladium  des  combiittants  : 
c'était  l'immonde  drapeau  rouge. 

C'est  à  Montmartre  que  la  Commune  commença, 
lors  de  la  capitulation  de  Paris. 

Afin  que  les  canons  ne  tombassent  pas  entre  les 
mains  des  Allemands,  ils  avaient  été  conduits  dans 
des  parcs,  place  des  Vosges  et  Parc  Monceau. 

Les  fédérés,  déjà  organisés,  prirent  les  canons 
du  Parc  Monceau,  les  hissèrent  sur  les  hauteurs 
jjes  buttes  et  les  braquèrent  sur  Paris, 


l'A  lus    OUBLI  !•]  137 


M.  Thiers,  que  la  vue  de  ces  canons  agaçait  pro- 
digieusement, résolut  de  les  faire  descendre  coûte 
que  coiite  ;  il  réunit  quelques  généraux,  et  tout  en 
leur  demandant  avis,  avis  qui  fut  contraire  au  sien, 
l'obstiné  et  irascible  vieillard  leur  donna  ordre 
d'être  prêts  pour  le  lendemain  18  mars,  quatre 
heures  du  matin. 

Il  avait  choisi  cette  heure  matinale  parce  qu'il 
espérait  que  les  fédérés  qui  gardaient  les  fameux 
canons  seraient  endormis  ;  il  s'agissait  donc  d'une 
surprise. 

Les  généraux  obéirent,  et  à  six  heures  du  matin 
les  soldats  s'étaient  emparés  des  buttes  Montmartre. 
Mais  ils  attendaient  les  attelages  indispensables 
pour  descendre  les  canons. 

Pendant  ce  temps,  le  rappel  avait  été  battu  ;  les 
gardes  nationaux  fédérés  accoururent  en  armes,  la 
population  entière  se  répandait  dans  les  rues;  les 
femmes,  les  enfants,  les  vieillards,  se  mêlaient  aux 
hommes  armés;  tout  ce  monde,  en  un  clin  (l'œil, 
entoura  les  soldats,  et,  vieille  histoire,  cria  :  — Vive 
la  ligne  ;  nous  sommes  vos  frères  ;  vous  ne  tirerez 
pas  sur  nous? 

Peu  à  peu  la  foule  devint  compacte;  elle  se  res- 
serra au  point  de  former  une  barrière  infrauchis- 
sable. 

On  fit  boire  les  soldats  et  on  leur  enleva  leurs 
armes. 

La  foule  était  excitée  au  plus  haut  degré  :  on  lui 

H. 


138  PARIS    OUBLI  R 


apprit  que  la  veille  le  général  Yiiioy  avait  envoyé 
deux  de  ses  officiers  d'élat-major,  déguisés  en  ou- 
vriers maçons,  pour  lever  le  plan  de  Montmartre, 
plan  qui  servit  plus  lard  à  l'entrée  des  troupes  de 
Versailles. 

Vers  huit  heures  et  demie  du  matin  le  général 
Lecomte  fut  arrêté  et  conduit  aux  buttes,  puis,  de 
là,  au  Château-Rouge, 

Après  une  infinité  de  pourparlers,  le  général  fut 
extrait  du  Château-Rouge;  la  haie  se  forma  :  les 
officiers  furont  placés  au  milieu,  le  général  en  tète; 
le  cortège  fit  le  tour  des  buttes  Montmartre  ;  pen- 
dant ce  temps  les  clairons  jouaient  des  marches 
triomphales,  les  tambours  battaient  la  charge,  les 
femmes  et  les  enfants  vociféraient:  A  mort!  Pour 
se  rendre  rue  des  Rosiers,  le  cortège,  qui  s'était 
grossi  en  route  d'une  foule  innombrable,  mit  cinq 
fois  plus  de  temps  qu'il  n'en  fallait,  prolongeant 
ainsi  inutilement  l'agonie  du  malheureux  général. 

Arrivé  rue  des  Rosiers,  le  général  Lecomte  se 
trouva  avec  le  général  Clément  Thomas,  qui  avait 
été  arrêté  par  le  102'  bataillon,  boulevard  Pigalle, 
en  face  de  la  Roule-Noire  et  qui  attendait  son  sup- 
plice depuis  plusieurs  heures. 

Après  des  discussions  animées,  sur  le  genre  de 
mort  à  appliquer  aux  deux  premières  victimes  de 
la  révolution,  il  fut  convenu  qu'on  les  fusillerait. 

On  voulait  fusiller  le  général  Lecomte  dans  la 
chambre  du  rez-de-chaussée,  il  refusa  et  alla  seul 


TARJ  s    OUBLIÉ  139 

dans  la  cour;  alors,  aussitôt  uu  coup  de  fusil  le 
frappa  par  derrière,  cent  coups  suivirent;  Clément 
Thomas  fut  placé  au  mur  et  un  feu  de  deux  rangs 
commença,  on  peut  juger  de  l'acharnement  des 
bourreaux  par  ce  détail  :  on  trouva  dans  le  corps 
de  Clénient  Thomas  soixante-dix  balles. 

Il  faut  mettre  en  regard  do  l'assassinat  des  deux 
généraux,  l'exécution  de  Varlin  qui  présente  une 
certaine  analogie. 

Le  28  mai  1871,  à  quatre  heures  du  soir,  Eu- 
gène Varlin  passait  rue  Lafayette,  au  coin  do  la 
rue  Cadet,  il  fut  reconnu  par  un  prêtre,  chevalier 
do  la  Légion  d'honneur,  il  le  signala  au  lieute- 
nant Sicre,  du  67-  de  ligne,  qui  passait  en  ce  mo- 
ment ;  le  prêtre  et  l'officier,  aidés  de  quel(|uos 
soldats,  arrêtèrent  Varlin,  lui  lièrent  les  mains 
derrière  le  dos;  on  le  conduisit  à  Montmartre  de- 
vant le  général  de  Laveaucoupet;  il  ne  nia  pas  son 
identité;  il  fut  d'ailleurs  reconnu  par  diverses  per- 
sonnes ;  le  général  donna  l'ordre  de  le  fusiller;  le 
funèbre  cortège  reprit  sa  marche,  escorté  d'une 
foule  énorme,  qu'on  peut  évaluer  à  environ  quatre 
mille  personnes;  on  promena  Varlin  ainsi  plus 
d'une  heure;  enfin,  on  le  conduisit  rue  des  Ro- 
siers, on  le  plaça  contre  le  mur  où  avaient  été 
fusillés  les  généraux  Lecomtc  et  Clément  Thomas; 
le  lieutenant  Sicre,  qui  avait  opéré  l'arrestation, 
commanda  le  feu,  Varlin  tomba  aussitôt  foudroyé. 

Un   détail    extraordinaire,    qui   prouve  jusqu'à 


'iO  l'A  11  IS    OUBLIÉ 


révideiice,  Taffolement  qui  régna  longtemps  après 
la  Commune  : 

Le  quatrième  conseil  de  guerre  rendit  un  juge- 
ment le  30  novembre  1874,  qui  condamnait  Varlin 
à  la  peine  de  mort,  par  contumace,  alors  que  l'au- 
torité militaire  avait  du  être  informée  par  le  co- 
lonel du  67"  de  ligne,  à  qui  le  lieutenant  Sicre 
avait  adressé  un  rapport  circonstancié ,  le  soir 
même  de  l'exécution  de  Varlin. 

L'exécution  de  Varlin  était  illégale,  dirent  les 
journaux  qui  défendaient  ses  idées;  est-ce  que  le 
rapport  suivant,  adressé  au  Comité  centi'al  était 
légal? 

Rapport  du  20  au  2d  mars  1871 

A  dix  heures,  deux  sergents  de  ville,  déguisés  en  bour- 
geois ,  sont  amenés  par  mes  francs-tireurs  et  fusillés  de 
suite. 

A  midi  vingt  minutes,  un  gardien  de  la  paix,  accusé  d'a- 
voir tiré  un  coup  de  revolver,  est  fusillé. 

A  sept  heures,  un  gendarme,  amené  par  des  fédérés  du 
24''  bataillon,  est  fusillé. 

Le  général  commandant  supéri'jur  de  la 
18*  division  militaire , 

Gamer  dAbin. 


Laissons  de  côté  ces  vilains  et  cruels  souvenirs, 
pour  revenir  à  des  choses  plus  riantes. 

Les  vieux  moulins  qui  sont  au  sommet  de  la 
butte  et  que  par  un  temps  clair  on  aperçoit  du 


l'AHIS   OUBLIÉ  141 


boulevard  des  Italiens,   sont  les  ancieng  moulins 
de  l'abbaye,  l'un  d'eux  porte  la  date  de  1295. 

Un  industriel  intelligent  songea  à  les  utiliser 
comme  observatoire  ;  en  elîet,  on  découvre  du  haut 
de  ces  moulins  qui  dominent  la  rue  Lepic ,  un 
iTierveilleux  panorama,  Paris  tout  entier. 

Catherine  de  Médicis,  qui  habita  au  bas  de  la 
butte,  du  côté  du  versant  qui  regarde  Saint-Ouen, 
le  Château  des  Bf^ouil/ards,  fit  installer  un  méri- 
dien, au  sommet  de  la  butte,  au  milieu  des 
moulins. 

Peu  à  peu  la  butte  se  peupla  de  maisons  bour- 
geoises, de  chalets,  de  petits  châteaux  et  forma 
bientôt  un  village  charmant. 

L'un  de  ces  petits  châteaux  était,  en  1814,  ha- 
bité par  le  comte  de  Saint-Ernemont;  il  avait 
épousé  une  vieille  marquise  de  Pomponay,  qui,  en 
lui  apportant  une  jolie  fortune,  le  rendit  beau-père 
d'une  très  aimable  personne,  alors  en  âge  de  ma- 
riage. 

Ce  bon  Saint-Ernemont  désirait  avec  ardeur  le 
retour  des  Bourbons,  ses  vœux  furent  comblés 
en  1814. 

L'année  suivante,  il  vit  avec  effroi  revenir  Na- 
poléon ;  plein  de  confiance,  il  attendait  patiemment 
que  la  providence  vînt  au  secours  du  prince  de 
son  cœur. 

Après  Waterloo ,  les  Prussiens  arrivèrent  à 
Paris;  de  Saint-Ernemont,  dont  le  zèle  se  réveilla, 


I  12  1-  A  n  I  s    OUBLIÉ 


alla  à  leur  rencontre  jusqu'à  Saint-Denis  ;  il  portait 
un  drapeau  blanc  et  était  suivi  d'un  groupe  de 
royalistes,  qui  criaient  à  tue-tète  :  Vive  le  Roi  ! 

Il  fut  néanmoins  assez  mal  accueilli  par  les 
Prussiens;  mais  pour  l'instant,  il  en  fut  quitte 
pour  quelques  coups  de  crosse  au  bas  du  dos. 

Sachant  que  les  troupes  allemandes  devaient 
occuper  Montmartre,  Saint-Ernemont,  sans  ran- 
cune, se  hâta  de  donner  l'ordre  à  ses  gens  de  pré- 
parer un  splendide  déjeuner  pour  Fétat-major: 
l'ennemi,  en  effet,  arriva  promptcment, 

Saint-Ernemont  fit  son  invitation  en  grande  cé- 
rémonie; les  officiers  acceptèrent  ses  offres  et 
firent  leur  entrée  au  château. 

Tandis  qu'au  salon  ces  messieurs  buvaient  et  se 
restauraient,  des  soldats  allaient  et  venaient  dans 
la  maison  ;  c'étaient  des  amis,  on  était  naturelle- 
ment sans  défiance. 

Cependant  Saint-Ernemont  entendit  tout  à  coup 
un  certain  bruit  dans  la  chambre,  au-dessus  de  la 
salle  h  manger,  il  pria  la  jeune  et  charmante  Ro- 
salinde  d'aller  voir  ce  qui  se  passait. 

La  jolie  enfant  monta  et  trouva  des  soldats  qui, 
n'ayant  pu  forcer  le  secrétaire,  en  avaient  ôlé  le 
marbre  et  l'avaient  défoncé  à  coups  de  crosse. 

La  vue  de  la  belle  jeune  fille  réveilla  chez  les 
soldats  je  ne  sais  quel  démon,  et  soudain 

Etonné   du   temps  que  la  jeune  fiHe  mettait  à 


P  A  II  I  s    0  i:  B  L  l  É  l  'l  :j 


revenir,   Saint-Ernemont  pria    sa    femme   d'aller 
voir  ce  qu'elle  est  devenue. 

La  bonne  vieille  dame  prit  sa  béquille,  nionla 
dans  11  chambre,  et,  nouvelle  victime ? 

Enfin,  impatienté  de  ne  voir  revenir  personne, 
Saint-Ernemont  monte  à  sou  tour ^ . 

0  spectacle  plein  d'horreur! 

Les  soldats  s'en  allèrent;  les  dames,  diverse- 
ment émues,  passèrent  dans  leurs  appartemenis. 

Saint-Ernemont,  après  avoir  réparé  le  désordre 
de  sa  toilette,  alla  se  plaindre,  en  termes  éner- 
giques, aux  officiers,  qui  continuaient  de  festoyer. 

—  Quoi  !  Messieurs,  fidèle  serviteur  de  mon  roi, 
moi  qui  ai  vu  en  vous  les  libérateurs  de  notre  belle 
France,  moi  qui  vous  ai  fêtés  comme  des  amis,  je 
suis  volé,  offensé  dans  ce  que  j'ai  de  plus  cher,  ma 
femme  et  ma  fille,  moi-même. 

—  Ce  qui  vient  de  vous  arri- 
ver est  malheureux,  sansdoute,  dirent  les  officiers; 
mais,  hélas  î  nous  ne  pouvons  y  apporter  aucun 
remède  !  ! 

Le  pauvre  Saint-Ernemont  n'avait  p.is  besoin 
qu'on  le  lui  dit. .. 

Aujourd'hui,  les  rues  sont  bâties,  presque  toutes 
les  maisons  se  touchent,  quelques-unes  seulement 
ont  conservé  leurs  jardins. 

Quant  au  Moulin  de  Id  G/dette,  on  n'y  danse  plus 


144  Paris  OUBLIÉ 


sur  la  pelouse  ;  le  propriétaire  a  fait  construire  une 
salle  de  bal,  une  des  plus  jolies  de  Paris, 

Le  Chateau-Rouge  avait  été  donné  par  Henri  IV 
à  Gabrielle  d'Estrées.  Des  propriétaires  qui  sui- 
virent, il  n'en  est  fait  mention  nulle  part.  Le  sou- 
venir le  plus  éloigné  date  du  30  mars  1814.  Le  roi 
Joseph,  frère  de  Napoléon  I",  l'occupa  militaire- 
ment et  y  présida  le  conseil  de  défense  de  Paris. 
Un  chef  d'état-major,  M.  Allent,  directeur  dii 
dépôt  des  fortifications  ,  d'une  des  fenêtres  du 
château,  constatait  les  progrès  rapides  de  l'inva- 
sion à  travers  la  plaine  Saint-Denis. 

Le  roi  Joseph  autorisa  le  duc  de  Trévise  et  le 
duc  de  Raguse  à  entrer  en  pourparlers  avec  le 
prince  de  Schwarzenherg. 

C'est  en  1845  seulement  que  les  jardins  furent 
transformés  en  salle  de  bal  par  M.  Bobeuf. 

Le  Chàteau-Rouge  avait  une  physionomie  parti- 
culière ;  c'était  en  quelque  sorte  le  Mabille  de 
Montmartre  ;  il  était  situé  chaussée  Clignancourt. 
Parmi  les  célébrités,  nous  retrouvons  là  Chicard, 
Brididi,  Rigolette  et  Finette,  un  quadrille  auprès 
duquel  les  Clodoches  n'étaient  que  de  vulgaires 
croque-morts. 

Brididi  était  un  homme  de  génie.  Un  soir,  il 
devait  y  avoir  une  grande  fête  au  Château-Rouge  ; 
le  tout-Paris  dansant  était  convié  plusieurs  jours  à 
l'avance  ;  les  journaux  racontaient  les  splendeurs 
qui  devaient  émerveiller  la  capitale.  Brididi  voyait 


l'A  m  s   OUBLIÉ  14o 


arriver  avec  terreur  la  date  fatale  :  il  était  sous  le 
sou,  il  lie  pouvait  aller  danser!  Une  fête  sans  lui, 
ce  n'était  plus  une  fête.  Pas  de  gants,  pas  de  quoi 
se  faire  friser  au  petit  fer.  Ouel  malheur!  com- 
ment faire? 

11  confectionna  deux  cents  billets  sur  de  vieux 
morceaux  de  carton  ;  le  numéro  gagnant  devait 
empocher  cent  sous  ! 

Il  plaça  ses  deux  cents  billets  parmi  ses  amis  ;  il 
lui  restait  donc  quinze  francs! 

Les  partisans  de  la  réforme  donnèrent  au  Chd- 
teau-RuiKje  un  banquet,  à  la  veille  de  la  révolution 
de  février  1848. 

Le  Chàteau-Rougr  a  été  démoli  en  1882,  et  sur 
son  emplacement  on  a  construit  une  immense 
quantité  de  maisons. 

Au  boulevard  des  Martyrs,  il  existait  aussi  un 
bal  célèbre  dans  le  monde  des  merciers  de  la  rue 
Saint-Denis,  il  se  nommait  riÏEUMiTAGE.  11  était  de 
mode  de  n'y  boire  que  de  la  bière  et  de  ne  manger 
que  des  échaudés.  Sous  la  Restauration  et  sous  la 
seconde  République,  ce  bal  eut  une  grande  vogue  ; 
on  l'avait  surnommé  le  liai  dr^  /'Jpicicrs,  h  cause 
de  la  grande  quantité  de  gar(;ons  de  la  rue  des 
Lombards  qui  y  venaient  en  compagnie  de  leurs 
voisines,  les  conliscuses.  11  disparut  en  1862. 

Quelques  pas  plus  loin,  les  passants  s'arrêtaient 
devant  une  immense  enseigne  représentant  un  gi- 
gantesque Auvergnat  en  manches  de  chemise,  un 


146  TAXIS    OUBLIÉ 


gilet  bleu,  coiffé  d'un  fez  rouge,  et  soufflant,  de 
toute  la  force  de  ses  robustes  poumons,  dans  une 
musette;  c'était  le  rendez-vous  des  porteurs  d'eau 
et  charbonniers  du  voisinage,  la  bière  et  les  échau- 
dés  n'avaient  pas  droit  de  cité,  le  litre  à  douze 
était  seul  admis. 

Cette  musette  fut  également  fermée  en  1862. 

En  suivant  le  boulevard  des  Martyrs,  on  ren- 
contrait le  boulevard  Rochechouart,  qui  y  faisait 
suite;  au  n°  18,  au  fond  d'une  impasse,  sur  la 
droite,  on  voyait  une  marquise  éclairée  par  un  bec 
de  gaz,  on  lisait  sur  un  transparent  :  Folles  Ro- 
bert. 

Robert  était  un  professeur  de  danse  qui  ensei- 
gnait la  fricassée,  la  gavotte,  la  marinière  et  la  po- 
lichinelle. Le  public,  assez  mélangé,  n'avait  pas  de 
couleur  spéciale ,  c'était  de  vrais  danseurs  qui 
usaient  leurs  souliers  pour  leur  compte  et  n'étaient 
pas  payés  à  la  soirée,  comme  à  Mabille  ou  au  Ca- 
sino,  2  francs  par  séaace  et  un  bock  pour  s'amuser 
sur  commande. 

Il  y  eut  là  une  pépinière  de  véritables  reines  du 
cancan  :  Cbicardinette ,  Cigarette ,  Elisa  belles 
jambes,  le  Bébé  de  Cherbourg,  Cerisette,  Gabrielle 
x\ccroche-Cœur,  Berthe  la  Zouzou,  enfin  la  Ba- 
lafrée. 

Ce  bal  fut  inauguré  le  29  décembre  1856,  Olivier 
Métra  y  dirigea  l'orchestre. 

Le  Tivoli  Montmartre  était  construit  sur  l'em- 


PARIS    OU  H  LIÉ  l-i.7 


placement  des  jarilinsde  l'abbaye,  près  de  la  chaus- 
sée Clignaucourt;  ou  en  voit  encore  aujourd'hui 
iCs  vestiges  à  droite  de  la  façade  du  Sacré-Cœur; 
c'était  un  bal  champêtre  qui  avait  une  grande  vogue 
l'été. 

En  1799,  l'attention  du  monde  savant  fut  attirée 
par  les  fossiles  que  l'on  découvrit  dans  les  flancs 
do  la  butte,  et  aussi  par  une  pierre  enfoncée  pro- 
fondément, que  des  terrassiers  mirent  à  jour. 

Sur  cette  pierre  se  trouvait  cette  inscription  : 

IC 

H  KM 

INDE 

SAN  ES 

L'académie  des  inscriptions  fut  convoquée;  elle 
se  rendit  solennellement  sur  la  butte,  la  pierre  mys- 
térieuse, qui  avait  été  soigneusement  enveloppée 
d'une  bâche;,  fut  découverte,  puis  retournée  dans 
tous  les  sens. 

Les  uns  opinaient  pour  du  latin;  ce  devait  être 
la  pierre  tombale  de  quelque  martyr  contemporain 
de  saint  Denis  ou  de  saint  Eleuthère  ;  d'autres  af- 
firmaient qu'elle  avait  dû  servir  d'autel  dans  un 
temple  païen  consacré  à  Bacchus;  enfin,  après 
bien  des  discussions,  ne  pouvant  s'entendre,  ils 
nommèrent  une  commission. 

La  commission  vint  examiner  à  son  tour  la  fa- 


I  'i8  TAUIS    OUBLIÉ 


mcuse  pierre;  elle  fut  d'avis  qu'il  fallait  faire  des 
fouilles  pour  retrouver  d'autres  vestiges  du  temple 
auquel  elle  avait  appartenu;  bref,  ce  fut  le  sacris- 
tain de  l'église  de  Montmartre  qui  tira  d'embarras 
la  docte  académie,  il  expliqua  l'inscription  énig- 
matique  de  la  manière  suivante  : 

Ici  le  cJiemiii  des  ânes. 

Nos  érudits,  qui  avaient  si  souvent  gravi  le  sen- 
tier que  la  pierre  indi({uait,  tirent  une  tète 

On  rit  longtemps  dans  Paris  de  cette  comique 
aventure. 


TARIS    OUBLIÉ  I  i9 


Al 


La  CoLiililIc.  —  Musqufs  et  Cliii'iilils.  —  F(ilie?-l]('llcville.  — 
Mathoi'f'l,  Flourons  et  VormoreJ.  —  Le  Bouquet  du  Couimis;- 
saire.  —  Dôsiré  Cubas.  —  Eiubrassc-inoi,  uiou  Ange.  —  La 
Chique  pectorale.  —  Trouillou.  dit  Joli  Citnu'.  —'  Le  Vol,  c"est 
la  revendicaliou  du  Droit.  —  La  Sueur  du  Pcupl".  -  Nini  la 
Duchesse.  —  Le  Bal  Favi  '. 


C'est  à  peine  si  les  vieux  Parisiens  se  rappellent 
la  descente  de  L.v  Couiitille.  Pendant  de  longues 
années,  au  s  )rlir  des  plus  fameux  bals  de  Paris  : 
l'Opéra,  le  Prado,  BuUier,  Pilodo,  l'usage  voulait, 
atin  d'enterrer  dignement  le  carnaval,  que  les 
nms(|ues  se  réunissent  par  groupes  et  allassent 
iinir  leur  nuit  dans  les  bals  crapuleux  et  dans  les 
guinguettes  puantes  de  A/  Cotnti/Ie. 

La  Courtille  était  située  au  haut  du  faubourg  du 
Temple,  et  commençait  immédiatement  une  fois 
la  barrière  de  Belleville  francbie. 


loO  PARIS    OUBLIÉ 


La  grande  voie  (jiii  conduit  aux  Prés-Saint- 
Gervais  et  au  célèbre  village  des  Lilas,  se  nommait 
la  rue  de  Paris;  les  chienlits,  débardeurs,  tilis, 
mousquetaires,  chicards,  dieux  de  J'Olympe  et 
pioupious  grotesques,  venus  là  de  tous  les  points 
de  Paris,  à  pied,  crottés  comme  des  barbets,  à 
moitié  abrutis,  se  répandaient  dans  les  cabarets,  à 
droite  et  à  gauche  de  la  rue  de  Paris  :  à  la  Viel- 
leuse, au  Vot-Brun,<ni  Graixl  Vainqueur  et  s'ache- 
vaient avec  du  vin  bleu,  du  punch  à  l'eau-de-vie 
de  betterave,  sucré  avec  de  la  mékisse,  ou  à  coups 
de  demi-setiers  de  marc,  ingurgités  dans  d'épais 
verres  gras,  égueulés,  lavés  seulement  par  les  lèvres 
des  buveurs,  les  coudes  appuyés  sur  des  tables  en 
bois  blanc,  qui  conservaient  les  odeurs  condensées 
de  tous  les  liquides  et  de  toutes  les  sauces,  que  les 
ivrognes  répandaient  sur  elles  chaque  soir. 

Les  huppés,  les  rupins,  arrivaient  en  voiture 
découverte,  en  longue  file,  bravant  la  pluie,  le  vent, 
la  neige  ou  la  grêle;  les  hommes^  la  chemise  fri- 
pée, la  cravate  de  travers,  le  chapeau  bossue  en 
accordéon;  les  femme?,  décolletées,  les  épaules 
bleuies,  grelottantes  malgré  leurs  fourrures,  les 
cheveux  en  désordre,  le  visage  flétri,  sur  lequel  le 
rouge  et  le  blanc  creusaient  des  sillons  livides,  ils 
se  rendaient  au  Point  du  Jour,  h  la  Pèlerine,  chez 
Le  PèreDesnoyer!^.  Le  Champagne  remplaçait  le  vin 
bleu  ;  les  truffes,  les  pommes  de  terre  frites  ;  les 
soles  normandes,  les  moules  nature  (Thuilre  du 


PARIS    OUBLIÉ  loi 


prolétaire),  mais  cç  n'était  pas  plus  propre  pour 
cela;  si  le  langage  différait,  l'orgie  était  la  m^me, 
aussi  dégoûtante. 

Quelques-uns,  plus  infatigables,  allaient  danser 
sous  l'œil  paternel  de  l'impassible  municipal,  au 
bal  Favié  on  aux  FoUps-Belleville,  le  pas  du  hareng- 
saur  en  détresse,  sur  Tair  du  docteur  hambard^ 
puis  le  jour  arrivait,  perçant  à  grand'  peine  le 
hrouillard  glacé  de  février  ou  de  mars:  alors  tous 
les  chienlits,  hommes  du  monde,  ou  populo,  sor- 
taient des  bals  et  des  cabarets  et  la  Descente  de  J<i 
Courtille  commençait. 

Les  gens  à  pied  engueulaient  les  gens  en  voi- 
ture ;  ceux-ci  ripostaient  en  jetant  à  tort  et  à  tra- 
vers des  poignées  de  farine,  des  dragées  en  plâtre, 
des  pommes  cuites  ou  des  oranges,  et  répondaient 
par  des  injures  grossières. 

Un  amour  en  maillot  rose,  maculé  de  graisse  et 
de  vin,  tenant  ses  ailes  sous  son  bras,  chaussé  de 
socques,  descendait  philosophiquement  la  rue,  ac- 
compagné dun  arlequin  qui,  au  lieu  de  la  batte 
traditionnelle,  portait  un  immense  parapluie  de 
calicot  jaune.  Une  laitière,  qui  avait  perdu  ses 
souliers  de  satin  blanc,  piétinait  sur  ses  bas  dans 
la  boue,  accrochée  au  bras  d'un  gigantesque  gar- 
çon boucher,  déguisé  en  hercule  ;  c'était  un  méli- 
mélo  incroyable;  les  cris  assourdissants  se  croi- 
saient de  toutes  parts,  des  fenêtres,  de  la  rue,  du 
trottoir  ;    les   sonneurs    de    trompe    entonnaient 


\h2  l'A  i; is  OUBLIÉ 


l'hallali,  pendant  que  les  orgues  de  Barbarie 
jouaient  chacun  un  air  différent. 

Le  catéchisme  poissard  était  fort  on  honneur 
dans  cette  petite  fête  de  famille. 

Au  coin  du  faubourg-  du  Temple  et  du  canal 
Saint-Martin,  il  existait  un  marchand  de  vins  qui 
avait  pour  enseigne  :  Aitx  Vendanges  de  Bourgogne  ; 
Chicard  y  donna  des  bals,  alors  en  grande  réputa- 
tion. Le  plus  souvent  ils  se  transformaient  en  or- 
gies dégoûtantes.  De  l'une  des  fenêtres  qui  don- 
naient sur  le  canal,  les  matins  de  descente  de 
ÇiOuvVxWa, M ilor d r Ar souille ]Qià\i  à  lafoule  amassée 
des  pièces  de  5  sous  et  de  10  sous  qu'il  faisait 
chauffer  dans  la  graisse  bouillante.  C'était  épou- 
vantable de  voir  cette  masse  se  ruer,  se  bousculer, 
se  rouler  dans  la  boue,  se  battant,  se  déchirant  afin 
de  ramasser  la  monnaie  brûlante.  La  vogue  des 
Vendanges  de  Bourgogne  disparut  avec  la  descente 
de  la  Courtille. 

Vers  sept  heures  du  matin,  la  foule  écoulée  de 
la  Courtille  par  le  faubourg  du  Temple,  les  ivro- 
gnes ramassés  dans  les  ruisseaux  et  logés  au  poste 
pour  y  cuver  "leur  vin;  les  balayeurs  arrivaient, 
quelques  seaux  d'eau  et  un  vigoureux  coup  de  ba- 
lai, et  la  place  était  nettoyée  jusqu'à  l'année  sui- 
vante. 

A  cette  époque  (1859-1860)  le  bal  Favié  et  les 
Folies-Belleville  étaient  en  grande  réputation 
dans  toute  la  banlieue  de  Paris  ;  la  lie  de  la  popu- 


PAKIS    OUBLIÉ  lc3 


latiou  s'y  donnai l  rendez-vous  les  dimanches  et 
lundis;  filles  publiques,  marlous,  forçats  en  rup- 
ture de  ban,  voleurs,  escarpes  de  tous  genres,  gi- 
biers de  centrale,  de  Cayenne  ou  de  guillotine 
constituaient  leur  unique  clientèle. 

A  la  sortie  de  ces  bals,  des  rixes  terribles  avaient 
lieu  fréquemment,  les  habitués  se  disputaient  la 
possession  d'une  fille  publique,  à  coups  de  poing  et 
souvent  à  coups  de  couteau. 

Ils  se  battaient  dans  les  rues  Vincent  et  Des- 
noyers, admirablement  appropriées  pour  cela,  ces 
luttes  étaient  acharnées,  féroces;  le  suprême  du 
genre,  le  comble  de  la  force,  consistait  à  manger 
le  nez  de  l'adversaire,  les  camarades  faisaient  cer- 
cle autour  des  combattants;  si  un  passant  indigné 
faisait  mine  d'intervenir  :  — Laissez-les,  disaient- 
ils,  ce  sont  des  amis  qui  s'expliquent. 

C'est  que  c'était  une  grosse  affaire  (jue  de  pos- 
séder une  fille  en  vogue  qui  ne  renâclait  pas  sur  le 
turbin,  et  qui  régnait  en  souveraine  au  bon  coin 
du  trottoir;  l'existence  du  souteneur  en  dépendait: 
luxueuse  si  la  fille  rendait,  médiocre  ou  décJiardc 
si  elle  cannait. 

Chaque  barrière  avait  sa  terreur,  recherchée  des 
filles  et  redoutée  des  hommes;  c'était  ordinaire- 
ment un  garçon  boucher  ou  un  maquereau  de  pro- 
fession (les  deux  quelquefois  allaient  de  pair),  re- 
nommé pour  sa  force,  sa  férocité  et  son  adresse. 
Jl  arrivait  parfois  qu'une  terreur  dune  autre  bar- 


loi  l'xVRJS    OUP.LIÉ 


rière,  Montparnasse  ou  du  Trône,  jalouse  des  lau- 
riers de  la  terreur  delaCourtille,  venait  au  bal  des 
Folifs  pour  lui  chercher  querelle,  alors  la  lutte 
s'engageait  jusqu'à  ce  que  l'un  d'eux  fût  hors  de 
combat. 

Belleville  n'était  pas  pour  cela  un  repaire,  c'était, 
il  y  a  vingt-cinq  ans,  un  faubourg  champêtre  :  le 
dimanche  et  le  lundi,  les  bandes  d'ouvriers,  ac- 
compagnés de  leurs  femmes  et  de  leurs  enfants, 
gravissaient  la  côte  et  envahissaient  les  cabarets  ; 
les  chansons  partaient  des  tonnelles,  au  fond  des 
bosquets;  les  refrains  étaient  marqués  par  le  cli- 
quetis des  verres.  Le  soir,  on  dansait  au  son  du 
violon,  de  l'accordéon  ou  de  l'orgue  de  Barbarie. 
Dans  beaucoup  d'endroits,  on  faisait  sa  cuisine  soi- 
même  :  au  Lapin  qui  fume,  an  Siireau  sans  pareil, 
au  Petit  BonI(omme  qui  chie  ;  mais,  dès  le  mardi 
matin,  tout  rentrait  dans  l'ordre,  et  les  bourgeois 
vivaient  paisiblement  au  milieu  des  lapins  et  des 
choux. 

En  1859-1860,  Belleville  fut  annexé  à  Paris  et 
devint  l'un  des  quatre-vingts  quartiers  de  la  capi- 
tale; le  village  forma  un  des  quatre  quartiers  dont 
le  tout  constitua  le  vingtième  arrondissement. 

Aussitôt  la  barrière  tomltée,  Belleville  changea 
d'aspect  comme  par  enchantement.  Adieu,  guin- 
guettes; adieu,  tonnelles  ;  adieu,  lilas  ;  adieu,  chan- 
sons. Les  merles  quittèrent  les  bosquets,  les  bour- 
geois émigrèrent  à  Fontenay-aux-Roses,  à  Bois- 


rA[ÎIS   OUBLIÉ  135 


Colombes  et  à  Auteuil  ;  ils  étaient  chassés  par  une 
nuée  d'ouvriers,  chassés  eux-mêmes  du  centre  de 
Paris  par  les  démolitions  successives  des  petites 
rues  pour  établir  les  grandes  voies. 

Sur  l'emplacement  des  jardins,  d'immenses  mai- 
sons s'élevèrent.  Les  déclassés,  les  gens  sans  aveu 
arrivèrent  de  toutes  parts,  des  garnis  do  tous  or- 
dres et  à  tout  prix  s'ouvrirent  pour  recevoir  cette 
bohème. 

Belleville  devint  une  sorte  de  ville  ouvrière,  vaste 
ruche,  non  sans  quelques  frelons;  mais  c'était  une 
ville  pacifique  qui  ne  ressemblait  en  rien  au  Bel- 
leville de  nos  jours. 

Quand  l'Empire  nous  eut  rendu  la  moins  utih^ 
et  la  plus  dangereuse  de  toutes  les  libertés,  celle 
qui  causa  sa  chute  plus  encore  que  la  guerre  do 
1870,  la  liberté  des  réunions,  les  salles  de  bals 
devinrent  des  clubs  les  jours  où  on  ne  dansait 
pas. 

Le  Saloîi  des  Folies-Bollerille  était  situé  à  droite 
en  montant  la  rue  de  Paris,  il  occupait  un  immense 
carré  de  terrain,  en  retour  de  la  rue  Desnoyers  et 
de  la  rue  Lémon.  Une  fois  la  porte  d'entrée 
franchie,  on  pénétrait  de  plain  pied  dans  une  salle 
d'un  aspect  assez  propre  ;  une  série  de  colonnes 
supportait  une  galerie  ornée  d'une  balustrade  en 
bois  découpé  qui  faisait  le  tour  de  la  salle;  en  bas, 
en  face  et  de  chaque  côté  de  l'orchestre  étaient  dis- 
posés des  tables  et  des  bancs  sur  lesquels  s'as- 


1o6  TARIS   OUBLIÉ 


seyaient  les  buveurs;  aux  galeries  de  même  ;  au 
milieu  on  dansait. 

Le  bruit  assourdissant  d'un  mauvais,  mais  nom- 
breux orchestre  écorchait  les  oreilles  les  mieux 
aguerries.  L'odeur  qui  se  dégageait  des  saladiers 
de  vin  chaud,  la  fumée  des  pipes,  la  sueur  mélangée 
des  danseurs  formaient  une  atmosphère  capable 
d'écœurer  les  plus  intrépides. 

C'était  un  brouhaha  immense,  un  bourdonne- 
ment confus;  les  conversations,  toujours  les  mê- 
mes, étaient  du  genre  de  celle-ci  : 

—  V homme  :  Veux-tu  faire  un  quadrille? 

—  La  femme  :  P.is  mèche,  les  talons  de  mes  ri- 
patons  sont  dévissés  et  je  n'ai  pas  de  grimpants. 

—  La  femme  :  Pourquoi  que  tu  ne  danses  pas, 
Zidore? 

—  Zidore  :  J'ai  pas  le  roml,  la  mome  m'a  plaqué. 

—  Le  grand  Jules  :Wini,  tu  couches  avec  moi, 
ce  soir;  je  te  paye  une  tripe  et  un  petit  noir. 

—  Nini  :  J'peux  pas;  la  dernière  fois  que  j'ai 
couché  avec  Dodophe  j'ai  rien  reçu  une  riche 
lloppée. 

—  Le  grand  Jules  :  Ton  dab  est  un  mufflc;  l'y 
diras  ça  de  ma  part. 

—  Nini  :  Va-z-y  dire  toi-même,  mais  avant  fais 
numéroter  tes  abatis. 

Une  voix  perçante  dominait  alors  le  tumulte  de 
la  foule,  criant  :  Eu  place,  messieurs  les  danseurs, 
en  place;  un  vis-à-vis, 


PARIS   OUBLIÉ  137 


Les  danseurs  quittaient  leur  table,  en  ayant  soin 
délaisser  un  ami  à  la  garde  du  saladier,  car,  au 
retour,  ils  auraient  couru  grand'  chance  de  trouver 
le  saladier  vide  et  la  place  occupée. 

L'orchestre  commençait  la  ritournelle  et  en 
avant  deux. 

Ouand  le  bal  se  transformait  en  club,  l'orchestre 
devenait  l'estrade  oii  siégeait  le  bureau  et  la  tri- 
bune où  l'orateur  faisait  entendre  la  parole  sainte 
des  revendications  sociales.  On  y  déblatérait,  à 
gueule  que  veux-tu,  contre  la  propriété,  la  famille, 
la  religion,  l'infâme  capital,  le  privilège  de  la 
Banque  de  France ,  la  Préfecture  de  police ,  le 
Mont- de-Piété  et  la  gendarmerie,  et,  d'une  manière 
générale,  contre  tous  les  gouvernements  du  monde. 
On  y  piétinait  la  société  avec  autant  d'entrain  que 
le  lundi  les  maquereaux  dansaient  le  cancan. 

Pendant  les  périodes  électorales,  les  réunions 
des  FoUes-Belleville  étaient  très  animées  et  très 
suivies.  La  plupart  des  orateurs  qui  y  faisaient  les 
délices  des  gobeurs  sont  arrivés  au  pouvoir,  et  les 
gobeurs  go!:ent  toujours,  en  baissant  le  dos  devant 
l'établi. 

Vers  J869,  Mathorel,  Flourens,  Vermorel,  tous 
trois  morts,  le  premier  d'une  haine  rentrée,  le  se- 
cond de  trop  de  témérité,  et  le  troisième  de  dé- 
goût, étaient  les  orateurs  favoris  des  énergumènes 
qui  commençaient  à  grouiller,  éuiei-geant  des  bas- 
fonds  politiques  et  cherchant  à  s'organiser. 


iriS  l'A  RI  s    OUBLIÉ 


La  Commune  nous  a  prouvé  plus  tard  qu'ils 
avaient  réussi  et  que  le  fameux  dicton  :  «  Agiter 
avant  de  s'en  servir  »  n'est  pas  un  vain  mot. 

Bien  avant  l'ouverture  des  portes,  l'entrée  des 
Folies-Belleville  était  assiégée  par  une  foule  hou- 
leuse. Aux  chienlits  de  la  descente  de  la  Cowtille 
succédait  une  mascarade  bien  autrement  dan- 
gereuse. 

Un  dimanche  de  septembre,  alors  que  les  mar- 
chands de  vin  arborent  à  la  devanture  de  leur  bou- 
tique une  couronne  de  feuilles  de  vigne,  avec  ces 
mots  alléchants  inscrits  sur  une  pancarte  de  car- 
ton :  Vin  doux  de  Bergerac,  une  réunion  publique 
devait  avoir  lieu  à  deux  heures.  Vermorel  fui 
nommé  président,  Mathorel  etFlourens  assesseurs. 

Le  président  donna  la  parole  à  Mathorel,  qui  se 
fit  remplacer  au  bureau  par  un  comparse  et  ouvrit 
la  séance  par  un  de  ces  discours  filandreux  dont  il 
avait  seul  le  secret  et  le  monopole. 

Mathorel  était  un  être  étrange,  petit,  laid,  une 
épaule  plus  haute  que  l'autre,  un  visage  blafard 
émaillé  déboutons,  comme  au  printemps  une  prai- 
rie do  marguerites  ;  entre  ces  boutons  violacés 
poussaient  quelques  poils  qui  tenaient  le  milieu 
entre  la  filasse  et  le  crin  de  cheval;  des  yeux  per- 
cés en  vrille  sans  cesse  clignotant,  les  sourcils  se 
rejoignant  presque^  un  front  assez  large,  le  tout 
encadré  de  longs  cheveux  mal  peignés,  et,  pour 
compléter  le  portrait,  la  bouche  relevée  aux  com- 


TA  m  s  OUBLIÉ  \:')\) 


missures  des  lèvres,  sans  cesse  contractées  par  un 
rictus  haineux  ;  on  devinait  le  profond  égoïste. 

Sa  parole  brève,  cassante,  sifflante,  causait  à 
l'auditeur  un  singulier  malaise;  quand  il  parlait,  il 
s'animait  insensiblement,  mais  à  froid,  sans  con- 
viction, alors  il  bavait,  crachait  avec  une  fureur 
insensée  et  des  gestes  désordonnés  sur  toutes  nos 
gloires  nationales,  financières  et  politiques,  à  quel- 
que parti  qu'elles  appartinssent. 

Il  semblait  que  le  talent,  rhonnèteté,  la  probité 
était  son  apanage,  et  qu'en  dehors  de  lui  tout  était 
imbécillité,  fourberie  et  mensonge. 

Il  frappait  malgré  cela  l'esprit  des  auditeurs  par 
ses  théories  séduisantes,  séduisantes  pour  de  pau- 
vres diables  qui,  depuis  la  fondation  de  l'empire, 
avaient  été  sevrés  d'un  pareil  langage.  Hélas  !  pour- 
quoi les  remettait-on  en  nourrice? 

Parmi  les  auditeurs  les  plus  assidus  de  ces  réu- 
nions, on  remarquait  un  ouvrier  très  connu  à  Bel- 
leville,  c'était  un  ouvrier  d'intention  (en  1848,  il  y 
avait  des  ouvriers  de  la  pensée),  mais,  pour  lui. 
l'intention  n'était  pas  réputée  pour  le  fait;  aussi 
débraillé  que  MiithjoxaL  plus  sale,  plus  puant  en- 
core, si  cela  était  possible,  mais,  comme  aspect, 
absolument  différent. 

Mathorel,  par  son  aspect  chétif,  maladif,  était 
l'emblème  de  la  misère,  de  la  faim,  de  toutes  les 
souffrances  qu'endure  l'ouvrier,  le  véritable,  et 
pourtant  il  n'avait  jamais  souffert;  notre  homme. 


1  60  P  A  [\  I  s    0  U  B  L  I  É 


au  confraire,  avec  sa  large  figure  couperosée,  son 
nez  Itourgeonné,  duquel,  par  tous  les  pores,  s'ex- 
halait une  odeur  de  vieux  vin  et  d'alcool,  personni- 
fiait le  soiffard,  l'homme  qui  met  ses  économies 
en?>outeille  et  dont  la  caisse  d'épargne  est  le  tiroir 
du  mastroquet. 

II  avait  les  yeux  vifs,  clairs,  pénétrants,  cachés, 
on  n'a  jamais  su  pourquoi,  par  une  immense  paire 
de  lunettes,  comme  jadis  en  jtortaient  nos  grands'- 
mères. 

Il  se  disait  ouvrier  peintre  sur  {lorcclaine,  mais, 
comme  la  plupart  des  politi(fueurs  en  chambre,  il 
était  débagpjuj^u;;'  de  club  ;  son  atelier  était  la  salle 
du  cabaret,  son  établi  le  comptoir,  ses  pinceaux 
un  grand  verre  et  ses  couleurs  le  litre  à  douze; 
en  fait  de  peintui'o,  sa  figure  seule  était  enluminée, 
et  les  festons  qu'il  avait  imaginés  étaient  ceux 
qu'il  décrivait  pour  regagner  son  taudis;  après 
une  soirée  bien  remplie,  apôtre,  il  accomplissait 
religieusement  ses  douze  stations  et  pins,  mais  ses 
temples  étaient  ceux  du  dieuBacchus. 

C-ela  lui  a  servi  la  ([iialitc  d'ouvrier,  car  il  de- 
vint, deux  ans  plus  tard,  membre  de  la  Commune, 
maire  de  son  arrondissement  et  président  de  la 
commission  d'organisation  du  travail.  On  ne  pou- 
vait vraiment  mieux  choisir. 

Mathorel  continuait  son  discours,  dans  lequel  il 
prouvait  qu'il  fallait  à  tout  prix  renverser  l'Empire, 
l'odieux  régime   compresseur,  et   élever   sur  ses 


TARIS    OUBLIÉ  101 


ruinesun  gouvernemont fort  qui  sauveraitle  peuple 
de  la  misère,  et  sous  le  règne  duquel  tout  le  monde 

serait  propriétaire Plus  de  riches ,  rien  que 

des  pauvres  alors,  cria  un  auditeur A  la  porte, 

à  la  porte,  c'est  un  mouchard,  hurlèrent  cent  voix. 
A  ha  tribune,  l'interrupteur,  crieront  les  plus  mo- 
dérés ;  riiomme  ahuri,  devant  un  tel  vacarme, 
n'osait  ni  reculer  ni  avancer,  il  semblait  cloué  à 
sa  place.  AussitiM,  pour  aftirmer  h\s  grands  prin- 
cipes de  liberté^  base  de  l'état  social,  rêvée  par  la 
nouvelle  couche,  on  frappait,  on  bousculait  le 
pauvre  diable,  qui  finalement,  de  mains  en 
mains,  était  jeté  dans  la  rue  comme  un  paquet  de 
ling-e  sale,  meurtri  et  saignant. 

Touchante  fraternité. 

Pendant  le  tumulte,  Mathorel  impassible,  appuyé 
sur  la  harre  de  la  balustrade  de  l'orchestre,  se  pas- 
sait la  main  dans  les  cheveux,  et  se  orattait  éner- 
giquement.  D'aucuns  croyaient  que  l'inspiration 
lui  faisait  affluer  le  sang  à  la  tète  et  qu'il  était 
cause  de  cette  démangeaison.  Hélas!  sur  son 
crâne,  il  y  avait  aussi  réunion  publique  et  l'har- 
monie n'y  régnait  pas  plus  que  dans  la  salle 

Enfin,  le  calme  rétabli,  pas  sur  sa  tète,  mais 
dans  l'auditoire  ,  il  ouvrait  à  nouveau  le  robi- 
net de  son  éloquence...  .  «  Les  républicains  de 
J8i8  ont  trompé  le  peuple,  et  les  Cavaignac, 
Sénart,  Jules  Favre  et  autres  le  firent  fusiller  en 
juin;  le  peuple  demandait  du   pain,  on  lui  répon- 


162  PARIS    OUBLIÉ 


dit  par  la  mitraille;  du  travail,  on  le  déporta  à 
Cayenne  et  à  Lambessa.  Ledrii-Rolliii  le  repus, 
Félix  Pyat  le  sybarite,  Louis  Blanc  ce  pseudo- 
socialiste, se  sont  Sduvés  honteusement  dans  l'af- 
faire des  Arts-et-Mé tiers  pour  se  réfugier  en  An- 
gleterre et  y  jouir  en  paix  de  leurs  rentes Place 

aux  jeunes,  ils  n'ont  jamais  trahi  la  cause  popu- 
laire. Vive  la  Révolution  sociale!  à  bas  l'Empire!  » 

Aussitôt,  le  commissaire  de  police  délégué,  aver- 
tissait les  membres  du  bureau  que  si  les  orateurs 
continuaient  sur  ce  ton,  il  se  verrait  forcé  de  faire 
évacuer  la  salle.  Le  président  s'inclinait,  non  par 
respect  de  la  loi,  mais  devant  la  force,  et  deman- 
dait si  quelqu'un  voulait  prendre  la  parole.  —  Moi, 
répondit  une  voix  grêle.  —  Avancez  à  la  tribune, 
fit  Vermorel, 

Ouebjues  instants  après  on  vit  une  petite  femme 
fendre  la  foule  compacte  et  gravir  péniblement, 
appuyée  sur  une  ombrelle  lui  servant  de  canne, 
les  quelques  marches  qui  donnaient  accès  à  l'es- 
trade. 

Le  nom?  crièrent  les  auditeurs. 

Désiré,  fît-elle  avec  sa  voix  de  crécelle. 

Désiré  était  maigre  à  rendre  des  points  à  Sarah 
ernhardt,  haute  comme  la  botte  d'un  gendarme, 
supportée  par  des  pieds  à  chausser  hardiment  du 
quarante-deux,  bossue,  la  poitrine  plate  comme 
une  limande,  un  cou  de  cigogne,  le  tout  surmonté 
d'une  tète  de   fouine  effroyablement    ridé:,    des 


PARIS    OUBLIÉ  16'} 


oreilles  larges  comme  une  feuille  de  chou,  un  nez 
long,  pincé,  pointu,  des  yeux  dépareillés,  dont  l'un 
regardait  en  Champagne  si  la  Bourgogne  ne  brû- 
lait pas,  dépourvus  de  cils  et  bordés  de  rouge,  les 
sourcils  rongés  par  une  maladie  de  peau,  le  front 
bas,  déprimé  aux  tempes,  le  crâne  fuyant  en  pain 
de  sucre,  garni  de  cheveux  poivre  et  sel,  qui  fri- 
saient comme  des  baguettes  de  tambour,  et  s'échap- 
paient en  désordre,  d'un  soupçon  de  chapeau  fané, 
orné  d'une  pivoine  en  laine  rouge,  entièrement 
vêtue  de  noir,  un  énorme  cabas  en  tapisserie  d'une 
main,  et  de  l'autre  une  ombrelle  gigantesque. 

• —  C'est  la  fée  Carabosse,  dit  un  voyou.  —  Elle 
a  été  moulée  dans  un  corps  de  chasse,  répondit  un 
autre. 

C'était  simplement  Désiré. 

Sur  l'estrade,  la  tribune  était  figurée  par  un 
guéridon  placé  à  côté  du  bureau,  touchant  presque 
l'assesseur  de  droite,  qui  était  Flourens. 

L'orateur  se  plaçait  derrière  le  guéridon. 

—  Vous  avez  la  parole,  dit  le  président. 

Désiré  déposa  son  cabas,  devant  elle,  sur  le  gué- 
ridon, en  sortit  une  liasse  de  lettres,  attachées 
avec  une  faveur  verte  et  commença  :  «  Citoyens, 
je  viens  vous  demander  justice  et  la  permission  de 
vous  lire  quelques-unes  de  ces  lettres.  Elles  m'ont 
été  écrites  par  le  citoyen  Flourens,  avant  qu'il  ne 
m'ait  abandonnée,  en  récompense  de  mon  dévoue- 
ment   et  de  mon  amour;    écoutez   :   Chère  ange 


16-4  PARIS  OUBLI  r: 


adorée...))  A  ce  moment,  on  vit  Désiré  se  courber 
en  deux  sur  le  guéridon  tout  comme  le  commis- 
saire sous  le  bâton  de  Guignol,  puis  on  entendit 
un  cri.  C'était  Flourens  qui,  impatienté,  venait  de 
lui  envoyer,  sans  bouger,  par  dessous  la  table,  un 

maître  coup  de  pied   dans  le  derrière Désiré 

se  releva  aussitôt  ;  d'un  coup  de  poing-,  elle  enfonça 
son  cliapeau  sur  sa  tète  et  brandit  son  paquet  de 

lettres «  Citoyens,  on  vient  de  me  manquer  de 

respect,  on  m'ablessée  dans  mon  amour-propre. . .  .  » 
—  C'est  pas  Icà  qu'ça  s' met,  cria  quelqu'un t'abî- 
mera pas  ton  fonds  de  commerce,  ajouta  un  autre. . .  » 
Elle  reprit  imperturbablement,  sans  s'arrêter  aux 

injures   et  aux  rires   du  public "   Vous  vous 

moquez  de  moi,  parce  que  je  suis  laide,  contre- 
faite, vous  abusez  du  nombre,  vous  abusez  de  la 
force,  il  n'est  pas  nécessaire  d'être  une  Vénus  pour 
vous  dire  la  vérité  sur  les  sauveurs  du  peuple;  sous 
mon  enveloppe  ridicule  palpite  un  cœur  plus  grand 
cjue  le  vôtre,  les  sentiments  élevés,  généreux,  ne 
sont  pas  proportionnés  à  la  taille,  quand  Flourens 

m'appelait  mon  an^e »  — Il  avait  éteint  la  cbaii- 

delle —  C'est  pas  ici  un  cabinet  particulier 

— Vadonc  à  la  Salpêtrière .retourne  doncàton 

tonneau,  vieille  morue,  vieux  restantde  souper » 

Les  épilhètes  se  croisaient,  plus  salées  les  unes 
que  les  autres.  Yermorel  agitait  désespérément  et 
vainement  sa  sonnette;  c'était  un  cliarivari  épou- 
vantable; deuxième  avertissement  du  commissaire 


TARIS    OUBLIE 


de  police  auxmembres  du  bureau.  Enfui,  le  silence 

se  lit  et  Désiré  conlinua w  Oui,  il  m'appelait 

mon  ange  !  Il  m"a  trahie  comme  il  vous  trahira » 

Flourens,  qui  n'y  tenait  plus,  lui  administra  un 
second  coup  de  pied,  aussi  vigoureux  que  le  pre- 
mier. Alors,  Désiré  saisit  son  cabas  d'une  main, 
de  l'autre  son  ombrelle,  et  riposta  en  frappant 
Flourens,  à  la  fois  de  son  ombrelle  et  de  son  cabas, 
c'était  insensé.  La  moilié  des  auditeurs  applaudis- 
saient, l'autre  moilié  siftlait  :  «  Kiss,  kiss maa- 

g'C-le bravo.    Désiré,  fais  voir,  que   t'as   du 

poil tape  dessus,  c'est  pas  ton  père »  Enfin 

la  lutte  cessa  et  Désiré,  sans  chapeau,  les  che- 
veux épars,  fut  mise  à  la  porte. 

Jamais  on  ne  sut  le  fin  mot  de  cette  histoire. 
Désiré  avait-elle  à  se  venger  du  pauvre  Flourens 
ou  était-elle  folle? 

Quoi  qu'il  en  soit,  après  la  scène  que  nous  venons 
de  décrire,  elle  parcourut  les  bureaux  de  rédaction 
des  grands  journaux  parisiens,  offrant  de  vendre 
les  fameuses  lettres.  Inutile  de  dire  que  personne 
n'accueillit  les  offres  de  Désiré  et  qu'elle  fut  par- 
tout éconduite. 

A  Désiré  succéda  un  orateur  qui  voulait  l'aboli- 
tion ((  de  l'infâme  capital.  »  Il  fut  interrompu  par 
un  auditeur  qui  demanda  la  parole  pour  une  mo- 
tion d'ordre.  A  la  tribune,  il  dit  :  «  Citoyens  ou 
Messieurs,  je  m'en  f. ..  Puis<jue  l'orateur  veut 
«  l'abolition  de  linfàme  capital,  »  qu'il  commence 


I()(i  TARIS    ÛL'BLIK 


par  vider  son  porte-moiiiiaic  dans  mon  chapeau; 
et  puisque  nous  sommes  en  communion  d'idées, 
que  chacun  en  fasse  autant.  « 

Inutile  de  dire  que  cette  motion  n'eut  aucun 
succès  et  que  Tinterrupteur  fut  conspué. 

L'orateur  leprit  la  parole  :  «  Oui,  citoyens,  tous, 
tous  nous  voulons  le  bonheur  général.  » 

Nouvelle  interruption.  Celte  fois, c'était  Maxime 
Lisbonne  qui  protestait.  On  l'invita  à  venir  à  la 
tribune  exposer  ses  idées. 

Sans  se  faire  prier,  Lisbonne  monta  à  la  tribune. 

—  Citoyens,  dit-il,  il  faut  être  pratique.  Ce  que 
vous  demandez  là  est  impossible,  irréalisable.  Il 
n'y  a  qu'un  seul  homme  qui  pourrait  vous  le  don- 
ner, c'est  le  bon  Dieu...  (Rugissements  dans  tous 
les  coins  de  la  salle.)  Lisbonne,  impassible,  ajouta 
d'un  ton  gouailleur  : 

—  Et  vous  convenez  tous  qu'il  n'existe  pas!... 
(Cette  fois,  ce  furent  des  applaudissements  fréné- 
tiques.) 

Pendant  que  se  déroulaient  les  divers  incidents 
de  cette  séance  curieuse,  le  futur  maire  de  Belle- 
ville  jouait  sur  le  zinc  d'en  face  des  tournées  au 
Zanzibar.  Il  était  chargé  à  cul.  IJn  ami,  qui  assis- 
tait à  la  réunion,  altéré  par  les  émotions  qu'il  venait 
d'éprouver,  vint  le  rejoindre  ;  tout  en  jouant  une 
nouvelle  tournée,  il  lui  raconta  la  scène  de  Désiré 
et  la  mansuétude  du  commissaire  de  police.  — ■■ 
Pour  le   remercier,  jouons  un  bouquet  en  trois 


TARIS    OUBLIÉ  167 


coups  additionnés,  dit-il  tout  à  coup,  j'irai  lui 
offrir. 

Aussitôt  dit,  aussitôt  fait. 

Il  y  avait  à  la  porte  des  Folies-Belleville  une 
marchande  de  fleurs,  il  lui  acheta  une  énorme 
botte  de  dahlias  et  d'héliotropes,  et,  au  bras  de 
son  ami,  fil,  tout  en  se  tenant  à  peine  sur  ses 
jambes,  son  entrée  dans  la  salle.  Juste  à  ce  mo- 
ment, l'orateur  venait  de  terminer  son  discours, 
et  comme  il  n'y  en  avait  plus  d'inscrits,  le  prési- 
dent demanda  si,  avant  de  lever  la  séance,  quel- 
qu'un avait  des  observations  à  présenter.  —  Moi, 
dit-il.  On  lui  fit  place,  et  il  s'avança,  tenant  grave- 
ment son  bouquet  sur  son  cœur.  Des  amis  com- 
plaisants relayèrent,  afin  quil  put  gravir  les 
marches  de  l'estrade.  Arrivé  sur  la  plate-forme,  au 
lieu  de  se  diriger  vers  le  guéridon,  il  alla  vers  le 
commissaire  : 

—  Citoyen,  lui  dil-il  entre  deux  hoquets,  t'est 
un  bon  garçon;  prends  ces  fleurs,  je  veux  t'em- 
brasser. 

Il  fit  le  mouvement  de  se  précipiter  dans  les 
bras  du  commissaire  ahuri,  qui  ne  savait  s'il  devait 
rire  ou  se  fâcher;  mais  ayant  mal  calculé  la  dis- 
lance, il  tomba  lourdement  sur  le  secrétaire,  qui 
fut  renversé,  entraînant  dans  sa  chute  le  guéridon, 
Tencrier,  les  chaises,  et  écrasa  le  pauvre  bouquet. 

Ce  fut  un  éclat  de  rire  général.  On  releva 
l'homme   au  bouquet  qui,  une  fois  debout,  n'en 


I  ()8  r  A  II  1  s    OUBLIÉ 

voulait  pas  démordre  d'embrasser  le  commissaire. 

Enfin,  la  séance  fut  levée. 

Il  ramassa  son  bouquet,  ou  plutôt  les  débris,  et 
tout  en  s'en  allant,  il  murmurait  :  Je  vais  le  porter 

à  ma  femme C'est  égal,  on  ne  dira  pas  que  je 

néglige  les  intérêts  du  peuple,  et  quand  la  Répu- 
blique viendra,  elle  saura  reconnaître  mes  efforts  I 

Il  existait  jadis  rue  Constantine,  aujourd'hui 
rue  des  Maronites,  un  petit  débit  de  vins  tenu 
par  B .  .  .  . 

En  4  848,  B.  .  .  se  mêla  de  politique,  juste  assez 
pour  être  déporté.  Après  le  Deux-Décembre,  il 
rapporta  de  l'exil,  avec  le  prestige  d'une  persécu- 
tion subie  pour  la  République,  une  àme  justement 
indignée  contre  l'oppression.  Jusqu'à  la  fin  de 
l'Empire,  il  versa  cette  indignation  dans  l'âme  de 
ses  clients  comoie  l'eau-de-vie  dans  leur  petit 
verre,  sans  perdre  une  goutte. 

Son  infiuence  était  grande  dans  le  quartier,  et 
les  irréconciliables,  sous  l'Empire,  le  cijolaient 
entre  mesure.  Gambetta  en  avait  fait  son  ami. 

Un  jour,  en  1869,  Gambetta  était  venu  à  Belleville 
pour  assister  à  une  réunion  électorale  organisée  aux 
Folies  par  B.  .  . ,  il  parla  longtemps,  avec  ardeur  ;  à 
la  fin  de  son  discours,  le  tribun  était  en  nage,  B.  .  . 
prit  Gambetta  par  le  bras ,  l'emmena  dans  sa 
chambre,  et  lu,  lui  donna  une  chemise  sèche  et  un 
tiilet. 


pauis   oiiii. ik  KiO 


Quoique  Gambetta  souffrit  déjà  de  la  gorge,  il 
avait  oublié  d'emporter  dos  vêtements  de  rechange; 
il  entra  donc  sansfa(;on  dans  la  chemise  et  dans  le 
gilet  du  citoycMi  B.  .  .  et  s'en  trouva  bien;  mais  il 
était  infatigable  :  une  autre  réunion  avait  lieu  chez 
férié,  en  face  les  Folies,  il  voulut  absolument  v 
aller. 

Là  encore  il  parla,  séchaulfa;  au  plus  beau 
moment  de  son  improvisation,  il  oublia  qu'il  était 
dans  le  gilet  du  citoyen  B.  .  .  et  mit  la  main  à  la 
poche  pour  y  chercher  un  peu  de  réglisse;  le  ré- 
glisse était,  dans  le  gilet  de  Gambetta,  ce  que  le 
tabac  était  dans  la  poche  de  Napoléon  1". 

Gambetta  tira,  sans  s'en  apercevoir,  la  chique 
du  citoyen  B.  .  .  ;  il  faillit  étouffer.  0  fortune  poli- 
li(jue  !  on  dit  que  tu  donnes  les  faveurs;  à  quel 
prix  tu  les  vends  ! 

Le  citoyen  B...  est  conseiller  municipal  de  la 
ville  de  Paris,  c'est  un  des  plus  ardents  j)arlisans 
de  l'instruction  laïque,  gratuite  et  obligatoire. 
Parbleu  I 

Pendant  le  siège  de  1870,  les  réunions  publi(jues 
des  Folies-BelleviUc  étaient  encore  plus  houleuses 
(jue  sous  l'Empire.  Dame,  il  n'y  avait  plus  de  com- 
missaire, et  les  orateurs  pouvaient  se  livrer  sans 
frein  à  tous  les  écarts  de  leur  imagination. 

Un  soir,  une  grande  réunion  était  annoncée  :  il 
s'agissait  de  délibérer  sur  le  projet  d'une  sortie  en 
masse  pour  culbuter  les  Prussiens.  Mathorel  prési- 


70  TAIlIS    0U15LIE 


dait.  Vers  la  fin  de  la  séance,  on  entendit  une  voix 
beugler  :  Citoyens,  je  demande  la  parole  !  Tout 
aussitôt  on  vit  accourir  un  petit  homme  appuyé  sur 
deux  béquilles.  Une  fois  à  la  tribune,  il  les  posa 
Iranquillement  sur  le  bureau  ;  il  allait  parler.  — 
Le  nom,  le  nom  de  l'orateur?.  .  .  —  Trouilloii^  dit 
Joli-Cœur,  pour  vous  servir...  —  Allez,  vous 
l'avez,  dit  le  président.  — De  quoi!  de  quoi!  que 
j'aille  me  laver.  C'est  bon  pour  toi,  miteux!  Puis, 
saisissant  une  de  ses  béquilles,  il  allait  frapper  sur 
le  pauvre  Mathorel.  Enfin ,  tout  s'expliqua.  — 
Citoyen,  je  dis  :  Allez,  vous  l'avez,  dit  le  prési- 
dent ;  vous  l'avez,  la  parole  ! 

Trouillou  commença  :  Citoyens,  on  accuse  le 
peuple  d'avoir  scié  des  arbres  pour  se  chauffer;  on 
a  aj)pelé  ça  un  vol. 

Eh  bien  !  oui,  c'est  un  vol,  mais  qu'est  ce  que  le 
vol  ?  Je  vais  vous  le  diie^  citoyens  :  le  vol,  c'est  la 
revendication  du  droit  ! 

Dans  cette  réunion,  on  accusait  les  riches  de  se 
nourrir  de  la  sueur  du  peuple.  Le  comte  de  B... 
demanda  à  dire  deux  mots.  «  Messieurs,  vous  nous 
accusez  de  nous  nourrir  de  votre  sueur  ;  ce  matin, 
j'ai  fait  scior  un  stère  de  bois  par  le  commission- 
naire du  coin,  il  était  en  nage  ;  j'ai  goûté  de  sa 
sueur,  sapristi  !  c'est  rudement  mauvais.  »  Un  éclat 
de  rire  général  termina  la  réunion. 

Tous  les  matins,  dans  la  rue  tle  Paris,  à  Belle- 
ville,  on  entendait,  vers  huit  heures,  leteiitir  ces 


PARIS  OUlîLli:  171 


cris  :  Des  choux  !  des  poireaux  !  des  carottes  !  na- 
vets, navels  !  pommes  de  terre  au  boisseau,  pom- 
mes de  terre  ! 

Une  pauvre  petite  vieille,  i-idée.  ratatinée,  vêtue 
(le  mauvaises  loques  d'indienne,  dont  les  couleurs 
ctaient  rongées  par  le  soleil  et  lavées  par  la  pluie, 
annonçait  ainsi  sa  marchandise  ;  elle  était  attelée  à 
une  misérable  halfulcusp  (c'est  ainsi  que  Ton  nomme 
les  voitures  des  marchandes  de  quatre-saisons). 
Son  homme,  un  vieillard  (ians  âge,  car  ou  l'avait 
toujours  connu  aussi  vieux,  poussait  la  charrette. 
Un  chien  galeux,  efflanqué,  de  qui  on  aurait  pu 
compter  les  cotes,  ce  qui  faisait  dire  aux  gamins 
([u'on  le  nourrissait  avec  des  cerceaux,  étaitattaché 
sous  la  voiture  avec  une  ficelle  ;  il  tirait  conscien- 
cieusement, sa  langue  pendante  en  témoignait. 

Depuis  vingt  ans  on  les  voyait  dans  le  quartier, 
lui,  toujours  coiffé  du  même  chapeau  blanc  à  longs 
poils,  vêtu  d'un  habit  à  queue  de  morue,  elle,  la 
tète  enfouie  dans  un  madras  de  quinze  sous. 

Ils  habitaient  une  vieille  masure  dans  la  rue 
Desnoyers^  derrière  les  Folics-Uclleville  ;  ils  étaient 
connus  sous  le  nom  de  Dupuis. 

Cette  masure,  faite  de  planches  disjointes,  ver- 
moulues, couverte  de  feuilles  de  zitic  et  de  mor- 
ceaux de  fer-blanc  ramassés  sur  les  tas  d'ordures  ; 
les  carreaux,  remplacés,  par  de  vieux  journaux, 
laissaient  pénétrer  l'air  par  de  larges  déchirures  ; 
à  l'intérieur,   des  monceaux  do  chiffons   servaient 


172  PARIS    OUBLIÉ 


de  literie  à  la  famille,  composée  du  père,  de  la 
mère  et  de  neuf  enfants.  Pendant  qne  les  vieux 
vendaient,  les  gamins  gTouillaient  sur  le  trottoir, 
vagabondant  à  droite  et  à  gauche,  attrapant  une 
écuelle  de  soupe  ou  un  morceau  de  pain  dans  les 
gargottes  du  voisinage.  L'école,  on  n'y  songeait 
pas,  pourtant  la  mutuelle  était  proche  :  c'est  qu'il 
aurait  fallu  les  habiller.  Quant  aux  écoles  congré- 
ganistcs,  le  père  Dujjuis  fronçait  le  sourcil  dès 
qu'on  lui  en  parlait.  Mais  on  vêtira  vos  enfants,  lui 
disait-on  ;  ils  auront  des  sabots  et  des  chaussons 
pour  l'hiver  ;  vos  filles  grandissent,  on  leur  ap- 
prendra un  métier,  elles  ne  peuvent  rester  dans 
votre  taudis,  que  voulez-vous  donc  en  faire? 

Le  bonliomme  se  grattait  l'oreille  et  s'en  allait 
boire  la  goutte  :  c'était  sa  réponse. 

Il  répondait  de  cette  manière  vingt  fois  par  jour, 
ce  qui  explique  qu'à  la  fin  de  la  journée  il  était 
raide  comme  la  justice. 

Il  rentrait  alors,  titubant,  se  tenant  aux  murs. 

—  Te  voilà,  vieille  canaille  !  sac  à  vin  !  poivrot  ! 
disait  la  mère  Dupuis.  C'est  bien  la  peine  que  je 
trime  comme  un  forçat,  pendant  que  tu  vadrouilles 
de  troquet  en  troquet. 

Il  gagnait  tant  bien  que  mal  l'amas  de  chiffons, 
s'y  étendait  et  s'endormait  aussitôt,  ronflant  à  faire 
crouler  la  masure.  Alors  la  mère  Dupuis  sortait  à 
pas  de  loup.  Elle  aussi,  allait  ■aq  consoler ,  et  quand 
elle  rentrait,  elle  était  à  point.  Alors  l'ivrogne,  un 


l'A  i;is  oui;  Li  É        '  M'.i 


peu  dessoûlé,  la  secouait  comme  uu  prunier  :  — 
Tu  vas  boire  sans  moi,  charogne,  lui  disait-il.  La 
vieille  ripostait.  On  entendait  un  bruit  de  giftles, 
les  coups  pleuvaient  dru  comme  grêle,  puis  tons 
deux  tombaient  épuisés  et  cuvaient  leur  vin  côte  à 
côte.  Les  enfants  pleuraient;  j'ai  faim!  j'ai  froid. 
Oh  !  si  j'étais  grande,  disaient  les  hlles  ! 

Elles  grandirent. 

Un  soir,  la  mère  Dupuis  rentra  ivre,  suivant  sa 
coutume.  Tiens!  je  ne  vois  pas  Titine,  dit-elle, 
Ousqu'elle  est? 

—  Maman,  répondit  l'un  des  enfants,  elle  est 
partie  avec  un  monsieur  qui  passait  devant  la 
porte.  J'ai  entendu  qu'il  lui  demandait  si  elle  vou- 
lait venir  au  Pot-Buu.\,  manger  des  frites  et  des 
moules. 

Titine  revint  le  IcndemaiM,  elle  fut  reçue  à 
coups  de  trique. 

Quelques  semaines  plus  tard,  elle  s'aperçut 
qu'elle  était  enceinte.  La  mère  Dupuis,  qui  s'en 
aperçut  aussi,  lui  administra  une  nouvelle  volée. 

—  Qu'est  ce  que  nous  allons  fair(?  de  ton  salé, 
dit-elle,  tout  en  cognant,  y  avait  donc  pas  assez  de 
misère  ici  ;  tu  vas  aller  crever  à  l'hôpital,  sale  peau 
de  lapin  ! 

Titine  pleurait. 

—  Fallait  chiàler  avant,  dit  le  père  Dupuis;  il 
n'est  plus  temps  de  fermer  la  cage,  quand  l'oiseau 
s'est  envolé. 


PARIS   OUBLIE 


Huit  mois  après,  Tiliiie  accoucha  d'un  gros 
garçon  ;  elle  se  mit  courageusement  à  l'ouvrage 
pour  relever.  Elle  tomba  malade  ;  la  misère  et  les 
privations  accomplissant  leur  oeuvre  fatale,  l'eiifant 
mourut. 

Le  prix  de  sa  première  prostitution  servit  à 
payer  les  frais  d'enterrement  du  pauvre  petit. 

Un  soir,  Titine  entra  aux  Folics-BeUevUle  ;  éper- 
due, affolée,  elle  se  jeta  dans  le  tourbillon  des  dan- 
seurs et  dépassa  dès  le  premier  quadrille  les  excen- 
tricités des  hérodiades  en  vogue. 

Quelques  mois  plus  tard,  elle  était  installée  dans 
unsplendide  appartement  de  la  Chausséc-d'Anlin, 
et  connue  dans  les  bals  publics  sous  le  nom  de 
Nini-la-DucJiesse. 

Sous  la  Commune,  elle  devint  cantinière  d'un 
bataillon  de  fédérés  de  Belleville  ;  à  la  fin  de  mai, 
elle  fut  fusillée,  rue  de  la  Banque,  en  compagnie 
d'un  petit  chien  havanais  qu'elle  ne  voulut  pas 
quitter. 

En  face  les  FnUes-JklIeville,  se  trouve  le  bal 
Favié.  Il  s'y  passa  des  choses  curieuses  le  31  oc- 
tobre 1871  ;  un  club  de  femmes  y  resta  en  perma- 
nence pendant  toute  la  nuit,  pendant  que  les  émeu- 
tiers  cherchaient  à  s'emparer  de  l'Hôtel-de- Ville. 
Cette  réunion  était  présidée  parla  femme  du  fameux 
barricadier  Gaillard. 

Lobai,  après  le  4  septembre,  devint  un  club  per- 
manent. Uanvier  et  Dumont,  ce  dernier  rédacteur 


TAlslS   OUBLIÉ  J7o 


de  VOEU  cleMaral,  s'emparèrent  de  cette  salle,  en 
vertu  d'un  ordre  de  M.  Arago,  maire  de  Paris.  Lea 
orateurs  les  plus  écoutés  étaient  Dumont,  Gaillard 
père,  Vésinier,  Vermorel  et  Millière.  Quoique  les 
réunions  fussent  tumultueuses,  elles  ne  ressem- 
blaient en  rien  à  celles  d'aujourd'hui.  Il  est  vrai 
que  le  progrès  aidant,  ne  pouvant  convaincre  un 
adversaire,  il  est  plus  radical  de  l'assommer, 
comme  cela  eut  lieu  au  meeting  des  ouvriers  sans 
travail  le  7  décembre  1884. 

Pendant  l'insurrection,  la  salle  Favv' i\x\.  requise 
pour  loger  le  233"  bataillon  de  fédérés  de  la  com- 
mune des  Lilas.  Ah  !  pour  le  coup,  voilà  un  spec- 
tacle qu'on  ne  reverra  jamais  !  Il  est  d'ailleurs  im- 
possible à  décrire. 

Durant  la  semaine  de  mai  1871,  elle  fut  trans- 
formée en  dépôt  de  munitions.  Les  fédérés  y  en- 
tassèrent environ  3.000  bombes,  800  barils  de 
poudre,  600  tonnes  de  pétrole  et  une  immense 
quantité  de  cartouches.  Le  génie  mit  trois  jours 
pour  enlever  cet  immense  amas  d'apj>rovisionne- 
ment. 


l'AIilS    OUBLIÉ  177 


VII 


La  Place  do  la  Bastille.  —  L'Homme  à  la  Vessie.  —  Le  Lapon. — 
L'Homme  au  Pavé.  —  L'Homme  à  la  Poupée.  —  Le  Panier 
ludien.  —  Moreau  et  Papillon.  —  Li;  Père  la  Flûte  et  Sophie. 
—  Le  Marchand  de  poil  à  gratter.  —  AHette  et  la  Poudre  Per- 
sane. —  Le  petit  Homère  de  la  Bastilli'.  —  La  mère  Meurt- 
de-h'oif.  -  L'Eléphant. 


Il  y  a  vingt  ans,  Paris  était  ITiirc  cVor  des 
saltimbanques  et  des  flâneurs. 

La  flânerie  tenait  une  large  place  dans  Texis- 
tence  des  Parisiens  ;  après  le  dîner,  dans  les  longues 
et  belles  soirées  d'été,  ils  descendaient  sur  la  place 
la  plus  voisine  de  leur  demeure  où,  gratuitement, 
en  plein  air,  sous  les  platanes,  ils  jouissaient  d'un 
spectacle  sans  cesse  renouvelé. 

Il  y  en  avait  pour  tous  les  goûts. 

Les  places  les  plus  favorisées  étaient  :  les  places 


178  l'ARIS    OUBLIÉ 


Beaudoyer,{lu  Cbàteaii-d'Eau,  du  Temple  et,  entre 
toutes,  celle  de  la  Bastille. 

Cette  dernière  était  admirablement  disposée  pour 
que  les  artistes  et  les  spectateurs  pussent,  les  uns, 
travailler,  et,  les  autres,  regarderet  écouter  en  paix. 

Tous  se  tenaient  sur  le  terre-plein  qui  formait 
un  vaste  carré  entre  le  quai  Valmy  et  le  quai  Jem- 
mapes. 

C'était  une  sorte  de  foire  permanente;  son  origi- 
nalité en  faisait  une  chose  unique  à  Paris.  Les 
amateurs  de  musique  faisaient  cercle  autour  de 
Bouvard,  X Homme  à  la  vessie,  ils  accompagnaient 
en  chœur  les  joyeux  et  spirituels  refrains  des 
chansonniers  en  vogue  :  Gustave  Leroy,  Edouard 
Plouvier,  Charles  Colmance,  Yictor  Bahineau. 
Charles  Gilles,  Thaïes  Bernard,  et  tant  d'autres, 
disparus,  oubliés,  sans  être  inscrits  au  temple  de 
mémoire  des  généralions  qu'ils  charmèrent  si 
longtemps.  C'était  le  beau  temps  de  la  chanson  : 
les  Quatre  ('u/cs  du.  cœur,  Fauchette,  la  Léijende  de 
l'étang,  Un  nez  culotté,  le  Vigneron,  les  Louis  d'or, 
VEauct  leVin,  etc.,  etc.,  et,  le  lendemain  à  Tatelier, 
l'ouvrier  trompait  l'ennui  des  heures  trop  longues 
à  s'écouler,  en  fredonnant  les  refrains  de  la  veille, 
tout  en  songeant  à  Jenw/  ou  à  Mimi-Pinson  (jui 
l'attendait  au  loeis  en  chantant  de  son  côté;  la 
chanson  aidait  l'aiguille  à  courir  dans  la  soie  et 
allégeait  le  poids  de  l'outil  dans  la  main  de  l'ou- 
vrier, 


PARIS    OUBLIÉ  171) 


Les  avides  d'émotions  violentes  admiraient  à 
loisir  le  lapon  avalant  un  sabre  trois  fois  grand 
comme  lui,  et,  aussi,  V homme-pavé,  qui  cassait 
d'énormes  cailloux  avec  son  poing  et  des  pavés 
sur  son  ventre. 

Les  amoureux,  pressés  l'un  contre  l'autre,  se 
groupaient  autour  de  Morcau,  relève  de  la  célèbre 
Lenormand,  ils  se  faisaient  prédire  la  bonne  aven- 
ture pour  la  modique  somme  de  deux  sous  et  se 
pâmaient  d'aise  aux  lazzis  du  pitre  Papillon. 

('Iiaque  spécialiste  avait  son  public  particulier, 
ses  iidèles;  tous  vivaient  en  bonne  harmonie,  et, 
par  une  convention  tacite,  les  places  appartenaient 
au  premier  occupant. 

Tous  ne  travaillaient'^ AS  h  la  fois,  à  moins  que 
la  foule  ne  fût  considérable,  les  dimanches  et  lun- 
dis par  exemple. 

Dans  les  entr'actcs,  ils  s'en  allaient  bras-d((ssus, 
bras-dessous,  chez  le  marchand  de  vin  du  coin, 
boire  un  litre  sans  avoir  pris  la  peine  de  dévêtir 
leurs  oripeaux  fanés. 

lu  homme-pavé  faisait  la  cour  à  (!ilarisse,  la  som- 
nambule, une  jeune  fille  de  cinquante  ans  ;  Moreau 
racontait  à  Bouvard  qu'ilavait  été  appelé  mvstérieu- 
sement  aux  Tuileries;  /V//;///o;^  voulait  à  toutesforces 
que  le  lapon  l'initiât  aux  mœurs  de  son  pays,  alors 
qu'il  savait  qu'il  avait  vu  le  jour  rue  Guérin-Boisseau. 

L'homme  il  la  poupée  exerçait  sur  la  place  une 
sorte  de  dominatioM. 


180  l'AlîI  s    OUBLIÉ 


C'était  un  étrange  type. 

Agé  de  trente  ans  environ,  très  bran,  de  longs 
cheveux  bien  entretenus,  une  fine  moustache  fière- 
ment retroussée,  un  teint  pâle,  des  yeux  brillants 
d'un  feu  sombre,  enfoncés  sous  l'arcade  sourcilière, 
toujours  correctement  vêtu  de  noir,  du  linge  blanc, 
coiffé  d'un  chapeau  haut  de  forme  ;  on  devinait  à 
première  vue  un  déclassé  qui  conservait  au  milieu 
de  ses  malheureux  confrères  toutes  les  allures  d'un 
homme  du  monde. 

Il  était  toujours  seul,  il  n'adressait  la  parole  à 
personne,  il  n'allait  jamais  chez  le  marchand  de 
vin:  il  arrivait  sur  la  place,  portant  sous  son  bras 
une  petite  table  en  bois  noir,  dont  le  pied,  formant 
chevalet  se  repliait  sur  lui-même,  et  un  sac  en 
velours  noir. 

Il  commençait  par  installer  sa  table,  la  couvrait 
d'un  tapis  brodé  de  franges  d'or,  puis  dénouait  les 
cordons  de  son  sac,  duquel  il  sortait  une  magni- 
fique poupée,  grande  comme  un  bébé  de  trois  ans, 
toute  resplendissante  do  soie  et  de  dentelles.  Il  la 
plaçait  délicatement  sur  la  table,  la  tète  appuyée 
sur  un  coussin  brodé,  puis,  toujours  sans  mot  dire, 
il  allait  quelques  pas  plus  loin  arpentant  silencieu- 
sement la  place. 

Peu  à  peu  les  curieux  se  groupaient  on  cercle. 
Quand  il  jugeait  la  foule  assez  compacte,  il  faisait 
son  entrée  en  écartant  poliment  les  spectateurs;  il 
saluait  à  droite  et  à  gauche,  retroussait  les  man- 


l'AUlS    OUBLIÉ  181 


elles  de  sa  redingote  et  commençait  une  séance  de 
ventriloquie. 

C'était  vraiment  merveilleux. 

La  recette  était  toujours  fructueuse,  quoiqu'il 
ne  demandât  jamais  rien;  la  séance  terminée,  il 
ramassait  ses  sous,  aidé  par  d'obligeants  gamins, 
saluait  à  nouveau,  puis  pliait  son  bagage  et  dispa- 
raissait. 

Cet  homme  énigme  était  Tobjet  de  beaucoup  de 
commentaires,  et  les  légendes  les  plus  extraordi- 
naires circulaient  sur  son  compte;  pour  les  uns, 
c'était  un  agent  de  la  sûreté;  pour  les  autres,  un 
noble  ruiné;  d'aucuns  affirmaient  qu'il  était  le  fils 
d'un  duc  bien  connu  à  Paris  pour  ses  diamants  et 
son  art  particulier  pour  se  maquiller. 

J'avais  eu  souvent  occaeion  d'assister  à  ses 
séances,  et  sa  physionomie  sympatbi<|uc  m'avait 
frappé;  j'étais- très  intrigué  d'avoir  été  plusieurs 
jours  sans  le  rencontrer  à  sa  place  habituelle,  de 
laquelle  il  avait  disparu  tout  à  coup. 

Je  n'y  songeais  plus,  lorsqu'un  soir  je  le  vis  assis 
à  la  terrasse  du  café  des  Princes,  ganté  de  frais, 
élégamment  vêtu,  très  entouré  d'une  infinité  de 
cocottes  qui  se  disputaient  ses  faveurs  et  parais- 
saient le  coter  très  haut  dans  leur  estime  ;  signe 
infaillible  qu'il  était  riche  et  que  quelques-unes 
avaient  dû  éprouver  les  etfets  de  sa  générosité. 

Je  m'assis  à  une  table  voisine;  j'aurais  voulu 
engager  une  conversation  avec  lui,  mais  il  était  tou- 

11 


182  PAKIS    OUBLIÉ 


jours   aussi   sileucieux    que    sur  la  place    de    la 
Bastille. 

—  Pardon,  lui  dis-je  tout  à  coup,  je  crois,  Mon- 
sieur, avoir  déjà  eu  le  plaisir  de  vous  rencontrer. 

—  Cela  se  peut,  me  répondit-il  sèchement. 

—  Place  de  la  Bastille,  ajoutai-je?. 

—  Vous  avez  raison,  Monsieur,  me  dit-il  sans 
manifester  la  plus  légère  émotion.  Je  suis,  ou  plu- 
tôt j'étais  Y  homme  à  la  poupée. 

—  Je  ne  voulais  pas  vous  rappeler  un  souvenir 
désagréable  ;  veuillez  me  pardonner. 

—  Ce  souvenir  est  loin  de  m'importuner  ;  il  n'y 
a  jamais  de  honte  à  demander  sa  vie  au  travail,  et, 
un  métier,  si  infime  qu'il  soit,  est  toujours  hono- 
rable lorsqu'il  est  exercé  honnêtement.  D'iiilleurs, 
votre  souvenir  me  fiatte,  il  me  prouve  que  vous 
m'avez  remarqué;  en  effet,  ma  tenue,  mon  lan- 
gage, mes  manières,  formaient  contraste  au  milieu 
des  déguenillés  qui  m'environnaient,  et  cela  n'a  pas 
dû  vous  échapper. 

—  Certes,  non. 

—  Avouez  que  vous  voudriez  bien  connaitre 
mon  histoire. 

—  Je  l'avoue. 

—  Eh  bien  !  elle  est  des  plus  ordinaires  :  —  Je 
suis  iVméricain,  j'ai  dévoré  une  grosse  fortune  et 
suis  venu  à  Paris  pour  travailler  en  attendant  la 
mort  d'un  oncle  fort  riche,  dont  jetais  l'unique 
héritier;  il  est  mort  il  y  a  peu  de  temps  ;  au  lende- 


l'A  lus    OUBLI!-:  183 


main  de  mon  héritage,  j'ai  abandonné  la  place  pn- 
blique  pour  reprendre  mon  rang  dans  le  monde,  et 
me  voilà. 

—  Comment  aviez-vous  acquis  ce  remarquable 
talent  de  ventriloque  ? 

—  C'est  un  talent  que  je  possède  naturellement  ; 
me  trouvant  sans  ressources,  j'ai  songé  à  l'exploi- 
ter; le  récit  de  ma  première  séance  pourra  peut- 
être  vous  intéresser;  voulez-vous  rentendre? 

—  Assurément,  et  avec  grand  plaisir. 

—  Quand  je  quittai  New-York,  après  ma  ruine 
totale,  j'allais  à  Londres,  Je  descendis  à  Charing- 
Cross  ;  j'avais  un  enfant  semblable  à  celui  que  vous 
m'avez  vu  place  de  la  Bastille,  seulement,  au  lieu 
d'être  vêtu  luxueusement,  il  était  entortillé  de 
linges  et  maquillé  de  façon  qu'il  paraissait  g-rave- 
ment  malade.  En  gravissant  le  grand  escalier, 
je  mis  l'enfant  sur  une  des  marches  et  lui  parlai 
avec  une  dureté  extraordinaire;  la  foule  s'amassa. 

—  Monte  l'escalier,  lui  disais-je,  je  n'ai  pas 
envie  de  te  porter,  fainéant. 

—  Oh  !  père,  me  répondait  l'enfant  d'un  ton 
suppliant,  porte-moi,  je  ne  peux  plus,  tu  sais^ 
monter  l'escalier  tout  seul  avec  mes  deux  pieds 
coupés,  parle... 

—  Chanson,  répliquai-je;  lève-toi,  monte  ou  je 
tape. 

Le  pauvre  enfant  sanglotait,  je  lui  appliquai  sans 
pitié  un  souftlet  sur  la  joue. 


J8i  PARIS    OUBLIÉ 


L'indignation  de  la  foule  était  à  son  comble. 

—  Cet  enfant  est-il  à  vous?  me  dit  nn  assistant. 

—  Cela  ne  vous  regarde  pas,  répondis-je,  mêlez- 
vous  de  vos  alFaires. 

—  Je  vais  appeler  la  police. 

—  Oh!  non,  monsieur,  criait  l'enfant  éploré;  il 
me  tuera  comme  il  a  tué  ma  mère  et  ma  sœur. 

Je  mis  la  main  dans  ma  poche. 

—  Prenez  garde,  lit  1" enfant  avec  un  cri  déchi- 
rant, il  a  un  couteau,  il  va  vous  frapper. 

—  Certainement,  dis-je  en  tirant  un  poignard. 
Tout  le  monde  s'enfuit,  excepté  deux  hommes 

courageux,  dont  Tun  me  saisit  par  le  poignet,  mais 
le  mouvement  n'avait  pas  été  assez  rapide  pour 
m' empêcher  de  plonger  la  lame  toute  entière  dans 
les  flancs  de  l'enfant. 

—  Au  meurtre,  à  l'assassin,  hurlait  celui-ci  dans 
une  angoisse  inexprimable. 

A  ce  moment  l'escalier  était  envahi  par  une  foule 
furieuse  cpii  allait  m'écharper,  lorsque  j'enlevai 
tranquillement  ma  victime  d'une  main  et  que  de 
l'autre  je  tendis  mon  chapeau  à  la  galerie.  L'enfant 
est  en  bois,  dis-je,  c'est  ma  première  séance  à 
Londres.  La  foule  se  mit  à  rire,  je  fis  une  recette 
abondante,  ma  réputation  était  faite.  Je  garde  ma 
poupée;  peut-être  me  reverrez-vous  un  jour,  me 
dit-il  mélancoliquement. 

— -  Je  ne  vous  le  souhaite  pas,  répondis-je. 

La  leçon  du  passé  ne  lui  avait  point  proUté;  en 


l'AHIS    OLBLll':  l8o 


peu  de  temps  il  mangea  riiérilage  de  son  oncle;  il 
quitta  Paris  et  partit  aux  Indes  Hollandaises,  où  il 
se  maria  avec  une  petite  actrice,  une  Parisienne. 
Un  soir,  en  sortant  du  théâtre,  sa  femme  mourut 
subitement  :  une  petite  fille  lui  restait;  atteint  de 
la  nostalgie  du  boulevard,  il  liquida  sa  situation  et 
revint  à  Paris. 

En  route,  il  réfléchit  que  sa  bourse  était  phis  que 
légère  et  que  maintenant  ils  étaient  deux. 

Dans  ses  pérégrinations,  il  avait  vu  de  près  k^s 
prestidigitateurs  indiens,  il  avait  saisi  la  clef  des 
prétendus  mystères  des  Fakiivs,  il  résolut  de  se 
servir  de  cette  connaissance  pour  donner  des  soirées 
en  Europe;  il  initia  sa  petite  Hile  à  ses  desseins. 

Tous  deux  débarquèrent  à  Marseille  ;  là,  il  résolut 
de  donner  une  représentation,  mais  avant  il  voulut 
offrir  à  la  presse  et  à  quelques  privilégiés  une  ré- 
pétition générale.  Il  obtint  un  succès  formidable. 

Parmi  ses  tours  se  trouvait  le  panier  indien; 
après  la  répétition,  il  donna  encore  quelques  indi- 
cations à  sa  fille. 

—  Surtout  ma  chérie  n'oublie  pas,  lui  dit-il,  que 
je  suis  censé  te  tuer  quand  tu  es  dans  le  panier, 
donc  avant  de  faire  jouer  la  trappe,  crie  très  fort 
pour  augmenter  l'illusion  :  crie,  pleure,  appelle. 

Le  lendemain,  la  représentation  publique   eut 
^lieu,  la  salle  était  comble,  tous  les  tours  de  r homme 
à  la  poupée  furent  applaudis  avec  enthousiasme, 
Yint  ensuite  le  tour  du  panier  indien. 


l<SiJ  l'A  1)1  s    OUI?  LIÉ 


Sa  jeune  fille  s'avança,  puis,  après  une  scènr 
mimée,  qui  produisit  un  effet  immense,  entra  dans 
le  panier;  immédiatement,  le  prestidigitateur  tra- 
versa ce  panier  de -sg,  longue  épée.  On  entendit  un 
grand  cri,  il  montra  sa  lame  rouge  de  sang  au  pu- 
blic en  délire. 

L'orchestre  exécuta  un  trémolo. 

Quand  il  fut  sur  d'avoir  suffisamment  fi'appé 
l'imagiiiation  de  tous  les  spectateurs,  il  revint  nu 
panier  et  l'ouvrit. 

Mais  soudain  il  chancela  et  tomba  siii'  la  scène 
en  criant  : 

—  Mon  enfant,  mon  enfant  ! 

Au  fond  du  panier  gisait  la  jeune  fille,  sanglante, 
immobile,  la  poitrine  traversée  par  un  coup  d'épée. 
La  trappe  mal  assujettie  n'avait  pas  joué  à  temps  : 
la  malheureuse  enfant  était  morte. 

On  accourut,  on  releva  l'homme  n  In  poupée,  il 
ouvrit  les  yeux .  en  fredonnant  la  chanson  de 
Papillon  :  Si  Je  meurs,  que  ton.  m'enterre. 

Il  était  fou. 

Moreau  formait  un  contraste  frappant  avec 
VJiomme  à  la  poupée;  il  était  petit,  trapu,  imberbe, 
une  figure  de  fouine,  l'œil  percé  en  vrille,  presque 
chauve  et  invariablement  coiffé  d'une  casquette  de 
soie,  ornée  d'une  énorme  visière. 

Il  exerçait  son  métier  de  tireur  de  cartes  sur  les 
places  publi(pies  depuis  plus  de  trente  ans.  Son 
matériel  (Hait  des  plus  primitifs,  uiu'  table  en  bdis' 


PARIS    OUBLIÉ  187 


hlanc,  trois  gobelets  en  fer  battu,  trois  miiseades 
taillées  dans  de  vieux  bouclions  de  liège  et  un  jeu 
de  piquet  graisseux. 

Son  compère  Ptqnlhm  ouvrait  la  séance  en 
Lraçant  à  la  craie  ou  à  l'aide  d'un  morceau  de  char- 
bon, sur  l'asphalte,  des  lignes  cabalistiques  et  des 
ligures  grotesques.  Ouand  la  foule  était  assemblée, 
il  faisait  élargir  le  cercle  et  chantait  d'une  voix  na- 
sillarde, éraillée  et  avinée: 

Si  je  iiKMirs,  que  Ton  m'imtcriT 
Dans  la  cave  où  est  le  vin. 
Le  nez  contre  la  imirailli', 
La  tête  sous  le  robiii. 
S'il  en  reste  une  goutte  encore 
Ça  sera  pour  me  l'afraîcliir, 
Kt  si  le  tonneau  dcfonce 
J'en  boirai  à  mon  loisir. 

Vingt  couplets  suivaient,  tous  plus  décousus  les 
uns  que  les  autres,  mais  personne  ne  s'occupait  de 
kl  rime. 

Il  racontait  ensuite  ses  aventures... 

Au  beau  milieu  de  sa  narration,  Moreau  faisait 
brusquement  irruption  dans  le  cercle  en  flanquant 
à  Papillon  un  formidable  coup  de  pied  dans  le 
deiTière. 

Le  dialogue  suivant  s'engageait  entre  les  deux 
compères  : 

—  Que  fais-tu  là,  misérable? 

—  Vous  le  voyez  bien,  patron. 

—  Je  ne  vois  rien  du  tout,  mais  je  suis  bien  sur 


1  88  l' A  R  1  s    0  L  B  L  1  É 


que  tu  disais  du  mal  de  moi  à  ces  dames  et  à  ces 
messieurs. 

—  Ah  !  jamais! 

—  Pourquoi  n'es-tu  pas  à  la  maison?  Va-t'eu, 
je  te  chasse. 

—  Je  n'ai  rien  fait. 

—  C'est  précisément  pour  cela.  D'ailleurs,  tu  es 
un  mauvais  serviteur.  Hier,  je  te  recommande  de 
cirer  mes  boites,  de  mettre  la  viande  dans  la 
marmite  et  de  donner  l'avoine  au  cheval  ;  tu  cires 
la  viande,  tu  mets  l'avoine  dans  la  marmite  et  tu 
donnes  mes  bottes  au  cheval.  J'ai  pourtant  des 
bontés  pour  toi.  Je  t'emmène  au  restaurant... 

—  A  la  porte. 

—  ...  Je  t'offre  des  huîtres... 

—  Oui,  les  coquilles... 

—  ...  Je  veux  te  faire  épouser  ma  nièce,  une 
jolie  lille. 

—  Parce  qu'elle  est  enceinte  de  huit  mois. 

—  Va  t'en,  maraud  ;  tu  n'es  qu'un  ingrat. 
Papillon  s'en  al  lait  en  pleurant,  tout  en  s'essuyan  t 

les  yeux  avec  la  queue  de  sa  perruque  ;  Moreau, 
alors,  ôtait  sa  casquette  et  commençait  son  bo- 
niment : 

Mesdames,  Messieurs,  je  suis  Morcfiii,  l'élève  de 
la  célèbre  Lenormand ,  la  même  qui  prédit  la 
déchéance  de  l'Empereur  et  sa  morL  à  Sainte- 
Hélène.  J'ai  eu  l'honneur  de  travailler  devant 
toutes  les  tètes  couronnées  de  l'univers  ;  ma  repu- 


l'A  RIS   OUBLIÉ  189 


tation  est  faite  dans  le  monde  entier.  J'habite  un 
hôtel  ,  dont  je  suis  propriétaire ,  aux  Champs- 
Elysées  ;  là.  je  ne  prends  pas  moins  de  500  fr.  par 
consultation,  et  encore  faut-il  se  faire  inscrire  à 
l'avance:  mais,  comme  je  suis  humanitaire,  je 
veux  que  le  pauvre,  comme  le  riche,  profite  de  mes 
études,  de  ma  science,  de  mon  expérience  et  du 
don  de  divination  que  la  nature  m'a  donné. 

Vous  n'oseriez  pas  venir  à  mon  hôtel  fouler  les 
lapis  moelleux  de  mes  salons;  alors  je  viens  à 
vous,  sur  cette  place  publique,  sans  honte,  comme 
un  homme  qui  accomplit  un  devoir. 

Soit  pour  deuil,  mariage,  héritage,  procès, 
consultez-moi.  Tenez,  par  exemple,  un  domestique 
qui  aurait  perdu  sa  place,  je  hii  dirais  par  la  faute  de 
qui  ;  quand  il  en  retrouvera  une,  si  elle  sera  bonne. 

Avez-vous  été  volé.,  je  vous  dirai  le  nom  du 
voleur,  où  sont  cachés  les  objets.  Tendez  les 
mains,  deux  sous  seulement. 

Moreau,  alors,  faisait  le  tour  de  la  société  et 
tendait  son  jeu  de  piquet.  Quand  il  avait  placé  une 
dizaine  de  cartes,  il  encaissait  sa  recelte  et  envoyait 
ses  clients  l'attendre  sous  le  premier  arbre  à  gau- 
che. Fermez,  disait-il,  la  porte  avec  une  épingle; 
je  crains  Tes  courants  d'air. 

]*endant  que  Morraii  amusait  son  public.  Papillon 
était  allé  se  déshabiller  et  se  grimer  au  point  de  se 
rendre  méconnaissable;  puis  il  allait  s'installer 
chez:  le  marchand  de  vin  à  côté, 

H. 


190  r  A  R I  s  0  u  B  L 1 1': 


Morcan  tirait  les^  cartes  au  client  qui  l'attendait 
sous  l'arbre,  et  quand  il  tombait  sur  une  bonne 
tète  :  Vous  voyez,  lui  disait-il,  ce  que  je  vous  dis 
pour  deux  sous;  si  \ous  voulez  en  savoir  davan- 
tage, le  petit  jeu  est  de  trente  sous  et  le  grand  jeu 
de  trois  francs.  Le  client  naïf  se  laissait  séduire 
par  l'aplomb  de  Moreau,  qui  l'envoyait  l'attendre 
cbez  le  marchand  de  vin,  où  Papillon,  sous  les 
apparences  dun  paysan,  se  tenait  en  observation 
en  face  d'un  demi-setier.  11  arrivait  parfois  que 
sur  dix  clients ,  More/iu  parvenait  à  en  décider 
quatre  ou  cinq  à  se  faire  faire  le  grand  jeu, 
Pftpilloit.  qui,  de  son  coin,  les  guignait,  s'appro- 
cbait  d'eux,  et  la  conversation  s'engageait.  11 
racontait  que  la  renommée  de  Moreau  était  par- 
v(niue  jus(ju'au  fond  de  son  village,  et  qu'il  avait 
entrepris  le  voyage  de  Pont-rEvè([ue  à  Paris  pour 
le  consulter  au  sujet  d'un  riche  héritage  qu'il 
convoitait. 

Confidences  pour  confidences,  les  braves  gens 
lui  racontaient  leurs  petites  affaires,  ce  qu'ils  dési- 
raient savoir  de  Moreau.  Après  quelques  instants 
Papillijn  était  si  bien  instruit,  qu'il  aurait  pu  écrire 
leur  l)iograpbie. 

Moreau  tardait  à  arriver  pour  donner  le  temps  à 
son  compère  de  vider  ses  dupes.  Enfin,  il  faisait 
son  entrée.  Le  premier  de  ces  messieurs,  disait-il 
gravement.  Papillon  se  levait,  et  tous  deux  péné- 
traient dans  un  cabinet  hermétiquement  clos.   Là, 


PARIS   OUBLIÉ  191 


devant  une  vieille  bouteille,  Papillon  racontait  le 
résultat  de  ses  conversations,  et  sortait  reconduit 
par  Moreau  en  s'écriant  :  l>on  Dieu  du  ciel,  c"est 
un  sorcier,  et  faisait  un  sii^ne  de  croix. 

Chaque  individu  était  introduit  à  son  tour  et 
quittait  Moreau  absolument  émerveillé. 

Qu'est  devenu  cet  homme  de  génie? 

Depuis  vingt-cinq  ans  au  moins,  on  voyait  arri- 
ver à  la  même  heure,  s'installer  à  la  même  place, 
au  coin  du  quai  Jemmapes,  un  grand  vieillard,  mi- 
sérablement vêtu,  mais  très  soigné.  Dos  pièces  de 
ditïérentes  couleurs  -émaillaient  sa  longue  redin- 
gote et  son  pantalon,  mais  pas  de  loques  et  pas  de 
trous. 

Quoiqu'il  ne  fût  pas  aveugle,  il  était  accompagné 
d'une  petite  chienne  marron,  tachée  de  feu,  qui  ne 
le  quittait  jamais;  c'était  elle  qui  faisait  la  [)olico  du 
cercle  d'auditeurs  qui  entouraient  le  père  La  Flùtc 

Tous  les  gamins  de  l'école  mutuelle  de  la  rue  de 
la  Roquette  économisaient  une  tartine  sur  leur 
déjeuner,  pour  régaler  Sophie  (c'est  ainsi  qu'on 
nommait  la  chienne).  Quand  l'heure  de  quatre 
heures,  sortie  de  l'école,  approchait,  la  chienne 
levait  son  museau  en  l'air,  furetait  dans  tous  les 
coins,  inquiète,  aboyant  discrètement,  flairant  tous 
les  auditeurs;  de  très  loin  la  bande  de  gamins 
s'annonçait  par  de  frais  éclats  de  rire  :  aussitôt 
Sophie  gambadait,  cherchant  une  issue  dans  la 
masse  compacte,   pour    courir  au-devant  de   ses 


192  PARIS    OUBLIÉ 


jeunes  amis  ;  puis  quelques  minutes  plus  tard,  une 
pluie  de  tartines,  confitures,  miel,  raisiné,  fromage 
de  Brie  ou  d'Italie  tombait  sur  la  loque  qui  servait 
de  tapis  au  pauvre  vieux. 

Sop/iie  les  ramassait  délicatement,  une  à  une, 
puis  les  entassait  aux  pieds  du  père  La  flûte  ;  elle 
se  léchait  bien,  mais  n'y  touchait  jamais. 

Un  jour,  le  père  La  Flûte  ne  vint  pas  à  l'heure 
accoutumée,  mais  Sophie  fut  exacte  ;  elle  flaira, 
tourna,  quêtant  comme  de  coutume,  et  finalement 
s'assit  à  sa  place  habituelle,  attendant  patiemment 
quatre  heures  ;  les  moutards  arrivèrent,  lui  donnè- 
rent sa  provende  quotidienne  ;  elle  en  prit  dans  sa 
gueule  autant  qu'elle  put  et  partit  au  galop. 

Pendant  plusieurs  jours  le  même  manège  se  re- 
nouvela. 

Lq,  père  La  Flûte  était  mourant  sur  son  grabat, 
mourant  de  vieillesse  et  de  privations.  L'intelli- 
gente bête  nourrissait  seule  le  pauvre  liomme. 

Les  voisins,  qui  ne  voyaient  plus  le  père  La  Flûte 
sortir  de  son  taudis,  s'inquiétèrent  et  prévinrent  le 
commissaire  de  police.  Ce  dernier  le  trouva  mort 
sur  un  amas  de  chilfons.  Sop/iie,  morte  aussi,  au 
milieu  d'un  monceau  de  tartines  presque  dévorées 
par  les  rats. 

A  l'inventaire  des  papiers  du  père  La  Flûte,  on 
découvrit  qu'il  se  nommait  Fernand  de  Moor,  âgé 
de  quatre-vingts  ans,  descendant  d'une  ancienne 
famille  d'Ecosse, 


l'Ali  1  s    OUBLIÉ  193 


Flûtiste  de  grand  mérite,  il  était  venu  à  Paris 
vers  1832,  croyant  y  vivre  de  son  talent,  mais,  re- 
poussé par  tous,  il  n'avait  pu  arriver;  la  misère 
l'avait  un  jour  forcé  à  jouer  en  pleine  rue.  Arrêté 
par  les  agents  et  conduit  au  Dépôt  comme  vaga- 
bond, il  obtint,  à  force  de  prières,  Tautorisation 
d'exercer  le  métier  d'artiste  ambulant  ;  il  choisit 
alors  la  place  de  la  Bastille. 

Passionoé  pour  son  art,  il  se  laissait  souvent 
entraîner  par  la  mélodie  ;  parfois,  après  avoir  ter- 
miné un  morceau,  il  tombait  en  extase,  laissant 
errer  ses  regards  dans  le  vide  ;  illuminé,  il  voguait 
dans  l'inconnu,  et  semblait  parler  à  un  monde  in- 
visible ;  il  oubliait  de  faire  la  quête. 

Grand  admirateur  d'IIalévy,  il  connaissait  par 
cœur  toutes  les  compositions  du  maestro.  Lorsque 
le  grand  musicien  mourut,  il  suivit  l'enterrement, 
nu-tête,  un  crêpe  à  son  instrument. 

Il  mourut  quelque  temps  après,  comme  je  viens 
de  le  dire,  seul,  avec  sa.  ^a.u\ve  Sophie. 

S'il  avait  vécu  de  nos  jours,  peut-être  eut-il  été 
député,  voire  même  sénateur.  Bouvard,  Yhomme 
à  la  vessie,  disait  bien  entre  deux  chopines,  que 
lorsque  la  République  viendrait,  il  serait  nommé 
directeur  du  Conservatoire  ! 

Un  type  encore  bien  curieux,  était  celui  du  gri- 
macier,  l'homme  au  poil  à  gr aller . 

Il  arrivait  sur  la  place,  coiffé  d'un  mauvais  tri- 
corne, posé  de  travers  sur  une  sale  perruque  en 


194  TARIS    OUBLIÉ 


filasse,  vètii  d'un  vieil  habit  rouge  en  loques,  agré- 
menté de  galons  fanés,  laissant  voir  le  cuivre  de 
la  trame . 

Il  avait  deux  manières  d'intéresser  son  public  : 
d'abord  par  ses  grimaces  horribles  et  une  dilatation 
naturelle  de  la  mâchoire,  laquelle  lui  permettait 
d'ouvrir  une  bouclie  grande  comme  un  four,  en- 
suite par  l'imitation  de  toutes  les  coiffures  con- 
nues, à  l'aide  d'une  rondelle  en  feutre  souple  qu'il 
transformait  de  soixante  façons  dilférentes,  depuis 
le  chapeau  du  pelit-tondu  jusqu'à  la  toque  du  pâ- 
tissier. 

Son  pallas  ne  variait  jamais  :  Voulez-vous,  disait- 
il,  vous  amuser  en  société?  achetez  ma  poudre  ; 
c'est  un  secret  que  m'a  légué  un  de  mes  aïeux. 
Marin,  son  navire  lit  naufrage  ;  il  échoua  dans  une 
île  sauvage,  la  fille  du  roi  devint  amoureuse  de  lui 
et  elle  lui  proposa  de  choisir  entre  l'épouser  ou 
être  mangé  à  une  sauce  quelconque.  Il  épousa  la 
sauvage,  devint  roi  du  piiys;  il  avait  de  grandes 
connaissances  en  botanique  ;  dans  une  excursion 
il  découvrit  l'arbuste  dont  le  fruit  fournit  la  poudre 
que  j'ai  l'honneur  de  vous  offrir. 

Vous  allez  dans  le  monde,  vous  ne  pouvez  pas 
parier  un  litre  avec  madame  la  comtesse  qu'elle  ne 
mouchera  pas  la  chandelle  avec  son  pied  ;  mais,  si 
elle  se  plaint  que  son  mari  la  délaisse,  n'exploite 
pas  suffisamment  son  capital  pour  lui  faire  pro- 
duire  un  intérêt,  vous  pariez  avec  elle  qu'à  ses 


P.VlilS    OUI!  LIÉ  VX) 


côtés,  son  mari  ne  dormira  plus  d'un  sommeil  de 
plomb  ;  qu'il  se  démènera,  s'agitera  comme  un 
diable  dans  un  bénitier  ou  comme  un  jeune  marié 
la  première  nuit  de  ses  noces;  elle  accepte  ;  vous 
pariez  quarante  sous  que  vous  faites  déposer  h  la 
Banque  de  France  et  vous  lui  livrez  le  secret. 

Si  votre  femme,  au  contraire,  dort  comme  une 
marmotte  pour  rêver  à  son  aise  à  votre  ami  pr(''- 
féré  et  que,  chaque  fois  que  vous  voulez  la  réveiller 
au  milieu  de  la  nuit,  elle  se  retourne  dans  la  ruelle 

en  grognant  :  Laisse-moi  tranquille Je  ne  veux 

pas Finis Je  suis  fatiguée J'ai  som- 
meil ....  ;  prenez  ma  poudre ,  mettez-en  une  pin- 
cée dans  sa  chemise  et  l'apathique  deviendra  une 
lionne  qui,  changeant  de  ton,  vous  dira  d'un  air 
câlin:  Mon  petit  homme,  gratte-moi  ;  oh  !  connue 

ça  me  démange Tout  ça,  pour  deux  sous  le 

paquet. 

Ce  que  le  grimacier  vendait  était  tout  simple- 
ment du  poil  contenu  dans  l'intérieur  du  fruit  de 
l'églantier,  et  la  bêtise  humaine  est  si  grande  qu'il 
en  débitait  des  (juantités  incroyables. 

A  certains  jours  de  la  semaine,  Miette,  célèbre 
entre  tous.  Miette,  le  devancier  de  Duchesne, 
Miette  qui ,  sans  voiture ,  sans  musique ,  sans 
instruments  de  chirurgie,  savait  captiver  la  foule, 
faisait  son  apparition  sur  la  place.  Tout  son  matériel 
se  composait  d'un  mouchoir  à  carreaux,  le  vulgaire 
mouchoir  d'un  priseur.  et  d'une  boUc  en  carton. 


196  l'A  H  I  s    OUBLIÉ 


Petit,  maigre,  d'aspect  vieillot,  clamant  d'une 
voix  de  fausset  qui,  par  moment,  surpassait  les 
fantaisies  les  plus  extravagantes  du  fifre;  son 
boniment  était  invariable  :* 

«  Messieurs,  je  suis  Miette,  le  célèbre  Miette, 
seul  possesseur  du  secret  de  la  Poudre  persane. 
Ce  secret  fut  importé  en  France  par  mon  honora- 
ble père,  qui  vécut  longtemps  dans  la  cour  des 
ï^cbahs  de  Singapour,  Mostaganem  et  Téhéran! 
Miette,  disait  un  jour  le  grand  Schah,  Roi  et 
Empereur  des  i)a}  s  que  je  viens  de  vous  citer  et 
d'autres  beaucoup  plus  loin  encore,  comme  vous 
le  savez  peut-être;  Miette,  je  t'ai  comblé  d'hon- 
neurs, tu  astoutesles  décorations  des  nouveaux  et 
anciensmondes.  Je  veux  faire  plus  encore  !  :  Tu  vas 
me  ficher  le  camp  dans  ton  pays  ;  tu  diras  que  tu  y 
viens  de  ma  part,  non  pour  y  vendre,  mais  pour 
y  donner  la  Poudre  persane,  dont  seul  lu  auras  le 
secret!  » 

L'auditoire  riait!  Alors  Mietle  se  grandissait; 
sa  voix,  poussant  à  l'aigu  jusqu'à  l'impossible, 
dominait  les  rires,  et,  stridente,  se  faisait  entendre 
des  quatre  coins  de  la  place.  Il  s'écriait  :  «  Tas 
d"àaes,  vous  douiez  de  la  parole  de  Miette!  Atten- 
dez, bourriques.  »  Alors,  il  saisissait  un  badaud 
qu'il  guignait  depuis  longtemps  :  «  Arrive  ici, 
animal,  le  voilà  cueilli  !  » 

'<  Vous  comprenez.  Mesdames  et  Messieurs, 
ajoutait  Mietle,  que  nous  ne  sommes  pas  ici  à  la 


l'A  UIS    OUBLIÉ  197 


Cour  ni  clans  un  salon  du  no])le  faubourg.  On  ne 
peut  guère  choisir  son  monde;  il  faut  prendre  ce 
que  l'on  trouve,    n 

Tout  aussilot,  il  obligeait  le  patient  à  ouviir  la 
bouche  bien  grande  ,  lui  faisait  tourner  la  trte 
dans  tous  les  sens  en  disant  :  «■  x\pprocliez-vous, 
approchez-vous  et  venez  dire  en  chœur  avec  moi  : 
Non  !  il  n'y  a  pas  d'égout,  de  cloaque  plus  infect, 
plus  dégoûtant  que  la  gueule  de  Mossieu  ! 

»  Gomment,  jeune  homme,  vous  vous  plaigne?; 
au  lieu  de  remercier  le  hasard  qui  vous  a  jel('î 
dans  mes  bras  !  Allons,  pas  de  fausse  honte,  mon 
garçon,  ça  ne  vous  coûtera  rien;  ouvrez  bien  la 
bouche,  que  tout  le  monde  puisse  voir  que  je  ne 
suis  pas  un  charlatan  I 

»  Tenez,  Messieurs,  c'est  des  plus  simples.  — 
Un  coin  de  ce  mouchoir  (n'ayez  pas  peur,  mon 
ami,  il  n'y  a  que  moi  qui  mouche  dedans),  un  peu 
d'eau  de  ce  ruisseau,  une  parcelle  de  ma  Poiulre 
liermiie,  et...   » 

Jl  introduisait,  de  gré  ou  de  force,  le  doigt  dans 
la  bouche  du  malheureux,  et,  après  quelques 
secondes  d'un  astiquage  vigoureux,  lui  entr'ouvrait 
les  lèvres  pour  laisser  voir  la  blancheur  éblouis- 
sante des  dents  nettoyées. 

Miette  est  mort  il  y  a  quelques  années  sans 
laisser  d'élève  et  en  emportant  son  secret,  qui  était 
tout  simplement  de  la  ponce  lévigée  dans  l'acide 
sulfurique. 


lOS  l'A  RIS    OUBLIÉ 


On  vovait  longtemps  encore  après  la  mort  de 
Miette,  à  la  même  place,  une  grosse  vieille  sur- 
nommée la  belle  Ecossaise^  elle  pouvait  avoir  en- 
viron soixante  ans,  elle  vendait  une  poudre  écossaise 
en  débitant  le  même  boniment  que  le  père  Miette. 

Le  petit  Homère  de  la  Bastille  était  poète,  auteur 
et  chanteur;  pour  sa  muse  essentiellement  pari- 
sienne les  ('  petites  Heurs  des  bois;  doux  souve- 
nirs de  mon  village,  etc.,  »  étaient  lettres  mortes, 
sa  lyre  ne  s'écbaull'ait  qu'au  contact  des  pavés  du 
boulevard. 

C'était  presque  un  beau  gars,  le  corps  un  peu 
épais  était  planté  d'aplomb  sur  les  jarobes,  et  les 
jambes  plantées  non  moins  d'aplomb,  sur  la  bor- 
dure en  granit  du  trottoir^  voilà  pour  l'bomme  ; 
une  guitare  grand  modèle,  voilà  pour  l'orchestre. 

Comme  exécution  et  comme  méthode  tout  ce 
qu'il  y  a  de  plus  primitif,  Fhomme  arrachait  à 
la  guitare  des  accords  plaqués;  lui,  il  disait,  la 
guitare  donnait. ce  qu'elle  pouvait;  lui,  superbe, 
phrasait,  ce  qu'il  trouvait  infiniment  supérieur 
à  chanter. 

11  se  peignait  lui-même  ainsi  : 

Comme  le  divin  Homère 
En  chantant  mes  vers, 
Je  sais  braver  la  misère 
Et  les  cœurs  pervers, 
Oiumd  je  viens  monter  ma  lyre 
Siu'  rhumble  trottoir, 
Monsieur,  n'allez  pas  me  dire: 
Allrz  vous  asseoir. 


TARIS    OUBLIÉ  \\V,) 


Il  abordait  souvent  la  critique  sous  forme   de 
vaudeville. 

Voici  d'ailleurs  ce  qu'il  chantait  en  I80M  : 


Les  Russes  armés  d'un  lubi', 
Par  un  procédé  nouveau, 
Vont  dessécher  le  Dauubo 
Et  laisser  les  Turcs  sans  eau 

UalauiMjire 

Dérisoire. 
Qurls  caueaus  dans  la  cilé 

A  i.'rand"[ii'inr 

Par  seniaiui- 
Dil-ou  une  vi-rilé. 


Il  faudrait  citer  Tœuvre  entière  qjour  apprécier 
cette  célébrité  de  la  rue. 

La  facture  et  l'acquit  dénotaient  une  personna- 
lité, et  le  P'tit  Homère  devint  plus  tard  Baumcster, 
qui  laissa  des  recueils  de  chansons  dont  les  refrains 
sont  encore  populaires  dans  les  ateliers. 

Malheureusement  pour  lui,  il  laissa  un  fils  qui 
travaille  (c'est  le  mot  du  métier)  encore  aujourd'hui 
sur  les  anciens  boulevards  extérieurs,  près  Roche- 
chouart.  Mais,  hélas!  la  muse  paternelle  s'est 
envolée. 

Il  y  avait  encore  le  marchand  d'habits,  la  dynas- 
tie de  la  famille  Meurt  de  soif  ([ui  vous  vendait  un 
complet  pour  cent  sous  ;  le  marchand  de  berlingots 
qui  annonçait  sa  marchandise  en  criant  :  A  qui-t-en- 
coreune  obélisque,  <à  la  Heur  d'oranger,  au  tabac  à 
priser?  La  vendeuse   de  café  qui  offrait  un  petit 


200  PARIS    OUULIÉ 


noir  à  un  sou,  café  fabriqué  avec  le  marc  qu'elle 
ramassait  dans  les  tas  trordures  ;  la  mère  Renault^ 
la  providence  des  écoliers,  qui  se  disputaient  ses 
chaussons  aux  pommes  ou  aux  pruneaux  et  surtout 
ses  fameux  rassis;  Pi^adier  le  hàtoniste  ;  il  y  avait 
bien  par-ci  par-là  une  ombre  au  tableau  :  en  plein 
jour,  des  filles  racolaient  les  passants  qu'elles 
emmenaient  dans  les  garnis  mal  famés  du  voisi- 
nage et  le  soir  au  bord  du  canal,  tandis  que  leurs 
hommes  attendaient  chez  les  mastroquets  des  en- 
virons que  leurs  femmes  leur  apportent  le  produit 
(l(i  la  générosité  de  la  pratique  ;  si  la  recette  était 
maigre,  et  cela  arrivait  souvent,  les  rixes  s'enga- 
geaient; si  au  contraire  elle  avait  été  grasse,  en 
avant  les  saladiers  de  vin  sucré.  C'était  malpropre, 
mais  ne  voyons-nous  pas  aujourd'hui  les  mêmes 
faits  se  passer  rue  Montmartre,  en  plein  cœur  de 
l'aris;  une  [)]aie  a  remplacé  l'autre,  et  les  saltim- 
banques n'avalent  plus  de  sabres  mais  ils  font  de  la 
politique. 

La  fameuse  prison  de  la  Bastille  fut  démolie  par 
le  fameux  patriote  Palloy,  en  1789.  Y  compris  les 
huit  tourelles,  cette  prison  absorbait  une  superficie 
de  2.670  mètres,  la  deuxième  enceinte  7.800  mè- 
tres, le  bastion  et  le  jardin  4.080  mètres,  total  : 
14.550  mètres. 

Une  loi  de  1792  prescrivit  la  formation  de  la 
jdace  actuelle  sur  le  terrain  qu'elle  occupait. 

Au  sud-est  de  la  Bastille,  on  voyait  encore,  en 


V  A  11  1  S    0  L"  1!  L  l  É  20  l 


1859,  un  éléphant  colossal,  en  plâtre,  ce  n'était  que 
la  maquette  d'un  éléphant  qui  devait  être  construit 
avec  le  bronze  des  canons  conquis  dans  la  campa- 
gne de  Friedland  ;  le  décret  qui  ordonnait  l'édifica- 
tion de  ce  monument  fut  rendu  en  février  1811. 

L'éléphanl  fut  démoli  lorsqu'on  construisit  le 
poste  qui  se  trouve  aujourd'hui  en  face  du  tramway. 


TARIS    OUBLIÉ  ^20[ 


Vlll 


Li.1  Heine  IJlauche.  —  Les  ariivé(»s.  —  Niui  l.i  Belle  ou  cuisse;;.   - 
Le  bal  de  l'Astic.  —  Trouipe  la  Mort. 


Deux  bals  étaient  placés  sous  le  patroiiajxc  de  la 
Jtri/ie  Blanche,  l'un  situé  boulevard  Clicliy,  l'autre 
rue  Saint-Antoine,  par  corruption  ce  dernier  se 
nommait  la  Dame  Blanche. 

La  Reixe  Blanche  du  boulevard  Clichy  avait 
pour  clientèle  spéciale  les  filles  de  bas  étage  qui 
venaient  y  truquer  et  des  ouvrières  qui  débutaient. 

On  n'y  entrait  pas  en  bonnet,  le  tablier  était 
proscrit  au  contrôle.  C'était  un  spectacle  curieux 
de  voir  les  ouvrières,  à  la  queue  leuleu,  déposer 
au  vestiaire  leur  petit  panier  d'osier  qui  avait  con- 
tenu les  vivres  de  la  journée,  que  la  mère  pré- 
voyante garnissait  chaque  malin. 


ÛOi  l'A  ni  s    OL'BLIÉ 


Quand  elles  rentraient  au  domicile  paternel, 
rouges,  essoufflées,  en  sueur,  la  mère  grondait. 

—  Ne  gronde  pas,  disait  la  petite,  j'ai  veillé 
pour  finir  un  travaii  pressé,  et  comme  il  était  tard, 
j'ai  eu  peur  des  liommes  dans  la  rue,  j'ai  couru 
pour  arriver  plus  vite;  vois  comme  je  suis 
essoufflée! 

C'était  le  premier  pas,  le  bonnet  n'était  qu'au  ves- 
tiaire, il  n'était  pas  encore  par-dessus  les  moulins. 

On  y  voyait  aussi  des  filles  en  vogue,  elles  reve- 
naient vers  le  lieu  de  leurs  débuis,  pour  épater  les 
camarades  qui  n'avaient  pas  réussi,  on  les  appelait 
les  arrivées,  tout  comme  on  dit  d'un  grand  bomme, 
il  arrive  à  l'Académie,  ou  d'un  maquereau  à  la 
halle,  ce  qui  prouve  qu'on  arrive  de  différentes 
manières  :  elles  étalaient  complaisamment  leurs 
toilettes  et  leurs  diamants,  se  retroussaient  hardi- 
ment pour  laisser  voir  un  bas  de  soie  rose  bien 
tiré,  et  des  bottines  Louis  XV  en  veau  mordoré  à 
hauts  talons,  qui  n'avaient  rien  de  commun  avec  le 
modeste  soulier  éculé  en  cuir  de  cheval  qu'elles 
portaient  jadis. 

Elles  quittaient  la  Maison  Dorée,  le  Café  Anglais, 
le  Helder,  un  appartement  bien  chauffé,  parfumé, 
le  Champagne  pétillant  dans  des  coupes  mousseline, 
pour  un  air  saturé  d'odeur  de  graillon,  de  tabac 
et  de  sueur  des  pieds,  et  boire  comme  autrefois  un 
vieux  saladier  de  vin  de  campéche,  ou  un  bischoft' 
de  vin  blanc.  .l 


l'A  lus    OUBLIÉ  205 

Elles  avaient  la  nostalgie  de  la  boue  comme 
d'autres  la  nostalgie  des  champs  où  elles  ont  été 
élevées. 

Cela  les  changeait  et  leur  procurait  une  jouis- 
sance nouvelle,  de  revoir  les  Alphonses  qui  les 
battaient  comme  plâtre,  de  se  suspendre  à  leurs 
bras,  câlinement,  et  d'étaler  un  luxe  de  linge  inouï 
dans  un  pharamineux  cavalier  seul. 

Plus  d'une  se  disait  tout  bas:  mon  ancien  homme 
est  une  crapule,  mais  c'est  un  homme,  tandis  que 
mon  gandin,  on  pourrait  voir  le  jour  au  travers. 

Une  des  filles  les  plus  en  réputation  à  la  Reine 
Blanche  était  \ini  la  Belle  en  cuisses,  elle  n'avait 
pas  de  rivale  pour  marcher  sur  les  mains.  Quoique 
pas  républicaiiie,  elle  était  sans  culottes,  aussi, 
pour  ne  pas  olïenser  la  pudeur  du  municipal,  chargé 
nonobstant  de  faire  respecter  la  morale,  elle  ra- 
massait ses  jupons  entre  ses  jambes,  les  lixait  à  sa 
ceinture  avec  une  épingle,  et  en  avant  deux. 

Un  soir  ses  jupons  mal  attachés  tombèrent,  elle 
ne  s'en  aperçut  pas  et  fit  sa  culbute.  Oh  !...  le  mu- 
nicipal qui  n'en  perdait  pas  une  bouchée  ne  put 
s'empêcher  de  s'écrier,  N.-de-D  ..,  les  belles 
cuisses. 

Le  nom  lui  resta. 

La  salle  de  la  Dame  Blanche  de  la  rue  Saint- 
Antoine  était  l'une  des  plus  anciennes  de  Paris, 
dans  le  monde  des  collégiens,  elle  n'était  connue 
(lue  sous  le  nom  de  l  Asile. 

12 


i20G  l'Aill.S    0U15L1É 


C'était  le  rendez-vous  des  grands  peintres,  (jiii 
venaient  là  pour  y  eliei'clier  des  modèles.  Chacun 
sait  que  le  quartier  était  et  est  encore  peuplé 
d'israélites. 

En  1848,  le  bal  de  rAslic  fut  transformé  en  clul), 
un  des  comités  qui  présidaient  à  l'insurrection  de 
juin  y  siégeait.  La  salle  fut  alors  transformée  en 
ambulance  ;  le  général  Négrier,  blessé  à  mort  à 
une  des  barricades  voisines,  y  fut  transporté. 

On  remarquait  parmi  les  auditeurs  assidus  du 
Club  de  l'Astic  un  grand  et  magnifique  garçon 
taillé  en  hprcule,  toujours  en  manches  de  chemise 
retroussées  jusqu'au  coude,  un  tablier  de  cuir  (une 
basane)  attaché  à  la  ceinture;  c'était  un  interrup- 
teur acharné.  Au  moment  le  plus  pathétique  du 
discours  d'un  orateur  en  renom,  il  demandait  la 
parole  et  montait  à  la  tribune  sans  se  soucier  des 
cris  des  auditeurs;  là,  il  secouait  sa  tête  puissante  : 
la  tète  de  Danton  sur  les  épaules  d'un  géant,  et 
montrant  ses  bras  nerveux  à  l'assemblée,  disait 
invariablement  :  «  Assez  de  blagues  !  Vous  parlez 
d'organiser  le  travail  ;  le  travail,  le  v'ià  !  » 

C'était  un  forgeron  nommé  le  Bouryuignon;  son 
nom  est  encore  célèbre  dans  les  ateliers. 

Il  commandait  en  juin  18i8,  la  barricade  do  la 
place  Baudoyer,  laquelle  fut  une  des  plus  difficiles 
à  prendre  de  Paris.  Arièté  les  armes  à  la  main,  il 
fut  emprisonné  avec  un  certain  nombre  de  com- 
battants dans  les  souterrains  de  l'ÏIôtel-de-Ville. 


PARIS   OUBLIÉ  :20T 


Vers  minuit,  un  officier  prit  dans  lo  tas,  au 
hasard,  et  on  conduisit  les  prisonniers  attachés 
deux  à  deux,  escortés  d'un  fort  détachement  de 
chasseurs,  dans  la  plaine  du  Champ-de-Mars,  hien 
approprié  pour  ces  terrihles  exécutions;  puis,  là, 
pêle-mêle,  ils  étaient,  sans  pitié,  fusillés,  massa- 
crés à  hout  portant.  Le  Bourguignon  se  trouvait 
au  milieu  du  tas;  aux  premiers  coups  de  fusil,  il 
tomha,  le  peloton  rechargea  ses  armes;  nouvelles 
hécatombes ,  jusqu'à  ce  qu'il  ne  restât  rien  de- 
bout. 

Aussitôt  arrivèrent,  à  un  signal  donné,  une  bri- 
gade d'iiommes  avec  des  tombereaux  de  ])oueux. 
dans  lesquels  ils  jetèrent  les  cadavres  sanglants, 
puis,  le  tout  fut  conduit  au  cimetière  Montmartre. 

Au  travers  les  planches  des  toml>ereaux.  le  sang 
des  malheureux  filtrait,  laissant  sur  leur  passage 
de  larges  traînées  rouges. 

Arrivés  au  cimetière,  une  immense  fosse  était 
creusée;  les  fossoyeurs  improvisés  y  jetèrent  leur 
lugubre  chargement  et  couvrirent  le  tout  d'une 
légère  couche  de  terre. 

Vers  trois  heures  du  matin,  Bourguignon^  qui 
n'avait  été  que  blessé,  parvint,  après  des  efforts 
inouïs,  à  se  dégager  des  cadavres  qui  l'étoutfaient, 
il  se  dressa  sur  son  séant;  puis,  rassuré  par  le 
silence  qui  régnait  autour  de  lui,  avec  mille  pré- 
cautions, il  enjamba  la  masse  inerte,  glissant  dans 
le  sang  à  chaque  pas.  écrasant  les  moribonds  (jui 


208  PARIS    OTBLIÉ 


gémissaient  douloureusement.  Enfin,  il  parvint  à 
sortir  de  la  fosse. 

Il  se  glissa  entre  les  tombes,  s'orienta  facilement 
grâce  à  un  splendide  clair  de  lune,  et  gagna  sans 
encombre  le  mur  extérieur  du  cimetière  ;  il  se  sus- 
pendit à  la  crête  et  se  laissa  glisser  dans  la  rue. 

Il  se  croyait  sauvé,  mais  il  avait  compté  sans 
les  bourreaux  qui  battaient  le  quartier  pour  y 
chercher  de  nouvelles  victimes;  il  n'avait  pas  fait 
cent  pas  qu'il  fut  arrêté  à  nouveau. 

Couvert  de  sang,  du  sien  et  de  celui  des  autres, 
son  compte  était  clair.  Il  fut  conduit  devant  le 
sous-lieutenant,  à  qui  il  raconta  simplement  com- 
ment il  venait  d'échapper  miraculeusement  à  la 
mort;  celui-ci,  pris  de  pitié,  le  fit  laver,  lui  donna 
des  eifets  et  le  fit  reconduire  à  son  garni. 

Hélas  !  la  fatalité  poursuivait  Bourguignon^  car 
le  même  jour,  dénoncé,  il  fut  arrêté  et- envoyé  sur 
les  pontons.  Quand  on  lui  demanda  son  état  civil, 
pour  l'inscrire  sur  le  registre  du  bord  :  '<  Je  me 
nomme  Trompe-la-Mort,  »  répondit-il.  (-e  nom  lui 
resta. 

Sous  l'empire  ,  la  Dame-Blanche  changea  de 
nom;  on  l'appela  TElysée  ;  lorsque  la  rue  de  Ri- 
voli fut  prolongée;,  elle  prit  le  nom  de  la  grande 
artère.  Comme  par  le  passé,  on  y  danse  certains 
jours;  ceux  où  on  ne  danse  pas.  la  Salle  Rivoli 
est  transformée  en  réunions  publiques. 


PARIS   OUBLIÉ  209 


IX 


L'Hôtol-Dien.  —  La  l)OÎte  ans.  domiuos.  —  Ilégésippc  Moreaii. 
~  Les  rois  do  Fi-anci;  et  rHôtel-Dii-ii.  —  Gaïuard  et  le  Pont- 
uiix-Doubles.  —  Le  lit  omnilius.  —  Le  l)oullloa  douze  heures. 


Paris  compte  environ  deux  millions  cinq  cent 
mille  habitants.  Il  y  en  a  un  million  qui  frémissent 
à  ce  seul  mot  :  hôpital. 

Mercier,  dans  son  Tableau  de  Paris  (1780),  com- 
mence ainsi  son  article  sur  l'Hôtel-Dieu  :  «  J'irai  à 
riiôpital,  s'écrie  le  pauvre  Parisien  ;  mon  père  y  est 
mort,  j'y  mourrai  aussi.  « 

A  nos  oreilles,  ce  mot  :  hôpital,  sonne  comme  un 
glas  funèbre;  c'est  la  solitude,  l'abandon;  le  ma- 
lade est  éloigné  des  siens,  il  est  livré  à  des  mains 
mercenaires. 

Le  pauvre  malade,  chez  lui,  n'a  qu'un  grabat,  il 
n'a  pas  de  feu;  mais  il  a  à  son  chevet,  une  mère, 

12. 


210  PARIS    oui;  LIÉ 


une  femme,  un  enfant,  une  sœur  ou  une  famille 
qui  semble  lui  dire  :  «  Courage  !  »  Son  regard,  er- 
rant aux  quatre  ooins  du  taudis,  peut  reconnaître 
des  olqets  qui  lui  rappellent  le  passé,  peut-rtro  nu 
souvenir  jieureux,  une  joie  fugitive,  une  heure  de 
bonheur;  c'est  une  consolation.  S'il  meurt  là,  une 
main  amie  et  dévouée  lui  ferme  les  yeux;  son  der- 
nier regard  a  encore  pu  lire  dans  les  yeux  de  ceux 
qu'il  aime  et  (ju'il  quitte  ;  «  Courage!  nous  nous 
re verrons.  » 

A  l'hôpital,  rien  de  tout  cela  :  un  lit  blanc,  il  est 
vrai,  de  grands  médecins,  de  bons  médicaments; 
mais  c'est  pour  le  physique  cela;  pour  le  moral  : 
rien  ;  un  prêtre  qui  psalmodie  quelques  phrases 
banales,  la  prière  commune,  qui  vous  graisse  les 
bottes  ;  un  inlirinier  qui  attend  dans  un  coin  que 
r/iomrne  ait  fini  ])0\xv  l'enlever  aussitôt  ;  car  la  phice 
est  promise.  Un  autre  râle  sur  un  brancard  à  la 
porte. 

L'homme,  le  numéro,  va  mourir,  ses  yeux  cher- 
chent :  rien  que  le  vide,  des  visages  froids  et  in- 
souciants; sa  main  s'agite,  rien  à  presser;  il  ne 
trouve  encore  que  le  vide.  Il  se  cramponne  aux 
draps,  aux  couvertures,  aux  barres  de  fer  du  lit. 
Il  voudrait  attendre  le  jour  de  la  visite  ;  la  visite, 
c'est  dans  deux  jours;  la  mort  n'attend  pas.  L'in- 
firmier prépare  la  boite  au  domino;  le  malheureux 
laisse  échapper  un  cri,  cri  suprême.  On  tire  les  ri- 
deaux, Les  malades  disent  tout  bas,  en  se  signant: 


TARIS    OUBLIÉ  2H 


a  C'est  fini!  »  Et  un  quart  d'iieure  après,  l'homme 
est  à  l'ampliilliéâtre. 

Pendant  sa  vie  il  a  travaillé  pour  nourrir  les  au- 
tres, sans  pouvoir, se  nourrir;  lui,  après  sa  mort, 
son  cadavre  est  charcuté  par  les  élèves;  il  sert  en- 
core, on  apprend  à  connaître  la  maladie  qui  l'a  tué 
pour  sauver  les  vivants. 

Si  une  jeune  tille  entre  àl'hôpital,  quelle  douleur 
elle  éprouve,  le  matin  à  l'heure  de  la  visite,  quand 
le  médecin  de  service,  escorté  d'une  grande  quan- 
tité d'élèves,  soulève  brusquement  les  draps,  la 
découvre  à  nu.  Tout  son  sang  lui  monte  au  visage; 
elle  paye  de  sa  pudeur  riiospitalité  qu'on  lui  donne, 
et,  assurément,  plus  d'un  assistant  oublie  une  se- 
conde qu'il  est  médecin  pour  se  souvenir  qu'il  est 
un  homme. 

On  l'interroge,  elle  peut  à  peine  répondre;  le 
plus  souvent  sa  voix  se  perd  dans  un  sanglot 

Ilégésippe  Moreau,  dans  un  séjour  qu'il  lit  à  l'hô- 
pital, en  1832,  composa  une  pièce  de  vers  intitulé»;  : 
Souvenir  à  llwpHal  : 

Si  seulement  une  voix  coiisolanle 
-Me  répouilait,  quand  j'ai  lonf^teiups  gémi  ; 
Si  je  pouvais  scntii'  ma  main  trenililant^' 
Se  réchautl'er  dans  la  main  d'un  ami. 

Quand  Ilégésippe  écrivit  ses  vers,  il  était  déjà 
très  malade;  il  sentait  qu'il  serait  bientôt  un  /t/t- 
méro  à  renouveler,  comme  disent  les  infirmiers. 


212  PARIS    OUBLIÉ 


Et  pourtant  pour  lui,  comme  pour  beaucoup 
d'autres,  l'hôpital  est  un  palais.  Voici  un  fragment 
de  lettre  inédite,  qullégésippe  adressa  à  un  ami, 
qui  nous  prouve  cette  triste  vérité 

«  J'ai  parfois  des  élans  de  piété  et  de  reconnais - 
»  sance  pour  le  ciel,  car  enfin  je  suis  bien  faible, 
»  mais  je  ne  souffre  pas.  Je  suis  à  l'hôpital,  mais 
»  c'est  là  de  l'opulence.  Pour  moi,  je  n'ai  pas  de 
')  famille,  mes  désirs  sont  bornés.  J'ai  tant  souf- 
»  fert  qu'il  me  suffit  d'être  à  l'abri  de  la  douleur.  » 

Ce  fragment  de  lettre  peut  s'adresser  à  tous  ceux 
qui  entrent  à  l'hôpital. 

("lilbert,  un  poète  dont  chacun  connaît  la  mort, 
n'écrivait-il  pas,  huit  jours  avant  la  fin  de  son  ago- 
nie, ces  vers  célèbres  : 


Au  banquet  de  la  vie,  iiiiortune  convive, 
J'apparus  un  jour et  je  meurs  I... 

Je  meurs,  et  sur  ma  tombe  où  leuteuient  j'arrive, 
Nul  ne  viendra  verser  des  pleurs  !... 


Ces  vers  étaient  gravés  sur  une  plaque  de  mar- 
bre, sous  le  vestibule  du  bâtiment  méridional  de 
riIôtel-Dieu,  afin  que  nos  fils  n'oublient  point 
qu'il  les  écrivit  huit  jours  avant  sa  mort,  arrivée  à 
l'âge  de  vingt-deux  ans.  Par  une  coïncidence  sin- 
gulière, cette  inscription  se  trouvait  entre  les  sta- 
tues de  saint  Landrv,  de  saint  Louis  et  de  Henri  IV, 


p A rt I s  0 [' B L iK  :2 1 3 


les  bienfaiteurs  de  l'Hôtel-Dieu,  qui,  par  leurs  li- 
béralités, empêchèrent  tant  d'êtres  bumains  de 
nionrir  dans  la  rue. 

Des  esprits  chagrins  ne  leur  tiennent  point 
compte  de  leurs  aumônes  ;  ils  disent  qu'ils  resti- 
tuaient simplement  au  peuple  une  portion  des  im- 
pôts qu'ils  payaient.  Il  faut  être  juste  :  ces  rois  pou- 
vaient tout  garder. 

L"Hotel-Dieu  était  composé  d'une  réunion  de 
bâtiments  irrégulièrement  disposés,  construits  et 
ajoutés  les  uns  aux  autres  à  différentes  époques  ;  il 
était  situé  sur  le  parvis  Notre-Dame,  à  droite  de 
la  cathédrale. 

En  180i,  on  chercha  à  donner  à  cet  amas  de  bâ- 
timents quelque  régularité.  On  construisit  un  pa- 
villon avancé,  d'un  style  sévère,  couronné  d'une 
frise  dorique  et  d'un  vaste  fronton.  Ce  pavillon 
formait  la  seule  façade  de  l'entrée  principale. 

Le  péristyle  était  décoré  des  statues  de  saint 
Vincent  de  Paul  et  de  M.  de  Montyon. 

L'ITôtel-Dieu,  depuis  sa  fondation,  avait  consi- 
dérablement amélioré  son  système  ;  mais,  hélas  ! 
que  de  choses  il  laissait  à  désirer.  Il  datait  des  pre- 
miers siècles  de  la  monarchie.  Sa  fondation  est  un 
peu  nébuleuse,  mais  il  est  à  peu  près  certain  qu'on 
la  dut  à  saint  Landry,  à  l'occasion  de  la  contagion 
causée  par  la  famine  de  l'année  651.  C'est  Archi- 
noald,  maire  du  palais  de  Clovis  II,  qui  donna  le 
terrain  à  l'évêque  Landry.  Ce  qu'on  peut  affirmer, 


'2{4  l'A  RIS   OUBLIÉ 


c'est  que  le  cartulaire  de  Notre-Dame,  daté  de  829, 
mentionne  une  charte  de  Tévèque  Inclial  où  il  est 
parlé  de  l'IIôtel-Dieu. 

Une  charte  du  milieu  du  quinzième  siècle  attri- 
bue à  Philippe-Auguste  la  fondation  de  la  salle 
Saint-Denis,  la  plus  ancienne  de  l'ITôtcl-Dieu, 
édifiée  avec  la  chapelle  vers  118G. 

La  salle  Saint-Denis  fut  fondée  par  le  bon  roi 
IMiilippe  :  «  Et  illec  sont  couchiers  les  malades  de 
»  chaudes  maladies  et  aussi  les  malades  de  boces 
1)  et  aultres  blesceures  qui  ont  besoin  de  cyrurgien, 
i)  et  contient  ladite  salle  80  lits.  » 

La  salle  Saint-Thomas  fut  construite  par  ordre 
de  la  reine  Blanche  :  «  Et  illec  sont  couchiers  les 
»  moins  malades  comme  ceux  qui,  de  maladies, 
))  reviennent  à  santé,  gens  de  coignoissanees,  pè- 
0  lerins  et  aultres.  » 

Sur  le  bord  de  l'eau  et  vers  la  rue  du  Petit-Pont  : 
«  s'étendait  la  salle  neufe,  qui  est  la  plus  grande 
»  de  tout  Lostel  fondée  par  le  bon  saint  Loys,  et 
))  illec  sont  couchiés  les  femmes  malades  de  quel- 
))   ques  maladies  que  ce  soit.  » 

C'est  aussi  sur  le  Petit-Pont,  «  au  chief  dit 
»  l'Hostel-Dieu,  que  furent  érigées  les  deux  cha- 
»  pelles  fondées  par  Louis  IX,  et  décorées  plus 
»  tard  de  deux  beaux  porlaulx  sous  le  règne  de 
^^  Louis  XI.  » 

En  janvier  1478,  des  lettres  patentes  de  Louis  XT 
indiquèrent  de  nouveaux  travaux  : 


r  A  ni  s  0  u  15  L I É  ^  1  o 


'(  L'aftluonce  des  malaJos  et,  des  gens  blessez  en 
"  nos  guerres  qui  se  trouvent  audict  llostel,  l)ien 
"  traitez  et  gouvernez,  est  tellement  augmentée 
"  que  nous  de  ce  dénument  informez,  meus  de 
1'  pitié  et  de  compassion,  avons  fait  allonger  et  ac- 
'  croistre  la  grant  salle  d'iceulx  malades  jusques 
1^  »  au  portail  de  devant  sur  la  rue  du  Petit-Pont,  et 
■  fait  de  nouvel  ung  corps  liôstel  pour  les  gens 
)i   d'estat  malades.  » 

Le  14  mars  1515,  par  lettres  patentes  données  à 
"Lyon,  François  l",  après  avoir  énuméré  l'insuffi- 
sance du  local,  les  inconvénients  du  «  gros  ayr 
))  contraire  auxdits  malades  et  dangereux  pour  les 
>>  religieux  et  autres,  et  rinsuffisance  des  lits  en 
»  chacun  desquels,  par  faute  d'aisance,  on  voit  or- 
«  dinairement  huit^  dix  et  douze  pauvres  en  ung 
>»  lit,  si  très  pressés  que  c'est  grand  peine  de  les 
»  veoir,  »  enjoignit  d'augmenter  les  constructions 
sur  le  petit  bras  de  la  Sein£,  faire  deux  ou  trois 
piles  de  pierres  et  aux  deux  extrémités  deux  masses 
pour  tenir  les  arches,  et  sur  icelles  faire  construire 
et  édiiier  une  grande  salle  de  cinq  à-six  toises  de 
largeur  et  de  vingt-cinq  de  longueur. 

Cela  ne  fut  exécuté  que  sous  le  règne  d'Henri  IVi 

La  principale  salle,  de  la  contenance  de  cent  lits, 
all'ectée  aux  pestiférés,  conserva  jusqu'en  1772,  le 
nom  de  salle  du  Léijnl.  Elle  occupait  l'emplacement 
(lu  vestiaire  et  de  la  partie  occidental-ï  du  jardin. 

Les  anciens  bàLimeiits  de;  ril(U('l-!)ieu,consLruils 


210  1'  A  i;  1  s    Û  U  B  1. 1  É 


sur  des  pilotis  défectueux,  menaçaient  de  tomljcr 
en  ruines,  le  prévôt  des  marchands  et  des  échevins 
autorisèrent,  en  1562  et  en  1616,  la  construction 
des  piliers  et  des  voûtes  qui  relièrent  les  hâtiments. 

Ces  travaux,  dirigés  par  l'architecte  Claude  Vel- 
lefaux,  détruisirent  complètement  le  pittoresque  de 
riIôtel-Dieu  du  moyen  âge. 

La  voûte,  lourde,  écrasée  et  cintrée,  succéda 
partout  à  l'ogive  ;  les  hautes  nefs  furent  coupées 
par  des  planchers. 

En  1626,  les  échevins  donnèrent  suite  au  projet 
de  1513.  Gamard  construisit  le  Pont  au  Double, 
sur  lequel  fut  élevé  le  bâtiment  du  Rosaire  avec 
son  magnifique  portail  de  la  rue  de  la  Bûcherie. 

En  1646,  Gamard  construisit  le  pont  Saint- 
Charles,  qui  relia  les  constructions  de  la  rive 
gauche  au  corps  de  logis  principal  de  l'Ho tel-Dieu. 

La  population  de  l'Hôtel-Dieu  s'élevait  alors  à 
2,800  malades. 

Sous  Louis  XIV,  le  nombre  des  malades  était  si 
grand  et  il  augmentait  tant,  qu'on  fut  obligé  de 
mettre  six  malades  dans  un  môme  lit,  et  quelque- 
fois huit. 

C'est  au  régent  Philippe  d'Orléans  (1716)  qu'on 
doit  l'achèvement  du  bâtiment  de  la  salk  Saint-An- 
toine. Il  ne  fournit  pas  un  sou  de  ses  revenus  ;  il 
trouva  plus  simple  d'établir,  en  faveur  de  l'ilô tel- 
Dieu,  la  perception  d'un  neuvième  sur  les  billets 
de  spectacles. 


PA  RIS    OUBLIÉ  217 


En  1738,  les  éclievins  de  la  ville  de  Paris  accor- 
dèrent aux  administrateurs  de  rilotel-Dieu  la  con- 
cession d'un  terrain  vague  situé  depuis  le  Pont-au- 
Douhle  jusqu'à  l'abreuvoir  situé  à  l'extrémité  de  la 
rue  de  la  Bùcherie  et  de  la  place  IMaubert,  sur  le 
bord  de  l'eau,  vis-à-vis  le  jardin  de  l'Archevêché. 

Les  donations  faites  à  l'IIotel-Dieu  remontent 
aux  premiers  jours  de  sa  création. 

C'était  l'abandon  exclusif  des  dîmes  sur  des 
terres  situées  à  Andresy,  Chatenay,  Cbevilly,  Ba- 
gneux,  l'IIay.  Steville,  etc.,  etc. 

Louis  YII  attribua  à  la  Maison-Dieu  un  revenu 
de  3  sous  8  deniers  de  cens,  sur  un  terrain  situé 
près  de  la  porte  Baudoyer. 

Par  un  acte  capitulaire  (1108)  de  l'église  de  Pa- 
ris', l'évèque  Maurique  et  son  chapitre  arrôt«'rent 
d'un  commun  accord,  qu'au  décès  de  l'évèque  ou 
d'un  chanoine,  leur  lit  appartiendrait  à  l'ilùtel- 
Dieu.  Cette  donation  était  très  importante,  car 
une  quantité  considérable  do  chanoines  se  sont 
succédé  aux  chapitres  de  Paris. 

Les  archives  de  l'Assistance  publique  contien- 
nent une  quantité  considérable  de  documents,  tels 
que  legs  universels,  testaments,  chartes  privées 
([ui  prouvent  l'empressement  que  la  charité  met- 
tait à  accroître  le  patrimoine  des  pauvres  malades. 

Hugues  de  Châteaufort  donna,  en  1178,  deux 
maisons  et  une  place,  situées  devant  Sainte-Gene- 
vièvc-1  a -Petite. 

13 


218  TARIS    OUBLIÉ 


Adam,  clerc  du  roi  Philippe  II  et  chanoine  de 
Noyon,  légua  en  1199  à  l'Hôtel-Dieu  deux  maisons, 
à  la  condition  bizarre  qu'on  fournirait  au  ma- 
lade, le  jour  anniversaire  de  sa  mort,  tous  les 
mets  quil  pourrait  désirer. 

Philippe-Auguste  fît  à  l'Hôtel-Dieu  une  libéra- 
lité singulière  ;  dans  une  de  ses  lettres  on  lit  : 

<(  Nous  donnons  à  la  Maison-Dieu,  de  Paris,  si- 
))  tuée  devant  l'église  de  la  bienheureuse  Marie, 
■»  pour  les  pauvres  qui  s'y  trouvent  : 

»  Toute  la  paille  de  notre  chambre  et  de  notre 
n  maison  de  Paris,  chaque  fois  que  nous  partirons 
»  de  cette  ville  pour  aller  coucher  ailleurs  » . 

L'accroissement  constant  de  la  population  pa- 
risienne rendait  insuffisant  le  service  de  rilôtel- 
Dieu;  poury  remédier,  en  1217,  le  chanoine-doyen 
Etienne,  conjointement  avec  le  chapitre,  chargea 
par  un  statut  quatre  prêtres  et  quatre  clercs  des 
soins  spirituels. 

Trente  prêtres  et  vingt  sœurs  également  laïques, 
durent  pourvoir  aux  besoins  des  malades. 

On  exigea  d'eux  la  chasteté  et  ils  furent  soumis 
H  une  loi  disciplinaire,  sous  la  surveillance  du  cha- 
pitre et  du  maître  de  la  Mûisoîi-Dieu,  litre  qu'on 
donnait  au  directeur  de  cet  établissement. 

Philippe-Auguste  assigna  à  l'IIo tel-Dieu  des 
rentes  sur  la  prévôté  de  Paris  ;  ses  successeurs 
ayant  imité  son  exemple,  ces  rentes  s'élevèrent 
en  1307  à  639  livres  parisis  60   sous  parisis  ;  en 


PARIS    OUBLIÉ  i!l) 


1416,0.347  livres  parisis;  on  1316,  de  17.302  livres 
parisis,  et  enfin,  en  1616,  de  318.439  livres  pa- 
risis. 

Voici  les  dates  présumées  do  ces  donations  : 

1223,  lettres  patentes  de  Louis  Vlll  ;  1260, 
Louis  IX  constitue  à  l'IIùtel-Dieu  des  rentes  sur 
le  trésor  royal,  il  assigna  dabord  un  revenu  de 
200  livres,  puis  un  autre  de  20  livres  parisis. 

1286,  Philippc-le-lîcl  confirma  le  legs  fait  par 
Philippe  III,  dans  son  testament,  de  200  livres 
tournois  de  rentes. 

1291,  Jeanne,  comtesse  d'Alençon  et  de  Blois, 
légua  20  livres  tournois. 

1322,  Blanche,  fille  de  saint  Louis,  légua 
20  livres  tournois. 

Saint-Louis  octroya  l'exemption  de  tous  pciges 
sur  les  denrées  destinées  à  lanourriture  des  ma- 
lades de  l'hôpital,  et  il  ajouta,  en  outre, le  droit  de 
ne  payer  qu'un  certain  prix  les  denrées  (jui  lui 
étaient  nécessaires. 

Aux  termes  d'un  privilège  royal  remontant  à 
Philippe  IV  et  confirmé,  en  1352,  par  Jean  II,  les 
frères  et  sœurs  de  IHô  tel-Dieu  avaient  un  droit  de 
prise  sur  les  arrivages  de  poissons  de  mer  et  autres 
denrées. 

En  1344,  Philippe  de  Valois  leur  accorda  le 
droit  de  faire  paître  leurs  troupeaux  dans  les  fo- 
rêts royales. 

Par  lettres  patentes  de  septembre  1385,CharlesV 


230  l' A  R  1  s    0  U  B  L I  K 


peiTnit  à  l'IIôtel-Dieu  de  placer  ses  maisons  sous  la 
protection  des  «  pannonceaulx  et  basions  royaulx, 
signez  des  armes  de  FraJice.  » 

Une  charte  royale,  datée  de  juillet  148i,  signée 
Charles  YII,  confirma  tous  les  privilèges  accordés 
à  l'Hûtel-Dicu  par  ses  prédécesseurs,  y  compris 
l'exemption  des  droits  de  chancellerie,  et  fait  men- 
tion de  quinze  lettres  patentes  portant  confirma- 
lion  de  donations  et  amortissement  des  propriétés 
de  l'hôpital. 

Louis  XII  et  Charles  IX  octroyèrent  à  l'Hôtel- 
Dieu  l'exemption  du  logement  des  hommes  de 
guerre. 

Parmi  les  curieuses  prérogatives  de  THôtel-Dieu, 
il  faut  citer  raulorisation  qui  lui  fut  donnée  par 
Charles  IX,  en  1574,  de  placer  1.090  livres  de 
rentes  à  un  taux  usuraire  de  12  pour  cent. 

Au  moyen  âge,  les  papes  et  les  évèques  frap- 
paient d'excommunication  tous  ceux  qui  portaient 
alteinlG  aux  privilèges  et  aux  propriétés  de  l'Hôtel- 
Dieu. 

Il  existe  à  ce  sujet,  dans  les  archives  de  l'Assis- 
tance publique,  des  bulles  très  explicites  des  papes 
Clément  VI,  Clément  VII,  Benoît  VIII,  Léon  X  et 
Jules  IL 

Une  autre  source  de  revenus  consistait,  plus 
tard,  dans  les  contiscalions  et  amendes  prononcées 
à  diverses  reprises  contre  les  duellistes  et  contre 
ceux  qui  tenaient  des  maisons  de  jeu. 


PAHIS  OUBLIÉ  :22l 


Henri  IV,  en  1609,  ajouta  aux  revenus  de  THô- 
tel-Dieu,  tous  les  deniers  qui  proviendraient  des 
peines  pécuniaires,  saisies  et  revenus  des  impos- 
teurs. 

Louis  XI[f,  par  un  édit  royal  do  février  1626, 
ordonna  que  trois  sous  appartiendraient  à  riIcMol- 
Dieu  sur  les  trente  sous  que  l'octroi  percevait  par 
muid  devin  entrant  dans  Paris. 

Louis  XIV  confirma,  par  un  édit  d(^  janvier  1670, 
le  privilège  accordé  par  Louis  XIII  ;  cela  rapporta  à 
riIôtel-Dieu  la  somme  de  900.000  livres. 

En  1718,  le  roi,  pour  ne  pas  obliger  les  adminis- 
trateurs de  l'Hotel-Dieu  à  quitter  la  Cité,  leur 
accorda  le  ])rivilègc  de  commit timiii^  au  f/rand  sceau, 
qui  leur  donnait  le  droit  d'évo(|uer  toutes  leurs 
affaires  litigieuses  devant  le  Parlement  do  Paris. 

Nous  avons  parlé  plus  haut  do  l;i  salle  du  Légat, 
affectée  aux  pestiférés;  le  cardinal  Duprat  l'avait 
dotée  de  cent  lits. 

«  Cent  couches  assavoir  chacune  de  six  pieds  de 
long  sur  quatre  do  large,  sous  chacune  desquelles 
couches  il  y  aura  une  petite  forme  (sans  doute  un 
banc)  de  la  longueur  des  dictes  couches,  (|ui  se 
ostera  pour  reposer  les  dicts  pauvres  !  » 

Ce  passage  nous  indique  comment  les  choses 
devaient  se  passer  alois  ;  il  est  évident  que  les  ma- 
lades, ne  pouvant  pas  tenir  dans  le  même  lit, 
«  devaient  nécessairement  S(^  relayer  »,  et  cette 
petite  forme  était  destinée   «  à  servir  de  siège  à 


222  TARIS   OUBLIÉ 


ceux  qui  attendaient  le  moment  de  pouvoir  se 
coucher  à  leur  tour.  » 

Tenon  et  Lavoisier  furent  charités,  en  1787  ou 
1788,  de  faire  un  rapport  sur  l'état  de  riIôtel-Dieu. 
Voici  un  passage  de  ce  rapport  : 

«  Nous  avons  remarqué  que  la  disposition  géné- 
rale de  riIôtel-Dieu,  disposition  forcée  par  le  dé- 
faut d'emplacement,  est  d'établir  beaucoup  de  lils 
dans  les  salles  et  d'y  coucher  quatre,  cinq  et  neuf 
malades. 

»  Nous  avons  vu  les  morts  mêlés  avec  les  vi- 
vants, des  salles  où  les  passages  sont  étroits,  où 
l'air  croupit  faute  de  pouvoir  se  renouveler  et  où 
la  lumière  ne  pénètre  que  faiblement  et  chargée  de 
vapeurs  humides.  Nous  avons  vu  les  convalescents 
mêlés  dans  les  mômes  salles  avec  les  malades,  les 
mourants  et  les  morts,  et  forcés  de  sortir  les  jam- 
bes nues,  été  comme  hiver,  pour  respirer  l'air  ex- 
térieur sur  le  pont  Saint-Charles. 

»  Nous  avons  vu,  pour  les  convalescents,  une 
salie  au  troisième  étage,  à  laquelle  on  ne  peut  par- 
venir qu'en  traversant  la  salle  où  sont  les  petites 
véroles;  la  salle  des  fous,  contiguë  à  celle  des  mal- 
heureux qui  ont  souffert  les  plus  cruelles  opéra- 
tions, et  qui  ne  peuvent  espérer  de  repos  dans  le 
voisinage  de  ces  insensés,  dont  les  cris  frénétiques 
se  font  entendre  jour  et  nuit;  souvent  dans  une 
même  salle,  les  maladies  contagieuses  avec  celles 
qui  ne  le  sont  pas  ;  les  femmes  attaquées  de  la  pe- 


PARIS   OUBLIÉ  223 


tite  vérole  mêlées  avec  les  fébricitantes. . .  Le  cœur 
se  soulève  à  la  seule  idée  de  cette  situation.  » 

CTela  durait  depuis  longtemps,  puisqu'en  1748 
la  contagion  enlevait  cinq  cents  personnes  chaque 
jour  à  l'Hôtel-Dieu, 

En  1")62,  on  constata  dans  cet  hôpital  67.000 
décès;  en  1580,  20.000;  en  1596,  12.000,  et  en 
1606,  6.000. 

Il  résultait  d'une  enquête  faite  à  cette  époque 
que  rHôtcl-Dieu,  en  cinquante-deux  années,  avait 
enlevé  à  la  France  quatre-vingt-dix-neuf  mille 
quarante-quatre  citoyens. 

L'Hôtel-Dieu  fut  hrùlé  deux  fois,  en  1737  et 
1772;  le  dernier  incendie  dura  onze  jours  et  détrui- 
sit toute  la  partie  comprise  entre  la  rue  du  Petit- 
Pont  et  le  carré  Saint-Denis.  Un  grand  nombre 
de  malades  périrent. 

Une  souscription  publique  fut  alors  org'anisée  ; 
elle  produisit  en  très  peu  de  temps  deux  millions 
deux  cent  vingt-six  mille  huit  cent  sept  livi'es. 
L'opinion  publique  s'émut  fortement  de  ce  terrible 
désastre  ;  elle  voulait  le  déplacement  de  l'IIôtel- 
Dieu. 

Un  rapport  publié  en  1816  nous  montre  comment 
.on  écouta  ces  justes  représentations. 

Les  lits  étaient  entassés  dans  les  salles  et  les 
malades  entassés  dans  les  lits;  il  y  en  avait  souvent 
quatre  et  quelquefois  six  couchés  ensemble  ;  on  a 
même  vu,  dans  quelques  occasions  extraordinaires, 


^24  TARIS    OUBLIÉ 


placer  les  malades  les  uns  sur  les  autres,  par  le 
moyen  de  matelas  mis  sur  Timpériale,  à  laquelle 
on  ne  montait  que  par  une  échelle. 

La  portion  d'air  que  le  malade  respirait  était  de 
trois  ou  quatre  mètres,  et  le  malade  aurait  eu  be- 
soin d'en  avoir  douze  pour  ne  pas  trouver  un 
danger  de  plus  dans  l'atmosphère  qui  l'environ- 
nait. 

Un  pareil  état  de  choses  existait-il  parce  que 
l'administration  était  pauvre? 

Mercier  nous  répond  que  le  revenu  de  l'IIùtel- 
Dieu  était  tel  qu'il  eût  pu  suffire  à  nourrir  une 
dixième  partie  de  la  capitale. 

Un  inventaire  du  mobilier  de  la  salle  Saint- 
Denys,  en  lo37,  est  extrêmement  curieux. 

«  Mesnaige  d'estain  :  Demye  douzaine  escuclles 
à  bord,  six  douzaines  et  demye  escuelles  à  oreil- 
les. 

»  Mesnaige  d'estain  :  Deux  jastes  à  potage  et 
leurs  couvercles,  un  grand  bassin  à  laver  les  piets, 
deux  chaufferettes,  ung  bassin  à  barbier,  deux 
bassinoueres. 

))  Mesnaige  de  bois  :  Deux  chaizes  persées  à 
dossier.   » 

En  n88,  les  malades  avaient  chacun  dans  leur 
service  une  batterie  de  cuisine,  des  marmites, 
chaudières  et  chaudrons.  Car  à  cette  époque  on  ne 
?e  contentait  pas  de  réchauffer  les  tisanes  ou  de 


1'  A  R  I  s    OUBLIÉ  225 

préparer  les  cataplasmes,  on  faisait  cuire  dans  les 
salles  la  soupe  des  malades,  la  bouillie  des  enfants, 
et  cela  s'appelait  raccommodage  rfp.s-  aliments. 

Il  fallait  avoir  une  crâne  faim  pour  manger  au 
milieu  de  cette  atmosphère  fétide. 

Jadis  l'alimentation  des  malades  était  aban- 
donnée au  bon  vouloir  et  à  l'intelligence  des  admi- 
nistrateurs et  des  religieuses. 

Voici  quelle  était,  en  i.^So,  Falimentalion  des 
malades  de  l'Hôtel-Dieu  : 

«  Ung  chacun  pauvre  malade  gisant  en  la  mai- 
son aura  pour  sa  pitance  \x\\^  morceau  de  mouton 
dont  il  y  aura  50  telz  en  ung  mouton  de  moyenne 
sorte.  Et  quand  on  baillera  ung  pied  do  mouton 
pour  un  morceau,  la  fressure  avec  les  autres  in- 
testins sera  divisée  en  douze  parties  qui  seront 
baillées  avec  douze  picdz  de  mouton  à  douze  pau- 
vres malades. 

»  Et  si  les  malades  demandent  du  bœuf  ou  autre 
grosse  chair,  alors  en  sera  baillé  à  ceux  qui  l'au- 
ront demandé,  à  l'équivalence  des  morceaulx  do 
mouton  s'il  y  en  a. 

»  Et  aux  jours  maigres  c'est  assavoir  le  mer- 
credy,  vendredi,  sabmedy,  et  les  jours  de  jeunes 
sera  baillée  portion  de  pitance  aux  pauvres  ma- 
lades en  poisson  ou  en  œuf  à  l'équivalent  de  la 
pitance  de  chair,  selon  le  cours  du  marché,  à  la 
discrétion  du  maître  et  du  despencier. 

»  A  chacun  malade  sera  baillé  tant  à  disner  que 


226  PAuis  orBLiÉ 


a  soupper  demyon  de  vin  entier  et  sain,  et  au  des- 
jeuner  la  moitié  de  demyon.  » 

L'usage  de  faire  la  cuisine  dans  les  salles  dis- 
parut vers  1791. 

Un  inventaire,  fait  le  10  germinal  an  X,  porte 
la  valeur  du  matériel  de  l'Hôtel-Dieu  à  un  million 
neuf  cent  soixante-cinq  mille  cinq  francs. 

L'inventaire  fait  en  1866  donne  au  matériel  une 
valeur  de  dix  millions  deux  cent  quatre-vingt- 
douze  mille  quatre  cent  quatre-vingt-quinze  francs. 

Primitivement,  l'Hôtel-Dieu  était  desservi  par 
des  sœurs  ?ioires,  mais  elles  se  livrèrent  à  de  tels 
débordements  qu'en  1505  le  Parlement  les  ren- 
voya et  les  remplaça  par  des  sœurs  grises.  Il  nomma, 
également  huit  bourgeois  de  Paris  pour  adminis- 
trer la  maison  qui  n'en  fut  pas  mieux  administrée 
pour  cela. 

En  1793,  l'Hôtel-Dieu  changea  de  nom. 


Séance  du  duodi,  la    troisième   décade 
do  brumaire  "u  II 

«  Le  procureur  de  la  commune  requiert  que 
l'on  change  dans  les  hôpitaux  les  noms  des  salles 
de  malades,  et  que  l'Hôtel-Dieu  soit  appelé  Maison 
de  r Humanité.  Arrêté  et  envoyé  aux  travaux  pu- 
blics pour  l'exécution.  —  Signé  :  Lubin,  vice-pré- 
sident ;  Dorât  Cubières,  secrétaire.  » 

Par  décret  du  15  novembre  1793,  la  Convention 
ordonna  de  réunir  l'Hôtel-Dieu  au  palais  archi- 


PARIS   OU  BLIÉ  227 


épiscopal  ;  elle  autorisa  la  municipalité  à  disposer 
provisoirement  des  bâtiments  du  palais,  afin  que 
chaque  malade  fût  seul  dans  un  lit  et  que  les  lits 
fussent  séparés  l'un  de  l'autre  par  une  distance  do 
trois  pieds. 

En  1788,  il  avait  été  question  de  transférer 
l'Hôtel-Dieu  à  l'Ecole  Militaire. 

Ce  projet  n'eut  pas  de  suite. 

Autrefois,  tous  les  matins,  à  quatre  heures  pré- 
cises, un  chariot  traîné  par  douze  hommes  partait 
de  l'Hôtel-Dieu.  Ce  chariot  pouvait  contenir  cin- 
quante cadavres.  On  mettait,  dit  iVIercier,  les  en- 
fants entre  les  jambes  des  adultes. 

On  versait  ces  cadavres  dans  une  fosse  large  et 
profonde,  on  jetait  dessus  de  la  chaux,  le  prêtre 
bénissait  la  terre  d'alentour  et  tout  était  dit. 

Etait-ce  assez  horrible,  et  comme  nous  avions 
bien  raison  de  dire  que  l'hôpital  était  la  chose  la 
plus  lugubre  qu'il  soit  au  monde? 

Vers  1830,  tout  cela  disparut,  les  salles  furent 
assainies,  les  médecins  augmentés,  les  infirmiers 
disciplinés. 

En  1866.  le  corps  médical  comptait  quatre- 
vingt-sept  médecins,  trente-quatre  chirurgiens  et 
dix-huit  pharmaciens,  c'est-à-dire  un  médecin 
pour  soixante-dix-huit  liis  et  un  chirurgien  pour 
quatre-vingt-six  lits. 

Pour  les  infirmiers,  malgré  ses  efforts,  l'admi- 
nistration moderne  ne  se  trouvait  pas  beaucoup 


228  PARIS    OUBLIÉ 


plus  favorisée  que  l'ancienue,  car  l'Hotel-Dieu 
ne  comptait  qu'un  infirmier  sur  huit  malades. 

C'était  peu,  rapport  au  service,  et  c'était  trop 
eu  égard  à  la  brutalité  de  ces  hommes.  Il  est  vrai 
qu'ils  recevaient  si  peu  î 

Cela  a  toujours  été  un  grand  honneur  pour  les 
médecins  d'être  attachés  à  l'Hôtel-Dieu.  Leurs 
portraits  figuraient  dans  le  vestibule,  et  c'était 
justice  ;  on  y  voyait  Dupuytren,  Bichat,  etc.,  etc., 
en  un  mot  tous  les  grands  médecins  du  commen- 
cement de  ce  siècle. 

Le  nombre  des  lits  se  montait  à  mille,  dont 
quatre  cent  quarante  étaient  destinés  aux  hommes 
et  cinq  cent  soixante  aux  femmes. 

Inutile  de  dire  qu'ils  étaient  toujours  pleins, 
toutefois,  l'hiver  principalement,  car  il  existe  à 
Paris  une  classe  d'individus  qui  ont  adopté  l'hô- 
pital, comme  les  riches  vont  à  leur  château.  A 
l'hôpital,  ils  ont  du  feu,  un  lit  bien  blanc,  des 
domesiiques/lundh  qu'au  dehors  ils  n'auraient  que 
le  grand  air,  la  faim,  la  paille  ou  des  haillons. 

C'est  incroyable,  c'est  triste,  mais  cela  est. 

Les  médecins  ont  beau  se  mettre  en  garde 
contre  ces  gaillards-là,  mais  il  est  facile  de  les 
tromper,  car  ils  souffrent,  c'est-à-dire  qu'ils  pâ- 
tissent quotidiennement,  et  dans  cet  état-là  on  a 
toujours  l'air  malade. 

Quelquefois  ces  amoureux  de  l'hôpital  étaient 
pris  au  piège,  ils  tombajeiit  malades  réellement. 


PARIS    OUBLIÉ  229 


La  plénitude  tue  aussi  bien  que  la  misère,  et  ils 
mouraient.  Cela  ne  corrigeait  pas  les  autres. 

Comme  il  faut  être  malheureux  pour  trouver 
l'hôpital  un  lieu  de  délices  ! 

Les  salles  étaient  d'une  tristesse  à  fendre  l'âme. 
Tous  ces  lits  blancs,  rangés,  alignés  méthodique- 
mont;  les  sœurs  qui  erraient  comme  des  ombres, 
les  plaintes  de  ceux  qui  soulfraient,  qui  râlaient. 
Tout  cela  éclairé  faiblement  par  une  lampe  suspen- 
due au  plafond.  Une  lampe?  Une  veilleuse  avare 
qui  a  Fair  de  marchander  sa  lumière  et  brûle 
péniblement  comme  pour  l'amour  de  Dieu. 

C'est  la  nuit  sans  sommeil  qui  était  terrible.  Là, 
l'hiver,  on  pouvait  entendre  le  bruit  des  glaçons  se 
heurtant  au  courant  du  tleuve,  ou  bien  le  dernier 
cri  d'un  malheureux  qui  se  jetait  par-dessus  le  pont. 

Ah!  elles  sont  longues,  les. nuits  à  rhôpital;  il 
fallait  se  coucher  à  sept  heures  du  soir,  après  une 
prière  qui  n'avait  rien  de  réjouissant. 

A  huit  heures  du  soir,  la  sœur  de  garde  passait 
avec  son  pot  d'eau  bénite  et  vous  aspergeait  le 
visage. 

Yous  vous  réveilliez  gelé,  comme  si  le  fossoyeur 
vous  jetait  déjà  la  première  pelletée  de  terre. 

Je  doute  que  Dieu  fût  satisfait  de  cela;  dans 
tous  les  cas,  s'il  l'était,  c'était  cruel. 

Un  misérable  dort  ,  laissez-le  ,  c'est  l'oubli. 
L'humanité  passe  avant  la  prière.  Là-haut,  nous 
verrons . 


230  PARIS   OUBLIÉ 


Un  peu  moins  de  piété,  un  peu  plus  de  pitié. 

L'Hôtel-Dieu  a  été  le  théâtre  de  bien  des  épi- 
sodes, entre  autres  pendant  les  tristes  journées  de 
Juin. 

Les  médecins  et  élèves  montrèrent  un  cœur  et 
un  dévouement  remarquables. 

La  chronique  de  cet  hôpital  est  riche  en  souve- 
nirs et  en  anecdotes.  Deux  célèbres  médecins, 
Dupuytren  et  Jobert  de  Lamballe,  Font  alimentée 
pendant  bien  longtemps. 

C'est  de  l'Hôtel-Dieu  qu'est  partie  la  légende  du 
bouillon  d'onze  heures. 

Un  malade  amené  un  soir,  vers  cinq  heures,  fut 
couché,  puis,  siiivant  l'usage,  l'interne  de  service, 
escorté  d'un  infirmier,  vint  pour  le  questionner  et 
donner  les  prescriptions  urgentes. 

Le  malade,  imbu  des  préjugés  qu'on  a  ordinai- 
rement contre  l'hôpital,  attendait  anxieux;  il  re- 
passait dans  sa  mémoire  toutes  les  histoires 
lugubres  qu'on  débite  à  tort  et  à  travers  ;  il  se 
disait  :  «  La  salle  est  pleine,  j'arrive  le  dernier,  on 
va  sans  doute,  pour  se  débarrasser  de  moi,  me 
faire  mourir.  » 

Il  répondit  en  tremblant  aux  questions  de  l'in- 
terne. Celui-ci  voyant  un  homme  plein  de  vie, 
plus  malade  du  cerveau  que  du  corps,  ordonna  un 
bouillon  et  ajouta  :  «  Vous  donnerez  le  bouillon 
d'onze  heures.  » 

Dans  la  nuit,  le  malade  mourut  subitement. 


l'AlilS    OUBLIÉ  231 


Depuis  cette  époque,  le  bouillon  d'onze  heures 
est  légendaire  dans  les  hôpitaux,  et  on  emploie 
cette  expression  pour  dire  que  Ton  se  débarrasse 


des  gens  à  volonté. 


Point  n'est  besoin  de  dire  que  celte  calomnie, 
accréditée  parmi  les  populations,  n'est  entretenue 
que  parla  crainte  qu'inspire  l'hôpital. 

L'Hutel-Dieu  fut  démoli  en  187G. 


J'ARIS    OUBLIÉ  233 


X 


Le  Banquet  des  Croqiip-Moils.  —  Mcs'laines  les  Eascvelisseuses. 
—  Le  Fossoyeur  acailémicieii.  —  Toast  à  la  Patronne.  —  Le 
Fossoyeur  éhrnistc.  —  Le  .^lonsieur  du  Cimetière.  —  Li  Lé- 
gende de  .M.  Bibassin.  —  Nous  attendrons.  -  Le  Croque-Mort 
1  erdu  par  la  Bière. 


Il  y  a  quelques  années,  l'administration  des 
Pompes-Funèbres  avait  établi  ses  magasins  rue 
Bichat;  étrange  anachronisme,  Bichat,  le  grand 
Bichat,  le  célèbre  médecin,  qui  a  laissé  un  nom  si 
glorieux  dans  les  sciences,  l'auteur  immortel  du 
livre  :  La  Vie  et  la  Mort,  avait  donné  son  nom  à  la 
rue  choisie  par  ce  lugubre  entrepôt. 

Dans  la  rue  Corbeau,  qui  commence  en  face  de 
l'endroit  où  étaient  situés  les  Pompes-Funèbres,  il 
e^■istait  une  maison  dont  le  rez-de-chaussée  était 


234  TARIS    OUBLIÉ 


occupé  par  uno,  boutique,  dont  l'extérieur  était,  ma 
foi,  très  réjouissant. 

Devant  la  porte  d'entrée,  un  grand  comptoir, 
plaqué  de  marbre  noir,  supportait  des  brocs  polis 
et  luisants. 

A  la  vitrine,  on  voyait  des  bouteilles  au  col  al- 
longé ou  ventrues,  fraîches  rincées  ou  moussues, 
projetant  au  soleil  ou  à  la  lumière  du  gaz  mille 
éclairs,  produits  par  le  liquide  qu'elles  contenaient, 
elles  étaient  toutes  bariolées  d'étiquettes  diverses; 
tous  les  vignobles  de  France  y  étaient  représen- 
tés, depuis  le  vin  du  Rhin  jusqu'au  gros  bleu  : 
question  d'étiquette. 

Ces  bouteilles  scintillantes  attiraient  l'œil , 
fascinaient  le  consommateur,  qui  se  sentait  attiré 
vers  elles,  comme  l'oiseau  charmé  par  le  ser- 
pent. 

Ce  marchand  de  vin  avait  pour  principaux 
clients,  messieurs  les  porteurs,  connus  vulgai- 
rement nous  le  nom  de  croque-morts. 

Pourquoi  cette  dénomination? 

Nul  ne  le  sait. 

Combien  de  fois  ce  marchand  de  vin  a  dû  frémir 
en  entendant  ces  hommes  noirs  se  faire  leurs  con- 
fidences, en  savourant  le  petit  canon  de  l'amitié  sur 
le  comptoir;  il  doit  être  philosophe,  celui-là,  il 
doit  être  habitué  à  l'image  de  la  mort,  car  il  a  pu 
réfléchir  à  son  aise  sur  la  mobilité  des  choses  hu- 
maines; il  était  impossible  de  passer  devant  cette 


PARIS    OUBLIÉ  £35 


boutique  sans  y  voir  des  croque-morts  debout  de- 
vant le  comptoir,  causant  joyeusement  et  buvant. 

Les  croque-morts  boivent  beaucoup. 

Est-ce  pour  noyer  leur  sensibilité  ? 

Est-ce  aiîn  d'être  calmes,  fermes,  stoïques  quand 
ils  vont  dans  une  maison,  chez  la  veuve  en  larmes,  ou 
chez  la  mère  éplorée,  demander  où  est  le  cadavre? 

Cette  question  n'est  pas  résolue,  mais  les  croque- 
morts  sont  des  hommes  tout  comme  les  autres;  ils 
ont  leur  dose  de  sensibilité,  et  ils  boivent  pour 
probablement  oublier  leur  lugubre  besogne.  Mal- 
heureusement, quand  l'ivresse  n'est  pas  à  son 
apogée,  au  lieu  de  faire  oublier,  elle  ravive  le 
souvenir;  l'alcool  fermente  au  cerveau  de  l'homme 
et  pour  un  instant  les  idées  s'élucident,  alors  le 
croque-mort  boit  encore  ;  il  faut  oublier,  parbleu; 
là  il  devient  folichon  et,  devant  le  comptoir,  il  en- 
tonne la  fameuse  chanson,  elle  est  du  reste  de  cir- 
constance : 

Monsieur  le  mort,  laissez-vous  faire, 
Il  ue  s'agit  que  du  salaire. 


Tous  les  ans,  le  2  novembre,  ceux  qui  ont  la  re- 
ligion des  niorts,  et  ils  sont  nombreux,  vont  pleu- 
rer et  prier  au  cimetière  ;  les  croque-morts,  au  lieu 
de  pleurer,  se  réjouissent,  c'est  leur  fôte. 

Ils  se  réunissaient  chez  le  marchand  de  vin  dont 
nous  venons  de  parler;  ce  ne  sont  pas  les  larmes 
qui  coulaient,  c'était  le  vin. 


236  l'A  lus    OUBLIÉ 


Le  Ijanquel  av.iit  lieu  dans  la  salle  du  bas  ;  tout 
était  en  harmonie  dans  cette  maison,  on  ne  buvait 
que  du  vin  cachet  noir;  les  tables  de  marbre  étaient 
noires,  tout  comme  les  hommes. 

Quant  aux  femmes  (car  les  femmes  étaient  ad- 
mises) elles  étaient  de  toutes  couleurs;  une  fois 
installés,  les  convives,  ])Our  être  plus  à  l'aise, 
ôlaient  leurs  habits  et  leurs  chapeaux;  pas  d^ 
vestiaire,  tout  pendait  dans  la  salle,  accroché  aux 
porte-manteaux.  Cet  étalage  faisait  frissonner. 

Ils  étaient  tous  à  table,  cent  cinquante  environ, 
en  manches  de  chemise,  retroussés  jusqu'au  coude, 
assis  sur  des  chaises  de  paille. 

La  table  était  plantureusement  servie,  le  bœuf 
aux  choux  et  le  petit  salé,  remplaçaient  les  hors- 
d'œuvre;  en  fait  de  gibier,  de  l'oie  aux  marrons 
et  de  la  salade  de  chicorée,  avec  beaucoup  de  cha- 
pons empoisonnant  l'ail. 

Ils  étaient  galantins,  ce  jour-là,  les  croque-morts, 
ils  mangeaient  une  portion  de  leurs  pourboires 
de  Tannée. 

—  Allons,  la  payse,  mettez  cette  épingle  à  votre 
cliàlo.  Cette  épingle,  c'était  un  demi-seticr  de  gros 
bleu  que  la  payse  avalait  sans  sourciller. 

Vers  sept  heures,  le  diner  commençait,  on  au- 
rait entendu  voler  un  mouchoir,  les  fourchettes, 
les  mâchoires,  les  couteaux  fonctionnaient  et  fai- 
saient merveille,  tout  comme  les  chassepols  de 
M.  de  Faillv.  à  Mentana. 


l'Ail  I  s    OUBLIÉ  ^37 


Les  l)rocs  succédaient  aux  brocs  et  ne  séjour- 
naient pas  longtemps  sur  la  table,  les  vins  étaient 
rapidement  enterrés  dans  la  fosse  commune  de  leur 
estomac.  Au  dessert,  mesdames  les  ensevelisseuses 
qui  étaient  aussi  de  la  partie  éf^ayaicnt  la  situation 
en  chantant  le  répertoire  en  vogue  :  Ohc  les  petits 
arpieaux,  le  Pied  qui  remue,  et  surtout  la  Lisette  de 
Béramjer ,  Dans  un  grenier  quon  est  bien  à 
vingt  ans;  car  l'ensevelisseuse  est  sentimentale. 

Si  les  croque-morts  boivent  sec,  ils  ne  trinquent 
jamais  à  la  santé  de  personne,  parce  que  la  santé 
est  pour  eux  une  ennemie  mortelle,  c'est  le  chô- 
mage forcé. 

Celui  qui  boirait  à  l'immortalité  serait  chassé  de 
la  société  comme  un  lépreux. 

Les  fossoyeurs  sont  rélémciit  remarquable  de  la 
réunion,  ils  ne  font  pas  la  cour  à  mesdames  les 
ensevelisseuses,  ce  sontdesêtres  à  part,  ils  n'écou- 
tent rien  de  ce  que  l'on  dit,  parce  (piils  ne  croient 
;i  rien. 

Ils  sont  sceptiques  autant  que  Voltaire,  ils  le 
sont  devenus,  à  force  d'enterrer  leurs  semblables, 
et  de  voir  l'attitude  des  assistants,  fils,  filles, 
frères,  veuves,  neveux. 

Us  ne  croient  plus  à  rien,  parce  qu'ils  ont  trop 
entendu  d'oraisons  funèbres ,  où  l'on  qualifiait 
d'honnêtes  gens  des  gredins  qui,  de  leur  vivant, 
ne  valaient  pas  un  bout  de  corde,  où  l'on  exaltait 
comme  des  Rubens  ou  des  Raphaël,  de  misérables 


:238  l'AKis  ouBLii': 


barbouilleurs  dont  le  seul  mérite  était  d'avoir  eu 
l'épine  dorsale  assez  souple  pour  faire  partie  d'une 
académie  quelconque. 

Ceux  qui  fo}it  la  fosse  commune  sont  plus  ten- 
dres, plus  larmoyants,  que  ceux  qui /b/^Ha  fosse 
à  part,  ils  ont  vu  plus  de  douleurs  véritables,  et 
plus  d'une  fois  l'un  d'eux  a,  à  sa  sortie  d'un  cime- 
tière, emmené  dans  sa  pauvre  maison,  l'orphelin 
dont  il  venait  d'enterrer  l'unique  soutien. 

—  Tiens,  femme,  disait-il  en  rentrant,  mets  un 
couvert  de  plus,  quand  il  y  en  a  pour  deux,  y  en  a 
pour  trois. 

Ceux  qui  font  la  fosse  à  part  ont  une  teinte  de 
littérature,  ils  l'ont  attrapée  au  contact  des  bénis- 
seurs  patentés  qui  ne  manquent  à  aucun  convoi 
huppé,  les  fossoyeurs  ont  retenu  par-ci,  par-là,  un 
mot,  une  phrase,  une  pensée,  ils  ont  classé  le  tout 
dans  leur  cerveau  et  à  l'occasion  ils  causent  vo- 
lontiers. 

Ce  repas  durait  environ  trois  heures,  ces  mes- 
sieurs n'étaient  pas  pressés,  la  pratique,  comme 
ils  disaient,  peut  attendre. 

D'ailleurs,  la  mort  accomplit  sans  cesse  sa  be- 
sogne, et  demain  il  sera  temps. 

A  la  dernière  heure,  ce  n'était  plus  un  repas, 
c'était  une  orgie,  le  plafond  de  la  salle  tremblait 
sous  le  bruit  des  trépignements  et  des  bravos  fré- 
nétiques ,  pi'odigués  à  mesdames  les  ensevelisseu- 
ses,  les  sirènes  de  céans,  qui  chantaient  en  chœur 


TARIS   OUBLIÉ  23'J 


à  tue-tète,  chaque  couplet  était  arrosé  et  bissé,  et 
chaque  demi-setier  avalé  appelait  un  couplet. 

Ça  aurait  pu  aller  longtemps  ainsi. 

Pourtant,  tout  a  une  fin  :  les  enfants  tombaient 
dans  les  coins,  barbouillés  de  sauce  et  donnaient 
dans  les  plats,  une  carcasse  d'oie  pour  oreiller.  Ça 
les  habituait  aux  cadavres. 

Les  chiens  hurlaient  et  se  battaient  pour  les  os, 
c'était  un  vacarme  infernal,  chacun  parlait  sans  en- 
tendre son  voisin,  le  vin  s'épanchait  à  flots,  en 
taches  livides  sur  les  nappes,  la  fumée  de  cent 
pipes  obscurcissait  l'air  et  chargeait  l'atmosphère 
d'une  odeur  acre  et  nauséabonde  qui  blessait  la 
vue  et  prenait  à  la  gorge. 

Peu  à  peu  les  convives  roulaient  sous  la  table. 
A  ce  moment,  un  fossoyeur,  vrai  type  du|fossoyeur 
(ÏHamht,  montait  sur  la  table  et  réclamait,  entre 
leux  hoquets,  l'attention  de  ceux  des  convives  que 
de  vin  n'avait  pas  terrassés. 

—  A  la  porte!  criaient  les  convives  ;  à  boire!  à 
boire  !  hurlaient  les  femmes. 

—  Vous  avez  tort  de  ne  pas  vouloir  m'écouter, 
disait  l'orateur  ;  vous  avez  tort,  je  ne  veux  boire  à 
la  santé  do  personne,  écoutez-moi  donc  ;  je  veux 
boire  aux  assassins,  aux  bourreaux.  11  est  naturel 
de  porter  un  toast  à  la  sauté  de  ceux  qui  nous 
donnent  de  la  besogne  toute  l'année. 

—  Oui,  oui,  buvons  à  la  santé  de  toutes  les  ma- 
ladies, à  la  santé  du  choléra. 


^iO  1'  A  lU  s    OUBLIÉ 


—  Je  veux  boire  ii  la  santé  des  médecins... 

—  Tu  insultes  nos  meilleurs  fournisseurs!  (Ce 
toast  était  porté  avec  un  entrain  fort  remarquable.) 

Un  autre  fossoyeur  réclamait  le  silence  pour 
porter  un  second  toast. 

Ce  fut  un  tumulte  épouvantable,  enfin  il  put 
commencer. 

—  Je  bois  à  la  patronne  !  —  la  patronne  fait 
comme  le  vin,  elle  console  et  endort,  c'est  une 
rude  travailleuse,  l'orbite  n'a  pas  de  prunelle,  mais 
il  voit  clair,  il  sait  où  aller  et  ne  se  trompe  pas.  La 
patronne  fauche  les  hommes,  comme  le  paysan 
les  seigles  murs,  c'est  autant  de  besogne  pour 
nous  qui  mettons  en  grange,  nous  sommes  les  en- 
grangeurs  de  la  mort. 

Je  bois  à  la  patronne  I 

L'orateur  s'interrompit  tout  à  coup;  il  pressa  sa 
tète  comme  un  citron  pour  en  tirer  la  substance. 
Enfin,  l'inspiration  lui  faisant  défaut,  il  s'arrêta 
net  :  tout  le  monde  s'était  endormi  et  ronfiait  à  (|ui 
mieux  mieux. 

L'orateur,  alors,  regarda  la  foule  qui  était  à  ses 
pieds,  puis  avec  un  geste  superbe,  antique,  solen- 
nel, il  s'écria  : 

Margaritas  unie  porcos. 

Tous  les  ans,  à  pareille   époque,   une  réunion 

semblable  avait  lieu.  Où  se  tient-elle  maintenant? 

Il  y  a  une  quinzaine  d'années,  un  fossoyeur  d'un 


l'A  liis  OL'iini:  i2il 


des  cimetières  de  Paris  exerçait  en  même  temps 
l'état  de  menuisier;  il  s'introduisait  la  nuit  dans  le 
cimetière  et  en  exhumait  les  cercueils  nouvelle- 
ment enfouis.  Après  en  avoir  retiré  les  cadavres, 
il  emportait  le  bois,  qui  lui  servait  à  confectionner 
des  meubles. 

A  la  suite  d'une  querelle  de  ménage,  la  femme 
du  fossoveur,  pour  se  venger  des  mauvais  traite- 
ments qu'il  lui  faisait  subir,  révéla  la  conduite 
criminelle  de  son  mari.  Le  commissaire  de  police 
lit  une  visite  domiciliaire  et  saisit  la  bière  d'un 
enfant  qui  avait  été  enterré  la  veille  ;  il  saisit 
également  un  grand  nombre  de  cuillères  et  de 
fourchettes  propres  à  assaisonner  la  salade. 

Ce  fossoyeur  était  doublement  criminel  :  ileucou- 
rageait  les  médiums  etles  spirites  ànous  faire  croire 
que  les  meubles  gémissaient  et  pouvaient  parler. 

Là,  peut-être,  est  l'explication  de  la  table  tour- 
nante, table  construite  avec  la  bière  d'un  avocat, 
imprégnée  de  son  sujet,  elle  ne  pouvait  faire  autre- 
ment que  de  parler. 

Voyez-vous  d'ici  un  gendre  achetant  à  ce  fos- 
soyeur intelligent  un  buffet  garde-manger  fabriqué 
avec  le  cercueil  de  sa  belle-mère  ! 

Il  est  mort,  il  y  a  quelques  mois,  un  spécialiste 
qui  avait  su  se  créer  un  genre  à  part;  les  fos- 
soyeurs l'avaient  baptisé  : 

Le  Monsieur  du  cinietièrc 

Il  avait  pour  spécialité  le  mot  de  la  lin. 

14 


PAlilS    OUBLIE 


C'est  lui  qui  faisait  du  parlage,  autrement  dit  le 
discours  d'adieu. 

Si  peu  qu'un  homme  connu,  écrivain,  poète, 
peintre,  artiste  dramatique,  peu  importe,  vînt  à 
trépasser,  on  courait  vite  chercher  notre  homme, 
et  il  arrivait  sur  le  bord  de  la  fosse  célébrer  les 
vertus  du  défunt,  dans  une  prose  plus  ou  moins 
attendrie;  si  la  famille  était  i^énéreuse,  il  allait 
jusqu'aux  larmes;  si  elle  payait  sans  compter,  il 
allait  jusqu'à  l'évanouissement. 

Vers  1883  mourut  un  homme  dont  toute  la  vie 
s'était  écoulée  dans  l'obscurité  la  plus  profonde, 
et  qui  n'avait  aucuns  droits  à  la  plus  petite  llenr 
de  rhétorique. 

Le  spécialiste  n'avait  pas  été  invité  :  mais  tant  il 
est  vrai  que  l'habitude  est  une  seconde  nature,  il 
était  venu  quand  même. 

La  triste  cérémonie  était  terminée,  Tassistance 
allait  se  séparer,  lorsque  le  fossoyeur  s'avança  vers 
le  Monsieur  du  cimetière  et  lui  dit  avec  un  gracieux 
sourire  : 

—  Pardon,  monsieur  ;  est-ce  que  nous  n'aurons 
rien  de  vous  aujourd'hui  ? 

Il  existe  une  légende,  qu'on  appelle  \a  Lcye/idr 
du  Croque-Mort. 

Quatre  croque-morts,  un  malin,  reçurent  l'ordre 
d'aller  rue  Quincampoix ,  pour  procéder  à  l'ense- 
velissement et  ensuite  à  l'enterrement  d'un  épicier 
mort  par  accident. 


P  A  R  I  s   0  U  B  (.  1  i':  213 


Nos  quatre  gaillards  en  route,  l'un,  porteur  d'un 
sac  de  son,  l'autre,  du  marteau  et  du  tourne-vis,  et 
les  deux  derniers  de  la  bière  en  sapin,  s'arrêtèrent 
chez  pas  mal  de  marchands  de  vin;  enfin,  après 
bien  des  stations,  léi^èrement  émus,  mais  graves 
et  compassés,  comme  il  convient  en  pareille  cir- 
constance, ils  arrivèrent  au  but  de  leur  course. 

Tout  Paris  connaît  la  rue  Ouincampoix  ;  c'est 
du  vieux  Paris,  une  rue  tortueuse  et  boueuse,  un 
ruisseau  coule  au  milieu;  ni  air,  ni  soleil.  Les 
hautes  maisons  à  pignons  aigus  s'inclinent  les 
unes  vers  les  autres,  comme  si  elles  voulaient  se 
serrer  la  main. 

Cette  rue  est  pleine  d'odeurs  étranges  ;  on  y 
respire  un  parfum  de  cannelle,  de  girofle,  de  mé- 
lasse, de  plantes  médicinales,  de  patchouli  et  de 
trois-six.  C'est  là  que,  depuis  un  temps  immémo- 
rial, la  corporation  de  Messieurs  les  épiciers  a 
établi  son  quartier  général. 

Les  allées  des  maisons  sont  invraisemblables  ; 
elles  sont  si  sombres  qu'un  chat  n'y  trouverait  pas 
ses  petits. 

Les  hommes  noirs  entrèrent,  et  appelèrent  en 
chœur  Madame  la  concierge. 

Madame  la  concierge  ajusta  ses  besicles  sur  son 
nez,  se  leva  majestueusement  de  son  grand  fauteuil 
de  cuir  et  daigna  répondre  :  «  Qui  m'appelle?  » 

Un  des  croque-morts  s'avança  et  demanda  M.  Bi- 
bassier. 


2  H  TA  m  s    OUBLIÉ 


—  M.  Bibassier,  —  que  Dieu  ait  son  âme,  à  ce 
pauvre  cher  homme  !  —  c'est  au  deuxième. 

Les  croque-moris  franchirent  TescaHer  et  frap- 
pèrent. La  clé  était  sur  la  porte.  Ne  recevant  pas 
de  réponse,  ils  entrèrent. 

Dans  la  première  pièce,  ne  voyant  personne,  ils 
frappèrent  de  nouveau  à  une  porte  en  face.  Lîne 
voix  grêle  répondit  : 

—  Entrez  ! 

Ils  entrèrent.  Un  homme  était  couché,  le  chef 
couvert  d'un  immense  bonnet  de  coton.  L'un  des 
croque-morts  alla  à  lui. 

—  Etes-vous  monsieur  lîibassier?  fit-il. 

—  Non;  c'est  l'étage  au-dessus. 

Une  immense  fantaisie  traversa  le  cerveau  du 
croque-mort.  Il  découvrit  le  malade  et,  d'une  voix 
caverneuse,  laissa  tomber  ces  paroles  : 

«  Messieurs,  il  est  inutile  d'aller  plus  loin, 
l'homme  qui  est  couché  là  n'en  a  pas  pour  long- 
temps. Nous  attendrons.  » 

Tous  répétèrent  : 

((  Nous  attendrons,  o 

Chacun  déposa  ses  outils  dans  un  coin,  et  tous 
s'assirent  sur  la  bière. 

Le  malade,  effrayé,  se  démenait  comme  le  dé- 
mon dans  un  bénitier.  Il  avait  beau  implorer  ses 
bourreaux,  ces  derniers  restaient  sourds  à  ses 
supplications  et  répétaient  :   «  Nous  attendrons.  » 

La  Journée  se  passa  sans  incident, 


PARIS    OUBLIÉ  243 


Le  soir  venu,  la  concierge  vint  pour  apporter 
de  la  lumière  ;  mais  à  la  vue  des  hommes  noirs, 
elle  laissa  tomber  le  chandelier  et  s'enfuit  en  hur- 
lant, 

A  ces  cris  multipliés,  une  porte  s'entr'ouvrit 
brusquement  à  l'étage  supérieur. 

C'était  M.  Bibassier  qui  n'était  qu'en  léthargie  ; 
les  cris  de  la  concierge  l'avaient  éveillé. 

Le  malade  mourut  dans  la  nuit,  et  M.  Bibassier 
eut  la  douce  satisfaction  d'accompagner  au  cime- 
tière l'infortuné  épicier,  son  voisin. 

C'est  depuis  cette  époque  que.  chez  les  croque- 
morts,  le  proverbe  a  pris  racine  : 

<(  Clie  va  piano  vasano.  » 

Les  crorjap-morts]ont  aussi  été  représentés  dans 
la  Commune  de  Paris.  Un  des  leurs,  nommé  Cor- 
neille, au  moment  rlu  18  mars,  devint  colonel. 

Corneille  affectionnait  deux  locutions  de  son 
ancien  métier.  Quand  une  chose  lui  semblait  con- 
venable : 

—  C'est  excellent  !  disait-il...  Sapin  fort  ! 

L'expression  :  «  Sapin  faible  !  »  était  pour  lui  la 
meilleure  manière  de  témoigner  son  mépris. 

Après  la  Commune,  Corneille  reprit  sa  place  de 
croque  mort.  Il  vivait  paisiblement,  lorsque,  un 
jour,  il  reçut  un  large  pourboire  d'un  héritier  gé- 
néreux. 11  entra  boire  un  bock  dans  un  café  aux 
environs  du  Père-Lachaise.  Il  était  assis  tranquille, 
rêvant  aux  grandeurs  d'antan,  tout  en  prêtant  une 


2'n3  PAiiis  ouiiLU-; 


oreille  distraite  à  la  conversation  de  deux  mes- 
sieurs qui  parlaient  politique  à  coté  de  lui.  L'en- 
tretien tomba  sur  M.  Tliiers. 

—  Sapin  faible  !  gronda  Corneille. 

Hélas!  cette  malencontreuse  exclamation  était 
tombée  dans  l'oreille  d'un  agent  de  la  sûreté  qui 
causait  avec  le  patron  du  café  et  qui  avait  entendu 
parler  de  lui.  Il  Farrôta  immédiatement. 

—  C'est  égal,  c'est  triste,  disait  Corneille  en  s'en 
allant,  de  voir  un  croque-mort  perdu  parla  bière! 


PARIS    OUBLIÉ  247 


XI 


L'Ange  gardieu.  —  Les  Matelassiers.  —  Le  Beurre  au  Suif.  — 
Le  Père  la  Pêche.  —  Le  Millionnaire.  —  lîassis  toujours  frais. 

—  La  Galette  du  Gyniuase.  —  Coufie-Toujours.  —  Le  Savetier. 

—  Le  Testament  de  M.  Pipicr.  —  Épitaphe.  —  Le   Conserva- 
teur de  Dominos.  —  Le  Lapin  Blanc.     -  Le  Père  Girot. 


II  n'y  a  pas  que  les  monuments  qui  disparais- 
sent, pour  les  besoins  de  la  société  moderne,  ils 
entraînent  avec  eux  un  grand  nombre  de  profes- 
sions dont  on  perd  facilement  le  souvenir;  aujour- 
d'hui déjà,  elles  appartiennent  à  la  légende. 

Qui  se  souvient  de  l'Ange  gardien,  chargé  de 
reconduire  les  pochards  à  domicile  ? 

Depuis  l'annexion  de  la  banlieue,  c'est  un  type 
disparu  ;  ce  n'est  pas  que  les  pochards  n'existent 
plus,  mais  les  marchands  de  vin  n'ont  plus  pour 
eux  la  même  sollicitude  que  jadis  et  ils  laissent 


248  PAKIS   OUBLIÉ 


au  sergent  de  ville  le  soin  de  remplacer  le  rôle  de 
r Ange  gardien. 

Tout  le  monde  se  rappelle  le  spectacle  curieux 
qu'oHVait  tous  les  jours  la  place  du  Caire  et  lui 
donnait  un  aspect  si  pittoresque. 

Dès  sept  heures  en  hiver,  et  cinq  heures  en  été, 
une  nuée  de  matelassiers  et  de  matelassières,  mu- 
nis de  leurs  instruments  de  travail,  deux  cardes  et 
deux  grandes  barres  de  hois,  venaient  s'asseoir  en 
ligne  tout  autour  de  la  place,  sur  de  petits  esca- 
beaux de  bois,  attendant  qu'une  pratique  vînt  les 
chercher. 

Ils  étaient  quelquefois  plus  de  cent,  vêtus  des 
costumes  les  plus  bizarres,  rappelant  les  modes  de 
la  Sologne  et  de  l'Auvergne ,  dont  la  plupart 
étaient  originaires;  ils  gagnaient  de  quatre  à  cinq 
francs  par  jour;  on  les  a  chassés,  ils  ne  sont  plus 
que  quelques-uns;  la  profession,  d'ailleurs,  ne 
fournit  plus  de  quoi  nourrir  ceux  qui  l'exercent, 
la  carde  à  la  main  a  été  remplacée  par  la  machine  ! 

Avant  l'invention  de  la  margarine ,  les  Pari- 
siens qui  s'approvisionnaient  aux  halles  s'éton- 
naient de  voir  chaque  matin,  à  peu  de  distance  de 
l'église  Saint-Eustache,  une  quantité  de  voitures 
chargées  de  belles  feuilles  vertes^  que  les  mar- 
chands vendaient  par  centaines  à  des  femmes  cos- 
tumées en  paysannes  et  coiffées  invariablement 
d'un  mouchoir  à  carreaux,  celte  coifFiu'e  se  nom- 
mait une  marmotte. 


l'Ail  IS    OUBLIÉ  249 

Le  mélier  de  ces  femmes  consistait  à  vendre  à 
domicile  de  petites  mottes  de  beurre  qui,  le  plus 
souvent,  se  composait  de  suif  travaillé  et  qui  ne 
pesait  jamais  le  poids  qu'elles  indicjuaient. 

Elles  se  prétendaient  fermières  aux  environs  de 
Paris,  et  c'était  pour  mieux  tromper  les  ménagè- 
res trop  économes  qu'elles  prenaient  ce  costume 
et  enveloppaient  de  ces  feuilles  leurs  produits 
frelatés. 

La  margarine  est  encore  moins  sale  que  le 
beurre  artificiel  fabriqué  à  Londres  par  le  moyen 
suivant  :  Des  pieux  sont  enfoncés  dans  les  égouts, 
le  courant  y  laisse  un  dépôt  graisseux  qui  s'y  atta- 
che; ce  dépôt  est  gratté  chaque  jour  et  vendu  à 
des  industriels  qui  le  transforment  en  beurre  pre- 
mier choix. 

Le  Père  la  Pèchr  est  devenu  un  gros  proprié- 
taire, il  est  châtelain  aux  environs  de  Corbcil. 

Certainement,  tous  ceux  qui  l'ont  vu  ne  pou- 
vaient se  douter  qu'un  semblable  métier  le  con- 
duirait à  la  fortuiu'. 

Il  avait  une  voilure  exactement  comme  celle  des 
marchandes  des  quatre -saisons,  tapissée  d'une 
toile  cirée,  sur  laquelle  étaient  entassés  de  petits 
morceaux  de  pain  d'épice,  ressemblant  à  des  pavés 
en  miniature  ;  il  n'avait  pas  de  places  attitrées  ;  on 
le  rencontrait  à  tous  les  coins  de  Paris,  tantôt  à 
Belleville,  tantôt  à  Montparnasse,  surtout  les  di- 
manches, quand  la  foule  affluait. 


25  '  l'A  i:  1  s  (-UBLi  i'; 

Les  moutards  guettaient  son  arrivée;  sa  place 
choisie,  il  enlevait  les  brancards  de  sa  voiture, 
qui  prenait  l'aspect  d'une  houtique  ;  aussitôt  les 
petits  l'entouraient  en  ciiant  :  Vive  papa!  vive 
papa!  Alors  il  prenait  une  canne  à  pèche,  il  y 
attachait  une  tîcellc  et  en  guise  d'amorce ,  il 
plaçait  au  bout  de  la  ficelle  un  petit  pavé;  le  Prrr 
la  Pikhe^  sa  ligne  d'une  main,  une  baguette  de 
l'autre,  pour  mettre  à  la  raison  les  plus  gour- 
mands,  commandait  à  tous  de  mettre  la  main 
sous  la  blouse. 

Il  promenait  sa  ligne  devant  les  enfants,  qui 
ouvraient  des  bouches  larges  comme  des  fours 
pour  saisir  le  bienheureux  morceau  de  pain 
d'épice.  Il  arrivait  souvent  que  plusieurs  le  hap- 
paient au  passage,  alors,  d'un  coup  sec,  il  le  déga- 
geait, non  sans  qu'il  ait  été  sucé.  La  lutte  se 
concentrait  parfois  entre  les  deux  plus  intrépides, 
qui  suçaient  tour  à  tour  le  morceau  tant  convoité  : 
ils  se  heurtaient  le  nez,  le  front,  mais  rien  ne  les 
décourageait. 

Pendant  cet  exercice,  il  leur  faisait  la  morale  : 

—  Ce  n'est  pas  bien  de  sucer  le  nez  de  son  voisin. 

—  Il  faut  être  patient  pour  arriver  à  posséder. — 
Sucez  chacun  votre  tour,  cela  vous  apprendra  la 
fraternité. 

De  temps  en  temps,  un  gamin  profitait  de  son 
inattention  pour  sortir  la  main  du  rang  et  cliipper 
un  morceau  ;  mais  le  Père  la  Pècltc  aussitôt  taj>ail 


AlilS    OUI!  LIÉ  2ol 


avec  sa  bagiiellc  sur  les  doiyts  de  l'audacieux. 
Nouvelle  morale  : 

—  Monsieur,  vous  avez  de  mauvais  instincts.  — 
11  faut  respecter  le  bien  d'autrui.  — La  gourman- 
dise, c'est  Ja  première  étape  du  vol. 

Enfin,  il  otVrait  ses  cornets  tout  préparés  pour  le 
prix  modique  d'un  sou. 

Il  avait  bien  raison  de  dire  que  la  patience  mène 
à  la  fortune  I 

Vers  sept  heures  du  matin,  du  faubourg-  Saint- 
Martin  à  la  Bastille,  on  entendait  retentir  le  son 
d'une  grosso  cloche,  et  l'écho  répétait  ce  cri  : 
J'vais  m'en  allais  !  j'vais  m'en  allais! 

C'était  le  MUlimimàrc.  Invariablement ,  été 
comme  hiver,  coiffé  d'un  chapeau  haut  de  forme, 
vêtu  d'une  redingote  noire,  un  lambeau  de  toile 
bleue  lui  ceignait  la  taille,  remplissant  l'office  de 
tablier,  chaussé  de  sabots  rouges  comme  ceux  que 
portent  les  garçons  bouchers,  il  traînait  une  voi- 
ture sur  laquelle  flottait  un  superbe  drapeau  trico- 
lore tenu  par  une  gigantesque  main  de  carton  au- 
dessous  de  laquelle  étaient  écrits  ces  mots  :  Rassis 
toujours  frais. 

Sa  voiture  était  remplie  d'une  quantité  de 
brioches,  de  pains  au  beurre,  de  cornes  et  de  petits 
pains  de  toute  nature,  gruau,  seigle,  etc.,  etc., 
tout  fumants  et  abrités  par  une  couverture  de 
laine  qui  conservait  la  chaleur. 

Voici    l'explication   de  ces  deux   expressions   ■ 


PARIS    OUBLIE 


Rassis  toujours  frais,  qui  paraissent  la  négation 
l'une  de  Taulre. 

Le  Millionnairp,  ancien  garçon  boulanger,  avait 
remarqué  que  les  boulangers  (|ui  fournissaient  les 
petits  pains  aux  restaurateurs  les  leur  reprenaient 
le  lendemain,  s'ils  ne  les  avaient  pas  écoulés;  ils 
subissaient  ainsi  une  certaine  perte,  ne  pouvant 
les  vendre  que  pour  parfaire  le  poids  du  gros  pain. 
Cétaicnt  des  rassis,  et  la  pratique  no  veut  que  du 
tendre. 

11  passa  des  marchés  avec  les  boulangers,  à  qui 
il  racheta  les  stocks  de  petits  pains  invendus  à  un 
prix  très  inférieur,  puis  il  fit  établir  des  fours 
spéciaux  dans  lesquels,  le  lendemain,  il  travaillait 
les  rassis,  qui  devenaient  frais. 

Il  gagna  une  énorme  fortune  ;  il  avait  trois 
maisons  sur  le  pavé  de  Paris,  mais  n'abandonnait 
pas  pour  cela  le  métier  qui  l'avait  enrichi. 

Il  mourut  d'une  attaque  d'apoplexie  en  criant  : 
J'vais  m'en  allais  !  Cette  fois,  il  s'en  allait  pour 
tout  de  bon. 

Et  la  Galellc  du  Gi/amasp,  inventée  par  Guillet, 
et  le  Père  Coupe-Tou jours,  hélas!  disparus  aussi  1 

L'industrie  du  savetier  commença  à  disparaître 
il  y  a  une  vingtaine  d'années.  Paris  s'élargissant, 
s'embellissant,  les  coins  de  rues,  les  terrains  en 
retraite  ou  négligés,  furent  repris  et  utilisés  pour 
l'harmonie  des  maisons  et  des  rues. 

Le  savetier,  de  toute  antiquité,  joua  un  rôle  actif 


l'A  m  s  OUBLIÉ  253 


et  honorable  dans  la  bonne  ville  de  Paris.  Tour  à 
tour  philosophe,  frondeur,  chansonnier,  nous  le 
rencontrons  à  toutes  les  époques  de  notre  histoire. 

Lors  des  massacres  de  la  Saint-Barlhélemy,  les 
savptici'^,  et  tout  particulièrement  ceux  qui  avaient 
leurs  échoppes  aux  abords  de  l'église  Saint-Ger- 
main-l'Auxerrois,  sauvèrent  un  grand  nombre  de 
huguenots  qu'ils  cachèrent  sous  tles  tabliers  de 
cuir  ou  sous  un  monceau  de  vieilles  chaussures. 

Les  échoppes  de  saveN'ers^  à  cette  époque,  étaient 
établies  en  grand  nombre  au  coin  des  rues  de 
l'Arbrc-Sec  et  des  Prêtres,  dans  la  rue  de  Béthizy, 
rue  des  Poulies,  etc. 

C'était  souvent  une  baraque  de  bois  roulante, 
plus  souvent  encore  une  simple  tente  de  toile 
goudronnée,  soutenue  contre  le  mur  par  deux 
perches,  et,  sous  cette  tente,  une  petite  table  à 
rebords.  Qu'il  fit  chaud  ou  froid,  le  savetier  était 
toujours  là,  battant  la  semelle  et  chantant  : 

Un  savftier  cliantnit  du  matin  jusiiu'iui  snir  ; 
C'était  merveille  de  le  voir 

En  1789,  le  savetier  de  Paris  arbora  lièrement  la 
cocarde  tricolore  ;  il  composa  et  popularisa  des 
refrains  patriotiques,  haranguant  dans  les  carre- 
fours les  passants  qui  s'arrêtaient  pour  l'écouter 
chanter.  Lorsque  venait  la  pluie  ou  la  neige,  il  abri- 
tait sous  l'auvent  de  son  échoppe  tous  ceux  qui  prê- 
taient l'oreille  à  ses  chansons  ou  à  ses  épigrammes. 

V6 


25i  l'ARlS    OUBLIÉ 


Les  enfants  des  savetiers  formèrent  un  bataillon 
pour  courir  aux  frontières  défendre  la  patrie  en 
danger. 

Le  savetier  était  devenu  patriote  comme  par  en- 
chantement; au  coin  des  carrefours,  dans  l'enca- 
drement des  vieilles  portes  cochères  condamnées, 
occupées  par  leurs  échoppes,  ils  étalèrent  sur  les 
murs  les  bulletins  de  la  grande  armée,  à  côté  des 
portraits  de  Bonaparte,  Carnot,  Masséna,  Desaix 
et  Kléber. 

Dans  chaque  échoppe,  il  y  avait  une  pie  ou  un 
geai  (juijabotait  dans  une  cage  d'osier. 

Dans  l'impasse  des  Peintres,  en  1802,  un  savetier 
était  directeur  d'un  théâtre  établi  au  quatrième 
étage,  sous  les  combles.  Il  l'avait  baptisé  :  Specta- 
cle Bourgeois.  Une  échelle  de  meunier  donnait 
accès  aux  loges  qui  coûtaient  douze  sous,  le  par- 
terre coûtait  six  sous.  L'histoire  n'a  pas  conservé 
le  nom  de  ce  savetier  directeur. 

Sous  le  premier  empire,  sur  l'emplacement  du 
couvent  des  Bons-Hommes,  il  avait  été  question  de 
construire  un  palais  à  l'usage  du  roi  de  Rome, 
mais  l'année  1814  empêcha  d'exécuter  le  plan. 

Un  savetier,  du  nom  de  Rémy,  à  l'aide  de  pierres 
ramassées  sur  les  chemins ,  construisit  sur  cet 
emplacement  non  un  palais,  mais  une  échoppe. 

Cette  échoppe  gênait,  elle  devait  être  démolie  ; 
le  savetier,  obstiné,  refusait  de  quitter  sa  maison. 

Napoléon  lui  iît  olfrir  10.000  francs,  le  savetier 


l'A  111  s    OUBLIE 


Cil  demanda  lo.OOO;  bref,  chaque  fois  que  l'Em- 
pereur acceptait,  le  savetier  augmentait  sa  de- 
mande de  5.000  francs. 

Napoléon,  ne  pouvant  vaincre  la  résistance  du 
savetier  (on  lui  avait  offert  jusqu'à  aO.OOO  francs), 
lit  entourer  d'un  mur  la  propriété  du  récalcitrant. 

Cette  échoppe  existait  encore  en  1866  ;  elle  fut 
démolie  pour  aligner  le  Trocadéro. 

fiC  savetier  était  plus  que  chansonnier,  il  fil 
[)oète  à  ses  heures  ;  j'ai  retrouvé  une  brochure  des 
plus  curieuses  qui  fut  publiée  à  Troyes  vers  Je 
milieu  du  dix-septième  siècle  ;  elle  peint  admira- 
\)\{i\\\{i\\l\Q  savetier  et  vaut  la  peine  d'être  repro- 
duite, autant  par  la  naivelé  de  son  style  que  par  sa 
rareté  : 

TESTAMENT 

SlîUlliUX    KT    liURLESQUt: 

D'UN     MAITRE    SAVETIER 


O/jscrvez  que  MM.  les  savetiers  prononcoit  In  iuuiiii|iii'.  rt  non 
fias  maniclc.  Il  faut  ici  parler  leur  laufjaije. 

Puisqu'il  faut  eu  tous  lieux  ([ue  toute  créature 
Paie,  bon  pré  mal  gré,  tribut  à  la  )iature  ; 
Puisque  tant  de  héros  que  l'histoire  a  vantés 
Ont  été,  sans  égard,  par  la  mort  emportés; 
Roniulus,  Aunibal,  Darius.  Alcxaudre, 
Les  Césars,  les  Calons,  ne  sont  ipi'un  peu  de  eeudre, 
Je  vois  qu'il  me  faudra  subir  le  même  sort. 
Et  je  veux  disposer  de  lout  avant  ma  mort 


ioG  l'AHlS    OUBLI  K 


Mou  corps,  jadis  l'olijet  de  la  risée  publique, 

Sera  pendant  deux  jours  gardé  dans  ma  boutique, 

Et  je  laisse  aux  gardiens  de  ce  triste  dépôt, 

Le  soin  de  s'attirer  un  étercel  repos. 

Les  deux  jours  expirés,  que  ma  coterie  antiquf, 

.Alessieurs  les  savetiers  et  tous  gens  à  manique, 

Avant  que  de  porter  mon  corps  au  monument, 

Lisent  publiquement  ce  présent  testanu-nt. 

-Mon  corps  étant  caché  dans  une  étroite  bien-. 

Je  veux  que  Ton  l'enterre  au  bout  du  cimetière, 

Auprès  de  mon  tombeau,  deux  cierges  allumés. 

Ne  seront  point  éteints  qu'ils  ne  soient  consumés. 

Le  respect  que  l'on  doit  aux  cadavres  humains 

Ne  veut  pus  que  l'on  fouille  en  ces  lieux  souterrains  ; 

Encore  moins  que  l'on  soutire  un  chien  fouiller  les  fosses 

Si  tu  en  trouves  un,  il  faut  que  tu  le  rosses. 

C'est  à  mon  fils,  ici,  que  je  tiens  c?  discours, 

Lui  qui,  seul  des  mortels,  me  respecta  toujours. 

Je  lui  laisse  un  avis,  pour  toute  récompense. 

Il  est  très  salutaire,  ou  du  moins  je  le  pense  : 

C'est  d'éviter  partout  les  objets  séduisants, 

Qui,  pour  nous  perdre  tous,  ne  sont  que  trop  puissaus. 

Chacun,  je  crois,  enteud  ce  qu'ici  je  veux  dire, 

Je  parle  eu  général  et  ne  veux  pas  médire, 

Je  dis  donc  clairement,  sans  personne  nommer. 

Qu'il  y  a  des  objets  qu'on  ne  doit  pas  aimer  ; 

Si  la  femme,  par  sa  malice, 

Fit  tomber  dans  le  précipice, 
Adam  et  Salomon,  et  David  et  Samson, 

Est-il  quelque  mortel  qui  puisse 
S'assurer  contre  l'artifice 
De  ce  funeste  poison  ? 
Je  ne  veux  pourtant  pas  que  quand  il  aura  l'âge 
Qu'exige  justement  le  parti  du  mariage, 
11  dise^  sans  raison,  un  éternel  adieu 
Au  sexe  féminin  qu'il  estime  en  ce  lieu. 
Je  sais  que  ce  pays  lui  en  procure  une  sage. 
Qui  peut  le  rendre  heureux,  du  moins  c'est  son  langage. 
Ce  que  je  prétends  donc,  c'est  qu'il  suit  désornuùs 
Beaucoup  plus  circonspect  qu'il  ne  le  fut  jamais. 
Et  qu'il  soit  bon  époux  un  jour,  s'il  le  doit  être. 
Toujours  sujet  fidèle,  et  bon  père  et  bon  maitre. 
Tels  sont  les  sentiments  et  les  prudents  avis 


1>AI!1S    OClîLl  !■: 


D'un  prre  qui  craint  Dieu  et  qui  cln'-rit  son  fils. 

Pour  vous,  .Messieurs,  voyez  dans  tout  mou  inventaire 

Ce  qui  peut  vous  servir  ou  ce  qui  peut  vous  plaire  ; 

Vous  savez  que,  pour  vous,  j'ai  fait  eu  temps  et  lieux 

Tout  C(>  que  pouvait  faire  un  ami  précieux  ; 

Messieurs  les  savetiers,  gens  vraiment  vénérables, 

D'autant  que  le  besoin  vous  rend  indispensables, 

Cherchez,  vous  trouverez  dans  mes  anciens  papiers 

Le  secret  de  former  de  solides  souliers, 

Sans  tromper  le  public,  non  plus  que  nos  confrères 

Messieurs  les  cordonniers,  un  peu  trop  mercenaires. 

Oui  nous  ont  empêchés  d'e-uployer  d'autre  cuir 

Que  celui  que  déjà  ils  avaient  fait  servir. 

Vous  trouverez  aussi  dans  mon  vieux  portefeuille 

Des  secrets  de  notre  art  qu'avec  soin  je  recueille, 

Ce  nç  sont  point  ici  des  présents  faits  en  l'air. 

Ils  sont  plus  permanents  que  ne  dure  un  éclair; 

Si  vous  venez  à  bout  de  les  mettre  en  usa^'c, 

Notre  métier  sera  plus  brillant  dïige  en  âge, 

A  ma  femme  je  laisse  un  billet  de  cent  francs, 

Que  je  tiens  d'un  fameux  débitant  d'Orléans, 

J'ai  son  nom  par  écrit,  mais  âne  de  nature, 

Il  est,  je  crois,  réduit  dans  un  noble  lu'qiilal, 

A  vivre  connue  il  peut  et  avoir  l)ien  du  mal. 

A  ma  tille  j'ordouue  en  ce  moment  critique. 

Qui  me  permet  encor  de  parler  de  mauique. 

De  ne  prendn;  en  mariage,  ici  non  plus  qu'ailleurs. 

Jamais  de  cordonniers,  savetiers,  ni  tailleurs, 

Ils  sont  trop  exposés,  à  Paris  comme  à  Troyes, 

A  dupiT  le  public  dont  l'argent  est  leurs  proies. 

Il  est  rare  que  ceux  de  leur  profession 

Ne  soient  pas  mis  au  rang...  vous  savez  le  dicbtn. 

Ainsi  qui  veut  me  croire,  et  passer  pour  brave  liomnu' 

Ira  plutôt  nus  pieds,  de  Paris  jusqu'à  Rome, 

Que  de  s'allier  à  gens  dont  l'art  trop  dangereux 

Les  expose  souvent  à  des  tours  odieux 

Mais  entin,  il  me  faut  lînir  toute  morale 

Et  distribuer  à  tons  ma  boutique  et  ma  ni:ille. 

Premièrement  je  laisse  à  Jean  Claque  Sabnt, 

Malinote  et  sa  cage  avec  mon  escabot, 

Sur  lequel  j'ai  sans  cesse,  occupé  sans  relàdic. 

Eté  toujours  assis,  pour  enseigner  au  lâche, 

Que  pour  manger  du  pain,  il  faut  bien  travailler'. 


io"^  l'AIilS    OUBLIÉ 


Et  qu'on  ne  doit  jamais  so  faire  tirailler, 

Conmie  font  bii-n  des  gens  que  paresse  doiuiue, 

Et  qu'on  voit  au  travail  faire  mauvaise  mine. 

Secondement  je  donne  à  mon  cousin  Lupié. 

Ma  poix  et  mon  trancliet  avec  mon  tirc-fiié. 

Ou'ii  prenne  aussi,  s'il  veut,  mon  fll  et  mes  aiguilles, 

Oui  sont  dans  un  grand  sac  construit  de  peaux  d'anguilles 

A  mon  ami  Drnèt.  je  donne  mon  baquet. 

Afin  que  quand  le  vin  lui  donne  le  hoquet, 

Il  puisse  s'en  servir...  du  moins  Margot,  sa  l'emme 

Ni-  s'apercevra  pas  qu'il  a  souillé  sou  àuie, 

C(uunie  c'est  sa  coutume,  avec  des  vieux  lurons. 

Qui  se  font  surnommer  des pili'^rs  de  boucliofis. 

Troisièmement  je  laisse,  a  mes  amis  antiques, 

.Alou  cuir,  tous  mes  souliers,  et  toutes  mes  mauiipies, 

l^our  mon  frère  Lipier,  qui  n'aime  point  l'ennui. 

Je  laisse  de  bon  creur  ma  pipe  et  son  étui. 

Comme  je  ne  veux  pas  causer  de  jalousie, 

Le  linge  à  mes  parents,  ma  malle  à  mes  amis. 

Aux  pauvres  les  habits  que  j'ai  sans  cesse  mis 

Depuis  plus  de  trente  ans  que  je  suis  en  méuage, 

En  général  tous  ceux  que  j'eus  dès  mon  bas  âge 

Ma  femme  aura  ma  pie  avec  mon  perroquet 

Ils  savent  bien  tous  deux  imiter  son  caquet. 

En  quatrième  lieu,  je  donne  à  ma  cousine, 

Qui  chez  Monsieur  Huriot,  fait  si  bien  la  cuisiue, 

Et  qui  souvent  eut  soin,  par  amitié  pour  moi, 

De  me  bien  régaler,  je  lui  donne  de  (pioL 

Se  faire  nue  coiffure  avec  mes  deux  mauchettes 

Qui  me  reudaient  si  beau  tous  les  grands  joiu's  de  fêles. 

.le  veux  aussi  qu'elle  ait  tout  mou  bois  à  talous, 

Mes  épingles,  mes  cols,  avec  m  'S  vieux  haillons  : 

Elle  pourroit  aussi  emporter  mes  galoches. 

Tous  mes  bonnets  de  nuit,  chaussettes  et  banboches  ; 

Car  cette  créature  est,  j'ose  l'assurer, 

Une  assez  bonne  iille,  si  jamais  d'en  trouver 

Il  fut  possible  à  l'homme  ;  ainsi  elle  mérite 

De  recevoir  de  moi  tout  ce  que  j'ai  d'élite. 

Or,  tout  mon  linge  fin,  et  la  clef  du  cellier, 

Est  ce  qu'aimoit  le  plus,  moi,  François  Pipier, 

Donc,  eu  les  lui  laissaut,  je  prouve  que  mon  zèle 

Est  1)ien  aussi  parfait  qu'il  doit  l'être  jiourelle, 

Que  les  autres  oulils.  uiarteniix  rt  cetera. 


PARIS    OUBLIÉ  259 


Soient  très  exactement  donnés  au  sieur  Fera. 

Enfin  voici,  messieurs,  ma  volonté  dernière, 

Volonté  de  celui  (|ni  finit  sa  carrière  : 

Je  veux  pour  épitaphe  une  pièce  de  vers, 

Qui  fasse  voir  ici,  même  à  tout  l'univers, 

Que  tellt^  fut  ma  mort,  qu'avait  été  ma  vie. 

Et  (ju'à  suivre  mes  pas  un  chacun  je  convie; 

Que  l'on  f,'rave  avec  soin  sur  mon  humble  tombeau 

Ce  que  l'on  trouvera  de  plus  grand,  de  plus  beau  ; 

Pom'  frapper  les  esprits  et  émouvoir  les  âmes 

De  ceux  qui  craignent  peu  les  éternelles  flammes. 


ÉPITAPHE 


Ci-gît  Monsieur  Pipior 

Excellent  savetier. 

Quoique  beaucoup  bizarre 

Il  fut  un  homme  rare, 

Puisque  de  lui  l'on  croit 

Que  jamais  ne  dupoil. 

Tl  disoit  peu  de  chosf. 

Eu  pensoit  encor  moins. 

Mais  son  épouse.  Rose, 
Sciublaldr  au  tic  tac  des  plus  bi'uyants  moulins, 

Parloit  toujours  pour  lui. 

Gel  homme  sur  lappui 

De  messieurs  à  mauique, 

La  bonne  foi  antique 

Eut  toujours  sa  vertu, 

Ce  chemin  peu  battu 

Par  messieurs  les  vénérables, 
Fut  pour  lui  des  seutiers  beaucoup  plus  agréables, 

Que  les  larrons  honteux 

Que  font  les  malheureux... 

Parmi  ces  respectables 

Si  quatre  seulement 

Sont  pour  lui  charitables 

Il  sera  très  content. 
Qu'ils  iM'ieut  Dieu  pour  lui  ;  Requk'sœt  in  pacé, 

N'en  faut  iiliis  parlé. 


2G0  PAl'.lS    OUBLIÉ 


Vers  18o7,  tous  les  flâneurs  fredonnaient  sur 
les  boulevards  : 


11  faut  qu"iin  bou  savetier 
Save,  save,  save,  save 
Il  faut  qu'iiu  boa  savetier 
Save,  save,  save  son  luétier. 


Ce  couplet  se  chantait  aux  Boufles-Parisions 
dans  le  Save/icr  et  le  Financier,  de  Crémieux  et 
d'Edmond  About. 

Le  savetier  est  devenu  un  bourgeois,  il  a  planté 
sa  tente  au  milieu  du  nouveau  Paris  et  a  troqué 
son  échoppe,  son  baquet  de  science  et  sou  tire- 
pied  contre  un  brillant  magasin  étincelant  de  lu- 
mières, de  glaces  et  de  dorures,  il  s'intitule  pom- 
peusement cordonnier,  c'est  le  progrès.  L'ancien 
perruquier  est  bien  devenu  un  professeur  de  coupe 
raisonnée. 

Connaissez-vous  le  Conservateur  de  dominos  ? 

Lorsque  le  père  Vachette  tenait  le  restaurant 
célèbre  qui  forme  l'angle  du  boulevard  et  du  fau- 
bourg Montnuirlre,  il  avait  pour  client  assidu  un 
grand  joueur  de  dominos  qui,  à  force  de  remuer 
les  dés  et  de  souper,  laissa  son  dernier  sou  sur  une 
de  ses  tables. 

Le  restaurateur,  ému  do  cette  ruine,  songea  à 
nourrir  gratuitement  son  ancien  habitué,  qui  sans 
lui  serait  mort  de  faim  et.  pour  déguiser  cette  au- 
iTiône,  il  le  nomma  en  souvenir  de  soii  ancienne 


l'A  MIS    OUliLlÉ  261 


passion  pour  le   domino,  conservateur  de  <Io»)inns 
de  la  maison  qui  en  possède  quatre  jeux  I 

Tous  les  jours,  gravement,  comme  un  homme 
chargé  d'uue  sérieuse  mission,  avant  déjeuner,  il 
venait  inspecter  les  quatre  hoîtes  placées  sur  le 
marhre,  au-dessous  du  haromètre,  puis  allait  se 
mettre  à  tahle  avec  la  satisfaction  d'avoir  accom- 
pli consciencieusement  son  devoir. 

Quand  Brébant  prit  la  succession  de  Vachette, 
il  conserva  le  conservateur. 

Lorsqu'en  1860,  on  démolit  la  Cité,  tout  Paris 
alla  visiter  le  cabaret  du  Lapin-Blanc,  un  des  der- 
niers tapis-francs  ;  le  père  Mauras,  qui  en  fut  le 
dernier  propriétaire,  était  l'auteur  des  inscriptions 
bizarres  qui  ornaient  l'intérieur  de  la  salle. 

Je  me  rappelle  avoir  visité  cet  borril)Ie  repaire, 
construit  sur  trois  étages  de  caves.  Le  père  Mauras, 
malin,  voulant  attirer  la  foule  et  faire  croire  que 
son  cabaret  était  peuplé  de  voleurs  et  d'escarpes, 
avait  raccolé  dans  les  carrières  d'Amérique  et  dans 
les  bouges  de  la  capitale  une  vingtaine  depauv.ves 
diables  inoffensifs  qui  figuraient  chaque  jour  et 
épataient  les  bourgeois,  qui  les  prenaient  au  sé- 
rieux, en  serrant  de  près  leur  porte-monnaie. 

C'était  un  farceur,  le  père  Mauras,  quoi  qu'on 
fût  en  plein  hiver  et  qu'il  fit  un  froid  de  loup  dans 
la  saUe  ;  l'énorme  poêle  en  fonte  qui  en  tenait  le 
milieu  était  sans  feu,  il  avait  écrit  à  la  craie  sur  la 
cloche  :  <(  Relâche  !  » 

15. 


26:2  PARIS    OUBLIÉ 


Après  la  démolition  de  son  cabaret,  le  père 
Maiiras  se  retira  dans  l'ile  Saint -Louis  avec 
30.000  francs  de  rentes,  mais  il  n'était  pas  heu- 
reux, il  avait  la  nostalgie  de  Fignoble  lieu  où  il 
avait  vécu  si  longtemps  ;  tous  les  jours  il  allait  à 
l'endroit  où  avait  été  son  débit  et  venait  ensuite  se 
reposer  sur  un  banc  dans  le  jardin  de  l'Archevê- 
ché. Là,  il  restait  des  heures  entières  perdu  dans 
ses   souvenirs;  il  est  mort  en  1872. 

A  la  même  époque  mourut  le  f^ère  Girot,  une 
célébrité  dans  le  monde  des  chiffonniers. 

Il  était  venu  s'établir  à  Paris,  vers  1840,  place 
Maubert,  dans  une  maison  restée  légendaire  ;  il  ne 
savait  ni  lire  ni  écrire,  c'était  au  moyen  de  lignes 
tracées  à  la  craie  sur  une  planche  qu'il  tenait  sa 
comptabilité.  Il  vendait  ou  achetait  pour  cent  mille 
francs  de  peaux  de  lapins  par  semaine. 

Il  est  mort  dix  fois  millionnaire,  et  dire  qu'il  y 
a  des  bacheliers  qui  ne  trouvent  pas  à  se  placer 
comme  balayeurs  !  ! 


PARIS    OUBLIÉ  263 


XII 


Le  Concert  Besselièvre.  —  Le  Fusil  à  aiguille.  —  Qu'est-ce  que 
la  Femme  ?  —  Mangiii.  —  Le  Père  Vinaigre.  —  Le  Marchand 
d'Épongés  et  Moustache.  —  Le  Gratteur  de  Démangeaisons. 
—  L'Aigle  Impériale.  —  Le  Vert-Galant.  —  La  Maison  du 
Bourreau.  —  Le  Square  du  Temple.  —  La  Fontaine  Mysté- 
rieuse. —  Le  Parc  aux  Huîtres.  —  Les  deux  Rochers  de 
Cancale.  — •  Le  Cabaret  de  la  Côte  de  Beaune.  —  Voltaire  et 
Piron. 


Le  Jardin  de  Paris  remplace  le  Concert  Besse- 
LiKVRE,  absolument  comme  la  piquette  remplace 
le  chambertin  ;  où  sont  les  beaux  jours  où  le  vrai 
«  tout  Paris  »,  les  vendredis,  envahissait  le  célèbre 
jardin  des  Champs-Elysées? 

Du  côté  des  femmes  :  M"^''  la  princesse  de  Met- 
ternich,  les  duchesses  d'Istrie  et  de  Chazelles,  la 
comtesse  de  Durfort,  la  princesse  Ghika,  les  mar- 
quises de  Béranger  et  d'Aoust,  les  comtesses  de 


264  PAlilS    OUBLIÉ 


Charnacé,  de  Galard,  de  Janzé,  de  Fontenelles,  et 
tant  d'autres  que  j'oublie  ! 

Du  côté  des  hommes  :  le  duc  d'Acquaviva,  le 
vicomte  de  Poli,  Clément  Lanrier,  le  comte  Yi- 
gier  de  Mirabal,  le  comte  de  la  Guéronnière,  le 
général  Fleury,  etc. 

Les  célébrités  littéraires  et  politiques  venaient 
sous  les  marronniers  causer  sans  façon  ;  l'opinion 
était  laissée  au  vestiaire;  la  politique  était  rigou- 
reusement bannie  ;  l'esprit  seul  avait  droit  de  cité; 
les  habitués  se  groupaient  suivant  leurs  fantai- 
sies; autant  de  groupes,  autant  de  petites  cours, 
de  cercles  en  plein  air. 

Autour  de  M'"''  de  Metternich,  gravitait  une 
foule  choisie,  il  y  aurait  de  quoi  faire  des  volu- 
mes avec  les  anecdotes  qui  s'y  racontaient  dans 
une  soirée;  les  petits,  les  grands  s'asseyaient  tour 
à  tour  sur  la  sellette;  la  victime  de  la  veille  deve- 
nait le  bourreau  du  lendemain. 

Pendant  la  ûuerre  entre  l'Allemagne  et  l'Autri- 
che,  on  demandait  à  M'"''  de  R...  pourquoi  les 
armes  prussiennes  s'appelaient  des  fusils  à  ai- 
guille ? 

—  Parce  qu'ils  passent  toute  une  armée  au  fil... 
de  l'épée. 

—  Et  c'est  la  Parque  qui  coupe  le  fil. 

—  Les  Prussiens  ne  sont  plus  qu'une  armée 
d'aiguilleurs. 

—  Au  fait,  pourquoi  n'appelle-t-on  pas  cela  des 


PARIS    OUBLIÉ  265 


fusils  à  épingle;  car  au  bout  il  y  a  toujours  une 
tète  cassée?.., 

—  On  peut  dire  qu'avec  leur  aiguille,  les  Prus- 
siens ont  tiré  leur  épingle  du  jeu. 

—  Oh!  laissez  les  Prussiens,  dit  la  charmante 
duchesse  d'Istrie,  parlons  de  la  femme. 

—  C'est  un  sujet  si  vieux  et  toujours  si  nou- 
veau, répondit  le  duc  d'Acquaviva;  c'est  une  ques- 
tion toujours  brillante. 

—  Suivant  l'âge,  car  le  temps  est  un  rude 
pompier. 

—  Il  laisse  toujours  une  étincelle  sous  la  cendre, 
dit  la  vieille  duchesse  de  R... 

—  C'est  vrai,  mais  il  faut  souftler  si  fort,  dit  le 
jeune  Sigisbé  de  la  vieille  duchesse,  qui  reçut  aus- 
sitôt un  coup  d'éventail  sur  les  doigts  pour  sa 
remarque  impertinente. 

Clément  Laurier  passait,  il  s'arrêta. 

—  Ah!  dites-nous,  monsieur  l'avocat,  ce  que 
vous  pensez  de  la  femme. 

—  Je  pensais,  répondit-il  philosophiquement, 
({ue  la  femme  est,  pour  nous  autres  hommes, 
Y  alpha  eiï  oméga,  la  préface  et  l'épilogue,  le  com- 
mencement et  la  fin,  car  c'est  elle  qui  nous  met  dans 
les  langes  et  c'est  elle  qui  nous  met  dans  le  linceul. 

— Vous  n'êtes  pas  gai,  ce  soir,  monsieur  Laurier. 

—  Non,  je  dîne  chez  ma  belle-mère. 

—  Et  vous,  monsieur  de  Yillabé,  que  pensez- 
vous  de  la  femme? 


:266  PARIS    OUBLIÉ 


—  Je  pense  que  je  resterai  célibataire. 

—  Vous  n'êtes  pas  aimable.  Vous  êtes  à  plaindre, 
de  n'avoir  plus  d'illusions  à  vingt-cinq  ans  ! 

—  Peut-être!  J'aimais  une  toute  jeune  fille, 
blonde,  fraîche,  naïve;  elle  marchait  le  long  d'un 
sentier  en  fleurs,  effeuillant  une  marguerite. 
J'étais  derrière  cette  haie,  mon  cœur  battit;  elle 
consultait  certainement  l'oracle  pour  moi.  J'écou- 
tais la  douce  enfant  qui,  tout  en  arrachant  un  à 
un  les  pétales  de  la  fleur,  disait  : 

—  Il  aura  de  l'argent.  .  .  un  peu.  .  .  beaucoup.  .  . 
énormément. . .  pas  du  tout! 

Il  aura  de  l'argent  ! 

Voilà  la  femme  ! 

M.  de  Besselièvre  avait  collaboré  au  Corsaire, 
au  premier,  celui  qui  avait  réuni  des  esprits  d'élite 
tels  que  Villemessant,  René  de  Rovigo,  d'Acqua- 
viva,  etc.;  il  avait  conservé  de  son  passage  dans  le 
petit  journalisme  la  manie  des  mots  de  la  fin  ;  il  ne 
manquait  jamais  une  occasion  d'en  placer. 

Un  jour,  un  agronome  distingué  de  la  Sarthc 
vint  lui  faire  une  visite,  et  lui  tint  à  peu  près  ce 
langase  : 

—  Monsieur,  vous  avez  organisé  des  conférences 
publiques  qui  sont  très  suivies.  Vous  devez  désirer 
d'y  voir  traiter  toutes  les  questions  à  l'ordre  du 
jour  par  des  hommes  compétents.  Or,  la  question 
agricole  est  à  l'ordre  du  jour,  et  je  suis  reconnu 
pour  l'un  des  agronomes  les  plus  compétents  de  la 


PARIS   OUBLIÉ  i67 


France,  je  vous  propose  donc   de  faire  une  confé- 
rence publique  sur  la  question  agricole. 

—  A  ({ui  ai-je  Fiionneur  de  parler?  demanda 
M.  de  Besselièvre. 

—  M.  Lacroix. 

—  Il  y  a  beaucoup  de  personnes  ,  beaucoup 
d'écrivains  de  votre  nom,  Monsieur;  votre  prénom 
serait  indispensable  pour  éviter  la  confusion. 

—  Octave  Lacroix. 

—  Mais  pardon.  Monsieur;  il  y  a  un  littérateur 
distingué  qui  s'appelle  Octave  Lacroix,  et  il  y 
aurait  certainement  confusion. 

—  J'ai  deux  autres  prénoms  :  Jules.  . . 

—  Jules  Lacroix  protesterait. 

—  Et  Paul  ? 

—  Le  bibliophile  Jacob  réclamerait.  Mais  j'y 
pense;  faites  comme  M.  Mathieu  de  la  Drùme, 
M.  Jobert  de  Lamballe,  M.  Boulay  de  la  Meurthe, 
ajoutez  à  votre  nom  celui  du  département  ou  de  la 
ville  que  vous  habitez. 

—  J'habite  Mamers,  dans  la  Sarthe. 

—  Eh  bien!  c'est  cela,  ditM.de  Besselièvre, 
vous  vous  appellerez  :  Ijocroix  de  Mamers! 

L'agronome  court  encore. 

M.  de  Besselièvre,  en  1857,  associé  avec  Dartois, 
avait  dirigé  la  salle  Musard,  établie  dans  l'ancien 
hôtel  d'Osmond,  rue  Basse-du-Rempart. 

M.  de  Besselièvre  est  mort,  et  le  concert  qui 
portait  son  nom  a  disparu. 


:>G8  TA  MIS    OUBLli: 


Très  certainement,  les  liabiLnés  du  Jardin  Bes- 
selièvre  ne  connaissaient  pas  le  Grattcurde  déman- 
geaisons, la  providence  des  galeux  ! 

Il  se  tenait  chaque  matin  à  la  porte  de  l'hôpital 
Saint-Louis_,  affecté,  comme  on  sait,  au  traitement 
des  maladies  de  peau.  Quand  il  voyait  un  malade 
atteint  de  la  charmante  (gale),  il  s'empressait  aus- 
sitôt de  lui  offrir  ses  services  et  le  grattait  vigou- 
reusement. Coût  :  dix  sous! 

Ce  n'était  vraiment  pas  cher  pour  un  tel  service. 
Notre  homme  gagnait  néanmoins  sept  à  huit  francs 
par  jour  à  ce  métier. 

Il  est  mort  récemment,  sa  place  est  vacante.  Avis 
aux  députés  qui  ne  seraient  pas  réélus. 

C'est  à  croire  que  Paris  ne  danse  plus que 

devant  le  buffet.  Tous  les  bals,  riches  et  pauvres, 
disparaissent  successivement. 

h' Aigle  Impériale,  cours  de  Yincennes  ;  son 
voisin,  le  bal  des  Délices;  le  bal  des  Deux-Elé- 
phants, le  bal  du  Sauvage,  le  bal  des  Quatre- 
Saisoas,\Q  bal  du  Veau-qui-Tette ,\q  salon  d'Apollon, 
le  bal  du  Delta,  \gs  salo/i'>  de  Cellarius,  le  Pré-Cate- 
lan,  le  Ranelagh,  le  bal  du  Mont-Blanc,  le  bal  de  la 
Cane,  le  Vert-Galant,  au  terre-plein  du  Pont-Neuf,' 
toujours  inondé  pour  calmer  la  chaleur  des  dan- 
seurs. 

La  maison  ail  Marat  fut  assassiné  par  Charlotte 
Corday,  cour  du  Commerce,  rue  Saint-André-des- 
Arts.   La  maison  du  bourreau,  qui  occupait  le  n°  o 


r.viîis  OUBLIÉ  :2G9 


de  la  rue  Victor-Cousin,  démolie  pour  la  recons- 
truction de  la  Sorbonne, 

Sainte-Foix.  Sauvai,  Dulauro,  Mercier  ne  men- 
tionnent pas  cette  maison,  qui  pourtant  a  traversé 
les  siècles,  conservant  sa  tradition. 

Un  vieil  usage  voulait  que  la  maison  du  bour- 
reau fût  toujours  située  à  l'extrémité  de  la  ville  ; 
elle  remplissait  ces  conditions,  car  l'enceinte  de 
Philippe-Auguste  était  à  deux  pas. 

Cette  maison  était  une  des  plus  remarquables  de 
Paris  par  ses  ornements  en  fer  forgé  :  la  porte 
était  ornée,  à  la  partie  supérieure,  de  deux  haches 
en  fer  d'un  admirable  travail  ;  à  l'intersection  se 
trouvait  un  médaillon  semé  de  fleurs  de  lis,  et,  au 
beau  milieu,  un  immense  personnage  conduisant 
un-^har  rempli  de  condamnés  allant  au  supplice. 

Le  square  du  Temple,  en  18.j3,  fit  disparaître  ce 
qui  restait  de  l'ancienne  commanderie  des  Tem- 
pliers. Les  historiens  fournissent  sur  cette  insti- 
tution d'amples  détails,  il  n'est  pas  nécessaire  de 
les  reproduire. 

En  18i8,  après  les  journées  de  Février,  il  se 
forma  une  sorte  de  garde  urbaine  qui  tint  garnison 
dans  les  vieux  bâtiments  du  Temple  ;  cette  garde 
était  bien  la  chose  la  plus  étrange  qu'on  puisse 
imaginer,  la  plupart  des  soldats  étaient  vêtus  d'une 
blouse  bleue  serrée  à  la  ceinture  par  une  écharpe 
de  laine  rouge,  ils  avaient  au  bras  gauche  un 
brassard  tricolore,  et  étaient  coiflés  de  képis,  d'^ 


270  PARIS   OUBLIÉ 


casquettes,  do  eliapeaiix  mous  ou  hauts  de  forme  ; 
quant  à  la  chaussure,  savates  éculées,  souliers 
vernis,  dépareillés,  chaussons  de  lisières,  sabots, 
hottes  à  Fécuyère,  tout  un  fond  de  magasin  de 
savetier  complétaient  le  costume. 

Tout  ce  monde  fumait,  buvait,  jouait  et  couchait 
pêle-mêle  dans  les  vastes  salles  sur  des  paillasses 
éventrées. 

Ilsmontaient  gravement  la  garde  à  la  porte,  tout 
en  jurant  de  mourir  pour  la  patrie  et  pour  k's 
citoyens  Caussidiére,  Blanqui  et  Sobrier. 

Comme  dans  tous  les  moments  d'effervescenee 
populaire ,  cette  garde  s'était  recrutée  dans  les 
bas-fonds  sociaux;  on  lui  avait  donné  des  armes 
sans  contrôle,  préparant  ainsi  les  fatales  journées 
de  Juin. 

Yers  1815,  les  bâtiments  en  bordure  de  la  rue 
du  Temple,  avaient  été  occupés  par  les  religieuses 
de  V Adoration  perpétKf'Ue  du  Saint-SacrpniPnt.  Un 
décret  du  Gouvernement  provisoire  de  la  Répu- 
blique, en  date  du  24  mars  1848,  désaffecta  le  cou- 
vent qui  fut  occupé  par  la  garde  urbaine. 

A  chaque  révolution,  les  prêtres  et  les  religieu- 
ses ont  le  triste  privilège  d'attirer  les  fureurs  de 
la  foule,  comme  le  paratonnerre  attire  la  foudre. 

Lorsque  la  garde  urbaine  eut  pris  la  place  des 
religieuses,  tout  ce  qui  avait  appartenu  à  ces  der- 
nières, livres,  meubles,  instruments,  fut  flairé,  re- 
Journé,  palpe  par  les  révolutionnaires  qui  essayaient 


l'A  JUS   UUHLIK  :271 


de  trouver  clans  ces  choses  si  simples  une  inter- 
prétalion  odieuse. 

En  1871 ,  nous  on  avons  eu  un  exemple  avec  les 
instruments  orthopédiques  trouvés  chez  les  Dames 
de  Picpus  et  avec  les  fameux  cadavres  de  l'église 
Saint-Laurent. 

Dans  une  des  salles  du  Temple  où  les  religieuses 
faisaient  leurs  dévotions,  il  me  souvient  avoir  vu 
un  fauteuil  articulé  qu'un  des  farouches  monta- 
gnards montrait  à  la  foule  ameutée  en  racontant, 
sur  l'usage  de  ce  meuble,  les  choses  les  plus  mons- 
trueuses et  les  plus  odieuses. 

Il  servait  aux  curés  pour  triompher  des  nonnes 
récalcitrantes  î  1 

C'était  simplement  un  fauteuil  à  l'usage  de  la 
supérieure  impotente. 

Le  boniment  terminé,  «  le  frère  w  tendait  la  cas- 
quette en  faisant  le  tour  de  la  société  pour  les 
•'  détenus  politiques  »  ;  il  n'y  eu  avait  plus,  mais 
on  n'y  regardait  pas  de  si  près. 

Le  marchand  de  vin  du  coin  de  la  rue  de  la  Cor- 
derie  fit  presque  fortune  en  exhibant  le  fameux 
fauteuil. 

Ah  !  si  les  voûtes  avaient  pu  parler  ! 

Si  elles  avaient  pu  nous  raconter  les  scènes  qui 
se  passaient  les  soirs  où  la  grande  porte  s'entre- 
bâillait discrètement  pour  laisser  passer  les  pen- 
sionnaires des  maisons  de  tolérance  qui  venaient 
partager   fraternellement  In   paille   républicaine  ! 


^1-2  l'A  RIS    OUBLIÉ 


Aujourd'hui,  en  voyant  jouer  les  enfants  à 
Tombre  des  grands  arbres,  et  courir  les  allées,  on 
ne  songe  plus  que  c'est  de  là  que  partirent 
Louis  XYI  pour  l'échafaud  et  Louis  XVII  pour  la 
fosse  commune  du  cimetière   Sainte-Marguerite. 

La  rue  Montorgueil  avait  une  physionomie  par- 
ticulière :  sur  l'emplacement  de  la  rue  Etienne- 
Marcel  se  trouvait  le  Parc-aux-Huîtres  ;  à  cette 
époque  les  huîtres  ne  se  vendaient  pas  par  cent, 
mais  bien  par  bourriche  de  douze  douzaines  ; 
rbuitre  portugaise  était  inconnue.  Le  dimanche, 
la  rue  Montorgueil  présentait  une  animation  ex- 
traordinaire :  de  tous  les  points  les  plus  éloignés 
de  Paris,  les  ouvriers  accouraient  en  foule  ;  les 
plus  petites  bourses  pouvaient  s'offrir  le  luxe  d'une 
douzaine  d'huîtres,  ou  les  vendait  quatre  sous  La 
douzaine  ! 

Les  marchandes  accortes  appelaient  les  ache- 
teurs en  leur  faisant  mille  avances.  —  Approchez- 
vous  donc,  mon  ami,  on  ne  vous  mangera  pas.  — 
Voulez-vous  les  goûter?  —  On  vous  les  vendrait 
vingt  francs  la  bouchée  que  vous  ne  les  auriez  pas 
plus  fraîches. 

Les  marchés  se  concluaient  amicalement,  et 
acheteurs  et  vendeurs  allaient  chez  le  plus  proche 
marchand  de  vin  siftler  un  petit  vin  blanc,  et  par- 
fois il  arrivait  que  les  huîtres  se  trouvaient  man- 
gées devant  le  comptoir  tandis  que  la  ménagère 
attendait. 


'AHIS    OU  15  LIÉ  273 


A  quelques  pas  du  Parc-aux-Huîtres,  au  coin  de 
la  rue  Greneta,  il  existait,  et  existe  encore,  un 
restaurant  qui  porto  pour  enseigne  :  An  Roc/ier  de 
Cancale.  \\  fut  fondé  par  Philippe  père,  auquel  son 
fils  succéda;  plus  tard  Pascal  devint  le  chef  de  cette 
maison.  Aujourd'hui,  elle  est  dirigée  par  M.  Pé- 
cune,  qui  continue  la  tradition. 

Cette  maison,  qui  eut  une  grande  célébrité,  avait 
pour  principal  client  un  abbé  d'une  force  colossale 
qui  a  laissé  au  faubourg  Saint- Antoine  une  répu- 
tation de  viveur  ;  il  était  l'amant  d'une  hétaïre 
fort  en  vogue  vers /l  855;  son  curé  le  répriman- 
dait souvent  sur  ses  écarts.  —  Que  voulez-vous, 
lui  répondait-il,  quand  je  serai  Là-haut,  je  ne 
mangerai  pas  de  perdreaux  ! 

Le  restaurant  Philippe  n'était  pas  le  vrai  Rocher 
de  Cancale.  Vers  1787,  le  père  Baleine  ouvrit,  rue 
Montorgueil  au  coin  de  la  rue  Mandar,  un  restau- 
rant qui,  à  cause  du  voisinage  du  Parc-aux-Huîtres, 
s'intitula  :  Au  Roc/ie?'  de  Cancale;  là,  se  donnèrent 
les  dîners  du  Vaudeville,  les  dîners  du  Caveau  mo- 
derne et  enfin  quelques  années  plus  tard  les  sou- 
pers de  Mo?nus,  qui  avaient  lieu  le  20  de  chaque 
mois. 

Parmi  les  convives  des  dhiers  du  Vaudeville  se 
trouvaient  Radet  et  Desfontaines,  qui  furent  em- 
prisonnés comme  suspects  ;  Baire^  pour  obtenir  la 
liberté  de  ses  collaborateurs  et  prouver  qu'ils 
n'étaient  ni  des  «  contre-révolutionnaires  »  ni  des 


27  4  PARIS    OUBLIE 


«  cagots  »  leur  commanda  un  vaudeville  républi- 
cain et  anticlérical  :  .4//  Relow,  qu'il  représenta  à 
la  hâte  :  on  y  trouve  ce  couplet  : 


Sans  le  s'cours  de  la  soutane 
Et,  comm'uous,  coiffé,  vêtu. 
Il  r'mettra  celui  qui  s'dauuie 
Dans  rchemin  de  la  vertu. 
11  prèch'ra  rs'enfants  d'autrui. 
Puis  le  soir,  en  bon  mari, 
Il  en  f'ra  qui  s'ront  à  lui. 


La  Commune  de  Paris,  enthousiasmée  de  ce 
vaudeville,  ordonna  qu'une  mention  civique  en 
serait  faite  aux  auteurs,  lladet  et  Desfontaines 
encore  en  prison,  remercièrent  la  Commune  par 
une  chanson  sur  l'air  :  on  doit  cinquanti'  mille 
francs,  en  voici  le  dernier  couplet  : 

Pour  nous  eucor,  la  vérité 
N'éclaire  pas  l'autorité  : 
C'est  ce  qui  nous  désole. 
Mais,  eu  attendant  ce  lieau  jour. 
Vous  api)laudissez  Au  Retour 
C'est  ce  qui  nou.s  console. 

Les  deux  vaudevillistes  furent  immédiatement 
mis  en  liberté,  et  un  grand  dîner  fut  donné  en 
l'honneur  de  leur  libération.  Au  père  Baleino 
succéda  Borel,  ancien  maître  d'hôtel  de  Charles  X. 
Sa  clientèle  était  exclusivement  composée  de  gens 
de  la  cour  qui  y  venaient,  en  compagnie  de  grandes 
dames,  savourer  en  cabinet  particulier  les  poular- 


l'AKIS   OUBLIÉ  ^275 


des  demi-dorées  et  la  tête  de  veau  tortue  ;  ce  n'était 
pas  la  cuisine  à  la  vapeur  de  nos  jours,  où  on 
improvise  un  diner  en  deux  heures  ;  le  cuisinier 
rétléchissait  à  son  menu  des  journées  entières,  et 
le  sommelier  vous  servait  de  vrai  vin,  du  vin  sem- 
blable à  celui  qui  fit  la  réputation  du  Cabaret  de 
la  côte  de  Beaunc 

Ce  cabaret,  situé  rue  Pierre-au-Lard,  une  ruelle 
infecte,  plus  encore  que  les  rues  Mondétour  et 
Pirouette,  était  renommé  pour  ses  huitres  d'Os- 
tende  et  son  vin  blanc  sec  bourguignon  ;  il  s'y 
passa  en  1722  une  scène  des  plus  originales. 

Les  héros  de  la  scène  étaient  :  Piron,  Voltaire, 
Rameau  et  Francisque,  entrepreneur  de  spectacles. 

Ce  jour-là,  l'auteur  futur  de  la  Métromame  avait 
fait  représenter  au  théâtre  de  la  foire  Saint-Lau- 
rent :  Arleqn'in-Deucalion,  opéra-comique,  mono-* 
logue  en  trois  actes,  en  collaboration  avec  Rameau. 

La  pièce  était  accueillie  avec  succès,  quand  un 
sifflet  vigoureux,  parti  dos  premières  loges,  sou- 
leva une  tempête  de  protestations. 

Piron,  qui  assistait  à  la  première  représentation 
de  son  œuvre^  placé  au  parterre,  apostropha  vio- 
lemment l'interrupteur,  dont  la  clarté  douteuse  des 
quinquets  de  la  salle  ne  lui  permit  pas  de  distin- 
guer les  traits. 

Puis  les  deux  champions  sortirent  et  se  recon- 
nurent. Le  siftleur  était  Voltaire  ! 

La  discussion  reprit  de  plus  belle  dans  la  rue  et 


276  l'AlîlS    OUBLIÉ 


eut  bientôt  deux  témoins,  Rameau  et  Francisque, 
directeur  du  théâtre. 

Celui-ci,  pour  apaiser  la  querelle  des  deux  ri- 
vaux, cria  à  Piron  :  (^  Bravo,  Alexis,  bravo  !  Je 
vous  achète  votre  Arlequin  600  livres,  »  et  lui  pré- 
sentant une  bourse  pleine  de  pistoles,  il  ajouta  : 
«  Voici  un  acompte  !  » 

a  —  600  livres  !  Francisque,  000  livres  !  mais 
me  voilà  riche,  et  je  ne  serai  plus  un  copiste  à 
deux  sous  chez  un  procureur.  » 

Et,  se  tournant  vers  son  agresseur  :  «  Voltaire, 
dit  Piron,  voici  ma  main,  et,  pour  remettre  la  paix 
entre  nous,  je  t'olFre  une  bourriche  d'huîtres  au 
Cabaret  de  la  côte  de  Beaune.   » 

Rameau  et  Francisquej  invités  au  souper,  ac- 
compagnèrent les  deux  rivaux. 

Avant  sa  démolition,  ce  cabaret,  jadis  célèbre, 
servait  d'entrepôt  à  un  préparateur  de  colimaçons. 


l'A  lus    OUHLIÉ  i77 


XIII 


La  Fontaine  des  Innoceuls.  —  Les  Déserteurs.  —  Le  Restauraut 
des  Pieds-Humides.  —  La  Mère  Uidoche.  —  Le  Pelit-Manteau- 
Bleii.  —  Brébiint.  --  Frascati  —  Le  Cercle  des  Arts-Libéraux. 
—  Le  Frascati  du  Direcloire.  —  L'Aquarium. 


Avant  les  Halles-Centrales,  les  halles  étaient 
installées  à  divers  endroits,  mais  les  principales  se 
trouvaient  à  la  place  du  square  des  Innocents  et 
formaient  un  carré  dont  la  fontaine  était  le  centre  ; 
les  marchandes  étaient  abritées  tant  Lien  que  mal 
sous  des  auvents  en  hois,  en  bordure  de  la  rue  de 
la  Ferronnerie  ;  dans  le  milieu,  elles  se  î^roupaient 
et  s'abritaient  suivant  leur  fantaisie;  la  plupart 
avaient  choisi  d'immenses  parapluies  de  calicot, 
vert,  rouge,  tricolore,  et  qui  formaient  un  assem- 
blage des  plus  curieux  et  pittoresque  au  possible. 
Les  marchandes  n'étaient  pas  policées  comme  nous 


:278  l'A  RI  s    OUBLIÉ 


les  voyons  aujourd'hui;  elles  eugueulaient  les 
acheteurs  pour  un  rien.  Malheur  aux  râleuses  : 
c'étaient  les  poissonnières  qui  avaient  conservé 
les  traditions  du  catéchisme  poissard  ;  deux  mots 
suffisent  pour  les  peindre  :  guculardes  et  bon  cœur. 

Jamais  on  ne  fit  en  vain  appel  à  leur  charité. 

Aujourd'hui,  les  soldats  qui  désertent  le  dra- 
peau sont  conduits  à  la  prison  du  Cherche-Midi 
ou  aux  gares  de  chemins  de  fer  dans  des  voitures 
cellulaires. 

Autrefois,  il  n'en  était  pas  ainsi;  ils  subissaient 
rhumiliation  de  traverser  Paris  les  menottes  aux 
mains,  entre  deux  gendarmes  achevai.  La  foule  se 
pressait  sur  leur  passage,  les  mères  les  montraient 
du  doigt  à  leurs  enfants  :  «  Voilà  la  punition  des 
lâches,  disaient-elles;  que  ce  spectacle  vous  serve 
d'exemple.  » 

Par  une  coutume  dont  l'origine  est  inconnue, 
chaque  fois  que  des  gendarmes  avaient  à  conduire 
un  déserteur,  ils  le  faisaient  passer  à  la  halle  et 
s'arrêtaient  dans  le  milieu  de  la  rue  de  la  Ferron- 
nerie. Aussitôt,  une  marchande  accourait,  s'em- 
parait du  bonnet  de  police  ou  du  képi  du  malheu- 
reux et  courait  de  place  en  place  quêter;  la  récolte 
était  abondante.  J'en  ai  vu  souvent  pleurer  en 
Versant  le  produit  de  la  quête  dans  la  poche  du 
prisonnier.  Une  seconde  plus  tard,  elle  s'essuyail 
les  yeux  et  agonisait  sa  voisine. 

Au  pied  môme  de  la  fontaine  des  Innocents,  il 


PARIS    OUBLIÉ  279 


existait  un  restaurant  qu'on  avait  baptisé  :  ReMan- 
rant  des  Pieds-Humides. 

Ah  !  il  était  admirablement  nommé,  et  la  foule 
des  misérables,  ses  parrains,  en  savaient  quelque 
chose,  quand  ils  mangeaient  la  soupe  les  piedii 
dans  la  boue,  assis  sur  des  tas  d'immondices  ou 
sur  la  margelle  de  la  fontaine,  quand  la  pluie 
tombait  à  torrents  dans  son  assiette  :  «  Cela  allonge 
le  bouillon,  disaient-ils  philosophiquement;  mais 
cela  ne  lui  donne  pas  d'yeux  !  » 

Pour  deTix  sous,  la  mère  Bidoche  donnait  une 
portion  de  haricots,  d'oseille,  de  pois  cassés  ou 
d'épinards.  La  soupe  coûtait  un  sou;  les  riches, 
pour  trois  sous,  pouvaient  s'offrir  un  bœuf  entre- 
lardé ou  un  ragoût  de  mouton.  Quant  au  vin,  il 
était  gratis  ;  la  fontaine  des  Innocents  ne  tarissait 
jamais! 

C'était  un  type  que  la  mère  Bidoche.  Ancienne 
cantinière,  elle  avait  conservé  de  son  existence  au 
régiment  des  habitudes  militaires.  Elle  avait  hor- 
reur de  la  carotte  et  ne  l'admettait  que  dans  la 
soupe.  Pas  d'ceil,  disait-elle,  il  est  crevé;  ce  qui  ne 
l'empêchait  pas,  lorsqu'elle  voyait  rôder  autour  de 
ses  marmites  un  pauvre  vieux  qui  mangeait  des 
yeux  le  bœuf  qui  mijotait,  de  lui  faire  signe  et  de 
lui  donner  discrètement  une  portion.  —  C'est  dé- 
goûtant, disait-elle,  j' peux  pas  voir  queuqu'un  avoir 
faim. 

Elle  avait  cela  de  commun  avec  Yhomme  au  petit 


280  PARIS    OUBLIÉ 


manteau  bleu.  Ce  dernier,  régulièrement,  venait 
vers  les  dix  heures  du  matin;  il  était  généralement 
attendu  par  une  nuée  d'affamés  qui,  à  son  arrivée, 
s'écartaient  respectueusement;  il  les  comptait, 
puis,  sans  dire  un  mot,  payait  h  la  mère  Bidoche 
autant  de  portions  qu'il  y  avait  d'hommes  ;  il  se 
reculait  de  quelques  pas,  et  quand  ses  invités 
avaient  terminé  leurs  repas,  il  s'en  allait  trottinant, 
en  souriant. 

Le  Restaurant  des  pieds  //?w?/6?^s  a  disparu  depuis 
1866,  et  le  Petit  manteau  bleu,  dont  le  vrai  nom 
était  Edme  Champion,  mourut  en  1832. 

Bréhant  a  continué  la  tradition  de  cet  homme 
hienfaisant.  On  peut  voir  en  hiver,  tous  les  matins, 
vers  neuf  heures,  une  queue  immense  de  malheu- 
reux qui  viennent  de  toutes  les  carrières  qui  leur 
servent  de  refuges,  stationner  à  sa  porte  attendant 
la  ])ienheureuse  soupe. 

Une  particularité,  tous  attendent  dans  le  plus 
parfait  silence,  et  pendant  la  distribution,  jamais 
une  querelle,  jamais  une  bousculade,  chacun  est  à 
son  rang. 

FuASCATi  a  vécu,  c'était  anciennement  un  maga- 
sin de  nouveautés;  les  magasins  furent  transfor- 
més en  une  salle  de  bal,  l'orchestre  était  sous  la 
direction  d'Arban  ;  ces  bals  eurent  peu  de  succès. 
Des  concerts  furent  alors  organisés,  Litolff  y  fit 
exécuter,  sous  sa  direction,  son  ouverture  :  Le 
Oernier  Jour  de  la  Terreur. 


l'ARiS    OUBLI  É  281 


Il  avait  intercalé  dans  cette  ouverture  huit  me- 
sures de  la  Marseillaise.  Un  soir,  h  la  dix-septième 
audition,  l'orchestre  arrivait  à  peine  aux  réminis- 
cences du  chant  révolutionnaire,  que  des  coups  de 
sifflet  vigoureux  partirent  à  la  fois  des  fauteuils 
réservés.  Aussitôt  une  immense  clameur  s'éleva 
de  tous  les  points  do  la  salle  et  trois  cents  per- 
sonnes crièrent  à  la  fois  :  «  Tuez-les  !  tuez  les  !  » 
La  force  armée  dut  intervenir  pour  rétablir  l'ordre; 
mais  les  concerts  avaient  vécu. 

FrascQli^îvii  alors  loué  à  une  société  qui  y  ins- 
talla une  maison  de  jeu  sous  ce  titre  :  Cercle  des 
Arts  libéraux.  Personne  ne  saura  jamais  pourquoi 
ce  titre  fut  choisi  ;  le  cercle  fut  fermé  vers  la  fin 
de  1884. 

L'autre  Frascati,  le  vrai,  était  situé  presque  en  ^.jxjç 
face,  au  Ji"  112  de  la  rue  Richelieu;  il  avait  été2W^ 
installé  dans  l'hôtel  Lecoulteux.  Dans  cet  hôtel,  on 
1793,  demeurait  Lavoisier.  Prévenu  par  des  amis 
qu'il  allait  être  arrêté,  il  se  réfugia  rue  Férou, 
n"  9,  mais  sa  retraite  fut  découverte.  Il  fut  con- 
damné et  exécuté  le  8  mai  1794. 

Le  jardin  Frascati  fut  longtemps  le  plus  célèbre 
café  de  l'Europe.  11  fut  fondé  sous  le  Directoire  par 
le  Napolitain  Garchi. 

Une  magnifique  terrasse  s'étendait  sur  le  boule- 
vard jusqu'à  l'hôtel  de  Montmorency  (aujourd'hui 
passage  des  Panoramas). 

Perrin,  qui  tenait  une  banque  au  n°  110,  y  rem-     j 


282  PARIS    OUBLIÉ 


plaça  Garchi  après  avoir  gagné  seize  millions. 
Perrin  céda  la  place  à  Bernard,  auquel  succéda  le 
marquis  de  Clialabre.  Enfin  Boursault,  qu'il  ne 
faut  pas  confondre  avec  l'auteur  du  Mercure  galant, 
fut  l'avant-dernier  directeur;  le  dernier  fut  M.  Be- 
nazet,  le  créateur  des  jeux  de  Baden-Baden, 

Frascati  n'était  pas  une  maison  de  jeu  ouverte  à 
tout  venant;  on  y  était  d'une  sévérité  extrême  pour 
la  tenue  et  les  manières. 

Le  jeu  commençait  à  quatre  heures  du  soir  et  se 
terminait  à  deux  heures  du  matin.  C'était  la  seule 
maison  de  ce  genre  ouverte  aux  femmes  galantes. 

Plusieurs  d'entre  elles,  les  plus  à  la  mode,  étaient 
aux  g'ages  de  M.  Benazet  et  servaient  d'appâts  pour 
attirer  les  étrangers  qui,  de  cette  manière,  étaient 
assurés  de  jierdre  leur  argent. 

Le  Frascati  hil  démoli  en  1857  et  sur  son  empla- 
cement ont  été  construites  les  maisons  que  nous 
.  voyons  aujourd'hui. 

Dans  celle  qui  fait  l'angle,  en  1865,  furent  les 
bureaux  du  Petit  Journal.  Le  père  Miilaud  y  lit 
ensuite  installer  un  aquarium,  mais  cette  exhibi- 
tion ne  réussit  pas. 

Une  particularité  assez  curieuse.  En  1859,  Moïse 
Miilaud  fit  représenter  au  Palais-Royal  un  vaude- 
ville devenu  célèbre  :  Ma  Nièce  et  mon  Ours.  Il  le 
signa  du  nom  de  Frascati,  et,  quatre  ans  plus  tard, 
ce  fut  Frascati  qui  vit  son  grand  succès. 

Dans  un  autre  volume  qui  suivra  Pa?'is  oublié 


PARIS  OUBLIÉ  283 

nous  consacrerons  une  partie  spéciale,  sous  ce  ti- 
tre :  Feuilles  mortes,  à  l'étude  des  journaux  dispa- 
rus depuis  trente  ans.  Nos  lecteurs  trouveront  là 
une  mine  intéressante  de  souvenirs  et  d'anecdotes 
très  curieuses  sur  les  commencements  de  la  plupart 
des  journalistes  célèbres  aujourd'hui,  et  sur  l'exis- 
tence intime  des  feuilles  qui  peignent  une  époque. 
Nous  essayerons  de  ne  rien  oublier,  depuis  la 
Presse,  qui  servit  de  tremplin  à  Emile  de  Girardin, 
jusqu'au  Hanneton,  journal  des  toqués,  qui  fit  la 
trloire  du  fameux  Le  Guillois. 


PARIS    OUBLIÉ  28o 


XIV 


\.a  Prison  des  .MaJi'lonnettos.  —  Charlos  de  Braacas.   -  Le  Moii- 
olioir  ri''vélal<'ur.  —  Une  Oubliftto.       Le  Théâtre  Saint-Pierre. 

—  Le  Père  Dechaiime.  —  Bric-à-Brac  et  Directein".  —  Les 
Folies-.Montholon.  —  Le  Père  Hyacinthe.  —  Le  Curé  limona- 
dier. —  Le  Père  Coluche.  —  Quand  vous  seriez  le  petit  Gaiio- 
rai,  on  ne  passe  pas.  —  Les  Boulevards   extérieurs  en  1800. 

—  Le  Camp  de  la  Loupe.  —  Le  Raphaël  de  la  Chopinette.  — 
Soulouque  et  ses  Grenadiers.  —  L'Auvergnat  et  les  boites  à 
Sardines.  -  An  rendez-vons  des  Briards.  —  Auguste  Luchet 
et  l'auteur  de  M.  Mayeux.  —  Bréant  le  Chansonnier.  —  La 
Guillotine  pour  les  Chiens.  —  Le  Jouraal  l'Ours  et  le  Pan  de 
Chemise.  —  Le  Saeritice  d'Abraham.  —  Charles  Gilles.  — 
L'Imitateur  de  Déjazet.  —  Le  Café  de  France.  —  Darcier  et  le 
•loueur  de  Hautbois.  —  Dumanet  et  Pitou,  —  Javal  et  sa 
Caissière.  —  Bonne  Nouvelle.  —  Véra  et  Dada.  Le  Profes- 
seur de  Langues.  --  Voilà  Iplaisir,  Mesdames.  —  La  salli- 
ChanliM-i'inc. 


En  1866,  pour  le  percement  cU^  la  rue  do  Tur- 
])iiro,  la  prison  des  Madei.onnettes,  située  rue  des 
Fontaines,  12,  fut  démolie. 


:2H6  l'A  RI  s    OUBLIÉ 


Cette  prison  était  autrefois  le  couvent  de  la  Ma- 
deleine. 

Voici  à  quelle  occasion  il  fut  fondé. 
En  1618,  Robert  Montré,  suivant  les  uns,  Ro- 
l)ert  de  Montrey,  suivant  les  autres,  riche  mar- 
chand de  vins  de  Paris,  rencontra  deux  filles  pu- 
bliques, qui  lui  témoignèrent  le  désir  de  quitter 
leur  vie  de  honte  et  de  scandale  pour  mener  une 
vie  régulière;  il  leur  donna  asile  dans  sa  maison, 
près  du  carrefour  de  la  Croix-Rouge. 

Il  parla  de  ce  fait  à  trois  personnes  bienfaisantes, 
au  curé  de  Saint-Nicolas-des-Champs,  à  un  ca- 
pucin et  à  un  officier  des  gardes  du  roi;  la  mar- 
quise de  Maignelay,  sa^ur  du  cardinal  de  Gondi. 
se  joignit  à  eux  ;  elle  acheta  en  1620  le  couvent  de 
la  Madeleine,  rue  des  Fontaines,  et  légua  pour 
l'entretien  des  filles  repenties  la  somme  de  101.600 
livres. 

Le  couvent  fut  supprimé  en  1790  et  devint  pro- 
priété nationale;  naturelhMiient,  en  1793,  il  fut 
converti  en  prison  pour  les  femmes  prévenues  ; 
cette  destination  lui  fut  conservée  jusqu'en  1830. 
Parmi  les  religieuses  célèbres  qui  prirent  le  voile 
dans  cette  maison  se  trouvaient  les  deux  demoi- 
selles de  Brancas,  qui  y  moururent  en  1697. 

Lorsque  les  ouvriers  terrassiers  fouillèrent  le 
sol,  ils  déterrèrent  deux  cercueils  de  plomb,  par- 
faitement conservés. 

L'un  d'eux  ne  portait  ni  emblèmes,  ni  caractères 


l'A  m  s  ouBLifc;  iS~ 


gravés;   sur   l'autre   ou  lisait  très   distinctcmeut 
l'inscriptiou  suivante  : 

Ici  ost  le  corps  (le  très  haule  et  puissanlc  dame,  Ma- 
dame Suzanne  fiarnier,  veuve  de  très  haut  et  très  puis- 
sant seigneur  niessirc  Charles  de  Brancas,  comte  de  Villars, 
chevalier  d'honneur  de  la  feue  reine,  mère  du  roi  Louis  XIV, 
lieutenant  général  des  camps  et  armées  de  Sa  Majesté.  Au 
jour  de  son  décès,  âgé  de  f,IX  ans  IX  mois,  décédée  le  H° 
jour  de  novemhrc  IG80,  à  S  heures  du  soir.  —  Reqiiiescat 
in  pacc. 

Charles  de  Braucas,  comte  de  Villars,  marquis 
de  Maubecq  et  d'Arpilly,  chevalier  d'honuenr  de 
la  reine  Anne  d'Autriche  et  lieutenant  général  des 
armées  du  roi,  appartenait  à  cette  illustre  nuiisou 
de  Brancas,  originaire  de  la  terre  de  Naples  et  dont 
le  premier  ancêtre  Brancassius,  patricien  de  la 
plus  haute  uaissance,  fut.  au  diie  d'Alain  Marque- 
sius,  baptisé  par  saint  Pierre. 

Il  était  fils  de  (ieorges  de  Brancas,  duc  de  Villars 
et  baron  d'Oise,  et  de  Julienne  d  Estrées,  iille  du 
marquis  de  Cœuvres  et  de  Françoise  Babou  de  la 
Bourdaisière,  et  par  conséquent  sœur  de  la  belle 
(uibrielle  d'Estrées. 

C'est  ce  même  comte  de  Brancas-Villars,  dont  il 
est  si  souvent  parlé  dans  les  Lef/rcs  de  la  mar<[uise 
de  Sévigné. 

Charles  de  Brancas  mourut  en  1081,  à  Tàge  de 
soixante-trois  ans;  le  cercueil  sans  inscription, 
trouvé  près  de  celui  de  sa  femme,  morte  en  1685* 
était  donc  le  sien. 


288  l'A  ni  s  OUBLIÉ 


Le  fait  de  deux  cercueils  trouvés  cote  à  côte, 
l'un,  celui  d'une  femme  avec  son  inscription,  et 
l'autre  sans  inscription,  n'était  pas  sans  précédent. 

En  1861,  en  déblayant  l'emplacement  du  Loule- 
vard  Malesherbes,  on  déterra  en  même  temps  le 
cercueil  dune  comtesse  de  Choiseul-Beaupré  et 
un  autre  cercueil  privé  de  toute  indication  :  c'était 
celui  de  son  mari. 

]\'eiit-on  pas  bien  étonné  M"""  de  Sévigné  en  lui 
disant  que  les  restes  du  comte  de  Brancas-Yillars 
seraient  remis  au  jour,  cent  quatre-vingts  ans 
après  sa  mort  par  des  égoutiers,  dans  un  temps 
011  n'existerait  plus  un  seul  Brancas!... 

Après  1830,  les  jeunes  détenus  vinrent  aux  Ma- 
delonnettes. 

Vers  1836,  alors  que  la  Force  regorgeait  de  pri- 
sonniers, on  y  introduisit  des  voleurs. 

Dans  le  volume  des  procès-verbaux  du  conseil 
général  de  la  Seine,  session  ordinaire  de  18oo,  on 
lit  ceci  : 

(jiiant  à  la  prison  des  Madelonnettes,  elle  devra  être  dé- 
molie pour  le  percement  de  la  grande  voie  de  communica- 
tion, qui,  de  la  rue  du  Temple,  se  dirigera  vers  les  Halles. 
La  ville  devra  au  département  une  indemnité  pour  la  cession 
de  cet  immeuble,  mais  avant  d'en  faire  emploi,  il  y  aura 
lieu  d'examiner  s'il  n'est  pas  possible  de  verser  la  popula- 
tion des  Madelonnettes  dans  la  prison  de  la  Roquette,  ce 
que  je  crois  très  praticable. 

Parmi  les  prisonniers  qui  furent  détenus  peu- 


l'A  RI  s    OUBLI  l':;  280 


dant  la  révolulion  de  1793,  on  cite  l'auteur  du 
Voyage  du  jeune  A?iacha)'sis,  Fleurieux.  ex-mi- 
nistre de  la  marine,  Crosne,  ancien  lieutenant  de 
police,  le  général  Lanouo,  Saint-Prix,  Yan  Hove, 
Dupont,  d'Azincourt,  de  la  Comédie  française,  et 
Fré ville,  membre  de  l'Institut. 

Les  guillotinades  de  la  Révolution  faussèrent  la 
cervelle  de  ce  pauvre  Fréville;  dans  sa  folie  il  se 
croyait  condamné  à  mort  par  les  législateurs  du 
j«ur. 

—  J'arrivai  au  pied  de  Téchafaud,  racontait-il, 
les  mains  liées  derrière  le  dos. 

—  Où  vas-tu?  me  demanda  le  bourreau. 

-^  Vous  le  voyez,  mais  c'est  une  cruauté  de 

—  Pas  de  paroles  inutiles  !  Où  vas-tu? 

—  Rejoindre  mes  compagnons  d'infortune,  prier 
au  ciel  pour  ma  famille 

—  Tout  ça,  c'est  bel  et  bon,  mais  on  ne  passe 
pas. 

—  Comment  ! 

—  Sans  doute,  on  ne  passe  pas  ! As-tu  ton 

numéro  ? 

—  Mon  numéro? 

—  Mais  oui,  ton  numéro  :  est-il  entêté  ! 

Qui  nous  a  f un  condamné  comme  ce- 
lui-là?  

Tu  crois  donc  qu'on  se  fait  guillotiner  comme 
ça,  toi? 

Voyons  ton  numéro  ? 

17 


290  PARIS   OUBLIÉ 


—  Pardon, monsieur,  je j 'ignorais  l'usage 

Je  n'ai  pas  de  numéro 

—  Cherche. 

—  C'est  bientôt  dit:  Cherche Mais 

—  Va -t'en  chercher  ton  numéro Hum  !  f 

bèta,  qui  vient  se  faire  couper  le  cou  sans  avoir 
son  numéro  I 

Cette  prison  avait  un  aspect  aussi  triste  à  l'in- 
térieur qu'à  l'extérieur.  La  rue  des  Fontaines  était 
une  rue  étroite,  un  ruisseau  coulait  dans  le  milieu; 
les  eaux  sales,  grasses,  puantes,  se  répandaient 
dans  les  interstices  des  pavés  et  formaient  des 
cloaques  fétides. 

On  entrait  dans  la  prison  par  une  porte  massive, 
en  chêne^  solidement  soutenue  par  deux  énormes 
piliers  en  pierre  de  taille,  la  porte  cochëre  était 
en  retrait  de  la  rue  et  formait  une  sorte  de  quart 
de  cercle.  De  chaque  côté  il  y  avait  deux  bancs  de 
pierre,  sur  lesquels  s'asseyaient  les  pauvres  ou  les 
amis  des  prisonniers,  les  jours  consacrés  à  la  visite. 

La  grande  porte  ne  s'ouvrait  que  pour  laisser 
entrer  ou  sortir  le  jyanier  à  salade,  à  gauche  se 
trouvait  une  porte  basse  munie  d'un  judas  et  der- 
rière laquelle  se  tenait  un  guichetier. 

Une  fois  cette  porte  franchie  on  se  trouvait  dans 
la  cour  des  prévenus,  la  seule  pavée,  elle  était  en- 
cadrée sur  toutes  les  faces  par  des  bâtiments  éle- 
vés, qui  portaient  leur  caractère  d'origine,  le  dix- 
septième  siècle;  les  pierres  de  taille  se  détachaient 


l'AUlS    OUli  Ll  K  2îM 


sur  un  fond  de  briques  brunies  et  écaillées  par  le 
temps.  L'encadrement  était  complété  par  un  mur 
de  vingt  pieds  de  hauteur. 

Au  rez-de-chaussée  du  bâtiment,  mais  de  deux 
côtés  seulement,  réguaient  des  arcades  semblables 
à  celles  de  la  place  Royale,  où  les  prisonniers  se 
réfugiaient  quand  il  pleuvait. 

Le  milieu  de  la  cour  était  occupé  par  une  fon- 
taine à  réservoir  supérieur,  dont  l'eau  retombait 
dans  une  large  vasque.  Autour  de  cette  fontaine 
quelques  maigres  arbustes,  jaunes,  étiques,  végé- 
taient misérablement. 

Les  Madelonnettes  étaient  la  prison  la  plus  insa- 
lubre de  Paris;  en  revanche,  elle  était  toujours  la 
plus  pleine.  Des  prisonniers  se  plaignaient  au 
commissaire  Marino  de  manquer  d'air. 

—  Patience,  mes  amis,  leur  répondait-il,  vous 
serez  bientôt  dans  de  vastes  prisons.  Ici,  vous  êtes 
dans  Tantichambre. 

Paroles  de  paix  et  de  consolation. 

Cette  cour  servait  de  préau;  là,  se  réunissaient 
les  prévenus  qui  pouvaient  jouer  ou  se  promener 
pendant  quelques  heures  sous  la  surveillance  des 
gardiens. 

Unjour,  une  hlle,  nommée  Jeannette,  fut  trou- 
vée assassinée  dans  la  rue  Maubuée.  Cet  assassinat 
ht  grand  bruit,  on  arrêta  deux  jeunes  gens  qui 
avaient  été  ses  amants  à  diiférentes  époques. 

Ils  furent  écroués  aux  MadelonnetteSi 


iOi  I>  A  R  I  s    OUBLIÉ 


C'étaient  les  deux  frères,  deux  garçons  très  hon- 
nêtes, ils  étaient  très  affectés  de  l'accusation  qui 
pesait  sur  eux  et  avaient  une  peur  elTrovahle  de  la 
justice  ;  ils  se  réfugiaient  dans  l'un  des  coins  du 
préau,  fuyant  les  autres  prisonniers,  en  proie  à  des 
appréhensions  terribles,  ils  attendaient  le  jour  de 
leur  jugement. 

Le  juge  d'instruction  avait  réuni  contre  eux  un 
ensemble  de  preuves  capables  d'effrayer  les  [)lus 
endurcis,  bien  qu'ils  aftirmassent  énergiquement 
leur  innocence. 

L'un  des  jeux  les  plus  en  vogue  dans  les  prisons 
est  le  colin-maillard  ;  seulement  il  existe  une  cou- 
tume singulière,  celui  qui  Vest  doit  fournir  le  mou- 
choir qui  lui  bande  les  yeux  :  la  raison  est  que 
celui  qui  prêterait  le  sien  aux  autres  ne  serait  pas 
certain  de  le  retrouver  après  la  partie. 

On  les  convia  à  jouer,  ils  acceptèrent. 

Après  avoir  joué  un  certain  temps,  ce  fut  au 
tour  d'un  des  détenus,  nommé  Michel  Tatou,  d'être 
le  patient. 

Michel  tira  son  mouchoir  de  sa  poche  et  se  l'ap- 
pliqua sur.  les  yeux. 

Tout  à  coup,  l'un  des  deux  frères  saisit  le  bras 
de  l'autre. 

—  Regarde,  dit-il,  c'est  le  mouchoir  de  la  Jean- 
nette ! 

—  Oui,  répondit  le  frère  épouvanté  ;  c'est  l'as- 
sassin. 


l'AlHS   OUBLIE  293 


Les  prisonniers  rentrèrent;  aussitôt  les  deux 
frères  racontèrent  leur  découverte  au  gardien;  ce- 
lui-ci prévint  le  directeur  de  la  prison.  Michel  fut 
interrogé  et  linit  par  convenir  qu'il  était  l'assassin. 

On  fut  longtemps  à  ne  plus  jouer  à  colin-mail- 
lard aux  Madelonnettes,  ce  qui  prouve  que  plus 
d'un  redoutait  le  mouchoir  révélateur. 

La  prison  en  elle-même  n'avait  rien  de  remar- 
qnahle,  mais  les  souterrains  qui  avaient  été  trans- 
formés en  caves  présentaient  un  aspect  étrange, 
épouvantahle. 

Ils  se  trouvaient  à  gauche  de  la  prison  ;  une  pe- 
tite grille,  faite  de  gros  barreaux  de  fer  carrés,  y 
donnait  accès;  on  descendait  cinq  marches  seule- 
ment, mais  le  sol  était  très  en  pente;  un  couloir 
sombre,  dune  longueur  de  cinquante  mètres  en- 
viron y  conduisait;  au  bout,  la  hauteur  du  souter- 
lain  était  de  dix  mî'tres  environ. 

Au  milieu  du  couloir  à  gauche,  il  y  avait  un  pe- 
tit bénitier  scellé  dans  la  muraille. 

Ce  couloir  franchi,  on  trouvait  à  droite  et  à  gau- 
che une  vaste  crypte  circulaire  qui  servait  de  lieu 
de  sépulture  aux  religieux  de  l'ancien  couvent  ; 
vers  1860  on  en  retira  cinquante  tombereaux  d'os- 
sements. 

A  la  droite  de  la  crypte,  il  y  avait  un  énorme 
pilier  qui,  de  prime  abord,  ressemblait  aux  autres; 
il  avait  environ  six  mètres  de  hauteur  du  sol;  en 
l'examinant  attentivement  on  découvrait  une  pe- 


:2i)'(  PARIS    OUBLIÉ 


tite  porte  dissimulée  dans  le  pilier  ;  elle  s'ouvrait 
au  moyen  d'un  ressort  caché,  et  laissait  voir  un 
puits  d'environ  dix  mètres  de  profondeur. 

Le  pilier  était  creusé  dans  toute  sa  hauteur. 

Ce  puits  avait  dû  être  très  profond  dans  l'ori- 
gine, car  à  l'époque  où  la  prison  fut  démolie,  il 
contenait  encore  beaucoup  d'eau  ;  sur  la  gauclie 
du  pilier  se  trouvait  une  sorte  de  sépulcre  en  pierre, 
haut  de  un  mètre  vingt  cenlimèties  et  large  do 
quarante;  il  n'avait  d'autre  ouverture  que  sur  le 
puits;  au-dessous,  on  avait  disposé  un  foyer.  La 
pierre  qui  se  trouvait  en  contact  avec  le  feu  était 
fendillée  et  brisée  en  plus  de  mille  endroits. 

Aucun  historien  ne  fait  mention  de  cette  ou- 
bliette. Dulaure  parle  bien  d'un  in  pace.  mais  il  le 
place  à  l'ancien  couvent  des  capucins,  rue  Saint- 
Honoré  ;  d'ailleurs  il  n'était  pas  construit  de  la 
même  façon  que  celui  de  la  rue  des  Fontaines. 

Cet  in  pace  servait  à  enfermer  les  religieuses 
condamnées  à  mourir  ;  dans  ce  sépulcre,  une  fois 
refermé  sur  la  victime,  le  feu  était  allumé  au-des- 
sous, et  la  malheureuse  n'avait  d'autre  alternative 
que  de  se  laisser  étouffer  lentement  ou  de  se  noyer. 

La  patiente,  accroupie,  essayait  vainement  de 
briser  son  tombeau.  La  pierre  avait  gardé  la  trace 
des  efforts  multipliés,  surhumains,  qu'avaient  dû 
faire  les  victimes  pour  se  soustraire  à  cet  odieux 
supplice. 

Une  poulie  était   fixée  au  centre  du  pilier,  elle 


A  RIS    OUBLIÉ  293 


était  munie  d'une  corde  qui  soutenait  un  crochet 
au  moyen  duquel  les  corps  étaient  retirés  de  l'eau, 
puis  enterrés  ensuite  dans  la  crypte. 

Bien  peu  de  personnes  purent  voir  cette  oubliette, 
car,  lors  de  la  démolition,  des  ordres  très  sévères 
avaient  été  donnés. 

C'est  un  tableau  que  je  n'oublierai  jamais. 

Passons  à  un  théiUrc  plus  gai,  au  Théâtre 
Saint-Pieriik. 

Il  était  situé  dans  le  passage  de  ce  nom,  boule- 
vard Voltaire,  et  est  occupé  aujourd'hui  par  une 
fabrique  de  bronze. 

Son  dernier  directeur  fut  le  père  Dechaume, 
comme  on  l'appelait  familièrement. 

Marc  Fournier  fut  le  directeur  artiste;  Sari,  le 
directeur  fantaisiste  ;  Billion,  le  directeur  sordide  ; 
le  père  Dechaume  fut  le  directeur  bric-à-brac. 

C'était  un  type  particulier,  essentiellement  pa- 
risien ;  il  exerça  une  foule  de  métiers,  car  à  peine 
s'il  savait  lire,  mais  il  remplaçait  l'instruction 
absente  par  une  forte  dose  de  bon  sens  et  une  acti- 
vité considérable  ;  il  débuta  comme  marchand  de 
programmes  sur  le  boulevard  du  Temple,  il  fut  en- 
suite élevé  à  la  dignité  d'aboyeur  ;  il  avait  un  talent 
tout  spécial  pour  amorcer  la  foule  ;  il  fut  le  précur- 
seur de  V Homme  sommaire;  il  rêva  alors  d'être  di- 
recteur :  il  le  fut  avec  un  certain  succès. 

A  force  d'économie,  de  privations,  il  amassa  un 
petit  capital  ;  il  avait  fait  la  connaissance  de  Debu- 


20(3  PARIS    OUBLIÉ 


reau  et  s'était  lié  intimement  avec  lui.  Tous  deux 
s'associèrent  pour  acheter  une  maison,  de  laquelle 
ils  firent  un  hùtel  garni  ;  mais  Dechaume  heureux 
n'était  pas  satisfait  ;  il  avait  l'amhition  de  diri- 
ger l'un  des  deux  théâtres  devant  lesquels  il  avait 
crié  si  longtemps  sous  la  neige  ou  la  pluie  :  — De- 
mandez le  programme,  le  compte  rendu  de  la  pièce, 
le  nom  des  acteurs. 

Son  ambition  se  réalisa;  ildevinten  1860  directeur 
des  Funambules  ;  il  y  resta  jusqu'à  sa  démolition. 

Le  théâtre  Saint-Pierre  était  vacant.  Plusieurs 
directeurs  s'y  étaient  ruinés  ;  il  avait  la  guigne, 
d'ailleurs.  Pour  y  arriver,  il  fallait  vraiment  avoir 
l'envie  d'aller  au  spectacle.  Le  passage  dans  lequel 
il  était  situé  était  un  étroit  couloir,  sombre,  boueux, 
à  peine  éclairé  ;  il  fallait  savoir,  ou  plutôt  deviner 
qu'il  y  avait  là  un  théâtre.  Il  est  vrai  qu'à  chaque 
bout  du  passage  il  existait  une  lanterne  comme 
celles  des  hôtels  garnis,  qui  l'indiquait;  mais  il 
fallait  savoir  qu'il  y  avait  là  une  lauterne,  car  elle 
était  si  mal  éclairée  qu'il  était  impossible  de  dé- 
chiffrer l'inscription. 

Le  pèie  Dechaume,  que  rien  n'effrayait,  loua  la 
salle.  Il  commença  par  y  foire  jouer  le  drame. 
Voyant  que  le  public  n'aftluait  pas,  se  rappelant 
qu'il  avait  eu  aux  Funambules  de  grands  succès 
avec  les  revues  de  fin  d'année,  il  appela  à  lui  des 
jeunes  auteurs  :  Monréal,  Blondeau,  Lemonnier. 
etc.,  qui  devinrent  ses  fournisseurs  attitrés. 


PARIS   OUBLIÉ  ^97 


Les  revues  :  Asseyez-vous  dessus,  —  Tout  Paris 
la  verra,  —  Faut  nous  payer  ça,  furent  jouées  cent 
à  cent  cinquante  fois,  ce  qui  était  considérable 
pour  l'époque.  Le  public  avait  appris  le  chemin  du 
théâtre  Saint-Pierre  et  le  père  Dechaume  avait  fixé 
la  veine. 

Parmi  les  artistes  qui  concoururent  à  son 
succès,  le  père  Forestier  tenait  la  corde  ;  c'était, 
avec  Oscar,  des  Délassenients,  un  des  meilleurs 
compères  de  revues  qu'on  ait  applaudi,  depuis  que 
ce  genre  avait  pris  rang-  ;  venaient  en  seconde  ligne  : 
Gilbert  etNérée,  et  enfin  Al""*  Virginie  Rolland. 

Le  père  Dechaume  avait  rêvé  de  mettre  en  pra- 
tique les  utopies  de  Considérant.  Il  créa  une  sorte 
de  phalanstère  ;  il  nourrissait  et  habillait  ses  ar- 
tistes. Pour  eux,  il  s'improvisa  marchand  de  vins, 
logeur,  cordonnier  et  tailleur.  Chaque  matin  il  se 
rendait  au  carreau  du  Temple  ;  là,  il  achetait  aux 
marchands  d'habits  toutes  les  défroques  imagi- 
nables ;  il  les  faisait  retaper,  dégraisser,  ajuster 
à  la  taille  de  chacun.  Comme  ils  sont  bien  mis, 
disait-il  avec  orgueil  ;  on  dirait  que  Renard  les 
habille  ! 

Il  ne  bornait  pas  là  ses  munificences.  A  chaque 
centième,  il  donnait  un  banquet,  offrait  une  robe 
à  chacune  de  ses  actrices  ;  il  donnait  une  gratifica- 
tion aux  acteurs  et  un  cadeau  aux  auteurs,  généra- 
lement une  pendule,  afin  qu'ils  fussent  exacts  aux 
répétitions. 


298  PARIS    OUBLIÉ 


Le  père  Dechaume  aimait  les  jeunes,  et  il  n'eut 
qu'à  s'en  féliciter,  puisqu'ils  firent  sa  fortune. 

Se  trouvant  trop  a  l'étroit  au  théâtre  Saint-Pierre, 
il  acheta  le  bail  du  théâtre  Déjazet.  Malgré  des 
efforts  prodigieux,  il  ne  réussit  pas  ;  de  plus,  il  dut 
plaider  avec  la  veuve  de  Debureau  ;  en  peu  de 
temps  il  fut  ruiné. 

Le  père  Dechaume,  vieux,  fatigué,  renonça  au 
théâtre  ;  il  s'établit  bric-à-brac  dans  une  petite 
boutique,  boulevard  Saint-Germain.  Ce  fut  là  qu'il 
mourut,  en  1885,  oublié  de  tous. 

En  1879,  on  lisait  dans  tous  les  journaux  :  — 
((Dimanche  prochain,  9  février,  à  quatre  heures, 
aura  lieu  l'inauguration  de  la  nouvelle  église  galli- 
cane, fondée  par  l'abbé  Loyson,  ex-père  Hyacinthe, 
rue  Rochechouart,  7.  » 

Mais  c'est  aux  Folies-Moxtïiolon,  disait-on  ; 
cela  est  impossible,  jamais  le  père  Hyacinthe  n'au- 
rait osé  choisir  une  ancienne  salle  de  spectacle 
pour  la  transformer  en  église  ;  toutes  les  prières 
du  monde  seraient  insuffisantes  pour  purifier  le 
sanctuaire,  où  l'image  de  Dieu  va  succéder  au 
grand  écart  de  Clara-la-Balocheuse,  et  les  chants 
sacrés  à  la  Langouste  atmosphérique. 

Cela  était  pourtant  vrai  ;  à  Montrouge  succédait 
l'abbé  Loyson. 

Les  F olies-Montholon  étaient  situées  au  fond 
d'une  cour  ;  la  salle  n'avait  rien  de  remarquable. 
Comme  bien  on  pense,  le  père  Hyacinthe  avait  fait 


PARIS    OUBLIÉ  299 


disparaître  tout  ce  qui  pouvait  rappeler  son  an- 
cienne destination. 

A  la  place  où  figuraient  les  affiches  annonçant 
le  spectacle,  il  avait  fait  placer  Theure  des  offices; 
sur  la  façade,  au  faîte,  une  croix  en  carton-pàte 
avait  été  posée  ;  au-dessous,  on  lisait  l'inscription 
suivante  :  Eglise  catholique  gallicane. 

L'entrée  n'avait  pas  été  changée.  Pour  pénétrer 
dans  le  temple-spectacle,  il  fallait  ouvrir  une 
grande  porte  vitrée  :  celle  où  se  trouvait  jadis  le 
contrôle,  puis  traverser  deux  couloirs  entre  les- 
quels se  trouvait  l'autel  ;  à  côté  était  la  chaire, 
soutenue  par  un  seul  pilier  et  séparée  de  l'autel 
par  une  balustrade  en  bois  découpé,  comme  il  en 
existe  dans  les  brasseries  dites  alsaciennes. 

Les  murs  étaient  blanchis  à  la  chaux,  et  l'inter- 
valle des  colonnes,  dans  les  galeries,  était  rempli 
par  une  toile  peinte  qui  simulait  des  colonnettes 
en  marbre. 

La  voûte  se  composait  de  trois  parties  ;  un  vi- 
trage, une  partie  plafonnée  peinte  en  bleu  de  ciel, 
l'autre  partie  qui  dominait  l'autel  peinte  en  bleu 
foncé  constellée  d'étoiles  en  papier  doré. 

Comme  sièges,  quelques  banquettes  et  des 
chaises  de  paille  semblables  à  celles  de  nos  jardins 
publics. 

On  se  serait  cru  absolument  dans  une  baraque 
de  foire. 

C'était  d'ailleurs  l'opinion  formulée,  dans  une 


300  PARIS    OUBLIÉ 


lettre  datée  du  2  janvier,  par  rarchevèque  de  Paris, 
M?'"  Guibert,  qui  répondait  au  père  Hyacinthe  à 
l'invitation  qu'il  lui  avait  adressée  d'assister  à  la 
'première.  Voici  le  passage  : 


«  Autour  do  voire  tribune  schismatique,  on  verra  quel- 
ques persoimes  sans  croyance  attirt'es  par  la  curiosité  ;  on 
n'y  verra  point  de  disciples:  votre  secte  ne  fera  point  d'a- 
deptes; vous  n'atteindrez  même  pas  à  la  fortune  de  l'Eglise 
française  de  Chatel,  qui,  après  un  certain  nombre  de  réu- 
nions qui  ressemblaient  à  des  représentations  de  théâtre, 
disparut  sous  l'indifférence  et  le  mépris. 

»  Et  quel  lieu  avez-vous  choisi  pour  y  dresser  votre  chaire 
d'erreur  ?  » 

Comme  il  y  avait  loin  des  Folies-MoutltoloH  à 
Notre-Dame  ? 

Malgré  le  talent  du  prédicateur,  ?es  auditeurs 
redoutaient  à  chaque  instant  d'entendre  retentir 
les  fameux  cris  :  Location  de  lorgnettes  !  Orgeat, 
limonade,  bière  ! 

Qui  disait  donc  que  notre  République  n'était 
qu'un  pastiche  servile  de  la  première  ?  C'était  une 
calomnie  ;  car,  en  1793,  on  transformait  les  églises 
en  salles  de  spectac'e,  celle  de  Saint-B;irlhélemy, 
par  exemple,  en  TJiéàtre  de  la  Cité  ;  tandis  que,  au 
contraire,  nous  transformions  les  théâtres  en 
églises. 

Le  père  Hyacinthe  aurait  pu  nous  inonder  d'eau 
bénite  que  jamais  le  conseil  municipal  de  Paris 
n'eût  songé  à  imiter  le  conseil  de  1792. 


l'AlUS   OUBLIÉ  301 


Après  la  fermeture  des  églises,  un  père  Hya- 
cinthe quelconque  voyant  que  l'eau  bénite  était 
rare  et  recherchée,  s'avisa  d'en  distribuer  dans  son 
quartier. 

Dénoncé  à  la  municipalité,  il  fut  décrété  d'accu- 
sation. 

Mais  les  conseillers  ne  virent  dans  cette  distri- 
bution qu'un  commerce  comme  un  autre  pouvant 
tourner  au  profit  des  contributions,  lis  forcèrent 
le  ci-devant  curé  à  prendre  une  patente  do  limo- 
nadier. 

On  voit  d'ici  le  père  Hyacinthe,  bedonnant,  avec 
sa  face  de  Silène,  circub\nt  majestueusement  au- 
tour de  ses  banqu^Htes  et  criant  :  Jules,  voyez,  nn 
bock  à  l'as  ! 

L'église  mourut  faute  de  clients  ;  aujourd'hui, 
c'est  une  imprimerie  qui  occupe  le  local. 

Vers  1860,  on  rencontrait  tous  les  jours  à  la 
même  heure,  dans  le  jardin  du  Luxembourg,  assis 
sur  un  banc,  un  gr.uid  vieillard  alerte,  toujours 
entouré  d'enfants  qui  jouaient  dans  ses  jambes  ;  à 
l'un,  il  lançait  sa  balle  ;  à  l'autre,  il  faisait  rouler 
son  cerceau  ;  parfois  il  en  alignait  trois  ou  quatre 
sur  un  rang  et  les  faisait  marcher  au  pas. 

Vers  1863,  il  disparut  du  jardin,  et  huit  jours 
après  il  était  oublié. 

Il  mourut  en  1867  aux  environs  de  Provins. 

Qui  ne  se  souvient  de  l'histoire  du  conscrit  croi- 
sant sa  baïonnette  contre  son  empereur,  qu'il  ne 


302  PARIS    OUBLIÉ 


connaît  pas?  On  en  fit  un  type  populaire,  dont  la 
légende  a  presque  fait  un  héros. 

Les  imagiers  d'Epinal  et  les  faïenciers  de  Mon- 
tereau  reproduisirent  cet  épisode  sous  toutes  les 
formes  :  il  fit  longtemps  Fadmiration  du  labou- 
reur et  du  soldat  ;  on  le  voyait  collé  aux  murailles 
dans  les  cabanes  des  moindres  villages,  dans  les 
chaumières  les  plus  pauvres,  et  dans  toutes  les 
échoppes  de  savetiers. 

Ce  conscrit  se  nommait  Jean  Coluche,  c'était  le 
vieillard  du  Luxembourg.  Il  était  né  le  10  mars 
4  780,  àGastins,  canton  de  Nangis.  Il  entra  au  ser- 
vice comme  conscrit  de  l'an  IX  au  17'  régiment 
d'infanterie  légère,  avec  lequel  il  fit  toutes  les  cam- 
pagnes de  Prusse,  d'Autriche,  d'Espagne,  de  Por- 
tugal, de  France  en  1814,  de  Belgique  en  1813. 

Il  assista  aux  batailles  dléna,  d'Eylau,  de  Var- 
sovie, d'Essling,  de  Wagram,  d'Arcis-sur-Aiibe, — 
où  il  fut  grièvement  blessé  d'un  coup  de  feu 
à  la  tête,  —  et,  enfin,  à  celles.de  Ligny  et  de 
Waterloo. 

En  1809,  après  le  combat  sanglant  d'Eberberg. 
sur  le  Braun,  Coluche  fut  placé  en  faction  devant 
la  maison  que  l'Empereur  occupait,  avec  la  con- 
signe absolue  de  ne  laisser  pénétrer  personne. 

Vers  le  soir,  lorsque  Napoléon  se  présenta  pour 
entrer,  Coluche  l'accueillit  par  un  énergique  : 

—  On  ne  passe  pas  î 

Et  voyant  que  l'obstiné  ne  tenait  aucun  compte 


PARIS    OUBLIÉ  303 


de  son  avertissement,  il  ajouta  encore  plus  énergi- 
quement  : 

—  Si  tu  fais  un  pas  de  plus,  je  te  plante  ma 
baïonnette  dans  le  ventre  ! 

Quand  même  tu  serais  le  Petit-Caporal,  on  ne 
passe  pas  ! 

Il  fallut rintervention  des  officiers  de  Tétat-ma- 
jor  général  pour  lui  faire  entendre  raison. 

Quelques  instants  après,  Topiniàtre  factionnaire 
était  appelé  devant  Napoléon,  qui  lui  dit  ces  seuls 
mots  : 

—  Tu  peux  mettre  un  ruban  h  ta  boutonnière; 
je  te  donne  la  croix. 

Avant  la  démolition  des  barrières  de  Paris,  les 
boulevards  extérieurs,  qui  étaient  sa  banlieue, 
étaient  bordés  de  marchands  de  vin,  de  guinguettes, 
de  marchands  de  victuailles  de  toutes  natures. 
Pour  attirer  la  clientèle,  de  la  barrière  du  Trône  à 
celle  de  Clichy,  ces  industriels  avaient  fait  peindre 
des  enseignes  plus  réjouissantes  les  unes  que  les 
autres.  Celui  dont  la  spécialité  était  le  bœuf  à  la 
mode,  avait  au-dessus  de  sa  porte  un  splendide 
bœuf  couronné  de  roses,  les  cornes  dorées  et  en- 
guirlandées de  rubans;  à  côté,  un  cordonnier  avait 
fait  peindre  sur  son  volet  une  oie  gigantesque 
perchée  sur  un  monceau  de  savates ,  ce  qui 
voulait  dire  :  Prenez  mes  souliers    et    laissez  là 


monnoie 


A  la  barrière  des  Amandiers,  un  marchand  de 


304  i>Anis  ou  13 lu':: 


vin  dont  le  jardin  avait  vue  sur  le  cimetière  du 
Père-Lachaise,  avait  pris  pour  enseigne  :  On  est 
mieux  iciqiien  face;  les  dimanches  et  lundis,  sa 
clientèle  le  lui  prouvait  en  buvant  des  lacs  de  vin 
bleu. 

Au  coin  de  la  rue  des  Montagnes,  un  bonhonime 
avait  loué  un  terrain  vague;  il  avait  fait  planter 
des  pieux  sur  lesquels  il  avait  cloué  des  planches  à 
bateaux;  il  avait  planté  du  gazon  dans  Tintervallo 
des  tables,  afin  cjue  les  buveurs  pussent  cuver  leur 
vin  à  l'aise;  puis,  à  la  barrière  en  planches  qui 
servait  de  porte,  il  avait  barbouillé  ces  mots  :  Au 
carnp  de  la  loupe ^  tenu  par  Faignant. 

Il  faut  croire  que  les  loupeurs  étaient  nombreux, 
car  il  gagna  un  joli  pécule. 

L'auteur  de  la  plupart  de  ces  enseignes  mirobo- 
lantes, qui  sont  restées  légendaires  dans  la  mé- 
moire des  vieux  Parisiens,  était  un  jeune  homme, 
une  vraie  tète  de  Van  Dyck,  toujours  proprement 
vêtu,  coitfé  d'une  sorte  de  béret  en  velours  noir; 
on  le  rencontrait  tous  les  jours  se  promenant  avec 
un  énorme  carton  sous  le  bras  gauche,  et  dans  la 
main  droite  sa  boite  à  couleurs;  on  l'avait  sur- 
nommé/e  i?^/;//ffr7  f/e  la  Chopinette. 

Chopinette  se  disait  \)Ouy chopine ;  quand  le  mar- 
chand de  vin,  par  un  habile  coup  de  pouce,  ren- 
versait une  partie  de  la  marchandise  contenue  dans 
la  mesure  sur  son  comptoir  :  —  C'est  pas  une  c/ut- 
pine,  disait  l'ivrogne,  c'est  une  chopinette.  De  là 


l'A  RIS    OUBLIÉ  305 


le  sobri({iict  donné  au  peintre,  qui  se  plaig-nait 
toujours. 

Il  était  rare  qu'on  lui  donnât  de  l'argent  :  on 
ouvrait  un  compte,  et  quand  il  avait  terminé  son 
travail,  tout  était  bu  et  mangé  depuis  longtemps. 

Il  se  grisait  comme  un  cordelicr  ;  alors,  il  plan- 
tait là  pinceaux  et  couleurs,  et  se  promenait  de  la 
barrière  de  Ménilmontant  à  la  barrière  de  Belle- 
ville,  en  chantant  une  chanson  de  matelot;  les 
gamins  lui  faisaient  cortège,  et  tous  reprenaient 
en  chœur  : 

Allons  à  Lorient,  pêcher  dos  sai'dioes; 
Allons  à  Lorioiit,  pêi'lier  (1rs  harengs. 

C'était  un  souvenir  de  son  pays.  Tout  jeune,  il 
avait  quitté  Lorient  pour  Paris  ;  il  se  destinait  à  la 
peinture;  mais,  trop  bohème  pour  travailler  dans 
un  atelit'r,  il  avait  pris  le  parti  de  vivre  au  hasard, 
en  utilisant  les  quelques  coimaissances  qu'il  avait 
du  dessin. 

Tout  à  coup,  on  cessa  de  le  voir  :  il  avait  hérité 
d'un  parent  mort  à  Haïti.  Pour  jouir  plus  vite  de 
la  bonne  aubaine  (jui  lui  tombait  du  ciel,  il  s'em- 
barqua pour  la  patrie  de  Gochinat. 

Soulouque  venait  de  décréter  la  formation  de  sa 
garde.  Il  entendait  l'équiper  à  la  française,  et  il 
était  très  embarrassé,  car  il  n'avait  pas  de  modèles 
sous  les  yeux.  Le  duc  de  Boutoii  ^?<z^eyTe  lui  parla 
du  peintre  nouvellement  débarqué.  Soulouque  le 


306  PARIS    OUBLIÉ 


fit  mander  et  lui  expliqua  ce  qu'il  voulait.  Aussitôt 
le  Raphaël  de  la  Chopinette  lui  dessina  des  croquis 
de  fantaisie  à  faire  pâlir  Clodoche. 

C'était  bien  d'avoir  des  modèles  ;  mais  cela  ne 
lui  donnait  pas  des  habits.  Comment  faire? 

Le  peintre  lui  apprit  qu'à  la  rotonde  du  Temple 
il  trouverait  ce  qui  lui  manquait.  Yite,  Soulouque 
envoya  le  baron  de  Bellepointe  à  Paris  avec  l'ordrt^ 
d'acheter  tous  les  vieux  habits  et  tous  les  bonnets 
à  poils  qu'il  pourrait  rencontrer. 

Le  baron  accomplit  consciencieusement  sa  mis- 
sion, il  fit  une  rafle  de  toutes  les  défroques  du  pre- 
mier empire  et  de  la  garde  nationale  de  Louis- 
Philippe,  il  fît  emballer  le  tout  soigneusement  et 
débarqua  heureusement. 

Soulouque  ne  se  tenait  pas  de  joie,  il  manda 
aussitôt  son  ministre  de  la  guerre,  le  comte  de 
Poignardant  et  lui  intima  l'ordre  d'habiller  ses 
hommes;  pour  les  vêtements  tout  alla  bien,  mais 
les  bonnets  à  poils  n'avaient  plus  de  plaque. 

Il  conta  sa  douleur  au  peintre  ;  celui-ci,  homme 
de  génie,  partit  pour  l'Europe  avec  mission  de 
faire  graver  des  plaques,  il  alla  tout  droit  à  Paris, 
rue  de  Lappe,  chez  un  de  ses  parents,  un  vieil 
Auvergnat  qui  faisait  le  commerce  du  vieux  fer- 
blanc  ;  il  lui  apprit  le  sujet  de  son  vovag-e. 

—  Mais  j'ai  ton  affaire,  dit  le  compatriote  de 
M.  Rouher,  savent-ils  lire,  tes  moricaiuls? 

—  Je  ne  pense  pas. 


l'ARIS   OUBLI  !■;  307 


A  deux  mois  de  date,  Soulouque  passait  une 
grande  revue,  tous  ses  grenadiers  portaient  ù 
leur  bonnet  à  poil  une  plaque  sur  laquelle  on 
lisait  : 

Sardines  truffées  sans  arêtes 

Soulouque  prit  le  peintre  en  amitié  et  le  nomma 
duc  de  Pot  aux  Roses.  Il  revint  à  Paris  et  mourut 
aux  environs  de  1867,  riche,  heureux,  dans  un 
chalet  qu'il  s'était  fait  construire  au  parc  de  Belle- 
ville;  il  va  sans  dire  qu'il  ne  porta  jamais  son  titre 
et  qu'il  continua  comme  au  temps  de  la  bohème  à 
n'être  connu  que  sous  le  nom  de  Jiap/iorl  de  la 
Chopinette. 

Vers  1828,  route  de  Yincennes,  en  face  du  bal 
des  Délices  nommé  alors  le  bal  des  Corijhantes,  on 
n'a  jamais  su  pourquoi,  car  les  danseurs  n'avaient 
pas  à  pleurer  la  mort  d'Atys,  le  favori  de  Cybële,  il 
existait  une  maison  ayant  l'apparence  d'une  chau- 
mière. A  droite  se  trouvait  le  fourneau,  protéine 
contre  les  mains  indiscrètes  des  clients  par  une  ba- 
lustrade en  bois  découpé  ;  en  face  le  comptoir,  de 
plain  pied,  trois  ou  quatre  tables,  pas  plus,  en  face 
de  la  porte  d'entrée  ;  au  fond,  une  échelle  de  meu- 
nier conduisant  au  jardin  qui  se  trouvait  en  contre- 
bas de  la  chaussée. 

Cette  maison,  une  ancienne  auberge  du  temps 
011  les   chemins  de  fer  n'avaient  pas  détrôné   les 


308  PARIS    OUBLIÉ 


roiilicrs,  portait  pour  ens,Gign.e  :  Au  Jîe?ide:-Vous 
des  Briards,  et  au-dessous,  grossièrement  peint, 
une  armée  de  lapins  qui  accouraient  se  jeter  dans 
une  casserole  que  tenait  un  vieux  chef  vêtu  de 
blanc,  la  légende  et  lit  :  lis  y  passeront  tous. 

Les  dimanches  et  lundis  les  imprimeurs  en  pa- 
piers peints,  si  nombreux  au  faubourg  Saint- An- 
toine, s'y  réunissaient  pour  manger  un  lapin  sauté 
et  boiie  du  piccolo  à  huit  sous. 

Au  premier  étage  il  existait  une  grande  salle 
dans  le  milieu  de  laquelle  se  prélassait  un  billard 
immense  qui  devait  remonter  au  déluge,  le  tapis 
était  crevé  en  maints  endroits,  les  billes,  écaillées  à 
force  dérouler,  avaient  creusé  des  sillons  profonds, 
desquinquets  éclairaient  la  salle  d'une  lumière  dou- 
teuse, les  angles  étaient  dans  une  obscurité  presque 
complète.  C'étaient  les  coins  choisis  par  les  amou- 
reux, dont  les  baisers  se  confondaient  dans  le  bruit 
des  carambolages. 

Aux  murs  étaient  appendus  de  vieux  plats  que 
le  père  Blacher,  le  maître  de  céans,  prétendait  être 
des  Bernard  Palissy  ;  on  le  croyait  volontiers  sur 
parole,  car  les  clients  du  dimanche  et  du  lundi  dé- 
daignaient les  choses  antiques  et  ne  venaient  pas 
pour  les  plats  qui  réjouissaient  la  vue,  ils  préfé- 
raient à  tous  les  Bernard  Palissy  du  monde,  un 
bon  plat  en  faïence  deChoisy,  ébréché,  raccommodé 
même,  garni  d'un  gros  lapin  fumant,  cuit  à  point, 
couché  sur  un  lit  d'oignons  et  de  lardons,  nageaiU 


l'A  m  s   OUBLIÉ  3011 

dans  une  succukMitc  sauce  au  vin,  et  répandant  un 
parfum  de  thym  et  de  laurier  à  faire  pâmer  les  esto- 
macs les  plus  récalcitrants. 

Dans  la  semaine,  à  certains  jours,  le  décor  chan- 
geait, on  rencontrait  Au  Rendez- Vous  des  Briards, 
Alexandre  Dumas  père,  Auguste  Luchet,  Auguste 
Ricard,  l'auteur  de  M.  Mai/cux,  de  J'ai  du  bun  ta- 
bac dans  ma  tabatière,  Félix  Pyat,  Emile  de  Girar- 
din,Wolovvski,  Bréant,  le  chansonnier,  qui  mourut 
chef  de  division  au  ministère  des  affaires  étran- 
gères vers  1860;  Bréant  disait  plaisamment:  On 
affirme  qu'en  France  tout  finit  par  des  chan- 
sons ;  moi,  au  contraire,  j'ai  commencé  par 
elles.  J'allais  ouhlier  Léon  Mangin.  le  neveu  du 
fameux  préfet,  l'inventeur  de  la  guillotine  pour  les 
chiens. 

Le  jour  du  duel  d'Emile  de  Girardin  avec  Armand 
Carrai,  le  cénacle  était  au  grand  complet  et  assista 
au  comhat  du  rond-point  de  la  Caroline. 

C'était  le  bon  temps  alors,  comme  dans  la  chan- 
son de  Page^  Ecuijer^  Capitaine,  la  politique  n'avait 
pas  envahi  les  réunions  intimes;  qu'importait  la 
couleur  de  chacun  ;  la  fantaisie  la  plus  insensée 
avait  droit  de  cité,  les  discussions  se  bornaient  à 
discerner  l'âge  du  vin,  son  cru,  les  opinions  se  fon- 
daient dans  un  choquement  de  verre  fraternel. 
Chacun  souhaitait  de  voir  arriver  son  voisin;  il 
arrivait  parfois  que  les  discussions  prenaient  une 
tournure  plus  aiguë,  surtout  quand  il  s'agissait  de 


310  l'A  K  IS    (H  I5LI 


déterminer  si  le  père  Blacher  élevait  ses  lapins  sur 
le  toit  ou  dans  sa  basse-cour. 

Ces  messieurs  avaient  fondé  un  journal.  VOtfrs. 
Quelle  antithèse! 

Les  bureaux  étaient  situés  rue  des  Petits-Hôtels. 
On  mangeait  à  la  rédaction.  Ah!  il  n'y  avait  pas 
de  Bernard-Palissy  sur  les  murs,  et  Je  linge  y  était 
un  luxe  inconnu.  Quand  un  étranger  était  invité, 
pour  lui  faire  honneur,  on  déchirait  un  pan  de  che- 
mise en  lui  disant  que  la  rédaction  n'avait  pas  de 
linge  damassé! 

Ce  calembour  innocent  mettait  tout  le  monde 
à  l'aise  et  de  belle  humeur,  quant  aux  convives  de 
la  maison,  ils  n'avaient  pas  besoin  de  serviettes,  ils 
se  léchaientles  doigts,  surtout  quand  c'était  Luchet 
qui  était  de  cuisine. 

Maurice  Alhoy  était  un  fidèle  du  Rendez-  Vous 
des  Briards.  Ce  fut  là  qu'il  se  lia  avec  Emile  de 
Girardin  d'une  amitié  étroite. 

Un  jour,  Maurice  Alhoy  disparut  de  Paris.  Ses 
amis,  inquiets,  le  cherchèrent  dans  tous  les  coins; 
enfin,  un  jour,  on  apprit  qu'il  avait  été  se  cacher 
à  Staouli,  dans  un  couvent  de  Trappistes.  Luchet 
se  dévoua  et  partit  pour  l'Algérie,  afin  d'essayer 
de  le  ramener  à  Paris.  Maurice  Alhoy  fut  inflexi- 
ble. Il  donna  pour  raison  qu'il  était  amoureux  fou 
d'une  actrice  des  Variétés.  Luchet  revint  seul  et 
alla  chez  l'actrice,  à  qui  il  lit  part  du  désespoir  de 
Maurice  ;  celle-ci  lui  répondit  qu'il  avait  eu  tort  de 


l'AinS    OUBLIK  ;{11 


ne  pas  parler,  que  rien  n'eût  été  plus  facile.  Luchet 
lui  dit  qu'il  allait  écrire  au  Trappiste,  et  qu'aus- 
sitôt quil  arriverait  à  Paris ,<  il  la  préviendrait. 
Au  reçu  de  la  bonne  nouvelle,  Maurice  Alhoy 
s'empressa  de  s'embarquer,  et,  quelques  jours 
plus  tard,  il  arrivait  tout  joyeux  et  plus  amoureux 
que  jamais.  Il  ne  voulut  pas  attendre  que  Luchet 
préviut  l'actrice,  il  courut  chez  elle. 

Elle  habitait  une  petite  maison  aux  Batii;nolles. 
11  trouva  la  porte  ouverte  ;  il  entra  sans  façon. 
Aussitôt,  il  poussa  un  cri.  Il  vit  la  femme  aimée, 
les  pieds  nus  dans  des  savates,  qui  traversait  la 

cour  avec  un  pot  de  chambre  absolument  plein 

Il  se  sauva  en  se  bouchant  le  nez,  et  fut  guéri  du 
coup.  Pour  le  faire  entrer  en  fureur,  il  sufhsait  de 
lui  rappeler  cette  aventure  trop  parfumée  1 

La  chaumière  fut  remplacée  en  1865  par  une 
immense  maison,  bien  connue  de  la  garnison  de 
Yinccnnes,  Vénus  succéda  à  Bacchus. 

La  rue  de  la  Calandre,  dans  la  Cité,  fut  démolie 
en  iSoG  pour  faire  place  à  la  caserne  où  se  trouve 
actuellement  la  préfecture  de  police;  en  y  entrant, 
à  droite,  on  rencontrait  un  cabaret  qui  portait  pour 
enseigne  :  Au  sacrifice  d^ Abraham,  C'était  le  lieu 
de  rendez-vous  des  chansonniers  en  vogue  de 
l'époque  ;  ils  en  tirent  une  goguette  ,  qui  acquit 
en  peu  de  temps  une  grande  célébrité,  quoiqu'elle 
fût  présidée  par  un  cordonnier. 

C'est  là  que  pour  la  première  fois  Charles  Gilles 


31:2  l'A  [US    OUBLI  K 


chanta  la  fameuse  chanson  :  l.e  Bataillon  de  la  Mo- 
selle en  sabots  et  Y  Odalisque. 

Pauvre  Gilles!  de  crainte  de  mourir  comme 
Hégésippc  ^loreau,  Gilbert,  Privat-Danglemont 
et  Charles  Goligiiy,  à  l'hôpital,  il  se  pendit  rue 
Delaitre,  à  Ménihnontant,  La  chanson,  au  lieu  de  le 
conduire  au  ministère  comme  Bréant,  le  conduisit 
à  la  fosse  commune  ;  il  est  vrai  que  ses  œuvres  ont 
laissé  des  traces,  tandis  que  celles  de  Bréânt  sont 
oubliées,  mais  qu'importe  Timmortalité,  un  peu  de 
pain  eût  été  préférable. 

Au  Sacrifice  d'ÂbraJiani  on  chantait  également 
le  répertoire  d'iuiouard  Plouvier,  encore  un  dis- 
paru trop  tôt! 

Alexandre  Blacher ,  que  les  hahitués  avaient 
surnommé  le  grand  imitateur  de  Déjazet,  quoi- 
qu'il appartînt  au  sexe  laid ,  égayait  les  go- 
guettiers  par  la  célèbre  chanson  du  Moulin  à 
parttle. 

Tout  cela  est  évanoui.  A  la  place  où  jadis  reten- 
tissaient les  joyeux  tlons-flons  de  nos  aînés  on  en- 
tend résonner  la  trompette  des  gardes  républicains 
qui  sonne  la  hotte  à  Coco  et  le  boute-selle. 

AuPalais  Bonne-Nouvelle,  boulevard  de  ce  nom, 
se  trouvait,  vers  185o,  un  café-concert,  connu  sous 
le  nom  de  Café  de  France,  le  rez-de-chaussée  du 
Palais  était  un  bazar,  le  concert  était  au  premier; 
il  était  alors  en  grande  vogue. 

ûarcier  chantait  la  Musette  neuve.,  accompagné 


l'Ail  I  s    ULIfLlÉ  M'a 


par  un  aveuj^le,  qui  jouait  du  hautbois;   rien   de 
plus  cocasse  n'était  possible. 

Lorsque  l'artiste  avait  terminé  son  couplet, 
l'aveugle  jouait  la  ritournelle  ;  c'était  grotesque. 
Mais  personne  ne  songeait  à  rire.  Ah  !  c'est  que 
Darcier  était  un  solide  gars  qui  écrivait  son  nom 
sur  la  muraille  avec  un  poids  de  20  kilos  ;  fort 
heureusement  il  était  aussi  bon  qu'il  était  fort. 

Darcier  mourut  eu  188.J,  fatigué,  et  oublié  du 
public  qu'il  charma  pendant  plus  de  vingt  ans. 

M.  Javal  était  propriétaire  du  Palais-Bomie- 
Nouvelle,  il  avait  contracté  l'habitude  de  venir 
quotiiliennement  s'enfermer  dans  certain  réduit  où 
le  roi,  quelle  que  soit  sa  grandeur,  est  forcé  d'aller  à 
pied;  quand  il  vendit  son  immeuble,  il  se  réserva 
par  clause  spéciale  le  droit  gratuit  d'accomplir  son 
petit  pèlerinage  au  petit  local  ;  la  caissière,  qui  k^ 
connaissait,  ne  lui  demandait  jamais  rien  ;  elle  le 
saluait,  lui  olfrait  les  papiers  les  plus  soyeux,  elle 
était  pleine  de  prévenances  pour  son  fidèle  client. 

Un  jour  on  changea  la  caissière  parce  qu'elle 
avait  fait  du  scandale. 

Deux  soldats,  Dumanet  et  Pitou  étaient  entrés 
au  bazar;  Dumanet  après  l'avoir  visité  en  détail, 
s'arrêta  devant  l'entrée  du  ôarn  retiro  et  plongea 
ses  regards  dans  l'antre  mystérieux. 

—  Qu'est-ce  qu'il  y  a  là,  dit-il  à  Pitou  ? 

—  Là,  répondit  Pitou,  c'est  subséquemment  la 
cuisine  du  directeur. 

18 


31  i  l'A  RIS    OUIiLIÉ 


—  Que  j'ai  la  gamelle  de  l'ordinaire  dans  les  ta- 
lons, dit  Dumanet,  veux-tu  entrer  m'acheter  quel- 
que chose  ? 

—  Pour  combien  ? 

—  Pour  six  sous  ! 

Pitou  entra  sans  hésiter  et  demanda  à  la  cais- 
sière pour  six  sous  de  sa  marchandise,  pour  son 
camarade  qui  était  à  la  porte.  Elle  lui  répondit 
que  sa  marchandise  ne  se  vendait  pas  à  emporter, 
qu'il  fallait  consommer  sur  place.  Pitou  n'en  vou- 
lut pas  démordre,  il  se  fâcha,  la  caissière  aussi; 
Dumanet  intervint,  furieux,  il  dégaina. 

—  Je  vas  la  couper  ta  marchandise,  dit-il;  puis- 
que je  peux  pas  en  mangsr,  personne  n'en  man- 
gera... Bref,  la  garde  arriva  et  emmena  tout  le 
monde  s'expliquer  au  poste. 

Revenons  à  Javal.  Il  entra  comme  d'habitude, 
la  nouvelle  caissière,  qui  ne  le  connaissait  pas, 
l'arrêta  au  passage  et  lui  tendit  la  main.  J'ai  oublié 
de  dire  qu'il  était  sourd  comme  un  pot. 

— Tiens,  se  dit-il,  cette  caissière  est  plus  aimable 
que  l'autre^  et  lui  serra  la  main,  et,  comme  il  était 
pressé,  il  s'engagea  au  plus  vite  dans  l'étroit  couloir. 

La  caissière  le  rattrapa  et  lui  tendit  à  nouveau 
la  main,  en  disant  :  C'est  trois  sous  ! 

11  n'entendait  pas,  elle  lui  répéta  :  C'est  trois  sous  ! 

Javal!  Javal!  répondait-il.  Abasourdie,  la  cais- 
sière le  laissa  entrer.  11  était  temps. 

Quand  il  sortit,  tout  s'expliqua,  et  il  put  conti- 


PARIS   OUBLIÉ  315 


nuer  à  son  aise  de  jouir  du  privilège  qu'il  s'était 
réservé. 

En  face  du  hazar  Bonne-Nouvelle,  remplacé  au- 
jourd'hui par  la  Ménagère,  il  existait  un  poste  à 
l'endroit  où  se  trouve  l'escalier  qui  conduit  à  la 
rue  de  la  Lune.  Quand  la  g'arde  nationale  était  un 
des  ornements  de  Paris,  elle  occupait  ce  poste. 

Il  était  d'usage  que  les  patrouilles  qui  se  ren- 
contraient criassent  pour  se  reconnaître  le  nom  de 
leurs  quartiers. 

Une  nuit,  la  sentinelle  qui  était  en  faction  vit 
venir  à  elle  une  forte  patrouille. 

—  Qui  vive?  cria-t-elle. 

La  patrouille  répondit  :  Bonne-Nouvelle. 

—  Caporal!  Caporal!  Venez  reconnaître  pa- 
trouille. 

Le  caporal  accourut  en  bâillant. 

—  Qui  vive  I 

—  Bonne-Nouvelle  ! 

—  Ah  !  ah  !  lit  le  brave  caporal  en  déposant  son 
fusil  contre  la  grille;  ahl  parbleu,  mes  amis, 
contez-nous  ça  !... 

Dans  le  monde  entier  on  connaît  le  passage 
Véro-Dodat,  rue  du  Bouloi  et  rue  Jean-Jacques- 
Rousseau  ;  il  doit  son  nom  à  deux  charcutiers. 

La  maison  située  à  l'angle  du  faubourg  Saint- 
Denis  et  du  boulevard  de  ce  nom,  qui  fut  démolie 
en  1884,  puis  reconstruite  aussitôt,  fut  le  Ix-rciMu 
de  la  fortune  de  Véra  et  non  Véro. 


310  l'AinS   OUBLIÉ 


Véra,  lin  nom  prédestiné  pour  nn  charcutier, 
était  de  Strasbourg;  il  disait  avec  orgueil  :  «  Fils 
de  charcutier  et  charcutier  moi-même  !  »  La  bou- 
tique de  son  père  portait  pour  enseigne  :  Depuis 
les  pieds  jusqu'à  la  tête,  tout  en  est  bon.  Trop  à 
Fétroit  à  Strasbourg,  écrasé  d'ailleurs  par  la  célé- 
brité du  fameux  pâté  de  foie  gras,  il  vint  à  Paris 
"et  acheta  la  modeste  boutique  du  faubourg  Saint- 
Denis;  en  peu  de  temps  il  la  transforma  et  acquit 
une  grande  renommée  pour  la  préparation  des 
langues  ;  on  l'avait,  à  ce  sujet,  surnommé  :  le  pro- 
fesseur, parce  qu'il  se  vantait  de  connaître  sept 
langues  :  langues  à  l'écarlate,  langues  fourrées,  etc. 

Yéra  lit  une  grande  fortune  :  il  songea  alors  à 
devenir  propriétaire  ;  il  acheta  les  terrains  sur  les- 
quels le  passage  s'élève  aujourd'hui  de  concert 
avec  un  de  ses  confrères  nommé  Dada,  mais  ces 
deux  noms  Véra-Dada  auraient  fait  rire  le  public  ; 
il  s'entendit  avec  son  associé  pour  faire  un  échange 
de  voyelles  dans  leurs  noms  :  Véra  devint  Véro  et 
Dada  Doda. 

Yéro  fît  alors  construire  à  Brunoy  un  château 
de  forme  italienne,  puis  fit  placer  deux  superbes 
iio)is  en  marbre  dans  la  cour  d'honneur. 

L'ancien  charcutier  devait  être  heureux,  son 
rêve  était  réalisé  :  il  était  chcàtelain,  riche,  célèbre. 
Hélas  !  aucun  bonheur  n'est  parfait  ici-bas  ;  il  est 
vrai  qu'on  ne  sait  pas  s'il  est  plus  parfait  là-haut. 
]]ref,  ses  amis  l'accablaieiU  de  quolibets. 


l'A  RIS    OUBLIÉ  317 


—  l'on  château  a  l'air  d'un  pâté  de  fromaç/p 
d'Italie,  lui  disaient-ils  ;  ou  bien  :  Est-ce  que  tu 
as  placé  ces  lions  en  souvenir  des  saucissons? 

Véra  devint  commandant  de  la  garde  nationale 
de  Brunoy,  mais  les  honneurs  ne  parvinrent  pas  à 
triompher  de  sa  mélancolie  :  il  mourut  fou  dans 
les  dernières  années  du  règne  de  Louis-Philippe, 
mais  son  souvenir  est  resté  vivace  sous  le  nom  de 
Marquis  du  petit  salé. 

Voilà  l' plaisir.  Mesdames,  voilà  l'plaisir !  A.msi 
chantaient  dans  les  rues  de  Paris  les  braves  femmes 
qui  vendaient  ce  gâteau  cher  aux  bébés;  quelquefois 
un  gamin  en  belle  humour  les  suivait  et  répondait  : 
N'e?i  mangez  pas,  Mesdames,  ça  fait  mourir! 

La  marcluinde  de  plaisir  est  une  des  professions 
les  plus  anciennes  de  l*aris  ;  au  seizième  siècle,  elle 
existait  déjà,  dans  les  environs  des  Halles,  mais 
au  lieu  de  porter  sa  marchandise  dans  une  boîte, 
elle  la  portait  sur  un  éventaire  d'osier,  iixé  sur  son 
ventre;  elle  annonçait  aussi  sa  marchandise  en 
chantant  : 

Cbaudos  oul)lies  renforcées 
Galétos  fliaudes,  eschaudez 
Roinssolles,  i;a  désirées  aux  dez. 

L'oublie  ou  plaisir  était  alors  fabriqué  spécia- 
lement rue  des  Marmousets  (démolie  pour  faire 
place  à  la  caserne  de  la  Cité)  ;  une  ruelle  se  nom- 
mait même  rue  des  Oublmjers  :  c'est  là  qu'étaient 
établis  les  fours. 


318  PARIS   OUBLIÉ 


Plus  tard,  M"''  Siméon,  établie  sur  le  Pont- 
Neuf,  obtint  un  grand  succès  et  réalisa  une  grosse 
fortune  en  fabriquant  des  plaisirs. 

Depuis  quelques  années,  la  vente  des  plaisirs 
n'est  plus  la  spécialité  des  femmes  ;  un  certain  nom- 
bre d'hommes  se  livrent  à  ce  métier  assez  lucratif, 
mais  ils  ne  fabriquent  pas,  ils  achètent  à  la  douzaine. 
Les  marchands  de  jjlaisir  n'annoncent  plus  leur 
marchandise  en  chantant,  ils  ont  une  petite  cré- 
celle qui  fait  un  tapage  agaçant  ;  sur  Tantiquo 
boîte,  ils  ont  adapté  une  flèche  qui  tourne  sur  un 
pivot,  et  le  client  peut,  à  son  gré,  jouer  la  rouge 
ou  la  noire  ou  le  numéro  qui  va  de  un  à  douze. 
Dans  certains  quartiers,  la  vente  du  plaisir  n'est 
qu'un  prétexte  qui  sert  à  masquer  un  jeu  d'ar- 
gent. C'est  une  concurrence  à  Monaco. 

La  Salle  Chanter eine  était  située  au  19  hh  de  la 
rue  de  la  Victoire.  Elle  fut  construite,  en  IS-Sri^ 
par  un  nommé  Grommaire,  ancien  machiniste  à 
rOpéra.  Elle  était  d'un  style  Empire,  modeste, 
sans  luxe;  en  revanche,  la  scène  était  établie  dans 
des  conditions  tout  à  fait  avantageuses  au  point 
de  vue  théâtral.  En  qualité  d'ancien  machiniste, 
le  père  Grommaire  avait  apporté  là  tout  son 
savoir:  châssis,  portants,  trappes,  trappillons,  cos- 
tières,  etc.,  etc.,  rien  n'v  manquait.  Tout  ce  maté- 
riel était  inutile,  étant  donné  le  genre  des  pièces 
qui  y  étaient  représentées.  On  y  jouait  principale- 
ment la  comédie  et  la  tragédie.  Beaucoup  de  nos 


l'AHIS    OUnLIE 


319 


artistes,  célèbres  aujourd'hui,  firent  leurs  pre- 
miers pas  sur  les  planches  de  la  Salle  Chantereine. 
La  plupart  avaient  pour  professeur  de  déclama- 
tion Bonhoure  Ludovic,  connu  sous  le  pseudonyme 
de  Ludovic  Fleury. 

De  fort  jolies  soirées  furent  données  sur  ce 
petit  théâtre,  comme  en  témoigne  le  programme 
suivant  ; 

SOIRÉE  DRAMATIQUE 

I»OXNKK    PAR   MM.    LKS    Kf.KVES    DU    CONSERVATOIRE 

Bom  la  direction  de  M.  Ludoric  FLEUHY 
LE   14  MARS   1841 


LE  MENTEUR 

Comédio  Pli  '.')  actof,  de  P.  Coi'iioilli\ 


Géroiito, 

MM. 

Fleuret. 

Dorante, 

P.  Leroux, 

Alcippe, 

E.  Gouget. 

Pliiliste, 

Sénés. 

Gliton, 

Ch.  Bomlevillc, 

Lycas, 

id. 

Clariss(?, 

jVlmesf.raudlinmnic. 

Lucrèce, 

E.  Chajiuis. 

Sabiae, 

Aiigustine  Dinlinu 

Isabello, 

Bdiival. 

LE  BARBIER  DE  SÉVILLE 

Conié'lio  en  i  actes  de  Bcaumai'cl.'ais. 

C^''  Alniaviva.MM.P.-  Leroux. 
BartliolOj  Sénés. 

Figaro,  C.  Bondevillc. 

Don  Bazile,  E.  Gouget. 

Rosine,  M""  Blaugy. 


LES  RIVAUX  DEUX-MEMES 

Crimédie  en  un  acte  de  Pigault-Lebnin. 

Derval,  MM. P.  Leroux. 

Florville,  E.  Gouget. 

Dupout,  C.  Boudeville. 

Mme  Derval,  M^f-sBlangy. 
Lise,  Aug.  Brolian 


3:20  PARIS    OUBLIÉ 


A  côté  de  représentations  jouées  par  de  vrais 
artistes  appartenant  au  théâtre ,  il  y  en  avait 
données  par  des  amateurs  ou  des  artistes  de 
passage. 

Une  représentation  qui  a  dû  se  fixer  dans  la 
mémoire  de  ceux  qui  y  assistaient,  fut  celle  donnée 
par  un  nommé  Lambert. 

Lambert  était  un  pauvre  diable  de  cabotin  de 
province  qui,  d'insuccès  en  insuccès,  avait  fini  par 
s'échouer  dans  un  taudis  de  la  rue  Bellefond,  où 
il  avait  ouvert  un  cours  de  déclamation  drama- 
tique. 

Ses  élèves  étaient  peu  nombreux,  et  le  payaient 
mal,  peut-être  pas  du  tout  ;  la  misère,  que  nous 
nommons  aujourd'hui  misère  noire,  lui  eût  semblé    I 
couleur  de  rose. 

Il  organisa  à  la  Salle  Chanteroine  cette  repré- 
sentation pour  se  procurer  quelques  ressources. 
Pauvre  Lambei  t,  quelle  épopée  ! 

Le  grand  jour  était  arrivé!  Pendant  qu'il  usait 
&on  temps  à  courir  les  rues  et  à  grimper  des  étages 
pour  placer  ses  billets,  ses  amis,  les  vrais,  se 
préoccupaient  des  besoins  urgents  du  grand  pre- 
mier rôle  :  la  chemise  d'abord  ;  en  se  cotisant,  ils 
avaient  pu  réunir  les  quatre  sous  nécessaires, 
dont  se  contentaient  les  blanchisseuses  de  l'époque  ; 
malheureusement,  la  blanchisseuse  n'avait  pas  de 
chemise  à  Lambert. 

L'heure  allait  sonner  :  que  faire  ?  Il  fallait  cepen- 


l'ARis  OUBLIÉ  3:21 


dant  entrer  en  scène;  Lambert  arrive,  dans  quel 
état  !  mouillé  jusqu'aux  os,  le  chapeau  déformé, 
aplati  en  accordéon,  les  bottes  dégorgeant  leur 
trop-plein,  car  seules  s'étaient  gavées,  les  glou- 
tonnes ! 

Ses  amis,  toujours  les  vrais,  sachant  qu'un  pro- 
fesseur doit  faire  vibrer  les  R...  le  conduisirent 
chez  un  fruitier  qui  tenait  boutique  en  face  et  dont 
la  femme  confectionnait  des  pommes  de  terre  frites 
excellentes;  nouvelle  cotisation  qui  produisit  juste 
de  quoi  lui  offrir  un  grand  cornet  de  deux  sous, 
plus  un  demi-setier.  Ceci  pour  l'intérieur,  restait 
l'extérieur  :  la  bonne  fruitière  put  fournir,  en  dé- 
chirant un  faux  ourlet  de  son  jupon,  une  loque 
noire  qui,  habilement  placée  par  ses  mains,  pou- 
vait passer  pour  un  col  d'ordonnance,  car  le  mal- 
heureux remplissait  le  rôle  d'un  colonel  en  retraite. 
Le  mari  prêta  une  vieille  redingote  qui  lui  servait 
le  matin  pour  aller  à  la  halle,  et  qui,  soigneuse- 
ment boutonnée,  put  passer;  quant  au  pantalon 
et  aux  bottes,  il  fut  impossible  de  parer  à  leurs 
exigences,  ils  restèrent  ce  qu'ils  étaient. 

Au  dernier  moment,  on  s'aperçut  qu'il  manquait 
la  coiffure.  Le  concierge  du  théâtre  dénicha  un 
vieux  bonnet  de  police  de  grenadier  de  la  vieille 
garde  ;  ce  bonnet  de  police  était  beaucoup  trop 
grand  et  tombait  jusque  sur  les  épaules  du  colonel. 
Une  dame,  grâce  à  une  épingle  habilement  placée, 
lit  ce  qu'on  nomme  yne   pince.  En  somme,  ça  ne 


322  TARIS    OUBLIÉ 


se  voyait  que  de  profil  ;  c'était  donc  à  LamborL  à 
ne  se  montrer  que  de  face. 

Enfin,  le  rideau  se  lève.  Il  s'agissait  d'un  colo- 
nel pour  lequel  une  dame  du  grand  monde  avait 
eu  des  bontés  jadis  ;  des  indiscrétions  d'un  ancien 
frère  d'armes  apprirent  au  mari  que  le  colonel 
possédait  des  lettres  fort  compromettantes  pour 
son  honneur  conjugal;  le  mari  voulait  s'en  empa- 
rer; cela  était  d'autant  plus  facile  que  le  colonel 
avait  la  fâcheuse  habitude  de  les  porter  sur  lui  et 
de  les  presser  continuellement  sur  son  cœur  ou 
sur  ses  lèvres. 

_;L,a  situation  se  tend,  le  mari  monte  l'escalier;  il 
n'y;  a  pas  un  instant  à  perdre,  il  faut  brûler  les 
lettres...  Une  jeune  fille,  conséquence  des  bontés 
de  la  dame,  ne  veut  pas  quitter  son  père  adoptif. 

Le  colonel,  impatienté,  s'écrie  en  secouant  con- 
vulsivement ses  lettres  :  «  Laissez-moi,  j'ai  besoin 
d'être  seul  !  »  —  Avec  un  peu  de  papier,  dit  un 
spectateur  caché  dans  une  baignoire. 

L'effet  fut  foudroyant.  C'était  grossier,  d'un  es- 
prit douteux,  qu'importe  !  La  salle  partit  d'un  im- 
mense éclat  de  rire.  Le  malheureux  Lambert  s'était 
levé  comme  mù  par  un  ressort...  Ses  yeux  foiiil- 
laient  la  salle  pour  découvrir  le  loustic,  ses  grands 
bras  battant  Tair ,  ses  enjambées  fiévreuses  le 
faisaient  ressembler  à  un  fantoche  ;  il  se  retourna 
pour  cacher  ses  larmes.  Alors  on  aperçut  la  fameuse 
pince  ;  ce  fut  le  comble.  Le  pauvre  homme  vint  à 


l'A  itis  (lun  LIÉ  '.\-2li 


ravant-scène.  Quelques  spectateurs  comprenant 
qu'il  voulait  parler,  demandèrent  le  silence;  tant 
bien  que  mal  on  l'obtint.  Lambert  voulait  crier  à 
cette  foule  : 

—  Misérables!  si  ce  n'était  que  mon  pain  que 
vous  me  voliez  en  ce  moment,  je  vous  le  pardon- 
nerais ;  mais  ce  qui  est  infâme,  c'est  que  vous  me 
déslionorez  !  Yous  êtes  des  brigands  ! 

Il  porta  convulsivement  la  main  à  son  fronl,  le 
mouvement  fit  sauter  l'épingle  et  sa  tête  s'engoullVa 
dans  Je  gigantesque  bonnet  de  police  juste  au  mo- 
ment où  il  allait  parler. 

Cette  fois,  c'était  fini,  bien  fmi. 

Le  public  se  roulait  sur  les  banquettes,  les  fem- 
mes se  tenaient  le  ventre,  l'hilarité  atteignait  les 
proportions  de  la  folie;  quand  tout  à  coup  du  fond 
du  parterre,  s'élevèrent  des  cris  de  fureur,  un 
remue-ménage  extraordinaire  s'exécutait  dans  les 
loges;  toute  une  famille  voulait  fuir  en  cherchant 
un  escalier  discret;  les  contrôleurs  montaient 
quatre  à  quatre  les  vingt-deux  marches  qui  sépa- 
raient le  rez-de-chaussée  des  galeries,  enfin  les 
autorités  étaient  sur  pied  ;  tout  cela,  parce  (jue  une 
petite  fille  d'une  douzaine  d'années,  placée  dans  la 
première  loge  de  face,  avait  ri  jusqu'à  s'oublier... 
La  construction  étant  élémentaire,  les  plafonds 
veufs  de  tout  plâtrage,  le  parquet  mal  joint  n'avait 
pu  protéger  les  spectateurs  du  dessous,  et  à  l'éton- 
nement  causé  par  une  douche  chaude  avait  succédé 


3ii  l'A  RIS   OLliLlE 


les  cris  de  fureur  des  femmes  qui  voyaient  leurs 
chapeaux  et  leurs  roLes  compromises. 

Le  Waterloo  était  complet. 

Pauvre  Lambert,  on  dut  le  reconduire  chez  lui, 
malade,  il  mourut  peu  de  temps  après. 

Le  Théâtre  C hanter eine  vécut  environ  une  quin- 
zaine d'années,  jusqu'en  1852,  époque  vers  la- 
quelle mourut  son  propriétaire,  le  père  Grommaire. 
Il  fut  exproprié  pour  faire  place  à  l'immense  im- 
meuble qui  existe  actuellem^ent. 


ca^^^e^rs.:^:?-— 


TABLE  DES  CHAPITRES 


Pagos 
Lo  Boulevard  du  Temple.  —  Le  Café  des  Mousquetaires.— 
Le  Taillonr  dramatique.  —   Le  Café  de  l'Épi-Scié.  —  La 
Capitaine  do  recrutement.  —  Le    Poète    sur  commande. 

—  Le  Café  Achille.  —  Grecs  et  Pigeons.  —  Monsieur 
Pas-de-Chance.  — Conspirateur  et  Policiers.  —  Le  Gamin 
et  le  Voyou  de  Paris.  —  Tliécâtre-Historique.  —  Les  trois 
Persans.  —  Théâtre-Lyrique.  —  Scribe  et  Napoléon  IIL— 
Folies-Dramatiques.  —  Le  Cirque  Olyiupique.  —  Billion 
et  Mouriez.  —  La  Gaîté.  —  Clarisse  Miroy  et  Billoir.— 
L'Avant-Scène  n"  '6.  —  Les  Funambules.  —  Timothéc 
Trimm  et  Caussidière.  —  Délassements -Comiques.  — 
Corneille  et  André  Chénier.- -Monsieur  compte  son  linge. 

—  Mélanie  Montretout.  —  Rigolbocho  et  Marie  Dnpin. — 
Les  Variétés  de  Bois.  —  Arlequin  pendu.-—  Le  Petit-Laz- 
zari.  —  Bambochinet I 

Le  Café  de  l'Union.  —  Félix  Régamey.  ~  Léonce  Petit.  — 
Courbet  et  la  Colonne.  —  Lemoyne.  — •  Tridon  et  l'Art 
de  payer  ses  dettes  à  coups  de  fusil.  —  Albert  Glatigny. 
-  Mon  dernier  sou.  —  Vermersch.  —  .Iules  Vallès  et  le 
Lapin  anthropophage.  —  Pipe-en-Bois  et  le  vicomte  de 
Bucl.  —  Couslance  et  l'Hounuc  à  la  Tête  de  bois.  —  Ca- 
gliostro  et  la  Fille  du  Roi.—  Le  général  déserteur  et  la 
Carotte  patriotique.—  Ernest  d'Ilervilly.  — Un  Jlelon  qui 
m'a  bien  trompé.—  Puissant  et  la  Loterie.—  André  Gill..       l'ùi 

Le  bal  des  gigoteurs.  —  Valentino.  —  La  Salle  Barthé- 
lémy.—  Le  Cafi-  de  la  Géaute. —  Le  Café  du  Géant. —  Les 
Folies-Nouvelles. —  Le  Prado.  —  Coquelin. —  Les  Enfants 
du  Prado.— Le  Bœuf-Furieux  et  la  Tête-de-Grenouille.  — 
Le  Casino  Cadet  etlalfalle-aux-Veaux.— LeClos  Guinguet, 


326  l'A  RI  s    ou  BLIÉ 

—  Aux  Armes  de  Frainx-.  —  La  Salle  Graffard.  —  Les 
Grands-Pavillons.—  Le  Galant-Jardinier. —  Les  Barreaux- 
Verts.  —  Mabille  bastringue. —  JMabille  high  Ufe.  —  Mar- 
guerite Bellanger  et  le  Dîner  de  son  caniche. — La  Lune 
de  miel.— Les  Diamants  de  sa  mère.— Parvenue  et  Prin- 
cesse. —  Folios  Saint-Autoino  et  le  Colonel  Lisbonne....       8°) 

La  JLaison  de  Diomède. — La  Coclière. — Salvador  Daniel.  — 
Markowski  et  la  Salle  de  la  rue  de  Huffault.— -Markowski, 
préfet  du  Rhône.  —  Les  Arènes  athlétiques. —  L'Homme 
masqué.  —  Alfred,  le  modèle  parisien.  —  Charavcl.  —  Le 
Yieus-Chène.  —  Chitfonnière  on  Chiffonnier? 1  !  1 

La  Butte  .Montmartre.—  La  vieille  Église.— L'abbaye.  — Hen- 
ri IV  et  .Marie  de  Beauvilliers.—  L'Image  de  Jésus-Christ. 
— M'n^de  .Montmorency  et  le  Tribunal  révolutionnaire.— 
La  Tour  du  télégraphe.—  Le  Sacré-Cœur.  —  Brasseries  et 
cafés. —  L'Enlèvement  des  canons. —  LAssassinat  des  gé- 
néraux Lecomte  et  Clément  Thomas.  —  L'Exécution  de 
Varlin.— Le  Moulin  de  la  Galette.— Un  Souvenir  des  Prus. 
siens  en  1815:"— "Le  Château-Uouge.—  L'Hermitage  et  le 
Bal  des  Epiciers.  —  La  Musette  de  Saiut-Flour.  —  Les 
Fûlies-Hobert. —  Le  Tivoli  de  Montmartre.  -  Le  Chemin 
des  Anes  et  l'Académie \i\> 

La  Courlilie.  —    Masques  et  Cliiculits.  —  Folies-Believiile. 

—  Mathoiel,  Flourens  et  Vermorel.  —  Le  Bouquet  <lu 
Commissaire.  —  Désiré  Cubas.  —  Embrasse-moi,  mon 
Ange. —  La  Chique  pectorale. —  Trouillou,  dit  Joli-Cœur. 

—  Le  Vol,  c'est  la  revendication  du  Droit. —  La  Sueur  du 
Peuple.   —  Ninl  la  Duchesse.  —  Le  Bal  Favi'' liO 

La  Place  de  la  Bastille.  —  L'Homme  à  la  Vessie. —  Le  La- 
pon. —  L'Homme  au   Pavé.  —   L'Homme  à  la  Poupée. 

—  Le  Panier  Indien.  —  Moreau  et  Papillon.  —  Le  Père 
la  Flûte  et  Sophie.  —  Le  .Marchand  de  Poil  à  gratter.  — 
•Miette  et  la  Poudre  Persane.  —  Le  petit  Homère  de  la 
Bastille.—  La  mère  -Meurt-de-Soif.  —  L'Eléphant Wt 

La  Reine  Blanche.  —  Les  arrivées.  —  Nini  la  Belle-en-Cuis- 
ses.  —  Le  Bal  de  l'Astic.  —  Trompe- la-.Mort 20! 

L'Hôtel-Dieu.—  La  Boîte  aux  dominos.  —  Hégésippe  Mo- 
reau. —  Les  Rois  de  France  et  l'Hôtel-Dieu.  —  Gamard 
et  le  Pont-aux-Douhles.—  Le  Lit  omnibus.—  Le  Douillon 
d'onze  heures. , . , . , 209 


PARIS   OUBLIÉ  327 

Le  Banquet  des  Croque-^lorts.  —  Mesdames  les  Ensevelis- 
seuses.  —  Le  Fossoyeur  acarlémicien,  —  Toast  à  la  Pa- 
tronne. —  Le  Fossoyeur  él)i''niste.  —  Le  Monsieur  du  Ci- 
metière. —  La  Légende  de  M.  Bibassin.  —  Nous  atten- 
drons.   -  Le  Croque-^Iort  perdu  par  la  Bière 23H 

L'Ange  gardien    —  Les  Matelassiers.— Le  Beurre  au   Suif. 

—  Le  Père  la  Pèche. —  Le  Millionnaire.—  Rassis  toujours 
frais.  —  La  Galette  du  Gymnase.  —  Coupe-Ton  jours.  — 
Le  Savetier.  —  Le  Testament  de  M.  Pipier.  —    Épitaphe. 

—  Le   Conservateur  de  Dominos.  —  Le  Lapin  Blanc.  - 

Le  Père  Girot 24" 

Le  Concert  Besselièvre.  —  Le  I'"usii  à  aiguille.  —  Qu'est-ce 
que  la  Femme?— .NLangin.  —  Le  Père  Vinaigre.- Le  Mar- 
chand d'Épongés  et  Moustache.  —  Le  Gratteur  de  Dé- 
mangeaisons. —   L'Aigle    Impériale.   —   Le  Vert-Galant. 

—  La  Maison   du    Bourreau.   —  Le  Square  du   Temple. 

—  la  Fontaine   Mysiérieuse.    —    Le   Parc  aux  Huîtres. 

—  Les  deux  Rocher»'-,  de  Cancale.  —  Le  Cabaret  de  la 
Côte  de  Beaune.  —  Voltaire  et  Piron 263 

La  Fontaine  des  lunocenls.—  Les  Déserteurs.  —  Le  Restau- 
rant des  Pieds-Humides.  —  La  Mère  Bidoche.  —  Le  Pelit- 
Manteau-Bleu.  —  Brébant.  —  l*"rascati.  —  Le  Cercle  des 
Arts-I>ibéraux  — Le  Frascati  du  Directoire. —  L'Aquariimi.     2"7 

La  Prison  des  Madelonnettes.  —  Charles  de  Braucas.  —  Le 
Mouchoir  révélateur. —  Une  Oubliette— Le  Théâtre  Saint- 
Pierre.—  Le  Père  Dechaiime.  —  Bric-à-Brac  et  Direc- 
teur. —  Les  Folies-.Montholon.  —  Le  Père  Hyacinthe. 
— Le  Curé  limonadier. —  Le  Père  Coluche. —  Quand  vous 
seriez  le  petit  Caporal,  on  ne  passe  pas  I — Les  Boulevards 
extérieurs  en  1860  —  Le  Camp  de  la  Loupe. — Le  Raphaël 
de  la  Clio[iinette. —  Soulouque  et  ses  Grenadiers. —  L'Au- 
vergnat et  les  boites  à  Sardines.  -  .\u  Rendez- Vous  des 
Briards.  —   Auguste  Liichct  et  l'auteur   de  M.   Mayeux. 

—  Bréant  le  Chansonnier.  —  La  (iuillotine  pour  les 
Chiens.  —  Le  Journal  VOiirs  et  le  Pau  de  Chemise.  — 
Le  Sacrifice  d'Abraham.  —  Charles  Gilles.  —  L'Imita- 
teur de  Déjazct.—  Le  Café  de  I<'rance.  —  Darcier  et  le 
Joueur  de  Hautbois.  —  Dimianet  et  Pitou  —  Javal  et 
sa  Caissière.  —  Bonne  Nouvelle.  —  Véra  et  Dada.  -  Le 
Professeur  de  Langues.  —  Voilà  l'plaisir,   Mesdames.  — 

Ln  Salle  Chanterejno 28:i 


Pnris.  —  Imp.  Baiitnut  et  G»,  7,  rue  BaiUil 


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DC  Virmpître,   Chr.rles 

707  Ptris  oublie 

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